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Full text of "Les jeudis de madame de Charbonneau"

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»X  LiBRARY 


LES  JEUDIS 


DE 


MADAME  CHA8B0NNEAU 


ÀSToi'f     nic^  ï'>«i>. 


CHEZ  LES  MÊMES  ÉDITEURS 


(EUVRES  COMPLETES 


DE 


ARMAND  DE  PONTMARTIN 


FORMAT  GRAND  IN-18. 


Causeries  littéraires.  —  Nouvelle  édition 1    vol, 

Nouvelles  causeries  littéraires.  —  â«  édition,  revue  et 
augmentée  d'une  préface 

Dernières  causeries  litt^.raires 

Causeries  du  samedi.  -^2"  série  des  Causeries  littéraires. 
Nouvelle  édition 

Nouvelles  causeries  du  samedi  9«  édUion ; 

Dernières  causeries  du  samedi 

Le  Fond  de  la  coupe.  —  NouvelleF 

Les  Jeudis  de  madame  Charbonneau.  —  4«  édition 

Les  Semaines  littéraires 

Contes  d'un  Planteur  db  choux. 

Contes  et  Nouvelles 

La  Fin  du  procès 

Mémoires  d'un  Notaire 

Or  et  Cunquant 

Pourquoi  je  reste  a  la  campagne 


Clichy,  Maurice  Loignon,  rue  du  Bac  d'Asnières,  19. 


? 


LES  JEUDIS 


DE 


MADAME  ICHARBONNEAU 


PAR 


ARMAND/bE  PONTMARTIN 


QUATRliiR  ÉDITION  AUGUNTÉS  D'UNE  PH0A€E 


PARIS 

MICHEL  LÉYY  FRÈRES,  LIBRAIRES  ÉDITEURS 

BVE    TITIENKE,    S    BIS,    ET    BODI.EVABD    DES    ITALIENS,    15 

A  LA  LIBRAIRIE  NOUVELLE 


1863. 

Tons  drotfs  rétoirés. 


PRÉFACE 


DE  GLTTB  7«*0UY£LLE  ÊDITIOR. 


Ce  livre  a  excité  une  telle  surprise,  qu'une 
explication  me  semble  nécessaire. 

Les  chapitres  qui  ont  le  plus  ému  le  monde  lit- 
téraire, aTaienl  paru,  depuis  prèsde  trois  ans,  dans 
la  Semaine  des  Familles,  journal  dirigé  par  deux 
hommes  honorables  entre  tous,  et  qui  ne  passent 
pas  pour  des  incendiaires.  La  plupart  avaient 
été  reproduits  par  le  Journal  de  Bruxelles  et  par 


m  PRÉFACE. 

quelques  feuille  s  Je  province,  ainsi  que  Ton  peut 
s'en  assurer  en  compulsant  les  rcjjislres  do  la  So- 
ciété des  gens  do  lettres.  De  temps  h  autre  des 
amis  me  disaient  :  «Vous  avez  là  les  matériaux 
d'uM  joli  volume  :  quand  le  publierez- vous?  »  Cosl 
ainsi  que  Tidée  de  publier  ce  livre  s*est  emparée 
peu  à  peu  de  mon  esprit,  et  a  fmi  par  me  sem- 
bler toute  naturelle.  Ce  n'est  donc  pas  une  énor- 
mité  préméditée  que  j'ai  commise;  ce  serait 
plutôt  une  erreur  d'appréciation  ou  d*optique. 
Pouvais-je  croire  qu'un  journal  tiré  à  sept  ou 
huit  mille  exemplaires  n^étail  arrivé,  en  deux 
ans,  aux  ycjix  ni  aux  oreilles  d'aucun  de  ceux  à 
qui  je  rendais  leurs  attaques?  En  consciencCi 
rhumilîlé  d^un  auteur  et  d'un  journaliste  ne  peut 
aller  jusque-là. 

Vous  me  diies.  je  le  sais,  que  cette  première 
publicité  n'en  était  pas  une,  et,  qu'ajaul  enfermé 
mon  pamphlet  dans  une  cave,  je  ne  pouvais  m'é* 
tonner  que  nul  n'eût  réclamé.  Prenez  garde  !  Je 
tais  vous  répondre  par  le  dilemme  suivant  :  Ou 
je  crois  être  lu,  et  alors  ma  bonne  foi  est  évi« 


PRlEFACE.  m 

dente;  ou,  s'il  m'est  prouvé  que  mon  nom,  mis 
au  bas  d'an  article,  n'attire  pas  un  seul  lecteur, 
s'il  m'est  prouvé  que  le  malheur  des  temps,  Vin- 
justice  des  hommes,  mon  défaut  de  savoir-faire, 
ma  réputation  d'ennuyeux,  m'aient  peu  à  peu 
amené,  au  déclin  de  ma  laborieuse  carrière;  à 
écrire  dans  les  journaux  assez  obscurs,  assez  in- 
connus pour  que  mes  malices  y  restent  inédites, 
j'ai  droit  à  cet  état  chronique  d'irritation  Aer« 
veuse  qui  expliqué  les  livres  tels  que  celui-là  i 

C'est  cette  même  erreur,  cette  sécurité,  absurde 
si  l'on  veut,  mais  sincère,  qui  m'a  amené,  non 
pas  précisément  à  dédier  mon  livre  à  M.  Sandcau, 
mais  à  lui  adresser  ma  préface,  ce  qui  n'est  pas 
tout  à  fait  la  même  chose.  Une  introduction  n'est 
pas  une  dédicace:  la  dédicace  a  des  allures  brè- 
ves, expressives,  absolues,  qui  placent  un  ouvrage 
sous  le  patronage  d'un  nom.  Ici,  rien  de  pareil. 
Mon  livre  était  fait  depuis  longtemps,  les  épreuves 
corrigées  depuis  cinq  ou  six  mois  ;  mon  éditeur 
m'écrit  que  le  volume  lui  semble  un  peu  mince, 
et  me  demande  d'improviser  une  préface.  J'étais 


1?  PRÉFACE. 

à  la  campagne,  à  deux  cents  licuos  de  Paris, 
n'ayant  entre  les  mains  ni  ma  copie,  ni  mes 
épreuves.  J'ai  cru  pouvoir  adresser  celle  préface 
àM.  Sandeau,  non  pas,  grand  Dieu!  pour  faire 
peser  sur  lui  la  plus  légère  parcelle  de  re -pensa- 
bilité,  non  pas  pour  le  compromettre  dans  mes 
jugements  et  mes  portraits,  mais  plutôt  pour  dire 
à  cet  ami  dontje  m'étais  un  peu  éloigné  depuis  qu'il 
est  dans  les  grandeurs.  «  Me  voilà  !  je  suis  tou- 
jours là!  La  vieille  amitié  qui  m'a  fait  écrire  tanf. 
d'articles  sur  vos  romans,  à  l'époque  où  voire  cé- 
lébrité naissante  ne  dédaignait  pas  mon  humble 
appui^  cette  vieille  amitié  n'est  pas  morte  ;  je 
vous  dédiai^  en  1845,  mon  premier  ouvrage;  je 
vous  ofjre^  en  1862,  celui-ci,  qui  sera  probable- 
ment  le  dernier;  et  la  preuve  que  je  n*ai  pas  voulu 
vous  y  compromettre  c'est  que  j'ai  môme  évité  de 
vous  flatter.»  Voilà  mon  crime  :  je  m'en  accuse  au- 
près de  M.  Sandeau  et  du  public  :  mais  il  y  a 
deux  espèces  de  torts,  et  ceux  où  se  révèle  une 
étourderieou  un  malentendu,  ne  sont  pas  les  plus 
graves. 


PRÉFACB.  V 

Quant  aux  portraits,  plus  ou  moins  piquàntSi 
mis  dans  la  bouche  â'Eàtid6mé,  personne  assu- 
rément n'a  pu  leà  attribuera  un  autncqii^à  moi 
seul.  Dans  un  livre  où  lé  dialogue  tient  iihesi 
large  place,  il  est^vident  (Jde  Tauteur,  ne  fôl-ce 
que  pourvarierla  fôrm^,  a  le  droit  d'exprimer 
sesjngèmehls  en  raisantipsrrlér  sôi)interlocii<eurs; 
ressentie]  est  qu'il  en' &ssutneM>alQ  la.  ec8{Mènsa- 
bilîté.  Ofi  s'y  araiyi];ie  si'  pea;  ipié  le  piu£^ malin 
des  journaux  a  tout  natureUemfent  porté  à  mon 
compte  plusieurs  de  ces  portraiteij  Ceci  mlamène 
à  aborder  une  question  plus  généraloi 

Les  Jeudis  de  maédtneCkérbonneau  sont  une 
satire  contemporaine,  la  satire  d'un  Parisien  dé- 
chu où  d'un  protinclal  en  révolte;  satire  en  prose 
maihéùreuscmeilt;  car  si  j'avais  jeté  sur  ses.  mai- 
gres épaulcà  lé  velours  de^ralexandrîii  et  les 
dentelles  de  la  rime  rièhe^  toiM  le  monde  Feût 
acceptée.  Or  la  satire  a  un  privilège:  l'exa* 
gération,  ou,  si  l'on  aime  mieux,  la  parodie 
et  la  comédie;  la  parodie^  c'est -à^dife  le  côté 
grotesque  et  excessif  do  ce   que  l'on  met  en 


n  PRÉFACE. 

scène;  la  comi^ic,  c'est-à-dire  le  verre  grossissant 
Et,  à  côlé  de  Texagération,  la  fantaisie,  sa  sœur; 
la  fantaisie  qui  a  le  droit  d'inscrire  au  seuil  d^ 
son  domaine  iLasciate  ogni  iperanza...  de  re- 
connaître te)  ou  tel  personnage  dans  les  créations 
de  mes  caprices.  Depuis  le  modeste  employé  de 
bureau  jusqu'à  la  grande  dame,  mon  imagi- 
nation a  tout  fait  et  la  vôtre  perdrait  ses  peines 
à  chercher  des  noms  en  dehors  de  ceux  que  j'ai 
eu  ringénuilé  de  donner  moi-même. 

A  qui  pcrsuadera-t-on  que  des  vaudevillistes 
qui  se  rassemblent,  échangent,  en  cinq  minutes, 
trente  mots  d'ar^of,  et  ne  songent  qu'aux  moyens 
de  gagner  de  V argent  avec  des  pièces  à  femmes? 
Non  ;  mais  l'argot,  l'argent  et  les  pièces  à  femmes 
clant  au  nombre  des  plaies  du  théâtre  moderne, 
la  satire'concentre  ces  traits  épars  et  les  met  en 
saillie. 

Qui  peut  croire  que  nos  spirituels  chroniqueurs 
racontent  perpétuellement  des  niaiseries,  comme 
celles  qui,  dans  ma  pensée,  n'étaient  qu'une  pa- 
rodie? Non;  mais  cette  parodie  est  justifiée  par 


PRÉFACE.  ftt 

le  rôle  démesure  qu'a  donne  logiquemcn'.  à  ce 
genre  d'articles  la  législation  actuelle  de  la 
presse. 

Et,  dans  un  autre  genre,  lorsque,  pour  ôter  à 
mon  livre  d!liumori$te  Tapparencc  d'une  œuvre 
de  parti,  je  me  suis  permis  un  léger  badinage 
aux  dépens  d*un  homme  éminent  que  j'admire, 
que  j'bonore  et  que  j'aime,  n'ai-je  pas  mulli- 
pllé  les  lettres  de  Phidippe,  afm  que  la  charge^ 
à  force   d'élre  visible,  cessât  d'être  offensante? 

De  même,  étant  donnés  ces  sujets,  vrais  et 
actuels  :  désillusions  d'un  provincial  naïf  en 
présence  de  nos  célébrités  parisiennes;  atmo* 
sphère  artificielle,  créée  par  les  flatteurs  autour 
d'une  femme  célèbre;  grandeur  et  décadence 
d'un  critique,  suivant  qu'il  se  prête  aux  procédés 
de  complaisances  réciproques,  ou  que,  par  con- 
viction ou  par  iitimeur^  il  tombe  dans  l'excès  con- 
traire, etc.,  etc.,  etc.,  etc.;  étant  donnés  ces 
cadres  et  quelques  autres,  la  satire  a  le  droit  d'y 
placer  les  figures^  telles  que  la  mémoire  del'auteur 
les  lui  retrace  î  mémoire  qui  peut,  à  distance,  s'é- 


m  PtitfkCK 

garer  sur  quelques  détails,  mais  non  pas  sur  le 
sens  même  de  Tépisode  elles  principaux  traits  de 
la  physionomie. 

Mais,  me  dit-on,  pour  qu'une  pareille  méthode 
At  acceptabley  il  ne  faudrait  pas  mettre  en  scène 
des  personnages  réels  ;  il  n'eût  pas  fallu  surtout 
articuler  les  noms  propres  à  la  fin  du  volume. 
Âh  !  de  grâce,  ne  me  reprochez  pas  ce  qu'il  y  a  de 
plus  honnCte  dans  les  Jeudis  de  madame  Char^ 
bonneaul  Aimeriez-voiis  mieux,  par  hasard,  ce 
système  perfidement  habile,  qui  eût  consisté  à 
créer  des  types  assez  élastiques  pour  mettre  ma 
responsabilité  à  couvert,  assez  reconnaissabics 
pour  satisAûre  surabondamment  la  curiosité  et  la 
malice?  Ainsi  ont  fait,  je  le  sais,  la  Druyère  et  le 
Sage;  mais  d'abord  ils  avaient  du  génie,  et  je  n'ai 
un  peu  d'esprit  que  depuis  trois  semaines.  Ensuite 
il  y  a  des  nuances  dont  il  sied  de  tenir  compte. 
Toutes  les  précautions  étaient  permises  ou  même 
obligées  en  face  des  puissances  de  l'ancien  régime; 
toutes  les  équivoques  nous  sont  interdites  vis-à- 
vis  de  nos  égaux  dans  la  société  moderne.  Je 


f^nÉFACK.  it 

ron  pronls  1res  birn  fju'un  écrivain  ait  eu  peur 
(!ela  Uasliilo  :  je  n'admels  pas  qu'il  ait  peur  de 
ses  confrères.  Qu'y  aurais-je  gagne  d'ailleurs?  de 
me  cacher  derrière  ces  pseudonymes  comme  der* 
rière  un  buisson,  d'èlre  lenlc  d'opposer  aux  ré- 
ilnmnnis  une  dénégation  commode,  et  de  ne 
pouvoir,  sans  des  complications  fâcheuses,  recti- 
lior  \vs  erreurs  de  détail  et  de  date  qu'il  m'é- 
lait  presque  impossible  de  ne  pas  commettre? 
Quand  on  fait  une  imprudence,  il  faut  la  faire 
lomplcte  :  mieux  vaut  une  faute  qu'une  per- 
Hdie  ;   mieux  vaut  une  folie  qu'une  lâcheté. 

Dans  un  pareil  livre,  en  effet,  il  y  a  trois  cho- 
ses :  les  portraits,  que  l'auteur  croit  vrais,  de 
ceUe  vérité  excessive  que  la  satire  comporte; 
les  souvenirs  ou  épisodes,  dont  je  suis  certain, 
elles  détails,  en  très-petit  nombre,  sur  lesquels 
j'ai  pu  me  tromper  ou  être  trompé.  J'en  ai  rec- 
tifié deux  ;  de  ces  deux-l),  il  en  est  un,  qui  exige 
de  moi  une  explication  très -franche,  dussc-je 
faire  rire  à  mc^s  dépens.  Mon  livre  a  paru  le 
H  aviil,  el,  dès  le  15,  on  m'a  «S3ur<^,  do  Iciitcs 


f  Puirxct. 

paris,  qu'il  soulevait  des  lempôlcs.  Onze  jours 
après,  le  samedi  26,  —  je  liens  à  tout  préciser,  — 
je  rencontrai,  à  l'angle  du  boulevard  et  de  la  rue 
Tailbout,  M.  Ernest  Legouvc.Il  vînt  à  moi,  me  ten- 
dit la  main^  et  me  parla  d'une  façon  si  cordiale  et  si 
chaleureuse,  que  j'en  fus  vivement  touché.  Je  crus 
—  et  qui  ne  l'aurait  pensé  à  ma  place?  — qu'il 
avait  lu  mon  livre,  et  que,  ne  voulant  pas  s'en 
offenser,  il  s* était  amusé  à  me  faire  repentir  de 
mesépigramnies  par  son  attilude  plus  affectueuse 
que  de  coutume.  Je  rentrai  chez  moi,  et,  en 
vue  d'une  édition  prochaine,  je  reOs  plusieurs 
parties  du  chapitre  qui  le  concerne.  Dans  cette 
opération,  je  ne  songeai  qu'à  son  amour-propre 
littéraire;  car,  Dieu  merci!  aucune  question  plus 
grave  ne  pouvait  être  enjeu.  Depuis,  or:  m'a 
rappelé,  dates  en  main,  que  la  Lcture  de  la 
comédie  d'Alice  ou  le  Nom  du  Mari,  ami  eu  liei: 
à  la  fin  d'avril  1855,  et,  qu'à  ccîie  l'poque, 
M.  Ernest Lrgouvé  était  drjà,  depuis  près  de  deux 
nioi?î,  mcml^re  de  l'Académie  fraricjaise.  On  m'a 
demandé  une  rcctilication   de  date,    que  je  no 


PRÉFACE.  XI 

pouvais  pas  refuser  ;  mais,  par  un  scnlimcnl  tout 
spoDlanCy  j'avais  fait  d'avance  beaucoup  plus, 
ainsi  qu'on  le  verra  dans  rédîlion  actuelle.  J'avais 
aussi  compris  la  convenance  d'effacer,  dans  ce 
même  épisode,  jusqu'au  pseudonyme  sous  lequel 
on  a  cru  reconnaître  une  femme  entourée  de  tous 
les  respects.  Mais,  encore  une  fois,  comment 
auraîs-je  pu  me  croire  si  coupable,  quand  ce  cha- 
pitre avait  paru  dans  un  journal  dirigé  par  un  des 
écrivains  favoris  de  la  sociclé  aristocratique,  un 
journal  comptant  bon  nombre  d'abonnés,  sinon 
dans  les  cafés  et  les  cabinets  littéraires,  au  moins 
dans  les  salons  du  faubourg  Saint-Germain  et  du 
faubourg  Sainl-Donoréî 

Je  ne  veux  pas  prolonger  ce  plaidoyer  :  je 
m'arrêterai  à  un  dernier  point  de  vue.  On  a  dit 
que  ce  livre  était  l'œuvre  d'un  ambitieux  qui  ne 
trouvait  pas  sa  forlune  littéraire  au  niveau  de  ses 
prétentions  et  cassait  les  vitres  pour  faire  do 
bruit.  Je  ne  le  crois  pas,  c'est  plutôt  l'œuvre  d'un 
désenchanté,  j'allais  dire  d*un  spleenihque  en  lit- 
teralure.  Un  moment,  les  Jeudis  de  madame  Char 


m  PBtFACB. 

bonneau  m'ont  semblé  lenir  le  milieu  entre  un 
teslament  et  un  suicide  littéraire.  Que  sait-on 
pourtant?  Les  vente  et  les  flots  sont  changeants. 
D  y  a  des  tpmpérameuts  bizarres  qu*une  maladie 
aiguë  renouvelle  et  fortifie;  il  y  a  des  crises  qui 
sauvent  et  dos  orages  qui  fertilisent.  Ce  succès,  si 
peu  prcva  et  si  peu  désiré,  !e  bruit  qu'a  fait  mon 
livre,  les  tempêtes  qu'il  a  suscitées,  cet  acre  par- 
fum de  tubéreuse  substitué  aux  fades  odeurs  de 
mauve  et  de  camomille,  cette  atmosphère  d'agi- 
tation et  d'ivresse,  si  nouvelle  pour  moi,  tout  cet 
ensemble  m'a  démontré  les  inconvénients  et  les 
avant«iges  de  ce  genre  d'ouvrages  où  mille  défauts 
sont  rachetés  par  un  peu  de  réalité  et  de  vie; 
mais  tout  cela  aussi  m'a  révélé  à  moi-même,  m'a 
expliqué  le  vague  malaise,  l'intime  souffrance 
que  j'éprouvais  depuis  longtemps.  C'était  le  dé- 
plaisir  de  me  savoir  ennuyeux  sans  être  bien  sût 
que  ce  fût  là  ma  vocation  véritable;  c'était  cette 
veine  franche,  vive,  gauloise,  épîgrammalique, 
que  je  sentais  en  dedans,  tandis  qu'au  cteliors 
.  s'épancb^iynt  Icç  banalités  bienveillantes,  les  p6- 


rRÉFACE.  xni 

nodes  à  ressorts  et  ces  ambitieuses  llradcs  dont 
M.  Sainte-Beuve  s'est  si  juslcmcnl  moque.  Que 
mes  confrères  le  sachent  bien,  cl  que  cet  nvcu 
;'.tlénae  à  leurs  yeux  mes  crimes!  Ce  qui  m'a  pré- 
disposé à  celle  exagération  maladive  dont  mon 
livre  porle  des  traces,  ce  qui  m'a  irrité  contre 
mes  amis  et  mes  ennemis,  contre  autrui  et  conlrc 
moi-môme,  c'étaient  bien  moins  des  sarcasmes  cl 
des  invectives  dont  chacun  de  nous,  en  dcHnitive, 
a  sa  part,  que  celle  lutte,  celte  résistance  inté- 
rieure de  mon  vrai  genre  contre  le  factice  cl  le 
convenu.  Maintenant  que  ferai-je  de  celte  décou- 
verte? Je  l'ignore,  et  pcut-ctrc  bien,  après  m'ctre 
donné  le  plaisir  de  cette  équipée,  rcprcndrai-je 
gravement  le  pas  cl  l'uniforme,  la  consigne  cl 
répauletlc  de  laine,  pourvu  que  jncs  chefs  con- 
sentent à  ne  pas  trop  me  fusiller  comme  déser- 
teur, reul-ôlre  aussi  fouillerai-je  de  nouveau  dans 
mes  carions  et  mes  souvenirs  :  chose  singulière! 
Le  proverbe  a  raison  :  les  extrêmes  se  touchent, 
cl  l'excessive  ingénuité  m'a  conduit  aux  mômes 
résultais  que  rexcessive  prudence.   Quand  j'ar- 


HT  fREFACE. 

rivai  à  Paris  avec  cette  avidité,  cet  enthousiasme, 
celte  gloutonnerie  littéraire  que  j'ai  essayé  de 
peindre,  je  traitai  mes  bien-aimés  confrères 
comme  les  dévots  traitent  leurs  saints  et  les 
amants  leurs  fiancées.  Le  soir,  en  rentrant, 
plein  d'une  extase  béate,  je  crayonnais  pieu- 
sement sur  (les  tablettes  tout  ce  que  j'avais 
vu  cH  entendu  de  curieux  dans  ces  illustres  com- 
pagnies. Plus  tard,  beaucoup  plus  tard,  quand 
sont  venues  les  lunes  rousses,  j'ai  été  tout  surpris 
de  constater  que  ce  qui  n'était  et  ne  voulait  ôlre, 
dans  ma  pensée,  que  trésor  d'amoureux  et  pieuse 
relique,  pourrait  devenir,  en  cas  de  nécessité  ur- 
gente, une  panoplie  d'armes  défensives.  Voici 
donc  aujourd'hui  la  situation  finale  :  il  est  évi- 
dent que  je  viens  d'avoir  ce  que  l'on  a  spiri- 
tuellement appelé  Télé  de  la  Ponlmartin  :  une 
hausse  subite  s'est  faite  sur  mes  pauvres  actions 
littéraires,  qui  passent  d'emblée  du  Graissessac  à 
l'Orléans;  enfin  je  suis  élonné  moi-même  de  là 
quantité  de  jeudis  que  contient  encore  l'almanach 
de  madame  Charbonncau.  Nous  les  y  laisserons, 


PRÉFACE  Xf 

Dieu  merci  !  et  je  me  hâte  d'évoquer  un  souvenir 
du  plus  charmant  des  poêles,  comme  on  brûle  du 
boisde  sanlal  pour  chasser  les  odeurs  malsaines 
//  ne  faut  jurer  de  rien. 

is«  14  mai  1802 

Ar.MAND  DE  Pontmautih. 


INTRODUCTION 


UN  ANCIEN  ÂMI' 


Il  y  a  seize  ans,  je  vous  dédiai  mon  premier 
ouvrage  :  pcrmeltez-moi  de  vous  oiTrir  celui-ci. 
Si  je  voulais  me  rendre  intéressant,  je  vous  dirais 
qu'il  sera  probablement  le  dernier.  Ce  que  je 
crois,  du  moins,  c'est  qu'il  sera,  dans  ma  vie  lit* 
téraire,  une  date,  peut-être  une  crise. 

*  le  maintiens  cette  introduction  comme  morceau  littéraire* 


HT  INTRODUCTION. 

J'avais  d'abord  songé  à  faire  des  Jeudis  de 
madame  Charbonneau  une  sorte  de  protestation  de 
la  province  contre  la  centralisation  parisienne  ; 
mais  cette  centralisation  formidable  offre  ce  ca- 
ractère particulier,  que  tous^  tant  que  nous  som- 
mes, nous  trouvons  constamment  d'excellentes 
raisons  pour  la  combattre,  et  que  nous  cherchons 
sans  cesse  de  mauvais  prétextes  pour  lui  céder  ; 
nous  passons  notre  temps  à  en  médire  et  à  la 
subir  :  celte  thèse  a  donc  tous  les  inconvé- 
nients du  lieu  commun  sans  un  seul  de  ses  avan« 
tages. 

Il  est  trop  naturel,  d'ailleurs,  de  tomber  du 
côté  oà  l'on  penche.  Dès  la  trentième  page,  j'ai 
été  invinciblement  entraîné  à  ajuster  dans  ce 
cadre  provincial  mes  souvenirs  personnels  et 
parisiens.  Ceci  m'amène,  mon  cher  ami,  à  aborder 
avec  vous  une  des  faces  de  cette  question  déli- 
cate. 


i 


tRTRODUGTtON.  xv 

Vons  VOUS  souvenez,  j*en  suis  sûr,  de  nos  pre- 
mières  rencontres,  de  ces  commencements  d'inti- 
mité  qae  votre  aimable  accueil  me  rendit  plus 
doux  encore,  et  auxquels  je  fais  allusion  dans  un 
des  chapitres  de  ce  livre  :  Heureux  temps,  où  je 
redevenais  jeune  par  Tenthousiasme  et  Tespé- 
rance!  saisons  printanières  dont  les  meilleurs 
moments  s^écoulèrent  dans  ce  joli  pavillon  de  la 
rue  de  Lille  ou  sur  ce  gracieux  coteau  de  la  Celle- 
Saint-GIoud,  au  milieu  du  groupe  choisi  que  réu- 
nissait votre  hospitalité  charmante  !  soirées  déli- 
cieuses où  aucun  nuage  ne  se  glissait  entre  vos 
hdtes,  où  Gustave  Planche,  Gleyre,  Emile  Augier, 
Ponsard,  tendaient  une  main  amie  au  légitimiste 
très-peu  fier,  à  Vari$toerate  un  peu  râpé!  J'en 
appelle  à  votre  témoignage  :  Vous  faisais-je  alors 
Feffet  d'un  énergnmène,  d'un  Zoïle,  d'un  détrac- 
teur à  priori  de  nos  célébrités?  Je  ne  demandais 
qu'à  estimer,  à  admirer  et  à  aimer.  Que  de  sym^ 


x^  INTRODUCTIOW. 

pathies  pour  les  œuvres!  que  d'illusions  sur  les 
hommes  I  Ce  n'était  nas  d'un  goût  de  dénigre- 
ment;  mais  d'un  excès  de  confiance  que  vous 
aviez  à  me  préserver.  Aussi  obscur  que  peut 
Tétre  un  grand  homme  d'arrondissement,  aussi 
âgé  que  les  moins  jeunes  d'enlre  vous,  je  puis 
affirmer  dans  toute  la  sincérité  de  mon  âme  que 
jamais  le  sentiment  de  mon  infériorité  ne  dégé- 
néra en  un  mouvement  d*envie, 

Maintenant,  comment  a-t-il  pu  se  faire  que,  de 
ce  point  de  départ,  je  sois  arrivé  où  je  suis? 
Comment  l'agneau  s'est  il  changé  en  hup,  le 
lilas  en  chardon,  le  ramier  en  hibou,  l'or  pur  en 
un  plomb  vil?  Comment,  sans  trop  d^invraiscm- 
blance,  a-t-on  pu  m'accuser  d'apporter  dans  ma 
critique  tous  les  défauts  contraires  à  toutes  les 
qualités  que  j'avais  alors?  Je  ne  saurais  me  le 
dissimuler,  il  n'y  a  pas,  dans  la  république  des 
lettres,  de  citoyen  plus  impopulaire  que  moi. 


INTRODUCTION.  xvn 

Tai  eu  à  traverser  d'orageux  trimestres,  pendant 
lesquels  il  m'était  impossible  d'ouvrir  un  journal 
sans  m'y  heurter  contre  mon  nom  encadré  dans 
une  malice,  souvent  plaisante,  quelquefois  gros- 
sière. Je  ne  suis  pas  même  Fréron,  —  ce  serait 
trop  beau,  —  mais  Patouillet  ou  Nonotte,  une 
espèce  de  long  fantôme  noir  aux  doigts  crochus, 
qu'offusque  la  lumière  du  soleil ,  et  qui  va,  le  soir, 
ramasser  dans  les  ruines  quelque  grosse  pierre 
pour  la  jeter  à  nos  plus  glorieuses  statues.  Jour- 
nalistes de  la  démocratie  en  sabots,  comme  les 
beaux  esprits  du  Siècle^  ou  en  gants  jaunes, 
comme  les  raffinés  de  la  Presse^  courtisans  du 
Palais-Royal,  littérature  officieuse,  républicains 
pour  rire,  vaincus  de  carnaval,  libéraux  de 
mardi -gras,  haute  et  basse  bohème,  tous  m'ont 
déchiré  avec  un  ensemble  d'autant  plus  édifiant 
que  j'étais  plus  faible,  plus  seul  et  plus  désarmé. 
En  province  même,  où  nos  passions  littéraires  ne 


ZV1II  INTRODUCTION. 

pénètrent  pas,  à  Montpellieri  dans  celte  ville  in- 
telligente, polie,  savante,  qui  a  é\é  le  berceau 
d'une  partie  de  ma  famille  et  où  je  compte  encore 
des  parents  et  des  amis,  il  s'est  trouvé  un  homme, 
—  heureusement,  6  ma  belle  France,  c'est  un 
Anglais,  -*-  pour  écrire  ceci  :  a  M,  de  Pont* 
martin,  à  qui  il  sera  beaucoup  pardonné,  parce 
qu'il  a  beaucoup  détesté  I  x>  -*-  Oui,  j'ai  lu,  de 
mes  propres  yeux  lu  cette  phrase  incroyable 
dans  le  journal  de  M.  Danjou,  Tennemi  des 
nudités  en  marbre  et  un  des  plus  sévères  gar- 
diens de  la  morale  publique;  —  et  personne  n'a 
réclamé  ! 

Encore  une  fois,  quel  est  le  mot  de  cette 
énigme?  Youlez^vous,  mon  cher  ami,  que  nous 
le  cherchions  ensemble  ? 

Notre  malheur  à  tous  a  été  la  révolution  de 
Février;  et  je  puis  me  rendre  cette  justice,  que 
je  l'ai,  dès  le  premier  jour,  instinctivement  mau- 


INTRODUCTION  xn 

dite  et  haïe.  Si,  comme  on  Tassure,  quelques-uns 
de  nos  politiques  les  plus  éminents  se  sont  créés 
an  précédent  fâcheux  en  saluant  à  son  aurore 
notre  seconde  République,  on  ne  trouvera  pas 
pièce  pareille  dans  mon  dossier.  Dès  que  j'ai  eu 
à  ma  disposition  un  carré  de  papier,  je  me  suis 
aUiré  les  colères  rouges  de  la  Réforme^  en  racon- 
tant rhistoire  d'un  invalide  civil,  pensionnaire 
des  Tuileries I  mort  pour  avoir  avalé  un  diamant, 
et  en  annonçant  à  mademoiselle  Rachel  que  la  ' 
Marseillaise  ne  lui  porterait  pas  bonheur.  Cette 
aversion  instinctive  n'avait  rien  de  politique; 
non  :  c'était  l'homme  de  lettres  qui  se  sentait 
transporté,  avec  ses  amis  et  ses  adversaires,  dans 
uoe  atmosphère  malsaine  et  violente,  où  nous 
allions  tous  perdre  une  des  pins  précieuses  qualités 
de  la  critique  :  la  mesure.  Quand  les  Proudhon,  les 
Raspail,  les  Blanqui,  les  Louis  Blanc,  les  Gabet, 
mettaient  chaque  malin  en  circulation  les  théories 


jtx  INTROBUCTIOîf. 

les  plus  monstrueuses,  quand  le  spectre  de  93 
était  sans  cesse  évoqué  et  gloriûé^  quand  les  ma- 
nifestations et  les  émeutes  servaient  de  commen- 
taires à  chacune  de  ces  pages  sinistres,  nul  ne 
songeait  à  s*étonner  ou  à  se  plaindre  si  les  hommes 
placés  à  l'extrémité  contraire  forçaient  le  ton  pour 
se  faire  entendre  au  milieu  de  cet  inexprimable 
chaos.  A  des  folies,  à  des  injures,  à  des  menaces, 
nous  répondions  par  des  duretés  et  des  rudesseS| 
et  ce  genre  de  polémique  paraissait  tout  simple  à 
tout  le  monde,  à  commencer  par  nos  antago- 
nistes. C'était  un  orchestre,  —  un  charivari,  si 
vous  le  voulez,  —  où  le  diapason  était,  de  part  et 
d'autre,  tellement  haussé,  que  celui  qui  aurait 
voulu  ne  jouer  que  la  note  juste  aurait  fait  de 
cette  justesse  une  dissonnance.  Nous  avions,  en 
outre,  pour  complice  la  société  tout  entière;  oui,  la 
société  qui,  enrageant  tout  bas  de  s*être  laissé  sur- 
prendre, voulait  se  dédommager  en  détail  et  nous 


ÏNTRODITCTIO!!.  ai 

excitait  h  redoubler  de  fureur,  h  ne  ménnger  per* 
sonne,  à  briser  les  dangereux  instruments  de  ses 
plaisirs  de  la  veille,  à  remonter  aux  sources  de  ce 
d&ordre  moral,  dont  la  traduction  brutale  tapis- 
sait les  murs  et  courait  les  rues.  On  ne  trouvait 
jamais  que  nous  en  eussions  assez  dit,  et  nos  vio- 
lences les  plus  excessives  furent  écrites  sous  la 
dictée  des  hommes  du  monde  les  plus  distingués 
et  les  plus  polis.  On  est  si  terrible,  quand  on  a 
peur!  Mes  articles  sur  Béranger,  qui  ont  mis 
dans  ma  littérature,  jusque-là  si  paisible,  un  peu 
de  bruit  et  tant  d'amertume,  sont  de  cette  époque; 
et,  à  celte  époque,  nul  ne  fut  scandalisé  de  voir  un 
royaliste,  deux  fois  vaincu,  en  juillet  1830  et  en 
février  1848,  attaquer  Thomme  qui  avait  le  plus 
contribué  à  ces  deux  révolutions.  Et  madame 
Sand  !  il  fallait  entendre  les  cris  de  fureur  qui 
retentirent,  lorsqu'on  Taccusa  d'avoir  rédigé  ce 
fameux  bulletin  de  la  République,  qui   éclata 


a. 


nu  INTRODUCTIOn 

comme  une  bombe  sur  Paris  consterné;  il  n'y 
avait  pas  de  roman,  pas  de  chef-d'œuvre  qui  tint  : 
ce  jour-là,  si  un  vil  réactionnaire  de  notre  espècCi 
oubliant  Valentimf  Andréa  Mauprat  et  vingt 
autres  récits  merveilleu)[|  l'eût  criblée  de  sar- 
casmes et  d'invectivesi  il  eût  été  le  héros  de  la 
ville,  sinon  de  la  cour.  Et  Victor  Hugo  !  on  jouai 
en  1850,  sur  un  théfttre  du  boulevard,  un  mélo- 
drame tiré  de  Pfotre-Dame  de  Paris.  J'en  profitai 
pour  montrer  où  nous  avait  conduits  tout  doucet- 
tement cette  Esméralda,  fille  de  Marion  Oelorme 
et  de  Manon  Lescaut  (nous  n'avions  cependant  pas 
encore  Marguerite  Gautier  et  la  baronne  d'Ange); 
et  tel  était  alors  le  courant  d'idées,  que  ma  diatribe 
qui,  dix  ans  plus  tard,  aurait  paru  trop  forte  pour 
VUniverSy  obtint  un  grand  succès  de  vingt-qualre 
heures^  non  pas,  comme  on  l'a  dit,  auprès  do 
vicaire  de  mon  village,  mais  auprès  de  mes  con- 
frères de  la  Société  des  gens  de  lettres.  Et  Eugène 


INTRODUCTION.  xxni 

Sue!  nous  avions  inventé,  pour  combattre  sa 
candidature,  un  brave  homme,  nommé  Leclerc, 
dont  le  fils  avait  été  tué  du  bon  côté  des  barri- 
cades et  dont  on  n*a  plus  jamais  entendu  parler. 
Nous  fûmes  battus,  comme  toujours;  mais  quelle 
verve,  quelle  véhémence,  quelle  indignation  col* 
leclive  contre  l'auteur  de  ces  Mystères  de  Paru 
qui  nous  avaient  pourtant  si  passionnément  amu* 
ses  !  Ainsi  l'exigeait,  ainsi  nous  armait  en  guerre 
la  société  elle-même,  cette  société  qui,  dans  des 
jours  plus  calmes,  avait  su  par  cœur  et  s'était 
raconté  avec  délices  les  chagrins  de  Mathilde,  les 
crimes  de  Lugarto,  les  vertus  de  Rochegune,  les 
prouesses  de  Rodolphe,  les  douleurs  de  Fleur« 
de-Marie,  la  réhabilitation  du  Ghourineur  et  les 
misères  de  Gouche-tout-Nu.  Elle  ne  nous  permit 
pas  même  d'épargner  ce  noble  et  doux  Lamartine, 
le  plus  pur  assurément  de  tous  ceux  qui  ont  fait 
du  mal  à  leur  pays  sans  le  vouloir  et  sans  le 


«IV  INTRODUCTIOH. 

savoir;  Lamartine  qui  nous  offrait  pour  sa  rançon 
de  poêle,  Graziella,  Raphaël  et  Geneviève;  Lamar- 
tine, cet  être  léger  et  sacré,  que  Platon  eût  mis 
peut-être  à  la  porte  de  sa  République,  mais  qui 
du  moins  avait  pacifié  et  apprivoisé  la  nôtre; 
hélas!  il  fallut  encore  immoler  celui-là;  tant  la 
violence  était  dans  Tair!  tant  les  représailles 
semblaient  naturelles!  Heureuses  encore,  heu- 
reuses les  républiques  où  Ton  ne  se  grise  qu*avcc 
de  l'encre  ! 

Qu'en  est-il  résulté?  ce  que  Ton  pouvait  aisé- 
ment prévoir.  Après  celte  phase  ardente,  quand 
tout  est  rentré  dans  l'ordre,  quand  les  plus  pol- 
trons ont  été  rassurés,  quand  toute  cette  démo- 
cratie exubérante  a  été  disciplinée  et  muselée,  le 
pli  était  fait,  l'habitude  prise;  Vut  de  poitrine  de 
nos  antipathies  et  de  nos  colères  avait  passé  à 
l'état  chronique  :  nous  ressemblions  à  ces  chan- 
teurs de  province  qui,  à  force  d'avoir  crié,  ne 


UINTRODGTIOR.  xxr 

penrent  plus  chanter.  Noos  étions  atteints,  les 
nos  contre  les  autres,  d'une  sorte  de  surexcita- 
tion qui,  chez  plusieurs  d'entre  nous,  n'est  pas 
encore  calmée.  Dans  le  fait,  pourquoi  ce  qui  pa- 
raissait vrai  en  4849,  ne  le  serait-il  plus  en  1859? 
Pourquoi  ceux  qui  nous  applaudissaient  alors» 
nous  tourneraient-ils  le  dos  aujourd'hui?  Immé- 
diats ou  ajournés,  les  périls  n'ont-ils  pas  la  même 
origine  et  la  même  cause?  Y  a-l>il  une  morale 
pour  les  temps  d'angoisses,  et  une  autre  morale 
pour  les  temps  de  sécurité?  Y  a-t-il  un  goût,  une 
critique,  une  littérature  à  l'usage  des  gens  qui 
tremblent,  et  une  autre  littérature,  une  autre 
critique,  un  autre  goût  à  l'usage  des  gens  tran- 
quillisés? Théoriquement,  cela  ne  devrait  pas 
être;  en  réalité,  cela  est  :  l'homme  est  une  créa- 
lare  essentiellement  inconséquente;  la  société, 
c'est  rinconséqucuce  de  chacun  multipliée  par 
rinconséquence  de  tous.  11  y  a  plus  :  le  régime 


XXVI  IliTRODUGIfOIi. 

nouveau  plaçait  hors  du  contrôle»  c'estpà-dire  des 
attaques  de  la  presse,  tous  les  pouvoirs  politiques, 
tous  les  personnages  officiels  qui  avaient  défrayé 
autrefois  la  verve  des  journalistes.  Il  n'y  avait 
plus  rien  à  faire  ni  à  dire  de  ce  côté-là.  Il  fallait 
pourtant  un  dérivatif,  une  soupape  à  cet  esprit 
français,  gaulois,  frondeur,  railleur,  qui  risque 
d'éclater  si  on  le  comprime.  Cette  soupape,  c'est 
nous-mêmes,  et  à  nos  frais  et  dépens,  qui  nous  la 
sommes  fournie  à  nous-mêmes.  Nous  nous  som* 
mes  mis  à  nous  déchirer  mutuellement,  entre 
gens  de  lettres,  faute  de  pouvoir  dévorer  des  mi« 
nistres,  des  ambassadeurs,  des  généraux  et  des 
princes!  Ainsi,  d'une  part,  nous  étions  à  peine 
guéris  de  cet  accès  de  fièvre  de  quatre  années, 
qui  nous  avait  laissé,  surtout  aux  vaincus,  une 
irritation  nerveuse;  d'autre  part,  cette  irritation 
ne  pouvait  plus  s'exercer  que  sur  nos  confrères. 
Et  quelles  différences,  grand  Dieu,  sans  compter 


INTR0DUCTI0I9.  nni 

la  8nsceptibilité  proverbiale  de  notre  épiderme? 
Quand  des  hommes  tels  que  M.  Guizot,  tels  que  le 
maréchal  Bugeaud,  tels  que  H.  Thiers,  tels  que 
le  duc  de  Broglie,  étaient  attaqués,  insultés  même 
dans  un  article  presque  toujours  sans  signature» 
il  n'y  avait  pas  d'offense.  La  fonction»  le  service 
public,  le  personnage  couvrait  Diomme  :  ce  n'é- 
tait pas  un  individu  moqué  ou  invectivé  par  un 
autre  individu  ;  c'était  une  puissance  sociale  aux 
prises  avec  cette  puissance  anonyme  qu'on  appe- 
lait l'opposition  ou  la  presse.  Mais  un  simple  et 
très-simple  homme  de  lettres  qui  vit  de  plain- 
pied  avec  son  persécuteur,  qui  n'est  ni  plus  ni 
moins  que  lui,  et  que  l'on  peut  se  montrer  du 
doigt  sur  le  boulevard  au  moment  où  Tarlicle 
qui  V exécute  circule  encore  de  main  en  main! 
Celui-là  n  est  pas  une  abstraction,  une  généralité, 
la  personnification  d'une  idée,  d*un  pouvoir, 
d*ooe  doctrine  :  quand  on  le  blesse,  c'est  bien 


xxvin  INTRODUCTION. 

son  sang  qui  coule!  Assurément,  il  ferait  mieux 
de  se  taire,  de  pardonner,  de  s'en  remettre  à  la 
justice  ou  à  TindifTérence  du  public,  d'attendre 
que  le  temps  cicatrise  sa  blessure;  mais  deman- 
dez donc  cette  preuve  de  patience  ou  de  sagesse  à 
ces  natures  passionnées^  fiévreuses,  irascibles, 
qu'un  rien  exalte,  que  tout  prédispose  aux  sensa* 
tions  extrêmes,  et  qui  ont  sans  cesse  à  leur  portée 
l'inslrument  de  leur  supplice — et  de  leurs  repré- 
sailles! On  prétend  que  les  ténors,  les  médecins, 
les  avocats,  les  généraux  (pour  ne  citer  que  quel- 
ques professions  bien  diverses),  sont  tout  aussi 
susceptibles,  tout  aussi  enclins  que  les  auteurs  à 
médire  les  uns  des  autres.  Mais  les  ténors  chan- 
tent au  lieu  d'écrire;  les  médecins  n'opèrent  que 
sur  leurs  malades;  les  généraux  préfèrent  l'ac- 
tion à  l'écriture,  et  les  avocats  soulagent  leur 
bile  aux  dépens  de  leurs  clients  :  nous,  au  con- 
traire, c'est  notre  dangereux  privilège,  que  les 


IHTRODUCTION.  xm 

occasions  de  nous  attaquer  mutuellement  fassent, 
pour  ainsi  dire,  partie  de  notre  profession  même. 
De  là  ces  haines,  ces  querelles  littéraires,  qui 
sont  sans  doute  de  tous  les  temps,  mais  qui, 
ce  me  semble,  s'enveniment  et  se  multiplient 
dans  le  nôtre.  Et  remarquez  un  détail  que  j'ai 
pu  Yérifîer  à  mes  risques  et  périls.  Dans  ces 
petites  guerres  à  coups  de  plume,  les  plus 
agressifs,  ceux  qui,  par  état  ou  par  goût,  ont 
tour  à  tour  immolé  toutes  les  grandeurs  et 
toutes  les  faiblesses  de  ce  monde,  sont  juste- 
ment ceux  qui  s'étonnent  et  s'irritent  le  plus, 
si  une  de  leurs  victimes  essaye  de  riposter. 
Au  lieu  de  relire  Corneille,  et  de  répéter  avec 
Auguste  : 

Qaoi!  tu  Teux  qu'on  t'épargne,  et  n'as  rien  épargné  I 

Us  éprouvent  la  sensation  du  chasseur  qui  verrait 
tout  à  coup  un  lièvre  au  gîte  se  saisir  d'un  revol- 


m  INTRODUCTIOH. 

ver  et  faire  feu  sur  son  ennemi*  Puis,  après  ce 
premier  mouvement  de  surprise,  quel  redouble* 
ment  de  colères  et  d'injures t 

Voilà,  mon  cher  ami,  comment,  sans  Tocation 
préalable,  sans  méchanceté  naturelle,  avec  le 
vif  désir  de  trouver  tous  ses  confrères  bons,  ai- 
mables, spirituels,  dignes  de  toutes  sortes  de 
respects  et  d'hommages,  on  peut  se  voir,  malgré 
soi ,  transporté  dans  cette  sphère  orageuse  où  les 
fleurs  de  rhétorique  [se  hérissent  d'épines,  attiré 
par  le  tournoiement  de  cette  meule  où  s'ai- 
guisent les  sarcasmes  et  les  épigrammes.  ce  Je  ne 
déteste  pas  les  coups,  mais  à  la  condition  de  les 
rendre,  »  écrivait  récemment  un  des  maUres  de 
la  critique  contemporaine.  Le  mot  est  vrai  el 
triste,  comme  presque  tout  ce  qui  est  vrai.  Ce 
qu'y  perd  la  dignité  des  lettres,  déjà  si  compro* 
mise  par  les  préjugés  d'une  partie  du  public,  ce 
qu'y  deviennent  ce  calme,  cette  paix,  cette  liberté 


IRTRODUGTlOn.  x"' 

d'esprit,  si  nécessaires  à  renfanlement  des  œu- 
vres sérieuses,  nous  nous  le  sommes  dit  bien  sou- 
vent, vous  pour  vous  encourager  à  rester  dans 
votre  rôle  de  conteur  cher  à  toutes  les  imagina- 
tions délicatesi  moi  pour  prendre  d'excellentes 
résolutions  auxquelles  j'ai  maintes  fois  manqué» 
Afin  d'élever  un  peu  la  question  et  d'échapper 
i  ce  moi  qui  n'a  pas  cessé,  depuis  Montaigne, 
d'être  baissablei  laissez-moi  vous  signaler  deux 
symptômes  qui  m'ont  frappé  dans  ces  querelles, 
et  qui  me  semblent  appartenir  plus  particu- 
lièrement à  notre  époque.  La  vanité,  chez  les 
gens  de  lettres,  est  certainement  un  bien  vilain 
défaut;  mais  d'abord  on  pourrait  invoquer  en  sa  f 
faveur  la  parole  évangélique  :  a  Que  celui  qui  n*a 
pas  péché,  lui  jette  la  première  pierre!  »  Ensuite, 
ce  défaut  est  l'envers  de  qualités,  d'illusions  du 
moins,  sans  lesquelles  le  travail  du  litlérateur  ne 
serait  qu'un  supplice  continuel.  Évidemment, 


xnn  INTRODUCTION. 

rhomme  qui,  arrivé  à  un  certain  âge  et  ayant 
déjà  écrit,  persiste  à  écrire  encore,  est  un  idiot 
s'il  ne  croit  pas  avoir  du  talent,  ou  un  hypocrite 
8*il  a  l'air  d*étre  de  Tavis  de  ceux  qui  lui  en  refu- 
sent. Inhérente  d'ailleurs  à  l'exercice  même  de  la 
|)ensée,  la  vanité,  —  qui  chez  les  hommes  de 
génie  s'appelle  l'orgueil,  —  ne  peut  pas  comp- 
ter parmi  les  bas  instincts  de  la  nature  humaine  : 
il  sied  donc  de  l'amnistier  ou  à  peu  près.  Mais, 
depuis  quelque  temps,  et  surtout  chez  nos  nou- 
veaux auteurs,  la  vanité  semble  constamment  se 
doubler  d'une  question  d'argent  :  ceci  tient  à  la 
physionomie  de  plus  en  plus  commerciale  que 
prend  notre  littérature  :  on  a  très-bien  fait,  à 
coup  sûr,  d'organiser  son  budget,  de  créer  dqs 
caisses,  de  grossir  les  droits  d'auteurs,  de  fixer 
et  de  prolonger  la  propriété  littéraire,  de  s'arran- 
ger, en  un  mol,  pour  démentir  la  tradition  pi'o- 
verbiale  qui  veut  que  les  écrivains  et  les  poclcs 


INTRODUCTION.  xxxiii 

meurent  de  faim.  Dans  notre  siècle,  où  le  super- 
fia  devient  de  plus  en  plus  le  nécessaire,  il  eût 
clé  cruel  et  absurde  que  les  travailleurs,  les  hom* 
mes  de  talent  demeurassent  condamnés  au  brouet 
noir,  pendant  que  les  agioteurs  s'enrichissaient 
en  dix  minutes.  Par  malheur,  les  mœurs  de  ces 
hommes  d'argent,  qui  ont  failli  devenir  nos  mai- 
Ires,  ont  pénétré  et  fait  école  parmi  nous.  Au- 
jourd'hui un  grand  succès  est  surtout  une  bonne 
affaire.  On  évalue  avec  admiration  et  envie  les 
sommes  qu'ont  rapportées  le  Dm  Job  et  le  Pied 
de  Mouton,  celles  que  rapportent  les  Intimes.  Le 
erilique  qui  parle  d'un  livre  nouveau  avec  une  sé« 
vérité  polie,  n'est  plus  du  tout  un  juge  qui  exerce 
QQ  droit;  il  n'est  plus  même  un  censeur  morose 
qui  blesse  une  vanité,  un  esprit  mal  fait  qui  mé- 
connaît les  beautés  et  exagère  les  taches;  il  est 
bien  pis  que  tout  cela  ;  on  le  traite  de  créature 
malfaisante,  coupable  d'avoir  diminué  les  béné* 


miv  INTRODUCTION. 

fices  d'une  affaire,  d'avoir  entravé  la  circulation 

m 

d'un  objet  de  négoce.  L'auteur  critiqué  semble  lui 
dire  :  «  Attendez  au  moins  que  ma  première  édi- 
tion soit  vendue!  »  — C'est  le  contraire  de  l'In- 
liméy  criant  :  <x  Frappez,  j'ai  quatre  enfants  à 
nourrir!  »  —  Il  y  a  eu,  dans  le  bizarre  épisode 
de  Gaètana^  un  détail  que  l'on  n'a  pas  remar* 
que,  parce  qu'il  est  tout  à  fait  en  harmonie  avec 
ces  nouvelles  mœurs  dont  je  parle.  L'auteur  de 
Gaétana  a  écrit  quelque  part  :  «  L'élite  des  polis- 
sons de  Paris  (ceci  n'est  rien,  c'est  le  mot  de 
l'homme  en  colère),  qui  m'ont  volé  le  fruit  de 
sept  ou  huit  mois  de  travail.  »  — Voilà  le  trait 
de  mœurs.  M.  Âbout  a  dix  fois  plus  d'esprit  qu'il 
n'en  faut  pour  savoir  que  sa  pièce  est  très-mau- 
vaise; qu'elle  aurait  eu,  dans  des  circonstances 
ordinaires,  sept  ou  huit  représentations,  dont 
six  au  moins  devant  les  banquettes;  il  sait 
aussr  que  l'écrivain  qui  travaille  pour  le  théâtre 


INTRODUCTION.  xuv 

eoQrt  une  foule  de  chances  :  n'élre  pas  reçu^ 
n*étjre  pas  joué|  n'être  pas  applaudi,  n'obtenir 
qu'un  succès  d'estime,  etc.,  etc.,  et  que,  par 
conséqaenty  le  fruit  de  son  travail  peut  très-bien 
être  perdu  sans  qu'il  ait  à  réclamer  les  moindres 
dommages-intérêts.  U  sait  en6n  que  les  choses 
ont  toucné  de  fagon  à  rendre  Gaétana^  sinon 
aussi  glorieuse,  au  moins  aussi  lucrative  que  pos- 
sible. N'importe!  le  naturel  s'est  trahi;  la  plaie 
d'argent  a  crié  plus  fort  que  la  blessure  d'a- 
fflour-propre. 

A  ce  symptôme  s'en  ajoute  un  autre  qui  l'ag- 
grave et  le  complète.  Qui  dit  commerce^  dit 
annoncci  et,  en  effet,  c'est  sous  l'annonce  aujour- 
d'hui que  disparait  la  vraie  critique.  Ce  qu'il  y  a 
de  plus  difficile,  de  plus  dangereux  et  de  plus 
rare,  dans  la  littérature  actuelle,  c'est  la  vérité* 
U  en  est  du  public  des  livres  comme  de  celui  de 
nos  théâtres  ;  d'un  côté,  la  masse  indifférente  ; 


xxxTi  IHTRODUCTIOll. 

de  Taulre,  le  groupe  des  claqueurs.  Or,  ces 
claqueursy  ces  amis,  ces  compères,  font  leur  office 
tellement  en  conscience,  leur  admiration  est  tel- 
lement montée  de  toni  ils  entourent  l'auteur 
d'une  atmosphère  si  chargée  d'enthousiasme  et 
d*encenS|  que  la  moindre  restriction,  la  plus  lé- 
gère critique  lui  fait  Teffet  d'une  insulte  ou  d'un 
blasphème.  Si  l'on  essaye  de  réduire  à  leur  juste 
valeur  des  œuvres  surfaites  et  des  succès  factices, 
on  est  aussitôt  assailli  par  une  foule  d^Oronlcs 
mal  élevés,  qui  traduisent  en  langage  d'atelier  ou 
d'école  normale,  le:.  Je  voudrais  bien^  pour 
voir...^  de  l'homme  au  sonnet.  Si  on  laisse  en« 
tendre  à  des  fantaisistes  ou  hnmortsts  spirituels, 
qu'ils  n'ont  pas  encore  tout  à  fait  détrôné  Sterne, 
Lesage  et  Voltaire,  on  devient  leur  persécuteur, 
leur  ennemi.  Gomment  en  serait-il  autrement? 
L'exagération,  la  convention,  la  commandite, 
l'assurance  mutuelle,  régnent  en  souveraines  dans 


^  INTRODUCTION.  xxxvii 

I  le  monde  des  lellrcs:  on  ne  juge  plus;  on  aime 
on  on  déteste,  ou  bien  encore  on  loue  avec  rage 
pour  être  loué  à  outrance.  Les  habiles,  ceux  qui 
yeulent  que  rien  ne  trouble  désormais  leur 
quiétude,  s'en  tirent,  ou,  comme  M.  Théophile 
Gautier,  à  l'aide  d'une  bienveillance  universelle, 
olympienne,  qui  rayonne  également  sur  H.  Ca- 
mille Doucet  et  sur  M.  Barrière,  sur  M.  Yacqucrie 
et  sur  M.  Laya,  ou  par  des  prodiges  de  diploma- 
tie qui  nous  forcent  de  chercher  leur  vraie  pen- 
sée sous  des  enveloppes  sibyllines.  Peut-on  s'éton- 
ner, dès  lors,  qu'un  homme  isolé,  bienveillant, 
mais  indépendant,  sympathique  au  talent,  mais 
récalcitrant  aux  consignes,  d'autant  plus  aigri  par 

l'injustice  de  ses  confrères  qu'il  leur  apportait  plus 
d'alTection  et  de  confiance,  soulève  sous  ses  pas 

des  bourrasques  et  finisse  par  leur  emprunter, 

lui  aussi,  quelque  chose  de  leur  mqussaderie  et 

de  leur  violence? 


XXXVIII  INTRODUCTION. 

S'ensuit-il  que  je  prétende  ne  m'êlre  jamaw 
trompé?  Hélas  !  non,  mille  fois  non  :  les  questions 
de  littérature  et  de  goût  ne  sont  pas  soumises  aux 
mêmes  lois  inflexibles  que  les  questions  de  morale, 
de  religion  et  de  politique*  Celles-là  auraient 
faute  de  mieux,  I^hopneur  pour  gardien;  mais  en 
matière  littéraire,  quand  on  fait  de  la  critique 
depuis  vingt  ans  et  que  tant  de  points  de  vue  ont 
changé^  Tobstination  absolue  serait  le  fait  d'un 
fanatique  ou  d'un  sot.  Oui,  je  me  suis  souvent 
trompé  ;  j'ai  été  trop  agressif  contre  d'admirables 
talents  de  qui  je  n^aurais  jamais  dû  oublier  qu'ils 
avaient  été  les  enchanteurs  de  mon  heureuse 
jeunesse:  j'ai  cru  madame  Sand  finie  et  con- 
damnée lors  de  ses  Mémoires  :  elle  m'a  répliqué 
par  une  gerbe  de  magnifiques  récils.  J'ai  donné 
lieu  de  croire  que  j'étais  insensible  au  merveil* 
leux  génie  de  Voltaire,  moi  qui  ne  le  hais  que  par 
peur  de  trop  Tadrairer.  J'ai  attaqué  trop  aveu- 


INTRODUCTION.  mix 

glëmenl  le  réalisme,  qui  n*6$t  que  la  forme, 
encore  indigeste,  mais  vivace,  de  l'art  démocra* 
tique,  c'est-à-dire  du  seul  art  possible  au  dix^ 
nemrième  siècle.  Enfin  j'ai  essayé  de  faire  de  la 
littérature  aristocratique,  et  je  ne  me  suis  pas 
aperçu  que  raristocratie  avait  toutes  les  qualités 
possibles,  mais  qu'elle  les  gfttait  par  le  même 
défaut  que  la  jument  de  Roland  :  elle  était  morte. 
Et  cependant,  là  encore,  n'ai-je  pas  été  victime 
d'une  inconséquence?  Quel  mal  ne  dit-on  pas, 
dans  les  romans,  au  théâtre  et  ailleurs,  des  riches 
qui  restent  oisifs,  des  gentilshommes  qui  donnent 
à  la  société  active  le  spectacle  de  leur  désœuvré» 
ment,  toujours  inutile,  souvent  coupable?  Or,  si 
le  plus  humble  de  ces  gentilshommes,  si  le  plus 
pauvre  de  ces  ricbea,  cédant  à  une  vocation, 
malheureuse  peut-être,  mais  sincère,  se  donne  à 
la  littérature,  non  pas  à  cette  littérature  des  pri« 
vilégiés  qui  n'est  qu'un  luxe  de  plus,  mais  à 


XL  INTRODUCTION. 

celle  qui  impose  un  travail  incessant,  use  les 
forces,  affronte  les  orages,  accepte  et  aiSrme  l'é* 
galité  moderne  et  finalement  n'obtient  ni  cou- 
ronnes, ni  récompenses,  on  le  traite  en  intrus; 
il  semble  qu'il  usurpe  sa  place  au  soleil,  que  ses 
confrères  doivent  l'en  chasser  par  droit  de  nais- 
sance et  par  droit  de  conquête  ;  et  dans  ces  pré- 
tendus avantages  qui  ne  le  rendent  ni  paresseux, 
ni  fier,  qu'il  oublie  et  abdique  en  prenant  la 
plume,  on  cherche  une  condition  d'infériorité,  par- 
fois même  de  ridicule  ! 

Au  milieu  de  ces  dissidences,  de  ces  injustices, 
de  ces  représailles,  de  ces  discordes  civiles  et  in- 
civiles qui  ont  si  tristement  troublé  notre  beau 
ciel  littéraire,  gardons  au  moins,  mon  cher  ami, 
deux  choses  intactes  :  cet  art  délicat  et  charmant 
dont  j'ai  été  le  Lapeyrouse  et  dont  vous  êtes  le 
Colomb;  et  cette  amitié  qu'ont  épargnée,  Dieu 
merci!   nos  vicissitudes  publiques.  Laissez-moi 


inTRODUCTIOR.  ai 

terminer  celle  trop  longue  préface  par  une  image 
emprunlée  à  ma  vie  rustique.  Je  visitais  Tautre 
jour  une  grange  abandonnée  qui  a  fait  partie  du 
riche  domaine  de  la  Chartreuse  de  Villeneuve. 
Celle  grange  fui  incendiée  au  commencemenl  de 
la  Révolution  :  puis  sont  venus  les  acquéreurs 
des  terres,  dont  aucun  n'a  voulu  se  charger  de  ce 
bâtiment  à  Taspect  sinistre,  dont  les  murailles  et 
la  toiture  tombaient  en  ruines.  Alors  a  commencé 
un  travail  de  destruction  qui  dure  encore:  à 
chaque  ondée  de  pluie,  à  chaque  bouffée  de  mis- 
tral, une  cloison  se  lézarde,  une  pierre  se  détache 
de  la  voûte,  une  marche  de  Tescalier  s'effondre 
et  va  grossir  l'inextricable  chaos  de  buissons, 
de  tuiles  et  de  débris.  De  temps  à  autre,  un  men- 
diant vient  passer  la  nuit  dans  ce  gîte  ouvert  à 
tous  les  vents  ;  d'antres  fois,  des  malfaiteurs  y  ont 
attendu  à  la  brune  et  dévalisé  des  charretiers  cn- 
dormiSf  des  cultivateuis  attardés.  Une  légende  lu- 


XLii  INTRODUCTION. 

gubre  a  fini  par  s'attacher  à  cette  ferme  maudite 
dont  la  physionomie  désolée  saisit  les  imaginations 
populaires  et  m*a  donné  le  frisson. 

Mais  voici  que  dans  une  cour  intérieure,  au 
milieu  de  cet  amas  de  décombres,  un  paysan 
octogénaire  m'a  montré  un  vieux  pied  d'aubé* 
pine^  qui,  dit-il,  est  là  depuis  près  d*un  siècle. 
Ravivé  par  notre  printemps  hfttif,  cet  arbuste 
allait  fleuriri  et  une  petite  fauvette  &  tête  noire 
y  commençait  déjà  son  nid.  Àinsi^  dans  ce  coin 
désert  qu^avaient  marqué  de  leur  empreinte  les 
ravages  du  temps,  les  passions  de  l'homme,  ses 
crimes  et  ses  misères,  Tœuvre  de  Dieu  se  révélait 
encore  à  moi  dans  toute  sa  fraîcheur  et  toute  sa 
grftce.  Là  où  les  hommes  avaient  mis  le  feu,  la 
ruine,  le  meurtre,  la  pauvreté,  le  vol  et  l'aban- 
don, Dieu  mettait  un  oiseau  et  une  fleur.  Que  ce 
soit  là,  mon  ami,  un  emblème!  Le  malheur  des 
temps,  les  vicissitudes  politiques,  les  querelles  de 


INTRODUCTION.  Xtiit 

partis,  nos  déceptions,  nos  resscnlimenls,  nos 
colères,  ont  accumulé  en  nous  et  autour  de  nous 
bien  des  débris  :  conservons  au  moins  l'aubépine 
et  la  fauvette  ;  une  fleur  et  une  chanson  ! 

Armand  de  Pontmartin. 


f  avril  1861 


LES  JEUDIS 


»C 


MADAME  CHARBONNEAU 


Refusé  à  la  Comédie-Française I...  Sifflé  au  théâtre 
Beaumarchais  I  Et  voir  réussir  des  rapsodies  comme  le 
Demi-monde^  Dalilah  et  les  Effrontés  !  Décidément  l'art 
s'en  va,  le  goût  s'en  va,  la  société  s'en  va,  les  mœurs 
s'en  vont,  les  rois  s*en  sont  allés,  les  dieux  s*en  iront; 
c'est  pourquoi  je  m'en  vais  aussi.  Ingrat  Paris,  tu  n'au- 
ras pas  ma  copie!  Me  voici  revenu  à  C..*,  ma  ville 
natale. 

C...  jouit  d'une  réputation  très-usurpée.  D'abord, 
on  m'y  prend  au  sérieux,  et  il  est  avéré,  parmi  mes 
compatriotes,  que  je  suis  un  grand  homme  méconnu, 
à  qui  il  n'a  manqué  qu'un  peu  d'intrigue  pour 
remplacer  M.  Briffaut  à  l'Académie;  ensuite,  c'est 
une  jolie  ville  située  dans  un  pays  charmant.  On  y 
est  de  première  force  au  whist,  on  y  fait  bonne 
chère;  on  y  aura  un  chemin  de  fer  en  1864.  £••• 

t 


s  LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARfiONNEAU. 

possède  une  bibliothèque,  bien  connue  de  M.  Libri, 
une  salle  de  spectacle,  où  Ton  joue  la  Tour  de  Nesle 
tout  aussi  bien  qu'à  Montbrison,  et  où  Ton  cliante 
Robert  le  Diable  pas  plus  mal  qu'à  Angouléme.  Donc, 
décentralisons!  Soyons  ici  comme  Coriolan  chez  les 
Volsques,  comme  Thémistocle  chez  les  Perses  >  et 
qu'un  jour  Paris,  stupéfait  de  ma  gloire,  regrette  de 
m' avoir  laissé  partir  ! 

Justement  les  lettrés  du  pays,  sachant  que  j'étais 
dans  leurs  murs^  ont  eu  une  idée  lumineuse  :  ils  ont 
décidé  madame  Charbonneau,  la  femme  du  directeur 
de  l'enregistrement,  à  donner,  tous  les  jeudis,  un  thé 
avec  prohibition  absolue  de  boston  et  de  bouillotte. 
On  causera  littérature,  beaux-arts,  théâtre,  voyages, 
épisodes  de  la  vie  mondaine.  Les  commérages  seront 
interdits;  les  conversations  sur  la  garance,  Voidiumy 
la  maladie  des  vers  à  soie  et  le  drainage,  sévèrement 
défendues.  On  aura  de  Tesprit,  c'est  dans  le  pro- 
gramme. De  temps  en  temps,  le  monsieur  de  Paris 
(c'est  de  moi  qu'il  s'agit)  résumera  les  questions,  les 
saupoudrera  de  bons  mots,  et,  s'il  y  a  lieu,  le  secré- 
taire de  la  mairie  en  inscrira  le  procès-verbal  sur  un 
grand  registre  à  fermoirs.  Ce  sera,  à  deux  cents  ans  et 
à  deux  cents  lieues  de  distance,  une  réduction  Collas 
de  l'hôtel  de  Rambouillet,  réhabilité  par  M.  Cousin. 
J'en  serai  le  Godeau  ou  le  Ménage^  le  Voiture  ou  le 
Trissotin. 

Ici  mes  instincts  de  poëte  comique  se  réveillent .  (Oui, 
poète  comique,  malgré  les  boules  noires  de  (  es  cabotins 


»  » 


LBS.IEtDlS  DE  MADAME  CUAABOflMEAtJ.  8 

de  la  rue  Richelieu  !)  II  me  prend  envie  de  m'amuscr 
aux  dépens  de  cette  Philaminte  d'arrondissement,  qui 
porte,  j'en  suis  sûr,  des  turbans  vert-die-gris,  de  ces 
bniTes  gens  qui  en  sont  encore  à  la  tragédie,  au  ma- 
drigal et  au  poëme  didactique  ;  de  tous  ces  arriérés 
dont  l'esprit  s'habille  A  la  mode  de  1810.  Chaque 
jeudi  soir,  en  rentrant,  j'essayerai  de  crayonner  les 
scènes  ou  les  physionomies  grotesques  qui  auront  posé 
devant  moi  ;  je  colligerai  les  sottises  qui  se  seront  dites 
et  les  leçons  que  Paris  aura  données,  par  ma  bouche, 
i  la  province  ébahie.  Mon  temps  d'exil  me  semblait 
lourd  et  béte  ;  je  vais  le  rendre  spirituel  et  léger,  en 
me  moquant  de  ces  imbéciles. 


I 


Iwdi  15  àêomhn  i86... 

Tiens!  c'est  singulier  ;  je  n'ai  pas  ri,  ou  du  moins, 
si  je  me  suis  diverti,  ce  n'est  pas  du  tout  de  la  façon 
que  j'avais  espérée.  Je  ne  suis  pas  même  sûr  qu'on  ne 
se  soit  pas  un  peu  amusé  à  mes  dépens. 

D'abord  madame  Charbonneau  est  une  Parisienne, 
et  une  Parisienne  de  l'espèce  la  plus  intelligenle  ;  fille 
d'un  artiste  sans  fortune,  mais  brillamment  élevée,  elle 


4  LES  JEUDIS  DE  MÂDÂUE  GHARBONNEAl. 

in*a  rappelé  ce  type  de  la  belle  madame  Rabourdin,  si 
minutieusement  décrit  par  Balzac.  Son  mari,  enTant  de 
Paris  comme  elle,  a  une  physionomie  d'ambitieux.  D'ici 
à  dix  ans,  elle  en  aura  fait  un  receveur  général.  Son 
piano  est  d'Érard;  elle  est  élève  de  Chopin.  Elle  s'ha- 
bille avec  cette  élégance  inné^  qui  ne  s'analyse  pas. 
Rien  à  faire  ni  à  dire  de  ce  côté-là  pour  les  mauvais 
plaisants.  Son  thé  arrive  tout  droit  de  la  Porte  chi- 
noise.  Sa  cuisinière  fait  les  brioches  comme  Félix. 

Pourtant,  la  soirée  ne  commençait  pas  mal.  Une 
petite  femme  brune,  la  femme  de  l'adjoint,  madame 
Galimard,  est  entrée  comme  une  trombe  cerclée  de 
crinoline,  en  s' écriant  :  «  Vous  ne  savez  pas?  Madame 
Burel  a  renvoyé  Catherine  I  » 

Pourquoi  madame  Burel  avait-elle  renvoyé  Cathe- 
rine? Un  cordon  bleu  qui  avait  refusé  trois  cents  francs 
de  gages  chez  le  sous-préfet  I  On  se  perdait  en  conjec- 
tures, et  cette  grande  nouvelle  menaçait  de  faire  tort 
aux  causeries  annoncées,  quand  la  maîtresse  de  la 
maison,  tournant  vers  moi  son  regard  pénétrant,  me 
dit  avec  un  spirituel  sourire  : 

—  Décidément,  nous  sommes  incorrigibles...  Vous 
nous  trouvez  bien  cancaniers,  n'est-ce  pas,  monsieur 
le  Parisien? 

J'allais  répondre.  M.  Dervieux  m'a  prévenu;  c'est  lo 
président  du  tribunal. 

—  Mon  Dieu,  madame!  ne  nous  humilions  pas  trop, 
et  «ouvenons-nous  que  les  hommes  sont  partout  ios 
mêmes  Au  lieu  de  laisser  à  monsieur  le  temps  de  tour- 


LES  JEUDIS  DE  MADAUE  GHARBONNEAU.  5 

ner  un  compliment  ou  de  déguiser  une  épigramme,  je 
Tais  vous  raconter  ce  que  j'ai  vu  de  mes  yeux  et  ouï 
de  mes  oreilles.  La  province  vous  semble  avoir  le  mo- 
nopole des  conunérages,  des  caquets  dont  parle  la 
Bruyère  dans  sa  fameuse  page  sur  la  petite  ville.  Eh 
bien,  c'était  aussi  mon  avis  en  1845,  quand  je  partis 
pour  Paris,  où  j'allais  terminer  mon  stage.  J^avais 
Tingt-cioo  ans,  et,  avant  de  me  décider  à  être  tout  à 
fait  magistrat,  je  désirais  essayer  de  la  littérature.  Avec 
quel  bonheiu*  je  me  dis  qu* enfin  je  sortais  de  notre 
atmosphère  cancanière,  que  je  n'entendrais  plus  que 
des  gens  spirituels,  causant  sur  des  sujets  élevés  et  des 
idées  générales,  que  je  n'aurais  affaire  qu'à  des  artistes, 
des  savants,  des  écrivains,  des  inventeurs,  des  cri- 
tiques, trop  occupés  de  leurs  pensées,  de  leurs  travaux, 
de  leurs  ouvrages,  pour  s'informer  de  ce  qui  se  passait 
chez  le  voisin  !  Grâce  à  un  hasard  providentiel,  je  me 
trouvai,  au  bout  de  six  mois,  dans  une  société  essen- 
tiellement artistique  et  littéraire,  composée  d*un  édi- 
teur célèbre,  de  deux  académiciens,  d'un  philosophe, 
d'uo  poète,  de  trois  peintres  et  d'un  professeur  au 
Conservatoire.  Inutile  d'ajouter  que,  dans  ce  glorieux 
cénacle,  je  me  proposais,  moins  ambitieux  que  Juvé- 
nal,  de  tout  écouter  et  de  ne  rien  dire.  Hélas  I  hélas  I 
six  autres  mois  ne  s'étaient  pas  écoulés,  voici  ce  qui  se 
passait  :  médisances  et  caquets  pleuvaient  comme 
grêle.  L'éditeur  avait  rompu  avec  le  philosophe  ;  les 
deux  académiciens  ne  se  saluaient  plus  ;  le  poète  était 
brouillé,  à  hémistiches  tirés,  avec  deux  des  peintres,  et 


6  LES  JEUDIS  DE  lADAlIB  CHARBONNEAD 

il  était  question  d'une  rencontre  entre  le  troisième 
peintre  et  le  professeur.  Tout  ce  petit  monde  se  criblait 
réciproquement  dans  un  tamis  que  Pézenas  ou  Dragui- 
gnan  eût  enyié  à  la  rue  Jacob.  Il  est  vrai  que  la  plu- 
part de  ces  mesâeurs  aTiient  des  femmes  ;  mais  com- 
ment supposer  que  ces  dames  eussent  leur  part  dans 
ces  bavardages  ?  Vous  ne  me  croiriez  pas  si  je  vous  le 
disais,  et  je  me  garderai  bien  de  vous  le  dire.,. 

fêtais  battu  sur  mon  propre  terrain,  et  je  m'abstins 
de  répliquer  ;  je  savais  par  expérience  à  quel  point 
M,  Dervieux  était  dans  le  vrai.  J'essayai  de  m'en  tirer  à 
l'aide  d'une  phrase  sur  Pétemelle  similitude  de  l'homme 
à  travers  ses  yariations  apparentes,  sur  le  contraste  des 
cadres  ne  servant  qu'à  faire  ressortir  l'uniformité  des 
tableaux,  et  je  me  résumai  en  ces  termes  : 

—  La  prétention  de  Thomme  est  de  se  différencier 
constamment,  et  sa  destinée  est  de  se  ressembler  tou- 
jours. 

—  A  qui  le  dites-vous?  interrompit  M.  Verbelin,  le 
juge  d'instruction  ;  et,  prenant  sur  la  table  le  livre  de 
M.  Sainte-Beuve,  Chateaubriand  et  son  groupe^  il 
ajouta  : 

—  N'étes-vous  pas  d'avis  que  toutes  les  fautes,  tous 
les  malheurs  de  l'illustre  auteur  des  Martyrs  ont  été 
causés  par  son  orgueil? 

—  Oh  I  oh  I  pensai-je,  voici  un  Philistin  de  première 
force  ;  je  tiens  ma  revanche. 

Et  je  m'inclinai  en  signe  d'assentiment. 

