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Full text of "Les influences ancestrales"

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in  2010  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


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Les  Inîlaenees  aneestfales 


AUTRES  OUVRAGES  DU  MÊME  AUTEUR 


Théorie  nouvelle  de  la  vie.  3'  édition.  1  vol.  in-8,  cart.  6    » 
Le  Déterminisme  biologique  et  la  personnalité  cons- 
ciente. 2-  édition.  1  vol.  in-JG 2  50 

L'Individualité  et  l'erreur  individualiste.  2*  édition. 

1  vol.  in-16 2  50 

Évolution  individuelle  et  hérédité.  1  vol  in-8  carton.  6    » 

Lamarckiens  et  Darwiniens.  2=  édition.  1  vol.  in-lG.  2  50 

L'Unité  dans  l'être  vivant,  1  vol.  in-8 7  50 

Les  Limites  du  connaissable.  2*^  édition.  1  vol.  in-S.  3  75 

Traité  de  biologie.  1  vol.  grand  in-8  illustré 15    » 

Les  Lois  naturelles.  1  vol.  in-8 6    » 

Le  Conflit,  Entretien  philosophique.  3''  édit.  1vol.  in-lO.  3  50 

La  Sexualité 2    » 

La  Matière  vivante,    épuise) 2  50 

Les  Sporozoaires  (en  collaboration  avec  L.  Bérard).    .  2  50 

La  Bactéridie  charbonneuse. 2  50 

La  Forme  spécifique 2  50 


Bibliothèque  de  Philosophie  scientifique 
FÉLIX    LE    DANTEC 

Chargé  de  cours  à  la  Sorbonne. 


Les  iDflaeDces 
ancestrales 


PARIS 

ERNEST   FLAMMARION,  ÉDITEUR 

26,    RUE     HACINF,     20 


Oroits  de  traduction  et  de  reproduction  réservés  pou^Tous.j^-fay^j 
y  compris  la  Suède  et  la  Norvèa 


BIBUOTHECA 


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A   EMILE    LACOUR 

l'UOlKSSECIl    A    LA    lAClI.TÉ    DES    SCIE>CKS    I)K    HE^^ES 

Cher  maître  et  ami, 

A  l'heure  OH  paraîtra  ce  volume,  il  y  aura  riiujt  ans  que 
s'inauiiurait  le  lycée  Janson  de  Sailly.  feus  le  bonheur  d'y 
suivre  voire  cours  et  je  me  rappelle  encore  certains  étonne- 
ments  que  me  fit  éprouver  votre  manière  de  concevoir  Vensei- 
(jnement  des  mathématiques  spéciales. 

Vous  commençâtes  par  nous  démontrer  l'origine  expérimen- 
tale de  la  numération  et  de  l'addition,  et,  provincial  avide 
de  merveilles,  je  trouvai  cela  bien  terre  à  terre  pour  un 
«  lycée  de  Paris  »;  à  mon  avis,  la  supériorité  du  «  taupin  » 
sur  les  autres  élèves,  venait  surtout  de  ce  quon  lui  apprend 
des  choses  mystérieuses,  inaccessibles  au  bon  sens  des  simples 
rhétoriciens;  je  fus  donc  vivement  déçu... 

Plus  tard,  ii  propos  de  Vinfinimeul  (jrand  et  de  l'infini- 
ment  petit,  notions  que  mon  jeune  cerveau  de  métaphysicien 
trouvait  parfaitement  claires,  vous  vous  donnâtes  beaucoup 
de  mat  pour  nous  enseigner  une  nouvelle  manière  de  parler, 
absolument  rigoureuse  et  ne  lai.saant  prisé  à  aucune  équivoque. 

.le  constatai  ■d'ailleurs.  Vannée  suivante,  le  même  souci 
philosophique,  dans  les  leçons  de  Jules  Tanner  y,  à  l'École 
Sormale,  et  je  pense  que  ce  langage  impeccable  s'est  généra- 
lisé depuis  dans  l'enseignement  secondaire. 

Vous  revîntes  ii  la  charge,  avec  une  insistance  que  je  déplo- 
rai, quand  il  fut  question  de  la  continuité,  de  la  convergence 
des  séries,  de  la  définition  des  dérivées,  etc..  Quelque  temps 


VI 

apr(''s,vous  nous  fi  tes  saisir  les  conventions  hUiitinies  qui  S3 
cachent  derrière  la  théorie  des  imaginaires,  et  je  dus  renon- 
cer a  voir  en  rêve  les  points  cycliques  de  V Infini! 

A  un  âge  ou  Von  est  encore  curable,  vous  m'avez  guéri  de  la 
métaphysique  héréditaire,  vous  m'avez  appris  à  redouter 
l'emploi  des  mois  qui  ne  sont  pas  parfaitement  définis,  et  à 
prendre  toujours  comme  point  de  départ  les  éléments  mesu- 
rables des  choses.  Enfin,  secret  auquel  bien  peu  furent  réel- 
lement initiés,  vous  m'avez  fait  toucher  du  doigt  ladifférence 
qu'il  faut  établir,  dans  l'étude  de  toutes  les  questions,  entre  le 
point  de  vue  scientifique  et  le  point  de  vue  humain. 

De  vos  leçons,  peut-être  insuffisamment  appréciées  par  mon 
intelligence  de  quinze  ans,  j'ai  conservé  cependant  une  em- 
preinte indélébile,  et  maintenant  que  je  prétends  avoir  trouvé, 
dans  la  lixation  des  caractères  acquis  par  l'expérience  an- 
cestrale,  l'origine  des  croyances  absolues  contre  quelques-unes 
desquelles  vous  m'avez  mis  en  garde,  vousdecez  accepter  en 
pur'.ie  la  responsabilité  d'un  livre  que  beaucoup, inéme  parmi 
les  libres  penseurs,  trouveront  trop  librement  pensé,  et  oit 
je  me  suis  simplement  efforcé,  ainsi  que  vous  me  l'avez  appris 
il  y  a  vingt  ans,  de  me  soumettre  sans  réserve  aux  règles 
salutaires  de  la  méthode  scientifique. 

'l'y  plad  en  Pleuniour-Bodoii.  '2  septembre  1904. 

FÉi.ix  LE  DANTEC. 


INTRODUCTION 


LA   NARRATION   HISTORIQUE 


M  La  science  des  litlératures  et  des  philosophies, 
a  dit  Renan,  c'est  l'histoire  des  littératures  et  des 
philosophies  ;  la  'science  de  l'esprit  humain,  c'est 
l'histoire  de  Tesprit  humain.  »  La  théorie  trans- 
formiste permet  de  donner  à  cette  proposition  un 
sens  beaucoup  plus  étendu  que  ne  l'avait  peut-être 
prévu  l'illustre  auteur  des  Origines  du  Christia- 
nisme ;  si  l'histoire  nous  montre  l'enchaînement 
des  concepts  d'ordre  religieux  ou  philosophique 
qui  se  sont  succédé  dans  l'esprit  des  hommes, 
nous  avons  aujourd'hui  le  droit  de  penser  que  la 
préhistoire  nous  l'erait  apsister  à  l'apparition  pro- 
gressive des  éléments  mêmes  de  notre  esprit;  si 
l'histoire  nous  apprend,  comme  disait  Darwin,  la 
variation  dans  l'intérieur  de  Vespèce  humaine,  la 
préhistoire  nous  ferait  saisir  les  variations  plus 
profondes  qu'ont  subies  nos  ancêtres  avant  de 
devenir  les   hommes  dont    s'occupe  l'histoire.   Il 

1 


<C  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

n'existe  clans  nne  espèce  actuelle  aucune  particu- 
larité qui  n'ait  apparu  au  cours  des  temps  ;  si 
nous  connaissions  toute  la  préhistoire,  nous  sau- 
rions clans  cjuelles  circonstances  chaque  particu- 
larité de  notre  mécanisme  s'est  ajoutée  aux  parti- 
cularités préexistantes  ou,  du  moins,  est  née  d'une 
modification  de  caractères  antérieurs. 

Malheureusement,  nous  ne  savons  pas -la  préhis- 
toire; les  documents  paléontologiques  que  nous 
possédons  sont  si  rares  et  si  incomplets  qu'ils  ne 
nous  permettent  aucune  reconstitution  de  généa- 
logie spécifique  ;  du  moins  suffisent-ils  à  nous 
démontrer  que  les  espèces  ont  varié  et  qu'elles  ont 
varié  dans  des  limites  très  étendues  ;  nous  som- 
mes certains,  par  conséquent,  que  si  nous  pouvions 
reconstituer  la  généalogie  de  l'homme,  par  exem- 
ple, cette  généalogie  comprendrait,  à  mesure  que 
nous  remonterions  dans  le  temps,  des  types  de 
plus  en  plus  éloignés  de  celui  de  l'homme,  n'appar- 
tenant plus  à  la  classe  des  mammifères,  n'appar- 
tenant même  plus  à  l'embranchement  des  verté- 
brés lorsque  nous  serions  arrivés  à  une  époque 
assez  reculée.  La  contemplation,  dans  un  musée, 
de  cette  série  de  formes  serait  extrêmement  ins- 
tructive, et,  cependant,  elle  nous  donnerait  une 
documentation  incomplète,  car  il  faudrait  con- 
naître aussi ,  à  chaque  transition  entre  deux 
types  voisins,  les  circonstances  qui  ont  déterminé 
cette  transition  ;  un  être  vivant  n'est  pas  un  méca- 
nisme isolé;  son  fonctionnement  fait  partie  d'une 
activité  d'ensemble  dans  laquelle  il  joue  un   rôle 


INTRODUCTION  3 

et  de  laquelle  il  subit  l'influence,  de  sorte  que, 
en  réalité,  pour  pouvoir  raconter  comment  une 
espèce  est  devenue  ce  qu'elle  est  aujourd'hui,  il 
faudrait  être  au  courant,  non  seulement  de  toute 
la  généalogie  de  cette  espèce,  mais  de  toute  l'his- 
toire et  de  toute  la  préhistoire  des  milieux  dans 
lesquels  ont  vécu  tous  ses  ascendants.  Une  telle 
narration  est  donc  impossible  et  le  sera  toujours; 
et  néanmoins,  grâce  au  génie  de  Lamarck  et  de 
Darwin,  nous  savons  aujourd'hui  faire,  sans  crain- 
dre de  nous  tromper,  la  philosophie  d'une  histoire 
et  d'une  préhistoire  que  nous  ne  connaissons  pas. 
Nous  voilà  bien  loin  de  la  règle  de  conduite  que 
propose  le  sage  Montaigne  :  «  Je  veois  ordinaire- 
ment, dit-il,  que  les  hommes,  aux  faicts  qu'on  leur 
propose,  s'amusent  plus  volontiers  à  en  chercher 
la  raison  qu'à  en  chercher  la  vérité.  Ils  passent  par 
dessus  les  présuppositions  ;  mais  ils  examinent 
curieusement  les  conséquences  ;  ils  laissent  les 
choses  et  courent  aux  causes.  Plaisants  cau- 
seurs!   Ils  commencent  ordinairement  ainsi  : 

«  Comment  est-ce  que  cela  se  faict?  »  «  Mais  se 
faict-il?  »  faudrait-il  dire.  Notre  discours  est  capable 
d'estoITer  cent  aultres  mondes,  et  d'en  trouver  les 
principes  et  la  contexture  ;  il  ne  lui  fault  ni  ma- 
tière ni  bazo  :  laissez  le  courre;  il  baslit  aussi  bien 
sur  le  vuidc  que  sur  le  plain,  et  de  l'inanité  que 
de  matière.  »  {/'essais,  livre  III,  ch.  xi). 

Cette  boutade  du  grand  sceptique  contient  en 
germe  toutes  les  objections  qui  ont  été  faites  au 
transformisme.  «  Montrez-nous,  dit-on,  une  espèce 


4  LES    INFLUENCES    ANCESTRALES 

qui  ait  varié,  avant  de  vous  préoccuper  d'expliquer 
comment  et  pourquoi  les  espèces  varient,  avant 
surtout  d'accumuler  les  variations  hypothétiques 
pour  nous  faire  comprendre  que  nous  soyons 
aujourd'hui  ce  que  nous  sommes.  » 

Au  fond,  ce  n'est  pas  la  question  même  de  la 
variation  qui  est  en  jeu  ;  la  variation  est  évidente  ; 
il  est  certain  que  la  formule  :  «■  Les  êtres  repro- 
duisent des  êtres  semblables  à  eux-mêmes  »,  n'est 
qu'une  loi  approchée,  la  similitude  des  rejetons 
avec  les  parents  n'allant  jamais  jusqu'à  l'identité. 
Ce  que  l'on  discute,  c'est  la  valeur  que  peut  attein- 
dre la  variation  ;  est-elle  susceptible  de  franchir 
les  limites  de  l'espèce? 

Si  l'on  se  borne  aux  documents  historiques,  on 
est  amené  à  répondre  négativement.  Non  seule- 
ment les  hommes  de  notre  époque  nous  paraissent 
appartenir  à  la  même  espèce  que  les  Ghaldéens, 
mais  même  tous  les  animaux  que  nous  ont  con- 
servés les  anciens  Egyptiens  se  classent  sans  diffi- 
culté dans  le  cadre  des  espèces  aujourd'hui  vivantes. 
Quant  aux  cas  de  variations  brusques  autour  des- 
quels les  néo-Darwiniens  mènent  depuis  quelque 
temps  si  grand  bruit,  j'essaierai  de  montrer  dans 
ce  livre  qu'ils  sont  en  dehors  de  la  question  et 
représentent  des  phénomènes  particuliers  aux- 
quels on  ne  saurait  comparer  l'ensemble  des  modi- 
fications ancestrales  qui  conduisent  aux  espèces 
actuelles. 

Mais  si  l'on  se  reporte  aux  époques  géologiques, 
la    transformation    spécifique    devient    évidente  ; 


INTRODUCTION  O 

parmi  les  milliers  d'espèces  dont  nous  trouvons 
les  restes  fossiles,  dans  les  terrains  jurassiques,  par 
exemple,  il  n'en  est  aucune  qui  soit  aujourd'hui 
vivante;  si  donc,  ayant  fait  cette  constatation  qui 
s'impose  à  tout  visiteur  d'une  galerie  de  paléonto- 
logie, on  veut  encore  nier  la  possibilité  d'une  varia- 
tion hors  des  limites  de  l'espèce,  il  faut  de  toute 
nécessité  admettre  les  deux  points  suivants  : 

1°  Que,  par  un  hasard  singulier,  toute  espèce 
dont  un  individu  a  eu  la  chance  de  laisser  dans  le 
sol  une  trace  de  sa  morphologie  s'est  forcément 
éteinte  avant  notre  époque  ; 

2°  Que,  par  un  hasard  non  moins  singulier,  aucun 
des  ancêtres  des  innombrables  êtres  aujourd'hui 
vivants  n'a  pu  se  trouver  dans  des  conditions 
convenables  de  fossilisation. 

L'absurdité  de  ces  deux  propositions  est  telle- 
ment évidente  que  personne  ne  se  hasardera  à  les 
soutenir,  car  il  n'y  a  aucun  rapport  entre  la  vitalité 
d'une  espèce  et  le  sort  des  cadavres  de  ses  mem- 
bres dans  les  couches  géologiques  en  voie  de  for- 
mation. Et  par  conséquent,  pour  nier  le  transfor- 
misme, il  faudra  imaginer  :  1°  que  la  lignée  d'au- 
cun des  êtres  vivant  à  l'époque  jurassique  ne 
s'est  perpétuée  jusqu'à  nous,  ce  qui  n'aurait  rien 
de  particulièrement  invraisemblable  ;  2°  qu'aucun 
de  nos  contemporains,  animaux  ou  végétaux,  n'avait 
d'ancêtre  à  l'époque  jurassique  et  que,  par  consé- 
quent, toutes  les  espèces  actuellement  vivantes  ont 
apparu  brusquement  depuis,  phénomène  dont 
nous  n'avons  jamais  constaté  un  exemple  et  dont 

1. 


6  LES    INFLUENCES   ANCESTRALES 

personne,  à  notre  époque,  ne  songerait  à  faire  la 
base  d'un  système. 

11  faut  donc,  de  toute  nécessité,  admettre  que 
l'accumulation  des  petites  variations,  dont  nous 
constatons  l'apparition  au  cours  d'observations 
relativement  courtes,  peut,  au  cours  d'un  laps  de 
temps  suffisant,  franchir  les  limites  de  l'espèce  ; 
cette  proposition  n'est,  il  est  vrai,  démontrée  que 
par  l'absurdité  de  toute  autre  interprétation  des 
découvertes  paléontologiques,  mais  nous  devons 
nous  contenter  de  cette  démonstration  par  l'ab- 
surde, quoique  ce  soit  là  un  mode  inférieur  de 
démonstration. 

Nous  parlerons  donc  désormais  des  formes  ances- 
trales  qui  conduisent  à  une  espèce  actuelle;  mais, 
pour  aucune  des  espèces  connues,  nous  ne  saui'ons 
décrire  cette  série  de  formes;  et  néanmoins, grâce 
à  Lamarck  et  à  Darwin,  nous  tirerons,  de  la  certi- 
tude qu'elle  a  existé,  des  conclusions  scientifiques 
de  première  importance  ;  je  le  répète,  nous  ferons 
la  philosophie  d'une  préhistoire  que  nous  ne  con- 
naissons pas  et  cette  philosophie  aura  cependant 
une  solidité  à  toute  épreuve. 

Si  nous  connaissions  la  généalogie  complète  d'un 
être  actuellement  vivant  el  toutes  les  circonstances 
qu'ont  traversées  ses  ascendants,  nous  en  tirerions 
la  narration  précise  de  la  fabrication  de  l'individu 
considéré,  fabrication  qui  a  duré  des  milliers  de 
siècles  et  qui  résulte  d'une  série  de  phénomènes 
ininterrompue  àe\i\x\%  l'apparition  de  la  vie;  nous 
saurions  à  quels  ancêtres  et  dans  quelles  conditions 


INTRODUCTION  7 

est  due  l'acquisition  de  telle  particularité  de  struc- 
ture qui  nous  étonne  aujourd'hui.  Ce  serait  là  le 
mode  historique  d'explication.  Nous  ne  pouvons  pas 
le  réaliser;  mais  cette  impossibilité  résulte  unique- 
ment, nous  en  sommes  sûrs,  de  la  disparition  des 
documents  ;  nous  ne  sommes  donc  pas  en  mesure 
de  dire  :  si  tel  individu  agit  de  telle  manière  dans 
telles  conditions,  cela  tient  à  ce  que  tel  et  tel  de 
ses  ancêtres*  ont  été  soumis,  dans  telles  cir- 
constances, à  toiles  variations. 

Ou  plutôt,  cette  phrase,  nous  pouvons  affirmer 
qu'elle  est  correcte,  mais  nous  ne  savons  pas  et 
nous  ne  saurons  jamais  remplacer  les  «  tels  » 
qu'elle  contient  par  des  descriptions  précises.  Cette 
phrase,  qui  est  simplement  l'affirmation  des 
influences  ancestrales,  est.  je  le  répète,  absolument 
correcte,  pourvu  que  l'on  ajoute  aux  variations 
subies  par  les  ancêtres  celles  qui  ont  atteint  lin- 
dividu  lui-même  jusqu'au  moment  considéré, 
pourvu  que  Ton  ajoute  son  éducation  personnelle  â 
son  éducation  spécifique  ou  ancestrale  ;  pourvu,  en 
d'autres  termes,  que  l'on  tienne  compte  de  tout  ce 
qui  s'est  passé  dans  sa  lignée-  depuis  l'appari- 
tion de  la  vie  jusijuà  l'instant  où  on  lobserve 
aujourd'hui. 

Je  dois  faire  ici  une  remarque  sur  les  significa- 
tions variées  du  mot  «  explication  ».  Une  plaisan- 

1.  Y  compris  riiidividii  lui-même  ([ui  est  le  terme  de  la  série. 

2.  Nous  étudierons  plus  tard  la  complication  résultant  du 
fait  que,  pour  un  homme,  la  lignée  ascendante  est  infiniment 
dichotome. 


8  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

terie  dont  on  amuse  les  enfants  les  met  en  garde 
contre  les  diverses  acceptions  de  l'interrogation 
«  pourquoi?  »;  «  Pourquoi  les  meuniers  ont-ils  des 
chapeaux  blancs  ?  »  leur  demande-t-on  ;  et  quand 
ils  ont  proposé  l'explication  historique  :  «  parce 
qu'ils  sortent  du  moulin  où  la  farine  voltige  dans 
l'air  »  ou  l'explication  chimique  et  actuelle  «  parce 
qu'il  y  a  de  la  farine  sur  leur  chapeau  »,  on  leur 
donne  une  explication  finaliste  :  «  pour  se  cou- 
couvrir  la  tète  »,  qui  les  surprend  d'autant  plus 
qu'elle  néglige  l'idée  de  couleur  sur  laquelle  sem- 
blait porter  plus  particulièrement  la  question 
posée.  Cette  explication  finaliste,  on  la  retrouve  à 
chaque  pas  dans  les  livres  d'histoire  naturelle  et 
surtout  dans  les  ouvrages  de  Bernardin  de  Saint- 
Pierre  ;  mais  elle  n'est,  en  général,  de  mise  que 
quand  il  s'agit  d'êtres  vivants.  Le  Rhône,  à  Lyon, 
change  de  couleur  au  moment  de  ses  crues,  sui- 
vant que  la  crue  provient  de  l'Ain  qui  jaunit,  de 
l'Arve  qui  verdit  ou  du  Rhône  de  Suisse  qui  bleuit. 
«  Pourquoi  le  Rhône  est-il  jaune  aujourd'hui?  »  — 
«  Parce  que  l'Ain  a  grossi  (explication  ancestrale  ou 
historique);  —  parce  qu'il  contient  en  suspension  des 
boues  ocreuses  (explication  actuelle  ou  chimique).» 
Je  ne  vois  pas  ici  la  possibilité  d'une  explication 
finaliste  qui  ne  soit  pas  tirée  par  les  cheveux.  Ce 
qu'il  y  a,  au  contraire,  de  très  remarquable  dans 
les  êtres  vivants,  c'est  que,  pour  un  observateur 
suffisamment  prévenu,  chaque  particularité  de  leur 
structure  est  ordinairement  susceptible  d'une  inter- 
prétation finaliste,  ce  que  Ton  exprime  en  général  en 


INTRODUCTION  9 

(lisant  que  ces  êtres  sont  adaptés  à  leur  milieu  ;  le 
grand  intérêt  du  système  transformiste  et  surtout 
du  langage  darwinien  est  préciséuKMit  qu'il  per- 
met, dans  tous  les  cas,  de  substituer  à  l'interpréta- 
tion finaliste  une  narration  historique  qui  lui  est 
équivalente.  Cette  narration  historique  est  même 
la  seule  possible  dans  le  cas  de  tares  héréditaires 
dont  il  n'est  jias  facile  de  découvrir  l'utilité  pour 
celui  qui  en  est  porteur. 

Je  n'ai  pas  à  montrer  ici  la  supériorité  de  Tex- 
plication  historique,  ou  plutôt  de  la  narration  his- 
torique —  car  nos  explications  ne  sont  jamais  que 
des  narrations  —  sur  l'explication  finaliste  qui  est 
toujours  stérile  ;  mais  n'oublions  pas  que  la  nar- 
ration historique,  au  sens  propre  du  mot,  est  tou- 
jours impossible,  faute  de  documents  ;  nous  verrons 
comment  le  langage  darwinien  nous  permet  de 
substituer  à  cette  narration  impossible  une  autre 
narration  qui  extrait  d'une  préhistoire  inconnue 
une  philosophie  connue  et  certaine;  mais  il  faudra 
aussi  se  défier  de  ce  langage  qui,  si  l'on  en  abuse, 
peut  devenir  aussi  stérilisant  que  le  langage  fina- 
liste. 

Reste  la  troisième  narration,  actuelle,  chimique 
ou  physiologique  ;  cette  narration  peut  être  com- 
plète si  nos  moyens  d'investigation  sont  suffisants, 
car  tout  ce  qui  se  passe  à  chaque  instant  dans  un 
être  vivant  dépend  uniquement  de  la  structure  de 
l'être  k  ce  moment  et  de  l'état,  au  même  instant, 
du  milieu  (jui  l'entoure  ;  une  description  parfaite 
d'un  individu  et  de  son  milieu  devra  donc  conten- 


10  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

ter  entièrement,  à  un  certain  point  de  vue,  celui  qui 
aura  demandé  pourquoi  tel  individu  agit  de  telle 
manière  à  tel  moment  ;  mais  si  la  curiosité  de 
l'interrogateur  n'est  pas  éteinte,  et  s'il  demande 
ensuite  pourquoi  l'être  observé  a  précisément  à  ce 
moment  cette  structure  particulière,  il  faudra  lui 
répondre  par  la  méthode  historique,  et  raconter  la 
genèse  du  mécanisme,  soit  en  faisant  simplement 
son  étude  embryologique,  si  l'interrogateur  veut 
bien  se  contenter  de  l'œuf  comme  point  de  départ, 
soit  en  racontant  toutes  les  influences  ancestrales, 
si  l'interrogateur,  auquel  on  parle  de  la  structure 
précise  de  l'œuf,  demande  de  nouveau  pourquoi 
l'œuf  a  cette  structure.  La  narration  physiologique 
est  complète  par  elle-même  ;  la  narration  histo- 
rique lui  ajoute  seulement  de  quoi  tranquilliser 
ceux  qui  s'étonnent  à  chaque  instant  que  les  choses 
soient  comme  elles  sont,  —  c'est  là  pourtant  le 
terme  de  la  connaissance  humaine  du  monde,  — 
et  qui  sont  plus  satisfaits  par  une  série  chronolo- 
gique de  ces  constatations  que  par  l'une  d'entre 
elles  considérée  isolément. 

Ces  deux  narrations,  physiologique  et  historique, 
sont  entièrement  distinctes  l'une  de  l'autre,  et  il 
faut  se  défier  d'un  langage  dans  lequel  on  les  mê- 
lerait sans  précaution,  car  ce  langage  conduirait 
à  des  croyances  mystiques,  d'ailleurs  fort  répan- 
dues. Quand  je  dis  qu'un  être  vivant  agit  à  un  cer- 
tain moment  d'une  certaine  manière  dans  des 
circonstances  données  à  cause  de  tous  les  évé- 
nements qui   ont  constitué  l'histoire  de  ses  ancê- 


INTRODUCTION 


11 


très  et  la  sienne  propre  jusqu'au  moment  consi- 
déré, j'énonce  une  proposition  qui  peut  être  sou- 
tenue sans  aucun  danger.  Il  n'en  est  plus  de  môme 
si  je  spécifie  quel  est  cet  être  vivant,  si  je  le  dis- 
tingue, par  son  nom  jiersonnel,  de  tous  les  autres 
êtres  vivants,  car  ce  nom  personnel  renferme  une 
désignalion  complète  de  ce  qu'est  son  mécanisme. 
Monsieur  Un  Tel  agit  de  telle  manière  dans  telle 
circonstance,  parce  qu'il  est  Monsieur  Un  Tel  et 
(ju'il  est,  par  suite,  doué  de  telle  structure  pré- 
cise ;  si  donc  je  dis  (\\\q  Monsieur  Un  Tel  obéit,  en 
agissant  de  telle  manière,  à  des  influences  ances- 
trales  (ce  qui  est  également  vrai  pour  tous  les  actes 
de  sa  vie),  je  prête  le  flanc  à  l'interprétation  mys- 
tique qui  voudrait  que  des  événements  passés 
depuis  des  siècles  intervinssent  aujourd'hui  dans 
le  fonctionnement  parfaitement  déterminé  d'un  mé- 
canisme actuel. 

On  pourra  trouver  puéril  que  j'insisle  tant  à  ce 
sujet;  la  forme  du  langage  courant  et  le  mysti- 
cisme général  ont  rendu  cette  insistance  néces- 
saire ;  qui  de  nous,  assistant  à  une  représentation 
des  devenants,  d'Ibsen,  n'a  senti  passer  dans  l'air 
de  la  salle  un  souffle  de  terreur,  lorsque  l'art  du 
dramaturge  fait  deviner,  planant  invisible  sur  la 
destinée  du  fils,  le  génie  malfaisant  du  père  débau- 
ché ?  C'est  surtout  quand  il  s'agit  de  particularités 
mentales  dont  le  substratum  physique  ne  nous  est 
pas  immédiatement  connu,  que  les  «  influences 
ancestrales  »  nous  paraissent  effrayantes  et  surna- 
turelles. Il  sera  bien  entendu  désormais  que,  quand 


12  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

nous  parlons  des  influences  ancestrales,  nous  son- 
geons à  la  narration  historique  des  choses  et  que 
cela  n'infirme  en  rien  la  notion  du  déterminisme 
actuel  :  «  Chaque  chose  se  passe,  à  chaque  instant, 
dans  chaque  individu,  pour  des  raisons  qui  sont 
en  lui  et  autour  de  lui.  » 


* 
*    * 


Dans  les  lignes  précédentes  nous  avons  parlé, 
comme  d'un  phénomène  ininterrompu,  de  la  genèse 
historique  d'un  être  actuel;  c'est  bien,  en  effet,  un 
phénomène  ininterrompu  et  nous  pouvons  affir- 
mer que  la  vie  des  animaux  ou  des  végétaux  que 
nous  connaissons  ii'est  jamais  un  phéno^nène  qui 
commence;  c'est  un  phénomène  qui  continue.  Mais 
sur  le  trajet  continu  qui  constitue  une  lignée,  il  se 
manifeste,  de  distance  en  distance,  des  accidents 
ayant  une  durée  plus  ou  moins  longue  et  que 
nous  appelons  des  individus;  nous  sommes  nous- 
mêmes  des  individus  et  notre  langage,  assurant 
les  rapports  d'homme  à  homme,  est  essentielle- 
ment individualiste,  de  sorte  que,  comme  les  indi- 
vidus naissent  et  meurent,  c'est-à-dire  commen- 
cent et  finissent,  nous  racontons  forcément  l'his- 
toire d'une  espèce  comme  une  série  d'accidents 
séparés  entre  lesquels  existe  un  lien  qui  nous 
paraît  mystérieux  et  que  nous  appelons  l'hérédité; 
mais  en  réalité  ce  lien  mystérieux  n'existe  pas 
seulement  d'individu  à  individu  ;  on  peut  dire  qu'il 
constitue  l'essence  même  des  phénomènes  vitaux 


INTllODUCTION  13 

et  qu'il  se  manifeste  aussi  bien  dans  toutes  les 
particularités  de  la  vie  individuelle  que  dans  la 
reproduction  des  individus. 

Raconter  l'histoire  d'une  espèce  comme  celle 
d'une  série  discontinue  d'individus  distincts,  c'est 
un  peu  comme  si  l'on  racontait  le  cours  d'un  fleuve 
en  le  décomposant  en  une  série  de  tourbillons 
séparés  et  dont  chacun  est  susceptible  d'une  des- 
cription propre...  Encore  cette  comparaison  est- 
elle  extrêmement  grossière,  précisément  parce  que 
les  tourbillons  ne  sont  pas  liés  les  uns  aux  autres 
par  une  relation  rappelant,  même  de  loin,  l'hérédité 
qui  unit  les  individus  ;  l'eau  qui  sort  d'un  tour- 
billon peut  entrer  dans  la  constitution  d'un 
tourbillon  tout  différent  sans  que  la  forme  ^  du 
nouveau  tourbillon  se  ressente  en  rien  de  celle  du 
premier  tourbillon  dont  il  reçoit  son  eau.  Il  n'y  a 
rien  qui,  dans  la  forme  d'un  tourbillon,  puisse  être 
attribué  aune  influence  ancestrale. 

Autre  chose  :  l'eau  qui  sort  d'un  tourbillon  en 
sort  comme  elle  y  est  entrée,  sans  y  avoir  acquis 
le  moindre  caractère  nouveau;  au  contraire,  si 
j'ose  m'exprimer  ainsi,  la  lignée  qui  sort  d'un  indi- 
vidu n'est  pas  indifférente  à  ce  qui  s'est  passé 
dans  l'individu  et  peut  avoir  acquis,  dans  cet  indi- 
vidu,   des    propriétés     qu'elle    n'avait    pas    en    y 

1.  II  n'en  ost  pas  do  môme  de  la  couleur,  parce  que  la  cou- 
leur est  duo  à  des  propriétés  chimiques  qui  se  transmettent 
de  tourbillon  à  tourbillon;  mais  la  morphologie  d'un  tourbillon 
n'est  aucunement  influencée  par  la  chimie  de  son  eau,  ce  qui 
est  une  nouvelle  différence  avec  les  individus. 


14  LES  INFLUENCES   ANCESTRALES 

entrant  ;  l'individu  n'est  pas  un  accident  insigni- 
fiant sur  le  cours  d'une  lignée  ;  il  peut  y  avoir  addi- 
tion aux  propriétés  de  la  lignée  de  propriétés 
acquises  par  l'individu;  il  peut  y  avoir,  en  d'autres 
termes,  modification,  dans  l'individu,  de  l'hérédité 
qu'il  a  reçue  de  ses  ascendants.  Cette  seconde  par- 
ticularité ne  pouvait  évidemment  pas  se  trouver 
dans  les  tourbillons,  car  pour  qu'il  puisse  y  avoir 
modification  d'hérédité,  il  faut  d'abord  qu'il  y  ait 
hérédité  ;  c'est  jjrécisément  pour  cela  (l'hérédité 
étant  caractéristique  de  la  vie  qui  ne  peut  se  définir 
que  par  elle)  qu'il  est  impossible  d'établir  une 
bonne  comparaison  entre  la  continuité  des  phéno- 
mènes vitaux  et  la  continuité  d'un  phénomène  où 
il  n'existe  rien  qui  rappelle  l'hérédité.  La  compa- 
raison serait  moins  imparfaite  s'il  s'agissait  d'une 
ondulation  qui  se  transmet  semblable  à  elle-même 
dans  un  milieu  homogène  et  qui,  traversant  un 
milieu  spécial,  acquiert  un  caractère  nouveau  (la 
polarisation,  par  exemple  que  conservent  ensuite 
ses  descendants  dans  un  milieu  homogène. 

Laissons  là  ces  comparaisons  qui  clochent  toutes 
plus  ou  moins,  et  retenons  simplement  ceci  que,  la 
lignée  qui  sort  d'un  individu  est  identique  à  la 
lignée  dans  laquelle  il  s'est  formé,  sauf  les  modi- 
fications acquises,  les  caractères  acquis  pendant  le 
passage  à  travers  cet  individu.  C'est  là,  c'est  dans 
cette  loi  approchée  de  la  transmission  de  l'hérédité 
qu'est  toute  la  biologie.  Dans  l'hérédité  actuelle 
d'un  être,  se  trouvent  les  acquêts  de  tous  ses  ascen- 
dants ;  c'est  là  ce  que  nous  devons  étudier  dans  ce 


INTRODUCTION  15 

livre  sous  le  titre  <*  Les  Influences  ancestrales  »;  il 
faudra  évidemment  pour  cela  que  nous  commen- 
cions |)ar  établir  cette  loi  approchée  qui  résume 
tonte  la  biologie  :  Il  y  a  hérédité,  et  cependant  des 
variations  sont  possibles  ;  ce  sera  donc  Tobjet  du 
premier  livre  de  cet  ouvrage. 


La  lignée  d'un  homme  ou  d'un  animal  supérieur 
n'est  pas  simple;  un  homme  provient  de  deux 
parents  qui,  chacun  pour  son  compte,  avaient  éga- 
lement deux  parents,  et  ainsi  de  suite;  notre  lignée 
ascendante  est  infiniment  dichotome;  au  tarif  de 
quatre  générations  par  siècle,  cela  fait  pour  cha- 
cun de  nous,  il  y  a  huit  siècles,  plusieurs  centaines 
de  millions  d'ancêtres  directs  dont  l'étude,  ainsi 
que  celle  des  générations  intermédiaires,  serait 
indispensable  à  rétablissement  de  toutes  les 
influences  ancestrales  possibles.  Et  qu'est-ce  que 
huit  siècles  auprès  du  temps  qui  s'est  écoulé 
depuis  l'apparition  de  la  vie  à  la  surface  de  la 
Terre?  En  remontant  assez  haut,  on  peut  dire 
presque  sans  exagération  que,  pour  connaître  les 
influences  ancestrales  susceptibles  de  se  manifester 
dans  un  être  d'aujourd'hui,  il  faudrait  avoir  passé 
en  revue  tous  les  êtres  qui  ont  vécu! 

A  ce  problème  insoluble  nous  en  substituerons 
donc  un  autre,  grâce  à  une  constatation  facile  à 
faire.  Le  phénomène  sexuel  de  la  fusion  de  deux 
lignées  est  encore,  à  notre  époque,  entouré  de  bien 


16  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

des  ténèbres.  Du  moins  est-il  un  point  qui  paraît 
indiscutable,  c'est  que  les  propriétés  communes  aux 
deux  lignées  se  transmettent  sans  modification  à  la- 
lignée  résultant  de  leur  fusion.  Ces  propriétés  com- 
munes, ce  sont  les  propriétés  spécifiques  et  même 
les  propriétés  de  race  dans  les  unions  de  race 
pure:  si  donc  nous  nous  occupons  uniquement  de 
l'origine  des  espèces  ou  des  races  sans  pousser  jus- 
qu'aux caractères  individuels,  nous  n'aurons  pas  à 
nous  soucier  des  mélanges  de  lignées  qui  se  font  à 
chaque  génération  ;  nous  pourrons  étudier  les 
influences  anceslrales  qui  se  manifestent  dans  une 
espèce  actuelle  en  raisonnant  comme  si,  dans  l'as- 
cendance de  cette  espèce,  ne  s'étaient  pas  produits 
de  mélanges  sexuels,  en  raisonnant  comme  pour 
les  lignées  à  multiplication  agame. 

Même  en  nous  limitant  à  celte  partie  du  pro- 
gramme nous  pourrons  déjà  obtenir  des  résultats 
fort  intéressants,  par  exemple  dans  l'étude  des 
parties  de  l'esprit  humain  qui  sont  communes  à 
tous  les  hommes. 

Ensuite,  nous  nous  proposerons  de  rechercher 
quel  est  le  résultat  du  mélange  sexuel  lorsqu'il 
s'agit  de  propriétés  qui  ne  sont  plus  communes 
aux  deux  lignées  ;  là  nous  constaterons  la  plus 
grande  variabilité  ;  la  lignée  nouvelle  pourra  pos- 
séder telle  propriété  de  l'une  des  précédentes,  telle 
propriété  de  l'aulre  et  môme  telle  propriété  nou- 
velle ayant  apparu  dans  le  mélange  même  !  la 
variabilité  sera  telle  que  nous  devrons  parler  des 
HASARDS  de  Vamphimixie,  deux  fécondations  succès- 


INTRODUCTION  17 

sives  entre  deux  lignées  données,  produisant  des 
résultats  entièrement  dilYérents;  nous  constale- 
r^jns  notre  impuissance  à  prévoir  le  produit  de 
l'union  de  deux  générateurs. 

Au  contraire,  nous  aurons  lieu  de  nous  mon- 
trer satisfaits  des  résultats  de  la  première  partie  de 
notre  étude,  celle  dans  laquelle  nous  aurons  négligé 
les  considérations  sexuelles;  en  particulier  il  sera 
très  instructif  de  séparer,  dans  l'espèce  humaine, 
les  caractères  qui  proviennent  des  conditions  de  la 
vie  individuelle  de  ceux  qui  tirent  leur  origine  des 
nécessités  d'une  vie  sociale  prolongée  pendant  des 
milliers  de  siècles. 

* 
*    * 

Il  est  permis  de  se  demander  s'il  n'y  a  pas  une 
certaine  indiscrétion,  peut-être  dangereuse,  dans 
la  recherche  de  l'origine  historique  des  divers  élé- 
ments qui  composent  aujourd'hui  la  conscience 
humaine  ;  le  fait  seul  d'avoir  pensé  que  notre  sen- 
timent de  la  justice,  du  bien  et  du  mal,  est  né  de 
certaines  circonstances,  prolongées  fort  longtemps 
il  est  vrai,  mais  plus  ou  moins  modifiées  aujour- 
d'hui, nous  amène  à  douter  de  la  valeur  de  notre 
critérium  intérieur  ijui  n'est  peut-être  plus  adé- 
quat à  l'étçit  actuel  de  notre  société.  Il  faut  d'ail- 
leurs que  cela  soit,  pour  que  tant  de  gens,  à  notre 
époque,  hésitent,  dans  certaines  circonstances, 
entre  leur  devoir  social  et  les  ordres  impérieux 
d'une  conscience  morale  qui  n'est,  au  sens  étymo- 
logique du  mot,  qu'une  superslilio)). 


18  LES   INFLUENCES    ANCESTRALES 

Superstition  et  influence  ancestrale  sont  syno- 
nymes ;  mais  il  y  a  des  superstitions  nées  d'un  état 
de  choses  qui  dure  encore  et  qui,  par  conséquent, 
sont  encore  d'un  bon  usage;  il  y  en  a  d'autres  qui 
proviennent  de  circonstances  à  jamais  disparues 
et  qui  peuvent  être,  dans  les  conditions  actuelles, 
des  impedimenta  sérieux  pour  leurs  propriétaires. 
Quelques-unes  des  particularités  de  notre  cons- 
cience morale,  peut-être  même  celles  auxquelles 
nous  tenons  le  plus  et  dont  nous  sommes  le  plus 
fiers,  sont  sans  doute  aussi  surannées  que  l'instinct 
bizarre  des  chiens,  tournant  plusieurs  fois  sur 
eux-mêmes  avant  de  se  coucher  sur  un  plancher 
ou  un  tapis,  parce  que  leurs  ancêtres  des  prairies 
avaient  avantage  à  exécuter  ce  mouvement  de 
rotation  pour  se  faire  un  nid  dans  les  hautes 
herbes. 

Mais  ne  sera-ce  pas  une  infériorité  pour  un 
homme  que  de  ne  plus  croire  à  la  valeur  absolue 
des  plus  puissants  mobiles  qui  le  déterminent  à 
agir?  Trouvera-t-il  dans  des  considérations  de  pure 
relativité,  l'enthousiasme  dont  étaient  animés  ceux 
qui  croyaient  posséder  un  Dieu  intérieur?  L'homme 
sage  ne  sera-t-il  pas  forcément  débordé  par  les 
fanatiques?  Pour  être  vraiment  sage  il  faudrait 
savoir  imiter  quelquefois  le  tenacem  propositi  du 
bon  Horace,  tout  en  conservant  le  pouvoir  de 
résister  aux  ordres  de  sa  conscience  quand  on  les 
jugerait  dangereux  pour  soi-même  ou  pour  ses 
semblables. 

Cela  est-il  humain? 


INTRODUCTION  19 

Il  est  bitMi  probable  que  los  philosophes,  par 
cela  même  qu'ils  ont  l'cspril  scientifique  et  ne 
croient  pas  posséder  la  vérité  absolue,  ne  seront 
jamais  des  hommes  d'action.  Tant  qu'ils  n'auront 
pas  trouvé  une  formule  nouvelle  capable  de  rcm- 
jtlacer,  dans  l'état  actuel  des  choses,  d'anciennes 
formules  devenues  dangereuses,  quelques-uns  se 
demandent  s'il  est  bon  que  leur  désarroi  et  leur 
doute  pénètrent  les  foules  agissantes.  «  Il  n'y  a  pas 
dans  le  monde,  a  dit  Renan,  une  raison  assez  forte 
pour  empêcher  un  homme  de  science  de  publier 
ce  qu'il  croit  être  la  vérité.  »  «  Toute  vérité  n'est 
pas  bonne  à  dire  »,  affirment  au  contraire  les  par- 
tisans de  la  tradition  et  du  statu  quo.  Que  des  opi- 
nions aussi  contradictoires  puissent  être  soutenues 
en  toute  sincérité  par  des  hommes  de  bonne  foi, 
cela  me  parait  prouver  surtout  ceci,  qu'on  ne  s'en- 
lend  pas  sur  ce  que  représente  le  mot  «  vérité  »  ; 
et  il  est  en  eifet  bien  difficile  de  s'entendre  sur  une 
définition  quelconque,  quand  on  conserve,  dans  un 
camp,  la  croyance  en  des  entités  absolues  qui,  pour 
les  champions  du  camp  adverse,  sont  seulement  la 
conséquence  d'événements  hislori(jues. 


<S  li\FLUEi> 


PREMIER    LIVRE 

LIGNÉE    ET   VARIATION 


§1.  Plan  du  premier  livre. 

Avant  de  commencer  la  narration  historique  de 
l'apparition  des  divers  caractères  qui  se  remar- 
quent dans  les  espèces  actuelles,  il  convient  de 
rechercher  s'il  n'existe  pas  de  formule  générale, 
s'appliquant  à  tous  les  êtres  vivants  présents  ou 
passés  et  dominant  par  conséquent  l'histoire  évo- 
lutive de  toutes  les  espèces.  Si  en  effet  une  telle 
formule  existe.  —  et  le  fait  même  qu'on  attribue 
à  des  êtres  aussi  différents  la  dénomination  com- 
mune d'êtres  vivants  suffit  à  le  faire  prévoir,  — 
elle  permettra  peut-être  de  rétablir,  au  moins  dans 
leurs  grandes  lignes,  certaines  parties  de  l'histoire 
des  êtres  sur  lesquelles  nous  n'avons  plus  aucun 
document    historique    ou    paléontologique;    nous 


22  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

pourrons  faire,  comme  je  le  disais  précédemment, 
la  philosophie  d'une  histoire  que  nous  ne  connais- 
sons pas. 

Nous  allons  donc  rechercher  d'abord  ce  qu'il  y  a 
de  commun  à  tous  les  êtres  vivants;  pour  faire 
cette  recherche  nous  nous  placerons  successive- 
ment aux  divers  points  de  vue  qu'il  est  possible  de 
choisir  pour  faire  l'étude  de  la  vie  ;  nous  trouve- 
rons dans  les  recherches  d'ordre  chimique  et  dans 
la  loi  approchée  d'hérédité,  le  fil  d'Ariane  qui  nous 
permettra  d'unir  le  présent  au  passé  par  des  for- 
mules générales. 

La  notion  de  la  continuité  des  lignées  et  la  clause 
restrictive  «  sous  peine  de  mort  »  nous  suffiront  à 
établir,  avec  une  approximation  suffisante  pour 
l'objet  que  nous  poursuivons  ici,  les  principes  de 
Lamarck  et  de  Darwin. 

Ce  premier  livre  ne  sera  donc  qn'un  résumé  — 
aussi  général  qu'il  est  possible  —  de  toute  la  Bio- 
logie; la  lecture  en  sera  naturellement  fort  aride 
à  cause  de  sa  concision,  mais  les  lecteurs  qui  con- 
naissent déjà  les  grandes  lois  biologiques,  aussi 
bien  que  ceux  qui  veulent  bien  accepter  comme 
établis  et  sans  les  discuter  les  principes  de  l'évo- 
lution, pourront  sans  inconvénient  commencer 
l'ouvrage  au  deuxième  livre  qui  se  présentera  sous 
un  aspect  moins  rébarbatif. 


CHAPITRE   PREMIER 

LES  DIVERS  POINTS  DE  VUE  DANS  L'ÉTUDE 
DE  LA  VIE 


i^  2.  Pas  de  caractère  physique  commun 
aux  êtres  vivants. 

Nous  ne  connaissons  pas  encore  de  nianifcstalion 
physi({uc  commune  àtous  les  êtres  vivants  el  à  eux 
seuls,  comme  la  lumière  est  commune  à  tous  les 
corps  lumineux  ;  les  diverses  réactions  qui  pro- 
duisent de  la  lumière  n'ont  d'ailleurs  aucun  rapport 
chimique  les  unes  avec  les  autres  et  la  classifica- 
tion des  réactions  en  lumineuses  et  non  lumi- 
neuses ne  présenterait  aucun  intérêt  en  dehors  du 
point  de  vue  très  spécial  de  la  luminosité. 

La  découverte  récente  des  rayons. V  a  fait  penser 
que  l'on  avait  trouvé  précisément  cette  manifesta- 
tion physique  caractéristique  de  l'état  de  vie,  et 
permettant,, par  une  ohservation  rapide  au  moyen 
(l'un  instrument  qu'on  pourrait  appeler  le  bioscope, 
de  séparer  immédiatement  les  corps  en  vivants  et 
non  vivants,  comme  on  les  sépare  en  lumineux  et 
obscurs.  Malheureusement,  cette  prétendue  carac- 
téristique physique  de  l'état  de  vie,  on  l'a  décou- 


24  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

verte  en  même  temps  dans  des  corps  bruts  soumis 
à  certaines  actions  mécaniques,  et  nous  devons 
nous  résigner,  pour  le  moment,  à  ne  pas  savoir 
s'il  existe,  dans  les  phénomènes  vitaux,  un  mode 
de  mouvement  particulier  ;  l'activité  vitale,  nous  ne 
pouvons  la  reconnaître,  chez  un  être  quelconque, 
que  par  une  observation  d'une  durée  relativement 
longue,  très  longue  du  moins  par  rapport  à  celle 
qui  nous  permet  de  distinguer  un  corps  lumineux 
d'un  corps  obscur  ;  en  d'autres  termes,  nous  ne 
pouvons  pas  saisir  le  phénomène  vital  dans  sa  forme 
pr/'sente,  nous  ne  le  reconnaissons  qu'à  l'accumu- 
lation de  ses  résultats  pendant  un  laps  de  temps 
assez  long  ;  en  revanche,  cette  accumulation  de 
résultats  nous  permet  d'appliquer  à  tous  les  êtres 
vivants  une  formule  unique  et  qui  ne  s'applique 
qu'à  eux;  mais  nous  n'avons,  dans  l'état  actuel  de 
la  science,  aucun  droit  d'aflîrmer  que  les  résultats 
résumés  dans  cette  formule  unique,  proviennent, 
chez  les  diverses  espèces  vivantes,  d'activités  ayant 
entre  elles  une  ressemblance  physique  quelconque, 
quoique  la  chose  soit  bien  vraisemblable  à  cause 
de  l'analogie  des  états  protoplasmiques.  Au  con- 
traire, dans  les  réactions  lumineuses,  les  résultats 
d'ensemble  ne  sont  pas  comparables  tandis  qu'il 
y  a  un  côté  commun  dans  la  forme  présente  de 
ces  réactions,  de  production  de  radiations  lumi- 
neuses. La  formule  qui  s'applique  à  toutes  les 
activités  vitales  et  à  elles  seules  est  d'ordre  chi- 
mique ;  c'est  Vhérédité. 
On  est  amené  à  cette  même  conclusion  à  quel- 


DIVERS    POINTS    DE    VUE    DANS    L'ÉTUDE    DE    LA    VIE    2o 

que  point  de  vue  (|uc  l'on  se  place  pour  caracté- 
riser la  vie  par  rapport  aux  autres  phénomènes  de 
la  nature.  Le  point  de  vue  purement  physique 
étant  écarté,  provisoirement  du  moins,  comme 
nous  venons  de  le  voir,  on  peut  se  placer  au  point 
de  vue  énergétique,  au  point  de  vue  morphologi- 
que, ou  au  point  de  vue  chimique. 

§  3.  Le  point  de  vue  énergétique. 

Il  est  à  peu  près  certain  que  ce  qui  a  d'abord 
frappé  les  observateurs,  ce  qui  leur  a  semblé 
établir,  entre  les  animaux  et  les  corps  bruts,  une 
ligne  infranchissable  de  démarcation,  c'est  l'appa- 
rente spontanéité  des  actes  des  premiers,  leur 
aptitude  à  créer  du  mouvement. 

C'est  pour  cela  que  les  végétaux  ont  primitive- 
ment été  séparés  des  animaux  et  qu'on  a  établi 
trois  règnes  dans  la  nature.  C'est  pour  cela  aussi 
que  l'on  a  énoncé,  pour  les  corps  bruts,  en  les 
opposant  implicitement  aux  animaux,  la  loi  de 
Vlnertie  sous  celte  forme  imagée  :  Un  corps  ne 
peut  changer  par  lui-même  son  état  de  repos  ou 
de  mouvement. 

Pour  la  plupart  des  anciens  philosophes  et  natu- 
ralistes, il  y  avait,  dans  l'animal,  un  principe 
d'action  qui  mettait  en  branle  les  divers  rouages 
de  son  mécanisme  ;  aujourd'hui  il  est  impossible 
de  trouver  un  sens  à  celte  affirmation  «  qu'un 
principe  immatériel  produit,  dans  un  système 
matériel,    un  travail  effectif  »,  et  les  amis  de  là 

3 


26  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

vieille  croyance  dualistique  se  sont  rabattus  sur 
celle  des  formules  qui,  dans  l'état  actuel  de  la 
science,  s'éloigne  le  moins  de  l'ancienne  concep- 
tion vitaliste  ;  ils  ont  voulu  trouver  dans  la  vienne 
fo7'me  particulière  de  l'Énergie,  et  grâce  aux  équi- 
voques d'un  langage  qui  a  subi  l'influence  de  la 
scholastique,  cela  n'est  pas,  à  tout  prendre,  une 
trop  mauvaise  défaite. 

Malheureusement,  une  forme  de  l'Energie  *  se 
caractérise  uniquement  par  des  phénomènes  phy- 
siques, moléculaires  ou  macroscopiques,  et  nous 
devons  nous  résigner,  nous  venons  de  le  voir,  à 
avouer  que  nous  ne  connaissons  pas  encore  ces 
manifestations  physiques  caractéristiques  de  la  vie 
et  communes  à  tous  les  êtres  vivants.  Le  rôle  de 
l'Énergétiste  qui  s'occupe  de  biologie  doit  donc  se 
borner  pour  le  moment  à  vérifier,  dans  l'activité 
vitale,  le  principe  de  la  conservation  de  l'Energie. 
.Mais  les  résultats  de  son  observation  seront  très 
différents,  suivant  l'être  qu'il  aura  choisi  pour 
sujet. 

Le  modèle  auquel  on  pense  le  plus  immédiate- 
ment, quand  on  parle  d'un  être  vivant,  c'est 
l'homme  ou  l'animal  adulte,  et  c'est  là  certaine- 
ment le  plus  mauvais  choix  qu'on  puisse  faire 
quand  on  veut  chercher  une  particularité  commune 
à  tous  les  êtres  vivants.  Au  point  de  vue  énergé- 
tique, un  homme  adulte  est  à  peu  près  comparable 

1.  Cette  question  des  formes  de  l'énergie  m'a  paru  trop  si>é- 
ciale  pour  être  traitée  ici  avec  développement;  j'ai  donc  renvoyé 
à  l'appendice  qui  termine  le  volume  leur  étude  plus  complète. 


DIVERS   POINTS   DE    VUE   DANS    L"KTUDE   DE   LA   VIE     27 

aune  machine  quelconque  ;  après  un  certain  temps 
de  fonctionnement,  il  se  retrouve  à  peu  près 
semblable  à  lui-même,  et  l'on  peut  établir  par 
conséquent  une  équivalence  suffisamment  exacte 
entre  la  quantité  d'énergie  qui  lui  a  été  fournie  et 
celle  qu'il  a  rendue  à  l'extérieur  sous  diverses 
formes. 

Cela  est  vrai  de  n'importe  quelle  machine  ;  la 
seule  chose  qui  soit  particulière  dans  l'homme 
c'est  donc  la  forme  même  de  son  fonctionnement, 
mais  cette  forme  dépend  de  sa  structure  et  est 
différente  chez  le  chien,  le  lézard,  le  requin,  elc. 
Il  y  a  bien  entre  ces  diverses  machines  animales 
certains  rapports  assez  étroits,  tenant,  par  exemple, 
à  l'existence  de  systèmes  nerveux  analogues,  mais 
ces  rapports  deviennent  beaucoup  plus  vagues  si 
l'on  passe  aux  invertébrés;  toute  analogie  disparaît 
quand  on  arrive  aux  végétaux;  nous  sommes 
ramenés  à  la  constatation  de  notre  impuissance 
relativement  à  la  découverte  d'un  phénomène 
physique  commun  à  tout  ce  qui  vit. 

Si,  au  lieu  de  prendre,  dès  le  début,  cet  exemple 
trop  spécial  d'un  homme  ou  d'un  animal  adulte, 
nous  appliquons  le  principe  de  la  conservation  de 
l'énergie  à  un  être  quelconque  non  adulte,  nous 
constatons  au  contraire  qu'une  partie  plus  ou 
moins  grande  de  l'énergie  fournie  à  l'individu 
pendant  un  temps  assez  long  n'est  pas  restituée 
à  lextérieur,  mais  se  trouve  employée  à  des  modi- 
fications considérables  de  l'individu  lui-même;  il 
y    a   localisation,    emmagasinage    d'une    certaine 


28  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

quantité  d'énergie  à  l'intérieur  de  l'individu  et  cette 
localisation  d'énergie  se  fait  d'une  manière  très 
particulière  que  l'on  ne  retrouve  jamais  dans  les 
machines  formées  de  substances  brutes. 

Si  c'est,  par  exemple,  un  jeune  enfant  que  l'on 
a  observé,  on  retrouve,  au  bout  d'un  temps  assez 
long,  un  enfant  beaucoup  plus  grand  et  différent: 
une  partie  de  l'énergie  fournie  sous  forme  alimen- 
taire à  l'individu  étudié  a  été  localisée  en  lui  sous 
forme  de  substance  d'enfant;  cette  énergie  pourra 
d'ailleurs  être  retrouvée  si,  par  exemple,  on  tue 
l'enfant  en  lui  écrasant  le  nœud  vital  et  si  l'on 
emploie  les  substances  qui  le  constituent  à  des  réac- 
tions chimiques.  Si,  au  lieu  d'un  enfant,  on  a 
observé  une  cellule  de  levure  à  laquelle  on  fournit 
du  moût  de  bière,  une  partie  de  l'énergie  du  moût 
sera  restituée  sous  forme  de  bière,  mais  une  autre 
partie  sera  localisée  dans  un  nombre  croissant  de 
cellules  de  levure  ;  il  y  aura  eu  fabrication  de 
substances  chimiques  délinies;  le  point  de  vue 
énergétique  nous  a  amenés  à  nous  placer  au  point 
de  vue  chimique  ;  cela  se  produira  toutes  les  fois 
que  nous  étudierons  des  êtres  qui  ne  sont  pas 
adultes  ;  or,  l'état  adulte  est  un  état  exceptionnel, 
et  nous  verrons  précisément  que  nous  appelons 
les  individus  adultes  quand  se  produisent  en  eux 
des  phénomènes  antagonistes  masquant  le  phéno- 
mène de  synthèse  chimique  que  nous  venons 
d'observer,  et  que  nous  étudierons  tout  à  l'heure. 

Le  cas  de  l'enfant  remplacé  au  bout  de  quelque 
temps  par  un  autre  enfant,  différent,  mais  néan- 


DIVERS    rOINTS    DE   VUE   DANS    l'ÉTUDE   DE   LA    VIE    29 

moins  analogue  comme  structure,  nous  amène 
maintenant  à  nous  placer  au  second  point  de  vue 
qui  est  celui  de  la  considération  des  structures,  le 
point  de  vue  morphologique. 


S 


4.  Le  point  de  vue  morphologique. 


Malgré  l'unité  du  mot  vir  appliqué  à  tous  les 
êtres  vivants  (probablement  à  cause  de  la  croyance 
à  un  principe  vital  créateur  de  mouvement),  il  est 
bien  certain  que  co  qui  frappe  le  plus  quand  on 
observe  le  monde  animal  ou  le  monde  végétal, 
c'est,  non  pas  l'unité,  mais  au  contraire  l'extrême 
variété  des  types.  Entre  un  chien,  un  ver  de  terre, 
un  oursin  et  un  poirier,  il  semble  bien  difficile 
d'établir  une  comparaison  quelconque  ;  aussi  beau- 
coup de  naturalistes  bornent-ils  leur  ambition  à  la 
description  minutieuse  des  formes  et  à  leur  classi- 
fication dans  des  catalogues  d'un  emploi  commode  ; 
pour  ceux-là,  la  morphologie  est  tout. 

Et  cependant,  avant  même  que  la  théorie  trans- 
formiste eût  conduit  les  savants  à  l'établissement 
d'arbres  généalogiques  indiquant  une  parenté 
entre  des  formes  différentes,  on  s'était  préoccupé 
de  trouver  dans  les  types  si  variés  de  la  nature 
vivante  une  unité  de  plan  de  composition  qui 
justifiât  à  un  certain  degré  leur  appellation  com- 
mune d'êtres  vivants. 

Cette  unité  de  plan  se  manifestait  dans  l'unité 
du  langage  descriptif  appliqué  aux  diverses  mono- 
graphies. Mais,  si  l'on  y  regarde  de  près,  on  con- 

3. 


30  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

State  aisément  que  des  rapprochements  considérés 
comme  morphologiques  n'avaient,  en  réalité,  de 
raison  d'être  que  dans  le  rôle  physiologique  com- 
mun des  parties  comparées;  la  preuve  en  est  dans 
ce  fait  que,  lorsque  les  parties  dont  il  s'agit  n'ont 
pas  de  fonction  nettement  définie,  les  considé- 
rations établies  à  leur  sujet  n'ont  aucune  consis- 
lance.  Je  n'en  veux  pour  exemple  que  le  fantas- 
tique mémoire  de  Von  Baer  qui,  pour  renverser 
l'échafaudage  sur  lequel  on  avait  essayé  d'étayer 
la  parenté  des  ascidies  avec  les  vertébrés,  s'est 
perdu  en  considérations  vraiment  amusantes  sur 
la  question  de  savoir  ce  qu'il  faut,  en  bonne 
logique,  appeler  le  dos  d'une  huître,  d'un  oursin, 
d'une  anémone  de  mer,  ou  de  tout  autre  animal 
dépourvu  de  colonne  vertébrale. 

Ce  problème  me  fait  penser  à  celui  d'un  biblio- 
phile qui,  ayant  une  connaissance  parfaitement 
nette  de  ce  qu'on  appelle  le  dos  d'un  livre  au 
XX''  siècle,  se  demanderait  ce  qu'il  faut  appeler  le 
dos  des  volumes  que  fabriquaient  les  anciens  au 
moyen  d'une  feuille  enroulée. 

Il  n'en  est  plus  de  même  quand  il  s'agit  de  par- 
ties ayant  une  fonction  physiologique  précise  ; 
ainsi,  on  a  pu,  chez  tous  les  animaux,  observer 
les  cinq  grandes  fonctions  suivantes  :  digestion, 
respiration,  circulation,  sécrétion,  reproduction, 
et  l'on  sait  par  conséquent  ce  que  l'on  dit  lorsqu'on 
parle  des  appareils  digestif,  respiratoire,  circula- 
toire, excréteur  et  reproducteur  ;  il  est  vrai  qu'en- 
Ire  ces  appareils  considérés  chez  le  taenia   et  les 


DIVERS    POINTS    DE    VUE    DANS    l'kTUDE    DE    LA    VIE     31 

mêmes  appareils  considérés  chez  le  veau,  on  ne 
peut  établir  d'autre  ressemblance  que  celle  qui 
est  précisément  contenue  dans  leur  appellation 
commune;  au  contraire,  la  comparaison  de  ces 
divers  appareils  dans  ces  deux  types  prouverait 
à  tout  espi'it  non  prévenu  l'absence  totale  d'unité 
de  plan  morphologique  et  démontrerait  que  ce 
qu'il  y  a  de  commun  à  tous  les  êtres  vivants  est, 
non  morphologique,  mais  au  contraire  fonction- 
nel, c'esl-à-dire  physiologique  ou,  en  réalité,  chi- 
mique. 

Les  quatre  fonctions  :  digestion,  respiration,  cir- 
culation, excrétion,  d'une  part,  la  fonction  de 
reproduction,  d'autre  part,  peuvent  j)récisément 
servir  à  des  définitions  chimiques  de  la  vie,  défini- 
tions qui,  cette  fois,  sont  véritablement  communes 
à  tous  les  animaux  et  tous  les  végétaux;  ainsi, 
même  les  ^comparaisons  qui  veulent  être  morpho- 
logiques nous  ramènent  malgré  nous  à  nous  placer 
au  point  de  vue  chimique. 

Une  autre  considération,  résultant  d'une  observa- 
tion vulgaire,  nous  amène  à  établir  entre  le  point 
de  vue  morphologique  et  le  point  de  vue  chimique 
une  relation  extrêmement  étroite;  nos  sens  de 
dc'termination  chimique  (je  veux  dire  le  goût  et 
l'odorat  principalement;,  nous  ont  permis  de  savoir 
qu'un  être  vivant,  doué  de  telle  forme  spécifique, 
est  composé  de  telle  substance  chimique  ;  en 
voyant  un  chou,  nous  prévoyons  le  goût  de  chou 
et  l'odeur  de  chou.  C'est,  je  le  répète,  l'un  des 
points  les   plus  importants  de  la  biologie,  que  ce 


32  LES   INFLUENCES    ANCESTRALES 

rapport  de  la  forme  spécifique  à  la  composition 
chimique  de  l'être. 

La  morphologie  de  l'ensemble  du  corps  n'ayant 
pas  permis  de  donner  une  raison  à  l'unité  d'appel- 
lation des  êtres  vivants,  on  a  cherché  dans  la  mor- 
phologie de  détail,  et  la  théorie  cellulaire  a  fourni 
des  résultats  inespérés  ;  tout  être  vivant  est 
une  cellule  ou  un  assemblage  de  cellules  ;  voilà 
une  définition  d'ensemble  ;  reste  à  savoir  ce  qu'on 
entend  par  cellule  et  si  ce  terme  a  une  valeur 
morphologique  bien  précise. 

Il  est  certain  que,  lorsqu'on  observe  au  micros- 
cope une  bonne  préparation  d'une  coupe  de  tissu 
animal  ou  végétal,  on  ne  peut  manquer  d'être 
frappé  de  ce  caractère  de  structure  qui  se  manifeste 
par  la  juxtaposition  d'un  grand  nombre  de  petites 
masses,  de  petits  îlots  séparés  les  uns  des  autres 
et  présentant,  ù  tout  prendre,  des  caractères  incon- 
testables de  similitude.  Cependant,  malgré  l'intérêt 
très  grand  de  cette  identité  de  structure,  on  ne 
peut  s'empêcher  de  remarquer  qu'elle  se  découvre 
chez  des  animaux  qui  sont  morts  et  que,  par  con- 
séquent, quoique  ayant  un  rapport  certain  avec  la 
vie,  elle  ne  suffit  pas  à  la  caractériser '. 

1.  Des  observateurs  sérieux  ont  décrit  une  structure  cellu- 
laire analogue  chez  des  substances  brutes  et  en  ont  conclu  que 
la  vie  est  universelle,  ou  encore  qu"il  y  a  toutes  sortes  de  tran- 
sitions entre  les  corps  vivants  et  les  corps  bruts.  Il  eût  été  plus 
logique  de  tirer  de  cette  constatation  limpossibilité  de  définir  la 
vie  par  la  structure  cellulaire;  il  y  a  certainement  une  différence 
entre  les  corps  vivants  et  les  corps  bruts,  puisque  nous  savons 
reconnaître  les  êtres  vivants:  cette  différence  c'est  l'hérédité. 


DIVERS  POINTS    DE   VUE    DANS    l'ÉTUDE    DE    L\    VIE     33 

De  plus,  si  l'on  éliuiie,  au  point  de  vue  pure- 
ment morphologiquo.  les  cellules  qui  vivent  isoU'- 
nicnt,  on  arrive  (lilTu-ilemeiil  à  en  donner  une 
définition  commune  vraiment  précise.  Il  faut,  pour 
leur  découvrir  un  caractère  tout  là  fait  commun,  se 
rabattre  sur  le  côté  fonctionnel  ou  chimique;  et  ce 
côté  fonctionnel  ou  chimique  suffit  d'ailleurs  à 
expliquer  les  particularités  morphologiques  de  la 
structure  cellulaire. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  important,  à  mon  avis,  dans 
ce  côté  morphologique  de  la  question,  c'est  la  géné- 
ralité de  ï'ctdl  protophism'uiue  dans  lequel  se  trou- 
vent toujours  les  substances  vivantes  quand  elles 
sont  en  train  de  vivre.  Peut-être  trouvera-t-on 
dans  l'étude  approfondie  de  cet  état  protoplas- 
mique  quelque  chose  qui  mettra  sur  la  voie  de  la 
nature  intime  des  réactions  chimiques  de  la  vie  ; 
quoi  qu'il  en  soit,  dans  l'état  actuel  de  la  science, 
ce  qui  reste  la  dominante  des  phénomènes  biolo- 
logiques,  ce  sont  les  résultats  des  réactions  chimi- 
ques elles-mêmes  ;  c'est  de  ces  résultats  qu'il  faut 
partir  lorsqu'on  veut  embrasser  d'un  seul  coup 
d'œil  l'élude  de  toutes  les  formes  de  la  vie;  c'est 
ce  que  nous  allons  faire  maintenant. 


CHAPITRE  II 
LE  POINT  DE  VUE   CHIMIQUE 


§  5.  Hérédité  et  assimilation. 

Les  différences  chimiques  qui  séparent  les  diverses 
espèces  vivantes  sont  de  toute  évidence;  entre  de  la 
substance  de  porc,  de  la  substance  de  sardine,  de 
la  substance  de  navet  et  de  la  substance  de  truffe, 
l'observateur  le  moins  exercé  ne  saurait  faire  de 
confusion  ;  notre  sens  du  goût  suffit  à  déceler  ces 
différences  spécifiques  ;  au  contraire ,  les  diffé- 
rences entre  individus  de  même  espèce  sont  assez 
peu  tranchées  au  point  de  vue  chimique,  et  il  faut 
pour  les  mettre  en  évidence  une  analyse  quantita- 
tive extrêmement  précise  ;  nous  pouvons  donc, 
dans  une  première  approximation,  parler  de  subs- 
tance d'homme,  de  substance  de  chien,  de  subs- 
tance de  chou,  malgré  les  différences  individuelles 
qui  existent  entre  les  divers  hommes,  les  divers 
chiens  et  les  divers  choux,  et  aussi  malgré  les 
divers  aspects  sous  lesquels  se  présentent,  dans  un 
même  individu  formé  de  nombreux  tissus,  la  subs- 
tance d'homme,  la  substance  de  chien,  la  substance 
de  chou. 


LE    POINT   DE   VUE   CHIMIQUE    f  35 

Observons  un  jeune  chien  pendant  un  mois  ;  il 
consomme  pendant  ce  temps  une  certaine  quan- 
tité d'aliments  (oxygène,  eau,  lait,  etc.);  il  rend  à 
l'extérieur  une  certaine  quanlitéd'excréments  facide 
carbonique,  urine,  fèces,  etc.)  ;  d'auti'e  part,  il 
grandit,  c'est-à-dire  qu'il  fabrique  une  certaine 
quantité  de  substance  de  chien. 

De  même  que  nous  avons  précédemment,  au 
point  de  vue  énergétique,  établi  l'égalité  entre 
l'énergie  fournie  à  Tanimal  et  la  somme  des  deux 
quantités  représentant,  d'une  part  l'énergie  restituée 
à  l'extérieur,  d'autre  part  l'énergie  localisée  sous 
forme  de  substance  de  chien;  de  même,  au  point 
de  vue  chimique  de  la  conservation  de  la  matière, 
nous  devons  retrouver,  soit  dans  les  excréments  de 
l'animal,  soit  dans  la  masse  dont  s'est  accru  son 
corps,  tous  les  éléments  constitutifs  des  aliments 
consommés.  Il  y  a  eu,  dans  le  chien,  fabrication  de 
substance  de  chien,  aux  dépens  d'une  partie  des 
matières  alimentaires  fournies,  dont  le  reste  se 
retrouve  sous  forme  d'excréments.  Voilà  le  résultat 
qui  caractérise  la  vie  dans  tous  les  cas  ;  une  certaine 
quantité  de  substance  vivante,  répartie  sous  forme 
d'un  individu  vivant,  fabrique,  par  ses  réactions 
complexes,  avec  des  matériaux  dilîérents  (matières 
alimentaires),  une  quantité  nouvelle  de  substance 
de  même  espèce. 

Celte  quantité  nouvelle  de  substance  ainsi  fabri- 
quée a  donc  hérité  des  propriétés  spécifiques  de 
la  substance  préexistante  qui  a  contribué  à  sa 
fabrication  ;  c'est  là  le  premier  point  de  l'hérédité 


36  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

envisagée  an  point  de  vue  chimique,  Vhérédité  chi- 
mique spécifique. 

On  n'a  pas  l'habitude  de  parler  d'hérédité  quand 
on  raconte  le  phénomène  de  la  croissance  d'un 
animal,  mais  il  est  facile  de  voir  que,  au  point  de  vue 
purement  chimiquc.il  n'y  a  aucune  différence  entre 
la  fabrication  de  substance  vivante  spéciOque  à 
l'intérieur  des  tissus  mêmes  d'un  animal  et  la  fabri- 
cation de  substance  vivante  spécifique  dans  des 
conditions  où  la  quantité  nouvelle  de  substance 
produite  se  partage  entre  un  nombre  plus  ou 
moins  grand  d'individus  analogues  au  premier  ;  on 
réserve  ordinairement  le  nom  d'hérédité  au  cas  de 
la  multiplication  des  individus  et  on  appelle  assi- 
milation la  fabrication  de  substance  spécifique  dont 
résulte  l'accroissement  d'un  individu  donné;  mais, 
si  l'on  ne  se  préoccupe  pas  du  morcellement,  les 
deux  phénomènes  sont  identiques. 

Voilà  donc  un  premier  résultat  :  l'activité  vitale  se 
traduit  par  la  fabrication  de  substances  spécifiques  ; 
l'hérédité  spécifique  est  caractéristique  de  la  vie. 

Si  l'on  se  bornait  à  l'élude  d'êtres  aussi  compli- 
qués que  le  chien  ou  l'homme,  il  serait  difficile 
d'ajouter  à  la  précision  de  cette  première  formule, 
car  nous  ne  sommes  guère  en  mesure  de  déceler 
les  différences  chimiques  qui  séparent  les  divers 
hommes  et  les  divers  chiens;  on  y  arrive  au  con- 
traire très  facilement  si  l'on  veut  bien  porter  son 
attention  sur  des  organismes  élémentaires  dont  les 
propriétés  chimiques  individuelles  ont  des  manifes- 
tations particulièrement  frappantes,  comme  cela  a 


LE    POINT    DE    VUE   ClIIMIOUE  37 

lieu,  par  exemple,  chez  certains  microbes  dont  les 
caractères  personnels  se  traduisent  par  une  virii- 
A'//rt'plus  ou  moins  grande  pour  un  animal  supérieur. 

Dans  le  cas  des  microbes,  ce  n'est  plus  l'accrois- 
sement du  corps  que  l'on  observe,  mais  la  multi- 
plication résultant  d'un  morcellement  qui  accom- 
pagne l'assimilation.  Or,  l'observation  attentive  de 
l'un  de  ces  microbes  prouve  que  la  multiplication 
dont  il  est  l'objet  dans  un  milieu  convenablement 
choisi  produit,  non  seulement  des  microbes  de 
même  espèce,  mais  encore  des  microbes  ayant  les 
mêmes  propriétés  indioiduelles  que  le  premier. 

La  culture  d'un  microbe  virulent  dans  un  bouil- 
lon produit  des  microbes  virulents  ;  celle  d'un 
microbe  atténué  produit  des  microbes  atténués;  il 
n'y  a  pas  seulement  hércdilé  chimique  spécifique, 
il  y  a  aussi  hcrédilc  chimique  individuelle. 

Ce  fait  de  première  importance  se  vérifie  dans 
tous  les  cas  où  l'un  des  caractères  chimiques  indi- 
viduels est  facile  à  mettre  en  évidence  ;  mais  il 
faut  faire  immédiatement  des  réserves  sur  le  degré 
de  précision  dont  est  susceptible  cette  vérification  ; 
la  loi  d'hérédité  n'est  qu'une  loi  approchée  et  c'est 
pour  cela  qu'il  y  a  des  variations  dans  la  nature 
vivante.  Voyons  immédiatement  ce  qu'il  faut  enten- 
dre par  «  loi  approchée  ». 

§  6.  Qu'est-ce  qu'une  loi  approchée? 

Quand  on  laisse  tomber  une  pierre  dans  un  puits, 
on  sait  établir  une  relation  mathématique  entre  la 


38  LES    INFLUENCES   ANCESTRALES 

durée  de  la  chute  et  la  profondeur  du  puits.  Tout 
le  monde  connaît,  en  effet,  la  loi  de  la  chute  des 
corps  ;  mais  cette  loi  n'est  vraie  que  dans  le  vide; 
dans  le  puits,  il  y  a  de  l'air,  et  le  frottement  de  Tair 
contre  la  pierre  ralentit  sa  chute;  la  loi  simple 
connue  n'est  donc  ici  qu'une  loi  approchée  ;  seule- 
ment on  est  arrivé  à  connaître  d'autre  part  la  loi  de 
ralentissement  par  le  frottement  et  l'on  s'en  sert 
pour  corriger  l'erreur  qui  résulte  de  l'application 
de  la  première  loi. 

Ainsi  l'homme  a  trouvé  commode  de  décom- 
poser en  deux  parties  distinctes  un  phénomène 
parfaitement  unique,  la  chute  du  corps  dans  l'air; 
grâce  à  cette  décomposition,  il  applique  deux  lois 
relativement  simples  et  très  générales  à  l'étude 
d'un  mouvement  dont  il  serait  beaucoup  plus  dif- 
ficile de  donner  une  formule  unique  ayant  quel- 
que généralité.  Les  lois  naturelles  sont  les  formules 
humaines  dans  lesquelles  nous  décomposons  la  des- 
cription de  l'activité  du  monde  connu  de  nous^. 

