Google
This is a digital copy of a book thaï was prcscrvod for générations on library shelves before it was carefully scanned by Google as part of a project
to make the world's bocks discoverablc online.
It has survived long enough for the copyright to expire and the book to enter the public domain. A public domain book is one that was never subject
to copyright or whose légal copyright term has expired. Whether a book is in the public domain may vary country to country. Public domain books
are our gateways to the past, representing a wealth of history, culture and knowledge that's often difficult to discover.
Marks, notations and other maiginalia présent in the original volume will appear in this file - a reminder of this book's long journcy from the
publisher to a library and finally to you.
Usage guidelines
Google is proud to partner with libraries to digitize public domain materials and make them widely accessible. Public domain books belong to the
public and we are merely their custodians. Nevertheless, this work is expensive, so in order to keep providing this resource, we hâve taken steps to
prcvcnt abuse by commercial parties, including placing lechnical restrictions on automated querying.
We also ask that you:
+ Make non-commercial use of the files We designed Google Book Search for use by individuals, and we request that you use thèse files for
Personal, non-commercial purposes.
+ Refrain fivm automated querying Do nol send automated queries of any sort to Google's System: If you are conducting research on machine
translation, optical character récognition or other areas where access to a laige amount of text is helpful, please contact us. We encourage the
use of public domain materials for thèse purposes and may be able to help.
+ Maintain attributionTht GoogX'S "watermark" you see on each file is essential for informingpcoplcabout this project and helping them find
additional materials through Google Book Search. Please do not remove it.
+ Keep it légal Whatever your use, remember that you are lesponsible for ensuring that what you are doing is légal. Do not assume that just
because we believe a book is in the public domain for users in the United States, that the work is also in the public domain for users in other
countiies. Whether a book is still in copyright varies from country to country, and we can'l offer guidance on whether any spécifie use of
any spécifie book is allowed. Please do not assume that a book's appearance in Google Book Search means it can be used in any manner
anywhere in the world. Copyright infringement liabili^ can be quite severe.
About Google Book Search
Google's mission is to organize the world's information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps rcaders
discover the world's books while helping authors and publishers reach new audiences. You can search through the full icxi of ihis book on the web
at|http: //books. google .com/l
Google
A propos de ce livre
Ceci est une copie numérique d'un ouvrage conservé depuis des générations dans les rayonnages d'une bibliothèque avant d'être numérisé avec
précaution par Google dans le cadre d'un projet visant à permettre aux internautes de découvrir l'ensemble du patrimoine littéraire mondial en
ligne.
Ce livre étant relativement ancien, il n'est plus protégé par la loi sur les droits d'auteur et appartient à présent au domaine public. L'expression
"appartenir au domaine public" signifie que le livre en question n'a jamais été soumis aux droits d'auteur ou que ses droits légaux sont arrivés à
expiration. Les conditions requises pour qu'un livre tombe dans le domaine public peuvent varier d'un pays à l'autre. Les livres libres de droit sont
autant de liens avec le passé. Ils sont les témoins de la richesse de notre histoire, de notre patrimoine culturel et de la connaissance humaine et sont
trop souvent difficilement accessibles au public.
Les notes de bas de page et autres annotations en maige du texte présentes dans le volume original sont reprises dans ce fichier, comme un souvenir
du long chemin parcouru par l'ouvrage depuis la maison d'édition en passant par la bibliothèque pour finalement se retrouver entre vos mains.
Consignes d'utilisation
Google est fier de travailler en partenariat avec des bibliothèques à la numérisation des ouvrages apparienani au domaine public et de les rendre
ainsi accessibles à tous. Ces livres sont en effet la propriété de tous et de toutes et nous sommes tout simplement les gardiens de ce patrimoine.
Il s'agit toutefois d'un projet coûteux. Par conséquent et en vue de poursuivre la diffusion de ces ressources inépuisables, nous avons pris les
dispositions nécessaires afin de prévenir les éventuels abus auxquels pourraient se livrer des sites marchands tiers, notamment en instaurant des
contraintes techniques relatives aux requêtes automatisées.
Nous vous demandons également de:
+ Ne pas utiliser les fichiers à des fins commerciales Nous avons conçu le programme Google Recherche de Livres à l'usage des particuliers.
Nous vous demandons donc d'utiliser uniquement ces fichiers à des fins personnelles. Ils ne sauraient en effet être employés dans un
quelconque but commercial.
+ Ne pas procéder à des requêtes automatisées N'envoyez aucune requête automatisée quelle qu'elle soit au système Google. Si vous effectuez
des recherches concernant les logiciels de traduction, la reconnaissance optique de caractères ou tout autre domaine nécessitant de disposer
d'importantes quantités de texte, n'hésitez pas à nous contacter Nous encourageons pour la réalisation de ce type de travaux l'utilisation des
ouvrages et documents appartenant au domaine public et serions heureux de vous être utile.
+ Ne pas supprimer l'attribution Le filigrane Google contenu dans chaque fichier est indispensable pour informer les internautes de notre projet
et leur permettre d'accéder à davantage de documents par l'intermédiaire du Programme Google Recherche de Livres. Ne le supprimez en
aucun cas.
+ Rester dans la légalité Quelle que soit l'utilisation que vous comptez faire des fichiers, n'oubliez pas qu'il est de votre responsabilité de
veiller à respecter la loi. Si un ouvrage appartient au domaine public américain, n'en déduisez pas pour autant qu'il en va de même dans
les autres pays. La durée légale des droits d'auteur d'un livre varie d'un pays à l'autre. Nous ne sommes donc pas en mesure de répertorier
les ouvrages dont l'utilisation est autorisée et ceux dont elle ne l'est pas. Ne croyez pas que le simple fait d'afficher un livre sur Google
Recherche de Livres signifie que celui-ci peut être utilisé de quelque façon que ce soit dans le monde entier. La condamnation à laquelle vous
vous exposeriez en cas de violation des droits d'auteur peut être sévère.
A propos du service Google Recherche de Livres
En favorisant la recherche et l'accès à un nombre croissant de livres disponibles dans de nombreuses langues, dont le français, Google souhaite
contribuer à promouvoir la diversité culturelle grâce à Google Recherche de Livres. En effet, le Programme Google Recherche de Livres permet
aux internautes de découvrir le patrimoine littéraire mondial, tout en aidant les auteurs et les éditeurs à élargir leur public. Vous pouvez effectuer
des recherches en ligne dans le texte intégral de cet ouvrage à l'adressefhttp: //book s .google . coïrïl
»X LiBRARY
LES JEUDIS
DE
MADAME CHA8B0NNEAU
ÀSToi'f nic^ ï'>«i>.
CHEZ LES MÊMES ÉDITEURS
(EUVRES COMPLETES
DE
ARMAND DE PONTMARTIN
FORMAT GRAND IN-18.
Causeries littéraires. — Nouvelle édition 1 vol,
Nouvelles causeries littéraires. — â« édition, revue et
augmentée d'une préface
Dernières causeries litt^.raires
Causeries du samedi. -^2" série des Causeries littéraires.
Nouvelle édition
Nouvelles causeries du samedi 9« édUion ;
Dernières causeries du samedi
Le Fond de la coupe. — NouvelleF
Les Jeudis de madame Charbonneau. — 4« édition
Les Semaines littéraires
Contes d'un Planteur db choux.
Contes et Nouvelles
La Fin du procès
Mémoires d'un Notaire
Or et Cunquant
Pourquoi je reste a la campagne
Clichy, Maurice Loignon, rue du Bac d'Asnières, 19.
?
LES JEUDIS
DE
MADAME ICHARBONNEAU
PAR
ARMAND/bE PONTMARTIN
QUATRliiR ÉDITION AUGUNTÉS D'UNE PH0A€E
PARIS
MICHEL LÉYY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
BVE TITIENKE, S BIS, ET BODI.EVABD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1863.
Tons drotfs rétoirés.
PRÉFACE
DE GLTTB 7«*0UY£LLE ÊDITIOR.
Ce livre a excité une telle surprise, qu'une
explication me semble nécessaire.
Les chapitres qui ont le plus ému le monde lit-
téraire, aTaienl paru, depuis prèsde trois ans, dans
la Semaine des Familles, journal dirigé par deux
hommes honorables entre tous, et qui ne passent
pas pour des incendiaires. La plupart avaient
été reproduits par le Journal de Bruxelles et par
m PRÉFACE.
quelques feuille s Je province, ainsi que Ton peut
s'en assurer en compulsant les rcjjislres do la So-
ciété des gens do lettres. De temps h autre des
amis me disaient : «Vous avez là les matériaux
d'uM joli volume : quand le publierez- vous? » Cosl
ainsi que Tidée de publier ce livre s*est emparée
peu à peu de mon esprit, et a fmi par me sem-
bler toute naturelle. Ce n'est donc pas une énor-
mité préméditée que j'ai commise; ce serait
plutôt une erreur d'appréciation ou d*optique.
Pouvais-je croire qu'un journal tiré à sept ou
huit mille exemplaires n^étail arrivé, en deux
ans, aux ycjix ni aux oreilles d'aucun de ceux à
qui je rendais leurs attaques? En consciencCi
rhumilîlé d^un auteur et d'un journaliste ne peut
aller jusque-là.
Vous me diies. je le sais, que cette première
publicité n'en était pas une, et, qu'ajaul enfermé
mon pamphlet dans une cave, je ne pouvais m'é*
tonner que nul n'eût réclamé. Prenez garde ! Je
tais vous répondre par le dilemme suivant : Ou
je crois être lu, et alors ma bonne foi est évi«
PRlEFACE. m
dente; ou, s'il m'est prouvé que mon nom, mis
au bas d'an article, n'attire pas un seul lecteur,
s'il m'est prouvé que le malheur des temps, Vin-
justice des hommes, mon défaut de savoir-faire,
ma réputation d'ennuyeux, m'aient peu à peu
amené, au déclin de ma laborieuse carrière; à
écrire dans les journaux assez obscurs, assez in-
connus pour que mes malices y restent inédites,
j'ai droit à cet état chronique d'irritation Aer«
veuse qui expliqué les livres tels que celui-là i
C'est cette même erreur, cette sécurité, absurde
si l'on veut, mais sincère, qui m'a amené, non
pas précisément à dédier mon livre à M. Sandcau,
mais à lui adresser ma préface, ce qui n'est pas
tout à fait la même chose. Une introduction n'est
pas une dédicace: la dédicace a des allures brè-
ves, expressives, absolues, qui placent un ouvrage
sous le patronage d'un nom. Ici, rien de pareil.
Mon livre était fait depuis longtemps, les épreuves
corrigées depuis cinq ou six mois ; mon éditeur
m'écrit que le volume lui semble un peu mince,
et me demande d'improviser une préface. J'étais
1? PRÉFACE.
à la campagne, à deux cents licuos de Paris,
n'ayant entre les mains ni ma copie, ni mes
épreuves. J'ai cru pouvoir adresser celle préface
àM. Sandeau, non pas, grand Dieu! pour faire
peser sur lui la plus légère parcelle de re -pensa-
bilité, non pas pour le compromettre dans mes
jugements et mes portraits, mais plutôt pour dire
à cet ami dontje m'étais un peu éloigné depuis qu'il
est dans les grandeurs. « Me voilà ! je suis tou-
jours là! La vieille amitié qui m'a fait écrire tanf.
d'articles sur vos romans, à l'époque où voire cé-
lébrité naissante ne dédaignait pas mon humble
appui^ cette vieille amitié n'est pas morte ; je
vous dédiai^ en 1845, mon premier ouvrage; je
vous ofjre^ en 1862, celui-ci, qui sera probable-
ment le dernier; et la preuve que je n*ai pas voulu
vous y compromettre c'est que j'ai môme évité de
vous flatter.» Voilà mon crime : je m'en accuse au-
près de M. Sandeau et du public : mais il y a
deux espèces de torts, et ceux où se révèle une
étourderieou un malentendu, ne sont pas les plus
graves.
PRÉFACB. V
Quant aux portraits, plus ou moins piquàntSi
mis dans la bouche â'Eàtid6mé, personne assu-
rément n'a pu leà attribuera un autncqii^à moi
seul. Dans un livre où lé dialogue tient iihesi
large place, il est^vident (Jde Tauteur, ne fôl-ce
que pourvarierla fôrm^, a le droit d'exprimer
sesjngèmehls en raisantipsrrlér sôi)interlocii<eurs;
ressentie] est qu'il en' &ssutneM>alQ la. ec8{Mènsa-
bilîté. Ofi s'y araiyi];ie si' pea; ipié le piu£^ malin
des journaux a tout natureUemfent porté à mon
compte plusieurs de ces portraiteij Ceci mlamène
à aborder une question plus généraloi
Les Jeudis de maédtneCkérbonneau sont une
satire contemporaine, la satire d'un Parisien dé-
chu où d'un protinclal en révolte; satire en prose
maihéùreuscmeilt; car si j'avais jeté sur ses. mai-
gres épaulcà lé velours de^ralexandrîii et les
dentelles de la rime rièhe^ toiM le monde Feût
acceptée. Or la satire a un privilège: l'exa*
gération, ou, si l'on aime mieux, la parodie
et la comédie; la parodie^ c'est -à^dife le côté
grotesque et excessif do ce que l'on met en
n PRÉFACE.
scène; la comi^ic, c'est-à-dire le verre grossissant
Et, à côlé de Texagération, la fantaisie, sa sœur;
la fantaisie qui a le droit d'inscrire au seuil d^
son domaine iLasciate ogni iperanza... de re-
connaître te) ou tel personnage dans les créations
de mes caprices. Depuis le modeste employé de
bureau jusqu'à la grande dame, mon imagi-
nation a tout fait et la vôtre perdrait ses peines
à chercher des noms en dehors de ceux que j'ai
eu ringénuilé de donner moi-même.
A qui pcrsuadera-t-on que des vaudevillistes
qui se rassemblent, échangent, en cinq minutes,
trente mots d'ar^of, et ne songent qu'aux moyens
de gagner de V argent avec des pièces à femmes?
Non ; mais l'argot, l'argent et les pièces à femmes
clant au nombre des plaies du théâtre moderne,
la satire'concentre ces traits épars et les met en
saillie.
Qui peut croire que nos spirituels chroniqueurs
racontent perpétuellement des niaiseries, comme
celles qui, dans ma pensée, n'étaient qu'une pa-
rodie? Non; mais cette parodie est justifiée par
PRÉFACE. ftt
le rôle démesure qu'a donne logiquemcn'. à ce
genre d'articles la législation actuelle de la
presse.
Et, dans un autre genre, lorsque, pour ôter à
mon livre d!liumori$te Tapparencc d'une œuvre
de parti, je me suis permis un léger badinage
aux dépens d*un homme éminent que j'admire,
que j'bonore et que j'aime, n'ai-je pas mulli-
pllé les lettres de Phidippe, afm que la charge^
à force d'élre visible, cessât d'être offensante?
De même, étant donnés ces sujets, vrais et
actuels : désillusions d'un provincial naïf en
présence de nos célébrités parisiennes; atmo*
sphère artificielle, créée par les flatteurs autour
d'une femme célèbre; grandeur et décadence
d'un critique, suivant qu'il se prête aux procédés
de complaisances réciproques, ou que, par con-
viction ou par iitimeur^ il tombe dans l'excès con-
traire, etc., etc., etc., etc.; étant donnés ces
cadres et quelques autres, la satire a le droit d'y
placer les figures^ telles que la mémoire del'auteur
les lui retrace î mémoire qui peut, à distance, s'é-
m PtitfkCK
garer sur quelques détails, mais non pas sur le
sens même de Tépisode elles principaux traits de
la physionomie.
Mais, me dit-on, pour qu'une pareille méthode
At acceptabley il ne faudrait pas mettre en scène
des personnages réels ; il n'eût pas fallu surtout
articuler les noms propres à la fin du volume.
Âh ! de grâce, ne me reprochez pas ce qu'il y a de
plus honnCte dans les Jeudis de madame Char^
bonneaul Aimeriez-voiis mieux, par hasard, ce
système perfidement habile, qui eût consisté à
créer des types assez élastiques pour mettre ma
responsabilité à couvert, assez reconnaissabics
pour satisAûre surabondamment la curiosité et la
malice? Ainsi ont fait, je le sais, la Druyère et le
Sage; mais d'abord ils avaient du génie, et je n'ai
un peu d'esprit que depuis trois semaines. Ensuite
il y a des nuances dont il sied de tenir compte.
Toutes les précautions étaient permises ou même
obligées en face des puissances de l'ancien régime;
toutes les équivoques nous sont interdites vis-à-
vis de nos égaux dans la société moderne. Je
f^nÉFACK. it
ron pronls 1res birn fju'un écrivain ait eu peur
(!ela Uasliilo : je n'admels pas qu'il ait peur de
ses confrères. Qu'y aurais-je gagne d'ailleurs? de
me cacher derrière ces pseudonymes comme der*
rière un buisson, d'èlre lenlc d'opposer aux ré-
ilnmnnis une dénégation commode, et de ne
pouvoir, sans des complications fâcheuses, recti-
lior \vs erreurs de détail et de date qu'il m'é-
lait presque impossible de ne pas commettre?
Quand on fait une imprudence, il faut la faire
lomplcte : mieux vaut une faute qu'une per-
Hdie ; mieux vaut une folie qu'une lâcheté.
Dans un pareil livre, en effet, il y a trois cho-
ses : les portraits, que l'auteur croit vrais, de
ceUe vérité excessive que la satire comporte;
les souvenirs ou épisodes, dont je suis certain,
elles détails, en très-petit nombre, sur lesquels
j'ai pu me tromper ou être trompé. J'en ai rec-
tifié deux ; de ces deux-l), il en est un, qui exige
de moi une explication très -franche, dussc-je
faire rire à mc^s dépens. Mon livre a paru le
H aviil, el, dès le 15, on m'a «S3ur<^, do Iciitcs
f Puirxct.
paris, qu'il soulevait des lempôlcs. Onze jours
après, le samedi 26, — je liens à tout préciser, —
je rencontrai, à l'angle du boulevard et de la rue
Tailbout, M. Ernest Legouvc.Il vînt à moi, me ten-
dit la main^ et me parla d'une façon si cordiale et si
chaleureuse, que j'en fus vivement touché. Je crus
— et qui ne l'aurait pensé à ma place? — qu'il
avait lu mon livre, et que, ne voulant pas s'en
offenser, il s* était amusé à me faire repentir de
mesépigramnies par son attilude plus affectueuse
que de coutume. Je rentrai chez moi, et, en
vue d'une édition prochaine, je reOs plusieurs
parties du chapitre qui le concerne. Dans cette
opération, je ne songeai qu'à son amour-propre
littéraire; car, Dieu merci! aucune question plus
grave ne pouvait être enjeu. Depuis, or: m'a
rappelé, dates en main, que la Lcture de la
comédie d'Alice ou le Nom du Mari, ami eu liei:
à la fin d'avril 1855, et, qu'à ccîie l'poque,
M. Ernest Lrgouvé était drjà, depuis près de deux
nioi?î, mcml^re de l'Académie fraricjaise. On m'a
demandé une rcctilication de date, que je no
PRÉFACE. XI
pouvais pas refuser ; mais, par un scnlimcnl tout
spoDlanCy j'avais fait d'avance beaucoup plus,
ainsi qu'on le verra dans rédîlion actuelle. J'avais
aussi compris la convenance d'effacer, dans ce
même épisode, jusqu'au pseudonyme sous lequel
on a cru reconnaître une femme entourée de tous
les respects. Mais, encore une fois, comment
auraîs-je pu me croire si coupable, quand ce cha-
pitre avait paru dans un journal dirigé par un des
écrivains favoris de la sociclé aristocratique, un
journal comptant bon nombre d'abonnés, sinon
dans les cafés et les cabinets littéraires, au moins
dans les salons du faubourg Saint-Germain et du
faubourg Sainl-Donoréî
Je ne veux pas prolonger ce plaidoyer : je
m'arrêterai à un dernier point de vue. On a dit
que ce livre était l'œuvre d'un ambitieux qui ne
trouvait pas sa forlune littéraire au niveau de ses
prétentions et cassait les vitres pour faire do
bruit. Je ne le crois pas, c'est plutôt l'œuvre d'un
désenchanté, j'allais dire d*un spleenihque en lit-
teralure. Un moment, les Jeudis de madame Char
m PBtFACB.
bonneau m'ont semblé lenir le milieu entre un
teslament et un suicide littéraire. Que sait-on
pourtant? Les vente et les flots sont changeants.
D y a des tpmpérameuts bizarres qu*une maladie
aiguë renouvelle et fortifie; il y a des crises qui
sauvent et dos orages qui fertilisent. Ce succès, si
peu prcva et si peu désiré, !e bruit qu'a fait mon
livre, les tempêtes qu'il a suscitées, cet acre par-
fum de tubéreuse substitué aux fades odeurs de
mauve et de camomille, cette atmosphère d'agi-
tation et d'ivresse, si nouvelle pour moi, tout cet
ensemble m'a démontré les inconvénients et les
avant«iges de ce genre d'ouvrages où mille défauts
sont rachetés par un peu de réalité et de vie;
mais tout cela aussi m'a révélé à moi-même, m'a
expliqué le vague malaise, l'intime souffrance
que j'éprouvais depuis longtemps. C'était le dé-
plaisir de me savoir ennuyeux sans être bien sût
que ce fût là ma vocation véritable; c'était cette
veine franche, vive, gauloise, épîgrammalique,
que je sentais en dedans, tandis qu'au cteliors
. s'épancb^iynt Icç banalités bienveillantes, les p6-
rRÉFACE. xni
nodes à ressorts et ces ambitieuses llradcs dont
M. Sainte-Beuve s'est si juslcmcnl moque. Que
mes confrères le sachent bien, cl que cet nvcu
;'.tlénae à leurs yeux mes crimes! Ce qui m'a pré-
disposé à celle exagération maladive dont mon
livre porle des traces, ce qui m'a irrité contre
mes amis et mes ennemis, contre autrui et conlrc
moi-môme, c'étaient bien moins des sarcasmes cl
des invectives dont chacun de nous, en dcHnitive,
a sa part, que celle lutte, celte résistance inté-
rieure de mon vrai genre contre le factice cl le
convenu. Maintenant que ferai-je de celte décou-
verte? Je l'ignore, et pcut-ctrc bien, après m'ctre
donné le plaisir de cette équipée, rcprcndrai-je
gravement le pas cl l'uniforme, la consigne cl
répauletlc de laine, pourvu que jncs chefs con-
sentent à ne pas trop me fusiller comme déser-
teur, reul-ôlre aussi fouillerai-je de nouveau dans
mes carions et mes souvenirs : chose singulière!
Le proverbe a raison : les extrêmes se touchent,
cl l'excessive ingénuité m'a conduit aux mômes
résultais que rexcessive prudence. Quand j'ar-
HT fREFACE.
rivai à Paris avec cette avidité, cet enthousiasme,
celte gloutonnerie littéraire que j'ai essayé de
peindre, je traitai mes bien-aimés confrères
comme les dévots traitent leurs saints et les
amants leurs fiancées. Le soir, en rentrant,
plein d'une extase béate, je crayonnais pieu-
sement sur (les tablettes tout ce que j'avais
vu cH entendu de curieux dans ces illustres com-
pagnies. Plus tard, beaucoup plus tard, quand
sont venues les lunes rousses, j'ai été tout surpris
de constater que ce qui n'était et ne voulait ôlre,
dans ma pensée, que trésor d'amoureux et pieuse
relique, pourrait devenir, en cas de nécessité ur-
gente, une panoplie d'armes défensives. Voici
donc aujourd'hui la situation finale : il est évi-
dent que je viens d'avoir ce que l'on a spiri-
tuellement appelé Télé de la Ponlmartin : une
hausse subite s'est faite sur mes pauvres actions
littéraires, qui passent d'emblée du Graissessac à
l'Orléans; enfin je suis élonné moi-même de là
quantité de jeudis que contient encore l'almanach
de madame Charbonncau. Nous les y laisserons,
PRÉFACE Xf
Dieu merci ! et je me hâte d'évoquer un souvenir
du plus charmant des poêles, comme on brûle du
boisde sanlal pour chasser les odeurs malsaines
// ne faut jurer de rien.
is« 14 mai 1802
Ar.MAND DE Pontmautih.
INTRODUCTION
UN ANCIEN ÂMI'
Il y a seize ans, je vous dédiai mon premier
ouvrage : pcrmeltez-moi de vous oiTrir celui-ci.
Si je voulais me rendre intéressant, je vous dirais
qu'il sera probablement le dernier. Ce que je
crois, du moins, c'est qu'il sera, dans ma vie lit*
téraire, une date, peut-être une crise.
* le maintiens cette introduction comme morceau littéraire*
HT INTRODUCTION.
J'avais d'abord songé à faire des Jeudis de
madame Charbonneau une sorte de protestation de
la province contre la centralisation parisienne ;
mais cette centralisation formidable offre ce ca-
ractère particulier, que tous^ tant que nous som-
mes, nous trouvons constamment d'excellentes
raisons pour la combattre, et que nous cherchons
sans cesse de mauvais prétextes pour lui céder ;
nous passons notre temps à en médire et à la
subir : celte thèse a donc tous les inconvé-
nients du lieu commun sans un seul de ses avan«
tages.
Il est trop naturel, d'ailleurs, de tomber du
côté oà l'on penche. Dès la trentième page, j'ai
été invinciblement entraîné à ajuster dans ce
cadre provincial mes souvenirs personnels et
parisiens. Ceci m'amène, mon cher ami, à aborder
avec vous une des faces de cette question déli-
cate.
i
tRTRODUGTtON. xv
Vons VOUS souvenez, j*en suis sûr, de nos pre-
mières rencontres, de ces commencements d'inti-
mité qae votre aimable accueil me rendit plus
doux encore, et auxquels je fais allusion dans un
des chapitres de ce livre : Heureux temps, où je
redevenais jeune par Tenthousiasme et Tespé-
rance! saisons printanières dont les meilleurs
moments s^écoulèrent dans ce joli pavillon de la
rue de Lille ou sur ce gracieux coteau de la Celle-
Saint-GIoud, au milieu du groupe choisi que réu-
nissait votre hospitalité charmante ! soirées déli-
cieuses où aucun nuage ne se glissait entre vos
hdtes, où Gustave Planche, Gleyre, Emile Augier,
Ponsard, tendaient une main amie au légitimiste
très-peu fier, à Vari$toerate un peu râpé! J'en
appelle à votre témoignage : Vous faisais-je alors
Feffet d'un énergnmène, d'un Zoïle, d'un détrac-
teur à priori de nos célébrités? Je ne demandais
qu'à estimer, à admirer et à aimer. Que de sym^
x^ INTRODUCTIOW.
pathies pour les œuvres! que d'illusions sur les
hommes I Ce n'était nas d'un goût de dénigre-
ment; mais d'un excès de confiance que vous
aviez à me préserver. Aussi obscur que peut
Tétre un grand homme d'arrondissement, aussi
âgé que les moins jeunes d'enlre vous, je puis
affirmer dans toute la sincérité de mon âme que
jamais le sentiment de mon infériorité ne dégé-
néra en un mouvement d*envie,
Maintenant, comment a-t-il pu se faire que, de
ce point de départ, je sois arrivé où je suis?
Comment l'agneau s'est il changé en hup, le
lilas en chardon, le ramier en hibou, l'or pur en
un plomb vil? Comment, sans trop d^invraiscm-
blance, a-t-on pu m'accuser d'apporter dans ma
critique tous les défauts contraires à toutes les
qualités que j'avais alors? Je ne saurais me le
dissimuler, il n'y a pas, dans la république des
lettres, de citoyen plus impopulaire que moi.
INTRODUCTION. xvn
Tai eu à traverser d'orageux trimestres, pendant
lesquels il m'était impossible d'ouvrir un journal
sans m'y heurter contre mon nom encadré dans
une malice, souvent plaisante, quelquefois gros-
sière. Je ne suis pas même Fréron, — ce serait
trop beau, — mais Patouillet ou Nonotte, une
espèce de long fantôme noir aux doigts crochus,
qu'offusque la lumière du soleil , et qui va, le soir,
ramasser dans les ruines quelque grosse pierre
pour la jeter à nos plus glorieuses statues. Jour-
nalistes de la démocratie en sabots, comme les
beaux esprits du Siècle^ ou en gants jaunes,
comme les raffinés de la Presse^ courtisans du
Palais-Royal, littérature officieuse, républicains
pour rire, vaincus de carnaval, libéraux de
mardi -gras, haute et basse bohème, tous m'ont
déchiré avec un ensemble d'autant plus édifiant
que j'étais plus faible, plus seul et plus désarmé.
En province même, où nos passions littéraires ne
ZV1II INTRODUCTION.
pénètrent pas, à Montpellieri dans celte ville in-
telligente, polie, savante, qui a é\é le berceau
d'une partie de ma famille et où je compte encore
des parents et des amis, il s'est trouvé un homme,
— heureusement, 6 ma belle France, c'est un
Anglais, -*- pour écrire ceci : a M, de Pont*
martin, à qui il sera beaucoup pardonné, parce
qu'il a beaucoup détesté I x> -*- Oui, j'ai lu, de
mes propres yeux lu cette phrase incroyable
dans le journal de M. Danjou, Tennemi des
nudités en marbre et un des plus sévères gar-
diens de la morale publique; — et personne n'a
réclamé !
Encore une fois, quel est le mot de cette
énigme? Youlez^vous, mon cher ami, que nous
le cherchions ensemble ?
Notre malheur à tous a été la révolution de
Février; et je puis me rendre cette justice, que
je l'ai, dès le premier jour, instinctivement mau-
INTRODUCTION xn
dite et haïe. Si, comme on Tassure, quelques-uns
de nos politiques les plus éminents se sont créés
an précédent fâcheux en saluant à son aurore
notre seconde République, on ne trouvera pas
pièce pareille dans mon dossier. Dès que j'ai eu
à ma disposition un carré de papier, je me suis
aUiré les colères rouges de la Réforme^ en racon-
tant rhistoire d'un invalide civil, pensionnaire
des Tuileries I mort pour avoir avalé un diamant,
et en annonçant à mademoiselle Rachel que la '
Marseillaise ne lui porterait pas bonheur. Cette
aversion instinctive n'avait rien de politique;
non : c'était l'homme de lettres qui se sentait
transporté, avec ses amis et ses adversaires, dans
uoe atmosphère malsaine et violente, où nous
allions tous perdre une des pins précieuses qualités
de la critique : la mesure. Quand les Proudhon, les
Raspail, les Blanqui, les Louis Blanc, les Gabet,
mettaient chaque malin en circulation les théories
jtx INTROBUCTIOîf.
les plus monstrueuses, quand le spectre de 93
était sans cesse évoqué et gloriûé^ quand les ma-
nifestations et les émeutes servaient de commen-
taires à chacune de ces pages sinistres, nul ne
songeait à s*étonner ou à se plaindre si les hommes
placés à l'extrémité contraire forçaient le ton pour
se faire entendre au milieu de cet inexprimable
chaos. A des folies, à des injures, à des menaces,
nous répondions par des duretés et des rudesseS|
et ce genre de polémique paraissait tout simple à
tout le monde, à commencer par nos antago-
nistes. C'était un orchestre, — un charivari, si
vous le voulez, — où le diapason était, de part et
d'autre, tellement haussé, que celui qui aurait
voulu ne jouer que la note juste aurait fait de
cette justesse une dissonnance. Nous avions, en
outre, pour complice la société tout entière; oui, la
société qui, enrageant tout bas de s*être laissé sur-
prendre, voulait se dédommager en détail et nous
ÏNTRODITCTIO!!. ai
excitait h redoubler de fureur, h ne ménnger per*
sonne, à briser les dangereux instruments de ses
plaisirs de la veille, à remonter aux sources de ce
d&ordre moral, dont la traduction brutale tapis-
sait les murs et courait les rues. On ne trouvait
jamais que nous en eussions assez dit, et nos vio-
lences les plus excessives furent écrites sous la
dictée des hommes du monde les plus distingués
et les plus polis. On est si terrible, quand on a
peur! Mes articles sur Béranger, qui ont mis
dans ma littérature, jusque-là si paisible, un peu
de bruit et tant d'amertume, sont de cette époque;
et, à celte époque, nul ne fut scandalisé de voir un
royaliste, deux fois vaincu, en juillet 1830 et en
février 1848, attaquer Thomme qui avait le plus
contribué à ces deux révolutions. Et madame
Sand ! il fallait entendre les cris de fureur qui
retentirent, lorsqu'on Taccusa d'avoir rédigé ce
fameux bulletin de la République, qui éclata
a.
nu INTRODUCTIOn
comme une bombe sur Paris consterné; il n'y
avait pas de roman, pas de chef-d'œuvre qui tint :
ce jour-là, si un vil réactionnaire de notre espècCi
oubliant Valentimf Andréa Mauprat et vingt
autres récits merveilleu)[| l'eût criblée de sar-
casmes et d'invectivesi il eût été le héros de la
ville, sinon de la cour. Et Victor Hugo ! on jouai
en 1850, sur un théfttre du boulevard, un mélo-
drame tiré de Pfotre-Dame de Paris. J'en profitai
pour montrer où nous avait conduits tout doucet-
tement cette Esméralda, fille de Marion Oelorme
et de Manon Lescaut (nous n'avions cependant pas
encore Marguerite Gautier et la baronne d'Ange);
et tel était alors le courant d'idées, que ma diatribe
qui, dix ans plus tard, aurait paru trop forte pour
VUniverSy obtint un grand succès de vingt-qualre
heures^ non pas, comme on l'a dit, auprès do
vicaire de mon village, mais auprès de mes con-
frères de la Société des gens de lettres. Et Eugène
INTRODUCTION. xxni
Sue! nous avions inventé, pour combattre sa
candidature, un brave homme, nommé Leclerc,
dont le fils avait été tué du bon côté des barri-
cades et dont on n*a plus jamais entendu parler.
Nous fûmes battus, comme toujours; mais quelle
verve, quelle véhémence, quelle indignation col*
leclive contre l'auteur de ces Mystères de Paru
qui nous avaient pourtant si passionnément amu*
ses ! Ainsi l'exigeait, ainsi nous armait en guerre
la société elle-même, cette société qui, dans des
jours plus calmes, avait su par cœur et s'était
raconté avec délices les chagrins de Mathilde, les
crimes de Lugarto, les vertus de Rochegune, les
prouesses de Rodolphe, les douleurs de Fleur«
de-Marie, la réhabilitation du Ghourineur et les
misères de Gouche-tout-Nu. Elle ne nous permit
pas même d'épargner ce noble et doux Lamartine,
le plus pur assurément de tous ceux qui ont fait
du mal à leur pays sans le vouloir et sans le
«IV INTRODUCTIOH.
savoir; Lamartine qui nous offrait pour sa rançon
de poêle, Graziella, Raphaël et Geneviève; Lamar-
tine, cet être léger et sacré, que Platon eût mis
peut-être à la porte de sa République, mais qui
du moins avait pacifié et apprivoisé la nôtre;
hélas! il fallut encore immoler celui-là; tant la
violence était dans Tair! tant les représailles
semblaient naturelles! Heureuses encore, heu-
reuses les républiques où Ton ne se grise qu*avcc
de l'encre !
Qu'en est-il résulté? ce que Ton pouvait aisé-
ment prévoir. Après celte phase ardente, quand
tout est rentré dans l'ordre, quand les plus pol-
trons ont été rassurés, quand toute cette démo-
cratie exubérante a été disciplinée et muselée, le
pli était fait, l'habitude prise; Vut de poitrine de
nos antipathies et de nos colères avait passé à
l'état chronique : nous ressemblions à ces chan-
teurs de province qui, à force d'avoir crié, ne
UINTRODGTIOR. xxr
penrent plus chanter. Noos étions atteints, les
nos contre les autres, d'une sorte de surexcita-
tion qui, chez plusieurs d'entre nous, n'est pas
encore calmée. Dans le fait, pourquoi ce qui pa-
raissait vrai en 4849, ne le serait-il plus en 1859?
Pourquoi ceux qui nous applaudissaient alors»
nous tourneraient-ils le dos aujourd'hui? Immé-
diats ou ajournés, les périls n'ont-ils pas la même
origine et la même cause? Y a-l>il une morale
pour les temps d'angoisses, et une autre morale
pour les temps de sécurité? Y a-t-il un goût, une
critique, une littérature à l'usage des gens qui
tremblent, et une autre littérature, une autre
critique, un autre goût à l'usage des gens tran-
quillisés? Théoriquement, cela ne devrait pas
être; en réalité, cela est : l'homme est une créa-
lare essentiellement inconséquente; la société,
c'est rinconséqucuce de chacun multipliée par
rinconséquence de tous. 11 y a plus : le régime
XXVI IliTRODUGIfOIi.
nouveau plaçait hors du contrôle» c'estpà-dire des
attaques de la presse, tous les pouvoirs politiques,
tous les personnages officiels qui avaient défrayé
autrefois la verve des journalistes. Il n'y avait
plus rien à faire ni à dire de ce côté-là. Il fallait
pourtant un dérivatif, une soupape à cet esprit
français, gaulois, frondeur, railleur, qui risque
d'éclater si on le comprime. Cette soupape, c'est
nous-mêmes, et à nos frais et dépens, qui nous la
sommes fournie à nous-mêmes. Nous nous som*
mes mis à nous déchirer mutuellement, entre
gens de lettres, faute de pouvoir dévorer des mi«
nistres, des ambassadeurs, des généraux et des
princes! Ainsi, d'une part, nous étions à peine
guéris de cet accès de fièvre de quatre années,
qui nous avait laissé, surtout aux vaincus, une
irritation nerveuse; d'autre part, cette irritation
ne pouvait plus s'exercer que sur nos confrères.
Et quelles différences, grand Dieu, sans compter
INTR0DUCTI0I9. nni
la 8nsceptibilité proverbiale de notre épiderme?
Quand des hommes tels que M. Guizot, tels que le
maréchal Bugeaud, tels que H. Thiers, tels que
le duc de Broglie, étaient attaqués, insultés même
dans un article presque toujours sans signature»
il n'y avait pas d'offense. La fonction» le service
public, le personnage couvrait Diomme : ce n'é-
tait pas un individu moqué ou invectivé par un
autre individu ; c'était une puissance sociale aux
prises avec cette puissance anonyme qu'on appe-
lait l'opposition ou la presse. Mais un simple et
très-simple homme de lettres qui vit de plain-
pied avec son persécuteur, qui n'est ni plus ni
moins que lui, et que l'on peut se montrer du
doigt sur le boulevard au moment où Tarlicle
qui V exécute circule encore de main en main!
Celui-là n est pas une abstraction, une généralité,
la personnification d'une idée, d*un pouvoir,
d*ooe doctrine : quand on le blesse, c'est bien
xxvin INTRODUCTION.
son sang qui coule! Assurément, il ferait mieux
de se taire, de pardonner, de s'en remettre à la
justice ou à TindifTérence du public, d'attendre
que le temps cicatrise sa blessure; mais deman-
dez donc cette preuve de patience ou de sagesse à
ces natures passionnées^ fiévreuses, irascibles,
qu'un rien exalte, que tout prédispose aux sensa*
tions extrêmes, et qui ont sans cesse à leur portée
l'inslrument de leur supplice — et de leurs repré-
sailles! On prétend que les ténors, les médecins,
les avocats, les généraux (pour ne citer que quel-
ques professions bien diverses), sont tout aussi
susceptibles, tout aussi enclins que les auteurs à
médire les uns des autres. Mais les ténors chan-
tent au lieu d'écrire; les médecins n'opèrent que
sur leurs malades; les généraux préfèrent l'ac-
tion à l'écriture, et les avocats soulagent leur
bile aux dépens de leurs clients : nous, au con-
traire, c'est notre dangereux privilège, que les
IHTRODUCTION. xm
occasions de nous attaquer mutuellement fassent,
pour ainsi dire, partie de notre profession même.
De là ces haines, ces querelles littéraires, qui
sont sans doute de tous les temps, mais qui,
ce me semble, s'enveniment et se multiplient
dans le nôtre. Et remarquez un détail que j'ai
pu Yérifîer à mes risques et périls. Dans ces
petites guerres à coups de plume, les plus
agressifs, ceux qui, par état ou par goût, ont
tour à tour immolé toutes les grandeurs et
toutes les faiblesses de ce monde, sont juste-
ment ceux qui s'étonnent et s'irritent le plus,
si une de leurs victimes essaye de riposter.
Au lieu de relire Corneille, et de répéter avec
Auguste :
Qaoi! tu Teux qu'on t'épargne, et n'as rien épargné I
Us éprouvent la sensation du chasseur qui verrait
tout à coup un lièvre au gîte se saisir d'un revol-
m INTRODUCTIOH.
ver et faire feu sur son ennemi* Puis, après ce
premier mouvement de surprise, quel redouble*
ment de colères et d'injures t
Voilà, mon cher ami, comment, sans Tocation
préalable, sans méchanceté naturelle, avec le
vif désir de trouver tous ses confrères bons, ai-
mables, spirituels, dignes de toutes sortes de
respects et d'hommages, on peut se voir, malgré
soi , transporté dans cette sphère orageuse où les
fleurs de rhétorique [se hérissent d'épines, attiré
par le tournoiement de cette meule où s'ai-
guisent les sarcasmes et les épigrammes. ce Je ne
déteste pas les coups, mais à la condition de les
rendre, » écrivait récemment un des maUres de
la critique contemporaine. Le mot est vrai el
triste, comme presque tout ce qui est vrai. Ce
qu'y perd la dignité des lettres, déjà si compro*
mise par les préjugés d'une partie du public, ce
qu'y deviennent ce calme, cette paix, cette liberté
IRTRODUGTlOn. x"'
d'esprit, si nécessaires à renfanlement des œu-
vres sérieuses, nous nous le sommes dit bien sou-
vent, vous pour vous encourager à rester dans
votre rôle de conteur cher à toutes les imagina-
tions délicatesi moi pour prendre d'excellentes
résolutions auxquelles j'ai maintes fois manqué»
Afin d'élever un peu la question et d'échapper
i ce moi qui n'a pas cessé, depuis Montaigne,
d'être baissablei laissez-moi vous signaler deux
symptômes qui m'ont frappé dans ces querelles,
et qui me semblent appartenir plus particu-
lièrement à notre époque. La vanité, chez les
gens de lettres, est certainement un bien vilain
défaut; mais d'abord on pourrait invoquer en sa f
faveur la parole évangélique : a Que celui qui n*a
pas péché, lui jette la première pierre! » Ensuite,
ce défaut est l'envers de qualités, d'illusions du
moins, sans lesquelles le travail du litlérateur ne
serait qu'un supplice continuel. Évidemment,
xnn INTRODUCTION.
rhomme qui, arrivé à un certain âge et ayant
déjà écrit, persiste à écrire encore, est un idiot
s'il ne croit pas avoir du talent, ou un hypocrite
8*il a l'air d*étre de Tavis de ceux qui lui en refu-
sent. Inhérente d'ailleurs à l'exercice même de la
|)ensée, la vanité, — qui chez les hommes de
génie s'appelle l'orgueil, — ne peut pas comp-
ter parmi les bas instincts de la nature humaine :
il sied donc de l'amnistier ou à peu près. Mais,
depuis quelque temps, et surtout chez nos nou-
veaux auteurs, la vanité semble constamment se
doubler d'une question d'argent : ceci tient à la
physionomie de plus en plus commerciale que
prend notre littérature : on a très-bien fait, à
coup sûr, d'organiser son budget, de créer dqs
caisses, de grossir les droits d'auteurs, de fixer
et de prolonger la propriété littéraire, de s'arran-
ger, en un mol, pour démentir la tradition pi'o-
verbiale qui veut que les écrivains et les poclcs
INTRODUCTION. xxxiii
meurent de faim. Dans notre siècle, où le super-
fia devient de plus en plus le nécessaire, il eût
clé cruel et absurde que les travailleurs, les hom*
mes de talent demeurassent condamnés au brouet
noir, pendant que les agioteurs s'enrichissaient
en dix minutes. Par malheur, les mœurs de ces
hommes d'argent, qui ont failli devenir nos mai-
Ires, ont pénétré et fait école parmi nous. Au-
jourd'hui un grand succès est surtout une bonne
affaire. On évalue avec admiration et envie les
sommes qu'ont rapportées le Dm Job et le Pied
de Mouton, celles que rapportent les Intimes. Le
erilique qui parle d'un livre nouveau avec une sé«
vérité polie, n'est plus du tout un juge qui exerce
QQ droit; il n'est plus même un censeur morose
qui blesse une vanité, un esprit mal fait qui mé-
connaît les beautés et exagère les taches; il est
bien pis que tout cela ; on le traite de créature
malfaisante, coupable d'avoir diminué les béné*
miv INTRODUCTION.
fices d'une affaire, d'avoir entravé la circulation
m
d'un objet de négoce. L'auteur critiqué semble lui
dire : « Attendez au moins que ma première édi-
tion soit vendue! » — C'est le contraire de l'In-
liméy criant : <x Frappez, j'ai quatre enfants à
nourrir! » — Il y a eu, dans le bizarre épisode
de Gaètana^ un détail que l'on n'a pas remar*
que, parce qu'il est tout à fait en harmonie avec
ces nouvelles mœurs dont je parle. L'auteur de
Gaétana a écrit quelque part : « L'élite des polis-
sons de Paris (ceci n'est rien, c'est le mot de
l'homme en colère), qui m'ont volé le fruit de
sept ou huit mois de travail. » — Voilà le trait
de mœurs. M. Âbout a dix fois plus d'esprit qu'il
n'en faut pour savoir que sa pièce est très-mau-
vaise; qu'elle aurait eu, dans des circonstances
ordinaires, sept ou huit représentations, dont
six au moins devant les banquettes; il sait
aussr que l'écrivain qui travaille pour le théâtre
INTRODUCTION. xuv
eoQrt une foule de chances : n'élre pas reçu^
n*étjre pas joué| n'être pas applaudi, n'obtenir
qu'un succès d'estime, etc., etc., et que, par
conséqaenty le fruit de son travail peut très-bien
être perdu sans qu'il ait à réclamer les moindres
dommages-intérêts. U sait en6n que les choses
ont toucné de fagon à rendre Gaétana^ sinon
aussi glorieuse, au moins aussi lucrative que pos-
sible. N'importe! le naturel s'est trahi; la plaie
d'argent a crié plus fort que la blessure d'a-
fflour-propre.
A ce symptôme s'en ajoute un autre qui l'ag-
grave et le complète. Qui dit commerce^ dit
annoncci et, en effet, c'est sous l'annonce aujour-
d'hui que disparait la vraie critique. Ce qu'il y a
de plus difficile, de plus dangereux et de plus
rare, dans la littérature actuelle, c'est la vérité*
U en est du public des livres comme de celui de
nos théâtres ; d'un côté, la masse indifférente ;
xxxTi IHTRODUCTIOll.
de Taulre, le groupe des claqueurs. Or, ces
claqueursy ces amis, ces compères, font leur office
tellement en conscience, leur admiration est tel-
lement montée de toni ils entourent l'auteur
d'une atmosphère si chargée d'enthousiasme et
d*encenS| que la moindre restriction, la plus lé-
gère critique lui fait Teffet d'une insulte ou d'un
blasphème. Si l'on essaye de réduire à leur juste
valeur des œuvres surfaites et des succès factices,
on est aussitôt assailli par une foule d^Oronlcs
mal élevés, qui traduisent en langage d'atelier ou
d'école normale, le:. Je voudrais bien^ pour
voir...^ de l'homme au sonnet. Si on laisse en«
tendre à des fantaisistes ou hnmortsts spirituels,
qu'ils n'ont pas encore tout à fait détrôné Sterne,
Lesage et Voltaire, on devient leur persécuteur,
leur ennemi. Gomment en serait-il autrement?
L'exagération, la convention, la commandite,
l'assurance mutuelle, régnent en souveraines dans
^ INTRODUCTION. xxxvii
I le monde des lellrcs: on ne juge plus; on aime
on on déteste, ou bien encore on loue avec rage
pour être loué à outrance. Les habiles, ceux qui
yeulent que rien ne trouble désormais leur
quiétude, s'en tirent, ou, comme M. Théophile
Gautier, à l'aide d'une bienveillance universelle,
olympienne, qui rayonne également sur H. Ca-
mille Doucet et sur M. Barrière, sur M. Yacqucrie
et sur M. Laya, ou par des prodiges de diploma-
tie qui nous forcent de chercher leur vraie pen-
sée sous des enveloppes sibyllines. Peut-on s'éton-
ner, dès lors, qu'un homme isolé, bienveillant,
mais indépendant, sympathique au talent, mais
récalcitrant aux consignes, d'autant plus aigri par
l'injustice de ses confrères qu'il leur apportait plus
d'alTection et de confiance, soulève sous ses pas
des bourrasques et finisse par leur emprunter,
lui aussi, quelque chose de leur mqussaderie et
de leur violence?
XXXVIII INTRODUCTION.
S'ensuit-il que je prétende ne m'êlre jamaw
trompé? Hélas ! non, mille fois non : les questions
de littérature et de goût ne sont pas soumises aux
mêmes lois inflexibles que les questions de morale,
de religion et de politique* Celles-là auraient
faute de mieux, I^hopneur pour gardien; mais en
matière littéraire, quand on fait de la critique
depuis vingt ans et que tant de points de vue ont
changé^ Tobstination absolue serait le fait d'un
fanatique ou d'un sot. Oui, je me suis souvent
trompé ; j'ai été trop agressif contre d'admirables
talents de qui je n^aurais jamais dû oublier qu'ils
avaient été les enchanteurs de mon heureuse
jeunesse: j'ai cru madame Sand finie et con-
damnée lors de ses Mémoires : elle m'a répliqué
par une gerbe de magnifiques récils. J'ai donné
lieu de croire que j'étais insensible au merveil*
leux génie de Voltaire, moi qui ne le hais que par
peur de trop Tadrairer. J'ai attaqué trop aveu-
INTRODUCTION. mix
glëmenl le réalisme, qui n*6$t que la forme,
encore indigeste, mais vivace, de l'art démocra*
tique, c'est-à-dire du seul art possible au dix^
nemrième siècle. Enfin j'ai essayé de faire de la
littérature aristocratique, et je ne me suis pas
aperçu que raristocratie avait toutes les qualités
possibles, mais qu'elle les gfttait par le même
défaut que la jument de Roland : elle était morte.
Et cependant, là encore, n'ai-je pas été victime
d'une inconséquence? Quel mal ne dit-on pas,
dans les romans, au théâtre et ailleurs, des riches
qui restent oisifs, des gentilshommes qui donnent
à la société active le spectacle de leur désœuvré»
ment, toujours inutile, souvent coupable? Or, si
le plus humble de ces gentilshommes, si le plus
pauvre de ces ricbea, cédant à une vocation,
malheureuse peut-être, mais sincère, se donne à
la littérature, non pas à cette littérature des pri«
vilégiés qui n'est qu'un luxe de plus, mais à
XL INTRODUCTION.
celle qui impose un travail incessant, use les
forces, affronte les orages, accepte et aiSrme l'é*
galité moderne et finalement n'obtient ni cou-
ronnes, ni récompenses, on le traite en intrus;
il semble qu'il usurpe sa place au soleil, que ses
confrères doivent l'en chasser par droit de nais-
sance et par droit de conquête ; et dans ces pré-
tendus avantages qui ne le rendent ni paresseux,
ni fier, qu'il oublie et abdique en prenant la
plume, on cherche une condition d'infériorité, par-
fois même de ridicule !
Au milieu de ces dissidences, de ces injustices,
de ces représailles, de ces discordes civiles et in-
civiles qui ont si tristement troublé notre beau
ciel littéraire, gardons au moins, mon cher ami,
deux choses intactes : cet art délicat et charmant
dont j'ai été le Lapeyrouse et dont vous êtes le
Colomb; et cette amitié qu'ont épargnée, Dieu
merci! nos vicissitudes publiques. Laissez-moi
inTRODUCTIOR. ai
terminer celle trop longue préface par une image
emprunlée à ma vie rustique. Je visitais Tautre
jour une grange abandonnée qui a fait partie du
riche domaine de la Chartreuse de Villeneuve.
Celle grange fui incendiée au commencemenl de
la Révolution : puis sont venus les acquéreurs
des terres, dont aucun n'a voulu se charger de ce
bâtiment à Taspect sinistre, dont les murailles et
la toiture tombaient en ruines. Alors a commencé
un travail de destruction qui dure encore: à
chaque ondée de pluie, à chaque bouffée de mis-
tral, une cloison se lézarde, une pierre se détache
de la voûte, une marche de Tescalier s'effondre
et va grossir l'inextricable chaos de buissons,
de tuiles et de débris. De temps à autre, un men-
diant vient passer la nuit dans ce gîte ouvert à
tous les vents ; d'antres fois, des malfaiteurs y ont
attendu à la brune et dévalisé des charretiers cn-
dormiSf des cultivateuis attardés. Une légende lu-
XLii INTRODUCTION.
gubre a fini par s'attacher à cette ferme maudite
dont la physionomie désolée saisit les imaginations
populaires et m*a donné le frisson.
Mais voici que dans une cour intérieure, au
milieu de cet amas de décombres, un paysan
octogénaire m'a montré un vieux pied d'aubé*
pine^ qui, dit-il, est là depuis près d*un siècle.
Ravivé par notre printemps hfttif, cet arbuste
allait fleuriri et une petite fauvette & tête noire
y commençait déjà son nid. Àinsi^ dans ce coin
désert qu^avaient marqué de leur empreinte les
ravages du temps, les passions de l'homme, ses
crimes et ses misères, Tœuvre de Dieu se révélait
encore à moi dans toute sa fraîcheur et toute sa
grftce. Là où les hommes avaient mis le feu, la
ruine, le meurtre, la pauvreté, le vol et l'aban-
don, Dieu mettait un oiseau et une fleur. Que ce
soit là, mon ami, un emblème! Le malheur des
temps, les vicissitudes politiques, les querelles de
INTRODUCTION. Xtiit
partis, nos déceptions, nos resscnlimenls, nos
colères, ont accumulé en nous et autour de nous
bien des débris : conservons au moins l'aubépine
et la fauvette ; une fleur et une chanson !
Armand de Pontmartin.
f avril 1861
LES JEUDIS
»C
MADAME CHARBONNEAU
Refusé à la Comédie-Française I... Sifflé au théâtre
Beaumarchais I Et voir réussir des rapsodies comme le
Demi-monde^ Dalilah et les Effrontés ! Décidément l'art
s'en va, le goût s'en va, la société s'en va, les mœurs
s'en vont, les rois s*en sont allés, les dieux s*en iront;
c'est pourquoi je m'en vais aussi. Ingrat Paris, tu n'au-
ras pas ma copie! Me voici revenu à C..*, ma ville
natale.
C... jouit d'une réputation très-usurpée. D'abord,
on m'y prend au sérieux, et il est avéré, parmi mes
compatriotes, que je suis un grand homme méconnu,
à qui il n'a manqué qu'un peu d'intrigue pour
remplacer M. Briffaut à l'Académie; ensuite, c'est
une jolie ville située dans un pays charmant. On y
est de première force au whist, on y fait bonne
chère; on y aura un chemin de fer en 1864. £•••
t
s LES JEUDIS DE MADAME GHARfiONNEAU.
possède une bibliothèque, bien connue de M. Libri,
une salle de spectacle, où Ton joue la Tour de Nesle
tout aussi bien qu'à Montbrison, et où Ton cliante
Robert le Diable pas plus mal qu'à Angouléme. Donc,
décentralisons! Soyons ici comme Coriolan chez les
Volsques, comme Thémistocle chez les Perses > et
qu'un jour Paris, stupéfait de ma gloire, regrette de
m' avoir laissé partir !
Justement les lettrés du pays, sachant que j'étais
dans leurs murs^ ont eu une idée lumineuse : ils ont
décidé madame Charbonneau, la femme du directeur
de l'enregistrement, à donner, tous les jeudis, un thé
avec prohibition absolue de boston et de bouillotte.
On causera littérature, beaux-arts, théâtre, voyages,
épisodes de la vie mondaine. Les commérages seront
interdits; les conversations sur la garance, Voidiumy
la maladie des vers à soie et le drainage, sévèrement
défendues. On aura de Tesprit, c'est dans le pro-
gramme. De temps en temps, le monsieur de Paris
(c'est de moi qu'il s'agit) résumera les questions, les
saupoudrera de bons mots, et, s'il y a lieu, le secré-
taire de la mairie en inscrira le procès-verbal sur un
grand registre à fermoirs. Ce sera, à deux cents ans et
à deux cents lieues de distance, une réduction Collas
de l'hôtel de Rambouillet, réhabilité par M. Cousin.
J'en serai le Godeau ou le Ménage^ le Voiture ou le
Trissotin.
Ici mes instincts de poëte comique se réveillent . (Oui,
poète comique, malgré les boules noires de ( es cabotins
» »
LBS.IEtDlS DE MADAME CUAABOflMEAtJ. 8
de la rue Richelieu !) II me prend envie de m'amuscr
aux dépens de cette Philaminte d'arrondissement, qui
porte, j'en suis sûr, des turbans vert-die-gris, de ces
bniTes gens qui en sont encore à la tragédie, au ma-
drigal et au poëme didactique ; de tous ces arriérés
dont l'esprit s'habille A la mode de 1810. Chaque
jeudi soir, en rentrant, j'essayerai de crayonner les
scènes ou les physionomies grotesques qui auront posé
devant moi ; je colligerai les sottises qui se seront dites
et les leçons que Paris aura données, par ma bouche,
i la province ébahie. Mon temps d'exil me semblait
lourd et béte ; je vais le rendre spirituel et léger, en
me moquant de ces imbéciles.
I
Iwdi 15 àêomhn i86...
Tiens! c'est singulier ; je n'ai pas ri, ou du moins,
si je me suis diverti, ce n'est pas du tout de la façon
que j'avais espérée. Je ne suis pas même sûr qu'on ne
se soit pas un peu amusé à mes dépens.
D'abord madame Charbonneau est une Parisienne,
et une Parisienne de l'espèce la plus intelligenle ; fille
d'un artiste sans fortune, mais brillamment élevée, elle
4 LES JEUDIS DE MÂDÂUE GHARBONNEAl.
in*a rappelé ce type de la belle madame Rabourdin, si
minutieusement décrit par Balzac. Son mari, enTant de
Paris comme elle, a une physionomie d'ambitieux. D'ici
à dix ans, elle en aura fait un receveur général. Son
piano est d'Érard; elle est élève de Chopin. Elle s'ha-
bille avec cette élégance inné^ qui ne s'analyse pas.
Rien à faire ni à dire de ce côté-là pour les mauvais
plaisants. Son thé arrive tout droit de la Porte chi-
noise. Sa cuisinière fait les brioches comme Félix.
Pourtant, la soirée ne commençait pas mal. Une
petite femme brune, la femme de l'adjoint, madame
Galimard, est entrée comme une trombe cerclée de
crinoline, en s' écriant : « Vous ne savez pas? Madame
Burel a renvoyé Catherine I »
Pourquoi madame Burel avait-elle renvoyé Cathe-
rine? Un cordon bleu qui avait refusé trois cents francs
de gages chez le sous-préfet I On se perdait en conjec-
tures, et cette grande nouvelle menaçait de faire tort
aux causeries annoncées, quand la maîtresse de la
maison, tournant vers moi son regard pénétrant, me
dit avec un spirituel sourire :
— Décidément, nous sommes incorrigibles... Vous
nous trouvez bien cancaniers, n'est-ce pas, monsieur
le Parisien?
J'allais répondre. M. Dervieux m'a prévenu; c'est lo
président du tribunal.
— Mon Dieu, madame! ne nous humilions pas trop,
et «ouvenons-nous que les hommes sont partout ios
mêmes Au lieu de laisser à monsieur le temps de tour-
LES JEUDIS DE MADAUE GHARBONNEAU. 5
ner un compliment ou de déguiser une épigramme, je
Tais vous raconter ce que j'ai vu de mes yeux et ouï
de mes oreilles. La province vous semble avoir le mo-
nopole des conunérages, des caquets dont parle la
Bruyère dans sa fameuse page sur la petite ville. Eh
bien, c'était aussi mon avis en 1845, quand je partis
pour Paris, où j'allais terminer mon stage. J^avais
Tingt-cioo ans, et, avant de me décider à être tout à
fait magistrat, je désirais essayer de la littérature. Avec
quel bonheiu* je me dis qu* enfin je sortais de notre
atmosphère cancanière, que je n'entendrais plus que
des gens spirituels, causant sur des sujets élevés et des
idées générales, que je n'aurais affaire qu'à des artistes,
des savants, des écrivains, des inventeurs, des cri-
tiques, trop occupés de leurs pensées, de leurs travaux,
de leurs ouvrages, pour s'informer de ce qui se passait
chez le voisin ! Grâce à un hasard providentiel, je me
trouvai, au bout de six mois, dans une société essen-
tiellement artistique et littéraire, composée d*un édi-
teur célèbre, de deux académiciens, d'un philosophe,
d'uo poète, de trois peintres et d'un professeur au
Conservatoire. Inutile d'ajouter que, dans ce glorieux
cénacle, je me proposais, moins ambitieux que Juvé-
nal, de tout écouter et de ne rien dire. Hélas I hélas I
six autres mois ne s'étaient pas écoulés, voici ce qui se
passait : médisances et caquets pleuvaient comme
grêle. L'éditeur avait rompu avec le philosophe ; les
deux académiciens ne se saluaient plus ; le poète était
brouillé, à hémistiches tirés, avec deux des peintres, et
6 LES JEUDIS DE lADAlIB CHARBONNEAD
il était question d'une rencontre entre le troisième
peintre et le professeur. Tout ce petit monde se criblait
réciproquement dans un tamis que Pézenas ou Dragui-
gnan eût enyié à la rue Jacob. Il est vrai que la plu-
part de ces mesâeurs aTiient des femmes ; mais com-
ment supposer que ces dames eussent leur part dans
ces bavardages ? Vous ne me croiriez pas si je vous le
disais, et je me garderai bien de vous le dire.,.
fêtais battu sur mon propre terrain, et je m'abstins
de répliquer ; je savais par expérience à quel point
M, Dervieux était dans le vrai. J'essayai de m'en tirer à
l'aide d'une phrase sur Pétemelle similitude de l'homme
à travers ses yariations apparentes, sur le contraste des
cadres ne servant qu'à faire ressortir l'uniformité des
tableaux, et je me résumai en ces termes :
— La prétention de Thomme est de se différencier
constamment, et sa destinée est de se ressembler tou-
jours.
— A qui le dites-vous? interrompit M. Verbelin, le
juge d'instruction ; et, prenant sur la table le livre de
M. Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe^ il
ajouta :
— N'étes-vous pas d'avis que toutes les fautes, tous
les malheurs de l'illustre auteur des Martyrs ont été
causés par son orgueil?
— Oh I oh I pensai-je, voici un Philistin de première
force ; je tiens ma revanche.
Et je m'inclinai en signe d'assentiment.
— Eh bien, monsieur, reprit-il, je suis d'une gêné-
LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNEAU. 7
ration qui avait fait de M. de Chalcaubriand l'idole, le
demi-dieu de sa jeunesse. Pourtant, à force d'entendre
dire qu'il était plein d'orgueil, j'avais fini par répéter à
part moi : a H. de Chateaubriand est orgueilleux ; c'est
bien extraordinaire. Tant pis pour lui ! Je vais chercher
un grand écrivain qui soit modeste ; je n'aurai que
l'embarras du choix. » Là-dessus me voilà portant mon
admiration et mon culte à M. de Lamennais. Peu d'an-
nées après, l'on m'apprend que H. de Lamennais a été
égaré par l'orgueil. Je passe à M. de Lamartine; je le
vois (fccouragé, vitàlli, accablé, et l'on me crie:
c L'orgueil l'a perdu. » Je cours à M. Victor Hugo ;
il était à Jersey, et tout le monde redisait en chœur que
c'était l'orgueil qui l'avait mené là. Je songeai à M. de
Balzac ; je sus que, non content d'être un immense ro-
mancier, il avait écrit, en grosses lettres, sur la porte
de son cabinet de travail : a Être par la plume ce que
Napoléon a été par l'épée, et n'avoir pas de Waterloo. »
— Je me rabattis sur M. de Vigny ; je le rencontrai
dans un salon où l'on causait littérature, et je le trou-
vai fermt^ment convaincu que le théâtre français a fini
à Chatterton^ le roman à Cinq-MarSy et la poésie à
Eloa... J'en conclus que la vanité était probablement
une maladie littéraire, et je me promis de ne plus fré-
quenter que des gens illettrés. Je repartis pour le chef-
lieu de mon département. Deux amis intimes, Paul et
Gustave, venaient de rompre une amitié de quinze ans,
parce que Gustave avait supplanté Paul auprès de la
première chanteuse du théâtre, ce Tu comprends bien,
8 LES JEUDIS DE MADAME GHARDONNEAU.
me dit Tamant éconduit, que je tenais très-peu à Lco-
cadie ; elle chante faux, elle a de fausses nattes, un œil
plus petit que Tautre, et le nez rouge dès qu'elle veut
monter au si bémol suraigu ; mais Tamour-propre I »
— J'arrive à mon chef-lieu de canton, une petite ville
de trois mille âmes. Deux proches voisins, un peu pa-
rents, et les plus honnêtes gens du monde, avaient cessé
de se voir et de se parler, parce que Tun des deux
avait été nommé membre du conseil municipal, et que
l'autre avait échoué... «Vous entendez bien, me dit
le candidat malheureux, qu'au fond cela m'est bien
égal ; c'est même une corvée que j'évite, mais chacun
a son pelit amour-propre. » — Enfin, je prends gîte
dans mon village; on savait que j'étais avocat. Le len-
demain, je vois entrer un pauvre paysan; il me de-
mande en sanglotant s'il n'y a pas moyen de se dédire
d'un marché où il va payer cent écus un tas de fagots
qui vaut cent francs. «Mais, malheureux! lui deman-
dai-je, comment vous y êtes-vous laissé prendre*? — Ah I
monsieur, hu I hu I... c'est que Jean Pécoul, le mar-
guillier, voulait les fagots ; il a poussé jusqu'à deux cent
nouante francs... hul hu !... et je n'ai pas voulu qu'il
lésait... Ah! ma pauvre défunte (explosion de sanglots)
me le disait bien : a Jacques, la vanité te ruinerai... »
Ce fut là ma première consultation ; je la donnai gratis
Je mis quelque argent dans la main de Jacques, en lui
disant : « Mon ami, je vous félicite et vous remercie ;
vous venez de réhabiliter M. de Chateaubriand. »
Le récit de M. Yerbelin acheva de m'aplatir. Madame
LES JEUDIS DE MADAME GUARBOMNEAU. 9
Charbonneau l'écoutait d'un petit air approbatif. L'as-
sislauce me regardait, comme pour me dire : a Eh bien,
monsieur le poëte comique, avez-vous toujours envie
de TOUS moquer de nous? x> Y aurait-il donc des Pa-
risiens en province, comme il y a des provinciaux à
Paris? Les chemms de fer, le nivellement démocratique,
ie va-et-vient perpétuel d*une société que le centre at-
tire sans cesse et renvoie marquée de son empreinte,
tout cela a donc effacé les différences, les disparates
sur lesquelles je comptais pour rire? Ces idées vagues
se pressaient dans mon cerveau, et je commençais à
perdre contenance, lorsque Ton annonça M. Tou-
pinel.
Figurez-vous un homme de quarante-cinq à cinquante
ans, haut en couleur, un peu gros, drapé plutôt que
Tctu dans un de ces amples habits noirs que les hommes
politiques ont mis à la mode; possédant une de ces
physionomies goguenardes qui dénoncent un amateur
de bonne chère, un chanteur de chansonnettes ou un
mystîGcateur de salon. Il portait sous son bras un énorme
rouleau de papiers. Son entrée fit sensation.
— La parole est à M. Toupinel ! s'écria rassemblée.
— La parole est à M. Toupinel! dit madame Char-
bonneau.
— Oh ! pour le coup, fis-je dans un nouvel aparté,
voici le provincial de lettres dans toute l'expansion naïve
de son type primitif; voici la proie que j'attendais. Je
suis sûr que ce rouleau de papiers recèle dans ses flancs
un poëme sur les vers à soie ou une tragédie de Ménélas.
i.
10 LES JEUDIS DE MADAME GUARBONNfiAU.
11 va m'indemniser, à lui tout seul, de toutes mes rail*
lerics rentrées. Attention I
On a fait silence; mais, au même moment, la pendule
de madame Charbonneau a sonné onze heures ; c'esl
l'heure classique de la dispersion générale et du couvre-
feu, dans rhonncte ville deC... Madame Charbonneaa
a servi une tasse de thé à M. Toupinel en le grondant
d'être venu si tard. Il a rengainé son rouleau de pa-
piers. Chacun a repris son paletot, son parapluie et ses
socques en répétant : « A jeudi prochain I »
Jeudi , je saurai peut-être ce que renfermait le rouleau
de papiers de M. ToupineL
II
Haèï, 33 ddeembre 180..,
.. , Décidément je suis mystifié, et, pour être du parti
des rieurs, je me vois forcé de me déserter. M. Toupi-
nel et son rouleau de papiers n'ont pas été ce que je
croyais. Je m'attendais à des vers du cru, à une tragé-
die du terroir, à de la prose de cheMieu d'arrondis-
sement, et je m'apprêtais à rire ; or, voici ce qui est
arrivé :
Je suis entré chez madame CharI)onneau à huit heures
LES JEUDIS DE NADAME CHARDONMEAU if
précises. La société était au grand complet. M. Toupi-
nel, assis devant une petite table garnie d*un verre
d'eau sucrée et d'une lampe Carcel, semblait me guetter
au passage comme un animal féroce guette sa proie. Il
tenait à la main son éternel rouleau, Tinstrument de
mon supplice, pensais-je; je ne croyais pas si bien
direl
Après que j'ai eu convenablement salué la maltresse
de la maison et ses habitués, après les premières escar*
mouches sur la pluie et le mistral, il s'est fait un
silence solennel. M. ToupincI a décacheté et déplié son
paquet, et, au lieu du manuscrit attendu et redouté»
j'ai aperçu des liasses de journaux parisiens de toutes
les nuances et de tous les formats, des pages de
Revues j des fragments de livres et de brochures... Je
ne comprenais pas encore, m Est-ce que ce monsieur,
me disais-je, tient un cabinet littéraire par échan-
tillons? »
— Jeune homme, m'a dit M. Toupinel avec la gra-
vité d'un président de cour d'assises, votre présence
dans nos murs (ils y tiennent I) va me fournir l'occa-
sion de me dégonfler un peu. Un de mes amis, poète
et homme d'esprit par-dessus le marché, vient de pu-
blier, sous cet heureux titre : les Bévues parisiennes^
un petit livre dont vous avez sans doute entendu parler,
et où il prouve, pièces en mains, que vos beaux mes-
sieurs du feuilleton et du prcmicr-Paris auraient bien
besoin qu'on leur enseignât ce qu*ils sont censés nous
apprendre. Moi, je me suis livré, depuis vingt ans,
12 LES JEUDIS DE MADAME GHÂRBONNEAU.
un travail analogue. J'ai rassemblé, dans les dossiers
que voici (il y en avait bien une trentaine), les éléments
du procès qui s'instruira tôt ou tard contre le men-
songe parisien. J'y prouve, à l'aide de citations exactes
et soigneusement datées, qu'il n'y a pas un de vos
illustres qui ne se soit contredit cinquante fois sur les
hommes et sur les choses ; qu'il est littéralement im-
possible à un lecteur de bonne foi de démêler le vrai et
le faux au milieu de ces jugements contradictoires,
dont les motifs cachés, souvent inavouables, se décou-
vriraient presque tous dans les plus ignobles coulisses
de la comédie parisienne; que ce prétendu bel esprit
s'approvisionne constamment, même chez les plus
applaudis et les mieux rentes, d'anecdotes et de bons
mots qui traînent, depuis des siècles, dans tous les
anaSj de phrases toutes faites,' ou, pour parler votre
langage, de rengaines aussi vieilles que le premier
calembour de M. de Bièvre; et que, si l'on retranchait
des courriers de Paris, des vaudevilles, des mélo-
drames, des petits journaux, des petits volumes à cou-
verture jaune, verte, brune, grise ou bleue, les niai-
series ou les redites, le billon ou la fausse monnaie, il
n'en resterait pas de quoi faire l'aumône à un pauvre
de province. Voulez-vous quelques exemples? Tenez :
dossier n'' 7; lettre L.; chapitre des chanteurs et de la
critique musicale^
Je suppose un provincial comme moi, débarqué
de la veille à Paris et regardant les affiches do spec-
tacle:
LES lEUBIS DB MADAME CHARBONREAU. 43
ff Opéra. — Ce soir, seconde représentation du
Trouvère : M. Lélio chantera (e rôle de Manrique.
« — BrKvolle Trouvère! chef-d'œuvre de l'illustre
Terdîy le plus grand compositeur de notre siècle et de
tous les siècles, ainsi que me l'ont enseigné, dans la
France muncde^ les frères Escudier; Lélio, délicieux
chanteur, dont la voix gagne chaque jour en étendue,
en puissance, en fraîcheur, ainsi que me l'apprend le
Constitutionnel; ce sera superbe; je vais louer une
stalle. »
Notre homme entre ensuite au café ; justement c'est
le jour des feuilletons de musique ; toute la critique mu-
sicale rend compte de la i^présentation du Trouvère.
Premier journal sérieux : « Lélio, dans le rôle de
Manrique, ce n'a pas été seulement un immense succès,
ça été une révélation. Enfin, grâce à l'admirable artiste,
ce rôle impossible, inintelligible, insoutenable, a pris
un corps, une forme, une âme; le mannequin est de-
Tenu un homme, et les accents de cet homme ont fait
battre tous les cœurs; quant à la voix de Leiio, ehe n'a
jamais été plus pure, plus puissante, plus étendue,
plus jeune, plus fraîche; c'est Nourrit à vmgt-cinq ans!
Transports, rappel, ovations, rien n'a manqué à son
triomphe.... »
« — Oh! oh 1 il n'y a pas à s* en dédire ; j'ai bien fait
de louer cette stalle ; je vais passer une bien belle
soirée! »
Deuxième journal sérieux : « Assurément Lélio a eu
de beaux élans dramatiques dans le rôle de Manrique.
44 LES JEUDIS DE MADAME CHARBONNEAU.
Pourtant la sympathie même que nous inspire son
talent nous engage à lui dire que, dans l'état actuel^de
sa voix, il a conimis une imprudence, et la froideur du
public le lui a dit avant nous. Il n'aurait jamais dû se
mesurer avec cette redoutable partition, qui exige des
moyens dont Lélio est aujourd'hui complètement privé,
ni surtout avec le souvenir de Mario, qui a marqué ce
rôle de Manrique du sceau de son écrasante supério-
rité... »
Mon provincial fronce le sourcil.
Troisième journal sérieux : a L'effet de la représen*
tation de vendredi a été lamentable ; Lélio, dans le rôle
de Manrique, a consterné ses admirateurs et ses amis.
Lélio n'a plus du tout de voix, et il y supplée mal par
des mouvements télégraphiques et une pantomime
convulsive. Le public a énergiquement rappelé au
silence la tourbe des chevaliers du lustre. Ce chanteur
si justement fêté à TOpéra-Comique, a commis une
faute immense, en quittant, pour une plus grande
scène, le théâtre de ses véritables succès. Nous crai-
gnons qu'il ne se relève jamais de ce dernier naufrage. »
Voilà mon homme au désespoir. Pour s'achever, il
jette les yeux sur un journal léger, tout en dégustant
sa tasse de café à la crème.
Le journal léger : « M. Lélio est parti pour Cham-
béry. Il cherche Savoie; on ne dit pas qu'il l'ail encore
Trouvère, »
« — Parti pour Charabéryl murmure à part lui le
provincial, incapable do comprendre les calembours
LES JEUDIS DE MADAME GHARBOMNBAU. 15
par k peu près ; mais alors il ne joue pas ce soir! L'af*
fiche a donc menti? Que faut-il penser ?... » — Il médite
pendant une heure les deux lignes du petit journal,
sans pouvoir rencontrer de solution raisonnable ; ses
perplexités redoublent, et il finit par vendre sa stalle,
■n rabais, è un industriel de la galerie noire.
Telle est, monsieur, a continué l'impitoyable Tou*
pinel, telle est, en raccourci, et dans le plus léger de
ses cadres, Timage de la critique parisienne. Vous
semble-t-il qu'elle réponde parfaitement à son pro-
gramme : a Renseigner clairement ses lecteurs sur ce
qu'ils doivent penser de ce qu'elle juge? »
Je ne savais trop que répondre, et j'essayais de re*
prendre mon aplomb, quand une diversion m'est adve-
nue du dehors; un jeune homme assez élégant est entré
dans le salon: il avait commencé sa soirée au théâtre,
où l'on donnait la Juive. Il nous a annoncé, d'un air
tragique, que le ténor, en s'efforçant de lancer un ut
de poitrine, avait fait un couac formidable, et que le
parterre s'était fâché,
— Voilà bien vos publics de province ! ai-je dit pour
me rattraper : ils condamnent les malheureux chan*
feurs à crier comme des énergumènes, et adieu le
chant, les nuances, la mélodie !
— Oh ! permettez I a interrompu M. Verbelin ; celte
mode nous vient de Paris. Je m'y trouvais, Tan passé,
au mois d'avril, et j'assistai aux débuts de Tamberlick.
La salle était splendide ; il y avait là assurément les
femmes les plus élégantes, les connaisseurs les plus dé-
16 LES JEUDIS DE MADAME GHARBOMNEAU.
licats, la fine fleur du dilettantisme parisien. Tannber*
lick chanta fort bien le premier acte à'Otello : le public
fut de glace. Tamberlick fut magnifique d'énergie et de
passion dans le troisième acte, qui est sublime : on ne
l'applaudit que modérément. Tout ce qui précéda et
suiyit le fameux ut dièze fut compté pour rien. On avait
annoncé cet ut dièze; l'assemblée attendait cet ut dièze ;
il lui fallait cet vX dièze, auquel Rossini, par parenthèse,
n'a jamais songé. Si Tamberlick avait escamoté cet ut
dièze, non-seulement il serait tombé à plat, mais sa vie
n'eût pas été en sûreté. Pensez aux légitimes colères
de ces mille Parisiens, dont cent cinquante Russes,
trois cents Italiens, et huit cents Anglais, qui forment
ce qu'on appelle tout Paris. Ils et elles ont mis leur
cravate blanche et leurs diamants, découvert leurs
épaules et frotté le verre de leurs lorgnettes, manqué
une polka ou une partie de lansquenet, le tout sur la foi
d'un ut dièze, et cet ut dièze aurait faussé compagnie !
On a assassiné pour moins que cela. Sans ut dièze, cet
homme était un zéro ; avec ut dièze, c'est un dieu. Que
Shakspeare et Rossini s'arrangent comme ils pourront :
vive lut dièze et Tamberlick for ^^/— Êtes-vous bien
sûr, monsieur, que ce soit là de la musique?
— Mais enfin, je ne suis pas musicien, ai-je répliqué
avec une certaine impatience; que M. Lélio chante bien
ou mal le Trouvère, queM. Tamberlick donne ou garde
son ut dièze, ce sont, après tout, choses d'assez mince
importance, et nous avons là une singulière façon de
causer littérature...
LES JEUDIS DE MADAME CHARBONNEAU. 17
— Patience! a repris l'impitoyable Toupinel en
rouTrant son cahier. Dossier n* 12, lettre P, chapitre
du eaurrier de Paris el des chroniqueurs.
«Gaston B..., jeune peintre de plus d'espérances
que de rentes, avait remarqué, aux eaux de Baden,
la fille d'un très-riche banquier, Clémentine R. . . On
tt?ail que le père serait inflexible. Heureusement l'a-
mour est ingénieux, et nos deux jeunes gens s'avisèrent
d'une ruse^des plus spirituelles. Gaston s'introduisit
cbeile banquier, et y obtint, sur sa bonne mine, rem-
ploi de premier commis. Au bout de sLk mois, M. R,..
raffolait de Gaston. Celui-ci en profita pour lui avouer
qu'il avait cultivé la peinture à ses moments perdus,
qu'il était élève de M. Ingres, et il lui proposa de faire,
pour rien^ 1^ portrait de mademoiselle Clémentine. Les
millionnaires ne sont pas insensibles à ces petites éco-
nomies : M. R... consentit donc. Gaston fit cent
soixante-trois séances. Le portrait était si ressemblant,
que M. R..., enthousiasmé, laissa échapper ces paroles,
bien attendrissantes dans la bouche d'un homme riche :
« Je ne sais ce que je pourrais refuser au peintre dont
le magique talent me donne une seconde fille I — Eh
bien, monsieur, donnez-moi la première! » s'est écrié
Gaston, prompt à la riposte. Esclave du préjugé bour-
geois, M. R... commençait une horrible grimace,
lorsque Ton a sonné à la porte. Le groom de Gaston
lai apportait une lettre d'un notaire de Château-Thierry,
sa ville natale. L'honnête tabellion lui annonçait qu'une
vieille parente, qu'il connaissait à peine, venait de mourir
18 LES JEUDIS DE MADAME CIIARBONNEAU.
en lui laissant cinq cent mille francs. Ce dénoûment
providentiel et imprévu a déridé M. R... et ramené la
joie dans tous ces cœurs. Le mariage se cclcbrera jeudi
prochain à Saint-Roch. Gaston a mis dans la corbeille
un exemplaire du Roman d'un jeune homme pauvre^
de M. Octave Feuillet, magnifiquement relié. »
— Voilà, monsieur, ce qui se paye cinquante cen*
times la ligne dans la capitale du monde civilisé. Dé-
coupez cette piquante anecdote en autant de syllabes
et de lettres que vous le voudrez. Mettez le tout dans un
sac de loto ; remuez et tirez au hasard ; vous aurez dix,
cent, cinq cents anecdotes de même force et de même
style, telles que nous les servent vos chroniqueurs.
Voulez-vous une autre guitare? Dossier n* 14; lettre V,
chapitre du comique bourgeois.
« Deux couples de la rue Saint-Denis se trouvaient
l'autre soir, au Théâtre-Lyrique ; Ton chantait les Noces
de Figaro. Voici quelques bribes du dialogue que
nous avons pu saisir à travers la porte de la loge, laissée
entr'ouverte par égard pour une des deux dames, affli-
gée d'un commencement d'embonpoint.
M. Bringuet, bonnetier. — Ce Mozart a bien du
talent : il faudra que je tftche de l'avoir à mes soi-
rées...
M. Dupôchet, droguiste. — Mais il est morti
Madame Dupochet, s'éventant avec son mouchoir.
— Non, mon ami, tu te trompes, c'est M. Adolphe
Adam qui est mort; un autre musicien bien remar-
quable!
LES JEUDIS DE MADAME CHARB0I4NEAU. 19
M. Dupochct. — Chut I ma bonne amie, tu m'em-
pêches d'entendre madame Ugalde.
Madame Bringuet, minaudant. — Je l'aimais mieux
dans Galathée. Tu sais, monsieur Bringuet? (Fre-
donnant.) Verse 1 verset verse! verse I...
M. Bringuet, fronçant le sourcil. — Vous connais-
sez, Malvina, mon opinion sur Galathée!,.. c'est nu,
Tolupteux, indécent et risqué, et j'ai appris avec beau-
coup de peine que notre Élodie l'avait chantée dans son
pensionnat. 11 faudra que je dise là-dessus un mot
d'avertissement à madame Gavinat, sa maîtresse de
pension. Ces coupables tolérances ne peuvent que trou-
bler le repos des familles et amener tôt ou tard dans la
société des perturbations...
M. Dupochet, timidement. — Mais, mon voisin, la
société ne craint rien pour ce soir... Si nous écoutions
Mozart?...
Madame Dupochet, illuminée. — L'afBche a peut-
être estropié son nom : ne serait-ce pas Musard?...
M. Bringuet, furieux. — Alexandrine ! ! I »
— Est-ce la peine, dites-moi, d'avoir tant d'esprit
pour écrire ou pour applaudir de pareilles choses?
— Assez I assez 1 s'écrièrent en chœur les invités de
madame Charbonneau.
— Oh I par grâce, mesdames, permettez-moi d'ex-
traire encore de mon portefeuille la petite photographie
ci-jointe, tombée de la poche d'un Parisien de mau-
vaise humeur :
20 LES JEUDIS DE MADAME GlIARBONNEAU.
L'HOMME BIEN INFORMA
La vogue niaise du jQourrier de Pam^ de la chroni-
que et du chroniqueur, a créé, par contre-coup,
rhomme bien inforaié. L'homme bien informé est au
chroniqueur ce que le mélomane est à Tartiste, ce que
Tombre est au corps, ce que le lierre est à Tormeau, ce
que Maquet est à Dumas.
Voici, par exemple, une pièce nouvelle, une de ces
pièces qui passionnent la curiosité publique. Autrefois,
dans les temps de barbarie, pendant Tenfance de Tart,
Fessentiel eût été d'abord de voir si elle est bonne et
bien jouée, puis de tâcher de s'en rendre un compte
exact, ensuite de l'analyser fidèlement pour les lecteurs,
et enfin de revêtir cette analyse de toutes les élégances
d'une forme spirituelle et piquante. Aujourd'hui nous
avons changé tout cela : la forme, à quoi bon? Le style,
fi donci Le style, dans la chronique, ne serait qu'un
excédant de bagages. Vous voilà gagnant modestement
votre place, comme un profane ou un béotien que vous
êtes. Arrive l'homme bien informé : poignées de mains
à droite et à gauche; il s'assied à vos côtés, et il vous
récile à sa façon son cours de litlérature dramaliuuc.
LES JEUDIS DE MADAME GUARBONNEAU. 21
La pièce a été retardée de quatre jours, parce que le
troisième enfant deTingénue a eu une fièvre catarrhale,
parce que le père noble donnait hier une soirée, parce
que le jeune premier chassait à courre, et parce que la
grande coquette avait commandé et décommandé cinq
fois sa coiffure. Madame F... devait porter, au qua-
trième acte, une robe rose avec des nœuds lilas ; mais
elle a su, par des indiscrétions de couturière, que ma-
demoiselle M... en aurait une pareille, et, au moment
où Fauteur lui faisait répéter pour la vingtième fois ces
mots du cœur, qui doivent emporter le succès de la
scène capitale : «Ah! oui, je suis une pauvre femme,
« une faible créature que Ton opprime et que Ton dé-
« chire; oui, une fatale influence m'a enlevé le cœur
a de mon Ernest ; mais je vaincrai ses dédains à force
« de résignation et de douceur... » madame F... a eu
une attaque de nerfs, et n'en est sortie que pour traiter
mademoiselle M. .. de girafe et de chipie; ce qui a sus-
pendu la répétition, ces dames devant, en cet instant
même, tomber dans les bras Tune de Tautre.
Puis r homme bien informé s'arme de sa gigan-
tesque lorgnette, tourne le dos à la rampe qu*on al-
lume, et parcourt la salle d'un regard de connaisseur,
t Ah I voilà madame R. . . qui entre dans sa loge. . . Jules
doit être au balcon : justement. — Tiens I c'est sin-
gulier, le ministre plénipotentiaire du Chili n'est pas
encore arrivé, et cependant il sait bien ^ue In petite
Clara ne paraît que dans le prologue. — La loge de ma-
dame de S... est vide... Ahl je sais pourquoi : elle avait
iS LES JEUDIS DE MADAME GHARËONNEAtl.
reçu une lettre de Fontainebleau qui lui apprenait que
sa belle-sœur était à Tagonie, et elle l'avait supprimée
pour ne pas perdre sa première représentation ; mais
son mari, qui est très-jaloux, a cru que la lettre était
d'Albéric, le jeune auditeur au conseil d'État; il a fallu
la lui montrer, et ce qu'il y a de bon, c'est que, pendant
qu'il la lisait, Âlbéric était caché dans un placard : ce
soir, le couple est dans les larmes, bien que cette
sœur n'ait pas d'enfant et laisse trente mille livres de
rente**. » Ainsi de suite .Voila le feuilleton dramatique
de l'homme bien informé.
Vous lisez un roman nouveau : il vous plaît ou il
TOUS déplaît, ceci n'est pas la question. Vous vous de-
mandes, avant de fixer votre jugement, si les caractères
sont vrais, si la donnée est originale, si les situations
sont pathétiques, si le récit est intéressant, si les des-
criptions sont belles, en un mot si le roman est bon ou
mauvais. Pa^encel voici l'homme bien informé qui
frappe à votre porte; il entre, il jette les yeux sur le
livre ouvert; il vous raconte comme quoi rhéroîne est
cette dame que vous avez rencontrée à Trouville l'éic
dernier ; l'auteurlui avait demandé la main de sa nièce,
cette jolie blonde qui dansait si bien la polka; le ma-
riage a manqué, et c'est pour cela que la nièce et la
tante figurent dans le roman. Vous aurez peut-être aussi
remarqué, dans ce livre, l'odieux personnage de V...
C'est, trait pour trait, un créancier de l'auteur, que
vous avez dû voir à la Bourse, le banquier T... Et
6.. .y ce type de vieil avare, hargneux et grotesque I vous
LES JEUDIS DE MADAME GHARBONMEAD. S3
«aTez sans doute qu'il n'est autre que le propre oncle
de Fauteur, le notaire P..., qui avait déshérité son
neveu, parce qu41 détestait les gens de lettres. Quant
à répisode tant soit peu risqué de Tenlèvement de la
jeune Emma, c'est une histoire vraie qui a fort diverti,
l'an passé, tous les baigneurs de Carlsbad; George, le
ravisseur, s'appelle, en réalité, Gustave; Q est très*lié
avec l'auteur, à qui il a naturellement tout raconté.
Aussi ce roman fait'il un bruit d'enfer en Bourgogne,
oà la famille de la jeune personne compte beaucoup de
parents et d'amis. Le libraire de Dijon, à lui tout seul,
en a vendu cent cinquante-cinq exemplaires...
— Mais que pensez-vous de l'œuvre en elle-même?
il me semble que les caractères sont un peu forcés, les
incidents invraisemblables, les descriptions oiseuses, le
style à la fois prétentieux et incorrect...
— Je l'ignore et ceci importe peu, vous répond
l'homme bien informé : ce qu'il y a de pire, c'est que
l'auteur n'avait pas de traité avec B... son libraire.
B... a perdu beaucoup d'argent dans l'aflaire des
Petites VoitureSj où il s'était mis, comme vous savez,
à l'instigation de X..., un de ses bailleurs de fonds, et
maintenant il est possible que ce roman qui a été tiré
i douze mille, ne rapporte rien de plus que les
cinq cents firancs touchés contre livraison du manu-
scrit... etc., etc., etc. » Voilà comment l'homme bien
informé entend et'pratiqut le feuilleton littéraire.
Passons maintenant à la politique : nous sommes ici
sur un terrain glissant; tâchons de ne pas tomber.
S4 LES JEUDIS DE UADAUE GIIARBONNEAU.
Vous êtes inquiet (simple conjecture) de la tournure
que prennent les événements : vous vous demandez avec
angoisse si la société sera assez forte pour résistet* à
cette propagande des mauvaises doctrines, favorisée
par la connivence ou la faiblesse des honnêtes gens. U
est question d'une guerre avec une des puissances du
Nord et peut-être avec TAngleterre. L'Italie est en feu ;
on parle d'un changement de ministère, d'une convo-
cation des Chambres ; le commerce souflre, les afTaires
languissent ; bref, toutes les grandes idées de droit pu-
blic, de politique internationale, de religion, de mo-
rale, de liberté, d'autorité, d'ordre et de désordre, sont
soulevées par ce souGDe d'orage qui précède les cata-
strophes. Vous recevez la visite de l'homme bien in-
formé, et vous lui communiquez le résultat de vos médi-
tations graves et tristes. — « Mon cher, vous n'y
entendez rien, vous répond-il d'un air dégagé. L'am-
bassadeur de Russie voulait donner un bal le 17 fé-
vrier ; l'ambassadrice ne xoulait le donner que le 19,
parce qu'elle avait demande à Gènes une cargaison de
fleurs qui devait lui arriver par le Sirius^ que les événe-
ments ont empêché de partir mardi. Il y a eu une pe-
tite querelle de ménage; l'ambassadrice, qui est fort
vive, a écrit à sa mère, qui est très-iière, et qui a rap-
pelé sa fille : un correspondant de l'agence Havas pas-
sait devant la porte cochère au moment où l'on
chargeait les voitures; il en a conclu que l'ambassadeur
avait redemandé ses passe-ports, et il Ta dit à N..., son
cousin, huitième d'agent de change, qu'il a rencontré
LES JEUDIS DE MADAME CHARBONNEAU. S5
■
allant à la Bourse. La rencontre avait lieu, mercredi, à
une heure, à Tangle de la rue Royale et de la rue Saint-
Honoré. N... a eu le temps, dans le trajet, de réfléchir
sur celte nouvelle, et il en a conçu Tidée de jouer à la
baisse sur toutes les valeurs. Tout son plan stratégique
était fait avant qu'il arrivât au tourniquet. S*approchant
d*uD groupe où il a reconnu D..., II... et E..., trois in-
trépides gobe-mouches, il leur a annoncé que deux
ambassadeurs, munis de leurs passe-ports, allaient
partir dans la soirée ; que le Moniteur d'après-demain
publierait la déclaration de guerre ; qu'il y aurait un
appel immédiat aux Chambres, un remaniement com-
plet du ministère et un emprunt de seize cents millions.
^ Ces nouvelles ont circulé avec une rapidité électrique;
la manœuvre de V... a parfaitement réussi ; il y a eu
une baisse énorme sur toutes les valeurs; ce qui, par
parenthèse, a fait perdre deux cent mille francs à Z...,
le célèbre rédacteur de votre journal de prédilection,
^lequel, rentrant chez lui de très-mauvaise humeur, a
écrit, afr iratOj sur la fièvre de Tagiotage, le progrès
des mauvaises doctrines, les périls de la société, la cor-
ruption des mœurs, les excès de la mauvaise presse,
l'imminence des bouleversements les plus horribles, ce
fameux article qui a fait tant de bruit et vous a
tant effrayé... etc., etc.. etc.. » —Voilà le premier-
Paris politique tel que le professe l'homme bien in-
formé.
Quelle belle politique et quelle belle littérature !
— Lt quelle belle vie, si nous nous accoutumons à
S
iO LES JEUDIS DE MADAME GHARBORNEAU.
veiller jusqu'à minuit I reprit madame Charbonneau,
qui trouvait sans doute ma pénitence assez longue.
Vite, une tasse de thé, et à jeudi prochain l M. Toupinel
pourra se recueillir d'ici là ; il fouillera, j'en suis sûre,
au fond de son bissac, et en tirera encore quelque
pièce bien accablante pour ce misérable Paris.
*— C'est possible, belle dame, mais j'aurai soin de
relire auparavant la fable du Renard et les Raisins^
dit M. Toupinel tenant son chapeau d'une main et son
portefeuille de l'autre.
III
Jeudi, JBiiTier iS6...
— Ce soir, dit M. Toupinel en fermant ses gros
cahiers, au lieu de faire défiler sous vos yeux cette masse
de contradictions, de paradoxes, de bévues, d'âneries
et de vieillerios de toutes sortes, qui ne vous appren-
draient rien, et compromettraient dans l'esprit de ces
lames la plupart de leurs auteurs favoris, j*aime mieux
vous montrer une autre face de la question, traitée en
raccourci dans la lettre que j'ai l'honneur de vous pré-
senter.
Il faut vous dire que je possède, non loin de Lo*
LES JEUDIS DE MADAME GHARBORNBAU. 97
dèTe, un ami qui s'appelle Auguste Clérisscau, et qui a
été, il y a trente-trois ans, mon camarade de collège à
Stanislas. Il était, comme moi, fou de musique, de lit«
térature, de poésie, de peinture, de toutes les belles
doses qui ne fleurissent qu'à Paris, et quiconque m'eût
dit alors que Clérisseau passerait trente ans sans re-
mettre le pied dans la capitale par eiceQence, m'eût
paru un bien mauvais prophète. Mais Thomme propose
éL Dieu dispose. A peine sorti des bancs de philosophie,
Gérisseau se trouva chef de famille par la mort de ses
parents : il fallut recueillir et débrouiller une succes-
aion embarrassée. Bientôt l'amour se mit de la partie :
il ne perdit pas Troie, mais il retint mon ami, qui, pour
s'en guérir, se maria ; puis les enfants arrivèrent à la
file, et leurs petits bras enlacés autour du cou de leur
père lui furent des chaînes d'autant plus fortes qu'elles
étaient plus faibles. D'ailleurs, pour aller de Lodève à
Paris, il fallait alors cinq nuits et six jours : on partait
a^ec des cheveux blonds, et on débarquait rue de 6re-
nelle-Saint-Honoré avec des cheveux gris. Était-ce la
poussière? Était-ce la durée du voyage? Les érudits ne
s'accordent pas sur cette question que l'histoire éclair-
dra.
Petit à petit les années s'écoulèrent : Auguste dut
songer à marier Victorine, sa fille atnée. Antoine, son
fils, n'avait pas la vocation militaire; on lui fit un rem*
plaçant, qui, vu le congrès de la paix et la guerre de
CriméCi coûta horriblement cher. Louise, la fille ca-
dette, voulut entrer au couvent ; on pleura beaucoup,
98 LES JEUDIS DE MADAME CHAnDONNEAU.
et on travailla de bon cœur à sa dot et à son trousseau.
Jacques, le second fils, eut des velléités d'alexandrins,
ce qui exigea, de la part de ses parents, la plus éner-
gique surveillance. Ensuite madame Clérisseau tomba
malade. Son médecin lui ordonna d'aller passer l'hiver
à Nice, et Auguste était trop bon mari pour ne pas ïj
accompagner. Elle y mourut au bout de cinq mois ;
mais le médecin de Nice assura qu'elle serait morte six
semaines plus tôt si elle était restée chez elle, et ce ftit
une consolation poiu* Tépoux inconsolable. On était
alors au printemps de 1859.
Une fois son deuil expiré, — et Clérisseau le fil durer
en conscience, — il se trouva un peu plus libre qu'il
ne l'avait jamais été depuis le collège, où il ne l'était
pas du tout. Antoine, l'exonéré, plaidait avec succès
le mur mitoyen ; Jacques, le poëte, était clerc d'avoué.
Victorine, bien mariée, Louise religieuse, n'avaient
plus besoin de leur père. Clérisseau, enrichi par le
décès d'un oncle tombé en enfance avant d'avoir le
temps de le déshériter, songea à Paris qu'il regrettait
toujours, et m'y donna rendez>vous pour le mois d'a-
vril : il se proposait, me disait-il, de reprendre où
nous l'avions laissée notre charmante camaraderie, et
il réglait d'avance le programme de nos journées pari-
siennes. Nous irions aux Italiens et à TOpéra, comme
au beau temps de madame Malibran et de Robert le
Diable^ de Rubini et de la Sylphide; au temps où nous
faisions queue^ par un froid de dix degrés, dès deux
Iicures de l'après-midi. Nous suivrions les cours de U,
LES JEUDIS DE MADAME GH ARBOPtNEAU. 29
Sorbonnc et du collège de France, comme à Tépoque
où nous^allion^ applaudir MM. Guizot, Cousin et Ville-
main. Nous irions le matin à Texposition de peinture, le
soir au Théâtre-Français, pour nous décider enfin entre
les classiques et les romantiques, entre Ingres et Delà
croix, entre Racine et Victor Hugo* Nous ferions quel-
ques excursions à travers ce qui reste du vieux Paris,
afin d*y amasser des trésors de couleur locale, d'en bien
pénétrer le sens et l'histoire, d'y recueillir une à une
ces reliques du temps passé, sans lesquelles toutes les
magnificences présentes ne sont que luxe de parvenu.
Il profiterait, lui, Clérisseau, de quelques anciennes
connaissances qui nous ouvriraient les salons les plus
spirituels et les plus lettrés de Paris, pour réapprendre
à causer, ce que l'on oublie en province; pour renouer
le fil de ces conversations délicates, fines, légères, élé*
gantes, polies, qui sont un des charmes et une des
gloires de la société française : « Tu le vois, ajoutait-il
avec une simplicité touchante, je m'accroche où je
peux, comme le naufragé : mon cœur est mort, sauf
ce que j'en garde pour mes enfants; je veux chercher
avec toi un refuge dans les jouissances de l'esprit, de
rimagination et de l'art. »
Il arriva ce qui arrive presque toujours aux rendez-
T0U8 les mieux raisonnes. J'y manquai, une affaire
urgente me retenait ici : un mois après, j'étais à Paris,
je courus rue de TUniversité, hôtel des Ministres, où
Clénsseau s'était logé; au lieu de sa bonne figure, j'y
trouvai la lettre que voici :
a.
SO LES JEUDIS DE MADAME GHARBONHEAQ.
« Pardonne-moi, mon cher ami, de m* être enfui
avant ton arrivée, comme je te pardonne d'avoir man.
que la mienne. Tu sais l'histoire de ce Marseillais qui,
descendu la nuit dans un de ces affireux hôtels voisina
de la gare et n*ayant apergu le lendemain matin, de sa
fenêtre, que les terrains vagues, les tuyaux de che*
minée, les boutiques borgnes de la rue de Lyon et la
grande muraille noire de la prison de Mazas» s'écria
avec son accent inimitable : a C'est là leur Parisaelll »
et, haussant les épaules, repartit immédiatement pour
Marseille sans vouloir en connaître davantage. Eh
bien, mon vieux camarade, j'ai fait, sauf les détails,
comme ce brave citoyen de la Cannebière. Voici le bul-
letin de mon odyssée parisienne.
« Le premier soir (1'' avril, date fftcheusel) je r^
tournai d'instinct à nos premières amours et j'allai
aux Italiens.... Un parterre à moitié vide, une salle
somnolente, quelques bravos inintelligents ou d'une
froideur glaciale, voilà pour le public ; de vieux chan^*
teurs ennuyés, disant du bout des lèvres une musique
qu'ils ne comprennent plus, voilà pour les artistes.
Mon voisin de stalle m'affirmait, entre deux bâille-
ments, qu'Assur, Sémiramide, Arsace etidreno avaient,
à eux quatre, deux cent dix*sept ans ; je n'ai pas vu
leur acte de naissance, mais je suis tenté de le croire.
Ce qu'il y a de plus drôle, — ou de plus triste, —
c'est que j'avais lu, le matin même, un article écrit par
\m beau monsieur, porteur de magnifiques favoris
llus noirs que nature, article d'oà il ressortait que
LES JEUDIS DE MiDiME GHARB0M19EAU. M
chacun de ces artistes avait chanté comme un ange,
qu'on les avait acclamés, rappelés, couverts de fleurs,
que l'enthousiasme de la salle tenait du délire, que
Ton n'avait jamais assisté à pareille fête, et une foule
dVf csBtera. On m'a dit que c'était là de la critique trans-
cendante, à l'usage des raffinés du dix«neuvième siècle.
« Le lendemain, je suis allé faire un tour à la Bourse.
0 mon ami, quels échantillons de l'espèce humaine I
quelles vodférations sauvages I quel monde I quelle
langue ! quel temple ! quel dieu I Mais, ce qui m'a le plus
étonné, c'est que j'ai rencontré là, se pavanant et ges-
ticulant au milieu des groupes, trois ou quatre de mes
eompatriotes qui n'oseraient plus se montrer dans nos
rues, de peur d'être lapidés par les gamins et hués par
les honnêtes gens. Le notaire Yéruchon, par exemple,
qni, avec ses airs de bon apôtre, avait capté la confiance
de nos riches et de nos pauvres, et a levé le pied en
réduisant à la misère plus de cinquante familles I Et
Fourcheux, le négociant fripon, dont la faillite a dé*
sole notre marché I Yéruchon et Fourcheux étaient là,
drapés dans des raglans magnifiques, et causant gra*
vement affaires avec d'autres raglans qui, très-proba-
blement, ne valaient pas mieux. D parait que la pro-
vince envoie comme cela, à Paris, ceux de ses enfants
qui lassent son indulgence maternelle, et que Paris s'en
accommode fort complaisamment. Plusieurs de ces
émigrés involontaires amassent une belle fortune ; ils
ont alors pignon sur rue, appartements blanc et or,
chevaux, voitures, livrée, chinoiseries, tableaux, cha-
52 LES JEUDIS DE MADAME GHABBONNEAU.
lets, villas, crédit ouvert chez Chevet, grandes et pe-
tites entrées à l'Opéra, Maintenant, après ces échauf-
fantes journées, sans cesse ballottées entre le milHon e
Y exécution^ figure-toi ces scories vivantes de la province
expurgata^ se répandant le soir dans les théâtres, dans
les cabinets de lecture, dans les divans, partout où
s'étalent les œuvres d'art^ où se discutent les produc-
tions de Tesprit : quels gourmets de friandises intellec-
tuelles et morales ! quels dignes appréciateurs des dé-
licatesses de la pensée et des délicatesses du cœur I
quels juges infaillibles, quels experts autorisés en ma-
tière de sentiments, d'idées, de nuances, de scrupules,
de raffinements chevaleresques I Quel excellent contrôle
pour les pudeurs de Tâme, les chastes et romanesques
tendresses, les saintes austérités de Thonneur, les rudes
exigences de la probité, les respects et les grandeurs de
l'histoire I Et si la littérature est l'expression de la so-
ciété, que sera la littérature chargée d'exprimer une
société pareille?
c< Cette Uttérature, je l'ai retrouvée, le même soir,
aux petits théâtres : dans ces théâtres où nous avions
eu autrefois de si bons accès de fou-rire, j'ai cherché
vainement un mot spirituel ou franchement gai. En re-
vanche, d'ignobles gravelures, et surtout des exhibi-
tions et des danses à %:re rougir un turco : il n'y a
plus de comiques, \\ y ?. des queues-rouges : il n'y a
plus d'actrices, il y a des jambes : les pièces à femmes^
les rôles à corset, à maillot, à cuisses^ le collant^ la
polka finale, qui permet aux comédiennes de l'endroit
LES JEUDIS DE UADAUE CIIARBONNEAU. 55
de montrer aux binocles de Toi chestre tout ce que cache
le peu de robe qu elles portent encore ; par là-dessus
quelques beaux défilés et quelques décorations splen-
dides, voilà le dernier mot de l'art dramatique en 1861.
Parole d'honneur, j'aime mieux le pauvre petit théâtre
de mon chef-lieu, et cela pour trente-six raisons; la
première, c'est que je n'y vais jamais; dispense-moi
des trente-cinq autres.
« Pour m'indemniser un peu, j'ai voulu aller à l'Ex-
position. Tu te souviens, mon ami, de celle de 1831,
la dernière que nous ayons visitée ensemble, où écla-
tèrent à la lois les Moissonneurs de Léopold Robert, le
Cromtvell et les Enfants d Edouard, de Paul Delaroche,
la Médée et la Liberté, d'Eugène Delacroix, les mer-
veilleuses toiles de Decamps, les tableaux de Schnelz,
d'Ary Scheffer, de Marilhat, de Delaberge, de Johan-
aot, de Roqueplan, de Louis Boulanger, de Potcriet,
de Dcvéria, de Chenavard, de Paul Huet! El, parmi les
visiteurs de ce Salon, quel entraini quelle verve d'ad-
miration ! quelle fougue de colères ! Que de jeunesse
dans ces yeux ardents, dans ces longues chevelures,
dans ces chapeaux de ligueurs, dans ces justaucorps
de velours! C'était risible peut-être, mais c'était pas-
sionné, fervent, convaincu* Cette fois, j'ai rencontré,
dans les allées ratissées des Champs-Elysées, de bons
bourgeois, bonnetiers ou notaires, avec leur livret
sous le bras, préparant paisiblement leur pièce blanche
et allant chercher ce régal artistique pour se délasser
de Irurs affaires. A ce nouveau public, un petit art
34 LES JEUDIS DE MADAME CMARBONNEAU.
friand et malsain sert une peinture proprement faite^
où des qualités matérielles fort remarquables, mais
très-uniformes, déguisent mal la pauvreté du style,
l'absence de conyietion et le néant de la pensée. Au
bout de deux heures, je suis sorti avec un peu de tris-
tesse et beaucoup de migraine.
« En revenant, je suis entré dans un .cabinet de
lecture : j'avais jeté un coup d'oeil sur la devanture, et
voici les titres des livres le plus en évidence, étalés à la
place d'honneur : les Cotillons célèbres; les Femmes
galantes; les Maîtresses royales; Comédiennes et Cour-
tisanes; Mémoires anecdotiques sur madame duBarry:
Y Amour; les Souvenirs deRigolboche; les Femmes de
la Régence, etc., etc. J'allais demander quelques expli-
cations à la maîtresse de rétablissement , lorsque la
porte vitrée s'ouvrit avec fracas... Un coup de vent,
un tourbillon, une mèche de cheveux voltigeant sur
un crâne dénudé, un teint livide, un œil fiévreux, un
paletot-sac friable comme de l'amadou, un chapeau
rougi par la pluie, un pantalon tombant en charpie sur
des bottes éculées, tout cela, cher ami, c'était Marc
Stéphen, notre ancien copin du collège Stanislas, main-
tenant critique , fantaisiste , bohème , homme de
lettres*
« J'avais vu la veille» à la Bourse, des martyrs de
l'argent ; à présent, j'avais sous les yeux un martyr de
la littérature; créations parisiennes, mon cher, et qui
doivent nous consoler de rester attachés où nos chèvres
broutent ! Ce Marc Stéphen n'est ni un imbécile, ni un
LBS JEUDIS DE MADAME GHARBONNEAU. Sft
en&nt trouvé; il a fait de très-bonnes études; il appar-
tient à une excellente famille de Draguignan ; il pour-
rait être aujourd'hui un bon gentleman farmer, trané
quille, honoré, utile, cultivant ses terres, faisant le
bonheur d'une honnête femme. Mais, au sortir de
récolede droit, le démon littéraire Ta saisi et nn plus
lâché prise. Il souffre, il jeûne, il patauge dans tous les
cloaques de Paris. Ses propriétés^ vendues à bas prix,
se sont monnayées en quelques fragiles capitaux;
ceux-ci, à leur tour, se sont gaspillés en impftts ordi-
naires et extraordinaires que la bohème pauvre pré-
lève sur la bohème riche : dîners ofterts aux confrères
qui délivrent des brevets de génie ; argent prêté, sur le
boulevard, à des Schaunard faméliques; fondations de
petits journaux destinés à démolir les vieilles réputa-
tions, à en créer de nouvelles, et à mourir d'inanition
à leur cinquième numéro, faute d'un sixième abonné.
Bref, au bout de trois ans, tout Tavoir de Marc Stéphen
s'en était allé ; le talent n'était pas venu, et la gloire
encore moins 1 II a trente ans à peine, et il parait en
avoir soixante. Pour un million en perspective et un
fauteuil à FAcadémie, nous n'accepterions, ni toi ni
moi, la somme de tortures, de privations, de déboires
qui compose son existence; mais il est nvé à cette
existence horrible comme un forçat à sa chaîne; il ne
pourrait plus respirer un autre air, ni vivre une autre
viel En le voyant au seuil de cette sombre et humide
boutique, crotté, mouillé, hâve, blême, dbancrés-
presque en haillons, sous un ciel bas, qui, depuis troi|
56 LES JEUDIS DE MADAME CIIARBONNEAU.
semaines, n'a pas cesse de tamiser une pluie fine et
tirue, je n'ai pu m* empêcher d'évoquer en idée le ciel
de la Provence, les plaines du Yar, et de me figurer
cet infortuné galérien de la fantaisie à la place oij il
devrait être, au milieu des lentisques et des citronniers,
sur la terrasse d'une jolie villa, souriant à une jeune
mère entourée de joyeux enfants.
« Marc Stéphen était dans un de ses moments d'âpre
franchise : le malheureux n'avait pas dîné la veille!
11 m'a pris le bras, et, m' entraînant hors du cabinet
de lecture, il m'a dit d'une voix saccadée comme une
pulsation fébrile :
c( — N'écoute pas cette vieille débitante de poisons !
Tous les livres qu'elle t'offre sont des ordures... Mais
voilà comment se font les succès maintenant! Une com-
pagnie d'assurances, une société en commandite entre
le livre, la pièce et le juge : loue-moi, je te loue; vous
nous louez, nous vous louerons, ils se louent; et le
public achète ! Hachette ! Tiens ! je fais des mots à
présent !
c( Et, de sa voix stridente, IMarc Stéphen entonna
une philippique furieuse contre nos célébrités litté-
raires; elles y passèrent toutes ou presque toutes :
celui-ci vendait sa plume au plus offrant; celui-là
mettait en coupes réglées la vanité des auteurs et des
artistes : A... était un histrion, B... un charlatan,
C... un bavard, D... une girouette, F... s'était com-
promis dans une affaire véreuse qui le plaçnit sous la
dépendance d'une courtisane madrée; G... vivait des
LES JEUPIS DE VADâHE GlIARDORNEAU. 57
bienfaits d'une femme entretenue qui prclait a la petite
semaine; L.... s'abrutissait d'eau-de-vie pour se con«
soler de l'infidélité d'une actrice qui Tavait trahi pour
son coiffeur; M..., enragé défenseur des bonnes doc-
trines, avait des mœurs suspectes, et n'eût pas complété
le nombre des dix justes nécessaire au salut des villes
maudites; P.... avait fait de l'emprunt une science
rivale du whist et des échecs. Il y en avait, comme
, cela, pour tous les goûts et pour toutes les lettres de
Talphabet. A en croire Marc Stephen (mais je ne le
crois pas, il était trop en colère!), il y aurait quelque
chose de bien extraordinaire. Ces illustres, ces fiers
démocrates de la littérature seraient des libéraux et
des Spartiates pour rire. Ils se soucient de la liberté
comme des vieilles lunes : l'un spécule sur un titre,
l'autre sur un vice; un troisième, pour rouler carrosse
et diner chez Véfour, s'est fait Thomme lige d'un riche
agioteur qui lui paye ses vertus à tant par mois et ses
opinions à tant la ligne; presque tous les journaux à
grandes fanfares et à grand style appartiennent à des
hommes d'argent qui nourrissent, voiturent, gou-
vernent, enrichissent et aplatissent les hommes d'idées.
Ces Cassius et ces Gâtons de la démocratie littéraire ont
une attitude admirablement héroïque et inirépide vis-
à-vis du bon Dieu, du pape, des évoques, des curés,
des religieux, des religieuses, des royautés déchues,
des grandeurs du passé, et, en général, de toutes les
puissances qui ne peuvent pas ou ne veulent pas se
défendre en ce monde; mais (c'est toujours Marc Stc-
88 Les jeudis de madame ghardonneau.
phen qui parle), dès qu il s'agit des pouvoirs en plein
exercice, des grandeurs du moment, des princes et
princesses possédant un palais, un salon à manger ci
une antichambre, la scène change; leur échine devient
d'une étonnante souplesse ; ils en remontreraient aux
courtisans de Versailles et de TOEil-de-Bœuf. Comme
tous les gens mal élevés, ils ne saluent pas du tout ou
ils saluent trop bas; leur vie se partage entre l'inso-
lence et le servilisme : il y en a qui, s'il le fallait abso-
lument, prouveraient au prince Napoléon que c'est lui
qui a pris Sébastopol ; il s'en rencontre qui, pour se
rendre utiles et agréables, allumeraient les candélabres,
battraient les tapis et frotteraient les assiettes chez telle
princesse à la mode ou tel ministre prépondérant. Je
te répète que c'est Marc Stephen, Marc Stephen affamé,
furibond et frissonnant de lièvre, qui débitait à mon
oreille toutes ces choses incroyables ; je ne les crois
point, et je n'en prends pas la responsabilité.
<x n parla ainsi pendant une heure, âpre, excessif,
nerveux, forcené, parfois éloquent. Au moment où,
passant en revue mes auteurs de prédilection, il enta-
mait Octave Feuillet, j'essayai de l'arrêter :
ce — Je dois t'avouer, lui dis-je, que les belles dames
de mon arrondissement ont un faible pour celui-là.
c( — Les belles dames de partout, depuis le palais
jusques au comptoir, et c'est ce qui m'enragel a re-
pris mon homme en redoublant de fureur; mais il le
payera... Vois-tu, Clérisseaul c'est encore là une des
industries de cet exécrable Paris. Quand un succès est
LKS IBUbtS DE MADAME GUARBOtlMEAb. 8fr
Irop éclatant pour qu'on puisse Taraortir, on procède
par le moyen contraire. On étouffe le triomphateur
8008 son triomphe, comme Néron étouffa ses convives
amis une pluie de roses. Si tu vivais parmi nous, tu
rencontrerais quelques-uns de ces fruits secs du succès
de vogue : ils te feraient pitié ; leur vie se passe à expier
l'engouement d'un trimestre. Os ont beau faire, ils ont
beau dire : « Mais, Athéniens, regardez-moi I Je suis
c le même homme que vous avez fêté, couronné, déi-
c fié... » Yains efforts ! Cest à peine si Ton se souvient
de leur nom et de leur date. Les malins le savent bien,
et, quand un succès les offusque, ils s* arrangent en
conséquence. Aussi, lorsque je vois le héros du jour
porté à bras tendu sur le pavois de vingt feuilletons,
an milieu des acclamations de la foule, sais-tu à quoi je
songe? Au bœuf gras, revêtu d'une housse à crépines
dorées, enguirlandé de festons et de bouquets, présenté
aux grands de ce monde, escorté de tous les dieux de
la fable, assourdi de clarinettes et de trombones...
et mené à Tabattoir . . . Tabattoir, Foubli ! . . .
« Mon cœur se serrait pendant que Marc Stephen
me révélait ainsi les misères de Qe trottoir parisien que
nous avons quelquefois la bonhomie d'envier. Tout
à coup il s'est arrêté, et, pressant ma main avec un
mélange d'amertume et de cynisme, il m'a dit : — Mon
ami, je viens de te faire pour cinq francs de littéra-
ture ; prête-moi cent sols I . . .
a J'ai tiré à la hâte trois ou quatre louis et les ai gUs-
séS) en rougissant, entre ses doigts qui tremblaient un
40 LES JEUDIS DE MADAllE GHARBONNEÂU.
peu ; il m*a remercié du regard, et, bégayant une pa*
rôle d'adieu, il a disparu dans le passage Jouiïroy.
« Que fe dirai-je? Je commençais à en avoir assez
de ma nouvelle épreuve parisienne, à trente années de
dislance. Tu n'arrivais pas, et je ressentais d'heure en
licure une impression analogue à celle que Ton éprouve
lorsque l'oti retrouve quinquagénaire, triste, désabu-
sée et ridée, une femme que Ton a aimée à vingt ans.
Cependant il me répugnait de lâcher prise si vite.
Un monsieur, connaissance très-éphémère que j'avais
faite dans le wagon et qui m'avait suivi dans mon hôtel,
m'assura que Ton avait encore à Paris énormément
d'esprit, qu'il ne s'agissait que de savoir le trouver.
Mon cicérone d'occasion prétendait qu'il n'y avait plus
de salons ; mais il ajoutait que, si je voulais aller m'as-
seoir dans un café du boulevard qu'il me désigna,
j'entendrais des choses excessivement spirituelles et
plaisantes; je me le tins pour dit, et, vers cinq heures,
j'étais installé devant une table, entre la colonnade des
Variétés et le coin de la rue Yivienne. L'absinthe coulait
à plems bords dans les verres de mes voisms.
(( Je pris machinalement un petit journal, qui passe
pour avoir, à lui seul, plus d'esprit que tous les autres
ensemble : j'y lus des anecdotes de coulisses, destinées
à renseigner les cinq parties du monde sur les détails
de la vie privée des barytons et des jeunes premiers,
des comiques et des ingénues. Celui-ci a un tilbury,
celle-là est meublée en palissandre ; cet autre a un valet
de chambre qui joue à la Bourse, cette autre possède
LES JEUDIS DE MÂD4UB CHARBONNEAU 41
une soubrette qui sait le latin. Ces particularités si
intéressanlesy attendues et accueillies avidement par
OD public spécial, redoublent chez tous ces gens-là le
sentiment de leur importance : ils sont gonflés comme
des ballons. Puis s'alignaient les lettres aigres-douces,
échangées entre directeurs, auteurs, critiqueurs, nou-
Tellistes, chroniqueurs ; les feux croisés de répliques,
de réclames, de récriminations, do démentis; poignées
de mains qui voudraient bien être des griffes pour
percer jusqu'à l'os ; parades en plein vent de tous les
amours-propres, de toutes les haines, de toutes les
colères, de tous les scandales de ce petit art, de cette
basée littérature, dont vivent dix mille Parisiens et qui
vitaux dépens de cinquante mille autres. C'était tout :
les dernières pages appartenaient aux annonces : bou-
tique sur boutique! Impatienté de ma lecture, je vou-
lus me dédommager en écoutant. C'est ici que le véri-
table esprit français entre en scène.
« Justement cinq ou six célébrités s'étaient groupées
près de ma table. Il y avait là les héros du succès
d'argent, des hommes dont les calembours sont cotés
entre l'Orléans et le Crédit mobilier ; des capitalistes
qui, en faisant rimer je faime avec bonheur snjïréme^
ont amassé cent mille livres de rentes. J'étais tout
oreilles. Deux de ces messieurs avaient des physiono-
mies d'employés aux pompes funèbres : un troisième
venait de jouer à la hausse : il perdait en huit jours
ses droits d'auteur de toute l'année : vingt bordées de
sifflets ne l'auraient pas tant consterné. Deux autres
4S LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNëAU.
discutiaient violemment sur la question de savoir s'ils
confieraient leur prochain rôle travesti à mademoiselle
Alphonsine ou à mademoiselle Virginie :
« Je te dis qu' Alphonsine a plus de chien !
« — Oui) mais Virginie est la toquade de ces petits
gandins de l'orchestre...
« Us en étaient là de leur discussion, lorsque sur-
vinrent deux autres de leurs spirituels confrères ; la
conversation s'anima : ^écoutais à en perdre la respi-
ration.
a — Bonjour, ma vieille., »Eh bien, ce pauvre B... a
remercié son boulanger!
««^Hélas! oui; c'est comme D».. il vient de dévisser
son billard.
«— Ah I que veux*tu? il était trop pochard; il prenait
trop de casse-gueule; il était pa/]f quatre ou cinq fois par
semaine; iln y a pas quinze jours que je le rencontrai
aux Délass.'Com.^ il avait tordu le cou à vingt pen^o^
quels. Enfin, le pauvre diable, il a cassé sa pipe !
« — Que fais-tu ce soir?
« — Je vais siffler une chope^ puis je dégoiserai une
babillarde à papa, qui a le sac; ensuite, je me met-
trai dans une roulotte ; j'enverrai mon larbin chercher
Cosarine, qui est dans la dèche^ et, si elle veut, nous
irons bouffer quelques pieds truffés au pavillon d*Ar*
menonville^
« J'étais ahuri ; je me demandais si mes deux voi-
sins parlaient le lapon, l'iroquois ou le taitien. Un
garçon, à qui je donnai la pièce blanche, eut pitié de
LES JEUDIS DE MADAME CHARBONNEAU. 41
moi ; lorsque tout le inonde se fut levé pour aller diner,
il me nomma les deux causeurs : c'étaient deux vaude*
Yillistes éminenU.
« — Mais, lui demandai-je, quelle est donc cette
langue?
« — C'est tout ce qu'il y a de mieux porté... Ces mes-
sieurs, qui ont tant d'esprit, ne peuvent pas parler
comme vous et moi...
a — Soit ; mais que veut dire, par exemple, dévissem
son billard, remercier son boulanger, casser sa pipe?
« — Âh I Ton voit que monsieur est de la province :
cela veut dire mourir.
« — Et se mettre dans une roulotte? — Prendre une
voiture. — Et dégoiser une babillarde î — Écrire une
lettre. — Et avoir le sac? — Être riche. — Et tordre
le cou à vingt perroquets? — Boire une infinité de
Terres d'absinthe. — Et être dans la dèche? — N'avoir
pas le sou... Mais, pardon, monsieur, voilà le public
qui nous arrive : il faut que je me sylphide... Une de-
mie au cinql pas de Cogne au six! LEntr^aquedù'
mandél Le Const, au neuf! Il est en main I Ylà, m'sieu,
Vlàl...
« Là finit ma première et dernière leçon de français
moderne, à Tusage des hommes d'esprit et des garçons
de café. Je me remémorai le français de Pascal, de la
Bruyère, de Fénelon, de GiUBlas et de Zadig^ et je me
dis que décidément la langue n'était pas en progrès ;
puis je songeai à ces salons ouverts autrefois à toutes
les grâces, à toutes les élégances de l'esprit %t du lan-
44 LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNEÀU.
gage, et, vois à quel point un provincial peut*ètre ar*
riérél je regrettai ces salons.
«lime restait encore une derrière épreuve à tenter ;
une longue et consciencieuse promenade à travers ce
vieux Paris que nous aimions tant, et où, tant de fois^
dans nos belles années de romantisme, nous avions
pris plaisir à ressusciter les grandes figures de This*
toire, les grandes poésies du passé. Te souviens-tu de
nos émotions et de nos extases quand parut, il y a
trente ans, ce roman étrange de Notre-Dame de Paris^
où déjà Victor Hugo demandait compte de tant de dé-
molitions et de ruines? — Qu'avez-vous fait, disait-il,
de ceci et de cela, et de cette autre chose encore, et de
ce bijou de la Renaissance, et de cette dentelle du
moycnage, et de ces rosaces, et de ces ogives, et de ces
sculptures, et de ces vieilles maisons qui ressuscitaient
un siècle, et de ces rues tortueuses, pleines de souve-
nirs et de mystère, où l'imagination s'égarait sur les
pas du temps? Et son génie, dès lors fertile en énumè-
rations, déroulait en trente pages le tableau de ses
griefs de poëte et d'antiquaire contre le Paris nouveau,
le Paris blanchi à la chaux, élargi à Téquerre, tiré au
cordeau, des niveleurs, des badigeonneurs et des ma-
çons... Grand Dieu 1 que dirait-il aujourd'hui? Ce n'est
plus la poésie et l'histoire de Paris que Ton détruit;
c'est son âme, ce sont les derniers traits de son carac-
tère, les derniers détails de sa physionomie ; c'est sa
vie, cette vie mystérieuse et intime qui, pour les villes
comme pour les individus, pour les nations comme
LES JEUDIS DE UÀDAHE GHARBONNEAU. 45
pour les familles^ ne consiste pas dans la splendeur des
palais et la régularité des édifices, mais qui réside
dans un ensemble d'idées, de sentiments et de choses,
unis par une solidarité séculaire et légués par les
générations éteintes aux générations nouvelles. Là où
j'avais laissé des rues, des maisons, des jardins, des
monuments, des reliques, je trouvais de vastes espaces,
sillonnés de grosses charrettes, qui empêchaient les
passants de s'entendre, hérissés d'échafaudages qui
dressaientsousunciel sombre leurs sinistres silhouettes,
encombrés d'échelles, de brouettes et de poulies, in-
festés de poussière ou d'une boue gluante qui faisait
glisser les piétons, retentissants de cris grossiers ou
sauvages, de coups de fouets, de grincements de roues,
de hennissements de chevaux. Tout cela sera peut-être
superbe un jour, mais, pour le moment, c'est affreux.
Mon cœur se serrait à ces tristes spectacles; mon
oreille était brisée par tous ces bruits discordants ; je
me crottais comme un provincial ou un caniche. A
chaque instant, j'avais failli être écrasé, estropié,
foulé, anéanti, pulvérisé; et lorsque, n'en pouvant
plus de courbature, d'ahurissement et de fatigue, je
voulais prendre un omnibus, tous les omnibus étaient
complets. Hélas! trois fois hélas! j'étais réservé à une
émotion plus cruelle encore et plus poignante. Je
venais de passer, rue Croix-des-Petits-Champs, devant
une maison que l'on bâtissait ou badigeonnait. Tout à
coup, à dix pas de moi, j'entends un cri épouvan-
table; je vois quelques curieux se précipiter avec des
s.
le LES JEUDIS DE MiDAME GHARBONNEAD.
gestes d'eiïroi vers la porte cochère; je me retourne;
une planche de l'échafaudage avait été mal assurée :
elle s'était brusquement retournée, et deux hommes
gisaient sur la dalle du trottoir, le crâne fendu, roide
morts, sans avoir eu un moment pour se recon-
naître, un instant, un seul, entre la vie et réternité.
Ils étaient là, couchés sur la pierre, sanglants et li-
vides, martyrs anonymes de cette civilisation à ou-
trance, qui a ses férocités comme la Barbarie. La
foule s'attroupait. Le propriétaire de la maison fit
entrer les cadavres à la hâte ; on ferma la porte co-
chère; le public se dispersa. Le lendemain, les jour-
naux racontèrent en deux lignes cefaiUParis; puis
le corbillard des pauvres, la fosse commune, et tout
fut dit.
« Encore une fois , mon ami, pardonne*moi : Tépreuve
était trop forte pour un homme accoutumé au calme
de la province et de la campagne ; je me sentis en«
traîné par une force irrésistible ; une sorte de terreur
fantastique s'empara de moi : une heure après, ma malle
était faite, et, le soir même, Yexpress^ en me ramenant
at home^ me rendait le seul service que je voulusse
désormais demander au progrès contemporain. Par-
donne-moi, et, pour mieux me prouver ton pardon,
viens passer à la Grange-Neuve autant de semaines que
je comptais passer de jours à Paris. Le printemps
n est pas iini ; tu trouveras les acacias, les jasmins, les
tilleuls et les rosiers en fleurs, et s'il te tombe quelque
chose sur la tète, ce sera la plume d'une hirondelle ou
LES JEUDIS DE UADAME GHARBONNEAU. 47
le fétu de paille d*un nid de rossignol; ce ne sera ni un
moellon, ni un maçon. Ton vieil ami,
«( Glérisseau. »
Là se terminaient les écritures de M. Toupinel et la
première partie de mon supplice.
I?
UN MAIRE DE VILLAGE
• •
Jeudi, janvier 186..
. Cette série de petites leçons ne m'avait donc
pas corrigé I Ce soir encore, me voici tout penaud, et
pourquoi? parce qu'un mot prononcé par madame
Charbonneau et ses habitués avait réveillé mes mé*
chants instincts.
Jeudi dernier, au moment où le redoutable Toupinel
interrompait sa lecture pour boire un verre d'eau su-
crée, j'avais entendu M. Yerbelin dire à la maîtresse de
la maison :
« Croyez-vous, madame, que nous ayons ce soir
mftsieur le maire de Gigondas? »
Quelques instants après, un violent coup de sonnette
48 LES JEUDIS DE MADAME GIIARBONNEAU.
ayant forcé M. Toupinel de s'arrêter, M. Dervieux avaîl
murmuré sotto voce :
c( C'est peut-être M. le maire de Gigondas. »
Endn, pendant que, rangés autour de la table, nous
prenions le thé hebdomadaire, prélude et signal du
départ, M. Galimard s'était écrié d'un air de regret :
(( Décidément nous n'avons pas eu M. le maire de
Gigondas!
— Je n'y comptais pas trop pour ce soir, répondit
madame Charbonneau en me présentant ma lasse toute
sucrée; mais je suis à peu près sûre qu'il viendra jeudi
prochain. »
Et, tandis qu'elle parlait, sa figure intelligente et
fine avait une expression sournoise, que je traduisais
ainsi ; — Voilà qui vous regarde, monsieur l'auteur co-
mique ! C'est une proie que je vous destine I
M. le maire de Gigondas ! Quel original, quel type,
quel crustâcé, quel cryptogame pouvait se cacher sous
cette appellation grotesque I Quelle variété de Tespèce
provinciale et villageoise allais-je découvrir sous cette
ccharpe? Dans une de mes promenades misanthropi*
ques, j'avais pénétré jusqu'à Gigondas, C'est un village
ou plutôt un hameau juché tant bien que mal à Tangle
d'une colline chauve, où la roche calcaire se marie
agre.iblement au safras^ argile durcie par le soleil.
Derrière le village, de maigres garrigues s'étendent
jusqu'à la route départementale que côtoient, à l'hori-
zon, quclqu3s mamelons grisâtres, parsemés d'oHviers
poudreux et de chênes-verts rabougris. Au bas du
LES lEUDIS DE UÀDAHE GUARBONNEAn. 49
eoteftu, une plaine assez riche, mais continuellement
menacée des débordements deTOuvèze, jolie et dange-
reuse rivière, à demi cachée sous d'épaisses oseraies.
Les hauteurs que domine le grêle clocher de Gigondas
suivent une ligne si irrégulière, si accidentée, si pro-
fondément reployée sur elle-même, que Ton se croi-
rait au bout du monde, bien que la ville ne soit pas très-
loin. Des éperviers planent autour des rochers; des
alouettes gazouillent dans le bleu du ciel. Le jour où
j y avais promené ma tristesse et mon ennui, novembre
commençait. Un vent froid, imprégné de brouillard,
gémissait à travers la Combe : la pluie avait grossi
rOuvèze, dont j'entendais au loin le ronflement mono-
tone. J'avais traversé le village sans rencontrer âme
qui vive : à voir ces enclos yides, ces portes closes, on
eût pu le croire abandonné. Un enfant, qui pleurait
près d'un tas de fumier et à qui je demandai mon che-
min, ne put pas me l'indiquer. Le cœur encore saignant
de mes déceptions parisiennes, j'avais éprouvé, a ce
triste spectacle, une sorte d'amer contentement. — Oui,
me disais-je, c'est le bout du monde : l'oubli, le repos,
l'assoupissement de toute sensation et de toute pensée,
sont ici, dans ce coin de terre, entre ces rochers. De
tous les habitants, depuis le maire jusqu'au garde
champêtre, il n*en est pas un, à coup sâr, qui sache
même le nom des hommes dont j'ai à me plaindre
et des choses qui m'ont froissé. C'est tout au plus s*ils
savent que Paris existe; encore l'ignoreraient-ils, si le
Moniteur des ammunes ne le leur rappelait de temps en
60 LES JEUDIS DE MADAME CHARfiONNEAU.
temps. La civilisalion, l'art, les lettres, les journaux,
les salons, les revues, les Ihéàtres, les coteries, les cou-
lisses, tout ce qui m'a charmé et trahi disparaîtrait
tout à coup de ce inonde, nul ici ne s en douterait. Je
jetterais aux échos de cette colline les noms les plus
sonores de notre siècle. Chateaubriand, lord Byron,
Walter-Scott, Rossini, Hugo, George Sand, Lamartine,
Balzac, l'écho les redirait indifféremment; ils tombe*
raient dans le nde, comme tombe au fond de ce pré-
cipice ce caillou roulé sous mes pieds. Le maire de ce
hameau est sans doute un de ces paysans incultes dont
l'orthographe et le style amusent les petits journaux.
Au fait, pourquoi pas? N'est-il pas plus heureux, plus
sage peut-être dans son ignorance que moi dans ma
littérature? Cet agreste cimetière que j'aperçois là-bas
n'a-t-il pas» tout comme le Père-Lachaise, le secret de
la suprême égalité?
Telles avaient été mes réflexions le jour de ma pro*
menade. Aussi, ces seuls mots : M. le maire de GigondasI
répondant à ce souvenir, avaient-ils éveillé en moi
mille velléités de moquerie trempée de tristesse. Ce
soir, je suis arrivé de fort bonne heure chez madame
Charbonneau, afin de ne pas manquer l'entrée de M. le
maire de Gigondas. Les habitués, les beaux esprits, les
lettrés, M. Verbelin, M. Dervieux, M. Toupinel, n'ont
eu garde de se faire attendre. L'assemblée était au
grand complet, lorsque Isidore, un gros garçon joufflu,
passé dans la maison à l'état de mattre Jacques, a an-
noncé, de toute la force de ses poumons :
LES JEUDIS DE MADAUE CHARDONNEAU. 51
« M. le maire de Gigondas I »
Le nouveau venu a paru sur le seuil ; j'ai poussé un
en de surprise :
— Mais c'est Georges de Vemay I
— Lui-même, mon cher Calixte, votre ex-confrère,
m'a*t*il dit en me serrant la main avec un calme mé-
lancolique; lui-même, ayant dit adieu aux vanités de
ce monde, et récitant tous les matins le 0 fortunatoi
mmtiim de notre cher Virgile.
Georges de Vemay est un gentilhomme provençal
qui a occupé, pendant dix ou douze ans, une place
dans la littérature parisienne. Puis sont venus les
mécomptes, les orages, les ingratitudes, tous ces
ennuis, tous ces déboires auxquels ne saurait échap-
per un homme du monde, un homme bien élevé, ne
voulant pas rester un amateur ou un dUettante de
lettres, et entré trop avant dans la vie littéraire. J'en
avais ignoré le détail, étant alors en voyage et n'ayant
jamais eu avec Georges de rapports bien intimes. Seu-
lement je sus, à mon retour, qu'il avait quitté Paris
un beau soir, annonçant l'intention de voyager long*
temps et dans des pays tellement lointains, que nul ne
pourrait espérer ni demander de ses nouvelles. Cette
disparition subite avait fait jaser pendant quelques
jours : « Tiens I tu ne sais pas? c'est singulier I Georges
de Vernay est parti pour TOcéanie... ou pour Enghien ;
pour les îles Sandwich... ou pour Asnièresl Après
tout, il t. a pas mal fait; le pauvre garçon baissait de-
puis quelque temps. » Puis on avait cessé d'en parler
5S LES JEUDIS DE HADAMB CnARBONNEAU,
OU même d'y songer; Poubli s'était hfttc d'inscrire le
nom de Georges au chapitre des absents. Nous autres,
enfants d'un siècle où tout se nivelle, se morcelle et se
multiplie à l'infini, nous sommes obligés de Taire tous
les jours un peu de bruit pour qu'on s'aperçoive de
notre présence. Du moment que nous manquons à
l'appel, nous n'existons plus. Nous ne gravons dans le
granit ni notre nom, ni notre œuvre ; nous traçons à
la hâte sur le sable mouvant quelques caractères ra-
pides que le lendemain efface. Georges de Yernay n'é-
crivait plus ; on ne le rencontrait plus sur les boule-
vards ; on ne savait plus où aller le trouver pour fumer
ses cigares ou lui emprunter de l'argent : donc, il n'y
avait plus de Georges de Yernay . La causerie des divans,
des foyers, des brasseries et des trottoirs avait passé à
un autre sujet : une révolution ou un ténor, un nou-
veau journal ou un Pierrot des Funambules^ un procès
scandaleux ou un roman réaliste.
Après avoir joui de ma surprise et échangé avec
Georges les politesses d'usage, madame Charbonneau
lui a dit :
— Eh bien, monsieur de Yernay I vous voilà en pays
de connaissance ; vous ne dédaignerez plus mon salon
comme trop provincial pour recevoir vos confidences.
Que faites-vous dans votre pittoresque retraite? Une
comédie ou un drame? un roman ou un livre de mo-
rale?
— Moi, madame I a répliqué Georges, non sans une
légère nuance d'ironie et d'amertume qu'il s'efforçait
LES JEUDIS DE MiDAMB CHARBONNEÀU. ra
dfi dégDÎser sous un air de bonhomie ; j'ai présidé bief
mon conseil municipal en patois; j'ai écrit à Tagent
Toyer da canton pour lui demander le redressement de
mon cbemin vicinal, et j'ai perdu trente-six ficbes, au
bosion, avec mon maître d'école, mon adjoint et mon
curé...
— Mais vous vous tenez du moins au courant des
nouveautés et des nouvelles? a repris madame Char-
bonneau sans se déconcerter. Voyons, que pensez- vous
des derniers ouvrages et des derniers succès dont nous
parlent les journaux? que pensez-vous de l'école Flau-
bert et Feydeau 7 des pièces de MM. Théodore Barrière
et Dumas fils? Comptez-vous aller à Paris pour assister
a la réception de M. Victor de Laprade succédant à
Alfired de Musset? Ce sera curieux : le spiritualisme de
Frantz etd'Herman se mesurant avec le scepticisme de
Rolla !
— Hélas I madame, je n'ai lu, depuis un mois,
qu'une brochure sur l'oïdium, des numéros dépareillés
du Messager de Vaueluse^ les circulaires de mon sous-
préfet, le bulletin des actes administratifs, et trois
lettres de marchands de graine devers à soie. J'ignore
ce que c'est que M. Victor de Laprade, et n'ai jamais
entendu parler ni d'Herman, ni de Frantz; quant à
AUred de Musset, j'en ai gardé un vague souvenir :
c'était, je crois, un habitué du café de la Régence ^ il
avait fait des vers dans son jeune temps; il buvait un
affreux mélange d'absinthe et de bière...
«- Monsieur de Vemayl a interrompu madame
54 LES JEUDIS DE MADAME GIIARBONNEAU.
Cliarbonneau en fixant sur Georges ce regard pénétrant
dont il est difficile de soutenir l'expression; l'aiïecta-
tion ne sied pas aux gens d'esprit, et rafTectaiion de
simplicité moins que toutes les autres. Dans cette façon
de nous rappeler à nos moutons, à Toïdium et aux vers
à soie, n'y a-t-il pas encore un peu d'orgueil et beau-
coup de dédain? a II faut à cette âme puissante Rome
ou le désert, » dit le héros des Martyrs, à propos de
saint Jérôme. Voilà votre devise, à vous tous, volon«
taires de la solitude et de l'oubli, démissionnaires de la
civilisation et de la célébrité parisiennes. Vous êtes saint
Jérôme et nous sommes le désert; mois saint Jérôme
avait Dieu et la prière, et vous n'avez que vos re«
grets I . . . L'oidium, les vers à soie, le boston avec votre
adjointl... tout votre horizon finissant aux rochers de
Gigondasl... c'est bon à dire aux imbéciles, et nous
devons vous savoir gré de la préférence... Au fond,
vous n'en pensez pas un mot, et vous seriez désolé qu'on
le pensât. A qui ferez-vous croire qu'on puisse, à qua«
rante ans, brûler tout ce qu'on a adoré et adorer tout
ce qu'on a brûlé? Laisser là Paris, l'art, la poésie, la
musique, le théâtre, les succès, l'esprit, le mouvement,
le bruit, et se passionner pour les intérêts d'une com*
mune de trois cents habitants?... Souvenez-vous du
vieux proverbe : « Qui veut trop prouver ne prouve
rien. »
— Vous avez raison madame, et j'ai tort, a dit
Georges en s'inclinant.
— Eh bien, a poursuivi madame Charbonneau avec
LES JEUDIS DE MADAME GHARBORnEAU. 5S
son charmant sourire, puisque vous avouez votre faute,
laissez-moi vous imposer votre pénitence. Il n'y a, en
fait d'aveu, que le premier pas qui coûte; ne vous ar-
rêtez pas en si beau chemin ; faîtes quelque chose de
plus spirituel et de plus charitable que de nous parler
de votre conseil municipal et de vos chemins vicinaux;
ditev-nous par queUe série de désabusements, de mé*
comptes, de coups d'épingle empoisonnée, vous en
êtes arrivé à haïr ce que vous avez aimé... Racontez-
nous vos impressions de voyage à travers la littérature
contemporaine. Montrez-nous, par un coin, ce c6té des
coulisses littéraires où le public n'entre pas. Peut-être,
en nous disant ce que vous avez souffert, en reprodui-
sant la silhouette de quelques-uns de vos confrères,
en esquissant les symptômes de quelques-unes des
maladies morales qui infestent la république des
lettres, jetterez-vous un peu de jour sur plusieurs
points restés obscurs ou inexplicables pour des igno-
rants ,comme nous. Ce sera un cours familier de lit-
térature, débité, à deux cents lieues de Paris, entre deux
tasses de thé, et sans prétention de faire concurrence à
notre cher et pauvre Lamartine... Allons, monsieur de
Yemay, un peu de franchise et de courage I
— Vous le voulez? Eh bien, soit ! a répliqué Georges
après un moment d'hésitation. J'essayerai, pour vous
amuser et vous instruire, — fût-ce à mes dépens I —
de feuilleter avec vous quelques chapitres de mes Mé-
moires pour servir à V histoire littéraire de mon temps.
Aussi bien, le moment n'est pas mal choisi ; j'ai là mon
50 LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNEAD.
confrère Calixie, dont les souvenirs seront, j'en suis
sûr, d'accord avec les miens. Les recherches éruditcs de
notre excellent M. Toupinel me serviront, au besoin,
de pièces justificatives. Seulement, il me faut huit jours,
— huit jours de solitude et de travail à Gigondas, —
pour retrouver ^ rajuster ces feuilles éparses, pour
idéaliser les passages trop personnels, pour imaginer
ces déguisements et ces pseudonymes plus ou moins
diaphanes dont mademoiselle de Scudéry n'a pu se
passer pour ses portraits et La Bruyère pour ses sa-
tires. La pendule marque dix heures moins cinq mi-
nutes; M. Verbelin cherche son chapeau, et le thé ne
peut rester plus longtemps sourd aux murmures de
la bouilloire. Je propose donc l'ajournement à jeudi.
On a voté l'ajournement à l'unanimité, et toutes les
attentions de l'assemblée ont été désormais pour
Georges de Yernay. Il a eu la première tasse, et il m'a
semblé que madame Charbonneau y mettait le plus
gros morceau de sucre. Voilà Georges premier rôle, et
moi descendu au rang infime de confident ou de com-
parse. Et j'arrivais avec l'espoir de m' égayer aux
dépens du maire de GigondasI... C'est bien faiti
us JEUDIS DE MADAME GUARBONNEAU. 57
I
leudi, janTÎer 186...
.... Mesdames et messieurs, nous dit, le jeudi suivatuj,
Georges de Yemay, son cahier à la main, vous ne trou-
verez dans ces pages que mes souvenirs littéraires.
Je ne crois pas nécessaire de profiter de l'occasion
et de votre complaisance pour vous parler en détail des
campagnes de mon trisaïeul, des rhumatismes de mon
grand-père, des dadas de mon grand-oncle et du carlin
de ma tante. Je ne veux et ne dois vous raconter que
quelques-uns de mes conflits avec la littérature pari-
sienne, afin d'essayer de guérir les Parisiens du péché
d'orgueil et les provinciaux du péché d'envie. Pourtant
il importe à mon sujet que vous connaissiez d'abord, au
moins en abrégé, ce qui, dans mon éducation, mes
antécédents de jeunesse et le penchant de mon esprit,
m'a préparé au genre d'illusions, de mécomptes et de
souffrances que je vais retracer. Ceci n'est pas l'his-
toire d'un homme, c'est l'histoire d'une âme.
n en est des générations comme des individus ; elles
naissent avec un trait caractéristique. Celle que nous
avions remplacée était active et guerrière ; celle a la-
58 LES JEUDIS DE MADAME GllÂRBOMIIEitl.
quelle j'appartiens a été raisonneuse et rêveuse. Venue
au monde à Tépoque où les dernières gratides guerres
de TEmpire achevaient d'épuiser le sang de la France,
on eût dit qu'elle se ressentait de cette langueur mé-
ditative, de cette faiblesse mêlée d'imaginations et de
songes, habituelle aux convalescents et aux blessés.
L'éducation qu'elle reçut développa encore cet instinct
et l'exagéra. Pour moi, brillant élève de l'Université,
lauréat des concours généraux de 1826 à 1850, je puis
dire que, pendant ces quatre ans, mes maîtres, mes
condisciples, mes rivaux, le milieu où je vivais, l'atmo-
sphère classique de la rue de la Harpe et du jardin du
Luxembourg, tout contribuait à me persuader que la
fin suprême de l'homme en ce monde était le premier
prix de discours latin, à moins que ce ne fût le premier
prix de discours français. A cet enseignement officiel
s'en joignait un autre, plus clandestin. Nous avions
Cicéron et Virgile sur nos pupitres. Voltaire et Bé'-
ranger dans nos poches. C'était moins de la corruption
précoce que le désir de nous poser, dès le début, en
penseurs hors de tutelle. Même, ceux qui, comme moi,
étaient Irèe-forts^ obtenaient tacitement le privilège de
laisser apercevoir^ sous leur habit, un petit bout du
volume prohibé. Les professeurs ne soufHaient mot et
fermaient les yeux ; ces juvéniles hardiesses souriaient
à leur libéralisme. Il était censé, d'ailleurs, que l'es-
prit de Voltaire, le lyrisme de Béranger, s'associant
aux génies de la Grèce et de Rome, y ajoutaient je ne
sais quel vernis plus moderne, propre à faire de nous
LES JEUDIS DE UÀDAMB GilÂRBONNfiAU. S»
des bacheliers superfins et des rhétoriciens modèles.
Comment, avec une éducation pareille, et avec une
passion toujours croissante pour les lettres, m'avisai-je,
quelques années plus tard, d'avoir une opinion poli-
tique? Et comment cette opinion fut-elle diamétralement
contraire à celle que semblaient présager ces antécé»
dents? Ceci a eu trop d'influence sur certaines crises de
ma Tic littéraire, pour que je ne m'y arrête pas un
moment.
A r heure même où ma dernière couronne de laurier
(elle était de lierre en papier peint) s'accrochait aux
doctes murailles de ma chambre, une révolution éclata.
Die formait comme le dénouement grandiose, la réali-
sation vivante de mes études, de mes lectures, de mes
antipathies, de mes admirations; et cependant je lui
tournai le dos dès T abord, et, à force de me persuader
i moi-même qne je la haïssais, je finis par la haïr. Son
premier eCTet avait été de me reléguer à la campagne,
dans ce même village de Gigondas que j'administre au«
jourd'hui. Là, je fus frappé d'un de ces spectacles qui
produisent un immense effet sur les natures artistes,
où la sensibilité nerveuse domine tout le reste. Mon
père, jeune encore, souffrant déjà, ressentit un coup si
terrible en apprenant cette révolution, que son mal
s'aggrava d'une façon effrayante. Trois semaines après,
les journaux lui apportèrent un sujet de douleur plus
poignante encore et plus personnelle, l'arrestation
d'un ministre dont il avait été le compagnon pendant
toute l'émigration, et qui, arrivé à la toute-puissance,
60 LES JEUDIS DE MADAME CHARBONMEAU.
avait daigné lui conserver son ancienne amitié, au
point de le recevoir en audience particulière et de le
nommer sans hésitation... maire de ce même Gigondas.
Le chagrin de mon père n'était donc pas précisément
de l'ambition brisée, et il n'agissait que plus puissam-
ment sur une imagination telle que la mienne. Je vis
cet homme de bien, entouré d'estime et de respect,
laisser tomber une larme sur cette écharpe blanche
qu'il ne devait plus porter ; je le vis écrire d'une main
tremblante une démission, hélas! superflue; car il
n'avait plus que peu de jours à vivre I Je lus dans ses
yeux mourants les sentiments douloureux qui se dispu-
taient cetteâme de royaliste et de chrétien. A l'affliction
que lui causaient les événements s'en ajoutait une autre
plus intime, et que je devinais; .les opinions qu'il me
supposait, qui sait ? le regret, peut-être le remords de
m*avoir, par vanité paternelle, rapproché de la conta-
gion universitaire et libérale. Il languit ainsi pendant
six mois, et, comme pour rendre un suprême et fu-
ncbre hommage à cette royauté dont il avait été le ser-
viteur le plus obscur, il mourut le jour anniversaire du
plus grand des crimes révolutionnaires, de la dernière
halte du martyre royal. Ce jour-là, je me sentis dans le
cœur un sentiment assez profond pour me créer des
convictions ou pour m'en tenir heu, et, après trento
années, ce sentiment résiste encore.
Toutefois, ni la solitude, ni la doulenr, ni mes ré-
flexions, m ma conversion^ ne diminuèrent mon amour
pour la littérature. J'en fis le but idéal, le rêve de ma
LES JEUDIS DB MADAME GHARBONNEAU. 01
jeunesse et de ma vie. Place désormais en dehors des
carrières actives, ayant d'autre part le désœuvrement
en horreur, mon imagination ou ma vanité s'accom-
modant mal de mon obscurité présente^ il me sembla
que la gloire des lettres concilierait tout, et continue-
rait brillamment ce que mes succès de collège avaient
commencé. Bientôt cette idée devint une passion, et
cette passion une manie. De même que, vingt-cinq ans
auparavant, un jeune homme de mon âge, en voyant
passer un régiment, musique en tète, se serait épris
de clairons et d'épaulettes, de même le frémissement
de mon couteau d*ivoire à travers les pages toutes
fraîches d'un in-octavo, l'avènement d'un nouveau
nom dans un journal ou une revue à la mode, Fécho
lointain des applaudissements prodigués à un roman
ou à un drame, un épisode de la vie intime des gens
de lettres, entrevu dans une de leurs confidences
imprimées ou raconté de loin par un de mes anciens
amis de collège, me causaient des ravissements sans
Gn, des extases mêlées de trouble et d'envie. Il y eut
à celle époque, dans ma pauvre cervelle, des erreurs
d'optique dont j'ai eu beaucoup de peine à revenir. Vi-
vant dans un milieu de bonne et vieille noblesse do
province, à laquelle j'appartenais par ma naissance,
jouissant dans mon pays de cette considération qui s'at •
lâche à la propriété territoriale, maintenue intacte de-
puis plusieurs générations, je croyais sincèrement que
je m'élèverais de bon nombre de degrés sur réchellc
sociale si je devenais quelque chose comme M. Théo-
4
tt LES lEUDtS DE MADAME GHAnBONNËAtJ.
phile Gautier ou M. Alphonse Karr. Que dis-je? mon
ambition n'allait pas d'abord aussi loin. Être Tami d*un
de ces messieurs, le contempler face à face, lui donner
le bras sur le boulevard aux yeux d'une foule émer-
veillée, arriver peut-être à me faire tutoyer par lui, me
paraissait un assez grand honneur, en attendant mieux,
Gil-Blas, chez les comédiens de Grenade, espérait être
pris pour le cousin du sous-moucheur de chandelles, et
il s'en trouvait d'avance prodigieusement flatté. J'élais
comme Gil-Blas. Les détails même matériels de la vie
littéraire avaient pour moi un attrait inexprimable.
Corriger des épreuves, faire de la copie^ courir les rues
de Paris avec un rouleau de papiers sous le bras, pou-
voir dire : « Je vais chez mon éditeur, x> avoir ma stalle
aux théâtres les Jours de première^ me promener au
foyer, pendant les entr' actes, en saluant d'un geste fa-
milier Jules Janin ou Hippolyte Lucas, quelle gloire et
quelle joiet Si, dans ce temps-là, Alexandre Dumas,
Méry ou Frédéric Soulié étaient venus me demander
l'hospitalité dans mon modeste château, qui n'avait ja-
mais logé que des gentilshommes campagnards ou des
chevaliers de Saint-Louis, je crois, en vérité, que j'en
aurais perdu la tête : du moms je me serais considéré
comme un personnage beaucoup plus important que
le général de mon département, le préfet de mon chef<-
lieu, ou même l'évéque de mon diocèse.
Là ne se bornait pas cette espèce de mirage litté-
raire : je lisais assidûment, comme vous pouvez bien
le penser, toutes les nouveautés en vogue, et, d'après
LES JEUDIS DE MADAME CUARBONNEAU. 63
les sentiments exprimés par les auteurs, les caractères
qu'ils développaient de préférence, les délicatesses
d'esprit et de cœur où ils semblaient se complaire, les
nlfinements qu'ils indiquaient en afTaire de con-
science, d'honneur, de sensibilité ou de probité, je me
tonnais une idée de leur personne et de leur façon de
Titre.
C'est ainsi que je me créai un Lamartine à moi, d'à-
près Joeelyn^ un Yictor Hugo d'après les Feuillei
d'mOomney un George Sand d'après les Lettres d'un
Vùifageury un Sainte-Béuve d'après les Consolations j
m Jules Sandeau d'après Richard et Fernande un
Lamennais d'après les Paroles d'un Croyant, un
Alfred de Musset d'après les Nuits, et ainsi de suite.
Le titre de poète était à mes yeux synonyme de dévoue-
ment, de tendresse, d'inunolation perpétuelle à tous et
à chacun, d'âme trop aimante et trop pure pour ce
monde, de candeur séraphique en commerce intime
avec les chœurs célestes. Celui-ci était un aigle blessé;
celui-là une tourterelle gémissante; cet autre, un cygne
laissant au rivage une plume de ses blanches ailes avant
de s'envoler vers le ciel ; cet autre encore, une her-
mine préférant la mort à la plus légère souillure. Ceux
qui, moins richement doués, occupaient, dans ce
monde bienheureux, les rôles secondaires et se con-
tentaient des fonctions de critique, étaient des juges
d'un goût infaillible, d'une équité à toute épreuve,
n'ayant pas de plus grave souci que d'examiner en dë^
(ail les œuvres soumises à leur contrôla, d'en étudier
04 LES JEUDIS DE MADAME GIIÀRBONNEAU.
le fort et le faible, d'en faire valoir les beautés, d'en
signaler franchement les défauts, devoir pénible sans
doute, mais dont ils s'acquittaient par excès de con-
science ! Quel air doux et salubre on devait respirer en
pareille compagnie! quelle atmosphère pure, dégagée
de pensées vulgaires et de miasmes terrestres I quel
Éden intellectuel I que d'horizons sublimes! quel en-
semble de sentiments exquis et d'aspirations éthcrées!
Je restais quelquefois des Heures entières plongé dans
mon ardente rêverie, l'œil fixé sur un de ces noms ra-
dieux, inscrit en tète d'un volume ou signant un article
de revue. . . « Si ce nom était le mien I oh I que je serais
grand!... il existe pourtant, cet homme : il y a des
gens qui le connaissent, qui vont frapper à sa porte,
et qui disent à son concierge, sans que l'émotion brise
leur voix : « M. de Lamartine! — M. Victor Hugo! —
M. de Musset! — M. de Balzac! — M. Edgar Quinet! »
— Oh ! les voir, les aimer, m'enivrer du mystérieux
parfum qui s'exhale de ces âmes I m'éclairer aux rayons
lumineux dont elles sont le centre! me réchauffer aux
flammes divines dont elles sont le foyer immortel ! Tel
était mon vœu de tous les jours ; le musulman dévot
ne songe pas avec plus de respect et de ferveur au pèle-
rinage de la Mecque.