—  Eh  bien,  monsieur,  reprit-il,  je  suis  d'une  gêné- 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAU.  7 

ration  qui  avait  fait  de  M.  de  Chalcaubriand  l'idole,  le 
demi-dieu  de  sa  jeunesse.  Pourtant,  à  force  d'entendre 
dire  qu'il  était  plein  d'orgueil,  j'avais  fini  par  répéter  à 
part  moi  :  a  H.  de  Chateaubriand  est  orgueilleux  ;  c'est 
bien  extraordinaire.  Tant  pis  pour  lui  !  Je  vais  chercher 
un  grand  écrivain  qui  soit  modeste  ;  je  n'aurai  que 
l'embarras  du  choix.  »  Là-dessus  me  voilà  portant  mon 
admiration  et  mon  culte  à  M.  de  Lamennais.  Peu  d'an- 
nées après,  l'on  m'apprend  que  H.  de  Lamennais  a  été 
égaré  par  l'orgueil.  Je  passe  à  M.  de  Lamartine;  je  le 
vois  (fccouragé,  vitàlli,  accablé,  et  l'on  me  crie: 
c  L'orgueil  l'a  perdu.  »  Je  cours  à  M.  Victor  Hugo  ; 
il  était  à  Jersey,  et  tout  le  monde  redisait  en  chœur  que 
c'était  l'orgueil  qui  l'avait  mené  là.  Je  songeai  à  M.  de 
Balzac  ;  je  sus  que,  non  content  d'être  un  immense  ro- 
mancier, il  avait  écrit,  en  grosses  lettres,  sur  la  porte 
de  son  cabinet  de  travail  :  a  Être  par  la  plume  ce  que 
Napoléon  a  été  par  l'épée,  et  n'avoir  pas  de  Waterloo.  » 
—  Je  me  rabattis  sur  M.  de  Vigny  ;  je  le  rencontrai 
dans  un  salon  où  l'on  causait  littérature,  et  je  le  trou- 
vai fermt^ment  convaincu  que  le  théâtre  français  a  fini 
à  Chatterton^  le  roman  à  Cinq-MarSy  et  la  poésie  à 
Eloa...  J'en  conclus  que  la  vanité  était  probablement 
une  maladie  littéraire,  et  je  me  promis  de  ne  plus  fré- 
quenter que  des  gens  illettrés.  Je  repartis  pour  le  chef- 
lieu  de  mon  département.  Deux  amis  intimes,  Paul  et 
Gustave,  venaient  de  rompre  une  amitié  de  quinze  ans, 
parce  que  Gustave  avait  supplanté  Paul  auprès  de  la 
première  chanteuse  du  théâtre,  ce  Tu  comprends  bien, 


8  LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARDONNEAU. 

me  dit  Tamant  éconduit,  que  je  tenais  très-peu  à  Lco- 
cadie  ;  elle  chante  faux,  elle  a  de  fausses  nattes,  un  œil 
plus  petit  que  Tautre,  et  le  nez  rouge  dès  qu'elle  veut 
monter  au  si  bémol  suraigu  ;  mais  Tamour-propre  I  » 
—  J'arrive  à  mon  chef-lieu  de  canton,  une  petite  ville 
de  trois  mille  âmes.  Deux  proches  voisins,  un  peu  pa- 
rents, et  les  plus  honnêtes  gens  du  monde,  avaient  cessé 
de  se  voir  et  de  se  parler,  parce  que  Tun  des  deux 
avait  été  nommé  membre  du  conseil  municipal,  et  que 
l'autre  avait  échoué...  «Vous  entendez  bien,  me  dit 
le  candidat  malheureux,  qu'au  fond  cela  m'est  bien 
égal  ;  c'est  même  une  corvée  que  j'évite,  mais  chacun 
a  son  pelit  amour-propre.  »  —  Enfin,  je  prends  gîte 
dans  mon  village;  on  savait  que  j'étais  avocat.  Le  len- 
demain, je  vois  entrer  un  pauvre  paysan;  il  me  de- 
mande en  sanglotant  s'il  n'y  a  pas  moyen  de  se  dédire 
d'un  marché  où  il  va  payer  cent  écus  un  tas  de  fagots 
qui  vaut  cent  francs.  «Mais,  malheureux!  lui  deman- 
dai-je,  comment  vous  y  êtes-vous laissé  prendre*?  —  Ah  I 
monsieur,  hu  I  hu  I...  c'est  que  Jean  Pécoul,  le  mar- 
guillier,  voulait  les  fagots  ;  il  a  poussé  jusqu'à  deux  cent 
nouante  francs...  hul  hu  !...  et  je  n'ai  pas  voulu  qu'il 
lésait...  Ah!  ma  pauvre  défunte  (explosion  de  sanglots) 
me  le  disait  bien  :  a  Jacques,  la  vanité  te  ruinerai...  » 
Ce  fut  là  ma  première  consultation  ;  je  la  donnai  gratis 
Je  mis  quelque  argent  dans  la  main  de  Jacques,  en  lui 
disant  :  «  Mon  ami,  je  vous  félicite  et  vous  remercie  ; 
vous  venez  de  réhabiliter  M.  de  Chateaubriand.  » 
Le  récit  de  M.  Yerbelin  acheva  de  m'aplatir.  Madame 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GUARBOMNEAU.  9 

Charbonneau  l'écoutait  d'un  petit  air  approbatif.  L'as- 
sislauce  me  regardait,  comme  pour  me  dire  :  a  Eh  bien, 
monsieur  le  poëte  comique,  avez-vous  toujours  envie 
de  TOUS  moquer  de  nous?  x>  Y  aurait-il  donc  des  Pa- 
risiens en  province,  comme  il  y  a  des  provinciaux  à 
Paris?  Les  chemms  de  fer,  le  nivellement  démocratique, 
ie  va-et-vient  perpétuel  d*une  société  que  le  centre  at- 
tire sans  cesse  et  renvoie  marquée  de  son  empreinte, 
tout  cela  a  donc  effacé  les  différences,  les  disparates 
sur  lesquelles  je  comptais  pour  rire?  Ces  idées  vagues 
se  pressaient  dans  mon  cerveau,  et  je  commençais  à 
perdre  contenance,  lorsque  Ton  annonça  M.  Tou- 
pinel. 

Figurez-vous  un  homme  de  quarante-cinq  à  cinquante 
ans,  haut  en  couleur,  un  peu  gros,  drapé  plutôt  que 
Tctu  dans  un  de  ces  amples  habits  noirs  que  les  hommes 
politiques  ont  mis  à  la  mode;  possédant  une  de  ces 
physionomies  goguenardes  qui  dénoncent  un  amateur 
de  bonne  chère,  un  chanteur  de  chansonnettes  ou  un 
mystîGcateur  de  salon.  Il  portait  sous  son  bras  un  énorme 
rouleau  de  papiers.  Son  entrée  fit  sensation. 

—  La  parole  est  à  M.  Toupinel  !  s'écria  rassemblée. 

—  La  parole  est  à  M.  Toupinel!  dit  madame  Char- 
bonneau. 

—  Oh  !  pour  le  coup,  fis-je  dans  un  nouvel  aparté, 
voici  le  provincial  de  lettres  dans  toute  l'expansion  naïve 
de  son  type  primitif;  voici  la  proie  que  j'attendais.  Je 
suis  sûr  que  ce  rouleau  de  papiers  recèle  dans  ses  flancs 
un  poëme  sur  les  vers  à  soie  ou  une  tragédie  de  Ménélas. 

i. 


10  LES  JEUDIS  DE  MADAME  GUARBONNfiAU. 

11  va  m'indemniser,  à  lui  tout  seul,  de  toutes  mes  rail* 
lerics  rentrées.  Attention  I 

On  a  fait  silence;  mais,  au  même  moment,  la  pendule 
de  madame  Charbonneau  a  sonné  onze  heures  ;  c'esl 
l'heure  classique  de  la  dispersion  générale  et  du  couvre- 
feu,  dans  rhonncte  ville  deC...  Madame  Charbonneaa 
a  servi  une  tasse  de  thé  à  M.  Toupinel  en  le  grondant 
d'être  venu  si  tard.  Il  a  rengainé  son  rouleau  de  pa- 
piers. Chacun  a  repris  son  paletot,  son  parapluie  et  ses 
socques  en  répétant  :  «  A  jeudi  prochain  I  » 

Jeudi ,  je  saurai  peut-être  ce  que  renfermait  le  rouleau 
de  papiers  de  M.  ToupineL 


II 


Haèï,  33  ddeembre  180.., 

.. ,  Décidément  je  suis  mystifié,  et,  pour  être  du  parti 
des  rieurs,  je  me  vois  forcé  de  me  déserter.  M.  Toupi- 
nel et  son  rouleau  de  papiers  n'ont  pas  été  ce  que  je 
croyais.  Je  m'attendais  à  des  vers  du  cru,  à  une  tragé- 
die du  terroir,  à  de  la  prose  de  cheMieu  d'arrondis- 
sement, et  je  m'apprêtais  à  rire  ;  or,  voici  ce  qui  est 
arrivé  : 

Je  suis  entré  chez  madame  CharI)onneau  à  huit  heures 


LES  JEUDIS  DE  NADAME  CHARDONMEAU  if 

précises.  La  société  était  au  grand  complet.  M.  Toupi- 
nel,  assis  devant  une  petite  table  garnie  d*un  verre 
d'eau  sucrée  et  d'une  lampe  Carcel,  semblait  me  guetter 
au  passage  comme  un  animal  féroce  guette  sa  proie.  Il 
tenait  à  la  main  son  éternel  rouleau,  Tinstrument  de 
mon  supplice,  pensais-je;  je  ne  croyais  pas  si  bien 
direl 

Après  que  j'ai  eu  convenablement  salué  la  maltresse 
de  la  maison  et  ses  habitués,  après  les  premières  escar* 
mouches  sur  la  pluie  et  le  mistral,  il  s'est  fait  un 
silence  solennel.  M.  ToupincI  a  décacheté  et  déplié  son 
paquet,  et,  au  lieu  du  manuscrit  attendu  et  redouté» 
j'ai  aperçu  des  liasses  de  journaux  parisiens  de  toutes 
les  nuances  et  de  tous  les  formats,  des  pages  de 
Revues j  des  fragments  de  livres  et  de  brochures...  Je 
ne  comprenais  pas  encore,  m  Est-ce  que  ce  monsieur, 
me  disais-je,  tient  un  cabinet  littéraire  par  échan- 
tillons? » 

—  Jeune  homme,  m'a  dit  M.  Toupinel  avec  la  gra- 
vité d'un  président  de  cour  d'assises,  votre  présence 
dans  nos  murs  (ils  y  tiennent I)  va  me  fournir  l'occa- 
sion de  me  dégonfler  un  peu.  Un  de  mes  amis,  poète 
et  homme  d'esprit  par-dessus  le  marché,  vient  de  pu- 
blier, sous  cet  heureux  titre  :  les  Bévues  parisiennes^ 
un  petit  livre  dont  vous  avez  sans  doute  entendu  parler, 
et  où  il  prouve,  pièces  en  mains,  que  vos  beaux  mes- 
sieurs du  feuilleton  et  du  prcmicr-Paris  auraient  bien 
besoin  qu'on  leur  enseignât  ce  qu*ils  sont  censés  nous 
apprendre.  Moi,  je  me  suis  livré,  depuis  vingt  ans, 


12  LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHÂRBONNEAU. 

un  travail  analogue.  J'ai  rassemblé,  dans  les  dossiers 
que  voici  (il  y  en  avait  bien  une  trentaine),  les  éléments 
du  procès  qui  s'instruira  tôt  ou  tard  contre  le  men- 
songe parisien.  J'y  prouve,  à  l'aide  de  citations  exactes 
et  soigneusement  datées,  qu'il  n'y  a  pas  un  de  vos 
illustres  qui  ne  se  soit  contredit  cinquante  fois  sur  les 
hommes  et  sur  les  choses  ;  qu'il  est  littéralement  im- 
possible à  un  lecteur  de  bonne  foi  de  démêler  le  vrai  et 
le  faux  au  milieu  de  ces  jugements  contradictoires, 
dont  les  motifs  cachés,  souvent  inavouables,  se  décou- 
vriraient presque  tous  dans  les  plus  ignobles  coulisses 
de  la  comédie  parisienne;  que  ce  prétendu  bel  esprit 
s'approvisionne  constamment,  même  chez  les  plus 
applaudis  et  les  mieux  rentes,  d'anecdotes  et  de  bons 
mots  qui  traînent,  depuis  des  siècles,  dans  tous  les 
anaSj  de  phrases  toutes  faites,'  ou,  pour  parler  votre 
langage,  de  rengaines  aussi  vieilles  que  le  premier 
calembour  de  M.  de  Bièvre;  et  que,  si  l'on  retranchait 
des  courriers  de  Paris,   des  vaudevilles,  des  mélo- 
drames, des  petits  journaux,  des  petits  volumes  à  cou- 
verture jaune,  verte,  brune,  grise  ou  bleue,  les  niai- 
series ou  les  redites,  le  billon  ou  la  fausse  monnaie,  il 
n'en  resterait  pas  de  quoi  faire  l'aumône  à  un  pauvre 
de  province.  Voulez-vous  quelques  exemples?  Tenez  : 
dossier  n''  7;  lettre  L.;  chapitre  des  chanteurs  et  de  la 
critique  musicale^ 

Je  suppose  un  provincial  comme  moi,  débarqué 
de  la  veille  à  Paris  et  regardant  les  affiches  do  spec- 
tacle: 


LES  lEUBIS  DB  MADAME  CHARBONREAU.  43 

ff  Opéra.  —  Ce  soir,  seconde  représentation  du 
Trouvère  :  M.  Lélio  chantera  (e  rôle  de  Manrique. 

«  —  BrKvolle  Trouvère!  chef-d'œuvre  de  l'illustre 
Terdîy  le  plus  grand  compositeur  de  notre  siècle  et  de 
tous  les  siècles,  ainsi  que  me  l'ont  enseigné,  dans  la 
France  muncde^  les  frères  Escudier;  Lélio,  délicieux 
chanteur,  dont  la  voix  gagne  chaque  jour  en  étendue, 
en  puissance,  en  fraîcheur,  ainsi  que  me  l'apprend  le 
Constitutionnel;  ce  sera  superbe;  je  vais  louer  une 
stalle.  » 

Notre  homme  entre  ensuite  au  café  ;  justement  c'est 
le  jour  des  feuilletons  de  musique  ;  toute  la  critique  mu- 
sicale rend  compte  de  la  i^présentation  du  Trouvère. 

Premier  journal  sérieux  :  «  Lélio,  dans  le  rôle  de 
Manrique,  ce  n'a  pas  été  seulement  un  immense  succès, 
ça  été  une  révélation.  Enfin,  grâce  à  l'admirable  artiste, 
ce  rôle  impossible,  inintelligible,  insoutenable,  a  pris 
un  corps,  une  forme,  une  âme;  le  mannequin  est  de- 
Tenu  un  homme,  et  les  accents  de  cet  homme  ont  fait 
battre  tous  les  cœurs;  quant  à  la  voix  de  Leiio,  ehe  n'a 
jamais  été  plus  pure,  plus  puissante,  plus  étendue, 
plus  jeune,  plus  fraîche;  c'est  Nourrit  à  vmgt-cinq  ans! 
Transports,  rappel,  ovations,  rien  n'a  manqué  à  son 
triomphe....  » 

«  —  Oh!  oh  1  il  n'y  a  pas  à  s* en  dédire  ;  j'ai  bien  fait 
de  louer  cette  stalle  ;  je  vais  passer  une  bien  belle 
soirée!  » 

Deuxième  journal  sérieux  :  «  Assurément  Lélio  a  eu 
de  beaux  élans  dramatiques  dans  le  rôle  de  Manrique. 


44  LES  JEUDIS  DE  MADAME  CHARBONNEAU. 

Pourtant  la  sympathie  même  que  nous  inspire  son 
talent  nous  engage  à  lui  dire  que,  dans  l'état  actuel^de 
sa  voix,  il  a  conimis  une  imprudence,  et  la  froideur  du 
public  le  lui  a  dit  avant  nous.  Il  n'aurait  jamais  dû  se 
mesurer  avec  cette  redoutable  partition,  qui  exige  des 
moyens  dont  Lélio  est  aujourd'hui  complètement  privé, 
ni  surtout  avec  le  souvenir  de  Mario,  qui  a  marqué  ce 
rôle  de  Manrique  du  sceau  de  son  écrasante  supério- 
rité... » 

Mon  provincial  fronce  le  sourcil. 

Troisième  journal  sérieux  :  a  L'effet  de  la  représen* 
tation  de  vendredi  a  été  lamentable  ;  Lélio,  dans  le  rôle 
de  Manrique,  a  consterné  ses  admirateurs  et  ses  amis. 
Lélio  n'a  plus  du  tout  de  voix,  et  il  y  supplée  mal  par 
des  mouvements  télégraphiques  et  une  pantomime 
convulsive.  Le  public  a  énergiquement  rappelé  au 
silence  la  tourbe  des  chevaliers  du  lustre.  Ce  chanteur 
si  justement  fêté  à  TOpéra-Comique,  a  commis  une 
faute  immense,  en  quittant,  pour  une  plus  grande 
scène,  le  théâtre  de  ses  véritables  succès.  Nous  crai- 
gnons qu'il  ne  se  relève  jamais  de  ce  dernier  naufrage.  » 

Voilà  mon  homme  au  désespoir.  Pour  s'achever,  il 
jette  les  yeux  sur  un  journal  léger,  tout  en  dégustant 
sa  tasse  de  café  à  la  crème. 

Le  journal  léger  :  «  M.  Lélio  est  parti  pour  Cham- 
béry.  Il  cherche  Savoie;  on  ne  dit  pas  qu'il  l'ail  encore 
Trouvère,  » 

«  —  Parti  pour  Charabéryl  murmure  à  part  lui  le 
provincial,  incapable  do  comprendre  les  calembours 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBOMNBAU.  15 

par  k  peu  près  ;  mais  alors  il  ne  joue  pas  ce  soir!  L'af* 
fiche  a  donc  menti?  Que  faut-il  penser  ?...  »  —  Il  médite 
pendant  une  heure  les  deux  lignes  du  petit  journal, 
sans  pouvoir  rencontrer  de  solution  raisonnable  ;  ses 
perplexités  redoublent,  et  il  finit  par  vendre  sa  stalle, 
■n  rabais,  è  un  industriel  de  la  galerie  noire. 

Telle  est,  monsieur,  a  continué  l'impitoyable  Tou* 
pinel,  telle  est,  en  raccourci,  et  dans  le  plus  léger  de 
ses  cadres,  Timage  de  la  critique  parisienne.  Vous 
semble-t-il  qu'elle  réponde  parfaitement  à  son  pro- 
gramme :  a  Renseigner  clairement  ses  lecteurs  sur  ce 
qu'ils  doivent  penser  de  ce  qu'elle  juge?  » 

Je  ne  savais  trop  que  répondre,  et  j'essayais  de  re* 
prendre  mon  aplomb,  quand  une  diversion  m'est  adve- 
nue du  dehors;  un  jeune  homme  assez  élégant  est  entré 
dans  le  salon:  il  avait  commencé  sa  soirée  au  théâtre, 
où  l'on  donnait  la  Juive.  Il  nous  a  annoncé,  d'un  air 
tragique,  que  le  ténor,  en  s'efforçant  de  lancer  un  ut 
de  poitrine,  avait  fait  un  couac  formidable,  et  que  le 
parterre  s'était  fâché, 

— Voilà  bien  vos  publics  de  province  !  ai-je  dit  pour 
me  rattraper  :  ils  condamnent  les  malheureux  chan* 
feurs  à  crier  comme  des  énergumènes,  et  adieu  le 
chant,  les  nuances,  la  mélodie  ! 

—  Oh  !  permettez  I  a  interrompu  M.  Verbelin  ;  celte 
mode  nous  vient  de  Paris.  Je  m'y  trouvais,  Tan  passé, 
au  mois  d'avril,  et  j'assistai  aux  débuts  de  Tamberlick. 
La  salle  était  splendide  ;  il  y  avait  là  assurément  les 
femmes  les  plus  élégantes,  les  connaisseurs  les  plus  dé- 


16  LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBOMNEAU. 

licats,  la  fine  fleur  du  dilettantisme  parisien.  Tannber* 
lick  chanta  fort  bien  le  premier  acte  à'Otello  :  le  public 
fut  de  glace.  Tamberlick  fut  magnifique  d'énergie  et  de 
passion  dans  le  troisième  acte,  qui  est  sublime  :  on  ne 
l'applaudit  que  modérément.  Tout  ce  qui  précéda  et 
suiyit  le  fameux  ut  dièze  fut  compté  pour  rien.  On  avait 
annoncé  cet  ut  dièze;  l'assemblée  attendait  cet  ut  dièze  ; 
il  lui  fallait  cet  vX  dièze,  auquel  Rossini,  par  parenthèse, 
n'a  jamais  songé.  Si  Tamberlick  avait  escamoté  cet  ut 
dièze,  non-seulement  il  serait  tombé  à  plat,  mais  sa  vie 
n'eût  pas  été  en  sûreté.  Pensez  aux  légitimes  colères 
de  ces  mille  Parisiens,  dont  cent  cinquante  Russes, 
trois  cents  Italiens,  et  huit  cents  Anglais,  qui  forment 
ce  qu'on  appelle  tout  Paris.  Ils  et  elles  ont  mis  leur 
cravate  blanche  et  leurs  diamants,   découvert  leurs 
épaules  et  frotté  le  verre  de  leurs  lorgnettes,  manqué 
une  polka  ou  une  partie  de  lansquenet,  le  tout  sur  la  foi 
d'un  ut  dièze,  et  cet  ut  dièze  aurait  faussé  compagnie  ! 
On  a  assassiné  pour  moins  que  cela.  Sans  ut  dièze,  cet 
homme  était  un  zéro  ;  avec  ut  dièze,  c'est  un  dieu.  Que 
Shakspeare  et  Rossini  s'arrangent  comme  ils  pourront  : 
vive  lut  dièze  et  Tamberlick  for  ^^/— Êtes-vous  bien 
sûr,  monsieur,  que  ce  soit  là  de  la  musique? 

—  Mais  enfin,  je  ne  suis  pas  musicien,  ai-je  répliqué 
avec  une  certaine  impatience;  que  M.  Lélio  chante  bien 
ou  mal  le  Trouvère,  queM.  Tamberlick  donne  ou  garde 
son  ut  dièze,  ce  sont,  après  tout,  choses  d'assez  mince 
importance,  et  nous  avons  là  une  singulière  façon  de 
causer  littérature... 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  CHARBONNEAU.  17 

—  Patience!  a  repris  l'impitoyable  Toupinel  en 
rouTrant  son  cahier.  Dossier  n*  12,  lettre  P,  chapitre 
du  eaurrier  de  Paris  el  des  chroniqueurs. 

«Gaston  B...,  jeune  peintre  de  plus  d'espérances 
que  de  rentes,  avait  remarqué,  aux  eaux  de  Baden, 
la  fille  d'un  très-riche  banquier,  Clémentine  R. . .  On 
tt?ail  que  le  père  serait  inflexible.  Heureusement  l'a- 
mour est  ingénieux,  et  nos  deux  jeunes  gens  s'avisèrent 
d'une  ruse^des  plus  spirituelles.  Gaston  s'introduisit 
cbeile  banquier,  et  y  obtint,  sur  sa  bonne  mine,  rem- 
ploi de  premier  commis.  Au  bout  de  sLk  mois,  M.  R,.. 
raffolait  de  Gaston.  Celui-ci  en  profita  pour  lui  avouer 
qu'il  avait  cultivé  la  peinture  à  ses  moments  perdus, 
qu'il  était  élève  de  M.  Ingres,  et  il  lui  proposa  de  faire, 
pour  rien^  1^  portrait  de  mademoiselle  Clémentine.  Les 
millionnaires  ne  sont  pas  insensibles  à  ces  petites  éco- 
nomies :  M.  R...  consentit  donc.  Gaston  fit  cent 
soixante-trois  séances.  Le  portrait  était  si  ressemblant, 
que  M.  R...,  enthousiasmé,  laissa  échapper  ces  paroles, 
bien  attendrissantes  dans  la  bouche  d'un  homme  riche  : 
«  Je  ne  sais  ce  que  je  pourrais  refuser  au  peintre  dont 
le  magique  talent  me  donne  une  seconde  fille  I  —  Eh 
bien,  monsieur,  donnez-moi  la  première!  »  s'est  écrié 
Gaston,  prompt  à  la  riposte.  Esclave  du  préjugé  bour- 
geois, M.  R...  commençait  une  horrible  grimace, 
lorsque  Ton  a  sonné  à  la  porte.  Le  groom  de  Gaston 
lai  apportait  une  lettre  d'un  notaire  de  Château-Thierry, 
sa  ville  natale.  L'honnête  tabellion  lui  annonçait  qu'une 
vieille  parente,  qu'il  connaissait  à  peine,  venait  de  mourir 


18  LES  JEUDIS  DE  MADAME  CIIARBONNEAU. 

en  lui  laissant  cinq  cent  mille  francs.  Ce  dénoûment 
providentiel  et  imprévu  a  déridé  M.  R...  et  ramené  la 
joie  dans  tous  ces  cœurs.  Le  mariage  se  cclcbrera  jeudi 
prochain  à  Saint-Roch.  Gaston  a  mis  dans  la  corbeille 
un  exemplaire  du  Roman  d'un  jeune  homme  pauvre^ 
de  M.  Octave  Feuillet,  magnifiquement  relié.  » 

—  Voilà,  monsieur,  ce  qui  se  paye  cinquante  cen* 
times  la  ligne  dans  la  capitale  du  monde  civilisé.  Dé- 
coupez cette  piquante  anecdote  en  autant  de  syllabes 
et  de  lettres  que  vous  le  voudrez.  Mettez  le  tout  dans  un 
sac  de  loto  ;  remuez  et  tirez  au  hasard  ;  vous  aurez  dix, 
cent,  cinq  cents  anecdotes  de  même  force  et  de  même 
style,  telles  que  nous  les  servent  vos  chroniqueurs. 
Voulez-vous  une  autre  guitare?  Dossier  n*  14;  lettre  V, 
chapitre  du  comique  bourgeois. 

«  Deux  couples  de  la  rue  Saint-Denis  se  trouvaient 
l'autre  soir,  au  Théâtre-Lyrique  ;  Ton  chantait  les  Noces 
de  Figaro.  Voici  quelques  bribes  du  dialogue  que 
nous  avons  pu  saisir  à  travers  la  porte  de  la  loge,  laissée 
entr'ouverte  par  égard  pour  une  des  deux  dames,  affli- 
gée d'un  commencement  d'embonpoint. 

M.  Bringuet,  bonnetier.  —  Ce  Mozart  a  bien  du 
talent  :  il  faudra  que  je  tftche  de  l'avoir  à  mes  soi- 
rées... 

M.  Dupôchet,  droguiste.  —  Mais  il  est  morti 

Madame  Dupochet,  s'éventant  avec  son  mouchoir. 
—  Non,  mon  ami,  tu  te  trompes,  c'est  M.  Adolphe 
Adam  qui  est  mort;  un  autre  musicien  bien  remar- 
quable! 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  CHARB0I4NEAU.  19 

M.  Dupochct.  —  Chut  I  ma  bonne  amie,  tu  m'em- 
pêches d'entendre  madame  Ugalde. 

Madame  Bringuet,  minaudant.  —  Je  l'aimais  mieux 
dans  Galathée.  Tu  sais,  monsieur  Bringuet?  (Fre- 
donnant.) Verse  1  verset  verse!  verse I... 

M.  Bringuet,  fronçant  le  sourcil.  —  Vous  connais- 
sez, Malvina,  mon  opinion  sur  Galathée!,..  c'est  nu, 
Tolupteux,  indécent  et  risqué,  et  j'ai  appris  avec  beau- 
coup de  peine  que  notre  Élodie  l'avait  chantée  dans  son 
pensionnat.  11  faudra  que  je  dise  là-dessus  un  mot 
d'avertissement  à  madame  Gavinat,  sa  maîtresse  de 
pension.  Ces  coupables  tolérances  ne  peuvent  que  trou- 
bler le  repos  des  familles  et  amener  tôt  ou  tard  dans  la 
société  des  perturbations... 

M.  Dupochet,  timidement.  —  Mais,  mon  voisin,  la 
société  ne  craint  rien  pour  ce  soir...  Si  nous  écoutions 
Mozart?... 

Madame  Dupochet,  illuminée.  —  L'afBche  a  peut- 
être  estropié  son  nom  :  ne  serait-ce  pas  Musard?... 

M.  Bringuet,  furieux.  —  Alexandrine  !  !  I  » 

—  Est-ce  la  peine,  dites-moi,  d'avoir  tant  d'esprit 
pour  écrire  ou  pour  applaudir  de  pareilles  choses? 

—  Assez  I  assez  1  s'écrièrent  en  chœur  les  invités  de 
madame  Charbonneau. 

—  Oh  I  par  grâce,  mesdames,  permettez-moi  d'ex- 
traire encore  de  mon  portefeuille  la  petite  photographie 
ci-jointe,  tombée  de  la  poche  d'un  Parisien  de  mau- 
vaise humeur  : 


20  LES  JEUDIS  DE  MADAME  GlIARBONNEAU. 


L'HOMME  BIEN   INFORMA 


La  vogue  niaise  du  jQourrier  de  Pam^  de  la  chroni- 
que et  du  chroniqueur,  a  créé,  par  contre-coup, 
rhomme  bien  inforaié.  L'homme  bien  informé  est  au 
chroniqueur  ce  que  le  mélomane  est  à  Tartiste,  ce  que 
Tombre  est  au  corps,  ce  que  le  lierre  est  à  Tormeau,  ce 
que  Maquet  est  à  Dumas. 

Voici,  par  exemple,  une  pièce  nouvelle,  une  de  ces 
pièces  qui  passionnent  la  curiosité  publique.  Autrefois, 
dans  les  temps  de  barbarie,  pendant  Tenfance  de  Tart, 
Fessentiel  eût  été  d'abord  de  voir  si  elle  est  bonne  et 
bien  jouée,  puis  de  tâcher  de  s'en  rendre  un  compte 
exact,  ensuite  de  l'analyser  fidèlement  pour  les  lecteurs, 
et  enfin  de  revêtir  cette  analyse  de  toutes  les  élégances 
d'une  forme  spirituelle  et  piquante.  Aujourd'hui  nous 
avons  changé  tout  cela  :  la  forme,  à  quoi  bon?  Le  style, 
fi  donci  Le  style,  dans  la  chronique,  ne  serait  qu'un 
excédant  de  bagages.  Vous  voilà  gagnant  modestement 
votre  place,  comme  un  profane  ou  un  béotien  que  vous 
êtes.  Arrive  l'homme  bien  informé  :  poignées  de  mains 
à  droite  et  à  gauche;  il  s'assied  à  vos  côtés,  et  il  vous 
récile  à  sa  façon  son  cours  de  litlérature  dramaliuuc. 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GUARBONNEAU.    21 

La  pièce  a  été  retardée  de  quatre  jours,  parce  que  le 
troisième  enfant  deTingénue  a  eu  une  fièvre  catarrhale, 
parce  que  le  père  noble  donnait  hier  une  soirée,  parce 
que  le  jeune  premier  chassait  à  courre,  et  parce  que  la 
grande  coquette  avait  commandé  et  décommandé  cinq 
fois  sa  coiffure.  Madame  F...  devait  porter,  au  qua- 
trième acte,  une  robe  rose  avec  des  nœuds  lilas  ;  mais 
elle  a  su,  par  des  indiscrétions  de  couturière,  que  ma- 
demoiselle M...  en  aurait  une  pareille,  et,  au  moment 
où  Fauteur  lui  faisait  répéter  pour  la  vingtième  fois  ces 
mots  du  cœur,  qui  doivent  emporter  le  succès  de  la 
scène  capitale  :  «Ah!  oui,  je  suis  une  pauvre  femme, 
«  une  faible  créature  que  Ton  opprime  et  que  Ton  dé- 
«  chire;  oui,  une  fatale  influence  m'a  enlevé  le  cœur 
a  de  mon  Ernest  ;  mais  je  vaincrai  ses  dédains  à  force 
«  de  résignation  et  de  douceur...  »  madame  F...  a  eu 
une  attaque  de  nerfs,  et  n'en  est  sortie  que  pour  traiter 
mademoiselle  M. ..  de  girafe  et  de  chipie;  ce  qui  a  sus- 
pendu la  répétition,  ces  dames  devant,  en  cet  instant 
même,  tomber  dans  les  bras  Tune  de  Tautre. 

Puis  r  homme  bien  informé  s'arme  de  sa  gigan- 
tesque lorgnette,  tourne  le  dos  à  la  rampe  qu*on  al- 
lume, et  parcourt  la  salle  d'un  regard  de  connaisseur, 
t  Ah  I  voilà  madame  R. . .  qui  entre  dans  sa  loge. . .  Jules 
doit  être  au  balcon  :  justement.  —  Tiens  I  c'est  sin- 
gulier, le  ministre  plénipotentiaire  du  Chili  n'est  pas 
encore  arrivé,  et  cependant  il  sait  bien  ^ue  In  petite 
Clara  ne  paraît  que  dans  le  prologue.  —  La  loge  de  ma- 
dame de  S...  est  vide...  Ahl  je  sais  pourquoi  :  elle  avait 


iS  LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARËONNEAtl. 

reçu  une  lettre  de  Fontainebleau  qui  lui  apprenait  que 
sa  belle-sœur  était  à  Tagonie,  et  elle  l'avait  supprimée 
pour  ne  pas  perdre  sa  première  représentation  ;  mais 
son  mari,  qui  est  très-jaloux,  a  cru  que  la  lettre  était 
d'Albéric,  le  jeune  auditeur  au  conseil  d'État;  il  a  fallu 
la  lui  montrer,  et  ce  qu'il  y  a  de  bon,  c'est  que,  pendant 
qu'il  la  lisait,  Âlbéric  était  caché  dans  un  placard  :  ce 
soir,  le  couple  est  dans  les  larmes,  bien  que  cette 
sœur  n'ait  pas  d'enfant  et  laisse  trente  mille  livres  de 
rente**.  »  Ainsi  de  suite  .Voila  le  feuilleton  dramatique 
de  l'homme  bien  informé. 

Vous  lisez  un  roman  nouveau  :  il  vous  plaît  ou  il 
TOUS  déplaît,  ceci  n'est  pas  la  question.  Vous  vous  de- 
mandes, avant  de  fixer  votre  jugement,  si  les  caractères 
sont  vrais,  si  la  donnée  est  originale,  si  les  situations 
sont  pathétiques,  si  le  récit  est  intéressant,  si  les  des- 
criptions sont  belles,  en  un  mot  si  le  roman  est  bon  ou 
mauvais.  Pa^encel  voici  l'homme  bien  informé  qui 
frappe  à  votre  porte;  il  entre,  il  jette  les  yeux  sur  le 
livre  ouvert;  il  vous  raconte  comme  quoi  rhéroîne  est 
cette  dame  que  vous  avez  rencontrée  à  Trouville  l'éic 
dernier  ;  l'auteurlui  avait  demandé  la  main  de  sa  nièce, 
cette  jolie  blonde  qui  dansait  si  bien  la  polka;  le  ma- 
riage a  manqué,  et  c'est  pour  cela  que  la  nièce  et  la 
tante  figurent  dans  le  roman.  Vous  aurez  peut-être  aussi 
remarqué,  dans  ce  livre,  l'odieux  personnage  de  V... 
C'est,  trait  pour  trait,  un  créancier  de  l'auteur,  que 
vous  avez  dû  voir  à  la  Bourse,  le  banquier  T...  Et 
6..  .y  ce  type  de  vieil  avare,  hargneux  et  grotesque  I  vous 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONMEAD.   S3 

«aTez  sans  doute  qu'il  n'est  autre  que  le  propre  oncle 
de  Fauteur,  le  notaire  P...,  qui  avait  déshérité  son 
neveu,  parce  qu41  détestait  les  gens  de  lettres.  Quant 
à  répisode  tant  soit  peu  risqué  de  Tenlèvement  de  la 
jeune  Emma,  c'est  une  histoire  vraie  qui  a  fort  diverti, 
l'an  passé,  tous  les  baigneurs  de  Carlsbad;  George,  le 
ravisseur,  s'appelle,  en  réalité,  Gustave;  Q  est  très*lié 
avec  l'auteur,  à  qui  il  a  naturellement  tout  raconté. 
Aussi  ce  roman  fait'il  un  bruit  d'enfer  en  Bourgogne, 
oà  la  famille  de  la  jeune  personne  compte  beaucoup  de 
parents  et  d'amis.  Le  libraire  de  Dijon,  à  lui  tout  seul, 
en  a  vendu  cent  cinquante-cinq  exemplaires... 

—  Mais  que  pensez-vous  de  l'œuvre  en  elle-même? 
il  me  semble  que  les  caractères  sont  un  peu  forcés,  les 
incidents  invraisemblables,  les  descriptions  oiseuses,  le 
style  à  la  fois  prétentieux  et  incorrect... 

—  Je  l'ignore  et  ceci  importe  peu,  vous  répond 
l'homme  bien  informé  :  ce  qu'il  y  a  de  pire,  c'est  que 
l'auteur  n'avait  pas  de  traité  avec  B...  son  libraire. 
B...  a  perdu  beaucoup  d'argent  dans  l'aflaire  des 
Petites  VoitureSj  où  il  s'était  mis,  comme  vous  savez, 
à  l'instigation  de  X...,  un  de  ses  bailleurs  de  fonds,  et 
maintenant  il  est  possible  que  ce  roman  qui  a  été  tiré 
i  douze  mille,  ne  rapporte  rien  de  plus  que  les 
cinq  cents  firancs  touchés  contre  livraison  du  manu- 
scrit... etc.,  etc.,  etc.  »  Voilà  comment  l'homme  bien 
informé  entend  et'pratiqut  le  feuilleton  littéraire. 

Passons  maintenant  à  la  politique  :  nous  sommes  ici 
sur  un  terrain  glissant;  tâchons  de  ne  pas  tomber. 


S4  LES  JEUDIS  DE  UADAUE  GIIARBONNEAU. 

Vous  êtes  inquiet  (simple  conjecture)  de  la  tournure 
que  prennent  les  événements  :  vous  vous  demandez  avec 
angoisse  si  la  société  sera  assez  forte  pour  résistet*  à 
cette  propagande  des  mauvaises  doctrines,  favorisée 
par  la  connivence  ou  la  faiblesse  des  honnêtes  gens.  U 
est  question  d'une  guerre  avec  une  des  puissances  du 
Nord  et  peut-être  avec  TAngleterre.  L'Italie  est  en  feu  ; 
on  parle  d'un  changement  de  ministère,  d'une  convo- 
cation des  Chambres  ;  le  commerce  souflre,  les  afTaires 
languissent  ;  bref,  toutes  les  grandes  idées  de  droit  pu- 
blic, de  politique  internationale,  de  religion,  de  mo- 
rale, de  liberté,  d'autorité,  d'ordre  et  de  désordre,  sont 
soulevées  par  ce  souGDe  d'orage  qui  précède  les  cata- 
strophes. Vous  recevez  la  visite  de  l'homme  bien  in- 
formé, et  vous  lui  communiquez  le  résultat  de  vos  médi- 
tations graves  et  tristes.  —  «  Mon  cher,  vous  n'y 
entendez  rien,  vous  répond-il  d'un  air  dégagé.  L'am- 
bassadeur de  Russie  voulait  donner  un  bal  le  17  fé- 
vrier ;  l'ambassadrice  ne  xoulait  le  donner  que  le  19, 
parce  qu'elle  avait  demande  à  Gènes  une  cargaison  de 
fleurs  qui  devait  lui  arriver  par  le  Sirius^  que  les  événe- 
ments ont  empêché  de  partir  mardi.  Il  y  a  eu  une  pe- 
tite querelle  de  ménage;  l'ambassadrice,  qui  est  fort 
vive,  a  écrit  à  sa  mère,  qui  est  très-iière,  et  qui  a  rap- 
pelé sa  fille  :  un  correspondant  de  l'agence  Havas  pas- 
sait devant  la  porte  cochère  au  moment  où  l'on 
chargeait  les  voitures;  il  en  a  conclu  que  l'ambassadeur 
avait  redemandé  ses  passe-ports,  et  il  Ta  dit  à  N...,  son 
cousin,  huitième  d'agent  de  change,  qu'il  a  rencontré 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  CHARBONNEAU.  S5 

■ 

allant  à  la  Bourse.  La  rencontre  avait  lieu,  mercredi,  à 
une  heure,  à  Tangle  de  la  rue  Royale  et  de  la  rue  Saint- 
Honoré.  N...  a  eu  le  temps,  dans  le  trajet,  de  réfléchir 
sur  celte  nouvelle,  et  il  en  a  conçu  Tidée  de  jouer  à  la 
baisse  sur  toutes  les  valeurs.  Tout  son  plan  stratégique 
était  fait  avant  qu'il  arrivât  au  tourniquet.  S*approchant 
d*uD  groupe  où  il  a  reconnu  D...,  II...  et  E...,  trois  in- 
trépides gobe-mouches,  il  leur  a  annoncé  que  deux 
ambassadeurs,  munis  de  leurs  passe-ports,  allaient 
partir  dans  la  soirée  ;  que  le  Moniteur  d'après-demain 
publierait  la  déclaration  de  guerre  ;  qu'il  y  aurait  un 
appel  immédiat  aux  Chambres,  un  remaniement  com- 
plet du  ministère  et  un  emprunt  de  seize  cents  millions. 
^  Ces  nouvelles  ont  circulé  avec  une  rapidité  électrique; 
la  manœuvre  de  V...  a  parfaitement  réussi  ;  il  y  a  eu 
une  baisse  énorme  sur  toutes  les  valeurs;  ce  qui,  par 
parenthèse,  a  fait  perdre  deux  cent  mille  francs  à  Z..., 
le  célèbre  rédacteur  de  votre  journal  de  prédilection, 
^lequel,  rentrant  chez  lui  de  très-mauvaise  humeur,  a 
écrit,  afr  iratOj  sur  la  fièvre  de  Tagiotage,  le  progrès 
des  mauvaises  doctrines,  les  périls  de  la  société,  la  cor- 
ruption des  mœurs,  les  excès  de  la  mauvaise  presse, 
l'imminence  des  bouleversements  les  plus  horribles,  ce 
fameux  article  qui  a  fait  tant  de  bruit  et  vous  a 
tant  effrayé...  etc.,  etc..  etc..  »  —Voilà  le  premier- 
Paris  politique  tel  que  le  professe  l'homme  bien  in- 
formé. 

Quelle  belle  politique  et  quelle  belle  littérature  ! 

—  Lt  quelle  belle  vie,  si  nous  nous  accoutumons  à 

S 


iO  LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBORNEAU. 

veiller  jusqu'à  minuit  I  reprit  madame  Charbonneau, 
qui  trouvait  sans  doute  ma  pénitence  assez  longue. 
Vite,  une  tasse  de  thé,  et  à  jeudi  prochain  l  M.  Toupinel 
pourra  se  recueillir  d'ici  là  ;  il  fouillera,  j'en  suis  sûre, 
au  fond  de  son  bissac,  et  en  tirera  encore  quelque 
pièce  bien  accablante  pour  ce  misérable  Paris. 

*— C'est  possible,  belle  dame,  mais  j'aurai  soin  de 
relire  auparavant  la  fable  du  Renard  et  les  Raisins^ 
dit  M.  Toupinel  tenant  son  chapeau  d'une  main  et  son 
portefeuille  de  l'autre. 


III 


Jeudi,  JBiiTier  iS6... 

—  Ce  soir,  dit  M.  Toupinel  en  fermant  ses  gros 
cahiers,  au  lieu  de  faire  défiler  sous  vos  yeux  cette  masse 
de  contradictions,  de  paradoxes,  de  bévues,  d'âneries 
et  de  vieillerios  de  toutes  sortes,  qui  ne  vous  appren- 
draient rien,  et  compromettraient  dans  l'esprit  de  ces 
lames  la  plupart  de  leurs  auteurs  favoris,  j*aime  mieux 
vous  montrer  une  autre  face  de  la  question,  traitée  en 
raccourci  dans  la  lettre  que  j'ai  l'honneur  de  vous  pré- 
senter. 

Il  faut  vous  dire  que  je  possède,   non  loin  de  Lo* 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBORNBAU.    97 

dèTe,  un  ami  qui  s'appelle  Auguste  Clérisscau,  et  qui  a 
été,  il  y  a  trente-trois  ans,  mon  camarade  de  collège  à 
Stanislas.  Il  était,  comme  moi,  fou  de  musique,  de  lit« 
térature,  de  poésie,  de  peinture,  de  toutes  les  belles 
doses  qui  ne  fleurissent  qu'à  Paris,  et  quiconque  m'eût 
dit  alors  que  Clérisseau  passerait  trente  ans  sans  re- 
mettre le  pied  dans  la  capitale  par  eiceQence,  m'eût 
paru  un  bien  mauvais  prophète.  Mais  Thomme  propose 
éL  Dieu  dispose.  A  peine  sorti  des  bancs  de  philosophie, 
Gérisseau  se  trouva  chef  de  famille  par  la  mort  de  ses 
parents  :  il  fallut  recueillir  et  débrouiller  une  succes- 
aion  embarrassée.  Bientôt  l'amour  se  mit  de  la  partie  : 
il  ne  perdit  pas  Troie,  mais  il  retint  mon  ami,  qui,  pour 
s'en  guérir,  se  maria  ;  puis  les  enfants  arrivèrent  à  la 
file,  et  leurs  petits  bras  enlacés  autour  du  cou  de  leur 
père  lui  furent  des  chaînes  d'autant  plus  fortes  qu'elles 
étaient  plus  faibles.  D'ailleurs,  pour  aller  de  Lodève  à 
Paris,  il  fallait  alors  cinq  nuits  et  six  jours  :  on  partait 
a^ec  des  cheveux  blonds,  et  on  débarquait  rue  de  6re- 
nelle-Saint-Honoré  avec  des  cheveux  gris.  Était-ce  la 
poussière?  Était-ce  la  durée  du  voyage?  Les  érudits  ne 
s'accordent  pas  sur  cette  question  que  l'histoire  éclair- 
dra. 

Petit  à  petit  les  années  s'écoulèrent  :  Auguste  dut 
songer  à  marier  Victorine,  sa  fille  atnée.  Antoine,  son 
fils,  n'avait  pas  la  vocation  militaire;  on  lui  fit  un  rem* 
plaçant,  qui,  vu  le  congrès  de  la  paix  et  la  guerre  de 
CriméCi  coûta  horriblement  cher.  Louise,  la  fille  ca- 
dette, voulut  entrer  au  couvent  ;  on  pleura  beaucoup, 


98         LES  JEUDIS  DE  MADAME  CHAnDONNEAU. 

et  on  travailla  de  bon  cœur  à  sa  dot  et  à  son  trousseau. 
Jacques,  le  second  fils,  eut  des  velléités  d'alexandrins, 
ce  qui  exigea,  de  la  part  de  ses  parents,  la  plus  éner- 
gique  surveillance.  Ensuite  madame  Clérisseau  tomba 
malade.  Son  médecin  lui  ordonna  d'aller  passer  l'hiver 
à  Nice,  et  Auguste  était  trop  bon  mari  pour  ne  pas  ïj 
accompagner.  Elle  y  mourut  au  bout  de  cinq  mois  ; 
mais  le  médecin  de  Nice  assura  qu'elle  serait  morte  six 
semaines  plus  tôt  si  elle  était  restée  chez  elle,  et  ce  ftit 
une  consolation  poiu*  Tépoux  inconsolable.  On  était 
alors  au  printemps  de  1859. 

Une  fois  son  deuil  expiré,  —  et  Clérisseau  le  fil  durer 
en  conscience,  —  il  se  trouva  un  peu  plus  libre  qu'il 
ne  l'avait  jamais  été  depuis  le  collège,  où  il  ne  l'était 
pas  du  tout.  Antoine,  l'exonéré,  plaidait  avec  succès 
le  mur  mitoyen  ;  Jacques,  le  poëte,  était  clerc  d'avoué. 
Victorine,  bien  mariée,  Louise  religieuse,  n'avaient 
plus  besoin  de  leur  père.  Clérisseau,  enrichi  par  le 
décès  d'un  oncle  tombé  en  enfance  avant  d'avoir  le 
temps  de  le  déshériter,  songea  à  Paris  qu'il  regrettait 
toujours,  et  m'y  donna  rendez>vous  pour  le  mois  d'a- 
vril :  il  se  proposait,  me  disait-il,  de  reprendre  où 
nous  l'avions  laissée  notre  charmante  camaraderie,  et 
il  réglait  d'avance  le  programme  de  nos  journées  pari- 
siennes. Nous  irions  aux  Italiens  et  à  TOpéra,  comme 
au  beau  temps  de  madame  Malibran  et  de  Robert  le 
Diable^  de  Rubini  et  de  la  Sylphide;  au  temps  où  nous 
faisions  queue^  par  un  froid  de  dix  degrés,  dès  deux 
Iicures  de  l'après-midi.  Nous  suivrions  les  cours  de  U, 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GH ARBOPtNEAU.  29 

Sorbonnc  et  du  collège  de  France,  comme  à  Tépoque 
où  nous^allion^  applaudir  MM.  Guizot,  Cousin  et  Ville- 
main.  Nous  irions  le  matin  à  Texposition  de  peinture,  le 
soir  au  Théâtre-Français,  pour  nous  décider  enfin  entre 
les  classiques  et  les  romantiques,  entre  Ingres  et  Delà 
croix,  entre  Racine  et  Victor  Hugo*  Nous  ferions  quel- 
ques excursions  à  travers  ce  qui  reste  du  vieux  Paris, 
afin  d*y  amasser  des  trésors  de  couleur  locale,  d'en  bien 
pénétrer  le  sens  et  l'histoire,  d'y  recueillir  une  à  une 
ces  reliques  du  temps  passé,  sans  lesquelles  toutes  les 
magnificences  présentes  ne  sont  que  luxe  de  parvenu. 
Il  profiterait,  lui,  Clérisseau,  de  quelques  anciennes 
connaissances  qui  nous  ouvriraient  les  salons  les  plus 
spirituels  et  les  plus  lettrés  de  Paris,  pour  réapprendre 
à  causer,  ce  que  l'on  oublie  en  province;  pour  renouer 
le  fil  de  ces  conversations  délicates,  fines,  légères,  élé* 
gantes,  polies,  qui  sont  un  des  charmes  et  une  des 
gloires  de  la  société  française  :  «  Tu  le  vois,  ajoutait-il 
avec  une  simplicité  touchante,  je  m'accroche  où  je 
peux,  comme  le  naufragé  :  mon  cœur  est  mort,  sauf 
ce  que  j'en  garde  pour  mes  enfants;  je  veux  chercher 
avec  toi  un  refuge  dans  les  jouissances  de  l'esprit,  de 
rimagination  et  de  l'art.  » 

Il  arriva  ce  qui  arrive  presque  toujours  aux  rendez- 
T0U8  les  mieux  raisonnes.  J'y  manquai,  une  affaire 
urgente  me  retenait  ici  :  un  mois  après,  j'étais  à  Paris, 
je  courus  rue  de  TUniversité,  hôtel  des  Ministres,  où 
Clénsseau  s'était  logé;  au  lieu  de  sa  bonne  figure,  j'y 
trouvai  la  lettre  que  voici  : 

a. 


SO         LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONHEAQ. 

«  Pardonne-moi,  mon  cher  ami,  de  m* être  enfui 
avant  ton  arrivée,  comme  je  te  pardonne  d'avoir  man. 
que  la  mienne.  Tu  sais  l'histoire  de  ce  Marseillais  qui, 
descendu  la  nuit  dans  un  de  ces  affireux  hôtels  voisina 
de  la  gare  et  n*ayant  apergu  le  lendemain  matin,  de  sa 
fenêtre,  que  les  terrains  vagues,  les  tuyaux  de  che* 
minée,  les  boutiques  borgnes  de  la  rue  de  Lyon  et  la 
grande  muraille  noire  de  la  prison  de  Mazas»  s'écria 
avec  son  accent  inimitable  :  a  C'est  là  leur  Parisaelll  » 
et,  haussant  les  épaules,  repartit  immédiatement  pour 
Marseille  sans  vouloir  en  connaître  davantage.  Eh 
bien,  mon  vieux  camarade,  j'ai  fait,  sauf  les  détails, 
comme  ce  brave  citoyen  de  la  Cannebière.  Voici  le  bul- 
letin de  mon  odyssée  parisienne. 

«  Le  premier  soir  (1''  avril,  date  fftcheusel)  je  r^ 
tournai  d'instinct  à  nos  premières  amours  et  j'allai 
aux  Italiens....  Un  parterre  à  moitié  vide,  une  salle 
somnolente,  quelques  bravos  inintelligents  ou  d'une 
froideur  glaciale,  voilà  pour  le  public  ;  de  vieux  chan^* 
teurs  ennuyés,  disant  du  bout  des  lèvres  une  musique 
qu'ils  ne  comprennent  plus,  voilà  pour  les  artistes. 
Mon  voisin  de  stalle  m'affirmait,  entre  deux  bâille- 
ments, qu'Assur,  Sémiramide,  Arsace  etidreno  avaient, 
à  eux  quatre,  deux  cent  dix*sept  ans  ;  je  n'ai  pas  vu 
leur  acte  de  naissance,  mais  je  suis  tenté  de  le  croire. 
Ce  qu'il  y  a  de  plus  drôle,  —  ou  de  plus  triste,  — 
c'est  que  j'avais  lu,  le  matin  même,  un  article  écrit  par 
\m  beau  monsieur,  porteur  de  magnifiques  favoris 
llus  noirs  que  nature,  article  d'oà  il  ressortait  que 


LES  JEUDIS  DE  MiDiME  GHARB0M19EAU.         M 

chacun  de  ces  artistes  avait  chanté  comme  un  ange, 
qu'on  les  avait  acclamés,  rappelés,  couverts  de  fleurs, 
que  l'enthousiasme  de  la  salle  tenait  du  délire,  que 
Ton  n'avait  jamais  assisté  à  pareille  fête,  et  une  foule 
dVf  csBtera.  On  m'a  dit  que  c'était  là  de  la  critique  trans- 
cendante, à  l'usage  des  raffinés  du  dix«neuvième  siècle. 
«  Le  lendemain,  je  suis  allé  faire  un  tour  à  la  Bourse. 
0  mon  ami,  quels  échantillons  de  l'espèce  humaine  I 
quelles  vodférations  sauvages  I  quel  monde  I  quelle 
langue  !  quel  temple  !  quel  dieu  I  Mais,  ce  qui  m'a  le  plus 
étonné,  c'est  que  j'ai  rencontré  là,  se  pavanant  et  ges- 
ticulant au  milieu  des  groupes,  trois  ou  quatre  de  mes 
eompatriotes  qui  n'oseraient  plus  se  montrer  dans  nos 
rues,  de  peur  d'être  lapidés  par  les  gamins  et  hués  par 
les  honnêtes  gens.  Le  notaire  Yéruchon,  par  exemple, 
qni,  avec  ses  airs  de  bon  apôtre,  avait  capté  la  confiance 
de  nos  riches  et  de  nos  pauvres,  et  a  levé  le  pied  en 
réduisant  à  la  misère  plus  de  cinquante  familles  I  Et 
Fourcheux,  le  négociant  fripon,  dont  la  faillite  a  dé* 
sole  notre  marché  I  Yéruchon  et  Fourcheux  étaient  là, 
drapés  dans  des  raglans  magnifiques,  et  causant  gra* 
vement  affaires  avec  d'autres  raglans  qui,  très-proba- 
blement, ne  valaient  pas  mieux.  D  parait  que  la  pro- 
vince envoie  comme  cela,  à  Paris,  ceux  de  ses  enfants 
qui  lassent  son  indulgence  maternelle,  et  que  Paris  s'en 
accommode  fort  complaisamment.  Plusieurs  de  ces 
émigrés  involontaires  amassent  une  belle  fortune  ;  ils 
ont  alors  pignon  sur  rue,  appartements  blanc  et  or, 
chevaux,  voitures,  livrée,  chinoiseries,  tableaux,  cha- 


52  LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHABBONNEAU. 

lets,  villas,  crédit  ouvert  chez  Chevet,  grandes  et  pe- 
tites entrées  à  l'Opéra,  Maintenant,  après  ces  échauf- 
fantes journées,  sans  cesse  ballottées  entre  le  milHon  e 
Y  exécution^  figure-toi  ces  scories  vivantes  de  la  province 
expurgata^  se  répandant  le  soir  dans  les  théâtres,  dans 
les  cabinets  de  lecture,  dans  les  divans,  partout  où 
s'étalent  les  œuvres  d'art^  où  se  discutent  les  produc- 
tions de  Tesprit  :  quels  gourmets  de  friandises  intellec- 
tuelles et  morales  !  quels  dignes  appréciateurs  des  dé- 
licatesses de  la  pensée  et  des  délicatesses  du  cœur  I 
quels  juges  infaillibles,  quels  experts  autorisés  en  ma- 
tière de  sentiments,  d'idées,  de  nuances,  de  scrupules, 
de  raffinements  chevaleresques  I  Quel  excellent  contrôle 
pour  les  pudeurs  de  Tâme,  les  chastes  et  romanesques 
tendresses,  les  saintes  austérités  de  Thonneur,  les  rudes 
exigences  de  la  probité,  les  respects  et  les  grandeurs  de 
l'histoire  I  Et  si  la  littérature  est  l'expression  de  la  so- 
ciété, que  sera  la  littérature  chargée  d'exprimer  une 
société  pareille? 

c<  Cette  Uttérature,  je  l'ai  retrouvée,  le  même  soir, 
aux  petits  théâtres  :  dans  ces  théâtres  où  nous  avions 
eu  autrefois  de  si  bons  accès  de  fou-rire,  j'ai  cherché 
vainement  un  mot  spirituel  ou  franchement  gai.  En  re- 
vanche, d'ignobles  gravelures,  et  surtout  des  exhibi- 
tions et  des  danses  à  %:re  rougir  un  turco  :  il  n'y  a 
plus  de  comiques,  \\  y  ?.  des  queues-rouges  :  il  n'y  a 
plus  d'actrices,  il  y  a  des  jambes  :  les  pièces  à  femmes^ 
les  rôles  à  corset,  à  maillot,  à  cuisses^  le  collant^  la 
polka  finale,  qui  permet  aux  comédiennes  de  l'endroit 


LES  JEUDIS  DE  UADAUE  CIIARBONNEAU.  55 

de  montrer  aux  binocles  de  Toi  chestre  tout  ce  que  cache 
le  peu  de  robe  qu  elles  portent  encore  ;  par  là-dessus 
quelques  beaux  défilés  et  quelques  décorations  splen- 
dides,  voilà  le  dernier  mot  de  l'art  dramatique  en  1861. 
Parole  d'honneur,  j'aime  mieux  le  pauvre  petit  théâtre 
de  mon  chef-lieu,  et  cela  pour  trente-six  raisons;  la 
première,  c'est  que  je  n'y  vais  jamais;  dispense-moi 
des  trente-cinq  autres. 

«  Pour  m'indemniser  un  peu,  j'ai  voulu  aller  à  l'Ex- 
position. Tu  te  souviens,  mon  ami,  de  celle  de  1831, 
la  dernière  que  nous  ayons  visitée  ensemble,  où  écla- 
tèrent à  la  lois  les  Moissonneurs  de  Léopold  Robert,  le 
Cromtvell  et  les  Enfants  d  Edouard,  de  Paul  Delaroche, 
la  Médée  et  la  Liberté,  d'Eugène  Delacroix,  les  mer- 
veilleuses toiles  de  Decamps,  les  tableaux  de  Schnelz, 
d'Ary  Scheffer,  de  Marilhat,  de  Delaberge,  de  Johan- 
aot,  de  Roqueplan,  de  Louis  Boulanger,  de  Potcriet, 
de  Dcvéria,  de  Chenavard,  de  Paul  Huet!  El,  parmi  les 
visiteurs  de  ce  Salon,  quel  entraini  quelle  verve  d'ad- 
miration !  quelle  fougue  de  colères  !  Que  de  jeunesse 
dans  ces  yeux  ardents,  dans  ces  longues  chevelures, 
dans  ces  chapeaux  de  ligueurs,  dans  ces  justaucorps 
de  velours!  C'était  risible  peut-être,  mais  c'était  pas- 
sionné, fervent,  convaincu*  Cette  fois,  j'ai  rencontré, 
dans  les  allées  ratissées  des  Champs-Elysées,  de  bons 
bourgeois,  bonnetiers  ou  notaires,  avec  leur  livret 
sous  le  bras,  préparant  paisiblement  leur  pièce  blanche 
et  allant  chercher  ce  régal  artistique  pour  se  délasser 
de  Irurs  affaires.  A  ce  nouveau  public,  un  petit  art 


34  LES  JEUDIS  DE  MADAME  CMARBONNEAU. 

friand  et  malsain  sert  une  peinture  proprement  faite^ 
où  des  qualités  matérielles  fort  remarquables,  mais 
très-uniformes,  déguisent  mal  la  pauvreté  du  style, 
l'absence  de  conyietion  et  le  néant  de  la  pensée.  Au 
bout  de  deux  heures,  je  suis  sorti  avec  un  peu  de  tris- 
tesse et  beaucoup  de  migraine. 

«  En  revenant,  je  suis  entré  dans  un  .cabinet  de 
lecture  :  j'avais  jeté  un  coup  d'oeil  sur  la  devanture,  et 
voici  les  titres  des  livres  le  plus  en  évidence,  étalés  à  la 
place  d'honneur  :  les  Cotillons  célèbres;  les  Femmes 
galantes;  les  Maîtresses  royales;  Comédiennes  et  Cour- 
tisanes; Mémoires  anecdotiques  sur  madame  duBarry: 
Y  Amour;  les  Souvenirs  deRigolboche;  les  Femmes  de 
la  Régence,  etc.,  etc.  J'allais  demander  quelques  expli- 
cations à  la  maîtresse  de  rétablissement ,  lorsque  la 
porte  vitrée  s'ouvrit  avec  fracas...  Un  coup  de  vent, 
un  tourbillon,  une  mèche  de  cheveux  voltigeant  sur 
un  crâne  dénudé,  un  teint  livide,  un  œil  fiévreux,  un 
paletot-sac  friable  comme  de  l'amadou,  un  chapeau 
rougi  par  la  pluie,  un  pantalon  tombant  en  charpie  sur 
des  bottes  éculées,  tout  cela,  cher  ami,  c'était  Marc 
Stéphen,  notre  ancien  copin  du  collège  Stanislas,  main- 
tenant critique ,  fantaisiste ,  bohème ,  homme  de 
lettres* 

«  J'avais  vu  la  veille»  à  la  Bourse,  des  martyrs  de 
l'argent  ;  à  présent,  j'avais  sous  les  yeux  un  martyr  de 
la  littérature;  créations  parisiennes,  mon  cher,  et  qui 
doivent  nous  consoler  de  rester  attachés  où  nos  chèvres 
broutent  !  Ce  Marc  Stéphen  n'est  ni  un  imbécile,  ni  un 


LBS  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAU.  Sft 

en&nt  trouvé;  il  a  fait  de  très-bonnes  études;  il  appar- 
tient à  une  excellente  famille  de  Draguignan  ;  il  pour- 
rait être  aujourd'hui  un  bon  gentleman  farmer,  trané 
quille,  honoré,  utile,  cultivant  ses  terres,  faisant  le 
bonheur  d'une  honnête  femme.  Mais,  au  sortir  de 
récolede  droit,  le  démon  littéraire  Ta  saisi  et  nn  plus 
lâché  prise.  Il  souffre,  il  jeûne,  il  patauge  dans  tous  les 
cloaques  de  Paris.  Ses  propriétés^  vendues  à  bas  prix, 
se  sont  monnayées  en  quelques  fragiles  capitaux; 
ceux-ci,  à  leur  tour,  se  sont  gaspillés  en  impftts  ordi- 
naires et  extraordinaires  que  la  bohème  pauvre  pré- 
lève sur  la  bohème  riche  :  dîners  ofterts  aux  confrères 
qui  délivrent  des  brevets  de  génie  ;  argent  prêté,  sur  le 
boulevard,  à  des  Schaunard  faméliques;  fondations  de 
petits  journaux  destinés  à  démolir  les  vieilles  réputa- 
tions, à  en  créer  de  nouvelles,  et  à  mourir  d'inanition 
à  leur  cinquième  numéro,  faute  d'un  sixième  abonné. 
Bref,  au  bout  de  trois  ans,  tout  Tavoir  de  Marc  Stéphen 
s'en  était  allé  ;  le  talent  n'était  pas  venu,  et  la  gloire 
encore  moins  1  II  a  trente  ans  à  peine,  et  il  parait  en 
avoir  soixante.  Pour  un  million  en  perspective  et  un 
fauteuil  à  FAcadémie,  nous  n'accepterions,  ni  toi  ni 
moi,  la  somme  de  tortures,  de  privations,  de  déboires 
qui  compose  son  existence;  mais  il  est  nvé  à  cette 
existence  horrible  comme  un  forçat  à  sa  chaîne;  il  ne 
pourrait  plus  respirer  un  autre  air,  ni  vivre  une  autre 
viel  En  le  voyant  au  seuil  de  cette  sombre  et  humide 
boutique,  crotté,  mouillé,  hâve,  blême,  dbancrés- 
presque  en  haillons,  sous  un  ciel  bas,  qui,  depuis  troi| 


56  LES  JEUDIS  DE  MADAME  CIIARBONNEAU. 

semaines,  n'a  pas  cesse  de  tamiser  une  pluie  fine  et 
tirue,  je  n'ai  pu  m* empêcher  d'évoquer  en  idée  le  ciel 
de  la  Provence,  les  plaines  du  Yar,  et  de  me  figurer 
cet  infortuné  galérien  de  la  fantaisie  à  la  place  oij  il 
devrait  être,  au  milieu  des  lentisques  et  des  citronniers, 
sur  la  terrasse  d'une  jolie  villa,  souriant  à  une  jeune 
mère  entourée  de  joyeux  enfants. 

«  Marc  Stéphen  était  dans  un  de  ses  moments  d'âpre 
franchise  :  le  malheureux  n'avait  pas  dîné  la  veille! 
11  m'a  pris  le  bras,  et,  m' entraînant  hors  du  cabinet 
de  lecture,  il  m'a  dit  d'une  voix  saccadée  comme  une 
pulsation  fébrile  : 

c(  —  N'écoute  pas  cette  vieille  débitante  de  poisons  ! 
Tous  les  livres  qu'elle  t'offre  sont  des  ordures...  Mais 
voilà  comment  se  font  les  succès  maintenant!  Une  com- 
pagnie d'assurances,  une  société  en  commandite  entre 
le  livre,  la  pièce  et  le  juge  :  loue-moi,  je  te  loue;  vous 
nous  louez,  nous  vous  louerons,  ils  se  louent;  et  le 
public  achète  !  Hachette  !  Tiens  !  je  fais  des  mots  à 
présent  ! 

c(  Et,  de  sa  voix  stridente,  IMarc  Stéphen  entonna 
une  philippique  furieuse  contre  nos  célébrités  litté- 
raires; elles  y  passèrent  toutes  ou  presque  toutes  : 
celui-ci  vendait  sa  plume  au  plus  offrant;  celui-là 
mettait  en  coupes  réglées  la  vanité  des  auteurs  et  des 
artistes  :  A...  était  un  histrion,  B...  un  charlatan, 
C...  un  bavard,  D...  une  girouette,  F...  s'était  com- 
promis dans  une  affaire  véreuse  qui  le  plaçnit  sous  la 
dépendance  d'une  courtisane  madrée;  G...  vivait  des 


LES  JEUPIS  DE  VADâHE  GlIARDORNEAU.  57 

bienfaits  d'une  femme  entretenue  qui  prclait  a  la  petite 
semaine;  L....  s'abrutissait  d'eau-de-vie  pour  se  con« 
soler  de  l'infidélité  d'une  actrice  qui  Tavait  trahi  pour 
son  coiffeur;  M...,  enragé  défenseur  des  bonnes  doc- 
trines, avait  des  mœurs  suspectes,  et  n'eût  pas  complété 
le  nombre  des  dix  justes  nécessaire  au  salut  des  villes 
maudites;  P....  avait  fait  de  l'emprunt  une  science 
rivale  du  whist  et  des  échecs.  Il  y  en  avait,  comme 
,  cela,  pour  tous  les  goûts  et  pour  toutes  les  lettres  de 
Talphabet.  A  en  croire  Marc  Stephen  (mais  je  ne  le 
crois  pas,  il  était  trop  en  colère!),  il  y  aurait  quelque 
chose  de  bien  extraordinaire.  Ces  illustres,  ces  fiers 
démocrates  de  la  littérature  seraient  des  libéraux  et 
des  Spartiates  pour  rire.  Ils  se  soucient  de  la  liberté 
comme  des  vieilles  lunes  :  l'un  spécule  sur  un  titre, 
l'autre  sur  un  vice;  un  troisième,  pour  rouler  carrosse 
et  diner  chez  Véfour,  s'est  fait  Thomme  lige  d'un  riche 
agioteur  qui  lui  paye  ses  vertus  à  tant  par  mois  et  ses 
opinions  à  tant  la  ligne;  presque  tous  les  journaux  à 
grandes  fanfares  et  à  grand  style  appartiennent  à  des 
hommes  d'argent  qui   nourrissent,   voiturent,  gou- 
vernent, enrichissent  et  aplatissent  les  hommes  d'idées. 
Ces  Cassius  et  ces  Gâtons  de  la  démocratie  littéraire  ont 
une  attitude  admirablement  héroïque  et  inirépide  vis- 
à-vis  du  bon  Dieu,  du  pape,  des  évoques,  des  curés, 
des  religieux,  des  religieuses,  des  royautés  déchues, 
des  grandeurs  du  passé,  et,  en  général,  de  toutes  les 
puissances  qui  ne  peuvent  pas  ou  ne  veulent  pas  se 
défendre  en  ce  monde;  mais  (c'est  toujours  Marc  Stc- 


88       Les  jeudis  de  madame  ghardonneau. 

phen  qui  parle),  dès  qu  il  s'agit  des  pouvoirs  en  plein 
exercice,  des  grandeurs  du  moment,  des  princes  et 
princesses  possédant  un  palais,  un  salon  à  manger  ci 
une  antichambre,  la  scène  change;  leur  échine  devient 
d'une  étonnante  souplesse  ;  ils  en  remontreraient  aux 
courtisans  de  Versailles  et  de  TOEil-de-Bœuf.  Comme 
tous  les  gens  mal  élevés,  ils  ne  saluent  pas  du  tout  ou 
ils  saluent  trop  bas;  leur  vie  se  partage  entre  l'inso- 
lence et  le  servilisme  :  il  y  en  a  qui,  s'il  le  fallait  abso- 
lument, prouveraient  au  prince  Napoléon  que  c'est  lui 
qui  a  pris  Sébastopol  ;  il  s'en  rencontre  qui,  pour  se 
rendre  utiles  et  agréables,  allumeraient  les  candélabres, 
battraient  les  tapis  et  frotteraient  les  assiettes  chez  telle 
princesse  à  la  mode  ou  tel  ministre  prépondérant.  Je 
te  répète  que  c'est  Marc  Stephen,  Marc  Stephen  affamé, 
furibond  et  frissonnant  de  lièvre,  qui  débitait  à  mon 
oreille  toutes  ces  choses  incroyables  ;  je  ne  les  crois 
point,  et  je  n'en  prends  pas  la  responsabilité. 

<x  n  parla  ainsi  pendant  une  heure,  âpre,  excessif, 
nerveux,  forcené,  parfois  éloquent.  Au  moment  où, 
passant  en  revue  mes  auteurs  de  prédilection,  il  enta- 
mait Octave  Feuillet,  j'essayai  de  l'arrêter  : 

ce  —  Je  dois  t'avouer,  lui  dis-je,  que  les  belles  dames 
de  mon  arrondissement  ont  un  faible  pour  celui-là. 

c(  —  Les  belles  dames  de  partout,  depuis  le  palais 
jusques  au  comptoir,  et  c'est  ce  qui  m'enragel  a  re- 
pris mon  homme  en  redoublant  de  fureur;  mais  il  le 
payera...  Vois-tu,  Clérisseaul  c'est  encore  là  une  des 
industries  de  cet  exécrable  Paris.  Quand  un  succès  est 


LKS  IBUbtS  DE  MADAME  GUARBOtlMEAb.  8fr 

Irop  éclatant  pour  qu'on  puisse  Taraortir,  on  procède 
par  le  moyen  contraire.  On  étouffe  le  triomphateur 
8008  son  triomphe,  comme  Néron  étouffa  ses  convives 
amis  une  pluie  de  roses.  Si  tu  vivais  parmi  nous,  tu 
rencontrerais  quelques-uns  de  ces  fruits  secs  du  succès 
de  vogue  :  ils  te  feraient  pitié  ;  leur  vie  se  passe  à  expier 
l'engouement  d'un  trimestre.  Os  ont  beau  faire,  ils  ont 
beau  dire  :  «  Mais,  Athéniens,  regardez-moi  I  Je  suis 
c  le  même  homme  que  vous  avez  fêté,  couronné,  déi- 
c  fié...  »  Yains  efforts  !  Cest  à  peine  si  Ton  se  souvient 
de  leur  nom  et  de  leur  date.  Les  malins  le  savent  bien, 
et,  quand  un  succès  les  offusque,  ils  s* arrangent  en 
conséquence.  Aussi,  lorsque  je  vois  le  héros  du  jour 
porté  à  bras  tendu  sur  le  pavois  de  vingt  feuilletons, 
an  milieu  des  acclamations  de  la  foule,  sais-tu  à  quoi  je 
songe?  Au  bœuf  gras,  revêtu  d'une  housse  à  crépines 
dorées,  enguirlandé  de  festons  et  de  bouquets,  présenté 
aux  grands  de  ce  monde,  escorté  de  tous  les  dieux  de 
la  fable,  assourdi  de  clarinettes  et  de  trombones... 
et  mené  à  Tabattoir . . .  Tabattoir,  Foubli  ! . . . 

«  Mon  cœur  se  serrait  pendant  que  Marc  Stephen 
me  révélait  ainsi  les  misères  de  Qe  trottoir  parisien  que 
nous  avons  quelquefois  la  bonhomie  d'envier.  Tout 
à  coup  il  s'est  arrêté,  et,  pressant  ma  main  avec  un 
mélange  d'amertume  et  de  cynisme,  il  m'a  dit  :  —  Mon 
ami,  je  viens  de  te  faire  pour  cinq  francs  de  littéra- 
ture ;  prête-moi  cent  sols  I . . . 

a  J'ai  tiré  à  la  hâte  trois  ou  quatre  louis  et  les  ai  gUs- 
séS)  en  rougissant,  entre  ses  doigts  qui  tremblaient  un 


40  LES  JEUDIS  DE  MADAllE  GHARBONNEÂU. 

peu  ;  il  m*a  remercié  du  regard,  et,  bégayant  une  pa* 
rôle  d'adieu,  il  a  disparu  dans  le  passage  Jouiïroy. 

«  Que  fe  dirai-je?  Je  commençais  à  en  avoir  assez 
de  ma  nouvelle  épreuve  parisienne,  à  trente  années  de 
dislance.  Tu  n'arrivais  pas,  et  je  ressentais  d'heure  en 
licure  une  impression  analogue  à  celle  que  Ton  éprouve 
lorsque  l'oti  retrouve  quinquagénaire,  triste,  désabu- 
sée et  ridée,  une  femme  que  Ton  a  aimée  à  vingt  ans. 
Cependant  il  me  répugnait  de  lâcher  prise  si  vite. 
Un  monsieur,  connaissance  très-éphémère  que  j'avais 
faite  dans  le  wagon  et  qui  m'avait  suivi  dans  mon  hôtel, 
m'assura  que  Ton  avait  encore  à  Paris  énormément 
d'esprit,  qu'il  ne  s'agissait  que  de  savoir  le  trouver. 
Mon  cicérone  d'occasion  prétendait  qu'il  n'y  avait  plus 
de  salons  ;  mais  il  ajoutait  que,  si  je  voulais  aller  m'as- 
seoir  dans  un  café  du  boulevard  qu'il  me  désigna, 
j'entendrais  des  choses  excessivement  spirituelles  et 
plaisantes;  je  me  le  tins  pour  dit,  et,  vers  cinq  heures, 
j'étais  installé  devant  une  table,  entre  la  colonnade  des 
Variétés  et  le  coin  de  la  rue  Yivienne.  L'absinthe  coulait 
à  plems  bords  dans  les  verres  de  mes  voisms. 