Dans  le  cas  précédent  nous  savons  corriger  avec 
précision  la  loi  approchée  de  la  chute  des  corps; 
il  n'en  est  pas  de  même  de  la  loi  de  Mariotte  qui 
reste  le  modèle  des  lois  approchées;  en  effet,  nous 
ne  savons  pas  calculer  à  part  les  corrections  qui, 
ajoutées  dans  chaque  cas  aux  nombres  fournis  par 
la  loi  de  Mariotte,  transformeraient  ces  nombres 
en  ceux  qui  sont  fournis  par  Texpérience  ;  c'est 
grâce  â  une  expérimentation  peu  précise  que  l'on 

1.  V.  Les  Lois  natvî-clles,  op.  cit.,  cliap.  xxvii. 


LE    POINT    DE    VUE    CHIMIQUE  39 

a  (lôcouYcii  celle  loi  approchée  doiil  l'usage  est  si 
coniinodc  dans  ccrlains  cas. 


§  7.  La  destruction  chimique. 

Il  est  facile  de  comprendre  que  la  loi  d'hérédité 
ne  soit  qu'une  loi  approchée. 

Une  réaction  chimique,  quelle  qu'elle  soit,  dépend 
toujours  des  réactifs  qui  sont  en  présence;  si  une 
modification  se  produit  dans  la  nature  de  ces  réac- 
tifs,, il  faut  s'attendre  à  une  modification  corres- 
pondante dans  la  nature  de  la  réaction  ;  il  n'y  a 
aucune  raison  a  priori  pour  qu'il  en  soit  autre- 
ment dans  le  cas  oi!i  l'un  des  corps  de  la  réaction 
est  un  corps  vivant;  un  corps  vivant  réagit  de 
diverses  manières  avec  divers  réactifs,  et,  en  efîet, 
s'il  y  a  des  cas  où  le  résultat  de  sa  réaction  est 
l'accroissement  de  sa  substance,  il  y  en  a  aussi 
où,  au  contraire,  celte  substance  se  détruit,  se 
transforme  en  des  substances  différentes  qui  ne 
sont  [dus  vivantes,  (jui  ont  perdu,  en  d'autres  ter- 
mes, la  faculté  de  réagir  suivant  la  loi  d'hérédité 
ou  d'assimilation. 

Lors  donc  ((ue  nous  observons  un  corps  vivant 
dans  la  nature,  il  faudrait  admettre  qu'un  hasard 
bien  grand  a  accumulé  autour  de  lui  uniquement 
les  matériaux  en  présence  desquels  il  est  l'objet 
de  réactions  d'assimilation,  sans  aucune  réaction 
destructive.  Cela  se  produit  sans  doute  dans  quel- 
ques expériences  de  laboratoire;  par  exemple,  il 
semble  bien  que  la  moisissure  Aspergillus   niger 


40  LES    INFLUENCES    ANCESTRALES 

trouve,  dans  le  liquide  découvert  par  Raulin,  des 
conditions  oîi  il  assimile  sans  se  détruire,  mais  il 
est  vraisemblable  que,  dans  la  nature,  des  cas 
analogues  sont  tout  à  fait  exceptionnels. 

Au  contraire,  il  est  bien  cerlain  que  les  cas  de 
destruction  et  de  mort  sont  bien  plus  fréquents 
que  les  cas  d'assimilation  ou  de  vie;  et  lorsque  les 
réactions  destructives  l'emportent  sur  les  réactions 
assimilatrices,  les  corps  vivants  cessent  d'être 
vivants,  leur  étude  ne  présente  plus  aucun  intérêt 
biologique.  Nous  devons  donc  étudier  plus  parti- 
culièrement les  phénomènes  qui  se  produisent 
quand  les  réactions  assimilatrices  l'emportent  sur 
les  réactions  destructives  ou  au  moins  les  contre- 
balancent de  manière  à  assurer  la  survie  des  corps 
considérés,  mais  nous  n'oublierons  pas  que,  vrai- 
semblablement, dans  la  plupart  des  cas  observés, 
il  y  a  toujours  des  réactions  destructives  plus  ou 
moins  importantes  à  côté  des  réactions  construc- 
tives  et  assimilatrices. 

Quoi  qu'il  soit  généralement  fort  difficile,  sinon 
impossible  de  réaliser  des  réactions  assimilatrices 
absolument  pures  de  réactions  destructives,  nous 
pouvons  toujours,  suivant  la  règle  des  lois  appro- 
chées, parler  du  phénomène  d'assimilation  comme 
s'il  se  produisait  seul,  quitte  à  le  corriger  par  des 
phénomènes  concomitants  de  destruction,  de 
manière  à  obtenir  une  description  parfaite  de  ce 
qui  se  passe  dans  la  nature. 

Pour  fixer  les  idées  sans  faire  aucune  hypothèse, 
j'ai  proposé  d'appeler  condition  n°  1  un  ensemble 


LE   POINT   DE    VUE    CIIIMIOUE  41 

de  circonstances  dans  lequel  se  produit,  pour  un 
corps  vivant  donné,  une  assimilation  pure  de  toute 
destruction,  et  condition  n°  2  un  ensemble  de  cir- 
constances (évidemment  réalisable  d'une  infinité 
de  manières)  dans  le(iuel  se  produisent  des  réac- 
tions destructives  du  corps  considéré. 

Par  définition,  toutes  les  fois  qu'il  y  a  propaga- 
tion de  la  vie,  la  condition  n°  1  l'emporte  sur  la 
condition  n°  2,  et  c'est  là  le  seul  cas  qui  intéresse 
le  biologiste,  mais,  de  quelle  manière  se  traduit, 
quant  aux  propriétés  des  individus  vivants,  celle 
sujierposition  de  réactions  construetives  et  de  réac- 
tions destructives?  C'est  ce  que  nous  devons  reclier- 
cher  en  commençant. 

§  8.  La  variation  chimique. 

On  pourrait  supposer  sans  invraisemblance, 
étant  donnée  notre  ignorance  actuelle  de  la  struc- 
ture chimique  des  corps  vivants,  que  les  destruc- 
tions diminuent  seulement  la  quantité  des  subs- 
tances résultant  de  l'assimilation  sans  altérer  leurs 
propriétés;  alors,  il  n'y  aurait  pas  variation  au 
sens  propre;  les  corps  vivants  actuels  ne  pour- 
raient être  qu'identicjices  aux  corps  vivants  des 
époques  géologiques,  et  l'occurence  de  certaines 
destructions  au  cours  des  âges,  aurait  eu  pour 
unique  résultat  de  s'opposer  à  l'accroissement  trop 
rapide  de  la  masse  des  corps  vivants;  en  d'autres 
termes  il  n'y  aurait  pas  eu  évolution  chimique  des 
substances  vivantes. 


42  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

Une  observation  très  élémentaire  et  faite  sur  les 
êtres  les  plus  simples,  les  bactéries,  prouve  que 
tel  n'est  pas  le  cas;  une  bactérie  soumise  à  des 
réactions  destructives  change  de  propriétés  :  nous 
n'avons  pas  à  nous  demander  pourquoi;  cette 
observation  doit  être  au  contraire  un  point  de 
départ  pour  l'étude  des  phénomènes  biologiques; 
j'ai  montré  ailleurs  ^  qu'une  hypothèse  fort  sim- 
ple permet  de  concevoir  le  mécanisme  de  celte 
variation  ;  il  suffit  de  considérer  la  substance  bac- 
térienne, non  comme  une  substance  unique  chi- 
miquement définie,  mais  comme  un  mélange  de 
substances  distinctes  dont  chacune  se  détruit  pour 
son  compte,  mélange  dont  les  propriétés  varient 
en  même  temps  que  les  proportions. 

Sans  faire  aucune  hypothèse,  contentons-nous 
de  constater  ce  fait  :  les  propriétés  de  la  bactérie 
soumise  à  certaines  influences  varie»/.  Du  moment 
que  l'une  quelconque  de  ces  influences  est  en  jeu, 
l'hérédité,  l'assimilalion  ne  sont  donc  plus  que  des 
lois  approchées  ;  pour  constater  l'existence  de  ces 
lois  il  faut  se  placer  dans  des  cas  où  il  n'intervient 
pas  de  causes  destructives  (ou  du  moins,  où  il  en 
intervient  seulement  une  très  faible  proportion). 

§  9.  La  variation  transmise. 

Sans  quitter  le  point  de  vue  purement  chimique 
et  toujours  sans  faire  aucune  hypothèse,  nous 
arrivons  immédiatement  à  cette  remarque  éton- 

1.   Traité  de  biologie.  Paris,  Alcan,  1903. 


LE    POINT    DE   VUE   CHIMIQUE  43 

nante  et  qui  nous  donne  cerlaincment,  au  sujet  de 
la  substance  vivante,  la  notion  la  plus  féconde  : 
supposons  supprimée  d  un  niomoit  quelconque 
toute  cause  destructive,  dans  une  lignée  à  laquelle 
nous  fournissons  les  éléments  de  l'assimilation,  il 
se  construit  de  la  substance  identique  à  ce  qu'é- 
tait, au  moment  considéré,  la  substance  de  la 
lignée  ;  autrement  dit,  tant  que  n'intervient  pas 
une  nouvelle  cause  destructive,  In  substance  vivante 
se  mulliplie  avec  toutes  les  propriétés  qu'elle  a 
ACQUISES  au  cours  des  variations  précédentes  ' 
le  phénomène  de  l'assimilation  devient  encore  plus 
merveilleux  de  ce  fait  que,  au  lieu  d'être  limité  à 
un  certain  nombre  de  substances  une  fois  choi- 
sies, il  peut  se  manifester  dans  l'une  quelconque 
des  modifications  en  nombre  infini  qui  résultent 
de  destructions  partielles  extrêmement  variées  de 
ces  substances. 

Voici,  par  exemple,  une  bactéridie  charbon- 
neuse; je  la  soumets  à  des  réactions  destructives 
qui  en  font  une  bactéridie  atténuée,  puis  je  la 
transporte  dans  un  bouillon  de  culture  et  elle  se 
multiplie  sous  cette  forme  atténuée! 

Considérons  une  lignée  vivante  qui  dure  depuis 
Torigine  ;  cette  lignée  présente  une  série  ininter- 
rompue de, réactions  assimilatrices;  mais,  à  chaque 
instant  de  son  histoire,  Tassimilation  est  relative  à 
l'état  momentané  de  la  substance  considérée,  et, 
par  conséquent,  si  l'histoire  généalogique  du  corps 
considéré  présente  une  série  de  variations  très 
nombreuses,  elle  présente  aussi  une  série  d'autant 


44  LES   INFLUENCES    ANCESTRALES 

de  phénomènes  d'assimilation  dont  chacun  corres- 
pond à  Tnne  des  variations  et  la  conserve  jusqu'à 
la  variation  suivante.  Cela  tient  du  merveilleux 
étant  donnée  la  précision  absolue  qu'entraîne  la 
définition  même  de  l'assimilation. 

Il  est  vrai  que,  s'il  en  avait  été  autrement,  nous 
n'aurions  pas  constaté  aujourd'hui  l'assimilation 
chez  un  seul  des  êtres  actuellement  vivants  et  qui 
dérivent  tous  d'êtres  difîérents;  nous  constatons, 
au  moment  présent,  une  assimilation  relative  à 
l'état  présent  de  chaque  corps  vivant.  Et  puisque 
nous  avons  été  amenés  à  définir  la  vie  par  l'assi- 
milation, les  remarques  précédentes  se  ramènent  à 
celte  constatation  qui  semble  renfermer  deux  pro- 
positions contradictoires  :  «  Les  corps  vivants 
peuvent  varier  sans  mourir.  »  Du  moment  qu'ils 
sont  restés  vivants,  ils  sont  susceptibles  d'assimi- 
lation dans  leur  état  nouveau,  c'est-à-dire  que  la 
variation  acquise  est  transmise  à  la  progéniture 
chimique  du  corps  considéré,  toujours  sous  réserve 
d'une  nouvelle  variation  qui  sera  également  acquise 
pour  les  assimilations  ultérieures,  et  ainsi  de 
suite.  Si  donc  l'on  veut  une  précision  absolue  on 
ne  peut  parler  de  Vassimitation  que  pendant  un 
intervalle  de  temps  très  court,  suivant  les  habi- 
tudes du  calcul  difTérentiel. 

Mais  si  cela  est,  comment  se  fait-il  que  l'obser- 
vation du  monde  vivant,  pendant  une  période  assez 
longue  pour  nous,  observateurs,  nous  permette  tou- 
jours de  conclure  à  la  loi  d'assimilation  ou  d'héré- 
dité? C'est  que,  le  plus  souvent,  cette  loi  d'assi- 


LE    POINT   DE    VUE    CHIMIQUE  55 

inilalion  ou  d'hérédilc  est  Iris  approchée,  qiic,  en 
d'autres  termes,  la  variation  possible  au  cours  des 
assimilations  successives  est  très  limitée  sons 
peine  de  morl. 

Cette  restriction,  soris  peine  de  morl,  domine 
toute  la  biologie;  une  fois  qu'un  corps  a  perdu  la 
propriété  d'assimilation,  il  ne  nous  intéresse  plus  ; 
nous  n'avons  à  envisager  dans  notre  étude  que  des 
corps  qui  font  partie  d'une  lignée  et  non  ceux  qui 
la  terminent  à  tout  jamais.  Et  quand  nous  obser- 
vons un  corps  qui  vit  aujourd'hui,  nous  pouvons 
affirmer  qu'il  fait  partie  d'une  lignée  que  l'on  peut 
remonter  sans  interruption  jusqu'à  son  premier 
ancêtre  ;  en  d'autres  ternies,  que,  parmi  toutes  les 
variations  qui  se  sont  manifestées  dans  cette  lignée 
ascendante,  aucune  na  entraîné  la  morl. 

Cette  remarque  parait  banale  et  contient  cepen- 
ilant  tout  le  principe  de  Darwin,  exprimé  sous  une 
autre  forme.  Si  l'on  appelle  hasard  l'ensemble  des 
circonstances  qui  se  réalisent  à  chaque  instant  en 
chaque  point  du  monde,  tous  les  êtres  actuellement 
vivants  sont  le  produit  du  hasard  qui  a  occasionné 
toutes  les  variations  passées  ;  mais,  le  hasard  étant 
quelque  chose  d'essentiellement  indéterminé,  on 
doit  penser  que  toutes  les  possibilités  peuvent  se 
rencontrer  parmi  les  êtres  actuellement  vivants  qui 
sont  fils  du  hasard  ;  et  par  conséquent,  quoique  les 
formes  elles  propriétés  de  ces  êtres  soient  en  effet 
extrêmement  nombreuses  (on  ne  connaît  pas  encore 
le  nombre  formidable  des  espèces  actuelles  et  il 
n'y  a  peut-être  pas  deux  individus  identiques  dans 


46  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

chacune  d'elles)  on  peut  s'étonner  qu'elles  ne  le 
soient  pas  davantage,  étant  donné  le  temps  pendant 
lequel  le  hasard  s'est  exercé  sur  leurs  ascendants  ; 
on  peut  s'étonner  aussi,  si  l'on  reconnaît  dans  le 
hasard  l'unique  ouvrier  de  la  fabrication  de  ces 
espèces,  que  chacune  d'elles  présente  des  propriétés 
si  merveilleuses,  une  précision  de  mécanisme  si 
admirable. 

Cet  étonnement  cesse  si  l'on  se  reporte  aux  con- 
sidérations précédentes  sur  la  continuité  des  lignées  ; 
à  chaque  instant  de  l'histoire  du  monde,  c'est  bien 
le  hasard  seul  qui  détermine  les  variations  dans 
toute  la  "  substance  vivante  d'un  modèle  actuel 
donné,  et  il  se  produit  en  etîet  des  variations  abso- 
lument quelconques  -^  mais  la  plupart  de  ces  varia- 
tions absolument  quelconques  causent  la  mort  des 
quantités  de  substances  qui  en  sont  l'objet.  Si 
toute  la  substance  meurt,  la  lignée  est  finie,  7ious 
n'avons  plus  à  nous  en  occuper.  Si,  parmi  ces  varia- 
tions absolument  quelconques,  il  en  est  quelques 
unes  qui  n'entraînent  pas  la  mort,  la  lignée  se 
continue  dans  les  résultats  de  ces  variations,  et  il 
devient  évident  alors  que  ce  n'est  pas  le  hasard  pur 
et  simple  qui  peut  être  invoqué  pour  les  expliquer, 
puisque  les  facteurs  quelconques  du  hasard  sont 
précisés,  dans  ce  cas  particulier,  par  la  clause  res- 
trictive «  sous  peine  de  mort  ». 

Darwin  a  donné  le  nom  de  sélection  naturelle  à 
ce  choix  que  nous  devons  faire,  à  chaque  instant 
de  l'histoire  du  monde,  de  ceux  des  facteurs  du 
hasard  qui  n'entraînent  pas  la  mort  de  la  substance 


LE    POINT    DE    VUE   CHIMIOUE  47 

vivante  i\o  la  lignc''C  0111(11(^6  au  moment  considf^ré. 
Et  piiisqnc'.  pour  chacun  des  corps  actuellement 
vivants,  il  est  certain  que  la  lignée  a  été  ininter- 
rompue, nous  pouvons,  dans  un  langage  imagé, 
dire  que  la  séleeliun  naturelle  a  guidé  la  variation 
de  manière  à  produire  tous  les  êtres  actuellement 
vivants;  cette  sélection  naturelle  joue  ainsi,  dans 
une  narration  historique  des  faits  passés,  le  rôle 
d'une  providence  qui,  dans  le  but  d'obtenir  les 
êtres  avec  leurs  formes  actuelles,  aurait  dirigé 
intentionnellement  les  variations  de  leurs  ancêtres. 

En  résumé,  un  être  vivant  aujourd'hui  fait  par- 
lie  d'une  élite  et  descend  d'êtres  qui  ont  fait  partie 
d'une  élite  à  chaque  moment  de  l'histoire  du 
monde. 

Etant  donnés  tous  les  hasards  de  destru'ction  à 
chaque  instant,  on  peut  s'étonner  que  les  phéno- 
mènes destructifs  ne  l'emportent  pas  bientôt  sur 
les  phénomènes  constructifs  qui  doivent  être  beau- 
coup plus  rares  à  cause  de  la  précision  des  condi- 
tions qu'ils  exigent,  mais  le  phénomène  d'assimi- 
lation a  précisément  pour  résultat  de  multiplier 
très  vile  les  substances  qui  ont  été  l'objet  de  varia- 
tions heureuses^  de  sorte  que,  à  chaque  instant,  se 
réparent  et  au  delà  les  pertes  causées  par  la  des- 
truction. 

En  prenant  les  choses  à  un  point  de  vue  un  peu 
dilîérenl,  on  peut  dire  avec  Malthus  qu'il  naît  à 
chaque  instant  bien  plus  d'êtres  qu'il  n'en  peut 
vivre;  et  comme  tous  les  êtres,  vivant  conjointe- 
ment, contribuent  pour  leur  part  à  la  détermina- 


4»  LES   INFLUENCES    ANCESTRALES 

tion  de  cet  ensemble  de  circonstances  que  nous 
avons  appelé  le  hasard,  on  peut  dire  encore,  d'une 
façon  imagée,  avec  Darwin,  qu'il  y  a  concurrence 
vitale  ou  lutle  pour  Vexislence  entre  les  êtres 
vivant  à  chaque  instant;  on  peut  dire  aussi  que 
ceux  qui  ont  survécu  Tout  em))Orté  sur  ceux  qui 
sont  morts  et  c'est  là  la  formule  préconisée  par 
H.  Spencer,  la  persistance  du  plus  apte. 

Au  fond,  toutes  ces  formules  suggestives  et  ima- 
gées n'ont  d'autre  but  que  d'illustrer,  dans  quel- 
ques unes  de  ses  conséquences  les  plus  frappantes, 
la  clause  restrictive  «  sous  peine  de  mort  »  et  la 
continuité  des  lignées  qui  ont  conduit  aux  êtres 
actuellement  vivants. 

§  10.  La  variation  est  lente. 

La  loi  d'hérédité  est,  avons  nous  dit,  une  loi  très 
approchée  ;  dans  la  plupart  des  cas  on  constate  en 
effet  une  suite  de  phénoniènes  d'assimilation  entraî- 
nant une  multiplication  considérable  des  corps 
vivants  sans  variation  sensible  ;  la  clause  restric- 
tive «  sous  peine  de  moi"t  »  limile  à  des  barrières 
très  étroites  les  modifications  possibles  dans  un 
corps  en  voie  de  multiplication.  C'est  pour  le  besoin 
de  la  cause,  pour  établir  les  influences  ancestrales, 
que  nous  avons  dû  mêler  aux  faits  actuels  d'assi- 
milation les  faits  beaucoup  moins  sensibles  de 
variation 

Nous  avons  employé  là  un  artifice  analogue  à  celui 
des  physiciens  qui  veulent  représenter  un  phénomène 


LE    POINT    DE    VUE    CHIMIQUE  49 

par  une  courbe,  alors  qu'une  (luanlilé  varie  très  len- 
tement en  fonction  d'une  autre  ;  ils  choisissent  pour 
mesurer  ces  quantités  des  unités  d  ordres  de  gran- 
deur très  dillercnts  ;  de  même,  les  géographes,  pour 
donner  une  idée  du  reliefd'un grand  pays,  comptent 
les  hauteurs  en  mètres  et  les  distances  horizontales 
en  kilomètres.  S'il  était  possible  de  représenter  par 
un  point^  dans  Tespace  l'état  d'une  lignée  à  chaque 
instant,  il  faudrait,  pour  que  la  courbe  tracée  par 
les  points  qui  en  représentent  les  états-  succes- 
sifs en  fonctiondu  temps  fût  sensiblement  sinueuse, 
prendre  une  unité  de  temps  extrêmement  consi- 
dérable et  représenter  des  siècles  por  des  milli- 
mètres ;  la  substance  humaine,  par  exemple,  ne 
semble  pas  avoir  énormément  changé  depuis  l'épo- 
que où  les  Chaldéens  faisaient  de  l'astronomie, 
parce  que,  dans  l'espèce  humaine,  la  clause  res- 
trictive «  sous  peine  de  mort  »  diminue  énormé- 
ment les  possibilités  de  variation. 

Il  n'en  est  pas  de  même  pour  certaines  espèces 
vivantes  plus  simples,  la  bactéridie  charbonneuse, 
par  exemple,  qui  est  susceptible  de  variations  très 

1.  Cela  est  sûrement  impossible  à  cause  de  la  complexité  des 
substances  vivantes;  il  faut  donc  ne  voir  qu'un  symbole  com- 
mode dans  tout  ce  qui  suit. 

2.  Les  états,  bien  entendu,  indépendamment  des  quantités  de 
substance.  Supposons,  par  exemple,  que  pour  la  substance  figurée 
en  A,  dans  le  plan  XoY,  la  condition  de  vie  soit  représentée  par  la 
nécessité  d'être  compris  à  l'intérieur  du  cylindre  alîyo,  parallèle 
à  l'axe  des  temps  oT.  La  ligne  sinueuse  de  la  figure  conduira 
à  deux  états  vivants  B  et  C,  et  à  un  grand  nombre  d'états 
morts  tn,  dont  nous  n'avons  pas  à  tenir  compte.  Le  tube  ajîyô 


50 


LES    INFLUENCES    ANCESTRALES 


notables  en  très  peu  de  temps;  en  quelques  jour?, 
il  est  possiljle  de  fabriquer,  avec  une  bactéridie  de 
virulence  donnée,  des  bacléridics  de  virulence 
toute  différente;  la  virulence  est  une  propriété  de 
laquelle  nous  possédons  des  réactifs  très  sensibles, 
et  c'est  là  nne  raison,  pour  nous,  de  pouvoir  obser- 
ver chez  les  microbes  des  variations  rapides  ;  mais 
ce  n'est  pas  la  seule,  ainsi  que  nous  allons  le  voir 
au  chapitre  suivant. 

figurera  donc  la  sélection  natnrello;  il  réalisera  In  cannlisalion 
du  hasard.  Remarquons  immédiatement  que,  dans 
cette  canalisation  faite  par  un 
cylindre  parallèle  à  l'axe  de 
temps  oT  correspond  à  des 
'■  conditions  de  vie  constantes 
f  pour  la  lignée  considérée  ;  tout 
cliangement  de  condition  à 
■^  un  moment  donné  se  traduira 
par  un  changement  de  cylin- 
y  dre;  en  général  la  canalisa- 
tion du  hasard  sera  repré- 
sentée par  une  surl'ace  de  forme  quelconque  se 
composant  d'éléments  cylindriques  très  courts,  de 
génératrices  parallèles  à  l'axe  oT.  Cette  question  do 
la  canalisation  du  Iiasard  étant  extrêmement  impor- 
tante, je  l'expose  dans  un  langage  moins  algébrique 
an  début  dj  second  livre. 


y 

la   figure   ci-contre. 

l^-r 

^\>^^ 

R 

■m       m    '^     "      "* 

CIIAPITIIE  III 
LE  POINT  DE   VUE   MÉCANISME 


§  11.  Le  mécanisme  individuel. 

Pour  parler  de  la  continuité  de  la  vie  avec  une 
généralité  suffisante,  nous  nous  sommes  placés  au 
point  de  vue  purement  chimique,  et  cela  était  indis- 
pensable, puisque  la  seule  particularité  qui  nous  ait 
semblé  caractéristique  de  tous  les  êtres  vivants  est 
d'ordre  chimique  ;  et,  en  réalité,  si  nous  nous  en 
tenions  à  la  considération  des  êtres  unicellulaires, 
nous  n'aurions  pas  besoin  de  nous  placer  à  un 
autre  point  de  vue  ;  la  substance  vivante  qui  est 
visqueuse  crée,  autour  d'elle-même,  en  réagissant 
dans  un  milieu  liquide,  un  mouvement  d'échanges 
nutritifs  et  excrémentitiels  dont  un  résultat  est  de 
donner  une  forme  et  des  dimensions  limitées  aux 
masses  actives  de  cette  substance  *,  de  sorte  que 
quand  on  parle  d'une  masse  déterminée  de  subs- 
tance bactéridienne,  par  exemple,  il  s'agit,  non 
d'une  masse  continue  de  matière,  mais  d'un  cer- 
tain nombre  de  petites  masses  isolées;  cela  n'a  pas 
d'importance,  car,  si  j'ose  m'exprimer  ainsi,  la 
forme  de  ces  masses  isolées  est   uniquement  une 

1.  V.  Traité  de  biologie,  op.  cit.,  chap.  i,  §  2. 


52  LES   INFLUENCES   ANCESTBALES 

conséquence  des  phénomènes  d'assimilation  et 
n'intervient  guère  activement  dans  la  détermina- 
tion de  ces  phénomènes. 

Tout  autre  est  le  cas  d'un  animal  supérieur 
comme  Thomme  ;  là  encore,  la  substance  vivante 
crée,  par  son  activité  assimilatrice,  des  mouve- 
ments d'échanges  qui  donnent  une  forme  aux 
masses  actives  de  cette  substance;  mais  ces  masses 
actives  s'agglomèrent,  suivant  les  conditions  d'équi- 
libre réalisées  autour  d'elles,  en  des  masses  consi- 
dérables, des  mécanismes^  dont  la  structure  inter- 
vient efficacement  dans  la  détermination  des 
phénomènes  d'assimilation  au  niveau  de  tous  les 
points  de  ce  mécanisme.  L'activité  d'ensemble  de 
ce  mécanisme,  ce  qu'on  appelle  la  vie  de  Vindividu 
complexe  ainsi  formé,  a,  en  effet,  pour  résultat 
de  renouveler  sans  cesse  le  milieu  intérieur  *  de 
l'agglomération,  de  manière  que  l'assimilation  soit 
possible  en  chaque  point  de  Taggloméralion. 

Une  relation  de  cause  à  effet  est  donc  établie 
entre  la  morphologie  de  l'individu  et  la  chimie  de 
sa  substance  constitutive,  car  si  c'est  la  chimie  de 
cette  substance  constitutive  qui  détermine  la  cons- 
truction du  mécanisme,  c'est  le  fonctionnement  du 
mécanisme  qui  entretient  la  chimie  de  la  substance 
constitutive.  Un  défaut  du  mécanisme  arrête  le 
renouvellement  du  milieu  intérieur  et  cause,  par 
suite,  la  condition  n"  2  pour  tous  ses  éléments 
vivants. 

Ici  nous  n'avons  plus  donc  le  droit  de  parler 
1.  V.  Traité  de  biologie,  op.  cit.,  chap.  x,  §  84. 


LE   POINT   DE   VUE   MKCANISME  53 

uniquement  de  chimie.  Pour  la  bacléridie  char- 
bonneuse, une  variation  n'entraînait  pas  la  mort, 
jiourvn  qu'elle  transformât  la  substance  vivante  en 
une  autre  substance  capable  d'assimilation  ;  pour 
la  substance  humaine,  une  condition  plus  précise 
intervient. 

C'est,  avons-nous  dit,  la  chimie  de  la  substance 
constitutive  qui  détermine  la  construction  du  mé- 
canisme humain  ;  une  variation  dans  cette  chimie 
entraine  donc  une  modification  dans  la  construction 
([ui  en  dépend,  de  sorte  que,  même  si  cette  varia- 
lion  a  respecté  la  propriété  d'assimilation,  elle 
peut  néanmoins  entraîner  la  mort  fatale,  si  le  mé- 
canisme résultant  ne  renouvelle  pas  convenable- 
ment son  milieu  intérieur.  Quand  cela  se  passe 
ainsi,  on  dit  que  le  mécanisme  n'est  pas  viaôle, 
quoique  sa  construction  soit  le  produit  de  l'acti- 
vité de  substances  vivantes. 

Plus  le  mécanisme  individuel  est  précis,  plus 
doit  être  difficile  à  réaliser,  sans  issue  fatale,  une 
altération  de  ce  mécanisme.  Et  il  faut  même  croire 
que  le  hasard  est  un  bien  grand  maître  pour  oser 
affirmer  qu'une  variation  forluile  d'une  substance 
vivante  d'espèce  supérieure  peut  ne  pas  entraîner 
la  mort.  Nous  allons  assister  ici  à  une  canalisation 
particulière  du  hasard  ;  ce  sera  le  principe  de 
Lamarck. 

§  12.  Le  principe  de  Lamarck. 

Revenons  à  la  bactéridie  charbonneuse  qui  est 
toujours  notre  point  de  départ  à  cause  de  la  sim- 


54  LES   INFLUENCES    AXCESTRALES 

plicilé  de  son  cas.  Des  variations  fortuites  se  pro- 
duisent dans  une  culture  de  ces  bactéridies  sous 
l'influence  de  conditions  réalisées  aux  divers  points 
de  la  culture  ;  parmi  ces  variations,  quelques-unes 
entraînent  immédiatement  la  mort,  nous  ne  nous 
en  occupons  pas;  les  autres  conservent  la  pro- 
priété d'assimilation,  mais  avec  des  différences  ;  il 
y  a,  par  exemple,  dans  la  culture,  plusieurs  varié- 
tés de  virulences  différentes  et  qui  y  prospèrent 
également  parce  que  les  conditions  chimiques  réa- 
lisées dans  le  bouillon  sont  aussi  favorables  aux 
unes  qu'aux  autres. 

Introduisons  maintenant  cette  culture  dans  le 
sang  d'un  mouton  vivant  ;  nous  changeons  le  lube 
de  canalisalion  du  hasard  et,  ici,  nous  savons  com- 
ment nous  le  changeons,  puisque,  précisément,  ce 
que  nous  appelons  virulence  (pour  le  mouton)  est 
l'aptitude  à  prospérer  dans  le  corps  d'un  mouton 
vivant.  Toutes  les  variations  qui  ont  eu  pour  résul- 
tat dans  le  bouillon  d'atténuer  la  virulence  vont 
donc  se  trouver  en  dehors  du  tube  nouveau,  et 
nous  n'aurons  plus  à  nous  en  occuper  ;  elles  dis- 
paraîtront en  tant  que  lignée. 

Dans  ce  cas  particulier,  les  conditions  qui  cana- 
lisent le  hasard  pour  la  bactéridie  sont  extérieures 
à  la  bactéridie. 

Considérons  au  contraire,  maintenant,  une  subs- 
tance vivante  constructrice  de  mécanismes;  la 
construction  du  mécanisme  est  sous  la  dépendance 
de  la  nature  chimique  de  la  substance  qui  la  com- 
pose, et,  d'autre  part,  la  possibilité  de  survie  pour 


LK  POINT  \m  VUE  .mkcamsml;  55 

la  substance  vivante  est  liée  au  bon  fonclioniic- 
nicnt  du  mécauisnic  iju'cllc  construit. Ce  bon  fonc- 
lionnemont  s'appelant  précisément  la  vie  du  méca- 
nisme individuel  considéré,  il  en  résulte  que  la  vie 
de  la  substance  vivante  est  sous  la  dépendance  de 
la  vie  du  mécanisme. 

Il  y  a  là  un  inconvénient  de  langage  auquel  j'ai 
proposé  de  remédier  en  appelant  vie  élémentaire  la 
possibilité  d'assimilation  pour  la  substance  vivante 
considérée  en  dehors  de  tout  mécanisme,  vie  élé- 
mentaire manifestée,  l'activité  spéciale  de  celte 
substance,  et  vie  le  bon  fonctionnement  d'un  mé- 
canisme individuel,  formé  d'éléments  doués  de  vie 
élémentaire.  Mais  cette  nécessité  d'une  appellation 
nouvelle  nous  fait  remarquer  qu'une  confusion 
était  possible,  et,  en  effet,  il  est  facile  de  parler 
d'un  individu  doué  de  vie,  àpeu  près  dans  les  mômes 
termes  que  d'une  substance  douée  de  vie  élémen- 
taire; cet  in(]\\idu  s'accroil,  jneurl  ou  varie,  suivant 
les  conditions,  et  nous  pouvons,  par  conséquent, 
parler  de  la  canalisalion  du  hasard  ou  sélection 
naturelle,  pour  le  mécanisme  individuel,  comme 
nous  en  parlions  pour  la  substance  vivante. 

Cela  nous  permettra  un  langage  plus  synthétique 
et  nous  pourrons  envisager  les  conditions  exté- 
rieures dans  lesquelles  un  mécanisme  individuel 
reste  vivant  ;  nous  nous  occuperons  des  variations 
introduites,  par  le  jeu  des  circonstances  ambiantes, 
dans  un  mécanisme  individuel  qui  reste  vivant,  ce 
que  Lamarck  a  appelé  Vaction  du  milieu  su)-  l'or- 
ijanisme. 


OT  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

Or,  si  nous  passons  de  la  considération  de  l'or- 
ganisme à  celle  de  la  substance  qui  le  constitue, 
nous  constatons  que  les  conditions  réalisées  au 
niveau  de  la  substance  vivante  varieront  avec  les 
variations  de  V organisme,  et,  comme  il  y  a  un  lien 
de  cause  à  effet  entre  le  mécanisme  individuel  et 
la  chimie  de  la  substance  constitutive,  nous  conce- 
vrons que  le  maintien  de  la  vie  dans  l'ensemble 
considéré  ne  s'obtienne  qu'au  prix  d'une  variation 
delà  chimie  substantielle  canalisée  par  la  variation 
de  la  morphologie^  de  l'individu. 

Ainsi  donc,  les  variations  de  la  substance  vivante 
d'un  organisme  gî<i  est  vivant  ne  sont  plus  dues  au 
simple  hasard,  mais  au  hasard  canalisé  par  la 
nécessité  du  maintien  de  la  vie  dans  l'organisme; 
si  un  état  nouveau  de  cet  organisme  se  maintient 
assez  longtemps,  il  doit  donc  se  produire,  dans  sa 
substance,  des  changements  tels  que  la  nouvelle 
composition  chimique  de  cette  substance  corres- 
ponde à  la  structure  caractéristique  de  cet  état,  et 
nous  n'avons  plus  à  nous  étonner  que  la  variation 
fortuite  d'une  substance  vivante  soit  capable  de 
déterminer  un  nouveau  mécanisme  doué  de  vie, 
puisque  c'est  justement  la  construction  de  ce  nou- 
veau mécanisme  doué  de  vie  qui,  par  répercus-' 
sion,  a  canalisé  le  hasard  dont  est  résultée  la 
variation  chimique  qui  y  correspond-. 

1.  Je  dis  ici  en  quelques  mots  ce  que  j'ai  établi  en  détail  dans 
un  autre  ouvrage.  V.  Traite  de  bioloijie,  op.  cit.,  cliap.  vu,  §  60. 

2.  Cela  nous  explique  la  lenteur  des  variations  observées  dans 
les  espèces  supérieures  ;    une  variation    fortuite  brusque  por- 


LE    POINT   DE    VUE   MÉCANISME  57 

C'est  là  ce  que  Lamarck  a  compris  le  premier  ; 
quand  un  organisme  continue  de  vivre  dans  de 
nouvelles  conditions  de  milieu,  il  subit  des  modi- 
fications que  l'on  résume  en  disant  qu'il  s'est 
adapté  au  milieu;  ces  modifications  retentissent 
sur  la  substance  constitutive  de  l'individu,  de 
manière  que  celte  substance  soit,  elle  aussi,  adap- 
tée à  un  nouveau  genre  de  vie  dans  un  organisme 
nouveau,  et  il  en  résulte  que  la  modification  ainsi 
réalisée  est  hi-rcdiiolrc^  le  mot  héréditaire  étant 
pris  ici  dans  un  sens  nouveau,  et  représentant,  non 
plus  la  transmission  des  propriétés  d'une  substance 
à  la  substance  (jui  en  dérive  par  nssimilation,  mais 
la  transmission  des  caractères  d'un  individu  à  l'in- 
dividu qui  en  dérive  par  reproduction.  L'étude  des 
organismes  mécanismes  nous  conduit  en  eiïet  à 
une  notion  nouvelle,  celle  de  la  succession  des 
individus  dans  une  lignée. 

§  13.  La  succession  des  individus. 

Dans  les  espèces  animales  que  Ton  appelle  supé- 
rieures, il  devient  insuffisant  de  considérer  la  con- 
tinuité des  substances  vivantes  ;  une  quantité  plus 
ou  moins  grande  de  la  substance  vivante  spécifique 

tant  sur  l'œuf  aurait  bien  des  ciiancos  de  produire  un  embryon 
non  viable,  non  adapté;  d'autre  part,  une  variation  brusque 
dans  un  mécanisme  adapté  détruirait  le  mécanisme,  causoi'ait 
la  mort.  La  lenteur  est  la  règle  des  variations  Lamarckiennes  ; 
Nous  verrons  plus  tard  le  parti  que  veulent  tirer  les  néo- 
Darwiniens  de  la  considération  des  variations  brusques. 


58  LES    INFLUENCES   ANCESTRALES 

se  trouve  un  effet  périodiquement  agglomérée  dans 
des  masses  distinctes,  ayant  une  durée  variable, 
et  constituant  des  mécanismes  adaptés  au  renou- 
vellement de  leur  milieu  intérieur  dans  les  condi- 
tions ambiantes.  Certains  morceaux  d'un  tel  mé- 
canisme ou  individu  peuvent,  détachés  de  lui  et 
placés  dans  des  conditions  favorables,  donner  nais- 
sance à  une  nouvelle  agglomération  de  même 
espèce  ;  c'est  par  ces  morc:aux  spéciaux,  appelés 
éléments  reproducteurs^  que  s'effectue  la  continua- 
tion de  la  lignée  à  travers  les  individus  successifs, 
mais  l'étude  des  substances  vivantes  n'est  plus  sépa- 
rable  de  celle  des  individus  dont  elles  font  partie, 
puisque  c'est  la  survie  des  individus  qui  canalise 
les  variations  de  la  substance  vivante  constitutive. 

Tout  autre  serait  le  cas  d'un  fleuve  dont  le  cours 
se  composerait  de  plusieurs  lacs  issus  les  uns  des 
autres,  car  l'eau  qui  traverse  ces  lacs  successifs 
ne  subit,  du  fait  de  son  passage  dans  ces  lacs, 
aucune  modification  i. 

Au  point  de  vue,  où  nous  nous  sommes  placés 
jusqu'à  présent,  de  la  continuité  des  lignées,  on 
doit  considérer  un  individu  non  comme  une  lignée 
chimique,  mais  comme  un  faisceau  de  lignées  qui 
s'épanouissent  à  partir  de  l'élément  reproducteur 
et  dont  les  unes  ont  une  durée  limitée  à  la  vie  de 
l'individu,  les  autres  se  conlinuant,  au  contraire, 
par  les  éléments  reproducteurs,  dans  les  individus 
de  la  génération  suivante. 

1.  Il  en  serait  de  même  pour  les  individus,  si  l'on  admettait, 
avec  les  néo-Darwiniens,  la  théorie  du  plasma  germinatif. 


LE    POINT   DE   VUE   MÉCANISME  59 

Tous  les  clémenls  do  ces  lignées  épanouies 
depuis  l'œuf  se  Irouvenl  soumis  à  un  sort  commun 
]iendcinl  la  durée  de  la  vie  de  l'individu  dont  ils 
font  partie  et  dont  le  fonctionnement  total  a  pour 
résultat  le  renouvellement  du  milieu  intérieur 
qui  entrelienl  la  vie  élémentaire  manifestée  de  cha- 
cun d'eux;  quelles  que  soient  donc  les  divergences 
qui  se  manirestcnt  entre  les  diverses  lignées  cons- 
tituant l'individu,  les  variations  qui  se  produisent 
dans  chacune  d'elles  sont  canalisées  par  la  condi- 
tion du  maintien  de  la  vie  de  l'individu  considéré. 
La  slruclure  du  mécanisme  est  à  chaque  instant  la 
résultante  des  activités  de  ses  éléments  constitu- 
tifs; tant  que  l'animal  ne  meurt  pas,  les  variations 
de  son  mécanisme  conservent  à  ce  mécanisme  la 
propriété  de  renouveler  le  milieu  intérieur;  ces 
variations  n'ont  donc  rien  de  fortuit. 

Je  n'entre  pas  plus  intimement  dans  cette  ques- 
tion ({ue  j'ai  développée  ailleurs  ^  ;  les  considé- 
rations précédentes  suflisent  à  faire  concevoir  que 
étant  donnée  la  liaison  de  cause  à  effet  établie  entre 
la  forme  du  mécanisme  et  la  chimie  de  ses  parties 
constilulives,  le  sort  commun  de  toutes  ces  parties 
dont  la  conservation  est  liée  à  celle  de  l'individu 
doit  se  traduire,  malgré  les  dilTérences  des  tissus, 
par  quelque  chose  de  commun  dans  les  chimies  de 
ces  diverses  parties  de  l'individu  ;  j'ai  appelé  patri- 
moine héréditaire  ce  quelque  chose  de  commun  qui 
est,  dans  la  chimie  de  chaque  élément  du  corps, 
V estampille  caractéristique  de  leur  sort  commun 

1.  V.  Traité  de  bioloyiL',  op.  cit..  cliap.  xi. 


60  LES    INFLUENCES   ANCESTRALES 

lié  à  la  conservation  de  l'individu  total.  Si,  dans  des 
conditions  données,  Tindividu  se  trouve  soumis  à 
des  modifications,  il  en  résulte  un  nouvel  équili- 
bre ;  et  cet  équilibre  obtenu  au  bout  d'un  certain 
temps  se  traduit  par  une  es/am/j///e  nouvelle  de  tous 
les  éléments  qui,  à  cbaque  instant,  sont  les  ouvriers 
de  la  construction  du  corps  ^. 

Le  nouveau  patrimoine  héréditaire  ainsi  réalisé 
sera  transmis  par  les  éléments  reproducteurs  aux 
individus  de  la  génération  suivante;  c'est  ce  qu'on 
appelle  l'hérédité  des  caractères  acquis. 

Une  fois  que  l'on  a  compris  le  rôle  des  fonction- 
nements individuels  dans  la  canalisation  des 
variations  des  lignées  qui  traversent  les  divers 
individus  successifs  ou  s'épanouissent  à  leur  inté- 
rieur, il  devient  évident  que  l'on  doit  remplacer 
l'étude  de  la  continuité  des  substances  vivantes 
par  celle  de  la  série  des  individus  ;  et,  à  cause  des 
variations  qui  séparent  les  diverses  lignées  épa- 
nouies à  l'intérieur  de  chaque  individu,  la  seule 
chose  dont  on  puisse  se  proposer  de  suivre  l'his- 
toire chimique,  c'est  la  particularité  commune  à 
toutes  les  parties  d'un  môme  individu,  le  patri- 
moine héréditaire. 

Chercher  l'origine  d'une  espèce  actuelle,  cela 
revient  à  établir  l'histoire  de  son  patrimoine  héré- 
ditaire; c'est  cette  histoire  qui  constitue  reyo/w/ion 
spécifique  ;  elle  est  parallèle,  évidemment,  à  l'his- 
toire de  la  série  des  structures  individuelles. 

1.  Cependant  un  résidu  de  loin-  ouvrage  passé  joue  toujours 
un  rôle  actuel;  voyez  plus  loin  l'importance  du  squelette. 


LE    POINT    DE    VUE   MÉCANISME  61 


§  14.  Lamarckiens  et  Darwiniens. 

Une  fois  établie  riiérédité  des  caractères  acquis, 
il  devient  possible,  nous  l'avons  vu,  de  parler  des 
individus  inécanismes^  comme  l'on  parlait  primiti- 
vement des  substances  vivantes  elles-mêmes  ;  on 
peut  appliquer  à  la  narration  de  leur  histoire  le 
langage  Darwinien.  Mais  il  ne  faut  pas  oublier  pour 
cela  que  ce  langage  semblable  s'applique,  dans  ce 
second  cas,  à  des  unités  d'un  ordre  plus  élevé. 

Dans  le  cas  des  substances  vivantes  qui  se  pro- 
pageaient sans  construire  à  proprement  parler  de 
mécanisme,  la  canalisation  des  hasards  qui  conser- 
vaient les  lignées  se  faisait  uniquement  par  l'inter- 
vention de  conditions  ambiantes,  exlérieures  à 
l'être.  Dans  le  cas  des  individus  mécanismes,  ces 
conditions  exlérieures  retentissent  bien  encore  sur 
la  vie  des  êtres,  mais  elles  ne  modifient  la  chimie 
des  substances  vivantes  que  par  Tintermédiaire  du 
mécanisme  individuel,  et  il  y  a  une  première  néces- 
sité dont  il  faut  toujours  tenir  compte,  la  conser- 
vation de  la  vie  de  l'individu  ;  des  particularités 
intérieures  à  l'individu  dominent  donc  dans  ce  cas 
l'histoire  de  la  variation. 

On  peut  appeler  variations  Lamarckiennes  ces 
variations  soumises  à  la  condition  de  la  conserva- 
tion de  la  vie  d'un  mécanisme,  et  variations 
Darwiniennes,  les  variations  réellement  fortuites  et 
dans  lesquelles  n'intervient  pas  la  conservation 
d'un  mécanisme. 

0 


62  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

Dans  le  premier  cas,  la  variation  chimique  est 
immédiatement  adaptée,  puisqu'elle  résulte  d'une 
transformation  du  mécanisme  en  rapport  avec  les 
exigences  extérieures  ;  dans  le  second  cas,  elle  est 
au  contraire  absolument  fortuite  et  l'adaptation 
résulte  ultérieurement  de  la  destruction  des  êtres 
non  adaptés;  si  l'on  donne  le  même  nom  d'individu 
à  une  masse  vivante,  qu'elle  appartienne  à  la  pre- 
mière ou  à  la  deuxième  catégorie,  on  peut  dire 
que,  dans  le  cas  lamarckien,  l'adaptation  se  fait 
directement  dans  un  individu  unique,  tandis  que, 
dans  le  cas  darwinien,  elle  n'est  possible  que  par 
la  production  fortuite  d'un  grand  nombre  d'indi- 
vidus différents  entre  lesquels  la  sélection  choisit 
ensuite  ceux  qui,  par  hasard,  se  trouvent  adaptés. 

Il  est  bien  évident  que,  même  chez  un  individu 
mécanisme,  il  peut  y  avoir  des  particularités  darwi- 
niennes ou  indépendantes  du  mécanisme;  le  fonc- 
tionnement d'un  piège  à  rats  ne  dépend  pas  de  la 
couleur  dont  on  a  enduit  les  diverses  pièces  de  cet 
instrument;  on  a  de  même  constaté  que  des  méca- 
nismes individuels  peuvent  différer  fortuitement 
au  point  de  vue  de  la  couleur,  par  exemple,  et 
que  la  sélection  naturelle  intervient  quelquefois 
pour  conserver  ou  détruire  des  individus  doués  de 
telle  ou  telle  couleur,  indépendamment  du  perfec- 
tionnement de  leur  mécanisme  (mimétisme  homo- 
chromique  protecteur). 

Mais  ce  qui  nous  intéresse  le  plus  profondément 
dans  la  biologie,  c'est  l'admirable  organisation 
des  êtres  qui  nous  entourent;  la  genèse  historique 


LE   POINT    DE    VUE   MÉCANISME  63 

de  celte  organisation  est  évidemment  lamarc- 
kicnne;  ce  ne  sont  pas  les  variations  forluiles  de 
la  matière  vivante  qui,  canalisées  par  les  circons- 
tances ambiantes,  ont  conduit  à  la  formation  de 
ce  produit  merveilleux  qu'est  aujourd'hui  la 
substance  d'homme;  il  a  fallu  une  série  d'adapta- 
tions personnelles  de  mécanismes  de  plus  en  plus 
complexes,  pour  que  notre  patrimoine  héréditaire 
devienne  petit  à  petit  ce  qu'il  est  aujourd'hui. 

Ce  que  nous  avons  à  étudier  sous  le  titre 
d'  «  influences  ancestrales  »,  c'est  précisément 
l'histoire  de  ces  adaptations  successives  de  nos 
ascendants,  adaptations  successives  grâce  aux- 
quelles la  substance  d'homme  a  aujourd'hui,  pour 
forme  d'équilibre,  dans  des  conditions  convenables, 
ce  mécanisme  merveilleux  que  nous  tenons  de 
nos  parents  et  que  nous  transmettons  à  nos 
enfants. 

§  15.  Hérédité  et  éducation. 

L'histoire  d'un  individu  qui  provient  d'un  élé- 
ment reproducteur,  n'est  pas  quelque  chose  de 
simple;  c'est  l'activité  assimilatrice  de  l'œuf  qui 
construit  petit  à  petit  l'individu^,  et,  à  chaque 
instant,  dans  les  conditions  réalisées  autour  d'elle, 
l'agglomération    provenant    de    l'œuf  prend    une 

1.  Cette  construction  progressive  accompagne  le  fonctionne- 
ment de  l'organisme  qui  doit  sans  cesse  renouveler  son  milieu 
intérieur;  j'ai  établi  ailleurs  (V.  Traité  de  biologie,  chap.  x, 
§  85),  que  c'est  précisément  l'activité  fonctionnelle  qui  est 
constructive   (loi   de   l'assimikition    fonctionnelle)   alors  que   la 


64  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

forme  qui  dépend  de  son  patrimoine  héréditaire  et 
des  conditions  ambiantes. 

On  exprime  ordinairement  ce  fait  en  disant  que 
la  formation  de  l'individu,  l'évolution  individuelle, 
est  la  conséquence  de  deux  facteurs,  l'hérédité  et 
l'éducation;  car  on  a  l'habitude  d'employer  indif- 
féremment le  mot  hérédité  pour  représenter,  soit 
le  lait  que  l'enfant  ressemble  à  ses  parents,  soit 
l'héritage  même  qu'il  lient  d'eux,  le  patrimoine 
héréditaire  qui  est  la  cause  de  ces  ressemblances. 

Lorsqu'il  s'agit  de  révolution  d'un  seul  individu, 
les  variations  sont  si  faibles  que  l'on  peut  généra- 
lement négliger  à  peu  près  les  variations  que  subit 
au  cours  de  cette  évolution  le  patrimoine  hérédi- 
taire de  l'œuf,  et  parler  indifféremment  du  patri- 
moine héréditaire  de  l'œuf  ou  du  patrimoine  héré- 
ditaire de  l'individu  qui  en  provient,  à  un  moment 
donné  de  son  évolution  ;  on  dit  alors  que  deux 
individus  qui  ont  même  patrimoine  héréditaire, 
deux  jumeaux,  par  exemple,  diffèrent  uniquement 
par  leur  éducation;  cependant  il  peut  arriver  que, 
après  des  existences  très  différentes,  ces  deux 
jumeaux  transmettent  à  leur  postérité  des  patri- 
moines héréditaires  qui  ne  soient  plus  tout  à 
fait  identiques,  mais  diffèrent  par  ces  légères 
variations  dont  la  clause  restrictive  «  sous  peine 

théorie  courante  veut  que  cette  activité  fonctionnelle  soit  des- 
tructive. Il  faudrait,  dans  ce  dernier  cas.  pour  comprendre  le 
principe  de  Lamarck  du  développement  des  organes  par  le 
fonctionnement  habituel,  faire  intervenir  sans  cesse  une  provi- 
dence directrice  et  réparatrice  des  mécanismes. 


I.E   rOlNT    DE   VUE    MÉCANISME  65 

de  mort  »  laisse  la  possibilité  aux  individus. 
Ce  sont  justement  ces  dernières  variations  qui, 
accumulées  au  cours  de  milliers  de  siècles,  consti- 
tuent les  dilTérenccs  entre  les  patrimoines  hérédi- 
taires des  races  et  des  espèces  ;  ces  différences  sont 
le  produit  des  différences  d'éducation  individuelle; 
on  peut  dire  que  leur  accumulation  au  cours  des 
siècles  représente  l'éducation  spécifique,  et  la 
formule  de  tout  à  l'heure  revient  à  dire  ceci,  qu'un 
individu  donné  dépend  de  deux  facteurs,  son 
('•ducalxon  spécifique  et  son  rducation  individuelle  ; 
l'expression  éducaliou  spécifique  équivaut,  on  le 
voit  aisément,  à  cette  autre  expression,  influences 
anresirales  ;  et  ce  que  nous  venons  de  dire  montre 
qu'il  n'y  a  là  rien  de  mystérieux  ;  ce  ne  sont  pas 
les  faits  passés  qui  interviennent  dans  les  faits 
présents,  mais  une  substance  chimique  donnée, 
dont  la  structure  résume,  il  est  vrai,  toute  l'his- 
toire des  ascendants  de  l'individu  qu'elle  cons- 
truit, et  qui  se  comporte  dans  chaque  circonstance 
d'après  sa  nature  chimique. 

§  16.  Le  squelette. 

A  chaque  instant  de  l'évolution  individuelle,  c'est 
le  corps  vivant,  lel  qu'il  est  en  cet  instant^  qui 
détermine,  par  ses  réactions  dans  les  circonstances 
réalisées  à  cet  instant,  l'état  obtenu  par  l'individu 
un  instant  après  ;  or,  à  chaque  instant  de  l'évolu- 
tion individuelle,  le  mécanisme  est  plus  ou  moins 
figé  dans  sa  structure  par  la  présence  de  parties 

(5. 


66  LES   INFLUENCES    ANCESTRALES 

brutes  résistantes  qui  encroûtent  les  tissus  et  qu'on 
appelle  le  squelette  ;  la  présence  de  ce  squelette 
intervient  ultérieurement  dans  toutes  les  modiPica- 
tions  de  l'individu  et  s'oppose  puissamment  à 
l'acquisition  de  variations  morphologiques  éten- 
dues ;  chacune  des  réactions  ultérieures  ajoute 
d'ailleurs  au  squelette,  qui  finit  par  occuper  dans 
l'organisme  une  place  très  importante  et  lui 
enlève  toute  plasticité;  on  dit  alors  que  l'orga- 
nisme est  vieux. 

Cependant,  chez  certaines  espèces,  dans  le 
groupe  des  arthropodes,  par  exemple,  des  mues 
qui  se  produisent  de  temps  en  temps  éliminent 
une  grande  partie  du  squelette  et,  enlevant  ainsi 
un  des  facteurs  imporlanls  de  l'équilibre,  permet- 
tent à  cet  équilibre  des  modifications  brusques  que 
l'on  appelle  quelquefois  les  métamorphoses  ;  mais 
il  ne  faudrait  pas  croire  que  ces  transformations 
brusques  correspondent  à  des  variations  dans  le 
patrimoine  héréditaire  ;  au  contraire,  on  pourrait 
dire  que  les  mues,  débarrassant  l'organisme  d'un 
squelette  conforme  à  un  état  précédent,  permettent 
au  patrimoine  héréditaire  de  se  manifester  libre 
de  toute  entrave,  dans  les  formes  successives 
d'équilibre  qui  correspondent  à  des  volumes  crois- 
sants de  l'individu. 

§  17.  Les  caractères  individuels. 

Dans  chaque  réaction,  au  cours  de  la  construc- 
tion de  l'être,  interviennent  forcément  les  circons- 


LE   POINT    DE    VIE    MÉCANISME  G7 

tances  ambiantes.  Il  est  vrai  (jiic,  sous  peine  de 
mort,  CCS  circonstances  amljianles  ne  peuvent  pas 
varier  d'une  manière  trop  complète,  mais  néan- 
moins les  éducations  dilVèrent  d'individu  à  individu, 
et  tout  caractère,  une  fois  construit,  porte,  plus 
ou  moins  j)rofonde,  la  trace  des  incidents  de  son 
éducation. 

On  doit  donc  dire  que,  rigoureusement,  tous  les 
caractères  des  individus  sont  des  caractères  acquis 
sous  l'influence  des  circonstances  qui  ont  entouré 
leur  vie.  L'un  des  problèmes  les  plus  importants 
de  la  biologie  est  précisément  de  déterminer  quelle 
est  l'étendue  des  variations  possibles,  sans  entraîner 
la  mort,  chez  un  individu  de  patrimoine  hérédi- 
taire donné  ;  dans  quelle  mesure,  en  d'autres 
termes  il  sera  possible  de  prévoir,  d'après  l'œuf, 
ce  (jue  sera  l'homme  qui  en  proviendra. 

Le  caractère  de  fatalité  qui  résulte  de  cette  pos- 
sibilité de  prévoir,  à  plus  ou  moins  de  chose  près, 
ce  que  sera  un  individu  doué  d'un  certain  patri- 
moine héréditaire  est  une  des  tristesses  les  i)lus 
grandes  de  ceux  qui  veulent  croire  à  la  liberté 
humaine  ;  aussi  discute-t-on,  beaucoup  plus  avec  le 
sentiment  qu'avec  la  raison,  la  question  de  savoir 
jusqu'à  quel  point  il  est  possible  de  corriger,  par 
une  éducation  convenable,  la  fâcheuse  influence 
d'une  mauvaise  hérédité.  Il  faut  avouer,  d'ailleurs, 
que  le  problème  est  généralement  très  mal  posé. 

Voici,  par  exemple,  un  parent  qui  a  une  tare 
donnée  ;  il  s'agit  d'abord  de  savoir  si  cette  tare  était 
obligatoire,  si  elle  était  inscrite  sous  peine  de  mort 


68  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

dans  le  patrimoine  héréditaire  du  parent,  ou  bien 
si  elle  a  été  chez  le  parent  le  résultat  d'une  parti- 
cularité d'éducation. 

Dans  le  premier  cas,  étant  données  les  faibles 
variations  que  subit  le  patrimoine  héréditaire  au 
cours  d'une  seule  vie  individuelle,  il  est  tout  à 
fait  vraisemblable  que  le  parent  transmettra  la 
tare  à  son  enfant  (je  suppose  pour  le  moment  que 
l'enfant  soit  le  produit  d'un  seul  parent  comme 
dans  les  cas  de  parthénogenèse;  nous  verrons  tout 
à  l'heure  la  complication  due  à  la  génération 
sexuelle  ou  amphimixie). 

Dans  le  second  cas,  si  cette  tare  a  été  introduite 
par  l'éducation  du  parent,  la  même  raison,  c'est- 
à-dire  la  faiblesse  des  variations  que  subit  le  patri- 
moine héréditaire  au  cours  d'une  seule  vie  indi- 
viduelle, rendra  vraisemblable  la  non  inscription 
de  cette  tare  dans  l'hérédité  de  l'enfant,  mais  il 
n'y  aura  pas  certitude;  en  tout  cas,  avant  de  se 
demander  si  l'éducation  de  l'enfant  pourra  corri- 
ger son  hérédité,  il  faudrait  se  demander  si  cette 
hérédité  a  besoin  d'être  corrigée,  ce  qui  est  loin 
d'être  certain. 

Je  suppose  que  de  deux  jumeaux  l'un  devienne 
un  voleur  et  l'autre  un  honnête  homme;  le  fait 
seul  que  le  même  patrimoine  héréditaire  a  per- 
mis l'évolution  dans  ces  deux  sens,  tendrait  à 
prouver  que  ni  l'honnctelé  ni  la  fourberie  ne  sont 
inscrites  dans  l'hérédité  (du  moins  dans  le  cas 
présent,  car  il  peut  y  avoir  des  races  ayant  l'habi- 
tude héréditaire  du  vol)  et  cependant  on  ne  man- 


LE  POINT    DE    VUE   MECANISME  69 

quora  pas  de  se  demander  si  le  fils  du  voleur  sera 
condamné  à  devenir  un  voleur. 

One  Inn  des  deux  jumeaux  se  casse  la  jambe, 
son  squelette  étant  modifié  pourra  lui  donner  toute 
sa  vie  le  caractère  de  boileux,  sans  que  pour  cela 
le  patrimoine  héréditaire  des  parties  vivantes  qui 
habillent  ce  squelette  en  soit  forcément  modifié; 
mais  de  ceci  nous  ne  sommes  pas  certains  non 
plus;  quoi  qu'il  en  soit,  avant  de  se  demander,  je 
le  répète,  si  une  tare  d'un  parent  peut  être  cor- 
rigée dans  l'enfant  par  une  éducation  appropriée, 
il  faut  d'abord  se  demander  si  cette  tare  était  ins- 
crite dans  le  patrimoine  héréditaire  transmis  à 
l'enfant;  et  l'on  peut  penser  que,  si  une  tare  a  pu 
être  imposée  en  une  génération  au  patrimoine 
héréditaire  d'un  individu,  il  doit  suffire  également 
d'une  génération  pour  la  corriger. 

Le  cas  est  différent  quand  il  s'agit  d'un  carac- 
tère acquis  pendant  un  grand  nombre  de  généra- 
tions et  fixé  petit  à  petit  dans  le  patrimoine  héré- 
ditaire d'une  lignée;  mais  alors  on  ne  peut  pas 
dire  rigoureusement  que  ce  caractère  a  été  acquis 
par  le  parent,  puisqu'il  était  déjà  à  peu  près  fatal 
quand  le  parent  lui-même  est  né.  Ce  qui  rend  plus 
difficiles  les  investigations  dans  ce  sens,  c'est  la 
particularité  commune  à  toutes  les  espèces  supé- 
rieures et  qui  fait  que  chaque  individu  qui  naît 
provient  de  deux  parents;  c'est  la  génération 
sexuelle,  d'où  résulte  l'amphimixie  ou  mélange  de 
deux  lignées. 


CHAPITRE  IV 
LA  REPRODUCTION  SEXUELLE 


§  18.  Impossibilité  de  prévoir  le  résultat 
d'un  croisement. 

Dans  l'espèce  humaine,  par  exemple,  un  enfant 
provient  d'un  œuf  dans  lequel  se  sont  mélangés  des 
morceaux  de  substance  vivante  empruntés  à  deux 
individus  ;  ces  deux  individus  sont  différents  et  ont 
des  patrimoines  héréditaires  différents;  l'œuf  qui 
résulte  du  mélange  doit  donc  avoir  des  propriétés 
qui  varient  suivant  les  proportions  dans  lesquelles 
s'est  effectué  le  mélange  et,  en  effet,  deux  œufs, 
résultant  de  deux  fécondations  successives  d'un 
même  parent  par  un  même  parent,  ont  des  patri- 
moines héréditaires  différents. 

Ici  donc,  il  n'y  a  plus  à  proprement  parler  de 
lignée,  quoique  la  continuité  de  la  substance 
vivante  reste  vérifiée  comme  dans  le  cas  des  géné- 
rations agamcs.  Chaque  fécondation  produit  quel- 
que chose  de  nouveau,  un  patrimoine  héréditaire 
dans  la  confection  duquel  le  hasard  du  mélange 
amphimixique  joue  un  rôle  très  considérable. 


LA  REPRODUCTION   SEXUELLE  71 

Nous  no  connaissons  pas  assez  la  structure  des 
substances  vivantes  et  la  nature  du  phénomène 
sexuel  pour  prévoir  le  résultat  des  amphiniixies, 
même  si  nous  connaissions  exactement  les  propor- 
tions et  toutes  les  conditions  d'une  fécondation 
donnée,  mais  l'observation  prouve  ^  : 

1°  Que  l'enfant  a  un  patrimoine  héréditaire 
propre  ; 

2°  Que,  dans  ce  patrimoine  héréditaire,  on  peut 
reconnaître,  suivant  les  cas,  telle  ou  telle  parti- 
cularité d'origine  paternelle,  telle  ou  telle  parti- 
cularité d'origine  maternelle,  en  même  temps  que 
des  propriétés  nouvelles  qui  n'appartenaient  ni  au 
père  ni  à  la  mère. 

3°  Que,5i  les  deux  parents  sont  de  même  espèce, 
l'enfant  est  de  l'espèce  des  parents;  que  si  les  deux 
parents  sont  de  même  race,  l'enfant  est  delà  race 
des  parents;  d'une  manière  plus  précise,  que  ce 
qui  était  commun  aux  patrimoines  héréditaires  des 
deux  parents  se  retrouve  dans  le  patrimoine  héré- 
ditaire de  l'enfant;  mais  que,  pour  des  particula- 
rités individuelles  différentes  chez  les  deux  parents, 
il  est  impossible  de  prévoir  quel  en  sera  l'équiva- 
lent chez  l'enfant. 

Le  fait  de  cette  transmission  à  l'enfant  de  tout 
ce  qu'il  y  a  de  commun  aux  patrimoines  hérédi- 
taires des  deux  parents  permet  d'étudier,  sans  se 
préoccuper  de   l'amphimixie,    la    formation    des 

1.  J'ai  essaye  de  réunir  provisoirement  toutes  ces  constata- 
tions dans  une  formule  unique  au  moyen  d'une  hypothèse. 
V.  la  loi  du  plus  petit  coefficient,  Traité  de  biologie,  op.  cit.,  §  62. 


72  LES   INFLUENCES    ANCESTRALES 

patrimoines  liéréditaires  des  espèces  et  des  races, 
absolument  comme  si  ces  espèces  et  ces  races 
provenaient  d'une  lignée  simple  et  non  d'une  lignée 
infiniment  dichotome. 

Mais  il  ne  faut  pas  oublier  non  plus  que,  du  fait 
des  hasards  de  l'amphimixie,  chaque  fécondation 
crée  quelque  chose  de  nouveau  ;  et,  puisque  nous 
parlions  tout  à  Theure  de  l'hérédité  des  tares,  nous 
voyons  qu'une  nouvelle  question  doit  s'ajouter  aux 
précédentes  ;  non  seulement  il  sera  nécessaire  de 
se  demander  si  une  tare  constatée  chez  un  parent 
s'est  inscrite  dans  le  patrimoine  héréditaire  de  ce 
parent,  ce  qui  est  déjà  souvent  bien  problématique  ; 
il  faudra  encore,  toutes  les  fois  qu'un  enfant  naîtra, 
se  demander  si  la  particularité  correspondant  à  une 
lare  d'un  parent  s'est  transmise  au  patrimoine 
héréditaire  de  tel  enfant  résultant  des  hasards  de 
telle  amphimixie  ;  il  se  pourra  que  cette  tare  se 
transmette  à  un  enfant  et  pas  à  ses  frères;  il  se 
pourra  qu'elle  ne  se  transmette  à  aucun  d'eux  ou 
qu'elle  se  transmette  à  tous;  les  hasards  de  l'am- 
phimixie nous  défendent  de  rien  prévoir  tant  qu'il 
s'agit  d'une  particularité  qui  n'est  pas  commune 
aux  patrimoines  héréditaires  des  parents. 

Nous  retrouvons  ici  l'aflirmation  comprise  dans 
le  second  principe  de  Lamarck  : 

«  Tout  ce  que  la  nature  a  fait  acquérir  ou  perdre 
aux  individus  par  l'influence  des  circonstances  où 
leur  race  se  trouve  depuis  longtemps  exposée  et, 
par  conséquent,  par  l'influence  de  l'emploi  prédo- 
minant  de  tel    organe,  ou    par  celle  d'un  défaut 


LA   REPRODUCTION   SEXUELLE  73 

constant  d'usage  de  telle  partie,  elle  le  conserve 
par  la  génération  aux  nouveaux  individus  qui  en 
proviennent,  pourvu  que  les  changenicuts  acquis 
soient  communs  aux  deux  sexes  ou  à  ceux  qui  ont 
produit  ces  nouveaux  individus.  » 

Nous  sommes  arrivés  à  cette  affirmation  par  les 
considérations,  les  plus  générales,  à  mon  avis, 
(ju'il  soit  possible  de  faire  relativement  à  la  conti- 
nuité de  la  vie  et  à  la  nature  de  la  loi  approchée 
d'hérédité.  Une  conséquence  de  ce  fait  que  les 
propriétés  communes  aux  deux  parents  sont  seules 
cerlninement  transmises,  et  que  le  hasard  des 
amphimixies  successives  doit  forcément  faire  dis- 
paraître les  caractères  aberrants  acquis  séparé- 
ment par  un  individu  isolé,  est  que  nous  devons 
considérer  la  génération  sexuelle  comme  ayant 
pour  résultat  de  faire  disparaître  les  variations  for- 
tuites et  de  maintenir  constant  le  type  moyen 
d'une  race,  lorsque  des  conditions  nouvelles  ne 
déterminent  pas  l'acquisition,  par  de  nombreux 
individus,  des  mêmes  particularités  nouvelles. 

Le  caprice  des  éleveurs  peut  néanmoins  fixer 
provisoirement  certaines  monstruosités  acquises 
par  hasard,  en  choisissant  comme  procréateurs  des 
individus  qui  possèdent  plus  ou  moins  cette  mons- 
li'uosité:  on  obtient  ainsi  certaines  cdv'uHés  aber- 
rantes, qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  les  races 
stables  résultant  d'une  adaptation  progressive  à 
certaines  conditions  de  milieu  ;  le  caractère  de  ces 
variétés  est  d'ailleurs  d'être  absolument  instables 
dès   qu'on   ne   surveille  plus    les  croisements    et 

7 


74  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

qu'on  laisse  au  hasard  le  soin  d'accoupler  les  géné- 
rateurs; il  est  donc  tout  à  fait  regrettable  que  le 
grand  évolutionniste  anglais  ait  commencé  par 
l'étude  de  la  sélection  artificielle  des  variétés  mons- 
trueuses son  immortel  ouvrage  V origine,  des  espèces  ; 
on  peut  voir  dans  cet  ordre  des  chapitres  du  livre 
de  Darwin  la  source  de  l'erreur  des  néo-Darwi- 
niens qui  veulent  contre  toute  vraisemblance 
trouver  dans  les  croisements  la  principale  source 
des  progrès  accomplis  par  les  espèces  vivantes. 


§  19.  Parasitisme  et  symbiose. 

Pour  parler  rigoureusement,  l'on  doit  dire  que 
l'hérédité  et  l'éducation,  au  sens  où  nous  les  avons 
définis  précédemment,  ne  constituent  pas  tous  les 
facteurs  de  l'état  actuel  des  êtres.  II  faut  tenir 
compte  aussi  de  la  présence  possible,  dans  un 
individu,  d'autres  êtres  vivants  d'espèces  difl'é- 
rentes,  et  dont  l'activité  vitale  retentit  sur  la  mor- 
phologie d'ensemble  de  l'hôte  ;  je  sais  bien  que 
l'influence  des  parasites  peut  être  considérée 
comme  se  rangeant  parmi  les  agents  de  l'éduca- 
tion ;  cela  est  vrai  par  exemple,  pour  les  galles  que 
déterminent  dans  les  végétaux  les  pontes  de  cer- 
tains insectes.  Mais  il  y  a  des  cas  aussi  où  le  para- 
sitisme devient  une  vraie  symbiose,  le  parasite 
accompagnant  sans  cesse,  au  cours  de  toute  son 
évolution,  un  individu  hôte,  dans  les  manifestations 
actives  duquel  il  intervient  pour  une  part  qui  peut 


LA    REPRODUCTION    SEXUELLE  75 

être  équivalente  à  celle  de  Ihôte  lui-même.  Nous 
verrons,  dans  la  troisième  partie  de  cet  ouvrage, 
que  certains  cas  de  parasitisme  symbiotique  ont 
pu  être  pris  pour  des  cas  d'hérédité,  et  nous  cons- 
taterons l'intérêt  de  certaines  symbioses  pour  l'in- 
terprétation de  quelques  cas  particuliers  d'ampbi- 
mixie  (hérédité  mendclienne).  Qu'il  nous  suffise, 
pour  le  moment,  d'avoir  signalé  ces  facteurs  mor- 
phogènes particuliers. 


CHAPITRE  V 
LES  CARACTÈRES  PSYCHIQUES 


§  20.  Le  langage  psychologique. 

La  structure  des  animaux  supérieurs  et  de 
l'homme  est  extrêmement  compliquée  ;  pour  décrire 
cette  structure  avec  assez  de  précision  et  arriver  à 
prévoir  le  jeu  du  mécanisme  dans  des  circons- 
tances données,  il  faut  étudier,  non  seulement  la 
charpente  osseuse  avec  ses  articulations,  non  seu- 
lement les  muscles,  les  tendons  et  les  aponévroses, 
non  seulement  la  canalisation  du  sang  et  son  mou- 
vement, non  seulement  les  organes  des  sens  qui 
reçoivent  les  impressions  venues  de  l'extérieur, 
mais  encore  un  système  de  fils  conducteurs  qui 
relient  entre  eux  ces  diverses  parties  de  l'orga- 
nisme, et  qui  transmettant  d'un  point  à  un  autre 
les  ordres  de  repos  ou  de  fonctionnement,  réali- 
sent la  coordination  des  mouvements  de  l'individu. 

Ces  fils  conducteurs  qu'on  appelle  les  filets  ner- 
veux sont  susceptibles  d'une  description  anato- 
mique  assez  précise  dans  les  membres,  mais  ils 
sont  mis  en  communication  les  uns  avec  les  autres 
au   moyen   d'un    enchevêtrement   inextricable   de 


LES   CARACTÈRES   PSYCHIQUES  77 

fibres  et  de  cellules  dont  les  relations  varient  à 
chaque  instant,  et  dont  la  partie  la  plus  impor- 
tante et  la  plus  compliquée  constitue  le  cerveau. 

Le  cerveau  est  comparable  à  un  bureau  cenlral 
de  téléphones  ;  de  même  que,  dans  ce  bureau  cen- 
tral, s'établissent  successivement,  par  le  jeu  des 
commutateurs,  des  communications  entre  les 
diverses  parties  du  réseau,  de  même,  dans  le  cer- 
veau, et  suivant  l'état  du  cerveau  à  chaque  ins- 
tant, s'établissent  également  des  communications 
entre  les  diverses  parties  du  réseau  nerveux.  Quel- 
qu'un qui  ignorerait  la  disposition  des  commuta- 
teurs du  bureau  central  des  téléphones  à  un 
moment  donné,  ne  pourrait  savoir  quelles  relations 
sont  établies  entre  les  divers  points  du  réseau  ;  de 
même,  un  observateur  qui  ignore  l'état  du  cerveau 
d'un  individu  à  un  certain  moment  ignore  com- 
ment, dans  certaines  conditions,  se  répartira,  entre 
les  divers  mécanismes  partiels  du  corps,  l'influx 
nerveux  provenant  de  telle  excitation   extérieure. 

Or  la  structure  histologique  du  cerveau  est 
extraordinairement  complexe  et  il  est  de  toute 
impossibilité,  pour  un  observateur  extérieur,  de 
connaître,  à  un  moment  quelconque,  l'état  des 
communications  établies  entre  les  neurones:  il  lui 
est  donc  impossible  de  prévoir  le  fonctionnement 
de  l'individu  observé,  ou  de  raconter  dans  le  détail 
la  marche  suivie  à  chaque  instant  par  les  courants 
nerveux  de  diverses  intensités. 

Tout  autre  est  le  cas  d'un  homme  qui  s'observe 
lui-même,  car  il  connaît  à  chaque  instant  l'état  de 

7. 


"78  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

son  système  nerveux.  Il  ne  le  connaît  pas,  il  est 
vrai,  de  manière  à  pouvoir  en  faire  une  descrip- 
tion histologique;  il  peut  même  ignorer  jusqu'aux 
caractères  les  plus  grossiers  de  la  structure  anato- 
mique  de  son  cerveau  et,  cependant,  il  en  a  une 
connaissance  extrêmement  précise,  quoique  cette 
connaissance  ne  se  traduise  pas  pour  lui  d'une 
manière  visuelle.  De  même  un  paysan  qui  écoute 
un  phonographe  a,  par  son  oreille,  une  connais- 
sance extrêmement  précise  de  la  ligne  sinueuse 
inscrite  sur  le  cylindre  du  phonographe,  mais  cette 
connaissance  précise  ne  se  traduit  pas  pour  lui 
d'une  manière  visuelle;  il  ne  pourrait  pas  décrire 
graphiquement  la  ligne  sinueuse  inscrite  sur  le 
cylindre,  il  ne  sait  pas  même  que  le  phonographe 
a  un  cylindre  et  il  pense  plutôt  qu'il  y  a  quelque 
diablerie  là-dessous.  Il  ne  sait  pas,  non  plus,  qu'il 
a  un  cerveau  et  cependant  il  a,  à  chaque  instant, 
une  connaissance  extrêmement  précise  des  con- 
nexions nerveuses  établies  dans  son  cerveau  et  des 
influx  qui  les  traversent;  cette  connaissance  extrê- 
mement précise,  il  l'a  en  langage  psychologique 
et  non  en  langage  visuel,  et  il  ne  sait  pas  (ou  ne 
saura  même  peut-être  jamais)  traduire  en  langage 
visuel;  en  description  anatomique,  la  connaissance 
qui  lui  arrive  en  langage  psychologique.  Il  a  des 
sensations,  des  états  de  conscience,  des  associa- 
tions d'idées  et  non  la  connaissance  géométrique 
de  l'état  de  ses  neurones,  ni  la  connaissance  phy- 
sique des  influx  qui  les  traversent.  Et  cependant,  je 
le  répète,  cette  connaissance  est  absolument yjrecîse. 


