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Les Inîlaenees aneestfales
AUTRES OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
Théorie nouvelle de la vie. 3' édition. 1 vol. in-8, cart. 6 »
Le Déterminisme biologique et la personnalité cons-
ciente. 2- édition. 1 vol. in-JG 2 50
L'Individualité et l'erreur individualiste. 2* édition.
1 vol. in-16 2 50
Évolution individuelle et hérédité. 1 vol in-8 carton. 6 »
Lamarckiens et Darwiniens. 2= édition. 1 vol. in-lG. 2 50
L'Unité dans l'être vivant, 1 vol. in-8 7 50
Les Limites du connaissable. 2*^ édition. 1 vol. in-S. 3 75
Traité de biologie. 1 vol. grand in-8 illustré 15 »
Les Lois naturelles. 1 vol. in-8 6 »
Le Conflit, Entretien philosophique. 3'' édit. 1vol. in-lO. 3 50
La Sexualité 2 »
La Matière vivante, épuise) 2 50
Les Sporozoaires (en collaboration avec L. Bérard). . 2 50
La Bactéridie charbonneuse. 2 50
La Forme spécifique 2 50
Bibliothèque de Philosophie scientifique
FÉLIX LE DANTEC
Chargé de cours à la Sorbonne.
Les iDflaeDces
ancestrales
PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE HACINF, 20
Oroits de traduction et de reproduction réservés pou^Tous.j^-fay^j
y compris la Suède et la Norvèa
BIBUOTHECA
q-H-
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A EMILE LACOUR
l'UOlKSSECIl A LA lAClI.TÉ DES SCIE>CKS I)K HE^^ES
Cher maître et ami,
A l'heure OH paraîtra ce volume, il y aura riiujt ans que
s'inauiiurait le lycée Janson de Sailly. feus le bonheur d'y
suivre voire cours et je me rappelle encore certains étonne-
ments que me fit éprouver votre manière de concevoir Vensei-
(jnement des mathématiques spéciales.
Vous commençâtes par nous démontrer l'origine expérimen-
tale de la numération et de l'addition, et, provincial avide
de merveilles, je trouvai cela bien terre à terre pour un
« lycée de Paris »; à mon avis, la supériorité du « taupin »
sur les autres élèves, venait surtout de ce quon lui apprend
des choses mystérieuses, inaccessibles au bon sens des simples
rhétoriciens; je fus donc vivement déçu...
Plus tard, ii propos de Vinfinimeul (jrand et de l'infini-
ment petit, notions que mon jeune cerveau de métaphysicien
trouvait parfaitement claires, vous vous donnâtes beaucoup
de mat pour nous enseigner une nouvelle manière de parler,
absolument rigoureuse et ne lai.saant prisé à aucune équivoque.
.le constatai ■d'ailleurs. Vannée suivante, le même souci
philosophique, dans les leçons de Jules Tanner y, à l'École
Sormale, et je pense que ce langage impeccable s'est généra-
lisé depuis dans l'enseignement secondaire.
Vous revîntes ii la charge, avec une insistance que je déplo-
rai, quand il fut question de la continuité, de la convergence
des séries, de la définition des dérivées, etc.. Quelque temps
VI
apr(''s,vous nous fi tes saisir les conventions hUiitinies qui S3
cachent derrière la théorie des imaginaires, et je dus renon-
cer a voir en rêve les points cycliques de V Infini!
A un âge ou Von est encore curable, vous m'avez guéri de la
métaphysique héréditaire, vous m'avez appris à redouter
l'emploi des mois qui ne sont pas parfaitement définis, et à
prendre toujours comme point de départ les éléments mesu-
rables des choses. Enfin, secret auquel bien peu furent réel-
lement initiés, vous m'avez fait toucher du doigt ladifférence
qu'il faut établir, dans l'étude de toutes les questions, entre le
point de vue scientifique et le point de vue humain.
De vos leçons, peut-être insuffisamment appréciées par mon
intelligence de quinze ans, j'ai conservé cependant une em-
preinte indélébile, et maintenant que je prétends avoir trouvé,
dans la lixation des caractères acquis par l'expérience an-
cestrale, l'origine des croyances absolues contre quelques-unes
desquelles vous m'avez mis en garde, vousdecez accepter en
pur'.ie la responsabilité d'un livre que beaucoup, inéme parmi
les libres penseurs, trouveront trop librement pensé, et oit
je me suis simplement efforcé, ainsi que vous me l'avez appris
il y a vingt ans, de me soumettre sans réserve aux règles
salutaires de la méthode scientifique.
'l'y plad en Pleuniour-Bodoii. '2 septembre 1904.
FÉi.ix LE DANTEC.
INTRODUCTION
LA NARRATION HISTORIQUE
M La science des litlératures et des philosophies,
a dit Renan, c'est l'histoire des littératures et des
philosophies ; la 'science de l'esprit humain, c'est
l'histoire de Tesprit humain. » La théorie trans-
formiste permet de donner à cette proposition un
sens beaucoup plus étendu que ne l'avait peut-être
prévu l'illustre auteur des Origines du Christia-
nisme ; si l'histoire nous montre l'enchaînement
des concepts d'ordre religieux ou philosophique
qui se sont succédé dans l'esprit des hommes,
nous avons aujourd'hui le droit de penser que la
préhistoire nous l'erait apsister à l'apparition pro-
gressive des éléments mêmes de notre esprit; si
l'histoire nous apprend, comme disait Darwin, la
variation dans l'intérieur de Vespèce humaine, la
préhistoire nous ferait saisir les variations plus
profondes qu'ont subies nos ancêtres avant de
devenir les hommes dont s'occupe l'histoire. Il
1
<C LES INFLUENCES ANCESTRALES
n'existe clans nne espèce actuelle aucune particu-
larité qui n'ait apparu au cours des temps ; si
nous connaissions toute la préhistoire, nous sau-
rions clans cjuelles circonstances chaque particu-
larité de notre mécanisme s'est ajoutée aux parti-
cularités préexistantes ou, du moins, est née d'une
modification de caractères antérieurs.
Malheureusement, nous ne savons pas -la préhis-
toire; les documents paléontologiques que nous
possédons sont si rares et si incomplets qu'ils ne
nous permettent aucune reconstitution de généa-
logie spécifique ; du moins suffisent-ils à nous
démontrer que les espèces ont varié et qu'elles ont
varié dans des limites très étendues ; nous som-
mes certains, par conséquent, que si nous pouvions
reconstituer la généalogie de l'homme, par exem-
ple, cette généalogie comprendrait, à mesure que
nous remonterions dans le temps, des types de
plus en plus éloignés de celui de l'homme, n'appar-
tenant plus à la classe des mammifères, n'appar-
tenant même plus à l'embranchement des verté-
brés lorsque nous serions arrivés à une époque
assez reculée. La contemplation, dans un musée,
de cette série de formes serait extrêmement ins-
tructive, et, cependant, elle nous donnerait une
documentation incomplète, car il faudrait con-
naître aussi , à chaque transition entre deux
types voisins, les circonstances qui ont déterminé
cette transition ; un être vivant n'est pas un méca-
nisme isolé; son fonctionnement fait partie d'une
activité d'ensemble dans laquelle il joue un rôle
INTRODUCTION 3
et de laquelle il subit l'influence, de sorte que,
en réalité, pour pouvoir raconter comment une
espèce est devenue ce qu'elle est aujourd'hui, il
faudrait être au courant, non seulement de toute
la généalogie de cette espèce, mais de toute l'his-
toire et de toute la préhistoire des milieux dans
lesquels ont vécu tous ses ascendants. Une telle
narration est donc impossible et le sera toujours;
et néanmoins, grâce au génie de Lamarck et de
Darwin, nous savons aujourd'hui faire, sans crain-
dre de nous tromper, la philosophie d'une histoire
et d'une préhistoire que nous ne connaissons pas.
Nous voilà bien loin de la règle de conduite que
propose le sage Montaigne : « Je veois ordinaire-
ment, dit-il, que les hommes, aux faicts qu'on leur
propose, s'amusent plus volontiers à en chercher
la raison qu'à en chercher la vérité. Ils passent par
dessus les présuppositions ; mais ils examinent
curieusement les conséquences ; ils laissent les
choses et courent aux causes. Plaisants cau-
seurs! Ils commencent ordinairement ainsi :
« Comment est-ce que cela se faict? » « Mais se
faict-il? » faudrait-il dire. Notre discours est capable
d'estoITer cent aultres mondes, et d'en trouver les
principes et la contexture ; il ne lui fault ni ma-
tière ni bazo : laissez le courre; il baslit aussi bien
sur le vuidc que sur le plain, et de l'inanité que
de matière. » {/'essais, livre III, ch. xi).
Cette boutade du grand sceptique contient en
germe toutes les objections qui ont été faites au
transformisme. « Montrez-nous, dit-on, une espèce
4 LES INFLUENCES ANCESTRALES
qui ait varié, avant de vous préoccuper d'expliquer
comment et pourquoi les espèces varient, avant
surtout d'accumuler les variations hypothétiques
pour nous faire comprendre que nous soyons
aujourd'hui ce que nous sommes. »
Au fond, ce n'est pas la question même de la
variation qui est en jeu ; la variation est évidente ;
il est certain que la formule : «■ Les êtres repro-
duisent des êtres semblables à eux-mêmes », n'est
qu'une loi approchée, la similitude des rejetons
avec les parents n'allant jamais jusqu'à l'identité.
Ce que l'on discute, c'est la valeur que peut attein-
dre la variation ; est-elle susceptible de franchir
les limites de l'espèce?
Si l'on se borne aux documents historiques, on
est amené à répondre négativement. Non seule-
ment les hommes de notre époque nous paraissent
appartenir à la même espèce que les Ghaldéens,
mais même tous les animaux que nous ont con-
servés les anciens Egyptiens se classent sans diffi-
culté dans le cadre des espèces aujourd'hui vivantes.
Quant aux cas de variations brusques autour des-
quels les néo-Darwiniens mènent depuis quelque
temps si grand bruit, j'essaierai de montrer dans
ce livre qu'ils sont en dehors de la question et
représentent des phénomènes particuliers aux-
quels on ne saurait comparer l'ensemble des modi-
fications ancestrales qui conduisent aux espèces
actuelles.
Mais si l'on se reporte aux époques géologiques,
la transformation spécifique devient évidente ;
INTRODUCTION O
parmi les milliers d'espèces dont nous trouvons
les restes fossiles, dans les terrains jurassiques, par
exemple, il n'en est aucune qui soit aujourd'hui
vivante; si donc, ayant fait cette constatation qui
s'impose à tout visiteur d'une galerie de paléonto-
logie, on veut encore nier la possibilité d'une varia-
tion hors des limites de l'espèce, il faut de toute
nécessité admettre les deux points suivants :
1° Que, par un hasard singulier, toute espèce
dont un individu a eu la chance de laisser dans le
sol une trace de sa morphologie s'est forcément
éteinte avant notre époque ;
2° Que, par un hasard non moins singulier, aucun
des ancêtres des innombrables êtres aujourd'hui
vivants n'a pu se trouver dans des conditions
convenables de fossilisation.
L'absurdité de ces deux propositions est telle-
ment évidente que personne ne se hasardera à les
soutenir, car il n'y a aucun rapport entre la vitalité
d'une espèce et le sort des cadavres de ses mem-
bres dans les couches géologiques en voie de for-
mation. Et par conséquent, pour nier le transfor-
misme, il faudra imaginer : 1° que la lignée d'au-
cun des êtres vivant à l'époque jurassique ne
s'est perpétuée jusqu'à nous, ce qui n'aurait rien
de particulièrement invraisemblable ; 2° qu'aucun
de nos contemporains, animaux ou végétaux, n'avait
d'ancêtre à l'époque jurassique et que, par consé-
quent, toutes les espèces actuellement vivantes ont
apparu brusquement depuis, phénomène dont
nous n'avons jamais constaté un exemple et dont
1.
6 LES INFLUENCES ANCESTRALES
personne, à notre époque, ne songerait à faire la
base d'un système.
11 faut donc, de toute nécessité, admettre que
l'accumulation des petites variations, dont nous
constatons l'apparition au cours d'observations
relativement courtes, peut, au cours d'un laps de
temps suffisant, franchir les limites de l'espèce ;
cette proposition n'est, il est vrai, démontrée que
par l'absurdité de toute autre interprétation des
découvertes paléontologiques, mais nous devons
nous contenter de cette démonstration par l'ab-
surde, quoique ce soit là un mode inférieur de
démonstration.
Nous parlerons donc désormais des formes ances-
trales qui conduisent à une espèce actuelle; mais,
pour aucune des espèces connues, nous ne saui'ons
décrire cette série de formes; et néanmoins, grâce
à Lamarck et à Darwin, nous tirerons, de la certi-
tude qu'elle a existé, des conclusions scientifiques
de première importance ; je le répète, nous ferons
la philosophie d'une préhistoire que nous ne con-
naissons pas et cette philosophie aura cependant
une solidité à toute épreuve.
Si nous connaissions la généalogie complète d'un
être actuellement vivant el toutes les circonstances
qu'ont traversées ses ascendants, nous en tirerions
la narration précise de la fabrication de l'individu
considéré, fabrication qui a duré des milliers de
siècles et qui résulte d'une série de phénomènes
ininterrompue àe\i\x\% l'apparition de la vie; nous
saurions à quels ancêtres et dans quelles conditions
INTRODUCTION 7
est due l'acquisition de telle particularité de struc-
ture qui nous étonne aujourd'hui. Ce serait là le
mode historique d'explication. Nous ne pouvons pas
le réaliser; mais cette impossibilité résulte unique-
ment, nous en sommes sûrs, de la disparition des
documents ; nous ne sommes donc pas en mesure
de dire : si tel individu agit de telle manière dans
telles conditions, cela tient à ce que tel et tel de
ses ancêtres* ont été soumis, dans telles cir-
constances, à toiles variations.
Ou plutôt, cette phrase, nous pouvons affirmer
qu'elle est correcte, mais nous ne savons pas et
nous ne saurons jamais remplacer les « tels »
qu'elle contient par des descriptions précises. Cette
phrase, qui est simplement l'affirmation des
influences ancestrales, est. je le répète, absolument
correcte, pourvu que l'on ajoute aux variations
subies par les ancêtres celles qui ont atteint lin-
dividu lui-même jusqu'au moment considéré,
pourvu que Ton ajoute son éducation personnelle â
son éducation spécifique ou ancestrale ; pourvu, en
d'autres termes, que l'on tienne compte de tout ce
qui s'est passé dans sa lignée- depuis l'appari-
tion de la vie jusijuà l'instant où on lobserve
aujourd'hui.
Je dois faire ici une remarque sur les significa-
tions variées du mot « explication ». Une plaisan-
1. Y compris riiidividii lui-même ([ui est le terme de la série.
2. Nous étudierons plus tard la complication résultant du
fait que, pour un homme, la lignée ascendante est infiniment
dichotome.
8 LES INFLUENCES ANCESTRALES
terie dont on amuse les enfants les met en garde
contre les diverses acceptions de l'interrogation
« pourquoi? »; « Pourquoi les meuniers ont-ils des
chapeaux blancs ? » leur demande-t-on ; et quand
ils ont proposé l'explication historique : « parce
qu'ils sortent du moulin où la farine voltige dans
l'air » ou l'explication chimique et actuelle « parce
qu'il y a de la farine sur leur chapeau », on leur
donne une explication finaliste : « pour se cou-
couvrir la tète », qui les surprend d'autant plus
qu'elle néglige l'idée de couleur sur laquelle sem-
blait porter plus particulièrement la question
posée. Cette explication finaliste, on la retrouve à
chaque pas dans les livres d'histoire naturelle et
surtout dans les ouvrages de Bernardin de Saint-
Pierre ; mais elle n'est, en général, de mise que
quand il s'agit d'êtres vivants. Le Rhône, à Lyon,
change de couleur au moment de ses crues, sui-
vant que la crue provient de l'Ain qui jaunit, de
l'Arve qui verdit ou du Rhône de Suisse qui bleuit.
« Pourquoi le Rhône est-il jaune aujourd'hui? » —
« Parce que l'Ain a grossi (explication ancestrale ou
historique); — parce qu'il contient en suspension des
boues ocreuses (explication actuelle ou chimique).»
Je ne vois pas ici la possibilité d'une explication
finaliste qui ne soit pas tirée par les cheveux. Ce
qu'il y a, au contraire, de très remarquable dans
les êtres vivants, c'est que, pour un observateur
suffisamment prévenu, chaque particularité de leur
structure est ordinairement susceptible d'une inter-
prétation finaliste, ce que Ton exprime en général en
INTRODUCTION 9
(lisant que ces êtres sont adaptés à leur milieu ; le
grand intérêt du système transformiste et surtout
du langage darwinien est préciséuKMit qu'il per-
met, dans tous les cas, de substituer à l'interpréta-
tion finaliste une narration historique qui lui est
équivalente. Cette narration historique est même
la seule possible dans le cas de tares héréditaires
dont il n'est jias facile de découvrir l'utilité pour
celui qui en est porteur.
Je n'ai pas à montrer ici la supériorité de Tex-
plication historique, ou plutôt de la narration his-
torique — car nos explications ne sont jamais que
des narrations — sur l'explication finaliste qui est
toujours stérile ; mais n'oublions pas que la nar-
ration historique, au sens propre du mot, est tou-
jours impossible, faute de documents ; nous verrons
comment le langage darwinien nous permet de
substituer à cette narration impossible une autre
narration qui extrait d'une préhistoire inconnue
une philosophie connue et certaine; mais il faudra
aussi se défier de ce langage qui, si l'on en abuse,
peut devenir aussi stérilisant que le langage fina-
liste.
Reste la troisième narration, actuelle, chimique
ou physiologique ; cette narration peut être com-
plète si nos moyens d'investigation sont suffisants,
car tout ce qui se passe à chaque instant dans un
être vivant dépend uniquement de la structure de
l'être k ce moment et de l'état, au même instant,
du milieu (jui l'entoure ; une description parfaite
d'un individu et de son milieu devra donc conten-
10 LES INFLUENCES ANCESTRALES
ter entièrement, à un certain point de vue, celui qui
aura demandé pourquoi tel individu agit de telle
manière à tel moment ; mais si la curiosité de
l'interrogateur n'est pas éteinte, et s'il demande
ensuite pourquoi l'être observé a précisément à ce
moment cette structure particulière, il faudra lui
répondre par la méthode historique, et raconter la
genèse du mécanisme, soit en faisant simplement
son étude embryologique, si l'interrogateur veut
bien se contenter de l'œuf comme point de départ,
soit en racontant toutes les influences ancestrales,
si l'interrogateur, auquel on parle de la structure
précise de l'œuf, demande de nouveau pourquoi
l'œuf a cette structure. La narration physiologique
est complète par elle-même ; la narration histo-
rique lui ajoute seulement de quoi tranquilliser
ceux qui s'étonnent à chaque instant que les choses
soient comme elles sont, — c'est là pourtant le
terme de la connaissance humaine du monde, —
et qui sont plus satisfaits par une série chronolo-
gique de ces constatations que par l'une d'entre
elles considérée isolément.
Ces deux narrations, physiologique et historique,
sont entièrement distinctes l'une de l'autre, et il
faut se défier d'un langage dans lequel on les mê-
lerait sans précaution, car ce langage conduirait
à des croyances mystiques, d'ailleurs fort répan-
dues. Quand je dis qu'un être vivant agit à un cer-
tain moment d'une certaine manière dans des
circonstances données à cause de tous les évé-
nements qui ont constitué l'histoire de ses ancê-
INTRODUCTION
11
très et la sienne propre jusqu'au moment consi-
déré, j'énonce une proposition qui peut être sou-
tenue sans aucun danger. Il n'en est plus de môme
si je spécifie quel est cet être vivant, si je le dis-
tingue, par son nom jiersonnel, de tous les autres
êtres vivants, car ce nom personnel renferme une
désignalion complète de ce qu'est son mécanisme.
Monsieur Un Tel agit de telle manière dans telle
circonstance, parce qu'il est Monsieur Un Tel et
(ju'il est, par suite, doué de telle structure pré-
cise ; si donc je dis (\\\q Monsieur Un Tel obéit, en
agissant de telle manière, à des influences ances-
trales (ce qui est également vrai pour tous les actes
de sa vie), je prête le flanc à l'interprétation mys-
tique qui voudrait que des événements passés
depuis des siècles intervinssent aujourd'hui dans
le fonctionnement parfaitement déterminé d'un mé-
canisme actuel.
On pourra trouver puéril que j'insisle tant à ce
sujet; la forme du langage courant et le mysti-
cisme général ont rendu cette insistance néces-
saire ; qui de nous, assistant à une représentation
des devenants, d'Ibsen, n'a senti passer dans l'air
de la salle un souffle de terreur, lorsque l'art du
dramaturge fait deviner, planant invisible sur la
destinée du fils, le génie malfaisant du père débau-
ché ? C'est surtout quand il s'agit de particularités
mentales dont le substratum physique ne nous est
pas immédiatement connu, que les « influences
ancestrales » nous paraissent effrayantes et surna-
turelles. Il sera bien entendu désormais que, quand
12 LES INFLUENCES ANCESTRALES
nous parlons des influences ancestrales, nous son-
geons à la narration historique des choses et que
cela n'infirme en rien la notion du déterminisme
actuel : « Chaque chose se passe, à chaque instant,
dans chaque individu, pour des raisons qui sont
en lui et autour de lui. »
*
* *
Dans les lignes précédentes nous avons parlé,
comme d'un phénomène ininterrompu, de la genèse
historique d'un être actuel; c'est bien, en effet, un
phénomène ininterrompu et nous pouvons affir-
mer que la vie des animaux ou des végétaux que
nous connaissons ii'est jamais un phéno^nène qui
commence; c'est un phénomène qui continue. Mais
sur le trajet continu qui constitue une lignée, il se
manifeste, de distance en distance, des accidents
ayant une durée plus ou moins longue et que
nous appelons des individus; nous sommes nous-
mêmes des individus et notre langage, assurant
les rapports d'homme à homme, est essentielle-
ment individualiste, de sorte que, comme les indi-
vidus naissent et meurent, c'est-à-dire commen-
cent et finissent, nous racontons forcément l'his-
toire d'une espèce comme une série d'accidents
séparés entre lesquels existe un lien qui nous
paraît mystérieux et que nous appelons l'hérédité;
mais en réalité ce lien mystérieux n'existe pas
seulement d'individu à individu ; on peut dire qu'il
constitue l'essence même des phénomènes vitaux
INTllODUCTION 13
et qu'il se manifeste aussi bien dans toutes les
particularités de la vie individuelle que dans la
reproduction des individus.
Raconter l'histoire d'une espèce comme celle
d'une série discontinue d'individus distincts, c'est
un peu comme si l'on racontait le cours d'un fleuve
en le décomposant en une série de tourbillons
séparés et dont chacun est susceptible d'une des-
cription propre... Encore cette comparaison est-
elle extrêmement grossière, précisément parce que
les tourbillons ne sont pas liés les uns aux autres
par une relation rappelant, même de loin, l'hérédité
qui unit les individus ; l'eau qui sort d'un tour-
billon peut entrer dans la constitution d'un
tourbillon tout différent sans que la forme ^ du
nouveau tourbillon se ressente en rien de celle du
premier tourbillon dont il reçoit son eau. Il n'y a
rien qui, dans la forme d'un tourbillon, puisse être
attribué aune influence ancestrale.
Autre chose : l'eau qui sort d'un tourbillon en
sort comme elle y est entrée, sans y avoir acquis
le moindre caractère nouveau; au contraire, si
j'ose m'exprimer ainsi, la lignée qui sort d'un indi-
vidu n'est pas indifférente à ce qui s'est passé
dans l'individu et peut avoir acquis, dans cet indi-
vidu, des propriétés qu'elle n'avait pas en y
1. II n'en ost pas do môme de la couleur, parce que la cou-
leur est duo à des propriétés chimiques qui se transmettent
de tourbillon à tourbillon; mais la morphologie d'un tourbillon
n'est aucunement influencée par la chimie de son eau, ce qui
est une nouvelle différence avec les individus.
14 LES INFLUENCES ANCESTRALES
entrant ; l'individu n'est pas un accident insigni-
fiant sur le cours d'une lignée ; il peut y avoir addi-
tion aux propriétés de la lignée de propriétés
acquises par l'individu; il peut y avoir, en d'autres
termes, modification, dans l'individu, de l'hérédité
qu'il a reçue de ses ascendants. Cette seconde par-
ticularité ne pouvait évidemment pas se trouver
dans les tourbillons, car pour qu'il puisse y avoir
modification d'hérédité, il faut d'abord qu'il y ait
hérédité ; c'est jjrécisément pour cela (l'hérédité
étant caractéristique de la vie qui ne peut se définir
que par elle) qu'il est impossible d'établir une
bonne comparaison entre la continuité des phéno-
mènes vitaux et la continuité d'un phénomène où
il n'existe rien qui rappelle l'hérédité. La compa-
raison serait moins imparfaite s'il s'agissait d'une
ondulation qui se transmet semblable à elle-même
dans un milieu homogène et qui, traversant un
milieu spécial, acquiert un caractère nouveau (la
polarisation, par exemple que conservent ensuite
ses descendants dans un milieu homogène.
Laissons là ces comparaisons qui clochent toutes
plus ou moins, et retenons simplement ceci que, la
lignée qui sort d'un individu est identique à la
lignée dans laquelle il s'est formé, sauf les modi-
fications acquises, les caractères acquis pendant le
passage à travers cet individu. C'est là, c'est dans
cette loi approchée de la transmission de l'hérédité
qu'est toute la biologie. Dans l'hérédité actuelle
d'un être, se trouvent les acquêts de tous ses ascen-
dants ; c'est là ce que nous devons étudier dans ce
INTRODUCTION 15
livre sous le titre <* Les Influences ancestrales »; il
faudra évidemment pour cela que nous commen-
cions |)ar établir cette loi approchée qui résume
tonte la biologie : Il y a hérédité, et cependant des
variations sont possibles ; ce sera donc Tobjet du
premier livre de cet ouvrage.
La lignée d'un homme ou d'un animal supérieur
n'est pas simple; un homme provient de deux
parents qui, chacun pour son compte, avaient éga-
lement deux parents, et ainsi de suite; notre lignée
ascendante est infiniment dichotome; au tarif de
quatre générations par siècle, cela fait pour cha-
cun de nous, il y a huit siècles, plusieurs centaines
de millions d'ancêtres directs dont l'étude, ainsi
que celle des générations intermédiaires, serait
indispensable à rétablissement de toutes les
influences ancestrales possibles. Et qu'est-ce que
huit siècles auprès du temps qui s'est écoulé
depuis l'apparition de la vie à la surface de la
Terre? En remontant assez haut, on peut dire
presque sans exagération que, pour connaître les
influences ancestrales susceptibles de se manifester
dans un être d'aujourd'hui, il faudrait avoir passé
en revue tous les êtres qui ont vécu!
A ce problème insoluble nous en substituerons
donc un autre, grâce à une constatation facile à
faire. Le phénomène sexuel de la fusion de deux
lignées est encore, à notre époque, entouré de bien
16 LES INFLUENCES ANCESTRALES
des ténèbres. Du moins est-il un point qui paraît
indiscutable, c'est que les propriétés communes aux
deux lignées se transmettent sans modification à la-
lignée résultant de leur fusion. Ces propriétés com-
munes, ce sont les propriétés spécifiques et même
les propriétés de race dans les unions de race
pure: si donc nous nous occupons uniquement de
l'origine des espèces ou des races sans pousser jus-
qu'aux caractères individuels, nous n'aurons pas à
nous soucier des mélanges de lignées qui se font à
chaque génération ; nous pourrons étudier les
influences anceslrales qui se manifestent dans une
espèce actuelle en raisonnant comme si, dans l'as-
cendance de cette espèce, ne s'étaient pas produits
de mélanges sexuels, en raisonnant comme pour
les lignées à multiplication agame.
Même en nous limitant à celte partie du pro-
gramme nous pourrons déjà obtenir des résultats
fort intéressants, par exemple dans l'étude des
parties de l'esprit humain qui sont communes à
tous les hommes.
Ensuite, nous nous proposerons de rechercher
quel est le résultat du mélange sexuel lorsqu'il
s'agit de propriétés qui ne sont plus communes
aux deux lignées ; là nous constaterons la plus
grande variabilité ; la lignée nouvelle pourra pos-
séder telle propriété de l'une des précédentes, telle
propriété de l'aulre et môme telle propriété nou-
velle ayant apparu dans le mélange même ! la
variabilité sera telle que nous devrons parler des
HASARDS de Vamphimixie, deux fécondations succès-
INTRODUCTION 17
sives entre deux lignées données, produisant des
résultats entièrement dilYérents; nous constale-
r^jns notre impuissance à prévoir le produit de
l'union de deux générateurs.
Au contraire, nous aurons lieu de nous mon-
trer satisfaits des résultats de la première partie de
notre étude, celle dans laquelle nous aurons négligé
les considérations sexuelles; en particulier il sera
très instructif de séparer, dans l'espèce humaine,
les caractères qui proviennent des conditions de la
vie individuelle de ceux qui tirent leur origine des
nécessités d'une vie sociale prolongée pendant des
milliers de siècles.
*
* *
Il est permis de se demander s'il n'y a pas une
certaine indiscrétion, peut-être dangereuse, dans
la recherche de l'origine historique des divers élé-
ments qui composent aujourd'hui la conscience
humaine ; le fait seul d'avoir pensé que notre sen-
timent de la justice, du bien et du mal, est né de
certaines circonstances, prolongées fort longtemps
il est vrai, mais plus ou moins modifiées aujour-
d'hui, nous amène à douter de la valeur de notre
critérium intérieur ijui n'est peut-être plus adé-
quat à l'étçit actuel de notre société. Il faut d'ail-
leurs que cela soit, pour que tant de gens, à notre
époque, hésitent, dans certaines circonstances,
entre leur devoir social et les ordres impérieux
d'une conscience morale qui n'est, au sens étymo-
logique du mot, qu'une superslilio)).
18 LES INFLUENCES ANCESTRALES
Superstition et influence ancestrale sont syno-
nymes ; mais il y a des superstitions nées d'un état
de choses qui dure encore et qui, par conséquent,
sont encore d'un bon usage; il y en a d'autres qui
proviennent de circonstances à jamais disparues
et qui peuvent être, dans les conditions actuelles,
des impedimenta sérieux pour leurs propriétaires.
Quelques-unes des particularités de notre cons-
cience morale, peut-être même celles auxquelles
nous tenons le plus et dont nous sommes le plus
fiers, sont sans doute aussi surannées que l'instinct
bizarre des chiens, tournant plusieurs fois sur
eux-mêmes avant de se coucher sur un plancher
ou un tapis, parce que leurs ancêtres des prairies
avaient avantage à exécuter ce mouvement de
rotation pour se faire un nid dans les hautes
herbes.
Mais ne sera-ce pas une infériorité pour un
homme que de ne plus croire à la valeur absolue
des plus puissants mobiles qui le déterminent à
agir? Trouvera-t-il dans des considérations de pure
relativité, l'enthousiasme dont étaient animés ceux
qui croyaient posséder un Dieu intérieur? L'homme
sage ne sera-t-il pas forcément débordé par les
fanatiques? Pour être vraiment sage il faudrait
savoir imiter quelquefois le tenacem propositi du
bon Horace, tout en conservant le pouvoir de
résister aux ordres de sa conscience quand on les
jugerait dangereux pour soi-même ou pour ses
semblables.
Cela est-il humain?
INTRODUCTION 19
Il est bitMi probable que los philosophes, par
cela même qu'ils ont l'cspril scientifique et ne
croient pas posséder la vérité absolue, ne seront
jamais des hommes d'action. Tant qu'ils n'auront
pas trouvé une formule nouvelle capable de rcm-
jtlacer, dans l'état actuel des choses, d'anciennes
formules devenues dangereuses, quelques-uns se
demandent s'il est bon que leur désarroi et leur
doute pénètrent les foules agissantes. « Il n'y a pas
dans le monde, a dit Renan, une raison assez forte
pour empêcher un homme de science de publier
ce qu'il croit être la vérité. » « Toute vérité n'est
pas bonne à dire », affirment au contraire les par-
tisans de la tradition et du statu quo. Que des opi-
nions aussi contradictoires puissent être soutenues
en toute sincérité par des hommes de bonne foi,
cela me parait prouver surtout ceci, qu'on ne s'en-
lend pas sur ce que représente le mot « vérité » ;
et il est en eifet bien difficile de s'entendre sur une
définition quelconque, quand on conserve, dans un
camp, la croyance en des entités absolues qui, pour
les champions du camp adverse, sont seulement la
conséquence d'événements hislori(jues.
<S li\FLUEi>
PREMIER LIVRE
LIGNÉE ET VARIATION
§1. Plan du premier livre.
Avant de commencer la narration historique de
l'apparition des divers caractères qui se remar-
quent dans les espèces actuelles, il convient de
rechercher s'il n'existe pas de formule générale,
s'appliquant à tous les êtres vivants présents ou
passés et dominant par conséquent l'histoire évo-
lutive de toutes les espèces. Si en effet une telle
formule existe. — et le fait même qu'on attribue
à des êtres aussi différents la dénomination com-
mune d'êtres vivants suffit à le faire prévoir, —
elle permettra peut-être de rétablir, au moins dans
leurs grandes lignes, certaines parties de l'histoire
des êtres sur lesquelles nous n'avons plus aucun
document historique ou paléontologique; nous
22 LES INFLUENCES ANCESTRALES
pourrons faire, comme je le disais précédemment,
la philosophie d'une histoire que nous ne connais-
sons pas.
Nous allons donc rechercher d'abord ce qu'il y a
de commun à tous les êtres vivants; pour faire
cette recherche nous nous placerons successive-
ment aux divers points de vue qu'il est possible de
choisir pour faire l'étude de la vie ; nous trouve-
rons dans les recherches d'ordre chimique et dans
la loi approchée d'hérédité, le fil d'Ariane qui nous
permettra d'unir le présent au passé par des for-
mules générales.
La notion de la continuité des lignées et la clause
restrictive « sous peine de mort » nous suffiront à
établir, avec une approximation suffisante pour
l'objet que nous poursuivons ici, les principes de
Lamarck et de Darwin.
Ce premier livre ne sera donc qn'un résumé —
aussi général qu'il est possible — de toute la Bio-
logie; la lecture en sera naturellement fort aride
à cause de sa concision, mais les lecteurs qui con-
naissent déjà les grandes lois biologiques, aussi
bien que ceux qui veulent bien accepter comme
établis et sans les discuter les principes de l'évo-
lution, pourront sans inconvénient commencer
l'ouvrage au deuxième livre qui se présentera sous
un aspect moins rébarbatif.
CHAPITRE PREMIER
LES DIVERS POINTS DE VUE DANS L'ÉTUDE
DE LA VIE
i^ 2. Pas de caractère physique commun
aux êtres vivants.
Nous ne connaissons pas encore de nianifcstalion
physi({uc commune àtous les êtres vivants el à eux
seuls, comme la lumière est commune à tous les
corps lumineux ; les diverses réactions qui pro-
duisent de la lumière n'ont d'ailleurs aucun rapport
chimique les unes avec les autres et la classifica-
tion des réactions en lumineuses et non lumi-
neuses ne présenterait aucun intérêt en dehors du
point de vue très spécial de la luminosité.
La découverte récente des rayons. V a fait penser
que l'on avait trouvé précisément cette manifesta-
tion physique caractéristique de l'état de vie, et
permettant,, par une ohservation rapide au moyen
(l'un instrument qu'on pourrait appeler le bioscope,
de séparer immédiatement les corps en vivants et
non vivants, comme on les sépare en lumineux et
obscurs. Malheureusement, cette prétendue carac-
téristique physique de l'état de vie, on l'a décou-
24 LES INFLUENCES ANCESTRALES
verte en même temps dans des corps bruts soumis
à certaines actions mécaniques, et nous devons
nous résigner, pour le moment, à ne pas savoir
s'il existe, dans les phénomènes vitaux, un mode
de mouvement particulier ; l'activité vitale, nous ne
pouvons la reconnaître, chez un être quelconque,
que par une observation d'une durée relativement
longue, très longue du moins par rapport à celle
qui nous permet de distinguer un corps lumineux
d'un corps obscur ; en d'autres termes, nous ne
pouvons pas saisir le phénomène vital dans sa forme
pr/'sente, nous ne le reconnaissons qu'à l'accumu-
lation de ses résultats pendant un laps de temps
assez long ; en revanche, cette accumulation de
résultats nous permet d'appliquer à tous les êtres
vivants une formule unique et qui ne s'applique
qu'à eux; mais nous n'avons, dans l'état actuel de
la science, aucun droit d'aflîrmer que les résultats
résumés dans cette formule unique, proviennent,
chez les diverses espèces vivantes, d'activités ayant
entre elles une ressemblance physique quelconque,
quoique la chose soit bien vraisemblable à cause
de l'analogie des états protoplasmiques. Au con-
traire, dans les réactions lumineuses, les résultats
d'ensemble ne sont pas comparables tandis qu'il
y a un côté commun dans la forme présente de
ces réactions, de production de radiations lumi-
neuses. La formule qui s'applique à toutes les
activités vitales et à elles seules est d'ordre chi-
mique ; c'est Vhérédité.
On est amené à cette même conclusion à quel-
DIVERS POINTS DE VUE DANS L'ÉTUDE DE LA VIE 2o
que point de vue (|uc l'on se place pour caracté-
riser la vie par rapport aux autres phénomènes de
la nature. Le point de vue purement physique
étant écarté, provisoirement du moins, comme
nous venons de le voir, on peut se placer au point
de vue énergétique, au point de vue morphologi-
que, ou au point de vue chimique.
§ 3. Le point de vue énergétique.
Il est à peu près certain que ce qui a d'abord
frappé les observateurs, ce qui leur a semblé
établir, entre les animaux et les corps bruts, une
ligne infranchissable de démarcation, c'est l'appa-
rente spontanéité des actes des premiers, leur
aptitude à créer du mouvement.
C'est pour cela que les végétaux ont primitive-
ment été séparés des animaux et qu'on a établi
trois règnes dans la nature. C'est pour cela aussi
que l'on a énoncé, pour les corps bruts, en les
opposant implicitement aux animaux, la loi de
Vlnertie sous celte forme imagée : Un corps ne
peut changer par lui-même son état de repos ou
de mouvement.
Pour la plupart des anciens philosophes et natu-
ralistes, il y avait, dans l'animal, un principe
d'action qui mettait en branle les divers rouages
de son mécanisme ; aujourd'hui il est impossible
de trouver un sens à celte affirmation « qu'un
principe immatériel produit, dans un système
matériel, un travail effectif », et les amis de là
3
26 LES INFLUENCES ANCESTRALES
vieille croyance dualistique se sont rabattus sur
celle des formules qui, dans l'état actuel de la
science, s'éloigne le moins de l'ancienne concep-
tion vitaliste ; ils ont voulu trouver dans la vienne
fo7'me particulière de l'Énergie, et grâce aux équi-
voques d'un langage qui a subi l'influence de la
scholastique, cela n'est pas, à tout prendre, une
trop mauvaise défaite.
Malheureusement, une forme de l'Energie * se
caractérise uniquement par des phénomènes phy-
siques, moléculaires ou macroscopiques, et nous
devons nous résigner, nous venons de le voir, à
avouer que nous ne connaissons pas encore ces
manifestations physiques caractéristiques de la vie
et communes à tous les êtres vivants. Le rôle de
l'Énergétiste qui s'occupe de biologie doit donc se
borner pour le moment à vérifier, dans l'activité
vitale, le principe de la conservation de l'Energie.
.Mais les résultats de son observation seront très
différents, suivant l'être qu'il aura choisi pour
sujet.
Le modèle auquel on pense le plus immédiate-
ment, quand on parle d'un être vivant, c'est
l'homme ou l'animal adulte, et c'est là certaine-
ment le plus mauvais choix qu'on puisse faire
quand on veut chercher une particularité commune
à tous les êtres vivants. Au point de vue énergé-
tique, un homme adulte est à peu près comparable
1. Cette question des formes de l'énergie m'a paru trop si>é-
ciale pour être traitée ici avec développement; j'ai donc renvoyé
à l'appendice qui termine le volume leur étude plus complète.
DIVERS POINTS DE VUE DANS L"KTUDE DE LA VIE 27
aune machine quelconque ; après un certain temps
de fonctionnement, il se retrouve à peu près
semblable à lui-même, et l'on peut établir par
conséquent une équivalence suffisamment exacte
entre la quantité d'énergie qui lui a été fournie et
celle qu'il a rendue à l'extérieur sous diverses
formes.
Cela est vrai de n'importe quelle machine ; la
seule chose qui soit particulière dans l'homme
c'est donc la forme même de son fonctionnement,
mais cette forme dépend de sa structure et est
différente chez le chien, le lézard, le requin, elc.
Il y a bien entre ces diverses machines animales
certains rapports assez étroits, tenant, par exemple,
à l'existence de systèmes nerveux analogues, mais
ces rapports deviennent beaucoup plus vagues si
l'on passe aux invertébrés; toute analogie disparaît
quand on arrive aux végétaux; nous sommes
ramenés à la constatation de notre impuissance
relativement à la découverte d'un phénomène
physique commun à tout ce qui vit.
Si, au lieu de prendre, dès le début, cet exemple
trop spécial d'un homme ou d'un animal adulte,
nous appliquons le principe de la conservation de
l'énergie à un être quelconque non adulte, nous
constatons au contraire qu'une partie plus ou
moins grande de l'énergie fournie à l'individu
pendant un temps assez long n'est pas restituée
à lextérieur, mais se trouve employée à des modi-
fications considérables de l'individu lui-même; il
y a localisation, emmagasinage d'une certaine
28 LES INFLUENCES ANCESTRALES
quantité d'énergie à l'intérieur de l'individu et cette
localisation d'énergie se fait d'une manière très
particulière que l'on ne retrouve jamais dans les
machines formées de substances brutes.
Si c'est, par exemple, un jeune enfant que l'on
a observé, on retrouve, au bout d'un temps assez
long, un enfant beaucoup plus grand et différent:
une partie de l'énergie fournie sous forme alimen-
taire à l'individu étudié a été localisée en lui sous
forme de substance d'enfant; cette énergie pourra
d'ailleurs être retrouvée si, par exemple, on tue
l'enfant en lui écrasant le nœud vital et si l'on
emploie les substances qui le constituent à des réac-
tions chimiques. Si, au lieu d'un enfant, on a
observé une cellule de levure à laquelle on fournit
du moût de bière, une partie de l'énergie du moût
sera restituée sous forme de bière, mais une autre
partie sera localisée dans un nombre croissant de
cellules de levure ; il y aura eu fabrication de
substances chimiques délinies; le point de vue
énergétique nous a amenés à nous placer au point
de vue chimique ; cela se produira toutes les fois
que nous étudierons des êtres qui ne sont pas
adultes ; or, l'état adulte est un état exceptionnel,
et nous verrons précisément que nous appelons
les individus adultes quand se produisent en eux
des phénomènes antagonistes masquant le phéno-
mène de synthèse chimique que nous venons
d'observer, et que nous étudierons tout à l'heure.
Le cas de l'enfant remplacé au bout de quelque
temps par un autre enfant, différent, mais néan-
DIVERS rOINTS DE VUE DANS l'ÉTUDE DE LA VIE 29
moins analogue comme structure, nous amène
maintenant à nous placer au second point de vue
qui est celui de la considération des structures, le
point de vue morphologique.
S
4. Le point de vue morphologique.
Malgré l'unité du mot vir appliqué à tous les
êtres vivants (probablement à cause de la croyance
à un principe vital créateur de mouvement), il est
bien certain que co qui frappe le plus quand on
observe le monde animal ou le monde végétal,
c'est, non pas l'unité, mais au contraire l'extrême
variété des types. Entre un chien, un ver de terre,
un oursin et un poirier, il semble bien difficile
d'établir une comparaison quelconque ; aussi beau-
coup de naturalistes bornent-ils leur ambition à la
description minutieuse des formes et à leur classi-
fication dans des catalogues d'un emploi commode ;
pour ceux-là, la morphologie est tout.
Et cependant, avant même que la théorie trans-
formiste eût conduit les savants à l'établissement
d'arbres généalogiques indiquant une parenté
entre des formes différentes, on s'était préoccupé
de trouver dans les types si variés de la nature
vivante une unité de plan de composition qui
justifiât à un certain degré leur appellation com-
mune d'êtres vivants.
Cette unité de plan se manifestait dans l'unité
du langage descriptif appliqué aux diverses mono-
graphies. Mais, si l'on y regarde de près, on con-
3.
30 LES INFLUENCES ANCESTRALES
State aisément que des rapprochements considérés
comme morphologiques n'avaient, en réalité, de
raison d'être que dans le rôle physiologique com-
mun des parties comparées; la preuve en est dans
ce fait que, lorsque les parties dont il s'agit n'ont
pas de fonction nettement définie, les considé-
rations établies à leur sujet n'ont aucune consis-
lance. Je n'en veux pour exemple que le fantas-
tique mémoire de Von Baer qui, pour renverser
l'échafaudage sur lequel on avait essayé d'étayer
la parenté des ascidies avec les vertébrés, s'est
perdu en considérations vraiment amusantes sur
la question de savoir ce qu'il faut, en bonne
logique, appeler le dos d'une huître, d'un oursin,
d'une anémone de mer, ou de tout autre animal
dépourvu de colonne vertébrale.
Ce problème me fait penser à celui d'un biblio-
phile qui, ayant une connaissance parfaitement
nette de ce qu'on appelle le dos d'un livre au
XX'' siècle, se demanderait ce qu'il faut appeler le
dos des volumes que fabriquaient les anciens au
moyen d'une feuille enroulée.
Il n'en est plus de même quand il s'agit de par-
ties ayant une fonction physiologique précise ;
ainsi, on a pu, chez tous les animaux, observer
les cinq grandes fonctions suivantes : digestion,
respiration, circulation, sécrétion, reproduction,
et l'on sait par conséquent ce que l'on dit lorsqu'on
parle des appareils digestif, respiratoire, circula-
toire, excréteur et reproducteur ; il est vrai qu'en-
Ire ces appareils considérés chez le taenia et les
DIVERS POINTS DE VUE DANS l'kTUDE DE LA VIE 31
mêmes appareils considérés chez le veau, on ne
peut établir d'autre ressemblance que celle qui
est précisément contenue dans leur appellation
commune; au contraire, la comparaison de ces
divers appareils dans ces deux types prouverait
à tout espi'it non prévenu l'absence totale d'unité
de plan morphologique et démontrerait que ce
qu'il y a de commun à tous les êtres vivants est,
non morphologique, mais au contraire fonction-
nel, c'esl-à-dire physiologique ou, en réalité, chi-
mique.
Les quatre fonctions : digestion, respiration, cir-
culation, excrétion, d'une part, la fonction de
reproduction, d'autre part, peuvent j)récisément
servir à des définitions chimiques de la vie, défini-
tions qui, cette fois, sont véritablement communes
à tous les animaux et tous les végétaux; ainsi,
même les ^comparaisons qui veulent être morpho-
logiques nous ramènent malgré nous à nous placer
au point de vue chimique.
Une autre considération, résultant d'une observa-
tion vulgaire, nous amène à établir entre le point
de vue morphologique et le point de vue chimique
une relation extrêmement étroite; nos sens de
dc'termination chimique (je veux dire le goût et
l'odorat principalement;, nous ont permis de savoir
qu'un être vivant, doué de telle forme spécifique,
est composé de telle substance chimique ; en
voyant un chou, nous prévoyons le goût de chou
et l'odeur de chou. C'est, je le répète, l'un des
points les plus importants de la biologie, que ce
32 LES INFLUENCES ANCESTRALES
rapport de la forme spécifique à la composition
chimique de l'être.
La morphologie de l'ensemble du corps n'ayant
pas permis de donner une raison à l'unité d'appel-
lation des êtres vivants, on a cherché dans la mor-
phologie de détail, et la théorie cellulaire a fourni
des résultats inespérés ; tout être vivant est
une cellule ou un assemblage de cellules ; voilà
une définition d'ensemble ; reste à savoir ce qu'on
entend par cellule et si ce terme a une valeur
morphologique bien précise.
Il est certain que, lorsqu'on observe au micros-
cope une bonne préparation d'une coupe de tissu
animal ou végétal, on ne peut manquer d'être
frappé de ce caractère de structure qui se manifeste
par la juxtaposition d'un grand nombre de petites
masses, de petits îlots séparés les uns des autres
et présentant, ù tout prendre, des caractères incon-
testables de similitude. Cependant, malgré l'intérêt
très grand de cette identité de structure, on ne
peut s'empêcher de remarquer qu'elle se découvre
chez des animaux qui sont morts et que, par con-
séquent, quoique ayant un rapport certain avec la
vie, elle ne suffit pas à la caractériser '.
1. Des observateurs sérieux ont décrit une structure cellu-
laire analogue chez des substances brutes et en ont conclu que
la vie est universelle, ou encore qu"il y a toutes sortes de tran-
sitions entre les corps vivants et les corps bruts. Il eût été plus
logique de tirer de cette constatation limpossibilité de définir la
vie par la structure cellulaire; il y a certainement une différence
entre les corps vivants et les corps bruts, puisque nous savons
reconnaître les êtres vivants: cette différence c'est l'hérédité.
DIVERS POINTS DE VUE DANS l'ÉTUDE DE L\ VIE 33
De plus, si l'on éliuiie, au point de vue pure-
ment morphologiquo. les cellules qui vivent isoU'-
nicnt, on arrive (lilTu-ilemeiil à en donner une
définition commune vraiment précise. Il faut, pour
leur découvrir un caractère tout là fait commun, se
rabattre sur le côté fonctionnel ou chimique; et ce
côté fonctionnel ou chimique suffit d'ailleurs à
expliquer les particularités morphologiques de la
structure cellulaire.
Ce qu'il y a de plus important, à mon avis, dans
ce côté morphologique de la question, c'est la géné-
ralité de ï'ctdl protophism'uiue dans lequel se trou-
vent toujours les substances vivantes quand elles
sont en train de vivre. Peut-être trouvera-t-on
dans l'étude approfondie de cet état protoplas-
mique quelque chose qui mettra sur la voie de la
nature intime des réactions chimiques de la vie ;
quoi qu'il en soit, dans l'état actuel de la science,
ce qui reste la dominante des phénomènes biolo-
logiques, ce sont les résultats des réactions chimi-
ques elles-mêmes ; c'est de ces résultats qu'il faut
partir lorsqu'on veut embrasser d'un seul coup
d'œil l'élude de toutes les formes de la vie; c'est
ce que nous allons faire maintenant.
CHAPITRE II
LE POINT DE VUE CHIMIQUE
§ 5. Hérédité et assimilation.
Les différences chimiques qui séparent les diverses
espèces vivantes sont de toute évidence; entre de la
substance de porc, de la substance de sardine, de
la substance de navet et de la substance de truffe,
l'observateur le moins exercé ne saurait faire de
confusion ; notre sens du goût suffit à déceler ces
différences spécifiques ; au contraire , les diffé-
rences entre individus de même espèce sont assez
peu tranchées au point de vue chimique, et il faut
pour les mettre en évidence une analyse quantita-
tive extrêmement précise ; nous pouvons donc,
dans une première approximation, parler de subs-
tance d'homme, de substance de chien, de subs-
tance de chou, malgré les différences individuelles
qui existent entre les divers hommes, les divers
chiens et les divers choux, et aussi malgré les
divers aspects sous lesquels se présentent, dans un
même individu formé de nombreux tissus, la subs-
tance d'homme, la substance de chien, la substance
de chou.
LE POINT DE VUE CHIMIQUE f 35
Observons un jeune chien pendant un mois ; il
consomme pendant ce temps une certaine quan-
tité d'aliments (oxygène, eau, lait, etc.); il rend à
l'extérieur une certaine quanlitéd'excréments facide
carbonique, urine, fèces, etc.) ; d'auti'e part, il
grandit, c'est-à-dire qu'il fabrique une certaine
quantité de substance de chien.
De même que nous avons précédemment, au
point de vue énergétique, établi l'égalité entre
l'énergie fournie à Tanimal et la somme des deux
quantités représentant, d'une part l'énergie restituée
à l'extérieur, d'autre part l'énergie localisée sous
forme de substance de chien; de même, au point
de vue chimique de la conservation de la matière,
nous devons retrouver, soit dans les excréments de
l'animal, soit dans la masse dont s'est accru son
corps, tous les éléments constitutifs des aliments
consommés. Il y a eu, dans le chien, fabrication de
substance de chien, aux dépens d'une partie des
matières alimentaires fournies, dont le reste se
retrouve sous forme d'excréments. Voilà le résultat
qui caractérise la vie dans tous les cas ; une certaine
quantité de substance vivante, répartie sous forme
d'un individu vivant, fabrique, par ses réactions
complexes, avec des matériaux dilîérents (matières
alimentaires), une quantité nouvelle de substance
de même espèce.
Celte quantité nouvelle de substance ainsi fabri-
quée a donc hérité des propriétés spécifiques de
la substance préexistante qui a contribué à sa
fabrication ; c'est là le premier point de l'hérédité
36 LES INFLUENCES ANCESTRALES
envisagée an point de vue chimique, Vhérédité chi-
mique spécifique.
On n'a pas l'habitude de parler d'hérédité quand
on raconte le phénomène de la croissance d'un
animal, mais il est facile de voir que, au point de vue
purement chimiquc.il n'y a aucune différence entre
la fabrication de substance vivante spéciOque à
l'intérieur des tissus mêmes d'un animal et la fabri-
cation de substance vivante spécifique dans des
conditions où la quantité nouvelle de substance
produite se partage entre un nombre plus ou
moins grand d'individus analogues au premier ; on
réserve ordinairement le nom d'hérédité au cas de
la multiplication des individus et on appelle assi-
milation la fabrication de substance spécifique dont
résulte l'accroissement d'un individu donné; mais,
si l'on ne se préoccupe pas du morcellement, les
deux phénomènes sont identiques.
Voilà donc un premier résultat : l'activité vitale se
traduit par la fabrication de substances spécifiques ;
l'hérédité spécifique est caractéristique de la vie.
Si l'on se bornait à l'élude d'êtres aussi compli-
qués que le chien ou l'homme, il serait difficile
d'ajouter à la précision de cette première formule,
car nous ne sommes guère en mesure de déceler
les différences chimiques qui séparent les divers
hommes et les divers chiens; on y arrive au con-
traire très facilement si l'on veut bien porter son
attention sur des organismes élémentaires dont les
propriétés chimiques individuelles ont des manifes-
tations particulièrement frappantes, comme cela a
LE POINT DE VUE ClIIMIOUE 37
lieu, par exemple, chez certains microbes dont les
caractères personnels se traduisent par une virii-
A'//rt'plus ou moins grande pour un animal supérieur.
Dans le cas des microbes, ce n'est plus l'accrois-
sement du corps que l'on observe, mais la multi-
plication résultant d'un morcellement qui accom-
pagne l'assimilation. Or, l'observation attentive de
l'un de ces microbes prouve que la multiplication
dont il est l'objet dans un milieu convenablement
choisi produit, non seulement des microbes de
même espèce, mais encore des microbes ayant les
mêmes propriétés indioiduelles que le premier.
La culture d'un microbe virulent dans un bouil-
lon produit des microbes virulents ; celle d'un
microbe atténué produit des microbes atténués; il
n'y a pas seulement hércdilé chimique spécifique,
il y a aussi hcrédilc chimique individuelle.
Ce fait de première importance se vérifie dans
tous les cas où l'un des caractères chimiques indi-
viduels est facile à mettre en évidence ; mais il
faut faire immédiatement des réserves sur le degré
de précision dont est susceptible cette vérification ;
la loi d'hérédité n'est qu'une loi approchée et c'est
pour cela qu'il y a des variations dans la nature
vivante. Voyons immédiatement ce qu'il faut enten-
dre par « loi approchée ».
§ 6. Qu'est-ce qu'une loi approchée?
Quand on laisse tomber une pierre dans un puits,
on sait établir une relation mathématique entre la
38 LES INFLUENCES ANCESTRALES
durée de la chute et la profondeur du puits. Tout
le monde connaît, en effet, la loi de la chute des
corps ; mais cette loi n'est vraie que dans le vide;
dans le puits, il y a de l'air, et le frottement de Tair
contre la pierre ralentit sa chute; la loi simple
connue n'est donc ici qu'une loi approchée ; seule-
ment on est arrivé à connaître d'autre part la loi de
ralentissement par le frottement et l'on s'en sert
pour corriger l'erreur qui résulte de l'application
de la première loi.
Ainsi l'homme a trouvé commode de décom-
poser en deux parties distinctes un phénomène
parfaitement unique, la chute du corps dans l'air;
grâce à cette décomposition, il applique deux lois
relativement simples et très générales à l'étude
d'un mouvement dont il serait beaucoup plus dif-
ficile de donner une formule unique ayant quel-
que généralité. Les lois naturelles sont les formules
humaines dans lesquelles nous décomposons la des-
cription de l'activité du monde connu de nous^.