((  Je  pris  machinalement  un  petit  journal,  qui  passe 
pour  avoir,  à  lui  seul,  plus  d'esprit  que  tous  les  autres 
ensemble  :  j'y  lus  des  anecdotes  de  coulisses,  destinées 
à  renseigner  les  cinq  parties  du  monde  sur  les  détails 
de  la  vie  privée  des  barytons  et  des  jeunes  premiers, 
des  comiques  et  des  ingénues.  Celui-ci  a  un  tilbury, 
celle-là  est  meublée  en  palissandre  ;  cet  autre  a  un  valet 
de  chambre  qui  joue  à  la  Bourse,  cette  autre  possède 


LES  JEUDIS  DE  MÂD4UB  CHARBONNEAU  41 

une  soubrette  qui  sait  le  latin.  Ces  particularités  si 
intéressanlesy  attendues  et  accueillies  avidement  par 
OD  public  spécial,  redoublent  chez  tous  ces  gens-là  le 
sentiment  de  leur  importance  :  ils  sont  gonflés  comme 
des  ballons.  Puis  s'alignaient  les  lettres  aigres-douces, 
échangées  entre  directeurs,  auteurs,  critiqueurs,  nou- 
Tellistes,  chroniqueurs  ;  les  feux  croisés  de  répliques, 
de  réclames,  de  récriminations,  do  démentis;  poignées 
de  mains  qui  voudraient  bien  être  des  griffes  pour 
percer  jusqu'à  l'os  ;  parades  en  plein  vent  de  tous  les 
amours-propres,  de  toutes  les  haines,  de  toutes  les 
colères,  de  tous  les  scandales  de  ce  petit  art,  de  cette 
basée  littérature,  dont  vivent  dix  mille  Parisiens  et  qui 
vitaux  dépens  de  cinquante  mille  autres.  C'était  tout  : 
les  dernières  pages  appartenaient  aux  annonces  :  bou- 
tique sur  boutique!  Impatienté  de  ma  lecture,  je  vou- 
lus me  dédommager  en  écoutant.  C'est  ici  que  le  véri- 
table esprit  français  entre  en  scène. 

«  Justement  cinq  ou  six  célébrités  s'étaient  groupées 
près  de  ma  table.  Il  y  avait  là  les  héros  du  succès 
d'argent,  des  hommes  dont  les  calembours  sont  cotés 
entre  l'Orléans  et  le  Crédit  mobilier  ;  des  capitalistes 
qui,  en  faisant  rimer  je  faime  avec  bonheur  snjïréme^ 
ont  amassé  cent  mille  livres  de  rentes.  J'étais  tout 
oreilles.  Deux  de  ces  messieurs  avaient  des  physiono- 
mies  d'employés  aux  pompes  funèbres  :  un  troisième 
venait  de  jouer  à  la  hausse  :  il  perdait  en  huit  jours 
ses  droits  d'auteur  de  toute  l'année  :  vingt  bordées  de 
sifflets  ne  l'auraient  pas  tant  consterné.  Deux  autres 


4S         LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNëAU. 

discutiaient  violemment  sur  la  question  de  savoir  s'ils 
confieraient  leur  prochain  rôle  travesti  à  mademoiselle 
Alphonsine  ou  à  mademoiselle  Virginie  : 

«  Je  te  dis  qu' Alphonsine  a  plus  de  chien  ! 

«  —  Oui)  mais  Virginie  est  la  toquade  de  ces  petits 
gandins  de  l'orchestre... 

«  Us  en  étaient  là  de  leur  discussion,  lorsque  sur- 
vinrent deux  autres  de  leurs  spirituels  confrères  ;  la 
conversation  s'anima  :  ^écoutais  à  en  perdre  la  respi- 
ration. 

a  —  Bonjour,  ma  vieille., »Eh  bien,  ce  pauvre  B... a 
remercié  son  boulanger! 

««^Hélas!  oui;  c'est  comme  D»..  il  vient  de  dévisser 
son  billard. 

«— Ah  I  que  veux*tu?  il  était  trop  pochard;  il  prenait 
trop  de  casse-gueule;  il  était  pa/]f  quatre  ou  cinq  fois  par 
semaine;  iln  y  a  pas  quinze  jours  que  je  le  rencontrai 
aux  Délass.'Com.^  il  avait  tordu  le  cou  à  vingt  pen^o^ 
quels.  Enfin,  le  pauvre  diable,  il  a  cassé  sa  pipe  ! 

«  —  Que  fais-tu  ce  soir? 

«  —  Je  vais  siffler  une  chope^  puis  je  dégoiserai  une 
babillarde  à  papa,  qui  a  le  sac;  ensuite,  je  me  met- 
trai dans  une  roulotte  ;  j'enverrai  mon  larbin  chercher 
Cosarine,  qui  est  dans  la  dèche^  et,  si  elle  veut,  nous 
irons  bouffer  quelques  pieds  truffés  au  pavillon  d*Ar* 
menonville^ 

«  J'étais  ahuri  ;  je  me  demandais  si  mes  deux  voi- 
sins parlaient  le  lapon,  l'iroquois  ou  le  taitien.  Un 
garçon,  à  qui  je  donnai  la  pièce  blanche,  eut  pitié  de 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  CHARBONNEAU.  41 

moi  ;  lorsque  tout  le  inonde  se  fut  levé  pour  aller  diner, 
il  me  nomma  les  deux  causeurs  :  c'étaient  deux  vaude* 
Yillistes  éminenU. 

« —  Mais,  lui  demandai-je,  quelle  est  donc  cette 
langue? 

«  — C'est  tout  ce  qu'il  y  a  de  mieux  porté...  Ces  mes- 
sieurs, qui  ont  tant  d'esprit,  ne  peuvent  pas  parler 
comme  vous  et  moi... 

a  —  Soit  ;  mais  que  veut  dire,  par  exemple,  dévissem 
son  billard,  remercier  son  boulanger,  casser  sa  pipe? 

«  —  Âh  I  Ton  voit  que  monsieur  est  de  la  province  : 
cela  veut  dire  mourir. 

«  —  Et  se  mettre  dans  une  roulotte? — Prendre  une 
voiture.  —  Et  dégoiser  une  babillarde  î  —  Écrire  une 
lettre.  —  Et  avoir  le  sac?  —  Être  riche.  —  Et  tordre 
le  cou  à  vingt  perroquets?  —  Boire  une  infinité  de 
Terres  d'absinthe.  —  Et  être  dans  la  dèche?  —  N'avoir 
pas  le  sou...  Mais,  pardon,  monsieur,  voilà  le  public 
qui  nous  arrive  :  il  faut  que  je  me  sylphide...  Une  de- 
mie au  cinql  pas  de  Cogne  au  six!  LEntr^aquedù' 
mandél  Le  Const,  au  neuf!  Il  est  en  main  I  Ylà,  m'sieu, 
Vlàl... 

«  Là  finit  ma  première  et  dernière  leçon  de  français 
moderne,  à  Tusage  des  hommes  d'esprit  et  des  garçons 
de  café.  Je  me  remémorai  le  français  de  Pascal,  de  la 
Bruyère,  de  Fénelon,  de  GiUBlas  et  de  Zadig^  et  je  me 
dis  que  décidément  la  langue  n'était  pas  en  progrès  ; 
puis  je  songeai  à  ces  salons  ouverts  autrefois  à  toutes 
les  grâces,  à  toutes  les  élégances  de  l'esprit  %t  du  lan- 


44  LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEÀU. 

gage,  et,  vois  à  quel  point  un  provincial  peut*ètre  ar* 
riérél  je  regrettai  ces  salons. 

«lime  restait  encore  une  derrière  épreuve  à  tenter  ; 
une  longue  et  consciencieuse  promenade  à  travers  ce 
vieux  Paris  que  nous  aimions  tant,  et  où,  tant  de  fois^ 
dans  nos  belles  années  de  romantisme,  nous  avions 
pris  plaisir  à  ressusciter  les  grandes  figures  de  This* 
toire,  les  grandes  poésies  du  passé.  Te  souviens-tu  de 
nos  émotions  et  de  nos  extases  quand  parut,  il  y  a 
trente  ans,  ce  roman  étrange  de  Notre-Dame  de  Paris^ 
où  déjà  Victor  Hugo  demandait  compte  de  tant  de  dé- 
molitions et  de  ruines?  —  Qu'avez-vous  fait,  disait-il, 
de  ceci  et  de  cela,  et  de  cette  autre  chose  encore,  et  de 
ce  bijou  de  la  Renaissance,  et  de  cette  dentelle  du 
moycnage,  et  de  ces  rosaces,  et  de  ces  ogives,  et  de  ces 
sculptures,  et  de  ces  vieilles  maisons  qui  ressuscitaient 
un  siècle,  et  de  ces  rues  tortueuses,  pleines  de  souve- 
nirs et  de  mystère,  où  l'imagination  s'égarait  sur  les 
pas  du  temps?  Et  son  génie,  dès  lors  fertile  en  énumè- 
rations,  déroulait  en  trente  pages  le  tableau  de  ses 
griefs  de  poëte  et  d'antiquaire  contre  le  Paris  nouveau, 
le  Paris  blanchi  à  la  chaux,  élargi  à  Téquerre,  tiré  au 
cordeau,  des  niveleurs,  des  badigeonneurs  et  des  ma- 
çons... Grand  Dieu  1  que  dirait-il  aujourd'hui?  Ce  n'est 
plus  la  poésie  et  l'histoire  de  Paris  que  Ton  détruit; 
c'est  son  âme,  ce  sont  les  derniers  traits  de  son  carac- 
tère, les  derniers  détails  de  sa  physionomie  ;  c'est  sa 
vie,  cette  vie  mystérieuse  et  intime  qui,  pour  les  villes 
comme  pour  les  individus,  pour  les  nations  comme 


LES  JEUDIS  DE  UÀDAHE  GHARBONNEAU.  45 

pour  les  familles^  ne  consiste  pas  dans  la  splendeur  des 
palais  et  la  régularité  des  édifices,   mais  qui  réside 
dans  un  ensemble  d'idées,  de  sentiments  et  de  choses, 
unis  par  une  solidarité  séculaire  et  légués  par  les 
générations  éteintes  aux  générations  nouvelles.  Là  où 
j'avais  laissé  des  rues,  des  maisons,  des  jardins,  des 
monuments,  des  reliques,  je  trouvais  de  vastes  espaces, 
sillonnés  de  grosses  charrettes,  qui  empêchaient  les 
passants  de  s'entendre,  hérissés  d'échafaudages  qui 
dressaientsousunciel  sombre  leurs  sinistres  silhouettes, 
encombrés  d'échelles,  de  brouettes  et  de  poulies,  in- 
festés de  poussière  ou  d'une  boue  gluante  qui  faisait 
glisser  les  piétons,  retentissants  de  cris  grossiers  ou 
sauvages,  de  coups  de  fouets,  de  grincements  de  roues, 
de  hennissements  de  chevaux.  Tout  cela  sera  peut-être 
superbe  un  jour,  mais,  pour  le  moment,  c'est  affreux. 
Mon  cœur  se  serrait  à  ces  tristes  spectacles;   mon 
oreille  était  brisée  par  tous  ces  bruits  discordants  ;  je 
me  crottais  comme  un  provincial  ou  un  caniche.  A 
chaque  instant,  j'avais  failli  être  écrasé,  estropié, 
foulé,  anéanti,  pulvérisé;  et  lorsque,  n'en  pouvant 
plus  de  courbature,  d'ahurissement  et  de  fatigue,  je 
voulais  prendre  un  omnibus,  tous  les  omnibus  étaient 
complets.  Hélas!  trois  fois  hélas!  j'étais  réservé  à  une 
émotion  plus  cruelle  encore  et  plus  poignante.  Je 
venais  de  passer,  rue  Croix-des-Petits-Champs,  devant 
une  maison  que  l'on  bâtissait  ou  badigeonnait.  Tout  à 
coup,  à  dix  pas  de  moi,  j'entends  un  cri  épouvan- 
table; je  vois  quelques  curieux  se  précipiter  avec  des 

s. 


le  LES  JEUDIS  DE  MiDAME  GHARBONNEAD. 

gestes  d'eiïroi  vers  la  porte  cochère;  je  me  retourne; 
une  planche  de  l'échafaudage  avait  été  mal  assurée  : 
elle  s'était  brusquement  retournée,  et  deux  hommes 
gisaient  sur  la  dalle  du  trottoir,  le  crâne  fendu,  roide 
morts,  sans  avoir  eu  un  moment  pour  se  recon- 
naître, un  instant,  un  seul,  entre  la  vie  et  réternité. 
Ils  étaient  là,  couchés  sur  la  pierre,  sanglants  et  li- 
vides, martyrs  anonymes  de  cette  civilisation  à  ou- 
trance, qui  a  ses  férocités  comme  la  Barbarie.  La 
foule  s'attroupait.  Le  propriétaire  de  la  maison  fit 
entrer  les  cadavres  à  la  hâte  ;  on  ferma  la  porte  co- 
chère; le  public  se  dispersa.  Le  lendemain,  les  jour- 
naux racontèrent  en  deux  lignes  cefaiUParis;  puis 
le  corbillard  des  pauvres,  la  fosse  commune,  et  tout 
fut  dit. 

«  Encore  une  fois ,  mon  ami,  pardonne*moi  :  Tépreuve 
était  trop  forte  pour  un  homme  accoutumé  au  calme 
de  la  province  et  de  la  campagne  ;  je  me  sentis  en« 
traîné  par  une  force  irrésistible  ;  une  sorte  de  terreur 
fantastique  s'empara  de  moi  :  une  heure  après,  ma  malle 
était  faite,  et,  le  soir  même,  Yexpress^  en  me  ramenant 
at  home^  me  rendait  le  seul  service  que  je  voulusse 
désormais  demander  au  progrès  contemporain.  Par- 
donne-moi, et,  pour  mieux  me  prouver  ton  pardon, 
viens  passer  à  la  Grange-Neuve  autant  de  semaines  que 
je  comptais  passer  de  jours  à  Paris.  Le  printemps 
n  est  pas  iini  ;  tu  trouveras  les  acacias,  les  jasmins,  les 
tilleuls  et  les  rosiers  en  fleurs,  et  s'il  te  tombe  quelque 
chose  sur  la  tète,  ce  sera  la  plume  d'une  hirondelle  ou 


LES  JEUDIS  DE  UADAME  GHARBONNEAU.  47 

le  fétu  de  paille  d*un  nid  de  rossignol;  ce  ne  sera  ni  un 
moellon,  ni  un  maçon.  Ton  vieil  ami, 

«(  Glérisseau.  » 
Là  se  terminaient  les  écritures  de  M.  Toupinel  et  la 
première  partie  de  mon  supplice. 


I? 


UN  MAIRE  DE  VILLAGE 


•   • 


Jeudi,  janvier  186.. 

.  Cette  série  de  petites  leçons  ne  m'avait  donc 
pas  corrigé  I  Ce  soir  encore,  me  voici  tout  penaud,  et 
pourquoi?  parce  qu'un  mot  prononcé  par  madame 
Charbonneau  et  ses  habitués  avait  réveillé  mes  mé* 
chants  instincts. 

Jeudi  dernier,  au  moment  où  le  redoutable  Toupinel 
interrompait  sa  lecture  pour  boire  un  verre  d'eau  su- 
crée, j'avais  entendu  M.  Yerbelin  dire  à  la  maîtresse  de 
la  maison  : 

«  Croyez-vous,  madame,  que  nous  ayons  ce  soir 
mftsieur  le  maire  de  Gigondas?  » 

Quelques  instants  après,  un  violent  coup  de  sonnette 


48  LES  JEUDIS  DE  MADAME  GIIARBONNEAU. 

ayant  forcé  M.  Toupinel  de  s'arrêter,  M.  Dervieux  avaîl 
murmuré  sotto  voce  : 

c(  C'est  peut-être  M.  le  maire  de  Gigondas.  » 

Endn,  pendant  que,  rangés  autour  de  la  table,  nous 
prenions  le  thé  hebdomadaire,  prélude  et  signal  du 
départ,  M.  Galimard  s'était  écrié  d'un  air  de  regret  : 

((  Décidément  nous  n'avons  pas  eu  M.  le  maire  de 
Gigondas! 

—  Je  n'y  comptais  pas  trop  pour  ce  soir,  répondit 
madame  Charbonneau  en  me  présentant  ma  lasse  toute 
sucrée;  mais  je  suis  à  peu  près  sûre  qu'il  viendra  jeudi 
prochain.  » 

Et,  tandis  qu'elle  parlait,  sa  figure  intelligente  et 
fine  avait  une  expression  sournoise,  que  je  traduisais 
ainsi  ;  — Voilà  qui  vous  regarde,  monsieur  l'auteur  co- 
mique !  C'est  une  proie  que  je  vous  destine  I 

M.  le  maire  de  Gigondas  !  Quel  original,  quel  type, 
quel  crustâcé,  quel  cryptogame  pouvait  se  cacher  sous 
cette  appellation  grotesque  I  Quelle  variété  de  Tespèce 
provinciale  et  villageoise  allais-je  découvrir  sous  cette 
ccharpe?  Dans  une  de  mes  promenades  misanthropi* 
ques,  j'avais  pénétré  jusqu'à  Gigondas,  C'est  un  village 
ou  plutôt  un  hameau  juché  tant  bien  que  mal  à  Tangle 
d'une  colline  chauve,  où  la  roche  calcaire  se  marie 
agre.iblement  au  safras^  argile  durcie  par  le  soleil. 
Derrière  le  village,  de  maigres  garrigues  s'étendent 
jusqu'à  la  route  départementale  que  côtoient,  à  l'hori- 
zon, quclqu3s  mamelons  grisâtres,  parsemés  d'oHviers 
poudreux  et  de  chênes-verts  rabougris.   Au  bas  du 


LES  lEUDIS  DE  UÀDAHE  GUARBONNEAn.    49 

eoteftu,  une  plaine  assez  riche,  mais  continuellement 
menacée  des  débordements  deTOuvèze,  jolie  et  dange- 
reuse rivière,  à  demi  cachée  sous  d'épaisses  oseraies. 
Les  hauteurs  que  domine  le  grêle  clocher  de  Gigondas 
suivent  une  ligne  si  irrégulière,  si  accidentée,  si  pro- 
fondément reployée  sur  elle-même,  que  Ton  se  croi- 
rait au  bout  du  monde,  bien  que  la  ville  ne  soit  pas  très- 
loin.  Des  éperviers  planent  autour  des  rochers;  des 
alouettes  gazouillent  dans  le  bleu  du  ciel.  Le  jour  où 
j  y  avais  promené  ma  tristesse  et  mon  ennui,  novembre 
commençait.  Un  vent  froid,  imprégné  de  brouillard, 
gémissait  à  travers  la  Combe  :  la  pluie  avait  grossi 
rOuvèze,  dont  j'entendais  au  loin  le  ronflement  mono- 
tone. J'avais  traversé  le  village  sans  rencontrer  âme 
qui  vive  :  à  voir  ces  enclos  yides,  ces  portes  closes,  on 
eût  pu  le  croire  abandonné.  Un  enfant,  qui  pleurait 
près  d'un  tas  de  fumier  et  à  qui  je  demandai  mon  che- 
min,  ne  put  pas  me  l'indiquer.  Le  cœur  encore  saignant 
de  mes  déceptions  parisiennes,  j'avais  éprouvé,  a  ce 
triste  spectacle,  une  sorte  d'amer  contentement. — Oui, 
me  disais-je,  c'est  le  bout  du  monde  :  l'oubli,  le  repos, 
l'assoupissement  de  toute  sensation  et  de  toute  pensée, 
sont  ici,  dans  ce  coin  de  terre,  entre  ces  rochers.  De 
tous  les  habitants,  depuis  le  maire  jusqu'au  garde 
champêtre,  il  n*en  est  pas  un,  à  coup  sâr,  qui  sache 
même  le  nom  des  hommes  dont  j'ai  à  me  plaindre 
et  des  choses  qui  m'ont  froissé.  C'est  tout  au  plus  s*ils 
savent  que  Paris  existe;  encore  l'ignoreraient-ils,  si  le 
Moniteur  des  ammunes  ne  le  leur  rappelait  de  temps  en 


60  LES  JEUDIS  DE  MADAME  CHARfiONNEAU. 

temps.  La  civilisalion,  l'art,  les  lettres,  les  journaux, 
les  salons,  les  revues,  les  Ihéàtres,  les  coteries,  les  cou- 
lisses, tout  ce  qui  m'a  charmé  et  trahi  disparaîtrait 
tout  à  coup  de  ce  inonde,  nul  ici  ne  s  en  douterait.  Je 
jetterais  aux  échos  de  cette  colline  les  noms  les  plus 
sonores  de  notre  siècle.  Chateaubriand,  lord  Byron, 
Walter-Scott,  Rossini,  Hugo,  George  Sand,  Lamartine, 
Balzac,  l'écho  les  redirait  indifféremment;  ils  tombe* 
raient  dans  le  nde,  comme  tombe  au  fond  de  ce  pré- 
cipice ce  caillou  roulé  sous  mes  pieds.  Le  maire  de  ce 
hameau  est  sans  doute  un  de  ces  paysans  incultes  dont 
l'orthographe  et  le  style  amusent  les  petits  journaux. 
Au  fait,  pourquoi  pas?  N'est-il  pas  plus  heureux,  plus 
sage  peut-être  dans  son  ignorance  que  moi  dans  ma 
littérature?  Cet  agreste  cimetière  que  j'aperçois  là-bas 
n'a-t-il  pas»  tout  comme  le  Père-Lachaise,  le  secret  de 
la  suprême  égalité? 

Telles  avaient  été  mes  réflexions  le  jour  de  ma  pro* 
menade.  Aussi,  ces  seuls  mots  :  M.  le  maire  de  GigondasI 
répondant  à  ce  souvenir,  avaient-ils  éveillé  en  moi 
mille  velléités  de  moquerie  trempée  de  tristesse.  Ce 
soir,  je  suis  arrivé  de  fort  bonne  heure  chez  madame 
Charbonneau,  afin  de  ne  pas  manquer  l'entrée  de  M.  le 
maire  de  Gigondas.  Les  habitués,  les  beaux  esprits,  les 
lettrés,  M.  Verbelin,  M.  Dervieux,  M.  Toupinel,  n'ont 
eu  garde  de  se  faire  attendre.  L'assemblée  était  au 
grand  complet,  lorsque  Isidore,  un  gros  garçon  joufflu, 
passé  dans  la  maison  à  l'état  de  mattre  Jacques,  a  an- 
noncé, de  toute  la  force  de  ses  poumons  : 


LES  JEUDIS  DE  MADAUE  CHARDONNEAU.  51 

«  M.  le  maire  de  Gigondas  I  » 
Le  nouveau  venu  a  paru  sur  le  seuil  ;  j'ai  poussé  un 
en  de  surprise  : 

—  Mais  c'est  Georges  de  Vemay  I 

—  Lui-même,  mon  cher  Calixte,  votre  ex-confrère, 
m'a*t*il  dit  en  me  serrant  la  main  avec  un  calme  mé- 
lancolique; lui-même,  ayant  dit  adieu  aux  vanités  de 
ce  monde,  et  récitant  tous  les  matins  le  0  fortunatoi 
mmtiim  de  notre  cher  Virgile. 

Georges  de  Vemay  est  un  gentilhomme  provençal 
qui  a  occupé,  pendant  dix  ou  douze  ans,  une  place 
dans  la  littérature  parisienne.  Puis  sont  venus  les 
mécomptes,  les  orages,  les  ingratitudes,  tous  ces 
ennuis,  tous  ces  déboires  auxquels  ne  saurait  échap- 
per un  homme  du  monde,  un  homme  bien  élevé,  ne 
voulant  pas  rester  un  amateur  ou  un  dUettante  de 
lettres,  et  entré  trop  avant  dans  la  vie  littéraire.  J'en 
avais  ignoré  le  détail,  étant  alors  en  voyage  et  n'ayant 
jamais  eu  avec  Georges  de  rapports  bien  intimes.  Seu- 
lement je  sus,  à  mon  retour,  qu'il  avait  quitté  Paris 
un  beau  soir,  annonçant  l'intention  de  voyager  long* 
temps  et  dans  des  pays  tellement  lointains,  que  nul  ne 
pourrait  espérer  ni  demander  de  ses  nouvelles.  Cette 
disparition  subite  avait  fait  jaser  pendant  quelques 
jours  :  «  Tiens  I  tu  ne  sais  pas?  c'est  singulier  I  Georges 
de  Vernay  est  parti  pour  TOcéanie...  ou  pour  Enghien  ; 
pour  les  îles  Sandwich...  ou  pour  Asnièresl  Après 
tout,  il  t.  a  pas  mal  fait;  le  pauvre  garçon  baissait  de- 
puis quelque  temps.  »  Puis  on  avait  cessé  d'en  parler 


5S    LES  JEUDIS  DE  HADAMB  CnARBONNEAU, 

OU  même  d'y  songer;  Poubli  s'était  hfttc  d'inscrire  le 
nom  de  Georges  au  chapitre  des  absents.  Nous  autres, 
enfants  d'un  siècle  où  tout  se  nivelle,  se  morcelle  et  se 
multiplie  à  l'infini,  nous  sommes  obligés  de  Taire  tous 
les  jours  un  peu  de  bruit  pour  qu'on  s'aperçoive  de 
notre  présence.  Du  moment  que  nous  manquons  à 
l'appel,  nous  n'existons  plus.  Nous  ne  gravons  dans  le 
granit  ni  notre  nom,  ni  notre  œuvre  ;  nous  traçons  à 
la  hâte  sur  le  sable  mouvant  quelques  caractères  ra- 
pides que  le  lendemain  efface.  Georges  de  Yernay  n'é- 
crivait plus  ;  on  ne  le  rencontrait  plus  sur  les  boule- 
vards ;  on  ne  savait  plus  où  aller  le  trouver  pour  fumer 
ses  cigares  ou  lui  emprunter  de  l'argent  :  donc,  il  n'y 
avait  plus  de  Georges  de  Yernay .  La  causerie  des  divans, 
des  foyers,  des  brasseries  et  des  trottoirs  avait  passé  à 
un  autre  sujet  :  une  révolution  ou  un  ténor,  un  nou- 
veau journal  ou  un  Pierrot  des  Funambules^  un  procès 
scandaleux  ou  un  roman  réaliste. 

Après  avoir  joui  de  ma  surprise  et  échangé  avec 
Georges  les  politesses  d'usage,  madame  Charbonneau 
lui  a  dit  : 

— Eh  bien,  monsieur  de  Yernay  I  vous  voilà  en  pays 
de  connaissance  ;  vous  ne  dédaignerez  plus  mon  salon 
comme  trop  provincial  pour  recevoir  vos  confidences. 
Que  faites-vous  dans  votre  pittoresque  retraite?  Une 
comédie  ou  un  drame?  un  roman  ou  un  livre  de  mo- 
rale? 

—  Moi,  madame  I  a  répliqué  Georges,  non  sans  une 
légère  nuance  d'ironie  et  d'amertume  qu'il  s'efforçait 


LES  JEUDIS  DE  MiDAMB  CHARBONNEÀU.  ra 

dfi  dégDÎser  sous  un  air  de  bonhomie  ;  j'ai  présidé  bief 
mon  conseil  municipal  en  patois;  j'ai  écrit  à  Tagent 
Toyer  da  canton  pour  lui  demander  le  redressement  de 
mon  cbemin  vicinal,  et  j'ai  perdu  trente-six  ficbes,  au 
bosion,  avec  mon  maître  d'école,  mon  adjoint  et  mon 
curé... 

—  Mais  vous  vous  tenez  du  moins  au  courant  des 
nouveautés  et  des  nouvelles?  a  repris  madame  Char- 
bonneau  sans  se  déconcerter.  Voyons,  que  pensez- vous 
des  derniers  ouvrages  et  des  derniers  succès  dont  nous 
parlent  les  journaux?  que  pensez-vous  de  l'école  Flau- 
bert et  Feydeau  7  des  pièces  de  MM.  Théodore  Barrière 
et  Dumas  fils?  Comptez-vous  aller  à  Paris  pour  assister 
a  la  réception  de  M.  Victor  de  Laprade  succédant  à 
Alfired  de  Musset?  Ce  sera  curieux  :  le  spiritualisme  de 
Frantz  etd'Herman  se  mesurant  avec  le  scepticisme  de 
Rolla  ! 

—  Hélas I  madame,  je  n'ai  lu,  depuis  un  mois, 
qu'une  brochure  sur  l'oïdium,  des  numéros  dépareillés 
du  Messager  de  Vaueluse^  les  circulaires  de  mon  sous- 
préfet,  le  bulletin  des  actes  administratifs,  et  trois 
lettres  de  marchands  de  graine  devers  à  soie.  J'ignore 
ce  que  c'est  que  M.  Victor  de  Laprade,  et  n'ai  jamais 
entendu  parler  ni  d'Herman,  ni  de  Frantz;  quant  à 
AUred  de  Musset,  j'en  ai  gardé  un  vague  souvenir  : 
c'était,  je  crois,  un  habitué  du  café  de  la  Régence  ^  il 
avait  fait  des  vers  dans  son  jeune  temps;  il  buvait  un 
affreux  mélange  d'absinthe  et  de  bière... 

«-  Monsieur  de  Vemayl   a  interrompu  madame 


54  LES  JEUDIS  DE  MADAME  GIIARBONNEAU. 

Cliarbonneau  en  fixant  sur  Georges  ce  regard  pénétrant 
dont  il  est  difficile  de  soutenir  l'expression;  l'aiïecta- 
tion  ne  sied  pas  aux  gens  d'esprit,  et  rafTectaiion  de 
simplicité  moins  que  toutes  les  autres.  Dans  cette  façon 
de  nous  rappeler  à  nos  moutons,  à  Toïdium  et  aux  vers 
à  soie,  n'y  a-t-il  pas  encore  un  peu  d'orgueil  et  beau- 
coup de  dédain?  a  II  faut  à  cette  âme  puissante  Rome 
ou  le  désert,  »  dit  le  héros  des  Martyrs,  à  propos  de 
saint  Jérôme.  Voilà  votre  devise,  à  vous  tous,  volon« 
taires  de  la  solitude  et  de  l'oubli,  démissionnaires  de  la 
civilisation  et  de  la  célébrité  parisiennes.  Vous  êtes  saint 
Jérôme  et  nous  sommes  le  désert;  mois  saint  Jérôme 
avait  Dieu  et  la  prière,  et  vous  n'avez  que  vos  re« 
grets  I . . .  L'oidium,  les  vers  à  soie,  le  boston  avec  votre 
adjointl...  tout  votre  horizon  finissant  aux  rochers  de 
Gigondasl...  c'est  bon  à  dire  aux  imbéciles,  et  nous 
devons  vous  savoir  gré  de  la  préférence...  Au  fond, 
vous  n'en  pensez  pas  un  mot,  et  vous  seriez  désolé  qu'on 
le  pensât.  A  qui  ferez-vous  croire  qu'on  puisse,  à  qua« 
rante  ans,  brûler  tout  ce  qu'on  a  adoré  et  adorer  tout 
ce  qu'on  a  brûlé?  Laisser  là  Paris,  l'art,  la  poésie,  la 
musique,  le  théâtre,  les  succès,  l'esprit,  le  mouvement, 
le  bruit,  et  se  passionner  pour  les  intérêts  d'une  com* 
mune  de  trois  cents  habitants?...  Souvenez-vous  du 
vieux  proverbe  :  «  Qui  veut  trop  prouver  ne  prouve 
rien.  » 

—  Vous  avez  raison  madame,  et  j'ai  tort,  a  dit 
Georges  en  s'inclinant. 

—  Eh  bien,  a  poursuivi  madame  Charbonneau  avec 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBORnEAU.  5S 

son  charmant  sourire,  puisque  vous  avouez  votre  faute, 
laissez-moi  vous  imposer  votre  pénitence.  Il  n'y  a,  en 
fait  d'aveu,  que  le  premier  pas  qui  coûte;  ne  vous  ar- 
rêtez pas  en  si  beau  chemin  ;  faîtes  quelque  chose  de 
plus  spirituel  et  de  plus  charitable  que  de  nous  parler 
de  votre  conseil  municipal  et  de  vos  chemins  vicinaux; 
ditev-nous  par  queUe  série  de  désabusements,  de  mé* 
comptes,  de  coups  d'épingle  empoisonnée,  vous  en 
êtes  arrivé  à  haïr  ce  que  vous  avez  aimé...  Racontez- 
nous  vos  impressions  de  voyage  à  travers  la  littérature 
contemporaine.  Montrez-nous,  par  un  coin,  ce  c6té  des 
coulisses  littéraires  où  le  public  n'entre  pas.  Peut-être, 
en  nous  disant  ce  que  vous  avez  souffert,  en  reprodui- 
sant la  silhouette  de  quelques-uns  de  vos  confrères, 
en  esquissant  les  symptômes  de  quelques-unes  des 
maladies  morales  qui  infestent  la  république  des 
lettres,  jetterez-vous  un  peu  de  jour  sur  plusieurs 
points  restés  obscurs  ou  inexplicables  pour  des  igno- 
rants ,comme  nous.  Ce  sera  un  cours  familier  de  lit- 
térature, débité,  à  deux  cents  lieues  de  Paris,  entre  deux 
tasses  de  thé,  et  sans  prétention  de  faire  concurrence  à 
notre  cher  et  pauvre  Lamartine...  Allons,  monsieur  de 
Yemay,  un  peu  de  franchise  et  de  courage  I 

—  Vous  le  voulez?  Eh  bien,  soit  !  a  répliqué  Georges 
après  un  moment  d'hésitation.  J'essayerai,  pour  vous 
amuser  et  vous  instruire,  —  fût-ce  à  mes  dépens  I  — 
de  feuilleter  avec  vous  quelques  chapitres  de  mes  Mé- 
moires pour  servir  à  V histoire  littéraire  de  mon  temps. 
Aussi  bien,  le  moment  n'est  pas  mal  choisi  ;  j'ai  là  mon 


50  LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAD. 

confrère  Calixie,  dont  les  souvenirs  seront,  j'en  suis 
sûr,  d'accord  avec  les  miens.  Les  recherches  éruditcs  de 
notre  excellent  M.  Toupinel  me  serviront,  au  besoin, 
de  pièces  justificatives.  Seulement,  il  me  faut  huit  jours, 
—  huit  jours  de  solitude  et  de  travail  à  Gigondas,  — 
pour  retrouver  ^  rajuster  ces  feuilles  éparses,  pour 
idéaliser  les  passages  trop  personnels,  pour  imaginer 
ces  déguisements  et  ces  pseudonymes  plus  ou  moins 
diaphanes  dont  mademoiselle  de  Scudéry  n'a  pu  se 
passer  pour  ses  portraits  et  La  Bruyère  pour  ses  sa- 
tires. La  pendule  marque  dix  heures  moins  cinq  mi- 
nutes; M.  Verbelin  cherche  son  chapeau,  et  le  thé  ne 
peut  rester  plus  longtemps  sourd  aux  murmures  de 
la  bouilloire.  Je  propose  donc  l'ajournement  à  jeudi. 

On  a  voté  l'ajournement  à  l'unanimité,  et  toutes  les 
attentions  de  l'assemblée  ont  été  désormais  pour 
Georges  de  Yernay.  Il  a  eu  la  première  tasse,  et  il  m'a 
semblé  que  madame  Charbonneau  y  mettait  le  plus 
gros  morceau  de  sucre.  Voilà  Georges  premier  rôle,  et 
moi  descendu  au  rang  infime  de  confident  ou  de  com- 
parse. Et  j'arrivais  avec  l'espoir  de  m' égayer  aux 
dépens  du  maire  de  GigondasI...  C'est  bien  faiti 


us  JEUDIS  DE  MADAME  GUARBONNEAU.  57 


I 


leudi,  janTÎer  186... 

....  Mesdames  et  messieurs,  nous  dit,  le  jeudi  suivatuj, 
Georges  de  Yemay,  son  cahier  à  la  main,  vous  ne  trou- 
verez dans  ces  pages  que  mes  souvenirs  littéraires. 

Je  ne  crois  pas  nécessaire  de  profiter  de  l'occasion 
et  de  votre  complaisance  pour  vous  parler  en  détail  des 
campagnes  de  mon  trisaïeul,  des  rhumatismes  de  mon 
grand-père,  des  dadas  de  mon  grand-oncle  et  du  carlin 
de  ma  tante.  Je  ne  veux  et  ne  dois  vous  raconter  que 
quelques-uns  de  mes  conflits  avec  la  littérature  pari- 
sienne, afin  d'essayer  de  guérir  les  Parisiens  du  péché 
d'orgueil  et  les  provinciaux  du  péché  d'envie.  Pourtant 
il  importe  à  mon  sujet  que  vous  connaissiez  d'abord,  au 
moins  en  abrégé,  ce  qui,  dans  mon  éducation,  mes 
antécédents  de  jeunesse  et  le  penchant  de  mon  esprit, 
m'a  préparé  au  genre  d'illusions,  de  mécomptes  et  de 
souffrances  que  je  vais  retracer.  Ceci  n'est  pas  l'his- 
toire d'un  homme,  c'est  l'histoire  d'une  âme. 

n  en  est  des  générations  comme  des  individus  ;  elles 
naissent  avec  un  trait  caractéristique.  Celle  que  nous 
avions  remplacée  était  active  et  guerrière  ;  celle  a  la- 


58         LES  JEUDIS  DE  MADAME  GllÂRBOMIIEitl. 

quelle  j'appartiens  a  été  raisonneuse  et  rêveuse.  Venue 
au  monde  à  Tépoque  où  les  dernières  gratides  guerres 
de  TEmpire  achevaient  d'épuiser  le  sang  de  la  France, 
on  eût  dit  qu'elle  se  ressentait  de  cette  langueur  mé- 
ditative, de  cette  faiblesse  mêlée  d'imaginations  et  de 
songes,  habituelle  aux  convalescents  et  aux  blessés. 
L'éducation  qu'elle  reçut  développa  encore  cet  instinct 
et  l'exagéra.  Pour  moi,  brillant  élève  de  l'Université, 
lauréat  des  concours  généraux  de  1826  à  1850,  je  puis 
dire  que,  pendant  ces  quatre  ans,  mes  maîtres,  mes 
condisciples,  mes  rivaux,  le  milieu  où  je  vivais,  l'atmo- 
sphère classique  de  la  rue  de  la  Harpe  et  du  jardin  du 
Luxembourg,  tout  contribuait  à  me  persuader  que  la 
fin  suprême  de  l'homme  en  ce  monde  était  le  premier 
prix  de  discours  latin,  à  moins  que  ce  ne  fût  le  premier 
prix  de  discours  français.  A  cet  enseignement  officiel 
s'en  joignait  un  autre,  plus  clandestin.  Nous  avions 
Cicéron  et  Virgile  sur  nos  pupitres.  Voltaire  et  Bé'- 
ranger  dans  nos  poches.  C'était  moins  de  la  corruption 
précoce  que  le  désir  de  nous  poser,  dès  le  début,  en 
penseurs  hors  de  tutelle.  Même,  ceux  qui,  comme  moi, 
étaient  Irèe-forts^  obtenaient  tacitement  le  privilège  de 
laisser  apercevoir^  sous  leur  habit,  un  petit  bout  du 
volume  prohibé.  Les  professeurs  ne  soufHaient  mot  et 
fermaient  les  yeux  ;  ces  juvéniles  hardiesses  souriaient 
à  leur  libéralisme.  Il  était  censé,  d'ailleurs,  que  l'es- 
prit de  Voltaire,  le  lyrisme  de  Béranger,  s'associant 
aux  génies  de  la  Grèce  et  de  Rome,  y  ajoutaient  je  ne 
sais  quel  vernis  plus  moderne,  propre  à  faire  de  nous 


LES  JEUDIS  DE  UÀDAMB  GilÂRBONNfiAU.  S» 

des  bacheliers  superfins  et  des  rhétoriciens  modèles. 
Comment,  avec  une  éducation  pareille,  et  avec  une 
passion  toujours  croissante  pour  les  lettres,  m'avisai-je, 
quelques  années  plus  tard,  d'avoir  une  opinion  poli- 
tique? Et  comment  cette  opinion  fut-elle  diamétralement 
contraire  à  celle  que  semblaient  présager  ces  antécé» 
dents?  Ceci  a  eu  trop  d'influence  sur  certaines  crises  de 
ma  Tic  littéraire,  pour  que  je  ne  m'y  arrête  pas  un 
moment. 

A  r  heure  même  où  ma  dernière  couronne  de  laurier 
(elle  était  de  lierre  en  papier  peint)  s'accrochait  aux 
doctes  murailles  de  ma  chambre,  une  révolution  éclata. 
Die  formait  comme  le  dénouement  grandiose,  la  réali- 
sation vivante  de  mes  études,  de  mes  lectures,  de  mes 
antipathies,  de  mes  admirations;  et  cependant  je  lui 
tournai  le  dos  dès  T  abord,  et,  à  force  de  me  persuader 
i  moi-même  qne  je  la  haïssais,  je  finis  par  la  haïr.  Son 
premier  eCTet  avait  été  de  me  reléguer  à  la  campagne, 
dans  ce  même  village  de  Gigondas  que  j'administre  au« 
jourd'hui.  Là,  je  fus  frappé  d'un  de  ces  spectacles  qui 
produisent  un  immense  effet  sur  les  natures  artistes, 
où  la  sensibilité  nerveuse  domine  tout  le  reste.  Mon 
père,  jeune  encore,  souffrant  déjà,  ressentit  un  coup  si 
terrible  en  apprenant  cette  révolution,  que  son  mal 
s'aggrava  d'une  façon  effrayante.  Trois  semaines  après, 
les  journaux  lui  apportèrent  un  sujet  de  douleur  plus 
poignante  encore  et  plus  personnelle,  l'arrestation 
d'un  ministre  dont  il  avait  été  le  compagnon  pendant 
toute  l'émigration,  et  qui,  arrivé  à  la  toute-puissance, 


60  LES  JEUDIS  DE  MADAME  CHARBONMEAU. 

avait  daigné  lui  conserver  son  ancienne  amitié,    au 
point  de  le  recevoir  en  audience  particulière  et  de  le 
nommer  sans  hésitation...  maire  de  ce  même  Gigondas. 
Le  chagrin  de  mon  père  n'était  donc  pas  précisément 
de  l'ambition  brisée,  et  il  n'agissait  que  plus  puissam- 
ment sur  une  imagination  telle  que  la  mienne.  Je  vis 
cet  homme  de  bien,  entouré  d'estime  et  de  respect, 
laisser  tomber  une  larme  sur  cette  écharpe  blanche 
qu'il  ne  devait  plus  porter  ;  je  le  vis  écrire  d'une  main 
tremblante  une  démission,  hélas!  superflue;   car  il 
n'avait  plus  que  peu  de  jours  à  vivre  I  Je  lus  dans  ses 
yeux  mourants  les  sentiments  douloureux  qui  se  dispu- 
taient  cetteâme  de  royaliste  et  de  chrétien.  A  l'affliction 
que  lui  causaient  les  événements  s'en  ajoutait  une  autre 
plus  intime,  et  que  je  devinais;  .les  opinions  qu'il  me 
supposait,  qui  sait  ?  le  regret,  peut-être  le  remords  de 
m*avoir,  par  vanité  paternelle,  rapproché  de  la  conta- 
gion universitaire  et  libérale.  Il  languit  ainsi  pendant 
six  mois,  et,  comme  pour  rendre  un  suprême  et  fu- 
ncbre  hommage  à  cette  royauté  dont  il  avait  été  le  ser- 
viteur le  plus  obscur,  il  mourut  le  jour  anniversaire  du 
plus  grand  des  crimes  révolutionnaires,  de  la  dernière 
halte  du  martyre  royal.  Ce  jour-là,  je  me  sentis  dans  le 
cœur  un  sentiment  assez  profond  pour  me  créer  des 
convictions  ou  pour  m'en  tenir  heu,  et,  après  trento 
années,  ce  sentiment  résiste  encore. 

Toutefois,  ni  la  solitude,  ni  la  doulenr,  ni  mes  ré- 
flexions, m  ma  conversion^  ne  diminuèrent  mon  amour 
pour  la  littérature.  J'en  fis  le  but  idéal,  le  rêve  de  ma 


LES  JEUDIS  DB  MADAME  GHARBONNEAU.  01 

jeunesse  et  de  ma  vie.  Place  désormais  en  dehors  des 
carrières  actives,  ayant  d'autre  part  le  désœuvrement 
en  horreur,  mon  imagination  ou  ma  vanité  s'accom- 
modant  mal  de  mon  obscurité  présente^  il  me  sembla 
que  la  gloire  des  lettres  concilierait  tout,  et  continue- 
rait brillamment  ce  que  mes  succès  de  collège  avaient 
commencé.  Bientôt  cette  idée  devint  une  passion,  et 
cette  passion  une  manie.  De  même  que,  vingt-cinq  ans 
auparavant,  un  jeune  homme  de  mon  âge,  en  voyant 
passer  un  régiment,  musique  en  tète,  se  serait  épris 
de  clairons  et  d'épaulettes,  de  même  le  frémissement 
de  mon  couteau  d*ivoire  à  travers  les  pages  toutes 
fraîches  d'un  in-octavo,  l'avènement  d'un  nouveau 
nom  dans  un  journal  ou  une  revue  à  la  mode,  Fécho 
lointain  des  applaudissements  prodigués  à  un  roman 
ou  à  un  drame,  un  épisode  de  la  vie  intime  des  gens 
de  lettres,  entrevu  dans  une  de  leurs  confidences 
imprimées  ou  raconté  de  loin  par  un  de  mes  anciens 
amis  de  collège,  me  causaient  des  ravissements  sans 
Gn,  des  extases  mêlées  de  trouble  et  d'envie.  Il  y  eut 
à  celle  époque,  dans  ma  pauvre  cervelle,  des  erreurs 
d'optique  dont  j'ai  eu  beaucoup  de  peine  à  revenir.  Vi- 
vant dans  un  milieu  de  bonne  et  vieille  noblesse  do 
province,  à  laquelle  j'appartenais  par  ma  naissance, 
jouissant  dans  mon  pays  de  cette  considération  qui  s'at  • 
lâche  à  la  propriété  territoriale,  maintenue  intacte  de- 
puis plusieurs  générations,  je  croyais  sincèrement  que 
je  m'élèverais  de  bon  nombre  de  degrés  sur  réchellc 
sociale  si  je  devenais  quelque  chose  comme  M.  Théo- 

4 


tt  LES  lEUDtS  DE  MADAME  GHAnBONNËAtJ. 

phile  Gautier  ou  M.  Alphonse  Karr.  Que  dis-je?  mon 
ambition  n'allait  pas  d'abord  aussi  loin.  Être  Tami  d*un 
de  ces  messieurs,  le  contempler  face  à  face,  lui  donner 
le  bras  sur  le  boulevard  aux  yeux  d'une  foule  émer- 
veillée, arriver  peut-être  à  me  faire  tutoyer  par  lui,  me 
paraissait  un  assez  grand  honneur,  en  attendant  mieux, 
Gil-Blas,  chez  les  comédiens  de  Grenade,  espérait  être 
pris  pour  le  cousin  du  sous-moucheur  de  chandelles,  et 
il  s'en  trouvait  d'avance  prodigieusement  flatté.  J'élais 
comme  Gil-Blas.  Les  détails  même  matériels  de  la  vie 
littéraire  avaient  pour  moi  un  attrait  inexprimable. 
Corriger  des  épreuves,  faire  de  la  copie^  courir  les  rues 
de  Paris  avec  un  rouleau  de  papiers  sous  le  bras,  pou- 
voir dire  :  «  Je  vais  chez  mon  éditeur,  x>  avoir  ma  stalle 
aux  théâtres  les  Jours  de  première^  me  promener  au 
foyer,  pendant  les  entr' actes,  en  saluant  d'un  geste  fa- 
milier Jules  Janin  ou  Hippolyte  Lucas,  quelle  gloire  et 
quelle  joiet  Si,  dans  ce  temps-là,  Alexandre  Dumas, 
Méry  ou  Frédéric  Soulié  étaient  venus  me  demander 
l'hospitalité  dans  mon  modeste  château,  qui  n'avait  ja- 
mais logé  que  des  gentilshommes  campagnards  ou  des 
chevaliers  de  Saint-Louis,  je  crois,  en  vérité,  que  j'en 
aurais  perdu  la  tête  :  du  moms  je  me  serais  considéré 
comme  un  personnage  beaucoup  plus  important  que 
le  général  de  mon  département,  le  préfet  de  mon  chef<- 
lieu,  ou  même  l'évéque  de  mon  diocèse. 

Là  ne  se  bornait  pas  cette  espèce  de  mirage  litté- 
raire :  je  lisais  assidûment,  comme  vous  pouvez  bien 
le  penser,  toutes  les  nouveautés  en  vogue,  et,  d'après 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  CUARBONNEAU.         63 

les  sentiments  exprimés  par  les  auteurs,  les  caractères 
qu'ils  développaient  de  préférence,  les  délicatesses 
d'esprit  et  de  cœur  où  ils  semblaient  se  complaire,  les 
nlfinements  qu'ils  indiquaient  en  afTaire  de  con- 
science, d'honneur,  de  sensibilité  ou  de  probité,  je  me 
tonnais  une  idée  de  leur  personne  et  de  leur  façon  de 
Titre. 

C'est  ainsi  que  je  me  créai  un  Lamartine  à  moi,  d'à- 
près  Joeelyn^  un  Yictor  Hugo  d'après  les  Feuillei 
d'mOomney  un  George  Sand  d'après  les  Lettres  d'un 
Vùifageury  un  Sainte-Béuve  d'après  les  Consolations j 
m  Jules  Sandeau  d'après  Richard  et  Fernande  un 
Lamennais  d'après  les  Paroles  d'un  Croyant,  un 
Alfred  de  Musset  d'après  les  Nuits,  et  ainsi  de  suite. 
Le  titre  de  poète  était  à  mes  yeux  synonyme  de  dévoue- 
ment,  de  tendresse,  d'inunolation  perpétuelle  à  tous  et 
à  chacun,  d'âme  trop  aimante  et  trop  pure  pour  ce 
monde,  de  candeur  séraphique  en  commerce  intime 
avec  les  chœurs  célestes.  Celui-ci  était  un  aigle  blessé; 
celui-là  une  tourterelle  gémissante;  cet  autre,  un  cygne 
laissant  au  rivage  une  plume  de  ses  blanches  ailes  avant 
de  s'envoler  vers  le  ciel  ;  cet  autre  encore,  une  her- 
mine préférant  la  mort  à  la  plus  légère  souillure.  Ceux 
qui,  moins  richement  doués,  occupaient,  dans  ce 
monde  bienheureux,  les  rôles  secondaires  et  se  con- 
tentaient des  fonctions  de  critique,  étaient  des  juges 
d'un  goût  infaillible,  d'une  équité  à  toute  épreuve, 
n'ayant  pas  de  plus  grave  souci  que  d'examiner  en  dë^ 
(ail  les  œuvres  soumises  à  leur  contrôla,  d'en  étudier 


04  LES  JEUDIS  DE  MADAME  GIIÀRBONNEAU. 

le  fort  et  le  faible,  d'en  faire  valoir  les  beautés,  d'en 
signaler  franchement  les  défauts,  devoir  pénible  sans 
doute,  mais  dont  ils  s'acquittaient  par  excès  de  con- 
science !  Quel  air  doux  et  salubre  on  devait  respirer  en 
pareille  compagnie!  quelle  atmosphère  pure,  dégagée 
de  pensées  vulgaires  et  de  miasmes  terrestres  I  quel 
Éden  intellectuel I  que  d'horizons  sublimes!  quel  en- 
semble de  sentiments  exquis  et  d'aspirations  éthcrées! 
Je  restais  quelquefois  des  Heures  entières  plongé  dans 
mon  ardente  rêverie,  l'œil  fixé  sur  un  de  ces  noms  ra- 
dieux, inscrit  en  tète  d'un  volume  ou  signant  un  article 
de  revue. . .  «  Si  ce  nom  était  le  mien  I  oh  I  que  je  serais 
grand!...  il  existe  pourtant,  cet  homme  :  il  y  a  des 
gens  qui  le  connaissent,  qui  vont  frapper  à  sa  porte, 
et  qui  disent  à  son  concierge,  sans  que  l'émotion  brise 
leur  voix  :  «  M.  de  Lamartine!  —  M.  Victor  Hugo!  — 
M.  de  Musset!  —  M.  de  Balzac!  — M.  Edgar  Quinet!  » 
—  Oh  !  les  voir,  les  aimer,  m'enivrer  du  mystérieux 
parfum  qui  s'exhale  de  ces  âmes  I  m'éclairer  aux  rayons 
lumineux  dont  elles  sont  le  centre!  me  réchauffer  aux 
flammes  divines  dont  elles  sont  le  foyer  immortel  !  Tel 
était  mon  vœu  de  tous  les  jours  ;  le  musulman  dévot 
ne  songe  pas  avec  plus  de  respect  et  de  ferveur  au  pèle- 
rinage de  la  Mecque. 

Douze  années  s'étaient  écoulées.  J'avais  trente  ans  : 

es  circonstances  m'avaient  éloigné  de  Paris  :  le  hasard 

m'y  ramena  ;  un  de  ces  hasards  dont  on  est  toujours 

le  collaborateur,  quand  ils  font  ce  qu'on  souhaile.  J'y 

arrivais,  le  cœur  gonflé  d'émotion  et  d'espérance,  ayant 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  CHAABONNEAU.  05 

dans  ma  malle  quelques  manuscrits  et  sur  mon  carnet 
quelques  adresses.  Huit  jours  après,  grâce  à  des  com- 
patriotes fixés  à  Paris  et  à  d'anciens  camarades  qui 
Toulurent  bien  me  reconnaître,  j'étais  présenté  à  trois 
on  quatre  puissances  de  journal,  de  revue,  de  librairie 
el  de  théâtre.  Quinze  jours  plus  tard,  je  déjeunais  en 
tête-à-téte,  au  café  Bignon,  avec  un  de  mes  auteurs  ta- 
Toris,  le  célèbre  conteur  Eutidêoie  ^ 

Dieu  merci!  je  suis  heureux  de  commencer  par 
edui-là;  car,  de  toutes  mes  illusions  provinciales  à 
lendroit  de  la  Httérature  et  des  écrivains  en  renom,  il 
en  est  peu  qui  me  soient  restées  plus  intactes.  C'est 
une  âme  honnête  et  délicate  qu'Ëutidéme,  et  bien  m'en 
prit;  car  ma  bourse,  mes  secrets  de  cœur,  mes  affaires 
de  famille,  tout  aurait  été  à  sa  merci,  s'il  Tavait  voulu. 
S'il  lui  eût  plu  de  me  rendre  ridicule  pour  dix  ans, 
d'abuser  de  ma  candeur,  de  me  forcer  à  le  servir  après 
avoir  emprunté  au  garçon  sa  serviette  et  son  tablier 
blanc,  rien  ne  lui  eût  élé  plus  facile  :  j'étais  tout  étonné 
et  très-reconnaissant  qu'il  me  permit  de  m'asseoir  à  sa 
table  et  de  manger  en  face  de  lui.  Mon  embarras  était 
de  trouver  des  mets  dignes  de  lui  être  offerts,  et  surtout 
une  boisson  qui  ne  fût  pas  trop  grossière  pour  ses 
lèvres.  Il  y  avait  dans  ses  ouvrages  tant  d'âmes  exilées 
de  leulr  ciel,  tant  de  tristesses  inconsolées,  tant  de  sou- 


*  A  dater  de  ce  moment,  George  de  Vernay  a  jugé  sans  doute  con- 
Tcnalilc  (le  gazer  légèrement  les  noms  propres,  et  peut-^tre  de  corn» 
poser  àf»  types  à  l'aide  de  souvenirs  épars  dans  sa  mémoire. 

(Note  de  Tauteur,) 

4. 


08  LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHÂRBONREAU* 

rires  trempés  de  larmes,  tant  de  mélancoliques  regard* 
incessamment  tournés  vers  les  horizons  infinis,  tant 
de  frêles  sensitiyes  froissées  au  dur  contact  des  réalités 
mondaines,  tant  de  pauvres  femmes  éplorées,  plaintives, 
vêtues  de  deuil,  penchées  sur  des  urnes  funèbres,  tant 
de  cœurs  héroïques  et  chevaleresques  dépaysés  dans 
notre  siècle  d'égolsme  et  de  prose,  qu'il  me  semblait 
presque  sacrilège  d'offrir  au  créateur  de  ce  monde  noble 
et  charmant  uu  rosbif  aux  pommes,  un  turbot  à  la 
hollandaise  et  du  vin  de  Médoc.  J'aurais  voulu  inventer 
quelques-unes  de  ces  friandises  orientales,  pétries  par 
les  sultanes  pendant  les  ennuis  du  harem,  feuilles  de 
roses  mouillées  d'eau  de  neige,  rêves  ou  parfums  dé- 
guisés en  confitures,  fleurs  de  nopals  ou  de  citronniers 
pleurant  dans  des  coupes  d'or.  L'aspect  général  de  mon 
poétique  convive  avait  bien  quelque  peu  dérangé  mon 
idéal  ;  je  me  Tétais  tant  de  fois  représenté  grand,  mince, 
élancé,  un  teint  pâle,  de  grands  yeux  noirs  levés  vers 
le  ciel,  des  cheveux  bouclés  naturellement  sur  un  front 
ombragé  de  mélancolie!  J'avais  devant  moi  un  gaillard 
de  bonne  mine,  aux  larges  et  robustes  épaules,  menacé 
d'un  embonpoint  précoce,  de  petits  yeux  vifs,  doux  et 
fins,  le  front  dénudé  comme  un  genou,  une  cravate 
noire  négligemment  nouée  autour  d'un  cou  musculeux, 
la  lèvre  un  peu  épaisse,  les  couleurs  de  la  santé,  une 
tenue  de  sous-lieutenant  habillé  en  bourgeois,  un  air 
de  simplicité  et  de  bonhomie  qui  excluait  toute  exagé- 
ration sentimentale.  N'importe!  Je  m'obstinais,  je  feuil- 
letais  la  carte  de  Bignon,  y  cherchant  quelque  plat 


LES  JEUDIS  DE  VÂDAHE  GUARBONMEÂU.  61 

romanesque  et  quelque  liqueur  aérienne,  lorsque  mon 
homme  trancha  la  difficulté,  en  me  proposant  un  menu 
de  la  tulgarité  la  plus  substantielle.  J'aurais  voulu  du 
moins  me  rattraper  sur  le  dessert  et  obtenir  du  garçon 
quelques  liqueurs  inédites,  à  l'usage  des  femmes  in* 
comprises  :  Eutidéme  me  demanda  un  petit  verre 
d'eau-dû-vie  :  ça  été  là  mon  premier  mécompte  litté- 
raire. 

n  y  avait  sur  la  table  un  journal  de  théâtre.  On  y 
rendait  compte  d'une  pièce  jouée  la  veille.  L'auteur  de 
Tarticle  parlait  de  la  pièce  comme  d'un  chef-d'œuvre, 
et  de  la  représentation  comme  d'un  de  ces  triomphes 
qui  inscrivent  une  date  mémorable  dans  l'histoire  de 
l'art  dramatique.  Je  lisais  avidement  ce  bulletin  admi* 
ratif  : 

—  Quelle  belle  chose  que  le  succès,  et  que  cet  auteur 
est  heureux!  m'écriai-je. 

—  Lui  !  répliqua  Eutidéme  en  souriant  :  il  se  désole, 

m 

au  contraire  ;  sa  pièce  est  détestable,  elle  est  tombée  à 
plat... 

—  Ce  n'est  pas  possible  ;  on  vous  aura  mal  rensei- 
gné... 

—  Oh  I  vous  pouvez  me  croire;  j'y  étais,  et  je  n'ai 
aucune  raison  pour  me  réjouir  de  cette  chute  :  je  ne 
suis  ni  l'ennemi  de  l'auteur,  ni  son  ami  intime... 

—  Mais  ce  journal,  cet  article?... 

Eutidéme  m'expliqua  alors  que  les  journaux  de 
thé'ûtre,  afin  d'obtenir  le  privilège  d'éire  vendus  dans 
la  salle,  s'engageaient,  par  un  traité,  à  ne  jamais  dire 


es  iES  JEUDIS  DE  UADÀUE  GHAUBONNEAD. 

que  du  bien  des  pièces  dont  ils  rendaient  compte. 
«  C'est  si  connu^  ajouta-t-il,  que  souvent  l'article  est 
écrit  avant  la  première  représentation  ;  sans  quoi  on 
n'aurait  pas  le  temps  de  Timprimer,  puisque  le  journal 
parait  le  matin,  et  que  quelques-unes  de  ces  grandes 
solennités  dramatiques  (style  obligé)  ne  finissent  que 
bien  avant  dans  la  nuit. 

—  C'est  déplorable  I  dis-je  en  rougissant  :  c'est 
faire  entrer  la  combinaison  commerciale  dans  ce 
monde  de  l'imagination  et  de  l'art  où  elle  ne  doit 
jamais  mettre  le  pied  (nouveau  sourire  d'Eutidéme  :) 
mais  enfln  ce  n'est  là,  grâce  au  ciel!  que  le  fretin  de 
la  critique  théâtrale  :  les  véritables  juges,  les  brillants 
feuilletonistes  du  lundi  ne  donnent  pas  dans  ces 
calculs  misérables  :  ils  ne  disent  et  n'écrivent  que  la 
vérité... 

Ëutidéme  me  regarda  encore  :  un  troisième  sourire 
se  dessina  au  coin  de  sa  bouche  doucement  railleuse  : 
il  posa  sur  la  table  son  petit  verre,  et  notre  causerie 
commenta. 


LKS  J£UD1S  D£  MADAME  CHA&BOKNEAU.  C9 


VI 


leudî,  février  186... 

—  Quoi!  disais-je  à  Eutidême,  les  juges  suprêmes 
en  matière  de  tliéâtre  songeraient  à  autre  chose  qu'à 
rendre  la  justice  et  à  dire  la  vérité? 

—  Hélas  I  oui,  répliqua-t-il,  ils  songent  surtout  à 
tïire  de  lesprit,  de  la  fantaisie  ou  de  la  couleur  à  pro- 
pos et  à  côté  des  pièces  dont  ils  parlent  :  Tœuvre,  Tau- 
tcar  et  le  public  deviennent  ce  qu'ils  peuvent.  L'essen- 
tiel, pour  Polychrome,  est  de  déployer  les  richesses 
d'une  palette  qui  s'est  trompée  de  vocation  en  deman- 
dant au  papier  et  à  la  plume  ce  que  le  pinceau  et  la 
^oile  pouvaient  seuls  lui  donner.  Qu'importent  à  Poly- 
chrome les  sentiments,  les  idées,  les  caractères,  le  dia- 
logue, la  vraisemblance,  la  convenance,  les  délica- 
tesses de  l'esprit,  l'étude  du  cœur,  tout  ce  qui  fait 
^u'au  théâtre  comme  dans  la  vie  l'homme  est  quelque 
chose  de  plus  que  l'étoffe,  le  bois  ou  la  pierre?  Si  Ton 
^opprimait  l'âme,  il  serait  le  premier  écrivain  et  le 
plus  heureux  de  son  siècle.  Il  n*est  jamais  plus  à  son 
aise  que  lorsqu'il  rend  compte  d'une  pièce  dont  les 
heautés  littéraires  résident  principalement  dans  les  dé- 


70  LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHAUBONMEAU. 

cors.  Alors,  en  avant  la  brosse  et  le  blaireau  I  cinq 
lignes  sur  le  sujet,  Tintrigue,  les  personnages  et  les 
détails  ;  quinze  colonnes  sur  les  prodiges  du  décora- 
teur I  Si  TOUS  voulez  savoir  à  quoi  vous  en  tenir  sur 
Vart  dramatique  au  dix-neuvième  siècle,  Polychrome 
ne  vous  adressera  pas  à  MM.  Dumas  père  et  fils,  Pon* 
sard  et  Augier,  mais  à  MM.  Cicéri,  Séchan,  Philastre 
et  Cambon.  Quant  à  Julio,  je  Tadore,  mais  c'est  une 
autre  afTaire  :  ce  charmant  esprit  a,  depuis  un  quart  de 
siècle,  Tentreprise  des  variations  brillantes  sur  le  piano 
du  lundi.  Vous  n'êtes  pas  sans  être  allé  quelquefois 
au  concert.  Vous  y  avez  entendu  ces  virtuoses  qui  an- 
noncent qu'ils  vont  vous  jouer  un  morceau  favori  sur 
le  sextuor  de  Lucie^  le  trio  de  Guillaume  Tell  ou  le 
duo  des  Hu^enots,  Vous  voilà  écoutant  de  toutes  vos 
oreilles.  Au  début,  vous  recueillez  bien  quelques 
phrases  qui  vous  rappellent  vaguement  celles  de  Doni- 
zetti,  de  Rossini  ou  de  Meyerbeer;  mais  bientôt,  gare 
dessous  !  le  virtuose  ne  se  souvient  plus  que  de  lui- 
même  :  les  notes  pleuvent,  les  gammes  débordent,  les 
triples  croches  ruissellent  ;  c^est  une  averse,  une  ava- 
lanche, un  torrent,  une  cataracte  ;  Tidée  primitive  a  de 
Feau  par  dessus  la  tête,  et,  quand  on  l'en  retire,  elle 
est  nojée.  Ainsi  fait  Julio;  pour  Tacquit  de  sa  con« 
science  il  écrit  sur  sa  première  page  le  nom  de  l'au- 
teur et  le  titre  de  Touvrage  ;  puis  sauve  qui  peut  I  il 
varie,  il  varie,  il  varie  sans  cesse,  en  français  et  en 
latin  ;  il  varie  tellement,  que,  de  variante  en  variante, 
on  ne  sait  plus  où  Ton  en  est,  ni  où  il  va,  ni  de  quoi  i 


LES  JEUDIS  DE  MADAHB  GHARBOflNBAU.  71 

est  question,  ni  ce  qu'il  a  voulu  dire.  A  propos  d'uu 
marivaudage  du  Gymnase,  ii  vous  raconte  la  seconde 
guerre  punique,  et  une  bouffonnerie  du  Palais-Royal 
lui  sert  de  prétexte  pour  citer  dix  lignes  de  Xénophon. 
Ad  demeurant,  excellent  garçon  et  homme  d'inlini* 
ment  d'esprit,  pourvu  qu'on  ne  lui  demande  pas  Tim* 
possible  ;  l'impossible  serait  pour  lui  de  dire  brièvement 
et  nettement  ce  qu'il  pense  de  ce  qu'il  juge,  et  de  se 
souvenir,  le  lendemain,  de  son  opinion  de  la  veille.  Il 
assiste  à  une  pièce;  il  est  ravi,  il  dit  à  l'auteur  :  «  C'est 
charmant...  à  lundi I  vous  serez  content  de  moi.  »  Il 
rentre,  il  se  met  à  sa  table  :  qu'est-ce  donc?  le  vent 
soufflait  du  nord,  il  souille  du  sud;  la  bulle  de  savon 
allait  à  droite,  elle  s'envole  à  gauche.  La  plume  court 
bride  abattue,  la  louange  yerse  dans  la  première  ornière 
et  l'épigramme  prend  les  guides  ;  si  bien  que  le  pauvre 
auteur,  porté  aux  nues  le  yendredi,  complimenté  le  di- 
manche, est,  en  définitive,  éreiniéh  lundi.  Quevou- 
lex-vous?  ce  n'est  pas  la  faute  du  feuilletoniste,  c'est  la 
faute  du  feuilleton^  qui  a  pris  le  pot  de  moutarde  pour 
le  pot  de  miel  ;  une  autre  fois,  on  fera  plus  d'attention 
i  Tétiqucttel  C'est  la  faute  de  l'orgue  de  Barbarie  qui 
a  agacé  les  nerfs,  de  la  mouche  qui  a  bourdonné  contre 
les  vitres,  de  Tidée  qui  s'est  enfuie  vers  les  corniches, 
du  mot  propre  qi/1  s'est  blotti  sous  les  tisons.  L'au 
teur  est  au  désespoir,  mais  Julio  n'est  pas  coupable  I 

«  Et  Caritidès?  dis-je  timidement. 

-*  Caritidès  a  reçu  du  ciel,  auquel  il  ne  croit  plus, 
un  goût  exquis,  une  finesse  de  tact  extraordinaire^  de 


13  LES  JEUDIS  DE  MADAME  CHARfiONNEAU 

merveilleuses  aptitudes  de  critique,  relevées  el  comme 
fertilisées  par  de  rares  facultés  de  poète.  Il  possède  et 
pratique  en  maitreTart  des  nuances,  dessous-entendus, 
des  msinuations,  des  inûltrations,  des  évolutions,  des 
circonlocutions,  des  précautions,  des  embuscades,  des 
chatteries,  de  la  haute  école,  de  la  stratégie  ou  de  la  di- 
plomatie littéraire.  Il  excellerait  à  distiller  une  goutte  de 
poison  dans  une  fiole  d'essence,  de  manière  à  rendre  Tes- 
sence  vénéneuse  ou  le  poison  délicieux.  Sa  prose  est  at- 
trayante et  magnétisante  comme  une  femme  un  peu  com- 
promise qui  ne  dit  pas  tous  ses  secrets,  et  s'enjolive  à  la 
fois  de  ce  qu'elle  montre  et  de  ce  qu'elle  cache.  Caritidès 
n'a  voulu  être  qu'un  pèlerin  d'idées,  moins  la  première 
des  qualités  du  pèlerin,  c'est-à-dire  la  foi.  Il  a  fait,  en 
amateur,  le  tour  de  toutes  les  doctrines  de  son  temps 
sans  s'y  fixer  jamais,  et,  en  les  abandonnant,  il  a  eu  l'air 
de  les  trahir.  Accusé  injustement  de  traîtrise  et  d'apos- 
tasie, il  a  tenu  à  justifier  sa  réputation,  et  il  a  fini  par 
devenir  l'ennemi  de  ceux  dont  il  n'était  que  le  déserteur. 
Son  erreur  a  été  de  sophistiquer  ce  qu'il  aurait  pu  faire 
tout  simplement,  avec  tant  de  grâce,  d'esprit  et  de  su- 
périorité naturelle,  de  traiter  la  littérature  comme  une 
mauvaise  guerre  où  il  faudrait  constamment  avoir  un 
fleuret  à  la  mam  et  un  stylet  sous  son  habit.  On  assure 
qu'il  passe  son  temps  à  coliiger  une  foule  d'armes  dé- 
fensives et  offensives,  de  quoi  accabler  ceux  qu'il  aime 
aujourd'hui  et  qu'il  pourra  haïr  demain,  ceux  qu'il 
déteste  à  présent  et  dont  il  veut  se  venger  plus  tard.  Ca- 
ritidès aurait  pu  être  la  plus  irrécusable  des*  autorités. 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GUARBONNEAU.  73 

d  n'est  que  la  plus  friande  des  curiosilés  litlcrairet** 

—  EtPhilocrale? 

—  Phiiocrate  est  mon  ami,  repondit  grayemenl  Eu- 
tîdème. 

—  Hais  enfin? 

—  Phiiocrate  est  rhonnêtelé,  raustcrité,  Fimparlia- 
lité  même  :  aussi  est-il  très-probable  qu'il  mourra  à 
l'hôpital  I . . . 

Ainsi  me  parlait  Eutidème  ;  il  m'en  dit  bien  d'autres  I 
Aotoor  de  ces  illustres  planètes  gravitaient  les  satellites  : 
tox  premières  représentations  on  voyait,  dans  les  en- 
tr'actes,  les  lieutenants  s'approcher  des  capitaines  et 
prendre  le  mot  d'ordre.  Il  en  résultait,  le  lundi  sui- 
Tant,  des  apothéoses  ou  des  exécutions  collectives. 
Tantôt  c'était  Rachel  que  l'on  mettait  au  pain  sec  pour 
trois  mois  et  contre  laquelle  on  suscitait  une  rivale, 
aussi  supérieure  à  notre  tragédienne  qu'Alfieri  est  su* 
pcrieur  à  Racine;  tantôt  c'était  le  Gymnase  que  Ton 
nupendait^  pour  avoir  médit  des  gazetiers  :  tantôt  la 
consigne  ordonnait  un  feu  de  peloton  sur  M.  Scribe, 
pour  le  punir  de  fatiguer  de  sa  longévité  dramatique 
les  jeunes,  les  nouveaux  venus,  qui  ne  sont  ni  venus,  ni 
nouveaux,  ni  jeunes.  Sous  le  pourquoi  officiel  de  cha- 
que éloge  et  de  chaque  blAme,  il  existait  une  douzaine 
de  pourquoi  mystérieux  qu'il  fallait  connaître  pour  s'ex- 
pliquer le  treizième/Et  voilà  ce  que  l'on  appelait  les 
magistratures  littéraires  I 

Encore  si  les  révélations  d'Eutidème  en  étaient  res- 
tées là  I  mais  mon  avide  curiosité  provoquait  d'autres 


LES  JEUDIS  DE  HAJ)AHE  GlIÂRBONNËAtl. 

confidences  :  i]  avait  traversé  les  mauvais  sentiers,  les 
steppes  et  les  frontières,  sans  y  rien  laisser  de  son 
honneur,  mais  sans  y  rien  garder  de  ses  illusions.  Il 
me  raconta  les  jours  de  pauvreté  âpre  et  malsaine,  le 
goufTre  de  l'arriéré,  l'huissier  grattant  à  la  porte,  la 
chasse  à  Técu  de  cent  sols,  la  copte  écrite  à  la  hâte  pour 
faire  face  aux  nécessités  urgentes,  et  les  joies  du  tra- 
vail se  changeant  en  suppUce.  Je  tombais  des  nues,  de 
ces  nues  de  pourpre  et  d'or  sur  lesquelles  mon  imagi- 
nation provinciale  aimait  à  asseoir,  comme  sur  un 
trône,  les  artistes  et  les  écrivains  célèbres.  Lorsque 
Eutidème  me  parla  des  personnes,  ce  fut  bien  pis. 
Naturellement,  je  le  questionnai  sur  Lélia.  Tous  ceux 
qui,  comme  moi,  avaient  vingt  ans  au  moment  où  pa- 
rurent les  premiers  romans  de  Lélia  s'étaient  passion- 
nés pour  ce  type  de  poésie  libre  et  fière,  refusant  d'ac«> 
cepter  les  froides  chaînes  de  la  vie  commune  et  justifiant 
les  paradoxes  de  sa  révolte  par  l'éloquence  de  ses 
plaidoyers  et  la  beauté  de  ses  songes.  Je  m'aperçus  vite 
que  l'idéal  et  le  réel  sont  deux  frères  ennemis. 
Les  œuvres  d'Hermagoras  m^avaient  inspiré  un  sincère 
enthousiasme.  Eutidème  me  dévoila  le  grain  de  folie  et 
de  dépravation  naïve  qui  se  mêlait,  dans  ce  cerveau 
puissant,  à  un  incontestable  génie.  Il  me  dépeignit  cette 
vanité  maniaque,  ce  goût  furieux  de  richesse  et  de  luxe, 
toujours  prêt  h  s'élancer  et  à  entraîner  les  autres  dans 
les  plus  hasardeuses  aventures,  cette  habitude  de  trans* 
porter  dans  la  vie  liltéraire  le  grimoire  de  la  basoche, 
et  les  roueries  de  don  Juan  vis-à-vis  de  M.  Dimanche. 


LES  iEut>is  DE  Madame  chaubonneaû.       16 

Au  milieu  des  coupables  licences  du  roman,  j'avais  re- 
marqué de  douces  et  chastes  histoires  publiées  par 
Critiphon;  sans  leur  attribuer  une  grande  valeur,  j'a* 
fais  en  les  lisant  éprouvé  un  attendrissement  de 
bon  aloi.  Je  m'étais  dit  que  Critiphon  était  sans 
doute  un  chevaleresque  gentilhomme,  et  qu'il  mettait 
dans  sa  vie  ce  parfum  de  vertu  que  Ton  respirait 
dans  ses  ouvrages.  Eulidème  me  dit  que  c'était  un 
viveur  et  un  farceur,  qui,  après  avoir  dévoré  sou  patri- 
moine, demandait  au  roman  une  pension  alimentaire, 
et  la  demanderait  au  scandale  si  la  littérature  des  hon- 
nêtes gens  ne  répondait  pas  à  son  appétit. 

Désenchanté,  humilié,  accablé,  je  finis  par  supplier 
Eutidème  de  ne  pas  tout  m'apprendre  en  un  jour,  et  la 
conversation,  sans  changer  de  sujet,  changea  de  ter- 
rain. Je  communiquai  à  mon  nouvel  ami  mes  projets, 
mes  plans,  mes  souhaits,  mes  espérances.  Hélas!  je  ne 
tardai  pas  à  remarquer  que,  dans  nos  façons  d'envi- 
sager la  littérature,  il  y  avait  des  hiatus  gigantesques, 
et  que,  si  nous  parlions  la  même  langue,  ce  n'était 
pas  avec  le  même  accent.  Quelques-unes  de  mes  confi- 
dences produisirent  sur  Eutidème  un  effet  de  stupeuf 
presque  égal  à  celui  qu'il  m'avait  causé.  Ainsi,  les 
méandres  de  notre  entretien  m'ayant  amené  à  lui  par- 
ler de  la  maison  de  campagne  que  je  venais  de  quitter, 
il  me  dit  avec  surprise  : 

—  Vous  avez  des  terres?...  mais  alors  vous  avez  des 
rentes  ? 