LES   CARACTÈRES    PSYCHIQUES  79 

Le  langage  humain,  créé  par  les  hommes  pour 
les  relations  des  hommes  entre  eux,  contient  des 
expressions  pour  représenter  toutes  les  notions 
directes  que  perçoivent  les  hommes,  de  quelque 
manière  qu'ils  les  reçoivent  ;  il  y  a  des  mots  pour 
représenter  les  sons,  d'autres  pour  les  goûts,  d'au- 
tres pour  les  odeurs,  d'autres  pour  les  formes 
visuelles,  d'autres  pour  les  couleurs,  d'autres  pour 
les  sensations  et  les  associations  d'idées:  ces  mots 
n'ont  de  valeur  que  pour  le  commerce  des  hommes 
entre  eux;  ils  serakïnt  incompréhensibles  pour  un 
animal  qui,  par  des  sens  d'une  autre  nature,  crée- 
rait, dans  le  monde  ambiant,  des  qualités  d'ordre 
différent;  mais  tous  les  hommes  étant  construits 
sur  le  même  modèle,  sauf  les  petites  variations 
individuelles,  toutes  les  qualités  qui  résultent  de 
notre  nature  spécifique  ont  le  même  sens  pour 
chacun  de  nous.  Nous  nous  comprenons  donc  quand 
nous  parlons  le  langage  humain  qui  nous  renseigne, 
avec  une  égale  précision,  mais  dans  des  termes 
irréductibles  les  uns  aux  autres,  sur  l'état  actuel 
du  monde  ambiant  et  de  notre  propre  individu. 

D'autre  part,  les  qualités  que  nous  font  connaître 
nos  sens  sont  précisément  les  éléments  du  monde 
ambiant  qu'il  nous  est  utile  de  connaître  pour  notre 
conservatipn  ;  ce  sont  les  éléments  qui  ont  joué  un 
rôle  dans  révolution  de  notre  espèce  ^;  c'est  à  elles 
seules  que  se  rapportent  nos  influences  ancestrales. 

1.  J'ai  étudié,  dans  un  ouvrage  récent,  l'importance  de  ce 
fait  que  nous  connaissons  les  phénomènes  à  notre  écfielte. 
V.  Les  Lois  naturelles.  Paris,  Alcan,  1904. 


80  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

Nous  pourrons  donc  étudier  l'histoire  des  in- 
fluences ancestrales  en  racontant  chaque  phéno- 
mène dans  le  langage  humain  qui  lui  est  adéquat: 
nous  parlerons  des  phénomènes  auditifs  dans  le 
langage  auditif,  des  phénomènes  gustatifs  dans  le 
langage  gustatif,  des  phénomènes  psychiques  dans 
le  langage  psychologique,  et  cela,  toujours  avec  la 
même  précision  ;  c'est  ainsi  que,  si  nous  pouvons 
étudier,  en  langage  psychologique,  la  formation  des 
divers  éléments  de  notre  psychologie  actuelle,  nous 
aurons  obtenu  la  notion  précise  de  l'histoire  ana- 
tomique  de  notre  cerveau,  sans  connaître,  en  lan- 
gage visuel,  aucun  des  éléments  de  celte  anatomie. 

Toutes  ces  considérations  un  peu  longues  ont 
pour  but  de  nous  autoriser,  dans  la  suite  de  cet 
ouvrage,  à  parler  de  la  genèse  d'un  caractère  quel- 
conque de  notre  organisation,  quel  que  soit  le  lan- 
gage, d'ailleurs  toujours  également  précis,  dans 
lequel  nous  sachions  parler  de  ce  caractère  de 
notre  structure  ;  il  n'y  aura  pas  lieu  de  mettre  à 
part  les  caractères  psychiques  et  les  caractères 
susceptibles  d'une  description  visuelle,  la  connais- 
sance que  nous  avons  d'une  de  nos  particularités 
est  toujours  la  connaissance  d'une  particularité 
d'ordre  structural;  cette  connaissance  est  précise, 
et  cela  suffit. 

§  21.  Instincts  et  intelligence. 

Une  habitude  ancienne  et  qui  provient  certaine- 
ment des  théories  surannées  du  vitalisme  fait  que, 


LES  CARACTÈRES  PSYCHIQUES  81 

loin  de  raisonner  comme  nous  venons  de  le  faire 
au  paragraphe  précédent,  on  met  au  contraire  tout 
à  fait  à  part  les  manifestations  de  notre  activité 
qui  se  racontent  en  langage  psychologique.  On 
discute  gravement  la  question  de  savoir  si  tel 
phénomène  est  du  ressort  de  l'Instinct,  tel  autre, 
du  ressort  de  l'Intelligence.  En  réalité,  si,  avec  les 
notions  aujourd'hui  définitivement  acquises,  on  se 
propose  de  rechercher  en  quoi  diffèrent  ces  deux 
catégories  de  phénomènes,  on  est  rapidement  déçu; 
distinguer  l'Instinct  de  l'Intelligence  ou  plutôt, 
mettre  à  part  les  instincts,  cela  revient  simple- 
ment à  étudier,  tantôt  le  fonctionnement  d'ensem- 
ble d'un  organisme  supérieur,  tantôt  les  méca- 
nismes partiels  qui  le  constituent. 

Considéré  à  un  moment  précis  de  son  existence, 
l'animal  supérieur  est  un  mécanisme  qui  réagit 
d'une  certaine  manière  à  certaines  excitations  ;  à 
un  autre  moment,  c'est  un  autre  mécanisme  qui 
réagit  d'une  autre  manière  aux  mêmes  excitations, 
mais,  dans  ces  deux  mécanismes  différents,  il  y  a 
cependant  des  parties  communes  susceptibles  d'une 
description  unique  et  faite  une  fois  pour  toutes; 
ces  parties  communes,  ces  outils  invariables  dont 
se  sert  le  mécanisme  total  de  l'individu  peuvent, 
si  l'on  veut,  s'appeler  des  instincts;  à  ce  point  de 
vue,  la  dénomination  d'instinct  s'appliquera  aussi 
bien  à  un  outil  extrêmement  simple  comme  une 
trochlée  articulaire  qu'à  un  mécanisme  très  com- 
plexe empruntant  une  partie  quelconque,  mais 
invariable  dans  ses  rapports,  du  système  nerveux. 


82  LES    INFLUENCES   ANCESTRALES 

Ces  divers  outils  ou  instincts  sont  réunis  les  uns 
aux  autres  par  les  parties  variables  du  système 
nerveux,  de  sorte  que  si  chacun  d'eux  séparément 
peut  être  connu  d'avance  d'un  observateur  étran- 
ger, leur  fonctionnement  d'ensemble  ne  peut  être 
prévu  que  par  l'individu  qui  est  formé  lui-même 
de  cet  assemblage  de  mécanismes.  On  considère 
comme  intellectuels  les  actes  qui  empruntent  une 
partie  variable  du  système  nerveux.  Tant  que  l'in- 
dividu reste  vivant,  le  jeu  de  ces  parties  variables 
doit  avoir  pour  résultat  d'entretenir  le  renouvelle- 
ment du  milieu  intérieur;  quoique  variable,  la 
partie  intellectuelle  du  système  nerveux  n'est  donc 
pas  quelconque,  sous  peine  de  mort;  les  relations 
qui  existent  entre  les  diverses  parties  des  centres 
variables  sont  canalisées  par  la  condition  du  main- 
tien de  la  vie  individuelle;  et.  par  conséquent,  ces 
parties  variables  ne  sont  variables  que  dans  de 
certaines  limites  ;  ce  sont  souvent,  peut-on  dire, 
des  instincts  en  voie  de  formation^  Et,  en  effet,  l'on 
constate  qu'une  longue  habitude  rend  instinctifs  des 
actes  primitivement  intellectuels.  Si  cette  longue 
habitude  est  commune  à  tout  un  groupe  d'ani- 
maux et  pendant  assez  longtemps,  son  résultat 
peut  devenir  héréditaire,  et  il  en  résulte  un  ins- 
tinct spécifique  nouveau  qui  s'ajoute  aux  instincts 
préexistants.  C'est  d'ailleurs  ainsi  que  se  conçoit 
la  formation  des  instincts ^  que  nous  constatons 
aujourd'hui  chez  les  divers  animaux,  et  dont  quel- 
ques-uns sont  de  pures  merveilles. 

1.  V.  Traité  de  biologie,  op.  cit.,  chap.  x. 


DEUXIEiME   LIVRE 

LES   CONSÉQUENCES    INDIVIDUELLES 

ET  SOCIALES 

DE  LA  CONTINUITÉ  DES  LIGNÉES 


§  22.  Plan  du  deuxième  livre. 

Les  considérations  biologiques  brièvement  résu- 
mées dans  le  premier  livre  de  cet  ouvrage  nous 
ont  montré  que,  dans  la  recherche  des  influences 
ancestrales,  il  y  a  lieu  d'étudier  d'abord  les  carac- 
tères communs  à  tous  les  individus  d'une  même 
espèce  ou  d'une  même  race,  sans  se  préoccuper 
de  la  manière  dont  ces  caractères  sont  distribués 
aux  individus  par  les  hasards  de  l'amphimixie; 
nous  renverrons  donc  à  la  troisième  partie  la  ques- 
tion des  mélanges  sexuels  et  nous  pourrons  tracer 
à  grands  traits  l'histoire  de  la  genèse  des  particu- 
larités spécifiques  les  plus  importantes  en  étudiant 
leur  lignée  ascendante  comme  si  elle  avait  été  simple 
au  lieu  d'être  infiniment  dichotome. 

Parmi  les  caractères  spécifiques,  nous  devrons 
faire  un  choix;  l'étude  de  la  genèse  de  tous  les 


84  LES   INFLUENCES  ANCESTRALES 

caractères  de  toutes  les  espèces  entraînerait  la 
revision  de  toute  la  Zoologie,  toute  la  Botanique, 
toute  la  Physiologie  ;  d'ailleurs,  quand  on  parle 
des  influences  ancestrales,  on  songe  le  plus  sou- 
vent aux  particularités  d'ordre  psychique,  quoi- 
qu'elles ne  doivent  aucunement,  en  bonne  logique, 
être  séparées  des  autres  ;  nous  nous  limiterons 
donc  à  l'étude  de  l'origine  atavique  de  ces  particu- 
larités et  nous  nous  efforcerons  de  donner  à  cette 
étude  une  très  grande  généralité,  quoique  nous 
ayons  pour  but  de  comprendre  surtout  la  structure 
psychique  actuelle  de  l'espèce  humaine. 

Dans  un  animal  qui  fait  partie  d'une  société,  on 
peut  distinguer  les  caractères  relatifs  à  la  vie 
sociale  et  les  caractères  relatifs  à  la  vie  indivi- 
duelle ;  non  que  ces  deux  groupes  de  caractères  se 
soient  développés  séparément  fsauf  pour  certains 
caractères  individuels  qui  peuvent  dater  d'une 
époque  antérieure  à  l'organisation  des  sociétés), 
ces  caractères  sont  tous  nés  petit  à  petit  du  conflit 
de  l'organisme  avec  les  circonstances  extérieures, 
mais,  pour  les  caractères  du  premier  groupe,  les 
circonstances  extérieures  comprennent  un  facteur 
particulier,  savoir  les  animaux  de  même  espèce 
vivant  en  société  avec  l'organisme  considéré.  Il 
sera  commode  d'étudier  les  caractères  égoïstes 
provenant  de  tout  ce  qui,  dans  la  lignée  ascen- 
dante des  individus,  n'a  pas  eu  de  rapport  avec  la 
vie  sociale,  et  les  caractères  altruistes  résumant  au 
contraire  les  conséquences  ancestrales  de  l'exis- 
tence des  sociétés. 


PLAN    DU   DEUXIÈME   LIVRE  85 

Il  y  aura  lieu  aussi,  du  moins  pour  l'histoire  de 
respè('e  humaine,  de  tenir  compte  de  la  nature 
des  explit-alions  que  nos  ancêtres  se  sont  données 
à  eux-mêmes  relativement  à  l'essence  du  monde 
qui  nous  entoure  ;  ces  explications  (théologie  et 
métaphysique)  ont  joué  en  elTet  le  rôle  de  mohiles 
très  importants  dans  l'évolution  de  notre  lignée  et 
dans  les  rapports  sociaux  des  hommes  entre  eux  ; 
cela  est  si  vrai  que  plusieurs  des  conséquences 
actuelles  de  l'existence  prolongée  des  sociétés 
humaines,  semblent,  au  premier  abord  (et  même 
définitivement,  si  l'on  en  croit  certains  philo- 
sophes), inséparables  des  croyances  religieuses 
qui  ont  accompagné  les  diverses  étapes  de  notre 
évolution  spécifique. 

Si  une  telle  influence  des  croyances  sur  l'évolu- 
tion sociale  a  pu  se  manifester  au  cours  des  temps, 
le  langage  articulé,  particulier  à  l'espèce  humaine, 
en  est  la  cause  ;  la  société  des  hommes  a  tiré,  de 
l'existence  du  langage  articulé,  des  caractères  qui 
la  distinguent  des  autres  sociétés  animales  ;  la 
magie  des  mots  a  été  et  sera  souvent  encore  un 
puissant  mobile  de  nos  actions  ;  il  sera  donc  inté- 
ressant d'étudier  avec  quelques  détails  l'histoire  du 
langage,  dans  l'évolution  duquel  nous  constaterons 
d'ailleurs  un  parallélisme  très  curieux  avec  l'évo- 
lution générale  des  espèces. 

Avant  d'entreprendre  l'étude  spéciale  de  l'égoïsme 
et  de  l'altruisme,  il  est  bon  de  donner  une  idée  de 
la  manière  dont  le  darwinisme  nous  a  permis, 
ainsi  que  nous  le  disions  plus  haut,  de  faire  la 


86  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

philosophie  d'une  histoire  dont  nous  ne  connais- 
sons pas  les  faits  et  de  voir  jusqu'à  quel  point  cette 
philosophie  de  l'histoire  et  de  la  préhistoire  peut 
être  considérée  comme  suffisamment  approchée  ; 
je  vais  donc  développer  d'abord  cette  question  de 
méthode  que  j'ai  effleurée  dans  le  livre  précé- 
dent en  l'appelant  la  canalisation  du  hasard. 


CHAPITRE  VI 
LA  CANALISATION  DU  HASARD 


§23. 

Nous  ne  savons  pas,  nous  ne  saurons  jamais  ce 
qui  s'est  passé  avant  nous  dans  le  monde  ;  nous 
possédons  seulement  quelques  documents  épars, 
relativement  très  rares  pour  certaines  époques, 
relativement  très  abondants  pour  d'autres,  mais 
toujours  infiniment  misérables  si  nous  les  compa- 
rons à  ceux  qu'il  nous  serait  utile  de  connaître. 
En  ce  moment  même,  que  sais-je  de  ce  qui  se 
passe  autour  de  moi  ?  Et  cependant  je  suis  certai- 
nement l'individu  le  plus  instruit  des  événements 
qui  ont  leur  siège  dans  le  petit  théâtre  isolé  dont 
je  me  trouve  actuellement  seul  spectateur.  J'observe 
par  ma  fenêtre  un  coin  de  jardin;  j'entends  des 
moineaux  qui  piaillent,  mais  je  ne  sais  pas  où  ils 
se  trouvent  et  j'ignore  si  un  épervier  ne  les  guette 
pas  dans  une  région  du  ciel  que  ma  fenêtre  ne  me 
laisse  pas  voir.  Voilà  un  bel  arbuste  couvert  de 
fleurs;  un  mulot  souterrain  ne  dévore-t-il  pas  en 
ce  moment  ses  racines?  Rien  ne  me  permet  de  le 


88  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

deviner  et  si,  demain,  le  plant  est  desséché,  je  ne 
l'aurai  pas  prévu.  Les  feuilles  des  peupliers  s'agi- 
tent au  soleil,  mais  je  ne  connais  ni  la  vitesse  ni 
la  direction  du  vent  qui  les  secoue,  j'ignore  le 
degré  d'humidité  de  l'air  et  il  se  prépare  peut-être, 
à  mon  insu,  une  averse  qui  attristera  le  paysage 
ensoleillé. 

On  a  construit,  il  est  vrai,  des  observatoires  dans 
lesquels  des  hommes  patients  s'attachent  à  con- 
naître à  chaque  instant  les  éléments  de  la  descrip- 
tion locale  de  l'atmosphère;  on  y  a  accumulé  des 
appareils  enregistreurs  qui  inscrivent  toutes  les 
variations  météorologiques  et  l'on  connaît,  en  ces 
points  privilégiés  du  monde,  l'histoire  minutieuse 
de  quelques  détails  intéressant  au  plus  haut  point 
la  vie  de  l'homme;  la  centralisation  de  ces  docu- 
ments permet,  dans  une  certaine  mesure,  de 
prévoir  les  tempêtes  et  de  les  annoncer  aux  marins, 
mais  il  est  bien  évident  que  celte  prévision  n'est 
jamais  complète  ;  d'une  part,  parce  que  les  points 
privilégiés  dont  je  viens  de  parler  sont  infiniment 
peu  nombreux  par  rapport  aux  points  où  il  n'y  a 
aucun  observateur  (ou,  ce  qui  revient  au  même, 
aux  points  dans  lesquels  on  observe  distraitement 
comme  je  le  faisais  tout  à  l'heure  par  ma  fenêtre); 
d'autre  part,  parce  que  des  éléments  que  l'homme 
ne  sait  pas  étudier  peuvent  intervenir  efficacement 
dans  la  détermination  des  états  atmosphériques, 
ainsi  que  l'a  prouvé  récemment  l'effroyable  éruption 
qui  a  anéanti  la  ville  de  Saint-Pierre. 

C'est   seulement    en   astronomie    que   l'homme 


LA   CANALISATION    DU   HASARD  89 

a  pu  atteindre,  avec  une  approximation  admirable, 
ce  but  suprême  de  la  science  qui  est  de  prévoir  les 
faits;  mais  s'il  y  est  arrivé,  cela  tient  au  petit 
nombre  des  éléments  qui  entrent  en  jeu  dans  les 
phénomènes  astronomique?.  La  Connaissance  des 
7'emps,  que  publie  tous  les  ans  le  Bureau  des 
Longitudes,  est  imprimée  plusieurs  années  à 
l'avance,  et  enseigne  aux  marins,  à  chaque  instant, 
la  position  des  astres  les  plus  importants.  Le  vent, 
la  température,  le  ruisseau  qui  coule,  l'homme 
qui  pense  n'ont  aucune  influence  sensible  sur  la 
marche  des  planètes,  ce  que  l'on  exprime  vulgai- 
rement dans  la  phrase  banale  avec  laquelle  on 
raille  souvent  nos  désespoirs  humains  :  «  Tout  cela 
n'empêche  pas  la  Terre  de  tourner.  »  En  astro- 
nomie donc,  sauf  l'intervention  possible  d'astres 
errants  que  nous  ne  connaissons  pas  et  qui,  dans 
l'histoire  des  planètes,  constituent  le  hasard,  nous 
savons  prévoir  avec  assez  d'approximation  ce  qui 
sera,  parce  que  nous  savons  à  chaque  instant  ce 
qui  est.  Au  contraire,  pour  les  événements  qui  se 
passent  à  la  surface  de  la  Terre  et  qui  intéressent 
directement  la  vie  de  l'homme,  nous  ne  pouvons 
pas  prévoir  l'avenir  parce  que  nous  ne  connaissons 
pas  le  présent. 

Parmi  les  événements  terrestres,  ceux  qu'il  nous 
est  le  plus  impossible  d'analyser  dans  leurs  détails 
de  façon  à  en  prédire  le  devenir,  sont,  sans  con- 
teste, les  actes  des  êtres  vivants  ;  car,  dans  la  déter- 
mination de  ces  actes  il  intervient  comme  facteurs, 
d'abord,  l'état  présent  de  toute  l'ambiance  de  chaque 

8. 


90  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

individu  (état  dont  nous  pourrions  connaître,  à  la 
rigueur,  certaines  parties,  mais  que  le  plus  souvent 
nous  ne  connaissons  que  très  imparfaitement), 
ensuite,  l'état  même  du  mécanisme  de  l'individu, 
état  dont  les  éléments  intérieurs  nous  sont  tout  à 
fait  inaccessibles.  Et  nous  devons  songer  au  nombre 
formidable  d'êtres  vivants  qui  coexistent  dans  un 
petit  coin  de  notre  Terre  et  dont  chacun,  avec  ses 
modifications  incessantes,  fait  partie  de  l'ambiance 
dont  dépendent  les  actes  de  tous  les  autres.  C'est 
l'ensemble  de  tous  ces  éléments  défiant  l'analyse 
que  nous  appelons  le  hasard  ;  nous  sommes  cer- 
tains que  chaque  état  d'un  des  habitants  de  notre 
monde  est  déterminé  par  Tétat  immédiatement 
précédent  de  lui-même  et  du  milieu,  mais  nous 
confessons  notre  impuissance  à  prévoir  ce  qui 
sera,  parce  que  nous  ne  pouvons  connaître  ce  qui 
est. 

Au  lieu  de  nous  attaquer  à  ce  problème  inso- 
luble de  la  prévision  de  l'avenir,  nous  pouvons 
nous  ingénier  à  suivre,  dans  ce  que  nous  savons 
des  faits  passés,  la  genèse  de  ce  que  nous  connais- 
sons de  l'état  actuel  du  monde  ;  c'est  là  le  pro- 
blème que  se  propose  l'Histoire.  Il  est  bien  évi- 
dent, après  ce  que  nous  venons  de  dire,  que  ce 
problème  ne  sera  jamais  résolu  que  très  incom- 
plètement, car  si  nous  ignorons  la  plupart  des 
faits  qui  se  passent  actuellement,  notre  ignorance 
est  encore  beaucoup  plus  profonde  relativement 
aux  époques  passées,  dont  quelques-unes  ne  nous 
ont  même  laissé  aucun  document.  L'histoir-e  pro- 


LA   CANALISATION   DU   HASARD  91 

pre ment  dite,  qui  s'occupe  uniquement  des  actions 
des  hommes  depuis  quelques  dizaines  de  siècles, 
et  la  préhistoire ,  qui  voudrait  retrouver  l'origine 
même  de  l'homme  et  des  autres  espèces  vivantes, 
sont  toutes  deux  également  impuissantes  à  recons- 
tituer les  chaînes  des  événements  ;  elles  sont  obli- 
gées de  laisser  jouer  un  grand  rôle  au  hasard 
c'est-à-dire  à  l'ensemble  des  fadeurs  inconnus.  Le 
déluge  biblique,  la  famine  qui  désola  l'empire 
romain  sous  Marc-Aurèle,  l'éclat  de  lance  qui 
creva  l'œil  de  Henri  II,  la  maladie  dont  souffrait 
Napoléon  à  Waterloo,  voilà  quelques  détails  que 
des  documents  nous  ont  conservés  et  qui  nous  font 
surtout  comprendre  combien  d'autres  détails  nous 
manquent  pour  la  reconstitution  des  vicissitudes 
des  empires  ;  ceux  qui  ont  le  souci  de  la  vérité 
doivent  donc  se  borner  à  rappeler  les  faits  connus 
sans  essayer  de  les  relier  entre  eux  et  de  les  faire 
découler  les  uns  des  autres,  car  il  s'est  sûrement 
passé,  dans  l'intervalle  des  faits  connus,  des  événe- 
ments également  importants  ou  même  plus  consi- 
dérables et  que  nous  ne  connaîtrons  jamais. 

Et  cependant,  on  fait  de  l'histoire  et  de  la  pré- 
histoire et  l'on  arrive  à  établir  avec  beaucoup  de 
vraisemblance  les  grandes  lignes  au  moins  de 
l'évolution  des  peuples  et  des  espèces.  Ce  qui  a 
été  fait  par  les  historiens  dans  la  seconde  moitié 
du  xix°  siècle  est  d'ailleurs  absolument  analogue  à 
ce  que  nous  a  enseigné  Darwin  relativement  à  la 
philosophie  biologique.  Les  historiens  et  Darwin 
ont  canalise  le  hasard. 


92  LES    INFLUENCES   ANCESTRALES 

Il  faut  bien  s'entendre  sur  la  signification  de 
cette  expression  imagée;  la  science  ne  saurait 
songer  à  prévoir  l'avenir  d'un  individu  vivant  au 
milieu  de  plusieurs  autres  ;  les  éléments  détermi- 
nants sont  trop  complexes  pour  qu'il  soit  possible 
de  les  analyser;  mais  lorsque,  après  coup,  nous 
savons  ce  qu'est  devenu  un  être,  nous  pouvons 
retrouver,  dans  le  passé  de  cet  être,  quelques  élé- 
ments de  la  détermination  de  son  état  ultérieur 
connu,  et  vérifier  que  tout  s'est  bien  passé  comme 
il  fallait;  en  d'autres  termes,  les  facteurs  d'action 
que  nous  connaissons  nous  permettent  à  chaque 
instant,  non  de  prévoir  comment  se  comportera 
l'individu  dans  le  moment  immédiatement  posté- 
rieur, mais  de  fixer  néanmoins  un  cadre,  plus  ou 
moins  serré  suivant  les  cas,  duquel  il  ne  peut  pas 
sortir,  et  à  l'intérieur  duquel  nous  ne  savons  pas 
dire  où  il  se  trouve.  Si  nous  avons  construit  à 
chaque  instant,  pendant  un  certain  temps,  le  cadre 
que  notre  documentation  nous  permet  de  tracer, 
la  série  continue  de  ces  cadres  juxtaposés  formera 
un  tube  plus  ou  moins  régulier,  un  canal  plus  ou 
moins  large  suivant  les  cas  et  à  l'intérieur  duquel 
nous  serons  sûrs  que  se  sera  passée,  pendant  le 
temps  considéré,  l'évolution  de  l'individu  étudié; 
nous  ne  saurons  pas  pour  cela  prévoir  l'avenir, 
mais  notre  documentation  nous  aura  permis  de 
restreindre  le  champ  des  possibilités;  dans  notre 
langage  figuré,  nous  dirons  que  nous  avons  subs- 
titué à  la  condition  d'être  quelque  part  (hasard 
absolu)  la  condition  d'être  à  l'intérieur  d'un  cer- 


LA   CANALISATION   DU   HASARD  93 

tain  tube  (hasard  canalisé).  Et  si  nous  construi- 
sons ce  tube  après  coup,  nous  devons  seulement 
vérifier  que  l'évolution  de  l'individu  étudié  s'est 
passée  en  effet  dans  le  tube  que  nous  avons  cons- 
truit d'après  les  documents  que  nous  possédons. 
Relativement  à  une  époque  de  laquelle  nous  n'avons 
conservé  aucun  document,  nous  devons  donc  dé- 
clarer que  le  tube  est  interrompu  et  que  le  hasard 
absolu  s'est  substitué  au  hasard  canalisé.  Eh  bien! 
quand  il  s'agit  d'êtres  vivants,  il  n'y  a  jamais  de 
hasard  absolu,  car  il  faut  toujours,  pour  que  les 
êtres  continuent  de  vivre,  que  certaines  condi- 
tions de  milieu  soient  réalisées  autour  d'eux  ;  or, 
au'pointde  vue  historique,  une  lignée  interrompue 
ne  présente  aucun  intérêt  puisqu'une  lignée  inter- 
rompue ne  saurait  se  régénérer,  et  ne  conduirait 
pas,  par  conséquent,  à  des  êtres  actuellement 
vivants.  C'est  là  ce  qu'ont  compris  les  historiens 
qui  ont  fait  Thistoire  économique  des  peuples  ;  c'est 
là  ce  qu'a  compris  Darwin,  qui  a  canalisé  le  hasard 
de  la  variation  spécifique,  en  faisant  intervenir 
dans  l'histoire  des  lignées,  sous  le  nom  de  sélec- 
tion naturelle,  la  nécessité  pour  ces  lignées  de 
n'être  pas  interrompues. 

Cette  canalisation  du  hasard  présentera  certai- 
nement un  intérêt  d'autant  plus  grand  qu'elle  sera 
plus  étroite  et  laissera  moins  de  latitude  aux 
possibilités  ;  nous  devons  nous  demander  par  con- 
séquent jusqu'à  quel  point  la  considération  des 
seules  conditions  économiques  permettra  de  serrer 
de  près  les  faits  de  l'histoire  et  de  la  préhistoire. 


94  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

Dans  des  vers  célèbres.  Gœthe  a  prétendu  que  les 
mouvements  et  les  agitations  des  hommes  sont 
déterminés  par  la  nécessité  de  se  nourrir  ;  il  est 
bien  évident  que  cela  n'est  pas  vrai  ;  les  passions 
humaines,  en  particulier,  sont  des  facteurs  d'ac- 
tion plus  puissants  que  les  considérations  écono- 
miques, et  il  n'est  pas  rare  de  voir  des  individus 
qui,  sous  l'empire  de  violentes  excitations,  agis- 
sent exactement  au  rebours  de  leurs  intérêts.  Il 
serait  donc  tout  à  fait  téméraire  de  vouloir  tout 
expliquer  par  le  besoin  de  manger  ;  la  seule  chose 
qu'on  puisse  affirmer  c'est  qu'un  individu,  pour 
continuer  à  vivre  et  par  conséquent  à  intéresser 
l'historien  de  sa  lignée,  doit  effectuer  un  certain 
nombre  d'opérations  ayant  pour  résultat  la  con- 
servation de  sa  vie.  La  nécessité  de  ces  opérations 
suffît  à  limiter  sa  liberté  d'action,  à  canaliser  son 
hasard. 

Beaucoup  de  mouvements  historiques  de  peu- 
ples ont  pu  être,  dans  leur  ensemble,  expliqués 
par  des  considérations  économiques  ;  les  grandes 
invasions  des  premiers  siècles  de  notre  ère  ont 
été  avec  vraisemblance  comparées  aux  migrations 
des  harengs  et  des  hamsters,  mais,  le  plus  sou- 
vent, les  mobiles  humains  sont  plus  complexes. 
Les  amitiés,  les  ambitions  vaniteuses  des  conduc- 
teurs d'hommes  doivent  également  être  prises  en 
considération,  et  dès  lors  la  philosophie  complète 
de  l'histoire  devient  impossible.  Comparer  la 
guerre  de  Cent  ans  à  un  premier  essai  de  colo- 
nisation anglaise,  cela  est  certainement  intéres- 


LA   CANALISATION    DU    IIASAIU)  95 

sant  parce  que  cela  met  en  relief  le  point  de  vue 
économique,  mais  cela  est  incomplet  aussi  parce 
que    cela   laisse    dans   l'ombre    tous   les   facteurs 
d'ordre  personnel;  j'oserais  presque  dire,  repre- 
nant l'heureuse  expression  de  Giard   relativement 
à  la  sélection  naturelle,  que  l'Iiistoire  éconumicjue 
des  peuples  n'est  que  l'histoire  des  facteurs  secon- 
daires de  leur  évolution.    Les    peuples  qui   n'ont 
pas  pu  manger  ont  forcément  disparu,  mais  parmi 
ceux  que   nous  connaissons  aujourd'hui  et  dont, 
par   conséquent,     les   ancêtres  ont  suffisamment 
mangé  pour  se  reproduire,  il  y  a  un  grand  nombre 
de  caractères   qui    proviennent   de    phénomènes 
ancestraux    n'ayant    eu    aucun    rapport    avec    la 
nécessité  de  se  nourrir;    seulement,    ces   phéno- 
mènes, si  leur  description  ne  nous  a  pas  été  con- 
servée dans  des  documents  précis,   nous  n'avons 
aucun  moyen  de  les  reconstituer,  tandis  que  nous 
pouvons   toujours  affirmer  que,   depuis  l'origine, 
les   ancêtres  d'un  individu  actuel  ont  sans  cesse 
exécuté  les  opérations  nécessaires  à  leur   nutri- 
tion. 

De  là  il  résulte  que,  lorsque  nous  trouvons,  dans 
les  éléments  de  la  description  actuelle  d'une  espèce 
vivante,  certains  mécanismes  dont  l'utilité  est  évi- 
dente pour  la  conservation  de  la  vie,  nous  conce- 
vons, par  l'application  de  la  méthode  de  Darwin, 
la  genèse  historique  de  ces  mécanismes;  les  prin- 
cipes  de  Lamarck  nous  font  comprendre  comment 
les  conditions  de  milieu  ont  conservé  dans  l'espèce 
ces  particularités  utiles,  mais  les  mêmes  principes 


96  LES    INFLUENCES   ANCESTRALES 

nous  permettent  également  de  ne  pas  nous  étonner 
quand  nous  nous  trouvons  en  présence  d'un  carac- 
tère dont  l'utilité  n'est  pas  évidente.  A  ce  point  de 
vue,  les  principes  de  Lamarck  nous  tirent  d'em- 
barras dans  des  cas  où  la  sélection  naturelle  est 
impuissante  ;  pour  expliquer  le  développement  d'un 
organe  au  moyen  des  théories  Lamarckiennes, 
nous  n'avons  pas,  en  effet,  à  nous  demander 
pourquoi  les  individus  ont  exécuté  souvent  certains 
actes  ;  les  mobiles  des  actions  de  nos  contempo- 
rains ne  nous  sont  pas  connus  en  général,  nous  ne 
saurions  donc  avoir  la  prétention  de  connaître  ceux 
de  nos  ancêtres  ;  nous  pouvons  seulement  affirmer 
avec  Darwin  que,  sous  peine  de  mort,  les  actes  qui 
n'avaient  pas  pour  but  la  conservation  de  l'indi- 
vidu ou  de  l'espèce  ont  dû  respecter  les  nécessités 
de  cette  conservation,  ne  pas  être  nuisibles  au 
point  d'entraîner  la  destruction  fatale  des  êtres;  la 
liberté  des  membres  d'une  lignée  a  été  sans  cesse 
restreinte  par  les  conditions  économiques  qui  ont 
permis  la  conservation  de  cette  lignée;  le  hasard  a 
été  canalisé  par  ces  conditions,  mais  en  dehors  de 
ces  restrictions  d'ordre  économique,  chaque  indi- 
vidu de  la  lignée  a  pu  exécuter,  pour  son  compte, 
telles  opérations  que  lui  ont  dictées  à  chaque 
instant  ses  goûts  particuliers,  et  tout  cela  a  dû 
influencer  plus  ou  moins  le  sort  des  individus 
ultérieurs. 

Il  convient  ici  de  faire  une  distinction  entre  les 
caractères  personnels  et  les  caractères  communs  à 
tous   les   êtres   d'une   espèce,    à  cause  du   mode 


LA   CANALISATION    DU    HASARD  97 

sexuel  de  reproduction  de  la  plupart  des  types 
organisés. 

Si  un  être  vivant  se  reproduisait  de  lui-même 
sans  le  secours  d'un  autre  individu,  les  caractères 
acquis  par  chaque  membre  d'une  lignée  seraient, 
par  là  même,  acquis  à  la  lignée,  et  les  divergences 
entre  les  lignées  d'une  même  provenance  seraient, 
par  suite,  très  considérables.  Mais,  comme  le  fait 
remarquer  Lamarck,  il  n'y  a  certitude  de  transmis- 
sion d'un  caractère  acquis  que  si  ce  caractère  a 
été  acquis  par  les  deux  individus  qui  collaborent 
à  la  reproduction  ;  s'il  n'a  été  acquis  que  par  un 
des  conjoints,  ses  chances  de  transmission  sont 
minimes  et,  la  môme  probabilité  se  reproduisant  à 
cliaque  génération,  un  caractère  acquis  fortui- 
tement par  un  ancêtre  unique  doit  forcément  dis- 
paraître assez  vite,  de  sorte  que  l'amphimixie  se 
trouve  être  un  régulateur  qui  maintient  le  type 
des  espèces. 

Si,  au  contraire,  le  même  caractère  se  trouve 
acquis  à  la  fois  par  lous  les  individus  d'une  espèce 
ou  au  moins  par  tous  ceux  qui,  réunis  en  un  même 
point  du  globe  (dans  une  île  par  exemple),  doivent 
de  toute  nécessité  s'accoupler  les  uns  avec  les 
autres,  ce  caractère  sera  transmis  aux  descendants 
des  couples'  de  cette  agglomération.  De  cet  ordre 
sont,  en  particulier,  les  caractères  relatifs  aux 
conditions  économiques;  si,  dans  l'île  considérée, 
certains  actes  sont  nécessaires  à  l'entretien  de  la 
vie  des  individus  d'une  espèce,  tous  ces  individus 
devront  exécuter  ces  actes  sous  peine  de  mort  et, 

9 


98  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

par  conséquent,  la  répétition  de  ces  actes  dévelop- 
pera dans  chaque  individu  un  caractère  commun. 
Ici  le  Darwinisme  et  le  Lamarckisme  sont  d'ac- 
cord. Mais  il  n'est  pas  impossible  non  plus  que 
des  êtres  spécifiquement  semblables,  se  trouvant 
placés  dans  des  conditions  analogues, soient  amenés, 
en  dehors  de  toute  nécessité  économique,  à  exé- 
cuter fréquemment  certaines  opérations  identiques  ; 
et  cela  peut  développer  des  caractères  transmis- 
sibles  dont  l'utilité  ne  se  conçoit  pas.  Les  chiens, 
par  exemple,  expriment  leur  joie  en  agitant  leur 
queue,  et  cette  opération  qui  n'a  aujourd'hui  aucune 
utilité  économique  entretient  et  développe  un 
appendice  qui,  sans  cet  usage  purement  décoratif, 
s'atrophierait  bien  vite  par  désuétude. 

Toutes  ces  considérations  ne  sont  pas  relatives 
seulement  aux  éléments  du  mécanisme  individuel 
qui  intéressent  l'analomiste  descripteur;  elles  sont 
également  vraies  quand  il  s'agit  de  parties  du 
mécanisme,  dont  l'agencement  ne  se  manifeste  que 
par  ses  résultats  moteurs,  et  qui  n'en  sont  pas 
pour  cela  moins  importants,  je  veux  dire  les 
caractères  psychiques. 

Quelques-uns  des  caractères  psychiques  sont 
directement  en  rapport  avec  la  conservation  de 
l'individu;  ils  sont  communs  à  tous  les  individus 
d'une  espèce,  du  moins  en  tant  qu'ils  se  rap- 
portent à  des  conditions  extérieures,  semblables 
dans  les  divers  points  du  globe  qui  servent  d'ha- 
bitat à  l'espèce  considérée;  la  pesanteur,  par 
exemple,  est  suffisamment  uniforme   sur  tous  les 


LA   CANALISATION"   DU   HASARD  99 

points  (le  la  Terre  pour  que  tous  les  individus 
d'une  espèce  cosmopolite  se  comportent  de  la 
même  manière  par  rapport  à  elle;  mais  relati- 
tivement  à  d'autres  facteurs  cosmiques,  il  peut  y 
avoir  des  différences  entre  des  agglomérations 
habitant  des  régions  distinctes. 

Ce  qui  est  le  plus  immédiatement  intéressant 
est  évidemment  ce  qui  est  commun  à  tous  les  indi- 
vidus d'une  espèce;  ces  individus  ayant,  par  défi- 
nition de  l'espèce,  les  mêmes  moyens  de  se  frotter 
aux  objets  extérieurs  (fonctions  de  relation),  ont 
naturellement  tiré  de  leur  éducation  ancestrale, 
relativement  à  ce  qui  est  uniforme  partout,  des 
acquisitions  identiques  ;  ainsi,  par  rapport  aux 
solides,  aux  liquides  et  aux  gaz,  qui  se  retrouvent 
avec  leurs  mêmes  caractères  à  la  surface  du  globe, 
tous  les  individus  doués  des  mêmes  sens  ont  les 
mêmes  règles  de  conduite;  ces  règles  résultant 
d'une  expérience  ancestrale  commune  sont  com- 
munes à  tous  les  individus  de  l'espèce;  elles 
constituent  le  sens  conumin,  la  logique  spécifique.  Il 
y  a  une  logique  d'homme,  une  logique  de  han- 
neton, une  logique  d'oursin.  Naturellement  la 
logique  d'homme  est  celle  qui  nous  intéresse  le 
plus,  elle  est  d'ailleurs  la  seule  que  nous  puissions 
connaître;  sa  généralité  semble  prouver  qu'elle  a 
une  origine  purement  économique  ;  la  canalisation 
du  hasard  suffira  à  en  expliquer  la  genèse. 

Il  n'en  est  plus  de  même  pour  d'autres  parties 
de  la  mentalité  spécifique.  Quelques-unes  d'entre 
elles,   quoique  n'ayant  aucune  utilité  économique 


J 


100  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

évidente,  peuvent  néanmoins  être  communes  à  tous 
les  individus  d'une  même  espèce,  comme  certains 
mouvements  de  la  queue  indiquent  la  joie  chez 
tous  les  chiens;  et  d'ailleurs,  si  tous  les  hommes 
ont  une  origine  commune  (c'est  surtout  des  hommes 
que  nous  nous  occupons,  et  pour  cause),  les  élé- 
ments au  moins  de  la  construction  de  leurs  men- 
talités diverses  doivent  être  à  peu  près  les  mêmes 
partout;  mais  avec  ces  éléments  communs  à  tous 
les  hommes,  il  a  pu  se  construire,  dans  des  condi- 
tions différentes,  des  mécanismes  psychiques  diffé- 
rents ;  le  Yolof  doit  avoir,  relativement  à  la  tem- 
pérature, des  opinions  différentes  de  celles  du 
Lapon.  Encore  ces  différences  fussent-elles  restées 
bien  minimes  si  l'homme  avait  vécu  seul;  mais 
l'homme  est  un  animal  social  et  les  conditions  cli- 
matériques,  si  elles  ont  une  action  directe  sur 
l'organisme  humain,  ont  une  influence  encore  plus 
marquée  sur  la  constitution  des  sociétés;  or,  dans 
une  société,  l'ensemble  des  individus  associés  joue 
un  rôle  très  considérable  dans  la  vie  de  chaque 
individu  pris  à  part;  les  sociétés  ont  des  règles, 
des  lois,  dont  beaucoup  sont  en  rapport  avec  des 
nécessités  économiques,  dont  d'autres  sont  con- 
senties, à  un  certain  moment,  par  un  groupement 
d'individus,  à  cause  de  quelques  particularités 
momentanées  de  leur  ambiance  ou  de  leur  méca- 
nisme; et  si  ces  lois  se  conservent  longtemps,  elles 
peuvent  amener,  dans  les  êtres  qui  y  sont  soumis, 
des  modifications  communes,  donc  transmissibles. 
La  conscience  morale  de  chacun  est  faite  de  tous 


LA   CANALISATION    DU    HASARD  101 

ces  acquêts  sociaux,  variables  avec  les  sociétés, 
mais  ayant  toujours  en  commun  les  mêmes  éléments 
qui  sont  les  éléments  du  mécanisme  humain.  Nous 
aurons  à  étudier  la  valeur  actuelle  de  cette  con- 
science morale  actuelle  résultant,  chez  chacun  de 
nous,  de  conventions  sociales  passées. 

Enfin,  étant  donnée  l'existence  de  morales 
diverses,  résultant  de  sociétés  dilTérentes,  nous 
aurons  à  nous  demander  ce  que  peut  produire  en 
chacun  de  nous  le  mélange  amphimixique  d'ances- 
tralités  variées.  Entamons  d'abord  l'élude  de  la 
logique. 


PREMIÈRE  PARTIE  DU  LIVRE  II 

LE    DÉVELOPPEMENT    ANCESTRAL    DE    L'ÈGOfSME 
ORIGINE    DE    LA    LOGIQUE 


CHAPITRE  VU 
INDIVIDU  ET  EXPÉRIENCE 


§  24.  L'individu  dans  le  milieu. 

L'être  vivant  occupe  une  partie  limitée  de  l'es- 
pace, partie  limitée  qui  se  déforme  et  se  déplace 
à  chaque  instant  par  rapport  aux  objets  environ- 
nants; il  se  passe  sans  cesse,  dans  cette  portion 
particulière  du  monde,  des  phénomènes  complexes 
et  variés  que  l'on  appelle  couramment  phénomènes 
de  la  vie  de  l'être  considéré,  quoique  plusieurs 
d'entre  eux  n'aient  en  réalité  aucun  rapport  avec 
l'entretien  de  ce  qu'on  doit  appeler  à  proprement 
parler  la  vie,  c'est-à-dire,  le  renouvellement  du 
milieu  intérieur  et  Tassimilalion  au  niveau  des 
éléments  histologiques  ;  mais  l'individu  étant  limité 
dans  le  monde,  l'espace  qu'il  occupe  à  un  moment 


INDIVIDU   ET   EXPÉRIENCE  103 

donné  est,  à  ce  moment,  un  endroit  privilégié  à 
un  certain  point  de  vue. 

Un  grand  nombre  de  mouvements  matériels 
d'ordres  divers,  se  produisant  dans  l'individu,  sont, 
à  l'exclusion  de  tous  les  autres  mouvements  du 
monde,  l'objet  d'une  synthèse  actuelle  qui  peut 
être  considérée,  à  chaque  instant,  comme  la  des- 
cription minutieuse,  dans  un  certain  langage,  de 
tous  ces  mouvements  matériels.  Cette  synthèse 
actuelle  s'appelle  la  conscience;  elle  est  limitée  à 
des  phénomènes  qui  se  passent  dans  l'individu  et 
sépare  ainsi  l'individu  du  reste  du  monde;  elle 
constitue  le  moi. 

Le  vïoi  varie  à  chaque  instant  avec  les  déforma- 
tions et  les  déplacements  de  l'individu,  mais,  s'il 
est  nettement  limité  dans  l'espace,  il  n'est  pas  pour 
cela  isole;  les  phénomènes  qui  se  passent  à  son 
intérieur  sont  la  continuation  d'autres  phéno- 
mènes qui  lui  sont  extérieurs;  de  même,  la  flamme 
d'une  bougie  est  en  continuité  avec  le  milieu  dans 
lequel  elle  brûle  et  avec  lequel  elle  entretient  des 
échanges  physiques  (radiations)  et  chimiques  (ali- 
mentation, produits  de  la  combustion).  Et  de  même 
que,  à  chaque  instant,  ce  qui  se  passe  dans  la 
flamme  d'une  bougie  dépend  de  ce  qui,  à  l'instant 
immédiatejnent  précédent,  se  passait  en  elle  et 
autour  d'elle,  de  même  les  événements  qui  s'ac- 
complissent dans  l'individu  sont  sous  la  dépen- 
dance immédiate  de  certains  phénomènes  exté- 
rieurs. 

Si  donc  les  consciences  successives  d'un  indi- 


104  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

vidu  étaient  enregistrées  quelque  part,  quoique 
chacune  d'elles  soit  exactement  limitée  à  l'espace 
qu'occupe  à  chaque  instant  l'individu  lui-même, 
cette  série  de  descriptions  minutieuses,  contenant 
des  éléments  qui  sont  en  rapport  avec  les  états 
successifs  du  monde  ambiant ,  permettrait  de 
reconstituer  partiellement  certains  événements  qui 
ont  eu  leur  siège  en  dehors  de  l'individu.  Une  cer- 
taine connaissance  de  l'histoire  du  monde  extérieur 
résulterait  de  la  considération  de  ces  consciences 
successives.  Or,  précisément ,  chacun  des  états 
actuels,  dont  la  synthèse  constitue  le  moi,  contient 
un  certain  nombre  d'éléments  des  descriptions 
précédentes;  cette  particularité  que  Ton  appelle 
mémoire  et  grâce  à  laquelle  la  description  actuelle 
des  phénomènes  de  l'individu  se  compose,  non  pas 
des  éléments  actuels  et  extemporanés,  mais,  si 
j'ose  m'exprimer  ainsi,  de  l'histoire  plus  ou  moins 
étendue  des  variations  de  ces  éléments,  la  mémoire, 
dis-je,  fait  que  l'individu,  connaissant  une  période 
de  sa  propre  histoire,  connaît  secondairement  une 
partie  des  événements  qui  lui  sont  extérieurs.  On 
dit  que,  de  ces  événements  extérieurs,  il  connaît 
ceux  qui  ont  retenti  sur  son  activité  propre,  mais 
cela  n'empêche  pas  que  sa  connaissance  soit  limi- 
tée à  son  propre  individu;  l'individu  est  jjour  Ini- 
même  tout  V univers. 

Les  relations  de  l'individu  avec  l'ambiance  se 
composent  d'échanges  chimiques  et  physiques  ; 
quelques-uns  des  échanges  chimiques  ont  pour 
résultat  direct  la  conservation  de  la  vie  (alimen- 


INDIVIDU   ET   EXPÉRIENCE  105 

talion,  excrétion);  les  autres  échanges,  s'ils  ne 
sont  pas  tous  immédiatement  indispensables,  le 
deviennent  jusqu'à  un  certain  point,  en  ce  sens 
que  la  connaissance  qu'ils  donnent,  à  l'individu,  du 
monde  extérieur,  permet  à  celui-ci  de  pourvoir  aux 
échanges  alimentaires  dont  il  a  besoin  pour  ne 
pas  mourir. 

On  donne  le  nom  de  fonctions  de  relation  à 
l'accomplissement  des  échanges  qui,  en  dehors  do 
toute  valeur  économique  immédiate,  renseignent 
l'individu  sur  son  milieu. 

On  étend  aussi  cette  expression,  fonctions  de 
relation,  à  l'accomplissement  des  mouvements  dont 
résultent  les  déformations  et  les  déplacements  de 
lindividu  ;  ces  déformations  et  ces  déplacements 
sont  indispensables,  dans  beaucoup  de  cas,  à  l'ali- 
mentation ;  les  déformations  sont  connues  directe- 
ment de  l'être  vivant  avec  plus  ou  moins  de  per- 
fection (sens  des  attitudes);  les  déplacements  ne 
sont  connus  qu'indirectement  puisque  leur  con- 
naissance implique  la  connaissance  du  milieu 
dans  lequel  ils  se  produisent;  n'était  cette  con- 
naissance indirecte  du  milieu,  le  mot  dcplacement 
n'aurait  aucun  sens  pour  l'individu,  qui  n'a  de 
connaissance  directe  que  de  ce  qui  se  passe  dans 
les  limites  de  son  être;  on  ne  se  déplace  que  par 
rapport  à  quelque  chose. 

Les  fonctions  de  relation,  avec  ce  sens  étendu, 
enseignent  donc  à  l'individu,  d'une  part  le  reten- 
tissement des  phénomènes  extérieurs  sur  lui,  d'au- 
tre part  la  place  qu'il  occupe  lui-même  au  milieu 


106  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

des  cléments  qu'il  connaît;  l'individu  reçoit  ces 
renseignements  à  chaque  instant  ;  il  est  au  cou- 
rant, à  chaque  instant,  de  particularités  qui  inté- 
ressent la  conservation  de  sa  vie  et  il  en  tire  pari i. 
Nous  voici  amenés  déjà  à  parler  de  l'être  vivant 
dans  le  langage  individualiste  ;  nous  venons  de 
dire  que  l'individu  est  quelque  chose  qui  varie  à 
chaque  instant  et  cependant  nous  sommes  ame- 
nés fatalement  à  en  parler  comme  d'une  entité 
invariable  :  nous  disons  que  :  «  il  tire  parti  de  ce 
qu'il  sait,  »  quoique  sachant  parfaitement  que  le 
pronom  il  représente  à  chaque  instant  des  choses 
différentes.  Mais  du  moment  que  nous  parlons  de 
la  ((  conservation  de  la  vie  «  et  de  ce  qui  «  inté- 
resse la  conservation  de  la  vie  «  il  faut  bien  que 
nous  conservions  la  même  dénomination  à  l'indi- 
vidu qui  se  conserve.  Et  à  partir  de  ce  moment,  le 
langage  analytique  devient  impossible.  Les  mots 
«  intérêt  »,  «  conservation  »,  etc.,  n'ont  de  sens 
que  dans  la  langue  synthétique  qu'emploient  les 
hommes  pour  parler  d'eux-mêmes  ;  il  faut  cepen- 
dant que  nous  essayions  de  montrer  comment  on 
a  le  droit,  après  avoir  envisagé  l'individu  comme 
«  une  portion  de  l'espace  dans  laquelle  il  se  passe 
quelque  chose  »  d'en  parler  comme  s'il  était  lui- 
même,  dans  son  ensemble,  un  agent  unique  pre- 
nant des  déterminations  elles  accomplissant;  (notre 
langage  ne  sera  jamais  d'ailleurs  tout  à  fait  cor- 
rect, car  nous  serons  obligés,  pour  nous  exprimer, 
d'oublier  volontairement  que  nous  sommes  nous- 
mêmes  des  individus  variables  à  chaque  instant; 


INDIVIDU   ET   EXPÉRIENCE  107 

nous  110  pourrons  nous  exprimer  analyliquement 
(luen  parlant  dï'lres  autres  que  nous,  sans  nous 
demander  comment  nous  les  observons.) 

Dans  l'une  quelconque  des  descriptions  succes- 
sives qui  constituent  à  chaque  instant  la  cons- 
cience, le  moi  d'un  individu  donné,  entrent  en 
ligne  la  plupart  des  éléments  qui  interviendront, 
l'instant  d'après,  dans  la  déterminai  ion  de  l'activité 
totale  de  l'individu  ;  si  aucun  facteur  inconnu  n'est 
introduit,  la  conscience  individuelle  contient  donc 
tous  les  éléments  nécessaires  à  la  prévision  de  ce 
([ui  va  se  passer;  mais  cette  prévision  elle-même 
devient  un  facteur  d'action,  grâce  à  l' expérience 
accumulée  dans  la  mémoire,  et  la  valeur  de  ce  fac- 
teur d'action  est  plus  ou  moins  grande  suivant  les 
individus.  Romanes  a  appelé  «  intelligence  »  la 
faculté  de  tirer  parti  de  son  expérience  ;  il  y  a  lieu 
de  distinguer  l'expérience  individuelle  et  le  résultat 
héréditaire  de  l'expérience  ancestrale  ;  c'est  ce 
dernier  facteur  que  l'on  appelle  la  logique. 

§  25.  L'expérience. 

Il  est  bon  de  s'arrêter  un  instant  à  l'étude  de  ce 
qu'on  doit  appeler  l'expérience  ;  il  faut  comprendre 
sous  cette  appellation  le  souvenir  des  observations 
individuelles,  des  constatations  de  l'ordre  de  celle-ci  : 
à  tel  état  de  mon  moi,  dans  tel  état  du  monde 
ambiant,  a  succédé  tel  phénomène. 

•  Le  premier  résultat  acquis,  le  plus  général  de 
l'expérience  tant  individuelle  qu'ancestrale,  est  la 


108  LES   INFLUENCE?    AXCESTRALES 

notion  du  déterminisme  unixerse]  qui  s'exprime  ainsi; 
si  à  tel  état  d'un  ensemble  complet  de  facteurs  a 
succédé  une  fois  tel  phénomène,  le  même  phéno- 
mène résultera  à  nouveau  du  même  état  du  même 
ensemble  complet  de  facteurs.  Il  est  inutile  de  se 
perdre  en  considérations  métaphysiques  sur  la 
nature  du  déterminisme  :  sa  constatation  est  tout 
ce  que  nous  pouvons  faire,  et  sans  sa  constatation 
nous  ne  pourrions  rien  ;  c'est  elle  qui  donne  de  la 
valeur  à  l'expérience. 

Lexpérience  individuelle  n'est  pas  quelconque  ; 
elle  est  faite  des  notions  qu'a  pu  recueillir  l'indi- 
vidu, tant  sur  son  état  personnel  que  sur  l'état 
actuel  du  monde  ambiant.  Les  notions  qu'il  a 
recueillies  sur  son  individu  ne  sont  pas  d'ordre 
anatomique  ou  histologique  ;  elles  sont  exprimées 
dans  le  langage  spécial  de  la  conscience  indivi- 
duelle et  ont  pour  caractère  particulier  que  l'indi- 
vidu peut  s'en  servir  pour  la  prévision  de  ce  qu'il 
fera;  les  notions  qu'il  a  recueillies  sur  le  monde 
extérieur  résultent  uniquement  du  retentissement 
qu'ont  eu,  sur  ses  actions,  les  phénomènes  am- 
biants; tout  ce  qu'il  connaît,  il  le  connaît  donc  rela- 
tivement à  lui-même,  à  sa  propre  nature;  l'expé- 
rience de  chacun  dépend  de  la  nature  de  chacun  ; 
il  y  a  une  expérience  humaine,  une  expérience  de 
hanneton,  une  expérience  de  ver  de  terre  ;  notre 
expérience  est  à  notre  taille,  à  notre  échelle;  nous 
ne  connaissons  du  monde  que  ce  qui,  dans  le  monde, 
nous  intéresse,  retentit  sur  notre  activité;  l'égoïsme 
est  fatal. 


INDIVIDU   ET   EXPÉRIENCE  109 

Les  animaux  supérieurs  que  nous  connaissons 
aujourd'iiui  accomplissent  à  cliaque .  instant  des 
choses  merveilleuses  de  précision;  ils  se  compor- 
tent, dans  les  conditions  les  plus  variées,  précisé- 
ment comme  cela  est  nécessaire  pour  la  conserva- 
tion de  leur  vie  et  cela  a  paru  incompréhensible 
avant  la  théorie  de  l'évolution,  au  point  qu'on  a  dû 
calquer  sur  le  modèle  des  plus  admirables  de  ces 
animaux  et  de  l'homme  en  particulier,  des  entités 
supérieures  sachant  adapter  les  moyens  à  la  fin  et 
capables  de  communiquer  aux  divers  êtres  vivants 
une  partie  plus  ou  moins  considérable  de  leurs 
prodigieuses  quahtés. 

La  théorie  de  l'évolution  a  permis  de  renoncer  à 
ces  entités  créatrices  et  directrices,  et  de  compren- 
dre l'adaptation  progressive  des  mécanismes  ani- 
maux ;  cette  adaptation  progressive  est  le  résultat 
de  l'expérience  ancestrale  ;  pour  la  raconter,  il 
serait  inutile  et  difficile  d'employer  le  langage  ana- 
lytique ;  il  est  plus  facile  à  l'homme  d'employer  le 
langage  synthétique  ou  individuel  qui  est  le  lan- 
gage humain  ;  mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  c'est 
là  un  langage  commode,  uniquement  à  cause  de 
notre  nature  animale  ;  il  faut  se  souvenir  sans 
cesse  de  la  possibilité  de  raconter,  péniblement,  il 
est  vrai,  en  langage  analytique  impersonnel,  des 
opérations  telles  que  celles-ci  :  Je  conslalc  que 
telle  chose  est,  ou  je  sais  que,  dansées  conditions, 
je  dois  agir  de  telle  manière,  j'exécute  donc  ceci 
dans  tel  but.  La  notion  du  but  à  atteindre  est  la 
plus  complète   expression  de  l'expérience  ances- 

10 


110  LES   INFLUENCES   AXCESTRALES 

traie;  pour  arriver  au  finalisme^,  il  a  fallu  que 
les  êtres  vivants  soient  pénétrés,  pendant  de  lon- 
gues générations,  de  la  constatation  d'un  déter- 
minisme universel  dont  le  flnalisme  actuel  semble 
être  justement  la  négation  absolue.  Nous  emploie- 
rons désormais,  quand  il  le  faudra,  le  langage  syn- 
thétique ou  individuel. 

1.  Le  déterminisme  exclut  naturellement  la  liberté  absolue, 
mais  on  a  tort  de  prétendre  que  la  négation  de  la  liberté  absolue 
conduise  an  fatalisme  :  au  contraire,  seul  de  tous  les  corps  de 
la  nature,  l'être  vivant,  par  suite  de  la  connaissance  qu'il  a  de 
lui-même  et  de  l'ambiance,  peut  exploiter  le  déterminisme; 
c'est  cette  exploitation  du  déterminisme,  dans  les  limites  où 
nous  connaissons  les  éléments  de  la  détermination  de  l'avenir 
prochain,  qui  constitue  le  finalisme  humain.  Le  l'atalisme  est 
l'erreur  qui  consiste  à  considérer  l'individu  vivant  comme  un 
facteur  négligeable  de  la  perpétration  des  événements  auxquels 
il  est  mêlé  et  dont  il  connaît  certains  éléments  importants. 
Voyez  la  discussion  de  cette  question  dans  Le  Conflit,  pp.  188- 
200.  (Armand  Colin,  éditeur.' 


CEIAPITRE  VIII 
L'INSTINCT  DE  LA  CONSERVATION 


§  26.  Des  bactéries  à  l'homme. 

On  appelle  instinct  delà  conservation  rensemble 
(les  mécanismes  qui  collaborent  à  la  continuation 
de  l'état  de  vie  individuelle  ;  le  sens  de  cette  expres- 
sion varie  donc  étrangement  suivant  l'espèce  que 
l'on  étudie.  S'il  s'agit,  par  exemple,  d'un  proto- 
zoaire ou  d'une  bactérie,  l'instinct  de  la  conserva- 
tion se  résume  à  bien  peu  de  chose  ;  pour  une 
espèce  immobile,  on  peut  même  déclarer  que  cet 
insti))ct  se  réduit  à  la  propriété  d'assimilation  dans 
un  milieu  convenable  ;  car  si  l'individu  est  immo- 
bile, il  ne  peut  rien  faire  pour  choisir  son  milieu  ; 
il  reste  où  le  hasard  l'a  placé  ;  si  le  milieu  réalise 
pour  lui  la  condition  d'assimilation,  il  s'assimile  et 
se  multiplie  ;  si  le  milieu  lui  est  nuisible,  il  se 
détruit,  à  moins  que  sa  structure  ne  soit  telle  que, 
dans  certains  milieux  nuisibles,  une  déshydratation 
ou  tout  autre  phénomène  analogue  le  protège  con- 
tre la  destruction,  ainsi  que  cela  se  passe  quelque- 
fois pour  les  espèces  que  la  sporulation  met  en 
état  de  repos  chimique  dans  les  circonstances  diffi- 


112  LES    INFLUENCES   ANCESTRALES 

ciles.  Il  est  cerlain  que  cette  propriété  de  sporu- 
lation a  dû  être  très  utile  à  la  conservation  des 
espèces  qui  s'en  sont  trouvées  douées,  il  est  donc 
bien  compréhensible  que  la  sélection  naturelle  l'ait 
conservée  et  développée. 

Mais,  quand  il  s'agit  uniquement  d'assimilation 
ou  de  sporulation,  il  est  vraiment  exagéré  déparier 
'de  mécanisme  ;  il  ne  s'agit  là  que  de  mécanisme  chi- 
mique ;  l'assimilation,  propriété  caractéristique  de 
la  vie,  ne  manque  à  aucun  être  vivant  ;  la  cellule 
assimile  parce  qu'elle  est  vivante,  comme  le  carbo- 
nate de  chaux  dégage  du  gaz  carbonique  quand  on 
le  mouille  de  vinaigre.  On  ne  peut  pas  considérer 
l'assimilation  comme  une  propriété  avantageuse 
acquise  au  cours  des  générations  ancestrales,  car, 
tant  qu'il  n'y  a  pas  eu  assimilation,  il  n'y  a  pas  eu 
génération.  Et  cependant,  quoique  nous  ne  puis- 
sions rien  savoir  de  ce  qui  se  passe  dans  la  sub- 
jectivité d'une  bactérie,  nous  avons  l'habitude  de 
parler  de  ces  êtres  minuscules  comme  s'ils  étaient 
des  hommes;  nous  disons  volontiers  que  la  cellule 
tire  à  elle  les  éléments  utiles  et  les  transforme  en 
sa  propre  substance  ;  nous  disons  aussi  qu'elle  se 
défend  contre  les  éléments  nuisibles  en  s'entourant 
d'une  paroi  imperméable  et  protectrice  ;  en  réalité, 
ce  langage  ne  présente  aucun  danger,  parce  qu'on 
sait  bien  ce  qu'il  veut  dire. 

Il  n'en  est  plus  tout  à  fait  de  même  quand  on 
parle  des  espèces  microbiennes  mobiles  qui  vont 
d'un  point  à  un  autre  dans  un  liquide  hétérogène  et 
dont  on  raconte  l'histoire  en  disant  qu'elles  se  diri- 


l'instinct  de  la  conservation  113 

gent  vers  les  endroits  abondamment  fournis  en 
substances  nutritives  ou  qu'elles  fuient  les  subs- 
tances dangereuses  ;  on  voit  dans  ces  opérations 
salutaires  la  manifestation  de  l'instinet  de  la  conser- 
vation chez  ces  êtres  microscopiques,  et  cette  ma- 
nière de  parler  peut  n'être  pas  inofîensive,  parce 
qu'elle  entraîne  une  comparaison  involontaire  avec 
ce  qui  se  passe  chez  l'homme  fuyant  un  danger. 

Chez  l'homme,  en  effet,  il  y  a  d'abord  apprécia- 
lion  d'un  état  particulier  du  milieu,  constituant 
un  péril  pour  l'individu,  puis,  par  l'entremise  de 
mécanismes  complexes,  mise  en  train  d'un  ou  de 
plusieurs  appareils  locomoteurs  qui  amènent  le 
sujet  à  fuir  le  danger  qui  le  menace.  Le  langage 
humain,  appliqué  aux  êtres  unicellulaires,  fait 
croire  à  l'existence,  chez  ces  derniers,  d'une  com- 
plexité de  mécanisme  que  certains  micrographes  se 
sont,  contre  toute  vraisemblance,  efforcés  d'aper- 
cevoir. 

Je  le  répète,  nous  ne  pouvons  pas  pénétrer  dans 
la  subjectivité  d'un  protozoaire  ou  d'une  bactérie: 
nous  ne  saurons  jamais  si  le  fait,  pour  un  de  ces 
petits  êtres,  de  se  trouver  baigné  dans  une  région 
où  se  répand  une  substance  chimique  active,  s'ac- 
compagne chez  lui  d'une  sensation,  agréable  ou 
désagréable,  analogue  à  nos  sensations  gustatives 
ou  olfactives  ;  nous  ne  saurons  jamais  si  la  bac- 
térie apprécie  le  danger  ou  l'utilité  de  telle  ou  telle 
substance  chimique,  mais  nous  comprenons  sans 
peine  que  Vâclion  directe  des  produits  diffusés  dans 
les  infusions  puisse  donner  à  de  petites  masses  de 

10. 


114  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

protoplasma  un  mouvement,  une  chimiotaxie,  cen- 
tripète ou  centrifuge  dans  la  direction  du  centre 
de  difïusion;  j'ai  expliqué  ce  fait  ailleurs *. 

Nous  comprenons  aussi  que  la  sélection  natu- 
relle ait  fixé  les  chimiofaxies  utiles  et  fait  dispa- 
raître les  chimiotaxies  nuisibles,  ce  qui  fait  que, 
aujourd'hui,  nous  sommes  tentés  de  faire  inter- 
venir, dans  l'interprétation  de  ces  mouvements 
chimiotactiques,  l'appréciation  personnelle  des 
bactéries  qui  en  sont  l'objet.  Il  faut  d'ailleurs 
remarquer  que  l'adaptation  des  chimiotaxies  à  la 
conservation  des  microbes  n'est  réalisée  que  quand 
il  s'agit  de  substances  chimiques  répandues  dans 
les  milieux  où  ont  vécu  les  ancêtres  de  ces  micro- 
bes; tel  produit,  fabriqué  dans  nos  laboratoires, 
attire  des  espèces  qu'il  tue  ;  la  sélection  naturelle 
n'a  pu  s'exercer  que  relativement  aux  substances 
répandues  dans  la  nature. 

Ceux  qui  veulent,  malgré  tout,  voir  un  homme 
dans  chaque  microbe  déclareront  (et  avec  raison) 
que  la  même  chose  se  produit  pour  l'instinct  de  la 
conservation  chez  l'homme  ;  nous  pouvons  trouver 
un  goût  délicieux  à  une  substance  toxique  ;  notre 
expérience  n'existe  que  relativement  aux  objets  que 
nos  ancêtres  et  nous-mêmes  avons  souvent  ren- 
contrés sur  notre  route,  et  notre  appréciation  peut 
être  fautive  quand  il  s'agit  de  produits  nouveaux  ; 
mais  il  ne  s'ensuit  pas  que  l'appréciation  des  bac- 
téries ait  à  mettre  en  branle  des  mécanismes  com- 
parables aux  nôtres. 
1.  V,  Traité  de  biolologie,  §§  4  et  5. 


l'instinct  de  la  conservation  115 

Chez  les  animaux  supérieurs,  au  contraire,  l'ap- 
préciation des  nécessités  actuelles  est  utilisée  pour 
la  mise  en  train  des  mécanismes  convenables,  mais 
ces  mécanismes  sont  différents  suivant  les  diffé- 
rentes espèces  et  adéquats,  dans  chaque  individu, 
à  la  conservation  de  la  vie  individuelle. 

On  peut  diviser  en  deux  catégories  les  nécessités 
auxquelles  doit  faire  face  un  individu  pour  ne  pas 
mourir  ;  il  y  a  d'abord  celles  qui  ont  trait  directe- 
ment à  l'entretien  de  la  vie,  c'est-à-dire  au  renou- 
vellement du  milieu  intérieur  ;  il  y  a  ensuite  celles 
qui  résultent  des  autres  relations  de  l'individu  avec 
le  milieu,  relations  qui  doivent  être  telles  que  le 
mécanisme  individuel  ne  s'en  trouve  ni  dérangé  ni 
détruit. 

§  27.  Le  renouvellement  du  milieu  intérieur. 

Le  renouvellement  du  milieu  intérieur  constitue 
à  proprement  parler  la  vie  de  l'être  supérieur  ;  il 
est  nécessité  par  les  échanges  incessants  qui  se 
font  entre  ce  milieu  intérieur  et  les  éléments  his- 
tologiques  ;  ceux-ci,  au  cours  de  leur  vie  élémen- 
taire manifestée,  empruntent,  en  effet,  au  liquide 
dans  lequel  ils  baignent,  toutes  les  substances 
nécessaires  à  l'assimilation  (oxygène,  aliments)  et 
rejettent  dans  le  même  liquide  les  produits  acces- 
soires ou  excrémentitiels.  Le  milieu  intérieur 
deviendrait  donc  très  vite  impropre  à  l'entretien 
de  la  vie  élémentaire  des  cléments  histologiques 
s'il    n'était   fréquemment    renouvelé    en   tous  les 


Il6  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

points  de  l'organisme  ;  ce  renouvellement  du  milieu 
intérieur  se  compose  de  plusieurs  opérations  que 
l'on  peut  étudier  séparément. 

D'abord,  la  circulation  qui  brasse  sans  cesse  ce 
milieu  et  le  répartit  en  tous  les  points  de  l'orga- 
nisme, depuis  les  points  d'entrée  des  aliments  jus- 
qu'aux points  de  sortie  des  excréments,  en  passant 
par  les  endroits  où  se  fait  l'assimilation. 

Cette  opération,  éminemment  utile,  ne  peut 
être  suspendue  longtemps  sans  qu'il  en  résulte 
pour  certains  tissus  délicats  les  plus  graves  dan- 
gers ;  la  circulation  est  indispensable  à  chaque 
instant,  quelles  que  soient  d'ailleurs,  à  cet  instant, 
les  relations  de  l'organisme  avec  le  monde  exté- 
rieur; aussi  s'exécute-t-elle  indépendamment  des 
organes  par  lesquels  l'individu  connaît  son  am- 
biance ;  l'appréciation  des  états  extérieurs  n'inter- 
vient en  rien  dans  le  fonctionnement  circulatoire; 
la  circulation  s'est  établie  dans  les  êtres  au  cours 
des  générations  successives,  et  s'accomplit  durant 
la  vie  de  chacun,  quels  que  soient  les  accidents 
qu'il  rencontre  sur  sa  route. 

Nous  pouvons,  en  étudiant  aujourd'hui  l'état  du 
mécanisme  circulatoire  dans  les  divers  groupes 
animaux,  depuis  les  plus  inférieurs  jusqu'aux  plus 
élevés,  nous  rendre  compte,  jusqu'à  un  certain 
point,  des  étapes  qu'a  parcourues  ce  mécanisme 
pour  devenir  aujourd'hui  ce  qu'il  est  chez  l'homme. 
Mais  ce  qu'il  faut  surtout  remarquer,  c'est  que  ce 
mécanisme,  à  cause  de  la  nécessité  de  son  fonction- 
nement régulier,  est  devenu  aussi  indépendant  que 


l'instinct  de  la  conservation  117 

possible  des  autres  mécanismes  soumis  aux 
influences  extérieures.  Le  rytlimedcs  mouvements 
circulatoires  est  légèrement  modifiable  sous  l'in- 
fluence de  variations  intérieures,  mais  il  n'a  aucun 
rapport  avec  le  rythme  des  mouvements  des 
membres,  avec  le  rythme  de  la  parole,  etc. 

Il  est  vraiment  curieux  que  l'on  ait  été  amené  à 
localiser  dans  le  cœur,  le  plus  égoïste,  si  j'ose 
m'exprimer  ainsi,  de  tous  nos  muscles,  les  senti- 
ments altruistes  et  généreux;  cette  erreur  très 
ancienne  vient  probablement  de  ce  que  certaines 
émotions  très  fortes  peuvent  accidentellement 
retentir  sur  le  mouvement  du  cœur  et  en  accélérer 
ou  en  suspendre  les  battements;  mais  il  faut  jus- 
tement remarquer  que  ces  émotions  très  fortes 
sont  des  événements  anormaux  qui  ne  se  sont  pas 
reproduits  fréquemment  dans  l'histoire  de  l'espèce 
et  dont,  par  suite,  la  sélection  naturelle  n'a  pu 
tenir  compte;  si  ces  événements  avaient  été  ordi- 
naires, il  eût  fallu,  sous  peine  de  mort,  que  le 
mouvement  circulatoire  en  devînt  indépendant, 
comme  il  est  indépendant  de  la  plupart  des  phéno- 
mènes extérieurs  ;  une  série  de  syncopes  est  en 
effet  très  dangereuse. 

En  dehors  de  ces  cas  tout  à  fait  accidentels,  on 
peut  considérer  le  mécanisme  circulatoire  comme 
un  mécanisme  isolé,  dont  le  fonctionnement  est 
seulement  subordonné  au  maintien  de  certaines 
conditions  physiques  et  chimiques  dans  le  milieu 
intérieur  ({u'il  a  pour  fonction  de  brasser  sans 
cesse.  C'est  précisément  au  maintien  de  ces  condi- 


118  LES   INFLUENCES    ANCESTRALES 

tious  particulières  dans  le  milieu  intérieur  de 
l'individu,  que  sont  préposées  les  autres  fonctions 
qu'il  nous  reste  à  étudier. 

La  fonction  d'excrétion  qui  a  pour  objet  de 
débarrasser  l'organisme  des  produits  excrémen- 
titiels  sans  cesse  formés  à  son  intérieur  est,  chez 
les  espèces  peu  compliquées,  sous  la  dépendance 
directe  de  l'ambiance;  elle  consiste  simplement  en 
un  régime  d'échanges  qui  s'établit  physiquement 
à  travers  une  paroi  perméable,  entre  un  milieu  de 
concentration  plus  grande  et  un  milieu  de  concen- 
tration moindre. 

A  mesure  que  l'on  s'élève  dans  l'échelle  de 
l'organisation,  on  constate,  non  seulement  une 
spécialisation  croissante  des  parois  perméables, 
dont  chacune,  en  un  endroit  différent  de  l'orga- 
nisme, excrète  des  produits  différents  gaz  excrétés 
par  le  poumon,  sueur,  urine,  etc.),  mais  encore, 
dans  certains  cas,  une  formation  de  cavités  inter- 
médiaires creusées  dans  la  profondeur  des  tissus 
et  où  s'accumulent  les  produits  d'excrétion  jusqu'à 
ce  qu'il  soit  commode  à  l'individu  de  s'en  débar- 
rasser définitivement;  telle  est,  par  exemple,  la 
vessie,  dont  la  cavité  est  en  dehors  du  milieu  inté- 
rieur et  qui,  néanmoins,  ne  se  vide  dans  l'am- 
biance que  sous  l'influence  de  certains  mouvements 
de  l'individu.  L'existence  de  ces  cavités  intermé- 
diaires fait  que  la  fonction  d'excrétion  se  dédouble 
en  deux  temps,  d'abord  l'excrétion  proprement 
dite  qui  dépend  des  conditions  réalisées  au  niveau 
des  surfaces  excrétrices   et  qui   se  "produit,  pour 


l'jnstixct  dk  la  conservation  119 

ainsi  dire,  passivement;  ensuite  l'émission  des 
substances  accumulées  dans  les  réservoirs  inter- 
médiaires, émission  qui  est  commandée  par  l'indi- 
vidu, lorsqu'il  en  éprouve  le  besoin. 

Le  besoin  est  une  de  ces  appn'-ctations  dont  nous 
parlions  tout  à  l'heure  et  qui  sont  les  mobiles  des 
actes  des  êtres;  nous  allons  le  retrouver  jouant  un 
rôle  de  premier  ordre  dans  l'alimentation. 

§  28.  L'alimentation. 

De  toutes  les  fonctions  dans  lesquelles  se  décom- 
pose le  renouvellement  du  milieu  intérieur,  l'ali- 
mentation est  celle  où  l'individu  doit  le  plus 
constamment  utiliser  sa  connaissance  du  milieu 
ambiant  ;  et  cependant,  une  partie  de  cet^e  fonc- 
tion, l'alimentation  gazeuse,  est  encore  à  peu  près 
indépendante  des  appréciations  des  êtres  ;  cela  se 
comprend  aisément,  si  l'on  réfléchit  que  la  distri- 
bution des  gaz  utiles  à  lavie  est  à  peu  près  uniforme 
dans  les  endroits  habités  par  une  espèce  donnée  ; 
l'alimentation  gazeuse  se  fait  donc  d'une  manière 
uniforme  dans  l'ensemble  d'une  espèce,  et  il  faut 
bienavouer  que  lorsque,  par  hasard,  la  distribution 
des  gaz  en  un  certain  point  est  défavorable  à  la  vie 
d'un  être,  cet  être,  quel  qu'il  soit,  est  fort  mal 
outillé  pour  se  défendre  contre  cette  mauvaise 
condition. 