Douze années s'étaient écoulées. J'avais trente ans :
es circonstances m'avaient éloigné de Paris : le hasard
m'y ramena ; un de ces hasards dont on est toujours
le collaborateur, quand ils font ce qu'on souhaile. J'y
arrivais, le cœur gonflé d'émotion et d'espérance, ayant
LES JEUDIS DE MADAME CHAABONNEAU. 05
dans ma malle quelques manuscrits et sur mon carnet
quelques adresses. Huit jours après, grâce à des com-
patriotes fixés à Paris et à d'anciens camarades qui
Toulurent bien me reconnaître, j'étais présenté à trois
on quatre puissances de journal, de revue, de librairie
el de théâtre. Quinze jours plus tard, je déjeunais en
tête-à-téte, au café Bignon, avec un de mes auteurs ta-
Toris, le célèbre conteur Eutidêoie ^
Dieu merci! je suis heureux de commencer par
edui-là; car, de toutes mes illusions provinciales à
lendroit de la Httérature et des écrivains en renom, il
en est peu qui me soient restées plus intactes. C'est
une âme honnête et délicate qu'Ëutidéme, et bien m'en
prit; car ma bourse, mes secrets de cœur, mes affaires
de famille, tout aurait été à sa merci, s'il Tavait voulu.
S'il lui eût plu de me rendre ridicule pour dix ans,
d'abuser de ma candeur, de me forcer à le servir après
avoir emprunté au garçon sa serviette et son tablier
blanc, rien ne lui eût élé plus facile : j'étais tout étonné
et très-reconnaissant qu'il me permit de m'asseoir à sa
table et de manger en face de lui. Mon embarras était
de trouver des mets dignes de lui être offerts, et surtout
une boisson qui ne fût pas trop grossière pour ses
lèvres. Il y avait dans ses ouvrages tant d'âmes exilées
de leulr ciel, tant de tristesses inconsolées, tant de sou-
* A dater de ce moment, George de Vernay a jugé sans doute con-
Tcnalilc (le gazer légèrement les noms propres, et peut-^tre de corn»
poser àf» types à l'aide de souvenirs épars dans sa mémoire.
(Note de Tauteur,)
4.
08 LES JEUDIS DE MADAME GHÂRBONREAU*
rires trempés de larmes, tant de mélancoliques regard*
incessamment tournés vers les horizons infinis, tant
de frêles sensitiyes froissées au dur contact des réalités
mondaines, tant de pauvres femmes éplorées, plaintives,
vêtues de deuil, penchées sur des urnes funèbres, tant
de cœurs héroïques et chevaleresques dépaysés dans
notre siècle d'égolsme et de prose, qu'il me semblait
presque sacrilège d'offrir au créateur de ce monde noble
et charmant uu rosbif aux pommes, un turbot à la
hollandaise et du vin de Médoc. J'aurais voulu inventer
quelques-unes de ces friandises orientales, pétries par
les sultanes pendant les ennuis du harem, feuilles de
roses mouillées d'eau de neige, rêves ou parfums dé-
guisés en confitures, fleurs de nopals ou de citronniers
pleurant dans des coupes d'or. L'aspect général de mon
poétique convive avait bien quelque peu dérangé mon
idéal ; je me Tétais tant de fois représenté grand, mince,
élancé, un teint pâle, de grands yeux noirs levés vers
le ciel, des cheveux bouclés naturellement sur un front
ombragé de mélancolie! J'avais devant moi un gaillard
de bonne mine, aux larges et robustes épaules, menacé
d'un embonpoint précoce, de petits yeux vifs, doux et
fins, le front dénudé comme un genou, une cravate
noire négligemment nouée autour d'un cou musculeux,
la lèvre un peu épaisse, les couleurs de la santé, une
tenue de sous-lieutenant habillé en bourgeois, un air
de simplicité et de bonhomie qui excluait toute exagé-
ration sentimentale. N'importe! Je m'obstinais, je feuil-
letais la carte de Bignon, y cherchant quelque plat
LES JEUDIS DE VÂDAHE GUARBONMEÂU. 61
romanesque et quelque liqueur aérienne, lorsque mon
homme trancha la difficulté, en me proposant un menu
de la tulgarité la plus substantielle. J'aurais voulu du
moins me rattraper sur le dessert et obtenir du garçon
quelques liqueurs inédites, à l'usage des femmes in*
comprises : Eutidéme me demanda un petit verre
d'eau-dû-vie : ça été là mon premier mécompte litté-
raire.
n y avait sur la table un journal de théâtre. On y
rendait compte d'une pièce jouée la veille. L'auteur de
Tarticle parlait de la pièce comme d'un chef-d'œuvre,
et de la représentation comme d'un de ces triomphes
qui inscrivent une date mémorable dans l'histoire de
l'art dramatique. Je lisais avidement ce bulletin admi*
ratif :
— Quelle belle chose que le succès, et que cet auteur
est heureux! m'écriai-je.
— Lui ! répliqua Eutidéme en souriant : il se désole,
m
au contraire ; sa pièce est détestable, elle est tombée à
plat...
— Ce n'est pas possible ; on vous aura mal rensei-
gné...
— Oh I vous pouvez me croire; j'y étais, et je n'ai
aucune raison pour me réjouir de cette chute : je ne
suis ni l'ennemi de l'auteur, ni son ami intime...
— Mais ce journal, cet article?...
Eutidéme m'expliqua alors que les journaux de
thé'ûtre, afin d'obtenir le privilège d'éire vendus dans
la salle, s'engageaient, par un traité, à ne jamais dire
es iES JEUDIS DE UADÀUE GHAUBONNEAD.
que du bien des pièces dont ils rendaient compte.
« C'est si connu^ ajouta-t-il, que souvent l'article est
écrit avant la première représentation ; sans quoi on
n'aurait pas le temps de Timprimer, puisque le journal
parait le matin, et que quelques-unes de ces grandes
solennités dramatiques (style obligé) ne finissent que
bien avant dans la nuit.
— C'est déplorable I dis-je en rougissant : c'est
faire entrer la combinaison commerciale dans ce
monde de l'imagination et de l'art où elle ne doit
jamais mettre le pied (nouveau sourire d'Eutidéme :)
mais enfln ce n'est là, grâce au ciel! que le fretin de
la critique théâtrale : les véritables juges, les brillants
feuilletonistes du lundi ne donnent pas dans ces
calculs misérables : ils ne disent et n'écrivent que la
vérité...
Ëutidéme me regarda encore : un troisième sourire
se dessina au coin de sa bouche doucement railleuse :
il posa sur la table son petit verre, et notre causerie
commenta.
LKS J£UD1S D£ MADAME CHA&BOKNEAU. C9
VI
leudî, février 186...
— Quoi! disais-je à Eutidême, les juges suprêmes
en matière de tliéâtre songeraient à autre chose qu'à
rendre la justice et à dire la vérité?
— Hélas I oui, répliqua-t-il, ils songent surtout à
tïire de lesprit, de la fantaisie ou de la couleur à pro-
pos et à côté des pièces dont ils parlent : Tœuvre, Tau-
tcar et le public deviennent ce qu'ils peuvent. L'essen-
tiel, pour Polychrome, est de déployer les richesses
d'une palette qui s'est trompée de vocation en deman-
dant au papier et à la plume ce que le pinceau et la
^oile pouvaient seuls lui donner. Qu'importent à Poly-
chrome les sentiments, les idées, les caractères, le dia-
logue, la vraisemblance, la convenance, les délica-
tesses de l'esprit, l'étude du cœur, tout ce qui fait
^u'au théâtre comme dans la vie l'homme est quelque
chose de plus que l'étoffe, le bois ou la pierre? Si Ton
^opprimait l'âme, il serait le premier écrivain et le
plus heureux de son siècle. Il n*est jamais plus à son
aise que lorsqu'il rend compte d'une pièce dont les
heautés littéraires résident principalement dans les dé-
70 LES JEUDIS DE MADAME GHAUBONMEAU.
cors. Alors, en avant la brosse et le blaireau I cinq
lignes sur le sujet, Tintrigue, les personnages et les
détails ; quinze colonnes sur les prodiges du décora-
teur I Si TOUS voulez savoir à quoi vous en tenir sur
Vart dramatique au dix-neuvième siècle, Polychrome
ne vous adressera pas à MM. Dumas père et fils, Pon*
sard et Augier, mais à MM. Cicéri, Séchan, Philastre
et Cambon. Quant à Julio, je Tadore, mais c'est une
autre afTaire : ce charmant esprit a, depuis un quart de
siècle, Tentreprise des variations brillantes sur le piano
du lundi. Vous n'êtes pas sans être allé quelquefois
au concert. Vous y avez entendu ces virtuoses qui an-
noncent qu'ils vont vous jouer un morceau favori sur
le sextuor de Lucie^ le trio de Guillaume Tell ou le
duo des Hu^enots, Vous voilà écoutant de toutes vos
oreilles. Au début, vous recueillez bien quelques
phrases qui vous rappellent vaguement celles de Doni-
zetti, de Rossini ou de Meyerbeer; mais bientôt, gare
dessous ! le virtuose ne se souvient plus que de lui-
même : les notes pleuvent, les gammes débordent, les
triples croches ruissellent ; c^est une averse, une ava-
lanche, un torrent, une cataracte ; Tidée primitive a de
Feau par dessus la tête, et, quand on l'en retire, elle
est nojée. Ainsi fait Julio; pour Tacquit de sa con«
science il écrit sur sa première page le nom de l'au-
teur et le titre de Touvrage ; puis sauve qui peut I il
varie, il varie, il varie sans cesse, en français et en
latin ; il varie tellement, que, de variante en variante,
on ne sait plus où Ton en est, ni où il va, ni de quoi i
LES JEUDIS DE MADAHB GHARBOflNBAU. 71
est question, ni ce qu'il a voulu dire. A propos d'uu
marivaudage du Gymnase, ii vous raconte la seconde
guerre punique, et une bouffonnerie du Palais-Royal
lui sert de prétexte pour citer dix lignes de Xénophon.
Ad demeurant, excellent garçon et homme d'inlini*
ment d'esprit, pourvu qu'on ne lui demande pas Tim*
possible ; l'impossible serait pour lui de dire brièvement
et nettement ce qu'il pense de ce qu'il juge, et de se
souvenir, le lendemain, de son opinion de la veille. Il
assiste à une pièce; il est ravi, il dit à l'auteur : « C'est
charmant... à lundi I vous serez content de moi. » Il
rentre, il se met à sa table : qu'est-ce donc? le vent
soufflait du nord, il souille du sud; la bulle de savon
allait à droite, elle s'envole à gauche. La plume court
bride abattue, la louange yerse dans la première ornière
et l'épigramme prend les guides ; si bien que le pauvre
auteur, porté aux nues le yendredi, complimenté le di-
manche, est, en définitive, éreiniéh lundi. Quevou-
lex-vous? ce n'est pas la faute du feuilletoniste, c'est la
faute du feuilleton^ qui a pris le pot de moutarde pour
le pot de miel ; une autre fois, on fera plus d'attention
i Tétiqucttel C'est la faute de l'orgue de Barbarie qui
a agacé les nerfs, de la mouche qui a bourdonné contre
les vitres, de Tidée qui s'est enfuie vers les corniches,
du mot propre qi/1 s'est blotti sous les tisons. L'au
teur est au désespoir, mais Julio n'est pas coupable I
« Et Caritidès? dis-je timidement.
-* Caritidès a reçu du ciel, auquel il ne croit plus,
un goût exquis, une finesse de tact extraordinaire^ de
13 LES JEUDIS DE MADAME CHARfiONNEAU
merveilleuses aptitudes de critique, relevées el comme
fertilisées par de rares facultés de poète. Il possède et
pratique en maitreTart des nuances, dessous-entendus,
des msinuations, des inûltrations, des évolutions, des
circonlocutions, des précautions, des embuscades, des
chatteries, de la haute école, de la stratégie ou de la di-
plomatie littéraire. Il excellerait à distiller une goutte de
poison dans une fiole d'essence, de manière à rendre Tes-
sence vénéneuse ou le poison délicieux. Sa prose est at-
trayante et magnétisante comme une femme un peu com-
promise qui ne dit pas tous ses secrets, et s'enjolive à la
fois de ce qu'elle montre et de ce qu'elle cache. Caritidès
n'a voulu être qu'un pèlerin d'idées, moins la première
des qualités du pèlerin, c'est-à-dire la foi. Il a fait, en
amateur, le tour de toutes les doctrines de son temps
sans s'y fixer jamais, et, en les abandonnant, il a eu l'air
de les trahir. Accusé injustement de traîtrise et d'apos-
tasie, il a tenu à justifier sa réputation, et il a fini par
devenir l'ennemi de ceux dont il n'était que le déserteur.
Son erreur a été de sophistiquer ce qu'il aurait pu faire
tout simplement, avec tant de grâce, d'esprit et de su-
périorité naturelle, de traiter la littérature comme une
mauvaise guerre où il faudrait constamment avoir un
fleuret à la mam et un stylet sous son habit. On assure
qu'il passe son temps à coliiger une foule d'armes dé-
fensives et offensives, de quoi accabler ceux qu'il aime
aujourd'hui et qu'il pourra haïr demain, ceux qu'il
déteste à présent et dont il veut se venger plus tard. Ca-
ritidès aurait pu être la plus irrécusable des* autorités.
LES JEUDIS DE MADAME GUARBONNEAU. 73
d n'est que la plus friande des curiosilés litlcrairet**
— EtPhilocrale?
— Phiiocrate est mon ami, repondit grayemenl Eu-
tîdème.
— Hais enfin?
— Phiiocrate est rhonnêtelé, raustcrité, Fimparlia-
lité même : aussi est-il très-probable qu'il mourra à
l'hôpital I . . .
Ainsi me parlait Eutidème ; il m'en dit bien d'autres I
Aotoor de ces illustres planètes gravitaient les satellites :
tox premières représentations on voyait, dans les en-
tr'actes, les lieutenants s'approcher des capitaines et
prendre le mot d'ordre. Il en résultait, le lundi sui-
Tant, des apothéoses ou des exécutions collectives.
Tantôt c'était Rachel que l'on mettait au pain sec pour
trois mois et contre laquelle on suscitait une rivale,
aussi supérieure à notre tragédienne qu'Alfieri est su*
pcrieur à Racine; tantôt c'était le Gymnase que Ton
nupendait^ pour avoir médit des gazetiers : tantôt la
consigne ordonnait un feu de peloton sur M. Scribe,
pour le punir de fatiguer de sa longévité dramatique
les jeunes, les nouveaux venus, qui ne sont ni venus, ni
nouveaux, ni jeunes. Sous le pourquoi officiel de cha-
que éloge et de chaque blAme, il existait une douzaine
de pourquoi mystérieux qu'il fallait connaître pour s'ex-
pliquer le treizième/Et voilà ce que l'on appelait les
magistratures littéraires I
Encore si les révélations d'Eutidème en étaient res-
tées là I mais mon avide curiosité provoquait d'autres
LES JEUDIS DE HAJ)AHE GlIÂRBONNËAtl.
confidences : i] avait traversé les mauvais sentiers, les
steppes et les frontières, sans y rien laisser de son
honneur, mais sans y rien garder de ses illusions. Il
me raconta les jours de pauvreté âpre et malsaine, le
goufTre de l'arriéré, l'huissier grattant à la porte, la
chasse à Técu de cent sols, la copte écrite à la hâte pour
faire face aux nécessités urgentes, et les joies du tra-
vail se changeant en suppUce. Je tombais des nues, de
ces nues de pourpre et d'or sur lesquelles mon imagi-
nation provinciale aimait à asseoir, comme sur un
trône, les artistes et les écrivains célèbres. Lorsque
Eutidème me parla des personnes, ce fut bien pis.
Naturellement, je le questionnai sur Lélia. Tous ceux
qui, comme moi, avaient vingt ans au moment où pa-
rurent les premiers romans de Lélia s'étaient passion-
nés pour ce type de poésie libre et fière, refusant d'ac«>
cepter les froides chaînes de la vie commune et justifiant
les paradoxes de sa révolte par l'éloquence de ses
plaidoyers et la beauté de ses songes. Je m'aperçus vite
que l'idéal et le réel sont deux frères ennemis.
Les œuvres d'Hermagoras m^avaient inspiré un sincère
enthousiasme. Eutidème me dévoila le grain de folie et
de dépravation naïve qui se mêlait, dans ce cerveau
puissant, à un incontestable génie. Il me dépeignit cette
vanité maniaque, ce goût furieux de richesse et de luxe,
toujours prêt h s'élancer et à entraîner les autres dans
les plus hasardeuses aventures, cette habitude de trans*
porter dans la vie liltéraire le grimoire de la basoche,
et les roueries de don Juan vis-à-vis de M. Dimanche.
LES iEut>is DE Madame chaubonneaû. 16
Au milieu des coupables licences du roman, j'avais re-
marqué de douces et chastes histoires publiées par
Critiphon; sans leur attribuer une grande valeur, j'a*
fais en les lisant éprouvé un attendrissement de
bon aloi. Je m'étais dit que Critiphon était sans
doute un chevaleresque gentilhomme, et qu'il mettait
dans sa vie ce parfum de vertu que Ton respirait
dans ses ouvrages. Eulidème me dit que c'était un
viveur et un farceur, qui, après avoir dévoré sou patri-
moine, demandait au roman une pension alimentaire,
et la demanderait au scandale si la littérature des hon-
nêtes gens ne répondait pas à son appétit.
Désenchanté, humilié, accablé, je finis par supplier
Eutidème de ne pas tout m'apprendre en un jour, et la
conversation, sans changer de sujet, changea de ter-
rain. Je communiquai à mon nouvel ami mes projets,
mes plans, mes souhaits, mes espérances. Hélas! je ne
tardai pas à remarquer que, dans nos façons d'envi-
sager la littérature, il y avait des hiatus gigantesques,
et que, si nous parlions la même langue, ce n'était
pas avec le même accent. Quelques-unes de mes confi-
dences produisirent sur Eutidème un effet de stupeuf
presque égal à celui qu'il m'avait causé. Ainsi, les
méandres de notre entretien m'ayant amené à lui par-
ler de la maison de campagne que je venais de quitter,
il me dit avec surprise :
— Vous avez des terres?... mais alors vous avez des
rentes ?
— *Ohl bien peu : les impôts sont lourds, les
16 LES JEUDIS DE MADAME G1I|ARB0NNEAU.
fermiers payent mal ; il y a l'imprévu, les frais d'exploi-
tation, les réparations, les comptes d'ouvriers; bon an,
mal an, c'est à peine s'il me reste douze ou quinze
mille francs de revenu...
Eutidème se leva comme la poupée d'une boite à
ressorts; il jeta sa serviette au plafond, alluma un
troisième cigare, et s'écria en me regardant dans le
blanc des yeux :
— Quoi! vous avez des rentes 1 vous êtes proprié-
taire, et vous voulez faire de la littérature?... Mais
moi, si je possédais seulement une maisonnette quelque
part et un champ qui me rapportât trois mille francs
par an, je prendrais mes jambes à mon cou; je brise-
rais mes plumes, je viderais mon écritoire, je ferais des
cocottes avec ma dernière feuille de papier, et j'en fini-
rais avec cet abominable métier... La vie littéraire,
monsieur! ahl vous ne savez pas ce que c'est! .. un
bagne, un enfer! Les directeurs de journaux et de re-
vues, les éditeurs, les libraires, sont des tyrans, des
bourreaux!... s'ils vous font seulement une avance de
dix louis, vous devenez leur homme lige, leur esclave,
leur chose... Le ciel est bleu, la campagne est riante,
vous voudriez sortir, courir dans les bois, cueillir les
marguerites des prés, humer l'air chargé de senteurs
prin tanières... La promenade rafraîchirait votre cer-
veau, ranimerait votre verve.. Non, non, esclave! à
ta geôle! il faut ta copie pour demain, étonne peut
pas faire attendre... elle est payée! Heureux encore
si la misère n'allonge pas sa face livide sur la page
LES IBDDIS DE MADAME GHARBONNEAU. 77
foiiimencée I Mais pardon, monsieur, je vous
attriste... excusez-moi... Ces maux ne sauraient tous
atteindre... j'oubliais que vous êtes riche... Mais que
diable venez- vous faire dans notre maudite galère?...
J'étais ému, et l'émotion me rendit presque éloquent,
^expliquai à Eutidème comment cette qualité de pro-
priétaire, qui lui semblait si enviable, m'avait souvent
désolé, et me désolerait bien davantage, si eUe restait
synonyme de désœuvrement et d'obscurité. Je lui dis
que j'échangerais volontiers mes quelques sacs de
mille francs contre ses tourments, son talent et sa re-
nommée. Je lui demandai comment l'exercice des
facultés les plus élevées de Tintelligence pourrait, en
aocun cas, cire une condition d'infériorité sociale.
Puis je lui indiquai mon but, ma pensée : en vue des
catastrophes à venir, et, en attendant, par haine de
Toisiveté, me ranger parmi les travailleurs, sommes!
j'avais besoin de travailler pour vivre; mettre mon ta*
lent, h\ jamais j'en avais un peu, au service d'idées
morales qui intéressaient la société tout entière, puis-
que le désordre dans les âmes devait t6t ou tard finir
par le désordre dans la rue; ensuite, lorsque mon
nom aurait acquis quelque autorité, tâcher d'être
utile à mes confrères, dans la mesure de mes forces;
établir quelque part une tribune littéraire où ma
plume consciencieuse et bienveillante ferait pour les
livres ce que ces fameux feuilletons du lundi faisaient
surabondamment pour les pièces de théâtre; n*avoir
ni complaisûnce ni rigorisme toutes les fois que mes
78 LES JEUDIS DE MADAME GUARBONMEAU.
croyances ne seraient pas sérieusement en jeu; tenir
compte des bonnes intentions, des illusions de la jeu-
nesse; accueillir, encourager, mettre en lumière,
faire ressortir les beautés plutôt que les taches; tendre
la main aux débutants, aux faibles, aux aspirants
littéraires; accepter franchement toutes les condi-
tions d'une bonne et loyale confraternité; me faire
aimer. • .
— Car enfin, ajoutai-je naïvement, je ne yeux pas,
monsieur, vous paraître meilleur que je ne suis; je
me crois un honnête homme, mais je suis sûr de ne
pas être un héros : je désire de tout mon cœur servir
la vérité, mai^ je voudrais bien aussi acquérir un peu
de gloire I . . ,
Il y a dans une passion vraie quelque chose de si
coromunicatif, qu'à mesure que je parlais je voyais
s'animer et s'épanouir la bonne et spirituelle fjgure
d'Eutidème. Cette nature délicate, (|ui avait passé à
côté de la. boue sans se salir, me comprit et m'aima.
Il me tendit sa main par-dessus la table, et, serrant la
mienne à me faire crier, il me dit en déguisant assez
mal une larme qui roula sur son assiette :
— Quoi! c'est là votre idée? Vous ferez cela, vous?...
Ohl c*e8t bien, c'est très-bien; vous êtes un brave
garçon... Dans cette nouvelle phase de votre existence,
je serai heureux et fier d'être votre premier ami...
George, soyez le bienvenu parmi nous I
— Oui, repris-je exalté par ce témoignage d'une
précieuse sympathie, mes pressentiments ne m'ont pas
tes JEUDIS DE UADAME GHARBONNEÀU. 70
trompé : j'aurai du succès; mes confrères m'aimeront,
et je combaltrai pour la vérité I . . •
Cette triple prophétie associait, à ce qu'il parut, des
idées assez disparates ; car l'enthousiasme d*Eutidème
Tacilla coamie une bougie sous un coup de vent : il
me regarda en dessous; un sourire triste et fin, ce
sourire que je connaissais déjà, dessina Tare de ses
lèvres, et, s' emparant de mon dernier mot, il me dit
i demi-voix :
— La vérité? Mais comment Tentendez-vous, mon
ami?
— Eh bien, il n'y a pas deux manières : la vérité
religieuse, la vérité sociale, la vérité morale, voilà
pour la conscience ; la vérité littéraire, du moins celle
à laquelle je crois, voilà pour le goût. La conscience est
le goût de l'âme ; le goûL est la conscience de l'esprit;
il n'y a rien la qui puisse nous embarrasser.
Eutidème sifflota la barcaroUe de la Muette de Par-
tid:
Cosîduis la barque avec pradence,
Pécheur, parle bas 1
Puis il ajouta en prose :
— Mais, George, pour défendre toutes ces vérilés-
l&, vous serez obligé d'attaquer ceux qui les attaquent?
— Cela va de soi...
80 LES JEUDIS DE MADAME CIIARDONNEAU.
Eutidème se remit à siffloter; cette fois, ce fut Tair
de la Dame blanche :
Prenez garde I
Mais il pensa probablement que mon éducation ne
pouvait se faire en une seule séance, et qu^il m* avait
suffisamment renseigné pour une première fois. Il
laissa tomber la conversation; puis, avalant un dernier
verre de curaçao, allumant un quatrième cigare et
passant la manche de son paletot, il me di^ très-cor-
dialement :
— C'est égal, Georges, je vous remercie : il y a
longtemps que je n'avais contemplé face à face un
homme de lettres de votre calibre. Préparez pdur de-
main votre esprit des dimanches : je vous présenterai
chez MarphiseU*.
LES JEUDIS DE UADAUE CHARBONNEAU. 81
711
Jeudi, féyrier 186...
— Justement, cela se trouve à merveille I m'avait
dit Eutidème en me quittant : il y a demain une lecture
chez Marphise; elle doit nous lire une tragédie de sa
bçon, une tragédie en cinq actes et en vers! Vous ren*
contrerez là bon nombre de nos célébrités lilléraires.
Seulement, vous savez la consigne? Admirer, admirer
encore, admirer toujours! Élever Tenthousiasme jus-
qu'à l'extase, la louange jusqu'au dithyrambe, Thom-
mage jusqu'à l'apothéose! C'est une de mes surprises
perpétuelles, qu'une personne de tant d*esprit ne com*
prenne pas le moment où l'éloge devient dérisoire à
force d'être excessif... Que voulez-vous? Marphise est
femme, elle est poète, et il y a des grâces d'état.
.... Mais auparavant, avait repris Eutidème, vous
me permettrez, n'est-ce pas? de répliquer à votre aris-
tocratique déjeuner par un pauvre petit dîner d'hommes
de lettres, non plus dans le somptueux cabinet de Bi-
gnon, mais hors barrières, chez le père Moulinon, au
rendez- vous des surnuméraires de l'art et de la littéra-
ture. Le vin, le gigot et la salade y coûtent moins cher
que sur le boulevard des Italiens, et il est bon qu'un
9.
LES JEUDIS DE MADAME GIIARBONNBAU
fervent néophyte tel que vous passe le plus tôt possible
par tous les degrés de l'initiation. La salle à manger du
père Moulinon est au salon de Marphise ce qu'une
chambrée de conscrits... ou d'invalides esta Tétat-
major d'un maréchal de France.
J'acceptai avec reconnaissance, et, le lendemain, à
six heures, nous sortions de Paris, Eulidèmc et moi,
par la barrière des Martyrs ; nous gravissions les hau-
teurs de Montmartre, et nous entrions chez le pcre
Moulinon à l'heure ou y affluait sa clientèle.
C'était un spectacle tout nouveau pour moi. Figurez-
vous un gourmand que l'on enfermerait dans une cui.
sine, et que l'on forcerait d'assister, bouche béante, à
tous les détails les plus réalistes des préparatifs d'un
grand dtner. Dans une salle étroite et longue, sombre
et basse, étaient dressées des tables où s'asseyaient,
par groupes inégaux, des jeunes gens de dix-huit à
cinquante-cinq ans, préludant à la gloire par la fumée :
ici, des mentons imberbes contrastant avec d'énormes
chevelures; là, des barbes en broussaille cachant aux
trois quarts des joues hâves et amaigries; plus loin,
des calvities précoces, des yeux plombés, des regards
fébriles; partout cet air inquiet et effaré où se trahit
le désordre des habitudes. L'acre senteur du tabac se
mêlait à ces odeurs fades et rances, particulières aux
tables d'hôte de cinquième ordre. Je cherchais vaine-
ment sur tous ces visages la douce et poétique gaieté
de la jeunesse, l'expansion des natures bien douées,
l'aimable cordialité de compagnons de voyage, mar-
LES JEUDIS DE MADAME CHARBONNEAU. 88
chant ensemble par les sentiers dilBciles, Le noviciat
littéraire s'y révélait à moi sous ces formes rudes et
âpres qui caractérisent les démocraties. Des sourireg
maladifs, un mélange incroyable de trivialité et d'affec-
tation, des mouvements de bêtes fauves essayant leurs
dents et leurs griffes, des attitudes faméliques, des
mots mis à la torture pour ressembler à des idées, une
familiarité brutale, l'envie évidente de dévorer tous
leurs supérieurs pour se préparer à écraser tous leurs
égaux, tels étaient les traits dominants de cette réu«
nion bizarre, qui promenait en bohème l'art du dix»
neuvième siècle. Eutidème me présenta, et j'éprou*
vai aussitôt une sensation qui ne m'a jamais quitté
pendant ma carrière littéraire. Je devinai, à une foule
de nuances, que, pour ces artistes en littérature, j'é*
tais et resterais toujours un amateur^ un étranger, to«
léré seulement à titre d'hôte passager et d'homme
sans conséquence ; que l'on m'accablerait de respects,
en attendant que l'on m'accablât de sarcasmes ; que
l'on s'arrangerait pour faire de mon nom, de ma for*
tune, de ma position sociale, autant de barrières et
d'ob.^tacles entre mon ambition et mon but; que l'on
refuserait, en un mot, d'accepter ce déplacement de
mon amour-propre, aspirant à effacer le gentilhomme
sous l'écrivain. Tous ces gens d'esprit, rimeurs, dra-
maturges, conteurs, rapins, musiciens, peintres, sta-
tuaires, éditeurs, directeurs de théâtres, qui n'étaient
pas, semblait-il, grands partisans des distinctions no-
biliaires, me donnaient du monsieur le comte avec la
84 LES JEUDIS DE UADANE CHARBONNEAU.
plus cdifianle unanimité; mais, évidemment, ce mon-
sieur le comte signifiait : A bon entendeur, salut!
vous ne serez jamais des nôtres; restez chez vous, et
ne chassez pas sur nos terres I
Le dîner finit, et il était temps, car je me sentais
mal à Taise : ce que je voyais différait tellement de ce
que j*avais révél Eulidème m'offrit le bras, et nous
nous dirigeâmes vers les Champs-Elysées, en côtoyant
ces buttes d'où le regard embrasse le panorama de Pa-
ris. Un commencement de tristesse et de décourage*
ment s'emparait de moi ; mais la soirée était belle : un
dernier rayon du soleil d*avril glissait sur ces masses
confuses, dessinait la silhouette des édifices, se jouait
sur la cime des coupoles, et irisait la brume du soir,
léger voile de gaze dorée qui s'abattait peu à peu sur
toutes ces magnificences : je voyais Paris à mes pieds ;
il n'est pas d'imagination un peu vive qui résiste a ce
spectacle I a Voilà votre futur royaume! me dit Euti-
dèmc : que faut-il pour le conquérir? Un coup de dés :
le cornet est dans vos mains, et vous avez de quoi
vivre, en attendant! »
Cette promenade me rasséréna : la nuit vint; des
milliers de lumières jaillissaient, de moment en mo*
ment, dans celte immensité, et me faisaient l'effet d*é-
toiles terrestres : nous marclùons côle à côte, échan-
geant une phrase entre deux bouffées de cigare. A neuf
heures, nous arrivions rue de Chaillot, dans une espèce
de temple grec, bâti à dix mètres au-dessous du niveau
de la chaussée, et où il fallait descendre comme dans
LES JEUDIS DE MADAME GHARBOMN EAU. 85
une cave : c'était la demeure de Marphise ; rien n'y
manquait, ni colonnes, ni statues, ni fleurs, ni ta-
bleaux, ni candélabres, ni ?alets de chambre en
habit noir et en culottes courtes; mais tout cela avait
nn air accidentel et provisoire que le comte de Saint-
Brice, un très-spirituel habitué de la maison, expli-
quait en ces termes: c Chaque fois que j'y retourne,
je crains toujours de trouver les chevaux vendus,
les domestiques renvoyés, le mari parti, le salon fermé
et la maison rasée. » M. de Saint-Brice avait dû se
rassurer, au moins pour ce jour-là : le salon était au
complet. Marphise, en grande tenue, son manuscrit
sur ses genoux; Olympio, Raphaël et Falconey, les
trois astres de noire ciel poétique; puis les planètes
secondaires, Polychrome, Bourimald, Caméléo; Lé-
lia, le grand romancier amazone; des médecins, des
artistes, deux ou trois sociétaires du Théàtre-Frangais
et quelques hommes du monde.
Marphise avait alors quarante-cinq ans; ses flatteurs
parlaient encore de sa beauté. Sa conversation était
éblouissante, mais manquait de charme : son esprit
l'imposait; ses bons mots montaient à Tassant. Chez
elle, la force avait fini par dominer la grâce : deux
heures de causerie avec Marphise équivalaient à une
courbature ou à une migraine. El pourtant un de ses
plus fervents admirateurs avait dit à son sujet ce sin-
gulier paradoxe : « Elle serait la première femme
de son siècle, si elle avait toujours causé, jamais
écrit, »
86 US JEUDIS DE UADAME CIIÂRBONNËAU.
Son mari, pâle, le teint lymphatique, Toeil vitreux,
le front découpé en cœur par une mèche prétentieuse,
était déjà et est resté la personnification la plus exacte
de r homme de génie en carton-pierre, illuminé par
deux quinquets de théâtre.
Il y avait en lui du dandy, du sophiste et de Tagita-
teur. Son talent était de faire croire à des idées ab-
sentes, comme les spéculateurs accréditent des capi-
taux imaginaires. Il commençait ce que d'autres ont
achevé depuis : il faisait de l'industrie et do l'annonce
les souveraines de la littérature et de la presse*
Secondé par T esprit de son temps, il introduisait dans
le monde intellectuel les hasards et Timprévu du
monde de la finance.
Il devait gagner à ce métier beaucoup d'argent, le
plaisir de faire du bruit, de renverser des gouver-
nements, de rêver un portefeuille, et la chance
d'être premier ministre, le jour où il s'agirait de
mettre la raison publique au défi et la France en
faillite.
Tout le monde, autour de lui, paraissait prendre si
supériorité au sérieux, même sa femme. Ce n'était pas
assurément un ménage, dans ce sens d'affectueuse et
fidèle tendresse que comporte le mariage pour les pe-
tites gens, mais l'association de deux intelligences
servies par deux paquets de plumes. Ils faisaient pro-
fession de s'admirer l'un Tautre avec un luxe d'é>
talage qui donnait envie de douter et de sourire.
Ëutidème m'avait annoncé : il déclina mon nom; je
LB6 JEUDIS DE MADAME GHAKBONNEAU. 87
ne sais comment Marphise ayait appris depuis la
Teille que je possédais, en plein faubourg SainUGer*
main, ime vieille tante, duchesse pour de vrai^ accep-
tée comme une autorité sans réplique depuis le quai
Voltaire jusqu'à la rue de Babylone, et admirable-
ment posée pour ouvrir à certaines vanités la porte de
certains hftteb, que le talent et la célébrité ne réussis-
saient pas à forcer. Or c'était là la monomanie de Mar-
phise : être reçue dans le noble faubourg, y vivre do
plain-pied comme dans sa sphère naturelle ; pouvoir
dire : a Mon amie la petite marquise 1 » — ou : « Je sors
de chez notre chère Jeanne; vous savez? ma charmante
eomtessel sa névralgie la fait bien souffrir I x> Ce triom-
phe lui semblait mille fois préférable aux applaudis-
sements de ses lecteurs et de ses amis. Toutes les plai-
santeries médiocres dont elle émaillait ses trop vantés
Courriers de Paris avaient pour cause unique le refus
très-net opposé par deux ou trois courageuses mat-
tresses de maison à des tentatives de Marphise pour ar-
river chez elles avec effraction et escalade. Aussi m'ac-
cueillit-elle avec une grftce toute particulière, que j'eus
la naïveté d'attribuer à mon mérite. Au reste, je n'eus
pas le temps de me mettre en frais d'analyse: la lecture
allait commencer.
C'était une tragédie de femme, mais de femme ha-
billée en homme, décidée à faire quelque chose de bien
viril, de bien vigoureux, et ne réussissant qu'à pro-
duire un ouvrage en plaqué, où tout était puéril, arti-
ficiel et convenu, depuis le premier hémistiche jusqu'au
1
88 LES JEUDIS DE MADAlIE CHARBONNEAU.
dernier. Shakspeare y fendait la main à Campislron;
Théophile Gautier y coudoyait Dorai; Plutarquc s'y
combinait avec le Journal des modeSy Cléopâtre s'y
livrait à des tirades démesurées sur Tarchéologie, sur
les hiéroglyphes, sur le soleil, sur le climat, sur la
▼eriu; Antoine y commettait des eoncetti dans le
goAt de Sénèque; Octavie s'y exprimait comme une
Parisienne bien élevée qui soigne la rougeole de ses
enfants et leur cache les désordres de leur père; ce
n'était ni antique, ni romain, ni classique, ni roman*
tique, ni bon, ni mauvais; c'était une gageure tragi«
que, gagnée par une femme d'esprit aux dépens de
ceux qui Técoutaient. Ceux-ci pourtant firent brave-
ment leur devoir. Jamais le Cid, Polyeucte, An-
dromaqae et Athalie n'avaient soulevé de pareils
transports. Bourimald improvisait et accentuait en
marseillais des paradoxes admiratifs auxquels il ne
manquait que la rime riche. Polychrome, semblable
à un gros Turc vêtu à l'européenne, sortait de sa pla*
cidité musulmane pour crier au miracle; Falconey, à
demi couché sur son fauteuil, dans une pose mi-
toyenne entre l'assoupissement et le kiefj souriait de
béatitude. Olympio déclarait qu'on n'avait jamais rien
écrit d'aussi beau en aucun siècle, dans aucun pays,
dans aucune langue, et exceptait tout bas les Bur-
graves, Raphaël, pareil à un dieu descendu sur la
terre et tout étonné de s'y trouver chez soi, laissait
tomber de ses lèvres divines des compliments parfu-
més d'ambroisie, éclatants de poésie et ruisselants d'in-
LBS JEUDIS DE MADAME CHARBONNEAU. 89
différence. Saplio applaudissait d'autant plus qu'ayant
assez de génie pour se passer d'esprit, ce genre de lit-
térature lui était plus complètement antipathique. En**
fin, Caméléo, le petit Caméléo, la mouche du coche
politique et littéraire, allait de l'un à Tautre, son lor*
gDon incrusté dans l'arcade sourcilière, se haussant
dans sa taille exiguë, faisant résonner ses bottes à ta-
lons, portant au vent sa figure bouffie et tranchante,
suant sang et eau pour se donner de l'importance, di-
sant à devenir chef d'emploi et fort mortifié de voir
son enthousiasme réduit h chanter dans les chœurs :
on eût dit qu'il présentait ses extases sur un pla-
teau, comme on présente les glaces et les petits*
iburs.
La tragédie m'avait ennuyé : cette comédie d'adula-
tions me révolta» Je ressentis un désir d'autant plus vif
de faire acte de franchise et d'indépendance, que je
me voyais plus humble et plus obscur au milieu de
tousces illustres actionnaires de la société d'assurance
mutuelle, organisée par la vanité de tous au profit de
la vanité de chacun. Je murmurai, assez iiaut pour
être entendu de mes voisins :
— Décidément la Mme de la patrie ne s'ap|»elle pas
Helpomène.
Marphise, vingt ans auparavant, dans lo plus vif
éclat de sa poétique jeunesse, s'était décerné ce titre
(le Muse de la patriej que ses admirateurs lui avaient
maintenu et qui lui restait. Le mot était donc, sinon
très-piquant, au moins fort intelligible et assez juste:
90 LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNEAU.
il ne tarda pas à faire le tour du salon, comme toutes
les malices que Ton est enchanté d'emprunter à son
voisin sans en payer les frais. Bientôt je vis un intime
parler à l'oreille deMarphisc : elle rougit; ses lèvres
minces se pincèrent; son nez et son menton se mena*
Gèrent plus que jamais; ses yeux vifs et clairs se dé-
tournèrent de son interlocuteur et me lancèrent un
regard plus tragique que les cinq actes de sa tragédie.
Je compris que le mot venait de lui être répété en
toute confidence, et que Tanathème universel planait
sur le provincial, sur le Iluron, sur le barbare assez
osé pour faire des mots à côté de Bourimald et pour
affecter de rester insensible aux sublimes beautés de
Cléopdtre. Cependant tout n'était pas perdu encore; à
mon insu, j'avais en réserve un moyen de rentrer en
grâce auprès de Marphise. Son visage reprit une ex-
pression souriante; elle s'approcha de moi, et me dit
d'un Ion câlin :
— Eh bien, monsieur le comte, donnez-moi donc
des nouvelles de notre excellente duchesse de G...,
votre t^nte, je crois?
Dans la disposition d'esprit où j'étais alors, rien ne
pouvait m'être plus désagréable que cette façon de me
rappeler mes titres aristocratiques, au moment où je
ne voulais être que littéraire. Je répondis d'un petit
air de bohème parfaitement détaché des vanités nobi-
Kaires :
— La duchesse de C... I je ne la vois jamais, et j'i-
gnore comment et pourquoi nous sommes parents. . .
LES JEUDIS DE HADAHE GHARBONNEAU. 61
Son salon élait dccidémeni trop ennuyeux : on y jouait
le whist à dix centimes, et il y avait des bourrelets à
toutes les portes pour empêcher les idées d'outrer. J'ai
cessé d'y aller dans le temps, et maintenant je n'oserais
plus y retourner.
— Très-jolil on a de l'esprit en province, me dit
Marphise sèchement.
C'en était fait, mon compte se réglait ainsi : une
I méchanceté en plus, une duchesse en moins; j'étais
i toisé.
Un quart d'heure après, nous prenions congé de
Marphise : elle donna à Eutidème une fraternelle et
virile poignée de main, à V anglaise; moi, je n'obtins
en partage qu'un petit salut bien sec et bien froid, qui
voulait dire en bon français :
— Vous êtes un malappris et un sot; vous m'avez
déplu; ne revenez que le moins possible.
Quand nous nous retrouvâmes sur la chaussée des
Champs-Elysées et que nous eûmes allumé de nouveaux
cigares, Eutidème me dit brusquement :
— Mon cher, il me semble que, pour un ancien pre-
mier prix d'histoire au concours général, vous com-
mettez de furieux anachronismes.
— Comment cela?
^•Oui... vous n'avez pas eu encore de succès, et
vous vous faites déjà des ennemis I
m LES JEUDIS DE MADAUE GUARBONNEAU.
VIII
leadii mars 180...
Bientôt, grâce à d'amicales indiscrétions d*Euti-
dème, le bruit se répandit dans la république des
lettres qu'un jeune homme du monde, passionné pour
la liitérature, auteur de quelques esquisses remarquées
dans les journaux et les revues, allait oflrir aux livres»
aux poésies, aux romans, cette hospitalité hebdoma-
daire, cette publicité à jour fixe, dont jouissaient, de
temps immémorial, les pièces de théâtre. Un mois plus
tard, en effet, on put lire ma signature au bas d*un
feuilleton de quinze colonnes, dans un journal dont il
sied de dire ici quelques mots. En un moment de crise
imminente et de frayeur générale, ce journal avait
rendu d*éminents services et acquis une grande célé-
brité ; mais depuis, par suite de circonstances singu-
lières, ce même journal, si dévoué à la cause de Tordre,
devint tout à la fois suspect au pouvoir et odieux au
parti de la révolution. Notez bien, mesdames, cette
bizarrerie : vous y trouverez, en ieiu^)s et lieu, Texpli*
cation d*une partie de mes malheurs*
LES JEUDIS DE MADAME GHÂIiDO>NEAU. 03
Vers la même époque je publiai, chez un éditeur a
la mode, un volume de romans. Ce fut là ma lune de
miel littéraire. Je fus étonné de la quantité d'amis et
d'admirateurs qui m'arrivaient de toutes parts. J'au-
rais dit volontiers, en parodiant le mot d'Alceste : « Par-
bleu I messieurs, je ne croyais pas être si spirituel que
je suis 1 » — Mais, de toutes les surprises, c'est celle
à laquelle le cœur humain s'accoutume le plus aisément
et le plus vite. Je ne tardai pas à trouver tout simple
que Ton me regardât comme un génie, et je me repro-
chai naïvement de ne pas m'en être aperçu plus tôt.
Chacun vantait mon petit bouquin comme s'il se fût
agi d'un chef-d'œuvre. Celait élégant, fin, ingénieux,
d'une distinction parfaite!... On voyait bien que l'au-
teur appartenait à la société polie, à cette société d'élite
dont les parfums exquis sont trop souvent remplacés
dans la littérature moderne par une odeur de musc et
de cigare! Tout le monde fit choinSj Caméléo et Yicto-
rinef , Polychrome et Julio, Présalé et Colbach, Duclin-
quant et Delalente. J'aurais pu faire un volume avec
les paquets de louanges qui m'étaient adressés : mais
je dois ajouter, pour être véridique, que la plupart de
mes panégyristes avaient soin de glisser dans le même
paquet quelque volume de leur cru, accompagné d'é-
pilres-dédicaces et de cordiales mstances. J'en ai con-
servé trois ou quatre, que je vous livre comme échan-
tillons : on ne rencontrerait pas mieux chez les com-
ptignics d'assurances.
« Monsieur, me disait Sosthènes, votre apparition
04 LES JEUDIS DE MADAME GHAKBONNEAU.
parmi nous est un honneur dont nous avons tous pris
notre part. Vous régénérez la critique, comme vous
puriGez le roman. On devient meilleur en vous lisant,
et Ton se sent une irrésistible envie de mieux faire, pour
être plus digne de votre estime. Les jours où paraissent
vos articles sont des jours de fête, et chaque ligne que
vous accordez à nos pauvres petits Uvres se traduit,
chez nos libraires, par une vente de cent exemplaires.
Voici un humble volume que je prends la liberté de
vous envoyer : vous y trouverez peut-être quelques
tons un peu vifs, quelques nuances un peu jeunes; ne
me ménagez pas, monsieur ; je me souinets d'avance à
vos reproches, à vos réserves : être grondé par vous
est encore une bonne fortune; vous y mettez tant de
courtoisie et de grâce! »
Suivait un roman de Técole de Balzac ou de George
Sand, moins le génie de George Sand et de Balzac.
« Monsieur, m'écrivait Edmond, je vous admire
d'autant plus que nos opinions ne sont pas les mêmes;
on pourrait dire qu'elles sont contraires; mais les
extrêmes se touchent, et nous nous touchons par bien
des points : ne sommes^nous pas tous deux des vain-
cus? Chateaubriand sympathisait, que dis-je? frater-
nisait avec Armand Carrel. Je ne suis pas Garrel ; mais
vous pourriez bien, avant peu, être Chateaubriand (sic).
Quoi qu'il en soit, voici un livre que je vous offre ;
quelques passages blesseront peut-être vos honorables
regrets, vos respects chevaleresques : ils ont au moins
le mérite de la sincérité^ et cette sincérité, je ne l'ai
LES JEUDIS DE MÂDÂlIE GllARBONNEAU. 95
jamais mieux comprise et mieux pratiquée qu'en me
disant votre lecteur le plus assidu, votre plus fervent
admirateur... d
« Monsieur, m'écrivait Jacques, ne me jugez pas, je
vous en conjure, d'après les journaux dont je suis, à
mon vif regret, le collaborateur : des circonstances im-
périeuses, d'anciennes camaraderies, et, pourquoi ne
I'a?ouerais-je pas? les nécessités de la vie parisienne,
m'ont forcé de me ranger, en apparence, du côté des
gros bataillons; mais j'ai, en province, une bonne
tieille mère qui ne lit pas d'autre journal que le vôtre ;
UQ de mes oncles est chevalier de Saint-Louis ; un autre
a servi dans l'armée de Condé; en6n, ma tante Véro-
nique est une dévote dont vous pourriez m'assurer pour
toujours les bonnes grâces, si elle avait un jour le
bonheur d'apercevoir à travers ses lunettes le nom de
son neveu suivi d'un éloge signé de vous. Car je n^ai
pasbesoin d'ajouter que vous êtes son auteur favori ;
et de qui né le seriez-vous pas? qui pourrait rester in-
sensible à ces trésors de..., de... et de... (ici ma mo^
destie se refuse à transcrire). Là-dessus il n'y a qu'une
opinion. Royalistes et démocrates, disciples de la tra-
dition ou amants de la fantaisie, voltigeurs de l'ancien
régime ou réformateurs de l'avenir, tous sont una-
nimes pour saluer d'avanoe, comme *une des gloires
prochaines de notre littérature, le pur et noble ta-
lent qui... et que... (Nouveaux scrupules de ma mo-
destie).
• P. S. — Gi-joint deux exemplaires de mes œuvrea,
M LES JEUDIS DE MADAME GHAROORNEAU.
que je soumets à votre spirituelle et bienveillante cri*
tique. »
Quelle^ fut ma réponse à toutes ces séduisantes
avances? Hélas I je voudrais pouvoir affirmer qu*clle
fut héroïque, que j'immolai, séance tenante, tous ces
thuriféraires sur Tautel même où ils faisaient fumer
leur encens. Mais la vérité me force à reconnaître que
je ne fus pas un héros. Ce grand nom de Chateau-
briand, habilement présenté à mon orgueil par un de
ces quêteurs de louanges, me mit en goût. Je fouillai
dans ma bibliothèque, et je trouvai, en tête de la tra-
duction du Paradis perdu^ par l'illustre poêle dos
Martyrs^ une préface où tous les nouveaux venus en
liltérature, poétereaux et petits critiques, romanciers
et fantaisistes, membres de la société des Droits de
r homme et comparses de Tantichambre de madame
Récamier, étaient complaisamment passés en revue par
le grand connétable^ et recevaient la croix d'honneur
de ses mains sexagénaires. Cet exemple m^encoura-
gea... à manquer de courage. Je me dis qu'un pauvre
débutant, ayant sa fortune littéraire à faire, pouvait
bien se permettre quelques concessions, puisque j'en
rencontrais de si larges sous la plume de l'immortel
auteur du Génie du christianisme^ de l'infatigable
athlète monarchique, assez gorgé de gloire pour pou-
voir se passer de pareils stratagèmes. Je ne désertais
pas, d'ailleurs, la cause de la vérité sociale, morale et
religieuse. Je faisais pour elle ce qu'avaient fait les
Chambres pour la nationalité de la Pologne sous le
LES JEUDIS DE MADAME GIlAUBOlSriEÀl]. 07
gou%'ernement (]c1850. Jv réservais en quelquosmols
bien sentis ses droits iinprescripliblcs. Puis, une fois en
paix avec ma conscience, je donnais à tous mes admi-
rateurs du galon de même qualité que le leur, sans lé-
siner sur la quantité. Tous eurent part à la distribution,
les beauï esprits de la Presse^ les esprits forts du
Siècle, les mousquetaires rouges de la Revue de Paris,
les loustics du petit journal et du roman bohème. Après
avoir bien constaté ma persistance à croire tout ce que
niaient ces messieurs, à respecter tout ce qu'ils oITen-
saienl, à aimer tout ce qu'ils haïssaient et à haïr tout
ce qu'ils aimaient, je me hâtais de faire ressortir à
quel point ils étaient distingués, persuasifs, éloquents,
spirituels, sincères, irrésistibles, charmants.
Ce n'est pas tout. Au-dessus de cette sphère il en
existait une autre, plus pure assurément et plus sé-
rieuse. Ici je touche à des parages très-dangereux; je
me tirerai d'embarras en me transportant à Bagdad.
Veuillez donc voué figurer, mesdames et messieurs,
quà une époque quelconque de Thégyre, un vieux
calife trop débonnaire avait été étranglé par un de
ses cousins*, qui était devenu calife à son tour. Cela
se fait dans les meilleures sociétés... turques et per-
sanes. Le nouveau calife avait eu pour vizirs et pour
ministres, non pas Giafar et Mesrour, mais des hom-
mes d*un esprit supérieur, d'une science consommée,
littérateurs parfaits, philosophes sublimes, historiens
' Ceci est un odieux mensonge : tout le monde sait que Louis-
lippe n'a jamais étranglé Charles X. (Note de l'auteur,)
Louis-Plû*
\ti
e
08 LES JEUDIS DE MADAME CHARDON'NEAtî.
incomparables, qui avaient passé leur vie à formuler
des maximes politiques et à s'étonner que les Persans
eussent la tête trop dure ou Thumeur trop mobile pour
se conduire d'après ces maximes savantes, méditées,
pesées et équilibrées dans le silence du cabinet. Quoi
qu'il en soit, au bout de dix-huit ans, quelques Per-
sans, mécontents de ne pas percer assez vite, étran*
glèrent le nouveau calife au moyen d'une seconde ré-
volution, qui, pour être sûre de réussir, n'eut rien de
mieux à faire qu'à copier la première. Quant aux vizirs
et aux ministres, ils donnèrent un noble exemple, qui
mérita d'obtenir grâce pour leurs illusions politiques.
Sortis des affaires publiques sans avoir emporté un
seul des diamants ou des rubis qui ruissellent dans les
Mille et Vne Ntiits^ rentrant pauvres dans la vie privée,
ils se remirent vaillamment au travail, et produisirent
de nouveaux ouvrages dignes d'enchanter tous les let-
trés de Bagdad et de Bassora. Mais, comme le cœur
humain, même chez les meilleurs, garde toujours son
coin pour les petites faiblesses, ces vizirs en retraite,
qui ne pouvaient douter ni de leur talent^ ni de leur
succès, ni de l'admiration universelle, aimèrent un
peu trop à s'entendre dire ces vérités agréables dans
des articles spéciaux, dont les auteurs, stagiaires de la
bonne littérature, se chargeaient de traduire, d'expli-
quer et de surexciter de leur mieux l'enthousiasme du
public. Or, afin de réchauffer le zèle de ceux qui leur
procuraient, tous les trois, mois, cette honnête jouis-
sance, nos illustres Persans possédaient un moyen qui
LES JEUDIS DE MADAME CIIARBONNEAU. 99
semblait iniaillible. En se démeltant de toutes leurs
autres charges, ils en avaient conservé une, purement
honorifique, qui consistait à se réunir, au nombre do
quarante, dans un bel édifice à minarets et à coupole,
pour y discuter des questions de grammaire, y juger
des concours de oelles-Iettres et y distribuer des prix de
vertu. Comme ces quarante pontifes du beau «t'as-
seyaient sur des bancs, la chose s'appelait un fauteuil.
Fauteuil ou banc, c'était là l'objet des ambitions les
plus ardentes, les plus acharnées. A peine un des qua-
rante avait -il fermé les yeux, aussitôt vingt candidats
en perdaient le boire, le manger et le sommeil. Quel*
quefois même on faisait passer le moribond pour mort
afin de commencer plus tôt les démarches et les visites.
On citait de riches seigneurs qui entretenaient à grands
frais des cuisiniers célèbres et donnaient des dhiers
hebdomadaires, uniquement pour parvenir à ce banc,
à ce fauteuil et à cette coupole.
Eh bien, nos vizirs cmérites, qui se trouvaient tout
naturellement à la tête de la docte quarantainôy em-
ployaient à coup sûr le procédé suivant. Ils prenaient
gracieusement à part les distributeurs de célébrité, et,
sans contracter d'engagement positif, ils leur faisaient
clairement entendre (à bon entendeur, salut!) qu'a-
près quelques années de ces bons et utiles services ils
auraient droit à ce fauteuil tant convoité. Maintenant,
mesdames et messieurs, revenez de Bagdad à Paris;
acceptez mon histoire comme une allégorie, et vous
comprendrez à quel genre de séduction je fus exposé
fOO LES JEUDIS DK liiADAME ClIAPinONNËAU.
pendant celle courte et brillante période de ma vie
littéraire.
Le tout me paraissait charmant, et je contemplais
d'avance, entre deux bouffées d'encens, ce rayon nais-
sant de ma gloire, comme un propriétaire contemple en
idée la cueillette de ses amandiers eu fleur, — quand
je rencontrai Théodecte.
Nous avions échangé quelques cartes et quelques
lettres, mais je ne le connaissais pas encore. Je me
sentis attiré vers lui par les contrastes mêmes qui nous
séparaient. Ma nature élégante et délicate, comme on
me disait alors, faible et maladive, comme on m'a dit
depuis, semblait en contradiction absolue avec cette
robuste carrure, cette solidité de chêne, laissant devi-
ner sous les rugosités de son écorce une sève extra-
ordmaire. Sa laideur mâle et puissante me fit songer
à Mirabeau, à un Mirabeau plébéien, à cheveux noirs
et plats, reposé des agitations de son âme au pied
des autels. Sa parole me charma et me subjugua ; à
travers quelques violences de détail, — je dirai pres-
que de costume, — on y sentait vibrer une conviction
énergique d'honnôte homme et de chrétien, servie par
la verve la plus mordante qui ait jamais emporté l'épi-
derme des pâles successeurs de Voltaire. Parmi nos
contemporains, nul n'a été plus haï que Théodecte ; et
je ne parle pas seulement de ces haines qu il est glo-
rieux d'inspirer, de l'insulte de ces gens ameutés contre
tout ce qui gène la circulation de leurs ordures et le
débit de leurs poisons. Je parle, hélas! de la haine
LES JEUDIS DE MADAME CilARBONNEAU. iOl
d'hommes honorables, éminents, priant le môme Dieu
que lui et défendant la même vérilé. Au milieu de ces
orages, il est resté debout ; il est resté fort, comme ces
aigles du désert, dont les serres s'enfoncent plus pro-
fondément dans le sable à mesure que le vent redouble
de furie. Je ne donne tort ou raison ni à Théodectc ni
à ses adversaires sur certains points délicats qui ne sont
pas de mon ressort; mais je ne me lasse pas d'admirer
en lui ces incroyables qualités d'alhlcte, toujours prêt
à faire rouler dans la poussière quiconque essaye de
lui barrer le chemin. Eussé-jc d'ailleurs envie de le
blâmer de quelques-unes de ses véhémences, je n'en
aurais pas le courage. Théodectc possède un titre à ma
gratitude, contre lequel rien ne saurait prévaloir : il a
flagellé, souffleté, bafoué, ridiculisé, humilié, exaspéré
mieux que personne les gens que je déleste plus que
tout. Il leur a fait des blessures qui ne guériront ja-
mais. Il a stigmatisé d'un trait indélébile ces histrions
qui jouent sur le théâtre de leurs vices la comédie de
leur vanité.
Nous revisâmes ensemble les feuilles sur lesquelles
je consignais mes jugements sur les productions con-
temporaines, et il se trouva que, tout compte lait, je
n'avais, en dix-huit mois, immolé à mes convictions
qu'une victime, un pharmacien retiré, ex-directeur de
rc\ue et de danseuses, Mécène bourgeois, dont le seul
tort avait été de se croire Horace et d'écrire ses Mé-
moires sur des cartes de restaurateur.
— Et voilà, me dit sévèrement Théodectc, tous vos
i09 LES JEUDIS DE MADAME GHARB0NI9EAU.
sacrifices à la vérité? Des éloges à Tun, des politesses i
l'autre, des révérences à celui-ci, des compliments à
celui-là l..« Je le crois bien, qu'ils vous proclament une
des espérances de leur littérature I Vous dites tout juste
de leurs opinions le mal qu'il faut pour faire acheter
leurs livres. Et c'est là ce que vous appelez servir voire
noble et austère cause ? Oh I monsieur I...
11 me parla longtemps, et il me parla bien. Je ne
vous redirai pas ses paroles; ce fut instructif comme un
sermon et étincelant comme une satire. A la fin, hon-
teux de mes faiblesses, électrisé par son langage, avide
de réparer le temps perdu, je dis à Théodecte en ser-
rant sa main dans les miennes :
— Vous partez pour Rome? vous reviendrez dans six
mois? Eh bien, vous me laissez au milieu des déhces
de Capoue; vous me retrouverez sur le champ de ba-
taille I
IX
leudi, mars 186...
Le séjour de Théodecte en Italie se prolongea au delà
de ses prévisions et des miennes: il ne revint en France
qu'au bout de trois années. Trois ans 1 II n'en faut pas
LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNEAU. 403
Uni pour bouleverser de grands empires ; il en avait
Mu beaucoup moins pour me conduire du Capilolc à
h rocbe Tarpéîenne.
Sans que j'aie besoin cette fois de me transporter à
Bagdad, sans que je précise aucune date ou aucun dé-
tail de polémique, vous avez tous assez d'esprit pour
comprendre qu'il y a des moments où la société a peur,
et d'autres où elle se rassure. Les moments où la so-
ciété a peur sont, en général, ceux où il se fait un grand
tapage dans les rues, où les tapageurs forcent les ci-
toyens paisibles à avoir l'air de se réjouir de ce qui, au
fond, les consterne, et où les organes de la publicité
énoncent, chaque matin, des propositions terrifiantes
pour le bourgeois et le propriétaire. Les moments où
elle n'a plus peur sont ceux où, tout désordre extérieur
étant dompté à la surface, il faudrait une oreille bien
fine pour entendre le bruit de la sape souterraine, un
œil bien perçant pour apercevoir quelques petits points
noirs dans un ciel serein. Quoi qu'il en soit, quand je
commençai ma campagne contre les écrivains dange-
reux et les mauvais livres, cet honnête public était dans
tine de ses phases d'angoisse et d'épouvante. La littéra-
ture malfaisante avait si évidemment et si largement
contribué à le jeter dans ces fondrières éclairées de
hnipions, qu'il était furieux contre ses idoles deTaYant-
▼eille et encourageait de toutes ses forces les icono-
clastes. Des hommes qui n'allaient que très-rarement
i In messe proclamaient la nécessité d'une nouvelle
Saint-Barthélémy, conçue sur une plus vaste échelle, et
104 LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNEAU.
d'anciens souscripteurs du Voltaire-Touquet regret-
taient Irès-sérieusement les lettres de cachet, la Bas-
tille, la torture et Tinquisilion. Le moment était donc
favorable à un essai de contre-révolution littéraire, et
je m'en donnai à cœur joie. Voltaire, Béranger, Eu-
gène Sue, Balzac, George Sand, Victor Hugo, Michelet,
Quinet, tous y passèrent; je n'épargnai pas même La*
martine, et je devins, contre notre illustre et cher
poète, le complice des plus tristes passions de cette
société, aussi impitoyable dans sa rancune qu'aveugle
dans sa sécurité. Quant aux seconds rôles^ aux utilités
de la troupe littéraire, je n'en fis qu'un coup de dent.
11 m'arriva là, pendant ces heures ardentes, ce qui
arrive au soldat dans la mêlée, à l'ivrogne au cabaret :
je me grisai avec mon encre comme d'autres se grisent
avec de la poudre, du sang ou du vin. Sans hypo-
crisie aucune, mais par une sorte d'emportement et de
défi, je dépassai de beaucoup mon opinion véritable ;
j'infligeai des démentis furieux à mes propres admira-
tions. En outre, dans le feu du combat, je ne m'aper-
çus pas d'un détail qui devait tôt ou tard me faire
tomber la plume des mains. Ces écrivains que j'atta-
quais avaient des torts immenses; mais ils restaient,
malgré tout, aussi immenses que leurs torts. Lorsque,
après les avoir foudroyés, ne pouvant pas être toujours
en colère, je revenais à des sentiments plus doux, lors-
(]ue, pour satisfaire mes affections personnelles, mes
amitiés politiques, pour rendre justice à des œuvres
estimables^ à des talents honnêtes, à des noms inof-
LES JlilUDIS DE MADAME CHARBOMNBAU. 109
fensifs, je leur donnais de Yéminent et de Yadmirabley
il en résultait des défauts de proportion, accaMints, en
déCnitive, pour Tautorité et la solidité de ma critique^
Enfin, comme en dépit de ma bonne volonté tous
ceux que je louais n'étaient pas des saints, comme Tun
ciait protestant, l'autre à demi voltairien, un troi-
sième censuré à Rome, celui-ci sceptique de bon ton,
celui-là romancier désabusé et légèrement immoral,
on avait le droit de me demander en vertu de quel
privilège je pouvais allier tant de sévérité à tant d'in-*
(lulgence.
Maintenant, s'il ne s'agissait que de vous dire : je fus
applaudi tant que j'eus le mérite de répondre aux ran-
cunes et aux frayeurs de mes lecteurs; je fus sifflé et
oublié quand le public, cessant de trembler et de gé-
mir, reprit ses anciennes habitudes, mon histoire se-
rait bientôt finie; elle n'offrirait rien dépiquant; vous
pourriez me répliquer que je suis bien sot de m'en
plaindre, bien niais de m'en étonner, et bien naïf
d'avoir cru pouvoir vous intéresser à mes étonnements
et âmes plaintes. Non; ce que je désire, c'est vous faire
toucher au doigt certains détails de mœurs, cerlains
trails de physionomies littéraires; c'est montrer aux
ieunes gens qui m'écoutent comment ça se joue^ et
comment, en littérature, les maladroits sont traités par
les habiles.
Justement, de grands événements qui venaient de
s'accomplir, et qui rassurèrent le gros des honnêtes
gens, préparèrent mes disgrâces* La presse, vous lo
106 LES JEUDIS DG MADAME CnARDO^NKAU.
8avez, après avoir eu toute liberté et même toute
licence, passa d'un extrême à l'autre. Ne pouvant
pIuB attaquer ni rois, ni empereurs, ni généraux, ni
princes, ni princesses, ni ministres, ni préfets, ni
magistrats, ni gendarmes, elle était condamnée ou i
périr d'inanition ou à se rattraper sur d'autres vie*
times. Mais quelles seraient ces victimes? Là était la
question. Tous les grands cœurs et les grands esprits
du journalisme révolutionnaire et bohème mirent à la
résoudre une touchante unanimité. Privés de leur pâtée
habituelle, voulant cependant dîner, et diner le mieux
possible, ils se ruèrent vaillamment sur les plus faibles,
c'est-à-dire sur ceux cpi'il était le plus commode et le
moins dangereux de frapper, puisqu'ils étaient tout
ensemble désagréables au gouvernement et voués à une
cause impopulaire. On vit alors, et on voit peut-être
encore, les vaincus pour tout de bon et les vaincus pour
rire; ceux-ci, criblés à la fois d'avertissements et d'in-
jures, de suspensions et de sarcasmes; ceux-là, héros
en disponibilité, démagogues en retrait d'emploi,
martyrs en expectative, mais ayant, sous le joug op-
presseur, l'art de manger chaud, de boire frais, d'ac-
commoder leur prose au goût de leurs milliers d'abon-
nés, et, moyennant quelques élégiaques regrets donnés,
de temps en temps, à leurs vieilles idoles, maîtres de
dégonfler leur bile contre ces misérables suppôts d'ab-
solutisme, res chouans ou ces sacristains de la poli-
tique et de la littérature, les royalistes et les catho*
liques. Que dis-jc? On est Spartiate ou on ne l'est pas,
LES JEUDIS DE MADAME CHARfiONMEAU. 107
et ces inlrépides avaient assez de patriotisme pour se
faire les courtisans des puissances du jour; ils divî»
saient en deux parts leur yie courageuse : le matin,
dans leur journal, ils bafouaient l'ancien régime; le
loir, ils mettaient un habit brodé ; puis, parfumés au
jasmin ou à la rose, ils allaient dire crûment leurs vé-
rités aux princes, et jouaieot au naturel, sous les
lambris dorés, les rôles de Burrhus^ de Lauzun ou de
Mascarille.
Mon premier persécuteur fut ce petit Caméléo dont
je vous ai déjà parlé lors de mes fâcheux débuts chez
Marphise. Caméléo est devenu, depuis lors, le tyj)e le
plus accompli du journaliste à tout faire : aussi forte-
ment convaincu que le tourlourou le mieux discipliné,
son opinion politique est plus qu'une foi ; elle est une
consigne, à laquelle il obéit avec une roideur pleine de
souplesse. Son ministre est un caporal qui a le droit de
penser pour lui, et, se contredirait-il dix fois en un
jour, Caméléo imperturbable lui prouverait qu'il a dix
fois raison. Mais, à cette époque reculée, vers 1855,
Caméléo était le plus sincère distributeur de libres coups
de plume qui se pût rencontrer de la rue Montmartre
i la rue de Chaillot. Républicain, socialiste, humani-
taire, pleine lune d'Eugène Pelletan, il éclairait de ses
lueurs sereines le feuilleton de la Presse. Sa spécialité
était de se figurer, non-seulement qu'on le lisait, mais
qu'on se souvenait de lui huit jours après l'avoir lu.
D'ordinaire, il commençait ainsi : « Eh bien ! qu'avais-
c je dit? 8uis-j6 assez bon prophète? Vous vous rap-
108 LES JEUDIS DE MADAHE ClIARBONKEAU.
« pelez ce que je vous annonçais l'autre jour : ma pro-
ie diction s'est réalisée de point en point. » — El Ca-
mélco se croyait très-sérieusement prophète, tandis
qu'il n*élait pas même sorcier. Dressé sur ses jambes
courtes comme sur des ergots, il regardait du haut de
son lorgnon et de ses quatre pieds dix pouces quiconque
avait l'air de croire en Dieu et de douter de Dunoisin.
Pour le moment, il essayait en l'honneur de Marphise
son talent de thuriféraire, et lui cassait, chaque matin,
sous son nez d'aigle, un encensoir dont elle daignait
ramasser les morceaux. Il s'était fait le page, le gnome,
le nain de cette femme célèbre, qui n'avait plus, hélas I
que quelques mois h vivre. Ce fut lui qui ouvrit le feu
contre moi. Un jour, pour complaire à Marphise, il
écrivit sur un coin de sa table vingt lignes fort mé-
chantes qu'il eut soin de ne pas signer, et où il me disait
exactement le contraire de ce qu'il m'avait écrit. Comme
ces lignes étaient anonymes, je ne voulus pas le recon.
naître: d'ailleurs, qui peut se fâcher contre Caméléo?
Je le rencontrai peu de temps après, et sa poignée de
mam fut plus cordiale qu'elle ne Tavait jamais été;
mais voici le trait de mœurs, car jusqu'à présent je ne
vous ai rien dit que de très-ordinaire. Remarquez que
Marphise était mourante, ce que j'ignorais, mais ce
que Caméléo savait très-bien. Remarquez que, depuis
des semaines, la Presse s'épanchait, sous sa plume, en
effusions sentimentales sur la tendre amitié qui s'était
formée entre Lélia et Marphise. Remarquez enfin que
Caméléo devait me croire parfaitement renseigé sur
LES JEUDIS DE MADAME GHARfiONNEAU. 109
le vérilable auteur du venimeux entrefilet qui m'avait
fait ma première blessure. Or, voici le dialogue qui
sëkablit entre nous sous une arcade de la rue Gasti-
giione :
— Ah ! pour le coup, mon cher monsieur, Lélia
doit être contente : votre article de ce matin sur Y His-
toire de ma vie enlève, comme on dit, la paille : quel
feul quel enthousiasme! quel lyrisme!
— Ce sont les charges du métier... il le fallait!...
— Entre nous, votre admiration est un peu exces-
sive; le récit se relève, depuis que Lélia est ar-
rivée aux époques vraiment intéressantes de sa vie;
mais, auparavant, que de longueurs! quel fatras I
que de détails au moins inutiles sur sa famille, sa
mère, etc.
— Mais, mon cher, reprit Caméléo d'un air narquois,
vous ne savez donc pas?...
— Quoi donc?
— Ah I vous êtes bien encore de votre province!...
Lélia , un peu insouciante comme tous les grands ar-
tistes, avait envoyé à notre seigneur et maître ,cet
énorme paquet de vingt-quatre volumes en Tautorisant
à en retrancher au moins un gros tiers : mais Marphise,
toujours spirituelle, a pensé que, dégagée des lon-
gueurs du commencement, Tœuvre aurait un trop
grand succès... et notre gracieuse souveraine a décidé,
en femme de goût, que les vingt-quatre volumes paraî-
traient en entier, sans être allégés dune syllabe. C'est
beau, c* est grand, c'est généreux, d'autant plus que la
410 LES JEUDIS DE MâDâHë GHARBON-NEâU.
copie est payée fort cher, et que les abonnements ont
diminué. ••
•— Mais cette belle amitié?.*.
— Afliilié (le femme, amitié de poète : on s'adore,
mais quoi de plus vulgaire que d'aimer ses amis quand
ils réussissent? C'est à pleurer leurs revers qu'excelle
une âme délicate et sensible....
Quinze jours après, Marphise mourut; les larmes
et les panégyriques coulèrent à flots : Caméléo mena le
deuil, et prouva que Marphise avait, à elle seule, plus
de génie que Sapho, Corinne, George Sand, madame
de Staël et madame de Sévigné. • .
Ce fut à la même époque que je fis connaissance
avec Argyre. Quand je le rencontrai, il venait de dé-
buter, et ses amis annonçaient en lui un héritier di-
rect de Voltaire. Comme Voltaire, il avait reconnu
dès l'abord que l'humanité se partageait en marteaux
et en enclumes, et il voulait être marteau. Pour com-
mencer, il s'était moqué d'une poétique contrée dont
il avait été l'hôte, dont les souverains et les ministres
r accueillirent avec confiance, et il avait payé une hos-
pitalité de trois ans par une satire de trois cents pages.
A cet édifiant début qui mit les rieurs de son côté,
succéda une œuvre d'un autre genre qui faillit pro-
duire sur cette réputation en fleur l'effet d'une gelée
d'avril sur un amandier. L'héritier de Voltaire, pour
ramener le roman au naturel et au vrai, n'avait rien
trouvé de mieux, disait-on, que de copier une corres-
pondance véritable, et d'indiscrets chercheurs de piston
Les jeudis de mâdaiie ciiarbonneâu. ni
menaçaient de livrer cette correspondance k la publi-
cité. Là-dessus, toile général, et haro sur l'homme
d'esprit chargé de reliques italiennes. Le moment
était critique. Argyre me fut présenté par une de
ees charmantes maîtresses de maison auxquelles il est
n difficile de résister. Je vis un homme d'environ
Tingt-huit ans, mince, d'une figure irrégulière, mais
fine, regardant les gens comme un myope excessif qui
abuse de ses désavantages. Ses yeux petits, veufs de
lunettes, scintillaient à froid sous un double bourrelet
de sourcils et de paupières, qui semblaient toujours
prêts à les absorber. J'ai trouvé plus tard, dans un
singulier livre américain, Elsie Yenner\ quelques
traits applicables à ce bizarre regard. La bouche d' Ar-
gyre, moqueuse et sensuelle, affectait déjà la gri-
mace du rictus voltairien. Son sourire ftcre et équi-
voque faisait songer au tournoiement d'une meule
à épigrammes. On surprenait, dans son attitude, sa
physionomie et son langage, cette obséquieuse malice,
cette familiarité à la fois adulatrice et railleuse, que
Voltaire employait si bien vis-à-vis des grands, et que
son disciple se préparait à pratiquer auprès des puis-
sances de notre siècle, les parvenus et les riches. Je
fut frappé de ce visage de Machiavel lycéen, où le
désir d'arriver se combinait avec l'envie de jouir, oà
le calcul de l'ambitieux s'alliait à l'espièglerie de Ton-
■ BUie Venner, by OtÎTer Œendell Holmes; Toir la Ret'ite de$ Deux-
Mondes des 15 juin et {•' jaillet 1861.
112 LES JEUDIS DE UADAMB GIIARBONNEAU.
fant terrible. Dire qu'il m'accabla de compliments el de
louanges, à quoi bon? Il avait ou croyait avoir besoin
de moi. Je me fis bénévolement, dans une Reme. le
. défenseur du pauvre calomnié, comme on se fait, pai
bonté d'âme, l'avocat de la veuve et de l'orphelin.
Argyre me remercia verbalement avec des effusions
de reconnaissance extraordinaires ; mais il se garda
bien de m'écrire ses remerciments : une lettre aurait
pu l'engager, et, plus tard, le gêner. Or il menait
de front le stage diplomatique et littéraire ; il s'exer-
çait simultanément à la fine littérature et à la ma-
nière de s'en servir.
Quelques mois après, il fit jouer une pièce qui tomba
à plat. On y entendit, ce qui ne s'était plus ouï de mé-
moire de claqueur, une grèle de sifllets. Les chari-
tables critiques du lundi, — des raffinés qui n'aiment
pas qu'on ait de l'esprit ou du succès sans eux et mal-
gré eux, — se jetèrent sur la pièce, comme des chiens
à la curée : on crut que cette fois notre homme était a
la mer. Il ne se tint pas pour battu; il avait des intelli-
gences dans des maisons puissantes : il trouva vite un
paquet de charpie pour ses blessures. L'hiver suivant,
on apprit qu'Argyre, pansé et guéri, allait écrire dans
le plus brillant des petits journaux. Aussitôt les ama-
teurs de scandale s'attendirent à une grosse aubaine,
et leur attente ne fut pas trompée. Dès la seconde
lettre du bon jeune homme à sa cousine, on put de-
viner qu'il n'avait pris, aux avantp-postes de la litté*
rature légère, cette position belliqueuse que pour
LES JEUDIS DE MADAME CHARBOMNEAU 113
fusiller ceux dont sa vanité avait^à se plaindre. Pen-
dant un trimestre, la fusillade fut si bien nourrie que
chaque samedi comptait ses morts. Nulle part on
n'a vo un pareil carnage. C'est tout juste s'ils n'en
mouraient pas; mais tous étaient frappés, Julio et
Présalé, Caméléo et Cascarin, Orviétan et Molossard,
Choufleury et Perruchon , et chacun se disait en
frissonnant : Il va y avoir, un de ces matins , une
tuerie épouvantable; cet imprudent Argyre n'en
sera pas quitte à moins de dix aiïaires... Point.
Il y eut des pourparlers , des ambassades , des
échanges d'explications qui n'expliquaient pas grand'
chose et de réparations qui ne réparaient rien. Des
officieux intervinrent, prouvant aux intéressés qu'en
les appelant paltoquets, charlatans, acrobates, Argyre
n'avait pas eu l'intention de les offenser, au contraire.
Bref, un beau jour, la farce jouée, la toile tombée,
les critiques bien et dûment passés par les verges,
tout ce petii monde spirituel et chevaleresque s'en
alla, bras dessus, bras dessous, insulteur et insultés,
déjeuner ensemble dans un chalet où le bon jeune
homme demanda à ses victimes, entre les huîtres et le
sauterne, leur avis sur des Titien qu'il venait de dé-
couvrir et qui n'étaient pas même des Mignard. Ou
s'embrassa devant ces croûtes, et Ton se sépara en-
chantés les uns des autres. Ces faux Titien avaient été
pour leur acquéreur la queue du chien d'Alcibiade :
il en consomma une tous les six mois. Les questions
littéraires et pittoresques, romanesques ou histori*
il4 LIS JEUDIS DE MADAME GIIARBONNEAU.
ques, artistiques ou agricoles, grecques ou romaines,
ne furent jamais pour lui des sujets, mais des ré-
clames.
Ayant de quitter son petit journal, l'excellent jeune
homme tint à me prouver comment il pratiquait la
reconnaissance ; il me cribla d'épigrammes, et je payai
les frais de la paix. Depuis lors, j'ai su qu*Argyre
avait très-bien fait son chemin dans le monde : il est
riche, il est décoré ; il excelle dans la brochure : les
plus hardies vérités n'ont rien qui refTraye; il a parlé
du Pape en homme qui ne craint pas les puissances
spirituelles, et il a démontré que Toriginal du plus
beau des portraits de Flandrin avait gagné la bataille
de TAlma et organisé TAIgérie.
Parmi les nombreux détails de ma grandeur et
ma décadence^ il n'en est aucun qui caractérise mieux
nos mœurs littéraires que Thistoire de mes relations
avec Colbach, aujourd'hui romancier vertueux et as-
pirant aux prix de l'Académie française.
Colbach faisait primitivement partie d'un trio qui
LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNBAU. 115
prétendait ne pas être confondu avec la tourbe des
écrivains démocrates ; et, dans le fait, Massimo et Lo-
renzo, ses deux chefs de file, n'avaient rien de ces vul*
gantés d'estaminet qui ont valu tant d'abonnés à un
journal célèbre. Poètes tous deux, Lorenzo avec une
élévation remarquable, Massimo avec une énergie bi*
urre, préoccupés d'un idéal cpie la démocratie a le
droit de poursuivre puisqu'elle ne l'a pas encore trouvé,
hommes du monde capables de discuter en gants jaunes
les plus rudes questions du socialisme, ils n'acceptaient
aucune de ces servitudes de parti qui humilient si sou-
vent les plus fières intelligences devant des idoles de
plâtre ou d'argile. Ajoutons que Ton citait de tous les
deux de beaux traits de générosité. Il y avait dans
cet enseoible un je ne sais quoi d'aristocratique à la
fois et de révolutionnaire qui les avait fait surnommer
les Polonais de la littérature.
Naturellement, lorsque éclata l'orage soulevé par
mes irrévérences contre Déranger, ces messieurs se sé-
parèrent de leurs amis politiques et me complimen-
lèrent. L'un d'eux m'adressa même une lettre, où se
trouvaient ces mots qu'assurément je n'aurais pas écrits :
« Ce bêta de Béra (jcr. » Il y eut entre nous une sorte
d'alliance. Colbach la célébra en publiant dans sa revue
un article en mon honneur, où, après les réserves d'u-
^ftge et les déclarations de guerre aux doctrines, il trai-
lail ma prose de charmeresse, et se plaignait d'être
fasciné au point de se croire, par moments, converti à
la cause du trône et de Tautel. Cette épithète de char-
fia LES JEUDIS DE MADAME CHÂRBONNEAU.
meresse me charma à mon tour, et il me sembla que
ma prose allait, comme les serpents, fasciner toutes les
pieS'griècheset tous les canards de la démocratie. Une
année 8*écoula ; ces belles amitiés se refroidirent ; c'est
le sort des tendresses factices. L'hiver suivant, à mon
second volume, Colbach se mit encore à l'œuvre; mais
cetle fois je ne fus plus qu'ingénieux. C'était beaucoup
plus encore que je ne méritais, et je m'en serais volon-
Vicrs tenu là : par malheur, je ne pouvais oublier les
austères conseils de Théodecte; et justement, à cette
époque, Colbach, qui pouvait mériter de vifs éloges
comme conteur, eut l'idée fâcheuse d'éditer un gros li-
vre de critique transcendante, où il abîmait tout ce que
j'admire et encensait tout ce que je hais. Mon em-
barras fut grand, je l'avoue ; ces jolis mots de chaime-
resse et d'ingénieux me trottaient encore dans la tète.
Pour me mettre à mon aise, Colbach, dont je n'avais
pas assez vanté le dernier roman, écrivit un troisième
article sur mon troisième bouquin. IlélasI la lune de
miel était finie; nous entrions en plein dans la lune
rousse : charmeur en 1855, ingénieux en 1856, je n'é-
tais plus, en 1857, toujours d'après le même juge et
sous la même plume, que prétentieux et cnnujeux.
Ce brusque retour des choses et des épithèles d'ici-bas
me rendit toute ma liberté d*allures; je marchai-dans
ma force et dans mon indépendance, et je disséquai le
gros volume de Colbach avec une sévérilé que tempé-
raient encore des formes courtoises el les dimensions
mêmes de mon étude. Une autre année s'envola ; mon
LES JEUDIS DE MADAME CHARBOIfNEAU. 117
ijuairièine bouquin parut ; remarquez que ce n'étaient
pas là des ouvrages différents, mais des séries d'une
même œuvre exprimant les mêmes opinions dans le
même style. Remarquez aussi que la Revue de Colbach
et le journal où je m'étais réfugié après mes premiers
naufrages avaient été supprimés le même jour, ce qui
établissait entre nous une fraternité de martyre. N'im*
porte! Colbach, le même Colbach, enrôlé dans un jour«
nal auquel il était sûr de plaire en m'injuriant, me lâ-
cha une seule ruade, mais de la force de vingt chevaux
chargés de grelots charivariques. Il me qualifia deçui-
danij demanda ce que voulait ce monsieur avec ses
rabâchages littéraires; ce qu*il a de plus curieux, ce
n'est pas qu'il eût écrit cet article; c'est qu'il le si-
gna. Quatre ans et une égratignure d'amour-propre
avaient suffi pour opérer ce prodige, cette transfor-
mation de métaux depuis l'or pur jusqu'au plomb
Yil, cet avatar du Yichnou de la prose charmeresse en
chou et en carotte de rabâcheur et de quidam. Et
qu'on médise encore de la loi des signatures I
A présent vous parlerai-je de Schaunard? J'avais
écrit de son vivant ce chapitre de mes Mémoires ; je
l'aurais supprimé, si je sentais la moindre goutte de fiel
Be mêler au souvenir des petites ingratitudes de ce char-
mant écrivain. Mais, je crois vous l'avoir dit, il s'agit
pour moi beaucoup moins de satisfaire de stériles ran-
cunes que de vous montrer un coin de la vie littéraire
an dix-neuvième siècle. Il s'agit surtout, je le répète, de
guérir d'avance les jeunes gens qui m' écoutent de l'envie
7.
118 LES JEUDIS DE MADAME CHARBONNBAD.
d'exercer ce métier des lettres qui, de loin, a tant de
miroitements et de prestiges. Jeunes gens ! si vous aviei
quelque velléité de ce genre, altachez^Yous une pierre
au cou, et allez vous jeter dans TOuvèze; ou si vos
principes vous interdisent le suicide, si vous ne pou-
vez résister à la vocation, méditez du moins mon his*
toire I
En 1850, Schaunard venait de publier un livre où les
mœurs de la bohème étaient peintes sous des couleurs
peu propres à séduire Iba imaginations honnêtes. Au
dire de l'auteur, le stage de nos futurs grands hommes
de lettres n'était qu^une chasse perpétuelle à Técu
de cent sous et à la côtelette. On ajoutait que Schau-
nard avait appris à peindre cette vie en la pratiquant.
Mais enfin il y avait là quelques bonnes bouffées de fan-
taisie et de jeunesse. Le public, d'ailleurs, était dé-
goûté des grandes aventures, des romans en cinquante
volumes, qui cadraient mal avec les préoccupations pu-
bliques. On avait donc fait à cette Vie (/a Bohème un
très-joli succès; mais Schaunard n'en était, pour cela,
ni plus huppé ni moins râpé. On me le présenta, et je
n'oublierai jamais la profondeur du salut qu'il me fit.
Je craignis un moment que sa tête chauve ne tombât
sur ses genoux. Cette calvitie précoce donnait à sa fi-
gure fine et mélancolique une physionomie singulière;
on eût dit, non pas un jeune vieillard, mais un jeune
homme vieux.
Ce que Schaunard désirait le plus au monde, c'était
d'entrer dans celte célèbre et puissante Revuây don|
LES JEUDIS DE MADAME GHAUBONNEÂU. 119
oous disons tous tant de mal quand nous avons à nous
en plaindre, et qui n'a qu'à nous faire un signe pour
que nous tombions dans ses bras. J'étais alors en fort
bons termes avec la rue Saint-Benoit. Je promis à Schau-
nard de parler pour lui , et une occasion favorable se
présenta quelques jours après.
— Je ne sais ce que nous allons devenir, me dit
H. B... les vieux s'en vont, et les jeunes n'arrivent
pas.
— C'est que vous ne voulez pas les voir. Tenez,
Scbaunard, par exemple 1 il vient de faire un livre qui
est amusant et qui a du succès.
— Schaunard ! Et c'est vous, George, le gentilhomme
de lettres, l'écrivain aristocrate, qui portez, à ce qu'on
prétend, une cravafte blanche et des gants jaunes des
hait heures du matin (il est vrai que je ne vous en ai
jamais vu), c'est vous qui me proposez Schaunard, le
bohème par excellence t
— Et pourquoi pas? nous sommes dans un temps
où les cravates blanches doivent de grands égards aux
cravates rouges. D'ailleurs tout arrive : qui sait? Schau-
nard écrira peut-étre dans le Moniteur avant moi.
— Vous le voulez? soit, j'y consens; mais souvenez-
vous de ce qr ^je vous dis : vous en aurez du désagré-
ment.
Le lendemain, uae voiture prise à l'heure nous con-
duisait, Schaunard et moi, de l'angle du boulevard et
de la rue du llelder chez le directeur de la Revue,
Dans le trajet, nous causâmes ; et, s'il m'était encore
i20 LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNEAU.
reste quelques illusions touchant les réyes poétiques et
les pensées virginales des jeunes gens tourmentés par
une vocation littéraire, ces quelques minutes eussent
suffi pour m'en délivrer. Schaunard n'était préoccupé
que de questions d'argent. Comment payerait-il son
terme, ou plutôt ses deux ou trois termes arriérés? II
avait encore crédit chez tel restaurateur; mais chez tel
autre un œil (arriéré) si effrayant, qu'il n'osait plus y
remettre les pieds. Et son tailleur? Et son bottier? La
liste était longue, et le passif lamentable. Pour couper
court, j'eus l'idée de lui taire un sermon sur la mora-
lité de la littérature et la mission des hommes de talent,
a II faut, lui dis-je, que l'art échappe au matérialisaie
qui le domine et (inirait par Tabsorber. Nous autres, ro-
mantiques de 1828, nous nous sommes trompés. Nous
avions cru réagir contre Técole païenne et momifiée du
dix-huitième siècle et du premier Empire : nous ne nous
sommes pas aperçus qu'un art révolutionnaire ne pour^
rait, en aucun cas, tourner au profit des grandes tra-
ditions spiritualistes et chrétiennes, du culte de Tidéal,
de l'élévation des intelligences ; qu'il serait tôt ou tard
escamoté par la démagogie littéraire, laquelle, sans tra-
dition, sans doctrine, sans autre loi que sa fantaisie,
se mettrait au service de toutes les passions basses, de
toutes les laideurs physiques et morales. Eh bien, s'il
eu est temps encore, réparez nos fautes I Relevez, ré*
générez les lettres ; ramenez-les dans ces sphères su-
périeures où l'âme garde sa vraie place... » Je com-
mençais à m'échauifer, et j'en étais au plus bel endroit
LES JEUDIS DE MADAME GHARBORNEAU. 121
de ma plus belle phrase, lorsque Schaunard m'inter-
rompit par CCS mots :
— Croyez-Yous que M. B... me payera ma première
feuille?
Cette question produisit sur mon enthousiasme prê-
cheur le même effet qu'un baquet d'eau froide sur un
caniche exalté.
— Monsieur, dis-je sans trop m' émouvoir, vous ar-
rangerez ces détails-là avec H. B. . . je ne me suis chargé
que de vous présenter.
Nous arrivions : de peur de gêner le dialogue des
deux interlocuteurs, je pris un livre et j'allai me pro-
mener dans le jardin. Au bout de vingt minutes, on
me rappela; j'appris sommairement que Schaunard
s'était engagé à écrire un roman pour la Retme. Puis
nous sortimes ensemble; mais à peine avions-nous
dépassé la porte du numéro 20, Schaunard me dit ra-
pidement : « Ah! pardon I j'ai oublié quelque chose I »
et il retourna sur ses pas. J'ai su plus tard que ce quel-
que chose était une avance d'argent qu'il alla demander
au caissier pour ce roman dont il n'avait pas encore
écrit la première syllabe.
Si j'insiste sur ces détails misérables, ce n'est pas, à
Dieu ne plaise! pour insulter à la pauvreté laborieuse,
au talent forcé de lutter contre les difficultés de la vie,
ni même — car à tout péché miséricorde ! — aux em-
barras de imprévoyante et insoucieuse jeunesse. Mais
ici il y avait, et c'est pour cela que j'en parle, le trait
caractéristique, la marque de fabrique de cette bohème
122 LES JEUDIS DE MADAME CHARBONNEAU.
littéraire qui s'était emparée de Scliaunard tout entier,
contre laquelle il s*est débattu vainement et qui a fini
par le briser dans ses fiévreuses étreintes. La bolièiue
a été pour Schaunard ce que la roulette est pour le
joueur, ce que Teau-de-vie est pour l'ivrogne, ce que
les souricières de la police sont pour Tescroc et le vo-
leur ; il la maudissait, et ne pouvait plus en sortir ; il
y a vécu, il en a vécu, il en est mort. Dans ma première
conversation avec Schaunard, et, plus tard, dans cha-
cune de nos rencontres, la question d'argent revenait
sans cesse, sur tous les tons et sous toutes les formes;
et quand, plus familiarisé avec ce qu'il appelait ma pru*
derie, il me fit des confidences plus intimes, je vis qu'il
lui fallait pour vivre trois fois la somme annuelle qui
suffit à toute une famille d'employés de province et
même de Paris. De là des protêts, des huissiers, des
recors, des complications inouïes, des transes conti-
nuelles, ridolàlrie du succès d'argent, d'éternelles
plaintes contre les éditeurs, les libraires, les directeurs
de théâtres, des démarches inquiètes, une perte de
temps immense, une incroyable fatigue de cerveau,
assez de tracas et de soucis pour mettre en fuite les
pensées fécondes, pour tarir les sources de l'inspira-
tion et de la poésie. Encore Schaunard a-t-il été un de
ceux qui, depuis quinze ans, ont te mieux réussi, puis-
qu'il a eu la croix d'honneur et qu'on ne la donne qu'à
ceux qui la méritent. Qu'on juge des autres ; des avor-
tés, des dédaignés, des surnuméraires, de ceux qui
vont loger en garni, à dix centimes la nuit, ou cher-
LBS JEUDIS DE HADAHE GUâRBOU NEAU. m
cher leur maigre diner hors barrière, dans une gargote
hantée par les cochers de fiacre ; de ceux qui s'as-
phyxient ou se pendent, tués par la folie et la faim, ces
deux pâles déesses des littératures athées!
— Eh bien , di&-je à Schaunard quand nous fûmes
réinstallés dans notre coupé de remise , ëtes-vous con-
tent?
— Oui et non : le plus difficile est fait ; on me per-
met d'apporter mes chefs-d'œuvre , et je n'oublierai
jamais l'immense service que vous me rendez... Entre
nous , monsieur, bien que nous ne servions pas les
mêmes dieux littéraires , c'est désormais à la vie et à
la mortl... Mais... le caissier est diablement dur à la
détente : croinez*vous que je lui ai denvandé deux
cents francs d'avance, et qu'il n*a rien voulu enten-
dre?
Nous nous quittâmes fort bons amis, et les effusions
de sa reconnaissance ne s'arrêtèrent qu'à ma porte.
Des années s'écoulèrent : le roman de Schaunard se
fit un peu attendre ; enfin il parut : un autre le suivit
à dix-huit mois d'intervalle ; puis un troisième. Le ta-
lent était incontestable: le succès fut médiocre. On
avait tant dit à ce pauvre Schaunard que travailler pour
la Revue n'était pas une petite affaire, qu'il avait à se
dégager de toutes ses charges d'atelier, de tout son
bagage de petit journal ! Il avait pris le conseil trop au
sérieux , et il semblait parfois gêné dans ses entour-
nures. Ses étudiants, ses grisettes, ses rapins s'endi-
manchaient et n'étaient plus drôles. Et puis, Musette
m LES JEUDIS DE UADAUE CHARBONNEAU.
après Mimi, Fanchelte après Musette, Javotte après
Camille, Olympe après Fifine, Coralie après Marinelte,
Marcel après Val entin, Rodolphe après Olivier, c*ctait
toujours la même chose, toujours la même chauson,
un peu plus vieillotte à chaque nouveau couplet et à
chaque nouveau refrain ! Marivaux descendait encore
d*un étage ; M. de Musset avait noyé sa poudre et ses
mouches dans un verre de vin de Champagne ; Schau-
nard les trempait dans un carafon d'eau-de-vie ou une
chope de bière.
Cependant la reconnaissance de Schaunard , toutes
les fois que nous nous rencontrions, continuait de
s'exhaler en hymnes enthousiastes. Puis, je le perdis
de vue pendant quelque temps. On me dit qu*il habitait
la forêt de Fontainebleau pour échapper à ses créan-
ciers. Lorsqu'arriva le moment critique de ma vie lit-
téraire, je lus un matin dans un petit journal une
charge à fond dont j'étais le héros grotesque, une
facétie de cinquante lignes où je figurais en toutes
lettres comme membre d'une société de tempérance
d'idées , d'esprit et de style , avec le menu drolatique
d'un diner où l'on avait mangé du Balzac au premier
service , du Béranger au rôti , du Michelet aux entre-
mets et du George Sand au dessert. Le lendemain et
jours suivants, la facétie se prolongea et se répéta en
des variations innombrables ; elle prit les proportions
d*une scie d'atelier, d'une scie dont chaque dent s'ai-
guisait aux dépens de mes côtes. Le tout était signé
Marcel, le nom d'un des héros de la Vie de Bohème; mais
LES JEUDIS DE MADAME GHARDONNEAU. 125
j*é(ais à mille lieues de croire que mon obligé^ ainsi
que Scbaunard s'intitulait lui-même , fût allé gros-
sir les rangs de mes persécuteurs. D'ailleurs c'était
bien gamin y bien bohème pour un rédacteur de la
Revue!
Quelques jours après, je sus à n en pouvoir douter
que ces articles étaient de Scbaunard. J'en resssentis
m Tif chagrin : on traite de Philistins et de Prudhom-
mes ceux qui mettent sans cesse en ayant, comme une
des misères de cette société et do cette littérature,
l'absence de sens moral : il faut bien pourtant trouver
Tin nom pour ces choses-là ; il le faut dans l'intérêt
même des coupables ; car, dans cette petite gaminerie
eomme dans ses opérations stratégiques autour de la
pièce de cinq francs , le pauvre Scbaunard n avait pas
conscience de ce qu'il faisait : ce n'était pas de la noir-
ceur ; c'était le laisser-aller moral poussé jusqu'à ses
plus extrêmes limites. Il était mon obligé , ainsi qu'il
le proclamait lui-même; je l'avais introduit, recom-
mandé, présenté à un homme et à une Revue qui ont
le droit d'être difficiles : pour lui, j'avais vaincu des
répugnances, affronté des reproches. A chacun de ses
romans je m'étais, au grand scandale de mes lecteurs
habituels et malgré les grondenes de Théodecte, mis
en frais d'indulgence et d'éloges, sans y regarder de
trop près. Jamais le plus léger nuage ne s'était élevé
entre nous ; et, au moment oii j'étais attaqué et lapidé
de toutes parts, le voilà qui s'affublait d'un pseudo-
n)me et joignait ses sarcasmes aux autres afin de con-
126 LES JEUDIS DE MADAME GH AUBONNEAU.
tenter son fétichisme pour Baizac et de gagner quelques
écus.
Je continuai à rencontrer Schaunard de temps en
temps sur le boulevard et aux premières représenta-
lions : croyez-vous qu'il m'évita ? nullement ; il n'a-
vait pas l'air, en ces rares occasions, d'éprouver le
moindre embarras : il me donnait de fortes poignées
de main, ou bien il m'adressait un de ces saluts pro-
fonds qui mettaient son crâne dénudé au niveau des
poches de son gilet. H publia ensuite un roman dans
le Moniteur; après quoi il fut décoré. Puis il y eut une
longue lacune. Pas une ligne de Schaunard ne parais-
sait plus nulle part : je n'entendais pas dire qu'aucune
pièce de sa façon eût été reçue ou même refusée par
aucun des dix-huit théâtres de Paris. Enfin, un jour, je
l'aperçus devant les Variétés : je Tabordai, je lui de-
mandai de ses nouvelles, et je finis par la question
obligée entre hommes de lettres: «Que faites-vous en ce
moment? Et pourquoi y a-t-il si longtemps que vous
ne nous avez rien fait lire ni rien applaudir? »
— Pourquoi? je m'en vais vous le dire, répliqua-
t-il avec un sang-froid mélancolique. Ceci n'est plus de
la littérature, c'est de l'arithmétique. Je dois quatre
mille francs à madame Porcher, la providence des au-
teurs dramatiques ; deux mille francs au Moniteur et
quinze cents à là Revue.», Suivez bien mon raisonne-
ment : si je donnais une pièce , cette excellente ma-*
dame Porcher rentrerait dans son argent, et je ne
toucherais rien : si je perlais un roman au Moniteur ,
LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNEAU. 127
il me faudrait vingt feuilletons avant d'être au pair.
Enfin, si je livrais de la copie à la Revue ^ quand elle
aurait imprimé et publié mes six feuilles , elle me
dirait : « Nous sommes quittes. » Vous voyez que ce
serait de ma part une prodigalité impardonnable , et
j'ai «nfin résolu de me ranger : aussi ai-je pris le parti
de ne rien faire pour ne pas dépenser mon argent , et
je suis paresseux... par économie I
Son récit désarma mes derniers restes de rancune ;
je lui pris la main et lui dis : « Tenez , Schaunard, je
dois TOUS ravouer... je vous en voulais un peu; mais
votre arithmétique est plus littéraire que vous ne le
pensez : yous venez de me donner une leçon de litté-
rature contemporaine, et je vous dis comme vous dirait
la Revue : « Nous sommes quittes I »
Je m'esquivai sans attendre sa réponse, et en mur-
murant tout bas :
— Voilà pourtant le plus spirituel et un des pins
honnêtes !
Hélas I je ne devais plus le revoir. Au fond de cctie
gaieté triste, de cette résignation narquoise, il y avait
déjà un commencement de dissolution intellectuelle et
physique. Vous vous souvenez peut-être du bruit qui
se fit sur ce pauvre cercueil et qui convertit la leçon
en fanfares et en réclames. On peut dire que Schau-
nard fut escorté jusqu'au cimetière par la musique du
régiment qui Ta tué ! Mais ceci nous mènerait trop
loin et n'entre pas dans notre cadre : reprenons le
récit de mes infortunes.
128 LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNBAU.
XI
Décidément la tempête était déchaînée ; quolibets et
brocards pieuvaient sur moi comme grêle. Pas de plaisir
complet sans un peu de cruauté : les empereurs ro-
mains le savaient, et les journalistes français ne l'i-
gnorent pas. Je me trouvai là tout à point pour ai-
guiser Vappétit de ces rictus faméliques qui ne pouvaient
plus dévorer ni princes, ni minisires. Il y avait bien ça
et là dans le groupe quelques obligés, quelques enthou-
siastes de ma première manière, lesquels eussent été
fort attrapés si j'eusse exhibé leurs lettres admiratives;
d'autres à qui j'avais rendu des services plus palpables ;
d'autres enfin qui étaient venus jadis, chapeau bas et
Téchine souple, me demander rautorisation de faire
des pièces avec mes romans. Mais qu'était-ce que ces
considérations mesquines quand il s'agissait des grands
intérêts des lettres, du goût et des gloires nationales?
J'étais le vil détracteur, l'impie contempteur de ces
gloires, et, comme tel, bon à traîner sur la claie.
Voltaire blasphémé, Béranger insulté, Hugo outrage,
criaient châtiment et vengeance. L'ombre de Balzac
surtout demandait que justice fût faite; les lumières du
réalisme ne seraient rendues au monde que quand le
sacrilège aurait été puni suivant ses mérites : c'est ainsi
LES JEUDIS DE MADAUE CHAIlBO^'NEÂU. 129
que les choses se passaient du temps des dieux et des
déesses de l'Olympe. Il est ^rai que, de son vivant,
Balzac n'avait pas été mis à ce régime d'adorations ex-
tatiques : il faisait profession de détester les journa-
listes, qui le lui rendaient bien. Généralement, on l'avait
fait passer pour fantasque, quinteux, maniaque, ab-
surde. Ses amis, ses éditeurs, tout ceux qui avaient eu
affaire à lui, racontaient à son sujet d'assez vilaines
histoires. N'importe! Balzac était mort; Balzac était
dieu; le dieu de tous ces bohèmes, qui, sans lui, au-
raient eu le chagrin d'êtres athées. Je fus donc immolé,
mis sur le gril, coupé en morceaux, réduit en miettes
par tous les sergents, tous les caporaux de la grande
armée réaliste et fantaisiste. Gaméléo me déchirait
dans la Presse, Croquemitaine me fusillait dans le
Siècle, Porus Duclinquant m'assommait dans le CAart-
tari. Ici j'ouvre une parenthèse. A cet épisode de mon
exécution se rattache une anecdote qui mérite de
trouver place dans cette galerie de croquis à la plume.
Je me disposais à partir pour la campagne, où je
comptais passer quelques semaines, en plein mois de
mai, pour me remettre un peu de toutes ces bourrades
et me prouver à moi-même que, malgré ce feu de pe-
loton, je n'étais pas tout à fait mort. Je sortais d'un café,
où j'avais pu lire, entre un bifteck et une tasse de cho-
colat, les divers détails de mon supplice. L'un, plus cé-
lèbre par sa malpropreté que par ses articles, affirmait
que j'allais être châtié et expulsé par la bonne compa-
gnie; Vautre jurait ses grands dieux que j'étais un far-
130 LES JEUDIS DE MADAME GIIARBONNEAt.
ccur, un sceptique ayant entrepris la défense des saines
doctrines et Yéreintement des écrivains illustres comme
un moyen de faire parler de moi : celui-ci me repré-
sentait comme un pauvre homme» arrivé de sa province
avec des manuscrits plein ses poches, et quêtant des
éloges afin d'attendrir les éditeurs et les libraires ; ce-
lui-là, tout à côté, me dépeignait comme un richard, si
énergiquement tourmenté de manie littéraire, que je
payais les journaux et les revues pour y introduire mes
tartines que personne n'eût acceptées gratis... Un autre
encore... mais à quoi bon tout énumérer V Je devais me
tenir pour très-doucement traité, et j'ai pu m'en assurer
depuis : nul, parmi mes exécuteurs, ne disait encore que
j'eusse assassiné mes parents, triché au jeu ou souscrit
de fausses lettres de change. Patience, mesdames, et
ne vous récriez pas I Vous verrez tout à Theure que
peu s'en est fallu que l'on n'arrivât jusque-là.
Je sortais donc, et ma main était encore posée sur le
bouton de la porte, lorsque accourut à moi un de mes
amis intimes. Son visage exprimait ce mélange de corn*
misération cordiale et d'envie d'appuyer un peu plus,
qu'adoptent toujours les amis intimes en pareille cir^
constance :
— Et bien, fit-il en me serrant la main, qu'en dis-tu?
— Et bien, c'est complet, comme les omnibus de la
barrière Blanche. Tous y ont mis la main, la patte ou la
griffe, Polycrate, Argyre, Colbach, Caméléo, Beau-
vinaigre, Schaunard, Croquemitaine, Charagneux^
Porus Duclinquant,««
LES JEUDIS DE MADAME CHARBONNEAU. 131
— Ail! à propos, tu as lu son article d'avant-hier?..,
— Non.
— Oh ! c'est celui-là qu'il faut lirel Ceux de ce ma ^
tin ne sont rien en comparaison. Sérieusement, je te
conseille de ne pas partir sans en aToir pris connais*
gance. — Prenant un air pincé ; — Dans ta position,
tu ne dois rien ignorer de ce qui s'écrit contre toi.
Je suivis ce conseil amical, et je me dirigeai vers la
rue du Croissant, où moisissent les bureaux du Cliari-
vari; mais, comme Tendroil est peu attractif pour les
personnes de bonne compagnie, permettez-moi de
prendre le plus long et de passer par le faubourg Saint-
Ilonoré. En chemin, nous récolterons une petite his-
toire.
Un mois auparavant, j'avais eu le plaisir de rencon
trcr le comte de Brégny, spirituel dilettante, très-bien
posé dans les quelques salons aristocratiques qui gar^
dent encore une porte ouverte sur la littérature; nous
avions échangé le dialogue suivant :
— Vous connaissez Euphoriste?
— Si je le connais!... le plus poli et le plus ai-
mable des lieutenants d'Alexandre Scribe I Un homme
charmant, qui, dans notre siècle de clubs, de cigares,
d'écuries, de jockoys et d'argot, a eu le bon esprit de
tomber aux pieds de ce sexe auquel il doit la gloire de
son pcrel il a une jolie fortune, il est de l'Académie
française; sa maison est agréable, son urbanité exquise,
ses diners ravissants : s'il y a dans tout bonheur un
f5S LES JEUDIS DE MADiIrME CIIÂRBONNEAU.
gram d'habileté, où serait le mal cette fois? Pourquoi
les honnêtes gens ne seraient-ils pas un peu habiles ?
Les coquins le sont tanti Et depuis quand nVt-il pas
fallu un peu d'art pour entrer à rAcadémie? Vous
exhortez le soldat à chercher tous les matins dans sa
giberne le bâton de maréchal qu'il y trouve rarement,
et vous défendriez au poète de chercher les palmes
vertes 9U fond de son portefeuille I
— Eh bien, avait repris M. de Brégny, Euphoriste,
que vous connaissez et qui a* été mon camarade de col-
lège, vous adresse une invitation que vous ne refu-
serez pas. Il a écrit une pièce sur ce sujet si déli-
cat, si épineux, dont Eutidème a fait sa jolie comédie,
le Gendre de M. Poirier, Seulement, cette fois, ce
n'est plus un gentilhomme ruiné et brillant qui épouse
la fille d'un bourgeois : c'est au contraire un jeune
homme, fils de ses œuvres et portant un nom désas-
treusement roturier, qui, à force de talent, d'énergie,
de délicatesse d'esprit et de cœur, se fait aimer d'une
jeune fille noble, se fait accepter par ses parents, et
entre, par droit de conquête, dans ce monde dont le
séparait sa naissance.
— Ceci est un peu plus difficile, parce que made-
moiselle Poirier épousant le marquis de Prestes n'est
plus que madame la marquise de Prestes, tandis que
mademoiselle de Montmorency épousant M. Bernard
n'esiplus que madame Bernard...
— Justement I Bernard I vous êtes sorcier ; c'est le
LES JEUDIS DE MADAME CUARBOMNEAU. 133
nom du jeuae héros de la comédie d'Ëupboriste. Mais
Euphoriste est, avant tout, tourmenté par un scrupule
qui lui fait le plus grand honneur : il professe un res-
pect sincère, une sympathie de bon goût, pour les dis*
tinctions nobiliaires : donc, avant de faire jouer sa co-
médie, il voudrait être certain qu'elle ne renferme pas
une seule scène, pas un seul mot, offensants ou désa-
gréables pour les oreilles armoriées. Afin d'acquérir
cette certitude, voici ce qu il désire : il lira sa comédie
chez moi^ j'inviterai la duchesse de Praly, le marquis
de Lormont, la comtesse de Marsy, le général de Ver-
gelle, le duc de Villiers, la marquise de Blémont, la
baronne de Chavry. J'y adjoindrai, — et c'est ici que
vous entrez en scène, — deux ou trois critiques de
bonne compagnie. Bref, dans cet aréopage préventif,
la majorité sera composée de fils de croisés presque
aussi spirituels que des fik de Voltaire. Pour
qu'Euphoriste soit content de lui, il faudra que cet
auditoire d'élite décide, à l'unanimité, qu'il n'y a
pas lieu à une seule coupure. Yiendrez-vous? En-
core une fois, c'est Euphoriste qui vous invite.
— J'accepte très-volontiers, mon cher comte, parce
qu'Euphoriste lit admirablement, parce que la pièce
sera jolie comme tout ce qu'il fait; mais croyez bien
que cette preuve ne prouvera absolument rien. Notre
pauvre société ressemble à la femme de Sganarelle,
qui aimait à être battue : elle a subi de bonne
grâce et payé en or et en bruit, des attaques plus
meurtrières que ne peuvent l'être celles d'Eupho*
iU LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNEAÙ.
risle. Voyez comme on me Iraite, moi qui ai voulu être
M. Robert!
M. de Brégny me serra la main, et nous nous
quittâmes. Quelques jours après, la lecture eut lieu :
elle fut exactement ce que j'avais prévu. Il y avait
là, pour entendre Euphoriste, autant de marquis
et de duchesses (des vraies) qu'il y avait eu de rois
pour applaudir Talma au parterre d'Erfurt. Cette
noble assemblée écouta la comédie d*Euphoriste avec
cette urbanité un peu distraite, avec ces jolies excla-
mations admiratives qui, depuis l'auteur du Solitaire
jusqu'à l'auteur d'Arbogaste^ ont constamment fêté les
lectures de salon. La pièce, qui s'appelait alors le Nom
du Mm% était agréable ; ce qui m'y choqua le plus, ce
ne fut pas cet antagonisme de la noblesse maigre et de
la bourgeoisie grasse, que l'auteur n'avait traité ni
mieux ni plus mal que les autres ; ce furent des détails
de ponts, de chaussées, de conseils généraux, de des*
séchements de marais, de rapports de préfecture, de
canaux, de rail-ways et de houilles, qui alourdissaient
singulièrement la tunique légère de Thalie ; ce qui me
parut le plus invraisemblable, ce ne fut pas d'avoir
marié une jeune fille de haute naissance au fds d'une
marchande de pommes; ce fut d'avoir fait de ce
flis, ingénieur de son état, le type de toutes les per*
fections et de toutes les grâces. Ce n'était plus le
critique qui protestait en moi, mais le propriétaire
riverain.
En somme, le succès fut unanime. Cet auditoire
IBS JEUDIS DE MADAME GIIARBONMEAU. iSS
bhsonné applaudit Euphoriste de ses petites mains
gantées, qui ne font pas beaucoup de bruit. On le com«
plimenta d'une si délicate façon, qu'il en fut sin*
cerement ému. II n'y eut pas la plus légère objec^
tioD, le plus léger murmure, et moi-même j'avais
dans les yeux cette petite larme dont parle madame
de Sévigné.
A présent, mesdames, je yais reprendre avec vous
le chemin de la rue du Croissant et des bureaux du
Charivari.
Balzac a peint, dans ses Illusions perdues^ ces bu-
reaux de petits journaux, ce couloir coupé en deux
parties égales, dont Tune conduit au bureau de
rédaction ou au cabinet du rédacteur en chef, dont
Tautre ouvre, par une porte bâtarde, sur le comptoir
griOagé où se tient le préposé aux abonnements. On
sait ce que sont ces vieilles maisons, ces escaliers,
ces cloisons; im jour faux et blafard pénétrait par
une fenêtre à châssis, qui donnait sur un ciel ou«
vert et dont les carreaux disparaissaient sous une
triple couche de poussière, de fumée et de suie. Le
galandage, passé à la chaux et jadis blanc, portait
d'innombrables empreintes de doigts tachés d'encre,
entremêlées de caricatures au crayon et d'inscriptions
grotesques. Bien que l'on fût au mois de mai, on
avait froid en entrant dans ce bouge ; on se sentait
le cœur soulevé par ce genre de dégoût que causent
les odeurs ronces et les laideurs ignobles. Le subal-
terne à qui je m'adressai avait bien la figure de i'em-
186 LES JEUDIS DE MADAflE CHARBONNEAU.
ploi, une de ces figures ternes, impassibles et lou-
ches, qui s'encadrent dans presque toutes les scènes
du réalisme parisien. Tout était en harmonie dans
cette officine : l'air, le jour, la maison, la lettre et
respril.
Je demandai à cet employé' la collection du mois
d*avril, et je me mis à la feuilleter; bientôt je trouvai
et je lus l'article de Porus Duclinquant.
Porus Duclinquant est Méridional. Il fit ses prc*
mières armes à Marseille, dans le Sémaphore; mais le
demi-jour de la province ne pouvait suffire à cet aigle,
et, quelques années plus tard, l'aigle débutait à Paris.
Hélas I à l'aménité primitive de son caractère Duclin-
quant eut bientôt à ajouter les douleurs intimes du
fruit-sec. Son chagrin le plus poignant fut de se
croire un homme sérieux et d'être condamné par le
malheur des temps à la facétie chronique et au calem-
bour à perpétuité. Figurez-vous Junius forcé d'être
Triboulet. Aussi tourna-t-il à l'aigre; ses calembours
furent lugubres, ses facéties pénibles, sa gaieté funè-
bre. Les prétentions de cette gravité rentrée dans cette
hilarité factice eussent apitojé les ennemis mêmes de
Porus Duclinquant, si Porus Duclinquant eût pu jnmais
aspirer à avoir des ennemis. Une seule fois, ce suppli-
cié de la drôlerie essaya de sortir de ses galères : il
écrivit une comédie et réussit à la faire jouer sur un
théâtre dont le directeur avait été son collègue. Les
opinions avancées de Porus Duclinquant prévenaient
en sa faveur son jeune et bouillant public; mais qui
LES J EUDIS DE MADAME GHARBOMIf EAU. 137
peut échapper à son destin? Le chef-d'œuvre fut sifDé;
il s'appelait la Fin de la comédie; un détestable plai-
sant prétendit que la pièce était bien mal nommée,
puisque le parterre ne l'avait pas laissé finir. Là-dessus,
Daclinquant usa de la méthode du tailleur de Gulliver,
qui prenait mesure d'un habit d'après les règles de
Farithmétique : il prouva que sa pièce avait eu trois
représentations complètes; que, le directeur étant son
ami intime et l'Odéon étant habituellement désert,
die aurait^ pu en avoir treute; que, par conséquent,
nous devions lui savoir gré de sa modération; ce der-
nier argument ne rencontra pas de contradicteur, et les
lecteurs de Porus Duclinquant, en songeant aux vingt-
sept représentations dont il avait bien voulu leur faire
grâce, furent saisis d'une religieuse terreur.
Qu'avais-je donc commis pour mériter son ire?
J'avais manqué de respect à Béranger, et Duclinquant,
quoique plaisant par état, n'entendait pas sur ce point
la plaisanterie. Son génie s'était exactement moulé dans
le génie du chansonnier, et il réclamait comme siennes
les injures subies par l'auteur de la Gaudriole* Fran-
chement, le plus à plaindre là-dedans, c'était Béranger
lui-même, et toutes mes méchancetés réunies n'étaient
pas comparables à celle-là. N'importe! prenant la que-
relle à son compte, Porus Duclinquant profilait de
l'occasion pour vider sa poche de fiel. J'étais traité
comme le dernier des Treslaillons, le plus hideux des
assassins du maréchal Brune. En lisant cet article, je
me sentais humilié, mais non pas comme l'auteur Tau
138 LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNEAU.
rait voulu; humilié pour la presse, pour la littérature,
et pour Béranger, qui méritait mieux. Ces cloisons
humides me causaient une impression de dégoût,
mêlée d'une profonde tristesse; et, comme pour mieux
obéir à la loi des contrastes, je me reportais par le
souvenir vers le salon du comte de Brégny, yen
cette société d'élite où tout était fleurs, courtoisie,
parfums, élégance, o& Ton ne savait pas môme se
f&cher contre ses ennemis, et où l'aimable poète Eu-
phoriste, entouré des femmes les plus chs^^mantes et
les plus spirituelles de Paris, obtenait naguère un d
doux triomphe I
Tout à coup une voix sympathique et vibrante, une
voix qu'il me semblait avoir entendue en meilleure
compagnie, vint me distraire de mes douloureuses
pensées. Du coin obscur où j'étais blotti et où l'on ne
pouvait m'apercevoir, je vis s'ouvrir la porte du cabi*
net de rédaction. Valter ego de Porus Duclinquant en
sortait, reconduisant un visiteur en qui je reconniv
Euphoriste.
Ils passèrent tout près de moi, dans le couloir qui
longeait le bureau d'abonnement. J'entendis Eupho-
riste qui disait au journaliste en ouvrant la seconde
porte :
— Cher monsieur, je vous recommande ma pièce,
et j'espère qu'elle vous plaira I
Ce contraste m'exaspéra; j'avais en ce moment-là les
nerfs horriblement agacés par une irritante lecture ;
j*en éprouvai contre Euphoriste im genre de dépit ana-
LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNEAU. 159
logiieàcelui quô ressentent les enguignonnés contre
les heureux, les pauvres contre les riches, les bossus
contre les beaux hommes et les maladroits contre les
habiles. Je me dis : George, mon pauvre George, tu ne
seras jamais qu'un grand imbécile ; et celte anecdoto
•'est gravée dans ma mémoire.
140 LKS JEUDIS DE MADAME CIIARBONNEAD.
XII
An plus orageux moment de mon martyre littéraire,
tandis que j'étais flagellé, conspué, haché menu par
toute la bohéine et toule la démocratie de Técritoire,
on annonça une nouvelle qui réjouit les amis des bon-
nes doctrines et de la saine morale. Le jour de la yérité
et de la justice allait luire enfin. Le réveil des honnêtes
gens allait se signaler par Tapparition d'un journal
comme on n'en avait jamais vu, d'un journal destiné
à pulvériser tout ce que j'avais attaqué, à venger tout
ce que j'avais essayé de défendre et à mettre cette fois
les rieurs du côté de la vertu. Dans cette feuille rare,
antidote de tous les poisons journaliers ou hebdoma-
daires, point de concessions, de capitulations ni de
complaisances. On y appellerait un chat un chat et
Voltaire un polisson. L'orthodoxie religieuse la plus
stricte et la plus inflexible, placée sous le patronage du
comte Joseph de Maislre, la morale la plus pure et la
plus rigide, rejetant avec horreur, dans les ouvrages
LES JEUDIS DE MADAHB CnARDONNEAU. 141
de Fesprity tout ce qui pouvait porter le moindre om-
brage aux imaginations de pensionnaires ou aux scru<*
pules de dévotes , le goût le plus classique et le plus
délicat, remontant en droite ligne aux traditions du
grand siècle , voilà ce que devaient nous rendre ces
écrivains sans peur et sans reproche , ces paladins de
la littérature , disposés d'avance à cette tâche répara-
trice par toute une vie de bonnes œuvres, de médita-
tions pieuses, d'austérités et de prières. La joie fut vive
parmi les bonnes âmes que consternaient les triom-
phes de plus en plus insolents de Tirréligion, du scan-
dale et du vice. Quelques séminaires de province,
quelques ecclésiastiques confiants, envoyèrent leur
adhésion et s'abonnèrent pour un an. Un ofGcieux vint
me proposer de m'enrôlcr dans la croisade , en ma
qualité de victime des infidèles que cette croisade allait
exterminer. Assurément, je ne demandais pas mieux :
mais je désirai savoir comment s'appelaient, en 1857,
nosTancrède, nos Renaud et nos Godefroi de Bouillon.
Ma question, quoique bien nalurelle, parut troubler
mon interlocuteur : il se remit pourtant , et me dit
mezza voce .
— Le chef, ce sera Bernicr de Faux-Bissac.
-~Lui I... m'écriai-je avec une surprise équivalente
à cent points d'admiration. Mais, mon cher monsieur,
ce n'est pas dam le journalisme , en face d'ennemis
aussi goguenards que les nôtres, que Ton peut invo-
quer la belle parole évangélique : « A tout péché mi-
séricorde I » Fussent-ils expiés et rétractes par un re-
143 LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNEAU.
pentir sincère, les antécédents sont vivaces et incxo-
râbles. Or, M. Bernier de Faux-Bissac, fort galant
homme du reste, me semble avoir par-devers lui tout
ce qu'il faut pour compromettre notre cause en se pla-
çant à la tête de ses défenseurs. Songez que la déca-
dence littéraire a eu déjà deux ou trois générations so-
lidaires Tune de l'autre, et que ce saint homme, ce pur
classique d'aujourd'hui , a été au plus épais de celle
qui florissait, il y a vingt ans, sous les auspices du ro-
mantisme, Gis de la Révolution , père du réalisme et
oncle à la mode de bohème de toutes ces gentillesses
contre lesquelles vous voulez réagir. Songez qu'il a ,
dans la Presse et ailleurs, soutenu la prééminence des
drames de M. Hugo et de son école sur les chefs-d'œu-
vre de Sophocle, de Corneille, d'Euripide et de Racine ;
que c'est à lui qu'on attribue le mot un peu vif pro-
noncé , dans une soirée mémorable , aux dépens de
l'auteur d*Athalie; et que, sans parler politique, genre
de conversation qu'interdisent avec raison les gendar-
mes de Bilboquet, on peut remarquer que Faux-Blssac
a eu, toute sa vie, un pied dans un monde dont les ver-
tus sont de trop fraîche date pour pouvoir nous servir
de prospectus, et une main dans In littérature diamétra-
lement contraire à celle que nous voudrions inaugurer.
Le jour où il se déchaînerait contre l'orgie, il ressem-
blerait à un débitant de liqueurs fortes qui, sous pré-
texte que ses bouteilles sont épuisées, prétendrait em-
pêcher ses anciennes 4)ratiques d'aller se griser chez
ses voisins.
LES JEUDIS DE IIADAHE GHâRBOMNEAU. 145
— Mais que me direz-vous de son premier lieute-
nant? reprit mon officieux légèrement décontenancé :
miustre chevalier de Molossard I
— Lequel?
— n y en a donc deux?
— Gertamement : il y a le critique hyper^catholique,
k ferrent disciple des Soirées de Saint-Pétersbourg y
le champion de Tabsolutisme, le pourfendeur des ticdes,
Vindex vivant de toute faiblesse, de toute atteinte com-
mise contre le dogme et la morale ; et il y a Tauteur
de romans licencieux que vous ne connaissez proba*
blement pas, mais que mes attributions de vieux cri-
tique m'ont malheureusement oblige de lire. Vous
▼oyez donc bien que j'ai raison , et qu'il existe deux
Molossard I
— Mais c'est le même, balbutia mon interlocuteur,
dont l'embarras allait croissant.
— Le mèmel... Au fait, je le savais, repris -je
comme feu le grand maître des Templiers. Eh bien,
ce sera là toute ma réplique. Je connais Molossard de-
puis près de dix ans. Il a eu du talent , mais ce talent
a été, dès l'origine, gâté par une alTectation incroyable
de pensées, de style, d'allure et de costume. J'aime la
vérité, et je suis prêt à subir pour elle de plus dures
férules que celles de Duclinquant et de ses ami^ ; mais,
quand la vérité m'est prêchée par un homme à mous-
taches cirées, arquées et retroussées comme celles du
Capitan de la comédie italienne, portant un feutre
pointa et à bords évasés, comme les Mousquetaires dû
144 LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNEAU.
l'Ambigu ; drapant théâtralement sur son épaule gau-
che une limousine à grosses raies grises, et laissant
deviner sous cette draperie une tunique pincée sur la
taille et bouffante sur la hanche ; quand je suis obligf
d'y regarder à deux fois pour m'assurer s'il est tout a
fait exempt de corset et de crinoline, je me sens des
ycUéités de révolte et surtout des envies de rire qui
dérangent horriblement ma conversion. De même,
mon intelligence et mon cœur s'inclinent devant la
vertu chrétienne, lorsqu'elle me parle le simple et mâle
langage des Écritures, des Pérès de TÉglise, de Pascal
et de Bossuet ; mais, quand il me faut la découvrir
sous un amas de paillettes et de métaphores, lors-
qu'elle endosse ce style figuré dont on fait vanité j et
le porte avec une crânerie qui en augmente le scintil-
lement et le cliquetis, je cherche si je n'apercevrai pas
le bœuf gras derrière elle, et cette image carnavalesque
me g&te les plus édifiantes homélies. Enfin, j'ai un
goût et un respect tout particuliers pour les grands
écrivains du dix-septième siècle, les maîtres de la vraie
beauté dans l'art ; mais, quand cette beauté m'est re-
commandée dans une prose ajustée tout exprès pour
faire mesurer la distance parcourue entre ces purs mo-
dèles et nos plus déplorables excès, quand c'est Vithos
ou le pathos élevé à sa plus haute puissance qui me
fait les honneurs de cette perfection classique, si jus-
tement regrettée, savez-vous à qui je songe ? à un pro-
fesseur qui ferait sa classe en costume de pierrot ou de
débardeur et réciterait l'exorde de l'oraison funèbre
LES JEUDIS DE MADAME GHARDOKlNBAU. 14»
de ia reine d'Angleterre avec l'accent , les poses , les
gestes de Frédérik Leraaitre dans Y Auberge des Adrets.
Je demande qu'on me ramène à nos modernes Masca-
riDes : au moins ceux-là ont la franchise de leurs opi«
nions et le courage de leur mauvais goût... Voyons,
mon bon monsieur, n'auriez-vous pas, pour me déci-
der, des noms plus rassurants à m'offrir? Quels se-
ront les autres croisés '^
—Nous aurons encore, dans nos premiers numéros,
des articles de Theureux et aimable Clistorin...
— Ah çà , Basile se bornait à demander : o Qui
trompe- t-on ici? » Moi, je demande : « De qui se mo-
que-t-on? » Clistorin, grand Dieul Je ne révoque en
doute ni sa religion ni sa morale : quand le diable de-
vient vieux, il se fait ermite, et, après tout, Clistorin
n'est pas le diable I Mais enGn le public ne juge et ne
peut juger que l'extérieur, les actes, les œuvres, tous
ces dehors par lesquels un peronnage attire les regards
et se soumet au contrôle des passants. Or, sur ce ter-
rain, Ton est forcé de convenir qu'il manque beaucoup
de choses à Qistorin pour que son faux-col serve de
nUiemeni à la vertu. Quels seraient ses titres aux aus-
tôres honneurs de cet apostolat? Sa pâte pectorale?
EHe est excellente, mais la vertu ne se traite pair
comme un catarrhe. Les souvenirs de son règne à
l'Opéra? Us sont glorieux, mais de longues études sur
le fort et le faible du corps de ballet, sur les jupes rac-
courcies, les portantSy les vols, les trappes, les rats,
Us pas de deux et les pas de caractère, si graves qu'el-
9
Itô LES JEUDIS DE MADAME GIIARBONNEÂU.
les puissent être , si utiles qu'elles soient à la prospc*
rite de l'État, ne forment peut-è^re point un stage suf-
fisant pour un professeur de morale. Est-ce son rôle
d'homme politique et de directeur de journal? Il fut
magnifique ; mais comment oublier qu'il inaugura ses
prospérités sous le patronage du Juif-Errant? Il y aura
toujours, quoi qu*on fasse, un déficit de cinq sous dans
le compte des vertus de Clistorin , et Eugène Sue vous
dira le reste I Voyons, monsieur, cherchons encore !
— Pour varier un peu, et en guise de haltes récréa-
tives entre nos exercices A'éreintementj nous aurons de
charmantes fantaisies artistiques de M. Poissonier...
— Oh I pour le coup , c'est trop fort I Vous ne savea
donc pas que, dans ce monde musical où la réclame
est peut-être encore plus perfectionnée que dans le
monde littéraire, M. Poissonier a de beaucoup dé*
passé ses confrères en fait de puffj de blague et de hâ-
blerie I II aurait pu être , il était un cor merveilleux :
il a mieux aimé être un drôle de cor. Il est le bouffon
en titre des lieux d'où la garde qui veille n'écarte pas
toujours l'ennui. Pasquin Auvergnat, combinant le
machiavélisme de Saint-Flour avec le dilettantisme de
la salle Herz, il a placé, à gros intérêts, le capital de
sa célébrité dans une opération de facéties à outrance
et d'excentricités quand même^ qui amuse à la première
séance, fatigue à la seconde et excède à la troisième.
Il vous raconte, par exemple, comment, se trouvant
dans un omnibus complet, comme tous les omnibus,
on l'a vu tout à coup pâlir, sangloter, s'arracher une
LB8 JEUDIS DX MADAME GHAnBOMNEAU. U7
poignée de cheveux , chiffonner une lettre qu'il tenait
entre ses doigts crispés, l'ouvrir, la lire , la relire en
donnant des signes du plus violent désespoir ; puis
soudain, par un geste imprévu et irrésistible, entre
deux hoquets mélodramatiques , tirer de sa poche un
pistolet , Tarmer, l'appliquer à son front pftie et mouillé
de sueur... Cri d'angoisse : ses compagnons d'omnibus
se précipitent sur lui pour arrêter sa main meurtrière.
Trois dames se trouvent mal ; le tumulte est à son
comble : Poissonier, de Tair d*un homme qui se ré-
veille d'un songe, relève son pistolet, le casse en autant
de morceaux qu'il y a de personnes dans le véhicule, et
l'ofûre à la société, en disant: «(Prenez, mesdames, c'est
du chocolat, » et en glissant l'adresse du chocolatier. . • et
la sienne. Voilà l'homme : le bon mot d'hier, le calem-
bour de demain, la charge d'aujourd'hui , l'ami à qui
fl serre la main sur le boulevard , le journal auquel il
apporte une anecdote sur Rossini ou sur lui-même , le
concert où on le voit, celui où on l'entend, celui où on
le cherche, le salon d'où il sort, celui où il court, le
pays qui le désire, celui qui l'attend, celui qui le pos*-
sède, tout pour lui est réclame, annonce, trombone et
grosse caisse. Les plus grands noms de la musique
n'ont de valeur et de sens que comme cortège du sien.
U n'a pas encore trouvé moyen do ramener à l'égoisme
de sa gloire la question italienne et la question amé-
licaine; mais il y viendra. Chez lui, l'artiste a voulu
ibsolument , pour tenir plus de place, se doubler d'un
ntre personnage, mélangé de Brasseur et do Mangin.
i48 LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNEAU.
Et qui sera, s'il vous plait, le propriétaire directeur
de cette feuille vertueuse, dévote et chevalei'esque , de
cette implacable ennemie de la morale facile el de la
bohème, de la blague et du mercantilisme littéraire ?
Quelle sera Thermine qui réchauffera dans son sein
virginal cette couvée d'anachorètes, de justiciers, de
prédicateurs et d'apôlres?
— Les frères Blaguignard, murmura mon homme,
mais si bas, si bas, que j'eus peine à l'entendre.
— Allons, c'est clair 1 dis-je en éclatant celte fois
d'un rire homérique : c'est une gageure ; reste à savoir
qui la gagnera...
Je me levai ; je reconduisis poliment mon tentateur
à ma porte, et il ne fut plus question de m'enrôler,
même en qualité de caporal ou de fifre, dans cette
troupe d'élite.
Cependant les réclames allaient grand train : quelques
braves gens, les provinciaux surtout, furent dupes, et
les premières listes d'abonnements reçurent quelques
noms chers à la religion et à l'Église. Un mois après,
le journal parut. Molossard, dès le premier numéro, y
fit de la critique à grand écart, se Uvrant au saut du
tremplin avec d'inexprimables effets de massue et de
métaphores, posé en Arpin, en Rabasson, en Léotard,
en Alcide du Nord, traversant la langue française sur
la corde roide, comme Blondin traverse le Niagara ; abî-
mant les libres penseurs, les éclectiques, les gallicans,
les universitaires, les modérés, que dis-jc? les plus
fervents catholiques du Correspondant et du parti libé-
LES JEUDIS DE HADàME GHARBONNEâU. 149
rai ; mais très-indulgent, et pour cause, envers les réa-
listes, les coloristes, les fantaisistes, les matérialistes
du Moniteur j auxquels il applique tout d'abord les cir-
constances atténuantes : du crin pour le P. Lacor-
daire. de la ouate pour M. Sainte-Beuve. Ici, mesdames
et messieurs, vous qui habitez une ville primitive où
l'on est fort arriéré sur le chapitre de la langue fran-
çaise, TOUS me saurez gré de vous donner, en passant,
une leçon de beau langage, tel que le pratiquent, en
1861, les rafTmés de Fécole Molossard. Laissez-là, je
TOUS prie, vos souvenirs de Pascal, de Bossuet, de Fé-
nelon et de la Bruyère, et écoutez ceci ; nous ne choi*
sirons que des sujets graves.
Saint Thomas d' Aquin : — a Prouver que saint Tho-
mas d'Aquin, TAristotedu catholicisme (mais du catho-
licisme, voilà bien ce qui gâte un peu rArislote), fut un
philosophe plus et mieux que Eant et Hegel, par exem-
ple, les Yeaui, non pas d'or, mais d'idées, de la philo*
Sophie contemporaine; montrer qu'on peut très-bien
dégager de son œuvre théologique une philosophie
complète aTcc tous ses compartiments, et que le monde
d'un instant qui Ta pris pour une tête énorme, ce grand
Bœuf de Sicile dont les mugissements ont ébranlé
FuniTcrs, ne fut dupe ni de l'illusion ni de l'igno-
rance, etc., etc., etc.. »
Donoso Cortès : — « Les événements lui donnen
dans les yeux de leur impalpable cendre de chaque jour
et font ciller ses mélancoliques paupières, qui n'ont pas
l'immobilité de celles de l'aigle... Lorsque ailleurs, je
150 LES JEUDIS DE MADAME GHARBONREAII.
crois, sur cette immense et noire tenture de mort dans
laquelle il voit TEurope enveloppée (et qui Test... peut-
être,) il se mêle de découper de petites prophéties spé-
ciales, il ne réussit pas, etc., etc., etc.. »
Hegel : — « (Passant du grave au doux. )Kant,Fichte,
Jacobi, Schelling, n'existent plus... que dans Tenne-
roann. Mettons, pour Hegel, qui est le plus fort de tous
ces Allemands, mettons quelque chose comme quatre-
vingts à cent ans d'influence malsaine sur le monde,
quelque chose comme la beauté de Ninon, qui vieille, Ct
des conquêtes, jusqu'à Tépée dans le ventre, car on se
tua pour ses beaux vieux yeux chargés de tant d'ini-
quités... Hegel n'a vu ni le dehors, ni le dedans de ce
condamné politique de Dieu, en prison dans ses organes
et en prison sur sa mappemonde, ce double péniten-
tiaire parfaitement construit, avec ses climats et ses
langues, qui, à lui seul, dirait la faute, quand l'Histoire,
plus certaine que la Philosophie, ne nous la dirait pas,
et il a eu la prétention superbe, froide, mais naïve, de
pénétrer les essences, de saisir l'absolu dans sa notion
la plus précise et la plus profonde, de construire enfin
ici-bas scientifiquement la vérité... d
Ici il se fit un grand bruit dans le salon de madame
Charbonneau. Des cris inarticulés, des gémissements
sourds, des chaises renversées, annonçaient une cata-
strophe.
— A l'aide I au secours I j'étouffe I criait M. Ton-
pinel. ~^De l'air I de lether! de l'arnica I ouvrez les
fenêtres I Je suis asphyxié! exclamait M. Yerbelin. —
LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNEAU. 151
Madame Burel se trouve mal ! — Délacez madame Gali-
mard ! — Un verre d'eau de fleur d'orange à madame
Durivell — M. Dervieux est pourpre; sa cravate Té-
Irangle ; les attaques d'aploplexie ne se déclarent pas
autrement I
George de Vernay attendit la fin de la bagarre ; puis
il reprit en souriant :
— - Ah I mesdames et messieurs I comme on voit
que vous avez gardé toute votre candeur provinciale I
Ces phrases, qui vous font tomber en syncope, sont
tout ce qu'il y a de mieux porté dans la capitale de TcAk
prit français : elles s'épanouissent au plus bel endroit
du plus catholique des journaux oflicieux, et l'auteur
est mentionné avec de grands éloges dans les écrits de
M. Sainte-Beuve, le maître de la critique moderne. Per-
mettez-moi, je vous en conjure, de vous réciter encore
ces quelques lignes sur le P. Lacordaire ; après quoi
nous rentrerons dans notre sujet.
Le P. Lacordaire : — « Le P. Lacordaire, comme
la plupart des hommes qui sont beaucoup mieux faits
qu'on ne pense (????) a les opinions et les dé-
faillances d'un talent comme le sien, presque MU-
LIÉBRILE (????), qui se tend et se détend, comme
des nerfs, etc., etc., etc. »
Je demanderai à Molossard, en courant comme chat
sur braise, comment les hommes bien faits peuvent
avoir quelque chose de muliébrile, et je finirai à la hâte
mon récit.
Dans le premier article de son journal (sous la raison
152 LES JEUDIS DE MADAME GHAHBONMEAU.
filaguignard, Clistorin et CjMolossard ne manqua pas
de m'englober parmi ses victimes et m'asséna ses plus
vigoureux coups de trique. J'étais, suivant lui, atteint
et convaincu :
1^ D*arrière-pensées et de concessions académi-
ques;
2^ D'accommodements mondains et littéraires, de
ménagements criminels envers MM. Cousin, Guizot,
Villemain, de Broglie, de Sacy, de Montalembert, Vilet,
Mignet, hommes entachés de libéralisme, ne sachant
pas le français, et enclins à respecter ce polisson de
Henri IV;
5^ De défaut absolu de parti pris entre Terreur et la
vérité.
n m'eût volontiers pardonné M. de Balzac, Théo-
phile Gautier, M. Ernest Feydeau, M. Baudelaire, Ma-
demoiselle de Maupin^ Chamfort, la Physiologie du
Mariage, Joseph Delorme^ Fanny, et qui sait? peut-
ôtre Louvet, Laclos et Casanova de Seingalt; mais il ne
pouvait me passer les Souvenirs contemporains, les
Moines d'Occident, Madame de Haute fort^ Y Histoire
de la Révolution d* Angleterre^ Y Empire romain au
quatrième siècle; tout se compense. Ainsi, moi qui,
depuis cinq ans, supportais le poids du jour et de la
chaleur, moi qui servais de cible aux ennemis de cette
vérité que Molossard se vantait de défendre, j'étais ac-
cusé d'avoir sacrifié mes convictions et mes devoirs aux
calculs de ma vanité, et cela par qui? par Fauteur d*un
roman dont le héros trahissait sa femme au profit d'une
LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNBAU. 155
vieille maîtresse qui lui passait autour du cou... ses
bras? non, sa jambe II
Je fus consolé de ce malheur par un Allemand , un
jeone citoyen de Francfort-sur-le-Mein, Tenu à Paris
ponr apprendre la bonne prononciation française. Le
malheureux y perdait son latin et ne réussissait qu*à
parler comme le baron de Nucingen. Je l'avais ren-
contré au Collège de France et à la Bibliothèque : nous
avions causé du moi et du non-moi : je lui avais prêté
quelques livres, et une sorte d'intimité s'était établie
eotre nous ; il était convenu que je rectifierais à me-
sure les imperfections de son accent.
Wilhelm Kruchcner (c'était son nom) m'aborda, le
nouveau journal à la main, et me dit d'un air nar-
quois :
— Che grois que ce sont des varzeurs. . .
— Des farceurs ! oui, vous avez bien raison.
— Ce ne sont tonc bas des breux ?
— Des preux? pas le moins du monde.
— Ni des baladinsî ajouta Wilhelm avec un violent
eflort pour articuler correctement ce dernier mot.
— Des paladins?... ohl oui; ce sont des paladins
comme vous le dites... en prononçant à 1! allemande.
Ibé LES JEUDIS DE MADAME GHARBORNBAU.
XIII
Maintenant, comme tous auriez le droit de trouver
monotone cette galerie des portraits de famille de la
bohème littéraire, nous allons changer d'horizon.
Ha campagne contre les gloires révolutionnaires
m'avait ouvert quelques salons du iaubourg Saint-Ger-
main, et je dois avouer en toute sincérité que la com-
pensation ne fut pas très-brillante. Pauvre gentilhomme
de province, je me sentais un peu décontenancé dans ces
somptueux appartements où je ne connaissais presque
personne, et où je faisais forcément une assez piètre
figure : j'arrivais à pied les jours de beau temps, en
fiacre les jours de pluie, et il me fallait un certain dé-
tachement des biens de ce monde pour supporter phi-
losophiquement le contraste de mon modeste équipage
avec les splendides voitures, armoriées sur tous les
panneaux, hérissées de gigantesques valets de pied,
qui se croisaient dans ces cours spacieuses et dans ces
rues aristocratiques. Je me souviens, entre autres, d'un
grand escogriné, doré et galonné sur toutes les cou-
LES JEUDIS DE MADAME GHAHBONNEAU. i55
tures, posté, au milieu de yingt autres gaillards, dans
l'antichambre d*une duchesse. Au moment où je sor-
tais du salon où je venais de contempler un peintre de
marine couvert de plus de décorations, de plaques et
de crachats que n'en porta jamais un grand d'Es-
pagne de première classe, ce fastueux majordome (ce
n*est pas du peintre que je parle) me demanda sous
quel nom il fallait appeler mes gens : mes gens, c'é-
taient mon parapluie et mon paletot, que j'avais lais-
sés dans un coin et que j'eus beaucoup de peine à
retrouver; pendant que je me livrais à ces recherches,
j*aperçu8 un*sourire quelque peu méprisant sur ces
visages voués au respect des hiérarchies sociales. Il
était clair que, si j'avais publié un livre obscène ou
trempé dans une affaire véreuse, et si, avec les profits
d'une de ces deux opérations, j'avais eu, moi aussi,
mes laquais et ma voiture, ces valets de bonne maison
m'auraient estime bien davantage.
Quoi qu'il en soit, j'allais quelquefois, à cette époque,
chez le comte et la comtesse de R... que j'appellerai,
si vous le permettez, Plombagène et Harpagona.
HISTOIRE D'HARPAQONA KT DE PLOMBAOtNI
On appelait le mari Plombagène, parce qu'il était
très-lourd, et la femme Harpagona, parce qu'elle était
i56 LES JEUDIS DE MADAME GHARBORNEAU.
très-avare. L'hùtoire de ce ménage intéressant et inté-
ressé mérite un récit à part. Ils n'avaient pas toujours
habité les lambris dorés ni mangé dans la vaisselle plate.
Plombagène, pauvre cadet de famille, avait été militaire
pendant les premières années de sa jeunesse, et il s'é-
tait trouvé au siège d'Anvers : je note ce détail secon-
daire, parce que le siège d'Anvers, point culminant
dans ses souvenirs guerriers, revenait à tout propos
dans sa conversation : Austerlitz et Waterloo, Soirérino
et Sébastopol, Navarin et Isly, n'étaient que de Irès-pe-
tites anecdotes, démesurément grossies par la rumeur
publique; mais le siège d'Anvers, voilà, le grand fait
militaire du dix-neuvième siècle, et vous n'étiez pas
assis depuis cinq minutes à côté de Plombagène, sans
qu'il vous décrivit le siège dans ses plus minutieuses
circonstances, en homme qui y avait pris part et s'y
était couvert de gloire.
En épousant Harpagona, qui n'avait guère pour dot
qu'une figure charmante, un ravissant esprit, une
élégance innée, Plombagène avait quitté le service
et était entré dans une carrière administrative. Il avait
fallu courir la province, aller du midi au nord et de
l'est à Touest, combiner une élégance relative avec
une gène latente : c'est dans cette première phase
qu'IIarpagona commença à déployer toutes les res-
sources de son génie féminin : pour avoir un do-
mestique, elle priva pendant des années son mari de
dessert, et, pour que ce domestique eût une livrée,
elle rognait sur le blanchissage. Ses placards étaient
LES JEUDIS DE MADAYB Gn\RBONNBAU. 157
▼cufs dâ chemises, et elle avait une femme de chambre
qui lui frottait les pieds avec des brosses en flanelle.
C'est aussi pendant cette période laborieuse qu elle
contracta sans doute cet amour effréné de l'argent qui
devait plus tard produire tant de merveilles et lui
servir de second baptême ou plutôt effacer le pre-
mier; car les juifs ne sont pas baptisés.
La fortune finit par payer de retour cette adoration
passionnée, mais en mêlant, comme toujours, à ses fa-
veurs un grain de raillerie. Au moment où Harpagona
n'avait plus un cheveu et plus une dent, elle eut en
perspective deux gros millions carrément assis sur les
meilleures terres de la Touraine. Un vieux parent de
Plombagène, veuf et immensément riche du chef de sa
femme, perdit coup sur coup ses deux fils, beaux jeunes
gens d'une trentaine d'années. Ce fut un navrant spec-
tacle que de voir, à quelques mois de distance, ce vieil-
lard foudroyé se pencher en tremblant sur ces deux
lits de morts, puis retomber affaissé sur lui-même,
comme si Textinction de sa race marquait déjà le terme
de sa vie. Cette douleur morne et terrible arrachait des
larmes aux plus indifférents. Mais Harpagona avait Tâme
forte et le cœur stoique : on put admirer le triomphe
qu'elle remporta sur son désespoir intérieur. Elle ne
pleura pas; elle eut le courage de dissimuler son afflic-
tion pour ne pas augmenter celle du malheureux père,
et elle mesura d'un œil intrépide le changement que
cette catastrophe apportait dans la situation de son
teari.
158 LES JEUDIS DE MADAME GHAHBONNEAU
C'était lui en effet, c'était Plombagène qui devenait
l'héritier probable du baron de Rouvray, — ainsi
«^appelait le vieil oncle. — Celui-ci regimba quelque
peu : il retrouva son esprit d'autrefois pour faire com-
prendre i son neveu et à sa nièce combien il les trou-
vait âpres à cette curée funèbre. Il y eut, dans les
premiers temps, des cahots et du tirage; mais il était
égoïste et faible; il voulait, faute de mieux, avoir la paix
et le calme pour ses vieux jours; il céda : d'ailleurs,
Harpagona était si spirituelle I elle savait si bien ren-
rer ses griffes arabes dans sa longue main française I
Elle exécutait de si charmantes chatteries, de si gra-
cieux rourotis pour plaire à ce pauvre vieux, peu ac-
coutumé à pareille fêtel Elle excellait tellement à lui
raconter d'amusantes histoires et surtout à lui per-
suader qu'elle entendait pour la première fois celles
qu'il lui narrait pour la cinquantième I Elle le mettait
si adroitement sur la voie du bon mot qu'il ne répétait
guère que dix fois par semaine depuis 18501 Tant
d'efforts et de fatigues méritaient une récompense : la
galerie elle-même applaudissait. La chasse à ï oncle de-
vint proverbiale dans la ville qu'habitait le baron
de Rouvray : on savait que le testament était chez
M' Crapouillet le notaire, et l'importance dudit
Crapouillet en grandissait de cent coudées. Il y avait
des paris ouverts pour et contre Harpagona , et
les habitants se mettaient sur leur porte pour la voir
passer.
Mais, vous le savez, la fortune vend ce qu'on croit
LES JEUDIS DE MADAME GUARBONNEAU. 159
qu'elle donne : cet héritage en perspective devint pour
Plombagène et surtout pour Harpagona la robe de Dé-
janire. Il en oublia presque le siège d'Anvers; elle en
perdit le manger, le boire et le sommeil. D'abord le
lieta baron, que rien, semblait-il, ne retenait plus en
ee monde, s'obstinait à vivre, sans doute pour taqui-
ner son héritier; ensuite, les mauvais plaisants s'amu-
saient, de temps à autre, a faire courir des bruits si«
nistres : « Le baron de Rouvray avait changé d'idées ;
fl laisserait tout aux hôpitaux; son confesseur l'acca-
parait, et gare les codicilles I II existait un autre neveu,
Albert de M..., qui avait des intelligences dans la place
et stipendiait les domestiques.*. Le vieux sournois avait
TQ clair dans le jeu de sa nièce, et lui préparait une
surprise. » Harpagona, quand ces vagues rumeurs par-
Tenaient jusqu'à son oreille, entrait dans des crises ner*
Teuses à effrayer un hôpital; elle accourait rugissante,
comme une lionne dont on aurait enlevé les petits.
Cette femme, si parfaitement femme du monde, rem-
plie d'esprit, d'une force de volonté incroyable pour
marcher à son but et dominer ses sensations, devenait
une furie dès qu'il s'agissait de l'héritage. Cette attente
fébrile, cette espérance sillonnée de doutes, avaient fini
par changer en elle l'amour de l'argent en frénésie,
en érétbisme, et, comme les fanatiques, elle eût dévoré
quiconque aurait fait mine de lui disputer l'objet de
son culte : s'il lui eût été prouvé que les prêtres — ils
n'en font jamais d'autres — * eussent exhorté le patient
à consacrer en bonnes œuvres une partie de cette
100 LES JEUDIS DE MADAME GAHRBONNEAU.
énorme fortune, elle eût ameuté contre eux tous les ré-
dacteurs du Sièchy ou plutôt elle n eût pas attendu la
feuille vengeresse; elle aurait sauté à la gorge de Tin-
fâme suborneur et déchiré sa soutane de ses doigts cro-
chus, taillés en dents de râteau. Le chapitre des secré-
taires du vieux baron fut pour Harpagona et pour
Plombagène un sujet de vives perplexités. Il les eût
volontiers dispensés d'orthographe, mais ils n'en trou-
vaient jamais d'assez sûrs. Le premier était un jeune
homme intelligent, doux, modeste, charmant, mais
suspect d'amicale préférence pour Albert, cet autre
neveu qui donnait parfois des inquiétudes : il mourut;
le premier cri d'Harpagona fut encore un cri du cœur :
«c Tant mieux I dit-elle, il aimait trop Albert! » Ce fut
là toute l'oraison funèbre. Pour plus de certitude, on
fit remplacer le défunt par un employé de l'adminis-
tration dont Plombagène était le chef : mais voyez l'i*
nanité des calculs humains I Ce nouvel élu, fut un traî-
tre. II fut vu trois fois se promenant sur la terrasse
avec cet odieux Albert, et échangeant avec lui une con-
versation à voix basse; il n'en fallut pas davantage :
son procès ne fut pas long. Heureusement l'imprudent
donna des armes contre lui-même; il prit dans la bi<
bliothèque un vieux bouquin rongé de poussière; en
lui accorda le temps de faire sa malle et on le chassi
comme un gueux.
Un autre jour — jour néfaste I — Harpagona, rete-
nue dans une ville voisine par les fonctions de son mari^
apprit une terrifiante nouvelle : un notaire — un no-
LES JEUDIS DE MADAME GHARBOMNEAU. 161
faire! — du cheMieu de canton, subitement appelé
chez le baron de Rouvray, y avait passé la nuit. Qu'é-
lait-3 allé y faire? Bien peu de chose : un dix-septième
testament où le baron maintenait les seize autres, et y
ajoutait seulement, dans sa munificence, un legs de
fingt-cinq francs pour un établissement de bienfai-
sance; mais la chose resta quelque temps enveloppée
de ténèbres, et le premier moment fut rude. Pour sa-
voir à quoi s'en tenir, Plombagène, presque sexagé-
naire, riche déjà par sa place, porteur d*un beau nom
et de décorations nombreuses, ne craignit pas de
shumilier devant les domestiques et de les ques-
tionner les mains jointes. Quant à Harpagona, ce fut
bien pis. Elle bondit, hurla, grinça de rage, prit
à témoins les dieux et les hommes, se roula sur son
tapis, menaça de la guillotine tous ceux qui auraient
trempé dans le complot, et, dans le désordre de ses sens,
ne s'aperçut pas qu'elle donnait ce hideux spectacle à
Qoe dame de la ville, qui n'avait aucune raison de lui
garder le secret.
EnGn, enGn, le ciel eut pitié de ses angoisses. Le
baron de Rouvray se décida à faire quelque chose en
faveur de parents qui ne se tourmentaient que pour
son bien. Il ne mourut pas tout à fait encore : c'eût
été trop beau ! Mais le pauvre richard, qui radotait
déjà, tomba complètement en enfance; une enfance
réaliste,, digne deM.'Champfleuryet surtout de M. Clair-
ville I c'est ici qu'éclata la piété quasi-Gliale d'Harpa-
gooa et de Plombagène. Ils constatèrent l'état du bon*
IG3 LES JEUDIS DE MADAME CHARBONNEAU.
homme, et, de peur qu'on n'en abusât, ils firent
publier partout par leurs frères, sœurs, cousins, amis
et connaissances, que le baron de Rouvray — leur bien*
faiteur I — « était emmailloté, qu'on lui donnait la bec*
quée comme à un moineau en bas âge, qu'il ne recon-
naissait plus personne, qu'il se croyait à l'auberge, noum
aux frais du gouyernement, qu'il prenait son curé pour
Garibsddi, sa servante pour mademoiselle Mars, son
valet de chambre pour lord Palmerston, et son garde
champêtre pour le cardinal Antonelli; tous faits au-
thentiques d'où il résultait que si, par hasard, dans une
lubie, ledit baron changeait quelque chose à ses dis-
positions testamentaires, ce changement serait de touto
nullité.
Deux autres années s'écoulèrent. Puis, le baron, qui
était déjà mort, mourut ofGciellement. Harpagona et
Plombagène avaient, dans l'intervalle, commencé à
s'installer à Paris. Je glisse sur le détail des ladreries
qu'ils brodèrent en guise de larmes sur le drap funé-
raire. On en parle encore, on en parlera longtemps^
sous le chaume et sous l'ardoise, à vingt lieues à la
ronde, dans le département d' Indre-et-Loire. Albert,
le neveu qui n'héritait pas, passa trois mois à rece-
voir et à éconduire poliment des gens qui venaient
se plaindre des lésineries de l'héritier. Avant l'événe-
ment, Plombagène et Harpagona se faisaient pauvres ;
après, ils se firent indigents, et traitèrent comme
une insulte personnelle toute allusion à leur nou-
velle fortune. Peu s'en fallut qu'ils n'allassent, par
LBS JEUDIS DE M ADAKE CnARBORNEAU* 103
précaution, se faire inscrire au bureau de bienfaisance
de leur arrondissement. Le mari, par ordre de la
femme, se mit à porter les ideux paletots de son oncle.
Toutes les yadantes du pauvre homme ! furent épuisées
en l'honneur de ce malheureux, condamné à payer
cent vingt mille francs de droits de succession. Il y eut
du bruit, des menaces de juge de paix, pour une sou«
coupe ébréchce, un plumeau chauve et une serviette
de cuisine qui ne se retrouva pas. Pourtant Plomba-
gène eut un accès de libéralité qui lui fit le plus grand
honneur : il avisa dans le grenier un tableau qui re-
présentait le beau-père de son oncle, figurant dans une
fête civique en costume du temps du Directoire. Cette
toile, due au pinceau bien intentionné d'un barbouil-
leur du cru, aurait certainement valu, dans une vente,
un franc cinquante centimes. Plombagène, après avoir
lu quelques pages de Sénèque sur le mépris des riches-
ses, envoya ce tableau au musée de la ville, en y ajou-
tant une lettre commémorative : il ne réclama rien
pour le cadre.