Dans le cas précédent nous savons corriger avec
précision la loi approchée de la chute des corps;
il n'en est pas de même de la loi de Mariotte qui
reste le modèle des lois approchées; en effet, nous
ne savons pas calculer à part les corrections qui,
ajoutées dans chaque cas aux nombres fournis par
la loi de Mariotte, transformeraient ces nombres
en ceux qui sont fournis par Texpérience ; c'est
grâce â une expérimentation peu précise que l'on
1. V. Les Lois natvî-clles, op. cit., cliap. xxvii.
LE POINT DE VUE CHIMIQUE 39
a (lôcouYcii celle loi approchée doiil l'usage est si
coniinodc dans ccrlains cas.
§ 7. La destruction chimique.
Il est facile de comprendre que la loi d'hérédité
ne soit qu'une loi approchée.
Une réaction chimique, quelle qu'elle soit, dépend
toujours des réactifs qui sont en présence; si une
modification se produit dans la nature de ces réac-
tifs,, il faut s'attendre à une modification corres-
pondante dans la nature de la réaction ; il n'y a
aucune raison a priori pour qu'il en soit autre-
ment dans le cas oi!i l'un des corps de la réaction
est un corps vivant; un corps vivant réagit de
diverses manières avec divers réactifs, et, en efîet,
s'il y a des cas où le résultat de sa réaction est
l'accroissement de sa substance, il y en a aussi
où, au contraire, celte substance se détruit, se
transforme en des substances différentes qui ne
sont [dus vivantes, (jui ont perdu, en d'autres ter-
mes, la faculté de réagir suivant la loi d'hérédité
ou d'assimilation.
Lors donc ((ue nous observons un corps vivant
dans la nature, il faudrait admettre qu'un hasard
bien grand a accumulé autour de lui uniquement
les matériaux en présence desquels il est l'objet
de réactions d'assimilation, sans aucune réaction
destructive. Cela se produit sans doute dans quel-
ques expériences de laboratoire; par exemple, il
semble bien que la moisissure Aspergillus niger
40 LES INFLUENCES ANCESTRALES
trouve, dans le liquide découvert par Raulin, des
conditions oîi il assimile sans se détruire, mais il
est vraisemblable que, dans la nature, des cas
analogues sont tout à fait exceptionnels.
Au contraire, il est bien cerlain que les cas de
destruction et de mort sont bien plus fréquents
que les cas d'assimilation ou de vie; et lorsque les
réactions destructives l'emportent sur les réactions
assimilatrices, les corps vivants cessent d'être
vivants, leur étude ne présente plus aucun intérêt
biologique. Nous devons donc étudier plus parti-
culièrement les phénomènes qui se produisent
quand les réactions assimilatrices l'emportent sur
les réactions destructives ou au moins les contre-
balancent de manière à assurer la survie des corps
considérés, mais nous n'oublierons pas que, vrai-
semblablement, dans la plupart des cas observés,
il y a toujours des réactions destructives plus ou
moins importantes à côté des réactions construc-
tives et assimilatrices.
Quoi qu'il soit généralement fort difficile, sinon
impossible de réaliser des réactions assimilatrices
absolument pures de réactions destructives, nous
pouvons toujours, suivant la règle des lois appro-
chées, parler du phénomène d'assimilation comme
s'il se produisait seul, quitte à le corriger par des
phénomènes concomitants de destruction, de
manière à obtenir une description parfaite de ce
qui se passe dans la nature.
Pour fixer les idées sans faire aucune hypothèse,
j'ai proposé d'appeler condition n° 1 un ensemble
LE POINT DE VUE CIIIMIOUE 41
de circonstances dans lequel se produit, pour un
corps vivant donné, une assimilation pure de toute
destruction, et condition n° 2 un ensemble de cir-
constances (évidemment réalisable d'une infinité
de manières) dans le(iuel se produisent des réac-
tions destructives du corps considéré.
Par définition, toutes les fois qu'il y a propaga-
tion de la vie, la condition n° 1 l'emporte sur la
condition n° 2, et c'est là le seul cas qui intéresse
le biologiste, mais, de quelle manière se traduit,
quant aux propriétés des individus vivants, celle
sujierposition de réactions construetives et de réac-
tions destructives? C'est ce que nous devons reclier-
cher en commençant.
§ 8. La variation chimique.
On pourrait supposer sans invraisemblance,
étant donnée notre ignorance actuelle de la struc-
ture chimique des corps vivants, que les destruc-
tions diminuent seulement la quantité des subs-
tances résultant de l'assimilation sans altérer leurs
propriétés; alors, il n'y aurait pas variation au
sens propre; les corps vivants actuels ne pour-
raient être qu'identicjices aux corps vivants des
époques géologiques, et l'occurence de certaines
destructions au cours des âges, aurait eu pour
unique résultat de s'opposer à l'accroissement trop
rapide de la masse des corps vivants; en d'autres
termes il n'y aurait pas eu évolution chimique des
substances vivantes.
42 LES INFLUENCES ANCESTRALES
Une observation très élémentaire et faite sur les
êtres les plus simples, les bactéries, prouve que
tel n'est pas le cas; une bactérie soumise à des
réactions destructives change de propriétés : nous
n'avons pas à nous demander pourquoi; cette
observation doit être au contraire un point de
départ pour l'étude des phénomènes biologiques;
j'ai montré ailleurs ^ qu'une hypothèse fort sim-
ple permet de concevoir le mécanisme de celte
variation ; il suffit de considérer la substance bac-
térienne, non comme une substance unique chi-
miquement définie, mais comme un mélange de
substances distinctes dont chacune se détruit pour
son compte, mélange dont les propriétés varient
en même temps que les proportions.
Sans faire aucune hypothèse, contentons-nous
de constater ce fait : les propriétés de la bactérie
soumise à certaines influences varie»/. Du moment
que l'une quelconque de ces influences est en jeu,
l'hérédité, l'assimilalion ne sont donc plus que des
lois approchées ; pour constater l'existence de ces
lois il faut se placer dans des cas où il n'intervient
pas de causes destructives (ou du moins, où il en
intervient seulement une très faible proportion).
§ 9. La variation transmise.
Sans quitter le point de vue purement chimique
et toujours sans faire aucune hypothèse, nous
arrivons immédiatement à cette remarque éton-
1. Traité de biologie. Paris, Alcan, 1903.
LE POINT DE VUE CHIMIQUE 43
nante et qui nous donne cerlaincment, au sujet de
la substance vivante, la notion la plus féconde :
supposons supprimée d un niomoit quelconque
toute cause destructive, dans une lignée à laquelle
nous fournissons les éléments de l'assimilation, il
se construit de la substance identique à ce qu'é-
tait, au moment considéré, la substance de la
lignée ; autrement dit, tant que n'intervient pas
une nouvelle cause destructive, In substance vivante
se mulliplie avec toutes les propriétés qu'elle a
ACQUISES au cours des variations précédentes '
le phénomène de l'assimilation devient encore plus
merveilleux de ce fait que, au lieu d'être limité à
un certain nombre de substances une fois choi-
sies, il peut se manifester dans l'une quelconque
des modifications en nombre infini qui résultent
de destructions partielles extrêmement variées de
ces substances.
Voici, par exemple, une bactéridie charbon-
neuse; je la soumets à des réactions destructives
qui en font une bactéridie atténuée, puis je la
transporte dans un bouillon de culture et elle se
multiplie sous cette forme atténuée!
Considérons une lignée vivante qui dure depuis
Torigine ; cette lignée présente une série ininter-
rompue de, réactions assimilatrices; mais, à chaque
instant de son histoire, Tassimilation est relative à
l'état momentané de la substance considérée, et,
par conséquent, si l'histoire généalogique du corps
considéré présente une série de variations très
nombreuses, elle présente aussi une série d'autant
44 LES INFLUENCES ANCESTRALES
de phénomènes d'assimilation dont chacun corres-
pond à Tnne des variations et la conserve jusqu'à
la variation suivante. Cela tient du merveilleux
étant donnée la précision absolue qu'entraîne la
définition même de l'assimilation.
Il est vrai que, s'il en avait été autrement, nous
n'aurions pas constaté aujourd'hui l'assimilation
chez un seul des êtres actuellement vivants et qui
dérivent tous d'êtres difîérents; nous constatons,
au moment présent, une assimilation relative à
l'état présent de chaque corps vivant. Et puisque
nous avons été amenés à définir la vie par l'assi-
milation, les remarques précédentes se ramènent à
celte constatation qui semble renfermer deux pro-
positions contradictoires : « Les corps vivants
peuvent varier sans mourir. » Du moment qu'ils
sont restés vivants, ils sont susceptibles d'assimi-
lation dans leur état nouveau, c'est-à-dire que la
variation acquise est transmise à la progéniture
chimique du corps considéré, toujours sous réserve
d'une nouvelle variation qui sera également acquise
pour les assimilations ultérieures, et ainsi de
suite. Si donc l'on veut une précision absolue on
ne peut parler de Vassimitation que pendant un
intervalle de temps très court, suivant les habi-
tudes du calcul difTérentiel.
Mais si cela est, comment se fait-il que l'obser-
vation du monde vivant, pendant une période assez
longue pour nous, observateurs, nous permette tou-
jours de conclure à la loi d'assimilation ou d'héré-
dité? C'est que, le plus souvent, cette loi d'assi-
LE POINT DE VUE CHIMIQUE 55
inilalion ou d'hérédilc est Iris approchée, qiic, en
d'autres termes, la variation possible au cours des
assimilations successives est très limitée sons
peine de morl.
Cette restriction, soris peine de morl, domine
toute la biologie; une fois qu'un corps a perdu la
propriété d'assimilation, il ne nous intéresse plus ;
nous n'avons à envisager dans notre étude que des
corps qui font partie d'une lignée et non ceux qui
la terminent à tout jamais. Et quand nous obser-
vons un corps qui vit aujourd'hui, nous pouvons
affirmer qu'il fait partie d'une lignée que l'on peut
remonter sans interruption jusqu'à son premier
ancêtre ; en d'autres ternies, que, parmi toutes les
variations qui se sont manifestées dans cette lignée
ascendante, aucune na entraîné la morl.
Cette remarque parait banale et contient cepen-
ilant tout le principe de Darwin, exprimé sous une
autre forme. Si l'on appelle hasard l'ensemble des
circonstances qui se réalisent à chaque instant en
chaque point du monde, tous les êtres actuellement
vivants sont le produit du hasard qui a occasionné
toutes les variations passées ; mais, le hasard étant
quelque chose d'essentiellement indéterminé, on
doit penser que toutes les possibilités peuvent se
rencontrer parmi les êtres actuellement vivants qui
sont fils du hasard ; et par conséquent, quoique les
formes elles propriétés de ces êtres soient en effet
extrêmement nombreuses (on ne connaît pas encore
le nombre formidable des espèces actuelles et il
n'y a peut-être pas deux individus identiques dans
46 LES INFLUENCES ANCESTRALES
chacune d'elles) on peut s'étonner qu'elles ne le
soient pas davantage, étant donné le temps pendant
lequel le hasard s'est exercé sur leurs ascendants ;
on peut s'étonner aussi, si l'on reconnaît dans le
hasard l'unique ouvrier de la fabrication de ces
espèces, que chacune d'elles présente des propriétés
si merveilleuses, une précision de mécanisme si
admirable.
Cet étonnement cesse si l'on se reporte aux con-
sidérations précédentes sur la continuité des lignées ;
à chaque instant de l'histoire du monde, c'est bien
le hasard seul qui détermine les variations dans
toute la " substance vivante d'un modèle actuel
donné, et il se produit en etîet des variations abso-
lument quelconques -^ mais la plupart de ces varia-
tions absolument quelconques causent la mort des
quantités de substances qui en sont l'objet. Si
toute la substance meurt, la lignée est finie, 7ious
n'avons plus à nous en occuper. Si, parmi ces varia-
tions absolument quelconques, il en est quelques
unes qui n'entraînent pas la mort, la lignée se
continue dans les résultats de ces variations, et il
devient évident alors que ce n'est pas le hasard pur
et simple qui peut être invoqué pour les expliquer,
puisque les facteurs quelconques du hasard sont
précisés, dans ce cas particulier, par la clause res-
trictive « sous peine de mort ».
Darwin a donné le nom de sélection naturelle à
ce choix que nous devons faire, à chaque instant
de l'histoire du monde, de ceux des facteurs du
hasard qui n'entraînent pas la mort de la substance
LE POINT DE VUE CHIMIOUE 47
vivante i\o la lignc''C 0111(11(^6 au moment considf^ré.
Et piiisqnc'. pour chacun des corps actuellement
vivants, il est certain que la lignée a été ininter-
rompue, nous pouvons, dans un langage imagé,
dire que la séleeliun naturelle a guidé la variation
de manière à produire tous les êtres actuellement
vivants; cette sélection naturelle joue ainsi, dans
une narration historique des faits passés, le rôle
d'une providence qui, dans le but d'obtenir les
êtres avec leurs formes actuelles, aurait dirigé
intentionnellement les variations de leurs ancêtres.
En résumé, un être vivant aujourd'hui fait par-
lie d'une élite et descend d'êtres qui ont fait partie
d'une élite à chaque moment de l'histoire du
monde.
Etant donnés tous les hasards de destru'ction à
chaque instant, on peut s'étonner que les phéno-
mènes destructifs ne l'emportent pas bientôt sur
les phénomènes constructifs qui doivent être beau-
coup plus rares à cause de la précision des condi-
tions qu'ils exigent, mais le phénomène d'assimi-
lation a précisément pour résultat de multiplier
très vile les substances qui ont été l'objet de varia-
tions heureuses^ de sorte que, à chaque instant, se
réparent et au delà les pertes causées par la des-
truction.
En prenant les choses à un point de vue un peu
dilîérenl, on peut dire avec Malthus qu'il naît à
chaque instant bien plus d'êtres qu'il n'en peut
vivre; et comme tous les êtres, vivant conjointe-
ment, contribuent pour leur part à la détermina-
4» LES INFLUENCES ANCESTRALES
tion de cet ensemble de circonstances que nous
avons appelé le hasard, on peut dire encore, d'une
façon imagée, avec Darwin, qu'il y a concurrence
vitale ou lutle pour Vexislence entre les êtres
vivant à chaque instant; on peut dire aussi que
ceux qui ont survécu Tout em))Orté sur ceux qui
sont morts et c'est là la formule préconisée par
H. Spencer, la persistance du plus apte.
Au fond, toutes ces formules suggestives et ima-
gées n'ont d'autre but que d'illustrer, dans quel-
ques unes de ses conséquences les plus frappantes,
la clause restrictive « sous peine de mort » et la
continuité des lignées qui ont conduit aux êtres
actuellement vivants.
§ 10. La variation est lente.
La loi d'hérédité est, avons nous dit, une loi très
approchée ; dans la plupart des cas on constate en
effet une suite de phénoniènes d'assimilation entraî-
nant une multiplication considérable des corps
vivants sans variation sensible ; la clause restric-
tive « sous peine de moi"t » limile à des barrières
très étroites les modifications possibles dans un
corps en voie de multiplication. C'est pour le besoin
de la cause, pour établir les influences ancestrales,
que nous avons dû mêler aux faits actuels d'assi-
milation les faits beaucoup moins sensibles de
variation
Nous avons employé là un artifice analogue à celui
des physiciens qui veulent représenter un phénomène
LE POINT DE VUE CHIMIQUE 49
par une courbe, alors qu'une (luanlilé varie très len-
tement en fonction d'une autre ; ils choisissent pour
mesurer ces quantités des unités d ordres de gran-
deur très dillercnts ; de même, les géographes, pour
donner une idée du reliefd'un grand pays, comptent
les hauteurs en mètres et les distances horizontales
en kilomètres. S'il était possible de représenter par
un point^ dans Tespace l'état d'une lignée à chaque
instant, il faudrait, pour que la courbe tracée par
les points qui en représentent les états- succes-
sifs en fonctiondu temps fût sensiblement sinueuse,
prendre une unité de temps extrêmement consi-
dérable et représenter des siècles por des milli-
mètres ; la substance humaine, par exemple, ne
semble pas avoir énormément changé depuis l'épo-
que où les Chaldéens faisaient de l'astronomie,
parce que, dans l'espèce humaine, la clause res-
trictive « sous peine de mort » diminue énormé-
ment les possibilités de variation.
Il n'en est pas de même pour certaines espèces
vivantes plus simples, la bactéridie charbonneuse,
par exemple, qui est susceptible de variations très
1. Cela est sûrement impossible à cause de la complexité des
substances vivantes; il faut donc ne voir qu'un symbole com-
mode dans tout ce qui suit.
2. Les états, bien entendu, indépendamment des quantités de
substance. Supposons, par exemple, que pour la substance figurée
en A, dans le plan XoY, la condition de vie soit représentée par la
nécessité d'être compris à l'intérieur du cylindre alîyo, parallèle
à l'axe des temps oT. La ligne sinueuse de la figure conduira
à deux états vivants B et C, et à un grand nombre d'états
morts tn, dont nous n'avons pas à tenir compte. Le tube ajîyô
50
LES INFLUENCES ANCESTRALES
notables en très peu de temps; en quelques jour?,
il est possiljle de fabriquer, avec une bactéridie de
virulence donnée, des bacléridics de virulence
toute différente; la virulence est une propriété de
laquelle nous possédons des réactifs très sensibles,
et c'est là nne raison, pour nous, de pouvoir obser-
ver chez les microbes des variations rapides ; mais
ce n'est pas la seule, ainsi que nous allons le voir
au chapitre suivant.
figurera donc la sélection natnrello; il réalisera In cannlisalion
du hasard. Remarquons immédiatement que, dans
cette canalisation faite par un
cylindre parallèle à l'axe de
temps oT correspond à des
'■ conditions de vie constantes
f pour la lignée considérée ; tout
cliangement de condition à
■^ un moment donné se traduira
par un changement de cylin-
y dre; en général la canalisa-
tion du hasard sera repré-
sentée par une surl'ace de forme quelconque se
composant d'éléments cylindriques très courts, de
génératrices parallèles à l'axe oT. Cette question do
la canalisation du Iiasard étant extrêmement impor-
tante, je l'expose dans un langage moins algébrique
an début dj second livre.
y
la figure ci-contre.
l^-r
^\>^^
R
■m m '^ " "*
CIIAPITIIE III
LE POINT DE VUE MÉCANISME
§ 11. Le mécanisme individuel.
Pour parler de la continuité de la vie avec une
généralité suffisante, nous nous sommes placés au
point de vue purement chimique, et cela était indis-
pensable, puisque la seule particularité qui nous ait
semblé caractéristique de tous les êtres vivants est
d'ordre chimique ; et, en réalité, si nous nous en
tenions à la considération des êtres unicellulaires,
nous n'aurions pas besoin de nous placer à un
autre point de vue ; la substance vivante qui est
visqueuse crée, autour d'elle-même, en réagissant
dans un milieu liquide, un mouvement d'échanges
nutritifs et excrémentitiels dont un résultat est de
donner une forme et des dimensions limitées aux
masses actives de cette substance *, de sorte que
quand on parle d'une masse déterminée de subs-
tance bactéridienne, par exemple, il s'agit, non
d'une masse continue de matière, mais d'un cer-
tain nombre de petites masses isolées; cela n'a pas
d'importance, car, si j'ose m'exprimer ainsi, la
forme de ces masses isolées est uniquement une
1. V. Traité de biologie, op. cit., chap. i, § 2.
52 LES INFLUENCES ANCESTBALES
conséquence des phénomènes d'assimilation et
n'intervient guère activement dans la détermina-
tion de ces phénomènes.
Tout autre est le cas d'un animal supérieur
comme Thomme ; là encore, la substance vivante
crée, par son activité assimilatrice, des mouve-
ments d'échanges qui donnent une forme aux
masses actives de cette substance; mais ces masses
actives s'agglomèrent, suivant les conditions d'équi-
libre réalisées autour d'elles, en des masses consi-
dérables, des mécanismes^ dont la structure inter-
vient efficacement dans la détermination des
phénomènes d'assimilation au niveau de tous les
points de ce mécanisme. L'activité d'ensemble de
ce mécanisme, ce qu'on appelle la vie de Vindividu
complexe ainsi formé, a, en effet, pour résultat
de renouveler sans cesse le milieu intérieur * de
l'agglomération, de manière que l'assimilation soit
possible en chaque point de Taggloméralion.
Une relation de cause à effet est donc établie
entre la morphologie de l'individu et la chimie de
sa substance constitutive, car si c'est la chimie de
cette substance constitutive qui détermine la cons-
truction du mécanisme, c'est le fonctionnement du
mécanisme qui entretient la chimie de la substance
constitutive. Un défaut du mécanisme arrête le
renouvellement du milieu intérieur et cause, par
suite, la condition n" 2 pour tous ses éléments
vivants.
Ici nous n'avons plus donc le droit de parler
1. V. Traité de biologie, op. cit., chap. x, § 84.
LE POINT DE VUE MKCANISME 53
uniquement de chimie. Pour la bacléridie char-
bonneuse, une variation n'entraînait pas la mort,
jiourvn qu'elle transformât la substance vivante en
une autre substance capable d'assimilation ; pour
la substance humaine, une condition plus précise
intervient.
C'est, avons-nous dit, la chimie de la substance
constitutive qui détermine la construction du mé-
canisme humain ; une variation dans cette chimie
entraine donc une modification dans la construction
([ui en dépend, de sorte que, même si cette varia-
lion a respecté la propriété d'assimilation, elle
peut néanmoins entraîner la mort fatale, si le mé-
canisme résultant ne renouvelle pas convenable-
ment son milieu intérieur. Quand cela se passe
ainsi, on dit que le mécanisme n'est pas viaôle,
quoique sa construction soit le produit de l'acti-
vité de substances vivantes.
Plus le mécanisme individuel est précis, plus
doit être difficile à réaliser, sans issue fatale, une
altération de ce mécanisme. Et il faut même croire
que le hasard est un bien grand maître pour oser
affirmer qu'une variation forluile d'une substance
vivante d'espèce supérieure peut ne pas entraîner
la mort. Nous allons assister ici à une canalisation
particulière du hasard ; ce sera le principe de
Lamarck.
§ 12. Le principe de Lamarck.
Revenons à la bactéridie charbonneuse qui est
toujours notre point de départ à cause de la sim-
54 LES INFLUENCES AXCESTRALES
plicilé de son cas. Des variations fortuites se pro-
duisent dans une culture de ces bactéridies sous
l'influence de conditions réalisées aux divers points
de la culture ; parmi ces variations, quelques-unes
entraînent immédiatement la mort, nous ne nous
en occupons pas; les autres conservent la pro-
priété d'assimilation, mais avec des différences ; il
y a, par exemple, dans la culture, plusieurs varié-
tés de virulences différentes et qui y prospèrent
également parce que les conditions chimiques réa-
lisées dans le bouillon sont aussi favorables aux
unes qu'aux autres.
Introduisons maintenant cette culture dans le
sang d'un mouton vivant ; nous changeons le lube
de canalisalion du hasard et, ici, nous savons com-
ment nous le changeons, puisque, précisément, ce
que nous appelons virulence (pour le mouton) est
l'aptitude à prospérer dans le corps d'un mouton
vivant. Toutes les variations qui ont eu pour résul-
tat dans le bouillon d'atténuer la virulence vont
donc se trouver en dehors du tube nouveau, et
nous n'aurons plus à nous en occuper ; elles dis-
paraîtront en tant que lignée.
Dans ce cas particulier, les conditions qui cana-
lisent le hasard pour la bactéridie sont extérieures
à la bactéridie.
Considérons au contraire, maintenant, une subs-
tance vivante constructrice de mécanismes; la
construction du mécanisme est sous la dépendance
de la nature chimique de la substance qui la com-
pose, et, d'autre part, la possibilité de survie pour
LK POINT \m VUE .mkcamsml; 55
la substance vivante est liée au bon fonclioniic-
nicnt du mécauisnic iju'cllc construit. Ce bon fonc-
lionnemont s'appelant précisément la vie du méca-
nisme individuel considéré, il en résulte que la vie
de la substance vivante est sous la dépendance de
la vie du mécanisme.
Il y a là un inconvénient de langage auquel j'ai
proposé de remédier en appelant vie élémentaire la
possibilité d'assimilation pour la substance vivante
considérée en dehors de tout mécanisme, vie élé-
mentaire manifestée, l'activité spéciale de celte
substance, et vie le bon fonctionnement d'un mé-
canisme individuel, formé d'éléments doués de vie
élémentaire. Mais cette nécessité d'une appellation
nouvelle nous fait remarquer qu'une confusion
était possible, et, en effet, il est facile de parler
d'un individu doué de vie, àpeu près dans les mômes
termes que d'une substance douée de vie élémen-
taire; cet in(]\\idu s'accroil, jneurl ou varie, suivant
les conditions, et nous pouvons, par conséquent,
parler de la canalisalion du hasard ou sélection
naturelle, pour le mécanisme individuel, comme
nous en parlions pour la substance vivante.
Cela nous permettra un langage plus synthétique
et nous pourrons envisager les conditions exté-
rieures dans lesquelles un mécanisme individuel
reste vivant ; nous nous occuperons des variations
introduites, par le jeu des circonstances ambiantes,
dans un mécanisme individuel qui reste vivant, ce
que Lamarck a appelé Vaction du milieu su)- l'or-
ijanisme.
OT LES INFLUENCES ANCESTRALES
Or, si nous passons de la considération de l'or-
ganisme à celle de la substance qui le constitue,
nous constatons que les conditions réalisées au
niveau de la substance vivante varieront avec les
variations de V organisme, et, comme il y a un lien
de cause à effet entre le mécanisme individuel et
la chimie de la substance constitutive, nous conce-
vrons que le maintien de la vie dans l'ensemble
considéré ne s'obtienne qu'au prix d'une variation
delà chimie substantielle canalisée par la variation
de la morphologie^ de l'individu.
Ainsi donc, les variations de la substance vivante
d'un organisme gî<i est vivant ne sont plus dues au
simple hasard, mais au hasard canalisé par la
nécessité du maintien de la vie dans l'organisme;
si un état nouveau de cet organisme se maintient
assez longtemps, il doit donc se produire, dans sa
substance, des changements tels que la nouvelle
composition chimique de cette substance corres-
ponde à la structure caractéristique de cet état, et
nous n'avons plus à nous étonner que la variation
fortuite d'une substance vivante soit capable de
déterminer un nouveau mécanisme doué de vie,
puisque c'est justement la construction de ce nou-
veau mécanisme doué de vie qui, par répercus-'
sion, a canalisé le hasard dont est résultée la
variation chimique qui y correspond-.
1. Je dis ici en quelques mots ce que j'ai établi en détail dans
un autre ouvrage. V. Traite de bioloijie, op. cit., cliap. vu, § 60.
2. Cela nous explique la lenteur des variations observées dans
les espèces supérieures ; une variation fortuite brusque por-
LE POINT DE VUE MÉCANISME 57
C'est là ce que Lamarck a compris le premier ;
quand un organisme continue de vivre dans de
nouvelles conditions de milieu, il subit des modi-
fications que l'on résume en disant qu'il s'est
adapté au milieu; ces modifications retentissent
sur la substance constitutive de l'individu, de
manière que celte substance soit, elle aussi, adap-
tée à un nouveau genre de vie dans un organisme
nouveau, et il en résulte que la modification ainsi
réalisée est hi-rcdiiolrc^ le mot héréditaire étant
pris ici dans un sens nouveau, et représentant, non
plus la transmission des propriétés d'une substance
à la substance (jui en dérive par nssimilation, mais
la transmission des caractères d'un individu à l'in-
dividu qui en dérive par reproduction. L'étude des
organismes mécanismes nous conduit en eiïet à
une notion nouvelle, celle de la succession des
individus dans une lignée.
§ 13. La succession des individus.
Dans les espèces animales que Ton appelle supé-
rieures, il devient insuffisant de considérer la con-
tinuité des substances vivantes ; une quantité plus
ou moins grande de la substance vivante spécifique
tant sur l'œuf aurait bien des ciiancos de produire un embryon
non viable, non adapté; d'autre part, une variation brusque
dans un mécanisme adapté détruirait le mécanisme, causoi'ait
la mort. La lenteur est la règle des variations Lamarckiennes ;
Nous verrons plus tard le parti que veulent tirer les néo-
Darwiniens de la considération des variations brusques.
58 LES INFLUENCES ANCESTRALES
se trouve un effet périodiquement agglomérée dans
des masses distinctes, ayant une durée variable,
et constituant des mécanismes adaptés au renou-
vellement de leur milieu intérieur dans les condi-
tions ambiantes. Certains morceaux d'un tel mé-
canisme ou individu peuvent, détachés de lui et
placés dans des conditions favorables, donner nais-
sance à une nouvelle agglomération de même
espèce ; c'est par ces morc:aux spéciaux, appelés
éléments reproducteurs^ que s'effectue la continua-
tion de la lignée à travers les individus successifs,
mais l'étude des substances vivantes n'est plus sépa-
rable de celle des individus dont elles font partie,
puisque c'est la survie des individus qui canalise
les variations de la substance vivante constitutive.
Tout autre serait le cas d'un fleuve dont le cours
se composerait de plusieurs lacs issus les uns des
autres, car l'eau qui traverse ces lacs successifs
ne subit, du fait de son passage dans ces lacs,
aucune modification i.
Au point de vue, où nous nous sommes placés
jusqu'à présent, de la continuité des lignées, on
doit considérer un individu non comme une lignée
chimique, mais comme un faisceau de lignées qui
s'épanouissent à partir de l'élément reproducteur
et dont les unes ont une durée limitée à la vie de
l'individu, les autres se conlinuant, au contraire,
par les éléments reproducteurs, dans les individus
de la génération suivante.
1. Il en serait de même pour les individus, si l'on admettait,
avec les néo-Darwiniens, la théorie du plasma germinatif.
LE POINT DE VUE MÉCANISME 59
Tous les clémenls do ces lignées épanouies
depuis l'œuf se Irouvenl soumis à un sort commun
]iendcinl la durée de la vie de l'individu dont ils
font partie et dont le fonctionnement total a pour
résultat le renouvellement du milieu intérieur
qui entrelienl la vie élémentaire manifestée de cha-
cun d'eux; quelles que soient donc les divergences
qui se manirestcnt entre les diverses lignées cons-
tituant l'individu, les variations qui se produisent
dans chacune d'elles sont canalisées par la condi-
tion du maintien de la vie de l'individu considéré.
La slruclure du mécanisme est à chaque instant la
résultante des activités de ses éléments constitu-
tifs; tant que l'animal ne meurt pas, les variations
de son mécanisme conservent à ce mécanisme la
propriété de renouveler le milieu intérieur; ces
variations n'ont donc rien de fortuit.
Je n'entre pas plus intimement dans cette ques-
tion ({ue j'ai développée ailleurs ^ ; les considé-
rations précédentes suflisent à faire concevoir que
étant donnée la liaison de cause à effet établie entre
la forme du mécanisme et la chimie de ses parties
constilulives, le sort commun de toutes ces parties
dont la conservation est liée à celle de l'individu
doit se traduire, malgré les dilTérences des tissus,
par quelque chose de commun dans les chimies de
ces diverses parties de l'individu ; j'ai appelé patri-
moine héréditaire ce quelque chose de commun qui
est, dans la chimie de chaque élément du corps,
V estampille caractéristique de leur sort commun
1. V. Traité de bioloyiL', op. cit.. cliap. xi.
60 LES INFLUENCES ANCESTRALES
lié à la conservation de l'individu total. Si, dans des
conditions données, Tindividu se trouve soumis à
des modifications, il en résulte un nouvel équili-
bre ; et cet équilibre obtenu au bout d'un certain
temps se traduit par une es/am/j///e nouvelle de tous
les éléments qui, à cbaque instant, sont les ouvriers
de la construction du corps ^.
Le nouveau patrimoine héréditaire ainsi réalisé
sera transmis par les éléments reproducteurs aux
individus de la génération suivante; c'est ce qu'on
appelle l'hérédité des caractères acquis.
Une fois que l'on a compris le rôle des fonction-
nements individuels dans la canalisation des
variations des lignées qui traversent les divers
individus successifs ou s'épanouissent à leur inté-
rieur, il devient évident que l'on doit remplacer
l'étude de la continuité des substances vivantes
par celle de la série des individus ; et, à cause des
variations qui séparent les diverses lignées épa-
nouies à l'intérieur de chaque individu, la seule
chose dont on puisse se proposer de suivre l'his-
toire chimique, c'est la particularité commune à
toutes les parties d'un môme individu, le patri-
moine héréditaire.
Chercher l'origine d'une espèce actuelle, cela
revient à établir l'histoire de son patrimoine héré-
ditaire; c'est cette histoire qui constitue reyo/w/ion
spécifique ; elle est parallèle, évidemment, à l'his-
toire de la série des structures individuelles.
1. Cependant un résidu de loin- ouvrage passé joue toujours
un rôle actuel; voyez plus loin l'importance du squelette.
LE POINT DE VUE MÉCANISME 61
§ 14. Lamarckiens et Darwiniens.
Une fois établie riiérédité des caractères acquis,
il devient possible, nous l'avons vu, de parler des
individus inécanismes^ comme l'on parlait primiti-
vement des substances vivantes elles-mêmes ; on
peut appliquer à la narration de leur histoire le
langage Darwinien. Mais il ne faut pas oublier pour
cela que ce langage semblable s'applique, dans ce
second cas, à des unités d'un ordre plus élevé.
Dans le cas des substances vivantes qui se pro-
pageaient sans construire à proprement parler de
mécanisme, la canalisation des hasards qui conser-
vaient les lignées se faisait uniquement par l'inter-
vention de conditions ambiantes, exlérieures à
l'être. Dans le cas des individus mécanismes, ces
conditions exlérieures retentissent bien encore sur
la vie des êtres, mais elles ne modifient la chimie
des substances vivantes que par Tintermédiaire du
mécanisme individuel, et il y a une première néces-
sité dont il faut toujours tenir compte, la conser-
vation de la vie de l'individu ; des particularités
intérieures à l'individu dominent donc dans ce cas
l'histoire de la variation.
On peut appeler variations Lamarckiennes ces
variations soumises à la condition de la conserva-
tion de la vie d'un mécanisme, et variations
Darwiniennes, les variations réellement fortuites et
dans lesquelles n'intervient pas la conservation
d'un mécanisme.
0
62 LES INFLUENCES ANCESTRALES
Dans le premier cas, la variation chimique est
immédiatement adaptée, puisqu'elle résulte d'une
transformation du mécanisme en rapport avec les
exigences extérieures ; dans le second cas, elle est
au contraire absolument fortuite et l'adaptation
résulte ultérieurement de la destruction des êtres
non adaptés; si l'on donne le même nom d'individu
à une masse vivante, qu'elle appartienne à la pre-
mière ou à la deuxième catégorie, on peut dire
que, dans le cas lamarckien, l'adaptation se fait
directement dans un individu unique, tandis que,
dans le cas darwinien, elle n'est possible que par
la production fortuite d'un grand nombre d'indi-
vidus différents entre lesquels la sélection choisit
ensuite ceux qui, par hasard, se trouvent adaptés.
Il est bien évident que, même chez un individu
mécanisme, il peut y avoir des particularités darwi-
niennes ou indépendantes du mécanisme; le fonc-
tionnement d'un piège à rats ne dépend pas de la
couleur dont on a enduit les diverses pièces de cet
instrument; on a de même constaté que des méca-
nismes individuels peuvent différer fortuitement
au point de vue de la couleur, par exemple, et
que la sélection naturelle intervient quelquefois
pour conserver ou détruire des individus doués de
telle ou telle couleur, indépendamment du perfec-
tionnement de leur mécanisme (mimétisme homo-
chromique protecteur).
Mais ce qui nous intéresse le plus profondément
dans la biologie, c'est l'admirable organisation
des êtres qui nous entourent; la genèse historique
LE POINT DE VUE MÉCANISME 63
de celte organisation est évidemment lamarc-
kicnne; ce ne sont pas les variations forluiles de
la matière vivante qui, canalisées par les circons-
tances ambiantes, ont conduit à la formation de
ce produit merveilleux qu'est aujourd'hui la
substance d'homme; il a fallu une série d'adapta-
tions personnelles de mécanismes de plus en plus
complexes, pour que notre patrimoine héréditaire
devienne petit à petit ce qu'il est aujourd'hui.
Ce que nous avons à étudier sous le titre
d' « influences ancestrales », c'est précisément
l'histoire de ces adaptations successives de nos
ascendants, adaptations successives grâce aux-
quelles la substance d'homme a aujourd'hui, pour
forme d'équilibre, dans des conditions convenables,
ce mécanisme merveilleux que nous tenons de
nos parents et que nous transmettons à nos
enfants.
§ 15. Hérédité et éducation.
L'histoire d'un individu qui provient d'un élé-
ment reproducteur, n'est pas quelque chose de
simple; c'est l'activité assimilatrice de l'œuf qui
construit petit à petit l'individu^, et, à chaque
instant, dans les conditions réalisées autour d'elle,
l'agglomération provenant de l'œuf prend une
1. Cette construction progressive accompagne le fonctionne-
ment de l'organisme qui doit sans cesse renouveler son milieu
intérieur; j'ai établi ailleurs (V. Traité de biologie, chap. x,
§ 85), que c'est précisément l'activité fonctionnelle qui est
constructive (loi de l'assimikition fonctionnelle) alors que la
64 LES INFLUENCES ANCESTRALES
forme qui dépend de son patrimoine héréditaire et
des conditions ambiantes.
On exprime ordinairement ce fait en disant que
la formation de l'individu, l'évolution individuelle,
est la conséquence de deux facteurs, l'hérédité et
l'éducation; car on a l'habitude d'employer indif-
féremment le mot hérédité pour représenter, soit
le lait que l'enfant ressemble à ses parents, soit
l'héritage même qu'il lient d'eux, le patrimoine
héréditaire qui est la cause de ces ressemblances.
Lorsqu'il s'agit de révolution d'un seul individu,
les variations sont si faibles que l'on peut généra-
lement négliger à peu près les variations que subit
au cours de cette évolution le patrimoine hérédi-
taire de l'œuf, et parler indifféremment du patri-
moine héréditaire de l'œuf ou du patrimoine héré-
ditaire de l'individu qui en provient, à un moment
donné de son évolution ; on dit alors que deux
individus qui ont même patrimoine héréditaire,
deux jumeaux, par exemple, diffèrent uniquement
par leur éducation; cependant il peut arriver que,
après des existences très différentes, ces deux
jumeaux transmettent à leur postérité des patri-
moines héréditaires qui ne soient plus tout à
fait identiques, mais diffèrent par ces légères
variations dont la clause restrictive « sous peine
théorie courante veut que cette activité fonctionnelle soit des-
tructive. Il faudrait, dans ce dernier cas. pour comprendre le
principe de Lamarck du développement des organes par le
fonctionnement habituel, faire intervenir sans cesse une provi-
dence directrice et réparatrice des mécanismes.
I.E rOlNT DE VUE MÉCANISME 65
de mort » laisse la possibilité aux individus.
Ce sont justement ces dernières variations qui,
accumulées au cours de milliers de siècles, consti-
tuent les dilTérenccs entre les patrimoines hérédi-
taires des races et des espèces ; ces différences sont
le produit des différences d'éducation individuelle;
on peut dire que leur accumulation au cours des
siècles représente l'éducation spécifique, et la
formule de tout à l'heure revient à dire ceci, qu'un
individu donné dépend de deux facteurs, son
('•ducalxon spécifique et son rducation individuelle ;
l'expression éducaliou spécifique équivaut, on le
voit aisément, à cette autre expression, influences
anresirales ; et ce que nous venons de dire montre
qu'il n'y a là rien de mystérieux ; ce ne sont pas
les faits passés qui interviennent dans les faits
présents, mais une substance chimique donnée,
dont la structure résume, il est vrai, toute l'his-
toire des ascendants de l'individu qu'elle cons-
truit, et qui se comporte dans chaque circonstance
d'après sa nature chimique.
§ 16. Le squelette.
A chaque instant de l'évolution individuelle, c'est
le corps vivant, lel qu'il est en cet instant^ qui
détermine, par ses réactions dans les circonstances
réalisées à cet instant, l'état obtenu par l'individu
un instant après ; or, à chaque instant de l'évolu-
tion individuelle, le mécanisme est plus ou moins
figé dans sa structure par la présence de parties
(5.
66 LES INFLUENCES ANCESTRALES
brutes résistantes qui encroûtent les tissus et qu'on
appelle le squelette ; la présence de ce squelette
intervient ultérieurement dans toutes les modiPica-
tions de l'individu et s'oppose puissamment à
l'acquisition de variations morphologiques éten-
dues ; chacune des réactions ultérieures ajoute
d'ailleurs au squelette, qui finit par occuper dans
l'organisme une place très importante et lui
enlève toute plasticité; on dit alors que l'orga-
nisme est vieux.
Cependant, chez certaines espèces, dans le
groupe des arthropodes, par exemple, des mues
qui se produisent de temps en temps éliminent
une grande partie du squelette et, enlevant ainsi
un des facteurs imporlanls de l'équilibre, permet-
tent à cet équilibre des modifications brusques que
l'on appelle quelquefois les métamorphoses ; mais
il ne faudrait pas croire que ces transformations
brusques correspondent à des variations dans le
patrimoine héréditaire ; au contraire, on pourrait
dire que les mues, débarrassant l'organisme d'un
squelette conforme à un état précédent, permettent
au patrimoine héréditaire de se manifester libre
de toute entrave, dans les formes successives
d'équilibre qui correspondent à des volumes crois-
sants de l'individu.
§ 17. Les caractères individuels.
Dans chaque réaction, au cours de la construc-
tion de l'être, interviennent forcément les circons-
LE POINT DE VIE MÉCANISME G7
tances ambiantes. Il est vrai (jiic, sous peine de
mort, CCS circonstances amljianles ne peuvent pas
varier d'une manière trop complète, mais néan-
moins les éducations dilVèrent d'individu à individu,
et tout caractère, une fois construit, porte, plus
ou moins j)rofonde, la trace des incidents de son
éducation.
On doit donc dire que, rigoureusement, tous les
caractères des individus sont des caractères acquis
sous l'influence des circonstances qui ont entouré
leur vie. L'un des problèmes les plus importants
de la biologie est précisément de déterminer quelle
est l'étendue des variations possibles, sans entraîner
la mort, chez un individu de patrimoine hérédi-
taire donné ; dans quelle mesure, en d'autres
termes il sera possible de prévoir, d'après l'œuf,
ce (jue sera l'homme qui en proviendra.
Le caractère de fatalité qui résulte de cette pos-
sibilité de prévoir, à plus ou moins de chose près,
ce que sera un individu doué d'un certain patri-
moine héréditaire est une des tristesses les i)lus
grandes de ceux qui veulent croire à la liberté
humaine ; aussi discute-t-on, beaucoup plus avec le
sentiment qu'avec la raison, la question de savoir
jusqu'à quel point il est possible de corriger, par
une éducation convenable, la fâcheuse influence
d'une mauvaise hérédité. Il faut avouer, d'ailleurs,
que le problème est généralement très mal posé.
Voici, par exemple, un parent qui a une tare
donnée ; il s'agit d'abord de savoir si cette tare était
obligatoire, si elle était inscrite sous peine de mort
68 LES INFLUENCES ANCESTRALES
dans le patrimoine héréditaire du parent, ou bien
si elle a été chez le parent le résultat d'une parti-
cularité d'éducation.
Dans le premier cas, étant données les faibles
variations que subit le patrimoine héréditaire au
cours d'une seule vie individuelle, il est tout à
fait vraisemblable que le parent transmettra la
tare à son enfant (je suppose pour le moment que
l'enfant soit le produit d'un seul parent comme
dans les cas de parthénogenèse; nous verrons tout
à l'heure la complication due à la génération
sexuelle ou amphimixie).
Dans le second cas, si cette tare a été introduite
par l'éducation du parent, la même raison, c'est-
à-dire la faiblesse des variations que subit le patri-
moine héréditaire au cours d'une seule vie indi-
viduelle, rendra vraisemblable la non inscription
de cette tare dans l'hérédité de l'enfant, mais il
n'y aura pas certitude; en tout cas, avant de se
demander si l'éducation de l'enfant pourra corri-
ger son hérédité, il faudrait se demander si cette
hérédité a besoin d'être corrigée, ce qui est loin
d'être certain.
Je suppose que de deux jumeaux l'un devienne
un voleur et l'autre un honnête homme; le fait
seul que le même patrimoine héréditaire a per-
mis l'évolution dans ces deux sens, tendrait à
prouver que ni l'honnctelé ni la fourberie ne sont
inscrites dans l'hérédité (du moins dans le cas
présent, car il peut y avoir des races ayant l'habi-
tude héréditaire du vol) et cependant on ne man-
LE POINT DE VUE MECANISME 69
quora pas de se demander si le fils du voleur sera
condamné à devenir un voleur.
One Inn des deux jumeaux se casse la jambe,
son squelette étant modifié pourra lui donner toute
sa vie le caractère de boileux, sans que pour cela
le patrimoine héréditaire des parties vivantes qui
habillent ce squelette en soit forcément modifié;
mais de ceci nous ne sommes pas certains non
plus; quoi qu'il en soit, avant de se demander, je
le répète, si une tare d'un parent peut être cor-
rigée dans l'enfant par une éducation appropriée,
il faut d'abord se demander si cette tare était ins-
crite dans le patrimoine héréditaire transmis à
l'enfant; et l'on peut penser que, si une tare a pu
être imposée en une génération au patrimoine
héréditaire d'un individu, il doit suffire également
d'une génération pour la corriger.
Le cas est différent quand il s'agit d'un carac-
tère acquis pendant un grand nombre de généra-
tions et fixé petit à petit dans le patrimoine héré-
ditaire d'une lignée; mais alors on ne peut pas
dire rigoureusement que ce caractère a été acquis
par le parent, puisqu'il était déjà à peu près fatal
quand le parent lui-même est né. Ce qui rend plus
difficiles les investigations dans ce sens, c'est la
particularité commune à toutes les espèces supé-
rieures et qui fait que chaque individu qui naît
provient de deux parents; c'est la génération
sexuelle, d'où résulte l'amphimixie ou mélange de
deux lignées.
CHAPITRE IV
LA REPRODUCTION SEXUELLE
§ 18. Impossibilité de prévoir le résultat
d'un croisement.
Dans l'espèce humaine, par exemple, un enfant
provient d'un œuf dans lequel se sont mélangés des
morceaux de substance vivante empruntés à deux
individus ; ces deux individus sont différents et ont
des patrimoines héréditaires différents; l'œuf qui
résulte du mélange doit donc avoir des propriétés
qui varient suivant les proportions dans lesquelles
s'est effectué le mélange et, en effet, deux œufs,
résultant de deux fécondations successives d'un
même parent par un même parent, ont des patri-
moines héréditaires différents.
Ici donc, il n'y a plus à proprement parler de
lignée, quoique la continuité de la substance
vivante reste vérifiée comme dans le cas des géné-
rations agamcs. Chaque fécondation produit quel-
que chose de nouveau, un patrimoine héréditaire
dans la confection duquel le hasard du mélange
amphimixique joue un rôle très considérable.
LA REPRODUCTION SEXUELLE 71
Nous no connaissons pas assez la structure des
substances vivantes et la nature du phénomène
sexuel pour prévoir le résultat des amphiniixies,
même si nous connaissions exactement les propor-
tions et toutes les conditions d'une fécondation
donnée, mais l'observation prouve ^ :
1° Que l'enfant a un patrimoine héréditaire
propre ;
2° Que, dans ce patrimoine héréditaire, on peut
reconnaître, suivant les cas, telle ou telle parti-
cularité d'origine paternelle, telle ou telle parti-
cularité d'origine maternelle, en même temps que
des propriétés nouvelles qui n'appartenaient ni au
père ni à la mère.
3° Que,5i les deux parents sont de même espèce,
l'enfant est de l'espèce des parents; que si les deux
parents sont de même race, l'enfant est delà race
des parents; d'une manière plus précise, que ce
qui était commun aux patrimoines héréditaires des
deux parents se retrouve dans le patrimoine héré-
ditaire de l'enfant; mais que, pour des particula-
rités individuelles différentes chez les deux parents,
il est impossible de prévoir quel en sera l'équiva-
lent chez l'enfant.
Le fait de cette transmission à l'enfant de tout
ce qu'il y a de commun aux patrimoines hérédi-
taires des deux parents permet d'étudier, sans se
préoccuper de l'amphimixie, la formation des
1. J'ai essaye de réunir provisoirement toutes ces constata-
tions dans une formule unique au moyen d'une hypothèse.
V. la loi du plus petit coefficient, Traité de biologie, op. cit., § 62.
72 LES INFLUENCES ANCESTRALES
patrimoines liéréditaires des espèces et des races,
absolument comme si ces espèces et ces races
provenaient d'une lignée simple et non d'une lignée
infiniment dichotome.
Mais il ne faut pas oublier non plus que, du fait
des hasards de l'amphimixie, chaque fécondation
crée quelque chose de nouveau ; et, puisque nous
parlions tout à Theure de l'hérédité des tares, nous
voyons qu'une nouvelle question doit s'ajouter aux
précédentes ; non seulement il sera nécessaire de
se demander si une tare constatée chez un parent
s'est inscrite dans le patrimoine héréditaire de ce
parent, ce qui est déjà souvent bien problématique ;
il faudra encore, toutes les fois qu'un enfant naîtra,
se demander si la particularité correspondant à une
lare d'un parent s'est transmise au patrimoine
héréditaire de tel enfant résultant des hasards de
telle amphimixie ; il se pourra que cette tare se
transmette à un enfant et pas à ses frères; il se
pourra qu'elle ne se transmette à aucun d'eux ou
qu'elle se transmette à tous; les hasards de l'am-
phimixie nous défendent de rien prévoir tant qu'il
s'agit d'une particularité qui n'est pas commune
aux patrimoines héréditaires des parents.
Nous retrouvons ici l'aflirmation comprise dans
le second principe de Lamarck :
« Tout ce que la nature a fait acquérir ou perdre
aux individus par l'influence des circonstances où
leur race se trouve depuis longtemps exposée et,
par conséquent, par l'influence de l'emploi prédo-
minant de tel organe, ou par celle d'un défaut
LA REPRODUCTION SEXUELLE 73
constant d'usage de telle partie, elle le conserve
par la génération aux nouveaux individus qui en
proviennent, pourvu que les changenicuts acquis
soient communs aux deux sexes ou à ceux qui ont
produit ces nouveaux individus. »
Nous sommes arrivés à cette affirmation par les
considérations, les plus générales, à mon avis,
(ju'il soit possible de faire relativement à la conti-
nuité de la vie et à la nature de la loi approchée
d'hérédité. Une conséquence de ce fait que les
propriétés communes aux deux parents sont seules
cerlninement transmises, et que le hasard des
amphimixies successives doit forcément faire dis-
paraître les caractères aberrants acquis séparé-
ment par un individu isolé, est que nous devons
considérer la génération sexuelle comme ayant
pour résultat de faire disparaître les variations for-
tuites et de maintenir constant le type moyen
d'une race, lorsque des conditions nouvelles ne
déterminent pas l'acquisition, par de nombreux
individus, des mêmes particularités nouvelles.
Le caprice des éleveurs peut néanmoins fixer
provisoirement certaines monstruosités acquises
par hasard, en choisissant comme procréateurs des
individus qui possèdent plus ou moins cette mons-
li'uosité: on obtient ainsi certaines cdv'uHés aber-
rantes, qu'il ne faut pas confondre avec les races
stables résultant d'une adaptation progressive à
certaines conditions de milieu ; le caractère de ces
variétés est d'ailleurs d'être absolument instables
dès qu'on ne surveille plus les croisements et
7
74 LES INFLUENCES ANCESTRALES
qu'on laisse au hasard le soin d'accoupler les géné-
rateurs; il est donc tout à fait regrettable que le
grand évolutionniste anglais ait commencé par
l'étude de la sélection artificielle des variétés mons-
trueuses son immortel ouvrage V origine, des espèces ;
on peut voir dans cet ordre des chapitres du livre
de Darwin la source de l'erreur des néo-Darwi-
niens qui veulent contre toute vraisemblance
trouver dans les croisements la principale source
des progrès accomplis par les espèces vivantes.
§ 19. Parasitisme et symbiose.
Pour parler rigoureusement, l'on doit dire que
l'hérédité et l'éducation, au sens où nous les avons
définis précédemment, ne constituent pas tous les
facteurs de l'état actuel des êtres. II faut tenir
compte aussi de la présence possible, dans un
individu, d'autres êtres vivants d'espèces difl'é-
rentes, et dont l'activité vitale retentit sur la mor-
phologie d'ensemble de l'hôte ; je sais bien que
l'influence des parasites peut être considérée
comme se rangeant parmi les agents de l'éduca-
tion ; cela est vrai par exemple, pour les galles que
déterminent dans les végétaux les pontes de cer-
tains insectes. Mais il y a des cas aussi où le para-
sitisme devient une vraie symbiose, le parasite
accompagnant sans cesse, au cours de toute son
évolution, un individu hôte, dans les manifestations
actives duquel il intervient pour une part qui peut
LA REPRODUCTION SEXUELLE 75
être équivalente à celle de Ihôte lui-même. Nous
verrons, dans la troisième partie de cet ouvrage,
que certains cas de parasitisme symbiotique ont
pu être pris pour des cas d'hérédité, et nous cons-
taterons l'intérêt de certaines symbioses pour l'in-
terprétation de quelques cas particuliers d'ampbi-
mixie (hérédité mendclienne). Qu'il nous suffise,
pour le moment, d'avoir signalé ces facteurs mor-
phogènes particuliers.
CHAPITRE V
LES CARACTÈRES PSYCHIQUES
§ 20. Le langage psychologique.
La structure des animaux supérieurs et de
l'homme est extrêmement compliquée ; pour décrire
cette structure avec assez de précision et arriver à
prévoir le jeu du mécanisme dans des circons-
tances données, il faut étudier, non seulement la
charpente osseuse avec ses articulations, non seu-
lement les muscles, les tendons et les aponévroses,
non seulement la canalisation du sang et son mou-
vement, non seulement les organes des sens qui
reçoivent les impressions venues de l'extérieur,
mais encore un système de fils conducteurs qui
relient entre eux ces diverses parties de l'orga-
nisme, et qui transmettant d'un point à un autre
les ordres de repos ou de fonctionnement, réali-
sent la coordination des mouvements de l'individu.
Ces fils conducteurs qu'on appelle les filets ner-
veux sont susceptibles d'une description anato-
mique assez précise dans les membres, mais ils
sont mis en communication les uns avec les autres
au moyen d'un enchevêtrement inextricable de
LES CARACTÈRES PSYCHIQUES 77
fibres et de cellules dont les relations varient à
chaque instant, et dont la partie la plus impor-
tante et la plus compliquée constitue le cerveau.
Le cerveau est comparable à un bureau cenlral
de téléphones ; de même que, dans ce bureau cen-
tral, s'établissent successivement, par le jeu des
commutateurs, des communications entre les
diverses parties du réseau, de même, dans le cer-
veau, et suivant l'état du cerveau à chaque ins-
tant, s'établissent également des communications
entre les diverses parties du réseau nerveux. Quel-
qu'un qui ignorerait la disposition des commuta-
teurs du bureau central des téléphones à un
moment donné, ne pourrait savoir quelles relations
sont établies entre les divers points du réseau ; de
même, un observateur qui ignore l'état du cerveau
d'un individu à un certain moment ignore com-
ment, dans certaines conditions, se répartira, entre
les divers mécanismes partiels du corps, l'influx
nerveux provenant de telle excitation extérieure.
Or la structure histologique du cerveau est
extraordinairement complexe et il est de toute
impossibilité, pour un observateur extérieur, de
connaître, à un moment quelconque, l'état des
communications établies entre les neurones: il lui
est donc impossible de prévoir le fonctionnement
de l'individu observé, ou de raconter dans le détail
la marche suivie à chaque instant par les courants
nerveux de diverses intensités.
Tout autre est le cas d'un homme qui s'observe
lui-même, car il connaît à chaque instant l'état de
7.
"78 LES INFLUENCES ANCESTRALES
son système nerveux. Il ne le connaît pas, il est
vrai, de manière à pouvoir en faire une descrip-
tion histologique; il peut même ignorer jusqu'aux
caractères les plus grossiers de la structure anato-
mique de son cerveau et, cependant, il en a une
connaissance extrêmement précise, quoique cette
connaissance ne se traduise pas pour lui d'une
manière visuelle. De même un paysan qui écoute
un phonographe a, par son oreille, une connais-
sance extrêmement précise de la ligne sinueuse
inscrite sur le cylindre du phonographe, mais cette
connaissance précise ne se traduit pas pour lui
d'une manière visuelle; il ne pourrait pas décrire
graphiquement la ligne sinueuse inscrite sur le
cylindre, il ne sait pas même que le phonographe
a un cylindre et il pense plutôt qu'il y a quelque
diablerie là-dessous. Il ne sait pas, non plus, qu'il
a un cerveau et cependant il a, à chaque instant,
une connaissance extrêmement précise des con-
nexions nerveuses établies dans son cerveau et des
influx qui les traversent; cette connaissance extrê-
mement précise, il l'a en langage psychologique
et non en langage visuel, et il ne sait pas (ou ne
saura même peut-être jamais) traduire en langage
visuel; en description anatomique, la connaissance
qui lui arrive en langage psychologique. Il a des
sensations, des états de conscience, des associa-
tions d'idées et non la connaissance géométrique
de l'état de ses neurones, ni la connaissance phy-
sique des influx qui les traversent. Et cependant, je
le répète, cette connaissance est absolument yjrecîse.