Si  l'espèce  a  ses  surfaces  respiratoires  enfermées 
dans  uue  cavité  qu'il  est  possible  de  clore,  les 
individus  sont  capables  de  lutter  un  instîml  contre 


120  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

les  gaz  délétères  en  fermant  provisoirement  leurs 
cavités  respiratoires;  mais,  lorsque  quelqu'un 
éprouve,  à  l'improviste,  la  sensation  d'étoulTement, 
il  doit  chercher  son  salut  dans  la  fuite,  et  essayer 
de  se  transporter,  avant  l'asphyxie  complète,  dans 
une  région  pourvue  de  gaz  bienfaisants  ;  c'est  donc 
à  la  locomotion  qu'il  doit  avoir  recours,  et  la  loco- 
motion nécessite  une  connaissance  approfondie  de 
l'ambiance;  mais,  du  moins  pour  l'espèce  humaine, 
l'expérience  ancestrale  relative  aux  gaz  est  presque 
nulle,  et  si  nous  savons,  pour  fuir  l'asphyxie,  éviter 
de  nous  heurter  aux  corps  solides  et  de  nous 
noyer  dans  les  liquides,  nous  n'avons  aucun 
moyen  de  deviner  si,  pour  trouver  des  gaz  meil- 
leurs, nous  devons  nous  diriger  à  droite  ou  à 
gauche. 

En  définitive,  l'alimentation  gazeuse  des  êtres 
vivants  est  subordonnée  aux  conditions  de  milieu  ; 
leur  rôle  personnel  relativement  au  choix  de  cette 
alimentation  est  presque  nul. 

Il  n'en  est  pas  de  même  pour  l'alimentation  en 
corps  solides  ou  liquides. 

Une  partie  de  cette  alimentation,  qui  est  l'ali- 
mentation proprement  dite,  se  passe  normalement 
en  dehors  de  toute  appréciation  personnelle  de 
l'être,  exactement  comme  la  circulation  ou  l'ali- 
mentation gazeuse;  c'est  l'ensemble  des  phéno- 
mènes qui  s'accomplissent  après  l'introduction  des 
aliments  dans  les  cavités  digestives;  dans  la  diges- 
tion et  l'absorption  interviennent  principalement 
l'état   des    surfaces    digestives  et    la    nature  des 


l'instixct  de  la  conservation  121 

.ilinicnls  ingérés  ;  rarement  ces  phénomènes  locaux 
retentissent  sur  l'ensemble  du  mécanisme  indi- 
viduel de  manière  à  être  subitement  interrompus 
par  des  mouvements  d'expulsion;  on  vomit  quel- 
quefois quand  on  a  ingéré  des  poisons  ou  qu'il 
s'est  produit,  dans  le  tube  digestif,  des  phénomènes 
anormaux  (indigestions),  mais  ce  sont  là  des  cas 
pathologiques,  et  il  faut  avouer  que  le  rôle  appré- 
ciateur de  l'intestin  n'est  pas  bien  merveilleux  ;  il 
vaut  mieux  éviter  de  s'en  rapporter  à  lui  et  choisir 
avec  soin  les  aliments  convenables  avant  de  les 
ingérer;  c'est  d'ailleurs  parce  que  les  animaux  sont 
le  plus  souvent  admirablement  outillés  à  cet  effet, 
que  l'éducation  appréciatrice  de  l'intestin  n'a  pas 
été  poussée  bien  loin  au  cours  de  la  formation 
des  espèces  ;  ne  recevant  normalement  que  des 
aliments  convenables,  le  tube  digestif  n'a  pas  été 
suffisamment  préparé  à  la  discrimination. 

Le  choix  des  aliments  dans  l'ambiance  est  une 
fonction  dont  le  mauvais  accomplissement  entraîne 
fatalement  la  mort;  le  mécanisme  qui  en  est  chargé 
a  donc  été  admirablement  perfectionné  par  la 
sélection  naturelle. 

Sauf,  peut-être,  l'homme,  qui  sest  dégradé  à  ce 
point  de  vue  sous  l'influence  de  la  civilisation, 
tous  les  animaux  savent  reconnaître  immédiate- 
ment la  nourriture  qui  leur  est  convenable  ;  ils 
savent  aussi  quand  son  ingestion  est  nécessaire; 
nous  donnons  le  nom  de/«(?/ietde  soif  a.ux  sensa- 
tions de  besoin  qui  poussent  les  animaux  à  manger 
et  à  boire. 

11 


122  LES    INFLUENCES   AXCESTRALES 

Et  rien  n'est  plus  merveilleux,  pour  un  observa- 
teur qui  ne  songe  pas  aux  adaptations  progressives 
des  êtres  pendant  leur  évolution  spécifique,  rien 
n'est  plus  merveilleux,  dis-je,  que  cet  admirable 
instinct  qui  pousse  les  animaux  à  choisir,  au  milieu 
de  tant  d'objets  divers,  ceux  dont  l'ingestion  leur 
est  utile  ;  le  poussin  qui  sort  de  l'œuf  dans  une 
couveuse  artificielle  sai7  manger  et  boire;  il  choisit, 
dans  la  pâtée  qui  lui  est  offerte,  les  morceaux  les 
plus  appétissants  ;  il  a  des  yeux  pour  voir,  un 
organe  olfactif  pour  sentir  ;  les  émanations  odo- 
rantes excitent  son  besoin  de  manger,  et  il  sait 
manger. 

Cette  fonction,  la  plus  difficile  à  accomplir  de 
toutes  les  fonctions  indispensables  à  la  conser- 
vation de  la  vie,  met  en  jeu  la  plupart  des  méca- 
nismes individuels;  les  sens  d'appréciation  chimique 
(palper,  goût,  odorat,  sens  de  la  couleur,  sens  du 
timbre)  renseignent  l'individu  sur  la  nature  chi- 
mique des  objets  extérieurs  ;  sa  vue  lui  indique  la 
place  qu'occupe  dans  l'ambiance  l'objet  intéres- 
sant ;  son  sens  des  attitudes  lui  fait  savoir  quels 
mouvements  il  doit  exécuter  pour  s'emparer  de  cet 
objet  et  le  déglutir  après  l'avoir,  s'il  le  juge  néces- 
saire, trituré.  Tous  les  sens  et  tous  les  organes  de 
locomotion  sont  utilisés  par  l'être  vivant  pour  son 
approvisionnement  en  substances  alimentaires; 
l'accomplissement  de  cette  fonction  indispensable 
à  la  vie  a  donc  naturellement  développé  et  perfec- 
tionné toutes  ces  parties  du  mécanisme  indi- 
viduel. 


l'instinct  de  la  conservation  123 

Si  la  nourriture  est  uniquement  végétale,  (les 
animaux  se  nourrissent  tous  d'êtres  vivants  ou  de 
cadavres  d'êtres  vivants),  ce  n'est  pas  le  besoin  de 
s'approvisionner  qui  a  beaucoup  développé  la 
locomotion;  il  suffit  à  Tanimal  de  savoir  recon- 
naître les  plantes  utiles  et  les  plantes  nuisibles. 
Évidemment,  son  éducation  n'est  faite  à  ce  sujet 
que  relativement  aux  plantes  que  lui-même  ou  ses 
ancêtres  ont  fréquemment  rencontrées  ;  pour  les 
plantes  nouvelles,  son  instinct  est  en  défaut;  mais, 
précisément,  l'obscure  conscience  de  son  expérience 
insuffisante  se  traduit  chez  lui  par  une  défiance 
instinctive  de  ce  qu'il  ne  connaît  pas  ;  encore  celte 
défiance  n'cst-elle  pas  toujours  assez  violente;  les 
moutons  que  l'on  importe  au  Tonkin,  y  meurent 
tous  parce  qu'ils  ne  savent  pas  se  défier  de  plantes 
qui  leur  sont  nuisibles. 

Chez  les  herbivores,  les  qualités  locomotrices 
n'ont  pas  été  développées  par  le  besoin  d'appro- 
visionnement, mais  par  le  danger  qui  résulte  du 
fait  qu'eux-mêmes  peuvent  servir  de  nourriture  à 
d'autres  animaux. 

Pour  les  carnassiers,  au  contraire,  c'est  la  néces- 
sité d'atteindre  une  proie  fuyante  qui  a  développé, 
non  seulement  Tagilité  et  les  autres  qualités  loco- 
motrices, mais  encore  les  organes  des  sens  qui 
permettent  de  découvrir  la  proie  quand  elle  se 
cache.  La  locomotion  joue  alors  un  rôle  si  impor- 
tant dans  la  recherche  des  aliments,  que  cette  partie 
du  «  renouvellement  du  milieu  intérieur  »  se  con- 
fond avec  les  autres  nécessités  que  nous  étudierons 


124  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

tout  à  l'heure,  à  propos   des  relations   générales 
qui  existent  entre  l'individu  et  son  milieu. 

Avant  de  nous  livrer  à  des  considérations  géné- 
rales sur  ces  relations,  c'est-à-dire  avant  d'entre- 
prendre la  seconde  partie  de  l'étude  de  l'instinct 
de  la  conservation,  il  faut  dire  quelques  mots  des 
condiiions  physiques  réalisées  dans  l'individu. 


§  29.  Les  conditions  physiques. 

Si  le  milieu  intérieur  doit,  pour  l'entretien  de  la 
vie  élémentaire  manifestée  des  tissus,  jouir  de 
certaines  propriétés  chimiques  que  lui  assure  son 
renouvellement,  il  faut  aussi  qu'il  remplisse  quel- 
ques conditions  physiques  indispensables. 

Le  degré  d'hydratation  peut  être  considéré,  soit 
comme  condition  physique,  soit  comme  condition 
chimique,  car  le  rôle  de  l'eau,  véhicule  des  réac- 
tions chimiques,  peut  être  rapporté  à  l'une  quel- 
conque de  ces  sciences  ;  on  a  précisément  créé  le 
mot  de  chimie  physique  pour  l'étude  des  phéno- 
mènes qui  sont  à  cheval  sur  la  physique  et  la  chi- 
mie ;  les  phénomènes  d'osmose,  si  capitaux  dans 
la  vie  élémentaire  manifestée,  sont  du  ressort  de 
la  chimie  physique. 

L'hydratation  et  la  teneur  en  sels  de  nos  tissus 
sont  maintenues  constantes  par  l'alimentalion  ; 
c'est  surtout  la  sensation  de  soif  qui  nous  avertit 
d'une  hydratation  insuffisante  ou  d'une  concentra- 
tion saline   exagérée  ;  nous   n'avons  donc   pas    à 


l'instinct  de  la  conservation  125 

nous  occuper  davantage  de  cette  question  qui 
rentre  dans  le  paragraphe  précédent. 

Il  n'en  est  pas  de  même  d'un  autre  facteur  phy- 
sique, la  température. 

De  mémo  que  toutes  les  réactions  chimiques,  la 
vie  élémentaire  manifestée  d'une  espèce  présente 
un  optimum  de  température;  à  mesure  qu'on 
s'éloigne  de  cet  optimum,  soit  en  montant,  soit 
en  descendant,  la  vie  élémentaire  manifestée  se 
trouve  gênée;  elle  peut  être,  suivant  les  cas,  soit 
simplement  ralentie  ou  presque  suspendue,  (engour- 
dissement de  certains  animaux  par  le  froid),  soit 
au  contraire  remplacée  par  des  réactions  destruc- 
tives des  suhstances  vivantes.  Or,  d'une  part,  la 
température  de  l'amhiance  varie  sans  cesse,  d'autre 
part  les  réactions  de  la  vie  produisent  de  la 
chaleur. 

Chez  certaines  espèces  dites  poïkilothermes,  les 
réactions  vitales  ont  seulement  pour  résultat  d'éle- 
ver très  légèrement  la  température  individuelle 
au-dessus  de  la  température  amhiante  ;  la  tempé- 
rature de  ces  animaux  varie  constamment  avec  la 
température  extérieure  et  leur  activité  vitale  s'en 
ressent;  un  crocodile,  très  actif  à  35°,  est  entière- 
ment engourdi  à  une  température  assez  basse; 
une  température  trop  élevée  lui  devient  bientôt 
nuisible  et  même  mortelle. 

Chez  d'antres  espèces,  en  particulier  chez  les 
mammifères  et  les  oiseaux,  les  variations  de  la 
température  en  deçà  et  au  delà  de  l'optimum  spé- 
cifique sont  bien  [tlus  limitées  ;  un  écart  de  quel- 

11. 


126  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

ques  degrés  entraîne  nécessairement  la  destruction 
de  quelques-uns  des  tissus  les  plus  importants 
pour  la  coordination  ;  or  les  variations  de  la  tem- 
pérature atmosphérique  sont,  chaque  jour,  plus 
considérables  que  celles  dont  l'animal  peut  sup- 
porter les  effets  sans  mourir;  il  est  donc  indispen- 
sable, sous  peine  de  mort,  que,  à  chaque  instant, 
un  mécanisme  régulateur  intervienne  pour  pro- 
portionner aux  nécessités  du  maintien  de  la  tem- 
pérature individuelle  la  quantité  des  réactions 
thermogènes  qui  se  produisent  dans  l'organisme; 
cette  régulation  se  fait  en  nous  sans  que  nous  nous 
en  doutions,  et,  à  l'état  de  santé,  notre  tempéra- 
ture n'oscille  pas  de  plus  d'un  degré  en  24  heures; 
c'est  même  là  une  des  particularités  les  plus  mer- 
veilleuses de  notre  organisation. 

La  recherche  de  la  genèse  ancestrale  de  cette 
particularité  est  très  difficile  ;  comment  ont  apparu 
ces  substances  vivantes  qui  ne  peuvent  vivre 
qu'autour  d'une  température  donnée  ?  Des  hypo- 
thèses ont  été  émises  à  ce  sujet,  mais  ce  ne  sont 
que  des  hypothèses  et  je  les  trouve  pour  ma  part 
bien  peu  satisfaisantes.  Voilà  un  exemple  de  l'in- 
suffisance de  nos  documents  historiques  et  préhis- 
toriques; la  méthode  darwinienne  nous  permet  de 
concevoir  que,  ces  substances  vivantes  à  nécessité 
homothermique  s'étant  produites  dans  des  condi- 
tions que  nous  ne  connaissons  pas,  il  en  soit 
résulté  ultérieurement  et  progressivement  des 
mécanismes  régulateurs  de  température  dont 
nous   constatons    aujourd'hui   le    fonctionnement 


l'instinct  de  la  conservation  127 

automatique,  sans  d'ailleurs  être  capables  de  les 
décrire  dans  leurs  détails  et  de  les  analyser  com- 
plètement. 

Mais  connaissons-nous  davantage  la  genèse  de 
notre  circulation  à  rythme  régulier?  Darwin  nous 
a  appris  à  ne  pas  nous  étonner  de  ce  que  les 
choses  sont  comme  elles  sont,  et  c'est  déjà  beau- 
coup; mais  il  ne  faut  pas  avoir  la  prétention  de 
reconstruire  tout  le  passé  avec  ce  qu'on  connaît 
du  présent;  nous  sommes  certains  seulement  que 
le  passé  a  conduit  au  présent,  et  nous  n'en  savons 
pas  davantage  dans  beaucoup  de  cas. 

Une  constatation  intéressante,  que  nous  pouvons 
faire  cependant  au  sujet  de  ce  merveilleux  o?'(/a«ei 
de  la  régulation  des  températures^  est  que,  comme 
tous  les  organes  que  nous  pouvons  décrire  complè- 
tement, il  vérifie  le  principe  de  Lamarck,  du  déve- 
loppement par  le  fonctionnement  habituel  et  de 
l'atrophie  par  désuétude,  ce  qui  nous  rend  plus 
facile  encore  la  conception  de  sa  genèse  ances- 
trale. 

Si,  au  milieu  de  l'été,  la  température  s'abaisse 
brusquement  à  8  ou  9  degrés  centigrades,  nous 
grelottons,  même  en  nous  couvrant  comme  en 
hiver  ;  tandis  que  lorsqu'une  pareille  température 
survient    du    milieu  des   froids    de   l'hiver,   nous 

1.  La  définition  de  Vorgane  est  purement  pliysiologiqiic  :  on 
appelle  organe  l'ensemble  de  tous  les  éléments  anatomiqucs 
qui  collaborent  k  l'exécution  d'une  fonction.  C'est  la  fonction 
qui  définit  l'organe  et  c'est  pour  cela  que.  par  le  fonctionne- 
ment habituel,  la  fonction  développe,  are  l'organe. 


128  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

éprouvons  du  plaisir  à  nous  vêtir  légèrement.  Notre 
organe  de  la  lutte  contre  le  froid  est  développé  par 
l'exercice  à  la  fin  de  l'hiver;  il  s'atrophie  par  désué- 
tude au  milieu  des  chaleurs  de  l'été,  et  l'on  peut  se 
demander  si  l'emploi  des  calorifères,  qui  nous  per- 
mettent de  ne  plus  lutter  par  nos  propres  moyens 
contre  les  rigueurs  hivernales,  ne  conduira  pas  à 
la  longue  à  une  atrophie  dangereuse  de  ce  méca- 
nisme essentiel  ;  il  est  certain  que  les  citadins 
jouissant  d'un  grand  confortable  sont  plus  frileux 
que  les  paysans;  l'emploi  des  vêtements  chauds 
nous  a  déjà  rendus  inaptes  à  supporter  des  froids 
que  nos  ancêtres  ne  redoutaient  peut-être  pas  dans 
leur  nudité. 


CIIAPITHK  IX 

LES   RELATIONS   DE   LANIMAL 
AVEC   L'AMBIANCE 


§  30.  L'expérience  dépend  du  genre  de  vie. 

Nous  devons  maintenant  étudier,  dans  leur  en- 
semble, les  rapports  de  l'être  vivant  avec  son 
milieu  ;  nous  avons  déjà  parlé  de  quelques-uns  de 
ces  rapports  à  propos  de  la  nécessité,  pour  l'ani- 
mal, de  se  procurer  des  aliments  convenables;  mais 
il  y  a  d'autres  nécessités  et  nous  ne  séparerons  plus 
désormais  les  unes  des  autres. 

Du  moment  qu'il  y  a  locomotion,  il  faut  qu'il  y 
ait  connaissance  du  milieu,  sous  peine  de  mort  ; 
cette  connaissance  du  milieu  doit  être  telle  que 
l'animal  puisse  s'en  servir  pour  éviter  les  acci- 
dents, c'est-à-dire  les  destructions  partielles  ou 
totales  de  son  mécanisme  :  il  est  bien  évident  que 
l'expérience  ancestrale  sera  différente  suivant  qu'il 
s'agira  d'un  être  vivant  dans  l'eau,  d'un  être  vivant 
sur  la  terre  ou  dans  la  terre,  ou  d'un  animal 
capable  de  voler  dans  les  airs  ;  ce  qui  nous  inté- 
resse le  plus,  nous  hommes,  c'est  évidemment 
l'expérience  acquise  par  la  vie  sur  la  terre,  mais 


130  LES    INFLUENCES   ANCESTRALES 

comme  il  semble  probable  que  nous  avons  eu  des 
ancêtres  aquatiques,  nous  ne  sommes  pas  certains 
de  n'avoir  pas,  dans  le  fond  de  notre  conscience 
héréditaire,  des  restes  d'une  expérience  ancestrale 
acquise  dans  l'océan. 

Il  ne  faut  pas  oublier  cependant  que,  lorsqu'un 
être  change  de  milieu,  il  se  sert,  dans  le  nouveau 
milieu,  de  tous  les  outils  qu'il  avait  acquis  dans  le 
milieu  précédent  (l'expérience  acquise  est  un  de 
ces  outils  et  le  plus  important),  et  que,  s'en  servant 
dans  des  conditions  nouvelles,  il  les  modifie  et  les 
adapte  à  ces  nouvelles  circonstances. 

Peut-être  (!?)  faut-il  voir  un  souvenir  de  notre 
ancienne  existence  aquatique  dans  les  rêves  que 
nous  faisons  tous  quelquefois  et  où  il  nous  semble 
que  nous  voguons,  sans  mettre  pied  à  terre,  à  tra- 
vers des  espaces  fluides.  Lorsque  nous  racontons 
ces  rêves  nous  disons  volontiers  qu'il  nous  semblait 
avoir  perdu  notre  poids  ;  cette  expression  est  peut- 
être  fautive,  mais  elle  nous  fait  immédiatement 
comprendre  combien  peut  être  différente,  relati- 
vement à  la  pesanteur,  l'expérience  d'un  oiseau, 
d'un  poisson  ou  d'un  homme. 

§  31.  L'expérience  de  la  pesanteur. 

Absolument  évidente  chez  les  animaux  qui  mar- 
chent sur  la  terre,  l'expérience  de  la  pesanteur  se 
manifeste  également  chez  beaucoup  d'animaux  qui 
vivent  dans  l'eau  et  dont  le  corps  est  toujours 
orienté  par  rapport  à  la  verticale. 


RELATIONS    DE   l'aNIMAL   AVEC    l'aMBIANCE       131 

Il  est  d'ailleurs  bien  certain  que,  de  toutes  les 
conditions  physiques  réalisées  à  la  surface  de  la 
terre,  la  pesanteur  est  celle  qui  s'est  le  moins 
modifiée  depuis  l'apparition  de  la  vie,  et  aussi 
celle  qui  est  la  plus  constante  d'un  pcMc  à 
l'autre. 

Il  est  donc  tout  naturel  que  l'expérience  de  la 
pesanteur  soit  une  des  plus  anciennement  acquises; 
la  verticalité  des  végétaux,  si  elle  s'explique  aisé- 
ment par  des  causes  actuelles,  a  pu  néanmoins 
laisser  des  traces  héréditaires  ;  dans  tous  les  cas, 
si  nous  nous  bornons  aux  vertébrés  terrestres, 
nous  pouvons  affirmer  que  la  position  qui  leur  est 
normale  au  cours  de  la  locomotion  est  générale- 
ment celle  dans  laquelle  le  plan  de  symétrie  de 
leur  corps  est  vertical. 

Une  des  premières  choses  que  sachent  faire  les 
petits  animaux  dès  que  leurs  moyens  le  leur  per- 
mettent est  de  se  tenir  debout.  Il  est  bien  évident 
aussi,  l'observation  la  plus  élémentaire  le  prouve, 
que  l'expérience  de  la  chute  est  gravée  dans  toutes 
les  consciences;  nous  savons  ce  que  c'est  que 
tomber  et  nous  le  savons  si  bien  que  nous  attri- 
buons à  ce  mot  une  valeur  absolue  qu'il  n'a  pas. 
Chateaubriant  parle  de  «  la  pluie  qui  tombe  goutte 
à  goutte  dans  l'infini  ».  Les  enfants  demandent 
pourquoi  la  lune,  le  soleil,  les  étoiles  ne  tombent 
pas^,  si  elles  ne  sont  pas  attachées  à  un  plafond 

1.  Ils  s'étonnent  aussi  que  les  hommes  des  antipodes  n'aient 
pas  la  tète  en  bas  ;  l'expression  en  haut  a  pour  eux  une  signi- 
fication absolue. 


132  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

comme  celui  qu'imaginaient  nos  ancêtres  les  Gau- 
lois. 

Voilà  le  premier  exemple  que  nous  rencontrions 
d'un  résultat  d'expérience  ancestrale  qui  est  devenu, 
par  fixation  dans  notre  hérédité,  une  notion  méta- 
phijsique ;  nous  en  rencontrerons  bien  d'autres. 

Le  jeune  poussin  qui  sort  de  l'œuf  *«(/  se  tenir 
sur  ses  pattes;  il  le  sait  de  la  manière  qu'il  faut 
pour  qu'il  puisse  le  réaliser,  sans  avoir  la  moindre 
notion  de  l'anatomie  des  muscles  qu'il  met  enjeu 
pour  cela  :  il  le  sait  dans  le  langage  particulier  de 
son  sens  des  attitudes,  de  même  qu'il  sait,  dans  le 
langage  de  son  sens  olfactif,  que  telle  partie  de  sa 
pâtée  est  appétissante  sans  connaître  le  moins  du 
monde  la  chimie  ^  ;  l'expérience  ancestrale  a  été 
de  tout  temps  à  l'usage  et  à  la  taille  de  nos  ancêtres; 
la  connaissance  héréditaire  qui  en  résulte  pour 
nous  est  à  notre  usage  et  à  notre  taille. 

§  32.  L'expérience  des  corps  solides. 

Parmi  les  notions  que  l'être  vhant  a  acquises 
relativement  à  son  ambiance,  il  en  est  une  qui,  au 
moins  dans  les  espèces  ayant  un  genre  de  vie  ana- 
logue au  nôtre,  a  certainement  joué  de  très  bonne 
heure  un  rôle  capital  ;  c'est  la  notion  des  corps 
solides  ;  tant  par  la  vue  que  par  le  toucher,  les 
individus  ont  pris  conscience  de  la  rigidité  et  de 

1.  De  môme  qu'un  photographe  reproduit  un  paysage  sans 
savoir  dessiner  et  sans  connaître  les  éléments  de  ce  qu"il  repro- 
duit. 


RELATIONS   DE   i/aMMAL   AVEC    L'aMBIANCE       133 

rinimulabililé  de  ces  corps  qui  constituaient  des 
points  de  repère  dans  le  monde  extérieur;  s'il 
n'avait  existé  autour  des  êtres  vivants  que  des 
fluides  amor|)lios  et  changeants,  on  ne  conçoit  pas 
comment  seraient  nées  les  préoccupations  topogra- 
pliiques. 

Les  corps  solides  ont  été  sans  doute  les  corps 
par  excellence;  la  description  du  monde  ambiant, 
à  l'échelle  de  l'animal  qui  avait  besoin  de  cette 
description  pour  se  mouvoir,  s'est  composée  sur- 
tout des  corps  solides.  Et  l'on  comprend  sans  peine 
comment  ces  corps  que  nos  études  d'aujourd'hui 
nous  montrent  n'être  que  très  imparfaitemeni 
rigides  et  immuables,  ont  laissé  dans  le  souvenir 
de  nos  ancêtres  la  notion  de  corps  rigoureusement 
solides  et  indéformables;  pour  le  renard  qui  veut 
entrer  dans  son  trou,  pour  le  serpent  qui  passe 
entre  deux  pierres,  la  topographie  des  corps  solides 
est  définitive  et  fixe;  au  point  de  vue  des  nécessités 
de  la  conservation  de  la  vie,  il  existe  dans  le 
monde  une  quantité  énorme  de  corps  rigoureuse- 
ment solides  ;  la  notion  de  C(jrps  solide  est  la  plus 
ancienne  notion  de  corps  qui  ait  été  acquise  par 
l'expérience  ancestrale,  et  aujourd'hui  encore,  nous 
ne  pouvons  guère  nous  imaginer  les  corps  autre- 
ment que  sous  l'espèce  solide,  quoique  nous  ayons 
acquis  la  notion  des  fluides. 

Une  conséquence  de  cette  antiquité  de  la  notion 
de  corps  solides  a  été  que,  devant  l'existence  évi- 
dente de  corps  non  solides,  comme  les  liquides  ou 
les  gaz,  de  corps  imparfaitement   solides   comme 

12 


134  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

les  arbres  dont  les  branches  et  les  feuilles  trem- 
blent au  vent,  devant  la  constatation  scientifique 
de  la  non  rigidité  des  corps  qui  nous  avaient  paru 
le  plus  rigides,  nous  avons  été  amenés  à  considérer 
ces  corps  fluides  ou  imparfaitement  solides  comme 
composés  d'éléments  solides,  indéformables,  capa- 
bles de  se  mouvoir  les  uns  par  rapport  aux  autres  ; 
cela  a  été  l'origine  de  la  théorie  atomique,  quoi- 
que la  notion  d'atome  se  soit  beaucoup  modifiée 
depuis. 

Le  mot  corps  a  pour  nous,  primitivement,  la 
signification  de  corps  solide  ;  c'est  parce  que  les 
corps  solides  sont  susceptibles  d'une  définition 
précise  et  distincte,  que  la  description  de  covps 
différents  s'est  substituée  très  vite  à  la  conception 
d'une  ambiance  unique  formée  de  parties  indis- 
tinctes. 

Le  rôle  des  corps  solides  dans  notre  éducation 
ancestrale  a  été  tel  que  nous  pouvons  dire  aujour- 
d'hui, sans  trop  d'exagération,  que  notre  logique, 
résumé  héréditaire  de  l'expérience  des  ancêtres, 
est  surtout  une  logique  des  corps  solides. 

J'ai  essayé  de  montrer,  dans  un  autre  ouvrage  i, 
comment  les  notions  expérimentales  résultant  du 
frottement  de  nos  ancêtres  avec  les  corps  solides, 
nous  ont  servi  à  faire  de  l'arithmétique  et  de  la 
géométrie,  et  comment  ces  deux  sciences,  qui  ont 
comme  point  de  départ  des  notions  résultant  d'une 
expérimentation  ancestrale  grossière  sont  cepen- 
dant des  sciences  rigoureuses  qui  nous  permettent 

1.  Les  Lois  naturelles.  Paris,  Alcaii,  1904. 


RELATIONS   DE   l'aNIMAL   AVEC    i/aMBIANCE       135 

de  nous  rendre  compte,  en  particulier,  de  I<a  gros- 
sièreté des  observations  dont  elles  ont  tiré  leur 
naissance. 

La  notion  si  profondément  ancrée  en  nous,  de 
l'impénétrabilité  des  corps  est  aussi  une  consé- 
quence de  l'importance  considérable  que  nous 
avons,  dès  le  début,  attribuée  aux  corps  solides  ; 
si  nous  n'avions  eu  affaire  qu'à  des  liquides  ou  à 
des  gaz,  nous  aurions  cru  au  contraire,  en  faisant 
des  expériences  grossières  comme  celles  de  nos 
ancêtres,  à  la  pénétrabilité  des  corps.  Lorsque, 
sur  la  foi  de  pesées  précises,  nous  avons  voulu 
étendre  la  notion  d'impénétrabilité  aux  fluides, 
nous  avons  été  obligés  de  l'attribuer  à  des  atomes  * 
calqués  sur  le  modèle  des  corps  solides  et  com- 
posant des  agglomérations  qui,  pour  nous  obser- 
vateurs, sont  pénétrables  les  unes  aux  autres  ; 
dans  un  ballon  de  verre  rempli  de  gaz  hydrogène  à 
la  pression  d'une  demi  atmosphère,  nous  pouvons 
ajouter,  en  ouvrant  le  robinet,  une  certaine  quan- 
tité d'air  qui  occupe,  comme  l'hydrogène,  le  volume 
du  ballon. 

C'est  encore  bien  pis  quand  il  s'agit  de  corps 
réagissant  chimiquement  les  uns  avec  les  autres. 
La  notion  d'impénétrabilité,    quand  il   s'agit  des 

1.  Chose  curieuse  et  qui  a  dû  se  produire  chez  beaucoup  de 
débutants,  quand  on  m'a  enseigné  la  théorie  atomique,  et  quoique 
les  atomes  fussent  calqués  sur  les  corps  solides  que  nous  con- 
naissons, l'existence  môme  de  ces  corps  solides  et  de  la  cohésion 
qui  les  forme  datomes  ma  paru  le  mystère  le  plus  impéné- 
trable. 


136  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

gaz,  se  réduit  à  la  loi  de  Lavoisier,  de  l'addition 
des  masses  des  corps. 

L'étude  des  solides  limitant  d'une  manière  rigide 
dans  l'ambiance  le  champ  qui  reste  librement 
ouvert  aux  mouvements  de  l'être  vivant  a  naturel- 
lement amené  les  êtres  à  attribuer  une  importance 
capitale  à  la  forme  des  corps;  c'est  la  géométrie 
qui  est  la  science  des  formes  des  corps  solides. 

Mais  les  corps  de  l'ambiance  se  déplacent  les 
uns  par  rapport  aux  autres,  de  sorte  que  la  topo- 
graphie des  régions  librement  ouvertes  à  l'être 
vivant  change  à  chaque  instant;  l'être  vivant  se 
déplace  lui-même  aussi  dans  le  milieu  ;  l'étude  de 
toutes  ces  variations  des  conditions  topographiques 
dans  le  temps  constitue  la  science  appelée  méca- 
nique-^ j'ai  étudié  ailleurs^  le  rôle  de  l'expérience 
ancestrale  dans  l'établissement  des  principes  géné- 
raux de  cette  science. 

Un  des  phénomènes  mécaniques  les  plus  impor- 
tants relativement  à  la  conservation  de  la  vie  est 
le  choc  résultant  de  la  rencontre  de  deux  corps  de 
vitesses  différentes  ;  si  l'un  des  corps  qui  se  choquent 
est  un  corps  vivant,  il  peut  en  résulter  pour  lui.  à 
cause  de  la  fragilité  de  son  mécanisme,  une  des- 
truction partielle,  une  blessure  capable  d'entraver 
le  fonctionnement  de  la  coordination  générale; 
une  blessure  peut  s'opposer  au  renouvellement  du 
milieu  intérieur  et,  par  conséquent,  mettre  la  vie 
en  danger. 

Il  est  donc  indispensable  à  la  conservation   de 

1.  Les  Lois  naturelles,  op.  cit. 


RELATIONS   DE    l' ANIMAL   AVEC   L' AMBIANCE        137 

l'individu,  que  celui-ci  puisse  apprécier  la  disposi- 
tion des  corps  solides  en  mouvement  et  aussi,  ce 
qui  revient  au  même,  la  nature  de  son  propre  mou- 
vement par  rapport  aux  corps  solides  de  son 
ambiance.  Les  documents  qu'il  perçoit  par  les 
yeux  et  par  le  toucher  lui  permettent,  jusqu'à  un 
certain  point,  grâce  à  la  notion  anciennement 
acquise  du  déterminisme  universel,  de  prévoir  les 
modifications  de  la  forme  du  monde  solide  qui 
l'entoure,  et,  les  prévoyant,  d'en  tirer  parti  pour 
éviter  les  blessures;  il  peut  aussi  en  tirer  parti 
pour  nuire  à  ses  ennemis  ou  à  des  animaux  qu'il 
a  intérêt  à  tuer  pour  s'en  nourrir  et  c'est  là  l'ori- 
gine des  armes  au  ^oyen  desquelles  on  détermine, 
de  près  ou  de  loin,  des  chocs  redoutables. 

Tout  cela  est  du  ressort  de  la  mécanique. 

Mais  l'être  vivant  a  un  autre  moyen  de  connaître, 
sinon  la  disposition  extérieure  de  tous  les  corps 
solides  qui  l'intéressent,  du  moins  les  chocs  dont 
il  est  l'objet  de  la  part  de  tel  ou  tel  de  ces  corps 
solides;  on  donne  le  nom  de  douleur  à  la  notion, 
qu'acquiert  l'individu,  d'un  choc  entraînant  une 
destruction  locale  plus  ou  moins  profonde  de  son 
mécanisme;  cette  notion  est  souvent  assez  confuse 
et  il  est  quelquefois  difficile  à  lindividu  de  la  tra- 
duire dans  le  langage  de  la  mécanique,  mais  elle 
est  quelquefois  néanmoins  assez  précise  pour  per- 
mettre à  l'animal  d'éviter,  par  un  mouvement 
immédiatement  approprié,  une  aggravation  du  mal. 

Le  souvenir  des  douleurs  éprouvées  dans  telle 
ou  telle  circonstance  est  l'un  des  facteurs  les  plus 

12. 


138  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

puissants  d'éducation;  on  peut  même  dire  que 
c'est  la  douleur  et  non  la  mort  que  l'être  cherche  à 
éviter,  car  il  a  (et  il  a  reçu  de  ses  ancêtres)  l'expé- 
rience de  la  douleur;  il  n'a  pas  V expérience  de  la 
mort. 

§  33.  La  douleur. 

Il  n'y  a  pas  que  des  douleurs  résultant  de  causes 
mécaniques  ;  tout  ce  qui  nuit  au  renouvellement 
normal  du  milieu  intérieur  peut  être  connu  de 
nous  dans  le  langage  de  la  douleur. 

Nous  avons  déjà  parlé  de  la  sensation  d'étouf- 
fement  qui  résulte  de  l'existence  de  gaz  délétères 
dans  l'atmosphère  (ou  de  l'absence  d'éléments 
utiles)  ;  il  y  a  aussi  des  sensations  douloureuses 
relativement  à  des  substances  chimiques  nuisibles 
dissoutes  que  nous  essayons  d'ingérer  (mauvais 
goût);  enfin,  le  danger  particulier  qui  résulte  pour 
nous  de  l'élévation  ou  de  l'abaissement  trop  con- 
sidérable de  la  température  en  un  point  de  notre 
organisme  nous  est  révélé  par  une  douleur  parti- 
culière (brûlure,  onglée,  etc.). 

Le  plus  souvent  les  renseignements  qui  nous 
sont  fournis  par  ces  douleurs  spéciales  sont  suffi- 
sants pour  que  nous  puissions  lutter  efficacement 
contre  les  accidents  dont  elles  résultent;  si  nous 
touchons  du  doigt  un  objet  brûlant,  nous  retirons 
vivement  la  main  ;  si  nous  trouvons  mauvais  goût 
à  un  corps  que  nous  avons  porté  par  mégarde  à 
notre  bouche,  nous  le  rejetons  brusquement  en 
crachant. 


RELATIONS    DE   l'aNIMAL   AVEC    l'AMBIANCE        139 

Mais  ce  qui  est  plus  important  encore  que  ce 
rôle  immétiiat  de  la  douleur,  c'est  le  rùle  du  sou- 
venir de  la  douleur  qui  nous  pousse  à  éviter  avec 
soin  fout  accident  analogue  à  celui  qui  nous  a  une 
fois  fait  souffrir  ;  et  ainsi  le  souvenir  de  la  douleur 
complète  celui  que  nous  conservons  de  l'expé- 
rience acquise,  sans  douleur,  jjar  le  jeu  normal 
de  nos  organes  des  sens. 

C'est  même  parce  que  nous  avons  pu  apprécier, 
avec  nos  organes  des  sens,  les  causes  de  l'accident 
qui  nous  a  fait  mal,  que  notre  expérience  de  la 
douleur  est  très  salutaire;  mais  l'insuffisance  de 
nos  organes  des  sens  pour  apprécier  avec  certitude 
les  causes  d'une  douleur  a  été  constatée  assez  sou- 
vent pour  avoir  été  célébrée  dans  un  proverbe  qui 
résume  admirablement  tout  ce  qu'on  peut  dire  à 
ce  sujet  :  «  Chat  échaudé  craint  l'eau  froide».  De 
même  que  le  chat  qui  a  une  fois  mis  sa  patte  dans 
l'eau  bouillante  conserve  une  dé/innce  instinctive 
d'un  liquide  inoU'cnsif  dont  l'apparence  optique  ne 
diffère  pas  sensiblement  de  celle  du  liquide  brû- 
lant, de  même  l'homme  qui  analyse  incomplètement 
les  événements  auxquels  il  a  été  mêlé  peut  avoir 
ensuite  peur  de  dangers  imaginaires. 

L'étude  de  la  peur  est  assez  importante  pour 
mériter  d'être  traitée  dans  un  chapitre  spécial;  il 
sera  surtout  bon  de  montrer  que,  à  côté  de  la 
crainte  salutaire  d'un  danger  connu,  existe  une 
peur  nuisible  et  douloureuse  qui  provient  de  l'igno- 
rance et  de  l'analyse  incomplète  des  faits;  de  cette 
peur  là,  la  science  aura  guéri  l'humanité. 


CHAPITRE   X 
LA   PEUR 


§  34.  La  conscience  salutaire  du  danger. 

Nous  avons  déjà  parlé  précédemment  de  la 
défiance  que  manifestent  certains  animaux  vis-à- 
vis  d'éléments  qu'ils  ne  connaissent  pas  et  dont, 
par  conséquent,  une  expérience  antérieure  ne  leur 
a  pas  enseigné  la  nocuité  ou  l'utilité.  C'est  une 
défiance  de  cet  ordre  qu'enseigne  aux  hommes  le 
proverbe  :  «  Dans  le  doute,  abstiens-toi  ».  L'exa- 
gération de  ce  principe  conduit  à  un  fatalisme 
dangereux  et  fait  de  l'individu  un  spectateur 
inactif;  le  fatalisme  est  la  négation  de  l'utilité  de 
l'expérience  tant  individuelle  qu'ancestrale. 

Il  est  bien  certain  que,  à  un  certain  point  de  vue, 
cette  manière  de  se  comporter  peut  être  légitime, 
puisque  la  connaissance  que  nous  avons  de  notre 
ambiance  n'est  jamais  complète  et  que  les  prévi- 
sions que  nous  en  tirons  et  qui  sont  les  principaux 
mobiles  de  nos  actions  peuvent,  par  suite,  être 
erronées.  «  Souvent  la  peur  d'un  mal  nous  conduit 
dans  un  pire  »,  dit  un  vers  devenu  proverbe,  et  le 
proverbe  a   raison   quelquefois,    comme   tous  les 


LA   PEUR  14i 

proverbes.  A  ce  point  de  vue,  l'utilité  de  la  i?cience 
est  manifeste,  quel  que  soit  d'ailleurs  son  objet; 
il  n'est  pas  indifTérent  à  l'homme  de  connaître  des 
éléments  quelconques  de  l'activité  universelle, 
puisque  la  connaissance  de  ces  éléments  peut, 
dans  certains  cas.  être  indispensable  à  la  prévision 
de  l'avenir. 

Quand  nous  disons  que  nous  comprowns  un  phé- 
nomène quelconque,  cela  veut  dire  que  nous  con- 
naissons, à  l'échelle  humaine,  fous  ^  les  éléments 
qui  participent  à  sa  détermination  et  que,  par 
conséquent,  dans  des  conditions  analogues,  nous 
pourrons  prévoir  un  phénomène  analogue.  Autre- 
ment dit,  par  rapport  à  ce  phénomène,  notre  expé- 
rience peut  être  complète,  et,  par  conséquent,  une 
instruction  suffisante  provenant  de  ceux  qui  ont 
acquis  cette  expérience  nous  donnera  la  faculté  de 
profiter  de  ce  que  le  phénomène  a  d'utile  ou 
d'éviter  ce  qu'il  a  de  nuisible,  autant  que  nous  le 
permet  notre  mécanisme  humain. 

La  conscience  du  danger  est  une  condition  indis- 
pensable de  la  conservation  de  la  vie,  mais,  pour 
être  utilisable,  cette  conscience  du  danger  doit  être 
complète;  autrement  elle  peut  être  même  plus 
nuisible  que  son  ignorance  totale. 

1.  Quand  nous  ne  connaissons  qu'uno  partie  de  ces  cléments, 
nous  croyons  quelquefois  les  connaître  tous  et  alors  nous  avons 
tort  de  dire  :  jwsl  hoc  ergo  propter  hoc.  C'est  l'origine  de  plu- 
sieurs superstitions;  si  un  homme  meurt  après  avoir  dîné  dans 
un  repas  où  il  y  avait  treize  convives,  l'analyse  incomplète  des 
faits  amène  certaines  gens  à  croire  qu'il  est  dangereux  de  se 
trouver  treize  à  table. 


142  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

Voici,  par  exemple,  un  orage  qui  obscurcit  le 
ciel;  je  sais  qu'il  y  a  eu  des  gens  frappés  de  la 
foudre  ;  je  connais  donc  l'existence  du  danger  ; 
mais,  malgré  ce  que  j'ai  appris  relativement  aux 
phénomènes  électriques,  je  ne  connais  pas  suffi- 
samment la  distribution  de  l'électricilé  dans  le 
nuage;  je  ne  connais  pas  la  marche  du  nuage  élec- 
trisé;  je  ne  sais  donc  pas  si  le  danger  existe  ici  où 
je  suis,  plus  que  là-bas  où  je  pourrais  aller;  j'ai 
conscience  d'un  danger  possible,  mais  je  n'en  ai 
pas  une  conscience  suffisante  pour  savoir  ce  qu'il 
faut  faire  pour  l'éviter;  il  serait  donc  aussi  avan- 
tageux pour  moi  d'ignorer  complètement  l'exis- 
tence de  ce  danger  et,  dans  tous  les  cas,  en  pré- 
sence de  cette  conscience  incomplète,  le  fatalisme 
sera  tout  indiqué;  c'est  même  la  définition  du 
fatalisme  si  l'on  veut  bien  admettre  que  le  hasard 
est  l'ensemble  des  causes  insuffisamment  connues; 
la  conscience  incomplète  du  danger  ne  peut  me 
donner  une  indication  précise;  je  ne  puis  en  tirer 
un  mobile  sérieux  d'action,  il  est  donc  sage  que  je 
considère  cette  indication  incomplète  comme  non 
avenue,  que  je  n'en  tienne  pas  compte;  car,  si 
mon  attention  est  occupée  inutilement  de  ce  côté, 
elle  pourra  être  détournée  d'un  autre  phénomène 
dont  la  connaissance  complète  me  serait  possible 
et  utile;  mais  beaucoup  de  gens  ne  font  pas  ce 
raisonnement  et  ont  peur  de  la  foudre.  Il  n'est 
d'ailleurs  jamais  certain  que,  si  un  phénomène  est 
encore  aujourd'hui  inconnu  de  nous,  il  doive,  pour 
cela,  rester  toujours  inconnu.  L'homme  préoccupé 


LA   PEUR 


143 


d'augmenter  le  palriiuoine  des  connaissances 
humaines,  observera  le  phénomène  et  essaiera 
d'en  trouver  des  éléments  de  détermination  qui 
pourront  être  utiles  à  d'autres  hommes;  les  tra- 
vaux de  Franklin  nous  ont  permis  de  mettre  cer- 
tains édifices  à  l'abri  de  la  foudre  ;  si,  au  moment 
où  un  orage  éclate,  nous  sommes  au  voisinage  d'un 
de  ces  édifices,  nous  pouvons  nous  y  réfugier  et  y 
trouver  la  sécurité. 

Indépendamment  môme  de  l'existence  des  para- 
tonnerres, les  conquêtes  scientifiques  relatives  à  la 
foudre  nous  sont  utiles;  ayant  appris  que  le  ton- 
nerre et  l'éclair  ne  sont  que  deux  manières  de 
connaître  le  même  phénomène  électrique,  con- 
naissant d'autre  part  les  vitesses  différentes  du  son 
et  de  la  lumière,  nous  savons,  par  la  constatation 
du  temps  qui  s'écoule  entre  la  vision  et  l'audition 
du  phénomène,  à  quelle  distance  ce  phénomène 
se  passe  ;  le  coup  de  tonnerre  le  plus  formidable 
nous  laisse  tout  à  fait  rassurés  si  nous  l'avons 
entendu  plusieurs  secondes  après  avoir  vu  l'éclair 
correspondant  ;  nous  savons  que  l'orage  est  loin 
et  ne  nous  menace  pas,  et  nous  avons  en  cela  une 
grande  supériorité  sur  les  chiens,  les  chevaux  et 
les  ignorants  qui  continuent  à  redouter  l'orage, 
alors  que  son  éloignement  l'a  rendu  inoffensif. 

Il  est  vrai  que,  même  chez  des  personnes  qui 
connaissent  la  manière  de  calculer  la  distance  d'un 
orage  par  le  nombre  de  secondes  qui  sépare  l'éclair 
du  coup  de  tonnerre,  un  orage  lointain  peut, 
comme  chez  les  chiens  et  les  chevaux,  faire  naître 


144  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

la  peur.ie  connais  de  ces  personnes,  mais  je  n'ose- 
rais pas  affirmer  que,  malgré  leur  instruction 
assez  développée,  elles  aient,  dans  la  valeur  des 
conquêtes  de  la  science,  une  foi  bien  solide;  il  me 
semble  bien  difficile  qu'un  homme  raisonnable  ne 
surmonte  pas  une  terreur  dont  il  a  reconnu  défi- 
nitivement l'absurdité;  il  est  vrai  que  chez  plu- 
sieurs de  mes  congénères  j'ai  observé  des  tics  qu'ils 
reconnaissent  eux-mêmes  pour  inutiles  ou  même 
nuisibles  et  dont  tous  leurs  etTorts  ne  réussissent 
pas  à  les  débarrasser. 

Lors  donc  que  nous  constatons,  chez  des  hom- 
mes, la  peur  de  certains  phénomènes  inoffensifs, 
nous  devons  nous  dire,  soit  que  leur  éducation, 
relative  à  ces  phénomènes,  ne  leur  en  a  pas  suffi- 
samment démontré  l'innocuité,  soit  que  cette  peur 
était  trop  profondément  ancrée  dans  leur  méca- 
nisme héréditaire,  pour  que  l'éducation  ait  pu  les 
en  débarrasser. 

§  35.  La  peur  mystique  et  l'origine  des  Dieux. 

Il  est  bien  vraisemblable  que  nos  ancêtres  igno- 
rants ont  éprouvé,  pendant  des  milliers  de  siècles, 
des  terreurs  nombreuses,  et  que  la  persistance  de 
ces  terreurs  a  pu  se  traduire  dans  Je  patrimoine 
héréditaire  de  l'espèce. 

Le  nombre  des  phénomènes  dans  lesquels  le 
déterminisme  parfait  était  constaté  devait  être 
d'autant  plus  restreint  que  l'expérience  des  hom- 
mes était  moindre,  que  leur  ignorance  était  plus 


LA    PEUR  145 

grande  ;  et  même,  rien  n'est  plus  admirable  que  la 
fixation  progressive  de  la  croyance  au  déterminisme, 
chez  des  êtres  que  leurs  moyens  d'investigation 
ne  mettaient  pas  à  même  d'étudier  un  seul  phc^no- 
mène  dans  tous  ses  détails.  Mais,  précisément, 
ainsi  que  je  l'ai  déjà  exposé  ailleurs',  la  gros- 
sièreté de  leurs  moyens  d'étude  leur  a  permis  de 
ne  pas  constater  que  leurs  observations  de  cas  de 
déterminisme  étaient  en  réalité  approchées  ;  leur 
croyance  au  déterminisme  a  été  le  résultat  d'ob- 
servations approximatives  très  fréquentes.  Et  c'est 
de  ces  observations  approximatives  qu'a  été  faite 
leur  expérience  ;  c'est  au  moyen  de  ces  observa- 
tions approximatives  qu'ils  sont  arrivés  à  agir, 
dans  tous  les  cas.  de  manière  à  éviter  la  mort  et 
qu'ils  ont  établi  le  (inalisme  humain  dont  nous  nous 
servons  quotidiennement  en  disant,  par  exemple  : 
«  Je  tends  la  main  vers  ce  fruit  pour  le  saisir  et  le 
porter  ensuite  à  ma  bouche.  » 

Sans  la  croyance  au  déterminisme  et  le  mode  de 
raisonnement  finaliste  qui  en  est  résulté,  lexpé- 
rience  animale  eût  été  vaine. 

Mais  il  est  bien  certain  que  si,  dans  les  actes 
les  plus  ordinaires  de  la  vie,  le  déterminisme 
observé  devait  se  vérifier  le  plus  souvent,  un  très 
grand  nombre  de  phénomènes  du  monde  ambiant 
devaient  échapper  à  l'analyse,  et,  par  suite,  à  la 
j)révision.  Devant  ces  phénomènes  l'animal  se  sen- 
tait désarmé,  impuissant;  je  crois  (jue  la  peur  a 
élé.primitivement,  chez  l'ancêtre  de  l'homme,  la 
1.  Lrs  Lois  na/urelles,  r.p.  cil. 


146  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

conscience  de  son  expérience  insuffisante  de  cer- 
tains faits;  il  a  eu  peur  des  phénomènes  naturels 
contre  lesquels  il  ne  pouvait  pas  se  défendre,  parce 
qu'il  ne  savait  pas  prévoir  leur  devenir. 

Ici  se  place  une  remarque  importante. 

Ce  qui  se  passe  dans  un  animal  n'est  connu  que 
de  lui  seul;  lui  seul  peut  prévoir  ce  qu'il  fera 
dans  certaines  circonstances  ambiantes  ;  un  ani- 
mal qui  observe  un  autre  animal  est  donc  impuis- 
sant à  deviner  la  manière  dont  il  se  comportera 
bientôt,  même  si  l'observateur  connaît,  aussi  exac- 
tement que  l'observé,  les  conditions  réalisées  dans 
le  milieu*.  Il  est  donc  très  naturel  que  l'obser- 
vateur des  phénomènes  extérieurs  ait,  quel  qu'il 
fût,  établi  un  rapprochement  entre  les  phénomè- 
nes dont,  par  suite  d'une  documentation  insuffi- 
sante, il  ne  pouvait  pas  prévoir  le  devenir,  et  l'ac- 
tivité des  autres  animaux  vis-à-vis  desquels  il  était 
toujours  également  désarmé. 

Ce  rapprochement  a  été  l'origine  de  l'anthropo- 
morphisme ou,  d'une  manière  plus  générale,  du 
zoomorphisme;  en  d'autres  termes,  ce  rapproche- 
ment a  créé  les  Dieux  :  «  Prinios  in  orbe  deos  fecit 
timor.  »  Traduction  libre  :  «  La  documentation 
insuffisante  des  animaux,  relativement  à  certains 
phénomènes  extérieurs  dont  ils  ne  pouvaient  pas 
prévoir  le  devenir,   rapprochée  de  leur  documen- 

1.  Il  faut  remarquer  que,  même  à  ce  point  de  vue,  la  docu- 
mentation de  Tobservateur  est  forcément  insuffisante,  car  elle 
est  nécessairement  différente  de  celle  de  l'observé  qui  occupe 
un  autre  point  dans  l'espace. 


LA    PEUR  147 

tation  également  insuffisante,  relativement  aux 
intentions  des  autres  animaux,  les  a  amenés  à 
imaginer  comme  acteurs,  dans  les  phénomènes 
naturels,  des  êtres  analogues  aux  animaux.  » 

L'analogie  n'existait  en  réalité  que  quant  à  la 
documentation  insuffisante  de  l'observateur,  mais 
elle  a  été  poussée  [)lus  loin  et,  de  même  que  l'ani- 
mal a  tiré  de  son  expérience  du  déterminisme  la 
possibilité  du  raisonnement  finaliste,  de  même  on 
a  prêté  aux  Dieux  ^  calqués  sur  le  modèle  des  ani- 
maux la  faculté  d'adapter  les  moyens  à  la  fin  ;  on 
leur  a  prêté  l'intelligence,  la  volonté  et  aussi  d'au- 
tres qualités  animales  d'ordre  différent  :  la  colère^ 
la  soif  de  la  vengeance,  etc. 

Mais  immédiatement  s'est  dénotée  une  différence 
essentielle  entre  les  animaux  et  les  Dieux  imaginaires 
qui  intervenaient  dans  les  phénomènes  mystérieux 
de  l'ambiance  ;  si  l'animal  observateur  ne  peut  pas 
pénétrer  dans  la  subjectivité  de  l'observé,  du  moins 
peut-il  suivre  de  l'œil  ses  déplacements  dans  l'es- 
pace et  connaître  ses  moyens  d'action  spécifiques; 
il  peut  donc  essayer  de  se  soustraire,  par  la  fuite 
ou  tout  autrement,  à  ceux  de  ses  mouvements  qui 
sont  dangereux  pour  lui  ;  il  peut  même  l'attaquer 
et  le  détruire;  en  un  mot,  quelque  redoutable  que 
soit  Tanimalqu'il  observe,  il  peut  se  défendre  contre 

1.  Lhypollicse  dcsDicux  étant  antliropomorphique  est  éminem- 
ment facile  à  exprimer  dans  le  langage  humain;  si  donc  nous 
appelons  simple,  comme  on  doit  le  faire,  ce  qui  s'exprime  sim- 
plement dans  notre  langage,  l'hypothèse  théologique  constitue 
le  plus  simple  de  ces  moyens;  et  cela  explique  sa  vogue. 


lis  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

lui;  son  expérience,  son  observation  lui  sont  utiles 
dans  la  lutte  contre  un  ennemi  vivant. 

Il  en  est  tout  autrement  des  Dieux  qu'il  a  ima- 
ginés précisément  comme  acteurs  des  phénomènes 
contre  lesquels  il  est  désarmé  par  son  ignorance  ; 
ces  Dieux,  il  ne  les  voit  pas,  il  ne  les  connaît  pas  ; 
il  ne  peut  en  aucune  manière  se  défendre  contre 
eux:  il  ne  peut  qu'en  avoir  peur.  Et  il  agit  à  leur 
égard  comme  il  le  ferait  à  l'égard  d'un  de  ses  sem- 
blables dont  il  aurait  peur  ;  il  implore  leur  pitié 
et  essaie  de  les  soudoyer  par  des  sacrifices.  C'est 
là  le  maximum  de  la  stupidité  humaine;  c'est  la 
pierre  d'achoppement  de  tout  progrès. 

Si  Franklin  avait  cru,  comme  on  l'apprend  encore 
aux  enfants  auxquels  on  enseigne  l'histoire  sainte, 
que  la  foudre  est  une  manifestation  de  la  colère  de 
Dieu,  il  se  serait  confondu  en  prières  pendant  les 
orages  au  lieu  de  les  observer  et  d'inventer  le  para- 
tonnerre. Du  moment  que  l'homme  a  divinisé  son 
ignorance  des  faits,  il  la  vénère  comme  définitive  et 
il  finit  même  par  y  tenir  tellement  qu'il  considère 
comme  son  plus  mortel  ennemi  celui  qui.  ne  parta- 
geant pas  son  égarement,  essaie  de  l'en  guérir. 

§  36.  L'exploitation  de  la  peur. 

Il  s'est  d'ailleurs  trouvé,  à  toutes  les  époques  de 
l'histoire  humaine,  des  individus  plus  intelligents 
ou  plus  instruits  qui  ont  exploité  la  peur  de  leurs 
congénères. 

Que  quelques-uns  d'entre  eux  aient  songé  à  la 


L\    PEUn 


149 


possibilité  de  l'explication  d'une  partie  au  moins 
des  faits  que  l'on  mettait  au  compte  des  Dieux,  cela 
ne  paraît  pas  douteux;  mais  ces  explications  plus 
complexes  n'auraient  pas  été  à  la  portée  du  vul- 
gaire, tandis  que  Texplication  religieuse  est  d'une 
simplicité  qui  la  rend  accessible  à  tous  les  igno- 
rants, d'autant  plus  accessible  même  qu'ils  sont 
plus  ignorants. 

Il  est  donc  vraisemblable  que  quelques  esprits 
supérieurs,  ayant  entrevu  des  conquêtes  possibles 
de  la  science  sur  le  domaine  des  Dieux,  ont  renoncé 
à  dévoiler  leurs  découvertes.  Ceux  d'entre  eux  qui, 
cependant,  ne  s'y  sont  pas  résignés,  ont  été  en 
butte  à  la  haine  de  leurs  confrères  qui  voulaient 
conserver  leur  empire  dans  son  intégrité;  l'igno- 
rance des  hommes  est  le  patrimoine   des  prêtres. 

Il  serait  cependant  illégitime  de  supposer  que 
seules  des  considérations  d'intérêt  ont  conduit  les 
prêtres  au  fanatisme;  une  telle  supposition  pro- 
viendrait de  l'attribution  gratuite,  à  tous  les  prêtres, 
d'une  supériorité  scientifique  à  laquelle  la  plupart 
n'ont  eu  aucun  droit  ;  le  plus  souvent,  il  est  vrai, 
les  prêtres  ont  été  les  plus  instruits  des  hommes, 
avant  l'avènement  du  règne  de  la  science,  mais  il 
ne  faut  pas  oublier  quelle  était  la  nature  de  leur 
instruction  ;  ce  qu'ils  avaient  appris  de  leurs  aînés, 
c'étaient  précisément  les  explications  théologiques 
qui  enlèvent  à  l'homme  l'idée  d'accroître  le  champ 
de  son  expérience  ;  les  [irêtres  étaient  les  gardiens 
d'une  cosmogonie  traditionnelle  qui.  se  considé- 
rant à  chaque   instant  comme  définitive,   était  la 

13. 


150  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

négation  même  de  la  possibilité  du  progrès.  Il  est 
donc  probable  qu'un  grand  nombre  de  prêtres, 
sinon  la  majorité  des  prêtres  de  toutes  les  épo- 
ques, se  sont  eux-mêmes  payés  de  leurs  j)ropres 
explications  et  ont  cru  à  l'existence  de  leurs  Dieux, 
même  quand  ils  ont  été  obligés  d'inventer  des  super- 
cheries et  de  se  livrer  à  la  prestidigitation  pour 
faire  croire  à  leurs  ouailles  qu'ils  étaient,  eux  prê- 
tres, en  commerce  habituel  avec  la  divinité. 

Le  fanatisme  des  hommes  s'est  d'ailleurs  proba- 
blement, au  début,  confondu  avec  d'autres  senti- 
ments qui  avaient  un  rapport  immédiat  avec  des 
intérêts  matériels;  chaque  peuple  ayant  ses  Dieux, 
la  cause  du  Dieu  était  confondue  avec  celle  du 
peuple;  nous  aurons  à  parler  de  ce  fait  quand 
nous  étudierons  les  rapports  des  hommes  entre 
eux  ;  plus  tard,  quand  une  partie  de  l'humanité  a 
cru  à  un  Dieu  unique,  ce  fanatisme  de  peuple  n'a 
plus  eu  de  raison  d'être  et  a  été  remplacé  par  un 
fanatisme  d'un  autre  ordre;  considérant  leur  Dieu 
comme  un  despote  avide  de  flatterie  et  altéré  de 
vengeance,  les  fidèles  ont  cru  s'attirer  les  bonnes 
grâces  de  ce  souverain  anthropo'ide  en  luttant  de 
toutes  leurs  forces  contre  les  infidèles. 

Il  est  d'ailleurs  fort  intéressant  de  remarquer 
que  les  hommes  ayant  toujours  construit  leurs 
Dieux  à  leur  image,  leur  ont  prêté  leur  mentalité 
et  leurs  passions  :  «  Les  offrandes  des  hommes 
bons,  dit  Anatole  France  *,  nourrissent  les  Dieux 
bons.  Les  noirs  sacrifices  de  l'ignorance  et  de  la 

1.  Discours  de  Tréguier,  1903. 


LA    PEUR  151 

haine  en^^raissent  les  Dieux  féroces.  »  A  ce  compte 
les  Dieux  des  philosophes  n'ont  jamais  été  que  de 
hien  pauvres  Dieux,  car  qu'esl-cc  qu'un  Dieu  dont 
on  n'a  pas  peur? 

Les  Dieux  représentent,  pour  lignorancc  de 
l'homme,  les  facteurs  des  événements  dont  il  a 
peur  parce  qu'il  ne  sait  pas  s'en  garer  ;  si  l'on  arrive 
à  ne  plus  avoir  peur  des  Dieux,  autant  vaut  suppri- 
mer les  Dieux.  L'histoire  des  Dieux  est  inséparable 
de  celle  de  la  peur  et  si  toutes  les  considérations 
précédentes  ne  suffisaient  à  le  prouver,  on  en  trou- 
verait la  démonstration  dans  le  fait  que  des  recru- 
descences de  foi  religieuse  ont  généralement  suivi 
les  cataclysmes  qui  ont  affligé  Thumanité;  ne 
voyons-nous  pas  chaque  jour  des  parents  qui 
vivaient  dans  l'indilTércnce  devenir  dévots  après  la 
perte  d'un  enfant  chéri;  l'idée  que  le  Dieu  négligé 
se  venge  n'est  pas  éloignée  de  l'idée  de  justice 
dont  nous  aurons  à  parler  ultérieurement. 

Enfin,  puisque  nous  analysons  les  origines  du 
fanatisme,  nous  devons  en  signaler  une  qui  prend 
ses  racines  dans  le  tréfond  de  la  nature  humaine, 
dans  le  besoin  d'avoir  raison,  d'avoir  plus  raison 
que  les  autres  et  de  se  démontrer  qu'on  a  raison 
ou  plutôt  de  le  démontrer  aux  autres  par  tous  les 
moyens  possibles,  même  les  moins  philosophiques. 
Peut-être  trouverons-nous  plus  lard  l'origine  ances- 
trale  de  cette  particularité. 

Il  est  temps  d'ailleurs  d'abandonner  ces  consi- 
dérations sur  les  croyances  religieuses  et  de  reve- 
nir à  l'étude  de  la  peur  qui  nous  y  a    conduits. 


152  Li:S    IMLLEXCKS   AXCESTRALES 

mais  nous  n'oublierons  pas  pour  cela  que  la  peur 
a  créé  les  Dieux  et  que  c'est  ainsi  qu'elle  a  joué  un 
rôle  capital  dans  l'histoire  de  l'humanité  préscien- 
tifique :  elle  continuera  d'ailleurs  à  jouer  un  rôle 
important,  longtemps  encore  après  que  la  science 
l'aura  terrassée,  mais  elle  n'agira  plus  alors  comme 
facteur  actuel,  elle  sera  représentée  seulement  par 
les  traces,  difficiles  à  détruire,  que  son  influence 
prolongée  aura  laissées  dans  l'hérédité  de  l'homme  ; 
n'oublions  pas  en  effet  que,  à  chaque  instant, 
l'homme  agit  suivant  son  mécanisme  actuel  ;  il  se 
sert  des  outils  qu'il  possède;  or,  un  facteur  aussi 
considérable  que  la  peur  et  ayant  agi  sur  l'huma- 
nité pendant  de  si  longues  générations,  a  construit, 
dans  le  mécanisme  des  individus,  des  outils  qui  ne 
sont  pas  négligeables;  nous  avons  actuellement, 
dans  notre  organisme,  une  machine  à  avoir  peur, 
et  bien  peu  nombreux  sont  ceux  qui,  grâce  à  une 
éducation  scientifique  de  premier  ordre,  arrivent 
dans  tous  les  cas,  à  exercer  sur  le  fonctionnement  de 
cette  machine  héréditaire.^  une  influence  inhibitricc. 
Une  fillette,  élevée  par  ses  parents  en  dehors  de 
toute  croyance  religieuse,  a  dit  un  jour  devant 
moi  à  propos  de  contes  enfantins  dont  on  amusait 
son  petit  frère  :  «  On  a  tort  de  dire  à  Claude  qu'il 
y  a  des  diables,  parce  que,  quand  il  sera  grand,  il 
saura  bien  qu'il  n'y  en  a  pas,  mais  il  en  aura 
encore  un  petit  peu  peur  toutde  même.  »  L'huma- 
nité aujourd'hui  est  «  grande,  »  du  moins  dans  la 
personne  de  ses  savants,  mais  elle  continue  néan- 
moins à  avoir  ((  un  petit  peu  peur  ».  L'éducation 


LA    PKUR  15:Î 

des  enfants  en  est  certainement  la  cause;  les 
traces  hc^réditaircs  de  la  peur  ne  seront  pas  de 
longue  durée  dans  notre  espèce  si  on  les  combat 
avec  soin  pendant  le  jeune  àgo. 

Pour  ma  part,  j'ai  eu  peur  pendant  mon  enfance, 
quoi  qu'on  n'ait  rien  fait  pour  développer  chez 
moi  ce  funeste  héritage  d'une  anceslralité  mystique  ; 
aujourd'hui  ayant  beaucoup  étudié  et  beaucoup 
philosophé,  je  réussis  très  diflicilement  à  faire 
fonctionner  encore  chez  moi  la  «  machine  à  avoir 
peur  ».  La  lecture  des  livres  qui  ont  pour  but  de 
faire  peur  ne  développe  plus  chez  moi  l'émotion 
cherchée,  parce  qu'ils  font  ordinairement  appel  à 
des  moyens  dont  je  connais  l'illégitimité. 

Guy  de  Maupassant  a  consacré  à  la  peur  une 
étude  intéressante  et  a  raconté  comment  un  être 
qui  ne  croyait  plus  aux  interventions  surnaturelles 
avait  néanmoins  eu  peur  deux  fois.  Il  me  semble 
que  ces  deux  cas  et  bien  d'autres  peuvent  être 
attribués  à  des  coincidonces  capables  d'amener  un 
homme  à  douter  momentanément  de  la  légitimité 
de  la  science  et  même  de  la  valeur  de  sa  logique  ; 
toutes  les  fois  que  l'on  voudra  faire  peur  à  des  gens 
pourvus  d'une  éducation  scientifique  solide,  il  fau- 
dra organiser  de  telles  coïncidences  qui  semblent, 
au  premier  abord,  établir  une  relation  de  cause  à 
effet  entre  des  phénomènes  indépendants;  une 
étude  plus  approfondie  des  choses  montrera  qu'il 
y  a  eu  erreur,  mais,  pendant  un  instant,  la 
«  machine  à  avoir  peur  »  aura  fonctionné;  l'elfet 
cherché  aura  été  obtenu. 


154  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

Les  romanciers  qui  veulent  faire  peur  exploitent 
aussi  certains  phénomènes  psychiques  ou  psycho- 
pathologiques, comme  par  exemple,  le  dérèglement 
de  l'appareil  logique  d'un  individu  ffolie),  ce  qui 
donne  aux  lecteurs  une  défiance  douloureuse  de  la 
solidité  de  leur  propre  raison  ;  ou  encore,  et  surtout, 
les  relations  qui  s'établissent  entre  deux  individus 
plus  ou  moins  éloignés  (suggestion,  télépathie)  par 
des  moyens  autres  que  ceux  dont  notre  espèce  a 
acquis  une  longue  expérience  ;  la  narration  de  ces 
phénomènes  peut  développer  la  peur  chez  ceux 
qui  y  voient  un  renversement  de  l'ordre  établi 
dont  ils  ont  acquis  la  connaissance  par  l'éducation 
spécifique  et  personnelle  ;  nous  devrions  y  voir 
seulement  (quand  il  s'agit  de  faits  dûment  cons- 
tatés,) la  manifestation  intéressante  de  phéno- 
mènes autres  que  ceux  que  nous  connaissons  bien, 
et  cela  nous  amènerait  à  les  étudier  comme  on  a 
étudié  la  foudre  ou  le  magnétisme  ;  une  fois  que 
nous  les  connaîtrons,  il  ne  nous  feront  plus  peur; 
mais  le  fait  seul  que  ces  phénomènes  humains 
n'ont  pas  été  percés  à  jour  par  l'expérience  ances- 
trale  suffit  à  prouver  que  ces  faits  sont  exception- 
nels et  non  généraux  ;  quand  nos  ancêtres  en  ont 
constaté  des  cas  aux  époques  mystiques,  ils  y  ont 
seulement  vu  une  manifestation  de  plus  à  mettre 
sur  le  compte  des  puissances  occultes  auxquelles 
nous  ne  croyons  plus. 

Le  domaine  humain  de  la  peur  se  réduit  chaque 
jour,  à  mesure  que  croît  le  domaine  de  la  science  ; 
au  contraire,   certaines  espèces  animales,  vouées 


LA    PEUR  155 

;'i  l'ignorance  élernello,  sont  condamnées  à  la  peur 
indéracinable,  mais  il  faut  éviter  de  confondre  la 
peur  de  certaines  espèces  peureuses  avec  la  peur 
que  nous  venons  d'analyser  chez  l'homme  ;  la 
timidité  des  moutons  a  deux  causes  différentes  : 

D'une  part,  ils  ont  la  conscience  très  légitime 
de  leur  infériorité  dans  la  lutte;  ils  n'ont  d'autre 
moyen  de  se  défendre  que  la  fuite;  ils  fuient; 
c'est  là  simplement  la  conséquence  salutaire  de  la 
crainte  du  danger. 

D'autre  part,  ils  ont  une  intelligence  très  bornée, 
une  expérience  presque  nulle  et  ils  ne  savent  pas 
distinguer  ce  qui  est  dangereux  de  ce  qui  est 
inoffensif;  aussi  fuient-ils,  même  quand  ils  feraient 
mieux  de  rester  tranquilles,  et  cela  leur  est  quel- 
quefois très  préjudiciable  ;  un  mouton  peut  se  tuer 
en  sautant  dans  un  précipice  pour  fuir  une  voiture 
qui  ne  lui  aurait  fait  aucun  mal  et  dont  le  bruit 
l'a  effrayé  ;  c'est  là  la  vraie  peur  qui  ne  peut  jamais 
être  utile  et  qui  souvent  devient  nuisible  en  anni- 
hilant les  facultés  d'appréciation  et  de  locomotion. 

Chez  l'homme,  la  connaissance  de  plus  en  plus 
complète  du  monde  extérieur  fera  disparaître  cette 
peur  stupide;  le  mouvement  est  déjà  commencé 
et  depuis  longtemps;  ce  n'est  pas  d'hier  qu'on 
a  dit  :  «  Aide-toi,  le  ciel  t'aidera  »  proverbe  que 
l'on  peut  interpréter  à  la  rigueur  en  exploitant 
l'idée  de  justice  et  disant  que  les  Dieux  seront 
favorables  à  celui  qui  se  donne  du  mal,  mais  dont 
la  signification  purement  athéistique  me  paraît 
plus  vraisemblable. 


CHAPITRE  XI 
LES  ENTITÉS  MÉTAPHYSIQUES  ANTHROPOÏDES 


§  37.  Cause,  force,  âme. 

Il  est  indiscutable  que  Finvention  des  Dieux  a 
joué  un  rôle  de  premier  ordre  dans  l'évolution  de 
l'espèce  humaine;  j'oserais  presque  dire  qu'il  en 
a  été  de  même  dans  les  autres  espèces  animales, 
car  si,  réellement,  comme  je  l'ai  exposé  plus  haut, 
cette  invention  a  été,  chez  l'homme,  le  résultat, 
d'une  part,  de  la  conscience  de  son  expérience 
imparfaite  de  certains  phénomènes  dont  il  ne  pou- 
vait prévoir  le  devenir,  d'autre  part,  de  son 
impuissance  à  connaître  les  intentions  des  autres 
animaux,  il  est  vraisemblable  que  le  même  phéno- 
mène, pour  les  mêmes  raisons,  s'est  passé  aussi 
bien  chez  les  ancêtres  des  tigres,  des  crocodiles 
et  des  fourmis  ;  mais  il  est  probable  aussi  que, 
vu  l'absence  de  langage  articulé  '  (à  moins  que 
quelques  espèces  sociales  en  possèdent  à  notre 
insu  l'équivalent),  la  notion  de  ces  Dieux  acteurs 
des  phénomènes  du  monde  a  dû  rester  plus  rudi- 

1.  Nous  étudierons  plus  loin  le  rùle  très  spécial  du  langage 
articulé  dans  révolution  do  Tcsprce  liumair.e. 


LES   ENTITÉS   MÉTAPIIYSKJUES   ANTHROPOÏDES        157 

mentaire  chez  les  animaux  muets  ;  comme  nous 
n'avons  aucun  moyen  de  le  savoir,  il  est  plus  sage 
de  nous  borner  à  l'espèce  humaine  pour  apprécier 
les  conséquences  de  la  naissance  des  Dieux. 

L'une  des  plus  immédiates  de  ces  conséquences 
a  été  le  développement  des  idées  métaphysiques. 

L'expérience  des  hommes  s'est,  en  elTet,  toujours 
bornée  à  des  constatations  de  l'ordre  suivant  : 

Dans  telles  conditions,  telle  chose  se  passe. 

En  d'autres  termes  : 

Dans  tel  ensemble,  dontje  connais  tels  éléments, 
tel  état  succède  à  tel  état  précédent,  résulte  de  tel 
état  précédent;  donc,  étant  donné  que  toute  mon 
expérience,  tant  personnelle  qu'ancestrale,  m'a 
enseigné  le  déterminisme,  j'en  conclus  que  si, 
dans  un  ensemble  identique  au  premier,  se  produi- 
sent une  seconde  fois  des  conditions  identiques,  il 
eu  résultera  le  môme  phéno.nène  que  la  première 
fois  ;  voilà,  en  bonne  logique,  à  quoi  se  réduit  la 
notion  humaine  de  relation  de  cause  à  effet  :  tel 
état  succède  à  tel  autre  état. 

Une  série  d'expériences  analogues  permet  à 
l'homme  de  savoir  que,  parmi  les  éléments  humains 
do  la  description  d'un  ensemble  de  corps,  tels  et 
tels  éléments  peuvent  se  modifier  sans  entraîner 
de  changement  appréciable  dans  le  résultat  pro- 
duit; il  est  donc  possible  de  ne  tenir  compte  que 
des  éléments  dont  la  connaissance  précise  est 
indispensable  à  la  prévision  du  phénomène  ;  ce 
sont  les  éléments  réels  ou  essentiels  du  cas  étudié; 
les  autres  sont  indilTérents. 

14 


158  LES    INFLUENCES    ANCESTRALES 

Une  description  étant  réduite  aux  éléments 
essentiels  d'un  phénomène,  on  dit  que  cette  descrip- 
tion est  la  description  des  causes  d'où  résulte 
l'eff'et  produit. 

En  réalité,  dans  les  phénomènes  naturels,  il  y  a 
rarement  simplicité  (j'entends  simplicité  au  point 
de  vue  de  la  description  humaine  i),  et  c'est  par 
un  artifice  peut-être  dangereux  que  l'on  isole,  dans 
un  ensemble  de  manifestations  concomitantes,  un 
fait  particulier  qiii  n'est  cependant  pas  indépendant 
des  autres.  C'est  ainsi  que  si,  dans  l'ensemble  des 
corps  en  mouvement,  intervient  un  animal,  on  a 
l'habitude  de  raconter  ses  déplacements  et  ses 
déformations,  comme  s'il  constituait  une  unité 
indivisible,  invariable  et  libre  du  monde  qui 
l'entoure. 

Et  il  se  trouve  que,  précisément,  le  langage  des 
hommes  ayant  pour  objet  la  aarration  de  l'histoire 
des  hommes,  est  particulièrement  simple  quand 
on  l'applique  à  des  animaux  analogues  à  des 
hommes.  Cependant,  si  l'on  voulait  scientifique- 
ment analyser  les  déformations  de  l'ambiance,  on 
ne  trouverait  nulle  part  une  complication  analogue 
à  celle  qui  se  manifeste  dans  la  moindre  opération 
animale.  C'est  donc  avec  raison  que  j'ai  spécifié, 
tout  à  l'heure,  qu'il  faut  parler  de  simplicité,  au 
point  de  vue  de  la  description  humaine  ;  en  dehors 
de  cette  acception,  le  mot  simplicité  ne  signifie 
rien. 