Mais à Paris, où, en fait d'argent, on ne juge que
les résultats, Harpagona reprit tous ses avantages :
elle avait infiniment d'esprit, de belles alliances, de
brillantes amitiés, un état de maison déjà fort passable,
et Ton peut dire qu'elle était faite pour la fortune comme
Taimant pour le fer. Avec l'aide d'un célèbre cuisi-
nier de Tours, à qui elle persuada qu il avait des af-
faires à Paris, elle donna économiquement quelques
beaux dîners, qui, bien roaquignonnés, eurent un
164 LES JEUDIS DE MADAME CÏÏARDONNEAU.
grand succès. Bref, elle ne larda pas à avoir, ce qui est
si difficile et si rare, un salon, et, qui plus est, un sa-
lon d'exquise compagnie : son seul ennbarras, sur ce
premier échelon de ses grandeurs, ce fut son mari
Plombagène. Madame Sophie Gay a dit, dans ses Sa-
lons célèbres^ que, pour qu'une femme supérieure eût
.tout son relief, pour que le salon de cette femme eût
tout son agrément, il fallait que son mari fut nul, ab-
sent ou invisible. Or Plombagène n'était, hélas I ni ab-
sent, ni invisible, ni nul ; il était ennuyeux, et d'un
genre d'ennui particulièrement antipathique à Tesprit
parisien, qui a pris pour devise le jf/i55f 2, mortels, n^ap-
puyezpas I de ce diable de Voltaire. Plombagène avait des
connaissances variées, beaucoup de lecture, un peu d'^^
pas mal de chimie, de géologie, de mécanique, d'hy-
draulique, et, avec tout cela, cet amour de la précision
qui ne permet pas qu'un bouton de guêtre s'égare dans
la conversation. Pourvu qu'il vous arrivât, devant lui,
de lâcher une imprudence, d'aventurer un mot in-
exact, répondant à une de ses spécialités (il les avait
toutes), vous étiez pris, et vous en aviez pour deux
heures. Tous les aboutissants, embranchements, déga-
gements et annexes de la question étaient traités ex
professOj de l'alpha à l'oméga, du cèdre à Thysopc,
en style panaché de Joseph Prudhomme et de poly-
technicien fniit'Sec ; jugez du supplice d'Harpagona,
lorsqu'elle entamait avec ses habitués et ses spirituelles
amies quelque causerie fine et déliée comme de la
dentelle, et que Plombagène, changeant la causerie en
LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNEAU. 165
cours de l'école des arts et métiers, marchait lourde-
ment sur ces ailes d'abeilles, comme un bœuf en va-
cances sur l'étalage de Delisle ou de Gagelin I Le whist
était alors sa ressource ; le whist, ami fidèle de ses
bons et de ses mauvais jours : le whist, qu'elle jouait
comme feu Deschapelles. Autrefois, disait-on, avant
Thégyre des millions Rouvray, au temps des garnisons
maigres, Harpagona condamnait au whist forcé les
subordonnés de son mari : elle jouait mieux qu'eux et
jouait un peu cher; ils étaient pauvres, mais résignés;
ils perdaient toujours et s'en allaient la tète basse; le
lendemain, par extraordinaire et pour cette fois seule-
ment, son mari avait du dessert.
Pour. Tintelligence de ce qui va suivre, je dois dire
que, commfi presque tous les salons de Paris, celui
d'Harpagona avait sa béte noire ; or, cette béte noire
claitun homme qui n'est ni noir, ni bète; une des
gloires de notre époque, un de nos appuis dans les
temps mauvais, mâle caractère, parole séduisante, élo-
quence pleine d'à-propos, piété sincère, habileté mise
au service de toutes les nobles causes ; un homme en*
On, dans un siècle qui en compte encore beaucoup sur
les champs de bataille, mais si peu dans la vie civile 1
La tendre et fidèle admiration que j'éprouve pour
Iphicrate — vous l'avez déjà reconnu, — m'autorise à
avouer un tout petit défaut que notre faible Nature a
nicié n toutes ses grandes quaUtés, sans doute pour ne
pns trop humilier ses contemporains. Doué d'un art ad-
niirable pour tirer de toutes les situations le meilleur
160 LES JEUDIS DE MADAME GUARBONNEAD.
parti possible, il a, pour qu'elles lui rendent tout ce
qu'elles peuvent rendre, besoin que nous l'aidions tous
à l'approche du moment décisif. Certainement, ce con-
cours lui est bien dû : il en fait un si bon usage ! mais
on a généralement remarqué qu'il a le bon goût de
préférer les citrons pleins aux citrons exprimés. En
d'autres termes, il n'est pas tout à fait le même le len-
demain du service rendu que la veille du service très-
légitimement demandé. La veille, il est charmant, tout
feu et tout flamme. Le lendemain, il est charmant en-
core; il ne peut pas ne pas Têtre, mais le feu s'éteint et
la reconnaissance couve sous la cendre. Si, au lieu
d'être Fhomme le plus poli de l'univers, il parlait l'ar-
got bohème, on croirait parfois qu'il va dire : « Â pré-
sent passons à un autre exercice I » Comme tous les
hommes supérieurs, il a des séides qui ne le valenlpas,
et qui, en le servant, sont sujets à le contrefaire. Te-
nez, mesdames! un trait entre mille : Iphicratc, au
moment dont je parle, songeait déjà, et à très-bon droit,
à l'Académie française. Il avait d'abord jeté son dévolu
sur la succession académique de Théonas, octogénaire
de lettres, un de ces immortels opiniâtres qui mon-
nayent en longévité l'immortalité dont ils ne sont pas
sûrs : aimable, vénérable, délectable, mais, pour le
quart d'heure, ayant le défaut contraire à celui de la
jument de Roland : il n'était pas mort : — goutteux, ca-
tarrheux, rhumatisant, apoplectique, paralytique, mais
enOn, grand bonhomme vivait encore! Or, à cette
époque, je devais, dans un journal célèbre, consacrer
LES JEUDIS DE MADAME CHARBONNEAU. 167
ime étude aux excellents ouvrages d'Ipliicratc. Seule-
ment, pour rendre mes louanges plus significatives, il
avait été convenu avec Phidippe, un des plus zélés se-
crétaires de ses commandements, que je m'arrangerais
pour faire exactement coïncider l'apparition de mon
article avec la mort de Théonas et Touverlure de sa suc-
cession. Là-dessus, me voilà à l'ouvrage, et les dépê-
ches télégraphiques de Phidippe de fondre comme grêle
sur ma table de travail :
a Lundi matin. — Attendons; Théonas va un
peu mieux : il a pris un bouillon et dormi deux
heures...
a Mardi soir* — Vite, à la besogne! Théonas est au
plus mal; on Ta administré : il n'a presque plus
de pouls. Les médecins disent qu'il ne passera pas la
onit.
«Mercredi matin. — C'est inconcevable ! Théonas n'est
pas mort. Suspendez la publication.
0 Jeudi matin. — Théonas est à l'agonie. Corrigez les
épreuves.»
Ainsi de suite; total : cinq bulletins et cinq caries
de Phidippe. Depuis , je n'ai plus eu l'honneur de le
revoir.
Théonas mourut enGn, et ce fut alors un concert de
douleurs, d'éloges et de regrets : ainsi va le monde , la
lie et l'Académie.
Pourtant Iphicrate ne fut pas nommé cette fois*là ;
mais il le fut six mois après, et jamais succès plus légi-
time n'attira sur un homme illustre de plus injustes
108 LES JEUDIS DE HADAHE GUARBONNEAU.
violences. Que les Triboulets sérieux ou grotes^iues de
la presse révolutionnaire fussent acharnés contre lui,
il n'y avait pas là de quoi s'étonner; mais la société
polie et charmante qui se réunissait chez Harpagonal
le phénomène élait plus étrange et donnait lieu à des
réflexions plus tristes.
Un soir d'hiver, elle avait invité ses intimes, — la
fine fleur du faubourg Saint-Germain, — à un whist
émaillé de causerie : il faisait froid au dehors, un bon
feu flambait dans la cheminée ; on déchirait Iphicrate
à petites dents blanches et à petits ongles roses : la
soirée commençait bien.
Survint un des habitués du salon, Maurice de
Prasly; il s'approcha du feu après avoir salué la mai*
tresse de la maison, et dit étourdiment : je suis gelé I . .
— Non, mon cher, vous n'êtes pas gelé, reprit
doctoralement Plombagène : si vous étiez gelé, vous
ne pourriez plus ni parler, ni marcher ; il faut, pour la
congélation du corps humain, 28^ degrés Réaumur,
et nous n'avons ce soir que huit degrés centigrades.
Marfurius, dans son Voyage au Spit%berg^ donne de
curieux détails sur les conditions nécessaires pour
qu un homme soit gelé : les yeux brillent, le sang cesse
de circuler, la vie abandonne les extrémités, les oreil-
les sont assourdies par un bourdonnement sinistre :
j'ai les t-rois volumes in-4** de ce Voyage dans ma biblio-
thèque; si vous voulez, j'irai vous les chercher et nous
les parcourrons ensemble. Au surplus, il n'y avait pas
d'hommes mieux renseignés là-dcs5us que nos veto-
LES JEUDIS DE MADAUE GUAKBONNEAU. 169
nns de la campagne de Russie : je me souviens, entre
lolres, d'avoir fait causer un sergent qui avait euToreille
gauche gelée en sortant de Wilna; dix-neuf ans après
il s'en ressentait encore; nous étions ensemble dans la
tranchée; c'était l'avant-veille de la prise d'Anvers...
— Mon ami, je vous en prie, sonnez pour qu'on
nous apporte d* autres cartes! s'écria Harpagona,
qui avait depuis longtemps compris la nécessité de ces
diversions.
On se remit à déchirer Iphicrate.
Un demi-heure après, un des joueurs se leva brus-
quement, et, quittant la table de whist, dit aux cau-
seurs restés près de la cheminée :
— Décidément, j'y renonce pour ce soir : j ai des
jeux impossibles!
— Prenez garde I répliqua Plombagone; s ils étaient
impossibles, vous ne pourriez pas les avoir, et, par
conséquent, vous ne les auriez pas. Lisez Boiste,
Restaud, de Wailly, Lavaux, Napoléon Landais, la
grammaire de Port-Royal, et vous y trouverez la vraie
significative du mot impossible. Je ne comprends pas,
je l'avoue, surtout chez les gens bien élevés, cette ma-
nie de détourner de leur sens propre la plupartdes mots
de la langue française. Vous croyez donner plus de pi-
quant au discours, et vous ne faites que copier les bo-
hèmes, les rapins, les fantaisistes, les acrobates du vers
et (le la prose . C'est pourquoi , si vous le voulez bien, nous
déclarerons tout simplemeut que vous avez eu des jeux
ditaslableSy et nous ajouterons que rien n'est impossible
10
170 LES JEUDIS DE MADAME GHARDONNEAU.
à Tarmée française ; c'est ce que me disait, eu monlant
à l'assaut, un de mes camarades de promotion, le jour
de la prise d'Anvers...
— Gaston, je vous en conjure, appelez François,
pour qu'il renouvelle les bougies, dit Harpagona, qui,
depuis deux minutes, semblait être sur ic gril.
On se remit à déchirer Iphicrate.
En ce moment, un habitué retardataire, Émilion de
Pressoles, parut à la porte du salon, et ses premiei-s
mots furent ceux-ci : je viens du club, ou j'ai perdu un
argent /afrttl^tix...
Plombagène saisit l'adjectif au vol.
— Permettez, mon ami ! dit-il en aspirant une prise
de tabac : fabuleux est encore un de ces mots que vous
détournez de leur vrai sens ; vous torturez le diction*
naire et vous supprimez les étymologies sous prétexte
de ne pas parler comme tout le monde ; la belle gloire I
— Fabuleux s'applique spécialement aux époques an-
térieures à celles qu'a éclairées l'histoire ; l'on dit :
les temps historiques, et les temps fabuleux ; les évé-
nements fabuleux, et les événements historiques : ainsi
l'on dira que le siège de Troie est un événement fabu«
eux et que le siège d'Ânv
— Mon ami, vite, vite, une tranche de brioche
pour le général, qui n'a plus de jeux! exclama Harpa-
gona, dont la sueur perlait sous ses cheveux gris.
On se reprit de plus belle à éreinter Iphicrate :
parmi les plus acharnés, on me montra la baronne Ar-
sinoé, femme d'esprit, et le chevalier Acaste, jeune
LES JEUDIS DE MADAME ClIARBONKEAI}. 171
homme de haute naissance, connaisseur en belles choses,
Irès-spirituel, disait-on, et passionné pour la littérature.
Acaste me fit force compliments, et ce dilettante con-
somme me félicita tout d'abord de ma magnifique
étude sur Paul-Louis C!ourrier, qui est de Nettement,
et de mon délicieux roman de Catherine^ qui est de
Jules Sandeau. Je lui pardonnai de grand cœur ces
deux légères peccadilles en faveur de la bonne inten*
tion, et, profitant du triste privilège de mon âge, je lui
reprochai, à lui, aristocrate, homme monarchique,
Vendéen, habitué des Conférences de Notre-Dame, ses
préventions furieuses contre Iphicrate. Il défendit son
opinion à grand renfort de paradoxes d'un goût qui
ne valait pas celui de sa cravate : puis, comme s'il
ftvait réservé son meilleur argument pour le dernier, il
me dit avec une nuance d'ironie et d'élégance mon-
daine :
— Parbleu I c^^la vous va bien, à vous qui avez
àeinlé l'écrivain monarchique et catholique par
excellence!...
— Qui donc?
-^ Balzac. — Et ces deux syllabes lui remplis-
saient la bouche. Je restai stupéfait, abasourdi, ahuri :
la baronne Arsinoé et quelques jeunes femmes écou-
laient. En un moment, par une de ces intuitions ra-
pides que donne aux improvisateurs littéraires l'habi-
tode du métier, je revis en idée tous les passages que
j'avais notés en étudiant Balzac, et où ce génie étrange
^^saisonnait de maximes absobili^tes ses dangereuses
172 LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNEAD.
peintures, comme un pharmacien halluciné qui dé-
layerait de Tarsenic dans de l'eau bénite. Abusant de
ma stupeur, et encourage par le sourire approbateur
de son gracieux entourage, Acaste me cita coup sur
coup une douzaine de phrases dont la plus douce eût
fait tomber à la renverse tous les libéraux de la Res-
tauration. Dejolies petites mains applaudirent de toutes
leurs forces. Moi, résumant mes griefs et me croyant
sûr d'accabler mon contradicteur, j'allais, à mon tour,
commencer mon réquisitoire et mes citations, lorsque
j'avisai, derrière l'épaule d'Arsinoé, les yeux fixés sur
moi avec une incomparable expression de curiosité vir-
ginale, une jeune fille de dix-huit ans à peine, portant
un des plus beaux noms de France, une fleur, un lis
de beauté et d'innocence, doucement inclinée dans une
attitude dont rien ne saurait rendre la suavité et la
grâce. Elle était là, attendant ma réponse, sans doute
pour avoir une première opinion sur ces livres qu'elle
n'avait jamais lus. Je la regardais, et mon imagination
mobile croyait voir une sorte de Psyché chrétienne, at-
tirée par la lampe mystérieuse qui allait lui montrer
un ange ou un monstre. A Tinstant, je me dis qu'il ne
m'était pas permis, même dans l'intérêt d'une bonne
cause, de ternir cette céleste ignorance; que, pour con-
fondre mon adversaire, il me faudrait lui rappeler des
détails, des scènes et jusqu'à des titres d'ouvrages, qui,
même voilés à demi par mes réticences, pourraient
troubler cette adorable enfant. Moi-même je me sentis
rougir, je bredouillai hontcucement; j'essayai d'établir
lES JEUDIS DE MADAME CIIARBONNEAU 175
IV6C le sémillant Acaste un a parte qui ne fut nulle-
ment du goût de ces belles dames. Bref, ma déroute
fat complète, et ce monde aristocratique et charmant
décida m petto que Balzac était un grand homme, un
tigoureux champion des doctrines monarchiques et ca-
tholiques, et que monsieur le critique rigoriste ne savait
pas même donner ses raisons.
Heureusement, Plombagène accourut, en bon maître
de maison, pour masquer ma défaite. -
— Balzac, dit-il, est rempli d absurdités. Je le crois
inrérieur à Henri Conscience, qui, comme vous savez
est Belge ; à propos de Belgique, je me rappelle qu'au
sicge d'Anvers...
Ilarpagona allait pousser son quatrième cri de dé-
tresse ; mais elle n'en eut pas le temps, ou plutôt ce cri
de détresse se changea en cri de fureur. François venait
de casser une tasse de porcelaine de Chine. Ce fut un tel
désespoir, qulphicrate, Balzac, Conscience et Anvers
furent oubliés. On entoura la pauvre Ilarpagona, en
proie à des convulsions nerveuses : chacun la consola
de son mieux, et je profitai du tumulte pour m'es-
qui ver.
Je vous épargne mes réflexions douloureuses, et j'ar-
rive au fait. Quelques mois s'écoulèrent, et bientôt l'on
annonça comme prochaine la réception d'Iphicrate à
TAcadcmie. Très-peu d'accord sur son mérite, ses enne-
mis et ses amis s'accordaient sur un point : c'est que
la séance de réception serait très-brillante, que totit Pa-
T\$ y serait, et que, par conséquent, les personnes qui
10.
174 LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNEAU.
avaient la juste prétention d'être partie intégrante de ce
tout Paris ne pouvaient, sans se manquer à elles-mêmes,
se dispenser d'avoir des billets. Si ces billets s'étaient
côtés à la Bourse, il y aurait eu une hausse extraordi-
naire. Le secrétaire perpétuel recevait plus desuppliantes
pattes de mouches qu'un ministre du lendemain ne re-
çoit de demandes de préfectures; il avait épuisé (c'est
tout dire) les élégances de son langage avant d'être au
bout de ses refus polis. II était clair que la réception
d'Iphicrate serait pour les hommes et les Femmes à la
mode, qui se piquent de bel esprit, un de ces champs
de bataille où il faut vaincre ou mourir.
Je ne sais si je vous ai dit, mesdames, que ma sœur
Ursule, plus âgée que moi de cinq ou six ans, s'était faite
à Paris ma gouvernante et ma ménagère. Elle y avait
d'autant plus de mérite qu'elle blâmait ma vocation lit-
téraire, qu'elle craignait toujours de me voir faiblir du
cAté du roman ou du théâtre, et qu'elle ne manquait ja-
mais de me prédire que toutes ces écritures ne me pro-
duiraient rien de bon. Les plaisirs de ce monde ne la
tenlaient point et ses vanités encore moins. Sœur d^un
écrivain qui avait eu ses moments de notoriété et dont
la stalle était encore marquée aux premières représen-
tations, Ursule ne mettait jamais le pied au théâtre : elle
ignorait le titre des pièces nouvelles, n'allait pas dans le
monde et ne connaissait guère d'autre chemin que celui
de Saint-Louis d'Antin. Ayant refusé de se marier pour
rester avec moi et me garder des écarts de mon imagina-
tion, m'aimant avec un dévouement inouï, elle avait à
LES JEUDIS DE HADÂHE GUARBONNEAU. 175
peine lu quelques pages de mes livres : elle les trouvait
encore trop mondains 1 II n'y avait eu dans sa vie ni sou*
rire, ni fleurs, ni soleil ; pas un amusement frivole, peu
de gaieté, aucune de ces joies domestiques qui créent am
femmes un monde dans un berceau. Cette existence si
austère, si mortifiée, cette vie de recluse à côté de la
mienne où pénétraient toutes les lueurs, où retentis*
ment tous les bruits de la civilisation parisienne, ce
contraste me touchait jusqu'au fond de l'Ame et m'in«
spiiait une sorte de respectueuse pitié.
Or, & ce moment, Ursule, à qui ma position littéraire
n'avait jamais rapporté un seul avantage, un seul plaisir,
(at prise d'un désir de femme et de dévote ; un de ces
désirs qui, dans les Ames habituées à l'abnégation, rem-
placent la quantité par la qualité. Elle m'avoua, comme
one secrète faiblesse, qu'elle mourait d envie d aller à la
réception d'Iphicrate ; que cette envie lui avait donné
des distractions à la messe et au sermon, et qu'elle me
suppliait de me procurer deux billets, un pour moi et un
pour elle : « D'ailleurs, me dit^elle avec ce bon sens un
peu positif quela dévotion n'exclut pas, tu as droit à deux
billets, puisque tu dois rendre compte de la séance dans
un journal et dans une Revtie, et que chacun de tes deux
articles te vaudra probablement une cinquantaine d'in-
jarcs* »
Le raisonnement ne manquait pas de justesse. J'ac*
cueillis avec transport la demande de ma sœur Ursule.
Enfin, j'allais avoir une occasion de lui montrer que ma
littérature pouvait être bonne & quelque chose, de lui
176 LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNEAU.
faire goûter quelques heures agréables, à elle volon-
iairement sevrée de toutes les joies de ce monde I Comme
il n'y a que le premier pas qui coûte, Ursule, une fois
décidée à jeter son bonnet par-dessus la coupole du pa-
lais Mazarin, commanda une robe et acheta un chapeau
neuf. En quelques jours, elle avait rajeuni de dix ans,
et moi, j*avais peine à retenir dedouces larmes en voyant
ce rayon courir sur ce visage pâli et ridé avant l'âge.
Quant à l'idée de n'avoir pas les deux billets, si quel-
que impertinent l'avait exprimée dans ces premiers
jours, j'aurais éclaté de rire. Puis cette idée me revint,
et je la repoussai ; puis elle prit plus de consistance, et,
comme la grande journée approchait, je commençai à
me mettre sérieusement en campagne. Je frappai à
vingt portes ; je sollicitai toutes les puissances ; je fis
valoir mes titres, mes deux articles en perspective, la
certitude d'être injurié pour la plus grande gloire du
récipiendaire. Hélas I je ne tardai pas à me convaincre
que ce qui m'avait d'abord paru si aisé était horrible-
ment difGcile. Comment aurait-on pu m' accorder ma
demande? On refusait, on tenait en suspens deux ma-
réchaux, trois duchesses, cinq ou six princes russes,
un évoque, quatre sénateurs et plusieurs sociétaires de
la Comédie-Frangaise. J'arpentais tout Paris; je me rui-
nais en voitures à l'heure : cependant les jours s'envo-
laient plus rapidement que jamais. Nous étions au di-
manche, et la séance était annoncée pour le jeudi 8ui«
vant. Enfin, las d'importuner des indifférents, je pris
le parti de m' adresser au principal intéressé, à
LES JEUDIS DE MADAME CHARBONNEAU. ill
Iphicrate (ui-même. Je courus chez lui; justement le
hasard me servit : je trouvai Iphicrate devant sa porte ;
tout essoufflé, un peu ému, je balbutiai ma demande ;
il m'arrêta aux premiers mots.
— Des billets! me dit-il avec une familiarité char-
mante : j'allais vous en demander !
Le mot était si complet, si beau, que je restai en
extase, comme devant un magniBque objet d*art. Je
souris niaisement, je serrai la maind*Iphicrate, et nous
nous séparâmes.
Le jeudi suivant, j'allai seul à l'Académie. La pauvre
Ursule, consternée d'abord, puis résignée, offrit à Dieu
cette mortification, qu'elle avait méritée, disait-elle, pr.t
un désir trop vif. Elle garda le logis, occupée à tricoter
une paire de bas pour les petites sœurs des pauvreb^
La séance futd*un éclat inouï; mais devinez quell<:s
furent les deux premières figures que mes yeux rencon-
trèrcnt aux plus belles places : la baronne Arsinoé et la
chevalier Âcaste. Ils détestaient Iphicrate. Depuis nu
mois, ils avaientdit de lui autant de mal que j'en pensais,
disais et écrivais de bien. N'importe! La chose était à la
mode ; la moitié de leurs amis n'avaient pu avoir do-
place ; tout Paris y était le matin, et en parlerait le soir.
Il était donc de toute nécessité que l'on y vit Arsinoé
et Acaste : — et on les y voyait I
Ce jour-là, pour la première fois, je regardai comme
possible une idée qui m'eût paru, quelque temps aupa-
ravant, la plus humiliante des folies : l'idée de quitter
Paris, de me réfugier à la campagne, de renoncer à
178 LES JEUDIS DB MADAME CUAR60MNEAU.
eette vie litlérairc où je ne rencontrais plus que mé-
eomptes et déboires. Pourtant, je voulus accomplir
ma tâche jusqu'au bout, et la prédiction d'Ursule se
vériGa de point en point. J'écrivis les deux articles :
ils détournèrent sur ma chétive personne une partie
des colères et des haines amassées contre Iphicrate :
il y eut, à mes dépens, redoublement d'injures et de
quolibets. Porus Duclinquant se distingua, comme
toujours, au premier rang de mes persécuteurs, et ce fut,
pour rappeler le titre de son chef-d'œuvre, la fin de la
comédie.
XIV
Après cet épisode, plaisant et triste comme tous les
actes de la comédie humaine, mes velléités d'émigra-
tion et de retraite à la campagne devenaient de plus en
plus fréquentes, à la grande joie d'Ursule, qui me pous-
sait de toutes ses forces dans cette voie nouvelle. Ma
pauvre commune de Gigondas unissait pour iwoi aux
simples beautés d'une nature vraiment agreste l'attrait
des souvenirs d'enfance, les traditions de bienfaisance,
de bonne et saine popularité, léguées par mes chers
parents. Avec une résignation où 3e cachait encore un
L£9 JBUDIS DE MADAME GHARLONNEAU. «73
fond de vanité, je me demandai s*il ne valait pas mieux
m'enfermer dans ce petit cadre, y faire un peu de
bien, y TÎYre paisiblement, entre le thym et la rosée y
«fec de ,bons et honnêtes villageois, que m' escrimer,
en rhonneur d'une société qui ne voulait pas être dé-
fendue, contre une littérature qui me montrait, en me
riant au nez, le bulletin de ses triomplics et de mes
diiites. J'étais donc à peu près décidé à revenir de-
mander le calme à nos vallons et à nos rochers ; et ce-
pendant je ne me pressais pas , tant il est difficile de se
détacher de ce que l'on a trop aimé! Pareil à ces
joueurs qui, ayant perdu tous leurs billets de banque,
mais faisant encore sonner quelques louis dans leurs
poches, jettent en s'éloignant sur le tapis vert un re-
gard de convoitise et de regret, je rôdais sur les bou-
le?ards, sur les quais, dans les foyers des théâtres,
commençant chaque jour un adieu que je ne finissais
jamais.
Pourtant les avertissements ne me manquaient pas :
il ne tint qu*à moi, par exemple, de prendre pour une
tllasion prophétique l'article suivant, publié par un
petit journal ^ue l'on m'envova sous bande t
i80 LES JEUDIS DE UADÂUË CHARBON NFAO.
L'INVALIDE DE LETTRES
« La littérature a ses batailles, ses armées, ses
troupes régulières, ses compagnies franches, ses ma-
réchaux, ses officiers, ses caporaux, ses voltigeurs,
ses conscrits, ses embuscades, ses traînards, ses ma-
raudeurs, ses sapeurs, ses déserteurs, ses tambours,
ses fanfares et ses cantinières : elle a aussi ses inva-
lides; seulement, ceux-là ne sont pas tous logés dans
un hôtel style Louis XIV, avec un dôme doré en pers-
pective.
« L'invalide littéraire peut se diviser en six catégo-
ries principales, qui admettent de nombreuses subdivi-
sions : le retraité, le démissionnaire, l'invalide civil,
l'exhumé, Téclopé et le fruit-sec.
« Les retraités occupent le haut bout de cette
échelle qui commence à l'Institut et finit au Petit-
Lazari; ce sont les écrivains qui n'écrivent plus, mais
qui, à l'époque de leurs succès ou à la faveur des cir-
constances, ont su se ménager des positions assez
brillantes pour devenir des valeurs sociales au moment
même ou ils cessent d'être des valeurs littéraires. La
Chambre des pairs autrefois, le Sénat aujourd'hui,
l'Acndcmic toujours, les bibliothèques, les directions
l'es grands théâtres, la haute main dans les bureaux
de l'esprit public ou du colportage, les missions scien-
LES JEUDIS DE MADAME CnARBOriNEAO. 181
lifiques, la présidence d'une société quelconque desti*
née à encourager quelque chose, voilà les plus belles
retraites, celles que Ton pouvait appeler les menions
d'argent. Il ne faut pas confondre les retraités avec les
sînécuristes. Les retraités sont ceux qui ne travaillent
plus ; les sinécurislesy ceux qui n'ont jamais travaillé.
Ne croyez pas non plus qu'il sufBse, pour prendre rang
parmi les retraités, d'avoir eu sa phase de travail et de
talent. Non; il faut encore avoir su flairer le vent,
changer à propos, encenser à cinquante ans ce que
l'on a brûlé à trente, embrasser courageusement le
parti du plus fort; moyennant quoi. Ton peut préten-
dre à tout en fait de glorieuses retraites.
« Le démissionnaire de lettres peut se subdiviser en
deux classes : il y a l'homme qui, avec du talent, mais
faute d'une vocation littéraire bien déterminée, profite
de ses premiers succès, et, au besoin, simule une op-
position véhémente pour que le gouvernement compte
avec lui et en fasse un personnage officiel ; il y a l'é-
crivain qui, se sentant vieillir, dégoûté ou exaspéré par
les spectacles auzquek il assiste, furieux de voir le
Duc Job rapporter cent mille francs, Fannt/ atteindre sa
vingtième édition et le Grain de sable sa quinzième,
V Opinion nationale compter vingt-cinq mille abonnés
et M. Paulin -Limayrac devenir un gros personnage,
jette la plume aux orties et s'efforce d'oublier l'ortho-
graphe. La première de ces deux vanétés abonde dans
les temps de révolution, ou mieux encore aux époques
d'agiotage, de fièvre industrielle et aurifère, où iea
II
m LES JEUDIS DE UADAME GUARfiONNEAU.
gens d*esprit ne peuvent se résigner à gagner en dix
ans la moitié de ce que des imbéciles raflent en deux
heures; la seconde se rencontre assez fréquemment
parmi les honnêtes gens et les hommes de goût, dans
les temps où le mauvais goût triomphe et où Thoiind»
teté grelotte.
« L'invalide civil est celui qui n'a jamais été tnili*
litaire y ou qui, en d'autres termes, n'étant pas un
écrivain, mais simplement un amateur, s'avise, sur ses
vieux jours, d'occuper ses loisirs et de charmer ses
veilles par un commerce intime avec les muses. Ce sont
d'ordinaire d'anciens chefs de bureau ou de division,
des receveurs particuliers, des intendants militaires en
disponibilité, des conseillers de préfecture, des acadé-
miciens de province, des agriculteurs éméritcs, qui,
après avoir donné trente ou quarante ans de leur exis-
tence aux paperasses administratives, aux chiffres, aux
fournitures, aux chemins vicinaux ou au drainage, se
mettent à feuilleter Virgile et Horace de leur main
sexagénaire et publient chez Firmin Didot, à leurs
frais et dépens, une traduction en vers ou en prose
des BucoliqueSj des Odes ou des Satires. Ces in-
vaUdes remplacent les blessures par les rhumatismes,
les jambes de bois par une tenue sévère et des atti-
tudes napoléoniennes. Ils rappellent complaisamment
le beau temps où H. Daru traduisait, entre deux rap-
ports à l'Empereur, le Justum et tenacem ou le Cxlo
tonantem credidimus Jovem. Ils ont le verbe haut, le
geste sobrei l'écriture superbe, et passent dans leort
LES IBUDIS DB MADAME GHARfiONNBAU. 165
familles pour des génies méconnus à qui Toccasion
seule a manqué pour rivaliser avec MM. de Pongerville
et Dureau de la Malle. Delille est resté leur idole. Ils
demandent sérieusement si Ton a écrit en France un
beau vers depuis les Trois Règnes et le poème de rima-
gination. Quant à Lamartine, à Victor Hugo, à Musset,
ce sont des écervelés qui avaient d'heureuses disposi-
tions, mais qui ont corrompu le goût et qui d'ailleurs
n'ont pas su se conduire. Parfois, Tinvalide civil joue
de bonheur : il obtient, dans les Débats, un article de
M. P. Barrière. Ces jours-là, il illumine et se fait pho-
tographier par Disdér^ le coude incrusté dans une pile
délivres.
a L'exhumé diffère de l'invalide civil en ce qu'il a
eu son moment, ses années ou au moins ses semaines
d'activité de service : c'est, si vous le voulez, Tex-démis-
sionnaire passé à l'état de revenant. Exemple : un
homme d'esprit fait jouer quelques comédies agréables
et applaudies : une révolution arrive, qui le métamor-
phose en préfet. Le voilà, pendant quinze ou vingt ans,
réglant son budget, haranguant ses maires, donnant
à dîner à son conseil général, couvrant ses bons mots
d'un habit brodé ; puis survient une seconde révolu-
tion (tranquillisez-vous, ce ne sera pas la dernière).
Elle met sur le pavé cet administrateur greffé sur un
auteur dramatique. Pendant ces quinze ans, — grande
martalis sévi spaiium, — le public s'est renouvelé ;
les modes ont changé, la monnaie courante de l'esprit
français ne porte pi la même effigie ni le même
184 LES JEUDIS DE MADAME CHARBONNEAD.
millésime. Les grands acteurs de 1828 s*en sont all&s
où vont les vieilles lunes et les jeunes constitutions.
Notre préfet destitué croit n'avoir qu'à reprendre le
fil de ses succès de théâtre au point où il les a laissés,
du temps de Michelot et de mademoiselle Mars. Hélas!
sa comédie 8*habille au goût des contemporains du
ministère Martîgnac : elle a gardé les manches à
gigoty la Juppé serrée sur les hanches, et la ceinture
plus haute que la taille. Notre homme passe de droit
au premier rang des exhumés. Il devient candidat per*
pétuel à TAcadémie française, où quelques sepluagé-
naires, plus heureux que lui et rangés parmi les \\\-
traités, se souviennent d'avoir eu autrefois ce jeune
homme pour collaborateur. Il a d'ordinaire, concurrem-
ment avec M. Léon Halévy, deux voix au premier
tour de scrutin, une au second, et il disparaît au troi-
sième.
<( Les éclopés forment la masse la plus imposante,
comme qui dirait le gros de la Iroupe des invcilides
littéraires : il en existe de tous les âges, de tous les
styles et de tous les sexes. L'cclopé, c'est le retraite
en paletot-sac et en cravate noire : il y a des éclopés
de naissance ; il y en a qui, après avoir brillé l'espace
d'un matin, deviennent éclopés pour le reste de leurs
jours. M. Alexandre Dumas père est le géant des éclo-
pés; M. Méry, M. Ponsard, M. Auguste Barbier, M. Al-
phonse Karr, M. Latour de Saint-Ybars, sont des
éclopés, dont plusieurs auront beaucoup de peine à se
hisser parmi les retraités. Un arrive à l'état d'éclopé
LES JEUDIS DE UÀDAHE GUARBONNEAU. 185
f imc foule de manières : par sa faute, par celle des
rirconstances, de la roulette, du trente et quarante,
de la politique, de Fabsinthe, des beaux yeux de
Dalila. Il est bien rare qu'un éclopé puisse reprendre
du service actif : les mieux avisés se retirent à Ver-
sailles, comme M. Emile Deschamps. Règle générale :
tout écrivain qui ne se sent pas Téchine assez souple,
le nez assez fin pour être sûr de figurer un jour au
nombre des retraités, tout homme de lettres qui n'a
pas en lui les aptitudes d'un courtisan, d'un solliciteur
ou d'un maître des cérémonies, ne doit parler deséclo-
pés qu'avec de grands égards, et fera sagement d'écrire
au bas de cette esquisse : — « Voilà pourtant comme je
serai dimanche. »
« Le fruit-sec est la pire espèce d'invalide littéraire ;
c'est l'éclopé primitif, l'écrivain qui débute toute sa
vie, le surnuméraire à perpétuité, qui donnait des es-
pérances en 1835, s'appelait en 1844 un homme d'es-
prit qui p'iendra sa revanche, et se perd en 1862 dans
les catacombes. Il y a le fruit-sec insouciant, le fruit-
sec bohème, le fruit-sec atrabilaire.
Des écoliers pleins d'avenir se sont un beau ma-
lin réveillés fruits-secs ^ et M. Âbout, le plus bruyant
de tous, pourrait bien être déjà en voie de des-
siccation. Si vous lisez dans quelque mauvais pe-
tit journal une grossière diatribe contre vous ou
quelqu'un des vôtres, soyez sdr qu'elle est l'œu-
vre d'un fnùt-sec en colère. Le fiiiit-sec est impi-
toyable : si vous lui parlez de la pièce en vogue, il
186 LES JEUDIS DE UADAMB CHARfiONNEAU.
VOUS dira que l'auteur est un crétin ; si vous lui deman-
dez son avis sur le roman de George Sand ou d'Octave
Feuillet, il vous repondra en haussant les épaules qu*il
n'est pas fait pour lire de pareilles rapsodies ; puis il
vous prendra à part, et, en quelques mots mystérieux,
il vous fera entendre qu'il a en portefeuille une comé-
die en cinq actes et un roman en deux volumes, desti-
nés à écraser toute concurrence, mais que, d*unepart,
une ténébreuse intrigue a été ourdie contre lui dans
le comité du Théâtre-Français, et que, de l'autre, ses
ennemis politiques l'ont desservi auprès de MM. Michel
Lévy, Hachette et Poulet -Malassis. Le fruit- sec est
rbomme qui, au lieu de prendre le grand escaUer, a
cru arriver plus vite par l'escalier dérobé, et Gnale-
ment trouve la porte fermée. Il passe souvent le reste
de son existence à tourner la clef, à accuser la serrure,
à injurier ceux dont il entend les noms retentir der-
rière la cloison. Mais, fort heureusement, la plupart
des fruits-secs littéraires, après quelques années d'inu-
tile persistance, renoncent à la littérature, rentrent
dans la classe des petits démissionnaires et se font,
suivant leurs moyens, notaires, avoués, huissiers,
chefs de gare, modistes, restaurateurs, conducteurs
d'omnibus, journalistes de province ou sergents de
ville. Dernièrement, dans un des plus petits ports de
la Méditerrannée, je vis un douanier qui pochait à la
ligne faute de contrebandier : il avait pris, depuis le
matin, une tanche et deux ablettes ; il me demanda des
nouvelles du Léonidas de Pichald et se plaignit des ri-
LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNEAU. m
gneurs de M. Duvicquel : c'était un fruit-sec littéraire
de 1826. »
« Gomme je serai dimanche I i» — Oui, c'était bien
celai — et cependant je ne partais pas I
XV
Vers cette époque, la société du noble faubourg fut
plongée dans le deuil par la mort d'une jeune et char*
mante femme, qui unissait (vieux style) toutes les ver-
tus à toutes les grâces. Le R. P. de R , qui l'avait
souvent proposée pour modèle à ses compagnes,
pleura et pria .sur son cercueil. Jamais le néant des fé-
licités et des vanités humaines ne s'était plus éncr-
giquement révélé que sur ce lit de mort où s'abîmaient
de chastes tendresses, un bonheur sans nuage, la
beauté d'un ange relevée par la piété d'une sainte, et
où s'agenouillaient en sanglotant sous la main de
Dieu deux des plus nobles familles de France. Le direc-
teur de notre journal, qui vivotait encore entre deux
avertissements et une suspension, m'engagea à payer
un tribut d'hommages et de regrets à cette douce et
pure mémoire : c'est ce qu'il appelait servir d'inter-
prète à la bonne compagnie. Je n'avais pas, humble
i88 LES JEUDIS DE HÀDÀME GHARBONNEAU.
gentilhomme de province, Thonneur de connaître ma-
dame de la R Mais qui eût pu rester insensible à
un semblable malheur? Elle cumulait d'ailleurs, de son
chef et par son mariage, les deux noms qui parlaient
le mieux à mon imagination et à mon cœur : Tun,
parce qu'il est demeuré, grâce aux Maximes^ le plus
littéraire de nos grands noms historiques; l'autre,
parce que c'était justement celui de ce ministre de
Charles X que mon père avait si tendrement et si dou-
loureusement aimé. Je me mis donc au travail, et je
puis dire en toute sincérité que, si j'ai écrit dans ma
vie une page touchante, ce fut celle-là. J'avais du moins
été fidèle au précepte d'Horace, et des larmes trem-
blaient dans mes yeux, tandis que j'écrivais les
dernières lignes. Or voici comment la bonne com-
pagnie récompensa son interprète. Entraîné par Tha-
bilude, par Tassociation traditionnelle de certains
titres et.de certains noms, j'avais qualifié de duchesse
madame de laR d. Elle devait bien l'être un jour,
ou plutôt elle l'était déjà , mais pas de la même ma-
nière. J'avais donc commis une bévue gigantesque,
impardonnable, monstrueuse; le monde auquel je
m'adressais aurait amnistié plus volontiers vingt fautes
de grammaire et cinquante fautes d'orthographe. Ce
fut, de la rue de Lille à la rue de Babylone, un haro
universel. Calomnier cette société, transformer ses mar-
quis en imbéciles et ses patriciennes en courtisanes,
passe encore ! Mais se tromper sur un point aussi grave,
avoir Tair d'ignorer ce que doit savoir tout homme
LES JEUDIS DE MADAME CHARBOiNNEAU. 189
comme il fautj Toiià le fait d'un croquant ou d*un in-
trus ! Celle à qui appartenait en propre le titre de la
famille se mit, bien entendu, à la tète des réclamants :
c'était, m'a-t-on dit depuis, une femme d'infiniment
d* esprit, douée des plus rares qualités de Tintelligence
et du cœur : elle ne remarqua pas cependant ce qu'il y
avait de tristement puéril à laisser parler Torgueil no-
biliaire sur cette tombe à peine fermée, où la plus bru-
tale des égalitaires venait de soufiDeter de sa main dé-
charnée toutes les grandeurs et toutes les joies de ce
monde : elle ne se dit pas que, les journaux étant, par
nature et par état, sujets à se tromper souvent et à
mentir quelquefois, un article de journal, né le matin
pour mourir le soir, ne pourrait jamais acquérir
l'importance d'une pièce officielle ou d'un renseigne-
ment authentique. Enfin elle ne se demanda pas, elle
si généreuse pourtant et si bonne, s'il était juste, s'il
était charitable de rendre en mortifications et en désa-
gréments ce que j'avais essayé de donner en témoi-
gnage de respect et de regret. Elle me tança vertement
dans une lettre de quatre pages, et exigea une recti-
fication qui ne pouvait lui être refusée ; seulement, si
je l'eusse rédigée moi-même, ma pénitence eût été
trop douce; ce fut mon directeur qui s'en chargea, et
il s'en acquitta de façon à mettre mon amour-propre
en charpie pour mieux panser la blessure ducale. En
somme, le bruit que fit ce petit épisode me fut assez pé-
nible, et je me disais : m George, mon ami, tu n'as que
ce que tu mérites ; il est temps de te retirer à Gigou-
11.
190 LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNEAU.
das. » — Je sayais vaguement que dans plusieurs salons
on avait échange maintes questions sur mes origines et
mes antécédents : d'où venait, d*où sortait ce petit mon-
bieur, ce freluquet, qui, afin de se glisser par les
portes entr'ouvertes, afTeclait de prendre parti pour
les bonnes causes, et tirait son mouchoir quand le fau-
bourg Saint-Germain pleurait? — Je supposais ingénu-
ment que questionneurs et questionnés s'étaient accor*
dés pour conclure que j'étais un pauvre hère, peu au
courant des choses du vrai monde et bon à renvoyer
dans mon trou, d'où je n'aurais jamais dû sortir J'é-
tais loin de compte.
A peu de temps de là, un de mes amis que tous
connaissez bien et qui habite les environs, Sulpice de
Prével, reçut la lettre suivante, que lui adressait un Pa-
risien très-spirituel, lancé dans la meilleure compagnie :
« J'ai recours à vous^ mon cher ami, pour m'aider
à repousser, au sujet d*un de vos compatriotes et amis,
— une de mes connaissances agréables à moi, -- des af-
firmations plus qucdcsobligeantes, contre lesquelles j^ai
hier, en certain lieu, protesté avec une extrême viva-
cité. Voici ce qui m'a été objecté devant vingt per-
sonnes :
a Votre ami, le comte George de Vernay » (c'est de
moi qu'il s'agit, mesdames!), a n'est pas comte et n'est
a pas de Vernay : il se nomme Mainviel tout simplement.
' Textuel : On n*inTente pas cet choses-tt, et elles n'aurnîent pltis
(le sens, bi l'on y cliangeail une seule syllabe. {Note de fauteur J)
LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNEAU. iOI
c Son père, qui fut un des septembriseurs les plus violenta
c {sic) et qui avait été un des auteurs des massacres de
< la Glacière, avait volé (stc^ sic^) les papiers de la fa-
c mille de Yernay, dont il a usurpé le nom ensuite. »
« Voilà ce qui m'a été jeté hier à la tête dans un sa-*
Ion par une femme, moitié du monde et moitié police,
derrière laquelle j'ai reconnu un Iftche drôle avec qui
elle vit, que je vous nommerai plus tard, et qui est par
parenthèse un obligé de George de Yernay.
a J'ai riposté plus que vivement à tout cela, et me
suis engagé à confondre ces impostures.
K II va sans dire que George ignore et doit ignorer
tout ce triste incident. Si, comme je n'en doute pas,
tout cela est mensonge, écrivez-moi, cher ami, une
lettre ostensible et signée de vous, qui sera censée une
réponse à mes questions et que je lirri tout haut dans
ce lieu-là à Tappui de mon dire.
« Que si, au contraire, contre toutes mes données,
il y avait quelque chose de vrai dans ce qu'on m'a jeté
i la tête, dites-le moi dans une lettre que je garderai
pour moi seul, n'en prenant que ce que je pourrai pro»
duire pour la défense de notre ami.
c C'est une querelle politique, au fond, derrière une
querelle littéraire. Je vous conterai cela... »
Mon ami Sulpice, vous le savez, n'est pas un sot :
il était en verve et en humour ce jour-là.' Voici ce qu'il
répondit à cette singulière épitre :
flc Dclasl mon cher ami, je voudrais pouvoir venir
en aide à votre intelligente et courageuse amitié pour
192 LES JEUDIS DE MADAME GIIAKBONNEAU.
le sicur George de Vernay : sed magis arnica veritas.
Loin de contredire les tristes détails dont vous me
parlez dans votre honorée du 16 courant, je me vois
forcé d*y ajouter. Si la belle dame à laquelle vous avez
eu tort de donner étourdiment un démenti appartient
réellement à la police, comme vous paraissez le croire,
elle sera enchantée, j'en suis sûr, de pouvoir compléter
son dossier.
a Ce n*est pas le père de George qui a été massacreur
de la Glacière et septembriseur, vu que son père, ne en
1783, avait huit ans en 91 et neuf ans en 92 : mais
c'est son grand' père. Ce misérable s'appelait, en effet,
Mainviel ; il assassina de sa propre main, dans les rues
d'Avignon, le marquis d'Âulan, le marquis de Roche-
gude et l'abbé de Nollac. De plus en plus altéré de sang
à mesure qu'il en versait davantage, il prit avec Jour-
dan Coupe-tête une part active aux massacres de la
Glacière ; puis il figura au premier rang des septem-
briseurs, et mourut en 1796, le sang brâléparla dé-
bauche et par le crime.
« Son fils, père dt George, venait alors d'accomplir
sa douzième année. Un vieux parent lui fit donner quel-
que éducation, à condition qu'il changerait de nom;
mais il ne fut pas heureux dans ce changement, ou plu-
tôt bon sang ne peut mentir. Ce malheureux s'appela
Castaing ; il étudia la médecine, et nous le retrouvons^
en 1823, empoisonneur des frères Ballet et exécuté en
pince de Grève. H laissait un fils naturel ou même adul-
térin, qui n'était autre que George. George s'embarqua
LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNEAU. 193
comme mousse, abord d'un Yaisseau. Un vol dont il
fut accusé le fit chasser honteusement; il revint à
Marseille vers 1827, et s'affilia à une bande, dite des
Petits GreeSy qui désola pendant dix-huit mois la ville
et les environs. Arrêté en flagrant délit, il dut à son
âge le bénéfice des circonstances atténuantes et fut corn*
damné à trois ans de réclusion. Lorsqu'il sortit de pri-
son, on était en pleine Révolution de 1830. George
profita de la perturbation générale pour se faire ac-
cepter, comme gabier, par un vaisseau de marine mar-
chande. La, il égorgea tout l'équipage, à commencer
par le capitaine et son second. Le drôle espérait pou-
voir ainsi s'emparer de la cargaison; mais il comptait
sans la tempête, qui le jeta sur des brisants, où il eut
infailliblement péri, s'il n'avait été recueilli par la fré-
gate VAtalante^ que commandait le comte de Vemay. Il
réussit à exciter d'abord la pitié, puis la confiance du
comte, qui le prit pour secrétaire. Quelque temps après,
ils s'enfonçaient ensemble dans les plaines alors désertes
de la Californie, où M. de Vemay s'était chargé d'un
voyage d'exploration : que se passa-t-il entre ces deux
hommes dans ces sauvages solitudes? Il est facile de le de-
viner. Sans nul douleGeorge assassina son bienfaiteur et
déroba ses papiers. Il avait appris d'ailleurs dans les pri-
sons et dans la société de scélérats comme lui, l'art de fa-
briquerde fausses pièces, souvent assez bien imitées pour
dérouter la justice. Un an plus tard, George se présentait
devant notre consul avec un certificat en bonne forme
constatant que le capitaine de Yemay était moil du cho-
194 LES JEUDIS DE MADAVE GHAKBONNEAU.
léra, et avec un acte d^adoption par lequel il lui laissait
à lui, George, son nom, son titre et ses biens. Le consul
était un homme fort insouciant : il écrivit en France:
on ne lui répondit pas ; M. de Vernay n'avait pas de
famille et passait pour endetté. George put jouir im-
punément du fruit de ses crimes : pour plus de pru-
dence, il laissa s*écouler huit ou dix ans, fit fer fas et
\efa8 une petite fortune, commit indubitablement
d'autres assassinats que couvcit Fombre discrète des
forêts vierges, et ne revint qu'en 1848. Une nouvelle
révolution rattendait{)our sa bienvenue, et au milieu de
ce chaos formidable, personne ne songeait à se demander
commentétait mort le comte de Vernay. George fut donc
de Vernay des pieds à la télé et sans nulle contestation :
il se fixa provisoirement dans le midi de la France : il
avait contracté en Amérique la passion du jeu, et il tri-
chait d'une manière effroyable. Il fut pris la main
dans le sac, à Aix-en-Provence : on étouffa l'affaire, et
il partit pour Paris. Il av^it toujours eu, non pas un
talent d'écrivain, mais une certaine facilité. La vie
littéraire le tenta, et une idée machiavélique décida de
son choix entre les différents partis. Il crut, l'odieux co-
quin, qu'en devenant le champion des bonnes doctrines,
le défenseur du trône et de Vautel^ il mettrait hors de
contrôle sa position sociale, se ferait universellement
reconnaître pour gentilhomme, et dépisterait d'avance
les soupçons, dans le cas où quelque œil curieux es-
sayerait de retrouver la trace de ses antcccdenls. De là
fies exagérations monarchiques, religieuses et morales,
LES JEUDIS DE MÂDAVE GHARBONNEAU. 105
violences contre les plus grands hommes du dix-
huitième siècle et du nôtre ; contre Rousseau, Béranger,
Balzac, Victor Hugo, George Sand, Voltaire et M. Arsène
Houssaye. C'étaient autant de moyens de déguiser Tes-
croc, le faussaire et l'assassin, fils et petit-fils d'empoi-
sonneur et de meurtrier. Votre lettre, mon cher ami,
me prouve que George, dit de Vemay, en sera pour ses
firais de rhétorique et que Ton est sur la voie. Seule-
ment il parait que Ton ne tient encore que la moindre
partie de ce tissu de scélératesses et d'infamies. Vous
rendrez aux honnêtes gens un véritable service en ache-
vant de renseigner l'édifiante personne dont vous me
parlez et son respectable entourage. — Tout à vous,
SuLPicE deP... »
« P. S. Vous vous récrierez peut-être sur Tinvrai-
semblance de quelques-uns des détails que je vous
donne. Ehl en quoi sont-ils plus invraisemblables que
ceux que vous vous êtes laissé jeter à la tête^ dans un
salon de Paris, en présence de vingt personnes? Si un
homme que nous connaissons tous, dont tous nos
anciens ont connu le père, Taïeul et le bisaieul comme
des modèles d'antique honneur et de vertu ; si cet
homme, qui tient, par alliance ou par lui-même, à vingt
ùes meilleures familles du Languedoc et de la Provence,
n'a pu entrer dans la vie Uttéraire et mettre le pied
sur le macadam parisien sans comproqaettre, non-
seulement lui-même, mais les purs et intègres souve-
nirs de sa rnce; si de pareils mensonges, que dis-je?
dos monstruosités pareilles ont pu être dites par une
190 LES JEUDIS DE MADAME CHARBOIINEAU.
femme sans que foute Tassistance lui cracliât immé*
diatement au visage et la jetât par la fenêtre, que vou-
lez-vous que je vous réponde? Nous autres, pauvres
Béotiens de province, nous ne sommes pas à cette
hauteur : on contredit la calomnie, on discute la médi-
sance; on ne réfute pas la folie et Tordure; je n'y puis
rien. Allez à la préfecture de police; faites-vous donner
le numéro d'inscription de cette femme et de son amant;
puis gravez-le sur leur front avec un fer rouge, et cha-
cun alors aura été traité suivant ses mérites. Ce n'est
pas sérieusement, n'est-ce pas? que vous, homme
d'esprit par excellence, m'avez écrit pour être mis en
mesure d'opposer un renseignement précis à la parole
d'une catin et d'un mouchard?
c< George ignorera de quelle main est parti ce coup
de stylet empoisonné, qui. Dieu merci I a porté dans
le vide; mais je ne vous promets pas de ne jamais lui
révéler ce qui a pu être dit impunément à son sujet,
devant vingt personnes, par une femme d'un monde
quelconque/ dans un de ces salons dont il ne se méfie
pas assez. Il faut, au contraire, qu'il le sache : il faut
qu'il connaisse le fond de ce cloaque dont il n'a sondé
que les bords. Ce triste incident, comme vous l'appe-
lez, le décidera peut-être à s'arracher à des séductions
qui coûtent cher, jet à venir reprendre avec nous notre
bonne et loyale vie de province, où l'on s'ennuie quel-
quefois, où Ton n'a pas toujours de Tesprit, mais où
le fils du comte de Vernay, de noble et pieuse mémoire,
ne passera jamais, je vous en réponds, pour le fils d'un
LES JEUDIS DE MADAME CHARBONNEAU. 497
septembriseur ou d'un massacreur de la Glacière. »
Sulpice avait deviné juste. Quelques mois plus lard,
lorsqu'il m'envoya, sans m*en désigner Fauteur, Té-
trange lettre que j'ai transcrite, la sensation que j'en
éprouvai fut décisive. L'idée que les haines excitées
par mes écrits faisaient rejaillir leur bave, leur fiel et
leur boue jusque sur cette mémoire paternelle dont
j'étais Ger et qulsntouraient, après trente ans, les res-
pects de tout un pays, cette idée me fut miUe foi^ plus
horrible que les injures et les déboires où j'étais seul
en cause : Ursule triompha ; le lendemain nous étions
partie pour Gigondas.
XVI
La vanité est si bien ancrée dans le cœur de l'homme,
et même de l'homme de lettres, que la mienne cher-
chait une indemnité dans cette abdication volontaire
et cette retraite à la campagne. Je me lappclais com-
plaisamment Dioctétien plantant des laitues, Charles-
Quint réglant des horloges et gouvernant un couvent :
je ne croyais pas pousser bien loin la similitude ; mais
ces illustres exemples me consolaient. Par suite d'un
de ce8.partis extrêmes où se comphiiscnt les imagina-
108 LES JEUDIS DE MADAME GHABBONNEAU.
tions Yiyes, il me semblait que plus la civilisation
raffinée m* avait fait subir de chagrins et de mécomptes,
plus la vie littéraire m'avait montré l'espèce humaine
sous ses aspects méchants ou perfides, plus aussi j'al-
lais trouver dans les mœurs rustiques d'innocence, de
sécurité et de douceur. Aspirer à pleins poumons Fair
vif et pur de mes montagnes, me rasséréner dans la
solitude, dans une intime familiarité avec les beautés
de la nature, faire un peu de bien autour de moi pour
donner un but sérieux et utile à mon oisiveté con-
templative, tel fut le programme de ma nouvelle
existence.
Dans les commencements, tout alla bien : on était à
la fin de septembre, c'est-à-dire à la plus belle saison
de notre Midi. Je ne me lassais pas de mes promenades
à travers ces délicieux paysages qui se déroulent
comme une immense corbeille aux pieds du Yen toux,
et auxquels il ne manque que des auberges, un Guide
Joanne et le lointain pour rivaliser avec la Suisse. La
température était douce, le ciel bleu, les couchers de
soleil magnifiques. Chaque arbre commençait à prendre
sa teinte particulière: ces belles teintes d'automne,
plus rejouissantes à l'œil du paysagiste que la pâle et
uniforme verdure du printemps. J'avais un chien, qui,
bien difîcrent de mes confrères les lettrés, me rendait
le bien pour le mal, une caresse pour un coup de pied.
Je chassais, et, comme je voyais très-peu de gibier et
n'en tuais jamais, je rentrais chez moi avec plus d'ap-
pétit que de remords. Chaque jour, j'avais le plaidr de
LB8 JEUDIS DE MADAME GHARBONNEÂU. 109
faire dans ces sites agrestes et solitaires quelque nou-
Telle découTerte qui était bien mienne, car il n'y avait
là ni Anglais ni touriste pour me la disputer. Ces
découvertes n'étaient pas les seules : afin de ne pas
rester tout à fait désœuvré, je me mis à relire mes
auteurs classiques, détail singulièrement négligé dans
notre vie d*improvisation et de* fièvre, dont les limites
littéraires ne vont guère que de Lamartine à H. Âbout,
comme son parcours matériel ne va que du boulevard
du Temple à la Madeleine. Je ne tardai pas à découvrir
qu'il y avait peut-être plus d'esprit dans Gil Blas que
dans les Mariages de Paris ; que la prose de Pascal,
de Fénelon, de la Bruyère, bien que moins imagée que
celle de MM, Théophile Gautier et Paul de Saint-
Victor, pouvait en balancer les mérites ; que ce pauvre
Boileau lui-même ne manquait pas de bons sens; qu'on
pouvait lire Racine, même après Victor Hugo, et qu'il
n'était pas impossible que, pour le naturel et le
charme, madame de Sévigné fût préférable à madame
deGirardin.
En somme, il y eut là pour moi quelques semaines
de bien-être intellectuel et physique, pendant lesquelles
ni Virgile, ni Gessner, ni Florian,ne me parurent avoir
surfait les délices de la vie champêtre et la pureté des
mœurs pastorales. J'avais réappris par cœur le 0 for-
tunatos nimium.., et je le récitais aux échos de nos
charmantes collines de Flassan et de Gigondas.
Bientôt, pourtant, je crus m'apercevoir qu'il y avait
quelque chose qui me gâtait un peu la campagne : ce
SOO LES JEUDIS DE MADAME GHARBORNEAU.
quelque chose, c étaient les campagnards. Je ne yous
étonnerai pas si je tous dis que ma longue absence et
mon exclusive préoccupation de littérature avaient
introduit dans mon très-modeste domaine une foule
d abus qui se traduisaient soit en pertes d'argent, soit
en désagréments de toutes sortes. Ici, c'était un fer-
mier à figure patriarcale qui, sous prétexte qu'il culti-
vait de père en (ils mon carré de terre, avait fini par le
regarder comme sa propriété et cessait depuis longtemps
d'en payer la rente. Là, c'était un paysan à l'air candide,
qui avait pris la douce habitude de cueillir chez moi
de l'herbe pour ses bestiaux, du bois pour son ménage,
des légumes pour son pot-au-feu, de la feuille pour ses
vers à soie, et qui demeurait stupéfait quand je lui
demandais sur tout cela mon droit de propriétaire.
D'honnêtes cultivateurs, de naïfs villageois, des fcm«
mes, dés enfants, allant travailler à leurs champs,
avaient trouvé tout simple d* abréger leur itinéraire en
passant par mon avenue, par mon chemin, sous mes
fenêtres, et jusque dans mon jardin, où les haies vives
étaient mortes et où un joli petit sentier avait été peu
à peu tracé à travers mes plates-bandes : si bien que,
tous les matins, avant l'aurore, nous étions réveillés
par un affreux bruit de charrettes, avec accompagne-
ment de jurons, et que je ne pouvais entr'ouvrir mes
croisées ou mettre le nez à ma porte sans voir un gros
bonhomme trottinant sur son âne le long de mes mar*
ronniers, une vieille femme, dans un costume non
prévu par Greuze, butinant son fagot dans mes allées.
LES JEUDIS DE MADAME GllÀRBON?iËAU. 201
OU des mariuots joufQus, mais malpropres, piétinant
dans moa ruisseau, se roulant sur mon pré, grimpant
sur mes arbres, et ramassant par distraction mes poires
et mes abricots.
Ha sœur Ursule, rentrée dans son élément, dressait
l'inventaire des abus à réformer, des chiffres à rétablir
sur leur véritable base. Je ne sais pourquoi ces ré-
formes m'effrayaient encore plus que les abus ne m'é-
taient désagréables. Il était clair que mon absence et
mon insouciance me faisaient perdre un bon quart de
mon revenu, c^est-à-dire un millier d'écus ; mais ces
mille écus représentaient pour moi d'interminables
discussions où j'avais la certitude de n'être pas le plus
fort. A ce premier ennui s'enjoignit un autre : comme
les paysans me rencontraient souvent me promenant
un livre à la main, ils en conclurent que j'étais avocat.
Dès lors, tous les recoins de ma vallée de prédilection,
tous les replis de ces collines, tous les bouquets d'ar-
bres de ces bois, devinrent, à mes dépens, des cabi-
nets de consultation. Au moment où j'en étais au plus
bel endroit de mes rêveries, de mes contemplations ou
de mes lectures, je voyais tout à coup surgir devant
moi un grand gaillard qui m'abordait en se grallant la
télé et me narrait verbeusement comme quoi on lui
avait fait tort, dans la succession de son beau-père,
d'une somme de trois francs cinquante centimes; comme
quoi le percepteur le forçait de payer Timpôt d'une
parcelle de terrain qui n'était plus portée sur le ca-
dastre, ou comment le maire voulait lui faire enlever
202 LES JEUDIS DE MADAME GHARfiONNEAU.
son fumier, qu'il a'était habitué à manipuler dans la
rue. La situation ne tarda pas à se dessiner d*une façon
plus précise. Le maire exerçait ses fonctions depuis
dix ans, ce qui veut dire qu*il avait à peu près autant
d*ennemis qu'il existait de maisons dans le village. Moi
absent, nul n'avait osé lever l'étendard de la révolte;
car le paysan est, avant tout, circonspect, et ilsuppor-
porte patiemment tous les déboires tant qu'il a peur ;
mais mon arrivée donna le signal d'un déchaînement
universel, et ce fut à qui me dénoncerait le tyran de
Gigondas. Simon Breloque, — c'était le nom du re*
douté magistrat, — était un oppresseur, un persécu-
teur, un pacha, exerçant son autorité à la turque, et
traitant ses administrés comme un vil bétail. Il ruinait
la commune par des dépenses insensées que lui suggé-
rait une vanité féroce : il avait voulu mettre Gigondas
sur le pied d'un chcMieu de canton, avoir une planta-
tion d'arbres verts, des rues praticables, une horloge,
un garde champêtre habillé à neuf, un h6tel de ville et
trois réverbères. Pour subvenir à ces prodigalités, il
aliénait les bois communaux, molestait les troupeaux,
écrasait le pauvre monde et multipliait les centimes ad*
ditionncls. Quiconque faisait mine de lui résister était
sûr d'attraper, dans les trois mois, quelque bon pro-
cès-verbal qui lui coûtait gros et l'humiliait devant ses
concitoyens. Aussi les projets les plus audacieux com-
mençaient-ils à bouillonner dans ces cervelles villa-
geoises. On parlait de tirer des coups de fusil, de se
barricader dans ses maisons, de se transporter en
LES JEUDIS DE MADAME CUARBONNEAU. 20$
masse à la sous-préfecture et de demander la téta du
maire. Puis on me prenait par Tamour-propre, exacte*
ment comme s*il se fût agi pour moi d'une lutte contre
le Siècle ou le Figaro. Simon Breloque disait publique-
ment qu'il était plus riche que moi, que son yin était
meilleur que le mien, qu'il avait plus d'influence que
je n'en aurais jamais, que sa maison, placée au point
culminant du village, était le véritable château, et qu'il
se faisait fort de prouver que quatre platanes, considé-
rés de temps immémorial comme miens, apparte-
naient à la commune. Ces propos, sans m'émouvoir
beaucoup, m'agaçaient les nerfs, et je reconnus là,
pour la centième fois, combien l'homme, même le plus
fier des prétendues supériorités de son esprit, s'accou-
tume vite au rétrécissement de son cadre et y ajuste
aisément, en miniature, les passions qui l'agitaient
sur un plus grand théâtre. Simon Breloque devint à
mes yeux quelque chose comme un Gustave Planche
ou un Sainte-Beuve en écharpe tricolore. C'était, en
réalité, un paysan enrichi dans l'exploitation d'une
périère qu'il avait eue presque pour rien et qui avait
fourni d'excellentes pierres aux constructions du voi-
sinage : il possédait les qualités et les défauts de l'em-
ploi : actif, intelhgent, énergique, mais dur, méprisant
pour les pauvres diables qui n'avaient pas su s'enri-
chir, et les accablant de son luxe, qui consistait à man-
ger des canards et des lapins pendant qu'ils man-
geaient des haricots. Son argent d'abord, puis la
bonne chère, et enfin les dignités municipales, lui
S04 LES JEUDIS DE MADAME ClIARBONNEAU.
avaient porté à la tête. J'aurais dû l'étudier comme un
type : ma sottise fut de l'accepter comme un rival et
un adversaire.
Au bout de six mois, employés à cette guerre d'ob-
•ervation, une idée grotesque, impossible, logique
pourtant, s'empara de mon esprit et n'en délogea plus.
Il fallait à tout prix renverser Simon Breloque, qui, le
dimanche, à la messe paroissiale, prenait décidément
des airs trop superbes en s'installant dans le banc de
la mairie et en me voyant relégué sur une chaise dans
une obscure chapelle. Comment le remplacer? Les
plaignants abondaient à Gigondas, mais les capacités
manquaient. Ceux des habitants qui savaient lire et
écrire (il y en avait cinq ou six) étaient conseillers mu-
nicipaux ; il passaient pour avoir subi la délétère in-
fluence de Simon Breloque, qui en avait fait des suppôts
d'arbitraire, aussi souples que les sénateurs (romains)
sous les empereurs. Pour triompher de celte oligarchie
villageoise, il était nécessaire de frapper un grand
coup, de mettre en avant un nom sans réplique, et
moi seul, à quatre kilomètres à la ronde, étais capable
de mener à bien cette difficile entreprise. Voilà du
moins ce que me disaient mes flatteurs ; je n'avais pas
l'air de les comprendre, mais je les laissais dire. De là
à me laisser persuader et à envisager sans terreur,
dans un avenir possible, la succession de Breloque me
tombant sur les épaules et me ceignant les reins, il
n'y avait qu'un pas : ce pas fut franchi. Mon sous-pré-
fct, homme d*esprit, fut enchanté de l'idée de compter
LES JEUDIS DE MADAME CllARBONNËAU. 205
parmi ses maires de village un membre de la Société
des gens de lettres; il pensa peut-être que la gravité
administratiYe prévaudrait en moi sur ce naturel fron-
deur, incorrigible chez les vieux journalistes. Je (is
bien quelques façons ; mais, encore une fois, il y avait
là quelque chose qui sentait le Diocléticn, le Charles-
Quint, le Denys de Syracuse, et qui ne me déplaisait
pas. Je n'avais pas voulu être le second à la Revue des
Deux Mandes; j'allais être le premier de mon village :
César n'eût ni mieux dit ni mieux fait. Bref, après
quelques délais indispensables pour obtenir poliment
la démission de Breloque, je fus nommé maire de Gi-
gondas.
Ici je vous demande la permission d'ouvrir une pa-
renthèse, afin de vous dire quelques mots des deux
sujets dont notre littérature a le plus abusé et qui
m'impatientent le plus quand je les vois revenir dans
les œuvres contemporaines ; le moi et l'argent : mais
ces quelcpies mots sont nécessaires à la suite de mon
récit. Nous avions, Ursule et moi, à peu près douze
mille francs de rente, ce qui nous suffisait pour vivre
à Paris, mais sans faire la plus légère économie. On
liait, comme on le dit, les deux bouts ; rien de plus.
Or je songeai, en revenant à Gigondas, que nous
allions y mener un train de princes avec une dépense
annuelle de six mille francs, et qu'après deux années
de ce système économique nous aurions devant nous
une année de revenu que nous pourrions afTecter à un
grand voyage en Italie et en Terre-sainte; objet des
12
f06 LES JEUDIS DE MâDAME CHÂRBONNEiO.
désirs passionnes, mais sans espoir, de ma bonne et
dévole Ursule. Je voulais lui en faire la surprise, et
c'avait été là un des motifs qui m*avaient décidé à cette
courageuse retraite. Ceci posé, je reprends ma narra-
tion.
L'allégresse des habitants de Gigondas, en appre-
nant la chute de Simon Breloque et ma nomination,
ne connut pas de bornes : ce fut du délire, et je pus
boire à longs traits à la coupe fragile de la popularité.
Le jour démon installation restera à jamais gravé en
lettres d*or dans les fastes de la commune. Quatre arcs
de triomphe enguirlandés et pavoises, avec des inscrip-
tions inspirées par la circonstance, furent dressés sur
mon passage. Dès le matin, des boîtes annoncèrent,
par leurs détonations triomphales, qu'une grande jour-
née venait de se lever sur Gigondas. Tous les yeux
versaient des larmes de joie ; toutes les bouches criaient
Vive M. le Maire! A la grand'messe, qui fut chantée
par les choristes de la paroisse et accompagnée par
deux violons, une clarinette, un tambourin et un ophi»
cléide du chef-lieu de canton , je crus vraiment qu'on
allait m'encenser et glisser mon nom dans le Domine
salvum fac. Je fis ce que m'imposaient mes nouveaux
devoirs dans ces moments solennels. J'offris un pain
bénit gigantesque, confectionné par le meilleur pâtis-
sier de la ville voisine. Ensuite les chantres et les mu-
siciens trouvèrent, au sortir de la messe, dans le jar-
din du curé, une table chargée de rafraîchissements
substantiels. Mais fallait-il abandonner aux horreurs
LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNEAU. S07
de la &im et de la soif les gosiers moins bien traités
par la nature, les déshérités du plain-chant et de la cla-
rinette? Non. On mit des rallonges, on en mit beaucoup ,
et bientôt tout le village put prendre part à ces agapes
fraternelles où Ton mangeait, où Ton buvait d'autant
plus que Ton était plus enthousiaste et plus heureux.
La soirée ne fut pas moins belle. On improvisa un bal
sur ma prairie, au grand déplaisir d'Ursule, qui n'ai-
mait pas la danse et qui calculait que le regam
allait être détruit d'avance sous les pieds légers des
danseurs. Mais ce fut à peine un petit nuage dans ce
jour radieux. Les vivat! les cris de joie, éclataient avec
une furie toujours nouvelle et desséchaient ces robustes
poitrines qui se réconfortaient par des libations in-
cessantes. D'immenses galettes, des gâteaux de Savoie,
de fabuleux jambons, des pâtés homériques, de colos-
sales brochettes de dindes et de poulets, s'étalaient sur
des tréteaux rustiques. On défonçait des tonneaux de
bière. Le punch flambait à droite, le vin de Tavel cir-
culait à gauche ; les estomacs délicats se contentaient de
curaçao et de limonade gazeuse. Au coucher du soleil,
les populations environnantes, attirées par la rumeur
publique et l'électricité des joies populaires, accouru-
rent en foule, et j'eus l'orgueilleux bonheur de possédei
quatre mille enthousiastes, quatre mille admirateurs,
quatre mille convives au lieu de cinq cents. A neuf
heures, un transparent à mon chiffre illumina ma fa-
Neet fut le signal d'un splendide feu d'artiOce; des
▼6rres de couleur, des lampions en astragales, serpcn-
«08 LES JEUDIS DE UADAUE GHARBONNEAU.
tcrcnt le long de ma grille el scintillèrent à travers le
feuillage. Des fusées, saluées par d'enivrantes clameurs,
montèrentdans Fespace et firent pâlir les étoiles. Là il y
eut encore un de ces petits accidents que la Providence
se plait à mêler aux triomphes de ce monde, pour nous
avertir de leur fragilité. Une fusée mal étemte tomba
sur un banc de paille et y mit le feu. Le propriétaire
se désolait; je le rassurai- en lui déclarant que le dom-
mage était tout naturellement à ma charge. Ce trait de
générosité se communiquant de proche en proche, mit le
comble à Tivresse générale : on cria plus fort que
jamais; on me donna une quinzaine de sérénades ; on
chanta; on dansa des farandoles et des rondes; on
monta sur les chaises ; on en cassa quelques-unes ; on
mangea de nouveau, on but encore; on trouva, pour
célébrer les vertus de M. le maire, des ut dièze incon-
nus à Tamberlick.
Enfin, à minuit, comblé de félicité et de migraine,
brisé d*émotion, saturé de courbature, je dis adieu à
mon peuple, qui chantait et buvait toujours. Je me
couchai, et je rêvai que le brigadier de la gendarmerie
m'amenait, pieds et poings liés, MM. Taxile Delord,
Assolant et Ulbach, et les forçait de crier Vive M. le
Maire ! ^
Le lendemain, il fallut payer la carte de cette allé-
gresse : en voici à peu près les chiffres :
Pain bénit 20 fr.
Buis et rubans pour les arcs de triomphe. 25
Honoraires des musiciens 40
LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNEAU. *2C3
Dojeiincr des musiciens, des chantres et
de leurs amis, invités par môsieu le
maire 95
Pâtisseries 130
2,000 bouteilles de bière, à 50 c. pièce. 1 ,000
1,000 litres de vin de Tavel, à 50 c. id. 500
Curaçao, rhum et liqueurs fines. . . • 275
Rôtis divers pour les invités de môsieu
le maire 5G0
Lampions et verres de couleur pour illu-
miner môsieu le maire 80
Feu d'artifice pour le triomphe de môsieu
le maire 120
Limonade gnzouse pour les dames. T . 50
Pain 15
Bons distribués aux indigents 150
Prix estimatif d'un banc de paille incen-
dié par une fusée de môsieu le maire. 600
Total. . 3.460 fr.
On m'avait fait grâce des centimes.
Nous disons trois mille quatre cent soixante francs,
c'est-à-dire plus d'un trimestre de notre budget parisien.
J'inaugurais assez mal mon système économique,
mais j'étais le plus fôto, le plus acclamé, le plus triom-
phant, le plus populaire, le plus glorieux des maires de
village.
12.
tiO LES JEUDIS DE MADAME GHARBONRSAU.
XVII
Savez-trous quel est le plus grand ennemi de ces jour-
nées pures, radieuses et triomphales, comme le fut celle
de mon installation? C'est le lendemain. J'eus un len-
demain; hélas ! j'en eus même plusieurs : et voyez l'in-
fluence de ma prédestination! Ce fut par la littérature
que mes tribulations commencèrent : ma première
persécutrice fut Marguerite de Bourgogne.
Ceci mérite explication.
A peine établi dans ma dictature municipale et rus-
tique, j'avais fait maison nette. C'est l'usage en pareil
cas, et les royautés qui commencent sont obligées de sa-
tisfaire à la fois les ambitions et les rancunes de ceux
qui veulent les places contre ceux qui les ont. Ceci avait
même donné lieu à un singulier quiproquo pendant la
période d'irritation populaire qui s'était terminée par la
chute de mon prédécesseur. Un paysan peu lettré étant
venu me dénoncer un des innombrables abus qui exas-
péraient la population, je lui avais répondu d'un air
superbe :
« Que Simon Breloque ne m'échaulTe pas la bilel
LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNBAU. 311
s'A en fait liop, j'irai Yoir le sous-préfet, et je balaye-
rai les écuries d'Augias ! »
A ces derniers mots, le paysan me comtempla ayec
une expression de stupeur que je ne remarquai pas
d'abord. Or, justement, il y avait dans la commune un
petit fermier qui s'appelait Auzias, nom assez commun
dans le Midi. Cet Auzias possédait une écurie comme
tous les cultivateurs quelque peu aisés. Mon propos lui
fiit redit, et l'agita si terriblement, qu'il passa deux nuits
sans fermer l'œil. Le surlendemain, il Tint me trouyer^
un énorme balai à la main , et me dit conGden tiellemen t :
a Monsieur, si tous trouvez mon écurie malpropre, ayez
la bonté de me le dire ; mais ne me faites pas rafTront
de la balayer vous-même, o
Quoi qu'il en soit, je congédiai entre autres le garde
champêtre, qui m'avait été signalé comme l'âme damnée
de mon prédécesseur, et qui, trois mois auparavant,
avait dressé un procès-verbal contre l'oncle d'une de
iDes servantes. Il fut impitoyablement sacrifié à mes
rcfsentiments domestiques. En même temps j'écrivis à
M. le préfet pour lui demander un garde champêtre qui
fit honneur à ma commune, un garde qui ne ressem-
blât pas au premier venu. Je ne fus que trop bien
servi.
Quelques jours après, au moment où nous venions
de régler, mon adjoint et moi, les économies sévères à
inlroduire dans notre budget, nous vimes entrer un
grand gaillard de cinq pieds huit pouces, maigre, ner-
veux, découp!ô^ évidé comme un chien de chasse, et
219 LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNEAU.
dont la tête semblait avoir été moulée dans une poire
à poudre. Il arrivait droit de la préfecture pour exercer
à Gigondas les fonctions de j;;arde champêtre, et m'ex-
hiba ses papiers, qui étaient en règle. Il se nommait
Jacques Cauvin : je lui adressai sur ses antécédents
quelques questions auxquelles il répondit avec un sou-
rire de satisfaction intérieure. Il avait été successive-
ment, zouave, marchand de bretelles, geôlier d'une
maison centrale, décorateur, pitre dans une troupe de
saltimbanques, bedeau dans un temple protestant,
chanteur ambulant, grande utilité à Carcassonne, et
agent de police. A son tour, il s'informa des avantages
de son nouveau poste, et, quand je lui dis que nous
ne donnions que quatre cents francs de traitement, son
visage piriforme exprima un dédain ineffable. II me
regarda comme le cocher de M. de Rothschild regar-
derait l'impertinent qui lui offrirait une place de pale-
frenier. Cependant il parut se résigner, et je ne tardai
pas à avoir le secret de cette résignation méritoire. A
peine mon adjoint fut-il sorti, que Jacques Cauvin me
prit à part, et, se mettant au port d'armes, m'avoua,
avec une sérénité qui prouvait la puissance de l'habi-
tude, que toutes ses bardes, nippes, draps, linge, vête-
ments, étaient au mont-de-piété à Avignon, et qu'il ne
lui restait plus absolument que ce qu'il avait sur le
corps ; que, de plus, il devait à un cabarcticr d'Orange
une somme de cent quarante-cinq francs, et que, pour
garantir sa créance, le tavcrmer avait eu l'inhumanîté
de retenir en gage la femme dudit Cauvin, plus une
LES JEUDIS DE MADAME GIIARCONNEAU. 913
iiague en brillants, souvenir de leur mariage (Cauvin
paraissait regretter beaucoup la bague) ; enfin quelques
petites dettes criardes, contractées pendant une longue
maladie de son épouse (ici une larme d'attendrisse-
ment), élevaient le chiffre total de son passif à six-
cent quatre-vingts francs: faute de cette modique
somme, Cauvin était obligé de renoncer aux fonctions
publiques et de retomber dans ces professions aventu-
reuses où la dignité de Thomme et de la femme reste
rarement intacte. Si, au contraire, je lui avançais ces
quelques centaines de francs, d'abord Cauvin s'obligeait
religieusement à me les rendre sur ses économies
futures; puis il dégageait ses nippes, sa bague, sa
femme; il payait ses dettes jusqu'au dernier sou, et,
pénétré de reconnaissance, il donnait, en sa personne,
à la commune de Gigondas et à son maire un garde
champêtre comme on n'en avait jamais vu.
Je fus atterrél J* avais encore dans ma poche le compte
des frais de mon ovation; ma sœur Ursule s'était
récriée, remarquant, non sans raison, que, si nous
allions de ce train-là, nos vignes, nos prés et nos mois-
sons ne tarderaient pas à s*envoler dans un pli de mon
écharpe. Ce nouvel impôt forcé, conséquence logique
de mes grandeurs, m'ouvrait une de ces perspectives
vagues, qui n'en sont que plus effrayantes. Mon pre-
mier mouvement fut négatif. D'autre part, pourtant,
me convenait- il que mon garde champêtre fut un pen-
sionnaire du mont-de-piété ? Était-il de ma dignité que
cet homme pût dire, en s'en allant, qu'il avait compté
su LES JEUDIS DE HÂDANE GHARBONNEÂD.
sur le maire de Gigondas et que le maire de Gigondas
n'avait pas eu d'entrailles? Était-il moral de le tenir se*
paré de sa femme et de sa bague? Premier magistrat
de la commune, n'avais-je pas charge d'âmes ? Ne serait-
ce pas pour moi un étemel remords si je rencontrais,
un jour de foire, sur un vil tréteau, devant la tente
d'un banquiste, Jacques Cauvin, en costume depaillassc
ou de queue-rouge, subissant une grêle de calembours
et de coups de pied? Ces réflexions me désarmèrent :
je vidai mon tiroir, tout en me disant que mes plus
besoigncux confrères de la république des lettres ne
m'avaient pas emprunté en dix ans ce que cet ex-zouavc
me coûtait en un jour. Je joignis à mon bienfait une
remontrance paternelle que Cauvin écouta avec la com«
ponction la plus édifiante, et son service commença.
Je fus, à cette époque, obligé de m*absenter pour
quelques jours : à mon retour, je trouvai sur mon pas-
sage des figures horriblement allongées et sur ma
table une liasse de procès-verbaux qui n'attendaient
que ma signature. Voici ce qui était arrivé: Cauvin, re-
gardant son traitement fixe comme indigne de ses ta-
lents, avait résolu d'y suppléer par le casuel. Les plus
minces délits, les contraventions les plus impalpables,
étaient devenus pour lui matière à procès-verbal et
couchés sur papier timbré. Pour grossir le chiffre de
ses bénéfices, Cauvin, à celte heure douteuse qui n'est
pas encore la nuit, mais qui n'est plus le jour, était allé
se poster sur la grande route qui passe derrière le vil-
lage ; et là, tout voiturier ayant oublié, comme le singe
LES JEUDIS DE IIADÂMË CHARBONREAtl. Si5
de Florian, d'allumer sa lanterne, tout charretier en*
dormi sur son véhicule, tout berger laissant une de ses
brebis s'égarer dans le champ voisin, étaient immédia*
tement arrêtés, appréhendés, interrogés, condamnés.
Mon adjoint ayant formellement refusé de contre-si*
gner ces verbaux^ c'est à moi que Cauvin avait réservé
rhonneur de livrer les coupables à la justice; et quels
coupables I deux marguilliers, trois conseillers munici-
paux et le cousin de l'adjoint. Aussi, dans quel état de
consternation ma pauvre conunune deGigondas se pré-
sentait à mes regards effarés t une terreur morne avait
succédé aux espérances éveillées par ma nomination. On
s'abordait en tremblant ; les tourterelles se fuyaient; le
café était désert. Cauvin ayant organisé, disait-on, une
police secrète, chacun se méfiait de son voisin comme
d'un dénonciateur : les femmes mêmes se taisaient. Le
moi sinistre de prison circulait de bouche en bouche.
On se serait cru à Venise au plus formidable moment du
conseil des Dix. Quant à moi, je n'avais fait qu'un saut
du Capitole à la roche Tarpéienne. J'étais devenu en
quelques semaines plus impopulaire que mon prédé-
cesseur. c( Que nous sert, disait-on, d'avoir pour maire
un bonhomme (bonhomme, un membre de la Sociélé
4es gens de lettres ! ) , si nous sommes opprimés, ruinés,
persécutés, emprisonnés par le garde champêtre I ù
Celle fois je me mis en colère. Je fis venir Cauvin, et
]e lui infligeai une verte semonce. 11 me répondit sans
se déconcerter qu'il faisait son devoir et que tout le
^oude peut^tre ne pourrait pas en dire autant. Puis^
916 LES JEUDIS DE XIDAME CHARBORNEiU.
comrne sa réponse m'exaspérait encore plus, le drôle
me déclara^ toujours avec le même sang-froid, qu*il ne
pouvait pas vivre, lui et sa femme, avec ses quatre
cents francs de traitement, et que je devais, par consé-
quent, trouver tout simple qu'il essayât de battre mon-
naie ailleurs.
J'éclatai.
— Mais, malheureux, osez-vous bien me parler en-
core de ces éternels quntre cents francs? Je vous en
ai donné sept cents pour payer vos dettes : vous m* avez
soutiré du bois, de l'huile, du blé, des légumes ; je
paye votre logement : bref, dans un mois, vous m'avez
coûté près de mille francs ; douze mille francs par an !
il me semble que ce n'est pas mal pour un <;arde cham-
pêtre I Savez-vous, misérable, que les députes au Corps
législatif n'en ont pas autant, et ils sont cependant
l'élite de la nation, les élus du suffrage universel, les
défenseurs des libertés publiques!...
J* étais furieux.
— Puisque monsieur le maire, qui est si bon, se
fnchc contre moi, me dit tout à coup Cauvin avec un
mauvais sourire, c'est qu'il aura été influencé par mon-
sieur le curé
— Monsieur le curél...
— Oui, et, pas plus tard que demain, j'irai le dénon-
cer à rèvêché... Je dirai qu'il s'est fait jouer la Tour de
Nesle...
Celte fois je crus Cauvm tout à fait fou, et je me pré-
parais, de peur d'un malheur, à lui faire rendre sa
LES JEUDIS DE MADAME GHÂRBONNEAU. 3i1
plaque et sa carabine, quand mon adjoint m'expliqua
cet inexplicable mystère. Pendant les premiers jours
de sa lune de miel avec la commune, Cauvin, ci-devant
zouave et comédien ambulant, s'était amusé à déployer
ses talents devant un auditoire peu blasé en fait d'é-
motions dramatiques. Les représentations avaient lieu
chez l'adjoint lui-même, lequel était très-lié avec le
curé. Celui-ci, jeune prêtre d'une vertu austère, d'une
piété presque ascétique, avait une candeur d'enfant.
Irlandais d'origine, naturalisé Français et élevé au sé-
minaire de Sainte-Garde, jamais il n'avait entendu
parler ni de la pièce de MM. Dumas et Gaillardet, ni
même du très-apocryphe épisode que ces messieurs
ont dramatisé à leur façon. Or, un soir que le curé S6
chauffait les pieds à un bon feu de fagots d'olivier
chez son ami l'adjoint, Cauvin avait annoncé qu^il
allait leur jouer la Tour de Nesle.
Ces mots magiques avaient excité la curiosité géné-
rale, et tous les habitués de la veillée étaient accourus
pour prendre leur part de la fêle. Cauvin avait une
manière de jouer la Tour de Nesle^ qui en atténuait
singulièrement les énormités historiques et morales.
D^abord il jouait à lui tout seul ce drame, qui ne
compte pas moins de vingt-deux acteurs. Ensuite il
le réduisak à une scène, que sa prose et surtout son
accent rendaient incompréhensible. II se faisait attacher
à une chaise, sur un tas de paille fraîche, au milieu
de la salle ; puis sa femme, laide et noire à faire peur,
arrivait avec un papier et une chandelle. Elle (igmait
«3
ils LES JEUDIS DE NADÂNE CHARBOMNEikU.
la reine Marguerite de Bourgogne. Cauvin-Buridan lui
tenait à peu près ce langage :
— Margaritou, zé ?à té raconter une petite histoire s
Té souviens-tu dé ton papa, lé duc Robert? C'était zun
vieillard bien respectable^ que zé bien souvent revu
en sonze; car zé Tétranglai pour té faire plésir, fiçue
coquine I.é.
Ainsi de suite : c'est ce que Cauvin appelait la
grande scène de la prison : les villageois n'y avaient
vu que du feu, et le curé n'y comprit absolument rien.
N'importe! Tout en estropiant les phrases de M. Gail-
lard et, Cauvin gardait par^-devers soi un fonds de mé*
chanceté diabolique, et il ne lui en fallait pas davantage
pour échafauder là-dessus tout un système de dénon*
dation contre mon brave curé.
Le lendemain matin, au petit jour (on était en plein
mois de décembre), je partis tout grelottant pour Té-
véché, afin de prévenir les efTets de cette incroyable
accusation. Mais le drôle m'avait devancé, et, quand
j'ouvris la porte du secrétariat, un irritant specta-
cle frappa mes regards : Cauvin, en grande tenue,
orné d'un képi et d'un baudrier dont je lui avais fait
eadeaU| déclamait et gesticulait devant les deux grands
vicaires, entremêlant aux formules de sa dénonciation
les tirades de son rôle :
— Oui» messieurs, aussi vrai que zé suiz un bon
catholique, raôsieur le curé dé Gigondas il se fé zou<^^
la Tour de NeslCy une pièce ous'qu'ou parle très-mal
de la rclizion etdeç reines de France. •• «C'était zun
LBS ISUDtS DE MADAHB GHAftfiOMMEAO. 9J#
vieillard bien respectable que aé bien souvent revu en
ion» : car lé rétranglai pour té faire plésir, fiçue co-
quine! »
Les deux grands vicaires^ vieux et infirmes, n'avaient
plus la force de faire taire cet énergumène, qu'ils
croyaient échappé des petites'^maîsons»
Je me précipitai comme une trombe.
-^ Misérable I m'écriai-je à demi suffoqué décolère,
sortes, sortei à Tinstant... Messieurs, pardon... je
vous expliquerai..» je suis le maire de Gigondas... Ge
scélérat... mes bienfÎGdts... G*est moi qui lui ai donné
ce képi..« La Tour de Neslel.*. Ce n'est pas vrai*.*
M. le curé est innocent comme Tenfant qui vient de
naître* é. C'est oe Bundan... non, ce Cauvin, non, cd
MéUngue, non, cette Marguerite de Bourgogne, é. MaiS|
malheureux, sortiras-tu, à la fin?» •«
Mon apparition, au lieu de rassurer ces pieux vieit*
lards, acheva de les terrifier : ils se demandaient s'ils
avaient affaire à deux fous au lieu d'un, et si la corn*
mnne deGigondas était une ménagerie. Quant à Cauvin,
il ne bougea pas, et me répondit effrontément :
— * Monsieur le maire, ici vous n'êtes pas plus que
moi : c'est à ces messieurs à me dire si je dois sortir.
La colère décuplait mes forces ; la porte du secréta-
riat était encore ouyette : d un bond je m'élançai sur
Cauvin, qui me faisait face ; je le retournai comme une
omelette, et, lui allongeant le plus beau coup de pied
qu il eût jamais reçu dans sa carrière dramatique, je le
jetai dehors. Il ne perdit pas la tête (ce n'était point à
SSO LES JEUDIS DE MADAME CUARBONNEAU.
la tète que je l'avais frappé) : entr'ouvrant ia porte, et
passant au travers son visage perpendiculaire, ir dit en
accentuant chaque syllabe :
— Coups et outrages à un agent de la force publique
dans l'exercice de ses fonctions : délit prévu par la loi.
Puis il referma la porte.
On eut pitié de moi ; on poursuivit Cauvin dans la
cour de Tévëché; on le ramena : hélas! ce moment de
vivacité, comme il l'appela par un euphémisme ironî.
que, avait complètement changé nos situai ons respec*
tives : de créancier de Cauvin j'étais devenu son débi-
teur. L'affaire fut arrangée, grâce à l'intervention
amicale des témoins de cette étrange scène : on chiQra
le coup de pied; quand j'en eus soldé le compte,
quand j'eus congédié Cauvin, dont j'obtins le renvoi,
quand j'eus payé les nouvelles dettes qu'il laissait à
Gigondas, quand j'eus derechef dégagé sa bague et sa
femme et mis un peu d'argent dans sa poche, il se
trouva que cette unique représentation de la Tour de
Nesle^ à laquelle je n'avais pas assisté, me revenait au
même prix que trois cent soixante-cinq stalles du théâ-
tre de la Porte-Saint-Martin au beau temps de Bocage
et de mademoiselle Georges*
C'était un peu cher.
IBS JEUDIS DE MADAME CUARBONNEAU. 221
XVIIl
A présent, veuillez me permettre une petite des-
cription préliminaire, que je crois indispensable à la
clarté de mon récit.
Le village de Gigondas, situé ou plutôt perché sur
une colline argileuse dont il occupe le point culminant,
domine une plaine fertile et riante qu'arrose la jolie
rivière de TOuvèze. Ma maison, que mes flatteurs seuls
appellent un château, est tapie, tout au bas de la côte,
sous des massifs de marronniers et de platanes. Ce
petit coin de terre offre en miniature le contraste des
pays de plaines et des pays de montagnes. En bas, tout
est fraîcheur, verdure, eaux jaillissantes, gazouillements
d'oiseaux, luzernes fleuries, ruisseaux caressant l'herbe
des prés et les iris aux longs corsages ; en haut, des
rochers, des cailloux, des safras^ la stérilité, la séche-
resse, des landes incultes, de maigres garrigues j quel-
ques épis de seigle, quelques pieds d olivier croissant
péniblement sur un sol avare. Ce plateau aux aspects
mélancoliques s'étend jusqu'à la grande route et va
rejoindre d'autres collines non moins pauvres, où des
troupeaux affamés cherchent le thym et le serpolet.
»S LES IBUDIS DB HADAHB GHARBONNBAO.
Gigondas, groupé sur ce plateau ^ serré derrière sa
vieille église, communique avec la plame par une
rampe très-roide qui monte en zigzag jusqu'à l'entrée
du village et fait le désespoir des charretiers. Quand
arrive la saison des foins ou celle des moissons, c'est
pitié de voir de malheureuses bêtes, — c'est des che-
vaux que je parle, — essoufflées^ haletantes, ruis«
selant de sueur, gravir cette pente formidable
sous une grêle de cris et de coups de fouet, et plier
sous le poids de leurs charrettes chargées de fourrage
ou de blé. Tous les ans quelque catastrophe lamen*
table, un cheval abattu, un paysan blessé, un âne
assommé sur place, un attelage roulant avec fracas le
long du précipice, vient mettre à Tépreuve cette résii-
gnation villageoise que l'on pourrait appeler le stoïcisme
do la routine.
Mais ce qu'il y avait de plus pénible pour mes
administrés, c'est que, par suite de ce contraste
même entre tant de fraîcheur et tant de sécheresse^
la fontaine et le lavoir du village se trouvaient au
bas de la côte, derrière ma maison, qui n'en avait nul
besoin, et à vingt minutes du reste de la population.
Tout ce qui en résultait de fatigue et d'ennui pour
ces bons paysans, je vous le laisse à penser. Les
femmes et les filles de Gigondas passaient la moitié de
de leurs journées à monter et à descendre du village à
la fontaine, portant les cruches brunes sur leurs coiffes
blanches, avec des attitudes très-pittoresques, mais
très-incommodes. Pendant nos longues chaleurs, cette
LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNEAU. 225
eau fraîche devenait brûlante; Tbiver, il fallait la faire
icgelcr. Elles cbevauxl Lorsque, après une rude jour-
née d'août ou de septembre, on les ramenait, moites et
fumants, du labourage, et qu'on leur imposait cette
cor?ée supplémentaire, plusieurs refusaient de boire.
Et puis, que de temps perdu ! que de cruches cassées !
Pour supporter cet état de choses qui durait depuis des
siècles^ il fallait que ce génie de la routine dont je par-
lais tout à l'heure ieût pétrifié les habitants de Gigondas
comme l'argile de leurs collines.
C'est pourquoi Simon Breloque, mon prédécesseur,
homme essentiellement progressif, avait aisément com-
pris à quel point cette situation, compatible tout au
plus avec les temps d'ignorance et de servage popu-
laires, s'accordait mal avec une époque d'amélioration
et de lumière. Il s'était dit qu'à lui, maire du progrès,
ennemi du statu quo et de l'ornière, il appartenait d'atta-
cher son nom à un bienfait impérissable, de doter sa
commune d*une fontaine qu'elle ne fût plus forcée d'aller
chercher à une demi-lieue, mais qui vint la trouver à
domicile, et qui coulât jour et nuit, sur la place pu-
blique, devant la porte de la mairie. Pour cela que fal-
lait-il? Pas grand' chose : une machine hydraulique et
une souscription volontaire. La souscription, il se char-
geait de l'arracher à l'enthousiasme plus ou moins
spontané de ses concitoyens ; la machine, il savait à qui
la demander, et cela en associant ses afTections domes-
tiques à sa gloire administrative. Il connaissait, dans la
ville voisine, un jeune ingénieur civil, plus riche de
I
224 LES JEUDIS DE MADAME CHiHBOMNEÂU.
dessin linéaire que de billels de banque, lequel seoi*
blait fort désireux de mettre sa science et ses diplômes
aux pieds de mademoiselle Catherine Breloque, (ille
du maire, douce et charmante enfant, très-pieuse et
parfaitement élevée; car, par une heureuse inconsé«
quence dont les maires de village n'ont pas le mono*
pôle, Simon Breloque, tout en taquinant son curé el
en mangeant du lapin le vendredi, avait voulu que ses
écus frais éclos lui servissent à faire donner à *sa fille
une excellente éducation dans un des meilleurs cou*
vents de la ville. M. Jules Mayran, — c'était le nooi de
ringénieur, — encouragé dans ses espérances matri-
moniales et consulté par son futur beau-père sur la
grande question de la fontaine, se garda bien de le
contredire : il accourut à Gigondas, muni de ses instru-
ments hydrographiques, contempla les beaux yeux de
mademoiselle Catherine : puis, après avoir jaugé la
vieille source dans tous les sens, il jura ses grands
dieux qu'elle donnerait huit litres d'eau par seconde,
c'est-à-dire deux fois plus qu'il n*en fallait pour abreu-
ver, laver, baigner tous les habitants, y compris les
chevaux, les moutons et les ânes, et pour arroser, par-
dessus le marché, toutes les garrigues situées derrière
le village; qu'il suffirait, pour réaliser ce prodige, de
ménager une chute d'eau suffisant à faire mouvoir un
piston et tourner une roue, puis d'y adapter cent
mètres de tuyaux de plomb qui remonteraient en ser-
pentant le long du coteau jusque sur la place : après
quoi l'on n'aurait plus au'à y construire un réservoir,
LES JEUDIS DE MADAME GIURBONNEAU. n%
nn abreuvoir et un lavoir. Ensuite^ à un moment donne,
moment de triomphe pour le maire et de liesse pour la
commune! on ouvrirait un robinet, et une eau lim<
pidc, abondante, jaillirait en gerbe, s'épandrait en
nappe aux yeux des habitants émerveillés. M. Jules
Mayran calcula scrupuleusement les frais par mètres
et centimètres, et, tout compté, maçonnerie, mé«
canique, tuyaux, main-d'œuvre et fournitures, ilcon*
stata que la dépense totale ne s'élèverait pas au delà de
quatre mille francs : encore espérait-on bien pouvoir
en détacher deux ou trois cents pour réparer le clocher
de Téj^se.
Armé de ce plan et de ce devis, Breloque mena
l'affaire avec son activité habituelle. Il se mit en règle
à la préfecture \ il eut réponse à tout : les huit litres
d*eau par seconde devinrent sur ses lèvres quelque
chose de pareil au sans dot d'Harpagon. Quant au bon
vouloir des habitants, il en était d'autant plus sûr qu'il
ne leur laissait pas l'embarras du choix. Quelques re«
tardataires, quelques pessimistes avaient hoché la tète
et prétendu que la source serait plus fine que M. le
maire, que les anciens avaient eu leurs raisons pour la
laisser au bas de la c6te, et que l'on n'en serait pas quitte
à si bon marché. Je ne sais comment cela se fit, mais
quinze jours ne s'écoulèrent pas sans que ces pro-
phètes de malheur fussent châtiés de leur témérité :
l'un fut officieusement averti que sa mais^on n'était pas
dans l'alignement et qu'il aurait à la reculer; l'autre,
qui avait un fils sous les drapeaux, se vit refuser un
15.
m LES JEUDIS DE MADÂHB CHARBONNEAU.
certificat d'infirmité , de vieillesse et d'indigence qui
aurait pu lui faire rattraper le jeune conscrit; un troi-
aième enfin apprit avec terreur que sea moutons avaient
été vus tondant la largeur de leur langue dans un pré,
•t que le procès- verbal, dressé et contre-signe, allait
partir pour le chef-lieu d'arrondissement. Devant cea
signes de la colère céleste, toute opposition cessa, et
Breloque acheva de triompher des récalcitrants en an-
nonçant aux plus pauvres que le maire payerait
très«probabIement pour eux : il ne croyait pas dire
n vrait
Bref, les derniers obstacles furent levés, et la liste de
souscription vo/ontoir^ se couvrit «ponton^^t de croix
en guise de signatures.
Telle était la situation quand la chute de Simon
Breloque vint prouver une fois de plus Tinaniié des
grandeurs de ce monde, l'instabilité des choses terres-
tres et le néant des projets de la sagesse humaine. Le
maire disparu, l'affaire de la fontaine disparaitrait-elle
avec lui? Thaï is the quesHofiy disaient en patois les
Hamlet de Gigondas. Les avis se partagèrent : du mo-
ment que cette fontaine était un bienfait pour la com-
mune, m'attribuer Tidée de la laisser tomber dansl'eau,
c'eût été me faire injure. D'autre part, on ne pouvait
nier que ma position personnelle vis-à-vis de ce fa*
meux projet n'était pas tout à fait la même que celle de
mon prédécesseur. D'abord, je n'en étais pas l'inven-
teur; ma gloire y était engagée de moins près que la
sienne; ensuite je n'y avais aucun intérêt, au cofh
LBBJBUDIS DB MADAME GHARDONNEÂU. 8Î7
traire, puisque ma maison se trouvait au bas de la col-
line et possédait sa fontaine; tandis que, selon les
mauvaises langues. Breloque n'avait été si vif dans
cette affaire que parce qu'il espérait pouvoir arroser
son jardin avec le trop-plein de la fontaine nouvelle.
Enfin, disaient les plus malins, notre nouveau maire
a-l-il les mêmes raisons que Breloque pour compter
•ar le zèle et le concours de M. Jules Mayran? N'est-il
pas positif d'ailleurs que les devis sont toujours dépas-
sés de moitié? Et, si ce malheur nous arrive, où pren-
dra-!-on l'excédant, à présent que la commune est
épuisée, et que nous rentrons. Dieu merci, dans la
voie sévère des économies?
Je levai toutes ces difficultés, je dissipai tous ces
doutes en annonçant que j'entendais accepter sans ré-
serve la succession de mon devancier ; qu'au premier
rang figurait ce projet de fontaine, regardé comme un
bienfait pour mes administrés; que ce mot seul me
traçait mon devoir, que toutes les pièces venaient de
m'ètre renvoyées de la préfecture, et que ce grand tra-
vail allait commencer. Ces paroles soulevèrent une
explosion de bravos, une tempête d'enthousiasme qui
me rendit toutes les joies de la popularité : quinze jours
après les habitants de Gigondas purent se convaincre
que mes promesses n'étaient pas une vaine amorce je-
tée è la crédulité publique.
Par malheur, les éléments et les hommes, les 'pierres,
le sable, la chaux, le plomb, le bois, l'acier, tout sem-
bla conjuré pour me rendre cette œuvre plus pénibloi
228 LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNEAU.
cette onde plus amère qu'elle ne l'eût été sans doute à
mon prédécesseur. Le hasard me fit mettre la main sur
le plus mauvais maçon qui pût se rencontrer à dix
lieues à la ronde. Au bout d'une semaine il y eut rixe
et gourmades réglées entre ses ouvriers et les habitants.
La population, qui payait de ses deniers, prétendait
avoir droit de conseil et de contrôle. Du matin au soir,
cinq ou six paysans et dix ou douze paysannes, trans-
formés en ingénieurs honoraires, stationnaient sur le
chantier, critiquaient ceci, blâmaient cela, gourman-
daient l'un, raillaient l'autre, et oubliaient à qui mieux
mieux le vers célèbre sur les facilités de la critique et
les diificultés de l'art. Alors les maçons leur jetaient
des pierres, les femmes criaient, les enfants pleuraient,
et ma fontaine, comme je commençais à l'appeler, res-
semblait provisoirement à la tour de Babel gouvernée
par le roi Pétaud. Au milieu de ces tiraillements, les
travaux n'avançaient pas. On mettait trois mois pour
creuser le bassin où devait fonctionner la roue ; c'é-
taient dix semaines de plus que n'en indiquait le devis.
Le chiffre des journées s'accumulait d'une manière
effrayante. Le maçon, crible de dettes, me demandait de
continuels à-compte. Quant à M.Jules, ce n'était plus le
même homme : on eût dit une eau bouillante changée
subitement en eau glacée. Sa foi robuste semblait chan-
celante : la certitude des huit litres par seconde n'était
plus qu'une probabilité. Il ne faisait que de rares appa-
ritions sur le théâtre de mes ennuis, regardait négli-
gemment, grondait les maçons du bout des lèvres.
LES JEUDIS DE HADAUE CHARBONNEAU. 229
promenait sa toise au hasard, puis tournait invincible-
ment les yeux vers une certaine fenêtre, festonnée de
vigne et de houblon, où apparaissait de temps à autre
une gracieuse et virginale figure. Le dirai-je? je soup-
çonnais parfois M. Jules de se faire un bouquet de mes
soucis pour le présenter à sa jolie fiancée : pouvais-je
lui en vouloir, moi qui, avant d'être maire, avais écrit
des romans ? Rien de plus équitable : j'étais puni par
où j'avais péché.
Trois autres mois s'écoulèrent. Les contrariétés, les
accidents, les retards, les supplémentSj se multipliaient
à l'infini; c'étaient tantôt un conduit qui s'éboulait,
tantôt un pan de mur qui s'écroulait, tantôt un tuyau
qui éclatait. 11 semblait que chaque lendemain fût oc-
cupé à détruire l'ouvrage de la veille. Bientôt il devint
manifeste que ce qui avait été estimé quatre mille francs
en coûterait dix mille. Ma pauvre sœur Ursule jetait les
hauts cris. Ce n'était plus une brèche, c'était une ruine.
Cette fontaine devenait un gouffre où allait se précipiter
une grosse moitié de notre revenu. D'un autre côté,
comment faire? Ne pas entreprendre, passe encore!
mais reculer, c'était bien pis! D'ailleurs, la roue hydrau-
lique était commandée, et le mécanicien n'entendait
pas qu'elle lui restât sur les bras. Mes administrés, —
mes enfants 1 — n'auraient-ils pas éternellement le droit
de me demander compte de leurs espérances déçues, de
leur souscription gaspillée? Us attendaient; ils avaient
soif; et, en attendant, l'ancienne fontaine étant boule-
versée par les maçons, la nouvelle n'existant pas en-
850 LES JEUDIS DE MADAHE GHARBONIfEAV.
core, c'était chez moi que bêtes et gens venaient s'a-
breuver. Il y avait là de quoi faire prendre la campagne
en horreur I Les faunes et les sylvains, la paix et la
rêverie, s'enfuyaient au bruit de cette incessante cohue
qui piétinait) criait, jurait, obstruait mes allées, bri-
sait mes arbustes, salissait mon lavoir, écrasait mes
fleurs, regardait derrière mes vitres et changeait mon
jardin en place publique. Tout n'était-il pas préférable
à ce provisoire? Ne valait-il pas mieux se jeter, comme
Décius, dans Tabime béant? Je me remémorais les
noms de tous les grands bienfaiteurs de Thumanité, et
je rougissais de honte en songeant au prix de quels sa-
crifices -* souvent de quels martyres -<- ils avaient
acheté ce titre glorieux. Je me reprochai mes hésita-
tions comme un reste d'égoisme littéraire ou mondain,
et je me déterminai à passer outre.
Je pus croire que mon héroïsme allait avoir sa ré-
compense. Tout finit en ce monde, même les ouvrages
interminables. Au bout d'un an la roue était placée,
les tuyaux posés, les constructions achevées, la fon-
taine bfttie, le bassin creusé ; le robinet, flambant neuf,
ne demandait plus qu'à tourner pour nous verser ses
trésors. L'ingénieur vint d'un air triomphant me pré-
venir que je n'avais qu'à fixer le jour de l'inauguration,
n fut décidé que ce serait le jour anniversaire de mon
avènement à la mairie. Souvenir radieux, double fête,
qui mêlerait toutes les ivresses du passé à toutes les
joios de r avenir I
Une fois résigné sur la question d'argent, j'avais
LB8 JEUDIS DE MADAME GHARBONKEAl]. «Il
résolu de faire grandement les choses, et voici com-
ment je réglai le programme de la journée : un bal
champêtre aurait lieu sur la place; je danserais le pre*
mier quadrille avec la fille du percepteur des contri*
butions, et, à un signal donné par le chef d'orchestre,
la fontaine se mettrait à couler pendant que nous cxé*
muterions, ma danseuse et moi, une brillante pastoth
relie. Je ne prétendais pas copier les magnificences du
troisième acte de la Juive et changer en vin le premier
tribut de la source de Gigondas; mais du moins j'au*
rais soin que les bons villageois eussent constanmient,
pendant ce jour mémorable, du vin à mettre dans leur
eau. Pub, après les premiers ébats, nous descendrions
chez moi avec les notables du pays et l'élite de mes
invités : un bon dîner nous attendrait, suivi, si nous
étions en nombre, d une sauterie au piano dans mon
salon tapissé de toutes les fleurs de l'automne, comme
un reposoir de procession.
Ces riantes perspectives avaient achevé de me rassé-
réner. Les plaies d'argent se cicatrisaient à vue d'oeil ;
je ne songeais plus qu'à ma gloire et au bonheur de
mon peuple. Un seul nuage passait parfois sur ma féli-
cité : que dis-je? ce qui m'inquiétait, au contraire, c'é-
tait l'absence de tout nuage, un ciel obstinément bleu
depuis le commencement de l'été, une sécheresse im-
placable qui tarissait les rivières, épuisait les torrents,
supprimait les sources, et m'inspirait sur le volume
d'eau de ma fontaine des doutes invraisemblables, mais
poignants. Quoique bien appauvri par mes profusions
253 LES JEUDIS DE MADAME GHÀRBONNEAU.
municipales, j'aurais donné dix écus d'une averse et
dix iouis d'une trombe. Vœux inutiles ! Les jours suc«
cédaient aux jours, Tazur à Tazur, les vingt-cinq de^
grés Réaumur aux trente degrés centigrade. Je voyais
bien une roue, des pistons, des tuyaux; mais tout cela
ne fonctionnait pas encore ; rien ne me prouvait que
la chute d'eau fût assez forte pour que les pistons
jouassent, pour que la roue tournât, pour que les tuyaux
se remplissent; une ou deux fois je questionnai M. Jules :
mais pouvais-je en obtenir une réponse catégorique?
11 pressait la publication des bans et achetait la cor-
beille. « Aleajacta est!» avait dit un gi-and poète en
se préparant à noyer son pays, a Aléa jacta estl »
disais-je en m'apprètant à désaltérer le mien.
XIX
Je sus bientôt que l'inauguration de ma fontaine
prenait dans le pays les proportions d'un événement.
La province n'est pas difficile en fait de distractions et
de commérages, et, depuis un an, il était clair que je
préoccupais Tattention publique. Déjà ma nomination
avait fort diverti les beaux esprits et les belles dames,
LES JEUDIS DE HÀDÀHB GHARBONNEAU. S33
(urieui de savoir comment je concilierais le culte des
Muses ayec mes fonctions municipales. Un journaliste
du chef-lieu n'avait pas peu contribué à ces flat-
teuses rumeurs en publiant sur mon installation triom-
phale un article fulgurant, où il peignait entre autres
les vieillards de Gigondas éperdus d'émotion, ivres de
joie, enflammés de vin de Tavel, embrassant, faute de
mieux, le tronc de mes marronniers, que leurs grands-
pères avaient plantés. Cette accolade donnée au règne
végétal par le règne animal avait fait fortune, et d'écho
en écho était arrivée jusqu'à mes confrères parisiens,
qui en avaient ri aux larmes. Cette fois, ce même jour-
naliste, ami et camarade de Jules Mayran, notre jeune
ingénieur, tailla de nouveau sa plume des dimanches
et écrivit l'article suivant :
ff Sursum ! sursum ! le grand œuvre de la décentrali-
sation littéraire et artistique, scientifique et industrielle,
fait chaque jour de nouveaux progrès. Déjà nous avons
failli avoir cet hiver un opéra en deux actes, dont les
paroles, la musique et les décors sont dus, comme on
sait, à trois de nos compatriotes. Si cette solennité dra-
matique et musicale a été retardée, c'est que notre La-
ruette, engagé pour les secondes basses -tailles, a cm
devoir résilier son engagement, et que la chanteuse à
roulades, idole de notre intelligent parterre, n*a pas
^oulu s'abaisser à chanter un rôle dcDugazon. Mais tout
Qous fait croire que ces légères difficultés seront levées
pour la saison prochaine, et ce jour-là nos dilettanti
n'auront plus rien à envier à la moderne Babylone«
t34 LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNEAU.
Espérons-Ie, grand Dieu I espérons-le! Nous avons vu
paraître, ce printemps, chez notre libraire à la mode, un
roman, la Bergère du VentoiuCj écrit par un membre
de notre Académie, et qui laisse bien loin derrière lui les
productions indigestes des Balzac, des George Sand, des
Dumas, aussi affligeantes pour la morale que pour le
goût. Enfin nous savons tous qu'une des plus modestes
communes de notre département, la commune de 6i-
gondas, a, depuis un an, pour maire un écrivain dis*
tingué, M. Georges de Yernay, qui, charge des palmes
parisiennes, est venu en apporter le tribut à son pays
natal. II signe aujourd'hui les actes administratifs de
cette même plume qui a signé tant de fines critiques
et d'intéressantes nouvelles. Que dis-je? il prépare en
ce moment à sa chère commune un bienfait qui doit
attirer éternellement sur son nom les bénédictions de ses
administrés. Secondé par un ingénieur habile de notre
ville, M. Jules Mayran, il a fait construire une machine
qui élèvera jusque sur le plateau du village une eau
)ue, de temps immémorial, les malheureux habitants
étaient obligés de venir chercher au bas de leur mon-
tagne. Ce magnifique travail est maintenant terminé.
C'est dimanche prochain, 15 octobre, qu*aura lieu l'i-
nauguration de cette belle œuvre de décentralisation
aquatique. Une fête champêtre sera offerte à cette occa-
sion par M. le maire, dont l'imagination poétique mé-
nagera, nous en sommes sûrs, de charmantes sur-
prises à ses visiteurs. Utile dulci! Nous présumons
assez bien de nos lecteurs et de nos lectrices pour être
LES JEUDIS DE MADAME GHÂRBONNEAU. S35
eertaios que Télitede notre fashiorty les daines les plus
haut placées, notre brillante jeunesse, nos plus émi*
aents fonctionnaires, nos savants et nos artistes, se
ieroQt une fête de prendre leur part de cette splcndide
journée. Oui, nous répondrons tous à cet appel du ta-
lent descendu de ses sphères idéales pour devenir le
bienfaiteur de rhumanité. Surs^mt! iurmm! »
On le voit, si les grands acteurs de mélodrame font
précéder leur entrée par un trenwlo de violoncelles et
de violons, Yentrée en fonctions de ma fontaine était
aussi annoncée par une assez belle ritournelle.
Le grand jour arrivé, je me levai avant Taurore : la
persistance du beau temps avait redoublé mes inquié-
tudes. Non*seulement il n'était pas tombé une goutte
d'eau depuis six mois, mais le soleil d'août, attardé
en plein octobre, donnait à la campagne un faux air
d'Arabie Pétrée. Pas un nuage, pas un souffle d'air; le
ciel était d'un bleu de turquoise, et le thermomètre
marquait dix- huit degrés à sept heures du matin.
Nous devions faire avec le mécanicien et ses ouvriers
une répétition générale, afin d'être sûrs que notre
prima donna — Teau — ne manquerait pas sa réplique.
En ce moment le fils Chapuzot, — c'est le nom du
mécanicien,*- jeune garçon de quatorze à quinze ans,
accourut tout essoufflé, et, après m'avoir tiré par la
manche de mon habii^ il me dit à demi-voix en me pre-
nant à part :
— Nous n'avons que deux litres par seconde : il n'y
a pas de quoi faire tourner la roue I . . .
356 LES JEUDIS DE MADAME GHAR^ONNEAIT.
Avez-Yous vu au théâlre, dans certaines pièces mo*
dcrnes, un caissier venir annoncer à son maître que sa
maison est en faillite, au moment où s'allument les
lustres du bal et où l'on entend le roulement des pre-
mières voitures? Ma situation était tout aussi tragique,
et je sentis un horrible frisson courir de la racine de
mes cheveux à la plante de mes pieds. Conunent faire?
n était sept heures; mes invités devaient arriver à onze,
et la fête commencer à midi.
— Il faut que la roue tourne I m'écriai-je avec cette
énergie du désespoir qui ne calcule pas ses paroles.
— Mais, monsieur le maire, c'est impossible.
— Impossible, petit malheureux I Tu veux donc me
déshonorer?... Écoute... qu'il y ait de Teau jusqu'à ce
soir, et puis. .. la sécheresse, la soif, le néant, la tombe.
Demain n'existe pas pour les désespérés I II n'y a pas
assezd'eau, dis-tu, pour que la roue tourne toute seule?. . .
eh bien! fais-la tourner... recrute tous les gamins du
village; qu'ils s'y attellent à tour de rôle; je serai grand
et généreux... promets-leur de l'argent, beaucoup d'ar-
gent... De l'eau à tout prixl sauve-moi du ridicule et
de la honte : songe que j'attends dans quelques heu-
res le préfet, le général et les plus belles dames de la
ville... va... val... Ah I s'il ne s'agissait que de livrer
ma tète I
Chapuzot s'inclina avec un sourire narquois et counN»
exécuter mes ordres. J'étais pâle; une sueur froide
mouillait mes tempes; et cependant je fus beau de dis-
simulation stoîque; je me retournai vers mon adjoint et
LES JEUDIS DS M ADANE GHARBONNEAU. Î37
mes conseillers, et, couvrant me&douleurs d*un masque
marmoréen, je leur dis :
— Ce n'est rien, messieurs; tout va bien.
Pendant les trois heures qui suivirent, ma fermeté
ne se démentit pas un instant; mais j*enviai les jeunes
Lacédémoniens, qui n'avaient à cacher qu'un renard
dans leur poitrine.
Nous assistâmes à une grand'messe en musique, qui
mit tout le monde d'accord — excepté les chantres —
pour remercier Dieu des bienfaits de cette journée. A
la sortie, j'interrogeai du regard mon ami Chapuzot :
il me fit signe que mes ordres s'exécutaient et que nos
pompes vivantes s'étaient mises à l'ouvrage. Bientôt
nous vîmes poindre les premières voitures, et, si j'avais
pu, dans ce moment de crise, être accessible aux fu-
mées de r amour-propre, j'aurais eu lieu d'être satis-
fait. Évidemment Gigondas, sa fontaine et son maire
avaient ce jour-là un mecè» de vogue. C'était en dimi-
nutif le tout Paris des premières représentations. Au-
.torités, notabilités, beautés, élégances, tQut affluait.
Les plus jolies femmes du pays donnaient le bras à ses
dignitaires les plus huppés. Elles furent d'une grâce
charmante pour le critique changé en maire, que la
plus lettrée de ces dames appela le loup devenu berger.
Elles voulurent — notez ce fait important — descen-
dre, en se promenant, jusqu'à mon château^ faire con-
naissance avec Le salon, la salle à manger et la biblio-
thèque, situées au rez-de-chaussée. La table était
tressée d'avance, et elles daignèrent approuver les
238 LES JEUDIS DE MADAlfB GHARfiOMNEAD.
nappes damassées, d'une éclatante blancheur, les fleurs
et les fruits artistement groupés dans des vases de
Chine, le vin de THerroitage dans des buires de Bohème.
Puis elles se passèrent en minaudant mes livres de main
en main, et admirèrent les reliures de Durut et de
Bauzonnet, avec force compliments pour le propriétaire.
Elles entrèrent ensuite au salon : l'une d'elles essaya le
piano de Pleyel, qu'elle déclara excellent ; et comme la
èhaleur allait croissant, mes belles visiteuses se dé-
barrassèrent de leurs châles, de leurs écharpes, de
leurs fourrures, de leurs mantelets, qu'elles déposèrent
sur les divans. C'étaient des gazouillements joyeux, de
frais sourires, d'aimables propos, auxquels, malgré
tous mes efforts, je répondais avec une préoccupation
visible qu'elles eurent la bonté d'attribuer aux fatigues
administratives ou aux distractions poétiques.
Midi approchait; nous remontâmes sur la place,
qu'avait envahie une foule compacte. Les musiciens
préludaient sur leurs instruments : la salle de bal,
recouverte d'une tente, décorée de lauriers et de buis,
attendait les danseurs. L'adjoint, le garde champêtre^
le doyen de la fabrique, se tenaient près de la fontaine,
où il ne manquait plus que de l'eau* C'était à ma dan-
seuse que j'avais réserve l'honneur de tourner le robi-
net. Je voulus prouver que ma gloire ne m'avait pas
fait oublier mon premier engagement, et je présentai
galamment ma main gantée de blanc à mademoiselle
Eugénie Blanchard, fille du percepteur des contribu-
tions. Le général et la préfète voulurent bien nous faire
LES JEUDIS DE UADÂHB GUARBONNEÂU. S30
TÎs-à-vîs. J'avais l'œil fixé sur l'horloge de la mairie,
dont l'aiguille marquait midi moins deux minutes. Mon
cœur palpitait; ma danseuse rougissait comme une
pivoine. C'était un de ces instants solennels qui sont à
la vie ordinaire ce que l'Himalaya est à nos collines.
L'orchestre joua la chaîne des dames. Au moment
où je battais un triomphant six-quatre devant la pré*
fcte, midi sonna. Je m'arrêtai aet; un long frémisse-
ment parcourut la foule : l'émotion, l'attente, le désir,
l'enthousiasme étaient à leur zénith. Mademoiselle
Eugénie, passée de l'écarlate au ponceau^ s'approcha
de la fontaine et tourna le robinet.. .. L'orchestre jouait
déjà les premières mesures de l'air : Où peut-on être
metix quau sein de sa famille?...
Rien ne coula. RienI rien! RIENI En ce moment,
il me sembla que Shakspeare s'était troiaapé| et que
Banquo s'appelait Desmousseaux de Givré.
Un même cri, à grand' peine étouffé, vibra et mou-
rut dans toutes ces poitrines» Mes courtisans se hâtè-
rent d'affirmer que Teau^ n'avait pas eu le temps de
monter et que nous allions la voir jaillir. L'adjoint se
pencha sur le tuyau, et, y collant son oreille, il nous
assura qu'il entendait distinctement le bouillonnement
de Teau qui montait. Je me penchai à mon tour, et
j'entendis en effet quelque chose comme un bruit sou-
terrain, pareil à celui que produit la pioche d'un mi-
neur. Nous vécûmes encore cinq minutes sur ce bruit
et sur cette espérance. Ces cinq minutes envolées, les
^ges s'allongèrent d'une façon effrayante. Il fallut
S40 LES JEUDIS DE MADAHB GUARBONNBAU.
bien convenir que ce bruit consolateur, au lieu de se
rapprocher, s'éloignait. Dix autres minutes effleurèrent
mon front brûlant de leurs ailes de plomb et blanchi-
rent plusieurs mèches de mes cheveux. Je n'osais plus
regarder autour de moi; ma main serrait convulsive-
ment la main de ma danseuse, qui ne soufDait mot ; je
croyais lire ma honte inscrite sur toutes les figures.
Un silence de glace avait succédé au joyeux murmure
de la fête. L'orchestre se taisait; mes administres
étaient au désespoir, et mes invités réprimaient une
forte envie de rire. Atterré, hébété, stupide, j'appelais
tout bas une catastrophe, une révolution, une attaque
d'apoplexie, un coup d'épée, un coup de tonnerre qui
vint rompre, fût-ce en m' écrasant, cette situation in-
tolérable.
Je fus exaucé : le coup de tonnerre demandé se per-
sonnifia dans ma servante, qui se précipita haletante
sur la place, en criant :
— Monsieur I Monsieur ! il y a une fontaine dans
votre salon I
A ces mots magiques, l'espèce à* enchantement qui
nous tenait immobiles comme Bartholo dans le finale
du Barbier de Séville cessa subitement. Nous descen-
dîmes, nous roulâmes comme une avalanche au bas de
la côte. Un poignant spectacle nous y attendait.
Voici ce qui était arrivé.
L'eau, aussi capricieuse que les nymphes et les
naïades, ses mythologiques patrones, avait déjoué
iraitreusement les efforts de la science. Délogée du
LES JEUDIS DE UADAME CUARBONNEAU. 241
bassin où ^ elle coulait depuis des siècles, violentée
par une force motrice insuffisante, qui Tavait con-
trariée sans la dompter, elle s'était ouvert une
issue, pendant que nous ajustions les tuyaux neufs des-
tinés à Ia.recevoir, et cette issue souterraine Tavait
peu à peu conduite jusqu'au mur de mon rez-de**
chaussée. Ce mur était vieux comme tout le reste de
la maison : cependant Tirruption n'aurait pas été si
aoadaine, si les gamins du village, excités depuis le
matin par mes ordres et par mes promesses, n'avaient
tourné la roue avec une vigueur et un entrain dignes
d*un meilleur sort. Cédant à cette impulsion énergique,
mais s'obstinant à ne pas monter, l'eau avait suivi sa
pente naturelle, et, élargissant une voie déjà frayée,
elle était venue battre de sa masse poussée par le
jeu des machines un mur lézardé. Quelques heures
lui avaient suffi pour y faire sa trouée, et, par
un redoublement d'ironie, à Tinstant môme où, d'a-
près mon progranune, elle devait jaillir dans la fontaine
officielle, elle me donnait, à domicile, une représenta-
tion extraordinaire. La trouée s'était faite, à cinq pieds
au-dessus du parquet, à travers une tapisserie des ba-
tailles d'Alexandre. Deux gravures» VEntrée d^Hetiri lY
à Parié et Atoia, violemment décrochées, nageaient
pèle-mèle avec les femmes de Darius. Le piano, les
tables à jeu, renversés sens dessus dessous, res-
semblaient à des noyés dont on n'aperçoit plus que
les jambes. Les albums, les cahiers de musique,
keepsakesy les tapis, les potiches» les cadres, les
ié
Wi LES JEUDIS DE HàDAME CfiARBONMEAI).
tentures^ se confondaient dans un inexprimable chaos.
De cette première station l'eau était arrivée dans la
salle à manger et dans la bibliothèque, y exerçant des
ravages plus cruels encore. Là où Ton avait salué,
le matin, Tordre» rarrangement et réiégance) on ne
▼oyait plus qu'une confusion inouïe, de tristes épaves
flottant au gré de Fonde* Adieu mon beau linge, si
religieusement soigné par ma pauvre Ursule ! Adieu les
fruits et les fleurai Adieu les vases et les buîree I Mon
bon vin, échappé de ses bouteilles brisées, se mêlait i
cette eau inhospitalière ; mes dressoirs bisaient l'effel
d'iles battues par la vague. Les jambons, les galantines,
les volailles, le gibier, les soufflés, les coaipotes, les
crèmes, prenaient un bain, côte à côte avec mes
beaux livres et mes belles reliuresè Mais, hélas 1
tout cela n'était rien encore, et j'aurais eu à me féli*
citer d'en élre quitte à ai bon marché* Les divans du
aalon avaient été renversés comme les autres meubles,
et vous n'avei pas oublié que mes élégantes visiteuses
y avaient déposé une partie de leur toilette^ afin d être
plus lestes et plus champêtres* J'entendis de petits cris
de douleur et de colère auprès desquds une condam-
nation capitale doit ressembler à un madrigal. « Grand
Dieul le mantelet de madame la préAle! ^ Ciel! le
cachemire de madame la baronne I -^ Bonté divine I
l'écharpe en dentelle de madame la marquise I — Ma-^
man, mon boal «^ Maman, mon chapeau de paille à'h
taliel » — Toutes ces merveilles d'élégance féminine na*
geaient ou se Voyaient dans cette miniature du Déluge.
LES JEUDIS DE MADAME CHARBONMEAD. 245
Je n'ai plus gardé qu'un vague souvenir des mo-
ments qui suivirent. Je ne pensais plus, je ne sentais
plus, je ne voyais plus. Ursule offrait une image de la
itatue du désespoir habillée de soie puce. J'avais de
Feau jusqu'à mi-jambe, et je ne m'en apercevais pas.
n me sembla que j'entendais des exclamations, des
éclats de rire, puis mes invités demandant d'une voix
brève leurs voitures, puis le bruit de ces voitures qui
s'éloignaient. Il y avait là un médecin qui eut pitié de
moi. Il me prit la main, me tâta le pouls, déclara que
j'avais un violent accès de fièvre, donna ordre que l'on
me hissât dans ma chambre, que l'on me fit mettre
immédiatement au lit, que l'on me servit une potion
calmante et qu'on fermât hermétiquement mes fenêtres.
Ses ordres Turent exécutés comme sur une machine
inerte. Toutefois, comme le sens littéraire résiste ches
moi aux plus terribles catastrophes, j'eus le temps,
avant d'être emporté, d'ouïr les deux mots suivants,
qui furent comme l'oraison funèbre de mon pro»
gramme :
— On ne peut pas dire que M. le maire de Gigondas
nous ait reçus sèchement, murmura le préfet.
— C'est tout à fait une hospitalité d'homme de
lettre», dit la Philaminte : chez lUl la fontaine ne pou-
fait être qu'une fable..
244 LES JEUDIS DE KADAHB CHARBONNEAD,
XX
COMME QUOI IL N'EST PAS NÉCESSAIRE POUR FAIRE UN FOUR,
O^ÊTRE AUTEUR DRAMATIQUE
n me fallut, après cette catastrophe qui fit du bruit,
quatre ou cinq mois pour me remettre le moral en
équilibre. Quant aux avaries matérielles, elles ne sont
pas encore réparées. Tout compte fait, et sans même
compter l'immense déception administrative, il se
trouva que le désastre absorbait au moins deux années
de mon revenu. Nous nous promimes, Ursule et moi, de
redoubler d'économie. Le voyage en Italie fut ajourné
jusqu'à la fusion définitive de l'élément piémontais et
de l'élément napolitain, et le voyage en terre sainte
jusqu'à la réconciliation radicale des Églises grecque
et latine.
Nous avions de la marge, et je commençais à me
rasséréner, lorsque Ton vint m'annoncer que le four
de la commune allait être vacant. Ce n'est pas une
affaire sans importance que la direction du four com-
munal. Il concentre, deux fois par semaine, la vie
politique, intellectuelle et mondaine du village tout
entier : il s'y débite, comme de juste, beaucoup de
LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNEAU. 149
bgots ; les commérages s'échauffent à cette tempé-
rature, et souvent des réputations de rosières ont
élë démolies entre deux fournées. Le boulanger ou
foumier est un personnage considérable, presque un
fonctionnaire : il dépend des caprices de sa montre ou
de son humeur de réveiller en sursaut, avant le chant
do coq, la femme de Fadjoint, ou de brûler le gâteau
à r huile de la fille du marguillier. Il s'agissait donc de
iaire un bon choix qui réunît l'utile à Vagréable, et
obtint l'assentiment populaire; car je ne pouvais me
dissimuler que, soit par suite de la mobilité prover-
biale des masses ignorantes (en cela bien différentes
des esprits cultivés), soit plutôt à cause de mes der-
nières mésaventures, ma popularité avait prodigieu-
sement baissé. Or la voix publique me désignait
unanimement, comme le plus digne, un jeune mitron
de vingt à vingt et un ans, de la plus belle espérance,
natif de Gigondas, mais ayant étudié à Avignon les se-
crets les plus délicats de la boulangerie. Ses parents
étaient au nombre de mes administrés les plus pau-
vres : mais, justement fiers de leur fils qui ne devait
pas manquer de donner du pain à sa famille, ils chu-
chotaient des paroles mystérieuses dont je n'ai com-
pris le sens que plus tard. On me présenta le jeune
homme qui s'appelait Hippolyte (familièrement Polyte),
et que je n'avais pas vu depuis sa plus tendre enfance.
C'était un beau garçon joufflu, haut en couleur, large
d'épaules, ayant Tair heureux d'être au monde et
eucbantc de su robuiUe personne; le type complet
14.
146 LES JEUDIS DB MiDàNB CHARBONREàU,
d'un Rodrigue de village pour qui tout Gîgondas aurait
eu les yeux de Chimène. Il me montra complaisam*
ment ses bras musculeux, qui, sans doute, oifouiv
naient son pain avec autant de grftce que Pourceau-
gnac en mettait à manger le sien. Fasciné par la
auperbe encolure et les Façons victorieuses du beau
Polyto, qui s'était fait escorter de toutes les corn*
mères de Fendroit, je lui annonçai que je le nommais
foumier de la commune; il reçut cette faveur en
homme a qui un refus ne semblait pas possible. « Voilà
donc enfin, me disais-je, une affaire réglée sans en*
eombrel »
Bientôt, pourtant, je m'aperçus qu'Ursule était son-
cieuse. Elle avait avec le curé et avec la mère de
Polyte de fréquentes conférences où paraissaient s'a-
giter de graves intérêts. Un jour que le curé dînait
avec nous, je le vis faire un signe d'intelligence à ma
sœur : puis il me prit à part, et me dit que le retour
et le séjour de Polyte dans la paroisse l'inquiétait fort
pour la partie la plus aimable, mais la plus fragile de
ses ouailles. Déjà il était moins content de sa congré-
jation; la veille, un dimanche! à l'issue des véprea,
il avait vu trois ou quatre de ses plus vertueuses cho-
ristes rire et folâtrer avec le superbe mitron, qui les
criblait de coups de poing dans le dos; ce qui est,
comme on sait, la plus haute expression de la galan*
terie villageoise. Ce jeune homme était trop beau, trop
déluré, trop séduisant : il rapportait au bercail quel-
que chose 4^ civilisations dangereuses de )a ville;
lES JEUDIS DB MADAME GHARBOIfMBAU. 141
bref, on redoutait un malheur, et si ce malheur arri*
Tait, quel désespoir pour le curé I quel chagrin pour
le maire I
— Eh bieni dis-je gaiement, puisqu'il y a péril
en la demeure, puisque Polyte est si redoutable, noua
a^ons un moyen de neutraliser ce Lovelace : le voilà
avec un état, un four et une petite' maison que je lui
loue pour rien : trouvons*lui une femme! Marions
Polyte I
-* Cesi ce que nous allions tous demander, made-
moiselle votre sœur et moi, répliqua le curé un peo
tranquillisé.
D était donc décidé que nous marierions Polyte. Avec
qui? ce détail ne m'inquiétait guère : j'avais lieu de
croire que le gaillard n'aurait que l'embarras du choix.
Je lui en touchai quelques mots auxquels il répondit
vaguement, mais d'un petit air guilleret et sournois qui
me donnait beaucoup à penser.
Pour le moment, l'essentiel, d'après Ursule et le
curé, était de le piquer d'honneur, de le mettre au pied
du mur matrimonial, en préparant d'avance le loge-
ment des deux époux ; ce qui, en y ajoutant mes bon-
tés, le four et les avantages personnels de Polyte,
suffirait à faire de lui un des meilleurs partis du
village.
Ursule, en cette circonstance, se relâcha de sa parci-
monie habituelle : on acheta du linge, une commode,
un lit, une crédence ; on fit recrépir au lait de chaux la
chambre de l'escalier; le tout sur la cassette par*
248 LES JEUDIS DE HADA!JE GHARBONNEAU.
ticulière du maire, qui, depuis longtemps, hélas I nV
Tait plus de cassette. Enfin, quand tout fut prêt, les
draps plies, les chemises marquées, les serviettes our*
lées,les cloisons blanchies, quand je croyais n'avoir plus
qu'à jouir de mon ouvrage et à calculer intérieure-
ment le nombre de blanches colombes arrachées aux
pattes de ce ramier, une idée foudroyante me traversa
de part en part : Polyte n'avait pas tiré à la conscrip-
tion!...
Je le fis venir, et lui dis avec une sévérité tout admi-
nistrative :
— Mais, malheureux I vous nous avez laissés faire
des préparatifs qui me coûtent les yeux de la tête, et
vous n'avez pas encore tiré au sorti...
— C'est vrai, monsieur le maire, répondit-il en se
dandinant; mais je suis bien tranquille : j'ai toujours
eu du bonheur; je suis sûr de tirer le meilleur numéro
delà classe.... D'ailleurs, ajouta-t-il finement, quand
même je tirerais mauvais^ tout le monde sait... qu'il
dépend de monsieur le maire... de me faire exempter.
Ici Polyte, malgré son aplomb, s'arrêta terrifié par
l'expression de fureur qui se peignit tout à coup sur
mon visage. Il faut savoir que les paysans du Midi, et
probablement de toute la France, ont une superstition
dont rien ne peut les guérir : c'est qu'il suilit d'avoir
une certaine position sociale, d'occuper des fonctions
quelconques, fût-ce les plus modestes, pour disposer
arbitrairement de toutes les consciences administra-
tives, chirurgicales et militaires, de qui dépend le sort
LES JEUDIS DE HADAHE GlUROONIi^ÀU, 249
des conscrits. J'ai beau me fâcher^ in'emporter, sauter
au plafond, rien n'y fait: les solliciteurs s'en vont
bien convaincus que mon pouvoir est sans bornes, et
qae si je refuse de leur donner un petit coup de main,
c'est faute de bonne volonté. Or, j'aimerais mieux, s'il
le fallait absolument, commettre un vol à main armée
ou croire au génie de M. de Pongerville, que tenter de
faire réformer un conscrit aux dépens d'un autre, le-
quel pourrait avoir du malheur à la guerre ou à l'hô-
pital et laisser sa famille dans le désespoir ou la mi-
sère. Cette idée seule me fait frémir ; aussi, toutes les
fois qu'un de mes incorrigibles remet la question sur
le tapis, je suis plus furieux que si Ton me lisait une
tragédie. Je réussis pourtant à me contenir, pour ne
pas trop compromettre ma dignité magistrale devant
mon inférieur, et je dis froidement à Polyte :
— Vous avez donc des cas d'exemption?
— Oui , monsieur le maire : un rhumatisme à la
jambe gauche, un commencement d'anévrisme au cœur
et la poitrine attaquée.. ••
Notez que, dans son empressement, il était accouru
ea coslume de four^ et qu'à travers sa chemise entr'«
ouverte j'admirais un torse d'Hercule Famèse.
— Allez, mon ami, lui dis-je avec un calme très*
mal joué, allez enfourner votre pain; j]uand le moment
Tiendra, nous nous occuperons de vos infirmités.
Le jour du tirage, Poljte se présenta devant l'urne,
les épaules effacées et la bouche en cœur, comme un
téuorqui va chanter son air. Hélas! son étoile lui
250 LES JEUDIS DE MADAME CHARBONREAU.
fit faillite : il amena triomphalement le numéro deux.
La consternation à Gigondas fut générale. Ce diable
de Polyte était de ces gens qui ont, comme Létorièrcs,
la clef des cœurs : toutes les filles fondaient en larmes,
comme si toutes avaient eu Tespoir de l'épouser. Leur
douleur était aussi touchante que bavarde. Les parents
du conscrit malheureux rAdaient sans cesse autour de
moi, et recommençaient à Tenvi ce duo mystérieux
qui m'avait déjà si fort intrigué. On aflectait de parler
de mon crédit auprès du préfet, de monjimi le gêné*
rai, que je n'avais jamais vu. Les insinuations, les
sollicitations, les prières, muettes ou formulées, m*ar-
rivaient de toutes parts et sous toutes les formes. Il
était clair que si je ne faisais rien pour tirer Polyte de
ce mauvais pas, ma popularité, déjà fort en baisse,
tomberait au-dessous de zéro. Pourtant je tenais 6bn,
me bornant à répéter gravement que le drame se dé-
nouerait le jour de la séance du conseil de révision.
Ce jour fatal arriva, et le dénoûment fut tel que je
l'avais prévu. Quand Polyte parut en costume de mi-
tron du paradis terrestre, et que le conseil procéda à
la révision de sa constitution, il y eut parmi ses juges
un long murmure d'enthousiasme ; je crus un moment
que le général — un vieux de la vieille — allait se je-
ter sur lui comme un ogre affamé de chair fraîche. Ce
gracieux embonpoint, uni à cette riche musculature,
plongea le chirurgien-major en extase. Aussi, lorsque
Polyte essaya d'alléguer ses infirmités, l'admiration
se changea en une explosion d'hilarité. Le rictus du
LIS JBUDIS DE MADAME CHARBONMEAU. 251
lieutenant da gendarmerie s ouvrit comme celui d'un
orocodile, et le conseiller de préfecture fit un calem*
boor. Le trop superbe numéro deux fut déclaré d'une
roii unanime tan à partir. Mais il eut une compensa-
tion : on le prodama le plus bel homme de son canUmi
et le général lui affirma qu*avec un peu de protection
il poorrait entrer dans les cent-gardâi.
IXI
Le lendemain de cette journée mémorable, Polyte
entra chez moi de bon matin ; il était cette fois en
grande tenue, et sa figure exprimait une fouie de sen-
timents complexes :
— Monsieur le mairci me dit-il, si je suis obligé da
partir, je manque ma fortune. ..
-^ Votre fortune I répliquai -je^ pas précisément...
mais enfin nous aurions fait de notre mieux pour
vous assurer les moyens de vivre honnêtement dans
votre état.
— Il s'agit bien de mon état ! repriU^il avec un dé^
dain magnifique; je veux parler de Lise Trinquier.
— Lise Trinquier I... qu'est-ce que c'est que Lise
Trinquier?
852 LES JEUDIS DE MADAME GllARBONNEAD.
— Lise Trinquier! vous ne connaissez pas Lise Trin-
quier? Mais c'est la fille du plus riche vétérinaire d'A-
vignon, proche voisin du boulanger chez qui j*étais
apprenti... Lise a perdu sa mère, qui lui a laissé trente
mille francs, déposés chez M. Girard, notaire, rue
Banasterie. Son père vient de se remarier avec une
femme de quarante-cinq ans, qui n'aura pas d'enfant;
sa fiUe aura encore mieux de vingt- cinq mille francs
de ce côté-là. Enfin, monsieur le maire, Ljse a une
tante... une vieille tante qui est sa marraine, qui
l'aime comme sa fille, et dont elle sera Tunique héri-
tière.... Cette tante, madame Cuminal, est immensé-
ment riche : elle possède une maison à Hontheux, un
moulin, trois olivettes^ un pré, un clos, un jardin po-
tager; elle récolte, bon an, mal an, douze salmées de
blé et quarante quintaux de garance. . . elle a une vigne,
monsieur, et quelle vigne I... une vigne de deux bec*
tares!
— J'aimerais mieux que ce. fût d'un hectare (du
nectar), dis-je étourdiment, oubliant qu'un maire ne
doit pas se permettre de paillettes.
Polyte ne comprit pas : il était plongé jusqu'aux
oreilles dans le Pactole de la tante Cuminal.
— Enfin, poursuivit-il, sa fortune est évaluée à quatre-
vingt mille francs; et tout cela sera pour sa nièce, pour
Lise Trinquier!
— Et Lise Trinquier est...
— Folle de moi, fit Polyte en donnant à ces trois
mots la valeur d'un long poëmc.
LES JEUDIS DE lADAME GHARBONNEAU. 355
— Et on VOUS la donne, comme cela, tout uniment,
sans qae vous ayez à apporter autre chose que votre
bonnet de coton?
— Ah ! pardon. • . mi exige avant tout que je sois r6-
formëou... exonéré.
Ceci méritait considération : on a vu des rob épou-
ser des bergères ; le roman nous a montré des filles de
ducs et de marquis amoureuses de simples artisans.
Pourquoi Polyte, me disais-je, ne serait-il pas adoré
par Lise Trinquier? Évidemment les distances étaient
moindres. D'une autre part, ce on me semblait
an peu vague. Qu'était-ce, en réalité, que ce onf
le père, la fiUe ou la tante? Séparément ou tous les trois
oisemble?
— Mon ami, dis-je à Polyte, je prendrai des rensei*
gnements, et s'ils me prouvent que vous m'avez dit la
vérité... eh bien I nous verrons, nous aviserons. ... Ré-
formé, il n'y faut plus songer... exonéré, c'est un peu
cher : deux mille dnq cents francs... et vous n'avez
guère d'autres répondants que vos deux bras. Mais en-
fin, si réellement Lise Trinquier vous aime, et si la
tante Cuminal ne vous voit pas de trop mauvais œil,
nous tâcherons d'arranger tout cela... Je n'ai certai-
nement pas le cœur assez sec pour laisser un de mes
conscrits manquer, faute d'un peu d'aide, ce parti ca-
lifornien.
Cet adjectif si neuf (pour Gigondas) dépaysa un peu
Polyte, qui ne s'en répandit pas moins en effusions de
reconnaissance.
ta
i5l LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNEAU.
Je me mis immédiatement en campagne, et aycrti
par de pénibles expériences, je déployai cette fois toiit
le machiavélisme dont je me croyais pourvu. Mon vieux
cheval tomba malade juste à point ; je l'envoyai en
pension chez Trinquier, le vétérinaire, afin d'avoir des
intelligences dans la place; mes émissaires firent jaser
les ouvriers et les voisins, et bientôt je sus, à n'en pas
douter, que les renseignements fournis par Polyte
étaient parfaitement exacts. Trinquier était riche; il
avait eu de sa première femme une fille unique, qui
s'appelait bien Lise, et à laquelle sa mère avait laissé,
disait-on, une trentaine de mille francs. Je m'arrangeai
pour voir moi -même Lise Trinquier au sortir de la
messe : c'était une fille fort laide, très-brune et même
passablement noire, dont les yeux, le teint, les sour-
cik abondants et la bouche ornée d'un commencement
de moustache dénotaient le caractère inflammable. Mis
en goût par ces premiers résultats, j'allai de ma per-
sonne à Montheux, le bourg habité par la tante Cumi-
nal. Le percepteur des contributions me confirma tous
les détails que Polyte m'avait donnés touchant les im-
meubles possédés par cette tante, qui passait à Mon-
theux pour une marquise de Carabas. J'appris que Lise
était en effet sa filleule et serait très-probablement son
héritière* Enfin, je me transportai chez maître Girard,
le notaire, que je connaissais de vieille date : il me ré«
péta que les trente mille francs légués par la mère
Trinquier et placés au cinq pour cent sur première
hypothèque, seraient intégralement comptés à Lise le
LES IBQDI8 DE MÀBAMB GHARBOMNEÀtl. ^56
jour de son mariage. On le voit, tout s'ajustait admi-
rablement au récit de Polyte. Cependant je ne fus pas
satisfait : je voulais tout prévoir, tout calculer, n'avoir
pas à me repentir plus tard de trop de précipitation et
de confiance ; je dis à Poïyte :
— Mon garçon, tout cela est bel et bien : Lise existe,
les chifTres sont exacts, la tante Cuminal a la physio-
nomie de l'emploi ; mais qui me garantit la nature du
sentiment que vous avez inspiré à cette jeune fille?
Est-ce une amourette, un caprice, une passion? Est-ce
son cœur qui a parlé? est-ce seulement sa tête! Nous
autres romanciers psychologisfrs, nous tenons grand
compte de ces différences I . . .
Polyte écarquilla de gros yeux, se demandant sans
doute si je parlais turc ou iroquois. Puis sa face ver-
meille reprit son expression de contentement et de fa-
tuité villageoise. Évidemment mes doutes l'humiliaient,
non pas pour lui, mais pour moi et pour ma commune.
n gémissait d'avoir un maire aussi peu certain des
moyens de séduction de ses administrés.
— Monsieur, me dit-il enfin, c'est dimanche pro-
chain le bal du Corps-Saint (quartier populaire d'Avi-
gnon). J'y serai. Lise y sera; vous pourrez la ques-
tionner vous-même : elle vous connaît ( qui ne connaît
pas M. le maire de Gigondas?) ; elle vous aime déjà
comme mon bienfaiteur, et elle aura confiance en
vous.
Ces paroles, assez adroitement tournées, furent dites
d'un ton de sécurité qui devait achever de me convaincre.
856 LES JEUDIS DE MADAME CHARBONNEAU.
Le dimanche, je ne manquai pas d'aller à ce bal, où
dansaient gaiement toutes les griseltes et toutes les pe-
tites bourgeoises du quartier : Lise, en grande toilette,
y figurait au premier rang; les galants affluaient; Polyle
les dépassait de toute latête,etIesjouesde sa danseuse,
quand il battait devant elle un yictorieux entrechat, of*
fraient un heureux assemblage de coquelicot et de noir
de fumée. Il me ménagea, entre deux quadrilles, une
courte conversation avec elle; mais j'avais compté
sans la pudeur et la timidité virginales. A toutes mes
questions, insidieuses ou directes. Lise répondit par
des monosyllabes dont un juge d'instruction aurait eu
grand'peine à tirer parti. Aussi bien, pouvait-elle me
répondre autrement? Ses yeux, tendrement fixés sur le
beau Poljte, ne parlaient-ils pas pour elle? Lui deman-
der davantage, n'était-ce pas méconnaître les suscepti-
bilités féminines, attenter à une sensitive, porter une
main brutale sur ces ailes de papillon qu on appelle les
rêves de jeune fille, manquer en un mot à toutes les
traditions de cette littérature des délicats^ à laquelle
j'avais eu un moment la prétention d'appartenir? Je me
condamnai, pour ma pénitence, à venir en aide à
Polyte. Mes renseignements n'étaient-ils pas complets?
N'avais -je pas épuisé et même dépassé tout ce que
pouvait exiger la plus minutieuse prudence?
Je m'exécutai donc de bonne grâce. Trois jours
après, j'empruntai, à l'insude ma sœur, les deux mille
cinq cents francs et je les comptai à Polyle, qui me
fît i\n billet bien en règle sur un papier dont je payai
LES JEUDIS DE H ADAM B CHARBON NBAU. 257
le timbre. Je lui adressai, sur les conséquences formi-
dables qu'aurait pour lui son insolvabilité, un speech
qu'il écouta avec une scrupuleuse attention. U m'ap-
pela son sauveur, emporta les rouleaux et s'en alla en
sifflotant Vair de Feniand dans la Favorite.
Quinze jours s'écoulèrent, puis six semaines, puis
deux mois. Polyte continuait d'enfourner son pain à
la satisfaction générale. Je profitai de notre première
rencontre pour lui demander où en étaient ses prépa-
ratifs de mariage.
— Ah! voilà... me dit-il d'un air un peu embar-
rassé; si la chose dépendait de Lise, ce serait déjà
fait!... elle m'aime tanti ajouta-t-il en levant les yeux
au ciel. Mais le père et la tante Cuminal ne veulent
pas en entendre parler : ce sont des ambitieux, des or-
gueilleux, des vaniteux , qui me méprisent parce que
je n'ai rien, et qui ont rêvé pour Lise un grand ma-
riage : ils espèrent lui faire épouser le greffier Ma-
lingrày...
— Mais enfin le père Trinquier est remarié ; sa fille
a le bien de sa mère; elle est maîtresse de sa personne,
et si elle vous aime véritablement...
— Ah ! c'est qu*elle est mineure, reprit Polyte en
se grattant Toreille, et...
— Mineure, juste ciell mais elle a de la barbe I...
Je lui donnais vingtrtrois ou vingt-quatre ans.
— Monsieur le maire, elle aura dix-huit ans aux
prunes. . .
— Aux prunes, grand Dieu I... Allons, j'ai fait une
S58 LES JEUDIS DE MADAME GHARBONFBAD.
sottise ; ce ne sera ni la première ni la dernière. Hris
vous, petit malheureux, vous avez singulièrement abu&é
de ma confiance I
Je ne voulus pas me tenir pour battu. La pureté de
mes intentions, le désir de rattraper mes deux mille
cinq cents francs, un certain goût de romanesque que
j'avais gardé de ma vocation primitive, me donnèrent
une hardiesse que je n'aurais jamais eue pour moi-
même. Je demandai un rendez-vous à Lise Trinquier,
et je l'obtins. J'interrogeai l'intéressante mineure avec
un mélange d'autorité paternelle, de gravité munici-
pale et de paradoxe sentimental. Ses réponses trahi-
rent un défaut absolu d'énergie et d'initiative, et même,
hélas 1 un certain penchant à sacrifier au Teau d'or,
aux vanités de ce monde, à ce luxe effréné qui est la
plaie de notre époque... Elle aimait bien Polyte, mais
le greffier Malingray avait un joli pavillon à un demi-
kilomètre de la ville, et il promettait de Ty conduire
en voiture !
Au reste, je n'eus pas le temps de m'abandonner
aux réflexions mélancoliques que me suggérait cette
nouvelle preuve de l'appauvrissement de l'esprit roma-
nesque en France. Â peine étions-nous ensemble, Lise
et moi, depuis dix minutes, que la porte s'ouvrit
avec fracas, et le père Trinquier parut, une énorme
trique à la main... Rassurez-vous, mesdames, je dois
ajouter bien vite que cette trique ne m'était point des-
tinée.
— Ah I monsieur le maire, me dit-il d'un ton où le
LSS JEUDIS DE MADAME CHÂRDONNEAU. S99
respect et la colère se combinaient à des doses très-
inégales, il est heureux pour vous que je ne sois pas
aYBugle; car je tous aurais tapé comme un sourd...
Je croyais ma fille enfermée avec ce gueux de Polyte...
Quant à tous, je tous respecte, parce qu^au fond vous
n'êtes pas un méchant homme, et que, de père en fils,
j'ai toujours ferré votre famille... mais vous faites-là
nn vilain métier. Vous qui avez mis le nez dans tous
les livres, vous avez lu sans doute le Code pénal ; vous
savez, en cas de détournement de mineure, à quoi
s'exposent les complices... Je jxe vous dis que ça. -^
Et toi, malheureuse, poursuivit-il en se tournant vers
sa fille avec un geste de mélodrame, si tu ne veux pas
qae ce bâton te brise comme verre, tu vas me jurer de-
vant Dieu et devant monsieur le maire de ne plus revoir
ton infâme Polyte I
— Oui, papa, oui, papal... se hâta de répondre Lise
en sanglotant.
— Et d'épouser mon excellent ami, M. Simonin Ma*
lingray...
Nouveaux sanglots.
— Oui, papa, oui, papa... dit-elle enfin moins dis-
tinctement.
Je compris que toute espérance était perdue, et je
ne songeai plus qu'à sauver ma sortie.
J'abaissai sur le père Trinquier un regard olympien;
puis je dis à sa fille :
— Mademoiselle, la poésie est morte, le roman se
meurt; vivent le greffiers, et soyez heureuse!.,. Mais
260 LES JEUDIS DE MADAME CHARBONNEAU,
si jamais votre imagination avide d'idéal se débat,
captive et meurtrie, dans les étreintes de la réalité ;
si jamais votre regard, un moment tourné vers les
perspectives radieuses de Tinfini, se reporte avec dou-
leur sur Tétroit horizon d'un ménage vulgaire ; si votre
front, desséché par cette lourde atmosphère, appelle
en vain des brises plus fraîches et plus douces ; si votre
cœur, rivé à sa chaîne, regrette les ardeurs et les
délicatesses du véritable amour, souvenez-vous que
vous avez fermé vous-même, à dix-huit ans, de vos
mains fébriles, le livre à peine entr'ouvert du senti-
ment, de la rêverie, de Tenthousiasme et de la jeu-
nesse! Souvenez-vous, mademoiselle, que vous aviez
le goût du bonheur et que vous n'en avez pas eu le
courage II...
Et je sortis majestueusement, laissant Lise et son
père occupés à méditer le sens de mes paroles.
Très-peu de temps après, Polyte s'arrachait les che-
veux en apprenant le mariage de Lise avec M. Malin-
gray, qui fit magnifiquement les choses. La corbeille
arriva tout droit de Paris, et le dîner de noces fut un
des chefs-d'œuvre de Campé, ce cuisinier merveilleux
qui a décentralisé la gastronomie.
Cinq mois plus tard, je vis entrer dans mon salon
le curé par une porte et Ursule par une autre; tous
deux étaient pâles, mornes, effarés, suffoqués. Une hor-
rible catastrophe se lisait d'avance dans leur attitude.
— Ah ! monsieur le maire, je vous l'avais bien dit,
s'écria le digne homme, il faut marier Polyte, il le faut I
LES lEUDIS DE MADAME GHARBONNEAU. 201
Ce n'est plus seulemenl nécessaire, c est urgent, très-
urgent...
— Très-urgent, répéta Ursule, les yeux baissés.
— Marier Polyte? et avec qui? demandai-je.
— Avec Madeleine Tournul, une de mes congré-
ganistes, bredouilla le pauvre abbé en rougissant jus-
qu'aux oreilles.