LES CARACTÈRES PSYCHIQUES 79
Le langage humain, créé par les hommes pour
les relations des hommes entre eux, contient des
expressions pour représenter toutes les notions
directes que perçoivent les hommes, de quelque
manière qu'ils les reçoivent ; il y a des mots pour
représenter les sons, d'autres pour les goûts, d'au-
tres pour les odeurs, d'autres pour les formes
visuelles, d'autres pour les couleurs, d'autres pour
les sensations et les associations d'idées: ces mots
n'ont de valeur que pour le commerce des hommes
entre eux; ils serakïnt incompréhensibles pour un
animal qui, par des sens d'une autre nature, crée-
rait, dans le monde ambiant, des qualités d'ordre
différent; mais tous les hommes étant construits
sur le même modèle, sauf les petites variations
individuelles, toutes les qualités qui résultent de
notre nature spécifique ont le même sens pour
chacun de nous. Nous nous comprenons donc quand
nous parlons le langage humain qui nous renseigne,
avec une égale précision, mais dans des termes
irréductibles les uns aux autres, sur l'état actuel
du monde ambiant et de notre propre individu.
D'autre part, les qualités que nous font connaître
nos sens sont précisément les éléments du monde
ambiant qu'il nous est utile de connaître pour notre
conservatipn ; ce sont les éléments qui ont joué un
rôle dans révolution de notre espèce ^; c'est à elles
seules que se rapportent nos influences ancestrales.
1. J'ai étudié, dans un ouvrage récent, l'importance de ce
fait que nous connaissons les phénomènes à notre écfielte.
V. Les Lois naturelles. Paris, Alcan, 1904.
80 LES INFLUENCES ANCESTRALES
Nous pourrons donc étudier l'histoire des in-
fluences ancestrales en racontant chaque phéno-
mène dans le langage humain qui lui est adéquat:
nous parlerons des phénomènes auditifs dans le
langage auditif, des phénomènes gustatifs dans le
langage gustatif, des phénomènes psychiques dans
le langage psychologique, et cela, toujours avec la
même précision ; c'est ainsi que, si nous pouvons
étudier, en langage psychologique, la formation des
divers éléments de notre psychologie actuelle, nous
aurons obtenu la notion précise de l'histoire ana-
tomique de notre cerveau, sans connaître, en lan-
gage visuel, aucun des éléments de celte anatomie.
Toutes ces considérations un peu longues ont
pour but de nous autoriser, dans la suite de cet
ouvrage, à parler de la genèse d'un caractère quel-
conque de notre organisation, quel que soit le lan-
gage, d'ailleurs toujours également précis, dans
lequel nous sachions parler de ce caractère de
notre structure ; il n'y aura pas lieu de mettre à
part les caractères psychiques et les caractères
susceptibles d'une description visuelle, la connais-
sance que nous avons d'une de nos particularités
est toujours la connaissance d'une particularité
d'ordre structural; cette connaissance est précise,
et cela suffit.
§ 21. Instincts et intelligence.
Une habitude ancienne et qui provient certaine-
ment des théories surannées du vitalisme fait que,
LES CARACTÈRES PSYCHIQUES 81
loin de raisonner comme nous venons de le faire
au paragraphe précédent, on met au contraire tout
à fait à part les manifestations de notre activité
qui se racontent en langage psychologique. On
discute gravement la question de savoir si tel
phénomène est du ressort de l'Instinct, tel autre,
du ressort de l'Intelligence. En réalité, si, avec les
notions aujourd'hui définitivement acquises, on se
propose de rechercher en quoi diffèrent ces deux
catégories de phénomènes, on est rapidement déçu;
distinguer l'Instinct de l'Intelligence ou plutôt,
mettre à part les instincts, cela revient simple-
ment à étudier, tantôt le fonctionnement d'ensem-
ble d'un organisme supérieur, tantôt les méca-
nismes partiels qui le constituent.
Considéré à un moment précis de son existence,
l'animal supérieur est un mécanisme qui réagit
d'une certaine manière à certaines excitations ; à
un autre moment, c'est un autre mécanisme qui
réagit d'une autre manière aux mêmes excitations,
mais, dans ces deux mécanismes différents, il y a
cependant des parties communes susceptibles d'une
description unique et faite une fois pour toutes;
ces parties communes, ces outils invariables dont
se sert le mécanisme total de l'individu peuvent,
si l'on veut, s'appeler des instincts; à ce point de
vue, la dénomination d'instinct s'appliquera aussi
bien à un outil extrêmement simple comme une
trochlée articulaire qu'à un mécanisme très com-
plexe empruntant une partie quelconque, mais
invariable dans ses rapports, du système nerveux.
82 LES INFLUENCES ANCESTRALES
Ces divers outils ou instincts sont réunis les uns
aux autres par les parties variables du système
nerveux, de sorte que si chacun d'eux séparément
peut être connu d'avance d'un observateur étran-
ger, leur fonctionnement d'ensemble ne peut être
prévu que par l'individu qui est formé lui-même
de cet assemblage de mécanismes. On considère
comme intellectuels les actes qui empruntent une
partie variable du système nerveux. Tant que l'in-
dividu reste vivant, le jeu de ces parties variables
doit avoir pour résultat d'entretenir le renouvelle-
ment du milieu intérieur; quoique variable, la
partie intellectuelle du système nerveux n'est donc
pas quelconque, sous peine de mort; les relations
qui existent entre les diverses parties des centres
variables sont canalisées par la condition du main-
tien de la vie individuelle; et. par conséquent, ces
parties variables ne sont variables que dans de
certaines limites ; ce sont souvent, peut-on dire,
des instincts en voie de formation^ Et, en effet, l'on
constate qu'une longue habitude rend instinctifs des
actes primitivement intellectuels. Si cette longue
habitude est commune à tout un groupe d'ani-
maux et pendant assez longtemps, son résultat
peut devenir héréditaire, et il en résulte un ins-
tinct spécifique nouveau qui s'ajoute aux instincts
préexistants. C'est d'ailleurs ainsi que se conçoit
la formation des instincts ^ que nous constatons
aujourd'hui chez les divers animaux, et dont quel-
ques-uns sont de pures merveilles.
1. V. Traité de biologie, op. cit., chap. x.
DEUXIEiME LIVRE
LES CONSÉQUENCES INDIVIDUELLES
ET SOCIALES
DE LA CONTINUITÉ DES LIGNÉES
§ 22. Plan du deuxième livre.
Les considérations biologiques brièvement résu-
mées dans le premier livre de cet ouvrage nous
ont montré que, dans la recherche des influences
ancestrales, il y a lieu d'étudier d'abord les carac-
tères communs à tous les individus d'une même
espèce ou d'une même race, sans se préoccuper
de la manière dont ces caractères sont distribués
aux individus par les hasards de l'amphimixie;
nous renverrons donc à la troisième partie la ques-
tion des mélanges sexuels et nous pourrons tracer
à grands traits l'histoire de la genèse des particu-
larités spécifiques les plus importantes en étudiant
leur lignée ascendante comme si elle avait été simple
au lieu d'être infiniment dichotome.
Parmi les caractères spécifiques, nous devrons
faire un choix; l'étude de la genèse de tous les
84 LES INFLUENCES ANCESTRALES
caractères de toutes les espèces entraînerait la
revision de toute la Zoologie, toute la Botanique,
toute la Physiologie ; d'ailleurs, quand on parle
des influences ancestrales, on songe le plus sou-
vent aux particularités d'ordre psychique, quoi-
qu'elles ne doivent aucunement, en bonne logique,
être séparées des autres ; nous nous limiterons
donc à l'étude de l'origine atavique de ces particu-
larités et nous nous efforcerons de donner à cette
étude une très grande généralité, quoique nous
ayons pour but de comprendre surtout la structure
psychique actuelle de l'espèce humaine.
Dans un animal qui fait partie d'une société, on
peut distinguer les caractères relatifs à la vie
sociale et les caractères relatifs à la vie indivi-
duelle ; non que ces deux groupes de caractères se
soient développés séparément fsauf pour certains
caractères individuels qui peuvent dater d'une
époque antérieure à l'organisation des sociétés),
ces caractères sont tous nés petit à petit du conflit
de l'organisme avec les circonstances extérieures,
mais, pour les caractères du premier groupe, les
circonstances extérieures comprennent un facteur
particulier, savoir les animaux de même espèce
vivant en société avec l'organisme considéré. Il
sera commode d'étudier les caractères égoïstes
provenant de tout ce qui, dans la lignée ascen-
dante des individus, n'a pas eu de rapport avec la
vie sociale, et les caractères altruistes résumant au
contraire les conséquences ancestrales de l'exis-
tence des sociétés.
PLAN DU DEUXIÈME LIVRE 85
Il y aura lieu aussi, du moins pour l'histoire de
respè('e humaine, de tenir compte de la nature
des explit-alions que nos ancêtres se sont données
à eux-mêmes relativement à l'essence du monde
qui nous entoure ; ces explications (théologie et
métaphysique) ont joué en elTet le rôle de mohiles
très importants dans l'évolution de notre lignée et
dans les rapports sociaux des hommes entre eux ;
cela est si vrai que plusieurs des conséquences
actuelles de l'existence prolongée des sociétés
humaines, semblent, au premier abord (et même
définitivement, si l'on en croit certains philo-
sophes), inséparables des croyances religieuses
qui ont accompagné les diverses étapes de notre
évolution spécifique.
Si une telle influence des croyances sur l'évolu-
tion sociale a pu se manifester au cours des temps,
le langage articulé, particulier à l'espèce humaine,
en est la cause ; la société des hommes a tiré, de
l'existence du langage articulé, des caractères qui
la distinguent des autres sociétés animales ; la
magie des mots a été et sera souvent encore un
puissant mobile de nos actions ; il sera donc inté-
ressant d'étudier avec quelques détails l'histoire du
langage, dans l'évolution duquel nous constaterons
d'ailleurs un parallélisme très curieux avec l'évo-
lution générale des espèces.
Avant d'entreprendre l'étude spéciale de l'égoïsme
et de l'altruisme, il est bon de donner une idée de
la manière dont le darwinisme nous a permis,
ainsi que nous le disions plus haut, de faire la
86 LES INFLUENCES ANCESTRALES
philosophie d'une histoire dont nous ne connais-
sons pas les faits et de voir jusqu'à quel point cette
philosophie de l'histoire et de la préhistoire peut
être considérée comme suffisamment approchée ;
je vais donc développer d'abord cette question de
méthode que j'ai effleurée dans le livre précé-
dent en l'appelant la canalisation du hasard.
CHAPITRE VI
LA CANALISATION DU HASARD
§23.
Nous ne savons pas, nous ne saurons jamais ce
qui s'est passé avant nous dans le monde ; nous
possédons seulement quelques documents épars,
relativement très rares pour certaines époques,
relativement très abondants pour d'autres, mais
toujours infiniment misérables si nous les compa-
rons à ceux qu'il nous serait utile de connaître.
En ce moment même, que sais-je de ce qui se
passe autour de moi ? Et cependant je suis certai-
nement l'individu le plus instruit des événements
qui ont leur siège dans le petit théâtre isolé dont
je me trouve actuellement seul spectateur. J'observe
par ma fenêtre un coin de jardin; j'entends des
moineaux qui piaillent, mais je ne sais pas où ils
se trouvent et j'ignore si un épervier ne les guette
pas dans une région du ciel que ma fenêtre ne me
laisse pas voir. Voilà un bel arbuste couvert de
fleurs; un mulot souterrain ne dévore-t-il pas en
ce moment ses racines? Rien ne me permet de le
88 LES INFLUENCES ANCESTRALES
deviner et si, demain, le plant est desséché, je ne
l'aurai pas prévu. Les feuilles des peupliers s'agi-
tent au soleil, mais je ne connais ni la vitesse ni
la direction du vent qui les secoue, j'ignore le
degré d'humidité de l'air et il se prépare peut-être,
à mon insu, une averse qui attristera le paysage
ensoleillé.
On a construit, il est vrai, des observatoires dans
lesquels des hommes patients s'attachent à con-
naître à chaque instant les éléments de la descrip-
tion locale de l'atmosphère; on y a accumulé des
appareils enregistreurs qui inscrivent toutes les
variations météorologiques et l'on connaît, en ces
points privilégiés du monde, l'histoire minutieuse
de quelques détails intéressant au plus haut point
la vie de l'homme; la centralisation de ces docu-
ments permet, dans une certaine mesure, de
prévoir les tempêtes et de les annoncer aux marins,
mais il est bien évident que celte prévision n'est
jamais complète ; d'une part, parce que les points
privilégiés dont je viens de parler sont infiniment
peu nombreux par rapport aux points où il n'y a
aucun observateur (ou, ce qui revient au même,
aux points dans lesquels on observe distraitement
comme je le faisais tout à l'heure par ma fenêtre);
d'autre part, parce que des éléments que l'homme
ne sait pas étudier peuvent intervenir efficacement
dans la détermination des états atmosphériques,
ainsi que l'a prouvé récemment l'effroyable éruption
qui a anéanti la ville de Saint-Pierre.
C'est seulement en astronomie que l'homme
LA CANALISATION DU HASARD 89
a pu atteindre, avec une approximation admirable,
ce but suprême de la science qui est de prévoir les
faits; mais s'il y est arrivé, cela tient au petit
nombre des éléments qui entrent en jeu dans les
phénomènes astronomique?. La Connaissance des
7'emps, que publie tous les ans le Bureau des
Longitudes, est imprimée plusieurs années à
l'avance, et enseigne aux marins, à chaque instant,
la position des astres les plus importants. Le vent,
la température, le ruisseau qui coule, l'homme
qui pense n'ont aucune influence sensible sur la
marche des planètes, ce que l'on exprime vulgai-
rement dans la phrase banale avec laquelle on
raille souvent nos désespoirs humains : « Tout cela
n'empêche pas la Terre de tourner. » En astro-
nomie donc, sauf l'intervention possible d'astres
errants que nous ne connaissons pas et qui, dans
l'histoire des planètes, constituent le hasard, nous
savons prévoir avec assez d'approximation ce qui
sera, parce que nous savons à chaque instant ce
qui est. Au contraire, pour les événements qui se
passent à la surface de la Terre et qui intéressent
directement la vie de l'homme, nous ne pouvons
pas prévoir l'avenir parce que nous ne connaissons
pas le présent.
Parmi les événements terrestres, ceux qu'il nous
est le plus impossible d'analyser dans leurs détails
de façon à en prédire le devenir, sont, sans con-
teste, les actes des êtres vivants ; car, dans la déter-
mination de ces actes il intervient comme facteurs,
d'abord, l'état présent de toute l'ambiance de chaque
8.
90 LES INFLUENCES ANCESTRALES
individu (état dont nous pourrions connaître, à la
rigueur, certaines parties, mais que le plus souvent
nous ne connaissons que très imparfaitement),
ensuite, l'état même du mécanisme de l'individu,
état dont les éléments intérieurs nous sont tout à
fait inaccessibles. Et nous devons songer au nombre
formidable d'êtres vivants qui coexistent dans un
petit coin de notre Terre et dont chacun, avec ses
modifications incessantes, fait partie de l'ambiance
dont dépendent les actes de tous les autres. C'est
l'ensemble de tous ces éléments défiant l'analyse
que nous appelons le hasard ; nous sommes cer-
tains que chaque état d'un des habitants de notre
monde est déterminé par Tétat immédiatement
précédent de lui-même et du milieu, mais nous
confessons notre impuissance à prévoir ce qui
sera, parce que nous ne pouvons connaître ce qui
est.
Au lieu de nous attaquer à ce problème inso-
luble de la prévision de l'avenir, nous pouvons
nous ingénier à suivre, dans ce que nous savons
des faits passés, la genèse de ce que nous connais-
sons de l'état actuel du monde ; c'est là le pro-
blème que se propose l'Histoire. Il est bien évi-
dent, après ce que nous venons de dire, que ce
problème ne sera jamais résolu que très incom-
plètement, car si nous ignorons la plupart des
faits qui se passent actuellement, notre ignorance
est encore beaucoup plus profonde relativement
aux époques passées, dont quelques-unes ne nous
ont même laissé aucun document. L'histoir-e pro-
LA CANALISATION DU HASARD 91
pre ment dite, qui s'occupe uniquement des actions
des hommes depuis quelques dizaines de siècles,
et la préhistoire , qui voudrait retrouver l'origine
même de l'homme et des autres espèces vivantes,
sont toutes deux également impuissantes à recons-
tituer les chaînes des événements ; elles sont obli-
gées de laisser jouer un grand rôle au hasard
c'est-à-dire à l'ensemble des fadeurs inconnus. Le
déluge biblique, la famine qui désola l'empire
romain sous Marc-Aurèle, l'éclat de lance qui
creva l'œil de Henri II, la maladie dont souffrait
Napoléon à Waterloo, voilà quelques détails que
des documents nous ont conservés et qui nous font
surtout comprendre combien d'autres détails nous
manquent pour la reconstitution des vicissitudes
des empires ; ceux qui ont le souci de la vérité
doivent donc se borner à rappeler les faits connus
sans essayer de les relier entre eux et de les faire
découler les uns des autres, car il s'est sûrement
passé, dans l'intervalle des faits connus, des événe-
ments également importants ou même plus consi-
dérables et que nous ne connaîtrons jamais.
Et cependant, on fait de l'histoire et de la pré-
histoire et l'on arrive à établir avec beaucoup de
vraisemblance les grandes lignes au moins de
l'évolution des peuples et des espèces. Ce qui a
été fait par les historiens dans la seconde moitié
du xix° siècle est d'ailleurs absolument analogue à
ce que nous a enseigné Darwin relativement à la
philosophie biologique. Les historiens et Darwin
ont canalise le hasard.
92 LES INFLUENCES ANCESTRALES
Il faut bien s'entendre sur la signification de
cette expression imagée; la science ne saurait
songer à prévoir l'avenir d'un individu vivant au
milieu de plusieurs autres ; les éléments détermi-
nants sont trop complexes pour qu'il soit possible
de les analyser; mais lorsque, après coup, nous
savons ce qu'est devenu un être, nous pouvons
retrouver, dans le passé de cet être, quelques élé-
ments de la détermination de son état ultérieur
connu, et vérifier que tout s'est bien passé comme
il fallait; en d'autres termes, les facteurs d'action
que nous connaissons nous permettent à chaque
instant, non de prévoir comment se comportera
l'individu dans le moment immédiatement posté-
rieur, mais de fixer néanmoins un cadre, plus ou
moins serré suivant les cas, duquel il ne peut pas
sortir, et à l'intérieur duquel nous ne savons pas
dire où il se trouve. Si nous avons construit à
chaque instant, pendant un certain temps, le cadre
que notre documentation nous permet de tracer,
la série continue de ces cadres juxtaposés formera
un tube plus ou moins régulier, un canal plus ou
moins large suivant les cas et à l'intérieur duquel
nous serons sûrs que se sera passée, pendant le
temps considéré, l'évolution de l'individu étudié;
nous ne saurons pas pour cela prévoir l'avenir,
mais notre documentation nous aura permis de
restreindre le champ des possibilités; dans notre
langage figuré, nous dirons que nous avons subs-
titué à la condition d'être quelque part (hasard
absolu) la condition d'être à l'intérieur d'un cer-
LA CANALISATION DU HASARD 93
tain tube (hasard canalisé). Et si nous construi-
sons ce tube après coup, nous devons seulement
vérifier que l'évolution de l'individu étudié s'est
passée en effet dans le tube que nous avons cons-
truit d'après les documents que nous possédons.
Relativement à une époque de laquelle nous n'avons
conservé aucun document, nous devons donc dé-
clarer que le tube est interrompu et que le hasard
absolu s'est substitué au hasard canalisé. Eh bien!
quand il s'agit d'êtres vivants, il n'y a jamais de
hasard absolu, car il faut toujours, pour que les
êtres continuent de vivre, que certaines condi-
tions de milieu soient réalisées autour d'eux ; or,
au'pointde vue historique, une lignée interrompue
ne présente aucun intérêt puisqu'une lignée inter-
rompue ne saurait se régénérer, et ne conduirait
pas, par conséquent, à des êtres actuellement
vivants. C'est là ce qu'ont compris les historiens
qui ont fait Thistoire économique des peuples ; c'est
là ce qu'a compris Darwin, qui a canalisé le hasard
de la variation spécifique, en faisant intervenir
dans l'histoire des lignées, sous le nom de sélec-
tion naturelle, la nécessité pour ces lignées de
n'être pas interrompues.
Cette canalisation du hasard présentera certai-
nement un intérêt d'autant plus grand qu'elle sera
plus étroite et laissera moins de latitude aux
possibilités ; nous devons nous demander par con-
séquent jusqu'à quel point la considération des
seules conditions économiques permettra de serrer
de près les faits de l'histoire et de la préhistoire.
94 LES INFLUENCES ANCESTRALES
Dans des vers célèbres. Gœthe a prétendu que les
mouvements et les agitations des hommes sont
déterminés par la nécessité de se nourrir ; il est
bien évident que cela n'est pas vrai ; les passions
humaines, en particulier, sont des facteurs d'ac-
tion plus puissants que les considérations écono-
miques, et il n'est pas rare de voir des individus
qui, sous l'empire de violentes excitations, agis-
sent exactement au rebours de leurs intérêts. Il
serait donc tout à fait téméraire de vouloir tout
expliquer par le besoin de manger ; la seule chose
qu'on puisse affirmer c'est qu'un individu, pour
continuer à vivre et par conséquent à intéresser
l'historien de sa lignée, doit effectuer un certain
nombre d'opérations ayant pour résultat la con-
servation de sa vie. La nécessité de ces opérations
suffît à limiter sa liberté d'action, à canaliser son
hasard.
Beaucoup de mouvements historiques de peu-
ples ont pu être, dans leur ensemble, expliqués
par des considérations économiques ; les grandes
invasions des premiers siècles de notre ère ont
été avec vraisemblance comparées aux migrations
des harengs et des hamsters, mais, le plus sou-
vent, les mobiles humains sont plus complexes.
Les amitiés, les ambitions vaniteuses des conduc-
teurs d'hommes doivent également être prises en
considération, et dès lors la philosophie complète
de l'histoire devient impossible. Comparer la
guerre de Cent ans à un premier essai de colo-
nisation anglaise, cela est certainement intéres-
LA CANALISATION DU IIASAIU) 95
sant parce que cela met en relief le point de vue
économique, mais cela est incomplet aussi parce
que cela laisse dans l'ombre tous les facteurs
d'ordre personnel; j'oserais presque dire, repre-
nant l'heureuse expression de Giard relativement
à la sélection naturelle, que l'Iiistoire éconumicjue
des peuples n'est que l'histoire des facteurs secon-
daires de leur évolution. Les peuples qui n'ont
pas pu manger ont forcément disparu, mais parmi
ceux que nous connaissons aujourd'hui et dont,
par conséquent, les ancêtres ont suffisamment
mangé pour se reproduire, il y a un grand nombre
de caractères qui proviennent de phénomènes
ancestraux n'ayant eu aucun rapport avec la
nécessité de se nourrir; seulement, ces phéno-
mènes, si leur description ne nous a pas été con-
servée dans des documents précis, nous n'avons
aucun moyen de les reconstituer, tandis que nous
pouvons toujours affirmer que, depuis l'origine,
les ancêtres d'un individu actuel ont sans cesse
exécuté les opérations nécessaires à leur nutri-
tion.
De là il résulte que, lorsque nous trouvons, dans
les éléments de la description actuelle d'une espèce
vivante, certains mécanismes dont l'utilité est évi-
dente pour la conservation de la vie, nous conce-
vons, par l'application de la méthode de Darwin,
la genèse historique de ces mécanismes; les prin-
cipes de Lamarck nous font comprendre comment
les conditions de milieu ont conservé dans l'espèce
ces particularités utiles, mais les mêmes principes
96 LES INFLUENCES ANCESTRALES
nous permettent également de ne pas nous étonner
quand nous nous trouvons en présence d'un carac-
tère dont l'utilité n'est pas évidente. A ce point de
vue, les principes de Lamarck nous tirent d'em-
barras dans des cas où la sélection naturelle est
impuissante ; pour expliquer le développement d'un
organe au moyen des théories Lamarckiennes,
nous n'avons pas, en effet, à nous demander
pourquoi les individus ont exécuté souvent certains
actes ; les mobiles des actions de nos contempo-
rains ne nous sont pas connus en général, nous ne
saurions donc avoir la prétention de connaître ceux
de nos ancêtres ; nous pouvons seulement affirmer
avec Darwin que, sous peine de mort, les actes qui
n'avaient pas pour but la conservation de l'indi-
vidu ou de l'espèce ont dû respecter les nécessités
de cette conservation, ne pas être nuisibles au
point d'entraîner la destruction fatale des êtres; la
liberté des membres d'une lignée a été sans cesse
restreinte par les conditions économiques qui ont
permis la conservation de cette lignée; le hasard a
été canalisé par ces conditions, mais en dehors de
ces restrictions d'ordre économique, chaque indi-
vidu de la lignée a pu exécuter, pour son compte,
telles opérations que lui ont dictées à chaque
instant ses goûts particuliers, et tout cela a dû
influencer plus ou moins le sort des individus
ultérieurs.
Il convient ici de faire une distinction entre les
caractères personnels et les caractères communs à
tous les êtres d'une espèce, à cause du mode
LA CANALISATION DU HASARD 97
sexuel de reproduction de la plupart des types
organisés.
Si un être vivant se reproduisait de lui-même
sans le secours d'un autre individu, les caractères
acquis par chaque membre d'une lignée seraient,
par là même, acquis à la lignée, et les divergences
entre les lignées d'une même provenance seraient,
par suite, très considérables. Mais, comme le fait
remarquer Lamarck, il n'y a certitude de transmis-
sion d'un caractère acquis que si ce caractère a
été acquis par les deux individus qui collaborent
à la reproduction ; s'il n'a été acquis que par un
des conjoints, ses chances de transmission sont
minimes et, la môme probabilité se reproduisant à
cliaque génération, un caractère acquis fortui-
tement par un ancêtre unique doit forcément dis-
paraître assez vite, de sorte que l'amphimixie se
trouve être un régulateur qui maintient le type
des espèces.
Si, au contraire, le même caractère se trouve
acquis à la fois par lous les individus d'une espèce
ou au moins par tous ceux qui, réunis en un même
point du globe (dans une île par exemple), doivent
de toute nécessité s'accoupler les uns avec les
autres, ce caractère sera transmis aux descendants
des couples' de cette agglomération. De cet ordre
sont, en particulier, les caractères relatifs aux
conditions économiques; si, dans l'île considérée,
certains actes sont nécessaires à l'entretien de la
vie des individus d'une espèce, tous ces individus
devront exécuter ces actes sous peine de mort et,
9
98 LES INFLUENCES ANCESTRALES
par conséquent, la répétition de ces actes dévelop-
pera dans chaque individu un caractère commun.
Ici le Darwinisme et le Lamarckisme sont d'ac-
cord. Mais il n'est pas impossible non plus que
des êtres spécifiquement semblables, se trouvant
placés dans des conditions analogues, soient amenés,
en dehors de toute nécessité économique, à exé-
cuter fréquemment certaines opérations identiques ;
et cela peut développer des caractères transmis-
sibles dont l'utilité ne se conçoit pas. Les chiens,
par exemple, expriment leur joie en agitant leur
queue, et cette opération qui n'a aujourd'hui aucune
utilité économique entretient et développe un
appendice qui, sans cet usage purement décoratif,
s'atrophierait bien vite par désuétude.
Toutes ces considérations ne sont pas relatives
seulement aux éléments du mécanisme individuel
qui intéressent l'analomiste descripteur; elles sont
également vraies quand il s'agit de parties du
mécanisme, dont l'agencement ne se manifeste que
par ses résultats moteurs, et qui n'en sont pas
pour cela moins importants, je veux dire les
caractères psychiques.
Quelques-uns des caractères psychiques sont
directement en rapport avec la conservation de
l'individu; ils sont communs à tous les individus
d'une espèce, du moins en tant qu'ils se rap-
portent à des conditions extérieures, semblables
dans les divers points du globe qui servent d'ha-
bitat à l'espèce considérée; la pesanteur, par
exemple, est suffisamment uniforme sur tous les
LA CANALISATION" DU HASARD 99
points (le la Terre pour que tous les individus
d'une espèce cosmopolite se comportent de la
même manière par rapport à elle; mais relati-
tivement à d'autres facteurs cosmiques, il peut y
avoir des différences entre des agglomérations
habitant des régions distinctes.
Ce qui est le plus immédiatement intéressant
est évidemment ce qui est commun à tous les indi-
vidus d'une espèce; ces individus ayant, par défi-
nition de l'espèce, les mêmes moyens de se frotter
aux objets extérieurs (fonctions de relation), ont
naturellement tiré de leur éducation ancestrale,
relativement à ce qui est uniforme partout, des
acquisitions identiques ; ainsi, par rapport aux
solides, aux liquides et aux gaz, qui se retrouvent
avec leurs mêmes caractères à la surface du globe,
tous les individus doués des mêmes sens ont les
mêmes règles de conduite; ces règles résultant
d'une expérience ancestrale commune sont com-
munes à tous les individus de l'espèce; elles
constituent le sens conumin, la logique spécifique. Il
y a une logique d'homme, une logique de han-
neton, une logique d'oursin. Naturellement la
logique d'homme est celle qui nous intéresse le
plus, elle est d'ailleurs la seule que nous puissions
connaître; sa généralité semble prouver qu'elle a
une origine purement économique ; la canalisation
du hasard suffira à en expliquer la genèse.
Il n'en est plus de même pour d'autres parties
de la mentalité spécifique. Quelques-unes d'entre
elles, quoique n'ayant aucune utilité économique
J
100 LES INFLUENCES ANCESTRALES
évidente, peuvent néanmoins être communes à tous
les individus d'une même espèce, comme certains
mouvements de la queue indiquent la joie chez
tous les chiens; et d'ailleurs, si tous les hommes
ont une origine commune (c'est surtout des hommes
que nous nous occupons, et pour cause), les élé-
ments au moins de la construction de leurs men-
talités diverses doivent être à peu près les mêmes
partout; mais avec ces éléments communs à tous
les hommes, il a pu se construire, dans des condi-
tions différentes, des mécanismes psychiques diffé-
rents ; le Yolof doit avoir, relativement à la tem-
pérature, des opinions différentes de celles du
Lapon. Encore ces différences fussent-elles restées
bien minimes si l'homme avait vécu seul; mais
l'homme est un animal social et les conditions cli-
matériques, si elles ont une action directe sur
l'organisme humain, ont une influence encore plus
marquée sur la constitution des sociétés; or, dans
une société, l'ensemble des individus associés joue
un rôle très considérable dans la vie de chaque
individu pris à part; les sociétés ont des règles,
des lois, dont beaucoup sont en rapport avec des
nécessités économiques, dont d'autres sont con-
senties, à un certain moment, par un groupement
d'individus, à cause de quelques particularités
momentanées de leur ambiance ou de leur méca-
nisme; et si ces lois se conservent longtemps, elles
peuvent amener, dans les êtres qui y sont soumis,
des modifications communes, donc transmissibles.
La conscience morale de chacun est faite de tous
LA CANALISATION DU HASARD 101
ces acquêts sociaux, variables avec les sociétés,
mais ayant toujours en commun les mêmes éléments
qui sont les éléments du mécanisme humain. Nous
aurons à étudier la valeur actuelle de cette con-
science morale actuelle résultant, chez chacun de
nous, de conventions sociales passées.
Enfin, étant donnée l'existence de morales
diverses, résultant de sociétés dilTérentes, nous
aurons à nous demander ce que peut produire en
chacun de nous le mélange amphimixique d'ances-
tralités variées. Entamons d'abord l'élude de la
logique.
PREMIÈRE PARTIE DU LIVRE II
LE DÉVELOPPEMENT ANCESTRAL DE L'ÈGOfSME
ORIGINE DE LA LOGIQUE
CHAPITRE VU
INDIVIDU ET EXPÉRIENCE
§ 24. L'individu dans le milieu.
L'être vivant occupe une partie limitée de l'es-
pace, partie limitée qui se déforme et se déplace
à chaque instant par rapport aux objets environ-
nants; il se passe sans cesse, dans cette portion
particulière du monde, des phénomènes complexes
et variés que l'on appelle couramment phénomènes
de la vie de l'être considéré, quoique plusieurs
d'entre eux n'aient en réalité aucun rapport avec
l'entretien de ce qu'on doit appeler à proprement
parler la vie, c'est-à-dire, le renouvellement du
milieu intérieur et Tassimilalion au niveau des
éléments histologiques ; mais l'individu étant limité
dans le monde, l'espace qu'il occupe à un moment
INDIVIDU ET EXPÉRIENCE 103
donné est, à ce moment, un endroit privilégié à
un certain point de vue.
Un grand nombre de mouvements matériels
d'ordres divers, se produisant dans l'individu, sont,
à l'exclusion de tous les autres mouvements du
monde, l'objet d'une synthèse actuelle qui peut
être considérée, à chaque instant, comme la des-
cription minutieuse, dans un certain langage, de
tous ces mouvements matériels. Cette synthèse
actuelle s'appelle la conscience; elle est limitée à
des phénomènes qui se passent dans l'individu et
sépare ainsi l'individu du reste du monde; elle
constitue le moi.
Le vïoi varie à chaque instant avec les déforma-
tions et les déplacements de l'individu, mais, s'il
est nettement limité dans l'espace, il n'est pas pour
cela isole; les phénomènes qui se passent à son
intérieur sont la continuation d'autres phéno-
mènes qui lui sont extérieurs; de même, la flamme
d'une bougie est en continuité avec le milieu dans
lequel elle brûle et avec lequel elle entretient des
échanges physiques (radiations) et chimiques (ali-
mentation, produits de la combustion). Et de même
que, à chaque instant, ce qui se passe dans la
flamme d'une bougie dépend de ce qui, à l'instant
immédiatejnent précédent, se passait en elle et
autour d'elle, de même les événements qui s'ac-
complissent dans l'individu sont sous la dépen-
dance immédiate de certains phénomènes exté-
rieurs.
Si donc les consciences successives d'un indi-
104 LES INFLUENCES ANCESTRALES
vidu étaient enregistrées quelque part, quoique
chacune d'elles soit exactement limitée à l'espace
qu'occupe à chaque instant l'individu lui-même,
cette série de descriptions minutieuses, contenant
des éléments qui sont en rapport avec les états
successifs du monde ambiant , permettrait de
reconstituer partiellement certains événements qui
ont eu leur siège en dehors de l'individu. Une cer-
taine connaissance de l'histoire du monde extérieur
résulterait de la considération de ces consciences
successives. Or, précisément , chacun des états
actuels, dont la synthèse constitue le moi, contient
un certain nombre d'éléments des descriptions
précédentes; cette particularité que Ton appelle
mémoire et grâce à laquelle la description actuelle
des phénomènes de l'individu se compose, non pas
des éléments actuels et extemporanés, mais, si
j'ose m'exprimer ainsi, de l'histoire plus ou moins
étendue des variations de ces éléments, la mémoire,
dis-je, fait que l'individu, connaissant une période
de sa propre histoire, connaît secondairement une
partie des événements qui lui sont extérieurs. On
dit que, de ces événements extérieurs, il connaît
ceux qui ont retenti sur son activité propre, mais
cela n'empêche pas que sa connaissance soit limi-
tée à son propre individu; l'individu est jjour Ini-
même tout V univers.
Les relations de l'individu avec l'ambiance se
composent d'échanges chimiques et physiques ;
quelques-uns des échanges chimiques ont pour
résultat direct la conservation de la vie (alimen-
INDIVIDU ET EXPÉRIENCE 105
talion, excrétion); les autres échanges, s'ils ne
sont pas tous immédiatement indispensables, le
deviennent jusqu'à un certain point, en ce sens
que la connaissance qu'ils donnent, à l'individu, du
monde extérieur, permet à celui-ci de pourvoir aux
échanges alimentaires dont il a besoin pour ne
pas mourir.
On donne le nom de fonctions de relation à
l'accomplissement des échanges qui, en dehors do
toute valeur économique immédiate, renseignent
l'individu sur son milieu.
On étend aussi cette expression, fonctions de
relation, à l'accomplissement des mouvements dont
résultent les déformations et les déplacements de
lindividu ; ces déformations et ces déplacements
sont indispensables, dans beaucoup de cas, à l'ali-
mentation ; les déformations sont connues directe-
ment de l'être vivant avec plus ou moins de per-
fection (sens des attitudes); les déplacements ne
sont connus qu'indirectement puisque leur con-
naissance implique la connaissance du milieu
dans lequel ils se produisent; n'était cette con-
naissance indirecte du milieu, le mot dcplacement
n'aurait aucun sens pour l'individu, qui n'a de
connaissance directe que de ce qui se passe dans
les limites de son être; on ne se déplace que par
rapport à quelque chose.
Les fonctions de relation, avec ce sens étendu,
enseignent donc à l'individu, d'une part le reten-
tissement des phénomènes extérieurs sur lui, d'au-
tre part la place qu'il occupe lui-même au milieu
106 LES INFLUENCES ANCESTRALES
des cléments qu'il connaît; l'individu reçoit ces
renseignements à chaque instant ; il est au cou-
rant, à chaque instant, de particularités qui inté-
ressent la conservation de sa vie et il en tire pari i.
Nous voici amenés déjà à parler de l'être vivant
dans le langage individualiste ; nous venons de
dire que l'individu est quelque chose qui varie à
chaque instant et cependant nous sommes ame-
nés fatalement à en parler comme d'une entité
invariable : nous disons que : « il tire parti de ce
qu'il sait, » quoique sachant parfaitement que le
pronom il représente à chaque instant des choses
différentes. Mais du moment que nous parlons de
la (( conservation de la vie « et de ce qui « inté-
resse la conservation de la vie « il faut bien que
nous conservions la même dénomination à l'indi-
vidu qui se conserve. Et à partir de ce moment, le
langage analytique devient impossible. Les mots
« intérêt », « conservation », etc., n'ont de sens
que dans la langue synthétique qu'emploient les
hommes pour parler d'eux-mêmes ; il faut cepen-
dant que nous essayions de montrer comment on
a le droit, après avoir envisagé l'individu comme
« une portion de l'espace dans laquelle il se passe
quelque chose » d'en parler comme s'il était lui-
même, dans son ensemble, un agent unique pre-
nant des déterminations elles accomplissant; (notre
langage ne sera jamais d'ailleurs tout à fait cor-
rect, car nous serons obligés, pour nous exprimer,
d'oublier volontairement que nous sommes nous-
mêmes des individus variables à chaque instant;
INDIVIDU ET EXPÉRIENCE 107
nous 110 pourrons nous exprimer analyliquement
(luen parlant dï'lres autres que nous, sans nous
demander comment nous les observons.)
Dans l'une quelconque des descriptions succes-
sives qui constituent à chaque instant la cons-
cience, le moi d'un individu donné, entrent en
ligne la plupart des éléments qui interviendront,
l'instant d'après, dans la déterminai ion de l'activité
totale de l'individu ; si aucun facteur inconnu n'est
introduit, la conscience individuelle contient donc
tous les éléments nécessaires à la prévision de ce
([ui va se passer; mais cette prévision elle-même
devient un facteur d'action, grâce à l' expérience
accumulée dans la mémoire, et la valeur de ce fac-
teur d'action est plus ou moins grande suivant les
individus. Romanes a appelé « intelligence » la
faculté de tirer parti de son expérience ; il y a lieu
de distinguer l'expérience individuelle et le résultat
héréditaire de l'expérience ancestrale ; c'est ce
dernier facteur que l'on appelle la logique.
§ 25. L'expérience.
Il est bon de s'arrêter un instant à l'étude de ce
qu'on doit appeler l'expérience ; il faut comprendre
sous cette appellation le souvenir des observations
individuelles, des constatations de l'ordre de celle-ci :
à tel état de mon moi, dans tel état du monde
ambiant, a succédé tel phénomène.
• Le premier résultat acquis, le plus général de
l'expérience tant individuelle qu'ancestrale, est la
108 LES INFLUENCE? AXCESTRALES
notion du déterminisme unixerse] qui s'exprime ainsi;
si à tel état d'un ensemble complet de facteurs a
succédé une fois tel phénomène, le même phéno-
mène résultera à nouveau du même état du même
ensemble complet de facteurs. Il est inutile de se
perdre en considérations métaphysiques sur la
nature du déterminisme : sa constatation est tout
ce que nous pouvons faire, et sans sa constatation
nous ne pourrions rien ; c'est elle qui donne de la
valeur à l'expérience.
Lexpérience individuelle n'est pas quelconque ;
elle est faite des notions qu'a pu recueillir l'indi-
vidu, tant sur son état personnel que sur l'état
actuel du monde ambiant. Les notions qu'il a
recueillies sur son individu ne sont pas d'ordre
anatomique ou histologique ; elles sont exprimées
dans le langage spécial de la conscience indivi-
duelle et ont pour caractère particulier que l'indi-
vidu peut s'en servir pour la prévision de ce qu'il
fera; les notions qu'il a recueillies sur le monde
extérieur résultent uniquement du retentissement
qu'ont eu, sur ses actions, les phénomènes am-
biants; tout ce qu'il connaît, il le connaît donc rela-
tivement à lui-même, à sa propre nature; l'expé-
rience de chacun dépend de la nature de chacun ;
il y a une expérience humaine, une expérience de
hanneton, une expérience de ver de terre ; notre
expérience est à notre taille, à notre échelle; nous
ne connaissons du monde que ce qui, dans le monde,
nous intéresse, retentit sur notre activité; l'égoïsme
est fatal.
INDIVIDU ET EXPÉRIENCE 109
Les animaux supérieurs que nous connaissons
aujourd'iiui accomplissent à cliaque . instant des
choses merveilleuses de précision; ils se compor-
tent, dans les conditions les plus variées, précisé-
ment comme cela est nécessaire pour la conserva-
tion de leur vie et cela a paru incompréhensible
avant la théorie de l'évolution, au point qu'on a dû
calquer sur le modèle des plus admirables de ces
animaux et de l'homme en particulier, des entités
supérieures sachant adapter les moyens à la fin et
capables de communiquer aux divers êtres vivants
une partie plus ou moins considérable de leurs
prodigieuses quahtés.
La théorie de l'évolution a permis de renoncer à
ces entités créatrices et directrices, et de compren-
dre l'adaptation progressive des mécanismes ani-
maux ; cette adaptation progressive est le résultat
de l'expérience ancestrale ; pour la raconter, il
serait inutile et difficile d'employer le langage ana-
lytique ; il est plus facile à l'homme d'employer le
langage synthétique ou individuel qui est le lan-
gage humain ; mais il ne faut pas oublier que c'est
là un langage commode, uniquement à cause de
notre nature animale ; il faut se souvenir sans
cesse de la possibilité de raconter, péniblement, il
est vrai, en langage analytique impersonnel, des
opérations telles que celles-ci : Je conslalc que
telle chose est, ou je sais que, dansées conditions,
je dois agir de telle manière, j'exécute donc ceci
dans tel but. La notion du but à atteindre est la
plus complète expression de l'expérience ances-
10
110 LES INFLUENCES AXCESTRALES
traie; pour arriver au finalisme^, il a fallu que
les êtres vivants soient pénétrés, pendant de lon-
gues générations, de la constatation d'un déter-
minisme universel dont le flnalisme actuel semble
être justement la négation absolue. Nous emploie-
rons désormais, quand il le faudra, le langage syn-
thétique ou individuel.
1. Le déterminisme exclut naturellement la liberté absolue,
mais on a tort de prétendre que la négation de la liberté absolue
conduise an fatalisme : au contraire, seul de tous les corps de
la nature, l'être vivant, par suite de la connaissance qu'il a de
lui-même et de l'ambiance, peut exploiter le déterminisme;
c'est cette exploitation du déterminisme, dans les limites où
nous connaissons les éléments de la détermination de l'avenir
prochain, qui constitue le finalisme humain. Le l'atalisme est
l'erreur qui consiste à considérer l'individu vivant comme un
facteur négligeable de la perpétration des événements auxquels
il est mêlé et dont il connaît certains éléments importants.
Voyez la discussion de cette question dans Le Conflit, pp. 188-
200. (Armand Colin, éditeur.'
CEIAPITRE VIII
L'INSTINCT DE LA CONSERVATION
§ 26. Des bactéries à l'homme.
On appelle instinct delà conservation rensemble
(les mécanismes qui collaborent à la continuation
de l'état de vie individuelle ; le sens de cette expres-
sion varie donc étrangement suivant l'espèce que
l'on étudie. S'il s'agit, par exemple, d'un proto-
zoaire ou d'une bactérie, l'instinct de la conserva-
tion se résume à bien peu de chose ; pour une
espèce immobile, on peut même déclarer que cet
insti))ct se réduit à la propriété d'assimilation dans
un milieu convenable ; car si l'individu est immo-
bile, il ne peut rien faire pour choisir son milieu ;
il reste où le hasard l'a placé ; si le milieu réalise
pour lui la condition d'assimilation, il s'assimile et
se multiplie ; si le milieu lui est nuisible, il se
détruit, à moins que sa structure ne soit telle que,
dans certains milieux nuisibles, une déshydratation
ou tout autre phénomène analogue le protège con-
tre la destruction, ainsi que cela se passe quelque-
fois pour les espèces que la sporulation met en
état de repos chimique dans les circonstances diffi-
112 LES INFLUENCES ANCESTRALES
ciles. Il est cerlain que cette propriété de sporu-
lation a dû être très utile à la conservation des
espèces qui s'en sont trouvées douées, il est donc
bien compréhensible que la sélection naturelle l'ait
conservée et développée.
Mais, quand il s'agit uniquement d'assimilation
ou de sporulation, il est vraiment exagéré déparier
'de mécanisme ; il ne s'agit là que de mécanisme chi-
mique ; l'assimilation, propriété caractéristique de
la vie, ne manque à aucun être vivant ; la cellule
assimile parce qu'elle est vivante, comme le carbo-
nate de chaux dégage du gaz carbonique quand on
le mouille de vinaigre. On ne peut pas considérer
l'assimilation comme une propriété avantageuse
acquise au cours des générations ancestrales, car,
tant qu'il n'y a pas eu assimilation, il n'y a pas eu
génération. Et cependant, quoique nous ne puis-
sions rien savoir de ce qui se passe dans la sub-
jectivité d'une bactérie, nous avons l'habitude de
parler de ces êtres minuscules comme s'ils étaient
des hommes; nous disons volontiers que la cellule
tire à elle les éléments utiles et les transforme en
sa propre substance ; nous disons aussi qu'elle se
défend contre les éléments nuisibles en s'entourant
d'une paroi imperméable et protectrice ; en réalité,
ce langage ne présente aucun danger, parce qu'on
sait bien ce qu'il veut dire.
Il n'en est plus tout à fait de même quand on
parle des espèces microbiennes mobiles qui vont
d'un point à un autre dans un liquide hétérogène et
dont on raconte l'histoire en disant qu'elles se diri-
l'instinct de la conservation 113
gent vers les endroits abondamment fournis en
substances nutritives ou qu'elles fuient les subs-
tances dangereuses ; on voit dans ces opérations
salutaires la manifestation de l'instinet de la conser-
vation chez ces êtres microscopiques, et cette ma-
nière de parler peut n'être pas inofîensive, parce
qu'elle entraîne une comparaison involontaire avec
ce qui se passe chez l'homme fuyant un danger.
Chez l'homme, en effet, il y a d'abord apprécia-
lion d'un état particulier du milieu, constituant
un péril pour l'individu, puis, par l'entremise de
mécanismes complexes, mise en train d'un ou de
plusieurs appareils locomoteurs qui amènent le
sujet à fuir le danger qui le menace. Le langage
humain, appliqué aux êtres unicellulaires, fait
croire à l'existence, chez ces derniers, d'une com-
plexité de mécanisme que certains micrographes se
sont, contre toute vraisemblance, efforcés d'aper-
cevoir.
Je le répète, nous ne pouvons pas pénétrer dans
la subjectivité d'un protozoaire ou d'une bactérie:
nous ne saurons jamais si le fait, pour un de ces
petits êtres, de se trouver baigné dans une région
où se répand une substance chimique active, s'ac-
compagne chez lui d'une sensation, agréable ou
désagréable, analogue à nos sensations gustatives
ou olfactives ; nous ne saurons jamais si la bac-
térie apprécie le danger ou l'utilité de telle ou telle
substance chimique, mais nous comprenons sans
peine que Vâclion directe des produits diffusés dans
les infusions puisse donner à de petites masses de
10.
114 LES INFLUENCES ANCESTRALES
protoplasma un mouvement, une chimiotaxie, cen-
tripète ou centrifuge dans la direction du centre
de difïusion; j'ai expliqué ce fait ailleurs *.
Nous comprenons aussi que la sélection natu-
relle ait fixé les chimiofaxies utiles et fait dispa-
raître les chimiotaxies nuisibles, ce qui fait que,
aujourd'hui, nous sommes tentés de faire inter-
venir, dans l'interprétation de ces mouvements
chimiotactiques, l'appréciation personnelle des
bactéries qui en sont l'objet. Il faut d'ailleurs
remarquer que l'adaptation des chimiotaxies à la
conservation des microbes n'est réalisée que quand
il s'agit de substances chimiques répandues dans
les milieux où ont vécu les ancêtres de ces micro-
bes; tel produit, fabriqué dans nos laboratoires,
attire des espèces qu'il tue ; la sélection naturelle
n'a pu s'exercer que relativement aux substances
répandues dans la nature.
Ceux qui veulent, malgré tout, voir un homme
dans chaque microbe déclareront (et avec raison)
que la même chose se produit pour l'instinct de la
conservation chez l'homme ; nous pouvons trouver
un goût délicieux à une substance toxique ; notre
expérience n'existe que relativement aux objets que
nos ancêtres et nous-mêmes avons souvent ren-
contrés sur notre route, et notre appréciation peut
être fautive quand il s'agit de produits nouveaux ;
mais il ne s'ensuit pas que l'appréciation des bac-
téries ait à mettre en branle des mécanismes com-
parables aux nôtres.
1. V, Traité de biolologie, §§ 4 et 5.
l'instinct de la conservation 115
Chez les animaux supérieurs, au contraire, l'ap-
préciation des nécessités actuelles est utilisée pour
la mise en train des mécanismes convenables, mais
ces mécanismes sont différents suivant les diffé-
rentes espèces et adéquats, dans chaque individu,
à la conservation de la vie individuelle.
On peut diviser en deux catégories les nécessités
auxquelles doit faire face un individu pour ne pas
mourir ; il y a d'abord celles qui ont trait directe-
ment à l'entretien de la vie, c'est-à-dire au renou-
vellement du milieu intérieur ; il y a ensuite celles
qui résultent des autres relations de l'individu avec
le milieu, relations qui doivent être telles que le
mécanisme individuel ne s'en trouve ni dérangé ni
détruit.
§ 27. Le renouvellement du milieu intérieur.
Le renouvellement du milieu intérieur constitue
à proprement parler la vie de l'être supérieur ; il
est nécessité par les échanges incessants qui se
font entre ce milieu intérieur et les éléments his-
tologiques ; ceux-ci, au cours de leur vie élémen-
taire manifestée, empruntent, en effet, au liquide
dans lequel ils baignent, toutes les substances
nécessaires à l'assimilation (oxygène, aliments) et
rejettent dans le même liquide les produits acces-
soires ou excrémentitiels. Le milieu intérieur
deviendrait donc très vite impropre à l'entretien
de la vie élémentaire des cléments histologiques
s'il n'était fréquemment renouvelé en tous les
Il6 LES INFLUENCES ANCESTRALES
points de l'organisme ; ce renouvellement du milieu
intérieur se compose de plusieurs opérations que
l'on peut étudier séparément.
D'abord, la circulation qui brasse sans cesse ce
milieu et le répartit en tous les points de l'orga-
nisme, depuis les points d'entrée des aliments jus-
qu'aux points de sortie des excréments, en passant
par les endroits où se fait l'assimilation.
Cette opération, éminemment utile, ne peut
être suspendue longtemps sans qu'il en résulte
pour certains tissus délicats les plus graves dan-
gers ; la circulation est indispensable à chaque
instant, quelles que soient d'ailleurs, à cet instant,
les relations de l'organisme avec le monde exté-
rieur; aussi s'exécute-t-elle indépendamment des
organes par lesquels l'individu connaît son am-
biance ; l'appréciation des états extérieurs n'inter-
vient en rien dans le fonctionnement circulatoire;
la circulation s'est établie dans les êtres au cours
des générations successives, et s'accomplit durant
la vie de chacun, quels que soient les accidents
qu'il rencontre sur sa route.
Nous pouvons, en étudiant aujourd'hui l'état du
mécanisme circulatoire dans les divers groupes
animaux, depuis les plus inférieurs jusqu'aux plus
élevés, nous rendre compte, jusqu'à un certain
point, des étapes qu'a parcourues ce mécanisme
pour devenir aujourd'hui ce qu'il est chez l'homme.
Mais ce qu'il faut surtout remarquer, c'est que ce
mécanisme, à cause de la nécessité de son fonction-
nement régulier, est devenu aussi indépendant que
l'instinct de la conservation 117
possible des autres mécanismes soumis aux
influences extérieures. Le rytlimedcs mouvements
circulatoires est légèrement modifiable sous l'in-
fluence de variations intérieures, mais il n'a aucun
rapport avec le rythme des mouvements des
membres, avec le rythme de la parole, etc.
Il est vraiment curieux que l'on ait été amené à
localiser dans le cœur, le plus égoïste, si j'ose
m'exprimer ainsi, de tous nos muscles, les senti-
ments altruistes et généreux; cette erreur très
ancienne vient probablement de ce que certaines
émotions très fortes peuvent accidentellement
retentir sur le mouvement du cœur et en accélérer
ou en suspendre les battements; mais il faut jus-
tement remarquer que ces émotions très fortes
sont des événements anormaux qui ne se sont pas
reproduits fréquemment dans l'histoire de l'espèce
et dont, par suite, la sélection naturelle n'a pu
tenir compte; si ces événements avaient été ordi-
naires, il eût fallu, sous peine de mort, que le
mouvement circulatoire en devînt indépendant,
comme il est indépendant de la plupart des phéno-
mènes extérieurs ; une série de syncopes est en
effet très dangereuse.
En dehors de ces cas tout à fait accidentels, on
peut considérer le mécanisme circulatoire comme
un mécanisme isolé, dont le fonctionnement est
seulement subordonné au maintien de certaines
conditions physiques et chimiques dans le milieu
intérieur ({u'il a pour fonction de brasser sans
cesse. C'est précisément au maintien de ces condi-
118 LES INFLUENCES ANCESTRALES
tious particulières dans le milieu intérieur de
l'individu, que sont préposées les autres fonctions
qu'il nous reste à étudier.
La fonction d'excrétion qui a pour objet de
débarrasser l'organisme des produits excrémen-
titiels sans cesse formés à son intérieur est, chez
les espèces peu compliquées, sous la dépendance
directe de l'ambiance; elle consiste simplement en
un régime d'échanges qui s'établit physiquement
à travers une paroi perméable, entre un milieu de
concentration plus grande et un milieu de concen-
tration moindre.
A mesure que l'on s'élève dans l'échelle de
l'organisation, on constate, non seulement une
spécialisation croissante des parois perméables,
dont chacune, en un endroit différent de l'orga-
nisme, excrète des produits différents gaz excrétés
par le poumon, sueur, urine, etc.), mais encore,
dans certains cas, une formation de cavités inter-
médiaires creusées dans la profondeur des tissus
et où s'accumulent les produits d'excrétion jusqu'à
ce qu'il soit commode à l'individu de s'en débar-
rasser définitivement; telle est, par exemple, la
vessie, dont la cavité est en dehors du milieu inté-
rieur et qui, néanmoins, ne se vide dans l'am-
biance que sous l'influence de certains mouvements
de l'individu. L'existence de ces cavités intermé-
diaires fait que la fonction d'excrétion se dédouble
en deux temps, d'abord l'excrétion proprement
dite qui dépend des conditions réalisées au niveau
des surfaces excrétrices et qui se "produit, pour
l'jnstixct dk la conservation 119
ainsi dire, passivement; ensuite l'émission des
substances accumulées dans les réservoirs inter-
médiaires, émission qui est commandée par l'indi-
vidu, lorsqu'il en éprouve le besoin.
Le besoin est une de ces appn'-ctations dont nous
parlions tout à l'heure et qui sont les mobiles des
actes des êtres; nous allons le retrouver jouant un
rôle de premier ordre dans l'alimentation.
§ 28. L'alimentation.
De toutes les fonctions dans lesquelles se décom-
pose le renouvellement du milieu intérieur, l'ali-
mentation est celle où l'individu doit le plus
constamment utiliser sa connaissance du milieu
ambiant ; et cependant, une partie de cet^e fonc-
tion, l'alimentation gazeuse, est encore à peu près
indépendante des appréciations des êtres ; cela se
comprend aisément, si l'on réfléchit que la distri-
bution des gaz utiles à lavie est à peu près uniforme
dans les endroits habités par une espèce donnée ;
l'alimentation gazeuse se fait donc d'une manière
uniforme dans l'ensemble d'une espèce, et il faut
bienavouer que lorsque, par hasard, la distribution
des gaz en un certain point est défavorable à la vie
d'un être, cet être, quel qu'il soit, est fort mal
outillé pour se défendre contre cette mauvaise
condition.