Voici   donc,    par  exemple,   un    cheval  qui  fait 

1.  V.  Les  Lois  naturelles,  op.  cit.  Les  lois  simples. 


LES    ENTITÉS   MÉTAPHYSIQUES   ANTHROPOÏDES        159 

tourner  une  meule  ;  c'est  là  une  narration  éminem- 
ment simple  ;  celte  forme  individualisle  du  lan- 
gage nous  amène  à  dire  que  c'est  Vacte  du  cheval 
qui  est  la  cause  de  la  rotation  de  la  meule,  et  voilà 
déjà  une  déformation  de  notre  notion  de  cause 
précédemment  délînie  ;  en  réalité  le  cheval,  ses 
harnais,  ses  brancards,  les  rouages,  la  meule,  le 
sol,  l'air  qui  sert  à  la  respiration,  forment  un 
ensemble  complet  dans  lequel  chaque  état  précé- 
dent amené  naturellement  chaque  état  suivant;  en 
dehors  du  cheval  même,  l'analyse  de  cet  ensemble 
de  corps  solides,  faite  au  point  de  vue  du  mouve- 
ment de  rotation,  serait  relativement  simple  ;  au 
contraire,  les  phénomènes  de  locomotion  du  cheval 
et,  encore  plus,  les  phénomènes  chimiques  qui  les 
entretiennent,  défient  toute  analyse,  et  d'ailleurs, 
ce  que  nous  appelons  «  le  cheval  »  à  deux  moments 
différents  de  l'opération,  ce  n'est  pas  le  même  objet  ; 
il  y  a  eu  des  transformations  dans  le  cheval  ;  il  y 
en  a  en  lui  durant  toute  sa  vie,  ainsi  que  le  prou- 
vent d'ailleurs  les  difîérences  qui  se  manifestent 
à  chaque  instant  dans  sa  manière  d'agir;  mais  cela 
nous  est  égal  ;  notre  narration  individualiste  manque 
de  précision  puisqu'elle  donne  à  chaque  instant  le 
même  nom  à  un  mécanisme  dont  les  transforma- 
tions seules  produisent  le  mouvement;  nous  nous 
contentons  de  cette  narration  qui  contredit  le 
déterminisme  universel,  parce  que  cette  narration 
est  commode  dans  les  relations  entre  hommes  et 
qu'elle  nous  est  familière. 

Bien  plus,  quand  nous  disons   que   «  le  cheval 


160  LES   INFLUFXCES   ANCESTRALES 

fait  tourner  la  meule  »,  c'est  là,  pour  nous,  Vexpli- 
caiion  du  mouvement  de  la  meule  1  Si  nous  vou- 
lions, je  le  répète,  analyser,  à  chaque  instant,  le 
mouvement  de  l'ensemble,  nous  trouverions  d'une 
part  un  ensemble  de  rouages  bruis  dont  la  descrip- 
tion faite  au  point  de  vue  du  mouvement^  serait 
très  simple,  d'autre  part  un  ensemble  de  tissus 
formant  le  cheval  vivant  et  dont  les  variations  sont 
telles  que  leur  analyse  est  impossible.  Et  c'est  par 
l'intervention  de  ce  second  ensemble,  désigné  d'un 
seul  mot  dans  le  langage  individualiste,  que  nous 
expliquons  (//)  le  mouvement  de  rotation  de  la 
meule  I 

C'est  là,  évidemment,  un  langage  commode  pour 
les  besoins  journaliers,  mais  l'emploi  de  ce  langage 
commode  devrait  être  interdit  quand  on  veut  faire 
de  la  science,  puisque  l'on  sait  que  ce  langage 
cache  une  erreur  volontaire,  l'attribution  constante 
d'un  nom  unique  à  un  mécanisme  sans  cesse 
variable. 

C'est  de  l'emploi  de  ce  langage  qu'est  née  la 
notion  métaphysique  de  cause. 

Qu'est-ce  qui  est  la  cause  du  mouvement  de  la 
meule?  Le  cheval. 

Il  y  a  donc  des  corps  immuables  (immuables, 
puisque  le  même  mot  cheval  s'applique  à  l'animal 
à  deux  moments  quelconques  de  l'opération)  dans 
lesquels    il  existe  des  causes  de    mouvement;   en 

1.  Il  est  lien  entendu  que  c'est  à  ce  seul  point  de  vue  que 
la  simplicité  existe;  le  même  système  serait  susceptible  par 
exemple  de  transformations  chimiques  très  complexes. 


LES   I:NTITÉS   métaphysiques    ANTIIHOrOÏOES       1(51 

d'autres  termes,  il  y  a,  dans  le  monde,  des  causes 
de  mouvement. 

Et  voilà  une  entité  créée;  cllr  est  In  hase  de  toule 
la  iiiélaphi/sique.  En  réalité,  nous  savons  bien  que 
cela  n'est  pas  vrai  ;  nous  constatons,  à  chaque 
instant,  qu'un  étal  d'un  ensemble  de  corps  succède 
à  un  autre  état  du  même  ensemble,  et,  si  nous 
avons  atîaire  à  un  ensemble  complet,  qui  porte  son 
devenir  en  soi,  nous  avons  le  droit  de  dire,  sans 
aucune  hypothèse,  que  l'état  suivant  résulte  de 
l'état  précédent,  en  d'autres  termes,  que  l'état 
précédent  est  la  cause  de  l'état  suivant;  (j'ai  dit 
plus  haut  comment  il  convenait  de  restreindre  cette 
définition  aux  éléments  du  système  qui  sont 
essentiels  dans  la  déformation  considérée).  Mais 
c'est  là  simplement  l'affirmation  de  notre  consta- 
tation quotidienne  des  tranformalions  de  mouve- 
ments; quand  nous  disons  qu'un  cheval  produit  du 
mouvement,  nous  oublions  volontairement  les 
mouvements  qui  se  produisent  dans  le  cheval, 
pour  les  remplacer  par  une  cause  statique,  par  une 
force'.  Supprimez  cette  notion  de  force,  tirée  d'un 
langage  fautif,  vous  ne  songerez  plus  à  rechercher 
les  causes  premières  (/)  et  à  discuter  leur  nature. 
L'homme  n^a  fait  que  qIqs constatations-,  il  n'a  vu  que 
des  transformations  de  mouvement,  il  n'a  jamais 
vu  de  forces  ;  la  notion  de  force  découle  unique- 
ment d'un  langage  qui  n'a  rien  de  précis,  mais  qui 
est  commode  pour  les  relations  entre  hommes. 

1.  V.  Les  Lois  naturelles,  op.  cit.,   cliap.   xv.    La  notion   de 
force  en  mécanique. 

14. 


162  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

11  est  bien  facile  de  voir  que  l'erreur  individua- 
liste ^  a  été  la  mère  des  Dieux  comme  elle  a  été 
la  mère  des  forces  ou  des  causes  anthropomor- 
phiques  ;  si,  en  elTct,  l'erreur  individualiste  était 
assez  difficile  à  commeltre  quand  il  s'agissait  d'in- 
dividus réels  et  dont  les  changements  étaient  évi- 
dents, la  notion  qui  en  découlait  pouvait  au  con- 
traire admirablement  s'appliquer  à  des  entités 
imaginaires  dont  l'observation  directe  était  impos- 
sible; et  c'est  ainsi  que  les  Dieux,  acteurs  du 
monde,  furent  immuables  et  immortels  quoique 
leur  modèle  eût  été  calqué  sur  des  animaux  qui 
n'agissent  qu'en  se  modifiant  et  qui  sont  condamnés 
à  mourir:  les  Dieux,  comme  les  forces,  sont  des 
entités  statiques  et  actives,  deux  qualités  qui,  si  l'on 
s'en  tient  à  l'observation  des  choses  observables, 
sont  évidemment  contradictoires. 

Et  puisque  rhonime  change  et  meurt,  une  fois 
que  les  divinités  ont  été  créées  définitivement  avec 
leur  caractère  d'immutabilité,  il  a  bien  fallu  se 
résigner  à  constater  la  différence  entre  le  modèle 
variable,  l'homme,  et  la  copie  imaginaire  statique, 
le  Dieu  ;  alors  on  s'est  tiré  d'affaire  en  imaginant 
dans  le  corps  de  l'homme,  mécanisme  changeant, 
une  divinité  active  et  immortelle,  l'âme.  L'âme 
avait  bien  l'homme  primitif  pour  modèle,  mais  en 
passant  par  le  modèle  imaginaire  Dieu,  elle  a 
acquis  une  immortalité  que  n'avait  pas  l'homme, 
et  c'est  ainsi  que  l'homme  a  un  corps  mortel  et 
une  âme  immortelle. 

1.  V.  L'Individualité.  Paris,  Alcan. 


LES   ENTITÉS    MÉTaPIIYSKJUKS    ANTHROPOÏDES        163 

Le  langage  individualiste,  transformé  en  langage 
animiste,  est  devenu,  par  là  même,  d'une  rigueur 
que  ni  l'observaiion  ni  l'expérience  ne  peuvent 
battre  en  brèche;  car  si  l'on  pouvait  tout  à  l'heure 
arguer  des  variations  de  l'homme  pour  combattre 
l'erreur  indiviilualisle,  on  ne  peut  jjIus  rien  trouver 
à  dire  à  l'affirmatiou  (|u"il  y  a  dans  l'homme  une 
entité  statique  active  qui  est  à  chaque  instant  la 
cause  de  tout  ce  que  l'homme  fait.  Tout  ce  que 
l'on  peut  répondre  aux  animistes,  c'est  que  l'obser- 
vation et  l'expérience  permettent  de  raconter  les 
actes  des  hommes  comme  une  série  de  faits  maté- 
riels qui  s'enchaînent  et  que,  par  conséquent,  tout 
se  passe  sous  nos  yeux  comme  si  l'âme  n'existait 
pas  ;  elle  existera  néanmoins  longtemps  encore 
dans  notre  imagination  anthropomorphique  et  cela 
suffit. 

Ainsi,  nous  comprenons  bien  comment  Thomme 
a  peuplé  l'univers  et  lui-même  d'entités  statiques 
anthropoïdes,  les  forces  ou  causes,  les  âtnes,  les 
Vieux.  Pour  le  faire  il  na  eu  qu'à  appliquer  à  la 
narralion  de  l'activité  universelle  le  langage  indivi- 
dualiste erroné  qui  est  si  commode  dans  les  relations 
entre  les  hommes. 

Son  observation  et  son  expérience  ne  vont 
jamais  jusqu'cà  ces  entités  statiques  ;  il  ne  peut  en 
constater  que  les  effets,  et,  par  conséquent,  ces 
entités  lui  sont  inaccessibles;  elles  constituent  la 
métaphgsique  ou  mieux  la  viélanlhropie.  L'homme 
peut  donc  discuter  à  perte  de  vue  sur  la  nature, 
'èWT  V essence  de  ces  entités;  c'est  pure  logomachie; 


164  LES    INFLUENCES   ANCESTRALES 

il  ne  sait  conslaler  que  des  choses  conslatables  et 
en  ofjs^rvrr  Venchnlnnmcnl  ;  sa  nature  d'homme  lui 
interdit  toute  autre  connaissance  du  monde. 

Mais  enfin,  me  dira-t-on,  quand  vous  voyez  que 
quelque  chose  bouge,  vous  vous  demandez  'pour- 
quoi !  Cela  est  vrai;  les  enfants  aussi  demandent 
le  pourquoi,  l'explication  de  tout.  L'homme  naît 
aujourd'hui  métaphysicien  parce  que  ses  ancêtres 
l'ont  clé  et  ont  appelé  expficalious  les  narrations  en 
langage  individualiste  ;  je  suis  métaphysicien  parce 
que  mes  ancêtres  ont  été  anlhropomorphistes  et 
m'ont  légué  un  langage  qui  me  permet  de  me 
poser  les  questions  auxquelles  ils  ont  cru  répondre; 
et  quand  je  vois  des  corps  en  mouvement,  je  puis 
être  tenté  par  mes  instincts  héréditaires  de  recher- 
cher derrière  ces  corps  quelque  chose  qui,  comme 
dit  Leibnitz,  «  ayc  du  rapport  aux  âmes  »  ;  mais 
mon  éducation  scientifique  fait  que  je  me  ressaisis 
immédiatement  et  que  je  me  demande  l'origine  de 
la  notion  d'âme;  les  raisonnements  que  je  viens  de 
faire  m'amenant  à  constater  que  cette  notion  d'âme 
provient  de  l'erreur  individualiste,  je  renonce  à 
l'exploiter  et  je  renonce  en  même  temps  à  me 
poser  la  question  que  je  me  posais. 

Je  constate  aussi  que,  celte  notion  d'âme  ayant, 
sans  contredit,  une  origine  biologique,  c'est  la  bio- 
logie et  non  la  physique  qui  peut  relever  les  erreurs 
commises  dans  sa  fabrication;  et  je  renonce  avec 
une  certaine  tristesse  à  Yexplicalion  du  monde, 
car  mes  ancêtres  ont  cru  fermement  qu'ils  la  possé- 
daient et  m'ont  transmis  le  besoin  instinctif  de  la 


LES   ENTITKS   M '.TA PHYSIQUES    ANTHROPOÏDES        165 

rechercher;  je  serais  donc  désolé  de  troubler  dans 
leur  qiiiéluile  ceux  qui  croient  l'avoir  trouvée. 

Je  leur  dirai  iraillcurs,  en  toute  sincérité,  que  je 
ne  suis  pas  sûr  que  leur  explication  soit  mau- 
vaise; ils  y  sont  arrivés,  il  est  vrai,  en  partant 
d'une  erreur,  mais  il  n'est  pas  impossible  (quoique 
cependant  cela  soit  peu  vraisemblable),  que  ce 
point  de  départ  erroné  les  ait  conduits  à  une  vérité 
(jui  a  du  .moins  l'avantage  de  ne  pouvoir,  a  poste- 
riori, être  l'objet  d'un  contrôle  quelconque. 

Je  préfère  pour  ma  part,  me  résigner  à  ne  rien 
expliquer,  mais  cette  résignation  serait  douloureuse 
à  beaucoup,  du  moins  à  notre  époque,  et  ceu.v-là 
doivent  cire  reconnaissants  aux  illuminés  plus  ou 
moins  fantaisistes  qui  ont  imaginé  la  seule  démons- 
tration (?)  possible  du  système  métaphysique,  la 
rcvélatio)}. 

Peut-être  quelques  générations  rationalistes 
suffiraient-elles  à  faire  disparaître  de  l'hérédité 
des  hommes  ce  besoin  métaphysique  i,  mais  il 
faudrait  pour  cela  que  le  langage  aussi  fût  modifié, 
et  je  constate  que  les  créateurs  d'une  langue  nou- 
velle formée  de  toutes  pièces,  et  prétendue  logique, 
Yespéranto  n'ont  songé  qu'à  traduire,  le  plus  fidè- 
lement possible,  toutes  les  erreurs  ancestrales 
que  nous  a  transmises  notre  langage  courant, 

1.  Voyez  plus  loin,  cliap.  xiv.  la  manière  dont  nnc  Iiabitndc 
luTéditairo  a  fatalement  produit  une  conception  métaphysique  ; 
nous  venons  de  voir  dans  le  présent  chapitre  l'origine  iniivi- 
ilualiste  de  certaines  entités  métaphysiques;  nous  trouvons  plus 
loin  comment  la  fixation  des  cnractères  psychiques  acquis  a 
donné  à  ces  caractères  l'aspect  de  quelque  chose  d'absolu. 


166  LES   INFLUENCES    ANCESTRALES 

Et  d'ailleurs,  constatant  la  place  que  tient  aujour- 
d'hui, dans  la  vie  des  hommes,  ce  besoin  métaphy- 
sique ou  sentiment  religieux,  on  est  en  droit  de 
se  demander  si  sa  suppression  rapide  n'enlraine- 
rait  pas,  dans  le  fonctionnement  individuel,  cer- 
tains troubles  redoutables  ;  l'homme  est  le  produit 
du  passé;  il  se  sert  à  chaque  instant,  pour  la  con- 
servation de  sa  vie  dans  le  milieu  ambiant,  de  tous 
les  outils  qui  sont  à  sa  disposition,  et  il  faut  bien 
reconnaître  que  quelques-uns  de  ces  outils  pro- 
viennent d'erreurs  ancestrales;  si  ces  outils  étaient 
tout  à  fait  isolés,  leur  disparition  ne  serait  pas 
dangereuse,  mais  quelques-uns  d'entre  eux  sont 
tellement  enchevêtrés  dans  d'autres  outils  indis- 
pensables, que  l'ablation  des  premiers  pourrait 
nuire,  provisoirement  au  moins,  au  fonctionnement 
des  seconds. 

C'est  ainsi  que  beaucoup  de  gens  sont  persua- 
dés que  la  morale,  dont  nous  étudierons  tout  à 
l'heure  la  genèse  sociale,  est  inséparable  du  sen- 
timent religieux,  parce  que  ses  formules,  ses  lois, 
sont  édictées  dans  le  langage  métaphysique.  11 
faut  donc  se  demander  si,  en  touchant  au  senti- 
ment religieux  on  ne  nuira  pas  à  la  morale. 

A  mon  avis,  la  morale  s'en  trouvera  modifiée  et 
deviendra  autre  ;  peut-être  y  aura-t-il  une  période 
d'incertitude  et  d'agitation,  mais  ce  sera  comme 
la  convalescence  qui  suit  l'ablation  d'une  tumeur 
abdominale;  plus  la  tumeur  était  ancienne,  plus 
elle  avait  pris  de  place  dans  la  coordination  géné- 
rale  et   plus   grands   seront,  par  conséquent,  les 


LES    ENTITES   MÉTAPHYSIQUES   ANTHROPOÏDES       167 

troubles  qu  entraînera  sa  suppression;  mais  la 
convalescence  aura  une  fin;  il  se  produira  un  nou- 
vel état  d'équilibre,  une  nouvelle  coordination, 
diirérente  de  l'ancienne,  débarrassée  en  tout  cas 
du  danger  croissant  que  constituait  la  présence  de 
la  tumeur. 

En  ce  moment  de  l'histoire  de  l'esprit  humain, 
le  développement  de  l'éducation  scientifique  mon- 
tre à  un  nombre  croissant  d'individus  le  mal  fondé 
des  croyances  théologiques;  beaucoup  d'ignorants, 
auxquels  on  enseigne  l'incrédulité,  commencent  à 
supporter  mal  «  qu'on  veuille  abuser  de  leur  igno- 
rance pour  les  mettre  dedans  »  ;  il  est  donc  à 
craindre  que,  voulant  se  débarrasser  des  erreurs, 
ils  renoncent  en  même  temps  à  des  nécessités  de 
lorganisalion  sociale,  parce  qu'ils  les  confondront 
avec  des  commandements  de  l'Eglise. 

De  même  donc  que,  pour  l'ablation  d'une  tumeur, 
il  est  préférable  de  s'adresser  à  un  habile  chirur- 
gien, de  même  il  est  à  souhaiter  que  les  philo- 
sophes consacrent  toute  leur  activité  à  débarrasser 
la  morale  de  sa  coloration  religieuse;  si  on  laisse 
faire  l'opération  par  les  foules  ignorantes,  il  est 
probable  qu'elles  enlèveront  à  la  fois  la  couleur 
et  le  morceau;  il  faut  que  les  hommes  les  plus 
instruits  préparent  pour  leurs  congénères  plus 
ignorants,  une  morale  indépendante  et  qui  n'ait 
rien  à  redouter  de  l'effondrement  des  dogmes. 


CHAPITRE    XII 
LA  MORT 


§  38.  La  peur  de  la  mort. 

Quoique  la  mort  soit  un  des  phénomènes  indis- 
pensables à  la  vie,  puisque,  la  quantité  des  subs- 
tances nutritives  étant  limitée,  la  vie  d'un  individu 
est  sans  cesse  subordonnée  à  la  mort  de  plusieurs 
autres,  quoique  la  mort  soit  aussi  ancienne  que  la 
vie,  Vêtre  vivant  na  pas  l'expérience  de  la  mort.  Du 
moins  n'en  a-t-il  pas  l'expérience  personnelle;  il 
n'en  a  pas  non  plus  Texpérience  ancestrale,  puis- 
que, si  des  milliers  et  des  milliers  de  ses  ancêtres 
sont  morts,  aucun  d'eux  n'est  mort  avant  d'avoir 
donné  naissance  à  l'individu  qui  le  suivait  dans  la 
lignée  descendante  ;  l'être  vivant  actuel,  homme 
ou  brin  d'herbe,  est  l'extrémité  d'une  lignée  qui, 
depuis  l'apparition  de  la  vie,  n'a  jamais  été  inter- 
rompue par  la  mort. 

Dans  le  courant  d'une  vie  d'homme,  il  peut  bien 
se  produire  une  mort  provisoire,  momentanée, 
une  syncope,  mais  cette  mort  n'est  pas  suffisamment 
prolongée  pour  entraîner  la  mort  élémentaire  des 
tissus;  il   n'y  a   pas   mort  chimique,  sans  quoi  la 


LA   MORT  169 

mort  serait  définitive.  Et,  précisément,  la  syncope 
entraîne  la  suppression  de  la  mémoire,  de  sorte 
que  môme  cette  syncope,  image  de  la  mort  vraie, 
ne  laisse  aucune  trace  dans  l'expérience  humaine  ; 
aussi,  l'homme  no  croit  pas  à  la  mofl. 

Au  contraire,  le  sommeil  lui  laisse  un  souvenir 
suffisant  pour  qu'il  ait  l'expérience  du  sommeil  ;  il 
croit  donc  au  sommeil  et  il  y  voit  à  tort  l'image 
de  la  mort  ;  image  grossière  et  lointaine  s'il  en 
fût,  mais  qui  tient  à  ce  que  l'homme  ne  peut  con- 
naître la  mort  qu'en  dehors  de  lui  ;  et  comme,  de 
loin,  il  ne  sait  j)as  toujours  distinguer  un  individu 
endormi  d'un  individu  mort,  il  compare  au  som- 
meil des  autres  la  mort  rfei  autres.  Il  ne  croit  pas  à 
sa  mort  personnelle;  il  n'a  pas  l'expérience  de  la 
mort. 

Et,  cependant,  il  se  dit  qu'il  mourra  un  jour, 
parce  qu'il  voit  mourir  tous  les  êtres  vivants 
comme  lui  ;  mais,  comme  il  ne  peut  pas  pénétrer 
dans  la  subjectivité  de  ces  êtres  autres  que  lui- 
même,  il  n'a  pas  la  connaissance  personnelle  de  la 
mort  et  d'ailleurs,  la  mort  entraînant  la  suppres- 
sion de  la  mémoire,  de  la  connaissance,  l'expres- 
sion «  connaissance  personnelle  de  la  mort  »  ne 
signifie  rien. 

L'homme  est  désarmé  devant  la  mort  par  une 
inexpérience  fatale.  Aussi  est-ce  surtout  relative- 
ment à  la  mort  quil  a  accueilli  de  tout  temps  les 
croyances  les  plus  extravagantes.  Nous  avons  vu 
précédemment  comment  l'invention  des  entités 
statiques  a  conduit  naturellement  à  la  théorie  de 

10 


170  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

l'immortalité  de  l'âme  ;  la  même  théorie  s'est 
trouvée  corroborée  par  le  fait  que  l'homme, 
dépourvu  d'expérience  personnelle  de  la  mort,  ne 
peut  pas  croire  à  la  mort;  du  moins  ne  peut-il  pas 
s'imaginer  sa  mort,  ainsi  que  je  l'ai  déjà  fait  remar- 
quer autrefois  :  «  Il  vous  est  aussi  impossible, 
disait  M.  Tacaud^  de  vous  imaginer  une  inter- 
ruption dans  l'existence  de  votre  moi,  qu'il  vous 
est  impossible  de  vous  imaginer  sa  suppression 
définitive  par  la  mort.  Dire  «  pendant  que  j'étais 
en  syncope  »  est  une  aussi  grande  absurdité  que 
le  «  je  suis  mort  »  d'Edgar  Poë-.  Je  est  incapable 
d'être  en  syncope,  puisque,  pendant  la  syncope,  il 
n'y  a  plus  de^e;  en  employant  le  mot  je,  auquel 
vous  attribuez,  malgré  vous,  une  existence  continue 
et  définitive,  vous  ne  pouvez  pas  raconter,  ni  par 
suite  vous  imaginer,  un  phénomène  dans  lequel 
votre  ^e  serait  précisément  interrompu.  Il  est  im- 
possible, quand  on  parle  à  la  première  personne, 
de  ne  pas  croire  à  l'immortalité  et  à  la  continuité 
du  moi.  »  Et  ailleurs  :  «  Je  suis  mort,  est  la  plus 
grande  sottise  que  puisse  formuler  notre  langage, 
si  commode  cependant  pour  dire  des  sottises.  Je 
est  incapable  d'être  mort,  puisque  je  est  la  résul- 
tante de  la  vie  3.  » 

L'homme  n'a  pas  l'expérience  de  la  mort  et  ne 
peut  pas  s'imaginer  sa  mort,  et  cependant  il  sait 

1.  Le  Conflit,  op.  cit.,  p.  163. 

2.  Edgard  Poë.  Le  cas  de  M.  Waldemar  :  «  Tout  à  l'heure, 
je  dormais,  et  maintenant,  je  suis  mort!  » 

3.  Le  Conflit,  op.  cit.,  p.  141. 


LA   MORT  171 

qu'il  mourra  et  il  a  peur  de  la  mort.  Celle  peur 
particulière  est  un  sentiment  complexe  qu'il  n'est 
pas  inutile  d'analyser. 

Que  l'homme  ait  peur  de  la  mort  dont  il  n'a  pas 
l'expérience,  cela  ne  peut  pas  nous  étonner  trop, 
puisque  nous  avons  vu  plus  haut  que  la  peur  résulte 
d'une  expérience  incomplète  ou  nulle  des  événe- 
ments; or,  si  l'homme,  par  l'observation  de  ses 
semblables,  sait  qu'il  mourra,  il  ne  peut  pas  ordi- 
nairement prévoir  quand  il  mourra  ;  celte  incer- 
titude suffit  à  être  un  élément  de  peur.  Mais  il  faut 
remarquer  que  ce  raisonnement  est  un  pur  sophis- 
me, car  si  l'homme  a  peur  des- événements  dont  il 
n'a  pas  une  expérience  suffisante  pour  en  prévoir 
le  devenir,  c'est  qu'il  ne  peut  rien  faire  pour  en 
éviter  les  conséquences  fâcheuses  et  il  est  évident 
que  s'il  connaissait  d'avance  l'heure  exacte  de  sa 
mort,  c'est  que  celte  mort  serait  inévitable  et 
qu'aucun  événement  intermédiaire  ne  pourrait  eu 
reculer  l'échéance. 

Dans  certaines  maladies,  il  arrive,  dit-on,  que  l'on 
prévoit,  avec  une  certaine  approximation,  l'échéance 
fatale;  encore  reste-t-il  toujours  possible  d'inter- 
venir au  moins  pour  abréger  le  délai.  Le  con- 
damné à  mort,  auquel  on  signifie  le  rejet  de  son 
pourvoi,  possède  les  éléments  nécessaires  pour 
prévoir  la  date  exacte  de  sa  décollation  et  je  ne 
sache  pas  qu'il  tire  en  général,  de  celte  certitude, 
grand  réconfort. 

La  prévision  de  la  mort  n'est  intéressante  que  si 
elle  donne  le  moyen  de  l'éviter,  et,  par  suite,  de 


172  LES   INFLUENCES   ANCESTUALES 

rendre  la  prévision  mensongère;  un  homme  qui 
est  sur  le  passage  d'un  train  rapide  prévoit  qu'il 
mourra  s'il  reste  où  il  est,  aussi  profite-t-il  de  cette 
prévision  pour  se  mettre  à  l'abri  ;  mais  alors  ce 
n'est  plus  la  peur  telle  que  nous  l'avons  définie, 
mais  la  crainte  salutaire  du  danger  et  Tinstinct  de 
la  conservation.  Il  faut  donc  chercher,  dans  nos 
idées  mêmes  sur  la  mort,  l'origine  de  la  peur  de 
la  mort;  je  crois  qu'on  peut  envisager  la  ques- 
tion à  deux  points  de  vue. 

§  39.  La  crainte  de  l'au-delà. 

Shakespeare,  dont  les  idées  sur  la  mort  mérite- 
raient qu'on  en  fit  une  étude  spéciale,  a  écrit  après 
Bacon  :  «  Les  hommes  craignent  la  mort  comme 
les  enfants  redoutent  l'obscurité.  »  C'est  bien  là, 
en  eifet,  nnepeur  qui  entre  dans  le  cadre  de  celles 
que  nous  avons  définies  précédemment,  c'est  une 
défiance  de  quelque  chose  d'inconnu  ;  de  même 
que  les  enfants  ne  redoutent  pas  \q  passage  de  la 
lumière  à  l'obscurité,  mais  bien  le  séjour  dans 
l'obscurité,  de  même  les  iiommes  redoutent,  non 
pas  seulement  l'échéance  même  de  la  mort,  dont 
nous  avons  parlé  tout  à  l'heure,  mais  aussi  ce  qui 
se  passe  après  cette  échéance,  ce  qu'on  a  l'habi- 
tude d'appeler  1'  «  au  delà  »  et  que  le  mysticisme 
de  nos  ancêtres  a  peuplé  de  fantômes. 

L'idée  de  la  survivance  des  âmes  est  le  point  de 
départ  de  toutes  ces  terreurs  : 

La  notion  de  justice,  dont  nous  nous  occuperons 


LA    MORT  173 

iiii  peu  plus  lard,  et  (\vù  a  délerniiné  en  grande 
parlie  l'enchevèlrcmcnt  de  la  religion  el  de  la  mo- 
rale, a  élé  exploilée,  dans  un  but  excellent,  pour 
amener  les  hommes  à  respecter  les  lois  de  leur 
société.  Les  Dieux,  que  l'homme  avait  créés  inac- 
cessibles, ont  été  doués,  outre  leurs  autres  attribu- 
tions, de  la  faculté  de  juger  les  actes  des  vivants  ; 
quoicjue  la  morale  eût  une  origine  purement 
sociale,  on  a  supposé  que  les  Dieux  prenaient  un 
grand  souci  de  l'observance  de  ses  lois;  on  a  ima- 
giné qu'ils  se  trouvaient  honorés  par  les  hommes 
utiles  à  la  société  et  qu'ils  délestaient  les  criminels. 
Au  respect  des  lois  s'est  substitué  le  respect  des 
Dieux  gardiens  des  lois,  et  cette  substitution  a  été 
d'autant  plus  facile  que  les  Dieux  avaient  été  plus 
fidèlement  calqués  sur  les  hommes;  un  acte  agréa- 
ble à  la  majorité  des  hommes,  devenait  ainsi  natu- 
rellement un  acte  agréable  aux  Dieux,  et  si  l'on  s'en 
était  tenu  à  ce  point  de  départ,  les  religions  n'eus- 
sent pas  été  nuisibles;  elles  eussent  été  unique- 
ment la  traduction  des  lois  sociales  dans  un  langage 
particulier. 

Mais,  petit  à  petit,  les  prêtres  ont  trouvé  com- 
mode de  déclarer  agréables  aux  Dieux  certains 
actes  inutiles  ou  mêmes  nuisibles  à  la  société,  et 
l'obéissance  aux  prêtres  s'est  substituée  à  l'obéis- 
sance aux  lois;  les  conditions  et  les  nécessités  de 
la  vie  sociale  changeant,  le  culte  des  Dieux  s'est 
maintenu  par  une  tradition  inilexible  et  a  fini  par 
être,  dans  certains  cas,  en  contradiction  avec  les 
besoins  des  hommes. 

15. 


174  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  notion  des  Dieux  juges  a 
fini  par  s'ancrer  dans  la  mentalité  des  hommes, 
et,  en  même  temps,  la  difficulté  de  connaître  à 
chaque  instant  la  volonté  des  Dieux  ^  a  créé 
chez  nos  ancêtres  un  état  d'incertitude  et  de 
trouble. 

A  la  mort,  l'âme  se  trouvant  libérée  du  corps  et 
naturellement,  par  là  même,  inaccessible  à  notre 
observation  humaine,  entrait,  au  contraire,  en 
commerce  direct  avec  les  Dieux  qui  sont  de  même 
nature  qu'elle,  et  également  invisibles  et  inacces- 
sibles aux  vivants.  Dans  ce  commerce  direct,  les 
Dieux  manifestaient  aux  âmes  leur  contentement 
ou  leur  mécontentement,  et  les  récompensaient  ou 
les  punissaient  suivant  les  cas.  Je  le  répèle,  si  les 
exigences  des  prêtres  avaient  conservé  aux  lois 
religieuses  leur  parallélisme  avec  les  lois  sociales, 
la  crainte  de  l'au-delà  eût  pu  être  salutaire;  mais, 
pour  tirer  profit  de  leur  situation,  ou  peut-être 
simplement  parce  qu'ils  faisaient  les  Dieux  ù  leur 
propre  image,  les  prêtres  ont  attribué  aux  Dieux 
une  vénalité  analogue  à  celle  des  mauvais  juges  ; 
au  lieu  de  se  préoccuper  d'obéir  aux  lois,  les  hom- 
mes, hantés  par  la  peur,  ont  eu  surtout  le  souci 
de  graisser  la  patte  aux  Dieux  par  l'intermédiaire 
des  prêtres  ;  et  la  religion  s'est  trouvée  ainsi  en 
dehors  de  la  morale,  comme  serait  en  dehors  de  la 
justice  celui  qui,  passant  sa  vie  à  piller  ses  voi- 

1.  Le  père  Olivier  a  considéré  comme  une  vengeance  divine 
l'incendie  du  Bazar  de  la  Charité  où  étaient  réunies  des  per- 
sonnes qui  avaient  l'illusion  de  l'aire  le  bien. 


LA   MORT  175 

sins,  offrirait  au  Iribunal  une  bonne  pari  de  ses 
larcins  '. 

«  Il  est  difficile  à  un  homme  de  te  reconnaître, 
même  au  plus  sage  )>,dit  un  jour  Ulysse  à  la  déesse 
de  la  Raison.  11  est  difficile  à  un  homme  de  savoir 
ce  qu'il  doit  faire  dans  mainte  circonstance,  pour 
agir  suivant  la  volonté  des  Dieux,  et,  par  consé- 
quent, l'idée  du  jugement  de  l'âme  après  la  mort 
doit  laisser  flotter,  dans  la  mentalité  de  son  pro- 
priétaire, l'incertitude,  source  de  la  terreur.  Mal- 
heureusement, cette  terreur  est  aussi  grande  dans 
l'esprit  du  juste  que  dans  celui  du  criminel,  à 
cause  des  difficultés  dont  les  prêtres  ont  entouré  la 
compréhension  de  la  loi. 

Et  c'est  ainsi  que  la  croyance  à  l'immortalité  de 
l'âme  a  généralisé  la  peur  de  la  mort;  cette  peur 
est  devenue  universelle  et  a  fini  par  se  transmettre 
héréditairement  sans  conserver  aucune  trace  de  sa 
salutaire  origine  ;  chez  les  populations  mystiques, 
en  Bretagne,  par  exemple,  l'idée  de  peur  et  l'idée 
de  mort  sont  devenues  inséparables-:  chose 
absolument  déraisonnable,  la  peur  de  la  mort  a 
engendré  la  peur  des  morts  ;  les  fantômes  dont 
l'imagination  ignorante  peuple  l'obscurité  des  cré- 
puscules ne  sont  plus  des  génies  malfaisants  ;  ce 
sont  les  ânjes  des  trépassés,  et,  même  si  ces  tré- 
passés vous  étaient  chers,  l'idée  que  leur  âme  peut 

1.  Socratc  voulut,  avant  de  mourir,  payer  à.  Esculape  le  coq 
qu'il  lui  devait.  Était-ce  une  ironie  du  grand  Sage  ? 

2.  Môme  le  cadavre  d'un  ami  devient   une  chose  effrayante 
pour  le  mystique. 


i76  LES    INFLUENCES    ANCESTRALES 

se  trouver  sur  votre  route  fait  naître  en  vous  une 
terreur  slupide  et  maladive,  d'autant  plus  épou- 
vantable qu'elle  n'a  aucune  raison  dètre;  c'est  le 
fonctionnement  héréditaire  de  la  «  machine  à  avoir 
peur  »  dont  j'ai  parlé  précédemment.  Cette  peur 
absurde  et  inutile  a  rendu  fous  bien  des  gens;  elle 
rend  les  autres  idiots  et  en  fait  une  proie  facile 
pour  les  exploiteurs  de  crédulité;  voilà  au  moins 
une  «  peur  »  dont  la  science  guérira  les  hommes, 

§  40.  Le  regret  de  la  vie. 

Une  autre  forme  de  la  peur  de  la  mort  vient  du 
regret  de  la  vie  et  semble  par  conséquent  indé- 
pendante de  toute  considération  mystique. 

La  fable  du  Bûcheron  prouverait  même  qu'elle 
est  indépendante  des  joies  de  la  vie  et  que  l'exis- 
tence la  plus  misérable  est  plus  enviable  que  la 
mort;  cependant,  il  serait  peut-être  légitime  de 
faire,  dans  cette  parabole,  la  part  de  la  peur  de 
l'au-delà  que  nous  venons  d'étudier  et  dont  bien 
peu  de  bûcherons  sont  débarrassés. 

La  mort  de  Socrate  est  un  exemple  salutaire,  un 
grand  enseignement  pour  les  hommes,  mais  il 
n'est  pas  à  craindre  que  la  lecture  de  cet  épisode 
glorieux  de  l'histoire  humaine  détermine  une  épi- 
démie de  suicides.  Pour  mourir  comme  Socrate,  il 
faut  avoir  vécu  comme  lui  ;  seul  peut  accueillir  la 
mort  avec  sérénité  celui  dont  la  vie  est  sereine. 

Les  excès  du  romantisme  peuvent  conduire  à 
des  suicides  contagieux  et  sans  philosophie  ;  la  mort 


LA   MORT  177 

d'un  Werther  est  la  vengeance  suprême  d'un  vaiii- 
Icux  qui  s'est  juge  méconnu  ;  quelles  que  soient 
d'ailleurs  les  couleurs  dont  se  pare  le  suicide  pas- 
sionnel, il  ne  peut  être  admiré  que  des  inquiets 
capables  de  l'imiter  (et  nous  avons  tous,  à  vingt 
ans,  connu  cette  admiration),  c'est  la  marque  d'un 
individualisme  excessif  et  prétentieux  ;  le  suicidé 
passionnel  a  ordinairement  la  conviction  qu'il 
prive  d'un  de  ses  membres  les  plus  parfaits  la 
société  ingrate  de  laquelle  il  n'a  pas  obtenu  ce 
qu'il  croyait  dû  à  son  évidente  supériorité. 

L'erreur  individualiste  est  tellement  ancrée  chez 
les  hommes  que,  si  elle  n'est  pas  accompagnée 
d'une  dose  suffisante  de  modestie,  elle  entraîne 
forcément  la  crainte  de  la  mort.  «  L'homme,  dit 
un  célèbre  hygiéniste,  doit  à  Dieu  de  prendre  soin 
de  Tenveloppe  dans  laquelle  il  a  mis  une  âme.  » 
Celui  qui  ne  croit  pas  en  Dieu  juge  souvent  qu'il 
se  doit  à  lui-même  de  conserver  au  monde  un  type 
supérieur  d'humanité  ;  il  me  semble  cependant 
que  la  constatation  des  changements  constants  qui 
se  produisent  en  chacun  de  nous  devrait  nous  gué- 
rir de  l'erreur  individualiste  et  nous  empêcher  de 
regretter  d'avance  la  perte  que  sera  pour  le  monde 
notre  disparition  :  «  Je  me  souviens,  dit  le  rai- 
sonneur du  «  Conflit  »  ^,  d'un  abbé  Jozon  et  d'un 

1.  Op.  cil.,  p.  1G7.  l'n  peu  plus  haut  le  niùinc  raisonneur 
disait  :  «  Vous  qui  avez  eu  des  syncopes,  vous  savez  mainte- 
nant que  votre  personnalité  est  discontinue,  quoique  vous  ne 
puissiez  pas  vous  l'imaginer,  pas  plus  que  vous  ne  pouvez  vous 
imaginer  6tre  mort.  n"ètre  plus.  Je  vais  plus  loin  et  je  prétends 


178  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

Fabrice  Tacaud  jeune  et  vigoureux  ;  où  sont-ils 
ceux  qui  se  promenaient  naguère  dans  les  cam- 
pagnes fleuries  au  bord  de  la  Marne?  Ils  sont, 
morts  ;  ils  ne  sont  plus  ;  et  quand  ont-ils  cessé 
d'être  ?  A  chaque  instant,  en  se  transformant  en 
un  autre  Jozon  et  un  autre  Tacaud,  et  ainsi  de 
suite,  jusqu'à  présent  où  nous  les  trouvons  vieillis 
et  philosophant  en  face  de  la  mer  bretonne,  et  ils 
continueront  de  mourir  et  de  renaître  jusqu'à  la 
syncope  définitive,  qui  n'est  pas,  subjectivement, 
plus  importante  que  les  autres.  » 

Que  celte  syncope  définitive  ne  soit  pas,  subjec- 
tivement, plus  importante  que  les  autres,  voilà,  il 
me  semble,  une  conviction  qui,  si  elle  s'imposait  à 
notre    raison,   nous  empêcherait   de   redouter   la 

que  votre  personnalité  est  actuelle  et  extemporance;  ce  que 
vous  appelez  votre  vie  est  une  série  de  vies  momentanées  suc- 
cessives, analogues  aux  images  d'un  cinématographe;  je  parle 
naturellement  de  votre  vie  subjective,  de  celle  que  vous  sentez, 
que  vous  vivez  vous-même.  Lorsque  l'on  fait  fonctionner  le 
cmématographe,  si  les  tableaux  se  succèdent  assez  vite,  on  a 
l'illusion  de  la  continuité,  et  cependant,  entre  deux  tableaux 
voisins,  il  y  a  une  période  de  vide,  une  syncope.  De  même  chez 
nous  :  nous  sommes  une  série  de  vies  momentanées  succes- 
sives, séparées  par  des  syncopes  identiques  à  celles  du  cinéma- 
tographe, mais  beaucoup  plus  courtes,  comme  les  tableaux 
qu'elles  séparent.  Notre  moi  est  sans  cesse  variable  :  nous 
sommes  à  chaque  instant,  mais,  l'instant  d'après,  nous  sommes 
un  autre  ;  c'est  comme  si,  de  chaque  syncope,  nous  renaissions 
dans  un  sosie  un  peu  différent.  La  série  des  sosies  paraît  con- 
tinue, mais  il  n'y  en  a  jamais  qu'un  de  vivant,  l'actuel  :  tous 
les  autres  sont  morts  ;  nous  passons  notre  vie  à  mourir.  » 
(p.  166.) 


LA   MORT  179 

mort  plus  que  nous  ne  redoutons  les  changements 
quoliiliens  de  notre  moi. 

Quant  à  ceux  qui,  jouissant  d'un  bon  moment  de 
la  vie,  se  disent  tristement  que,  une  fois  morts, 
ils  ne  connaîtront  plus  ces  joies,  ils  peuvent  être 
bien  assurés  aussi  que,  même  vivants,  ils  ne  goû- 
teront plus  jamais  les  mêmes.  Ce  regret  est  donc 
peu  logique  ;  or,  ceux  qui  croient  à  l'anéantisse- 
ment final  ne  peuvent  pas  non  plus,  sincèrement, 
me  semble-t-il,  craindre  de  n'être  plus.  Ou  bien, 
c'est  qu'ils  cachent  sans  s'en  douter,  sous  cette 
crainte,  un  reste  inavoué  de  peur  mystique.  Quand 
Hamlet  réfléchit  au  fameux  «  être  ou  n'être  pas  », 
il  ajoute,  du  moins  au  Théâtre  Français  :  «  Mourir, 
dormir  !  rêver  peut-être!  »  ce  qui,  à  mon  avis,  est 
absurde  après  «  n'être  pas  ». 

§  41.  La  liberté  et  la  finalité. 

En  terminant  cette  revision  des  particularités  les 
plus  remarquables  de  la  genèse  de  l'égoïsme,  ou 
de  l'individualisme,  il  n'est  pas  inutile  de  revenir 
quelque  peu  sur  une  conséquence  nécessaire  de 
notre  conception  de  l'individu,  je  veux  dire  la 
liberté  individuelle  et  aussi  la  finalité. 

La  finalité  est,  avons-nous  dit  précédemment,  la 
plus  complète  expression  de  Texpérience  du  déter- 
minisme acquise  par  nos  ancêtres  et  par  nous- 
mêmes.  Et  cela  paraîtra  sans  doute  extraordinaire 
à  ceux  qui  considèrent  le  déterminisme  comme 
opposé  au  finalisme  et  à  la  liberté.  La  seule  liberté 


180  LES    INFLUENCES   ANCESTRALES 

que  l'on  puisse  reconnaître  chez  l'homme  est 
exprimée  par  le  fait  qu'il  peut,  dans  chaque  cas, 
se  servir  comme  il  le  jurje  convenable  des  outils 
qui  constituent  son  mécanisme.  Les  éléments  dont 
il  se  sert  pour  ce  choix  sont  de  deux  sortes  : 

D'abord  la  certitude  du  déterminisme  qui  lui 
permet  de  prévoir  que,  sauf  intervention  d'acci- 
dents inattendus,  tel  état  de  son  organisme  résul- 
tera de  telle  opération;  c'est  là  le  finalisme 
humain. 

Ensuite  le  résumé  de  l'expérience  ancestrale 
qui  constitue  sa  logique  et  qui  lui  permet,  dans 
son  raisonnement  finaliste,  d'adapter  les  moyens  à 
la  fin.  C'est  là,  en  réalité,  ce  qu'on  appelle  l'intel- 
ligence ;  nous  avons  déjà  vu  que  Romanes  définit 
rintelligence  «  la  faculté  qu'a  l'animal  de  tirer 
parti  de  son  expérience  ». 

Ces  deux  particularités  étant  réunies  dans  l'ani- 
mal, nous  devons  en  parler  dans  le  langage  indi- 
vidualiste, c'est-à-dire  en  commettant  une  erreur 
volontaire)  comme  s'il  était  capable  de  commen- 
cements nbsolus.  >'ous  disons  :  «  Dans  telles  cir- 
constances, tel  animal  a  fait  telle  chose  ».  Et  puis- 
que dans  notre  phrase  l'animal  n'a  pas  changé,  il 
a  introduit,  dans  le  milieu,  quelque  chose  de  nou- 
veau; mais  notre  langage  est  incorrect  quoique 
commode. 

Si  nous  voulons  être  rigoureux  nous  devons 
dire  :  «  De  tel  moment  à  tel  autre,  en  présence  de 
tels  corps  et  de  tels  mouvements  du  milieu,  il  s'est 
produit,  dans  l'animal    (qui   n'est    pas   un   méca- 


LA   MO HT  181 

nisme  au  hasard,  mais  lo  résultat  d'une  lignée 
ayant  duré  des  milliers  de  siècles  sans  mourir 
jamais),  il  s'est  produit  dans  l'animal,  dis-je,  des 
changements  qui,  grâce  à  la  structure  actuelle  pro- 
venant des  influences  ancestrales  et  en  particulier 
de  lexpcrience  de  ses  ancêtres,  ont  transformé  et 
déplacé  son  mécanisme  d'une  manière  aussi  avan- 
tageuse qu'il  était  possible^  dans  les  circons- 
tances actuelles  pour  la  conservation  de  ce  méca- 
nisme et  le  renouvellement  de  son  milieu  intérieur. 
Ces  changements  qui  se  sont  produits  en  lui,  lui 
seul  en  a  été  à  chaque  instant  tenu  au  courant  de 
manière  à  prévoir  dans  certaines  limites  ce  qui 
allait  arriver  ;  tandis  qu'aucun  observateur  autre 
que  lui  ne  pouvait  le  deviner.  Il  était  donc  libre 
des  appréciations  de  cet  observateur  et  de  tout 
autre  vivant  ;  il  agissait,  sous  l'influence  de  condi- 
tions données,  d'après  sa  structure  actuelle,  c'est- 
à-dire  pour  des  raisons  qui  étaient  en  lui  et  qui 
étaient  inconnues  de  tout  autre  que  lui.  » 

Dans  ces  conditions,  il  n'est  pas  étonnant  que 
l'emploi  prolongé  du  langage  individualiste  et  la 
croyance  à  l'existence  en  lui  d'une  divinité  statique, 
immuable  quoique  active,  aient  amené  l'homme  à 
l'illusion  de  la  liberté  absolue.  Et  ce  qu'il  y  a  de 
plus  curieux,  c'est  que  cette  croyance  est  prove- 
nue chez  lui  de  la  constatation,  tant  ancestrale  que 

1.  Pourvu,  naturellement  que  ces  circonstances  soient  ana- 
logues à  colles  dans  lesquelles  s'est  exercée  l'expérience  ances- 
trale et  ne  contienne  pas  d'élément  inconnu  devant  lequel  la 
logique  de  l'individu  serait  désarmée. 

16 


182  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

personnelle,  tant  en  lui-même  que  dans  le  milieu 
ambiant,  d'un  déterminisme  sans  lequel  n'existe- 
raient ni  l'intelligence  ni  la  science  qui  développe 
la  liberté.  Quand  l'homme  se  croit  capable  de  pro- 
duire des  commencements  absolus,  c'est  exacte- 
ment comme  quand  il  croit  savoir  ce  que  c'est  que 
tomber'^  d'une  manière  absolue,  alors  qu'il  est 
évident  que,  en  dehors  de  la  surface  d'une  pla- 
nète, le  mot  tomber  ne  signifie  rien.  C'est  encore 
une  notion  métaphysique  qui  résulte  d'une  expé- 
rience ancestrale  trop  bien  fixée  dans  notre  héré- 
dité -. 

1.  V.  plus  haut,  §  31. 

2.  V.  clia 


DEUXIÈME  PARTIE  DU  LIVRE  II 

LE  DÉVELOPPEMENT  ANCESTRAL  DE  L'ALTRUISME 
ORIGINE  DE  LA  MORALE 


CHAPITRE   XTII 
L'ALTRUISME    REPRODUCTEUR 


§  42.  Individu  et  multiplication. 

L'égoïsme  ayant  joué  un  rôle  si  imporlant  dans 
la  formation  des  espèces,  nous  allons  rechercher 
comment  a  pu  se  développer  chez  nous  l'altruisme 
qui,  au  premier  abord,  lui  paraît  entièrement 
opposé;  on  peut  en  elîet  définir  l'altruisme,  le 
sentiment  qui  nous  porte  à  tenir  compte,  dans  nos 
actes,  de  l'égoïsme  d'aulrui,  à  respecter  cet 
égoïsme  au  détriment  du  nôtre  et  à  le  prendre 
même  pour  mobile  important  de  noire  conduite. 

Quelles  que  soient  nos  conclusions  à  cet  égard, 
nous  ne  devons  pas  oul)lier  que,  si  l'altruisme  a 
sa  place  dans  notre  organisation,  il  ne  s'y  trouve 
qu'à  côté  d'un  égoïsme  indispensable  à  notre  con- 


184  LES   INFLUENCES  ANCESTRALES 

servatioii,  et  même,  soit  dit  pour  ceux  qui  mesu- 
rent à  l'ancienneté  des  institutions  le  respect  que 
nous  leur  devons,  l'égoïsme,  primordial  dans  la 
vie.  a  certainement  préexisté  à  l'altruisme,  ce  qui, 
pour  les  amis  de  la  tradition,  le  rendrait  particu- 
lièrement respectable. 

Dès  que  nous  observons  avec  soin  une  lignée 
continue  quelconque,  nous  voyons  immédiatement 
que  l'égoïsme  seul,  au  sens  que  nous  avons  pré- 
cédemment défini,  ne  saurait  en  assurer  la  conti- 
nuité; en  effet,  l'assimilation,  phénomène  égoïste, 
conduit,  par  suite  de  la  limitation  du  volume' 
des  êtres  vivants,  à  une  multiplication  (fatale  au 
moins  chez  certaines  espèces  inférieures),  de  sorte 
qu'à  un  individu  unique  ayant  une  subjectivité 
unique,  un  moi  unique,  se  substituent  un  certain 
nombre  d'individus  séparés  ayant  chacun  son  moi 
et  se  trouvant  en  concurrence  immédiate  dans  le 
milieu  d'où  ils  tirent  tous  leur  alimentation. 

La  limitation  de  l'individu  dans  le  temps  et  dans 
Tespace,  nécessite  sa  reproduction  sous  peine  de 
mort,  c'est-à-dire,  en  parlant  le  langage  égoïste  ou 
individualiste,  que  chaque  individu  consacre  for- 
cément à  la  préparation  d'individus  différeiits  une 
partie  de  la  substance  qu'il  fabrique  pour  son  usage 
personnel-.  Et  les  mdividus  nouveaux  qui  résultent 

1.  J"ai  donné  ailleurs  une  explication  mécanique  de  cette 
limitation  du  volume  des  individus.  V.  Traité  de  biologie,  op. 
cit..  §  2  et  §  90. 

2.  Nous  verrons  plus  loin  que,  dans  le  cas  de  la  génération 
sexuelle,  ces  éléments  perdus  par  l'individu  ne  deviennent  pas 
forcément  le  point  de  départ  d'individus  nouveaux. 


l'altruisme  reproducteur  185 

de  celle  reproduclion  sont  séparés  du  premier, 
n'ont  plus  rien  de  commun  (^subjectivement  par- 
lant) avec  l'individu  qui  leur  a  donné  naissance  et 
qu'on  appelle  leur  parent. 

Dans  certains  cas  même  (reproduclion  par  bipar- 
tition), l'individualité  du  parent  disparait  dans  la 
reproduclion  pour  èlrc  remplacée  par  deux  indivi- 
dualités concurrentes,  par  deux  frères  ennemis. 
Ainsi  l'égoïsme  parfait  est  interdit  à  l'individu  par 
les  conditions  mêmes  de  sa  vie;  il  doit  mourir  au 
bout  d'un  certain  temps  et  s'il  a  pu  éviter  de  se 
reproduire  effectivement,  comme  cela  arrive  dans 
les  espèces  sexuées  que  nous  étudierons  plus  tard, 
sa  lignée  est  interrompue  et  ne  nous  intéresse 
plus;  nous  ne  connaissons  aujourd'hui  que  des 
êtres  vivants  provenant  d'une  lignée  qui  n'a  jamais 
été  interrompue  par  la  mort  et  dont,  par  consé- 
quent, aucun  des  membres  successifs  ne  s'est  sous- 
trait à  la  nécessité  de  la  reproduction  ;  en  d'autres 
termes,  tous  les  êtres  aujourd'hui  vivants  descen- 
dent d'égoïstes  imparfaits. 

Il  est  indiscuta.ble  que  la  multiplication  d'un 
individu  dans  un  milieu  limité  est,  à  un  certain- 
point  de  vue,  nuisible  à  cet  individu  :  si  un  puce- 
ron produit,  par  parthénogenèse,  un  grand  nom- 
bre de  pucerons  semblables  à  lui,  ce  seront  autant 
de  concurrents  juxtaposés  sur  la  feuille  dont  tous 
devront  tirer  leur  nourriture,  et  il  serait,  du  moins 
au  point  de  vue  économique,  évidemment  préfé- 
rable pour  le  puceron  parent  de  pouvoir,  devenu 
adulte,  conserver  pour  lui  tout  seul  la  feuille  qui 

16. 


186  LES  INFLUENCES   ANCESTRALES 

lui  assure  une  large  hospitalité;  si  cela  n'est  pas 
possible,  si  sa  nature  n'est  pas  devenue  telle  au 
cours  des  générations  successives,  c'est  que,  nous 
l'avons  vu,  la  sélection  naturelle  ne  connaît  pas  les 
individus;  ses  effets  améliorants  n'ont  pour  cause 
que  la  continuité  des  lignées  ;  si  dans  certains  cas 
les  individus  en  profitent  dans  leur  organisation, 
c'est  en  tant  que  chaînons  d'une  lignée  que  les  per- 
fectionnements individuels  rendent  plus  apte  à 
prospérer  dans  un  milieu  donné. 

Il  est  certain  aussi  que  si  la  multiplication  était 
trop  nuisible  à  chaque  individu,  parent  ou  rejeton, 
elle  entraînerait  la  mort  de  tous  et  il  y  aurait  sup- 
pression de  la  lignée,  qui,  par  suite,  ne  nous  inté- 
resserait plus.  Donc,  quand  nous  observons  aujour- 
d'hui un  être  vivant,  c'est-à-dire  provenant  d'une 
lignée  ininterrompue,  nous  avons  le  droit  d'affir- 
mer, d'une  part,  que  tous  ses  ancêtres  se  sont 
reproduits,  d'autre  part,  que,  à  aucun  moment  de 
son  histoire  ancestrale,  la  reproduction  n'a  entraîné 
une  multiplication  incompatible  avec  la  survie  de 
quelques-uns  des  individus. 

Enfin,  si,  dans  certains  cas,  la  multiplication  a 
pu  être  ullle  aux  individus,  il  est  certain  que  cela 
a  été  doublement  favorable  à  la  conservation  de 
la  lignée.  Il  est  difficile,  en  se  plaçant  au  point  de 
vue  strict  de  la  quantité  d'aliments  disponibles 
dans  un  milieu,  de  concevoir  que  la  multiplication 
des  individus  puisse  devenir  avantageuse  à  cha- 
cun ;  et  cependant  nous  constatons  dans  bien  des 
circonstances  que,  là  où  un  individu  unique  d'une 


l'altruisme  reproducteur  187 

espèce  ne  peut  pas  vivre,  une  petite  colonie  de  ces 
individus  réussit  à.  s'implanter;  pour  prendre  un 
exemple  dans  les  espèces  les  plus  simples,  ne  con- 
statons-nous pas  qu'un  microbe  injecté  seul  à  un 
mammifère  disparait  sans  postérité,  tandis  qu'une 
quantité  suffisante  des  mêmes  microbes  réussit 
pour  quelque  temps  du  moins  à  prospérer  dans 
l'organisme  et  à  le  rendre  malade. 

C'est  que,  pour  continuer  de  vivre,  il  ne  faut 
pas  seulement  trouver  des  matières  alimentaires  ; 
il  faut  encore  résister  à  certaines  causes  de  destruc- 
tion, et  l'exemple  des  microbes  nous  prouve  que, 
là  où  un  individu  succombe,  une  certaine  troupe 
d'individus  peut  prospérer  provisoirement. 

Je  spécifie  que  cette  utilité  du  grand  nombre  est 
provisoire  ;  la  multiplication  peut  arriver  à  annuler 
cette  utilité  et  même  à  la  transformer  en  nocuité, 
à  cause  de  la  limitation  des  aliments,  si  aucun 
phénomène  n'intervient;  mais,  du  moins,  pendant 
cette  période  provisoire,  la  lignée  a  été  ininter- 
rompue, et  l'hisloire  de  toutes  les  lignées  est  faite 
de  périodes  provisoires  successives  que  les  varia- 
tions du  milieu  ont  amenées  à  se  succéder  d'une 
façon  continue. 

Ainsi,  même  dans  le  cas  d'individus  tous  sembla- 
bles, comnie  les  microbes  dont  nous  venons  de 
parler,  une  action  collective  peut  être  utile  à  chacun 
des  membres  de  la  collectivité,  parce  que  la  simple 
addition  des  phénomènes  spécifiques  de  résistance 
à  une  cause  destructive,  rend  cette  résistance  plus 
efficace.  Chez  des  êtres  plus  élevés  en  organisation, 


188  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

nous  constatons  des  phénomènes  analogues;  une 
bande  de  loups,  introduite  dans  un  pays,  viendra 
à  bout,  plus  vite  qu'un  loup  isolé,  des  ennemis 
naturels  de  l'espèce  loup;  libre  à  eux,  ensuite,  de 
s'entre-dévorer  si  le  pays  leur  fournit  une  alimen- 
tation insuffisante  ;  la  communauté  des  besoins  et 
des  aptitudes  créant  à  tous  les  loups  les  mêmes 
ennemis,  il  est  naturel  que  leur  action  contre"  ces 
ennemis  soit  de  même  nature  et,  même  sans  qu'in- 
tervienne aucun  sentiment  de  fraternité,  prenne 
provisoirement  l'aspect  d'une  coopération. 

La  coopération  est  plus  évidente  et  plus  réelle 
dans  le  cas  où,  non  contents  de  se  défendre  contre 
des  ennemis  communs,  les  individus  d'une  même 
espèce  ont  à  soustraire,  à  des  concurrents  d'espèce 
différente,  les  matières  alimentaires  réparties  dans 
leur  canton  ;  car  il  ne  faut  pas  oublier  que  la 
matière  alimentaire,  la  matière  susceptible  de 
servir  à  la  fabrication  de  substance  vivante,  n'est 
pas,  en  général,  inoccupée  ;  elle  fait  ordinairement 
partie  d"êtres  vivants  variés,  dont  chacun  tire  la 
couverture  à  soi  et  assimile,  pour  son  compte,  dans 
le  milieu  universel;  sous  certaines  formes, elle  est 
inutilisable  pour  les  individus  d'une  espèce  donnée, 
soit  parce  qu'elle  est  effectivement  impropre  à 
l'alimentation  de  cette  espèce  (l'herbe  pour  les 
loups,  la  chair  des  animaux  pour  les  herbivores, 
etc.),  soit  parce  qu'elle  est  inaccessible  à  ses  indi- 
vidus (la  chair  des  oiseaux  pour  les  requins,  celle 
des  loups  pour  les  renards,  etc.). 

Indépendamment    donc    de    la    défense    d'une 


l'altruisme  reproducteur  189 

espèce  contre  d'autres  espèces,  l'activité  d'un 
individu  d'une  famille  peut  être  également  profi- 
table à  tous  ses  congénères,  quand  cette  acti- 
vité, soit  transformatrice,  soit  collectrice,  a  pour 
résultat  d'augmenter  la  quantité  de  matières  ali- 
mentaires utilisables  ou  de  diminuer  celle  des 
matières  inaccessibles. 

C'est  ainsi  qu'entre  en  jeu  la  notion  de  {ravuil. 

Les  abeilles  occiimulent  dans  leur  ruche  des 
matériaux  alimentaires  recueillis  à  de  grandes 
distances  et  tratuforment  d'autres  matériaux  de 
manière  à  en  faire  une  nourriture  excellente  pour 
les  jeunes.  Tant  qu'il  n'y  a  pas  trop  d'abeilles  dans 
un  pays,  chacune  d'elles,  recueillant  plus  de  maté- 
riaux qu'elle  n'en  consomme,  est  un  élément  de 
prospérité  pour  la  colonie;  quand  le  nombre 
des  ouvrières  devient  trop  grand,  il  se  forme  un 
essaim  qui  va  chercher  fortune  ailleurs. 

Ainsi,  dans  certains  cas,  la  fatalité  qui  pousse 
l'individu  à  se  multiplier,  porte  en  elle  le  correctif, 
au  moins  provisoire,  de  ce  que  cette  multiplication 
a  de  contraire  à  l'égoïsme  ;  ce  correctif  consiste 
en  ce  que  le  travail  de  chacun  peut  être  utile  à 
tous  les  membres  de  la  colonie  qui  résulte  de  la 
multiplication.  Il  devient  particulièrement  impor- 
tant quand  le  perfectionnement  de  l'espèce  permet, 
entre  les  divers  individus,  la  division  du  travail.  Il 
était  avantageux  pour  les  hommes  des  cavernes 
d'avoir  des  enfants  dont  les  uns  chassaient,  d'autres 
péchaient,  d'autres  recueillaient  des  fruits.  Mais  si 
plusieurs  familles  humaines  se  trouvaient  dans  le 


190  LES  INFLUENCES   ANCESTRALES 

voisinage  l'une  de  l'autre,  elles  pouvaient  se  trou- 
ver en  concurrence  économique  et  par  conséquent 
arriver  à  s'enlre-détruire  ;  il  est  probable  que  ce 
qui  a  créé  entre  les  diverses  familles  d'hommes  le 
premier  lien  de  solidarité  a  été  la  lutte  nécessaire 
contre  des  ennemis  communs  et  redoutables;  celui 
qui  tuait  un  grand  félin  rendait  service  aussi  bien 
aux  clans  voisins  qu'à  son  propre  clan. 

Je  n'ai  pas  à  rechercher  ici  les  origines  —  fort 
peu  connues  d'ailleurs,  —  des  sociétés  humai- 
nes i;  il  me  suffit  d'avoir  montré  comment  on 
peut  concevoir  que  l'égo'isme  bien  compris  ait  été 
le  point  de  départ  d'associations;  je  vais  mainte- 
nant m'occuper  de  rechercher  quelle  a  dû  être  la 
conséquence,  pour  la  mentalité  héréditaire  des 
hommes  et  des  animaux  sociaux,  du  fait  qu'ils  ont 
vécu  en  société  pendant  un  très  grand  nombre  de 
générations. 

1.  J'ai  exposé  ailleurs  quelques  considérations  sur  les  asso- 
ciations entre  espèces  différentes.  V.  Traité  de  biologie,  op.  cit., 
§  116. 


CHAPITRE   XIV 

LES  CARACTÈRES  ACQUIS  ET  LA  GENÈSE 
DE  L'ABSOLU 


§  43.  La  fraternité. 

Dans  une  lutte  de  chaque  jour  contre  des  enne- 
mis redoutables,  les  hommes,  surtout  s'ils  étaient 
en  petit  nombre  dans  un  canton,  ont  dû  se  consi- 
dérer les  uns  les  autres  comme  des  alliés  utiles  ;  la 
vie  de  chacun  des  associés  est  devenue  précieuse 
aux  autres  et,  malgré  des  retours  d'égoïsme  féroce 
qui,  en  cas  de  contestation,  ont  pu  amener  des 
drames  terribles,  l'association  quotidienne  a  dû 
créer,  peu  à  peu,  dans  la  mentalité  héréditaire  de 
l'espèce,  une  habitude  qui  est  devenue  indépen- 
dante des  conditions  économiques,  la  fraternité  ou 
amour  du  prochain. 

C'est  là  un  des  phénomènes  les  plus  curieux  de 
l'histoire  des  êtres  vivants,  la  genèse,  par  une 
habitude  prolongée  et  héréditaire,  d'un  sentiment  qui 
fait  partie  intégrante  du  mécanisme  des  individus 
et  qui  existr.  par  suite,  en  eur,  indépendamment 
des  conditions  mêmes  dans  lesquelles  cette  habi- 
tude est  née. 


192        LES  INFLUENCES  ANCESTRALES 

J'ai  déjà  insisté  précédemment  sur  le  plus  frap- 
pant de  ces  exemples,  la  genèse,  par  l'expérience 
prolongée  de  la  pesanteur,  de  l'idée  de  chute,  ou, 
si  l'on  préfère,  du  sentiment  de  chute,  qui  finit 
par  exister  dans  la  mentalité  de  l'homme  indé- 
pendamment de  ses  rapports  avec  la  Terre  et  qui 
constitue,  par  suite,  dans  notre  mentalité  innée, 
l'erreur  de  la  croyance  à  la  valeur  absolue  du  mot 
tomber.  M.  Bergson  prend  de  même,  comme  point 
de  départ  de  sa  métaphysique,  l'idée  de  mouve- 
ment, qui  est  née  en  nous  de  notre  expérience  du 
mouvement  relatif  des  corps  par  rapport  à  nous, 
mais  qui  a  fini  par  exister  en  nous  et  qui  nous  donne 
ainsi  la  croyance  erronée  de  notre  connaissance  du 
mouvement  absolu. 

Au  fond,  c'est  là  la  définition  même  de  ce  qu'on 
appelle  en  Biologie  un  caractère  acquis. 

Que,  sous  l'influence  de  certaines  conditions 
passagères,  une  certaine  modification  passagère 
se  produise  dans  un  organisme,  modification  pas- 
sagère qui  disparaîtra  quand  aura  disparu  l'en- 
semble des  conditions  dont  elle  est  provenue,  ce 
ne  sera  pas  là,  à  proprement  parler,  un  caractère 
acquis.  Mais,  que  les  mêmes  conditions  se  trou- 
vent réalisées  pendant  longtemps,  pendant  un  grand 
nombre  de  générations  de  l'espèce  étudiée,  le 
caractère  définitivement  acquis,  fixé  dans  l'héré- 
dité de  l'espèce,  se  manifeste  ensuite  chez  les 
individus  de  cette  espèce,  indépendamment  des 
conditions  extérieures  dans  lesquelles  il  a  été 
acquis;  ce  caractère,  résultant  des  relatiOiNS  pro- 


CARACTÈRES   ACQUIS   ET   GENÈSE  DE   L'ABSOLU      193 

longées  d'un  individu  avec  un  milieu,  cl  ayant  par 
suite  une  valeur  relative,  se  transmettra  aux  indi- 
vidus iiltérieurs  de  l'espèce,  avec  l'aspect  d'un 
caractère  absolu.  C'est  Ihistoire  de  toute  la  méta- 
physique. 

L'enlant,  qui  na  pas  encore  eu  le  temps  de  cor- 
riger, par  l'expérience  personnelle  de  la  relativité 
de  sa  connaissance  du  monde,  l'illusion  d'absolu  que 
lui  donnent  ses  idées  innées,  est  donc  forcément 
métaphysicien;  bien  des  gens  le  restent  toute  leur 
vie,  sauf  peut-être  pour  quelques  erreurs  trop 
grossières,  comme  celle  de  la  valeur  absolue  du 
mot  tomber  ;  encore  Chateaubriant  a-t-il  parlé, 
après  Dante,  de  la  pluie  qui,  observée  du  bord  du 
monde,  tombe  goutte  à  goutte  dans  l'infini  ! 

La  transformation,  en  idées  innées  dont  l'aspect 
absolu  est  fatal,  de  certaines  conquêtes  de  l'expé- 
rience ancestrale  (expérience  veut  dire  relation), 
explique  le  désaccord  qui  se  manifeste,  de 
nos  jours,  entre  ceux  qui  croient  à  la  morale 
absolue  et  ceux  qui  prétendent  baser  la  morale  sur 
l'utilité. 

Il  s'agit  de  s'entendre  sur  les  mots. 

Si  l'on  définit  la  morale,  l'ensemble  des  lois  aux- 
quelles doivent  se  soumettre  les  individus  vivant 
en  société,  il  est  évident  que  la  meilleure  morale 
est  celle  qui  rendra  l'individu  le  plus  heureux 
possible  dans  la  société  la  plus  prospère  possible; 
il  faudra  que  celte  morale  fasse  le  départ  le  plus 
avantageux  entre  les  concessions  que  l'individu  doit 
faire  à  la  société  et  celles  que  la  société  doit  faire 

17 


194  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

à  l'individu.  Cette  morale  sera  donc  basée  sur 
l'utilité  ;  sans  quoi  elle  serait  mauvaise. 

Mais  quand  on  parle  de  morale,  on  pense  géné- 
ralement à  la  morale  innée  que  chacun  porte  en  lui 
et  qui  lui  permet  d'apprécier,  dans  chaque  cas,  le 
bien  et  le  mal,  indépendamment  de  leur  utilité 
immédiate,  qui  lui  dicte,  en  un  mot,  son  devoir 
sans  aucun  souci  d'utilité  actuelle.  Cette  conscience 
morale  qui  existe  en  chacun  de  nous,  tant  par 
hérédité  que  par  tradition,  a  l'aspect  métaphysique 
des  caractères  acquis,  fixés  dans  les  espèces  indé- 
pendamment des  circonstances  qui  ont  déterminé 
leur  acquisition. 

Chacun  de  nous  croit  donc  qu'il  y  a  un  bien  et  un 
mal  absolus,  indépendants  des  contingences.  L'idée 
de  devoir  est,  dans  notre  conscience  morale,  sou- 
vent opposée  à  ce  que  les  circonstances  extérieures 
nous  montrent  être  pour  nous  d'un  intérêt  immé- 
diat, et  c'est  là  précisément  ce  qu'objectent  les 
métaphysiciens  aux  partisans  de  la  morale  de 
l'intérêt.  Il  n'y  aurait  aucune  difficulté  à  résoudre 
si  l'on  distinguait  la  morale  telle  que  nous  l'avons 
définie,  de  la  conscience  morale,  caractère  ances- 
tral  acquis.  Et  puisque  les  conditions  de  la  vie  des 
hommes  ont  entièrement  changé,  il  serait  fort  pos- 
sible que,  si  des  sages  arrivaient  à  établir  aujour- 
d'hui la  morale  la  plus  avantageuse  pour  le  bon- 
heur des  individus  dans  une  société  prospère,  cette 
morale  se  trouvât  en  contradiction,  sur  un  grand 
nombre  de  points,  avec  les  enseignements  de 
notre  conscience  morale  héréditaire. 


CARACTÈRES  ACQUIS  ET  GENÈSE  DE  l' ABSOLU   195 

Mais  alors,  elle  ne  sérail  pas  bonne  !  Car  l'homme 
acluel  est  un  composé  de  mécanismes  qui  tous, 
utiles  ou  nuisibles,  font,  au  même  titre,  partie  de 
son  individu.  Si  l'homme,  pour  être  heureux,  a 
besoin  de  se  nourrir  confortablement,  de  ne  pas 
souffrir  du  froid,  etc.,  il  a  besoin  aussi  d'avoir  la 
conscience  franguille,  et,  par  conséquent,  une  mo- 
rale qui,  tout  en  lui  assurant  les  conditions  écono- 
miques les  plus  avantageuses,  heurterait  de  front 
quelques-unes  de  ses  idées  innées  les  plus  chcres, 
ne  saurait  assurer  son  bonheur. 

L'homme  est,  a-t-on  dit,  un  étrange  animal  ; 
peut-être  d'autres  animaux  sociaux  sont-ils,  comme 
lui,  un  ramassis  de  contradictions  ;  cela  se  com- 
prendrait aisément  si,  dans  leur  histoire  ances- 
irale,  il  s'était  produit  de  grands  changements 
des  conditions  économiques.  Dans  tous  les  cas,  le 
problème  des  législateurs  est  d'assurer  à  l'homme 
tel  qu'il  est  les  plus  grandes  chances  possibles  de 
bonheur.  Cependant,  s'il  devenait  évident  que  cer- 
tains caractères  de  l'organisme  humain  sont  fran- 
chement nuisibles  aujourd'hui  à  la  prospérité 
sociale,  on  pourrait  se  proposer  d'essayer  de  les 
faire  disparaître,  et  c'est  là  une  œuvre  révolution- 
naire. 

Chacun  de  nous  peut  se  proposer  de  tenter  sur 
lui-même  celte  opération  ;  le  développement  de  la 
logique  par  l'éducation  scientifique  permet  en  effet 
à  quelques-uns  de  raisonner  leurs  sentiments  au 
lieu  de  leur  attribuer  une  valeur  absolue,  et  de  n'en 
tenir  compte  que  relativement  aux  circonstances; 


196  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

mais  malgré  la  force  de  la  logique,  il  y  a  un  conflit 
douloureux  entre  la  tendance  raisonnée  et  la  ten- 
dance sentimentale.  Le  moyen  d'éviter  ce  conflit 
dans  Tavenir  serait  de  ne  pas  développer  par  l'édu- 
cation, chez  l'enfant,  lès  parties  de  la  conscience 
morale  qui  nous  paraissent  aujourd'hui  contraires 
à  la  saine  raison  ;  car  nous  ne  devons  pas  nous 
dissimuler  que  ces  vieilles  habitudes,  qui  sont 
devenues  nos  sentiments  les  plus  tyranniques,  si 
elles  nous  sont  sans  doute,  pour  une  grande  part, 
transmises  héréditairement,  nous  sont  en  outre 
inculquées  dans  le  jeune  âge  par  nos  anciens  ;  la 
tradition  s'ajoute  à  l'hérédité  de  telle  manière  que 
nous  ne  pouvons  pas  savoir  quelle  est,  dans  la 
genèse  de  nos  sentiments  individuels,  la  part  qui 
revient  à  l'un  ou  à  l'autre  de  ces  facteurs. 

Mais  pour  obtenir  que  l'éducation  des  enfants 
fût  faite  de  Cette  manière  logique,  il  faudrait 
d'abord  convaincre  tous  les  hommes  de  notre  géné- 
ration de  l'absurdité  de  certains  sentiments  aux- 
quels ils  tiennent  souvent  surtout  en  raison  de 
leur  absurdité;  et  si  le  conflit  se  manifeste,  dou- 
loureux, dans  la  mentalité  de  l'homme  instruit 
qui  arrive  à  raisonner  ses  sentiments,  il  se  mani- 
festera probablement,  plus  aigu  encore,  entre  les 
ignorants  amis  de  la  tradition  et  les  savants  révo- 
lutionnaires. 

Je  n'ai  d'ailleurs  pas  à  rechercher,  dans  ce  livre, 
des  remèdes  à  l'état  actuel  des  choses,  mais  bien 
à  exposer  comment,  à  mon  avis,  les  influences 
ancestrales  nous  ont  faits  ce  que  nous  sommes, 


CARACTÈRES   ACQUIS   ET   GENÈSE    DE    L'ABSOLU      197 

tant  par  rhôrc''(lit6  que  par  la  tradition.  Et  si  l'on 
veut  bien  admettre  ce  que  j'ai  essayé  d'établir 
tout  à  l'heure  au  sujet  de  l'aspect  métaphysique 
que,  par  définition  même,  prennent  les  caractères 
réellement  acquis,  je  crois  qu'il  sera  facile  de  ne 
pas  être  embarrassé  par  les  discussions  des  parti- 
sans de  la  morale  absolue  et  des  champions  de 
la  morale  de  l'intérêt. 