Madeleine Toumut était une assez jolie fille, mais
pauvre comme le fut Job avant d'être duc.
— Il le faut ?
— Il le faut.
— U le fallait, bégaya Ursule, qui, par cette va-
riante, acheva d'éclaircir la situation.
— Absolument?
— Absolument.
— Et promptement.
Ces deux adverbes joints ne suffisaient pas pour
servir de dot à Madeleine. Le jeune couple, riche d'à*
mour, mais ne possédant pas d'autre richesse, fut
marie gratis. Ursule, qui se reprochait sans doute de
ne pas avoir fait assez bonne garde, se punit aux dé-
pens de sa bourse et de la mienne. Nous payâmes
tout.
Moyennant une indemnité annuelle dont je me re-
connus débiteur envers la commune, j'assurai à Polyte
pour dix ans la propriété de son four. — Quant à moi,
mon four était complet.
15.
202 LES JEUDIS DE MADAME GRARBONREAII.
lîll
Ces trois épisodes peuvent vous donner une juste
idée de mes succès administratifs et de mes économies
municipales. Je pourrais encore vous en raconter huit
ou dix du même genre ; mais à quoi bon? Le cadre est
trop étroit pour que les tableaux soient bien variés, et
vous finiriez, mesdames, par me trouver très-en-
nuyeux si vous n'avez commencé par là: Tessentiel
est de constater, en guise de moralité, que Técharpe de
maire ne m'a pas mieux réussi que la férule de cri-
tique : c'est que là-bas comme ici., à Paris comme au
village, Vhomme est toujours le même. Pour se gou-
verner à travers ses passions et ses vanités, il faut une
habileté que je n'ai pas. Je m'étais brisé sur les récifs
du boulevard Montmartre ; j'ai échoué sur les écueils
de ma pauvre commune de Gigondas.
— Puissamment raisonné I dit M. Toupinel qui,
malgré son tempérament sanguin, avait écouté ce long
récit sans donner trop de marques d'impatience : mais,
monsieur le maire ou monsieur le critique , il ne suffit
pas d*ëtre modeste ; tout homme de lettres le serait
autantque vous, — c'est une desqualités inhérentes à la
LBS JEUDIS DE MADAME GHARBONNEAU. 968
profession, — il faut encore être clair et bonnéle ; clair
pour nous, pauvres Athéniens de Thèbes<la-6aillarde,
sur qui vos pseudonymes, à la la Bruyère ou par à^eu-
près, produisent exactement l'effet de la lanterne ma-
gique du singe de Florian ; honnAte pour messieurs les
Parisiens, qui, si vous publiez jamais vos Mémoires^ ne
manqueraient pas de vous accuser de ne pas avoir
mis d'étiquette à vos transparents. Entre nous qpii ne
comprenons pas assez et ceux qui comprendraient trop,
TOUS n'avez qu'un moyen de tout concilier ; c*est de
nous donner, dès ce soir, le trousseau de clefs que
vous avez sans doute dans votre poche...
— Rien de plus juste, répliqua George de Temay ;
ces diables de noms propres sont si terribles à manier,
que je les ai momentanément ajustés à ma commo-
dité particulière; mais, à présent, je suis à vos ordres;
établissons, si vous le voulez, un dialogue par demandes
et par réponses, comme dans le catéchisme : ce sera une
sorte de table des matières...
— Eh bien, attention! je commence : — Qui en-
tendez-vous par Eutidème?
— M. Jules Sandeau.
— Et Théodecte?
-— M. Louis Yeuillot.
— Et Euphoriste?
— M. Ernest Legouv&
— Et Iphicrate?
— M. de Falloui,
204 LES lEUDIS DE MADAME GHARBONKEÀO.
— Et Théonas?
— Lacretelle.
— Et Argyre?
— M. Edmond About.
— Et Colbach?
— M. Louis Ulbach.
— Et Porus Duclinquant7
— M. Taxfle Delord.
— EtClistorin?
— Le docteur Véron.
— Et Molossard?
— M. Barbey d'Aurevilly.
— Et Schaunard?
— Henry Mûrger.
— EtCaméléo?
— M. Paulin Limayrac,
— Et Marphise?
— Madame Emile de Girardin, née Delphmc Gay,
— Et Léiia?
— George Sand. (Alcade, saluez 1)
— Et Caritidès?
— M. Sainte-Beuve.
— Et Polycrate?
— Gustave Planche.
— Et Polychrome?
— M. Théophile Gautier.
~ Et Bernier de Faux-Bissacî
— H. Granier de Cassagnac
LES lEDDIS DE MADAMB GHARBONMEAU. 26)
— Et Poisonnier?
— M. Vivier.
— Et Hassimo?
— H. Maxime du Camp»
— Et Lorenzo?
— M. Laurent Pichat.
— Et Falconey?
— Alfred de Musset.
— EtOlympio?
— M. Victor Hugo*
— Et Julio?
•— M. Jules Janiu.
— Et Raphaël?
— M. de Lamartine.
— Et Bourimald?
— M. Méry.
— Et Hermagoras?
— M. de Balzac.
^ A la bonne heure I maintenant ^rous avez mon es-
time : reste à savoir si votre récit a ému la sensibilité
de ces dames...
On entoura, on applaudit, on plaignit George de
Vemay ; mais tout à coup, au milieu de cette ovation
de province, une voix solennelle s'éleva pour protester :
c'était celle de M. Margaret, vieux magistrat en re*
traite, qui passait pour le Nestor de la contrée :
— Jeune homme I dit-il (George a cinquante ans),
j'ai été intimement lié avec votre excellent père; ma
266 LES JEUDIS DE MADAME CHARBONNEAD.
vieille amitié vous a suWi, à votre insu, à traders
toutes vos mésaventures parisiennes; et si j'ai, grâce
à mon âge, mon franc parler avec tout le monde, ce
n'est pas une raison pour que je vous épargne iros mé-
rités. Rien, absolument rien, dans votre histoire, ne
mérite l'intérêt qu'on vous témoigne. Tous vos mal-
heurs viennent d'un défaut absolu de réflexion et de
prévoyance, d'un manque d'équilibre intellectuel que je
résume en ces termes : Vous aviez trop d'imagination
pour un critique, pas assez pour un romancier : c^est
pourquoi vous avez perpétuellement flotté entre vos
impressions mobiles qui ôtaient à vos jugements litté-
raires toute solidité et toute fermeté, et vos lubies aris-
tocratiques qui gâtaient à plaisir les créations de votre
cerveau. Vous avez fait de la critique avec vos passions
et du roman avec vos systèmes. Il en est résulté que vos
appréciations des œuvres et des hommes ont sans cesse
dépassé la mesure en bien ou en mal, et que vos fic-
tions romanesques ont péri dans le faux et dans l'en-
nui. Vous, un critique! oh! que non pasl II faut au
critique de la gravité, et vous êtes léger ; de la profon-
deur, et vous êtes superficiel ; du savoir, et vous êtes
ignorant ; de l'Antiquité, et vous ne savez pas le la-
tin!.••
— • Oh I s'écria George avec un soubresaut, comme
81 on avait marché sur ses cors...
— Non, vous ne le savez pas, reprit M. Margaret
avec plus de force: Voyons! scandez-moi seulement
ces trois mots : Vrit ftdgore 9U0l...
LES JfiUDIS DE MADAME GHARBONREAU. 961
— Vrity deux longues, bredouilla le patient, sem*
Uable à un aspirant au baccalauréat que son examina*
teur embarrasse; fulgOj deux longues; re su^ deux
brèves ; o, une longue ; cet hémistiche ne peut entrer
dans un hexamètre. ..
— Et vaus Ty avez mis, ignare que vous êtes ! vous
avez oublié, enim : Urit enim fulgore mo, ignoran*
lui!
— Ignorantaj ignorantum ; Mgnus estintrare; ca-
bridas ard thurum, Catalamus singularitery exclama
George pour se rattraper.
— Oui, vous savez le latin de Molière; mais vous ne
savez pas celui de Gicéron et de Virgile; voilà qui est
ditl...
— Mais j'ai eu, au concours général, un prix devers
latins, un prix de narration latine, un prix de discours
latin et un prix de dissertation latine 1
— C'est possible ; mais cela date de si loin I Moi
aussi, j'ai dansé la gavotte, en 1807, comme Trénis;
et aujourd'hui je ne saurais pas mettre un pied devant
l'autre. Non, moucher, vous n'êtes pas un critique;
vous seriez tout au plus un causeur, si vous aviez su
mener côte à côte vos défauts et vos qualités. Hélas !
monsieur tranche du grand ; monsieur a voulu se lan-
cer dans le morceau d'apparat : ah I mon pauvre ami,
qu'alliez-vous faire dans cette galère? Tenez, il y a
dans vos volumes, — non pas, comme on l'a dit, en
tète du premier, mais du quatrième — une grosse
tartine philosophique et déclamatoire que je n'ai jamais
168 LES JEUDIS DE MA DAME GHARBONNEAU.
pu digérer : cela s'appelle, je crois : la Littérature et les
Honnêtes gen*. Vilain titre, jeune homme, vilain titre!
J'en ai vu un à peu près pareil , il y a quarante>trois
ans, dans le Conservateur, qui n'a rien conservé du
tout. Les Honnêtes gens ! mais c'est donner à entendre
qu'il y a des gens qui ne le sont pas; c'est médire de
la société actuelle, qui du reste est au-dessus de sem*
blables médisances. Vous avez, messieurs, de ces ma*
nières exclusives qui établissent des classes, des caté-
gories, des camps, là où il ne devrait y avoir que de
bons Français , appréciateurs éclairés des bonnes et
belles choses. Ainsi vous dites encore: ^ous autres ca-
tholiques. Quelle arrogance! mais tout le monde est
catholique, excepté les prolestants, les juifs et les
Turcs; seulement, il y a qibux qui vont à la messe, et
ceux qui n'y vont pas ; et ceux-là ont peut-être droit à
plus d'égards que les autres : leur religion est en dedans,
et vous n'êtes pas sans savoir que les sentiments con-
tenus sont les plus vivaces. Votre titre était donc dé-
testable, et vous en avez été cruellement puni. Grand
Dieu I quel amphigouri ! quel jargon métaphorique !
« Telles sont les questions que je veux effleurer ici,
c comme on plante un jalon à l'entrée d'une route. »
— Effleurer et planter dans la même phrase I Vrai-
ment, vous méritez que je vous effleure la joue et que
je vous plante là dès les premières lignes : ceci n'est
rien. Voici qui enlève la paille: « Cette philosophie à
a la fois si destructive et si stérile , cette révolution si
« radicale et si impuissante, avaient montré l'homme
LES JEUDIS DB MADAME CIIÀRDOMNEAU. 269
€ réduit à lui-même dans un état de misère, de crime
c et de nudité : il ramenait sur sa poitrine les lam-
€ beaux de ses croyances, déchirées à tous les angles du
«chemin qui l'avait conduit des bosquets du paga*
c nisme-Pompadour aux marches de Téchafaud. »
Oafl oufl 6 Catho^I 6 MadelonI 6 Galil 6 Thomas!
George baissait la tète, et j'ai su, depuis, qu'il était,
mr ce malheureux morceau, si horriblement rempli de
cartilages, tout à fait de l'avis de son critique : M. Tou-
pioel vint à son secours :
— Permettez , monsieur I dit-il au formidable octo-
génaire : est-il bien juste de prendre dans un ensemble
de sept volumes le chapitre le plus mal réussi, et, dans
ce chapitre, huit ou dix lignes qui, séparées du reste,
n'en paraissent que plus boursouflées et plus grotes-
ques? Quel ouvrage serait de force à résister à ce pro-
cédé? Voulez-vous un exemple? Je me souviens qu'en
1840 M. de Balzac se livra, vis-à-vis du premier vo-
Inme de Port-Rayaly de H. Sainte-Beuve, à un échenil-
lage du même genre, et il fit rire tout Paris aux dépens
de l'auteur et de l'œuvre. Et cependant l'œuvre a sur-
técu, parce qu'elle est charmante, et aujourd'hui les
mêmes gens de goût admirent à la fois Sainte-Beuve et
Balzac : grande leçon, soit dit en passant, contre les
querelles littéraires ! . . .
— Dontles gens de lettres ne profiteront pas, grom«
mêla entre ses dents M. Yerbelin.
— Je n'ai pas tout dit I je n*ai pas tout dit! reprit
M. Margaret en se redressant : et l'histoire , jeune
270 LES JEUDIS DE MADÀIIE CnARBONNEAU.
horomcl Thisfoirel Quand vous étudiez le IWredun
historien, il semble, — le mot estde tous, — que tous ;
apprenez, en le lisant, ce que vous êtes censé ensei* \
gner h vos lecteurs : vous êtes à la merci de votre auteur;
vous ne réagissez pas contre lui; vous ne lui résistez pas I
— Juste ciel I Je ne lui résiste pasi je ne leur ai que
trop résisté, et c'est pour cela que Ton m'a assassiné:
J*ai résisté à M. de Chalambert, racontant Thistoire de
la Ligue, si méchamment mise à mort par Henri IV ;
j*ai résisté à M. Nicolardot, ministre des finances de
Voltaire, et j y ai attrapé quelques bonnes égrati-
gnures; j'ai résisté à M. Roselly de Lorgues, le colos*
sal historien de Christophe Colomb, et j'y ai perdu quatre
majuscules; j'ai résisté à M. d'Haussonville , sacrifiant
un peu trop, dans son excellent livre, Louis XIV et la
France à la Lorraine et à ses ducs; j'ai résisté à
M. Cousin, non pas au Cousin de madame de Longue-
ville et de madame de Hautefort, mais au Cousin de ^
mademoiselle de Scudéry, de Clélie et de Cj/rus:j'ai
résisté...
— Assez I assez I personne n'ignore, mon pauvre
ami, que vous n'oxcel lez pas dans les morceaux de ré-
sistance. Ce que je veux aussi vous reprocher, — etjci,
mesdames, je vous prierai d'envoyer vos filles dans la
salle manger pour préparer les samlwiches , — c'est
l'impudicité de votre style. Ceci, mon cher, tient à
votre chasteté exagérée. Il n'y a rien de tel, en effet,
que ces esprits chastes pour se complaire dans cer-
tains détails croustilleux , certaines images alléchantes,
LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNEAU. 871
certaines expressions lascives, qui... que... enfin je
m'entends : c'est au point qu'on rencontre à chaque
pas, dans yos écrits, le mot immondices et le mot
souillures...
— Souillures I immondices! quelle horreur! dit en
minaudant une femme un peu mûre, très-décolletée
pour une mère de famille : Âglaé, mon enfant I il est
dix heures ; Ta-t en vitel Pélagie doit t' attendre au bas
deTescalier...
— Immondices I souillures ! poursuivit H. Marga-
ret: ceci me confond et me révolte chez un écrivain
vertueux. Que l'auteur 'de Mademoiselle de Maupin
nous montre... que l'auteur de Madame Bovary nous
décrive... que l'auteur de Fanny nous fasse voir... ce
n'est rien , ils sont dans leur droit ; l'art, le grand art
excuse et purifie tout ; la morale, la grande morale
leur pardonne et leur sourit : mais souillures et im-
mondices l Fi donc I Votre main n'a pas tremblé, votre
front n'a pas rougi, votre cœur ne s'est pas soulevé,
quand vous écriviez ces syllabes sales I Ah I messieurs
les dévots I ce sont là de vos inconséquences ! Encore
et toujours Tartufe rudoyant le sein de Dorine et chif-
fonnant le genou d'Elmire I
— Monsieur, vous êtes impitoyable! s'écna madame
Charbonneau ; vous traitez bien mal M. de Yernay, qui
va nous accuser de trahison. . .
— Laissez-moi faire, madame I reprit le vieux ma-
gistrat : il vaut mieux que ses vérités lui soient dites
par moi que par ses ennemis. J'ai encore à demandera
r9 LES JEUDIS DE MÀDAUE CHARBOMNEAU.
George pourquoi , lui qui se pique de politesse el de
bonnes manières, lui, le chevalier français, Taristo-
crate, le troubadour de pendule, il s'abandonne à des
violences, à des invectives , à des acrimonies incroya-
bles. Comment se fait-il que ces gentilshommes, dès
qu'ils se mettent à écrire et qu'ils font de la critique ^
enveniment si aisément leur plume, et en viennent, dès
les premiers mots, à dire des choses?...
— Sacrebleu! je voudrais bien vous y voir! interrom-
pit George en éclatant : vous me paraissez d'une hu-
meur peu endurante ; vous en seriez Tite aux gros
mots. Quant à moi, je puis vous dire, en toute con-
science, que je n'étais pas venu au monde comme ça.
Mais il faut être juste pour tous, même pour ceux qui
ont le désagrément de posséder un de devant leur nom.
Quand on supporte, depuis quinze ans, le poids du jour
et de la chaleur, quand on a eu à ses trousses les plus
rudes jouteurs de la critique à coups de stylet ou à coups
d'épingle, quand on a été immolé cent fois sur les
autels de la démocratie et les tables d'estaminet, quand
on a été traité d'idiot, de crétin, d'hypocrite, d'énergu-
mène, d'intrigant, de méchant, de grotesque, on
perd patience à la fin, on sort de son caractère, et Ton
est tout étonné, un beau matin, de parler à peu près
le même langage que ceux qui vous font la vie si dure.
Ce n'est pas de l'impolitesse, c'est de l'épidémie.
Croyez bien que, lorsqu'on m'attaque avec talent, avec
finesse, avec malice, voire avec une malveillance
ingénieuse et habile, je redeviens moi-même et rentre
LES JEUDIS DE MADÂBfE GHARBONIfEAi;. 373
dans le ton : mais comment M. de Coislin en personne
s'y serait-il pris pour répondre à des gens qui vous im-
patientent à la fois par la grossièreté de leurs opinions,
la brutalité de leurs injures et la vulgarité de leur style?
Sans doute il serait plus poli, plus chevaleresque, de
dire, chapeau bas, à celui-ci : Monsieur, vous êtes un
des premiers écrivains du siècle, et j'ai fort goûté,
dans le temps, vos calembours. Permettez-moi cepen-
dant de prendre la liberté de vous faire observer hum-
blement que votre cause n'était peut-être pas si inti-
mement liée à celle de Béranger, que votre colère
contre moi ne pût s'exprimer avec un peu plus de
modération; modération dont j'aurais d'autant mieux
senti le prix, que je suis, monsieur, au rang de vos ad-
mirateurs les plus sincères et de vos plus dévoués ser-
viteurs; et à celui-là : Monsieur, votre tendresse pater-
nelle pour Marcomir vous fait le plus grand honneur;
on sait que les vrais cœurs de pères sont toujours en-
clins à préférer ceux de leurs enfants qui naissent avec
des infirmités précoces. Toute la presse doit vous sa-
voir gré dé vos efforts désintéressés pour venger Mar-
comir des rigueurs du colportage tout en rappelant Mar-
comir à ringrate mémoire des lecteurs de Marcomir^ qui
pourraient n'avoir pas assez de souci de Marcomir. Main-
tenant, me trouverez-vous trop osé si je me plains qu'un
homme de tant d'esprit, de tant de talent et de tant de
Marcomir j affirme, sans en être assez sûr (oh I pardoni
pardon!), que mes livres se vendent au poids chez l'é-
picier; plainte, monsieur, dont la vivacité, peut-être
274 LES JEUDIS DE MADAME GU ARfiOMNEAU.
excessive, vous prouvera du moins le cas tout particu-
lier que je fais àeMarcomirei de vous. El ainsi de suite.
Assurément, cela vaudrait mieux : il vaudrait mieux
aussi êlre un saint; je ne suis pas un saint, c'est posi-
tif, et quand ma bile s'amasse, il fout que je me dégon*
fle : et puis, voyez-vous? le métier n'est pas gai : il n'y
a rien qui aigrisse le caractère, à la longue, comme
d'être trente-deux ans parmi les battus, trente-deux
ans, monsieur I depuis le seuil de la première jeunesse
jusqu'à Textréme déclin de l'âge mûri Et encore il y a
battus et battus : de votre temps, c'était tout profit et
tout plaisir. Sous le premier empire, les écrivains dus
Débats jFéleii et Saint-Victor^ par exemple, pouvaient,
moyennant quelques hommages bien sentis à la gloire
et à la victoire, dire leur fait aux révolutionnaires et
aux philosophes, éreintcr Voltaire, abîmer Rousseau,
bafouer la Décade et le Pufr/ici«(^, qui valaient bien le
Siècle et VOpinionnaHonalej persifler Garât, Ginguené,
Morellet, qui valaient bien M. Arsène Houssayc et
M. Edmond About : ils avaient peureux le succès, le pu-
blic, la vogue, le gros bataillon des rieurs. Et plus tard,
sous la Restauration, quel bon état que celui de battu !
On payait quelquefois l'amende, c'est vrai; mais la
popularité nous remboursait au centuple : à Taide d'un
bon procès de presse, plaidé par M" Dupin, Barthe ou
Berville, M. Cauchoix-Lemaire et M. de Jouy passaient
* Le pcTc de Paul de Sainl-Viclor, un de nos plus charmants écri
vains.
LES JEUDIS DE HADAHE GHAKBONN EAU. S75
d'emblée au r61e de grands hommes, de héros, d'ido-
les populaires : on allait gaiement en prison boire le
YÎn de Champagne et manger les pâtés de foie gras pro-
digués aux heureux martyrs de la cause libérale. Les
persécutions se traduisaient en couronnes civiques, en
chars de triomphe et en actions du ConstitiUionnely
plus productives que les meilleures terres de la Beauce
ou de la Brie. Et sous ce pauvre Louis-Philippe I que
d aubaines pour quiconque avait le bon esprit d'atta-
quer le gouvernement I II suffisait d'inventer quelque
grosse bêtise, la paix à tout prix, l'abaissement con-
tinu, le gouvernement à bon marché, la halte dans la
boue, pour recevoir immédiatement de l'admiration
publique un brevet d'homme de génie et de grand ci-
toyen. Un littérateur pur et simple, aurait^il eu la
grftce de Nodier, la finesse de Samte-Beuve ou le
charme d'Alfred de Musset, n'eût été qu'un zéro au-
près de M. de .Genoude. Aujourd'hui les choses se
passent autrement : on est tout à la fois très-battu et
très-impopulaire : on écrit dans des journaux avertis
ou suspendus; et en même temps la démocratie, triom-
phante sous ses airs de défaite simulée, vous crible de
larcasmes et d'invectives : l'on a contre soi les bohè-
mes, les réalistes, les journaux à cent mille abonnés,
les auteurs de livres à vingt-cinq éditions, le gros pu-
blic, — et le monsieur à cravate blanche, précurseur
aussi poli que funèbre des avertissements et des suspen-
sions; on est écrasé tout doucettement, sans bruit,
entre deux portes, celle qui ouvre du coté des palais et
S76 LES JEUDIS DE MADAUE GHÀRBONNEilQ.
celle qui ouvre du c6té de la foule; et Timmense majo*
rite trouve que c'est bien fait, que Ton a ce que Ton
mérite., qu'il sied d'en finir avec les incorrigibles, les
fanatiques, les ennemis de la patrie et de la liberté, les
partisans acharnés de l'ancien régime, des privilèges,
de Tinquisition, du droit du seigneur et de la corvée.
Et si, par désintéressement, on persiste à écrire dans
les journaux pauvres, si l'on se résigne à vivre chiche-
ment, à aller à pied ou en omnibus plutôt que de ven-
dre sa plume, des gens qui touchent vingt mille
francs par an pour manger chaque matin du chanoine
et du prêtre, vous taquinent là-dessus en petit fran^
çais, et calculent d'après le chiffre de vos sacrifices la
somme de votre talent. Comment, au milieu de ces
mortifications variées, ne tournerait-on pas à l'aigre?
Je suis aigri, je ne m'en cache pas, aigri contre mes
adversaires, contre mes amis peut-être, et il n'est pas
étonnant que mon style parfois s'en ressente : c'est, je
crois, à propos de Chateaubriand que Ton a comparé
tertaines fidélités politiques, prolongées et moroses,
â\la vertu de ces femmes mariées à des hommes beau-
coup plus âgés qu'elles, très-décidées à rester sages,
mais toujours portées à croire qu'on ne leur en sait
pas assez de gré, que Ton n'apprécie pas suffisamment
les mérites et les difficultés de leur sagesse. Au fait,
elles n'ont pas tout à fait tort. Elles sont jeunes, elles
sont belles; leurs yeux brillent, leur cœur bat, un
sang rose colore leurs joues; leur blanche poitrine
bondit sous le corsage sévère. Elles ouvrent la fe«
LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNEAU. 277
nélre : sous leur regard, par un joyeux soleil de mai,
passent des couples amoureux, des fiancés du mémo
ige, de brillantes amazones, escortées de hardis cava-
liers; au loin retentissent des cris de plaisir et de
(ête; dans la maison voisine, un orchestre de bal leur
envoie Técho adouci de ses mélodies et de ses fanfares :
toutes les voix du printemps et de la jeunesse les ap-<
pelknt à vivre, à aimer, à prendre leur part de ces en-
chantements et de ces ivresses. Elles se retournent
Ters leur foyer : un mari, noble et vénérable entre
tous, mais tourmenté de rhumatismes, leur demande
sa tasse de tisane ou sa table de tric-trac : dans les
grandes occasions, trois ou quatre voltigeurs de la
même date viennent faire sa partie de whist et com-
blent sa jeune femme de madrigaux contemporains de
leurs ailes de pigeon. Elle est fidèle, c est convenu,
mais elle n'est pas toujours de bonne humeur; ne me
pardonnez pas, mais pardonnez-lui!...
— Tudieul moucher, comme vous y allez! s'écria
M. Margaret; et quelle bouffée de mistral a fait grincer
^tre girouette? Mais à quoi bon vous mettre en frais
d'éloquence? Vos belles phrases ne répondent pas à
VK)n réquisitoire : ce qui a causé la plupart de vos in«
fortunes, c'est d'avoir suivi, au lieu de la morale natu-
relle et humaine, une morale de convention, une
morale aristocratique. ••
— Ah! prenez garde, mon vieil ami! riposta
H. Verbelin, je suis à peu près de votre avis sur les
romans de George de Yernay : tout roman où se tra-
ie
«98 LfiS JEUDIS DE MADAME GHÂHBOMMEAtl.
hit le système est jugé, et je n'en voudrais pour preHYe
que les romans socialistes ou humanitaires de madame
Sand, comparés à André^ à Mauprat ou à Valvèdre.
M. de Yemay a eu d'ailleurs le tort de se préoccuper
beaucoup trop, dans ses fictions romanesques, du goût
des salons qui ont admiré pendant vingt-cinq ans, tout
en pouffant de rire, le vicomte 'd'Ârlincourt, et qui
n'ont pas permis à un seul des leurs d'expliquer tout
ce qui se mêlait de moquerie intime à cette admiration
burlesque. Il ne faudrait pas cependant aller trop vite;
il siérait de se demander si cette morale de convention,
cette morale aristocratique, ne peut pas être, en cer-
taim cas, proche parente et presque synonyme de
l'idéal : idéal qui varie nécessairement d'après la po-
sition sociale, les sentiments, l'éducation, les antécé-
dents des personnages, sans qu'il soit juste d'accuser
l'auteur d'être tombé uniformément et de propos déli-
béré dans l'artificiel et le convenu. Prenons un exem-
ple, un seul; car la discussion traîne en longueur, et
madame Charbonneau regarde la pendule. Le roman
moderne, abusant du droit du plus fort, avait singuliè-
rement défiguré et noirci les gentilshommes et les patri-
ciennes : je n'insiste pas, je n'aurais, en fait de preuves,
que l'embarras du choix. Survient M. de Vernay, qui se
propose de nous offrir des types contraires. Il peint ou
plutôt il esquisse un gentilhomme doué d'une grande
délicatesse d'esprit et de cœur, une exception si vous
voulez, qui a le malheur d'être le mari d'une femme
célèbre par l'éclat de ses ouvrages et de sa vie. M. d'Er-
LES JEUDIS DE MADAME GRARBONNEAU. 970
manccy, c'est son nom, est le voisin de campagne d'un
autre gentilhomme, le marquis d'Auberive, plus riche
et plus noble que lui, et qui peut, privilège bien rare!
remonter aussi loin que possible à travers ses parche-
mins sans y rencontrer la tache la plus légère. H. d'EN
loancey a une fille, Aurélie, adorable enfant, pure
t comme les anges. Le marquis d'Auberive a un fila,
\ Emmanuel, beau, romanesque et passionné. Emmanuel
et Aurélie s'aiment; ils sont fidts l'un pour l'autre :
I mais d'une part les commérages de la ville voisine et
I des châteaux d'alentour font subir & Aurélie le contre-
coup des brillants désordres de sa mère; de l'autre,
les journaux apportent jusque dans la solitude habitée
par M. d'Ermancey l'écho mal étouiïé de la vie bruyante
de sa femme. Qu'arrive-t-il? ce qui doit logiquement
arriver, étant donnés les deux caractères et les situa-
tions respectives. Lé marquis demande à M. d'Er-
mancey Aurélie pour son fils, et M. d'Ermancey la lui
refuse^ : ce scrupule est exagéré, j'en conviens ; il fait
le malheur de deux êtres charmants, innocentes victi-
mes de fautes qu'ils n'ont pas commises; mais il
complète et couronne le type que l'auteur a voulu
peindre et qui ne représente pas, selon lui, la morale
universelle, ni l'accomplissement d'un devoir absolu,
mais une certaine façon de comprendre cette morale et
ce devoir. Convention, dites-vous? soit; mais, pour
cette âme délicate et timorée, cette convention s'appelle
' Toir It note k la fin du Tokme.
380 LES JEUDIS DE MADAME GIIARBORlfEAU.
rhonneur : elle est contraire à la loi de nature, de
cette douce et bienfaisante nature que vous aimez tant?
soit; mais cette morale naturelle, si vous la laissiez
faire, pourrait vous mener loin; elle vous dirait : Man-
geons chaud, buvons frais, aimons les jolies femmes et
les bonnes truffes, soyons toujours du parti du sucdès,
et nargue du qu'en dira-t-on! — Appliquez cette théo-
rie à Tart tout entier, à la poésie, au drame, au roman,
et vous condamnez à mort des œuvres que vous admi-
rez, des œuvres tout autres que cette pauvre Aurélie,
dont je fais d'ailleurs bon marché. Vous détruisez d'un
seul coup cet élément essentiel de toute émotion pa-
thétique et élevée; la lutte de la passion contre la con-
science, de la conscience contre les entraînements du
cœur, de l'imagination et des sens. Hernani arraché
aux bras de dona Sol et se tuant pour rester fidèle à
son serment, morale de convention! Le Richard de
Jules Sandeau, fuyant la jeune fille qu'il aime quand il ^
découvre qu'elle est la sœur de l'homme qui a aimé et
déshonoré sa mère, morale de convention I Convention,
le Cid, Polyeucte et le vieil Horace et son filsl Conven-
tion, archi-convention, le Maxime et la Marguerite de
M. Octave Feuillet, qui ont fait couler tant de larmes I
Vous vous réduisez au répertoire de M. Ernest Feydean
et de M. Champfleury, à Sylvie et aux Amants de
SairUe-Périne. Qu'en résulte-t-il? Lorsque Ton a bien
salure le public de cette littérature; lorsqu'au théâtre
et ailleurs on a bien installé sur les ruines de la morale
de convention cette morale de nature qui commence
LES JEUDIS DE MADAME GHARBOIiNEAU. 981
la gloriGcation des appétits et finit à l'exhibition
ies jambes, si Ton essaye de nous offrir une œuvre
d'allare plus fière et plus haute, elle tombe au milieu
des sifflets, des bâillements et des éclats de rire, et
nous redemandons du Pied de Mouton. Donc, si cet
éternel spiritualisme dans Vart^ dont j'avoue que nous
avons un peu abusé, vous impatiente et vous ennuie,
laissez du moins à l'idéal un dernier refuge, comme
on laisse un coin de terre à un souverain exilé de
son empire. Ne lui disputez pas son île d'Elbe ou
sa principauté de Monaco I Cultivez dans vos serres
chaudes, amassez dans vos vases de Chine les ca-
meUias et les roses, les jacinthes et les tubéreuses;
mais n'écrasez pas du talon de votre botte la pauvre
fleur de violier ou de clématite qui végète sous les
ruines!
— Amen I dit M. Toupinel ; mais, à présent, pour
qu'il soit bien avéré que le récit de M. George de Ver-
nay nous laisse à tous une impression salutaire, j'ai
l'honneur, mesdames et messieurs, de vous proposer
un toast et un serment, avant de clore les jeudis de
madame Charbonneau. — A la province I et, tous tant
que nous sommes ici, jurons de lui être fidèles, de ne
plus la quitter, de ne demander qu'à elle seule nos
sujets d'études, le but de nos ambitions, la recom-
pense de nos travaux, nos plaisirs, nos peines, nos il-
lusions, nos enthousiasmes, nos rêves, nos émotions
mondaines, artistiques et lilléraircs I Jurons de ne ja-
mais remettre les pieds dans cet affreux Paris que j'ap-
16.
m LBS JEUDIS DE MADAME GHARBORNEAU.
pelleraig la moderne Babylone, si la nouveauté de cette
expression ne me semblait un peu hardie ; ce Parisy
sphinx redoutable, dont chaque énigme coûte si cher
aux téméraires qui essayent d'en trouver le mot;mino-
taure insatiable qui dévore, en guise de chairs virgi-
nales, tant de génies inédits, de songes radieux et de
juvéniles espérances : meurtrière courtisane, dont les
sourires trompent, dont les caresses tuent, dont la
beauté décevante n'est que fard et maquillage, et qui
passe ses cruels loisirs à se faire des colliers de
perles avec les larmes de ses victimes : ce Paris enfin,
que notre compatriote et ami, George de Yemay, a eu
tant de raisons de maudire et dont il a si spirituellement
échangé la vie fiévreuse contre la douceur et Tinno-
cence des champs, les soins paisibles d'une mairie de
village, les sages calculs d une économie prévoyante et
les satisfactions délicieuses du devoir accompli. , . Haine
et anathème à Paris t Jurons encore une fois de n'y re*
tourner jamais I
L'effet de ce discours fut électrique,
— Nous le jurons I s'écrièrent tous les assistants,
avec autant d'ensemble que les Suisses d'Uri et de
Schwitz au second acte de Guillaume TeU*
— Nous le jurons I répétèrent bravement M. et ma*
dame Charbonneau I
— Je le jurel dit George de Yernay plus violemment
que tous les autres.
-^ Je le jure I ai-je ajouté de toutes mes forces, cé-
dant à Tentrainement général,
LES JEUDIS DE MADAME GHARBONNEAU. 283
Un mois après, M. et madame Charbonneau, George
de Vernay, maire démissionnaire, et moi, nous nous
retrouYions ensemble dans le même wagon, sur le che*
min de fer de Marseille à Paris. Madame Charbonneau,
aussi jolie et plus Parisienne que jamais, ne perd pas
son temps : elle a déjà l'oreille de deux ou trois chefs
de division, ses grandes et petites entrées dans deux
ou trois ministères, et Ton assure qu'elle possède des
recettes particulières pour faire obtenir par son mari
une recette générale. Moi, je suis au comble de mes
TCBUx ; j'ai un drame en sept actes reçu à corrections
au théâtre de Belleville, et je serai joué au mois d'août
prochain, dès que le thermomètre aura atteint trente
degrés de chaleur. Quant à George de Yernay, il a hé-
roïquement repris cette vie littéraire contre laquelle
tous les serments ressemblent à des serments d'ivrogne
ou de joueur. Ce gaillard-là a toujours eu de la chance,
et je ne sais vraiment pas où il s'arrêtera ! A peine au
sortir de la première jeunesse (cinquante ans, huit
mois et dix-sept jours), il a, dit-on, le vague espoir de
remplacer, à l'Académie française, le successeur de
l'homme éminent qui succédera au successeur du suo
cesseur de M. YienneL
NOTE
Ces quinze dernières pages ne peuvent être tout à fait
intelligibles que si Ton a lu (maisquincrapaslu?) l'ar-
ticle de M. Sainte-Beuve dans le Constitutionnel du 3 fé-
vrier. Je ne saurais en parler sans un certain enibar-
ras. Si j'en crois les échos de la petite presse et les
susceptibilités de quelques-uns de mes amis, il paraî-
trait que rillustre critique m'a éreinté. Or je dois dé*
darer que son article m'avait causé une impression
toute différente : j'y avais tu l'œuvre d'un adversaire
ingénieux, fin, poli, malin, cherchant les points vul-
nérables (ce qui est de bonne guerre), et, en somme,
sauf quelques légères injustices de détail, me faisant à
peu près la part à laquelle je puis raisonnablement
prétendre. Je m'y étais vu surtout, pour la première
fois depuis que je suis entré dans la vie littéraire, ap-
préciéy discuté, évalué, serré de près par un écrivain
supérieur, et cela d'une façon qui ne ressemblait ni
aux complaisances faciles de Tamitic, ni aux gamine-
fies de la bohème, ni aux violences de la haine. Ce-
SM LES JEUDIS DE MADAME CHARBONNEAU.
pendant, après avoir admiré et même remercié son
juge, il n'est pas défendu de recourir à Tappel et de
plaider encore. Dans le dialogue qui termine le pré-
sent volume, les interlocuteurs de George de Vemay
(qui n'est autre que moi-même) débattent à leur ma-
nière la plupart des chefs d'accusation si spirituelle-
ment développés par M. Sainte-Beuve : sur quelques-
uns, je me tiens pour battu ; sur d'autres, je crois
qu'un bon avocat aurait beaucoup à répliquer. Je ne
me permettrai, en finissant, qu'une seule remarque,
— et une remarque d'après coup, — à propos de cette
pauvre Aurélie^ que je croyais morte et enterrée, et à
laquelle H. Sainte-Beuve a donné, en y insistant, une
sorte de nouvelle vie. H. Yerbelin, le défenseur ofB«
cieux d'Aurélie (page 279), la défend fort mal, et cela
par une bonne raison, c'est que je l'avais complète-
ment oubliée. En réalité, ce n'est pas M. d'Ermancey,
le pare d'Aurélie, qui refuse sa fille à Emmanuel, le
fils du marquis d'Auberive : c'est Aurélie qui, ayant
entendu tonte la conversation entre son père et le
marquis, se refuse elle-même : elle cède à un scrupule
peut-être excessif, mais qui tient aux plus intimes dé-
licatesses du cœur, et n'a dès lors rien de commun ni
avec la morale de convention, ni surtout avec a ces
duretés, ces férocités antiques, sacerdotales, féodales
et patriciennes qu'ont brisées les révolutions, d -^
[ci, je l'avoue (bien qu'on soit mauvais juge dans
sa propre cause), je n'ai pas reconnu l'exquise
justesse de ton dont M. Sainte-Beuve nous a donné
LES JEUDIS DE MADAME GlIARBORflEAtJ. 28)
tant de preuves. Non-seulement il tombe dans l'em-
phase au moment où il vient de me la reprocher;
mais ridée même porte à faux : c'est justement
parce que les révolutions, — que nous ne maudissons
pas toutes, — -> ont fait rentrer dans le droit commun
les privilégiés d'autrefois, c'est justement parce qu'il
ne leur reste rien de leurs anciens privilèges, qu'ils
doivent en conserver un seul, celui de se montrer plus
scrupuleux, plus ombrageux même dans les questions
tout idéales d'honneur et de sentiment. Cette vérité ne
serait-elle reconnue et pratiquée que par l'impercep-
tible minorité de gentilshommes français, le roman de
bonne compagnie aurait le droit d'y chercher ses types,
de même que le romanen vogue a cherché les siens parmi
les gentilshommes tarés et les patriciennes déclassées.
En toute autre circonstance, cette nuance n'eût pas
échappé à l'esprit si fin de M. Sainte-Beuve : tant il est
difficile, dans notre malheureux métier, malgré les
plus belles résolutions d'équité et de sagesse, de ne
pas s'échauffer outre mesure, de ne pas risquer Yut de
poitrine, ou bien de se borner à chanter juste I
Cette remarque tardive m'est suggérée, au mo-
ment de mettre sous presse cette dernière feuille, par
un article de l'excellente Revue de Bretagne et de Ven-
dée (février 1862), article signé Edmond Dupré. Je
remercierais plus vivement M. Edmond Dupré si j'étais
moins son obligé, et je le louerais davantage si, de-
puis bien des années, il ne me comblait des témoi-
gnages de la plus flatteuse sympathie. !1 vient de
S88 LBS JEUDIS DE lIADAtlE GHARDONNEAU.
me prouver qu'il se souvenait de mes romans mieux
que moi-même; et bien souvent il lui est arrivé de
compléter ma pensée par son interprétation aussi
bienveillante que délicate, de comprendre ce que j'avais
tenté de faire plutôt, hélas I que ce que j'avais fait.
Que M. Edmond Dupré (est-ce bien son vrai nom?)
reçoive ici l'expression de ma reconnaissance I Rendre
un légitime hommage à un écrivain de province qui
n'aurait eu qu'à vouloir pour réussir à Paris, n'est-ce
pas la meilleure manière de terminer un petit liyre où
j'ai raconté les malheurs d'un écrivain de Paris qui
eût mieux fait de rester en province?
A. P.
Lia» im.
FIN.
NOUVELLES
CAUSERIES
DU SAMEDI
i \n ^EV^ i ■'!.•
OEUVRES COMPLÈTES
DB
ARMAND DE PONTHARTIN
FORMAT GRAND 111-18
CAUSERIES DU SAKEDI
NOUVELLES CAUSERIES DU SAMEDI
DERNIÈRES CAUSERIES DU SAMEDI
CAUSERIES LITTÉRAIRES ;
NOUVELLES CAUSERIES LITTÉRAIRES
DERNIÈRES CAUSERIES LITTÉRAIRES
CONTES ET NOUVELLES.-
LE FOND DB LA COUPE
MÉMOIRES D^UN NOTAIRE..
CONTES D^UN PLANTEUR DE CHOUX
LA nN DU PROCÈS •*
POURQUOI JE RESTE A LA CABfPAGNE . '
OR ET CLINQUANT
YOl.
Paris, Imp. de L. TlNTERLIN. rue Neuve-des-Bons-Kiifants, S.
NOUVELLES *^
CAUSERIES
DU SAMEDI
DEUXIÈME SÉRIE DES CAUSERIES LITTÉRAIRES
PAR
ARMAND DE PONTMARTIN
DIVXltMB iDITIOM
PARIS
MICHEL LËVT FRERES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
RDB TITIBNlfl, 2 Bit
4860
Tons droilfl réservés
DE L'ESPRIT LITTÉRAIRE EN 1858
On l'a dit avec une éloquente justesse : il n'y a de grand
chez rhomme que son effort vers quelque chose de plus
grand que lui. L'art, cette parure des sociétés polies, n'est
ou du moins ne devrait être que l'expression même de cet
effort, de cet élan vers un idéal qui répond tout à la fois
à notre nature et la dépasse. Prenons pour point de dé-
part celte moyenne de sentiments, de pensées, d'habi-
tudes, d'intérêts, qui forme, pour ainsi dire, le fond de
la vie humaine. Si une œuvre d'art, nous trouvant dans
ce milieu j tend à nous élever au-dessus ; si nous sentons
qu'elle nous dégage un moment de nos attaches terrestres
pour nous transporter vers des régions plus hautes, li-
vrons-nous sans crainte et soyons sûrs qu'elle nous vient
d'une inspiration excellente, alors même que l'exécution
aurait faibli entre les mains de Tartiste. L'œuvre, au con-
traire, qui nous rabaisse au-dessous da cette température
intellectuelle et morale, qui annule en nous toutes les as-
pirations supérieures et divines, pour surexciter ou flatter
tout ce que notre être contient de sensuel et de bas, celle*
là, quelles que soient d'ailleurs le» grftces de la forme et
2 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
la perfection des détails, nous arrive d*une source impure
et appartient à un ordre d*idées inférieures et corruptrices.
Hélas! ces vérités élémentaires, appliquées â la littérature
actuelle , en seraient la condanmation la plus éclatante.
Qu'on se rassure pourtant : nous ne prétendons pas ou-
vrir ici une école de pessimisme et de dénigrement systé-
matiques. On a vu surgir, dans ces derniers temps, des
paladins si intrépides, de si bouillants redresseurs de
torts, qiïe nous n'avons plus à nous occuper de la sûreté
des routes littéraires. Grâce à cette gendarmerie d'élite,
elles ne tarderont pas sans doute à être purgées de tous
les vagabonds, de tous les truands, de tous les bohèmes
qui détroussaient la morale , dévalisaient le bon sens et
assassinaient l'orthographe. Laissons ces chevaliers armés
de toutes pièces continuer leur croisade, musique de Verdi
en tète, et tâchons de rester dans le vrai. Le pessimisoie
est essentiellement stérile ; le dénigrement ne persuade et
ne convertit personne. Les imaginations auxquelles on
s'adresse ayant nécessairement un enjeu dans le mal
qu'on leur signale , si on leur représente ce mal comme
sans remède, comme n'étant mêlé d'aucun bien, elles se
révoltent contre ce désespérant anathème , et la rigueur
même de l'arrêt en compromet l'autorité.
Hais notre droit, liotre devoir, en dehors de tout paHi
pris et de tout système, est de rechercher de quel c6lè
penche aujourd'hui la littérature ; et ceci n'est , dans les
traditions de la critique, ni une innovation ni un para-
doxe ; car toute littérature, par cela même qu'elle relève
à la fois des grandeurs et des faiblesses de l'esprit bu-
main, a, jusque dans ses phases les plus brillantes, un
côté qui, en s'aggravant, peut devenir dangereux ou fu-
neste. En d'autres termes, il a existé toujours, ou presque
toiyours, deux littératm*es marchant côte â côte, la bonne
DE L*ESPRIT LITTÉRAIRE EN 1858. S
et h mauvaise; et 0 suffirait, pour s'en convaincre , de
jeter un regard en arrière vers les époques de tâtonne-
ments ou de décadence, comme vers celles qui demeu-
rent pour les générations suivantes un siyet d'adnû-
ration, de regret el d'étude. Seulement, et c'est là une
distinction importante , la prépondérance du bicb OB du
mal dans les lettres varie suivant que les temps sont favo-
rables ou contraires au libre développement de la pensée
dans le sens de sa vraie mission et de sa céleste origine,
an généreux essor des âmes vers un but digne d'elles. Une
littérature est dans une pàiode de vigueur ou d'affaissé*
ment, de prospérité ou de misère, selon que le#mouve<-
ment, la vie, le succès, l'entrain, la popularité, l'influence,
la faculté d'attirer à soi les talents jeunes, ardents, avides
de renommée et de bruit , apj^tiennent aux idées saines
oa corruptrices, aux célébrités pures ou tarées, aux
œavres honnêtes ou perverses, aux bons ou aux mauvais
exemples.
Ceci posé, et en admettant avec nous que l'artj moderne
penche d'un côté où il trouverait bientôt, s'il s'y abandon-
nait, sa dégradation et sa perte, en admettant que ces
alarmants symptômes menacent notre pays dans une de
ses plus précieuses couronnes, dans sa gloire la plus belle
après la gloire des armes, à qui faiidrait-il s'en prendre?
Ced est assez déUcat à indiquer, car la littérature évidem-
ment n'est pas la seule coupable : nous devrions faire la
part des vicissitudes politiques que nous n'avons point à
juger ici, de la société, qui a trop souvent, dans ses rap-
ports avec les lettres, négligé tout ensemble ses inté-
rêts et ses devoirs, et de la critique, qui, auUeu de diiiger
ou d'avertir, s'est trop complaisamment amusés à faire
Fëcole buissonnière. On le voit, le champ est vaste, le
sujet compliqué I et c'est parmi lea éléments bien divers
4 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
que nous aurions à dégager la moralité des spectacles qod
nous affligent, l'étude du moderne esprit littéraire en pré*
sence des événements , de la société , de la critique et de
lui-même.
Les excès de l'esprit littéraire ne datent pas d'hier : des
jugfis ëdairés en signalaient les abus avant les catastro-
phes que Ton a pu lui attribuer en partie, et qui ont pré-
paré sa déchéance. Dès l'année 1847, en un monoent de
sécurité trompeuse qui cachait déjà bien des périls et des
abîmes, un homme, que Ton n'accusera pas de rigorisme
ou même d'indifférence envers les accroissements et les
libertés^ de la pensée S signalait, avec des ménagements
ingénieux et des appréhensions prophétiques, les écarts,
les dangers et les travers de cet esprit littéraire, c'est-à-
dire de la littérature cessant d'être l'instrument d|une
idée féconde , s'isolant des causes qu'elle doit défendre,
de la tâche qui lui est imposée dans la distribution des
forces et des influences sociales, pour devenir un art in-
dépendant de tout ce qu'il aurait à exprimer, à combattre
ou à servir, une puissance particulière, sui generis, ne
cherdiant plus qu'en elle seule sa vie, son but et sa gloire.
Or, si l'on convient, avec un de nos écrivains les plus
éminenls, que, parmi les œuvres de l'esprit, les meilleures
sont celles d'où la préméditation littéraire est complète-
ment absente, et qui n'existeraient pas si mie passion ar-
dente, une conviction vigoureuse, un intérêt puissant, ne
les avaient fait tout à coup jaiUir d'un cerveau inspiré, on
sera forcé d'avouer que l'excès dont nous parions doit
amener des résultats diamétralement contraires , et im-
primer à tous ses produits un caractère artificiel et débile.
Arrivé ou plutôt descendu à ce point, l'esprit littéraire
* M. de Réfflosat, Pmé et Pré$en$i 1847.
DE L'ESPRIT LITTÉRAIRE EN 1858. 5
8'offire à nous arec deux tendances qui, par le fait, n'en
sont qu'une : exagération et isolement. Remarquez, en
effet, que tout pouvoir qui se croit assez fort pour vivre
désormais de sa vie propre et se passer d'auxiliaires et
d*^puis croit s*agitindir et se fortifier encore par cette
orgueilleuse rupture avec tout ce qui le soutenait et le
complétait autrefois. Illusion également fatale à tous les
pouvoirs ! L'histoire est là pour nous l'apprendre. En po-
litique comme dans les lettres, dans Tordre intellectuel
' comme dans les lois de la nature extérieure, les éléments
de la vie s'appellent entre eux par une double faculté
d'assimilation et d'expansion ; si bien que toute puissance
TÎvace et féconde attire à soi d'autres germes de vitalité
et de force , et leur communique à son tour sa fécondité
et sa vie. C'est pour avoir méconnu cette vérité que les
pouvoirs qui, par un sentiment exagéré de leur grandeur,
n'ont plus voulu exister que par eux-mêmes et ont repoussé
Ifurs alliés et leurs soutiens, ont été, après un moment
de splendeur factice et passagère , condamnés à une ra*
pide décadence, et ont même fini par perdre leur raison
d'être. Citons, comme exemple, notre ancienne monar-
chie, et revenons bien vite à la littérature. L'esprit litté-
raire, cette royauté absolue et sans contre-poids, après
avoir brisé, comme l'autre, tout ce qui en faisait une
partie intégrante de la nation, de la société et des institu-
tions françaises^, a dû, comme l'autre, jeter une lueur
éblouissante, artificielle et fugitive, et trouver enfin sa
iKiine dans son isolement et son excès.
Et cependant, même en se reportant à cette époque où
l'auteur de Passé et Présent commençait à signaler d'in-
quiétants symptômes, qui ne serait frappé d'une différence
entre les excès d'alors et ceux d'aujourd'hui? Dans ce
temps-là, l'esprit littéraire, s'il sortait de ses voies véri-
6 CAUSERIES LITTËRÂIRES.
tables pour se complaire dans son omnipotence et ses
caprices, tendait du moins ou paraissait tendre à de
grandes choses. Cette exagération de son rôle et de sa
destinée en ce monde se manifestait par en haut, au-des-
sus des sphères où doit raisonnablement s'exercer son ac-
tion sur les intelligences. Il teignait de ses couleurs écla-
tantes la politique, l'histoire, la poésie, la propagande
révolutionnaire, et toutes ces chimères sociales, pré-
ludes des révolutions, n aspirait à intervenir, d'une
façon dictatoriale, dans le gouvernement des sociétés fu-
tures, à créer un type d'individualisme superbe, investi
de la double royauté de For et du génie, dont il serait
le premier ministre, et qui serait appelé à dominer, sous
son inspiration immédiate, les républiques et les empires.
 supposer qu'on pût prendre un moment au sérieux
ces grandes fictions romanesques dont la bourgeoisie
d'alors eut le tort d'accepter bénévolement le clinquant
et les prestiges, elles traduiraient, en récits plus extra-
vagants que des songes, les ambitions de la littérature
visant à la toute-puissance. Il y avait là présomption , or-
gueil, démence, ridicules et dangers de toutes sortes ; il
n'y avait pas abaissement : c'était insensé, ce n'était pas
vil. Et puis l'expérience manquait; si Ton pouvait déjà,
sans trop d'invraisemblance, douter que les facultés poé-
tiques dussent nécessairement impliquer l'aptitude aux
affaires et au gouvernement, il n'y avait pas encore de
raison concluante pour supposer qu'un grand écrivain ou
un grand poète y fïit moins propre qu'un avocat ou un
banquier. L'erreur même qui confondait ainsi' des voca-
tions si diverses ou plutôt si contraires était de celles qui
exaltent les esprits, qui les égarent peut-être, mais qui
ne les dégradent pas. Les institutions libérales de cette
époque, les libertés toujours croissantes des imaginations
DE rBSPRIT LITTËRÀIRE EN 1858. 7
enivrées de leurs propres philtres, certaines complaisances
parties de haut lieu et justifiées par rinexpërienca.'et j»ar
les séductions du talent, tout contribuait à cette surexci-
tation démesurée de Tesprit littéraire. Si des hommes
sa^ s'en alarmaient dés lors et en ont adresse le reproche
aux entraînements et aux faiblesse's du moment, la situa-
tion actuelle donne lieu à des remarques d*un tout autre
genre. Loin de nous la pensée d* aborder ici la politique
et de la faire intervenir dans nos humiliations littéraires I
La fittérature, après tout, n'est que le luxe des sociétés ,
d, si la force des choses amène le sacrifice de ce luxe à
des intérêts urgents et à des périls visibles, on ne peut ni
8*en étonner ni s'en plaindre. Mais enfm, à part tout«
idée d*oppositioo et de satire, il faut bien reconnaître que
les lettres ne sauraient avoir d'existence indépendante de
ces formes de la vie publique qui peuvent les élever ou
les abattre, les fortifier ou les affaiblir, piquer leur ému-
lation ou provoquer leur lassitude. Elles se recrutent ,
s'animent, s'excitent par le voisinage et le contact d'insti-
tutions, de libertés, de luttes, qui ne se confondent pas
avec elles , qui parfois même heurtent leurs délicatesses
et absorbent à leurs dépens l'attention générale, mais qui
les entraînent dans leur mouvement et les échauffent de
leur feu. Les germes féconds que ces libertés déposent
dais les âmes et disséminent dans l'air, l'élan qu'elles
impriment aux jeunes tètes, le goût de polémique et d'à*
venture qu'elles propagent et dirigent, peuvent rejaillii
sur la littérature ; car tous les enthousiasmes s'enchaînent
comme tous les désenchantements, et nous n^en voudrion
[xnir preuve que ces magnifiques batailles littéraires de la
Restauration, contemporaines et rivales des luttes pas-
sionnées de la tribune et de la presse. Chaque époque a ,
eu littérature, une expression particulière, des genres
8 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
diflèrents amenés par des talents supérieurs à un plus
havit degré de perfection , à mesure que le courant des
idées, Vardeur des illusions ou des croyances, le jeu des
intérêts publics, la curiosité, le goût, la passion, la mode,
se portent de préférence vers tel ou tel point. S'il est
vrai, par exemple, que Téloquence de la chaire a figuré
au premier rang des gloires littéraires du dix-septième
siècle, que la propagande philosophique a un moment
dominé en souveraine tout l'art du dix-huitième, on peut
dire que la tribune et la presse, sans être précisément la
littérature du dix-neuvième, en étaient la manifestation
la plus vivante et la plus populaire. Elles agitaient du
moins, elles passionnaient les esprits; et ce mouve-
ment, cette passion, venant à rencontrer, dans des intelli-
gences animées de la ferveur commune , une faculté plus
spéciale d'art, de poésie, d'invention ou de raffinement
littéraires, se traduisaient en beaux ouvrages. Les glorieux
efforts du romantisme de 1828, les enthousiasmes et les
colères que soulevaient ses tentatives , le caractère mili-
tant qu'offrit chacun de ses succès, le contre-coup qui
s'en faisait sentir dans la société polie et y maintenait le
goût des plaisirs de l'esprit, tout cela ne fut qu'une des
faces de la vie publique d'alors, ayant vue, non plus sur
la Chambre des députés, lea bureaux des grands journaux
et les champs de bataille électorale, mais sur le Théâtre-
Français, les cours de la Sorbonne, les préfaces des livres
nouveaux, le salon des chefs de la pléiade et les cabinets
de lecture.
m
Ces sources s'étant tout & coup taries à la suite d'un
de ces orages qui dessèchent les rivières après en avoir
fait des torrents, ces conditions de renouvellement et
d'excitation féconde ayant subitement manqué à l'esprit
littéraire, que lui restait-il? Le vide : il s'est souvenu du
DE L'ESPRIT LITTERAIRE EN i858. 9
de Corneille, et, n'ayant plus où se prendre, il s'est
ramené en soi : mais, hélas ! en présence de quelle situa«
ticm nouvelle? Autour dé lui tout était changé. Il ne
s'agissait plu3 de s'amplifier, de s*exalter, de rêver la
conquête du monde, de créer ces types dominateurs et
sqieriies, symboles de ses ambitions et de ses songes. La
phase des mortifications commençait. L'expérience, une
douloureuse expérience, était là pour démontrer où nous
avaient conduits ces aspirations chimériques, et en pareil
cas, on le sait, les espérances déçues et les illusions bri-
. sées rejettent les violents et les faibles, c'est-à-dire les
majorités, vers l'extrémité contraire. Condamné par
Tévénement à subir cette réaction du bon sens et des
idées positives, humilié, aigri, irrité plutôt que converti
par l'adversité, que pouvait faire l'esprit littéraire et
qu*a-t-il fait? 11 a suivi la marche logique des pouvoirs
qoî, en s' exagérant, s'affaiblissent, et qui, ayant perdu
leur légitime emploi, croient y suppléer par le stérile
étalage de leurs abus et de leurs caprices. S'imaginant,
par l'effet de l'habitude, que tout lui était permis et que
tout lui était dû, mais ne pouvant plus appliquer à de
hautes ambitions ce sentiment excessif de ses privilèges
et de ses droits, il a passé d'un extrême à l'autre, et s'est
exagéré par en bas au lieu de s'exagérer par en haut.
L'empire du monde lui faisait défaut : il a remplacé la
chioiére par le calcul et visé au bien-être, aux gros béné-
fices, à la richesse promptement acquise. Ce n'est plus un
jeuae ambitieux aspirant à la domination universelle :
€ est un habile teneur de livres, un égoïste madré, blasé,
longeant avant tout à faire valoir les articles de son petit
commerce, et supputant à part soi ce que peut lui rap-
porter chacune de ses œuvres, surtout s'il sait y mêler, à
des doses convenables, l'annonce, Taffiche et la réclame.-
iO CAUSERIES LITTÉRAIRES*
Ce n'est plus un prétendant, c'est un industriel. Par ttflê
bizarre alliance qui tient à des vanités contradictoires, il
est à la fois si infatué de sa valeur, si insoucieux de sa
mission et si désabusé de ses rêves, que, s'il trouve une
occasion favorable, il s'en empare, abdique et s'absorbe
dans l'industrie et l'agiotage, jadis ses antagonistes, au-
jourd'hui ses propres parents.
Ici une objection se présente : si l'esprit littéraire,
n'étant plus vivifié par les libertés politiques, est sujet
à de telles misères, comment donc se fait-il que, sous
des gouvernements non moins absolus que tous ceux
de notre époque, la littérature ait atteint son apogée
et produit ses plus magnifiqves chefs-d'œuvre? Le
siècle de Louis XIV s'offre aussitôt à la pensée. Il y
a là, ce nous semble, une distinction capitale. Lors-
qu'une société, une cjvilisation, passant d'une orageuse
adolescence à une vaillante jeunesse, est en progrés
et en tutelle, lorsqu'un pouvoir nouveau, idéal, non
classé encore , s'y produit peu à peu et y marque sa
place au milieu des puissances établies, peu lui importe
que cette place lui soit disputée, que les institutions pu-
bliques le gênent et l'entravent : que dis-je? en ayant
l'air de l'entraver, ces institutions, cet état social, favo-
riseront son essor et ses conquêtes. Il aura pour auxi-,
liaires et pour complices ceux-là mêmes que leur position j
et leur intérêt apparent devraient mettre en garde contre
ses entreprises, n sera secondé par ce penchant naturel
au cœur humain, que l'immobilité fatigue, qui, dégoûté
de ce qu'il a, ennuyé de tout ce qui le règle et le limitei
aspire à l'inconnu comme à son domaine véritable. Tout
lui sera bon alors, à ce pouvoir indéfini et invisibleij
tour signaler sa venue et préparer son régne ; les sainte^
bertés de la chaire chrétienne, les épanchements épis^
DE L'ESPRIT LITTÉRAIRE EN 1858. li
tolaires, Tapologae, la satire, les mémoires du cotirtidft ri,
les portraifs du moraliste, la tragédie, la comédie, le
poème, tout, jusqu'aux ingénieuses flatteries prodiguées
ausoorerain et sous lesquelles on reconnaîtrait aisément
une sourde guerre contre ce qui personnifie et protège
Tantique société ; tout, jusqu'à la protection absolue de ce
monarque, heureux de cette nouvelle auréole qui Tient
ajouter à l'éclat de sa couronne, enchanté peut-être de
faire fustiger par ces petits qu'il croit tenir dans le creux
de sa main des grands qui lui portent ou qui lui ont porté
ombrage. Hais, dans une société nivelée, égalisée, aplatie,
dans un monde que dix révolutions ont ravagé, bouleversé
et repétri à leur image, qui s'est un moment enivré de
l'esprit littéraire, qui en a subi les prestiges, accepté les
abus, constaté les périls, partagé les désastres, cet esprit,
dépouillé en même temps de ce qui l'excitait sous les
monarchies absolues et de ce qui le ranimait dans les
États libres, devient un effet sans cause. Se débattant
contre les rancunes qu'il mérite, contrôles méfiances qu'il
provoque, contre le dégoût qu'il soulève, contre la eu*
riositè méprisante qui répond aux dernières parades de
sa vanité, exaspéré du sentiment de ses fautes, de son
déclin, de son impuissance, du vide et du froid qui l'en^
vironnent, il se donne misérablement en spectacle à au4
tnii et à lui-même. C'est un vieil enfant, s'amusant de
ces hochets des sénilités puériles, plus vains que ceux de
l'enfance. Ceux qui s'enrôlent ou qui persistent sous son
drapeau déteint au soleil et à la pluie se divisent en deux
parts : les positifs, nous l'avons dit, songent à s'enrichir ;
les viveurs, à manger et boire. L'arithmétique, la bom-
bance^ puis la représentation en plein vent où l'on s'ap-
pelle par son nom, où l'on se montre au doigt, et où l'on
fidt rire aux dépens du voisin une foule peu délicate dans
n CAUSERIES LITTÉRAIRES.
le choix de ses plaisirs, voilà comment nos raffinés d'au-
jourd'hui entendent et pratiquent la littérature. Cette
grande campagne de Tesprit littéraire au dix^neuviéme
siècle avait débuté par de belliqueuses préfaces, pleines
de promesses, d'enthousiasmes et d'espérances : elle fi-
nit par des carnets d'agents de change et des cartes de
restaurateurs.
Repoussé de la vie publique, n*y trouvant plus l'élé-
ment d'une activité nécessaire à qui veut conserver ses
forces, l'esprit littéraire pourrait-il du moins contracter
ou maintenir une alliance avec la société polie, et se dé-
dommager, dans les salons, du mauvais succès de ses
efforts pour régler les destins de l'humanité ? Hélas ! la ré-
ponse est trop facile, et cette seconde partie de la ques-
tion était d'avance impliquée dans la première. Ces rela-
tions amicales de la littérature et du monde, ce gracieux
échange de toutes les distinctions et de toutes les élé-
gances de l'esprit sur un terrain commun où les lettres
apprennent à être courtoises, la société à être lettrée, et
où la civilisation gagne des deux côtés de ce double en-
seignement, toute cette tradition si excellente et si con-
forme au génie même et aux mœurs de notre pays est
essentiellement aristocratique. Hier encore, dans ce cré-
puscule dont on ne savait pas s'il était un soir ou une
aurore, on jouissait de cette tradition charmante comme
d'un vestige du passé. Le temps a fait un pas, et, dans ce
monde moderne où les événements les plus contradic-
toires en apparence tournent tous, en définitive, au pro-
fit de l'égalité démocratique, il ne nous restera bientôt
plus un seul de ces précieux fragments d'un héritage ré-
pudié par les uns et dissipé par les autres. N'exagérons
rien cependant, et ne flattons pas les salons. Leur in-
fluence n'est pas toujours très-saine : le convenu et le
DE rSSPRIT LITTËRAIRE EN 1858. iS
bdûee 8*y font d'ordinaire une trop lai^e part, et il eat
diiBcQe aux esprits les plus fins et les plus sages d'échap*
per à ce cahier des charges du dilettantisme mondain qui
consiste souvent à admirer des platitudes, à créer de
bosses renommées, à échanger des complaisances^ à af-
bdir le sens littéraire dans une atmosphère Se serre
diaude incompatible avec les franchises et les rudesses
do vrai talent. Hais aussi que d'avantages balançaient cet
inconvénient! Là, du moins, la littérature restait ce
qo'elle doit être ; elle s'associait aux autres délicatesses
de la vie civilisée et leur servait de rayonneinent et de
cooronne. Si le monde, en intervenant à sa manière dans
le mouvement des lettres, leur imposait parfois un goût
de convention et des enthousiasmes de commande, il
exerçait sur elles un contrôle, une surveillance, qui ren-
daient impossibles certains écarts et certains abaisse-
ments, ù grand Condé pleurant avx vers du grand
ComeiUe nous oflre, dans toute son idéale beauté, l'image
de cette alliance qui, tout en perdant beaucoup de ce ca-
ractère héroïque, s'est continuée pendant deux siècles.
Sans remonter aussi haut que le vainqueur de Rocroy et
l'auteur de Polyeucte, remarquons qu'il y a dans les ou-
nages récents, pnéme les plus applaudis, tel personnage,
telle scène, tel détail, tel bon mot, qu'un auditoire d'éUte»
composé de juges compétents, d'intelligences cultivées,
aurait arrêtés au passage, et il eût rendu, en les arrêtant,
on égal service à l'art et à l'auteur. Un critique spiritud
remarquait naguère, en parodiant une phrase de Joseph
de Haistre, que les sociétés ont toujours la Uttérature
qu'elles méritent. On pourrait ajouter qu'une littérature
plaît toujours à la société qu'elle représente. Quand le
sentiment du respect a disparu de la vie sociale, com-
ment subsisterait-il dans le roman et dans le drame?
i4 CÂtrSERieS LITTËBAIRBS.
Quand toutes les grflces, toutes les pudeurs de Tèducâ^
tion et des bonnes manières, ont été supprimées par le
sans-gène moderne, comment tes retrouverait-on au
théâtre et dans les livres 1 Quand l'élévation des idées, la
notion du dévouement et du sacrifice, Faspiration au
beau et au grand, les généreuses folies de la passion et
de la jeunesse, ont fait place, dans les ftmes, au culte de
l'argent, du plaisir et de la matière, comment ces vuN
gaires idoles n'animeraient-elles pas de leur souffle épais
les productions de la pensée ? Cette surveillance de bon
goût que nous regrettions tout à l'heure, de quelle façon
s'exercerait-eile et qui Fexercerait? Les rares connais-
seurs que Ton rencontrait autrefois à tous les rendez-vous
de la littérature, et qui y formaient comme un aréopage
en permanence, s'en sont allés un à un, emportés par le
temps. A cette élite ont succédé des multitudes accourues
de tous les points du globe, profitant à la hâte de cette
facilité de communications oà tout se mêle et 8*égalise,
consommant sans sourciller les repas les plus indigestes
et y assouvissant un appétit de table d'hôte. Qu'importe à
ces dilettantes d'un jour, qui seront demain ce qu'ils
étaient hier, marchands à New-York, gentlemen farmen
en Angleterre, buveurs de bière à Hambourg, vignerons
en Bourgogne, fabricants à Saint-Étienne, courtiers A
Lyon, agioteurs à Paris, que leur importe que les au-
teurs défigurent les mœurs et le langage de la bonne
compagnie, qu'on voie ici un marquis parlant comme un
sous-officier en demi-solde, là un père avili et bafoué de»
vant son fils, ici une comtesse chai^eant un jeune
nomme qu'elle a vu deux fois et qu'elle veut marier à sa
nièce de rattraper ses lettres compromettantes, là une
jeune personne bien élevée signifiant par huissier à ses
parents ses intentions matrimoniales, plus loin une du-
DE L*BSPRIT LITTeRAIRB EN 1858. i5
cliesse se faisant couturière et noyant dans im dA A
coudre les scrupules nobiliaires de son orgueilleuse fa-
mille? Que lui importe que la langue de MM. Scribe et
Dumas fils remplace celle de Racine et de Molière? Ce
sont là des bagatelles pour qui veut se divertir pendant
quelques heures et retourner ensuite à ses affaires. Rien,
d'ailleurs, dans les habitudes de la plupart de ces specta-
teurs et de ces lecteurs, n'est de nature à leur faire
trouver choquant ce que les délicats trouveraient mons-
trueux : ils n'ont pas, ils ne sauraient avoir cette justesse
d'oreille qu'une fausse note révolte, et qu'un ut de poi-
trine ne console pas de l'oubli des nuances. Heureux en»
core si cette curiosité frivole et peu raffinée n'amenait pas
dés conséquences plus fâcheuses ! Nous touchons ici à un
autre progrés dans le mal, à un nouveau genre de dépra-
vation de Tesprit littéraire dans ses rapports avec la so*
ciétë.
n y a quinte ans, quand régndt le roman-feuilleton»
quand ses inventions gigantesques passionnaient la cour,
la ville et la province, et créaient ces existences singu*
liéres, aussi en dehors des lois sociales et morales que
les œuvres étaient en dehors des régies littéraires, on
pouvait dire que la littérature calomniait la société. Ses
procédés, toujours les mêmes, se réduisaient à une per>
pètuelle antithèse qui nous montrait sans cesse rhéroïsme
dans le crime, la grandeur dans le désordre, la poésie
dans le mal, et qui, distribuant les beaux réles à tous les
outiaws des civilisations régulières, imposait les rdles sa-
crifiés, odieux et ridicules, à tous les représentants de
l'ordre, de la hiérarchie, du devoir, de la défense légi-
time et légale, depuis la patricienne jusqu'au prêtre, de-
puis le magistrat jusqu'au gendarme. Mais ces calonmies
n'étaient que collectives, et la société, qui se laissait faire,
'
16 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
pouvait encore, jusqu'à un certain point, s'aveugler sur
la portée de ses complaisances. Eile rencontrait là un
amusement nouveau, des émotions plus violentes, et ces
contrastes, toujours si attrayants pour les imaginations
blasées, entre l'excès du romanesque dans la littérature
et l'uniformité prosaïque, la plate régularité de la via
réelle. Cette vogue insensée, obtenue par des peintures
mensongères, bouleversait déjà toutes les relations des
hommes de lettres et des gens du monde. Les auteurs de
ces étranges récits devenaient, comme leurs œuvres
mêmes, l'objet d'une curiosité peu respectueuse où Fin-
fluence et la dignité littéraires disparaissaient dans
l'éblouissement, le caprice et le fantastique. On parlait
d'eux comme de ces nababs revenus, avec des tonnes
d'or et des boisseaux de pierreries, de régions inconnues
aux vieilles cartes géographiques. On souriait de leurs
prétentions, on se redisait, à voix basse, leurs magnifi-
cences, leurs plaisirs et leurs manies. On savait que les
écrivains ou, pour mieux dire, les artistes, se rassem*
blaient entre eux pour se moquer des bourgeois. On sa-
vait que tel romancier rêvait une liste civile de prince
souverain, que tel autre se proposait de terminer par la
plume ce que Napoléon avait commencé par l'épée, qu'un
troisième se croyait appelé à la présidence d'une répu-
blique universelle avec des peintres pour chambellans
et des rapins pour ministres. Tout cela ne semblait pas
bien coupable, parce que tout cela n'était pas sérieux. De
ces situations respectives résultait le règne du faux, de
l'excessif, du chimérique et de l'impossible. Les créations
de ces maîtres du genre révélaient à chaque page le dé-
faut, le dédain ou l'abus de l'observation, et montraient
jusqu'où l'esprit littéraire peut être entraîné par sa rup-
ture avec la société polie. Toutefois ces travestissements
DE L'ESPRIT UTTËRÂIRE EN 1858. 17
et ces mensonges restaient encore dans le domaine des
généralités. On noircissait à plaisir le gentilhomme, la
grande dame, le fonctionnaire, le prince, le magistrat,
le bourgeois, mais dans des personnages d'invention et
sous une forme accommodée aux exigences du roman.
Toute une classe pouvait se dire offensée, on ne touchait
pas aux individus. La séparation avait porté ses fruits,
ïliostiUté était manifeste, la personnalité ne régnait pas
encore.
Ce triste progrès nous était réservé, et il est logique.
Les catastrophes publiques, les variations du goût et de
h mode, l'esprit de réaction toujours prêt à se réveiller
eo France, avaient relégué dans Tombre ces fictions énor-
mes qui, au milieu de torts innombrables, avaient au
moins le mérite de généraliser leurs calomnies et leurs
paradoxes; mais cette curiosité malsaine qu'elles avaient
excitée et qu'elles ne savaient plus satisfaire subsistait
toujours. La morale était supprimée, le contrôle mondain
annulé, la conscience et la pudeur littéraires réduites au
silence. Les imaginations saturées, ayant épuisé toutes les
sensations violentes, toutes les émotions fébriles du ro-
man et du drame, demandaient quelque chose de plus
vif, de plus court et de plus piquant. C'est alors que nous
avons vu Tesprit littéraire descendre encore un échelon,
la littérature et fa société — hélas ! quelle société ! — po-
ser l'une devant l'autre, non plus pour échanger des con-
seils et des modèles, non plus même pour s'égarer mu-
todlement, ici par des complaisances coupables, là par
des tableaux décevants et corrupteurs, mais pour se faire
vm mauvaise petite guerre où le stylet alterne avec le
coup d'épingle, où le scandale personnel, vrai ou apo-
cryphe, inventé ou amplifié, s'étale et s'exploite en toute
licence, où l'anecdote, la chronique, la nouvelle à la main.
18 GAnSSRIBS LITTËRAiaES.
remplacent le roman et installent sur toutes les devantures
de la petite presse rallusion, Vinitiale ou le nom propre.
N'insistons pas davantage, et bornons-nous à indiquer
cette plaie honteuse avec le lacom'sme du mépris. Assuré-
ment ce n'est là qu'un recoin, — le plus malpropre et le
plus immonde, — de la littérature moderne : il a pour^
tant sa signification et sa valeur. On peut en conclure
que la veine aristophanesque, inhérente à Tesprit français
et inséparable des luttes du journalisme, s'est abaissée
comme tout le reste. N'ayant plus de sens politique, ne
pouvant plus s'attaquer aux grands et aux puissants de
ce monde, elle se rabat sur des particuliers, pénétre dans
leur vie privée, force leur secrétaire, publie leurs corres*
pondances, dessine leur caricature, trahit les secrets de
leur ménage, le tout pour ameuter plus de curieux et at*
tirer plus de lecteurs. Ce que les poumons intellectuels
doivent y subir d'exhalaisons pestilentielles, les bouffées
de mauvais air qui se répandent de là sur le monde des
lettres, les souillures qu'y infligent et qu'y reçoivent la
société et l'esprit littéraire, le fond de passions dégradan*
tes qui s'amasse dans ces âmes que l'idéal aurait pu peut-*
être illuminer d'un de ses rayons et la muse d'un de ses
sourires, voilà ce qu'il est facile de comprendre et superflu
de constater.
Et la critique? Nous aurions trop à dire s'il fallait énu*«
mérer ses fautes, et, avant de lui jeter la première pierre^
nous ferions bien de nous assurer que nous n'avons ja-
mais péché. Remarquons seulement qu'elle s'est éloignée»
autant que la société et la littérature, de son rôle vérita^
table. Ramené à son expression la plus solide et la plus
nette, ce rôle consiste à avertir ceux qui écrivent et à
éclairer ceux qui lisent. Signaler dans les ouvrages do
l'esprit le bien et le mal» afin que le public s'y porte ou
DE UESPRIT LITTÉRAinB EN 1858. 10
s*en abstienne, afin que les auteurs s'arrêtent on se cor-
rigent, telles sont, ou du moins telles étaient, aux époques
primitives, les fonctions de cette magistrature littéraire,
qui n'a pas, comme l'autre, le privil^e d*étre inamo*
vible. Nous avons, comme Sganarelle, changé tout cela*
Les opinions peuvent varier sur le talent, la grâce, la verve,
la malice, le style de nos critiques en renom; mais, quand
ils ont parlé d'une œuvre, nous défions ceux qui l'ont
écrite de savoir ce qu'ils auraient dû éviter ou faire pour
que cette œuvre fût meilleure, et nous ne défions pas
moins ceux qui voudraient en connaître le fort et le faible
d'avoir là-dessus une information précise ou même ap-
proximative. Les provinciaux, les arriérés, les gens naïfs,
tous ceux qui ne sont pas initiés aux arcanes des métho-
des nouvelles, s'exposeraient à d'étranges bévues et à de
singuliers mécomptes, s'ils prenaient au pied de la lettre
les arrêts de ces juges ou de ces oracles. La critique, au
lieu de régler, de conseiller, de relever l'esprit littéraire,
est devenue sa complice : elle s'est faite styliste et fantai-
siste comme lui; comme lui, elle s'est éprise de paillettes
et de falbalas. Elle a imité ses caprices, emprunté ses
fanfares, vécu de ses inutilités et de ses friandises. La
conscience ôt le goût, ces deux moitiés d'elle-même, vieil*
leries! Ce qui lui importe, c'est de savoir ruser comme un
diplomate, éblouir comme un artificier, bavarder comme
un avocat, prendre le plus long comme un écolier, ma*
nier le fleuret comme un maître d'armes. Avec ces am"
naissances utiles, elle peut se passer de science, d'auto-
rité et de sens moral. Et remarquez que je ne lui
demanderais pas même de n'être ni passionnée, ni par-
tiale, ni injuste. Je ne crois pas que l'impartialité abso-
Ine soit possible dans la critique littéraire, parce que la
littérature exprime des idées, parce que les idées se ratta*
20 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
chent à une doctrine ou à un parti, et que l'on ne saurait,
en jugeant un ouvrage, s'abstraire des doctrines qu'il
propage et du parti qu'il sert. A Dieu ne plaise, d'ailleurs,
que je songe à proscrire tout ce qui suppose encore un
peu de chaleur, d'entraînement et de vie ! La partialité,
c'est la passion, et, même dans ses écarts, la passion est
préférable à ce calme plat où tout se résout en arrange-
ments et en calculs. Ce qui domine aujourd'hui, ce qui
caractérise la critique actuelle, c'est d'abord le désir de
briller pour soi et par soi, de faire, pour son propre
compte, de l'esprit et du style, sans le moindre souci de
ce qu'elle blâme ou vante; c'est ensuite un J9 ne sais quoi
qui n'est précisément ni de la partialité ni de l'injustice,
mais plutôt un jugement apporté tout fait, avant que les
pièces soient produites et le procès plaidé. On dirait, pres-
que le succès ou la chute rédige d'avance, en vertu
de formules acceptées et de conventions particuliè-
res dont le public ne doit pas avoir le secret. On décide à
huis clos et entre experts qu'un œuvre doit réussir ou
tomber, qu'un auteur doit être écrasé ou porté aux nues,
et la chose, en effet, s'exécute par entreprise, comme le
plan d'un ingénieur ouïe devis d'un architecte. Ajoutez-y
la camaraderie, la prévoyante réciprocité des services de-
mandés et rendus, les progrès du charlatanisme et de la
réclame, l'organisation de plus en plus savante de tout ce
qui, dans l'art moderne, côtoie le génie des affaires, et
vous comprendrez que cette partie de la critique, la plus
usuelle et la plus populaire, ressemble moins à une ma-
gistrature qu'à une société en commandite où l'amour-
propre de chacun sauvegarde les intérêts de tous, et où
les vanités littéraires se servent les unes aux autres d'ap-
pât et de garantie. Parfois quelques-uns de ces splirituels
augures qui ne peuvent se regarder sans rire ont des mo-
DE TBSPRIT LITTÉRAIRE EN 1858. SI
ments de redoutable franchise et laissent échapper de
singuliers aveux. Ils révèlent tout à coup à leurs lecteurs
les dessous de cartes, les mots d'ordre et les mystères.
Hais l'usage, la commodité, les clauses d'assurance mu-
tuelle, reprennent le dessus; tout rentre dans l'ordre ac-
coutumé, et ces quelques vérités, arrachées à un instant
de mauvaise humeur, ne tirent pas à conséquence. En
résumé, la critique, dans ses rapports avec l'esprit litté-
raire, est une tutrice qui a perdu le droit de réprimander
son pupille, parce qu'elle l'aida à manger son bien et par-
tage ses fre(bines.
Dans une atmosphère ainsi préparée quelles œuvres
peuvent èclore? Nous n'avons ici ni à en donner le détail
ni à en rappeler les titres. En outre, il est bien entendu,
nous ne saurions assez le redire, que ces remarques cha-
grines ne s'adressent pas à la grande et sérieuse littéra-
ture, qui compte aujourd'hui encore des représentants
illustres et des œuvres éminentes. Celle-là parle à d'autres
intelligences, marche dans d'autres voies et se propose un
autre but. Quand nous répétons tout bas des noms chers
aux lettres, à l'histoire, à la philosophie chrétienne,
à la société polie, dont la plupart appartiennent à nos plus
précieuses croyances et se lient à nos plus douces jouis-
sances littéraires, il nous semble insensé de nous plaindre
et impie de désespérer. Mais, au-dessous de cette littéra-
ture, il y en a une autre, et c'est celle qui fait le plus de
bruit, qui a le plus de prise sur les gros bataillons j sur cette
masse d'esprits jeunes, curieux, où le mal germe si vite,
où les préjugés, les erreurs, les passions mauvaises, offrent
une pâture toute prête aux conseils perfides et aux impu-
res images du roman et du théâtre. C'est celle en qui se
résume l'esprit Uttéraire, exagéré, vicié et avili, tel que
nous avons cru le comprendre et essayé de l'esquisser.
n CAUSERIES LITTÉRAIEBS.
Nous en appelons, non pas môme aux consciences rigo-
ristes, mais simplement aux hommes rivant dans un mi-
lieu d'affections honnêtes et d'habitudes distinguées, et
amenés par une curiosité bien n iturelle à lire ce qu'on
écrit et à assister à ce qu'on joue^'luelle que soit la page
ou la scène, il leur suffira de to' .^ réfléchir et de com-
^s é
parer, pour comprendre, par u ^ ^ésistible insUnct, que
cette littérature les fait entrer as un ordre d'idées, de
mœurs, de sentiments, de caractères et de langage, infé-
rieur à ce que les honnêtes gens et les hommes bien éle-
vés ont le droit d'exiger jusque dans leurs plaisirs, sous
peine de se trouver en mauvaise compagnie. Ce thermo-
mètre est infaillible, et nous n'en demandons pas d*aulre.
S^il est prouvé que, pour jouir des produits de cet art nou-«
veau, les intelligences de taillé ordinaire sont obligées de
se baisser, comme on se baisse pour ramasser dans la
poussière ou dans la boue un objet que l'on voit reluire,
tout est dit; car l'âme est faite pour monter comme les
corps pour descendre, et tout ce qui la détourne de son
origine et de son but manque aux lois fondamentales de
la pensée humaine.
C'est à ce penchant de l'art contemporain, à cette ma-
nifestation extrême de l'esprit littéraire, que la critique
doit déclarer une guerre impitoyable. Sa tâche est simpli-
fiée par le malheur même et le danger de la situation. Aux
époques de crise et de révolution en littérature on peut
appliquer les paroles de M. de Bonald sur leS révolutions
politiques. Le difficile alors n'est pas de faire son devoir,
mais de le connaître. Quand je me reporte, par le souve-
nir, aux premières luttes du romantisme contre la tradi-
tion classique, je me dis qu'on pouvait hésiter, dans ce
temps-là, sur le parti à prendre. Les deux armées avaient
de grands a(MUd,et de gtoriçn^ derâ^ i inscrire sur
DB rÇSPRIT LITTÉRAIRE EN 1858. 23
leurs drapeaux : d'une part, de nobles exemples, d'admi-
rables modèles, deux siècles de prospérité et d'influence,
le génie même de notre langue et ces intérêts conserva-
teurs qui, dans le mona^ des idées comme dans le monde
des faits, militent fo\h .le maintien des puissances éta-
blies ; d'autre part, à orizons infinis, Tesprit de con-
quête, des richesses r gères à ajouter à notre opulent
héritage, et ces conditit. ^ d'hygiène intellectuelle, qui, à
certains moments, engagent les littératures à changer
d*air, à se retremper en des sources nouvelles comme les
corps épuisés. Mais maintenant il ne s'agit plus d'invoquer
Aristote ou Schlegel, Racine ou Shakspeare, la tradition
ou la nouveauté, l'autorité ou l'indépendance : la question
est posée en des termes plus brefs, plus nets, et qui tou-
chent de bien plus près à la dignité des lettres, aux plus
sérieux intérêts des intelligences, que dis^e? à la gran-
deur et au salut des âmes, ces sublimes enjeux que le bien
et le mal se disputent à travers les siècles.
La matière prévaudra-t-elle dans les œuvres de l'es-
prit, sous prétexte qu'elle triomphe dans cette nature
extérieure où l'homme en fait à la fbis son esclave et sa
souveraine? La foule, conviée de plus en plus, au nom de
l'égalité, h prendre sa part des jouissances de l'imagina-
tion, au milieu des suggestions grossières de la vie réelle,
y trouvera-t-elle une lumière purifiante ou une ombre
fétide, des pensées et des images qui l'élèvent ou l'abais-
sent, un enseignement salutaire ou funeste, d'où elle
sortira meilleure ou pire , plus éprise de l'honnêteté ou
du vice , plus attirée vers ses immortelles espérances ou
plus prompte à se rouler dans la fange de ses convoitises?
Cette partie de l'éducation publique qui se fait par les
livres et les écrits de tous genres, par les spectacles, par
toutes les représentations et toutes les formes de l'art ; et
24 CAUSERIES LITTËRAIRES.
qui de là retombe sur le foyer domestique et la vie inté-
rieure, sera-t-elle saine ou corruptrice, fortifiante ou dis-
solvante? L'esprit littéraire, cet enfant gâté hier, aban-
donné aujourd'hui , achèvera-t-il de salir ses lettres de
noblesse sur les tréteaux des bateleurs et dans les ruis-
seaux de la bohème, ou bien retrouvera-t-il sa proportion
et sa mesure, et rentrera-t-il, à son rang et à sa place,
dans le mouvement général de la société nouvelle? Telles
sont les questions qui dominent désormais tous les points
de vue de la littérature. Sur ce terrain, s'il est toujours
difficile d'accomplir son devoir, il est du moins fort aisé
de le connaître. Les théories du goût s'y accordent avec
les lois de la conscience. L'âme, l'imagination, Fintellî-
gence, de quelque nom que vous appehez ces émanations
divines , exilées , dépaysées et meurtries dans les durs et
froids rouages du monde moderne, sont là, attendant les
souffles d'en haut ou les vapeurs d'en bas, pour s'exalter
ou s'abattre, se sauver ou se perdre. Ces vapeurs délétères
et ces souffles vivifiants, transportez-les dans la littéra-
ture, vous aurez le dernier mot du débat littéraire. Dieu
merci ! le chrétien et le moraliste y peuvent guider» sup-
pléer et compléter le critique. '*
M. 6UIZ0T
t
V
IMXSIBIIB PABTOB DB L'niSTOIAB DB U RBTOLmOll D'ARCLEtEREB ^
11 est difficile de ressentir et de motiver une préférence
entre les diverses^arties d'un livre écrit de la même main
et animé du même souffle. Pourtant, s*il est vrai que le
mérite de l'ouvrier doive se mesurer d'après la difficulté
de l'œuvre, on conviendra que H. Guizot était plus sou-
tenu par son sujet, qu'il avait eu moins de peine à nous
intéresser et à nous émouvoir au milieu des grandes scènes
de la Révolution anglaise, de la pathétique tragédie dé*
nouée à Whitehall, ou devant l'orageuse figure de ce Grom-
vell, préparé aux pinceaux de l'historien par le crayon de
Bessuet, qu'au moment oà.il touche à l'agonie de la Ré-
publique d'Angleterre, où les fvénements se rapetissent
avec les acteurs, et où il n'a plus à nous peindre que des
■ >
■ BUt^4 du protectorat de Jikhard Cromwell 4$ eu rilabhument
dei StmrU. (1658-1660.)
26 GâUSBRIBS littéraires.
révolutionnaires usés, découragés, avilis, un fantôme de
Protecteur, Charles II à Tarrière-plan, Monk enfin, Monk se
condamnant volontairement à une immobilité taciturne et
réalisant la comédie dans l'histoire. Remarquez, en effet,
que Thistoire, qui est Thumanitë en marche, la société
vue par le côté actif et public, possède, comme elles, tous
les éléments dont se compose le grand drame humain : de
même qu'Alexandre et César, Charlemagne et Napoléon,
dépassent les proportiotns de la tragédie et sont essentiel-
lement des personnages épiques, de même que Charles I^,
don Carlos, Louis XYI, sont des personnages tragiques, de
même que Richard Plantagenet, François I^, Charles-
Edouard, sont des personnages romanesques, on peut
dire, sans manquer de respect à Honk, que, chez lui,
c'est le caractère cqmique qui domine : non pas qu'il pos-
sède, à Dieu ne plaise! cette nuance de la comédie qui
consiste à être dupe de soi-même, à ne pas se douter de
ses ridicules, de §es vices ou de ses travers, mais parce
qu'il ne s'efforce jamais d'agrandir la situation» d'y mettre
le sentiment, le mouvement et la vie; ,il se borne à tenir
serrés dans ses mains les fils embrouillés et entre-croisés
qui lui arrivent de tous les camps et de tous les partis;
il tire tous ses effets de l'observation, de l'attente, de la
certitude que la marche des événements et la pente des
caractères doivent, à un moment donné, amener telles
conséquences. Pour quiconque a un peu étudié l'histoire,
pour qui sait avec quelle promptitude, avec quelle fougue
de suicide abdiquent et se tumt les révolutions, lasses
d'elles-mêmes, dégoûtées de leurs hommes, honteuses de
leur impuissance, humiliées de leurs crimes, irritées de
leurs malheurs, il est clair que Monk aurait pu beaucoup
plus tôt, et en secondant la réaction royaliste, le mouve-
ment des comtés^ rinsurrection de Georges Bootb, rèla-
H. GUIZOT. 27
VBt Charles II sur son trône et mériter jplus légitimement
la gloire d'avoir restauré la monarchie. 11 ne le voulut pas;
fl aima mieux laisser faire qu'agir : soit profondeur de vues
politiques, soit égolsme personnel, soit calcul d'avenir
pour que le pays s'engageât plus avant et se liât davan-
tage avec la royauté, soit excès d*hahileté s'imposant
Tinaction pour se dispenser du hasard, il prit une sorte
de malin plaisir, un plaisir de vieux soldat et de vieil avare
à jouer aux autres et à leur faire jouer pour lui la comédie
de son moment, à rendre la République complice de tout
ce qui devait arriver pour la détruire, et à si bien lou**
voyer, si bien nier, si bien se taire, si bien mentir, si bien
attendre, que chacun finît par lui demander tout haut ce
qa'il méditait tout bas, que presbytériens, républicains et
GTomwelliens n'eussent plus d'autre crainte que d'accou-
rir trop tard, d'autre désir que de se faire pardonner leurs
antécédents, et que la révolution eût, en définitive, le dou-
ble dèbohre de s'être avilie avant de périr. Voilà comment,
de l'abaissement même des caractères et de la langueur
des événements, descendus des hauteurs tragiques aux
petitesses de l'intrigue, jaillit un élément nouveau, moins
grandiose, mais pivs piquant et plus instructif peut-être;
car tout ce qui tient aux misères de Thomme est d'une
application plus générale et plus concluante que ce qui
touche à ses grandeurs. C'est le mérite de H. Guizot, ar-
rivé à ce point de son récit, d'avoir admirablement com-
pris le parti qu'il pouvait tirer de cette nouvelle source
d'intérêt, d'avoir su nous donner, en Honk, la comédie
dans l'histoire, et cela avec tant de sagacité et de sagesse,
d'élévation et d'autorité, que l'histoire n'en parût ni moins
féconde ni moins grave. Après tout, dans la patrie de
Molière, il ne peut y avoir, pour la comédie, d'infériorité
d'aucune sorte, et il faudrait être bien superficiel pour
28 CAUSERIES LITTËRAIRES.
prétendre que Tartufe ou Alceste soient moins sérieux que
le Cid ou Hithridate.
Avec quel art caché et d'autant plus réel H. Guizot a
dessiné ce personnage de Monk; comment, sans jamais le
peindre, sans recourir à ces brillantes vulgarités du por-
trait historique dont tant d'auteurs modernes ont abusé,
1 l'a rendu aussi vrai, aussi vivant, que si on le voyait se
mouvoir ou plutôt rester immobile dans son armure noircie
par les guerres civiles, énigme en chair et en os, dont le
mot se taira jusqu'à ce que tout le monde l'ait dit, c'est
ce que nos lecteurs savent déjà, c'est ce qu'ils voudront
tous retrouver dans ce second volume qu'on lit tout d'un
trait, sans désemparer, comme on lirait un roman de
Walter Scott, mais d'un Walter Scott homme d'État, aban-
donnant la fiction pour les vérités de l'expérience et de la
conscience humaine, et ôtant à l'histoire son bric-à-brac
pittoresque pour ne lui laisser que son grand sens, ses
enseignements et sa vie. Pour nous, cette silencieuse et
ironique figure de Monk, ressuscitée et rendue à la réalité
historique, a un autre genre d'attrait que nous n'essaye-
rons pas de déguiser. Elle nous console, dans notre or-
gueil national, de ne pas avoir eu de Monk. Oui, s'il fallait
de tels moyens pour arriver à un tel but, si tant de dissi-
mulation et d'astuce, de duplicité et de lenteur, tant d'af-
firmations secrètement démenties, tant de paroles données
avec l'intention de les reprendre, des calculs si égoïstes
et si froids, un cœur si sec et si sourd aux nobles appels
du dévouement et de l'héroïsme, un tel amour du lucre
et de l'argent, a le plus bas de tous les vices dans les
grandes existences, » dit M. Guizot, si tout cela était né-
cessaire pour mener à bien l'œuvre de Monk, nous som-
mes heureux que ce mélange de Fabius, de Tartufe et
d'Harpagon, n'ait pas pu naitre sur notre généreuse et
M. GUIZOT. 39
imprudente terre de France, que la froide Angleterre ait
pa seule produire cette statue de sphinx eniuarbre gris» '
b retardant d'une main Theure du succès sur le cadran de
f la monarchie, palpant de Tautre les sacs d'écus que ce «
SQCcès doit lui rapporter : sans compter que, si un peu
de superstition sentimentale était permis en d*aussi graves
matières, on pourrait croire que Honk a porté malheur à
cette monarchie restaurée, et que là où Tesprit chevale*
resque avait si peu contribué à la rappeler, il ne suffisait
pas à la maintenir!
Hais ce caractère d'une vérité si saisissante et d'une si
hante valeur historique, cette narration si vivante, d'une
trame si^unie et si solide, cette disposition si habile des
diverses parties et des divers groupes, ce style ferme comme
l'histoire, souple conune la pensée, qui prend des forces
dans sa simplicité même, comme ces natures saines dont
la sobriété double la vigueur, sont-ce là les seuls mérites
du livre de H. Guizot? 11 en est un autre, plus sérieux et
plus grand peut-être , qui complète et couronne sa voca-
tion et sa gloire d'historien : il en est un autre qui
se révèle avec 'plus d*éclat à mesure qu'il avance dans
son travail, et qui, mieux encore que tout le reste «
explique comment, avec des ressources plus médiocres,
des événements moins dramatiques, des caractères ap-
pauvris, des passions et des luîtes avortant dans la trans-
action et l'intrigue, l'illustre écrivain a pu soutenir et
accroître l'intérêt qui s'attache à son œuvre. Ce mérite, je
tiens d'autant plus à le constater, que, par un aveuglement
dont on s'étonnerait si Ton ne savait de quoi est capable
Tesprit da parti, les ennemis de H. Guizot lui adressent
précisément le reproche contraire, et que leur obstination
à l'attaquer par le cAté le plus invulnérable rend plus ma- ^
nifieste leur impuissance à trouver le cAté faible.
9k
so Causeries LiTTSitAiREs.
Est-fl possible de faire rhistoire Impartiale? Oni, et
c'est le emû moyen de lui doimer rautorité et la durée,
de lui épai:gnér rabaissement et la honte de n'être qu'une à
enluminure ou un pamphlet. Est-il possible» est*il permis,
en écrivant Thistoire, de se détacher assez complètement
de son temps, de soi, de sa pensée, de ses expériences,
des lumières qu'on a puisées dans le contact des affaires
et des hommes, pour que rien n'en paraisse dans ce qu'on
écrit, pour que les événements qu'on nous retrace nius
semblent isolés de nous, sans liens avec nos idées, nos
affections, nos souvenirs, que dis-je? sans ngnification
possible, et comme s'il s'agissait d'être soumis à d'autres
conditions et d'autres destinées? Non, heureusement non;
car l'histoire alors serait muette et glacée : elle ressem-
blerait à une série de tombeaux dont la vie ne devrait
jamais ressortir, à un cimetière d'athées dont les inscriih
tiens en langue morte resteraient inintelligibles pour le
passant. L'histoire, cette nécropole des corps, serait aussi
la nécropole des ftmes; les pensées, les douleurs, les fautes,
les exemples des gën&rations disparues, u'y germeruent
plus à travers les pierres tumulaires comme des fleurs et
des plantes offertes aux générations nouvelles; et la belle
parole du poète latin :
Et quasi cursores viUilampada tradunt,
cesserait d'être l'image, l'immortelle image de la vie, de
l'humanité, léguant à ceux qui naissent, par la main de
ceux qui tombent, la lampe qui doit éclairer les précipices
et signaler les écueils. Il y a là une grave distinction à
laire; elle ne va à rien moins qu'à séparer les deux ma-
nières d'écrire l'histoire, et il ne manque pas, des deux
pai'ts, pour la préciser, de grands exemples eoniempo-
raiiis. L'école & syatéme» à ricochet, racontant, pourlfli
H. GtnZOT. 31
besoins dé fffi cAUse, les choses du passi, les eolore ei les
défigure à sa i^uise afin de mieuxl es appliquer à Yactmlité
qa*elle Teut diriger dans son sens. Hais, par une loi d*har«
monie entre les divers mensonges comme entre les diffé-
rentes Tèrilès, les écrivains de cette école s'abusent dans
lairs i^ropres artifices, et cette histoire, qu'ils forcent da
mentir poup agir plus puissamment sur leur temps, n'est
pas même vraie pour leur temps, parce qu'elle n'est
Traie pour aucun, parce qu*on ne ment pas à ïhumaniti
de tel ou tel siècle sans mentir à Yhumanité du sien. L'àl-«
hiâioii, cette tricherie intellectuelle, odieuse à tous es
grands esprits, l'allusion, enfermée dans un étroit espace,
réduite à l'état d'arme de guerre et souvent de stylet, ne
TÎTant que d'une vie factice et passagère, tombe dans le
ylAe après ses effets d'un jour, et le succès cherché dans
ses combinaisons ou ses caprices est éphémère comme
eUe. Lises dans dix ans, dans un an, aujourd'hui, les livres
d'histohre de HH. Uichelet, Louis Blanc, Quinet, Vaula*
belle, et tutti quanti, et vous serez frappé de ce caractère
de fausseté en partie double : fausseté relativement à l'è»
poque qu'ils racontent, fausseté relativement à l'époque
qu'ils prétendent endoctriner. L'historien véritable, au cou»
traire, s'attache à être exact sans se préoccuper d'autre
chose que de' son sujet même; il l'étudié sous toutes ses
faces, il le pénètre dans toutes ses profondeurs; il arrive
à le posséder comme s'il en était le contemporain; il en
aspire par tous les pores le sens particulier et le sens gé«
néral. Pendant cette étude longue et patiente qui souvent
occupe toute une existence, les événements de son temps
marchent côte à côte avec son œuvre, et, s'il est placé dans
une haute situation, chacun d'eux le roisse, le frappe et
l'instruit; chacun d'eux laisse sur son esprit la trace dou*
lottreose et féconde de son passage. Sans qu'il le veuille,
52 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
sans qu'il s'en doate, par le seul effet d'an continnd
échange entre sa vie intérieure et sa vie publique, sa
pensée journalière et pratique réagit et s'infiltre dans celle
qu'il a fixée sur une phase lointaine, et les deux vérités,
qui n'en font qu'une, — vérité historique et vérité contem-
poraine, vérité humaine toujours, — se rejoignent pour
lui à travers les âges, lui donnant l'inteHigenoç plus par-
faite de ce qui a été par l'expérience plus complète de ce
qui est. Maintenant, supposez que cet homme ait été, pen-
dant longues années, premier ministre d'un grand État,
qu'il ait appris là ce maniement des grandes affaires dont
les documents se retrouvent plus tard dans les chancelle-
ries et les archives, qu'écrivain d^à supérieur, U y ait ga-
gné cette fermeté et cette solidité de vues que ne donne
pas totyours le monologue du génie dans le silence du
cabinet; puis, que des catastrophes incroyables, — ces re-
tours soudains dont parle Bossuet, — soient venues, non
pas le désespérer, l'irriter ou l'abattre, mais l'éprouver, le
fortifier ou le mûrir; supposez enfin que Thistoire qu'il
écrit otTre une foule de rapprochements, de similitudes
et de contrastes avec ceHe qu'il a vue, qu'il a faite ou qu'il
a subie; que cet historien, en un mot, soit M. Guizot, et
que cette histoire soit celle des Révolutions d'Angleterre,
direz-vous qu'il se donne le triste et stérile plaisir des allu-
sions et des ricochets? qu'il songe à la Chambre des dé-
putés et à l'Hôtel de Ville en écrivant Westminster et
Parlement? qu'il assouvit sur les vaincus de 1660 ses
ressentiments de vaincu de 1848? qu'il fait expier à la
République d'Angleterre les rancunes qu'il a vouées à la
République de Février? Oui, vous le direz, parce que vous
êtes habitués au sophisme et à l'erreur, parce que, forcés
de vous incliner devant ce succès et ce talent, vous cher-
chez dans vos propres impressions une vraisemblance â
M. 6DIZ0T. 55
I
\ tos critiques ; mais le public et la postérité diront le con-
I traire, car c*est justement par les qualités opposées que
: brille le livre de M. Guizot. Ses souvenirs personnels, les
spectadies que lui a donnés son époque, il les a élevés,
par sa tendance naturelle, à des sphères si hautes et si
sereines, qu'ils s'y sont rencontrés et confondus avec ces
idées générales, ces vérités immortelles, conscience et
moralité de Thistoire : le sang de ses blessures a pu
couler; mais ce sang généreux n'est pas de ceux qui
enveniment les petits esprits; il est de ceux qui fécondent
les grandes âmes.
Dans cette période de son ouvrage comme dans celle
qni a précédé, mais avec des proportions et des chances
toutes différentes, que rencontrons-nôus? Quatre forces
ai présence, se partageant, en sens divers, les affections,
les haines, les croyances, les aspirations ou les regrets du
pays : la république parlementaire, forme impossible, des-
tructive, condamnée à périr dans des déchirements misé-
rables, mais où TÂngleterre trouve une application de son
génie et un pressentiment de son avenir, et qu'elle re-
prendra plus tard sous une étiquette différente; le gou-
vernement militaire, Tarmée, qui, même en se croyant
républicaine, ne pouvait manquer d'obéir à sa vocation, à
sa destinée, à son essence, en détruisant t6t ou tard la
Bépublique; le gouvernement personnel, n'ayant plus
même, chez Richard Cromwell, Tenvie de se débattre
eontre sa stérilité et son impuissance ; la monarchie tra-
ditionnelle enfin, se tenant à l'écart, mais sûre de son jour
et de son heure, cessant d!étre un parti pour devenir un
refuge, et secrètement rappelée par la lassitude de chacun
avant d'être proclamée par la nécessité de tous. Nous le
demandons, est-ce la faute de H. Guizot, si Ton ne peut
toucher à Y Histoire des Révolutions tï Angleterre sans se
34 CAUSERIES LITTfiBAIRES.
rencontrer avec une de ces forces diverses ou contraires,
et si le récit de leurs luttes, de leurs vicissitudes, de leurs
douloureux efforts pour se combiner ou se détruire, amène
d'inévitables retours sur des spectacles moins lointains,
sur des crises plus récentes? Les situations d'alors ou ,
celles d'hier, est-ce lui qui les a créées? Est-ce lui qui les \
compare? Est-ce lui qui violente les unes ou les autres |
pour les forcer de différer ou de se ressembler'? Y a-t-il,
dans tout son livre, une trace, une seule, de mécontente-
ment, de dépit ou d'amertume? Aperçoit-on une fois, une
seule fois, les regrets du pouvoir, l'aigreur de l'adversité,
le découragement de la retraite, le pessimisme du désa-
busé? M. Guizot écrit ces lignes ineffaçables, irréfutables :
« La république intempestive et factice, étrangère à l'his-
toire et aux mœurs nationales, introduite et soutenue par
l'orgueil d'esprit et Tégoîsme de faction, est un gouverne*
ment détestable en soi, car il est plein de mensonge et de
violence, et qui a de plus cette conséquence déplorable
qu'il décrie, dans l'esprit des peuples, les principes du
droit poblique et les garanties de la liberté, par le tyran-
nique usage ou Thypocrite violation qu il en fait. » Hais
qui oserait dire que ce n'est pas là la vérité historique, gé-
nérale, politique, vraie il y a deux siècles comme il y a
huit ans? H. Guizot, tout en la proclamant avec fermeté
et autorité, est-il injuste envers les républicains anglais,
quand ils rachètent leurs fautes par un tour noble ou un
beau génie? Il écrit encore : a C'est l'un des pires effets
des longues révolutions, qu'après avoir follejonent exalté
l'ambition des hommes, elles l'abaissent honteusement,
éteignent d^ns les cœurs toute grande espérance, et les
réduisent à se contenter de la satisfaction des plus vul-
gaires désirs. » Encore une fois, est*ce de Tépigramme et
de l'allusion? N'est*ce pas de la morale et de l'histoire? On
H. GUIZOT. 35
recueillerait ainsi, à travers ces pages entraînantes comme
un récit éî .substantielles comme une leçon, une foule de
ces pensées grandes et fortes qui se gravent dans Tesprit,
donnent un langage aux événements, et sont, dans le do*
maine de la vie puUique, ce que seraient, pour la conduite
de la vie privée, |k maximes d*un grand moraliste. —
f L*égoîsme se rencontre aussi dans la faiblesse indolente
|f et douce. » — « (Test la perversité des partis que, ne
pouvant plus rien pour eux-mêmes, ils se consument en-
core en efforts passionnés pour nuire à leurs ennemis. »
^ c Les grands événements ne suppriment pas Tégoîsme
humain ; mais ils puisent, dans les sentiments et les inté-
rêts publics, assez de force pour se passer de ses sacrifi-
ces. » — f La vue des peuples est courte ; mais leur im-
prévoyance ne change ni le fond de leurs cœurs ni le cours
de leurs destinées. » — a Quand de grandes questions ont
fortement agité Tâme et la société humaine, il n'est pas au
pouvoir des hommes de rentrer à leur gré dans le repos,
et Torage gronde encore au fond des cœurs, quand le ciel
est redevenu serein sur les têtes. » — Nous citons au ha-
sard ces quelques lignes, qu'il nous serait facile de multi-
plier, pour faire bien comprendre la bonne foi de ceux qui
accusent H. Guizot de partialité morose et chagrine, et
pour montrer de quelle façon sa pensée entre dans celle
de Thistoire. Un la Rochefoucauld adouci et rasséréné, un
la Bruyère appliquant sa sagacité et sa sagesse aux grandes
luttes, aux grands spectacles politiques et historiques,
avec bien moins de pessimisme que n^en inspirait à Ton
la Fronde et à l'autre la cour ; voilà ce qu'on pourrait ex-
traire du livre de M. Guizot, non pas pour la satisfaction
des boudeurs de tous les régimes, mais pour renseigne-
ment des hommes d'État et des penseurs de tous les temps.
Voilà ce qui sauterait aux yeux de ses adversaires» si» ju«
36 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
géant des autres d*après eux-mêmes, ils a^ètaient pas
accoutumés à voir partout Tégoïsme des passions person-
nelles, la petitesse des intérêts de parti et le fiel des ambi-
tions trompées.
Les dernières pages de M. Guizot sont à la fois conso-
lantes et tristes : tristes, parce que, tout en rampant
Charles II au milieu des acclamations populaires, elles
laissent pressentir, dans cette réconciliation apparente, le'
germe de malentendus prochains et de futures dissiden-
ces ; consolantes, en ce qu*elles montrent qu'à certains
moments, après certaines phases d'agitation et d'incerti-
tude parcourues et épuisées, ce n'est plus la force, l'éner-
gie, la victoire, la supériorité numérique d'un parti, qui
rétablit le principe monarchique, mais le sentiment pu-
blic, le courant électrique, le bon sens, la nécessité, la
raison d'être d'un pays et d'un peuple, s'exprimant tout à
coup avec une puissance que personne n'explique et que
tout le monde accepte. « Le 29 mai 1660, dit H. Guiiot,
le parti royaliste, qui n'avait point vaincu, ni même com-
battu, n'en était pas moins national et tout-puissant : c'é-
tait l'Angleterre, p Jetons, en finissant, un regard sur cette
double perspective, où se résume toute la restauration an-
glaise, et qui lie naturellement cette partie du livre de
M. Guizot à celle où il va entrer et qu'il nous promet.
Nous avons peu parlé aujourd'hui du détail même de son
Histoire^ et de ses qualités plus spécialement littéraires,
simplicité du plan, distribution magistrale, clarté incom-
parable, intérêt du récit, beauté du style ; qualités qui,
chez lui, semblent presque secondaires, tant on a de profit
et de charme à le suivre dans les hauteurs de sa pensée.
Ce sous'entenduy cette crainte de redite et de pléonasfflô
dans l'éloge, sera notre meilleur hommage. Qu'est-il be-
soin, d'ailleurs, de détailler et d'insteter? La France pos-
M. GUIZOT. 37
sède un grand historien, nn historien complet, et avant
peu cet historien aura achevé une œuvre impérissable. Si
nous connaissions une plus belle louange, elle ne nous pa«
raitrait pas encore au-dessus de H. Guizot et de son livre;
mais nous n'en connaissons pas.
II
na BOBBRT PEEL<*
La rivalité de la France et de l'Angleterre a déjà défrayé
Ken des volumes, et l'histoire n*en est pas finie : on a tout
dit, on redira bien des choses sur l'antagonisme des deux
peuples, la diversité des physionomies nationales, l'impos-
sibilité de fonder et de maintenir chez nous ce qui a
prospéré chez nos voisins, l'extrême différence des quali-
tés et des défauts, amenant, à la suite de tentatives analo-
gues, des résultats contraires. Tout cela est vrai, et ce
n'est pas sous notre plume que ces vérités historiques et
politiques seront jamais contestées. Et pourtant un specta-
cle nous a été. donné, dont le souvenir garde pour nous
l'autorité d'une leçon et la tristesse d'un regret. 11 y a eu
rni moment, une phase de quelques années, pendant la-
quelle le génie de la France et celui de l'Angleterre sem-
blaient s'être rapprochés sous les auspices de deux illustres
hommes d'État, non pas dans une de ces alliances exté-
rieures qui ne prouvent rien, sinon un intérêt passager,
mais par l'intelligence et l'accord des grandes et vraies
conditions du progrès et de la liberté humaine. On peut
dire que, sous les ministères de sir Robert Peel et de
I. Guizot, les deux nations rivales ont lu ensemble au
^ Étude d^lUsUnre conUpu^onànê*
Z
58 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
livre, si souvent déchiré, si souvent fermé, de la politi(iae
Kbérale et sincèrement constitutionnelle. Et comme elles
sont toutes deux à la tète de la civilisation européenne,
comme elles ne peuvent ni s'accorder, m se quereller, ni
dévier, ni avancer, sans que le contre-coup se fasse sentir,
en bien ou en mal, à toute l'Europe, on peut aisément
comprendre à quel point cette harmonie intelligente et
profonde eût été profitable à cette société nouvelle, si trou-
blée, si turbulente, si mal assise, à cette démocratie des-
tinée, semble-t-il, à ne marcher que par soubresauts et
par secousses, et condamnée, nous l'avons vu, à perdre
toutes ses batailles à force de les gagner. La Providence
ne Ta pas voulu : elle réservait au monde d'autres ensei-
gnements, d'autres expiations peut-être. De ces deux
hommes d'État, qui avaient dirigé, dans le même sens,
sur la même voie, les affaires de leur pays, l'un a vu tom-
ber, en quelques heures, dans une bourrasque changée en
tempête, le gouvernement qu'il servait ; c'est en proscrit
qu'il a visité de nouveau cette Angleterre à laquelle, tour
à tour publiciste et historien, ambassadeur et ministre, il
avait tant de fois touché par toutes les afOnités de son
génie ; l'autre, deux ans plus tard, a péri victime d'un
accident lamentable, mais conforme encore aux habitudes
anglaises, une chute de cheval ; il est mort, après avoir
joui de son ouvrage et recueilli la récompense de ses ef-
forts, honoré et regretté de tous les partis, pouvant se
rendre à lui-même la justice qu'il avait été, suivant la
belle expression de M. Guizot, le sage et glorieux conseil-
ler d'un peuple libre. Six années s'écoulent; le temps
efTace ou éloigne les passions et les injustices ; les bles-
sures se cicatrisent; les leçons se complètent; ce qui, la
veille, était de la polémique devient de rhistoire. C'est
alors que, pour achever l'elTct de ce grand spectacle, in-
lÉf. eiîrrtot. z9
térfofapti p'ar fa f êVolnlïoti et ii mort, le gàWvani vàîhcu
se fait rhistorien et le biographe dà Victorieux Aèfant. II
commente, il etpUqfué, il ranime sa politique, et chacan
de ses éloquents commentaires jette à la fois sa lumière
des deux côtés du détroit. Sans le vouloir, Jaf ^ite de
rintime alRance des idées et dés souvenirë, Vf, Gui^ot, en
racontant sir Robert Peel, se raconte luî-méme, et cela
sans parti pris, sans préoccupation chagrine ou hautaine,
sans aucune des facile^ revanches de Torguerl blessé ou de
la raîson méconnue, avec la séréhRô habitueBe à celte
grande intelligence, qui s'attriste quelquefois, mais quî
ne s'aigrit jamais. Ce que nous avons écrit de cefte ÈiS"
ioire deê Révolutioris d'Angleterre, dédommageant le pays
où les révolutions avortent par le tableau même de celui
où elles réussissent, on peut le répéter, et plus justement
encore, au sujet de cette Étude sur sir Robert PeeL C'est
pour la France une iiûfdemmté précieuse, que Fhomfmé
qu'elle a condamné à ne pTas être qu'un grand écrivairi
lui donne un pareil lîvre, à propos de l'homme à qui FAn-
gleterre af permis d'être un utile ministre.
Quel a été lé rôle de sîr Robert Peel dans la poBtique de
son pays et de son temps? Par qael heureux mélange de
persistance et de concessions a-l-il mené à bien de délicates
entreprises, aVnorti des crises dangereuses, et empêché
les réformes de tourner en révolutions? Comment les dé-
limitations rigoureuses et séculaires des grands partis en
Angleterre nous paraissent-elles s'être assouplies et légè-
rement fondues en sa personne, de façon à mieux conju*
rer les périls et les embarras du moment, mais aussi à
affaiblir peut-être, pour une époque plus ou moins éloi-
gnée, les ressorts et le jeu de la politique anglaise? Com-
ment le bon sens et le patriotisme de son peuple a-t-il
doimë à sir Robert Peel, dans cette série de capitulations
-*» -'-
40 CAUSERIES LITTfiRAIBES.
habiles avec son parti et avec lui-même, un appui qu'il
n'eût, hélas ! pas trouvé chez les compatriotes de M. Gui-
zot? Gomment la démocratie véritable, celle que mé-
connaissent et compromettent nos prétendus dèmO'
crates, a-^Jb gagné à se soumettre en Angleterre tout
ce qu'elle a perdu à se révolter en France? Par quelles
qualités personnelles sir Robert Peel est-il parvenu à
sacrifier aux nécessités de la politique sans manquer à sa
morale, et à concilier ces deux choses souvent contradic-
toires dans le gouvernement des hommes : la pratique et
la conscience? Voilà pour rintérieiu*. Dans quelles cir-
constances et par quels effets d'estime et de sympathie
réciproques le cabinet de Saint-James et celui des Tuile-
ries ont-ils pu, à cette même époque, regarder mutuelle,
ment dans leur jeu, et traverser ensemble des situations
difficiles sans que la paix en tùi troublée? Comment, chez
les hommes d'État et dans leurs relations internationales,
un sentiment supérieur aux rivalités de peuple à peuple,
le sentiment des intérêts réels de leurs pays et de ses pro-
grés à venir s'appuyant sur la concorde et la prospérité
communes, peut-il faire de la franchise la meilleure des
habiletés, et remplacer avec avantage la finesse prover-
biale en affaires diplomatiques ? Voilà pour la politique
extérieure de sir Robert Peel et les rapports de son minis-
tère avec le nôtre. Nous n'avons qu'à suivre cette division
naturelle, pour recueillir, sur les traces de M. Guizot, les
leçons renfermées dans ce bçau livre, et léguées par cette
noble vie.
I
Un mot d'abord sur ces deux partis dont l'histoire est
liée à celle de TAngleterre moderne, et qui se sont si
M. GOIZOT. 41 î
soirrent disputé son gouvernement. Il semble, au pre-
mier aperçu, que les torys soient tout simplement les con-
senrateurSy que les whigs soient les progressistes ; que
les uns représentent notre centre droit, les autres notre
centre gauche ; et comnie, en France, un instinct d'égalité
se mêle constamment, au risque de l'altérer, à une notion
de liberté, on croit achever de préciser ces deux dénomi-
nations politiques en disant que les torys sont les aristo-
crates, et les whigs les démocrates de leur pays. Rien de
plus inexact, ou du moins de plus incomplet. D ne suffit
pas de connaître l'allure extérieure et comme l'étiquette
de ces deux grands partis : il faut en comprendre le sens,
l'utilité historique. Les whigs étant les gai'dièns les plus
accentués des principes de la révolution anglaise de 1688,
leur prépondérance a dû résulter surtout des périls que
ces principes ont paru courir en certains moments du
dernier siècle. Grâce aux lois de l'équilibre constitution-
nel si parfaitement comprises par nos voisins, les whigs
grandissaient, ils occupaient le premier plan de la scène,
chaque fois que la contre-révolution semblait prendre
trop de consistance, soit en Europe, soit en Angleterre,
et que les tâtonnements ou les misères du nouveau ré-
gime ramenaient les esprits vers le passé. Hais, cette ré-
volution de 1688 ayant été aristocratique plus encore que
populaire, la vieille Angleterre n'ayant pas voulu que cette
date marquât pour elle une rupture avec l'ensemble de set
lois, de ses traditions et de ses mœurs, il s'en est suivi qua
les whigs^ ces libéraux anglais, ont été bien souvent des
aristocrates, ou, du moins, que bien des éléments aristo-
cratiques, qui eussent révolté notre sens révolutionnaire,
se sont maintenus dans ce parti. D'un autre côté, les torys
ont vu s'accroître leur importance, ils se sont plus étroi-
tement unis aux destinées mêmes da la royauté et du
«s GÂDSERIJBS LITTËAÂIRES.
rayaume, lorsque la que^on de gfiuyernem^y de Reli-
gion ou de dynastie s'est changée en une ipestion de dé^
fense et dç sëcurilë nationales, lorsqu'il s'est agi de lutter^
d'abord contre la révolution américaine, ensuite coyatre la
révolution frau^çaise faisant le tour de l'Europe avec les
soldats de FEi^pereur et aboutissant au blocus conlinjen-
tal. Nais Jies torys n'ei^ étaieqX pas moi^s dévoués à la
constilution, aux libertés de leur p^ys; ils les servaient
d'a,MtsiQt mieux, que, par leur influence conservatrice, ils
l^es e^npéchajent de briser la chaîne des temps ; et, l'aristo-
cratie anglaise étant ainsi faite qij^e ses rangs s'ouvrent
.d'eux-mêmes à ceux qu'y incorporent leurs talents, leur
fortune et leurs services, il est arrivé que bien des hom-
mes nouveaux ont combattu sous le drapeau tort/, pendant
que bien des grands seigneurs, qui, en Franco, eussent
été prédestinés aiji rôle d'émigrés^ d'uttro^ ou de rétro-
grades^ ont figuré à la tête des whigs. On le voit, ce serait
s'exposer à d'étranges méprises, à des confusions singu-
lières, que de vouloir classer ces dejux grands partis et les
principaux personnages de ces partis d'après nos idées
françaises : nous appliquerions ^ tel bourgeois de la Cité,
enrichi et ennobli par ses œuvres, JLes épilhètes accolées
au nom de nos ducs et de nos marquas, jet tel pair d* An-
gleterre, riche de cent millions, e^ re^pontant aux Arthur
ou aux Edouard, recevrait les qualifications politiques qi^i
reconunandent à la postérité nos {sambcrt et nos Hau-
Toutefois l'on doit aussi comprendre que la g/i^avitê, la
signification précise de ces distinction entf e les whigs et
les 0rys s'est affaiblie à qie^ure qi^e ^'.éloignaient le^ jcir-
ponstances caractéristiques on ^'.étaient nei^m^ de^-
siné^ leurs attr^)utions et leurs rôj^s. Une fys^, -r-
pardoi^ez-nooi f^ mot qui n'est pas ^ançais, mai^ qui ^e
M. GÏÏIZOT. 45
Retiendra ira jour *— a dû s'opèrer peu à pea entre les di-
vers éléments de ces deux forces motrices ou résistantes,
et un moment est venu où whigs et torySy sans Favouer
encore, ont pu envisager au môme point de vue certaines
questions vitales, où la nécessité de certaines réformes, le
danger de certaines crises, ont frappé également tous les
■ kons esprits de l'Angleterre. Pour que celte transforma-
ition lente et progressive, pour que cette infiltration des
'idées d'un parti dans un autre, produisit de bons effets et
[«'accomplit sans trop de récrimination et d'orage; pour
l'^e f Angleterre, en définitive, recueillit le bénéfice de ces
^empiétements de la nécessité dans la politique, il faBaR tin
i!lioflUDe qui résumât en sa personne ces accommodements
!i«t ces contrastes, dont la position, l'origine, les qualités,
!jles antécédents, offrissent l'expression même de cette si*
lituation nouvelle, qui fût, à un moment donné, le ministre
I du progrés sous l'uniforme du c(»iservateur, le réforma-
I teur avec les allures du stationnaire ; il fallait un homme
I ^i pût transiger avec l'opinion de ses adversaires sans
\ paraître trahir la sienne, et qui recouvrît tout cela d une
telle honnêteté de caractère, que ses concessions n eus-
sent Jamais l'air d'une volte-face de roué politique, mais
du sacrifice réfléchi, raisonné, patriotique, d'une résis-
tance dangereuse à des choses inévitables, se décidant
à donner avec calme et avec mesure pour qu'on ne lui
prenne pas avec déchirement et avec excès. Telle a été
la place de sir Robert Peel dans la politique de son
temps. Là fut le secret de sa force, de ses succès, dii tnen
qu'il a pu faire à son pays, du pacifique triomphe qui ac-
compagna sa retraite. Suivez, dans les éloquentes pages
de son historien, les diverses phases de sa carrière, et
voua vous direz, avec H. Guizot lui*mème, que sir Robert
Peel a été utile, qa'il a pesé d'un grand poids dans lafor«
U CAUSERIES LITTERAIRES.
tune de l'Angleterre, et laissé de son passage une trace
féconde, parce qu'il a servi l'avenir sous la bannière du
passé, parce qu'il a été un tory qui a souvent pensé et
qnelquefois agi en whig, parce qu*il a été assez honnête
pour avoir le droit de n*être pas toujours de son propre
parti, parce qu'enfin il a eu affaire à un peuple assez
raisonnable pour profiter *de ses capitulations sans y
imprimer la violence d'une défaite ou la honte d'une
apostasie.
Robert Peel naquit tory, nous dit H. Guizot ; il était
impossible de mieux nous faire comprendre d*un mot ce
qu'avait été pour sir Robert Peel cette opinion politique,
léguée, imposée presque à sa jeune intelligence comme un
héritage de famille, mais pouvant, par cela même, n'être
acceptée que sous bénéfice d'inventaire. Un peu plus loin,
nous voyons que le père de sir Robert, fondant déjà sur
Tavenir de son fils de grandes espérances, se hâta de l'en-
rôler dans le parti tory, à Tâge où nous ne sonmies en-
core que bacheliers ou rhétoriciens. Ce vieux partisan de
H. Pitt, ce filateur archimillionnaire qui avait vu de prés
tout ce que les mouvements révolutionnaires peuvent coû-
ter à la fortune publique et privée, se rejetait avec passion
vers l'opinion conservatrice, et il lui ofirait d'avance son
fils avec une sorte de pressentiment inquiet que, s'il n'é-
tait pas Ué dés le début par un engagement antérieur à sa
virilité politique, ce fds lui échapperait. Et, en effet, dès
1819, à trente ans, sir Robert, sur une question de fi-
nance, se sépara de ses amis et de son père, préludant
ainsi à ce qui devait être — je laisse parler H. Guizot —
l'épreuve éclatante de sa vie, et en former le principal et
original caractère. Dès ce jour, on put prédire que ce tory
de naissance ne se croirait pas invariablement rivé au pro-
granune et aux mots d'ordre d'un parti recruté et disd-
M. GUIZOT. 45
pliné pour d'autres luttes, contre d'autres périls, en
d'autres temps. Des traditions domestiques respectées
sans aveuglement et imitées sans servilisme, une fortune
essentiellement bourgeoise, mais colossale, intéressée à
ne rien compromettre par excès de précipitation ou de
résistance, une origine démocratique entrant dans Taristo-
cralie par droit de légitime conquête, mais sans partager
I ses points d'honneur et ses préjugés, une intelligence
I Tive et froide tout ensemble, calculant admirablement ce
qui doit se faire et ce qui peut s'éviter, un sentiment sin-
cère et sagace du progrès régulier se développant libre*
, ment sous des institutions fortes et rompant tôt ou tard
, des classifications surannées, trop de solidité de jugement
I pour penser toujours de même sur toutes choses, trop de
dévouement à son pays, pour ne pas immoler à ses inté-
rêts véritables le scrupule ou l'orgueil de l'entêtement,
I voilà — si mon admiration pour le portrait ne m'abuse
I pas sur le modèle — quel a été, de ce point de départ à
ce terme glorieux, ce grand rôle d'homme d'État, com-
mencé par un acte d'indépendance politique vis-à-vis de
l'autorité paternelle, et fini, au milieu des acclamations
populaires, en face d'adversaires embarrassés et amoin-
dris par leur triomphe.
Avons-nous besoin de rappeler les grandes mesures
auxquelles reste attaché le nom de sir Robert Peel? L'é-
mancipation des catholiques, Vincome-taz ou impôt sur
le revenu, l'abaissement des douanes, les affaires d'Ir-
lande, et surtout les lois sur les céréales et les denrées
I alimentaires? Pour donner une idée juste et brève de ces
campagnes parlementaires, il faudrait un économiste et
un politique, et je ne suis qu'un causeur. Tout le monde
d'ailleurs voudra lire, dans le livre de H. Guizot, ces ana-
lyses lumineuses, ces entraînants récits où des discussions
9.
tf Causeries littéraires.
4'idëe9, des yicissitudeç de^mii^istère^ deviennent au$si
dramatises ^ ai^ssi émouvantes que des événements.
Tout ^e pionde appréciera Taulorité de oe juge» qui
p*a gardé de ^es propres épreuves que de la compê-
t^ence et point de raçcune, de ce ministre tombé racon-
tait un minisire heureux, et, dans celte étude, réunissant
si bien des qualités coptraires, qu'il semble, à force d'im-
partialité et de calme, rejeter son persoi^i^age dans le
lointain de Thistoire^ à force d'assimilation et de vie, le
ramener à soi comme un contemporain et im émule. C*est
là, jsn efTet, le double caractère qui nous frappe dans
l'ouvrage de H. Guizot, et, en général, dans tout ce qu'il a
l&crit depuis qp^ la pplitiape l'a rendu aux lettres. On
sient qu'aucun de nos malheurs et de nos n|écomptes n'a
p^ssé loin de son cœur ; qu'une comparaison involontaire,
inévitable, s'élçve sans cesse dans son esprit entre ce
qu'il retrace et ce qu'il a subi ; qu'il a mis la main à tous
)es rouages, à toutes les affaires du gouvernement, et
qu'il Tpn a retirée saignante et meurtrie : et, en même
temps, on devine que de cette série d'adversités et d'in-
justices s'est formée pour lui une connaissance supé-
rieure des hommes et des choses, yne vue plus perçante
et plus profonde des vérités générales renfermées dans les
incidents de la vie publique, une science politique et {lis-
torique plus consommée, plus complète, douloureusement
achetée, mais devenue plus sûre et meilleure par le sou-
venir môme de ce qu'elle a cqûté. Si cette remarque a pu
être faite à propos des révolutions d'Angleterre, de 1^ di-
plomatie de Cromwell et de Mazarin, deç agitations du
Long-Parlement, des convulsions de la république anglaise,
de la chute de Richard Cromwell, de tous ces événements
dont deux siècles nous séparent, dont l'esprit, l'émotioq.
la vie, la figure, se sont en partie refroidies et perduei;
M. GIinOT. 47
ivanl d'arrhrer jusqu'à nous; combien n'esl-dle pas pbifi
Traie, plus saisissaute, en ce sujet (oui acluel, où Tbisto-
rien et le héros, le modèle et le peintre, ont vécu, pensé,
agi, craint, espéré ensemble, travaillant de concert à faire
prévaloir la même idée, à accomplir chez deux nations
rivales une même œuvre de civilisation et de liberté? C'est
là que les deux destinées se séparent, et nous n'avons pas
à continuer le parallèle. Uais il y a eu dans la politique de
sir Robert Peel quelque chose de si honorable pour Thur
manité et pour la France, que nous aurons profit et plaisir
à Tétudier à ce point de vue, même en constatant la su-
périorité de l'Angleterre en fait de science patriotique et
déducation libérale.
II
On assure que nous sommes le peuple le plus spirituel
de l'univers; je le crois, quand je relis Gil Blas, les Let-
tres persanes et Zadf^; j'en doute, quand je songe à l'as-
sourdissant tapage que nous fîmes au sujet de l'affaire de
Taiti, de Pritchard et de la reine Pomaré. Il ne s'agit pas»
bien entendu, de revenir sur celte querelle oubliée, qui,
revue à distance, nous fait aujourd'hui TefTet de ces cliSr
grins, de ces péchés de jeunesse, dont on dit plus tard,
quand on y pense, au milieu des regrets et des ennuis du
déclin: « Ahl c'était le bon temps! i II ne s'agit pas
même, pour nous, de discuter, de blâmer ou d'approuver
les motifs d'opposition qui dirigeaient les divers adver-
saires du gouvernement d'alors. Les oppositions ressem-
blent souvent à ces avares qui font argent de tout; et,
dans cet argent, il y a, avec quelques pièces de bon aloi,
bien des assignats et de la fausse monnaie. La paix et la
prospérité de deux grands peuples compromises pour
48 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
une tempête d'agents bibliques et de femmes plus ou moins
sauvages dans un verre d'eau de l'océan Pacifique; d'immen-
ses intérêts politiques^ industriels, financiers, internatio-
naux, suspendus à lalongue redingote de M. Pritchard ouà
la robe courte de madame Pomaré; les plus éloquents ora-
teurs des deux plus illustres parlements du monde, for-
cés, pour se mettre au diapason de la presse et de l'opi-
nion du moment, de crier comme des aigles pour des que-
relles d'oiseaux-mouches; quelle disproportion! quelle
disparate I C'était vouloir trouver une tragédie dans un
sujet de vaudeville. Ce sont là de ces épisodes inhérents
aux conditions mêmes des gouvernements libres, et il faut
rendre cet hommage à H. Guizot, que, les ayant aimées
et en ayant souffert plus que personne, il n'a pas écrit
une ligne pour les accuser. 11 n'y a rien de plus difficile,
sous ces gouvernements, que de mener à bien les ques-
tions où l'honneur national se croit en jeu, parce qu elles
ont surtout besoip de ménagement et de mystère, et que
la presse et la tribune sont là pour tout aigrir et tout dé-
voiler. Il est si commode alors de cacher ses ambitions ou
ses ressentiments politiques sous une préoccupation che-
valeresque de la dignité de son pays! Il est si glorieux de
déployer à peu de frais des trésors de bravoure et de sus-
ceptibilité patriotique, de persuader à ses lecteurs ou à
son auditoire que, le cas échéant, si l'on était soi-même
à la tête du ministère, les choses marcheraient tout autre-
ment; qu'on saurait s'arranger pour que tous les commis
voyageurs de France fussent plus fiers d'êlre Français î A
l'époque dont nous parlons, le National portait la mous-
tache en croc, Tépée au côté et le poing sur la hanche ; il
affirmait sérieusement que, vu les humiliations accep-
tées par nos ministres dans les affaires de Taiti, aucun de
nos concitoyens, voyageant à Tétranger, n'osait plus dé-
M. 6UIZ0T. 49
chrar le Heu de sa naissance; et fl y avait des honnêtes
gens pour le lire et pour le croire ! Depuis, notis avons vu
sa politique à Toeuvre ; et ses plus intrépides coryphées,
les Jules Bastide, les Armand Harrast, voire les Lamar-
tine, n'ont pas été, que nous sachions, beaucoup plus
belliqueux que les hommes de la paix à totU prix. Quoi
qu'il en soit, dans ces circonstances critiques, l'opposition
joue le personnage de ces avocats qui s*efrorcent de ren-
dre toute réconciliation impossible entre deux plaideurs,
oa bien encore de ces témoins officieux qui, se mêlant
d'une affaire d'honneur, n'ont ni repos ni trêve jusqu'à ce
qu'ils aient conduit les adversaires sur le terrain, sauf à
86 montrer, pour leur compte, beaucoup plus accommo-
dants s'ils passent du second rôle au premier. C'est alors
que tout dépend du degré d'estime et de confiance que
s'inspirent les uns aux autres les ministres des deux gou-
vernements. Harcelés et pressés par cette force d'impul-
sion et de surexcitation intérieure d'autant plus puissante
qu'elle parait, au premier abord, représenter l'opinion
publique, tout serait perdu s'ils avaient, en outre, à sus-
pecter mutuellement leurs intentions, à s'attribuer des
arriére-pensées, à croire constamment à un dessous de
cartes diplomatiques caché sous les protocoles et les com-
munications officielles : tout peut se réparer ou se mainte-
nir encore, si, forts de leurs sympathies réciproques,
incapables de chercher à se tromper ou de s'abuser eux-
mêmes sur les vrais intérêts de leur pays, trop sages pour
confondre la gloriole avec l'honneur, trop sûrs de leur
droit pour être susceptibles, ils font de la loyauté et de la
cordialité de leurs rapports une sorte de contre-poids aux
factices colères des oppositions ; chacun d'eux trouvant
ainsi, dans la modération de son adversaire, un recours
contre la violence de ses concitoyens. C'est ce qui arriva
50 CAUSERIES LITTlSAIRES.
dans toutM ces délicates affairas que traitèpent enseiable
le gouYernement français d'une part, de l'autre sir Ro-
bert Peel et son digne collègue, lord Aberdeen. On peut
le dire, aujourd'hui que des abîmes nous séparent de cette
époque, ce fut la France qui eut, en définitive, l'avantage.
Le droit de visite fut supprimé, Taïti resta à nos marins,
et tout se borna, pour le sieur Pritchard, à une indemnité
dérisoire,^ qui n'a pas même été payée. Hais, nous l'a-
vouons, ce n'est là, à nos yeux, qu'un détail secondaire;
ce qu'il importe de constater, ce que H. Guizot a retracé
avec cette grande manière qui n'est qu'à lui, c'est cette
situation particulière de deux peuples animés l'un contre
l'autre par une longue rivalité et des griefs séculaires, io-
vités à des collisions nouvelles par leurs journalistes et
leurs orateurs, et sauvés de leur propre exaspération par
l'habileté, que dis-je? par la franchise de leurs hommes
d'État; c'est cette loyale attitude de deux cabinets rivaux,
comprenant que le moindre subterfuge, la moindre réti-
cence donnerait raison contre eux aux partis violents, dé-
daignant à la fois les entraînements d une popularité fac-
tice et les finesses de la petite diplomatie, se décidant à
tout se dire, à s'avertir mutuellement des difTicultés et des
périls, à se souffler presque d'avance leurs demandes et
leurs réponses, à prévenir, en un mot. ces casxis belli pro-
clamés chaque matin, au son des trompettes guerrières,
par des gens furieux d'y perdre leur latin. Le spectacle
était rare et mérite qu'on l'honore en dehors de tout
parti, de toute personnalité politique. Il y a eu, en France
et en Angleterre, de grands ministres qui ont traité, avec
une habileté ou une énergie incomparable, les questions
extérieures d'intérêt, d'honneur, de puissance nationale;
mais les ministres des monarchies absolues, Richelieu et
Mazarin par exemple» n'avaient en face d'eux, officielle-
ML 6UIZ0T. M
m^nt dp iQoinS} qu'une sorte d'adversaires. Ds pouvaient
prendre tout leur temps, cacher tout leur jeu, ne se dé-
couvrir qu*au bon moment, ne laisser voir qp'après le rèr
sultat obtenu le plan général de leur politique. Les minis-
tres des situations trancbéeç, H, Pitt entre autres, n*ont
en qu'à obéir à ces grands souffles de nationalité qui lin-
éament dans un homme d'État la volonté d*un pays. Ici^
au contraire, ce sont les conditions du régime représenta-
^f qu'il s'agissait tout ensemble d^ combattre e^ de rem-
plir; ce sont les forces artificielles et destructives des pays
constitutionnels qu'il s'agissait de détourner ou d*amorlir
au profit de leurs forces vitales et fécondes ; c'est une po-
sition mixte, toute de bruit et d'agitation en apparence,
toute de paix en réalité, qu'il fallait dégager et raffermir,
en dépit et dans l'intérêt de ceux même qui voulaient
troubler la paix et grossir le bruit. Ainsi le gouvernement
parlementaire et libre se trouvait préservé des dangers
qu'il porte en lui dans ces circonstances critiques, et ces
dangers devenaient pour les hommes investis de la con-
fiance du souverain une sauvegarde contre les tentations
d'un faux amour-propre, d'une mauvaise humeur passa-
gère ou d'une habileté de second ordre. Voilà ce que
H. Guizot a éloquemment rappelé dans cette partie de
son Étude historique, et ce que nous pouvons saluer aussi
chez l'émule et le biographe français de sir Robert Peel.
Tout fut commun entre eux dans cette phase, excepté le
succès final et la justice populaire ; et l'histoire n'a plus à
les séparer dans ce spectacle consolant pour la civilisa-
tion, la liberté et l'humanité.
La politique de sir Robert Peel, à Ilntérieur, nous ap-
paraîtra avec les mêmes caractères; et ici les souvenirs et
les éloges de son historien sont encore plus à l'aise, la
France et lui-même n'ayant plus, dans les mesures de l'il-
1
53 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
lustre ministre anglais, d'autre enjeu direct que celui que
nous avons tous dans la moralité des actions humaines.
Le nombre n'est pas grand des hommes, — même les plus
haut placés dans Tadmiration publique, — qui, revêtus de
pouvoirs considérables et ayant à répondre de la destinée
des peuples, se préoccupent de leur responsabilité morale
et ne se proposent pas pour but unique de faire réussir
leurs plans, d'obtenir ces succès d'ensemble oCi s'enivre et
s'assoupit si aisément la conscience. Sir Robert Peel a eu
cette vertu, il a mérité cette gloire. Il a sincèrement et sé-
rieusement voulu le bien, le bien de son pays surtout,
mais aussi le bien en général, celui de la grande famille
humaine, dont chaque peuple et chaque individu doivent
profiter dans une mesure progressive d'égalité et de bien-
être. 11 s*est fermement attaché au triomphe de ce qui lui
a paru juste, honnête, utile, raisonnable ; et, afin d'y par-
venir, il a su négliger le côté théorique et absolu des doc-
trines politiques, l'impérieux et systématique programme
des partis, pour ne voir que le vrai, le possible et le né-
cessaire, et s'y résoudre chaque fois que cette vaine gloire
qui consiste à être toujours de son avis et de son parti lui
a semblé contraire à la prospérité et au repos de son
pays. Mais, pour avoir le droit de se permettre ces sem-
blants d'inconséquence, la condition la plus essentielle est
que ces sacrifices partiels à l'urgence ou à l'utilité pu-
blique ne puissent jamais être suspects de rouerie, de
culte du succès quand même; que l'autorité, l'intégrité, la
noblesse d'un caractère et d une vie, soient si incontesta-
bles, que personne ne prenne le change et ne soit tenté de
regarder cette transaction consciencieuse avec la nécessité
comme l'évolution d'un ambitieux voulant atteindre au
pouvoir ou le conserver. Pardonnez cette comparaison à
ma frivoUté de causeur I II en esti dans ces positions diffi-
M. GUIZOT. 53
des, des hommes d'État justement respectés comme de
ces très-homiêtes femmes à qui il est permis de faire ou
de dire, sans scandaliser persoime, bien des choses que
des femmes moins inattaquables ne pourraient risquer
sans inconvénient. Lorsque sir Robert Peel eut l'honneur
d'attacher son nom à Fabolilion de la loi sur les grains,
longtemps repoussée par son parti, et de changer en ime
Tictoire utile une défaite inévitable, il recueillit le béné-
fice de ses vertus, et ce fut encore un bon exemple. Ajou-
tons, ce qui est peut-être d'une morale moins élevée,
mais non moins vraie, que ces grandes situations des
hommes d*État anglais, ces immenses fortunes héréditai-
res ou légitimement gagnées, coussins moelleux sur les-
quels s'amortit la chute d'un ministre, ne sont pas indif-
férentes dans' le jugement que l'on porte sur le vrai et
sérieux motif de ses variations apparentes. Nos hommes
politiques, éclos souvent dans les bureaux d'un journal,
poussés aux affaires par une révolution, n'offrent malheu-
reusement pas cette solidité et cette carrure qui défient
les interprétations malignes. Lorsqu'ils changent d'opinion
pour arriver au pouvoir ou pour y rester, on ne peut pas,
à vertu égale , leur supposer un désintéressement aussi
absolu de leiu* propre fortune, un dévouement aussi com-
plet à la nécessité publique et à l'intérêt du pays. C'est
le châtiment d'une démocratie envieuse et tracassiére
comme la nôtre, que ceux-là mêmes qui personnifient son
avènement avec le plus d'éclat soient poursuivis jusque
dans leur grandeur par le vice de leur origine, et affaiblis
par ce qui devrait faire leur force. Hais aussi, lorsqu'ils
surmontent cet obstacle, lorsqu'on les voit sortir pauvres
du pouvoir et donner la médiocrité de leur fortune privée
pour commentaire à l'intégrité de leur vie publique, ce
contraste parle plus puissamment à l'imagination et au
54 CAUSERIES LITTERAIRES.
€<3eur. M. Guizot me pardonnera si je dérobe k sir Rci>eit
Ped cette partie de mon hommage.
Parmi les grandes mesures provoquées on acceptées par
sirBobert Peel, il en est dont je ne puis rien dire : ce sont
celles qui ont eu pour objet Tlrlande et Témancipationdes
catholiques. H me serait impossible d'en parler avec ce
cahne et ce sang-froid qu'exige un sujet aussi grave. B
n'y a plus là, selon moi, ni whigs, ni torys^ ni raison
d'État : il y a le cri de la conscience humaine et du bon
eens universel; il y aie monstmeui contre-sens d'une lé-
gislation adoptée pour un état de choses depuis longtemps
disparu, et lui survivant dans un siècle où toute atteinte i
la liberté religieuse ressemble plus à une folie qu'à on
crime. Quant aux mesures d'intérêt social, c'est là que sir
Robert Peel a le mieux dessiné sa politique; c'est là aussi
que le succès fmal, en Im donnant raison, a fait éclater
les différences entre le caractère anglms et le nôtre. Il ne
faut pas croire que ses capitulations et ses sacrifices
n*aient pas soulevé des orages parlementaires. Dans ces
luttes de la Chambre des Commîmes, que M. Guizot noas
retrace avec tant de lumière et de vie, oe ministère dont
lord Wellington était le plumet, dont Robert Peel était le
corps et l'âme, provoquait des récriminations, des atta-
ques, des invectives à faire pâlir les plus orageuses séances
de nos assenoblées. A chacune de ces concessions habiles
et honnêtes de sir Robert, les mots d'apostasie, de palino-
die, de scandale, étaient libéralement prodigués. Noos
avons même remarqué, dans la bouche de M. Disraâi et
de sir George Bentinck, . des traits d'une violence que
MM. Sauzel ou Dupin n'eussent pas permise, quelque
chose de pareil à cet acier de Birmingham, plus dur et
plus aigu que le nôtre. Si l'on s'en tient aux surfaces, on
trouve Ui ces indices de colère et de fougue, qui^ libr^
H. «uizeT« ^
WffÊl iradinte par les oiuUitudas, penKveot loeiMbcer te
gouvernement et Tordre établi. Et pourtant ces acbame-
ments et x;es colères n'ont pas e^ les effets destructeur
que nous connaissons trop bien. Au-dessous de ces ébut
Jiiions de presse et de tribune ne ;9*agiie pas encore cette
terrible vase révolutionnaire qui, soulevée i certains xna-
menfs, passe par-dessus les ministères poi^r emporter les
trônes; ou, .du moins, si elle s*agite, une force supé-
rieure, un sentiment profond de nationalité et d'ordre, la
retient et la dompte. Heureux le ministre qui tnonve efi
)ui et autour de lui de tels auxiliaires! Ça été là la fortune
4.e sir Robert Peel. Admirablement préparé par sa nais-
sance a.u gouvernement de TAngleterre moderne, son édu-
icalion forte^ l'élévation de son talent, l'autorité de sa pa-
role, la dignité de ses nuieiu*s, Font rendu capable de sou-
tenir des luttes où d'autres se seraient brisés, d'accepter
des changements où d'autres se seraient amoindris. Le
bon sens de ses concitoyens, ce fond d'obéissance à la jloi
et de discipline constitutionnelle (pii se mêle, chez les An-
glais, aux plus excentriques turbulences, amortit pour lui
et poyr sa politique l'efiet de ces violences des Disraeli et
des Bentinck, qui^ dans un autre pays de notre comiais*
sance, auraient pu avoir de funestes contreHM)ups. On
comprend que, grâce à ce concours de circonstances fa-
vorables et de qualités personnelles, « ce grand honnête
homme » ait pu accomplir de grandes et bonnes choses.
C'est une vérité triste peut-être, mais irréfutable, qu'aux
époques compliquées comme la nélre le succès n'appar-
tient qu'à certains accommodements, faits à la fois de si-
militudes et de contrastes, où viennent s'assouplir et t^e
fondre des éléments longtemps hostiles et affaiblis par
leur hostilité. Ce qu'un pur tory n'aurait pas fait, ce
qu MU Yfïùg déclaré p'aurait pu faire, sir llobert Peç| l'a
56 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
fait, parce que des sentiments, des idées, des traditions,
des progrès, des résistances, des réformes parties d'ex-
trémités contraires, se sont rencontrées en sa per-
sonne.
Sir Robert Peel a réussi, et avec tant d'honnêteté, que
la morale politique — pardon de cet accouplement bi-
zarre — n'a pas eu à gémir de sa victoire. Et pourtant,
dans ce premier mélange d'opinions séparées jusque-Ii
par des lignes inflexibles et accoutumées à ne demander
qu'à elles-mêmes leurs forces vives et homogènes, n*y
a-t-il pas un antécédent fâcheux, un symptôme d'affaiblis-
sement de ces grands partis qui ont donné à l'Angleterre
et au monde les Ghatham, les Pitt, les Fox, les Burke, les
Canning? Les transactions, même sages, même nécessai-
res, chez les hommes d'un esprit supérieur et d'un carac-
tère irréprochable, n'ont-elles pas ce péril lointain d'alté-
rer le sens, l'autorité des principes vaincus par les faits,
et d'abaisser le niveau de la conscience publique? Là est
recueil. M. Guizot ne le dissimule pas. Il croit, du moins,
que la démocratie, longtemps contenue, sortira victo-
rieuse de ces complaisances forcées du passé envers le
présent, de la tradition envers le progrès. Il y a quelque
chose d'émouvant à l'entendre parler, avec cette modéra-
tion presque sympathique, de cette démocratie à laquelle
il eût pu faire tant de bien et qui lui a fait tant de mal ; de
cette démocratie dont les adeptes, au lieu de saluer en lui
un fondateur et un maître, n'ont su que le poursuivre de
leurs insultes, et aujourd'hui enjoHvent leurs propres
apostasies de sarcasmes contre ses ouvrages, o J'ai con-
fiance, nous dit M. Guizot dans son beau langage; pour-
tant voici mon inquiétude. La démocratie a deux graves
défauts : elle aspire passionnément à dominer seule, et
elle est habituellement dominée par ses intérêts et ses
M. GUIZOT. 57
passions du moment. A en juger par Thistoire du monde,
c'esty de toutes les puissances sociales, la plus exigeante
et la plus imprévoyante, celle qui admet le moins des li-
mites et un partage, et aussi celle qui obéit le plus à ses
fantaisies présentes, sans souci du passé ni de TaTenir.
Mises à l'épreuve, la monarchie et Taristocratie ont su
l'une et l'autre, en Angleterre surtout, se limiter et faire à
d'autres droits, à d'autres forces, leur place et leur part.
Ayant d'ailleurs leurs racines dans le passé et comptant
sur l'avenir, c'est leur native de prendre en grande con-
sidération le temps et sa puissance, et d'être à la fois am-
bitieuses et patientes. La démocratie moderne saura-t-elle
réunir des qualités si diverses? Reconnaitra-telle des pou-
voirs autres que le sien et des nécessités contraires à ses
désirs? Acquerra-t-elle, en gouvernant, plus de mémoire
et plus de prévoyance? Apprendra-t-elle à porter aux tra-
ditions du passé plus de respect, à donner aux impres-
sions du présent moins d'empire, à tenir plus de compte
des besoins et des chances de l'avenir? Grandes et péril-
leuses questions qui restent encore en suspens, et qui
doivent fortement préoccuper les bons esprits et les hon-
nêtes gens. Le temps les résoudra. J'espère qu'il les ré-
soudra à l'honneur des gouvernements libres et de Thu-
manitë. »
C'est par ces lignes, à demi prophétiques, que H. Gui-
zût termine sa belle étude sur sir Robert Peel. Nous l'a-
vouons, plus rancuneux et moins confiants que lui, nous
doutons fort que la démocratie sache jamais acquérir
les qualités qiû lui manquent, éviter les fautes où elle re-
tombe sans cesse et qui la perdent. Si elle ne compromet-
tait qu'elle seule, notre deuil serait léger. Par malheur,
ses aJtematives de fougue et d'abattement, ses emporte-
ments insensé suivis d'abdications honteuses, gâtent
5» GAUSERIBâ LITTËftAIRES.
pour longtemps» pour toujours peut*^tre, ^édnc(Aioll'p^
litique des générations nouvelles , leur enseignent à se*
jouer de tout, des traditions et des enthousiasmes, des
principes et des croyances, et à substituer à la grande et
sérieuse école d'autorité et de liberté, tantôt l'adoration
du fait accompli, tantôt le culte de la matière et de l'or,
tantôt les facéties hasardées d* humoristes taquins. Nous
n'hidiquerions pas ce dernier trait, s'il ne nous suggérait
un rapprochement auquel une circonstance récente donne
au moins le mérite de Tà-propos. Nous avons cherché déjà
des indemnités pour notre amour-propre national, pour le
ministre tombé qui vient de retracer l'histoire du ministre
heureux. Il ne nous en a pas manqué : supériorïté d'élo-
quence, admirable talent d'écrivain, ouvrages qui hono-
rent une littérature et un siècle, tout, jusqu'à la magni-
ficence de cet hommage rendu par cette plume magistrale
à cette illustre mémoire. A tous ces avantages de l'histo-
rien sur son héros, peut-être nous est-il permis d'en ajou-
ter un autre. En Usant, dans les journaux anglais et fran-
çais, l'étrange épisode de la salle d'Adderlay-Park ^, nous
nous' disions que le plus profond et le plus doux des sen-
timents humains, l'orgueil paternel, avait lieu d'être plus
satisfait chez H. Guizot qu'il ne l'eût été chez sir Robert
Peel.
^ Nous écrivions cette dernière page sa moment où les excentriâlé'
oratoires du fils de sir Robert Peel altrislaicnl, en Angleterre et es
France, les admirateurs do son illustre père.
IL GUIZOt. 59
II!
ifiiioiBSS Mati Sertir a i'htstoibb it ion temps'.
Fmnrqnof ne Pavoti«^»8-|e pas ? Je ne pais me défendre,
en dmrdant ce livre, d*im peu d'embarras et de trouble.
Au point de vue littéraire, mon admiration est sans bor-
nes; et cependant je crains qu'il n'y art là une sforte de
mécompte ponr ces gros bataillons qu'on ne saurait mettre
tout à hii en dehors des grands succès. Au point de vue
pofitiqoe, je rencontre dans ce volume des satisfactions
nombreuses pour tout ce que yhom)rey mr accent de
loyauté propre à désarmer bien des dissidences ; j'y recon-
nais surtout cette constante élévation de pensée et de lan-
gage dont M. Gufeot a le secret, et qai donne aux idées
particulières ou aux souvenirs persOidneis l'autorité et la
grandeur des vérités générales ; et cepemtal^^ j'ai peur que,
parmi nos amis, contemporains de la He^auratiokv ou hé-
ritiers de ses traditions monarchiques, quelques-uns ne
reprochent à Téminent écrivain d'avoir encore fait la part
trop large à ses doctrines d'alors, trop petite aux leçons de
l'expérience. Cette double appréhension* me trace d'avance
ma tâche et la distribue : je voudrais d'abord montrer par
suitg de quels mauvais exemples et de quelles flicheuses
I habitudes littéraires le piAhc pourrait être induit en er-
reur et chercher dans ce livre ce qu'il n'y trouvera pas ;
j'aurais à cœur de vous prémunir contre cette sorte de dés-
appointement peu honorable qui consiste à regretter, en
* I" Toluoie.
60 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
présence des plus nobles jouissances de Fesprit, les vul-
gaires plaisirs de la curiosité ; je veux indiquer aussi com-
ment l'ouvrage de M. Guizot est supérieur à son titre même,
tel du moins que cette curiosité indiscrète s*obstinait à le
traduire, et comment Texcés des confidences intimes ou
familières, trait caractéristique de tant de Mémoires ré-
cents, a pu rejeter vers Texcès contraire les hommes ac-
coutumés à conserver intact, même au milieu des fumées
de la gloire, le sentiment de la dignité morale. Enfin, j'au-
rai à discuter quelques souvenirs, quelques dates, quel-
ques épisodes politiques, où il me semble que l'auteur est
un peu trop resté le jeune et éloquent doctrinaire de 1818,
tendant toute sa main gauche à H. Decazes et un doigt de
sa main droite à M. de Richelieu. Telle sera cette rapide
et incomplète étude à propos de la première partie d'un
des Uvres les plus mémorables qu'aura produits notre
époque : jamais je n'ai plus profondément ressenti mon
infirmité et ma misère qu'en face de ce travail, que j'au-
rais voulu rendre digne du sujet; jamais je n'ai eu plus
besoin de l'indulgence, non-seulement de mes lecteurs,
mais de celui que, tout en ayant l'air de le juger, je redoute
comme le plus imposant, le plus illustre de mes juges et
de mes maîtres.