— *Ohl    bien  peu  :  les  impôts  sont  lourds,    les 


16  LES  JEUDIS  DE  MADAME  G1I|ARB0NNEAU. 

fermiers  payent  mal  ;  il  y  a  l'imprévu,  les  frais  d'exploi- 
tation, les  réparations,  les  comptes  d'ouvriers;  bon  an, 
mal  an,  c'est  à  peine  s'il  me  reste  douze  ou  quinze 
mille  francs  de  revenu... 

Eutidème  se  leva  comme  la  poupée  d'une  boite  à 
ressorts;  il  jeta  sa  serviette  au  plafond,  alluma  un 
troisième  cigare,  et  s'écria  en  me  regardant  dans  le 
blanc  des  yeux  : 

—  Quoi!  vous  avez  des  rentes  1  vous  êtes  proprié- 
taire, et  vous  voulez  faire  de  la  littérature?...  Mais 
moi,  si  je  possédais  seulement  une  maisonnette  quelque 
part  et  un  champ  qui  me  rapportât  trois  mille  francs 
par  an,  je  prendrais  mes  jambes  à  mon  cou;  je  brise- 
rais mes  plumes,  je  viderais  mon  écritoire,  je  ferais  des 
cocottes  avec  ma  dernière  feuille  de  papier,  et  j'en  fini- 
rais avec  cet  abominable  métier...  La  vie  littéraire, 
monsieur!  ahl  vous  ne  savez  pas  ce  que  c'est!  ..  un 
bagne,  un  enfer!  Les  directeurs  de  journaux  et  de  re- 
vues, les  éditeurs,  les  libraires,  sont  des  tyrans,  des 
bourreaux!...  s'ils  vous  font  seulement  une  avance  de 
dix  louis,  vous  devenez  leur  homme  lige,  leur  esclave, 
leur  chose...  Le  ciel  est  bleu,  la  campagne  est  riante, 
vous  voudriez  sortir,  courir  dans  les  bois,  cueillir  les 
marguerites  des  prés,  humer  l'air  chargé  de  senteurs 
prin tanières...  La  promenade  rafraîchirait  votre  cer- 
veau, ranimerait  votre  verve..  Non,  non,  esclave!  à 
ta  geôle!  il  faut  ta  copie  pour  demain,  étonne  peut 
pas  faire  attendre...  elle  est  payée!  Heureux  encore 
si  la  misère  n'allonge  pas  sa  face  livide  sur  la  page 


LES  IBDDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAU.  77 

foiiimencée  I Mais  pardon,    monsieur,  je    vous 

attriste...  excusez-moi...  Ces  maux  ne  sauraient  tous 
atteindre...  j'oubliais  que  vous  êtes  riche...  Mais  que 
diable  venez- vous  faire  dans  notre  maudite  galère?... 
J'étais  ému,  et  l'émotion  me  rendit  presque  éloquent, 
^expliquai  à  Eutidème  comment  cette  qualité  de  pro- 
priétaire, qui  lui  semblait  si  enviable,  m'avait  souvent 
désolé,  et  me  désolerait  bien  davantage,  si  eUe  restait 
synonyme  de  désœuvrement  et  d'obscurité.  Je  lui  dis 
que  j'échangerais  volontiers  mes  quelques  sacs  de 
mille  francs  contre  ses  tourments,  son  talent  et  sa  re- 
nommée. Je  lui  demandai  comment  l'exercice  des 
facultés  les  plus  élevées  de  Tintelligence  pourrait,  en 
aocun  cas,  cire  une  condition  d'infériorité  sociale. 
Puis  je  lui  indiquai  mon  but,  ma  pensée  :  en  vue  des 
catastrophes  à  venir,  et,  en  attendant,  par  haine  de 
Toisiveté,  me  ranger  parmi  les  travailleurs, sommes! 
j'avais  besoin  de  travailler  pour  vivre;  mettre  mon  ta* 
lent,  h\  jamais  j'en  avais  un  peu,  au  service  d'idées 
morales  qui  intéressaient  la  société  tout  entière,  puis- 
que le  désordre  dans  les  âmes  devait  t6t  ou  tard  finir 
par  le  désordre  dans  la  rue;  ensuite,  lorsque  mon 
nom  aurait  acquis  quelque  autorité,  tâcher  d'être 
utile  à  mes  confrères,  dans  la  mesure  de  mes  forces; 
établir  quelque  part  une  tribune  littéraire  où  ma 
plume  consciencieuse  et  bienveillante  ferait  pour  les 
livres  ce  que  ces  fameux  feuilletons  du  lundi  faisaient 
surabondamment  pour  les  pièces  de  théâtre;  n*avoir 
ni  complaisûnce  ni  rigorisme  toutes  les  fois  que  mes 


78         LES  JEUDIS  DE  MADAME  GUARBONMEAU. 

croyances  ne  seraient  pas  sérieusement  en  jeu;  tenir 
compte  des  bonnes  intentions,  des  illusions  de  la  jeu- 
nesse; accueillir,  encourager,  mettre  en  lumière, 
faire  ressortir  les  beautés  plutôt  que  les  taches;  tendre 
la  main  aux  débutants,  aux  faibles,  aux  aspirants 
littéraires;  accepter  franchement  toutes  les  condi- 
tions d'une  bonne  et  loyale  confraternité;  me  faire 
aimer.  • . 

—  Car  enfin,  ajoutai-je  naïvement,  je  ne  yeux  pas, 
monsieur,  vous  paraître  meilleur  que  je  ne  suis;  je 
me  crois  un  honnête  homme,  mais  je  suis  sûr  de  ne 
pas  être  un  héros  :  je  désire  de  tout  mon  cœur  servir 
la  vérité,  mai^  je  voudrais  bien  aussi  acquérir  un  peu 
de  gloire  I . . , 

Il  y  a  dans  une  passion  vraie  quelque  chose  de  si 
coromunicatif,  qu'à  mesure  que  je  parlais  je  voyais 
s'animer  et  s'épanouir  la  bonne  et  spirituelle  fjgure 
d'Eutidème.  Cette  nature  délicate,  (|ui  avait  passé  à 
côté  de  la.  boue  sans  se  salir,  me  comprit  et  m'aima. 
Il  me  tendit  sa  main  par-dessus  la  table,  et,  serrant  la 
mienne  à  me  faire  crier,  il  me  dit  en  déguisant  assez 
mal  une  larme  qui  roula  sur  son  assiette  : 

—  Quoi!  c'est  là  votre  idée?  Vous  ferez  cela,  vous?... 
Ohl  c*e8t  bien,  c'est  très-bien;  vous  êtes  un  brave 
garçon...  Dans  cette  nouvelle  phase  de  votre  existence, 
je  serai  heureux  et  fier  d'être  votre  premier  ami... 
George,  soyez  le  bienvenu  parmi  nous  I 

—  Oui,  repris-je  exalté  par  ce  témoignage  d'une 
précieuse  sympathie,  mes  pressentiments  ne  m'ont  pas 


tes  JEUDIS  DE  UADAME  GHARBONNEÀU.  70 

trompé  :  j'aurai  du  succès;  mes  confrères  m'aimeront, 
et  je  combaltrai  pour  la  vérité  I . .  • 

Cette  triple  prophétie  associait,  à  ce  qu'il  parut,  des 
idées  assez  disparates  ;  car  l'enthousiasme  d*Eutidème 
Tacilla  coamie  une  bougie  sous  un  coup  de  vent  :  il 
me  regarda  en  dessous;  un  sourire  triste  et  fin,  ce 
sourire  que  je  connaissais  déjà,  dessina  Tare  de  ses 
lèvres,  et,  s' emparant  de  mon  dernier  mot,  il  me  dit 
i  demi-voix  : 

—  La  vérité?  Mais  comment  Tentendez-vous,  mon 
ami? 

—  Eh  bien,  il  n'y  a  pas  deux  manières  :  la  vérité 
religieuse,  la  vérité  sociale,  la  vérité  morale,  voilà 
pour  la  conscience  ;  la  vérité  littéraire,  du  moins  celle 
à  laquelle  je  crois,  voilà  pour  le  goût.  La  conscience  est 
le  goût  de  l'âme  ;  le  goûL  est  la  conscience  de  l'esprit; 
il  n'y  a  rien  la  qui  puisse  nous  embarrasser. 

Eutidème  sifflota  la  barcaroUe  de  la  Muette  de  Par- 
tid: 


Cosîduis  la  barque  avec  pradence, 
Pécheur,  parle  bas  1 


Puis  il  ajouta  en  prose  : 

—  Mais,  George,  pour  défendre  toutes  ces  vérilés- 
l&,  vous  serez  obligé  d'attaquer  ceux  qui  les  attaquent? 

—  Cela  va  de  soi... 


80  LES  JEUDIS  DE  MADAME  CIIARDONNEAU. 

Eutidème  se  remit  à  siffloter;  cette  fois,  ce  fut  Tair 
de  la  Dame  blanche  : 

Prenez  garde  I 

Mais  il  pensa  probablement  que  mon  éducation  ne 
pouvait  se  faire  en  une  seule  séance,  et  qu^il  m* avait 
suffisamment  renseigné  pour  une  première  fois.  Il 
laissa  tomber  la  conversation;  puis,  avalant  un  dernier 
verre  de  curaçao,  allumant  un  quatrième  cigare  et 
passant  la  manche  de  son  paletot,  il  me  di^  très-cor- 
dialement : 

—  C'est  égal,  Georges,  je  vous  remercie  :  il  y  a 
longtemps  que  je  n'avais  contemplé  face  à  face  un 
homme  de  lettres  de  votre  calibre.  Préparez  pdur  de- 
main votre  esprit  des  dimanches  :  je  vous  présenterai 
chez  MarphiseU*. 


LES  JEUDIS  DE  UADAUE  CHARBONNEAU.  81 


711 


Jeudi,  féyrier  186... 

—  Justement,  cela  se  trouve  à  merveille  I  m'avait 

dit  Eutidème  en  me  quittant  :  il  y  a  demain  une  lecture 

chez  Marphise;  elle  doit  nous  lire  une  tragédie  de  sa 

bçon,  une  tragédie  en  cinq  actes  et  en  vers!  Vous  ren* 

contrerez  là  bon  nombre  de  nos  célébrités  lilléraires. 

Seulement,  vous  savez  la  consigne?  Admirer,  admirer 

encore,  admirer  toujours!  Élever  Tenthousiasme  jus- 
qu'à l'extase,  la  louange  jusqu'au  dithyrambe,  Thom- 

mage  jusqu'à  l'apothéose!  C'est  une  de  mes  surprises 
perpétuelles,  qu'une  personne  de  tant  d*esprit  ne  com* 
prenne  pas  le  moment  où  l'éloge  devient  dérisoire  à 
force  d'être  excessif...  Que  voulez-vous?  Marphise  est 
femme,  elle  est  poète,  et  il  y  a  des  grâces  d'état. 

....  Mais  auparavant,  avait  repris  Eutidème,  vous 
me  permettrez,  n'est-ce  pas?  de  répliquer  à  votre  aris- 
tocratique déjeuner  par  un  pauvre  petit  dîner  d'hommes 
de  lettres,  non  plus  dans  le  somptueux  cabinet  de  Bi- 
gnon,  mais  hors  barrières,  chez  le  père  Moulinon,  au 
rendez- vous  des  surnuméraires  de  l'art  et  de  la  littéra- 
ture. Le  vin,  le  gigot  et  la  salade  y  coûtent  moins  cher 
que  sur  le  boulevard  des  Italiens,  et  il  est  bon  qu'un 

9. 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GIIARBONNBAU 

fervent  néophyte  tel  que  vous  passe  le  plus  tôt  possible 
par  tous  les  degrés  de  l'initiation.  La  salle  à  manger  du 
père  Moulinon  est  au  salon  de  Marphise  ce  qu'une 
chambrée  de  conscrits...  ou  d'invalides  esta  Tétat- 
major  d'un  maréchal  de  France. 

J'acceptai  avec  reconnaissance,  et,  le  lendemain,  à 
six  heures,  nous  sortions  de  Paris,  Eulidèmc  et  moi, 
par  la  barrière  des  Martyrs  ;  nous  gravissions  les  hau- 
teurs de  Montmartre,  et  nous  entrions  chez  le  pcre 
Moulinon  à  l'heure  ou  y  affluait  sa  clientèle. 

C'était  un  spectacle  tout  nouveau  pour  moi.  Figurez- 
vous  un  gourmand  que  l'on  enfermerait  dans  une  cui. 
sine,  et  que  l'on  forcerait  d'assister,  bouche  béante,  à 
tous  les  détails  les  plus  réalistes  des  préparatifs  d'un 
grand  dtner.  Dans  une  salle  étroite  et  longue,  sombre 
et  basse,  étaient  dressées  des  tables  où  s'asseyaient, 
par  groupes  inégaux,  des  jeunes  gens  de  dix-huit  à 
cinquante-cinq  ans,  préludant  à  la  gloire  par  la  fumée  : 
ici,  des  mentons  imberbes  contrastant  avec  d'énormes 
chevelures;  là,  des  barbes  en  broussaille  cachant  aux 
trois  quarts  des  joues  hâves  et  amaigries;  plus  loin, 
des  calvities  précoces,  des  yeux  plombés,  des  regards 
fébriles;  partout  cet  air  inquiet  et  effaré  où  se  trahit 
le  désordre  des  habitudes.  L'acre  senteur  du  tabac  se 
mêlait  à  ces  odeurs  fades  et  rances,  particulières  aux 
tables  d'hôte  de  cinquième  ordre.  Je  cherchais  vaine- 
ment sur  tous  ces  visages  la  douce  et  poétique  gaieté 
de  la  jeunesse,  l'expansion  des  natures  bien  douées, 
l'aimable  cordialité  de  compagnons  de  voyage,  mar- 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  CHARBONNEAU.  88 

chant  ensemble  par  les  sentiers  dilBciles,  Le  noviciat 
littéraire  s'y  révélait  à  moi  sous  ces  formes  rudes  et 
âpres  qui  caractérisent  les  démocraties.  Des  sourireg 
maladifs,  un  mélange  incroyable  de  trivialité  et  d'affec- 
tation, des  mouvements  de  bêtes  fauves  essayant  leurs 
dents  et  leurs  griffes,  des  attitudes  faméliques,  des 
mots  mis  à  la  torture  pour  ressembler  à  des  idées,  une 
familiarité  brutale,  l'envie  évidente  de  dévorer  tous 
leurs  supérieurs  pour  se  préparer  à  écraser  tous  leurs 
égaux,  tels  étaient  les  traits  dominants  de  cette  réu« 
nion  bizarre,  qui  promenait  en  bohème  l'art  du  dix» 
neuvième  siècle.  Eutidème  me  présenta,  et  j'éprou* 
vai  aussitôt  une  sensation  qui  ne  m'a  jamais  quitté 
pendant  ma  carrière  littéraire.  Je  devinai,  à  une  foule 
de  nuances,  que,  pour  ces  artistes  en  littérature,  j'é* 
tais  et  resterais  toujours  un  amateur^  un  étranger,  to« 
léré  seulement  à  titre  d'hôte  passager  et  d'homme 
sans  conséquence  ;  que  l'on  m'accablerait  de  respects, 
en  attendant  que  l'on  m'accablât  de  sarcasmes  ;  que 
l'on  s'arrangerait  pour  faire  de  mon  nom,  de  ma  for* 
tune,  de  ma  position  sociale,  autant  de  barrières  et 
d'ob.^tacles  entre  mon  ambition  et  mon  but;  que  l'on 
refuserait,  en  un  mot,  d'accepter  ce  déplacement  de 
mon  amour-propre,  aspirant  à  effacer  le  gentilhomme 
sous  l'écrivain.  Tous  ces  gens  d'esprit,  rimeurs,  dra- 
maturges, conteurs,  rapins,  musiciens,  peintres,  sta- 
tuaires, éditeurs,  directeurs  de  théâtres,  qui  n'étaient 
pas,  semblait-il,  grands  partisans  des  distinctions  no- 
biliaires, me  donnaient  du  monsieur  le  comte  avec  la 


84  LES  JEUDIS  DE  UADANE  CHARBONNEAU. 

plus  cdifianle  unanimité;  mais,  évidemment,  ce  mon- 
sieur  le  comte  signifiait  :  A  bon  entendeur,  salut! 
vous  ne  serez  jamais  des  nôtres;  restez  chez  vous,  et 
ne  chassez  pas  sur  nos  terres  I 

Le  dîner  finit,  et  il  était  temps,  car  je  me  sentais 
mal  à  Taise  :  ce  que  je  voyais  différait  tellement  de  ce 
que  j*avais  révél  Eulidème  m'offrit  le  bras,  et  nous 
nous  dirigeâmes  vers  les  Champs-Elysées,  en  côtoyant 
ces  buttes  d'où  le  regard  embrasse  le  panorama  de  Pa- 
ris. Un  commencement  de  tristesse  et  de  décourage* 
ment  s'emparait  de  moi  ;  mais  la  soirée  était  belle  :  un 
dernier  rayon  du  soleil  d*avril  glissait  sur  ces  masses 
confuses,  dessinait  la  silhouette  des  édifices,  se  jouait 
sur  la  cime  des  coupoles,  et  irisait  la  brume  du  soir, 
léger  voile  de  gaze  dorée  qui  s'abattait  peu  à  peu  sur 
toutes  ces  magnificences  :  je  voyais  Paris  à  mes  pieds  ; 
il  n'est  pas  d'imagination  un  peu  vive  qui  résiste  a  ce 
spectacle I  a  Voilà  votre  futur  royaume!  me  dit  Euti- 
dèmc  :  que  faut-il  pour  le  conquérir?  Un  coup  de  dés  : 
le  cornet  est  dans  vos  mains,  et  vous  avez  de  quoi 
vivre,  en  attendant!  » 

Cette  promenade  me  rasséréna  :  la  nuit  vint;  des 
milliers  de  lumières  jaillissaient,  de  moment  en  mo* 
ment,  dans  celte  immensité,  et  me  faisaient  l'effet  d*é- 
toiles  terrestres  :  nous  marclùons  côle  à  côte,  échan- 
geant une  phrase  entre  deux  bouffées  de  cigare.  A  neuf 
heures,  nous  arrivions  rue  de  Chaillot,  dans  une  espèce 
de  temple  grec,  bâti  à  dix  mètres  au-dessous  du  niveau 
de  la  chaussée,  et  où  il  fallait  descendre  comme  dans 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBOMN EAU.  85 

une  cave  :  c'était  la  demeure  de  Marphise  ;  rien  n'y 
manquait,  ni  colonnes,  ni  statues,  ni  fleurs,  ni  ta- 
bleaux, ni  candélabres,  ni  ?alets  de  chambre  en 
habit  noir  et  en  culottes  courtes;  mais  tout  cela  avait 
nn  air  accidentel  et  provisoire  que  le  comte  de  Saint- 
Brice,  un  très-spirituel  habitué  de  la  maison,  expli- 
quait en  ces  termes:  c  Chaque  fois  que  j'y  retourne, 
je  crains  toujours  de  trouver  les  chevaux  vendus, 
les  domestiques  renvoyés,  le  mari  parti,  le  salon  fermé 
et  la  maison  rasée.  »  M.  de  Saint-Brice  avait  dû  se 
rassurer,  au  moins  pour  ce  jour-là  :  le  salon  était  au 
complet.  Marphise,  en  grande  tenue,  son  manuscrit 
sur  ses  genoux;  Olympio,  Raphaël  et  Falconey,  les 
trois  astres  de  noire  ciel  poétique;  puis  les  planètes 
secondaires,  Polychrome,  Bourimald,  Caméléo;  Lé- 
lia,  le  grand  romancier  amazone;  des  médecins,  des 
artistes,  deux  ou  trois  sociétaires  du  Théàtre-Frangais 
et  quelques  hommes  du  monde. 

Marphise  avait  alors  quarante-cinq  ans;  ses  flatteurs 
parlaient  encore  de  sa  beauté.  Sa  conversation  était 
éblouissante,  mais  manquait  de  charme  :  son  esprit 
l'imposait;  ses  bons  mots  montaient  à  Tassant.  Chez 
elle,  la  force  avait  fini  par  dominer  la  grâce  :  deux 
heures  de  causerie  avec  Marphise  équivalaient  à  une 
courbature  ou  à  une  migraine.  El  pourtant  un  de  ses 
plus  fervents  admirateurs  avait  dit  à  son  sujet  ce  sin- 
gulier paradoxe  :  «  Elle  serait  la  première  femme 
de  son  siècle,  si  elle  avait  toujours  causé,  jamais 
écrit,  » 


86  US  JEUDIS  DE  UADAME  CIIÂRBONNËAU. 

Son  mari,  pâle,  le  teint  lymphatique,  Toeil  vitreux, 
le  front  découpé  en  cœur  par  une  mèche  prétentieuse, 
était  déjà  et  est  resté  la  personnification  la  plus  exacte 
de  r homme  de  génie  en  carton-pierre,  illuminé  par 
deux  quinquets  de  théâtre. 

Il  y  avait  en  lui  du  dandy,  du  sophiste  et  de  Tagita- 
teur.  Son  talent  était  de  faire  croire  à  des  idées  ab- 
sentes, comme  les  spéculateurs  accréditent  des  capi- 
taux imaginaires.  Il  commençait  ce  que  d'autres  ont 
achevé  depuis  :  il  faisait  de  l'industrie  et  do  l'annonce 
les  souveraines  de  la  littérature  et  de  la  presse* 
Secondé  par  T esprit  de  son  temps,  il  introduisait  dans 
le  monde  intellectuel  les  hasards  et  Timprévu  du 
monde  de  la  finance. 

Il  devait  gagner  à  ce  métier  beaucoup  d'argent,  le 
plaisir  de  faire  du  bruit,  de  renverser  des  gouver- 
nements, de  rêver  un  portefeuille,  et  la  chance 
d'être  premier  ministre,  le  jour  où  il  s'agirait  de 
mettre  la  raison  publique  au  défi  et  la  France  en 
faillite. 

Tout  le  monde,  autour  de  lui,  paraissait  prendre  si 
supériorité  au  sérieux,  même  sa  femme.  Ce  n'était  pas 
assurément  un  ménage,  dans  ce  sens  d'affectueuse  et 
fidèle  tendresse  que  comporte  le  mariage  pour  les  pe- 
tites gens,  mais  l'association  de  deux  intelligences 
servies  par  deux  paquets  de  plumes.  Ils  faisaient  pro- 
fession de  s'admirer  l'un  Tautre  avec  un  luxe  d'é> 
talage  qui  donnait  envie  de  douter  et  de  sourire. 

Ëutidème  m'avait  annoncé  :  il  déclina  mon  nom;  je 


LB6  JEUDIS  DE  MADAME  GHAKBONNEAU.  87 

ne  sais  comment  Marphise  ayait  appris  depuis  la 
Teille  que  je  possédais,  en  plein  faubourg  SainUGer* 
main,  ime  vieille  tante,  duchesse  pour  de  vrai^  accep- 
tée comme  une  autorité  sans  réplique  depuis  le  quai 
Voltaire  jusqu'à  la  rue  de  Babylone,  et  admirable- 
ment posée  pour  ouvrir  à  certaines  vanités  la  porte  de 
certains  hftteb,  que  le  talent  et  la  célébrité  ne  réussis- 
saient pas  à  forcer.  Or  c'était  là  la  monomanie  de  Mar- 
phise :  être  reçue  dans  le  noble  faubourg,  y  vivre  do 
plain-pied  comme  dans  sa  sphère  naturelle  ;  pouvoir 
dire  :  a  Mon  amie  la  petite  marquise  1  »  —  ou  :  «  Je  sors 
de  chez  notre  chère  Jeanne;  vous  savez?  ma  charmante 
eomtessel  sa  névralgie  la  fait  bien  souffrir  I  x>  Ce  triom- 
phe lui  semblait  mille  fois  préférable  aux  applaudis- 
sements de  ses  lecteurs  et  de  ses  amis.  Toutes  les  plai- 
santeries médiocres  dont  elle  émaillait  ses  trop  vantés 
Courriers  de  Paris  avaient  pour  cause  unique  le  refus 
très-net  opposé  par  deux  ou  trois  courageuses  mat- 
tresses  de  maison  à  des  tentatives  de  Marphise  pour  ar- 
river  chez  elles  avec  effraction  et  escalade.  Aussi  m'ac- 
cueillit-elle  avec  une  grftce  toute  particulière,  que  j'eus 
la  naïveté  d'attribuer  à  mon  mérite.  Au  reste,  je  n'eus 
pas  le  temps  de  me  mettre  en  frais  d'analyse:  la  lecture 
allait  commencer. 

C'était  une  tragédie  de  femme,  mais  de  femme  ha- 
billée en  homme,  décidée  à  faire  quelque  chose  de  bien 
viril,  de  bien  vigoureux,  et  ne  réussissant  qu'à  pro- 
duire un  ouvrage  en  plaqué,  où  tout  était  puéril,  arti- 
ficiel et  convenu,  depuis  le  premier  hémistiche  jusqu'au 


1 


88         LES  JEUDIS  DE  MADAlIE  CHARBONNEAU. 

dernier.  Shakspeare  y  fendait  la  main  à  Campislron; 
Théophile  Gautier  y  coudoyait  Dorai;  Plutarquc  s'y 
combinait  avec  le  Journal  des  modeSy  Cléopâtre  s'y 
livrait  à  des  tirades  démesurées  sur  Tarchéologie,  sur 
les  hiéroglyphes,  sur  le  soleil,  sur  le  climat,  sur  la 
▼eriu;  Antoine  y  commettait  des  eoncetti  dans  le 
goAt  de  Sénèque;  Octavie  s'y  exprimait  comme  une 
Parisienne  bien  élevée  qui  soigne  la  rougeole  de  ses 
enfants  et  leur  cache  les  désordres  de  leur  père;  ce 
n'était  ni  antique,  ni  romain,  ni  classique,  ni  roman* 
tique,  ni  bon,  ni  mauvais;  c'était  une  gageure  tragi« 
que,  gagnée  par  une  femme  d'esprit  aux  dépens  de 
ceux  qui  Técoutaient.  Ceux-ci  pourtant  firent  brave- 
ment leur  devoir.  Jamais  le  Cid,  Polyeucte,  An- 
dromaqae  et  Athalie  n'avaient  soulevé  de  pareils 
transports.  Bourimald  improvisait  et  accentuait  en 
marseillais  des  paradoxes  admiratifs  auxquels  il  ne 
manquait  que  la  rime  riche.  Polychrome,  semblable 
à  un  gros  Turc  vêtu  à  l'européenne,  sortait  de  sa  pla* 
cidité  musulmane  pour  crier  au  miracle;  Falconey,  à 
demi  couché  sur  son  fauteuil,  dans  une  pose  mi- 
toyenne entre  l'assoupissement  et  le  kiefj  souriait  de 
béatitude.  Olympio  déclarait  qu'on  n'avait  jamais  rien 
écrit  d'aussi  beau  en  aucun  siècle,  dans  aucun  pays, 
dans  aucune  langue,  et  exceptait  tout  bas  les  Bur- 
graves,  Raphaël,  pareil  à  un  dieu  descendu  sur  la 
terre  et  tout  étonné  de  s'y  trouver  chez  soi,  laissait 
tomber  de  ses  lèvres  divines  des  compliments  parfu- 
més d'ambroisie,  éclatants  de  poésie  et  ruisselants  d'in- 


LBS  JEUDIS  DE  MADAME  CHARBONNEAU.  89 

différence.  Saplio  applaudissait  d'autant  plus  qu'ayant 
assez  de  génie  pour  se  passer  d'esprit,  ce  genre  de  lit- 
térature lui  était  plus  complètement  antipathique.  En** 
fin,  Caméléo,  le  petit  Caméléo,  la  mouche  du  coche 
politique  et  littéraire,  allait  de  l'un  à  Tautre,  son  lor* 
gDon  incrusté  dans  l'arcade  sourcilière,  se  haussant 
dans  sa  taille  exiguë,  faisant  résonner  ses  bottes  à  ta- 
lons, portant  au  vent  sa  figure  bouffie  et  tranchante, 
suant  sang  et  eau  pour  se  donner  de  l'importance,  di- 
sant à  devenir  chef  d'emploi  et  fort  mortifié  de  voir 
son  enthousiasme  réduit  h  chanter  dans  les  chœurs  : 
on  eût  dit  qu'il  présentait  ses  extases  sur  un  pla- 
teau, comme  on  présente  les  glaces  et  les  petits* 
iburs. 

La  tragédie  m'avait  ennuyé  :  cette  comédie  d'adula- 
tions me  révolta»  Je  ressentis  un  désir  d'autant  plus  vif 
de  faire  acte  de  franchise  et  d'indépendance,  que  je 
me  voyais  plus  humble  et  plus  obscur  au  milieu  de 
tousces  illustres  actionnaires  de  la  société  d'assurance 
mutuelle,  organisée  par  la  vanité  de  tous  au  profit  de 
la  vanité  de  chacun.  Je  murmurai,  assez  iiaut  pour 
être  entendu  de  mes  voisins  : 

—  Décidément  la  Mme  de  la  patrie  ne  s'ap|»elle  pas 
Helpomène. 

Marphise,  vingt  ans  auparavant,  dans  lo  plus  vif 
éclat  de  sa  poétique  jeunesse,  s'était  décerné  ce  titre 
(le  Muse  de  la  patriej  que  ses  admirateurs  lui  avaient 
maintenu  et  qui  lui  restait.  Le  mot  était  donc,  sinon 
très-piquant,  au  moins  fort  intelligible  et  assez  juste: 


90  LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAU. 

il  ne  tarda  pas  à  faire  le  tour  du  salon,  comme  toutes 
les  malices  que  Ton  est  enchanté  d'emprunter  à  son 
voisin  sans  en  payer  les  frais.  Bientôt  je  vis  un  intime 
parler  à  l'oreille  deMarphisc  :  elle  rougit;  ses  lèvres 
minces  se  pincèrent;  son  nez  et  son  menton  se  mena* 
Gèrent  plus  que  jamais;  ses  yeux  vifs  et  clairs  se  dé- 
tournèrent de  son  interlocuteur  et  me  lancèrent  un 
regard  plus  tragique  que  les  cinq  actes  de  sa  tragédie. 
Je  compris  que  le  mot  venait  de  lui  être  répété  en 
toute  confidence,  et  que  Tanathème  universel  planait 
sur  le  provincial,  sur  le  Iluron,  sur  le  barbare  assez 
osé  pour  faire  des  mots  à  côté  de  Bourimald  et  pour 
affecter  de  rester  insensible  aux  sublimes  beautés  de 
Cléopdtre.  Cependant  tout  n'était  pas  perdu  encore;  à 
mon  insu,  j'avais  en  réserve  un  moyen  de  rentrer  en 
grâce  auprès  de  Marphise.  Son  visage  reprit  une  ex- 
pression souriante;  elle  s'approcha  de  moi,  et  me  dit 
d'un  Ion  câlin  : 

—  Eh  bien,  monsieur  le  comte,  donnez-moi  donc 
des  nouvelles  de  notre  excellente  duchesse  de  G..., 
votre  t^nte,  je  crois? 

Dans  la  disposition  d'esprit  où  j'étais  alors,  rien  ne 
pouvait  m'être  plus  désagréable  que  cette  façon  de  me 
rappeler  mes  titres  aristocratiques,  au  moment  où  je 
ne  voulais  être  que  littéraire.  Je  répondis  d'un  petit 
air  de  bohème  parfaitement  détaché  des  vanités  nobi- 
Kaires  : 

—  La  duchesse  de  C...  I  je  ne  la  vois  jamais,  et  j'i- 
gnore comment  et  pourquoi  nous  sommes  parents. . . 


LES  JEUDIS  DE  HADAHE  GHARBONNEAU.         61 

Son  salon  élait  dccidémeni  trop  ennuyeux  :  on  y  jouait 
le  whist  à  dix  centimes,  et  il  y  avait  des  bourrelets  à 
toutes  les  portes  pour  empêcher  les  idées  d'outrer.  J'ai 
cessé  d'y  aller  dans  le  temps,  et  maintenant  je  n'oserais 
plus  y  retourner. 

—  Très-jolil  on  a  de  l'esprit  en  province,  me  dit 
Marphise  sèchement. 

C'en  était  fait,  mon  compte  se  réglait  ainsi  :  une 
I  méchanceté  en  plus,  une  duchesse  en  moins;  j'étais 
i       toisé. 

Un  quart  d'heure  après,  nous  prenions  congé  de 
Marphise  :  elle  donna  à  Eutidème  une  fraternelle  et 
virile  poignée  de  main,  à  V anglaise;  moi,  je  n'obtins 
en  partage  qu'un  petit  salut  bien  sec  et  bien  froid,  qui 
voulait  dire  en  bon  français  : 

—  Vous  êtes  un  malappris  et  un  sot;  vous  m'avez 
déplu;  ne  revenez  que  le  moins  possible. 

Quand  nous  nous  retrouvâmes  sur  la  chaussée  des 
Champs-Elysées  et  que  nous  eûmes  allumé  de  nouveaux 
cigares,  Eutidème  me  dit  brusquement  : 

—  Mon  cher,  il  me  semble  que,  pour  un  ancien  pre- 
mier  prix  d'histoire  au  concours  général,  vous  com- 
mettez  de  furieux  anachronismes. 

—  Comment  cela? 
^•Oui...  vous  n'avez  pas  eu  encore  de  succès,  et 

vous  vous  faites  déjà  des  ennemis  I 


m  LES  JEUDIS  DE  MADAUE  GUARBONNEAU. 


VIII 


leadii  mars  180... 


Bientôt,  grâce  à  d'amicales  indiscrétions  d*Euti- 
dème,  le  bruit  se  répandit  dans  la  république  des 
lettres  qu'un  jeune  homme  du  monde,  passionné  pour 
la  liitérature,  auteur  de  quelques  esquisses  remarquées 
dans  les  journaux  et  les  revues,  allait  oflrir  aux  livres» 
aux  poésies,  aux  romans,  cette  hospitalité  hebdoma- 
daire, cette  publicité  à  jour  fixe,  dont  jouissaient,  de 
temps  immémorial,  les  pièces  de  théâtre.  Un  mois  plus 
tard,  en  effet,  on  put  lire  ma  signature  au  bas  d*un 
feuilleton  de  quinze  colonnes,  dans  un  journal  dont  il 
sied  de  dire  ici  quelques  mots.  En  un  moment  de  crise 
imminente  et  de  frayeur  générale,  ce  journal  avait 
rendu  d*éminents  services  et  acquis  une  grande  célé- 
brité ;  mais  depuis,  par  suite  de  circonstances  singu- 
lières, ce  même  journal,  si  dévoué  à  la  cause  de  Tordre, 
devint  tout  à  la  fois  suspect  au  pouvoir  et  odieux  au 
parti  de  la  révolution.  Notez  bien,  mesdames,  cette 
bizarrerie  :  vous  y  trouverez,  en  ieiu^)s  et  lieu,  Texpli* 
cation  d*une  partie  de  mes  malheurs* 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHÂIiDO>NEAU.  03 

Vers  la  même  époque  je  publiai,  chez  un  éditeur  a 
la  mode,  un  volume  de  romans.  Ce  fut  là  ma  lune  de 
miel  littéraire.  Je  fus  étonné  de  la  quantité  d'amis  et 
d'admirateurs  qui  m'arrivaient  de  toutes  parts.  J'au- 
rais dit  volontiers,  en  parodiant  le  mot  d'Alceste  :  «  Par- 
bleu I  messieurs,  je  ne  croyais  pas  être  si  spirituel  que 
je  suis  1  »  —  Mais,  de  toutes  les  surprises,  c'est  celle 
à  laquelle  le  cœur  humain  s'accoutume  le  plus  aisément 
et  le  plus  vite.  Je  ne  tardai  pas  à  trouver  tout  simple 
que  Ton  me  regardât  comme  un  génie,  et  je  me  repro- 
chai naïvement  de  ne  pas  m'en  être  aperçu  plus  tôt. 
Chacun  vantait  mon  petit  bouquin  comme  s'il  se  fût 
agi  d'un  chef-d'œuvre.  Celait  élégant,  fin,  ingénieux, 
d'une  distinction  parfaite!...  On  voyait  bien  que  l'au- 
teur appartenait  à  la  société  polie,  à  cette  société  d'élite 
dont  les  parfums  exquis  sont  trop  souvent  remplacés 
dans  la  littérature  moderne  par  une  odeur  de  musc  et 
de  cigare!  Tout  le  monde  fit  choinSj  Caméléo  et  Yicto- 
rinef ,  Polychrome  et  Julio,  Présalé  et  Colbach,  Duclin- 
quant  et  Delalente.  J'aurais  pu  faire  un  volume  avec 
les  paquets  de  louanges  qui  m'étaient  adressés  :  mais 
je  dois  ajouter,  pour  être  véridique,  que  la  plupart  de 
mes  panégyristes  avaient  soin  de  glisser  dans  le  même 
paquet  quelque  volume  de  leur  cru,  accompagné  d'é- 
pilres-dédicaces  et  de  cordiales  mstances.  J'en  ai  con- 
servé trois  ou  quatre,  que  je  vous  livre  comme  échan- 
tillons :  on  ne  rencontrerait  pas  mieux  chez  les  com- 
ptignics  d'assurances. 

«  Monsieur,  me  disait  Sosthènes,  votre  apparition 


04         LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHAKBONNEAU. 

parmi  nous  est  un  honneur  dont  nous  avons  tous  pris 
notre  part.  Vous  régénérez  la  critique,  comme  vous 
puriGez  le  roman.  On  devient  meilleur  en  vous  lisant, 
et  Ton  se  sent  une  irrésistible  envie  de  mieux  faire,  pour 
être  plus  digne  de  votre  estime.  Les  jours  où  paraissent 
vos  articles  sont  des  jours  de  fête,  et  chaque  ligne  que 
vous  accordez  à  nos  pauvres  petits  Uvres  se  traduit, 
chez  nos  libraires,  par  une  vente  de  cent  exemplaires. 
Voici  un  humble  volume  que  je  prends  la  liberté  de 
vous  envoyer  :  vous  y  trouverez  peut-être  quelques 
tons  un  peu  vifs,  quelques  nuances  un  peu  jeunes;  ne 
me  ménagez  pas,  monsieur  ;  je  me  souinets  d'avance  à 
vos  reproches,  à  vos  réserves  :  être  grondé  par  vous 
est  encore  une  bonne  fortune;  vous  y  mettez  tant  de 
courtoisie  et  de  grâce!  » 

Suivait  un  roman  de  Técole  de  Balzac  ou  de  George 
Sand,  moins  le  génie  de  George  Sand  et  de  Balzac. 

«  Monsieur,  m'écrivait  Edmond,  je  vous  admire 
d'autant  plus  que  nos  opinions  ne  sont  pas  les  mêmes; 
on  pourrait  dire  qu'elles  sont  contraires;  mais  les 
extrêmes  se  touchent,  et  nous  nous  touchons  par  bien 
des  points  :  ne  sommes^nous  pas  tous  deux  des  vain- 
cus? Chateaubriand  sympathisait,  que  dis-je?  frater- 
nisait avec  Armand  Carrel.  Je  ne  suis  pas  Garrel  ;  mais 
vous  pourriez  bien,  avant  peu,  être  Chateaubriand  (sic). 
Quoi  qu'il  en  soit,  voici  un  livre  que  je  vous  offre  ; 
quelques  passages  blesseront  peut-être  vos  honorables 
regrets,  vos  respects  chevaleresques  :  ils  ont  au  moins 
le  mérite  de  la  sincérité^  et  cette  sincérité,  je  ne  l'ai 


LES  JEUDIS  DE  MÂDÂlIE  GllARBONNEAU.         95 

jamais  mieux  comprise  et  mieux  pratiquée  qu'en  me 
disant  votre  lecteur  le  plus  assidu,  votre  plus  fervent 
admirateur...  d 

«  Monsieur,  m'écrivait  Jacques,  ne  me  jugez  pas,  je 
vous  en  conjure,  d'après  les  journaux  dont  je  suis,  à 
mon  vif  regret,  le  collaborateur  :  des  circonstances  im- 
périeuses, d'anciennes  camaraderies,  et,  pourquoi  ne 
I'a?ouerais-je  pas?  les  nécessités  de  la  vie  parisienne, 
m'ont  forcé  de  me  ranger,  en  apparence,  du  côté  des 
gros  bataillons;  mais  j'ai,   en  province,  une  bonne 
tieille  mère  qui  ne  lit  pas  d'autre  journal  que  le  vôtre  ; 
UQ  de  mes  oncles  est  chevalier  de  Saint-Louis  ;  un  autre 
a  servi  dans  l'armée  de  Condé;  en6n,  ma  tante  Véro- 
nique est  une  dévote  dont  vous  pourriez  m'assurer  pour 
toujours  les  bonnes  grâces,  si  elle  avait  un  jour  le 
bonheur  d'apercevoir  à  travers  ses  lunettes  le  nom  de 
son  neveu  suivi  d'un  éloge  signé  de  vous.  Car  je  n^ai 
pasbesoin  d'ajouter  que  vous  êtes  son  auteur  favori  ; 
et  de  qui  né  le  seriez-vous  pas?  qui  pourrait  rester  in- 
sensible à  ces  trésors  de...,  de...  et  de...  (ici  ma  mo^ 
destie  se  refuse  à  transcrire).  Là-dessus  il  n'y  a  qu'une 
opinion.  Royalistes  et  démocrates,  disciples  de  la  tra- 
dition ou  amants  de  la  fantaisie,  voltigeurs  de  l'ancien 
régime  ou  réformateurs  de  l'avenir,  tous  sont  una- 
nimes pour  saluer  d'avanoe,  comme  *une  des  gloires 
prochaines  de  notre  littérature,  le  pur  et  noble  ta- 
lent qui...  et  que...  (Nouveaux  scrupules  de  ma  mo- 
destie). 
•  P.  S.  —  Gi-joint  deux  exemplaires  de  mes  œuvrea, 


M  LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHAROORNEAU. 

que  je  soumets  à  votre  spirituelle  et  bienveillante  cri* 
tique.  » 

Quelle^  fut  ma  réponse  à  toutes  ces  séduisantes 
avances?  Hélas  I  je  voudrais  pouvoir  affirmer  qu*clle 
fut  héroïque,  que  j'immolai,  séance  tenante,  tous  ces 
thuriféraires  sur  Tautel  même  où  ils  faisaient  fumer 
leur  encens.  Mais  la  vérité  me  force  à  reconnaître  que 
je  ne  fus  pas  un  héros.  Ce  grand  nom  de  Chateau- 
briand, habilement  présenté  à  mon  orgueil  par  un  de 
ces  quêteurs  de  louanges,  me  mit  en  goût.  Je  fouillai 
dans  ma  bibliothèque,  et  je  trouvai,  en  tête  de  la  tra- 
duction du  Paradis  perdu^  par  l'illustre  poêle  dos 
Martyrs^  une  préface  où  tous  les  nouveaux  venus  en 
liltérature,  poétereaux  et  petits  critiques,  romanciers 
et  fantaisistes,  membres  de  la  société  des  Droits  de 
r homme  et  comparses  de  Tantichambre  de  madame 
Récamier,  étaient  complaisamment  passés  en  revue  par 
le  grand  connétable^  et  recevaient  la  croix  d'honneur 
de  ses  mains  sexagénaires.  Cet  exemple  m^encoura- 
gea...  à  manquer  de  courage.  Je  me  dis  qu'un  pauvre 
débutant,  ayant  sa  fortune  littéraire  à  faire,  pouvait 
bien  se  permettre  quelques  concessions,  puisque  j'en 
rencontrais  de  si  larges  sous  la  plume  de  l'immortel 
auteur  du  Génie  du  christianisme^  de  l'infatigable 
athlète  monarchique,  assez  gorgé  de  gloire  pour  pou- 
voir se  passer  de  pareils  stratagèmes.  Je  ne  désertais 
pas,  d'ailleurs,  la  cause  de  la  vérité  sociale,  morale  et 
religieuse.  Je  faisais  pour  elle  ce  qu'avaient  fait  les 
Chambres  pour  la  nationalité  de  la  Pologne  sous  le 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GIlAUBOlSriEÀl].         07 

gou%'ernement  (]c1850.  Jv  réservais  en  quelquosmols 

bien  sentis  ses  droits  iinprescripliblcs.  Puis,  une  fois  en 
paix  avec  ma  conscience,  je  donnais  à  tous  mes  admi- 
rateurs du  galon  de  même  qualité  que  le  leur,  sans  lé- 
siner sur  la  quantité.  Tous  eurent  part  à  la  distribution, 
les  beauï  esprits  de  la  Presse^  les  esprits  forts  du 
Siècle,  les  mousquetaires  rouges  de  la  Revue  de  Paris, 
les  loustics  du  petit  journal  et  du  roman  bohème.  Après 
avoir  bien  constaté  ma  persistance  à  croire  tout  ce  que 
niaient  ces  messieurs,  à  respecter  tout  ce  qu'ils  oITen- 
saienl,  à  aimer  tout  ce  qu'ils  haïssaient  et  à  haïr  tout 
ce  qu'ils  aimaient,  je  me  hâtais  de  faire  ressortir  à 
quel  point  ils  étaient  distingués,  persuasifs,  éloquents, 
spirituels,  sincères,  irrésistibles,  charmants. 

Ce  n'est  pas  tout.  Au-dessus  de  cette  sphère  il  en 
existait  une  autre,  plus  pure  assurément  et  plus  sé- 
rieuse. Ici  je  touche  à  des  parages  très-dangereux;  je 
me  tirerai  d'embarras  en  me  transportant  à  Bagdad. 
Veuillez  donc  voué  figurer,  mesdames  et  messieurs, 
quà  une  époque  quelconque  de  Thégyre,  un  vieux 
calife  trop  débonnaire  avait  été  étranglé  par  un  de 
ses  cousins*,  qui  était  devenu  calife  à  son  tour.  Cela 
se  fait  dans  les  meilleures  sociétés...  turques  et  per- 
sanes. Le  nouveau  calife  avait  eu  pour  vizirs  et  pour 
ministres,  non  pas  Giafar  et  Mesrour,  mais  des  hom- 
mes d*un  esprit  supérieur,  d'une  science  consommée, 
littérateurs  parfaits,  philosophes  sublimes,  historiens 


'  Ceci  est  un  odieux  mensonge  :  tout  le  monde  sait  que  Louis- 
lippe  n'a  jamais  étranglé  Charles  X.  (Note  de  l'auteur,) 


Louis-Plû* 
\ti 

e 


08  LES  JEUDIS  DE  MADAME  CHARDON'NEAtî. 

incomparables,  qui  avaient  passé  leur  vie  à  formuler 
des  maximes  politiques  et  à  s'étonner  que  les  Persans 
eussent  la  tête  trop  dure  ou  Thumeur  trop  mobile  pour 
se  conduire  d'après  ces  maximes  savantes,  méditées, 
pesées  et  équilibrées  dans  le  silence  du  cabinet.  Quoi 
qu'il  en  soit,  au  bout  de  dix-huit  ans,  quelques  Per- 
sans, mécontents  de  ne  pas  percer  assez  vite,  étran* 
glèrent  le  nouveau  calife  au  moyen  d'une  seconde  ré- 
volution, qui,  pour  être  sûre  de  réussir,  n'eut  rien  de 
mieux  à  faire  qu'à  copier  la  première.  Quant  aux  vizirs 
et  aux  ministres,  ils  donnèrent  un  noble  exemple,  qui 
mérita  d'obtenir  grâce  pour  leurs  illusions  politiques. 
Sortis  des  affaires  publiques  sans  avoir  emporté  un 
seul  des  diamants  ou  des  rubis  qui  ruissellent  dans  les 
Mille  et  Vne  Ntiits^  rentrant  pauvres  dans  la  vie  privée, 
ils  se  remirent  vaillamment  au  travail,  et  produisirent 
de  nouveaux  ouvrages  dignes  d'enchanter  tous  les  let- 
trés de  Bagdad  et  de  Bassora.  Mais,  comme  le  cœur 
humain,  même  chez  les  meilleurs,  garde  toujours  son 
coin  pour  les  petites  faiblesses,  ces  vizirs  en  retraite, 
qui  ne  pouvaient  douter  ni  de  leur  talent^  ni  de  leur 
succès,  ni  de  l'admiration  universelle,  aimèrent  un 
peu  trop  à  s'entendre  dire  ces  vérités  agréables  dans 
des  articles  spéciaux,  dont  les  auteurs,  stagiaires  de  la 
bonne  littérature,  se  chargeaient  de  traduire,  d'expli- 
quer et  de  surexciter  de  leur  mieux  l'enthousiasme  du 
public.  Or,  afin  de  réchauffer  le  zèle  de  ceux  qui  leur 
procuraient,  tous  les  trois,  mois,  cette  honnête  jouis- 
sance, nos  illustres  Persans  possédaient  un  moyen  qui 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  CIIARBONNEAU.  99 

semblait  iniaillible.  En  se  démeltant  de  toutes  leurs 
autres  charges,  ils  en  avaient  conservé  une,  purement 
honorifique,  qui  consistait  à  se  réunir,  au  nombre  do 
quarante,  dans  un  bel  édifice  à  minarets  et  à  coupole, 
pour  y  discuter  des  questions  de  grammaire,  y  juger 
des  concours  de  oelles-Iettres  et  y  distribuer  des  prix  de 
vertu.  Comme  ces  quarante  pontifes  du  beau  «t'as- 
seyaient sur  des  bancs,  la  chose  s'appelait  un  fauteuil. 
Fauteuil  ou  banc,  c'était  là  l'objet  des  ambitions  les 
plus  ardentes,  les  plus  acharnées.  A  peine  un  des  qua- 
rante avait -il  fermé  les  yeux,  aussitôt  vingt  candidats 
en  perdaient  le  boire,  le  manger  et  le  sommeil.  Quel* 
quefois  même  on  faisait  passer  le  moribond  pour  mort 
afin  de  commencer  plus  tôt  les  démarches  et  les  visites. 
On  citait  de  riches  seigneurs  qui  entretenaient  à  grands 
frais  des  cuisiniers  célèbres  et  donnaient  des  dhiers 
hebdomadaires,  uniquement  pour  parvenir  à  ce  banc, 
à  ce  fauteuil  et  à  cette  coupole. 

Eh  bien,  nos  vizirs  cmérites,  qui  se  trouvaient  tout 
naturellement  à  la  tête  de  la  docte  quarantainôy  em- 
ployaient à  coup  sûr  le  procédé  suivant.  Ils  prenaient 
gracieusement  à  part  les  distributeurs  de  célébrité,  et, 
sans  contracter  d'engagement  positif,  ils  leur  faisaient 
clairement  entendre  (à  bon  entendeur,  salut!)  qu'a- 
près  quelques  années  de  ces  bons  et  utiles  services  ils 
auraient  droit  à  ce  fauteuil  tant  convoité.  Maintenant, 
mesdames  et  messieurs,  revenez  de  Bagdad  à  Paris; 
acceptez  mon  histoire  comme  une  allégorie,  et  vous 
comprendrez  à  quel  genre  de  séduction  je  fus  exposé 


fOO         LES  JEUDIS  DK  liiADAME  ClIAPinONNËAU. 

pendant  celle  courte  et  brillante  période  de  ma  vie 
littéraire. 

Le  tout  me  paraissait  charmant,  et  je  contemplais 
d'avance,  entre  deux  bouffées  d'encens,  ce  rayon  nais- 
sant de  ma  gloire,  comme  un  propriétaire  contemple  en 
idée  la  cueillette  de  ses  amandiers  eu  fleur,  —  quand 
je  rencontrai  Théodecte. 

Nous  avions  échangé  quelques  cartes  et  quelques 
lettres,  mais  je  ne  le  connaissais  pas  encore.  Je  me 
sentis  attiré  vers  lui  par  les  contrastes  mêmes  qui  nous 
séparaient.  Ma  nature  élégante  et  délicate,  comme  on 
me  disait  alors,  faible  et  maladive,  comme  on  m'a  dit 
depuis,  semblait  en  contradiction  absolue  avec  cette 
robuste  carrure,  cette  solidité  de  chêne,  laissant  devi- 
ner sous  les  rugosités  de  son  écorce  une  sève  extra- 
ordmaire.  Sa  laideur  mâle  et  puissante  me  fit  songer 
à  Mirabeau,  à  un  Mirabeau  plébéien,  à  cheveux  noirs 
et  plats,  reposé  des  agitations  de  son  âme  au  pied 
des  autels.  Sa  parole  me  charma  et  me  subjugua  ;  à 
travers  quelques  violences  de  détail,  —  je  dirai  pres- 
que de  costume,  —  on  y  sentait  vibrer  une  conviction 
énergique  d'honnôte  homme  et  de  chrétien,  servie  par 
la  verve  la  plus  mordante  qui  ait  jamais  emporté  l'épi- 
derme  des  pâles  successeurs  de  Voltaire.  Parmi  nos 
contemporains,  nul  n'a  été  plus  haï  que  Théodecte  ;  et 
je  ne  parle  pas  seulement  de  ces  haines  qu  il  est  glo- 
rieux d'inspirer,  de  l'insulte  de  ces  gens  ameutés  contre 
tout  ce  qui  gène  la  circulation  de  leurs  ordures  et  le 
débit  de  leurs  poisons.  Je  parle,  hélas!  de  la  haine 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  CilARBONNEAU.        iOl 

d'hommes  honorables,  éminents,  priant  le  môme  Dieu 
que  lui  et  défendant  la  même  vérilé.  Au  milieu  de  ces 
orages,  il  est  resté  debout  ;  il  est  resté  fort,  comme  ces 
aigles  du  désert,  dont  les  serres  s'enfoncent  plus  pro- 
fondément dans  le  sable  à  mesure  que  le  vent  redouble 
de  furie.  Je  ne  donne  tort  ou  raison  ni  à  Théodectc  ni 
à  ses  adversaires  sur  certains  points  délicats  qui  ne  sont 
pas  de  mon  ressort;  mais  je  ne  me  lasse  pas  d'admirer 
en  lui  ces  incroyables  qualités  d'alhlcte,  toujours  prêt 
à  faire  rouler  dans  la  poussière  quiconque  essaye  de 
lui  barrer  le  chemin.  Eussé-jc  d'ailleurs  envie  de  le 
blâmer  de  quelques-unes  de  ses  véhémences,  je  n'en 
aurais  pas  le  courage.  Théodectc  possède  un  titre  à  ma 
gratitude,  contre  lequel  rien  ne  saurait  prévaloir  :  il  a 
flagellé,  souffleté,  bafoué,  ridiculisé,  humilié,  exaspéré 
mieux  que  personne  les  gens  que  je  déleste  plus  que 
tout.  Il  leur  a  fait  des  blessures  qui  ne  guériront  ja- 
mais. Il  a  stigmatisé  d'un  trait  indélébile  ces  histrions 
qui  jouent  sur  le  théâtre  de  leurs  vices  la  comédie  de 
leur  vanité. 

Nous  revisâmes  ensemble  les  feuilles  sur  lesquelles 
je  consignais  mes  jugements  sur  les  productions  con- 
temporaines, et  il  se  trouva  que,  tout  compte  lait,  je 
n'avais,  en  dix-huit  mois,  immolé  à  mes  convictions 
qu'une  victime,  un  pharmacien  retiré,  ex-directeur  de 
rc\ue  et  de  danseuses,  Mécène  bourgeois,  dont  le  seul 
tort  avait  été  de  se  croire  Horace  et  d'écrire  ses  Mé- 
moires sur  des  cartes  de  restaurateur. 

—  Et  voilà,  me  dit  sévèrement  Théodectc,  tous  vos 


i09         LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARB0NI9EAU. 

sacrifices  à  la  vérité?  Des  éloges  à  Tun,  des  politesses  i 
l'autre,  des  révérences  à  celui-ci,  des  compliments  à 
celui-là  l..«  Je  le  crois  bien,  qu'ils  vous  proclament  une 
des  espérances  de  leur  littérature  I  Vous  dites  tout  juste 
de  leurs  opinions  le  mal  qu'il  faut  pour  faire  acheter 
leurs  livres.  Et  c'est  là  ce  que  vous  appelez  servir  voire 
noble  et  austère  cause  ?  Oh  I  monsieur  I... 

11  me  parla  longtemps,  et  il  me  parla  bien.  Je  ne 
vous  redirai  pas  ses  paroles;  ce  fut  instructif  comme  un 
sermon  et  étincelant  comme  une  satire.  A  la  fin,  hon- 
teux de  mes  faiblesses,  électrisé  par  son  langage,  avide 
de  réparer  le  temps  perdu,  je  dis  à  Théodecte  en  ser- 
rant sa  main  dans  les  miennes  : 

— Vous  partez  pour  Rome?  vous  reviendrez  dans  six 
mois?  Eh  bien,  vous  me  laissez  au  milieu  des  déhces 
de  Capoue;  vous  me  retrouverez  sur  le  champ  de  ba- 
taille I 


IX 


leudi,  mars  186... 

Le  séjour  de  Théodecte  en  Italie  se  prolongea  au  delà 
de  ses  prévisions  et  des  miennes:  il  ne  revint  en  France 
qu'au  bout  de  trois  années.  Trois  ans  1  II  n'en  faut  pas 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAU.       403 

Uni  pour  bouleverser  de  grands  empires  ;  il  en  avait 
Mu  beaucoup  moins  pour  me  conduire  du  Capilolc  à 
h  rocbe  Tarpéîenne. 

Sans  que  j'aie  besoin  cette  fois  de  me  transporter  à 
Bagdad,  sans  que  je  précise  aucune  date  ou  aucun  dé- 
tail de  polémique,  vous  avez  tous  assez  d'esprit  pour 
comprendre  qu'il  y  a  des  moments  où  la  société  a  peur, 
et  d'autres  où  elle  se  rassure.  Les  moments  où  la  so- 
ciété a  peur  sont,  en  général,  ceux  où  il  se  fait  un  grand 
tapage  dans  les  rues,  où  les  tapageurs  forcent  les  ci- 
toyens paisibles  à  avoir  l'air  de  se  réjouir  de  ce  qui,  au 
fond,  les  consterne,  et  où  les  organes  de  la  publicité 
énoncent,  chaque  matin,  des  propositions  terrifiantes 
pour  le  bourgeois  et  le  propriétaire.  Les  moments  où 
elle  n'a  plus  peur  sont  ceux  où,  tout  désordre  extérieur 
étant  dompté  à  la  surface,  il  faudrait  une  oreille  bien 
fine  pour  entendre  le  bruit  de  la  sape  souterraine,  un 
œil  bien  perçant  pour  apercevoir  quelques  petits  points 
noirs  dans  un  ciel  serein.  Quoi  qu'il  en  soit,  quand  je 
commençai  ma  campagne  contre  les  écrivains  dange- 
reux et  les  mauvais  livres,  cet  honnête  public  était  dans 
tine  de  ses  phases  d'angoisse  et  d'épouvante.  La  littéra- 
ture malfaisante  avait  si  évidemment  et  si  largement 
contribué  à  le  jeter  dans  ces  fondrières  éclairées  de 
hnipions,  qu'il  était  furieux  contre  ses  idoles  deTaYant- 
▼eille  et  encourageait  de  toutes  ses  forces  les  icono- 
clastes. Des  hommes  qui  n'allaient  que  très-rarement 
i  In  messe  proclamaient  la  nécessité  d'une  nouvelle 
Saint-Barthélémy,  conçue  sur  une  plus  vaste  échelle,  et 


104        LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAU. 

d'anciens  souscripteurs  du  Voltaire-Touquet  regret- 
taient Irès-sérieusement  les  lettres  de  cachet,  la  Bas- 
tille, la  torture  et  Tinquisilion.  Le  moment  était  donc 
favorable  à  un  essai  de  contre-révolution  littéraire,  et 
je  m'en  donnai  à  cœur  joie.  Voltaire,  Béranger,  Eu- 
gène Sue,  Balzac,  George  Sand,  Victor  Hugo,  Michelet, 
Quinet,  tous  y  passèrent;  je  n'épargnai  pas  même  La* 
martine,  et  je  devins,  contre  notre  illustre  et  cher 
poète,  le  complice  des  plus  tristes  passions  de  cette 
société,  aussi  impitoyable  dans  sa  rancune  qu'aveugle 
dans  sa  sécurité.  Quant  aux  seconds  rôles^  aux  utilités 
de  la  troupe  littéraire,  je  n'en  fis  qu'un  coup  de  dent. 
11  m'arriva  là,  pendant  ces  heures  ardentes,  ce  qui 
arrive  au  soldat  dans  la  mêlée,  à  l'ivrogne  au  cabaret  : 
je  me  grisai  avec  mon  encre  comme  d'autres  se  grisent 
avec  de  la  poudre,  du  sang  ou  du  vin.  Sans  hypo- 
crisie aucune,  mais  par  une  sorte  d'emportement  et  de 
défi,  je  dépassai  de  beaucoup  mon  opinion  véritable  ; 
j'infligeai  des  démentis  furieux  à  mes  propres  admira- 
tions. En  outre,  dans  le  feu  du  combat,  je  ne  m'aper- 
çus pas  d'un  détail  qui  devait  tôt  ou  tard  me  faire 
tomber  la  plume  des  mains.  Ces  écrivains  que  j'atta- 
quais avaient  des  torts  immenses;  mais  ils  restaient, 
malgré  tout,  aussi  immenses  que  leurs  torts.  Lorsque, 
après  les  avoir  foudroyés,  ne  pouvant  pas  être  toujours 
en  colère,  je  revenais  à  des  sentiments  plus  doux,  lors- 
(]ue,  pour  satisfaire  mes  affections  personnelles,  mes 
amitiés  politiques,  pour  rendre  justice  à  des  œuvres 
estimables^  à  des  talents  honnêtes,  à  des  noms  inof- 


LES  JlilUDIS  DE  MADAME  CHARBOMNBAU.         109 

fensifs,  je  leur  donnais  de  Yéminent  et  de  Yadmirabley 
il  en  résultait  des  défauts  de  proportion,  accaMints,  en 
déCnitive,  pour  Tautorité  et  la  solidité  de  ma  critique^ 
Enfin,  comme  en  dépit  de  ma  bonne  volonté  tous 
ceux  que  je  louais  n'étaient  pas  des  saints,  comme  Tun 
ciait  protestant,  l'autre  à  demi  voltairien,  un  troi- 
sième censuré  à  Rome,  celui-ci  sceptique  de  bon  ton, 
celui-là  romancier  désabusé  et  légèrement  immoral, 
on  avait  le  droit  de  me  demander  en  vertu  de  quel 
privilège  je  pouvais  allier  tant  de  sévérité  à  tant  d'in-* 
(lulgence. 

Maintenant,  s'il  ne  s'agissait  que  de  vous  dire  :  je  fus 
applaudi  tant  que  j'eus  le  mérite  de  répondre  aux  ran- 
cunes et  aux  frayeurs  de  mes  lecteurs;  je  fus  sifflé  et 
oublié  quand  le  public,  cessant  de  trembler  et  de  gé- 
mir, reprit  ses  anciennes  habitudes,  mon  histoire  se- 
rait bientôt  finie;  elle  n'offrirait  rien  dépiquant;  vous 
pourriez  me  répliquer  que  je  suis  bien  sot  de  m'en 
plaindre,  bien  niais  de  m'en  étonner,  et  bien  naïf 
d'avoir  cru  pouvoir  vous  intéresser  à  mes  étonnements 
et  âmes  plaintes.  Non;  ce  que  je  désire,  c'est  vous  faire 
toucher  au  doigt  certains  détails  de  mœurs,  cerlains 
trails  de  physionomies  littéraires;  c'est  montrer  aux 
ieunes  gens  qui  m'écoutent  comment  ça  se  joue^  et 
comment,  en  littérature,  les  maladroits  sont  traités  par 
les  habiles. 

Justement,  de  grands  événements  qui  venaient  de 
s'accomplir,  et  qui  rassurèrent  le  gros  des  honnêtes 
gens,  préparèrent  mes  disgrâces*  La  presse,  vous  lo 


106        LES  JEUDIS  DG  MADAME  CnARDO^NKAU. 

8avez,  après  avoir  eu  toute  liberté  et  même  toute 
licence,  passa  d'un  extrême  à  l'autre.  Ne  pouvant 
pIuB  attaquer  ni  rois,  ni  empereurs,  ni  généraux,  ni 
princes,  ni  princesses,  ni  ministres,  ni  préfets,  ni 
magistrats,  ni  gendarmes,  elle  était  condamnée  ou  i 
périr  d'inanition  ou  à  se  rattraper  sur  d'autres  vie* 
times.  Mais  quelles  seraient  ces  victimes?  Là  était  la 
question.  Tous  les  grands  cœurs  et  les  grands  esprits 
du  journalisme  révolutionnaire  et  bohème  mirent  à  la 
résoudre  une  touchante  unanimité.  Privés  de  leur  pâtée 
habituelle,  voulant  cependant  dîner,  et  diner  le  mieux 
possible,  ils  se  ruèrent  vaillamment  sur  les  plus  faibles, 
c'est-à-dire  sur  ceux  cpi'il  était  le  plus  commode  et  le 
moins  dangereux  de  frapper,  puisqu'ils  étaient  tout 
ensemble  désagréables  au  gouvernement  et  voués  à  une 
cause  impopulaire.  On  vit  alors,  et  on  voit  peut-être 
encore,  les  vaincus  pour  tout  de  bon  et  les  vaincus  pour 
rire;  ceux-ci,  criblés  à  la  fois  d'avertissements  et  d'in- 
jures, de  suspensions  et  de  sarcasmes;  ceux-là,  héros 
en  disponibilité,  démagogues  en  retrait  d'emploi, 
martyrs  en  expectative,  mais  ayant,  sous  le  joug  op- 
presseur, l'art  de  manger  chaud,  de  boire  frais,  d'ac- 
commoder leur  prose  au  goût  de  leurs  milliers  d'abon- 
nés, et,  moyennant  quelques  élégiaques  regrets  donnés, 
de  temps  en  temps,  à  leurs  vieilles  idoles,  maîtres  de 
dégonfler  leur  bile  contre  ces  misérables  suppôts  d'ab- 
solutisme, res  chouans  ou  ces  sacristains  de  la  poli- 
tique et  de  la  littérature,  les  royalistes  et  les  catho* 
liques.  Que  dis-jc?  On  est  Spartiate  ou  on  ne  l'est  pas, 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  CHARfiONMEAU.        107 

et  ces  inlrépides  avaient  assez  de  patriotisme  pour  se 
faire  les  courtisans  des  puissances  du  jour;  ils  divî» 
saient  en  deux  parts  leur  yie  courageuse  :  le  matin, 
dans  leur  journal,  ils  bafouaient  l'ancien  régime;  le 
loir,  ils  mettaient  un  habit  brodé  ;  puis,  parfumés  au 
jasmin  ou  à  la  rose,  ils  allaient  dire  crûment  leurs  vé- 
rités aux  princes,  et  jouaieot  au  naturel,  sous  les 
lambris  dorés,  les  rôles  de  Burrhus^  de  Lauzun  ou  de 
Mascarille. 

Mon  premier  persécuteur  fut  ce  petit  Caméléo  dont 
je  vous  ai  déjà  parlé  lors  de  mes  fâcheux  débuts  chez 
Marphise.  Caméléo  est  devenu,  depuis  lors,  le  tyj)e  le 
plus  accompli  du  journaliste  à  tout  faire  :  aussi  forte- 
ment convaincu  que  le  tourlourou  le  mieux  discipliné, 
son  opinion  politique  est  plus  qu'une  foi  ;  elle  est  une 
consigne,  à  laquelle  il  obéit  avec  une  roideur  pleine  de 
souplesse.  Son  ministre  est  un  caporal  qui  a  le  droit  de 
penser  pour  lui,  et,  se  contredirait-il  dix  fois  en  un 
jour,  Caméléo  imperturbable  lui  prouverait  qu'il  a  dix 
fois  raison.  Mais,  à  cette  époque  reculée,  vers  1855, 
Caméléo  était  le  plus  sincère  distributeur  de  libres  coups 
de  plume  qui  se  pût  rencontrer  de  la  rue  Montmartre 
i  la  rue  de  Chaillot.  Républicain,  socialiste,  humani- 
taire, pleine  lune  d'Eugène  Pelletan,  il  éclairait  de  ses 
lueurs  sereines  le  feuilleton  de  la  Presse.  Sa  spécialité 
était  de  se  figurer,  non-seulement  qu'on  le  lisait,  mais 
qu'on  se  souvenait  de  lui  huit  jours  après  l'avoir  lu. 
D'ordinaire,  il  commençait  ainsi  :  «  Eh  bien  !  qu'avais- 
c  je  dit?  8uis-j6  assez  bon  prophète?  Vous  vous  rap- 


108        LES  JEUDIS  DE  MADAHE  ClIARBONKEAU. 

«  pelez  ce  que  je  vous  annonçais  l'autre  jour  :  ma  pro- 
ie diction  s'est  réalisée  de  point  en  point.  »  —  El  Ca- 
mélco  se  croyait  très-sérieusement  prophète,  tandis 
qu'il  n*élait  pas  même  sorcier.  Dressé  sur  ses  jambes 
courtes  comme  sur  des  ergots,  il  regardait  du  haut  de 
son  lorgnon  et  de  ses  quatre  pieds  dix  pouces  quiconque 
avait  l'air  de  croire  en  Dieu  et  de  douter  de  Dunoisin. 
Pour  le  moment,  il  essayait  en  l'honneur  de  Marphise 
son  talent  de  thuriféraire,  et  lui  cassait,  chaque  matin, 
sous  son  nez  d'aigle,  un  encensoir  dont  elle  daignait 
ramasser  les  morceaux.  Il  s'était  fait  le  page,  le  gnome, 
le  nain  de  cette  femme  célèbre,  qui  n'avait  plus,  hélas  I 
que  quelques  mois  h  vivre.  Ce  fut  lui  qui  ouvrit  le  feu 
contre  moi.  Un  jour,  pour  complaire  à  Marphise,  il 
écrivit  sur  un  coin  de  sa  table  vingt  lignes  fort  mé- 
chantes qu'il  eut  soin  de  ne  pas  signer,  et  où  il  me  disait 
exactement  le  contraire  de  ce  qu'il  m'avait  écrit.  Comme 
ces  lignes  étaient  anonymes,  je  ne  voulus  pas  le  recon. 
naître:  d'ailleurs,  qui  peut  se  fâcher  contre  Caméléo? 
Je  le  rencontrai  peu  de  temps  après,  et  sa  poignée  de 
mam  fut  plus  cordiale  qu'elle  ne  Tavait  jamais  été; 
mais  voici  le  trait  de  mœurs,  car  jusqu'à  présent  je  ne 
vous  ai  rien  dit  que  de  très-ordinaire.  Remarquez  que 
Marphise  était  mourante,  ce  que  j'ignorais,  mais  ce 
que  Caméléo  savait  très-bien.  Remarquez  que,  depuis 
des  semaines,  la  Presse  s'épanchait,  sous  sa  plume,  en 
effusions  sentimentales  sur  la  tendre  amitié  qui  s'était 
formée  entre  Lélia  et  Marphise.  Remarquez  enfin  que 
Caméléo  devait  me  croire  parfaitement  renseigé  sur 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARfiONNEAU.      109 

le  vérilable  auteur  du  venimeux  entrefilet  qui  m'avait 
fait  ma  première  blessure.  Or,  voici  le  dialogue  qui 
sëkablit  entre  nous  sous  une  arcade  de  la  rue  Gasti- 
giione  : 

—  Ah  !  pour  le  coup,  mon  cher  monsieur,  Lélia 
doit  être  contente  :  votre  article  de  ce  matin  sur  Y  His- 
toire de  ma  vie  enlève,  comme  on  dit,  la  paille  :  quel 
feul  quel  enthousiasme!  quel  lyrisme! 

—  Ce  sont  les  charges  du  métier...  il  le  fallait!... 

—  Entre  nous,  votre  admiration  est  un  peu  exces- 
sive; le  récit  se  relève,  depuis  que  Lélia  est  ar- 
rivée aux  époques  vraiment  intéressantes  de  sa  vie; 
mais,  auparavant,  que  de  longueurs!  quel  fatras I 
que  de  détails  au  moins  inutiles  sur  sa  famille,  sa 
mère,  etc. 

—  Mais,  mon  cher,  reprit  Caméléo  d'un  air  narquois, 
vous  ne  savez  donc  pas?... 

—  Quoi  donc? 

—  Ah  I  vous  êtes  bien  encore  de  votre  province!... 
Lélia  ,  un  peu  insouciante  comme  tous  les  grands  ar- 
tistes, avait  envoyé  à  notre  seigneur  et  maître  ,cet 
énorme  paquet  de  vingt-quatre  volumes  en  Tautorisant 
à  en  retrancher  au  moins  un  gros  tiers  :  mais  Marphise, 
toujours  spirituelle,  a  pensé  que,  dégagée  des  lon- 
gueurs du  commencement,  Tœuvre  aurait  un  trop 
grand  succès...  et  notre  gracieuse  souveraine  a  décidé, 
en  femme  de  goût,  que  les  vingt-quatre  volumes  paraî- 
traient en  entier,  sans  être  allégés  dune  syllabe.  C'est 
beau,  c* est  grand,  c'est  généreux,  d'autant  plus  que  la 


410       LES  JEUDIS  DE  MâDâHë  GHARBON-NEâU. 

copie  est  payée  fort  cher,  et  que  les  abonnements  ont 
diminué.  •• 

•—  Mais  cette  belle  amitié?.*. 

—  Afliilié  (le  femme,  amitié  de  poète  :  on  s'adore, 
mais  quoi  de  plus  vulgaire  que  d'aimer  ses  amis  quand 
ils  réussissent?  C'est  à  pleurer  leurs  revers  qu'excelle 
une  âme  délicate  et  sensible.... 

Quinze  jours  après,  Marphise  mourut;  les  larmes 
et  les  panégyriques  coulèrent  à  flots  :  Caméléo  mena  le 
deuil,  et  prouva  que  Marphise  avait,  à  elle  seule,  plus 
de  génie  que  Sapho,  Corinne,  George  Sand,  madame 
de  Staël  et  madame  de  Sévigné.  • . 

Ce  fut  à  la  même  époque  que  je  fis  connaissance 
avec  Argyre.  Quand  je  le  rencontrai,  il  venait  de  dé- 
buter, et  ses  amis  annonçaient  en  lui  un  héritier  di- 
rect de  Voltaire.  Comme  Voltaire,  il  avait  reconnu 
dès  l'abord  que  l'humanité  se  partageait  en  marteaux 
et  en  enclumes,  et  il  voulait  être  marteau.  Pour  com- 
mencer, il  s'était  moqué  d'une  poétique  contrée  dont 
il  avait  été  l'hôte,  dont  les  souverains  et  les  ministres 
r accueillirent  avec  confiance,  et  il  avait  payé  une  hos- 
pitalité de  trois  ans  par  une  satire  de  trois  cents  pages. 
A  cet  édifiant  début  qui  mit  les  rieurs  de  son  côté, 
succéda  une  œuvre  d'un  autre  genre  qui  faillit  pro- 
duire sur  cette  réputation  en  fleur  l'effet  d'une  gelée 
d'avril  sur  un  amandier.  L'héritier  de  Voltaire,  pour 
ramener  le  roman  au  naturel  et  au  vrai,  n'avait  rien 
trouvé  de  mieux,  disait-on,  que  de  copier  une  corres- 
pondance véritable,  et  d'indiscrets  chercheurs  de  piston 


Les  jeudis  de  mâdaiie  ciiarbonneâu.      ni 

menaçaient  de  livrer  cette  correspondance  k  la  publi- 
cité. Là-dessus,  toile  général,  et  haro  sur  l'homme 
d'esprit  chargé  de  reliques  italiennes.   Le  moment 
était  critique.  Argyre  me  fut  présenté  par  une  de 
ees  charmantes  maîtresses  de  maison  auxquelles  il  est 
n  difficile  de  résister.  Je  vis  un  homme  d'environ 
Tingt-huit  ans,  mince,  d'une  figure  irrégulière,  mais 
fine,  regardant  les  gens  comme  un  myope  excessif  qui 
abuse  de  ses  désavantages.  Ses  yeux  petits,  veufs  de 
lunettes,  scintillaient  à  froid  sous  un  double  bourrelet 
de  sourcils  et  de  paupières,  qui  semblaient  toujours 
prêts  à  les  absorber.  J'ai  trouvé  plus  tard,  dans  un 
singulier  livre  américain,  Elsie  Yenner\  quelques 
traits  applicables  à  ce  bizarre  regard.  La  bouche  d' Ar- 
gyre, moqueuse  et  sensuelle,  affectait  déjà  la  gri- 
mace du  rictus  voltairien.  Son  sourire  ftcre  et  équi- 
voque faisait  songer  au   tournoiement  d'une  meule 
à  épigrammes.  On  surprenait,  dans  son  attitude,  sa 
physionomie  et  son  langage,  cette  obséquieuse  malice, 
cette  familiarité  à  la  fois  adulatrice  et  railleuse,  que 
Voltaire  employait  si  bien  vis-à-vis  des  grands,  et  que 
son  disciple  se  préparait  à  pratiquer  auprès  des  puis- 
sances de  notre  siècle,  les  parvenus  et  les  riches.  Je 
fut  frappé  de  ce  visage  de  Machiavel  lycéen,  où  le 
désir  d'arriver  se  combinait  avec  l'envie  de  jouir,  oà 
le  calcul  de  l'ambitieux  s'alliait  à  l'espièglerie  de  Ton- 


■  BUie  Venner,  by  OtÎTer  Œendell  Holmes;  Toir  la  Ret'ite  de$  Deux- 
Mondes  des  15  juin  et  {•'  jaillet  1861. 