La  morale  absolue  est  le  résultat  de  la  fi.vation, 
dans  notre  organisme,  d'une  morale  basée  autre- 
fois sur  l'intérêt  et  qui  peut  être  aujourd'hui  en 
désaccord,  à  cause  du  changement  des  circons- 
tances, avec  l'intérêt  individuel  ou  social  ;  voilà  ce 
que  je  voudrais  avoir  montré  dans  ce  chapitre. 

§  44.  Le  sentiment  religieux. 

L'invention  des  Dieux  •  a  donné  une  forme  parti- 
culière à  la  notion  humaine  du  bien  et  du  mal  ;* 
ces  entités  dirigeantes  ont  été  douées,  par  nous, 
hommes,  d'une  conscience  morale  calquée  sur  la 
nôtre  et  sont  devenues,  naturellement,  les  arbitres 
des  mérites  des  hommes.  En  d'autres  termes, 
une  fois  que,  par  fixation  progressive  dans  notre 
hérédité,  certaines  nécessités  utilitaires  contin- 
gentes ont  pris  le  caractère  métaphysique  d'entités 
absolues,  une  fois  qu'elles  sont  devenues  de  la 
même  nature  que  les  Dieux,  l'observance  de  leurs 
commandements  a  pris  un  caractère  religieux;  on 
a  eu  peur,  en  désobéissant  aux  ordres  de  sa  cons- 

1.  V.  plus  haut,  §  39. 

17. 


198  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

cience  morale,  de  déplaire  aux  Dieux  arbitres  du 
bien  et  du  mal. 

En  fait,  les  commandements  des  Dieux  ont  com- 
pris, chez  tous  les  peuples,  les  plus  importantes 
des  lois  sociales;  il  est  vrai  qu'avec  ces  lois  sociales, 
et  même  toujours  avant  elles,  il  y  avait  dans  ces 
commandements  des  articles  relatifs  à  la  peur 
même  qu'inspiraient  les  Dieux  ;  il  fallait  cVabord 
adorer  les  Dieux,  les  flatter  et  leur  offrir  des  sacri- 
fices, pour  se  les  rendre  favorables,  propices, 
comme  des  juges  vendus  ;  moyennant  le  bénéfice 
qu'ils  retiraient  de  cette  première  partie  du  pro- 
gramme, les  prêtres  se  chargeaient  volontiers  de 
surveiller  les  autres  et  considéraient  comme  un 
crime  punissable  une  infraction  aux  lois  de  la 
société.  Il  va  sans  dire  qu'entre  un  honnête  homme 
impie  et  un  pieux  larron  ils  n'hésitaient  pas  sou- 
vent, à  moins  d'être,  par  hasard,  eux-mêmes,  des 
"modèles  de  probité. 

Quoiqu'il  en  soit,  le  sentiment  moral  et  le  sen- 
timent religieux  se  sont  aisément  confondus  à 
cause  de  leur  commune  nature  et  c'est  pour  cela 
que  tant  de  gens  croient  aujourd'hui  à  l'impossi- 
bilité d'une  morale  sans  religion  ^.  Je  le  répète, 
il  faut  s'entendre  sur  les  mots  ;  la  morale  est  l'en- 
semble des  lois  de  la  société  ;  ces  lois  sont  bonnes 
ou  mauvaises,  suivant  qu'elles  ont  ou  n'ont  pas 
pour  résultat  le  maximum  de  bonheur  individuel 

1.  Les  saints  laïques  comme  Littrc  sont,  il  est  vrai,  assez 
rares,  mais  leur  existence  devrait  suffire  à  montrer  que  l'al- 
truisme est  indépendant  de  la  foi. 


CARACTÈRES   ACQUIS    ET   GENÈSE   DE   L'ABSOLU      199 

avec  le  maximum  de  prospérilé  sociale  ;  chacun 
peut  les  discuter  et  se  proposer,  s'il  y  trouve  des 
améliorations,  de  les  faire  accepter  par  ses  congé- 
nères ;  mais  tant  que  les  lois  sont  en  vigueur  il 
s'expose,  en  ne  s'y  soumettant  pas,  à  des  repré- 
sailles de  la  part  de  ceux  qui  les  acceptent. 

Il  n'y  a  pas  d'impératif  qui  ordonne  l'obéissance 
aux  lois;  il  y  a  seulement  la  loi  du  plus  fort  qui 
fait  que  certains  individus,  se  trouvant  bien  du 
régime  actuel,  sont  capables  de  l'imposer  à  ceux 
qui,  s'en  trouvant  mal,  essaient  de  le  renverser.  Or, 
il  arrive  que  le  sentiment  religieux  est  forcément 
toujours  d'accord  avec  lé  régime  qui  a  été  long- 
temps en  vigueur,  car  .si  la  conscience  morale 
résulte  de  la  fixation  de  l'habitude  d'une  certaine 
législation,  c'est  précisément  dans  cette  législation 
que  les  hommes  ont  puisé  les  éléments  avec  les- 
quels ils  ont  défini  la  volonté  des  Dieux. 

Dans  une  société  quelconque,  la  religion  se  trouve 
donc  gardienne  de  la  tradition,  et  c'est  pour  cela 
que  les  révolutionnaires  ont  toujours  besoin  de 
lutter  contre  les  religions;  si,  d'ailleurs,  un  révo- 
lutionnaire réussissait,  ce  serait  en  substituant  une 
religion  à  une  autre,  comme  l'a  fait  Jésus-Christ; 
car,  pour  les  hommes  ignorants,  la  forme  de  loi 
la  plus  facile  à  saisir  et  à  appliquer  est  celle  qui 
prend  la  forme  religieuse  et  qui,  par  conséquent, 
exploite  une  peur  irraisonnée  plus  puissante  que 
la  crainte  du  gendarme.  L'histoire  du  christia- 
nisme est  d'ailleurs  très  curieuse  à  cet  égard,  car, 
si  son  fondateur  a    été  un   révolutionnaire    dans 


200  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

toute  la  force  du  terme,  on  sait  comment  ses 
successeurs  ont  trouvé  le  moyen  de  se  servir  de  la 
formule  chrétienne  pour  conserver,  (avec  une  appa- 
rence un  peu  difïérente  peut-être,)  les  parties  de 
i'ancienne  législation  qui  étaient  le  plus  opposées 
à  la  doctrine  de  Jésus-Christ.  C'était  d'ailleurs  une 
condition  de  vie  pour  la  nouvelle  religion  ;  on  ne 
renverse  pas  en  quelques  jours  des  habitudes  sécu- 
laires ;  et  grâce  à  ces  compromis  qui  ont  assuré 
vingt  siècles  d'existence  à  la  religion  dite  chrétienne, 
c'est  surtout  contre  les  commandements  de  cette 
religion  que  luttent  aujourd'hui  des  révolution- 
naires ayant,  sur  beaucoup  de  points,  le  même 
programme  que  le  Christ. 

§  45.  La  justice. 

Le  rôle  des  conceptions  métaphysiques  dans  les 
revendications  sociales  est  évident. 

C'est  au  nom  d'un  idéal  de  justice  que  s'agitent 
les  révolutionnaires  ;  il  est  bon  de  se  demander 
quel  est,  dans  les  phénomènes  ancestraux,  le 
point  de  départ  de  cette  notion  du  juste  et  de  l'in- 
juste qui,  dans  la  conscience  de  chacun,  est  aussi 
absolue  que  celle  du  bien  et  du  mal. 

La  justice  est  le  respect  des  droits  de  chacun  ; 
mais  d'où  a  pu  provenir  cette  notion  des  droits 
individuels?  Le  seul  droit  que  connaisse  la  Biologie 
est  le  droit  du  plus  fort  ou,  plus  précisément,  du 
plus  apte  ;  encore  n'y  a-t-il  là  qu'une  définition  a 
posteriori;  quand  nous  constatons  qu'un  individu 


CARACTÈRES   ACQUIS   ET   GENÈSE    DE    L' ABSOLU      201 

a  prospéré,  là  où  d'autres  individus  sont  morts, 
nous  déclarons,  sans  avoir  à  craindre  de  nous 
tromper,  qu'il  était  plus  apte  que  les  autres  à 
prospérer  dans  les  conditions  considérées  ;  or,  nous 
remarquons,  à  chaque  instant,  que  des  êtres  meu- 
rent là  où  d'autres  continuent  à  vivre,  et  que,  par 
conséquent,  les  aptitudes  des  êtres  sont  différentes  ; 
en  d'autres  termes,  ce  que  nous  trouvons  de  plus 
évident  dans  l'observation  de  la  nature,  c'est  que 
les  êtres  sont  inégaux. 

Les  loups  mangent  les  moutons,  les  moutons 
mangent  l'herbe  ;  l'inégalité  est  partout,  et  les  phé- 
nomènes naturels  sont  des  conflits  d'égo'ismes  ; 
nous  n'avons  aucune  raison  de  dire  que  l'herbe  a 
le  droit  de  vivre,  que  le  mouton  a  le  droit  de  vivre  ; 
ce  sont  là  des  mots  qui  ne  correspondent  à  rien 
de  réel,  et  dont  cependant  bien  des  littérateurs 
ont  fait  des  phrases  ronflantes  ;  car  il  est  évident 
que  si  le  loup  a  le  droit  de  vivre,  il  ne  peut  exercer 
son  droit  qu'à  la  condition  de  ne  pas  respecter  le 
même  di'oit  chez  les  moutons  qui  eux-mêmes  ne 
le  respectent  pas  chez  l'herbe  dont  ils  se  nourris- 
sent. 

La  lutte  pour  l'existence  est  la  négation  des 
droits  égaux  de  chacun,  ou,  si  l'on  préfère,  laffir- 
mation  du  droit  du  plus  fort.  Et  par  conséquent, 
si  nous  trouvons  une  signification  réelle  à  cette 
notion  métaphysique  de  justice  et  de  droit,  nous 
ne  pourrons  pas  l'étendre  à  l'ensemble  des  êtres 
vivants  ;  c'est  en  effet  nous  allons  le  voir,  une 
notion  purement  humaine,  mais,  comme  les  notions 


202  LES   INFLUENCES    ANCESTRALES 

acquises  et  transmises  héréditairement,  elle  prend, 
nous  l'avons  expliqué  plus  haut,  un  caractère 
absolu;  nous  nous  éftnnions  donc  après  coup,  de 
constater  que  Injustice  immanente  dont  nous  avons 
doté  l'univers,  n'est  pas  respectée  dans  l'ensemble 
des  êtres  vivants. 

Ce  n'est  évidemment  pas  de  la  vie  individuelle 
ou  égoïste  qu'a  pu  provenir  la  notion  de  justice 
avec  laquelle  elle  est  en  contradiclion  patente  ; 
c'est  encore  une  résultante  de  la  vie  sociale  pro- 
longée pendant  un  nombre  considérable  de  géné- 
rations ;  or,  si  nous  nous  imaginons  les  sociétés 
primitives  sur  le  modèle  de  nos  sociétés  modernes, 
nous  devons  constater  qu'il  est  bien  difficile  d'y 
trouver  une  égalité  de  droits  individuels  capables 
de  servir  de  point  de  départ  à  l'établissement 
d'une  notion  de  justice.  Les  individus  sont  diffé- 
rents, ont  des  aptitudes  différentes  et  se  trouvent, 
de  plus,  placés,  par  le  hasard  de  la  naissance,  dans 
des  conditions  d'inégalité  de  lutte  qui  doivent  faire 
saigner  le  cœur  d'un  observateur  épris  de  justice 
sociale.  Tout  au  plus  sont-ils,  dans  quelques  pays 
au  moins,  à  peu  près  égaux  devant  la  mort,  c'est- 
à-dire  que  le  meurtre  d'un  homme  est  interdit,  si 
misérable  qu'il  soit. 

Il  est  vraisemblable  que  les  inégalités  entre 
hommes  ont  toujours  été  fort  accusées;  mais  nous 
concevons  que,  dans  un  clan  formé  d'un  certain 
nombre  d'individus,  il  y  ait  eu  utilité,  pour  chacun, 
à  ne  pas  entraver  et  même  à  favoriser  le  travail, 
utile  au  clan,  de  n'importe  lequel  de  ses  membres. 


CARACTÈRES   ACQUIS   ET   GENÈSE   DE   l'aBSOLU      ^03 

Chacun  profitant  du  travail  de  tous,  l'égoïsme  de 
chacun  trouvait  un  avanlai^'e  dans  ce  régime  al- 
truiste; de  phis,  les  luttes  intestines  représeniatit 
autant  de  pertes  pour  la  communauté,  à  cause  du 
gaspillage  d'énergies  utilisahles,  une  convention 
tacite  (peut-être  môme  maintenue  au  moyen  de 
sanctions  pénales  instituées  par  les  anciens  du 
clan)  a  fait  que  chacun  a  respecté,  à  charge  de 
revanche,  l'égoïsme  de  son  voisin.  C'est  de  Yhabi- 
tude  prolongée  de  ce  respect  de  l'égoïsme  de  cha- 
cun qu'est  née  petit  à  petit,  dans  la  mentalité  des 
hommes  (et  probablement  de  tous  les  animaux 
sociaux),  la  notion  métaphysique  des  droits  des 
individus  et  de  Injustice  ou  respect  de  ces  droits. 

Comme  nous  l'avons  maintes  fois  vu  précédem- 
ment, cette  notion  métaphysique,  avec  son  carac- 
tère absolu,  s'est  trouvée  indépendante  des  con- 
tingences ;  elle  a  même,  chose  curieuse,  pris  dans 
sa  forme  héréditaire  une  rigueur  qu'elle  n'avait 
jamais  eue  au  début  de  son  histoire  ;  la  notion  de 
Vrgolité  des  hommes  est  née  petit  à  petit,  de 
l'habitude  de  respecter  l'égoïsme  de  chacun  dans 
une  société  dont  tous  les  membres  étaient  forcé- 
ment inégaux  1. 

Au  cours  des  siècles,  cette  notion  métaphysique 
d'égalité,  d'abord  limitée  aux  membres  d'un  clan, 
a  fini,  dans  le  cerveau  humain,   par   prendre  un 

1.  Dans  un  autre  ordre  d'idées,  j'ai  montré  ailleurs  [Les  Lois 
naturelles,  op.  cit.],  que  l'observation  prolongée  de  cas  appro- 
chés de  déterminisme  a  fait  naître  chez  l'homme  la  notion  salu- 
taire du  déterminisme  absolu. 


204  LES   INFLUENCES  ANCESTRALES 

caractère  délinilivement  absolu  et  par  être  appli- 
quée à  tous  les  hommes,  quels  qu'ils  fussent.  L'al- 
truisme de  certains  d'entre  nous  va  même  plus 
loin  et  s'étend  aux  animaux  dont  l'exploitation  est 
nécessaire  à  la  vie  de  l'homme  ;  il  y  a  des  gens  qui 
ne  veulent  pas  manger  de  viande  parce  qu'ils  ont 
le  sentiment  du  respect  absolu  de  la  vie;  si  une 
telle  sentimentalité  se  manifestait  chez  les  loups, 
ce  serait  la  fin  de  l'espèce  ;  si  le  respect  de  la  vie 
s'étend,  chez  les  végétariens,  à  la  vie  des  végétaux, 
ils  devront  mourir  de  faim.  Ainsi,  la  transforma- 
tion, en  sentiment  métaphysique,  d'une  convention 
qui,  primitivement,  ne  visait  qu'à  la  protection  de 
i'égoïsme,  peut  arriver  finalement  à  menacer  cet 
égoïsme  même. 

Nous  ne  devons  pas  trop  regretter  le  développe- 
ment progressif  de  cette  sensihlerie  chez  certains 
individus,  car  il  ne  faut  pas  oublier  que  si  des  sen- 
timents altruistes  se  manifestent  forcément  chez 
tous  les  animaux  ayant  longtemps  vécu  en  société, 
ils  coexistent  avec  des  sentiments  égoïstes  aussi 
vigoureux  pour  le  moins  et  plus  anciens.  Le  pro- 
verbe :  «  Charité  bien  ordonnée  commence  par 
soi-même,  »  établit  les  droits  imprescriptibles  de 
I'égoïsme;  et  si,  chez  quelques  individus,  I'égoïsme 
est  un  peu  exagéré,  il  n'est  pas  mauvais  que,  chez 
d'autres,  l'altruisme  le  soit  également. 

«  Pour  obtenir  des  hommes  le  simple  devoir,  a 
dit  Renan,  il  faut  leur  montrer  l'exemple  de  ceux 
qui  le  dépassent;  la  morale  se  maintient  par  les 
héros.  »  Dans  chacun  de  nous,  il  y  a  des  tendances 


CARACTÈRES   ACQUIS   ET   GENÈSE    DE    L'ABSOLU      205 

antagonistes,  plus  ou  moins  fortes  suivant  les 
hasards  de  noire  naissance,  l'égoïsme  et  l'allruisnie, 
et  nous  agissons,  dans  chaque  cas,  après  avoir  tenu 
compte,  suivant  notre  nature,  dans  la  mesure  qui 
nous  convient,  de  chacune  de  ces  deux  tendances. 
Le  résultat  du  conflit  entre  les  deux  tendances  est 
variable  suivant  les  individus  ;  chez  quelques-uns 
l'égoïsme  remj)orte,  ceux-là  sont  les  forts  et  les 
cruels;  chez  d'autres  l'altruisme  prédomine;  ce 
sont  les  timides  et  les  doux;  ils  sont  les  dupes  des 
premiers,  mais  s'en  consolent  par  la  satisfaction 
de  leur  conscience. 

Les  hasards  de  l'amphimixie  que  nous  étudie- 
rons un  peu  plus  loin,  et  aussi  les  eiïels  de  l'édu- 
cation, déterminent,  chez  chacun  de  nous,  ce  qu'on 
appelle  le  caractère  individuel,  et  qui  est  émi- 
nemment variable  avec  les  individus  ;  une  solide 
instruction,  développant  la  raison,  permet  quel- 
quefois à  certains  hommes  de  s'abstraire  de  leur 
caractère,  de  juger  avec  leur  logique  et  non  avec 
leur  tempérament;  ce  sont  les  philosophes,  les 
sages;  mais  leurs  jugements  doivent  être  souvent 
discutables,  car  il  y  a  trop  d'éléments  en  jeu  et  la 
raison  ne  peut  les  envisager  tous;  on  raisonne 
incinnplt'temeiil  ;  c'est  pour  cela  que  tous  les  phi- 
losophes ne  sont  i)as  d'accord. 

D'ailleurs,  les  passions  des  hommes  sont  des  élé- 
ments importants,  dont  chacun  tient  compte,  dans 
ses  raisonnements,  suivant  sa  nalare  '  de  sorte  que 
les  raisonnements  sociologiques  n'ont  pas,  en  géné- 
ral, le  caractère  d'impersonnalité  qui  seul   donne 

18 


206  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

à  une  conclusion  une  valeur  scientifique.  Les  anar- 
chistes, par  exemple,  prétendent  que  les  hommes 
sont  assez  altruistes  pour  qu'aucune  répression  ne 
soit  utile;  cela  prouve  simplement  qu'ils  le  sont 
eux-mêmes  particulièrement  et  voilà  tout. 

Celte  question  de  la  répression  m'amène  à  parler 
d'une  question  connexe,  celle  de  la  responsabilité. 
Je  vais  d'abord  essayer  de  le  faire  dans  le  langage 
de  la  logique  pure,  sans  donner  aux  facteurs  mé- 
taphysiques de  nos  jugements  la  valeur  qu'ils 
méritent  cependant,  du  moins  quand,  dans  l'état 
actuel  de  l'humanité,  on  veut  discuter  les  choses 
humaines  et  les  relations  des  hommes  entre  eux. 

§  46.  La  responsabilité  individuelle^. 

On  nous  parle  sans  cesse  de  responsabilités  atté- 
nuées ;  la  question  est  à  l'ordre  du  jour  et,  tout 
récemment  encore,  une  cause  célèbre  a  été  le  point 
de  départ  de  longues  et  savantes  discussions  sur 
le  rôle  de  la  suggestion  dans  le  crime.  Tout  cela 
peut  paraître  fort  clair  à  ceux  qui  croient  que 
l'homme  est  libre  ;  il  n'en  est  pas  de  même  pour 
les  déterministes,  car  enfin,  avant  de  rechercher 
si  la  responsabilité  d'un  individu  est  susceptible  de 
se  trouver  atténuée  par  certaines  circonstances, 
peut-être  convient-il  de  se  demander  ce  que  c'est 
que  la  responsabilité,  et  même  s'il  y  a  une  respon- 
sabilité. 

1.  Tout  ce  paragraphe  a  paru  dun s  le'i  A 7ina les  de  la  jeunesse 
laïque,  mai  1904. 


CAnACTÈRES   ACQUIS   ET   GENÈSE    nK    l'ABSOLU      207 

L'iiomine  est  le  produit  de  riiércdilé  et  de  l'édu- 
cation ;  j'entends,  par  hérédité,  l'ensemble  des 
propriétés  de  l'œuf  dont  l'homme  provient,  et  par 
éducation  l'ensemble  des  circonstances  qu'a  tra- 
versées l'œuf  depuis  sa  formation  ;  l'homme  est  le 
produit  de  ces  deux  facteurs  et  de  ces  deux  fac- 
teurs seulement. 

Qui  est  responsable  de  l'hérédité  ?  Personne  !  Le 
hasard  !  Quand  deux  êtres  collaborent  à  une  fécon- 
dation, chacun  d'eux  apporte  à  l'œufses  propriétés 
personnelles  héréditaires;  mais  ils  ne  savent  pas 
pour  cela  quel  sera  le  résultat  de  l'opération  ; 
l'œuf  aura  des  propriétés  à  lui,  une  hérédité  à  lui 
et  qui  dépendra  non  seulement  des  hérédités  pater- 
nelle et  maternelle,  mais  encore  de  la  manière 
dont  ces  deux  hérédités  se  sont  mélangées,  des 
proportions  dans  lesquelles  les  deux  éléments 
sexuels  se  sont  fondus.  Tel  autre  élément  génital 
venu  du  père  (et  il  en  fournit  des  millions  à  la 
fois)  eût  procuré  à  l'œuf  des  propriétés  toutes 
différentes  !  Si  deux  parents  ont  obtenu  une  pre- 
mière fois  un  beau  rejeton,  bien  doué  sous  tous 
les  rapports,  demandez-leur  donc  de  lui  donner  un 
frère  qui  lui  ressemble  !  Ils  fabriqueront  peut-être 
un  avorton  ou  un  idiot  !  Et  même  si  on  les  consi- 
dérait a  priori  comme  responsables  de  leurs  actes, 
ils  ne  seraient  pas  responsables  du  résultat  de  leur 
collaboration,  du  moment  que  le  hasard  leur 
interdit  de  le  prévoir  !  Cela  ne  les  empêchera  pas 
d'ailleurs  d'être  iiers  de  leur  fils  aîné  et  honteux  du 
cadet.  De  tels  sentiments  sont  naturels  à  l'homme. 


208  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

Qui  est  responsable  de  réducation  ?  J'ai  posé 
intentionnellement  la  question  sous  cette  forme, 
car  elle  montre  bien  le  raisonnement  vicieux  de 
ceux  qui  parlent  de  responsabilité  avant  de  s'être 
demandé  s'il  en  existe.  L'éducation,  ensemble  des 
circonstances  qu'a  traversées  l'œuf  depuis  sa  for- 
mation, est  d'une  complexité  qui  défie  toute  ana- 
lyse. Dans  l'éducation  interviennent  des  hommes 
et  des  choses,  ou,  d'une  manière  plus  précise,  des 
êtres  vivants  et  des  objets  inanimés  ;  et  les  der- 
niers ne  sont  pas  moins  importants  que  les  pre- 
miers. Une  tuile  qui  vous  tombe  sur  la  tête  est  un 
sérieux  facteur  d'éducation,  et  personne  évidem- 
ment n'en  est  responsable,  quoique  bien  des  gens 
soient  prêts  à  vous  dire  :  «  Il  ne  fallait  pas  rester 
dessous  !  » 

A  cause  de  la  faculté  d'imitation,  si  prodigieuse- 
ment développée  chez  les  individus  de  notre 
espèce,  le  rôle  des  êtres  vivants  est,  dans  notre 
éducation,  d'autant  plus  important  qu'ils  nous  res- 
semblent davantage  et  que,  par  conséquent,  nous 
avons  plus  de  facilité  à  les  imiter;  nos  semblables, 
les  autres  hommes,  tiennent  incontestablement  le 
premier  rang  à  ce  point  de  vue  et  le  langage  arti- 
culé décuple  immédiatement  leur  influence  sur 
nous.  C'est  pour  cela  qu'on  restreint  souvent  le 
sens  du  mot  «  éducation  »  aux  facteurs  humains  de 
l'éducation,  et  cela  est  souverainement  regrettable, 
au  point  de  vue  de  la  précision  scientifique. 

«  Dis-moi  qui  tu  hantes  et  je  te  dirai  qui  tu 
es!  »  Cette  formule  très  usitée,   et  qui  donne  aux 


CARACTÈRES   ACQUIS   ET   GENÈSE    DE    l'aBSOLU      209 

facteurs  humains  de  l'éducation  une  importance 
devant  laquelle  disparaît  celle  de  l'iu'réditc  même, 
est  entièrement  opposée  à  cette  autre  :  «  Qualis 
paler  talis  fi  lins  »,  qui  affirme  avec  aussi  peu  de 
raison  la  toute-puissance  de  l'hérédité  ;  cela  n'em- 
])èche  pas  qu'on  emploie  les  deux  successivement, 
suivant  les  besoins  de  la  cause  ;  et  ainsi  l'on  se 
tire  toujours  d'affaire. 

Non  seulement  l'homme  est  uniquement  le  pro- 
duit de  son  hérédité  et  de  son  éducation,  mais 
encore,  l'acte  qu'il  commet  à  un  moment  donné  est 
entièrement  déterminé  par  son  état  personnel  à  ce 
moment  précis  et  par  les  circonstances  ambiantes; 
or,  il  n'est  pas  responsable  des  circonstances  am- 
biantes, il  n'est  pas  responsable  non  plus  de  son 
état  actuel  qui  provient  de  son  hérédité  et  des 
circonstances  qui  ont  entouré  sa  vie  passée;  il  n'y 
a  pas  de  responsabilité  ! 


Et  cependant,  si  je  marche  sur  le  pied  de  quel- 
qu'un par  mégarde,  ce  n'est  certainement  pas  la 
même  chose  que  si  je  le  fais  intentionnellement. 
Dans  le  premier  cas,  même  si  je  lui  fais  beaucoup 
de  mal,  ma  victime  ne  m'en  gardera  pas  rancune; 
dans  le  second  cas,  même  si  la  douleur  a  été  insi- 
gnifiante, je  serai  considéré  comme  coupable  et 
traité  comme  tel;  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  remar- 
quable, c'est  que  je  trouverai  cela  parfaitement 
légitime. 

18. 


210  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

Or,  dans  les  deux  cas,  j'aurai  été  également 
conduit  par  les  circonstances,  mais,  dans  le  pre- 
mier cas,  cela  aura  été  plus  évident  que  dans  le 
second. 

Dans  le  premier  cas,  ce  sera  même  la  faute  de 
l'offensé  si,  remarquant  que  j'avançais  sans  le 
voir,  il  n'a  pas  retiré  son  pied  avant  que  je  marche 
dessus  ;  si  lui  non  plus  ne  m'a  pas  vu  venir,  ce  ne 
sera  la  faute  de  personne  et  cependant  le  mal  aura 
été  fait. 

.  Dans  le  second  cas,  j'aurai  aperçu  d'avance  mon 
partenaire,  et  l'état  de  mon  individu,  à  ce  moment 
donné,  se  sera  trouvé  tel  que  j'aurai  été  amené, 
précisément  par  sa  vue,  au  désir  de  lui  marcher 
sur  le  pied  ;  ce  désir  résulte  chez  moi  de  phéno- 
mènes de  mon  éducation  passée.  Il  est  possible 
que,  dans  mes  souvenirs,  il  reste  une  certaine  ran- 
cune contre  le  personnage  que  je  vois  actuelle- 
ment, et  alors  sa  vue  suffira  à  éveiller  en  moi  le 
désir  de  lui  marcher  sur  le  pied.  Ou  bien,  sans 
que  je  le  connaisse  d'avance,  son  aspect  me  sera 
immédiatement  assez  antipathique  pour  détermi- 
ner le  mécanisme  que  je  suis  au  moment  consi- 
déré à  lui  faire  un  affront  en  lui  marchant  sur  le 
pied.  Il  est  évident  que  si  je  raconte  les  choses  de 
cette  manière,  qui  est  la  bonne,  l'offensé  sera  aussi 
responsable  que  moi  de  l'accident  arrivé  :  ôtez  l'un 
de  nous  deux,  il  n'y  aura  plus  affront.  Et  cependant 
je  recevrai  peut-être  un  soufflet,  et  ce  sera  là  une 
excellente  chose  pour  l'avenir,  car  si  je  rencontre 
une  seconde  fois  le  même  homme,  le  souvenir  du 


CARACTÈRES  ACOLIS  ET  GENÈSE  DE  l'aBSOLI'   2H 

soufflet  sera  un  nouveau  facteur  d'action  qui  suffira 
peut-être  à  me  décider  à  me  retenir,  en  admettant 
que  l'envie  me  prenne,  cette  fois  encore,  de  lui 
faire  du  mal. 

Ce  serait  là  une  excellente  chose  si  l'intéressé 
agissait  vraiment  dans  ce  but  philosophique  d'in- 
troduire dans  mon  éducation  un  nouveau  facteur 
profitable  pour  lui  ;  mais,  le  plus  souvent,  cela 
n'aura  pas  lieu;  il  ne  raisonnera  pas  comme  je 
viens  de  le  faire  dans  les  lignes  précédentes;  il 
concevra  de  la  haine  pour  moi  et  tiendra  à  se 
venger  de  moi  absolument  comme  si  j'étais  res- 
ponsable; mais  n'ai-je  pas  moi-même  agi  aussi 
peu  philosophiquement  en  lui  marchant  sur  le  pied, 
comme  s'il  était  responsable  d'avoir  une  figure  qui 
me  déplaît  ! 

La  sociclc  humaine  agit  le  plus  souvent  sans 
aucune  philosophie;  ses  lois  sont  destinées  à  punir 
le  coupable  et  non  à  réparer  des  mécanismes  dont  le 
fonctionnement  s'est  montré  dangereux  dans  cer- 
taines circonstances.  Et,  malgré  cela,  il  y  a  un 
certain  parallélisme  entre  la  manière  dont  on  juge 
l'individu  considéré  comme  responsable  et  celle 
dont  on  le  traiterait  dans  le  seul  but  de  le  modifier 
favorablement  en  vue  de  la  vie  sociale. 

Si,  par  exemple,  un  individu  tombant  d'un  écha- 
faudage a  tué  un  passant  sans  se  faire  du  mal,  on 
l'acquittera  du  fait  d'homicide,  parce  qu'on  ne  le 
considérera  pas  comme  responsable  de  l'accident. 
On  arriverait  au  même  résultat  en  remarquant  que 
le  mécanisme  cérébral  du  meurtrier  n'est  pas  inter- 


212  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

venu  dans  la  perpétration  du  meurtre  et  que,  par 
conséquent,  il  serait  tout  à  fait  illogique  de  cor- 
riger par  une  condamnation  un  mécanisme  céré- 
bral qui  est  peut-être  excellent.  La  seule  chose  qui 
serait  légitime,  serait  de  le  corriger  de  son  poids, 
de  le  rendre  impondérable  pour  que,  dans  une  nou- 
velle occasion,  sa  chute  fût  inoffensive,  mais  il  ne 
saurait  y  avoir  là  la  moindre  idée  de  punition... 

Si  un  fou  a  tué  un  homme  dans  un  accès,  on 
l'acquittera  comme  irresponsable,  et  Ton  se  conten- 
tera de  l'interner  pour  Tempêcher  de  nuire  à  lui- 
même  et  aux  autres.  On  arriverait  exactement  à  la 
même  conclusion  en  disant  que  le  mécanisme 
cérébral  du  meurtrier  n'est  pas  susceptible  d'être 
amélioré  par  une  condamnation  5  que  son  état  de 
folie  l'empêcherait  précisément  de  tirer  parti  du 
souvenir  d'une  condamnation  passée  au  point  de 
reculer  une  seconde  fois  devant  un  nouveau  meurtre, 
et  on  l'internerait  comme  incorrigible  ;  il  serait 
également  logique  de  le  tuer,  si  on  avait  la  convic- 
tion que  c'est  le  seul  moyen  de  le  guérir.  Dans  tous 
les  cas,  il  s'agirait  de  le  guérir  de  sa  folie  et  non 
de  corriger  la  partie  de  son  mécanisme  qui  est  spé- 
cialement relative  au  meurtre  commis. 

Un  véritable  impulsif  doit  également  être  con- 
sidéré comme  irresponsable  ;  dans  notre  langage 
logique,  nous  dirons  que,  si  cet  individu  a  été 
amené  à  commettre  un  meurtre  dans  certaines  cir- 
constances, aucun  raisonnement  n'aurait  pu,  par 
définition  même  de  l'impulsif,  le  détourner  d'obéir 
à  son  impulsion.  Il  est  donc  inutile  d'introduire, 


CARACTÈRES   ACQUIS    RT   GENKSE    DE    L'ABSOLU      213 

pour  l'avenir,  dans  son  mécanisme,  le  souvenir  d'une 
condamnalion  qui  ne  saurait  jouer  dans  aucun  cas, 
chez  lui,  un  rùlc  inhibitif.  J'ai  connu  un  chien  qui, 
très  doux  en  général,  avait  pour  un  de  ses  congé- 
nères une  horreur  insurmontable;  chaque  fois  qu'il 
le  voyait,  il  sautait  dessus  et  essayait  de  le  dévo- 
rer; les  raclées  les  plus  consciencieuses  ne  purent 
le  corriger.  Son  maître  se  décida  enfin  à  corriger 
Vautre  chien  pour  l'empêcher  de  revenir  dans  son 
voisinage  et  l'ordre  fut  rétabli. 

Un  homme  qui  agit  sous  l'infinence  de  la  sug- 
gestion est  absolument  comparable  à  un  impulsif; 
il  obéit  passivement  à  son  maître, et  aucune  faculté 
inhibitrice  n'existe  plus  chez  lui. 

Tous  les  cas  que  nous  venons  de  passer  en  revue 
et  qu'on  appelle  les  cas  d'irresponsabilité,  sont 
donc  traités  par  la  justice  comme  il  convient  de  le 
faire  en  bonne  logique,  quoique  la  forme  du  lan- 
gage juridique  soit  toute  difîérente,  dans  ses  con- 
sidérants, de  celle  des  raisonnements  que  nous 
venons  d'exposer.  La  loi  parle  toujours  du  coupable 
à  punir,  et,  dans  les  cas  précédents,  admet  simple- 
ment qu'il  n'y  a  pas  à  punir,  parce  qu'il  n'y  apas  cul- 
pabilité. Passons  maintenant  au  cas  des  individus 
qui  sont  considérés  comme  responsables,  c'est- 
à-dire  à  ceux  dont  le  mécanisme  cérébral  est 
sain. 

Un  homme  dont  le  mécanisme  cérébral  est  sain 
est  celui  qui  est  capable  de  comprendre  un  raison- 
nement et  d'en  tenir  compte  dans  ses  actes.  En 
d'autres   termes,  tous  les  raisonnements  qu'on   a 


214  LES   INFLUENTES   ANCESTRALES 

tenus  devant  lui  pourront  intervenir  comme  mo- 
biles dans  ses  actes  ultérieurs  ;  quelques-uns  de 
ces  raisonnements  le  pousseront  à  agir  d'une  cer- 
taine manière,  d'autres  l'en  détourneront,  et  le 
résultat  dépendra  de  la  nature,  de  la  structure 
actuelle  de  lindividu,  structure  dans  laquelle  tels 
ou  tels  mobiles  l'emporteront  sur  tels  ou  tels 
autres.  La  structure  de  l'homme  dépend  de  son 
hérédité  et  de  son  éducation;  les  mobiles  qui  l'in- 
fluencent dépendent  des  conditions  actuelles  et  aussi 
de  son  hérédité  et  de  son  éducation  ;  on  ne  saurait 
donc,  en  bonne  logique,  le  considérer  comme  res- 
ponsable. 

Les  lois  ont  pour  but  d'introduire  dans  le  méca- 
nisme cérébral  des  hommes  sains  un  certain  nom- 
bre de  considérations  destinées  à  peser  sur  leurs 
déterminations,  dans  chaque  cas,  de  manière  à  les 
faire  agir  conformément  aux  conventions  de  la 
société  dont  ils  font  partie.  Et  s'il  n'y  avait,  dans 
l'éducation  de  l'homme,  d'autres  mobiles  que  ceux 
qui  proviennent  du  souci  d'obéir  aux  lois,  nous 
serions  tous  comparables  aux  impulsifs  ou  aux 
suggestionnés  dont  je  parlais  tout  à  l'heure;  mais 
cependant,  si  les  lois  étaient  bonnes,  le  résultat  en 
serait  tolérable;  la  connaissance  des  lois  finirait 
même  par  devenir  héréditaire,  et  la  société  humaine 
serait  analogue  à  la  cité  des  abeilles,  dans  laquelle 
chacun  n'a  jamais  envie  de  faire  que  ce  qu'il  doit 
faire  précisément. 

Mais  nous  n'en  sommes  pas  là  !  Chacun  de  nous 
tient,  de  son  hérédité  et  de  son  éducation  (surtout 


CARACTÈRES    ACQUIS    ET    flENKSK    DE    L'aBSOLU      215 

de  son  hérédilé,  puisque  des  êtres  ayant  subi 
même  éducation  diiïerent  quelquefois  considéra- 
blement à  ce  point  de  vue),  une  sorte  de  tribunal 
intérieur  qu'il  appelle  sa  conscience  morale  et 
avec  lequel  il  apprécie  ce  qui  est  bon  et  ce  qui 
est  mal,  ce  qui  est  juste  et  ce  qui  est  injuste. 

«  Ne  juge  pas  si  tu  ne  veux  pas  être  jugé  »,  a 
dit  un  sage  ;  et  ce  sage  n'a  pu  s'empêcher  cepen- 
dant de  juger  et  de  juger  sans  cesse,  en  iiromet- 
tant  des  récompenses  incalculables  à  ceux  qui 
acceptaient  sa  manière  de  juger.  Aussi  a-t-il  été 
jugé  lui-même  à  son  tour  et  mis  en  croix.  Nous 
n'aurons  pas  la  prétention  d'être  plus  sages  que  lui 
et  nous  continuerons  de  juger  puisque  cela  est 
dans  la  nature  de  l'homme. 

La  justice,  dont  nous  avons  l'idée  innée,  veut 
que  chacun  soit  traité  suivant  ses  mérites,  et  nous 
nous  réservons  d'apprécier  les  mérites  de  chacun 
au  moyen  de  notre  conscience  morale,  qui  juge  en 
dernier  ressort  ;  «  on  ne  peut  contenter  tout  le 
monde  »,  dit  le  proverbe,  et  cela  prouve  que  les 
tribunaux  individuels  sont  dilïérents  ;  cette  cons- 
tatation devrait  suffire  à  nous  empêcher  d'attribuer 
à  notre  conscience  morale  une  valeur  absolue, 
mais  nous  ne  nous  y  résignerons  pas  facilement. 

Au  contraire,  ce  sentiment  que  nous  avons  du 
juste  et  de  l'injuste  est  ce  que  nous  trouvons  de 
meilleur  en  nous  ;  quand  nous  avons  imaginé  un 
Dieu,  nous  lui  avons  prêté  une  justice  infinie  et  il 
a  commencé  par  préférer  Abel  à  Gain,  ce  qui  était 
profondément   injuste,    puisqu'il    les    avait    créés 


216  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

tous  deux  avec  leurs  qualités  et  leurs  défauts,  mais 
ce  qui  était  aussi  profondément  humain. 

Notre  logique  nous  apprend  qu'il  n'y  a  pas  de 
responsabilité  absolue,  donc  pas  de  mérite,  et 
cependant  nous  aimons  certains  êtres  et  nous  en 
délestons  d'autres,  et  nos  sentiments  nous  sont 
bien  plus  chers  que  nos  raisonnements  :  «  Si  nous 
comprenions,  dit  Anatole  France,  la  figure  des 
âmes  comme  les  figures  de  la  géométrie,  nous 
n'aurions  pas  plus  d'animosité  à  l'endroit  d'un 
esprit  trop  étroit  qu'un  mathématicien  n'en  montre 
contre  un  angle  qui,  faute  de  cinq  ou  six  degrés 
d'ouverture,  n'a  pas  les  propriétés  de  l'angle 
droit.  »  Et  cependant  nous  avons  des  affections 
et  des  haines  ;  le  sentiment  est  l'ennemi  de  la 
raison. 

Certains  philosophes,  remplis  de  bonnes  inten- 
tions, ont  essayé  de  lutter  contre  la  sévérité  de  la 
justice  et  d'apitoyer  les  juges  par  la  considération 
de  l'irresponsabilité  des  criminels.  «  C'est,  disent-ils, 
la  société  qui  est  coupable  des  crimes  des  malheu- 
reux. ))  Ces  sages  ont  raison,  mais  ils  ne  vont  pas 
jusqu'au  bout  de  leur  thèse  et  ils  n'accepteront  pas 
de  le  faire.  Même,  ils  n'ont  pas  toujours  prêché 
d'exemple,  et  tel  bon  juge  a  accablé  de  son  mépris 
le  mauvais  juge  qui,  cependant,  n'est,  lui  aussi, 
qu'un  criminel  irresponsable  ;  peut-être  arrive- 
rait-on cependant  à  les  guérir  de  cette  erreur  de 
raisonnement  s'il  n'en  résultait  pas  immédiatement 
ceci  (et  c'est  là  une  conclusion  de  leur  thèse,  mais 
ils  ne  l'accepteront  pas)  c'est   que  eux,  les  bons 


CARACTKRES    ACQUIS   ET    OKNÈSE    DE    l'aBSOLU      217 

juges,  ne  sont  pas  suiirrieurs  aux  mauvais  jn^^cs. 
Il  veuleut  bien  supprimci'  la  responsahililé  du  mal, 
et  ils  ont  raison,  mais  ils  veulent  conserver  la 
responsabilité  du  bien  ;  ils  veulent  avoir  du  mrrite! 
Oh  I  ceci  est  tellement  humain  (|u'on  ne  peut 
songer  à  le  détruire  sans  détruire  Ihumanité  tout 
entière.  Et,  cependant,  c'est  illogique;  la  logique 
nous  tromperait-elle  donc?  Le  déterminisme  ne 
serait-il  qu'une  approximation,  qu'une  illusion? 

Non  !  mais  le  langage  déterministe  est  différent 
du  langage  humain,  et  voilà  le  nœud  de  la  ques- 
tion. L'homme  change  à  chaque  instant  ;  l'homme 
est  une  succession  de  mécanismes  (/i//'fc'/'e»/5  et  le 
langage  déterministe  ne  peut  raconter  l'activité 
d'un  homme  sans  faire  remarquer  que,  à  chaque 
instant,  ce  n'est  plus  le  même  homme.  En  parti- 
culier, il  sera  impossible  à  un  déterministe  de 
complimenter  un  homme  au  sujet  d'une  action  à 
laquelle  un  de  ses  prédécesseurs,  dans  le  temps,  a 
pris  part  ;  un  général  est  déclaré  grand  parce  qu'il 
a  rem[)orté  une  victoire;  on  ne  dit  pas  un  f/nind 
canon  de  celui  qui  a  tué  un  chef  ennemi,  et 
cependant  le  canon  a  moins  changé  que  le  général. 

Le  langage  humain,  au  contraire,  en  attribuant 
à  un  homme  un  nom  invariable  pendant  toute  si 
vie,  établit  une  solidarité  absolue  entre  tous  ses 
actes  passés,  présents  et  futurs.  Qui  de  nous  n'a 
été  peiné  de  voir  s'asseoir,  à  quatre-vingts  ans,  sur 
les  bancs  de  la  cour  d'assises,  le  grand  Ferdinand 
de  Lesseps  ? 

De  même  qu'un  homme  (jui  a  été  déclaré  grand 

i:) 


218  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

reste  grand  toute  sa  vie,  de  même  un  homme  qui 
a  volé  une  fois  reste  toute  sa  vie  un  voleur  i; 
et  cependant  il  peut  arriver  que  l'ancien  voleur 
soit  devenu  plus  honnête  que  Tancien  grand 
homme;  cela  devrait  même  arriver  si  les  lois 
étaient  bien  faites,  c'est-à-dire  si,  au  lieu  de 
songer  à  punir,  elles  se  préoccupaient  de  corriger 
les  mécanismes  dans  la  mesure  du  possible;  un 
voleur  qui  récidive  fait  le  procès  de  la  loi  qui  l'a 
condamné.  La  justice  serait  bonne  (je  ne  dis  pas 
qu'elle  serait  juste  ;  l'idée  du  juste  et  de  l'injuste 
n'a,  nous  l'avons  vu,  aucun  fondement  logique), 
lajustice  serait  bonne,  dis-je,  si  elle  se  proposait 
de  guérir  les  malfaiteurs  de  leur  déterminisme 
malfaisant;  au  lieu  de  cela,  elle  punit  au  nom 
d'un  idéal  qui  ne  rime  cà  rien  de  réel  et  elle  intro- 
duit, dans  les  facteurs  d'action  du  condamné, d'une 
part,  le  souvenir  d'une  punition  qui  le  rend  peut- 
être  plus  mauvais,  d'autre  part  une  tare  sociale 
qui  dure  autant  que  lui  et  l'empêche  d'agir  en 
honnête  homme  s'il  l'est  devenu. 

Mais  qui  de  nous  acceptera  de  n'être  pas  une 
personne  qui  se  perpétue  dans  le  temps,  d'être 
seulement  un  phénomène  extemporané,  sans  cesse 
variable?  Nous  renoncerons  bien  à  oublier  ce  qui 
nous  abaisse,  mais  nous  retiendrons  ce  qui  nous 
élève;  au  contraire,  nous  retiendrons,  de  l'histoire 
individuelle  de  nos  congénères,  uniquement  ce  qui 
les  dégrade,  car  l'abaissement  de  l'un  fait  l'éléva- 

1.  Nous  sommes  plus  indulgents  pour  les  chiens,  une  fois 
que  nous  les  avons  corrigés  nous  ne  leur  gardons  pas  rancune. 


CARACTÈRES   ACQUIS   ET    GENÈSE   DE    l'aBSOLU      219 

tion  (le  l'autre  par  contraste;  ce  sont  les   voleurs 
qui  font  les  honnêtes  gens. 

Le  langage  humain  est  le  langage  du  sentiment 
et  non  celui  de  la  logique  ;  c'est  pour  cela  qu'il 
est  humain  de  parler  de  responsabilité,  quoiqu'il 
soit  illogique  de  le  faire  ;  il  est  humain  de  parler 
de  mérite  et  de  punition  et  de  conserver  à  chacun 
un  nom  invariable  à  travers  tous  les  avatars  de  son 
existence.  Le  langage  humain  sert  surtout  aux 
relations  entre  les  hommes,  et  il  est  inutile  que 
CCS  relations  soient  logiques  ;  les  erreurs  y  jouent 
un  rôle  égal  et  même  supérieur  à  celui  des  vérités  ; 
pour  avoir  le  droit  de  nier  la  responsabilité  des 
autres,  il  faudrait  renoncer  à  la  sienne  propre  et 
par  conséquent  à  être  un  homme  supérieur.  Per- 
sonne ne  l'acceptera  tant  que  les  hommes  n'auront 
pas  changé,  et  ce  que  nous  savons  de  l'évolution 
de  notre  espèce  ne  semble  pas  prouver  que  le 
règne  de  la  raison  soit  proche  ;  les  hommes  ne 
seront  jamais  logiques,  et  peut-être  devons-nous 
nous  en  réjouir,  car  ce  serait  bien  ennuyeux  ! 


CHAPITRE   XV 
LA   VÉRITÉ   HUMAINE 


§  47.  De  I  importance  qu'il  faut  accorder  aux 
sentiments  dans  la  législation. 

J'ai  reproduit  intégralement,  au  paragraphe  pré- 
cédent, un  article  que  j'avais  publié  avant  d'entre- 
prendre cette  étude  d'ensemble  des  intluences  an- 
cestrales.  Je  l'ai  reproduit  à  dessein  pour  montrer 
comment,  en  voulant  être  logique,  on  est  quelque- 
fois incomplet.  Lorsqu'on  veut  apprécier  la  valeur 
de  règles  qui  établissent  actuellement  les  relations 
d'homme  à  homme,  il  faut  tenir  compte  de  tout 
ce  qui,  acluellemenl,  l'ait  partie  de  la  structure  de 
l'homme.  Et  l'on  ne  saurait  se  refuser  à  admettre 
que,  dans  la  conscience  morale  de  l'homme,  exis- 
tent les  notions  métaphysiques  de  juste  et  d'injuste, 
de  bien  et  de  mal,  de  culpabilité  et  de  punition. 

Qu'il  faille  souvent  se  défier  de  ces  notions  et 
des  mobiles  que  nous  pouvons  y  puiser,  je  crois 
l'avoir  suffisamment  montré  en  exposant  leur  ori- 
gine ;  un  homme  qui  sera  forcé  par  les  circons- 
tances de  commettre,  dans  un  but  que  sa  logique 
lui  impose  impérieusement,  quelque  chose  que  sa 


LA    VÉIUTÎ:    HUMAIN!-:  221 

conscience  morale  réj)rouvo,  n'en  sera  ]ias  aussi 
allrisié  s'il  se  dil  que  sa  conscience  morale,  héri- 
tage d'une  époque  passée,  peut  n'être  plus  adéquate 
aux  circonstances  actuelles.  Il  faut  donc,  tout  en 
constatant  que  la  nature  humaine  contient  ces  no- 
lions,  ol  que,  par  conséquent,  elles  doivent  jouer 
un  rùlc  dans  les  relations  entre  hommes,  ne  ja- 
mais oublier  que  leur  caractère  absolu  est  le  ré- 
sultat d'une  illusion. 

C'est  à  ce  point  de  vue  que  toutes  les  considéra- 
tions précédentes  sur  la  genèse  de  nos  sentiments 
métaphysiques  sont  d'une  utilité  incontestable  ; 
elles  nous  empochent  de  voir  dans  ces  sentiments 
des  guides  impeccables. 

Qu'est-ce  d'ailleurs  que  la  vérité? 

Ne  nous  laissons  pas  entraîner  à  la  recherche 
illusoire  d'une  vérité  métaphysique  absolue.  De 
même  que  la  logique,  résultat  de  rexpérience  hu- 
maine, permet  d'établir,  entre  les  objets  délinis  à 
l'échelle  humaine,  des  relations  qui  sont  à  l'usage 
(le  l'homme,  de  même  la  vérité,  dans  les  relations 
(les  hommes  entre  eux, doit  être  à  l'échelle  de  l'homme 
et  formée  d'éléments  humains.  Tout  à  l'heure,  par 
exemple,  je  disais  après  bien  d  autres,  que  c'est  la 
société  qui  est  coupable  des  crimes  des  malheu- 
reux. Avant  de  rechercher  si  c'est  la  société  ou  le 
criminel  qui  est  coupable,  il  faut  se  demander  s'il 
y  a  une  culpabilité  absolue,  autrement  la  question 
ne  signifie  rien;  et  si  Ton  connaît  l'origine  évolutive 
de  cette  notion  de  culpabilité,  la  seule  question 
(ju'on  puisse  se  poser  en  bonne  logique  est  de  re- 
in. 


222  LES    INFLUENCES   ANCESTRÂLES 

chercher  ce  qui  vaut  le  mieux  pour  l'ensemble  des 
hommes,  et  d'établir  des  lois  en  ne  tenant  compte 
des  idées  métaphysiques  qu'autant  qu'elles  inter- 
viennent comme  facteurs  dans  les  déterminations 
humaines. 

Une  loi  doit  être  avantageuse  pour  les  hommes, 
et  non  satisfaire  un  idéal  discutable  de  jus- 
tice. Nous  tuons  les  chiens  enragés  et  nous  avons 
raison,  quoiqu'il  n'y  ait  là  aucune  justice,  puisque 
ces  amis  de  l'espèce  humaine  ne  sont  en  aucune 
manière  responsables  de  la  maladie  dangereuse 
qu'ils  ont  contractée  à  leur  insu,  et  même  quel- 
quefois en  défendant  leur  maître  contre  un  en- 
nemi redoutable.  Il  y  a  donc  des  lois  dans  les- 
quelles le  souci  de  l'avantage  à  obtenir  l'emporte 
sur  les  influences  sentimentales. 

La  notion  de  responsabilité,  courante  parmi  les 
hommes  doit  être  prise  en  considération,  mais  à 
condition  qu'elle  serve  seulement  à  établir  le  départ 
entre  les  actions  conscientes  et  les  actions  involon- 
taires et  que,  surtout,  on  n'hésite  pas,  si  elle  gène 
le  législateur  dans  la  recherche  du  mieux,  à  se 
rappeler  qu'elle  n'a  aucune  valeur  absolue  et  à  en 
faire  bon  marché.  Tant  que  les  conditions  oi^i  elles 
ont  apparu  n'auront  pas  été  trop  profondément 
modifiées,  quelques  unes  de  nos  notions  métaphy- 
siques pourront  être  d'un  bon  emploi  courant, 
pourvu  que  nous  n'oubliions  jamais  que  nous 
avons  le  droit  de  discuter  leurs  ordres.  Or,  c'est 
précisément  ce  que  n'admettront  jamais  les  fer- 
vents adeptes  de  la  métaphysique,  et  cependant, 


LA  VÉRITl';   nUMAIXK  223 

chacun  d'eux  aura  été  probablement  maintes  fois 
douloureusement  ému  en  se  trouvant  dans  la 
nécessite  d'agir  autrement  que  ne  le  lui  ordonnait 
une  conscience  morale  tyrannique.  Un  exemple 
malheureusement  courant  est  celui  des  jeunes 
gens  qui  sont  tiraillés  entre  le  souci  de  respecter 
la  volonté  de  leurs  parents,  d'une  part,  et  un  au- 
tre sentiment  également  puissant  d'autre  part; 
quoiqu'ils  fassent,  ils  sont  malheureux.  L'afl'ection 
que  nous  avons  pour  nos  parents  (ou  pour  ceux 
qui  nous  en  ont  tenu  lieu,  car  cette  aireclion  ne 
tient  paa,  comme  on  l'a  souvent  prétendu,  aux 
liens  du  sang),  est  le  résultat  de  l'habitude  que  nous 
avons  prise  de  bonne  heure,  de  les  considérer 
comme  les  guides  de  nos  actions  et  de  leur  obéir 
en  tout,  à  une  époque  où  notre  raison  n'était  pas 
encore  assez  développée  pour  se  suffire  à  elle-même. 
Plus  tard,  cette  affection  et  cette  soumission  sont 
devenues  des  caractères  acquis  et  persistent,  quoique 
n'étant  plus  indispensables^,  de  môme  que  per- 
sistent tous  les  caractères  vraiment  acquis,  indé- 
pendamment des  condilions  extérieures. 

Comme  les  enfants  diffèrent  de  leurs  parents,  il 
peut  y  avoir  conllit  entre  les  tendances  du  fils  et 
les  ordres  du  père,  et  ce  confiit  est  d'autant  plus 
violent  que,  si  l'habitude  a  développé  la  soumis- 

1.  Au  contraire,  quand  nous  élevons  un  cliien,  nous  lui  restons 
toujours  indispensables  et  Tautorito  que  nous  acquérons  sur  lui 
ne  cesse  jamais  d'être  légitime  ;  aussi  devenons-nous  un  dieu 
pour  lui;  le  sentiment  religieux  est,  chez  mon  chien,  le  respect 
do  mon  autorité  incontestée. 


224  LES    INFLUENCES    ANCESTHALES 

sion  chez  le  premier,  elle  a  également  développé 
l'autorité  chez  le  second.  C'est  surtout  aux  époques 
de  transition,  pomme  celle  que  nous  traversons 
actuellement,  que  les  générations  qui  se  suivent 
ne  ne  ressemblent  pas  ;  aussi,  bien  rares  sont  les 
familles  dans  lesquelles  il  n'y  a  pas  eu  de  lutte 
douloureuse;  on  peut  trouver  dans  ces  luttes  une 
image  fidèle  de  celles  qui  se  produisent  dans 
chaque  individu  entre  la  conscience  morale  et  la 
raison. 

§  48.  Le  progrès. 

Du  moment  que  Fou  s'est  rendu  compte  de  la 
manière  dont  s'est  introduite,  dans  la  conscience 
humaine,  la  notion  de  bien  et  de  mal,  de  devoir, 
de  justice,  de  perfection,  on  ne  peut  plus  accorder 
au  mot  progrès  une  signification  absolue  ;  il  est 
évident  que  chacun  appréciera,  d'après  ses  ten- 
dances personnelles,  les  améliorations  de  la  société 
dont  il  fait  partie  et  que  ce  qui  sera  progrès  pour 
l'un  sera  au  contraire,  pour  l'autre,  une  transfor- 
mation déplorable. 

Tant  que  l'espèce  humaine  a  été  en  lutte  avec 
les  autres  espèces  animales  pour  la  suprématie 
dans  le  monde,  les  hommes  ont  dû  considérer 
comme  des  progrès  toutes  les  découvertes  qui  ont 
augmenté  leurs  moyens  d'action  contre  des  con- 
currents redoutables  ;  mais  ce  n'a  jamais  été  là 
qu'une  définition  humai)ie  du  progrès.  Aujourd'hui, 
l'homme  est  définitivement  le  roi  du  monde  à 
cause  de  sa  science  et  des  instruments  au    moyen 


LA    VKIUTK    lUMAINE  225 

desquels  il  a  su  décupler  sa  vigueur  native. 
Il  ne  saurait  donc  plus  èlro  question  de  progrès  à 
accomplir  par  rapport  aux  autres  animaux  ;  on  doit 
désormais  réserver  celte  dénomination  de  progrès 
aux  modifications  qui,  augmentant  le  patrimoine 
humain,  rendent  les  sociétés  plus  prospères. 
Encore  Caut-il  que  la  prospérité  qui  croît  dans  les 
sociétés  ne  s'accompagne  pas  d'un  amoindrisse- 
ment du  bonheur  des  individus.  Il  y  aura  toujours 
là  matière  à  appréciation  personnelle  et  je  ne 
veux  pas  m'attarder  à  discuter  ces  appréciations. 

Une  des  conséquences  du  fait  que  l'homme  est 
devenu  le  roi  du  monde,  c'est  que  quelques  unes 
des  particularités  acquises  par  notre  espèce,  au 
cours  de  ses  premières  luttes  contre  les  animaux, 
n'ont  plus  aujourd'hui  de  raison  logique  d'exister  ; 
cela  ne  les  empêche  pas  d'ailleurs  de  faire  partie 
intégrante  de  nos  individus  et  d'être  au  premier 
rang  des  facteurs  de  nos  déterminations.  Plus  elles 
ont  pris  la  forme  métaphysique,  plus  elles  sont 
devenues  indisciilnhlns  ;  ainsi  la  notion  de  frater- 
nité, héritage  d'une  époque  où  il  fallait  s'unir 
contre  un  ennemi  spécifique,  est  devenue  une 
notion  absolue  qui  n'a  pourtant  plus  de  raison 
d'être  dans  la  lutte  entre  exploiteurs  et  exploités. 

Suivant  les  remous  de  l'histoire,  nous  voyons 
naître,  de  temps  en  temps,  entre  certains  groupes 
d'iiommes,  une  fraternité  momentanée  résultant 
d'une  coalition  contre  des  ennemis  communs, 
mais,  comme  les  ennemis  communs  sont  également 
des  hommes,  et  que  la  coalition  ne  dure    pas    un 


226  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

grand  nombre  de  générations,  cette  fraternité  de 
groupe  n"a  pas  le  temps  de  devenir  une  notion 
métaphysique  indiscutable. 

C'est  ainsi  que  l'idée  de  pairie,  quoique  forte- 
ment ancrée  chez  la  plupart  des  hommes,  n'est 
pas  aussi  indéracinable  que  l'idée  de  justice  ou  de 
de  devoir;  le  même  homme  peut  d'ailleurs  faire 
partie  de  deux  coalitions  différentes,  avoir  deux 
patries,  et  l'attachement  qu'il  porte  à  l'une  nuit 
forcément  à  l'attachement  qu'il  conserve  pour 
l'autre. 

Par  exemple,  le  catholique  français  peut  être 
tiraillé  entre  les  obligations  que  lui  dictent  son 
patriotisme  et  son  attachement  à  l'Eglise,  lorsque 
les  intérêts  de  l'Eglise  se  trouvent  en  conflit  avec 
ceux  de  la  France,  et  rien  n'est  plus,  curieux  que 
la  prétention  des  prêtres  affirmant  que  sans  le 
catholicisme,  il  n'y  a  pas  de  patrie  possible.  Du 
moment  que  les  adeptes  d'une  religion  formeront 
une  église,  cette  église  sera  ditïérentc  de  leur 
patrie  et  lui  nuira  ;  à  moins  que  l'on  institue  des 
religions  d'Etat  ;  mais  nous  sommes  trop  indivi- 
dualistes pour  les  accepter,  et  nous  ne  devons  pas 
oublier  que  l'égo'isme  coexiste  en  nous  avec  l'al- 
truisme... 

§  49.  L'art. 

Du  moment  que  l'homme  a  graduellement  con- 
quis la  prépondérance  incontestée  à  la  surface  de 
la  Terre,  du  moment  qu'il  n'a  plus  eu  à  lutter  sans 
cesse  contre    des  ennemis  qui  lui  disputaient    sa 


LA   VF.RITÉ   lUMAINE  227 

iiourrilure,  il  a  pu  avoir  des  loisirs  ;  c'esl-à-dire 
que  le  travail  nécessaire  à  son  alimentation  et  sa 
coopération  à  Tœuvre  économique  de  la  société 
lui  ont  laissé  plus  de  temps  qu'il  ne  lui  en  fallait 
pour  se  reposer  de  ses  fatigues  ;  l'oisiveté  a  été 
une  des  conséquences  du  progrès  et  l'un  des  fac- 
teurs priuinpaux  de  l'évolution  humaine,  à  cause 
de  la  sensation  insupportable  que  nous  appelons 
l'ennui,  et  qui  vient  de  l'habitude  séculaire  du 
travail.  N'ayant  plus  rien  à  faire,  à  certains  mo- 
ments, au  point  de  vue  économique,  l'individu 
habitué  à  travailler  depuis  de  longues  générations 
a  dû  se  créer  une  activité  factice  pour  satisfaire 
son  besoin  d'occupation. 

Dans  beaucoup  de  cas,  l'oisiveté  a  causé  des 
guerres  aussi  terribles  que  les  guerres  écono- 
miques; on  a  attaqué  ses  voisins  «  pour  rien,  pour 
le  plaisir  »,  pour  passer  le  temps  ;  les  peuples  guer- 
riers ne  connaissaient  guère  d'autre  distraction,  et 
il  nous  est  resté,  de  nos  ancêtres,  la  notion  plus 
ou  moins  ancrée  en  nous,  suivant  les  individus, 
de  la  noblesse  du  niétier  des  armes. 

A  certaines  époques,  au  contraire,  la  paix  pro- 
longée a  fait  naître,  de  l'oisiveté  des  hommes,  les 
arts  que  nous  considérons  comme  les  embellisse- 
ments de  la  vie.  La  notion  du  beau  a  une  origine 
ancestrale  facile  à  concevoir  comme  celle  du  bie)i, 
mais,  tandis  que  la  notion  deé/en  a  eu  pour  origine 
une  obligation  commune  à  tous  les  membres  d'une 
société,  le  notion  du  beau,  résultant  de  rapj)ré- 
ciation  personnelle  des  agréments  et  des  désagré- 


228  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

ments,  a  naturellement  été  plus  individuelle.  Il  est 
vrai  que  les  hommes  étant  de  même  espèce,  leurs 
dissemblances  individuelles  n'empêchent  pas  qu'il 
y  ait  entre  eux  des  ressemblances  très  profondes  ; 
on  peut  donc  penser  qu'il  y  a  eu,  de  tout  temps, 
des  points  communs  dans  les  goûts  de  tous  les 
hommes. 

Ce  sont  ces  points  communs  qui  constituent  le 
beau  spécifique,  le  beau  humain*;  et.  naturelle- 
ment, de  ce  beau  spécifique  indiscuté,  l'homme  a, 
comme  toujours,  fait  petit  à  petit  une  notion  méta- 
physique, celle  du  beau  absolu.  Or,  à  mesure  que 
les  siècles  se  sont  écoulés,  que  les  conditions  d'exis- 
tence ont  varié,  et  que  les  races  diverses  se  sont 
mélangées,  les  goûts  des  hommes  sont  devenus  de 
plus  en  plus  divers,  mais  chacun  a  toujours  cru 
posséder  en  lui-même  la  notion  absolue  du  beau. 
Les  artistes  sont  ceux  qui  essaient  de  fixer  dans  des 
œuvres  durables  leur  idéal  de  beauté;  naturelle- 
ment, comme  nous  venons  de  le  voir,  l'œuvre 
d'art  est  éminemment  personnelle  ;  elle  est  le  reflet 
de  la  nature  propre  de  l'artiste,  et  c'est  par  là  que 
l'art  diffère  essentiellement  de  la  science  qui  est 
impersonnelle.  J'ai  consacré  tout  un  volume  à  des 
considérations  sur  les  sciences  {Les  Lois  naturelles^ 
op.  ci/.);  je  ne  saurais,  et  pour  cause,  me  livrer  à 

1.  Dans  ce  beau  Imiiiain,  on  trouve  assez  peu  de  cliose  si 
Ton  considère  à  la  fois  toute  l'humanitc.  mais  si  l'on  recherche 
seulement  restliétiquc  commune  aux  membres  d'une  race,  le 
résultat  est  di'jà  plus  considérable;  c'est  le  mélange  des  races 
qui  a  préparé  les  plus  grandes  variations  d'esthétique  individuelle. 


LA   VÉRITÉ   HUMAINE  229 

des  réflexions  aussi  étendues  sur  les  arts,  mais  je 
crois  devoir  signaler  cependant  quelques  remarques 
de  Béotien  au  sujet  de  l'antagonisme  des  tendances 
artistiques  et  des  tendances  scientifiques  ;  je  repro- 
duis donc  ici  un  article  précédemment  publié  à  ce 
sujet. 

§  50.  La  magie  des  mots'. 

Dans  les  cantons  sauvages  du  centre  de  la  Basse- 
Bretagne,  là  où  l'absence  de  chemins  de  fer  a  con- 
servé intactes  l'ignorance  et  la  naïveté  des  ancê- 
tres, il  existe  des  guérisseurs  locaux  bien  plus  esti- 
més de  leurs  voisins  que  les  pauvres  médecins 
diplômés  égarés  au  milieu  de  ces  populations 
inculles.  Quand  un  de  ces  guérisseurs  visite  un 
malade,  il  l'étudié  à  sa  façon,  de  manière  à  poser 
un  diagnostic  qui  n'a  rien  de  commun  avec  ceux 
de  la  Faculté;  il  déclare  par  exemple  que  le  patient 
est  atteint  du  signe  de  saint  Kadok  [avouez  zant 
Kadoli)  ou  du  signo  de  sainte  liadccjonde  {avouez 
zantez  Radngondn)-.  Cela  ne  signifie  pas,  je  pense, 
que  Saint  Kadok  ou  Sainte  Radegonde  sont  les 
causes  de  la  maladie,  ont  envoyé  la  maladie  en 
punition  d'un  manque  de  ferveur,  comme  Apollon 
envoya  la  peslc  aux  Grecs  en  leur  lançant  des  flè- 
ches parce  qu'Agamemnon  avait  manqué  d'égards 
à  son  prêtre  Chrysès  ;  je    crois  plutôt  que,   dans 

1.  Annales  de  la  jeunesse  luïqiip,  novoiiibrc  1903. 

2.  Le  dictionnaire  breton  de  Le  Gonidec  donne  comme  tra- 
duction du  mot  liydropisie  :  «  di'onk  sant  itmp  »  c'est-à-dire 
le  mal  de  saint  Itrop.  Voilà  un  saint  bien  imagino  ! 

20 


230        LES  INFLUENCES  ANCESTRALES 

l'esprit  de  mes  compatriotes,  les  saints  en  ques- 
tion ont  seulement  le  pouvoir  spécial  de  guérir 
ces  maladies  particulières,  quelle  que  soit  leur 
origine,  comme  les  rois  de  France  guérissaient  les 
écrouelles.  Une  fois  le  diagnostic  posé,  le  patient, 
s'il  est  transportable,  ou,  à  son  défaut,  un  de  ses 
proches,  part  en  pèlerinage  pour  un  endroit,  sou- 
vent très  éloigné,  consacré  au  saint  chargé  de  la 
guérison  de  la  maladie  dont  il  est  alteini.  Alors, 
de  deux  choses  l'une  :  ou  il  guérit,  ou  il  ne  guérit 
pas.  S'il  guérit,  il  est  rempli  de  reconnaissance 
pour  Saint  Kadok  ou  tel  autre  saint  à  qui  il  a  été 
adressé  ;  s'il  ne  guérit  pas,  sa  ferveur  pour  les 
saints  n'est  pas  diminuée  ;  il  perd  seulement  un 
peu  de  sa  confiance  dans  le  guérisseur,  qui  a  pris 
pour  le  signe  de  Saint  Guirec  ou  de  Saint  Efflam 
ce  qui  était  peut-être  le  signe  de  Saint  Ildut  ou 
de  Saint  Gwennolé. 

Pour  chaque  maladie  il  y  a  un  certain  nombre 
de  phrases  consacrées  qu'il  faut  dire  au  saint 
chargé  de  la  guérison.  Voici  par  exemple  ce  qu'il 
faut  dire  trois  fois  de  suite  sans  resjtirer  pour 
obtenir  l'intercession  de  Saint  Gildas  {Sanl  G/veltas) 
quand  on  rencontre  un  chien  enragé  : 

Ki  Klanv,  Ké  gant  da  hent, 
mé  wel  Doué  hag  ar  Zent 
hag  an  aotrou  Zant  Weltas 
a  roïo  did  a  dreuz  da  vass. 

((  Chien  malade,  va  ton  chemin,  —  je  vois  Dieu  et  les 
saints,  —  et  Monsieur  Saint-Gildas,  —  qui  te  donnera  sur 
la  figure.  » 


LA   VKRITl":    HUMAINE  231 

Il  en  est  de  même  pour  certaines  opérations  de 
petite  chirurgie.  Dans  le  canton  de  Bégard,  existe 
un  rebouteur  célèbre  dans  toute  la  Bretagne,  et 
qui  guérit  les  foulures,  les  entorses,  par  des  mas- 
sages ;  mais  ce  qui  importe  bien  plus  que  ces  pra- 
tiques matérielles,  ce  sont  les  mots  mystérieux 
qu'il  prononce  en  les  exécutante 

Nous  avons  hérité  de  nos  ancêtres  le  respect  des 
formules  ;  ils  croyaient  au  pouvoir  des  incantations, 
surtout  lorsque  ces  incantations  se  composaient  de 
phrases  dépourvues  de  sens.  Beaucoup  de  nos  con- 
temporains, même  assez  instruits,  y  croient  encore 
sans  trop  se  l'avouer,  au  moins  dans  certains  cas, 
et  nous  ne  devons  pas  nous  étonner  de  trouver  ces 
croyances  très  vivaces  chez  des  ignorants  auxquels 
on  apprend  de  bonne  heure  à  dire  en  latin  des 
prières  dont  ils  ne  comprennent  pas  le  premier 
mot.  Un  paysan  breton  a  avalé  récemment,  soi- 
gneusement roulée  en  forme  de  pilule,  une  ordon- 
nance de  médecin;  il  alLribuail,  sans  doute,  aux 
mots  mystérieux  écrits  sur  la  feuille  de  papier,  une 
vertu  magique  analogue  à  celle  des  paroles  que 
prononce  le  prêtre  en  consacrant  l'hostie. 

Cet  ignorant  était  logique  ;  nous  nous  moquons 

1.  J'ai  constate  récemment,  chez  mes  voisins  de  campagne  à 
Pleumeur-Bodou,  une  superstition  vraiment  intéressante  au 
sujet  de  la  valeur  des  mots.  Dans  une  île  de  la  côte,  l'île 
Agaton  ou  «  à  Canton  »  a  existé  naguère  un  sanctuaire  do  saint 
André  (en  breton  Andrée)  dont  il  reste  encore  quelques  ves- 
tiges; on  y  va  en  pèlerinage  pour  la  guérison  de  la  coque- 
luche parce  que  le  mot  coqueluche  (fh'co'],  précédé  de  l'article 
{ann  ,  fait  ann  drèo  qui  se  prononce  comme  le  nom  du  saint. 


232  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

de  lui  sans  nous  apercevoir  que,  bien  souvent, 
nous  commettons  des  sottises  du  même  ordre. 
Nous  expliquons  la  vie  par  des  mots  qui  ne  signi- 
fient rien  ;  il  est  donc  tout  naturel  que  l'on  traite 
les  maladies  de  la  vie  par  d'autres  mots.  L'intro- 
duction des  poisons  dans  la  thérapeutique  (et  elle 
a  eu  lieu  de  très  bonne  heure,  malgré  l'influence 
prépondérante  attribuée  aux  paroles  cabalistiques) 
a  été  un  premier  pas  dans  la  voie  de  l'explication 
chimique  de  la  vie  ;  on  ne  peut  agir  par  la  chimie 
que  sur  ce  qui  est  de  nature  chimique. 

Aujourd'hui,  personne  ne  révoque  en  doute  l'in- 
fluence des  substances  chimiques  sur  les  manifes- 
tattons  vitales  ;  il  est  certain  que  l'alcool  grise  et 
que  l'opium  fait  dormir;  mais,  dira-t-on,  si,  évi- 
demment, il  y  a  de  la  chimie  dans  beaucoup  de 
phénomènes  vitaux,  évidemment  aussi  il  y  a  autre 
chose  ! 

Autre  chose?  Quoi?  Des  mots? 

Mais  ce  sont  des  mots  auxquels  on  a  cru  jadis 
si  fermement  qu'on  les  répète  et  qu'on  les  répé- 
tera longtem])S  encore  comme  s'ils  avaient  un 
sens. 

Certainement,  c'est  par  l'intermédiaire  des  mots 
que  les  hommes  se  transmettent  leurs  idées  ;  c'est 
par  des  mots  qu'un  chef  commande  à  ses  sujets; 
mais  de  ce  que  certains  signes  phonétiques  con- 
ventionnels, transmis  dans  les  familles  par  l'édu- 
cation, sont  utilisés  pour  les  communications  entre 
des  hommes  d'un  même  pays,  on  est  arrivé  à  attri- 
buer, sans  aucune  logique,  à  ces  mots,  qui  n'ont 


LA    VKRITÉ    HUMAINE  233 

de  valeur  que  (iliduime  ù  hommc^  une  importance 
universelle;  on  a  cru  que  les  mois  commandaient 
aux  éléments;  on  a  dcidé  le  verbe  : 

«  Au  commencement  était  le  Verbe  et  le  Verbe 
était  en  Dieu,  et  le  Verl)e  était  Dieu.  Il  était  dès  le 
commencement  en  Dieu.  Toutes  choses  ont  été 
faites  en  lui  et  rien  de  ce  qui  a  été  fait  n'a  été  fait 
sans  lui.  En  lui  était  la  vie,  et  la  vie  était  la 
lumière  des  hommes...  Et  le  Verbe  s'est  fait  chair.  » 

Pour  un  esprit  non  prévenu,  le  sens  de  toutes 
ces  belles  phrases  (si  elles  ont  un  sens)  serait  sim- 
plement que  Dieu  est  un  mot,  une  manière  de 
parler.  Mais  cette  explication  littérale  et  terre  à 
terre  fera  sourire  de  mépris  les  théologiens  qui,  il 
ne  faut  pas  se  le  dissimuler,  sont  bien  plus  des 
rhétoriciens  que  des  philosophes.  Le  mot  grec 
^oyoç,  le  mot  latin  verbum,  équivalant  au  terme 
français  parole  ou  discuurs  ou  mot,  cela  eût  été 
trop  clair;  on  aurait  bien  vu  que  les  phrases  pré- 
cédentes ne  signifiaient  pas  grand'chose  ;  verbe  a 
une  allure  i)lus  mystérieuse;  il  fait  bien  dans  le 
langage  poétique. 

Car  le  mot  c'est  le  Verbe  et  le  Verbe  c'est  Dieu 

a  dit  Victor  Hugo  ;  cela  fait  un  vers  magnifique, 
donc  cela  représente  autre  chose  que  la  misérable 
explication  à  laquelle  je  m'arrêtais  tout  à  l'heure. 
Le  langage  vraiment  scientifique  est  trop  précis  et 
trop  net;  il  fait  disparaître  toute  trace  de  mys- 
tère, donc  toute  beauté.  Un  professeur  de  philoso- 
phie annotait  récemment  ainsi  une  copie  d'un  de 

20. 


234  LES    INFLUENCES   ANCESTRALES 

ses  élèves  :  «  Trop  clair,  se  comprend  à  la  lec- 
ture. »  On  ne  peut  être  profond  si  l'on  est  clair;  il 
faut  laisser  aux  phrases  un  vague  sous  lequel  on 
devine  des  abîmes  de  pensées! 