Un homme d'esprit écrivait, il y a quelque cinquante
ans, en annonçant les Mémoires de Duclos : « Parmi les
petites manies qui distinguèrent les écrivains du dix-hui-
tième siècle, il en est une bien digne de remarque ; c'est
cette puérile et ridicule prétention de parler continuelle-
ment d'eux-mêmes. Dans les âges précédents, c'étaient les
hommes d'État, les généraux, les négociateurs, qui pu-
bliaient des Mémoires; et leur histoire, liée à l'histoire
publique, leur en donnait le droit et promettait un véri-
table intérêt aux lecteurs. Mais, lorsque les gens de lettres
M. GUIKOT. 61
se forent persuadé, et, qui plus est, eurent persuadé aux
autres, que ce qu'il y avait de plus important dans la so-
ciété, c'était un philosophe et un académicien, ils durent
se croire autorisés à entretenir le public de tout ce qu'ils
avaient fait depuis le berceau, de leurs enfantillages, de
leurs espiègleries, de leurs boimes fortunes, de leurs ta-
lents et de leurs vertus. » Quand on songe que H. de Fé-
letz écrivait ces lignes vers 1810, et à propos des philo-
sophes du dernier siècle, on fait de singulières réflexions
sur nos progrès en tous genres : car enfin ces philosophes,
s'ils n'avaient pas une position officielle dans l'État, exer-
çaient dans la société une influence -d'autant plus active,
que toutes les puissances établies allaient s'affaiblissant et
leur livraient le premier rôle. Ils pouvaient croire, sans
trop d'outrecuidance, que l'histoire de leur vie privée était
un chapitre de la vie sociale de leur temps. Aujourd'hui,
telle a été, chez là plupart des auteurs de MèmoireSy la
fatuité du moi, qu'il s'est considéré et raconté, en dehors
de tout intérêt public, non pas même comme sujet d'étude,
mais pour le plaisir de se faire le héros de son propre ré-
cit et d'étaler cette partie de Texistence où l'âme devrait
avoir sa pudeur comme le corps, et ne se dévoiler jamais
que pour elle-même et pour Dieu : plaisir dangereux et
coupable, car il compromet à la fois le sens moral du nar-
rateur et du lecteur; il accoutume celui-ci à spéculer sur
tous les secrets de son cœur et de sa mémoire ; il entre-
tient chez celui-là cette curiosité puérile qui s'obstine à
remonter de l'œuvre à l'ouvrier et du talent à la personne,
au risque de voir gâter les beautés de l'mi par les faiblesses
et les vanités de l'autre.
Les Mémoires de M. Guizot ramènent à ses conditions
véritables ce genre auquel notre littérature a dû tant d'où-
nages remarquables, et que notre époque a si étrange-
4
63^ CAnSERIES LITTÉRAIRES.
m^hl^ dféftgurê, rïôus petroûvons fà, dans sott écprésrfôft la
pluë hâutê et ifd plus éloquente, f homme d'État, Fhomme
politique mêlé dès sa jeunes&e auï grandes affaires de son
pays, s'assocraht au groupe qtri hii semble réunîr le pins
d'îdéeis justes, élevées et fécondes, travaiWant aîo sàccès
des doctrines que ce groupe pérsonmfîe avec éclat, et, qua-
rante atis plus tard, à l'heure sfereine du repos et de la re-
traite, racontant sans amertume et sans emphase ce qu'i!
a Vu, essayé, secondé, espéré, désiré, redouté, aimé, ce
qn'il regrette, et, chose plus méritoire, ce qu'if croît en-
core, comme le Vrai Adèle croit encore à son Dieu sur les
ruines des temples. « C'est d'un ciel profondéifnent serein,
nous dit Sf. Guiïol, que je reporte aujourd'hui mes regards
vers cet horizon chargé de tant d'orages. Je soncfe atten-
tivement mon âme, et je n'y découvre aucun sentiment
quT envenime mes souvenirs. Point dé fiel permet bea»-
coup de franchise. C'est la personnalité qui altère ou dé-
crie fer vérité. Voulant parler de mon temps et de ma pro-
pre vie, j'aime mieux le faire du bord que du fond de la
tombe. » — Chacun de ces mots porte, et fixe le sens, la'
valeur, l'inspiration générale du livre, mieux que tout ce
(pke nous pourrions dire. Celte sérénité merveilleuse, qcd
a* fait la force de M. Guizot dïms l'épreuve et l'adversité,
— etpeut-étre aussi sa faiblesse au temps de sa prospérité
et de s^ puissance, — nous la reconnaissons partout dans
ce volume, dont quelques pages sont discutables, dont pas
une ligne n'est offei'i^ante. En publiant ses Mémoires de
son vivant, l'illustre écrivain paraît avoir, entre autres
motifs, celui « de ne point se soustraire au fardeau de ses
œuvres, » et de pouvoir en répondre vis-à-vis de ceux qui
élèveraient des plaintes. Le scrupule est honorable, maus
superflu. Les idées réclameront peut-être, mais.les hom-
mes ne réclameront j^is; car ce sont les idées qui parlent
M. «JIZOT. «9
plutdt fpe Yhonxm. imms liy;re ne p4 (du^ izop^ereonnel,
et, en xnën^e temps, xi'expriaia fh^ con^pléteoieiU la per-
wnne qui l'a écrit. L'auteyr oe renonce à aucune de se^
opinions, et ne froisse aucun de ses adversaires; il ne res-
sort, de tout son ouvrage, ni un sacrifice ni ifue blessure.
C'est }*autorité calme et suprême deTbisiofien 3'alliai;J; ji
la vie, à la solidarité des Mémoires,
L'histoire, aije dit? Oui, les Mémoires de H, Guizot so;Qt
une véritable histoire où le moi n'apparaît que comme .un
témoin de plus, et, ^iaon le plus impassible, a^ xnoins ]$
plus sincère de tous. Chacun, en ce monde, a une vocation
ispéciale ^ laquelle il obéit encore, alor3 même qu'i^ croit
s'en écarter. Historien incomparable, orateur politiçpie du
premier ordre, H. Çuizot, dans ce nouvel ouvrage, a
appliqué, pour ainsi dire, d mie façon rétrospective, les
procédés de ses glorieux combats de tribune, ejt d'une
fâ^n contemporaine les méthodes et 1^ langue de $eç
récits du passé. Il n'a changé. Dieu fnerq, i^ de n^ar
niére ni de style, sauf ce perfectionnement jcontinn qne
l'on signale en lui depuis dix ans, ejL qui, sans amoit^ir
une seule de ses qualités prinùtives, lui en dgime d^ Wifr
velles. Il npus dit bien que le jour de l'histoire n'e^t p^
venu pour nous, de l'histoire complète et libre, sans réti?
cence ni s^ les faits ni sur jies hommes ; qu'il n'écrit jfne
son histoire propre et intime, ce qu'il a pensé^ seqti et
voulu dans son concours aux affaires de sonpay^; cf^
qu'ont pensé, senti et voulu les amis politiques anxque)!;^
il a été associé> « la vie |de nos âmes d^n^ pps QiCjtionf . »
Rien de plus vrai^ etn^us sommes d'autant plus .di^ppsé^
à y spuscrire, que nous aurons plus tard k indiquer quel-
ques dissidences : et pourtant, par le loff, l'allure, Tes?
sor, le coup d'aile, le dédaip pour les menus détails, V^
d'ouvrir dés perspectives j^ai^dioses ^ur des fiaito partie^bs^
64 CAUSERIES LITTËRÂIRES.
et de tracer des pensées indélébiles en mai^e d*inddent8
passagers, par la modération, la justesse et la perfection
des portraits, ces Mémoires sont, en défmitive, de la belle
et bonne histoire, à laquelle il ne manque que le lointain.
Aussi regrettons-nous que H. Guizot n*ait pas intitulé son
livre : Mémoires pour servir à V histoire politique de mon
temps, ou Mémoires politiques pour servir à Vhistoire de
mon temps; c'eût été un moyen de prévenir les malen-
tendus ; ceci nous amène à indiquer, non pas précisé-
ment ce qui manque à son œuvre, mais ce que certains
lecteurs y rechercheront peut-être, et ce qui pour nous
est largement couvert par des compensations magni*
fiques.
Lorsqu'un homme célèbre, n'importe à quel titre, se
décide à écrire et à publier ses Mémoires, on s'attend à y
trouver tout un côté que la publicité officielle et journa-
lière n'a pas révélé, des dessous de cartes, des détails in-
connus, presque des mystères, se rattachant au genre de
célébrité du narrateur, au rôle qu'il a joué, aux influences
qu'on lui prête, à la part qu'il a prise aux aflaires, aux
malheurs, aux plaisirs, à la littérature ou à la politique de
son temps. Cette attente a été souvent déçue, de nos jours,
par ceux-là mêmes qui se sont montrés le moins scrupu-
leux, le moins réservés en fait de souvenirs et de confi-
dences, et qui, après tout, ne nous ont appris que ce que
nous savions déjà, ou ce qu'il eût mieux valu ignorer tou«
jours; elle ne sera pas satisfaite par les Mémoires de
H. Guizot, et elle ne pouvait pas l'être. C'est l'honneur des
gouvernements qu'il a servis, de ne laisser aux générations
suivantes ou aux contemporains vieillissant aucune de ces
matières à révélations tardives et à renseignements d'a-
près coup, triste revanche de l'esprit de liberté et de con-
trôle, se dédommageant sur la mort de n'avoir du s'exer-
M. GUIZOT. 65
cer sur la Tie. Sous les gouTernements absolus, un homme
de cour ou d'affaires,, à la fois véridique et passionné,
peut amasser chaque soir une poignée de vérités dans une
poche de fiel, et lâcher plus tard sur la postérité cet irré-
sistible mélange de choses vraies, excessives, inconnues,
douteuses, commentées par un génie pessimiste. Mais,
après les gouvernements représentatifs, cette débâcle
n'existe pas, parce que la source a toujours coulé, dé-
tournée quelquefois, troublée souvent, jamais arrêtée. Ils
vivent et militent au grand jour, à la double clarté 'de la
tribune et de la presse, qui, plutôt que de rien cacher,
aimerait mieux tout grossir. 11 en résulte que, une fois le
spectacle fini et le lustre éteint, le parterre en sait autant
que les coulisses : les hommes les mieux initiés aux di-
verses péripéties du drame n'ont qu'à adoucir, à rectifier,
à diminuer certains effets d'optique, exagérés par la pas-
sion du moment. C'est ce qu'a fait, en quelques endroits,
M. Guizot, à l'égard de ses anciens adversaires, avec une
loyauté bien honorable.' Je n'en citerai qu'un exemple:
après la guerre d'Espagne de 1825, M. de Villèle fut ac-
cusé d'avoir été l'auteur de marchés conclus avec Ouvrard :
c II eût pu, ajoute M. Guizot, fermer la bouche à son ac-
cusateur ; car, le 7 avril 1 825, il avait écrit à monseigneur
le duc d'Angouléme précisément pour le prémunir contre
M. Ouvrard et ses propositions. 11 ne s'en prévalut point,
et se contenta de rendre compte au roi, dans un conseil
auquel le Dauphin assistait, de la situation dans laquelle il
s'était trouvé. Le Dauphin lui dit aussitôt qu'il l'autorisait
à faire usage de sa lettre, a Non, monseigneur, lui répon-
« dit H. de Villéle, il en arrivera pour moi ce qui plaira
t à Dieu, cela importe peu au pays ; mais je me rendrais
« coupable envers le roi comme envers la France, si, pour
<r me disculper d'une accusation, quelque grave qu'elle
4.
W CAUSERIjBS LITTÉRAIRES.
f piai$9e èUBf j^ laissais écbapp^ )u>|n dç ïeriç^îfU ^ ce
« cabinet ;ifne seule partie qjui pi)jt OMop^omettre ^ ^oof
f 4^ woi^se^n^ur. » -— ypilii jdïe ces tfails apr.ès lesquels
]^ l^tejugr ^*écrie ipyolontairem/e^ : |Q|if elle boopie foi die;
cet historien ! qi^e )oyauté jchez ç^ prii^pe 1 (gfi^ .dévoue-
nt chez 0e oojnistre I II fauf, couyenir fg^ noifs éUoo^,
î C|^e époque» gouvernés paf* de pim hoiwètes gens! 7*-
C'jest ]h le bèné^ net 4bs goi^ven^emenis repré^eotatifi}
fPfrës leur cbut^e, ,et il 1^ ar4ye qu^andil n*eist plus t^ejo^
f 1^9 profiter.
Qn iç voit, Lç /cbapîtr^ç ^ l'inoonou, de l'apiperypbe, p^
ppi^va^ être que jifès-bomé dans le Ifvre de M. Gui^
Iforsqx^'i^ se f^îi jour, c'est ppur déjoue^ la p^veillaocQ
09 la malice l^ieu plus que pour J^ contenter. Selon i^pu^^
çeUe ffii^Mië négative ajoute encore ^ 1^ paisible be^qtô à$
Toçuvre, et en détermine mieux le but et la pofiée. En
djron^-nf^us autant de Textrême sc^riété d,<9 jl'auteur en
tout cfi fgxi |i)uche ^ux détails intimes de sa vie, à ses sou^
vei;iirs personnels, ipdépe^()anis de la pojiitique? U. Guizot
a4ril bie^ faijt 4^ romprje absoh^nent avec ce moyen d^
succès, qet ^Kir^U ce péril de tant d^ Ifiémoires î Parcjç
qigi,e ^e pul^c s'ét^t laissé égarer sur la trace de narra-
teurs indiscrets et pleins d'eux-mêmes, fallait-il clo^ par
ui^e bari^/e inexorable tout ce qui, dans la vie d'un bopaniiç
illustre, peut Canûlinri^e^ le récit et reposer les regards!
p^rce qu'il y avait eu débaucbe d'auto-biographies et orgie
de confidences, fallâit-il se soumettre à d'aussi rigoureuses
austéqtés? JSous n'oserions trancber la question; nous
craindrions de céder nous^némes à oe penchant qne nous
blân^ns, de nous surprendre en flagraxit délit de cette
furio^ité frivple, symptôo^e des décadences littéraires.
Npus croypns dn moins qu'il y a 1^ une dis|tincti|(;tti k éta-
blir. Sans d;>ute, dans son ensemble, le livre y gagnera
M. GUIZOT. 67
UQ£ fiotig de majestueuse harmonie. L'honmuf 4'Êt^f le
politique, l'orateur, Thistorien, ayant, comiQe il ),ç dit
àû-mèaie, consacré sa Tic « à défendre la liberté contrjç
k (Mouvoir i^solu et Tprdre contre l'esprit révolutionnaire.
— deuj grandes causes qui, à ypai dire, n*en font qu'une ! p
— ayant tQur j^ tour traversé de rudes épreuves, ^e brU:
iants triomphe^ et (Jes déceptipns douloureuse^, et s^e r^
cueiUa^, vers le soir, pour faire d^e ?e3 souvenir? le com7
mentâire de ses idées, seipble plus fidèle à son sujet et ^
loHnême en écagrlant ce qui le distrairait de cettç pens,éç
dominante, consacrée p))udô^ qu'é)^ranlée par les catastf o^
phes finales. C'est le général d'armée, d une pacifique afr-
mée, racontant ses manœuvres, ses mouvements strate:
giques, ses combats, ses victoires, s^ défiâtes, les fap^ep
o^ l^s Revers de ses alliés ou ^e ses enpemis, ^t (Jédifîr
gnant l'arbuste et le brin d'herbç qui croissent ^qr \^
champ de bataille, ou la chanson du pâtre qui s'exbali^
dans le lointain entre deux coups de canpn. Je l'avouj^
pourtant, dût-on ^'accuser de faiblesse, il m'est arrivé^
ei^ lisaQt certains passages de ce livre, de regretter c^
quç l'auteur aurait pu y ajouter pour notre instruction e^
potre plaisir. Ainsi, à son entrée dans le monde, et aprè^
deax ou trois pages charmantes sur la société d'alors.
M. Guizot nous dit qu'il y avait été introduit par un inci^
dent de sa vie privée, et rien de plus. Est-ce assez? Ce^
incident, dont quelques plumes amies ont trahi les détails
touchants et si noblement romanesques, ne pouvait-il pas
donner heu à de fugitives échappées sur cette forte et la-
)K)rieuse jeunesse d'une âme préludant par le travail à ses
èautes destinées? Plus tard, entre deux étapes politiques,
fauteur nous peint avec un charme que lui envieraient
i)ien des paysagistes, une halte à la campagne, sa retraite
à la Maisonnette, avec ses amis, sa famille, ses travaux et
68 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
ses livres. Il décrit a ce sentiment de bien-être d*un homme
qui passe d'une atmosphère chaude et excitante dans un
air léger et rafraîchissant. » Il semble au lecteur qu'une
bouffée de cet air pur circule à travers ces pages dêli-
eieuses où les peupliers de Y Ile-Belle cachent de leur vert
rideau le Palais -Bourbon, les bureaux de journaux et les
portes des ministères. On se demande alors si quelques-
unes de ces haltes à l'ombre des grands hij^s, en face d*un
frais paysage, dans une intimité souriante et expansîve,
s'entremôlant aux récits plus graves, n'auraient pas ajouté
à la physionomie de ce livre cette familiarité, cette va-
riété, chères à notre littérature moderne. Enfin, lorsqu'à
la veille des derniers orages qui emportèrent la Restaura-
tion, H. Guizot nous dit un mot des luttes littéraires où
l'esprit public, encore entravé ailleurs, chercha son issue
et sa voie, comment ne pas se plaindre toiit bas qu'il se
soit borné à indiquer en quelques lignes cette crise mé-
morable de rimaginalion et de l'art au dix-neuvième siècle,
lui, trop sérieusement grand pour dédaigner aucune des
branches de la pensée humaine, lui, le commentateur élo-
quent de Shakspeare et de Corneille, lui, critique supé-
rieur dans les moments que lui a laissés la politique et
l'histoire? Mais je m'arrête; je songe à H. Josse, et j'ai
honte de mon entêtement littéraire, s'obstinant à croire à
la durée de Shakspeare plus qu'à celle des constitutions.
D'ailleurs, ce procédé, qui consiste à demander à Tauleur
d'un livre autre chose que ce qu'il a voulu faire, a été
trop employé par des critiques de ma connaissancee,
et ils y ont mis trop de perfidie pour que mon admiration
respectueuse puisse s'y sentir à l'aise.
Aussi bien les dédommagements splendides que nous a
donnés M. Guizot réduisent au silence tous les regrets
eomme toutes les chicanes. Si la langue française a été
M. 6UIZ0T. 09
rudement maltraitée dans ces derniers temps, voilà de
qaoi là consoler de toutes ses disgrâces. L'écrivain, chez
H. Goizot, grandit toujours, et ce volume nous semble
supérieur à ses autres ouvrages. Sans rien perdre de sa
solidité, de sa fermeté et de sa grandeur, ce style est plus
souple, il est d*un grain plus fin et plus tendre. A son élé-
vation habituelle se joint un accent plus profondément
humain, Taccent d*une âme qui s'est repliée sur elle-
même, et qui a ressaisi dans ce mystérieux travail tout ce
que le mouvement des affaires et de la vie publique ôte
d'intime, de déUcat et de recueilli au sentiment et à la
pensée. De temps à autre, et comme pour planer sur le
récit sans l'interrompre, une idée s'échappe, crève le pla-
fond des Chambres, et nous emporte vers ces sphères que
les passions de parti n'atteignent pas. C'est la manière des
grands historiens : c'est celle de H. Guizot. Même quand
ses Mémoires marchent, on sent qu'ils ont les ailes de
l'histoire. Enfin, ses portraits sufQraient seuls à immorta-
liser son livre. La Fayette, Talleyrand, Grégoire, Hanue!,
Royer-CoUard, Chateaubriand, Hartignac, et bien d'au-
tres, sont peints en quelques traits d*une justesse sans
égale, et de manière à former une série de médaillons
inefiaçables. Chose digne de remarque! même en contes-
tant à H. Guizot tel ou tel de ses points de vue, on ne
trouve rien à changer à la peinture qu'il trace de ses an-
tagonistes ou de ses amis. L'opinion du politique peut
donner lieu à des objections, à des réserves; le pinceau
de l'artiste reste infaillible. Il a observé et il dessine en
maître, alors même qu'il pense ou se souvient en homme
de parti.
Je voudrais citer; chaque page pourrait offrir un eïemple
et un modèle : en voici une où l'auteur, laissant un mo-
ment à l'écart les vicissitudes de la politique» s'élève vers
70 CAUSERIES I^ITTjeRÂlRES.
ces v{^të3iaunQrtelles dopi l'ûubli ^> jpa» porté hi^j^ja^
k notre siècle.
a J'av^s à .cœur, jtout efx servant la cause de notre
sodété actueUe, de ramener parmi nous un sentiment de
justice et de symf>athie envers nos anciens souvenirs, nos
a^cieni^s ;a^ceurs, envers cette ancienne société française
qqi a labori^useo^ient et |j[orieuse^^en|l vécu pendant qifioze
^iècles pour a^iasser cet bérit^jge ji^e .civilisation que nous
j9iv<?fl3 recueilli. C'est un désordre grave et un grand siTaj-
))liss^ement cbe;s une pation que l'oubli et jLe dédain de $on
p^ss^. Elle fe}f)i, d^ps ^pç crise réyoIj^Upnpaire, se soute-
,ver poutre ijle^ jgoi3tji,tujLio;is vieilli^§ et insufilsantes; mai^
qpand ce travail de deatri^ction est accompli, si elle coi^-
tinue J ne te^jr pul compte de ^qp Jiistoire, si elle se pe^
^uade qu'elle a complétemenjt rompis avec les éléments
séculaires de sa civilisation, ce n'est pas la société nou-
yellç ^(ju'elje jtonde, c'est l'état révolutionnaire qu'elle pe^
pétUQ. Quand jies génération^ qui possèdent pour un rpf-
ment la patrie ont l'absurde arrogancç de croire qu'elle
leur ^pp^rtient i ellejs seules, et que le passé |en face da
présent c'est la mort .en face /de la vie, quand elles re-
poussent ainsi Ji'^eppire ,des traditions et des liens qui uoi^
jsenjt enjire ,eljjç§ les jgépér^lions successives, c'est le ca-
ractère distinctif ejt ém^inent du genre humain, c'est son
Jbi.onpçVjT ipêfl^ jÇt ^^ grande destii>,ée qu'elles rçnient; çl
les peuple;» qui tombent daps cette grossière erreur ton^-
ï)^ m^ (iaxf^ l'anarchie et l'abaisseipent; car Dieu ne
jspijiO^e pas .qY,e la pâture et les lois de ses œuvres soient â
|Ç.e poinjl in^pupémept Reconnues et outragées. »
Est-ce assez vrai? est-ce assez ))eau ? L'expression su-
Î)rôme de l'i^cr/vaip, Ja paagie du style mise au .servicjB de
a vérité, n'jest-ejle pas U tout entière? L'hopune qui ^
fefii, ep ce p][Çi|;pifique Jto^a^e^ J'anciepne Franpç coptl*
Ht. eûIZOT. 71
les insultes ie !a nouvelle, peut-il jamais être loin der
nous? Et à supposer que tetXe puissance des somenirs qui
donne aux rlhisions de Fesprit autant de diarme qu'aux
illusions du cœur mai'rrtîenne M. Guizof sur certHlins points
du passé où nous ne piourrions le suivre, ne serions-nous
pas sûrs de le retrouver à nos côtés, dans le présent et
dsms l'avenir? Je pose ces questions comme tmf poltron
quî cherche à se donner du courage, avant d'aborder, avec
riUustre auteur dt ces MéntoiteSf la piofitiqoe de la Res-
tauratton.
II
Je vais tâcher d'écarter les questions personnelles, et,
autant que possible, les noms propres : il en est un sur-
tout dont je voudrais pouvoir m'abstenir absolument. M. le
duc Decazes a eu, depuis trois ou quatre ans, cette tardive
et singulière fortune, que des honnnes éminents, phjs
jeunes que lui, phis fidèles peut-être à des doctrines dont
il n*eut jamais, nous le croyons, le sens bien profond et
bien réfléchi. Font glorifié, j'allais dire poétisé, comme le
premier héros, le premier amant de ces libertés dont la
théorie est si séduisante et la pratique si difficile. C'est
ainsi que nous avons vu tour à tour M. le duc de Broglie,
11. deRémusat, H. Yillemain, M. Guizot, saluer en H. De-
cazes le promoteur de ces idées à la fois monarchiques et
libérales, qui eussent prévalu sans doute, si, prises au sé-
rieux par un groupe d'élite, elles n'avaient été, pour le
graînd nombre, Je passe-port ou le masque d'autres idées
plus hostiles et plus destructives. Peut-être ces apothéoses
d'après coup ne sont-elles pas plus justes que ne le furent
les invectives d'autrefois. H. Decazes fut, si nous ne nous
trompons, lePolignac spirituel et bourgeois d'un roi qui se
73 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
trouva, en i 816,vis-à-vis de rextréme droite, dans une situa-
tion exactement analogue à celle où devait se trouverChar-
IçsX, en 1829, vis-à-vis du centre gauche. Homme d'esprit
ou habile homme plutôt que penseur, courtisan libéral plut 6t
que raisonneur ou martyr de liberté, favori de ce bizarre
monarque qui unit à toutes les initiatives de la monarchie
nouvelle tous les goûts de l'ancienne, appelé par lui au
poste le plus élevé qu'ait jamais rêvé l'ambition la plus
hardie, intéressé plus que tout autre au maintien de ce
qui l'avait placé si haut, M. Decazes eut le droit de s^indi-
gner ou de sourire lorsqu'on Taccusa d'être le complice
de passions révolutionnaires dont la première conséquence,
quel qu'eût été d'ailleurs leur succès, devait être de le
renverser. Mais il a, semble-t-il, quelque raison de s'étoki*
ner qu'on le représente aujourd'hui comme un chef d'école
politique. — H. Guizot nous raconte qu'après l'ordonnance
du 5 septembre H. Decazes disait à son entourage : « D
faut que ce pays soit bien malade pour que j'y sois si impor-
tant. » — Il pourrait dire aujourd'hui à ses panégyristes :
« Il faut que le mirage des souvenirs ait bien du charme
pour que vous me fassiez si grand. » Je m'efforcerai donc
de mettre H. Decazes hors de cause, et de me maintenir
dans la sphère des idées générales, plus favorables à la
discussion et moins désobligeantes pour les dissidents.
M. Guizot m'en donne l'exemple, et je ne saurais en choisir
de plus illustre ni de plus sûr.
Et d'abord, avant toute contestation de détail, qu'il nous
soit permis de proclamer l'impression décisive qui ressort
de l'ensemble de cette lecture. Pour la gloire de la Restau-
ration, prise de haut et en dehors des nuances de parti,
nous ne connaissons, nous ne désirons rien de plus écla-
tant que ce livre, rien de plus concluant que ce téinot-
gnage, non pas, à Dieu ne plaise ! d'un ennemi, mais d'ua
M. GUIZOT. 75
homme qui, par la tournure même de son esprit, la p^^
sistance de ses doctrines et la fidélité de ses souvenirs,
8*est attaché, avant tout, à ne pas surfaire ce qu'il avait
combattu, à ne pas déserter ce qu'il avait servi. Si H. Gui-
zot ne tient pas assez de compte des difficultés inouïes du
gouvernement royal ou royaliste après la seconde Restau-
ration, s*il ne flétrit pas avec assez d'énergie les conspira-
lions et les conspirateurs, s'il exagère le rôle ou l'influence
que pouvait avoir, en ces années de crise, une poignée de
philosophes politiques, s'interposant entre deux partis
actifs et passionnés, nul ne conserva ou ne rendit avec
plus de, franchise et de droiture, à la branche aînée des
Bourbons, la somme de bienfaisantes grandeurs qu'addi-
tionne déjà l'histoire. Si l'honneur suprême d'uu gouver-
nement est d'avoir été nécessaire, d'avoir pu seul sauver
un pays, au moment où il se fonda ; d'avoir domié, en
quinze ans, à ce pays opprimé, ruiné et vaincu, plus de
liberté qu'il n'aurait dû en vouloir, plus de prospérité
qu'il ne pouvait en attendre, plus de gloire qu'il ne devait
en regretter ; d'être entré loyalement, malgré les fantômes
du passé, dans les intérêts et les pensées du présent; si
tel est l'honneur insigne d'un gouvernement, son titre à
la reconnaissance publique, ce titre et cet honneur de-
meurent, dans le beau livre de M. Guizot, plus intacts
peut-être que dans des ouvrages d'une physi,onomie plus
accentuée, et par conséquent plus suspecte. Les grandes
lignes de la Restauration nous apparaissent, dans le pre-
mier volume de ces Mémoires, d'autant plus nettes, d'au-
tant plus belles, que l'auteur y donne moins à cette poli-
tique de sentiment, à cette passion monarchique dont on
nous accuse, et qui, si eHe exalte les fidèles, refroidit les
ticdes. Une fois cette impression générale bien constatée,
arrivons aux détails.
V 5
74 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
Réduit à sa plus simple expression, dépouillé de sou
beau style, de ses dévetoppements si persuasifs, de
ses haltes dans les imposantes solitudes de la philosophie
âe rhistoire, de cette seconde vie que tes souvenirs don-
nent aux idées, ce volume de M. Guizôt pourrait se résu-
mer en quelques lignes : La monarchie et la Eberté, après
1S15, avaient à raffermir leur alliance : leur plus grand
péril résidait dans les violences de Textrême droite : pour
neutrahser ces violences, pour conjurer la Révolution tou-
jours menaçante, pour amortir le choc et le^conflit des
deux partis extrêmes, un parti mixte se fonda, composé
cniommes pratiques, survivants de plusieurs régimes, et
d^une éKte de penseurs, état-major de Tesprît moderne,
quT voulut élever du premier coup, jusqu'aux hauteurs
d'une science, ce qui ne pouvait être encore que Fessai
d\uie fbrme de gouvernement. Ce parti, s*il eût conservé
le pouvoir, aurait sauvé la France, le trône et la liberté.
Hais h fougue des anciens serviteurs de la royauté, quel-
ques incidents funestes, Tavénement d un roi à qui man-
quait rintelligence du nouveau pacte entre la couronne et
le pays, précipitèrent les événements et amenèrent les ca-
tastrophes.
Est-ce h vérité? Ou du moins est-ce toute la vé-
ritéî
Rappelons-nous bien la situation que Te fatal épisode
des Cent-Jours avait faite à la monarchie. Cet appel in ex-
tremis de l'Empire à la Révolution, de la gloire impériale
aux passions révolulionnaires, déplaçait, hélas ! bien des
termes du traité qui venait d unir les Bourbons à la
France. La liberté, surtout entre les mains d*hommes
éclairés comme les amis de M. Gudzot. ne pouvait pas
prendre le change ; elle savait bien de quel côté se trou-
vaient ses intérêts, son avenir vérîitable; eUe n ignorait
L GUlZCkT. «
pli qm tMjt allûsce pasaagève catre I0 mpréugmaA
araède rommyoleiwe ei de la forée elles rates de< ces
pstrioteê décimés par la servitiide, h c«mi|rt2m et te
tcmfisv Be réaiaierait ni à «ne incfûîre m à une défaite.
Hais la Rèvefajtiea voukil et de?ait s'y mépresére ; car,
ne&rseaknefil dteB'aitett deeonmm aivec la waie H*
berlè poMtiqae, mais die est se» enneaiie ki plw ux^^
cMt : eUe se fi£ VexécMCrice tcstaBoenCaîve dapfestigîeox
Yaine» de Waterloo. L» Kestaot ation ne fut pk» le refuge
d'an pflrps tout eaiier, épuisé, écrasé, nenaeé dé tous les
malheurs de rinvasion, de tentes* les» honenr» dv iimutb'
hrtmeakf et se jelaat, dfun élan spontané et munime, dmis
)e»tras de seBanti^oe race royale^ sd protectrice natU"
reUe contre les maui du debers et du> dedane. EUe fiit en^
core et surtout la royauté remise ei» présence de la Rêve*'
lotion, et ayant à combattre les haine» de ce passé d'hier
costse le» souvenir» d'un' passé de dû siècles. Be là cette
alliance, si paradosale en. a^^rence, et dans le fait si lo^
gique, entre la Révolution et TEmpire contre la menarelne
restaurée. En même temps, dan» cette nouvelle criée,
tout »*eaaapéra, tout s'aigrit,, les rancune», les dissentir
ments, le» exigences, et ces réactions inévitables qui dévie»»
Dent plu» tard un obstacle à la récoaciliatiisn des partis,
et ces châtiments à deux trancbamts qai frappent d'illus*-
tres coupables et donnent à la justice un ait de vengeance.
C'est dan» nne société pareille, sans précédents, sans mo-
dèle» (car elle ne ressembla jamais à la constitution»
anglaise), au sortir des mains brûlantes de l'Europe, au
lendemain de secousses qui avaient frappé de vertige les
plus clairvoyants et les plus sages, sur un terrain chance*
lant sous les pas des vainqueurs et des vaincus, parsemé
de ruines vieilles et neuves, à ce point de rencontre de
dsuK régimesy de* deux siide% qui ne pouvaient ni com-
76 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
prendre ni parler la même langue, c'est là qu'allait fonc-
tionner, pour la première fois, ce gouvernement inconnu,
dont la nature et l'essence étaient justement de donner la
parole et d'ouvrir l'arène à ces partis, à ces passions, à
^^ ardeurs déchaînées et contraires. Quel chaos! quels
froissements terribles ! quels germes nouveaux de destruc-
tion et de mort! Et comment fonder, pacifier, affermir,
créer quelque chose de stable, faire croire à sa propre
existence et à sa propre durée, alors que ces institutions,
chargées de défendre la liberté et la monarchie, pouvaient
devenir des armes pour les détruire?
Pour conjurer les dangers de cette position incroyable,
que fallait-il faire? Trois choses principales, qui, selon
nous, comprenaient tout le reste: dompter la Révolution;
rassurer la liberté; fortifier, régénérer le sens monar-
chique ; ou, en d'autres termes, fonder la Restauration,
non plus seulement dans les faits, comme pouvoir exis-
tant, mais dans les âmes, comme autorité acceptée et in-
contestable.
Ces trois choses, le Centre Jes fit-il, de 1816 à 1820,
époque où il fut en possession du pouvoir? La droite les
a4-elles faites de 1820 à 1824, période égale, où elle fut
à la tète des afTaires ? La question est clairement posée :
de la réponse doit dépendre notre jugement sur le temps,
les partis et les hommes.
Je ne crois pas plus à Thomœopathie en politique qu'en
médecine. Contraria contrariis curantur. Pour dompter
la Révolution (M. de la Palice ne dirait pas mieux), il fal-
lait des contre-révolutionnaires. La Révolution venait
d'être prise en flagrant délit de rébellion contre les pre-
miers efforts du gouvernement nouveau pour donner à la
France la liberté, la prospérité et la paix : il fallait la ré-
primer et la vaincre, non pas, grand Dieu ! par des moyens
M. GUIZOT. 77
violents ou sanguinaires, mais en séparant nettement sa
cause de celle de ces biens qu'elle venait de compromettre
ou d'ajourner. Le Centre le pouvait-il? Le ministère, créé
et appuyé par lui, en dirigeant ses forces contre Textrème
droite, devait nécessairement donner des gages, assurer
du moins des ménagements aux révolutionnaires, eh un
moment où les classifications politiques étaient encore
mal définies. Sans doute, 9ux époques de refonte sociale,
après les grandes catastrophes, il est de règle, pour un
souverain éclairé, d'appeler à soi d'autres éléments que
ceux qu'il a, poiu* ainsi dire, apportés avec lui, de donner
une place aux vaincus, aux antagonistes de la veille, et de
faire concourir des forces longtemps hostiles à la forma-
tion d'un ordre nouveau. Louis XViil, en suivant cette
ligne très-sage, se conformait tout ensemble au penchant
de son esprit et à de nombreux antécédents historiques;
mais l'essentiel est qye ces éléments, ces vaincus, ces
forces, se soumettent et s'unissent sous la discipline du
maître, que le sens monarchique s'affermisse de ce qu'il
gagne au lieu de s'aflaiblir de ce qu'il perd. Est-ce là ce qui
eut lieu après l'ordonnance du 5 septembre? La Révolu-
tion recula-t-elle? la vit-on se fondre dans les rangs des
défenseurs de ce trône qui rassurait ses adversaires, au
risque de consterner ses amis? Hélas! non ; les conspira-
tions continuèrent; le fait même de la royauté était sans
cesse remis en question parmi les coryphées de la gauche.
En revanche, le sens monarchique, l'autorité, le respect,
s'affaiblissaient parmi ces royalistes mis à l'écart et jouant
avec ces armes séduisantes dont ils appréciaient l'usage,
dont ils ignoraient la portée. Ils prenaient, contrairement
à leur principe et à leur raison d'être, de fatales habitudes
d'opposition, dont quelques-uns ne purent plus se dépar-
tir, et qui, plus tard, sous la main. d'un Coriolan de gè-
7S GAUSERfCS LITTERAIRES.
oie, dgvmeBl le iignal «t le prèkide des defoiacs
heurs.
Les conspirations, aî-je dit? M. Gvizoi en parie, eonioie
àe toutes choses, avec une haute convenance : îi se do-
mande loyâlemenl « quels matib suscitaient des cdères
si ardentes et des entreprises si téméraires. > — U iniee
de délicieux ou piquants «portraits des cbe& parkmen-
taires de cette coos^Hration permanente. Ësl-eeasseï? y
a^t-jl, dans son accent, cette indignation vigoureuse que
le crime inspire aux honnêtes gens? Oui, le crime : c'en
était un alors, que de vouloir, sans autre excuse qu'une
haine aveugle et une fièvre de révolte, précipiter de nou-
veau la France, toute saignante encore, dans d'eflroyaUes
abîmes^ et cela — les conspirat^irs en convenaiesii — en
maivhant au hasard, à Taventure, sans avoir rien à mettre
à la place de ce que Ton tentait de détruire. Ici je laisse
parler N. fivisot. J'ai besoin, ménoe pour le réfuter, de me
retremper, de temps à autre, dans son beau laiigage. —
i J'ai dit ailleurs, en parlant de Wasliington : C'est le pri-
vilège, souvent corrupteur des grands hommes, d'inspirer
TafTection et le dévouement sans les ressentir. » f Nul
homme, ajoute-t*il excellemment, n'a plus que l'empereur
JNapolëon joui de ce privilège : il mourait, à ce moment
m^e, sur le rocher de Sainte-Hélène; il n'en trouvait pas
moins, dans le peuple comme dans Varmée, des cœurs et
des bras prèU à tout faire et à tout risquer pour son
nom. Généreux aveuglement dont je ne sais s*ii £siut s'at-
trister ou s'enorgueillir pour l'humanité I »
Napoléon mourait ou allait mourir : ni lui, ni aucun dœ
isiens, ni personne, ni aucune forme de gouvernement
raisonnable, ne pouvait remplacer ces Bourbons contre
lesquels on conspirait. Les renverser, c'était livrer la
Fifaoce aux horreurs de l'anarchie d'abord, et ensuite au
». tîIJIZOT- 79
puissances étrangères. Or, si Von se sent dispose à Tindul-
gmce pour les instruments de ces complots, pour ceux
qui jouaient leur vie et qui succombèrent, que penser de
ceux qui, placés plus haut, plus éclairés, plus en mesure
de réfléchir et de prévoir, fomentaient sous main ces cii**
minelles entreprises, assez ardents pour s'y complaire,
assez prudents pour les désavouer quand la partie était
perdue? Ceux-là, j'aurais voulu que H. Guizot les flétrit
d'une de ces paroles indélébiles dont les grands historiens
ont le privilège, el qui réparent en un jouir des annéeë
d*erreur ou de mensonge. On a bien des fols dénoncé aux
haines et aux risées populaires ces pauvres gentilshommes
rentrant chez eux dans le costume et avec le souvenir d*ua
régime disparu, mal acclimatés à ce nouvel air, dépaysée
dans on siècle qui leur avait tout pris et ne leur rendait
rien, peu pressés de bénir ou de comprendre ce qui n'é-
tait encore pour eux que synonyme de deuil et de ruine.
Non, ce n'étaient pas ceux-là qui méritaient les flétrissures
et les satires : c'étaient les hommes riches, nobles, spiri-
tuels, éloquents, les aristocrates des complots et des so-
ciétés secrètes, sourds aux leçons de Texpérience, acharnés
contre ces Bourbons qui venaient tarir les larmes et guérir
les plaies, et, après Robespierre, après Barras, après Bo-
naparte, après vingt-cinq années d'erreurs, de crimes et
d'expiations, recommençant la lutte contre les réparateurs
providentiels de leurs fautes et de leurs folies, sans avoir
même le courage de marcher avec leurs complices et de
périr avec leurs victimes. G^ètaient là les insensés, les
aveugles, les incorrigibles, criminels à la fois et ridicules :
ils ont échappé à la caricature; ils n'échapperont pas à
l'histoire.
Quoi qu*il en soit, — c'est M. Ûuizol qui nous le dit, — au
moment où allait se {brmer le cabinet de M. de Villèle, les
89 CAUSERIES LITTËRÂIRES.
sociétés secrètes, les complots» les insurrections, un ef-
fort passionné pour le renversement de Tordre éfabli, fer-
mentaient et éclataient partout, dans lés départements de
l'Est, de rOuest, du Midi, à Béfort, à Colmar, à Toulon, à
Saumur, à Nantes, à la Rochelle, à Paris même... En moins
de trois années, huit conspirations sérieuses éclatèi'ent,
et mirent en question la Restauration, — Preuve évi-
dente que la Révolution n'avait pas été domptée, — bien
au contraire, — pendant celte phase où le Centre avait
gouverné! Et pouvait-il en être autrement? Excellentes
pour une époque où le gouvernement eût été fondé, ces
forces modératrices ou plutôt neutres étaient-elles suffi-
santes pour rheure de crise et de péril? Loin de nous la
pensée de nier les services spéciaux rendus au pays par des
hommes tels que Gouvion Saint-Cyr, le baron Louis et
leurs honorables collègues ! Mais, pour vaincre un prin-
cipe et en créer un autre, ce n*était pas assez, de même
que, pour rendre la vie à un malade, il ne faut pas des
palliatifs, mais des toniques. Les doctrinaires eux-mêmes,
si distingués, si supérieurs dans le domaine de la poli-
tique idéale, n'y pouvaient rien, et je ne veux là-dessus
d'autre témoignage que celui de M. Guizot. Quel est le
type le plus illustre, le créateur et le père de la Doctrine?
Tout le monde a répondu : c'eslr M. Royer-Collard. On
peut croire, sans paradoxe, que les qualités et les défauts
de H. Royer-Collard lui étaient quelque peu communs
avec le groupe rallié autour de lui. Eh bien, H. Guizot
dit de M. Royer-(]ollard : « C'était un grand spectateur et
un grand critique plutôt qu'un grand acteur poUtique. >
— Oui, et, si c'était là sa nature, c'était aussi l'effet de ses
idées ; car il y a des idées qui portent à la contemplation
et à l'examen, conune il y en a qui poussent à l'action. Un
spectateur ! un critique I Trèis-bien, pour la salle : mais les
M. GOIZOT. 81
pbnches? mais la pièce? que deviendrait le théâtre, où
serait le drame, s'il ne s y trouvait que des critiques et
des spectateurs? Dans le drame politique comme dans
l'autre, il existe des moments où le plus mince acteur est
plus nécessaire que le spectateur le plus inteUigent, le cri-
tique le plus infaillible. Pendant ces années orageuses et
décisives, le royaliste le moins raisonneur, le révolution-
naire le plus aveugle, étaient plus dans le vrai et au cœur
même de la question que ces métaphysiciens éminents,
traduisant la politique en maximes générales. Les deux
principes qu'ils représentaient se retrouvaient en pré-
sence; il fallait que l'un des deux triomphât de l'autre, et
les intermédiaires ne pouvaient décider ni ce triomphe
ni cette défaite.
Hais il fallait alors, dira-t-on, inquiéter, proscrire la li-
berté? Non, et ce second point du débat ne m'embar-
rasse pas plus que le premier. M. Guizot, en maint endroit
de son livre, déclare avec son admirable bonne foi que la
liberté put se montrer ombrageuse, qu'elle ne fut jamais
gravement menacée ; qu'il y eut des taquineries peut-être,
jamais d'inquiétudes sérieuses; que, même dans les mo-
ments où la contre-révolution semblait prévaloir, « les
grandes institutions restaient debout, les libertés publi-
ques se développaient avec vigueur. » — C'a été, en effet,
tout d'abord et à l'époque dont nous parlons, le caractère
distinctif des hommes de la droite, d'aimer et de prati«
quer la liberté pour eux-mêmes, d'en user pour combattre
leurs adversaires et pour arriver au pouvoir, et d'observer,
dans cette lutte, toutes les grandes conditions du gouver-
nement constitutionnel. La génération qui nous pousse et
qui va nous remplacer se figure peut-être que la bataille
se livrait alors entre l'absolutisme et la liberté, que les
hommes qui déclaraient la guerre au Centre étaient des
89 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
énergumënes ou des imbéciles, des hobereaux coiffitei
l'oiseau royal, ne sachant que tirer au vol et signer leur
nom, et rêvant le retour d un régime d'ignorance et de
barbarie. Ces imbéciles, ces énergumènes, s'appelaient
Chateaubriand, de Bonald, Lamennais, Hichaud, Villèlei
la Bourdonnaye, Vatimesnil, Fiévée, de Féletz, Nodier, les
frères iertin; fenpasse, et des meilleurs ! Pour mieux m*i->
nitier aux idées d'un temps où je venais à peine de naître,
j'ai eu la patience de lire toute la collection du Journal des
Débats de 1816 & 1820. Les Débats, le journal des penseurs
et des libéraux les plus raffinés, soutenaient alors la lutte
odhtre le ministère du Centre, et j'ai été frappé de tout ce
qu'il y a là d'idées libérales et vraiment politiques, mêlées
aux ardeurs de celte lutte. La Chambre de 1815 elle-
même pouvait être fougueuse, exigeante, imprudente,
excessive : elle n'était pas servile ; elle était libérale à sa
manière ; elle représentait, scris un autre ciel et dans un
autre temps, cette indépendance du gentilhomme de pro-
vince, ruiné au service du roi, et venant lui demander de
confondra leurs intérêts pour mieux vaincre leurs enne-
mis.
Le dernier complaisant de la Terreur, le dernier
roué du Directoire, le dernier valet de l'Empire, et, la
dirai^je? le dernier courtisan de la Monarchie constitua*
tionnelle, étaient autrement façonnés à la servitude et au
despotisme que ces demeurants d'un autre âge, pauvres et
fiers, allant s'asseoir en habit rftpé sur les bancs du palais
Bourbon. Non, ils ne menaçaient pas les libertés; ils
n'inquiétaient pas les opinions ; ils alarmaient les passions
et les intérêts, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus impi*
toyable. La liberté pouvait les laisser (Ure ; la Révolution
ne leur pardonnait pas.
Le gouvernement du Centre avait-il réussi à fonder h
RaitaiiratioT)^ à foire cfoire à Stt tit&Utê» à à» dUV'êè, À éà
force? En disoutatit les deut atittés quésUoils, il me Sëlli-
bk que j'ai résolu d'avance celle^ft. Si la Râvolutiofl )i*é-
tait paa Taincue^ si la aens monarchique restait altéi^ê, tà
la Cause de la liberté téritable n'était pad, malgré d'hè-
Durables efforts, dégagée de celle des passions rétolutioii-
nairesy ou peut en oeuclure que la Hestauration n*ëtut pas
fondée, et H. Ouisot le reconnaît franchement. D énumérè,
aTee une satisfaction très-légitime, tout ce que ce minis-
tère arait fait de bien et d'utile) il nous montre la tië
rentrant peu à peu* dans ce corpô eiténué et déchiré.».
Voilà» peut^il nous dire, ce que le gouvernement accoth-
plit au milieu de tant de difficultés et d'orages. -^ Oui,
pourrions-nous i^épondre; oui, voilà ce qui était faitii
aette date de 1819 et 18S0; mais, à cette date aùssi^ Ûtè^
goire était élu et le duc de Berry assassiné.
On le Toit» en dépit de louables tentatives et d'etceU
lents travaux de détail, le Centre n'avait pu atteindre le but
que le gouvernement devait se proposer pour être viable èf
durable. 11 n'avait ni Vaincu son ennemie, ni rassuré soii
alliée, ni fortifié son principe. La Droite flt-elle mieiixf
fit-elle davantage? C'est encore à H. Guizot que je m'à-^
dresserai. Au premier rang de ses droits à la reconnais'*
sance de nos amis, je place la justice qu'il rend à M. dé
Villële. Jamais H. de Villèle ne m'a paru plus grand ni
meilleur que dans le premier volume de ces Mémoires ; et
je suis d*autant moins suspect que, fidèle à mes préoccu^
pationS littéraires, j'avais eu toujours plus d'attrait pou^
son brillant et immortel antagoniste. On a dit que M. àê
Tillèle avait été le bon sens de la Restauration, et que
M. de Chateaubriand en avait été l'imagination. On ne
saurait mieux dire , et pourtant je voudrais davantage.
M. de YilMe fut la Restauration elle-même; il la persoiH
84 CAUSERIES LITTfiRAIRES.
nifia dans sa sagesse, dans son honnêteté, dans sa droi-
ture, dans son utilité pratique et directe, dans son intel-
ligence profonde des vrais intérêts du siècle et de Tayenir,
dans ses racines provinciales, dans son nom symbolique,
qui lui restera ; car elle ne fut pas la restauration d*une
race royale, mais la restauration d'un pays. En France
pourtant, lorsque le bon sens est d*un côté et que l'ima-
gination va de Tautre, on sait ce qui arrive. Aussi nous
permettra-t-on de déplorer Terreur de ceux qui crurent
que la Restauration avait besoin d'autre chose que de ses
qualités essentielles et effectives, qu'elle ne pouvait se
passer de poésie, de ces fleurs chevaleresques mêlées à
sa nouvelle couronne par un grand écrivain; parure arti-
ficielle et surannée qui faisait sourire les positifs ; pâles
reflets du passé qui mettaient le présent en méfiance. 11
était clair que l'imagination populaire ne suivrait pas sur
ce terrain les amis de la monarchie, qu'elle s*arrêterait en
route pour se tourner vers ce captif gigantesque dont la
vie et la mort lui parlaient de plus prés et la remuaient
plus profondément. La rupture entre l'imagination et le
bon sens de la Restauration, entre H. de Chateaubriand
et M. de Villèle, en fut plus fatale et les esprits plus aisé-
ment entraînés. Ceci nous conduit à la seconde partie du
livre de M. Guizot.
Les doctrinaires étaient ou auraient pu être, à Tépoque
dont nous parlons, des professeurs de politique constitu-
tionnelle; mais peut-il y avoir des professeurs d'une
science qui n'existe pas encore, des maîtres d'une langue
qui n'est pas formée? Pour que ces hommes si distingués
eussent sur leur temps l'influence qu'ils méritaient par la
supériorité de leur esprit plus encore que par la rectitude
de leurs idées, il eût fallu un public disposé à les écou-
ter, un auditoire capable de les comprendre, un terrain
H. GUIZOT. 85
issez net, assez déblayé, pour que les haines, les ressen-
timentSy les passions, les méfiances, les confusions volon-
taires ou forcées d'opinion et de langage, y cédassent le
pas aux enseignements de la philosophie politique. Or
Teat-on savoir comment les doctrinaires étaient traités, à
ce même moment, par ceux qui auraient dû, semble-t-il,
s'accommoder le mieux de leurs maximes et les accepter
le plus volontiers pour médiateurs entre la Révolution et
le trône? Je lis dans le Journal des Débats du 8 octobre
1820 les lignes suivantes, qui paraîtront bizarres à ses lec-
teurs d'aujourd'hui : a Beaucoup de gens en France ont
entendu parler des doctrinaires; mais il en est très-peu
qui les connaissent, qui les comprennent, qui aient des
idées positives sur le nombre de leurs partisans, sur leurs
dogmes politiques, sur le but où ils tendent. Que ceux qui
veulent tout savoir lisent, sHls peuvent en venir à bout^ les
trois cents pages que vient de publier M. Guizot {du Gou-
vernement de la France et du Ministère actuel). Je ne leur
réponds pas qu'ils arriveront à des notions bien lucides
sur ce qu'ils ont ignoré jusqu'ici; mais, du moins, ils au-
ront le plaisir de savoir, comme Socrate, qu'ils ne savent
rien... 11 y a malheureusement deux partis en France,
celui des royalistes et celui des révolutionnaires; eh bien,
entre ces deux partis, il existe une association impercep-
tible de cinq ou six songe-creux dont la tète se perd con-
stamment dans les brouillards, qui ne parlent que par
abstractions, qui subordonnent les faits les plus évidents,
les passions lés plus naturelles, les leçons les plus déci-
sives de l'expérience, à je ne sais quelles théories inintel-
ligibles ou susceptibles de toute espèce d'interpréta-
tion, » etc., etc. L'article a trois colonnes, et tout est du
même ton. Le iO octobre, le 1*' décembre, le Journal des
Débats revient encore à la charge, appelant le livre de
8» GAUSERitS LITtCeAIRIBS.
H. Gtti2ût tttt mmmis U'ore, lui irôpfochant d'ftvoir créé
Amt peuples dà&â un peuple, d*avoir ressuscité les vieilles
distinctions entre les vainqueurs et les vaincus, entre les
Gaulois et les Francs (chose étrange! ce que nous de-
vions reprocher, trente ans plus tard, à Técole de
MM. Louis Blanc, Jean Reynaud et Pierre Leroux)! Ënâa,
comme pour prouver jusqu'où peut aller l'esprit de parii
quand les partis et les gens d*esprit ne s'entendent pas ci
ne veulent pas s*entendre, le Journal des hébais^ dans sa
numéro du 18 janvier 1821, annonçant avec de justes élo-
ges Fëdition des OEui)reÈ ^de Shakspeare , publiée par
H. Guitot, ajoute une phrase que nous n'avons pas k
courage de reproduh'e textuellement, mais qui signifie
qu*il regarde M. Guizot comme aussi bon litt^tenr que
mauvais politique.
Si nous nous sommés arrêté un moment A ces souve-
nirs, ce n'est pas pour nous donner le plaisir d*élaler une
érudition facile ou de grouper de piquants contrastes:
c'est pour montrer & quel étage de la Babel politique oà
ëh était pendant ces années orageuses où les faits par- 1
laient plus haut que les idées, où les passions étoultaieol
les doctrines. Afin de nous rendre im compte encore plus
exact des positions respectives, rapprochons de nos dit-
tions quelques dates, quelques synchronismes, qui achè-
veront d'en fixer la valeur et le sens. Un an à peine s'était
écoulé depuis l'assassinat du duc de Berry; le duc de
Bordeaux venait de naître, et Louis XVIH avait dit, en le
présentant au peuple enthousiasmé : i II nous est né im
enfant à tous! 9 Napoléon Bonaparte n'avait plus que
peu de jours à vivre; et sa mort, en ajoutant au merveil-
leux prestige de sa vie, allait ajouter aussi aux preuves de
l'aveuglement et de la démence de ceux qui conspiraient
en son nom. Les ccimplots n'en pcffsistaient pas moins, et
f
M. 6UIZ0T. 87
donnaient ie triste spectacle de téntatites criminellea et
de condamnations inévitables. Des entreprises encore plus
Jolies» de fréquentes explosions de poudre dans le voisi-
nage des Tuileries ou dans le palais même, annonçaient le
délire de la haine; des émeutes d'étudiants agitaient nos
mes et nos écoles; la littérature et la presse de Textrôme
Gauche redoublaient de violence; le Constitutionnel de-
mandait une nouvelle apothéose de Voltaire et la lecture
ptdi^lique, en plein théâtre, de YÊpttre^ alors célèbre, de
Chènier le régicide. La souscription nationale de Cham-
bord aiguisait la plume venimeuse de Paul-Louis Cou-
rier. A Textérieur, en Espagne, à Turin, à Naples, trois
essais de révolution prouvaient à quel point Tesprit révo-
lutionnaire était à la fois incorrigible et impuissant. Nous
le demandons, en présence d'une situation pareille, que
pouvaient quelques idées générales invoquées par quel-
ques intelligences élevées et solitaires? Si les doctrinaires
avaient raison, — question qui nous entraînerait beaucoup
trop loin» — ils avaient, comme Galilée, raison trop tôt«
Or, en politique, avoir raison trop tôt, c*est avoir tort;
car là où tout doit se résoudre en action directe et prati-
que sur les affaires et sur les hommes» les idées cessent
d'être justes du moment qu'elles ne sont pas encore ap-
plicables. Les doctrinaires auraient eu besoin d'une na-
tion faite exprès, pour qu'elle pût se diriger et se régler
d'après leiurs maximes. Mais les nations ne se font pas en
un jour; ce qui s'acquiert le plus difficilement, la pondé-
ration des intérêts, des passions et des opinions, n'arrive
pas sans obstacle et sans lenteur, surtout après ces crises
où tout un pays saigne à la fois, où chaque souvenir est
une blessure, où toute violence a son prétexte et son ex-
cuse. M. Guizot a écrit là-dessus une belle page : « Le ré-
gime représentatif est, en dernière analyse, un régime de
88 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
sacrifices mutuels et de transactions entre les intérêts di-
vers qui constituent la société. En même temps qu'il les
met en présence et aux prises, il leur impose l'absolue
nécessité d'arriver à un certain terme moyen, à une cer-
taine mesure d'entente ou de tolérance réciproque qui
puisse devenir la base des lois et du gouvernement, » etc.
— Oui, après dix, quinze, vingt années d'exercice de ce
gouvernement, quand tous les termes en sont bien définis,
et surtout quand le principe monarchique sur lequel il
repose est accepté comme inviolable. Mais, lorsque tout
est encore en question, lorsque, d'une part, les serviteurs
de la royauté se voient disputer ce bien reconquis après
tant de souffrances, lorsque, de l'autre, on persuade à la
boui^eoisie et au peuple que l'ancien régime va leur re-
prendre ces conquêtes achetées si cher, quelle autorité
peut avoir un cours de sacrifices mutuels et de tolérance
réciproque, publiquement professé, à la tribune et dans la
presse, par un groupe d'élite? L'erreur de M. Royer-Col-
lard, de M. Guizot et de leurs amis, fut de supposer, à
priorij un public tout prêt pour leur politique, au lieu
d'attendre que cette politique se fût peu à peu infiltrée
dans la société nouvelle sous les auspices d'une royauté
fortement constituée, énergiquement défendue contre ses
ennemis, et d'en faire alors la matière d'un enseignement
pratique dont tout le monde eût pu profiter. C'est là, du
reste, l'écueil de tous les esprits enclins à prendre leurs
idées pour type du vrai et du possible, au lieu de les sub-
ordonner à ce qui est réellement possible et vrai. Les
doctrinaires créaient une nation idéale à fusage de leur
système d'éducation politique, comme l'auteur d'JÉfm/tf,
cinquante ans auparavant, avait créé un homme chimé-
rique au profit de son système d'éducation physique et
morale.
M, 6UIZ0T. 89
En résuméy à cette date qui divise en deux parties ces
premiers souvenirs de M. Guizot, et qui le fit sortir du
gouvernement pour le jeter dans l'opposition, l'avènement
de la Droite et de H. de Villèle aux affaires ne fut que le
résiilfat logique, inévitable, éminemment constitutionnel,
d uiio situation qui ne pouvait se résoudre que par une
catastrophe immédiate ou par une réintégration plus com-
plète et plus vive du principe monarchique en face de
périls urgents et d^ennemis acharnés. Pour que M. de
Villèle et son parti n'arrivassent pas au pouvoir en ce mo-
ment décisif, il eût fallu ou une pression violente de
l'opinion révolutionnaire, ou une persistance fâcheuse du
roi dans un sens de favoritisme et de politique person-
nelle, c'est-à-dire les deux choses les plus diamétra-
lement contraires aux éléments et à Tessence du gouver-
nement représentatif. C'étaient les conditions mêmes de la
Charte, les courants de l'esprit public, le ressort et le jeu
le plus naturel des institutions nouvelles, qui amenaient
sur la scène le ministère de la Droite, et non pas du tout
une réaction anti-libérale, une pensée de rupture avec le
pacte fondamental de la monarchie de 1814. Mais, nous
dit-on, n'était-ce pas la contre-révolution qui s'installait,
avec ce ministère, dans le cabinet des Tuileries ? Ce mot
seul suffirait à prouver combien était grande alors cette
confusion d'idées et de langage contre laquelle devait
échouer toute la métaphysique des doctrinaires. Évidem-
ment ce mot avait deux sens : pour les uns, il signifiait
l'envie de détruire tout ce que la Révolution avait fait, de
ressaisir tout ce qu'elle avait conquis, et il était dénoncé
comme tel aux colères et aux méfiances populaires. Pour
les autres, il signifiait, — et c'était là son vrai sens, — le
dessein d'en finir avec cette Révolution toujours per-
sistante et compromettant^ par ses violences à froid et à
90 CAUSERIES LtTTtRAIRBS.
vide, ses tonqnêtes led moins contestées. 11. Ae Tfllèle
Tenlendâit ainsi, et nons voici, cette fois, bien près ie
M. Guizot. Dans celte partie de son livre, il rend justice à
tout ce qu'avaient de constitutionnel Ventrée aui affaires
et les intentions de M. de Villèle : il cite une lettre de hri,
qui se termine par ces paroles significatives : f }e suis ne
pour la tin des révolutions. » — Rien de plus exact m de
plus sage ; dans la pensée de l'habile ministre, les quatre
ou cinq années qui venaient de s'écouler n'avaient été,
pour ainsi dire, que cette espèce de bouillonnement qui
suit les grandes tempêtes ; mais, pour le salut de tous, du
roi comme du pays, de la monarchie comme de la liberté,
il était temps que ce regain de révolution disparût, que
les intérêts vraiment nationaux dominassent enfin les
passions et les rêves, que le parti de la droite, le seul pos-
sible alors, discipliné par un chef digne de sa confiance,
fondât quelque chose, rendît la Restauration visible et via-
ble, et forç&t ses ennemis, sinon à Taimer^ au moins à y
croire. Tel fut H. de Yillèle à ce début et dans la pre-
mière phase de son ministère. H; Guizot le reconnaît avec
une loyauté parfaite, tout en se qualifiant de t spectateur
opposant, à qui le temps a apporté sa lumière et enseigné
réquité. • — t En décembre 1821, ajoute-l-il, M. de Vil-
lèle arriva au pouvoir par le grand et naturel chemin...
Les événements ont des malices imprévues. La Charte
portait au pouvoir Thomme qui Tavait, le premier, com-
battue avant sa promulgation... Parmi les hommes de
notre temps, c'est un trait distinctîf de M. de Villèle tfêlre
arrivé au gouvernement comme homme de parti et d*ëtre
resté homme de parti dans le gouvernement, tout en tra-
vaillant à faire prévaloir, parmi les siens, Tesprit de gou-
vernement sur l'esprit de parti. Ce modérateur du cMé
^roit lui a toujours été fidèle. » -^ Quel hû éloge sous
M. GUIZO.T. tl
plnnie de t spedaieur opposant I • M. Hmtfty nll
s'était encore quelque peu dom^ par le mirage des s<n»-
'venira, couviendrait, avec nous, qu^il était impossible, à
cette époque, de gtomrenier autrenient, pour rassurer i ia
tm le roi, fes royalistes et cette partie de la natioa qu'il
fallait aoeoutomer à Toir dans la Restauratîcm la puis-
sance d'un droit et la puissance d'un fait. Toute la con-
daile de M. de ViUèle fut conforme à ce programme. Il
modéra le côté droit sans jamais le trahir ; il rassura le
pays en légalisant, dans l'œuvre de la Révolution, ce qui
Be pouvait plus se détruire, ea neutralisant dans ses r^
cidives ce qui devait cesser ou tout perdre. Nous n'avons
pae à indiquer ici les principales mesures de son minis^
tère; elles sont dans toutes les mémoires ; tous les poli-
tiques ont salué, comme des chefe-d*œuvre de sagesse,
ees lois financières qui indemnisaient les émigrés et tran-
quillisaient les acquéreurs au profit des finances de l'État
et de la plus-value des terres, et cette guerre d'Espagne,
qui rendait une armée à la France et faisait concourir
ensemble k une œuvre de réparation et de gloire les
vieilles renommées de l'Empire et les antiques noms de
h* Monarchie. C'était bien là finir la Révolution; du mo-
ment qu'il n'y avait plus deux peuples dans un peuple,
deux armées dans ime armée, la Révolution n'avait plus
de raison d'être : un instant, elle se crut vaincue ; les
conspirations cessèrent : la haute banque, le commerce,
les manufacturiers» malgré leurs préventions et leurs mé-
fiances, reconnurent la supériorité du ministre : les fi-
nances, ce vif-argent du thermomètre politique, montèrent
au beau fixe et prirent cette impulsion inouïe qui révéla
tout à coup à notre siècle un nouveau pouvoir et un nou-
veau monde : la campagne d'Espagne prépara des défen-
seura k la Grèce et des vainqueurs^ k l'Algérie. N*y a-t-il
92 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
pas dans cet ensemble quelque chose comme l'heureux
effort d*un gouvernement, longtemps contesté, qui sW-
firme, se constitue et se prouve par ses succès et par ses
œuvres? Oui, H. de Villèle, autant qu'il était en lui, termi-
nait la Révolution ; il ne voulait rien au delà : H. Guizot
le déclare loyalement, et nous n'en demandons pas da-
vantage.
Hais deux accidents vinrent rompre cette heureuse
veine, et apprêter, pour un avenir prochain, de nouvelles
alarmes : la disgrâce de H. de Chateaubriand et la mort
de Louis XVIU. On sait que le trop brusque renvoi de
l'éclatant écrivain fut, de la part du vieux roi, affaire
toute d'antipathie ou de rancune personnelle. Constitu-
tionnel dans sa politique, Louis XVIII était, par malheur,
absolu dans ses répulsions ou ses préférences. En outre,
il crut que YuUra de 4816 et du Conservateur ne pourrait
jamais, dans son opposition, s'appuyer que sur la droite,
et que, la droite étant alors acquise au ministère, cette
opposition serait impuissante : il ne comprit pas, lui, si
spirituel pourtant, que la Gauche allait prêter ses échos
sonores aux cris de colère de l'orgueil et du génie. jLe
passage d'un règne à l'autre s'accomplit sans secousse, et
ce fut encore un trait de sagesse de H. de Villèle d'avoir
préparé les esprits à cette transition inévitable, de façon
à trouver pleine confiance chez le nouveau roi, et à le
placer, au début, sous un jour favorable vis-à-vis de la
nation. Bien que M. Guizot juge Charles X avec cette
respectueuse convenance dont il ne s'écarte jamais, nous
n'acceptons tout son jugement ni sur le roi ni sur le
règne. Charles X manqua de cette clairvoyance un peu
égoïste qui évite les fautes dans le présent, sauf à léguer
à l'avenir la nécessité de les commettre ; il ne comprit ni
son temps, ni la société nouvelle, ni le gouvernement con-
M. GUIZOT. 05
stitntiond, comme les avait compris son prédécesseur ; et
pomlanf^ même dans cette seconde partie de la Restau-
ration et du ministère Villèle, je pose hardiment la ques-
tion, décisive à mes yeux : Charles X et son conseil vou-
lurent-ils autre chose que la contre-révolution raisonnable
et nécessaire, telle que nous l'avons définie? Non. L'Oppo-
sition voulut-elle autre chose que la chute du ministère
de la Droite, et, à travers ce ministère, continua4-elle à
attaquer la royanté elle-même? Oui. En d'autres termes,
de quel c^té fut alors l'arrière-pensée hostile, dépassant
an fond son but apparent? La réponse ne nous semble
pas douteuse.
Mais H. de Villèle, nous dit M. Guizot, eut le malheur
de se laisser entraîner par ses amis. L'extrême Droite, se
sentant soutenue parle roi, cessa de se contraindre, exigea
de son ministre plus qu'il n'aurait dû ou voulu lui accorder,
lui fit perdre sa physionomie véritable, qui consistait à mo-
dérer son parti en lui restant fidèle, et finit par le rendre si
impopulaire, qu'il succomba sous les éclats de l'opinion
publique. Est-ce bien exact? Est-ce dans certaines mesures
de M. de Villèle qu'il faut chercher la cause de son impo-
pularité finale, et non pas dans la durée même de son
ministère? H. Guizot, en interrogeant de plus près ses
souvenirs personnels, n'y trouverait-il pas la preuve que les
ministères qui durent trop longtemps arrivent à se heurter
contre toutes sortes de périls et toutes sortes d'ennemis?
Quel reproche si accablant adresserons-nous donc à M. de
Villèle? Son idée de conversion des rentes ? Ce blâme, en
1858, semblerait dérisoire. La dissolution de la garde
nationale de Paris? M. Guizot a-t-il quelque raison de
croire que cette garde nationale ait gardé bien héroîque-
ment.la monarchie constitutionnelle et la liberté? La loi du
sacrilège? Nou^ -^^chons ici à un point trèsnlélicat, et
94 CAUSERIES LITTÊKÂIRES.
toul le BMaie comprendra les motifs qai noo» eouyèchcnt
de dbeuter avec rilloâtre auteur de cea. Mémoireg h»
rapporta de l'Égbsa arec l'État. Sans doute, pour par 1er
sQtt beoa laagage, f Ttglise ehrètîeme n*est peint eonmie
Tintée paien ^ represd ses forces en toudiani à la
terre. % — Plrenoos garde pourtant qu'à force d'isoler la
terre de VÉ^e dvëtienne^ c'est-à-dire du cieft, nous ae
fiaissiaas par reniecaier tout l'homme dans les iabirôts tci^
restres,. et par exiler le cieiderâme knnniiie coame des
lais.^tèrieures ! Ge n'est paauae opinion que je dbnnekî^
mais un aentinkait : je me suis bien sautent questiaoïé
là-dessus en dehors de toute distinction de euUe et de
dogaiie ; et jamais je ae me suis senti {raiaaé de TMée qee
rhomme qui vole des vases sacrés dans une église serait
puai plua rigoureusement que celui qui enjambe le mur
d'iua eBdos pour taler uae poulb a» m lapin. Est-ce
enfin Fessoî de réactdon contre la liberté debt presse?
« Je suia^ nous dit H. fiuiaatv da eeoz que la presse a
beoMeoup servis et beaucoup atUcpiés; j'en ai faiimo^^
même, dans- te cours de mai vie» un grand usage. C'est ca
mettait publiquement aies idèest sous les yeux de ïbml
paiya que j'ai fait mes premiers pas dans son attentie» ai
son estime;. » — Non, Hw Guiaot se calomnie; pour qae
ses grandes qualités dforateur et d'écrivain se révélassent
à son pays, il n'avait pas besoin de la presse, a» du moÎM
de cette presse qiud, depuis cinquante ans, a constamment
faussé le sens public, glorifié le mal, insuUté le bien,
envenimé les diasidencesy et rendu impoaaibla Taccard
entre les honnêtes gens de tous les partis. Est<-ee assexde
demander, comme contre-poids à la Ûberlé de cette presse,
une forte organisation sociale,, de fortes lois répressives*
et de fortes mœurs? — Hais cette organisation^ comment
l'aurea^oua». si voua Isûfiaez agir ce dissolvaob quotidiea
IL GUIZQT. 95
qui est pour les intelligences ce qu'un poisoa lent est
pour les corps? Ces lois, comment les obtieodrez-vous, si
TOUS maintenez cette puissance qui les élude et les dé«
joue, qui se proclame eOe-méme une loi supérieure à
toutes les autres? Ces mœurs enfin, ces fortes mœurs,
comment subsisteront-elles dans une société où l'on
affaibfira, chaque matin, Tamour de la vérité et la baine
du mensonge? Pour moi, je l'avoue, ^''éprouve pour la
presse le douloureux sentiment d'un fils forcé de recon-
naître que sa mère a commis des fautes irréparables : je
œ la maudis pas, je ne fa dénonce pas, je Tindique aux
l^slateurs à venir conune un problième qu'il faut résoudre
et que VI. Guizot n'a pas résolu. Si omis insistons sur ce
point, c'est qu'il nou& livret un. deftteaits caraotteiatiques
de ces Mémoires y et, en général, de cet éminent esprit;
une philosophie politique supérieure même à ses expé-
riences, un détachement absolu de ses légitimes sujets de
rancune, joint à une fidélité obstinée à ses souvenirs et à
ses idées. Hais ce point se rattache aussi à la vraie ques-
tion, aux vrais coupables de cette époqpe où s'accomplit
une nouvelle rupture entre la Restauration et Topinion.
. Jamais l'opinion ne but plus avidement ces philtres
] dangereux, qui, en certains moments, enivrent une nation
*) tout entière ; jamais, sous une prétendue polémique anti-
' ministérielle, ne se trahit plus hardiment la pensée impla-
cable et acharnée d\i renversement de la monarchie. Tout
fut bon aux chefs et aux soldats de cette meurtrière croi-
sade, le premier-Faris, le pamphlet, l'allusion, la carica-
ture, la satire ; ife ne se donnaient pas même la peine de
cacher le vrai sens de leurs attaques, la vraie portée de
leurs coups. Qu'on me permette, entre mille autres, un
souvenir du temps : car enfin nous voici bien avant dans
la politique, et je voudrais laisser percer un petit bout
96 Causeries littéraires.
d'oreille littéraire. H. de Villèle fut, à cette époque, le
héros d'une épopée satirique, écrite par deux jeunes
poètes libéraux, dont Tun, après toutes sortes d'aposta-
sies, a fini, je crois, dans d'obscures fonctions, dont
l'autre s'est fait fournisseur de dithyrambes et de cantates
en l'honneur de toutes les républiques et de tous les em-
pires. Ce poème eut un succès fou. Savez-vous comment
il finissait? Voici les derniers vers :
Et la France espéra
Panthéon ! Ta croix d*or s*écllpsa sur ton dôme 1
Sous les parvis sacrés de la place Vendôme
La terre tressaillit, et Toiseau souverain
S'agita radieux sur son sceptre d'airain.
On le voit, la croix et le trône n'étaient, en définitiTe,
pas plus épargnés que le ministre des finances ; dans ses
moindres éclats de rire, la Révolution montrait toutes ses
dents. Que fît Chartes X, cependant, au milieu de ces
témoignages d'une hostilité toujours croissante? Ce qu'au-
rait fait, à sa place, le roi le plus passionnément consti-
tutionnel : il céda au vœu du pays, à la majorité parle-
mentaire; il congédia le ministère Villèle et nomma le
ministère Hartignac. C'est ici que j'en appelle aux sou-
venirs de M. Guizot; quoique très-humble écolier de rhé-
torique, je commençais à observer, et la suite n'a pas
démenti mes impressions d'adolescent. Ce qui me frappa,
ce qui me frappe encore, c'est le peu d'importance qu'at-
tachèrent les hommes, même les plus éminents et les
plus habiles, de l'opposition victorieuse, à ce nouveau
ministère, si intelligent et si libéral; le peu d'appui qu'il
trouva dans le Centre gauche, dans la jeune génération
doctrinaire^ parmi les rédacteurs du Globe et de la lieiTi^s
M. 6UIZ0T. 97
française. Quand un roi est soupçonné d'inclinations peu
constitutionnelles, que doivent faire les gens qui veulent
le convertir sans le renverser? Lui rendre impossible une
nouvelle échappée du côté de Textréme Droite, et, pour
cela, affermir de tout leur pouvoir le ministère né de la
victoire. Un cabinet qui comptait parmi ses membres
H. de Martignac, H. de Vatimesnil,*)f. de la Ferronnays,
H. Hyde de Neuville, avait de quoi rallier tous ceux qui
neTOulaientpas la royauté sans la Charte à tous ceux qui
ne voulaient pas la Charte sans la royauté. Ce ralliement
eat-il lieu? Non ; la Gauche resta implacable, le Centre
gattche indifférent ou malveillant. 11 refusa son concoura,
ou y mit des conditions plus fâcheuses qu'une franche
rupture. Ce roi pieux, septuagénaire, on troubla sa con-
science, on froissa son cœur par ces coupables ordon-
nances de 1 828, aussi funestes, dans leur genre, que celles
de 1850. Cette monarchie, que Ton accusait de favoriser
les influences cléricales, on lui imposa des mesures qui
nous paraissent aujourd'hui monstrueuses, à nous, les
élèves de lUniversilé, les témoins des efforts incessants
de notre siècle pour se débarrasser de Dieu. Et l'on s'é-
tonna que ce roi, abandonné ou mal soutenu par la ma-
jorité parlementaire, ce chrétien blessé au cœur, ce sur-
vivant d'une race royale décimée par l'échafaud et le
poignard, demandât à l'amitié ce que lui refusait la poli-
tique! On a maintes fois cité le mot de H. Royer-Collard
après la nomination du ministère du 8 août : a C'ebt un
effet sans cause. » — Hélas! l'illustre doctrinaire se trom-
pait : c'était l'effet de trop de causes, et toutes n'étaient
pas à l'honneur des adversaires de la royauté.
Nous n'avons, bien entendu, à prendre parti ni pour le
ministère Polignac, ni pour les ordonnances de Juillet.
U. Guizot a glissé rapidement sur cette dernière période :
m GÀUSBRlKSi LITTfiltAIRES.
boniafn<*lMHfô à ifNâquer i«i des potots de vue de FîUosIrt
èermiii. ««^ f M. de Potfgiia«, iveus diuil, mit tenlé de
ââmper, par «ne pf ofessieiï de foi eonstiUiliOHneïle, le»
prèveniioiw dont il êfatit l'objet. Ses aseiarane^ d'attadM-
lAeiil à la CiMine n'âtâîent point, de sâ part, xm sînqpte
caleul ambitîeui et kyj^riie ; H se tenait réellement povr
ami du genrvevneinent ceMstttationnely et n'en BUéditaX
pewit la destruction. Sendevuenl, dans la më^crité de
sM esp^^it el là eonfesion de ses* idées, ns^ eompireneni
bien ni I» soeiété «nglaise, q«i'il voulait knitér, ni la so^
ciété firançaîse,- ^'ii voidaiit réformer, il craylsdt la Cluafte
cfociliaMft «fee la prép(mdéranee politique de Faneienae
noblesse et ta snprémaliie définitive de Tsiieienfie royauté»
et il se flattait de développer les institutîone nouvelles en
lerfaîeant servir à kr dwninatvon des imifciences qatMes
avaient précisément pour objet d'abolir ou délimiter.» —
Ole? 1» médiocrité d'esprit, ({ui foit rarement fortune eit^
Iranee^ite nom même du prince dePolignac^ trop odieux*
à la Bèfohitîon; Taniitié de Charles X, cpii le rendait sus"
peet a» libéridisme; et je ne sais si je ne donnerai pas
raison à Thomme médiocre contre son éminent antago-
niste, n me semble du moins qu'il y avait là un pro-
gramme très^passable de monarchie constitutionnelle s'ap-
puyant sur Télément aristocrati<}ue, le seul qui puisse
maintenir l'éqnililMre entre le pouvoir et la liberté. Si on
noitst répond que cette monarchie est, dans ce cas-là,
impossible en France, parce que Tinfluence aristocra-
tiqpie a disparu pour jamais, nous répondrons, qu'elle est
bien pIUs impossible encore avec la démocratie pour
alliée, parce' que la démbcralie n'en veut pas, parce que
ee gouvernement ne répond, dans le fait, ni aux goûts,
ni aux passions, ni aux ambitions réelles de la démocratie.
H, Guizot aime-tril mieux ce tortffime bourgeois dont ilfait^
. k GUIZOT. «9
i tort, «elon nous^ k base de la monarchie consâUi-
tioiineUe?Ce torysme, où est-il? qu*a-t-il Jait? qu*a-t-il
conservé? Je le vois, aux heures décisives, préseotant les
annes au radicalisme et à la démagogie; je le vois, aux
heures transitoires, s'amusajat k donoer des leçons an
pouvoir : je cherche en vain dans ses rangs une idée vrai-
ment politique, et c'est pour avoir attendu de lui le succès
et la durée de leurs doctrines qpe les politiques ont sue-
eomhé. Mais H^ de Polignac n'était pas éloquent? a U
resta omet, dit H. Guizot ; c'est à de plus hautes condi-
tions que les aristocraties politiques se maintiennent oi
se relèvent» » — Hélas! nous le lui demandons encore;
quand Theure fatale des monarchies a sonné, à quoi sert
Téloquence?
M. de Polignac eût-il été plus éloquent, eût-il été plus
sincère encore, plus passionné dans son dévouement à la
Charte, il n'en était pas moins condamné d avance, et le
Trôae avec lui. Les combattants du 29 Juillet auraient pu
dire aux rédacteurs de l'Adresse des 22 i ce que Danton
disait à Sieyès à propos de Louis XVI : c Vous nous aviez
donné un cadavre ; nous l'avons enterré, rien de plus. »
Cette Adresse couronna dignement une année pendant
laquelle TOpposition sembla constamment prendre pour
devise ces mots du plus vif et du plus hardi de ses or-
ganes : « Enfermer le roi dans l'a Charte, et le forcer d'y
périr ou de sauter par la fenêtre. >
N'allons pas plus loin : les lecteurs de M. Guizot, — et
qui ne l'a pas lu? — apprécieront nos réserves, les points
où nous nous séparons de lui, tout en l'admirant. La ma-
tière n'est pas épuisée ; le procès sera repris et plaidé par
des plumes plus autorisées que la nôtre. Critique litté-
raire, il nous était impossible de ne pas proclamer les
beautés de ce livre^ qui relève la littérature de ses récentes
100 Causeries littëraires.
déchéances. Fidèle à un ordre de vérités et de senti-
ments politiques, nous ne pouvions pas ne pas indiquer
des différences entre les souvenirs de M. Guizot et les
nôtres, entre la façon dont il explique la chute de la
branche aînée des Bourbons et la manière dont nous
expHquons le triomphe de.la Révolution. De là, dans cette
étude si rapide d'ailleurs et si incomplète, un mélange
d'hommages sincères et d'objections attristées, qui nous
fera probablement accuser par les uns de nous être prêté
avec trop de complaisance aux entêtements du génie, par
les autres de garder trop intactes notre consigne de
royaliste et nos susceptibilités de vaincu. Peu importe!
Tessentiel est de constater, de rappeler, en finissant, que,
même sans accorder à la Restauration rien de ce qui
ressemblerait à un désaveu de son propre passé, H. Gui-
zot a montré tout ce que son origine avait de national,
de sauveur et de nécessaire ; que, même en refusant aux
bommeà de la Droite la part qui, selon nous, leur est
due, M. Guizot, par le seul effet de la vérité sur un esprit
élevé et loyal, les a fait paraître bons, utiles, honnêtes,
habiles ; qu'enfin pour ses lecteurs royalistes l'impression
fmale et suprême de cette lecture est d'être fiers d'avoir
servi ce gouvernement, de l'avoir aimé, de l'aimer et de
l'honorer toujours.
II
H. LE DUC DE NOÀILLES
.1»
I
I
HISTOIRE DE MADAITE DE MAINTEKON ET DES PM5CIPÂUX ivéMSlIENTS
DU RÈ6NK DE LOUIS XIT^
Autrefois il y «urait eu quelque mérite, — quelque
nouveauté du moins, — à prendre parti pour madame de
Maintenon. Elle comptait de nombreux détracteurs, jus-
que dans la société polie et parmi les gens de goût. Au-
jourd'hui une légitime réaction s'est accomplie en son
honneur, et ce ne doit pas être une médiocre joie pour
son historien, que de songer à quel point il contribue à
cette réhabilitation d'une illustre et vertueuse mémoire.
Chose remarquable ! cette réaction est devenue de plus en
plus vive, à mesure que s'est accrue la popularité litté-
raire et historique du plus éloquent et du plus mortel
ennemi de madame de Maintenon. Jamais on n*a lu et
admiré Saint-Simon plus que de nos jours ; hier encore,
un éminent écrivain a pu dire que le dix-neuvième siècle
l'avait découvert '; — et, pendant ce temps, celle que Saint-
* m* volume.
* M. le eomte de M ontalembert. ^ Corrupondmt dn 95 janyier 1857
6.
102 Causeries littéraires.
<
Simon a calomniée et outragée, la femme contré laquelle
ses Mémoires sont en guerre ouverte, mieux étudiée,
mieux connue, dégagée du sombre et mélodramatique
attirail dont on Tavait affublée, nous est apparue dans
toute sa grâce sobre et discrète, dans Fattrayante droi-
ture de son cœur et de son génie. Deux leçons ressortant
de ce contraste, en guise de moralités : la première, c'est
que les haines entre contemporains dépassent presque
toujours leur but au lieu de l'atteindre, et que la postérité,
pour mieux casser leurs jugements passionnés, force par-
fois le persécuteur et sa victime à s'acheminer côte à côte
dans une gloire commune ; la seconde, c'est que notre
époque, au milieu de ses fautes et de ses misères, a pour-
tant |p bon esprit d*appliquer à ces révisions du passé un
goût plus sincère et plus réfléchi pour les documents
vrais et authentiques, faisant ainsi à chacun sa part, et
sachant rendre hommage à l'âme haute, au grand style,
à Téclat incomparable du Mémorialiste partial, sans pren-
dre au mot ses inimitiés, ses invectives et ses colères.
Q^est donc dans des coaditions bien douces que H. le
due de Noailles poursuit sa belle Histoire de madame de
Mainterum, Cette idée de réparation et de justice presque
filiale qui lui a inspiré son livre, il la voit se réaliser au
dehors, avant que ce livre soit terminé; et, par cela
même qu'elle se réalise, elle fait désirer plus vivement et
plus curieusement rechercher chaque nouveau volume
d'une œuvre qui n*a plus à rectifier l'opinion, mais à pro-
fiter de ses retours. Il y a quinze ans, lorsque Ton com-
mença à annoncer les premières parties de cette Histoire,
il sembla aux admirateurs de madame de Haintenon que
son biographe allait leur fournir des pièces justificatives à
l'appui de leur admiration, et nul assurément n'étflât nÙQUx
pla<>à, ni xamx «utoriaii, pour ripcadro à caiU «ttenle.
M. LE DUC DE N0AILLB8. 103
Ces pièces ont abondé, et, à présent, par un heureux
éduinge, c'est le public d'élite qui apporte ses impre»*
fiions et ses renseignements à Teppui de cette attachante
lecture. Au début, M. le duc de NoaiUes avait à la fois à
intéresser et à persuader ses lecteurs ! il s'est si bien ao»
quitté de celte double tâche, il a été si bien secondé par
madame de Haintenon elle-même, que ses lecteurs lui r»*
viennent persuadés d'avance, et d'autant plus sensibles
an charme, à h vérité, à la grandeur de ses tableaux.
Mais il y aurait de l'injustice à ne voir et à ne chercher
dans cet ouvrage que madame de Haintenon. En retra*
çant l'histoire de cdle que je ne veux pas appeler son hô*
roîne et qu'il serait plus exact d'appeler son aïeule, M. le
duc de NoaiUes a été naturellement aipené à retracer
toute cette partie du régne de Louis XIY qu'on est trop
enclin à sacrifier à ses glorieux commencements, à regar-»
der eonmie un déclin, comme une sorte de mélancoUqua
automne aux teintes déjà p&lissantea. En étendant ainsi
son cadre, en groupant autour de sa figure de prédilection
les événements et les personnages qui concourent à la
mettre en lumière, non*eeulement H. de NoaiUes ne s'est
pas écarté de son sujet, mais il a obéi à un infaillible in-
stinct d'historien; il a compris qu'U y avait entre madame
de Haintenon et son époque un Uen assez étroit, une so«
lidarité assez intime, pour qu'on ne pût ni les condam^
ner, ni les absoudre, ni les glorifier Tune sans l'autre. En
effet, une fois qu'on arrive à cette date de d684, qui mar*
que à peu près le milieu du grand règne, tt faut se déci*
der : c'est madame de Haintenon qui va désormais lui im-
primer son caractère et sa direction finale. Si l'on voulait
absolument trouver l'expUcation de cette eq)èce de froi*
deur qui s'est longtemps attachée, même chez les esprit»
les plw aonsés, & la mémoire de cette noUe fenuae» il
104 CAUSERIES LITTfiRAIRES.
faudrait peut-être la chercher dans ce penchant que nous
avons tous à nous détourner — dans l'histoire comme
dans la fiction — du moment où le beau désordre se ré-
gularise et où le mariage remplace Tamour. En outre, le
gouvernement absolu, qui est antipathique de sa nature
et que ne peuvent aimer bien sincèrement ceux-là même
qui croient à sa nécessité, n'a qu'un moyen de se faire
pardonner: c'est de parler vivement aux imaginations, de
les subjuguer, de les éblouir en dehors de la loi com-
mune, de continuer sur elles, après des siècles, lepresti-
gieux despotisme exercé par le souverain. Dès l'instant on
la royauté absolue devient raisonnable, on devient aussi
plus sévère envers elle, et, si elle commet alors quelques
fautes, si elle subit ces adversités inséparables du néant
des grandeurs humaines, on a moins d'indulgence pour
ses torts, moins de pitié pour ses malheurs. Eh bien, ma-
dame de Haintenon représente, dans le règne de Louis XIY,
ce mariage de raison qui met un à des erreurs brillantes,
cette phase critique et nécessaire où un pécheur magni-
fique se range et paye à autrui ou à lui-même tout un
arriéré de vertu. On s'est accoutumé peu à peu à voir en
elle et dans son influence consacrée, sinon Texpiation, au
moins l'envers des splendeurs, des enchantements et des
prospérités du règne ; et, comme l'âge mûr a moins de
grâce que la jeunesse, comme l'été a moins de poésie que
le printemps, c'a été un premier grief contre la compagne,
non pas de la vieillesse, mais de la maturité du grand
roi. De plus, elle n'était ni maîtresse ni reine, c'est-à-
dire qu'elle n'avait pour la défendre contre l'envie et la
haine surexcitées par -sa prodigieuse fortune, ni la cor*
ruption qui exploite le caprice passager du maître, ni le
respect qu'impose une royauté officielle, ni même ce fond
de malice qui, en face d'une favorite, se console de son
M. LE DUC DE NOAILLES. 105
èlëTation en espérant sa disgrâce. Tout était régulier dans
la position de madame de Maintenon, et rien n'était of&-
àd; ce qui rassurait sa conscience ne pouvait guère ser*
TÎr ni sa réputation ni son repos ; car le vice lui en vou-
lait bien plus que la vertu ne lui en savait de gré. De
plus, elle était pieuse et même dévote, et ce ne devait pas
être un titre auprès du siècle qui suivit, ni même, hélas !
auprès du nôtre : enfin, elle était femme, et, comme
telle, il faut bien Favouer, elle ne pouvait comprendre et
accomplir, dans sa tâche si difficile auprès de Louis XIV,
que le côté qui s'adressait au chrétien, à l'homme mo-
ral e( privé, aux rapports immédiats du prince' avec sa
famille, sa cour et son peuple, et non pas ces grands cô-
tés de politique générale et prévoyante que Saint-Simon
•
a confusément entrevus, plutôt en duc qu'en penseur,
plutôt en misanthrope qu'en prophète, plutôt en Alceste
qu^en Guillaume 111. Réformer et éclairer le cœur et l'es*
prit de Louis XIV, travailler pour lui et avec lui à cette
grande affaire du salut qui dominait alors les intérêts ter-
restres et à laquelle on donnait une place entre les
ivresses de la vie et les approches de la mort ; substituer,
dans Texistence du roi, aux transports de la passion, de
l'omnipotence et de la gloire, un attrait paisible et con-
tenu, un usage plus réfléchi de sa puissance, un rayonne-
ment plus pur, moins éblouissant et plus doux ; être pour
son âme et sa raison ce que mademoiselle de la Valliére
avait été pour son imagination et son cœur, madame de
Montespan pour son esprit et ses sens, madame de Kain-
tenon'ne vit rien au delà. C'était assez pour une épouse»
pas assez pour échapper au reproche d'avoir aminci et
assombri cette lumineuse voie lactée que le dix-septième
siècle avait tracée dans le ciel de la France. Ajoutez à cela
les fautes et les malheurs des dernières années, dont elle
106 CiUSËfiieS LITTfii^AIRBS.
•
uefyif9S lieq^saMe, mis qui 6e Keoi à son nom
leur dÂlbe, les cpups iiwieiobrablee kvpfé$ par la m
4dxis ]ia fiunillQ r^yâde, kv» revei^ ife nos «Foies, la
des popwjl^tioas, 1# disparitian saceessm des grai
bpmi^s pnftc^nt leur oaviître dayos la Umibe, l'fa
jm*isîe âuy[géré(» aux eourtisafls par la piété du sonveraioi
I9 réaction licencieuse que préparait falalemeni c<^ie h
pocrjsie de conunandâ ; fit non*smilenieiit vous eomj
4nez qu'il en ait rejailli «me longue défaveur sur la
associée dans aos souveiiirs à eeite période grave
triste, ipais vous vous étonnerex peut-'étre que celte
fsv^^or ait pv céder» ffpr&s <9^nt eiuquante ans» à la vérité
et jà l'évidence.
C'est donc tout i^sonn)!» rendre un éminent service i
rhistoire générale de h seconde moitié du grand siècle
(en le faisant commencer vers 1638) que de replacer soa9
^n vrai jour ^etts %ure longlegaps méceonue; et o'eit
gBgji^ef: ^ coup ^iir la cause de madame de Haintenon tpe
de rétablir, daqs S4 sérieuse et grandiose majesté» ei^
partie si imposante et . si belle ascore du règne de
Louis XIV, Toute la pensée du livne de H, le due de
JÏQailles est dans ces dmx aspects» qui n*en font qu'un, ou
qui du moins s'expliquent l'un par Tautre. Ce que npus io<
diquons, il l'a £ût avec une abondanoe de preuves, une
ampleur d^ riipit» une variété piqusute de détails, un
(^STxne et u^e élégance de style qui semblent rattacher
plus intimemeut PAcore son ouvrsge é son sujet et Tbisto*
riea h Tbistoire* ]Sous n'avons à nous oiHHiper aujourd'hui
(pm du troisi^e volume, et il défreyerait, à lui seul,
bieu des page$ de causeries. On s est trop pressé, nous
le ssvons meiutenant, de prononcer les mots de vieillesss
çt de déçliu à propos de cette époque où opus entrons
«lY^ II, de Nodilles. l^^uis XIV n'avait que quvante^sept
M. LB DUC DE NOÂILLE». 107
» eC Ton peut dire que le siècle n'en avaH; pâd iJétfâteMT^
pins. Quel dëcfin que cehii qui comptait encolrè âatts Fat-'
mée, dans les lettres, dans là magistra1ti1r&, â la ttfisti
dans les rangs de Fépiscopat et du sacerdode^, de^hemfmes^
restés la gfeire de leur pays après ayoir élfè Célte é^ feur'
femps ! Quel déclki que' cefoî où les princes âtt sang royaf
anraiént pour précepteurs Bossuet et Féweten, e(t h grand
Cùàdé aTdif pour panégyriste^ lé grandf éréqUer, où un^
obsdXr penstotinaire de If. le ^bat s'appelait k Brtfyère,
où Bourdalotfô occupait la chaire, où HassiUon rffciîC f
monter, où Boileau s'emparaif <fe' son véritable^ WHe éê^
maître et de juge, où la Font5(^e écrivait éncoi^e, éù Élttm
dame de Sévi^ écrivait toujours, où réducaftion' déâf h^
ritiers de h Couronne inspirait des Kvres tels qn^ FAb-
toire imivérselU, le Télémaqae^ fe felUicfoe^ tiféê de
tÉcriCtire saiftte; où les (Querellés reiigieMe» donnant
na&ssance à m chef-d^œnvre tel que les YaHatiens'; o^
Racine, enfin, rompant un silence de'dbiKïe années, com-^
poQsait Esther et Athalie pour des jieunes filles élevées par
ià mumiicence de Louis XIV et lé génie de madtfiM de
Kaântenon ! Ah l qur nous rendra un déclin pai^eily et coiKh
ment ne pas avoir envie d'échanger nos progrès coi^re
one semblable décadence? Sans trop nous' abandonner là*
dessus à des comparaisons pessimistes, constatons, avec
M. le duc de Noailles, qu'il n'est ni juste, ni enact, dé se
borner à diviser le règne de Louis XIV en deux parties- :
< fuâe, éfincelant'e et glorieuse, qu'on termine' à^ te paix
deNimègue ; Fautre, marquée d'a*ie décadenfcôsutecessive;
à partir de cette paix jusqu'à la mort d«' roi». — Ce règne;
ajoute-t-il' excellemment, se divise réellement en trois
parties très-distinctes : la première, composée des vingt
premières années, époque èhlonissente dte créations et de
conquêtes enr tout genre, jusque ters Fannèe 1680^; h
108 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
deuxième» époque d'équilibre imposant et glorieux, jus-
qu'à la succession d'Espagne, en 1700 ; et la troisième,
période de déclin et de revers, soutenue avec une admi-
rable fermeté et relevée avec éclat au dernier jour. » —
Rien de plus vrai, et H. le duc de Noailles le prouve bril-
lamment dans les pages suivantes : or, pour être juste, il
s'agit simplement de restituer à madame de Maintenon sa
place et sa date, celle qui la rattache à la seconde époque
bien plus qu'à la troisième^, où elle n'eut qu'à pleurer
avec le. roi, à consoler celte grande âme frappée au de-
dans et au dehors, mais no^ amoindrie. Cette erreur d'op-
tique, cet anachronisme volontaire, s'ajoutant à une image
toute matérielle, à Tidée de ce costume de couleur som-
bre, plus voisin du cloître que de la cour, voilà la fausse
madame de Haintenon ; celle que M. le duc de Noailles a
peinte d'une main si ferme et si délicate, avec tant de res-
pectueuse tendresse et en si parfaite connaissance de
cause, voilà la véritable.
J'ai nommé tout à l'heure Esttier et AthaUe : ces deux
noms nous ramènent à Saint-Cyr ; restons-y un moment:
où serions-nous mieux? madame de Maintenon y est avec
nous, et dans quelle compagnie charmante ! Elle y est
tout entière, bien plus libre et bien plus elle-même qu'à
la cour, où cette femme, qu'on s'était figurée rongée
d'ambition et entichée de grandeur, a toujours gardé un
sentiment profond de désabusement et de tristesse, plus
rapproché de la Bruyère que de d'Antin ou de Dangeau :
car cette dévote en savait tout autant sur le chapitre des
grands et de la cour que le sceptique le plus frondeur ou
le moraliste le plus ralTiné. C'est donc à Saint-Cyr que,
pour elle et pour nous, nous aimons à la voir ; et son his-
torien l'a si bien senti, qu'il l'y a, pour ainsi dire, enca-
drée en des pages d'une fraîcheur exquise, d'une merveil-
H. LE DUC DE NOÂILLES. 109
leose douceur. Oui, madame de Haintenon n'eût-elle
d'autre litre que d'avoir créé Saint-Cyr, d'avoir eu Ti-
nîtiative de cette pensée vraiment royale qid assurait
aux filles des pauvres gentilshommes de France le bien-
fait d une éducation dirigée par l'épouse d'un roi, d'avoir
apporté à cette fondation patriotique et pieuse cet esprit
de création et d'ordre qui vivifie et qui règle, celte sa-
gesse inaccessible même aux séductions du génie ou
d'une perfection chimérique, cette persistance énergique
et modeste qui ne s'est pas démentie un seul jour en
trente années ; n'eût-elle pas d'autre recommandation à
invoquer auprès de l'histoire, ce serait assez pour la ran-
ger parmi les personnages dont le passage en ce monde a
honoré et servi l'humanité. Saint-Cyr, à son tour, n'eût-il
produit que ce spectacle qu'on ne reverra jamais, le plus
délicieux poète d'un siècle et peut-être de tous les siècles,
revenant au théâtre sans désobéir à la religion qui l'en a
chassé, et écrivant pour des actrices innocentes, — pres-
que des enfants ! — ces deux adorables chefs-d'œuvre,
Esther et AÛialie ; Saint-Cyr ne nous eût-il rien donné de
plus, il n'en faudrait pas davantage pour que la poésie et
les lettres le prissent éternellement sous leur patronage,
et se chargeassent de plaider à la fois pour le fondateur et
la fondatrice. Mais ce n'est là que le début et comme l'au-
réole lointaine de cet établissement magnifique. H. le duc
de Noailles nous retrace son existence séculaire : il nous
en décrit les phases diverses, les premiers périls causés
par un peu trop de goût pour le bel esprit et les vanités
mondaines, les périls plus graves suscités par la dévotion
chimérique de madame de la Maisonfort et la séduisante
épidémie du quiétisme. 11 nous peint madame de Mainte-
non personnifiant constamment dans ces crises la vraie
piété, la raison d^^oite, la discipline in
iiO CAUSERIES UTTÉRAIBBS.
esqprit et le bon aeii$ ; il conduit à ce parloir» dans ces
cours» dans ces dortoirs, à travers tous les détails de ce
doux et austère ensemble qui servit de modèle à tant de
maisons du même genre» tantôt des étrangers célèbres,
tels qu'Horace Walpole S tantôt des gentilshommes fran-
çais, tels que le chevalier de Boufilers, assistant h, Tagonie
de la monarchie et de la société française; puis» un peu
plus tard» au seuil d'un autre siècle» d'un autre monde,
vingt et un jours après la 10 août, qui a achevé de fermer
la maison de Saiut-Cyr, un nom qui va remplir ce monde
nouveau, conmie Louis le Grand a rempli Taneien, Napo-
léon Bonaparte redemandant à la municipalité de Ver-
sailles sa sœur Marianne, élevée aux frais de Louis XVI»
dans rétablissement fondé par Louis XLV. M. le duc de
Noaillee cite sa lettre, écrite d'une orthographe un peu...
révolutionnaire, et il ajoute ces deux Ugnes, que ne dés-
avoueraient pas les maîtres dans l'art d'écrirp :
< On croit entendre déjà le bruit des pas de Napolèea
qui s'avance, encore inconnu et pauvre, sur les débris de
la monarchie écroulée. »
* Rapprochez de ces lignes celles qui terminent ce cha-
pitre :
t Après le départ des religieuses, Saint-Cyr fiit à peu
prés livré au pillage, et la tombe de madame de Hainteuoa
^ . . . « • Les religiâas6s sont toutes habillées de noir, avec dc$
ToUes de crêpe pendants, des mouchoirs d'un blanc mat, des ban-
deaux et des robes à longues queues. La chapelle est simple, mais fort
jolie; au milieu do chœur, sous une dalle de marbre, repose la fonda-
trice... Madame de Cambis, Tune des religieuses, est belle comme
une madone... Nous vîmes là jusqu'à vingt portraits de madame de
Mainlenon... Une des religieuses me donna même un petit morceau de
papier avec trois pensées écrites de sa propre main. (Uosacb Wauom,
1760. heure cxxiu*.)
H. LE DUC DE IfOAILLBS. Itl
indignement violée. Elle eut cela de commun avec les
tombes royales de Saint-Denis ; ce jour-là» la fondatrice
de Saint-Cyr ftit traitée en reine. »
Et dites si ce style, pénétrant et ferme, . où le mot
va droit à l'idée et s'en empare, n'a pas la grande
et noble tournure des hôtes de Versailles et de Saint-
Cyr!
Les autres chapitres nous montrent madame de Main-
tenon dans ses rapports avec la famille royale, avec la
coar et les lettres, avec la société du temps ; toujours
calme, spirituelle et sensée, également dévouée à amé-
liorer Louis XIV et à le désennuyer, occupant une place
indéterminée, cachée à demi, mais non clandestine, entre
le trône et l'église, se faisant quelquefois pardonner par
cette foule de princes de pouvoir plus qu'eux en étant
moins, passant sa vie à combattre et souvent à surmonter
les difficultés Ihouies de sa position et de son rôle. Répé-
tons, avec H. le duc de Noailles, que si madame de Main-
tenon se mit naturellement et sans effort en harmonie
avec les grandeurs de la royauté et du régne, elle n'en fut
jamais enivrée ; et c'est aussi l'impression que l'on garde
de ce majestueux ensemble : on l'admire, on s'élève par
la pensée et le souvenir en parcourant avec l'historien ces
tableaux si brillants et si fidèles ; on jouit de ces belles
œuvres, de ces beaux noms comme d'un riche héritage,
on voudrait aspirer çà et là quelques bouRées de cet air
vivifiant pour les plus hautes facultés de l'âme ; on soulfre
en comparant les petitesses présentes à ce régime de ma^
gnificence et de gloire ; et pourtant on ne le regrette pas,
on n'ose pas le regretter : on sent qu'il y avait là, dans
cette absorption de tont un peuple par un homme, dans ce
procKgieux développement de la personne royale, a grao-
4ie et affidblie tout à la fois par le nivellement d'alentour,
113 CAUSERIES LITTËRAIRES.
dans ces monstrueuses existences des Enfants des dieux,
quelque chose de profondément blessant pour la con-
science humaine, et Ton sait gré à ceux qui, môles à ce
gigantesque engrenage de la royauté absolue, n*en ont
été ni étourSis ni fascinés. Soiis ce rapport-^ madame de
Maintenon, moins acre, moins incisive que Saint-Simon,
génie malade d'une nostalgie ducale, a été plus désabusée
peut-être, plus sérieuse, plus prompte à pénétrer le fond
des choses, à lire le revers des médailles de cour que ma-
dame de Sévigné, légère, vive, entraînée aux grâces en-
chanteresses de sa plume, presque sujette à s*éblouirdans
ses rares rencontres avec des grandeurs aperçues du dehors
au lieu d*étre jugées du dedans. Tels qu'ils sont, avec les
nuances ou les abîmes qui les séparent, avec la haine où
s'acharna le dernier, ces trois génies offrent des lumières
incomparables à qui veut étudier cette seconde moitié du
siècle de Louis XIV, sans dénigrement, mais sans féti-
chisme. Us y figurent eux-mêmes comme trois types inef-
façables, trois inépuisables textes d'une méditation pleine
de charmes : Saint-Simon plus éloquent, madame de Sévi-
gné plus séduisante, madame de Haintenon plus raison-
nable, plus éprouvée et plus réfléchie. Arrêtons-nous à
celle-ci, à cette figure désormais mise à sa place dans la
galerie immortelle , où H. de Noailles semble être chez
lui. Un illustre écrivain , que j*ai déjà cité , a dit , non
sans amertunie contre le gouvernement de Louis XIV,
que les ducs eux-mêmes ont eu quelque chose à gagner
sous le régime conslitutionnel , qu'ils n'avaient jamais
rempli dans la vie civile un plus noble rôle que le duc de
Richelieu sous Louis XVIII et le duc de Broglie sous Louis-
Philippe. Ceci est de la poUtique; nous qui ne sommes
que littéraire, remarquons que les ducs, dans tous les
temps et sous tous les régimes, peuvent ^jouter encore au
M. LE DUC DE NOAILLES. ii5
trésor de leurs souvenirs de famille, à Féclat de leur nais-
sance et de leur rang : je n'en veux pour preuve que
V Histoire de madame de Maintenan, par H. le duc de
Noailles.
II
M. LE COMTE D'HAUSSONVILLE
HISTOmB DB LA BÂUMIOll DB LA LORRAINE A LA FRABCB ^.
Si c'est manquer de respect à un livre d'histoire que d?
le déclarer amusant, iious allons, dès le début, commettre
cette irrévérence envers ce troisième volume ou plutôt
envers tout l'ouvrage de H. le comte d'Haussonville. Cet
ouvrage intéresse comme un roman, il amuse comme une
comédie; comédie complète, car elle est à la fois hu-
maine, historique et politique ; roman tour à tour aventu-
reux et extravagant comme les amours de Charles lY de
Lorraine, sentimental et chevaleresque comme le cœur
de son héroïque neveu Charles V. A' ce mérite s'ajoute
celui de la variété : Rien ne se ressemble moins que le
séjour de Charles IV à Ja cour de France à travers les
mailles de la politique de Mazarin, où le duc se débat-
tait comme un vijeux lion trop amoureux, et la glo-
rieuse campagne de Charles Y sous les murs de Yienne,
où, de concert avec Sobieski, il triompha de la dernière
grande invasion musuhnane* Rien n'est plus différent que
1 m* Yolume.
H. LB COMTE D*HÀUSSONVILLB. il5
tes ftnttdsieft éphémères de l'oncle, passant de madame
de Cantecroix à Marianne Pageot, de Marianne à mademoi-
sdle de Ludre, de mademoiselle de Ludre à mademoisdle
la Croisette,et de celle-ci à mademoiseQed'Aspremont, et
les miles tendresses du neveu, préludant par de doulou-
reux sacrifices au .noMe amour de cette archiduchesse
Éléonore, qui fallait pi^parer à la disgrâce de l'illustre
maison de Lorraine de si magnifiques compensations.
Récits de sièges et de batailles, intrigues diplomatiques,
phjBÎonomies féminines apparsdssant entre deux traités,
aperçus justes et fins, traits de mœurs, couleur du temps,
ingénieux parallëes, sentiment profond de cette double
Doiasion de l'histoire, qui, en racontant les Faits extérieurs,
doit en comprendre le dedans, en pénétrer le dessous et
l'expliquer par le Jeu des caractères ; vocation d'historien
nettement déterminée et réussissant à donner un intérêt
général à ce qui aurait pu, en d'autres mains, n*être
qu'une osuvre locale; le tout écrit d'un style simple et
ferme, qui, dans sa négligence de grand seigneur, convient
parfaitement au sujet et se prête à ces femiliaritès où
diêparaissent les solennelles rondeurs du vieux moule
historique : en voilà plus qu'il n'en ftrut pour justifier le
succès unanime du livre de M. d*Haussonville ; succès qui
s'accroît en avançant, vires acquirit eunào.
Ce résultat, qui doit réjouir les amis de la bonne litté-
rature, nous Tavions prédit il y a quatre ans, quand parut
te premier volume, et nous le constatons aujourd'hui.
Mais la louange fatigue à la fin le critique et son public ;
6'est pourquoi, au lieu de tomber dans de fiides redites
ou de chercher d'inutiles chicanes, j'aime mieux appeler
l'Mention de mes lecteurs sur les deux points, les deux
ècueils que devait rencontrer M. d'Haussonville dans
retèmttion de son entreprise : ce sera une fhçon moins
il6 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
banale d*apprëcier son livre, d'étudier avec lui cette phase
de rtiistoire de la Lorraine, et de faire quelques réserves
en faveur d'un pauvre vieux roi dont on finirait, si nous
n'y prenions garde, par ne nous rien laisser intact pour
sa gloire et pour la nôtre : ce roi s'appelle Louis XI Y.
H. d'Haussonville avait à nous parler successivement
ou tout ensemble de la Lorraine et de la France. De là
deux périls, dont Tun ressortait du sujet même, l'autre
des dispositions de l'auleur : abandonner trop souvent
Nancy pour Paris, et arriver à nous donner des chapitres
de Thistoire de France, sous prétexte de Lorraine ; céder
trop aisément à ce penchant, si honorable d'ailleivs, qui
nous porte à prendre parti pour le vaincu contre le vain-
queur, pour la raison du plus faible contre celle du plus
fort ; rester un peu trop, en certains endroits, un Lorrain
d'avant la Réunion, et y être entraîné, non-seulement par
de beaux souvenirs de famille, mais par un tour d'esprit par-
ticulier, par un ciâda d'opposition , à demi féodale, à denû
libérale, contrôla monarchie absolue du dix-septième siècle.
Irréprochable, ou à peu près, sur le premier point,M .d'Haus-
sonville nous semble moins inattaquable sur le seconde
Le blâmer de ses incursions en France, de ses visites
au Louvre et à la cour, de ses haltes dans le cabinet de
Hazarin'ou de Lyonne, serait tout aussi injuste que si, ai
face d'un groupe représentant l'étreinte de deux athlètes»
on reprochait au sculpteur d'avoir enlacé et entremêlé les
bras et les jambes. Isoler la victime du sacrificateur eût été
une tâche impossible, et il faut féliciter l'auteur de ne
l'avoir pas essayée ; car son succès y eût forcément perdu
de sa valeur, de son étendue et de son éclat. Nous pou-
vons, nous devons même encourager de toutes nos forces
les œuvres que des savants modestes consacrent à l'histoire
de leur province, et qui acceptent pour bornes du monde
M. LE COMTE D^HAUSSONVILLE. il7
l'horizon du pays natal ; mais tel est le despotisme de
notre centralisation, que ces œuvres si estimables sont con-
damnées à demeurer éternellement en dehors du mouve-
ment intellectuel et littéraire de leur temps : filles de la
province, elles restent provinciales et partagent avec leurs
académies le privilège immémorial de ne pas faire parler
déciles. C'a été, au contraire, Theureuse fortune du livre
de M. d'Hausson ville, qu'il pût satisfaire à la fois et son
filial apfiour pour le berceau de ses ancêtres et ce désir
bien légitime qu'éprouve tout écrivain d'étendre le plus
possible la carte de son succès. Use rencontrait non-seu-
lement avec la France, mais avec les phases les plus inté-
ressantes de notre plus beau siècle, avec les figures les
plus imposantes ou les plus charmantes de Fillustre gale-
rie. Il a tiré parti de ces richesses supplémentaires, et il a
bien fait. Si parfois l'accessoire a paru emporter le prin*
cipal, ce n'est pas la faute de l'auteur : c'est que la même
loi d'assimilation qui voulait que le plus petit des deux
pays fût absorbé par le plus grand a voulu aussi qu'à dis-
tance et dans le récit des événements , une illusion de
perspective nous montrât la Lorraine attirée déjà vers la
France et devenant une province du royaume. 11 y a eu, en
un mot, analogie entre le livre et le pays même dont il
nous retrace si bien les malheurs, les luttes héroïques et
la nationalité mourante. Après beaucoup dç résistance et
de façons pour rester Lorrain, il a été tout naturellement
Français, et il ne s'en est pas plus mal trouvé.
Hais, avant d'arriver à ce dénoûment que rendaient iné-^
vitable et désirable sa situation topographique, l'esprit
guerrier de ses habitants, le progrès matériel de son bien-
être et tous ses intérêts bien entendus, la Lorraine cotor
battit avec un courage qui fait partie de ses gloires natio-
nales; et sans doute bien des anathèmes s'élevèrent de
7.
Ii8 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
son sein meurtri contre cette royauté française, dont elle
subissait le dévorant voisinage. Son fidèle hist(»*ien a voulu
Timiter en tout, et c'est ici que nous nous permettrons de
lui reprocher deux légères iiyustices : injustice contre
Louis XIV, considéré en lui-même et dans son gouverne-
ment ; injustice contre Louis XIV, dans ses rapports avec
la Lorraine.
Tout a été dit sur le tort qu*eut la monarchie firançaise
de s'isoler pour se grandir, et je risquerais moi-même de
me répéter en m'y arrêtant. Hais ce tort, ou plutôt ce
malheur, ne fut pas du fait de Louis XIV ; le fils d*Ânne
d'Autriche le trouva tout entier dans l'héritage de celte
grande politique qu'il continuait en l'illuminant de l'éclat
de sa royale jeunesse. M. d'Haussonville, entraîné par la
vérité et par la justesse de son esprit vraiment historien,
à écrit quelques pages remarquables sur ce réel avènement
de Louis XtV, après la mort de Hazarin; sur ce 18 bni-
maire de la Royauté nationale rompant à la fois avec les
fictions parlementaires et les délégations ministérielles,
annonçant l'intention de gouverner par elle-même^ et s*y
fixant pour plus d*un demi-siècle : début rayonnant et beau
comme ce roi de vingt-deux ans, qu'allaient couronnef
toutes les splendeurs du génie et de la gloire, et que se-
condait, dans ses vues, le bon sens de la France, ennuyée
de cardinaux-ministres, lasse de troubles et de Frondes,
désabusée du'patriotisme dérisoire de ces magistrats et de
ces princes qui n'avaient travaillé que pour eux-mêmes,
amoureuse de soleil, d'unité et de pouvoir, aimant, comme
les femmes, à être vaillamment battue, et faisant de son
jeunoroi, suivant une charmante expression de H. d'Haus-
sonville, rhomme le plus à la mode de son royaume. Tout
cela est observé et dit par notre auteur avec une sagacité
et une vigueur que nous ne saurions assez louer. Seule-
M. LB COMTE D*HAUSSONVILLE. il9
ment^ de {^ar de se laisser enivrer à son tour et séduire
par cette radieuse aurore d*un règne hostile à sa chère
province, H. d'Haussonville passe brusquement de cet
hpnne du matin aux sombres aspects du soir, et ces glo-
ri^ses prémisses le conduisent à des conclusions presque
satiriques. Il se plaint que Louis XIV ait abusé de cette
partie que les circonstances lui faisaient si belle» qu'il ait
forcé l'enjeu de sa puissance absolue, en aiïaibliésant tout
ce qui n'était pas elle, et finalement préparé la ruine de la
montfxhie et de la France. Sans doute, il y a du vrai dans
ces remarques. Royauté et royaume, arrivés au déclin de
l'âge, devaient finir par périr de cette apoplexie d'absolu-
tisme, n eût mieux valu que la noblesse restât grande et
forte, indépendante et martiale ; mais de Tindépendance
k la révolte et des habitudes guerrières à la guerre civile
3 n'y a pas loin, et la noblesse l'avait prouvé. Il eût
mieux valu que les Parlements eussent leur part bien dis-
tincte dans les affaires de l'État, qu'ils gardassent leur
vieille sève provinciale et populaire, ne fût-ce qu'à titre
d'emploi ou d'issue pour cet esprit de liberté qui n'abdique
jamais en France et qui couve des révolutions quand on
ne lui permet pas des remontrances; mais les Parlements
avaient compromis €ux-mômes leur influence et leur pou-
voir en élevant la remontrance jusqu'à la sédition et en
donnant au peuple l'exemple de la désobéissance aux lois
et au trône. Il eût mieux valu que les provinces ne per-
dissent pas leur physionomie, leurs mœurs, leur gouver-
nement intérieur, leurs conditions primitives de force,
d'originalité et de vie ; mais croit-on que, si Ses n'en
avaient rien perdu, la politique de Richelieu, de Hasarin et
de Louis XIV eût pu accomplir d'aussi grandes choses?
Croit-on que ce danger très-réel, lointain pourtant et plus
facile à raconter qu'à prévoir, qui devait résulter de Tiso*
120 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
lement de la monarchie, n'eût pas été remplace par un
danger bien plus imminent, bien plus immédiat, l'abaisse-
ment du pays devant les puissances étrangères et la pré-
pondérance de la maison d'Autriche, dans cette Europe
4u dix-septième siècle, qui a été, — ne l'oublions jamais,
— l'Europe de Louis XIV? On est frappé aujourd'hui de ce
qui a suivi ce grand régne; peut-être ne se souvient-on
pas assez de ce qui l'a précédé. On mesure avec douleur
les conséquences de cet isolement qui fit de la royauté une
colonne dans une plaine au lieu d'un édifice dans une
cité ; on ne se préoccupe pas assez des chances de ruine
qui menaçaient colonne et édifice, si on avait laissé plus
longtemps grimper le long de leurs assises tout ce qui
s'agitait à leurs pieds. On ne se dit pas assez que, si Ri-
chelieu et Louis XIV n'avaient pas été maîtres absolus au
dedans, ils n'auraient pu être vainqueurs et conquérants
au dehors ; car c'est là un antagonisme fatal que l'Angle-
terre seule a pu résoudre, grâce à des qualités qui nous
manquent : trop de mouvement, de liberté et de contrôle
àlintérieur nuit au développement extérieur; et, si le fait
est vrai en tout temps, combien l'était-il davantage à cette
époque décisive où il fallait que la France périt ou grandit,
à cette première moitié du dix-septième siècle où puis-
sances ennemies et puissances intestines avaient prodigué
au trône et au pays menaces, périls, révoltes et catas-
trophes? Voilà ce dont on ne tient pas compte à Louis XIV,
dans ces récriminations, trop justes du reste, contre les
résultats suprêmes de son penchant à tout absorber en lui.
Cette appréciation passionnée de ce qui a été, de ce que
la postérité connaît, cet oubli de ce qui aurait pu être, de
ce que le pays aurait pu subir et a évité, c'est parfois une
des erreurs de l'histoire, et nous aurions voulu n'y pas
voir tomber un esprit aussi net et aussi ferme que
H: LE COMTE D'HAUSSONVILLE. 121
M. d'Hauseonville. Si l'on ne peut nier que, par la nature
de son génie, Louis XIV ne fut que trop enclin à précipiter
le courant universel qui le poussait au despotisme, on
doit reconnaître qu'à cette date de 1661, Hazarin mort, la
Fronde oubliée ou maudite, les princes soumis ou prêts à
se soumettre, les corps de TÉtat discrédités par leurs efforts
mêmes pour exagérer leurs rôles, il était impossible^ de
r^udre les dernières difficultés de la situation autrement
que par cette glorieuse prise de possession qui, en dépit
de tous les griefs, aura toujours pour excuse de nous avoir
donné le grand siècle en nous donnant le grand régne,
Louis XIV, à vrai dire, n'a tué aucune de ces puissances
dont on lui reproche d'avoir méconnu Futilité politique,
et qui, plus tard, eussent pu servir de contre*poids et de
rempart à la royauté. Il les a trouvées mortes, renversées,
en ruines, et de ces débris il a formé ce majestueux ou-
vrage, fragile assurément et imparfait comme toutes les
œuvres humaines, tel cependant que si on le retranchait
de notre histoire, la France semblerait découronnée. Est-
ce bien sérieusement que M. d'Haussonville, dans un pas-
sage de ce troisième volume, accuse Louis XIV d'avoir
profité de la paix qui suivit son mariage pour édifier sa
propre grandeur sur l'inaction des grands capitaines, des
grands seigneurs qui avaient bataillé pendant la Régence^
d'avoir transformé en courtisans les Gondé et les Turemie,
d'avoir, en un mot, détourné sa noblesse de la guerre
pour être plus si)r de la dominer? Hais fallait-il donc que
la guerre durât toujours , et ne faudrait-il pas plutôt
regretter que la paix n*eût pas duré davantage? Condé,
commandant les ennemis de son roi, servait-il donc mieux
sa gloire et la France? Turenne, rentré dans l'obéissance
et forçant toute l'Europe d'admirer ses magnifiques cam.
pagnes, ne fut-il pas plus grand qu'à l'époque où il cédait,
m CAUSERIES LITTËBAIRIS.
lai aussi, k plus Mge des liërofi» aux 6pidëoto de tk
Fronde? Et, pour tout résumer, le monarque qui devait,
A son lit de mort, s'accuser d'aToir trop aimé la guerre,
a-t*il pu jamais encourir le reproche d'avoir, môme un
moment, spéculé sur la paix? Pour les lecteurs superfideis
de M. d'Haussonviiie, U semblerait presque que Louis XH
a trouvé la noblesse féodale intacte, et qu'il Ta abattue
pour rester seul debout : il n'en est rien. Arrivée à cette
période de notre histoire, la féodalité avait' fait son temps
et subissait cette condition des choses terrestres, qui veot
qu'elles périssent quand elles n'ont plus leur raison d'étie.
Elle se personnifiait dans ces existences violentes, tracas-
siéres, remuantes é faux et é vide, dont Charles IV de Lo^
raine a été le type désastreux. De ce corps agonisant
dont les convuÛons avaient failli perdre son royaume,
Louis XIV forma sa noblesse, cette famille de gentils-
hommes qui fit de son amour pour le roi une nouvelle
manière d'aimer son pays, que Versailles et Harly, j'en
conviens, attirèrent beaucoup trop, qui s'abandonna trop
aisément aux frivolités et aux vanités de cour,, qui perdit
en de fausses élégances un peu de son énergie primitivt,
mais qui, dans les occasions importantes, se retrouvait
tout entière, et qui, après bien des révolutions et des
souffirances, a légué encore k ses plus humbles, à ses
plus obscurs enfants assez de vieux sang royaliste poar
s'attrister quand de beaux noms signent de petites attaques
contre le grand roi.
Que dirons-nous maintenant des procédés de la France
et de son souverain à l'égard de la Lorraine et de ses
ducs ? Us ne furent, chez Louis XIV, que la tradition
même de la politique d'agrandissement léguée par ses de-
vanciers. J'avoue qu'il est difficile de ne pas y voir la
mise en action royale de plusieurs apologues du fabuliste^
M. LB COMTE DHACS80HVILLB. 185
dBpmn le Pot de terre et le Pat de fer, que la paun^ Ni-
49eUe, duchesse sans duché et femme sans marii eut le
diagrin de retrouver, au Loutto, sur une tapisserie de sa
eharabre S jusqu'aux fables du Loup et P Agneau, et des
AmmatiX maladeê de la peste. Pourtant, que H. d'Baus-
■onvillQ nous permette une remarque : il parle de vio-
lences» d*iasigne mauvaise foi, d'infamie, d'odieux guet-
apttis. Ces violenceS'lk nous étonnent sous sa plume,
tomme nous étonnerait une fausse note dans le gosier de
l'Alboni. U a trop d'esprit, il entend trop bien ce que
j*appeUerai la comédie de l'histoire, pour exiger dans la
pcÂtique, et surtout dans la politique internationale de
cette époque, une moralité scrupuleuseï un sentimenta-
lisme digne de VAêUrée. Le cheValeresque et l'héroïque
étaient alors fort à la mode dans le roman et au théâtre,
et les Français y revenaient volontiers, l'épée à la main :
mais, dans les négociations diplomatiques, dans les rela-
tions de peuple à peuple et de souverain à souverain, on
ne saurait, hélas ! se le dissimuler^ c'était à qui trompe-
rait le mieux, jusqu'à ce que le triomphe de la force per-
oiit de ne plus tromper et d'agir ouvertement. La vie de
Charles IV de Lorraine ne fut qu'un tissu de contradictions
et d'inconséquences, qui ressemblaient fort & des super-
cheries, et qui invitaient à des représailles. D'ailleurs, si
jamais prince fut taillé pour perdre ses États, pour donner
à un puissant voisin toutes les tentations, nous allions dire
tous les droits d*envahissement et de conquête, ce fut bien
cet infortuné Charles IV. A part une bravoure éclatante,
mais qui tenait plus du chef de retires ou de compagnies i
franches que du prince dépositaire des destinées d'un pays,
* Voir le premier Yolutne da hnt de II. d'HMtnHiTiIie. (Il* vol.
. des Cmueries littéràireê*)
434 CAUSERIES LITTËRAIRES.
Charles posséda tous les défauts et commit toutes les fautes
propres à seconder les vues de la politique française, que
dis-jet les desseins de la Providence : car, sans vouloir
faire de l'histoire trop providentielle,v — ce qui est un
autre excès, — il semble qu'il y ait eu dans cette réunion
de la Lorraine à la France une prédestination visible et
comme un suprême accord du dénoùment avec les anté-
cédents et les caractères. Cette grande maison de Lorraine,
si longtemps hostile à notre maison royale, et, par consé-
quent, aux vrais intérêts de notre pays, si obstinément
dévouée à cette politique espagnole et autrichienne qui
nous avait entourés de tant de périls, était condamnée à
périr en tant que souveraine d'une province qui devait UÂ
ou tard être française, qui méritait de l'être, et qui, une
fois réunie à la France, s'y assimila si promptement. Mais
il ne fallait pas que cette race illustre qui avait paru un
moment représenter et soutenir l'intérêt catholique en
Europe s'éteignît sans laisser de traces ; il fallait que cet
aigle féodal, foudroyé par Richelieu et Louis XiV, pût un .
jour renaître, de ses cendres, là où l'appelaient ses affec-
tions, son génie, le souvenir de ses services. C'est ce qui
arriva : la maison de Lorraine et la province de Lorraine
se séparèrent; l'une devint française, l'autre monta sur
le trône des Hapsbourg : toutes deux accomplissaient
leurs destinées.
Avant d'atteindre le dernier, terme de cette lutte qui a
trouvé un historien digne d'elle, la Lorraine et ses princes
devaient être dédommagés de leurs malheurs et de
Charles lY par un héros , un véritable héros, en qui se
réunirent assez de qualités et de vertus pour servir de
correctif aux erreurs et aux folies de l'amant de Marianne
Pageot et de mademoiselle la Croisette. Ce fut Charles Y,
le fils du duc François, le neveu de Charles lY, le beau-
H. LE GOBITE D^HAUSSONVILLE. 425
frère de Tempereur Lèopold, l'époux adoré d'Ëléonore, le
vainqueur des Turcs, le sauveur de Vienne, le compagnon
d'armes et de gloire du roi Jean Sobieski, le trait d'union
entre la maison de Lorraine et la maison d'Autriche. Le
chapitre consa<Mré par M. d'Uaussonville à la courte et
héroïque histoire de Charles V repose le cœur et élève
Tâme, après ces tristes détails de la vie de Charles IV, où
Ton ne peut très-sérieusement ni s'intéresser à l'agneau
ni se fâcher contre le loup. « A ne considérer que le temps
présent, nous dit excellemment H. d'Haussonville, sans
donte la destinée de Charles V fut cruelle; on pouvait
dire que sa réputation sans tache et sa gloire impérissable
avaient été comme inutiles, non-seulement à lui-même,
mais à sa famille et à sa patrie. La suite de cette histoire
fera voir que tant de gloire, tant de bonne renommée, tant
de succès, ne furent pas entièrement perdus. Les victoires
de Charles V amenèrent la paix de Ryswick, qui rendit
à son fils ses États héréditaires ; plus tard encore, lorsque
la Lorraine fut réunie à la France, ce fut le souvenir des
vertus du héros lorrain qui Ct monter son petit-fils sur le
trône des Hapsl?ourg. Charles n'eût pas, dans ses plus
ferventes prières, demandé à Dieu une autre récompense. •
On ne pouvait mieux finir que par ces nobles paroles
ce troisième volume, ni mieux préparer le dernier.
M. d'Haussonville est désormais sûr de recueillir le prix de
son long et consciencieux travail. Son Uvre sera cher à sa
province, et il occupera une place très-haute parmi les
œuvres historiques de notre temps. Pour nous, si nous
l'avons discuté sur un point au lieu de le louer sur tout le
reste, notre critique est un hommage encore : le royaliste
passionné pour le grand roi et le grand siècle a pu trouver
une tache dans l'ouvrage de M. d'Haussonville; le causeur
littéraire en eût vainement cherché.
IV
ROBERT EMMET»,
M*i
a Qui connaît en France Robert Clmmetî » noua dît, en
commençant, l'auteur de ce livre. On le connaît ai peu, en
effet, et nous aoomiea, malgré certaines prétentions an-
glomanes, si peu versés dans la littérature de nos voisins,
qu'en entendant parler de Robert Emmet^ on a cru d'a-
bord à un roman. Les femmes surtout, qui auraient dû
cette fois, ne fût-ce que par esprit de cd^s, ne pas avouer
des goûts aussi frivoles, ont été poussées vers cette lec-
ture par un double attrait auquel elles résistent rarement :
un secret à deviner, et un roman à connaître : le secret
existe^ et nous n'essayerons pas de le trahir : quant au ro-
man» il n'existe pas, et il suffit de lire vingt pages de ce
volume pour comprendre que l'auteur s'est proposé et a
atteint un tout autre but que celui d'amuser les fiUes
d'Eve. Robert Emtnet est de la beUe et bonne hisloirs,
ou du moins de la biographie historique, telle que pou^
rait l'écrire la plume la plus ferme et la plus virile.
Mais, puisque j'ai touché A ce mot périlleux île roman,
* Par un aatear anonyme.
BOBBBT BMMBT. 497
j'y reriens pwir exprimer un doute, un rqjFet pea*-etre.
Robert Enunet, le héros du livre» naquit en 1780, et fut
décapite ai 1803. Il y a donc, dans cette destinée triste
et courte, assez de lointain déjà pour s'assouplir et se prê-
ter aux procédés dont \Valter Scott nous a donné de si
adaiirables modèles. En outre, la poésie et la légende
s'emparèrent, dès Torigine, de Robert Emmet, et firent de
lui un de ces personnages, presque un ces mythes popu-
laires où l'imagination a autant de prise que la mémoire.
Thomas lioore l'a chanté ; Washington Irving lui a con-
sacré des pages émouvantes, et l'Irlande et l'Amérique,
ces deux libérées de l'Angleterre, ont ainsi payé leur tri-
but à ce patriotique souvenir. Enfiiii chose plus significa-
tive encore, Robert Emmet, mort si jeune, a eu le temps
d'aimer : il a aimé, d'une tendresse diaste et passionnée,
une jeune fille digne de lui, mademoiselle Sarah Curran,
ime Eittf Bell sans mari : cet amour, sincèrement partagé
par celle qui l'inspirait, contrarié par la colère palernelle,
dénoué par la mort, religieusement conservé dans l'âme
qui resta veuve, a eu tous les caractères romanesques. Il
y eut même un épilogue, et, au lieu de rien gâter à ce
noble et poétique ensemble, on dirait qu'il y ajoute. Quel-
ques années après l'exécution de Robert Emmet, made-
moiselle Curran fut recherchée en mariage par un officier
de l'armée anglaise. Elle était compromise, isolée, re-
poussée par sa famille et réfugiée chez un quaker. Le
jeune officier lui ofGrait un appui et l'espoir de quitter l'Ir-
lande, où elle avait tant souffert; elle refusa, et lui dit tout;
il répondit : « Je le savais, » et insista avec cette ardeur
d'abnégation et de dévouement qui attire les cœurs d'élite
vers ces mélancoliques victimes. Elle hésita, regarda au-
tour d'elle, se vit seule, et accepta. Hais ce mariage ne
fut pas même une infidélité posthume. Elle ne se maria
1
128 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
que parce qu'elle était sûre de mourir : en Italie, où soi
mari remmena, on ne l'appela que t Ihe walking statue, i
la statue qui marche : cette statue reposait déjà sur un
tombeau. Elle mourut tout à fait, en Sicile, peu de mois
après. Je ne sais si je me trompe; n>ais il me semble qa'il
y avait là le sujet d'un roman historique où, au moyen d'un
très-léger travail d'invention, liobert, Sarah, et même le
'jeune capitaine, fussent devenus des personnages de la fa-
mille de Wawerley, de Henri Norton, de lord Evandale,
de Diana Yernon et d'Alice Lee, où les juvéniles espé-
rances, les joies rapides, les pathétiques angoisses et les
douloureuses survivances d'un amour baigné dans l'idèd
eussent alterné avec les complots, la sédition, le jugement,
la mort et les scènes politiques. Peut-être dira-t-on qu'en
donnant trop de développement et d'importance au côté
romanesque de son sujet, l'auteur en eût affaibli l'intérêt
historique : nous ne le croyons pas : l'amour, qui amollit
les âmes vulgaires , élève les grandes : de même pour les
œuvres où se reflète une âme médiocre ou supérieure : l'a-
mour énerve les unes et fortifie les autres. D'ailleurs, cet
élément romanesque, dédaigné du petit nombre, eût servi
à l'auteur à propager davantage ces idées sérieuses et
fortes qui semblent son domaine héréditaire, à les accré-
diter mieux encore auprès de cette foule de lecteurs qui
veulent être émus avant d'être persuadés. L'auteur en a
jugé autrement : il s'est contenté d'indiquer, avec une
sobriété qui a bien aussi son charme, les amours de Ro-
bert et de Sarah. 11 a craint que ces amours ne finissent
par faire trop oublier la politique, et par répandre sur
son livre quelques teintes trop féminines. Lorsque Ha^
phise et Bradamante avaient revêtu leur armure, elles
eussent frémi de colère si une boucle de cheveux blonds
s'était échappée de leur casque et les eût fait reconnaître.
ROBERT EMMET. 1S9
Après tout , prenons Robert Emmet tel qu'on nous le
donne. Nous y trouverons assez de sujets d'émotion, de
sympathie, d'assentiment, d'heureuse surprise, et aussi
de celte contradiction respectueuse, qui est le sel de Tad-
miralion.
IVobert Emmet fut un de ces patriotes irlandais qui
conspirèrent, à la fin du dernier siècle et au commence-
ment du nôtre, contre l'oppression de l'Angleterre. Il est
bien convenu que le gouvernement anglais est admirable,
que la nation anglaise est la seule qui comprenne et aime
la liberté; mais elle l'aime tant, qu'elle y mêle cet égolsme
caché au fond de tous les amours, et qu'elle voudrait n'en
rien laisser à son prochain. Si j'indique ce premier point,
c'est d'abord parce qu'il explique le rôle de Robert Em-
met; c'est ensuite parce qu'il a inspiré à l'auteur des
pages aussi belles que vraies. L'Angleterre est le pays li-
béral par excellence, libéral dans toute la solide et haute
acception de ce mot inquiétant. Comment se fait-il donc
que, partout où son nom se prononce, où son empire s'é-
tend, nom et empire éveillent une idée oppressive plutôt
que hbératrice, quelque chose comme une gigantesque
machine de Manchester ou de Birmingham, qui s'allon-
gerait sur le monde entier et ne détesterait pas de le
broyer au profit de la liberté britannique? Et coiArnent
arrive-t-il, au contraire, que les Français, si peu capables
de conserver la liberté quand ils la possèdent, si peu di-
gnes de la pleurer quand ils la perdent, soient constam-
ment acceptés, dans l'imagination des peuples, comme
des émancipateurs, des initiateurs, portant avec eux ou
semant sur leur passage des germes féconds d'indépen-
dance, de civilisation et de progrès? Ne serait-ce pa*
parce que, en France, ce sont les idées qui sont libérales,
et, en Angleterre» ce sont les mœurs? Or la nature des
iSO CAUSERIES LlTTfiBAfRES.
idées est d*étre mobiles, de se répandre au dehors, sauf
à ne rien garder pour elles : le privilège des mœurs esl
d'être sédentaires, de ne rien laisser perdre de ce qu'elles
ont, et de tout ramener à soi pour se maintenir plus in-
tactes. Les unes sont des millionnaires dont la fortune est
monnayée et circule ; les autres sont des propriétaires at
homef dont les richesses sont immobilières et s'amassent.
Et voilà pourquoi... vos filles sont muettes^ dirai-je vo-
lontiers à ceux qui ont eu pour la tribune et b jnresse des
mitrailles de pères.
L'auteur de Robert Emmet fait ressortir ce contraste
avec une éloquente justesse, et il a d'autant plus de mé-
rite, qu'il est moins disposé à traiter légèrement les mé-
comptes et les pertes de la liberté française. Quoi qu'il en
soit, telles étaient, à la fin du dix-huitième siècle, les
souffrances de l'Irlande, que des hommes courageux
conspirèrent^ au péril de leur vie, pour la délivrance de
leur pays. Ce furent d'abord, eu 1798, lord Fitx-Gérald et
ses complices; ce fut, cinq années plus tard, Bc^ort Em-
met. Son historien anonyme réussit, dès les premiàres
pages, à appeler un vif intérêt sur cette figure. U nous y
montre le sceau de cette prédestination mystérieoaCr
inscrite sur les fronts jeunes et charmants, marqués
d'avam^e par la gloire et par la mort. Supérieur à ses
deux, frères qui furent eux-mêmes des hommes éminents,
Robert était doué de cette éloquence naturelle qui en-
traine les masses, et qui a toijyours été, depuis les Grao-
ques, le plus séduisant et le plus redoutable instrunaent
des symplionies révolutionnaires. 11 alliait la force à la
bonté, le sérieux à la grâce, l'énergie à la tendresse, ré*
unissant ainsi les deux natures qui ont lé plus d'action
sur les hommes, et dont on retrouve un reflet dans le
livre même q[ui le raconte. Bebert Emmet» pour délivrer
KOBBftT EMHKT. ^ i»
ririande» s'adressa d'abord à la France et au premier con-
sul; car remarquons en passant combien les patriotes de
tous les pays sont enclins à ces recours à Tëtranger si sou-
Tent reprochés aux royalistes. L'acte d'union des deux
royaumes venait d'être voté; Tlrlande, privée de son parle-
ment, avait entendu les derniers accents de la grande voix de
Grattan préludera son agonie. Ce fut alors que Robert partit
pour le continent : Bonaparte ne lui inspira aucune con-
fiance. Avec cette sagacité qui, chez les intelligences vives,
accompagne souvent la puissance d'illusion, il comprit que
le futur dominateur, au lieu de s'intéresser à la liberté
d'un peuple, rêvait la conquête de tous. Cependant il y
eut des promesses, et il suffisait de l'idée d'une prochaine
rupture entre la France et TÂngleterre pour que l'Irlande
se réveillât. Ce réveil, ce fut cette conspiration, ou plutôt,
il faut bien le dire, cette écbaufTourée de 1805, dont Ro-
bert fut, sinon l'auteur, au moins le chef et la victime.
On devait s'emparer de la citadelle et de la ville de Du-
blin, puis étendre la sédition sur les comtés et embraser
tout le pays. Mais les complots, même les plus légitimes,
ont en général cela de triste, que l'héroïsme nécessaire à
leur succès se trouve quelquefois chez ceux qui les com-
mandent, jamais chez ceux qui les servent. Comme tout
ce qui se trame par en bas contre des pouvoirs institués
et visibles, ils se recrutent dans ces bas-fonds de toutes
les sociétés, où il y a plus de miasmes que d'air pur, plus
de lâchetés que de vertus. L'insurrection avorta, sans
s'être signalée par d'autres prouesses que l'assassinat de
lord Kilwarden « le plus doux, le plus intègre des magis-
trats anglais. » Autre trait caractéristique de ces déplo-
rables entreprises, où presque toujours les innocents sont
frappés avant que les coupables soient punis ! La troupe
de Robert Eminet se dispersa misérablement ; lui-même
i32 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
fiit arrêté quelques jours après, et son procès commença.
C'est là, selon nous» que le rôle du jeune patriote s*élè?e,
pour la première fois, à la grandeur. Son attitude devant
ses juges fut noble sans emphase et ferme sans arrogance.
Son discours, son agonie, son supplice, sa mort, offrirent
ee mélange d'élévation et de douceur, de sensibilité et de
courage qm fait de Robert Emmet un André Chénier en
prose. Il eut même, remarque l'auteur, le mérite de ne
pas dire, en se frappant le front, comme notre poète : c II
yavait quelque chose là! » Ufutplus simple, et, par con-
séquent , plus grand. Ajoutez-y ce doux et pâle visage
de Sarah Curran, entrevu çà et là à travers les phases
de cette poignante histoire , ce rayon d'amour mélancoli-
que et voilé comme le soleil de l'Irlande se glissant sur
les grilles de cette prison , sur les planches de cet écha-
faud, le tout indiqué d'un crayon sobre et relevé, de
temps à autre, par quelques pensées vigoureuses, et
vous comprendrez que l'effet soit incontestable : l'émo-
tion y arrive au cœur par l'intelligence ; le sentiment s'y
exalte de l'élévation de Tidée , et il en résulte ce charme
singulier qu'offrent aux exprits délicats les sentiments
qu'eux seuls peuvent concevoir, les émotions qu'eux seuls
peuvent subir. On devine que l'auteur s'est tenu en garde
contre tout amollissement et toute faiblesse, et cette lutte
intérieure , loin de refroidir son œuvre, lui communique
«elte ardeur contenue que lalulte donne à toutes choses:
à la conscience, à la vertu, à la foi, à la passion, à la vie.
Quant au style, il est de haut lignage et de bonne école.
Dans un temps où l'abus de la phrase et de la couleur a
infligé à noire pauvre langue française celte obésité lym-
phatique ou ces rougeurs maladives dont s'effrayent les
médecins, quelle bonne et heureuse rencontre que cette
prose souple et nette) où les tons gris, chers à MJ Ingres,
ROBERT EMMET. 153
ne font que mieux apprécier la pureté du contour ! C'est
la chaste beauté de Melpomêne, la statue vivante de
l'Idéal, serrant sa tunique de lin sur sa poitrine virginale ,
et apparaissant tout à coup au milieu de nos crinolines. De
tels livres, dans les moments de crise et d!orgie littéraire,
sont des leçons et des exemples : exemples plus puissants,
leçons plus salutaires que certains manifestes, rappelant,
à s'y méprendre, le loup devenu berger.
Est-ce là tout, et n'aurons-nous pas quelque objection
à soumettre à Fauteur de Robert Emmet ? Il aime trop, il
a trop regretté la libre discussion pour nous en vouloir
de nos réserves. Ce sera, s'il le permet, la liberté parle-
mentaire réfugiée dans la littérature!
Robert Emmet était protestant, et à Dieu ne plaise que
nous cherchions là un premier sujet de chicane et de
litige I C'est chose remarquable, que tous ces patriotes
qui travaillèrent, en 1798 ou en 1803, par des moyens
violents, à l'émancipation de la catholique Irlande, appar-|
tenaient à la religion protestante, tandis que les hommes|
qui restèrent plus modérés et plus sages, qui ne voulurent]
pas rompre, à main armée, avec l'Angleterre, qui atten-
dirent leur triomphe du temps, du progrès des lumières,
de l'excellence de leur cause, de leur long et infatigable
plaidoyer en faveur de la vérité et de la justice, étaient
des catholiques, à commencer ou plutôt à finir par le plus
grand et le plus heureux de tous, Daniel O'Connell. Peut-
être, si Ton s'obstinait, pourrait-on voir, dans ce con-
traste, la différence entre l'esprit de résistance ou de ré-
volte et l'esprit de résignation ou d'obéissance. Hais la
comparaison nous mènerait trop loin et il n'y a rien de
moins concluant que les parallèles. J'aime mieux dire avec
l'auteur de Robert Emmet, avec Robert Emmet lui-même,
que le dévouement de ces nobles cœurs aux immortels
I
134 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
intérêts de la grande famille humaine n'en paraft qaeplas
désintéressé, plus héroïque, puisqu'ils n'étaient pas de la
Religion opprimée. Hais Robert Emmet fut-ii même protes-
tant? Son âme, sa vie, sa mort, furent^elles chrétiennes?
Ou bien faut-il voir en lui un de ces stoïciens qui peu-
plent des images de Cassius et de Caton les sanctuaires
dévastés? Les opinions varient là-dessus, et l'auteur ne
semble pas s'en préoccuper très-vivement. La profession
de foi du Vicaire savoyard entre un rêve de liberté et une
vaillante agonie, voilà, on pourrait le croire, tout ce qu'il
exige de ces martyrs des religions humaines, qui passent
dans le monde, une main sur leur cœur intrépide, l'autre
sur l'Évangile fermé. En conscience, est-ce assez? Et ce
qui suffit peut-être à quelques âmes pures et fortes, dont
Malesherbes reste l'illustre et dangereux modèle, peut-il
suffire à notre faiblesse et à notre misère ? Prenez garde;
le malheur, le péril de ces âmes, c'est de supposer que
ce qui leur plait, ce qui répond aux délicats instincts de
leur nature, peut régler et contenir ces multitudes, qui
n'ont ni la même élévation de sentiments , ni la même
culture d'esprit, ni le même penchant pour un idéal de
grandeur et de beauté morale. Ce qu'elles traitent de su-
perflu est pour la foule le nécessaire ; ce qui est le vrai
pour elles est pour d'autres le chimérique. A présent,
transportez cette erreur de la religion dans la politique,
et vous avez le spectacle, hélas ! si fréquent de nos jours,
de généreuses doctrines se brisant, dans l'application,
contre des réalités vulgaires, de professions de foi de vi-
caires savoyards devenant, entre les mains de grossiers
traducteurs, le hideux anathème de toutes les passions
mauvaises contre toute foi et toute loi. L'orgueil persiste
pourtant, ou plutôt un sentiment meilleiu* que Torgucil,
mais non moins exposé que lui aux illusions et aux mé-
ROBERT EMMET. i55.
comptes. Si des catastrophes providentielles démolissent
son ouvrage, il ne veut pas qu'on lui en démontre la fra*
gililé. A ceux qui lui rappellent ces écroulements et ces
ruines, il répond noblement que son honneur est de de-
meurer fidèle aux causes vaincues. Il ravive dans la mé-
moire des générations oublieuses les héros tels que Ro-
bert Emmet, et leur donne pour cortège , non-seulement
ces patriotes irréprochables qui ne conspirèrent que con-
trôle jougdeTétranger, mais ces révolutionnaires toiyours
prêts à sacrifier à l'assouvissement de leur chimère la
prospérité, le repos, que dis-je? la liberté de leur pays. Il
invoque des dates que Ton ne devrait encore ni glorifier
ni maudire, qu'il vaudrait mieux laisser en blanc dans le
livre de l'histoire, tant que l'avenir n'a pas décidé, tant
que le procès n'est pas fini. Si Robert Emmet a été un
héros, s'il a vécu, s'il est mort pour la délivrance de l'Ir-
lande, peut-on dire qu'il a été héroïque et grand parce
que le flot de la Révolution française avait passé sur son
âme? 17801 La France de 89! Hais elle avait été déjà,
avant que l'âme de Robert Emmet s'ouvrît à la vie politi-
que, la France de 93, puis la France du Directoire ; elle
allait être la France du Consulat et de l'Empire, abdi-
quant ses libertés sous l'éperon d'un conquérant et d'un
maitre. Laquelle de ces dates choisirez-vous pour Tin*
scrire sur cette belle médaille d'or que vous venez de
firapper en l'honneur du jeune Irlandais? La France de 89!
Peut-on s'y arrêter et s'y complaire, çans s'inquiéter do
ce qui suit? Pouvons^nous mettre le signet après un pre-
mier chapitre qui nous exalte et nous charme, sans nous
occuper du second, qui nous désole et nous tue? Est-il
possible de se renfermer dans un rêve sans vouloir se
souvenir du réveil? Ce rêve fut beau, je le sais, pour les
esprits d'élite dont le souiUe est arrivé jusqu'à vous et
136 GAUSERIES LITTÉRAIRES.
dont vous gardez avec une piëtë filiale les traditions glo*
rieuses :
Dinne Juliette aa cercueil étendue !
C'est ainsi que vous appelez, dans vos poétiques re-
grets, cette France de 89. Juliette, dites-vous? Je crois
que vous vous trompez. Elle est bien belle, la Juliette de
Shakspeare, couchée sous ses voiles blancs dans les ca-
veaux funèbres ; mais j*aime moins la Juliette politique ;
elle est trop sœur de lady Macbeth , et sur cette petite
main, tiède des baisers de Roméo , j'aperçois la tache de
sang qui ne se lavera jamais. Et puis , il y a eu pour Ju-
liette deux heures bien différentes : l'heure du rossignol
et celle de Talouette. Qu'elle est charmante, cette heure
nocturne, pendant que les étoiles brillent dans le ciel, que
la brise embaumée des jardins de Vérone passe sur le
front des jeunes amants, et que Philomèle leur redit la
chanson de leur amour ! Mais le jour vient, l'alouette
chante, il faut se quitter : Roméo descend du balcon ; et
le voilà dans la rue, où l'attendent les assassins. Est-oe
mai? Est-ce septembre? Est-ce la déclaration des droits
de l'homme? Est-ce l'orgie sanguinaire où périssaient
hommes et droits? Vous songez trop au rossignol de la
nuit: je songe, moi, à l'alouette du matin et au vautour
de midi.
Voilà ce que j'ose réplique^ aux conclusions éloquentes
de l'auteur de Robert Emmeiy et ce qui n'ôte rien au mé-
rite et au succès de son livre. Les objections mêmes que
rencontreront quelques pages du volume prouveront
quelle en est la portée , et que d'idées s'y rattachent, et
que de bien on eSt forcé d'en penser, alors même qu'on
serait tenté d'en dire un peu de mal, pour se distinguer.
On n'y verra qu'un nouvel indice des sentiments éveillés
ROBERT EMMET. 137
par cet ouvrage» où la curiosité et la sympathie se parta-
gent entre ce que l'auteur nous donne, ce qu'il nous ca-
che et ce qu'il nous laisse deviner. Une publication ano-
nyme autorise les conjectures : eh bien , si je pouvais un
moment me mettre à la place d'une persopne comblée de
toutes les distinctions de la naissance et de la fortune »
née et grandie dans une température de gloire comme
dans son atmosphère naturelle, n'ayant qu'à regarder au-
tour d'elle et derrière elle pour rencontrer toutes les il-
ustrations de la guerre et de la paix, tous les dons de
l'esprit et du cœur, il me semble que je serais un peu
blasé en fait de louanges et de jouissances d'amour-pro-
pre : je préférerais alors l'admiration réservée de mes
contradicteurs à l'enthousiasme absolu de mes amis.
s.
i '
H. LOUIS ULBâGH
iOUITAINS BT BOHHBS DB LBTTAB8 *.
*
Un ami de M. Ulbach — ou peut-être un ennemi, —
écrivait de lui récemment : « M. Louis Ulbach est un
homme très-doux. » J*ignore s'il y avait là-dessous uae
louange ou une malice; car je ne me vante pas d'être au
courant des petites querelles de ces messieurs; mais, si
vraiment H. Louis Ulbach figure ou a figuré parmi les
dcmx^ je demanderai, son livre à la main, ce que doivent
être les violents de son parti : si c'est là un des agneaux
du parti démocratique, que sont ses tigres et ses ours ?
Religion catholique, parti catholique. Académie française,
siècle de Louis XIV, Revue des deux Mondes, Fléchier et
M. de Hontalembert, M. Nisard et H. Sainte-Beuve,
H. Guizot et M. de Falloux, H. Louis Yeuillot et Gustave
Planche, H. Ulbach attaque tout et tous avec une impé-
* La suppression de la Bévue ae Paris nons aurait fait renoncer A
publier notre Étude sur H. Louis Ulbach, si nous avions pu oublier
que V Assemblée Nationale, où ces pagres ont primitivement paru, avait
été supprimée le même jour : c'a été, comme nous le disait spirituel-
lement un ami de M. Ulbach, une fusion d'un nouveau genre.
H. LOUIS ULBAGB. 139
tuosité d'adolescent en colère. Il ne retrouve un peu de
sa douceur originelle que quand il aborde ])I. Eugène
Pelletan , H. Hippolyte CastiUe ou H. Edgar Quinet.
Son ouvrage est évidemment conçu et écrit dans ce sys
tëme dUreintement (pardon du barbarisme I) que Ton a
reproché i d'autres» et où l'honorable rédacteur de la
Revue de Parié cherche à prendre ses grades et prend
déjà ses licences. Nous ne discuterons avec lui, ni sur
les doctrines» ni sur les personnes : à quoi bon ? Conver»
tirai-je ses amis? Ai-je besoin de persuader les miens? Lors*
qu'il s'agit de juger un roman où le paradoxe coule à pleins
bords, passe encore! Pourvu que l'auteur ait du talent,
(et H. Louis Dlbachen a montré beaucoup dans plusieurs
de ses écrits), il y a encore bien des points sur lesquels
on peut s'entendre ; il y a l'intérêt même du récit, le mé^
rite de l'invention, la valeur des caractères, la beauté des
paysages, et surtout ce fonds commun de sentiments hu<-
mains où peuvent se rencontrer le catholique et le sec*
taire, le républicain et le royaliste : car l'homme a mille
manières de penser, de douter et de croire, U n'a qu'une
manière de pleurer ; mais un livre de critique, hérissé de
noms propres comme d'autant de buissons pour m'en in^
terdire rentrée ! un livre où chacun de ces noms person-
nifie, sous la plume de l'auteur, exactement le contraire
de ce qu'il personnifierait sous la mienne l Même pour se
quereller, il faut quelques points de contact, et ici je n'en
vois aucun. Figurez-vous deux hommes furieux l'un con-
tre l'autre, et se disputant, l'un en français, Faut^ en
allemand : assurément pour réussir à s exprimer et à se
comprendre, ils seront forcés d'en venir aux coups de b&-
ton. Quand j'aurai dit que M. Louis Ulbach repousse tout
ce que je crois , déteste tout ce que j'aime, dénigre tout
ce que j'admire, admire tout ce que je hais, honore tout
140 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
ce que je méprise, la belle affaire ! La discussion en se-
ra-t-elle plus avancée? T verrons-nous plus clair? H faut
pourtant parler de son livre ; car il représente ropinion
d*un parti, ou du moins d'une fraction de parti. Et puis,
si Ton ne S'occupait jamais que des ouvrages de ses amis,
on serait sans cesse exposé ou à la tentation d'être per-
fide ou à l'ennui de se sentir monotone. Je vais donc es-
sayer de rappeler, à propos du volume de M. Louis Ulbach,
quelques vérités élémentaires qui devraient faire partie de
Téducation de tout critique, et qu*il me parait avoir ou-
bliées.
Ce qui me frappe, au «premier abord, dans son livre,
c'est une qualité dont, par malheur, la perversité hu-
maine a fait presque un défaut, surtout pour ceux qui sont
chargés ou qui se chargent de juger les idées et les œuvres
d'autrui : c'est l'ingénuité ; ajoutons-y l'inconséquence,
qui en est l'envers, et nous compléterons cette physiono-
mie littéraire, que l'âge sans doute corrigera. Il y a, dans
ce volume, un passage que nous allons prendre pour point
de départ. H. Ulbach reproche à H. Ponsard d'avoir dit
ou laissé entendre, dans son discours de réception à l'Aca-
démie française, que HM. Hugo et Lamartine auraient plus
sagement agi en s' abstenant de politique, et il s'écrie :
• Pourquoi ces poètes ont-ils écouté leur cœur?» Oh!
monsieur Ulbach! le mwr de M. Victor Hugo ! le cosur de
H. de Lamartine! Voilà un trait, choisi entre mille, de
cette candeur qui pourrait faire supposer que M. Ulbach
vit dans une cellule comme un bénédictin, ou dans le
l^ureau d'abonnement de la hevuR de Paris comme dans
une soUtude d'anachorète. 11 nous dit ailleurs que la
génération nouvelle attend son Credo, qu'il conviendrait
d'élever les âmes vers des sphères supérieures, que
la fantaisie et le scepticisme , le culte de la forme et
M. LOUIS ULBACn. i41
de la ciselure, ne suffisent plus à nos jeunes contempo-
rains. Nous ne demanderions pas mieux que d'être de son
aTÎs ; mais ce CredOy quel est-il? quelsera-t-il? H.Ulbach
ne nous le dit pas, et nous le défions de nous le dire. Ces
aspirations vers un Credo quelconque, qui ne soit pas,
bien entendu, le Symbole des Apôtres, ne datent pas d*hier.