Si l'espèce a ses surfaces respiratoires enfermées
dans uue cavité qu'il est possible de clore, les
individus sont capables de lutter un instîml contre
120 LES INFLUENCES ANCESTRALES
les gaz délétères en fermant provisoirement leurs
cavités respiratoires; mais, lorsque quelqu'un
éprouve, à l'improviste, la sensation d'étoulTement,
il doit chercher son salut dans la fuite, et essayer
de se transporter, avant l'asphyxie complète, dans
une région pourvue de gaz bienfaisants ; c'est donc
à la locomotion qu'il doit avoir recours, et la loco-
motion nécessite une connaissance approfondie de
l'ambiance; mais, du moins pour l'espèce humaine,
l'expérience ancestrale relative aux gaz est presque
nulle, et si nous savons, pour fuir l'asphyxie, éviter
de nous heurter aux corps solides et de nous
noyer dans les liquides, nous n'avons aucun
moyen de deviner si, pour trouver des gaz meil-
leurs, nous devons nous diriger à droite ou à
gauche.
En définitive, l'alimentation gazeuse des êtres
vivants est subordonnée aux conditions de milieu ;
leur rôle personnel relativement au choix de cette
alimentation est presque nul.
Il n'en est pas de même pour l'alimentation en
corps solides ou liquides.
Une partie de cette alimentation, qui est l'ali-
mentation proprement dite, se passe normalement
en dehors de toute appréciation personnelle de
l'être, exactement comme la circulation ou l'ali-
mentation gazeuse; c'est l'ensemble des phéno-
mènes qui s'accomplissent après l'introduction des
aliments dans les cavités digestives; dans la diges-
tion et l'absorption interviennent principalement
l'état des surfaces digestives et la nature des
l'instixct de la conservation 121
.ilinicnls ingérés ; rarement ces phénomènes locaux
retentissent sur l'ensemble du mécanisme indi-
viduel de manière à être subitement interrompus
par des mouvements d'expulsion; on vomit quel-
quefois quand on a ingéré des poisons ou qu'il
s'est produit, dans le tube digestif, des phénomènes
anormaux (indigestions), mais ce sont là des cas
pathologiques, et il faut avouer que le rôle appré-
ciateur de l'intestin n'est pas bien merveilleux ; il
vaut mieux éviter de s'en rapporter à lui et choisir
avec soin les aliments convenables avant de les
ingérer; c'est d'ailleurs parce que les animaux sont
le plus souvent admirablement outillés à cet effet,
que l'éducation appréciatrice de l'intestin n'a pas
été poussée bien loin au cours de la formation
des espèces ; ne recevant normalement que des
aliments convenables, le tube digestif n'a pas été
suffisamment préparé à la discrimination.
Le choix des aliments dans l'ambiance est une
fonction dont le mauvais accomplissement entraîne
fatalement la mort; le mécanisme qui en est chargé
a donc été admirablement perfectionné par la
sélection naturelle.
Sauf, peut-être, l'homme, qui sest dégradé à ce
point de vue sous l'influence de la civilisation,
tous les animaux savent reconnaître immédiate-
ment la nourriture qui leur est convenable ; ils
savent aussi quand son ingestion est nécessaire;
nous donnons le nom de/«(?/ietde soif a.ux sensa-
tions de besoin qui poussent les animaux à manger
et à boire.
11
122 LES INFLUENCES AXCESTRALES
Et rien n'est plus merveilleux, pour un observa-
teur qui ne songe pas aux adaptations progressives
des êtres pendant leur évolution spécifique, rien
n'est plus merveilleux, dis-je, que cet admirable
instinct qui pousse les animaux à choisir, au milieu
de tant d'objets divers, ceux dont l'ingestion leur
est utile ; le poussin qui sort de l'œuf dans une
couveuse artificielle sai7 manger et boire; il choisit,
dans la pâtée qui lui est offerte, les morceaux les
plus appétissants ; il a des yeux pour voir, un
organe olfactif pour sentir ; les émanations odo-
rantes excitent son besoin de manger, et il sait
manger.
Cette fonction, la plus difficile à accomplir de
toutes les fonctions indispensables à la conser-
vation de la vie, met en jeu la plupart des méca-
nismes individuels; les sens d'appréciation chimique
(palper, goût, odorat, sens de la couleur, sens du
timbre) renseignent l'individu sur la nature chi-
mique des objets extérieurs ; sa vue lui indique la
place qu'occupe dans l'ambiance l'objet intéres-
sant ; son sens des attitudes lui fait savoir quels
mouvements il doit exécuter pour s'emparer de cet
objet et le déglutir après l'avoir, s'il le juge néces-
saire, trituré. Tous les sens et tous les organes de
locomotion sont utilisés par l'être vivant pour son
approvisionnement en substances alimentaires;
l'accomplissement de cette fonction indispensable
à la vie a donc naturellement développé et perfec-
tionné toutes ces parties du mécanisme indi-
viduel.
l'instinct de la conservation 123
Si la nourriture est uniquement végétale, (les
animaux se nourrissent tous d'êtres vivants ou de
cadavres d'êtres vivants), ce n'est pas le besoin de
s'approvisionner qui a beaucoup développé la
locomotion; il suffit à Tanimal de savoir recon-
naître les plantes utiles et les plantes nuisibles.
Évidemment, son éducation n'est faite à ce sujet
que relativement aux plantes que lui-même ou ses
ancêtres ont fréquemment rencontrées ; pour les
plantes nouvelles, son instinct est en défaut; mais,
précisément, l'obscure conscience de son expérience
insuffisante se traduit chez lui par une défiance
instinctive de ce qu'il ne connaît pas ; encore celte
défiance n'cst-elle pas toujours assez violente; les
moutons que l'on importe au Tonkin, y meurent
tous parce qu'ils ne savent pas se défier de plantes
qui leur sont nuisibles.
Chez les herbivores, les qualités locomotrices
n'ont pas été développées par le besoin d'appro-
visionnement, mais par le danger qui résulte du
fait qu'eux-mêmes peuvent servir de nourriture à
d'autres animaux.
Pour les carnassiers, au contraire, c'est la néces-
sité d'atteindre une proie fuyante qui a développé,
non seulement Tagilité et les autres qualités loco-
motrices, mais encore les organes des sens qui
permettent de découvrir la proie quand elle se
cache. La locomotion joue alors un rôle si impor-
tant dans la recherche des aliments, que cette partie
du « renouvellement du milieu intérieur » se con-
fond avec les autres nécessités que nous étudierons
124 LES INFLUENCES ANCESTRALES
tout à l'heure, à propos des relations générales
qui existent entre l'individu et son milieu.
Avant de nous livrer à des considérations géné-
rales sur ces relations, c'est-à-dire avant d'entre-
prendre la seconde partie de l'étude de l'instinct
de la conservation, il faut dire quelques mots des
condiiions physiques réalisées dans l'individu.
§ 29. Les conditions physiques.
Si le milieu intérieur doit, pour l'entretien de la
vie élémentaire manifestée des tissus, jouir de
certaines propriétés chimiques que lui assure son
renouvellement, il faut aussi qu'il remplisse quel-
ques conditions physiques indispensables.
Le degré d'hydratation peut être considéré, soit
comme condition physique, soit comme condition
chimique, car le rôle de l'eau, véhicule des réac-
tions chimiques, peut être rapporté à l'une quel-
conque de ces sciences ; on a précisément créé le
mot de chimie physique pour l'étude des phéno-
mènes qui sont à cheval sur la physique et la chi-
mie ; les phénomènes d'osmose, si capitaux dans
la vie élémentaire manifestée, sont du ressort de
la chimie physique.
L'hydratation et la teneur en sels de nos tissus
sont maintenues constantes par l'alimentalion ;
c'est surtout la sensation de soif qui nous avertit
d'une hydratation insuffisante ou d'une concentra-
tion saline exagérée ; nous n'avons donc pas à
l'instinct de la conservation 125
nous occuper davantage de cette question qui
rentre dans le paragraphe précédent.
Il n'en est pas de même d'un autre facteur phy-
sique, la température.
De mémo que toutes les réactions chimiques, la
vie élémentaire manifestée d'une espèce présente
un optimum de température; à mesure qu'on
s'éloigne de cet optimum, soit en montant, soit
en descendant, la vie élémentaire manifestée se
trouve gênée; elle peut être, suivant les cas, soit
simplement ralentie ou presque suspendue, (engour-
dissement de certains animaux par le froid), soit
au contraire remplacée par des réactions destruc-
tives des suhstances vivantes. Or, d'une part, la
température de l'amhiance varie sans cesse, d'autre
part les réactions de la vie produisent de la
chaleur.
Chez certaines espèces dites poïkilothermes, les
réactions vitales ont seulement pour résultat d'éle-
ver très légèrement la température individuelle
au-dessus de la température amhiante ; la tempé-
rature de ces animaux varie constamment avec la
température extérieure et leur activité vitale s'en
ressent; un crocodile, très actif à 35°, est entière-
ment engourdi à une température assez basse;
une température trop élevée lui devient bientôt
nuisible et même mortelle.
Chez d'antres espèces, en particulier chez les
mammifères et les oiseaux, les variations de la
température en deçà et au delà de l'optimum spé-
cifique sont bien [tlus limitées ; un écart de quel-
11.
126 LES INFLUENCES ANCESTRALES
ques degrés entraîne nécessairement la destruction
de quelques-uns des tissus les plus importants
pour la coordination ; or les variations de la tem-
pérature atmosphérique sont, chaque jour, plus
considérables que celles dont l'animal peut sup-
porter les effets sans mourir; il est donc indispen-
sable, sous peine de mort, que, à chaque instant,
un mécanisme régulateur intervienne pour pro-
portionner aux nécessités du maintien de la tem-
pérature individuelle la quantité des réactions
thermogènes qui se produisent dans l'organisme;
cette régulation se fait en nous sans que nous nous
en doutions, et, à l'état de santé, notre tempéra-
ture n'oscille pas de plus d'un degré en 24 heures;
c'est même là une des particularités les plus mer-
veilleuses de notre organisation.
La recherche de la genèse ancestrale de cette
particularité est très difficile ; comment ont apparu
ces substances vivantes qui ne peuvent vivre
qu'autour d'une température donnée ? Des hypo-
thèses ont été émises à ce sujet, mais ce ne sont
que des hypothèses et je les trouve pour ma part
bien peu satisfaisantes. Voilà un exemple de l'in-
suffisance de nos documents historiques et préhis-
toriques; la méthode darwinienne nous permet de
concevoir que, ces substances vivantes à nécessité
homothermique s'étant produites dans des condi-
tions que nous ne connaissons pas, il en soit
résulté ultérieurement et progressivement des
mécanismes régulateurs de température dont
nous constatons aujourd'hui le fonctionnement
l'instinct de la conservation 127
automatique, sans d'ailleurs être capables de les
décrire dans leurs détails et de les analyser com-
plètement.
Mais connaissons-nous davantage la genèse de
notre circulation à rythme régulier? Darwin nous
a appris à ne pas nous étonner de ce que les
choses sont comme elles sont, et c'est déjà beau-
coup; mais il ne faut pas avoir la prétention de
reconstruire tout le passé avec ce qu'on connaît
du présent; nous sommes certains seulement que
le passé a conduit au présent, et nous n'en savons
pas davantage dans beaucoup de cas.
Une constatation intéressante, que nous pouvons
faire cependant au sujet de ce merveilleux o?'(/a«ei
de la régulation des températures^ est que, comme
tous les organes que nous pouvons décrire complè-
tement, il vérifie le principe de Lamarck, du déve-
loppement par le fonctionnement habituel et de
l'atrophie par désuétude, ce qui nous rend plus
facile encore la conception de sa genèse ances-
trale.
Si, au milieu de l'été, la température s'abaisse
brusquement à 8 ou 9 degrés centigrades, nous
grelottons, même en nous couvrant comme en
hiver ; tandis que lorsqu'une pareille température
survient du milieu des froids de l'hiver, nous
1. La définition de Vorgane est purement pliysiologiqiic : on
appelle organe l'ensemble de tous les éléments anatomiqucs
qui collaborent k l'exécution d'une fonction. C'est la fonction
qui définit l'organe et c'est pour cela que. par le fonctionne-
ment habituel, la fonction développe, are l'organe.
128 LES INFLUENCES ANCESTRALES
éprouvons du plaisir à nous vêtir légèrement. Notre
organe de la lutte contre le froid est développé par
l'exercice à la fin de l'hiver; il s'atrophie par désué-
tude au milieu des chaleurs de l'été, et l'on peut se
demander si l'emploi des calorifères, qui nous per-
mettent de ne plus lutter par nos propres moyens
contre les rigueurs hivernales, ne conduira pas à
la longue à une atrophie dangereuse de ce méca-
nisme essentiel ; il est certain que les citadins
jouissant d'un grand confortable sont plus frileux
que les paysans; l'emploi des vêtements chauds
nous a déjà rendus inaptes à supporter des froids
que nos ancêtres ne redoutaient peut-être pas dans
leur nudité.
CIIAPITHK IX
LES RELATIONS DE LANIMAL
AVEC L'AMBIANCE
§ 30. L'expérience dépend du genre de vie.
Nous devons maintenant étudier, dans leur en-
semble, les rapports de l'être vivant avec son
milieu ; nous avons déjà parlé de quelques-uns de
ces rapports à propos de la nécessité, pour l'ani-
mal, de se procurer des aliments convenables; mais
il y a d'autres nécessités et nous ne séparerons plus
désormais les unes des autres.
Du moment qu'il y a locomotion, il faut qu'il y
ait connaissance du milieu, sous peine de mort ;
cette connaissance du milieu doit être telle que
l'animal puisse s'en servir pour éviter les acci-
dents, c'est-à-dire les destructions partielles ou
totales de son mécanisme : il est bien évident que
l'expérience ancestrale sera différente suivant qu'il
s'agira d'un être vivant dans l'eau, d'un être vivant
sur la terre ou dans la terre, ou d'un animal
capable de voler dans les airs ; ce qui nous inté-
resse le plus, nous hommes, c'est évidemment
l'expérience acquise par la vie sur la terre, mais
130 LES INFLUENCES ANCESTRALES
comme il semble probable que nous avons eu des
ancêtres aquatiques, nous ne sommes pas certains
de n'avoir pas, dans le fond de notre conscience
héréditaire, des restes d'une expérience ancestrale
acquise dans l'océan.
Il ne faut pas oublier cependant que, lorsqu'un
être change de milieu, il se sert, dans le nouveau
milieu, de tous les outils qu'il avait acquis dans le
milieu précédent (l'expérience acquise est un de
ces outils et le plus important), et que, s'en servant
dans des conditions nouvelles, il les modifie et les
adapte à ces nouvelles circonstances.
Peut-être (!?) faut-il voir un souvenir de notre
ancienne existence aquatique dans les rêves que
nous faisons tous quelquefois et où il nous semble
que nous voguons, sans mettre pied à terre, à tra-
vers des espaces fluides. Lorsque nous racontons
ces rêves nous disons volontiers qu'il nous semblait
avoir perdu notre poids ; cette expression est peut-
être fautive, mais elle nous fait immédiatement
comprendre combien peut être différente, relati-
vement à la pesanteur, l'expérience d'un oiseau,
d'un poisson ou d'un homme.
§ 31. L'expérience de la pesanteur.
Absolument évidente chez les animaux qui mar-
chent sur la terre, l'expérience de la pesanteur se
manifeste également chez beaucoup d'animaux qui
vivent dans l'eau et dont le corps est toujours
orienté par rapport à la verticale.
RELATIONS DE l'aNIMAL AVEC l'aMBIANCE 131
Il est d'ailleurs bien certain que, de toutes les
conditions physiques réalisées à la surface de la
terre, la pesanteur est celle qui s'est le moins
modifiée depuis l'apparition de la vie, et aussi
celle qui est la plus constante d'un pcMc à
l'autre.
Il est donc tout naturel que l'expérience de la
pesanteur soit une des plus anciennement acquises;
la verticalité des végétaux, si elle s'explique aisé-
ment par des causes actuelles, a pu néanmoins
laisser des traces héréditaires ; dans tous les cas,
si nous nous bornons aux vertébrés terrestres,
nous pouvons affirmer que la position qui leur est
normale au cours de la locomotion est générale-
ment celle dans laquelle le plan de symétrie de
leur corps est vertical.
Une des premières choses que sachent faire les
petits animaux dès que leurs moyens le leur per-
mettent est de se tenir debout. Il est bien évident
aussi, l'observation la plus élémentaire le prouve,
que l'expérience de la chute est gravée dans toutes
les consciences; nous savons ce que c'est que
tomber et nous le savons si bien que nous attri-
buons à ce mot une valeur absolue qu'il n'a pas.
Chateaubriant parle de « la pluie qui tombe goutte
à goutte dans l'infini ». Les enfants demandent
pourquoi la lune, le soleil, les étoiles ne tombent
pas^, si elles ne sont pas attachées à un plafond
1. Ils s'étonnent aussi que les hommes des antipodes n'aient
pas la tète en bas ; l'expression en haut a pour eux une signi-
fication absolue.
132 LES INFLUENCES ANCESTRALES
comme celui qu'imaginaient nos ancêtres les Gau-
lois.
Voilà le premier exemple que nous rencontrions
d'un résultat d'expérience ancestrale qui est devenu,
par fixation dans notre hérédité, une notion méta-
phijsique ; nous en rencontrerons bien d'autres.
Le jeune poussin qui sort de l'œuf *«(/ se tenir
sur ses pattes; il le sait de la manière qu'il faut
pour qu'il puisse le réaliser, sans avoir la moindre
notion de l'anatomie des muscles qu'il met enjeu
pour cela : il le sait dans le langage particulier de
son sens des attitudes, de même qu'il sait, dans le
langage de son sens olfactif, que telle partie de sa
pâtée est appétissante sans connaître le moins du
monde la chimie ^ ; l'expérience ancestrale a été
de tout temps à l'usage et à la taille de nos ancêtres;
la connaissance héréditaire qui en résulte pour
nous est à notre usage et à notre taille.
§ 32. L'expérience des corps solides.
Parmi les notions que l'être vhant a acquises
relativement à son ambiance, il en est une qui, au
moins dans les espèces ayant un genre de vie ana-
logue au nôtre, a certainement joué de très bonne
heure un rôle capital ; c'est la notion des corps
solides ; tant par la vue que par le toucher, les
individus ont pris conscience de la rigidité et de
1. De môme qu'un photographe reproduit un paysage sans
savoir dessiner et sans connaître les éléments de ce qu"il repro-
duit.
RELATIONS DE i/aMMAL AVEC L'aMBIANCE 133
rinimulabililé de ces corps qui constituaient des
points de repère dans le monde extérieur; s'il
n'avait existé autour des êtres vivants que des
fluides amor|)lios et changeants, on ne conçoit pas
comment seraient nées les préoccupations topogra-
pliiques.
Les corps solides ont été sans doute les corps
par excellence; la description du monde ambiant,
à l'échelle de l'animal qui avait besoin de cette
description pour se mouvoir, s'est composée sur-
tout des corps solides. Et l'on comprend sans peine
comment ces corps que nos études d'aujourd'hui
nous montrent n'être que très imparfaitemeni
rigides et immuables, ont laissé dans le souvenir
de nos ancêtres la notion de corps rigoureusement
solides et indéformables; pour le renard qui veut
entrer dans son trou, pour le serpent qui passe
entre deux pierres, la topographie des corps solides
est définitive et fixe; au point de vue des nécessités
de la conservation de la vie, il existe dans le
monde une quantité énorme de corps rigoureuse-
ment solides ; la notion de C(jrps solide est la plus
ancienne notion de corps qui ait été acquise par
l'expérience ancestrale, et aujourd'hui encore, nous
ne pouvons guère nous imaginer les corps autre-
ment que sous l'espèce solide, quoique nous ayons
acquis la notion des fluides.
Une conséquence de cette antiquité de la notion
de corps solides a été que, devant l'existence évi-
dente de corps non solides, comme les liquides ou
les gaz, de corps imparfaitement solides comme
12
134 LES INFLUENCES ANCESTRALES
les arbres dont les branches et les feuilles trem-
blent au vent, devant la constatation scientifique
de la non rigidité des corps qui nous avaient paru
le plus rigides, nous avons été amenés à considérer
ces corps fluides ou imparfaitement solides comme
composés d'éléments solides, indéformables, capa-
bles de se mouvoir les uns par rapport aux autres ;
cela a été l'origine de la théorie atomique, quoi-
que la notion d'atome se soit beaucoup modifiée
depuis.
Le mot corps a pour nous, primitivement, la
signification de corps solide ; c'est parce que les
corps solides sont susceptibles d'une définition
précise et distincte, que la description de covps
différents s'est substituée très vite à la conception
d'une ambiance unique formée de parties indis-
tinctes.
Le rôle des corps solides dans notre éducation
ancestrale a été tel que nous pouvons dire aujour-
d'hui, sans trop d'exagération, que notre logique,
résumé héréditaire de l'expérience des ancêtres,
est surtout une logique des corps solides.
J'ai essayé de montrer, dans un autre ouvrage i,
comment les notions expérimentales résultant du
frottement de nos ancêtres avec les corps solides,
nous ont servi à faire de l'arithmétique et de la
géométrie, et comment ces deux sciences, qui ont
comme point de départ des notions résultant d'une
expérimentation ancestrale grossière sont cepen-
dant des sciences rigoureuses qui nous permettent
1. Les Lois naturelles. Paris, Alcaii, 1904.
RELATIONS DE l'aNIMAL AVEC i/aMBIANCE 135
de nous rendre compte, en particulier, de I<a gros-
sièreté des observations dont elles ont tiré leur
naissance.
La notion si profondément ancrée en nous, de
l'impénétrabilité des corps est aussi une consé-
quence de l'importance considérable que nous
avons, dès le début, attribuée aux corps solides ;
si nous n'avions eu affaire qu'à des liquides ou à
des gaz, nous aurions cru au contraire, en faisant
des expériences grossières comme celles de nos
ancêtres, à la pénétrabilité des corps. Lorsque,
sur la foi de pesées précises, nous avons voulu
étendre la notion d'impénétrabilité aux fluides,
nous avons été obligés de l'attribuer à des atomes *
calqués sur le modèle des corps solides et com-
posant des agglomérations qui, pour nous obser-
vateurs, sont pénétrables les unes aux autres ;
dans un ballon de verre rempli de gaz hydrogène à
la pression d'une demi atmosphère, nous pouvons
ajouter, en ouvrant le robinet, une certaine quan-
tité d'air qui occupe, comme l'hydrogène, le volume
du ballon.
C'est encore bien pis quand il s'agit de corps
réagissant chimiquement les uns avec les autres.
La notion d'impénétrabilité, quand il s'agit des
1. Chose curieuse et qui a dû se produire chez beaucoup de
débutants, quand on m'a enseigné la théorie atomique, et quoique
les atomes fussent calqués sur les corps solides que nous con-
naissons, l'existence môme de ces corps solides et de la cohésion
qui les forme datomes ma paru le mystère le plus impéné-
trable.
136 LES INFLUENCES ANCESTRALES
gaz, se réduit à la loi de Lavoisier, de l'addition
des masses des corps.
L'étude des solides limitant d'une manière rigide
dans l'ambiance le champ qui reste librement
ouvert aux mouvements de l'être vivant a naturel-
lement amené les êtres à attribuer une importance
capitale à la forme des corps; c'est la géométrie
qui est la science des formes des corps solides.
Mais les corps de l'ambiance se déplacent les
uns par rapport aux autres, de sorte que la topo-
graphie des régions librement ouvertes à l'être
vivant change à chaque instant; l'être vivant se
déplace lui-même aussi dans le milieu ; l'étude de
toutes ces variations des conditions topographiques
dans le temps constitue la science appelée méca-
nique-^ j'ai étudié ailleurs^ le rôle de l'expérience
ancestrale dans l'établissement des principes géné-
raux de cette science.
Un des phénomènes mécaniques les plus impor-
tants relativement à la conservation de la vie est
le choc résultant de la rencontre de deux corps de
vitesses différentes ; si l'un des corps qui se choquent
est un corps vivant, il peut en résulter pour lui. à
cause de la fragilité de son mécanisme, une des-
truction partielle, une blessure capable d'entraver
le fonctionnement de la coordination générale;
une blessure peut s'opposer au renouvellement du
milieu intérieur et, par conséquent, mettre la vie
en danger.
Il est donc indispensable à la conservation de
1. Les Lois naturelles, op. cit.
RELATIONS DE l' ANIMAL AVEC L' AMBIANCE 137
l'individu, que celui-ci puisse apprécier la disposi-
tion des corps solides en mouvement et aussi, ce
qui revient au même, la nature de son propre mou-
vement par rapport aux corps solides de son
ambiance. Les documents qu'il perçoit par les
yeux et par le toucher lui permettent, jusqu'à un
certain point, grâce à la notion anciennement
acquise du déterminisme universel, de prévoir les
modifications de la forme du monde solide qui
l'entoure, et, les prévoyant, d'en tirer parti pour
éviter les blessures; il peut aussi en tirer parti
pour nuire à ses ennemis ou à des animaux qu'il
a intérêt à tuer pour s'en nourrir et c'est là l'ori-
gine des armes au ^oyen desquelles on détermine,
de près ou de loin, des chocs redoutables.
Tout cela est du ressort de la mécanique.
Mais l'être vivant a un autre moyen de connaître,
sinon la disposition extérieure de tous les corps
solides qui l'intéressent, du moins les chocs dont
il est l'objet de la part de tel ou tel de ces corps
solides; on donne le nom de douleur à la notion,
qu'acquiert l'individu, d'un choc entraînant une
destruction locale plus ou moins profonde de son
mécanisme; cette notion est souvent assez confuse
et il est quelquefois difficile à lindividu de la tra-
duire dans le langage de la mécanique, mais elle
est quelquefois néanmoins assez précise pour per-
mettre à l'animal d'éviter, par un mouvement
immédiatement approprié, une aggravation du mal.
Le souvenir des douleurs éprouvées dans telle
ou telle circonstance est l'un des facteurs les plus
12.
138 LES INFLUENCES ANCESTRALES
puissants d'éducation; on peut même dire que
c'est la douleur et non la mort que l'être cherche à
éviter, car il a (et il a reçu de ses ancêtres) l'expé-
rience de la douleur; il n'a pas V expérience de la
mort.
§ 33. La douleur.
Il n'y a pas que des douleurs résultant de causes
mécaniques ; tout ce qui nuit au renouvellement
normal du milieu intérieur peut être connu de
nous dans le langage de la douleur.
Nous avons déjà parlé de la sensation d'étouf-
fement qui résulte de l'existence de gaz délétères
dans l'atmosphère (ou de l'absence d'éléments
utiles) ; il y a aussi des sensations douloureuses
relativement à des substances chimiques nuisibles
dissoutes que nous essayons d'ingérer (mauvais
goût); enfin, le danger particulier qui résulte pour
nous de l'élévation ou de l'abaissement trop con-
sidérable de la température en un point de notre
organisme nous est révélé par une douleur parti-
culière (brûlure, onglée, etc.).
Le plus souvent les renseignements qui nous
sont fournis par ces douleurs spéciales sont suffi-
sants pour que nous puissions lutter efficacement
contre les accidents dont elles résultent; si nous
touchons du doigt un objet brûlant, nous retirons
vivement la main ; si nous trouvons mauvais goût
à un corps que nous avons porté par mégarde à
notre bouche, nous le rejetons brusquement en
crachant.
RELATIONS DE l'aNIMAL AVEC l'AMBIANCE 139
Mais ce qui est plus important encore que ce
rôle immétiiat de la douleur, c'est le rùle du sou-
venir de la douleur qui nous pousse à éviter avec
soin fout accident analogue à celui qui nous a une
fois fait souffrir ; et ainsi le souvenir de la douleur
complète celui que nous conservons de l'expé-
rience acquise, sans douleur, jjar le jeu normal
de nos organes des sens.
C'est même parce que nous avons pu apprécier,
avec nos organes des sens, les causes de l'accident
qui nous a fait mal, que notre expérience de la
douleur est très salutaire; mais l'insuffisance de
nos organes des sens pour apprécier avec certitude
les causes d'une douleur a été constatée assez sou-
vent pour avoir été célébrée dans un proverbe qui
résume admirablement tout ce qu'on peut dire à
ce sujet : « Chat échaudé craint l'eau froide». De
même que le chat qui a une fois mis sa patte dans
l'eau bouillante conserve une dé/innce instinctive
d'un liquide inoU'cnsif dont l'apparence optique ne
diffère pas sensiblement de celle du liquide brû-
lant, de même l'homme qui analyse incomplètement
les événements auxquels il a été mêlé peut avoir
ensuite peur de dangers imaginaires.
L'étude de la peur est assez importante pour
mériter d'être traitée dans un chapitre spécial; il
sera surtout bon de montrer que, à côté de la
crainte salutaire d'un danger connu, existe une
peur nuisible et douloureuse qui provient de l'igno-
rance et de l'analyse incomplète des faits; de cette
peur là, la science aura guéri l'humanité.
CHAPITRE X
LA PEUR
§ 34. La conscience salutaire du danger.
Nous avons déjà parlé précédemment de la
défiance que manifestent certains animaux vis-à-
vis d'éléments qu'ils ne connaissent pas et dont,
par conséquent, une expérience antérieure ne leur
a pas enseigné la nocuité ou l'utilité. C'est une
défiance de cet ordre qu'enseigne aux hommes le
proverbe : « Dans le doute, abstiens-toi ». L'exa-
gération de ce principe conduit à un fatalisme
dangereux et fait de l'individu un spectateur
inactif; le fatalisme est la négation de l'utilité de
l'expérience tant individuelle qu'ancestrale.
Il est bien certain que, à un certain point de vue,
cette manière de se comporter peut être légitime,
puisque la connaissance que nous avons de notre
ambiance n'est jamais complète et que les prévi-
sions que nous en tirons et qui sont les principaux
mobiles de nos actions peuvent, par suite, être
erronées. « Souvent la peur d'un mal nous conduit
dans un pire », dit un vers devenu proverbe, et le
proverbe a raison quelquefois, comme tous les
LA PEUR 14i
proverbes. A ce point de vue, l'utilité de la i?cience
est manifeste, quel que soit d'ailleurs son objet;
il n'est pas indifTérent à l'homme de connaître des
éléments quelconques de l'activité universelle,
puisque la connaissance de ces éléments peut,
dans certains cas. être indispensable à la prévision
de l'avenir.
Quand nous disons que nous comprowns un phé-
nomène quelconque, cela veut dire que nous con-
naissons, à l'échelle humaine, fous ^ les éléments
qui participent à sa détermination et que, par
conséquent, dans des conditions analogues, nous
pourrons prévoir un phénomène analogue. Autre-
ment dit, par rapport à ce phénomène, notre expé-
rience peut être complète, et, par conséquent, une
instruction suffisante provenant de ceux qui ont
acquis cette expérience nous donnera la faculté de
profiter de ce que le phénomène a d'utile ou
d'éviter ce qu'il a de nuisible, autant que nous le
permet notre mécanisme humain.
La conscience du danger est une condition indis-
pensable de la conservation de la vie, mais, pour
être utilisable, cette conscience du danger doit être
complète; autrement elle peut être même plus
nuisible que son ignorance totale.
1. Quand nous ne connaissons qu'uno partie de ces cléments,
nous croyons quelquefois les connaître tous et alors nous avons
tort de dire : jwsl hoc ergo propter hoc. C'est l'origine de plu-
sieurs superstitions; si un homme meurt après avoir dîné dans
un repas où il y avait treize convives, l'analyse incomplète des
faits amène certaines gens à croire qu'il est dangereux de se
trouver treize à table.
142 LES INFLUENCES ANCESTRALES
Voici, par exemple, un orage qui obscurcit le
ciel; je sais qu'il y a eu des gens frappés de la
foudre ; je connais donc l'existence du danger ;
mais, malgré ce que j'ai appris relativement aux
phénomènes électriques, je ne connais pas suffi-
samment la distribution de l'électricilé dans le
nuage; je ne connais pas la marche du nuage élec-
trisé; je ne sais donc pas si le danger existe ici où
je suis, plus que là-bas où je pourrais aller; j'ai
conscience d'un danger possible, mais je n'en ai
pas une conscience suffisante pour savoir ce qu'il
faut faire pour l'éviter; il serait donc aussi avan-
tageux pour moi d'ignorer complètement l'exis-
tence de ce danger et, dans tous les cas, en pré-
sence de cette conscience incomplète, le fatalisme
sera tout indiqué; c'est même la définition du
fatalisme si l'on veut bien admettre que le hasard
est l'ensemble des causes insuffisamment connues;
la conscience incomplète du danger ne peut me
donner une indication précise; je ne puis en tirer
un mobile sérieux d'action, il est donc sage que je
considère cette indication incomplète comme non
avenue, que je n'en tienne pas compte; car, si
mon attention est occupée inutilement de ce côté,
elle pourra être détournée d'un autre phénomène
dont la connaissance complète me serait possible
et utile; mais beaucoup de gens ne font pas ce
raisonnement et ont peur de la foudre. Il n'est
d'ailleurs jamais certain que, si un phénomène est
encore aujourd'hui inconnu de nous, il doive, pour
cela, rester toujours inconnu. L'homme préoccupé
LA PEUR
143
d'augmenter le palriiuoine des connaissances
humaines, observera le phénomène et essaiera
d'en trouver des éléments de détermination qui
pourront être utiles à d'autres hommes; les tra-
vaux de Franklin nous ont permis de mettre cer-
tains édifices à l'abri de la foudre ; si, au moment
où un orage éclate, nous sommes au voisinage d'un
de ces édifices, nous pouvons nous y réfugier et y
trouver la sécurité.
Indépendamment môme de l'existence des para-
tonnerres, les conquêtes scientifiques relatives à la
foudre nous sont utiles; ayant appris que le ton-
nerre et l'éclair ne sont que deux manières de
connaître le même phénomène électrique, con-
naissant d'autre part les vitesses différentes du son
et de la lumière, nous savons, par la constatation
du temps qui s'écoule entre la vision et l'audition
du phénomène, à quelle distance ce phénomène
se passe ; le coup de tonnerre le plus formidable
nous laisse tout à fait rassurés si nous l'avons
entendu plusieurs secondes après avoir vu l'éclair
correspondant ; nous savons que l'orage est loin
et ne nous menace pas, et nous avons en cela une
grande supériorité sur les chiens, les chevaux et
les ignorants qui continuent à redouter l'orage,
alors que son éloignement l'a rendu inoffensif.
Il est vrai que, même chez des personnes qui
connaissent la manière de calculer la distance d'un
orage par le nombre de secondes qui sépare l'éclair
du coup de tonnerre, un orage lointain peut,
comme chez les chiens et les chevaux, faire naître
144 LES INFLUENCES ANCESTRALES
la peur.ie connais de ces personnes, mais je n'ose-
rais pas affirmer que, malgré leur instruction
assez développée, elles aient, dans la valeur des
conquêtes de la science, une foi bien solide; il me
semble bien difficile qu'un homme raisonnable ne
surmonte pas une terreur dont il a reconnu défi-
nitivement l'absurdité; il est vrai que chez plu-
sieurs de mes congénères j'ai observé des tics qu'ils
reconnaissent eux-mêmes pour inutiles ou même
nuisibles et dont tous leurs etTorts ne réussissent
pas à les débarrasser.
Lors donc que nous constatons, chez des hom-
mes, la peur de certains phénomènes inoffensifs,
nous devons nous dire, soit que leur éducation,
relative à ces phénomènes, ne leur en a pas suffi-
samment démontré l'innocuité, soit que cette peur
était trop profondément ancrée dans leur méca-
nisme héréditaire, pour que l'éducation ait pu les
en débarrasser.
§ 35. La peur mystique et l'origine des Dieux.
Il est bien vraisemblable que nos ancêtres igno-
rants ont éprouvé, pendant des milliers de siècles,
des terreurs nombreuses, et que la persistance de
ces terreurs a pu se traduire dans Je patrimoine
héréditaire de l'espèce.
Le nombre des phénomènes dans lesquels le
déterminisme parfait était constaté devait être
d'autant plus restreint que l'expérience des hom-
mes était moindre, que leur ignorance était plus
LA PEUR 145
grande ; et même, rien n'est plus admirable que la
fixation progressive de la croyance au déterminisme,
chez des êtres que leurs moyens d'investigation
ne mettaient pas à même d'étudier un seul phc^no-
mène dans tous ses détails. Mais, précisément,
ainsi que je l'ai déjà exposé ailleurs', la gros-
sièreté de leurs moyens d'étude leur a permis de
ne pas constater que leurs observations de cas de
déterminisme étaient en réalité approchées ; leur
croyance au déterminisme a été le résultat d'ob-
servations approximatives très fréquentes. Et c'est
de ces observations approximatives qu'a été faite
leur expérience ; c'est au moyen de ces observa-
tions approximatives qu'ils sont arrivés à agir,
dans tous les cas. de manière à éviter la mort et
qu'ils ont établi le (inalisme humain dont nous nous
servons quotidiennement en disant, par exemple :
« Je tends la main vers ce fruit pour le saisir et le
porter ensuite à ma bouche. »
Sans la croyance au déterminisme et le mode de
raisonnement finaliste qui en est résulté, lexpé-
rience animale eût été vaine.
Mais il est bien certain que si, dans les actes
les plus ordinaires de la vie, le déterminisme
observé devait se vérifier le plus souvent, un très
grand nombre de phénomènes du monde ambiant
devaient échapper à l'analyse, et, par suite, à la
j)révision. Devant ces phénomènes l'animal se sen-
tait désarmé, impuissant; je crois (jue la peur a
élé.primitivement, chez l'ancêtre de l'homme, la
1. Lrs Lois na/urelles, r.p. cil.
146 LES INFLUENCES ANCESTRALES
conscience de son expérience insuffisante de cer-
tains faits; il a eu peur des phénomènes naturels
contre lesquels il ne pouvait pas se défendre, parce
qu'il ne savait pas prévoir leur devenir.
Ici se place une remarque importante.
Ce qui se passe dans un animal n'est connu que
de lui seul; lui seul peut prévoir ce qu'il fera
dans certaines circonstances ambiantes ; un ani-
mal qui observe un autre animal est donc impuis-
sant à deviner la manière dont il se comportera
bientôt, même si l'observateur connaît, aussi exac-
tement que l'observé, les conditions réalisées dans
le milieu*. Il est donc très naturel que l'obser-
vateur des phénomènes extérieurs ait, quel qu'il
fût, établi un rapprochement entre les phénomè-
nes dont, par suite d'une documentation insuffi-
sante, il ne pouvait pas prévoir le devenir, et l'ac-
tivité des autres animaux vis-à-vis desquels il était
toujours également désarmé.
Ce rapprochement a été l'origine de l'anthropo-
morphisme ou, d'une manière plus générale, du
zoomorphisme; en d'autres termes, ce rapproche-
ment a créé les Dieux : « Prinios in orbe deos fecit
timor. » Traduction libre : « La documentation
insuffisante des animaux, relativement à certains
phénomènes extérieurs dont ils ne pouvaient pas
prévoir le devenir, rapprochée de leur documen-
1. Il faut remarquer que, même à ce point de vue, la docu-
mentation de Tobservateur est forcément insuffisante, car elle
est nécessairement différente de celle de l'observé qui occupe
un autre point dans l'espace.
LA PEUR 147
tation également insuffisante, relativement aux
intentions des autres animaux, les a amenés à
imaginer comme acteurs, dans les phénomènes
naturels, des êtres analogues aux animaux. »
L'analogie n'existait en réalité que quant à la
documentation insuffisante de l'observateur, mais
elle a été poussée [)lus loin et, de même que l'ani-
mal a tiré de son expérience du déterminisme la
possibilité du raisonnement finaliste, de même on
a prêté aux Dieux ^ calqués sur le modèle des ani-
maux la faculté d'adapter les moyens à la fin ; on
leur a prêté l'intelligence, la volonté et aussi d'au-
tres qualités animales d'ordre différent : la colère^
la soif de la vengeance, etc.
Mais immédiatement s'est dénotée une différence
essentielle entre les animaux et les Dieux imaginaires
qui intervenaient dans les phénomènes mystérieux
de l'ambiance ; si l'animal observateur ne peut pas
pénétrer dans la subjectivité de l'observé, du moins
peut-il suivre de l'œil ses déplacements dans l'es-
pace et connaître ses moyens d'action spécifiques;
il peut donc essayer de se soustraire, par la fuite
ou tout autrement, à ceux de ses mouvements qui
sont dangereux pour lui ; il peut même l'attaquer
et le détruire; en un mot, quelque redoutable que
soit Tanimalqu'il observe, il peut se défendre contre
1. Lhypollicse dcsDicux étant antliropomorphique est éminem-
ment facile à exprimer dans le langage humain; si donc nous
appelons simple, comme on doit le faire, ce qui s'exprime sim-
plement dans notre langage, l'hypothèse théologique constitue
le plus simple de ces moyens; et cela explique sa vogue.
lis LES INFLUENCES ANCESTRALES
lui; son expérience, son observation lui sont utiles
dans la lutte contre un ennemi vivant.
Il en est tout autrement des Dieux qu'il a ima-
ginés précisément comme acteurs des phénomènes
contre lesquels il est désarmé par son ignorance ;
ces Dieux, il ne les voit pas, il ne les connaît pas ;
il ne peut en aucune manière se défendre contre
eux: il ne peut qu'en avoir peur. Et il agit à leur
égard comme il le ferait à l'égard d'un de ses sem-
blables dont il aurait peur ; il implore leur pitié
et essaie de les soudoyer par des sacrifices. C'est
là le maximum de la stupidité humaine; c'est la
pierre d'achoppement de tout progrès.
Si Franklin avait cru, comme on l'apprend encore
aux enfants auxquels on enseigne l'histoire sainte,
que la foudre est une manifestation de la colère de
Dieu, il se serait confondu en prières pendant les
orages au lieu de les observer et d'inventer le para-
tonnerre. Du moment que l'homme a divinisé son
ignorance des faits, il la vénère comme définitive et
il finit même par y tenir tellement qu'il considère
comme son plus mortel ennemi celui qui. ne parta-
geant pas son égarement, essaie de l'en guérir.
§ 36. L'exploitation de la peur.
Il s'est d'ailleurs trouvé, à toutes les époques de
l'histoire humaine, des individus plus intelligents
ou plus instruits qui ont exploité la peur de leurs
congénères.
Que quelques-uns d'entre eux aient songé à la
L\ PEUn
149
possibilité de l'explication d'une partie au moins
des faits que l'on mettait au compte des Dieux, cela
ne paraît pas douteux; mais ces explications plus
complexes n'auraient pas été à la portée du vul-
gaire, tandis que Texplication religieuse est d'une
simplicité qui la rend accessible à tous les igno-
rants, d'autant plus accessible même qu'ils sont
plus ignorants.
Il est donc vraisemblable que quelques esprits
supérieurs, ayant entrevu des conquêtes possibles
de la science sur le domaine des Dieux, ont renoncé
à dévoiler leurs découvertes. Ceux d'entre eux qui,
cependant, ne s'y sont pas résignés, ont été en
butte à la haine de leurs confrères qui voulaient
conserver leur empire dans son intégrité; l'igno-
rance des hommes est le patrimoine des prêtres.
Il serait cependant illégitime de supposer que
seules des considérations d'intérêt ont conduit les
prêtres au fanatisme; une telle supposition pro-
viendrait de l'attribution gratuite, à tous les prêtres,
d'une supériorité scientifique à laquelle la plupart
n'ont eu aucun droit ; le plus souvent, il est vrai,
les prêtres ont été les plus instruits des hommes,
avant l'avènement du règne de la science, mais il
ne faut pas oublier quelle était la nature de leur
instruction ; ce qu'ils avaient appris de leurs aînés,
c'étaient précisément les explications théologiques
qui enlèvent à l'homme l'idée d'accroître le champ
de son expérience ; les [irêtres étaient les gardiens
d'une cosmogonie traditionnelle qui. se considé-
rant à chaque instant comme définitive, était la
13.
150 LES INFLUENCES ANCESTRALES
négation même de la possibilité du progrès. Il est
donc probable qu'un grand nombre de prêtres,
sinon la majorité des prêtres de toutes les épo-
ques, se sont eux-mêmes payés de leurs j)ropres
explications et ont cru à l'existence de leurs Dieux,
même quand ils ont été obligés d'inventer des super-
cheries et de se livrer à la prestidigitation pour
faire croire à leurs ouailles qu'ils étaient, eux prê-
tres, en commerce habituel avec la divinité.
Le fanatisme des hommes s'est d'ailleurs proba-
blement, au début, confondu avec d'autres senti-
ments qui avaient un rapport immédiat avec des
intérêts matériels; chaque peuple ayant ses Dieux,
la cause du Dieu était confondue avec celle du
peuple; nous aurons à parler de ce fait quand
nous étudierons les rapports des hommes entre
eux ; plus tard, quand une partie de l'humanité a
cru à un Dieu unique, ce fanatisme de peuple n'a
plus eu de raison d'être et a été remplacé par un
fanatisme d'un autre ordre; considérant leur Dieu
comme un despote avide de flatterie et altéré de
vengeance, les fidèles ont cru s'attirer les bonnes
grâces de ce souverain anthropo'ide en luttant de
toutes leurs forces contre les infidèles.
Il est d'ailleurs fort intéressant de remarquer
que les hommes ayant toujours construit leurs
Dieux à leur image, leur ont prêté leur mentalité
et leurs passions : « Les offrandes des hommes
bons, dit Anatole France *, nourrissent les Dieux
bons. Les noirs sacrifices de l'ignorance et de la
1. Discours de Tréguier, 1903.
LA PEUR 151
haine en^^raissent les Dieux féroces. » A ce compte
les Dieux des philosophes n'ont jamais été que de
hien pauvres Dieux, car qu'esl-cc qu'un Dieu dont
on n'a pas peur?
Les Dieux représentent, pour lignorancc de
l'homme, les facteurs des événements dont il a
peur parce qu'il ne sait pas s'en garer ; si l'on arrive
à ne plus avoir peur des Dieux, autant vaut suppri-
mer les Dieux. L'histoire des Dieux est inséparable
de celle de la peur et si toutes les considérations
précédentes ne suffisaient à le prouver, on en trou-
verait la démonstration dans le fait que des recru-
descences de foi religieuse ont généralement suivi
les cataclysmes qui ont affligé Thumanité; ne
voyons-nous pas chaque jour des parents qui
vivaient dans l'indilTércnce devenir dévots après la
perte d'un enfant chéri; l'idée que le Dieu négligé
se venge n'est pas éloignée de l'idée de justice
dont nous aurons à parler ultérieurement.
Enfin, puisque nous analysons les origines du
fanatisme, nous devons en signaler une qui prend
ses racines dans le tréfond de la nature humaine,
dans le besoin d'avoir raison, d'avoir plus raison
que les autres et de se démontrer qu'on a raison
ou plutôt de le démontrer aux autres par tous les
moyens possibles, même les moins philosophiques.
Peut-être trouverons-nous plus lard l'origine ances-
trale de cette particularité.
Il est temps d'ailleurs d'abandonner ces consi-
dérations sur les croyances religieuses et de reve-
nir à l'étude de la peur qui nous y a conduits.
152 Li:S IMLLEXCKS AXCESTRALES
mais nous n'oublierons pas pour cela que la peur
a créé les Dieux et que c'est ainsi qu'elle a joué un
rôle capital dans l'histoire de l'humanité préscien-
tifique : elle continuera d'ailleurs à jouer un rôle
important, longtemps encore après que la science
l'aura terrassée, mais elle n'agira plus alors comme
facteur actuel, elle sera représentée seulement par
les traces, difficiles à détruire, que son influence
prolongée aura laissées dans l'hérédité de l'homme ;
n'oublions pas en effet que, à chaque instant,
l'homme agit suivant son mécanisme actuel ; il se
sert des outils qu'il possède; or, un facteur aussi
considérable que la peur et ayant agi sur l'huma-
nité pendant de si longues générations, a construit,
dans le mécanisme des individus, des outils qui ne
sont pas négligeables; nous avons actuellement,
dans notre organisme, une machine à avoir peur,
et bien peu nombreux sont ceux qui, grâce à une
éducation scientifique de premier ordre, arrivent
dans tous les cas, à exercer sur le fonctionnement de
cette machine héréditaire.^ une influence inhibitricc.
Une fillette, élevée par ses parents en dehors de
toute croyance religieuse, a dit un jour devant
moi à propos de contes enfantins dont on amusait
son petit frère : « On a tort de dire à Claude qu'il
y a des diables, parce que, quand il sera grand, il
saura bien qu'il n'y en a pas, mais il en aura
encore un petit peu peur toutde même. » L'huma-
nité aujourd'hui est « grande, » du moins dans la
personne de ses savants, mais elle continue néan-
moins à avoir (( un petit peu peur ». L'éducation
LA PKUR 15:Î
des enfants en est certainement la cause; les
traces hc^réditaircs de la peur ne seront pas de
longue durée dans notre espèce si on les combat
avec soin pendant le jeune àgo.
Pour ma part, j'ai eu peur pendant mon enfance,
quoi qu'on n'ait rien fait pour développer chez
moi ce funeste héritage d'une anceslralité mystique ;
aujourd'hui ayant beaucoup étudié et beaucoup
philosophé, je réussis très diflicilement à faire
fonctionner encore chez moi la « machine à avoir
peur ». La lecture des livres qui ont pour but de
faire peur ne développe plus chez moi l'émotion
cherchée, parce qu'ils font ordinairement appel à
des moyens dont je connais l'illégitimité.
Guy de Maupassant a consacré à la peur une
étude intéressante et a raconté comment un être
qui ne croyait plus aux interventions surnaturelles
avait néanmoins eu peur deux fois. Il me semble
que ces deux cas et bien d'autres peuvent être
attribués à des coincidonces capables d'amener un
homme à douter momentanément de la légitimité
de la science et même de la valeur de sa logique ;
toutes les fois que l'on voudra faire peur à des gens
pourvus d'une éducation scientifique solide, il fau-
dra organiser de telles coïncidences qui semblent,
au premier abord, établir une relation de cause à
effet entre des phénomènes indépendants; une
étude plus approfondie des choses montrera qu'il
y a eu erreur, mais, pendant un instant, la
« machine à avoir peur » aura fonctionné; l'elfet
cherché aura été obtenu.
154 LES INFLUENCES ANCESTRALES
Les romanciers qui veulent faire peur exploitent
aussi certains phénomènes psychiques ou psycho-
pathologiques, comme par exemple, le dérèglement
de l'appareil logique d'un individu ffolie), ce qui
donne aux lecteurs une défiance douloureuse de la
solidité de leur propre raison ; ou encore, et surtout,
les relations qui s'établissent entre deux individus
plus ou moins éloignés (suggestion, télépathie) par
des moyens autres que ceux dont notre espèce a
acquis une longue expérience ; la narration de ces
phénomènes peut développer la peur chez ceux
qui y voient un renversement de l'ordre établi
dont ils ont acquis la connaissance par l'éducation
spécifique et personnelle ; nous devrions y voir
seulement (quand il s'agit de faits dûment cons-
tatés,) la manifestation intéressante de phéno-
mènes autres que ceux que nous connaissons bien,
et cela nous amènerait à les étudier comme on a
étudié la foudre ou le magnétisme ; une fois que
nous les connaîtrons, il ne nous feront plus peur;
mais le fait seul que ces phénomènes humains
n'ont pas été percés à jour par l'expérience ances-
trale suffit à prouver que ces faits sont exception-
nels et non généraux ; quand nos ancêtres en ont
constaté des cas aux époques mystiques, ils y ont
seulement vu une manifestation de plus à mettre
sur le compte des puissances occultes auxquelles
nous ne croyons plus.
Le domaine humain de la peur se réduit chaque
jour, à mesure que croît le domaine de la science ;
au contraire, certaines espèces animales, vouées
LA PEUR 155
;'i l'ignorance élernello, sont condamnées à la peur
indéracinable, mais il faut éviter de confondre la
peur de certaines espèces peureuses avec la peur
que nous venons d'analyser chez l'homme ; la
timidité des moutons a deux causes différentes :
D'une part, ils ont la conscience très légitime
de leur infériorité dans la lutte; ils n'ont d'autre
moyen de se défendre que la fuite; ils fuient;
c'est là simplement la conséquence salutaire de la
crainte du danger.
D'autre part, ils ont une intelligence très bornée,
une expérience presque nulle et ils ne savent pas
distinguer ce qui est dangereux de ce qui est
inoffensif; aussi fuient-ils, même quand ils feraient
mieux de rester tranquilles, et cela leur est quel-
quefois très préjudiciable ; un mouton peut se tuer
en sautant dans un précipice pour fuir une voiture
qui ne lui aurait fait aucun mal et dont le bruit
l'a effrayé ; c'est là la vraie peur qui ne peut jamais
être utile et qui souvent devient nuisible en anni-
hilant les facultés d'appréciation et de locomotion.
Chez l'homme, la connaissance de plus en plus
complète du monde extérieur fera disparaître cette
peur stupide; le mouvement est déjà commencé
et depuis longtemps; ce n'est pas d'hier qu'on
a dit : « Aide-toi, le ciel t'aidera » proverbe que
l'on peut interpréter à la rigueur en exploitant
l'idée de justice et disant que les Dieux seront
favorables à celui qui se donne du mal, mais dont
la signification purement athéistique me paraît
plus vraisemblable.
CHAPITRE XI
LES ENTITÉS MÉTAPHYSIQUES ANTHROPOÏDES
§ 37. Cause, force, âme.
Il est indiscutable que Finvention des Dieux a
joué un rôle de premier ordre dans l'évolution de
l'espèce humaine; j'oserais presque dire qu'il en
a été de même dans les autres espèces animales,
car si, réellement, comme je l'ai exposé plus haut,
cette invention a été, chez l'homme, le résultat,
d'une part, de la conscience de son expérience
imparfaite de certains phénomènes dont il ne pou-
vait prévoir le devenir, d'autre part, de son
impuissance à connaître les intentions des autres
animaux, il est vraisemblable que le même phéno-
mène, pour les mêmes raisons, s'est passé aussi
bien chez les ancêtres des tigres, des crocodiles
et des fourmis ; mais il est probable aussi que,
vu l'absence de langage articulé ' (à moins que
quelques espèces sociales en possèdent à notre
insu l'équivalent), la notion de ces Dieux acteurs
des phénomènes du monde a dû rester plus rudi-
1. Nous étudierons plus loin le rùle très spécial du langage
articulé dans révolution do Tcsprce liumair.e.
LES ENTITÉS MÉTAPIIYSKJUES ANTHROPOÏDES 157
mentaire chez les animaux muets ; comme nous
n'avons aucun moyen de le savoir, il est plus sage
de nous borner à l'espèce humaine pour apprécier
les conséquences de la naissance des Dieux.
L'une des plus immédiates de ces conséquences
a été le développement des idées métaphysiques.
L'expérience des hommes s'est, en elTet, toujours
bornée à des constatations de l'ordre suivant :
Dans telles conditions, telle chose se passe.
En d'autres termes :
Dans tel ensemble, dontje connais tels éléments,
tel état succède à tel état précédent, résulte de tel
état précédent; donc, étant donné que toute mon
expérience, tant personnelle qu'ancestrale, m'a
enseigné le déterminisme, j'en conclus que si,
dans un ensemble identique au premier, se produi-
sent une seconde fois des conditions identiques, il
eu résultera le môme phéno.nène que la première
fois ; voilà, en bonne logique, à quoi se réduit la
notion humaine de relation de cause à effet : tel
état succède à tel autre état.
Une série d'expériences analogues permet à
l'homme de savoir que, parmi les éléments humains
do la description d'un ensemble de corps, tels et
tels éléments peuvent se modifier sans entraîner
de changement appréciable dans le résultat pro-
duit; il est donc possible de ne tenir compte que
des éléments dont la connaissance précise est
indispensable à la prévision du phénomène ; ce
sont les éléments réels ou essentiels du cas étudié;
les autres sont indilTérents.
14
158 LES INFLUENCES ANCESTRALES
Une description étant réduite aux éléments
essentiels d'un phénomène, on dit que cette descrip-
tion est la description des causes d'où résulte
l'eff'et produit.
En réalité, dans les phénomènes naturels, il y a
rarement simplicité (j'entends simplicité au point
de vue de la description humaine i), et c'est par
un artifice peut-être dangereux que l'on isole, dans
un ensemble de manifestations concomitantes, un
fait particulier qiii n'est cependant pas indépendant
des autres. C'est ainsi que si, dans l'ensemble des
corps en mouvement, intervient un animal, on a
l'habitude de raconter ses déplacements et ses
déformations, comme s'il constituait une unité
indivisible, invariable et libre du monde qui
l'entoure.
Et il se trouve que, précisément, le langage des
hommes ayant pour objet la aarration de l'histoire
des hommes, est particulièrement simple quand
on l'applique à des animaux analogues à des
hommes. Cependant, si l'on voulait scientifique-
ment analyser les déformations de l'ambiance, on
ne trouverait nulle part une complication analogue
à celle qui se manifeste dans la moindre opération
animale. C'est donc avec raison que j'ai spécifié,
tout à l'heure, qu'il faut parler de simplicité, au
point de vue de la description humaine ; en dehors
de cette acception, le mot simplicité ne signifie
rien.