Les  mots  sont  les  passants  mystérieux  de  Fàme, 

a  dit  le  même  Victor  Hugo  ;  allez  donc  chercher 
de  la  profondeur  dans  les  œuvres  d'un  Monsieur 
qui  K  appelle  un  chat  un  chall  » 

«  Pourquoi  vouloir  discuter  avec  les  mélaphysi- 
ciens?  me  disait  récemment  un  des  maîtres  les 
plus  écoutés  de  la  psychologie  contemporaine. 
Vous  ne  parlez  pas  la  même  langue.  Tenez,  je 
suppose  que  nous  ayons  à  étudier  un  arti- 
chaut ;  nous  nous  attacherons  tout  bonnement 
à  connaître  les  feuilles  de  l'artichaut,  le  foin  de 
l'artichaut,  le  cœur  de  l'artichaut;  les  métaphysi- 
ciens, au  contraire,  enlèveront  d'abord  les  feuilles, 
puis  le  foin,  puis  le  cœur,  et  alors  il  restera  «  l'ar- 
tichaut en  soi.  »  Et  quand  ces  messieurs  discute- 
ront sur  la  nature  de  l'artichaut,  il  sera  bien 
entendu  qu'il  s'agit  uniquement  de  Vnrlichaut  en 
soi,  objet  qui  n'a  évidemment  aucun  rapport  avec 
les  feuilles,  le  foin  et  le  cœur,  que  nous  aurons 
étudiés.  Pourquoi  donc  discuter?  Nous  ne  parlons 
pas  des  mêmes  choses,  et  l'on  ne  manquera  pas 
de  mépriser  un  piètre  philosophe  qui,  pour  étu- 
dier un  artichaut,  s'attache  à  des  détails  aussi  vul- 
gaires, aussi  matériels  que  le  foin,  les  feuilles  et  le 
cœur.  » 

Et  je  pensais  malgré  moi  au  paysan  breton  qui 


LA    VKRlTli    HUMAINE  235 

avait  avalé  rordoniumco  du  médecin.  Sans  doule, 
ces  messieurs  ne  l'auraient  pas  avalée  :  cela  est 
trop  grossier  et  trop  matériel;  ils  se  seraient  seu- 
lement pénétrés  do  son  esprit  ;  ils  auraient  absorbé, 
par  la  pensée,  de  la  «  quinine  en  soi  »  pour  cou- 
per leur  fièvre. 

Nous  ne  sommes  pas  si  loin,  d'ailleurs,  de 
l'époque  où  l'on  attribuait  aux  médicaments  une 
vertu  de  même  ordre  que  le  principe  vital,  et  il  y 
a  encore  aujourd'hui  bien  des  gens  qui  pensent 
qu'un  produit  i)harmaceulique  n'est  pas  seulement 
actif  par  sa  nature  chimique.  L'homme  aime  le 
mystère;  la  poésie  qui  nous  berce  si  délicieuse- 
ment ou  qui  développe  en  nous  les  aspirations  les 
plus  nobles,  est,  le  plus  souvent,  un  ramassis  de  fic- 
tions que  nous  savons  absurdes  et  qui  nous  émeu- 
vent cependant,  quand  elles  sont  bien  dites,  plus 
que  les  grandes  vérités  d'ordre  scientifique.  Le 
positiviste  le  plus  convaincu  n'est  jamais  insen- 
sible à  la  magie  d'un  beau  vers  qui  ne  signifie 
rien.  Un  habile  manieur  de  mots  est  dangereux;  il 
peut  faire  accepter  des  idées  mauvaises  ou  fausses. 
L'art  est  le  contraire  de  la  science. 

Dans  les  forces  tumultueuses,  Verhaercn  a  tenté 
un  grand  effort  vers  ce  qu'on  pourrait  appeler  u  la 
poésie  de  la  vérité.  »  Il  y  a  tant  de  choses  admira- 
bles dans  la  nature  qu'il  est  inutile  de  chercher 
dans  le  mensonge  la  source  d'émotions  violentes 
et  profondes.  Sans  doute,  mais  les  beautés  d'ordre 
scientifique  ne  seront  jamais  un  sujet  bien  digne 
d'inspirer    les  poètes,  elles   sont    belles   par  leur 


236  LES    INFLUENCES   ANCESTHALES 

vérité;  l'art,  la  grandiloquence  ne  leur  ajoutent 
rien.  Au  contraire,  peut-cire;  je  ne  sais  pas  si  un 
théorème  ne  perdrait  pas  de  sa  puissance  en  pas- 
sant par  la  plume  de  Flaubert.  Je  ne  vois  pas  ce 
que  gagnerait  le  téléphone  à  être  chanté  par  Hugo. 

Les  poètes,  habitués  à  personnifier,  dans  leur 
langage  imagé,  toutes  les  causes  naturelles  des 
faits,  font  exactement  le  contraire  de  ce  que  cher- 
chent les  savants.  Ils  sont,  de  gaieté  de  cœur, 
éminemment  anlhropomorphistes.  La  science  et 
l'art  parlent  *  à  deux  parties  distinctes  de  notre 
individu  ;  les  joies  que  nous  trouvons  dans  la 
science  ne  sont  sans  doute  pas  moindres  que  celles 
dont  nous  sommes  redevables  à  l'art;  elles  sont 
aulrrs,  et  c'est  une  erreur  de  chercher  à  les  con- 
fondre et  à  les  mêler.  Le  côté  de  nous  qui  est  sen- 
sible aux  manifestations  de  l'art,  c'est  le  côté 
métaphysique  héréditaire  ;  il  est  bien  plus  consi- 
dérable chez  quelques  hommes  que  le  coté  scien- 
tifique, développé  uniquement  par  l'éducation.  Et  il 
faudra  sans  doute  bien  des  siècles  pour  que  notre 
aptitude  à  goûter  la  vérité  toute  nue  prenne  dans 
notre  structure  congénitale  une  importance  aussi 
grande  que  celle  qu'occupe  aujourd'hui  notre 
tendance  mystique  vers  l'art  ;  mais  nous  ne  devons 
pas  nous  le  dissimuler  :  ceci  tuera  cela. 

II  existe,  à  notre  époque,  des    hommes  tout  à 

1.  Je  m'aperçois  que  je  personnifie  nioi-mcme  la  science  et 
l'art  au  moment  précis  où  je  déclare  nuisibles  toutes  les  per- 
sonnifications. Il  est  peu  probable  que  le  langage  humain  arrive 
jamais  à  n'en  plus  faire. 


LA    VÉRITÉ    HUMAINE  237 

fait  difTérents  les  uns  des  autres  ;  les  uns,  purs 
artistes,  hommes  de  tradition,  sont  fermés  à  la 
science  ;  d'autres,  ayant  subi  une  éducation  uni- 
quement scientifique,  ont  une  culture  artistique 
presque  nulle,  mais  ne  peuvent  cependant  être 
insensibles  à  certaines  manifestations  de  l'art  : 
d'autres  enfin,  et  ceux-là  sont  les  plus  heureux, 
ont  pu,  par  une  éducation  mixte,  grâce  surtout  à 
de  rares  dons  naturels,  être  capables  à  la  fois  des 
jouissances  artistiques  et  des  jouissances  scien- 
tifiques. 

Ils  ont  le  grand  bonheur  de  comprendre  et  d'aj)- 
précier  les  hommes  des  deux  premières  catégories, 
lesquels,  il  faut  bien  l'avouer,  ont  souvent,  les  uns 
pour  les  autres,  peu  de  considération  et  de  sym- 
pathie. C'est  l'existence  de  ces  types  de  transition 
qui  a  fait  croire  à  la  possibilité  d'un  art  scienti- 
fique, et  je  pense  qu'il  y  a  là  une  grande  erreur. 
Entre  les  émotions  d'origine  artistique  et  les  émo- 
tions d'origine  scionlifique,  il  y  a  autant  de  diffé- 
rence qu'entre  la  vue  et  l'ouïe:  je  ne  vois  pas  l'avan- 
tage que  nous  aurions  à  percevoir  par  les  yeux 
les  mouvements  qui  causent  le  son;  l'exécution 
d'un  chef-d'œuvre  de  Gluck  ne  donnerait  pas  sur 
le  cylindre  du  phonographe  une  ligne  d'une  mer- 
veilleuse beauté. 

Cette  comparaison  avec  la  vue  et  l'ouïe  n'est  pas 
fameuse,  car,  entre  ces  deux  sens  de  l'homme,  il 
n'y  a  pas  antagonisme  ;  ils  peuvent  se  développer 
parallèlement,  sans  se  nuire.  Je  ne  crois  pas,  au 
contraire,  qu'il  soit  possible  de  cultiver  en  même 


238  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

temps  chez  un  homme,  sans  préjudice  pour  Tune 
des  cultures,  le  goût  de  la  vérité  et  celui  de  la 
fiction. 

Maeterlinck,  me  direz-vous.  est  un  puissant  poète, 
et  il  a  cependant  étudié  les  abeilles  avec  un  esprit 
scienlique  indéniable  ;  il  a  écrit,  au  sujet  de  ces 
admirables  insectes,  une  véritable  épopée  qu'il  est 
difficile  de  lire  sans  émotion.  Je  connais,  cepen- 
dant, plusieurs  hommes,  de  la  seconde  catégorie 
de  tout  à  l'heure,  qui  aiment  beaucoup  mieux  lire 
l'histoire  des  hyménoptères  dans  un  manuel  rigou- 
reux et  précis  et  qui  n'ont  pas  joui  de  l'œuvre  du 
chantre  des  abeilles.  D'autre  part,  s'il  est  indénia- 
ble que  le  poète  belge  a  fait  preuve  d'un  grand 
esprit  scientifique  dans  ses  études  d'apiculteur,  il 
n'en  est  pas  moins  vrai  qu'il  s'est  laissé,  lui  aussi 
prendre  à  la  magie  des  mots,  à  la  magie  de  sa 
belle  langue  imagée  dans  un  ouvrage  plus  récent  : 
Le  Temple  enseveli. 

La  langue  scientifique  doit  être  claire  et  dépour- 
vue d'images;  la  langue  des  poètes  est  d'autant 
plus  belle  qu'elle  est,  au  contraire,  plus  pleine 
d'évocations  mystiques  et  de  personnifications;  il 
n'y  a  aucun  avantage  à  appliquer  la  poésie  à  la 
science  ;  il  semble  plutôt  que  les  deux  langues 
vont  se  séparer  de  plus  en  plus;  elles  ne  gagnent 
pas  à  être  confondues.  Mallarmé  a  été  très  logique 
quand  il  a  créé  pour  sa  poésie  un  vocabulaire  dans 
lequel  chaque  mot  prenait  un  sens  en  rapport  avec 
sa  sonorité,  mais  il  est  bien  certain  (jue  la  langue 
de  Mallarmé  se  prêterait  difficilement  à  la  géomé- 


LA    VKUITÉ    IIIMAIXIC  239 

trie.  Un  théorème  doit  être  écrit  dans  une  langue 
commune  à  tous  les  hommes,  et  dans  laquelle  la 
signilication  des  mots  soit  indépendante  de  l'im- 
pression personnelle  que  leur  audition  procure  à 
chacun.  L'éducation  scientifique  apprendra  aux 
hommes  à  goûter  vraiment  les  idées  et  non  la 
forme  des  idées.  Or,réducation  scientifique  devient 
de  plus  en  plus  indispensable  à  tous  ;  il  n'y  aura 
plus,  dans  deux  ou  trois  générations,  un  homme 
civilisé  qui  en  soit  dépourvu. 

Est-ce  à  dire  que,  l'évolution  continuant,  il  appa- 
raîtra des  hommes  qui  ne  porteront  plus  de  trace 
héréditaire  des  croyances  ancestrales?  Arrivera-t-il 
un  jour  où  l'on  vivra  d'une  manière  exclusive- 
ment scientifique?  Je  ne  crois  pas  que  l'évolu- 
tionniste  le  plus  hardi  ose  le  prévoir.  Ce  que 
nous  appelons  aujourd'hui  un  homme  est  un  méca- 
nisme coordonné  dont  certaines  parties  sont  des 
résidus  ataviques,  des  survivances  d'anciennes  lois 
ou  d'anciennes  théologies,  tandis  que  d'autres  par- 
ties du  même  mécanisme  résultent  uniquement  de 
l'adaptation  de  plus  en  plus  étroite  de  l'individu 
aux  frottemeiits  extérieurs  et  constituent  notre 
appareil  logique.  Avons-nous  le  droit  de  supposer 
que  le  mécanisme,  débarrassé  des  premières  par- 
ties, pourrait  rester  (loordonné  avec  les  secondes 
seules?  Rien  ne  nous  le  permet  et  il  est  plus  vrai- 
semblable de  penser  que  l'homme  conservera  tou- 
jours des  traces  cérébrales  de  son  ancestralité  ;  le 
progrès  consistera  à  savoir  distinguer  ce  qui,  dans 
notre  cérébration,  est  un  souvenir  de  nos  ancêtres 


240  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

ignorants,    et  à   soumettre    nos    sentiments    dits 
spontanés  au  jugement  de  la  raison. 

Sans  vouloir  nous  étendre  sur  des  considéra- 
tions aussi  peu  vérifiables,  bornons-nous  à  cons- 
tater l'antagonisme  indéniable  qui  se  manifeste 
actuellement  entre  la  tendance  mystique  ou  reli- 
gieuse et  la  tendance  scientifique. 

De  cet  antagonisme,  je  trouve  une  image  très 
intéressante  dans  la  lutte  actuellement  engagée 
entre  l'enseignement  classique  et  l'enseignement 
moderne. 

Devant  la  quantité  énorme  des  faits  scienti- 
fiques acquis,  et  qui  doivent  être  enseignés,  il  a 
fallu  songer  à  déblayer  les  programmes,  et  nous, 
qui  avons  passé  les  meilleures  années  de  notre 
jeunesse  en  compagnie  des  classiques  latins  et 
grecs,  nous  déplorons  la  nécessité  qui  privera  les 
prochaines  générations  de  cet  aliment  si  agréable. 
Nous  terminons  une  période  pendant  laquelle  on 
n'était  considéré  comme  «  un  homme  bien  élevé  » 
qu'à  condition  d'avoir  fait  «  ses  humanités».  Mais 
dès  que  nous  aurons  disparu,  la  connaissance  des 
auteurs  anciens  ne  sera  plus  considérée  que  comme 
un  complément  de  luxe  à  une  instruction  plus 
solide.  Aujourd'hui  on  serait  honteux  d'ignorer 
Virgile  et  Homère,  et  l'on  n'éprouve  aucun  ennui 
à  avouer  qu'on  ne  connaît  pas  la  machine  Gramme; 
dans  quelque  temps  les  choses  seront  renversées; 
on  redoutera  beaucoup  plus  d'être  mal  renseigné 


LA    VÉRITÉ   HUMAINE  241 

sur  le  fonctionnement  du  téléphone  que  d'être  pris 
en  flagrant  délit  d'ignorance  au  sujet  de  VOdijssée. 

Cela  abaissera  le  niveau  de  l'espèce  humaine, 
dira-t-on.  Il  est  tout  à  fait  curieux  que.  a  priori  et 
sans  s'être  donné  le  mot,  la  plupart  des  hommes 
considèrent  comme  supérieure,  comme  plus  noble, 
la  partie  mystique  et  nuageuse  de  leur  cerveau, 
celle  où  revivent  leurs  ancêtres  les  plus  barbares  ; 
au  contraire,  ce  qui  constitue  l'affranchissement 
réel  de  notre  nature,  ce  qui  nous  met  au-dessus 
de  tous  les  autres  animaux  par  la  recherche  de  la 
vérité,  beaucoup  en  parlent  avec  dédain. 

Les  hommes  seront,  en  tous  cas,  moins  heu- 
reux, diront  les  amis  de  l'art.  Je  ne  le  crois  pas. 
Tant  que  notre  sens  mystique  se  transmettra  héré- 
ditairement à  nos  descendants,  il  y  aura  des  poètes 
et  des  artistes,  et  des  «euvres  qui  satisferont  cette 
partie  ancestrale  de  notre  cerveau  ;  et  si  elle  dis- 
parait un  jour  devant  les  progrès  de  notre  déve- 
loppement scienlilique,  le  besoin  d'art  n'existant 
plus,  nous  n'aurons  pas  à  déplorer  l'absence  des 
artistes.  Mais  nous  n'en  éprouverons  pas  pour  cela 
moins  de  joies  ;  seuls,  ceux  qui  n'ont  pas  goûté 
les  jouissances  d-'ordre  scientifique  peuvent  suppo- 
ser qu'elles  sont  inférieures  à  celles  dont  nous 
sommes  redevables  à  la  poésie.  Elles  sont  en  tout 
cas  plus  sûres,  moins  contingentes  !  Il  faut  bien 
avouer  que  les  œuvres  d'art,  même  les  plus  belles, 
sont  discutées  ;  les  connaisseurs  sont  heureux  de 
se  dire  qu'ils  jouissent  de  choses  inaccessibles  au 
vulgaire,  et  l'on  a  honni  Tolslo'i  voulant  l'art  à  la 

21 


242  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

portée  de  tous;  mais  parmi  les  connaisseurs  même, 
que  de  groupes,  que  d'églises  hors  desquelles  il 
n'y  a  point  de  salut  ! 

La  vérité  scientifique  impersonnelle  se  dresse 
devant  l'individualisme  artistique  comme  un  phare 
qui  éclaire  l'avenir.  Elle  promet  de  débarrasser 
l'homme  de  toutes  les  terreurs  mystérieuses,  de 
toutes  les  superstitions  absurdes  qui  font  le  mal- 
heur de  la  vie,  mais  elle  n'y  arrivera  qu'aux  dépens 
du  mysticisme,  survivance  des  époques  barbares. 
De  nos  jours  encore,  beaucoup  de  natures  sont 
ouvertes  aux  émotions  artistiques  et  aux  joies  de 
la  science  positive,  mais  ceci  n'existe  qu'aux  dépens 
de  cela  :  ceci  tuera  cela. 

Bien  peu  de  gens  accepteront  cette  manière  de 
voir;  l'esprit  conservateur  lutte  sans  cesse  contre 
l'esprit  scientifique  révolutionnaire;  on  traite  cou- 
ramment de  brute  un  homme  de  science  qui  ignore 
les  choses  artistiques;  je  pense  donc  que  l'on 
n'adoptera  guère  cette  idée  de  l'antagonisme  de 
l'art  et  de  la  science  ;  du  moins  ne  pourra-t-on  pas 
nier  qu'il  est  nuisible  d'employer,  pour  la  recher- 
che de  la  vérité,  le  langage  de  la  fiction. 

Ce  qui  entretient  les  discussions  entre  les  philo- 
sophes, ce  qui  les  empêche  d'aboutir,  c'est  qu'il  y 
a  des  philosophes  de  deux  natures  opposées  ;  il  y  a 
des  philosophes  poètes  et  des  philosophes  savants  ; 
c'est  la  lutte  du  vieil  homme  contre  l'homme 
nouveau.  Les  deux  peuvent  coexister  dans  le  même 
individu,  mais  ils  y  sont  antagonistes;  ils  ne  peu- 
vent s'entendre. 


LA    VÉniTÉ    IILMAINE  2-43 

Les  philosophes  poètes,  les  philosophes  rhélo- 
riciens,  si  j'ose  m'exprimer  ainsi,  se  grisent  de 
mots  mal  définis  ;  c'est  pour  eux  que  le  verbe  est 
Dieu  !  Ce  sont  des  artistes  !  Au  premier  rang, 
parmi  eux,  sont  les  théologiens.  Avez-vous  quel- 
quefois assisté  à  un  sermon  d'un  des  grands  pré- 
dicateurs actuels?  Et,  si  vous  avez  clé  enlrahié  par 
l'éloquence  et  l'abondance  du  discours,  si  vous 
avez  éprouvé  en  l'écoutant  une  véritable  joie 
d'ordre  artistique,  avez-vous  essayé  ensuite  de 
résumer^  en  langage  clair,  ce  que  vous  avez 
entendu? C'est  là  une  expérience  fort  intéressante. 
Il  ne  faut  pas  entamer  de  discussion  avec  des 
théologiens;  on  aboutirait  à  une  vaine  logomachie  ; 
il  suffit  de  résumer  leur  rhétorique  en  langage 
clair;  immédiatement  leurs  arguments  s'effon- 
drent; ils  ne  tiennent  que  par  les  mots.  Et  des 
mots  n'ont  pas  besoin  d'avoir  un  sens  pour  donner 
une  émotion  profonde  quand  ils  sont  arrangés 
avec  art... 

On  nous  répète  sur  tous  les  tons  que  la  science 
n'a  rien  à  voir  avec  la  foi.  La  foi  étant  un  ramassis 
de  mots  qui  ne  représentent  rien  (écoutez  Rabelais  : 
«  foy  est  argument  des  choses  de  nulle  appa- 
rence »),  il  est  certain  que  l'on  ne  peut  pas  étu- 
dier dans  les  laboratoires  ce  que  représentent  les 
articles  de  foi  ;  mais  on  peut  montrer  que  ces 
mots  ne  rei>réscnlenl  rien  et  cela  a  son  impor- 
tance si  ces  mois  ont  précisément  pour  résultat 
de  terroriser  l'humanité. 


CHAPITRE  XVI 
L'ÉVOLUTION  DU  LANGAGE  ARTICULÉ 


§  51.  Tradition  orale  et  hérédité. 

Si  l'on  peut  mettre  au  compte  du  langage  un 
très  grand  nombre  d'erreurs  philosophiques,  il  ne 
faut  pas  pour  cela  essayer  d'amoindrir  l'utilité  de 
ce  merveilleux  outil.  Ce  n'est  pas  d'hier  qu'Esope 
a  montré  que  les  langues  sont  à  la  fois  ce  qu'il 
y  a  de  meilleur  et  de  plus  mauvais. 

A  l'époque  où,  chez  les  ancêtres  communs  aux 
hommes  et  aux  singes,  un  groupe  d'individus  s'est 
trouvé,  sous  l'influence  de  conditions  que  nous 
ignorons,  doué  d'un  appareil  phonateur  à  flexions 
plus  variées,  ce  groupe  a  constitué  une  variété 
infiniment  favorisée  sous  le  rapport  de  la  facilité 
des  relations  sociales;  et  Ton  peut  affirmer  hardi- 
ment que  si  les  descendants  de  ces  singes  parleurs 
ont  progressivement  conquis  la  supériorité  du 
règne  animal,  c'est  au  langage  articulé  qu'ils  l'ont 
dû.  C'est  à  cause  du  langage  articulé  et  de  toutes 
les  fonctions  qui  en  résultent,  que  le  cerveau  de 
l'homme  est  aujourd'hui  le  double  de  celui  des 
singes  les  mieux  doués;  le  langage  articulé  a  suffi 
pour  creuser  legmi/fre  dont  Huxley  constate  actuel- 


Li:VOLUTIOiN    DU   LANGAGE   ARTICULE  tiïb 

lemeiit  rexistcncc  ciilrc  mous  et  nos  cousins  les 
anlliropoïdes. 

Et  ce  résultat  extraordinaire  ne  lient  pas  seule- 
ment aux  facilités  que  crée  le  langage  pour  les 
relations  sociales  ;  il  provient  surtout  de  la  possi- 
bilité, pour  l'homme,  de  transmettre  à  ses  enfants 
les  résultats  de  son  expérience. 

Tout  ce  que  l'homme  sait,  il  le  sait  par  expé- 
rience, mais  il  y  a  l'expérience  individuelle  et  l'ex- 
périence ancestrale.  De  l'expérience  anceslrale, 
une  partie,  acquise  successivement  par  des  milliers 
de  générations,  a  fini  par  se  fixer,  sous  forme  de 
mécanisme  individuel,  dans  le  patrimoine  hérédi- 
taire des  espèces  ;  cette  partie  de  l'expérience 
anceslrale,  de  laquelle  résulte  notre  logique,  a 
donc  pu  s'accumuler  aussi  bien  chez  les  animaux 
muets  que  chez  les  hommes,  et,  en  effet,  nous  cons- 
tatons que  les  chiens,  les  renards,  les  castors,  ont 
leur  logique  spécifique  ;  c'est  grâce  à  cette  logique 
spécifique  que  les  divers  animaux  peuvent  tirer 
parti  (le  leur  expérience  individuelle,  c'est-à-dire 
agir  intelligemment. 

Mais,  au  cours  de  la  vie  des  nombreux  ancêtres 
d'un  animal  actuel,  oulrc  les  faits  d'expérience 
quotidienne  et  susceptibles  par  conséquent  de  fixer 
leur  empreinte  dans  le  patrimoine  héréditaire,  il  y 
a  eu  tous  les  autres  faits  d'observation  fortuite, 
qui,  utilisables  par  ceux-là  même  qui  les  avaient 
observés,  restaient  lettre  morte  pour  leurs  descen- 
dants. Dans  les  espèces  douces  de  la  parole  arti- 
culée (et  il   est  possible  que  cela  se  soit  produit 

21. 


246  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

ailleurs  que  dans  l'espèce  humaine;  les  perroquets 
ont  un  cerveau  bien  plus  volumineux  que  les  autres 
oiseaux),  les  parents  ont  pu  enseigner  à  leurs 
enfants  ce  qu'ils  avaient  eux-mêmes  appris;  la 
tradition  orale  a  permis  l'accumulation  des  docu- 
ments recueillis  au  cours  des  générations  succes- 
sives ;  c'est  elle  qui  a  constitué  la  science,  résumé 
des  parties  non  héréditaires  de  l'expérience  ances- 
trale  et  dont  l'intelligence  tire  parti  aussi  bien  que 
de  l'expérience  individuelle. 

Il  est  certain  que  la  tradition  orale  (ou  écrite)  a 
conservé,  en  même  temps  que  les  faits  bien  obser- 
vés, les  explications  erronées  résultant  d'une  con- 
naissance incomplète  des  choses  et  que,  par  consé- 
quent, en  même  temps  qu'un  instrument  de 
développement  scientifique,  elle  a  été  aussi  le  plus 
puissant  obstacle  à  ce  développement. 

Ceux  ({u'on  appelle  aujourd'hui  les  partisans  de 
la  tradition,  les  conservateurs,  sont  ceux  qui  s'at- 
tachent de  préférence  aux  explications  et  aux  règles 
de  conduite  que  nos  prédécesseurs  ont  tirées  de 
leur  science  incomplète.  Or,  depuis  un  siècle,  les 
documents  scientifiques  accumulés  sont  infiniment 
supérieurs,  tant  par  la  quantité  que  par  la  qualité, 
<à  ceux  qu'avaient  recueillis  les  hommes  pendant 
tous  les  siècles  antérieurs  de  leur  histoire  ;  et  ce 
sont  précisément  l'état  social  et  les  doctrines  phi- 
losophiques antérieures  à  ce  grand  mouvement  de 
l'esprit  humain  que  l'on  veut  conserver  au  nom  du 
respect  de  la  tradition  ;  cela  n'a  pas  le  sens  com- 
mun. 


l'évolution  du  langagk  ahticuli';  2i7 

A  travers  les  modifications  qui,  d'âge  en  âge,  se 
sont  manifestées  dans  les  conditions  de  la  vie 
humaine,  les  mots  ont  évolué  dans  leur  significa- 
tion et  sont  devenus  méconnaissables;  l'élude  de 
ces  modifications  successives  des  valeurs  des  mots 
constitue  Thisloire  de  la  philosophie;  c'est  surtout 
lo  dernier  siècle  qui  a  nécessité  les  plus  grandes 
variations  ;  il  en  a  nécessite  de  telles  que  nous 
aurions  dû  oublier  les  anciens  mots  et  en  créer 
d'autres  ;  mais  l'amour  de  la  tradition  est  là;  on  a 
gardé  les  mots  et  beaucoup  veulent  conserver  aussi 
le  sens  suranné  des  mots. 

§  52.  Les  déformations  du  langage  et  la  règle 
celtique  des  «  mutes  ». 

Si  le  langage  articulé  a  été  l'outil  de  la  tradition, 
il  a  été  aussi  lui-même  Iranwiis  de  génération  en 
génération  et,  surtout  dans  les  pays  où  l'écriture 
existait  peu,  il  s'est  modilié  plus  ou  moins  vite;  il 
a  évolué.  Non  seulement  les  invasions  et  les  vicis- 
situdes des  em[)ires,  ont  créé  des  mélanges  de 
langues;  même  des  idiomes,  qui  se  sont  transmis 
sans  mélange,  se  sont  néanmoins  altérés  à  la 
longue,  quoique  chaque  génération  ait  cru,  en  toute 
sincérité;  transmettre  intact  à  la  génération  sui- 
vante l'héritage  linguistique  qu'elle  tenait  de  la 
génération  précédente.  Et  c'est  ainsi  que,  modifiées 
de  diverses  manières  par  des  peuples  de  physio- 
logie dilTérente,  des  langue-^,  primitivement  iden- 
tiques, sont  devenues  distinctes. 


2-i8  LES   INFLUENCES   AXCESTRALES 

L'étude  (les  diiTérents  dialectes  germaniques  est 
à  ce  sujet  fort  instructive;  on  reconnaît  aisément 
encore  l'origine  commune  de  mots  équivalents  du 
saxon,  du  danois  et  du  haut  allemand  ;  là  où  il  y 
a  une  dentale  dans  le  premier  de  ces  idiomes, 
il  y  a  aussi  une  dentale  dans  les  deux  autres, 
mais  celte  dentale  peut  être  aspirée  ici,  alors  que 
là  elle  est  ténue  ou  moyenne  ;  de  même  pour  les 
labiales  et  les  gutturales  ;  pourquoi  ? 

Je  crois  que  c'est  là  un  phénomène  biologique 
qui  ressortit  encore  à  la  question  de  Thérédité  des 
caractères  acquis. 

On  a  souvent  agité  la  question  de  savoir  si  le 
langage  employé  pendant  de  nombreuses  généra- 
tions pouvait  finalement  devenir  héréditaire  ;  l'ex- 
périence que  prête  Hérodote  au  roi  Psammit'ique* 
prouve  que,  déjà  à  cette  époque  reculée,  on  avait 
cru  à  l'hérédité  possible  du  langage  ;    elle  prouve 

1.  Les  Égyptiens,  avant  que  Psammitique  régnât  sur  eux,  se 
crojaient  les  plus  anciens  de  tous  les  hommes.  Depuis  que 
Psammitique  voulut  savoir  quels  hommes  avaient  vécu  les 
premiers,  ils  pensent  que  les  Phrygiens  les  ont  précédés,  puis, 
que  eux-mêmes  sont  venus  avant  tous  les  autres.  Psammitique 
fit  donc  cette  enquête,  et  d'abord,  il  ne  put  rien  découvrir; 
enfin,  il  imagina  ce  (jui  suit.  Il  prit  chez  les  premiers  venus, 
deux  enfants  nouveau-nés  et  les  donna  à  un  pâtre  pour  qu'il 
les  élevât  parmi  ses  troupeaux  en  se  conformante  à  ces  pres- 
criptions :  qu'on  ne  dît  jamais  devant  eux  le  moindre  mot; 
qu'on  les  couchât  à  part  dans  une  cabane  solitaire;  qu'on  leur 
conduisit  au  moment  opportun  des  chèvres;  ensuite,  quand  ils 
seraient  rassasiés  de  lait,  qu'on  ne  s'occupât  plus  d'eux.  Le 
roi  prit  ces  mesures  et  donna  ces  ordres,  afin  de  saisir  les 
petits  cris  confus  de  ces  enfants  et  d'entendre  quel  mot  d'abord 


l'évolution  du  langage  articulé         249 

aussi  que  Ton  avait  une  idée  vague  de  ce  fait,  fort 
discutable  en  l'espèce,  que  ce  qui  est  le  plus  ancien 
est  le  plus  naturel  à  l'homme.  Aujourd'hui  nous 
sommes  bien  convaincus  que  le  langage  articulé 
n'est  pas  héréditaire,  et  qu'un  jeune  Anglais  élevé 
dans  une  île  déserte  ne  saurait  pas  l'anglais  sans 
l'avoir  appris;  mais  nous  sommes  convaincus  aussi 
qu'à  force  de  parler  une  langue  ayant  certains 
éléments  phonétiques  bien  spéciaux,  on  accoutume 
progressivement  son  organe  phonateur  à  ces  élé- 
ments phonétiques  et  que,  si  cela  dure  plusieurs 
générations,  cette  accoutumance  devient  hérédi- 
taire, c'est-à-dire  qu'il  y  a,  dans  l'organe  phonateur 
des  nouvelles  générations,  des  modifications  en 
rapport  avec  l'habitude  d'émettre  certains  éléments 
phonétiques. 

Par  conséquent  lorsque,  en  toute  bonne  foi,  les 
générations  nouvelles  croient  reproduire  l'idiome 
paternel  avec  sa  pureté  originelle,  elles  le  modi- 

ils  articuleraient.  Tout  cela  fut  exécuté  ;  deux  ans  s'étaient 
écoulés  depuis  que  le  pâtre  s'acquittait  de  sa  tâche,  quand, 
à  l'instant  oii  il  ouvrait  la  porte  et  entrait  dans  la  cabane,  les 
deux  enfants  s'attachèrent  à  lui  en  étendant  les  mains  et  en 
prononçant  :  Becos.  La  première  fois  que  le  pâtre  ouït  ce  mot, 
il  ne  dit  rien;  mais  il  revint  souvent;  il  prêta  la  plus  grande 
attention,  et  ce  Becos  fut  à  chaque  fois  répété.  Alors  il  en 
parla  à  son  maître  et,  sur  son  ordre,  il  lui  conduisit  les  enfants. . 
Psammitique,  après  les  avoir  lui-même  entendus,  demanda  quels 
hommes  se  servaient  de  ce  mot  Becos  et  ce  qu'il  signifiait.  11 
apprit,  en  s'infurmant,  que  les  Phrygiens  nomment  ainsi  le 
pain.  Les  Égyptiens  conclurent  de  cette  expérience  et  tombèrent 
d'accord  que  les  Phrygiens  étaient  plus  anciens  qu'eux.  {Uéro- 
dote,  liv.  II,  .^  2.) 


250  LES   INFLUENCES   ANGESTRALES     ■ 

fient  en  réalité  puisqu'elles  se  servent  d'un  appa- 
reil phonateur  différent.  Et  les  modifications  sont 
toujours  dans  le  sens  d'une  plus  grande  facilité  à 
prononcer;  on  conçoit  donc  que  ces  modifications 
soient  difîérentes  chez  des  peuples  qui,  issus  de 
mêmes  ancêtres  ont,  dans  des  milieux  différents, 
des  physiologies  différentes. 

On  peut  désormais  parler  de  l'évolution  des 
langues,  comme  d'un  phénomène  biologique  ana- 
logue à  l'évolution  des  autres  parties  des  animaux. 
Chose  extrêmement  curieuse,  on  trouve,  dans  l'his- 
toire des  idiomes  celtiques,  une  particularité  du 
même  ordre  que  celle  que  Fritz  Mûller  a  mise  en 
évidence  dans  l'histoire  du  transformisme  animal  ; 
le  savant  allemand  a  montré  que  l'on  peut  retrou- 
ver dans  le  développement  individuel  de  chaque 
être,  une  répétition  plus  ou  moins  fidèle  de  son 
évolution  ancestrale.  Eh  bien,  dans  le  breton  actuel, 
on  trouve  des  transformations  actuelles  identiques 
à  celles  que  cet  idiome  a  éprouvées  depuis  l'époque 
la  plus  ancienne  dont  nous  ayons  conservé  des 
documents.  Tel  mot  qui,  au  viii^  siècle,  possédait, 
entre  deux  voyelles,  un  P,  un  K  ou  un  T,  avait 
quelques  siècles  plus  tard  remplacé  ces  lettres  par 
un  B,  un  G  ou  un  D,  et  quelquefois,  plus  tard 
•encore  par  un  V,  un  C'H  ou  un  Z.  Or,  aujourd'hui, 
quand  un  mot  commence  par  Tune  des  six  pre- 
mières lettres  que  je  viens  de  citer  i,  sa  pronon- 

1.  Et  aussi  par  quelques  autres,  jM  par  exemple,  qui  devient 
V,  tant  historiquement  que  dans  le  langage  actuel;  Adam  est 
devenu  Azav  en  çnallois. 


l'évolution  du  langage  articulé         251 

cialion  change  d'après  la  facilité  plus  ou  moins 
ij::rande  qu'on  éprouve  à  l'articuler  après  le  mot  qui 
le  précède. 

Soit,  par  exemple,  le  mot  Tad  (père);  on  dit  : 
va  3ad  (mon  père),  da  rfad  (ton  père),  ho  /ad  (votre 
père).  C'est  ce  qu'on  appelle  la  règle  des  mutes\ 
elle  n'a  plus,  en  réalité,  aujourd'hui,  de  valeur  uti- 
litaire; elle  n'est  plus  qu'un  souvenir  d'une  époque 
où  les  pronoms  qui  sont  aujourd'hui  va  et  c/a,  par 
exemple,  se  terminaient  par  des  consonnes  diffé- 
rentes et  modifiaient  par  suite  les  conditions  de 
prononciation  de  la  première  consonne  du  mot 
suivant.  Elle  a  été  néanmoins  conservée  par  la  tra- 
dition, (nouvel  exemple  à' xxn.  caractère  acr/uis  devenu 
indépendant  des  conditions  qui  l'ont  fait  naître),  et 
fait  partie  aujourd'hui  du  génie  de  la  langue  bre- 
tonne. Elle  finira  même  par  en  être  le  dernier 
vestige  quand  l'invasion  du  français  aura  fait,  petit 
à  petit,  disparaître  tous  les  radicaux  celtiques;  on 
parle  quelquefois,  dans  mon  voisinage,  un  breton 
si  corrompu  que,  seule,  l'observance  de  la  règle  des 
mutes  prouve  que  ce  n'est  pas  du  français;  et  rien 
n'est  plus  bizarre  que  l'aisance  avec  laquelle  mes 
compatriotes  accommodent  les  mots  français  à  la 
sauce  bretonne  :  va  ::uteur  (mon  tuteur),  da  uontr 
(ta  montre),  etc.. 


TROISIEME  LIVRE 

LA    DISTRIBUTION    DES    PARTICULARITÉS 

INDIVIDUELLES 

PAR   LA   GÉNÉRATION   SEXUÉE 


CHAPITRE  XVII 
LE  SEXE 


^  5:5.   L'amphimixie, 

ou  mélange  des  caractères  des  parents 

dans  la  reproduction  sexuée. 

Toutes  les  iniluences  anceslrales  dont  nous  nous 
sommes  occupés  jusqu'à  présent  se  manifestent 
clans  les  individus  actuels  comme  une  conséquence 
nécessaire  de  la  continuité  des  lignées.  Or,  dans 
presqne  toutes  les  espèces  bien  connues,  la  lignée 
ascendante  d'un  être  n'est  i)as  unique  ;  elle  est  infi- 
niment dicholome  à  cause  du  mode  sexuel  de 
génération. 

Dans  l'espèce  humaine,  en  pailiculier,  nu  indi- 
vidu qui  apparaît  provient  toujours  de  deux  ascen- 
dants immédiats.  Ces  deux  ascendants  sont  di/fi':- 


254  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

rents,  non  seulement  par  leur  sexe,  mais  encore 
par  un  très  grand  nombre  de  particularités  (jui 
constituent  \a.  personnalité  de  chacun;  et  l'étude 
impartiale  des  faits  prouve  que  les  rôles  des  deux 
parents  sont,  au  point  de  vue  héréditaire,  absolu- 
ment équivalents  dans  la  fabrication  de  l'œuf  qui 
est  le  point  de  départ  de  l'individu  nouveau  ;  il  ne 
saurait  donc  plus  être  question  d'une  cuntinualion 
d'un  être  dans  un  autre  être,  puisqu'il  y  a  collabo- 
ration équivalente  de  deux  êtres  dilTérenls  ;  la 
fécondation  crée  quelque  chose  de  réellement 
nouveau;  elle  fabrique  un  œuf  qui  a  un  patrimoine 
héréditaire  personnel.  Or,  chacun  des  éléments 
sexuels  qui  prennent  part  à  la  fécondation  possède 
le  patrimoine  héréditaire  du  parent  qui  l'a  fourni, 
c'est-à-dire  que  si,  au  lieu  de  devenir,  par  le 
phénomène  de  la  maturation,  un  gamète  inca- 
pable d'assimilation,  l'un  d'eux  restait  un  élé- 
ment cellulaire  complet,  capable  d'assimilation,  il 
transmettrait  à  l'individu  qui  en  proviendrait 
parthénogénétiquoment  le  patrimoine  intégral  du 
parent;  l'individu  parthénogénétique  est  réelle- 
ment la  continuation  de  celui  dont  il  dérive,  et  ne 
diffère  de  son  ascendant  que  par  les  hasards  de 
l'éducation.  La  fécondation  d'un  ovule  par  un 
spermatozoïde  est  donc  la  fusion  de  deux  patri- 
moines héréditaires  ditïérents. 

Quoique  ne  sachant  rien  de  la  nature  de  cette 
fusion,  nous  pourrions  penser  a  priori,  puisque  le 
premier  patrimoine  est  commun  à  tous  les  sperma- 
tozoïdes du  père  et  le  deuxième  patrimoine  com- 


LE   SEXE  255 

miiii  à  tous  les  ovules  de  la  mère,  que  le  résultat 
de  la  fusion  sera  toujours  le  même,  quels  que 
soient  le  spermatozoïde  et  l'ovule  choisis  dans  la 
fécondation.  Ce  serait  là  une  erreur  grossière  et 
dont  l'observation  la  [)lns  superficielle  fait  immé- 
diatement justice. 

Etant  donnés  deux  parents,  il  se  forme  autant 
d'œufs  différents  qu'il  y  a  de  fécondalions  d'un 
ovule  de  l'un  par  un  spermatozoïde  de  l'autre: 
chaque  œuf  fécondé  est  bien  effectivement  quelque 
chose  de  spécial,  quelque  chose  de  nouveau,  qui 
n'a  jamais  existé  et  ne  se  reproduira  plus  jamais  ; 
tous  les  enfants  résultant  de  l'union  de  deux 
parents  sont  différents,  non  seulement  par  suite 
de  divergences  possibles  dans  leur  éducation,  mais 
par  ce  qu'il  y  a  de  plus  intime  dans  leur  structure, 
par  le  patrimoine  héréditaire  qu'ils  tiennent  de 
leur  œuf.  Dans  la  génération  sexuelle,  il  ne  se  pro- 
duit jamais  deux  individus  identiques. 

La  constatation  de  l'existence  des  jumeaux  semble 
être  en  contradiction  formelle  avec  cette  affirma- 
tion ;  il  y  a  des  jumeaux  tellement  semblables  que 
les  petites  différences  qui  les  séparent  ne  peuvent 
être  attribuées  au  patrimoine  héréditaire  et  sont 
certainement  du  ressort  de  l'éducation.  Mais,  pré- 
cisément, l'on  est  arrivé  à  se  rendre  compte  de 
l'origine  des  jumeaux  et  à  en  fabriquer  expérimen- 
talement (en  dehors  de  l'espèce  humaine,  naturel- 
lement). Deux  jumeaux  proviennent  d'un  seul  et 
même  œuf  ;  seulement,  dès  le  début  de  la  segmen- 
tation, au  lieu  de  deux  blastomères  accoléa,  il  s'est 


256  LES    IM-l.UENCi:S    ANCESTRALES 

forme  (sous  l'infliieiico  du  {jIus  ou  moins  d'acidilé 
ou  d'alcalinité  du  milieu,  par  exemj)le),  deux  blas- 
tomères  isolés  dont  chacun,  moitié  de  Tœuf  pri- 
mitif, a  été,  pour  son  compte,  le  point  de  départ 
d'un  individu  séparé.  En  d'autres  termes,  l'œuf 
fécondé  a  donné,  par  une  parthénogenèse  hàlive, 
deux  œufs  parthénogénétiqucs  ayant  naturellement 
même  patrimoine  héréditaire,  et  dont  les  déve- 
loppements ne  différeront  que  par  les  hasards  de 
l'éducation.  Deux  jumeaux  iiroviennent  d'une  seule 
fécondation;  c'est  pour  cela  qu'ils  sont  semblables. 

Au  contraire,  deux  individus  provenant  de  deux 
fécondations  sont  forcément  différents,  même  s'ils 
se  développent  ensemble  dans  l'utérus  maternel 
comme  les  faux  jumeaux,  comme  les  produits  de 
l'accouplement  de  deux  rats  ou  de  deux  cobayes. 
Et  pour  être  absolument  démontré  par  l'observa- 
tion journalière,  ce  fait  de  la  diflérence  fondamen- 
tale qui  sépare  les  enfants  d'un  même  couple  n'en 
est  pas  moins  tout  à  fait  impressionnant  si  l'on 
veut  bien  admettre  l'identité  des  patrimoines  héré- 
ditaires dans  les  divers  éléments  de  chacun  des 
parents. 

Pour  fabriquer  uu  onifon  prend  en  effet  un  mor 
ceau  mâle  d'une  substance  A  caractérisée  par  un 
patrimoine  héréditaire  a  et  un  morceau  femelle 
d'une  substance  B  caractérisée  par  un  patrimoine 
héréditaire  b  ;  or,  chaque  fois  que  l'on  répète  l'opé- 
ration, on  olHient,  par  amphimiicio,  une  substance 
NOUVELLE  C,  caractérisée  par  un  i)atrimoine  héré- 
ditaire c.  J'ai  été  conduit  à  sujiposer  que  les  diffé- 


LE  SEXE  257 

rences  des  résultats  obtenus  dans  les  opérations 
successives  doivent  être  attribuées  aux  quantités 
des  substances  màle  et  femelle  qui  interviennent 
dans  chacun  des  mélanges,  de  sorte  que  doux 
fécondations  ne  sauraient  donnerdes  résultats  iden- 
tiques à  moins  que  les  éléments  mâles,  d'une  part, 
les  éléments  femelles  d'autre  part,  soient  rigou- 
reusoinent  égaux  cliacun  à  chacun.  Ce  n'est  là  évi- 
demment (ju'une  hypothèse,  et  une  hypothèse  dont 
on  ne  saurait  proposer  la  vérification  directe,  mais 
elle  a  du  moins  l'avanlagc  de  permettre  de  conce- 
voir sans  trop  de  peine  la  personualilc  de  chaque 
fécondation.  Je  ne  m'étends  pas  ici  sur  celte  hypo- 
thèse quej'ai  longuement  développée  ailleurs  '  en 
montrant  qu'elle  permet  de  prévoir,  ce  que  l'obser- 
vation vérifie  d'ailleurs  couramment,  que  parmi 
les  enfants,  qui  auront  tous  leur  personnalité  mar- 
qu.ée,  quelques-uns  auront  plus  de-ressemblance 
avec  le  père,  d'antres  plus  de  ressemblance  avec  la 
mère,  d'autres  un  type  entièrement  nouveau. 

L'une  des  conséquences  les  plus  importantes  de 
ce  rôle  considérable  des  quantités  de  substance 
active  des  éléments  sexuels,  c'est  que,  étant  donnés 
deux  individus  reproducteurs,  il  sera  impossible 
de  prévoir  le  résultat  de  leur  coopération  ;  cela 
restera  impossible  même  après  qu'ils  auront  eu 
j)lusieurs  enfants,  d'ailleurs  tous  différents;  on  ne 
saura  jamais  dire  à  l'avance  ce  que  sera  l'èlrc  nou- 
veau attendu;  aucun  phénomène, plus  que  Yniitphi- 
mixir,  n'est  à  l'abri  des  prévisions  huiiiaines  ;    ce 

1.  V.  Tvailé  de  biologie,  op.  cit..  cliap.  viir. 


258  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

que  l'on  exprime  en  disant  que  le  résultat  des 
fécondations  est  entièrement  livré  au  hasarJ. 

II  faut  bien  se  rendre  compte  cependant  que  les 
possibilités  ont  des  limites,  même  quand  il  s'agit 
des  résultats  d'une  fécondation  ;  si  un  taureau 
féconde  un  vache,  le  résultat  de  la  fécondation  ne 
sera  sûrement  pas  un  mouton  ou  un  lézard.  Tout 
ce  qui  est  commun  au  père  et  à  lanière  se  retrou- 
vera évidemment  dans  le  produit,  de  même  que, 
dans  un  mélange,  on  retrouve  toujours  intégrale- 
ment les  qualités  qui  étaient  communes  aux  deux 
substances  mélangées.  C'est  grâce  à  cette  particu- 
larité de  la  génération  sexuelle  que  l'on  peut  parler 
du  rôle  des  influences  ancestrales  dans  la  genèse 
des  caractères  d'espèce  ou  de  race,  absolument 
comme  si  la  lignée  de  chaque  animal  était  unique 
au  lieu  d'être  infiniment  dichotome.  C'est  pour  cela 
que  nous  avons  pu  rejeter  à  la  fin  de  notre  étuile 
la  complication  résultant  de  la  génération  sexuelle. 

Quand  un  homme  va  naître,  nous  ne  pouvons 
pas  savoir  quel  homme  il  sera,  mais  nous  pou- 
vons affirmer  qu'il  sera  un  homme,  et  même  un 
homme  de  la  race  de  ses  parents.  Son  mécanisme 
pourra  être  décrit  avec  les  mots  qui  servent  à  décrire 
le  mécanisme  de  tous  les  autres  hommes  ;  en  d'au- 
tres termes,  si  l'on  considère  les  éléments  de  la 
description  d'un  homme  comme  des  parties  en  les- 
quelles on  peut  subdiviser  son  mécanisme  total  (ce 
qui  n'est  d'ailleurs  qu'une  manière  de  parler),  on 
peut  être  certain  à  l'avance  que  ces  éléments  se 
retrouveront  dans  le  mécanisme  de  l'homme  qui  va 


I.K   SENE  259 

luvilrc  ;  et  ceci  est  vrai  aussi  bien  des  élémcnls  de 
sa  description  anatomique  que  des  éléments  de  sa 
description  physiologique  et  psychologique;  il  n'y 
aura  de  caractéristique  de  la  personne  nouvelle, 
que  les  proportions  des  divers  éléments  qui,  réunis, 
forment  un  homme;  il  aura  le  nez  plus  ou  moins 
long,  les  yeux  plus  ou  moins  fendus,  l'intelligence 
plus  ou  moins  ouverte,  la  conscience  morale  plus 
ou  moins  exigeante  ;  en  lui,  comme  en  tous  les 
autres,  se  manifesteront  des  conflits  entre  l'égoïsme 
et  l'altruisme,  et,  suivant  les  proportions  de  ces 
éléments  constitutifs,  il  obéira,  suivant  les  cas, 
aux  suggestions  de  l'une  ou  de  l'autre  de  ces  ten- 
dances antagonistes. 

Ce  sont  ces  proportions  qui  définiront  son  carac- 
tère ;  on  dira  qu'il  a  le  caractère  entier,  docile, 
cruel,  irascible,  etc.  Sa  mentalité  pourra  être  celle 
d'un  guerrier,  celle  d'un  lâche,  celle  d'un  saint;  on 
dira  alors  qu'il  subit  telle  ou  telle  influence  ances- 
Irale  et  ce  ne  sera  peut-être  pas  toujours  une 
expression  juste.  En  vérité,  il  subit,  à  u»  drrjré 
plus  ou  moins  accentue^  toutes  les  influences  atic€s- 
trales  de  son  espèce  et  si,  par  les  hasards  de  l'am- 
phimixie,  il  ressemble  à  tel  ou  tel  de  ses  ancêtres, 
cela  pourra  tenir,  soit  à  une  transmission  effective 
de  certains  caractères  quantitatifs  de  l'ancêtre  à 
travers  des  amphimixies  successives,  soit  à  une 
simple  coïncidence  qui  pourrait  aussi  bien  lui  don- 
ner une  mentalité  analogue  à  celle  de  tel  ou  tel 
individu  n'ayant  avec  lui  aucune  parenté  connue. 
Il  faut  se  défier  des  cas  d'atavisme  qui,  constatés 


260  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

sans  aucune  rigueur,  ne  sont  souvent  que  des  res- 
semblances purement  fortuites;  il  y  a,  d'ailleurs, 
plusieurs  sortes  d'atavismes,  et  je  dois  les  signaler 
dans  ce  livre  consacré  à  l'étude  des  influences  ances- 
trales  ;  mais  je  me  contenterai  de  les  signaler 
brièvement,  les  ayant  étudiées  dans  un  autre 
ouvrage  K 

§  54.  Les  divers  atavismes. 

I.  Les  caractères  latents.  ^Par  suite  de  telle  ou 
telle  circonstance,  deux  particularités  qui  se  trouvent 
réunies  dans  le  patrimoine  héréditaire  d'un  indivi- 
du ne  peuvent  se  manifester  ensemble  ;  il  y  a  anta- 
gonisme entre  les  caractères  correspondants  dont 
l'un  se  trouve  ainsi  rester  à  l'élat  latent  ;  que,  à  la 
génération  suivante,  l'une  de  ces  particularités 
existe  seule  chez  un  enfant,  il  pourra  présenter  un 
caractère  que  possédait  son  grand'père  et  que  son 
père  ou  sa  mère  lui  ont  transmis  sans  le  posséder 
ouvertement. 

Exemple  :  Un  grand'père  possède  une  particu- 
larité qui  se  traduit  dans  son  appareil  génital  mâle 
par  une  malformation,  V/njpospadias. Sa,  Cille  hérite 
de  cette  particularité  qui,  naturellement,  à  cause 
de  son  sexe,  ne  peut  se  manifester  chez  elle  de  la 
même  façon;  mais  elle  transmet  la  particularité  à 
son  lilsqui,  étant  mâle,  se  trouve  atteint  d'hypos- 
padias. 

Ce  cas  est  exceptionnel  et  a  été  observé  comme 

1.  V.  T7'ai(â  de  biolofjir,  op.  cit.,  §ii  (i5,  GO. 


LK  si: XI:; 


2G1 


une  curiosité  ;  mais  le  même  phénomène  se  re|)ro- 
(liiit  couramment  dans  la  génération  alternante. 

La  fougère  transmet  intégralement  son  patri- 
moine héréditaire  à  une  spore  (génération  agame) 
qui,  à  cause  d'un  état  physique  de  son  proto- 
plasme, développe,  non  une  fougère,  mais  un  pro- 
thalle semblable  à  une  algue;  la  génération  sexuée 
qui  a  lieu  dans  ce  prothalle,  restitue  au  proto- 
plasma de  l'œuf  l'état  physique  du  protoplasma 
de  la  fougère  et  cet  œuf  donne  un  être  qui  res- 
semble à  la  grand-mère  fougère  et  non  à  la  mère 
prolhalle. 

II.  Les  variétés  dues  à  la  sélection  artificielle. 
—  Un  éleveur  s'amuse  à  accoupler  ensemble  des 
êtres  que  les  hasards  de  l'amphimixie  ont  doués 
d'une  même  monstruosité,  quoiqu'ils  proviennent 
d'individus  normaux  d'une  certaine  espèce  ;  il 
obîient  des  produits  qui  sont  doués  de  la  même 
monstruosité  et,  les  accouplant  entre  eux,  crée  une 
variété  monstrueuse  ;  mais  cette  variété  est  ins- 
table. Je  suppose  qu'il  ait,  par  exemple,  obtenu 
deux  variétés  différentes  d'une  même  espèce, 
comme  le  pigeon  grosse  gorge  et  le  culbutant  à 
courte  face;  s'il  laisse  ces  deux  variétés  se  croiser 
entre  elles,  il  obtient  le  relourde  l'ancêtre  normal 
commun,  le  bizet.  La  génération  sexuelle  libre  a 
pour  résultat  de  faire  disparaître  les  monstruosités 
fortuites  et  de  maintenir  le  type  moyen  de  l'espèce. 

III.  Le  retour  des  métis  à  l'ancêtre.  —  Une 
espèce    comi)rend,  non    plus  deux   variétés  aber- 


262         LES  INFLUENCES  ANCESTRALES 

ranles  comme  celles  du  paragraphe  précédent, 
mais  deux  races  stables  fixées  et  résultant  d'adap- 
tations à  des  conditions  diverses  ;  en  les  croisant 
ensemble,  on  obtient  des  métis  qui,  au  bout  de 
quelques  générations,  reviennent  naturellement  à 
des  types  stables  par  les  hasards  de  l'amphimixie, 
et  ressemblent  par  suite  à  l'un  des  deux  ancêtres 
de  race  pure. 

Tous  les  cas  d'atavisme  bien  observés  rentrent 
dans  l'une  des  trois  catégories  précédentes  ;  ils  ne 
présentent  pas  l'intérêt  qu'on  leur  attribue  parfois. 


CHAPITRE  XVIII 

LA   THÉORIE   DES   PARTICULES 
REPRÉSENTATIVES 


§  55.  Elle  est  la  négation  de  l'évolution. 

Le  souci  de  donner  une  explication  simple ^  des 
faits  d'hérédité  cl  d'amphimixie  a  amené  plusieurs 
auteurs  à  construire  la  théorie  dite  des  particules 
représentatives  et  qui,  quoi  qu'elle  ait  été  signée 
Darwin  avant  d'élrc  transformée  par  Weismann, 
est  évidemment  la  négation  philosophique  de  l'évo- 
lution. J'ai  déjà  montré  souvent'-  l'erreur  de  mé- 
thode qui  a  présidé  à  la  genèse  de  cette  théorie, 
mais  je  dois  y  revenir,  à  cause  d'expériences 
récentes,  dans  lesquelles  leurs  auteurs  ont  voulu 
trouver  la  démonstration  du  hien  fonde  de  la 
théorie  des  particules  représentatives. 

La  base  de  ce  système  antiscicntilîque  est  la 
croyance  à  toutes  les  entités  morphologiques  ou 

1.  Nous  avons  vu  précédemment  ce  quil  faut  entendre 
par  cxpliciition  simple.  V.  aussi  Les  Lois  naturelles,  op.  cit., 
cliap.  xwii. 

2.  Laviarkiens  et  Darwiniens  'Paris,  Alcan,  2''  cdit.),  et  Ti-aité 
de  biologie,  op.  cit.,  cliap.  \i. 


264  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

métaphysiques  dont  notre  langage  a  peuplé  le 
monde  ;  non  seulement  il  faut  croire  à  ces  entités, 
mais  encore  il  faut  admettre  l'existence  de  parti- 
cules extrêmement  petites  et  d'ailleurs  invisibles, 
qui  représentent  chacune  d'elles  et  l'introduisent 
dans  les  protoplasmas  où  elles  se  trouvent;  ces 
particules  ont,  comme  les  cellules  sur  lesquelles 
elles  sont  calquées,  la  propriété  de  se  multiplier 
par  bipartition  ;  et,  d'après  Weismann,  non  seu- 
lement elles  existent  aujourd'hui,  mais  elles  ont 
existé  de  tout  temps  ou  au  moins  depuis  l'appari- 
tion de  la  vie  (théorie  des  plasmas  ancestraux)  et 
n'ont  fait,  depuis,  que  se  multiplier  sans  se 
modifier. 

C'est,  on  le  voit  clairement,  la  négation  même 
de  l'évolution. 

Tous  les  caractères  actuels  des  êtres,  c'est-à-dire 
tous  les  éléments  conventionnels  dans  lesquels  la 
fantaisie  la  plus  illimitée  peut  décomposer,  pour 
la  décrire  jilus  aisément,  l'activité  physiologique 
ou  psychologique  d'un  être,  tous  ces  caractères, 
dis-je,  ont  existé  de  tout  temps,  représentés  par 
des  particules  immortelles;  il  n'y  a  donc  plus  à 
expliquer  historiquement  la  genèse  des  particula- 
rités les  plus  merveilleuses  de  l'organisme  humain  ; 
il  a  existe  toujours  de  la  vertu,  de  la  justice,  de 
la  morale,  de  la  logique,  en  bouteille  (en  particule 
représentative),  et  le  plus  qu'ait  pu  faire  révolu- 
tion a  été  de  réaliser  des  groupements  variables  de 
ces  diverses  entités  ;  l'évolution  ainsi  comprise  ne 
ferait  donc  que  nous  montrer  la  genèse  historique 


TUÉORIE    DES   PARTICI-LES    REPRÉSENTATIVES        265 

des  différences  entre  individus,  mais  ne  nous  mon- 
trerait pas  l'apparition  progressive  de  ce  qui,  dans 
les  mécanismes  actuels,  nous  paraît  précisément 
le  plus  admirable.  Darwin,  avec  ses  gemmules, 
a  donc,  me  semble-t-il,  ouvert  à  Weismann  la 
voie  la  plus  franchement  opposée  à  celle  qu'il  avait 
lui-même  tracée  dans  «  l'origine  des  espèces  par 
sélection  naturelle  ». 

Mais  la  aiinjtUcilé  verl)alc  de  ce  système  des 
caractères  entités  lui  a  assuré  un  succès  contre 
lequel  il  est  difficile  de  lutter;  voici  ce  que  m'écri- 
vait, il  y  a  quelques  jours,  un  de  mes  amis,  pro- 
fesseur dans  une  de  nos  universités  françaises,  à 
propos  des  particules  rcprésrntalives  :  «  En  tant 
que  philosophe,  vous  avez  raison  de  dire  qu'elles 
n'ont  guère  de  valeur.  Par  contre,  au  point  de  vue 
pédagogique,  elles  sont  à  même  de  l'endre  des 
services  appréciables;  je  ne  rougis  [)oint  d'avouer 
que  je  m'en  sers  dans  mes  leçons,  quitte  à  ne  pas 
celer  à  mes  auditeurs  ce  que  la  conception  a  de 
fictif,  une  fois  qu'ils  ont  l'air  d'avoir  compris. 
Comment  exposer  à  des  débutants  ce  que  peut 
être  la  pathologie  de  la  dilTérenciation  sans  avoir 
recours  à  des  moyens  plus  ou  moins  artificiels?  » 
Je  ne  partage  pas  l'opinion  de  mon  ami,  et  si  je 
consacre  tous  les  ans  une  leçon  à  la  théorie  de 
Weismann,  c'est  pour  mettre  le  public  en  garde 
contre  l'engouement  qu'a  provoqué  cet  «  édifice  ver- 
bal ».  J'obtiens,  je  dois  l'avouer,  un  résultat  assez 
inattendu,  car.  aux  examens  de  lin  d'année,  je 
constate  ordinairement  ([ue  les  élèves  connaissent, 

23 


266  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

mieux  que  toute  autre  théorie,  la  théorie  contre 
laquelle  j'ai  essayé  de  les  prémunir:  et  c'est  |là 
une  preuve  de  plus  de  la  facilité  qu'ont  les  hommes 
à  accepter  les  systèmes  anthropomorphistes  ;  le 
succès  persistant  des  particules  représentatives  est 
dû  aux  mêmes  causes  que  celui  du  spiritualisme 
et  de  la  métaphysique  qui  sont  d'ailleurs  aussi  des 
théories  «  simples  »  dans  le  langage  humain. 

Une  observation  très  courante  donne  une  illus- 
tration fort  claire  de  la  nature  du  système  Weis- 
mannien  ;  quand  un  insecte  pond  dans  l'épaisseur 
des  tissus  d'un  végétal,  les  larves  qui  s'y  déve- 
loppent déterminent  la  production  d'une  tumeur 
appelée  galle,  dont  l'aspect  dépend  de  l'espèce 
infestée  et  de  l'espèce  infestante.  Là  donc,  la  nar- 
ration humaine  est  facile  ;  on  peut  dire  que  la 
larve  parasite  est  la  couse  de  la  tumeur  (encore 
faut-il  remarquer  que  l'ensemble  des  facteurs  con- 
tenus dans  le  mot  larre  n'est  pas  suflisant  pour 
déterminer  la  galle  puisque  l'espèce  de  la  plante 
infestée  y  intervient  également).  Dans  le  système 
dont  je  m'occupe,  un  caractère  est  donné  de  même 
à  un  iu'oto{)lasma,  par  la  particule  représentative 
correspondante  ;  il  est  vrai  qu'on  suppose  le  pro- 
loplasma  tout  à  fait  neutre  dans  le  phénomène,  ce 
qui  est  d'ailleurs  difficile  à  comprendre,  mais  à 
part  cela  le  rôle  de  la  particule  représentative 
est  calqué  sur  celui  du  parasite  cécidogène  et  cela 
fait  comprendre  que  l'on  ait  pu  voir  dans  certains 
faits  «l'un  ordre  particulier  une  démonstration  du 
système    Weismannien.    Je    reproduis    intégrale- 


TlIÉdlUE    DES    PARTICULES    REI'HÉSENTATIVES         207 

ment  l'arlicle  que  j'ai  publié  à  ce  sujet  il  y  a  quel- 
ques mois. 

§  56.  L'hérédité  des  diathèses  ou  hérédité 
mendéllenne*. 

On  aurait  pu  croire  que  la  théorie  des  particules 
représentatives  avait  vécu,  du  mument  que  tout  le 
monde  avait  compris  que  celte  théorie  est  l)aséc 
sur  une  erreur  de  niélhode,  mais,  comme  cela 
arrive  chaque  fois  qu'un  système  a  été  longtemps 
adopté  par  les  savants,  il  en  reste  des  traces  dans 
le  langage  scientifique,  et  le  simple  emploi  de  ce 
langage  suffit  à  conserver  à  la  théorie  défunte  des 
adeptes  plus  ou  moins  avoués.  Tant  que  l'on  a  cru, 
par  exemple,  aux  gemmules  de  Darwin  ou  aux 
déterminants  de  Weismann,  particules  représenta- 
tives des  caractères  des  individus,  on  a  parlé  de  ces 
caractères  comme  d'entités  parfaitement  définies, 
puisque  chacun  d'eux  était  représente  par  une 
particule  distincte  et  l'on  disait,  couramment, 
«  que  tel  individu  dilTcre  de  tel  autre  par  n  carac- 
tères §.péciaux  »,  comme  s'il  n'était  pas  évident 
que  la  décomposition  en  caractères  de  la  descrip- 
tion d'un  être  est  susceptible  d'être  faite  d'une 
infinité  de'  manières,  d'après  le  caprice  du  des- 
cripteur. Je  n'insiste  pas  ici  sur  les  vices  fonda- 
mentaux des  théories  particiclaircs  ;  je  l'ai  suffi- 
samment fait  ailleurs  (voyez,  par  exemple.  Traité 
de  /iiuloijie,   chapitre  Vli,   mais  je    liens  à   dire 

1.  Renie  scienlipque,  25  avril  1904. 


268  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

quelques  mots  d'expériences  récentes  qui  ont 
eu  pour  résultat  de  donner  à  certains  auteurs  un 
regain  de  foi  Weismannienne  ;  cela  me  sera  d'au- 
tant plus  facile  que  l'un  des  expérimentateurs  vient 
de  publier,  comme  conséquence  de  ses  recherches 
particulières,  un  travail  d'ensemble  sur  ce  qu'il 
appelle  «  l'hérédité  mendélienne  *  ».  J'ai  en  outre 
sans  les  yeux  trois  notes  successives  du  même 
auteur- sur  l'hérédité  de  la  pigmentation  chez  les 
souris. 

A  la  fin  de  la  première  de  ces  notes,  AI.  Cuénot 
remarque  que  «  l'importance  théorique  de  la  loi 
de  Mendel  est  considérable  et  que  de  Vries  a  bien 
senti  l'appui  qu'elle  apporte  aux  théories  de  l'hé- 
rédité basées  sur  l'hypothèse  des  particules  repré- 
sentatives. »  Aussi  ne  se  prive-t-il  pas  d'employer 
couramment  le  langage  de  Weismann  dans  l'exposé 
de  ses  très  intéressantes  recherches.  Mais  cela  ne 
l'empêche  pas  de  déclarer  qu'il  réprouve  la  théorie 
dont  il  ulili.fje  le  vocabulaire  :  «  Je  ne  veux  point 
passer  en  revue  les  très  nombreuses  théories 
basées  sur  l'hypothèse  des  particules  représenta- 
tives, gemmules,  plasomcs,  unités  physiologiques, 
micelles,  pangènes,  idioblastes,  biophores,  mné- 
mons,  etc.,  leur  procès  a  été  fait  et  bien  fait.  » 
{Op.  cit.  Rrv.  gên.  se,  p.  309).  11  n'est  peut- 
être    pas   très    logique,    lorsqu'on     considère    un 

1.  Cléxot.  Les  Recherches  expérimentales  sur  llivrcditê  men- 
délienne. (Rev.  gén.  se,  30  mars  1904.) 

2.  Cléxot.  La  loi  de  Mendel  et  l'hérédité  de  la  pigmentation 

chez  les  sovris.  [Arch.  de  zool.  cxp.  et  gén.,  1902,  1903,  1904.) 


THÉORIE    DES    PARTICULES   REPRÉSENTATIVES        269 

système  comme  mauvais,  d'employer  un  langage 
qui  n'a  de  sens  que  dans  ce  système,  un  langage 
dont  l'enifiloi  seul  suffit  à  nécessiter  rétablisse- 
ment du  système  répudié.  Heureusement,  dans  le 
cas  considéré,  ce  langage  s'applique  sans  danger  à 
la  narration  des  résultats  de  certaines  expériences 
de  croisement^;  mais  cela  ne  prouve  pas,  comme 
le  dit  M.  Cuénot,  après  M.  de  Vries,  que  ces  expé- 
riences a  apportent  un  sérieux  appui  aux  théories 
de  l'hérédilé  basées  sur  l'hypollièse  des  particules 
représentatives  »  ;  cela  prouve  simplement,  ce  que 
je  vais  essayer  de  montrer  au  risque  d'être  accusé 
de  paradoxe,  que  ces  expériences  ne  nous  renseignent 
aucunenieni  sur  le  grand  problème  général  de  l'hé- 
rédité, en  vue  duquel  ont  été  édifiés  les  systèmes  de 
Darivin  et  de  lîV/*/«a/j?7.  C'est  une  toute  autre  ques- 
tion et  qui  n'a  rien  à  voir  avec  l'hérédité  i)roprement 
dite.  M.  Cuénot  nous  dit  d'ailleurs  que  «  l'hérédité 
mendélienne  n'est  pas  le  seul  type  héréditaire 
connu  ;  il  y  en  a  d^autres  ;  mais  il  paraît  être  très 
répandu  dans  les  deux  règnes  et  je  crois  que, 
lorsqu'on  fera  de  nouvelles  expériences  et  qu'on 
comprendra  mieux  les  cas  litigieux,  son  importance 
croîtra  encore,  surtout  en  ce  qui  concerne  le  phéno- 
mène capital  de  la  disjonction  des  caractères  dans 
les  gamètes  ».  [Op.  cit.  Rev.  gén.  se.,  p.  308). 
Voyons  donc  ce  que  c'est  que  l'hérédité  mendé- 

1.  Paixc  que  le  langage  des  particules  représentatives,  caU|ué 
sur  coini  des  microbes  pathogènes,  s"ap|)li(|ue  naturellement 
au  cas  où  les  caractères  considères  sont  comparables  à  dos 
maladies  microbiennes. 

23. 


270  LES   INFLUEXCES   ANCESTRALES 

liennc.  Voici  commeat  M.  Cuénot  l'explique  dans 
sa  première  note  : 

«  Supposons  que  l'on  croise  deux  plantes  qui 
dilTèrenl  entre  elles  par  n  caractères  dont  le  plus 
frappant  est,  par  exemple,  la  couleur  de  la  fleur  : 
appelons  a  la  couleur  de  l'une  des  plantes  et  b 
celle  de  l'autre.  Si  ces  caractères  suivent  la  règle 
de  Mendel,  les  produits  du  croisement  présentent 
une  uniformité  absolue  :  tous  les  hybrides  ont  la 
couleur  a,  sans  aucune  trace  de  la  teinte  0  ;  on 
dit  alors  que  le  caractère  a  est  dominant  et  que  le 
caractère  b  est  récessif  (je  préférerais  le  mot 
domiiir).  Si  ces  hybrides  sont  croisés  entre  eux,  on 
obtient  une  deuxième  génération  qui  se  distingue 
de  la  précédente  par  le  dimorphisme  des  individus  : 
75  p.  100  d'entre  eux  présentent  le  caractère  domi- 
nant a  et  25  p.  100  le  caractère  dominé  b.  Pour 
expliquer  la  réapparition  du  caractère  dominé  et 
le  dimorphisme  des  descendants  d'hybrides,  Men- 
del et  Naudin,  mais  le  premier  avec  beaucoup 
plus  de  précision  que  le  second,  ont  pensé  que 
les  caractères  antagonistes  a  et  b,  juxtaposés  dans 
l'œuf  fécondé  et  sans  doute  dans  les  cellules  soma- 
tiques  (jui  en  descendent,  se  disjoignent  dans  les 
gamètes  qui,  par  conséquent,  ne  sont  plus 
hybrides  :  la  moitié  de  ceux-ci  possèdent  seule- 
ment le  caractère  n,  l'autre  moitié  seulement  le 
caractère  b.  Quand  on  croise  les  hybrides  entre 
eux,  il  peut  donc  se  former  les  quatre  combinai- 
sons suivantes  de  gamètes  : 

[a  +  a)  {a  -}-  b)  [b  -\-  a)  {b  -}-  b) 


TIIKORII-:    LIES    P.VItTICULES    nivPUÉSENTATIVES         271 

Dans  les  trois  premiers  cas,  la  piaule  aura  le 
caractère  dominant  n  ;  dans  le  quatrième,  le 
caractère  dominé  6  ;  les  plantes  issues  de  {n  -)-  n) 
et  de  (6  -f-  ^)  possèdent  les  caractères  a  et  /.*  à 
l'état  de  pureté  comme  les  parents  du  début  : 
[a  -|-  b)  et  [h  -\-  a)  sont  des  hybrides  identiques  à 
ceux  qui  résultaient  du  i)remier  croisement.  Cette 
hypothèse  très  simple  de  la  disjonction  a  été  sura- 
bondamment vérifiée  par  les  différents  auteurs 
cités  plus  haut,  et  il  n'est  pas  douteux  (ju'elle  cor- 
respond bien  à  la  réalité  des  faits  ».  {Arch.  de 
zool.  exp.  et  gcn.,  1902). 

Ainsi  donc,  pour  qu'un  caractère  suive  la  règle 
de  Mendel,  il  faut  qu'il  réalise  deux  conditions  : 

La  première  et,  à  mon  avis,  la  plus  importante, 
est  que,  d'un  individu  à  l'autre,  la  dilTérence  dont 
il  est  tenu  compte  dans  les  expériences  d'hybrida- 
tion consiste  dans  le  lait  que  ce  caractère  existe 
chez  le  premier  et  est  ahsent  chez  le  second.  C'est 
tout  l'un  ou  tout  l'autre.  On  n'ajjas  à  s'occuper  des 
différences  individuelles  de  degré  ;  le  caractère 
existe  ou  n'existe  pas  ;  le  phénomène  est  discontinu. 
Ce  n'est  évidemment  pas  quelque  chose  de  compa- 
rable à  l'existence  du  nez  ou  de  la  bouche  ;  nous 
ne  sommes  pas  habitués  à  observer  des  croise- 
ments entre  individus  pourvus  de  nez  et  individus 
privés  de  cet  appendice  et  à  voir  naître,  de  leurs 
accouplements,  des  individus  dont  les  uns  ont  un 
nez,  les  autres  pas.  Au  contraire,  nous  constatons 
une  variété  infinie  ilans  les  nez  qui  résultent  des 
accouplements  humains  ;  il  y  a  entre  les  diverses 


272  LES   INFLUENCES    ANCESTRALES 

parties  de  ces  divers  or^janes  des  diirérences  indi- 
viduelles de  degré  ;  et  ce  sont  jjrécisément  ces 
ditTérences  individuelles  de  degré  qu'il  faut  expli- 
quer dans  les  théories  de  l'hérédité. 

La  deuxième  condition  est  relative  à  la  prédo- 
minance d'un  caractère  sur  un  autre,  prédomi- 
nance qui  se  constate  par  l'uniformité  des  indivi- 
dus de  première  génération,  lesquels  ont  unique- 
ment le  caractère  mendélien  d'un  des  parents  ; 
cette  deuxième  condition  est  beaucoup  moins 
importante  que  la  première  ;  nous  y  reviendrons 
tout  à  l'heure. 

Insistons  d'abord  sur  cette  particularité  de  la 
discontinuité.  Les  souris  sont  grises  ou  albinos  ; 
elles  sont  tout  l'un  ou  tout  l'autre  (je  suppose  pour 
le  moment  qu'il  n'existe  que  ces  deux  types  ; 
nous  verrons  ultérieurement  que  la  complexité 
est  plus  grande).  Les  descendants  d'un  accouple- 
ment de  grise  et  d'albinos  sont  ou  complètement 
gris  ou  complètement  albinos  ;  il  n'y  a  pas  de 
milieu,  ou  du  moins,  s'il  existe  des  ditTérences 
individuelles  dans  le  pelage  des  souris  grises,  cela 
n'emjièche  i)as  qu'elles  soient  toutes  séparées,  par 
une  large  discontinuité,  des  souris  albinos.  De 
même  un  homme  est  syphilitique  ou  il  ne  l'est 
pas  ;  il  peut  y  avoir  des  degrés  de  virulence  dans 
la  syphilis  des  gens  infectés,  mais  cela  n'empêche 
pas  qu'il  y  ait  une  ligne  de  démarcation  absolu- 
ment tranchée  entre  ceux  qui  sont  syphilitiques  et 
ceux  qui  ne  le  sont  pas. 

Cette  simple  comparaison  nous  amène  a  bapti- 


TUKOlilK    ni:s    l'AHTICLLES    nKl'IŒSKNTATIVES         273 

ser  diolhrsi's  le-  caractères  que  M.  Ciiénot  appelle 
mcnib'lkns  et  alors,  nous  emploierons  pour  racon- 
ter les  [I  hé  110  m  eues  de  croisement*  entre  individus 
pourvus  de  diatlièses  différentes,  non  pas  le  lan- 
gage de  Weismann,  mais  simplement  celui  de 
Pasleur.  Et  les  lois  de  probahililé  nous  feront 
trouver  exactement  la  règle  de  Mendel.  Il  faut 
d'ailleurs  bien  constater  que  les  pnrlicules  de 
Darwin  ou  de  Weismann,  susceptibles  de  se 
multiplier  pour  leur  propre  compte  dans  l'écono- 
mie, se  comportent  exactement  comme  de  petits 
microbes  parasites.  Il  n'y  a  donc  rien  d'étonnant 
à  ce  que,  quand  il  s'agit  d'une  infection  faculta- 
tive, le  langage  de  Weismann  soit  parallèle  à 
celui  de  Pasteur. 