J'étais encore écolier que j'en entendais déjà parler autour
des chaires de philosophie. Plus tard, en 1835, M. Hugo
écrivait dans la préface des Chants du Crépuscule : « L*au-
teur n'est ni de ceux qui affirment, ni de ceux qui nient ;
fl est de ceux qui espèrent. » Qu'espérait-il? Probablement
autre chose que ce qui est arrivé. La Révolution de février
adonné beau jeu aux inventeurs de Credo; on était amené
à croire à tout , en étant forcé de croire à elle. Pourtant
qu'en est-il sorti? Tout juste ce qu'il a fallu pour l'humi-
ier et pour la détruire. Il est vrai que M. Ulbach ne se
tient' pas pour battu siu* le chapitre de la république de
1848 ; il admire ceux qui l'ont faite ; il maudit les hommes
qui lui ont offert le seul moyen de se sauver, Fappui de
ceux qui ne l'aimaient pas contre ceux qui l'aimaient trop,
n ne veut pas qu'on dise du mai de l'utopie, cette bien-
faitrice de l'humanité, ni de la Terreur, ni du comité de
salut public, ni des rêves de 89, ni des crimes de 93. Hais
enfin ni Mirabeau, ni Robespierre, ni M. Ledru-RoUin, ni
H. de Lamartine, ni Caussidière, ni Sobrier , ni Pierre Leroux,
ni Considérant, ne nous ont donné ce Credo dont je m'in-
quiète, et que je ne vois pas poindre à l'horizon. Pendant
ce temps, les années s'écoulent; le siècle fatigué gri-
sonne et penche vers son déclin. Si nous n'étions pas de
ces gens arriérés et rétrogrades, généralement convaincus
de monomanie et de radotage, nous dirions bien à M. Ul-
bach ce qui se passera, ou plutôt nous lui montrerions ce
qui se passe. Les intelligences,avide8de vérités, maisdétour-
142 CAUSERIES LITTÉRAIRES,
nées des seules sources où il leur soit possible de les puiser,
seront encore, comme elles l'ont été déjà, précipittes vers
Tutopie par des charlatansi des soj^histes et des rêveurs.
Elles n'y trouveront ni refuge, ni certitude, ni pâture. Le
néant seul et le chaos répondront à leurs interrogations
passionnées. Puis elles assisteront aux calamités et aux
catastrophes qu'entraînent à leur suite ces vagues évan-
giles de Terreur et de l'aventure. Elles verront ces préten-
dues bienfaitrices de l'humanité ramener les peuples au
penchant des abîmes, et les exposer à perdre, en un jour,
même ces biens lentement et laborieusement acquis par la
marche des siècles et le progrès des idées. Alors, comme
ces malades irrités contre un empirique déguisé en mé-
decin, et qui déchirent de leurs propres mains l'appareil
de leur blessure, elles jetteront à tous les vents les lam-
beaux de ces folles croyances enfantées dans l'orgueil et
mortes dans la douleur : elles rendront toute foi respon-
sable du mauvais succès de leurs crédulités. Elles ne vou-
dront plus qu'on leur parle de leurs titres de noblesse,
qu'elles ne se sentiront plus de force à porter. Enthousias-
mes de l'esprit, libertés de la pensée, poétiques chimères,
ressouvenirs de leur céleste origine, recherché de l'idéal
et du vrai, elles répudieront tout, à l'instar de ces princes
déchus qui, découragés de leur grandeur passée, cher-
chent à en effacer les traces dans les habitudes d'une vie
vulgaire ou dans les joies grossières de l'orgie. Les inté-
rêts matériels, l'ivresse du lucre et des afTaires, les con*
voitises et les jouissances du luxe, seront là pour recueillir,
dans leur défaite, ces invalides des grandes guerres dû
l'utopie contre le bon sens; et les triomphes de la force
s*aposteront à l'angle du chemin pour rendre la désertion
légitime en la rendant nécessaire ; si bien que le fameux
Credo réclamé par la génération nouvelle finira par être
M. LOUIS ULBAGH. i45
mi Te Deum de la matière et un biiDetin de la Bourse.
Est-ce l'avenir, est-ce le présent que je raconte là à
H. Louis Ulbach? Suis-je historien oa prophète? Je neiFen
pas le savoir; ce que je sais, c'est qu'au milieu de ces
évolutions de la pensée contemporaine, de ces dtematives
d'enthousiasme et d'abattement, d'aspiration et de fatigue,
produites par les mômes causes et amenant les mêmes
résultats, il existe un antre Credo dont chaque article,
récité sans une seule variante dans le monde entier, sa
retrouve intact sur les lèvres du savant et de l'ignorant,
du riche et du pauvre; un Credo tel aujourd'hui qu'il
était il y a bien des siècles, tel dans nos plus superbes
basiliques que dans notre plus humble chapelle de village^
tel dans les églises de la France que dans celles dellriande
et de la Pologne, de l'Espagne et de Tltalie, de l'Asie et de
l'Amérique, des pays civilisés que nos prêtres disputent à la
corruption et au mensonge et des contrées sauvages que
nos missionnaires èvangélisent au prix de leur, sang* Vers
Gehii-là peuvent recourir et se réftigier tous les doutes,
toutes les lassitudes, toutes les misères; il est toujours prêt à
recevoir, à réchauffer, à rassurer ceux qui souOirenl et qui
cherchent,qui demandent et qui pleurent. Les plus oq;ueil •
leux esprits n'ont pas à rougir de répéter le Credo deChryso-
stome, d'Augustin et de6os6uet,et les plus simples sont A
leur aise avec ce Symbole des api^tres choisis parmi d'hum-
bles pécheurs, avec celte formule séculaire de la religion
des affligés et des misérables. Combien faudrait-il de temps
à M. (Jlbach et à ses amis pour trouver, je ne dis pas le
dernier mot, mais le premier, d'un dogme qui pût exercer
un empire égal sur les intelligences et sur les âmes, sur
les consciences et sur les volontés? Un Credo, cela est
bientôt dit, pendant qu'on fume son cigare, entre beaux
esprits, dans un bureau de journal ou de Revue» et que
114 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
l'on rit tout bas de la soutane usée de ce pauvre prêtre qae
Y on voit là-bas, dans la rue, allant visiter, un grabat ou
consoler un mourant; cela fait bien d*ailleurs, cela distin-
gue des voltairiens de table d'hôte et d'estaminet. Mais
hors de là? Hais dans Tatelier? dans la mansarde? dans
les champs où la pauvreté travaille et se résigne en son-
geant à son curé et à Dieu? que deviendrait, nous le de-
mandons, le Credo de la Revtie de Paris? Chose étrange,
que la démocratie antichrétienne, dans son expression la
plus raffinée, arrive exactement aux mêmes conclusions
que le scepticisme hautain des aristocrates et des riches, et
redise, sous une autre forme, ce qu*on les accusait d'avoir
dit : « 11 faut une religion pour le peuple !» — En effet,
si Técole à laquelle appartient M. Louis Ulbach réussissait
à donner aux esprits cultivés une croyance quelconque
qui ne fût pas le cluistianisme, il y aurait donc un certain
nombre d'années, un siècle, plusieurs siècles peut-être,
pendant lesquels les patriciens de Tintelligence auraient
une religion et les plébéiens en auraient une autre, ou se-
raient condamnés à l'athéisme? Et, si des hommes bien
autrement forts que M. Ulbach, M. Ernest Renan, par
exemple, menaient à bien leur thèse favorite, s'ils parve-
naient à dissoudre la religion par la critique, à en dégager
l'esprit, le sentiment religieux, abstraction faite de tout
dogme, de tout mystère et de toute pratique, de quelle
ressource serait ce sentiment indéfinissable pour le paysan
de l'Ardéche ou de l'Auvergne, pour louvrier de Lyon ou
de Saint-Etienne? Il y aurait donc Ses privilégiés delà
raison et de la science qui sortiraient du christianisme par
la route royale (*) de la critique, pendant que la foule
serait forcée ou de rester stupidement chrétienne ou da
* Expression de Hi Ërncsl Renan.
M. LOUIS ULBAGfl. 145
sortir» elle aussi, de son antique foi par les sentiers de
traverse du désordre, de la sédition et du crime! Et voilà,
ô peuple ! les hommes qui te parlent d'égalité morale, de
progrès et de liberté !
J'ai accusé M. Louis Ulbach d'inconséquence. Presque
tous les chapitres de son livre, même le meilleur, son
étude sur Paul Delaroche, pourraient me fournir des
preuves. 11 commence par une charge à fond, — quelque
peu tardive, — contre M. Nicolardot, le malencontreux
biographe de Voltaire. Mais, si H. Ulbach était conséquent,
il devrait chérir H. Nicolardot S qui a consacré la moitié
de son gros volume à nous prouver qu'avant, pendant et
après Voltaire, tous les rois, toutes les reines, tous les
princes, tous les prélats, tous les grands seigneurs, ont été
des athées,des débauchés et des scélérats. 11 me semble que
c'est là une bella concession faite à la démocratie moderne,
assez belle pour que nos austères et pudiques démocrates
pardonnent à M. Nicolardot de trouver Candide immoral
et la Pucdle indécente. Si H. Ulbach était conséquent, il
devrait haïr Voltaire, l'esprit. le plus aristocratique que je
connaisse, le flatteur des rois, des impératrices et des
courtisanes, l'ami du maréchal de Richelieu, l'homme qui
a traité les Français de Welches et le peuple de canaille,
n est vrai que Voltaire — c'est H. Ulbach qui nous le dit,
— a avait au fond de l'âme des sources de tendresse. » —
Un Voltaire tendre, M. de Lamartine et M. Hugo se sacri-
fiant à leur cœur, les bienfaits de la Révolution de février,
le bon exemple donné aux savants par H. Ârago quittant
les planètes pour la politique et l'Observatoire pour l'Hô-
tel de Ville, la clarté de H. Eugène Pelletan, le bon sens
de H. Edgar Quinet et les vertus de Hamix, tels sont les
^ Voir les Nouvelles Cauàeria littéraires,
f
r.
146 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
principaux articles de foi de H. Ulbach. On conçoit dès
lors qu'il rejette ceux que TÉglise enseigne aux pauvres
d'esprit comme vous et moi.
Autre inconséquence : H. Ulbach se prosterne à tons
moments devant le génie et la gloire de H. de Balzac, et
Ton sait, en effet, que Tauteur de Mercadet est le dieu de
cette école. U ne s'agit pas de refaire ici le procès de
U. de Balzac, ni de discuter son prodigieux talent. Ceux
qui ont protesté contre le scandale de son apothéose
éprouvent une sorte de regret en songeant aux lilliputiens
qui se partagent la succession de ce géant. Mais, s'il y a
un homme qui dût être particulièrement odieux au plato-
^isme révolutionnaire, à la république amoureuse d'iAopie
et de perfectionnement humanitaire, c'est assurément
l'écrivain dont le génie, l'œuvre, le succès et l'influence
ne s'expliquent que par de profondes corruptions sociales,
incompatibles avec toute idée de régénération et de liberté ;
c'est le peintre complaisant, l'anatomiste impitoyable de
toutes ces ignominies morales qui ne peuvent être domptées
que par la force. Une sociélé telle que l'a comprise et dé-
crite M. de Balzac, si elle avait le malheur de devenir libre,
aboutirait ou au plus horrible chaos qui ait jamais épou-
vanté les hommes, ou à la plus dui^e servitude qui les ait
dégradés et enchaînés. Vouée au développement le plus
exclusif de l'individualisme, à ladoration du succès, à la
glorification du vice, au culte de la puissance dégagée de
tout frein et de toute loi, elle arriverait ou à une anarchie
sanglante, avec Vaulrin pour exécuteur des hautes œuvres,
ou à un despotisme oriental avec madame Marneffe pour
sultane favorite. Si du moins M. Louis Ulbach, après avoir
sacrifié l'austérité de sa politique et de sa morale républi-
caine à son admiration pour un grand artiste, avait pris
une bonne et longue revanche aux dépens d'un homme
M. LOUIS ULBACn. 147
ignoble, antipatlfique à tout sentiment généreux, profes-
sant tous les athëistnes, depuis celui qui nie Dieu jusqu'à
celui qui blasphème la liberté et la vertu, homme d'esprit
sans cœur, presque sans talent, déplorablement surfait
par un caprice de nos critiques fantaisistes, et dont la
glorification posthume sera une des hontes de la liltèra-
tore moderne ! S'il avait essayé, ne fût-ce que pour faire
acte d'indépendance et de sincérité littéraire, d*éreinter
Beyle de Stendhal; de condamner sans merci et sans
appel cette immonde rapsodie qu'on appelle Armancéj
où tout est feux, alambiqué, sophistiqué, ennuyeux, iHi-«
^le I livre qui nous paraît aujourd'.hui aussi impossible
que les modes de i 823 dans les lithographies d'Engelmann
on de Langlumé! On sent que H. Ulbach a eu envie de
procéder à cette exécution réclamée par tous leâ gens de
goût et par tous les honnêtes gens; mais le courage, la
verve, la colère, lui ont manqué : là où il fallait une bonne
gorgée de fiel, ii s'est contenté d'une petite goutte d'encre :
il a écrit sur Stendhal deux pages hésitantes et timides.
Était-ce la peine de les écrire, et surtout de les réim-
primer?
C'est à l'Académie française et au parti catholique que
M. Ulbach a réservé toutes les prétentions de son dédain
et de son courroux. Nous ne ferons ni à l'Académie ni
aux catholiques l'injure de les défendre contre un ennemi
peu dangereux. Au point de vue purement littéraire, on
pourrait demander à H. Ulbach : Qu'aimez-vous? Il n'est
fanatique, semble-t-il, ni de H. de^Musset, ni de N. Mé-
rimée ; il accuse, non sans raison, l'un d'avoir prêché, en
beaux vers, le désabusement et le doute, et l'autre d'à-
boutir au matérialisme et au scepticisme. 11 attaque tour
à tour M. Biot et M. Guizot, le duc de BrogUe et M. Cousin,
H. SaûUe^Bettve et II. Nisard. M. de FoUoux et M. de Mon-
148 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
talembert, H. Flourens et M. Ponsard, tous ceux, en un
mot, que les séances de réception académique ramènent
successivement sous sa jeune férule. Encore une fois, qui
aime-t-il? M. Victor Hugo et H. de Lamartine : très-bien;
mais est-ce le Victor Hugo des Contemplations ou le Victor
Hugo des Feuilles d'automne ? Est-ce le Lamartine des Mé-
ditations et des Harmonies ou le Lamartine de V Histoire de
Turquie et des Entretiens familiers de littérature? Le
point méritait d*être éclairci. H. Louis Ulbach y eût trouvé
l'occasion de développer un texte cher à ses amis et à
lui-même ; savoir, que le génie de nos contemporains il-
lustres s'est affermi et agrandi à mesure qu'ils se sont rq>*
proches de la révolution et finalement livrés aux coinçants
démagogiques. M. de Lamennais ne leur a-t-il pas fourni un
premier exemple, le premier argument de cette démonstra-
tion en plusieurs chapitres? N'est-il pas avéré que l'auteur
de Y Essai sur lindifférence n'a commencé à se douter de
Tart de penser et d'écrire que lorsqu'il a cessé d'être
prêtre, royaliste et Chrétien ? Et, pour passer de l'œuvre
à l'homme, la mort de ce prêtre apostat, gardé à vue par
des athées et des ma^zinistes, de peur que quelques-unes
des influences et des amitiés d'autrefois ne pénétrassent
jusqu'à son agonie ; cette mort n'est-elle pas — c'est
H. Ulbach qui nous le dit — un éclatant modèle de fer*
meté et de dignité? Et ne s'appuie-t-il pas — incroyable
vertige du paradoxe et de la haine ! — sur ce chevet déses-
péré pour adresser à la religion catholique un reproche
qu'on lui avait épargné jusqu'ici, celui de s'inquiéter de
l'Âme des mourants et de ne négliger rien pour ramener
vers Dieu ces illustres égarés à qui l'approche de leur
dernière heure révèle le néant de la gloire, de la science
et du talent? On peut comprendre, d'après ces traits
épars, comment H. Louis Ulbach était disposé à juger
M. LOUIS UL6AGH. 149
le parti cathoUque : ici quelques lignes ne nous suf-
firaient pas. Il convient de discuter, en toute liberté d'esprit,
ce que M. Ulbach attaque avec des allures hautaines et
méprisantes qui ne font tort qu*à lui-même. La grandeur
des questions qu'il soulève nous fait passer sur Tincon-
vénient de donner, par une réplique trop longue, trop
d'importance à un livre fâcheux, nuisible à la cause qu'il
prétend servir, et dénué même de ce cachet de supério-
rité littéraire qui obtient grâce pour l'erreur et pour le
sophisme. H. Ulbach, d'ailleurs, a eu, au milieu de ses
inspirations regrettables, une bonne pensée : il a rattaché
à son groupe d* Écrivains et d* Hommes de lettres M. Paul
Delaroche : assimilation ingénieuse et vraie en l'honneur
de celui de nos peintres qui a le plus et le mieux parlé à
la méditation et à Fintelligence. Ce sera pour moi une oc-
casion de rendre hommage à la mémoire de ce grand ar-
tiste, et de me trouver un moment d'accord avec H. Louis
Ulbach.
« Quand nous parlons de la fin probable et prochaine
du parti catholique, nous dit H. Louis Ulbach, nous ne
songeons qu'à cette coalition des ambitions humaines qui
a pris les intérêts religieux pour prétexte. Le dogme en
lui-même échappe à cette étude. . . » La remarque est naïve,
et nous devons en savoir gré à H. Ulbach : il faut le re-
mercier d'avoir bien voulu permettre, pour cette fois, que
le dogme échappât à ses mains puissantes , et de s'être
contenté d^écraser les plus éminents défenseurs de ce
dogme qu'il consent à laisser intact : car aussi bien, puis-
qu'il étqit en train d'exécutions magistrales , il aurait pu
achever son œuvre et mettre à néant la religion et l'Église,
comme il avait mis en lambeaux la renommée, la foi , le
150 CAUSERIES LITTËEAIBES.
talent d'hommes regardes jusqu'ici comme des chrètieM
convaincus, des orateurs supportables et des écriTains 1h
sibles. Il pouvait assurément faire ce pas deplus^etilyre*
nonce, ou du moins il Tajourne : « La question religieuse,
ajoute-t-il modestement, a besoin d*ëtre abordée avec plus
de science et plus d'autorité. » Cette autorité et cette
science, M. Ulbach y arrivera sans doute plus tard ; pour le
moment, il ne se croit pas encore tout à fait assez savant et
assez autorisé. Il se borne à dévorer, au sel un peu grisa*
tre de ses épigrammes, les rédacteurs du Corresponianê
et le rédacteur de V Univers, c'est-à-dire MH. de Monta-
lembert, de Falloux, Albert deBroglie, le P. Lacordaire»
et H. Louis Veuillot : encore une fois, sachons-lui gré de
cette tempérance! Les Apôtres, les Pères de Tl^lise»
Saint -Thomas d'Aquin et Bossuet seront pour l'ordinairQ
prochain.
Hais, même en cette restriction et cette distincticm im*
portante, M. Ulbach est-il bien sincère? ou du moins est-
il bien sûr de ne pas se donner le change? Si telle ou telle
de ses victimes, au lieu de s'appliquer à défendre le chris-
tianisme , avait consacré son talent et sa verve à glorifier
les vérités du drùidisme , la divinité du Mapah , les biea*
faits du Phalanstère ou les félicités de Tlcarie, M. Ulbach
l'aurait-il attaquée avec autant d'acharnement et de ma*
lice? N'aurait-il pas mis des gants à ses griffes révolution*
naires, comme il en a mis en l'honneur de M. Hippolyla
Castille, lequel, dans son Histoire de la seconde République
française^ c a traité Robespierre d*homme d'État typique
écrasant l'anarchie par la terreur, déploré la substitulioa
du drapeau tricolore au drapeau rouge» exprimé le regret
que H. Blanqui eût manqué d'audace quand la Prési-
dence se plaisait à lui mettre aux mains la destfnèe des
partis , et que Louis-Philippe ne fût pas tombé» i titre de
M. LOUIS ULBACH. I5i
gage, au pooroir de la Révolution ! » — Pour contredire
ces aménités, H. Ulbach prend une sourdine; elles ne
l'empêchent pas de rendre hommage à un livre où il re-
ooBDait c à un haut degré, une ^ence d'exposition,
d'analyse , de portrait, qui en rend la lecture attachante
et terrible ; » mais ces ménagements ne sont plus de mise,
dès qu'il est question d*hommes assez malappris pour
louer M. Holé, écrire Thistoire d'un Roi martyr ou d'un
Pape libérateur, et manquer de respect à M. Louis Jour-
dan ou à H. la Rédolliére. En voyant, d une part, tant de
rigueur, de Fautre tant de tolérance, n'a-t-on pas le droit
de conclure, ou que M. Ulbach est animé, contre les cheb
du parti catholique, de haines personnelles qui paraissent
bien peu explicables quand on songe qu'il a eu rarement
Toccasion de les rencontrer dans le monde, ou que, der*
rière les personnes, il déteste et cherche à renverser les
dogmes ? N'est-ce pas là, d'ailleurs, la tactique habituelle
du parti dont M. Ulbach essaye de se détacher par quel-
ques nuances de distinction et de courtoisie? On n'ose pas
s'en prendre aux évêques; on s'en prend à des laïques»
qui ne sont plus rien, ni fonctionnaires publics, ni mem-
bres d'assemblées législatives, qui se sont noblement ran-
gés parmi les vaincus, ce qui n'empêche pas de les accu-
-ser d'intrigue, d'ambition et d'astuce; on épargne, —
jusqu'à nouvel ordre — les mystères, les miracles consa-
crés par le témoignage des siècles et intimement liés aux
origines du christianisme ; mais qu'il se présente un mi-
racle , un mystère, un dogme , un saint, qui n ait pas ce
caractère d'antiquité et que la sagesse de l'Église n'ad-
mette pas encore parmi les articles de foi, aussitôt on se
dégonQe ; on assouvit contre ce nouveau venu tout ce
trop-plein d'incrédulité et de sarcasme qui se retenait,
tant bien que mal, en présence des vérités fondamenta-
153 CAUSERIES LITTËRÂIRES.
les. Sans s'informer, sans réfléchir, uniquement pour le
plaisir de se moquer de ceux qui croient, d'enlever aux
âmes simples et confiantes un allégement et un recours ,
on traite d'escroquerie justiciable de la police correction-
nelle et d'apparition d'opëra-comique des événements ac-
complis à deux cents lieues des bureaux de la Revue de
PariSy et sur lesquels Fépiscopat ne s'est pas encore pro-
noncé. Prouver que Dieu ne peut plus et ne veut plus faire
de miracles, n'est-ce pas donner à entendre ou que les
prodiges amassés autour du berceau de l'Église chrétienne
sont autant de fictions, ou que la source dime d'où ils
découlaient est désonnais desséchée et tarie? Âfiinner
qu'en un moment donné des prêtres , des religieux , des
fidèles, ont inventé une fable grossière pour se jouer de
la crédulité des populations ignorantes et prélever de gros-
ses sommes sur leur aveugle ferveur, n'est-ce pas laisser
croire que de pareilles impostures ont pu s'accomplir et
s'accréditer, de siècle en siècle, depuis Notre-Seigneur Jé-
sus-Christ? Que signifient donc ces ménagements envers
le fondateur, quand on s'acharne ainsi contre la perpé-
tuité de ce qu'il a fondé? A quoi bon respecter l'ou-
vrier, quand on se déchaîne contre l'œuvre? Et, après
tout, qu*est-il besoin de ces précautions illusoires? Grâce
au ciel, en de semblables matières le vrai, le faux, sont'
assez nets, assez clairs, pour que tout subterfuge soit im-
possible. Vous adorez Voltaire, et ce n est probablement
pas pour ces étemelles affaires de Sirven, de Calas et de
la Barre, où sa prétendue sensibilité fut encore du char-
latanisme ; vous le glorifiez, parce qu'il a écrasé V infâme;
mais, s'il a eu raison de l'écraser, c'est que la religion
chrétienne est une fable. Vous louez H. Lanfrey et son livre
sur V Église et la Philosophie au dix-huitième siècle; mais,
si ce livre est bon, si l'entreprise des philosophes a été
M. LOUIS ULBAGH. i53
légitime et salutaire, c'est que TÉglise catholique n'était
qu'un monument d'oppression , de mensonge et de dé-
mence ; vous prétendez qu'Augustin Thierry n'a subi que
dans la paralysie des dernières heures des manifestations
religieuses qu'il ne pouvait repousser ; vous dites de la
mort de H. de Lamennais : < Cette mort si grande et si
éclatante dans sa sérénité, à la hauteur de toutes les morts
chrétiennes , est un argument resté sans réplique. » .—
Mais, si M. Augustin Thierry a eu tort d'admettre à son
chevet des interprètes delà vérité divine, si M. de Lamen-
nais a bien fait de préférera sa soutane le suaire d impiété
et d'orgueil cousu par les mains des rédacteurs du Siècle,
c'est que tout ce qu'avait offensé l'historien, tout ce qu'a-
vait renié le prêtre, n'était que chimère, bêtise et vieille-
rie. Qu'est-ce que tout cela a de commun avec le parti ca-
thoUque et ses dissidences? Vous parlez de supercherie ,
de stratégie, d'hypocrisie : hélas ! il y a des hypocrisies
de plusieurs sortes, et les Orgons de la démocratie ne sont
pas les moins crédules. Qu'est-ce donc que cette tactique
qui consiste à incriminer sans cesse les catholiques d'au-
jourd'hui, faute d'assez d'énergie et de franchise pour at-
taquer les chrétiens d'autrefois? qu'est-ce donc que cette
stratégie qui s'égaye aux dépens de l'apparition de la Sa-
lelte, faute d'assez de résolution et d'audace pour nier la
multiphcation des pains ou la résurrection de Lazare? Si
c'est un Dieu qui a fait les premiers miracles, pourquoi
n'aurait-il pas fait le dernier? Si ce n'est pas un Dieu, dé-
chirez, page par page, tous les Évangiles : les montagnes
du Dauphiné appartiennent au Seigneur tout comme lui
appartenaient les cimes du Sinai, du Carmel et du Tha-
bor.
Hais des dissentiments ont éclaté entre les divers orga-
nes du parti calholiquef et c'est là le texte des amplifica-
9.
454 CAUSERIES LITTËRÂIBES.
lions peu polies de H. Louis Ulbach : c'est pour lui an '
sujet d*etaItation et de triomphe, qui s'étale en quatre-
vingts pages. Nous comprenons sa joie et surtout son
ètonnement. En sa qualité d'écrivain révolutionnaire, des
hommes d*un même parti qui ne sont pas d'accord sur
tous les points doivent lui sembler une monstruosité et
un phénomène. Depuis d2 jusqu'à nos jours, il a toujours
régné une si touchante union, une cordialité si tendre en-
tre les coryphées de la Révolution, que lorsque leurs ad-
mirateurs et leurs héritiers surprennent dans un autre
camp quelques démêlés et quelques nuages, ils ont le
droit de crier à l'abomination et au scandale. Sérieuse-
ment, M. Louià Ulbach, qui m'amenait tout à l'heure sur
le terrain des miracles, me permet tra-t-il de lui rappeler
la plus connue, la plus souvent répétée des paraboles évan-
gélîques? Cette parabole pourrait servir d'épigraphe à
tous ceux qui réfuteront son livre. A force d'avoir regardé
la paille du parti catholique, il a cessé d'apercevoir la
poutre démocratique : qu'est-ce, grand Dieu I que des
discussions passagères sur l'attitude du clergé ou les rap-
ports de l'Église avec l'État, auprès de ces dissensions .
sanglantes qui commençaient par l'injure et fmissaient
par l'échafaud? M. Ulbach veut-il savoir ce qu'écrivait, il
y a vingt ans, celui de nos royalistes illustres qui a tou-
jours professé le plus de penchant et de faiblesse pour
les idées républicaines*? « Les hommes de la Révolution,
en se déchirant, déclarent que le parti qu'ils égorgent est
un parti de coquins : voyez ce que madame Roland dit de
Gondoreet, ce que Barbaroux, principal acteur du 40 août,
pense de Marat, ce que Camille Desmoulins écrit contre
Sainl-Just. Faut-il apprécier Danton d'après l'opinion de
Robespierre, ou Robespierre d'après l'opinion de Danton?
Lorsque les conv^itioniiel» ont une si pauvre idée les
H. LODIS ULBÂCI. i55
uns des autres, comment, sans manquer au respect qu'on
leur doit, oser avoir une opinion contraire à la leurt »
Qui écrit cela? M. de Chateaubriand, dans le dernier cha-
pitre de ses Mémoires. Qu'aurait dit des chétifs succès*
seurs de Barbaroux et de Saint-Just le noble ami d'Armand
Carrel, s'il avait eu le temps de les juger et de les dëcriret
Nous sommes encore trop près de cette dernière phase
révolutionnaire pour qu'il vous soit possible de la défigu-
rer et de la travestir, comme on a défiguré et travesti la
Convention et la Terreur : les témoins de celles-là com-
mencent à devenir rares, et elles avaient d'ailleurs une fa-
çon très-expéditive de se débarrasser de leurs témoins \
Hais votre République de février, nous Favons vue à l'œuvre;
nous avons pu apprécier cette monstrueuse miniature de
tous les avortements , cette pétaudière de pygmées con-
sternés de leur victoire : et vous osez parler de divisions,
de stérilité, d'agonie et de mort? Vous vous donnez le fa-
cile plaisir d'allusions peu généreuses au renversement de
telle dynastie» à la chute de tel ministre? Hais qui fut plus
divisé et plus stérile que vous? qui tomba plus bas et plus
vite? L'écroulement subit des deux monarchies dont vous
raillez les décombres s'explique par un instant de sur-
prise, un accès de fièvre et dlvresse populaire, dépassant,
que dis-je ? violentant le vœu de la nation. Hais vous, vous
avez été détruits par la logique des idées et des choses,
anéantis par votre propre néant, paralysés par votre pro-
pre impuissance : vous n'avez pas eu d'autres ennemis que
vous-mêmes, et vous ne pouviez en avoir déplus redouta-
bles. Vous, il y a eu un moment où la France vous a dit :
« Gouvernez-moi, soyez les maîtres :place-s, pouvoir, hon-
neurs, finances, prenez tout; je ne vous demande qu'un
peu d'ordre et de calme !» Et ce peu, vous n'avez pas su le
lui donner ; vous ne le pouviez pas ; sortis de l'ombre dea
i56 CAUSERIES LITTERAIRES.
complots et des sociétés secrètes , vous deviez être tués
par le grand jour, et il a suffi, pour vous briser, de votre
premier contact avec les affaires et les hommes. Vous avez
succombé, vous avez péri, entraînant dans votre désastre
cette liberté que vous ne savez ni comprendre ni dérendre,
et dont vous insultez aujourd'hui les derniers amants.
Vous avez péri : que serait-ce si vous aviez triomphé?
Ignorez-vous donc que les hommes quelque peu éclairés, -
quelque peu pratiques, que Ton désigne comme vos chefs
passés ou futurs, redoutent bien plus vos victoires que vos
défaites? Us ne se dissimulent pas quel chaos, quelles fu-
reurs , quelles batailles intestines , quelle ardeur affamée
à se dévorer les uns les autres , ressortiraient de Theure
néfaste qui vous livrerait encore les destinées du pays : et
vous persiflez les querelles d'autrui ! et vous avez l'impru-
dence de rappeler les souvenirs qui vous accablent, même
les ateliers nationaux , cette honteuse parodie du travail
au profit du désordre et de la fainéantise ! Et vous incri-
minez l'homme courageux qui provoqua la dissolution de
cette permanente armée de l'émeute? Et vous ne compre-
nez pas que cet homme ne fiit que l'interprète d'un sen-
timent universel, étranger à tout esprit de parti, à tout
essai de réaction monarchique, mais vengeur delà fortune
et de l'honneur de la France? Oh ! la poutre ! la poutre!
on dirait que vous ne l'apercevez que quand vous y avez
mis le feu, et que ce feu incendie le monde I
En abordant cette partie du livre de M. Louis Ulbach,
j'ai évité de mon mieux de répéter les noms propres qu'il
a écrits à chaque ligne. Il en est un cependant que je ne \
puis passer sous silence : car nul ne fait mieux ressortir ^
les inconséquences de la polémique de M. Ulbach. Accusé,
bien à tort, d'une sorte de préférence — toute relative —
pour M. Louis Veuillot, M. Ulbach a voulu se laver de cet
M. LOni« ULBACH. i57
injuste reproche , et il y est parvenu. On sait quel est le
mot d'ordre de la presse révolutionnaire, quand il s'agit
du rédacteur de Y Univers: ne pouvant lui refuser la verve,
l'éloquence, la supériorité de l'esprit et du talent, trop vi-
siblement criblés de ses coups pour oser nier la force et ,
la portée de ses armes, les écrivains de cette école s'accor-
dent à le représenter comme un fanatique grossier, un
énerguméne ayant sans cesse l'écume à la bouche, et ne
procédant que par invectives, injures, emprunts au dic-
tionnaire des halles, violences et énormités de langage. Or
voi£ dans quels termes — je cite au hasard — H. Ulbach
relève ces défauts de H. Yeuillot : il le qualifie de Marat-
sacristain, de Père Ducfiénede sacristie, d'ivrogne d'ean
bénite, de truand y de malotru j deBa%ile salpêtre de Fi-
garo : « H. Yeuillot, dit-il, est amusant comme une ob-
scénité qu'on se raconte entre hommes. » La colère de
M. Clbach contre H. Yeuillot lui fait même oublier le fran-
çais et les étymologies, qu'il observe d'ordinaire assez
exactement. Je note, à la page 301 , cette phrase : « Lhy-
drophobie de la liberté rend H. Yeuillot sacrilège envers
toutes les gloires. » Ou cette phrase n'a pas de sens, ou
elle signifie que c'est la liberté qui est hydrophobe ; cer-
tains amis de M. Ulbach ont pu nous le faire croire; mais
évidemment ce n'est pas là sa pensée. Si Ton veut s'en te-
nir à l'étymologie grecque, on sera forcé de décomposer
la phrase de la manière suivante : a La crainte de l'eau de
la liberté. » Enfin, si l'on passe condamnation sur le solé-
cisme et si l'on traduit simplement le mot hydrophobie par
le mot rage, on arrivera à conclure que M. Yeuillot a la
rage de la liberté, qu'il l'aime à la rage. Est-ce là ce que
H. Ulbach a voulu dire?
Ceci nous ramène à la littérature ; n'en sortons plus : la
critique littéraire, en dehors de toute opinion politique,
iSe CADSBlIBa LITTÉRAIRES.
philosophique et religieuse, a des droits et des doToirs ; il
n'est pas de dissidence, ni même de haine qui autorise à
dire que les Mélanges de M. VeuiUot sont un livre équi-
voque, ennuyeux, illisible, que Fauteur devient insipide
dès qu'il eesse d'iiQurier et de mordre. C'était assez d^
d*avoir traité de truand, de malotru et d'ivrogne d*eaa
bénite celui-U même qu'on accusait d'être trop prodigue
d'insultantes épitbëtes. Monseigneur l'évèque de Poitiers,
l'éloquent panégyriste de madame de la Rochejaqndein,
messeigneurs les évéques de TuUe, de Perpignan et d'A-
miens, qui ne passent pas, que je sache, pour des esprils
grossiers, seront bien étonnés, si l'ouvrage de M. Ulbach
leur tombe entre les mains, d'apprendre qu'ils ont accordé
leurs sympathies à un homme amusant comme une obscé-
nité, à un Harat-sacristain, à im Bazile salpêtre de Figaro.
Les hommes de goût de tous les partis conviendront que,
pour avoir l'idée d'accoler l'èpithète d^mnuyeux au nom
de M. Yeuillot, il faut s'être grisé, sinon d'èau bénite,
au moins de ces liqueurs démocratiques qui ont moins
de bouquet et donnent plus de vertiges. Si H. Ulbach, au
lieu d'écouter ses maladroites colères, songeait aux vrais
intérêts de son talent, il étudierait avec une attention de
disciple les œuvres, les articles, la manière, et jusqu'aoi
méthodes d'éreintement de H. VeuiUot, et il apprendrait à
le combattre en essayant de Timiter, comme les Prussiens
ci les Russes, à force d'être battus par nos troupes, appri-
rent l'art de leur tenir tête.
J'ai dit que, dans ce livre où j'avais rencontré tant de
sujets d'irritation et de tristesse, un chapitre mi'a charmé :
c'est celui que. M. Ulbach a consacré à Paul Delaroche,
écrivain et homme de lettres par la gr&ce de son pinceau.
M. Ulbach a fait bonne justice de cette assimilation, passée
ft l'état de lieu comrnunt qui représente Paul Delarocbs
U. LOUIS ULBAGE tM
comme le Casimir Delavigae de la peinture. Chaqae fois
qu*on essaye de reprendre une pièce de Casimir Delavigne,
ie public reconnaît, entre deux bâillements, tout ce qu*il
y a eu de sec, de guindé, de maniéré, d'étroit, dans le
talent correct de Tauteur des Vêpres siciliennes : Casimir
Delavigne n'a jamais cherché ni à agrandir, ni à atten-
drir sa manière : Tàge, au lieu de lui enseigner le recueil»
lement et Félévation, ne lui apportait que redites et que
froideur. H. Ulbach remarque excellemment que Paul
Delaroche offrirait bien plutôt des analogies avec Walter
Seott; et peut-être, si Ton demandait à un autre art
d'autres points de ressemblance, serait-on tenté de le
comparer à Heyerbeer, dont il a le génie essentiellement
dramatique, la réflexion profonde, les combinaisons ha-
biles, le respect passionné pour son art et pour son œuvre«
Ce n'est pas juger la meilleure partie du talent de Dela-
roche que de ne voir en lui que le peintre des Enfants
éC Edouard, de Ridielieuei de Mazarin. Ceux qui, en con-
templant ses derniers tableaux, Marie-Antoinette à la
Conciergerie, Béatrix Cenci, la Jeune Martyre j les Adieux
des Girondins, les Scènes intimes de la Passion de Notre-
Seigneur, n'ont pas compris la transformation opérée
dans cet esprit supérieur par les années, le travail, la
méditation et la douleur, ceux-là peuvent, en effet, le
comparer à Casimir Delavigne, et même préférer le poète
au peintre : ils prouvent que certaines cordes, les plus
élevées, les plus délicates, ne vibreront jamais dans leur
âme. M. Ulbach a rétabli sous son vrai jour cette belle
physionomie d'artiste; il ne s'est pas contenté d'admirer le
talent et les œuvres, il a rendu hommage au caractère,
chose si rare aujourd'hui. Hais comment, en écrivant ces
pages excellentes, n'a-t-il pas été frappé d'une anomalie
qui nous saute aux yeux ? Comment ne s'est-il pas dit que
i60 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
cette appréciation si juste, si sympathique, si pénétrante,
du peintre des majestés tombées et des tristesses divines,
paraîtrait singulière sous une plume aussi agressive contre
tout ce que ce peintre aimait, honorait et regrettait? Com-
ment ne s'est-il pas représenté par la pensée, dans le
monde et dans les lettres, les amis, les admirateurs, le
vrai public de Paul Delaroche, c'est-à-dire les Mole, les de
Broglie, les Guizot, les Villemain, les Salvandy, les Monta-
lembert, les Falloux, ceux-là mêmes contre lesquels M. Ul-
bach s'est si pesamment armé en guerre ? Je n'insiste pas;
je craindrais de gâter le plaisir que m'a causé cette étude
sur Paul Delaroche. J*aime mieux, en finissant, me re-
porter, par le souvenir, vers ce salon hospitalier et char-
mant de la rue de la Tour-des-Dames, que la mort a
fermé, et où le grand artiste, entouré de ses élèves
comme d'une seconde famille, nous a si souvent accueilli
avec taat de bonté et de grâce : j'aime mieux me rappeler
cette noble et austère figure, ce sourire mélancolique et
bienveillant, celte conversation éloquente, où les hommes
d'opinion contraire trouvaient des leçons et des modèles
de cette urbanité, de cette modération, de cette conve-
nance, qualités précieuses que le feu de la discussion ne
devrait jamais nous faire perdre, et que, cette fois,
tl. Louis Ulbach me paraît avoir perdues.
VI
M. HIPPOLYTE RIGAULT
mSTOIRE DE LA QUEREIXB DES AHCIEN8 BT DES HODEBMES.
Si j'osais, j'intitulerais ces pages : a Des avantages de la
modération dans les querelles littéraires; » et, si Ton me
disait que je n'ai pas toujours été plein de mon sujet, je
répondrais que ce sont souvent les nouveaux convertis qui
font les meilleurs sermons. Je reviendrai sur ce point dé-
licat tout à l'heure, à propos de quelques-uns des plus
piquants chapitres du livre de M. Rigault. Hais, aupara-
vant, il convient d'indiquer conunent ce livre, qui aurait
pu n'être qu'érudit et ennuyeux, est savant, ingénieux et
amusant.
M. Rigault, — qui l'ignore? — appartient à la fois, et
à cette Université dont je ne pourrais médire sans ingrati-
tude, et à cette nouvelle pléiade du Journal des Débats, à
qui l'on souhaiterait moins de complaisance pour les témé-
rités de la raison et de l'esprit, mais non pas, hélas ! plus
de talent, de science et de verve. H. Rigault y ajoute une
grâce et une finesse de touche, un sentiment de morale
domestique et familière qui donnent à ses écrits une pby-
162 ^ CAUSERIES LITTÉRAIRES.
sionomie affectueuse et sympathique. Nous avons de lui
de petits chefs-d'œuvre d*enjoueinent aimable, que M. de
Féletz, dans ses beaux jours, eût enviés, mais où l'oo
trouve, en appuyant, un fond d'excellente littérature qui
manquait au spirituel abbé. Si j*insiste sur Talliance de
cette souplesse, de cette légèreté presque mondaine avec
une forte éducation classique, c'est qu'elle va me servir à
caractériser le livre lui-même, d'après l'écrivain.
Dans la partie de son ouvage qui nous transporte en
Angleterre, M. Rigault a répété un mot que nos voisins
font souvent intervenir dans leurs polémiques littéraires
ou scientifiques. C'est le mot sdiolar, qui n'a pas, que je
sache, d'équivalent exact dans notre langue : le scholar
n'est pas le pédant; c'est plutôt le savant naïf, ou, mieux
encore, l'esprit de collège, tel que le désigne Voltaire dans
ses jolis vers sur Gresset. Être un scholar ne safQt pas;
ou du moins l'esprit de collège, quand on s'y tient, a des
aperçus tout aussi étroits, des vues tout aussi exclusives
que l'esprit de couvent, et il est bien difficile que son in-
fluence et son succès dissent le cadre ^coiatra où il s'est
volontairement renfermé. D'autre part, ne vouloir ou as
pouvoir être qu'un bel esprit mondain, c'est s'eiposer i
rester superficiel et frivole en des sujets qui exigent plus
de sérieux et de compétence ; c'est appliquer aux ques-
tions d'art, de science et de goût, ce convenu qui n'est, en
effet, qu'une convention entre l'ignorance de celui qui
parle tet l'ignorance de ceux qui écoutent. L'essentiel,
pour qui veut prendre la littérature par ses grands côtés,
est de passer à distance égale de ces deux extrêmes, de
n'être monci^in que tout juste ce qu'il faut p^ur ne pas
effaroucher les gens du monde, de n'être savant que dans
la mesure nécessaire pour faire comprendra aux gens du
métier qu'on pourrait, au besoin, parler leur langue;
M. RISAULT. 165
é'ODir, en un mot, et de fondre la littérature de ceOège et
celle de salon, en apprivoisant celle-ci, en fécondant
celle-là, en ôtant à toutes deux leurs défauts » en leur lais-
sant toutes leurs qualités. C'est là, à proprement parler,
fe génie de la littérature française ; c'est le secret de json
incroyable puissance d'iniative et de propagande. C'est
par là qu'elle cesse d'être, comme a dit Fontenelle, qui y
excellait, une certaine langue sacrée à l'usage des seuls
prêtres et de quelques initiés, pour devenir l'expression
même de la vie, de l'intelligencç, de la civilisation d'un
peuple, la libre et irrésistible expansion des idées d'un
temps, se déversant, comme un vase trop plein, sur la
société et sur le monde. Si je cherchais, dans notre siècle,
des exemples et des noms pour illustrer ma pensée, je
n'aurais, malgré toutes nos décadences, que l'embarras
du choix. Ainsi H. Villemain, dés le début de sa car^
ri^e, a été le type accompli et inimitable de c^t esprit
qui n'est ni scliolar ni mondain, et qui joint toutes les
solidités à toutes les grâces. Un peu après, avec moins
d'ampleur et d'éclat, M. Saint-Marc-Girardin nous en a
donné, notamment dans son beau travail sur Jean-Jacques
Rousseau, de bien remarquables modèles. Je nommerai
U. Sainte-Beuve, s'il n'était un peu trop distrait par les
qualités morales du Demi-Monde et les qualités littéraires
de Madame Bovary : je m'arrête à H. Rigault, le dernier
venu, le plus jeune de cette brillante famille, et dont le
livre m'a spggéré cette digression qui me ramène à mon
sujet. Certes, à lire cette Hiitoire de la querelle des arir
ciens et des modernes^ on ne se douterait pas qu'elle a été
primitivement, pour l'auteur, quelque chose comme une
thèse à soutenir, un échelon classique pour arriver à cette
chaire du Collège de France qu'il a si vaillamment con-
quise» Si, sous cette première forme et avant de descendre
i64 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
jusqu'au public, cet ouvrage offrait quelque appareil scien-
tifique^ quelque broussaiUe éclose dans rarriôre-cour de
la Sorbonne, je Figinore et ne veux pas le savoir : ce que
je sais, c'est qu*il n'en a rien gardé, et, la preuve, c'est
qu'un ignorant comme moi peut l'apprécier et en discou-
rir, après y avoir trouvé., comme à Peau-d'AnCy un plaisir
extrême.
V Histoire de la querelle des amiens et des modernes !
M. Rigault a bien raison , il y a là évidemment deux
choses : la querelle en elle-même, dont les diverses phases
sont intéressantes et curieuses, mais qui a eu, comme
toutes les disputes, ses puérilités et ses misères, et les
questions vitales qui se rattachent à celle-là, penchants et
contradictions du cœur humain, théorie delà perfectibilité
et du progrès, lutte du paganisme et du christianisme,
tout, jusqu'aux dissidences ultramontaines et universitaires
qui qous agitent encore. C'est pour avoir bien compris tout
ce que son sujet comportait de développements et de vues
sur l'humanité et la société, tout ce qu'un moraliste pou-*
vait y cueillir à travers champs d'érudition Uttèraire, que
H. Rigault a su faire d'une thèse un livre, et jeter tant
d'intérêt et de vie sur ces chapitres, qui, en d'autres mains,
n'auraient été que des pages d'herbier. Ouvrons-les à notre
tour, et profitons de ce qu'il y a mis, sinon pour le louer
dignement, au moins pour engager à le lire.
Le cœur humain a deux tendances contraires, qui, dans
cette querelle, ont souvent combattu l'une contre l'autre et
parfois contre elles-mêmes. Il aspire au progrès, et il veut
y croire ; il lui répugne de ne pas admettre l'idée de per-
fectibilité, et de ne pas s'en servir à soi-même de pressenti-
ment et de preuve ; et cependant, à mesure que le court
espace de la vie penche pour lui du côté de l'ombre et du
déclin, il est porté à supposer que tout s'amoindrit et se
M. RI6AULT. 165
gâte, que tout ce qu'il a aimé, admiré, contemplé en un
jour de lumière et de soleil, s'en ^a et s'abaisse comme
hii dans cette obscurité du soir dont il commence à res-
sentir les froides atteintes. Le latidatar temporis actij
d'Horace, c'est l'homme de tous les temps, louant, dans
le passé, sa propre image qu'il y voit réfléchie comme dans
une onde déjà lointaine, saluant comme l'apogée de toute
jeunesse, de tout éclat et de tout bonheur, le moment où
il était jeune, brillant et heureux ; n^ais c'estfhomme aussi,
cette créature hardie, audàxJapeti genus, dont l'oreille et
le regard, sans cesse tournés vers l'avenir, semblent tou-
jours attendre de lui-même et des générations futures un
je ne sais quoi qui complétera son être et sa destinée. Ces
deux principes contradictoires sont, à vrai dire, la vie et
la mort, qui se disputent l'homme tout entier, comme pour
lui rappeler sa double nature, et qui, dans le douloureux
effort de son infirmité et de sa brièveté présentes, le pous-
sent en avant ou le rejettent en arriére, pour y chercher,
dans ce qu'il regrette ou dans ce qu'il espère, la possession
de ce qui lui manque. Hais descendons vite de ces géné-
ralités philosophiques, et renfermons-nous dans cette que-
relle des Anciens et des Modernes. Nous y retrouvons ces
deux mêmes principes, vaincus et vainqueurs tour à tour,
se déguisant sous mille formes différentes, tombait parfois
en de bizarres inconséquences, en d'étranges malentendus,
abandonnant la vraie question pour l'accessoire et le fait
pour l'incident, mais faciles à reconnaître au milieu de
toutes les évolutions du paradoxe et du bel esprit. La lutte
Commence dès l'antiquité, où il y avait déjà, comme tou-
jours, les modernes et les anciens, les modernes du mo-
ment et les anciens de la veille, mais où le sentiment du
progrès n'était pas assez raisonné, où les Uttératures et les
civilisations en présence n'étaient pas séparées par des
iee CAUSERIES littëiâires.
distinctioiifi assez trandiées pour que cet antagonisme
préoccupât violemment les intelligences. Entre Homère et
Virgile, entre Pindare et Horace, entre Thucydide et Ta-
cite, il y a eu un monde ou plutôt les deux extrémités d*un
même monde, à demi plongé ici dans les brumes lumineuses
des temps héroïques, prêt à se transfigurer là-bas dans le
radieux crépuscule d^une foi nouvelle. 11 y a eu, entre ces
beaux génies, admiration, émulation, et imitation, de
peuple à peuple et de siècle à siècle. Horace a pu recom**
mander la lecture des auteurs grecs ; Properce a pu s'écrier
que quelque chose de plus grand qaeY Iliade allait paraître.
U n'en est pas moins yrai que ces différences, qui aujour-
d'hui nous frappent, ne sont jamais entrées bien profon-
dément dans Tesprit des contemporains, parce qu'il ne s*y
mêlait point ce qui devait passionner le débat, le passage
d'une religion, d une société, d'une source d'inspirations
philosophiques et poétiques, à une autre société, à une
autre religion, à d'autres sources, le tout séparé par un
abîme. C'est le christianisme qui a inauguré et précisé
cette guerre, parce qu'il a proclamé le progrès, parce
qu'il a ouvert aux âmes des perspectives infinies, parce
qu'il leur a apporté de nouveaux trésors, de nouveaux
symboles, des croyances, des images, des merveilles in-
connues jusque-là à l'humanité. Mais bien des siècles
s'écoulèrent sans que les termes de la discussion pussent
être posés. La barbarie, le moyen âge, les convulsions et
l'agonie du monde romain, remplirent un large intervalle,
pendant lequel les richesses de l'antiquité dormirent à
Tombre de TÉgUse grecque ou dans ces monastères de
l'Occident qui les sauvèrent de l'oubli et du néant, et que
Ton devait accuser plus tard d'avoir épaissi les ténèbres
autour de Tesprit humain. Le monde régénéré, mais ayant
subi les conditions d'une seconde naissance, fut, durant
M. IIOAULT. 167
en rièdes, itn en&nt n^mste, graudissant sons une forte
totelle. Le seizième siècle lui rendit les chefs-d'œuvre du
paganisme, au moment où sa turbulente jeunesse pouvait
le mieux en savourer les délices» ai aspirer les capiteuses
Tapeurs : dans son ivresse, il crut renaître, et il décerna à
cette époque critique qui secouait sur sa tête tous ces fruits
d'or du polythéisme, le nom glorieux, mais usurpé, qui
répondait i sa renaissance intellectuelle et littéraire.
Ainsi, d'une main il brisait les liens qui retardaient sa
marche vers le progrès et l'avenir ; de Tautre, il ouvrait
ces livres qui lui prouvaient que, deux ou trois mille ans
auparavant, sous un culte aboli et une civilisation disparue,
l'esprit humain avait atteint à un idéal de perfection, de
beauté et d'élégance, difficile à égaler ou à dépasser. Tout
le problème était là ; c'est là aussi qu'il sied de rappeler,
sous la dictée de 11. Rigault, quelques vérités qui domi-
iKnt la discussion, que les combattants oublièrent souvent,
et qui auraient pu les mettre d'accord.
On doit d'abord établir une distinction essentielle entre
les sciences, qui, transmises de génération en génération,
comme un héritage accumulé et grossissant, formées par
une série d'expériences, de découvertes successives et pro-
gressives, s'accroissent et grandissent à mesure que le
monde avance ou vieillit; et les arts, la poésie, l'éloquence,
vers lesquels l'homme a pu s'élancer d'un bond, si l'on
admet qu'il est sorti des mains du Créateur avec ses fa-
cultés complètes et pai*faites. La vieille comparaison entre
l'humanité et l'iadividu vient ici à notre aide ; elle nous
fait ressouvenir que la jeunesse peut être aussi éloquente
et plus poétique que l'âge mûr, mais que la vieillesse a
plus d'expériences et d'épargnes amassées. Ce n'est pas
tout, remarque excellemment M. l\igault: il y a encore
44;mk *^i^^'.cci>, et, pour ainsi diie, deux subdivisions û
168 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
maintenir. Panni. ces arts qui nous charment, ceux dont
les procédés sont simples, ceux qui ne résident que
dans la ligne et le contour, tels que Farchitecture et
la» statuaire, peuvent arriver d'emblée à la beauté su
prème, pourvu qu'il y ait harmonie entre Tidée qui les
inspire, le génie du pays où ils naissent, et le ciel qui
les voit éclore ; ceux qui s'adressent aussi à l'imagi-
nation et aux sens, mais qui ont à la fois un appa-
reil plus technique et un côté plus réfléchi, tels que la
peinture et la npiusique, peuvent réussir dés l'abord, par
certaines qualités élémentaires et naturelles, mais sont
destinés à se perfectionner en profitant des acquisitions
et des conquêtes de l'esprit humain. Ainsi rien, dans l'ar-
chitecture moderne, n'est, dit-on, comparable au Parthè-
non ; rien n'a égalé les chefs-d'œuvre de< la sculpture
grecque. On a lieu, au contraire, de penser que Zeuxis et
Apelles feraient une pauvre figure auprès de Raphaël ou
même de M. Ingres ; et Orphée ou Amphion, l'un au mi-
lieu de ses pierres, l'autre au milieu de ses bêtes, eussent
été bien étonnés si on leur eût joué l'ouverturie de Guil-
hume Tell ou la Symphonie pastorale de Beethoven.
L'autre nuance est celle-ci : ces langues anciennes, ces
merveilles de l'éloquence et de la poésie antiques, dont
quelques moines et quelques lettrés du moyen âge avaient
eu jusque-là le dépôt, en se popularisant dans le monde
du seizième siècle, en se combinant avec la première éman-
cipation de l'esprit nouveau, trouvèrent, en Europe, les
langues et les littératures modernes arrivées à des degrés
différents de perfection relative : elles trouvèrent aussi,
chez les divers peuples, un génie plus prompt ou plus
rebelle à subir leur influence et leur prestige. L'Italie avait
déjà sa poésie; elle possédait ce trésor que les nations ne
peuvent conquérir qu'en un moîïîon» rîonnô, cepoèaio èpi-
M. RI6ÂULT. 169
que, qui se compose pour elles de la rencontre de leurs
traditions toutes fraîches, de leurs croyances toutes vivan-
tes, avec une langue déjà faite, parlée par un grand poète.
L'Angleterre, qui allait produire Shakspeare et Hilton, ne
pouvait guère accepter la littérature antique que comme
caprice de mode, étude d'érudit ou modèle à Tusage des
poètes secondaires. L'Allemagne, grâce au tour particulier
de son esprit, était condamnée à rester originale, même en
épuisant tous les raffinements de la science en nSy de l'é-
rudition latine et grecque. Mais, en France, tout s'accor-
dait pour que l'antiquité pénétrât jusque dans les entrailles
de la littérature : notre langue encore en retard, n'ayant pas
encore trouvé sa forme propre, par cela même qu'elle de-
vait fournir une plus longue et plus magnifique carrière ;
la nature de notre esprit, où l'originalité est peu pro-
fonde, mais qui possède au plus haut degré la puissance
d'assimilation; les affinités même de notre goût, qui aime
la simplicité, la clarté, Fharmonie, toutes ces qualités des
deux beaux siècles de Périclès et d'Auguste. Aussi, malgré
une bien intéressante excursion de M. Rigault à travers la
période anglaise de cette querelle, bien qu'il ravive avec
un merveilleux talent d'analyse et de récit ces piquantes
ligures de scholars ou de lettrés, de pédants ou d'/iumo-
rists, William Temple et Swift, Boyle et Bentley, et le cu-
rieux épisode des Lettres de P/iatom, faisant perdre de
Tue aux disputeurs le véritable objet de la dispute, c'est en
France qu'elle eut le plus de 'place et de part dans le mou-
vement des lettres ; môme, si on se complaisait aux actua-
lités, on pourrait dire qu'elle dure encore. C'est en France
qu'elle a eu le plus de textes et de prétextes, de points
d^attaque et de défense ; car, encore une fois, il n'était pas
possible que la patrie de Shakspeare et la patrie de Dante
eussent dans ce débat un ejijeu bien considérable. Qu'est-
10
170 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
ce que Pope, comparé à MUton ou àShakspearel Un nain,
récitant sa leçon de grec ou de français dans les jambes
de deux géants. Racine» au contraire, n'a pas de supérieur
dans notre poésie, et Racine n'est pas original. Ces nomS)
mieux que tous les raisonnements du monde, indiquent les
différences. En Angleterre même, cette querelle de savants,
de beaux esprits et de poëtes tard venus, eut pour promo-
teur et pour Mentor un Français des plus Français, bien
qu'émigré ou parce qu'exilé, Saint-Evremond.
C'est donc en France que nous aimons le mieux suivre
H. Rigauit; et quel guide pourrions-nous choisir plus spi-
rituel et mieux renseigné? Après la Renaissance, qui fut le
fougueux embrassement de l'antiquité et de l'esprit mo-
derne s'unissant dans des noces pantagruéliques, après la
grande époque du grand siècle, qui eut presque de l'origi-
nalité à force de perfection et où tout se composa et se
féconda par un admirable accord de dons naturels et de
connaissances acquises, il devait arriver un moment où,
les belles œuvres étant produites, les beaux génies ayant
disparu ou se reposant, T esprit français serait tenté de
réagir contre ses modèles et de se demander si les écri-
vains qui s'étaient montrés de si merveilleux imitateurs
n'auraient pas été supérieurs encore en n'imitant personne
La question fut ainsi posée par Perrault, qui, pour nous,
lecteurs frivoles, était resté le plus célèbre de ces rebelles
contre la poésie antique. On connaît sa querelle contre
Boileau, qui marquait déjà la seconde phase du règne de
Louis XrV : elle eut cela de piquant, que Perrault et ses
amis, en essayant de démolir les anciens, invoquaient à
Fappui de leur thèse la supériorité même de ces poètes,
de ce groupe illustre dont Boileau faisait partie, et que
Boileau, pour les réfuter, était obligé de repousser une
partie de leurs éloges. C'est peut-être à celte circonstance
H. BI6AULT. 17t
atténuante qu'3 faut attribuer la récondliatioii ibale de
Tirascible auteur des Satires avec le détracteur des an-
ciens. Fontenelle servit de transition entre Perrault et la
Hotte-Houdard, qui concentra le débat sur Homère, et
réussit, en effet, à Famoindrir en le traduisant. Le vrai
malheur, pour ces agresseurs tardifs de la poésie antique,
dont la trace ne pouvait plus désormais s'eflacer de la nôtre,
fut de ne pas avoir de génie ; car, en de semblables, con-
troverses, ce n'est pas par de vives raisons, c'est par des
oeuvres que se décide la victoire. Perrault, Fontenelle» la
Hotte, furent des hommes d'infiniment d'esprit, mais tota-
lement dépoui*vus de génie poétique. Aussi, lorsque la
Hotte attaqua Homère , la fable du Renard à la queue
coupée vint naturellement sous la plume de Jean-Baptiste
Rousseau, lequel, par parenthèse, n'était pas beaucoup
plus poète. Le nom de la Motte-Houdard ne p^ut pas se
séparer de celui de madame Dacier, qui défendit l'I/ùide à
la façon des héros d'Homère, en débitant force injures.
C'est elle qui va m'aider à faire ressortir les avantages d^
la modération dans les discussions entre écrivains. Evidem-
ment elle avait raison, la Motte avait tort, et Fénelon, qui,
le premier essaya de les réconcilier, y apporta ce délicieux
et dangereux mélange de subtilité et de douceur, de désir
de persuader et de pointe paradoxale qu'il mettait en toutes
choses, et qui a fait le charme et l'inconvénient de son
^ractère. Et cependant le public se déclara pour la Hotte ;
Fénelon, s'il n'était pas mort quelques mois plus tard,
aurait doucement subjugué son adversaire dans les endianr
tements de Cambrai; tandis que les plaisants se moquè-
rent de madame Dacier, brave et honnête femme, très-
conripétente pour défendre Homère et même pour le tra*
duire. C'est que la Motte fut spirituel et poli, madame Da-
cier violente et agressive, et il n'en fallut pas davantage
172 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
pour que l'un parût fondé à médire d'un sublime poète»
et pour que l'autre perdit le droit de plaider sa cause. Ni
Fun ni Tautre, il faut en convenir, ne comprenait très-
bien ni l'antiquité, ni la poésie, ni l'art, ni le fond même
de la question et sa véritable portée, «qui ne fut quelque
peu soupçonnée que par l'abbé Terrasson. C'est pourquoi
je ne leur demanderai pas aujourd'hui d'autre leçon que
celle-là : apprendre à rester modéré dans ces conflits litté-
raires où l'encre grise si vite, où l'on s'imagine si aisé-
ment et si follement faire tort à son antagoniste par la vé-
hémence de ses attaques. Il y a, dans l'excellent ouvrage
de H. Rigault, bien d'autres enseignements ; ses anciens
auront beaucoup, à apprendre dans ces pages qui instrui-
ront les plus savants et amuseront les plus futiles. Je n'ai
pas la prétention ridicule d'en avoir donné une idée, même
lointaine ; seulement, après avoir demandé à la Hotte-
Houdard une leçon d'urbanité, je serais tenté d'en deman-
der d'autres à M. Rigault lui-même : je voudrais qu'il me
dit comment on s'y prend pour unir tant de savoir à tant
de charme, pour être à la fois si substantiel et si fin, si
attrayant et si solide ; mais ce sont là ses secrets, et je ne
puis que les chercher en le relisant.
VII
M. HENRY DE RIANCEY
lE GilCÂBAL COMTE DE COVTAU) ^.
Malgré l'exemple de César, nous croyons que les hom-
mes de guerre ne doivent pas se raconter eux-mêmes.
En France, où la gloire des armes est restée, en dépit
des Congrès de la paix, la plus belle des gloires hu-
maines, on éprouve un sentiment pénible lorsqu'on voit
un général illustre se faire le héros de sa propre his-
toire, dénigrer ses rivaux pour se grandir, et abuser du
moi comme les honunes d'imagination. Il semble que ces
complaisants retours des personnages célèbres sur les pa •
ges brillantes de leur vie doivent être laissés aux écrivains,
aux artistes, aux poètes, à ceux qui, en retraçant leurs
titres à notre admiration, ne sortent pas de leur spécia-
lité, et qui, en s'efTorçant de les surfaire, justifient ce qui
s'est dit si souvent de la vanité littéraire. Le métier de
soldat s'allie bien avec cette abnégation généreuse à qui
sufGt le sentiment du devoir accompli, et qui parait se dé-
mentir, lorsqu'au terme de la carrière elle recherche
* Ëiwie hisioriq^c*
174 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
une antre récompense dans les applaudissements du pu*
blic et les jouissances de l'amour-propre. Et pourtant il
serait regrettable qu'aucune trace ne restât de ces héroï-
ques exisfences où des générations énervées peuvent trou-
ver des leçons et des modèles, et qui enseignent Faction
et le dévouement à un sièclf tpur à tour partagé entre la
rêverie stérile et le calcul égoïste. Ce regret serait surtout
applicable à ceux dont les vertus, le courage, les talents
militaires, se sont exercés deins un cad^e un peu secon-
daire, et qui, n'ayant pas commandé en chef dans les
grandes journées de notre histoire guerrière, ne sont pas
sûrs d'y avoir leur date et leur rang. Ainsi, pour nous en
tenir à Tépopée impériale, les d'Eckmûhl, les Dalmatie»
les Hontebello, les Hasséna, pourraient se passer de bio-
graphe : il leur suffit que la République, le Consulat et
rSiBpire, que Iqs belles campagnes où leurs noms ont tant
de fois brillé, aient des historiens, pour que ces historiena
soient forcés de dojaner une large place à ces grands c«r
pilt^ines dox^t U gloire personnelle appartient à leur épo-
que et à leur pays. Mais un peu au-dessous de ces èclft-
taiitçs reoûmmées, que de figures intrépides, énergiques,
4ignes d*étre renùses eu lumière et sauvées d'un injuste
oubli! Quel dommage si tant de services rendus, tant da
p^ils afOronté;^, tant de souffrances s^ubies, tant d'ohstaaleft
vaincus, s'effaçaient peu à peu delà mémoire deshoaunes^,
et se relégu,aient dan», les s^^ujenirs de quelques parenti^,
de quelques arais, eipporiès h leur tour par la fuite dea
a;uiées! C'est donc unp peureuse fortune, lorsqu'un écri-
, vain consciencieu)^ et éloquent vient replacer sous uoa
yeux une de ces vie^ martiales et pures qpÀ ont parcouiaL
sans fléchir le§ phs^es les plus difficiles, et où s*esi téi^
lée ralliancq,.plu& r^pre qu'on nel§ cçoit, dçtebravouraA
du caractère. Voilà ce qu'a fait M. de Riancey pour le gé^
H. HENRY DE RIANGEY. 175
nèral comte de Coutard ; et, comme Coutard, soldat sous
Louis XVI, grenadier sous la République, chef de brigade
et colonel sous le Consulat, général sousTEmpire, général
de division sous la Rei^tauration, démissionnaire en 1832,
a touché par quelque point à toutes les époques de This-
toire conteoiporaine, H. de Riancey, en étudiant sa vie, a
été naturellement amené à une étude des événements aux-
quels il avait pris part et des temps qu'il avait traversés.
Ainsi, cette fois, tout est dans Tordre : c*estun publicisie
éprouvé par les luttes de la presse et du parlement qfj^
s'est fait l'historiographe de Thomirie de guerre, trop oc-
cupé de son vivant pour songer à parler de soi. Or, s'il est
vrai, comme je le crains, que notre siècle ait eu successi-
vement à souffrir de Tabus de deux puissances, celle de la
force et celle de l'idée, ou, pour parler plus clairement,
celle de l'épaulette et ceRe de la plume; s'il est vrai que
chacune d'elles ait tour à tour, par ses excès, rendu l'au-
tre nécessaire et excessive, on conviendra du moins qu'el-
les ne pouvaient mutuellement s'offrir une réparation,
une réconciliation plus honorable et plus complète.
M. Henry de Riancey, racontant la vie du général Cou-
tard, c'est le talent d'écrire avec tous ses avantages et
sans un seul de ses inconvénients rendant hommage à la
gloire militaire, revêtue de tous ses prestiges et sans un
seul de ses dangers.
Né en 1769, dans cette grande année qui vit naître
Chateaubriand, Napoléon, Cuvier, Wellington, Metternich
(M. de Riancey s'est trompé en lui donnant aussi lord Ry-
ron, né en 1788), Louis-François Coutard était originaire
de RaUon, jolie petite ville de l'ancienne province du
Maine. Sa famille, de bonne et antique bourgeoisie, avait
été réduite par la pauvreté à une condition presque plé«
béienne. Chiquante ans après, un jour que le lieutenant
176 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
général comte de Coutard, gentilhomme de la diambre,
grand-croix de la Légion d'honneur, comblé Ses marques
de bienveillance du roi et des princes de la maison royale,
parlait de son origine et répétait hautement qull était le
fils d'un, simple artisan, un homme de cour lui dit :
« Comte Coutard, il n'est pas besoin de rappeler ces parti-
cularités.— Est-ce que vous croyez, par hasard, que c'est
de la modestie? » répliqua le général. Et il avait le droit
de répondre ainsi; non-seulement parce qu'entre cet
humble point de départ et ce glorieux point d'arrivée il
avait mis tout ce qu'une âme fortement trempée peut
mettre de dévouement, de persévérance et d'héroïsme,
mais parce que l'humilité de son origine ne lui avait ja-
mais inspiré ni le désir de renverser les hiérarchies sociales
pour s'élever plus vite, ni l'idée de sacrifier à son ambition
la voix de sa conscience et l'intérêt de son pays.
Ce fut à la suite d'une espièglerie d'écolier que le jeune
Goutard, déjà signalé à l'attention de ses maîtres par la
promptitude de son intelligence et la vigueur de son ca-
ractère, s'échappa, pour ainsi dire, et courut embrasser ce
métier de soldat qui devait le conduire si loin et si haut.
Nous ne le suivrons pas sur tous ces champs de bataille
que lui préparait la Révolution : nous ne pouvons mieux
faire que de renvoyer le lecteur à l'émouvant récit de M. de
Riancey, qui a su, après tant de plumes éloquentes, et
quelquefois, hélas ! partiales ou passionnées, trouver de
vives et saisissantes couleurs pour nous peindre ces enrô-
lements volontaires où le premier bataillon de la Sarthe
reçut Coutard dans ses rangs intrépides ; le rapide passage
de l'enrôlé de dix-huit ans dans la garde à pied du roi
Louis XVI, sitôt suspecte d'incivisme, c'est-à-dire de fidé-
lité ; les premières campagnes de la République, ces gi-
gantesques guerres de Vendée, où Coutard, esclave du
JI. HENRT DE RIANGËY. 177
devoir, mais chrétien et royaliste de cœur, arracha bien
des victimes aux vengeances révolutionnaires; puis, ces
horizons de gloire qui s'agrandissent et s'étendent ; cette
fortune de la France, qui s*élance du fond des cachots et
des geôles pour parcourir TEurope et racheter à force de
victoires ses folies et ses crimes ; Goutard, en Italie, domp-
tant les Abruzzes, prenant part à presque tous les épisodes
de cette campagne immortelle, à la bataille de la Trebbia,
au siège de Gênes, à l'attaque du fort de Montecrelo, à ces
journées prodigieuses, à cet ensemble de travaux, de mi-
sères et de triomphes, qui apprêtait au génie du futur
empereur les futurs vétérans de la Grande Armée. La scène
.change : Coutard, colonel du 65^, entre dans celte lutte
colossale de la France victorieuse contre la coalition euro-
péenne, dont léna, Eylau, Friedland m&rquèrent les
étapes, et qui aboutit au traité de Tilsitt, comme au point
culminant de cette prospérité déjà minée par son propre
excès. Hais, au milieu de ces pages guerrières, il en est
une, plus riante et plus douce, ou l'historien de Coutard
s'est arrêté avec complaisance, et qui lui a fourni un de
ses plus aimables chapitres. Le jeune colonel était alors en
Pologne avec le corps d'armée du maréchal Davoust. On
sait toutes les sympathies des Polonais pour la France,
toutes les espérances qu'ils fondaient sur le succès de nos
armes. On sait aussi de quel éclat chevaleresque s'entou-
rait le maréchal Davoust, qui, avant d'être le prince
d'Eckmûhl, était déjà un gentilhomme de haute et antique
race ; quelle loyauté, quelle courtoisie, quelle grâce, re-
levaient chez lui la valeur incomparable et les qualités du
grand capitaine. II y eut là, sous ses auspices et ceux de
la maréchale, compagne digne de lui, un hiver brillant et
charmant, comme Tétaient, à cette époque de martiale
ivresse, toutes les heures de plaisir disputées aux périls de
17S GAUSERIE3 IiITTfiRAIRESL
la veillq et aux cbanceç du lendemaîn. Au|irès de la minré-
chale se trouvait une coii^ine de son mari, mademoiseUe
Hélène Davoust, jeune personne d'une distinction parfaite,
dontles agrèmepts extérieurs étaient rehaussés par les plus
admirables vertus. Le colonel Coutardraiina; ildemûida
sa main, et fut agréé : le mariage eut lieu à Varsovie, le
28 août 1808, et je w puis résister & Tenvie de redire,
après M. de {liancey, le passage de pette Vie d^Agricda,
à Iaq|uelle son livre et «on héros m*ooX fait souvent songer :
^Id matrimonium ad mij^jora ifUenti deom ac robur fuit :
^^nwtque mira conoordiay per f»uêuam caràatemy et
invicem se anteponenda. » Si, au lieu de traduire ces lignes
de Tacite, on veut savoîf ce que fut ee mariage pour le
général Goutard, Ofî en trouvera le témoignage dans deux
souvenirs, l'un héroïque, l'autre familier, que je cueille,
à dix ans de distance, sur les traces de H. de Riancey. En
1812, pepdant la désastreuse campagne de Russie, ma»
dame de Goutard avait suivi son mari à Widxoui, et, lors*
que, après d'épouvantables revjBrs où Goutard, à forée
d'énergie, avait réus^ à sauver une partie de sa brigade,
elle alla le retrouver auv extrêmes limitée de T Allemagne. . .
a Si vous saviez, écrivait le général, dans quel état de toi*
latte j'étais au retour î J'avais perdn m« vwture, mes ^ba-
vauK et mon trpusçeau 4 Wilna, et €}§PMis lor^.,. une
g^rni^on nombreuse que je nourrissais de mQnsaag..«ohl
étais-je laid et dégontantl Eb bien, cette e^j^ceUenle
femme vint m*^mbrasser sans même me laisser taire ma
barbe. %
pix an^ après, en f 822, Louis XYHl qui l'aimait beaii-
cfwip, lui dit, up jour qu le général se trouvait dans sa
vpiture : % Cppite Goutard, donne?-moi une prise l —Sire,
répondit-il, je ne connais dans le monde que trois maîtres :
Dieu au ciel, Yo^re Majesté aur la terre, et madame de
M. HSNRY DE RIÂNGET. 119
Côtttârd dans don ménage. Or cette dernière n'aime pas
que je prenne du tabac, et je m'y suis soumis, t II nous a
semblé que ces traits, fort heureusement jetés par M. de
Riancey à travers un récit plus grave et quelquefois dou-
loureux, allaient bien ft cette sérieuse histoire; qu'ils
étaient le sourire de ce livre, comme l'affection de celle
noble femme avait été le charme et le rayon de cette vie.
Elle mourut en 1855, et le général put dire, en la perdant,
ëe que Louis XIV, époux moins fidèle, avait dit de la
reine : « C'est le premier chagrin qu'elle m'a donné, o
Kous voilà loin de Varsovie et de cette belle année
1808, qui fut pour l'Empire Tapogée de la gloire et pour
Coutard la date du bonheur. Il eût fallu suivre son bio-
graphe dons chacune de ces haltes, triomphales ou terri-
ribles, où Coutard paya si largement sa dette à la patrie;
à Ratisbonne, dont la merveilleuse défense compte au
nombre des plus beaux faits d'armes de cette campagne ;
en France et en Portugal, où sa loyauté, sa bonté, sa foi
sincère, accomplirent un miracle plus difficile à un général
français que les plus vaillantes prouesses, et le firent
respecter, aimer presque, lui elles siens, par ces popula-
tions'implacables qu'armait et irritait sans cesse contre
nous le double fanatisme de la religion et de la nationa-
lité ; puis, dans les formidables aventures, dans les san-
glantes mêlées de la Grande Armée, où s'épuisent toutes
les ressources du courage ^ humain sous les ordres du
génie fourvoyé; Cette histoire a été souvent racontée ; elle
est encore présente, sinon à toutes les rancunes, au
moins à toutes les mémoires ; elle remplit de ses inexpri-
mables douleurs et de ses lugubres images des livres que
l'on s'arrache ; M. de Riancey a fait preuve de tact en
se bornant à indiquer, dans ce vaste sujet, ce qui touchait
de plus près à la vie de son héros. D'ailleurs^ si brillants
180 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
qae soient, à ce moment de sa carrière, les états de sa*-
vice du général Coutard, si généreux qu'ait été son tribut
dans cette immense saignée où se tarirent toutes les veines
de la France, ce n'est pas là ce que nous allons chercher
de préférence dans l'ouvrage de H. de Riancey, ce n'est
pas ce qui nous frappe le plus dans l'ensemble de ce récit.
Le courage militaire, les glorieux faits d'armes, l'insou-
ciance joyeuse devant le danger, la patience dans les
épreuves, les plus hauts grades, gagnés à la pointe d'une
épée, cela est de tous les temps dans notre pays, et
des milliers d'exemples, sans amoindrir notre admira-
tion pour chacun de ceux qui la méritent , la rendent
plus collective. Ce qui forme le trait distinctif de la phys-
ionomie du général Coutard, ce qui a surtout inspiré,
nous en sommes sûr, à M. de Riancey l'idée d'écrire sa
vie, c'est que, soldat de l'Empire, il a su être et rester
chrétien ; c'est que, officier de l'Empire, il a fait estimer
et chérir le nom français partout où il a passé ; c'est que,
général de l'Empire, il a admirablement distingué le
moment où, sans trahison, sans défection, sans faiblesse,
par le seul instinct de son patriotisme et de son cœur, il
pouvait et devait être royaliste, et qu'il est pour toujours
demeuré fidèle à ce sentiment révélé à son âme loyale
dans lé glorieux passé de sa patrie et dans ses effroyables
calamités. 11 comprit le sens national et réparateur de h
rentrée des Bourbons ; il s'associa à leur œuvre de salut;
il fut ferme et inflexible contre les menées clandestines
ou les révoltes ouvertes de leurs ennemis ; il méprisa et
détesta cette déviation funeste de l'esprit patriotique eC
guerrier de la grande époque impériale, ce sophisme hai-
neux, transformant en tribuns et en conspirateurs les glo-
rieux instruments du despotisme armé, et faisant à l'um-
forme français cette mortelle injure qu'il pût parfois servir
M. HENRY DE RIÂNGEY. i8i
de signe de ralliement à la rébellion et au désordre. Cette
royauté à qui la gloire de nos armes était si chère, qui
travailla, dès le premier jour, à restaurer notre grandeur
et à cicatriser nos plaies, qui, malgré l'Angleterre, malgré
l'Europe, réussit, en moins de dix ans, à nous refaire une
armée, à nous rendre des champs de bataille, à nous
assurer de fructueuses conquêtes, n'aurait pas dû trouver
un seul adversaire parmi ces restes mutilés de nos yieilles
phalanges dont les malheurs et les défaites n'avaient pas
été son ouvrage. Ce fut l'honneur du général Coutard de
s'être pénétré de cette vérité et de l'avoir mise en prati-
que avec cette droiture, cette intelligence, ce vigoureux
sentiment du devoir qui ne l'abandonna jamais ; et c'est le
meilleur titre du livre de H. de Riancey à la sympathie
de ses lecteurs, de rappeler éloquemment, avec les traits
de dévouement du général Coutard, les bienfaits de la
monarchie qu'il aima.
On le voit, tout se tient, tout est d'accord dans cette
existence qui vient de trouver un narrateur si fidèle et si
sincèrement ému. L'obscur enfant de cette petite ville
dont il devait plus tard être la providence visible reçoit
une éducation clirétienne, et, pendant que ses compagnons
d'armes, par fanfaronnade ou par igndrance, oublient trop
souvent que ceux qui vivent si prés de la mort sont insen-
sés de vivre loin de Dieu, il conserve dans son âme les
germes de cette foi qu'y a déposée un saint prêtre, et
jusqu'à sa dernière heure le chrétien, en lui, soutient et
fortifie le soldat. Tandis que les héros impromptm de cette
époque troublée, gardant au milieu des camps quelque
chose de la licence révolutionnaire, compromettent le
prestige de leur bravoure par des excès, des désordres et
parfois des concussions de tout genre, Coutard maintient
parmi ses troupes une telle disciplinai il observe si scru-
11
in €AUSE11IES LITTËBâIRES.
|m1eu$ement les distinctions du tien et du mien^ trop
aisément obscurcies par la fumée de la poudre, il traite
ses ennemis avec tant d*urbanité, de modération et de
justice, que, partout où il séjourne, il recueille en partant
et emporte comme adieux les témoignages de gratitude
des magistrats et des villes ; il fléchit même les haines fa-
rouches des Espagnols contre les Français de la RéTolu«>
tion et de l'Empire. En un temps où le paganisme des
mœurs, surexcité par cette brusque transition des angois-
ses de la Terreur aux folies de la délivrance, crée pour
les jeunes officiers un idéal de libertinage facile et de ga-
lanterie à la hussarde, qui se reflète dans la littérature et
le théâtre d'alors, Goutard prend le mariage très au sé-
rieux, et y trouve un bonheur durable qui lui assure la di-
gnité de la vie privée et le charme du foyer domestique.
Enfin, lorsque TEmpire a succombé à ses propres fautes,
lorsque Tinlérèt, Tespoir, l'enthousiasine de la France se
pressent autour de l'ancienne royauté, lorsqu*il est clair
que là seulement et sous ce seul abri peuvent être la
paix, le salut du pays, la guérison de ses blessives, la ga-
rantie de son avenir, le gage de son indépendance, Tinlè-
grîtè de son territoire, Coutard est royaliste pour rester
bon Français, et, une fois oitré dans celte voie réparatrice,
il va jusqu'au bout sans un moment d*hésitation et de fai-
blesse. Si Ton essaye, devant lui, de grefler les passions
du libéralisme sur les souvenirs de l'Empire, il ccrniprend
tout ce que cette tentative a de décevant et de fatal; il est
toujours là, sur la brèche, défendant la monarchie avec
un remarquable mélange de vigueur, d'habileté et de me-
sure, déjouant les complots, intimidant les factiei|x et
transportant dans la vie politique un peu de l'austère et
vaillante discipline qu'il a apprise dtns la vie des camps.
Ainsi rioA de ce qui a pu altérer ou terair, pendant ces
H. HENRY DE RIANCEY. 183
quarante années qui vont du commencement de la Rëvo-
lation à la chute de Charles X, ce noble et magnanime type
du soldat, rien de tout cela n'a effleuré le général Cou-
tard ; il n'a pratiqué son métier qiie par les côtés les plus
salubres et les plus purs ; il s'est identifié avec tout
ce que TEmpire avait de grand, avec tout ce que la
Restauration avait de bon, et, après s'être donné à elle
dans toute la plénitude de son cœur, il ne s'est plus repris.
Bien des livres ont déjà vengé cette Restauration si ardem-
ment combattue, si violemment calomniée : H. Lubis,
M. Laurentie, dans sa héile Histoire de FrancCy contre la-
quelle ne prévaudront ni les Henri Martin, ni les Vaula-
belle ; H. de Harcellus dans sa Politique de la Restauration^
M. Alfred Nettement dans des oeuvres excellentes qu'il a
publiées ou qu'il prépare, H. de Lamartine lui-même,
rachetant auprès des frères de Louis XVI une partie de ses
fSoupiÉildS sephiinnea contre les inartyrs du Temple, ont
dignement canoouni è cette tMie d'expiation et d'équité.
La Vi0 dM fénéral CMard^ par M. Henry de Riancey,
««ra aa place dans ce groupe, H semble que le personnage
lut fuit pour l'hiatorieii, que Téerivain soit bit pour
le livre. H. de Riancey noua dit en commençant que la
composition de cet ouvrage a été pour lui un tribut de
fanûUe ; il a raison^ deux fois raison : entre les sentiments
qui ont guidé Coutard et ceux qui ont inspiré son biogra-
phe, entre Tâme vaillante et fidèle du général et le noble
taleat du publiciste, il ï a une évidente parenté*
Vlli
M. OSCAR DE VALLÉE
I
ANTOnVB LBMAISTRB ET SES CORTEMPORimS.
II y a toujours eu un peu d'antagonisme et de débat entre
la littérature écrite et la littérature parlée, surtout quand
celle-ci est représentée par les avocats . H. Oscar de Vallée
s'étonne avec raison des duretés de M . Sainte-Beuve en-
vers Antoine Lemaistre, et, en effet, ces duretés surpren-
nent d'autant plus de la part de Fingénieux historien de
Port-Royal, que Leniaistre fut une des plus belles conquê-
tes des Singlin et des Saint-Cyran. Racine lui-même, le
4endre et pieux Racine, n'est pas à l'abri de tout reproche,
s'il est vrai, comme on peut le croire, qu'il ait songé à
l'illustre avocat janséniste en dessinant les burlesques ca-
ricatures de l'Intimé et de Petit-Jean. On a peine à conci-
lier, chez l'élève de Port-Royal, tant de sensibilité avec
tant d'ingratitude, et il vaut mieux supposer que c'est tout
simplement la poésie qui, sous la plume du délicieux poète,
a continué sa vieille querelle contre la plaidoirie et la chi-
cane. Un des hommes les plus distingués et les plus lettrés
Î.F. OSCAR DE VALLÉE. 185
de la Restauration, M. Delalot, qualifiait ainsi Tavantage
qu'avaient sur lui les avocats à la tribune de la Chambre
des députés : a Quand je parle, et que le mot propre ne
m'arrivepas, je le cherche et je m'arrête : les avocats, eux,
ont constamment à leur service dix expressions aussi im-
propres les unes que les autres ; ils emploient au hasard
la première qui leur vient à la bouche, et ils avancent. » Si
je rappelle ce souvenir, si j*en rapproche, avec H. Oscar
de Vallée, le mot de M. Cuvillier-Fleury : « Il y a cette dif-
férence fondamentale entre l'orateur politique et Tavocat,
que c'est la passion qui fait l'orateur politique, et que c'est
l'avocat qui fait sa passion, » c'est pour expliquer com-
ment, au milieu de toutes ces gloires du dix-septième
siècle, qui trouvent aujourd'hui tant de biographes et d'ap-
préciateurs, la gloire d'Antoine Lemaistre, au point de
vue littéraire ou littérairement oratoire, était restée pro-
blématique, et comment H. Oscar de Vallée a été amené à
■combler cette lacune : je l'expliquerai encore mieux en
parlant de son livre, qui, en ajoutant aux richesses du
grand siècle, nous console des pauvretés du nôtre.
Un mot d*abord sur Tèloquence judiciaire dans ses rap-
ports avec l'éloquence proprement dite. Sans entrer dans
ces querelles que je viens d'indiquer, on peut, selon moi,
faire une remarque : c'est que l'éloquence judiciaire n'a
toute sa valeur et tout son éclat qu'aux époques et sous
les gouvernements où elle avoisine le plus la politique
et IC/ maniement des affaires. Démosthénes et Cicèron ont
été à la fois des avocats incomparables et de grands ora.
leurs politiques, non-seulement parce que leur génie
s'est également approprié aux deux genres, mais parce
qu'Athènes et Rome, par la forme et le jeu de leurs insti-
tutions, invitaient sans cesse l'éloquence à intervenir dans
la vie publique et jetaient même sur les causes particu-
i86 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
lières et Ids procès personnels un reflet des èyënements et
des émotions de cette vie. Sans remonter aux Grecs et aux
Bomains, nous pouvons trouver des exemples dans notre
siècle, du moins dans les moments où notre siècle a pu par-
ler. Il y A eu évidemment entre le barreau et nos Châm-
lures de députés ou de représentants» des affinités telle-
ment étroites, que les avocats célèbres sont devenus tout
naturellement des orateurs politiques» et que nous les
voyons aujourd'hui, en coUigeant leurs souvenirs, passer
de rhistoire de leurs plaidoyers à celle de leurs discours,
sans qu*on s'aperçoive d'une notable différence dans les
sujets, l'auditoire et le style. Disons cependant, pour la
consolation et Thonneur des lettres, que la plupart des
grands orateurs de nos assemblées, à l'exception de H. de
Uartignac et de M. Berryer, n'avaient point passé par
le barreau; témoin HH. de Serres, de Chateaubriand,
Royer-CoUard, le général Foy, Benjamin Constant, H. de
Lamartine, M. Guizot, M. Thiers, M. de Montalembert,
H. de Falloux. . . On le voit, c'est encore la littérature q;iii
aurait la meilleure part.
Au dix-septième siècle, sous Richelieu, tfazarin oa
Louis XIV, le rôle del'avocat était forcément beaucoup plus
estreint. Ces grands ministres et ce grand roi ayant la
mauvaise habitude de vouloir commander par eux-mêmes,
le pouvoir de la parole venait se briser contre la raison du
plus fort, qui JTa pas besoin d'être plaidée. L'avocat politi-
que, ce stagiaire de l'orateur homme d'État, n'existait pas
ou existait peu : non pas que les grandes causes historiques,
les grands procès mêlés aux ëvénemens contemporains,
aient manqué à cette époque; mais en général ils se ter-
minaient à huis clos et avec des façons expéditîves qui
laissaient plus de place à la hache qu'à la phrase. Ri
Montmorency, ni de Thou> ni Chalais, ni Cinq-Mars, ne
H. OSCAR DE VÂLLËE. 187
donnèrent lieu à une de ces oraison»pro Marcello ou pro
UgariOy où réloquence, un moment victorieuse des vo-
lontés et des colères du maître, lui fait rétracter un arrêt
déjà prononcé. M. Oscar de Vallée regrette cette gloire
pour son héros ; nous comprenons ce regret, mais nous
doutons qu'on eût pu obtenir de Richelieu ce que Cicéron
obtint de César : César était un grand artiste ; Richelieu
n'était qu'un grand politique.
Il manquait, en outre, aux avocats d'alors 6et excitant
que la vanité et l'ambition humaines trouvent dans la far
julté d'agrandir, d'élever indéfmiment leur horizon. Les
classifications sociales gardant leur précision inflexible,
Antoine Lemaistre pouvait devenir un magistrat, un rivai
de Séguîer ou d'Omer Talon, rien de plus : belle destinée
sans doute ; et pourtant quelle différence si on la compare
à ce pouvoir, à ce premier rôle dans la vie publique et le
gouvernement d'un État, que hier encore un avocat pou-
vait rêver, en commençant par un procès de presse pour
finir par un ministère ! Je me trompe : l'avocat éloquent
pouvait au dix-septième siècle échanger sa mission terrestre
et bornée contre une mission mille fois plus grande et plus
haute; mais à quelles conditions? C'est Lemaistre lui-
même qui nou3 l'apprend; en rompant avec les joies et
les gloires de ce monde pour se donner tout entier à Dieu.
La parole divine, l'éloquence sacrée, tel fut, de tous les
genres oratoires, celui qui allait dominer le siècle de Bos-
suet. C'est ici qu'éclatent les dissemblances entre les épo-
ques. De nos jours, il y a si prés entre la profession d'a-
vocat et l'éloquence politique, que, pour franchir ce léger
intervalle, il a suffi d'un rien, d'une élection, d'une date
dans un acte de naissance, d'une crise ministérielle ou
d'une révolution. Dés lors, l'éloquence judiciaire a dû se
rehausser de tout l'éclat de ce voisinage. Au (emps de
188 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
Lemaistre, les succès^ du barreau ne pouvaient conduire
à la plus haute expression de Téloquence d'alors, à l'élo-
quence de la chaire, qu'à travers un abime ; et cet abîme
était si large, que l'homme qui le franchissait se sentait
saisi au passage par l'esprit de Dieu, et renonçait même
à cette portion de gloire humaine qu'implique le génie du
prédicateur. Ainsi fit Antoine Lemaistre : du moment
qu'il ne fut plus avocat, il ne fut plus rien, qu'un solitaire
muet et prosterné, pendant vingt ans, sur sa tombe en-
tr'ouverte. Il ne s'éleva au-dessus de sa profession primi-
tive que pour arriver à l'anéantissement absolu de toutes
les facultés qui l'avaient rendu illustre parmi les honmies.
n est la preuve éclatante, et, disons-le, excessive, de ce
qu'il y eut debomé, au dix-septième siècle, dans l'éloquence
judiciaire, pressée d'une part entre le gouvernement des-
potique et la rigueur des hiérarchies sociales, de l'autre
entre ces vocations soudaines, s'emparant tout à coup des
consciences et des âmes en ces années encore palpitantes
des luttes reh'gieuses et du turbulent héroïsme des guer-
res civiles. Maintenant» si l'on songe que le monde se
venge presque toujours, par l'oubli ou l'injustice, de ces
grandes ruptures qui bravent sa puissance et accusent
son néant, si Ton remarque notre penchant à dédai-
gner, dans le passé, ce dont nous avons perdu la tradi-
tion et le goût, et si Ton nous accorde que, par le genre
de leurs grandeurs comme par le caractère de leurs fau-
tes, les jansénistes sont peut-être les hommes les plus éloi«
gnés de nous, les plus inintelligibles à notre temps, on
comprendra que la gloire d'Antoine Lemaistre se soit
perdue dans une sorte de vague et de lointain.
Quelles ressources ce sujet oiïrait-il à H. de Vallée? Je
dois indiquer les deux principales : d'abord cette physio-
nomie elle-même si accentuée, si noble, si pure ; cette élo-
M. OSCAR DE VALLÉE. 189
quence qui, se dégageant du grossier fouillis de la baso*
che, parla la langue de Corneille et de Descartes, la langue
simple et forte, nette et virile, qui allait être celle de Pas-
cal ; cette carrière si courte et si bien remplie qui, en
huit ans, épuisa tous les succès et se termina dans le si-
lence et la prière. Hais ce n'est pas là peut-être que réside
le plus vif intérêt du livre; ce qui le rend si attrayant au
milieu de ses graves allures, c'est le tableau de la société
d'alors, vue et observée à l'audience, se reflétant dans les
nombreux procès qu'Antoine Lemaistre eutà plaider. M. 0^
car de Vallée nous dit que quelques-uns de ces plaidoyers
valent des romans : ils valent mieux ; car les romans de
cette époque, ceux du moins qui passionnaient la société
élégante et lettrée, n'étaient, pour ainsi dire, que les poé->
mes d'une chevalerie mondaine substituée à la chevalerie
guerrière ; ils représentaient, sous des déguisements in-
génieux, les personnages du temps, mais en les enve-
loppant d'une atmosphèi^e idéale, chimérique, impossible,
où disparaissaient à l'envi la vérité historique et la vérité
humaine, et où se traduisait seulement l'aspiration de
quelques âmes vers des sentiments héroïques jusqu'à
Tabsurde et sublimes jusqu'au ridicule. Une fois que la
mode les délaisse, que les allusions s'effacent, que les
originaux s'éteignent, ils ne nous apprennent plus rien sur
les mœurs, sur la vie privée, sur l'histoire vraie, anecdo<
tique et familière de leur siècle et de leur moment. A l'au-
dience, au contraire, et daqs ces plaidoyers d'Antoine Le-
maistre, que M. Oscar de Vallée résume d'une façon si vi-
vante et si piquante, c'est la société même de 1630 à
1640 qui vient poser en personne et prise sur le fait, sans
masque et sans fard ; non plus immobile et didactique,
comme dans un ouvrage de morale ; non plus exagérée à
dessein et arrangée pour l'effet, comme dans les pièces de
11.
!90 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
théâtre» mais animée, mouvante, agissante, et racontant
'ses secrets par la bouche dé ses plaideurs, à foreiDe de
ses avocats, pour rêdiflcation de ses juges . Quelle vanétë !
quelle récolte toute prête pour l'historien, le conteur et le
moraliste ! f cî c'est une séparation de corps en 1 (530 : un
gentilhomtee de haute naissance est horriblement ivrogne;
dans l'ivresse, il bat sa femme, et, crime bien plus affreux!
il bat sa betle-mére! C'est Antoine Lemaistre qui plaide
pour ces dent malheureuses victimes, et tel ^ait alors te
prestige de la hatite noblesse et de l'autorité maritale, qu'il
ne faut pas moins que toute l'éloquence du grand avocat
pour obtenir gain de cause. Aujourd'hui quelle différence !
Les belles-mères ont fait dû chemin depuis ce temps-là, et
je suis sûr qu'Antoine Lemaistre, ce défenseur des oppri-
més, prendrait maintenant parti pour les gendres. Vou-
lez-vous voir, à la môme date, un abus de f autorité pater-
nelle et des vœtïx monastiques imposés sans vocation,
lisez l'histoire du sieur Jean Marpault dé la bonnetière,
forçant un de ses fils à se faire cordelier, et les évasions
de ce pauvre enfant, et le beau plaidoyer d'Antoine Le-
maistre réclamant la liberté âe conscience dans son vraf
langage, â une distance égale des horreurs de la Saint*
Barthélémy et des impiétés de Voltaire. Et ces affeires
de rapt, si communes alors et si terribles, car elles
pouvaient entraîner une condamnation à mortf QueRe
dramatique aventure que celle àt cette Louise dfEs-
cbseau, séduite par François du Itfontet, qui hiî avait
promis mariage, demandant qu'il hii rende Thonneur en
l'épousant, résignée à mourir, s'il le faut, pourvu qu'elle*
meure sa femme ! Avec quel mélange de grandeur et de
finesse, de pathétique et dé raillerie, Antoine Lemaistre
confond le ravisseur, et interprète ce cri de Thonneur dô-
«olé ! Je né ptifi^, ùii Ik coQiprend, énumérér toutes cet
H. OSCAR DE VALLËB. 191
causes qui firent éclater, sous des aspects si divers, le
talent de Tillustre avocat, et qui forment, dans le Hvre de
H. Oscar de Vallée, une si attachante lecture : les unes,
comme celle du duc de Ventadour contre les protestants
du Tivarais, se rattachent à Fagonie de la féodalité, tour
à tour déchnée par les guerres de religion, et étoifHée
dans les robustes étreintes de Richelieu et de Louis XIV ;
elles nous montrent, par quelques détails, les essais
anonymes du socialisme d'alors, et prouvent la vérité Sa
vieil adage 4 qiïe rien n'est nouveau sous le soleil. % —
Les autres, comme celle du testament de N. de Zanzelles,
touchent à la graùde question légale et sociale des substi-
tutions, et nous font voir ce qu'un noble et Hbre esprit,
aussi éloigné de l'immobilité féodale que des dissoIvants(
révolutionnaires, pensait de cet inépuisable sujet de lutte
entre la loi de nature et la loi de stabilité. Parmi les
procès fournis par là vie privée, quoi de plus piquant
que l'histoire de Marie Gognot, désavouée par son père,
vieux médecin de la reine Marguerite? Quoi de plus
comique que l'anecdote de ce tuteur limousin, compa-
triote de M. de Pourceaugnac et contemporain d'Arnolphe,
voulant se faire aimer à coups de bâton? Quoi de plus ro-
manesque que l'aventure de cette femme à deux maris,
dont M. de Balzac semble s'être souvenu dans son Colonel
Chabert mort à Eylau? L'art remarquable de M. Oscar de
Vallée a été de mêler sans cesse à ses appréciations du ta-
lent d'Antoine Lemaistre le récit des procès qu*il plaida,
de façon à nous donner de Fanalyse en action et à inté-
resser également les lecteurs à l'étude de son éloquence
et au succès de ses causes. Un autre mérite du biographe
d'Antoine Lemaistre, c'est d'être de notre temps, de ne
jamais oublier la leçon présente et applicable au milieu
des souvenirs d'un autre siôde, de chercher attentivement
192 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
les analogies et les différences entre ce fonds humain qui
change peu et ces variations extérieures qui transforment,
d'âge en âge, les lois et les mœurs. Pour donner une idée
de rindépendance et de la justesse de vues que H. Oscar
de Vallée apporte dans cette comparaison, il nous suffira
de citer les lignes suivantes : « Les grandes âmes ne fon^
la leçon aux rois que quand les rois sont absolus et
tout- puissants ; c'est le propre des petites, au contraire,
de les attaquer quand ils sont faibles , et c'est ce dernier
spectacle qu'a ^donné notre siècle. »
Cependant il arrive un moment où l'avocat et l'orateur,
chez Antoine Lemaistre, disparaissent; il avait trente ans,
il était à l'apogée de son talent et de sa gloire ; il était élo-
quent et beau, il aimait la fille d'un de ses collègues,
et il songeait à l'épouser. Les austères et fanatiques con-
seils de sa tante, la mère Agnès , Tarrachèrent à toutes
ces séductions de la vanité et du cœiu* et finirent
par le jeter dans un cloître, silencieux et dépouillé.
M. Oscar de Vallée raconte cette résolution suprême
avec une tristesse sympathique : il l'admire plutôt qu'il ne
l'approuve ; il la regrette plutôt qu'il ne la blâme. Ce que
nous pouvons dire de mieux en l'honneur de cet excès de
conversion, c'est que nous ne le comprenons plus. Antoine
Lemaistre , agenouillé à Port-Royal et^y passant dans la
solitude et le silence les vingt dernières années de sa vie
échappe à notre commentaire. Le monde le traita de fout
et c'était en effet une sainte et sublime folie que celle qui
le poussa à ce violent sacrifice. Au point de vue de l'or-
thodoxie catholique, il est douloureux de songer que cette
immolation excessive a dépassé le but au lieu de l'attein.
dre» et qu'Antoine Lemaistre ne s'est dérobé au monde ou
il pouvait rendre tant de services que pour aboutir à un
mur mitoyen de l'hérésie. Mais gb mot est-il ici à sa place?
M. OSCAR DE VALLÉE. 193
Convient-il de soulever la question thëologique? M. Oscar
de Vallée s'en ^st abstenu , et nous croyons qu'il a bien
fait. Sans vouloir ni ranimer des querelles éteintes, ni
glorifier le jansénisme dans les hommes de Port-Royal,
nous trouvons en eux cet idéal de grandeur morale,
de spiritualisme chrétien, que Thistorien d* Antoine Le-
maistre a aimé et dépeint dans une de ses personnifica-
tions les plus éloquentes et les plus belles. Les hommes de
Port-Royal se sont trompés , mais nous connaissons des
siècles qui s'égarent aussi, et d*une façon moins haute.
S*il fallait choisir, nous préférerions Fhérésie de M. de
Saint-Cyran à celle de H. Mirés, et, si nous avons ressenti
dès Fabord un vif attrait pour le livre de H. Oscar de Val-
lée, c'est que ce livre rend aux contemporains de H. Mirés
un souffle et un écho lointain des grands solitaires.
II
tBS KAKIEOBS 0 AR6E1IT.
Lorsqu'un fait grave, alarmant ou honteux, se pro-
duit dans la société, les esprits qui s'en préoccupent
pourraient se diviser en deux classes : les pessimistes,
les mécontents, tous ceux qu'une humeur plus cha-
grine , une sensibilité plus vive, une imagination plus en
éveil, prédisposent à des jugements extrêmes et abso-
lus , sont portés à croire qu'il ne s'est jamais rien passé
de pareil, qu'ils ont le triste privilège d'assister à une
nouveauté, à une monstruosité sans exemple dans l'his-
toire des vices, des travers ou des foUes de l'espèce
humaine; les raffinés, les sceptiques, ceux qui ont,
comme on dit, le vent en poupe, ou mieux ceux qui
194 GADSERTES LITTËRÂIRES.
mettent leur amour-propre à ne s'étonner de rien oo
qu'un goût de comparaison et d'analyse engage à téchet-
cher le passé dans le présent, affirment, an contraire, que
ce qu'ils voient s'est vu de tout temps, qu'il n'y a rien de
nouveau ni de changé, hormis les effets d'optique, les
décorations ef les accessoires de ce théâtre où l'homme,
cet acteur aux mille masques et au même visage, joue le
drame de ses passions et la comédie de ses ridicules. Ces
deux opinions opposées ont toutes deux leurs inconvé-
nients. La première a le défaut de décourager ceux qui
donnent des conseils et d'irriter ceux qui les reçoivent.
En laissant entendre que tout, dans le mal qu'on signale,
est monstrueux et insolite, elle amène à se demander à
quoi bon essayer de combattre ce qui ne peut être ni
atténué ni vaincu par des moyens ordinaires; comme,
au milieu de ces récriminations et de ces doléances, les
grands intérêts de la société vont toujours leur train et
n'admettent pas de halte ou de lacune, cette opinion tend
à livrer le gouvernement et la direction des affaires à
ceux-là mêmes dont on se plaint, et à isoler ceux qui se
plaignent dans une sorte d'inaction morose, trop favora-
ble aux progrès du mal. La seconde est sujette à des périls
encore plus graves : elle légalise, elle consacre par un
contentement égoïste et une approbation coupable l'im-
moralité et le scandale. Elle altère ou confond l'idée du
mal et du bien, maintient gouvernants et gouvernés dans
une sécurité funeste, énerve dans les âmes le ressort
nécessaire pour réagir contre les corruptions de notre
nature. Elle finirait, si on lui cédait la place, par trans-
former le monde des heureux, des puissants et des riches
en une dalle de festins où les convives repus s'assoupi-
raient en une stupide ivresse, pendant qu'en dessous et au
dehors, des misères sans croyance et sans Dieu, des con-*
H. OSCAR DE VALLEE. 195
voitises sans contre-poids et sans frein, saperaient lesfon-
* déments de Fédifice. Aije besoin d'ajouter que la vérité
et le bon sens te trouvent entre ces deux opinions extrê-
mes? In medio virlus,
M. Oscar de Vallée a été frappé, comme nous tous, des
dangers, des humiliations et des malheurs dont nous
menaçaient la passion et l'omnipotence de Targent, la
fièvre de Fagiotage et des jeux de Bourse, l'éclosion mal-
saine de fortunes venimeuses au soleil ardent de la spécu-
lation, n a ressenti et mesuré tout ce qui devait en ré-
sulter d* artificiel dans la richesse de noite pays, de
scandaleux dans sa morale, d'inquiétant dans soA avenir,
de dégradé et d'avili dans sa moyenne intellectuetle. Il
n'y avait là-dessus qu'une voix parmi les gens de bien et
les hommes prévoyants, et la littérature de théâtre etle^
même, cette vigie un peu suspecte où se glisse trop sou-
vent l'ennemi, dénonçait cetui-là, du haut de ses affiches,
par la voix de ses auteurs à la mode. Hais N. Oscar de
Vallée, pour se joindre à la croisade et courit sus au
monstre à écailles d*or et d'argent, se trouvait, semble-
t-il, dans une position particulière, à lafoistrèshfavorabîe
et un peu embarrassante. Magistrat, c'est-à-*dire indépen-
dant par ses fonctions comme par son caractère, il n'en
tenait pas moins par un anneau, si léger qu'il fût, à la
chaîne des fonctionnaires publics, qui ont bien charge
d'âmes, qui doivent bien tonner contre les abus, les excès
et les vices, mais qui, pour des raisons fort déKcates, ne
peuvent pas peindre tout à fait en noir ni tancer trop
violemment un temps, un pays, un gouvernement, une
société où ils comptent pour quelque chose, qui les a
choisis pour défenseurs de ses lois, de ses intérêts et de
ses mœurs, et qu'As convertiraient encore moins s'ils
rhumiliaient encore davantage. 11. OiM^ar de Vallée s'y M
196 CAUSERIES LITTERAIRES.
pris très-habilement pour tourner la difficulté et dire tout
ce qu'il avait sur la conscience et sur le cœur sans être
accusé de trop de pessimisme contemporam. Il a écrit en
tête de son livre 1720-1857 ; mais, par le fait, il a donné
plus de trois cents pages à la première de ces dates et
trente à peine à la seconde. Il s'est reporté, à cent
trente-sept ans de distance, vers ce triste épisode de Law,
qui, survenant après les ruineuses guerres de Louis XIV,
après les hypocrisies courtisanesques de la fin du grand
règne et au plus épais des désordres de la Régence,
commença la déchéance de la noblesse, de Tancieime
France et de la monarchie. Law et la société française de
1 720 ont été pour Tingénieux auteur des Manieurs d'ar-
gent ce qu'est pour Chrysale, dans les Femmes savantes,
le c*est à vous que je parle^ ma sœur. Il a pu déployer sa
verve généreuse, grouper les allusions, les leçons et les
exemples, mettre à nu les conséquences désastreuses de
ces apoplexies financières où des miUions mal gagnés
aboutissent à la banqueroute et à la ruine, nous peindre
le faste des nouveaux enrichis, leurs prétentions au rôle
de grand seigneur et de Mécènes, la platitude de leurs
parasites et de leurs flatteurs, Tirréparable abaissement
de la classe qui trempa dans cet insolent triomphe de
l'argent, et qui tomba d'autant plus bas qu'elle était plus
haut ; il a pu tout cela en nous frappant sur la joue de
Law, et en parlant, en maint endroit, par la bouche de
d Âguesseau : il était difficile de mieux choisir la person-
nification du mal et l'interprète du bien.
A ce point de vue, ou, si l'on veut, sur ces hauteurs
historiques où s'est placé M. Oscar de Vallée pour voir
d'un regard plus cakne et plus net ce qui se passait sous
ses yeux, on comprend aisément tout ce qu'un esprit aussi
pénétrant que le sien a pu recueillir d'analogies et de
M. OSCAR DE VALLÉE. 197
nuances, de similitudes et de contrastes. C'est là le
piquant de son sujet et de son livre ; nous allons essayer
de le suivre, et, si nous rencontrons çà et là quelques
légères dissidences, nous devons, dès à présent, rendre
hommage au mérite de son entreprise, à l'excellence de
son œuvre.
Nous ne raconterons pas, aprèà H. Oscar de Vallée,
l'avènement subit de Law dans les finances de l'État ; les
embarras et les désordres qui augmentèrent son crédit
auprès du Régent et des hommes de cour, comme une
maladie incurable accrédite l'empirique aux dépens du
médecin; son système, ses promesses, ses dupes, ses
victimes; les actions qu'il créa sur les fleuves et les forêts
vierges de l'Amérique; les illusions dont il enflamma
toutes les imaginations et dont les fumées obscurcirent
toutes les consciences; les foMes de la rue Quincam-
poix, la crédulité de ceux-ci, l'enivrement de ceux-là, la
friponnerie des uns, l'éblouissement des autres ; l'expie*
sion de vices, de passions honteuses, de laideurs morales,
de ridicules, de crimes même, qui jaillirent de ce fonds
méphitique comme d'une mine inexplorée. H. Oscar de
Vallée en a rassemblé les principaux traits d'après les
historiens et les Hémoires du temps, et c'est là une lec-
ture, sinon très-édifiante, au moins très-intéressante et
très-instructive. Hais on n'y trouve, après tout, qu'un
chapitre de l'histoire des aberrations humaines, et il ne
faudrait pas avoir vécu, observé ou réfléchi pour s'éton-
ner de la prise qu'oflre, en pareil cas, le cœur de l'homme
à quiconque le sollicite par ses c<)tés sensuels, avides ou
grossiers. Ce qui est caractéristique, dans cet épisode de
Law, dans ses préludes et ses suites, ce qui autorise
l'historien et le moraliste à y chercher le point de départ
de leurs parallèles, à le mettre en regard de nos propres
i98 CAUSERIES LITTÉBAIllES.
misères, c'est qu'il a été pour la classe qui dominait alors
ce que serait, si elle n'y prenait garde, pour celle qui
domine aujourd'hui cette idolâtrie du Veau d'or, consta-
tée par tant de signes funestes et substituée aux géné-
reuses croyances. S'il était permis d'introduire l'équation
algébrique dans l'histoire et dans la morale, on pourrait
dire, — et c'est là tout le livre de M. Oscar de Vallée, —
que les Manieurs d'argent de 1720 ont été à la noblesse
ce que sont ou ce que seraient pour la bourgeoisie les
Manieurs d'argent de 1857.
On sait, hélas ! où en était la noblesse française à cette
date fatale, qui marqua la transition brusque et violente
entre les grandeurs assombries de Louis XIV et les désor-
dres du régime suivant. Décimée depuis les guerres de
religion et les convulsions sanglantes du seizième siècle»
affaiblie par la politique du roi et des ministres, qui lui
étaient au dedans la force dont ils avaient besoin pour
eux-mêmes afin d'agir et de triompher au dehors ; énervée
par cette vie de cour qui remplaçait pour elle les agita-
tions fécondes de la lutte et du pouvoir; ruinée par les
dernières campagnes; entraînée par la piété du vieux
monarque à ce mélange de dévotion officielle et de li-
bertinage- clandestin qui trouve moyen de dégrader le
vice et de corrompre l'immoralité, la noblesse française,
â ce commencement de règne et de siècle, n'était pres-
que plus qu'une plante brillante et parante, tenant 1
peine au sol qu'elle avait arrosé de son sang, défendu et
agrandi de son épëe. Cette situation désastreuse la lais-
sait sans défense contre une tentation d'un nouveau genre
qui lui offrait de couvrir d'or la table rase faite en elle et
chez elle par l'absolutisme de la monarchie, le faste de la
cour, les frais de la guerre, l'affaiblissement des croyan-
ces et la licence des mœurs. Elle trouvait, dans ce mirage
H. OSCAR OE VALLEE. 199
qu'un charktan faisait luire à ses yeux novices, de quoi
repaitre son imagination oisive et assouvir ce besoin de
luxe qui s'accroît et s*envenime à mesure que diminuent
les richesses véritables. Elle s'y livra, et ne fut pas seule
emportée dans ce tourbillon de poudre d'or, prête à se
noyer dans la boue. L'honneur et la conscience faibli-
rent ; l'omnipotence du vil métal passa dans les mœurs et
se joua des lois.
Déjà ces monstrueuses existences, les Bouret, les Sa-
muel Bernard, avaient vu les distinctions du rang, l'or-
gueil du nom, la dignité du trône et jusqu'à l'étiquette
abdiquer devant leurs écus. Le règrle de Làw fit faire un
pas de plus ^ans cette voie. Princes, grands seigneurs,
gentilshommes, bourgeois, valets, artisans, vagabonds, se
confondirent dans un pêle-mêle où toutes les grandeurs
s'effaçaient au contact de toutes les bassesses, où l'éga-
lité du but rapprochait toutes les distances sociales, où le
noble devenait vil sans que le vilain devînt noble. Mais
ce vilain, qui avait déjà sa part dans l'entraînement et la
curée, n'en avait pas encore dans la responsabilité du ma!
et de l'opprobre. A la faveur de son obscurité qui allait
finir, il se préparait à profiter de ce vertige qu'il parta-
geait ; dans cette ombre où se glissaient les premières
lueurs d'un jour nouveau, il apprenait à mépriser cette
noblesse qui, après avoir perdu sa puissance, perdait son
prestige. Soixante-dix années s'écoulèrent; années oisives
et futiles eh apparence, remplies, en réalité, de tous les
efforts et de toutes les audaces de la pensée humaine. Ce
travail de décomposition, inauguré sous la Régence,
activé par ce triste spectacle de l'élite d'une grande na-
tion menée en laisse par un manieur d'argent, se poursui-
vit, s'accomplit et s'acheva. Cette bourgeoisie, qui n'était
lien en 1720 que le témoin envîetix et moqueur de cette
200 Causeries littéraires.
orgie de Tor associée aux autres orgies, allait être tout
en 1790, tout, même le juge, le bourreau et le successeur
de sa souveraine d'autrefois, qui s'était exposée d'avance
à mériter ses violences en ne méritant plus ses respects.
On le voit, le cadre est knmense, et nous ne pouvons qu'a-
bréger les textes que nous fournit H. Oscar de Vallée.
Bornons-nous, et disons avec lui que la rue Quincam-
poix fut pour la noblesse de France ime des étapes
par où elle passa pour arriver à la place de la Révolu-
tion.
Maintenant qu'y a-t-il là d'applicable au temps présent?
Aujourd'hui tout est changé, ou, si l'on veut, tout est
descendu d'un étage. Un abîme, un monde,'une immen«
site, ont passé entre les deux époques. Ce n'est plus la
noblesse ayant devant soi, contre soi, ce terrible tiers
état, cette puissance inconnue, prête à grandir en force,
en intelligence, en prétentions, en orgueil, pour terrasser
son ennemie démantelée, sa souveraine de la veille, sa
victime du lendemain. C'est la bourgeoisie triomphante
et régnante, qui, par la marche des choses et la logique
même de ses victoires, se trouve en face d'une rivale non
moins redoutable, non moins exigeante, renfermant dans
ses flancs mystérieux non moins de calamités et de tem-
pêtes. La démocratie a déjà montré, en des jours dont le
souvenir devrait être indélébile, qu'elle entendait bien
avoir son tour et sa part. Si la bourgeoisie lui donnait
d'avance gain de cause en bornant aux jouissances maté-
rielles et aux moyens de se les procurer toute la destinée
de l'homme et des sociétés humaines, le lion populaire
et démagogique aurait tôt ou tard beau jeu pour la dé-
chirer et l'étouffer dans ses robustes étreintes. La bour-
geoisie n'a pas eu de Louis XI, pas de Richelieu, pas de
Louis XIV pour la paralyser et l'amoindrir. Tout a favorisé
H. OSCAR DE VALLËB. 20L
son règne : on lui a créé des formes de gouvernement qui
semblaient faites exprès pour le libre développement de
ses talents et de son influence. C'est elle qui n'a pas su
régner, ou qui du moins a laissé se détacher de son pou-
voir tout le cAté vraiment grand, intelligent, politique,
la direction des esprits et des âmes dans le sens de la
liberté sincère ^t de Télévation morale. Qu'elle y prenne
garde ! S'il était prouvé que son empire n'aboutit qu'au
triomphe de l'agiotage ; que les manieurs d'argent, sortis
de son sein, deviennent ses suzerains et ses maîtres;
qu'elle permet à ses enrichis, à ses parvenus, de cade-
nasser dans leur co&re-fort toutes les nobles idées qui
ont été le souffle et la vie du monde moderne, il y aurait,
dans ce spectacle, de quoi surexciter et légitimer tout en-
semble les convoitises et les agressions de la démocratie.
La foi, le sens moral, le goût du beau et du bien, l'aspi-
ration vers une destinée plus haute, la règle intérieure
des consciences et des âmes, tout ayant disparu dans
l'égalité du tapis vert, tout étant traité de vieillerie ou de
chimère par ceux de qui doit venir l'impulsion et l'exem-
ple, il n'y aurait plus de raison poiur interdire, à ceux qui
n'ont rien, de se nier sur ceux qui possèdent. Le scan-
dale de ces fortunes rapides et véreuses dépouillant la
propriété des garanties ^i la consacrent, livrant le pro-
priétaire au mépris de ceux qui l'envient, toutes les
bases sur lesquelles la boiu'geoisie a fondé son pouvoir
s'écrouleraient à la fois. Au nom de la jouissance et de
la matière, ses vainqueurs lui prendraient ce qui serait
acquis en dépit de la justice, de la probité et de l'hon-
neur.
Tels sont les enseignements qui ressortent des conclu-
sions de H. Oscar de Vallée. Ici nous lui signalerons ime
légère inconséquence* U commence par établir une dis*
.909 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
tinction importante entre la politique et la morale. D
remarque excellemment que les lois ne sont rien sans les
mœurs, et il en conclut qu'au lieu de discuter les formes
variables de la politique ou feit mieux de s'occuper de ces
notions immortelles du bien et du mal, du juste et de
Tinjuste, qui seules peuvent préserver les peuples de la
dë<»idence et du désordre. Sans doute ; mais ne pourrail-
on pas lui répondre — avec beaucoup de précautions ora-
toires — qu'il y a, dans certaines institutions politiques,
une ide, une force, qui pousse les intelligences vers m
but plus élevé, ouvre aux ambitions une plus noble car-
rière, donne à l'activité humaine un aliment plus digne
d'elle; et que ces institutions ayant péri, œs intelligences,
ces ambitions, cette activité, ne sachant plus où se pren-
dre, s'abaissent vers les intérêts matériels, et, feuie d'air,
tombent dans la fange? Ne pourrait-on pas lui dire -*
toujours avec périphrases — que ces évolutions de haut
en bas sont surtout inévitables si la déchéance des liber*
tés, le silence de la tribune, le mutisme de la pretae, for-
ment au sein d'une nation un grand vide qu'il fani rem-
plir, si le désabusement, T^oisme, la mollesse, le
scepticisme, venus à la suite des catastrophes et des
revirements politiques, servent de dogmes accessoires et
comme d'introducteurs à la religion des sens et de l'ar-
gent? On nous accuse souvent de trop aimer l'ancien
régime et de calomnier le nôtre. Eh bien, nous avouerons
de bonne grâce, — et M. Oscar de Vallée sera de notre
avis, — que rien, dans les scandales odieux «u grotesques
qu'ont oiTerts> de nos jours, les manieurs émargent, n'a
été comparable à ce qui s'est passé en 1720; que, soas
le rapport de l'arbitraire, du faste insolent, des friponne-
ries évidentes, de la sottise des dupes, de Toppressioa des
¥tGiii»es, 4a ridicule des enrîcfais^ des «bus» des viees et
H. OSOAR DE TALLBB. M5
des crimes, la légende de Law dépasse de bien loip le
contingent fourni par nos coulîssiers, nos faiseurs^ et nos
millionnaires. Cette amélioration, même dans le mal,
n'est-il pas juste de l'attribuer, au moins en partie, au
bienfait posthume d'institutions dont il est permis de
médire, mais qui ayaient l'avantage de forcer la conscience
de tous à s'éclairer de l'examen de chacun? Le sujet est
scabreux, et je glisse; j'aime mieux d'ailleurs finir sur de
plus consolantes images. Sans doute c'est un spectacle
douloureux que ce culte de l'or détrônant de plus purs
enthousiasmes et des passions plus généreuses : pourtant,
dans un pays comme le nôtre, il y a toujours du dédom-
magement et de la ressource. Ces princes et ces ducs de
i720, si démoralisés, si avilis, prêts à troquer leurs titres
de noblesse contre les chiffons de papier d'un escroc, ils
se retrouvèrent à Fontenoy ; leurs fils et leurs petits-fils
se couvrirent de gloire dans les guerres d'Amérique, et
firent meilleure mine devant l'échafaud de Samson que
devant le comptoir de Law. Ce fut assez de la persécution
et de la mort pour les réhabiliter en les immolant. De
nos jours, au moment où reparaissaient parmi nous
tes symptômes de cette fièvre de l'or, nos vétérans et
nos conscrits renouvelaient en Crimée ces prodiges de
dévouement et de bravoiire, d'infatigable patience et
d'abnégation héroïque, dont la France n'est jamais
avare. Nos prêtres, nos sœurs de charité, nos reli-
gieux, ajoutaient encore à l'éclat de cette protestation
magnifique de la vertu contre le vice, de la grandeur
morale contre la cupidité et la bassesse. Non, il n'y
aura pas lieu de désespérer de notre pays, tant qu'il
pourra présenter au monde» en indemnité de ses agio-
teurs et de ses manieurs d'argent, une armée si intrépide,
un clergé si admirable ; —H. Oscar de Vallée me permettra
204 CAUSERIES LITTËRAIBES.
d'ajouter : et des magistrats profitant des loisirs que leur
laissent leurs graves fonctions, pour écrire des livres
remarquables et signaler à lem temps ses dangers et ses
fautes.
IX
, M. EUGENE POITOU
j
DD ROMAN ET DU THEATRE CONTEMPORAINS , ET DE LEUR INFLUENCE
SUR LES MŒURS.
Nous venons de rendre hommage à l'œuvre remarqua*
ble d'un magistrat attaquant, avec talent et à propos, les
manieurs d'argent. En voici un autre qui dénonce, avec
non moins d'autorité et de vigueur, ceux qu'on pourrait
appeler les manieurs de sophismes. 11 serait facile d'éta-
blir des parallèles , de trouver des fdiations et des analo-
gies entre ces deux causes, ces deux entreprises, ces deux
sortes de dangers et d'ennemis. Quiconque a observé le
mouvement des esprits depuis vingt-cinq ans a pu aisé-
ment reconnaître que le& idées fausses, les paradoxes
corrupteurs, les doctrines perverses ou insensées, après
avoir parcouru le cercle de leurs folies et s'être brisées
contre d'inflexibles réalités, devaient nécessairement
amener le règne des intérêts matériels et l'idolâtrie de
l'argent : car il y avait deux parts dans ces enseigne*
ments du théâtre et du roman contemporains, que
H. Eugène Poitou vient de grouper d'une main si ferme et
si sûre : l'une, à Tusage des âmes eobousiastes et des
206 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
imaginations ardentes, consistait en déclamations passion-
nées contre les lois sociales et les devoirs de la vie ordi*
naire; l'autre, dëdièe aux natures grossières et sensuelles,
surexcitait leurs convoitises par la peinture des jouissan-
ces du luxe, de l'omnipotence de Tor, des souffrances de
la pauvreté. Toutes deux, par des moyens différents»
conduisaient au même résultat. Les lois morales qui ré-
gissent les consciences étant livrées à 1^ dérision et au
mépris, les lois visibles qui gouvernent le monde étant si-
gnalées à la haine, les douleurs et les passions du pauvre
étant à la fois dépouillées de toute consolation divine et
délivrées de tout frein terrestre, puis tout cet ensemble
d'erreurs funestes et d'ardeurs fébriles étant finalemait
comprimé ou ajourné par la force, le culte du bien-être et
du gain a dû seul survivre dans ces intelligences violem-
ment désabusées du faux sans être ramenées au vrai; la
dictature des écus a dû ressortir de la chute des sophis-
mes, C'est là ce que nous avons vu : les agioteurs, les
enrichis, les raffinés de la coulisse et de la Bourse, ont été
les exécuteurs testamentaires de Lélia et de Trenmor, de
Rodolphe et d'Adrienne de CardoviUe , de Vautrin et de
madame Harneffe.
Hais tel n'est pas, à vrai dire, le sujet du livre de
H. Poitou, et nous avons à le suivre de plus près. L'his-
toire même de ce livre, de la récompense académique
qu'il a méritée et obtenue, pourrait donner lieu à quelques
réflexions piquantes. L'Académie des sciences morales et
politiques ne passe pas pour être exclusivement composée
de contre-révolutionnaires bien fanatiques, ni même de
chrétiens bien fervents. C'est pourtant cette Académie qui
. a mis au concours la question traitée par M. Poitou, et qui
a couronné son mémoire. On ouvre ces pages ombragées
de palmes vertes ; et, parmi I^ coopërateurs de ce travail
M. EUGfiNE POITOU. 201
destructif dont H. Poitou ènumère tous les points d'atta-
que et tous les coups de pioche, on rencontre, au premier
rang, les noms de George Sand, de Balzac, de Victor
Hugo, des deux Dumas, et même de Bèranger. On se
souvient alors que d'autres écrivains, sans mission offi-
cielle , sans espoir de récompense académique, poussés
uniquement par Tenvie de protester contre le désordre
intellectuel et moral que consacrent et éternisent certai-
nes admirations, ont essayé naguère de porter la main
siu" ces idoles, et qu'ils n'ont recueilli pour prix de leur
tentative que railleries et injures; qu'on les a signalés à
Tanimadversion publique comme iconoclastes et contemp--
teurs des gloires nationales ; que leurs amis les ont très-
faiblement soutenus , et que même les avisés et les sages
les ont blâmés de ce zèle imprudent et de ces compromet*
tantes équipées. On se souvient que, tout récemment en-
core, un membre bien spirituel de l'Académie française,
qui est aussi de l'Académie des sciences morales et politi-
ques S citait avec complaisance les obsèques de Déranger
comme preuve de tout ce que nos sentiments patriotiques
ont de vivace et d'indestructible : esprit charmant, en effet,
et se contentant de peu, à qui des obsèques et une gloire
accaparées par un préfet de police ont paru le triomphe
du libéralisme! Mais que voule^vous? L'inconséquence
est une des conditions les plus essentielles de la nature
humaine. S'il était défendu à l'homme d'être inconsé-
quent, nous serions tous des saints ou des scélérats. Or
les saints sont très-rares, les scélérats ne sont pas très-
communs, et il doit être permis aux Académies d'être, là
comme ailleurs, l'expression exquise de l'humanité.
Le procédé de M. Eugène Poitou est & la fois simple et
* M. Ch. de Bémusat
208 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
habile. Au lieu de séparer, dans ses démonstrations, le
roman et le théâtre, ce qui l*eût exposé à des confusions
et à des redites, il les a réunis sous un même chef d'accu-
sation, et il a tour à tour recherché leur influence sur la
morale privée et sur la morale publique. Pour se rendre
compte de cette influence , il lui a suflTi d'inscrire succes-
sivement en tête de ses chapitres les vérités fondamentales
sans lesquelles la société ne serait qu'une caverne de
bandits ou une agglomération de sauvages, et il n'est pas
une de ces vérités, pas une seule, qu'il n'ait trouvée dé-
mentie, insultée, raillée, démolie par ces romans et ces
drames qu'il fait passer sous nos yeux. Les textes sont là,
et M. Poitou n'y change pas une syllabe. Les guillemets
ont une éloquence que rien ne saurait aflaiblir ni rempla-
cer. Est-il question de suicide, M. Eugène Sue et madame
Sand, Lélia et mademoiselle de Cardoville, Ralph et la
Hayeux, les héros et les hérolmes préférés des deux illus-
tres romanciers, vous prouvent surabondamment que le
suicide est légitime, nécessaire et glorieux. L'idée du de-
voir vous gêne-t-elle, le fatalisme vous parsdt-il com-
mode, H. de Balzac, M. deStendlial et M. Dumas, H. Sue
et madame Sand , déjà nommés, ne vous laisseront que
l'embarras du choix en fait d'arguments et de plaidoyers.
Le mariage vous ennuie-t-il, le même Balzac, le même
Stendhal, le même ou la même George Sand, vous mettront
en mesure de traiter, comme elle le mérite, cette institu-
tion surannée. Aimez-vous l'adultère, ils en ont mis partout.
Un petit tour aux galères vous tenterait -il, Vautrin,
Trenmor, ont été galériens, et s'en vantent. Avez-vous
quelque motif de rancune contre la propriété ou la fa-
mille, quelque appétit pour le bien d'autrui, le Meunier
d*Angibaulty Martin V Enfant trouvé^ le Péché de M, An^
toinCy le Compagnon du Tour de France^ Frère et Sosur,
M. EUGENE POITOU. 209
et dix autres productions des mômes auteurs, vous fourni-
ront des pages entières pour légitimer votre haine et léga-
liser votre goût. Vous plaît-il de rendre la société respon-
sable de vos fautes et de vos malheurs, feuilletez ces romans
et ces drames, et ils vous diront, par la bouche de leurs
personnages les plus séduisants, les plus poétiques, que la
société seule est coupable, et que vous êtes innocent.
Vous semble-t-il inique qu'il y ait des riches et des pauvres,
le Vieux Vagabond, Martin, le Jtiiferranty les Mystères du
'peuple, Riche et Pauvre, Lélia, vont vous dire ce qu'ils en
pensent. Ainsi de suite : il n* existe pas une erreur, un
mensonge, une folie, un désordre, un vice, un crime, qui
ne trouve son apologie, son panégyrique ou son apothéose
dans ces œuvres, acceptées, applaudies, célébrées, popu-
laires. On croit rêver, lorsqu'on revoit à froid, rassemblés
dans un petit espace, tous ces témoignages de perversité
et de démence, toutes les strophes de cet hymne au dés-
sordre, à la destruction et au mal. La société qui a toléré
ou accueilli des énormités pareilles, est donc elle-même
bien pervertie? Ou, si elle n a pas voulu s'en laisser per-
vertir, elle les a donc repoussées avec horreur? Elle a
donc porté en triomphe ceux qui ont tenté de combattre
ces sophismes et ces extravagances? Eh bien, non ; ni
Tun ni l'autre : il y a là une distinction importante, sur
laquelle H. Poitou n'a pas, selon nous, assez insisté, et
qui eût donné à son travail, un peu trop condensé peut*
être, plus d'horizon et plus d'air.
Pour éviter d'aboutir à des conclusions trop désespé-
rantes, que les Académies, en général, n'aiment pas, il a,
dans les dernières pages de son livre, ouvert quelques
points de vue moins sombres ; il a fait des réserves en
Thonneur de quelques romanciers, de quelques auteurs
dramatiques, moins déréglés que les autres : il a même
1%
SIO CAUSEEIES LITTfiiAIRES.
para prendre au sérieux la réaction morale et classi%ae
entreprise, il y a une douzaine d'années, au nom du bon
sens, par UM. Ponsard et Emile Augier, par l'auteur
6! Horace et Lydie et celui du Mariage d'Olympe. Nous ne
(Toyons pas que ce soit là la vraie quçstion. Il avait mieux
à dire. Q\x*il me permette de lui indiquer cette nuance,
non pas, à Dieu ne plaise ! pour le combattre, mais plutôt
pour le compléter. Aussi bien, ce ne sera pas la première
fois que j'aurai eu l'honneur de me rencontrer avec lui.
S'il fallait JMger de Tétat moral de la société contempo-
raine par les livres qui prétendent la peindre» par les doc-
trines et les images qu'ils renferment, par le scandaleux
succès qu'ils ont obtenu, on arriverait à conclure que les
mœurs publiques et privées ont atteint un degré de
corruption inouï, que la famille et le foyer domestique
sont abandonnés à de perpétuels outrages, que l'idée du
devoir est anéantie dans les âmes, que l'adultère règne en
maître, que le mariage est aviU et bafoué, que les intelli-
gences et les cœurs sont en proie à une anarchie sans
frein, sans nom, où des milliers de mains impatientes dé-
chirent, page par page, toutes les lois divines et humai-
nes. Or c'est tout le contraire : jamais, pour nous servir
d'un mot adopté par les mœurs faciles d'un autre siècle,
la galanterie ne fut moins en honneur qu'aujourd'hui :
jamais le mariage ne fut phis respecté, les joies de I§ fa-
mille mieux savourées, rèducalion des enfants mieux
comprise et plus attentivement suivie. Interrogez les sou-
venirs de nos devanciers , les derniers demeurants d'une
génération qui va s'éteindre : ils vous diront que, dans telle
ou telle ville, où les mauvaises langues chercheraient en
vain un seul scandale, il y avait, de leur temps, d'innom-
brables intrigues f — toiqours le vocabulaire d'alors, —
et que ces intrigues étaient admises, presqpie Gonsacrées,
H. EDGftNE POITOD« SU
oomme la conséquence naturelle de la vie mondaine. D*oQ
"vient ce contraste? Comment se fait-il que Vépoque qui vit
éclore» dans la littérature, deshéros de sentiment, de cheya-
leresques figures, des personnifications exaltées de la irertu
et du devoir, ait vu, dans le» salons, de fuj^tives et frivo-
les amours se nouant et se dénouant d'une saison à Tautre,
et que les ménages les mieux ums, les affections les plus
sérieuses, les plus chastes et les plus pieuses mères de
famille vivent côte à côte avec les inventions les plus dés-
ordonnées du roman et du drame moderne? Quel est Iç
mot de Ténigme? Elle ne nous semble pas inexplicable.
Au temps dont nous parlons , c*était bien la société po-
lie, élégante, aristocratique, celle des honnêtes gensy des
gens comme il faut, qui entretenait un commerce quoti-
dien avec la littérature, et qui se laissait endoctriner, pé-
nétrer, égarer par elle. On conservait encore les traditions
du siècle où Voltaire, Montesquieu, Rousseau, écrivaient
pour les grands seigneurs et les grandes dames tout en
préparant leur mine, où, à Paris et en province, des du-
chesses et des marquises, recevant, le soir, un exemplaire
firais éclos de la Nouvelle HéUnse, étaient surprises parle
jour, en pantoufles et au coin de leur feu, dévorant les dé-
clarations éloquentes de Julie et de Saint-Preux. Cet éter-
nel fonds d'amour du plaisir, de romanesque chimère, de
révolte sentimentale ou sensuelle, qui veille dans toutes
les âmes et se joue à toutes les surfaces, était commun
alors aux lettres et aux salons, et ceux-ci recevaient le
contre-coup de tout ce qui agitait , amusait ou dépravait
celles-là. Haintenantrien de pareil : avertie et, pour ainsi
dire, repliée sur elle-même par des calamités incroyables»
mise en dehors du gouvernement des mœurs publiques
par une série de révolutions, la société, dans son expres-
sion la plus hauts et U plus pure^ a rompu avec ces jeux
2i2 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
et ces audaces de l'esprit qui lui avaient fait tant de mal.
Elle leur a fermé sa porte, elle ne les connaît plus, et elle
se console de ses désastres par la pratique de ces vertus,
par raccomplissement de ces devoirs, par la jouissance de
ces félicités domestiques qu'elle avait négligés ou mécon*
nus au milieu de ses brillantes prospérités. Elle exagère
même cette rupture, cette attitude méfiante et hostile vis-
à-vis des entreprises et des libertés de la pensée; elle
craint les courants d'idées comme les convalescents crai-
gnent les courants d'air : elle ressemble à ces blessés dont
la plaie tressaille et saigne^ même aux contacts les plus
inofîensifs et les plus légers. C'est tout au plus si, de
temps à autre, un des siens, a patricien ou patricienne, »
comme on dit aujourd'hui, l'attriste ou Tètonne par l'éclat
d'une faute romanesque, et tel est désormais le change-
ment des mœurs, telle est la netteté des situations res-
pectives, que presque toujours ces cœurs révoltés ou dé-
chus, au lieu de s'effacer dans un milieu de faiblesses et
de tolérances réciproques , passent à l'ennemi, se décla-
rent brusquement , arborent le drapeau de leurs désor-
dres et que ce qui n'eût été jadis qu'un épisode mondain
devient une déclaration de guerre. Mais au-dessous de cette
société d'élite, calfeutrée et timorée, il s'en est formé un&
autre, ardente, spirituelle, passionnée, hétérogène, com-
posée de tous les détiitus révolutionnaires, appelant à elle
les déserteurs des classes privilégiées, les naturels ou les
volontaires de la bohème, les artistes, les viveurs, et l'im-
mense majorité des gens de lettres , qui deviennent ainsi
juges et parties. Toutes les existences douteuses et pré-
caires, tout ce qui tient par un côté à l'industrie équivo-
que ou véreuse, à l'art corrupteur ou vénal, au plaisir
bruyant et facile, à l'élégance suspecte et tarée, se ratta-
che à cette société mixte, assez riche de son propre fond
M. EUGENE POITOU. 213
pour défrayer toutes les peintures et tous les types de la
littérature immorale. C'est de ses flancs orageux que sort
cette littérature , et c*est à elle que cette littérature s'a-
dresse. C'est elle, c'est ce produit frelaté de nos mœurs
nouvelles et de nos victoires démocratiques, qui tient
maintenant le haut du pavé dans le monde du théâtre et
du roman, que l'on rencontre aux premières représenta-
tions, qui décide des succès, distribue les renommées et
les couronnes, et qui fait bonne garde, lorsqu'à l'extré-
mité contraire une voix isolée s'efforce de signaler l'igno-
minie de ces triomphes et le danger de ces tendances.
Ayant un enjeu dans toutes les idées dont s'alimenteitf le
roman et le théâtre, complice des passions qu'ils exploi-
tent et qu'ils caressent, vivant de plain-pied avec leurs
grands hommes, leurs coryphées et leurs comparses, res-
pirant le même air, parlant la même langue, cette société
n'a pas seulement la littérature pour expression ; elle est
la littérature elle-même ; il serait impossible du moins de
les séparer, et voilà pourquoi elles s'entendent et se sou-
tiennent si bien. Que fait, pendant ce temps, l'autre so-
ciété, la véritable? S'indigne-t-elle? Non, car elle sait que,
dans son atmosphère purifiée, ces miasmes ne peuvent
l'atteindre. A-t-elle peur? Hélas! non, excepté peut-être
le 25 février, quand le paradoxe descend dans la rue,
porte un fusil et chante les lampions. Encourage-t-elle,
dans la mêlée, ses rares défenseurs? Non ; car elle ne
croit pas avoir besoin d'être défendue, et, dans les condi^
lions nouvelles où elle s'est placée, elle est étrangère, ou,
A l'on veut, supérieure au débat. Les aberrations de l'art
contiemporain éveillent un moment sa curiosité, rien de
plus ; les efforts de la critique réactionnaire obtiennent
un instant sa bienveillance, voilà tout ; et il ne saurait y en
avoir davantage. A la suite de nos catastrophes et par h
ÎU CAUSERIES LITTÉRAIRES.
faute de tous, un abime s*est creusé entre les lettres et ce
monde qui les animait autrefois de ses leçons et de ses
exemples. C'est à travers cet abime qu'il assiste ai^ourd'hui
à Fattaque et à la défense, et la distance est trop grande
pour qu'il puisse juger la portée de Tune et le mérite de
Tautre. De là cette disproportion énorme de la part faite i
chacun : aux agresseurs, aux insulteurs , aux corrupteurs,
les ovations, le bruit, la célébrité, la richesse; aux défen-
seurs rindifférence, Vinjure et Tabandon. On en souffre
d abordy on est tenté de crier àriqjustlce, à l'ingratitude,
puis on réflécliit, et l'on reconnaît que trop s'étonner ou
trop se plaindre » ce serait ne pas comprendre son temps.
Telle est la situation , et sans doute H. Poitou n'a pas
attendu, pour s'en rendre compte, nos indications rapides.
Elle ne le détournera pas, j'en suis sûr, de cette tâche
réparatrice où il a fait preuve de talent et de courage, et
où le sentiment du devoir accompli donne des joies meil-
leures et plus saines que les ivresses de la vanité. Lui dirai-
je toute ma pensée? Peut-être, pour déployer, dans toute
leur liberté et toute leur force, ses indignations et ses cen-
sures, ferait-il bien de ne pas trop les enfermer dans les
cadres des programmes académiques. Le noble rôle de re-
dresseur de torts littéraires exige ime indépendance et par-
fois une ftpreté d'allures, peu compatibles avec ce régime de
ménagements discrets et d'accommodements habiles dont
ne sauraient se passer ces doctes assemblées. Puisque
M. Poitou a choisi, en littérature, la meilleure pai*t, la
part des austérités et des sacrifices, qu'il ne s'arrête pas
en si bon chemin : les insultes de la basse littérature va-
lent mieux même que les suffrages de Jérôme Paturot.
'ix
POETES ET CONTEURS
M, DE SALVANDY
M. de Satvandy naepdt leMi juin 4795» i Condom, tee
premier dîocèM de Bossuet. Son adolesoenee studieuse et
ardente s'onvrit à la hunîëre et A ia vie pendant ces an^
nées qui mêlaient déjà mx éblouissements de TEmpire
^elques sombres présages. De là deux impressions diCEè-
rentes, bien qa'étroitement liées, qui décidèrent de la
direction de son hitelligenee et préparèrent à sa cwrière
actÎTe, à travers nos changements et nos catastrophes, une
remarquable unité. Il respira avec Taîr l'amour de la
gloire, cette passion qui ne messied pas aux âmes c«pa*
blés de la poiter ; mais en même temps il accoutuma les
premiers enthousiasmes de sa jeunesse à démêler ce qui,
dans ce hixe de gl<»re el de jouissance» s'acoardait ^avec la
S16 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
grandeur et le génie de la France , et ce qui n'était qu'un
démenti infligé par un homme à la conscience des peuples
et à la liberté humaine. H. de Salvandy apprit à aimer la
liberté et son pays, en voyant ce qui opprimait Tune, et
en songeant à ce qui menaçait Tautre. Haïs, pour le mo-
ment, il n^était encore qu'élève au lycée Napoléon ; élève
volontaire qui avait gagné «ce premier enrôlement classi-
que à l'aide d'une pétition d'un genre bien inattendu sous
la plume d'un enfant de douze ans : un poème en prose
sur les victoires d'Italie, d'Egypte et d'Austerlitz! A ce trait
caractéristique s'en joignit bientôt un second qui ne l'est
pas' moins. La fortune de l'Empire suivit dans sa décrois-
sance une marche plus rapide encore que dans ses con-
quêtes . Arrivèrent les douloureuses et héroïques campagnes
de 1812 et 1813. Tout ce qui restait de ces générations
mutilées, tout ce qui était trop jeune ou trop vieux pour cou-
rir à ces dernières mêlées, prêtait une oreille attentive à
ces bruits glorieux et sinistres, échos de batailles perdues
ou de victoires stériles, qui se rapprochaient peu à peu, et
accroissaient, en se rapprochant, le péril et l'angoisse.
Pour M. de Salvandy, alors en rhétorique, ces bulletins,
ces récits éloquents et brefs, avaient un tout autre prestige
que les pages* refroidies de Tite-Live ou de Salluste. Un
soir, au réfectoire, au lieu d'une lecture insipide que les
quatre cents élèves s'apprêtaient à ne pas écouter, on en-
tend lire un bulletin de victoire , daté de Lutzen, où les
grands noms de l'histoire moderne se croisent et s'entre-
choquent comme dans un conflit d'armées : le champ de
bataille est décrit, les mouvements militaires esquissés à
grands traits , et le tout est accompagné d'une proclama-
tion où l'auditoire croit reconnaître le grand style' de l'Em-
pereur. Nous laissons à penser quelle fut rémotion géné-
rale : disciples et maîtres s'y ti'ompèrent, même le provi-
M. DE SALVANDY. 217
scur M. de Wailly. Le traducteur d'Horace fut dupe de ce
nouveau chant d*Homère. Le lendemain, tout se découvrit;
l'auteur du récit, du bulletin, de la proclamation et de la
bataille , c'était Télève Salvandy. 11 y avait là une de ces
fautes (felixculpa) qu'il n'est pas donné à tous de commet-
tre, et qu'on punit en les admirant. H. de Salvandy pré-
vint la punition en se faisant soldat, et, l'année suivante,
âgé de dix-neuf ans à peine, il revenait au lycée, pour son
cours de philosophie , avec les épaulettes d'ofGcier et la
croix de la Légion d'honneur. Trente ans après, il rentrait
dans ce même collège, en qualité de ministre de l'instruc-
tion publique, pour y installer comme proviseur le fils de
M. de Wailly, et il témoignait au fils sa reconnaissance
pour le père avec celte grâce, cette éloquence partie du
cœur, dont il possédait le secret !
Tel fut le début de cette carrière où l'imagination, même
dans ses hardiesses, ne fit jamais tort à la justesse de vues.
Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que ce bien-
fait d'une éducation littéraire, obtenu par un poème en prose
écrit à douze ans sur les prodiges de nos armes, et cette
vocation militaire se déclarant tout à coup à la suite d'une
équipée de rhétoricien enivré de patriotisme et de gloire,
répondent bien à l'idée qu'on se forme de ce caractère et
de cette vie. Chez M. de Salvandy, en effet, l'officier fran-
çais doublé de littérature ne disparut jamais entièrement,
et ce reflet chevaleresque, peu commun en pohtique, re-
levait d'une façon piquante l'ensemble de sa physionomie.
L'instinct prophétique dont il fit preuve plus tard en bien
des circonstances solennelles se révéla aussi y dès cette
année 1814, par un détail où le sous-lieutenant de dh
neuf ans montrait une intelligence bien vive de la situation
et de ses conséquences. Le 15 avril, quatre jours apK^
l'abdication de Napoléon, U^ de Salvandy accourait à Paii^
il
218 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
et y prenait sa première inscription de droit : à ses j&xt^
une nouvelle ère commençait, où le talent, la sdence, la
parole, la liberté, les arts de la paix, allaient avw leur
place et leur gloire I
Pourtant H. de Salvandy ne quitta pas encore cet état
militaire dont les émotions plaisaient à son imagination
martiale. Après les Cent-Jours, il entra dans la maison du
roi ; il fut fier de servir ces princes dont la mission pro-
videntielle ne pouvait échapper à sa clairvoyance. Nul
n*avait compris mieux et plus vite à quel point la royauté
française était peu solidaire des malheurs qu'elle venait
réparer, et combien il importait, pour lui rendre sa tâche
plus facile, de bien distinguer ce que la haine et la mau-
vaise foi affectaient déjà de confondre : le rétablissement
de la monarcliie et le triomphe des ennemis de TEmpire ;
la Restauration et Tlnvasion. De cette pensée si vraie, à
laquelle les douleurs de la patrie donnaient la vivacité
d'une passion, jaillit la brochure célèbre : la Coalition et
la France, La colère des alliés prouva que le jeune publi-
ciste avait frappé juste ; son ouvrage, enlevé en qudques
heures, et vendu le soir à prix d*or, les fit réfléchir à la
puissance du sentiment national dont ils froissaient toutes
les fibres et qu'interprétaient ces pages brûlantes. Nul
doute que la Coalition et la France n'ait eu une influence
notable sur la détermination des souverains, et n'ait aidé à
l'œuvre diflicile et glorieuse de l'évacuation du territoure.
Toutefois, dans le premier instant de colère, les alliés de-
mandèrent l'extradition de M. de Salvandy, et Ton parlait
déjà de sanglantes représailles. A cette heure de crise et
de danger où les violences de la veille préparent souvent de
si mortels regrets à la justice du lendemain, un vieillard
vint frapper à la porte de la mansarde où dormait paisi-
blement le courageux auteur de la Coalition et la Franœ,
H. DE SAI4VANDY. S19
n lui offrit un asile sûr dans un palais où on ne viendrait
pas le chercha*. Ce vieillard était le comte de Grave, che-
valier d'honneur de madame la duchesse d'Orléans, grand-
oncle maternel de celui qui écrit ces lignes. Qu'on me par-
donne si je n'ai pu résister à l'envie de cueillir en chemin
ce souvenir de famille 1 II m'a semblé que ma respectueuse
aŒection pour M. de Salvandy trouvait là, dans ce passé si
lointain, un lien de plus et un présage !
U n'accepta pas cette offre généreuse, et l'énergique at-
titude de Louis XYIU montra à tous^ amis et ennemis,
que, sous son régne, les Français n'avaient besoin d'être
protégés par personne. Ce que les alliés regardaient comme
une offense, le roi, par cela même, le regarda comme un
service, et, le jour où le dernier soldat de ces armées étran-
gères mit le pied hors de la frontière qu'il ne devait plus
toucher, Xouis X^YIII demanda que M. de Salvandy lui fût
présenté. U le regarda fixement et lui dit d'une voix forte :
«•Monsieur, les étrangers quittent mon territoire ; je suis
tout à fait maître chez moi , et je le prouve en vous nom-
mant maître des requêtes dans mon conseil d'État. » —
U. de Salvandy avait vingt-deux ans.
Ainsi s'ouvrirent pour lui, tout à la fois et comme dans
un même coup d'éclat, cette camère politique et cette vie
de pubUciste où il devait rencontrer un si digne emploi de
ses facultés éminentes. Nous ne le suivrons pas dans toutes
les phases où l'engagèrent les modifications successives de
la poUtique suivie par le gouvernement de la Restauration.
Passionné comme il l'était, comme il le fut toujours, pour
l'alliance de la liberté et du pouvoir résumée dans la mo-
Karchie constitutionnelle , il dut éprouver des pressenti-
ments sinistres , toutes les fois qu'il vit cette royauté pen-
cher vers des opinions trop vives pour ne pas créer à la
liberté des méfiances et à l'autorité des périls. En ressen-
220 CAUSERIE» LITTÉRAIRES.
tant ces craintes et en les exprimant, il restait également
dévoué au trône et au pays ; car, bien différent de ceux
qui avaient, depuis trente ans, détourné à leur usage le
sens du beau mot de patriotisme, M. de Salvandy fut, au
plus haut degré, le patriote royaliste. De nombreuses bro-
chures , d'innombrables articles de journal, qui, grâce à
Féclat du style, à la hardiesse de i*allure, au mélange ha-
bile de la langue littéraire et de la langue des affaires, eu-
rent souvent l'honneur d'être attribués par d'excellents
juges au plus grand écrivain de son temps, teUes furent,
avec le roman d'Alonso que lui inspira un premier voyage
en Espagne, et la belle Histoire de Jean Sobieski , publiée
en 1827, les productions de cette laborieuse période. Pen-
dant près de quinze ans, on vit M. de Salvandy constam-
ment sur la brèche, à la tête de la brillante pléiade des
Débats^ dont il se séparait pourtant par des nuances plus
monaixhiques. 11 ne fit jamais une guerre systématique au
gouvernement : cet esprit si juste et si loyal en comprenait
trop bien les difficultés pour lui créer des embarras inu-
tiles. Chaque fois qu'il le vit se rapprocher de ces points
de rencontre où le passé et le présent, la liberté et le pou-
voir, semblaient enfin se réconcilier et s'unir, il déclarait
bien haut qu'il ne fallait pas, par des chicanes de détail,
entraver le ministère ou fournir des prétextes aux violents
de tous les partis. Il disait — et il prêchait d'exemple, —
que le devoir des royalistes constitutionnels était de se
rallier aussitôt autour du trône pour le préserver de deux-
sortes d'ennemis : ceux qui ne savaient que le haïr, et ceux
qui ne savaient pas l'aimer sagement.
Ilélas ! ces conseils ce furent pas toujours écoutés ; de
funestes malentendus amenèrent une rupture complète.
M. de Salvandy avait prédit la Révolution de 1830; mais il
l'avait prédite -comme une calamité , et il ne l'accepta qof
M. DE SALVANDY. 221
comme teUe. Il en devina immédiatement les conséquences
redoutables, au milieu même des enivrements d'un triom-
phe où son cœur restait avec les vaincus. Il reconnut, à
d'infaillibles indices, que cette victoire de l'insurrection
dlait introduire dans tous les éléments de la société, dans
tous les ressorts de la vie publique, des dissolvants tels,
que d'immenses efforts de persévérance et d'énergie pour-
raient à peine mener à bien le sauvetage. En d'autres ter-
mes, il marqua et choisit sa place dans cette lutte nouvelle
où le second rang des défenseurs de l'ordre était mis à
découvert par la chute ou l'abdication du premier. Gom-
ment il remplit cette place honorable , désignée d'avance
à tant de périls et d'attaques , le pays le sait et ne l'ou-
bliera pas. Dés le mois de décembre 1851, la multiplicité
et la fureur de ces attaques, le peu d'accord dans certaines
parties de la défense, les progrès de l'esprit révolutionnaire
dont la sape continuait au milieu de ces tiraillements ex-
térieurs, les symptômes d'anarchie morale qui se trahis-
saient déjà dans la société et dans la littérature, inspirè-
rent à H. de Salvandy le livre qu'on regarde comme son
chef-d*œuvre : la Révolution de i850 ou Vingt mois et
leurs résultats; ce livre, réimprimé il y a peu d'années, a
paru conserver un à-propos rétroactif, et fait l'efTet d'une
prophétie retrouvée après l'événement qu'elle annonçait.
Évidemment, pour l'auteur de cet ouvrage, la Révolution
de juillet n'était et ne pouvait être qu'un de ces malheurs
où l'homme sincèrement dévoué à son pays court au plus
pressé, se résigne à un expédient, mais n'en garde ^as
moins dans son âme les notions de vérités immortelles
qu'une catastrophe ne peut ni infirmer ni prescrire.
Trop jeune, sous la Restauration, pour pouvoir être élu
député, H. de Salvandy, après 1830, avait été un des pre-
miers à profiler de l'abaissement de l'âge d'éligibilité, et
223 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
rarrondissement de la Flèche l'avait envoyé â la Chambre.
Quelques mois plus tard, le 13 février,* au moment où une
populace en délire saccageait Tarchevêché et Saint-Ger-
main-FAuxerrois, et où l'incroyable faiblesse du ministère
lui donnait presque un air de complicité, le jeune député
monta à la tribune, et, bravant toutes tes passions mau-
vaises ameutées contre lui, tenant tôle à un de ces effroya-
bles orages qi^ reparaissent de loin en loin dans les fastes
parlementaires, il fit entendre le cri vengeur, le cri d'indi-
gnation et d*anathëme, au nom de la religion, de la
royauté, de Thistoire et de la société outragées. Toute sa
politique répondit à ce début. Il aima mieux devemV impo-
pulaire et s'éloigner de la Chambre, que s'engager à voter
pour la mutilation de la pairie. Dans cette nouvelle dis-
tribution des forces conservatrices, il se plaça à Textréme
droite de ce centre droit de qui, depuis quarante ans, la
destinée singulière a été de représenter presque toujours
la vraie pensée de la France et d*être presque toujours dé-
passé. Cependant, grâce à des efforts de courage et de
sagesse, les crises les plus menaçantes se calmèrent ; le
parti démagogique , après quelques folles tentatives ,
ajourna ses espérances ; il n'y eut plus d'agitation qu'à là
surface, au sein d'une factieuse minorité. Les services ren-
dus par M. de Salvandy au rétablissement de l'ordre l'ap-
pelaient à figurer tôt ou tard parmi les conseillers de la
couronne. En 1837, il fut nommé ministre de l'instruction
publique.