112       LES  JEUDIS  DE  UADAMB  GIIARBONNEAU. 

fant  terrible.  Dire  qu'il  m'accabla  de  compliments  el  de 
louanges,  à  quoi  bon?  Il  avait  ou  croyait  avoir  besoin 
de  moi.  Je  me  fis  bénévolement,  dans  une  Reme.  le 
.  défenseur  du  pauvre  calomnié,  comme  on  se  fait,  pai 
bonté  d'âme,  l'avocat  de  la  veuve  et  de  l'orphelin. 
Argyre  me  remercia  verbalement  avec  des  effusions 
de  reconnaissance  extraordinaires  ;  mais  il  se  garda 
bien  de  m'écrire  ses  remerciments  :  une  lettre  aurait 
pu  l'engager,  et,  plus  tard,  le  gêner.  Or  il  menait 
de  front  le  stage  diplomatique  et  littéraire  ;  il  s'exer- 
çait simultanément  à  la  fine  littérature  et  à  la  ma- 
nière de  s'en  servir. 

Quelques  mois  après,  il  fit  jouer  une  pièce  qui  tomba 
à  plat.  On  y  entendit,  ce  qui  ne  s'était  plus  ouï  de  mé- 
moire de  claqueur,  une  grèle  de  sifllets.  Les  chari- 
tables critiques  du  lundi,  —  des  raffinés  qui  n'aiment 
pas  qu'on  ait  de  l'esprit  ou  du  succès  sans  eux  et  mal- 
gré eux,  —  se  jetèrent  sur  la  pièce,  comme  des  chiens 
à  la  curée  :  on  crut  que  cette  fois  notre  homme  était  a 
la  mer.  Il  ne  se  tint  pas  pour  battu;  il  avait  des  intelli- 
gences dans  des  maisons  puissantes  :  il  trouva  vite  un 
paquet  de  charpie  pour  ses  blessures.  L'hiver  suivant, 
on  apprit  qu'Argyre,  pansé  et  guéri,  allait  écrire  dans 
le  plus  brillant  des  petits  journaux.  Aussitôt  les  ama- 
teurs de  scandale  s'attendirent  à  une  grosse  aubaine, 
et  leur  attente  ne  fut  pas  trompée.  Dès  la  seconde 
lettre  du  bon  jeune  homme  à  sa  cousine,  on  put  de- 
viner qu'il  n'avait  pris,  aux  avantp-postes  de  la  litté* 
rature  légère,  cette  position   belliqueuse  que  pour 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  CHARBOMNEAU         113 

fusiller  ceux  dont  sa  vanité  avait^à  se  plaindre.  Pen- 
dant  un  trimestre,  la  fusillade  fut  si  bien  nourrie  que 
chaque  samedi  comptait  ses  morts.  Nulle  part  on 
n'a  vo  un  pareil  carnage.  C'est  tout  juste  s'ils  n'en 
mouraient  pas;  mais  tous  étaient  frappés,  Julio  et 
Présalé,  Caméléo  et  Cascarin,  Orviétan  et  Molossard, 
Choufleury  et  Perruchon ,  et  chacun  se  disait  en 
frissonnant  :  Il  va  y  avoir,  un  de  ces  matins ,  une 
tuerie  épouvantable;  cet  imprudent  Argyre  n'en 
sera  pas  quitte  à  moins  de  dix  aiïaires...  Point. 
Il  y  eut  des  pourparlers ,  des  ambassades ,  des 
échanges  d'explications  qui  n'expliquaient  pas  grand' 
chose  et  de  réparations  qui  ne  réparaient  rien.  Des 
officieux  intervinrent,  prouvant  aux  intéressés  qu'en 
les  appelant  paltoquets,  charlatans,  acrobates,  Argyre 
n'avait  pas  eu  l'intention  de  les  offenser,  au  contraire. 
Bref,  un  beau  jour,  la  farce  jouée,  la  toile  tombée, 
les  critiques  bien  et  dûment  passés  par  les  verges, 
tout  ce  petii  monde  spirituel  et  chevaleresque  s'en 
alla,  bras  dessus,  bras  dessous,  insulteur  et  insultés, 
déjeuner  ensemble  dans  un  chalet  où  le  bon  jeune 
homme  demanda  à  ses  victimes,  entre  les  huîtres  et  le 
sauterne,  leur  avis  sur  des  Titien  qu'il  venait  de  dé- 
couvrir et  qui  n'étaient  pas  même  des  Mignard.  Ou 
s'embrassa  devant  ces  croûtes,  et  Ton  se  sépara  en- 
chantés les  uns  des  autres.  Ces  faux  Titien  avaient  été 
pour  leur  acquéreur  la  queue  du  chien  d'Alcibiade  : 
il  en  consomma  une  tous  les  six  mois.  Les  questions 
littéraires  et  pittoresques,  romanesques  ou  histori* 


il4        LIS  JEUDIS  DE  MADAME  GIIARBONNEAU. 

ques,  artistiques  ou  agricoles,  grecques  ou  romaines, 
ne  furent  jamais  pour  lui  des  sujets,  mais  des  ré- 
clames. 

Ayant  de  quitter  son  petit  journal,  l'excellent  jeune 
homme  tint  à  me  prouver  comment  il  pratiquait  la 
reconnaissance  ;  il  me  cribla  d'épigrammes,  et  je  payai 
les  frais  de  la  paix.  Depuis  lors,  j'ai  su  qu*Argyre 
avait  très-bien  fait  son  chemin  dans  le  monde  :  il  est 
riche,  il  est  décoré  ;  il  excelle  dans  la  brochure  :  les 
plus  hardies  vérités  n'ont  rien  qui  refTraye;  il  a  parlé 
du  Pape  en  homme  qui  ne  craint  pas  les  puissances 
spirituelles,  et  il  a  démontré  que  Toriginal  du  plus 
beau  des  portraits  de  Flandrin  avait  gagné  la  bataille 
de  TAlma  et  organisé  TAIgérie. 


Parmi  les  nombreux  détails  de  ma  grandeur  et 
ma  décadence^  il  n'en  est  aucun  qui  caractérise  mieux 
nos  mœurs  littéraires  que  Thistoire  de  mes  relations 
avec  Colbach,  aujourd'hui  romancier  vertueux  et  as- 
pirant aux  prix  de  l'Académie  française. 

Colbach  faisait  primitivement  partie  d'un  trio  qui 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNBAU.        115 

prétendait  ne  pas  être  confondu  avec  la  tourbe  des 
écrivains  démocrates  ;  et,  dans  le  fait,  Massimo  et  Lo- 
renzo,  ses  deux  chefs  de  file,  n'avaient  rien  de  ces  vul* 
gantés  d'estaminet  qui  ont  valu  tant  d'abonnés  à  un 
journal  célèbre.  Poètes  tous  deux,  Lorenzo  avec  une 
élévation  remarquable,  Massimo  avec  une  énergie  bi* 
urre,  préoccupés  d'un  idéal  cpie  la  démocratie  a  le 
droit  de  poursuivre  puisqu'elle  ne  l'a  pas  encore  trouvé, 
hommes  du  monde  capables  de  discuter  en  gants  jaunes 
les  plus  rudes  questions  du  socialisme,  ils  n'acceptaient 
aucune  de  ces  servitudes  de  parti  qui  humilient  si  sou- 
vent les  plus  fières  intelligences  devant  des  idoles  de 
plâtre  ou  d'argile.  Ajoutons  que  Ton  citait  de  tous  les 
deux  de  beaux  traits  de  générosité.  Il  y  avait  dans 
cet  enseoible  un  je  ne  sais  quoi  d'aristocratique  à  la 
fois  et  de  révolutionnaire  qui  les  avait  fait  surnommer 
les  Polonais  de  la  littérature. 

Naturellement,  lorsque  éclata  l'orage  soulevé  par 
mes  irrévérences  contre  Déranger,  ces  messieurs  se  sé- 
parèrent de  leurs  amis  politiques  et  me  complimen- 
lèrent.  L'un  d'eux  m'adressa  même  une  lettre,  où  se 
trouvaient  ces  mots  qu'assurément  je  n'aurais  pas  écrits  : 
«  Ce  bêta  de  Béra  (jcr.  »  Il  y  eut  entre  nous  une  sorte 
d'alliance.  Colbach  la  célébra  en  publiant  dans  sa  revue 
un  article  en  mon  honneur,  où,  après  les  réserves  d'u- 
^ftge  et  les  déclarations  de  guerre  aux  doctrines,  il  trai- 
lail  ma  prose  de  charmeresse,  et  se  plaignait  d'être 
fasciné  au  point  de  se  croire,  par  moments,  converti  à 
la  cause  du  trône  et  de  Tautel.  Cette  épithète  de  char- 


fia        LES  JEUDIS  DE  MADAME  CHÂRBONNEAU. 

meresse  me  charma  à  mon  tour,  et  il  me  sembla  que 
ma  prose  allait,  comme  les  serpents,  fasciner  toutes  les 
pieS'griècheset  tous  les  canards  de  la  démocratie.  Une 
année  8*écoula  ;  ces  belles  amitiés  se  refroidirent  ;  c'est 
le  sort  des  tendresses  factices.  L'hiver  suivant,  à  mon 
second  volume,  Colbach  se  mit  encore  à  l'œuvre;  mais 
cetle  fois  je  ne  fus  plus  qu'ingénieux.  C'était  beaucoup 
plus  encore  que  je  ne  méritais,  et  je  m'en  serais  volon- 
Vicrs  tenu  là  :  par  malheur,  je  ne  pouvais  oublier  les 
austères  conseils  de  Théodecte;  et  justement,  à  cette 
époque,  Colbach,  qui  pouvait  mériter  de  vifs  éloges 
comme  conteur,  eut  l'idée  fâcheuse  d'éditer  un  gros  li- 
vre de  critique  transcendante,  où  il  abîmait  tout  ce  que 
j'admire  et  encensait  tout  ce  que  je  hais.  Mon  em- 
barras fut  grand,  je  l'avoue  ;  ces  jolis  mots  de  chaime- 
resse  et  d'ingénieux  me  trottaient  encore  dans  la  tète. 
Pour  me  mettre  à  mon  aise,  Colbach,  dont  je  n'avais 
pas  assez  vanté  le  dernier  roman,  écrivit  un  troisième 
article  sur  mon  troisième  bouquin.  IlélasI  la  lune  de 
miel  était  finie;  nous  entrions  en  plein  dans  la  lune 
rousse  :  charmeur  en  1855,  ingénieux  en  1856,  je  n'é- 
tais plus,  en  1857,  toujours  d'après  le  même  juge  et 
sous  la  même  plume,  que  prétentieux  et  cnnujeux. 
Ce  brusque  retour  des  choses  et  des  épithèles  d'ici-bas 
me  rendit  toute  ma  liberté  d*allures;  je  marchai-dans 
ma  force  et  dans  mon  indépendance,  et  je  disséquai  le 
gros  volume  de  Colbach  avec  une  sévérilé  que  tempé- 
raient encore  des  formes  courtoises  el  les  dimensions 
mêmes  de  mon  étude.  Une  autre  année  s'envola  ;  mon 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  CHARBOIfNEAU.       117 

ijuairièine  bouquin  parut  ;  remarquez  que  ce  n'étaient 
pas  là  des  ouvrages  différents,  mais  des  séries  d'une 
même  œuvre  exprimant  les  mêmes  opinions  dans  le 
même  style.  Remarquez  aussi  que  la  Revue  de  Colbach 
et  le  journal  où  je  m'étais  réfugié  après  mes  premiers 
naufrages  avaient  été  supprimés  le  même  jour,  ce  qui 
établissait  entre  nous  une  fraternité  de  martyre.  N'im* 
porte!  Colbach,  le  même  Colbach,  enrôlé  dans  un  jour« 
nal  auquel  il  était  sûr  de  plaire  en  m'injuriant,  me  lâ- 
cha une  seule  ruade,  mais  de  la  force  de  vingt  chevaux 
chargés  de  grelots  charivariques.  Il  me  qualifia  deçui- 
danij  demanda  ce  que  voulait  ce  monsieur  avec  ses 
rabâchages  littéraires;  ce  qu*il  a  de  plus  curieux,  ce 
n'est  pas  qu'il  eût  écrit  cet  article;  c'est  qu'il  le  si- 
gna. Quatre  ans  et  une  égratignure  d'amour-propre 
avaient  suffi  pour  opérer  ce  prodige,  cette  transfor- 
mation de  métaux  depuis  l'or  pur  jusqu'au  plomb 
Yil,  cet  avatar  du  Yichnou  de  la  prose  charmeresse  en 
chou  et  en  carotte  de  rabâcheur  et  de  quidam.  Et 
qu'on  médise  encore  de  la  loi  des  signatures  I 

A  présent  vous  parlerai-je  de  Schaunard?  J'avais 
écrit  de  son  vivant  ce  chapitre  de  mes  Mémoires  ;  je 
l'aurais  supprimé,  si  je  sentais  la  moindre  goutte  de  fiel 
Be  mêler  au  souvenir  des  petites  ingratitudes  de  ce  char- 
mant écrivain.  Mais,  je  crois  vous  l'avoir  dit,  il  s'agit 
pour  moi  beaucoup  moins  de  satisfaire  de  stériles  ran- 
cunes que  de  vous  montrer  un  coin  de  la  vie  littéraire 
an  dix-neuvième  siècle.  Il  s'agit  surtout,  je  le  répète,  de 
guérir  d'avance  les  jeunes  gens  qui  m' écoutent  de  l'envie 

7. 


118    LES  JEUDIS  DE  MADAME  CHARBONNBAD. 

d'exercer  ce  métier  des  lettres  qui,  de  loin,  a  tant  de 
miroitements  et  de  prestiges.  Jeunes  gens  !  si  vous  aviei 
quelque  velléité  de  ce  genre,  altachez^Yous  une  pierre 
au  cou,  et  allez  vous  jeter  dans  TOuvèze;  ou  si  vos 
principes  vous  interdisent  le  suicide,  si  vous  ne  pou- 
vez résister  à  la  vocation,  méditez  du  moins  mon  his* 
toire  I 

En  1850,  Schaunard  venait  de  publier  un  livre  où  les 
mœurs  de  la  bohème  étaient  peintes  sous  des  couleurs 
peu  propres  à  séduire  Iba  imaginations  honnêtes.  Au 
dire  de  l'auteur,  le  stage  de  nos  futurs  grands  hommes 
de  lettres  n'était  qu^une  chasse  perpétuelle  à  Técu 
de  cent  sous  et  à  la  côtelette.  On  ajoutait  que  Schau- 
nard avait  appris  à  peindre  cette  vie  en  la  pratiquant. 
Mais  enfin  il  y  avait  là  quelques  bonnes  bouffées  de  fan- 
taisie et  de  jeunesse.  Le  public,  d'ailleurs,  était  dé- 
goûté des  grandes  aventures,  des  romans  en  cinquante 
volumes,  qui  cadraient  mal  avec  les  préoccupations  pu- 
bliques. On  avait  donc  fait  à  cette  Vie  (/a  Bohème  un 
très-joli  succès;  mais  Schaunard  n'en  était,  pour  cela, 
ni  plus  huppé  ni  moins  râpé.  On  me  le  présenta,  et  je 
n'oublierai  jamais  la  profondeur  du  salut  qu'il  me  fit. 
Je  craignis  un  moment  que  sa  tête  chauve  ne  tombât 
sur  ses  genoux.  Cette  calvitie  précoce  donnait  à  sa  fi- 
gure  fine  et  mélancolique  une  physionomie  singulière; 
on  eût  dit,  non  pas  un  jeune  vieillard,  mais  un  jeune 
homme  vieux. 

Ce  que  Schaunard  désirait  le  plus  au  monde,  c'était 
d'entrer  dans  celte  célèbre  et  puissante  Revuây  don| 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHAUBONNEÂU.        119 

oous  disons  tous  tant  de  mal  quand  nous  avons  à  nous 
en  plaindre,  et  qui  n'a  qu'à  nous  faire  un  signe  pour 
que  nous  tombions  dans  ses  bras.  J'étais  alors  en  fort 
bons  termes  avec  la  rue  Saint-Benoit.  Je  promis  à  Schau- 
nard  de  parler  pour  lui ,  et  une  occasion  favorable  se 
présenta  quelques  jours  après. 

—  Je  ne  sais  ce  que  nous  allons  devenir,  me  dit 
H.  B...  les  vieux  s'en  vont,  et  les  jeunes  n'arrivent 
pas. 

—  C'est  que  vous  ne  voulez  pas  les  voir.  Tenez, 
Scbaunard,  par  exemple  1  il  vient  de  faire  un  livre  qui 
est  amusant  et  qui  a  du  succès. 

—  Schaunard  !  Et  c'est  vous,  George,  le  gentilhomme 
de  lettres,  l'écrivain  aristocrate,  qui  portez,  à  ce  qu'on 
prétend,  une  cravafte  blanche  et  des  gants  jaunes  des 
hait  heures  du  matin  (il  est  vrai  que  je  ne  vous  en  ai 
jamais  vu),  c'est  vous  qui  me  proposez  Schaunard,  le 
bohème  par  excellence  t 

—  Et  pourquoi  pas?  nous  sommes  dans  un  temps 
où  les  cravates  blanches  doivent  de  grands  égards  aux 
cravates  rouges.  D'ailleurs  tout  arrive  :  qui  sait?  Schau- 
nard écrira  peut-étre  dans  le  Moniteur  avant  moi. 

—  Vous  le  voulez?  soit,  j'y  consens;  mais  souvenez- 
vous  de  ce  qr  ^je  vous  dis  :  vous  en  aurez  du  désagré- 
ment. 

Le  lendemain,  uae  voiture  prise  à  l'heure  nous  con- 
duisait, Schaunard  et  moi,  de  l'angle  du  boulevard  et 
de  la  rue  du  llelder  chez  le  directeur  de  la  Revue, 

Dans  le  trajet,  nous  causâmes  ;  et,  s'il  m'était  encore 


i20        LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAU. 

reste  quelques  illusions  touchant  les  réyes  poétiques  et 
les  pensées  virginales  des  jeunes  gens  tourmentés  par 
une  vocation  littéraire,  ces  quelques  minutes  eussent 
suffi  pour  m'en  délivrer.  Schaunard  n'était  préoccupé 
que  de  questions  d'argent.  Comment  payerait-il  son 
terme,  ou  plutôt  ses  deux  ou  trois  termes  arriérés?  II 
avait  encore  crédit  chez  tel  restaurateur;  mais  chez  tel 
autre  un  œil  (arriéré)  si  effrayant,  qu'il  n'osait  plus  y 
remettre  les  pieds.  Et  son  tailleur?  Et  son  bottier?  La 
liste  était  longue,  et  le  passif  lamentable.  Pour  couper 
court,  j'eus  l'idée  de  lui  taire  un  sermon  sur  la  mora- 
lité de  la  littérature  et  la  mission  des  hommes  de  talent, 
a  II  faut,  lui  dis-je,  que  l'art  échappe  au  matérialisaie 
qui  le  domine  et  (inirait  par  Tabsorber.  Nous  autres,  ro- 
mantiques de  1828,  nous  nous  sommes  trompés.  Nous 
avions  cru  réagir  contre  Técole  païenne  et  momifiée  du 
dix-huitième  siècle  et  du  premier  Empire  :  nous  ne  nous 
sommes  pas  aperçus  qu'un  art  révolutionnaire  ne  pour^ 
rait,  en  aucun  cas,  tourner  au  profit  des  grandes  tra- 
ditions spiritualistes  et  chrétiennes,  du  culte  de  Tidéal, 
de  l'élévation  des  intelligences  ;  qu'il  serait  tôt  ou  tard 
escamoté  par  la  démagogie  littéraire,  laquelle,  sans  tra- 
dition, sans  doctrine,  sans  autre  loi  que  sa  fantaisie, 
se  mettrait  au  service  de  toutes  les  passions  basses,  de 
toutes  les  laideurs  physiques  et  morales.  Eh  bien,  s'il 
eu  est  temps  encore,  réparez  nos  fautes  I  Relevez,  ré* 
générez  les  lettres  ;  ramenez-les  dans  ces  sphères  su- 
périeures où  l'âme  garde  sa  vraie  place...  »  Je  com- 
mençais à  m'échauifer,  et  j'en  étais  au  plus  bel  endroit 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBORNEAU.        121 

de  ma  plus  belle  phrase,  lorsque  Schaunard  m'inter- 
rompit par  CCS  mots  : 

—  Croyez-Yous  que  M.  B...  me  payera  ma  première 
feuille? 

Cette  question  produisit  sur  mon  enthousiasme  prê- 
cheur le  même  effet  qu'un  baquet  d'eau  froide  sur  un 
caniche  exalté. 

—  Monsieur,  dis-je  sans  trop  m' émouvoir,  vous  ar- 
rangerez ces  détails-là  avec  H.  B. . .  je  ne  me  suis  chargé 
que  de  vous  présenter. 

Nous  arrivions  :  de  peur  de  gêner  le  dialogue  des 
deux  interlocuteurs,  je  pris  un  livre  et  j'allai  me  pro- 
mener dans  le  jardin.  Au  bout  de  vingt  minutes,  on 
me  rappela;  j'appris  sommairement  que  Schaunard 
s'était  engagé  à  écrire  un  roman  pour  la  Retme.  Puis 
nous  sortimes  ensemble;  mais  à  peine  avions-nous 
dépassé  la  porte  du  numéro  20,  Schaunard  me  dit  ra- 
pidement :  «  Ah!  pardon I  j'ai  oublié  quelque  chose I  » 
et  il  retourna  sur  ses  pas.  J'ai  su  plus  tard  que  ce  quel- 
que chose  était  une  avance  d'argent  qu'il  alla  demander 
au  caissier  pour  ce  roman  dont  il  n'avait  pas  encore 
écrit  la  première  syllabe. 

Si  j'insiste  sur  ces  détails  misérables,  ce  n'est  pas,  à 
Dieu  ne  plaise!  pour  insulter  à  la  pauvreté  laborieuse, 
au  talent  forcé  de  lutter  contre  les  difficultés  de  la  vie, 
ni  même  —  car  à  tout  péché  miséricorde  !  —  aux  em- 
barras de  imprévoyante  et  insoucieuse  jeunesse.  Mais 
ici  il  y  avait,  et  c'est  pour  cela  que  j'en  parle,  le  trait 
caractéristique,  la  marque  de  fabrique  de  cette  bohème 


122         LES  JEUDIS  DE  MADAME  CHARBONNEAU. 

littéraire  qui  s'était  emparée  de  Scliaunard  tout  entier, 
contre  laquelle  il  s*est  débattu  vainement  et  qui  a  fini 
par  le  briser  dans  ses  fiévreuses  étreintes.  La  bolièiue 
a  été  pour  Schaunard  ce  que  la  roulette  est  pour  le 
joueur,  ce  que  Teau-de-vie  est  pour  l'ivrogne,  ce  que 
les  souricières  de  la  police  sont  pour  Tescroc  et  le  vo- 
leur ;  il  la  maudissait,  et  ne  pouvait  plus  en  sortir  ;  il 
y  a  vécu,  il  en  a  vécu,  il  en  est  mort.  Dans  ma  première 
conversation  avec  Schaunard,  et,  plus  tard,  dans  cha- 
cune de  nos  rencontres,  la  question  d'argent  revenait 
sans  cesse,  sur  tous  les  tons  et  sous  toutes  les  formes; 
et  quand,  plus  familiarisé  avec  ce  qu'il  appelait  ma  pru* 
derie,  il  me  fit  des  confidences  plus  intimes,  je  vis  qu'il 
lui  fallait  pour  vivre  trois  fois  la  somme  annuelle  qui 
suffit  à  toute  une  famille  d'employés  de  province  et 
même  de  Paris.  De  là  des  protêts,  des  huissiers,  des 
recors,  des  complications  inouïes,  des  transes  conti- 
nuelles, ridolàlrie  du  succès  d'argent,  d'éternelles 
plaintes  contre  les  éditeurs,  les  libraires,  les  directeurs 
de  théâtres,  des  démarches  inquiètes,  une  perte  de 
temps  immense,  une  incroyable  fatigue  de  cerveau, 
assez  de  tracas  et  de  soucis  pour  mettre  en  fuite  les 
pensées  fécondes,  pour  tarir  les  sources  de  l'inspira- 
tion et  de  la  poésie.  Encore  Schaunard  a-t-il  été  un  de 
ceux  qui,  depuis  quinze  ans,  ont  te  mieux  réussi,  puis- 
qu'il a  eu  la  croix  d'honneur  et  qu'on  ne  la  donne  qu'à 
ceux  qui  la  méritent.  Qu'on  juge  des  autres  ;  des  avor- 
tés, des  dédaignés,  des  surnuméraires,  de  ceux  qui 
vont  loger  en  garni,  à  dix  centimes  la  nuit,  ou  cher- 


LBS  JEUDIS  DE  HADAHE  GUâRBOU NEAU.        m 

cher  leur  maigre  diner  hors  barrière,  dans  une  gargote 
hantée  par  les  cochers  de  fiacre  ;  de  ceux  qui  s'as- 
phyxient ou  se  pendent,  tués  par  la  folie  et  la  faim,  ces 
deux  pâles  déesses  des  littératures  athées! 

—  Eh  bien ,  di&-je  à  Schaunard  quand  nous  fûmes 
réinstallés  dans  notre  coupé  de  remise ,  ëtes-vous  con- 
tent? 

—  Oui  et  non  :  le  plus  difficile  est  fait  ;  on  me  per- 
met d'apporter  mes  chefs-d'œuvre ,  et  je  n'oublierai 
jamais  l'immense  service  que  vous  me  rendez...  Entre 
nous ,  monsieur,  bien  que  nous  ne  servions  pas  les 
mêmes  dieux  littéraires ,  c'est  désormais  à  la  vie  et  à 
la  mortl...  Mais...  le  caissier  est  diablement  dur  à  la 
détente  :  croinez*vous  que  je  lui  ai  denvandé  deux 
cents  francs  d'avance,  et  qu'il  n*a  rien  voulu  enten- 
dre? 

Nous  nous  quittâmes  fort  bons  amis,  et  les  effusions 
de  sa  reconnaissance  ne  s'arrêtèrent  qu'à  ma  porte. 

Des  années  s'écoulèrent  :  le  roman  de  Schaunard  se 
fit  un  peu  attendre  ;  enfin  il  parut  :  un  autre  le  suivit 
à  dix-huit  mois  d'intervalle  ;  puis  un  troisième.  Le  ta- 
lent était  incontestable:  le  succès  fut  médiocre.  On 
avait  tant  dit  à  ce  pauvre  Schaunard  que  travailler  pour 
la  Revue  n'était  pas  une  petite  affaire,  qu'il  avait  à  se 
dégager  de  toutes  ses  charges  d'atelier,  de  tout  son 
bagage  de  petit  journal  !  Il  avait  pris  le  conseil  trop  au 
sérieux ,  et  il  semblait  parfois  gêné  dans  ses  entour- 
nures. Ses  étudiants,  ses  grisettes,  ses  rapins  s'endi- 
manchaient  et  n'étaient  plus  drôles.  Et  puis,  Musette 


m    LES  JEUDIS  DE  UADAUE  CHARBONNEAU. 

après  Mimi,  Fanchelte  après  Musette,  Javotte  après 
Camille,  Olympe  après  Fifine,  Coralie  après  Marinelte, 
Marcel  après  Val entin,  Rodolphe  après  Olivier,  c*ctait 
toujours  la  même  chose,  toujours  la  même  chauson, 
un  peu  plus  vieillotte  à  chaque  nouveau  couplet  et  à 
chaque  nouveau  refrain  !  Marivaux  descendait  encore 
d*un  étage  ;  M.  de  Musset  avait  noyé  sa  poudre  et  ses 
mouches  dans  un  verre  de  vin  de  Champagne  ;  Schau- 
nard  les  trempait  dans  un  carafon  d'eau-de-vie  ou  une 
chope  de  bière. 

Cependant  la  reconnaissance  de  Schaunard ,  toutes 
les  fois  que  nous  nous  rencontrions,  continuait  de 
s'exhaler  en  hymnes  enthousiastes.  Puis,  je  le  perdis 
de  vue  pendant  quelque  temps.  On  me  dit  qu*il  habitait 
la  forêt  de  Fontainebleau  pour  échapper  à  ses  créan- 
ciers. Lorsqu'arriva  le  moment  critique  de  ma  vie  lit- 
téraire, je  lus  un  matin  dans  un  petit  journal  une 
charge  à  fond  dont  j'étais  le  héros  grotesque,  une 
facétie  de  cinquante  lignes  où  je  figurais  en  toutes 
lettres  comme  membre  d'une  société  de  tempérance 
d'idées ,  d'esprit  et  de  style ,  avec  le  menu  drolatique 
d'un  diner  où  l'on  avait  mangé  du  Balzac  au  premier 
service ,  du  Béranger  au  rôti ,  du  Michelet  aux  entre- 
mets et  du  George  Sand  au  dessert.  Le  lendemain  et 
jours  suivants,  la  facétie  se  prolongea  et  se  répéta  en 
des  variations  innombrables  ;  elle  prit  les  proportions 
d*une  scie  d'atelier,  d'une  scie  dont  chaque  dent  s'ai- 
guisait aux  dépens  de  mes  côtes.  Le  tout  était  signé 
Marcel,  le  nom  d'un  des  héros  de  la  Vie  de  Bohème;  mais 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARDONNEAU.         125 

j*é(ais  à  mille  lieues  de  croire  que  mon  obligé^  ainsi 
que  Scbaunard  s'intitulait  lui-même ,  fût  allé  gros- 
sir les  rangs  de  mes  persécuteurs.  D'ailleurs  c'était 
bien  gamin  y  bien  bohème  pour  un  rédacteur  de  la 
Revue! 

Quelques  jours  après,  je  sus  à  n  en  pouvoir  douter 
que  ces  articles  étaient  de  Scbaunard.  J'en  resssentis 
m  Tif  chagrin  :  on  traite  de  Philistins  et  de  Prudhom- 
mes  ceux  qui  mettent  sans  cesse  en  ayant,  comme  une 
des  misères  de  cette  société  et  do  cette  littérature, 
l'absence  de  sens  moral  :  il  faut  bien  pourtant  trouver 
Tin  nom  pour  ces  choses-là  ;  il  le  faut  dans  l'intérêt 
même  des  coupables  ;  car,  dans  cette  petite  gaminerie 
eomme  dans  ses  opérations  stratégiques  autour  de  la 
pièce  de  cinq  francs ,  le  pauvre  Scbaunard  n  avait  pas 
conscience  de  ce  qu'il  faisait  :  ce  n'était  pas  de  la  noir- 
ceur ;  c'était  le  laisser-aller  moral  poussé  jusqu'à  ses 
plus  extrêmes  limites.  Il  était  mon  obligé ,  ainsi  qu'il 
le  proclamait  lui-même;  je  l'avais  introduit, recom- 
mandé, présenté  à  un  homme  et  à  une  Revue  qui  ont 
le  droit  d'être  difficiles  :  pour  lui,  j'avais  vaincu  des 
répugnances,  affronté  des  reproches.  A  chacun  de  ses 
romans  je  m'étais,  au  grand  scandale  de  mes  lecteurs 
habituels  et  malgré  les  grondenes  de  Théodecte,  mis 
en  frais  d'indulgence  et  d'éloges,  sans  y  regarder  de 
trop  près.  Jamais  le  plus  léger  nuage  ne  s'était  élevé 
entre  nous  ;  et,  au  moment  oii  j'étais  attaqué  et  lapidé 
de  toutes  parts,  le  voilà  qui  s'affublait  d'un  pseudo- 
n)me  et  joignait  ses  sarcasmes  aux  autres  afin  de  con- 


126         LES  JEUDIS  DE  MADAME  GH AUBONNEAU. 

tenter  son  fétichisme  pour  Baizac  et  de  gagner  quelques 
écus. 

Je  continuai  à  rencontrer  Schaunard  de  temps  en 
temps  sur  le  boulevard  et  aux  premières  représenta- 
lions  :  croyez-vous  qu'il  m'évita  ?  nullement  ;  il  n'a- 
vait pas  l'air,  en  ces  rares  occasions,  d'éprouver  le 
moindre  embarras  :  il  me  donnait  de  fortes  poignées 
de  main,  ou  bien  il  m'adressait  un  de  ces  saluts  pro- 
fonds qui  mettaient  son  crâne  dénudé  au  niveau  des 
poches  de  son  gilet.  H  publia  ensuite  un  roman  dans 
le  Moniteur;  après  quoi  il  fut  décoré.  Puis  il  y  eut  une 
longue  lacune.  Pas  une  ligne  de  Schaunard  ne  parais- 
sait plus  nulle  part  :  je  n'entendais  pas  dire  qu'aucune 
pièce  de  sa  façon  eût  été  reçue  ou  même  refusée  par 
aucun  des  dix-huit  théâtres  de  Paris.  Enfin,  un  jour,  je 
l'aperçus  devant  les  Variétés  :  je  Tabordai,  je  lui  de- 
mandai de  ses  nouvelles,  et  je  finis  par  la  question 
obligée  entre  hommes  de  lettres:  «Que  faites-vous  en  ce 
moment?  Et  pourquoi  y  a-t-il  si  longtemps  que  vous 
ne  nous  avez  rien  fait  lire  ni  rien  applaudir?  » 

—  Pourquoi?  je  m'en  vais  vous  le  dire,  répliqua- 
t-il  avec  un  sang-froid  mélancolique.  Ceci  n'est  plus  de 
la  littérature,  c'est  de  l'arithmétique.  Je  dois  quatre 
mille  francs  à  madame  Porcher,  la  providence  des  au- 
teurs dramatiques  ;  deux  mille  francs  au  Moniteur  et 
quinze  cents  à  là  Revue.»,  Suivez  bien  mon  raisonne- 
ment :  si  je  donnais  une  pièce ,  cette  excellente  ma-* 
dame  Porcher  rentrerait  dans  son  argent,  et  je  ne 
toucherais  rien  :  si  je  perlais  un  roman  au  Moniteur , 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAU.        127 

il  me  faudrait  vingt  feuilletons  avant  d'être  au  pair. 
Enfin,  si  je  livrais  de  la  copie  à  la  Revue ^  quand  elle 
aurait  imprimé  et  publié  mes  six  feuilles ,  elle  me 
dirait  :  «  Nous  sommes  quittes.  »  Vous  voyez  que  ce 
serait  de  ma  part  une  prodigalité  impardonnable ,  et 
j'ai  «nfin  résolu  de  me  ranger  :  aussi  ai-je  pris  le  parti 
de  ne  rien  faire  pour  ne  pas  dépenser  mon  argent ,  et 
je  suis  paresseux...  par  économie  I 

Son  récit  désarma  mes  derniers  restes  de  rancune  ; 
je  lui  pris  la  main  et  lui  dis  :  «  Tenez  ,  Schaunard,  je 
dois  TOUS  ravouer...  je  vous  en  voulais  un  peu;  mais 
votre  arithmétique  est  plus  littéraire  que  vous  ne  le 
pensez  :  yous  venez  de  me  donner  une  leçon  de  litté- 
rature contemporaine,  et  je  vous  dis  comme  vous  dirait 
la  Revue  :  «  Nous  sommes  quittes  I  » 

Je  m'esquivai  sans  attendre  sa  réponse,  et  en  mur- 
murant tout  bas  : 

— Voilà  pourtant  le  plus  spirituel  et  un  des  pins 
honnêtes  ! 

Hélas  I  je  ne  devais  plus  le  revoir.  Au  fond  de  cctie 
gaieté  triste,  de  cette  résignation  narquoise,  il  y  avait 
déjà  un  commencement  de  dissolution  intellectuelle  et 
physique.  Vous  vous  souvenez  peut-être  du  bruit  qui 
se  fit  sur  ce  pauvre  cercueil  et  qui  convertit  la  leçon 
en  fanfares  et  en  réclames.  On  peut  dire  que  Schau- 
nard  fut  escorté  jusqu'au  cimetière  par  la  musique  du 
régiment  qui  Ta  tué  !  Mais  ceci  nous  mènerait  trop 
loin  et  n'entre  pas  dans  notre  cadre  :  reprenons  le 
récit  de  mes  infortunes. 


128        LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNBAU. 


XI 


Décidément  la  tempête  était  déchaînée  ;  quolibets  et 
brocards  pieuvaient  sur  moi  comme  grêle.  Pas  de  plaisir 
complet  sans  un  peu  de  cruauté  :  les  empereurs  ro- 
mains le  savaient,  et  les  journalistes  français  ne  l'i- 
gnorent pas.  Je  me  trouvai  là  tout  à  point  pour  ai- 
guiser Vappétit  de  ces  rictus  faméliques  qui  ne  pouvaient 
plus  dévorer  ni  princes,  ni  minisires.  Il  y  avait  bien  ça 
et  là  dans  le  groupe  quelques  obligés,  quelques  enthou- 
siastes de  ma  première  manière,  lesquels  eussent  été 
fort  attrapés  si  j'eusse  exhibé  leurs  lettres  admiratives; 
d'autres  à  qui  j'avais  rendu  des  services  plus  palpables  ; 
d'autres  enfin  qui  étaient  venus  jadis,  chapeau  bas  et 
Téchine  souple,  me  demander  rautorisation  de  faire 
des  pièces  avec  mes  romans.  Mais  qu'était-ce  que  ces 
considérations  mesquines  quand  il  s'agissait  des  grands 
intérêts  des  lettres,  du  goût  et  des  gloires  nationales? 
J'étais  le  vil  détracteur,  l'impie  contempteur  de  ces 
gloires,  et,  comme  tel,  bon  à  traîner  sur  la  claie. 
Voltaire  blasphémé,  Béranger  insulté,  Hugo  outrage, 
criaient  châtiment  et  vengeance.  L'ombre  de  Balzac 
surtout  demandait  que  justice  fût  faite;  les  lumières  du 
réalisme  ne  seraient  rendues  au  monde  que  quand  le 
sacrilège  aurait  été  puni  suivant  ses  mérites  :  c'est  ainsi 


LES  JEUDIS  DE  MADAUE  CHAIlBO^'NEÂU.        129 

que  les  choses  se  passaient  du  temps  des  dieux  et  des 
déesses  de  l'Olympe.  Il  est  ^rai  que,  de  son  vivant, 
Balzac  n'avait  pas  été  mis  à  ce  régime  d'adorations  ex- 
tatiques :  il  faisait  profession  de  détester  les  journa- 
listes,  qui  le  lui  rendaient  bien.  Généralement,  on  l'avait 
fait  passer  pour  fantasque,  quinteux,  maniaque,  ab- 
surde. Ses  amis,  ses  éditeurs,  tout  ceux  qui  avaient  eu 
affaire  à  lui,  racontaient  à  son  sujet  d'assez  vilaines 
histoires.  N'importe!  Balzac  était  mort;  Balzac  était 
dieu;  le  dieu  de  tous  ces  bohèmes,  qui,  sans  lui,  au- 
raient eu  le  chagrin  d'êtres  athées.  Je  fus  donc  immolé, 
mis  sur  le  gril,  coupé  en  morceaux,  réduit  en  miettes 
par  tous  les  sergents,  tous  les  caporaux  de  la  grande 
armée  réaliste  et  fantaisiste.  Gaméléo  me  déchirait 
dans  la  Presse,  Croquemitaine  me  fusillait  dans  le 
Siècle,  Porus  Duclinquant  m'assommait  dans  le  CAart- 
tari.  Ici  j'ouvre  une  parenthèse.  A  cet  épisode  de  mon 
exécution  se  rattache  une  anecdote  qui  mérite  de 
trouver  place  dans  cette  galerie  de  croquis  à  la  plume. 
Je  me  disposais  à  partir  pour  la  campagne,  où  je 
comptais  passer  quelques  semaines,  en  plein  mois  de 
mai,  pour  me  remettre  un  peu  de  toutes  ces  bourrades 
et  me  prouver  à  moi-même  que,  malgré  ce  feu  de  pe- 
loton, je  n'étais  pas  tout  à  fait  mort.  Je  sortais  d'un  café, 
où  j'avais  pu  lire,  entre  un  bifteck  et  une  tasse  de  cho- 
colat, les  divers  détails  de  mon  supplice.  L'un,  plus  cé- 
lèbre par  sa  malpropreté  que  par  ses  articles,  affirmait 
que  j'allais  être  châtié  et  expulsé  par  la  bonne  compa- 
gnie; Vautre  jurait  ses  grands  dieux  que  j'étais  un  far- 


130        LES  JEUDIS  DE  MADAME  GIIARBONNEAt. 

ccur,  un  sceptique  ayant  entrepris  la  défense  des  saines 
doctrines  et  Yéreintement  des  écrivains  illustres  comme 
un  moyen  de  faire  parler  de  moi  :  celui-ci  me  repré- 
sentait comme  un  pauvre  homme»  arrivé  de  sa  province 
avec  des  manuscrits  plein  ses  poches,  et  quêtant  des 
éloges  afin  d'attendrir  les  éditeurs  et  les  libraires  ;  ce- 
lui-là, tout  à  côté,  me  dépeignait  comme  un  richard,  si 
énergiquement  tourmenté  de  manie  littéraire,  que  je 
payais  les  journaux  et  les  revues  pour  y  introduire  mes 
tartines  que  personne  n'eût  acceptées  gratis...  Un  autre 
encore...  mais  à  quoi  bon  tout  énumérer  V  Je  devais  me 
tenir  pour  très-doucement  traité,  et  j'ai  pu  m'en  assurer 
depuis  :  nul,  parmi  mes  exécuteurs,  ne  disait  encore  que 
j'eusse  assassiné  mes  parents,  triché  au  jeu  ou  souscrit 
de  fausses  lettres  de  change.  Patience,  mesdames,  et 
ne  vous  récriez  pas  I  Vous  verrez  tout  à  Theure  que 
peu  s'en  est  fallu  que  l'on  n'arrivât  jusque-là. 

Je  sortais  donc,  et  ma  main  était  encore  posée  sur  le 
bouton  de  la  porte,  lorsque  accourut  à  moi  un  de  mes 
amis  intimes.  Son  visage  exprimait  ce  mélange  de  corn* 
misération  cordiale  et  d'envie  d'appuyer  un  peu  plus, 
qu'adoptent  toujours  les  amis  intimes  en  pareille  cir^ 
constance  : 

—  Et  bien,  fit-il  en  me  serrant  la  main,  qu'en  dis-tu? 

—  Et  bien,  c'est  complet,  comme  les  omnibus  de  la 
barrière  Blanche.  Tous  y  ont  mis  la  main,  la  patte  ou  la 
griffe,  Polycrate,  Argyre,  Colbach,  Caméléo,  Beau- 
vinaigre,  Schaunard,  Croquemitaine,  Charagneux^ 
Porus  Duclinquant,«« 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  CHARBONNEAU.         131 

—  Ail!  à  propos,  tu  as  lu  son  article  d'avant-hier?.., 

—  Non. 

—  Oh  !  c'est  celui-là  qu'il  faut  lirel  Ceux  de  ce  ma  ^ 
tin  ne  sont  rien  en  comparaison.  Sérieusement,  je  te 
conseille  de  ne  pas  partir  sans  en  aToir  pris  connais* 
gance.  — Prenant  un  air  pincé  ;  — Dans  ta  position, 
tu  ne  dois  rien  ignorer  de  ce  qui  s'écrit  contre  toi. 

Je  suivis  ce  conseil  amical,  et  je  me  dirigeai  vers  la 
rue  du  Croissant,  où  moisissent  les  bureaux  du  Cliari- 
vari;  mais,  comme  Tendroil  est  peu  attractif  pour  les 
personnes  de  bonne  compagnie,  permettez-moi  de 
prendre  le  plus  long  et  de  passer  par  le  faubourg  Saint- 
Ilonoré.  En  chemin,  nous  récolterons  une  petite  his- 
toire. 

Un  mois  auparavant,  j'avais  eu  le  plaisir  de  rencon 
trcr  le  comte  de  Brégny,  spirituel  dilettante,  très-bien 
posé  dans  les  quelques  salons  aristocratiques  qui  gar^ 
dent  encore  une  porte  ouverte  sur  la  littérature;  nous 
avions  échangé  le  dialogue  suivant  : 

—  Vous  connaissez  Euphoriste? 

—  Si  je  le  connais!...  le  plus  poli  et  le  plus  ai- 
mable des  lieutenants  d'Alexandre  Scribe  I  Un  homme 
charmant,  qui,  dans  notre  siècle  de  clubs,  de  cigares, 
d'écuries,  de  jockoys  et  d'argot,  a  eu  le  bon  esprit  de 
tomber  aux  pieds  de  ce  sexe  auquel  il  doit  la  gloire  de 
son  pcrel  il  a  une  jolie  fortune,  il  est  de  l'Académie 
française;  sa  maison  est  agréable,  son  urbanité  exquise, 
ses  diners  ravissants  :  s'il  y  a  dans  tout  bonheur  un 


f5S         LES  JEUDIS  DE  MADiIrME  CIIÂRBONNEAU. 

gram  d'habileté,  où  serait  le  mal  cette  fois?  Pourquoi 
les  honnêtes  gens  ne  seraient-ils  pas  un  peu  habiles  ? 
Les  coquins  le  sont  tanti  Et  depuis  quand  nVt-il  pas 
fallu  un  peu  d'art  pour  entrer  à  rAcadémie?  Vous 
exhortez  le  soldat  à  chercher  tous  les  matins  dans  sa 
giberne  le  bâton  de  maréchal  qu'il  y  trouve  rarement, 
et  vous  défendriez  au  poète  de  chercher  les  palmes 
vertes  9U  fond  de  son  portefeuille  I 

—  Eh  bien,  avait  repris  M.  de  Brégny,  Euphoriste, 
que  vous  connaissez  et  qui  a*  été  mon  camarade  de  col- 
lège, vous  adresse  une  invitation  que  vous  ne  refu- 
serez  pas.  Il  a  écrit  une  pièce  sur  ce  sujet  si  déli- 
cat, si  épineux,  dont  Eutidème  a  fait  sa  jolie  comédie, 
le  Gendre  de  M.  Poirier,  Seulement,  cette  fois,  ce 
n'est  plus  un  gentilhomme  ruiné  et  brillant  qui  épouse 
la  fille  d'un  bourgeois  :  c'est  au  contraire  un  jeune 
homme,  fils  de  ses  œuvres  et  portant  un  nom  désas- 
treusement  roturier,  qui,  à  force  de  talent,  d'énergie, 
de  délicatesse  d'esprit  et  de  cœur,  se  fait  aimer  d'une 
jeune  fille  noble,  se  fait  accepter  par  ses  parents,  et 
entre,  par  droit  de  conquête,  dans  ce  monde  dont  le 
séparait  sa  naissance. 

—  Ceci  est  un  peu  plus  difficile,  parce  que  made- 
moiselle Poirier  épousant  le  marquis  de  Prestes  n'est 
plus  que  madame  la  marquise  de  Prestes,  tandis  que 
mademoiselle  de  Montmorency  épousant  M.  Bernard 
n'esiplus  que  madame  Bernard... 

—  Justement  I  Bernard  I  vous  êtes  sorcier  ;  c'est  le 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  CUARBOMNEAU.         133 

nom  du  jeuae  héros  de  la  comédie  d'Ëupboriste.  Mais 
Euphoriste  est,  avant  tout,  tourmenté  par  un  scrupule 
qui  lui  fait  le  plus  grand  honneur  :  il  professe  un  res- 
pect sincère,  une  sympathie  de  bon  goût,  pour  les  dis* 
tinctions  nobiliaires  :  donc,  avant  de  faire  jouer  sa  co- 
médie, il  voudrait  être  certain  qu'elle  ne  renferme  pas 
une  seule  scène,  pas  un  seul  mot,  offensants  ou  désa- 
gréables pour  les  oreilles  armoriées.  Afin  d'acquérir 
cette  certitude,  voici  ce  qu  il  désire  :  il  lira  sa  comédie 
chez  moi^  j'inviterai  la  duchesse  de  Praly,  le  marquis 
de  Lormont,  la  comtesse  de  Marsy,  le  général  de  Ver- 
gelle,  le  duc  de  Villiers,  la  marquise  de  Blémont,  la 
baronne  de  Chavry.  J'y  adjoindrai,  —  et  c'est  ici  que 
vous  entrez  en  scène,  —  deux  ou  trois  critiques  de 
bonne  compagnie.  Bref,  dans  cet  aréopage  préventif, 
la  majorité  sera  composée  de  fils  de  croisés  presque 
aussi  spirituels  que  des  fik  de  Voltaire.  Pour 
qu'Euphoriste  soit  content  de  lui,  il  faudra  que  cet 
auditoire  d'élite  décide,  à  l'unanimité,  qu'il  n'y  a 
pas  lieu  à  une  seule  coupure.  Yiendrez-vous?  En- 
core une  fois,  c'est  Euphoriste  qui  vous  invite. 

—  J'accepte  très-volontiers,  mon  cher  comte,  parce 
qu'Euphoriste  lit  admirablement,  parce  que  la  pièce 
sera  jolie  comme  tout  ce  qu'il  fait;  mais  croyez  bien 
que  cette  preuve  ne  prouvera  absolument  rien.  Notre 
pauvre  société  ressemble  à  la  femme  de  Sganarelle, 
qui  aimait  à  être  battue  :  elle  a  subi  de  bonne 
grâce  et  payé  en  or  et  en  bruit,  des  attaques  plus 
meurtrières  que  ne  peuvent  l'être  celles  d'Eupho* 


iU        LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAÙ. 

risle.  Voyez  comme  on  me  Iraite,  moi  qui  ai  voulu  être 
M.  Robert! 

M.  de  Brégny  me  serra  la  main,  et  nous  nous 
quittâmes.  Quelques  jours  après,  la  lecture  eut  lieu  : 
elle  fut  exactement  ce  que  j'avais  prévu.  Il  y  avait 
là,  pour  entendre  Euphoriste,  autant  de  marquis 
et  de  duchesses  (des  vraies)  qu'il  y  avait  eu  de  rois 
pour  applaudir  Talma  au  parterre  d'Erfurt.  Cette 
noble  assemblée  écouta  la  comédie  d*Euphoriste  avec 
cette  urbanité  un  peu  distraite,  avec  ces  jolies  excla- 
mations admiratives  qui,  depuis  l'auteur  du  Solitaire 
jusqu'à  l'auteur  d'Arbogaste^  ont  constamment  fêté  les 
lectures  de  salon.  La  pièce,  qui  s'appelait  alors  le  Nom 
du  Mm%  était  agréable  ;  ce  qui  m'y  choqua  le  plus,  ce 
ne  fut  pas  cet  antagonisme  de  la  noblesse  maigre  et  de 
la  bourgeoisie  grasse,  que  l'auteur  n'avait  traité  ni 
mieux  ni  plus  mal  que  les  autres  ;  ce  furent  des  détails 
de  ponts,  de  chaussées,  de  conseils  généraux,  de  des* 
séchements  de  marais,  de  rapports  de  préfecture,  de 
canaux,  de  rail-ways  et  de  houilles,  qui  alourdissaient 
singulièrement  la  tunique  légère  de  Thalie  ;  ce  qui  me 
parut  le  plus  invraisemblable,  ce  ne  fut  pas  d'avoir 
marié  une  jeune  fille  de  haute  naissance  au  fds  d'une 
marchande  de  pommes;  ce  fut  d'avoir  fait  de  ce 
flis,  ingénieur  de  son  état,  le  type  de  toutes  les  per* 
fections  et  de  toutes  les  grâces.  Ce  n'était  plus  le 
critique  qui  protestait  en  moi,  mais  le  propriétaire 
riverain. 

En  somme,  le  succès  fut  unanime.  Cet  auditoire 


IBS  JEUDIS  DE  MADAME  GIIARBONMEAU.        iSS 

bhsonné  applaudit  Euphoriste  de  ses  petites  mains 
gantées,  qui  ne  font  pas  beaucoup  de  bruit.  On  le  com« 
plimenta  d'une  si  délicate  façon,  qu'il  en  fut  sin* 
cerement  ému.  II  n'y  eut  pas  la  plus  légère  objec^ 
tioD,  le  plus  léger  murmure,  et  moi-même  j'avais 
dans  les  yeux  cette  petite  larme  dont  parle  madame 
de  Sévigné. 

A  présent,  mesdames,  je  yais  reprendre  avec  vous 
le  chemin  de  la  rue  du  Croissant  et  des  bureaux  du 
Charivari. 

Balzac  a  peint,  dans  ses  Illusions  perdues^  ces  bu- 
reaux de  petits  journaux,  ce  couloir  coupé  en  deux 
parties  égales,  dont  Tune  conduit  au  bureau  de 
rédaction  ou  au  cabinet  du  rédacteur  en  chef,  dont 
Tautre  ouvre,  par  une  porte  bâtarde,  sur  le  comptoir 
griOagé  où  se  tient  le  préposé  aux  abonnements.  On 
sait  ce  que  sont  ces  vieilles  maisons,  ces  escaliers, 
ces  cloisons;  im  jour  faux  et  blafard  pénétrait  par 
une  fenêtre  à  châssis,  qui  donnait  sur  un  ciel  ou« 
vert  et  dont  les  carreaux  disparaissaient  sous  une 
triple  couche  de  poussière,  de  fumée  et  de  suie.  Le 
galandage,  passé  à  la  chaux  et  jadis  blanc,  portait 
d'innombrables  empreintes  de  doigts  tachés  d'encre, 
entremêlées  de  caricatures  au  crayon  et  d'inscriptions 
grotesques.  Bien  que  l'on  fût  au  mois  de  mai,  on 

avait  froid  en  entrant  dans  ce  bouge  ;  on  se  sentait 
le  cœur  soulevé  par  ce  genre  de  dégoût  que  causent 
les  odeurs  ronces  et  les  laideurs  ignobles.  Le  subal- 
terne à  qui  je  m'adressai  avait  bien  la  figure  de  i'em- 


186         LES  JEUDIS  DE  MADAflE  CHARBONNEAU. 

ploi,  une  de  ces  figures  ternes,  impassibles  et  lou- 
ches, qui  s'encadrent  dans  presque  toutes  les  scènes 
du  réalisme  parisien.  Tout  était  en  harmonie  dans 
cette  officine  :  l'air,  le  jour,  la  maison,  la  lettre  et 
respril. 

Je  demandai  à  cet  employé' la  collection  du  mois 
d*avril,  et  je  me  mis  à  la  feuilleter;  bientôt  je  trouvai 
et  je  lus  l'article  de  Porus  Duclinquant. 

Porus  Duclinquant  est  Méridional.  Il  fit  ses  prc* 
mières  armes  à  Marseille,  dans  le  Sémaphore;  mais  le 
demi-jour  de  la  province  ne  pouvait  suffire  à  cet  aigle, 
et,  quelques  années  plus  tard,  l'aigle  débutait  à  Paris. 
Hélas  I  à  l'aménité  primitive  de  son  caractère  Duclin- 
quant eut  bientôt  à  ajouter  les  douleurs  intimes  du 
fruit-sec.  Son  chagrin  le  plus  poignant  fut  de  se 
croire  un  homme  sérieux  et  d'être  condamné  par  le 
malheur  des  temps  à  la  facétie  chronique  et  au  calem- 
bour à  perpétuité.  Figurez-vous  Junius  forcé  d'être 
Triboulet.  Aussi  tourna-t-il  à  l'aigre;  ses  calembours 
furent  lugubres,  ses  facéties  pénibles,  sa  gaieté  funè- 
bre. Les  prétentions  de  cette  gravité  rentrée  dans  cette 
hilarité  factice  eussent  apitojé  les  ennemis  mêmes  de 
Porus  Duclinquant,  si  Porus  Duclinquant  eût  pu  jnmais 
aspirer  à  avoir  des  ennemis.  Une  seule  fois,  ce  suppli- 
cié de  la  drôlerie  essaya  de  sortir  de  ses  galères  :  il 
écrivit  une  comédie  et  réussit  à  la  faire  jouer  sur  un 
théâtre  dont  le  directeur  avait  été  son  collègue.  Les 
opinions  avancées  de  Porus  Duclinquant  prévenaient 
en  sa  faveur  son  jeune  et  bouillant  public;  mais  qui 


LES  J  EUDIS  DE  MADAME  GHARBOMIf  EAU.        137 

peut  échapper  à  son  destin?  Le  chef-d'œuvre  fut  sifDé; 
il  s'appelait  la  Fin  de  la  comédie;  un  détestable  plai- 
sant prétendit  que  la  pièce  était  bien  mal  nommée, 
puisque  le  parterre  ne  l'avait  pas  laissé  finir.  Là-dessus, 
Daclinquant  usa  de  la  méthode  du  tailleur  de  Gulliver, 
qui  prenait  mesure  d'un  habit  d'après  les  règles  de 
Farithmétique  :  il  prouva  que  sa  pièce  avait  eu  trois 
représentations  complètes;  que,  le  directeur  étant  son 
ami  intime  et  l'Odéon  étant  habituellement  désert, 
die  aurait^  pu  en  avoir  treute;  que,  par  conséquent, 
nous  devions  lui  savoir  gré  de  sa  modération;  ce  der- 
nier argument  ne  rencontra  pas  de  contradicteur,  et  les 
lecteurs  de  Porus  Duclinquant,  en  songeant  aux  vingt- 
sept  représentations  dont  il  avait  bien  voulu  leur  faire 
grâce,  furent  saisis  d'une  religieuse  terreur. 

Qu'avais-je  donc  commis  pour  mériter  son  ire? 
J'avais  manqué  de  respect  à  Béranger,  et  Duclinquant, 
quoique  plaisant  par  état,  n'entendait  pas  sur  ce  point 
la  plaisanterie.  Son  génie  s'était  exactement  moulé  dans 
le  génie  du  chansonnier,  et  il  réclamait  comme  siennes 
les  injures  subies  par  l'auteur  de  la  Gaudriole*  Fran- 
chement, le  plus  à  plaindre  là-dedans,  c'était  Béranger 
lui-même,  et  toutes  mes  méchancetés  réunies  n'étaient 
pas  comparables  à  celle-là.  N'importe!  prenant  la  que- 
relle à  son  compte,  Porus  Duclinquant  profilait  de 
l'occasion  pour  vider  sa  poche  de  fiel.  J'étais  traité 
comme  le  dernier  des  Treslaillons,  le  plus  hideux  des 
assassins  du  maréchal  Brune.  En  lisant  cet  article,  je 
me  sentais  humilié,  mais  non  pas  comme  l'auteur  Tau 


138        LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAU. 

rait  voulu;  humilié  pour  la  presse,  pour  la  littérature, 
et  pour  Béranger,  qui  méritait  mieux.  Ces  cloisons 
humides  me  causaient  une  impression  de  dégoût, 
mêlée  d'une  profonde  tristesse;  et,  comme  pour  mieux 
obéir  à  la  loi  des  contrastes,  je  me  reportais  par  le 
souvenir  vers  le  salon  du  comte  de  Brégny,  yen 
cette  société  d'élite  où  tout  était  fleurs,  courtoisie, 
parfums,  élégance,  o&  Ton  ne  savait  pas  môme  se 
f&cher  contre  ses  ennemis,  et  où  l'aimable  poète  Eu- 
phoriste,  entouré  des  femmes  les  plus  chs^^mantes  et 
les  plus  spirituelles  de  Paris,  obtenait  naguère  un  d 
doux  triomphe  I 

Tout  à  coup  une  voix  sympathique  et  vibrante,  une 
voix  qu'il  me  semblait  avoir  entendue  en  meilleure 
compagnie,  vint  me  distraire  de  mes  douloureuses 
pensées.  Du  coin  obscur  où  j'étais  blotti  et  où  l'on  ne 
pouvait  m'apercevoir,  je  vis  s'ouvrir  la  porte  du  cabi* 
net  de  rédaction.  Valter  ego  de  Porus  Duclinquant  en 
sortait,  reconduisant  un  visiteur  en  qui  je  reconniv 
Euphoriste. 

Ils  passèrent  tout  près  de  moi,  dans  le  couloir  qui 
longeait  le  bureau  d'abonnement.  J'entendis  Eupho- 
riste qui  disait  au  journaliste  en  ouvrant  la  seconde 
porte  : 

—  Cher  monsieur,  je  vous  recommande  ma  pièce, 
et  j'espère  qu'elle  vous  plaira  I 

Ce  contraste  m'exaspéra;  j'avais  en  ce  moment-là  les 
nerfs  horriblement  agacés  par  une  irritante  lecture  ; 
j*en  éprouvai  contre  Euphoriste  im  genre  de  dépit  ana- 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAU.    159 

logiieàcelui  quô  ressentent  les  enguignonnés  contre 
les  heureux,  les  pauvres  contre  les  riches,  les  bossus 
contre  les  beaux  hommes  et  les  maladroits  contre  les 
habiles.  Je  me  dis  :  George,  mon  pauvre  George,  tu  ne 
seras  jamais  qu'un  grand  imbécile  ;  et  celte  anecdoto 
•'est  gravée  dans  ma  mémoire. 


140        LKS  JEUDIS  DE  MADAME  CIIARBONNEAD. 


XII 


An  plus  orageux  moment  de  mon  martyre  littéraire, 
tandis  que  j'étais  flagellé,  conspué,  haché  menu  par 
toute  la  bohéine  et  toule  la  démocratie  de  Técritoire, 
on  annonça  une  nouvelle  qui  réjouit  les  amis  des  bon- 
nes doctrines  et  de  la  saine  morale.  Le  jour  de  la  yérité 
et  de  la  justice  allait  luire  enfin.  Le  réveil  des  honnêtes 
gens  allait  se  signaler  par  Tapparition  d'un  journal 
comme  on  n'en  avait  jamais  vu,  d'un  journal  destiné 
à  pulvériser  tout  ce  que  j'avais  attaqué,  à  venger  tout 
ce  que  j'avais  essayé  de  défendre  et  à  mettre  cette  fois 
les  rieurs  du  côté  de  la  vertu.  Dans  cette  feuille  rare, 
antidote  de  tous  les  poisons  journaliers  ou  hebdoma- 
daires, point  de  concessions,  de  capitulations  ni  de 
complaisances.  On  y  appellerait  un  chat  un  chat  et 
Voltaire  un  polisson.  L'orthodoxie  religieuse  la  plus 
stricte  et  la  plus  inflexible,  placée  sous  le  patronage  du 
comte  Joseph  de  Maislre,  la  morale  la  plus  pure  et  la 
plus  rigide,  rejetant  avec  horreur,  dans  les  ouvrages 


LES  JEUDIS  DE  MADAHB  CnARDONNEAU.        141 

de  Fesprity  tout  ce  qui  pouvait  porter  le  moindre  om- 
brage aux  imaginations  de  pensionnaires  ou  aux  scru<* 
pules  de  dévotes ,  le  goût  le  plus  classique  et  le  plus 
délicat,  remontant  en  droite  ligne  aux  traditions  du 
grand  siècle ,  voilà  ce  que  devaient  nous  rendre  ces 
écrivains  sans  peur  et  sans  reproche ,  ces  paladins  de 
la  littérature ,  disposés  d'avance  à  cette  tâche  répara- 
trice par  toute  une  vie  de  bonnes  œuvres,  de  médita- 
tions pieuses,  d'austérités  et  de  prières.  La  joie  fut  vive 
parmi  les  bonnes  âmes  que  consternaient  les  triom- 
phes de  plus  en  plus  insolents  de  Tirréligion,  du  scan- 
dale et  du  vice.  Quelques  séminaires  de  province, 
quelques  ecclésiastiques  confiants,  envoyèrent  leur 
adhésion  et  s'abonnèrent  pour  un  an.  Un  ofGcieux  vint 
me  proposer  de  m'enrôlcr  dans  la  croisade ,  en  ma 
qualité  de  victime  des  infidèles  que  cette  croisade  allait 
exterminer.  Assurément,  je  ne  demandais  pas  mieux  : 
mais  je  désirai  savoir  comment  s'appelaient,  en  1857, 
nosTancrède,  nos  Renaud  et  nos  Godefroi  de  Bouillon. 

Ma  question,  quoique  bien  nalurelle,  parut  troubler 
mon  interlocuteur  :  il  se  remit  pourtant ,  et  me  dit 
mezza  voce . 

—  Le  chef,  ce  sera  Bernicr  de  Faux-Bissac. 

-~Lui  I...  m'écriai-je  avec  une  surprise  équivalente 
à  cent  points  d'admiration.  Mais,  mon  cher  monsieur, 
ce  n'est  pas  dam  le  journalisme ,  en  face  d'ennemis 
aussi  goguenards  que  les  nôtres,  que  Ton  peut  invo- 
quer la  belle  parole  évangélique  :  «  A  tout  péché  mi- 
séricorde I  »  Fussent-ils  expiés  et  rétractes  par  un  re- 


143        LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAU. 

pentir  sincère,  les  antécédents  sont  vivaces  et  incxo- 
râbles.  Or,  M.  Bernier  de  Faux-Bissac,  fort  galant 
homme  du  reste,  me  semble  avoir  par-devers  lui  tout 
ce  qu'il  faut  pour  compromettre  notre  cause  en  se  pla- 
çant à  la  tête  de  ses  défenseurs.  Songez  que  la  déca- 
dence littéraire  a  eu  déjà  deux  ou  trois  générations  so- 
lidaires Tune  de  l'autre,  et  que  ce  saint  homme,  ce  pur 
classique  d'aujourd'hui ,  a  été  au  plus  épais  de  celle 
qui  florissait,  il  y  a  vingt  ans,  sous  les  auspices  du  ro- 
mantisme, Gis  de  la  Révolution ,  père  du  réalisme  et 
oncle  à  la  mode  de  bohème  de  toutes  ces  gentillesses 
contre  lesquelles  vous  voulez  réagir.  Songez  qu'il  a , 
dans  la  Presse  et  ailleurs,  soutenu  la  prééminence  des 
drames  de  M.  Hugo  et  de  son  école  sur  les  chefs-d'œu- 
vre de  Sophocle,  de  Corneille,  d'Euripide  et  de  Racine  ; 
que  c'est  à  lui  qu'on  attribue  le  mot  un  peu  vif  pro- 
noncé ,  dans  une  soirée  mémorable ,  aux  dépens  de 
l'auteur  d*Athalie;  et  que,  sans  parler  politique,  genre 
de  conversation  qu'interdisent  avec  raison  les  gendar- 
mes de  Bilboquet,  on  peut  remarquer  que  Faux-Blssac 
a  eu,  toute  sa  vie,  un  pied  dans  un  monde  dont  les  ver- 
tus sont  de  trop  fraîche  date  pour  pouvoir  nous  servir 
de  prospectus,  et  une  main  dans  In  littérature  diamétra- 
lement contraire  à  celle  que  nous  voudrions  inaugurer. 
Le  jour  où  il  se  déchaînerait  contre  l'orgie,  il  ressem- 
blerait à  un  débitant  de  liqueurs  fortes  qui,  sous  pré- 
texte que  ses  bouteilles  sont  épuisées,  prétendrait  em- 
pêcher ses  anciennes  4)ratiques  d'aller  se  griser  chez 
ses  voisins. 


LES  JEUDIS  DE  IIADAHE  GHâRBOMNEAU.        145 

—  Mais  que  me  direz-vous  de  son  premier  lieute- 
nant? reprit  mon  officieux  légèrement  décontenancé  : 
miustre  chevalier  de  Molossard  I 

—  Lequel? 

—  n  y  en  a  donc  deux? 

—  Gertamement  :  il  y  a  le  critique  hyper^catholique, 
k  ferrent  disciple  des  Soirées  de  Saint-Pétersbourg  y 
le  champion  de  Tabsolutisme,  le  pourfendeur  des  ticdes, 
Vindex  vivant  de  toute  faiblesse,  de  toute  atteinte  com- 
mise contre  le  dogme  et  la  morale  ;  et  il  y  a  Tauteur 
de  romans  licencieux  que  vous  ne  connaissez  proba* 
blement  pas,  mais  que  mes  attributions  de  vieux  cri- 
tique m'ont  malheureusement  oblige  de  lire.  Vous 
▼oyez  donc  bien  que  j'ai  raison ,  et  qu'il  existe  deux 
Molossard  I 

—  Mais  c'est  le  même,  balbutia  mon  interlocuteur, 
dont  l'embarras  allait  croissant. 

—  Le  mèmel...  Au  fait,  je  le  savais,  repris -je 
comme  feu  le  grand  maître  des  Templiers.  Eh  bien, 
ce  sera  là  toute  ma  réplique.  Je  connais  Molossard  de- 
puis près  de  dix  ans.  Il  a  eu  du  talent ,  mais  ce  talent 
a  été,  dès  l'origine,  gâté  par  une  alTectation  incroyable 
de  pensées,  de  style,  d'allure  et  de  costume.  J'aime  la 
vérité,  et  je  suis  prêt  à  subir  pour  elle  de  plus  dures 
férules  que  celles  de  Duclinquant  et  de  ses  ami^  ;  mais, 
quand  la  vérité  m'est  prêchée  par  un  homme  à  mous- 
taches cirées,  arquées  et  retroussées  comme  celles  du 
Capitan  de  la  comédie  italienne,  portant  un  feutre 
pointa  et  à  bords  évasés,  comme  les  Mousquetaires  dû 


144        LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAU. 

l'Ambigu  ;  drapant  théâtralement  sur  son  épaule  gau- 
che une  limousine  à  grosses  raies  grises,  et  laissant 
deviner  sous  cette  draperie  une  tunique  pincée  sur  la 
taille  et  bouffante  sur  la  hanche  ;  quand  je  suis  obligf 
d'y  regarder  à  deux  fois  pour  m'assurer  s'il  est  tout  a 
fait  exempt  de  corset  et  de  crinoline,  je  me  sens  des 
ycUéités  de  révolte  et  surtout  des  envies  de  rire  qui 
dérangent  horriblement  ma  conversion.  De  même, 
mon  intelligence  et  mon  cœur  s'inclinent  devant  la 
vertu  chrétienne,  lorsqu'elle  me  parle  le  simple  et  mâle 
langage  des  Écritures,  des  Pérès  de  TÉglise,  de  Pascal 
et  de  Bossuet  ;  mais,  quand  il  me  faut  la  découvrir 
sous  un  amas  de  paillettes  et  de  métaphores,  lors- 
qu'elle endosse  ce  style  figuré  dont  on  fait  vanité j  et 
le  porte  avec  une  crânerie  qui  en  augmente  le  scintil- 
lement et  le  cliquetis,  je  cherche  si  je  n'apercevrai  pas 
le  bœuf  gras  derrière  elle,  et  cette  image  carnavalesque 
me  g&te  les  plus  édifiantes  homélies.  Enfin,  j'ai  un 
goût  et  un  respect  tout  particuliers  pour  les  grands 
écrivains  du  dix-septième  siècle,  les  maîtres  de  la  vraie 
beauté  dans  l'art  ;  mais,  quand  cette  beauté  m'est  re- 
commandée dans  une  prose  ajustée  tout  exprès  pour 
faire  mesurer  la  distance  parcourue  entre  ces  purs  mo- 
dèles et  nos  plus  déplorables  excès,  quand  c'est  Vithos 
ou  le  pathos  élevé  à  sa  plus  haute  puissance  qui  me 
fait  les  honneurs  de  cette  perfection  classique,  si  jus- 
tement regrettée,  savez-vous  à  qui  je  songe  ?  à  un  pro- 
fesseur qui  ferait  sa  classe  en  costume  de  pierrot  ou  de 
débardeur  et  réciterait  l'exorde  de  l'oraison  funèbre 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARDOKlNBAU.        14» 

de  ia  reine  d'Angleterre  avec  l'accent ,  les  poses ,  les 
gestes  de  Frédérik  Leraaitre  dans  Y  Auberge  des  Adrets. 
Je  demande  qu'on  me  ramène  à  nos  modernes  Masca- 
riDes  :  au  moins  ceux-là  ont  la  franchise  de  leurs  opi« 
nions  et  le  courage  de  leur  mauvais  goût...  Voyons, 
mon  bon  monsieur,  n'auriez-vous  pas,  pour  me  déci- 
der, des  noms  plus  rassurants  à  m'offrir?  Quels  se- 
ront les  autres  croisés  '^ 

—Nous  aurons  encore,  dans  nos  premiers  numéros, 
des  articles  de  Theureux  et  aimable  Clistorin... 

—  Ah  çà ,  Basile  se  bornait  à  demander  :  o  Qui 
trompe- t-on  ici?  »  Moi,  je  demande  :  «  De  qui  se  mo- 
que-t-on?  »  Clistorin,  grand  Dieul  Je  ne  révoque  en 
doute  ni  sa  religion  ni  sa  morale  :  quand  le  diable  de- 
vient vieux,  il  se  fait  ermite,  et,  après  tout,  Clistorin 
n'est  pas  le  diable  I  Mais  enGn  le  public  ne  juge  et  ne 
peut  juger  que  l'extérieur,  les  actes,  les  œuvres,  tous 
ces  dehors  par  lesquels  un  peronnage  attire  les  regards 
et  se  soumet  au  contrôle  des  passants.  Or,  sur  ce  ter- 
rain, Ton  est  forcé  de  convenir  qu'il  manque  beaucoup 
de  choses  à  Qistorin  pour  que  son  faux-col  serve  de 
nUiemeni  à  la  vertu.  Quels  seraient  ses  titres  aux  aus- 
tôres  honneurs  de  cet  apostolat?  Sa  pâte  pectorale? 
EHe  est  excellente,  mais  la  vertu  ne  se  traite  pair 
comme  un  catarrhe.  Les  souvenirs  de  son  règne  à 
l'Opéra?  Us  sont  glorieux,  mais  de  longues  études  sur 
le  fort  et  le  faible  du  corps  de  ballet,  sur  les  jupes  rac- 
courcies, les  portantSy  les  vols,  les  trappes,  les  rats, 
Us  pas  de  deux  et  les  pas  de  caractère,  si  graves  qu'el- 

9 


Itô        LES  JEUDIS  DE  MADAME  GIIARBONNEÂU. 

les  puissent  être ,  si  utiles  qu'elles  soient  à  la  prospc* 
rite  de  l'État,  ne  forment  peut-è^re  point  un  stage  suf- 
fisant pour  un  professeur  de  morale.  Est-ce  son  rôle 
d'homme  politique  et  de  directeur  de  journal?  Il  fut 
magnifique  ;  mais  comment  oublier  qu'il  inaugura  ses 
prospérités  sous  le  patronage  du  Juif-Errant?  Il  y  aura 
toujours,  quoi  qu*on  fasse,  un  déficit  de  cinq  sous  dans 
le  compte  des  vertus  de  Clistorin ,  et  Eugène  Sue  vous 
dira  le  reste  I  Voyons,  monsieur,  cherchons  encore  ! 

—  Pour  varier  un  peu,  et  en  guise  de  haltes  récréa- 
tives entre  nos  exercices  A'éreintementj  nous  aurons  de 
charmantes  fantaisies  artistiques  de  M.  Poissonier... 