Voici  une  souris  atteinle  de  diathèse  grise;  tou- 
tes ses  cellules,  gamètes  ou  autres,  sont  infectées 
de  microbes  g  ;  je  la  croise  avec  une  souris  atteinte 
de  diathèse  albinos  et  dont  les  cellules  sont  tou- 
tes infectées  de  microbes  a.  Tous  les  ceufs  résul- 
tant de  ces  fécondations  seront  infectés  de  mi- 
crobes^ à  cause  du  gamète  gris)  et  de  microbes  a 
(à  cause  du  gamète  albinos).  Mais  il  se  trouve  que 
la  diathèse  grise  se  manifeste  seule  dans  les  indi- 
vidus pourvus  des  deux  microbes  a  et  ij  (antago- 
nismes   microbiens)  ;   tous  les  petits  seront  donc 

1.  Ce  mot  croisement  est  dangereux;  on  emploie  aussi  à  tort 
et  à  travers  le  mot  liybriiJation;  il  devient  évident  (juc  si  deux 
conjoints  r.c  diffèrent  que  par  une  diathèse  surajoutée  à  leur 
nature  personnelle,  les  résultats  do  leur  accouplement  ne 
seront  pas  comparables  à  un  métissage  ou  une  hybridation. 


^/4  LES   INFLUENCES    ANCESTRALES 

gris;  mais  leurs  gamètes  seront  infectés,  d'après  le 
calcnl  des  probabilités,  (surtout  si  l'on  admet  que 
la  place  est  restreinte  dans  les  gamètes),  les  uns  de 
microbes  a  seulement,  les  autres  de  microbes  g 
seulement;  d'autres  peut-être  contiendront  des 
mélanges  {a-\-g);  on  fera  l'hypothèse  qui  con- 
viendra le  mieux  à  la  narration  des  résultats  des 
seconds  croisements.  Si  l'on  admet  que  chaque 
gamète  ne  peut  contenir  qu'un  microbe,  il  y  aura 
disjonction  des  diathèses  dans  les  gamètes.  Et  par 
conséquent,  dans  les  produits  de  seconde  généra- 
tion, il  y  aura  des  albinos  purs,  des  gris  purs  et  des 
gris  infectés  d'albinisme.  C'est  exactement  la  nar- 
ration de  M.  Cuénot. 

La  même  narration  sera  évidemment  applicable 
à  tous  les  cas  d'hérédité  mendéliennc. 

En  réalité,  pour  les  souris,  le  cas  est  plus  com- 
pliqué que  nous  ne  l'avons  dit  et  que  M.  Cuénot  ne 
l'avait  cru  dans  sa  première  note.  11  y  a  plus  de 
deux  diathèses;  il  y  a  des  souris  noires  et  des  sou- 
ris jaunes;  ce  qui  donne  les  pigmentations,  ce  ne 
sont  plus  des  microbes  purs,  mais  des  associations 
de  microbe:;;  pour  qu'une  souris  soit  noire,  par 
exemple,  il  faudra  qu'elle  soit  infectée  à  la  fois  par 
le  microbe  spécilique  mélanogène  et  par  un  autre 
microbe  chromogène,  saiss  lequel  le  premier  ne 
produit  pas  de  matière  noire;  les  albinos  seront 
dépourvus  de  microbe  chrnmogène  (ou,  si  l'on 
préfère,  pourvus  d'un  microbe  qui  empêche  les 
autres  de  produire  leur  couleur  grise,  jaune  ou 
noire;  on   fera  l'hypothèse  la    plus  adéquate  aux 


THÉORIE    DES   PARTICULES    REPRÉSENTATIVES        275 

résultats  des  croisemeiils).  On  conçoit  donc  que 
des  souris  albinos,  infectées  néanmoins  de  micro- 
bes mélanogènes,  par  exemple,  pourront  donner 
des  petits  noirs,  si  on  les  croise  avec  une  souris 
quelconque  pourvue  de  cliromogèncs,  c'est-à-dire 
non  albinos. 

Je  ne  fais  que  transcrire  la  narration  de  M.  Cué- 
not  en  mettant  microbe  à  la  place  de  particule 
représentative  et,  dans  l'espèce,  cela  ne  change 
pas  grand'chose,  puisque  ces  particules  représenta- 
tives sont  précisément  pourvues  des  propriétés 
des  microbes.  En  d'autres  termes,  je  remplace  les 
particules  repn'seninlives  par  des  particules  pro- 
duclricfs  de  diallièses\  et  cela  n'a  aucun  inconvé- 
nient au  point  de  vue  de  la  narration  des  expé- 
riences qu'il  relate;  mais  cela  présente  un  grand 
avantage  en  ce  sens  que  cela  met  les  diathèses, 
les  caractères  à  hérédité  discontinue  ou  mendé- 
lienne,  en  dehors  des  caractères  à  hérédité  con- 
tinue, qui  sont  précisément  ceux  dont  la  transmis- 
sion aux  enfants  nous  intéresse  particulièrement. 
Il  est  bien  entendu  que  le  bacille  de  Koch  donne 
la  tuberculose,  (juc  la  bactéridic  de  Davaine  donne 
le  charbon,  et  l'on  peut  raconter  de  la  môme  ma- 
nière qu'un  microbe  mélanogène  donne  du  pig- 
ment   noir;    mais    il  faut  se  défier   d'un  langage 

1.  On  découvre  cliaqiiû  jour  des  microbes  patliogèncs  beaucoup 
plus  petits  que  ceux  que  le  microscope  permet  de  voir;  quel- 
ques-uns d'entre  eux  sont  admirablement  connus  par  leurs 
(  ITets  ;  ils  traversent  les  pores  des  filtres.  Voyez  à  ce  sujetlarticle 
de  E.  Roix,  dans  le  Bulklin  de  l'inslilut  Pasfovr,  l'^  année,  n°  I. 


276  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

que  l'on  employait  jadis  pour  raconter  la  genèse 
du  nez  et  de  la  bouche  et  ne  pas  profiter  des  résul- 
tats précédents  pour  annoncer  qu'il  y  a  dans  l'œuf 
un  microbe  rhinogène  qui  nous  donne  notre  nez, 
comme  le  voulait  le  système  des  particules  repré- 
sentatives. Il  ne  s'agirait  donc  pas  d'hérédité  pro- 
prement dite  dans  les  cas  d'hérédité  mendélienne, 
mais  bien  d'une  sorte  de  conlagion  dont  les  ga- 
mètes seraient  l'objet.  En  tout  cas,  il  est  bien  évi- 
dent que  ces  phénomènes  d'hérédité  discontinue  ou 
de  conlagion  ne  sauraient  aucunement  nous  ren- 
seigner sur  les  phénomènes  d'hérédité  continue 
ou  proprement  dite.  En  accumuhmt  des  diathèses 
on  ne  fera  pas  un  homme,  et,  précisément,  l'erreur 
de  la  théorie  des  particules  représentatives  était  de 
croire  qu'un  œuf  d'homme  était  formé  d'une  accu- 
mulation de  petits  microbes.  Les  faits  d'hérédité 
mendélienne  sont  pour  ainsi  dire  des  accidents 
surajoutés  à  l'hérédité  normale,  comme  une  maladie 
est  ajoutée  à  la  physiologie  normale  d'un  individu. 
Le  mot  dialhèse,  dans  son  sens  ancien,  me 
paraît  correspondre  très  heureusement  à  la  défi- 
nition des  caractères  mendéliens.  Littré  définit  la 
diathèse  :  «  Une  disposition  générale  en  vertu  de 
laquelle  un  iiidividu  est  atteint  de  plusieurs  affec- 
tions locales  de  même  nature.  »  La  diathèse  al])inos 
se  manifeste  par  exemple  dans  les  poils  blancs  de 
la  souris  et  dans  ses  yeux  dépigmentés  ;  la  dia- 
thèse noire,  dans  les  poils  noirs  de  la  souris  et 
dans  ses  yeux  noirs,  etc.  Les  manifestations  locales 
d'une  même  diathèse  peuvent  être  fort  différentes 


THÉORIE   DES    PARTICULES    REPRÉSENTATIVES        277 

les  unes  des  autres  suivant  l'organe  atteint;  de 
même  la  tuberculose  osseuse  diffère  de  la  tuber- 
culose pulmonaire.  Un  donne  le  nom  de  caractères 
corrélatifs  à  ces  dive'rses  manifestations  locales 
d'une  diathcse  unique;  je  cite  M.  Cuénot  :  «  Il 
arrive  très  souvent  qu'un  certain  nombre  de  carac- 
tères, séparables  dans  une  description,  forment, 
au  point  de  vue  héréditaire,  un  groupe  inséparable 
qui  se  transmet  tout  entier  :  ainsi,  dans  les  croise- 
ments de  Pisum  arcetise,  il  y  a  quatre  caractères 
qui  s'héritent  du  môme  coup  :  fleurs  rouges, 
taches  rouge-violet  à  la  base  d'insertion  des 
feuilles,  tégument  de  la  graine  jaune  vordàtre  avec 
ponctuation  violette  et  écusson  brun  brillant 
(Tschermak);  il  est  possible  que  ces  caractères 
résultent  du  développement  d'une  ébauche  unique 
du  plasma  germinalif.  »  [fiev.  gén.  se,  p.  30S).  Il 
est  plus  simple  de  dire  que  ce  sont  les  manifesta- 
tions locales  d'une  même  diathèse.  M.  Giard  a 
fait  plusieurs  remarques  analogues  :  «  Chez  cer- 
taines espèces  telles  que  la  Douce-Amère  {Solanuni 
dulcaniara),  la  Bardane  {Lappa  niinor),  il  est  facile 
de  reconnaître  les  pieds  à  fleurs  blanches  long- 
temps avant  la  floraison,  par  la  teinte  vert  clair 
du  feuillage.  Sur  les  OEillcts  de  Provence,  j'ai  pu 
vérifier,  grâce  à  M.  B.  Chabaud,  de  Toulon,  que 
la  couleur  rouge,  jaune  ou  blanche  de  la  fleur  est 
indiquée  d'avance  par  la  teinte  corres[)ondante  des 
racines  *.  » 

1.  A.  GuRD.  Caracfèjrs  dominanls  Iransiloires  chez  cetiains 
hybrides.  C.  R.  Société  de  Biologir,  28  mais  1903. 

?>i 


278  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

Loin  (le  moi  la  pensée  que.  pour  que  des  carac- 
tères soient  corrélatifs  dans  un  être  vivant,  il  faille 
les  attribuer  à  une  diatlièsc;  je  suis  au  contraire 
convaincu  de  l'unité  du  patrimoine  héréditaire  de 
l'individu;  mais  l'interprétation  par  les  diathèses 
enlève  toute  obscurité  à  la  dépendance  observée 
entre  certains  caractères  mendéliens. 


M.  Cuénot  donne,  dans  la  Reoue  générale  des 
ScieiKi's.  une  série  d'exemples  de  caractères  men- 
déliens. Pour  quelques-uns  d'entre  eux,  il  est  évi- 
dent que  la  première  condition  mendélienne  (héré- 
dité discontinue)  entraine  forcément  la  seconde 
(prédominance  d'un  caractère),  car  il  s'agit  de 
caractères  incompatibles.  Par  exemple  quand  on 
croise  une  Bryone  dioïque  avec  une  Bryone  blanche 
mono'ique,  il  est  indispensable  que  le  caractère  de 
dioïcilé  se  trouve  seul  chez  les  hybrides  de  pre- 
mière génération,  car  une  plante  ne  peut  pas  être 
à  la  fois  monoïque  et  dioïque;  mais  il  n'en  est  pas 
de  même  dans  tous  les  cas;  il  se  pourrait,  par 
exemple,  que  les  souris  qui  ont  à  la  fois  l'infection 
grise  et  l'infection  blanche  fussent  d'un  gris  clair 
au  lieu  d'être  entièrement  grises.  Gela  n'empê- 
cherait pas  les  choses  de  se  passer  comme  elles  se 
passent,  à  la  seconde  génération.  Et  il  y  a  peut- 
être  lieu  d'ajouter  à  la  liste  des  caractères  men- 
déliens d'autres  caractères  qui  ont  bien  la  particu- 
larité de  l'hérédité  discontinue,  sans  présenter  de 


Tlli:OrxlK    DES    PAnTICUI.ES    REPRÉSENTATIVE^         279 

type  dominant  cl  de  type  récessif.  11  sera  facile  de 
s'en  assurer  par  des  observations  suivies. 

Les  animaux  tachetés  présentent  un  cas  inté- 
ressant. Ceux  qui  ont,  par  exemple,  des  taches 
blanches  et  des  taches  noires,  peuvent  être  consi- 
dérés comme  ayant  la  double  infection  blanche  et 
noire,  mais  avec  celte  parlicularité  que  les  deux 
microbes,  réparlis  uniformément  dans  les  espèces 
à  pelage  uniforme,  et  y  constituant  une  sorte  d'as- 
sociation fixe,  sont,  au  contraire,  libres  l'un  de 
l'autre  dans  les  individus  panachés,  de  manière  à 
se  dissocier  et  à  se  répartir  en  des  régions  diffé- 
rentes du  corps.  Cette  particularité  de  la  dissocia- 
bilité des  deux  microbes  est  héréditaire;  M.  Cuénot 
a  montré  que  le  caractère  panaché  est  récessif  par 
rapport  au  caractère  teinte  uniforme,  ce  qui  n'a 
rien  de  particulièrement  intéressant.  Mais  il  est 
tout  naturel,  si  l'explication  précédente  est  bonne, 
que  la  panachure  ne  soit  pas  héréditaire  en  tant 
que  disposition  topo<jraphique.  des  taches  ;  c'est  le  ha- 
sard de  la  dissociation  des  éléments  chromogènes 
au  cours  de  l'évolulion  individuelle  qui  détermine 
les  plaques  colorées  et  blanches. 

Je  fais,  depuis  plusieurs  années,  une  observa- 
lion  curieuse  au  sujet  de  chiens  tachetés;  il  s'agit 
d'animau-V  qui  ont,  sur  le  corps,  des  taches  d'un 
blanc  pur,  des  taches  grises  formées  d'un  mélange 
de  poils  blancs  et  de  poils  noirs,  et  enfin,  généra- 
lement, au  milieu  de  ces  dernières,  des  taches 
d'un  noir  pur;  ce  qui  doit  correspondre  à  l'exis- 
tence de  deux  microbes,  leucogône  et  mclanogène, 


280  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

séparés  ou  juxtaposés,  suivant  les  régions  du 
corps.  Lepremier  chien  que  j'aie  observé  ayant  cette 
robe  particulière  et  qui  existe  encore,  se  tient 
ordinairement  sur  le  trottoir  de  la  rue  Denfert- 
Rochereau,  en  face  de  la  boutique  du  quincailler, 
aux  environs  du  numéro  98.  Ce  chien  est  vairon; 
il  a  l'œil  gauche  d'un  bleu  de  faïence.  Depuis  huit 
ans,  j'ai  rencontré  plus  de  20  chiens  ayant  la  même 
robe  et  dont  un  seul  avait  les  deux  yeux  nor- 
maux; tous  les  autres  présentaient  la  couleur  bleu 
faïence,  soit  aux  deux  yeux,  soit  à  un  œil,  soit 
même  dans  une  partie  seulement  d'un  iris.  Ces 
chiens  appartenaient  aux  races  les  plus  diverses, 
ce  qui  prouve  bien  que  les  diathèses  pigmentaires 
sont  indépendantes  des  caractères  personnels  et 
sont,  pour  ainsi  dire,  surajoutées  aux  individus.  La 
diathèse  mixte  dont  je  viens  de  parler  se  manifeste 
par  le  caractère  bleu  faïence  de  l'iris  lorsque  le 
hasard  fait  que  le  microbe  convenable  se  trouve 
réparti  dans  la  région  de  l'œil,  des  deux  yeux,  ou 
même  d'une  partie  de  l'un  d'eux  seulement.  Dans 
le  cas,  cité  par  Darwin,  des  chats  mâles  blancs  et 
ayant  les  yeux  bleus,  la  surdité  est  la  manifesta- 
tion de  la  diathèse  pigmentaire  dans  la  région  de 
l'oreille.  Une  diathèse  se  manifeste,  dans  chaque 
partie  du  corps,  d'une  manière  spéciale  à  cette 
partie  du  corps  et  cela  explique  certaines  corréla- 
tions bizarres  comme,  par  exemple,  la  pilosité  des 
feuilles  des  Mfitthiola  qui  ont  les  Heurs  foncées,  etc. 


THÉORIE    DliS    PARTICULES    REPRÉSENTATIVES         281 


On  mène  fi:rand  bruit,  depuis  quelques  années, 
autour  de  ces  expériences  d'hérédité  discontinue  ; 
je  voudrais  seulement  avoir  montré,  dans  les  pages 
précédentes,  que  ces  expériences  n'ont  pas  la  portée 
qu'on  leur  attribue.  Elles  sont  certainement  très 
intéressantes  pour  les  horticulteurs  et  les  éleveurs, 
mais  elles  ne  nous  renseignent  pas  sur  l'hérédité 
proprement  dite.  J'ai  déjà^,  depuis  plusieurs 
années,  attiré  l'attention  sur  la  nécessité  de  dis- 
tinguer les  cas  d'hérédité  proprement  dite  et  les 
cas  de  contagion  par  l'élément  reproducteur  (la 
transmission  héréditaire  de  la  syphilis  ou  de  la 
tuberculose,  par  exemple,  si  elles  ont  vraiment  lieu  ; 
celle  de  la  pébrine  des  vers  à  soie,  dans  tous  les 
cas).  Que  ces  symbioses  de  certains  microbes  très 
petits  avec  les  cellules  des  divers  êtres  vivants 
soient  très  fréquentes,  cela  n'est  pas  pour  nous 
étonner;  plus  nous  avançons  dans  la  connaissance 
des  animaux  et  des  végétaux,  plus  nous  en  cons- 
tatons de  remarquables.  Et  du  moment  qu'un 
caractère  suit  la  règle  de  Mendel,  nous  pouvons 
raconter  son  histoire  comme  celle  d'une  diathèse 
et  supposer  que  ce  caractère  est  dû  à  un  microbe 
qui  infecte  les  éléments  reproducteurs  (sans  être 
pour  cela  touché  par  la  maturation  sexuelle).  Chose 
étrange,  toutes  les  fois  (|ue  nous  pourrons,  comme 
l'a  fait  M.  Cuénot,  appliquer,  avec  vraisemblance, 
à  la  narration  d'un  phénomène,  la  théorie  anti- 
1.  V.  Y  Unité  dans  Célrc  vivant,  p.  174. 

24. 


282  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

scienlifiqiie  des  particules  représentatives,  cela 
nous  prouvera  précisément  que  ce  phénomène 
n'est  pas  un  phénominc  d'hérédité,  mais  de  con- 
tagion. La  loi  de  Mendel  ne  nous  fait  faire  aucun 
pas  dans  la  connaissance  du  mécanisme  de  l'héré- 
dité ;  elle  ne  nous  renseigne  aucunement  sur  la 
manière  dont  la  fusion  du  spermatozoïde  et  de 
lovulo  détermine  les  propriétés  de  l'individu  nou- 
veau ;  elle  nous  apprend  seulement  que,  dans  ces 
deux  éléments  sexuels  complémentaires,  il  existe 
des  éléments  parasites  capables  de  transmettre  les 
diathèses  de  génération  en  génération.  .Mais,  je  le 
répète,  ce  n'est  pas  l'accumulation  de  ces  diathèses 
qui  nous  expliquera  la  formation  de  l'homme;  le 
phénomène  de  l'hérédité  amphimixique,  qui  fait 
qu'un  œuf  fécondé  microscopique  détermine  un 
homme  avec  son  admirable  mécanisme  et  son  cer- 
veau pensant,  n'est  aucunement  éclairé  par  la 
répartition  des  infections  entre  les  descendants 
d'ancêtres  pourvus  de  diathèses  dilférentes,  suivant 
le  calcul  des  probabilités.  A  ce  propos,  un  mot 
encore  en  terminant:  L'année  dernière  [Rev.  (jén. 
des  se,  30  septembre  1903j,  M.  Cuénot  m'a  fort 
courtoisement  reproché  d'avoir  parlé  des  caprices 
de  l'hérédité  amphimi.vique.  Je  m'étais  un  peu 
étonné,  à  cette  époque,  de  ms  voir  refuser  le  droit 
de  considérer  comme  capricieux  le  phénomène 
qui,  encore  aujourd'hui,  me  paraît  le  plus  capri- 
cieux des  phénomènes.  Je  trouve,  dans  le  récent 
article  de  cet  auteur,  l'explication  de  la  remarque 
de  M.  Cuénot  :    «  Pour  la  première  fois,  dit-il,  en 


TIIKOIUIÎ    DI-S    l>A^TI(:L'LE^;    [iEPI'.ÉSKNTATlVES         2S3 

liuliaiil  de  doiiiiôcs  cxpérinieiilales,  les  recherches 
nouvelles  ont  permis  (rinlroduirc  (hins  les  phéno- 
mènes héréditaires  la  /nrvisioii  maUiriuiilhiuc  cl  lu 
jiossiljilili'  du  prrciiii\  là  où  Von  nr  voi/ail  que 
linsnvdt'l  caprice.  »  {/icv.  (jrn.  des  se,  30  mars  190 i, 
p.  303.)  11  s'agit,  bien  entendu,  de  la  loi  de  Men- 
del  ;  mais,  d'abord,  celle  loi  ne  s'applique  qu'à  un 
petit  nombre  de  caractères  à  hcrcdilé  discontinue 
qu'il  appelle  mendéliens  et  que  je  préfère  nommer 
diathèscs;  ensuite,  même  en  ce  qui  concerne  la 
pigmentation  des  souris,  caractère  mendélien,  le 
résultat  des  accouplements  croisés  ne  peut  se  pré- 
voir avec  précision,  au  point  qu'on  puisse  afdrmer 
que  tel  petit  aura  telle  robe;  on  peut  seulement 
prévoir  que,  sur  un  grand  nombre  d'accouple- 
ments, il  y  aura  environ  tant  de  petits  de  telle 
couleur;  on  fait  celte  prévision  par  le  calcul  des 
probabilités  qui,  précisément,  autant  que  je  lai 
appris  aulrefoi:'.  s'applique  aux  cas  n'ayaul  d'au- 
tre règle  que  le  hasard. 


CHAPITRE  XIX 
L'ATTRACTION   SEXUELLE 


§  57,  L'amour. 

La  généralité  du  processus  de  la  reproduction 
sexuelle  m'a  amené  à  penser  que  le  phénomène 
même  de  la  vie  élémentaire  manifestée,  l'assimila- 
tion, contient  les  éléments  du  phénomène  sexuel; 
en  d'autres  termes,  que  la  substance  vivante  elle- 
même  est  bipolaire,  que  sa  molécule  contient  un 
pôle  mâle  et  un  pôle  femelle  et  qu'un  élément 
sexuel  mûr  ne  contient  plus,  au  lieu  de  molécules 
complètes,  que  les  pôles  de  même  nom  des  molé- 
cules de  l'individu  reproducteur;  par  conséquent, 
que  deux  éléments  de  sexe  opposé  et  de  même 
espèce  sont  complémentaires  et  se  complètent,  en 
effet,  dans  l'acte  de  la  fécondation  '. 

Cette  hypothèse  permet  de  concevoir,  par  de 
simples  comparaisons  physiques,  V  attraction 
sexuelle  qui  se  manifeste,  dans  toutes  les  espèces 
vivantes,  entre  éléments  de  sexe  contraire;  et,  quand 
les  individus  sont  unicellulaires.  il  n'y  a  aucune 
difficulté  de  plus.  Le  «  rut  desinfusoires  »,  comme 
disait  Balbiani,  se  réduit  à  une  attraction  directe 
entre  éléments  sexuels  mûrs. 

1.  V.  Traite  de  Inologic,  op.  cit.,  cliap.  iv. 


l'attraction  sexuelle  285 

Il  est  moins  facile  d'arriver,  en  partant  de  cette 
seule  considération,  à  la  compréhension  de  l'amour 
qui  se  manileste  entre  mâle  et  femelle  chez  les 
animaux  élevés  en  organisation. 

D'une  manière  générale,  on  peut  considérer 
comme  établi,  chez  tous  les  animaux  supérieurs, 
le  principe  de  la  génération  allornante  que  nous 
avons  signalée  précédemment  chez  les  Fougères 
(v.  §  54).  Dans  la  profondeur  des  tissus  de  l'indi- 
vidu, une  cellule,  que  l'on  peut  comparer  à  la  spore 
de  la  Fougère,  se  développe  en  donnant  lieu  à  un 
amas  cellulaire  comparable  au  Prothalle;  c'est  dans 
ce  Prolhalle,  parasite  chez  l'individu  qui  l'a  pro- 
duit, et  appelé  glande  génitale,  que  se  produisent 
les  éléments  sexuels  mûrs.  Le  dit  prothalle  se 
comporte,  d'ailleurs,  comme  un  parasite  et  influe 
sur  la  morphologie  de  son  hôte,  comme  la  larve 
d'insecte  cécidogène  sur  le  tissu  végétal  qu'elle 
habite;  on  donne  le  nom  de  caractères  sexuels 
secondaires  aux  modifications  causées  chez  l'indi- 
vidu par  l'influence  de  son  prothalle  parasite;  c'est 
par  ces  caractères  que  l'individu  portant  un  pro- 
thalle à  produits  mâles  (individu  mâle)  diffère  de 
l'individu  portant  un  prothalle  à  produits  femelles 
(individu  femelle). 

Chez  certaines  espèces,  les  choses  en  restent  là; 
les  oursins  mâles  vivent  sur  leurs  rochers,  côte  à 
côte  avec  les  oursins  femelles;  quand  les  produits 
génitaux  sont  mûrs,  ils  sortent  dans  la  mer  et  là, 
sous  l'influence  de  l'attraction  sexuelle,  les  sper- 
matozoïdes rencontrent  et  fécondent  les  ovules;  il 


286  LES   INFLUENCES    ANCESTRALES 

est  évident,  d'ailleurs,  que  des  millions  et  des  mil- 
lions d'éléments  sexuels  se  perdent  purement  et 
siniplement,et  se  détruisent  ou  sont  dévorés.  Dans 
ces  espèces,  le  mâle  ne  connaît  pas  la  femelle,  et 
il  ne  peut  naître  en  lui  aucun  sentiment  pour 
elle. 

Chez  les  animaux  plus  élevés  en  organisation,  il 
arrive,  au  contraire,  que  les  différences  sexuelles 
secondaires  prennent  un  caractère  particulier  et 
donnent  à  Tindividu  mâle  et  à  l'individu  femelle 
un  aspect  complémentaire^  analogue  à  celui  des 
éléments  sexuels  eux-mêmes  ;  chez  ces  animaux,  la 
fécondation  n'est  plus  livrée  au  hasard;  les  pro- 
duits mâles  sont  déposés  dans  une  cavité  spéciale 
oi^i  ils  ont  les  plus  grandes  chances  de  rencontrer 
les  produits  femelles.  Quelle  est  l'origine  ances- 
trale  de  celte  particularité?  Mystère!  Les  animaux 
qui  en  sont  doués  ont  été  trop  profondément  mo- 
difiés par  la  longue  habitude  de  la  copulation, 
pour  que  nous  puissions  trouver  en  eux,  aujour- 
d'hui, les  éléments  primitifs  de  cet  acte,  lequel, 
d'ailleurs,  je  le  répète,  n'est  pas  général,  n'est  pas 
fondamental  et  obligatoire. 

Peut-être,  chez  certaines  formes  ancestrales  sim- 
ples, l'évacuation  des  produits  d'un  certain  sexe  ne 
sefaisantpasnaturcllementcommechez  les  oursins, 
l'attraction  par  les  produits  de  sexe  opposé  aidait 
à  cette  évacuation  salutaire  ;  le  mâle  cherchait 
donc    un    soulagement  *     dans    le   voisinage   de  la 

1.  Car  la  présence  d'une  acciiniiilation  de  produits  so\lio1s 
dans  lin  individu  lui   est  douldurcusc  et  nuisible. 


l'attraction  sexuelle  287 

femelle  et  s'efToreait  nalurellement  de  rendre  ce 
voisinaire  plus  immédiat  en  se  servant,  comme 
toujours,  des  outils  ([u'il  avait  à  sa  disposition; 
c'est  ainsi  que,  vraisemblablement,  les  caractères 
sexuels  secondaires  des  espèces  copulatrices  ont 
pris  peu  à  peu  celte  apparence  dinslruments  com- 
plémentaires ;  la  sélection  naturelle  a,  d'ailleurs, 
développé  ces  caractères  spéciaux  par  lesquels  la 
fécondation  se  trouvait  assurée  d'une  manière  plus 
immédiate,  et  l'on  peut  même  s'étonner  que  la 
copulation,  évitant  la  perte  d'un  grand  nombre 
d'ovules  non  fécondés,  ne  se  soit  pas  imposée  pro- 
gressivement à  tout  le  règne  animal.  Il  est  vrai 
que,  chez  les  oursins,  par  exemple,  le  nombre  for- 
midable des  éléments  sexuels  lutte  victorieuse- 
ment contre  l'inexistence  du  processus  féconda- 
teur; et  puis,  nous  ne  connaissons  pas  assez 
riiistoire  naturelle  des  oursins  pour  avoir  le  droit 
d'affirmer  que.  aux  profondeurs  delà  mer,  certains 
êtres  nageurs  ne  favorisent  pas  la  fécondation  des 
œufs  d'oursin,  comme  les  insectes  assurent  la 
pollinisation  des  stigmates  des  fleurs. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  la  plus  ou  moins  grande 
vraisemblance  de  l'interprétation  que  nous  venons 
de  proposer  de  la  genèse  du  processus  copulateur, 
il  est  certain  que,  dans  la  lignée  ancestrale  des 
mammifères,  par  exemple,  l'habitude  de  la  copula- 
tion est  infiniment  ancienne;  et,  comme  toutes  les 
vieilles  habitudes,  elle  a  fini  par  se  fixer  dans  notre 
organisme,  indépendamment  de  toute  relation 
avec  son  utilité  primitive  ;  ce  qui  est  devenu  natu- 


288  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

rel  chez  les  individus,  ce  sont  les  appétits  copula- 
teurs  et  les  mouvements  qui  réalisent  la  copula- 
tion. L'amour  de  Thomme  pour  là  femme  est  aussi 
éloigné  aujourd'hui  de  son  origine  que  la  cons- 
cience morale  est  distincte  des  considérations 
utilitaires  qui  lui  ont  donné  naissance.  Et  de  même 
que  la  conscience  morale  peut  nous  dicter  des 
actes  contraires  à  la  satisfaction  de  nos  besoins 
immédiats,  de  même  l'amour,  habitude  ancestrale 
fixée,  actuellement  affaire  d'épiderme  et  de  con- 
tact voluptueux,  peut  aller  contre  son  objet  pri- 
mitif et  prendre  un  caractère  opposé  à  la  reproduc- 
tion, comme  dans  l'églogue  où  Virgile  chante  les 
ardeurs  désespérées  du  berger  Corydon. 

Ce  nouveau  sentiment  métaphysique,  se  mêlant 
dans  notre  mécanisme  à  d'autres  sentiments  éga- 
lement détournés  de  leur  origine,  le  sentiment 
moral,  le  sentiment  religieux,  le  sentiment  du 
beau,  etc.,  réalise,  indépendamment  de  toute  con- 
sécration reproductrice  ou  même  voluptueuse,  la 
plus  haute  chimère  dont  s'enorgueillisse  la  folie 
humaine,  l'amour  pur,  l'amour  chaste,  l'amour 
céleste  des  nonnes  et  des  saints  i. 

1.  L'amour  maternel,  (jui  a  pris  dans  l'espèce  humaine,  une 
si  haute  signification  morale,  n'a-t-il  pas  eu  comme  origine  pre- 
mière, chez  les  iemelles  de  mammilores,  le  souci  d'être  débar- 
rassées de  leur  lait;  chez  les  oiseaux  ce  serait  tout  autre  chose, 
et  d'ailleurs,  dans  un  très  grand  nombre  d'espèces  animales,  le 
sentiment  maternel  n'existe  pas;  les  parents  ne  connaissent  pas 
leurs  enfants. 


PREMIER   APPENDICE 


COMPLÉME.NT    AL    §   3. 

LES    FORMES    DE    L'ÉNERGIE 

La  première  acception  du  mot  travail  a,  sans  doute,  été 
purement  humaine  ;  un  homme  disait  qu'il  avait  travaillé  quand 
il  avait  réalisé,  au  prix  d'un  effort,  une  transformation  utile 
du  milieu  ambiant:  on  appelait  énergie  l'aptitude  de  chacun  à 
fournir  plus  ou  moins  do  besogne,  sa  capacité  de  ti'avail. 

Plus  tard,  on  imagina  d'employer  au  profit  de  l'homme 
certains  mouvements  naturels  ;  le  vent,  les  chutes  d'eau  nous 
dispenseront  d'écraser  nous-mêmes  notre  blé  ;  la  notion  de 
travail  s'étendit  à  des  machines  dont  le  fonctionnement  était 
utile  à  l'homme  ;  on  évalua  Vénerrjie  de  ces  systèmes  de  la 
nature  brute  ;  il  fut  possible  do  faire  cette  évaluation  avec  pré- 
cision, de  mesurer  le  travail  produit,  et  la  notion  d'énergie 
quitta  le  monde  humain  pour  entrer  dans  la  mécanique. 

Diverses  transformations  du  monde  ambiant  sont  utiles  à 
l'homme. 

Le  déplacement  plus  ou  moins  rapide  des  objets  les  uns  par 
rapport  aux  autres  produit  des  résultats  extrêmement  variés; 
on  réunit  ces  résultats  sous  la  dénomination  commune  de  tra- 
vail  mécanique. 

La  combustion  et  les  autres  transformations  d'ordre  chimique 
déterminent  : 

D'une  part,  des  phénomènes  calorifiques  que  l'homme  utilise 
soit  directement,  pour  se  chauffer,  soit  indirectement  pour 
produire  d'autres  phénomènes  chimiques  (cuisson  des  aUments, 
etc.)  ou  des  phénomènes  mécaniques  (machines  thermiques)  ; 

os 


290  LES  INFLUENCES   ANCESTRALES 

D'autre  part,  des  phénomènes  lumineux,  dont  l'iionimc  se 
sert,  soit  directement  pour  éclairer  les  objets  qui  l'entourent, 
soit  indirectement,  pour  produire  d'autres  phénomènes  chimi- 
ques (photographie  par  exemple); 

D'autre  part  encore,  des  phénomènes  électriques  que 
l'iiomnie  n'emploie  guère  directement  sauf  dans  certains  cas 
médicaux,  mais  qu'il  utilise  de  plus  en  plus  pour  la  production 
de  mouvement  ou  de  réactions  chimiques  nouvelles. 

Ainsi  donc,  en  se  servant  convenablement  d'une  combustion, 
on  peut  réaliser  des  transformations  suivant  tous  les  modèles 
connus  de  l'homme;  de  même,  un  phénomène  mécanique  peut 
donner  naissance  à  des  manifestations  calorifiques,  lumineuses, 
électriques,  chimiques;  la  chaleur  solaire  alimente  les  rivières 
et  les  torrents  en  transportant  l'eau  sur  les  sommets  ;  elle  fait 
pousser  les  arbres  dont  le  bois  nous  sert  ensuite  à  faire  du  feu. 
L'activité  du  monde  ambiant  se  compose  d'une  série  de  trans- 
formations de  modèles  différents;  on  donne  à  ces  divers 
modelés  de  transformations  le  nom  de  fermes  de  l'énergie. 

Les  savants  du  xix"^  siècle  ont  établi  l'équivalence  des  diverses 
formes  de  l'énergie  ;  ils  ont  appris  à  mesurer  en  nombre  précis 
la  valeur  particulière  de  chaque  transformation  d'un  modèle 
donné  et  ils  se  sont  ensuite  efforcés  de  montrer  qu'une  même 
quantité  d'une  certaine  forme  d'énergie,  se  trouve  toujours 
transformée  en  des  quantités  équivalentes  des  autres  formes 
d'énergie,  de  manière  que.  à  chaque  instant,  l'énergie  totale 
d'un  système  isoU  n'ait  pas  varié.  En  réalité,  c'est  cette  équi- 
valence même  qui  a  servi  à  évaluer  les  quantités  d'énergie 
autre  que  l'énergie  mécanique,  en  fonction  de  l'énergie  méca- 
nique, seule  mesurable  dans  le  système  fondamental  des  unités 
humaines.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  principe  de  la  conservation  de 
l'énergie  est  aujourd'hui  la  base  de  tous  les  calculs  scientifi- 
ques. 

11  faut  bien  remarquer  d'ailleurs  que,  au  cours  de  toutes  les 
recherches  de  plus  en  plus  précises  auxquelles  a  donné  lieu  le 
principe  d'équivalence,  la  notion  primitive  et  humaine  d'énergie 
s'est  légèrement  modifiée;  il  ne  s'agit  plus  aujourd'hui  de 
l'aptitude  d'un  système  à  fournir  à  l'homme  plus  ou  moins  de 
travail  ;  on  parle  couramment  de  Vénergie  utilisable  par  oppo- 


PREMIER   APPENDICE  291 

sition  avec  une  énergie  inutilisable  qui,  dans  l'ancienne  concep- 
tion, n'aurait  pas  eu  de  sons.  Cette  modification  a  été  néces- 
saire à  la  rigueur  du  principe  de  la  conservation  de  l'énergie 
dégagé  de  ses  entraves  humaines;  par  rappo7-t  à  l'homme  le 
principe  de  la  conservation  de  l'énergie  n'est  qu'une  loi  appro- 
chée à  laquelle  il  laut  joindre  comme  correctif  un  principe 
d'évolvtion  qui  domine  toute  la  physique.  J'ai  étudié  ces  ques- 
tions ailleurs',  je  me  contente  d'en  rappeler  ici  ce  qui  est 
nécessaire  à  la  compréhension  de  cette  question  qui  dissimule 
des  préoccii])ations  d'ordre  métaphysique  :  «  Les  phénomènes 
vitaux  reprcscntent-ils  une  forme  spéciale  de  l'énergie  ?  » 

Et  d'abord,  qu'cntend-on  par  forme  spéciale  de  l'énergie?  Il 
est  entendu  que  les  diverses  formes  de  l'énergie  connues  de 
l'homme  sont  transformables  l'une  dans  l'autre  et  que,  par 
conséquent,  rien  d'e-'isenlicl  ne  permet  de  les  séparer  dans  le 
monisme  universel:  ce  qui  les  distingue  c'est  l'aspect  de  leurs 
rapports  avec  l'homme,  c'est  la  manière  dont  l'homme  les  con- 
naît, et,  par  conséquent,  si  nous  n'attribuons  pas  au  point  de 
vue  humain  une  valeur  absolue,  rien  ne  nous  contraint  do 
limiter,  d'après  les  sensations  de  l'homme,  le  nombre  des  formes 
d'énergie.  La  bielle  d'une  machine  à  vapeur  reçoit  du  piston  un 
mouvement  alternatif  que  son  articulation  avec  la  manivelle 
transforme  en  un  mouvement  rotatoire  ;  le  mouvement  alter- 
natif de  va-et-vient  et  le  mouvement  rotatoire  méritent-ils  d'être 
appelés  des  formes  différentes  de  l'cnergio?  Je  me  rappelle 
avoir  éprouvé,  dans  mon  enfance,  une  grande  difficulté  à  com- 
prendre cette  ti-ansformation  de  mouvement  que  la  physique 
élémentaire  dont  je  disposais  n'expliquait  pas  sulfisamment 
(probablement  parce  que  l'auteur  avait  jugé  la  chose  trop 
claire  ,  et  je  n'ai  pas  oublié  la  joie  que  me  procura  la  vue  d'un 
appareil  de  remouleur  où  il  me  fut  possible  de  suivre  plusieurs 
jours,  avec  une  admiration  intense,  le  jeu  de  la  bielle  et  de  la 
manivelle.  Quant  au  jeu  de  l'excentrique,  je  ne  le  compris  que 
bien  plus  tard,  quand  je  vis  une  machine  à  vapeur.  Me  rappe- 
lant aujourd'iiui  combien  ces  mécanismes  m'ont  paru  extraor- 
dinaires, je  ne  puis  m'cmpôcher  de  me  demander   à  quoi  l'on 

I.  Les  Lois  naturelles,  Pari-;,  Alcan,  1904. 


292  LES    INFLUENCES   ANCESTRALES 

décidera  que  la  différence  entre  deux  modes  d'activité  est  suf- 
fisante pour  qiron  les  rapporte  à  des  formes  distinctes  de  l'éner- 
gie ;  la  régie  la  plus  ordinaire  est  que  toute  activité  qui  se 
transmet  se  transforme  plus  ou  moins  ;  qu'appolle-t-on  une 
l'orme  spéciale  d'énergie  ? 

Si  je  raconte  l'histoire  d'une  locomotive,  je  dis  que  la  com- 
bustion du  charbon,  par  l'intermédiaire  de  la  vapeur  d'eau, 
détermine  un  mouvement  de  va-et-vient  du  piston,  par  suite 
d'une  disposition  spéciale  de  la  machine  ;  ce  mouvement  de 
va-et-vient  se  transforme,  par  l'intermédiaire  d'un  mouvement 
rotatoire  et  du  frottement  des  roues  sur  les  rails,  en  un  mou- 
vement continu  de  translation  en  avant.  Ai-je  le  droit  d'établir 
entre  la  chaleur  et  le  mouvement  du  piston  qui  en  résulte  indi- 
rectement, une  ligne  de  démarcation  plus  profonde  que  celle 
que  j'établis  entre  le  mouvement  de  va-et-vient,  le  mouvement 
de  rotation  et  le  mouvement  de  translation?  Peut-être  ma  seule 
raison  d'agir  ainsi  vient-elle  de  ce  que  j'applique  primitive- 
ment la  même  dénomination  de  movvcment  à  dos  choses  aussi 
différentes  qu'un  va-et-vient,  une  rotation,  une  translation, 
phénomènes  qui,  en  réalité,  n'ont  de  commun  que  la  manière 
dont  nous  les  observons,  avec  nos  yeux,  tandis  que  nous  son- 
tons  la  chaleur  par  un  autre  procédé.  C'est  toujours  le  point  de 
vue  humain. 

Autre  chose.  Nous  appelons  forme  d'énergie  un  modèle  de 
transformation.  Si  cela  est,  pouvons-nous  parler  d'énergie 
atcumvlée  sous  une  certaine  forme?  Y  a-t-il  une  définition 
statique  des  formes  d'énergie? 

Voici  un  litre  d'eau  suspendu  à  un  mètre  au-dessus  d'un 
point  donné.  Si  ce  litre  d'eau  descend  d'un  mètre  il  aura 
accompli  un  certain  travail  facile  à  calculer  ;  mais  ce  travail, 
l'accomplira-t-il  forcément  sous  forme  mécanique  de  chute? 
Serait-il  al)surde  de  supposer,  par  exemple,  qu'une  partie  de  ce 
travail  se  manifestera  directement  sous  forme  calorique  par 
une  évaporation  suivie  d'une  condensation  au  niveau  d'une 
paroi  froide? 

Ce  que  nous  permet  d'établir  le  principe  de  la  conservation 
dé  l'énergie,  c'est  une  relation  entre  l'état  initial  et  l'état  final 
d'un  système,  sans  aucune  allusion  aux  formes  des  phénomènes 


PREMIER   APPENDICE  293 

intermédiaires.  Et  encore,  l'état  final  et  l'état  initial  sont-ils 
suscoptiblos  d'une  description  vraiment  statique?  Ce  mot  sta- 
tique est  daiigereuv  et  correspondu  des  idées  fausses  dans  l'es- 
prit de  beaucoup  de  pliilosoplios. 

Si  l'on  se  place,  par  exemple,  dans  la  théorie  cinétique,  l'as- 
pect statique  d'un  système  est  simplement  la  conséquence  de 
cette  particularité  que  la  nature  des  mouvements  qui  s'y  pro- 
duisent ne  subit,  pendant  qu'on  les  observe,  aucune  transfor- 
mation, mais,  d'après  la  forme  qu'ont  ces  mouvements  au  moment 
où  on  observe  un  iHat  du  système,  on  ne  peut  prévoir  le  modèle 
de  transformulidn  qui  suivra  lorsque  les  circonstances  change- 
ront; on  peut  seulement  calculer  la  quantité  d'énergie  qui 
deviendra  disponible  dans  certaines  circonstances.  Les  considé- 
rations relatives  aux  formes  d'ènerfjie  n'ont  qu'un  intérêt  secon- 
daire, se  rapportant  à  des  phénomènes  advenlifs. 

Voici,  par  exemple,  une  chute  d'eau  à  débit  constant;  cotte 
chute  d'eau  est  entretenue  indirectement  par  l'énergie  solaire; 
je  remploie  à  faire  tourner  une  turbine  qui  actionne  une  dynamo 
et  je  me  sers  du  fonctionnement  de  cette  dynamo  pour  charger 
un  accumulateur.  Qu'ai-je  accumulé  dans  mon  accumulateur? 
l'énergie  solaire,  l'énergie  de  la  chute  d'eau,  l'énergie  de  la  tur- 
bine ou  l'énergie  électrique? 

Mon  accumulateur  chargé  présente  la  particularité  qu'il  est 
susceptible  d'une  description  statique  commode;  l'ensemble  des 
phénomènes  que  je  viens  de  décrire  a  pour  résultat  la  fabrica- 
tion de  peroxyde  de  plomb;  j'aurais  pu  obtenir  la  même  fabri- 
cation par  d'autres  procédés.  De  même,  je  puis  utiliser  l'énergie 
accumulée  sous  cette  forme  particulière,  soit'en  faisant  restituer 
l'électricité  par  mon  accumulateur,  soit  en  transportant  ailleurs 
mon  peroxyde  de  plomb  et  on  l'employant  à  tel  usage  que  je 
voudrai.  Entre  ces  deux  étapes  du  phénomène,  chaleur  solaire 
et  peroxyde'  de  plomb,  j'ai  pu  décrire  un  certain  nombre  d'in- 
termédiaires, évaporation  de  l'eau,  condensation,  chute  d'eau, 
turbine,  dynamo,  mais  je  n'ai  aucune  raison  de  supposer  que 
ces  intermédiaires  ont,  en  dehors  du  point  de  vue  humain,  une 
importance  plus  grande  que  d'autres  intermédiaires  que  je  né- 
glige parce  que  je  ne  les  connais  pas. 

On  a  l'habitude  do  dire  qu'on  accumule  de  l'électricité  dans 

25. 


294  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

raccumulateur,  parce  qu'on  so  sert  ordinairement  de  l'accnniu- 
lateur  pour  restituer  des  courants  électriques,  mais  on  pourrait 
s'en  servir  pour  toute  autre  chose.  De  plus,  on  pourrait,  au  lieu 
d'un  accumulateur  à  lames  de  plomb,  employer  un  appai-eil  qui 
ferait  une  toute  autre  synthèse  chimique.  Donc,  d'une  part,  le 
même  accumulateur  peut  ôtre  utilisé  pour  produire  diverses 
formes  d'énergie,  d'autre  part,  les  mômes  formes  d'énergie  peu- 
vent déterminer'dans  des  accumulateurs  différents  des  synthèses 
chimiques  toutes  différentes.  On  voit  tout  ce  qu'a  de  contingent 
la  considération  des  formes  d'énergie. 

Dans  ce  cas  des  substances  chimiques,  on  emploie  la  même 
expression,  synthèse  chimique,  pour  raconter  la  formation  de 
corps  diff'érents;  de  môme  pour  le  va-et-vient,  la  rotation  et  la 
translation,  nous  avions  employé  le  seul  mot  mouvement.  La 
môme  question  se  pose  donc,  quoiqu'il  s'agisse  maintenant  de 
magasins  statiques  d'énergie.  Y  a-t-il  des  raisons  pour  donner 
une  dénomination  unique  à  tous  les  magasins  d'énergie  chimique? 
Il  est  facile  du  moins,  si  l'on  prend  cette  détermination,  d'ac- 
coler à  chaque  magasin  à'énergie  chimique  une  dénomination 
particulière,  spécifique,  savoir,  précisément,  le  nom  de  Vespêce 
chimique  considérée. 

Toutes  ces  considérations,  un  peu  subtiles  il  faut  l'avouer, 
ne  sont  pas  inutiles  à  l'examen  delà  question,  que  se  sont  posée 
certains  savants,  de  savoir  si  l'on  peut  trouver  dans  la  vie  une 
forme  d'énergie  particulière.  L'observation  la  plus  élémentaire 
nous  prouve  que  les  êtres  vivants  des  diverses  espèces  se  dis- 
tinguent, non  seulement  par  leur  forme,  mais  par  leur  mode 
d'activité  :  chacun  agit  suivant  sa  nature  et,  si  l'on  fait  abstrac- 
tion des  dilïérences  individuelles  qui  sont  pourtant  loin  d'être 
négligeables,  il  faudra  du  moins  se  résoudre,  dans  une  première 
approximation,  à  admettre  l'existence  d'autant  de  modèles  de 
transformation  d'activité  qu'il  y  a  à!cspèces  animales  et  végétales. 
Chacun  de  ces  modèles  est  extrêmement  complexe  et  nous  ne 
pouvons  actuellement  donner  d'aucun  d'eux  une  description 
totale  qui  nous  permette  de  prévoir  quel  sera  son  mode  d'ac- 
tivité dans  des  circonstances  données. 

Y  a-t-il  quelque  chose  de  commun  à  toutes  ces  formes  spéci- 
fiques d'activité?  Cela  est  vraisemblable  n  priori  puisque  nous 


PREMIER   APPENDICE  295 

savons  ordinairement  et  sans  difficultc  déclaror  que  tel  objet  est 
un  (^tro  vivant,  que  tel  autre  objet  est  un  corps  brut:  notre 
premier  but  doit  donc  ^tre  de  rechercher  à  quel  caractère  nous 
reconnaissons  que  des  mécanismes,  aussi  difl'érents  qu'un  han- 
neton, un  ver  de  terre  et  un  navet,  méritent  la  dénomination 
conmiuno  d'ùtrc  vivants.  Ce  caractère  nous  ne  le  trouvons  évi- 
demment pas  dans  les  résultats  exlévicurs  de  l'activité  de  ces 
trois  espèces  considérées  comme  des  transformateurs  d'activité; 
ces  résultats  extérieurs  sont  en  eflet  spécifiques  et  ne  présen- 
tent aucun  caractère  do  généralité. 

Un  homme  consomme  certains  aliments  et  fournit  du  travail 
d'homme  ;  un  ver  de  terre  consomme  dos  aliments  difl'érents 
et  fournit  un  travail  différent.  Ce  qu'il  y  a  de  commun  à  ces 
deux  cas  c'est  donc  qu'un  certain  travail  résulte,  dans  chacun 
d'eux,  d'une  certaine  dépense,  mais  on  peut  en  dire  autant  de 
n'importe  (luelle  machine  qui  n'est  pas  vivante. 

Dans  une  maciiine  à  vapeur,  on  trouve  une  vérification  du 
principe  de  la  conservation  de  l'énergie,  c'est-à-dire  que  le 
travail*  extérieur  total  représente  la  valeur  des  matériaux 
consommés,  sauf  une  petite  quantité,  variable  avec  les  machines, 
et  qui  a  eu  pour  effet  de  déterminer  une  modification  intérieure 
de  la  machine.  La  même  chose  se  retrouve  dans  un  être 
vivant  ;  le  travail  extérieur  fourni  représente  la  valeur  des 
matériaux  consommés,  sauf  une  quantité,  variable  avec  les 
espèces,  avec  les  individus,  et  même  avec  l'àgc  des  individus, 
et  qui  a  eu  pour  effet  de  déterminer  une  modification  intrrieure 
de  l'être  vivant. 

On  dit  qu'un  animal  est  adulte  quand  cette  modification  inté- 
rieure est  peu  sensible  pour  une  grande  quantité  de  transfor- 
mations extérieures  ;  considérons  par  exemple  un  homme  dans 
la  force  de  l'âge  ;  nous  pouvons  rester  un  mois  sans  le  voir, 
nous  ne  trouverons  pas  qu'il  se  soit  sensiblement  modifié,  et 
cependant  il  aura,  pendant  ce  mois,  fourni  le  travail  de  sa 
profession,  fabrique  de  l'acide  carbonique,  de  l'urine,  etc.,  en 
consommant  de  l'oxygène  et  des  aliments  variés.   Si  nous  nous 

1.  Il  est  bien  entendu  que  le  mot  travail  représente  ici,  évaluées  en  une 
unité  commune,  toutes  les  formes  d'énergie  restituées  par  la  machine  (cha- 
leur, fumée,  etc.) 


296  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

bornions  à  l'étude  des  êtres  adultes,  nous  aurions  de  la  peine 
à  trouver  la  caractéristique  commune  des  êtres  vivants,  chacun 
d'eux  se  comportant  seulement  comme  un  transformateur 
d'activité  d'un  modèle  tout  spécial.  Puisqu'il  n'est  pas  possible 
d'établir  de  parité  entre  les  transformations  extérieures  déter- 
minées par  les  diverses  espèces  vivantes,  nous  devons 
chercher  le  quid  proprium  qui  caractérise  la  vie  dans  les 
transformations  inférievres  qui  accompagnent  l'activité  vitale,  et 
il  est  logique  de  s'attaquer  pour  cela  aux  époques  de  l'existence 
individuelle  pendant  lesquelles  ces  transformations  intérieures 
sont  le  plus  sensibles,  c'est-à-dire  de  choisir  tout  autre  état  que 
l'état  adulte. 

A  l'état  adulte,  on  pourrait  écrire  l'équation  :  «  L'énergie 
consommée  par  l'individu  égale  l'énergie  transformée  par  lui 
et  restituée  à  l'extérieur,  à  très  peu  de  chose  près  »  ;  c'est  préci- 
sément ce  correctif  «  à  très  peu  de  chose  près  »  qui  va  nous 
être  utile  maintenant,  car  ce  sont  les  petites  variations  de 
l'individu  qui,  s'accumulant  au  cours  des  temps,  nous  permet- 
tront de  caractériser  la  vie. 

Appliquons,  par  exemple,  le  principe  de  la  conservation  de 
l'énergie  à  l'ensemble  des  transformations  produites  par  un 
homme  depuis  l'âge  d'un  an  jusqu'à  l'âge  de  trente  ans;  nous 
pourrons  écrire  : 

«  L'énergie  consommée  par  l'individu  depuis  l'âge  d'un  an 
jusqu'à  l'âge  de  trente  ans,  égale  l'énergie  transformée  par  lui 
et  restituée  par  lui  pendant  ces  vingt-neuf  ans,  augmentée  d'une 
certaine  quantité  qui  représente  la  différence  entre  l'énergie 
emmagasinée  dans  l'homme  de  trente  ans  et  l'énergie  emma- 
gasinée dans  l'enfant  d'un  an.  » 

Entre  l'homme  de  trente  ans  et  l'enfant  d'un  an.  les  diffé- 
rences sont  multiples  :  elles  se  manifestent,  tant  dans  le  méca- 
nisme que  dans  la  quantité  do  substance  constitutive  et,  suivant 
les  tendances  de  l'observateur,  il  sera  plus  immédiatement 
frappé  par  telle  ou  telle  de  ces  différences.  Non  seulement 
l'homme  est  plus  gros  que  l'enfant,  mais  il  est  une  machine 
tout  autre  qui  fonctionne  d'une  manière  tout  autre. 

Nous  devons  répéter  ici  ce  que  nous  avons  dit  précédem- 
ment pour   les  accumulateurs  électriques  ;   un   accumulateur, 


PREMIER   APPENDICE  297 

chargé  par  un  courant  électrique  peut,  dans  certaines  condi- 
tions, restituer  un  courant  éloctiique,  mais  il  peut,  dans 
d'autres  conditions,  rendre,  sous  une  forme  tout  autre,  l'éner- 
gie qu'il  a  emmagasinée,  et,  ce  qui  est  important  au  point  de 
vue  de  l'évaluation  de  cette  énergie,  ce  n'est  pas  le  dispositif 
mécanique  de  l'accumulateur,  mais  la  quantité  de  substance 
chimique  dont  il  est  charge. 

De  même  un  homme  de  trente  ans^  résidu  de  trente  ans  de 
travail  d'homme,  peut,  dans  certaines  circonstances,  continuer 
à  fournir  du  travail  d'homme  ;  mais  il  peut  aussi,  s'il  lui  arrive 
un  accident  objectivement  peu  important,  l'écrasement  du  nœud 
vital  par  exemple,  devenir  un  transformateur  dune  tout  autre 
nature  dans  lequel  le  principe  de  la  conservation  de  l'énergie 
ne  cesse  pas  de  s'appliquer. 

Ce  qui  est  donc  important,  au  point  de  vue  de  l'évaluation  de 
l'énergie  accumulée  dans  l'individu,  c'est,  lion  pas  le  mécanisme 
même  de  l'homme,  mais  la  quantité,  la  nature  et  la  disposition 
des  substances  chimiques  qui  le  constituent. 

Ainsi,  même  en  nous  plaçant  au  point  de  vue  énergétique, 
nous  sommes  amenés  à  considérer  connue  un  phénomène  de 
première  importance  la  fabrication  des  substances  chimiques 
constitutives. 

Non  pas  que  la  structure  du  mécanisme  ne  soit  également  fort 
digne  d'étude;  nous  avons  vu,  au  contraire,  que  le  point  le 
plus  intéressant  de  la  biologie  est  la  constatation  du  parallé- 
lisme établi  entre  la  structure  individuelle  et  la  composition 
chimique.  Retenons  seulement  ceci,  que  la  recherche,  au  point 
de  vue  énergétique,  de  quelque  chose  de  commun  à  tous  les 
êtres  vivants,  nous  a  conduits  à  une  formule  chimique.  Nous 
avons  vu  précédemment  ce  qu'il  j'  a  de  commun  aux  formules 
chimiques  dçs  diverses  espèces  animales  et  végétales. 

Ceci  nous  ramène  à  notre  question  initiale  dont  nous  nous 
sommes  un  peu  écartés,  nous  devons  l'avouer.  Peut-on  trouver 
dans  la  vie  une  forme  spéciale  de  l'énergie  ?  Si  l'on  accepte  de 
considérer  autant  de  formes  d'énergie  qu'il  y  a  d'espèces  chi- 
miques, la  réponse  n'est  pas  douteuse;  il  y  a  autant  de  formes 
spéciales  d'énergie  que  d'espèces  vivantes,  puisque  chaque 
espèce  vivante  a  certainement  son  activité  chimique  propre.  Si 


298  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES 

l'on  convient  au  contraire  de  réunii-  sous  rappellation  com- 
mune d'énergie  chimique  toutes  les  formes  spécifiques  d'énergie, 
le  problème  se  pose  de  savoir  : 

1°  Si  les  énergies  spécifiques  des  diverses  espèces  vivantes 
peuvent  être  considérées  comme  entrant  dans  le  cadre  général 
de  Ténergie  chimique,  ou  si  elles  s"en  distinguent  d'une  cer- 
taine manière  ; 

2°  Si,  (dans  le  cadre  de  l'énergie  chimique  ou  en  dehors  de 
ce  cadi'e  suivant  la  réponse  à  la  première  question),  toutes  les 
énergies  spécifiques  méritent  d'être  réunies  sous  une  dénomi- 
nation commune  d'énergie  vitale. 

Quand  on  se  place  au  point  de  vue  de  la  conservation  de 
l'énergie,  on  n'a  pas  à  s'occuper  des  manifestations  intermé- 
diaires, et  l'on  se  contente  de  comparer  l'état  initial  et  l'état 
final  ;  au  contraire,  pour  résoudre  les  deux  questions  précé- 
dentes, il  faut  observer  à  chaque  instant  les  manifestations  de 
tout  ordre  de  l'activité  vitale.  De  même,  au  point  de  vue  de  la 
conservation  de  la  matière,  on  se  borne  souvent  en  chimie  h 
constater  que  tous  les  matériaux  qui  sont  entrés  en  jeu  dans 
une  réaction  se  retrouvent  dans  ses  produits  ;  il  n'en  est  pas 
moins  intéressant  de  constater  les  manifestations  calorifiques, 
lumineuses,  électriques,  qui  accompagnent  ces  réactions.  Quel- 
ques auteurs  ont  prétendu  que  toutes  les  activités  vitales  ont 
pour  conséquence  commune  la  production  de  certains  phéno- 
mènes physiques  qui  n'appartiennent  pas  à  la  nature  brute;  un 
ouvrage  a  été  intitulé  :  La  vie,  mode  de  mouvement^.  La  décou- 
verte récente  des  radiations  \  a  donné  à  ces  idées  une  vogue 
passagère,  quoique  ces  radiations  spéciales  puissent  tirer  leur 
origine  aussi  bien  de  corps  bruts  comprimés  que  d'êtres 
vivants. 

Nous  ne  connaissons  pas  de  réaction  chimique  qui  ne  s'accom- 
pagne pas  de  phénomène  physique  ;  on  peut  même  affirmer  que 
les  phénomènes  physiques  sont  différents  suivant  la  nature 
chimique  des  corps  qui  réagissent  ;  telle  réaction  donne  de  la 
lumière  bleue,  telle  autre  de  la  lumière  rouge  ;  il  y  a  donc  des 
radiations  de  longueurs  d'onde  variées  et  qui  correspondent  à 

1.  PfiÉAi'BERT.  Paris,  F.  Alcau. 


PREMIER  APPENDICE  299 

dos  réactions  diiiiiiques  bien  déterminées  ;  si  les  réactions 
vitales  s'accompagnent  de  radiations  dont  les  longueurs  d'onde 
sont  comprises  entre  certaines  limites,  cela  prouvera  simple- 
ment, cliez  les  substances  vivantes,  l'existence  d'une  particu- 
larité chimique  spéciale,  ce  dont  personne  ne  doute  puisque  les 
substances  vivantes  se  dislingyent  des  substances  brutes. 

Au  fond,  derrière  ces  recherches,  se  cachent  des  préoccupa- 
tions peu  scientifiques  et  qui  correspondent,  si  je  ne  me 
trompe,  à  une  erreur  de  métiiode. 

Lorsqu'au  lieu  de  Umiter  notre  observation  à  des  êtres 
vivants  autres  que  nous,  nous  nous  observons  nous-mêmes, 
nous  constatons  cette  particularité  spéciale  de  notre  mécanisme 
qui  fait  que  nous  pouvons  observer  et  réfléchir  ;  et  au  lieu  de 
nous  borner  à  la  constater,  nous  avons  la  préoccupation  méta- 
physique de  l'expliquer  ;  nous  ne  pouvons  savoir  si  cette  parti- 
cularité existe  en  dehors  de  nous,  mais  nous  avons  une  tendance 
à  croire,  pour  des  raisons  de  similitude,  qu'elle  existe  chez  nos 
semblables  et  qu'elle  manque  aux  substances  brutes  ;  aussi  ne 
sommes-nous  pas  fâchés  de  croire  qu'une  manifestation  d'ordre 
physique  nous  distingue  des  corps  bruts,  correspondant  à 
cette  pensée  dont  nous  nous  supposons  seuls  propriétaires. 

Qu'il  y  ait  une  relation  de  cause  à  effet  entre  notre  activité 
vitale  et  les  radiations  qui  peuvent  émaner  de  nous,  cela  ne 
me  paraît  pas  douteux,  pas  jjIus  que  je  ne  puis  révoquer  en 
doute  la  liaison  qui  existe  entre  la  combustion  et  la  détonation 
de  la  poudre  ;  mais  que  ces  émanations  constituent  un  trans- 
port de  notre  pensée,  cela  me  paraît  n'être  pas  encore  démon- 
tré ;  de  même,  quoique  j'entende  de  loin  le  sifflet  de  la 
locomotive,  je  n'ai  pas  la  prétention  de  croire  que  ce  bruit  me 
renseigne  sur  le  mode  d'activité  actuelle  de  cette  machine'. 
Cependant  la  merveilleuse  invention  appelée  phonographe  peut 
laisser  espérer  la  découverte  d'un  appareil  encore  plus  mer- 
veilleux qui  serait  le  phrènographc  ;  je  ne  sais  pas  si  cela  se 
réalisera,  mais  môme  alors  que  cette  découverte  serait  réalisée, 
cela  ne  prouverait  pas  que  les  radiations  humaines  représentent 

1.  En  d'autres  termes,  la  relation  qui  existe  entre  les  phénomènes  psy- 
chiques et  les  radiations  émanées  de  l'homme  est  peut-être  très  compliquée 
au  lieu  d'être  simple  el  immédiate  comme  le  pensent  quelques-uns. 


300  LES   INFLUENCES  ANCESTRALES 

une  forme  spéciale  d'énergie  :  la  voix  humaine  n'est  pas  d'une 
autre  essence  que  les  vibrations  sonores  issues  de  corps  bruts. 

Or,  si  les  radiations  humaines  ne  diffèrent  des  autres  radia- 
tions que  par  leur  longueur  d'onde,  elles  entrent  dans  le  cadre 
de  la  physique  des  corps  bruts  ;  l'influx  nerveux  paraît  avoir,  à 
la  vérité,  une  vitesse  de  propagation  très  spéciale,  mais  cette 
vitesse  est  peut-être  simplement  caractéristique  du  degré  de 
viscosité  de  la  substance  du  nerf;  de  même  le  son  se  propage 
avec  des  vitesses  différentes  dans  divers  milieux.  Si  donc 
l'on  tient  absolument  à  décider  qu'il  y  a,  dans  les  êtres  vivants, 
une  énergie  particulière,  il  faudra  se  rabattre  sur  des  choses 
non  observables  et  déclarer,  par  exemple,  que  les  mouvements 
intramoléculaires  des  substances  vivantes  diffèrent  de  tous  les 
autres  mouvements  ;  mais  cette  affirmation  n'aura  rien  de  scien- 
tifique ;  elle  pourra  peut-être  conduu-e  à  des  considérations 
verbales,  mais  ce  sera  tout  ;  c'est  ainsi  que  le  docteur  Bard  a 
démontré  (?)  le  fait  suivant  :  La  vie  est  une  force  (?)  à  direc- 
tion circulaire  (?  !). 

Je  demande  pardon  au  lecteur  d'insister  si  longuement  sur 
ces  considérations  qui  paraissent  étrangères  au  sujet  de  ce 
volume  ;  elles  ne  sont  pas  inutiles  à  la  compréhension  du  pro- 
blème des  influences  ancestrales  et  il  m'a  paru  indispensable 
de  les  exposer  longuement  à  cause  de  la  tendance  au  mysti- 
cisme qui  semble  avoir  envahi  tant  de  cerveaux  à  l'aurore  du 
vingtième  siècle. 


DEUXIÈME   APPENDICE 


L'INFLUENCE  ANCESTRALE  OU   MILIEU   MARIN 

Que  la  vie  soit  un  phcnomène  aquatique,  personne  n'en  a 
jamais  douté;  l'assimilation  ne  peut  pas  plus  se  passer  deau 
qu'elle  ne  peut  se  passer  d'oxygène  et  de  corps  azotés  et  car- 
bonés; que  cela  se  soit  toujours  passé  ainsi,  il  est  difficile  de 
ne  pas  l'admettre,  et,  par  conséquent,  on  doit  penser  que  la 
vie  a  apparu  dans  l'eau.  M.  Quinton  vient  de  le  démontrer  dans 
un  gros  livre;  il  s'est,  en  outre,  demandé  dans  quelle  eau?  A 
cela  personne  n"a  jamais  répondu;  on  ne  sait  même  pas  (et  je 
crois  qu'on  ne  saura  jamais''^  si  la  vie  a  apparu  en  un  ou  plu- 
sieurs points  de  notre  globe  et  si  l'on  peut  considérer  les  êtres 
actuels  comme  descendant  d'un  ou  de  plusieurs  ancêtres  dis- 
tincts. M.  Quinton  affirme  que  la  vie  a  apparu  dans  la  mer  et 
s'appuie  pour  cela  sur  le  fait  qu'il  y  a  du  sel  marin  dans  tous 
les  milieux  intérieurs  des  êtres  qu'il  a  analysés;  il  va  plus 
loin;  il  annonce  que  le  milieu  intérieur  des  êtres  actuels  est 
de  l'eau  de  mer,  plus  ou  moins  diluée  suivant  les  cas  ;  et  il  con- 
sidère ce  fait  (?)  comme  résultant  d'une  conservation  mysté- 
rieuse du  milieu  vital  phimitif;  c'est  même  là  qu'est  le  nœud 
de  sa  démonstration  de  l'origine  marine  de  la  vie.  Cette  dilu- 
tion, qui  conserve  uniquement  les  proportions  du  mélange  de 
sels  de  l'eau  de  mer,  est  vraiment  bien  curieuse;  il  me  semble 
môme  que,  dans  un  grand  nombre  de  cas,  le  fait  ne  doit  se 
vérifier  que  si  l'on  convient  de  diluer  l'eau  de  mer  dans  une 
eau  contenant  déjà  certains  sels,  des  sulfates,  par  exemple,  pour 
l'algue  barégine  ou  les  sulfobactéries.  Et  cela  admis,  il  n'est  pas 
besoin  de  faire  des  mesures;  on  pourra  toujours  déterminer  un 

26 


302  LES   INFLUENCES   ANCESTRALES    • 

liquide  qui,  ajouté  à  une  certaine  quantité  d'eau  de  mer,  repro- 
duise le  milieu  salin  de  l'être  vivant  considéré 

Je  suppose  même,  ce  qui  n'a  pas  lieu,  que,  dans  tous  les 
milieux  intérieurs  des  êtres  vivants,  on  trouve  de  l'eau  de  mer 
et  uniquement  de  l'eau  de  mer  pure?  Ce  serait  de  l'eau  de  mer 
actuelle  ;  or,  qui  nous  dira  la  teneur  en  sels  des  mers  silu- 
riennes? Alors  que  tout  a  évolué,  la  salure  de  la  mer  aurait- 
elle  seule  conservé  ses  proportions  initiales?  Il  me  semble  que 
les  sels  dissous  dans  la  mer  proviennent  des  roches  qu'ont 
lavées,  depuis  l'origine,  les  eaux  fluviales  ou  maritimes  et  que, 
par  conséquent,  l'eau  de  mer  a  dû  varier  étrangement,  tant 
pour  la  concentration  que  pour  la  proportion  des  divers  sels. 
A  moins  que  la  mer  n'ait  été  créée  salée?  Le  bon  Rabelais  en 
donne  d'ailleurs  une  explication  cliarmante  :  «  Le  philosophe 
raconte,  en  mouvant  la  question  pourquoi  c'est  que  l'eau  de 
mer  est  salée,  que  au  temps  que  Phébus  bailla  le  gouverne- 
ment de  son  chariot  lucifique  à  son  fils  Phaéton,  le  dit  Phaé- 
ton,  mal  appris  en  l'art  et  ne  scavant  ensuivre  la  ligne  éclip- 
tique  entre  les  deux  tropiques  de  la  sphère  du  soleil,  varia  de 
son  chemin,  et  tant  approcha  de  terre  qu'il  mit  à  sec  toutes  les 

contrées  subjacentes Adoncq,   la    Terre  l'ut  tant  chauffée 

qu'il  lui  vint  une  sueur  énorme,  dont  elle  sua  toute  la  mer,  qui 
par  ce  est  salée;  car  toute  sueur  est  salée.  »  {Pantagruel,  liv.  II, 
rha|).  i[).  Et  cette  siicw  provenait  naturellement  du  milieu 
intérieur  do  la  terre  qui  était  de  l'eau  de  mer  comme  tous  les 
milieux  intérieurs!  11  n'y  a  rien  de  nouveau  sous  le  soleil! 


TABLE   DES   MATIÈRES 


l'ages 

Di^nicACE  A  Emile  Lacoir v 

INTRODUCTION 

La  narration  historique 1 

PREMIER  LIVRE 
LIGNÉE    ET  VARIATION 

§  1.  Plan  du  premier  livre .  21 

CHAPITRE  PREMIER.  —  Les  divers  points  de  vue  dans 

l'étude  de  la  vie 23 

.!;  2.    Pas   de   caractère  physique   commun    aux   êtres 

vivants 23 

§  3.  Le   point  de  vue  énergétique 2.") 

S  4.  Le  point  de  vue  morpliolo?;ique 29 

CHAPITRE  II.  —  Le  point  de  vue  chimique 34 

§  5.  Hérédité  et  assimilation 3i 

§  6.  Qu'est-ce  qu'une  loi  approchée? 37 

S  7.  La  destruction  chimique.. .39 

S  8.  La   variation  chimique 41 

§  9.  La  variation  transmise 42 

§  10.  La  variation  est  lente 48 

CEIAPITRE  III.  —  Le  point  de  vue  mécanisme.   ...  51 

§  11.  Le  mécanisme  individuel 51 

§  12.  Le  priticipe  de  Lamarck 53 

§  13.  La  succession  des  individus 57 


304  TABLE    DES   MATIÈRES 

§  14.  Lamarckiens  et  DanvinieiTi 61 

§  15.  Hérédité  ot  éducation 63 

§  16.  Le  squelette 65 

§  17.  Los  caractères  individuels G6 

CHAPITRE  IV.  —  La  reproduction  sexuelle 70 

S  18.   Impossibilité  de  prévoir  le  résultat  d'un   croise- 
ment   70 

§  19.  Parasitisme  et  symbiose 74 

CHAPITRE  V.  —  Les  caractères  psychiques 76 

§  20.  Le  langage  psychologique 76 

§  21.  Instincts  et  intelligence 89 

DEUXIÈME   LIVRE 

LES  CONSÉQUENCES  INDIVIDUELLES  ET  SOCIALES 
DE  LA  CONTINUITÉ  DES  LIGNÉES 

§  22.  Plan  du  deuxième  livre 83 

CHAPITRE  VI.  —  La  canalisation  du  hasard 87 

§  23 87 

PREMIÈRE  PARTIE  DU  LIVRE  II 

LE   DÉVELOPPEMENT   ANCESTRAL  DE   L'ÉGOÏSME. 
ORIGINE  DE  LA  LOGIQUE 

CHAPITRE  VII.  —  Individu  et  expérience 102 

^^§  24.  L'individu  dans  le   milieu 102 

§  25.  L'expérience 107 

CHAPITRE  VIII.  —  L'instinct  de  la  conservation.  .   .  111 

§  26.  Des  bactéries  à  l'homme 111 

§  27.  Le  renouvellement  du  milieu  intérieur 115 

§  28.  L'alimentation 119 

§  29.  Les  conditions  physiques 124 


TABLE   DES  MATIÈRES  305 

Pages 
CHAPITRt;  IX.  —  Les  relations  de  l'animal  avec  l'am- 
biance   129 

S  ."ÎO.  Loxpoi'icnce  dépend  du  jieni-o  do  vie 129 

v^  '.M.  L'oxpôrienco  de  la  pesanteur l'?0 

§  32.  L'expérience  des  corps  solides 132 

§  33.  La  douleur i:î8 

CHAPITRE  X.  —  La  peur l'iO 

§  3i.  La  conscience  salutaire  du  danger 140 

§  35.  La  peur  mystique  et  l'origine  des  dieux    ....  IVi 

g  36.  L'exploitation  de  la  peur Ii8 

CHAPITRE  XI.  —  Les  entités  métaphysiques  anthro- 
poïdes   lôG 

§  37.  —  Cause,  force,  âme Ijfî 

CILVPITRE  XII.  —  La  mort 1G8 

§  38.  La  peur  de  la  mort 1G8 

§  39.  La  crainte  de  l'au-delà 172 

Î5  40.  Le  regret  de  la  vie 176 

§  41.  La  liberté  et  la  finalité 179 

DEUXIÈME  PARTIE  DU  LIVRE  II 

LE  DÉVELOPPEMENT  ANCESTRAL  DE  L'ALTRUISME, 
ORIGINE  DE  LA  MORALE 

CHAPITRE  xni.  —  Laltruisme  reproducteur 183 

§  42.  Individu  et  nuiltiplication 183 

CHAPITRE  XIV.  —  Les  caractères  acquis  et  la  genèse 

de  l'absolu 191 

S  43.  La  fraternité 191 

§  44.  Le  sentiment  religieux 197 

§  45.  La  justice 200 

§  46.  La  responsabilité  individuelle 203 

CHAPITRE  XV.  —  La  vérité  humaine 220 

§  47.  De  l'importance    qu'il  faut  accorder   aux  senti- 
ments dans  la  législation 220 


306  TABLE   DES   MATIÈRES 

Pages 

§  48.  Le  progrès 224 

§  49.  Lart 226 

§  50.  La  inagio  des  mots 229 

CHAPITRE  XVL  —  L'évolution  du  langage  articulé.  244 

§  51.  Tradition   orale  et  iiércditc 244 

§  52.  Los  déformations  du  langage  et  la  règle  celtique 

des  mutes 247 

TROISIÈME  LIVRE 

LA   DISTRIBUTION    DES  PARTICULARITÉS    INDIVI- 
DUELLES PAR  LA  GÉNÉRATION  SEXUÉE 

CHAPITRE  XVII.  —  Le  sexe 253 

§  53.  L'ampliimixie,    ou    mélange    des   caractères  des 

parents  dans  la  reproduction  sexuée 253 

§  54.  Les  divers  atavismes 260 

I.  Les  caractères  latents 260 

II.  Les  variétés  dues  à  la  sélection  artificielle.  261 

III.  Le  retour  dos  métis  à  l'ancêtre 261 

CHAPITRE  XVIII.  —  La  théorie  des  particules  repré- 
sentatives    263 

§  55.  Elle  est  la  négation  de  l'évolution 263 

S  56.  L'hérédité  des  diathèsosou  hérédité  mendélienne.  267 

CHAPITRE  XIX.  —  L'attraction  sexuelle 284 

§  57.  L'amour 284 

PREMIER  APPENDICE 

Les  formes  de  l'énergie.   Complément  au  §  3) 289 

DEUXIÈME  APPENDICE 

L'influence  ancestrale  du  milieu  marin 301 


5177.  —  Paris.  —  Inip.  Hemmerlé  el  C'^ 


La  Bibliothèque 
Université  d'Ottawa 
Echéance 


The  Library 
University  of  Otta 
Date  Due 


a  3  900  3     00  366  7  36  6  6 


- 

CE  QH       U431 

.L37  1904 

COO   LE  DaNTEC,  F  INFLUENCES 

ACC#  1332560