L^'espace nous manque pour parler convenablement de
ses travaux dans ce ministère, d'où il sortit avec M. Holë,
où il rentra cinq ans plus tard, après avoir été, dans l'in-
tervalle , ambassadeur en Espagne. Chacun de ces épiso-
des, qui passionnèrent la politique d'alors, mériterait un
diapitre à part. Qu'il nous suffise de dire que partout et
M. DE SALVÂNDT. 223
toujours , à rétranger eomme en France , m ministère
comme sur les bancs de la Chambre, H. de Salvandy resta
invariablement fidèle aux grandes lignes de conduite qui
ont dominé toute sa vie : au dehors , un sentiment pro-
fond de la dignité de son pays et une vigilance admirable
à le préserver de tonte atteinte ; au dedans, un souci con«
stant des vraies conditions qui maintiennent aux gouver-
nements leur force et leur grandeur morale» une intelli-
gence expansive, accueillant avec faveur les idées de
progrès et de liberté, du moment que Tordre raffermi et la
société pacifiée permettaient de songer à l'avenir. Ministre
de rinstruction pubUque, M. de Salvandy ne put pas réa-
liser tout ce qui s'est fait plus tard : mais il en eut le pres-
sentiment, et l'on peut dire que cette liberté d'enseigne-
ment, tellement disputée, si elle ne naquit pas tout à fait
sous son ministère y l'eut au moins pour précurseur ; qu'il
l'aima, qu'il la devina, qu'il eût été digne de la donner, et
qu'aujourd'hui, à distance, on ne sépare plus son nom de
ceux des hommes éminents qui ont continué et complété
son œuvre. Dans ses rapports avec la littérature, rapports
si délicats, où Tesprit a si souvent à se heurter contre des
vanités et le cœur contre des misères, M. de Salvandy ap«
porta une cordialité, tn tact, une prévenance, qui désar-
maient toutes les haines, adoucissaient toutes les amertu-
mes. Ce n'était ni un prolecteur ni un maître, à peine un
supérieur ; mieux que cela, un confrère arrivé, tendant la
main à ses confrères en retard. Tous les écrivains, tous les
journalistes qui eurent affaire à lui ou besoin de lui , tous
ceux qui rapprochèrent, à titre d'amis ou de solliciteurs,
d'adver«aires ou de protégés , pendant cette phase de sa
vie publique, lui ont rendu une éclatante justice. Leur re-
connaissance et leurs regrets le suivirent dans sa retraite,
alors qu'une catastrophe nouvelle vint rendre à la vie pri*
224 CAUSERIES LITTËRAIRES.
vëe et aux lettres Hiomme qui avait su toujours assoder
tant de courtoisie à tant de fermeté. Déjà, depuis plusieurs
années, H. de Salvandy était membre de l'Académie fran-
çaise ; il y avait remplacé, en 1855, M. Parseval de Grand-
maison : en 1841 , il y avait eu une de ces bonnes fortunes
qui marquent dans une carrière littéraire, et qu'il a sou-
vent renouvelées depuis. Il était chargé de répondre à
H. Victor Hugo, qui arrivait à l'Académie, presque en con-
quérant , précédé d'une réputation immense, et apportant
à la docte assemblée les allures hautaines d'un homme ha-
bitué déjà par ses flatteurs à regarder sa gloire poétique
comme le prologue de son avènement politique. Le dis-
cours du récipiendaire se ressentit de ses dispositions bel-
ligérantes. Ses admirateurs ont fort reproché, dans ces
derniers temps, à des académiciens hommes d'État, d'a-
voir mis de la politique dans leurs discours. Personne n'a
plus parlé politique à l'Académie que M. Hugo, ou plutôt
il eut le mauvais goût de ne pas parler d'autre chose. 11 le
fit avec ces formules superbes et doctorales que nous l'a-
vons vu, plus tard, transporter sur un autre théâtre, et
qui, dès lors, déguisaient très-mal le vide et l'incohérence
de ses pensées. M. de Salvandy le rappela à Tordis litté-
raire, et il y mit une finesse, une grâce, une malice qui,
de l'avis même des amis de H. Hugo, lui laissèrent tout
l'avantage. Le poète, anticipant sur ses divagations ulté-
rieures, avait prodigué à la Convention les épithètes de
sublime y auguste^ surnaturelle, M. de Salvandy releva éner-
giquement ces paroles absurdes, et l'auditoire salua avec
transport sa protestation éloquente. Cinq ans après, les
Girondins paraissaient, et. Tannée suivante, la Révolution
de février faisait descendre dans la rue ces apothéoses et
ces utopies. Ainsi tout,* chez l'homme que nous regrettons,
a répondu à un plan général dont il ne s'est jamais départi,
il. DE SALVANDY. 225
et que l'on peut résumer en quelques mots : Pressenti*
ments de nos malheurs, efforts intelligents et intrépides
pour les éviter; compréhension vive et prompte du meil-
leur moyen de les réparer.
Cet esprit si prévoyant et si ferme ne pouvait être ni
surpris ni abattu par la Révolution de 1848. Elle ne s'ac-
cordait que trop avec ses tristes prévisions ! Elle n'était
que le triomphe, accidentel, mais logique, delà déinocra-
lie profitant d'un moment de crise pour pénétrer par une
brèche longtemps défendue, mais toujours ouverte. Elle
affligea H. de Salvandy , elle ne le déconcerta pas. Il fut
ilouloureusement ému de l'exil et des malheurs des prin-
ces qu'il avait servis; mais, sans s'arrêter à regretter pour
lui-même les honneurs et le pouvoir, sans s'effrayer de la
médiocrité de fortune qu'il retrouvait au déclin de sa la-
borieuse carrière, il s'éleva à des pensées plus hautes et
plus fécondes. Comme tous les hommes illustres dont il
avait partagé les travaux et qui tombaient avec lui, comme
tous ceux que n'ont pas égaré des ambitions personnelles,
des piqûres d'amour-propre ou l'esprit de coterie et d'in-
trigue, M. de Salvandy comprit aussitôt, comme moralité
et conséquence de l'événement qui foudroyait et ranimait
tant d'espérances , la nécessité d'une réconciliation entre
toutes les branches de la maison de Bourbon, entre tous
les serviteurs de la monarchie française. 11 vit là, non pas,
à Dieu ne plaise ! un expédient politique, — nous n'au-
rions alors ni le pouvoir ni l'envie d'en parler, — mais un
grand intérêt social , indépendant des caprices du sort et
de la mobilité des hommes. L'avenir des races royales est
entre les mains de Dieu ; mais leur passé appartient à
l'histoire, leur dignité à elles-mêr^es, au pays qu'elles ont
gouverné pendant des siècles et élevé au rang des grandes
nations. Si l'on veut que ce passé reste environné de ses
236 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
prestiges et de sa gloire, que cette dignité demeure iotacte,
que l'idée même de royauté, de puissance souveraine, ex-
posée à de tels outrages, conserve sa force tutélaire et répa-
ratrice, il ne faut pas, il n'est pas bien que des malen-
tendus et des nuages subsistent là où il ne peut plus y en
avoir, que les lois immortelles du droit et de l'équité soient
chicanées et méconnues là où elles reçoivent du malheur
même et du lointain une consécration nouvelle. M. de Sal-
vandy a salué cette vérité comme un dédommagement de
ses disgrâces, de ses angoisses pour son pays. Sa raison,
son cœur, son patriotisme , la pensée de toute sa vie , Im
ont dit que les querelles de mots n'étaient plus possibles,
que les dissidence passées n'avaient plus de sens, qu'une
réconciliation était nécessaire, et que la maison de Bour-
bon ne pouvait plus avoir qu'un chef. Ce ne sera là ni le
moindre ni le moins durable de ses titres !
Mais revenons vite , avant de finir, à un terrain moins
périlleux et moins glissant, à cette littérature qu'il a tant
aimée et qui nous donne le droit de parler de lui. H. de
Salvandy a été à la fois orateur, écrivain, publiciste et
improvisateur; car qui dit journal ou brochure dit, hélas !
improvisation. 11 a déployé, dans ces genres si différents,
des qualités de premier ordre; verve, expausion, saillie,
élévation naturelle, généreuses vibrations de l'âme, ima*
gination dans le bon sens, et alliance bien rare d'un
sentiment exalté de la grandeur avec le plus vif et le plus
charmant esprit français. Cet esprit, sans lequel rien n*est
mplet en France, se retrouvait dans sa conversation, où
trait jaillissait sans cesse, où le mot se soulignait de lui-
même. Dans ces élégantes joutes de salon, M. de Salvandy
charmait tout le monde et ne redoutait personne. Parmi
ses ouvrages les plus importants, nous avons parlé de la
Coalitwn et la France ; nou» avons mentionné le roman
M. DE SALVANDT. SS7
historique i*Alonso, dont il venait de préparer une noui
Telle édition : son Histoire de Jean Sobieski , souvent
réimprimée, retrace avec une sympathique éloquence e(
nneamj^leurreniacquable les infortunes d une nation che-
valeresque qui vivrait encore si elle avait mis dans sa po
litique autant de bon sens que d'héroïsme sur les champs
de bataille. Quant à la Révolution de 1830, ou Vingt mois
et leurs résultats , ce livre de circonstance restera tant
que s'agiteront les deux grands'principes, les deux grandes
forces qui se disputent le monde ; c'est dire que cette oc-
tualité ne finira pas de sitôt. Rappelons , comme un bon
neur tout littéraire, que ce livre, si éloquent et si vrai, fut
le dernier que se fit lire Gœlhe octogénaire et mourant,
et qu'on garde encore à Weimar l'exemplaire où il porta
ses lèvres quelques minutes avant d'expirer. Comment
terminer cette rapide nomenclature, sans mentionner ces
trois belles séances de l'Académie française où H. de
Salvandy fut appelé tour à tour par le sort à répondre
à trois hommes illustrés par l'éloquence de la chaire, par
l'éloquence politique et par les luttes de la presse, et ne
resta inférieur à aucun d'eux? Tous nos lecteurs se sou-
viennent de l'attrait de ces séances , de l'élévation de ce
langage.
Cette noble vie a été brisée avant l'âge ; de ce talent si
pur, de ce caractère si ferme, de cette voix si généreuse,,
il ne nous reste plus que le souvenir. Mais de tels exem-
ples ne passent pas avec l'homme qui les a donnés. Les
réputations éphémères éblouissent et disparaissent; les
sophismes ont leur moment; le triomphe des intérêts ma-
tériels fait pencher la balance du côté du succès et de l'or.
Les grandes vérités sociales et morales survivent à ces
ivresses, à ces sm^prises et à ces bruits. On les retrouve
aux heures marquées par Dieu, et c'est alors la gloire des
228 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
hommes tels que M. de Salvandy de s'être montrés dignes
de les léguer à Tavenir en les proclamant dans les jours
mauvais.
20 décembre 1857
II
Peut-être m'accusera-t-on de faire de la critique senti-
mentale ; mais, je Tavoue, je n*ai pu me défendre d'une
émotion profonde en lisant, à la dernière page de Don
Alonsoj à la fm de l'épilogue qui complète maintenant et
précise le sens de ce grand ouvrage, cette simple date :
« Graveron, 3 octobre^ » à laquelle l'éditeur a ajouté :
« En marge est écrit : U me fallait huit jours de plus ! >
Ainsi c'est deux mois avant sa mort, d'une main déjà
tremblante et crispée par d'indicibles douleurs, que M. de
Salvandy écrivait cet éloquent épilogue de son œuvre,
après avoir corrigé, agrandi, perfeclionné l'œuvre tout
entière ! A cette image, à ce souvenir que ravive un dou-
loureux anniversaire, qui pourrait éprouver d'autre sen-
timent que l'admiration et le regret? Critiques de détail,
réserves chagrines sur les inconvénients de tel ou tel
genre, maussades chicanes à propos de cette juxta-posi-
tion du roman et de l'histoire, tout s'efface devant ce
noble exemple donné par un mourant à une génération
où se perdent de plus en plus l'amour du travail, le goût
des choses élevées, le respect de l'artiste pour son propre
ouvrage, et ce jet naturel des grandes pensées dont Vau-
venargues a déterminé la source dans une ligne immor-
telle. Désormais Don Alonso est plus et mieux qu'un
hvre : c'est le testament d'un homme d un grand esprit
et d'un grand cœur se reprenant, avant de disparaître,
aux pages préférées de sa jeunesse, et y enfermant,
H. DE SÂLVANDT. 329
comme dans un cadre splendide, tout ce que peuvent
suggérer à un riche pinceau les paysages, les monuments,
les mœurs, les personnages, les destinées, les malheurs
et l'avenir de TEspagne.
Reportons-nous à Tépoque du premier voyage de M. de^
Salvandy dans cette poétique contrée où tout s'appro-
priait si bien au tour particulier de son imagination, et,
pour ainsi dire, au tempérament qu'il devait développer
plus tard. Rappelons-nous le moment, les circonstances
qui lui inspirèrent la première idée de son hvre, et nous
comprendrons qu'il y eut là, dans cet ensemble d'images
et d'événements, de quoi exalter ce jeune pèlerin de
vingt-cinq ans, si aisément porté au chevaleresque et à
rhéroîque. La patrie du Gid Campéador devait être, après
la France, le pays de prédilection de Fauteur de Don
Alonso. On était alors en 1820 : les souvenirs vaillants et
terribles de la guerre de l'indépendance vivaient encore
dans toutes les âmes; mais, en même temps, la Révolu-
tion, un moment étouffée dans le sang des champs de
bataille, se réveillait en Europe, et ses contre*coups agi*
taient la Péninsule. En vertu de cette loi d'expansion qui
a voulu que la Révolution française pénétrât de son esprit»
échauffât de son soufile, incendiât de ses étincelles les
peuples mêmes qui avaient repoussé avec le plus de
furie son représentant et son maître, la contagion révolu-
tionnaire s'emparait des compatriotes, des contemporains
de ces héros en froc et en haillons qui avaient défendu
Saragosse, battu en brèche le conquérant du monde et
commencé le déclin de sa prodigieuse fortune. Tout con-
tribuait à cette altération visible de l'antique génie espa-
gnol; les tristes spectacles offerts, au seuil de cette
orageuse époque, par la cour et la famille royale; les fai-
blesses de la iline Harie-Louise, le règne scandaleux de
230 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
Godoy, la sourerainetè passagère et fragile de JosefA,
l'esprit démocratique caressé par le parti français, les
idées philosophiques franchissant les Pyrénées et gagnant
tout d'abord les sommités sociales comme ces lueurs du
matin qui n'éclairent que les cimes ; riofluence anglaise
donnant pour passe-port à ses «yssolrants ordinaires les
haines nationales contre l'usurpation et la conquête; le
brusque passage de Ferdinand de la popularité du mal-
heur à l'impopularité du despotisme, et, par-dessus tout^
ce vent d'orage et de mort qui secouait les trônes et
remuait, jusque dans leurs profondeurs, les constitutions
et les sociétés yieillies. Au milieu de cette crise que trente»
cinq années n'ont pas apaisée, à la veille de cette expé-
dition française qui allait faire rentrer TEspagne dans sa
véritable voie et rendre au drapeau blanc sa place eu
Europe, que de contrastes ! que de scènes piquantes ou
émouvantes ! que de textes de réflexion et d'examen pour
une intelligence à large envergure I quel sujet fécond
d'étude et de parallèle dans la physionomie de ce peuple
où la Révolution est venue de haut en bas, où le fond
est monarchique et l'accident révolutionnaire, contraire-
ment à la France où la Révolution s'est faite de bas en
haut, et où le fond reste révolutionnaire quand même
l'accident est monarchique ! Ajoutez à cet intérêt politi*
que, historique, international, les magnificences de ce
pays qui n'avait été encore que peu visité et très-peu
décrit; ces édifices gigantesques, cette nature opulente,
ces mœurs vigoureuses et en saillie, ces costumes accen-
tués, ces figures pittoresques, ou charmantes, ce soleil de
feu, ces nuits constellées, ces villes où la poésie des
Maures se brode sur la poésie chrétienne » ces popu-
lations où tout, même le crime, garde un cachet de
grandeur et de fierté : Mettez en présendB de cet incom*
H. Dl SALVANDY. SM
parable spectacle un bomme doué, au plus haut degrè>
des deux facultés les plus contraires, la sagacité et l'en-
thousiasme, aussi habile à prévoir qu'à regarder, arri-
vant, aux plus beaux jours de la jeunesse, d'un pays
rajeuni par la liberté et inau^ant à la fois une nouvelle
politique et une nouvelle littérature : songez à tout cela»
et vous vous expliquerez ce que ce livre de Don AUmso
ottre peut*étre d'exubérant et de trop plein, comme ces
cœurs juvéniles où débordent à la fois toutes les pensées
généreuses. Ce qui est presque un défaut chez l'écrivain
était une qualité de Thomme.
L'auteur semble nous indiquer lui-même ce qu'il a
voulu faire, dans ce passage de son introduction : « Tout
peut être compris dans un genre qui, embrassant à la fois
V Emile et la Cyropédiet Gulliver et Tom Jones, Corinne et
lehovtan comiqtiey Gil Blas et Robinson Crtisoéf Mathilde
et Clarisse Barlowe^ Candide et la Nouvelle Héloisey les
Mémoires du comte de Grammant et Werther, la Princesse
de Clèves et Adèle de Sénange, les créations de Rabelais
et le chef-d'œuvre de Cervantes, appartient en même
temps à la pastorale par PomI et Virginie, à la politique
par Bélisaire et Lascaris, à l'histoire ipar Ivahhoé et les Pu-
ntainSy à 1 épopée par Télémaque et les Martyrs. Vaste
comme limagination et changeant comme la société, le
roman échappe à toute définition comme à toute en-
trave... » — H. de Salvandy a très-bien défini^ dans ces
quelques lignes, le caractère essentiellement élastique du
roman, qui, pouvant s'adapter à toutes les formes de la
pensée, aux plus sérieuses comme aux plus frivoles, mé-
riterait moins de dédains, si Ton ne songeait à ses excès
et à ses fautes. Cependant, il nous semble qu'il y a là deux
objections à faire, et l'illustre écrivain, sans nul doute,
eût été le premier à les »gnaler . Le roman historique qui
253 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
nous a donné, sous la plume de Walter Scott, de si admi-
rables chefs-d'œuvre, peut-il s'emparer d'un sujet con-
temporain? Ce qui était possible, ce qui donnait à This-
toire plus de relief, de couleur et de vie, en s'appliquant à
Marie Stuart, à Louis XI, à Richard Plantagenet, peut-il
s'appliquer avec un égal bonheur à Charles IV, à Godoy,
à Marie-Louise, à Napoléon, à Wellington, à Ferdinand?
Nous ne le croyons pas : le temps est comme l'art ; il place
à leur vrai point de vue les événements et les hommes :
il élague et relègue dans l'ombre les détails, les accessoi-
res, les figures secondaires, tous ces comparses des dra-
mes de la vie publique, qui, de prés, semblent y tenir une
grande place, et de loin, s'effacent dans cette brume sé-
culaire, faite de lumière et d'obscurité. Deux ou trois per-
sonnages réels, autour desquels cinq ou six personnages
fictifs nouent et dénouent une action romanesque, voilà
tout ce qu'il a fallu à Walter Scott pour refaire et raviver
toute une époque. C'a été, outre son merveilleux génie,
une de ses heureuses fortunes, d'arriver en un moment où
ce passé qu'il allait évoquer de sa tombe y dormait depuis
assez lontemps pour que l'apaisement des passions et des
partis y laissât régner en souveraine l'imagination et la
mémoire. Il n'en est pas de même d'une époque qui nous
touche de si prés que nous sommes obligés d'y voir à la
fois ce qui attire notre regard et ce qui le contrarie. Ce
n'est pas tout encore : si Ton nous accorde que les lecteurs
se divisent en deux classes, les sérieux et les frivoles, le
seul moyen, pour le roman historique, de rallier à son
profit ces deux classes de lecteurs, est, d'une part, que
l'histoire gagne quelque chose au contact du roman, et, de
Tautre, que le roman obtienne grâce pour les austérités
de l'histoire. Or cette double condition n'est pas impossi-
ble, lorsqu'il s'agit d'une époque lointaine. Les hommes
M. DE SALVANDY. S33
graves peuvent savoir gré au romancier de cette façon
d attirer la lumière et le mouvement sur des temps obscurs
et immobiles, de populariser et d'animer ce que Thistoire
èrudite ou systématique s'occupe seulement d'enseigner et
d'expliquer : les esprits futiles pardonnent à cet historien
d'un nouveau genre de les instruire en les amusant. Mais,
pour des sujets actuels, encadrés dans un vaste récit
comme Don'AlonsOf l'accord sera moins facile: ceux-ci
se plaindront que ces héros imaginaires, ces épisodes in-
ventés, ce$ sentiments romanesques viennent les distraire
de cette politique qui les passionne, de cette histoire toute
récente où les partis ont encore leur enjeu; ceux-là s'ennuie-
ront de ces larges développements historiques et politiques
qui interrompent la fiction, et il faudra que l'auteur ait un
talent.bien supérieur pour désarmer tous ces mécontents.
Ce talent, Dieu merci, éclate à toutes les pages de Don
Alonso, et l'on oublie vite les scrupules de l'orthodoxie lit-
téraire en lisant ces deux volumes où les tableaux les plus
brillants succèdent aux vues les plus hautes et les plus
solides, où la folle du logis garde ses droits sans exagérer
ses privilèges, où se déroulent vingt années de la plus dra-
matique^istoire, où l'Espagne tout entière, avec ses beau-
tés, ses grandeurs, ses calamités, ses faiblesses, revit et se
personnifie en des types variés, énergiques, gracieux, poéti-
ques, là apparaissent tourà tour, convoqués comme par
une baguette magique, le prince et le vagabond, la grande
dame et la camériste, le milicien et le moine, la comédienne
et la gitana, Varriero et le licencié, l'alcade et le bandit, le
courtisan et le soldat, le grand d'Espagne etle toréador .Trois
récits, habilement soudèsrun à l'autre, conduisent le héros
en Amérique, l'opposent aux premières insurrections d'où
sortirent les républiques américaines, le ramènent en Es-
pagne, le font assister aux convulsions de la royauté mou-
254 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
rante entre Tinsolente fortane du prince de la Paix et
rabaissement funeste de l'héritier du trône, le rendent té-
moin, auteur ou victime des catastrophes qui s'accumu-
lent: ici la révolution d'Aranjuez; là les complots de
Bayonne; plus loin les bataiUesde Napoléon, les irrésolu-
tions de Joseph, les campagnes des guérillas, les scènes
de violence, d'héroïsme et d'horreur, les alternatives de la
politique et de la guerre, et les premiers tressaillements
des libertés nationnales croyant trouver dans la royauté de
Ferdinand leur garantie, leur conquête et leur symbole,
le n'essayerai pas d'analyser Don Alonso; le livre a plus
de douze cents pages, et cette multiplicité de personnages
et d'événements dont je parlais tout à l'heure nuirait en*
eore plus à l'analyse qu'au roman. Je me bornerai i in-
diquer le point culminant, l'idée dominante de l'ouvrage.
Alonso est un de ces héros tels que devait les enfanter,
avant toute décadence^ le pays de Rodrigue et de Calderon»
dont les pieds toudiaieiU à peine la terre, dont le front
se baignait dans l'idéal, tel, ed un mot, que les aimaient
ces belles années, qui avaient leurs modes comme les nôtres,
où René et Corinne régnaient, ou les imaginations^ ua
peu portées à l'emphase, ne distinguaient pa» encore
très-bien le Chateaubriand du d'Arlincourt, et où leshérog
malpropres de notre réalisme auraient fait l'effet de truands
dans un tournoi de chevaliers. Alonso représente, en
outre, l'Espagne monarchique et progressive, attachée
aux antiques mœurs sans être inaccessible aux idées nou-
velles, et comprenant à quel point une loyale alliance
avec la France peut être favorable aux deux nations et aux
deuiL génies. Deux femmes interviennent dans sa destinée;
le bon et le mauvais ange ; Maria, l'Espagne héroïque,
pieuse, dévouée, grande, sublime ; Hattéa, l'Espagne dé-
générée, passionnée, fantasque et galante. Ces deux fem-
H. DE SALTANDT. 935
messe disputent le cœur d'Alonso. En le voyant, an débuts
échanger une correspondance si vive ayec IfaHa, sa sœur,
je me suis souvenu de René, et j'ai craint une récidive :
mais je me trompais : Maria, dans le fait, n'est pas la sœur
d'Alonso, et il découvre ce secret assez tard pour beau
coup souffrir, assez tôt pour pouvoir se livrer à sep
mystérieuses tendresses pour cette femme adorable.
Tout ce que ce couple héroïque et channant a d'épreuves
à surmonter, de malheurs à subir, de périls à conjurer,
d'épisodes historiques à traverser avant d'arrirer à ce
bonheur sans nuages qui termine les bons romans, je nf
pourrais le détailler sans dépasser les bornes de cette
causerie; d'ailleurs, qui n'aimera mieux en cherchei
Thistoire dans le livre même? Cette lecture donne lieu
à un rapprochement et à un contraste. Voili ce que,
à cette date de i820 à i825, un jeune et brillant esprit
trouvait en Espagne et en rapportait. Sans doute Ti
magination, la forme, la couleur, ont leur part dans cet
ouvrage; le côté pittoresque n'est pas négligé, et nous
pourrions citer bien des descriptions dignes de rivaliser
avec les plus éclatants produits de la palette moderne ;
mais les objets, les sites, les costumes, les spectacles de
la nature, n'empiètent pas sur le domaine de Thomme :
ils lui laissent la première place : ses sentiments, ses pas*
aions, ses idées, sa vie morale, dominent cette vie maté«»
rielle qui n'a de valeur que celle qu'il lui donne. Dana cet
ensemble d'observations et de peintures, de récits et de
tableaux, de réflexions plongeant dans le cœur humain et
de regards jetés sur la création; l'auteur s'élève peu à peu
à des considérations plus hautes; il poursuit la solution
des problèmes qui s'agitent sous ses yeux. Ses horizon^
s'agrandissent à mesure qu'il avance ; son œuvre d'art
devient une oeuvre de politique et d'histoire et la littèra^^
936 CAUSERIES LITTERAIRES.
ture ^arde^ sous sa plume, son droit d'intervention dans
les affaires humaines. Aujourd'hui les formes de Fart se
rapprochent de la réalité : on se moque volontiers du
sentimental et de l'héroïque. On peint avec plus de pré*
cision et d'exactitude la pierre, l'arbre, le brin d'herbe,
l'azur du ciel, le rayon du soir, la pâle clarté des étoiles
se reflétant dans une eau dormante, la basquine, l'écharpe,
le sang du taureau rougissant l'arène. C'est un magnifi-
que fouillis que les ateliers admirent; mais l'homme en
est absent : l'œuvre éblouit et plaît comme une gageure
gagnée, comme une curiosité bien réussie ; elle ne repré-
sente plus ce côté de l'intelligence qui unit les lettres au
mouvement général d'une société et d'un temps. La litté-
rature qui l'a produite est une étrangère que l'on regarde ;
elle n'est plus une conseillère que l'on écoute. Les procé-
dés matériels et techniques se sont perfectionnés : Ym-
spiration s'est amoindrie et abaissée. Entre les deux
époques, entre la mission de l'écrivain, telle que la com-
prenait H. de Salvandy, et son rôle, tel qu'on l'entend
aujourd'hui, nous venons de marquer la différence.
Voilà le contraste; voici l'analogie. Le nom de H. de
Salvandy restera attaché à trois importants ouvrages :
Y Histoire de Jean Sobieski, la Révolution de i830, et ce
Don AlonsOf le premier en date, dont cette édition renou-
velle le succès et les chances de durée. Ainsi, sous des
formes et dans des circonstances bien diverses, la France,
la Pologne, l'Espagne, ont tour à tour fixé l'attention de
M. de Salvandy ; ou plutôt, préoccupé constamment des
intérêts et de l'avenir de la France, il a cherché dans
l'histoire de deux nations chevaleresques de quoi répandre
plus de jour sur cette grande question qui fut la pensée,
le regret et l'espérance de toute sa vie ; l'antagonisme ou
l'alliance de l'autorité et de la liberté ; la lutte féconde ou
M. DE SALVANDY. 237
stérile, salutaire ou funeste, des deux immortels princi-
pes qui se disputent le monde, et qui, par chacun de
leurs excès, amènent ou expliquent l'excès contraire.
L'Espagne et la Pologne devaient plaire à Fauteur de Don
Alonso et de Jean Sobieski; elles répondaient à cet idéal
d'héroïsme et de grandeur qu'aimait son imagination
brillante ; mais à côté de cette imagination il y avait un
sens droit, profond, pénétrant, parfois prophétique, un
esprit vif, sérieux, élevé, attentif à toutes choses, un pa-
triotisme ardent et sincère, demandant aux spectacles ou
aux souvenirs de la grande famille européenne une gloire
ou un enseignement pour son pays. Dans cette Pologne
dont l'histoire ressemble à un roman, dans cette Espagne
dont 1er roman s'est allié pour lui à l'histoire, c'est à la
France encore qu'a songé cet homme éminent et excel-
lent ; à la France qu'il eût voulu voir heureuse, pacifiée,
sûre de ses destinées et usant avec sagesse d institutions
libres et fortes. Aussi, en supposant que quelques détails,
quelques traits de physionomie littéraire, quelques formes
extérieures d'œuvres telles que Don Alonso, eussent vieilli
ou dussent vieillir, la portion la plus précieuse et la meil-
leure de ces nobles pages survivrait toujours- : les livres
ont un corps et une âme : qu'importe que le corps soit
périssable, quand l'âme est inmiortelle?
II
ALFRED DE MUSSET
La mort d'Alfred de Musset soulève une foule de pensées
douloureuses dont nous nous abstiendrons aujourd'hui
Si, en un temps où les marques trop \isibles de décrépi-
tude n'avaient encore atteint que son talent , nous avions
cru pouvoir en laisser deviner les causes, s'il est quelque-
fois permis à la critique de chercher ses exemples, ses le-
çons et ses preuves un peu au delà des œuvres mêmes,
dans certains traits de mœurs littéraires qui expliquent
certaines tendances de la littérature, ce droit d'interpréta-
tion de l'écrivain par l'homme et des productions de Tin-
telligence par les habitudes de la vie s'arrête et s'absorbe
dans ce sentiment de respect que la mort porte avec elle.
Du vivant d'un auteur, on peut, bien qu'avec mesure, l'a-
vertir de ce qui attriste ou décourage ses admirateurs.
Plus tard, beaucoup plus tard, s'il est de ceux dont s oc-
cupe la postérité, quelques commentaires biographiques
peuvent servir à indiquer ce qui a entravé le développe-
ment ou compromis la durée de son génie : à l'heure où
sa tombe vient de se fermer» on n'a prise que sur ses ou- ^
ALFRED DE MUSSET* 259
n*ages. M. de Musset n'est donc, en ce moment, et ne peut
être pour nous que le délicieux poète qui a figuré au pre-
mier rang des enchanteurs de nos jeunes années. Notre
admiration préventive pour ce contemporain brillant et
charmant a eu quelque chose de plus affectueux et de plus
fraternel que celle que nous inspiraient ses deux devanciers
illustres, qu'il a un instant égalés et qui lui survivent,
Lamartine et Victor Hugo. Ceux-là, nous les avions lus
ayant de les connaître : lui, nous l'avons connu avant de
le lire. Presque du même âge, assis sur les mêmes bancs,
nous nous sommes familiarisé avec l'idée de sa gloire
ftiture , lorsque le publie ne s'en doutait pas encore. II y
avait , de cette gloire à nous, une sorte de solidarité qui
nous en rendait fiers comme si elle eût été notre décou-
verte et notre œuvre. Elle ne nous arrivait pas toute faite,
apostillée par d*autres suffrages; elle se faisait entre nous,
jour par jour; et , comme les gros bataillons n'étaient pas
d'abord poinr elle, comme les ddjcatesses et les grâces
de cette Muse n'étaient alors goûtées que par Télite, on
s^enorgueillissait, à part soi, d'être du nombre des privilé-
giés; Ton se fût dit volontiers que, pour si bien com-
prendre et aimer cette poésie, il fallait être soi-même un
peu poète. Aujourd'hui même cette illusion n'est pas com-
plètement dissipée et elle va teindre, j'en suis sûr, quel-
ques-unes de ces pages. En parlant des autres célébrités
de cette époque, je ne fais que de la critique ou de l'his-
toire littéraire ; en rappelant les débuts d'Alfred de Musset,
en parcourant la liste de ses ouvrages, en effleurant à vol
de causeur les qualités et les lacunes de ce talent mûr
avant la jeunesse et vieux avant la- maturité, il me semble
que j'écris un phapitre de mes Mémoires.
Né en novembre 1810, Alfred de Musset, au moment
où il s'apprêtait & horripiler les lecteurs dassiaues par sa
240 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
Ballade à la Lune, achevait d'excellentes études au collège
Henri IV. On a pu même remarquer, non sans sourire,
qu'il avait eu de grands succès en philosophie, et que son
nom était inscrit danô les Annales des Concours généraux^
à sa date de 1828, pour le second prix de dissertation la-
tine. Déjà nous commencions à* regarder , aux cours de la
Sorbonne ou dans les allées du Luxembourg qui furent
alors le rendez-Vous de tant de rêveries et de confidences
littéraires, ce jeune homme aux cheveux blonds, à la taille
svelte, serrée dans une redingote brune, et qui paraissait, à
vrai dire , plus préoccupé de toilette que de poésie. Mais
bientôt ses airs de fatuité juvénile lui furent amplement
pardonnes, quand nous sûmes que ce dandy du pays latin
préparait un volume de vers si beaux , si hardis, si pas-
sionnément romantiques, que M. Hugo et ses amis passe-
raient immédiatement à l'état de retardataires et d'acadé-
miciens. Dès lors M. de Musset devint pour nous la
personnification de la poésie, j'allais dire de notre poésie,
telle qu'elle apparaît au moins une fois à toute imagination
éprise d'idéal et de chimère. Nous qui n'avions pas vu
M. de Lamartine à cette époque dont il a parlé si complaî-
samment, « où il avait dix-neuf ans, une taille élancée, de
beaux cheveux non bouclés, mais ondulés par leur sou-
plesse naturelle autour des tempes, des yeux où l'ardeur
et la mélancolie se mariaient dans une expression indécise et
vague, » nous qui nous figurions naïvement M. Victor
Hugo comme une sorte de hiérophante, de pontife d'un
art nouveau, s'enveloppant de majesté sibylUne et possé-
dant la dignité et la grandeur de son sacerdoce, nous nous
prîmes pour le nouveau venu d'un sentiment non moins
enthousiaste, mais plus amical, et H. de Musset fut pro-
clamé notre poète, avant même qu'un seul de ses poèmes
eût été publié. L'année suivante , en janvier 1830, le fa-
ALFRED DE MUSSET. 241
meux volume parut. C'étaient les Contes d'Espagne et
d'Italie. L'auteur n'avait pas vingt ans.
Ce iut, au premier abord, un scandale plutôt qu*un
succès : on était au plus fort de ces querelles littéraires
dont la vivacité et la fougue sembleraient maintenant bien
invraisemblables, puisqu'il ne s'agissait pas d'argent i
gagner. Naturellement on put croire que H. de Musset e(
son livre étaient un renfort pour le groupe romantique , '
et, toute prévention à part, il fut permis de s'y tromper.
Pour le gros du public, pour ces beaux esprits qui sont de
tous les temps et qui combattaient alors le romantisme par
le sarcasme et la parodie, c'était le 93 de la révolution
poétique succédant au 89, Robespierre venant après
Mirabeau. Le point sur un i de la Ballade à la Lune, les
insuflisances volontaires de certaines rimes , les entorses
cavalièrement données à la prosodie et à la césure, l'ébou-
riffant début de Mardoche, et bien des traits d'outrecui-
dance, que dis-je? de gaminerie, jetés, comme à plaisir,
à travers les pages du volume, tout cela fut signalé comme
indice d'un crescendo dans le mal , d'un pas de plus vers
l'abomination et le chaos. Mais, pour quelques lecteurs
attentifs ou délicats, l'impression fut toute différente. En
dessous de ces folles apparences, équipées ou gageures,
tours de page ou espiègleries d'écolier, escalades d'am-
bitieux voulant entrer par la fenêtre au lieu de se faire
ouvrir la porte, ils démêlèrent l'accent de la passion sin-
cère que les romantiques attitrés n*avaient pas toujours
Bn sentiment très-juste et très-fin des vraies ressources de
la poésie française, une grâce, une souplesse, une élégance
de lignes, de contours et d'allures, qui s'accordaient mal
avec les violences d'un révolutionnaire ènergumène , et,
là-dessus, comme un rayon ou un voile d'or, je ne sais
quel don merveilleux d'énotiQn et de fontaisie> le sourire
14
I
i& CAUSERIES LITTÉRAIRES.
fouille dont parle Homère, la trace légère des fées autooi
du berceau poétique. On relut, on répéta les beaux passa-
ges de Po7'tia et de Don faë%. Les jolies chansons de
VAndalo}tëe et de la Uarqtdse attendirent à peine la mu-
sique de Honpou pour devenir populaires. Et pourtant» il
faut bien Tavouer, il y avait dans cette poésie tout un côté
où le parti pris dominait trop. D'ailleurs, dans les arts
d'imagination, la mode se fait presque toujours sa part :
même chez les talents assez vivaces pour pouvoir se passeï
d'elle, il suffit qu'elle intervienne, pour que, vingt-cinq
ans après, il y ait beaucoup à rabattre. Elle inaugumit,
avec M. de Musset, la guitare à demi amoureuse, à demi L
goguenarde, au lieu du luth et de la lyre, Tenfant gftté de
la Huse remplaçant le néophyte, la Marchesa d*Afnaégui
prenant la place d'Elvire. Que resterait-il de solide et de
vrai, après que le temps aurait terni les brodreries et les
paillettes de cette fantaisie nouvelle? C'est ce qu'il s'^ssait
de savoir, et les deux ou trois années qui suivirent laissè-
rent la question en suspens. D'assez mauvais vers publiés
dans hhevue de Paris, la Nuit vénitienne sifllée à l'Odéon,
les organes officiels du romantisme faisant bon marché de
ce jeune hérésiarque qui gênait et compromettait les maî-
tres, ces lendemains douteux d'un éclatant début purent .
faire craindre que ce fantasque joueur n'eût tout mis dans
son premier enjeu : mais en décembre 1832 parut le
Spectacle dans un fauteuil : la question fut résolue :
Alfred de Musset était un grand poète.
On sait de quoi se composait ce volume ; un étincelant
prologue, adressé à ce pauvre Alfred Tastet, mort, il y a
six mois, le jour même où nous perdions Paul Delaroche ,
la Cotipe et les Lèvres, poème dramatique injouable, in-
complet, parfois rempli de confusion et d'obscurité, gar-
dant çà et là les biz " *e manière, mais
ALFRED DE MUSSET. 24S
, où jaillissaient, detem(>s à autre, des éclairs assez magni-
fiques pour illuminer tout le reste ; A quoi rêvent les jeu"
nés fiÛeSy comédie entre ciel et terre, où l'auteur pré-
ludait, en vers faciles et agréables, à ses charmants
proverbes; et enfin Namouna, conte oriental ou plutôt
cosmopolite, plein de ces digressions brillantes qui oift
égaré tant d'imitateurs, et, après bien des méandres et
des folies, arrivant à ce morceau célèbre sw don Juan,
que nous avons tous su par cœur, et qu'après vingts
quatre ans, je réciterais encore de mémoire. En rappro-
chant de ce morceau quelques autres passages du même
volume, l'invocation au Tyrol, l'admirable chœur de la
Coupe et les Lèvres :
Franck, une ambition terrible te dévore!
et des vers délicieux, épars à toutes les pages, on avait là
toute une nouvelle face de la poésie moderne, ne se bor-
nant plus cette fois à des caprices de mode et de mise en
scène, mais vraie, profonde, vivante, mêlée de tristesse et
d'ironie, d'ivresse et d'amertume, prise au cœur même
d^une génération déjà frappée dans ses enthousiasmes et
ses espérances, et répondant bien mieux que les effets de
palette et les évolutions splendides de M. Hugo à l'idéal de
la jeunesse d'alors , destinée à ne rien accomplir après
avoir tout rêvé. Il ne faudrait cependant pas croire que les
succès partiels de H. de Musset prissent, dès ce moment ,
les caractères de la popularité et de la gloire. Bien loin de
là! ce volume fit moins de bruit que le premier. Les
grandes batailles littéraires finissaient, les groupes s'é-
taient dispersés, les mots d'ordre s'oubliaient dans une
sorte de désarroi général où il était difficile de distinguer
les vainqueurs et les vaincus. H. de Husaet d'ailleursi ar«
244 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
rivé un peu tard, avait toujours eu des allures trop indé-
pendantes pour que la Pléiade pût Fadopter. Il n'obtint
alors — et bien longtemps encore — que des suffrages indi-
viduels. H. Sainte-Beuve écrivit en son honneur un de ces
articles pr^cur^^tr^Jque son goût exquis,mûri et purifié par
Tâge, applique maintenant à Madame Bovary e1 à Fanny.
A Paris, àdXi%\ès chambrées d'étudiants, en province méme«
dans quelques villes où venaient échouer les épaves des
premiers naufrages parisiens, on commença à se redire, à
se transmettre les chœurs de la Co^rpe et les LèvreSy Tin-
vocation au Tyrol, les strophes de Namouna; comme les
morceaux classiques de celte poésie, qui, pour être vrai-
ment la poésie d'un siècle ou d'un moment, a besoin de
chanter à la fois dans bien des imaginations et des âmes.
Ce fut tout : vanté, exalté, gâté — hélas! beaucoup trop !
— dans le cercle intime de ses camarades et de ses amis,
M. de Musset n'était encore accepté ni par les salons, ni
par les académies, ni par le public, et quiconque l'eût
proclamé l'égal de Victor Hugo ou de Lamartine eût
horriblement scandalisé, non pas Lamartine ou Victor
Hugo, trop modestes pour s'étonner du parallèle, mais
leurs innombrables admirateurs.
Cette année 1835 n'en fut pas moins glorieuse et belle
pour ce poète de vingt-deux ans qui ne comptait presque
plus de supérieurs, et qui ne devait plus se surpasser. En
avril, la Revue des Deux Mondes publia son ATidré del
Sarto, et ce fîit, entre le recueil et le poète, la date d'une
aUiance qui leur porta bonheur à tous deux. André del
Sarlo fut suivi de prés par les Caprices de Marianne, fan-
taisie ravissante, la plus parfaite peut-être de ces petites
comédies aux ailes d'abeille, qui, après avoir longtemps
voltigé hors de la scène, ont fini par s'y pf^ser. Au mois
de septembre ou d'octobre de la même année, Rolla parut
ALFRBD DE MUSSET, 245
dans la Reme^ et ce poème marqua, selon nous, l'apogée,
le dernier mot du talent de H. de Musset. 11 y fit preuve de
qualités qui avaient semblé lui manquer jusqu'alors, l'anh
pleur, le souffle, la puissance, le lyrisme complet d'une
époque qui, sans renoncer encore à ses songes, commen-
çait à en reconnaître le vide et n'avait pas de quoi les
remplacer. La poésie du dix-neuvième siècle n'a rien de plus
grandiose et de plus beau que Je début de RoUa : a Ae-
grettez-voîis le temps...!» l'apostrophe à Voltaire, et l'image
de cette cavale du désert, préférant sa liberté aux râteliers
dorés et aux luzernes fleuiHes. Sans doute, — et cette re-
marque préviendra, je l'espère, tout malentendu, — ily
avait, dans Rolla comme dans presque toutes les œuvres
d'Alfred de Musset, des passages affligeants pour les lec-
teurs chrétiens. L'auteur se pressait beaucoup trop, non-
seulement de nous déclarer qu'il ne croyait plus, qu'il
entrait,' tête levée, dans nos temples, qu'il laissait à d'au-
tres la foi et la prière, mais encore de faire de son incré-
dulité le symbole de son temps. Louer, sans de nombreu-
ses et formelles réserves, Rolla ou toute autre production
de M. de Musset, ce serait, sous ma plume, ou étrange
inconséquence ou complaisance inexplicable, et l'on au-
rait le droit de me demander comment on peut être si
accommodant d'un côté et si rigoriste de l'autre. Pour-
tant, sans même invoquer de nouveau cette trêve de la
mort, qui laisse à l'hommage et au regret un jour entre la
discussion de la veille et la sentence du lendemain, qu'on
me permette une distinction capitale. Un enfant du siècle,
•— titre que M. de Musset allait inscrire, deux ans plus
tard, en tête d'un de ses livres, — un élève de nos collè-
ges, ayant eu à subir cette phase universitaire de i 825 à
1830, où condisciples et maîtres semblaient conjurés con-
tre notre fn, puis lancé par ses premiers succès dans
14.
îi» GâOSEHIÈS LiTtËftXiRES.
cette TÎe torride où rien ne hà rappelait les sêneni de-
voirs de la destinée humaine, un poète enfln, cette du^se
légère^ aérienne et sacrée qai, depuis Platon, n*a jamais
passé pour très-raisonnable, eiiiTrê eiï outre des pbillre?
de Goethe, de Chateaubriand et de Byron, cet eiifaM, cet
écolier, ce poète, 8'aperce\ant un jour qu'il Ae croit plus,;
poussant un cri de détresse et d*angotsse, jetant au froid
squelette de Voltaire ses récriminations désolées et écri«
Tant avec le sang de ses blessures le bullef in de ses dottlesi
de ses souffr»ices, de ses aspirations infinies et de ses
suprêmes lassitudes, m'inspire un tout autre sentiment
qbe le corrupteur à froid qui raille mes croyances, assai-
sonne son impiété au sel empoisonné de ses épigTammes
ou pervertit les jeunes imaginations par des peintures
libertines. U mérite et éveille mes sympathies, bien plus
que le rêveur superbe qui, à force de se contempler en
tout, finit par perdre Tidée de Dieu; bien plus que Thomme
à qui Tàge et la douleur n'ont appris qu'un harmonieux
verbiage, et qui, également désenchanté de là vérité et de
Terreur, achève de s'exhaler en sonorités brillantes. Vir-
religion de H. de Musset, — si toutefois un si gros mot
peut s'allier à un nom si charmant, — c'est encore une
partie de nous-mème; non pas, Dieu merci! de ce que
no us sommes, mais de ce que nous avons failli être, de ce
que nous avons senti passer près de nous, comme un
soufile délétère, dans ces premières crises de la jeunesse
qui décident souvent de toute la vie. Aussi nous Favons
plaint, nous l'avons compris, nous Favons aimé, nous
avons éprouvé pour le mal qu'il exprimait en strophes si
éloquentes un sentiment analogue à celui qu'éprouve,
après la bataille, le soldat qui n'est que blessé, pour son
général qui meurt; et aujourd'hui, après dix ans de rup-
ture et d'oubh^ après que des sentiers diCfllfeMl noili
ALFRED DE MUSSET. Ml
atsdent conduits à des eitrémitès contraires, nous cher-
cherions en vain une parole dure ou un rigoureux ana*
thème k prononcer devant ce cercueil.
Mais arrêtons-nous encore un moment à cette rayon-
nante époque de celte courte carrière ; c'est de 1833 à
i838, — des Caprices de Marianne au Fils du Titien, —
que s'échelonnent presque toutes les belles œuvres
d'Alfred de Blusset : Fantasio, Il ne faut jurer de rien, li
ne faut pas badiner avec Vammir, le Chandelier, Loren-
%accio; en 4835, la Confession d'tm enfant du siècle ; Té-
légie de Lucie; Vite Bonne Fortune, la QujenouHle de Bar-
herine; en 1836, quelques jours après Jocelyn, l'admirable
épitre à Lamartine, qui ne daigna répondre que longtemps
après ; tant la vanité des hommes illustres est sujette à
prendre leurs égaux pour des inférieurs , sauf à traiter
leurs inférieurs comme des égaux! En septembre, les
belles stances à la Malibran, où Alfred de Musset se fit,
comme toujours, l'interprète de cette génération, qui, une
fois la Malibran morte, n'a plus voulu entendre ni la chan-
son de Rosine , ni la prière de Ninette, ni la romance de
Desdemona; en 1837, le Caprice, cette frêle comédie
qui devait un jour faire plus pour la fortune littéraire de
M. de Musset que tous ses autres ouvrages , et qui mit dix
ans à arriver de la Revue des Deux Mondes au Théâtre^
Français, en passant par Saint-Pétersbourg ; puis les jolies
Nouvelles , Emmeline , les Deux Maîtresses^ Frédéric et
Bemeretie, On le voit, ce furent là cinq années fécondes,
et il n'en faut pas davantage , il en faut bien moins pour
immortaliser un nom. N'oublions pas deux petits chefs-
d'œuvre que* laissa tomber, en se jouant, cette muse non-
chalante : Pdle étoile du soir, et J'ai dit à mon cœur, à
mon faible cœur. Le talent de M. de Musset s'y révèk
daos sa perfeotioa exquise , de même que , dans RolUif i
248 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
atteint son plus magnifique élan. Les connaisseurs ont ce-
pendant préféré à tout le reste les Nuits, où la douleur da
poète nous livre ses secrets et leur donne un accent impé-
rissable. V Espoir en Dieu, dont nous ne retrouvons pas la
date, mais qui figure dans le précieux volume de l'édition
Charpentier, doit tenir sa place à côté des Nuits. Les
strophes :
0 toi que nul n'a pu connaâtre!
sont d une émouvante beauté. De la poésie voltairienne à
cette merveille de mélancolie, et, sinon de foi, au moins
de regret , de lutte , d'aspiration religieuse, quel abîme !
N'eût-il signé que ces strophes , le nom de H. de Musset
ne pourrait pas périr : mais quelle riche saison, celle où
Ton cueillit sur la même tige ces fruits et ces fleurs» ces
beaux vers, ces frais récits, ces comédies charmantes,
sourires et larmes d'une imagination enchanteresse dont
chaque larme était un diamant, dont chaque sourire mon-
trait une perle ! Alfred de Musset était dans tout l'éclat de
ses vingt-cinq ans : sa célébrité naissante se doublait d*une
romanesque auréole : les échos de la Brenta lui ren-
voyaient, dans une prose presque aussi poétique que ses
vers, les lyriques effusions des Lettres d'un Voyageur. Âhl
qu'ils seraient beaux, ces songes de la jeunesse , s'ils n'a-
vaient pas de réveil !
Ce fut vers 1 841 que les premiers indices d*épuisement
ou de lassitude se trahirent chez M. de Musset. Mais ils
furent heureusement déguisés par la publication du vo-
lume définitif où se rassemblèrent ses principales poésies
et dont le succès dépassa toutes les espérances. Ainsi sa
gloire conmiençait au moment où son talent allait faiblir.
11 y a encore bien de la finesse et de la grâce, mais déjà un
ALFRED DE MUSSET. 549
peu de manière et de mignardise mondaine , dans II faut
quune porte soit ouverte ou fermée, qui parut, dans la Ile-
vue des Deux Mondes, à la fm de 4845. Ce proverbe et
celui d'Un Caprice j les plus légers, selon nous, et assuré-
ment les moins originaux.de ifiui le délicieux bagage, pré-
paraient pourtant une nouvelle phase dans la carrière du
brillant poète. En novembre 1847, la Comédie-Française
joua le Caprice; en avril 1848, Il faut quune porte soit
ouverte ou feimée; en juin , // ne faut jurer de rien ; et,
Kialgré les préoccupations de cette terrible année, malgré
nos angoisses républicaines et les menaces d'insurrection
renouvelées chaque jour et cruellement réalisées, ces trois
ouvrages réussirent, si bien que presque tout le panier de
cerises y voulut passer : on représenta, mais avec un suc-
cès moindre, les Caprices de Marianne^ André del Sarto,
le Chandelier. Un peu plus tard , affriandé par ce regain
pilus riche que la vraie nooisson, M. de Musset essaya d'é-
crire directement pour la scène ; il fit Louison en 1849,
Bettine en 1851 . Mais Theure du déclin avait sonné, et elle
fut inexorable : il se trouva que les pièces que M. de Mus-*
set avait écrites sans songer au théâtre y étaient applau*
dies, et que celles dont le théâtre eut les prémices y pas-
sèrent sans laisser de traces. La veine était tarie , et elle
ne reparut plus. Nous ne suivrons pas notre poète dan^
cette période de décadence , qui ne Tempècha ni d'être
très-légitimement nommé , à quarante ans , membre de
TAcadémie française, ni de publier, en 1850, un nouveau
recueil de vers qui fut lu et même admiré, par égard pour
son aine. Un écrivain moderne a comparé les jeunes
amours coupés dans leur fleur à ces enfants qui meurent
au berceau et dont on n'a connu que les sourires. Nous
voudrions , de même , n'avoir connu M. de Musset que
dans le court espace que sa muse a si bien rempli, et pou-
250- CAUSERIES LITTÉRAIRES.
voir y renfermer son nom , son œuvre et son souvenir.
Nous voudrions qu'il n y eût pas, qu'il n'y eût jamais eu
d'autre Musset que celui de 1850 à 1846, l'adolescent et
le jeune homme, le Musset des Contes d'Espagne et dCItO'
lie , du Spectacle dans un fauteuil , de la Confession d'un
enfant du siècle^ des Comédies et Proverbes j le tfusset de
VÉpître à Lamartine, de Y Espoir en Dieu, de la Pâle étoile
du soir, des Stances à la Malibran, de Rolla, des Nuits
vi de Bemerette, Aujourd'hui du moins, il nous a sem-
]3lé que nous pouvions ne parler que de celui-là.
Finirons-nous pourtant ce rapide et mélancolique in-
ventaire, sans risquer quelques paroles plus graves?
L'homme ëminent* qui a dit adieu, au nom de TAcadémie
française^ au poète que la France vient de perdre , nous a
donné, en ce sujet si délicat , un de ces modèles dont il
est trop avare. Le don de poésie, les facultés rares de ces
imaginations charmantes qui font nos délices de ce qui fait
leur torture, n'acceptent pas toujours les lois de la vie or-
dinaire ; elles ne vont pas sans un certain penchant à s'é-
blouir d'elles-mêmes, à perdre, dans leur douloureux
contact avec Fidéal qui les abuse , avec la réalité qui
les froisse, le sens droit, vrai, lucide, de ce qui est pos-
sible, raisonnable et bon. Tantôt, comme chez d'autres
Uustres que je me dispenserai de nommer, ce côté
décevant et dangereut des natures poétiques, s'appli-
quant d de grands intérêts , fait tort également è elles
et ft nous : tantôt, comme chez Alfred de Musset, il ne
irait qu'à elles seules. Pour toutes , pour celle-là sur-^
tout, la plus Inoffensive et la plus malheureuse, il ne sied
pas de se montrer trop sévère. L'essentiel est de ne jamais
ériger en doctrine, eu une sorte de poésie pratique, ce qui
* H. ?uei.
ALFRED DE MUSSET. 251
n*est que l'exception et la faiblesse de ces créatures privi-
légiées. L'essentiel est de ne jamais laisser aux aspirants,
aux surnuméraires de la littérature et de l'art, le droit de
croire que ces faiblesses sont le signe caractéristique du
talent, que le désordre et )e génie sont frères, et que
mettre du désordre dans sa vie, c'est mettre du génie dans
ses ouvrages. Non, il n'en est rien , et cette erreur a été
assez funeste 9ux lettre^ contemppraine.8 , pour qu'il me
soit permis d'insister. Jeunesse, roman fantaisie, jeux
cruels d'un' cerveau cherchant à s'étourdir, d'un cœur se
punissant de ce qu'il souffre, tout cela passe et s'évanouit
comme les brumes matinales : la raison reste et finit par
prévaloir, ne fût-ce que sur un cercueil : ce cercueil alors
en dit plus que toutes les leçons. Li'éipuise^çjit poétique
d'AUred de Musset était si notoire, que le sentiment d'é-
goisme mêlé à toutes nos affections a affaibli mèj;ne les
regrets, et n'a pas permis à sa mort de produire l'effet
d'un événement Uttéraire : ses admirateurs savaient trop
que leurs plaisirs ne perdaient plus rien en le perdant !
Ainsi la vanité même serait ici du même parti que le bon
sens. N'en disons pas davantage. Des censeurs chagrins
ont cherché et n'ont pas trouvé la moralité des œuvres de
M. de Musset. Cette moralité, l'aimable et infortuné poète
vient de nous la donner : il n'en est pas de plus doulou-
reuse et de plus frappante.
Mai i857.
III
DÉSIRÉ CARRIÈRE
S'il est doux et honorable, pour la critique, de mettre
en lumière les talents jeunes et inconnus, il y a peut-être
quelque chose de plus précieux encore : c'est de ramener
Tattention sur des écrivains trop tôt disparus; c'est de
compléter, pour ainsi dire, et de prolonger par un aflec-
tueux souvenir et un hommage tardif ces destinées poéti-
ques ou littéraires brisées avant l'heure de la maturité,
avant d'avoir donné au pubHc et à elles-mêmes tout ce
qu'elles avaient promis. En lisant les belles pages qu'un
illustre religieux a consacrées à la mémoire d'Ozanam, je
payais, avec une sorte de repentir plein de charme, tout
un arriéré de sympathie et de tendresse à cette belle âme,
i ce génie mélancolique et inachevé que nous avions
laissé, nous, critiques mondains, passer et s'éteindre
sans que son nom se rencontrât sous notre plume trop
souvent vouée à des œuvres frivoles et à de futiles vanités.
Je ne me doutais pas que j'aurais sitôt, grâce à une ton-
chante confiance et à une pieuse entremise, à m'.occuper
d'un homme qui a été presque, en poésie cl dans le cercle
modeste d'une vie de province, ce que fut Ozanam en des
DÉSIRÉ GÂBRIÈRE. 253
#
Toies plus larges, plus sérieuses, plus variées, dans une
chaire entourée et applaudie. Je ne voudrais pas avoir
l'air de trop prêcher pour mon saint, — et le mot est ici
bien juste, appliqué à ces existences si chrétiennes, — en
comparant ce qui n'est pas comparable, en affirmant que
le talent de Désiré Carrière a été d'une trempe aussi fine,
d'une portée aussi haute que celui de Frédéric Ozanam.
Non : laissons là ces parallèles qui touchent de trop prés
à la gloriole humaine pour être essayés devant deux tom-
beaux : mais il est impossible de ne pas être frappé des
étroites affinités qui ressortent de leur simple biographie.
Tous deux sont nés en I8I0 zî morts en 1853, à quel-
ques jours de distance. Tous deux sont morts à quarante
ans, à cet âge qui commence le déclin pour les grâces ju-
véniles et coquettes de Tesprit et de la beauté, mais qui,
pour les âmes pures, pour les intelligences affermies par
le travail, la méditation et l'étude, pour les cœurs inces-
samment rajeunis dans une affection chaste et saine,
marque le moment de la possession complète et de la
souveraine plénitude. Tous deux, attirés d'abord vers le
sacerdoce par les premières ferveurs de leur piété, se
sont décidés à rester dans le monde, à y exercer cette
mission inférieure, mais bien belle encore, attribuée par
la Providence au laïque jtii sait rendre la vertu éloquente
dans ses écrits et persu; »mVc dans ses exemples. Tous deux
ont eu cela de remarquable, que, venus à ime époque
troublée, où la polémique religieuse soulevait bien des
passions et des haines, <m la tyrannie entêtée de l'athéisme
légal provoquait et justifiait, chez ses contradicteurs, des
représailles et des colères, où enfin le titre de calhoUque
ne se produisait plus dans la littérature et dans le monde
qu'avec des allures militantes et une impopularité vail-
lamment acceptée, ils ont été doux et tendres dans leqr
S54 GÂUSUftlfeS LITTËRAIR^.
Dx^lliôdotié isahs tache ! ils ont mieux aitlië rènssir pdr
Fattrait que pat* le coup de foudre, et, au seiii d^une géné-
ration sceptique ou blasée, ils sont restés presque popu-
laireSi gardant une sorte de séduction grave et triste, par-
tibuliére atix fronts inclinés sous les pressentiments d'one^
mort prochaine. Tous deux enfln^ — et ce fut là la plus
charmante des ressemblances, — =■ ont eu ce bonhtsur, que
leur ang^gardien se fit visible en ce monde : tous deux
^M, rencontré sur leurs pas cette femme, cette compagne
dévt»uée, attentive, pieusement aimante, qui, dans tous les
états et pour tous les hommes, est le meilleur des bien-
faits de Dieu, mais qui, pour le poète clu^étien, est le
complément de tout, la couronne de fleurs de son gtoie,
de sa foi, de sa gloire, le trait d'union entre le del où il
aspire et la terre bù il chante. Us ont eu cette sensation
délicieuse^ de voir se pencher souriante, sur leur fable de
travail, la muse familière, la Bëalrix du foyer domestique,
doucement éclairée par la lampe du soir dont le rayon
tremble sous l'albâtre, confidente de la pensée qui s^essaf^^
du vers qui se murmure ou s'achève, consolatrice des
jours mauvais, des jours de défaillance et de lassitude, et
purifiant l'orgueil même, puisqu'on ne veut plus le succès
pour soi, mais pour elle. Arrêtons-nous; — peut-être en
avons-nous trop dit : les chastes tendresses, les douleurs
inconsoléesi n'aiment pas qu*GD les trahisse, et c'est les
trahir que d'en parler.
Quoi qu*il en soit, la famille et les amis de Désiré Car*
rière viennent de publier, en un beau volume, le recueil
de ses œuvres choisies, et, bien que ce recueil ne soit pas
destiné au public, bien que Tauteur soit allé chercher une
autre récompense, il m'est permis de rappeler ses tiUes
à des suffrages, inutiles désormais pour lui, précîeiix eo-
•core à ceux qui ^? pleurent.
DiSiBÉ GARRIÈaS. 85S
On lésait» -- ou peut-être» hélas! ra-t*on oublié, ^
l'œuvre capitale de Désiré Carrière fut le poème du Curé
de ValneigCf poème écrit en marge du Jocelyn de H. de
Lamartine, non pas pour le réfuter» -«- les poètes ne se rè*
ftitent pas, — mais pour montrer ce que pouvait être,
sous une plume vraiment chrétienne, la vraie figure du
curé de campagne.
L'impression causée par Jocdyn dans le public catho-
lique ne fut pas tout à fait, au début, ce qu'elle a été de-
puis. L'histoire des idées, comme celle des faits, a besoin,
pour s'édaircir et se préciser, de ce lointain, de cette
série d'expériences qui, montrant les conséquences rem-
fermées en germe dans un premier événement ou dans
un premier ouvrage, jette sur <^t événement ou sur cet
ouvrage une lumière décisive, ignorée des contemporains.
En 1836, quoique H, de Lamartine eût déjà laissé pres-
sentir, par maint passage de son Voyage en Orient, le
penchant de son esprit mobile vers une sorte de vague
déisme entremêlé de réminiscences évangéliques et de
fatalisme oriental, nous ne rabandonnions pas encore. U
nous paraissait trop cruel de perdre à la fois renchanteur
etTapAtre de notre jeunesse, le poète des Harmonies et
le prêtre de V Essai sur V Indifférence. Nous ne voulions
pas croire i ces deu désastres successif, et, dans la pe-
titesse de ms vues terrestres, nous ne comprenions pas
que la défection de ces deux hommes illustres, en servant
de date à la décadence de leur génie, deriendrait unjour
un éclatant témoignage en Thonneur des croyances qu'ils
désertaient. 11 y avait d'ailleurs dans Jocelyn tout un côté
&it pour plaire à l'imagination des jeunes prêtres; la
langue encore délicieuse, malgré ses incorrections et ses
négligences, qui recouvrait les erreurs de dogme ou les
dissidences de pensée, ressemblait à ces beaux effets d'ors
â56 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
chestre qui dérobent à Toreille le sens des paroles chan-
tées. On n'aperçut donc, à ce premier moment, dans le
magique entraînement de ce génie et de ce succès, que la
grandeur de ces tableaux, la puissance de ce souffle, ces
magnificences descriptives, ces flots de tendresse et d'a-
mour jaillissant du fond de ces solitudes et de ces neiges»
le tout élevant à la poésie la plus haute et la plus splendide
Thumble figure du curé de village. .Le dirons-nons? Les
jeunes et pieux collègues de Joceljn furent si émus, si
heureux de trouver leur image si poétique, qu'ils ne son-
gèrent pas d'abord à se demander si elle était bien ortho-
doxe. Plus tard on lut mieux, on réfléchit, on se refroidit,
et on reconnut que, dans Jocelytij le véritable esprit
chrétien, Taustère notion des devoirs du prêtre, réglés et
consacrés par l'Église, étaient sans cesse sacrifiés à un
idéal de rêverie sentimentale ou de philosophie raisonneuse,
où la poésie défigurait la religion sous prétexte de Tor-
ner. C'était l'époque des débuts de Bésiré Carrière, et
Nancy, sa ville natale, Nancy, la vieille cité cathoUque,
tressaillait déjà aux purs accents de ce poète de vingt-qua-
tre ans, qui s'écriait, comme poiu* résumer en quelques
vers toute l'inspiration de sa muse:
Moi, si je sens mon sein tout vibrant dliarmonîe,
J'en rends grâce à ma foi; ma foi, c*est mon géide :
C'est elle qui m* inspire et me force à parler.
Blon âme, qu'en accords je voudrais révéler.
Est comme un instrument suspendu dans l'espace,
Et qui rend quelques sons quand l'esprit de Dieu passe.
Ces sons, ma faible langue emprunte leur secours
Pour former ma prière; et je sens tous les jours,
Seigneur, en murmurantde? hymnes à ta gloire.
Qu'il est doux de chanter ce qu'il est doux de croire.
Déjà, quoique bien jeune, Carrière avait songé à écrire
DÉSIRÉ CARRIERE. 257
un poêrae sur les devoirs du prêtre, à détacher sur un
fond d'azur et d'or cette figure que le commun des hom-
mes comprend si peu et qui doit prêter à la poésie au lieu
de lui emprunter. Cette figure, elle lui arrivait toute faite,
de la main d'un maître admiré, mais ajustée de telle fa*
çon et placée dans un tel cadre, qu'une moitié seulement
s'illuminait des clartés célestes et que l'autre s'estompait
dans les brumes et les vapeurs de la terre. On donna à
Carrière l'idée de reprendre ce premier Jocelyn mêlé de
lumière et d'ombre, et d'en faire un second, ou plutôt
de substituer aux souvenirs troublés, aux inquiétantes
confidences du héros de H. de Lamartine, d'autres récits,
d'autres souvenirs qui rétablissent dans toute son inté-
grité le vrai caractère du [prêtre. 11 suffisait pour cela
d'un très-léger changement dans la fiction primitive ; ces
papiers laissés par Jocelyn, puis dispersés à tous les vents
ou employés par Marthe à allumer ses flambeaux % Car*
rière a supposé qu'ils se retrouvent entre les mains d'un
curé voisin de Valneige, et que celui-ci, ami intime du
défunt, se décide à les envoyer au Botaniste ', confident
donné à Jocelyn par M. de Lamartine, pour complé-
ter, corriger ou expliquer les fragments que le Bo-
taniste a publiés et qui forment le premier poème.
On conçoit aisément la difficulté de cette tentative au
double point de vue de la poésie et de la vraisemblance.
De deux choses l'une : ou le Jocelyn de l'illustre poète
renfermait réellement des hérésies de dogme et de senti-
ment, et alors il était bien difficile d'en amortir l'effet en
intercalant entre chaque page suspecte une page irrépro-
chable; ou bien H. de Lamartine n'avait pas mérité les
* Voir Jocelyn.
* Id. ibid,
258 CAOSBRIBS LITTËRAIRES.
reproches qu'on lui adressait, et alors, la littArature «t la
poésie reprenant leurs droits, comment excuser la folle
témérité d'un obscur jeune homme de vingt-quatre ans,
soufflant M. de Lamartine, lui prenant son cadre pour le
remplir à sa &çon, son héros pour rhabiller et le faire
parler à sa guise? 11 y avait là évidemment excès ou de
vanité poétique ou d'humilité chrétienne; et comment
croire à Texcés d'humilité chei un poêtef Ce n'est pas
tout : les œuvres du génie, surtout des génies spontanés
et primesautiers conune H. de Lamartine, ont le glorieux
et dangereux privilège d'édore d'un jet, d'une venue :
elles sortent du moule telles quelles, avec leurs beautés et
leurs défauts, leurs vérités et leurs erreurs ; mais, à y re-
garder de près, tout cela est si compacte, tout cela se tient
si étroitement et si fort, qu'essayer d'y trier le bien, d'y
corriger le mal, d'y eflacer le pire, c'est tenter l'impossi-
ble. Désiré Carrière, dans la courte préface de sa pre*
miëre édition, a déclaré que son poème n'était pas et ne
voulait pas être une réfutation de Jocdyn ; et, en effet, il
m'a toujours paru aussi difficile de réfuter M. de Lamar-
tine que de réfuter la harpe de Godefroid, le piano de Thaï»
berg on la voix de TAlboni. Et cependant il n'y avait que
cela de praticable : un esprit en réfute un autre, il ne le
refait pas ; la vérité rèftate l'erreur, elle ne la remplace
pas. Carrière est entré dans l'idée d'autrui, — et quel
autrui ! -* pour penser ce qu'il aurait dû penser et dira
ce qu'il aurait dû dire; il a côtoyé H. de Lamartine sur le
mince sentier de Valneige, de manière k lui laisser ton*
jours le côté du précipice et à garder pour soi le cAté de
la montagne : entreprise paradoxale qui ne pouvait réus-
sir qu'à demi ! En outre, comme il l'a fort bien remarqué
lui-même, en acceptant ainsi un point de départ, un plan,
un cadre et un hérd^s tout faits, il se privait d'une des
DéSIRÉ GARRIÈRB. 259
plus grandes forces, d'une des plus grandes joies de Tar-
liste et du poète; celle de donner un corps, une Ame, une
forme à ses propres .rêves, de trayailler sur sa propre
pensée, de la développer et de la suivre depuis le moment
où elle apparaît tout au fond de son esprit comme une
lueur tremblotante jusqu'à l'heure où eUe se répand sur
son œuvre et sur le monde avec des splendeurs immor-
telles. S'il est >rai que les phases diverses de la gestation
poétique aient quelque cbosQ 4es ^nystôrieus^S délices, dçs
douleurs enivrantes de la maternité, l'auteur du Curé ie
Valneige se condamnait & n'en connaître qu'une partie :
il n'était, pour ainsi dire, que la nourrice de son poème :
il n'en était pas la mère.
On le voit, — et je me riencontre îçj avec le pieux bjp-
graphe de Désiré Carrière, avec t'^hbè Chapia, qui a f^it
précéder ce volume d'une excellente notice, — le Curé ^e
Valneige n'est et n'a pu être qu'un tour de force, et les
tours de force ne sont que la fausse monnaie des chefs-
d'œuvre. N'importe ! même en réduisant à sa juste valeur
le mérite delà difficulté vaincue, on ne saurait méconnaîr
tre tout ce qu'il a fallu d'habileté, de souplesse, de res-
sources poétiques pour réaliser sans trop d'encombre cet
envers orthodoxe de Jocelyn, On peut même remarquer à
quel point Carrière, tout en gémissant des écarts de M. de
Lamartine, tout en essayant de traiter son poème en pa*
lympseste pous lequel une main catholique retrouverait la
vrai texte, procédait, au fond, de l'illustra poète, et pos-
sédait phifiieurs de ses qualités; l'ampleur, le souffla» le
courant rapide, et cette faculté du récit ferme et soutenu,
ai rara en poésie, où il semble toujours que l'halisine man-
que et que les genoux fléchissent du moment que l'on
n'est plus porté par le mouvement lyrique. A ces avanta-
gea, l'auteur du Curé de Valneige en ajoute un autre qui
260 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
fait très-souTent défaut à H. de Lamartine : c'est d'être
dans le vrai et de voir juste. Je n'en citerai qu'un exem-
ple, et j'aurai soin de ne pas le choisir au cœur même de
ces vérités religieuses, qui me donneraierU trop raison. Le
curé de Valneige dit à propos des habitants de sa rustique
paroisse :
Âu-dessos des sillons où sa courte pensée ,
Gomme une herbe sans sève» est toujours abaissée,
Qai pourra soulever Tâme du laboureur?
Qui détruira chez lui cette étrange fureur
De vouloir agrandir, agrandir davantage.
Même aux dépens d' autrui, son élroit héritage?
Ce qui rend pour le ciel son œil indifférent,
C'est pourtant cette cendre! 0 mon Dieu, qu'il. est grand.
Qu'il est triste aujourd'hui, cet amour de la terre t
Des obstacles nombreux que le saint ministère
Dans le peuple des champs rencontre chaque jour,
Le premier, le plus fort, c'est cet ignoble amour.
Voilà le vrai, et tous ceux qui ont vécu longtemps el
familièrement à la campagne peuvent contre-signer en
prose ces vers de Désiré Carrière. À sa place, mettez
H. de Lamartine; il nous peindra, avec des couleurs pro-
bablement plus magnifiques, des paysans contemplatifs,
chevaleresques, étudiant les étoiles et les simples, héros
de dévouement, d'abnégation et de vertu, proches parents
de son Tailleur de pierres de Saint-Point ; lesquels n'ont
pas, comme la jument de Roland, Tunique défaut d'être
morts, mais le tort presque aussi grave de n'avoir jamais
existé.
Déshré Carrière avait donc deux grandes qualités qui se
concilient rarement : il était poétique et il était vrai : il avait
en outre le don de ce vers facile et naturel qui semble
épanoui tout d'un trait dans le cerveau du poète, et où ex-
DÉSIRÉ CARRIÈRE. 261
cdlait Alfred de Musset. On sent qu'il n'y a eu ni recher-
che ni effort : le vers part et arrive au but , vif et léger
comme une aile d'abeille au premier rayon du matin.
n est doux de chanter ce qu'il est doux de croire!
J'ai cité ce vers qui caractérise l'œuvre entière du poète,
et qui lui sert aujourd'hui d'épigraphe. Il y en a, conome
cela, des centaines, d'un tour heureux, d'une svelte allure,
enfants d'une inspiration sincère, doux et gracieux essaim
voltigeant autour de la croix. En revanche, la langue poé*
tique, chez Désiré Carrière, n'était pas formée, et c'est une
ressemblance de plus avec M. de Lamartine, qui semble
avoir fait, non pas de la prose, mais des vers sans le sa-
voir, et ne s'est pas douté de la révolution qui s'accom-
plissait sous son règne dans la forme et le tissu de la poé-
sie. Carrière vivait habituellement en province, à Nancy, à
Uîrecpurt surtout, sa patrie adoptive, la patrie de son
bonheur ; excellente condition pour rester poète, mais non
pas pour être toujours au courant de ces progrès, de ces
détails techniques , qui ne sont , lort heureusement, que
très-secondaires. Ainsi l'auteur du Curé de Valneige n'est
pas inaccessible à la périphrase : à tous moments je ren*
contre, dans son poème, des vers tels que ceux-ci :
C'est à moi qu'il faisait Taveu simple et fidèle
Des secrets qu'à genoijx le repentir révèle
Au confident sacré par Dieu même établi
Pour couvrir nos erreurs de pardon et d''oui)li!
Total huit hémistiches et quarante-huit syllabes pour
dire : a J'étais son confesseur, i
ÎJn peu plus loin, je lis :
Pour boisson nous avions ce breuvage ,
Qu*on exprime en hiver de la pomme sauvage.
i5.
263 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
Et je dis tout bas : c cidre, style de 1810. i Plos loia
encore :
Et c*e8t près l'un de Fautre, Si la table sacrée,
Qae nous avons reçu dans notre âme enivrée
Pour la première fois, le céleste froment.
fit je traduis : « NoosaTons fiôteosemble notre premièiv
communion. »
Hais , encore une fois , ce sont là des Tètilles ; ce n'est
là que le corps de la poésie ; Carrière en avait l'âme ; ce
n*est que l'accessoire, et j'ajoute que la poésie moderne a
mérité de déchoir, le jour où elle a pris cet accessoire pour
le principal.
Je ne prétends pas avoir donné une idée complète du
talent et de l'œuvre de Désiré Carrière ; pour que l'es-
quisse fût moins insutlisante , il faudrait parler de ses pè-
lerinages aux boï'ds du Rhin et «^ la cathédrale de Stras-
bourg, de ses vers à Sylvio Pellico, à M. de Lamartine
revenant de son voyage en Orient, à M. de Lamennais, à
propos des trois premiers ouvrages par lesquels il rompit
avec la Cour de Rome et l'Eglise catholique. Mais on peut
du moins comprendre ce qu'a été ce talent mis au service
d'une cause qui cherche ailleurs que sur la terre ses trioni-
phes et ses couronnes; ce qu'a ^é ce poème, entrepris
dans des conditions défavorables et pourtant mené à bien
à force de volonté, de sincérité et de foi ; ce qu'a été sur-
lout ce cœur, cette source de piété et d'^amour où la poésie
puisait «ans la tarir» cette existence calme et pure, abritée
dans le demi-jour du foyer et de la fimùile, akowint entre
la mUse et la charité , entre Jocelyn et saint Vincent de
Paule , laissant après elle un parfum de douceur et de
grâce; teHe enlin que, si le mot de gloire semUe trop
DiSIRÉ CARRIÈRE. 2(3
bruyant ou trop fastueux pour elle, on peut du moins lui
promettre le tendre et pieux souvenir assure aux âmes d'é-
lite qui, richement douées par la bonté de Dieu , lui ont
rendu toutes leurs richesses avant de remonter vers lui.
Ni»
>«-•«•
IV
M. VICTOR DE LAPRADE
y
PSTGBÉ. — ODES ET POÈMES. — RUITR.
H. Victor de Laprade a publié, Tan dernier, à Tépoque
de sa première candidature à TAcadéinie française, une
édition populaire de Psyché et des Odes et Poèmes, Il y a
eu, ce nous semble, une sorte 'de loyale et légitime fierté,
en un moment décisif dans 'sa carrière de \ >ête, à placer
sous nos yeux les productions de sa jeunesse, unies par
tant de liens à celles de sa maturité, mais où des regards
sévères ou soupçonneux avaient cru pourtant démêler
quelques tendances alarmantes. H. de Laprade pense, —
et il a raison, — que ceux de ses poèmes qui interprètent
le sens philosophique du symbolisme pa!en s'accordent
avec ceux qui ont suivi, et en renfermaient d'avance les
germes et les préludes ; il veut qu'on reconnaisse dans la
succession de ses pensées, toujours si élevées et si pures,
ces grandes lignes d'ensemble, ces qualités d'harmonie et
d'unité qui font des œuvres diverses d'un même talent les
anneaux d'une même' chaîne; et afin qu'il ne puisse pas y
avoir là-dessus ombre d'équivoque et de doute, il nous
rend ces premiers poèmes, sauf quelques corrections de
détail, tels qu'il les a conçus et écrits. « L'écrivain, nous
lit -il dans une remarquable préface, a cru devoir respeo
M. VICTOR DE LAPRABE. 265
ter scrupuleusement sa pensée première sur les points
mêmes qui se sont rectifiés dans son esprit. Un auteur n'a
pas le droit de détruire sa propre pensée une fois émise,
quand cette pensée a été honnête, sérieuse et sincère.
Que Ton se hâte d'effacer un tableau licencieux, une page
empoisonnée de lâches conseils, d'énervantes séductions,
un mot enfiellé de haine et de calomnie, si l'on a été assez
malheureux pour l'écrire, c'est là un devoir. Hais de pa-
reilles souillures, dont il importe de purger son nom et
son œuvre, n'ont rien de commun avec cette chose noble
et sainte entre toutes, la conviction d'une âme éprise de la
vérité et témoignant ce qu'elle croit. Une erreur de l'es-
prit n'est coupable, n'est dangereuse même, que si elle
est cOtnbinée avec une mauvaise passion du cœur. 11 ftiut
donc se respecter soi-même dans toutes les pages que l'on
a écrites loyalement, et corriger son œuvre ancienne dans
une œuvre nouvelle. » La critique, à son tour, laisserait sa
tâche incomplète, si elle ne répondait à ce courageux
appel, à cet honorable langage.
La fable, ou, pour parler plus juste, le mythe de PsycM,
est présent à toutes les mémoires. La poésie, la peinture,
la statuaire, tous les arts plastiques ou d'imagination, y
ont trouvé des inspirations gracieuses, et récemment en-
core un musicien ingénieux ^ s'en est emparé avec bon-
heur. Cette légende a, sur la plupart des autres fictions du
polythéisme, l'avantage de se rattacher à un ordre d'idées
évidemment supérieur, de marquer, soit aux temps primi-
tifs, soit plutôt à l'époque de transition philosophique, le
trait d'union entre la tradition païenne et l'interprétation
de ses fables sensuelles par un esprit déjà plus pur et plus
dégagé. Ou Psyché ne signifie rien, ou il faut bien y recon*
* If. Ambroise Tbomu.
Mft CAnSBBIEB UTTSRAIRES.
naitre le symbole âa l'âme homeiiiA, .mise en centact avec
un Dieu, avec un être d'une nature idéale et céleste, s'eni-
vrant d'abord de son bonbeur plein de mystère, puis aspî*
ram & compléter, & éclairer ce bonheur par la scîenœ,
loidant savoir, punie de sa mirmské, condamnée à toutes
Ifis phases de r^reufe, & tous les degrés de rexpiation,
jusqu'au moment oA» ayant parcouru le cercle des exîb
et des souffrances, elle rentre enfin en possessîcm de co
IMeu, de ce bonheur désormais reconquis dani tonte at
lumière et toute sa plénitude.
On le voit, la Fable, ainsi interprétée, éciu^^pe aux pu^
riles fadeurs, aui plates gravelures du paganisme-Pompa*
dour; elle avoisine de bien près la tradition hébraïque et
chrétienne, et, prise en cet instant où elle sort des nuages
hiératiques pour se bûgner dans les vagues clartés du
platonisme, elle peut séduire un poète essentiellement
spiritualiste, un harmonieux émule de Ballanche, mais de
Ballanche embêUi et éclairci. Plus tard, quand ce poète,
cédant à Firrésistible empire de- la vérité absolue, ou-
vrira rÉvangile, lorsqu'il eiTeuillera fdans son beau
vase athénien les immortelles fleurs du Galvairei i il
n'y aura ni contradiction ni rupture entre la première
partie de son oeuvre et la seconde : il n'aura fait que
s'élever, par une gradation naturelle, des sphères in-
férieures et mélangées de lumière et d'ombre vers les
sphères radieuses et cei*taines ; à peu prés comme l'ado-
lescent, en devenant homme, passe des illusions cares-
santes aux viriles réalités; à peu prés comme l'esinit
humain ]''i-méme a, dans sa marche séculaire, passé de
la mythologie aux pressentiments philosophiques, et de
ceux-ci à la Révélation. C'est ainsi que les poèmes de
Psyché et à* Eleusis, dans leur attitude déjà â demi chré-
tienne, ont mérité de rester sous le péristyle du temple.
H. VICTOR DE LAPRADB. 161
pendant qoe ce temple se consaorail au vrai Meo et que le
poSte s'ageoottiUait dans le sanetnaire.
Voilà par quel trait distinctif la poésie de H. Victor de
Laprade, alors même qu'elle porte une étiquette païenne»
ae sépare, non-seulement du paganisme littéraire du dii'*
septième et du dix-huitième siècle, mais aussi de Tèlè*
gance toute sensuelle d'André Chénier, sur laquelle il est
impossibie de prendre le change* Sans doute Badne dans
Phèdre, Fénâon surtout dans Télémaque, sont bien m<Mn«
priens que les auteurs grecs et latins» bien moins qu'ils na
le croyaient eux-mêmes ; mais c'est à leur insu et par
Fexcdiance de leur esprit, de leur éducation religieuse et
morale, qu'ils laissent pénétrer l'esprit chrétien dans
feura imitations de l'antiquité. Pour eux>^ia mytlHH
logie n'a l'air de signifier que ce ipi'eUe dit, et» s'ils s'y
réfugient, c'est parce qu'ils croient avec Bmleau que la
poésie ne doit pas toucher au christianisme. Quant h
André Cfaénier, enfant d'un siècle sans foi dont la sensi*
Inlité factice n'était au fond que du sensualisme railBné, U
a pu, par 'ses grâces exquises, par ses opinions monar-
diûpies, par le douloureux prestige de sa vie et de sa mort»
£Bure illusion à quelques-uns de ses admirateurs ; mais on ne
saurait se dissimuler qu'il a été complètement dépourvu du
sentiment chrétien, qu'il n'a vu et voulu voir dans la poésie
antique que ses brillantes et vohiptueuses images. Seule-
ment, comme il était vraiment poète, un admirable poète,
il a ramené la vie dans ce squelette glacé; il a rajeuni cet
instrument dont toutes les cordes s'étaient usées et ra-
cornies entre les froides mains des Gentil-Bernard et des
Saint-Lambert. Violemment arrêté par le mouvemait ro«
mantique, si spleadide, mais si court, il était clair que ce
courant devait t6t ou tard reparaiire dans notre siéde, et
on doit se Mciter qu'un poète jpiritnaliste et cbrètioQ se
268 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
soit rencontré pour compléter, agrandir et purifier Fœu*
vre d'André Chénier. C'est Fhonneur de H. Victor de La-
prade d'avoir été ce poète.
Ou comprend maintenant dans quel esprit ont été con*
çus ces poèmes de Psydié et à*Êlmsis, qui forment la
partie la plus importante de ce volume. L'auteur a marché
depuis ; mais, en se retournant, il lui a paru qu'il n'avait
pas changé de route ; il a écrit autre chose sur le livre de
son temps, mais il n'a pas eu à déchirer sa première page.
Il y a, entre Psyché et Eleusis^ des analogies lointaines.
Psyché, au milieu des développements poétiques qui en
font une charmante lecture, c'est l'histoire de l'âme se
lassant d'aimer sans connaître, châtiée de sa convoitise
imprudente, tombant de la couche de son mystérieux
hymen avec le dieu inconnu, sur une terre barbare où le
sang des victimes humaines rougit l'autel de grossières
divinités; exilée ensuite au milieu des théogonies immobi-
les de l'Egypte et de l'Orient où Yesprit est étouffé sous la
pesa^teur des symboles, comme le corps sous la pierre
des cryptes et des pyramides ; puis, dans une première
délivrance, transportée en des régions plus riantes, plus
lunjiineuses, où un art plus délicat cisèle les monuments
et les statues, où la vérité se joue sous des voiles plus
légers et plus transparents ; ramenée enfin vers l'Olympe,
vers un ciel païen encore, mais déjà bien près du ciel
chrétien, et y retrouvant, avec les embrassements de
l'époux céleste, le bonheur de savoir en aimant et de con*
naître ce qu'elle possède. L'auteur s'est respectueusement
arrêté à ce premier échelon de la délivrance; mais on
sent qu'à un degré de plus, l'âme, rachetée par le vrai
Dieu et le véritable amour, franchira les dernières bar-
rières du paganisme vaincu, et embrassera, dans une
étreinte infinie, les félicités célestes. Eleusis, moins déye-
H. VICTOR DE LAPRADE. 269
loppé, signale le passage de l'époque thëocratique à celle
où la libre interprétation introduit dans les dogmes son
souille dissolvant, où le prêtre fait place au poète et le
poète au critique, où la foi et l'imagination des peuples
s'attristent de ce qu'on leur ôte, sans prévoir encore ce
qui leur sera donné en échange ; sorte de crépuscule re-
ligieux dont on se demande si c*est une ombre qui se
dissipe ou une lumière qui s'en va. Cette clarté naissante
ou pâlie, aube ou soir, souvenir d'un culte aboli ou espé-
rance d'une religion nouvelle, se reflète dans les pages du
poème comme les blanches lueurs d'un ciel constellé dans
une eau profonde et limpide. On assiste aux regrets, à la
terreur, aux plaintes de ces générations déshéritées qui
sentent s'échapper de leurs mains ces dieux changés en
idoles, ces signes visibles d'un culte où elles trouvaient
un charme fortifiant et consolateur. Vais à ces voix plains
tives répond une voix prophétique, annonçant que le ciel
n'est pas dépeuplé, que le bonheur d'adorer et de croire
n'est pas ravi au genre humain, qu'un Dieu nouveau, un
Dieu étemel va remplacer ces divinités périssables : un
pressentiment virgilien, un écho de Pollion, vibre dans les
demiera accents du poète. Là encore, comme dans
Psychéj le paganisme, cessant d'être un texte banal à
l'usage des rimailleurs et des libertins, laissant sa lettre
morte s'imprégner peu à peu et s'animer des souffles et
des clartés d'une doctrine supérieure, ne ressemble-t-0
pas à ces brumes matinales dont le voile flottant prépare
et accoutume nos regards à l'éclat du jour et du soleil?
Mais je rendrais un bien mauvais service à H. Victor
de Laprade, et l'on se ferait de sa manière une idée bien
inexacte, si l'on réduisait, en me lisant, ses mérites à la
question philosophique. L'imagination, si elle ne doit pas
tout absorber chez les poètes, a toujours le droit de leur
970 CAUSERIES LITTSRAIRES.
demander sa part, et cette part ^t belle dans ces poô*
mes où le développement de la pensée primitive amène
naturellement les scènes riantes et grandioses du monde
extérieur, la peinture vraie et variée des mouvements et
des aspirations de Tftme. Quoi de plus frais et de plus
charmant que ces invisibles chœurs de toutes les forces»
de toutes les créations de la nature, oiseaux, plantes,
sources, fleurs et chênes, s^associant aux joies, aux trou-
bled, aux vagues ardeurs de Psyché, opposant à son désir
de connaître ce contentement égal et facile des créatures
secondaires à qui Dieu a mesuré en une fois leur bonheur
et leur science, et qui ne comprennent pas cette soif de
ridéal et de Finfini, tourmeot et gloire de r&me humainet
LES 0OUBCE8.
n est des jours sacrés, des jours que doAs aimons,
Où la source descend plus pure auK pieds des monts;
' Où, sur le sable fin, sans pluie et sans tourmente,
L*ondB semble dormir» et pourtant suit sa pente.
Alors nul flot n'écuoie et ne gronde éîi marcbant ;
Le peuple des forêts i^'égaje à notre chant ;
Le vent ne jette rien que fleurs et veiis feuillages
Sur l'argent des graviers, sur Tor des coquillages;
Et mille êtres, mêlés par un amour fécond.
S'agitent sous les eaux sans en troubler le fond.
]2t tu lems béai des sources étemelles,
Toi qui garder le calm^ et h fraîcheur en dl^»
Tpi qui dans un seul lit sais faire parvenir
Toutes les gouttes d'eau ^e cherchant pour s^unir ;
Toi par qui nous sentons, en notre onde ravie.
Descendre la lumière et palpiter la vie I
VBl(C!Sfà.
Oh 1 tout ee que j'entends et tout ce que je vois ,
OmmUf tmrçmf forêts, mfstériouses ^m.
H. VICTOR DE LAPRADB. 371
Oh! dît8ft-moî son nom, parles-mûi do mon maître!
Plus heurevx que Psjcbé, vous l'aTey yu peut-être?
Comme il charme les cœurs, il doit charmer les yeux, *
Et sans doute il est bon, puis^'il vous rend heureux !
FrantZf la dernière publication de H. Victor deLaprade,
se rattache au nouvel ordre de pensées qu'il a si heureuse-
ment exprimées dans les Symphonies. Il y reprend, d'une
main de plus en plus ferme et souple, ce thème qui lui réussit
toujours, ce poème de la nature, de la campagne, présen-
tée, non plus comme tme dangereuse conseillère dont les
influences nous plongent dans une enivrante ivresse ou
nous poussent à l'isolement, mais comme une douce et
familière médiatrice entre l'âme et pieu, entre l'activité
de rhonune et les devoirs, les tendresses et les joies de la
famille. Frantz, le héros sauvage et morose que nous
avons vu, dans la Symphonie alpestre, exhalant contre lu
société ses superbes anathëmes, se prépare encore à s'en-
fuir vers les solitudes, lorsqu'il est arrêté en chemin par
la voix de l'aïeul, par la prière de Berthe, sa chaste et sou-
riante compagne, par les suaves harmonies de la vie rus-
tique, enseignant le travail, le recueillement et la paix. Le
tableau de ces labeurs récompensés par d'opulentes mois-
sons se déroule avec une ampleur» une richesse de tons,
qui rappelle les plus belles toiles de Rosa Bonlieur, et fait
songer à cet autre poète, émule et ami de Victor de La-
prade, à ce chantre de la Vie rurale^, où le sentiment de
la nature s'associe aux plus salubres et aux plus pures
émotions du cœur. Frantz, converti et rasséréné, échange
avec Berthe l'hymne charmant de son amour, qui s'embellit
encore de toutes les félicités paternelles. Les enfants por-
tent bonheur aux poètes, à ces enfants divins ou terribles
qui en savent plus que les hommes sur les grandes cho-
* M. Joseph Ântran.
272 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
ses et un peu moins sur les petites. Après les Feuilles
d'automne, après bien d'autres mélodies aimables, inspi-
rèes par ces fronts souriants et ces visages roses, H. Victor
de Laprade a su trouver des accents pénétrants et de dé-
licieuses images :
L^enfant est roi parmi nous
Sitôt qu*il respire ;
Son trône est sur nos genoux.
Et chacun Tadmire.
Il est roi, le bel enfant !
Son caprice est triomphant
Dès qu'il yeut sourire.
G^est la gaieté du manoir.
Jadis solitaire ;
Ses yeux éclipsent, le soir,
Notre lampe austère.
C'est la primeur du verger.
L'agneau blanc cher au berger,
La fleur du parterre.
n fait de ses cheyeux d'oi
L'anneau qui nous lie ;
n fait qu'on espère encor,
Il Élit qu'on oublie.
Lorsqu^un orage a grondé,
Que les pleurs ont débordé,
n réconcilie.
C'est pour lui qu'on a semé.
Qu'on remplit la grange ;
Le pain blanc reste enfermé
Pour le petit ange.
C'est pour lui, joyeux garçon,
Que chacun dit sa chanson,
Pour lui qu'on vendange \
Et le poème marche ainsi à travers les scènes de h
M. VICTOR DE lAPRADE. 273
campagne qui n*est plus la solitude, tantôt radieux et
empourpré avec les fêtes et les récoltes de l'automne,
tantôt douloureux et funèbre avec les épisodes de deuil
attachés aux affections dé la famille, mais toujours calme^
résigné, recueilli dans son bonheur ou dans ça tristesse,
toujours prêchant à Thomme Tactivité, le dévouement, les
joies du devoir accompli, le contentement du bien, l'es-
pérance du mieux, Tapaisement de Tâme dans sa destinée
présente, ses aspirations légitimes et régulières vers ses
destinées infinies :
Sois soumise au travail, ô terre ! et sois bénie I
Donne à flots tes épis au pain de tous les jours :
Mais conserve tes bois, sources de rharmonie.
Et garde aussi tes fleurs, dont vivent les amours.
Par les vertus des morts qu*k tes champs nous donnâmes,
Fais grandir la beauté, la çagesse en tout lieu;
Tu dois nourrir les fruits et les fleurs pour les âmes,
Et les âmes pour Dieu ! i
Jusqu'au dernier vers, on le voit, le poète associe la
nature, les champs, Valma parens, non plus aux rêveries,
aux chimères, aux inquiétudes de l'homme, à ses révoltes
contre ses semblables, contre Dieu et contre lui-même, à
son dédain pour les vraies et laborieuses conditions de son
passage en ce monde, mais à ses rapports les plus directs,
les plus pratiques avec son Créateur et sa conscience, avec
la terre et le ciel. La campagne cesse d'être, comme chez
Jean-Jacques Rousseau et ses modernes disciples, la con^
fidente de l'orgueil, refusant sa part del'activité humaine, la
complice du désœuvrement et de la paresse, déclamant
contre les vices de la société pour se dispenser d'en ac-
cepter les devoirs : elle devient pour les cœurs blessés ou
incertains de leur route un vivant commentaire de la loi
274 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
du travaii, un cadre naturel des affections et des joies do-
mestiques, une page, — la plus riante et la plus belle, —
du livre de Dieu, ouvert sous les yeux de Thomme. Nous
voilà bien loin, il faut en convenir, de celte poésie dont
Tabus a été souvent signalé, qui affaiblit et désarme les
facultés actives et viriles, pour surexciter les facultés amol-
lissantes et dangereuses, et ne nous laisser d'autre alter-
native que la prostration ou la démence. Si U. Victor de
Laprade a été parfois accusé, ainsi qu'il le dit lui-même,
de pousser au désert, s'il nous est un moment apparu au
milieu de ses grands chênes, comme ce bûcheron qu'il a
chanté en beaux vers et qui s'absorbe dans la forêt où
s'écoule sa vie solitaire, le voilà aujourd'hui redescenda
parmi nous, et se dessinant de mieux en mieux comme le
poète de l'âme. C'est par ce mot que je finirai, car il me
semble caractérisa la poésie de H. de Laprade, dans le
sens dont il s'honore et qu'il réclame. Bien que les classifi-
cations soient toujours unpeuillusoires.bien quellmagina-
tion, — nous l'avons avoué, — soit souveraine chez lepoête,
on peut dire pourtant que l'imagination, chez M. de Lamar-
tine, s'est adressée surtout à la sensibilité: chez M^ Bugo,
à la curiosité; chez M. de Musset, à la fantaisie ; et que,
chez H. de Laprade et le groupe auquel il appartient, elle
s'adresse à l'âme. Dans le symbolisme antique, dans les
récits de l'Ëvangile, dans les spectacles de la nature, c'est
l'âme qu'il a cherchée ; c'est elle qu'il rappelle à son ori-
gine, à ses devoirs et à son but, 'en la mettant en présence,
tantôt des mythes où la voilait le paganisme philosophique,
tantôt des merveilles du monde extérieur, tantôt des joies
de la famille, tantôt des douleurs de son divin modèle.
Or la sensibilité se dessèche ou passe aisément de l'ima-
gination aux sens ; la curiosité s'émousse ou s'éblouit ; la
fantaisie n*a qu'un temps, et il lui est interdit de ne pas
M. VICTOR DE LÂPRADE. 275
être toujours jeune : l'âme ne vieillit pas ; elle est immor-
telle comme les lois qui la régissent, comme le Dieu dont
elle émane, comme la destinée qui l'attend. Muse de Dante
et de Corneille, elle donne à ce que l'on fait pour elle quel-
que chose de sa grandeur et de sa durée. Être le poète de
l'âme, représenter le spiritualisme dans l'art, le Sursum
carda poétique, c'est assez pour marquer sa place dans la
poésie d'un siècle, ett s'il y en a eu de plus éclatantes, il
n'en est pas de plus honorable.
M. LECONTE DE LISLE
S'il suffisait d'une forme très-savante et d'une vocation
très-déterminée pour atteindre à la gloire et à la popula-
rité poétiques, le nom de M. Leconte de Lisle serait au
premier rang. L'auteur des Poèmes et Poésies et des
Poèmes antiques, publiés en 1853, possède à un degré
éminent deux qualités sans lesquelles il n'y a pas de
poète : d'une part, on sent que le vers se moule naturel-
lement dans son esprit et en jaillit sans effort ; de l'autre,
on reconnaît qu*à ce don heureux et probablement irré-
sistible s'ajoute un travail énergique, une persévérante
passion d'artiste, qui corrige, polit, assouplit le métal, en
efface les rugosités, les soudures et les scories, et finale-
ment arrive à une poésie nette, ferme, sobre, vigoureuse,
colorée, où tressaillent péle-méle les visions de l'Orient et
les songes de la Grèce, pareilles à ces images confuses pro-
longées entre le rêve et le réveil. Et pourtant, en dehors
d'un petit cercle d'amis, d'initiés, d'adorateurs fervents
des Muses délaissées,en dehors des dilettantes attitrésou des
critiques obligés par état à toutes sortes de dégustations lit-
téraires, qui coimait M. Leconte de Lisle? A Paris même,
^ Po^meê et Poésiet.
M. LEGONTE DE LISLE. S77
parmi les gens du monde, en province, dans ces milieux
beaucoup moins béotiens qu'on ne le dit, et où Lamartine,
Hugo, Alfred de Musset, étendirent si vite leurs conquêtes,
parlez de M. Leconte de Lisle; on vous demandera depuis
quand Tabbé Delille porte le titre de comte. Poète ou
plutôt artiste supérieur, le chantre de Baghavat et des
Jungles a moins de notoriété qu'un dramaturge de l'Am-
bigu ou un vaudevilliste du Palais-Royal.
D'où vient ce fâcheux contraste, tant de talent et si peu
de célébrité? Faut-il l'attribuer uniquement au discrédit
de la poésie pure, aux tendances prosaïques de notre
époque, à toutes ces causes, tant de fois énumérées, que
les poètes allèguent dans leurs préfaces pour s'expliquer
d'avance leur disgrâce, et qui ne les empêchent pas de
publier leurs volumes? Sans doute, ces causes existent;
mais il y en a une autre que je voudrais indiquer à
M. Leconte de Lisle, et qui me servira à caractériser sa
poésie.
Je connais des poètes chrétiens ; j'en connais aussi, par
malheur, qui sont sceptiques, panthéistes, païens, sen-
sualistes, plastiques, fantaisistes, funambulesques, irréli-
gieux, impies : ce que je n'avais pas encore rencontré,
c'est un recueil commençant par un poème très-sérieux,
très-pathétique, et en apparence très-convaincu, sur la
Passion de Notre-Seigneur, et fmissant par des strophes
où éclate, non pas l'insulte ou le blasphème, mais Tivresse
du désespoir et du néant, proclamant la déchéance du
Dieu immolé sur la croix.
!
.... « Nos jours valent-ils le dëclin du vieux monde?
Le temps, Nazaréen, a tenu ton dcû ;
Et pour user un Dieu deux mille ans ont sufG,
Et riei n'a palpité dans M cendre inféconde !» * ^
S78 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
Déjà, dans son premier recueil, H. Leconte de lislc s'6-
criait avec le même accent désole :
c Phis de <ïharbon ardent sur la lèTre-prophète,
Adonal! les vents ont emporté ta toix ;
Et le Nasaréen, pâle et baissant la tète,
Pousse «n cri de détresse une dernière fois.
c Figure aux blonds cheveux, d^ombre et de paix voilée^
Errant aux bords des lacs, sous ton nimbe de feo
Salut 1 L'humanité, dans ta tombe soellée,
0 jeune fissénien! garde son dernier Dieu* »
Toilà évidemment le sentiment intime da poëte, la note
de prédilection, quelque chose comme cette mélodie pré-
férée qui plane sur une partition et en marque le trait
distinctif, après que le reste est oublié. Et pourtant o*est
bien la mênoe {dume qui a écrit le poème sur la Passion,
pkcé en tête de ce nouveau volume ; pocmeoù sont retra-
cés, avec une fidélité respectueuse, tous les épisodes de la
divine agonie, et que des lecteurs superficiels ont pu ac-
cepter comme un signe de conversion chez Fadorateur de
Zeus, de Kronos et d*Artémis. Nous savons bien qu'il n'en
est rien; que, pour H. Leconte de Liste, la Passion n'a été
qu'un siyet d'étude poétique, une i;tt6 prise sur le Calvaire.
Il est monté sur la sainte colline, comme il était monté
sur le Pinde ou sur THélicon, et il sutfit d'un peu d'obser-
vation et d'analyse pour comprendre que sa Passion est
exactement, en fait de poésie chrétienne, ce que sont, ea
fait de peinture religieuse, les travaux de H. Gërôme on
.de H. Couture. Eh bien, oui, et c'est là son malheur;
c'est là ce qui condamne sa poésie à une sorte de beauté
cellulaire et coupe les communications entre le pubUc et
lui. Si nous fcd parlions en théologien, si nous avions à le
.discuter au wwide cette virité Vivante et imnorteDe dont
M. LEGONTE DE LISLB. 179
il annonce ranèantissement et la mort, que n'anrions-nous
pas à lui dire? Quel est donc ce vertige, cet aveuglement
volontaire, s'obstinant dans ces désastreuses images du
Nazaréen vaincu par le temps? Mais, s'il est un siècle qui
prot^te contre cet arrêt par d'éclatants témoignages,
c'est le nôtre ; s'il est une époque où se révèle le contraste
de la fragilité de ce qui passe avec l'immortalité de ce
qui dure, c'est celle-ci. Vingt siècles, dites-vous, ont us6
un Dieu ; il n'en a pas fallu davantage : eh ! reportez-vous
donc de cent ans en aniëre ; c'est quelque chose que
cent ans, quand deux mille ont suffi à un pareil travail.
Voyez, rappelez-vous quelle était, en 1758, la situation du
christianisme dans le monde, et par combien de points, —
à ne consulter que les probabilités humaines, — il sem-
blait toucher à sa perte. Le libertinage ou l'athéisme assis
sur presque tous les trdnes de l'Europe ; le culte compro-
mis dans la plupart de ses ministres; le clergé avili dans
les plus illustres de ses membres ; la supériorité de l'es-
prit se traduisant en attaques et en sarcasmes contre la
religion de Jésus-Christ; les princes, les grands, les pré-
lats, jouant avec les débris de leurs croyances comme la
main du crime avec les vases de V autel; les diocèses
abandonnés par les évèques travestis en courtisans; cette
odieuse dissonance d'une société qui ne croit plus et à
qui ses pouvoirs imposent le respect extérieur de ce dont
ils rient tout bas ; cette marque décisive de décrépitude et
de mort, la foirme maintenue dans les institutions quand
la vie s'en est allée; voilà quelques traits entre des mil-
liers d'autres, qui paraissaient tous annoncer la ruine
prochaine de l'Église. Les années s'écoulent; survient une
révolution radicale, mise en action de l'impiété philoso*
phique, écrivant dans les Jois ce qui s'était infiltré dans
les mœurs, imprimant à la société politique cet athéisme
380 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
qui avait préludé dans les âmes, démolissant les temples,
égorgeant les prêtres, dépeuplant les cloîtres et les pres-
bytères, poursuivant Dieu jusque dans les agrestes re-
traites du Bocage et de la Bretagne, installant sur Tautel
désert les grossières prêtresses de la liberté et de la rai-
son, s*appliquant avant tout à faire disparaître le dernier
atome de cette religion, déjà ébranlée avant la tempête.
Pour la première fois depuis son avènement, le christia-
nisme, dans sa lutte contre ses ennemis, perd la puissance
visible qui avait paru lui servir à les vaincre. Il sort dés-
armé de cette crise qui a transporté chez ses] agresseurs
les forces ofiQcielles de Tattaque et de la défense. Autre*
fois, dans ces phases violantes où l'hérésie, la guerre
intestine, les vices et les passions des honmies s'étaient
conjurés contre lui, il était resté maître de ce gouverne*
ment des sociétés qui semblait lui assurer celui des con«
sciences : cette fois il est renversé, pauvre et nu, sur une
table rase où tout est détruit, nivelé, anéanti, le temple
et le palais, la loi et le dogme, le prêtre qui enseigne la
prière et le magistrat qui l'ordonne ; on le dépouille tout
ensemble de son action mystérieuse et de son empire
matériel ; on lui ôte les corps et les âmes. Il ne peut plus
rien, il n'a plus un soldat, plus un code, plus un juge,
plus un écu, plus un morceau de terre, pour l'aider à
reconquérir ce qu'il a perdu : on dirait que la déchéance
et la défaite ne peuvent aller plus loin, qu'il ne reste qu'à
déclarer, avec quelques esprits superbes, l'abolition défi-
nitive du règne de l'Évangile. Erreur ! folie des jugements
terrestres appliqués aux choses célestes ! De cette fai-
blesse suprême, la religion se fait une force ; elle se pare,
elle s'affennit de son dénûment et de sa misère : l'âme et
la vie, qui s'étaient retirées de' Fédifice, reparaissent su*
les ruines : la proscription, l'échafaud, les cceôles, les
M. LFGONTE DE LISLB. S81
massacres, lui rendent ce que lui avaient ravi une sécurité
trompeuse, une prospérité factice. Pendant ce temps»
tout tombe et s*écroule de ce qui avait essayé de la rem*
placer ; les œuvres auxquelles l'orgueil de l'homme avait
promis la durée meurent et se succèdent sans laisser plus
de trace que le pied du passant sur le sable ; les esprits
ailiers, dont les prophéties funèbres mesuraient au chris-
tianisme ses heures d'agonie, s'éteignent vite, moins vite
pourtant que leurs illusions et leurs systèmes. Ce qui
s'était flatté de vivre succombe ; ce qu'on avait condamné
à mourir survit : au bout de cinquante ans, l'hérésie fa«
iiguëe tend à rentrer dans l'unité catholique ; la philoso*
phie vaincue s'avoue désabusée de ses rêves ou s'efforce
de capituler avec la foi; Je clergé régénéré se retrempe
dans la soufCrance, les privations et le sacrifice ; les chaires
retrouvent des voix éloquentes, muettes depuis Hassillon ;
les Ames, saturées de douleurs et de mécomptes, se réfu-
gient an pied des autels comme des ramiers blessés qui
retournent à leur nid ; même, la plus puissante des fai-
blesses humaines, la vanité de l'esprit, se fait complice
des vérités religieuses ; la France chrétienne du dix-neu-
vième siècle prend sa revanche sur celle du dix-huitième :
dans notre pays, hélas I si enclin A juger d'après le talent
des avocats la bonté de leurs causes. Voltaire s'appelle
Emile de la Bédollière ; si bien^ qu'à ceux qui soutien*
draient que l'esprit est encore du cAté de l'irréligion, ce
nom seul suffirait à prouver le contraire, et que tous les
logiciens du monde chercheraient en vain une preuve
plus péremptoire. Dîtes : en face de ces spectacles, de
ces contrastes, de ces parallèles, que devient votre poésie
lugubre, portant le deuil de Dieu dans ses rimes déso-
lées?
Voilà ce que je dirais à H. Leconte de Lisle, s'il n'y
le.
m CAUSERIES LITTÉRAIRES.
avait pas toujoun on peu de naïveté et de péril à discuter
trop fèrieusement avec lea poètes. Sans dépasser mes
attributions litt^wes, je vais lui adresser un argument
ai poeum plus léger, mais plus persuasif. Si ses Ters, en
dépit de leurs remarquables quaÛtés de forme et de cou-
leur, ont peu de retentissement, c'est justement à cause ;
do smn qu'il a pris d'en écarter tout ce qui peut rendre la •
muse eommunicative et Menfaisante. La poésie, si souvent
et si incomplètement définie, pourrait se définir ttne vibra-
tion commencée dans l'âme du poète et s'achevant dans
celle du lecteur : or, pour que ce courant s'établisse, il
ne faut pas que le poète s'isole dans une contemplation
désespérée où le fatalisme oriental remplace les senti-
ments, les affecti<ms, les croyanses, les joies et les dou-
leurs de la grande famille humaine. Sous ce ciel dépeuplé,
dans cette mome solitude, diauflée à blanc par un sdeil
indien, je ne le suivrai pas, de peur de tomber haletmt,
faute d'un souffle d'air et d'une goutte de rosée. Et je ne
parle pas seulement de Dieu» celte source suprême d'oA
découlent toutes les autres : ches M. Leconte de Lisle, les
sentiments, les images où se d^raye d'ordinaire la poésie,
sont pris de ce cAté implacable qui repousse et terrifie, an
lien d*attendrir et d'attirer. L'amotv a cessé d'ébre,
comme ohes Lamartine, une mystique souffrance portant
avec êlie ses donsolations et ses douceurs, ou, comme
chez Victor Hugo, une. alliance superbe des facultés de
rimaginatîon et du coeur avec les grands spectacles de h
nature : il ne s'écrie pas, comme M. de Musset, dans un
transport 4s juvénile colère 1
Amour, fléau du monde, eiécnbLe folis !
sauf à fredonner, une heure après, sa chanson amoureuse
ssus 1^ baleoft de fiemerette du de Portia. Non ; pour lu
M. LECONTB DE LISLB. S85
1 amour est une divioité terrible, un de ces dieux taci»
tûmes et baii)ares auxquels on immole des lîctimes h«>
maines, ou plutôt l'amour est un enfer ; les éarnnis de
Vamowr l c'est le titre d'une des pièces du nouveau recueil
où se produit, avec une incontestable puissance, ce carao-
tére de sombre désolation, cette abdication douloureuse
de Tâme, n'aimant plus, n'espérant plus, ne croyant plus*
La Nature, cette mère cmnplaisanle et prodigue de la
poésie BHxleme, n'a pas, pour l'auteur des Poèmes et Poé'
siesy ces vagues tendresses, ces maternelles ^iieries, ce»
bmiliariiès diarmantes qui rafraicbissent, déteodeul,
parfois mèfloe absorbent et enivrent l'imagination des
poètes, filk s'offif^ à lui sous des aspects vertigineux et
redoutables, au miMeu de paysages dont la beauté inquiète»
êUouity écrase ou brûle, à travers des scènes à la fois
splendides et lugubres, parmi des bètes fauves ou des
chiens sauvages exhalant sur la grève leurs sinistres hurle-
ments : des chiens, ai-je dit? ces fidèles et intelligents
amis du foyer domestique, ces bonnes créatures à qui
Dieu a assigné une place dans nos affections et nos plaisirs,
perdent, auprès de H. Leconte deUsle, leur physionomie
cordiale et douce ; le lien qui les attadiait à l'homme se
brise ; ils ne connaissent plus ce compagnon et ce maître ;
ils errent sur la plage aride aux odeurs insalubres, mai-
gres; pantelants, affamés, et le voyageur qui les aperçoit
ou les entend se demande si ce ne sont pas là des sque-
lettes ou des ^ectres. On le voit, H. Leconte de Lisle est
encore bien moins tendre que Buffon, qui n'oubliait que
le chien de l'aveugle. Si je note ce trait secondaire, c'est
qu'il achève d'indiquer cette^manière âpre et dure, où le
lecteur est condamné à une suite de sensations torrides et
de tableaux desséchants, où rien n'est accordé aux senti-
ments afitectueux, aux consolantes imaiges^ où une tempe-
284 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
rature exceptionnelle fait naître des plantes de serre
chaude» mais tue les végëtalions aimables et aimées de
nos campagnes et de nos jardins. U en est un peu des
émotions du cœur humain, des touches de ce clavier sur
lequel se promène la main du poète, comme des fleurs :
les plus communes sont quelquefois les plus odorantes et
les plus belles. Voilà ce qu'oublie trop H. Leconte de
Lisle : il oublie trop que la loi suprême, la condition essen-
tielle de Tart, est de ne jamais rompre avec les hommes,
de leur appartenir toujours par uiyôtë, de garder, jusque
dans ses fantaisies les plus élégantes, ses recherches les
plus exquises, un trait-d*union avec ce commun des mar-
tyrs qui seul fait les grands succès, parce que seul il re
présente, en somme, les passions, les bonheurs, les tris-
tesses, la foi, l'amour, les sourires et les larmes, les biens
et les maux de l'humanité.
Voici un échantillon de cette poésie fauve et tigrée, qui
est à la poésie véritable ce qu'un bronze de Barye est à la
Vénus de Hilo :
Sous rherbe haute et sèche où le hapa vermeil ,
Dans sa spirale d'or, se déroule au soleil,
La bête formidable, habitante des jungles,
S'endort, le ventre en Tair, et dilate ses ongles.
De son mufle marbré qui s'ouvre, un souffle anlent
Fume; la langue rude et rose va pendant;
Et sur répais poitrail, chaud comme une fournaise,
Passe par intervalle un frémissement d*aise ;
Toute rumeur s'éteint autour de son repos :
La panthère aux aguets rampe en arquant le dos;
Le python musculeux aux écailles d'agate
Sous les nopals aigus glisse sa tête plate,
Et, dans l'air où son vol en cercle a flamboyé,
La cantharide vibre autour du roi rayé.
rt
M, LECONTE DE LISLE. 285
Liu, baigné par la flamme et remuant la queue,
Il dort tout un soleil 6ous Timmensité bleue.
Mais Tombre en nappe noire à Tborizon descend;
La fraîcheur de la nuit a refroidi son sang :
Le vent passe au sommet des herbes; il s'éveille,
Jette rj] morne regard au loin, et tend Toreille.
Le désert est muet. Vers les cours d'eau cachés
Où fleurit le lotus sous les bambous penchés,
11 n''entend point bondir les daims aux jambes grêles,
Ni le troupeau léger des nocturnes gazelles.
Le frisson de la faim ofUse son maigre flanc :
Hérissé, sur soi-même il tourne en gronunelant :
Contre le sol rugueux il s'étire et se traîne,
Flaire Tétroit sentier qui conduit à la plaine.
Et, se levant dans Therbe avec un bâillement,
Au travers de la nuit miaule tristement.
Assurément cela est très-beau dans son genre : la science
de la forme est poussée à ses dernières limites, et elle
garde une ampleur et une carrure qui manquent aux tours
de force plastiques de M. Théophile Gautier. Si ime pièce
de vers pouvait flgurer dans un musée ou dans un cabinet
de collectionneur, au milieu d'œuvres d*art ou de curio-
sités rapportées des lointains pays, bien des pages de ce
volume y mériteraient une place. Hais, puisque j'en suis &
cette comparaison, j*y resterai. On va voir, au Jardin des
Plantes, les tigres, les lions, les jaguars, toutes les créa-
tions exotiques du règne animal et végétal. On admire
un moment ces couleurs éclatantes, ces formes bizarres, ces
muflesplissés, ces robes tachetées, ces flancs robustes, ces
yeux aux reflets de sang et d'or; puis Ton s'en retourne : on
aperçoit de jeunes enfants jouant avec leurs mères, des
promeneurs tenant leur chien en laisse, un couple amou-
reux suivant à pas lents la grande allée du iardin ; on oasse
286 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
devant une église, et on en voit sortir quelque humble
femme au front mélancolique et doux ; on reprend le die-
min du cheii soi ; on songe qu'on va retrouver les objets de
son affection ; Ton se dit que la vie est là, la vie de chaque
jour, avec ses tendresses, ses douleurs et ses bonheurs ; el
Ton porte gaiement à sa femme, à sa fille ou à sa soeur, l€
bouquet de violettes qu'une pauvre marchande vous offre
avec un p&le sourire. Que H. Leconte de Lisle me pardonne !
Entre sa poésie et celle que j'aime, je viens de marquer la
différence ; je viens aussi d'expliqter pourquoi sa renom-
mée poétique est jusqu'ici restée si inférieure à son talent.
VI
H. JdSEPH AUTRÂN
MIIIARÂHt
Après l'éclatant succès des Poenm de la mer^ de £a-
baureurs et Soldats et de la Vie rurale, le poème de Ui-
Uanah ne pouvait rester plus longtemps dans Tombre. En
nous donnant cette nouvelle édition de son poème, retenu
jusqu'ici dans le cercle d'une publicité trop restreinte,
M . Autran n'a pas seulement usé de son droit de conquête
dans la poésie contemporaine t il a acccmpli un devoir et
réparé une grave injustice ; il s'est acquitté excellemment
de cette partie , la meilleure peut-éb« de la mission du
poète, qui consiste à illuminer l'histoire, à rétablir la pro-
portion et la mesure entre le véritable héroïsme el ea
légitime récompense.
Nos dernières révolutionS|— je parie de céllee de 1850
et de 18i8, — ont offert ce caractère bizarre, que « faites
eu du moins préparées an nom de notre gloire nationale,
trop sacrifiée , disait-on , par nos gouvemaaoents monar-
chiques , elles commencèrent par humilier , amoindrir et
briser le plus énergique instrument de cette gloire» e'est*
^^ Épiêoàe dei guerreê é^Afiiqm,
288 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
à-dire notre armée. Les héros des barricades avaient beau
crier : « Vive la ligne ! » et s'efforcer d'envelopper nos
braves soldats dans leur funeste triomphe y un sentiment
plus fort que toutes les ivresses disait à ces habitués des
vrais champs de bataille que ce n'était pas ainsi qu'ils de-
vaient'obtenir les acclamations populaires ; un raisonne-
ment plus puissant que tous les sophismes disait aux offi-
ciers que , là où la discipline était enfreinte , l'autorité
méconnue, le désordre proclamé, le drapeau déchiré ou
menacé, l'honneur miUtaire perdait de sa pureté et de son
éclat. Il y eut donc, à ces époques, pour notre armée,
amoindri|ssement, humiliation, heureusement fort passa-
gère et vaillamment rachetée : mais il y eut aussi une
compensation que je dois indiquer, puisqu'elle me ra-
mène à mon sujet. N'étant plus l'enfant gâté de la société
française, ayant à lutter contre d'autres courants d'opi-
nion qui portaient ailleurs le succès , la renommée et le
bruit, le type de l'of&cier et du soldat, sans rien perdre
de ses quaUtés originales, perdit ce je ne sais quoi d'em-
panaché, de théâtral, de tapageur, qui avait ébloui les pre-
mières années de ce siècle et mêlé du clinquant à cet or.
Ce côté un peu charlatan que lui avaient donné les grandes
guerres du premier Empire, et, plus tard, les flatteries
intéressées de l'opposition libérale, disparut dans cette
situation nouvelle où le cédant arma togx était traduit
en mauvais français par des milliers de bavards. Au lieu
du conquérant, du séducteur, de l'oUficier de hussards
copié par Elleviou, du Saint-Léon ou du Florval de TOpéra-
Gomique, nous vîmes naître et gi^andir le caractère du
soldat, tel que nous nous le figurons aujourd'hui, tel que
le développèrent nos campagnes d'Afrique , tel que le
trouva, prêt à tous les genres de sacrifices et d'épreuves,
notre guerre de Crimée : grave, intrépide, cohne, exact à
M. JOSEPH ADTRAN. Si :)
son devoir , sans rodomontade et sans fracas , résigné
d'avance aux dévouements obscurs, aux héroïsmes perdus
dans le désert, écrivant sur le sable, avec son épée, d'hé-
roïques poèmes , et ne se plaignant pas de voir le simoun
en effacer les traces avant que l'écho en arrive aux dis-
tributeurs de gloire. C'est à ce type nouveau que répond
la poésie de M. Autran, chaque fois qu'il fait vibrer cette
corde guerrière, si douce et si puissante sous sa main.
Ce n'est plus ce chauvinisme hâbleur, banal ou per-
fide, cherchant sous la ppussière des champs de ba-
taille la c^dre encore chaude des révolutions et versi-
fiant, au profit du Constitutionnel, les bulletins de la
grande armée. Ce n*est plus l'alexandrin classique, s'em-
paquetant dans la redingote grise ou dans la pelisse de
Uurat, et appliquant les images de l'art et de la civilisation
^ntiques à ces merveilles toutes modernes ; ce n'est plus
le refrain, effilé et-aiguisé à deux. tranchants, instigateur
de l'émeute habillé en courtisan du soldat. C'est la voix
même de la France empruntant à la poésie ses plus purs
et ses plus fermes accents pour célébrer ces martyrs du
devoir, ces héros inconnus , ces anonymes de la gloire,
que nul encore n'avait chantés, parce qu'on ne flattait, en
les chantant, ni passions, ni intérêts, ni partis. C'est le
soleil de la patrie jetant , à travers l'espace et la mc^r, un
rayon tardif mais consolateur sur ces tombes héroïques,
creusées dans ces vastes solitudes. La gloire , nous dit le
poète au début de Milianah :
La Gloire est une fcnfime aux caprices injustes ;
Dans le volume ouvert sur ses genoux augustes
Elle écrit mille fois le nom d'un conquérant.
Heureux aventurier que le hasard fit grand ;
Puis, de ses feuilles d'or si hautes et si larges
Elle ne daigne pas laisser même les marges
17
S0O CAUSERIES LITTËRAIRES.
Aux noms de ces soldats, hëros laborieux.
Qui souffrirent longtemps et loin de tous les yeux
Qui, de la discipline observateurs austères,
Sanctifiaient les camps, noraides monastères.
Et, dans la fleur des jours, sont morts obscurément,
Léguant au monde ingrat quelque beau dévouement.
Le poète se trompe : il restait encore, à ces feaiUes d'or,
des marges assez grandes pour que sa main fraternelle
ait pu y écrire des vers qui ne mourront pas.
Telle est l'inspiration de ce poème de MUianah : elle
fejointy elle complète, à bien des années de distance, celle
que nous avons saluée dans Laboureurs et Soldats, et, plus
]itëcemment, dans la Vie ncrale. Dans les Bancs de marbre^
fragment publié par la Remie des Detix Mondes^ H. Autran
nous décrivait naguère, avec ce même sentiment profond
et vrai , celte fermeté de contour, celte riche sobriété de
Couleur, les invalides de la marine française » niàles et
rudes figures , se promenant sur les grèves , et reposant
leurs yeux fatigués sur l'immensité de cette mer où leur
mémoire évoque tant de souvenirs de souffrance et de
grandeur. Cette légende populaire de la vie militaire et de
la vie des champs, nul ne Ta mieux saisie et mieux retra-
cée que M. Autran. Sous ce rapport, il s'associe, mais
dans le sens du progrès réel et de la morale immortelle,
à ce mouvement universel que ne sauraient méconnaître
ceux-là mêmes qui s'en effrayent, et qui entraîne la so-
ciété, l'art, la littérature, à agrandir de plus en plus la
valeur des petits, des faibles, des masses, à augmenter, à
détailler le rôle du chœur dans le grand drame de Thu-
manité et de l'histoire , à multipUer les noms sur cette
carte où ne s'inscrivaient autrefois que les dominateurs et
les grands. Seidement, il y a des hommes qui, au lieu de
È. JOSEPH AOfRAN. «1
rëigle)^ ef de disci|)Tiner ce ihotrvemeM , lé' suréxéAenf et
Tenveniment : il y a des poètes, des artistes, qui, aamifiea
des champs, cliercftent une pâture à des rêves insensés,
aux chimères de leur orgueil , à toutes leurs secrètes ré-
voltes contre les lois étèrtielles ; il y en a qui se complai-
sent à y perdre l'idée de Dieu en Tabsorbdnt dans son
ouvrage ; qui , au milieu du peuple, s'obstiAent à mécon-
naître ses besoins et ses intérêts Tëritables, à le détourner
des conquêtes lente? et légilTmes pour lui en proposer de
coupables et d'impossibles , à créer dans ses rangs deux
peuples, le vrai, qui fravaille, qui souffre , qui lutte, qui
^vifie l'atelier ou fécortde le sillon, et' qu'on" néglige parce
^i*il offre peu de prise aux songe-creux et aux utopies, et
le faux, que Fon flatte, que l'on caresse, à qui Ton prêche,
sous de beaux mots, l'agitation, le désordre et la haine,
jusqu'à ce qu'il ait expié par de nouveaux mécomptes et
de nouvelles misères sej folles espérances et ses stériles
entreprises. Il y a des gens enfin qui, au milieu des camps,
ne sont frappés dé la poésie familière du biVac et de
Pépaulette de laine que pour poétiser le soldat aux dépens
du capitaine. Voilà , nous le savons et nous le reverrions
encore, comment on a trop souvent compris et pratiqué,
die nos jours , la poésie rustique , populaire et militaire.
Chez M. Joseph Autran, l'art n'accepte cette nouvelle ten-
dance, cette expansion de ses rayons sur le plus grand
nombre, que comme indice d'une nouvelle étape de Thu-
manité vers le beau et vers le bien : il ne s'y prête que
dans la mesure la plus juste , la plus humaine et la plus
chrétienne , comme moyen de rasséréner les âmes , d'af-
fermir les consciences, d'intéresser l'homme dans la créa-
tion, le pauvre dans la société, le soldat dans la nation,
par tous les liens sacrés de l'affection , du travail et du
dévoila. Sur ce niveau , dont d^autres voudraient faire une
293 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
table rase, il verse à pleines mains la foi, Famour, la ^e»
l!espoir, l'austère joie des immolations et des sacrifices, et
ce sentiment de la grandeur de Thomme, poursuivi jusque
dans le détail de ses misères : il est réel aussi , réaliste,
si vous tenez absolument à admettre le barbarisme ; mais
avec quelle différence ! S'il toucbe aux plaies et aux bles-
sures, aux taches et aux haillons , ce n'est pas pour les
inventorier avec cette dureté implacable, trait disUnctif de
Tart démocratique ; c'est pour y répandre, d'une main dé-
licate et douce , quelques gouttes de ce baume dont les
vrais poètes ont le secret ; c*est pour les purifier en y
mettant Tâme et la lumière, et y attirer la pitié, cette ten-
dre et fidèle compagne de la poésie : aimable et heureux
poète , qui , en reportant ses regards sur sa carrière si
brillante et déjà si bien remplie , n'a pas une page, pas
un vers à effacer !
H. Âutran nous dit, avec une modestie charmante, que,
pour la plupart de ses lecteurs, son poème sera tout
à fait un nouveau venu, et il est d'autant mieux fondé à le
dire que sa première édition n'était qu'une esquisse, si on
la compare à Tœuvre achevée qu'il vient de nous donner.
Hélas ! il aurait pu ajouter que Tépisode même, Théroîque
et douloureux épisode qu'il a chanté, est un inconnu ou un
oublié pour bien des gens qui savent le titre de tous les
romans d'Eugène Sue et le nom de toutes les danseuses de
l'Opéra. La défense de'Hilianah se rattache, en effet, aune
époque où, parmi d'autres inquiétants présages, on pou-
vait signaler ce contre-sens qui exagérait l'importance des
petites choses en diminuant le prix des grandes , et exal-
tait le cerveau en desséchant le cœur. Ce fut à la fin de
1840 que M. Autran rencontra à Marseille^ dans une mai-
son hospitalière, l'intrépide colonel d'Ulens, le comman-
dant de cette garnison, réduite à une centaine de malades
H. JOSEPH AUTRÂN. 295
et de blessés. Entre le poète et le colonel, il y eut attrac-
tion sympathique. Paris alors s occupait très-peu de d'il-
lens ; c'était le moment où les aventures de Hathilde et de
Lugarto passionnaient tous les esprits, et où les politiques
du National prouvaient, chaque matin, que le gouverne-
ment déshonorait la France. Comment , à travers de si
^aves intérêts, aurait-on pu s'inquiéter de d'Ulens et de
ses soldats ? Il n'y avait pas moyen de faire , avec leurs
souflrances, un Premier-Paris ni un feuilleton. Hais le co-
lonel avait serré la main de ce poète, presque inconnu en-
core , qui le regardait et Técoutait avec une' émotion
ardente ; il lui avait confié le journal manuscrit, tenu par
lui-même à Milianah : cette gloire , qu'il avait méritée et
que ses comtemporains lui refusaient , la poésie allait la
lui donner.
« Ce fut, nous dit H. Autran , d'après ces notes mêmes
que le poème fut écrit : modeste légende du simple soldat,
tracée bien au-dessous des grandes épopées. » Au-dessous,
soit ; mais le ton épique eût été aussi peu de mise ici que
la mélopée tragique dans un sujet actuel ou la manière de
David dans la peinture des batailles de l'Isly ou de Hala-
kotr. Ce dont il faut, au contraire, féliciter H. Autran, c'est
d'avoir observé , avec une justesse remarquable , la
nuance, la gamme poétique qui s'appropriait le mieux à
son récit. C'est la vérité même, prise sur le fait, et légè-
reipent teintée de poésie comme d'un sable d'or qui laisse
lire l'écriture. Le poème se divise en quatre chants : les
Travaux y les Douleurs, les Angoisses^ les Morts. A peine
est-on au seuil de ce drame pathétique et poignant, on se
sent pris par cet inimitable accent de vérité , et là où les
vieux artifices poétiques , les vieilles combinaisons de l'é-
popée eussent bientôt lassé l'attention , on est entraîné
jusqu'au bout par cet art simple, net, vigoureux, ou plu-
2»! CAUSEAIES LITTfiBAIRi^S.
tôt par ee^ émotion sincère ifoi se moule d'éQe-mâpiii^
dan$ le vers ou le frappe à son image. Dans cette simr
plicité , quelle souplesse ! quelle variété ! que de res-
slources l Le marècbaji ¥allé,e conljie |à .d'UJLeos e^ à sa petijte
troupe le soin de défendre et de rebâtir la ville de Milia.-
nah , conquise sur les Arabes , mais incendiée par les
fuyards. Les travaux de défense , les essais ie culture au-
tour de la place déoiantel^ée , ont fourni ji }f.. Autran ces
pages où il excelle, et où le laboureur et le soldat s*unis-
seoJt dans un même type et dans une mèffie œuvre. A ceç
labeurs encore pleins de gaieté et d*espéraace, s*en,lre-
Uji^nt les jeux y les chants, les refr^n§ de la patrie,
douces et mélancoliques chansons, au rhythme svelte e^t
bref, brodées sur le ferme et souple tissu dv récit. Hais
bientôt l'horizon s'assombrit : les ennemis reparaissent «
les vivres vont manquer :
.... D faut pour les temps de détresse future.
Il faut, dès aujourd'hui, peser la nourriture.
Retrancher une part du pain quotidien ,
Se résigner au peu dans la cndnte du rieo.
A rheure où des soldats le fie&tia se prépaie,
pe calcul inquiet prend sa balance ^^are.
Et d'un fragment du pain, chaque jour moins pesant,
Pour sauver Tavenir amaigrît le présent.
A dater de ce moment, on entre dans uQe série de dou-
leurs indicibles, un cercle dantesque d*o4 TespérancQ
même est bannie et que ^héroïsme éclaire seul de ses
funèbres lueurs. Rien n'égale le navra^ effet de ce drame^
où la faim , }a soif , )a maladie , Forage, le simpun, lef
Arabes, réunissent toutes leurs horreurs, toutes leurs fu-
ries, contre cette poignée de héros. En comparant leur§f
angoisses à celles des nauA*agés de 1% J^éduse^ Tauteur es(
M. JOSEPD A€TRAN. d95
allé au-devant d'un parallèle qui vient naturdlement à
l'esprit : sa toiie rivalise avec une toile célèbre : seu-
lement, la sienne possède deux choses qui manquent
à celle de Géricault : la foi et l'amour. Au milieu de ce lu-
gubre ensemble , quel charme répand sur un coin du ta-
bleau l'an^jyiié de ces deux compagnons d'armes , Doll et
Bergerhausen, unis dans les combats, unis dans la mort»
Euryale et Nisus baptisés par le poète I Quel charme sur-
tout dans Tapparition de ce couple à demi chrétien , à
demi arabe, Martini et sa belle compagne, fleur du désert
dont le parfum s'exhale à travers toutes ces scènes de dés-
espoir et de deuil ! Nulle corde ne resle muette sous cette
main vraiment inspirée. Le poète regrette cette consolante
figure du prêtre , que de stupides préjugés et une impar-
donnable faiblesse éloignaient, à cette époque, de notre
armée, et il s'écrie :
Prêtre du régiment, vénérable figure,
Aux jours passés, alors que la foi brillait pure,
Aim^ des bataillons que bénissait ta main,
De Tarmée aux combats tu suivais le chemin.
Partout rhomme du Christ se mêle aux vieilles guerres ;
Ce n'étaient pourtant pas des combattants vulgaires,
Ces Bayard, ces Glisson ; — ni vous, parmi nos rois,
0 neuvième Louis, mort en baisant la croix !
Hais dans ce siècle ingrat, qui volontiers s'en raille,
Plus de consolateur sur nos cbamps de bataille :
Nos fils vont à la mort, conduits comme mi troupeau ;
Hélas ! où Dieu n*est plus, qu'est^-ce que le drapeau?
Et lorsque le poète peut s*arr6ter un moment pour
peindi*e cette nature qui retrouve parfois toutes ses beau-
tés comme cadre à toutes ces souffrances , quelle sûreté
de main , quelle finesse de ton dans le contraste de cette
magnificence avec ce fond sombre et désolé :
1
m CAUSERIES LITTÉRAIRES.
Ils eurent de ces nuits rayonnantes et pures^
Dont le charme ajoutait l'ironie aux torturer
Les astres d'or là-haut roulaient paisiblement, ^ ,
Ces étoiles d'Afrique au vif scintillement
Qui semblent inviter les sereines pensées
A plonger dans Tazur, languissaniment bercées.
Plein de molles senteurs, le vent soufiflait des bois :
Les cascades au loin chantaient à pleine voix.
Des cris d'oiseaux, des sons voilés, des harmonies.
S'exhalaient de partout, comme un chœur de génies.
Les palmiers des jardins, réveillés par moments^
Imitaient de la mer les sourds bruissements ;
Et, là-bas, au Ghéliff transparent et bleuâtre
Les constellations trempaient leurs pieds d'albâtre.
C'était la nuit d'été si bien fondue au jour
Que chaque âme y respire une haleine d'amour,
Que la matière même à son parfum s'enivre,
Que toute voix enfin chante : « Il fait bon de vivre!»
— Ah ! disait un malade achevant de mourir,
Ah ! sous un ciel si beau qu'on peut encor souffrir !
Enfin, quand d'Illens et les siens ont épuisé tout ce que
le corps et l'ânoe peuvent souffrir : quand de ces douze cents
soldats il ne reste plus que cent hommes, que dis-je? cent
spectres, hâves, livides, mutilés et nus, un rayon d'espoir
apparaît à l'horizon : des troupes fraîches viennent au
secours de ces débris humains. A leur tête est Changar-
nier...
Changamier se présente ; un de ceux dont le nom
Résonne, au ciel d'Afrique, à l'égal du canon. ^^
On dit que, l'autre soir, prophétesse inconnue.
Une femme, au déseii, sous sa tente venue,
Lui parlait d'avenir sombre, illustre, inconstant.. •<
Ainsi l'honneur de nos armes n'a pas fléclii : notre dra-
peau n*a pas cessé de flotter sur ces murailles croulantes.
M. JOSEPH AUTRAN. 297
Les Arabes épouvantes lèvent le siège, et cette garnison
de squelettes n'a pas failli à Tordre du maréchal Vallée ;
elle a gardé Hilianah ; elle est sortie victorieuse de ces
calamités effroyables dont une seule eût suffi pour abattre
les plus mâles courages. Aussi le poète a-t-il raison de
s'écrier en finissant :
Ah ! tant que tes soldats, légion magnanime,
Auront cette vertu dont ton sang les anime,
France! —tant que la main des fléaux désastreux
En tombant sur leurs fronts se brisera contre eux ;
Tant que, deux contre vingt, quatre contre soixante,
Ils brafcrontle nombre et la masse impuissante;
Tant que, pâles, fiévreux, vêtus de leurs linceub.
Au-devant des canons ils s'avanceront seuls;
Que la soif au désert, la famine, la flamme,
Consumeront leurs corps sans amoindrir leur ftme,
Et qu'ils vivront enfin, six mois, dans un enfer,
Sans trahir par un mot Tangoisse de la chair,
0 France ! tu seras ce que tu fus sans cesso,
La race devant qui chaque peuple s^abaisse !
Ceux qui de ton déclin disent les temps venus.
Prophètes envieux que chaque âge a connus ,
Te verront toujours belle et toujours triomphante ;
Et, reine qui sourit aux héros qu'elle enfante,
Aïeule séculaire et pourtant jeune encor.
Tu tiendras Tunivers sous ta sandale d'or !
Et nous, passant de Hilianah à nos luttes pacifiques et
de la gloire des armes à celle des lettres , nous dirons , à
l'exemple du poète : Tant que d'aussi grandes actions in-
spireront d'aussi beaux vers ; tant qu'un talent pur, élevé,
simple, énergique, retracera avec une émotion pareille et
dans un pareil langage des souyenirs chers au pays ; tant
que les nobles accents de sa muse feront battre les cœurs
généreux, que les lecteurs lui viendront en foule et que le
298 CAUSERIES LITTËRiIRBS.
succès de ses poèmes protester^ contre l'ègoïsmei rindjf*
férei^ce et la dèpraYatio):^ du goût , la ))oIième littéraire
peut continuer ses prouesses : notre littérature et notr^
poésie pç périront pas.
VII
MH. EDMOND ABOUT ET GUSTAVE FLAUBERT
U mWAS BOURGEOIS ET U ROMAE hiuOCfJiT^,
Tout critique qui vieillit et qui, par conviction ou par
humeur, se sent porte à juger sévèrement les nouveaux
venus en littérature, doit s'interroger avec scrupule et se
demander s'il n'apporte pas dans oe pessimisme cette dis-
position chagrine qui existait déjà du temps d'Horace ;
s'il n'obéit pas à celte condition naturelte de la faiblesse
humaine-, qui veut qu'après avoir compris et goûté vive-
ment certaines formes, certains procédés de l'art, on de-
vienne insensible à des formes nouvelles, à des procédés
différents. 11 y a vingt ou trente ans, de Cinq-Mars à Co-
lombay le roman français, toutes réserves faites sur sa
moralité et ses tendances, était dans une période de splen-
deur: aujourd'hui, je le vois descendre à Germaine, tom-
ber à Madame Bavary, et la décadence me semble mani-
feste. Est-ce moi qui me trompe? Dois-je m'en prendre à
un changement d'optique, répéter, avec le chat de la fable,
que les ans en sont la cause ^ me souvenir que, dans la jeu
nesse, on est le complice des romans qu'on lit et que,
300 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
plus tard, on en est le censeur et le juge? Je me suis
questionné comme un coupable ; j*ai eu le très-pènible
courage de relire les pièces du procès, et, en conscience,
je n'ai pas pu me donner tort.
Et pourtant il y a eu succès, c'est positif; H. About a
réussi, M. Gustave Flaubert vient de réussir; les maîtres
de la critique ont coopéré à son triomphe ou s'en sont
émus : or le succès peut être usurpé, excessif, surfait,
éphémère; il n'est jamais sans cause. Pour que le roman
arrive de la Princesse de Clèves, ou, sans remonter si haut,
d'Eugène de Rothelin à Gef^maine et surtout à Madame
Bovary, il faut, non seulemenUque le goût se déprave,
— ce qui est bientôt dit et difficile à prouver, — mais
qu^il se soit accompli dans la société même des révo-
lutions telles, que, pour peindre exactement ce qu'il avait
sous les yeux ou pour plaire à ceux qui devaient le lire,
le roman ait eu, lui aussi, à se déclasser, à passer d'un
extrême à l'autre dans l'échelle sociale : il faut que les
anciennes et impérissables influences de la société sur
la littérature se soient tellement dénaturées, que, pour
être de son temps, pour rencontrer encore des sympatliies
et des suffrages, le roman ait été forcé de se façonner à ce
qui règne aujourd'hui, à ce qui vaincra peut-être demain; de
se faire, en deux mots, bourgeois et démocrate. Mais, de
grâce, qu'on ne se méprenne pas sur le sens que je donne à
ces mots, qui ont toujours l'air d'amener avec eux quelque
grosse et irritante polémique : pour moi, bourgeoisie et
démocratie ne sont pas ici des catégories sociales ni des
partis politiques, mais des influences, l'action irrésistible
de deux forces qui, ayant grandi dans le monde, ayant
marqué de leur empreinte les institutions et les mœurs,
s'étant propagées à travers tous les détails de la vie publi-
que, matérielle, extérieure, privée, doivent aussi s'infiltrer
MM. ABOUT ET FLAUBERT. 501
dans la vieintellectueUe, imprimer leur cachet sur la littéra-
ture, avoir un art, une poésie, un roman à elles : art, poésie,
roman, qui essayeront de donner le change, qui chercheront
leur raison d'être dans des théories littéraires, qui s'appelle-
ront, si vous roulez, réalisme, mais qui, au fond, ne seront
que Texpression de ces deux puissances régnantes. C'est
à ce point de vue que je crois pouvoir dire: H. Âbout,
c'ast la bourgeoisie, H. Gustave Flaubert, c'est la démo-
critie dans le roman.
La réputation de M. Edmond About ne date guère de
plus de quatre ans, et elle a marché fort vite. H y a eu
dans son avènement rapide un peu de ces allures tapageu-
ses qui paraissent plaire aux hommes de sa génération,
et qu'on a aussi remarquées, avec des nuances plus sérieu-
ses, chez MM. Ldnfrey, Ernest Renan et laine. Ces mes-
sieurs semblent croire, et le résultat les justifie, qu'on
gagne double en cassant les vitres : on entre et on fait du
bruit. Quoi qu'il en soit, même en mettant en ligne de
compte l'habileté et le savoir-faire, on s'explique difficile-
ment cette subite trouée de H. Edmond About, surtout
quand on songe que, dans notre temps d'encombrement
et de nivellement général, le tliéâtre seul peut rendre un
nom célèbre en quelques jours, et que ce n'est pas pré-
cisément par le théâtre que H. About est arrivé. La Grèce
contemporaine, le premier, et, au dire d'excellents juges,
le meilleur de ses ouvrages, est une amusante satire, assez
vraie, assure-t-on, pour que les malices portent coup. En
écrivant ce livre, l'ancien élève de l'école d'Athènes, l'hel-
léniste lauréat, nourri du miel classique de l'Hymette, fit
sa première avance à ces instincts bourgeois qui devaient
se reconnaître et s'aimer en lui. La bourgeoisie française,
encore peu au fait en 1825 des conditions de son règne,
avait bien du, exaltée et fanatisée par ses journalistes, se
302 CIDSERIES UTTfiBilRES.
passioniier't>our U Grèce, porter son argent aux jK)Qlcrip-
tions et se moquer du ministre qui appelait Athènes une
localité. Hais, dans un pays variable comme le nôtre,
les en^iousiasqfies qui se désistent amènent une réac^
^n contraire, surtout quand le culte des intérêts
jremplsce celui des idées. Pour Tesprit positif de noire
époque, ç*a été une vraie friandise que de voir un jeune
booune, arrivant de cet antique berceau de poésie et de
liberté, bafouer ces illusions d un autre âge et dresser
en chiffres moqueurs le bilan de la faillite hellénique.
Nous ne ferons pas ressortir tout ce que pouvait suggé-
rer de réflexions tristes ce début de H. About. Nous
avons voulu seulement montrer comment, dès son pre-
mier pas, le jeune écrivain flattait ces tendances de dès-
abusement et de terre-à-terre que l'esprit bourgeois,
rendu à lui-même, adopte si volontiers conune siennes.
Nous n'avons rien à dire de Tolla, qui ne prouve rien, que
nous sachions, en faveur des facultés d'imaginatiop
de H. About et de son goût pour Tidéal. Ses trois der-
niers ouvrages nous aideront^ mieux à compléter nos
preuves.
Les Mariages de Paris ont joui d'une certaine vogue :
il est bien rare de monter en ^aggon sans trouver ce
volume entre les mains d'un compagnon de voyage : et, à
ce propos, qu'on me permette une remarque qui semblera
peut-être puérile ou paradoxale, mais dont je n'ai pu me
défendre : je me suis dit souvent que, si les chemins de
fer n'existaient pas, H. About n'aurait pas été inventé. Ce
genre de récit et de littérature s'approprie admirablement
à ce genre de locomotion étourdissante, où tout sentiment
trop vif, toute attention trop soutenue, donneraient la mi-
graine, où un talent de taille moyenne, servant et décou-
pant des lectures de petite dimension pour le plaisir de
HH. ABOOT ET FLAUBBÏ.T. 3()3
consommateurs pressés, occupe agrëabjepn^t Tespril $ii|
milieu du bruit de la machine, des cris des employés, du
tumulte des station^ e|t derotecurité d^s tunnels. Pêcidé-
ment M. Abolit devaijb éti^, et il a été ep effet l'auteur
favori des cbei|[^ps de fer. U ne serait pas facile de s'expli-
qiier aigrement le succès de^ Mariages de Paris. Quel-?
ques-unes des Noifvelles q^i composent ce volume, les
Jumeaux de Vhdtel Corneille^ entre autres, et la Mère de
la Marquise, sont pourtant d'intéressantes ou piquante^
esquisses ; mais voyez comme dans tous ces récits, bons
pn mauvais, l'élément bourgeois domine ! Autrefois le
roman se suffisait à lui-même : l'analyse des sentiments,
)'étude des caractères, le jeu des passions se développant
à travers les événements de la vie, la curiosité excitée ou
suspendue par d'habiles péripéties, la peinture du monde
extérieur employée avec mesure et laissant aux personna-
ges leur valeur relative, tel était son domaine, multiple et
varié à 1 uifini, comme l'âme, comme le cœur, comme
l'imagination de Thomme. Le lecteur de romans, — et
c'était là le charme et l%danger de ces lectures, — entrait
dans un monde où la réalité complaisante n*apparaissait
que tout juste pour faire valoir la fiction, où, du moins, si
Tauteur y penchait trop, elle s'assouplissait et se transfor-
mait au gré de l'idéal et de l'art. Avec M. Edmond Âbout,
le roman se sécularise ; il devient Ihumble serviteur d'une
foule de détails matériels et techniques, qu'il eût jadis
repoussés comme indignes ou incompatibles. C'est tantôt
le séparateur Bourgade, pour dégager l'or de la poussière
des mines et du sable des rivières ; tantôt le fourneau
économique pour réduire à 200 francs le prix de la tonne
de rails; tantôt la plus-value des terrains aux Champs-
Elysées ; ou bien ce sont des pages entières renfermant la
nomenclature de fabricants^ de tapissiers, d'ébénistes, de
504 CAUSERIES- LITTÉRAIRES.
carrossiers» de bijoutiers : partout un je ne sais quoi qui
sent le chiffre, la boutique, le livre en partie double, la
géométrie ou le dessin linéaire. Cette fois le roman, au
lieu d'appeler à lui son public, s*en rapproche, lui parle
sa langue, caresse ses goûts, flatte son amour-propre en
lui montrant le romanesque, non plus comme un senti-
ment ou un rêve, non plus comme une puissance à part,
difficile à concilier avec les vulgarités ou les industries de
la vie bourgeoise, mais comme une sorte de régal à petites
doses qu'on peut se donner, sans tirer à conséquence,
entre une addition et une facture, — Taccessoire peu
gênant d'existences utilement occupées à acheter, à ven-
dre et à s'enrichir. Si nous passons du matéiiel de ces
récits au sens des événements et des caractères, nous re-
connaîtrons la même méthode. Dans la querelle toujours
persistante entre Fartiste et le bourgeois, M. Edmond
About se garde bien de prendre parti : il fait mieux, il
fond dans un même type ces deux types contraires, habi-
tués à échanger les anathèmes et les invectives. Ses artis-
tes, Tourneur, par exemple, danf Terrains à vendre, sont
des bourgeois véritables, ne gardant plus rien qui puisse
effaroucher les plus ombrageux Philistins, et traitant la
peinture ou la statuaire exactement comme ils traiteraient
le commerce des vins, la fabrique de porcelaine ou le point
d*Alençon. Ce sont des honunes rangés, rasés, polis,
proprets, paisibles comme des bonnetiers retirés, prati-
quant l'arithmétique, visant à épouser des héritières,
mais dont je me soucierais peu d*acheter les tableaux ou
les statues. Comme on sent que le roman où se meuvent
de semblables héros est bien d'accord avec une époque
où l'imagination se met au service de l'industrie, où la
littérature et la presse tendent à s'absorber dans la finance,
où des banquiers achètent et dirigent les organes, autre-
B!M. ABOOT ET FLAUBERT. 305
fois si actifs et si influents, de l'opinion, de la vie intellec-
tuelle et politique! Hais c'est surtout lorsqu'il touche à la
noblesse que M. Edmond About mérite et justifie les pré-
dilections bourgeoises : non pas qu'il insulte les distinc-
tions ou les privilèges de la naissance, qu'il jette l'outrage
aux grands noms, qu'il représente systématiquement les
gentilshommes conune des scélérats ou des imbéciles, les
grandes dames comme des courtisanes effrontées ! 11 est
bien trop habile ! Il sait que sa clicntète n'aime pas ces
éclats qui, après tout, font tort au commerce, et qu'avoir
Tair de trop bien répondre à des passions haineuses et ja-
louses, c'est laisser croire qu'il reste encore de quoi les
tenir en éveil. Dans ses récits, les noms et les titres nobi-
liaires sont des joujoux que l'on ramasse et dont on s'a-
muse, comme on porte à sa boutonnière un œillet en
guise de ruban rouge. Léonce Debay, un des jumeaux de
l'Hôtel Corneille, s'avise tout à coup d'écrire sur ses cartes
de visites Léonce de Bay, avec une couronne dé marquis :
cela le pose, le met en passe de faire un bon mariage, et
personne n'y trouve à redire. Daniel Fert, le héros du Buste^
prend au dénoûment le nom et le titre de Fert de Gué-
blan, afin de faciliter un arrangement de famille. Sous ce
rapport, la Mèi*e de la Marquise est le chef-d'œuvre du
genre. Les gentilshommes spirituels, s'il y en a encore,
peuvent lire cette spirituelle histoire avec un sourire ap-
probateur, et pourtant elle ne leur laisse absolument rien.
En nous montrant pour la centième fois une alliance entre
un Inarquis ruiné et une jeune fille riche et bourgeoise,
H. About, fidèle à sa méthode, ne nous a pas donné son
marquis pour un dissipateur, un hbertin, prêt à manger
la dot de sa femme et à payer avec l'argent de sa belle-
mère les fredaines de sa jeunesse» Il en a fait un ingénieur
qui invente des machines, qui a tous les goûts d'un for-
30tf X^ÂUSERIBS LITTÉRiIRES.
geron, et qui dessine des plans ou écrit des devis sur i^
vieux morceaux de ses parcbemins. D est bien entendu
que c'est Jà le personnage intéressant, le seul noble qui
soit raisonnabiie^ malgré ses nianies. Les autres sont d^
pauvres diables, qui grignotent tant bien que mal de mi-
sérables restes d'opulence avec le sans-façon de bohèmes
titrés, et qui sont bien heureux qu'il y ait de temps &
autre une roturière vaniteuse et arriérée co^une madame
Senoit, qui, dans l'espoir de se faire recevoir dans le
faubourg Saint-Germain, paye les comptes de leurs
fournisseurs ou les invitent à diner. La vieille comtesse de
Halésy n'est pas une de ces douairières de madame Saïul
ou de M. Eugène Sue, qui se font lire Crébillon fils par
leurs suivantes et toisent d'un regard connaisseur lefs
amants de leurs pctites-ûUes ; non, tout se rapetisse, tout sa
fait bénin et se délaye à l'eau de mauve dans le système de
H. About : la coqotesse de Ifalésy n'est plus qu'une vieille
gourmande et dépensière, qui trouve commode d'échan-
ger avec madame Benoit une invitation de bal contre des
factures acquittées. Là, comme pour les artistes et les
bourgeois, le vieil antagonisme cesse, parce qu'il n'y oi
plus rien à se disputer. Les bourgeois se font gentilsbonoh
^les, les gentilshommes se font bourgeois : on trinque
ensemble, le combat finit faute de combattants, et tout
s'égalise dans le niveau commun. Le faubourg Saint Ger-
main d'Arlange, — ]e pays où madame Beq^ît possède se$
forges, — rappelle, avec le même procédé de réductionr
Colas, le Cabinet des Antiquesy et h société d'Angoulême»-
des Illusions perdues, de M. de Balzac; comme le baron
de SubersaQ rappelle le chevalier de Valois, de |a Vieille
Fille; comme une lithographie rappelle une eau-forte. En
généra), H. About imite H. de Balzac; mais, en homme
àmé, i 1q /corrige, il l'éaiondey U le met au point de vua
JHM. A60UT ET FLAUBEAT. 307
des voyageurs ie première et de seconde cji»sse : car enfin
tout le monde voyage, et il faut bien que tout le monde
puisse ^t veuille acheter ses livres! Il n*a garde d'oublier
gue.Baûac, en son^me^ n*a jamais plu à l'esprit bour-
geois; qu'il l'a toujours terrifié de ses énormilés, et que,
pour le faire accepter dans ces derniers temps, il a fallu
les apothéoses du journal et les séductions du bon marché.
Celle manière de prendre adroitement la mesure d'un
géant bossu, et^ en effaçani telle saillie, en émoussant
telle aspérité, en redressant tel contour, en diminuant lô
tout de tant de centimètres^ d'en fajre un joli homme de
cinq pieds, bien pris dans sa petite taille, correctement
habillé, et donnant les modes de Paris aux lignes de Stras-
bourg et de Bordeaux, voilà toute la poétique de H. About,
et il s'en est bien trouvé.
Je pourrais noter d'autres points caractéristiques ; c'est
chose notoire, en librairie, que ce mot magique de Paris,
figurant d'une façon quelconque dans le titre d'un ouvrage,
triple les chances de succès, c'est-à-dire de débit. Il faut
connaître ce détail pour comprendre que M. About ait vu
ou cru voir Paris dans les mariages qu'il raconte. San^
doute, la lutte du génie parisien, des nécessités, des se-
crets, des intrigues, des fausses élégances et des misères
cachées de la vie parisienne contre le bonheur ou l'hon-
neur du mariage, contre tout ce que les cœurs tendres et
purs voudraient apporter ou maintenir dans celte union
douce et sacrée, cette lutte pourrait fournir de beaux ro-
mans, de pathétiques peintures ; mais, de bonne foi ! en
quoi un marquis ingénieur épousant la fille d'une maî-
tresse de forges, un comique du Palais-Royal épousant
une actrice, un peintre entrant dans la famille d'un pro-
priétaire de terrains, un jeune fou devenant le gendre du
înédecin d'une maison de santé, nous représentent-ils les
508 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
mariages de Paris, Tinflueiice de Paris sur le mariage, la
combinaison des mçeurs parisiennes avec les joies ou les
douleurs matrimoniales? Ceci n*est qu'une bagatelle : il
est curieux d'observer comment sur des points plus dëU-
t cats H. About combine tout d'après sa tactique* habile et
prudente. Ainsi on devine aisément que M. About est vol-
tairien ; on peut supposer aussi que sa morale n'est pas
des plus rigoristes; mais qu'il est loin de ressembler à ces
malavisés qui prêchent des doctrines subversives, sapent
ou raillent le mariage, rompent en visière à la religion de
la majorité des Français, et troublent, après un bon
d!ner, la digestion et la conscience de gens riches et heu-
reux! H. About a compris encore, — car, s'il a, selon
nous, peu de talent, il a infiniment d'esprit, — que l'im-
piété et l'immoralité n'étaient pas du tout, quoi qu'on en
ait dit, le moyen de réussir auprès du plus grand nom-
bre ; que le bourgeois les tolérait, quoiqu'on rechignant,
dans les lectures très-amusantes ou très-émouvantes, mais
qu'en somme il valait bien mieux lui accommoder une
honnête morale et une religion facile, en harmonie avec
Texistence régulière et bien ordonnée de pères et de mères
de famille, achetant à la gare de quoi s'amuser sans scan-
dale, a Tu sais, dit Cécile Jordy à Lucile Benoit, que Je
n'étais pas trop dévote autrefois ; maintenant, quand je
pense que nos enfants sont dans la main de Dieu, je de-
viens superstitieuse... Écoute un peu le paragraphe que
j'ai ajouté à mes prières : < Vierge sainte, si mon cœur
vous semble assez pur, bénissez mou amour, et obtenez
que j'aie le bonheur d'avoir un fi^ pour lui enseigna la
crainte de Dieu, le culte du bien et du beau, et tous rt!»
devoirs de l'homme et du chrétien. » C'est très-édifiant :
on parierait que cette Céline, qui est c une petite blonde
potelée et rondelette, » possède un oratoire moyen âge
MM. ABOUT ET FLAUBERT. 3CU
«
avec un prie-Dieu gothique, suriiionlé d'une Sainte-Fa-
mille de H. Signoi ou de H. DubufTe. Ailleurs l'amour
légitime reçoit Thommage suivant : « Je ne nie pas Feni-
-vrement des passions coupables que le remords assai-
sonne et que le péril ennoblit ; mais ce qu'il y a de plus
beau en ce monde, c'est un amour légitime qui s'avance
paisiblement sur une route fleurie, avec l'honneur à sa
droite et la sécurité à sa gauche, v — On ne saurait mieux
dire. Nous voilà à mille lieues des perversités et des
licences anticonjugales et antisociales de notre grande
école romanesque. Regardez de prés pourtant : cette or-
thodoxie religieuse et morale vous paraîtra de médiocre
aloi ; elle n'existe qu'à la condition de se combiner avec
les aises de la vie, de faire partie d'un bien-être matériel
qui dorlote à la fois l'âme et le corps, d'assurer à cette
épouse vertueuse un mari amoureux et aimable, à cette
femme chrétienne assez de félicité bien acquise pour avoir
envie de prier et de remercier le Dieu des gens heureux,
quelque peu semblable au Dieu des bonnes gens. Cette
"Vertu, celte religion, ont besoin d'un milieu où il y ait
beaucoup de fleurs, a un magnifique fouillis de broderies
et de dentelles où reposent deux larges oreillers, » des
parties de campagne où les deux cdbples légitimement
unis mangent des perdreaux, boivent du vin de Champa-
gne, et où les deux jeunes épouses manifestent, en tout
bien tout honneur, un appétit de femmes grosses. Cela
n'a rien de commun, bien entendu, avec le spiritualisme
chrétien, avec les douloureux combats de la passion et
* du devoir, avec les joies austères de l'immolation et du
sacrifice, et la révélation du néant humain planant sans
cesse au-dessus des rapfdes félicités de l'homme. C'est
de la science du bonhomme Richard appliquée au roma-
tnesque. Le lecteur bourgeois» mis, lui aussi, en appëti
510 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
par ces perdreaux et ces oreillers, se frotte les mains en
songeant que le roman n'est, après tout, ni si cfiflicîle à
aitteindre, ni si dangereux à essayer, qu'il ne s'agit qtre d&
savoir Fassouplir aux exigences de la vie réglée et lucra-
tive ; que les romanciers ne sont plus des prédicateurs de
passions coupables et de ruineuses folies, mais des hom-
mes pénétrés de Fesprit du temps, dignes de marcher de
pair avec les industriels, d*obtenir comme eux des mé-
dailles aux expositions, de prendre parti auprès des ima-
ginations vives pour le positif contre le chimérique, eé
même de procurer aux bonnes âmes quelques minutes
d'édification sans ennui. Peut-on demander davantage, et
Fauteur qui réunit tous ces agréments dans un volume
portatif et de facile lecture, ne môrite-t-il pas de passer
dans toutes les mains, d*étre de tous les trains direct?,
concurremment avec les Guides et lesjtinéraires?