—  Oh  I  pour  le  coup ,  c'est  trop  fort  I  Vous  ne  savea 
donc  pas  que,  dans  ce  monde  musical  où  la  réclame 
est  peut-être  encore  plus  perfectionnée  que  dans  le 
monde  littéraire,  M.  Poissonier  a  de  beaucoup  dé* 
passé  ses  confrères  en  fait  de  puffj  de  blague  et  de  hâ- 
blerie I  II  aurait  pu  être ,  il  était  un  cor  merveilleux  : 
il  a  mieux  aimé  être  un  drôle  de  cor.  Il  est  le  bouffon 
en  titre  des  lieux  d'où  la  garde  qui  veille  n'écarte  pas 
toujours  l'ennui.  Pasquin  Auvergnat,  combinant  le 
machiavélisme  de  Saint-Flour  avec  le  dilettantisme  de 
la  salle  Herz,  il  a  placé,  à  gros  intérêts,  le  capital  de 
sa  célébrité  dans  une  opération  de  facéties  à  outrance 
et  d'excentricités  quand  même^  qui  amuse  à  la  première 
séance,  fatigue  à  la  seconde  et  excède  à  la  troisième. 
Il  vous  raconte,  par  exemple,  comment,  se  trouvant 
dans  un  omnibus  complet,  comme  tous  les  omnibus, 
on  l'a  vu  tout  à  coup  pâlir,  sangloter,  s'arracher  une 


LB8  JEUDIS  DX  MADAME  GHAnBOMNEAU.        U7 

poignée  de  cheveux ,  chiffonner  une  lettre  qu'il  tenait 
entre  ses  doigts  crispés,  l'ouvrir,  la  lire ,  la  relire  en 
donnant  des  signes  du  plus  violent  désespoir  ;  puis 
soudain,  par  un  geste  imprévu  et  irrésistible,  entre 
deux  hoquets  mélodramatiques ,  tirer  de  sa  poche  un 
pistolet ,  Tarmer,  l'appliquer  à  son  front  pftie  et  mouillé 
de  sueur...  Cri  d'angoisse  :  ses  compagnons  d'omnibus 
se  précipitent  sur  lui  pour  arrêter  sa  main  meurtrière. 
Trois  dames  se  trouvent  mal  ;  le  tumulte  est  à  son 
comble  :  Poissonier,  de  Tair  d*un  homme  qui  se  ré- 
veille d'un  songe,  relève  son  pistolet,  le  casse  en  autant 
de  morceaux  qu'il  y  a  de  personnes  dans  le  véhicule,  et 
l'ofûre  à  la  société,  en  disant:  «(Prenez,  mesdames,  c'est 
du  chocolat,  »  et  en  glissant  l'adresse  du  chocolatier. .  •  et 
la  sienne.  Voilà  l'homme  :  le  bon  mot  d'hier,  le  calem- 
bour de  demain,  la  charge  d'aujourd'hui ,  l'ami  à  qui 
fl  serre  la  main  sur  le  boulevard ,  le  journal  auquel  il 
apporte  une  anecdote  sur  Rossini  ou  sur  lui-même ,  le 
concert  où  on  le  voit,  celui  où  on  l'entend,  celui  où  on 
le  cherche,  le  salon  d'où  il  sort,  celui  où  il  court,  le 
pays  qui  le  désire,  celui  qui  l'attend,  celui  qui  le  pos*- 
sède,  tout  pour  lui  est  réclame,  annonce,  trombone  et 
grosse  caisse.  Les  plus  grands  noms  de  la  musique 
n'ont  de  valeur  et  de  sens  que  comme  cortège  du  sien. 
U  n'a  pas  encore  trouvé  moyen  do  ramener  à  l'égoisme 
de  sa  gloire  la  question  italienne  et  la  question  amé- 
licaine;  mais  il  y  viendra.  Chez  lui,  l'artiste  a  voulu 
ibsolument ,  pour  tenir  plus  de  place,  se  doubler  d'un 
ntre  personnage,  mélangé  de  Brasseur  et  do  Mangin. 


i48  LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAU. 

Et  qui  sera,  s'il  vous  plait,  le  propriétaire  directeur 
de  cette  feuille  vertueuse,  dévote  et  chevalei'esque ,  de 
cette  implacable  ennemie  de  la  morale  facile  el  de  la 
bohème,  de  la  blague  et  du  mercantilisme  littéraire  ? 
Quelle  sera  Thermine  qui  réchauffera  dans  son  sein 
virginal  cette  couvée  d'anachorètes,  de  justiciers,  de 
prédicateurs  et  d'apôlres? 

—  Les  frères  Blaguignard,  murmura  mon  homme, 
mais  si  bas,  si  bas,  que  j'eus  peine  à  l'entendre. 

—  Allons,  c'est  clair  1  dis-je  en  éclatant  celte  fois 
d'un  rire  homérique  :  c'est  une  gageure  ;  reste  à  savoir 
qui  la  gagnera... 

Je  me  levai  ;  je  reconduisis  poliment  mon  tentateur 
à  ma  porte,  et  il  ne  fut  plus  question  de  m'enrôler, 
même  en  qualité  de  caporal  ou  de  fifre,  dans  cette 
troupe  d'élite. 

Cependant  les  réclames  allaient  grand  train  :  quelques 
braves  gens,  les  provinciaux  surtout,  furent  dupes,  et 
les  premières  listes  d'abonnements  reçurent  quelques 
noms  chers  à  la  religion  et  à  l'Église.  Un  mois  après, 
le  journal  parut.  Molossard,  dès  le  premier  numéro,  y 
fit  de  la  critique  à  grand  écart,  se  Uvrant  au  saut  du 
tremplin  avec  d'inexprimables  effets  de  massue  et  de 
métaphores,  posé  en  Arpin,  en  Rabasson,  en  Léotard, 
en  Alcide  du  Nord,  traversant  la  langue  française  sur 
la  corde  roide,  comme  Blondin  traverse  le  Niagara  ;  abî- 
mant les  libres  penseurs,  les  éclectiques,  les  gallicans, 
les  universitaires,  les  modérés,  que  dis-jc?  les  plus 
fervents  catholiques  du  Correspondant  et  du  parti  libé- 


LES  JEUDIS  DE  HADàME  GHARBONNEâU.        149 

rai  ;  mais  très-indulgent,  et  pour  cause,  envers  les  réa- 
listes, les  coloristes,  les  fantaisistes,  les  matérialistes 
du  Moniteur j  auxquels  il  applique  tout  d'abord  les  cir- 
constances atténuantes  :  du  crin  pour  le  P.  Lacor- 
daire.  de  la  ouate  pour  M.  Sainte-Beuve.  Ici,  mesdames 
et  messieurs,  vous  qui  habitez  une  ville  primitive  où 
l'on  est  fort  arriéré  sur  le  chapitre  de  la  langue  fran- 
çaise, TOUS  me  saurez  gré  de  vous  donner,  en  passant, 
une  leçon  de  beau  langage,  tel  que  le  pratiquent,  en 
1861,  les  rafTmés  de  Fécole  Molossard.  Laissez-là,  je 
TOUS  prie,  vos  souvenirs  de  Pascal,  de  Bossuet,  de  Fé- 
nelon  et  de  la  Bruyère,  et  écoutez  ceci  ;  nous  ne  choi* 
sirons  que  des  sujets  graves. 

Saint  Thomas  d' Aquin  :  —  a  Prouver  que  saint  Tho- 
mas d'Aquin,  TAristotedu  catholicisme  (mais  du  catho- 
licisme, voilà  bien  ce  qui  gâte  un  peu  rArislote),  fut  un 
philosophe  plus  et  mieux  que  Eant  et  Hegel,  par  exem- 
ple, les  Yeaui,  non  pas  d'or,  mais  d'idées,  de  la  philo* 
Sophie  contemporaine;  montrer  qu'on  peut  très-bien 
dégager  de  son  œuvre  théologique  une  philosophie 
complète  aTcc  tous  ses  compartiments,  et  que  le  monde 
d'un  instant  qui  Ta  pris  pour  une  tête  énorme,  ce  grand 
Bœuf  de  Sicile  dont  les  mugissements  ont  ébranlé 
FuniTcrs,  ne  fut  dupe  ni  de  l'illusion  ni  de  l'igno- 
rance, etc.,  etc.,  etc..  » 

Donoso  Cortès  :  —  «  Les  événements  lui  donnen 
dans  les  yeux  de  leur  impalpable  cendre  de  chaque  jour 
et  font  ciller  ses  mélancoliques  paupières,  qui  n'ont  pas 
l'immobilité  de  celles  de  l'aigle...  Lorsque  ailleurs,  je 


150       LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONREAII. 

crois,  sur  cette  immense  et  noire  tenture  de  mort  dans 
laquelle  il  voit  TEurope  enveloppée  (et  qui  Test...  peut- 
être,)  il  se  mêle  de  découper  de  petites  prophéties  spé- 
ciales, il  ne  réussit  pas,  etc.,  etc.,  etc..  » 

Hegel  :  — «  (Passant  du  grave  au  doux.  )Kant,Fichte, 
Jacobi,  Schelling,  n'existent  plus...  que  dans  Tenne- 
roann.  Mettons,  pour  Hegel,  qui  est  le  plus  fort  de  tous 
ces  Allemands,  mettons  quelque  chose  comme  quatre- 
vingts  à  cent  ans  d'influence  malsaine  sur  le  monde, 
quelque  chose  comme  la  beauté  de  Ninon,  qui  vieille,  Ct 
des  conquêtes,  jusqu'à  Tépée  dans  le  ventre,  car  on  se 
tua  pour  ses  beaux  vieux  yeux  chargés  de  tant  d'ini- 
quités... Hegel  n'a  vu  ni  le  dehors,  ni  le  dedans  de  ce 
condamné  politique  de  Dieu,  en  prison  dans  ses  organes 
et  en  prison  sur  sa  mappemonde,  ce  double  péniten- 
tiaire parfaitement  construit,  avec  ses  climats  et  ses 
langues,  qui,  à  lui  seul,  dirait  la  faute,  quand  l'Histoire, 
plus  certaine  que  la  Philosophie,  ne  nous  la  dirait  pas, 
et  il  a  eu  la  prétention  superbe,  froide,  mais  naïve,  de 
pénétrer  les  essences,  de  saisir  l'absolu  dans  sa  notion 
la  plus  précise  et  la  plus  profonde,  de  construire  enfin 
ici-bas  scientifiquement  la  vérité...  d 

Ici  il  se  fit  un  grand  bruit  dans  le  salon  de  madame 
Charbonneau.  Des  cris  inarticulés,  des  gémissements 
sourds,  des  chaises  renversées,  annonçaient  une  cata- 
strophe. 

—  A  l'aide  I  au  secours  I  j'étouffe  I  criait  M.  Ton- 
pinel.  ~^De  l'air  I  de  lether!  de  l'arnica  I  ouvrez  les 
fenêtres I  Je  suis  asphyxié!  exclamait  M.  Yerbelin.  — 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAU.        151 

Madame  Burel  se  trouve  mal  !  —  Délacez  madame  Gali- 
mard  !  —  Un  verre  d'eau  de  fleur  d'orange  à  madame 
Durivell  —  M.  Dervieux  est  pourpre;  sa  cravate  Té- 
Irangle  ;  les  attaques  d'aploplexie  ne  se  déclarent  pas 
autrement  I 

George  de  Vernay  attendit  la  fin  de  la  bagarre  ;  puis 
il  reprit  en  souriant  : 

— -  Ah  I  mesdames  et  messieurs  I  comme  on  voit 
que  vous  avez  gardé  toute  votre  candeur  provinciale  I 
Ces  phrases,  qui  vous  font  tomber  en  syncope,  sont 
tout  ce  qu'il  y  a  de  mieux  porté  dans  la  capitale  de  TcAk 
prit  français  :  elles  s'épanouissent  au  plus  bel  endroit 
du  plus  catholique  des  journaux  oflicieux,  et  l'auteur 
est  mentionné  avec  de  grands  éloges  dans  les  écrits  de 
M.  Sainte-Beuve,  le  maître  de  la  critique  moderne.  Per- 
mettez-moi, je  vous  en  conjure,  de  vous  réciter  encore 
ces  quelques  lignes  sur  le  P.  Lacordaire  ;  après  quoi 
nous  rentrerons  dans  notre  sujet. 

Le  P.  Lacordaire  :  —  «  Le  P.  Lacordaire,  comme 
la  plupart  des  hommes  qui  sont  beaucoup  mieux  faits 
qu'on  ne  pense  (????)  a  les  opinions  et  les  dé- 
faillances d'un  talent  comme  le  sien,  presque  MU- 
LIÉBRILE  (????),  qui  se  tend  et  se  détend,  comme 
des  nerfs,  etc.,  etc.,  etc.  » 

Je  demanderai  à  Molossard,  en  courant  comme  chat 
sur  braise,  comment  les  hommes  bien  faits  peuvent 
avoir  quelque  chose  de  muliébrile,  et  je  finirai  à  la  hâte 
mon  récit. 

Dans  le  premier  article  de  son  journal  (sous  la  raison 


152       LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHAHBONMEAU. 

filaguignard,  Clistorin  et  CjMolossard  ne  manqua  pas 
de  m'englober  parmi  ses  victimes  et  m'asséna  ses  plus 
vigoureux  coups  de  trique.  J'étais,  suivant  lui,  atteint 
et  convaincu  : 

1^  D*arrière-pensées  et  de  concessions  académi- 
ques; 

2^  D'accommodements  mondains  et  littéraires,  de 
ménagements  criminels  envers  MM.  Cousin,  Guizot, 
Villemain,  de  Broglie,  de  Sacy,  de  Montalembert,  Vilet, 
Mignet,  hommes  entachés  de  libéralisme,  ne  sachant 
pas  le  français,  et  enclins  à  respecter  ce  polisson  de 
Henri  IV; 

5^  De  défaut  absolu  de  parti  pris  entre  Terreur  et  la 
vérité. 

n  m'eût  volontiers  pardonné  M.  de  Balzac,  Théo- 
phile Gautier,  M.  Ernest  Feydeau,  M.  Baudelaire,  Ma- 
demoiselle de  Maupin^  Chamfort,  la  Physiologie  du 
Mariage,  Joseph  Delorme^  Fanny,  et  qui  sait?  peut- 
ôtre  Louvet,  Laclos  et  Casanova  de  Seingalt;  mais  il  ne 
pouvait  me  passer  les  Souvenirs  contemporains,  les 
Moines  d'Occident,  Madame  de  Haute  fort^  Y  Histoire 
de  la  Révolution  d*  Angleterre^  Y  Empire  romain  au 
quatrième  siècle;  tout  se  compense.  Ainsi,  moi  qui, 
depuis  cinq  ans,  supportais  le  poids  du  jour  et  de  la 
chaleur,  moi  qui  servais  de  cible  aux  ennemis  de  cette 
vérité  que  Molossard  se  vantait  de  défendre,  j'étais  ac- 
cusé d'avoir  sacrifié  mes  convictions  et  mes  devoirs  aux 
calculs  de  ma  vanité,  et  cela  par  qui?  par  Fauteur  d*un 
roman  dont  le  héros  trahissait  sa  femme  au  profit  d'une 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNBAU.         155 

vieille  maîtresse  qui  lui  passait  autour  du  cou...  ses 
bras?  non,  sa  jambe  II 

Je  fus  consolé  de  ce  malheur  par  un  Allemand ,  un 
jeone  citoyen  de  Francfort-sur-le-Mein,  Tenu  à  Paris 
ponr  apprendre  la  bonne  prononciation  française.  Le 
malheureux  y  perdait  son  latin  et  ne  réussissait  qu*à 
parler  comme  le  baron  de  Nucingen.  Je  l'avais  ren- 
contré au  Collège  de  France  et  à  la  Bibliothèque  :  nous 
avions  causé  du  moi  et  du  non-moi  :  je  lui  avais  prêté 
quelques  livres,  et  une  sorte  d'intimité  s'était  établie 
eotre  nous  ;  il  était  convenu  que  je  rectifierais  à  me- 
sure les  imperfections  de  son  accent. 

Wilhelm  Kruchcner  (c'était  son  nom)  m'aborda,  le 
nouveau  journal  à  la  main,  et  me  dit  d'un  air  nar- 
quois : 

—  Che  grois  que  ce  sont  des  varzeurs. . . 

—  Des  farceurs  !  oui,  vous  avez  bien  raison. 

—  Ce  ne  sont  tonc  bas  des  breux  ? 

—  Des  preux?  pas  le  moins  du  monde. 

—  Ni  des  baladinsî  ajouta  Wilhelm  avec  un  violent 
eflort  pour  articuler  correctement  ce  dernier  mot. 

—  Des  paladins?...  ohl  oui;  ce  sont  des  paladins 
comme  vous  le  dites...  en  prononçant  à  1! allemande. 


Ibé        LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBORNBAU. 


XIII 


Maintenant,  comme  tous  auriez  le  droit  de  trouver 
monotone  cette  galerie  des  portraits  de  famille  de  la 
bohème  littéraire,  nous  allons  changer  d'horizon. 

Ha  campagne  contre  les  gloires  révolutionnaires 
m'avait  ouvert  quelques  salons  du  iaubourg  Saint-Ger- 
main, et  je  dois  avouer  en  toute  sincérité  que  la  com- 
pensation ne  fut  pas  très-brillante.  Pauvre  gentilhomme 
de  province,  je  me  sentais  un  peu  décontenancé  dans  ces 
somptueux  appartements  où  je  ne  connaissais  presque 
personne,  et  où  je  faisais  forcément  une  assez  piètre 
figure  :  j'arrivais  à  pied  les  jours  de  beau  temps,  en 
fiacre  les  jours  de  pluie,  et  il  me  fallait  un  certain  dé- 
tachement des  biens  de  ce  monde  pour  supporter  phi- 
losophiquement le  contraste  de  mon  modeste  équipage 
avec  les  splendides  voitures,  armoriées  sur  tous  les 
panneaux,  hérissées  de  gigantesques  valets  de  pied, 
qui  se  croisaient  dans  ces  cours  spacieuses  et  dans  ces 
rues  aristocratiques.  Je  me  souviens,  entre  autres,  d'un 
grand  escogriné,  doré  et  galonné  sur  toutes  les  cou- 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHAHBONNEAU.         i55 

tures,  posté,  au  milieu  de  yingt  autres  gaillards,  dans 
l'antichambre  d*une  duchesse.  Au  moment  où  je  sor- 
tais du  salon  où  je  venais  de  contempler  un  peintre  de 
marine  couvert  de  plus  de  décorations,  de  plaques  et 
de  crachats  que  n'en  porta  jamais  un  grand  d'Es- 
pagne de  première  classe,  ce  fastueux  majordome  (ce 
n*est  pas  du  peintre  que  je  parle)  me  demanda  sous 
quel  nom  il  fallait  appeler  mes  gens  :  mes  gens,  c'é- 
taient mon  parapluie  et  mon  paletot,  que  j'avais  lais- 
sés dans  un  coin  et  que  j'eus  beaucoup  de  peine  à 
retrouver;  pendant  que  je  me  livrais  à  ces  recherches, 
j*aperçu8  un*sourire  quelque  peu  méprisant  sur  ces 
visages  voués  au  respect  des  hiérarchies  sociales.  Il 
était  clair  que,  si  j'avais  publié  un  livre  obscène  ou 
trempé  dans  une  affaire  véreuse,  et  si,  avec  les  profits 
d'une  de  ces  deux  opérations,  j'avais  eu,  moi  aussi, 
mes  laquais  et  ma  voiture,  ces  valets  de  bonne  maison 
m'auraient  estime  bien  davantage. 

Quoi  qu'il  en  soit,  j'allais  quelquefois,  à  cette  époque, 
chez  le  comte  et  la  comtesse  de  R...  que  j'appellerai, 
si  vous  le  permettez,  Plombagène  et  Harpagona. 


HISTOIRE  D'HARPAQONA  KT  DE  PLOMBAOtNI 


On  appelait  le  mari  Plombagène, parce  qu'il  était 
très-lourd,  et  la  femme  Harpagona,  parce  qu'elle  était 


i56        LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBORNEAU. 

très-avare.  L'hùtoire  de  ce  ménage  intéressant  et  inté- 
ressé mérite  un  récit  à  part.  Ils  n'avaient  pas  toujours 
habité  les  lambris  dorés  ni  mangé  dans  la  vaisselle  plate. 
Plombagène,  pauvre  cadet  de  famille,  avait  été  militaire 
pendant  les  premières  années  de  sa  jeunesse,  et  il  s'é- 
tait trouvé  au  siège  d'Anvers  :  je  note  ce  détail  secon- 
daire, parce  que  le  siège  d'Anvers,  point  culminant 
dans  ses  souvenirs  guerriers,  revenait  à  tout  propos 
dans  sa  conversation  :  Austerlitz  et  Waterloo,  Soirérino 
et  Sébastopol,  Navarin  et  Isly,  n'étaient  que  de  Irès-pe- 
tites  anecdotes,  démesurément  grossies  par  la  rumeur 
publique;  mais  le  siège  d'Anvers,  voilà, le  grand  fait 
militaire  du  dix-neuvième  siècle,  et  vous  n'étiez  pas 
assis  depuis  cinq  minutes  à  côté  de  Plombagène,  sans 
qu'il  vous  décrivit  le  siège  dans  ses  plus  minutieuses 
circonstances,  en  homme  qui  y  avait  pris  part  et  s'y 
était  couvert  de  gloire. 

En  épousant  Harpagona,  qui  n'avait  guère  pour  dot 
qu'une  figure  charmante,  un  ravissant  esprit,  une 
élégance  innée,  Plombagène  avait  quitté  le  service 
et  était  entré  dans  une  carrière  administrative.  Il  avait 
fallu  courir  la  province,  aller  du  midi  au  nord  et  de 
l'est  à  Touest,  combiner  une  élégance  relative  avec 
une  gène  latente  :  c'est  dans  cette  première  phase 
qu'IIarpagona  commença  à  déployer  toutes  les  res- 
sources de  son  génie  féminin  :  pour  avoir  un  do- 
mestique, elle  priva  pendant  des  années  son  mari  de 
dessert,  et,  pour  que  ce  domestique  eût  une  livrée, 
elle  rognait  sur  le  blanchissage.  Ses  placards  étaient 


LES  JEUDIS  DE  MADAYB  Gn\RBONNBAU.         157 

▼cufs  dâ  chemises,  et  elle  avait  une  femme  de  chambre 
qui  lui  frottait  les  pieds  avec  des  brosses  en  flanelle. 
C'est  aussi  pendant  cette  période  laborieuse  qu  elle 
contracta  sans  doute  cet  amour  effréné  de  l'argent  qui 
devait  plus  tard  produire  tant  de  merveilles  et  lui 
servir  de  second  baptême  ou  plutôt  effacer  le  pre- 
mier; car  les  juifs  ne  sont  pas  baptisés. 

La  fortune  finit  par  payer  de  retour  cette  adoration 
passionnée,  mais  en  mêlant,  comme  toujours,  à  ses  fa- 
veurs un  grain  de  raillerie.  Au  moment  où  Harpagona 
n'avait  plus  un  cheveu  et  plus  une  dent,  elle  eut  en 
perspective  deux  gros  millions  carrément  assis  sur  les 
meilleures  terres  de  la  Touraine.  Un  vieux  parent  de 
Plombagène,  veuf  et  immensément  riche  du  chef  de  sa 
femme,  perdit  coup  sur  coup  ses  deux  fils,  beaux  jeunes 
gens  d'une  trentaine  d'années.  Ce  fut  un  navrant  spec- 
tacle que  de  voir,  à  quelques  mois  de  distance,  ce  vieil- 
lard foudroyé  se  pencher  en  tremblant  sur  ces  deux 
lits  de  morts,  puis  retomber  affaissé  sur  lui-même, 
comme  si  Textinction  de  sa  race  marquait  déjà  le  terme 
de  sa  vie.  Cette  douleur  morne  et  terrible  arrachait  des 
larmes  aux  plus  indifférents.  Mais  Harpagona  avait  Tâme 
forte  et  le  cœur  stoique  :  on  put  admirer  le  triomphe 
qu'elle  remporta  sur  son  désespoir  intérieur.  Elle  ne 
pleura  pas;  elle  eut  le  courage  de  dissimuler  son  afflic- 
tion pour  ne  pas  augmenter  celle  du  malheureux  père, 
et  elle  mesura  d'un  œil  intrépide  le  changement  que 
cette  catastrophe  apportait  dans  la  situation  de  son 
teari. 


158        LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHAHBONNEAU 

C'était  lui  en  effet,  c'était  Plombagène  qui  devenait 
l'héritier  probable  du  baron  de  Rouvray,  —  ainsi 
«^appelait  le  vieil  oncle.  —  Celui-ci  regimba  quelque 
peu  :  il  retrouva  son  esprit  d'autrefois  pour  faire  com- 
prendre i  son  neveu  et  à  sa  nièce  combien  il  les  trou- 
vait âpres  à  cette  curée  funèbre.  Il  y  eut,  dans  les 
premiers  temps,  des  cahots  et  du  tirage;  mais  il  était 
égoïste  et  faible;  il  voulait,  faute  de  mieux,  avoir  la  paix 
et  le  calme  pour  ses  vieux  jours;  il  céda  :  d'ailleurs, 
Harpagona  était  si  spirituelle  I  elle  savait  si  bien  ren- 
rer  ses  griffes  arabes  dans  sa  longue  main  française  I 
Elle  exécutait  de  si  charmantes  chatteries,  de  si  gra- 
cieux rourotis  pour  plaire  à  ce  pauvre  vieux,  peu  ac- 
coutumé à  pareille  fêtel  Elle  excellait  tellement  à  lui 
raconter  d'amusantes  histoires  et  surtout  à  lui  per- 
suader qu'elle  entendait  pour  la  première  fois  celles 
qu'il  lui  narrait  pour  la  cinquantième  I  Elle  le  mettait 
si  adroitement  sur  la  voie  du  bon  mot  qu'il  ne  répétait 
guère  que  dix  fois  par  semaine  depuis  18501  Tant 
d'efforts  et  de  fatigues  méritaient  une  récompense  :  la 
galerie  elle-même  applaudissait.  La  chasse  à  ï oncle  de- 
vint proverbiale  dans   la  ville  qu'habitait  le  baron 
de  Rouvray  :   on  savait  que  le  testament  était  chez 
M'   Crapouillet  le   notaire,   et   l'importance    dudit 
Crapouillet  en  grandissait  de  cent  coudées.  Il  y  avait 
des  paris  ouverts  pour  et   contre  Harpagona ,    et 
les  habitants  se  mettaient  sur  leur  porte  pour  la  voir 
passer. 
Mais,  vous  le  savez,  la  fortune  vend  ce  qu'on  croit 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GUARBONNEAU.        159 

qu'elle  donne  :  cet  héritage  en  perspective  devint  pour 
Plombagène  et  surtout  pour  Harpagona  la  robe  de  Dé- 
janire.  Il  en  oublia  presque  le  siège  d'Anvers;  elle  en 
perdit  le  manger,  le  boire  et  le  sommeil.  D'abord  le 
lieta  baron,  que  rien,  semblait-il,  ne  retenait  plus  en 
ee  monde,  s'obstinait  à  vivre,  sans  doute  pour  taqui- 
ner son  héritier;  ensuite,  les  mauvais  plaisants  s'amu- 
saient, de  temps  à  autre,  a  faire  courir  des  bruits  si« 
nistres  :  «  Le  baron  de  Rouvray  avait  changé  d'idées  ; 
fl  laisserait  tout  aux  hôpitaux;  son  confesseur  l'acca- 
parait, et  gare  les  codicilles  I  II  existait  un  autre  neveu, 
Albert  de  M...,  qui  avait  des  intelligences  dans  la  place 
et  stipendiait  les  domestiques.*.  Le  vieux  sournois  avait 
TQ  clair  dans  le  jeu  de  sa  nièce,  et  lui  préparait  une 
surprise.  »  Harpagona,  quand  ces  vagues  rumeurs  par- 
Tenaient  jusqu'à  son  oreille,  entrait  dans  des  crises  ner* 
Teuses  à  effrayer  un  hôpital;  elle  accourait  rugissante, 
comme  une  lionne  dont  on  aurait  enlevé  les  petits. 
Cette  femme,  si  parfaitement  femme  du  monde,  rem- 
plie d'esprit,  d'une  force  de  volonté  incroyable  pour 
marcher  à  son  but  et  dominer  ses  sensations,  devenait 
une  furie  dès  qu'il  s'agissait  de  l'héritage.  Cette  attente 
fébrile,  cette  espérance  sillonnée  de  doutes,  avaient  fini 
par  changer  en  elle  l'amour  de  l'argent  en  frénésie, 
en  érétbisme,  et,  comme  les  fanatiques,  elle  eût  dévoré 
quiconque  aurait  fait  mine  de  lui  disputer  l'objet  de 
son  culte  :  s'il  lui  eût  été  prouvé  que  les  prêtres  —  ils 
n'en  font  jamais  d'autres  — *  eussent  exhorté  le  patient 
à  consacrer  en  bonnes  œuvres  une  partie  de  cette 


100         LES  JEUDIS  DE  MADAME  GAHRBONNEAU. 

énorme  fortune,  elle  eût  ameuté  contre  eux  tous  les  ré- 
dacteurs du  Sièchy  ou  plutôt  elle  n  eût  pas  attendu  la 
feuille  vengeresse;  elle  aurait  sauté  à  la  gorge  de  Tin- 
fâme  suborneur  et  déchiré  sa  soutane  de  ses  doigts  cro- 
chus, taillés  en  dents  de  râteau.  Le  chapitre  des  secré- 
taires du  vieux  baron  fut  pour  Harpagona  et  pour 
Plombagène  un  sujet  de  vives  perplexités.  Il  les  eût 
volontiers  dispensés  d'orthographe,  mais  ils  n'en  trou- 
vaient jamais  d'assez  sûrs.  Le  premier  était  un  jeune 
homme  intelligent,  doux,   modeste,  charmant,  mais 
suspect  d'amicale  préférence  pour  Albert,  cet  autre 
neveu  qui  donnait  parfois  des  inquiétudes  :  il  mourut; 
le  premier  cri  d'Harpagona  fut  encore  un  cri  du  cœur  : 
«c  Tant  mieux I  dit-elle,  il  aimait  trop  Albert!  »  Ce  fut 
là  toute  l'oraison  funèbre.  Pour  plus  de  certitude,  on 
fit  remplacer  le  défunt  par  un  employé  de  l'adminis- 
tration dont  Plombagène  était  le  chef  :  mais  voyez  l'i* 
nanité  des  calculs  humains I  Ce  nouvel  élu, fut  un  traî- 
tre. II  fut  vu  trois  fois  se  promenant  sur  la  terrasse 
avec  cet  odieux  Albert,  et  échangeant  avec  lui  une  con- 
versation à  voix  basse;  il  n'en  fallut  pas  davantage  : 
son  procès  ne  fut  pas  long.  Heureusement  l'imprudent 
donna  des  armes  contre  lui-même;  il  prit  dans  la  bi< 
bliothèque  un  vieux  bouquin  rongé  de  poussière;  en 
lui  accorda  le  temps  de  faire  sa  malle  et  on  le  chassi 
comme  un  gueux. 

Un  autre  jour  —  jour  néfaste I  —  Harpagona,  rete- 
nue dans  une  ville  voisine  par  les  fonctions  de  son  mari^ 
apprit  une  terrifiante  nouvelle  :  un  notaire  —  un  no- 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBOMNEAU.  161 

faire! —  du  cheMieu  de  canton,  subitement  appelé 
chez  le  baron  de  Rouvray,  y  avait  passé  la  nuit.  Qu'é- 
lait-3  allé  y  faire?  Bien  peu  de  chose  :  un  dix-septième 
testament  où  le  baron  maintenait  les  seize  autres,  et  y 
ajoutait  seulement,  dans  sa  munificence,  un  legs  de 
fingt-cinq  francs  pour  un  établissement  de  bienfai- 
sance; mais  la  chose  resta  quelque  temps  enveloppée 
de  ténèbres,  et  le  premier  moment  fut  rude.  Pour  sa- 
voir à  quoi  s'en  tenir,  Plombagène,  presque  sexagé- 
naire, riche  déjà  par  sa  place,  porteur  d*un  beau  nom 
et  de  décorations  nombreuses,  ne  craignit  pas  de 
shumilier  devant  les  domestiques  et  de  les  ques- 
tionner les  mains  jointes.  Quant  à  Harpagona,  ce  fut 
bien  pis.  Elle  bondit,  hurla,  grinça  de  rage,  prit 
à  témoins  les  dieux  et  les  hommes,  se  roula  sur  son 
tapis,  menaça  de  la  guillotine  tous  ceux  qui  auraient 
trempé  dans  le  complot,  et,  dans  le  désordre  de  ses  sens, 
ne  s'aperçut  pas  qu'elle  donnait  ce  hideux  spectacle  à 
Qoe  dame  de  la  ville,  qui  n'avait  aucune  raison  de  lui 
garder  le  secret. 

EnGn,  enGn,  le  ciel  eut  pitié  de  ses  angoisses.  Le 
baron  de  Rouvray  se  décida  à  faire  quelque  chose  en 
faveur  de  parents  qui  ne  se  tourmentaient  que  pour 
son  bien.  Il  ne  mourut  pas  tout  à  fait  encore  :  c'eût 
été  trop  beau  !  Mais  le  pauvre  richard,  qui  radotait 
déjà,  tomba  complètement  en  enfance;  une  enfance 
réaliste,,  digne  deM.'Champfleuryet  surtout  de  M.  Clair- 
ville  I  c'est  ici  qu'éclata  la  piété  quasi-Gliale  d'Harpa- 
gooa  et  de  Plombagène.  Ils  constatèrent  l'état  du  bon* 


IG3         LES  JEUDIS  DE  MADAME  CHARBONNEAU. 

homme,  et,  de  peur  qu'on  n'en  abusât,  ils  firent 
publier  partout  par  leurs  frères,  sœurs,  cousins,  amis 
et  connaissances,  que  le  baron  de  Rouvray — leur  bien* 
faiteur  I  — «  était  emmailloté,  qu'on  lui  donnait  la  bec* 
quée  comme  à  un  moineau  en  bas  âge,  qu'il  ne  recon- 
naissait plus  personne,  qu'il  se  croyait  à  l'auberge,  noum 
aux  frais  du  gouyernement,  qu'il  prenait  son  curé  pour 
Garibsddi,  sa  servante  pour  mademoiselle  Mars,  son 
valet  de  chambre  pour  lord  Palmerston,  et  son  garde 
champêtre  pour  le  cardinal  Antonelli;  tous  faits  au- 
thentiques d'où  il  résultait  que  si,  par  hasard,  dans  une 
lubie,  ledit  baron  changeait  quelque  chose  à  ses  dis- 
positions testamentaires,  ce  changement  serait  de  touto 
nullité. 

Deux  autres  années  s'écoulèrent.  Puis,  le  baron,  qui 
était  déjà  mort,  mourut  ofGciellement.  Harpagona  et 
Plombagène  avaient,  dans  l'intervalle,  commencé  à 
s'installer  à  Paris.  Je  glisse  sur  le  détail  des  ladreries 
qu'ils  brodèrent  en  guise  de  larmes  sur  le  drap  funé- 
raire. On  en  parle  encore,  on  en  parlera  longtemps^ 
sous  le  chaume  et  sous  l'ardoise,  à  vingt  lieues  à  la 
ronde,  dans  le  département  d' Indre-et-Loire.  Albert, 
le  neveu  qui  n'héritait  pas,  passa  trois  mois  à  rece- 
voir et  à  éconduire  poliment  des  gens  qui  venaient 
se  plaindre  des  lésineries  de  l'héritier.  Avant  l'événe- 
ment, Plombagène  et  Harpagona  se  faisaient  pauvres  ; 
après,  ils  se  firent  indigents,  et  traitèrent  comme 
une  insulte  personnelle  toute  allusion  à  leur  nou- 
velle fortune.  Peu  s'en  fallut  qu'ils  n'allassent,  par 


LBS  JEUDIS    DE  M ADAKE  CnARBORNEAU*        103 

précaution,  se  faire  inscrire  au  bureau  de  bienfaisance 
de  leur  arrondissement.  Le  mari,  par  ordre  de  la 
femme,  se  mit  à  porter  les  ideux  paletots  de  son  oncle. 
Toutes  les  yadantes  du  pauvre  homme  !  furent  épuisées 
en  l'honneur  de  ce  malheureux,  condamné  à  payer 
cent  vingt  mille  francs  de  droits  de  succession.  Il  y  eut 
du  bruit,  des  menaces  de  juge  de  paix,  pour  une  sou« 
coupe  ébréchce,  un  plumeau  chauve  et  une  serviette 
de  cuisine  qui  ne  se  retrouva  pas.  Pourtant  Plomba- 
gène  eut  un  accès  de  libéralité  qui  lui  fit  le  plus  grand 
honneur  :  il  avisa  dans  le  grenier  un  tableau  qui  re- 
présentait le  beau-père  de  son  oncle,  figurant  dans  une 
fête  civique  en  costume  du  temps  du  Directoire.  Cette 
toile,  due  au  pinceau  bien  intentionné  d'un  barbouil- 
leur du  cru,  aurait  certainement  valu,  dans  une  vente, 
un  franc  cinquante  centimes.  Plombagène,  après  avoir 
lu  quelques  pages  de  Sénèque  sur  le  mépris  des  riches- 
ses, envoya  ce  tableau  au  musée  de  la  ville,  en  y  ajou- 
tant une  lettre  commémorative  :  il  ne  réclama  rien 
pour  le  cadre. 

Mais  à  Paris,  où,  en  fait  d'argent,  on  ne  juge  que 
les  résultats,  Harpagona  reprit  tous  ses  avantages  : 
elle  avait  infiniment  d'esprit,  de  belles  alliances,  de 
brillantes  amitiés,  un  état  de  maison  déjà  fort  passable, 
et  Ton  peut  dire  qu'elle  était  faite  pour  la  fortune  comme 
Taimant  pour  le  fer.  Avec  l'aide  d'un  célèbre  cuisi- 
nier de  Tours,  à  qui  elle  persuada  qu  il  avait  des  af- 
faires à  Paris,  elle  donna  économiquement  quelques 
beaux  dîners,  qui,  bien  roaquignonnés,  eurent  un 


164        LES  JEUDIS  DE  MADAME  CÏÏARDONNEAU. 

grand  succès.  Bref,  elle  ne  larda  pas  à  avoir,  ce  qui  est 
si  difficile  et  si  rare,  un  salon,  et,  qui  plus  est,  un  sa- 
lon d'exquise  compagnie  :  son  seul  ennbarras,  sur  ce 
premier  échelon  de  ses  grandeurs,  ce  fut  son  mari 
Plombagène.  Madame  Sophie  Gay  a  dit,  dans  ses  Sa- 
lons célèbres^  que,  pour  qu'une  femme  supérieure  eût 
.tout  son  relief,  pour  que  le  salon  de  cette  femme  eût 
tout  son  agrément,  il  fallait  que  son  mari  fut  nul,  ab- 
sent ou  invisible.  Or  Plombagène  n'était,  hélas I  ni  ab- 
sent, ni  invisible,  ni  nul  ;  il  était  ennuyeux,  et  d'un 
genre  d'ennui  particulièrement  antipathique  à  Tesprit 
parisien,  qui  a  pris  pour  devise  le  jf/i55f 2,  mortels,  n^ap- 
puyezpas  I  de  ce  diable  de  Voltaire.  Plombagène  avait  des 
connaissances  variées,  beaucoup  de  lecture,  un  peu  d'^^ 
pas  mal  de  chimie,  de  géologie,  de  mécanique,  d'hy- 
draulique, et,  avec  tout  cela,  cet  amour  de  la  précision 
qui  ne  permet  pas  qu'un  bouton  de  guêtre  s'égare  dans 
la  conversation.  Pourvu  qu'il  vous  arrivât,  devant  lui, 
de  lâcher  une  imprudence,  d'aventurer  un  mot  in- 
exact, répondant  à  une  de  ses  spécialités  (il  les  avait 
toutes),  vous  étiez  pris,  et  vous  en  aviez  pour  deux 
heures.  Tous  les  aboutissants,  embranchements,  déga- 
gements et  annexes  de  la  question  étaient  traités  ex 
professOj  de  l'alpha  à  l'oméga,  du  cèdre  à  Thysopc, 
en  style  panaché  de  Joseph  Prudhomme  et  de  poly- 
technicien fniit'Sec  ;  jugez  du  supplice  d'Harpagona, 
lorsqu'elle  entamait  avec  ses  habitués  et  ses  spirituelles 
amies  quelque  causerie  fine  et  déliée  comme  de  la 
dentelle,  et  que  Plombagène,  changeant  la  causerie  en 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAU.        165 

cours  de  l'école  des  arts  et  métiers,  marchait  lourde- 
ment sur  ces  ailes  d'abeilles,  comme  un  bœuf  en  va- 
cances sur  l'étalage  de  Delisle  ou  de  Gagelin  I  Le  whist 
était  alors  sa  ressource  ;  le  whist,  ami  fidèle  de  ses 
bons  et  de  ses  mauvais  jours  :  le  whist,  qu'elle  jouait 
comme  feu  Deschapelles.  Autrefois,  disait-on,  avant 
Thégyre  des  millions  Rouvray,  au  temps  des  garnisons 
maigres,  Harpagona  condamnait  au  whist  forcé  les 
subordonnés  de  son  mari  :  elle  jouait  mieux  qu'eux  et 
jouait  un  peu  cher;  ils  étaient  pauvres,  mais  résignés; 
ils  perdaient  toujours  et  s'en  allaient  la  tète  basse;  le 
lendemain,  par  extraordinaire  et  pour  cette  fois  seule- 
ment, son  mari  avait  du  dessert. 

Pour.  Tintelligence  de  ce  qui  va  suivre,  je  dois  dire 
que,  commfi  presque  tous  les  salons  de  Paris,  celui 
d'Harpagona  avait  sa  béte  noire  ;  or,  cette  béte  noire 
claitun  homme  qui  n'est  ni  noir,  ni  bète;  une  des 
gloires  de  notre  époque,  un  de  nos  appuis  dans  les 
temps  mauvais,  mâle  caractère,  parole  séduisante,  élo- 
quence pleine  d'à-propos,  piété  sincère,  habileté  mise 
au  service  de  toutes  les  nobles  causes  ;  un  homme  en* 
On,  dans  un  siècle  qui  en  compte  encore  beaucoup  sur 
les  champs  de  bataille,  mais  si  peu  dans  la  vie  civile  1 
La  tendre  et  fidèle  admiration  que  j'éprouve  pour 
Iphicrate  —  vous  l'avez  déjà  reconnu,  —  m'autorise  à 
avouer  un  tout  petit  défaut  que  notre  faible  Nature  a 
nicié  n  toutes  ses  grandes  quaUtés,  sans  doute  pour  ne 
pns  trop  humilier  ses  contemporains.  Doué  d'un  art  ad- 
niirable  pour  tirer  de  toutes  les  situations  le  meilleur 


160        LES  JEUDIS  DE  MADAME  GUARBONNEAD. 

parti  possible,  il  a,  pour  qu'elles  lui  rendent  tout  ce 
qu'elles  peuvent  rendre,  besoin  que  nous  l'aidions  tous 
à  l'approche  du  moment  décisif.  Certainement,  ce  con- 
cours lui  est  bien  dû  :  il  en  fait  un  si  bon  usage  !  mais 
on  a  généralement  remarqué  qu'il  a  le  bon  goût  de 
préférer  les  citrons  pleins  aux  citrons  exprimés.  En 
d'autres  termes,  il  n'est  pas  tout  à  fait  le  même  le  len- 
demain du  service  rendu  que  la  veille  du  service  très- 
légitimement  demandé.  La  veille,  il  est  charmant,  tout 
feu  et  tout  flamme.  Le  lendemain,  il  est  charmant  en- 
core; il  ne  peut  pas  ne  pas  Têtre,  mais  le  feu  s'éteint  et 
la  reconnaissance  couve  sous  la  cendre.  Si,  au  lieu 
d'être  Fhomme  le  plus  poli  de  l'univers,  il  parlait  l'ar- 
got bohème,  on  croirait  parfois  qu'il  va  dire  :  «  Â  pré- 
sent passons  à  un  autre  exercice  I  »  Comme  tous  les 
hommes  supérieurs,  il  a  des  séides  qui  ne  le  valenlpas, 
et  qui,  en  le  servant,  sont  sujets  à  le  contrefaire.  Te- 
nez, mesdames!  un  trait  entre  mille  :  Iphicratc,  au 
moment  dont  je  parle,  songeait  déjà,  et  à  très-bon  droit, 
à  l'Académie  française.  Il  avait  d'abord  jeté  son  dévolu 
sur  la  succession  académique  de  Théonas,  octogénaire 
de  lettres,  un  de  ces  immortels  opiniâtres  qui  mon- 
nayent en  longévité  l'immortalité  dont  ils  ne  sont  pas 
sûrs  :  aimable,  vénérable,  délectable,  mais,  pour  le 
quart  d'heure,  ayant  le  défaut  contraire  à  celui  de  la 
jument  de  Roland  :  il  n'était  pas  mort  :  — goutteux,  ca- 
tarrheux,  rhumatisant,  apoplectique,  paralytique,  mais 
enOn,  grand  bonhomme  vivait  encore!  Or,  à  cette 
époque,  je  devais,  dans  un  journal  célèbre,  consacrer 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  CHARBONNEAU.        167 

ime  étude  aux  excellents  ouvrages  d'Ipliicratc.  Seule- 
ment, pour  rendre  mes  louanges  plus  significatives,  il 
avait  été  convenu  avec  Phidippe,  un  des  plus  zélés  se- 
crétaires de  ses  commandements,  que  je  m'arrangerais 
pour  faire  exactement  coïncider  l'apparition  de  mon 
article  avec  la  mort  de  Théonas  et  Touverlure  de  sa  suc- 
cession. Là-dessus,  me  voilà  à  l'ouvrage,  et  les  dépê- 
ches télégraphiques  de  Phidippe  de  fondre  comme  grêle 
sur  ma  table  de  travail  : 

a  Lundi  matin.  —  Attendons;  Théonas  va  un 
peu  mieux  :  il  a  pris  un  bouillon  et  dormi  deux 
heures... 

a  Mardi  soir*  —  Vite,  à  la  besogne!  Théonas  est  au 
plus  mal;  on  Ta  administré  :  il  n'a  presque  plus 
de  pouls.  Les  médecins  disent  qu'il  ne  passera  pas  la 
onit. 

«Mercredi  matin. — C'est  inconcevable  !  Théonas  n'est 
pas  mort.  Suspendez  la  publication. 

0  Jeudi  matin. — Théonas  est  à  l'agonie.  Corrigez  les 
épreuves.» 

Ainsi  de  suite;  total  :  cinq  bulletins  et  cinq  caries 
de  Phidippe.  Depuis ,  je  n'ai  plus  eu  l'honneur  de  le 
revoir. 

Théonas  mourut  enGn,  et  ce  fut  alors  un  concert  de 
douleurs,  d'éloges  et  de  regrets  :  ainsi  va  le  monde ,  la 
lie  et  l'Académie. 

Pourtant  Iphicrate  ne  fut  pas  nommé  cette  fois*là  ; 
mais  il  le  fut  six  mois  après,  et  jamais  succès  plus  légi- 
time n'attira  sur  un  homme  illustre  de  plus  injustes 


108        LES  JEUDIS  DE  HADAHE  GUARBONNEAU. 

violences.  Que  les  Triboulets  sérieux  ou  grotes^iues  de 
la  presse  révolutionnaire  fussent  acharnés  contre  lui, 
il  n'y  avait  pas  là  de  quoi  s'étonner;  mais  la  société 
polie  et  charmante  qui  se  réunissait  chez  Harpagonal 
le  phénomène  élait  plus  étrange  et  donnait  lieu  à  des 
réflexions  plus  tristes. 

Un  soir  d'hiver,  elle  avait  invité  ses  intimes,  —  la 
fine  fleur  du  faubourg  Saint-Germain,  —  à  un  whist 
émaillé  de  causerie  :  il  faisait  froid  au  dehors,  un  bon 
feu  flambait  dans  la  cheminée  ;  on  déchirait  Iphicrate 
à  petites  dents  blanches  et  à  petits  ongles  roses  :  la 
soirée  commençait  bien. 

Survint  un  des  habitués  du  salon,  Maurice  de 
Prasly;  il  s'approcha  du  feu  après  avoir  salué  la  mai* 
tresse  de  la  maison,  et  dit  étourdiment  :  je  suis  gelé  I . . 

—  Non,  mon  cher,  vous  n'êtes  pas  gelé,  reprit 
doctoralement  Plombagène  :  si  vous  étiez  gelé,  vous 
ne  pourriez  plus  ni  parler,  ni  marcher  ;  il  faut,  pour  la 
congélation  du  corps  humain,  28^  degrés  Réaumur, 
et  nous  n'avons  ce  soir  que  huit  degrés  centigrades. 
Marfurius,  dans  son  Voyage  au  Spit%berg^  donne  de 
curieux  détails  sur  les  conditions  nécessaires  pour 
qu  un  homme  soit  gelé  :  les  yeux  brillent,  le  sang  cesse 
de  circuler,  la  vie  abandonne  les  extrémités,  les  oreil- 
les sont  assourdies  par  un  bourdonnement  sinistre  : 
j'ai  les  t-rois  volumes  in-4**  de  ce  Voyage  dans  ma  biblio- 
thèque; si  vous  voulez,  j'irai  vous  les  chercher  et  nous 
les  parcourrons  ensemble.  Au  surplus,  il  n'y  avait  pas 
d'hommes  mieux  renseignés  là-dcs5us  que  nos  veto- 


LES  JEUDIS  DE  MADAUE  GUAKBONNEAU.    169 

nns  de  la  campagne  de  Russie  :  je  me  souviens,  entre 
lolres,  d'avoir  fait  causer  un  sergent  qui  avait  euToreille 
gauche  gelée  en  sortant  de  Wilna;  dix-neuf  ans  après 
il  s'en  ressentait  encore;  nous  étions  ensemble  dans  la 
tranchée;  c'était  l'avant-veille  de  la  prise  d'Anvers... 

—  Mon  ami,  je  vous  en  prie,  sonnez  pour  qu'on 
nous  apporte  d* autres  cartes!  s'écria  Harpagona, 
qui  avait  depuis  longtemps  compris  la  nécessité  de  ces 
diversions. 

On  se  remit  à  déchirer  Iphicrate. 

Un  demi-heure  après,  un  des  joueurs  se  leva  brus- 
quement, et,  quittant  la  table  de  whist,  dit  aux  cau- 
seurs restés  près  de  la  cheminée  : 

—  Décidément,  j'y  renonce  pour  ce  soir  :  j  ai  des 
jeux  impossibles! 

—  Prenez  garde  I  répliqua  Plombagone;  s  ils  étaient 
impossibles,  vous  ne  pourriez  pas  les  avoir,  et,  par 
conséquent,  vous  ne  les  auriez  pas.  Lisez  Boiste, 
Restaud,  de  Wailly,  Lavaux,  Napoléon  Landais,  la 
grammaire  de  Port-Royal,  et  vous  y  trouverez  la  vraie 
significative  du  mot  impossible.  Je  ne  comprends  pas, 
je  l'avoue,  surtout  chez  les  gens  bien  élevés,  cette  ma- 
nie  de  détourner  de  leur  sens  propre  la  plupartdes  mots 
de  la  langue  française.  Vous  croyez  donner  plus  de  pi- 
quant  au  discours,  et  vous  ne  faites  que  copier  les  bo- 
hèmes, les  rapins,  les  fantaisistes,  les  acrobates  du  vers 
et  (le  la  prose .  C'est  pourquoi ,  si  vous  le  voulez  bien,  nous 
déclarerons  tout  simplemeut  que  vous  avez  eu  des  jeux 
ditaslableSy  et  nous  ajouterons  que  rien  n'est  impossible 

10 


170        LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARDONNEAU. 

à  Tarmée  française  ;  c'est  ce  que  me  disait,  eu  monlant 
à  l'assaut,  un  de  mes  camarades  de  promotion,  le  jour 
de  la  prise  d'Anvers... 

—  Gaston,  je  vous  en  conjure,  appelez  François, 
pour  qu'il  renouvelle  les  bougies,  dit  Harpagona,  qui, 
depuis  deux  minutes,  semblait  être  sur  ic  gril. 

On  se  remit  à  déchirer  Iphicrate. 

En  ce  moment,  un  habitué  retardataire,  Émilion  de 
Pressoles,  parut  à  la  porte  du  salon,  et  ses  premiei-s 
mots  furent  ceux-ci  :  je  viens  du  club,  ou  j'ai  perdu  un 
argent /afrttl^tix... 

Plombagène  saisit  l'adjectif  au  vol. 

—  Permettez,  mon  ami  !  dit-il  en  aspirant  une  prise 
de  tabac  :  fabuleux  est  encore  un  de  ces  mots  que  vous 
détournez  de  leur  vrai  sens  ;  vous  torturez  le  diction* 
naire  et  vous  supprimez  les  étymologies  sous  prétexte 
de  ne  pas  parler  comme  tout  le  monde  ;  la  belle  gloire  I 
—  Fabuleux  s'applique  spécialement  aux  époques  an- 
térieures à  celles  qu'a  éclairées  l'histoire  ;  l'on  dit  : 
les  temps  historiques,  et  les  temps  fabuleux  ;  les  évé- 
nements fabuleux,  et  les  événements  historiques  :  ainsi 
l'on  dira  que  le  siège  de  Troie  est  un  événement  fabu« 

eux  et  que  le  siège  d'Ânv 

—  Mon  ami,  vite,  vite,  une  tranche  de  brioche 
pour  le  général,  qui  n'a  plus  de  jeux!  exclama  Harpa- 
gona, dont  la  sueur  perlait  sous  ses  cheveux  gris. 

On  se  reprit  de  plus  belle  à  éreinter  Iphicrate  : 
parmi  les  plus  acharnés,  on  me  montra  la  baronne  Ar- 
sinoé,  femme  d'esprit,  et  le  chevalier  Acaste,  jeune 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  ClIARBONKEAI}.        171 

homme  de  haute  naissance,  connaisseur  en  belles  choses, 
Irès-spirituel,  disait-on,  et  passionné  pour  la  littérature. 
Acaste  me  fit  force  compliments,  et  ce  dilettante  con- 
somme me  félicita  tout  d'abord  de  ma  magnifique 
étude  sur  Paul-Louis  C!ourrier,  qui  est  de  Nettement, 
et  de  mon  délicieux  roman  de  Catherine^  qui  est  de 
Jules  Sandeau.  Je  lui  pardonnai  de  grand  cœur  ces 
deux  légères  peccadilles  en  faveur  de  la  bonne  inten* 
tion,  et,  profitant  du  triste  privilège  de  mon  âge,  je  lui 
reprochai,  à  lui,  aristocrate,  homme  monarchique, 
Vendéen,  habitué  des  Conférences  de  Notre-Dame,  ses 
préventions  furieuses  contre  Iphicrate.  Il  défendit  son 
opinion  à  grand  renfort  de  paradoxes  d'un  goût  qui 
ne  valait  pas  celui  de  sa  cravate  :  puis,  comme  s'il 
ftvait  réservé  son  meilleur  argument  pour  le  dernier,  il 
me  dit  avec  une  nuance  d'ironie  et  d'élégance  mon- 
daine : 

—  Parbleu  I  c^^la  vous  va  bien,  à  vous  qui  avez 
àeinlé  l'écrivain  monarchique  et  catholique  par 
excellence!... 

—  Qui  donc? 

-^  Balzac.  —  Et  ces  deux  syllabes  lui  remplis- 
saient la  bouche.  Je  restai  stupéfait,  abasourdi,  ahuri  : 
la  baronne  Arsinoé  et  quelques  jeunes  femmes  écou- 
laient. En  un  moment,  par  une  de  ces  intuitions  ra- 
pides que  donne  aux  improvisateurs  littéraires  l'habi- 
tode  du  métier,  je  revis  en  idée  tous  les  passages  que 
j'avais  notés  en  étudiant  Balzac,  et  où  ce  génie  étrange 
^^saisonnait  de  maximes  absobili^tes  ses  dangereuses 


172        LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAD. 

peintures,  comme  un  pharmacien  halluciné  qui  dé- 
layerait de  Tarsenic  dans  de  l'eau  bénite.  Abusant  de 
ma  stupeur,  et  encourage  par  le  sourire  approbateur 
de  son  gracieux  entourage,  Acaste  me  cita  coup  sur 
coup  une  douzaine  de  phrases  dont  la  plus  douce  eût 
fait  tomber  à  la  renverse  tous  les  libéraux  de  la  Res- 
tauration. Dejolies  petites  mains  applaudirent  de  toutes 
leurs  forces.  Moi,  résumant  mes  griefs  et  me  croyant 
sûr  d'accabler  mon  contradicteur,  j'allais,  à  mon  tour, 
commencer  mon  réquisitoire  et  mes  citations,  lorsque 
j'avisai,  derrière  l'épaule  d'Arsinoé,  les  yeux  fixés  sur 
moi  avec  une  incomparable  expression  de  curiosité  vir- 
ginale, une  jeune  fille  de  dix-huit  ans  à  peine,  portant 
un  des  plus  beaux  noms  de  France,  une  fleur,  un  lis 
de  beauté  et  d'innocence,  doucement  inclinée  dans  une 
attitude  dont  rien  ne  saurait  rendre  la  suavité  et  la 
grâce.  Elle  était  là,  attendant  ma  réponse,  sans  doute 
pour  avoir  une  première  opinion  sur  ces  livres  qu'elle 
n'avait  jamais  lus.  Je  la  regardais,  et  mon  imagination 
mobile  croyait  voir  une  sorte  de  Psyché  chrétienne,  at- 
tirée par  la  lampe  mystérieuse  qui  allait  lui  montrer 
un  ange  ou  un  monstre.  A  Tinstant,  je  me  dis  qu'il  ne 
m'était  pas  permis,  même  dans  l'intérêt  d'une  bonne 
cause,  de  ternir  cette  céleste  ignorance;  que,  pour  con- 
fondre mon  adversaire,  il  me  faudrait  lui  rappeler  des 
détails,  des  scènes  et  jusqu'à  des  titres  d'ouvrages,  qui, 
même  voilés  à  demi  par  mes  réticences,  pourraient 
troubler  cette  adorable  enfant.  Moi-même  je  me  sentis 
rougir,  je  bredouillai  hontcucement;  j'essayai  d'établir 


lES  JEUDIS  DE  MADAME  CIIARBONNEAU  175 

IV6C  le  sémillant  Acaste  un  a  parte  qui  ne  fut  nulle- 
ment du  goût  de  ces  belles  dames.  Bref,  ma  déroute 
fat  complète,  et  ce  monde  aristocratique  et  charmant 
décida  m  petto  que  Balzac  était  un  grand  homme,  un 
tigoureux  champion  des  doctrines  monarchiques  et  ca- 
tholiques, et  que  monsieur  le  critique  rigoriste  ne  savait 
pas  même  donner  ses  raisons. 

Heureusement,  Plombagène  accourut,  en  bon  maître 
de  maison,  pour  masquer  ma  défaite.  - 

—  Balzac,  dit-il,  est  rempli  d  absurdités.  Je  le  crois 
inrérieur  à  Henri  Conscience,  qui,  comme  vous  savez 
est  Belge  ;  à  propos  de  Belgique,  je  me  rappelle  qu'au 
sicge  d'Anvers... 

Ilarpagona  allait  pousser  son  quatrième  cri  de  dé- 
tresse ;  mais  elle  n'en  eut  pas  le  temps,  ou  plutôt  ce  cri 
de  détresse  se  changea  en  cri  de  fureur.  François  venait 
de  casser  une  tasse  de  porcelaine  de  Chine.  Ce  fut  un  tel 
désespoir,  qulphicrate,  Balzac,  Conscience  et  Anvers 
furent  oubliés.  On  entoura  la  pauvre  Ilarpagona,  en 
proie  à  des  convulsions  nerveuses  :  chacun  la  consola 
de  son  mieux,  et  je  profitai  du  tumulte  pour  m'es- 
qui  ver. 

Je  vous  épargne  mes  réflexions  douloureuses,  et  j'ar- 
rive au  fait.  Quelques  mois  s'écoulèrent,  et  bientôt  l'on 
annonça  comme  prochaine  la  réception  d'Iphicrate  à 
TAcadcmie.  Très-peu  d'accord  sur  son  mérite,  ses  enne- 
mis et  ses  amis  s'accordaient  sur  un  point  :  c'est  que 
la  séance  de  réception  serait  très-brillante,  que  totit  Pa- 
T\$  y  serait,  et  que,  par  conséquent,  les  personnes  qui 

10. 


174        LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAU. 

avaient  la  juste  prétention  d'être  partie  intégrante  de  ce 
tout  Paris  ne  pouvaient,  sans  se  manquer  à  elles-mêmes, 
se  dispenser  d'avoir  des  billets.  Si  ces  billets  s'étaient 
côtés  à  la  Bourse,  il  y  aurait  eu  une  hausse  extraordi- 
naire. Le  secrétaire  perpétuel  recevait  plus  desuppliantes 
pattes  de  mouches  qu'un  ministre  du  lendemain  ne  re- 
çoit de  demandes  de  préfectures;  il  avait  épuisé  (c'est 
tout  dire)  les  élégances  de  son  langage  avant  d'être  au 
bout  de  ses  refus  polis.  II  était  clair  que  la  réception 
d'Iphicrate  serait  pour  les  hommes  et  les  Femmes  à  la 
mode,  qui  se  piquent  de  bel  esprit,  un  de  ces  champs 
de  bataille  où  il  faut  vaincre  ou  mourir. 

Je  ne  sais  si  je  vous  ai  dit,  mesdames,  que  ma  sœur 
Ursule,  plus  âgée  que  moi  de  cinq  ou  six  ans,  s'était  faite 
à  Paris  ma  gouvernante  et  ma  ménagère.  Elle  y  avait 
d'autant  plus  de  mérite  qu'elle  blâmait  ma  vocation  lit- 
téraire, qu'elle  craignait  toujours  de  me  voir  faiblir  du 
cAté  du  roman  ou  du  théâtre,  et  qu'elle  ne  manquait  ja- 
mais de  me  prédire  que  toutes  ces  écritures  ne  me  pro- 
duiraient rien  de  bon.  Les  plaisirs  de  ce  monde  ne  la 
tenlaient  point  et  ses  vanités  encore  moins.  Sœur  d^un 
écrivain  qui  avait  eu  ses  moments  de  notoriété  et  dont 
la  stalle  était  encore  marquée  aux  premières  représen- 
tations, Ursule  ne  mettait  jamais  le  pied  au  théâtre  :  elle 
ignorait  le  titre  des  pièces  nouvelles,  n'allait  pas  dans  le 
monde  et  ne  connaissait  guère  d'autre  chemin  que  celui 
de  Saint-Louis  d'Antin.  Ayant  refusé  de  se  marier  pour 
rester  avec  moi  et  me  garder  des  écarts  de  mon  imagina- 
tion, m'aimant  avec  un  dévouement  inouï,  elle  avait  à 


LES  JEUDIS  DE  HADÂHE  GUARBONNEAU.   175 

peine  lu  quelques  pages  de  mes  livres  :  elle  les  trouvait 
encore  trop  mondains  1  II  n'y  avait  eu  dans  sa  vie  ni  sou* 
rire,  ni  fleurs,  ni  soleil  ;  pas  un  amusement  frivole,  peu 
de  gaieté,  aucune  de  ces  joies  domestiques  qui  créent  am 
femmes  un  monde  dans  un  berceau.  Cette  existence  si 
austère,  si  mortifiée,  cette  vie  de  recluse  à  côté  de  la 
mienne  où  pénétraient  toutes  les  lueurs,  où  retentis* 
ment  tous  les  bruits  de  la  civilisation  parisienne,  ce 
contraste  me  touchait  jusqu'au  fond  de  l'Ame  et  m'in« 
spiiait  une  sorte  de  respectueuse  pitié. 

Or,  &  ce  moment,  Ursule,  à  qui  ma  position  littéraire 
n'avait  jamais  rapporté  un  seul  avantage,  un  seul  plaisir, 
(at  prise  d'un  désir  de  femme  et  de  dévote  ;  un  de  ces 
désirs  qui,  dans  les  Ames  habituées  à  l'abnégation,  rem- 
placent  la  quantité  par  la  qualité.  Elle  m'avoua,  comme 
one  secrète  faiblesse,  qu'elle  mourait  d  envie  d  aller  à  la 
réception  d'Iphicrate  ;  que  cette  envie  lui  avait  donné 
des  distractions  à  la  messe  et  au  sermon,  et  qu'elle  me 
suppliait  de  me  procurer  deux  billets,  un  pour  moi  et  un 
pour  elle  :  «  D'ailleurs,  me  dit^elle  avec  ce  bon  sens  un 
peu  positif  quela  dévotion  n'exclut  pas,  tu  as  droit  à  deux 
billets,  puisque  tu  dois  rendre  compte  de  la  séance  dans 
un  journal  et  dans  une  Revtie,  et  que  chacun  de  tes  deux 
articles  te  vaudra  probablement  une  cinquantaine  d'in- 

jarcs*  » 

Le  raisonnement  ne  manquait  pas  de  justesse.  J'ac* 
cueillis  avec  transport  la  demande  de  ma  sœur  Ursule. 
Enfin,  j'allais  avoir  une  occasion  de  lui  montrer  que  ma 
littérature  pouvait  être  bonne  &  quelque  chose,  de  lui 


176        LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAU. 

faire  goûter  quelques  heures  agréables,  à  elle  volon- 
iairement  sevrée  de  toutes  les  joies  de  ce  monde  I  Comme 
il  n'y  a  que  le  premier  pas  qui  coûte,  Ursule,  une  fois 
décidée  à  jeter  son  bonnet  par-dessus  la  coupole  du  pa- 
lais Mazarin,  commanda  une  robe  et  acheta  un  chapeau 
neuf.  En  quelques  jours,  elle  avait  rajeuni  de  dix  ans, 
et  moi,  j*avais  peine  à  retenir  dedouces  larmes  en  voyant 
ce  rayon  courir  sur  ce  visage  pâli  et  ridé  avant  l'âge. 
Quant  à  l'idée  de  n'avoir  pas  les  deux  billets,  si  quel- 
que impertinent  l'avait  exprimée  dans  ces  premiers 
jours,  j'aurais  éclaté  de  rire.  Puis  cette  idée  me  revint, 
et  je  la  repoussai  ;  puis  elle  prit  plus  de  consistance,  et, 
comme  la  grande  journée  approchait,  je  commençai  à 
me  mettre  sérieusement  en  campagne.  Je  frappai  à 
vingt  portes  ;  je  sollicitai  toutes  les  puissances  ;  je  fis 
valoir  mes  titres,  mes  deux  articles  en  perspective,  la 
certitude  d'être  injurié  pour  la  plus  grande  gloire  du 
récipiendaire.  Hélas  I  je  ne  tardai  pas  à  me  convaincre 
que  ce  qui  m'avait  d'abord  paru  si  aisé  était  horrible- 
ment difGcile.  Comment  aurait-on  pu  m' accorder  ma 
demande?  On  refusait,  on  tenait  en  suspens  deux  ma- 
réchaux, trois  duchesses,  cinq  ou  six  princes  russes, 
un  évoque,  quatre  sénateurs  et  plusieurs  sociétaires  de 
la  Comédie-Frangaise.  J'arpentais  tout  Paris;  je  me  rui- 
nais en  voitures  à  l'heure  :  cependant  les  jours  s'envo- 
laient plus  rapidement  que  jamais.  Nous  étions  au  di- 
manche, et  la  séance  était  annoncée  pour  le  jeudi  8ui« 
vant.  Enfin,  las  d'importuner  des  indifférents,  je  pris 
le  parti  de   m' adresser   au    principal    intéressé,    à 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  CHARBONNEAU.         ill 

Iphicrate  (ui-même.  Je  courus  chez  lui;  justement  le 
hasard  me  servit  :  je  trouvai  Iphicrate  devant  sa  porte  ; 
tout  essoufflé,  un  peu  ému,  je  balbutiai  ma  demande  ; 
il  m'arrêta  aux  premiers  mots. 

—  Des  billets!  me  dit-il  avec  une  familiarité  char- 
mante :  j'allais  vous  en  demander  ! 

Le  mot  était  si  complet,  si  beau,  que  je  restai  en 
extase,  comme  devant  un  magniBque  objet  d*art.  Je 
souris  niaisement,  je  serrai  la  maind*Iphicrate,  et  nous 
nous  séparâmes. 

Le  jeudi  suivant,  j'allai  seul  à  l'Académie.  La  pauvre 
Ursule,  consternée  d'abord,  puis  résignée,  offrit  à  Dieu 
cette  mortification,  qu'elle  avait  méritée,  disait-elle,  pr.t 
un  désir  trop  vif.  Elle  garda  le  logis,  occupée  à  tricoter 
une  paire  de  bas  pour  les  petites  sœurs  des  pauvreb^ 

La  séance  futd*un  éclat  inouï;  mais  devinez  quell<:s 
furent  les  deux  premières  figures  que  mes  yeux  rencon- 
trèrcnt  aux  plus  belles  places  :  la  baronne  Arsinoé  et  la 
chevalier  Âcaste.  Ils  détestaient  Iphicrate.  Depuis  nu 
mois,  ils  avaientdit  de  lui  autant  de  mal  que  j'en  pensais, 
disais  et  écrivais  de  bien.  N'importe!  La  chose  était  à  la 
mode  ;  la  moitié  de  leurs  amis  n'avaient  pu  avoir  do- 
place  ;  tout  Paris  y  était  le  matin,  et  en  parlerait  le  soir. 
Il  était  donc  de  toute  nécessité  que  l'on  y  vit  Arsinoé 
et  Acaste  :  —  et  on  les  y  voyait  I 

Ce  jour-là,  pour  la  première  fois,  je  regardai  comme 
possible  une  idée  qui  m'eût  paru,  quelque  temps  aupa- 
ravant, la  plus  humiliante  des  folies  :  l'idée  de  quitter 
Paris,  de  me  réfugier  à  la  campagne,  de  renoncer  à 


178        LES  JEUDIS  DB  MADAME  CUAR60MNEAU. 

eette  vie  litlérairc  où  je  ne  rencontrais  plus  que  mé- 
eomptes  et  déboires.  Pourtant,  je  voulus  accomplir 
ma  tâche  jusqu'au  bout,  et  la  prédiction  d'Ursule  se 
vériGa  de  point  en  point.  J'écrivis  les  deux  articles  : 
ils  détournèrent  sur  ma  chétive  personne  une  partie 
des  colères  et  des  haines  amassées  contre  Iphicrate  : 
il  y  eut,  à  mes  dépens,  redoublement  d'injures  et  de 
quolibets.  Porus  Duclinquant  se  distingua,  comme 
toujours,  au  premier  rang  de  mes  persécuteurs,  et  ce  fut, 
pour  rappeler  le  titre  de  son  chef-d'œuvre,  la  fin  de  la 
comédie. 


XIV 


Après  cet  épisode,  plaisant  et  triste  comme  tous  les 
actes  de  la  comédie  humaine,  mes  velléités  d'émigra- 
tion et  de  retraite  à  la  campagne  devenaient  de  plus  en 
plus  fréquentes,  à  la  grande  joie  d'Ursule,  qui  me  pous- 
sait de  toutes  ses  forces  dans  cette  voie  nouvelle.  Ma 
pauvre  commune  de  Gigondas  unissait  pour  iwoi  aux 
simples  beautés  d'une  nature  vraiment  agreste  l'attrait 
des  souvenirs  d'enfance,  les  traditions  de  bienfaisance, 
de  bonne  et  saine  popularité,  léguées  par  mes  chers 
parents.  Avec  une  résignation  où  3e  cachait  encore  un 


L£9  JBUDIS  DE  MADAME  GHARLONNEAU.        «73 

fond  de  vanité,  je  me  demandai  s*il  ne  valait  pas  mieux 
m'enfermer  dans  ce  petit  cadre,  y  faire  un  peu  de 
bien,  y  TÎYre  paisiblement,  entre  le  thym  et  la  rosée  y 
«fec  de  ,bons  et  honnêtes  villageois,  que  m' escrimer, 
en  rhonneur  d'une  société  qui  ne  voulait  pas  être  dé- 
fendue, contre  une  littérature  qui  me  montrait,  en  me 
riant  au  nez,  le  bulletin  de  ses  triomplics  et  de  mes 
diiites.  J'étais  donc  à  peu  près  décidé  à  revenir  de- 
mander le  calme  à  nos  vallons  et  à  nos  rochers  ;  et  ce- 
pendant je  ne  me  pressais  pas ,  tant  il  est  difficile  de  se 
détacher  de  ce  que  l'on  a  trop  aimé!  Pareil  à  ces 
joueurs  qui,  ayant  perdu  tous  leurs  billets  de  banque, 
mais  faisant  encore  sonner  quelques  louis  dans  leurs 
poches,  jettent  en  s'éloignant  sur  le  tapis  vert  un  re- 
gard de  convoitise  et  de  regret,  je  rôdais  sur  les  bou- 
le?ards,  sur  les  quais,  dans  les  foyers  des  théâtres, 
commençant  chaque  jour  un  adieu  que  je  ne  finissais 
jamais. 

Pourtant  les  avertissements  ne  me  manquaient  pas  : 
il  ne  tint  qu*à  moi,  par  exemple,  de  prendre  pour  une 
tllasion  prophétique  l'article  suivant,  publié  par  un 
petit  journal  ^ue  l'on  m'envova  sous  bande  t 


i80        LES  JEUDIS  DE  UADÂUË  CHARBON NFAO. 


L'INVALIDE  DE  LETTRES 

«  La  littérature  a  ses  batailles,  ses  armées,  ses 
troupes  régulières,  ses  compagnies  franches,  ses  ma- 
réchaux, ses  officiers,  ses  caporaux,  ses  voltigeurs, 
ses  conscrits,  ses  embuscades,  ses  traînards,  ses  ma- 
raudeurs, ses  sapeurs,  ses  déserteurs,  ses  tambours, 
ses  fanfares  et  ses  cantinières  :  elle  a  aussi  ses  inva- 
lides; seulement,  ceux-là  ne  sont  pas  tous  logés  dans 
un  hôtel  style  Louis  XIV,  avec  un  dôme  doré  en  pers- 
pective. 

«  L'invalide  littéraire  peut  se  diviser  en  six  catégo- 
ries principales,  qui  admettent  de  nombreuses  subdivi- 
sions :  le  retraité,  le  démissionnaire,  l'invalide  civil, 
l'exhumé,  Téclopé  et  le  fruit-sec. 

«  Les  retraités  occupent  le  haut  bout  de  cette 
échelle  qui  commence  à  l'Institut  et  finit  au  Petit- 
Lazari;  ce  sont  les  écrivains  qui  n'écrivent  plus,  mais 
qui,  à  l'époque  de  leurs  succès  ou  à  la  faveur  des  cir- 
constances, ont  su  se  ménager  des  positions  assez 
brillantes  pour  devenir  des  valeurs  sociales  au  moment 
même  ou  ils  cessent  d'être  des  valeurs  littéraires.  La 
Chambre  des  pairs  autrefois,  le  Sénat  aujourd'hui, 
l'Acndcmic  toujours,  les  bibliothèques,  les  directions 
l'es  grands  théâtres,  la  haute  main  dans  les  bureaux 
de  l'esprit  public  ou  du  colportage,  les  missions  scien- 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  CnARBOriNEAO.         181 

lifiques,  la  présidence  d'une  société  quelconque  desti* 
née  à  encourager  quelque  chose,  voilà  les  plus  belles 
retraites,  celles  que  Ton  pouvait  appeler  les  menions 
d'argent.  Il  ne  faut  pas  confondre  les  retraités  avec  les 
sînécuristes.  Les  retraités  sont  ceux  qui  ne  travaillent 
plus  ;  les  sinécurislesy  ceux  qui  n'ont  jamais  travaillé. 
Ne  croyez  pas  non  plus  qu'il  sufBse,  pour  prendre  rang 
parmi  les  retraités,  d'avoir  eu  sa  phase  de  travail  et  de 
talent.  Non;  il  faut  encore  avoir  su  flairer  le  vent, 
changer  à  propos,  encenser  à  cinquante  ans  ce  que 
l'on  a  brûlé  à  trente,  embrasser  courageusement  le 
parti  du  plus  fort;  moyennant  quoi.  Ton  peut  préten- 
dre à  tout  en  fait  de  glorieuses  retraites. 

«  Le  démissionnaire  de  lettres  peut  se  subdiviser  en 
deux  classes  :  il  y  a  l'homme  qui,  avec  du  talent,  mais 
faute  d'une  vocation  littéraire  bien  déterminée,  profite 
de  ses  premiers  succès,  et,  au  besoin,  simule  une  op- 
position véhémente  pour  que  le  gouvernement  compte 
avec  lui  et  en  fasse  un  personnage  officiel  ;  il  y  a  l'é- 
crivain qui,  se  sentant  vieillir,  dégoûté  ou  exaspéré  par 
les  spectacles  auzquek  il  assiste,  furieux  de  voir  le 
Duc  Job  rapporter  cent  mille  francs,  Fannt/ atteindre  sa 
vingtième  édition  et  le  Grain  de  sable  sa  quinzième, 
V Opinion  nationale  compter  vingt-cinq  mille  abonnés 
et  M.  Paulin -Limayrac  devenir  un  gros  personnage, 
jette  la  plume  aux  orties  et  s'efforce  d'oublier  l'ortho- 
graphe. La  première  de  ces  deux  vanétés  abonde  dans 
les  temps  de  révolution,  ou  mieux  encore  aux  époques 
d'agiotage,  de  fièvre  industrielle  et  aurifère,  où  iea 

II 


m        LES  JEUDIS  DE  UADAME  GUARfiONNEAU. 

gens  d*esprit  ne  peuvent  se  résigner  à  gagner  en  dix 
ans  la  moitié  de  ce  que  des  imbéciles  raflent  en  deux 
heures;  la  seconde  se  rencontre  assez  fréquemment 
parmi  les  honnêtes  gens  et  les  hommes  de  goût,  dans 
les  temps  où  le  mauvais  goût  triomphe  et  où  Thoiind» 
teté  grelotte. 