Voici donc, par exemple, un cheval qui fait
1. V. Les Lois naturelles, op. cit. Les lois simples.
LES ENTITÉS MÉTAPHYSIQUES ANTHROPOÏDES 159
tourner une meule ; c'est là une narration éminem-
ment simple ; celte forme individualisle du lan-
gage nous amène à dire que c'est Vacte du cheval
qui est la cause de la rotation de la meule, et voilà
déjà une déformation de notre notion de cause
précédemment délînie ; en réalité le cheval, ses
harnais, ses brancards, les rouages, la meule, le
sol, l'air qui sert à la respiration, forment un
ensemble complet dans lequel chaque état précé-
dent amené naturellement chaque état suivant; en
dehors du cheval même, l'analyse de cet ensemble
de corps solides, faite au point de vue du mouve-
ment de rotation, serait relativement simple ; au
contraire, les phénomènes de locomotion du cheval
et, encore plus, les phénomènes chimiques qui les
entretiennent, défient toute analyse, et d'ailleurs,
ce que nous appelons « le cheval » à deux moments
différents de l'opération, ce n'est pas le même objet ;
il y a eu des transformations dans le cheval ; il y
en a en lui durant toute sa vie, ainsi que le prou-
vent d'ailleurs les difîérences qui se manifestent
à chaque instant dans sa manière d'agir; mais cela
nous est égal ; notre narration individualiste manque
de précision puisqu'elle donne à chaque instant le
même nom à un mécanisme dont les transforma-
tions seules produisent le mouvement; nous nous
contentons de cette narration qui contredit le
déterminisme universel, parce que cette narration
est commode dans les relations entre hommes et
qu'elle nous est familière.
Bien plus, quand nous disons que « le cheval
160 LES INFLUFXCES ANCESTRALES
fait tourner la meule », c'est là, pour nous, Vexpli-
caiion du mouvement de la meule 1 Si nous vou-
lions, je le répète, analyser, à chaque instant, le
mouvement de l'ensemble, nous trouverions d'une
part un ensemble de rouages bruis dont la descrip-
tion faite au point de vue du mouvement^ serait
très simple, d'autre part un ensemble de tissus
formant le cheval vivant et dont les variations sont
telles que leur analyse est impossible. Et c'est par
l'intervention de ce second ensemble, désigné d'un
seul mot dans le langage individualiste, que nous
expliquons (//) le mouvement de rotation de la
meule I
C'est là, évidemment, un langage commode pour
les besoins journaliers, mais l'emploi de ce langage
commode devrait être interdit quand on veut faire
de la science, puisque l'on sait que ce langage
cache une erreur volontaire, l'attribution constante
d'un nom unique à un mécanisme sans cesse
variable.
C'est de l'emploi de ce langage qu'est née la
notion métaphysique de cause.
Qu'est-ce qui est la cause du mouvement de la
meule? Le cheval.
Il y a donc des corps immuables (immuables,
puisque le même mot cheval s'applique à l'animal
à deux moments quelconques de l'opération) dans
lesquels il existe des causes de mouvement; en
1. Il est lien entendu que c'est à ce seul point de vue que
la simplicité existe; le même système serait susceptible par
exemple de transformations chimiques très complexes.
LES I:NTITÉS métaphysiques ANTIIHOrOÏOES 1(51
d'autres termes, il y a, dans le monde, des causes
de mouvement.
Et voilà une entité créée; cllr est In hase de toule
la iiiélaphi/sique. En réalité, nous savons bien que
cela n'est pas vrai ; nous constatons, à chaque
instant, qu'un étal d'un ensemble de corps succède
à un autre état du même ensemble, et, si nous
avons atîaire à un ensemble complet, qui porte son
devenir en soi, nous avons le droit de dire, sans
aucune hypothèse, que l'état suivant résulte de
l'état précédent, en d'autres termes, que l'état
précédent est la cause de l'état suivant; (j'ai dit
plus haut comment il convenait de restreindre cette
définition aux éléments du système qui sont
essentiels dans la déformation considérée). Mais
c'est là simplement l'affirmation de notre consta-
tation quotidienne des tranformalions de mouve-
ments; quand nous disons qu'un cheval produit du
mouvement, nous oublions volontairement les
mouvements qui se produisent dans le cheval,
pour les remplacer par une cause statique, par une
force'. Supprimez cette notion de force, tirée d'un
langage fautif, vous ne songerez plus à rechercher
les causes premières (/) et à discuter leur nature.
L'homme n^a fait que qIqs constatations-, il n'a vu que
des transformations de mouvement, il n'a jamais
vu de forces ; la notion de force découle unique-
ment d'un langage qui n'a rien de précis, mais qui
est commode pour les relations entre hommes.
1. V. Les Lois naturelles, op. cit., cliap. xv. La notion de
force en mécanique.
14.
162 LES INFLUENCES ANCESTRALES
11 est bien facile de voir que l'erreur individua-
liste ^ a été la mère des Dieux comme elle a été
la mère des forces ou des causes anthropomor-
phiques ; si, en elTct, l'erreur individualiste était
assez difficile à commeltre quand il s'agissait d'in-
dividus réels et dont les changements étaient évi-
dents, la notion qui en découlait pouvait au con-
traire admirablement s'appliquer à des entités
imaginaires dont l'observation directe était impos-
sible; et c'est ainsi que les Dieux, acteurs du
monde, furent immuables et immortels quoique
leur modèle eût été calqué sur des animaux qui
n'agissent qu'en se modifiant et qui sont condamnés
à mourir: les Dieux, comme les forces, sont des
entités statiques et actives, deux qualités qui, si l'on
s'en tient à l'observation des choses observables,
sont évidemment contradictoires.
Et puisque rhonime change et meurt, une fois
que les divinités ont été créées définitivement avec
leur caractère d'immutabilité, il a bien fallu se
résigner à constater la différence entre le modèle
variable, l'homme, et la copie imaginaire statique,
le Dieu ; alors on s'est tiré d'affaire en imaginant
dans le corps de l'homme, mécanisme changeant,
une divinité active et immortelle, l'âme. L'âme
avait bien l'homme primitif pour modèle, mais en
passant par le modèle imaginaire Dieu, elle a
acquis une immortalité que n'avait pas l'homme,
et c'est ainsi que l'homme a un corps mortel et
une âme immortelle.
1. V. L'Individualité. Paris, Alcan.
LES ENTITÉS MÉTaPIIYSKJUKS ANTHROPOÏDES 163
Le langage individualiste, transformé en langage
animiste, est devenu, par là même, d'une rigueur
que ni l'observaiion ni l'expérience ne peuvent
battre en brèche; car si l'on pouvait tout à l'heure
arguer des variations de l'homme pour combattre
l'erreur indiviilualisle, on ne peut jjIus rien trouver
à dire à l'affirmatiou (|u"il y a dans l'homme une
entité statique active qui est à chaque instant la
cause de tout ce que l'homme fait. Tout ce que
l'on peut répondre aux animistes, c'est que l'obser-
vation et l'expérience permettent de raconter les
actes des hommes comme une série de faits maté-
riels qui s'enchaînent et que, par conséquent, tout
se passe sous nos yeux comme si l'âme n'existait
pas ; elle existera néanmoins longtemps encore
dans notre imagination anthropomorphique et cela
suffit.
Ainsi, nous comprenons bien comment Thomme
a peuplé l'univers et lui-même d'entités statiques
anthropoïdes, les forces ou causes, les âtnes, les
Vieux. Pour le faire il na eu qu'à appliquer à la
narralion de l'activité universelle le langage indivi-
dualiste erroné qui est si commode dans les relations
entre les hommes.
Son observation et son expérience ne vont
jamais jusqu'cà ces entités statiques ; il ne peut en
constater que les effets, et, par conséquent, ces
entités lui sont inaccessibles; elles constituent la
métaphgsique ou mieux la viélanlhropie. L'homme
peut donc discuter à perte de vue sur la nature,
'èWT V essence de ces entités; c'est pure logomachie;
164 LES INFLUENCES ANCESTRALES
il ne sait conslaler que des choses conslatables et
en ofjs^rvrr Venchnlnnmcnl ; sa nature d'homme lui
interdit toute autre connaissance du monde.
Mais enfin, me dira-t-on, quand vous voyez que
quelque chose bouge, vous vous demandez 'pour-
quoi ! Cela est vrai; les enfants aussi demandent
le pourquoi, l'explication de tout. L'homme naît
aujourd'hui métaphysicien parce que ses ancêtres
l'ont clé et ont appelé expficalious les narrations en
langage individualiste ; je suis métaphysicien parce
que mes ancêtres ont été anlhropomorphistes et
m'ont légué un langage qui me permet de me
poser les questions auxquelles ils ont cru répondre;
et quand je vois des corps en mouvement, je puis
être tenté par mes instincts héréditaires de recher-
cher derrière ces corps quelque chose qui, comme
dit Leibnitz, « ayc du rapport aux âmes » ; mais
mon éducation scientifique fait que je me ressaisis
immédiatement et que je me demande l'origine de
la notion d'âme; les raisonnements que je viens de
faire m'amenant à constater que cette notion d'âme
provient de l'erreur individualiste, je renonce à
l'exploiter et je renonce en même temps à me
poser la question que je me posais.
Je constate aussi que, celte notion d'âme ayant,
sans contredit, une origine biologique, c'est la bio-
logie et non la physique qui peut relever les erreurs
commises dans sa fabrication; et je renonce avec
une certaine tristesse à Yexplicalion du monde,
car mes ancêtres ont cru fermement qu'ils la possé-
daient et m'ont transmis le besoin instinctif de la
LES ENTITKS M '.TA PHYSIQUES ANTHROPOÏDES 165
rechercher; je serais donc désolé de troubler dans
leur qiiiéluile ceux qui croient l'avoir trouvée.
Je leur dirai iraillcurs, en toute sincérité, que je
ne suis pas sûr que leur explication soit mau-
vaise; ils y sont arrivés, il est vrai, en partant
d'une erreur, mais il n'est pas impossible (quoique
cependant cela soit peu vraisemblable), que ce
point de départ erroné les ait conduits à une vérité
(jui a du .moins l'avantage de ne pouvoir, a poste-
riori, être l'objet d'un contrôle quelconque.
Je préfère pour ma part, me résigner à ne rien
expliquer, mais cette résignation serait douloureuse
à beaucoup, du moins à notre époque, et ceu.v-là
doivent cire reconnaissants aux illuminés plus ou
moins fantaisistes qui ont imaginé la seule démons-
tration (?) possible du système métaphysique, la
rcvélatio)}.
Peut-être quelques générations rationalistes
suffiraient-elles à faire disparaître de l'hérédité
des hommes ce besoin métaphysique i, mais il
faudrait pour cela que le langage aussi fût modifié,
et je constate que les créateurs d'une langue nou-
velle formée de toutes pièces, et prétendue logique,
Yespéranto n'ont songé qu'à traduire, le plus fidè-
lement possible, toutes les erreurs ancestrales
que nous a transmises notre langage courant,
1. Voyez plus loin, cliap. xiv. la manière dont nnc Iiabitndc
luTéditairo a fatalement produit une conception métaphysique ;
nous venons de voir dans le présent chapitre l'origine iniivi-
ilualiste de certaines entités métaphysiques; nous trouvons plus
loin comment la fixation des cnractères psychiques acquis a
donné à ces caractères l'aspect de quelque chose d'absolu.
166 LES INFLUENCES ANCESTRALES
Et d'ailleurs, constatant la place que tient aujour-
d'hui, dans la vie des hommes, ce besoin métaphy-
sique ou sentiment religieux, on est en droit de
se demander si sa suppression rapide n'enlraine-
rait pas, dans le fonctionnement individuel, cer-
tains troubles redoutables ; l'homme est le produit
du passé; il se sert à chaque instant, pour la con-
servation de sa vie dans le milieu ambiant, de tous
les outils qui sont à sa disposition, et il faut bien
reconnaître que quelques-uns de ces outils pro-
viennent d'erreurs ancestrales; si ces outils étaient
tout à fait isolés, leur disparition ne serait pas
dangereuse, mais quelques-uns d'entre eux sont
tellement enchevêtrés dans d'autres outils indis-
pensables, que l'ablation des premiers pourrait
nuire, provisoirement au moins, au fonctionnement
des seconds.
C'est ainsi que beaucoup de gens sont persua-
dés que la morale, dont nous étudierons tout à
l'heure la genèse sociale, est inséparable du sen-
timent religieux, parce que ses formules, ses lois,
sont édictées dans le langage métaphysique. 11
faut donc se demander si, en touchant au senti-
ment religieux on ne nuira pas à la morale.
A mon avis, la morale s'en trouvera modifiée et
deviendra autre ; peut-être y aura-t-il une période
d'incertitude et d'agitation, mais ce sera comme
la convalescence qui suit l'ablation d'une tumeur
abdominale; plus la tumeur était ancienne, plus
elle avait pris de place dans la coordination géné-
rale et plus grands seront, par conséquent, les
LES ENTITES MÉTAPHYSIQUES ANTHROPOÏDES 167
troubles qu entraînera sa suppression; mais la
convalescence aura une fin; il se produira un nou-
vel état d'équilibre, une nouvelle coordination,
diirérente de l'ancienne, débarrassée en tout cas
du danger croissant que constituait la présence de
la tumeur.
En ce moment de l'histoire de l'esprit humain,
le développement de l'éducation scientifique mon-
tre à un nombre croissant d'individus le mal fondé
des croyances théologiques; beaucoup d'ignorants,
auxquels on enseigne l'incrédulité, commencent à
supporter mal « qu'on veuille abuser de leur igno-
rance pour les mettre dedans » ; il est donc à
craindre que, voulant se débarrasser des erreurs,
ils renoncent en même temps à des nécessités de
lorganisalion sociale, parce qu'ils les confondront
avec des commandements de l'Eglise.
De même donc que, pour l'ablation d'une tumeur,
il est préférable de s'adresser à un habile chirur-
gien, de même il est à souhaiter que les philo-
sophes consacrent toute leur activité à débarrasser
la morale de sa coloration religieuse; si on laisse
faire l'opération par les foules ignorantes, il est
probable qu'elles enlèveront à la fois la couleur
et le morceau; il faut que les hommes les plus
instruits préparent pour leurs congénères plus
ignorants, une morale indépendante et qui n'ait
rien à redouter de l'effondrement des dogmes.
CHAPITRE XII
LA MORT
§ 38. La peur de la mort.
Quoique la mort soit un des phénomènes indis-
pensables à la vie, puisque, la quantité des subs-
tances nutritives étant limitée, la vie d'un individu
est sans cesse subordonnée à la mort de plusieurs
autres, quoique la mort soit aussi ancienne que la
vie, Vêtre vivant na pas l'expérience de la mort. Du
moins n'en a-t-il pas l'expérience personnelle; il
n'en a pas non plus Texpérience ancestrale, puis-
que, si des milliers et des milliers de ses ancêtres
sont morts, aucun d'eux n'est mort avant d'avoir
donné naissance à l'individu qui le suivait dans la
lignée descendante ; l'être vivant actuel, homme
ou brin d'herbe, est l'extrémité d'une lignée qui,
depuis l'apparition de la vie, n'a jamais été inter-
rompue par la mort.
Dans le courant d'une vie d'homme, il peut bien
se produire une mort provisoire, momentanée,
une syncope, mais cette mort n'est pas suffisamment
prolongée pour entraîner la mort élémentaire des
tissus; il n'y a pas mort chimique, sans quoi la
LA MORT 169
mort serait définitive. Et, précisément, la syncope
entraîne la suppression de la mémoire, de sorte
que môme cette syncope, image de la mort vraie,
ne laisse aucune trace dans l'expérience humaine ;
aussi, l'homme no croit pas à la mofl.
Au contraire, le sommeil lui laisse un souvenir
suffisant pour qu'il ait l'expérience du sommeil ; il
croit donc au sommeil et il y voit à tort l'image
de la mort ; image grossière et lointaine s'il en
fût, mais qui tient à ce que l'homme ne peut con-
naître la mort qu'en dehors de lui ; et comme, de
loin, il ne sait j)as toujours distinguer un individu
endormi d'un individu mort, il compare au som-
meil des autres la mort rfei autres. Il ne croit pas à
sa mort personnelle; il n'a pas l'expérience de la
mort.
Et, cependant, il se dit qu'il mourra un jour,
parce qu'il voit mourir tous les êtres vivants
comme lui ; mais, comme il ne peut pas pénétrer
dans la subjectivité de ces êtres autres que lui-
même, il n'a pas la connaissance personnelle de la
mort et d'ailleurs, la mort entraînant la suppres-
sion de la mémoire, de la connaissance, l'expres-
sion « connaissance personnelle de la mort » ne
signifie rien.
L'homme est désarmé devant la mort par une
inexpérience fatale. Aussi est-ce surtout relative-
ment à la mort quil a accueilli de tout temps les
croyances les plus extravagantes. Nous avons vu
précédemment comment l'invention des entités
statiques a conduit naturellement à la théorie de
10
170 LES INFLUENCES ANCESTRALES
l'immortalité de l'âme ; la même théorie s'est
trouvée corroborée par le fait que l'homme,
dépourvu d'expérience personnelle de la mort, ne
peut pas croire à la mort; du moins ne peut-il pas
s'imaginer sa mort, ainsi que je l'ai déjà fait remar-
quer autrefois : « Il vous est aussi impossible,
disait M. Tacaud^ de vous imaginer une inter-
ruption dans l'existence de votre moi, qu'il vous
est impossible de vous imaginer sa suppression
définitive par la mort. Dire « pendant que j'étais
en syncope » est une aussi grande absurdité que
le « je suis mort » d'Edgar Poë-. Je est incapable
d'être en syncope, puisque, pendant la syncope, il
n'y a plus de^e; en employant le mot je, auquel
vous attribuez, malgré vous, une existence continue
et définitive, vous ne pouvez pas raconter, ni par
suite vous imaginer, un phénomène dans lequel
votre ^e serait précisément interrompu. Il est im-
possible, quand on parle à la première personne,
de ne pas croire à l'immortalité et à la continuité
du moi. » Et ailleurs : « Je suis mort, est la plus
grande sottise que puisse formuler notre langage,
si commode cependant pour dire des sottises. Je
est incapable d'être mort, puisque je est la résul-
tante de la vie 3. »
L'homme n'a pas l'expérience de la mort et ne
peut pas s'imaginer sa mort, et cependant il sait
1. Le Conflit, op. cit., p. 163.
2. Edgard Poë. Le cas de M. Waldemar : « Tout à l'heure,
je dormais, et maintenant, je suis mort! »
3. Le Conflit, op. cit., p. 141.
LA MORT 171
qu'il mourra et il a peur de la mort. Celle peur
particulière est un sentiment complexe qu'il n'est
pas inutile d'analyser.
Que l'homme ait peur de la mort dont il n'a pas
l'expérience, cela ne peut pas nous étonner trop,
puisque nous avons vu plus haut que la peur résulte
d'une expérience incomplète ou nulle des événe-
ments; or, si l'homme, par l'observation de ses
semblables, sait qu'il mourra, il ne peut pas ordi-
nairement prévoir quand il mourra ; celte incer-
titude suffit à être un élément de peur. Mais il faut
remarquer que ce raisonnement est un pur sophis-
me, car si l'homme a peur des- événements dont il
n'a pas une expérience suffisante pour en prévoir
le devenir, c'est qu'il ne peut rien faire pour en
éviter les conséquences fâcheuses et il est évident
que s'il connaissait d'avance l'heure exacte de sa
mort, c'est que celte mort serait inévitable et
qu'aucun événement intermédiaire ne pourrait eu
reculer l'échéance.
Dans certaines maladies, il arrive, dit-on, que l'on
prévoit, avec une certaine approximation, l'échéance
fatale; encore reste-t-il toujours possible d'inter-
venir au moins pour abréger le délai. Le con-
damné à mort, auquel on signifie le rejet de son
pourvoi, possède les éléments nécessaires pour
prévoir la date exacte de sa décollation et je ne
sache pas qu'il tire en général, de celte certitude,
grand réconfort.
La prévision de la mort n'est intéressante que si
elle donne le moyen de l'éviter, et, par suite, de
172 LES INFLUENCES ANCESTUALES
rendre la prévision mensongère; un homme qui
est sur le passage d'un train rapide prévoit qu'il
mourra s'il reste où il est, aussi profite-t-il de cette
prévision pour se mettre à l'abri ; mais alors ce
n'est plus la peur telle que nous l'avons définie,
mais la crainte salutaire du danger et Tinstinct de
la conservation. Il faut donc chercher, dans nos
idées mêmes sur la mort, l'origine de la peur de
la mort; je crois qu'on peut envisager la ques-
tion à deux points de vue.
§ 39. La crainte de l'au-delà.
Shakespeare, dont les idées sur la mort mérite-
raient qu'on en fit une étude spéciale, a écrit après
Bacon : « Les hommes craignent la mort comme
les enfants redoutent l'obscurité. » C'est bien là,
en eifet, nnepeur qui entre dans le cadre de celles
que nous avons définies précédemment, c'est une
défiance de quelque chose d'inconnu ; de même
que les enfants ne redoutent pas \q passage de la
lumière à l'obscurité, mais bien le séjour dans
l'obscurité, de même les iiommes redoutent, non
pas seulement l'échéance même de la mort, dont
nous avons parlé tout à l'heure, mais aussi ce qui
se passe après cette échéance, ce qu'on a l'habi-
tude d'appeler 1' « au delà » et que le mysticisme
de nos ancêtres a peuplé de fantômes.
L'idée de la survivance des âmes est le point de
départ de toutes ces terreurs :
La notion de justice, dont nous nous occuperons
LA MORT 173
iiii peu plus lard, et (\vù a délerniiné en grande
parlie l'enchevèlrcmcnt de la religion el de la mo-
rale, a élé exploilée, dans un but excellent, pour
amener les hommes à respecter les lois de leur
société. Les Dieux, que l'homme avait créés inac-
cessibles, ont été doués, outre leurs autres attribu-
tions, de la faculté de juger les actes des vivants ;
quoicjue la morale eût une origine purement
sociale, on a supposé que les Dieux prenaient un
grand souci de l'observance de ses lois; on a ima-
giné qu'ils se trouvaient honorés par les hommes
utiles à la société et qu'ils délestaient les criminels.
Au respect des lois s'est substitué le respect des
Dieux gardiens des lois, et cette substitution a été
d'autant plus facile que les Dieux avaient été plus
fidèlement calqués sur les hommes; un acte agréa-
ble à la majorité des hommes, devenait ainsi natu-
rellement un acte agréable aux Dieux, et si l'on s'en
était tenu à ce point de départ, les religions n'eus-
sent pas été nuisibles; elles eussent été unique-
ment la traduction des lois sociales dans un langage
particulier.
Mais, petit à petit, les prêtres ont trouvé com-
mode de déclarer agréables aux Dieux certains
actes inutiles ou mêmes nuisibles à la société, et
l'obéissance aux prêtres s'est substituée à l'obéis-
sance aux lois; les conditions et les nécessités de
la vie sociale changeant, le culte des Dieux s'est
maintenu par une tradition inilexible et a fini par
être, dans certains cas, en contradiction avec les
besoins des hommes.
15.
174 LES INFLUENCES ANCESTRALES
Quoi qu'il en soit, la notion des Dieux juges a
fini par s'ancrer dans la mentalité des hommes,
et, en même temps, la difficulté de connaître à
chaque instant la volonté des Dieux ^ a créé
chez nos ancêtres un état d'incertitude et de
trouble.
A la mort, l'âme se trouvant libérée du corps et
naturellement, par là même, inaccessible à notre
observation humaine, entrait, au contraire, en
commerce direct avec les Dieux qui sont de même
nature qu'elle, et également invisibles et inacces-
sibles aux vivants. Dans ce commerce direct, les
Dieux manifestaient aux âmes leur contentement
ou leur mécontentement, et les récompensaient ou
les punissaient suivant les cas. Je le répèle, si les
exigences des prêtres avaient conservé aux lois
religieuses leur parallélisme avec les lois sociales,
la crainte de l'au-delà eût pu être salutaire; mais,
pour tirer profit de leur situation, ou peut-être
simplement parce qu'ils faisaient les Dieux ù leur
propre image, les prêtres ont attribué aux Dieux
une vénalité analogue à celle des mauvais juges ;
au lieu de se préoccuper d'obéir aux lois, les hom-
mes, hantés par la peur, ont eu surtout le souci
de graisser la patte aux Dieux par l'intermédiaire
des prêtres ; et la religion s'est trouvée ainsi en
dehors de la morale, comme serait en dehors de la
justice celui qui, passant sa vie à piller ses voi-
1. Le père Olivier a considéré comme une vengeance divine
l'incendie du Bazar de la Charité où étaient réunies des per-
sonnes qui avaient l'illusion de l'aire le bien.
LA MORT 175
sins, offrirait au Iribunal une bonne pari de ses
larcins '.
« Il est difficile à un homme de te reconnaître,
même au plus sage )>,dit un jour Ulysse à la déesse
de la Raison. 11 est difficile à un homme de savoir
ce qu'il doit faire dans mainte circonstance, pour
agir suivant la volonté des Dieux, et, par consé-
quent, l'idée du jugement de l'âme après la mort
doit laisser flotter, dans la mentalité de son pro-
priétaire, l'incertitude, source de la terreur. Mal-
heureusement, cette terreur est aussi grande dans
l'esprit du juste que dans celui du criminel, à
cause des difficultés dont les prêtres ont entouré la
compréhension de la loi.
Et c'est ainsi que la croyance à l'immortalité de
l'âme a généralisé la peur de la mort; cette peur
est devenue universelle et a fini par se transmettre
héréditairement sans conserver aucune trace de sa
salutaire origine ; chez les populations mystiques,
en Bretagne, par exemple, l'idée de peur et l'idée
de mort sont devenues inséparables-: chose
absolument déraisonnable, la peur de la mort a
engendré la peur des morts ; les fantômes dont
l'imagination ignorante peuple l'obscurité des cré-
puscules ne sont plus des génies malfaisants ; ce
sont les ânjes des trépassés, et, même si ces tré-
passés vous étaient chers, l'idée que leur âme peut
1. Socratc voulut, avant de mourir, payer à. Esculape le coq
qu'il lui devait. Était-ce une ironie du grand Sage ?
2. Môme le cadavre d'un ami devient une chose effrayante
pour le mystique.
i76 LES INFLUENCES ANCESTRALES
se trouver sur votre route fait naître en vous une
terreur slupide et maladive, d'autant plus épou-
vantable qu'elle n'a aucune raison dètre; c'est le
fonctionnement héréditaire de la « machine à avoir
peur » dont j'ai parlé précédemment. Cette peur
absurde et inutile a rendu fous bien des gens; elle
rend les autres idiots et en fait une proie facile
pour les exploiteurs de crédulité; voilà au moins
une « peur » dont la science guérira les hommes,
§ 40. Le regret de la vie.
Une autre forme de la peur de la mort vient du
regret de la vie et semble par conséquent indé-
pendante de toute considération mystique.
La fable du Bûcheron prouverait même qu'elle
est indépendante des joies de la vie et que l'exis-
tence la plus misérable est plus enviable que la
mort; cependant, il serait peut-être légitime de
faire, dans cette parabole, la part de la peur de
l'au-delà que nous venons d'étudier et dont bien
peu de bûcherons sont débarrassés.
La mort de Socrate est un exemple salutaire, un
grand enseignement pour les hommes, mais il
n'est pas à craindre que la lecture de cet épisode
glorieux de l'histoire humaine détermine une épi-
démie de suicides. Pour mourir comme Socrate, il
faut avoir vécu comme lui ; seul peut accueillir la
mort avec sérénité celui dont la vie est sereine.
Les excès du romantisme peuvent conduire à
des suicides contagieux et sans philosophie ; la mort
LA MORT 177
d'un Werther est la vengeance suprême d'un vaiii-
Icux qui s'est juge méconnu ; quelles que soient
d'ailleurs les couleurs dont se pare le suicide pas-
sionnel, il ne peut être admiré que des inquiets
capables de l'imiter (et nous avons tous, à vingt
ans, connu cette admiration), c'est la marque d'un
individualisme excessif et prétentieux ; le suicidé
passionnel a ordinairement la conviction qu'il
prive d'un de ses membres les plus parfaits la
société ingrate de laquelle il n'a pas obtenu ce
qu'il croyait dû à son évidente supériorité.
L'erreur individualiste est tellement ancrée chez
les hommes que, si elle n'est pas accompagnée
d'une dose suffisante de modestie, elle entraîne
forcément la crainte de la mort. « L'homme, dit
un célèbre hygiéniste, doit à Dieu de prendre soin
de Tenveloppe dans laquelle il a mis une âme. »
Celui qui ne croit pas en Dieu juge souvent qu'il
se doit à lui-même de conserver au monde un type
supérieur d'humanité ; il me semble cependant
que la constatation des changements constants qui
se produisent en chacun de nous devrait nous gué-
rir de l'erreur individualiste et nous empêcher de
regretter d'avance la perte que sera pour le monde
notre disparition : « Je me souviens, dit le rai-
sonneur du « Conflit » ^, d'un abbé Jozon et d'un
1. Op. cil., p. 1G7. l'n peu plus haut le niùinc raisonneur
disait : « Vous qui avez eu des syncopes, vous savez mainte-
nant que votre personnalité est discontinue, quoique vous ne
puissiez pas vous l'imaginer, pas plus que vous ne pouvez vous
imaginer 6tre mort. n"ètre plus. Je vais plus loin et je prétends
178 LES INFLUENCES ANCESTRALES
Fabrice Tacaud jeune et vigoureux ; où sont-ils
ceux qui se promenaient naguère dans les cam-
pagnes fleuries au bord de la Marne? Ils sont,
morts ; ils ne sont plus ; et quand ont-ils cessé
d'être ? A chaque instant, en se transformant en
un autre Jozon et un autre Tacaud, et ainsi de
suite, jusqu'à présent où nous les trouvons vieillis
et philosophant en face de la mer bretonne, et ils
continueront de mourir et de renaître jusqu'à la
syncope définitive, qui n'est pas, subjectivement,
plus importante que les autres. »
Que celte syncope définitive ne soit pas, subjec-
tivement, plus importante que les autres, voilà, il
me semble, une conviction qui, si elle s'imposait à
notre raison, nous empêcherait de redouter la
que votre personnalité est actuelle et extemporance; ce que
vous appelez votre vie est une série de vies momentanées suc-
cessives, analogues aux images d'un cinématographe; je parle
naturellement de votre vie subjective, de celle que vous sentez,
que vous vivez vous-même. Lorsque l'on fait fonctionner le
cmématographe, si les tableaux se succèdent assez vite, on a
l'illusion de la continuité, et cependant, entre deux tableaux
voisins, il y a une période de vide, une syncope. De même chez
nous : nous sommes une série de vies momentanées succes-
sives, séparées par des syncopes identiques à celles du cinéma-
tographe, mais beaucoup plus courtes, comme les tableaux
qu'elles séparent. Notre moi est sans cesse variable : nous
sommes à chaque instant, mais, l'instant d'après, nous sommes
un autre ; c'est comme si, de chaque syncope, nous renaissions
dans un sosie un peu différent. La série des sosies paraît con-
tinue, mais il n'y en a jamais qu'un de vivant, l'actuel : tous
les autres sont morts ; nous passons notre vie à mourir. »
(p. 166.)
LA MORT 179
mort plus que nous ne redoutons les changements
quoliiliens de notre moi.
Quant à ceux qui, jouissant d'un bon moment de
la vie, se disent tristement que, une fois morts,
ils ne connaîtront plus ces joies, ils peuvent être
bien assurés aussi que, même vivants, ils ne goû-
teront plus jamais les mêmes. Ce regret est donc
peu logique ; or, ceux qui croient à l'anéantisse-
ment final ne peuvent pas non plus, sincèrement,
me semble-t-il, craindre de n'être plus. Ou bien,
c'est qu'ils cachent sans s'en douter, sous cette
crainte, un reste inavoué de peur mystique. Quand
Hamlet réfléchit au fameux « être ou n'être pas »,
il ajoute, du moins au Théâtre Français : « Mourir,
dormir ! rêver peut-être! » ce qui, à mon avis, est
absurde après « n'être pas ».
§ 41. La liberté et la finalité.
En terminant cette revision des particularités les
plus remarquables de la genèse de l'égoïsme, ou
de l'individualisme, il n'est pas inutile de revenir
quelque peu sur une conséquence nécessaire de
notre conception de l'individu, je veux dire la
liberté individuelle et aussi la finalité.
La finalité est, avons-nous dit précédemment, la
plus complète expression de Texpérience du déter-
minisme acquise par nos ancêtres et par nous-
mêmes. Et cela paraîtra sans doute extraordinaire
à ceux qui considèrent le déterminisme comme
opposé au finalisme et à la liberté. La seule liberté
180 LES INFLUENCES ANCESTRALES
que l'on puisse reconnaître chez l'homme est
exprimée par le fait qu'il peut, dans chaque cas,
se servir comme il le jurje convenable des outils
qui constituent son mécanisme. Les éléments dont
il se sert pour ce choix sont de deux sortes :
D'abord la certitude du déterminisme qui lui
permet de prévoir que, sauf intervention d'acci-
dents inattendus, tel état de son organisme résul-
tera de telle opération; c'est là le finalisme
humain.
Ensuite le résumé de l'expérience ancestrale
qui constitue sa logique et qui lui permet, dans
son raisonnement finaliste, d'adapter les moyens à
la fin. C'est là, en réalité, ce qu'on appelle l'intel-
ligence ; nous avons déjà vu que Romanes définit
rintelligence « la faculté qu'a l'animal de tirer
parti de son expérience ».
Ces deux particularités étant réunies dans l'ani-
mal, nous devons en parler dans le langage indi-
vidualiste, c'est-à-dire en commettant une erreur
volontaire) comme s'il était capable de commen-
cements nbsolus. >'ous disons : « Dans telles cir-
constances, tel animal a fait telle chose ». Et puis-
que dans notre phrase l'animal n'a pas changé, il
a introduit, dans le milieu, quelque chose de nou-
veau; mais notre langage est incorrect quoique
commode.
Si nous voulons être rigoureux nous devons
dire : « De tel moment à tel autre, en présence de
tels corps et de tels mouvements du milieu, il s'est
produit, dans l'animal (qui n'est pas un méca-
LA MO HT 181
nisme au hasard, mais lo résultat d'une lignée
ayant duré des milliers de siècles sans mourir
jamais), il s'est produit dans l'animal, dis-je, des
changements qui, grâce à la structure actuelle pro-
venant des influences ancestrales et en particulier
de lexpcrience de ses ancêtres, ont transformé et
déplacé son mécanisme d'une manière aussi avan-
tageuse qu'il était possible^ dans les circons-
tances actuelles pour la conservation de ce méca-
nisme et le renouvellement de son milieu intérieur.
Ces changements qui se sont produits en lui, lui
seul en a été à chaque instant tenu au courant de
manière à prévoir dans certaines limites ce qui
allait arriver ; tandis qu'aucun observateur autre
que lui ne pouvait le deviner. Il était donc libre
des appréciations de cet observateur et de tout
autre vivant ; il agissait, sous l'influence de condi-
tions données, d'après sa structure actuelle, c'est-
à-dire pour des raisons qui étaient en lui et qui
étaient inconnues de tout autre que lui. »
Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que
l'emploi prolongé du langage individualiste et la
croyance à l'existence en lui d'une divinité statique,
immuable quoique active, aient amené l'homme à
l'illusion de la liberté absolue. Et ce qu'il y a de
plus curieux, c'est que cette croyance est prove-
nue chez lui de la constatation, tant ancestrale que
1. Pourvu, naturellement que ces circonstances soient ana-
logues à colles dans lesquelles s'est exercée l'expérience ances-
trale et ne contienne pas d'élément inconnu devant lequel la
logique de l'individu serait désarmée.
16
182 LES INFLUENCES ANCESTRALES
personnelle, tant en lui-même que dans le milieu
ambiant, d'un déterminisme sans lequel n'existe-
raient ni l'intelligence ni la science qui développe
la liberté. Quand l'homme se croit capable de pro-
duire des commencements absolus, c'est exacte-
ment comme quand il croit savoir ce que c'est que
tomber'^ d'une manière absolue, alors qu'il est
évident que, en dehors de la surface d'une pla-
nète, le mot tomber ne signifie rien. C'est encore
une notion métaphysique qui résulte d'une expé-
rience ancestrale trop bien fixée dans notre héré-
dité -.
1. V. plus haut, § 31.
2. V. clia
DEUXIÈME PARTIE DU LIVRE II
LE DÉVELOPPEMENT ANCESTRAL DE L'ALTRUISME
ORIGINE DE LA MORALE
CHAPITRE XTII
L'ALTRUISME REPRODUCTEUR
§ 42. Individu et multiplication.
L'égoïsme ayant joué un rôle si imporlant dans
la formation des espèces, nous allons rechercher
comment a pu se développer chez nous l'altruisme
qui, au premier abord, lui paraît entièrement
opposé; on peut en elîet définir l'altruisme, le
sentiment qui nous porte à tenir compte, dans nos
actes, de l'égoïsme d'aulrui, à respecter cet
égoïsme au détriment du nôtre et à le prendre
même pour mobile important de noire conduite.
Quelles que soient nos conclusions à cet égard,
nous ne devons pas oul)lier que, si l'altruisme a
sa place dans notre organisation, il ne s'y trouve
qu'à côté d'un égoïsme indispensable à notre con-
184 LES INFLUENCES ANCESTRALES
servatioii, et même, soit dit pour ceux qui mesu-
rent à l'ancienneté des institutions le respect que
nous leur devons, l'égoïsme, primordial dans la
vie. a certainement préexisté à l'altruisme, ce qui,
pour les amis de la tradition, le rendrait particu-
lièrement respectable.
Dès que nous observons avec soin une lignée
continue quelconque, nous voyons immédiatement
que l'égoïsme seul, au sens que nous avons pré-
cédemment défini, ne saurait en assurer la conti-
nuité; en effet, l'assimilation, phénomène égoïste,
conduit, par suite de la limitation du volume'
des êtres vivants, à une multiplication (fatale au
moins chez certaines espèces inférieures), de sorte
qu'à un individu unique ayant une subjectivité
unique, un moi unique, se substituent un certain
nombre d'individus séparés ayant chacun son moi
et se trouvant en concurrence immédiate dans le
milieu d'où ils tirent tous leur alimentation.
La limitation de l'individu dans le temps et dans
Tespace, nécessite sa reproduction sous peine de
mort, c'est-à-dire, en parlant le langage égoïste ou
individualiste, que chaque individu consacre for-
cément à la préparation d'individus différeiits une
partie de la substance qu'il fabrique pour son usage
personnel-. Et les mdividus nouveaux qui résultent
1. J"ai donné ailleurs une explication mécanique de cette
limitation du volume des individus. V. Traité de biologie, op.
cit.. § 2 et § 90.
2. Nous verrons plus loin que, dans le cas de la génération
sexuelle, ces éléments perdus par l'individu ne deviennent pas
forcément le point de départ d'individus nouveaux.
l'altruisme reproducteur 185
de celle reproduclion sont séparés du premier,
n'ont plus rien de commun (^subjectivement par-
lant) avec l'individu qui leur a donné naissance et
qu'on appelle leur parent.
Dans certains cas même (reproduclion par bipar-
tition), l'individualité du parent disparait dans la
reproduclion pour èlrc remplacée par deux indivi-
dualités concurrentes, par deux frères ennemis.
Ainsi l'égoïsme parfait est interdit à l'individu par
les conditions mêmes de sa vie; il doit mourir au
bout d'un certain temps et s'il a pu éviter de se
reproduire effectivement, comme cela arrive dans
les espèces sexuées que nous étudierons plus tard,
sa lignée est interrompue et ne nous intéresse
plus; nous ne connaissons aujourd'hui que des
êtres vivants provenant d'une lignée qui n'a jamais
été interrompue par la mort et dont, par consé-
quent, aucun des membres successifs ne s'est sous-
trait à la nécessité de la reproduction ; en d'autres
termes, tous les êtres aujourd'hui vivants descen-
dent d'égoïstes imparfaits.
Il est indiscuta.ble que la multiplication d'un
individu dans un milieu limité est, à un certain-
point de vue, nuisible à cet individu : si un puce-
ron produit, par parthénogenèse, un grand nom-
bre de pucerons semblables à lui, ce seront autant
de concurrents juxtaposés sur la feuille dont tous
devront tirer leur nourriture, et il serait, du moins
au point de vue économique, évidemment préfé-
rable pour le puceron parent de pouvoir, devenu
adulte, conserver pour lui tout seul la feuille qui
16.
186 LES INFLUENCES ANCESTRALES
lui assure une large hospitalité; si cela n'est pas
possible, si sa nature n'est pas devenue telle au
cours des générations successives, c'est que, nous
l'avons vu, la sélection naturelle ne connaît pas les
individus; ses effets améliorants n'ont pour cause
que la continuité des lignées ; si dans certains cas
les individus en profitent dans leur organisation,
c'est en tant que chaînons d'une lignée que les per-
fectionnements individuels rendent plus apte à
prospérer dans un milieu donné.
Il est certain aussi que si la multiplication était
trop nuisible à chaque individu, parent ou rejeton,
elle entraînerait la mort de tous et il y aurait sup-
pression de la lignée, qui, par suite, ne nous inté-
resserait plus. Donc, quand nous observons aujour-
d'hui un être vivant, c'est-à-dire provenant d'une
lignée ininterrompue, nous avons le droit d'affir-
mer, d'une part, que tous ses ancêtres se sont
reproduits, d'autre part, que, à aucun moment de
son histoire ancestrale, la reproduction n'a entraîné
une multiplication incompatible avec la survie de
quelques-uns des individus.
Enfin, si, dans certains cas, la multiplication a
pu être ullle aux individus, il est certain que cela
a été doublement favorable à la conservation de
la lignée. Il est difficile, en se plaçant au point de
vue strict de la quantité d'aliments disponibles
dans un milieu, de concevoir que la multiplication
des individus puisse devenir avantageuse à cha-
cun ; et cependant nous constatons dans bien des
circonstances que, là où un individu unique d'une
l'altruisme reproducteur 187
espèce ne peut pas vivre, une petite colonie de ces
individus réussit à. s'implanter; pour prendre un
exemple dans les espèces les plus simples, ne con-
statons-nous pas qu'un microbe injecté seul à un
mammifère disparait sans postérité, tandis qu'une
quantité suffisante des mêmes microbes réussit
pour quelque temps du moins à prospérer dans
l'organisme et à le rendre malade.
C'est que, pour continuer de vivre, il ne faut
pas seulement trouver des matières alimentaires ;
il faut encore résister à certaines causes de destruc-
tion, et l'exemple des microbes nous prouve que,
là où un individu succombe, une certaine troupe
d'individus peut prospérer provisoirement.
Je spécifie que cette utilité du grand nombre est
provisoire ; la multiplication peut arriver à annuler
cette utilité et même à la transformer en nocuité,
à cause de la limitation des aliments, si aucun
phénomène n'intervient; mais, du moins, pendant
cette période provisoire, la lignée a été ininter-
rompue, et l'hisloire de toutes les lignées est faite
de périodes provisoires successives que les varia-
tions du milieu ont amenées à se succéder d'une
façon continue.
Ainsi, même dans le cas d'individus tous sembla-
bles, comnie les microbes dont nous venons de
parler, une action collective peut être utile à chacun
des membres de la collectivité, parce que la simple
addition des phénomènes spécifiques de résistance
à une cause destructive, rend cette résistance plus
efficace. Chez des êtres plus élevés en organisation,
188 LES INFLUENCES ANCESTRALES
nous constatons des phénomènes analogues; une
bande de loups, introduite dans un pays, viendra
à bout, plus vite qu'un loup isolé, des ennemis
naturels de l'espèce loup; libre à eux, ensuite, de
s'entre-dévorer si le pays leur fournit une alimen-
tation insuffisante ; la communauté des besoins et
des aptitudes créant à tous les loups les mêmes
ennemis, il est naturel que leur action contre" ces
ennemis soit de même nature et, même sans qu'in-
tervienne aucun sentiment de fraternité, prenne
provisoirement l'aspect d'une coopération.
La coopération est plus évidente et plus réelle
dans le cas où, non contents de se défendre contre
des ennemis communs, les individus d'une même
espèce ont à soustraire, à des concurrents d'espèce
différente, les matières alimentaires réparties dans
leur canton ; car il ne faut pas oublier que la
matière alimentaire, la matière susceptible de
servir à la fabrication de substance vivante, n'est
pas, en général, inoccupée ; elle fait ordinairement
partie d"êtres vivants variés, dont chacun tire la
couverture à soi et assimile, pour son compte, dans
le milieu universel; sous certaines formes, elle est
inutilisable pour les individus d'une espèce donnée,
soit parce qu'elle est effectivement impropre à
l'alimentation de cette espèce (l'herbe pour les
loups, la chair des animaux pour les herbivores,
etc.), soit parce qu'elle est inaccessible à ses indi-
vidus (la chair des oiseaux pour les requins, celle
des loups pour les renards, etc.).
Indépendamment donc de la défense d'une
l'altruisme reproducteur 189
espèce contre d'autres espèces, l'activité d'un
individu d'une famille peut être également profi-
table à tous ses congénères, quand cette acti-
vité, soit transformatrice, soit collectrice, a pour
résultat d'augmenter la quantité de matières ali-
mentaires utilisables ou de diminuer celle des
matières inaccessibles.
C'est ainsi qu'entre en jeu la notion de {ravuil.
Les abeilles occiimulent dans leur ruche des
matériaux alimentaires recueillis à de grandes
distances et tratuforment d'autres matériaux de
manière à en faire une nourriture excellente pour
les jeunes. Tant qu'il n'y a pas trop d'abeilles dans
un pays, chacune d'elles, recueillant plus de maté-
riaux qu'elle n'en consomme, est un élément de
prospérité pour la colonie; quand le nombre
des ouvrières devient trop grand, il se forme un
essaim qui va chercher fortune ailleurs.
Ainsi, dans certains cas, la fatalité qui pousse
l'individu à se multiplier, porte en elle le correctif,
au moins provisoire, de ce que cette multiplication
a de contraire à l'égoïsme ; ce correctif consiste
en ce que le travail de chacun peut être utile à
tous les membres de la colonie qui résulte de la
multiplication. Il devient particulièrement impor-
tant quand le perfectionnement de l'espèce permet,
entre les divers individus, la division du travail. Il
était avantageux pour les hommes des cavernes
d'avoir des enfants dont les uns chassaient, d'autres
péchaient, d'autres recueillaient des fruits. Mais si
plusieurs familles humaines se trouvaient dans le
190 LES INFLUENCES ANCESTRALES
voisinage l'une de l'autre, elles pouvaient se trou-
ver en concurrence économique et par conséquent
arriver à s'enlre-détruire ; il est probable que ce
qui a créé entre les diverses familles d'hommes le
premier lien de solidarité a été la lutte nécessaire
contre des ennemis communs et redoutables; celui
qui tuait un grand félin rendait service aussi bien
aux clans voisins qu'à son propre clan.
Je n'ai pas à rechercher ici les origines — fort
peu connues d'ailleurs, — des sociétés humai-
nes i; il me suffit d'avoir montré comment on
peut concevoir que l'égo'isme bien compris ait été
le point de départ d'associations; je vais mainte-
nant m'occuper de rechercher quelle a dû être la
conséquence, pour la mentalité héréditaire des
hommes et des animaux sociaux, du fait qu'ils ont
vécu en société pendant un très grand nombre de
générations.
1. J'ai exposé ailleurs quelques considérations sur les asso-
ciations entre espèces différentes. V. Traité de biologie, op. cit.,
§ 116.
CHAPITRE XIV
LES CARACTÈRES ACQUIS ET LA GENÈSE
DE L'ABSOLU
§ 43. La fraternité.
Dans une lutte de chaque jour contre des enne-
mis redoutables, les hommes, surtout s'ils étaient
en petit nombre dans un canton, ont dû se consi-
dérer les uns les autres comme des alliés utiles ; la
vie de chacun des associés est devenue précieuse
aux autres et, malgré des retours d'égoïsme féroce
qui, en cas de contestation, ont pu amener des
drames terribles, l'association quotidienne a dû
créer, peu à peu, dans la mentalité héréditaire de
l'espèce, une habitude qui est devenue indépen-
dante des conditions économiques, la fraternité ou
amour du prochain.
C'est là un des phénomènes les plus curieux de
l'histoire des êtres vivants, la genèse, par une
habitude prolongée et héréditaire, d'un sentiment qui
fait partie intégrante du mécanisme des individus
et qui existr. par suite, en eur, indépendamment
des conditions mêmes dans lesquelles cette habi-
tude est née.
192 LES INFLUENCES ANCESTRALES
J'ai déjà insisté précédemment sur le plus frap-
pant de ces exemples, la genèse, par l'expérience
prolongée de la pesanteur, de l'idée de chute, ou,
si l'on préfère, du sentiment de chute, qui finit
par exister dans la mentalité de l'homme indé-
pendamment de ses rapports avec la Terre et qui
constitue, par suite, dans notre mentalité innée,
l'erreur de la croyance à la valeur absolue du mot
tomber. M. Bergson prend de même, comme point
de départ de sa métaphysique, l'idée de mouve-
ment, qui est née en nous de notre expérience du
mouvement relatif des corps par rapport à nous,
mais qui a fini par exister en nous et qui nous donne
ainsi la croyance erronée de notre connaissance du
mouvement absolu.
Au fond, c'est là la définition même de ce qu'on
appelle en Biologie un caractère acquis.
Que, sous l'influence de certaines conditions
passagères, une certaine modification passagère
se produise dans un organisme, modification pas-
sagère qui disparaîtra quand aura disparu l'en-
semble des conditions dont elle est provenue, ce
ne sera pas là, à proprement parler, un caractère
acquis. Mais, que les mêmes conditions se trou-
vent réalisées pendant longtemps, pendant un grand
nombre de générations de l'espèce étudiée, le
caractère définitivement acquis, fixé dans l'héré-
dité de l'espèce, se manifeste ensuite chez les
individus de cette espèce, indépendamment des
conditions extérieures dans lesquelles il a été
acquis; ce caractère, résultant des relatiOiNS pro-
CARACTÈRES ACQUIS ET GENÈSE DE L'ABSOLU 193
longées d'un individu avec un milieu, cl ayant par
suite une valeur relative, se transmettra aux indi-
vidus iiltérieurs de l'espèce, avec l'aspect d'un
caractère absolu. C'est Ihistoire de toute la méta-
physique.
L'enlant, qui na pas encore eu le temps de cor-
riger, par l'expérience personnelle de la relativité
de sa connaissance du monde, l'illusion d'absolu que
lui donnent ses idées innées, est donc forcément
métaphysicien; bien des gens le restent toute leur
vie, sauf peut-être pour quelques erreurs trop
grossières, comme celle de la valeur absolue du
mot tomber ; encore Chateaubriant a-t-il parlé,
après Dante, de la pluie qui, observée du bord du
monde, tombe goutte à goutte dans l'infini !
La transformation, en idées innées dont l'aspect
absolu est fatal, de certaines conquêtes de l'expé-
rience ancestrale (expérience veut dire relation),
explique le désaccord qui se manifeste, de
nos jours, entre ceux qui croient à la morale
absolue et ceux qui prétendent baser la morale sur
l'utilité.
Il s'agit de s'entendre sur les mots.
Si l'on définit la morale, l'ensemble des lois aux-
quelles doivent se soumettre les individus vivant
en société, il est évident que la meilleure morale
est celle qui rendra l'individu le plus heureux
possible dans la société la plus prospère possible;
il faudra que celte morale fasse le départ le plus
avantageux entre les concessions que l'individu doit
faire à la société et celles que la société doit faire
17
194 LES INFLUENCES ANCESTRALES
à l'individu. Cette morale sera donc basée sur
l'utilité ; sans quoi elle serait mauvaise.
Mais quand on parle de morale, on pense géné-
ralement à la morale innée que chacun porte en lui
et qui lui permet d'apprécier, dans chaque cas, le
bien et le mal, indépendamment de leur utilité
immédiate, qui lui dicte, en un mot, son devoir
sans aucun souci d'utilité actuelle. Cette conscience
morale qui existe en chacun de nous, tant par
hérédité que par tradition, a l'aspect métaphysique
des caractères acquis, fixés dans les espèces indé-
pendamment des circonstances qui ont déterminé
leur acquisition.
Chacun de nous croit donc qu'il y a un bien et un
mal absolus, indépendants des contingences. L'idée
de devoir est, dans notre conscience morale, sou-
vent opposée à ce que les circonstances extérieures
nous montrent être pour nous d'un intérêt immé-
diat, et c'est là précisément ce qu'objectent les
métaphysiciens aux partisans de la morale de
l'intérêt. Il n'y aurait aucune difficulté à résoudre
si l'on distinguait la morale telle que nous l'avons
définie, de la conscience morale, caractère ances-
tral acquis. Et puisque les conditions de la vie des
hommes ont entièrement changé, il serait fort pos-
sible que, si des sages arrivaient à établir aujour-
d'hui la morale la plus avantageuse pour le bon-
heur des individus dans une société prospère, cette
morale se trouvât en contradiction, sur un grand
nombre de points, avec les enseignements de
notre conscience morale héréditaire.
CARACTÈRES ACQUIS ET GENÈSE DE l' ABSOLU 195
Mais alors, elle ne sérail pas bonne ! Car l'homme
acluel est un composé de mécanismes qui tous,
utiles ou nuisibles, font, au même titre, partie de
son individu. Si l'homme, pour être heureux, a
besoin de se nourrir confortablement, de ne pas
souffrir du froid, etc., il a besoin aussi d'avoir la
conscience franguille, et, par conséquent, une mo-
rale qui, tout en lui assurant les conditions écono-
miques les plus avantageuses, heurterait de front
quelques-unes de ses idées innées les plus chcres,
ne saurait assurer son bonheur.
L'homme est, a-t-on dit, un étrange animal ;
peut-être d'autres animaux sociaux sont-ils, comme
lui, un ramassis de contradictions ; cela se com-
prendrait aisément si, dans leur histoire ances-
irale, il s'était produit de grands changements
des conditions économiques. Dans tous les cas, le
problème des législateurs est d'assurer à l'homme
tel qu'il est les plus grandes chances possibles de
bonheur. Cependant, s'il devenait évident que cer-
tains caractères de l'organisme humain sont fran-
chement nuisibles aujourd'hui à la prospérité
sociale, on pourrait se proposer d'essayer de les
faire disparaître, et c'est là une œuvre révolution-
naire.
Chacun de nous peut se proposer de tenter sur
lui-même celte opération ; le développement de la
logique par l'éducation scientifique permet en effet
à quelques-uns de raisonner leurs sentiments au
lieu de leur attribuer une valeur absolue, et de n'en
tenir compte que relativement aux circonstances;
196 LES INFLUENCES ANCESTRALES
mais malgré la force de la logique, il y a un conflit
douloureux entre la tendance raisonnée et la ten-
dance sentimentale. Le moyen d'éviter ce conflit
dans Tavenir serait de ne pas développer par l'édu-
cation, chez l'enfant, lès parties de la conscience
morale qui nous paraissent aujourd'hui contraires
à la saine raison ; car nous ne devons pas nous
dissimuler que ces vieilles habitudes, qui sont
devenues nos sentiments les plus tyranniques, si
elles nous sont sans doute, pour une grande part,
transmises héréditairement, nous sont en outre
inculquées dans le jeune âge par nos anciens ; la
tradition s'ajoute à l'hérédité de telle manière que
nous ne pouvons pas savoir quelle est, dans la
genèse de nos sentiments individuels, la part qui
revient à l'un ou à l'autre de ces facteurs.
Mais pour obtenir que l'éducation des enfants
fût faite de Cette manière logique, il faudrait
d'abord convaincre tous les hommes de notre géné-
ration de l'absurdité de certains sentiments aux-
quels ils tiennent souvent surtout en raison de
leur absurdité; et si le conflit se manifeste, dou-
loureux, dans la mentalité de l'homme instruit
qui arrive à raisonner ses sentiments, il se mani-
festera probablement, plus aigu encore, entre les
ignorants amis de la tradition et les savants révo-
lutionnaires.
Je n'ai d'ailleurs pas à rechercher, dans ce livre,
des remèdes à l'état actuel des choses, mais bien
à exposer comment, à mon avis, les influences
ancestrales nous ont faits ce que nous sommes,
CARACTÈRES ACQUIS ET GENÈSE DE L'ABSOLU 197
tant par rhôrc''(lit6 que par la tradition. Et si l'on
veut bien admettre ce que j'ai essayé d'établir
tout à l'heure au sujet de l'aspect métaphysique
que, par définition même, prennent les caractères
réellement acquis, je crois qu'il sera facile de ne
pas être embarrassé par les discussions des parti-
sans de la morale absolue et des champions de
la morale de l'intérêt.
La morale absolue est le résultat de la fi.vation,
dans notre organisme, d'une morale basée autre-
fois sur l'intérêt et qui peut être aujourd'hui en
désaccord, à cause du changement des circons-
tances, avec l'intérêt individuel ou social ; voilà ce
que je voudrais avoir montré dans ce chapitre.
§ 44. Le sentiment religieux.