J'ai insisté sur les Mariages de Paris, d*abord parce
qu'ils nous livrent à peu près tous les procédés de
M. About, ensuite parce qu'il n'a encore rien fait de supè«
rieur à cet amusant récit, la Mère de la Marqnise.^ Le Roi
des Montagnes et Germaine ne nous apprennent rien de
nouveau sur ce talent sitM parvenu. Âpres nous avoir
donné la Grâce confemporaine, M. Âbout a voulu écrire la
légende de ce malheureux pays dont l'hospitalité n*avail
pas désarmé sa verve satirique, et raconter une hiïitoire
de voleurs comme pièce à l'appui de ses remarques sur
les ministres, le budget et le gouvernement helléniques.
Peut-être, ayant eu du succès sous une jiremière forme,
aurait-il mieux fait de s'abstenir de cette récidive ; mais
nous ne discutons pas ici la question de bon goût et de
convenance. Accepté pour ce qu'il est et pour ce qu'il
vaut, ce Jtot des Montagnes est une charge assez spiri-
tuelle, dont le principd défaut est d'avoir trois cents
MM. ABODT ET FLAUBERT. 311
pages et de faire songer aux inconvénients des plaisan-
teries trop prolongées. L*on a remarqué déjà que, dans
les ouvrages de M. About, la fin ne vaut jamais le com-
mencement, et Toii en a conclu, non sans raison, que lé
souffle lui manquait. Cette infirmité n'est nulle part plus
lisible que dans le Roi des Montagnes. Tant que l'aven-
ture du botaniste Hermann et de ses compagnes, les
deui Anglaises, tombées au pouvoir d^Iladgi-Slravos, ne
nous est présentée que par le côté comique, elle amuse,
et, si scandalisé que Ton puisse être de voir les beaux
noms d'Athènes et de Périclès, de THymette et du Penté-
lique» compromis dans une affaire de complicité entre
bandits et gendarmes, on ne peut s'empêcher de sourire.
Mais lorsque le sang coule, lorsque la chose tourne au
tragique ou plutôt à la boucherie, on ne veut pas de cette
émotion mal préparée, et Ton se révolte contre le narra-
teur, comme on se révolterait contre un guide qui, sous
prétexte de nous iaire visiter les curiosités d'un pays,
nous mènerait dans un abattoir. Le dénoûment serait
sSRè dans le plus mince vaudeville. Celte facétie d'An-
glaises ne voulant pas reconnaître leur sauveur, parce
qu'il ne leur a pas été présenté, traîne dans tous les ana.
En tout, comme cet esprit-là est inférieur à la Chasse au
chastre de M. Méry, aux premières Impressions de voyage
de M. Alexandre Dumas, à la Frédériquede H. téon Goz-
lan, à toutes ces drôleries charmantes, aujourd'hui ou-
bliées ! Cette ingratitude du public envers ses amusements
de la veille doit donner à réfiéchir à M. About.
Germaine nous parait être, jusqu'à présent S le plus
* Depuis, M. Atoul a publié les Échasses de maître Pierre^
récit qui offre tout le charme, tout l'intérêt romanesque d'un rapport
au Conseil géuéral des Landes oa d'un prospectus de société de des-
sèchement*
312 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
faible de ses ouvrages. L'art du conteur ne saurait dégui-
ser ce qu'il y a de choquant et d*odieux dans le marché
par lequel le duc et la duchesse de la Tour d'Embleuse,
réduits à la misère, unissent leur fille poitrinaire à un
grand d'Espagne, riche à millions, pour qu'il puisse légi-
timer l'enfant né de sa liaison avec une femme mariée. Il
faut laisser la phthisie pulmonaire aux livres de médecine,
et l'introduire le moins possible dans Içs romans. Outre
qu'elle donne lieu à des images et à des scènes d'une
nature peu réjouissante, elle a le tort de constituer pour
le romancier une difficulté à la fois insoluble et illusoire.
Lorsqu'un auteur me fait assister aux phases diverses
d'une passion, aux variations d'un caractère, amenant
peu à peu des événements imprévus, je puis, pourvu que
je me consulte ou que j'observe, apprécier son habileté
à rendre vraisemblables ces péripéties intérieures. Hais
une maladie de poitrine ! Le conteur peut la guérir comme
il lui plait, sans que l'analyse psychologique ait rien à y
voir. Les médecins seuls pourraient réclamer, et ils n'ont
aucun intérêt à prouver qu'il y a des maladies incurables.
Je ne puis donc accepter Germaine : son père, le duc de
la Tourd'Embleuse, est ignoble; sa rivale, madame Cher-
midy, n'a pas même les mérites et les agréments de son
rôle. M. About n'a pas su lui donner .cette beauté sen-
suelle qu'appelait la loi des contrastes, et qui défraye,
dans le roman moderne, la peinture des femmes de cette
espèce : < Madame Chermidy était emmailloUée dans une
douillette de satin blanc... son pied était le pied court
des Andalouses, arrondi en fer à repasser... tout son petit
corps était court et rondelet, comme ses pieds et ses
mains ; la taille un peu épaisse, les bras un peu charnus,
les fossettes un peu profondes ; trop d'embonboint, si vous
voulez, mais l'embonpoint imgnon d'une caille, » etc..»
MM. ÂBOUT ET FLAUBERT. 313
Il n'y a rien là de bien attrayant. Quelle différence entre
madame Chermidy et ces superbes héroïnes qui empor-
taient les Sténios et les Bénédicts dans leurs tourbillons
de flamme! l*amour, la passion, dans les romans de
H. About, sont figurés par une petite femme fraîche,
grosse et courte, qui ferait merveilles, le dimanche, dans
une bastide de Marseille, au milieu d'une société de mar-
chands de savon et de blé. Il nous donne madame Cher-
midy comme capable de ruiner des nababs et des grands
d'Espagne : il la calomnie ; tout au plus a-t-elle aidé un
spéculateur de la Cannebiére & manger les bénéfices réali-
sés sur les derniers arrivages. Aussi, quand madame Cher-
midy passe de son état de caille grasse à des velléités de
scélératesse et de mélodrame, elle produit exactement le
même effet que le Roi des Montagnes, lorsque arrive le
carnage. Les assassinats, chez H. About, ont toujours
l'air d'être commis avec de petits couteaux de poche. On
a remanqué combien le duc de la Tour d'Embleuse res-
semble au général Hulot, et madame Chermidy à madame
Mameffe, des Parents pauvres : on peut de nouveau con-
stater, dans ces imitations chétives, le procédé de réduc-
tion dont nous parlions tout à l'heure, l'art de nous faire
regarder, par l'autre bout de la lorgnette, les vices et les
perversités grandioses du roman d'il y a quinze ans. J'ai
perdu le droit de glorifier H. Balzac ; mais, en vérité,
quand je mesure la taille de ses héritiers, j'éprouve
comme un sentiment de doute et de remords ; je me
dis du moins que ce n'est pas ainsi que la littérature
romanesque fera une noble et salutaire pénitence de
ses splendides excès. Se ranger n*est pas se conver-
tir; j'aime et j'admire le grand coupable qui met dans
son repentir autant de grandeur qu'il en a mis dans •
ses fautes ; mais le libertin corrigé par le calcul et dé-
18
514 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
Gîdé à faire des économies m'inspire peu de sympa*
thie.
C'est pourtant là le secret des succès de H. About : il
est venu k son moment » en un moment où Fesprit bour-
geois s'était fatigué, dans le monde fictif, des poéti-
ques chimères et des dangereuses aventures où Tavaient
entraîné des imaginations puissantes, comme il se dé-
goûtait, dans le monde réel, de ces libertés, de ces in^
stitutions, de ces idées qui élevaient et excitaient auli*e-
fbis les intelligences. Ce sentiment de conservation pra-
tjique, agissant dans les deux sphères, repoussant d'id
les ardeurs et les rêves qui troublent le bien-être de la
vie privée, chassant de là les aspirations et les luttes qui
agitent la vie publique, a dû amener dans cette moyenne
bourgeoise un élat de calme extérieur, de contentement
matériel, qui ne va pas chercher bien haut ses raisons et
des causes, qui ne rattache pas à des origines bien pro-
fondes les angoisses et' les périls passés, mais où les inté-
rêts positifs, maîtres de la situation, distribuent à leur
gré les rôles : tant pour les affaires, tant pour les plaisirs;
ceci pour les sciences, cela pour les lettres, et ce petit
coin pour l'imagination , pourvu qu'elle soit bien sage et
amuse sans déranger. Ce petit coin, c'est le royaume de
H. Edmond About : il l'occupe très -spirituellement et
très-décemment; mais le jour où la place s'agrandirait, il
n'aurait plus, je le crains, de quoi la remplir.
Artiste supérieur à M. About, M. Gustave Flaubert, l'au-
teur de Madame Bovarjfy suggère des réflexions d'un
autre genre.
MM. ÂBOUT ET FLÂIJBSAT. 315
On coxmait les antécédents de ce roman : déférée de-
vant un tribunal comme coupable d'outrage à la morale
publique et religieuse et aux bonnes mœurs, défendue par
Villustre M. Sénart, à qui son plaidoyer a valu les bon*
neurs de la dédicace, acquittée par les juges, d'après des
considérants très-détaillés. Madame Bovary s'est présen-
tée au public dans les conditions les plus favorables.
Unissant, à son profit, les immunités d'une innocence of-
ficielle à l'appât 4'un scandale entrevu, elle ressemble à
ce dépositaire dont il est question dans GilBlas et dont
on ne pouvait mettre la vertu en doute, puisqu'il avait eu,
pour dépôts à lui confiés , trois ou quatre procès qu'il
avait gagnés avec dépens. Bien ne lui a manqué, pas même
l'apostille d'un académicien, qui, depuis longtemps, ne
s'occupe plus que des morts, mais qui, dans les occasions
importantes, sort de sa nécropole afin de constater les
' grandes naissances littéraires, et, pour les rendre plus
authentiques, les enregistre dans le Moniteur, .
Qu'est-ce donc que ce roman que les connaisseurs sa-
luent, que la littérature adopte, à qui tout, au dehors et
au dedans, assure une attraction irrésistible sur le gros
des lecteurs î Nous croyons pouvoir le définir en quel-
ques mots : Madame Bovary, c'est l'exaltation maladive
des sens et de l'imagination dans la démocratie mécon-
tente.
On pourrait diviser en deux parts, en deux phases, les
oeuvres que l'esprit démocratique a inspirées au roman
moderne. Dans la première, on verrait l'utopie s'élançant
librement vers les régions inconnues, teignant de ses cou-
leurs les songes d'artistes et les aspects de la campagne,
n'étant pas encore envenimée ni matérialisée par l'épreuve
et créant des socialistes dievaleresques, des démocrates
enthousiastes, prêts à régénérer le monde pour le seul
310 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
plaisir de substituer le bien au mal, le juste à Tinique, la
fraternité à Foppression et l'amour à la haine. C*est la pé-
riode de madame Sand écrivant Consuelo^ le Pédié de
M. Antoine^ le Compagnon du tour de France^ le Meur
nier d'Angibanlt^ et finissant par dédier la Petite Fadette
à H. Barbés. Dans la seconde, l'épreuve a eu lieu, et elle
n'a pas été bonne : il y a eu commencement de victoire et
déroule finale : les esprits se sont irrités, les questions se
sont aigries et simplifiées tout ensemble : les utopies,
crevées par l'expérience, se sont aplaties et réduites ft
néant : le côté théoriqne a disparu, mais l'appétit sensuel
est resté; il est resté avec cette surexcitation fébrile
qu'y ajoutent des espérances un moment réalisées et de
nouveau déçues, des convoitises ajournées et mâchant à
vide après un moment de triomphe. Maintenant, dans ce
, vieux monde où la démocratie a pris pied sans le façonner
encore à sa guise, où son ambition à demi satisfaite tient
ses désirs en éveil, où l'importance de son rôle lui rend
plus poignante l'âpreté de ses misères, placez une femme,
une fille de fermier, touchant du front à la bourgeoisie,
du pied au petit peuple, née sur ces confins de la pau-
vreté et de la richesse qui ne sont ni l'une ni l'autre, vul-
gaire avec de faux instincts d'élégance, disposée par une
éducation incomplète à toutes les fâcheuses influences
d'un idéal bâtard, d'un roman frelaté et d'un mysticisme
de bas étage, mariée à un homme besogneux et borné
qui lui donne les semblants du bien-être sans lui en as-
surer les douceurs ; ayant, de lemps à autre et comme par
éclairs, les révélations rapides de ce luxe, de cet éclat,
de ces plaisirs qu'elle rêve ; grisée de lectures, d'oisiveté,
de toutes ces poésies de convention dont se repaissent
les imaginations banales ; voulant briller, voulant con-
naître, voulant jouir, se servant à elle-même la contre-
MM. ABOUT ET FLAUBERT. 547
façon de ses chimères, se débattant dans le contraste de
la petitesse de ses joies avec Timmensité de ses songes,
et y persistant jusqu'au désespoir, jusqu'à la ruine, jus-
qu'au crime, jusqu'au suicide : vous aurez Madame B<h
vary.
L'auteur a si bien réussi, — et on l'en a loué comme
d'un signe de force, — à rendre son œuvre impersonnelle,
qu'on ne sait pas, après l'avoir lu, de quel côté il penche.
Il est aussi dur pour le voltairien de pharmacie que pour
le curé de village ; il n'a pas plus d'entrailles pour le
paysan que pour le hobereau, pour le petit boutiquier que
pour le grand seigneur. Prêtre et médecin, citadin et vil-
lageois, riche châtelain et pauvre valet d'écurie, femme
romanesque et entraînée, apothicaire aux allures de Jo*
seph Prudhomme, tout ce monde vit et s'agite dans une
atndo^hére étoufiTée où la lumière d'en haut est absente,
où la foi, la pitié, l'attendrissement de l'âme humaine en
face des douleurs de l'homme, n'apparaissent jamais.
Cette indifférence implacable, cette égalité de la créature
devant le mal est un des caractères distinctifs de l'esprit
démocratique dans l'art. On le retrouve dans toute cette
école, qui, sous le nom inexact de réalisme, installe le
sentiment de l'égalité absolue de toute chose et de tout
être, comme inspiration suprême de la poésie, de la pein-
ture et du roman. Il y a trente ans, un écrivain célèbre a
défini le romantisme : c Le libéralisme en littérature, i
— Nous disons, nous, que le réalisme n'est et ne peut
être que la démocratie littéraire, et Madame Bovary nous
sert de preuve. Nous verrons tout à l'heure jusqu'où l'au-
teur a été conduit, en fait de forme et de détails, par cette
inspiration si passionnément, que dis-je? si froidement
égalitaire. Pour le moment, indiquons quelques points plus
sérieux.
818 CAUSERIES LITT]B|tA)[{iE9.
Nous n'analyserons pas Vaiame Bovary ; les magistFats
lui ont délivré un certiOcat (Je moralité suffisante ; c*e^t
asse^ pour arrêter, sous nofre plume, les récriminations
amères ; c'est trop peu pour nous 4pnner le courage de
suivre, sur le vif et sur le nu« cette anatomie du vice, qui
n'ei^eigne pas même à guérir la gangrène &\ nous la
montrant. Ce que j'en ai dit pourtant suffit pour se faire
une idé^ du sujet, pour comprendre quel enseignement
sajubre et fécon4 aqraît pu jaillir de Thistoire de cette
existence déclassée ; ce que )es vrais intérêts de l'âme
et de la vie, les lois immortelles de la destinée humaine,
pouvaient ajouter de grandeur et d'utilité morale à ce ta-
bleau que H. Gustave Flaubert a fait si aride, si morne et
si désolant. Pour cela, que fallait-ilî Admettre une âme
d'abord, m'y faire croire, me la laisser voir, là où je n'a-
perçois qu'un corps, un corps qui souffre, qui tressSj^De,
qui saigne au contact brutal d'ignobles réalités, et aliqnd
une imagination affolée fait pressentir des satisfactions
inipossibles et 4^3 jouissances cliimériques. 11 fallait ne
pas se contenter de déduire, comme par une sorte de mé-
thode scientifique, les résultats, les symptômes extérieurs,
matériels, sensuels, de la maladie dont cette malheureuse
femme est atteinte» mais remonter aux causes, établir les
filiations entre les vices 4^ P^lte éducation et les infirmL
t^ de cet esprit, entre le danger 4e ces lectqres et 1^ fièvre
de cette imagination, entre )e vide de cette ârpe et l'éga-
rement de ces sens. C'est là le sujet, et, 4'après ce que
nous avions primitivement entendu dire, nous pensions
que H. Flaubert l'avait compris ainsi, que l'idée dune
grande leçon s'était jointe chez \\\i à la manie 4e tout
peindre et avait pu faire par4omier, ou 4" n|pins acqiùt'
ter, quelques peintures excessives. If^is nop, ce)a r^'est
pas et ne pouvait pas être. Ce système tout impersotuel
MM. ABOUT ET FLAUBEKT. 3i9
qu'on a salué chez Fauteur àe Madame Bovary lui inter-
disait de prendre parti pour ce qui aurait pu protéger et
sauver son héroïne contre ce qui la déprave et la perd,
conune il lui interdit de se prononcer pour l'abbé Bourni-
sien contre le voltairien Bornais. Cet égalalitaiHsme sans
bornes s*oppose à toute manifestation, à toute préférence
religieuse on morale de la cons.cienœ ou du cœur, de
même qu'au point de vue simplement littéraire il assigne
exactement la même valeur aux objets inanimés, voire
aux choses immondes et grossières, qu'à la figure de
Thomme et aux sentiments humains. Aussi l'idée d'une
leçon, même incomplète, chez les écrivains de cette école^
est inadmissible, et M- Sénart, malgré tout son talent^
n'aurait pas réussi à me convaincre. D'ailleurs, le côte
philosophique et clirétien du sujet eût entraîné M. Gus-
tave Flaubert où il ne voulait pas aller. Il a bien pu indi-
quer rapidement les lectures de Madame Bovary, ces ro-
mans où elle entretenait son amour pour le clinquant et le
chimérique : mais la place que ces lectures tiennent dans
l'ensemble du récit, — il a cinq cents pages, — est telle-
ment microscopique, qu'on a peine à les apercevoir. L'es-
prit démocratiquiB en littérature, même en reniant les
mauvais livres, en dégageant sa cause de celle qu'ils plai-
dent ou qu'ils favorisent, ne peut pas oublier qu'il leur
doit beaucoup, qu'il leur doit ce désordre intellectuel et
moral qui n'est pas encore le nivellement, mais qui le pré-
pare, et qui égalise dans Terreur et le mal les imagina-
lions et les âmes, en attendant qu'il les égalise dans la
possession et la jouissance. Mécontent des résultats obte-
nus jusqu'ici, se demandant avec amertume si c'était la
peine de tant remuer et de tant corrompre pour qu'il y ait
toujours ici-bas la même somme de souffrances, cet esprit
a peut-être des moments de rude franchise : |1 lance par-
320 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
fois une satire à cet ensemble d'écrivains et de parleurs
qui ont promis à l'humanité ce qu'ils ne pouvaient pas lui
donner : mais n'en croyez pas sa mauvaise humeur ! il
frappe à côté ; ce ne sera jamais dans ses œuvres qu'on
trouvera ces accusations énergiques, ces éloquents ana-
thèmes où les âmes, ramenées par la douleur et l'évi-
dence, proclament les vérités longtemps méconnues. C'est
ainsi que M. Flaubert, glissant sur les causes des fautes
et des malheurs de son héroïne, s'est appesanti, au con-
traire, sur les conséquences, et les a étalées de sang-froid
dans toute leur crudité : d'où il suit que, tout dans son
livre s'adressant aux yeux et aux sens, rien auraisonnement
et à la conscience, on ne saurait alléguer en sa faveur qu'il
ait raconté et décrit pour avertir et corriger. On a dit
aussi, — singuliéi'e excuse ! — que l'effet de ses peintures
est, en défmitive, peu tentant, qu'il inspire le dégoût plutôt
que l'attrait des corruptions qu'il retrace. C'est possible,
et j'avoue qu'on songe pour la centième fois, en le lisant,
à l'esclave ivre de Lacédémone : mais cet esclave ne dé-
goûtait que les hommes libres, c'est-à-dire les esprits
élevés ; il n'eût pas produit la même impression sur les
autres esclaves, sur les âmes grossières ou basses. Quand
on dit que les tableaux de M. Flaubert ne rendent pas le
vice aimable, qu'ils portent avec eux leurs correctifs, on
se met trop au point de vue des lecteurs d'autrefois, de
ces sociétés aristocratiques où le mal, pour séduire, avait
besoin de distinction, de charme et d'élégance. On no
songe pas qu'à mesure que le niveau de la littérature s'é-
tend et s'abaisse, le niveau des lecteurs suit la même pro-
gression et obéit aux mêmes lois, que le môme esprit dé-
mocratique et égalitaire qui a dicté le livre en recevra les
influences, que ces milliers de lecteurs nouveaux s'inquié-
teront peu de savoir si le vice et le plaisir ont des raffine-
MM. ABOUT ET FLAUfiERT. 321
ments plus exquis, s'il y a des liqueurs plus fines et plus
délicates que ce vin frelaté dont se grise madame Bovary
et dont ils se griseront comme elle.
C'est pourquoi, sans vouloir cependant nous brouiller
avec la justice, nous refuserons de reconnaître dans ilfa-
dame Bovary le côté moral, qui n'y brille que par son
absence, et nous ne pouvons y amnistier le côté plastique
ou sensuel, dont les amorces, nulles pour l'élite, sont très-
réelles pour la foule. Arrivons vite à la question littéraire,
où les magistrats nous laissent libres d'avoir un avis et
nous ont même donné l'exemple.
11 y a dans les Puritains d'Ecosse un passage où Cla-
verhousse, pour guérir Morton de ses velléités presbyté-
riennes, lui cite Froissart et lui fait remarquer avec quel
prolixe enthousiasme le chroniqueur français parle des
chevaliers, avec quel dédain il passe sous silence les mul-
titudes de vilains ou les jette dans la fosse commime. Loin
de nous cette idée méprisante pour les petits , mille fois
plus contraire à Fesprit chrétien qu'à l'esprit démocra-
tique ! Mais nous ne faisons ici que de la httèrature, et je
songe souvent à cette page de Walter Scott, lorsque j'as-
siste au progrés du réalisme onde la démocratie dans l'art,
et que je me demande avec inquiétude où ces progrès s'ar-
rêteront. Dans le roman, tel qu'on l'entendait autrefois,
dans ce roman dont la Princesse de Clèves est restée le dé*
licieux modèle, la personnalité humaine, représentée par
toutes les supériorités de naissance, d'esprit, d'éducation
et de cœur, laissait peu de place, dans l'économie du récit,
aux personnages secondaires , encore moins aux objets
matériels. Ce monde exquis ne regardait les petites gens
que par la portière de ses carrosses et la campagne que
par les fenêtres de ses palais. De là un grand espace, et
admirablement rempli, pour l'analyse des sentiments plus
538 GAnSERIES LITTÉRAIRES.
fins , plus compliques , plus difficiles à débrouiller dans
les âmes d'élite que chez le vulgaire. Rousseau est le
premier qui, en haine de la société et de ses hiérarchies,
ait littérairement relevé Timportance relative des aspects
de la nature. L'école moderne a suivi ses traces, et le genre
descriptif y a gagné en vérité, en éclat, en fraîcheur. Hais
chez Rousseau et ceux de nos contemporains qui se sont
inspirés de sa manière, la campagne, cette confidente des
rêves que la société entrave , cette consolatrice des souf-
frances que la société inflige, est peinte sous ses faces
aimables, attrayantes, poétif)ues. On sent que ceux qui la
contemplent et en jouissent sont venus la chercher, qu'ils
se rapprochent d'elle par goût plus qu'ils ne lui appartien-
nent par étal; que ce sont des hôtes reconnaissants qui
la remercient, en la décrivant, du calme de ses solitudes
et de la beauté de ses paysages. Ainsi, dans cette nouvelle
phase, Thomme, bien qu'amoindri, les objets exté-
rieurs, bien qu'amplifiés, gardent une sorte de proportioa
respective. L'école dont Madame Bovary nous donne
le dernier mot a fait un pas de plus : elle peint la cam-
pagne telle quelle , avec ses nigosités, ses laideurs, ses
misères, ses petitesses et son fumier : elle la décrit sans
amour, sans préférence, uniquement parce que les objets
matériels sont là, que l'appareil photographique est pressé,
et qu'il faut tout reproduire. Comment en serait-il autre-
ment? Dans ce système, tous les personnages sont égaux,
si tQiutefois les plus laids ne sont pas les meilleurs. Le
valet de ferme, le palefrenier, je mendiant, la fille de cui-r
sine, le garçon apothicaire, le fossoyeur, le vagabond , la
laveuse de vaisselle, prennent une place énorme; natiu'el-
lement les choses qui les entourent deviennent aussi im-
portantes qu'eux-mêmes; ils ne pourraient s'en distinguer
que par l'âme, et, dans cette littérature, l'âme n'existe pas:
MM. ABOUT ET FLAUBERT. 323
elle gênerait. Quand je peins un personnage vraiment di-
gne d'animer et de dominer un récit, la proportion s'établit
d'elle-même entre lui et ce qui Tenvironne: mais, si je
décris à la loupe un conducteur de patache ou un pauvre
en haillons, les haillons, la patache, les chevaux, le har-
nais, étant tout aussi importants, exigent un crayon non
moins minutieux. De là une description continue, inces-
sante, intarissable, qui engloutit peu à peu, comme une
marée montante, tout ce que le récit offrirait d'intéressant.
Le succès préventif et certain de Madame Bovary a rendu
à M. Gustave Flaubert un mauvais service : il a empêché
son éditeur de lui demander le sacrifice de deux cents pa-
ges, c'est-à-dire de deux mille descriptions dont son roman
eût fort bien pu se passer. Un affreux villageois veut se
faire saigner: dQscr^)lion de la cuvette, du bras, de la che-
mise, de la lancette, du jet de sang, etc. M. Homais, le
pharmacien bel esprit, achète à Rouen des petits gâteaux
pour son épouse : description de ces petits gâteaux ame-
nant la digression suivante : a Madame Homais aimait
beaucoup ces petits pains lourds, en forme de turban...
dernier échantillon des nourritures gothiques, qui re-
monte peut-être au siècle des croisades, et dont les
robustes Normands s'emplissaient autrefois, cToyant
voir sur leur table, à la lueur de torches jaunes, entre
les brocs d'hypocras et les gigantesques diaircuiteries,
des têtes de Sarrrsins à dévorer, b — Tout cet étalage
historique pour des massepains mangés par une femme
d'apothicaire ! Voilà où mène le démocratique mépris des
proportions sociales et littéraires. Un mendiant tend la
main sur une grande route : description. Celle-ci mérite
une mention sociale. Jadis , dans les temps barbares où
les clartés du réalisme n'avaient pas encore lui sur le
monde» lorsqu'un romancier racontait uu rendez*vous
524 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
amoureux, il avait soin d'entourer Taller et le retour de
circonstances agréables, sentimentales, pittoresques,
émouvantes. Nous avons changé tout cela. Quand madame
Bovary revient de Rouen , où la conduit , tous les jeudis , .
son amour pour un clerc de notaire , voici ce qu'elle ren-
contre : a II y avait dans la côte un pauvre diable vagabon-
dant avec son bâton tout au milieu des diligences ; un
amas de guenilles lui recouvrait les épaules, et un vieux
castor défoncé, s'arrondissant en cuvette, lui cachait la
figure ; mais , quand il le retirait , il découvrait , à la
place des paupières, deux orbites béants tout ensan-
glantés. La chair s'effiloquait par lambeaux rouges , et
il en coulait des liquides qui se figeaient en gales vertes
jusqu'au nez, dont les narines noires reniflaient convul-
sivement. Pour vous parler, il se renversait la tête avec
un rire idiot; alors ses prunelles bleuâtres, roulant d*un
mouvement continu, allaient se cogner, vers les tempes,
sur le bord de la plaie vive. » 0 Corinne ! ô Amélie ! In-
diana.etValentine! Lélia et Geneviève! Poétiques créations
de la rêverie moderne l Aspirations parfois insensées, sou-
vent coupables, toujours dangereuses, vers un idéal qui
n'est pas de ce monde, et qu'il faut demander au ciel ou
désespérer d'atteindre! Vous aviez, je le sais, mérité un
châtiment; jadis les belles pécheresses, pour expier leurs
fautes, se condamnaient au cloître et au cilice; mais les
lambeaux rouges des chairs effiloqtiées ! les liquides /i-
gés en gales veiies! les Clarines noires reniflant convul-
sivement l Non, vos plus rigides censeurs n'avaient ni dé-
siré ni prévu une punition pareille : il a fallu, pour vous
l'infliger, la démocratie dans le roman: voilez-vous, belles
aristocrates, et cédez la place à madame Bovary.
Que serait-ce si nous parlions des scènes hideuses du
dénoûment) de celte veillée funèbre auprès du cadavre
MM. ABOUT ET FLAUBERT. 525
d'Emma où le curé et le pharmacien, après s*ètre que-
rellés sur la religion, finissent par boire et ripailler en-
semble ? Et celte ignorance incroyable, cette ignorance
démocratique^ qui confond le délicieux ouvrage de saint
François de Sales, Y Introduction à la vie dévote, avec Je
ne sais quels petits livres de sacrîslains, qui fait déjeuner
un curé à quatre heures du matin , deux heures avant de dire
la messe! N'allons pas plus loin : nous décrivons un sym-
ptôme, nous ne dénonçons pas un livre. Est-ce à dire qu'il
n y ait pas de talent dans le roman de M. Gustave Flau-
bert? Assurément non : on y sent, malgré soi, une force,
une puissance inconnue, qui ne sait pas encore très-bien ce
qu'elle veut, ce qu'elle fait, qui passe du néologisn^e à la
platitude, de la faute de français au galimatias, qui ignore
l'art des ménagements, de la proportion et de la mesure,
mais qui finira peut-être par faire à coups de serpe ce que
les mains délicates et raffinées ne sauront plus faire à coups
de lime. Celte force, cette puissance, c'est Tesprit démo-
cratique, qui cherche encore sa voie, dont les fautes sau-
tent aux yeux, qui fait rire et gémir par ses folies et ses
misères, mais à qui l'avenir réserve peut-être un grand
destin dans ses profondeurs mystérieuses, qui envahit le
monde moderne, l'étreint et le brisera un jour, si les clas-
ses supérieures, oubliant leur mission et leur tâche, sacri-
fiant les idées aux faits et les croyances aux intérêts, légi-
timent ses conquêtes et attisent ses représailles.
Voilà de bien grands mots à propos de deux roman-
ciers. Encore une fois, nous n'avons prétendu ni condam-
ner la bourgeoisie dans les livres de M. Âbout, ni juger la
démocratie dans l'ouvrage de M. Flaubert. Nous ne pré-
tendons pas davantage que l'esprit bourgeois et l'esprit
démocratique ne puissent pas produire des œuvres diffé-
rentes de celles-là, des œuvres meilleures, et que, notre
19
CAUSEBieS LITTÉRAIRES.
siècle ayant accepté ces deux influences, la littérature
doive et puisse y échapper. Nous savons aussi tout ce
qu'une préoccupation trop amtocratique (mot inexact dont
je me sers faute de mieux) a amené et amènerait encore,
dans l'art, de convenu et de factice, de glacial et de guindé.
^ tf ais il nous a paru que ceux qu'on accuse de chercher à
ranimer des cendres éteintes, à renouer des traditions
brisées, avaient le droit d'ouvrir, de temps à autre, les li-
vres conçus et écrits dans un sentiment contraire, et de
dire à la bourgeoisie : Prenez garde ! si vous vous obstiniez
à négliger ce qu'il y a en vous de fécond et de vivace, à
borner à des questions de chiETrcs et de bien-être les des-
tinées de l'homme en ce monde, vous seriez réduit à un
petit art industriel et calculateur comme celui qui se ré-
vèle dans les romans de H. Âbout; — puis de dire à la
démocratie : Prenez garde! si, au lieu d'élever vos cœurs,
de chercher en haut, du côté de la lumière et du ciel, la
solution des problèmes qui vous agitent, Tallègement
des douleurs qui vous tourmentent, la conquête des biens
que vous rêvez, vous persistiez à tout abaisser, vous arri-
veriez, en littérature, à cette égalité implacable, aussi tyran-
nique qu'un joug de fer, et, soumettant au même niveau
le bien et le mal, le beau et le laid, le grand et le petit, la
créature vivante et l'objet insensible, l'âme et la matière:
vous arriveriez à Madame Bovary, Si la bourgeoisie, si la
démocratie, ne s'efforçaient pas de siu<monter ce marasme
intellectuel, inhérent à certaines situations sociales, et qui
favorise à la fois le mesquin et l'excessif, si elles ne de-
mandaient pas à leurs écrivains, à leurs artistes, à leurs
poètes, de puiser à des sources plus élevées et plus pures,
l'art aurait à gémir du règne de lune, des progrès de l'au-
tre, et ce ne seraient ni M. About ni U. Flaubert qui pour-
raient le conspler^
VIII
M. JULES SANDEAU *
w
Prises dans leur ensemble, les œuvres de H. Jules San-
deau pourraient se diviser en deux parties principales :
Dans la première, Fauteur de Marianna^ de Fernande
de Richard, nous présente le revers des ruineuses mé-
dailles frappées par une main superbe en Thonneur de la
passion révoltée. Il décrit, avec un mélange d'amertume
et de tristesse, les châtiments suprêmes et parfois hérédi-
taires de ces sentiments déréglés qui, se plaçant hors la
loi commune, finissent par succomber dans leur lutte
contre Tordre éternel des sociétés et des consciences.
Hais le temps marche : cette passion arrogante, dont les
triomphes effrayaient la morale et le bon sens, n'a plus
besoin que Ton contredise ses sophismes et ses chimères :
elle s'affaisse d'elle-même dans sa misère, son ennui et
son néant; si bien que ceux qui l'ont combattue sont ten-
tés de la plaindre, et que le désarroi du plaidoyer rend
inutile le réquisitoire. Jules Sandeau d'ailleurs est, moins
que personne, l'homme d'un système ou d'un parti pris :
rien en lui qui sente le pédant ou le docteur. Le voilà
donc écrivant tout simplement d'aimables et touchants
* La Maiion <U Petufrvan»
528 CAUSERIES LITTÉRAiRES.
récits où ses qualités charmantes se mettent an senrîce
des sentiments vrais. U nous les montre se faisant leur
part légitime dans les cœurs honnêtes, au milieu des agi-
tations stériles et des intérêts vulgaires qui forment le
fond de notre histoire et de toutes les histoires. Si j'o-
sais emprunter mes comparaisons à un autre art, qui n*a
pas plus de douceur et de grâce que le talent de Jules
Sandeau, je dirais qu'il excelle à rendre la mélodie, le
chant des âmes tendres et pures, planant au-dessus des
tumultueux accoi'ds de cet orchestre humain, où les pas-
sions sont les instruments, et où les plus vaines sont les
plus bruyantes.
Telle a été l'inspiration primitive de Jules Sandeau dans
les œuvres de sa seconde manière, et, entre autres, dans
le plus célèbre de ses romans, Mademoiselle de la Set-
glière. Mais il y a pour l'écrivain, pour l'artiste prédestiné
au succès, un moment, une date décisive, qui, tout à coup
et à son insu peut-être, le fait pencher d'un côté auquel
il n'avait pas songé. Ce moment, il n'est pas difficile de le
découvrir dans la vie littéraire de Jules Sandeau. Ce fut,
j'imagine, cette brillante soirée où Mademoiselle de la
Seiglièi'e, cessant d'être un livre pour devenir une comé-
die, remporta, pour quelques jolies scènes, plus de vogue
et d'éclat que n'en avaient obtenu quinze années de tra-
vail et dix volumes excellents. Le public du Théâtre-Fran-
çais, en applaudissant outre mesure les mollets du mar^
quis de la Seiglière, fixa, chez l'auteur, à l'état de dispo-
sition chronique, ce qui n'avait été d'abord que l'étude
désintéressée d'un caractère et d'un ridicule : Nous voici
bien près de la Maison de Penarvan.
Celte intéressante histoire peut s'analyser en quelques
pages. Le marquis de Penarvan et ses quatre fils ont péri
dans les grandes guerres de la Vendée. De cette belle et
M: JULES SANDEAU. 529
noble faonille il ne redte qu'une fille, âgée de vingt ans, abri*
tes tant bien que mal dans les ruines du château ravagé
par les bleus, et y menant une vie austère et triste, sans
autre société que celle du bon abbé î^yrmil, précepteur,
chapelain et historiographe de cette antique maison. Renée
de Penarvan est décidée à ensevelir dans un célibat sans
fin sa beauté et sa jeunesse. Dernière héritière d'un nom
consacré par rhéroîsme et le martyre, elle le gardera jus-
qu'à la mort, et, avec lui, les traditions précieuses de
trente générations de vaillance et de vertu. Hais l'abbé
Pyrmil découvre que la famille de Penarvan n*est pas
éteinte, qu'il existe un rejeton de la branche cadette, un
arrière-cousin de Renée, lequel a adopté les idées de la
Révolution, et, pour pratiquer ses maximes, est sur le
point d'épouser la fille d'un meunier. La fière Vendéenne
veut, à tout prix, empêcher cette mésalliance; elle pari
avec le fidèle Pyrmil ; elle va trouver son cousin Paul
dans son modeste manoir de la Brigazière, et Paul, à
moitié converti par les beaux yeux et les cheveux blonds
de sa cousine, à moitié séduit par le titre de marquis
qu'elle lui décerne comme au chef de sa maison, perd '
aussitôt toute envie de devenir le gendre du meunier
Ifichaud. 11 ne tarde pas à aimer passionnément Renée;
celle-ci lui tend la main, et le mariage a lieu. Les illusions
de Paul durent peu ; il s'aperçoit qu'on ne l'a pas épousé
par amour, mais par orgueil de race et pour que la mai-
son de Penarvan pût renaître de ses cendres. Il revient au
château, après une absence, ramené par une lettre où
Renée lui annonce sa grossesse. Hélas ! ce pauvre gen-
tilhomme démissionnaire, n'aspirant qu'aux tendresses et
aux joies du cœur, est mis là à une rude épreuve. Sa
femme Ta rappelé pour en faire un héros digne du sang
des Penarvan ; la guerre vient de se rallumer, et il faut
530 CAUSERIES LITTËRÀIRÉS.
que Paul figure au premier rang des nouvelles troupes
vendéennes. Après une certaine résistance, il cède à l'as-
cendant de Renée et aussi au plaisir un peu puéril de
chausser des bottes éperonnées et de se coiiTer d'un cha-
peau à plumes. Une fois en train, il se bat comme un lion,
et est rapporté, quelques semaines après, dangereusement
blessé. Il meurt bientôt, moins encore de sa blessure,
que de découragement et de tristesse. Une heure avant sa
mort, la marquise de Penarvan accouche d'une fille. Dé»
sormais la famille est éteinte ; car la marquise, if'estèe
veuve du dernier des Penarvan, compte pour rien cette
frêle enfant qui représente pour elle un suprême mé-
compte et qui ne peut pas perpétuer son nom. La jeune
Paule grandit entre ces murailles lézardées, sous un ciel
gris et froid, devant les regards glacés de sa mère, et
n'ayant d'autre compagnon, d'autre ami que le vieil abbé
Pyrmil. Pourtant les années s'écoulent ; les Bourbons ren-
trent en France, et, un jour, une amie de madame de
Penarvan, la femme du préfet de la Gironde, madame de
Soleyre, emmène Paule â Bordeaux, où l'on attend la
visite de Monsieur, comte d'Artois. Paule obtient un grand
succès dans les salons de la préfecture, et un mot char*
mant du prince qui devait s'appeler plus tard Charles X
ajoute encore à son innocent triomphe. A la même épo-
que, Bordeaux pleure un de ses plus aimables enfants,
Henri Caverley, fils d*un riche armateur, et qui, dit-on, a
pdri dans un naufrage. Non, Henri n'est pas mort; il re<«
vient, il est chaleureusement fêté par ses compatriotes; il
voit Paule de Penarvan ; il l'aime et il en est aimé : Henri
a toutes les qualités, toutes les distinctions, toutes les
grâces, hors une seule : il n'est pas noble, et Renée, la
terrible veuve, est impitoyable sur ce chapitre. Paule
rentre dans ce château de Penarvan dont les manilles pè^
H. JDLES SANDEAtr. 331
sent plad lourdement que jamais sur ses blanches épaules.
Elle attend, elle se résigne, elle se tait, mais elle ne re*
nonce pas à son amour ; et, le jour même où elle accomplit
sa vingt et unième année, Henri, rappelé par elle, vient de^
mander sa main à sa mère. Nouveau refus de la marquise ;
alors Paule, usant du bénéfice de la loi, se retire dans un
couvent, et épouse, quelques mois plus tard, Henri Caver-
ley. Madame de Penarvan reftise de la revoir, et reprend
ses habits de deuil, comme si elle avait perdu sa fille. Hais
Paule devient mère à son tour, et c'est sa petite Renée
qui sera Fange du pardon. La fin du roman est ravissante.
Malgré son amour, malgré son bonheur, en dépit du luxe
et de Topulence qui l'entourent, Paule ne peut plus vivre
sous le poids de la malédiction maternelle. Elle se glisise
dans le château comme une présenter avec sa fille et son
mari, favorisée par l'indulgente complicité de Tabbé Pyr-
mil. La grande Renée voit arriver prèp de son fauteuil soli-
taire une blonde enfant qu'elle ne connaît pas, et qui se
nomme aussi Renée. Elle conunence par la repousser avec
colère. <c L'enfant s'en allait à petits pas. et la marquise
la suivait des yeux. Et à mesure que l'enfant s'éloignait,
elle voyait se dérouler son existence tout entière ; elle
voyait son mari, si tendre, si channant,^t qu'elle avait
envoyé à la mort; elle voyait sa fille, si belle, si touchante,
qui l'eût entourée de tant de soins, d'amour, et dont elle
portait le deuil. Elle comprenais toutes les joies qu'elle
avait méconnues, tous les bonheurs qu'elle avait repous-
sés. La blonde tète s'enfonçait peu à peu dans la pénom«
bre, et la marquise sentait que c'était la vie qui s'en allait
encore une fois, qui s'en allait pour ne plus revenir. Elle
jeta un regard de détresse sur les portraits de ses ancê-
tres, et crut voir autant de minotaures qui avaient dévoré
la jeunesse et sa destinée.
332 GAUSBRIES LITTËRAIRES.
c Et cependant l'enfant s*ëloignait. Elle était près de la
porte entr^ouverte, et Renée hésitait encore. Au moment
de sortir, la petite se retourna :
c — C'est donc pas ndi, dit-elle d'une voix argentine,
que c'est vous qui êtes mon autre maman?
« L'orgueil s'engloutit et le cœur éclata... >
Le reste se devine : La marquise consent à vivre heu*
reuse entre sa fille, son gendre et ses petits enfants ; grâce
à l'activité et aux millions de Henri Caverley, tout se ra-
nime et se relève dans ce château, si longtemps condamné
à la ruine et au silence ; la vie, le présent, l'avenir, re-
naissent sur les décombres du passé, comme les fleurs
printanières croissent sur les pierres des tombeaux, et,
un soir que le bon vieil abbé apporte â la marquise son
chef-d'œuvre enfin terminé, ÏHistoire de la maison de
Penarvariy Renée, abjurant ses chevaleresques erreurs,
lui ordonne d'écrire à la ligne :
c Louise-Chadotte-Antoinette-Renée, marquise de Pe-
narvan, dernière du nom. Elle vécut cloîtrée dans la gloire
de sa famille, et reconnut, quoiqu'un peu tard, que, s'il
est beau d'honorer les morts, il est bien doux d'aimer les
vivants. »
Et elle sgoute au bas de la page :
c Ici finit l'histoire de la maison de Penarvan. >
Voilà le squelette du récit, et je sais tout ce qu'il a perdu
dans cette rapide analyse. Presque tous les détails sont
délicieux. L'abbé Pyrmil, qui paifois rappelle le Dominus
Sampson de Guy Maneringj et un autre abbé, personnage
du roman de Vatcreuse^ n'en est pas moins une exceUente
figure. Les frsdches et jeunes amours de Paule et de Henri
jettent comme un rayon de mai sur ce fond d'héroïque
tristesse.Enfin, les vingt dernières pages sont irrésistibles;
le lecteur a trop de douces larmes dans les yeux pour y
H. JULES SANDEAU. 335
voir clair, et pour se demander si ce caractère tout d'une
pièce de Renée, puisque! devait finir par se démentir,
n'aurait pas mieux fait de faiblir un peu plus tôt, et avant
que Paule, en se mariant toute seule, eût marché sur les
brisées des ingénues de Ja nouvelle école dramatique. Que
Jules Sandeau pardonne à un vieux radoteur royaliste ! U
me semble que, d*une part , Torgueilleuse marquise, qui
enveloppe dans un égal dédain tout ce qui ne s'appelle
pas Penarvan, la marquise pour qui la naissance de sa fille
a été une véritable faillite nobiliaire, manque de logique
et de vérité en attachant tant de prix à ce que cette fille
n'épouse qu'un gentilhomme, et, d'autre part surtout,
qu'avec l'intervention de Monsieur , comte d'Artois , il y
avait moyen de tout arranger. Comment supposer qu'une
femme, si hautaine qu'elle soit, qui a tout sacrifié à ses
princes légitimes, résisterait à la demande du frère du Roi,
que dis-je ? de Louis XVilI lui-même, anoblissant, de son
autorité souveraine, Henri Caverley, et enchanté, comme
tous les rois habiles, de restaurer, avec les écus de l'ar-
mateur, les nobles murailles de Penarvan ? J'insiste sur ce
point, parce que, en dehors de l'opinion politique, tout
serait préférable à ces sommations respectueuses qui font
tache dans cet aimable récit et gâtent la virginale figure
de Paule. Cette objection est-elle la seule que soulève la
Maison de Penarvan? Hélas non I et c'est ici que com«-
mencent mes perplexités.
Jules Sandeau, j'en suis bien sâr, en écrivant ce roman,
n'a pas voulu , n'a pas cru faire une œuvre de parti. A
ceux qui lui reprocheraient certaines tendances, il répon-
drait que l'idée de défigurer ou même d'amoindrir l'hé-
roïsme vendéen a été à mille lieues de son esprit; que mé-
dire des princes de la maison de Bourbon, quand leurs
descendants sont en exil , lui paraîtrait peu digne d'un
il.
S54 GAnâSKItiS LltTËllAIkBS.
homme dé ctfirxt, et que ce n*est pas sa fkute si, aytnt mis
d'un côté' les sentiments factices, de l'autre les sentiments
vrâiâ, il est résulté de ce contraste naturel un tableau où
le type vendéen est quelque peu sacrifié , et où la royauté
même reçoit par-ci par*là quelques égratignures. Son sur-
jet s'est présenté ft lui de cette façon ; il Ta développé dans
ce sens, et, s'il s'est trompé, ce n'est pas, à Dieu ne plaise I
Une fausse vue politique: c*estune erreur d'artiste, de
romancier et de poôte.
Voilà ce que répondrait l'auteur de la Uaison de Penar^
mn ; il derait de bonne foi, et je le croirais en Técoutant.
Mais, si, AU lieu déjuger Fintention, on juge l'effet, on est
bien forcé de reconnaître, dans maint endroit de ce roman,
ce penchant, cette disposition chronique dont je parlais
tout à l'heure et qui date de la triomphale soirée de ifa*
demoiselle de la Seiglière, Ainsi, pour commencer par
d'insignifiants détails, Jules Sondeau, même en conservant
les caractères, les événements, les situations respectives
qui composent son récit, ne pouvait-il pas effacer certai
nés phrases mal sonnantes pour des oreilles royalistes?
Où a-t-il vu, par exemple, que les Chouans fussent tous
des coupe-jarrets et des bandits, et qu'il suffise de passer
de 1793 à 1799 pour trouver, en Vendée, le vol, le pillage
et l'assassinat remplaçant les luttes héroïques de Catheli-
neau et de Lescure? Quand il écrit ceci: < On comptai-
sans un jeune vainqueur gui devait «aw^laRévolution,
et rasseoir quelques antiées pluç tard sur le trdne qu'au-
cun des princes français n'avait tenté de reconquérir à la
pointe de Tépée d'Hetu*i IV dans cette Vendée qui s'épui-
sait pour eux, > comment ne s'aperçoit^il pas qu'il com-
met à la fois une phrase asses tnal tournée , une flatterie
aux victorieux, une épfgramme aux vaiiicus et un non-sens
politique; car le Jeune vaînqifeuri s'il installa sur le Irtoe
H. JULES SANDEAU. 335
de France la Révolution, y installa le contraire delà liberté.
Quand il nous représente Mgr le comte d'Artois, à Bor-
deaux, dans les salons de la préfecture, récompensant
par un bon mot les sacrifices des Penarvan, et se croyant
quitte envers eux, la tournure ironique qu'il donne à ce
passage ne fait-elle pas l'effet d'un couplet bleu dans une
chanson vendéenne? Enfin, lorsque, pour expliquer le
lointain voyage où Henri Caverley a failli périr, il nous dit:
tf En 1817, dans l'espoir de tromper le vide et l'ennui de
son cœur, peut-être aussi pour échapper au spectacle des
réactions sanglantes dont la France était le théâtre^ » etc.,
est-ce bien lui, lui, le conteur sympathique et dé-
licat, qui se fait l'écho d'un mensonge toujours contre-
dit et toujours répété, et qui prend au sérieux celte réac*
tion imaginaire, ces imperceptibles gouttes de sang ser-
vant de représailles à des torrents et à des fleuves?
L'écrivain si justement cher à la bonne compagnie aurait-
il dû se rencontrer jamais , môme en quelques syllabes ,
avec les la Bédollicre et les Vaulabelle ? On le voit, ce
serait ici l'affaire de quelques traits de plume : en ratu-
rant çà et là une vingtaine de lignes, on ferait dit^paraître,
sinon l'uniforme, au moins la cocarde du roman, et rien
ne serait changé, ni à la saillie des caraclcrcs, ni à la
trame du récit. Serait-ce assez? Pas encore. Celte René",
cette marquise de Penarvan, si grande, si belle, si )..'-
roique dans les premières pages, celte Renée de qui l'aiî-
teur nous dit avec un noble laconisme : n Elle s'installa
fièrement dans sa pauvreté ; il y a des âmes qui ne relè-
vent pas delà fortune, j> il arrive un moment où elle de-
•vient odieuse, ennuyeuse, presque ridicule. Le lecte ur
s'impatiente ou s'irrite contre elle; il lui en veut de 'Son
orgueil intraitable ; il ne lui pardonne ni la mort de son
marif ni les chamns de Paule et de llenrii ni cette obbM-
336 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
nation à s'enfermer dans ses souvenirs et à vivre de ses
parchemins. L*auteur Ta voulu ainsi; ainsi le veutTéco-
nomie de son drame, la lutte et le triomphe des sentiments
vrais, humains, un peu vulgaires, entravés par un hé-
roïsme hautain. Encore une fois, ce n*est pas de la poli-
tique, c*est de Tart, ou, si vous aimez mieux, c'est de la
nature. Eh bien, tant pis pour la nature et pour l'art !
Cette foUe, dont la marquise est atteinte, est-elle donc de
celles qui régnent aujourd'hui et qu'il faut combattre ?
Ces instincts de grandeur, de dévouement et de sacrifice,
ce mépris du bien-être et des mollesses de la vie, ce fana-
tisme du passé, de la noblesse expirante, de la royauté
vaincue, de toutes les religions proscrites et persécutées,
est-ce le mal qui nous travaille? Est-ca l'idéal de notre so-
ciété et de notre littérature? Est-ce de ce côté que pen-
chent les imaginations et les âmes? Prenez-garde ! la Ven-
dée, c'est im souvenir historique et politique; mais c'est
• aussi l'expression partielle d'un sentiment sublime, qu'il
ne faut pas rapetisser ou affaiblir, si l'on ne veut rabais-
ser du même coup le niveau des consciences et des cœurs.
Le devoir des écrivains est justement de regarder par où
pèchent ou périclitent les mœurs,les esprits, l'art, la phy-
sionomie de leur temps, et de faire de leurs ouvrages des
protestations vivantes contre ces tendances, dangeureuses
ou mesquines, insensées ou basses, tantôt exaltées jusqu'à
l'égarement, tantôt positives jusqu'à la dureté. Êtes- vous
sûr d'avoir accompli cette tâche en écrivant la Maison de
Penai^an? Quand vous sortez de votre cabinet de travail
où sont écloses de si aimables œuvres, que trouvez-vous
au dehors? L'idolâtrie de tout ce qu'a dédaigné la mar-
quise Renée de Penarvan, le dédain ou l'oubU de tout ce
qu'elle adorait, un art nouveau qui s'inspire de ces habi-
tudes sociales, et qui s'ingénie à fouiller dans le panier
M. JULES SANDEAU. S57
aux ordtire^ des civilisations corrompues. Est-il bon» e8t*il
sain, est-il sage de trop laisser croire aux intelligences
façonnées par ces spectacles et par ces livres, (pi'après tout
le mieux est de jouir en paix des biens de ce monde, d ai-
mer honnêtement une grosse réjouie comme mademoiselle
Irma Michaud, de planter, sous un joyeux soleil, ses choux
et ses salades, de rire au nez des chevaleresques et des
convaincus, et qu'il y a démence à élever au-dessus de
ces jouissances vulgaires et de ces amours périssables
l'idéal de son cœur et le but de sa vie ! Les procédés de
Fart réaliste vous révoltent, et vous avez, en effet, le droit
de les regarder de haut. Et cependant, lorsque vous don-
nez raison à ce Penarvan dégénéré, reniant ses ancêtres,
regrettant ses sabots, et n* aimant de son rôle de héros
que le chapeau et les bottes, lorsque vous concentrez tout
rintérét du récit sur une jeune fille qui, pour se marier à
sa guise, désobéît à sa mère, lorsque vous rendez insup-
portable cette marquise entichée des grandeurs de sa
maison, que vous voit-on faire, sinon chercher la comédie
aux dépens de ces sentimens héroïques dont vou» avez été
si souvent le poétique et pathétique interprète? sinon mé-
nager à la littérature des honnêtes gens, qui s'honore de
vous compter parmi les siens, des trai.ts d union, des
points de contact avec cet art que vous avez en horreur et
en dégoût? Car enfin sa méthode ne se réduit-elle pas à
placer la vérité de plus en plus bas, au-dessous de cette
atmosphère où respirent à Taise les grandes âmes et les
imaginations d'élite, au-dessous même de cette moyenne
qui convient aux gens de cœur et aux esprits délicats, au
niveau de ces multitudes ameutées par la soif de l'or et
du plaisir? Faites un pas de plus, et voire Paul de Penar-
van méritera de figurer dans la galerie du réalisme, et sa
fille ira rejoindre ces héroïnes délurées de la Comédie.
S88 CAOSERIBS LITTfiRAIflES.
Française et du Gymnase, qui ont ray6 de lenr eatAdusme
le quatrième commandement, et la marquise portera sor
sa noble joue la trace du soufflet démocratique. Que de-
vient, dans tout cela, le sentiment du respect, cette sauve-
garde des sociétés et aussi des littératures? Je pose la
question ; je ne me charge pas de la résoudre.
Et ne dites pas que, pour laisser au type vendéen tout
son héroïsme, <rous auriez eu à forcer la nature, à tomber
dans le faux et l'excessif, à pétrifier le cœur de vos per-
sonnages, à substituer aux humaines tendresses le culte
des idoles brisées par le temps ! Walter Scott, le plus
modéré des torySy a écrit des romans jacobites, à cent
quarante ans de distance, après que toutes les passions
soulevées autour des Stuarts s'étaient éteintes dans la
mort et dans l'oubli, après que leur cause, perdue dans
rhistoire était aussi condamnée par les résultats déflnitift
de la révolution d'Angleterre. Diana Vemon est-elle moins
poétique? Alice Lee moins dévouée? Edith Bellehden moins
touchante? La plupart de ces chastes filles du génie de
Walter Scott aiment des jeunes gens engagés dans le parti
contraire, Markham Everard, Henri Norton, Frank Olbal-
diston : pourtant, une fois cette part faite à l'amour, à la
faiblesse des jçunes cœurs , que de grandeur ! quelle
émotion I quelle poétique auréole autour de ces lointaines
figures ! comme cette corde de la fidélité royaliste vibre en-
core à travers les siècles ! Quoi ! dans un pays protestant
et positif, Walter Scott a retrouvé l'âme jacobite enfouie
sous une poussière séculaire, vaincue par des institutions
décidément conquises ; et sur notre noble terre de France,
nn historien, un romancier, un poète, ne retrouverait pas
Pftme vendéenne, encore vivante, gravée en caractères
ineffaçables sur ce sol pétri dan& le sang des martyrs, tra-
duite en noms immorfols» Cathelineau, Stofilet d'Andi»
M. JDLES SANDBAC. 559
gué, là Rochejaquelehi, Chârettd, Lescnre, d'tibfio! Ce
roman vendéen, nul n'était plos digne et plus capable de
récrire que M. Jules Sande%iu, et c'est parce que la
Maison de Penarvan n'en est, pour ainsi dire, que l'en-
vers, que J'ai crtt devoir exprimer ici un blâme et un
regret.
Mais ce regret et ce blâme ne me rendent pas insen-
sible aux qualités exquises de cette œuvre. Dieu merd !
en lisant la Maiêon de Penarvan^ nous sommes délivrés
de ces étemelles intrigues de mansarde et d'atelier, où
des rapins sans ouvrage et des étudiants de dixième année
font du Marivaux à Teau-de-vie avec des grisettes du
Demi-Monde ; nous n'avons rien à démêler non plus avec
ces mécanismes à patente et à brevet, qui fabriquent
savamment des poupées de bois ou de fer-blanc, raison-
nant amour et finance comme des personnes naturelles.
Dans la Maison de Penarvan, les personnages, les inci-
dents, les sentiments, les caractères, s'ils donnent lieu à
des réserves, sont au moins de ceux dont on peut discu-
ter, entre bonnêtes gens, le plus ou moins d'élévation ou
de charme, de vérité ou de vraisemblance, et qu'on n'est
pas forcé de renvoyer aux experts en fait d'immondices
matérielles et morales. Les détails en sont si chastes et si
purs, que le livre peut rester impunément sur la table de
famille ou défrayer la lecture du soir, sans qu'un mot, un
trait, une image vienne troubler les âmes craintives ou of-
fenser les consciences rigides. Les paysages sont d'une
sobriété qui n'exclut ni la finesse des tons ni la richesse
desf ouleurs. Le style, sauf quelques taches légères, s'ac-
corde bien avec ce doux et harmonieux ensemble ; il est
plein de familiarités heureuses ou d'heureuses élégances ;
il est simple, net, délicat, dégagé, et n'a plus, comme
dans la première manière de l'auteuri cette abondance
340 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
d'analogies où s^alanguissaient parfois le sentiment et h
pensée. En somme, la Maison de Penarvan est un déli-
cieux tableau, mais ce n'est qu'un tableau de genre, in«
spire par un sujet d'histoire. La Vendée, la marquise de
Penarvan et Jules Sandeau méritaient mieux. Que mon
cher et éminent conteur veuille me croire ! je ne fais pas
de politique en affirmant qu'il faudrait désespérer de la
littérature et de la société françaises, le jour où il semble-
rait possible de comprendre la Vendée autrement que par
le côté héroïque et sublime.
IX
M, AMÉDÉE ACHARD
n ne suffit pas d'être sévère, il faut encore être juste.
Ceux qui s'alarment ou s'indignent de certaines ten*
dances du roman et du théâtre se rendraient coupables
d'inconséquence et hâteraient les progrès du mal qu'ils
dénoncent, s'ils refusaient leurs suffrages aux rares écri-
vains qui se préservent de la contagion et racontent en
tout bien tout honneur d'aimables ou touchantes his-
toires, dignes d'intéresser les honnêtes gens. H. Amédée
Achard est de ceux-là ; il n'affecte pas de grands airs de
pruderie et de rigorisme ; il n'endosse pas l'embarras-
sante armure de redresseur de torts et de don Quichotte ;
il se soucie peu de combiner en sa personne le comte de
Maistre, le chevalier de Laclos et le marquis de Hasca*
rille ; il ne possède pas deux paquets de plumes, l'un pour
écrire des romans indécents, Fautre pour rédiger d'élo-
quentes philippiques contre l'inmioralité du siècle : non ;
il accompUt simplement sa tâche, se bornant à chercher
le mieux après avoir trouvé le bien ; marchant d*un pas
ferme sur une route droite ; accommodant la réalité aux
< MawieedeTraiU.'^t£êFâmmêtïiattnêtet,'^BrtmesetBhttde$.
342 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
goûts délicats ; sachant regarder, observer, réfléchir, in-
venter et peindre, et persuadé que, lorsqu'une œuvre ré-
pond aux bons sentiments du cœur, lorsqu'elle révèle
un esprit juste, un jugement sain, un coup d*œil net,
une imagination pure, lorsqu'elle ne renferme ni un
mauvais conseil ni une peinture dangereuse, l'auteur
peut laisser crier les Tertulliens de cabinets littéraires,
et se reposer dans sa propre estime, en attendant le
succès.
Le succès est arrivé, — et depuis longtemps, — pour
H. Âmèdèe Achard. A dater surtout de la Robe de Nés-
siiSy récit très-remarquable, et auquel les juges les plus
difficiles ont rendu une éclatante justice, le jeune et
brillant écrivain n'a cessé de raifcrmir sa manière, de
serrer de plus près ses sujets, d'étudier plus profon-
dément les passions et les caractères, de fouiller plus
avant dans celte mine, explorée toujours, jamais épui*
sée, où les forts s'enrichissent et où les faibles succom-
bent. 11 a très-heureusement franchi la ligne de démar-
cation, presque indéfinissable, fort réelle pourtant, qui
sépare, en littérature, l'éclat, l'agrément, l'entrain, la
verve facile, mille qualités séduisantes et légères, de ces
zones plus sérieuses et mieux famées où les connaisseurs
fixent leur attention et recherchent leurs lectures. Les
plus illustres, les plus fiers organes de la publicité litté-
raire ont commencé par lui ouvrir leur porte, et ont fini
par aller frapper à la sienne : de progrès en progrès, le
charmant conteur s'est élevé jusqu'à Maurice de Treuil,
qui nous semble, comme on dirait aujourd'hui, ce qu il a
écrit de plus fort, ou, comme on eût dit autrefois, le meil-
leur de ses ouvrages.
Hais, avant d'aborder Maurice de Treuil, disons quel-
ques mots de toutes les jolies nouvelles groupées, comme
M. AMÉDÉE ACHARD. S4S
des essaims d*abeilles, sur ces deux brdnchei^ fleuries :
Brunes et Blondes et les Femmes Honnêtes. Femmes hon-
nêtes? Oui, elles le sont toutes ou presque toutes. Brunes
et blondes? Encore mieux ; et même la plus émouvante
de ces belles héroïnes est blonde à la première page et
brune à la dernière. On le voit, ces volumes n'ont rien à
redouter de la loi nouvelle contre les titres usurpés.
Quoi de plus vrai que la donnée des Premières Neiges?
Un élégant jeune homme. . . de quarante ans passés, s'aper-
çoit qu'une jeune fille de seize ans éprouve pour lu! un de
ces amours de tête, fugitifs et dangereux comme un coup
de soleil d'avril. Cœcilia est ravissante, mais M. de la Seil-
leraye est prévoyant. L'expérience, celte vieille gouver-
nante des vieux garçons, lui dit tout bas que, 8*il cédait
aujourd'hui, il* se repentirait demain. Épouser Cœcifia, ce
serait marier Tavenir au passé, chose aussi difficile en
amour qu'en politique. H. de la Seilleraye lève les yeux ;
Favenir lui apparaît à la fenêtre d'un atelier perché sous
les toits, en la personne de Marcel, un jeune peintre qui
a écrit une lettre d'amour à Cœcilia, la lettre d'un amou-
reux véritable et d'un honnête homme. Caetera quis nescit ?
dirait Ovide. M. de la Seilleraye fait si bien, que l'enfant
étourdie se ravise et finit par aimer celui qu'elle n'aimait
pas, et par ne plus aimer celui qu'elle aimait. Elle épouse
Marcel. Ce jour-là, le spirituel quadragénaire « soulevant
une mèche de cheveux, montre les fils d'argent qui bril-
lent près de ses tempes. » — « Voilà les premières nei-
ges, » dit-il avec une résignation mélancolique. Tout cela
est traité d'une main très-fine et très-délicate ; je préfère
pourtant Roche-Blanche, esquisse énergique, d'une portée
plus large et plus haute. Jean est le fils d'un brave ferj
^ mier qui ne songe qu'à faire valoir de son mieux les terres
de N . de Goille-Fontaine ; mais Jean a été élevé à la tiUéi il
344 GAUSERIBS LITTËRÂIRES.
a de llmagination et de Tintelligence; il est de cette race
dangereuse à autrui et à elle-même, qui aspire à sortir de
son état. Dédaignant la petite Clairette, gentille orpheline
élevée à la ferme et très-disposée à le chérir de tout son
cœur, il passe ses jours et ses nuits dans la forêt, aban-
donnant le sillon pour le fourré et l'honnête profession de
laboureur pour le hasardeux métier de braconnier. C'est
qu'il y a au chflteau une belle et noble créature, made-
moiselle Berthe de Gaille-Fontaine, qu'ils ont été élevés
ensemble, que les familiarités du premier âge ont donné
le change à ce cœur ambitieux, et qu'une folle passion le
jette hors des voies régulières. L'auteur a dessiné de main
de maître le trouble et le malheur de ces âmes déclassées,
que l'égalité moderne enivre de ses philtres et éblouit de
ses mirages, et qui, trop superbes pour se borner, trop
pressées pour attendre, se débattent contre le douloureux
contraste de leur impuissance et de leur chimère. Bientôt
Berthe épouse un gentilhomme du voisinage, H. de Pui-
seux. Alors Jean s'enfonce de plus en plus dans cette vie
de hasards et de révolte : il devient braconnier des pieds
â la tète, et peu s'en faut qu'il ne s'enrôle tout à fait 'dans
les rangs de ces outlaws qui commencent par tuer un
lièvre et finissent par tuer un homme. Heureusement
cette nature exaltée n'est pas corrompue : dans ce cœur
égaré survit le sentiment do l'honneur et du bien. D*ail-
leurs, voici que cette déclaration de guerre contre les lois
sociales prend, sous les yeux de Jean, des formes ignobles
et criminelles, bien faites pour le dégoûter et le convertir.
Nous sommes en 1847, à ce moment où, sous prétexte de
crise alimentaire, éclatèrent dans plusieurs provinces ces
explosions de colère et de haine, signes avant-coureurs
d'une révolution. H. Amédée Achard nous montre, dans un
dramatique tableau, une de ces émeutes arrivant jusqu'au
H. AMËDËE ACHABI). S45
château de Gaille-Fontaine, H. de Puiseux assassiné sur
les marches du perron, son beau-père frappé d'une apo«
plexie foudroyante, et Jean remplissant dans cette tragédie
le rôle de défenseur et de vengeur. Il n'en est pas moins
compromis par suite de ses relations notoires avec quel-
ques-uns des coupables. Mais les témoignages de Berthe
et de. Clairette, les preuves de sa belle conduite en face
des émeutiers, ses réponses franches et loyales, militent
en sa faveur : il est acquitté ; il devient régisseur au châ-
teau : le travail, la vie active et réglée, le souvenir de
cette cruelle leçon, ramènent peu â peu dans son cœur la
sérénité et la paix ; et, un soir, devant un de ces beaux
paysages dont l'aspect communique à Fhomme quelque
chose de son calme et de sa douceur, Jean tend la main à
Clairette : Berthe Taimera comme un frère.
Il n'y a pas une ligne â retrancher dans ce récit que
j'ai gâté en l'abrégeant. Et pourtant je ne serais pas
étonné si les lecteurs et surtout les lectrices de M. Amé-
dée Achard ne mettaient encore au dessus de Rose-Blan-
che cette étrange histoire de Daphniset Chloé^ où lauteur,
il faut bien l'avouer, a fait çà et là quelques concessions
au goût moderne. Celle-là, je ne vous la dirai pas ; on fris-
sonne en la lisant. Figurez-vous un roman d'Anne Radt-
cliffe raconté par un Hoffmann parisien. Qu'il vous suffise
de savoir que Théroïne, la belle, passionnée, poétique et
rancuneuse Esther, a des cheveux blonds au début et des
cheveux noirs à la fin ; qu'elle est morte est qu'elle est
vivante ; qu'elle change de couleur et de mari, et tout cela
sans trop d'invraisemblance.
L'autre recueil, le nouveau venu, les Femmes honnê"
teSf est aussi le meilleur, et je regrette de n'avoir pas
plus d'espace pour détailler les mérites de ces trois nou*
velles: Daniel, Thérèie, et Mademoiselle du Rosier. Daniel
346 GAU$ERIES UTTËÏtAIBES.
est un de ces pâles héros de résignation et de sacrifice,
dont rexistence s'use à se dévouer, à travailler et à souf-
frir. L'amour lui sourit un moment, la gloire lui laisse
entrevoir une de ses vagues lueurs au delà d'un horizon
bas et triste: mais amour et gloire disparaissent sous les
dures exigences de la pauvreté et du devoir, et, quand ils
reviennent, il est trop tard; ils ne trouvent plus qu'un
mourant sur un grabat. Ce récit est d'une justesse, d'une
harmonie de tons, qui en redoublent l'effet navrant et pa-
thétique. Dans Thérèse f légende allemande tout impré-
gnée des vagues senteurs et des brumes flottantes d'outre-
Rhin, l'auteur a fort habilement combiné ce que le génie
et le goût de notre Uttérature réclament de net et de saisis-
sable, avec cette nuance de fantaisie vaporeuse qui donne
tant de charme à la poésie germanique: c'est une gracieuse
politesse du pays de l'idée au pays du rêve. Slademoiselle
du Rosier nous semble un petit chef-d'œuvre. Un des per-
sonnages dit, en parlant de l'héroïne, tlademoiselle
Alexandrine du Bosier : « C'est un caractère I » C'est un
caractère, en effet, et tracé d'un bout à l'autre avec une
merveilleuse sûreté de cravon. Le notaire, les deux
amoureux, la vieille tante, madame de Fongerolles, le
château de la Bertoche, où l'orpheline, ruinée par les
prodigalités de son père, trouve une maigre et revôche hos-
pitalité, tous ces accessoires encadrent à merveille la figure
principale. Cette jeune fille, riche la veille, pauvre le len-
demain, et qui, au lieu de plier et de gémir, envisage froi-
dement sa situation et trouve en elle-même assez de force
pour vivre avec sa pensée et préparer sa revanche, sort tout
à fait de ce que j'appellerai le romanesque ordinaire, et of-
fre un mélange de grâce et de fermeté, de clairvoyance et
d'énergie, qui fait grand honneur au peintre. On sent qu'il
est maître de son sujet, et qu'il touche ft cette phase où
M. ÂMÉDÉE ACHARD. 547
le talent de Tartiste sait donner à ses moindres esquisses
une valeur que n'ont pas toujours les grandes toiles.
Nous voici arrivé à Maurice de Tremi, Dans noire so-
ciété nivelée et réduite à l'état de table rase, les sujets de
roman et de drame sont rares ; car tout drame ou tout
roman suppose une lulle, toute lutte un contraste, et où
trouver des contrastes là où l'égalité civile, la diffusion
des lumières, la rapidité des circulations, l'effacement des
costumes, le morcellement des héritages, l'uniformité des
physionomies, des mœurs et des manières, forcent chacun
de ressembler à tous, suppriment les types et remplacent
les médailles par des pièces de monnaie courante? Aussi
le roman et le drame, contraints d'épuiser le peu de pro-
visions qui leur restaient encore, n'ont-ils pas manqué
d'abuser de Fantagonisme de la bourgeoisie et de la no-
blesse; nous avons vu, avec mille variantes, des gentils-
hommes ruinés épousant de riches héritières de la banque
ou du négoce, ou des jeunes filles nobles et pauvres, ma-
riées à ces hommes que la vanité égalitaire, la plus insa-
tiable de toutes, appelle fils de leurs œuvres ; ce qui,
pour le dire en passant, m'a toujours paru bien hautain
vis-à-vis de leurs véritables pères. Cette peinture est sou-
vent partiale et rarement utile : s'il est vrai que la no-
blesse ne garde plus aujourd'hui de ses privilèges que
celui d'exciter un peu d'ëhvie, tout ce qui ranime cette
envie, un des sentiments les plus bas et les plus stériles
du cœur humain, doit être signalé comme fâcheux ; et,
s'il est vrai que ta bourgeoisie ait désormais des ennemis
autreuTent redoutables que les ducs et les marquis, tout ce
qui l'écarté des vrais points d'attaque et de défense, tout
ce qui la maintient en hostilité et en méfiance contre des
hommes intéressés comme elle à la conservation et à
Tordre) doit affliger les gens sages. Hais, à c4té des di-
318 ^ CAUSERIES LITTÉRAIRES.
verses classes considérées dans leur expression matérielle
et positive, il y a les classes d'intelligences, de sentiments
et d'habitudes, les hiérarchies idéales d'après lesquelles
un grand seigneur peut être plus bourgeois qu'un mar-
chand, une fille du peuple plus patricienne qu'une grande
dame. Là, l'observateur, le romancier, seront plus à l'aise,
d'abord parce que la vanité, n'étant plus en contact avec
des classifications visibles, laissera plus aisément la parole
à l'équité et au bon sens ; ensuite, parce que les combi-
naisons de la vie extérieure sont bornées, tandis que
celles de la vie intérieure ou du cœur sont innombrables.
Maurice de Tretiil représente la lutte, non pas du gentil-
homme, non pas même de l'artiste, contre le bourgeois,
mais des natures délicates, fines, élevées, contre les na-
tures vulgaires et dures. A cette donnée s*en ajoute une
autre, non moins instructive et non moins vraie : Maurice
de Treuil est de son siècle : il a le goût de l'art sérieux et
grand ; il n'en a pas le courage ; la pauvreté l'effraye ; il
manque de cette initiative énergique qui va au-devant des
privations, des épreuves et des sacrifices. Il n'a pas
échappé à cette maladie du bien-être, de la jouissance
immédiate, de la vie facile, du succès escompté et mon-
nayé, qui a étouffé, de nos jours, tant de vocations fé-
condes et de généreux enthousiasmes. Ce caractère où
toutes les distinctions de l'esprit, du talent et du cœur
s'allient à une certaine faiblesse de résolution et de vo-
lonté, est d'une vérité frappante. Combien n'en avons-
nous pas connu, de ces écrivains, de ces artistes, en qui
un fond de mollesse altérait des facultés brillantes, et qui
arrivaient à faire de jolies choses, faute d'avoir su assez
attendre et assez lutter pour faire des choses grandes ! Le
roman s'ouvre par une scène d'une beauté mélancolique
et pénétrante» dont ma froide analyse ne peut donner une
M. ÂHËDÉE AGHARD. S49
idée. La journée a été bonne pour Maurice ; à la suite
d'une Exposition de peinture, il a été nommé chevalier de
la Légion d'honneur, et le ministre a acheté son tableau.
Ce premier bonheur de la vie d'artiste, il n*est pas seul
à le goûter. Une jeune personne, son amie d'enfance,
riche autrefois, n*ayant plus maintenant d'autre ressource
que son talent de musicienne, l'attend dans son petit
appartement, voisin de l'atelier du peintre. Elle veut avoir
la première confidence du succès de Maurice, et elle la
reçoit avec une émotion fraternelle : fraternelle, ai-je dit?
non ; si le jeune artiste pouvait ou voulait la comprendre,
ce sentiment, malgré la chaste réserva de Laure, ne serait
plus une amitié de sœur. Mais Maurice craint la pauvreté :
il n'a que son pinceau ; sa jeune femme serait forcée de
courir le cachet ! Pour braver ces luttes et ces misères, il
faudrait un de ces amours héroïques qui se nourrissent de
leur propre folie comme de la seule pâture digne d'eux;
et Maurice n'a pas d'amour pour Laure. Elle le devine, se
résigne et garde son secret. Sur ce balcon, dans un des
plus hauts quartiers du nouveau Paris, par une de ces
nuits d'été dont les sereines magnificences s'accroissent
de leur contraste avec les bruits lointains de la ville s'agi-
tant ou s'endormant à nos pieds, ces deux êtres si bien
faits pour s'entendre et pour s'aimer, échangent un dia-
logue où la tendresse contenue, lès souffrances voilées de
Laure, ce trésor de patience, de courage et de vertu qu'elle
met tout bas au service de son ami et qu'il pourrait con-
quérir d'un mot, alternent avec les irrésolutions de Mau*
rice, ses vagues espérances, ses élans involontaires vers
des joies dont il est avide, vers un idéal d'amour entouré
de luxe, d'éclat et de richesse. C'est la vérité prise sur le
fait, la vérité du cœur humain dans ces natures exquises et
incomplëteti que Ton appelle natureu artistes. La scène
350 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
change : un magnifique mariage est offert à Maurice par
un dç ces hommes connus sous le nom générique de
fléaux £ ateliers j une scie bourgeoise et millionnaire, s'ap-
pelant H. Closeau du Tailli, et que le jeune peintre a laissé
pénétrer dans son intimité sans savoir pourquoi. Ce Clo-
seau du Tailli, Xami des artistes, comme il s'intitule, par-
venu de bas étage, vaniteux, bouifi, ridicule, sot et retors
tout ensemble, membre d'une société du Caveau où Ton
se réunit pour chanter des gravelures, salissant son âge
mûr à la poursuite de grossiers plaisirs après avoir désho-
noré sa jeunesse dans de véreuses affaires, est une créa-
tion d'autant plus remarquable que Todieux et le grotes-
que n*y dépassent jamais cette limite où Thomme de goût
et de bonne compagnie est obligé de se récuser. H. CIo-
3eau du Tailli accapare Maurice, et, bon gré mal gré, il le
présente à la Colombière, chez H. et madame Sorbier,
propriétaires de millions mal acquis et d'une fille mal éle-
vée, mais trop belle, hélas ! pour ne pas triompher des
indécisions de M. de Treuil. L'intérieur des Sorbier, leurs
antécédents, la manière dont madame Sorbier est deve-
nue peu à peu maltresse chez elle, malgré l'âpreté de son
mari, jadis surnommé à Pitlûviers Sorbier-le-Loupj tout
cela est de première force, et peut braver la comparaison
avec les plus vigoureuses peintures de la vie réelle eu pro-
vince. Tous les mauvais côtés de la bourgeoisie d'in-
stincts, de sentiments, de goûts, d'habitudes (et non pas,
bien entendu, de la bourgeoisie prise dans son ensemble
et comme classification sociale), dureté, vulgarité, ava-
rice, inintelligence volontaire de tout ce que certaines
âmes ont de délicat, d'élevé et de généreux, se dessinent
et se personnifient tour à tour, avec une nuance d'épicu-
réisme burlesque chez M. Closeau du Tailli, avec un ca-
ractère d'égoteme féroce sous les traits de M* et de madame
H. ÂHÉDËE âGUâKD. S51
Sorbier. On devine en eux les minotaures prêts à dévorer
la jeunesse, le talent, Tavenir, la vie de Maurice. En effet,
la beauté de mademoiselle Sophie Sorbier, filleule de
M. Closeau du Tailli, subjugue M. de Treuil ; le mariage a
lieu, et la lutte commence. Ce qu'il y a d'original dans la
situation de Maurice, et ce qui a fourni à H. Amédée
Achard des développements d'un vif intérêt, c'est que le
jeune artiste a fait un mariage d'argent et est amoureut
de sa femme. Ces deux éléments, qui semblent s'exclure et'
qui se combinent chez lui, le livrent sans défense à toutes
les taquineries, à toutes les persécutions de la race Sor-
bier et du Tailli, et forment une des meilleures moralités
du récit. En épousant mademoiselle Sophie Sorbier, Mau-
rice a paru sacrifier au culte du Veau d'or. On peut le
croire intéressé, positif, dépourvu de sensibilité, et il
éprouve, au contraire, une ardente passion pour cette
jeune femme qui Ta fait riche et qu'il tiendrait quitte de
ses richesses si elle voulait le comprendre et Taimer.
D'où lui vient cette opposition douloureuse entre l'appa-
rence et la réalité, entre ce qu'il a fait et ce qu'il ré^e,
entre les plus chères aspirations de son cœur et les lourdes
chaînes de sa vie? De sa faiblesse, du penchant involon-
taire de cette imagination charmante, qui, tout en gardant
sa délicatesse, sa chaleur et sa grâce, a mieux aimé jouir
que lutter. Rien de plus opportun que cette leçon donnée
au sybaritisme, au sensualisme pratique, qui est une des
plaies de l'art moderne. Le reste du roman nous montre
la punition, les souffrances, le meurtre à coups d'épingle,
l'agonie et la mort de Maurice de Treuil. Je ne veux pas
déflorer ce poignant récit ; mais je veux citer une page où
Ton reconnaîtra tout ce que le style de M. Amédée Achard a
acquis de fermeté^ d'élévation et de vigueur. Parmi les in-
struments du supplice de M. de Treuil, Vauteur ne pouvait
552 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
omettre la liaison de Sophie avec une de ces femmes
telles qu'en produisent les perpétuels paradoxes de la vie
parisienne, et qui, appartenant à la bonne compagnie,
font tout ce qu'elles peuvent pour parvenir à la mauvaise.
f Ce n'était pas la première fois que Maurice trouvait
sur son passage de ces natures dévoyées. On dirait que, fas-
cinées par réclat qu'on prête au vagabondage de certaines
aventurières, éblouies et entraînées par le tapage qui se
fait autour d'elles, excitées par une envie malsaine d'at-
tirer sur leurs fronts quelques rayons de cette auréole qui
couronne les plus célèbres, elles s'efforcent de suivre
leurs traces et de s'inspirer de leurs habitudes pour arri-
ver à la même notoriété. Poussées par ce fatal besoin de
succès et d'hommages qui domine quelques femmes, on
en voit qui cherchent, demandent, sollicitent d'étranges
rivalités, et se croient au sommet de la mode et du goût,
quand, par hasard, grâce à leurs toilettes et à leur atti-
tude, les étrangers les confondent avec les Dalila de la
Chaussée-d'Antin. Le cercle de la famille les protège, elles
le franchissent; leur qualité de femme du monde les
couvre, elles n'épargnent rien pour faire croire qu'elles
n'en sont pas. Elles ont des maris, elles les dissimulent,
et quelquefois les oublient ; elles ont pour leur cœur la
sainte garantie des devoirs, elles n'affectent de tendresse
et d'enthousiasme que pour les emportements de la pas-
sion et les dérèglements du vice : elles ont une maison et
un ménage, elles ne parlent que des enchantements de la
bohème. Ce n'est rien pour elles que d'être de bonnes
femmes : ce qu'elles regrettent ou feignent de regretter,
c'est de n'être pas d'adorables maîtresses. Elles pour-
raient éclairer doucement le foyer domestique ; elles veu-
lent faire croire que leur mission était de briller dans le
monde galant. La Providence les a faites épouses et
M. AMËDËE AGHARD. 555
mères ; elles ne croient pas que cela suffise, et aspirent à
la réputation de libres penseurs. Tout les convie à s'age*
nouiller sous le joug tutèlaire de la règle et du devoir;
elles se plaisent à chanter les louanges de Tindépendance
sur le mode pindarique, et n'ont qu'une médiocre estime
pour ces vertus que la coutume recommande aux petites
bourgeoises. Ce qu'elles aiment, c'est le bruit ; ce qu* elles
cherchent, c'est le mouvement ; ce qu'elles envient, c'est
l'éclat. Une littérature malsaine, en poétisant certaines
existences dont la Grèce antique a chanté les hardiesses,
a contribué dans une large mesure à rendre ces imita-
tions plus faciles et plus nombreuses. Le trouble s'est
fait dans les esprits faibles et dans les cœurs irrésolus.
Des femmes qui, mieux inspirées, auraient dû détourner
les yeiu de ces scandales, ont cru que la vie était là :
elles en ont accepté les apparences en attendant les réa-
lités. »
Qu'en dites-vous? L'homme qui a écrit cette page et bien
d'autres, qui a tracé les caractères de H. Sorbier, de ma-
dame Sorbier, de M. Gloseau du Tailli, et la figure si vraie
de Maurice de Treuil et la chaste et poélique silhouette de
Laure, n'a plus le droit de dire de son œuvre ce que Mau-
rice dit de son tableau : — t Ce n'est pas mal, mais ce
n'est pas encore cela ! » — C'est tout à fait cela, au con-
traire ! Et cependant je ne finirai pas sans mêler à mes
justes éloges une petite critique : les cinquante dernières
pages de Maurice de Treuil ne valent pas le reste du ro-
man. Maurice meurt littéralement d'amour pour sa
femme, qui, cédant aux mauvaises influences de son en-
tourage, l'a laissé s'éloigner d'elle. Cet effet de nostalgie
matrimoniale est une exception touchante, un bel et rare
exemple à proposer à l'émulation des bons maris ; mais
j'y surprends çà et là quelques traits un peu trop physio-
SO.
)
354 CAUSERIES LITTÉnÂIRES.
logiques, et j*y reconnais une trace qui me met aussit^
sur la défensive: Balzac a passé par Ik :
Di n'en biouraient pat tous, mais toui étaient frappés!
N*importe ! sauf cette critique légère que me conteste-
ront les lectrices d'Amédée Achard, étonnées et ravies
q[ue Ton meure encore d'amour pour elles après les avoir
épousées, Maurice de Treuil est un ouvrage exceflent. Que
l'auteur persiste dans cette voie, qu'il s'attache de plus
en plus à rinterprétation vraie des caractères et à la por-
tée morale des sujets, sans lesquelles le roman n*est
qu'une frivolité coupable ou puérile ; il achèvera de mar-
quer sa place, une belle et grande place, entre les anciens
qui s'en vont et les nouveaux qui, décidément. n!çuTÎvent
pas. Nul n'est plus digne que lui de me faire coœpr^-
dre et ressentir la plus douce, la plus innocenté et la
plus rare des vanités littéraires : la joie des succès d'au-
trui.
;'
^•^'
M. MAZÈRES
mrmtammim
C*est déjà beaucoup, en ce inonde, d*aToir eu son mcH
ment, et je connais bien des écrivains de mérite qui cher-
chent ce moment toute leur vie sans le rencontrer jamais.
Seulement, les heureux, les habiles, savent survivre à
cette date brillante, et lui donner, pour ainsi dire, un ca-
ractère officiel qui leur permet de rester des personnages
alors que leur rôle est fini. Il y en a même qui, afin d*y
mieux réussir, s'arrangent pour être toujours du parti du
plus fort : tl. Mazères, pour en trouver, n*am*ait peut-être
qu'à relire la liste de ses collaborateurs.
Mais, si le temps passe, si le goût du public change, si
de nouveaux noms succèdent aux noms applaudis na-
guère et en diminuent le prestige, si les révolutions sur-
tout bouleversent et transforment les surfaces où la co-
médie glisse et les saillies où elle s'accroche, si, en un
mot, les auteurs et les œuvres subissent la loi commune,
il nest pas défendu. Dieu merci ! à un honnête homme, à
un homme d*esprit,de rassembler, en ses jours d'au-
tomne, des ouvrages qui furent la joie, la fête, le rayon
et le sourire de sa vie, d'y joindra des souvenirs qui en
• ComitUei et Soiwemrt.
356 ' CAUSERIES LITTÉRAIRES.
fixent la physionomie et en rappellent l'à-propos, et de
dire à ses contemporains : Voil mes états de service; je
ne prétends ni les humilier ni les surfaire; je vous les
présente avec la séctirité permise à qui A*a pas à rougir
d'une seule ligne de ses écrits. Voilà ce qui réussissait, et
très-haut, et très-fort, à une époque où la littérature était
pour le moins aussi florissante qu*à présent. Je sais très-
bien que mes comédies ne sont pas des chefs-d'œuvre ;
mais les chefs-d'œuvre sont rares, même aujourd'hui, et
l'on verra si, dans trente ans, la Fiammina et les Faux
Bonshommes feront meilleure figure que les Trois Quar-
tiers et le Jeune Mari. Quoi qu'il en soit, je suis tranquille.
Celui-là ne peut être ni dédaigné ni tout à fait oublié,
qui n'a jamais eu d'autre ambition que de pratiquer l'hon*
nête précepte du bon vieux Picard, son collaborateur et
son maître : c Le but de la comédie est de divertir les
braves gens ! »
Tel est, ou à peu près, le discours que nous adresse ou
que .pourrait nous adresser H. Mazères en nous offrant
ces trois volumes, qu'il appelle Comédies et Souvenirs,
Souvenirs, vous entendez bien! M. Mazères met même
ses juges bien à Taise : il leur conseille — 6 modestie d*un
autre âge ! — de ne pas relire ses comédies, mais de lire
ses souvenirs.n a raison, au moins dans la moitié de ce con-
seil; ses souvenirs offrent un double intérêt : ils ne nous di-
sent pas seulement dans quelles circonstances ces pièces
ilirent écrites, à quels courants d'opinion elles répondaient,
quel sentiment public elles traduisirent, quelles influences
en déterminèrent ou en amoindrirent le succès ; ils nous
apprennent aussi, ce que notre époque ne sait plus guère,
comment un auteur peut et doit parler de ses œuvres et
de lui-même, sincèrement, simplement, à la façon des
écrivains du bon siècle, montrant le fort et le faible, les
M. MAZERES. 557
points où il a échoué et ceux où il croit avoir réussi, et
n*y apportant ni cette fausse humilité qui n'est que Fen-
Ters de Torgueil, ni cette plénitude de soi, qui suppose
que le monde va changer de face pour une comédie en
trois ou en cinq actes : ils nous enseignent encore corn*
ment un homme de cœur, mûri par Texpérience et fidèle
aux causes vaincues, sait reconnaître Tinjustice, la chi-
mère, le côté dangereux ou puéril de ces passions politi-
ques auxquelles il demandait autrefois des sujets et des
succès. Je n'en citerai qu'un exemple, et il suffira pour
donner une idée de tout ce qu'ont d'honorable ces confi-
dences rétrospectives de H. Mazéres. Il a publié, dans son
second volume, une comédie, écrite en collaboration avec
H. Empis, et intitulée : Un Changement de MinUtère,Ceiie
pièce, inspirée par la chute du ministère Villèlle, ajournée
par H. de Martignac, fut finalement dérendue par M. de
la Bourdonnaye, et ne put être jouée qu'en mars 1831,
c'est-à-dire qu'après qu'une révolution radicale eût fait
perdre aux allusions et aux épigraromes de 1828 une par-
tie de leur sel et même de leur sens. Aussi, le succès qui
eût été très-vif trois ans auparavant, fut-il des plus mé-
diocres. Assurément, si l'on songe au genus irritabile va^
tum^on avouera qu'il y avait là un sujet de longue rancune.
Fib bien, voicr en quels termes M. Hazères achève l'his-
toire de sa comédie : — « J'ignore ce qu'en pense mon
collaborateur : quant à moi, après tant d'épreuves traver-
sées , j'estime que H. de la Bourdonnaye a bien agi en
défendant énergiquement la représentation d'Un Change-
ment ^e Ministère^ et j'adresse de sincères remerciments
à sa mémoire, si je lui tiois d'avoir été privé du grand
succès que nous pouvions alors espérer. Ce succès n'eût-
il, en secondant l'effervescence publique, comme la Muette
de Portici à Bruxelles, avancé que d'une heure la chute
358 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
de la monarchie, je croirais n'avoir pas assez de larmes
pour enracIieterladèsolanteresponsabilité.vS'ilestvrai que
les qualités du cœur valent mieux que celles de Tespril, on
conviendra avec nous que celte noble franchise vaut mieux
même qu'une pièce excellente : ces larmes dont parle
M, Mazères, elles nous venaient aux yeux, pendant que nous
lisions ces simples lignes. Ce n*est pas là le genre de triom*
plie que se propose de préférence un poète comique ; mais
M. Hazères, j'en suis sûr, sera le premier à me pardonner.
J'ai donc lu ses Souvenirs ; j'ai lu aussi ses comédiesi
et je n'y ai pas de mérite; caries plus heureuses, les plus
applaudies, le Jeune Maiij les Trois Quartiers, Chacun
de son côté, se rattachent pour moi à ce moment de la vie
où, encore écolier, on veut déjà être un homme, et où le
théâtre, avec ses rumeurs et ses prestiges, apparaît comme
la seule récréation digne d'un rhétoricien. Il faut bien
que les triomphateurs d'aujourd'hui se le disent : leurs
pièces n'ont pas plus de retentissement que n'en avaient
ces comédies ; on s'abordait en se demandant des nou-
velles d'Oscar de Beaufort, de Desrosiers et du notaire
Bargeot, comme on s'en demande aujourd'hui de la ba-
ronne d'Ange ou de M. Desgenais. Et quelle joie, et qu'on
était fier, lorsqu'on traversant la grande allée du Luxem-
bourg ou en prenant place au banc d'honneur, entre Cicé-
ron et Virgile, on pouvait dire à ses camarades : J'ai vu
hier Chacun de son côté ; mademoiselle Mars y est divine, et
j'ai encore dans l'oreille cette voix enchanteresse disant :
« Rendez-moi malheureuse, si vous en avez le courage ! »
-^ Et les grands comédiens d'alor^ 1 l'élégance d'Armand,
le jeune premier quinquagénaire! la grâce timide de Hen.
jaudl l'ardeur romantique de Firmin 1 l'embonpoint ma-
jestueux de mademoiselle Leverd ! la roideur sénatoriale
de Baptiste aîné 1 11 m'a semblé, tandis que je lisais ce
M. MAZËRES. 559
prçmier volume, voir se releyer tout ce cortège des gra-
cieux fantômes de la jeunesse qu'on laisse tomber suf sa
route avant d*y tomber soi-même; voir reluire ces douces
étoiles de V^ube qu'éteignent tour à tour les incertaines
clartés du matin, les orages de la journée et les pâlis^
santés lueurs du soleil couchant. H. Hazères, lui aussi, en
parcourant de nouveau ces paisibles champs de bataille
qui furent autant de victoires, en se souvenant de ces bra-
vos, de cette foule souriante, et des cajoleries de Cèli-
niéne pour obtenir un rôle, et des compliments des
grandes dames, et des bontés de Charles X l'indemnisant
des rigueurs de la censure, a le droit de s'écrier : Ah I
c'était le bon temps ! — Oui, c'était le bon temps pour
lui et pour nous; mais une révolution survint; elle es-
tompa, de sa griffe démocratique, ces frêles pastels ; et
un beau matin, après bien des services rendus, le fusil à
la main, à Tordre et à la société menacés, H. Mazëres se
réveilla préfet. Jusqu'à quel point la préfecture est^Ue
compatible avec la comédie? La question est délicate, et
l'auteur des Trois Quartiers ne Ta pas résolue. Sans doute
il put recueillir çà et là des traits de mœurs et de carac-
tère qui lui rappelèrent la Petite Ville de son premier
collaborateur ; les élections amenaient aussi leurs scènes
plaisantes et donnaient lieu à des conflits d'amours-pro-
pres, à des manœuvres diplomatiques et stratégiques, à
im écheveau de ruses, d'ambitions locales, d'empresse-
ments serviles, dont les a délivrées, comme chacun sait,
dans sa franchisée et son intégrité populaires, le suffrage
universel. Hais enfin il n'est pas prouvé que des rapports
au conseil général, des centimes additionnels et des tour-
nées de révision soient très-propres à entretenir la maia
d un auteur comique ; que douze ou quinze ans de gra-
vité préfectorale laissent à ses idées toute leur fraiobeuri
360 CAUSERIES LITTËRÂIRES.
à son coup d'œil toute sa promptitude, à son crayon toute
sa finesse. H. Hazëres cependant avait rempli d'avance
cette lacune par le succès de quelques pièces jouées au
début de cette nouvelle phase, parmi lesquelles la comé-
die de la Mère et la Fille réussit avec éclat et émut pro^
fondement une foule distraite par le drame orageux et
sombre du procès des ministres. Hais, lorsqu'une seconde
révolution fut venue le relever de ses vœux de préfecture,
et qu^il reprit courageusement la libre et heureuse plume
des années brillantes et applaudies, il y eut comme une
solution de continuité dans cette trame légère. Fntre le
public et son favori d'autrefois, le charme était rompu :
cette comédie avait touiours ses grâces décentes : fin sou-
rire, propos ingénieux, figure honnête et bon air; mais
elle ne s'habillait plus à la mode du jour, et il en est
alors des auteurs au théâtre comme de Lauzun reparais-
sant à la cour de Louis XIV. H. Hazères obtint encore
quelques honorables succès , V Amitié des femmes, la
Niaise, le Collier de perles surtput. Ce ne fut qu'un regain,
et il comprit ou crut comprendre que la moisson était
finie.
Ces derniers ouvrages ne sont pourtant pas inférieurs
aux premiers. La Niaise m'a même paru plus fortement
intriguée et non moins spirituelle que les meilleures pièces
de l'auteur. Pourquoi donc ce commencement de dis-
grâce? Pourquoi cette froideur a-t-elle réagi sur les œuvres
précédentes? Et pourquoi, sans cesser d'intéresser et de
plaire, toute cette galerie, veuves coquettes, maris vo-
lages, banquiers vaniteux, fières marquises, riches par-
venus, notaires galants. Anglais romanesques, orgueil-
leuses bourgeoises, magistrats amoureux, femm^ com-
promises, sémillants colonels. Russes séducteurs, a-t-ella
pâli, comme si un coup de soleil indiscret en eût ellacé
M. MAZËRES. 361
les couleurs, ou comme si nous les regarcUons à travers
le lointain et Tombre? Je voudrais en indiquer la cause;
j*y trouverai le double avantage de parler de la Restaura-
tion sans toucher à la politique, et de dire à un homme
que j'honore et que j'aime ce que je crois la vérité.
On a dit de la comédie de la Restauration presque au-
tant de mal que de la tragédie de l'Empire. Toutes deux,
dans des conditions bien différentes, péchaient par le
même défaut : elles manquaient de base et de raison
d'être. Pour que la comédie soit possible, pour qu'elle
soit viable, il faut que la société qu'elle reflète ait eu le
temps de s'asseoir ; il faut que les caractères qu'elle ob-
serve soient pris à des profondeurs assez grandes pour
qu'un caprice du goût public ou un changement politique
ne suffise pas à en altérer les traits, à en défigurer le sens.
Il faut que les mœurs, les ridicules, les travers, les vices,
aient acquis assez de corps et de carrure pour que la co-
médie puisse s'y prendre, s'y fixer et y vivre. Les types
comiques forment une grande famille, capable de s'accli-
mater et même de s'accroître sous tous les régimes ; mais
à la condition que le côté humain, universel, indélébile, y
domine, et, à la longue, y absorbe le côté accidentel,
local et périssable. A mesure que ces types s'éloignent de
leur origine, ils se rapprochent de la vie réelle et de ses
innombrables nuances ; ils perdent cette physionomie
toute d'ime pièce, qui leur donnait, dans le vieux thé|itre,
tant de relief et d'accent. Déjà, dans Molière, les person-
nages se détachent de ce monde intermédiaire entre la
fantaisie et la réalité, pour prendre pied dans les salons,
à la Cour ou dans la rue. Us sont de leur temps, et ne pa- .
raissent complètement explicables que si l'on se rend
bien compte delà société où ils vivent, des lois auxquelles
ils obéissent. Et pourtant que ce millésime est encore im-
362 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
perceptible, §i on h compare à tout ce (}ife ces figures
ont d'admirables ressemblances avec l'étemelle vérité !
y. llazéres, dans une de ses courtes préfaces, nous dit
a que Molière lui-même glissait quelque peu de politique
dans le fond de la cassette de Tartuffe; que le paisible
Orgon, comme son ami fugitif, a joué son rôle dans les
troubles de la Fronde. » G*est possible, mais ces allusions
k des événements contemporains ou récents, ce rôle poli-
tique et réel du personnage^ ce n'est pas Orgon lui-même ;
c est tout au plus son passe-port auprès du Boi et du
public. On peut en dire autant des autres créations de
Molière, Alceste, Arnolphe, Itarpagon, TrissoUn, Cbry-
sale, M.. Jourdain, Gélimène, Agnès, Philaminte. S*ils tien-
nent par un point à la vie particulière de leur époque»
tout le reste appartient à l'inaUénable patrimoine de la
nature humaine. Le dbc-huitième siècle n'enrichit, à vrai
> • • •
dire, la comédie que de deux nouveaux personnages;
Turcaret et Figaro ; placés, Fun au seuil, Vautre à l'issue
dje ce siècle formidable — 1708 et 1784 — comme pour
mieux préciser leur sens par leur date. Là les deux élé-
ments) général et accidentel, se combinent et se balancent
à des doses plus égales. Turcaret, c'est bien l'homme
d'argent; Figaro, c'est bien le valet émancipé, supérieur
à son maître par l'esprit et par l'intrigue : mais Tur-
caret n'est possible que dans cette société dont la corrup-
tion latente prépare la Régence et Law ; Figaro n'est ac*
ceptable qu'à ce moment, sous ce régime qui va périr et
dont les barrières croulantes le gênent et Texcitent à la
feis. Aussi, malgré le génie comique de Lesage, malgré
la verve prodigieuse de Beaumarchais, bien des traits ont
vieilli dans ces deux figures, et l'on sent que l'art qui les
a créées est déjà d'une trempe moins forte que l'incom-
parable comédie de Tartuffe et d'Àlceste. Nous voici arrî«
M. MAZËRES. 563
TëSy OU peu s'en faut, aux auteurs plus ou moins comi-
ques de la Restauration. Tous commirent la même faute.
Placés en présence d'une société nouvelle, ils n*en virent
que l'accident, le trait fugitif, cette vérité du moment qui
souvent touche de bien près au mensonge, lis nous mon-
trèrent des fonctionnaires, des ingénieurs, des militaires,
des avocats, des journalistes, des élégants, des banquiers,
des patriciennes et des bourgeoises; mais tous ces person-
nages dépendaient tellement de ce monde d'un jour qui
les vit éclore, qu'une fois ce monde disparu, ils cessèrent
d'exister. Enfin, séduits par cette puissance inconnue qui
se révélait tout à coup et qui s'appelait opinion, opposi-
tion, liberté, libéralisme, frappés de cette place immense
que prenait la politique dans nos mœurs et notre langage,
ils crurent qu'il leur suffirait d'un écho de toutes ces
sonorités soudaines de la presse et de la tribune, pour
attirer sur leur œuvre la vie, le mouvement et le bruit, lis
Toulaient réussir, faiblesse bien pardonnable! et quel
meilleur moyen de succès que de s'associer à ces enthou-
siasmes, à ces colères, à ces ardeurs généreuses qui ne
pouvaient, semblait-il, revendiquer que le bien, flétrir que
Tarbitraire, invoquer que la justice, l'humanité et la
liberté? Ainsi faîsait-on, et l'allusion politique couvrait de
ses broderies en similor la fraîche parure de ces jeunes
premières, l'uniforme neuf de ces colonels. Hélas ! qu'ar-
rivait-il? L'accessoire emportait le fond, la broderie étouf-
fait l'habit, comme Thabit avait étouffé le corps. Non-
seulement cette comédie ne retraçait que les aspects les
plus changeants de cette société éphémère, mais elle s'at-
tachait à ce qu'il y avait de plus mobile dans cette mobi-
lité. La peinture du cœur humain, des caractères, des
ridicules de l'homme, c'est-à-dire ce qui devrait être le
plus soUde et le plus durable, s'appuyait sur ce qu'il y
364 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
a de plus passager et de plus factice, l'esprit de parti.
Sous les ministères impopulaires, — ils Tétaient presque
tous, — nos auteurs taillaient leur plume, aiguisaient
leurs bons mots et leurs épigrammes, s'apprêtaient à
venger, sinon à défendre, le pays opprimé. On eût dit
que l'opinion publique en masse allait se porter vers
l'œuvre vengeresse, pour en consacrer, par des accla-
mations sans fin, l'opportunité, la vérité et la beauté.
Les ministres tombaient; leurs successeurs laissaient
jouer la pièce, et il se trouvait que toutes ces co-
lères étaient calmées, ces passions éteintes, que ces
sarcasmes portaient à faux, que ces allusions frappaient à
côté, que ces bons mots se figeaient sur les lèvres des
acteurs, et que l'ouvrage expirait dans le vide, le néant et
l'ennui. C'est ce qui advint à Casimir Delavigne pour sa
Princesse Aurélie; c*esi ce qui adviendra toujours à la
comédie politique sous des régimes sans cesse ébranlés,
attaqués, renversés et justifiés par ceux qui en héritent.
Ce fîit là, en somme, le malheur et le tort de la comédie
de la Restauration, et H. Mazères n'y a écliappé ni
plus ni moins que ses émules. Arrivée à un moment où
la société n*était plus ou n'était pas encore en fonds pour
lui fournir des types, elle s'est contentée de surfaces ; elle
a esquissé au lieu de pemdre, et elle a choisi, pour ses
esquisses, les points de vue qui devaient le moins ressem-
bler, le lendemain, à "ce qu'ils étaient la veille. Elle a été,
soit dit sans malice, le contraire de la comédie de Molière.
Si son déclin a été rapide, si l'on s'est aperçu trop vite
de ce qui lui manquait, n'y aurait-il pas encore une autre
cause? Je la cherche, et c'est M. Mazères lui-même qui va
m'alder à la trouver. Il a eu l'heureuse et spirituelle im-
prudence de publier le Charlatanisme à la sifite de ses
œuvres plus sérieuses; il donne pour raison ou pour excuse
M. MAZËRES. 565
le désir de rendre hommageà H. Scribe, son collaborateur.
Il n'avait pas besoin de ce prétexte; la lecture du Charla-
tanisme eût suffi. En relisant ce charmant vaudeville, aussi
gai, aussi piquant, aussi actuel aiyourd'hui que le iO mai
1825, jour de sa première représentation, on se demande
si ce n était pas là par hasard la vraie comédie bien plutôt
que.desouvrages d*allure plus ambitieuse et de plus longue
haleine; si, à une époque amoindrie, à une société toute de
nuances, des croquis excellents ne convenaient pas mieux
que des tableaux contestables. M. Hazéres a aussi écrit,
en société avec M.Scribe,la Loge du P(7rtt^, un autre chef-
d'œuvre du genre : le Charlatanisme^ h Loge du Portier ^
après plus de trente ans, sont encore vrais; le verre est
petit, mais Fauteur a bu dans son verre, au lieu d'aller
puiser à la source tarie de la comédie en cinq actes. Qui
ne préférerait les joUes pièces du bon temps de H. Scribe,
la Demoiselle à marier, la Mansarde des artistes, le
Nouveau Pourceaugnac, les Premières Amours, le Mariage
déraison, à tout ce qu'il a écrit pour le Théâtre-Français?
Ce Charlatanisme, H. Scribe a voulu le replacer dans im
plus grand cadre : 11 l'a refait une première fois dans la
Camaraderie, une seconde dans le Pu/jf, et il a laborieuse-
ment manqué ce qu'il avait réussi du premier coup, et si
aisément ! Il n'a agrandi ni son sujet ni sa manière; il les
a hissés sur des échasses. Hais, en 1825, nous étions des
aristocrates: la hiérarchie des genres et des théâtres
existait encore, et, en passant du Gymnase au Théâtre-
Français, M. Scribe croyait monter en grade. Aujourd'hui
que nos prouesses démocratiques ont tout égalisé, cette
ambition ne tenterait plus les heureux auteurs de tant de
charmants ouvrages; ils resteraient fidèles au théâtre de
leurs premiers succès, et la comédie du dix-neuvième
siècle ne s'en porterait pas plus mal.
386 CAUSERIES LITTËRÂIRBS.
H faut^e borner; |& quitte à regret M. Mazères et ses
attachants souvenirs. Après tout, il a lieu d^êlre content
de sa carrière et de ses œuvres, du public et de lui-même.
Par ses première^ pièces, il tend la main à Picard, au seul
poète comique du commencemment de ce siècle, à Picanl
qui ne chercha pas bien haut et ne creusa pas bien fort,
mais qui fut gai, qui fut vrai, et qui fit, redisons-le encore,
honnêtement rire les honnête^ gens. Un peu plus tard,
M.Hazères fut pour moitié dans les plus brillants triomphes
de H. Empis, lequel a occupé et conserve encore toutes
sortes de dignités officielles et littéraires. EnCn, par le
Charlatanisme;, la Loge du Portie7\ la Qiuirantaine et
bien d'autres aimables esquisses, il s*est associé aux meil-
leurs moments de H. Scribe, ce vieux roi du théâtre mo-
derne, ^e jouant des révolutions qui ont respecte sa liste
civile. Il y aurait là de quoi satisfaire trois vanités, et
H. Mazères n*en a pas même une, si j'en juge par le ton de
ses préfaces. Du moins, en dehors de tous ses succès
passés, U en est un qui ne lui manquera jamais, c'est le
succès d*estime ; peut-être, en sa qualité d'auteui; drama-
tique, M. Mazères est-il peu épris de ce , succès-là : qu'il
nous croie cependant ! il n'en existe pas de meilleuir et ae
plus durable.
XI
M. AUDffiERT ET MADAME ANGELOT
FOTEHS ÉTEIRTS
. reinf^runte & madame Ancelot son second titl*e» Foyers
éteints, comme irait de physionomie commun à ces deux
aimables petits livres, qui semblent nës d*uné inspiration)
fraternelle. Hélas! oui, ils s'éteignent, ils disparaissent,
ces foyers où la causerie allait s'asseoir, où l'on avait de
Fesprit à petit bruit et à demi-mot, où des personiles
de bonne compagnie parlaient littérature, art, théâtre,
politique, sans se croire obligés de poser comme des
bateleurs devant un public de curieux et d'affairés. Au-
jourd'hui on a du talent, autant et peut-être plus qu'alors;
les artistes distingués ne manquent pas; les sources de
Tesprit français ne se sont pas taries, mais troublées. Il
n'y a plus ou presque plus de ces centres, qui ôtaient à
chaque individualité ce que l'isolement ou la contempla-
tion de soi-même lui eût donné d'excessif et dejiéplaisant,
qui adoucissaient les aspérités et les ai^gle^, rappro-
chaient des volontés diverses par une similitude de goûts
ou de vanités, et forçaient Tamour-propre de chacun à se
plier au plaisir de tous. Ajouterai-je qu'il n'y a plus ou
* Indiscrétions et Confidences, ^ Les SaUmt de Parie.
368 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
presque plus de ces maîtresses de maison, spirituelles,
accueillantes, recherchées, donnant à la causerie des
leçons et des modèles, habiles à faire tourner au profit
d*une société polie les qualités et jusqu'aux défauts des
habitués de leur salon, à continuer avec grâce les tradi-
tions charmantes de ce temps qu'elles regrettent et qu'elles
racontent? On ne me croirait pas, et madame Ancelot,.
après avoir si heureusement retracé le salon des autres,
n'aurait qu'à citer le sien pour me contredire. Ce qui est
vrai, ce qui ressort évidemment des tendances de la so-
ciété nouvelle, c'est que tout, même les manifestations et
les rendez-vous de l'esprit français, change de milieu et
de caractère. La grosse caisse et les concerts en plein vent
ont remplacé la musique de chambre : les bons mots ne
se disent plus à l'oreille, entre convives choisis et discrè-
tement rassemblés pour en déguster la saveur; ils man-
gent en pique-nique, avec retentissement de mâchoires,
d'assiettes et de réclames : ils s'annoncent, ils s'affichent,
ils s'exploitent. Encore un peu, et ils se coteront à la
Bourse.
Ce que je dis des salons pourrait, avec variantes, se
dire aussi des théâtres, et ceci me ramène aux Jn-
discrétiûns et aux Confidences de H. Audibert. Surtout ne
vous effrayez pas de ces deux, mots que nos illustres nous
ont appris à redouter. Ils ont été si expansifs, si prodigues
de familiarités et de détails intimes, que maintenant,
quand on^nous promet des indiscrétions et des confi-
dences, il nous semble toujours que l'auteur va nous
parler des fredaines de ses parents, des tics de son pré-
cepteur, des antécédents de sa mère, des premières
amours de sa sœur et des chenets de son père. Rien de
pareil dans les récits de M. Audibert : il a vu, il a observé,
il a retenu, et ses indiscrétions ne sont que des anecdotes
M. AUDIBERT ET MADAME ANGELOT. 369
piquantes, finement et lestement racontées. Elles se rat-
tachent à une époque où le théâtre n'était pas encore une
vaste table d^hôte dramatique à Tusage des étrangers et
des provinciaux qu'amènent les chemins de fer, où il
restait le plaisir des délicats et des lettrés, où des artistes
supérieurs étudiaient, travaillaient sans cesse, cherchaient
le mieux après avoir trouvé le bien, initiaient les connais-
seurs aux secrets de leurs études et profitaient de leurs
conseils. C'était le temps où mademoiselle Mars jouait,
dans une pièce d'ailleurs assez mauvaise, le rôle d'une
jeune femme, mère de trois enfants. Au second acte, on
venait lui dire qu'un de ses enfants était tombé dans le
bassin du parc. Elle se précipitait vers la porte en pous-
sant un cri que le parterre applaudissait à tout rompre :
rentrée dans sa loge et complimentée par ses amis, eUe
leur répondait: « Non, je ne suis pas contente; dans la
pièce, j'ai trois enfants, et j'ai crié comme si je n'en avais
qu'un. » — Aujourd'hui l'actrice en aurait quinze, et elle
crierait comme s'il s'en noyait trente.
Cet art du comédien, entouré de tant de séductions et
de prestiges, est aussi, on l'a dit cent fois, le plus fugitif
de tous. Pourtant, l'acteur ne meurt pas tout entier, lors-
qu'il a su s'entourer d'hommes capables de le bien com-
prendre, et, plus tard, de nous redire par quels efforts
constants de réflexion et d'intelligence il arrivait à d'irré-
sistibles eflets. M. Audibert figurait au premier rang de
ces interlocuteurs attentifs qui m'auraient reconcilié avec
les confidents de tragédie. Lorsque Néron, Joad, Auguste,
Ilamlet, Oreste, avaient fait revivre Corneille, Racine ou
Shakspeare, et soulevé dans la salle ces frémissements
électriques, plus éloquents que les bravos; lorsque Talma,
leur interprète incomparable, palpitant encore des émo-
tions qu'il venait de produire, avait remplacé son costume
21
370 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
tragique a par une robe de chambre toute blanche^ de
basin en été, cle molleton eii hiver, j» ses amis, jeunes et
vieux, Lémercier^ Ducis, Chénicr, Ândrieiix, Ùavià, accoù-
rsdent auprès aeliii ; on causait, on se renaait compte aes
effets qu*il avait trouvés, de ceux qu'il cherclîàit eilcore,
et souvent ces entretiens familiers élevaieni cei art fragile
dû théâtre à la âi^nitë, j'allais oirè éîla solidité de This-
tôire. Or H. Audibert était là, jeiihe, pâssiôhKè, enthoù-
siâsie, désireux de s'instruire, heureux et 6er de Tamitiê
du gràiid artiste, écoutant de toutes ses oreilles d'homme
a esprit, et l'on sait que moms les oreilles sont longes,
mieux elles écoutent. De là des souvenirs intarîssa1)1es,
qui, parfois, sous leur frivolité apparente, càîclient de
réels enseignèmenis. Liset, par exemple; ta querellé de
Talmâ avec Lemercief, à la suiie d'une repirésehtation dé
Èrilannicus. lalma n'était pas encore content de la mat-
hière dont il avait dit le vers célèbre :
J'admais jnsqo'à s» pleurs que jô faisais couler,
bien qu'il eût été applaudi avec transports, et que son
ami Lemercier lifi affirmât qu'on ne pouvait pas trouver
mieux. Le tragédien donne ses raisons: il analyse admi-
rablement ce caractère de férocité voluptueuse, de ten-
dresse sanguinaire, qui perçait déjà dans le langage de
Néron et que l'on doit deviner en entendant ce vers. —
« tu viens de faire une page de tacite ! » s'écrie à la fin
Lemercier, et l'éloge est mérité : Talma du moins donnait'
là, en se jouant, un vivant commentaire dé Thistorien de
qui Chateaubriand disait, à la même époque, sauf à faire
supprimer le Mercure: « C'est en vain que Néron pros-
père, tacite est déjà né dans l'Empire, i H expliquait,
sans le vouloir peut-ôf re, ce raffinement dé cruauté sen-
suelle et artùtiqiief trait distinctif des Empereurs fojtnaîiis,
M. ADDIBERT ET MADAME ANCELOT. 371
ces mœurs étranges que le despotisme démocratique et
iTiilitaîre place tôt ou tard sur le trône, alors que, toute
loi étant muette, toute liberté étouffée, le bon plaisir dès
multitudes délègue au bon plaisir d*iin seul homme ^a
tyrannie et ses caprices. En lisant ce passage du livre clé
M. Audibert, on compi*end comment Talma exerça une si
grande influence sur la littérature et Fart dramatique de
son temps, et Ton est amené, par une comparaison invo-
lontaire, à comprendre pourquoi notre pauvre Rachel en
a exercé si peu. Tous avez applaudi flermione, Roxaiie,
Phèdre, Camille, Pauline, Emilie: avez-vous jamais en-
tendu dire que leur éminente interprète, hors du théâtre
où elle obtenait de si légitimes triomphes, eût donné un
conseil à un auteur, raisonné un de ses effets, développé
un aperçu quelconque sur son art, suscité un tragédien
ou un poète, profité du mouvement littéraire pour le di-
riger ou pour le combattre? Non. Organisation privilégiée,
diction savante, masque digiie àe llelpomène, vibration
intelligente et sonore de nos chefs-d'œuvre endormis, don
nattirel du geste, de fattitude et de l'ajustement, made-
moiselle Rachel a possédé tout cela, et, malgré tout cela,
elle n'a été qu'un accident heureux, épisodîque, dans This-
toire dû théâtre; sans autorité, sans lendemain, sans
lien avec ce passé qu'elle ressuscilaif, avec cet avenir a
qui elle pouvait rendre une tradition et un modèle; lais-
sant la tragédie un peu plus impossible après son règne
qu'avant sa venue, et ayant eu, pendant sa carrière trop
courte; le temps de décourager toutes les espérances
qu'elle avait ranimées chet les amateurs d'un art noble et
grand. C'est qu'il y a, en dehors du talent et du génie, la
règle, là conduite de ce génie et de ce talent ; c'est qu^il
ne suffit pas de l'enivrement de quelques soirées briUantes
pour faire de l'artiste une partie de là vie intellectuelle
372 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
de son époque, pour établir entre ses contemporains et lui
ces communications fécondes qui le perfectionnent en
nous éclairant. Ç*a été une des supériorités de Talma,
de rester, après le rideau baissé et dans sa robe de cham-
bre en basin ou en molleton, le maître, Tautorité, rensei-
gnement de cet art dont il était, devant la rampe, Tex-
pression suprême. Grâce à cette préoccupation permanente
de sa tâche et de son rôle, il nous apparaît encore, après
un demi -siècle, comme étroitement uni à Tensemble des
œuvres et des hommes de son temps , statuaire, peinture,
réforme du costume, derniers efforts d une école dont il
déguisait le déclin, premier essai d*un art nouveau qu'U
eût maintenu dans les limites de la vérité et du goût,
tout, jusqu'à ces régions supérieures où la comédie se
joue souvent, mais ne s'avoue pas, et où le maître de la
France et du monde ne dédaignait pas de causer avec
son ancien ami. 11 faut lire, dans le livre de M. Audi-
bert, les conversations ou plutôt les monologues de
Napoléon sur Polyeucte, sur Corneille, et sur cet art du
tragédien que je ne voudrais pas comparer à celui du
conquérant. On se souvient alors de ce qu'il y avait d'un
peu théâtral dans cet éblouissant génie: on songe à cette
belle scène de Servitude et Grandeur militaires^ par
M. le comte Alfred de Vigny, où le pape Pie Vil, malade, ex-
ténué, captif à Fontainebleau, ne répond aux cajoleries de
Napoléon que par ce seul mot: « Comediante! » et à ses
menaces que par cet autre mot : c Tragediante! »
J'ai parlé de Talma, et je m'y suis attardé : c'est
qu'il forme, pour ainsi dire, le point culminant de ces
indiscrétions et de ces œnfidences ; c'est qu'il appartient
depuis longtemps à H. Audibert par droit d'admiration
et de mémoire, et que nul n'a mieux réussi que notre in-
génieux écrivain à faire revivre parmi nous cette grande
M. ÂUDIBERT ET MADAME ANGELOT. 375
figure tragique. U faudrait citer aussi les anecdotes où
comparaissent tour à tour mademoiselle Mars et made-
moiselle Maillard, Elieviou et Berton, Fiévée et Raynouard,
Martin et mademoiselle Duchesnois, Boiëldieu et Marsol-
lier, et cette aimable madame Kreutzer, dont le nom
pourrait me servir de trait d*union avec ces personnages
célèbres, puisqu'ils ont été les premiers hôtes de son sa-
lon, et que je fus un des derniers. Ce salon charmant,
foyer éteint, hélas! comme tant d'autres, me conduit
tout droit au livre de madame Ancelot : là nous retrou-
Yons quelques-uns des héros de M. Audibert, et, avec
eux, madame Lebrun, Gérardy> madame de Staël, Isabey,
Bossini, Charles Nodier, Balzac, Victor Hugo, Benjamin
Constant, la duchesse d'Abrantés, le vicomte d*Arlincourt,
Parseval Grandmaison, madame Récamier, et la pléiade
plus ou moiils fidèle qu'elle rassemblait aux côtés, que
dis-je? aux genoux de M. de Chateaubriand. Foyers
éteints I oui, mais il reste encore des tisons, et madame
Ancelot les a recueillis : que de choses piquantes et in-
structives dans ce volume ! On y rencontre tel chapitre
qui pourrait défrayer un ouvrage de morale ou de philo- .
Sophie pratique, tel autre qui pourrait consoler les écri-
vains maltraités par leurs contemporains et leurs confrè-
res. Voyez Charles Nodier et son salon si spirituellement
décrit par madame Ancelot: vous y apprendrez ce qui
reste, au bout de vingt-cinq ans, de l'exploitation réci-
proque des vanités littéraires et des célébrités enfumées
par l'encensoir des coteries. Nodier, égoïste madré et
aussi faux bonhomme que l'illustre ami de mon cher Per-
rotin, avait merveilleusement compris ce mécanisme de
la louange hyperbolique, servie entre deux tasses de thé,
et établissant une société d'assurances entre la gloire de
l'amphitryon et la célébrité des convives. Il se passionnait
374 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
tellement pour leà succès d'autrui« qu'autrui, pour, être
quitte, se chargeait des siens, et, quand il .avait fait des
grands hotnmes dé tous ceux qui venaient Iç voir, ils le
faisaient Dieu pour reconnaître sa politesse. Madame An-
celot nous donne là-dessus de ravissants .détails. Te(le
était la profusion d*éloges décernés, chez Nodier, à des
imbéciles ou à des inconnus, que, lorsque arrivait un^poête
d'une valeur véritable, Victor Hugo par exemple^ le Victor
Hugo des Feuilles d'a^Uomne, on était fort embarrassé ;
car enfin jla langue française n'est pas inépuisable en for-
mules lauâatives. — Alors, no^s dit ms^dame Ancelot, on
avait recours à un argot, intelligible seulement pour les
initiés. Ainsi, au ^ixiénxe vers lu par le poète, une voix
inspirée s'écriait : Cathédrale l — au vingtième, une autre
voix répondait : Ogive ! — au cinquantième, une autre
répondait : Pyramide d*Égypte ! , — Ces .roots sacramen-
tels passaient de bouche en bouche, et l'assemblée entière
s'inclinait dans un profond recueillement^ comme sous
un souffle divin. Pendant ce temps, Charles Nodier riait
sous cape, ou jouait au whist ; mais il y gagnait, pour
le lendemain, ds^is le tigaro ou la Revue de Paris, un
article où l'on affirmait qu'il était le plus jeune, le plus
charmant, le plus délicieux, le plus inimitable des écri-
vains, des conteurs et des poètes ; il finit même par y
g:agner un fauteuil à l'Académie française, dont il s'était
moqué toute sa vie: il n'y a rien de nouveau sous le
soleil»
Le vif plaisir que m'a causé l'ouvrage de madame An-
celot devrait m'interdire toute critique ; pourtant je veux
étreinçrat, et je lui reprocherai d'avoir été trop chari-
table. En maint endroit, si elle avait appuyé| un çeu plus
fort, son livre, qui n'est qu'une série d'agréables esquisses,
aurait eu une tout autre portée. Elle n'a été mahcieuse
H. AUDIBERT ET MADAME ANGELOT. 575
qu une fois, à propos de madame Récamier, et sa malice
a frappé à côté. Je sais bien tout ce qu'on peut dire de
cette charmante femme, dont nous n'avons connu que le
mélancolique automne, et tout ce qu'il y avait d'artificiel
dans cette î^mosphére de serre chaude .dont elle environ-
nait le chantre d'Amélie et de Yelléda. .Mais la génération
nouvelle est déjà trop sévère et trop dédaigneuse envers
M. de Chateaubriand, pour qu'une personne aussi distin-
guée que madame Ancèlot doiye s'associer, même de loin, ^
à cette réaction excessive. MadanjQ Récamier, d'ailleurs, a
été une des gloires de son sexe, et il semble que, par esprit
decorps, les femmes devraient l'ép^gner. Puisquemadame
Ancelot était en veine satiriqi|e, elle avait là, sous ses yeux,
gans sortir du salon de TAbbaye-aux-Bois, vn^ texte qui
aurait pu, sous sa plume, devenir un piquant chapitre
d'histoire littéraire : Je lis, à la page 188 : a H. Sainte-
€ Beuve, cet écrivain si spirituel, etc., etc. mais il cessa
« d'y venir plusieurs années avant que le salon se fermât.»
— Gela n'a Tair de rien, et madame Ancelot n'en dit pas
davantage. Eh bien, ce rien est tout un trait de physio-
nomie et de caractère. H. Saiiite-Beuve fréquenta assidû-
ment le salon de madame Récamier, tant que ce salon eut
une porte ouverte «urFAcadémie française. Il était même,
à cette époque, le thuriféraire en titre de l'homme illustre
qu'il fallait admirer pour plaire à la maîtresse du logis.
Quand H. de Chateaubriand avait lu, dans ce cercle in-
tjme; au milieu de l'extase universelle, quelques chapitres
de ses Mémoires j H. Sainte-Beuve, avec ces allures
d'homme de lettres à la suite, que toutes ses prospérités
n ont pu lui enlever, se chargeait de colporter, dans les
Reptie^ les fragments du livre sacré, et de faire savourer
à l'idole un avant-goût d'immortalité. II s'en acquittait
avec ces effusions mystiques, ces ferveurs d'apothéose.
576 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
que madame Sand prenait probablement au sérieux quand
elle rappelait « un pieux et tendre rêveur. » Quelques
années s'écoulèrent ; le salon de madame Récamier perdit,
en vieillissant, son autorité et son prestige. H. Sainte-
Beuve, nommé académicien, n'eut plus besoin de ce pa-
tronage. C'est alors, pour revenir à notre texte, « qu'il
cessa d'aller chez madame Récamier. » Puis, une nouvelle
phase commença; H. de Chateaubriand était mort; ma-
dame Récamier moivait ou allait mourir. Les Mémoires
d^Outr&'Tofnbe parurent : malgré le fôcheux effet que pro-
duisirent certaines parties, la critique gardait le silence,
tant était profond encore le respect inspiré par ce grand
nom. H. Sainte-Beuve fut le premier à attaquer l'œuvre
et l'auteur ; il publia plusieurs articles contre ces Mé-
moires, et dans un de ces articles, intitulé Chateaubriand
romanesque et amoureux, il essaya de déchirer des voiles
que Chateaubriand n'avait pas soulevés. Telle fut, entre
plusieurs autres, une des plus instructives étapes de cette
vie littéraire, commencée sur le sommet de la Yung-Frau
romantique, pour aboutir à l'amitié de M. Yércn et au
panégyrique de Madame Bovary, en attendant de nou-
velles évolutions.
C'est ainsi que madame Âncelot aurait pu annoter, de
temps à autre, l'histoire de ses Salons, Mais a-t-elle eu tort
de s'en abstenir? N'était-ce pas un peu trop pousser an
noir ses intéressantes esquisses? N'a-t-elle pas bien fait
de se borner à ce sourire sans fiel qu'éveillent les légères
faiblesses et les travers innocents 1 Tel qu'il est, dans cette
nuance tempérée, son livre plaît, il amuse, il ravive, pour
un moment, ces foyers éteints, ces figures mortes, toutes
ces images d'un passé d'hier, qui nous apprend,^ans ce
mélancolique adieu, ce que seront demain nos vanités et
nos fêtes, nos œuvres et nos gloires. Par là comme par
M. AUDIBERT ET MADAME ANGELOT. 377
1)ien d'autres qualités aimables, Fouvrage de madame
Ancelot et celui de H. Audibert se ressemblent : ils sont
doux et tristes comme tout ce qui rappelle la disparition
de choses charmantes çt le charme de choses disparues.
XII
M. EMILE DE.GIRARDIN*
« Quelle raison a eue Sémonville pour être enrhumé ? »
—Quel motif a pu avoir M. Emile de Girardin pour écrire
la Fille du Millionnaire? Cwr enfin il n'est pas toujours sage
de donner sa mesure. Le monde est peuplé d'esprits cha-
grins, railleurs ou sceptiques, enclins à se dire en pareil
cas : a Voilà une pièce eimuyeuse,plate, absurde, méchante,
détestable, insupportable, impossible : Thomme qui Ta
écrite, et qui, Fayant écrite, a voulu la faire jouer, et qui,
n'ayant pu y réussir, s'est obstiné à la publier, serait-il
par hasard moins fort que nous ne l'avions cru? Aurions-
nous été pris pour dupes? Se pourrait-il que l'ex-rédacteur
en chef de la Presse fût, en définitive, un homme.de pins
d'alinéas que de génie?» — Et'ainsi de suite : quelle im-
prudence d'encourir ces mauvais propos lorsque, après
des commencements orageux et difficiles, on est enfin par.
venu, lorsqu'on pourrait jouir paisiblement, et sans don-
ner la comédie à personne, de biens industrieusement
acquis? Encore une fois, pour commettre cette faute, quels,
ont pu être les motifs de M. Emile de Girardin? Je n'en
« La Fille Ou Umonaire.
M. EMILE DE GIRÂRDtN. ^ 579
trouve que deux, dont je laisse le thoix à înes léétéurs :
ou H. deGirardin, à l'exemple de plusieurs personnages
historiques, a voulu finir par où il avait commencé, et
refaire, sous forme de dialogue, le Journal des Connais-
sances utiles^ dont il fut jadis le fondateur; ou bien, ce
qui serait plus touchant et me semble plus probable,
ayant entendu dire qu'on l'accusait d'avoir trop vite
publié la grande et poétique Delphine, il s'est proposé de
faire à cette illustre mémoire un pénible sacrifice. Veuf
de Malabar, mais d'un Malabar civilisé où le ridicule est
plus mortel que le bûcher, il a publié la Fille du Mittion'
naire, afin de d^onti^r qu'il n'était pour rien» absolu-
ment pour rfen, dans les agréfibles ouvrages de l'auteur du
Lorgnon et de la Joie fait peur. Convenous-en, Jamais
démonstration ne fut plus péremptoire, plus glorieuse
pour la défunte et plus accablante pour le survivant.
Et pourtant, voyez, le guignon! noUs doutons que la
grande Delphine, si elle revenait au mondie, sût le moin-
dre gré à son époux de cette immolation posthume. Sa
monomanie — qui l'ignore î — était d*appartenir à la
meilleure compagnie de Paris et de vivre dans les salons
du fauboui^ Saint-Germain comme dans son atmosphère
naturelle. Or ce qui éclate, à chaque ligne de cette in-
croyable Fille d'un millionnaire, ce n'est pas seulement
le manque absolu de talent, d'esprit, de gaieté, d'intérêt,
de style, d'agrément et de grammaire ; c'est encore et
surtout rignorance la plus complète des mœurs, des ma-
nières et du langage de cette société aristocratique où
madame de Girardin était entrée de force, sa plume à la
main. Un Hottentot, arrivant des plus lointains parages de
l'Afrique, et invité par une commission scientifique à ex-
poser ses idées sur la Nçblesse de France, ne s'y pren-
drait pas autrement* Quelle humiliation, grand Dieu l et
580 CAUSERIES LITTËRAIRES.
quel désespoir pour cette personne célèbre qui eût échangé
volontiers tous ses papiers contre un parchemin !
H. Adam, le héros de la pièce — le premier homme du
monde (l'auteur n'a pas recule devant ce calembour
contemporain des patriarches), — H. Adam n*est pas un
être vivant, une figure animée, comme s'efforcent d'en
créer, ces pauvres diables de poètes qui n'ont pas étudié
leur art dans le Manuel du Spéculateur. M. Adam est un
argument, un commentaire, en chair et en os, de l'axiome
suivant, à l'usage des nouveaux enrichis : « On ne doit pas
arriver à l'argent par la considération, mais à la considéra-
tion par Targent. » — La comédie n'avait rien inventé de
mieux, depuis le fameux précepte de Yalère, dans Y Avare :
< Il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour man-
ger. » Seulement, le précepte de Valére était plus sain.
Commencer par faire fortune à tout prix, per fas et nefoi^
et ne s'occuper de mériter l'estime qu'après que l'on a
gagné assez de millions pour avoir le loisir de vivre en
honnête homme, voilà une vérité sortie en grand costume,
non pas de son puits traditionnel, mais des mines de Saint-
Bérain : voilà qui mettra bien à leur aise tous les Adam
coupables d'avoir mangé du fruit défendu. Hais gardons*
nous de discuter avec l'auteur de la Fille du Millionnaire :
nous serions beaucoup plus plaisants que sa pièce, si nous
avions l'air de la prendre au sérieux. Donc sqn H. Adam
représente le capital intelligent, hardi, heureux, fécond,
parti de rien pour arrivera tout, maître de l'avenir, maître
du monde. Sa marquise de la Roche-Travers ( vous en-
tendezbien,Travers!) personnifie la noblesse ruinée, aigrie,
rancuneuse, cupide, allongeant sur les débris de son an-
cieime splendeur des griffes de procureur cachées sous un
gant de grande dame. Voici comment procède l'argumen-
tation de H. de Girardin. Au premier acte, il nous fait as-
H. EMILE DE GIRAHDIN. 381
sister à l'ouverture d'un testament. Tous les parents du
défunt' marquis de la Roche-Travers sont là rassemblés
devant le juge de paix, socialiste déguisé, qui résume en
ces termes la discussion où tous ces nobles héritiers ont
échangé des propos de poissardes : c II en a toujours été
ainsi depuis que Théritage existe, et il en sera toujours
ainsi tant qu'il existera.» — Propos léger, mais queFon par-
donne à un homme forcé d'entendre, pendant une heure,
des phrases dans le genre de celle-ci: «Monsieur le juge de
paix, vous êtes ici pour lever des scellés^ et non pour en
mettre sur les lèvres de qui a le droit de dire ce qu'ilpense. »
C'est la marquise qui parle ce langage fleuri : la marquise
est une femme forte, très-forte, et Ton a remarqué que,
si un directeur imprudent, alléché par le nom de l'auteur,
avait voulu monter cette pièce, il aurait été obligé de cher-
cher dans un théâtre forain, pour le rôle de la marquise,
quelque femme géante ou quelque Alcide femelle. Quoi
qu'il en soit, cette dame de la Roche-Travers, qui avait
espéré que son fils serait l'unique héritier de son beau-
firère, ne cesse pas de parler, de vociférer, de mettre les
poings sur les hanches, avant, pendant, et après la lecture
du testament. Elle fait un tel tapage, que le juge de paix
est, à tout instant, forcé de la rappeler à l'ordre. — Le
mort a laissé une pension à son cuisinier : « Il était si
gourmand ! » s'écrie-t-elle; — une autre pension à son co-
cher : a II avait si peur de verser! » si peur de verser ! M. de
Girardin aurait bien dû avoir un peu de cette peur-là ! il ne
s^est donc pas rencontré auprès de lui une âme charitable
pour lui apprendre que, dans ce monde auquel appartient
la marquise, les passions peuvent être aussi violentes, les
cupidités aussi furienses, les ridicules aussi réels que par-
tout ailleurs, mais que rien n'en éclate au dehors, que les
tempêtes intérieures ne montent pas à la surface, et que
38,2 GAUSEBIES LITTÉI(A)RES.
c'est justement là, cjans cet^e facull,è de tou^ (^^e, de tout
faire, de tout ressentir sans bruit, que réside l/à différence
entre la bonne compagnie et la mauvaise? La marquise de
la I^oçhe-Travers disputant aux collatéraux, aux avocats
et aux juges la succession de son beau-frérc, dépassant en
rapacité et en finesse les gens du méfier, exprimant une
sor^e de naïve surprise en face de cel\e législation nouvelle
qui (^éconcerte toutes ses ic|ées sur le droit d'aînesse e^
rbéritage, la marquise pourrait être vraiç et comique :
mais, quand cet^e femme de liante naissance se querelle
comme une harengère avec ses cousins et cousines, lors-
qu'elle s'attire, par ses incartades, une leçon méritée de
la part d'un notaire ou d*un greffier, lorsqu'elle parle de
la gouvernante et du filleul de son oncle en des termes
qu'on sifAerait à Bobino ou au petit l^azari, c'e^ l'auteur
seul qui est ridicule, et il l'est tellement qu'il n'en reste
plus, Dieu merci, pour ses personnages.
Continuons. Le marquis défunt avait vendu d'avance
son château et son hôtel, à ce phénix des millionnaires
impromptus qu'on appelle H. Adam. M. Adam a une fille,
et dés lors la marquise de la Roche-Travers déploie toute
' i ''Il
sa stratégie maternelle, patricienne et féminine pour ame-
ner un mariage entre son fils Roger et Caroline, la fille
d'Adam. Mais Adam, l'infaillible Adam, a décidé que sa
fille épouserait Rodrigue : qui, Rodrigue? un descendant
du Cid? Non; un ingénieur des ponts et chaussées :
Rodrigue, as-tu du çœuj:?
— Ah ! beaucoup, père Ad^m ; je suis ingéwur 1
Or M. Emile de Girardin s'est si adroitement arrangé, que
le lecteur ne s'intéresse qu'à Roger, gentilhomme pro-
gressif de l'école de M. de la Fayette, et que, jusqu'à la
fin, Caroline semble trés-mëàiocrement éprise de son in-
U. EMILE DE ÇIl^ARDIN. 585
gëiûeur, en dépit à^e ses perfections alg;ébriques. aussi
bien, la passion est cle même force q\xe la plaisanterie dans
la Fille du Millionnaire. L'habile marquise ménage un
lête-à-têle entre Roger et Caroline, et voici ^e dialogue
amoureux qui s'établit entré les deux jeunes gens :
RoGEB. — On nous laisse seuls... en tète-à-tôte !
Caroline. — Oh ! il n'y a pas de danger!
RoGEB. — Une héritière !
Caroline. — Eh bien l
Roger. — Je pourrais vous séduire.
Caroline. — Çn cinq minutes?
Roger. -^ En effet, ce serais court; mais je pourrais
vous enlever...
Caroline. — Sans ma dot je ne cours aucun pé-
ril... etc., etc.
Le reste est à l'avenant. Voilà le type de la scène de
sentiment, filée d'après le procédé positiviste, qui, dans
notre littérature dramatique et démocratique, doit rem-
placer avec avantage les anciennes méthodes, Racine et
Shakspeare, MoUère et Marivaux, Qpb^lia et Juliette, Es-
Iher et Bérénice, Henriette et Araminte, CéUmène et Syl-
via, toutes ces créations surannées d'un art incompatible
avec les prodiges de la prime et du report. M. Emile do
Girardin, dans uiie courte préface ^ui nous peint l'homme
au naturel, a eu l'ingénuité de nous d,ire « que la Fille du
Millionnaire a été écrite à Naples pendant ces heures de
la journée où le^^ brises de la mer ne sont plus assez fortes
pour rendre moins lourd le poids de l'atmosphère. » 0
puissance de ce beau ciel, de ces heures brûlantes, de ce
golfe enchanteur, de ce paysage incomparable, sur celte
imagination charmante l Vous figurez- vous cet homme
fort, contemplant d'un œil ravi ce panorama cher à la
poésie et à ramour^ et se remettant à sa table pour écrire
584 CAUSERIES LITTËRAIRES.
les lignes suivantes : a Le meilleur emploi des capitaux
dont on veut conserver la disponibilité, ce sont les valeurs
pour lesquelles en tout temps le vendeur est toujours cer-
tain de trouver un acheteur ; ainsi la rente, ainsi les ac-
tions des grandes compagnies de chemins dont tous les
travaux sont terminés. Méfiez-vous de Tamorce des primes;
Tamorce cache l'hameçon auquel on n*est jamais sûr de
ne pas laiss*er accrochés sa bourse et son honneur ; dé-
fiez-vous aussi des gros dividendes qui appellent à eux les
petites épargnes, car les revenus qui reposent sur une
base également solide tendent constamment tous à élever
le capital au même niveau, b
Eh quoil vous n^avez pas de passe-temps plos doux?
demanderais-je à H. de Girardin, si j*osais citer Athalie
après la Fille du Millionnaire. Tout le rôle du père Adam
est de ce style ; on dirait le bulletin financier de la Presse
colligé par un agent de change. Vous comprenez qu'un
raisonneur aussi imperturbable déjoue aisément les trames
ourdies par la famille Roche-Travers ; d'autant plus que
Fauteur a eu soin de réunir, dans le salon de la marquise,
toutes les variétés de grotesque , de désœuvrement et
d'ineptie qui peuvent rendre plus victorieuse sa thèse en
faveur des écus contre le blason. C'est là qu'il prodigue
ses effets de gaieté. Nous avons vu le premier, le « U avait
si peur de verser! » qui révèle une si profonde connais-
sance du cœur humain dans ses rapports avec Tornière.
Voici le second : le juge de paix donne lecture des oppo-
sitions formées par les créanciers de feu a Marie-Thérèse-
Maxime - Robert- Hyacinthe - Charles - Angélique - Etienne-
Louis, marquis de la Roche-Travers. » Saisissez-vous bien
sens aristophanesquede cette accumulation seigneuriale
M. EMILE DE GIUÂRDIN. 385
de noms de baptême? Que voulez- vous? il y a' dans ce
inonde des gens qui ont trop de noms ; il y en a qui n'en
ont pas assez; tout se compense. Hais rien n*égale, en fait
' de comique, la scène de réception chez la marquise. On
rencontre là la baronne de Gimécourt, le marquis de Can- \
neville, la duchesse de Vic-Ermont , le vicomte de Belœil
et quelques autres représentants de Fantique société fran-
çaise. Us entrent Fun après Fautrè , en disant : < Quel
froid il fait !» — Et à tous la marquise répond : « Appro-
chez-vous du feu. » Puis ces descendants des croisés
causent de leurs affaires et de leurs plaisirs , et telle est,
en effet, la pauvreté de leur conversation, que tout homme
de goût sera de Favis de M. de Girardin : à ces entretiens
puérils et uniformes sur la pluie et le beau temps, sur les
courses et la chasse, il préférera les dialogues charmants
qui se chuchotaient devant le passage de FOpéra, entre les
amis et disciples de H. Adam. Le spirituel millionnaire a
bien raison de ne pas vouloir prendre son gendre dans ce
monde occupé de bagatelles, et de s'en tenir à son cher
Rodrigue. Bientôt il triomphe sur toute la ligne. La conspi-
ration matrimoniale imaginée par l'astucieuse marquise
tourne à la confusion des méchants et à la gloire des
bons... du Trésor. Caroline épouse Rodrigue, non sans
donner un regret à Roger, à qui— singulière inadvertance!
— Fauteur a prêté quelques quahtés aimables. Roger
épouse sa cousine, mademoiselle Clémence de Gimécourt,
qu'il aimait depuis son enfance. Adam , pour le récom-
penser et Fenrichir, lui donne un intérêt dans ses entre-
prises, ce qui veut dire, pour les lecteurs intelligents,
* qu'il s'apprête à lui faire délicatement l'aumône. La vic-
time expiatoire de ce sacriflce solennel aux millions et aux
ponts et chaussées , c'est un certain baron dont je n'ai
encore rien dit, comtneny»al de la maillon Adam, oracle de
m GAUSB9tËS UTTp4^|RBS.
la mirçi t^t ^Q la fille , répétant sm^ çç^j^ à ^0^!^^ ^f^,
Carpline qu'il ne fau^ pas (^q papa^ , ftaçi^Q çidiQfatçur dç^
la marquise, complaisant, p^irasi^, jégef. d'àçgent et ^^.
scrupules, très-iminoral, ^n peu fripoi^, sQrpei;it fa^ijlie^
admis par Adam et Èye 4^s hm Éden de ^jUets de ban-
que, et destiné, 4^1)8 l*économie4u çhef-c(*(a^Yre de U. de
Girardin, à complëtef nos renseignement siir Vé^t de ]fl
lioblesse de ("rance en ^858. Chez cette marquise intri-
gante , furieuse de voir tous ces içiUions échapper à soi^
fi)s, il filait déshonorer même le sentiilfiQn^ fQatemeî ; il
fallait flétrir la yeuve et la mère en lui créant é^es antécé-
4efî^. coupables, et c'est le b^on ^ui reipjplit cet office^ :
I)ans le passé, il représente la faute ; d^in^ le présen^, l'ayi-
Ussement du gentilliomme n'ayant plus môme ^ dignité
de sa misère et acceptant la suzers^ne^é dfi paryenu, ^ui
le gratifie 4'un jeton de présence , cooupe on jette un os
à li^ c^en. Toucher les jetons de présence de son conseil
d ada\^istration , c'est là la grande affaire du baron, et
c'est aussi Vcfl(et comique de son rô^e : c je vais toucher
mon jeton de présence ; j'ai touché n^on jeton de pré-
sence, n nous dit-i^ à chaque scène : n'est,-ce pas que c est
bien dr^le? A la fin, le baron est expulsé comme un fron-
tin maladroit, et i\ sera remplacé, dans ce fameux conseil,
fi^ J^oger qui tpucheica à son tour les jetons de présence
et nourrira de leur produit tous les petits Giméçourt...
Voilà comment M. Emile de Girardin, ennemi naturel
des pr^ugés de naissance, entend la comédie de son
temps.
£h \>i&fiy passion, comédie, poésie, sentiments^ jus-
tesse, vérité, à-propos, convenance, gaieté de bon goût
e\ de bon aloi, émotion, intérêt, science dramatique, tou-
tes ces qualités, tous ces mérites qui éclatent à un si haut
degré dans la FUlp^ du MUliotfmire, pâlissent devant les
M. EMILE DE 6IRÂRDIN. S87
beautés du style. Ici nous n'avons qu*à feuilleter au ha-
sard et à cueillir à pleines mains : manibxis date lilia pie-
nis».. H. Emile de Girardin réussit particulièrebent dans
le style imagé. On a beaucoup ri de sa comparaison àes
anciens élèves de Técole Polytechnique avec les Centau-
res, moitié hommes et moitié savants ; ce qui, par paren-
thèse n'est pas très<respectueux pour les savants, réduits
au rôte du cheval chez ces Centaures modernes. Ailleurs^
autre parallèle non moins ingénieux, son vicomte ae
Belœil dit, en parlant du baron : « C'est le Colosse dé
Rliodes ; il est a cheval sur lés deux rives de la Seine, sur
lé faubourg Samt-Germain et sur la place dé la bourse, i»
— k qiibi là duchesse de vic-Ermont r^polid eh un fran-
çais plus simple, mais non moins correct : « d'avoir des
jambes, h* empêche pas d*âvoir des yeux, » tour de phrasé
bien cher i 11. ae biraraiii, car il ajoute, quelques pages
plus bas : c d'être travaîlteiir n'empêche pas d'être èot-
aat... de manier l'outil n'empêche pas de porter le Ju-
sii... > — C'est exactement comîne si nous disiods i
« d'avoir une idée jpair jour h'eiiipêche pas d'écrire liné
mauvaise comédie. » — Nous le penserions peut-être,
mais nous tâcherions de le dire sans solécisme.
plus loin , la marqiiise, ioujqprs patricienne dans son
langage, dit de son fils : a Je le sxispecte de diner sour-
noisement chez sa lanie de lïimécoiirt, ma pécore dé
belle-sœur. » Mais elle se relève et fait même une petite
débauche de métaphores, en disant â Caroline : « Laisse-
rez-vous les bougies de vos lustres se consumer sans avoii*
rien éclairé que votre ombre ?» Et vingt lignes âpres : « La
vie des eaux, c'est le désœuvrement errant de plage en
plage, de source en source, tournant à chaque pas le dos
à l'eniiuî, et à chaque pas le tetrouvânl toujouhenface.i^
je né nie rendà pas biëh cohi]Jle de ces t)âs, dé te dos et
588 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
de cette face, mais je puis affirmer à H. de Girardin que,
si on avait joué la Fille du Millionnaire^ les spectateurs
placés dans les loges de face n'auraient pas tourné le dos
à Tennui. En d'autres endroits, le style négligé reprend le
dessus ; négligence de grand seigneur qui dédaigne de ra-
juster son velours et ses dentelles ! Roger regrette de ne
pas être avocat ou médecin, et, comme sa mère se récrie,
il réplique : « Gagner au jeu, au risque de ne pas payer
quand on perd, ou finir sur la roue, comme le comte de
Hom, est-il donc plus noble? » Et sa mère, pour ne pas
être en reste, dit au père Adam, à propos des jaunes
'gentilshommes qui, ayant épousé de petites bourgeoises,
battent la femme et mangent la dot : « Ça prouve contre
ceux-là ; mais ça ne prouve rien contre d'autres que vous
eussiez pu choisir. » Et le père Adam, jaloux de tenir son
rang dans ce concours de charabias, débite Taphorisme
ci-dessous : a Être ainsi connu de tout le monde ne sert
qu'à être montré au doigt et qu'à entendre chuchotter
son nom autour de soi, sans qu*on puisse distinguer si
c'est avec ou sans malveillance. » — Quelle pensée neuye
et vivement exprimée ! Hais il est aussitôt distancé par
la fière marquise, qui dit au baron : « Vous vous apitoie-
rez sur la position fausse 'et presque ridicule que cela fait
tout particulièrement au père, à qui le monde attribue
d'absurdes prétentions d'alliance que certainement mieux
que personne vous savez qu'il n'a pas, direz-vouSy mais
que les apparences donnent lieu de supposer. » — Et par
le baron qui, prompt à la riposte, s'écrie : « Mais les Adam,
même ainsi acculés dans une situation extrême, ne jette-
ront pas la main de leur fille à la tête de votre fils. > —
A quoi Roger pourrait répondre, comme le héros des
Saltimbanques: c Hais ils ne pourraient rien me jeter de
plus agréable ! »
M. EMILE D6 GIRARDIN. 589
En voflà assez, en voilà trop, n'est-ce pas? — Toute la
pièce parle la même langue : et c*est cette prose — (oui,
c'est bien la même ; M. de Girardin n'en a pas changé), —
c*est cette prose qui a battu en brèche cinq ou six minis-
tères, contribué à la chute de trois ou quatre gouverne-
ments, compté parmi les puissances de notre siècle, gagné
des millions, rêvé des portefeuilles, passé pour la plus forte
moitié d'une femme d'un grand talent, et acquis le droit de
regarder de haut les honnêtes gens qui vont à pied et par-
lent français ! Et nous nous laissons appeler les Athéniens
modernes! Ignorons-nous donc qu*à Athènes il suffisait
d'une faute de grec ou d'un accent mal placé pour faire
huer les charlatans et les sophistes? Il faut nous consoler
pourtant, et chercher dans tout ceci une moralité plus
sérieuse que des critiques de détail et des corrections
grammaticales. Dans la pensée de Fauteur, cette comédie
de la Fille du MUliannaire devait humilier tout ce qui,
dans les choses d'autrefois, mérite nos respects, et glori-
fier tout ce qui, dans les choses d'aujourd'hui , blesse les
âmes élevées et les imaginations délicates. Or il se trouve
qu'elle est si mauvaise, si ridicule, et (tranchons le mot)
si bête, qu'elle doit, en définitive, donner envie d'honorer
ce qu'elle raille et de mépriser ce qu'elle encense. Oui, ces
mœurs nouvelles que voiis installez avec des chants de
triomphe sur les décombres du passé , on ne saurait in-
venter contre elles de plus sanglantes épigrammes que les
œuvres mêmes qu'elles inspirent. Cette société à qui vous
décernez , en fils reconnaissant , vos panégyriques et vos
hommages , et à qui vous les devez bien, puisqu'elle a fait
de vous quelqu'un et quelque chose, cette société est celle
dont la littérature s'appelle la Question (VArgefU , le Fils
naturel, le Demi-Monde, les Doigts de Féè, les Trois Maupif2
et la FiUe du Millionnaire^ Celle que vos informes caricatu-
590 CAtJSfiRt&S LITTÉRAtRES.
f^i èsèâyent de livrer ft te risëé dU parterre, èUé à produit
él lâpplaudi !ô CM et Pôli/êucte, Anâr&nmiué et Phèdf^, h
Misànthfî6pé et le Boùr^isdii Hentilho^fne. Où ma» pennefc-
tM dé maintèiltf hôé lî^eti et ttoi pr«l6iMi».
PIH
\
1
TABLE
De l'espbit utt<baib£ en 1858 « 1
HisTOKiEm ET Critiqobs. — I. M. Guizot 25
— — II. M. le duc de Noailles. ... 101
— — III. M. le comte d^Hiussonvillc. 114
— — IV. Robert Eramet 126
— — V. H. Louis Ulbacb 138
— — VI. M. Hippolyte Rigault. ... 161
— — VII. M. Henry de Riancey.. . . 173
— — VIII. M. Oscar de VaUée 184
— — IX. M. Eugène Poitou 205
Poètes et Conteurs. — I. M. de SaWandy 215
— — II. Alfred de Musset 238
— — m. Désiré Carrière 252
— — IV. M. Victor de Lapnde 264
— — V. M. Leconte de Liste 276
— — VI. M. Joseph Âutran 287
— — VU. MM. Edmond Âboat et GusUve
Flaubert 299
— — VllI. M. Jules Sandean 827
— -- IX. M. Âmédée Acbard 3ftl
— — X. M. Mazères 355
^ — XI. M. Âudibert et madame Ancelot. 367
— — XII. M. Emile de Girardin 378
riH DE LA TABLKt
/r^
-ii)« I ^ 1943
1