«  L'invalide  civil  est  celui  qui  n'a  jamais  été  tnili* 
litaire  y  ou  qui,  en  d'autres  termes,  n'étant  pas  un 
écrivain,  mais  simplement  un  amateur,  s'avise,  sur  ses 
vieux  jours,  d'occuper  ses  loisirs  et  de  charmer  ses 
veilles  par  un  commerce  intime  avec  les  muses.  Ce  sont 
d'ordinaire  d'anciens  chefs  de  bureau  ou  de  division, 
des  receveurs  particuliers,  des  intendants  militaires  en 
disponibilité,  des  conseillers  de  préfecture,  des  acadé- 
miciens de  province,  des  agriculteurs  éméritcs,  qui, 
après  avoir  donné  trente  ou  quarante  ans  de  leur  exis- 
tence aux  paperasses  administratives,  aux  chiffres,  aux 
fournitures,  aux  chemins  vicinaux  ou  au  drainage,  se 
mettent  à  feuilleter  Virgile  et  Horace  de  leur  main 
sexagénaire  et  publient  chez  Firmin  Didot,  à  leurs 
frais  et  dépens,  une  traduction  en  vers  ou  en  prose 
des  BucoliqueSj  des  Odes  ou  des  Satires.  Ces  in- 
vaUdes  remplacent  les  blessures  par  les  rhumatismes, 
les  jambes  de  bois  par  une  tenue  sévère  et  des  atti- 
tudes napoléoniennes.  Ils  rappellent  complaisamment 
le  beau  temps  où  H.  Daru  traduisait,  entre  deux  rap- 
ports à  l'Empereur,  le  Justum  et  tenacem  ou  le  Cxlo 
tonantem  credidimus  Jovem.  Ils  ont  le  verbe  haut,  le 
geste  sobrei  l'écriture  superbe,  et  passent  dans  leort 


LES  IBUDIS  DB  MADAME  GHARfiONNBAU.         165 

familles  pour  des  génies  méconnus  à  qui  Toccasion 
seule  a  manqué  pour  rivaliser  avec  MM.  de  Pongerville 
et  Dureau  de  la  Malle.  Delille  est  resté  leur  idole.  Ils 
demandent  sérieusement  si  Ton  a  écrit  en  France  un 
beau  vers  depuis  les  Trois  Règnes  et  le  poème  de  rima- 
gination.  Quant  à  Lamartine,  à  Victor  Hugo,  à  Musset, 
ce  sont  des  écervelés  qui  avaient  d'heureuses  disposi- 
tions, mais  qui  ont  corrompu  le  goût  et  qui  d'ailleurs 
n'ont  pas  su  se  conduire.  Parfois,  Tinvalide  civil  joue 
de  bonheur  :  il  obtient,  dans  les  Débats,  un  article  de 
M.  P.  Barrière.  Ces  jours-là,  il  illumine  et  se  fait  pho- 
tographier par  Disdér^  le  coude  incrusté  dans  une  pile 
délivres. 

a  L'exhumé  diffère  de  l'invalide  civil  en  ce  qu'il  a 
eu  son  moment,  ses  années  ou  au  moins  ses  semaines 
d'activité  de  service  :  c'est,  si  vous  le  voulez,  Tex-démis- 
sionnaire  passé  à  l'état  de  revenant.  Exemple  :  un 
homme  d'esprit  fait  jouer  quelques  comédies  agréables 
et  applaudies  :  une  révolution  arrive,  qui  le  métamor- 
phose en  préfet.  Le  voilà,  pendant  quinze  ou  vingt  ans, 
réglant  son  budget,  haranguant  ses  maires,  donnant 
à  dîner  à  son  conseil  général,  couvrant  ses  bons  mots 
d'un  habit  brodé  ;  puis  survient  une  seconde  révolu- 
tion (tranquillisez-vous,  ce  ne  sera  pas  la  dernière). 
Elle  met  sur  le  pavé  cet  administrateur  greffé  sur  un 
auteur  dramatique.  Pendant  ces  quinze  ans,  —  grande 
martalis  sévi  spaiium,  —  le  public  s'est  renouvelé  ; 
les  modes  ont  changé,  la  monnaie  courante  de  l'esprit 
français  ne  porte  pi      la  même  effigie  ni  le  même 


184         LES  JEUDIS  DE  MADAME  CHARBONNEAD. 

millésime.  Les  grands  acteurs  de  1828  s*en  sont  all&s 
où  vont  les  vieilles  lunes  et  les  jeunes  constitutions. 
Notre  préfet  destitué  croit  n'avoir  qu'à  reprendre  le 
fil  de  ses  succès  de  théâtre  au  point  où  il  les  a  laissés, 
du  temps  de  Michelot  et  de  mademoiselle  Mars.  Hélas! 
sa  comédie  8*habille  au  goût  des  contemporains  du 
ministère  Martîgnac  :  elle  a  gardé  les  manches  à 
gigoty  la  Juppé  serrée  sur  les  hanches,  et  la  ceinture 
plus  haute  que  la  taille.  Notre  homme  passe  de  droit 
au  premier  rang  des  exhumés.  Il  devient  candidat  per* 
pétuel  à  TAcadémie  française,  où  quelques  sepluagé- 
naires,  plus  heureux  que  lui  et  rangés  parmi  les  \\\- 
traités,  se  souviennent  d'avoir  eu  autrefois  ce  jeune 
homme  pour  collaborateur.  Il  a  d'ordinaire,  concurrem- 
ment avec  M.  Léon  Halévy,  deux  voix  au  premier 
tour  de  scrutin,  une  au  second,  et  il  disparaît  au  troi- 
sième. 

<(  Les  éclopés  forment  la  masse  la  plus  imposante, 
comme  qui  dirait  le  gros  de  la  Iroupe  des  invcilides 
littéraires  :  il  en  existe  de  tous  les  âges,  de  tous  les 
styles  et  de  tous  les  sexes.  L'cclopé,  c'est  le  retraite 
en  paletot-sac  et  en  cravate  noire  :  il  y  a  des  éclopés 
de  naissance  ;  il  y  en  a  qui,  après  avoir  brillé  l'espace 
d'un  matin,  deviennent  éclopés  pour  le  reste  de  leurs 
jours.  M.  Alexandre  Dumas  père  est  le  géant  des  éclo- 
pés; M.  Méry,  M.  Ponsard,  M.  Auguste  Barbier,  M.  Al- 
phonse Karr,  M.  Latour  de  Saint-Ybars,  sont  des 
éclopés,  dont  plusieurs  auront  beaucoup  de  peine  à  se 
hisser  parmi  les  retraités.  Un  arrive  à  l'état  d'éclopé 


LES  JEUDIS  DE  UÀDAHE  GUARBONNEAU.         185 

f  imc  foule  de  manières  :  par  sa  faute,  par  celle  des 
rirconstances,  de  la  roulette,  du  trente  et  quarante, 
de  la  politique,  de  Fabsinthe,  des  beaux  yeux  de 
Dalila.  Il  est  bien  rare  qu'un  éclopé  puisse  reprendre 
du  service  actif  :  les  mieux  avisés  se  retirent  à  Ver- 
sailles,  comme  M.  Emile  Deschamps.  Règle  générale  : 
tout  écrivain  qui  ne  se  sent  pas  Téchine  assez  souple, 
le  nez  assez  fin  pour  être  sûr  de  figurer  un  jour  au 
nombre  des  retraités,  tout  homme  de  lettres  qui  n'a 
pas  en  lui  les  aptitudes  d'un  courtisan,  d'un  solliciteur 
ou  d'un  maître  des  cérémonies,  ne  doit  parler  deséclo- 
pés  qu'avec  de  grands  égards,  et  fera  sagement  d'écrire 
au  bas  de  cette  esquisse  :  —  «  Voilà  pourtant  comme  je 
serai  dimanche.  » 

«  Le  fruit-sec  est  la  pire  espèce  d'invalide  littéraire  ; 
c'est  l'éclopé  primitif,  l'écrivain  qui  débute  toute  sa 
vie,  le  surnuméraire  à  perpétuité,  qui  donnait  des  es- 
pérances en  1835,  s'appelait  en  1844  un  homme  d'es- 
prit qui  p'iendra  sa  revanche,  et  se  perd  en  1862  dans 
les  catacombes.  Il  y  a  le  fruit-sec  insouciant,  le  fruit- 
sec  bohème,  le  fruit-sec  atrabilaire. 

Des  écoliers  pleins  d'avenir  se  sont  un  beau  ma- 
lin réveillés  fruits-secs ^  et  M.  Âbout,  le  plus  bruyant 
de  tous,  pourrait  bien  être  déjà  en  voie  de  des- 
siccation. Si  vous  lisez  dans  quelque  mauvais  pe- 
tit journal  une  grossière  diatribe  contre  vous  ou 
quelqu'un  des  vôtres,  soyez  sdr  qu'elle  est  l'œu- 
vre  d'un  fnùt-sec  en  colère.  Le  fiiiit-sec  est  impi- 
toyable :  si  vous  lui  parlez  de  la  pièce  en  vogue,  il 


186         LES  JEUDIS  DE  UADAMB  CHARfiONNEAU. 

VOUS  dira  que  l'auteur  est  un  crétin  ;  si  vous  lui  deman- 
dez son  avis  sur  le  roman  de  George  Sand  ou  d'Octave 
Feuillet,  il  vous  repondra  en  haussant  les  épaules  qu*il 
n'est  pas  fait  pour  lire  de  pareilles  rapsodies  ;  puis  il 
vous  prendra  à  part,  et,  en  quelques  mots  mystérieux, 
il  vous  fera  entendre  qu'il  a  en  portefeuille  une  comé- 
die en  cinq  actes  et  un  roman  en  deux  volumes,  desti- 
nés à  écraser  toute  concurrence,  mais  que,  d*unepart, 
une  ténébreuse  intrigue  a  été  ourdie  contre  lui  dans 
le  comité  du  Théâtre-Français,  et  que,  de  l'autre,  ses 
ennemis  politiques  l'ont  desservi  auprès  de  MM.  Michel 
Lévy,  Hachette  et  Poulet -Malassis.  Le  fruit- sec  est 
rbomme  qui,  au  lieu  de  prendre  le  grand  escaUer,  a 
cru  arriver  plus  vite  par  l'escalier  dérobé,  et  Gnale- 
ment  trouve  la  porte  fermée.  Il  passe  souvent  le  reste 
de  son  existence  à  tourner  la  clef,  à  accuser  la  serrure, 
à  injurier  ceux  dont  il  entend  les  noms  retentir  der- 
rière la  cloison.  Mais,  fort  heureusement,  la  plupart 
des  fruits-secs  littéraires,  après  quelques  années  d'inu- 
tile persistance,  renoncent  à  la  littérature,  rentrent 
dans  la  classe  des  petits  démissionnaires  et  se  font, 
suivant  leurs  moyens,  notaires,  avoués,  huissiers, 
chefs  de  gare,  modistes,  restaurateurs,  conducteurs 
d'omnibus,  journalistes  de  province  ou  sergents  de 
ville.  Dernièrement,  dans  un  des  plus  petits  ports  de 
la  Méditerrannée,  je  vis  un  douanier  qui  pochait  à  la 
ligne  faute  de  contrebandier  :  il  avait  pris,  depuis  le 
matin,  une  tanche  et  deux  ablettes  ;  il  me  demanda  des 
nouvelles  du  Léonidas  de  Pichald  et  se  plaignit  des  ri- 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAU.        m 

gneurs  de  M.  Duvicquel  :  c'était  un  fruit-sec  littéraire 
de  1826.  » 

«  Gomme  je  serai  dimanche  I  i»  —  Oui,  c'était  bien 
celai  —  et  cependant  je  ne  partais  pas  I 


XV 


Vers  cette  époque,  la  société  du  noble  faubourg  fut 
plongée  dans  le  deuil  par  la  mort  d'une  jeune  et  char* 
mante  femme,  qui  unissait  (vieux  style)  toutes  les  ver- 
tus à  toutes  les  grâces.  Le  R.  P.  de  R ,  qui  l'avait 

souvent    proposée  pour  modèle   à  ses  compagnes, 
pleura  et  pria  .sur  son  cercueil.  Jamais  le  néant  des  fé- 
licités et  des  vanités  humaines  ne  s'était  plus  éncr- 
giquement  révélé  que  sur  ce  lit  de  mort  où  s'abîmaient 
de  chastes  tendresses,   un  bonheur  sans  nuage,  la 
beauté  d'un  ange  relevée  par  la  piété  d'une  sainte,  et 
où  s'agenouillaient  en  sanglotant  sous  la   main  de 
Dieu  deux  des  plus  nobles  familles  de  France.  Le  direc- 
teur de  notre  journal,  qui  vivotait  encore  entre  deux 
avertissements  et  une  suspension,  m'engagea  à  payer 
un  tribut  d'hommages  et  de  regrets  à  cette  douce  et 
pure  mémoire  :  c'est  ce  qu'il  appelait  servir  d'inter- 
prète à  la  bonne  compagnie.  Je  n'avais  pas,  humble 


i88         LES  JEUDIS  DE  HÀDÀME  GHARBONNEAU. 

gentilhomme  de  province,  Thonneur  de  connaître  ma- 
dame de  la  R Mais  qui  eût  pu  rester  insensible  à 

un  semblable  malheur?  Elle  cumulait  d'ailleurs,  de  son 
chef  et  par  son  mariage,  les  deux  noms  qui  parlaient 
le  mieux  à  mon  imagination  et  à  mon  cœur  :  Tun, 
parce  qu'il  est  demeuré,  grâce  aux  Maximes^  le  plus 
littéraire  de  nos  grands  noms  historiques;  l'autre, 
parce  que  c'était  justement  celui  de  ce  ministre  de 
Charles  X  que  mon  père  avait  si  tendrement  et  si  dou- 
loureusement aimé.  Je  me  mis  donc  au  travail,  et  je 
puis  dire  en  toute  sincérité  que,  si  j'ai  écrit  dans  ma 
vie  une  page  touchante,  ce  fut  celle-là.  J'avais  du  moins 
été  fidèle  au  précepte  d'Horace,  et  des  larmes  trem- 
blaient dans  mes  yeux,  tandis  que  j'écrivais  les 
dernières  lignes.  Or  voici  comment  la  bonne  com- 
pagnie récompensa  son  interprète.  Entraîné  par  Tha- 
bilude,  par  Tassociation  traditionnelle  de  certains 
titres  et.de  certains  noms,  j'avais  qualifié  de  duchesse 

madame  de  laR d.  Elle  devait  bien  l'être  un  jour, 

ou  plutôt  elle  l'était  déjà ,  mais  pas  de  la  même  ma- 
nière. J'avais  donc  commis  une  bévue  gigantesque, 
impardonnable,  monstrueuse;  le  monde  auquel  je 
m'adressais  aurait  amnistié  plus  volontiers  vingt  fautes 
de  grammaire  et  cinquante  fautes  d'orthographe.  Ce 
fut,  de  la  rue  de  Lille  à  la  rue  de  Babylone,  un  haro 
universel.  Calomnier  cette  société,  transformer  ses  mar- 
quis en  imbéciles  et  ses  patriciennes  en  courtisanes, 
passe  encore  !  Mais  se  tromper  sur  un  point  aussi  grave, 
avoir  Tair  d'ignorer  ce  que  doit  savoir  tout  homme 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  CHARBOiNNEAU.        189 

comme  il  fautj  Toiià  le  fait  d'un  croquant  ou  d*un  in- 
trus !  Celle  à  qui  appartenait  en  propre  le  titre  de  la 
famille  se  mit,  bien  entendu,  à  la  tète  des  réclamants  : 
c'était,  m'a-t-on  dit  depuis,  une  femme  d'infiniment 
d* esprit,  douée  des  plus  rares  qualités  de  Tintelligence 
et  du  cœur  :  elle  ne  remarqua  pas  cependant  ce  qu'il  y 
avait  de  tristement  puéril  à  laisser  parler  Torgueil  no- 
biliaire sur  cette  tombe  à  peine  fermée,  où  la  plus  bru- 
tale des  égalitaires  venait  de  soufiDeter  de  sa  main  dé- 
charnée toutes  les  grandeurs  et  toutes  les  joies  de  ce 
monde  :  elle  ne  se  dit  pas  que,  les  journaux  étant,  par 
nature  et  par  état,  sujets  à  se  tromper  souvent  et  à 
mentir  quelquefois,  un  article  de  journal,  né  le  matin 
pour  mourir  le  soir,  ne  pourrait  jamais  acquérir 
l'importance  d'une  pièce  officielle  ou  d'un  renseigne- 
ment authentique.  Enfin  elle  ne  se  demanda  pas,  elle 
si  généreuse  pourtant  et  si  bonne,  s'il  était  juste,  s'il 
était  charitable  de  rendre  en  mortifications  et  en  désa- 
gréments ce  que  j'avais  essayé  de  donner  en  témoi- 
gnage de  respect  et  de  regret.  Elle  me  tança  vertement 
dans  une  lettre  de  quatre  pages,  et  exigea  une  recti- 
fication qui  ne  pouvait  lui  être  refusée  ;  seulement,  si 
je  l'eusse  rédigée  moi-même,  ma  pénitence  eût  été 
trop  douce;  ce  fut  mon  directeur  qui  s'en  chargea,  et 
il  s'en  acquitta  de  façon  à  mettre  mon  amour-propre 
en  charpie  pour  mieux  panser  la  blessure  ducale.  En 
somme,  le  bruit  que  fit  ce  petit  épisode  me  fut  assez  pé- 
nible, et  je  me  disais  :  m  George,  mon  ami,  tu  n'as  que 
ce  que  tu  mérites  ;  il  est  temps  de  te  retirer  à  Gigou- 

11. 


190        LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAU. 

das.  »  —  Je  sayais  vaguement  que  dans  plusieurs  salons 
on  avait  échange  maintes  questions  sur  mes  origines  et 
mes  antécédents  :  d'où  venait,  d*où  sortait  ce  petit  mon- 
bieur,  ce  freluquet,  qui,  afin  de  se  glisser  par  les 
portes  entr'ouvertes,  afTeclait  de  prendre  parti  pour 
les  bonnes  causes,  et  tirait  son  mouchoir  quand  le  fau- 
bourg Saint-Germain  pleurait?  — Je  supposais  ingénu- 
ment que  questionneurs  et  questionnés  s'étaient  accor* 
dés  pour  conclure  que  j'étais  un  pauvre  hère,  peu  au 
courant  des  choses  du  vrai  monde  et  bon  à  renvoyer 
dans  mon  trou,  d'où  je  n'aurais  jamais  dû  sortir  J'é- 
tais loin  de  compte. 

A  peu  de  temps  de  là,  un  de  mes  amis  que  tous 
connaissez  bien  et  qui  habite  les  environs,  Sulpice  de 
Prével,  reçut  la  lettre  suivante,  que  lui  adressait  un  Pa- 
risien très-spirituel,  lancé  dans  la  meilleure  compagnie  : 

«  J'ai  recours  à  vous^  mon  cher  ami,  pour  m'aider 
à  repousser,  au  sujet  d*un  de  vos  compatriotes  et  amis, 
—  une  de  mes  connaissances  agréables  à  moi,  --  des  af- 
firmations plus  qucdcsobligeantes,  contre  lesquelles  j^ai 
hier,  en  certain  lieu,  protesté  avec  une  extrême  viva- 
cité. Voici  ce  qui  m'a  été  objecté  devant  vingt  per- 
sonnes : 

a  Votre  ami,  le  comte  George  de  Vernay  »  (c'est  de 
moi  qu'il  s'agit,  mesdames!),  a  n'est  pas  comte  et  n'est 
a  pas  de  Vernay  :  il  se  nomme  Mainviel  tout  simplement. 


'  Textuel  :  On  n*inTente  pas  cet  choses-tt,  et  elles  n'aurnîent  pltis 
(le  sens,  bi  l'on  y  cliangeail  une  seule  syllabe.  {Note  de  fauteur J) 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAU.        iOI 

c  Son  père,  qui  fut  un  des  septembriseurs  les  plus  violenta 
c  {sic)  et  qui  avait  été  un  des  auteurs  des  massacres  de 
<  la  Glacière,  avait  volé  (stc^  sic^)  les  papiers  de  la  fa- 
c  mille  de  Yernay,  dont  il  a  usurpé  le  nom  ensuite.  » 

«  Voilà  ce  qui  m'a  été  jeté  hier  à  la  tête  dans  un  sa-* 
Ion  par  une  femme,  moitié  du  monde  et  moitié  police, 
derrière  laquelle  j'ai  reconnu  un  Iftche  drôle  avec  qui 
elle  vit,  que  je  vous  nommerai  plus  tard,  et  qui  est  par 
parenthèse  un  obligé  de  George  de  Yernay. 

a  J'ai  riposté  plus  que  vivement  à  tout  cela,  et  me 
suis  engagé  à  confondre  ces  impostures. 

K  II  va  sans  dire  que  George  ignore  et  doit  ignorer 
tout  ce  triste  incident.  Si,  comme  je  n'en  doute  pas, 
tout  cela  est  mensonge,  écrivez-moi,  cher  ami,  une 
lettre  ostensible  et  signée  de  vous,  qui  sera  censée  une 
réponse  à  mes  questions  et  que  je  lirri  tout  haut  dans 
ce  lieu-là  à  Tappui  de  mon  dire. 

«  Que  si,  au  contraire,  contre  toutes  mes  données, 
il  y  avait  quelque  chose  de  vrai  dans  ce  qu'on  m'a  jeté 
i  la  tête,  dites-le  moi  dans  une  lettre  que  je  garderai 
pour  moi  seul,  n'en  prenant  que  ce  que  je  pourrai  pro» 
duire  pour  la  défense  de  notre  ami. 

c  C'est  une  querelle  politique,  au  fond,  derrière  une 
querelle  littéraire.  Je  vous  conterai  cela...  » 

Mon  ami  Sulpice,  vous  le  savez,  n'est  pas  un  sot  : 
il  était  en  verve  et  en  humour  ce  jour-là.'  Voici  ce  qu'il 
répondit  à  cette  singulière  épitre  : 

flc  Dclasl  mon  cher  ami,  je  voudrais  pouvoir  venir 
en  aide  à  votre  intelligente  et  courageuse  amitié  pour 


192        LES  JEUDIS  DE  MADAME  GIIAKBONNEAU. 

le  sicur  George  de  Vernay  :  sed  magis  arnica  veritas. 
Loin  de  contredire  les  tristes  détails  dont  vous  me 
parlez  dans  votre  honorée  du  16  courant,  je  me  vois 
forcé  d*y  ajouter.  Si  la  belle  dame  à  laquelle  vous  avez 
eu  tort  de  donner  étourdiment  un  démenti  appartient 
réellement  à  la  police,  comme  vous  paraissez  le  croire, 
elle  sera  enchantée,  j'en  suis  sûr,  de  pouvoir  compléter 
son  dossier. 

a  Ce  n*est  pas  le  père  de  George  qui  a  été  massacreur 
de  la  Glacière  et  septembriseur,  vu  que  son  père,  ne  en 
1783,  avait  huit  ans  en  91  et  neuf  ans  en  92  :  mais 
c'est  son  grand' père.  Ce  misérable  s'appelait,  en  effet, 
Mainviel  ;  il  assassina  de  sa  propre  main,  dans  les  rues 
d'Avignon,  le  marquis  d'Âulan,  le  marquis  de  Roche- 
gude  et  l'abbé  de  Nollac.  De  plus  en  plus  altéré  de  sang 
à  mesure  qu'il  en  versait  davantage,  il  prit  avec  Jour- 
dan  Coupe-tête  une  part  active  aux  massacres  de  la 
Glacière  ;  puis  il  figura  au  premier  rang  des  septem- 
briseurs, et  mourut  en  1796,  le  sang  brâléparla  dé- 
bauche et  par  le  crime. 

«  Son  fils,  père  dt  George,  venait  alors  d'accomplir 
sa  douzième  année.  Un  vieux  parent  lui  fit  donner  quel- 
que éducation,  à  condition  qu'il  changerait  de  nom; 
mais  il  ne  fut  pas  heureux  dans  ce  changement,  ou  plu- 
tôt bon  sang  ne  peut  mentir.  Ce  malheureux  s'appela 
Castaing  ;  il  étudia  la  médecine,  et  nous  le  retrouvons^ 
en  1823,  empoisonneur  des  frères  Ballet  et  exécuté  en 
pince  de  Grève.  H  laissait  un  fils  naturel  ou  même  adul- 
térin, qui  n'était  autre  que  George.  George  s'embarqua 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAU.         193 

comme  mousse,  abord  d'un  Yaisseau.  Un  vol  dont  il 
fut  accusé  le  fit  chasser  honteusement;  il  revint  à 
Marseille  vers  1827,  et  s'affilia  à  une  bande,  dite  des 
Petits  GreeSy  qui  désola  pendant  dix-huit  mois  la  ville 
et  les  environs.  Arrêté  en  flagrant  délit,  il  dut  à  son 
âge  le  bénéfice  des  circonstances  atténuantes  et  fut  corn* 
damné  à  trois  ans  de  réclusion.  Lorsqu'il  sortit  de  pri- 
son, on  était  en  pleine  Révolution  de  1830.  George 
profita  de  la  perturbation  générale  pour  se  faire  ac- 
cepter, comme  gabier,  par  un  vaisseau  de  marine  mar- 
chande. La,  il  égorgea  tout  l'équipage,  à  commencer 
par  le  capitaine  et  son  second.  Le  drôle  espérait  pou- 
voir ainsi  s'emparer  de  la  cargaison;  mais  il  comptait 
sans  la  tempête,  qui  le  jeta  sur  des  brisants,  où  il  eut 
infailliblement  péri,  s'il  n'avait  été  recueilli  par  la  fré- 
gate VAtalante^  que  commandait  le  comte  de  Vemay.  Il 
réussit  à  exciter  d'abord  la  pitié,  puis  la  confiance  du 
comte,  qui  le  prit  pour  secrétaire.  Quelque  temps  après, 
ils  s'enfonçaient  ensemble  dans  les  plaines  alors  désertes 
de  la  Californie,  où  M.  de  Vemay  s'était  chargé  d'un 
voyage  d'exploration  :  que  se  passa-t-il  entre  ces  deux 
hommes  dans  ces  sauvages  solitudes?  Il  est  facile  de  le  de- 
viner. Sans  nul  douleGeorge  assassina  son  bienfaiteur  et 
déroba  ses  papiers.  Il  avait  appris  d'ailleurs  dans  les  pri- 
sons et  dans  la  société  de  scélérats  comme  lui,  l'art  de  fa- 
briquerde  fausses  pièces,  souvent  assez  bien  imitées  pour 
dérouter  la  justice.  Un  an  plus  tard,  George  se  présentait 
devant  notre  consul  avec  un  certificat  en  bonne  forme 
constatant  que  le  capitaine  de  Yemay  était  moil  du  cho- 


194        LES  JEUDIS  DE  MADAVE  GHAKBONNEAU. 

léra,  et  avec  un  acte  d^adoption  par  lequel  il  lui  laissait 
à  lui,  George,  son  nom,  son  titre  et  ses  biens.  Le  consul 
était  un  homme  fort  insouciant  :  il  écrivit  en  France: 
on  ne  lui  répondit  pas  ;  M.  de  Vernay  n'avait  pas  de 
famille  et  passait  pour  endetté.  George  put  jouir  im- 
punément du  fruit  de  ses  crimes  :  pour  plus  de  pru- 
dence, il  laissa  s*écouler  huit  ou  dix  ans,  fit  fer  fas  et 
\efa8  une  petite  fortune,  commit   indubitablement 
d'autres  assassinats  que  couvcit  Fombre  discrète  des 
forêts  vierges,  et  ne  revint  qu'en  1848.  Une  nouvelle 
révolution  rattendait{)our  sa  bienvenue,  et  au  milieu  de 
ce  chaos  formidable,  personne  ne  songeait  à  se  demander 
commentétait  mort  le  comte  de  Vernay.  George  fut  donc 
de  Vernay  des  pieds  à  la  télé  et  sans  nulle  contestation  : 
il  se  fixa  provisoirement  dans  le  midi  de  la  France  :  il 
avait  contracté  en  Amérique  la  passion  du  jeu,  et  il  tri- 
chait d'une  manière  effroyable.  Il  fut  pris  la  main 
dans  le  sac,  à  Aix-en-Provence  :  on  étouffa  l'affaire,  et 
il  partit  pour  Paris.  Il  av^it  toujours  eu,  non  pas  un 
talent  d'écrivain,  mais  une  certaine  facilité.  La  vie 
littéraire  le  tenta,  et  une  idée  machiavélique  décida  de 
son  choix  entre  les  différents  partis.  Il  crut,  l'odieux  co- 
quin, qu'en  devenant  le  champion  des  bonnes  doctrines, 
le  défenseur  du  trône  et  de  Vautel^  il  mettrait  hors  de 
contrôle  sa  position  sociale,  se  ferait  universellement 
reconnaître  pour  gentilhomme,  et  dépisterait  d'avance 
les  soupçons,  dans  le  cas  où  quelque  œil  curieux  es- 
sayerait de  retrouver  la  trace  de  ses  antcccdenls.  De  là 
fies  exagérations  monarchiques,  religieuses  et  morales, 


LES  JEUDIS  DE  MÂDAVE  GHARBONNEAU.        105 

violences  contre  les  plus  grands  hommes  du  dix- 
huitième  siècle  et  du  nôtre  ;  contre  Rousseau,  Béranger, 
Balzac,  Victor  Hugo,  George  Sand,  Voltaire  et  M.  Arsène 
Houssaye.  C'étaient  autant  de  moyens  de  déguiser  Tes- 
croc,  le  faussaire  et  l'assassin,  fils  et  petit-fils  d'empoi- 
sonneur et  de  meurtrier.  Votre  lettre,  mon  cher  ami, 
me  prouve  que  George,  dit  de  Vemay,  en  sera  pour  ses 
firais  de  rhétorique  et  que  Ton  est  sur  la  voie.  Seule- 
ment il  parait  que  Ton  ne  tient  encore  que  la  moindre 
partie  de  ce  tissu  de  scélératesses  et  d'infamies.  Vous 
rendrez  aux  honnêtes  gens  un  véritable  service  en  ache- 
vant de  renseigner  l'édifiante  personne  dont  vous  me 
parlez  et  son  respectable  entourage.  —  Tout  à  vous, 
SuLPicE  deP...  » 

«  P.  S.  Vous  vous  récrierez  peut-être  sur  Tinvrai- 
semblance  de  quelques-uns  des  détails  que  je  vous 
donne.  Ehl  en  quoi  sont-ils  plus  invraisemblables  que 
ceux  que  vous  vous  êtes  laissé  jeter  à  la  tête^  dans  un 
salon  de  Paris,  en  présence  de  vingt  personnes?  Si  un 
homme  que  nous  connaissons  tous,  dont  tous  nos 
anciens  ont  connu  le  père,  Taïeul  et  le  bisaieul  comme 
des  modèles  d'antique  honneur  et  de  vertu  ;  si  cet 
homme,  qui  tient,  par  alliance  ou  par  lui-même,  à  vingt 
ùes  meilleures  familles  du  Languedoc  et  de  la  Provence, 
n'a  pu  entrer  dans  la  vie  Uttéraire  et  mettre  le  pied 
sur  le  macadam  parisien  sans  comproqaettre,  non- 
seulement  lui-même,  mais  les  purs  et  intègres  souve- 
nirs de  sa  rnce;  si  de  pareils  mensonges,  que  dis-je? 
dos  monstruosités  pareilles  ont  pu  être  dites  par  une 


190        LES  JEUDIS  DE  MADAME  CHARBOIINEAU. 

femme  sans  que  foute  Tassistance  lui  cracliât  immé* 
diatement  au  visage  et  la  jetât  par  la  fenêtre,  que  vou- 
lez-vous que  je  vous  réponde?  Nous  autres,  pauvres 
Béotiens  de  province,  nous  ne  sommes  pas  à  cette 
hauteur  :  on  contredit  la  calomnie,  on  discute  la  médi- 
sance; on  ne  réfute  pas  la  folie  et  Tordure;  je  n'y  puis 
rien.  Allez  à  la  préfecture  de  police;  faites-vous  donner 
le  numéro  d'inscription  de  cette  femme  et  de  son  amant; 
puis  gravez-le  sur  leur  front  avec  un  fer  rouge,  et  cha- 
cun alors  aura  été  traité  suivant  ses  mérites.  Ce  n'est 
pas  sérieusement,  n'est-ce  pas?  que  vous,  homme 
d'esprit  par  excellence,  m'avez  écrit  pour  être  mis  en 
mesure  d'opposer  un  renseignement  précis  à  la  parole 
d'une  catin  et  d'un  mouchard? 

c<  George  ignorera  de  quelle  main  est  parti  ce  coup 
de  stylet  empoisonné,  qui.  Dieu  merci  I  a  porté  dans 
le  vide;  mais  je  ne  vous  promets  pas  de  ne  jamais  lui 
révéler  ce  qui  a  pu  être  dit  impunément  à  son  sujet, 
devant  vingt  personnes,  par  une  femme  d'un  monde 
quelconque/  dans  un  de  ces  salons  dont  il  ne  se  méfie 
pas  assez.  Il  faut,  au  contraire,  qu'il  le  sache  :  il  faut 
qu'il  connaisse  le  fond  de  ce  cloaque  dont  il  n'a  sondé 
que  les  bords.  Ce  triste  incident,  comme  vous  l'appe- 
lez, le  décidera  peut-être  à  s'arracher  à  des  séductions 
qui  coûtent  cher,  jet  à  venir  reprendre  avec  nous  notre 
bonne  et  loyale  vie  de  province,  où  l'on  s'ennuie  quel- 
quefois, où  Ton  n'a  pas  toujours  de  Tesprit,  mais  où 
le  fils  du  comte  de  Vernay,  de  noble  et  pieuse  mémoire, 
ne  passera  jamais,  je  vous  en  réponds,  pour  le  fils  d'un 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  CHARBONNEAU.        497 

septembriseur  ou  d'un  massacreur  de  la  Glacière.  » 
Sulpice  avait  deviné  juste.  Quelques  mois  plus  lard, 
lorsqu'il  m'envoya,  sans  m*en  désigner  Fauteur,  Té- 
trange  lettre  que  j'ai  transcrite,  la  sensation  que  j'en 
éprouvai  fut  décisive.  L'idée  que  les  haines  excitées 
par  mes  écrits  faisaient  rejaillir  leur  bave,  leur  fiel  et 
leur  boue  jusque  sur  cette  mémoire  paternelle  dont 
j'étais  Ger  et  qulsntouraient,  après  trente  ans,  les  res- 
pects de  tout  un  pays,  cette  idée  me  fut  miUe  foi^  plus 
horrible  que  les  injures  et  les  déboires  où  j'étais  seul 
en  cause  :  Ursule  triompha  ;  le  lendemain  nous  étions 
partie  pour  Gigondas. 


XVI 


La  vanité  est  si  bien  ancrée  dans  le  cœur  de  l'homme, 
et  même  de  l'homme  de  lettres,  que  la  mienne  cher- 
chait une  indemnité  dans  cette  abdication  volontaire 
et  cette  retraite  à  la  campagne.  Je  me  lappclais  com- 
plaisamment  Dioctétien  plantant  des  laitues,  Charles- 
Quint  réglant  des  horloges  et  gouvernant  un  couvent  : 
je  ne  croyais  pas  pousser  bien  loin  la  similitude  ;  mais 
ces  illustres  exemples  me  consolaient.  Par  suite  d'un 
de  ce8.partis  extrêmes  où  se  comphiiscnt  les  imagina- 


108        LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHABBONNEAU. 

tions  Yiyes,  il  me  semblait  que  plus  la  civilisation 
raffinée  m* avait  fait  subir  de  chagrins  et  de  mécomptes, 
plus  la  vie  littéraire  m'avait  montré  l'espèce  humaine 
sous  ses  aspects  méchants  ou  perfides,  plus  aussi  j'al- 
lais trouver  dans  les  mœurs  rustiques  d'innocence,  de 
sécurité  et  de  douceur.  Aspirer  à  pleins  poumons  Fair 
vif  et  pur  de  mes  montagnes,  me  rasséréner  dans  la 
solitude,  dans  une  intime  familiarité  avec  les  beautés 
de  la  nature,  faire  un  peu  de  bien  autour  de  moi  pour 
donner  un  but  sérieux  et  utile  à  mon  oisiveté  con- 
templative, tel  fut  le  programme  de  ma  nouvelle 
existence. 

Dans  les  commencements,  tout  alla  bien  :  on  était  à 
la  fin  de  septembre,  c'est-à-dire  à  la  plus  belle  saison 
de  notre  Midi.  Je  ne  me  lassais  pas  de  mes  promenades 
à  travers  ces  délicieux  paysages  qui  se  déroulent 
comme  une  immense  corbeille  aux  pieds  du  Yen  toux, 
et  auxquels  il  ne  manque  que  des  auberges,  un  Guide 
Joanne  et  le  lointain  pour  rivaliser  avec  la  Suisse.  La 
température  était  douce,  le  ciel  bleu,  les  couchers  de 
soleil  magnifiques.  Chaque  arbre  commençait  à  prendre 
sa  teinte  particulière:  ces  belles  teintes  d'automne, 
plus  rejouissantes  à  l'œil  du  paysagiste  que  la  pâle  et 
uniforme  verdure  du  printemps.  J'avais  un  chien,  qui, 
bien  difîcrent  de  mes  confrères  les  lettrés,  me  rendait 
le  bien  pour  le  mal,  une  caresse  pour  un  coup  de  pied. 
Je  chassais,  et,  comme  je  voyais  très-peu  de  gibier  et 
n'en  tuais  jamais,  je  rentrais  chez  moi  avec  plus  d'ap- 
pétit que  de  remords.  Chaque  jour,  j'avais  le  plaidr  de 


LB8  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEÂU.        109 

faire  dans  ces  sites  agrestes  et  solitaires  quelque  nou- 
Telle  découTerte  qui  était  bien  mienne,  car  il  n'y  avait 
là  ni  Anglais  ni  touriste  pour  me  la  disputer.  Ces 
découvertes  n'étaient  pas  les  seules  :  afin  de  ne  pas 
rester  tout  à  fait  désœuvré,  je  me  mis  à  relire  mes 
auteurs  classiques,  détail  singulièrement  négligé  dans 
notre  vie  d*improvisation  et  de*  fièvre,  dont  les  limites 
littéraires  ne  vont  guère  que  de  Lamartine  à  H.  Âbout, 
comme  son  parcours  matériel  ne  va  que  du  boulevard 
du  Temple  à  la  Madeleine.  Je  ne  tardai  pas  à  découvrir 
qu'il  y  avait  peut-être  plus  d'esprit  dans  Gil  Blas  que 
dans  les  Mariages  de  Paris  ;  que  la  prose  de  Pascal, 
de  Fénelon,  de  la  Bruyère,  bien  que  moins  imagée  que 
celle  de  MM,  Théophile  Gautier  et  Paul  de  Saint- 
Victor,  pouvait  en  balancer  les  mérites  ;  que  ce  pauvre 
Boileau  lui-même  ne  manquait  pas  de  bons  sens;  qu'on 
pouvait  lire  Racine,  même  après  Victor  Hugo,  et  qu'il 
n'était  pas  impossible  que,  pour  le  naturel  et  le 
charme,  madame  de  Sévigné  fût  préférable  à  madame 
deGirardin. 

En  somme,  il  y  eut  là  pour  moi  quelques  semaines 
de  bien-être  intellectuel  et  physique,  pendant  lesquelles 
ni  Virgile,  ni  Gessner,  ni  Florian,ne  me  parurent  avoir 
surfait  les  délices  de  la  vie  champêtre  et  la  pureté  des 
mœurs  pastorales.  J'avais  réappris  par  cœur  le  0  for- 
tunatos  nimium..,  et  je  le  récitais  aux  échos  de  nos 
charmantes  collines  de  Flassan  et  de  Gigondas. 

Bientôt,  pourtant,  je  crus  m'apercevoir  qu'il  y  avait 
quelque  chose  qui  me  gâtait  un  peu  la  campagne  :  ce 


SOO        LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBORNEAU. 

quelque  chose,  c  étaient  les  campagnards.  Je  ne  yous 
étonnerai  pas  si  je  tous  dis  que  ma  longue  absence  et 
mon  exclusive  préoccupation  de  littérature  avaient 
introduit  dans  mon  très-modeste  domaine  une  foule 
d  abus  qui  se  traduisaient  soit  en  pertes  d'argent,  soit 
en  désagréments  de  toutes  sortes.  Ici,  c'était  un  fer- 
mier à  figure  patriarcale  qui,  sous  prétexte  qu'il  culti- 
vait de  père  en  (ils  mon  carré  de  terre,  avait  fini  par  le 
regarder  comme  sa  propriété  et  cessait  depuis  longtemps 
d'en  payer  la  rente.  Là,  c'était  un  paysan  à  l'air  candide, 
qui  avait  pris  la  douce  habitude  de  cueillir  chez  moi 
de  l'herbe  pour  ses  bestiaux,  du  bois  pour  son  ménage, 
des  légumes  pour  son  pot-au-feu,  de  la  feuille  pour  ses 
vers  à  soie,  et  qui  demeurait  stupéfait  quand  je  lui 
demandais  sur  tout  cela  mon  droit  de  propriétaire. 
D'honnêtes  cultivateurs,  de  naïfs  villageois,  des  fcm« 
mes,  dés  enfants,  allant  travailler  à  leurs  champs, 
avaient  trouvé  tout  simple  d* abréger  leur  itinéraire  en 
passant  par  mon  avenue,  par  mon  chemin,  sous  mes 
fenêtres,  et  jusque  dans  mon  jardin,  où  les  haies  vives 
étaient  mortes  et  où  un  joli  petit  sentier  avait  été  peu 
à  peu  tracé  à  travers  mes  plates-bandes  :  si  bien  que, 
tous  les  matins,  avant  l'aurore,  nous  étions  réveillés 
par  un  affreux  bruit  de  charrettes,  avec  accompagne- 
ment de  jurons,  et  que  je  ne  pouvais  entr'ouvrir  mes 
croisées  ou  mettre  le  nez  à  ma  porte  sans  voir  un  gros 
bonhomme  trottinant  sur  son  âne  le  long  de  mes  mar* 
ronniers,  une  vieille  femme,  dans  un  costume  non 
prévu  par  Greuze,  butinant  son  fagot  dans  mes  allées. 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GllÀRBON?iËAU.         201 

OU  des  mariuots  joufQus,  mais  malpropres,  piétinant 
dans  moa  ruisseau,  se  roulant  sur  mon  pré,  grimpant 
sur  mes  arbres,  et  ramassant  par  distraction  mes  poires 
et  mes  abricots. 

Ha  sœur  Ursule,  rentrée  dans  son  élément,  dressait 
l'inventaire  des  abus  à  réformer,  des  chiffres  à  rétablir 
sur  leur  véritable  base.  Je  ne  sais  pourquoi  ces  ré- 
formes m'effrayaient  encore  plus  que  les  abus  ne  m'é- 
taient désagréables.  Il  était  clair  que  mon  absence  et 
mon  insouciance  me  faisaient  perdre  un  bon  quart  de 
mon  revenu,  c^est-à-dire  un  millier  d'écus  ;  mais  ces 
mille  écus  représentaient  pour  moi  d'interminables 
discussions  où  j'avais  la  certitude  de  n'être  pas  le  plus 
fort.  A  ce  premier  ennui  s'enjoignit  un  autre  :  comme 
les  paysans  me  rencontraient  souvent  me  promenant 
un  livre  à  la  main,  ils  en  conclurent  que  j'étais  avocat. 
Dès  lors,  tous  les  recoins  de  ma  vallée  de  prédilection, 
tous  les  replis  de  ces  collines,  tous  les  bouquets  d'ar- 
bres de  ces  bois,  devinrent,  à  mes  dépens,  des  cabi- 
nets de  consultation.  Au  moment  où  j'en  étais  au  plus 
bel  endroit  de  mes  rêveries,  de  mes  contemplations  ou 
de  mes  lectures,  je  voyais  tout  à  coup  surgir  devant 
moi  un  grand  gaillard  qui  m'abordait  en  se  grallant  la 
télé  et  me  narrait  verbeusement  comme  quoi  on  lui 
avait  fait  tort,  dans  la  succession  de  son  beau-père, 
d'une  somme  de  trois  francs  cinquante  centimes;  comme 
quoi  le  percepteur  le  forçait  de  payer  Timpôt  d'une 
parcelle  de  terrain  qui  n'était  plus  portée  sur  le  ca- 
dastre, ou  comment  le  maire  voulait  lui  faire  enlever 


202         LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARfiONNEAU. 

son  fumier,  qu'il  a'était  habitué  à  manipuler  dans  la 
rue.  La  situation  ne  tarda  pas  à  se  dessiner  d*une  façon 
plus  précise.  Le  maire  exerçait  ses  fonctions  depuis 
dix  ans,  ce  qui  veut  dire  qu*il  avait  à  peu  près  autant 
d*ennemis  qu'il  existait  de  maisons  dans  le  village.  Moi 
absent,  nul  n'avait  osé  lever  l'étendard  de  la  révolte; 
car  le  paysan  est,  avant  tout,  circonspect,  et  ilsuppor- 
porte  patiemment  tous  les  déboires  tant  qu'il  a  peur  ; 
mais  mon  arrivée  donna  le  signal  d'un  déchaînement 
universel,  et  ce  fut  à  qui  me  dénoncerait  le  tyran  de 
Gigondas.  Simon  Breloque,  —  c'était  le  nom  du  re* 
douté  magistrat,  —  était  un  oppresseur,  un  persécu- 
teur, un  pacha,  exerçant  son  autorité  à  la  turque,  et 
traitant  ses  administrés  comme  un  vil  bétail.  Il  ruinait 
la  commune  par  des  dépenses  insensées  que  lui  suggé- 
rait une  vanité  féroce  :  il  avait  voulu  mettre  Gigondas 
sur  le  pied  d'un  chcMieu  de  canton,  avoir  une  planta- 
tion d'arbres  verts,  des  rues  praticables,  une  horloge, 
un  garde  champêtre  habillé  à  neuf,  un  h6tel  de  ville  et 
trois  réverbères.  Pour  subvenir  à  ces  prodigalités,  il 
aliénait  les  bois  communaux,  molestait  les  troupeaux, 
écrasait  le  pauvre  monde  et  multipliait  les  centimes  ad* 
ditionncls.  Quiconque  faisait  mine  de  lui  résister  était 
sûr  d'attraper,  dans  les  trois  mois,  quelque  bon  pro- 
cès-verbal qui  lui  coûtait  gros  et  l'humiliait  devant  ses 
concitoyens.  Aussi  les  projets  les  plus  audacieux  com- 
mençaient-ils à  bouillonner  dans  ces  cervelles  villa- 
geoises. On  parlait  de  tirer  des  coups  de  fusil,  de  se 
barricader  dans  ses  maisons,  de  se  transporter  en 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  CUARBONNEAU.         20$ 

masse  à  la  sous-préfecture  et  de  demander  la  téta  du 
maire.  Puis  on  me  prenait  par  Tamour-propre,  exacte* 
ment  comme  s*il  se  fût  agi  pour  moi  d'une  lutte  contre 
le  Siècle  ou  le  Figaro.  Simon  Breloque  disait  publique- 
ment qu'il  était  plus  riche  que  moi,  que  son  yin  était 
meilleur  que  le  mien,  qu'il  avait  plus  d'influence  que 

je  n'en  aurais  jamais,  que  sa  maison,  placée  au  point 
culminant  du  village,  était  le  véritable  château,  et  qu'il 
se  faisait  fort  de  prouver  que  quatre  platanes,  considé- 
rés de  temps  immémorial  comme  miens,  apparte- 
naient à  la  commune.  Ces  propos,  sans  m'émouvoir 
beaucoup,  m'agaçaient  les  nerfs,  et  je  reconnus  là, 
pour  la  centième  fois,  combien  l'homme,  même  le  plus 
fier  des  prétendues  supériorités  de  son  esprit,  s'accou- 
tume vite  au  rétrécissement  de  son  cadre  et  y  ajuste 
aisément,  en  miniature,  les  passions  qui  l'agitaient 
sur  un  plus  grand  théâtre.  Simon  Breloque  devint  à 
mes  yeux  quelque  chose  comme  un  Gustave  Planche 
ou  un  Sainte-Beuve  en  écharpe  tricolore.  C'était,  en 
réalité,  un  paysan  enrichi  dans  l'exploitation  d'une 
périère  qu'il  avait  eue  presque  pour  rien  et  qui  avait 
fourni  d'excellentes  pierres  aux  constructions  du  voi- 
sinage :  il  possédait  les  qualités  et  les  défauts  de  l'em- 
ploi :  actif,  intelhgent,  énergique,  mais  dur,  méprisant 
pour  les  pauvres  diables  qui  n'avaient  pas  su  s'enri- 
chir, et  les  accablant  de  son  luxe,  qui  consistait  à  man- 
ger des  canards  et  des  lapins  pendant  qu'ils  man- 
geaient des  haricots.  Son  argent  d'abord,  puis  la 
bonne  chère,  et  enfin  les  dignités  municipales,  lui 


S04        LES  JEUDIS  DE  MADAME  ClIARBONNEAU. 

avaient  porté  à  la  tête.  J'aurais  dû  l'étudier  comme  un 
type  :  ma  sottise  fut  de  l'accepter  comme  un  rival  et 
un  adversaire. 

Au  bout  de  six  mois,  employés  à  cette  guerre  d'ob- 
•ervation,  une  idée  grotesque,  impossible,    logique 
pourtant,  s'empara  de  mon  esprit  et  n'en  délogea  plus. 
Il  fallait  à  tout  prix  renverser  Simon  Breloque,  qui,  le 
dimanche,  à  la  messe  paroissiale,  prenait  décidément 
des  airs  trop  superbes  en  s'installant  dans  le  banc  de 
la  mairie  et  en  me  voyant  relégué  sur  une  chaise  dans 
une  obscure  chapelle.  Comment  le  remplacer?    Les 
plaignants  abondaient  à  Gigondas,  mais  les  capacités 
manquaient.  Ceux  des  habitants  qui  savaient  lire  et 
écrire  (il  y  en  avait  cinq  ou  six)  étaient  conseillers  mu- 
nicipaux ;  il  passaient  pour  avoir  subi  la  délétère  in- 
fluence de  Simon  Breloque,  qui  en  avait  fait  des  suppôts 
d'arbitraire,  aussi  souples  que  les  sénateurs  (romains) 
sous  les  empereurs.  Pour  triompher  de  celte  oligarchie 
villageoise,  il  était  nécessaire  de  frapper  un  grand 
coup,  de  mettre  en  avant  un  nom  sans  réplique,  et 
moi  seul,  à  quatre  kilomètres  à  la  ronde,  étais  capable 
de  mener  à  bien  cette  difficile  entreprise.  Voilà  du 
moins  ce  que  me  disaient  mes  flatteurs  ;  je  n'avais  pas 
l'air  de  les  comprendre,  mais  je  les  laissais  dire.  De  là 
à  me  laisser  persuader  et  à  envisager  sans  terreur, 
dans  un  avenir  possible,  la  succession  de  Breloque  me 
tombant  sur  les  épaules  et  me  ceignant  les  reins,  il 
n'y  avait  qu'un  pas  :  ce  pas  fut  franchi.  Mon  sous-pré- 
fct,  homme  d*esprit,  fut  enchanté  de  l'idée  de  compter 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  CllARBONNËAU.         205 

parmi  ses  maires  de  village  un  membre  de  la  Société 
des  gens  de  lettres;  il  pensa  peut-être  que  la  gravité 
administratiYe  prévaudrait  en  moi  sur  ce  naturel  fron- 
deur, incorrigible  chez  les  vieux  journalistes.  Je  (is 
bien  quelques  façons  ;  mais,  encore  une  fois,  il  y  avait 
là  quelque  chose  qui  sentait  le  Diocléticn,  le  Charles- 
Quint,  le  Denys  de  Syracuse,  et  qui  ne  me  déplaisait 
pas.  Je  n'avais  pas  voulu  être  le  second  à  la  Revue  des 
Deux  Mandes;  j'allais  être  le  premier  de  mon  village  : 
César  n'eût  ni  mieux  dit  ni  mieux  fait.  Bref,  après 
quelques  délais  indispensables  pour  obtenir  poliment 
la  démission  de  Breloque,  je  fus  nommé  maire  de  Gi- 
gondas. 

Ici  je  vous  demande  la  permission  d'ouvrir  une  pa- 
renthèse, afin  de  vous  dire  quelques  mots  des  deux 
sujets  dont  notre  littérature  a  le  plus  abusé  et  qui 
m'impatientent  le  plus  quand  je  les  vois  revenir  dans 
les  œuvres  contemporaines  ;  le  moi  et  l'argent  :  mais 
ces  quelcpies  mots  sont  nécessaires  à  la  suite  de  mon 
récit.  Nous  avions,  Ursule  et  moi,  à  peu  près  douze 
mille  francs  de  rente,  ce  qui  nous  suffisait  pour  vivre 
à  Paris,  mais  sans  faire  la  plus  légère  économie.  On 
liait,  comme  on  le  dit,  les  deux  bouts  ;  rien  de  plus. 
Or  je  songeai,  en  revenant  à  Gigondas,  que  nous 
allions  y  mener  un  train  de  princes  avec  une  dépense 
annuelle  de  six  mille  francs,  et  qu'après  deux  années 
de  ce  système  économique  nous  aurions  devant  nous 
une  année  de  revenu  que  nous  pourrions  afTecter  à  un 
grand  voyage  en  Italie  et  en  Terre-sainte;  objet  des 

12 


f06        LES  JEUDIS  DE  MâDAME  CHÂRBONNEiO. 

désirs  passionnes,  mais  sans  espoir,  de  ma  bonne  et 
dévole  Ursule.  Je  voulais  lui  en  faire  la  surprise,  et 
c'avait  été  là  un  des  motifs  qui  m*avaient  décidé  à  cette 
courageuse  retraite.  Ceci  posé,  je  reprends  ma  narra- 
tion. 

L'allégresse  des  habitants  de  Gigondas,  en  appre- 
nant la  chute  de  Simon  Breloque  et  ma  nomination, 
ne  connut  pas  de  bornes  :  ce  fut  du  délire,  et  je  pus 
boire  à  longs  traits  à  la  coupe  fragile  de  la  popularité. 
Le  jour  démon  installation  restera  à  jamais  gravé  en 
lettres  d*or  dans  les  fastes  de  la  commune.  Quatre  arcs 
de  triomphe  enguirlandés  et  pavoises,  avec  des  inscrip- 
tions inspirées  par  la  circonstance,  furent  dressés  sur 
mon  passage.  Dès  le  matin,  des  boîtes  annoncèrent, 
par  leurs  détonations  triomphales,  qu'une  grande  jour- 
née venait  de  se  lever  sur  Gigondas.  Tous  les  yeux 
versaient  des  larmes  de  joie  ;  toutes  les  bouches  criaient 
Vive  M.  le  Maire!  A  la  grand'messe,  qui  fut  chantée 
par  les  choristes  de  la  paroisse  et  accompagnée  par 
deux  violons,  une  clarinette,  un  tambourin  et  un  ophi» 
cléide  du  chef-lieu  de  canton ,  je  crus  vraiment  qu'on 
allait  m'encenser  et  glisser  mon  nom  dans  le  Domine 
salvum  fac.  Je  fis  ce  que  m'imposaient  mes  nouveaux 
devoirs  dans  ces  moments  solennels.  J'offris  un  pain 
bénit  gigantesque,  confectionné  par  le  meilleur  pâtis- 
sier de  la  ville  voisine.  Ensuite  les  chantres  et  les  mu- 
siciens trouvèrent,  au  sortir  de  la  messe,  dans  le  jar- 
din du  curé,  une  table  chargée  de  rafraîchissements 
substantiels.  Mais  fallait-il  abandonner  aux  horreurs 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAU.        S07 

de  la  &im  et  de  la  soif  les  gosiers  moins  bien  traités 
par  la  nature,  les  déshérités  du  plain-chant  et  de  la  cla- 
rinette? Non.  On  mit  des  rallonges,  on  en  mit  beaucoup , 
et  bientôt  tout  le  village  put  prendre  part  à  ces  agapes 
fraternelles  où  Ton  mangeait,  où  Ton  buvait  d'autant 
plus  que  Ton  était  plus  enthousiaste  et  plus  heureux. 
La  soirée  ne  fut  pas  moins  belle.  On  improvisa  un  bal 
sur  ma  prairie,  au  grand  déplaisir  d'Ursule,  qui  n'ai- 
mait pas  la  danse  et  qui  calculait  que  le  regam 
allait  être  détruit  d'avance  sous  les  pieds  légers  des 
danseurs.  Mais  ce  fut  à  peine  un  petit  nuage  dans  ce 
jour  radieux.  Les  vivat!  les  cris  de  joie,  éclataient  avec 
une  furie  toujours  nouvelle  et  desséchaient  ces  robustes 
poitrines  qui  se  réconfortaient  par  des  libations  in- 
cessantes. D'immenses  galettes,  des  gâteaux  de  Savoie, 
de  fabuleux  jambons,  des  pâtés  homériques,  de  colos- 
sales brochettes  de  dindes  et  de  poulets,  s'étalaient  sur 
des  tréteaux  rustiques.  On  défonçait  des  tonneaux  de 
bière.  Le  punch  flambait  à  droite,  le  vin  de  Tavel  cir- 
culait à  gauche  ;  les  estomacs  délicats  se  contentaient  de 
curaçao  et  de  limonade  gazeuse.  Au  coucher  du  soleil, 
les  populations  environnantes,  attirées  par  la  rumeur 
publique  et  l'électricité  des  joies  populaires,  accouru- 
rent en  foule,  et  j'eus  l'orgueilleux  bonheur  de  possédei 
quatre  mille  enthousiastes,  quatre  mille  admirateurs, 
quatre  mille  convives  au  lieu  de  cinq  cents.  A  neuf 
heures,  un  transparent  à  mon  chiffre  illumina  ma  fa- 
Neet  fut  le  signal  d'un  splendide  feu  d'artiOce;  des 
▼6rres  de  couleur,  des  lampions  en  astragales,  serpcn- 


«08         LES  JEUDIS  DE  UADAUE  GHARBONNEAU. 

tcrcnt  le  long  de  ma  grille  el  scintillèrent  à  travers  le 
feuillage.  Des  fusées,  saluées  par  d'enivrantes  clameurs, 
montèrentdans  Fespace  et  firent  pâlir  les  étoiles.  Là  il  y 
eut  encore  un  de  ces  petits  accidents  que  la  Providence 
se  plait  à  mêler  aux  triomphes  de  ce  monde,  pour  nous 
avertir  de  leur  fragilité.  Une  fusée  mal  étemte  tomba 
sur  un  banc  de  paille  et  y  mit  le  feu.  Le  propriétaire 
se  désolait;  je  le  rassurai- en  lui  déclarant  que  le  dom- 
mage était  tout  naturellement  à  ma  charge.  Ce  trait  de 
générosité  se  communiquant  de  proche  en  proche,  mit  le 
comble  à  Tivresse  générale  :  on  cria  plus  fort  que 
jamais;  on  me  donna  une  quinzaine  de  sérénades  ;  on 
chanta;  on  dansa  des  farandoles  et  des  rondes;  on 
monta  sur  les  chaises  ;  on  en  cassa  quelques-unes  ;  on 
mangea  de  nouveau,  on  but  encore;  on  trouva,  pour 
célébrer  les  vertus  de  M.  le  maire,  des  ut  dièze  incon- 
nus à  Tamberlick. 

Enfin,  à  minuit,  comblé  de  félicité  et  de  migraine, 
brisé  d*émotion,  saturé  de  courbature,  je  dis  adieu  à 
mon  peuple,  qui  chantait  et  buvait  toujours.  Je  me 
couchai,  et  je  rêvai  que  le  brigadier  de  la  gendarmerie 
m'amenait,  pieds  et  poings  liés,  MM.  Taxile Delord, 
Assolant  et  Ulbach,  et  les  forçait  de  crier  Vive  M.  le 
Maire  !  ^ 

Le  lendemain,  il  fallut  payer  la  carte  de  cette  allé- 
gresse :  en  voici  à  peu  près  les  chiffres  : 

Pain  bénit 20  fr. 

Buis  et  rubans  pour  les  arcs  de  triomphe.         25 
Honoraires  des  musiciens 40 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAU.        *2C3 

Dojeiincr  des  musiciens,  des  chantres  et 
de  leurs  amis,  invités  par  môsieu  le 

maire 95 

Pâtisseries 130 

2,000  bouteilles  de  bière,  à  50  c.  pièce.  1 ,000 

1,000  litres  de  vin  de  Tavel,  à  50  c.  id.  500 

Curaçao,  rhum  et  liqueurs  fines.  .  .  •  275 
Rôtis  divers  pour  les  invités  de  môsieu 

le  maire 5G0 

Lampions  et  verres  de  couleur  pour  illu- 
miner môsieu  le  maire 80 

Feu  d'artifice  pour  le  triomphe  de  môsieu 

le  maire 120 

Limonade  gnzouse  pour  les  dames.  T  .  50 

Pain 15 

Bons  distribués  aux  indigents 150 

Prix  estimatif  d'un  banc  de  paille  incen- 
dié par  une  fusée  de  môsieu  le  maire.  600 

Total.  .   3.460  fr. 

On  m'avait  fait  grâce  des  centimes. 

Nous  disons  trois  mille  quatre  cent  soixante  francs, 
c'est-à-dire  plus  d'un  trimestre  de  notre  budget  parisien. 

J'inaugurais  assez  mal  mon  système  économique, 
mais  j'étais  le  plus  fôto,  le  plus  acclamé,  le  plus  triom- 
phant, le  plus  populaire,  le  plus  glorieux  des  maires  de 
village. 


12. 


tiO        LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONRSAU. 


XVII 


Savez-trous  quel  est  le  plus  grand  ennemi  de  ces  jour- 
nées pures,  radieuses  et  triomphales,  comme  le  fut  celle 
de  mon  installation?  C'est  le  lendemain.  J'eus  un  len- 
demain; hélas  !  j'en  eus  même  plusieurs  :  et  voyez  l'in- 
fluence de  ma  prédestination!  Ce  fut  par  la  littérature 
que  mes  tribulations  commencèrent  :  ma  première 
persécutrice  fut  Marguerite  de  Bourgogne. 

Ceci  mérite  explication. 

A  peine  établi  dans  ma  dictature  municipale  et  rus- 
tique, j'avais  fait  maison  nette.  C'est  l'usage  en  pareil 
cas,  et  les  royautés  qui  commencent  sont  obligées  de  sa- 
tisfaire à  la  fois  les  ambitions  et  les  rancunes  de  ceux 
qui  veulent  les  places  contre  ceux  qui  les  ont.  Ceci  avait 
même  donné  lieu  à  un  singulier  quiproquo  pendant  la 
période  d'irritation  populaire  qui  s'était  terminée  par  la 
chute  de  mon  prédécesseur.  Un  paysan  peu  lettré  étant 
venu  me  dénoncer  un  des  innombrables  abus  qui  exas- 
péraient la  population,  je  lui  avais  répondu  d'un  air 
superbe  : 

«  Que  Simon  Breloque  ne  m'échaulTe  pas  la  bilel 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNBAU.        311 

s'A  en  fait  liop,  j'irai  Yoir  le  sous-préfet,  et  je  balaye- 
rai les  écuries  d'Augias  !  » 

A  ces  derniers  mots,  le  paysan  me  comtempla  ayec 
une  expression  de  stupeur  que  je  ne  remarquai  pas 
d'abord.  Or,  justement,  il  y  avait  dans  la  commune  un 
petit  fermier  qui  s'appelait  Auzias,  nom  assez  commun 
dans  le  Midi.  Cet  Auzias  possédait  une  écurie  comme 
tous  les  cultivateurs  quelque  peu  aisés.  Mon  propos  lui 
fiit  redit,  et  l'agita  si  terriblement,  qu'il  passa  deux  nuits 
sans  fermer  l'œil.  Le  surlendemain,  il  Tint  me  trouyer^ 
un  énorme  balai  à  la  main ,  et  me  dit  conGden  tiellemen  t  : 
a  Monsieur,  si  tous  trouvez  mon  écurie  malpropre,  ayez 
la  bonté  de  me  le  dire  ;  mais  ne  me  faites  pas  rafTront 
de  la  balayer  vous-même,  o 

Quoi  qu'il  en  soit,  je  congédiai  entre  autres  le  garde 
champêtre,  qui  m'avait  été  signalé  comme  l'âme  damnée 
de  mon  prédécesseur,  et  qui,  trois  mois  auparavant, 
avait  dressé  un  procès-verbal  contre  l'oncle  d'une  de 
iDes  servantes.  Il  fut  impitoyablement  sacrifié  à  mes 
rcfsentiments  domestiques.  En  même  temps  j'écrivis  à 
M.  le  préfet  pour  lui  demander  un  garde  champêtre  qui 
fit  honneur  à  ma  commune,  un  garde  qui  ne  ressem- 
blât pas  au  premier  venu.  Je  ne  fus  que  trop  bien 
servi. 

Quelques  jours  après,  au  moment  où  nous  venions 
de  régler,  mon  adjoint  et  moi,  les  économies  sévères  à 
inlroduire  dans  notre  budget,  nous  vimes  entrer  un 
grand  gaillard  de  cinq  pieds  huit  pouces,  maigre,  ner- 
veux, découp!ô^  évidé  comme  un  chien  de  chasse,  et 


219         LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAU. 

dont  la  tête  semblait  avoir  été  moulée  dans  une  poire 
à  poudre.  Il  arrivait  droit  de  la  préfecture  pour  exercer 
à  Gigondas  les  fonctions  de  j;;arde  champêtre,  et  m'ex- 
hiba ses  papiers,  qui  étaient  en  règle.  Il  se  nommait 
Jacques  Cauvin  :  je  lui  adressai  sur  ses  antécédents 
quelques  questions  auxquelles  il  répondit  avec  un  sou- 
rire de  satisfaction  intérieure.  Il  avait  été  successive- 
ment, zouave,  marchand  de  bretelles,  geôlier  d'une 
maison  centrale,  décorateur,  pitre  dans  une  troupe  de 
saltimbanques,  bedeau   dans  un  temple  protestant, 
chanteur  ambulant,  grande  utilité  à  Carcassonne,  et 
agent  de  police.  A  son  tour,  il  s'informa  des  avantages 
de  son  nouveau  poste,  et,  quand  je  lui  dis  que  nous 
ne  donnions  que  quatre  cents  francs  de  traitement,  son 
visage  piriforme  exprima  un  dédain  ineffable.  II  me 
regarda  comme  le  cocher  de  M.  de  Rothschild  regar- 
derait l'impertinent  qui  lui  offrirait  une  place  de  pale- 
frenier. Cependant  il  parut  se  résigner,  et  je  ne  tardai 
pas  à  avoir  le  secret  de  cette  résignation  méritoire.  A 
peine  mon  adjoint  fut-il  sorti,  que  Jacques  Cauvin  me 
prit  à  part,  et,  se  mettant  au  port  d'armes,  m'avoua, 
avec  une  sérénité  qui  prouvait  la  puissance  de  l'habi- 
tude, que  toutes  ses  bardes,  nippes,  draps,  linge,  vête- 
ments, étaient  au  mont-de-piété  à  Avignon,  et  qu'il  ne 
lui  restait  plus  absolument  que  ce  qu'il  avait  sur  le 
corps  ;  que,  de  plus,  il  devait  à  un  cabarcticr  d'Orange 
une  somme  de  cent  quarante-cinq  francs,  et  que,  pour 
garantir  sa  créance,  le  tavcrmer  avait  eu  l'inhumanîté 
de  retenir  en  gage  la  femme  dudit  Cauvin,  plus  une 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GIIARCONNEAU.        913 

iiague  en  brillants,  souvenir  de  leur  mariage  (Cauvin 
paraissait  regretter  beaucoup  la  bague)  ;  enfin  quelques 
petites  dettes  criardes,  contractées  pendant  une  longue 
maladie  de  son  épouse  (ici  une  larme  d'attendrisse- 
ment), élevaient  le  chiffre  total  de  son  passif  à  six- 
cent  quatre-vingts  francs:  faute  de  cette  modique 
somme,  Cauvin  était  obligé  de  renoncer  aux  fonctions 
publiques  et  de  retomber  dans  ces  professions  aventu- 
reuses où  la  dignité  de  Thomme  et  de  la  femme  reste 
rarement  intacte.  Si,  au  contraire,  je  lui  avançais  ces 
quelques  centaines  de  francs,  d'abord  Cauvin  s'obligeait 
religieusement  à  me  les  rendre  sur  ses  économies 
futures;  puis  il  dégageait  ses  nippes,  sa  bague,  sa 
femme;  il  payait  ses  dettes  jusqu'au  dernier  sou,  et, 
pénétré  de  reconnaissance,  il  donnait,  en  sa  personne, 
à  la  commune  de  Gigondas  et  à  son  maire  un  garde 
champêtre  comme  on  n'en  avait  jamais  vu. 

Je  fus  atterrél  J* avais  encore  dans  ma  poche  le  compte 
des  frais  de  mon  ovation;  ma  sœur  Ursule  s'était 
récriée,  remarquant,  non  sans  raison,  que,  si  nous 
allions  de  ce  train-là,  nos  vignes,  nos  prés  et  nos  mois- 
sons ne  tarderaient  pas  à  s*envoler  dans  un  pli  de  mon 
écharpe.  Ce  nouvel  impôt  forcé,  conséquence  logique 
de  mes  grandeurs,  m'ouvrait  une  de  ces  perspectives 
vagues,  qui  n'en  sont  que  plus  effrayantes.  Mon  pre- 
mier mouvement  fut  négatif.  D'autre  part,  pourtant, 
me  convenait- il  que  mon  garde  champêtre  fut  un  pen- 
sionnaire du  mont-de-piété  ?  Était-il  de  ma  dignité  que 
cet  homme  pût  dire,  en  s'en  allant,  qu'il  avait  compté 


su       LES  JEUDIS  DE  HÂDANE  GHARBONNEÂD. 

sur  le  maire  de  Gigondas  et  que  le  maire  de  Gigondas 
n'avait  pas  eu  d'entrailles?  Était-il  moral  de  le  tenir  se* 
paré  de  sa  femme  et  de  sa  bague?  Premier  magistrat 
de  la  commune,  n'avais-je  pas  charge  d'âmes  ?  Ne  serait- 
ce  pas  pour  moi  un  étemel  remords  si  je  rencontrais, 
un  jour  de  foire,  sur  un  vil  tréteau,  devant  la  tente 
d'un  banquiste,  Jacques  Cauvin,  en  costume  depaillassc 
ou  de  queue-rouge,  subissant  une  grêle  de  calembours 
et  de  coups  de  pied?  Ces  réflexions  me  désarmèrent  : 
je  vidai  mon  tiroir,  tout  en  me  disant  que  mes  plus 
besoigncux  confrères  de  la  république  des  lettres  ne 
m'avaient  pas  emprunté  en  dix  ans  ce  que  cet  ex-zouavc 
me  coûtait  en  un  jour.  Je  joignis  à  mon  bienfait  une 
remontrance  paternelle  que  Cauvin  écouta  avec  la  com« 
ponction  la  plus  édifiante,  et  son  service  commença. 

Je  fus,  à  cette  époque,  obligé  de  m*absenter  pour 
quelques  jours  :  à  mon  retour,  je  trouvai  sur  mon  pas- 
sage des  figures  horriblement  allongées  et  sur  ma 
table  une  liasse  de  procès-verbaux  qui  n'attendaient 
que  ma  signature.  Voici  ce  qui  était  arrivé:  Cauvin,  re- 
gardant son  traitement  fixe  comme  indigne  de  ses  ta- 
lents, avait  résolu  d'y  suppléer  par  le  casuel.  Les  plus 
minces  délits,  les  contraventions  les  plus  impalpables, 
étaient  devenus  pour  lui  matière  à  procès-verbal  et 
couchés  sur  papier  timbré.  Pour  grossir  le  chiffre  de 
ses  bénéfices,  Cauvin,  à  celte  heure  douteuse  qui  n'est 
pas  encore  la  nuit,  mais  qui  n'est  plus  le  jour,  était  allé 
se  poster  sur  la  grande  route  qui  passe  derrière  le  vil- 
lage ;  et  là,  tout  voiturier  ayant  oublié,  comme  le  singe 


LES  JEUDIS  DE  IIADÂMË  CHARBONREAtl.       Si5 

de  Florian,  d'allumer  sa  lanterne,  tout  charretier  en* 
dormi  sur  son  véhicule,  tout  berger  laissant  une  de  ses 
brebis  s'égarer  dans  le  champ  voisin,  étaient  immédia* 
tement  arrêtés,  appréhendés,  interrogés,  condamnés. 
Mon  adjoint  ayant  formellement  refusé  de  contre-si* 
gner  ces  verbaux^  c'est  à  moi  que  Cauvin  avait  réservé 
rhonneur  de  livrer  les  coupables  à  la  justice;  et  quels 
coupables  I  deux  marguilliers,  trois  conseillers  munici- 
paux et  le  cousin  de  l'adjoint.  Aussi,  dans  quel  état  de 
consternation  ma  pauvre  conunune  deGigondas  se  pré- 
sentait à  mes  regards  effarés  t  une  terreur  morne  avait 
succédé  aux  espérances  éveillées  par  ma  nomination.  On 
s'abordait  en  tremblant  ;  les  tourterelles  se  fuyaient;  le 
café  était  désert.  Cauvin  ayant  organisé,  disait-on,  une 
police  secrète,  chacun  se  méfiait  de  son  voisin  comme 
d'un  dénonciateur  :  les  femmes  mêmes  se  taisaient.  Le 
moi  sinistre  de  prison  circulait  de  bouche  en  bouche. 
On  se  serait  cru  à  Venise  au  plus  formidable  moment  du 
conseil  des  Dix.  Quant  à  moi,  je  n'avais  fait  qu'un  saut 
du  Capitole  à  la  roche  Tarpéienne.  J'étais  devenu  en 
quelques  semaines  plus  impopulaire  que  mon  prédé- 
cesseur. c(  Que  nous  sert,  disait-on,  d'avoir  pour  maire 
un  bonhomme  (bonhomme,  un  membre  de  la  Sociélé 
4es  gens  de  lettres  !  ) ,  si  nous  sommes  opprimés,  ruinés, 
persécutés,  emprisonnés  par  le  garde  champêtre  I  ù 
Celle  fois  je  me  mis  en  colère.  Je  fis  venir  Cauvin,  et 
]e  lui  infligeai  une  verte  semonce.  11  me  répondit  sans 
se  déconcerter  qu'il  faisait  son  devoir  et  que  tout  le 
^oude  peut^tre  ne  pourrait  pas  en  dire  autant.  Puis^ 


916       LES  JEUDIS  DE  XIDAME  CHARBORNEiU. 

comrne  sa  réponse  m'exaspérait  encore  plus,  le  drôle 
me  déclara^  toujours  avec  le  même  sang-froid,  qu*il  ne 
pouvait  pas  vivre,  lui  et  sa  femme,  avec  ses  quatre 
cents  francs  de  traitement,  et  que  je  devais,  par  consé- 
quent, trouver  tout  simple  qu'il  essayât  de  battre  mon- 
naie ailleurs. 
J'éclatai. 

—  Mais,  malheureux,  osez-vous  bien  me  parler  en- 
core de  ces  éternels  quntre  cents  francs?  Je  vous  en 
ai  donné  sept  cents  pour  payer  vos  dettes  :  vous  m* avez 
soutiré  du  bois,  de  l'huile,  du  blé,  des  légumes  ;  je 
paye  votre  logement  :  bref,  dans  un  mois,  vous  m'avez 
coûté  près  de  mille  francs  ;  douze  mille  francs  par  an  ! 
il  me  semble  que  ce  n'est  pas  mal  pour  un  <;arde  cham- 
pêtre I  Savez-vous,  misérable,  que  les  députes  au  Corps 
législatif  n'en  ont  pas  autant,  et  ils  sont  cependant 
l'élite  de  la  nation,  les  élus  du  suffrage  universel,  les 
défenseurs  des  libertés  publiques!... 

J* étais  furieux. 

—  Puisque  monsieur  le  maire,  qui  est  si  bon,  se 
fnchc  contre  moi,  me  dit  tout  à  coup  Cauvin  avec  un 
mauvais  sourire,  c'est  qu'il  aura  été  influencé  par  mon- 
sieur le  curé 

—  Monsieur  le  curél... 

—  Oui,  et,  pas  plus  tard  que  demain,  j'irai  le  dénon- 
cer à  rèvêché...  Je  dirai  qu'il  s'est  fait  jouer  la  Tour  de 
Nesle... 