L'invention des Dieux • a donné une forme parti-
culière à la notion humaine du bien et du mal ;*
ces entités dirigeantes ont été douées, par nous,
hommes, d'une conscience morale calquée sur la
nôtre et sont devenues, naturellement, les arbitres
des mérites des hommes. En d'autres termes,
une fois que, par fixation progressive dans notre
hérédité, certaines nécessités utilitaires contin-
gentes ont pris le caractère métaphysique d'entités
absolues, une fois qu'elles sont devenues de la
même nature que les Dieux, l'observance de leurs
commandements a pris un caractère religieux; on
a eu peur, en désobéissant aux ordres de sa cons-
1. V. plus haut, § 39.
17.
198 LES INFLUENCES ANCESTRALES
cience morale, de déplaire aux Dieux arbitres du
bien et du mal.
En fait, les commandements des Dieux ont com-
pris, chez tous les peuples, les plus importantes
des lois sociales; il est vrai qu'avec ces lois sociales,
et même toujours avant elles, il y avait dans ces
commandements des articles relatifs à la peur
même qu'inspiraient les Dieux ; il fallait cVabord
adorer les Dieux, les flatter et leur offrir des sacri-
fices, pour se les rendre favorables, propices,
comme des juges vendus ; moyennant le bénéfice
qu'ils retiraient de cette première partie du pro-
gramme, les prêtres se chargeaient volontiers de
surveiller les autres et considéraient comme un
crime punissable une infraction aux lois de la
société. Il va sans dire qu'entre un honnête homme
impie et un pieux larron ils n'hésitaient pas sou-
vent, à moins d'être, par hasard, eux-mêmes, des
"modèles de probité.
Quoiqu'il en soit, le sentiment moral et le sen-
timent religieux se sont aisément confondus à
cause de leur commune nature et c'est pour cela
que tant de gens croient aujourd'hui à l'impossi-
bilité d'une morale sans religion ^. Je le répète,
il faut s'entendre sur les mots ; la morale est l'en-
semble des lois de la société ; ces lois sont bonnes
ou mauvaises, suivant qu'elles ont ou n'ont pas
pour résultat le maximum de bonheur individuel
1. Les saints laïques comme Littrc sont, il est vrai, assez
rares, mais leur existence devrait suffire à montrer que l'al-
truisme est indépendant de la foi.
CARACTÈRES ACQUIS ET GENÈSE DE L'ABSOLU 199
avec le maximum de prospérilé sociale ; chacun
peut les discuter et se proposer, s'il y trouve des
améliorations, de les faire accepter par ses congé-
nères ; mais tant que les lois sont en vigueur il
s'expose, en ne s'y soumettant pas, à des repré-
sailles de la part de ceux qui les acceptent.
Il n'y a pas d'impératif qui ordonne l'obéissance
aux lois; il y a seulement la loi du plus fort qui
fait que certains individus, se trouvant bien du
régime actuel, sont capables de l'imposer à ceux
qui, s'en trouvant mal, essaient de le renverser. Or,
il arrive que le sentiment religieux est forcément
toujours d'accord avec lé régime qui a été long-
temps en vigueur, car .si la conscience morale
résulte de la fixation de l'habitude d'une certaine
législation, c'est précisément dans cette législation
que les hommes ont puisé les éléments avec les-
quels ils ont défini la volonté des Dieux.
Dans une société quelconque, la religion se trouve
donc gardienne de la tradition, et c'est pour cela
que les révolutionnaires ont toujours besoin de
lutter contre les religions; si, d'ailleurs, un révo-
lutionnaire réussissait, ce serait en substituant une
religion à une autre, comme l'a fait Jésus-Christ;
car, pour les hommes ignorants, la forme de loi
la plus facile à saisir et à appliquer est celle qui
prend la forme religieuse et qui, par conséquent,
exploite une peur irraisonnée plus puissante que
la crainte du gendarme. L'histoire du christia-
nisme est d'ailleurs très curieuse à cet égard, car,
si son fondateur a été un révolutionnaire dans
200 LES INFLUENCES ANCESTRALES
toute la force du terme, on sait comment ses
successeurs ont trouvé le moyen de se servir de la
formule chrétienne pour conserver, (avec une appa-
rence un peu difïérente peut-être,) les parties de
i'ancienne législation qui étaient le plus opposées
à la doctrine de Jésus-Christ. C'était d'ailleurs une
condition de vie pour la nouvelle religion ; on ne
renverse pas en quelques jours des habitudes sécu-
laires ; et grâce à ces compromis qui ont assuré
vingt siècles d'existence à la religion dite chrétienne,
c'est surtout contre les commandements de cette
religion que luttent aujourd'hui des révolution-
naires ayant, sur beaucoup de points, le même
programme que le Christ.
§ 45. La justice.
Le rôle des conceptions métaphysiques dans les
revendications sociales est évident.
C'est au nom d'un idéal de justice que s'agitent
les révolutionnaires ; il est bon de se demander
quel est, dans les phénomènes ancestraux, le
point de départ de cette notion du juste et de l'in-
juste qui, dans la conscience de chacun, est aussi
absolue que celle du bien et du mal.
La justice est le respect des droits de chacun ;
mais d'où a pu provenir cette notion des droits
individuels? Le seul droit que connaisse la Biologie
est le droit du plus fort ou, plus précisément, du
plus apte ; encore n'y a-t-il là qu'une définition a
posteriori; quand nous constatons qu'un individu
CARACTÈRES ACQUIS ET GENÈSE DE L' ABSOLU 201
a prospéré, là où d'autres individus sont morts,
nous déclarons, sans avoir à craindre de nous
tromper, qu'il était plus apte que les autres à
prospérer dans les conditions considérées ; or, nous
remarquons, à chaque instant, que des êtres meu-
rent là où d'autres continuent à vivre, et que, par
conséquent, les aptitudes des êtres sont différentes ;
en d'autres termes, ce que nous trouvons de plus
évident dans l'observation de la nature, c'est que
les êtres sont inégaux.
Les loups mangent les moutons, les moutons
mangent l'herbe ; l'inégalité est partout, et les phé-
nomènes naturels sont des conflits d'égo'ismes ;
nous n'avons aucune raison de dire que l'herbe a
le droit de vivre, que le mouton a le droit de vivre ;
ce sont là des mots qui ne correspondent à rien
de réel, et dont cependant bien des littérateurs
ont fait des phrases ronflantes ; car il est évident
que si le loup a le droit de vivre, il ne peut exercer
son droit qu'à la condition de ne pas respecter le
même di'oit chez les moutons qui eux-mêmes ne
le respectent pas chez l'herbe dont ils se nourris-
sent.
La lutte pour l'existence est la négation des
droits égaux de chacun, ou, si l'on préfère, laffir-
mation du droit du plus fort. Et par conséquent,
si nous trouvons une signification réelle à cette
notion métaphysique de justice et de droit, nous
ne pourrons pas l'étendre à l'ensemble des êtres
vivants ; c'est en effet nous allons le voir, une
notion purement humaine, mais, comme les notions
202 LES INFLUENCES ANCESTRALES
acquises et transmises héréditairement, elle prend,
nous l'avons expliqué plus haut, un caractère
absolu; nous nous éftnnions donc après coup, de
constater que Injustice immanente dont nous avons
doté l'univers, n'est pas respectée dans l'ensemble
des êtres vivants.
Ce n'est évidemment pas de la vie individuelle
ou égoïste qu'a pu provenir la notion de justice
avec laquelle elle est en contradiclion patente ;
c'est encore une résultante de la vie sociale pro-
longée pendant un nombre considérable de géné-
rations ; or, si nous nous imaginons les sociétés
primitives sur le modèle de nos sociétés modernes,
nous devons constater qu'il est bien difficile d'y
trouver une égalité de droits individuels capables
de servir de point de départ à l'établissement
d'une notion de justice. Les individus sont diffé-
rents, ont des aptitudes différentes et se trouvent,
de plus, placés, par le hasard de la naissance, dans
des conditions d'inégalité de lutte qui doivent faire
saigner le cœur d'un observateur épris de justice
sociale. Tout au plus sont-ils, dans quelques pays
au moins, à peu près égaux devant la mort, c'est-
à-dire que le meurtre d'un homme est interdit, si
misérable qu'il soit.
Il est vraisemblable que les inégalités entre
hommes ont toujours été fort accusées; mais nous
concevons que, dans un clan formé d'un certain
nombre d'individus, il y ait eu utilité, pour chacun,
à ne pas entraver et même à favoriser le travail,
utile au clan, de n'importe lequel de ses membres.
CARACTÈRES ACQUIS ET GENÈSE DE l'aBSOLU ^03
Chacun profitant du travail de tous, l'égoïsme de
chacun trouvait un avanlai^'e dans ce régime al-
truiste; de phis, les luttes intestines représeniatit
autant de pertes pour la communauté, à cause du
gaspillage d'énergies utilisahles, une convention
tacite (peut-être môme maintenue au moyen de
sanctions pénales instituées par les anciens du
clan) a fait que chacun a respecté, à charge de
revanche, l'égoïsme de son voisin. C'est de Yhabi-
tude prolongée de ce respect de l'égoïsme de cha-
cun qu'est née petit à petit, dans la mentalité des
hommes (et probablement de tous les animaux
sociaux), la notion métaphysique des droits des
individus et de Injustice ou respect de ces droits.
Comme nous l'avons maintes fois vu précédem-
ment, cette notion métaphysique, avec son carac-
tère absolu, s'est trouvée indépendante des con-
tingences ; elle a même, chose curieuse, pris dans
sa forme héréditaire une rigueur qu'elle n'avait
jamais eue au début de son histoire ; la notion de
Vrgolité des hommes est née petit à petit, de
l'habitude de respecter l'égoïsme de chacun dans
une société dont tous les membres étaient forcé-
ment inégaux 1.
Au cours des siècles, cette notion métaphysique
d'égalité, d'abord limitée aux membres d'un clan,
a fini, dans le cerveau humain, par prendre un
1. Dans un autre ordre d'idées, j'ai montré ailleurs [Les Lois
naturelles, op. cit.], que l'observation prolongée de cas appro-
chés de déterminisme a fait naître chez l'homme la notion salu-
taire du déterminisme absolu.
204 LES INFLUENCES ANCESTRALES
caractère délinilivement absolu et par être appli-
quée à tous les hommes, quels qu'ils fussent. L'al-
truisme de certains d'entre nous va même plus
loin et s'étend aux animaux dont l'exploitation est
nécessaire à la vie de l'homme ; il y a des gens qui
ne veulent pas manger de viande parce qu'ils ont
le sentiment du respect absolu de la vie; si une
telle sentimentalité se manifestait chez les loups,
ce serait la fin de l'espèce ; si le respect de la vie
s'étend, chez les végétariens, à la vie des végétaux,
ils devront mourir de faim. Ainsi, la transforma-
tion, en sentiment métaphysique, d'une convention
qui, primitivement, ne visait qu'à la protection de
i'égoïsme, peut arriver finalement à menacer cet
égoïsme même.
Nous ne devons pas trop regretter le développe-
ment progressif de cette sensihlerie chez certains
individus, car il ne faut pas oublier que si des sen-
timents altruistes se manifestent forcément chez
tous les animaux ayant longtemps vécu en société,
ils coexistent avec des sentiments égoïstes aussi
vigoureux pour le moins et plus anciens. Le pro-
verbe : « Charité bien ordonnée commence par
soi-même, » établit les droits imprescriptibles de
I'égoïsme; et si, chez quelques individus, I'égoïsme
est un peu exagéré, il n'est pas mauvais que, chez
d'autres, l'altruisme le soit également.
« Pour obtenir des hommes le simple devoir, a
dit Renan, il faut leur montrer l'exemple de ceux
qui le dépassent; la morale se maintient par les
héros. » Dans chacun de nous, il y a des tendances
CARACTÈRES ACQUIS ET GENÈSE DE L'ABSOLU 205
antagonistes, plus ou moins fortes suivant les
hasards de noire naissance, l'égoïsme et l'allruisnie,
et nous agissons, dans chaque cas, après avoir tenu
compte, suivant notre nature, dans la mesure qui
nous convient, de chacune de ces deux tendances.
Le résultat du conflit entre les deux tendances est
variable suivant les individus ; chez quelques-uns
l'égoïsme remj)orte, ceux-là sont les forts et les
cruels; chez d'autres l'altruisme prédomine; ce
sont les timides et les doux; ils sont les dupes des
premiers, mais s'en consolent par la satisfaction
de leur conscience.
Les hasards de l'amphimixie que nous étudie-
rons un peu plus loin, et aussi les eiïels de l'édu-
cation, déterminent, chez chacun de nous, ce qu'on
appelle le caractère individuel, et qui est émi-
nemment variable avec les individus ; une solide
instruction, développant la raison, permet quel-
quefois à certains hommes de s'abstraire de leur
caractère, de juger avec leur logique et non avec
leur tempérament; ce sont les philosophes, les
sages; mais leurs jugements doivent être souvent
discutables, car il y a trop d'éléments en jeu et la
raison ne peut les envisager tous; on raisonne
incinnplt'temeiil ; c'est pour cela que tous les phi-
losophes ne sont i)as d'accord.
D'ailleurs, les passions des hommes sont des élé-
ments importants, dont chacun tient compte, dans
ses raisonnements, suivant sa nalare ' de sorte que
les raisonnements sociologiques n'ont pas, en géné-
ral, le caractère d'impersonnalité qui seul donne
18
206 LES INFLUENCES ANCESTRALES
à une conclusion une valeur scientifique. Les anar-
chistes, par exemple, prétendent que les hommes
sont assez altruistes pour qu'aucune répression ne
soit utile; cela prouve simplement qu'ils le sont
eux-mêmes particulièrement et voilà tout.
Celte question de la répression m'amène à parler
d'une question connexe, celle de la responsabilité.
Je vais d'abord essayer de le faire dans le langage
de la logique pure, sans donner aux facteurs mé-
taphysiques de nos jugements la valeur qu'ils
méritent cependant, du moins quand, dans l'état
actuel de l'humanité, on veut discuter les choses
humaines et les relations des hommes entre eux.
§ 46. La responsabilité individuelle^.
On nous parle sans cesse de responsabilités atté-
nuées ; la question est à l'ordre du jour et, tout
récemment encore, une cause célèbre a été le point
de départ de longues et savantes discussions sur
le rôle de la suggestion dans le crime. Tout cela
peut paraître fort clair à ceux qui croient que
l'homme est libre ; il n'en est pas de même pour
les déterministes, car enfin, avant de rechercher
si la responsabilité d'un individu est susceptible de
se trouver atténuée par certaines circonstances,
peut-être convient-il de se demander ce que c'est
que la responsabilité, et même s'il y a une respon-
sabilité.
1. Tout ce paragraphe a paru dun s le'i A 7ina les de la jeunesse
laïque, mai 1904.
CAnACTÈRES ACQUIS ET GENÈSE nK l'ABSOLU 207
L'iiomine est le produit de riiércdilé et de l'édu-
cation ; j'entends, par hérédité, l'ensemble des
propriétés de l'œuf dont l'homme provient, et par
éducation l'ensemble des circonstances qu'a tra-
versées l'œuf depuis sa formation ; l'homme est le
produit de ces deux facteurs et de ces deux fac-
teurs seulement.
Qui est responsable de l'hérédité ? Personne ! Le
hasard ! Quand deux êtres collaborent à une fécon-
dation, chacun d'eux apporte à l'œufses propriétés
personnelles héréditaires; mais ils ne savent pas
pour cela quel sera le résultat de l'opération ;
l'œuf aura des propriétés à lui, une hérédité à lui
et qui dépendra non seulement des hérédités pater-
nelle et maternelle, mais encore de la manière
dont ces deux hérédités se sont mélangées, des
proportions dans lesquelles les deux éléments
sexuels se sont fondus. Tel autre élément génital
venu du père (et il en fournit des millions à la
fois) eût procuré à l'œuf des propriétés toutes
différentes ! Si deux parents ont obtenu une pre-
mière fois un beau rejeton, bien doué sous tous
les rapports, demandez-leur donc de lui donner un
frère qui lui ressemble ! Ils fabriqueront peut-être
un avorton ou un idiot ! Et même si on les consi-
dérait a priori comme responsables de leurs actes,
ils ne seraient pas responsables du résultat de leur
collaboration, du moment que le hasard leur
interdit de le prévoir ! Cela ne les empêchera pas
d'ailleurs d'être iiers de leur fils aîné et honteux du
cadet. De tels sentiments sont naturels à l'homme.
208 LES INFLUENCES ANCESTRALES
Qui est responsable de réducation ? J'ai posé
intentionnellement la question sous cette forme,
car elle montre bien le raisonnement vicieux de
ceux qui parlent de responsabilité avant de s'être
demandé s'il en existe. L'éducation, ensemble des
circonstances qu'a traversées l'œuf depuis sa for-
mation, est d'une complexité qui défie toute ana-
lyse. Dans l'éducation interviennent des hommes
et des choses, ou, d'une manière plus précise, des
êtres vivants et des objets inanimés ; et les der-
niers ne sont pas moins importants que les pre-
miers. Une tuile qui vous tombe sur la tête est un
sérieux facteur d'éducation, et personne évidem-
ment n'en est responsable, quoique bien des gens
soient prêts à vous dire : « Il ne fallait pas rester
dessous ! »
A cause de la faculté d'imitation, si prodigieuse-
ment développée chez les individus de notre
espèce, le rôle des êtres vivants est, dans notre
éducation, d'autant plus important qu'ils nous res-
semblent davantage et que, par conséquent, nous
avons plus de facilité à les imiter; nos semblables,
les autres hommes, tiennent incontestablement le
premier rang à ce point de vue et le langage arti-
culé décuple immédiatement leur influence sur
nous. C'est pour cela qu'on restreint souvent le
sens du mot « éducation » aux facteurs humains de
l'éducation, et cela est souverainement regrettable,
au point de vue de la précision scientifique.
« Dis-moi qui tu hantes et je te dirai qui tu
es! » Cette formule très usitée, et qui donne aux
CARACTÈRES ACQUIS ET GENÈSE DE l'aBSOLU 209
facteurs humains de l'éducation une importance
devant laquelle disparaît celle de l'iu'réditc même,
est entièrement opposée à cette autre : « Qualis
paler talis fi lins », qui affirme avec aussi peu de
raison la toute-puissance de l'hérédité ; cela n'em-
])èche pas qu'on emploie les deux successivement,
suivant les besoins de la cause ; et ainsi l'on se
tire toujours d'affaire.
Non seulement l'homme est uniquement le pro-
duit de son hérédité et de son éducation, mais
encore, l'acte qu'il commet à un moment donné est
entièrement déterminé par son état personnel à ce
moment précis et par les circonstances ambiantes;
or, il n'est pas responsable des circonstances am-
biantes, il n'est pas responsable non plus de son
état actuel qui provient de son hérédité et des
circonstances qui ont entouré sa vie passée; il n'y
a pas de responsabilité !
Et cependant, si je marche sur le pied de quel-
qu'un par mégarde, ce n'est certainement pas la
même chose que si je le fais intentionnellement.
Dans le premier cas, même si je lui fais beaucoup
de mal, ma victime ne m'en gardera pas rancune;
dans le second cas, même si la douleur a été insi-
gnifiante, je serai considéré comme coupable et
traité comme tel; et ce qu'il y a de plus remar-
quable, c'est que je trouverai cela parfaitement
légitime.
18.
210 LES INFLUENCES ANCESTRALES
Or, dans les deux cas, j'aurai été également
conduit par les circonstances, mais, dans le pre-
mier cas, cela aura été plus évident que dans le
second.
Dans le premier cas, ce sera même la faute de
l'offensé si, remarquant que j'avançais sans le
voir, il n'a pas retiré son pied avant que je marche
dessus ; si lui non plus ne m'a pas vu venir, ce ne
sera la faute de personne et cependant le mal aura
été fait.
. Dans le second cas, j'aurai aperçu d'avance mon
partenaire, et l'état de mon individu, à ce moment
donné, se sera trouvé tel que j'aurai été amené,
précisément par sa vue, au désir de lui marcher
sur le pied ; ce désir résulte chez moi de phéno-
mènes de mon éducation passée. Il est possible
que, dans mes souvenirs, il reste une certaine ran-
cune contre le personnage que je vois actuelle-
ment, et alors sa vue suffira à éveiller en moi le
désir de lui marcher sur le pied. Ou bien, sans
que je le connaisse d'avance, son aspect me sera
immédiatement assez antipathique pour détermi-
ner le mécanisme que je suis au moment consi-
déré à lui faire un affront en lui marchant sur le
pied. Il est évident que si je raconte les choses de
cette manière, qui est la bonne, l'offensé sera aussi
responsable que moi de l'accident arrivé : ôtez l'un
de nous deux, il n'y aura plus affront. Et cependant
je recevrai peut-être un soufflet, et ce sera là une
excellente chose pour l'avenir, car si je rencontre
une seconde fois le même homme, le souvenir du
CARACTÈRES ACOLIS ET GENÈSE DE l'aBSOLI' 2H
soufflet sera un nouveau facteur d'action qui suffira
peut-être à me décider à me retenir, en admettant
que l'envie me prenne, cette fois encore, de lui
faire du mal.
Ce serait là une excellente chose si l'intéressé
agissait vraiment dans ce but philosophique d'in-
troduire dans mon éducation un nouveau facteur
profitable pour lui ; mais, le plus souvent, cela
n'aura pas lieu; il ne raisonnera pas comme je
viens de le faire dans les lignes précédentes; il
concevra de la haine pour moi et tiendra à se
venger de moi absolument comme si j'étais res-
ponsable; mais n'ai-je pas moi-même agi aussi
peu philosophiquement en lui marchant sur le pied,
comme s'il était responsable d'avoir une figure qui
me déplaît !
La sociclc humaine agit le plus souvent sans
aucune philosophie; ses lois sont destinées à punir
le coupable et non à réparer des mécanismes dont le
fonctionnement s'est montré dangereux dans cer-
taines circonstances. Et, malgré cela, il y a un
certain parallélisme entre la manière dont on juge
l'individu considéré comme responsable et celle
dont on le traiterait dans le seul but de le modifier
favorablement en vue de la vie sociale.
Si, par exemple, un individu tombant d'un écha-
faudage a tué un passant sans se faire du mal, on
l'acquittera du fait d'homicide, parce qu'on ne le
considérera pas comme responsable de l'accident.
On arriverait au même résultat en remarquant que
le mécanisme cérébral du meurtrier n'est pas inter-
212 LES INFLUENCES ANCESTRALES
venu dans la perpétration du meurtre et que, par
conséquent, il serait tout à fait illogique de cor-
riger par une condamnation un mécanisme céré-
bral qui est peut-être excellent. La seule chose qui
serait légitime, serait de le corriger de son poids,
de le rendre impondérable pour que, dans une nou-
velle occasion, sa chute fût inoffensive, mais il ne
saurait y avoir là la moindre idée de punition...
Si un fou a tué un homme dans un accès, on
l'acquittera comme irresponsable, et Ton se conten-
tera de l'interner pour Tempêcher de nuire à lui-
même et aux autres. On arriverait exactement à la
même conclusion en disant que le mécanisme
cérébral du meurtrier n'est pas susceptible d'être
amélioré par une condamnation 5 que son état de
folie l'empêcherait précisément de tirer parti du
souvenir d'une condamnation passée au point de
reculer une seconde fois devant un nouveau meurtre,
et on l'internerait comme incorrigible ; il serait
également logique de le tuer, si on avait la convic-
tion que c'est le seul moyen de le guérir. Dans tous
les cas, il s'agirait de le guérir de sa folie et non
de corriger la partie de son mécanisme qui est spé-
cialement relative au meurtre commis.
Un véritable impulsif doit également être con-
sidéré comme irresponsable ; dans notre langage
logique, nous dirons que, si cet individu a été
amené à commettre un meurtre dans certaines cir-
constances, aucun raisonnement n'aurait pu, par
définition même de l'impulsif, le détourner d'obéir
à son impulsion. Il est donc inutile d'introduire,
CARACTÈRES ACQUIS RT GENKSE DE L'ABSOLU 213
pour l'avenir, dans son mécanisme, le souvenir d'une
condamnalion qui ne saurait jouer dans aucun cas,
chez lui, un rùlc inhibitif. J'ai connu un chien qui,
très doux en général, avait pour un de ses congé-
nères une horreur insurmontable; chaque fois qu'il
le voyait, il sautait dessus et essayait de le dévo-
rer; les raclées les plus consciencieuses ne purent
le corriger. Son maître se décida enfin à corriger
Vautre chien pour l'empêcher de revenir dans son
voisinage et l'ordre fut rétabli.
Un homme qui agit sous l'infinence de la sug-
gestion est absolument comparable à un impulsif;
il obéit passivement à son maître, et aucune faculté
inhibitrice n'existe plus chez lui.
Tous les cas que nous venons de passer en revue
et qu'on appelle les cas d'irresponsabilité, sont
donc traités par la justice comme il convient de le
faire en bonne logique, quoique la forme du lan-
gage juridique soit toute difîérente, dans ses con-
sidérants, de celle des raisonnements que nous
venons d'exposer. La loi parle toujours du coupable
à punir, et, dans les cas précédents, admet simple-
ment qu'il n'y a pas à punir, parce qu'il n'y apas cul-
pabilité. Passons maintenant au cas des individus
qui sont considérés comme responsables, c'est-
à-dire à ceux dont le mécanisme cérébral est
sain.
Un homme dont le mécanisme cérébral est sain
est celui qui est capable de comprendre un raison-
nement et d'en tenir compte dans ses actes. En
d'autres termes, tous les raisonnements qu'on a
214 LES INFLUENTES ANCESTRALES
tenus devant lui pourront intervenir comme mo-
biles dans ses actes ultérieurs ; quelques-uns de
ces raisonnements le pousseront à agir d'une cer-
taine manière, d'autres l'en détourneront, et le
résultat dépendra de la nature, de la structure
actuelle de lindividu, structure dans laquelle tels
ou tels mobiles l'emporteront sur tels ou tels
autres. La structure de l'homme dépend de son
hérédité et de son éducation; les mobiles qui l'in-
fluencent dépendent des conditions actuelles et aussi
de son hérédité et de son éducation ; on ne saurait
donc, en bonne logique, le considérer comme res-
ponsable.
Les lois ont pour but d'introduire dans le méca-
nisme cérébral des hommes sains un certain nom-
bre de considérations destinées à peser sur leurs
déterminations, dans chaque cas, de manière à les
faire agir conformément aux conventions de la
société dont ils font partie. Et s'il n'y avait, dans
l'éducation de l'homme, d'autres mobiles que ceux
qui proviennent du souci d'obéir aux lois, nous
serions tous comparables aux impulsifs ou aux
suggestionnés dont je parlais tout à l'heure; mais
cependant, si les lois étaient bonnes, le résultat en
serait tolérable; la connaissance des lois finirait
même par devenir héréditaire, et la société humaine
serait analogue à la cité des abeilles, dans laquelle
chacun n'a jamais envie de faire que ce qu'il doit
faire précisément.
Mais nous n'en sommes pas là ! Chacun de nous
tient, de son hérédité et de son éducation (surtout
CARACTÈRES ACQUIS ET flENKSK DE L'aBSOLU 215
de son hérédilé, puisque des êtres ayant subi
même éducation diiïerent quelquefois considéra-
blement à ce point de vue), une sorte de tribunal
intérieur qu'il appelle sa conscience morale et
avec lequel il apprécie ce qui est bon et ce qui
est mal, ce qui est juste et ce qui est injuste.
« Ne juge pas si tu ne veux pas être jugé », a
dit un sage ; et ce sage n'a pu s'empêcher cepen-
dant de juger et de juger sans cesse, en iiromet-
tant des récompenses incalculables à ceux qui
acceptaient sa manière de juger. Aussi a-t-il été
jugé lui-même à son tour et mis en croix. Nous
n'aurons pas la prétention d'être plus sages que lui
et nous continuerons de juger puisque cela est
dans la nature de l'homme.
La justice, dont nous avons l'idée innée, veut
que chacun soit traité suivant ses mérites, et nous
nous réservons d'apprécier les mérites de chacun
au moyen de notre conscience morale, qui juge en
dernier ressort ; « on ne peut contenter tout le
monde », dit le proverbe, et cela prouve que les
tribunaux individuels sont dilïérents ; cette cons-
tatation devrait suffire à nous empêcher d'attribuer
à notre conscience morale une valeur absolue,
mais nous ne nous y résignerons pas facilement.
Au contraire, ce sentiment que nous avons du
juste et de l'injuste est ce que nous trouvons de
meilleur en nous ; quand nous avons imaginé un
Dieu, nous lui avons prêté une justice infinie et il
a commencé par préférer Abel à Gain, ce qui était
profondément injuste, puisqu'il les avait créés
216 LES INFLUENCES ANCESTRALES
tous deux avec leurs qualités et leurs défauts, mais
ce qui était aussi profondément humain.
Notre logique nous apprend qu'il n'y a pas de
responsabilité absolue, donc pas de mérite, et
cependant nous aimons certains êtres et nous en
délestons d'autres, et nos sentiments nous sont
bien plus chers que nos raisonnements : « Si nous
comprenions, dit Anatole France, la figure des
âmes comme les figures de la géométrie, nous
n'aurions pas plus d'animosité à l'endroit d'un
esprit trop étroit qu'un mathématicien n'en montre
contre un angle qui, faute de cinq ou six degrés
d'ouverture, n'a pas les propriétés de l'angle
droit. » Et cependant nous avons des affections
et des haines ; le sentiment est l'ennemi de la
raison.
Certains philosophes, remplis de bonnes inten-
tions, ont essayé de lutter contre la sévérité de la
justice et d'apitoyer les juges par la considération
de l'irresponsabilité des criminels. « C'est, disent-ils,
la société qui est coupable des crimes des malheu-
reux. )) Ces sages ont raison, mais ils ne vont pas
jusqu'au bout de leur thèse et ils n'accepteront pas
de le faire. Même, ils n'ont pas toujours prêché
d'exemple, et tel bon juge a accablé de son mépris
le mauvais juge qui, cependant, n'est, lui aussi,
qu'un criminel irresponsable ; peut-être arrive-
rait-on cependant à les guérir de cette erreur de
raisonnement s'il n'en résultait pas immédiatement
ceci (et c'est là une conclusion de leur thèse, mais
ils ne l'accepteront pas) c'est que eux, les bons
CARACTKRES ACQUIS ET OKNÈSE DE l'aBSOLU 217
juges, ne sont pas suiirrieurs aux mauvais jn^^cs.
Il veuleut bien supprimci' la responsahililé du mal,
et ils ont raison, mais ils veulent conserver la
responsabilité du bien ; ils veulent avoir du mrrite!
Oh I ceci est tellement humain (|u'on ne peut
songer à le détruire sans détruire Ihumanité tout
entière. Et, cependant, c'est illogique; la logique
nous tromperait-elle donc? Le déterminisme ne
serait-il qu'une approximation, qu'une illusion?
Non ! mais le langage déterministe est différent
du langage humain, et voilà le nœud de la ques-
tion. L'homme change à chaque instant ; l'homme
est une succession de mécanismes (/i//'fc'/'e»/5 et le
langage déterministe ne peut raconter l'activité
d'un homme sans faire remarquer que, à chaque
instant, ce n'est plus le même homme. En parti-
culier, il sera impossible à un déterministe de
complimenter un homme au sujet d'une action à
laquelle un de ses prédécesseurs, dans le temps, a
pris part ; un général est déclaré grand parce qu'il
a rem[)orté une victoire; on ne dit pas un f/nind
canon de celui qui a tué un chef ennemi, et
cependant le canon a moins changé que le général.
Le langage humain, au contraire, en attribuant
à un homme un nom invariable pendant toute si
vie, établit une solidarité absolue entre tous ses
actes passés, présents et futurs. Qui de nous n'a
été peiné de voir s'asseoir, à quatre-vingts ans, sur
les bancs de la cour d'assises, le grand Ferdinand
de Lesseps ?
De même qu'un homme (jui a été déclaré grand
i:)
218 LES INFLUENCES ANCESTRALES
reste grand toute sa vie, de même un homme qui
a volé une fois reste toute sa vie un voleur i;
et cependant il peut arriver que l'ancien voleur
soit devenu plus honnête que Tancien grand
homme; cela devrait même arriver si les lois
étaient bien faites, c'est-à-dire si, au lieu de
songer à punir, elles se préoccupaient de corriger
les mécanismes dans la mesure du possible; un
voleur qui récidive fait le procès de la loi qui l'a
condamné. La justice serait bonne (je ne dis pas
qu'elle serait juste ; l'idée du juste et de l'injuste
n'a, nous l'avons vu, aucun fondement logique),
lajustice serait bonne, dis-je, si elle se proposait
de guérir les malfaiteurs de leur déterminisme
malfaisant; au lieu de cela, elle punit au nom
d'un idéal qui ne rime cà rien de réel et elle intro-
duit, dans les facteurs d'action du condamné, d'une
part, le souvenir d'une punition qui le rend peut-
être plus mauvais, d'autre part une tare sociale
qui dure autant que lui et l'empêche d'agir en
honnête homme s'il l'est devenu.
Mais qui de nous acceptera de n'être pas une
personne qui se perpétue dans le temps, d'être
seulement un phénomène extemporané, sans cesse
variable? Nous renoncerons bien à oublier ce qui
nous abaisse, mais nous retiendrons ce qui nous
élève; au contraire, nous retiendrons, de l'histoire
individuelle de nos congénères, uniquement ce qui
les dégrade, car l'abaissement de l'un fait l'éléva-
1. Nous sommes plus indulgents pour les chiens, une fois
que nous les avons corrigés nous ne leur gardons pas rancune.
CARACTÈRES ACQUIS ET GENÈSE DE l'aBSOLU 219
tion (le l'autre par contraste; ce sont les voleurs
qui font les honnêtes gens.
Le langage humain est le langage du sentiment
et non celui de la logique ; c'est pour cela qu'il
est humain de parler de responsabilité, quoiqu'il
soit illogique de le faire ; il est humain de parler
de mérite et de punition et de conserver à chacun
un nom invariable à travers tous les avatars de son
existence. Le langage humain sert surtout aux
relations entre les hommes, et il est inutile que
CCS relations soient logiques ; les erreurs y jouent
un rôle égal et même supérieur à celui des vérités ;
pour avoir le droit de nier la responsabilité des
autres, il faudrait renoncer à la sienne propre et
par conséquent à être un homme supérieur. Per-
sonne ne l'acceptera tant que les hommes n'auront
pas changé, et ce que nous savons de l'évolution
de notre espèce ne semble pas prouver que le
règne de la raison soit proche ; les hommes ne
seront jamais logiques, et peut-être devons-nous
nous en réjouir, car ce serait bien ennuyeux !
CHAPITRE XV
LA VÉRITÉ HUMAINE
§ 47. De I importance qu'il faut accorder aux
sentiments dans la législation.
J'ai reproduit intégralement, au paragraphe pré-
cédent, un article que j'avais publié avant d'entre-
prendre cette étude d'ensemble des intluences an-
cestrales. Je l'ai reproduit à dessein pour montrer
comment, en voulant être logique, on est quelque-
fois incomplet. Lorsqu'on veut apprécier la valeur
de règles qui établissent actuellement les relations
d'homme à homme, il faut tenir compte de tout
ce qui, acluellemenl, l'ait partie de la structure de
l'homme. Et l'on ne saurait se refuser à admettre
que, dans la conscience morale de l'homme, exis-
tent les notions métaphysiques de juste et d'injuste,
de bien et de mal, de culpabilité et de punition.
Qu'il faille souvent se défier de ces notions et
des mobiles que nous pouvons y puiser, je crois
l'avoir suffisamment montré en exposant leur ori-
gine ; un homme qui sera forcé par les circons-
tances de commettre, dans un but que sa logique
lui impose impérieusement, quelque chose que sa
LA VÉIUTÎ: HUMAIN!-: 221
conscience morale réj)rouvo, n'en sera ]ias aussi
allrisié s'il se dil que sa conscience morale, héri-
tage d'une époque passée, peut n'être plus adéquate
aux circonstances actuelles. Il faut donc, tout en
constatant que la nature humaine contient ces no-
lions, ol que, par conséquent, elles doivent jouer
un rùlc dans les relations entre hommes, ne ja-
mais oublier que leur caractère absolu est le ré-
sultat d'une illusion.
C'est à ce point de vue que toutes les considéra-
tions précédentes sur la genèse de nos sentiments
métaphysiques sont d'une utilité incontestable ;
elles nous empochent de voir dans ces sentiments
des guides impeccables.
Qu'est-ce d'ailleurs que la vérité?
Ne nous laissons pas entraîner à la recherche
illusoire d'une vérité métaphysique absolue. De
même que la logique, résultat de rexpérience hu-
maine, permet d'établir, entre les objets délinis à
l'échelle humaine, des relations qui sont à l'usage
(le l'homme, de même la vérité, dans les relations
(les hommes entre eux, doit être à l'échelle de l'homme
et formée d'éléments humains. Tout à l'heure, par
exemple, je disais après bien d autres, que c'est la
société qui est coupable des crimes des malheu-
reux. Avant de rechercher si c'est la société ou le
criminel qui est coupable, il faut se demander s'il
y a une culpabilité absolue, autrement la question
ne signifie rien; et si Ton connaît l'origine évolutive
de cette notion de culpabilité, la seule question
(ju'on puisse se poser en bonne logique est de re-
in.
222 LES INFLUENCES ANCESTRÂLES
chercher ce qui vaut le mieux pour l'ensemble des
hommes, et d'établir des lois en ne tenant compte
des idées métaphysiques qu'autant qu'elles inter-
viennent comme facteurs dans les déterminations
humaines.
Une loi doit être avantageuse pour les hommes,
et non satisfaire un idéal discutable de jus-
tice. Nous tuons les chiens enragés et nous avons
raison, quoiqu'il n'y ait là aucune justice, puisque
ces amis de l'espèce humaine ne sont en aucune
manière responsables de la maladie dangereuse
qu'ils ont contractée à leur insu, et même quel-
quefois en défendant leur maître contre un en-
nemi redoutable. Il y a donc des lois dans les-
quelles le souci de l'avantage à obtenir l'emporte
sur les influences sentimentales.
La notion de responsabilité, courante parmi les
hommes doit être prise en considération, mais à
condition qu'elle serve seulement à établir le départ
entre les actions conscientes et les actions involon-
taires et que, surtout, on n'hésite pas, si elle gène
le législateur dans la recherche du mieux, à se
rappeler qu'elle n'a aucune valeur absolue et à en
faire bon marché. Tant que les conditions oi^i elles
ont apparu n'auront pas été trop profondément
modifiées, quelques unes de nos notions métaphy-
siques pourront être d'un bon emploi courant,
pourvu que nous n'oubliions jamais que nous
avons le droit de discuter leurs ordres. Or, c'est
précisément ce que n'admettront jamais les fer-
vents adeptes de la métaphysique, et cependant,
LA VÉRITl'; nUMAIXK 223
chacun d'eux aura été probablement maintes fois
douloureusement ému en se trouvant dans la
nécessite d'agir autrement que ne le lui ordonnait
une conscience morale tyrannique. Un exemple
malheureusement courant est celui des jeunes
gens qui sont tiraillés entre le souci de respecter
la volonté de leurs parents, d'une part, et un au-
tre sentiment également puissant d'autre part;
quoiqu'ils fassent, ils sont malheureux. L'afl'ection
que nous avons pour nos parents (ou pour ceux
qui nous en ont tenu lieu, car cette aireclion ne
tient paa, comme on l'a souvent prétendu, aux
liens du sang), est le résultat de l'habitude que nous
avons prise de bonne heure, de les considérer
comme les guides de nos actions et de leur obéir
en tout, à une époque où notre raison n'était pas
encore assez développée pour se suffire à elle-même.
Plus tard, cette affection et cette soumission sont
devenues des caractères acquis et persistent, quoique
n'étant plus indispensables^, de môme que per-
sistent tous les caractères vraiment acquis, indé-
pendamment des condilions extérieures.
Comme les enfants diffèrent de leurs parents, il
peut y avoir conllit entre les tendances du fils et
les ordres du père, et ce confiit est d'autant plus
violent que, si l'habitude a développé la soumis-
1. Au contraire, quand nous élevons un cliien, nous lui restons
toujours indispensables et Tautorito que nous acquérons sur lui
ne cesse jamais d'être légitime ; aussi devenons-nous un dieu
pour lui; le sentiment religieux est, chez mon chien, le respect
do mon autorité incontestée.
224 LES INFLUENCES ANCESTHALES
sion chez le premier, elle a également développé
l'autorité chez le second. C'est surtout aux époques
de transition, pomme celle que nous traversons
actuellement, que les générations qui se suivent
ne ne ressemblent pas ; aussi, bien rares sont les
familles dans lesquelles il n'y a pas eu de lutte
douloureuse; on peut trouver dans ces luttes une
image fidèle de celles qui se produisent dans
chaque individu entre la conscience morale et la
raison.
§ 48. Le progrès.
Du moment que Fou s'est rendu compte de la
manière dont s'est introduite, dans la conscience
humaine, la notion de bien et de mal, de devoir,
de justice, de perfection, on ne peut plus accorder
au mot progrès une signification absolue ; il est
évident que chacun appréciera, d'après ses ten-
dances personnelles, les améliorations de la société
dont il fait partie et que ce qui sera progrès pour
l'un sera au contraire, pour l'autre, une transfor-
mation déplorable.
Tant que l'espèce humaine a été en lutte avec
les autres espèces animales pour la suprématie
dans le monde, les hommes ont dû considérer
comme des progrès toutes les découvertes qui ont
augmenté leurs moyens d'action contre des con-
currents redoutables ; mais ce n'a jamais été là
qu'une définition humai)ie du progrès. Aujourd'hui,
l'homme est définitivement le roi du monde à
cause de sa science et des instruments au moyen
LA VKIUTK lUMAINE 225
desquels il a su décupler sa vigueur native.
Il ne saurait donc plus èlro question de progrès à
accomplir par rapport aux autres animaux ; on doit
désormais réserver celte dénomination de progrès
aux modifications qui, augmentant le patrimoine
humain, rendent les sociétés plus prospères.
Encore Caut-il que la prospérité qui croît dans les
sociétés ne s'accompagne pas d'un amoindrisse-
ment du bonheur des individus. Il y aura toujours
là matière à appréciation personnelle et je ne
veux pas m'attarder à discuter ces appréciations.
Une des conséquences du fait que l'homme est
devenu le roi du monde, c'est que quelques unes
des particularités acquises par notre espèce, au
cours de ses premières luttes contre les animaux,
n'ont plus aujourd'hui de raison logique d'exister ;
cela ne les empêche pas d'ailleurs de faire partie
intégrante de nos individus et d'être au premier
rang des facteurs de nos déterminations. Plus elles
ont pris la forme métaphysique, plus elles sont
devenues indisciilnhlns ; ainsi la notion de frater-
nité, héritage d'une époque où il fallait s'unir
contre un ennemi spécifique, est devenue une
notion absolue qui n'a pourtant plus de raison
d'être dans la lutte entre exploiteurs et exploités.
Suivant les remous de l'histoire, nous voyons
naître, de temps en temps, entre certains groupes
d'iiommes, une fraternité momentanée résultant
d'une coalition contre des ennemis communs,
mais, comme les ennemis communs sont également
des hommes, et que la coalition ne dure pas un
226 LES INFLUENCES ANCESTRALES
grand nombre de générations, cette fraternité de
groupe n"a pas le temps de devenir une notion
métaphysique indiscutable.
C'est ainsi que l'idée de pairie, quoique forte-
ment ancrée chez la plupart des hommes, n'est
pas aussi indéracinable que l'idée de justice ou de
de devoir; le même homme peut d'ailleurs faire
partie de deux coalitions différentes, avoir deux
patries, et l'attachement qu'il porte à l'une nuit
forcément à l'attachement qu'il conserve pour
l'autre.
Par exemple, le catholique français peut être
tiraillé entre les obligations que lui dictent son
patriotisme et son attachement à l'Eglise, lorsque
les intérêts de l'Eglise se trouvent en conflit avec
ceux de la France, et rien n'est plus, curieux que
la prétention des prêtres affirmant que sans le
catholicisme, il n'y a pas de patrie possible. Du
moment que les adeptes d'une religion formeront
une église, cette église sera ditïérentc de leur
patrie et lui nuira ; à moins que l'on institue des
religions d'Etat ; mais nous sommes trop indivi-
dualistes pour les accepter, et nous ne devons pas
oublier que l'égo'isme coexiste en nous avec l'al-
truisme...
§ 49. L'art.
Du moment que l'homme a graduellement con-
quis la prépondérance incontestée à la surface de
la Terre, du moment qu'il n'a plus eu à lutter sans
cesse contre des ennemis qui lui disputaient sa
LA VF.RITÉ lUMAINE 227
iiourrilure, il a pu avoir des loisirs ; c'esl-à-dire
que le travail nécessaire à son alimentation et sa
coopération à Tœuvre économique de la société
lui ont laissé plus de temps qu'il ne lui en fallait
pour se reposer de ses fatigues ; l'oisiveté a été
une des conséquences du progrès et l'un des fac-
teurs priuinpaux de l'évolution humaine, à cause
de la sensation insupportable que nous appelons
l'ennui, et qui vient de l'habitude séculaire du
travail. N'ayant plus rien à faire, à certains mo-
ments, au point de vue économique, l'individu
habitué à travailler depuis de longues générations
a dû se créer une activité factice pour satisfaire
son besoin d'occupation.
Dans beaucoup de cas, l'oisiveté a causé des
guerres aussi terribles que les guerres écono-
miques; on a attaqué ses voisins « pour rien, pour
le plaisir », pour passer le temps ; les peuples guer-
riers ne connaissaient guère d'autre distraction, et
il nous est resté, de nos ancêtres, la notion plus
ou moins ancrée en nous, suivant les individus,
de la noblesse du niétier des armes.
A certaines époques, au contraire, la paix pro-
longée a fait naître, de l'oisiveté des hommes, les
arts que nous considérons comme les embellisse-
ments de la vie. La notion du beau a une origine
ancestrale facile à concevoir comme celle du bie)i,
mais, tandis que la notion deé/en a eu pour origine
une obligation commune à tous les membres d'une
société, le notion du beau, résultant de rapj)ré-
ciation personnelle des agréments et des désagré-
228 LES INFLUENCES ANCESTRALES
ments, a naturellement été plus individuelle. Il est
vrai que les hommes étant de même espèce, leurs
dissemblances individuelles n'empêchent pas qu'il
y ait entre eux des ressemblances très profondes ;
on peut donc penser qu'il y a eu, de tout temps,
des points communs dans les goûts de tous les
hommes.
Ce sont ces points communs qui constituent le
beau spécifique, le beau humain*; et. naturelle-
ment, de ce beau spécifique indiscuté, l'homme a,
comme toujours, fait petit à petit une notion méta-
physique, celle du beau absolu. Or, à mesure que
les siècles se sont écoulés, que les conditions d'exis-
tence ont varié, et que les races diverses se sont
mélangées, les goûts des hommes sont devenus de
plus en plus divers, mais chacun a toujours cru
posséder en lui-même la notion absolue du beau.
Les artistes sont ceux qui essaient de fixer dans des
œuvres durables leur idéal de beauté; naturelle-
ment, comme nous venons de le voir, l'œuvre
d'art est éminemment personnelle ; elle est le reflet
de la nature propre de l'artiste, et c'est par là que
l'art diffère essentiellement de la science qui est
impersonnelle. J'ai consacré tout un volume à des
considérations sur les sciences {Les Lois naturelles^
op. ci/.); je ne saurais, et pour cause, me livrer à
1. Dans ce beau Imiiiain, on trouve assez peu de cliose si
Ton considère à la fois toute l'humanitc. mais si l'on recherche
seulement restliétiquc commune aux membres d'une race, le
résultat est di'jà plus considérable; c'est le mélange des races
qui a préparé les plus grandes variations d'esthétique individuelle.
LA VÉRITÉ HUMAINE 229
des réflexions aussi étendues sur les arts, mais je
crois devoir signaler cependant quelques remarques
de Béotien au sujet de l'antagonisme des tendances
artistiques et des tendances scientifiques ; je repro-
duis donc ici un article précédemment publié à ce
sujet.
§ 50. La magie des mots'.
Dans les cantons sauvages du centre de la Basse-
Bretagne, là où l'absence de chemins de fer a con-
servé intactes l'ignorance et la naïveté des ancê-
tres, il existe des guérisseurs locaux bien plus esti-
més de leurs voisins que les pauvres médecins
diplômés égarés au milieu de ces populations
inculles. Quand un de ces guérisseurs visite un
malade, il l'étudié à sa façon, de manière à poser
un diagnostic qui n'a rien de commun avec ceux
de la Faculté; il déclare par exemple que le patient
est atteint du signe de saint Kadok [avouez zant
Kadoli) ou du signo de sainte liadccjonde {avouez
zantez Radngondn)-. Cela ne signifie pas, je pense,
que Saint Kadok ou Sainte Radegonde sont les
causes de la maladie, ont envoyé la maladie en
punition d'un manque de ferveur, comme Apollon
envoya la peslc aux Grecs en leur lançant des flè-
ches parce qu'Agamemnon avait manqué d'égards
à son prêtre Chrysès ; je crois plutôt que, dans
1. Annales de la jeunesse luïqiip, novoiiibrc 1903.
2. Le dictionnaire breton de Le Gonidec donne comme tra-
duction du mot liydropisie : « di'onk sant itmp » c'est-à-dire
le mal de saint Itrop. Voilà un saint bien imagino !
20
230 LES INFLUENCES ANCESTRALES
l'esprit de mes compatriotes, les saints en ques-
tion ont seulement le pouvoir spécial de guérir
ces maladies particulières, quelle que soit leur
origine, comme les rois de France guérissaient les
écrouelles. Une fois le diagnostic posé, le patient,
s'il est transportable, ou, à son défaut, un de ses
proches, part en pèlerinage pour un endroit, sou-
vent très éloigné, consacré au saint chargé de la
guérison de la maladie dont il est alteini. Alors,
de deux choses l'une : ou il guérit, ou il ne guérit
pas. S'il guérit, il est rempli de reconnaissance
pour Saint Kadok ou tel autre saint à qui il a été
adressé ; s'il ne guérit pas, sa ferveur pour les
saints n'est pas diminuée ; il perd seulement un
peu de sa confiance dans le guérisseur, qui a pris
pour le signe de Saint Guirec ou de Saint Efflam
ce qui était peut-être le signe de Saint Ildut ou
de Saint Gwennolé.
Pour chaque maladie il y a un certain nombre
de phrases consacrées qu'il faut dire au saint
chargé de la guérison. Voici par exemple ce qu'il
faut dire trois fois de suite sans resjtirer pour
obtenir l'intercession de Saint Gildas {Sanl G/veltas)
quand on rencontre un chien enragé :
Ki Klanv, Ké gant da hent,
mé wel Doué hag ar Zent
hag an aotrou Zant Weltas
a roïo did a dreuz da vass.
(( Chien malade, va ton chemin, — je vois Dieu et les
saints, — et Monsieur Saint-Gildas, — qui te donnera sur
la figure. »
LA VKRITl": HUMAINE 231
Il en est de même pour certaines opérations de
petite chirurgie. Dans le canton de Bégard, existe
un rebouteur célèbre dans toute la Bretagne, et
qui guérit les foulures, les entorses, par des mas-
sages ; mais ce qui importe bien plus que ces pra-
tiques matérielles, ce sont les mots mystérieux
qu'il prononce en les exécutante
Nous avons hérité de nos ancêtres le respect des
formules ; ils croyaient au pouvoir des incantations,
surtout lorsque ces incantations se composaient de
phrases dépourvues de sens. Beaucoup de nos con-
temporains, même assez instruits, y croient encore
sans trop se l'avouer, au moins dans certains cas,
et nous ne devons pas nous étonner de trouver ces
croyances très vivaces chez des ignorants auxquels
on apprend de bonne heure à dire en latin des
prières dont ils ne comprennent pas le premier
mot. Un paysan breton a avalé récemment, soi-
gneusement roulée en forme de pilule, une ordon-
nance de médecin; il alLribuail, sans doute, aux
mots mystérieux écrits sur la feuille de papier, une
vertu magique analogue à celle des paroles que
prononce le prêtre en consacrant l'hostie.
Cet ignorant était logique ; nous nous moquons
1. J'ai constate récemment, chez mes voisins de campagne à
Pleumeur-Bodou, une superstition vraiment intéressante au
sujet de la valeur des mots. Dans une île de la côte, l'île
Agaton ou « à Canton » a existé naguère un sanctuaire do saint
André (en breton Andrée) dont il reste encore quelques ves-
tiges; on y va en pèlerinage pour la guérison de la coque-
luche parce que le mot coqueluche (fh'co'], précédé de l'article
{ann , fait ann drèo qui se prononce comme le nom du saint.
232 LES INFLUENCES ANCESTRALES
de lui sans nous apercevoir que, bien souvent,
nous commettons des sottises du même ordre.
Nous expliquons la vie par des mots qui ne signi-
fient rien ; il est donc tout naturel que l'on traite
les maladies de la vie par d'autres mots. L'intro-
duction des poisons dans la thérapeutique (et elle
a eu lieu de très bonne heure, malgré l'influence
prépondérante attribuée aux paroles cabalistiques)
a été un premier pas dans la voie de l'explication
chimique de la vie ; on ne peut agir par la chimie
que sur ce qui est de nature chimique.
Aujourd'hui, personne ne révoque en doute l'in-
fluence des substances chimiques sur les manifes-
tattons vitales ; il est certain que l'alcool grise et
que l'opium fait dormir; mais, dira-t-on, si, évi-
demment, il y a de la chimie dans beaucoup de
phénomènes vitaux, évidemment aussi il y a autre
chose !
Autre chose? Quoi? Des mots?
Mais ce sont des mots auxquels on a cru jadis
si fermement qu'on les répète et qu'on les répé-
tera longtem])S encore comme s'ils avaient un
sens.
Certainement, c'est par l'intermédiaire des mots
que les hommes se transmettent leurs idées ; c'est
par des mots qu'un chef commande à ses sujets;
mais de ce que certains signes phonétiques con-
ventionnels, transmis dans les familles par l'édu-
cation, sont utilisés pour les communications entre
des hommes d'un même pays, on est arrivé à attri-
buer, sans aucune logique, à ces mots, qui n'ont
LA VKRITÉ HUMAINE 233
de valeur que (iliduime ù hommc^ une importance
universelle; on a cru que les mois commandaient
aux éléments; on a dcidé le verbe :
« Au commencement était le Verbe et le Verbe
était en Dieu, et le Verl)e était Dieu. Il était dès le
commencement en Dieu. Toutes choses ont été
faites en lui et rien de ce qui a été fait n'a été fait
sans lui. En lui était la vie, et la vie était la
lumière des hommes... Et le Verbe s'est fait chair. »
Pour un esprit non prévenu, le sens de toutes
ces belles phrases (si elles ont un sens) serait sim-
plement que Dieu est un mot, une manière de
parler. Mais cette explication littérale et terre à
terre fera sourire de mépris les théologiens qui, il
ne faut pas se le dissimuler, sont bien plus des
rhétoriciens que des philosophes. Le mot grec
^oyoç, le mot latin verbum, équivalant au terme
français parole ou discuurs ou mot, cela eût été
trop clair; on aurait bien vu que les phrases pré-
cédentes ne signifiaient pas grand'chose ; verbe a
une allure i)lus mystérieuse; il fait bien dans le
langage poétique.
Car le mot c'est le Verbe et le Verbe c'est Dieu
a dit Victor Hugo ; cela fait un vers magnifique,
donc cela représente autre chose que la misérable
explication à laquelle je m'arrêtais tout à l'heure.
Le langage vraiment scientifique est trop précis et
trop net; il fait disparaître toute trace de mys-
tère, donc toute beauté. Un professeur de philoso-
phie annotait récemment ainsi une copie d'un de
20.
234 LES INFLUENCES ANCESTRALES
ses élèves : « Trop clair, se comprend à la lec-
ture. » On ne peut être profond si l'on est clair; il
faut laisser aux phrases un vague sous lequel on
devine des abîmes de pensées!
Les mots sont les passants mystérieux de Fàme,
a dit le même Victor Hugo ; allez donc chercher
de la profondeur dans les œuvres d'un Monsieur
qui K appelle un chat un chall »
« Pourquoi vouloir discuter avec les mélaphysi-
ciens? me disait récemment un des maîtres les
plus écoutés de la psychologie contemporaine.
Vous ne parlez pas la même langue. Tenez, je
suppose que nous ayons à étudier un arti-
chaut ; nous nous attacherons tout bonnement
à connaître les feuilles de l'artichaut, le foin de
l'artichaut, le cœur de l'artichaut; les métaphysi-
ciens, au contraire, enlèveront d'abord les feuilles,
puis le foin, puis le cœur, et alors il restera « l'ar-
tichaut en soi. » Et quand ces messieurs discute-
ront sur la nature de l'artichaut, il sera bien
entendu qu'il s'agit uniquement de Vnrlichaut en
soi, objet qui n'a évidemment aucun rapport avec
les feuilles, le foin et le cœur, que nous aurons
étudiés. Pourquoi donc discuter? Nous ne parlons
pas des mêmes choses, et l'on ne manquera pas
de mépriser un piètre philosophe qui, pour étu-
dier un artichaut, s'attache à des détails aussi vul-
gaires, aussi matériels que le foin, les feuilles et le
cœur. »
Et je pensais malgré moi au paysan breton qui
LA VKRlTli HUMAINE 235
avait avalé rordoniumco du médecin. Sans doule,
ces messieurs ne l'auraient pas avalée : cela est
trop grossier et trop matériel; ils se seraient seu-
lement pénétrés do son esprit ; ils auraient absorbé,
par la pensée, de la « quinine en soi » pour cou-
per leur fièvre.
Nous ne sommes pas si loin, d'ailleurs, de
l'époque où l'on attribuait aux médicaments une
vertu de même ordre que le principe vital, et il y
a encore aujourd'hui bien des gens qui pensent
qu'un produit i)harmaceulique n'est pas seulement
actif par sa nature chimique. L'homme aime le
mystère; la poésie qui nous berce si délicieuse-
ment ou qui développe en nous les aspirations les
plus nobles, est, le plus souvent, un ramassis de fic-
tions que nous savons absurdes et qui nous émeu-
vent cependant, quand elles sont bien dites, plus
que les grandes vérités d'ordre scientifique. Le
positiviste le plus convaincu n'est jamais insen-
sible à la magie d'un beau vers qui ne signifie
rien. Un habile manieur de mots est dangereux; il
peut faire accepter des idées mauvaises ou fausses.
L'art est le contraire de la science.
Dans les forces tumultueuses, Verhaercn a tenté
un grand effort vers ce qu'on pourrait appeler u la
poésie de la vérité. » Il y a tant de choses admira-
bles dans la nature qu'il est inutile de chercher
dans le mensonge la source d'émotions violentes
et profondes. Sans doute, mais les beautés d'ordre
scientifique ne seront jamais un sujet bien digne
d'inspirer les poètes, elles sont belles par leur
236 LES INFLUENCES ANCESTHALES
vérité; l'art, la grandiloquence ne leur ajoutent
rien. Au contraire, peut-cire; je ne sais pas si un
théorème ne perdrait pas de sa puissance en pas-
sant par la plume de Flaubert. Je ne vois pas ce
que gagnerait le téléphone à être chanté par Hugo.
Les poètes, habitués à personnifier, dans leur
langage imagé, toutes les causes naturelles des
faits, font exactement le contraire de ce que cher-
chent les savants. Ils sont, de gaieté de cœur,
éminemment anlhropomorphistes. La science et
l'art parlent * à deux parties distinctes de notre
individu ; les joies que nous trouvons dans la
science ne sont sans doute pas moindres que celles
dont nous sommes redevables à l'art; elles sont
aulrrs, et c'est une erreur de chercher à les con-
fondre et à les mêler. Le côté de nous qui est sen-
sible aux manifestations de l'art, c'est le côté
métaphysique héréditaire ; il est bien plus consi-
dérable chez quelques hommes que le coté scien-
tifique, développé uniquement par l'éducation. Et il
faudra sans doute bien des siècles pour que notre
aptitude à goûter la vérité toute nue prenne dans
notre structure congénitale une importance aussi
grande que celle qu'occupe aujourd'hui notre
tendance mystique vers l'art ; mais nous ne devons
pas nous le dissimuler : ceci tuera cela.
II existe, à notre époque, des hommes tout à
1. Je m'aperçois que je personnifie nioi-mcme la science et
l'art au moment précis où je déclare nuisibles toutes les per-
sonnifications. Il est peu probable que le langage humain arrive
jamais à n'en plus faire.
LA VÉRITÉ HUMAINE 237
fait difTérents les uns des autres ; les uns, purs
artistes, hommes de tradition, sont fermés à la
science ; d'autres, ayant subi une éducation uni-
quement scientifique, ont une culture artistique
presque nulle, mais ne peuvent cependant être
insensibles à certaines manifestations de l'art :
d'autres enfin, et ceux-là sont les plus heureux,
ont pu, par une éducation mixte, grâce surtout à
de rares dons naturels, être capables à la fois des
jouissances artistiques et des jouissances scien-
tifiques.
Ils ont le grand bonheur de comprendre et d'aj)-
précier les hommes des deux premières catégories,
lesquels, il faut bien l'avouer, ont souvent, les uns
pour les autres, peu de considération et de sym-
pathie. C'est l'existence de ces types de transition
qui a fait croire à la possibilité d'un art scienti-
fique, et je pense qu'il y a là une grande erreur.
Entre les émotions d'origine artistique et les émo-
tions d'origine scionlifique, il y a autant de diffé-
rence qu'entre la vue et l'ouïe: je ne vois pas l'avan-
tage que nous aurions à percevoir par les yeux
les mouvements qui causent le son; l'exécution
d'un chef-d'œuvre de Gluck ne donnerait pas sur
le cylindre du phonographe une ligne d'une mer-
veilleuse beauté.
Cette comparaison avec la vue et l'ouïe n'est pas
fameuse, car, entre ces deux sens de l'homme, il
n'y a pas antagonisme ; ils peuvent se développer
parallèlement, sans se nuire. Je ne crois pas, au
contraire, qu'il soit possible de cultiver en même
238 LES INFLUENCES ANCESTRALES
temps chez un homme, sans préjudice pour Tune
des cultures, le goût de la vérité et celui de la
fiction.
Maeterlinck, me direz-vous. est un puissant poète,
et il a cependant étudié les abeilles avec un esprit
scienlique indéniable ; il a écrit, au sujet de ces
admirables insectes, une véritable épopée qu'il est
difficile de lire sans émotion. Je connais, cepen-
dant, plusieurs hommes, de la seconde catégorie
de tout à l'heure, qui aiment beaucoup mieux lire
l'histoire des hyménoptères dans un manuel rigou-
reux et précis et qui n'ont pas joui de l'œuvre du
chantre des abeilles. D'autre part, s'il est indénia-
ble que le poète belge a fait preuve d'un grand
esprit scientifique dans ses études d'apiculteur, il
n'en est pas moins vrai qu'il s'est laissé, lui aussi
prendre à la magie des mots, à la magie de sa
belle langue imagée dans un ouvrage plus récent :
Le Temple enseveli.
La langue scientifique doit être claire et dépour-
vue d'images; la langue des poètes est d'autant
plus belle qu'elle est, au contraire, plus pleine
d'évocations mystiques et de personnifications; il
n'y a aucun avantage à appliquer la poésie à la
science ; il semble plutôt que les deux langues
vont se séparer de plus en plus; elles ne gagnent
pas à être confondues. Mallarmé a été très logique
quand il a créé pour sa poésie un vocabulaire dans
lequel chaque mot prenait un sens en rapport avec
sa sonorité, mais il est bien certain (jue la langue
de Mallarmé se prêterait difficilement à la géomé-
LA VKUITÉ IIIMAIXIC 239
trie. Un théorème doit être écrit dans une langue
commune à tous les hommes, et dans laquelle la
signilication des mots soit indépendante de l'im-
pression personnelle que leur audition procure à
chacun. L'éducation scientifique apprendra aux
hommes à goûter vraiment les idées et non la
forme des idées. Or,réducation scientifique devient
de plus en plus indispensable à tous ; il n'y aura
plus, dans deux ou trois générations, un homme
civilisé qui en soit dépourvu.
Est-ce à dire que, l'évolution continuant, il appa-
raîtra des hommes qui ne porteront plus de trace
héréditaire des croyances ancestrales? Arrivera-t-il
un jour où l'on vivra d'une manière exclusive-
ment scientifique? Je ne crois pas que l'évolu-
tionniste le plus hardi ose le prévoir. Ce que
nous appelons aujourd'hui un homme est un méca-
nisme coordonné dont certaines parties sont des
résidus ataviques, des survivances d'anciennes lois
ou d'anciennes théologies, tandis que d'autres par-
ties du même mécanisme résultent uniquement de
l'adaptation de plus en plus étroite de l'individu
aux frottemeiits extérieurs et constituent notre
appareil logique. Avons-nous le droit de supposer
que le mécanisme, débarrassé des premières par-
ties, pourrait rester (loordonné avec les secondes
seules? Rien ne nous le permet et il est plus vrai-
semblable de penser que l'homme conservera tou-
jours des traces cérébrales de son ancestralité ; le
progrès consistera à savoir distinguer ce qui, dans
notre cérébration, est un souvenir de nos ancêtres
240 LES INFLUENCES ANCESTRALES
ignorants, et à soumettre nos sentiments dits
spontanés au jugement de la raison.
Sans vouloir nous étendre sur des considéra-
tions aussi peu vérifiables, bornons-nous à cons-
tater l'antagonisme indéniable qui se manifeste
actuellement entre la tendance mystique ou reli-
gieuse et la tendance scientifique.
De cet antagonisme, je trouve une image très
intéressante dans la lutte actuellement engagée
entre l'enseignement classique et l'enseignement
moderne.
Devant la quantité énorme des faits scienti-
fiques acquis, et qui doivent être enseignés, il a
fallu songer à déblayer les programmes, et nous,
qui avons passé les meilleures années de notre
jeunesse en compagnie des classiques latins et
grecs, nous déplorons la nécessité qui privera les
prochaines générations de cet aliment si agréable.
Nous terminons une période pendant laquelle on
n'était considéré comme « un homme bien élevé »
qu'à condition d'avoir fait « ses humanités». Mais
dès que nous aurons disparu, la connaissance des
auteurs anciens ne sera plus considérée que comme
un complément de luxe à une instruction plus
solide. Aujourd'hui on serait honteux d'ignorer
Virgile et Homère, et l'on n'éprouve aucun ennui
à avouer qu'on ne connaît pas la machine Gramme;
dans quelque temps les choses seront renversées;
on redoutera beaucoup plus d'être mal renseigné
LA VÉRITÉ HUMAINE 241
sur le fonctionnement du téléphone que d'être pris
en flagrant délit d'ignorance au sujet de VOdijssée.
Cela abaissera le niveau de l'espèce humaine,
dira-t-on. Il est tout à fait curieux que. a priori et
sans s'être donné le mot, la plupart des hommes
considèrent comme supérieure, comme plus noble,
la partie mystique et nuageuse de leur cerveau,
celle où revivent leurs ancêtres les plus barbares ;
au contraire, ce qui constitue l'affranchissement
réel de notre nature, ce qui nous met au-dessus
de tous les autres animaux par la recherche de la
vérité, beaucoup en parlent avec dédain.
Les hommes seront, en tous cas, moins heu-
reux, diront les amis de l'art. Je ne le crois pas.
Tant que notre sens mystique se transmettra héré-
ditairement à nos descendants, il y aura des poètes
et des artistes, et des «euvres qui satisferont cette
partie ancestrale de notre cerveau ; et si elle dis-
parait un jour devant les progrès de notre déve-
loppement scienlilique, le besoin d'art n'existant
plus, nous n'aurons pas à déplorer l'absence des
artistes. Mais nous n'en éprouverons pas pour cela
moins de joies ; seuls, ceux qui n'ont pas goûté
les jouissances d-'ordre scientifique peuvent suppo-
ser qu'elles sont inférieures à celles dont nous
sommes redevables à la poésie. Elles sont en tout
cas plus sûres, moins contingentes ! Il faut bien
avouer que les œuvres d'art, même les plus belles,
sont discutées ; les connaisseurs sont heureux de
se dire qu'ils jouissent de choses inaccessibles au
vulgaire, et l'on a honni Tolslo'i voulant l'art à la
21
242 LES INFLUENCES ANCESTRALES
portée de tous; mais parmi les connaisseurs même,
que de groupes, que d'églises hors desquelles il
n'y a point de salut !
La vérité scientifique impersonnelle se dresse
devant l'individualisme artistique comme un phare
qui éclaire l'avenir. Elle promet de débarrasser
l'homme de toutes les terreurs mystérieuses, de
toutes les superstitions absurdes qui font le mal-
heur de la vie, mais elle n'y arrivera qu'aux dépens
du mysticisme, survivance des époques barbares.
De nos jours encore, beaucoup de natures sont
ouvertes aux émotions artistiques et aux joies de
la science positive, mais ceci n'existe qu'aux dépens
de cela : ceci tuera cela.
Bien peu de gens accepteront cette manière de
voir; l'esprit conservateur lutte sans cesse contre
l'esprit scientifique révolutionnaire; on traite cou-
ramment de brute un homme de science qui ignore
les choses artistiques; je pense donc que l'on
n'adoptera guère cette idée de l'antagonisme de
l'art et de la science ; du moins ne pourra-t-on pas
nier qu'il est nuisible d'employer, pour la recher-
che de la vérité, le langage de la fiction.
Ce qui entretient les discussions entre les philo-
sophes, ce qui les empêche d'aboutir, c'est qu'il y
a des philosophes de deux natures opposées ; il y a
des philosophes poètes et des philosophes savants ;
c'est la lutte du vieil homme contre l'homme
nouveau. Les deux peuvent coexister dans le même
individu, mais ils y sont antagonistes; ils ne peu-
vent s'entendre.
LA VÉniTÉ IILMAINE 2-43
Les philosophes poètes, les philosophes rhélo-
riciens, si j'ose m'exprimer ainsi, se grisent de
mots mal définis ; c'est pour eux que le verbe est
Dieu ! Ce sont des artistes ! Au premier rang,
parmi eux, sont les théologiens. Avez-vous quel-
quefois assisté à un sermon d'un des grands pré-
dicateurs actuels? Et, si vous avez clé enlrahié par
l'éloquence et l'abondance du discours, si vous
avez éprouvé en l'écoutant une véritable joie
d'ordre artistique, avez-vous essayé ensuite de
résumer^ en langage clair, ce que vous avez
entendu? C'est là une expérience fort intéressante.
Il ne faut pas entamer de discussion avec des
théologiens; on aboutirait à une vaine logomachie ;
il suffit de résumer leur rhétorique en langage
clair; immédiatement leurs arguments s'effon-
drent; ils ne tiennent que par les mots. Et des
mots n'ont pas besoin d'avoir un sens pour donner
une émotion profonde quand ils sont arrangés
avec art...
On nous répète sur tous les tons que la science
n'a rien à voir avec la foi. La foi étant un ramassis
de mots qui ne représentent rien (écoutez Rabelais :
« foy est argument des choses de nulle appa-
rence »), il est certain que l'on ne peut pas étu-
dier dans les laboratoires ce que représentent les
articles de foi ; mais on peut montrer que ces
mots ne rei>réscnlenl rien et cela a son impor-
tance si ces mois ont précisément pour résultat
de terroriser l'humanité.
CHAPITRE XVI
L'ÉVOLUTION DU LANGAGE ARTICULÉ
§ 51. Tradition orale et hérédité.
Si l'on peut mettre au compte du langage un
très grand nombre d'erreurs philosophiques, il ne
faut pas pour cela essayer d'amoindrir l'utilité de
ce merveilleux outil. Ce n'est pas d'hier qu'Esope
a montré que les langues sont à la fois ce qu'il
y a de meilleur et de plus mauvais.
A l'époque où, chez les ancêtres communs aux
hommes et aux singes, un groupe d'individus s'est
trouvé, sous l'influence de conditions que nous
ignorons, doué d'un appareil phonateur à flexions
plus variées, ce groupe a constitué une variété
infiniment favorisée sous le rapport de la facilité
des relations sociales; et Ton peut affirmer hardi-
ment que si les descendants de ces singes parleurs
ont progressivement conquis la supériorité du
règne animal, c'est au langage articulé qu'ils l'ont
dû. C'est à cause du langage articulé et de toutes
les fonctions qui en résultent, que le cerveau de
l'homme est aujourd'hui le double de celui des
singes les mieux doués; le langage articulé a suffi
pour creuser legmi/fre dont Huxley constate actuel-
Li:VOLUTIOiN DU LANGAGE ARTICULE tiïb
lemeiit rexistcncc ciilrc mous et nos cousins les
anlliropoïdes.
Et ce résultat extraordinaire ne lient pas seule-
ment aux facilités que crée le langage pour les
relations sociales ; il provient surtout de la possi-
bilité, pour l'homme, de transmettre à ses enfants
les résultats de son expérience.
Tout ce que l'homme sait, il le sait par expé-
rience, mais il y a l'expérience individuelle et l'ex-
périence ancestrale. De l'expérience anceslrale,
une partie, acquise successivement par des milliers
de générations, a fini par se fixer, sous forme de
mécanisme individuel, dans le patrimoine hérédi-
taire des espèces ; cette partie de l'expérience
anceslrale, de laquelle résulte notre logique, a
donc pu s'accumuler aussi bien chez les animaux
muets que chez les hommes, et, en effet, nous cons-
tatons que les chiens, les renards, les castors, ont
leur logique spécifique ; c'est grâce à cette logique
spécifique que les divers animaux peuvent tirer
parti (le leur expérience individuelle, c'est-à-dire
agir intelligemment.
Mais, au cours de la vie des nombreux ancêtres
d'un animal actuel, oulrc les faits d'expérience
quotidienne et susceptibles par conséquent de fixer
leur empreinte dans le patrimoine héréditaire, il y
a eu tous les autres faits d'observation fortuite,
qui, utilisables par ceux-là même qui les avaient
observés, restaient lettre morte pour leurs descen-
dants. Dans les espèces douces de la parole arti-
culée (et il est possible que cela se soit produit
21.
246 LES INFLUENCES ANCESTRALES
ailleurs que dans l'espèce humaine; les perroquets
ont un cerveau bien plus volumineux que les autres
oiseaux), les parents ont pu enseigner à leurs
enfants ce qu'ils avaient eux-mêmes appris; la
tradition orale a permis l'accumulation des docu-
ments recueillis au cours des générations succes-
sives ; c'est elle qui a constitué la science, résumé
des parties non héréditaires de l'expérience ances-
trale et dont l'intelligence tire parti aussi bien que
de l'expérience individuelle.
Il est certain que la tradition orale (ou écrite) a
conservé, en même temps que les faits bien obser-
vés, les explications erronées résultant d'une con-
naissance incomplète des choses et que, par consé-
quent, en même temps qu'un instrument de
développement scientifique, elle a été aussi le plus
puissant obstacle à ce développement.
Ceux ({u'on appelle aujourd'hui les partisans de
la tradition, les conservateurs, sont ceux qui s'at-
tachent de préférence aux explications et aux règles
de conduite que nos prédécesseurs ont tirées de
leur science incomplète. Or, depuis un siècle, les
documents scientifiques accumulés sont infiniment
supérieurs, tant par la quantité que par la qualité,
<à ceux qu'avaient recueillis les hommes pendant
tous les siècles antérieurs de leur histoire ; et ce
sont précisément l'état social et les doctrines phi-
losophiques antérieures à ce grand mouvement de
l'esprit humain que l'on veut conserver au nom du
respect de la tradition ; cela n'a pas le sens com-
mun.
l'évolution du langagk ahticuli'; 2i7
A travers les modifications qui, d'âge en âge, se
sont manifestées dans les conditions de la vie
humaine, les mots ont évolué dans leur significa-
tion et sont devenus méconnaissables; l'élude de
ces modifications successives des valeurs des mots
constitue Thisloire de la philosophie; c'est surtout
lo dernier siècle qui a nécessité les plus grandes
variations ; il en a nécessite de telles que nous
aurions dû oublier les anciens mots et en créer
d'autres ; mais l'amour de la tradition est là; on a
gardé les mots et beaucoup veulent conserver aussi
le sens suranné des mots.
§ 52. Les déformations du langage et la règle
celtique des « mutes ».
Si le langage articulé a été l'outil de la tradition,
il a été aussi lui-même Iranwiis de génération en
génération et, surtout dans les pays où l'écriture
existait peu, il s'est modilié plus ou moins vite; il
a évolué. Non seulement les invasions et les vicis-
situdes des em[)ires, ont créé des mélanges de
langues; même des idiomes, qui se sont transmis
sans mélange, se sont néanmoins altérés à la
longue, quoique chaque génération ait cru, en toute
sincérité; transmettre intact à la génération sui-
vante l'héritage linguistique qu'elle tenait de la
génération précédente. Et c'est ainsi que, modifiées
de diverses manières par des peuples de physio-
logie dilTérente, des langue-^, primitivement iden-
tiques, sont devenues distinctes.
2-i8 LES INFLUENCES AXCESTRALES
L'étude (les diiTérents dialectes germaniques est
à ce sujet fort instructive; on reconnaît aisément
encore l'origine commune de mots équivalents du
saxon, du danois et du haut allemand ; là où il y
a une dentale dans le premier de ces idiomes,
il y a aussi une dentale dans les deux autres,
mais celte dentale peut être aspirée ici, alors que
là elle est ténue ou moyenne ; de même pour les
labiales et les gutturales ; pourquoi ?
Je crois que c'est là un phénomène biologique
qui ressortit encore à la question de Thérédité des
caractères acquis.
On a souvent agité la question de savoir si le
langage employé pendant de nombreuses généra-
tions pouvait finalement devenir héréditaire ; l'ex-
périence que prête Hérodote au roi Psammit'ique*
prouve que, déjà à cette époque reculée, on avait
cru à l'hérédité possible du langage ; elle prouve
1. Les Égyptiens, avant que Psammitique régnât sur eux, se
crojaient les plus anciens de tous les hommes. Depuis que
Psammitique voulut savoir quels hommes avaient vécu les
premiers, ils pensent que les Phrygiens les ont précédés, puis,
que eux-mêmes sont venus avant tous les autres. Psammitique
fit donc cette enquête, et d'abord, il ne put rien découvrir;
enfin, il imagina ce (jui suit. Il prit chez les premiers venus,
deux enfants nouveau-nés et les donna à un pâtre pour qu'il
les élevât parmi ses troupeaux en se conformante à ces pres-
criptions : qu'on ne dît jamais devant eux le moindre mot;
qu'on les couchât à part dans une cabane solitaire; qu'on leur
conduisit au moment opportun des chèvres; ensuite, quand ils
seraient rassasiés de lait, qu'on ne s'occupât plus d'eux. Le
roi prit ces mesures et donna ces ordres, afin de saisir les
petits cris confus de ces enfants et d'entendre quel mot d'abord
l'évolution du langage articulé 249
aussi que Ton avait une idée vague de ce fait, fort
discutable en l'espèce, que ce qui est le plus ancien
est le plus naturel à l'homme. Aujourd'hui nous
sommes bien convaincus que le langage articulé
n'est pas héréditaire, et qu'un jeune Anglais élevé
dans une île déserte ne saurait pas l'anglais sans
l'avoir appris; mais nous sommes convaincus aussi
qu'à force de parler une langue ayant certains
éléments phonétiques bien spéciaux, on accoutume
progressivement son organe phonateur à ces élé-
ments phonétiques et que, si cela dure plusieurs
générations, cette accoutumance devient hérédi-
taire, c'est-à-dire qu'il y a, dans l'organe phonateur
des nouvelles générations, des modifications en
rapport avec l'habitude d'émettre certains éléments
phonétiques.
Par conséquent lorsque, en toute bonne foi, les
générations nouvelles croient reproduire l'idiome
paternel avec sa pureté originelle, elles le modi-
ils articuleraient. Tout cela fut exécuté ; deux ans s'étaient
écoulés depuis que le pâtre s'acquittait de sa tâche, quand,
à l'instant oii il ouvrait la porte et entrait dans la cabane, les
deux enfants s'attachèrent à lui en étendant les mains et en
prononçant : Becos. La première fois que le pâtre ouït ce mot,
il ne dit rien; mais il revint souvent; il prêta la plus grande
attention, et ce Becos fut à chaque fois répété. Alors il en
parla à son maître et, sur son ordre, il lui conduisit les enfants. .
Psammitique, après les avoir lui-même entendus, demanda quels
hommes se servaient de ce mot Becos et ce qu'il signifiait. 11
apprit, en s'infurmant, que les Phrygiens nomment ainsi le
pain. Les Égyptiens conclurent de cette expérience et tombèrent
d'accord que les Phrygiens étaient plus anciens qu'eux. {Uéro-
dote, liv. II, .^ 2.)
250 LES INFLUENCES ANGESTRALES ■
fient en réalité puisqu'elles se servent d'un appa-
reil phonateur différent. Et les modifications sont
toujours dans le sens d'une plus grande facilité à
prononcer; on conçoit donc que ces modifications
soient difîérentes chez des peuples qui, issus de
mêmes ancêtres ont, dans des milieux différents,
des physiologies différentes.
On peut désormais parler de l'évolution des
langues, comme d'un phénomène biologique ana-
logue à l'évolution des autres parties des animaux.
Chose extrêmement curieuse, on trouve, dans l'his-
toire des idiomes celtiques, une particularité du
même ordre que celle que Fritz Mûller a mise en
évidence dans l'histoire du transformisme animal ;
le savant allemand a montré que l'on peut retrou-
ver dans le développement individuel de chaque
être, une répétition plus ou moins fidèle de son
évolution ancestrale. Eh bien, dans le breton actuel,
on trouve des transformations actuelles identiques
à celles que cet idiome a éprouvées depuis l'époque
la plus ancienne dont nous ayons conservé des
documents. Tel mot qui, au viii^ siècle, possédait,
entre deux voyelles, un P, un K ou un T, avait
quelques siècles plus tard remplacé ces lettres par
un B, un G ou un D, et quelquefois, plus tard
•encore par un V, un C'H ou un Z. Or, aujourd'hui,
quand un mot commence par Tune des six pre-
mières lettres que je viens de citer i, sa pronon-
1. Et aussi par quelques autres, jM par exemple, qui devient
V, tant historiquement que dans le langage actuel; Adam est
devenu Azav en çnallois.
l'évolution du langage articulé 251
cialion change d'après la facilité plus ou moins
ij::rande qu'on éprouve à l'articuler après le mot qui
le précède.
Soit, par exemple, le mot Tad (père); on dit :
va 3ad (mon père), da rfad (ton père), ho /ad (votre
père). C'est ce qu'on appelle la règle des mutes\
elle n'a plus, en réalité, aujourd'hui, de valeur uti-
litaire; elle n'est plus qu'un souvenir d'une époque
où les pronoms qui sont aujourd'hui va et c/a, par
exemple, se terminaient par des consonnes diffé-
rentes et modifiaient par suite les conditions de
prononciation de la première consonne du mot
suivant. Elle a été néanmoins conservée par la tra-
dition, (nouvel exemple à' xxn. caractère acr/uis devenu
indépendant des conditions qui l'ont fait naître), et
fait partie aujourd'hui du génie de la langue bre-
tonne. Elle finira même par en être le dernier
vestige quand l'invasion du français aura fait, petit
à petit, disparaître tous les radicaux celtiques; on
parle quelquefois, dans mon voisinage, un breton
si corrompu que, seule, l'observance de la règle des
mutes prouve que ce n'est pas du français; et rien
n'est plus bizarre que l'aisance avec laquelle mes
compatriotes accommodent les mots français à la
sauce bretonne : va ::uteur (mon tuteur), da uontr
(ta montre), etc..
TROISIEME LIVRE
LA DISTRIBUTION DES PARTICULARITÉS
INDIVIDUELLES
PAR LA GÉNÉRATION SEXUÉE
CHAPITRE XVII
LE SEXE
^ 5:5. L'amphimixie,
ou mélange des caractères des parents
dans la reproduction sexuée.
Toutes les iniluences anceslrales dont nous nous
sommes occupés jusqu'à présent se manifestent
clans les individus actuels comme une conséquence
nécessaire de la continuité des lignées. Or, dans
presqne toutes les espèces bien connues, la lignée
ascendante d'un être n'est i)as unique ; elle est infi-
niment dicholome à cause du mode sexuel de
génération.
Dans l'espèce humaine, en pailiculier, nu indi-
vidu qui apparaît provient toujours de deux ascen-
dants immédiats. Ces deux ascendants sont di/fi':-
254 LES INFLUENCES ANCESTRALES
rents, non seulement par leur sexe, mais encore
par un très grand nombre de particularités (jui
constituent \a. personnalité de chacun; et l'étude
impartiale des faits prouve que les rôles des deux
parents sont, au point de vue héréditaire, absolu-
ment équivalents dans la fabrication de l'œuf qui
est le point de départ de l'individu nouveau ; il ne
saurait donc plus être question d'une cuntinualion
d'un être dans un autre être, puisqu'il y a collabo-
ration équivalente de deux êtres dilTérenls ; la
fécondation crée quelque chose de réellement
nouveau; elle fabrique un œuf qui a un patrimoine
héréditaire personnel. Or, chacun des éléments
sexuels qui prennent part à la fécondation possède
le patrimoine héréditaire du parent qui l'a fourni,
c'est-à-dire que si, au lieu de devenir, par le
phénomène de la maturation, un gamète inca-
pable d'assimilation, l'un d'eux restait un élé-
ment cellulaire complet, capable d'assimilation, il
transmettrait à l'individu qui en proviendrait
parthénogénétiquoment le patrimoine intégral du
parent; l'individu parthénogénétique est réelle-
ment la continuation de celui dont il dérive, et ne
diffère de son ascendant que par les hasards de
l'éducation. La fécondation d'un ovule par un
spermatozoïde est donc la fusion de deux patri-
moines héréditaires ditïérents.
Quoique ne sachant rien de la nature de cette
fusion, nous pourrions penser a priori, puisque le
premier patrimoine est commun à tous les sperma-
tozoïdes du père et le deuxième patrimoine com-
LE SEXE 255
miiii à tous les ovules de la mère, que le résultat
de la fusion sera toujours le même, quels que
soient le spermatozoïde et l'ovule choisis dans la
fécondation. Ce serait là une erreur grossière et
dont l'observation la [)lns superficielle fait immé-
diatement justice.
Etant donnés deux parents, il se forme autant
d'œufs différents qu'il y a de fécondalions d'un
ovule de l'un par un spermatozoïde de l'autre:
chaque œuf fécondé est bien effectivement quelque
chose de spécial, quelque chose de nouveau, qui
n'a jamais existé et ne se reproduira plus jamais ;
tous les enfants résultant de l'union de deux
parents sont différents, non seulement par suite
de divergences possibles dans leur éducation, mais
par ce qu'il y a de plus intime dans leur structure,
par le patrimoine héréditaire qu'ils tiennent de
leur œuf. Dans la génération sexuelle, il ne se pro-
duit jamais deux individus identiques.
La constatation de l'existence des jumeaux semble
être en contradiction formelle avec cette affirma-
tion ; il y a des jumeaux tellement semblables que
les petites différences qui les séparent ne peuvent
être attribuées au patrimoine héréditaire et sont
certainement du ressort de l'éducation. Mais, pré-
cisément, l'on est arrivé à se rendre compte de
l'origine des jumeaux et à en fabriquer expérimen-
talement (en dehors de l'espèce humaine, naturel-
lement). Deux jumeaux proviennent d'un seul et
même œuf ; seulement, dès le début de la segmen-
tation, au lieu de deux blastomères accoléa, il s'est
256 LES IM-l.UENCi:S ANCESTRALES
forme (sous l'infliieiico du {jIus ou moins d'acidilé
ou d'alcalinité du milieu, par exemj)le), deux blas-
tomères isolés dont chacun, moitié de Tœuf pri-
mitif, a été, pour son compte, le point de départ
d'un individu séparé. En d'autres termes, l'œuf
fécondé a donné, par une parthénogenèse hàlive,
deux œufs parthénogénétiqucs ayant naturellement
même patrimoine héréditaire, et dont les déve-
loppements ne différeront que par les hasards de
l'éducation. Deux jumeaux iiroviennent d'une seule
fécondation; c'est pour cela qu'ils sont semblables.
Au contraire, deux individus provenant de deux
fécondations sont forcément différents, même s'ils
se développent ensemble dans l'utérus maternel
comme les faux jumeaux, comme les produits de
l'accouplement de deux rats ou de deux cobayes.
Et pour être absolument démontré par l'observa-
tion journalière, ce fait de la diflérence fondamen-
tale qui sépare les enfants d'un même couple n'en
est pas moins tout à fait impressionnant si l'on
veut bien admettre l'identité des patrimoines héré-
ditaires dans les divers éléments de chacun des
parents.
Pour fabriquer uu onifon prend en effet un mor
ceau mâle d'une substance A caractérisée par un
patrimoine héréditaire a et un morceau femelle
d'une substance B caractérisée par un patrimoine
héréditaire b ; or, chaque fois que l'on répète l'opé-
ration, on olHient, par amphimiicio, une substance
NOUVELLE C, caractérisée par un i)atrimoine héré-
ditaire c. J'ai été conduit à sujiposer que les diffé-
LE SEXE 257
rences des résultats obtenus dans les opérations
successives doivent être attribuées aux quantités
des substances màle et femelle qui interviennent
dans chacun des mélanges, de sorte que doux
fécondations ne sauraient donnerdes résultats iden-
tiques à moins que les éléments mâles, d'une part,
les éléments femelles d'autre part, soient rigou-
reusoinent égaux cliacun à chacun. Ce n'est là évi-
demment (ju'une hypothèse, et une hypothèse dont
on ne saurait proposer la vérification directe, mais
elle a du moins l'avanlagc de permettre de conce-
voir sans trop de peine la personualilc de chaque
fécondation. Je ne m'étends pas ici sur celte hypo-
thèse quej'ai longuement développée ailleurs ' en
montrant qu'elle permet de prévoir, ce que l'obser-
vation vérifie d'ailleurs couramment, que parmi
les enfants, qui auront tous leur personnalité mar-
qu.ée, quelques-uns auront plus de-ressemblance
avec le père, d'antres plus de ressemblance avec la
mère, d'autres un type entièrement nouveau.
L'une des conséquences les plus importantes de
ce rôle considérable des quantités de substance
active des éléments sexuels, c'est que, étant donnés
deux individus reproducteurs, il sera impossible
de prévoir le résultat de leur coopération ; cela
restera impossible même après qu'ils auront eu
j)lusieurs enfants, d'ailleurs tous différents; on ne
saura jamais dire à l'avance ce que sera l'èlrc nou-
veau attendu; aucun phénomène, plus que Yniitphi-
mixir, n'est à l'abri des prévisions huiiiaines ; ce
1. V. Tvailé de biologie, op. cit.. cliap. viir.
258 LES INFLUENCES ANCESTRALES
que l'on exprime en disant que le résultat des
fécondations est entièrement livré au hasarJ.
II faut bien se rendre compte cependant que les
possibilités ont des limites, même quand il s'agit
des résultats d'une fécondation ; si un taureau
féconde un vache, le résultat de la fécondation ne
sera sûrement pas un mouton ou un lézard. Tout
ce qui est commun au père et à lanière se retrou-
vera évidemment dans le produit, de même que,
dans un mélange, on retrouve toujours intégrale-
ment les qualités qui étaient communes aux deux
substances mélangées. C'est grâce à cette particu-
larité de la génération sexuelle que l'on peut parler
du rôle des influences ancestrales dans la genèse
des caractères d'espèce ou de race, absolument
comme si la lignée de chaque animal était unique
au lieu d'être infiniment dichotome. C'est pour cela
que nous avons pu rejeter à la fin de notre étuile
la complication résultant de la génération sexuelle.
Quand un homme va naître, nous ne pouvons
pas savoir quel homme il sera, mais nous pou-
vons affirmer qu'il sera un homme, et même un
homme de la race de ses parents. Son mécanisme
pourra être décrit avec les mots qui servent à décrire
le mécanisme de tous les autres hommes ; en d'au-
tres termes, si l'on considère les éléments de la
description d'un homme comme des parties en les-
quelles on peut subdiviser son mécanisme total (ce
qui n'est d'ailleurs qu'une manière de parler), on
peut être certain à l'avance que ces éléments se
retrouveront dans le mécanisme de l'homme qui va
I.K SENE 259
luvilrc ; et ceci est vrai aussi bien des élémcnls de
sa description anatomique que des éléments de sa
description physiologique et psychologique; il n'y
aura de caractéristique de la personne nouvelle,
que les proportions des divers éléments qui, réunis,
forment un homme; il aura le nez plus ou moins
long, les yeux plus ou moins fendus, l'intelligence
plus ou moins ouverte, la conscience morale plus
ou moins exigeante ; en lui, comme en tous les
autres, se manifesteront des conflits entre l'égoïsme
et l'altruisme, et, suivant les proportions de ces
éléments constitutifs, il obéira, suivant les cas,
aux suggestions de l'une ou de l'autre de ces ten-
dances antagonistes.
Ce sont ces proportions qui définiront son carac-
tère ; on dira qu'il a le caractère entier, docile,
cruel, irascible, etc. Sa mentalité pourra être celle
d'un guerrier, celle d'un lâche, celle d'un saint; on
dira alors qu'il subit telle ou telle influence ances-
Irale et ce ne sera peut-être pas toujours une
expression juste. En vérité, il subit, à u» drrjré
plus ou moins accentue^ toutes les influences atic€s-
trales de son espèce et si, par les hasards de l'am-
phimixie, il ressemble à tel ou tel de ses ancêtres,
cela pourra tenir, soit à une transmission effective
de certains caractères quantitatifs de l'ancêtre à
travers des amphimixies successives, soit à une
simple coïncidence qui pourrait aussi bien lui don-
ner une mentalité analogue à celle de tel ou tel
individu n'ayant avec lui aucune parenté connue.
Il faut se défier des cas d'atavisme qui, constatés
260 LES INFLUENCES ANCESTRALES
sans aucune rigueur, ne sont souvent que des res-
semblances purement fortuites; il y a, d'ailleurs,
plusieurs sortes d'atavismes, et je dois les signaler
dans ce livre consacré à l'étude des influences ances-
trales ; mais je me contenterai de les signaler
brièvement, les ayant étudiées dans un autre
ouvrage K
§ 54. Les divers atavismes.
I. Les caractères latents. ^Par suite de telle ou
telle circonstance, deux particularités qui se trouvent
réunies dans le patrimoine héréditaire d'un indivi-
du ne peuvent se manifester ensemble ; il y a anta-
gonisme entre les caractères correspondants dont
l'un se trouve ainsi rester à l'élat latent ; que, à la
génération suivante, l'une de ces particularités
existe seule chez un enfant, il pourra présenter un
caractère que possédait son grand'père et que son
père ou sa mère lui ont transmis sans le posséder
ouvertement.
Exemple : Un grand'père possède une particu-
larité qui se traduit dans son appareil génital mâle
par une malformation, V/njpospadias. Sa, Cille hérite
de cette particularité qui, naturellement, à cause
de son sexe, ne peut se manifester chez elle de la
même façon; mais elle transmet la particularité à
son lilsqui, étant mâle, se trouve atteint d'hypos-
padias.
Ce cas est exceptionnel et a été observé comme
1. V. T7'ai(â de biolofjir, op. cit., §ii (i5, GO.
LK si: XI:;
2G1
une curiosité ; mais le même phénomène se re|)ro-
(liiit couramment dans la génération alternante.
La fougère transmet intégralement son patri-
moine héréditaire à une spore (génération agame)
qui, à cause d'un état physique de son proto-
plasme, développe, non une fougère, mais un pro-
thalle semblable à une algue; la génération sexuée
qui a lieu dans ce prothalle, restitue au proto-
plasma de l'œuf l'état physique du protoplasma
de la fougère et cet œuf donne un être qui res-
semble à la grand-mère fougère et non à la mère
prolhalle.
II. Les variétés dues à la sélection artificielle.
— Un éleveur s'amuse à accoupler ensemble des
êtres que les hasards de l'amphimixie ont doués
d'une même monstruosité, quoiqu'ils proviennent
d'individus normaux d'une certaine espèce ; il
obîient des produits qui sont doués de la même
monstruosité et, les accouplant entre eux, crée une
variété monstrueuse ; mais cette variété est ins-
table. Je suppose qu'il ait, par exemple, obtenu
deux variétés différentes d'une même espèce,
comme le pigeon grosse gorge et le culbutant à
courte face; s'il laisse ces deux variétés se croiser
entre elles, il obtient le relourde l'ancêtre normal
commun, le bizet. La génération sexuelle libre a
pour résultat de faire disparaître les monstruosités
fortuites et de maintenir le type moyen de l'espèce.
III. Le retour des métis à l'ancêtre. — Une
espèce comi)rend, non plus deux variétés aber-
262 LES INFLUENCES ANCESTRALES
ranles comme celles du paragraphe précédent,
mais deux races stables fixées et résultant d'adap-
tations à des conditions diverses ; en les croisant
ensemble, on obtient des métis qui, au bout de
quelques générations, reviennent naturellement à
des types stables par les hasards de l'amphimixie,
et ressemblent par suite à l'un des deux ancêtres
de race pure.
Tous les cas d'atavisme bien observés rentrent
dans l'une des trois catégories précédentes ; ils ne
présentent pas l'intérêt qu'on leur attribue parfois.
CHAPITRE XVIII
LA THÉORIE DES PARTICULES
REPRÉSENTATIVES
§ 55. Elle est la négation de l'évolution.
Le souci de donner une explication simple ^ des
faits d'hérédité cl d'amphimixie a amené plusieurs
auteurs à construire la théorie dite des particules
représentatives et qui, quoi qu'elle ait été signée
Darwin avant d'élrc transformée par Weismann,
est évidemment la négation philosophique de l'évo-
lution. J'ai déjà montré souvent'- l'erreur de mé-
thode qui a présidé à la genèse de cette théorie,
mais je dois y revenir, à cause d'expériences
récentes, dans lesquelles leurs auteurs ont voulu
trouver la démonstration du hien fonde de la
théorie des particules représentatives.
La base de ce système antiscicntilîque est la
croyance à toutes les entités morphologiques ou
1. Nous avons vu précédemment ce quil faut entendre
par cxpliciition simple. V. aussi Les Lois naturelles, op. cit.,
cliap. xwii.
2. Laviarkiens et Darwiniens 'Paris, Alcan, 2'' cdit.), et Ti-aité
de biologie, op. cit., cliap. \i.
264 LES INFLUENCES ANCESTRALES
métaphysiques dont notre langage a peuplé le
monde ; non seulement il faut croire à ces entités,
mais encore il faut admettre l'existence de parti-
cules extrêmement petites et d'ailleurs invisibles,
qui représentent chacune d'elles et l'introduisent
dans les protoplasmas où elles se trouvent; ces
particules ont, comme les cellules sur lesquelles
elles sont calquées, la propriété de se multiplier
par bipartition ; et, d'après Weismann, non seu-
lement elles existent aujourd'hui, mais elles ont
existé de tout temps ou au moins depuis l'appari-
tion de la vie (théorie des plasmas ancestraux) et
n'ont fait, depuis, que se multiplier sans se
modifier.
C'est, on le voit clairement, la négation même
de l'évolution.
Tous les caractères actuels des êtres, c'est-à-dire
tous les éléments conventionnels dans lesquels la
fantaisie la plus illimitée peut décomposer, pour
la décrire jilus aisément, l'activité physiologique
ou psychologique d'un être, tous ces caractères,
dis-je, ont existé de tout temps, représentés par
des particules immortelles; il n'y a donc plus à
expliquer historiquement la genèse des particula-
rités les plus merveilleuses de l'organisme humain ;
il a existe toujours de la vertu, de la justice, de
la morale, de la logique, en bouteille (en particule
représentative), et le plus qu'ait pu faire révolu-
tion a été de réaliser des groupements variables de
ces diverses entités ; l'évolution ainsi comprise ne
ferait donc que nous montrer la genèse historique
TUÉORIE DES PARTICI-LES REPRÉSENTATIVES 265
des différences entre individus, mais ne nous mon-
trerait pas l'apparition progressive de ce qui, dans
les mécanismes actuels, nous paraît précisément
le plus admirable. Darwin, avec ses gemmules,
a donc, me semble-t-il, ouvert à Weismann la
voie la plus franchement opposée à celle qu'il avait
lui-même tracée dans « l'origine des espèces par
sélection naturelle ».
Mais la aiinjtUcilé verl)alc de ce système des
caractères entités lui a assuré un succès contre
lequel il est difficile de lutter; voici ce que m'écri-
vait, il y a quelques jours, un de mes amis, pro-
fesseur dans une de nos universités françaises, à
propos des particules rcprésrntalives : « En tant
que philosophe, vous avez raison de dire qu'elles
n'ont guère de valeur. Par contre, au point de vue
pédagogique, elles sont à même de l'endre des
services appréciables; je ne rougis [)oint d'avouer
que je m'en sers dans mes leçons, quitte à ne pas
celer à mes auditeurs ce que la conception a de
fictif, une fois qu'ils ont l'air d'avoir compris.
Comment exposer à des débutants ce que peut
être la pathologie de la dilTérenciation sans avoir
recours à des moyens plus ou moins artificiels? »
Je ne partage pas l'opinion de mon ami, et si je
consacre tous les ans une leçon à la théorie de
Weismann, c'est pour mettre le public en garde
contre l'engouement qu'a provoqué cet « édifice ver-
bal ». J'obtiens, je dois l'avouer, un résultat assez
inattendu, car. aux examens de lin d'année, je
constate ordinairement ([ue les élèves connaissent,
23
266 LES INFLUENCES ANCESTRALES
mieux que toute autre théorie, la théorie contre
laquelle j'ai essayé de les prémunir: et c'est |là
une preuve de plus de la facilité qu'ont les hommes
à accepter les systèmes anthropomorphistes ; le
succès persistant des particules représentatives est
dû aux mêmes causes que celui du spiritualisme
et de la métaphysique qui sont d'ailleurs aussi des
théories « simples » dans le langage humain.
Une observation très courante donne une illus-
tration fort claire de la nature du système Weis-
mannien ; quand un insecte pond dans l'épaisseur
des tissus d'un végétal, les larves qui s'y déve-
loppent déterminent la production d'une tumeur
appelée galle, dont l'aspect dépend de l'espèce
infestée et de l'espèce infestante. Là donc, la nar-
ration humaine est facile ; on peut dire que la
larve parasite est la couse de la tumeur (encore
faut-il remarquer que l'ensemble des facteurs con-
tenus dans le mot larre n'est pas suflisant pour
déterminer la galle puisque l'espèce de la plante
infestée y intervient également). Dans le système
dont je m'occupe, un caractère est donné de même
à un iu'oto{)lasma, par la particule représentative
correspondante ; il est vrai qu'on suppose le pro-
loplasma tout à fait neutre dans le phénomène, ce
qui est d'ailleurs difficile à comprendre, mais à
part cela le rôle de la particule représentative
est calqué sur celui du parasite cécidogène et cela
fait comprendre que l'on ait pu voir dans certains
faits «l'un ordre particulier une démonstration du
système Weismannien. Je reproduis intégrale-
TlIÉdlUE DES PARTICULES REI'HÉSENTATIVES 207
ment l'arlicle que j'ai publié à ce sujet il y a quel-
ques mois.
§ 56. L'hérédité des diathèses ou hérédité
mendéllenne*.
On aurait pu croire que la théorie des particules
représentatives avait vécu, du mument que tout le
monde avait compris que celte théorie est l)aséc
sur une erreur de niélhode, mais, comme cela
arrive chaque fois qu'un système a été longtemps
adopté par les savants, il en reste des traces dans
le langage scientifique, et le simple emploi de ce
langage suffit à conserver à la théorie défunte des
adeptes plus ou moins avoués. Tant que l'on a cru,
par exemple, aux gemmules de Darwin ou aux
déterminants de Weismann, particules représenta-
tives des caractères des individus, on a parlé de ces
caractères comme d'entités parfaitement définies,
puisque chacun d'eux était représente par une
particule distincte et l'on disait, couramment,
« que tel individu dilTcre de tel autre par n carac-
tères §.péciaux », comme s'il n'était pas évident
que la décomposition en caractères de la descrip-
tion d'un être est susceptible d'être faite d'une
infinité de' manières, d'après le caprice du des-
cripteur. Je n'insiste pas ici sur les vices fonda-
mentaux des théories particiclaircs ; je l'ai suffi-
samment fait ailleurs (voyez, par exemple. Traité
de /iiuloijie, chapitre Vli, mais je liens à dire
1. Renie scienlipque, 25 avril 1904.
268 LES INFLUENCES ANCESTRALES
quelques mots d'expériences récentes qui ont
eu pour résultat de donner à certains auteurs un
regain de foi Weismannienne ; cela me sera d'au-
tant plus facile que l'un des expérimentateurs vient
de publier, comme conséquence de ses recherches
particulières, un travail d'ensemble sur ce qu'il
appelle « l'hérédité mendélienne * ». J'ai en outre
sans les yeux trois notes successives du même
auteur- sur l'hérédité de la pigmentation chez les
souris.
A la fin de la première de ces notes, AI. Cuénot
remarque que « l'importance théorique de la loi
de Mendel est considérable et que de Vries a bien
senti l'appui qu'elle apporte aux théories de l'hé-
rédité basées sur l'hypothèse des particules repré-
sentatives. » Aussi ne se prive-t-il pas d'employer
couramment le langage de Weismann dans l'exposé
de ses très intéressantes recherches. Mais cela ne
l'empêche pas de déclarer qu'il réprouve la théorie
dont il ulili.fje le vocabulaire : « Je ne veux point
passer en revue les très nombreuses théories
basées sur l'hypothèse des particules représenta-
tives, gemmules, plasomcs, unités physiologiques,
micelles, pangènes, idioblastes, biophores, mné-
mons, etc., leur procès a été fait et bien fait. »
{Op. cit. Rrv. gên. se, p. 309). 11 n'est peut-
être pas très logique, lorsqu'on considère un
1. Cléxot. Les Recherches expérimentales sur llivrcditê men-
délienne. (Rev. gén. se, 30 mars 1904.)
2. Cléxot. La loi de Mendel et l'hérédité de la pigmentation
chez les sovris. [Arch. de zool. cxp. et gén., 1902, 1903, 1904.)
THÉORIE DES PARTICULES REPRÉSENTATIVES 269
système comme mauvais, d'employer un langage
qui n'a de sens que dans ce système, un langage
dont l'enifiloi seul suffit à nécessiter rétablisse-
ment du système répudié. Heureusement, dans le
cas considéré, ce langage s'applique sans danger à
la narration des résultats de certaines expériences
de croisement^; mais cela ne prouve pas, comme
le dit M. Cuénot, après M. de Vries, que ces expé-
riences a apportent un sérieux appui aux théories
de l'hérédilé basées sur l'hypollièse des particules
représentatives » ; cela prouve simplement, ce que
je vais essayer de montrer au risque d'être accusé
de paradoxe, que ces expériences ne nous renseignent
aucunenieni sur le grand problème général de l'hé-
rédité, en vue duquel ont été édifiés les systèmes de
Darivin et de lîV/*/«a/j?7. C'est une toute autre ques-
tion et qui n'a rien à voir avec l'hérédité i)roprement
dite. M. Cuénot nous dit d'ailleurs que « l'hérédité
mendélienne n'est pas le seul type héréditaire
connu ; il y en a d^autres ; mais il paraît être très
répandu dans les deux règnes et je crois que,
lorsqu'on fera de nouvelles expériences et qu'on
comprendra mieux les cas litigieux, son importance
croîtra encore, surtout en ce qui concerne le phéno-
mène capital de la disjonction des caractères dans
les gamètes ». [Op. cit. Rev. gén. se., p. 308).
Voyons donc ce que c'est que l'hérédité mendé-
1. Paixc que le langage des particules représentatives, caU|ué
sur coini des microbes pathogènes, s"ap|)li(|ue naturellement
au cas où les caractères considères sont comparables à dos
maladies microbiennes.
23.
270 LES INFLUEXCES ANCESTRALES
liennc. Voici commeat M. Cuénot l'explique dans
sa première note :
« Supposons que l'on croise deux plantes qui
dilTèrenl entre elles par n caractères dont le plus
frappant est, par exemple, la couleur de la fleur :
appelons a la couleur de l'une des plantes et b
celle de l'autre. Si ces caractères suivent la règle
de Mendel, les produits du croisement présentent
une uniformité absolue : tous les hybrides ont la
couleur a, sans aucune trace de la teinte 0 ; on
dit alors que le caractère a est dominant et que le
caractère b est récessif (je préférerais le mot
domiiir). Si ces hybrides sont croisés entre eux, on
obtient une deuxième génération qui se distingue
de la précédente par le dimorphisme des individus :
75 p. 100 d'entre eux présentent le caractère domi-
nant a et 25 p. 100 le caractère dominé b. Pour
expliquer la réapparition du caractère dominé et
le dimorphisme des descendants d'hybrides, Men-
del et Naudin, mais le premier avec beaucoup
plus de précision que le second, ont pensé que
les caractères antagonistes a et b, juxtaposés dans
l'œuf fécondé et sans doute dans les cellules soma-
tiques (jui en descendent, se disjoignent dans les
gamètes qui, par conséquent, ne sont plus
hybrides : la moitié de ceux-ci possèdent seule-
ment le caractère n, l'autre moitié seulement le
caractère b. Quand on croise les hybrides entre
eux, il peut donc se former les quatre combinai-
sons suivantes de gamètes :
[a + a) {a -}- b) [b -\- a) {b -}- b)
TIIKORII-: LIES P.VItTICULES nivPUÉSENTATIVES 271
Dans les trois premiers cas, la piaule aura le
caractère dominant n ; dans le quatrième, le
caractère dominé 6 ; les plantes issues de {n -)- n)
et de (6 -f- ^) possèdent les caractères a et /.* à
l'état de pureté comme les parents du début :
[a -|- b) et [h -\- a) sont des hybrides identiques à
ceux qui résultaient du i)remier croisement. Cette
hypothèse très simple de la disjonction a été sura-
bondamment vérifiée par les différents auteurs
cités plus haut, et il n'est pas douteux (ju'elle cor-
respond bien à la réalité des faits ». {Arch. de
zool. exp. et gcn., 1902).
Ainsi donc, pour qu'un caractère suive la règle
de Mendel, il faut qu'il réalise deux conditions :
La première et, à mon avis, la plus importante,
est que, d'un individu à l'autre, la dilTérence dont
il est tenu compte dans les expériences d'hybrida-
tion consiste dans le lait que ce caractère existe
chez le premier et est ahsent chez le second. C'est
tout l'un ou tout l'autre. On n'ajjas à s'occuper des
différences individuelles de degré ; le caractère
existe ou n'existe pas ; le phénomène est discontinu.
Ce n'est évidemment pas quelque chose de compa-
rable à l'existence du nez ou de la bouche ; nous
ne sommes pas habitués à observer des croise-
ments entre individus pourvus de nez et individus
privés de cet appendice et à voir naître, de leurs
accouplements, des individus dont les uns ont un
nez, les autres pas. Au contraire, nous constatons
une variété infinie ilans les nez qui résultent des
accouplements humains ; il y a entre les diverses
272 LES INFLUENCES ANCESTRALES
parties de ces divers or^janes des diirérences indi-
viduelles de degré ; et ce sont jjrécisément ces
ditTérences individuelles de degré qu'il faut expli-
quer dans les théories de l'hérédité.
La deuxième condition est relative à la prédo-
minance d'un caractère sur un autre, prédomi-
nance qui se constate par l'uniformité des indivi-
dus de première génération, lesquels ont unique-
ment le caractère mendélien d'un des parents ;
cette deuxième condition est beaucoup moins
importante que la première ; nous y reviendrons
tout à l'heure.
Insistons d'abord sur cette particularité de la
discontinuité. Les souris sont grises ou albinos ;
elles sont tout l'un ou tout l'autre (je suppose pour
le moment qu'il n'existe que ces deux types ;
nous verrons ultérieurement que la complexité
est plus grande). Les descendants d'un accouple-
ment de grise et d'albinos sont ou complètement
gris ou complètement albinos ; il n'y a pas de
milieu, ou du moins, s'il existe des ditTérences
individuelles dans le pelage des souris grises, cela
n'emjièche i)as qu'elles soient toutes séparées, par
une large discontinuité, des souris albinos. De
même un homme est syphilitique ou il ne l'est
pas ; il peut y avoir des degrés de virulence dans
la syphilis des gens infectés, mais cela n'empêche
pas qu'il y ait une ligne de démarcation absolu-
ment tranchée entre ceux qui sont syphilitiques et
ceux qui ne le sont pas.
Cette simple comparaison nous amène a bapti-
TUKOlilK ni:s l'AHTICLLES nKl'IŒSKNTATIVES 273
ser diolhrsi's le- caractères que M. Ciiénot appelle
mcnib'lkns et alors, nous emploierons pour racon-
ter les [I hé 110 m eues de croisement* entre individus
pourvus de diatlièses différentes, non pas le lan-
gage de Weismann, mais simplement celui de
Pasleur. Et les lois de probahililé nous feront
trouver exactement la règle de Mendel. Il faut
d'ailleurs bien constater que les pnrlicules de
Darwin ou de Weismann, susceptibles de se
multiplier pour leur propre compte dans l'écono-
mie, se comportent exactement comme de petits
microbes parasites. Il n'y a donc rien d'étonnant
à ce que, quand il s'agit d'une infection faculta-
tive, le langage de Weismann soit parallèle à
celui de Pasteur.
Voici une souris atteinle de diathèse grise; tou-
tes ses cellules, gamètes ou autres, sont infectées
de microbes g ; je la croise avec une souris atteinte
de diathèse albinos et dont les cellules sont tou-
tes infectées de microbes a. Tous les ceufs résul-
tant de ces fécondations seront infectés de mi-
crobes^ à cause du gamète gris) et de microbes a
(à cause du gamète albinos). Mais il se trouve que
la diathèse grise se manifeste seule dans les indi-
vidus pourvus des deux microbes a et ij (antago-
nismes microbiens) ; tous les petits seront donc
1. Ce mot croisement est dangereux; on emploie aussi à tort
et à travers le mot liybriiJation; il devient évident (juc si deux
conjoints r.c diffèrent que par une diathèse surajoutée à leur
nature personnelle, les résultats do leur accouplement ne
seront pas comparables à un métissage ou une hybridation.
^/4 LES INFLUENCES ANCESTRALES
gris; mais leurs gamètes seront infectés, d'après le
calcnl des probabilités, (surtout si l'on admet que
la place est restreinte dans les gamètes), les uns de
microbes a seulement, les autres de microbes g
seulement; d'autres peut-être contiendront des
mélanges {a-\-g); on fera l'hypothèse qui con-
viendra le mieux à la narration des résultats des
seconds croisements. Si l'on admet que chaque
gamète ne peut contenir qu'un microbe, il y aura
disjonction des diathèses dans les gamètes. Et par
conséquent, dans les produits de seconde généra-
tion, il y aura des albinos purs, des gris purs et des
gris infectés d'albinisme. C'est exactement la nar-
ration de M. Cuénot.
La même narration sera évidemment applicable
à tous les cas d'hérédité mendéliennc.
En réalité, pour les souris, le cas est plus com-
pliqué que nous ne l'avons dit et que M. Cuénot ne
l'avait cru dans sa première note. 11 y a plus de
deux diathèses; il y a des souris noires et des sou-
ris jaunes; ce qui donne les pigmentations, ce ne
sont plus des microbes purs, mais des associations
de microbe:;; pour qu'une souris soit noire, par
exemple, il faudra qu'elle soit infectée à la fois par
le microbe spécilique mélanogène et par un autre
microbe chromogène, saiss lequel le premier ne
produit pas de matière noire; les albinos seront
dépourvus de microbe chrnmogène (ou, si l'on
préfère, pourvus d'un microbe qui empêche les
autres de produire leur couleur grise, jaune ou
noire; on fera l'hypothèse la plus adéquate aux
THÉORIE DES PARTICULES REPRÉSENTATIVES 275
résultats des croisemeiils). On conçoit donc que
des souris albinos, infectées néanmoins de micro-
bes mélanogènes, par exemple, pourront donner
des petits noirs, si on les croise avec une souris
quelconque pourvue de cliromogèncs, c'est-à-dire
non albinos.
Je ne fais que transcrire la narration de M. Cué-
not en mettant microbe à la place de particule
représentative et, dans l'espèce, cela ne change
pas grand'chose, puisque ces particules représenta-
tives sont précisément pourvues des propriétés
des microbes. En d'autres termes, je remplace les
particules repn'seninlives par des particules pro-
duclricfs de diallièses\ et cela n'a aucun inconvé-
nient au point de vue de la narration des expé-
riences qu'il relate; mais cela présente un grand
avantage en ce sens que cela met les diathèses,
les caractères à hérédité discontinue ou mendé-
lienne, en dehors des caractères à hérédité con-
tinue, qui sont précisément ceux dont la transmis-
sion aux enfants nous intéresse particulièrement.
Il est bien entendu que le bacille de Koch donne
la tuberculose, (juc la bactéridic de Davaine donne
le charbon, et l'on peut raconter de la môme ma-
nière qu'un microbe mélanogène donne du pig-
ment noir; mais il faut se défier d'un langage
1. On découvre cliaqiiû jour des microbes patliogèncs beaucoup
plus petits que ceux que le microscope permet de voir; quel-
ques-uns d'entre eux sont admirablement connus par leurs
( ITets ; ils traversent les pores des filtres. Voyez à ce sujetlarticle
de E. Roix, dans le Bulklin de l'inslilut Pasfovr, l'^ année, n° I.
276 LES INFLUENCES ANCESTRALES
que l'on employait jadis pour raconter la genèse
du nez et de la bouche et ne pas profiter des résul-
tats précédents pour annoncer qu'il y a dans l'œuf
un microbe rhinogène qui nous donne notre nez,
comme le voulait le système des particules repré-
sentatives. Il ne s'agirait donc pas d'hérédité pro-
prement dite dans les cas d'hérédité mendélienne,
mais bien d'une sorte de conlagion dont les ga-
mètes seraient l'objet. En tout cas, il est bien évi-
dent que ces phénomènes d'hérédité discontinue ou
de conlagion ne sauraient aucunement nous ren-
seigner sur les phénomènes d'hérédité continue
ou proprement dite. En accumuhmt des diathèses
on ne fera pas un homme, et, précisément, l'erreur
de la théorie des particules représentatives était de
croire qu'un œuf d'homme était formé d'une accu-
mulation de petits microbes. Les faits d'hérédité
mendélienne sont pour ainsi dire des accidents
surajoutés à l'hérédité normale, comme une maladie
est ajoutée à la physiologie normale d'un individu.
Le mot dialhèse, dans son sens ancien, me
paraît correspondre très heureusement à la défi-
nition des caractères mendéliens. Littré définit la
diathèse : « Une disposition générale en vertu de
laquelle un iiidividu est atteint de plusieurs affec-
tions locales de même nature. » La diathèse al])inos
se manifeste par exemple dans les poils blancs de
la souris et dans ses yeux dépigmentés ; la dia-
thèse noire, dans les poils noirs de la souris et
dans ses yeux noirs, etc. Les manifestations locales
d'une même diathèse peuvent être fort différentes
THÉORIE DES PARTICULES REPRÉSENTATIVES 277
les unes des autres suivant l'organe atteint; de
même la tuberculose osseuse diffère de la tuber-
culose pulmonaire. Un donne le nom de caractères
corrélatifs à ces dive'rses manifestations locales
d'une diathcse unique; je cite M. Cuénot : « Il
arrive très souvent qu'un certain nombre de carac-
tères, séparables dans une description, forment,
au point de vue héréditaire, un groupe inséparable
qui se transmet tout entier : ainsi, dans les croise-
ments de Pisum arcetise, il y a quatre caractères
qui s'héritent du môme coup : fleurs rouges,
taches rouge-violet à la base d'insertion des
feuilles, tégument de la graine jaune vordàtre avec
ponctuation violette et écusson brun brillant
(Tschermak); il est possible que ces caractères
résultent du développement d'une ébauche unique
du plasma germinalif. » [fiev. gén. se, p. 30S). Il
est plus simple de dire que ce sont les manifesta-
tions locales d'une même diathèse. M. Giard a
fait plusieurs remarques analogues : « Chez cer-
taines espèces telles que la Douce-Amère {Solanuni
dulcaniara), la Bardane {Lappa niinor), il est facile
de reconnaître les pieds à fleurs blanches long-
temps avant la floraison, par la teinte vert clair
du feuillage. Sur les OEillcts de Provence, j'ai pu
vérifier, grâce à M. B. Chabaud, de Toulon, que
la couleur rouge, jaune ou blanche de la fleur est
indiquée d'avance par la teinte corres[)ondante des
racines *. »
1. A. GuRD. Caracfèjrs dominanls Iransiloires chez cetiains
hybrides. C. R. Société de Biologir, 28 mais 1903.
?>i
278 LES INFLUENCES ANCESTRALES
Loin (le moi la pensée que. pour que des carac-
tères soient corrélatifs dans un être vivant, il faille
les attribuer à une diatlièsc; je suis au contraire
convaincu de l'unité du patrimoine héréditaire de
l'individu; mais l'interprétation par les diathèses
enlève toute obscurité à la dépendance observée
entre certains caractères mendéliens.
M. Cuénot donne, dans la Reoue générale des
ScieiKi's. une série d'exemples de caractères men-
déliens. Pour quelques-uns d'entre eux, il est évi-
dent que la première condition mendélienne (héré-
dité discontinue) entraine forcément la seconde
(prédominance d'un caractère), car il s'agit de
caractères incompatibles. Par exemple quand on
croise une Bryone dioïque avec une Bryone blanche
mono'ique, il est indispensable que le caractère de
dioïcilé se trouve seul chez les hybrides de pre-
mière génération, car une plante ne peut pas être
à la fois monoïque et dioïque; mais il n'en est pas
de même dans tous les cas; il se pourrait, par
exemple, que les souris qui ont à la fois l'infection
grise et l'infection blanche fussent d'un gris clair
au lieu d'être entièrement grises. Gela n'empê-
cherait pas les choses de se passer comme elles se
passent, à la seconde génération. Et il y a peut-
être lieu d'ajouter à la liste des caractères men-
déliens d'autres caractères qui ont bien la particu-
larité de l'hérédité discontinue, sans présenter de
Tlli:OrxlK DES PAnTICUI.ES REPRÉSENTATIVE^ 279
type dominant cl de type récessif. 11 sera facile de
s'en assurer par des observations suivies.
Les animaux tachetés présentent un cas inté-
ressant. Ceux qui ont, par exemple, des taches
blanches et des taches noires, peuvent être consi-
dérés comme ayant la double infection blanche et
noire, mais avec celte parlicularité que les deux
microbes, réparlis uniformément dans les espèces
à pelage uniforme, et y constituant une sorte d'as-
sociation fixe, sont, au contraire, libres l'un de
l'autre dans les individus panachés, de manière à
se dissocier et à se répartir en des régions diffé-
rentes du corps. Cette particularité de la dissocia-
bilité des deux microbes est héréditaire; M. Cuénot
a montré que le caractère panaché est récessif par
rapport au caractère teinte uniforme, ce qui n'a
rien de particulièrement intéressant. Mais il est
tout naturel, si l'explication précédente est bonne,
que la panachure ne soit pas héréditaire en tant
que disposition topo<jraphique. des taches ; c'est le ha-
sard de la dissociation des éléments chromogènes
au cours de l'évolulion individuelle qui détermine
les plaques colorées et blanches.
Je fais, depuis plusieurs années, une observa-
lion curieuse au sujet de chiens tachetés; il s'agit
d'animau-V qui ont, sur le corps, des taches d'un
blanc pur, des taches grises formées d'un mélange
de poils blancs et de poils noirs, et enfin, généra-
lement, au milieu de ces dernières, des taches
d'un noir pur; ce qui doit correspondre à l'exis-
tence de deux microbes, leucogône et mclanogène,
280 LES INFLUENCES ANCESTRALES
séparés ou juxtaposés, suivant les régions du
corps. Lepremier chien que j'aie observé ayant cette
robe particulière et qui existe encore, se tient
ordinairement sur le trottoir de la rue Denfert-
Rochereau, en face de la boutique du quincailler,
aux environs du numéro 98. Ce chien est vairon;
il a l'œil gauche d'un bleu de faïence. Depuis huit
ans, j'ai rencontré plus de 20 chiens ayant la même
robe et dont un seul avait les deux yeux nor-
maux; tous les autres présentaient la couleur bleu
faïence, soit aux deux yeux, soit à un œil, soit
même dans une partie seulement d'un iris. Ces
chiens appartenaient aux races les plus diverses,
ce qui prouve bien que les diathèses pigmentaires
sont indépendantes des caractères personnels et
sont, pour ainsi dire, surajoutées aux individus. La
diathèse mixte dont je viens de parler se manifeste
par le caractère bleu faïence de l'iris lorsque le
hasard fait que le microbe convenable se trouve
réparti dans la région de l'œil, des deux yeux, ou
même d'une partie de l'un d'eux seulement. Dans
le cas, cité par Darwin, des chats mâles blancs et
ayant les yeux bleus, la surdité est la manifesta-
tion de la diathèse pigmentaire dans la région de
l'oreille. Une diathèse se manifeste, dans chaque
partie du corps, d'une manière spéciale à cette
partie du corps et cela explique certaines corréla-
tions bizarres comme, par exemple, la pilosité des
feuilles des Mfitthiola qui ont les Heurs foncées, etc.
THÉORIE DliS PARTICULES REPRÉSENTATIVES 281
On mène fi:rand bruit, depuis quelques années,
autour de ces expériences d'hérédité discontinue ;
je voudrais seulement avoir montré, dans les pages
précédentes, que ces expériences n'ont pas la portée
qu'on leur attribue. Elles sont certainement très
intéressantes pour les horticulteurs et les éleveurs,
mais elles ne nous renseignent pas sur l'hérédité
proprement dite. J'ai déjà^, depuis plusieurs
années, attiré l'attention sur la nécessité de dis-
tinguer les cas d'hérédité proprement dite et les
cas de contagion par l'élément reproducteur (la
transmission héréditaire de la syphilis ou de la
tuberculose, par exemple, si elles ont vraiment lieu ;
celle de la pébrine des vers à soie, dans tous les
cas). Que ces symbioses de certains microbes très
petits avec les cellules des divers êtres vivants
soient très fréquentes, cela n'est pas pour nous
étonner; plus nous avançons dans la connaissance
des animaux et des végétaux, plus nous en cons-
tatons de remarquables. Et du moment qu'un
caractère suit la règle de Mendel, nous pouvons
raconter son histoire comme celle d'une diathèse
et supposer que ce caractère est dû à un microbe
qui infecte les éléments reproducteurs (sans être
pour cela touché par la maturation sexuelle). Chose
étrange, toutes les fois (|ue nous pourrons, comme
l'a fait M. Cuénot, appliquer, avec vraisemblance,
à la narration d'un phénomène, la théorie anti-
1. V. Y Unité dans Célrc vivant, p. 174.
24.
282 LES INFLUENCES ANCESTRALES
scienlifiqiie des particules représentatives, cela
nous prouvera précisément que ce phénomène
n'est pas un phénominc d'hérédité, mais de con-
tagion. La loi de Mendel ne nous fait faire aucun
pas dans la connaissance du mécanisme de l'héré-
dité ; elle ne nous renseigne aucunement sur la
manière dont la fusion du spermatozoïde et de
lovulo détermine les propriétés de l'individu nou-
veau ; elle nous apprend seulement que, dans ces
deux éléments sexuels complémentaires, il existe
des éléments parasites capables de transmettre les
diathèses de génération en génération. .Mais, je le
répète, ce n'est pas l'accumulation de ces diathèses
qui nous expliquera la formation de l'homme; le
phénomène de l'hérédité amphimixique, qui fait
qu'un œuf fécondé microscopique détermine un
homme avec son admirable mécanisme et son cer-
veau pensant, n'est aucunement éclairé par la
répartition des infections entre les descendants
d'ancêtres pourvus de diathèses dilférentes, suivant
le calcul des probabilités. A ce propos, un mot
encore en terminant: L'année dernière [Rev. (jén.
des se, 30 septembre 1903j, M. Cuénot m'a fort
courtoisement reproché d'avoir parlé des caprices
de l'hérédité amphimi.vique. Je m'étais un peu
étonné, à cette époque, de ms voir refuser le droit
de considérer comme capricieux le phénomène
qui, encore aujourd'hui, me paraît le plus capri-
cieux des phénomènes. Je trouve, dans le récent
article de cet auteur, l'explication de la remarque
de M. Cuénot : « Pour la première fois, dit-il, en
TIIKOIUIÎ DI-S l>A^TI(:L'LE^; [iEPI'.ÉSKNTATlVES 2S3
liuliaiil de doiiiiôcs cxpérinieiilales, les recherches
nouvelles ont permis (rinlroduirc (hins les phéno-
mènes héréditaires la /nrvisioii maUiriuiilhiuc cl lu
jiossiljilili' du prrciiii\ là où Von nr voi/ail que
linsnvdt'l caprice. » {/icv. (jrn. des se, 30 mars 190 i,
p. 303.) 11 s'agit, bien entendu, de la loi de Men-
del ; mais, d'abord, celle loi ne s'applique qu'à un
petit nombre de caractères à hcrcdilé discontinue
qu'il appelle mendéliens et que je préfère nommer
diathèscs; ensuite, même en ce qui concerne la
pigmentation des souris, caractère mendélien, le
résultat des accouplements croisés ne peut se pré-
voir avec précision, au point qu'on puisse afdrmer
que tel petit aura telle robe; on peut seulement
prévoir que, sur un grand nombre d'accouple-
ments, il y aura environ tant de petits de telle
couleur; on fait celte prévision par le calcul des
probabilités qui, précisément, autant que je lai
appris aulrefoi:'. s'applique aux cas n'ayaul d'au-
tre règle que le hasard.
CHAPITRE XIX
L'ATTRACTION SEXUELLE
§ 57, L'amour.
La généralité du processus de la reproduction
sexuelle m'a amené à penser que le phénomène
même de la vie élémentaire manifestée, l'assimila-
tion, contient les éléments du phénomène sexuel;
en d'autres termes, que la substance vivante elle-
même est bipolaire, que sa molécule contient un
pôle mâle et un pôle femelle et qu'un élément
sexuel mûr ne contient plus, au lieu de molécules
complètes, que les pôles de même nom des molé-
cules de l'individu reproducteur; par conséquent,
que deux éléments de sexe opposé et de même
espèce sont complémentaires et se complètent, en
effet, dans l'acte de la fécondation '.
Cette hypothèse permet de concevoir, par de
simples comparaisons physiques, V attraction
sexuelle qui se manifeste, dans toutes les espèces
vivantes, entre éléments de sexe contraire; et, quand
les individus sont unicellulaires. il n'y a aucune
difficulté de plus. Le « rut desinfusoires », comme
disait Balbiani, se réduit à une attraction directe
entre éléments sexuels mûrs.
1. V. Traite de Inologic, op. cit., cliap. iv.
l'attraction sexuelle 285
Il est moins facile d'arriver, en partant de cette
seule considération, à la compréhension de l'amour
qui se manileste entre mâle et femelle chez les
animaux élevés en organisation.
D'une manière générale, on peut considérer
comme établi, chez tous les animaux supérieurs,
le principe de la génération allornante que nous
avons signalée précédemment chez les Fougères
(v. § 54). Dans la profondeur des tissus de l'indi-
vidu, une cellule, que l'on peut comparer à la spore
de la Fougère, se développe en donnant lieu à un
amas cellulaire comparable au Prothalle; c'est dans
ce Prolhalle, parasite chez l'individu qui l'a pro-
duit, et appelé glande génitale, que se produisent
les éléments sexuels mûrs. Le dit prothalle se
comporte, d'ailleurs, comme un parasite et influe
sur la morphologie de son hôte, comme la larve
d'insecte cécidogène sur le tissu végétal qu'elle
habite; on donne le nom de caractères sexuels
secondaires aux modifications causées chez l'indi-
vidu par l'influence de son prothalle parasite; c'est
par ces caractères que l'individu portant un pro-
thalle à produits mâles (individu mâle) diffère de
l'individu portant un prothalle à produits femelles
(individu femelle).
Chez certaines espèces, les choses en restent là;
les oursins mâles vivent sur leurs rochers, côte à
côte avec les oursins femelles; quand les produits
génitaux sont mûrs, ils sortent dans la mer et là,
sous l'influence de l'attraction sexuelle, les sper-
matozoïdes rencontrent et fécondent les ovules; il
286 LES INFLUENCES ANCESTRALES
est évident, d'ailleurs, que des millions et des mil-
lions d'éléments sexuels se perdent purement et
siniplement,et se détruisent ou sont dévorés. Dans
ces espèces, le mâle ne connaît pas la femelle, et
il ne peut naître en lui aucun sentiment pour
elle.
Chez les animaux plus élevés en organisation, il
arrive, au contraire, que les différences sexuelles
secondaires prennent un caractère particulier et
donnent à Tindividu mâle et à l'individu femelle
un aspect complémentaire^ analogue à celui des
éléments sexuels eux-mêmes ; chez ces animaux, la
fécondation n'est plus livrée au hasard; les pro-
duits mâles sont déposés dans une cavité spéciale
oi^i ils ont les plus grandes chances de rencontrer
les produits femelles. Quelle est l'origine ances-
trale de celte particularité? Mystère! Les animaux
qui en sont doués ont été trop profondément mo-
difiés par la longue habitude de la copulation,
pour que nous puissions trouver en eux, aujour-
d'hui, les éléments primitifs de cet acte, lequel,
d'ailleurs, je le répète, n'est pas général, n'est pas
fondamental et obligatoire.
Peut-être, chez certaines formes ancestrales sim-
ples, l'évacuation des produits d'un certain sexe ne
sefaisantpasnaturcllementcommechez les oursins,
l'attraction par les produits de sexe opposé aidait
à cette évacuation salutaire ; le mâle cherchait
donc un soulagement * dans le voisinage de la
1. Car la présence d'une acciiniiilation de produits so\lio1s
dans lin individu lui est douldurcusc et nuisible.
l'attraction sexuelle 287
femelle et s'efToreait nalurellement de rendre ce
voisinaire plus immédiat en se servant, comme
toujours, des outils ([u'il avait à sa disposition;
c'est ainsi que, vraisemblablement, les caractères
sexuels secondaires des espèces copulatrices ont
pris peu à peu celte apparence dinslruments com-
plémentaires ; la sélection naturelle a, d'ailleurs,
développé ces caractères spéciaux par lesquels la
fécondation se trouvait assurée d'une manière plus
immédiate, et l'on peut même s'étonner que la
copulation, évitant la perte d'un grand nombre
d'ovules non fécondés, ne se soit pas imposée pro-
gressivement à tout le règne animal. Il est vrai
que, chez les oursins, par exemple, le nombre for-
midable des éléments sexuels lutte victorieuse-
ment contre l'inexistence du processus féconda-
teur; et puis, nous ne connaissons pas assez
riiistoire naturelle des oursins pour avoir le droit
d'affirmer que. aux profondeurs delà mer, certains
êtres nageurs ne favorisent pas la fécondation des
œufs d'oursin, comme les insectes assurent la
pollinisation des stigmates des fleurs.
Quoi qu'il en soit de la plus ou moins grande
vraisemblance de l'interprétation que nous venons
de proposer de la genèse du processus copulateur,
il est certain que, dans la lignée ancestrale des
mammifères, par exemple, l'habitude de la copula-
tion est infiniment ancienne; et, comme toutes les
vieilles habitudes, elle a fini par se fixer dans notre
organisme, indépendamment de toute relation
avec son utilité primitive ; ce qui est devenu natu-
288 LES INFLUENCES ANCESTRALES
rel chez les individus, ce sont les appétits copula-
teurs et les mouvements qui réalisent la copula-
tion. L'amour de Thomme pour là femme est aussi
éloigné aujourd'hui de son origine que la cons-
cience morale est distincte des considérations
utilitaires qui lui ont donné naissance. Et de même
que la conscience morale peut nous dicter des
actes contraires à la satisfaction de nos besoins
immédiats, de même l'amour, habitude ancestrale
fixée, actuellement affaire d'épiderme et de con-
tact voluptueux, peut aller contre son objet pri-
mitif et prendre un caractère opposé à la reproduc-
tion, comme dans l'églogue où Virgile chante les
ardeurs désespérées du berger Corydon.
Ce nouveau sentiment métaphysique, se mêlant
dans notre mécanisme à d'autres sentiments éga-
lement détournés de leur origine, le sentiment
moral, le sentiment religieux, le sentiment du
beau, etc., réalise, indépendamment de toute con-
sécration reproductrice ou même voluptueuse, la
plus haute chimère dont s'enorgueillisse la folie
humaine, l'amour pur, l'amour chaste, l'amour
céleste des nonnes et des saints i.
1. L'amour maternel, (jui a pris dans l'espèce humaine, une
si haute signification morale, n'a-t-il pas eu comme origine pre-
mière, chez les iemelles de mammilores, le souci d'être débar-
rassées de leur lait; chez les oiseaux ce serait tout autre chose,
et d'ailleurs, dans un très grand nombre d'espèces animales, le
sentiment maternel n'existe pas; les parents ne connaissent pas
leurs enfants.
PREMIER APPENDICE
COMPLÉME.NT AL § 3.
LES FORMES DE L'ÉNERGIE
La première acception du mot travail a, sans doute, été
purement humaine ; un homme disait qu'il avait travaillé quand
il avait réalisé, au prix d'un effort, une transformation utile
du milieu ambiant: on appelait énergie l'aptitude de chacun à
fournir plus ou moins do besogne, sa capacité de ti'avail.
Plus tard, on imagina d'employer au profit de l'homme
certains mouvements naturels ; le vent, les chutes d'eau nous
dispenseront d'écraser nous-mêmes notre blé ; la notion de
travail s'étendit à des machines dont le fonctionnement était
utile à l'homme ; on évalua Vénerrjie de ces systèmes de la
nature brute ; il fut possible do faire cette évaluation avec pré-
cision, de mesurer le travail produit, et la notion d'énergie
quitta le monde humain pour entrer dans la mécanique.
Diverses transformations du monde ambiant sont utiles à
l'homme.
Le déplacement plus ou moins rapide des objets les uns par
rapport aux autres produit des résultats extrêmement variés;
on réunit ces résultats sous la dénomination commune de tra-
vail mécanique.
La combustion et les autres transformations d'ordre chimique
déterminent :
D'une part, des phénomènes calorifiques que l'homme utilise
soit directement, pour se chauffer, soit indirectement pour
produire d'autres phénomènes chimiques (cuisson des aUments,
etc.) ou des phénomènes mécaniques (machines thermiques) ;
os
290 LES INFLUENCES ANCESTRALES
D'autre part, des phénomènes lumineux, dont l'iionimc se
sert, soit directement pour éclairer les objets qui l'entourent,
soit indirectement, pour produire d'autres phénomènes chimi-
ques (photographie par exemple);
D'autre part encore, des phénomènes électriques que
l'iiomnie n'emploie guère directement sauf dans certains cas
médicaux, mais qu'il utilise de plus en plus pour la production
de mouvement ou de réactions chimiques nouvelles.
Ainsi donc, en se servant convenablement d'une combustion,
on peut réaliser des transformations suivant tous les modèles
connus de l'homme; de même, un phénomène mécanique peut
donner naissance à des manifestations calorifiques, lumineuses,
électriques, chimiques; la chaleur solaire alimente les rivières
et les torrents en transportant l'eau sur les sommets ; elle fait
pousser les arbres dont le bois nous sert ensuite à faire du feu.
L'activité du monde ambiant se compose d'une série de trans-
formations de modèles différents; on donne à ces divers
modelés de transformations le nom de fermes de l'énergie.
Les savants du xix"^ siècle ont établi l'équivalence des diverses
formes de l'énergie ; ils ont appris à mesurer en nombre précis
la valeur particulière de chaque transformation d'un modèle
donné et ils se sont ensuite efforcés de montrer qu'une même
quantité d'une certaine forme d'énergie, se trouve toujours
transformée en des quantités équivalentes des autres formes
d'énergie, de manière que. à chaque instant, l'énergie totale
d'un système isoU n'ait pas varié. En réalité, c'est cette équi-
valence même qui a servi à évaluer les quantités d'énergie
autre que l'énergie mécanique, en fonction de l'énergie méca-
nique, seule mesurable dans le système fondamental des unités
humaines. Quoi qu'il en soit, le principe de la conservation de
l'énergie est aujourd'hui la base de tous les calculs scientifi-
ques.
11 faut bien remarquer d'ailleurs que, au cours de toutes les
recherches de plus en plus précises auxquelles a donné lieu le
principe d'équivalence, la notion primitive et humaine d'énergie
s'est légèrement modifiée; il ne s'agit plus aujourd'hui de
l'aptitude d'un système à fournir à l'homme plus ou moins de
travail ; on parle couramment de Vénergie utilisable par oppo-
PREMIER APPENDICE 291
sition avec une énergie inutilisable qui, dans l'ancienne concep-
tion, n'aurait pas eu de sons. Cette modification a été néces-
saire à la rigueur du principe de la conservation de l'énergie
dégagé de ses entraves humaines; par rappo7-t à l'homme le
principe de la conservation de l'énergie n'est qu'une loi appro-
chée à laquelle il laut joindre comme correctif un principe
d'évolvtion qui domine toute la physique. J'ai étudié ces ques-
tions ailleurs', je me contente d'en rappeler ici ce qui est
nécessaire à la compréhension de cette question qui dissimule
des préoccii])ations d'ordre métaphysique : « Les phénomènes
vitaux reprcscntent-ils une forme spéciale de l'énergie ? »
Et d'abord, qu'cntend-on par forme spéciale de l'énergie? Il
est entendu que les diverses formes de l'énergie connues de
l'homme sont transformables l'une dans l'autre et que, par
conséquent, rien d'e-'isenlicl ne permet de les séparer dans le
monisme universel: ce qui les distingue c'est l'aspect de leurs
rapports avec l'homme, c'est la manière dont l'homme les con-
naît, et, par conséquent, si nous n'attribuons pas au point de
vue humain une valeur absolue, rien ne nous contraint do
limiter, d'après les sensations de l'homme, le nombre des formes
d'énergie. La bielle d'une machine à vapeur reçoit du piston un
mouvement alternatif que son articulation avec la manivelle
transforme en un mouvement rotatoire ; le mouvement alter-
natif de va-et-vient et le mouvement rotatoire méritent-ils d'être
appelés des formes différentes de l'cnergio? Je me rappelle
avoir éprouvé, dans mon enfance, une grande difficulté à com-
prendre cette ti-ansformation de mouvement que la physique
élémentaire dont je disposais n'expliquait pas sulfisamment
(probablement parce que l'auteur avait jugé la chose trop
claire , et je n'ai pas oublié la joie que me procura la vue d'un
appareil de remouleur où il me fut possible de suivre plusieurs
jours, avec une admiration intense, le jeu de la bielle et de la
manivelle. Quant au jeu de l'excentrique, je ne le compris que
bien plus tard, quand je vis une machine à vapeur. Me rappe-
lant aujourd'iiui combien ces mécanismes m'ont paru extraor-
dinaires, je ne puis m'cmpôcher de me demander à quoi l'on
I. Les Lois naturelles, Pari-;, Alcan, 1904.
292 LES INFLUENCES ANCESTRALES
décidera que la différence entre deux modes d'activité est suf-
fisante pour qiron les rapporte à des formes distinctes de l'éner-
gie ; la régie la plus ordinaire est que toute activité qui se
transmet se transforme plus ou moins ; qu'appolle-t-on une
l'orme spéciale d'énergie ?
Si je raconte l'histoire d'une locomotive, je dis que la com-
bustion du charbon, par l'intermédiaire de la vapeur d'eau,
détermine un mouvement de va-et-vient du piston, par suite
d'une disposition spéciale de la machine ; ce mouvement de
va-et-vient se transforme, par l'intermédiaire d'un mouvement
rotatoire et du frottement des roues sur les rails, en un mou-
vement continu de translation en avant. Ai-je le droit d'établir
entre la chaleur et le mouvement du piston qui en résulte indi-
rectement, une ligne de démarcation plus profonde que celle
que j'établis entre le mouvement de va-et-vient, le mouvement
de rotation et le mouvement de translation? Peut-être ma seule
raison d'agir ainsi vient-elle de ce que j'applique primitive-
ment la même dénomination de movvcment à dos choses aussi
différentes qu'un va-et-vient, une rotation, une translation,
phénomènes qui, en réalité, n'ont de commun que la manière
dont nous les observons, avec nos yeux, tandis que nous son-
tons la chaleur par un autre procédé. C'est toujours le point de
vue humain.
Autre chose. Nous appelons forme d'énergie un modèle de
transformation. Si cela est, pouvons-nous parler d'énergie
atcumvlée sous une certaine forme? Y a-t-il une définition
statique des formes d'énergie?
Voici un litre d'eau suspendu à un mètre au-dessus d'un
point donné. Si ce litre d'eau descend d'un mètre il aura
accompli un certain travail facile à calculer ; mais ce travail,
l'accomplira-t-il forcément sous forme mécanique de chute?
Serait-il al)surde de supposer, par exemple, qu'une partie de ce
travail se manifestera directement sous forme calorique par
une évaporation suivie d'une condensation au niveau d'une
paroi froide?
Ce que nous permet d'établir le principe de la conservation
dé l'énergie, c'est une relation entre l'état initial et l'état final
d'un système, sans aucune allusion aux formes des phénomènes
PREMIER APPENDICE 293
intermédiaires. Et encore, l'état final et l'état initial sont-ils
suscoptiblos d'une description vraiment statique? Ce mot sta-
tique est daiigereuv et correspondu des idées fausses dans l'es-
prit de beaucoup de pliilosoplios.
Si l'on se place, par exemple, dans la théorie cinétique, l'as-
pect statique d'un système est simplement la conséquence de
cette particularité que la nature des mouvements qui s'y pro-
duisent ne subit, pendant qu'on les observe, aucune transfor-
mation, mais, d'après la forme qu'ont ces mouvements au moment
où on observe un iHat du système, on ne peut prévoir le modèle
de transformulidn qui suivra lorsque les circonstances change-
ront; on peut seulement calculer la quantité d'énergie qui
deviendra disponible dans certaines circonstances. Les considé-
rations relatives aux formes d'ènerfjie n'ont qu'un intérêt secon-
daire, se rapportant à des phénomènes advenlifs.
Voici, par exemple, une chute d'eau à débit constant; cotte
chute d'eau est entretenue indirectement par l'énergie solaire;
je remploie à faire tourner une turbine qui actionne une dynamo
et je me sers du fonctionnement de cette dynamo pour charger
un accumulateur. Qu'ai-je accumulé dans mon accumulateur?
l'énergie solaire, l'énergie de la chute d'eau, l'énergie de la tur-
bine ou l'énergie électrique?
Mon accumulateur chargé présente la particularité qu'il est
susceptible d'une description statique commode; l'ensemble des
phénomènes que je viens de décrire a pour résultat la fabrica-
tion de peroxyde de plomb; j'aurais pu obtenir la même fabri-
cation par d'autres procédés. De même, je puis utiliser l'énergie
accumulée sous cette forme particulière, soit'en faisant restituer
l'électricité par mon accumulateur, soit en transportant ailleurs
mon peroxyde de plomb et on l'employant à tel usage que je
voudrai. Entre ces deux étapes du phénomène, chaleur solaire
et peroxyde' de plomb, j'ai pu décrire un certain nombre d'in-
termédiaires, évaporation de l'eau, condensation, chute d'eau,
turbine, dynamo, mais je n'ai aucune raison de supposer que
ces intermédiaires ont, en dehors du point de vue humain, une
importance plus grande que d'autres intermédiaires que je né-
glige parce que je ne les connais pas.
On a l'habitude do dire qu'on accumule de l'électricité dans
25.
294 LES INFLUENCES ANCESTRALES
raccumulateur, parce qu'on so sert ordinairement de l'accnniu-
lateur pour restituer des courants électriques, mais on pourrait
s'en servir pour toute autre chose. De plus, on pourrait, au lieu
d'un accumulateur à lames de plomb, employer un appai-eil qui
ferait une toute autre synthèse chimique. Donc, d'une part, le
même accumulateur peut ôtre utilisé pour produire diverses
formes d'énergie, d'autre part, les mômes formes d'énergie peu-
vent déterminer'dans des accumulateurs différents des synthèses
chimiques toutes différentes. On voit tout ce qu'a de contingent
la considération des formes d'énergie.
Dans ce cas des substances chimiques, on emploie la même
expression, synthèse chimique, pour raconter la formation de
corps diff'érents; de môme pour le va-et-vient, la rotation et la
translation, nous avions employé le seul mot mouvement. La
môme question se pose donc, quoiqu'il s'agisse maintenant de
magasins statiques d'énergie. Y a-t-il des raisons pour donner
une dénomination unique à tous les magasins d'énergie chimique?
Il est facile du moins, si l'on prend cette détermination, d'ac-
coler à chaque magasin à'énergie chimique une dénomination
particulière, spécifique, savoir, précisément, le nom de Vespêce
chimique considérée.
Toutes ces considérations, un peu subtiles il faut l'avouer,
ne sont pas inutiles à l'examen delà question, que se sont posée
certains savants, de savoir si l'on peut trouver dans la vie une
forme d'énergie particulière. L'observation la plus élémentaire
nous prouve que les êtres vivants des diverses espèces se dis-
tinguent, non seulement par leur forme, mais par leur mode
d'activité : chacun agit suivant sa nature et, si l'on fait abstrac-
tion des dilïérences individuelles qui sont pourtant loin d'être
négligeables, il faudra du moins se résoudre, dans une première
approximation, à admettre l'existence d'autant de modèles de
transformation d'activité qu'il y a à!cspèces animales et végétales.
Chacun de ces modèles est extrêmement complexe et nous ne
pouvons actuellement donner d'aucun d'eux une description
totale qui nous permette de prévoir quel sera son mode d'ac-
tivité dans des circonstances données.
Y a-t-il quelque chose de commun à toutes ces formes spéci-
fiques d'activité? Cela est vraisemblable n priori puisque nous
PREMIER APPENDICE 295
savons ordinairement et sans difficultc déclaror que tel objet est
un (^tro vivant, que tel autre objet est un corps brut: notre
premier but doit donc ^tre de rechercher à quel caractère nous
reconnaissons que des mécanismes, aussi difl'érents qu'un han-
neton, un ver de terre et un navet, méritent la dénomination
conmiuno d'ùtrc vivants. Ce caractère nous ne le trouvons évi-
demment pas dans les résultats exlévicurs de l'activité de ces
trois espèces considérées comme des transformateurs d'activité;
ces résultats extérieurs sont en eflet spécifiques et ne présen-
tent aucun caractère do généralité.
Un homme consomme certains aliments et fournit du travail
d'homme ; un ver de terre consomme dos aliments difl'érents
et fournit un travail différent. Ce qu'il y a de commun à ces
deux cas c'est donc qu'un certain travail résulte, dans chacun
d'eux, d'une certaine dépense, mais on peut en dire autant de
n'importe (luelle machine qui n'est pas vivante.
Dans une maciiine à vapeur, on trouve une vérification du
principe de la conservation de l'énergie, c'est-à-dire que le
travail* extérieur total représente la valeur des matériaux
consommés, sauf une petite quantité, variable avec les machines,
et qui a eu pour effet de déterminer une modification intérieure
de la machine. La même chose se retrouve dans un être
vivant ; le travail extérieur fourni représente la valeur des
matériaux consommés, sauf une quantité, variable avec les
espèces, avec les individus, et même avec l'àgc des individus,
et qui a eu pour effet de déterminer une modification intrrieure
de l'être vivant.
On dit qu'un animal est adulte quand cette modification inté-
rieure est peu sensible pour une grande quantité de transfor-
mations extérieures ; considérons par exemple un homme dans
la force de l'âge ; nous pouvons rester un mois sans le voir,
nous ne trouverons pas qu'il se soit sensiblement modifié, et
cependant il aura, pendant ce mois, fourni le travail de sa
profession, fabrique de l'acide carbonique, de l'urine, etc., en
consommant de l'oxygène et des aliments variés. Si nous nous
1. Il est bien entendu que le mot travail représente ici, évaluées en une
unité commune, toutes les formes d'énergie restituées par la machine (cha-
leur, fumée, etc.)
296 LES INFLUENCES ANCESTRALES
bornions à l'étude des êtres adultes, nous aurions de la peine
à trouver la caractéristique commune des êtres vivants, chacun
d'eux se comportant seulement comme un transformateur
d'activité d'un modèle tout spécial. Puisqu'il n'est pas possible
d'établir de parité entre les transformations extérieures déter-
minées par les diverses espèces vivantes, nous devons
chercher le quid proprium qui caractérise la vie dans les
transformations inférievres qui accompagnent l'activité vitale, et
il est logique de s'attaquer pour cela aux époques de l'existence
individuelle pendant lesquelles ces transformations intérieures
sont le plus sensibles, c'est-à-dire de choisir tout autre état que
l'état adulte.
A l'état adulte, on pourrait écrire l'équation : « L'énergie
consommée par l'individu égale l'énergie transformée par lui
et restituée à l'extérieur, à très peu de chose près » ; c'est préci-
sément ce correctif « à très peu de chose près » qui va nous
être utile maintenant, car ce sont les petites variations de
l'individu qui, s'accumulant au cours des temps, nous permet-
tront de caractériser la vie.
Appliquons, par exemple, le principe de la conservation de
l'énergie à l'ensemble des transformations produites par un
homme depuis l'âge d'un an jusqu'à l'âge de trente ans; nous
pourrons écrire :
« L'énergie consommée par l'individu depuis l'âge d'un an
jusqu'à l'âge de trente ans, égale l'énergie transformée par lui
et restituée par lui pendant ces vingt-neuf ans, augmentée d'une
certaine quantité qui représente la différence entre l'énergie
emmagasinée dans l'homme de trente ans et l'énergie emma-
gasinée dans l'enfant d'un an. »
Entre l'homme de trente ans et l'enfant d'un an. les diffé-
rences sont multiples : elles se manifestent, tant dans le méca-
nisme que dans la quantité do substance constitutive et, suivant
les tendances de l'observateur, il sera plus immédiatement
frappé par telle ou telle de ces différences. Non seulement
l'homme est plus gros que l'enfant, mais il est une machine
tout autre qui fonctionne d'une manière tout autre.
Nous devons répéter ici ce que nous avons dit précédem-
ment pour les accumulateurs électriques ; un accumulateur,
PREMIER APPENDICE 297
chargé par un courant électrique peut, dans certaines condi-
tions, restituer un courant éloctiique, mais il peut, dans
d'autres conditions, rendre, sous une forme tout autre, l'éner-
gie qu'il a emmagasinée, et, ce qui est important au point de
vue de l'évaluation de cette énergie, ce n'est pas le dispositif
mécanique de l'accumulateur, mais la quantité de substance
chimique dont il est charge.
De même un homme de trente ans^ résidu de trente ans de
travail d'homme, peut, dans certaines circonstances, continuer
à fournir du travail d'homme ; mais il peut aussi, s'il lui arrive
un accident objectivement peu important, l'écrasement du nœud
vital par exemple, devenir un transformateur dune tout autre
nature dans lequel le principe de la conservation de l'énergie
ne cesse pas de s'appliquer.
Ce qui est donc important, au point de vue de l'évaluation de
l'énergie accumulée dans l'individu, c'est, lion pas le mécanisme
même de l'homme, mais la quantité, la nature et la disposition
des substances chimiques qui le constituent.
Ainsi, même en nous plaçant au point de vue énergétique,
nous sommes amenés à considérer connue un phénomène de
première importance la fabrication des substances chimiques
constitutives.
Non pas que la structure du mécanisme ne soit également fort
digne d'étude; nous avons vu, au contraire, que le point le
plus intéressant de la biologie est la constatation du parallé-
lisme établi entre la structure individuelle et la composition
chimique. Retenons seulement ceci, que la recherche, au point
de vue énergétique, de quelque chose de commun à tous les
êtres vivants, nous a conduits à une formule chimique. Nous
avons vu précédemment ce qu'il j' a de commun aux formules
chimiques dçs diverses espèces animales et végétales.
Ceci nous ramène à notre question initiale dont nous nous
sommes un peu écartés, nous devons l'avouer. Peut-on trouver
dans la vie une forme spéciale de l'énergie ? Si l'on accepte de
considérer autant de formes d'énergie qu'il y a d'espèces chi-
miques, la réponse n'est pas douteuse; il y a autant de formes
spéciales d'énergie que d'espèces vivantes, puisque chaque
espèce vivante a certainement son activité chimique propre. Si
298 LES INFLUENCES ANCESTRALES
l'on convient au contraire de réunii- sous rappellation com-
mune d'énergie chimique toutes les formes spécifiques d'énergie,
le problème se pose de savoir :
1° Si les énergies spécifiques des diverses espèces vivantes
peuvent être considérées comme entrant dans le cadre général
de Ténergie chimique, ou si elles s"en distinguent d'une cer-
taine manière ;
2° Si, (dans le cadre de l'énergie chimique ou en dehors de
ce cadi'e suivant la réponse à la première question), toutes les
énergies spécifiques méritent d'être réunies sous une dénomi-
nation commune d'énergie vitale.
Quand on se place au point de vue de la conservation de
l'énergie, on n'a pas à s'occuper des manifestations intermé-
diaires, et l'on se contente de comparer l'état initial et l'état
final ; au contraire, pour résoudre les deux questions précé-
dentes, il faut observer à chaque instant les manifestations de
tout ordre de l'activité vitale. De même, au point de vue de la
conservation de la matière, on se borne souvent en chimie h
constater que tous les matériaux qui sont entrés en jeu dans
une réaction se retrouvent dans ses produits ; il n'en est pas
moins intéressant de constater les manifestations calorifiques,
lumineuses, électriques, qui accompagnent ces réactions. Quel-
ques auteurs ont prétendu que toutes les activités vitales ont
pour conséquence commune la production de certains phéno-
mènes physiques qui n'appartiennent pas à la nature brute; un
ouvrage a été intitulé : La vie, mode de mouvement^. La décou-
verte récente des radiations \ a donné à ces idées une vogue
passagère, quoique ces radiations spéciales puissent tirer leur
origine aussi bien de corps bruts comprimés que d'êtres
vivants.
Nous ne connaissons pas de réaction chimique qui ne s'accom-
pagne pas de phénomène physique ; on peut même affirmer que
les phénomènes physiques sont différents suivant la nature
chimique des corps qui réagissent ; telle réaction donne de la
lumière bleue, telle autre de la lumière rouge ; il y a donc des
radiations de longueurs d'onde variées et qui correspondent à
1. PfiÉAi'BERT. Paris, F. Alcau.
PREMIER APPENDICE 299
dos réactions diiiiiiques bien déterminées ; si les réactions
vitales s'accompagnent de radiations dont les longueurs d'onde
sont comprises entre certaines limites, cela prouvera simple-
ment, cliez les substances vivantes, l'existence d'une particu-
larité chimique spéciale, ce dont personne ne doute puisque les
substances vivantes se dislingyent des substances brutes.
Au fond, derrière ces recherches, se cachent des préoccupa-
tions peu scientifiques et qui correspondent, si je ne me
trompe, à une erreur de métiiode.
Lorsqu'au lieu de Umiter notre observation à des êtres
vivants autres que nous, nous nous observons nous-mêmes,
nous constatons cette particularité spéciale de notre mécanisme
qui fait que nous pouvons observer et réfléchir ; et au lieu de
nous borner à la constater, nous avons la préoccupation méta-
physique de l'expliquer ; nous ne pouvons savoir si cette parti-
cularité existe en dehors de nous, mais nous avons une tendance
à croire, pour des raisons de similitude, qu'elle existe chez nos
semblables et qu'elle manque aux substances brutes ; aussi ne
sommes-nous pas fâchés de croire qu'une manifestation d'ordre
physique nous distingue des corps bruts, correspondant à
cette pensée dont nous nous supposons seuls propriétaires.
Qu'il y ait une relation de cause à effet entre notre activité
vitale et les radiations qui peuvent émaner de nous, cela ne
me paraît pas douteux, pas jjIus que je ne puis révoquer en
doute la liaison qui existe entre la combustion et la détonation
de la poudre ; mais que ces émanations constituent un trans-
port de notre pensée, cela me paraît n'être pas encore démon-
tré ; de même, quoique j'entende de loin le sifflet de la
locomotive, je n'ai pas la prétention de croire que ce bruit me
renseigne sur le mode d'activité actuelle de cette machine'.
Cependant la merveilleuse invention appelée phonographe peut
laisser espérer la découverte d'un appareil encore plus mer-
veilleux qui serait le phrènographc ; je ne sais pas si cela se
réalisera, mais môme alors que cette découverte serait réalisée,
cela ne prouverait pas que les radiations humaines représentent
1. En d'autres termes, la relation qui existe entre les phénomènes psy-
chiques et les radiations émanées de l'homme est peut-être très compliquée
au lieu d'être simple el immédiate comme le pensent quelques-uns.
300 LES INFLUENCES ANCESTRALES
une forme spéciale d'énergie : la voix humaine n'est pas d'une
autre essence que les vibrations sonores issues de corps bruts.
Or, si les radiations humaines ne diffèrent des autres radia-
tions que par leur longueur d'onde, elles entrent dans le cadre
de la physique des corps bruts ; l'influx nerveux paraît avoir, à
la vérité, une vitesse de propagation très spéciale, mais cette
vitesse est peut-être simplement caractéristique du degré de
viscosité de la substance du nerf; de même le son se propage
avec des vitesses différentes dans divers milieux. Si donc
l'on tient absolument à décider qu'il y a, dans les êtres vivants,
une énergie particulière, il faudra se rabattre sur des choses
non observables et déclarer, par exemple, que les mouvements
intramoléculaires des substances vivantes diffèrent de tous les
autres mouvements ; mais cette affirmation n'aura rien de scien-
tifique ; elle pourra peut-être conduu-e à des considérations
verbales, mais ce sera tout ; c'est ainsi que le docteur Bard a
démontré (?) le fait suivant : La vie est une force (?) à direc-
tion circulaire (? !).
Je demande pardon au lecteur d'insister si longuement sur
ces considérations qui paraissent étrangères au sujet de ce
volume ; elles ne sont pas inutiles à la compréhension du pro-
blème des influences ancestrales et il m'a paru indispensable
de les exposer longuement à cause de la tendance au mysti-
cisme qui semble avoir envahi tant de cerveaux à l'aurore du
vingtième siècle.
DEUXIÈME APPENDICE
L'INFLUENCE ANCESTRALE OU MILIEU MARIN
Que la vie soit un phcnomène aquatique, personne n'en a
jamais douté; l'assimilation ne peut pas plus se passer deau
qu'elle ne peut se passer d'oxygène et de corps azotés et car-
bonés; que cela se soit toujours passé ainsi, il est difficile de
ne pas l'admettre, et, par conséquent, on doit penser que la
vie a apparu dans l'eau. M. Quinton vient de le démontrer dans
un gros livre; il s'est, en outre, demandé dans quelle eau? A
cela personne n"a jamais répondu; on ne sait même pas (et je
crois qu'on ne saura jamais''^ si la vie a apparu en un ou plu-
sieurs points de notre globe et si l'on peut considérer les êtres
actuels comme descendant d'un ou de plusieurs ancêtres dis-
tincts. M. Quinton affirme que la vie a apparu dans la mer et
s'appuie pour cela sur le fait qu'il y a du sel marin dans tous
les milieux intérieurs des êtres qu'il a analysés; il va plus
loin; il annonce que le milieu intérieur des êtres actuels est
de l'eau de mer, plus ou moins diluée suivant les cas ; et il con-
sidère ce fait (?) comme résultant d'une conservation mysté-
rieuse du milieu vital phimitif; c'est même là qu'est le nœud
de sa démonstration de l'origine marine de la vie. Cette dilu-
tion, qui conserve uniquement les proportions du mélange de
sels de l'eau de mer, est vraiment bien curieuse; il me semble
môme que, dans un grand nombre de cas, le fait ne doit se
vérifier que si l'on convient de diluer l'eau de mer dans une
eau contenant déjà certains sels, des sulfates, par exemple, pour
l'algue barégine ou les sulfobactéries. Et cela admis, il n'est pas
besoin de faire des mesures; on pourra toujours déterminer un
26
302 LES INFLUENCES ANCESTRALES •
liquide qui, ajouté à une certaine quantité d'eau de mer, repro-
duise le milieu salin de l'être vivant considéré
Je suppose même, ce qui n'a pas lieu, que, dans tous les
milieux intérieurs des êtres vivants, on trouve de l'eau de mer
et uniquement de l'eau de mer pure? Ce serait de l'eau de mer
actuelle ; or, qui nous dira la teneur en sels des mers silu-
riennes? Alors que tout a évolué, la salure de la mer aurait-
elle seule conservé ses proportions initiales? Il me semble que
les sels dissous dans la mer proviennent des roches qu'ont
lavées, depuis l'origine, les eaux fluviales ou maritimes et que,
par conséquent, l'eau de mer a dû varier étrangement, tant
pour la concentration que pour la proportion des divers sels.
A moins que la mer n'ait été créée salée? Le bon Rabelais en
donne d'ailleurs une explication cliarmante : « Le philosophe
raconte, en mouvant la question pourquoi c'est que l'eau de
mer est salée, que au temps que Phébus bailla le gouverne-
ment de son chariot lucifique à son fils Phaéton, le dit Phaé-
ton, mal appris en l'art et ne scavant ensuivre la ligne éclip-
tique entre les deux tropiques de la sphère du soleil, varia de
son chemin, et tant approcha de terre qu'il mit à sec toutes les
contrées subjacentes Adoncq, la Terre l'ut tant chauffée
qu'il lui vint une sueur énorme, dont elle sua toute la mer, qui
par ce est salée; car toute sueur est salée. » {Pantagruel, liv. II,
rha|). i[). Et cette siicw provenait naturellement du milieu
intérieur do la terre qui était de l'eau de mer comme tous les
milieux intérieurs! 11 n'y a rien de nouveau sous le soleil!
TABLE DES MATIÈRES
l'ages
Di^nicACE A Emile Lacoir v
INTRODUCTION
La narration historique 1
PREMIER LIVRE
LIGNÉE ET VARIATION
§ 1. Plan du premier livre . 21
CHAPITRE PREMIER. — Les divers points de vue dans
l'étude de la vie 23
.!; 2. Pas de caractère physique commun aux êtres
vivants 23
§ 3. Le point de vue énergétique 2.")
S 4. Le point de vue morpliolo?;ique 29
CHAPITRE II. — Le point de vue chimique 34
§ 5. Hérédité et assimilation 3i
§ 6. Qu'est-ce qu'une loi approchée? 37
S 7. La destruction chimique.. .39
S 8. La variation chimique 41
§ 9. La variation transmise 42
§ 10. La variation est lente 48
CEIAPITRE III. — Le point de vue mécanisme. ... 51
§ 11. Le mécanisme individuel 51
§ 12. Le priticipe de Lamarck 53
§ 13. La succession des individus 57
304 TABLE DES MATIÈRES
§ 14. Lamarckiens et DanvinieiTi 61
§ 15. Hérédité ot éducation 63
§ 16. Le squelette 65
§ 17. Los caractères individuels G6
CHAPITRE IV. — La reproduction sexuelle 70
S 18. Impossibilité de prévoir le résultat d'un croise-
ment 70
§ 19. Parasitisme et symbiose 74
CHAPITRE V. — Les caractères psychiques 76
§ 20. Le langage psychologique 76
§ 21. Instincts et intelligence 89
DEUXIÈME LIVRE
LES CONSÉQUENCES INDIVIDUELLES ET SOCIALES
DE LA CONTINUITÉ DES LIGNÉES
§ 22. Plan du deuxième livre 83
CHAPITRE VI. — La canalisation du hasard 87
§ 23 87
PREMIÈRE PARTIE DU LIVRE II
LE DÉVELOPPEMENT ANCESTRAL DE L'ÉGOÏSME.
ORIGINE DE LA LOGIQUE
CHAPITRE VII. — Individu et expérience 102
^^§ 24. L'individu dans le milieu 102
§ 25. L'expérience 107
CHAPITRE VIII. — L'instinct de la conservation. . . 111
§ 26. Des bactéries à l'homme 111
§ 27. Le renouvellement du milieu intérieur 115
§ 28. L'alimentation 119
§ 29. Les conditions physiques 124
TABLE DES MATIÈRES 305
Pages
CHAPITRt; IX. — Les relations de l'animal avec l'am-
biance 129
S ."ÎO. Loxpoi'icnce dépend du jieni-o do vie 129
v^ '.M. L'oxpôrienco de la pesanteur l'?0
§ 32. L'expérience des corps solides 132
§ 33. La douleur i:î8
CHAPITRE X. — La peur l'iO
§ 3i. La conscience salutaire du danger 140
§ 35. La peur mystique et l'origine des dieux .... IVi
g 36. L'exploitation de la peur Ii8
CHAPITRE XI. — Les entités métaphysiques anthro-
poïdes lôG
§ 37. — Cause, force, âme Ijfî
CILVPITRE XII. — La mort 1G8
§ 38. La peur de la mort 1G8
§ 39. La crainte de l'au-delà 172
Î5 40. Le regret de la vie 176
§ 41. La liberté et la finalité 179
DEUXIÈME PARTIE DU LIVRE II
LE DÉVELOPPEMENT ANCESTRAL DE L'ALTRUISME,
ORIGINE DE LA MORALE
CHAPITRE xni. — Laltruisme reproducteur 183
§ 42. Individu et nuiltiplication 183
CHAPITRE XIV. — Les caractères acquis et la genèse
de l'absolu 191
S 43. La fraternité 191
§ 44. Le sentiment religieux 197
§ 45. La justice 200
§ 46. La responsabilité individuelle 203
CHAPITRE XV. — La vérité humaine 220
§ 47. De l'importance qu'il faut accorder aux senti-
ments dans la législation 220
306 TABLE DES MATIÈRES
Pages
§ 48. Le progrès 224
§ 49. Lart 226
§ 50. La inagio des mots 229
CHAPITRE XVL — L'évolution du langage articulé. 244
§ 51. Tradition orale et iiércditc 244
§ 52. Los déformations du langage et la règle celtique
des mutes 247
TROISIÈME LIVRE
LA DISTRIBUTION DES PARTICULARITÉS INDIVI-
DUELLES PAR LA GÉNÉRATION SEXUÉE
CHAPITRE XVII. — Le sexe 253
§ 53. L'ampliimixie, ou mélange des caractères des
parents dans la reproduction sexuée 253
§ 54. Les divers atavismes 260
I. Les caractères latents 260
II. Les variétés dues à la sélection artificielle. 261
III. Le retour dos métis à l'ancêtre 261
CHAPITRE XVIII. — La théorie des particules repré-
sentatives 263
§ 55. Elle est la négation de l'évolution 263
S 56. L'hérédité des diathèsosou hérédité mendélienne. 267
CHAPITRE XIX. — L'attraction sexuelle 284
§ 57. L'amour 284
PREMIER APPENDICE
Les formes de l'énergie. Complément au § 3) 289
DEUXIÈME APPENDICE
L'influence ancestrale du milieu marin 301
5177. — Paris. — Inip. Hemmerlé el C'^
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Echéance
The Library
University of Otta
Date Due
a 3 900 3 00 366 7 36 6 6
-
CE QH U431
.L37 1904
COO LE DaNTEC, F INFLUENCES
ACC# 1332560