Celte  fois  je  crus  Cauvm  tout  à  fait  fou,  et  je  me  pré- 
parais, de  peur  d'un  malheur,  à  lui  faire  rendre  sa 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHÂRBONNEAU.       3i1 

plaque  et  sa  carabine,  quand  mon  adjoint  m'expliqua 
cet  inexplicable  mystère.  Pendant  les  premiers  jours 
de  sa  lune  de  miel  avec  la  commune,  Cauvin,  ci-devant 
zouave  et  comédien  ambulant,  s'était  amusé  à  déployer 
ses  talents  devant  un  auditoire  peu  blasé  en  fait  d'é- 
motions dramatiques.  Les  représentations  avaient  lieu 
chez  l'adjoint  lui-même,  lequel  était  très-lié  avec  le 
curé.  Celui-ci,  jeune  prêtre  d'une  vertu  austère,  d'une 
piété  presque  ascétique,  avait  une  candeur  d'enfant. 
Irlandais  d'origine,  naturalisé  Français  et  élevé  au  sé- 
minaire de  Sainte-Garde,  jamais  il  n'avait  entendu 
parler  ni  de  la  pièce  de  MM.  Dumas  et  Gaillardet,  ni 
même  du  très-apocryphe  épisode  que  ces  messieurs 
ont  dramatisé  à  leur  façon.  Or,  un  soir  que  le  curé  S6 
chauffait  les  pieds  à  un  bon  feu  de  fagots  d'olivier 
chez  son  ami  l'adjoint,  Cauvin  avait  annoncé  qu^il 
allait  leur  jouer  la  Tour  de  Nesle. 

Ces  mots  magiques  avaient  excité  la  curiosité  géné- 
rale, et  tous  les  habitués  de  la  veillée  étaient  accourus 
pour  prendre  leur  part  de  la  fêle.  Cauvin  avait  une 
manière  de  jouer  la  Tour  de  Nesle^  qui  en  atténuait 
singulièrement  les  énormités  historiques  et  morales. 
D^abord  il  jouait  à  lui  tout  seul  ce  drame,  qui  ne 
compte  pas  moins  de  vingt-deux  acteurs.  Ensuite  il 
le  réduisak  à  une  scène,  que  sa  prose  et  surtout  son 
accent  rendaient  incompréhensible.  II  se  faisait  attacher 
à  une  chaise,  sur  un  tas  de  paille  fraîche,  au  milieu 
de  la  salle  ;  puis  sa  femme,  laide  et  noire  à  faire  peur, 
arrivait  avec  un  papier  et  une  chandelle.  Elle  (igmait 

«3 


ils        LES  JEUDIS  DE  NADÂNE  CHARBOMNEikU. 

la  reine  Marguerite  de  Bourgogne.  Cauvin-Buridan  lui 
tenait  à  peu  près  ce  langage  : 

—  Margaritou,  zé  ?à  té  raconter  une  petite  histoire  s 
Té  souviens-tu  dé  ton  papa,  lé  duc  Robert?  C'était  zun 
vieillard  bien  respectable^  que  zé  bien  souvent  revu 
en  sonze;  car  zé  Tétranglai  pour  té  faire  plésir,  fiçue 
coquine  I.é. 

Ainsi  de  suite  :  c'est  ce  que  Cauvin  appelait  la 
grande  scène  de  la  prison  :  les  villageois  n'y  avaient 
vu  que  du  feu,  et  le  curé  n'y  comprit  absolument  rien. 
N'importe!  Tout  en  estropiant  les  phrases  de  M.  Gail- 
lard et,  Cauvin  gardait  par^-devers  soi  un  fonds  de  mé* 
chanceté  diabolique,  et  il  ne  lui  en  fallait  pas  davantage 
pour  échafauder  là-dessus  tout  un  système  de  dénon* 
dation  contre  mon  brave  curé. 

Le  lendemain  matin,  au  petit  jour  (on  était  en  plein 
mois  de  décembre),  je  partis  tout  grelottant  pour  Té- 
véché,  afin  de  prévenir  les  efTets  de  cette  incroyable 
accusation.  Mais  le  drôle  m'avait  devancé,  et,  quand 
j'ouvris  la  porte  du  secrétariat,  un  irritant  specta- 
cle frappa  mes  regards  :  Cauvin,  en  grande  tenue, 
orné  d'un  képi  et  d'un  baudrier  dont  je  lui  avais  fait 
eadeaU|  déclamait  et  gesticulait  devant  les  deux  grands 
vicaires,  entremêlant  aux  formules  de  sa  dénonciation 
les  tirades  de  son  rôle  : 

—  Oui»  messieurs,  aussi  vrai  que  zé  suiz  un  bon 
catholique,  raôsieur  le  curé  dé  Gigondas  il  se  fé  zou<^^ 
la  Tour  de  NeslCy  une  pièce  ous'qu'ou  parle  très-mal 
de  la  rclizion  etdeç  reines  de  France. ••  «C'était  zun 


LBS  ISUDtS  DE  MADAHB  GHAftfiOMMEAO.        9J# 

vieillard  bien  respectable  que  aé  bien  souvent  revu  en 
ion»  :  car  lé  rétranglai  pour  té  faire  plésir,  fiçue  co- 
quine! » 

Les  deux  grands  vicaires^  vieux  et  infirmes,  n'avaient 
plus  la  force  de  faire  taire  cet  énergumène,  qu'ils 
croyaient  échappé  des  petites'^maîsons» 

Je  me  précipitai  comme  une  trombe. 

-^  Misérable I  m'écriai-je  à  demi  suffoqué  décolère, 
sortes,  sortei  à  Tinstant...  Messieurs,  pardon...  je 
vous  expliquerai..»  je  suis  le  maire  de  Gigondas...  Ge 
scélérat...  mes  bienfÎGdts...  G*est  moi  qui  lui  ai  donné 
ce  képi..«  La  Tour  de  Neslel.*.  Ce  n'est  pas  vrai*.* 
M.  le  curé  est  innocent  comme  Tenfant  qui  vient  de 
naître* é.  C'est  oe  Bundan...  non,  ce  Cauvin,  non,  cd 
MéUngue,  non,  cette  Marguerite  de  Bourgogne,  é.  MaiS| 
malheureux,  sortiras-tu,  à  la  fin?» •« 

Mon  apparition,  au  lieu  de  rassurer  ces  pieux  vieit* 
lards,  acheva  de  les  terrifier  :  ils  se  demandaient  s'ils 
avaient  affaire  à  deux  fous  au  lieu  d'un,  et  si  la  corn* 
mnne  deGigondas  était  une  ménagerie.  Quant  à  Cauvin, 
il  ne  bougea  pas,  et  me  répondit  effrontément  : 

— *  Monsieur  le  maire,  ici  vous  n'êtes  pas  plus  que 
moi  :  c'est  à  ces  messieurs  à  me  dire  si  je  dois  sortir. 

La  colère  décuplait  mes  forces  ;  la  porte  du  secréta- 
riat était  encore  ouyette  :  d  un  bond  je  m'élançai  sur 
Cauvin,  qui  me  faisait  face  ;  je  le  retournai  comme  une 
omelette,  et,  lui  allongeant  le  plus  beau  coup  de  pied 
qu  il  eût  jamais  reçu  dans  sa  carrière  dramatique,  je  le 
jetai  dehors.  Il  ne  perdit  pas  la  tête  (ce  n'était  point  à 


SSO       LES  JEUDIS  DE  MADAME  CUARBONNEAU. 

la  tète  que  je  l'avais  frappé)  :  entr'ouvrant  ia  porte,  et 
passant  au  travers  son  visage  perpendiculaire,  ir dit  en 
accentuant  chaque  syllabe  : 

—  Coups  et  outrages  à  un  agent  de  la  force  publique 
dans  l'exercice  de  ses  fonctions  :  délit  prévu  par  la  loi. 

Puis  il  referma  la  porte. 

On  eut  pitié  de  moi  ;  on  poursuivit  Cauvin  dans  la 
cour  de  Tévëché;  on  le  ramena  :  hélas!  ce  moment  de 
vivacité,  comme  il  l'appela  par  un  euphémisme  ironî. 
que,  avait  complètement  changé  nos  situai  ons  respec* 
tives  :  de  créancier  de  Cauvin  j'étais  devenu  son  débi- 
teur. L'affaire  fut  arrangée,  grâce  à  l'intervention 
amicale  des  témoins  de  cette  étrange  scène  :  on  chiQra 
le  coup  de  pied;  quand  j'en  eus  soldé  le  compte, 
quand  j'eus  congédié  Cauvin,  dont  j'obtins  le  renvoi, 
quand  j'eus  payé  les  nouvelles  dettes  qu'il  laissait  à 
Gigondas,  quand  j'eus  derechef  dégagé  sa  bague  et  sa 
femme  et  mis  un  peu  d'argent  dans  sa  poche,  il  se 
trouva  que  cette  unique  représentation  de  la  Tour  de 
Nesle^  à  laquelle  je  n'avais  pas  assisté,  me  revenait  au 
même  prix  que  trois  cent  soixante-cinq  stalles  du  théâ- 
tre de  la  Porte-Saint-Martin  au  beau  temps  de  Bocage 
et  de  mademoiselle  Georges* 

C'était  un  peu  cher. 


IBS  JEUDIS  DE  MADAME  CUARBONNEAU.        221 


XVIIl 


A  présent,  veuillez  me  permettre  une  petite  des- 
cription préliminaire,  que  je  crois  indispensable  à  la 
clarté  de  mon  récit. 

Le  village  de  Gigondas,  situé  ou  plutôt  perché  sur 
une  colline  argileuse  dont  il  occupe  le  point  culminant, 
domine  une  plaine  fertile  et  riante  qu'arrose  la  jolie 
rivière  de  TOuvèze.  Ma  maison,  que  mes  flatteurs  seuls 
appellent  un  château,  est  tapie,  tout  au  bas  de  la  côte, 
sous  des  massifs  de  marronniers  et  de  platanes.  Ce 
petit  coin  de  terre  offre  en  miniature  le  contraste  des 
pays  de  plaines  et  des  pays  de  montagnes.  En  bas,  tout 
est  fraîcheur,  verdure,  eaux  jaillissantes,  gazouillements 
d'oiseaux,  luzernes  fleuries,  ruisseaux  caressant  l'herbe 
des  prés  et  les  iris  aux  longs  corsages  ;  en  haut,  des 
rochers,  des  cailloux,  des  safras^  la  stérilité,  la  séche- 
resse, des  landes  incultes,  de  maigres  garrigues j  quel- 
ques épis  de  seigle,  quelques  pieds  d  olivier  croissant 
péniblement  sur  un  sol  avare.  Ce  plateau  aux  aspects 
mélancoliques  s'étend  jusqu'à  la  grande  route  et  va 
rejoindre  d'autres  collines  non  moins  pauvres,  où  des 
troupeaux  affamés  cherchent  le  thym  et  le  serpolet. 


»S        LES  IBUDIS  DB  HADAHB  GHARBONNBAO. 

Gigondas,  groupé  sur  ce  plateau  ^  serré  derrière  sa 
vieille  église,  communique  avec  la  plame  par  une 
rampe  très-roide  qui  monte  en  zigzag  jusqu'à  l'entrée 
du  village  et  fait  le  désespoir  des  charretiers.  Quand 
arrive  la  saison  des  foins  ou  celle  des  moissons,  c'est 
pitié  de  voir  de  malheureuses  bêtes,  —  c'est  des  che- 
vaux que  je  parle,  —  essoufflées^  haletantes,  ruis« 
selant  de  sueur,  gravir  cette  pente  formidable 
sous  une  grêle  de  cris  et  de  coups  de  fouet,  et  plier 
sous  le  poids  de  leurs  charrettes  chargées  de  fourrage 
ou  de  blé.  Tous  les  ans  quelque  catastrophe  lamen* 
table,  un  cheval  abattu,  un  paysan  blessé,  un  âne 
assommé  sur  place,  un  attelage  roulant  avec  fracas  le 
long  du  précipice,  vient  mettre  à  Tépreuve  cette  résii- 
gnation  villageoise  que  l'on  pourrait  appeler  le  stoïcisme 
do  la  routine. 

Mais  ce  qu'il  y  avait  de  plus  pénible  pour  mes 
administrés,  c'est  que,  par  suite  de  ce  contraste 
même  entre  tant  de  fraîcheur  et  tant  de  sécheresse^ 
la  fontaine  et  le  lavoir  du  village  se  trouvaient  au 
bas  de  la  côte,  derrière  ma  maison,  qui  n'en  avait  nul 
besoin,  et  à  vingt  minutes  du  reste  de  la  population. 
Tout  ce  qui  en  résultait  de  fatigue  et  d'ennui  pour 
ces  bons  paysans,  je  vous  le  laisse  à  penser.  Les 
femmes  et  les  filles  de  Gigondas  passaient  la  moitié  de 
de  leurs  journées  à  monter  et  à  descendre  du  village  à 
la  fontaine,  portant  les  cruches  brunes  sur  leurs  coiffes 
blanches,  avec  des  attitudes  très-pittoresques,  mais 
très-incommodes.  Pendant  nos  longues  chaleurs,  cette 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAU.        225 

eau  fraîche  devenait  brûlante;  Tbiver,  il  fallait  la  faire 
icgelcr.  Elles  cbevauxl  Lorsque,  après  une  rude  jour- 
née d'août  ou  de  septembre,  on  les  ramenait,  moites  et 
fumants,  du  labourage,  et  qu'on  leur  imposait  cette 
cor?ée  supplémentaire,  plusieurs  refusaient  de  boire. 
Et  puis,  que  de  temps  perdu  !  que  de  cruches  cassées  ! 
Pour  supporter  cet  état  de  choses  qui  durait  depuis  des 
siècles^  il  fallait  que  ce  génie  de  la  routine  dont  je  par- 
lais tout  à  l'heure  ieût  pétrifié  les  habitants  de  Gigondas 
comme  l'argile  de  leurs  collines. 

C'est  pourquoi  Simon  Breloque,  mon  prédécesseur, 
homme  essentiellement  progressif,  avait  aisément  com- 
pris à  quel  point  cette  situation,  compatible  tout  au 
plus  avec  les  temps  d'ignorance  et  de  servage  popu- 
laires, s'accordait  mal  avec  une  époque  d'amélioration 
et  de  lumière.  Il  s'était  dit  qu'à  lui,  maire  du  progrès, 
ennemi  du  statu  quo  et  de  l'ornière,  il  appartenait  d'atta- 
cher son  nom  à  un  bienfait  impérissable,  de  doter  sa 
commune  d*une  fontaine  qu'elle  ne  fût  plus  forcée  d'aller 
chercher  à  une  demi-lieue,  mais  qui  vint  la  trouver  à 
domicile,  et  qui  coulât  jour  et  nuit,  sur  la  place  pu- 
blique, devant  la  porte  de  la  mairie.  Pour  cela  que  fal- 
lait-il? Pas  grand' chose  :  une  machine  hydraulique  et 
une  souscription  volontaire.  La  souscription,  il  se  char- 
geait de  l'arracher  à  l'enthousiasme  plus  ou  moins 
spontané  de  ses  concitoyens  ;  la  machine,  il  savait  à  qui 
la  demander,  et  cela  en  associant  ses  afTections  domes- 
tiques à  sa  gloire  administrative.  Il  connaissait,  dans  la 
ville  voisine,  un  jeune  ingénieur  civil,  plus  riche  de 


I 


224       LES  JEUDIS  DE  MADAME  CHiHBOMNEÂU. 

dessin  linéaire  que  de  billels  de  banque,  lequel  seoi* 
blait  fort  désireux  de  mettre  sa  science  et  ses  diplômes 
aux  pieds  de  mademoiselle  Catherine  Breloque,  (ille 
du  maire,  douce  et  charmante  enfant,  très-pieuse  et 
parfaitement  élevée;  car,  par  une  heureuse  inconsé« 
quence  dont  les  maires  de  village  n'ont  pas  le  mono* 
pôle,  Simon  Breloque,  tout  en  taquinant  son  curé  el 
en  mangeant  du  lapin  le  vendredi,  avait  voulu  que  ses 
écus  frais  éclos  lui  servissent  à  faire  donner  à  *sa  fille 
une  excellente  éducation  dans  un  des  meilleurs  cou* 
vents  de  la  ville.  M.  Jules  Mayran,  —  c'était  le  nooi  de 
ringénieur,  —  encouragé  dans  ses  espérances  matri- 
moniales et  consulté  par  son  futur  beau-père  sur  la 
grande  question  de  la  fontaine,  se  garda  bien  de  le 
contredire  :  il  accourut  à  Gigondas,  muni  de  ses  instru- 
ments hydrographiques,  contempla  les  beaux  yeux  de 
mademoiselle  Catherine  :  puis,  après  avoir  jaugé  la 
vieille  source  dans  tous  les  sens,  il  jura  ses  grands 
dieux  qu'elle  donnerait  huit  litres  d'eau  par  seconde, 
c'est-à-dire  deux  fois  plus  qu'il  n*en  fallait  pour  abreu- 
ver, laver,  baigner  tous  les  habitants,  y  compris  les 
chevaux,  les  moutons  et  les  ânes,  et  pour  arroser,  par- 
dessus le  marché,  toutes  les  garrigues  situées  derrière 
le  village;  qu'il  suffirait,  pour  réaliser  ce  prodige,  de 
ménager  une  chute  d'eau  suffisant  à  faire  mouvoir  un 
piston  et  tourner  une  roue,  puis  d'y  adapter  cent 
mètres  de  tuyaux  de  plomb  qui  remonteraient  en  ser- 
pentant le  long  du  coteau  jusque  sur  la  place  :  après 
quoi  l'on  n'aurait  plus  au'à  y  construire  un  réservoir, 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GIURBONNEAU.        n% 

nn  abreuvoir  et  un  lavoir.  Ensuite^  à  un  moment  donne, 
moment  de  triomphe  pour  le  maire  et  de  liesse  pour  la 
commune!  on  ouvrirait  un  robinet,  et  une  eau  lim< 
pidc,  abondante,  jaillirait  en  gerbe,  s'épandrait  en 
nappe  aux  yeux  des  habitants  émerveillés.  M.  Jules 
Mayran  calcula  scrupuleusement  les  frais  par  mètres 
et  centimètres,  et,  tout  compté,  maçonnerie,  mé« 
canique,  tuyaux,  main-d'œuvre  et  fournitures,  ilcon* 
stata  que  la  dépense  totale  ne  s'élèverait  pas  au  delà  de 
quatre  mille  francs  :  encore  espérait-on  bien  pouvoir 
en  détacher  deux  ou  trois  cents  pour  réparer  le  clocher 
de  Téj^se. 

Armé  de  ce  plan  et  de  ce  devis,  Breloque  mena 
l'affaire  avec  son  activité  habituelle.  Il  se  mit  en  règle 
à  la  préfecture  \  il  eut  réponse  à  tout  :  les  huit  litres 
d*eau  par  seconde  devinrent  sur  ses  lèvres  quelque 
chose  de  pareil  au  sans  dot  d'Harpagon.  Quant  au  bon 
vouloir  des  habitants,  il  en  était  d'autant  plus  sûr  qu'il 
ne  leur  laissait  pas  l'embarras  du  choix.  Quelques  re« 
tardataires,  quelques  pessimistes  avaient  hoché  la  tète 
et  prétendu  que  la  source  serait  plus  fine  que  M.  le 
maire,  que  les  anciens  avaient  eu  leurs  raisons  pour  la 
laisser  au  bas  de  la  c6te,  et  que  l'on  n'en  serait  pas  quitte 
à  si  bon  marché.  Je  ne  sais  comment  cela  se  fit,  mais 
quinze  jours  ne  s'écoulèrent  pas  sans  que  ces  pro- 
phètes de  malheur  fussent  châtiés  de  leur  témérité  : 
l'un  fut  officieusement  averti  que  sa  mais^on  n'était  pas 
dans  l'alignement  et  qu'il  aurait  à  la  reculer;  l'autre, 
qui  avait  un  fils  sous  les  drapeaux,  se  vit  refuser  un 

15. 


m        LES  JEUDIS  DE  MADÂHB  CHARBONNEAU. 

certificat  d'infirmité ,  de  vieillesse  et  d'indigence  qui 
aurait  pu  lui  faire  rattraper  le  jeune  conscrit;  un  troi- 
aième  enfin  apprit  avec  terreur  que  sea  moutons  avaient 
été  vus  tondant  la  largeur  de  leur  langue  dans  un  pré, 
•t  que  le  procès- verbal,  dressé  et  contre-signe,  allait 
partir  pour  le  chef-lieu  d'arrondissement.  Devant  cea 
signes  de  la  colère  céleste,  toute  opposition  cessa,  et 
Breloque  acheva  de  triompher  des  récalcitrants  en  an- 
nonçant aux  plus  pauvres  que  le  maire  payerait 
très«probabIement  pour  eux  :  il  ne  croyait  pas  dire 
n  vrait 

Bref,  les  derniers  obstacles  furent  levés,  et  la  liste  de 
souscription  vo/ontoir^  se  couvrit «ponton^^t  de  croix 
en  guise  de  signatures. 

Telle  était  la  situation  quand  la  chute  de  Simon 
Breloque  vint  prouver  une  fois  de  plus  Tinaniié  des 
grandeurs  de  ce  monde,  l'instabilité  des  choses  terres- 
tres et  le  néant  des  projets  de  la  sagesse  humaine.  Le 
maire  disparu,  l'affaire  de  la  fontaine  disparaitrait-elle 
avec  lui?  Thaï  is  the  quesHofiy  disaient  en  patois  les 
Hamlet  de  Gigondas.  Les  avis  se  partagèrent  :  du  mo- 
ment que  cette  fontaine  était  un  bienfait  pour  la  com- 
mune, m'attribuer  Tidée  de  la  laisser  tomber  dansl'eau, 
c'eût  été  me  faire  injure.  D'autre  part,  on  ne  pouvait 
nier  que  ma  position  personnelle  vis-à-vis  de  ce  fa* 
meux  projet  n'était  pas  tout  à  fait  la  même  que  celle  de 
mon  prédécesseur.  D'abord,  je  n'en  étais  pas  l'inven- 
teur; ma  gloire  y  était  engagée  de  moins  près  que  la 
sienne;  ensuite  je  n'y  avais  aucun  intérêt,  au  cofh 


LBBJBUDIS    DB  MADAME  GHARDONNEÂU.        8Î7 

traire,  puisque  ma  maison  se  trouvait  au  bas  de  la  col- 
line et  possédait  sa  fontaine;  tandis  que,  selon  les 
mauvaises  langues.  Breloque  n'avait  été  si  vif  dans 
cette  affaire  que  parce  qu'il  espérait  pouvoir  arroser 
son  jardin  avec  le  trop-plein  de  la  fontaine  nouvelle. 
Enfin,  disaient  les  plus  malins,  notre  nouveau  maire 
a-l-il  les  mêmes  raisons  que  Breloque  pour  compter 
•ar  le  zèle  et  le  concours  de  M.  Jules  Mayran?  N'est-il 
pas  positif  d'ailleurs  que  les  devis  sont  toujours  dépas- 
sés de  moitié?  Et,  si  ce  malheur  nous  arrive,  où  pren- 
dra-!-on  l'excédant,  à  présent  que  la  commune  est 
épuisée,  et  que  nous  rentrons.  Dieu  merci,  dans  la 
voie  sévère  des  économies? 

Je  levai  toutes  ces  difficultés,  je  dissipai  tous  ces 
doutes  en  annonçant  que  j'entendais  accepter  sans  ré- 
serve la  succession  de  mon  devancier  ;  qu'au  premier 
rang  figurait  ce  projet  de  fontaine,  regardé  comme  un 
bienfait  pour  mes  administrés;  que  ce  mot  seul  me 
traçait  mon  devoir,  que  toutes  les  pièces  venaient  de 
m'ètre  renvoyées  de  la  préfecture,  et  que  ce  grand  tra- 
vail  allait  commencer.  Ces  paroles  soulevèrent  une 
explosion  de  bravos,  une  tempête  d'enthousiasme  qui 
me  rendit  toutes  les  joies  de  la  popularité  :  quinze  jours 
après  les  habitants  de  Gigondas  purent  se  convaincre 
que  mes  promesses  n'étaient  pas  une  vaine  amorce  je- 
tée è  la  crédulité  publique. 

Par  malheur,  les  éléments  et  les  hommes,  les  'pierres, 
le  sable,  la  chaux,  le  plomb,  le  bois,  l'acier,  tout  sem- 
bla conjuré  pour  me  rendre  cette  œuvre  plus  pénibloi 


228        LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAU. 

cette  onde  plus  amère  qu'elle  ne  l'eût  été  sans  doute  à 
mon  prédécesseur.  Le  hasard  me  fit  mettre  la  main  sur 
le  plus  mauvais  maçon  qui  pût  se  rencontrer  à  dix 
lieues  à  la  ronde.  Au  bout  d'une  semaine  il  y  eut  rixe 
et  gourmades  réglées  entre  ses  ouvriers  et  les  habitants. 
La  population,  qui  payait  de  ses  deniers,  prétendait 
avoir  droit  de  conseil  et  de  contrôle.  Du  matin  au  soir, 
cinq  ou  six  paysans  et  dix  ou  douze  paysannes,  trans- 
formés en  ingénieurs  honoraires,  stationnaient  sur  le 
chantier,  critiquaient  ceci,  blâmaient  cela,  gourman- 
daient  l'un,  raillaient  l'autre,  et  oubliaient  à  qui  mieux 
mieux  le  vers  célèbre  sur  les  facilités  de  la  critique  et 
les  diificultés  de  l'art.  Alors  les  maçons  leur  jetaient 
des  pierres,  les  femmes  criaient,  les  enfants  pleuraient, 
et  ma  fontaine,  comme  je  commençais  à  l'appeler,  res- 
semblait provisoirement  à  la  tour  de  Babel  gouvernée 
par  le  roi  Pétaud.  Au  milieu  de  ces  tiraillements,  les 
travaux  n'avançaient  pas.  On  mettait  trois  mois  pour 
creuser  le  bassin  où  devait  fonctionner  la  roue  ;  c'é- 
taient dix  semaines  de  plus  que  n'en  indiquait  le  devis. 
Le  chiffre  des  journées  s'accumulait  d'une  manière 
effrayante.  Le  maçon,  crible  de  dettes,  me  demandait  de 
continuels  à-compte.  Quant  à  M.Jules,  ce  n'était  plus  le 
même  homme  :  on  eût  dit  une  eau  bouillante  changée 
subitement  en  eau  glacée.  Sa  foi  robuste  semblait  chan- 
celante :  la  certitude  des  huit  litres  par  seconde  n'était 
plus  qu'une  probabilité.  Il  ne  faisait  que  de  rares  appa- 
ritions sur  le  théâtre  de  mes  ennuis,  regardait  négli- 
gemment, grondait  les  maçons  du  bout  des  lèvres. 


LES  JEUDIS  DE  HADAUE  CHARBONNEAU.        229 

promenait  sa  toise  au  hasard,  puis  tournait  invincible- 
ment les  yeux  vers  une  certaine  fenêtre,  festonnée  de 
vigne  et  de  houblon,  où  apparaissait  de  temps  à  autre 
une  gracieuse  et  virginale  figure.  Le  dirai-je?  je  soup- 
çonnais parfois  M.  Jules  de  se  faire  un  bouquet  de  mes 
soucis  pour  le  présenter  à  sa  jolie  fiancée  :  pouvais-je 
lui  en  vouloir,  moi  qui,  avant  d'être  maire,  avais  écrit 
des  romans  ?  Rien  de  plus  équitable  :  j'étais  puni  par 
où  j'avais  péché. 

Trois  autres  mois  s'écoulèrent.  Les  contrariétés,  les 
accidents,  les  retards,  les  supplémentSj  se  multipliaient 
à  l'infini;  c'étaient  tantôt  un  conduit  qui  s'éboulait, 
tantôt  un  pan  de  mur  qui  s'écroulait,  tantôt  un  tuyau 
qui  éclatait.  11  semblait  que  chaque  lendemain  fût  oc- 
cupé à  détruire  l'ouvrage  de  la  veille.  Bientôt  il  devint 
manifeste  que  ce  qui  avait  été  estimé  quatre  mille  francs 
en  coûterait  dix  mille.  Ma  pauvre  sœur  Ursule  jetait  les 
hauts  cris.  Ce  n'était  plus  une  brèche,  c'était  une  ruine. 
Cette  fontaine  devenait  un  gouffre  où  allait  se  précipiter 
une  grosse  moitié  de  notre  revenu.  D'un  autre  côté, 
comment  faire?  Ne  pas  entreprendre,  passe  encore! 
mais  reculer,  c'était  bien  pis!  D'ailleurs,  la  roue  hydrau- 
lique était  commandée,  et  le  mécanicien  n'entendait 
pas  qu'elle  lui  restât  sur  les  bras.  Mes  administrés,  — 
mes  enfants  1  —  n'auraient-ils  pas  éternellement  le  droit 
de  me  demander  compte  de  leurs  espérances  déçues,  de 
leur  souscription  gaspillée?  Us  attendaient;  ils  avaient 
soif;  et,  en  attendant,  l'ancienne  fontaine  étant  boule- 
versée par  les  maçons,  la  nouvelle  n'existant  pas  en- 


850        LES  JEUDIS  DE  MADAHE  GHARBONIfEAV. 

core,  c'était  chez  moi  que  bêtes  et  gens  venaient  s'a- 
breuver. Il  y  avait  là  de  quoi  faire  prendre  la  campagne 
en  horreur  I  Les  faunes  et  les  sylvains,  la  paix  et    la 
rêverie,  s'enfuyaient  au  bruit  de  cette  incessante  cohue 
qui  piétinait)  criait,  jurait,  obstruait  mes  allées,  bri- 
sait mes  arbustes,  salissait  mon  lavoir,  écrasait  mes 
fleurs,  regardait  derrière  mes  vitres  et  changeait  mon 
jardin  en  place  publique.  Tout  n'était-il  pas  préférable 
à  ce  provisoire?  Ne  valait-il  pas  mieux  se  jeter,  comme 
Décius,  dans  Tabime  béant?  Je  me  remémorais  les 
noms  de  tous  les  grands  bienfaiteurs  de  Thumanité,  et 
je  rougissais  de  honte  en  songeant  au  prix  de  quels  sa- 
crifices -*  souvent  de  quels  martyres  -<-  ils  avaient 
acheté  ce  titre  glorieux.  Je  me  reprochai  mes  hésita- 
tions comme  un  reste  d'égoisme  littéraire  ou  mondain, 
et  je  me  déterminai  à  passer  outre. 

Je  pus  croire  que  mon  héroïsme  allait  avoir  sa  ré- 
compense. Tout  finit  en  ce  monde,  même  les  ouvrages 
interminables.  Au  bout  d'un  an  la  roue  était  placée, 
les  tuyaux  posés,  les  constructions  achevées,  la  fon- 
taine bfttie,  le  bassin  creusé  ;  le  robinet,  flambant  neuf, 
ne  demandait  plus  qu'à  tourner  pour  nous  verser  ses 
trésors.  L'ingénieur  vint  d'un  air  triomphant  me  pré- 
venir que  je  n'avais  qu'à  fixer  le  jour  de  l'inauguration, 
n  fut  décidé  que  ce  serait  le  jour  anniversaire  de  mon 
avènement  à  la  mairie.  Souvenir  radieux,  double  fête, 
qui  mêlerait  toutes  les  ivresses  du  passé  à  toutes  les 
joios  de  r  avenir  I 

Une  fois  résigné  sur  la  question  d'argent,  j'avais 


LB8  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONKEAl].        «Il 

résolu  de  faire  grandement  les  choses,  et  voici  com- 
ment je  réglai  le  programme  de  la  journée  :  un  bal 
champêtre  aurait  lieu  sur  la  place;  je  danserais  le  pre* 
mier  quadrille  avec  la  fille  du  percepteur  des  contri* 
butions,  et,  à  un  signal  donné  par  le  chef  d'orchestre, 
la  fontaine  se  mettrait  à  couler  pendant  que  nous  cxé* 
muterions,  ma  danseuse  et  moi,  une  brillante  pastoth 
relie.  Je  ne  prétendais  pas  copier  les  magnificences  du 
troisième  acte  de  la  Juive  et  changer  en  vin  le  premier 
tribut  de  la  source  de  Gigondas;  mais  du  moins  j'au* 
rais  soin  que  les  bons  villageois  eussent  constanmient, 
pendant  ce  jour  mémorable,  du  vin  à  mettre  dans  leur 
eau.  Pub,  après  les  premiers  ébats,  nous  descendrions 
chez  moi  avec  les  notables  du  pays  et  l'élite  de  mes 
invités  :  un  bon  dîner  nous  attendrait,  suivi,  si  nous 
étions  en  nombre,  d  une  sauterie  au  piano  dans  mon 
salon  tapissé  de  toutes  les  fleurs  de  l'automne,  comme 
un  reposoir  de  procession. 

Ces  riantes  perspectives  avaient  achevé  de  me  rassé- 
réner. Les  plaies  d'argent  se  cicatrisaient  à  vue  d'oeil  ; 
je  ne  songeais  plus  qu'à  ma  gloire  et  au  bonheur  de 
mon  peuple.  Un  seul  nuage  passait  parfois  sur  ma  féli- 
cité :  que  dis-je?  ce  qui  m'inquiétait,  au  contraire,  c'é- 
tait l'absence  de  tout  nuage,  un  ciel  obstinément  bleu 
depuis  le  commencement  de  l'été,  une  sécheresse  im- 
placable qui  tarissait  les  rivières,  épuisait  les  torrents, 
supprimait  les  sources,  et  m'inspirait  sur  le  volume 
d'eau  de  ma  fontaine  des  doutes  invraisemblables,  mais 
poignants.  Quoique  bien  appauvri  par  mes  profusions 


253        LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHÀRBONNEAU. 

municipales,  j'aurais  donné  dix  écus  d'une  averse  et 
dix  iouis  d'une  trombe.  Vœux  inutiles  !  Les  jours  suc« 
cédaient  aux  jours,  Tazur  à  Tazur,  les  vingt-cinq  de^ 
grés  Réaumur  aux  trente  degrés  centigrade.  Je  voyais 
bien  une  roue,  des  pistons,  des  tuyaux;  mais  tout  cela 
ne  fonctionnait  pas  encore  ;  rien  ne  me  prouvait  que 
la  chute  d'eau  fût  assez  forte  pour  que  les  pistons 
jouassent,  pour  que  la  roue  tournât,  pour  que  les  tuyaux 
se  remplissent;  une  ou  deux  fois  je  questionnai  M.  Jules  : 
mais  pouvais-je  en  obtenir  une  réponse  catégorique? 
11  pressait  la  publication  des  bans  et  achetait  la  cor- 
beille. «  Aleajacta  est!»  avait  dit  un  gi-and  poète  en 
se  préparant  à  noyer  son  pays,  a  Aléa  jacta  estl  » 
disais-je  en  m'apprètant  à  désaltérer  le  mien. 


XIX 


Je  sus  bientôt  que  l'inauguration  de  ma  fontaine 
prenait  dans  le  pays  les  proportions  d'un  événement. 
La  province  n'est  pas  difficile  en  fait  de  distractions  et 
de  commérages,  et,  depuis  un  an,  il  était  clair  que  je 
préoccupais  Tattention  publique.  Déjà  ma  nomination 
avait  fort  diverti  les  beaux  esprits  et  les  belles  dames, 


LES  JEUDIS  DE  HÀDÀHB  GHARBONNEAU.         S33 

(urieui  de  savoir  comment  je  concilierais  le  culte  des 
Muses  ayec  mes  fonctions  municipales.  Un  journaliste 
du  chef-lieu  n'avait  pas  peu  contribué  à  ces  flat- 
teuses rumeurs  en  publiant  sur  mon  installation  triom- 
phale un  article  fulgurant,  où  il  peignait  entre  autres 
les  vieillards  de  Gigondas  éperdus  d'émotion,  ivres  de 
joie,  enflammés  de  vin  de  Tavel,  embrassant,  faute  de 
mieux,  le  tronc  de  mes  marronniers,  que  leurs  grands- 
pères  avaient  plantés.  Cette  accolade  donnée  au  règne 
végétal  par  le  règne  animal  avait  fait  fortune,  et  d'écho 
en  écho  était  arrivée  jusqu'à  mes  confrères  parisiens, 
qui  en  avaient  ri  aux  larmes.  Cette  fois,  ce  même  jour- 
naliste, ami  et  camarade  de  Jules  Mayran,  notre  jeune 
ingénieur,  tailla  de  nouveau  sa  plume  des  dimanches 
et  écrivit  l'article  suivant  : 

ff  Sursum  !  sursum  !  le  grand  œuvre  de  la  décentrali- 
sation littéraire  et  artistique,  scientifique  et  industrielle, 
fait  chaque  jour  de  nouveaux  progrès.  Déjà  nous  avons 
failli  avoir  cet  hiver  un  opéra  en  deux  actes,  dont  les 
paroles,  la  musique  et  les  décors  sont  dus,  comme  on 
sait,  à  trois  de  nos  compatriotes.  Si  cette  solennité  dra- 
matique et  musicale  a  été  retardée,  c'est  que  notre  La- 
ruette,  engagé  pour  les  secondes  basses -tailles,  a  cm 
devoir  résilier  son  engagement,  et  que  la  chanteuse  à 
roulades,  idole  de  notre  intelligent  parterre,  n*a  pas 
^oulu  s'abaisser  à  chanter  un  rôle  dcDugazon.  Mais  tout 
Qous  fait  croire  que  ces  légères  difficultés  seront  levées 
pour  la  saison  prochaine,  et  ce  jour-là  nos  dilettanti 
n'auront  plus  rien  à  envier  à  la  moderne  Babylone« 


t34        LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAU. 

Espérons-Ie,  grand  Dieu I  espérons-le!  Nous  avons  vu 
paraître,  ce  printemps,  chez  notre  libraire  à  la  mode,  un 
roman,  la  Bergère  du  VentoiuCj  écrit  par  un  membre 
de  notre  Académie,  et  qui  laisse  bien  loin  derrière  lui  les 
productions  indigestes  des  Balzac,  des  George  Sand,  des 
Dumas,  aussi  affligeantes  pour  la  morale  que  pour  le 
goût.  Enfin  nous  savons  tous  qu'une  des  plus  modestes 
communes  de  notre  département,  la  commune  de  6i- 
gondas,  a,  depuis  un  an,  pour  maire  un  écrivain  dis* 
tingué,  M.  Georges  de  Yernay,  qui,  charge  des  palmes 
parisiennes,  est  venu  en  apporter  le  tribut  à  son  pays 
natal.  II  signe  aujourd'hui  les  actes  administratifs  de 
cette  même  plume  qui  a  signé  tant  de  fines  critiques 
et  d'intéressantes  nouvelles.  Que  dis-je?  il  prépare  en 
ce  moment  à  sa  chère  commune  un  bienfait  qui  doit 
attirer  éternellement  sur  son  nom  les  bénédictions  de  ses 
administrés.  Secondé  par  un  ingénieur  habile  de  notre 
ville,  M.  Jules  Mayran,  il  a  fait  construire  une  machine 
qui  élèvera  jusque  sur  le  plateau  du  village  une  eau 
)ue,  de  temps  immémorial,  les  malheureux  habitants 
étaient  obligés  de  venir  chercher  au  bas  de  leur  mon- 
tagne. Ce  magnifique  travail  est  maintenant  terminé. 
C'est  dimanche  prochain,  15  octobre,  qu*aura  lieu  l'i- 
nauguration de  cette  belle  œuvre  de  décentralisation 
aquatique.  Une  fête  champêtre  sera  offerte  à  cette  occa- 
sion par  M.  le  maire,  dont  l'imagination  poétique  mé- 
nagera, nous  en  sommes  sûrs,  de  charmantes  sur- 
prises à  ses  visiteurs.  Utile  dulci!  Nous  présumons 
assez  bien  de  nos  lecteurs  et  de  nos  lectrices  pour  être 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHÂRBONNEAU.        S35 

eertaios  que  Télitede  notre  fashiorty  les  daines  les  plus 
haut  placées,  notre  brillante  jeunesse,  nos  plus  émi* 
aents  fonctionnaires,  nos  savants  et  nos  artistes,  se 
ieroQt  une  fête  de  prendre  leur  part  de  cette  splcndide 
journée.  Oui,  nous  répondrons  tous  à  cet  appel  du  ta- 
lent descendu  de  ses  sphères  idéales  pour  devenir  le 
bienfaiteur  de  rhumanité.  Surs^mt!  iurmm!  » 

On  le  voit,  si  les  grands  acteurs  de  mélodrame  font 
précéder  leur  entrée  par  un  trenwlo  de  violoncelles  et 
de  violons,  Yentrée  en  fonctions  de  ma  fontaine  était 
aussi  annoncée  par  une  assez  belle  ritournelle. 

Le  grand  jour  arrivé,  je  me  levai  avant  Taurore  :  la 
persistance  du  beau  temps  avait  redoublé  mes  inquié- 
tudes. Non*seulement  il  n'était  pas  tombé  une  goutte 
d'eau  depuis  six  mois,  mais  le  soleil  d'août,  attardé 
en  plein  octobre,  donnait  à  la  campagne  un  faux  air 
d'Arabie  Pétrée.  Pas  un  nuage,  pas  un  souffle  d'air;  le 
ciel  était  d'un  bleu  de  turquoise,  et  le  thermomètre 
marquait  dix- huit  degrés  à  sept  heures  du  matin. 
Nous  devions  faire  avec  le  mécanicien  et  ses  ouvriers 
une  répétition  générale,  afin  d'être  sûrs  que  notre 
prima  donna — Teau — ne  manquerait  pas  sa  réplique. 

En  ce  moment  le  fils  Chapuzot,  —  c'est  le  nom  du 
mécanicien,*- jeune  garçon  de  quatorze  à  quinze  ans, 
accourut  tout  essoufflé,  et,  après  m'avoir  tiré  par  la 
manche  de  mon  habii^  il  me  dit  à  demi-voix  en  me  pre- 
nant à  part  : 

—  Nous  n'avons  que  deux  litres  par  seconde  :  il  n'y 
a  pas  de  quoi  faire  tourner  la  roue  I . . . 


356        LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHAR^ONNEAIT. 

Avez-Yous  vu  au  théâlre,  dans  certaines  pièces  mo* 
dcrnes,  un  caissier  venir  annoncer  à  son  maître  que  sa 
maison  est  en  faillite,  au  moment  où  s'allument  les 
lustres  du  bal  et  où  l'on  entend  le  roulement  des  pre- 
mières voitures?  Ma  situation  était  tout  aussi  tragique, 
et  je  sentis  un  horrible  frisson  courir  de  la  racine  de 
mes  cheveux  à  la  plante  de  mes  pieds.  Conunent  faire? 
n  était  sept  heures;  mes  invités  devaient  arriver  à  onze, 
et  la  fête  commencer  à  midi. 

—  Il  faut  que  la  roue  tourne  I  m'écriai-je  avec  cette 
énergie  du  désespoir  qui  ne  calcule  pas  ses  paroles. 

—  Mais,  monsieur  le  maire,  c'est  impossible. 

—  Impossible,  petit  malheureux  I  Tu  veux  donc  me 
déshonorer?...  Écoute...  qu'il  y  ait  de  Teau  jusqu'à  ce 
soir,  et  puis. ..  la  sécheresse,  la  soif,  le  néant,  la  tombe. 
Demain  n'existe  pas  pour  les  désespérés  I  II  n'y  a  pas 
assezd'eau,  dis-tu,  pour  que  la  roue  tourne  toute  seule?. . . 
eh  bien!  fais-la  tourner...  recrute  tous  les  gamins  du 
village;  qu'ils  s'y  attellent  à  tour  de  rôle;  je  serai  grand 
et  généreux...  promets-leur  de  l'argent,  beaucoup  d'ar- 
gent... De  l'eau  à  tout  prixl  sauve-moi  du  ridicule  et 
de  la  honte  :  songe  que  j'attends  dans  quelques  heu- 
res le  préfet,  le  général  et  les  plus  belles  dames  de  la 
ville...  va...  val...  Ah I  s'il  ne  s'agissait  que  de  livrer 
ma  tète  I 

Chapuzot  s'inclina  avec  un  sourire  narquois  et  counN» 
exécuter  mes  ordres.  J'étais  pâle;   une  sueur  froide 
mouillait  mes  tempes;  et  cependant  je  fus  beau  de  dis- 
simulation stoîque;  je  me  retournai  vers  mon  adjoint  et 


LES  JEUDIS  DS  M ADANE  GHARBONNEAU.        Î37 

mes  conseillers,  et,  couvrant  me&douleurs  d*un  masque 
marmoréen,  je  leur  dis  : 

—  Ce  n'est  rien,  messieurs;  tout  va  bien. 

Pendant  les  trois  heures  qui  suivirent,  ma  fermeté 
ne  se  démentit  pas  un  instant;  mais  j*enviai  les  jeunes 
Lacédémoniens,  qui  n'avaient  à  cacher  qu'un  renard 
dans  leur  poitrine. 

Nous  assistâmes  à  une  grand'messe  en  musique,  qui 
mit  tout  le  monde  d'accord  —  excepté  les  chantres  — 
pour  remercier  Dieu  des  bienfaits  de  cette  journée.  A 
la  sortie,  j'interrogeai  du  regard  mon  ami  Chapuzot  : 
il  me  fit  signe  que  mes  ordres  s'exécutaient  et  que  nos 
pompes  vivantes  s'étaient  mises  à  l'ouvrage.  Bientôt 
nous  vîmes  poindre  les  premières  voitures,  et,  si  j'avais 
pu,  dans  ce  moment  de  crise,  être  accessible  aux  fu- 
mées de  r amour-propre,  j'aurais  eu  lieu  d'être  satis- 
fait. Évidemment  Gigondas,  sa  fontaine  et  son  maire 
avaient  ce  jour-là  un  mecè»  de  vogue.  C'était  en  dimi- 
nutif le  tout  Paris  des  premières  représentations.  Au- 
.torités,  notabilités,  beautés,  élégances,  tQut  affluait. 
Les  plus  jolies  femmes  du  pays  donnaient  le  bras  à  ses 
dignitaires  les  plus  huppés.  Elles  furent  d'une  grâce 
charmante  pour  le  critique  changé  en  maire,  que  la 
plus  lettrée  de  ces  dames  appela  le  loup  devenu  berger. 
Elles  voulurent  —  notez  ce  fait  important  —  descen- 
dre, en  se  promenant,  jusqu'à  mon  château^  faire  con- 
naissance avec  Le  salon,  la  salle  à  manger  et  la  biblio- 
thèque, situées  au  rez-de-chaussée.  La  table  était 
tressée  d'avance,  et  elles  daignèrent  approuver  les 


238        LES  JEUDIS  DE  MADAlfB  GHARfiOMNEAD. 

nappes  damassées,  d'une  éclatante  blancheur,  les  fleurs 
et  les  fruits  artistement  groupés  dans  des  vases  de 
Chine,  le  vin  de  THerroitage  dans  des  buires  de  Bohème. 
Puis  elles  se  passèrent  en  minaudant  mes  livres  de  main 
en  main,  et  admirèrent  les  reliures  de  Durut  et  de 
Bauzonnet,  avec  force  compliments  pour  le  propriétaire. 
Elles  entrèrent  ensuite  au  salon  :  l'une  d'elles  essaya  le 
piano  de  Pleyel,  qu'elle  déclara  excellent  ;  et  comme  la 
èhaleur  allait  croissant,  mes  belles  visiteuses  se  dé- 
barrassèrent de  leurs  châles,  de  leurs  écharpes,  de 
leurs  fourrures,  de  leurs  mantelets,  qu'elles  déposèrent 
sur  les  divans.  C'étaient  des  gazouillements  joyeux,  de 
frais  sourires,  d'aimables  propos,  auxquels,  malgré 
tous  mes  efforts,  je  répondais  avec  une  préoccupation 
visible  qu'elles  eurent  la  bonté  d'attribuer  aux  fatigues 
administratives  ou  aux  distractions  poétiques. 

Midi  approchait;  nous  remontâmes  sur  la  place, 
qu'avait  envahie  une  foule  compacte.  Les  musiciens 
préludaient  sur  leurs  instruments  :  la  salle  de  bal, 
recouverte  d'une  tente,  décorée  de  lauriers  et  de  buis, 
attendait  les  danseurs.  L'adjoint,  le  garde  champêtre^ 
le  doyen  de  la  fabrique,  se  tenaient  près  de  la  fontaine, 
où  il  ne  manquait  plus  que  de  l'eau*  C'était  à  ma  dan- 
seuse que  j'avais  réserve  l'honneur  de  tourner  le  robi- 
net. Je  voulus  prouver  que  ma  gloire  ne  m'avait  pas 
fait  oublier  mon  premier  engagement,  et  je  présentai 
galamment  ma  main  gantée  de  blanc  à  mademoiselle 
Eugénie  Blanchard,  fille  du  percepteur  des  contribu- 
tions. Le  général  et  la  préfète  voulurent  bien  nous  faire 


LES  JEUDIS  DE  UADÂHB  GUARBONNEÂU.        S30 

TÎs-à-vîs.  J'avais  l'œil  fixé  sur  l'horloge  de  la  mairie, 
dont  l'aiguille  marquait  midi  moins  deux  minutes.  Mon 
cœur  palpitait;  ma  danseuse  rougissait  comme  une 
pivoine.  C'était  un  de  ces  instants  solennels  qui  sont  à 
la  vie  ordinaire  ce  que  l'Himalaya  est  à  nos  collines. 

L'orchestre  joua  la  chaîne  des  dames.  Au  moment 
où  je  battais  un  triomphant  six-quatre  devant  la  pré* 
fcte,  midi  sonna.  Je  m'arrêtai  aet;  un  long  frémisse- 
ment parcourut  la  foule  :  l'émotion,  l'attente,  le  désir, 
l'enthousiasme  étaient  à  leur  zénith.  Mademoiselle 
Eugénie,  passée  de  l'écarlate  au  ponceau^  s'approcha 
de  la  fontaine  et  tourna  le  robinet.. ..  L'orchestre  jouait 
déjà  les  premières  mesures  de  l'air  :  Où  peut-on  être 
metix  quau  sein  de  sa  famille?... 

Rien  ne  coula.  RienI  rien!  RIENI  En  ce  moment, 
il  me  sembla  que  Shakspeare  s'était  troiaapé|  et  que 
Banquo  s'appelait  Desmousseaux  de  Givré. 

Un  même  cri,  à  grand' peine  étouffé,  vibra  et  mou- 
rut dans  toutes  ces  poitrines»  Mes  courtisans  se  hâtè- 
rent d'affirmer  que  Teau^  n'avait  pas  eu  le  temps  de 
monter  et  que  nous  allions  la  voir  jaillir.  L'adjoint  se 
pencha  sur  le  tuyau,  et,  y  collant  son  oreille,  il  nous 
assura  qu'il  entendait  distinctement  le  bouillonnement 
de  Teau  qui  montait.  Je  me  penchai  à  mon  tour,  et 
j'entendis  en  effet  quelque  chose  comme  un  bruit  sou- 
terrain, pareil  à  celui  que  produit  la  pioche  d'un  mi- 
neur. Nous  vécûmes  encore  cinq  minutes  sur  ce  bruit 
et  sur  cette  espérance.  Ces  cinq  minutes  envolées,  les 
^ges  s'allongèrent  d'une  façon  effrayante.  Il  fallut 


S40        LES  JEUDIS  DE  MADAHB  GUARBONNBAU. 

bien  convenir  que  ce  bruit  consolateur,  au  lieu  de  se 
rapprocher,  s'éloignait.  Dix  autres  minutes  effleurèrent 
mon  front  brûlant  de  leurs  ailes  de  plomb  et  blanchi- 
rent plusieurs  mèches  de  mes  cheveux.  Je  n'osais  plus 
regarder  autour  de  moi;  ma  main  serrait  convulsive- 
ment la  main  de  ma  danseuse,  qui  ne  soufDait  mot  ;  je 
croyais  lire  ma  honte  inscrite  sur  toutes  les  figures. 
Un  silence  de  glace  avait  succédé  au  joyeux  murmure 
de  la  fête.  L'orchestre  se  taisait;  mes  administres 
étaient  au  désespoir,  et  mes  invités  réprimaient  une 
forte  envie  de  rire.  Atterré,  hébété,  stupide,  j'appelais 
tout  bas  une  catastrophe,  une  révolution,  une  attaque 
d'apoplexie,  un  coup  d'épée,  un  coup  de  tonnerre  qui 
vint  rompre,  fût-ce  en  m' écrasant,  cette  situation  in- 
tolérable. 

Je  fus  exaucé  :  le  coup  de  tonnerre  demandé  se  per- 
sonnifia dans  ma  servante,  qui  se  précipita  haletante 
sur  la  place,  en  criant  : 

—  Monsieur  I  Monsieur  !  il  y  a  une  fontaine  dans 
votre  salon  I 

A  ces  mots  magiques,  l'espèce  à* enchantement  qui 
nous  tenait  immobiles  comme  Bartholo  dans  le  finale 
du  Barbier  de  Séville  cessa  subitement.  Nous  descen- 
dîmes, nous  roulâmes  comme  une  avalanche  au  bas  de 
la  côte.  Un  poignant  spectacle  nous  y  attendait. 

Voici  ce  qui  était  arrivé. 

L'eau,  aussi  capricieuse  que  les  nymphes  et  les 
naïades,  ses  mythologiques  patrones,  avait  déjoué 
iraitreusement  les  efforts  de  la  science.  Délogée  du 


LES  JEUDIS  DE  UADAME  CUARBONNEAU.        241 

bassin  où  ^  elle  coulait  depuis  des  siècles,  violentée 
par  une  force  motrice  insuffisante,  qui  Tavait  con- 
trariée sans  la  dompter,  elle  s'était  ouvert  une 
issue,  pendant  que  nous  ajustions  les  tuyaux  neufs  des- 
tinés à  Ia.recevoir,  et  cette  issue  souterraine  Tavait 
peu  à  peu  conduite  jusqu'au  mur  de  mon  rez-de** 
chaussée.  Ce  mur  était  vieux  comme  tout  le  reste  de 
la  maison  :  cependant  Tirruption  n'aurait  pas  été  si 
aoadaine,  si  les  gamins  du  village,  excités  depuis  le 
matin  par  mes  ordres  et  par  mes  promesses,  n'avaient 
tourné  la  roue  avec  une  vigueur  et  un  entrain  dignes 
d*un  meilleur  sort.  Cédant  à  cette  impulsion  énergique, 
mais  s'obstinant  à  ne  pas  monter,  l'eau  avait  suivi  sa 
pente  naturelle,  et,  élargissant  une  voie  déjà  frayée, 
elle  était  venue  battre  de  sa  masse  poussée  par  le 
jeu  des  machines  un  mur  lézardé.  Quelques  heures 
lui  avaient  suffi  pour  y  faire  sa  trouée,  et,  par 
un  redoublement  d'ironie,  à  Tinstant  môme  où,  d'a- 
près mon  progranune,  elle  devait  jaillir  dans  la  fontaine 
officielle,  elle  me  donnait,  à  domicile,  une  représenta- 
tion extraordinaire.  La  trouée  s'était  faite,  à  cinq  pieds 
au-dessus  du  parquet,  à  travers  une  tapisserie  des  ba- 
tailles d'Alexandre.  Deux  gravures»  VEntrée  d^Hetiri  lY 
à  Parié  et  Atoia,  violemment  décrochées,  nageaient 
pèle-mèle  avec  les  femmes  de  Darius.  Le  piano,  les 
tables  à  jeu,  renversés  sens  dessus  dessous,  res- 
semblaient à  des  noyés  dont  on  n'aperçoit  plus  que 
les  jambes.  Les  albums,  les  cahiers  de  musique, 
keepsakesy  les  tapis,  les  potiches»  les  cadres,  les 

ié 


Wi       LES  JEUDIS  DE  HàDAME  CfiARBONMEAI). 

tentures^  se  confondaient  dans  un  inexprimable  chaos. 
De  cette  première  station  l'eau  était  arrivée  dans  la 
salle  à  manger  et  dans  la  bibliothèque,  y  exerçant  des 
ravages  plus  cruels  encore.  Là  où  Ton  avait  salué, 
le  matin,  Tordre»  rarrangement  et  réiégance)  on  ne 
▼oyait  plus  qu'une  confusion  inouïe,  de  tristes  épaves 
flottant  au  gré  de  Fonde*  Adieu  mon  beau  linge,  si 
religieusement  soigné  par  ma  pauvre  Ursule  !  Adieu  les 
fruits  et  les  fleurai  Adieu  les  vases  et  les  buîree  I  Mon 
bon  vin,  échappé  de  ses  bouteilles  brisées,  se  mêlait  i 
cette  eau  inhospitalière  ;  mes  dressoirs  bisaient  l'effel 
d'iles  battues  par  la  vague.  Les  jambons,  les  galantines, 
les  volailles,  le  gibier,  les  soufflés,  les  coaipotes,  les 
crèmes,  prenaient  un  bain,  côte  à  côte  avec  mes 
beaux  livres  et  mes  belles  reliuresè  Mais,  hélas  1 
tout  cela  n'était  rien  encore,  et  j'aurais  eu  à  me  féli* 
citer  d'en  élre  quitte  à  ai  bon  marché*  Les  divans  du 
aalon  avaient  été  renversés  comme  les  autres  meubles, 
et  vous  n'avei  pas  oublié  que  mes  élégantes  visiteuses 
y  avaient  déposé  une  partie  de  leur  toilette^  afin  d  être 
plus  lestes  et  plus  champêtres*  J'entendis  de  petits  cris 
de  douleur  et  de  colère  auprès  desquds  une  condam- 
nation capitale  doit  ressembler  à  un  madrigal.  «  Grand 
Dieul  le  mantelet  de  madame  la  préAle!  ^  Ciel!  le 
cachemire  de  madame  la  baronne  I  -^  Bonté  divine  I 
l'écharpe  en  dentelle  de  madame  la  marquise  I  —  Ma-^ 
man,  mon  boal  «^  Maman,  mon  chapeau  de  paille  à'h 
taliel  » — Toutes  ces  merveilles  d'élégance  féminine  na* 
geaient  ou  se  Voyaient  dans  cette  miniature  du  Déluge. 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  CHARBONMEAD.       245 

Je  n'ai  plus  gardé  qu'un  vague  souvenir  des  mo- 
ments qui  suivirent.  Je  ne  pensais  plus,  je  ne  sentais 
plus,  je  ne  voyais  plus.  Ursule  offrait  une  image  de  la 
itatue  du  désespoir  habillée  de  soie  puce.  J'avais  de 
Feau  jusqu'à  mi-jambe,  et  je  ne  m'en  apercevais  pas. 
n  me  sembla  que  j'entendais  des  exclamations,  des 
éclats  de  rire,  puis  mes  invités  demandant  d'une  voix 
brève  leurs  voitures,  puis  le  bruit  de  ces  voitures  qui 
s'éloignaient.  Il  y  avait  là  un  médecin  qui  eut  pitié  de 
moi.  Il  me  prit  la  main,  me  tâta  le  pouls,  déclara  que 
j'avais  un  violent  accès  de  fièvre,  donna  ordre  que  l'on 
me  hissât  dans  ma  chambre,  que  l'on  me  fit  mettre 
immédiatement  au  lit,  que  l'on  me  servit  une  potion 
calmante  et  qu'on  fermât  hermétiquement  mes  fenêtres. 
Ses  ordres  Turent  exécutés  comme  sur  une  machine 
inerte.  Toutefois,  comme  le  sens  littéraire  résiste  ches 
moi  aux  plus  terribles  catastrophes,  j'eus  le  temps, 
avant  d'être  emporté,  d'ouïr  les  deux  mots  suivants, 
qui  furent  comme  l'oraison  funèbre  de  mon  pro» 
gramme  : 

—  On  ne  peut  pas  dire  que  M.  le  maire  de  Gigondas 
nous  ait  reçus  sèchement,  murmura  le  préfet. 

—  C'est  tout  à  fait  une  hospitalité  d'homme  de 
lettre»,  dit  la  Philaminte  :  chez  lUl  la  fontaine  ne  pou- 
fait  être  qu'une  fable.. 


244        LES  JEUDIS  DE  KADAHB  CHARBONNEAD, 


XX 


COMME  QUOI  IL  N'EST  PAS  NÉCESSAIRE  POUR  FAIRE  UN  FOUR, 

O^ÊTRE  AUTEUR   DRAMATIQUE 


n  me  fallut,  après  cette  catastrophe  qui  fit  du  bruit, 
quatre  ou  cinq  mois  pour  me  remettre  le  moral  en 
équilibre.  Quant  aux  avaries  matérielles,  elles  ne  sont 
pas  encore  réparées.  Tout  compte  fait,  et  sans  même 
compter  l'immense  déception  administrative,  il  se 
trouva  que  le  désastre  absorbait  au  moins  deux  années 
de  mon  revenu.  Nous  nous  promimes,  Ursule  et  moi, de 
redoubler  d'économie.  Le  voyage  en  Italie  fut  ajourné 
jusqu'à  la  fusion  définitive  de  l'élément  piémontais  et 
de  l'élément  napolitain,  et  le  voyage  en  terre  sainte 
jusqu'à  la  réconciliation  radicale  des  Églises  grecque 
et  latine. 

Nous  avions  de  la  marge,  et  je  commençais  à  me 
rasséréner,  lorsque  Ton  vint  m'annoncer  que  le  four 
de  la  commune  allait  être  vacant.  Ce  n'est  pas  une 
affaire  sans  importance  que  la  direction  du  four  com- 
munal. Il  concentre,  deux  fois  par  semaine,  la  vie 
politique,  intellectuelle  et  mondaine  du  village  tout 
entier  :  il  s'y  débite,  comme  de  juste,  beaucoup  de 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAU.       149 

bgots  ;  les  commérages  s'échauffent  à  cette  tempé- 
rature, et  souvent  des  réputations  de  rosières  ont 
élë  démolies  entre  deux  fournées.  Le  boulanger  ou 
foumier  est  un  personnage  considérable,  presque  un 
fonctionnaire  :  il  dépend  des  caprices  de  sa  montre  ou 
de  son  humeur  de  réveiller  en  sursaut,  avant  le  chant 
do  coq,  la  femme  de  Fadjoint,  ou  de  brûler  le  gâteau 
à  r huile  de  la  fille  du  marguillier.  Il  s'agissait  donc  de 
iaire  un  bon  choix  qui  réunît  l'utile  à  Vagréable,  et 
obtint  l'assentiment  populaire;  car  je  ne  pouvais  me 
dissimuler  que,  soit  par  suite  de  la  mobilité  prover- 
biale des  masses  ignorantes  (en  cela  bien  différentes 
des  esprits  cultivés),  soit  plutôt  à  cause  de  mes  der- 
nières mésaventures,  ma  popularité  avait  prodigieu- 
sement baissé.  Or  la  voix  publique  me  désignait 
unanimement,  comme  le  plus  digne,  un  jeune  mitron 
de  vingt  à  vingt  et  un  ans,  de  la  plus  belle  espérance, 
natif  de  Gigondas,  mais  ayant  étudié  à  Avignon  les  se- 
crets les  plus  délicats  de  la  boulangerie.  Ses  parents 
étaient  au  nombre  de  mes  administrés  les  plus  pau- 
vres :  mais,  justement  fiers  de  leur  fils  qui  ne  devait 
pas  manquer  de  donner  du  pain  à  sa  famille,  ils  chu- 
chotaient des  paroles  mystérieuses  dont  je  n'ai  com- 
pris le  sens  que  plus  tard.  On  me  présenta  le  jeune 
homme  qui  s'appelait  Hippolyte  (familièrement  Polyte), 
et  que  je  n'avais  pas  vu  depuis  sa  plus  tendre  enfance. 
C'était  un  beau  garçon  joufflu,  haut  en  couleur,  large 
d'épaules,  ayant  Tair  heureux  d'être  au  monde  et 
eucbantc  de  su  robuiUe  personne;  le  type  complet 

14. 


146        LES  JEUDIS  DB  MiDàNB  CHARBONREàU, 

d'un  Rodrigue  de  village  pour  qui  tout  Gîgondas  aurait 
eu  les  yeux  de  Chimène.  Il  me  montra  complaisam* 
ment  ses  bras  musculeux,  qui,  sans  doute,  oifouiv 
naient  son  pain  avec  autant  de  grftce  que  Pourceau- 
gnac  en  mettait  à  manger  le  sien.  Fasciné  par  la 
auperbe  encolure  et  les  Façons  victorieuses  du  beau 
Polyto,  qui  s'était  fait  escorter  de  toutes  les  corn* 
mères  de  Fendroit,  je  lui  annonçai  que  je  le  nommais 
foumier  de  la  commune;  il  reçut  cette  faveur  en 
homme  a  qui  un  refus  ne  semblait  pas  possible.  «  Voilà 
donc  enfin,  me  disais-je,  une  affaire  réglée  sans  en* 
eombrel  » 

Bientôt,  pourtant,  je  m'aperçus  qu'Ursule  était  son- 
cieuse.  Elle  avait  avec  le  curé  et  avec  la  mère  de 
Polyte  de  fréquentes  conférences  où  paraissaient  s'a- 
giter de  graves  intérêts.  Un  jour  que  le  curé  dînait 
avec  nous,  je  le  vis  faire  un  signe  d'intelligence  à  ma 
sœur  :  puis  il  me  prit  à  part,  et  me  dit  que  le  retour 
et  le  séjour  de  Polyte  dans  la  paroisse  l'inquiétait  fort 
pour  la  partie  la  plus  aimable,  mais  la  plus  fragile  de 
ses  ouailles.  Déjà  il  était  moins  content  de  sa  congré- 
jation;  la  veille,  un  dimanche!  à  l'issue  des  véprea, 
il  avait  vu  trois  ou  quatre  de  ses  plus  vertueuses  cho- 
ristes rire  et  folâtrer  avec  le  superbe  mitron,  qui  les 
criblait  de  coups  de  poing  dans  le  dos;  ce  qui  est, 
comme  on  sait,  la  plus  haute  expression  de  la  galan* 
terie  villageoise.  Ce  jeune  homme  était  trop  beau,  trop 
déluré,  trop  séduisant  :  il  rapportait  au  bercail  quel- 
que chose  4^  civilisations  dangereuses  de  )a  ville; 


lES  JEUDIS  DB  MADAME  GHARBOIfMBAU.       141 

bref,  on  redoutait  un  malheur,  et  si  ce  malheur  arri* 
Tait,  quel  désespoir  pour  le  curé  I  quel  chagrin  pour 
le  maire  I 

—  Eh  bieni  dis-je  gaiement,  puisqu'il  y  a  péril 
en  la  demeure,  puisque  Polyte  est  si  redoutable,  noua 
a^ons  un  moyen  de  neutraliser  ce  Lovelace  :  le  voilà 
avec  un  état,  un  four  et  une  petite' maison  que  je  lui 
loue  pour  rien  :  trouvons*lui  une  femme!  Marions 
Polyte  I 

-*  Cesi  ce  que  nous  allions  tous  demander,  made- 
moiselle votre  sœur  et  moi,  répliqua  le  curé  un  peo 
tranquillisé. 

D  était  donc  décidé  que  nous  marierions  Polyte.  Avec 
qui?  ce  détail  ne  m'inquiétait  guère  :  j'avais  lieu  de 
croire  que  le  gaillard  n'aurait  que  l'embarras  du  choix. 
Je  lui  en  touchai  quelques  mots  auxquels  il  répondit 
vaguement,  mais  d'un  petit  air  guilleret  et  sournois  qui 
me  donnait  beaucoup  à  penser. 

Pour  le  moment,  l'essentiel,  d'après  Ursule  et  le 
curé,  était  de  le  piquer  d'honneur,  de  le  mettre  au  pied 
du  mur  matrimonial,  en  préparant  d'avance  le  loge- 
ment des  deux  époux  ;  ce  qui,  en  y  ajoutant  mes  bon- 
tés, le  four  et  les  avantages  personnels  de  Polyte, 
suffirait  à  faire  de  lui  un  des  meilleurs  partis  du 
village. 

Ursule,  en  cette  circonstance,  se  relâcha  de  sa  parci- 
monie habituelle  :  on  acheta  du  linge,  une  commode, 
un  lit,  une  crédence  ;  on  fit  recrépir  au  lait  de  chaux  la 
chambre  de  l'escalier;  le  tout  sur  la  cassette  par* 


248         LES  JEUDIS  DE  HADA!JE  GHARBONNEAU. 

ticulière  du  maire,  qui,  depuis  longtemps,  hélas  I  nV 
Tait  plus  de  cassette.  Enfin,  quand  tout  fut  prêt,  les 
draps  plies,  les  chemises  marquées,  les  serviettes  our* 
lées,les  cloisons  blanchies,  quand  je  croyais  n'avoir  plus 
qu'à  jouir  de  mon  ouvrage  et  à  calculer  intérieure- 
ment le  nombre  de  blanches  colombes  arrachées  aux 
pattes  de  ce  ramier,  une  idée  foudroyante  me  traversa 
de  part  en  part  :  Polyte  n'avait  pas  tiré  à  la  conscrip- 
tion!... 

Je  le  fis  venir,  et  lui  dis  avec  une  sévérité  tout  admi- 
nistrative : 

—  Mais,  malheureux  I  vous  nous  avez  laissés  faire 
des  préparatifs  qui  me  coûtent  les  yeux  de  la  tête,  et 
vous  n'avez  pas  encore  tiré  au  sorti... 

—  C'est  vrai,  monsieur  le  maire,  répondit-il  en  se 
dandinant;  mais  je  suis  bien  tranquille  :  j'ai  toujours 
eu  du  bonheur;  je  suis  sûr  de  tirer  le  meilleur  numéro 
delà  classe....  D'ailleurs,  ajouta-t-il  finement,  quand 
même  je  tirerais  mauvais^  tout  le  monde  sait...  qu'il 
dépend  de  monsieur  le  maire...  de  me  faire  exempter. 

Ici  Polyte,  malgré  son  aplomb,  s'arrêta  terrifié  par 
l'expression  de  fureur  qui  se  peignit  tout  à  coup  sur 
mon  visage.  Il  faut  savoir  que  les  paysans  du  Midi,  et 
probablement  de  toute  la  France,  ont  une  superstition 
dont  rien  ne  peut  les  guérir  :  c'est  qu'il  suilit  d'avoir 
une  certaine  position  sociale,  d'occuper  des  fonctions 
quelconques,  fût-ce  les  plus  modestes,  pour  disposer 
arbitrairement  de  toutes  les  consciences  administra- 
tives, chirurgicales  et  militaires,  de  qui  dépend  le  sort 


LES  JEUDIS  DE  HADAHE  GlUROONIi^ÀU,        249 

des  conscrits.  J'ai  beau  me  fâcher^  in'emporter,  sauter 
au  plafond,  rien  n'y  fait:  les  solliciteurs  s'en  vont 
bien  convaincus  que  mon  pouvoir  est  sans  bornes,  et 
qae  si  je  refuse  de  leur  donner  un  petit  coup  de  main, 
c'est  faute  de  bonne  volonté.  Or,  j'aimerais  mieux,  s'il 
le  fallait  absolument,  commettre  un  vol  à  main  armée 
ou  croire  au  génie  de  M.  de  Pongerville,  que  tenter  de 
faire  réformer  un  conscrit  aux  dépens  d'un  autre,  le- 
quel pourrait  avoir  du  malheur  à  la  guerre  ou  à  l'hô- 
pital et  laisser  sa  famille  dans  le  désespoir  ou  la  mi- 
sère. Cette  idée  seule  me  fait  frémir  ;  aussi,  toutes  les 
fois  qu'un  de  mes  incorrigibles  remet  la  question  sur 
le  tapis,  je  suis  plus  furieux  que  si  Ton  me  lisait  une 
tragédie.  Je  réussis  pourtant  à  me  contenir,  pour  ne 
pas  trop  compromettre  ma  dignité  magistrale  devant 
mon  inférieur,  et  je  dis  froidement  à  Polyte  : 

—  Vous  avez  donc  des  cas  d'exemption? 

—  Oui ,  monsieur  le  maire  :  un  rhumatisme  à  la 
jambe  gauche,  un  commencement  d'anévrisme  au  cœur 
et  la  poitrine  attaquée.. •• 

Notez  que,  dans  son  empressement,  il  était  accouru 
ea  coslume  de  four^  et  qu'à  travers  sa  chemise  entr'« 
ouverte  j'admirais  un  torse  d'Hercule  Famèse. 

—  Allez,  mon  ami,  lui  dis-je  avec  un  calme  très* 
mal  joué,  allez  enfourner  votre  pain;  j]uand  le  moment 
Tiendra,  nous  nous  occuperons  de  vos  infirmités. 

Le  jour  du  tirage,  Poljte  se  présenta  devant  l'urne, 
les  épaules  effacées  et  la  bouche  en  cœur,  comme  un 
téuorqui  va  chanter  son   air.   Hélas!  son  étoile  lui 


250        LES  JEUDIS  DE  MADAME  CHARBONREAU. 

fit  faillite  :  il  amena  triomphalement  le  numéro  deux. 

La  consternation  à  Gigondas  fut  générale.  Ce  diable 
de  Polyte  était  de  ces  gens  qui  ont,  comme  Létorièrcs, 
la  clef  des  cœurs  :  toutes  les  filles  fondaient  en  larmes, 
comme  si  toutes  avaient  eu  Tespoir  de  l'épouser.  Leur 
douleur  était  aussi  touchante  que  bavarde.  Les  parents 
du  conscrit  malheureux  rAdaient  sans  cesse  autour  de 
moi,  et  recommençaient  à  Tenvi  ce  duo  mystérieux 
qui  m'avait  déjà  si  fort  intrigué.  On  aflectait  de  parler 
de  mon  crédit  auprès  du  préfet,  de  monjimi  le  gêné* 
rai,  que  je  n'avais  jamais  vu.  Les  insinuations,  les 
sollicitations,  les  prières,  muettes  ou  formulées,  m*ar- 
rivaient  de  toutes  parts  et  sous  toutes  les  formes.  Il 
était  clair  que  si  je  ne  faisais  rien  pour  tirer  Polyte  de 
ce  mauvais  pas,  ma  popularité,  déjà  fort  en  baisse, 
tomberait  au-dessous  de  zéro.  Pourtant  je  tenais  6bn, 
me  bornant  à  répéter  gravement  que  le  drame  se  dé- 
nouerait le  jour  de  la  séance  du  conseil  de  révision. 

Ce  jour  fatal  arriva,  et  le  dénoûment  fut  tel  que  je 
l'avais  prévu.  Quand  Polyte  parut  en  costume  de  mi- 
tron du  paradis  terrestre,  et  que  le  conseil  procéda  à 
la  révision  de  sa  constitution,  il  y  eut  parmi  ses  juges 
un  long  murmure  d'enthousiasme  ;  je  crus  un  moment 
que  le  général  —  un  vieux  de  la  vieille  —  allait  se  je- 
ter sur  lui  comme  un  ogre  affamé  de  chair  fraîche.  Ce 
gracieux  embonpoint,  uni  à  cette  riche  musculature, 
plongea  le  chirurgien-major  en  extase.  Aussi,  lorsque 
Polyte  essaya  d'alléguer  ses  infirmités,  l'admiration 
se  changea  en  une  explosion  d'hilarité.  Le  rictus  du 


LIS  JBUDIS  DE  MADAME  CHARBONMEAU.        251 

lieutenant  da  gendarmerie  s  ouvrit  comme  celui  d'un 
orocodile,  et  le  conseiller  de  préfecture  fit  un  calem* 
boor.  Le  trop  superbe  numéro  deux  fut  déclaré  d'une 
roii  unanime  tan  à  partir.  Mais  il  eut  une  compensa- 
tion :  on  le  prodama  le  plus  bel  homme  de  son  canUmi 
et  le  général  lui  affirma  qu*avec  un  peu  de  protection 
il  poorrait  entrer  dans  les  cent-gardâi. 


IXI 


Le  lendemain  de  cette  journée  mémorable,  Polyte 
entra  chez  moi  de  bon  matin  ;  il  était  cette  fois  en 
grande  tenue,  et  sa  figure  exprimait  une  fouie  de  sen- 
timents complexes  : 

—  Monsieur  le  mairci  me  dit-il,  si  je  suis  obligé  da 
partir,  je  manque  ma  fortune. .. 

-^  Votre  fortune I  répliquai -je^  pas  précisément... 
mais  enfin  nous  aurions  fait  de  notre  mieux  pour 
vous  assurer  les  moyens  de  vivre  honnêtement  dans 
votre  état. 

—  Il  s'agit  bien  de  mon  état  !  repriU^il  avec  un  dé^ 
dain  magnifique;  je  veux  parler  de  Lise  Trinquier. 

—  Lise  Trinquier I...  qu'est-ce  que  c'est  que  Lise 
Trinquier? 


852        LES  JEUDIS  DE  MADAME  GllARBONNEAD. 

—  Lise  Trinquier!  vous  ne  connaissez  pas  Lise  Trin- 
quier?  Mais  c'est  la  fille  du  plus  riche  vétérinaire  d'A- 
vignon, proche  voisin  du  boulanger  chez  qui  j*étais 
apprenti...  Lise  a  perdu  sa  mère,  qui  lui  a  laissé  trente 
mille  francs,  déposés  chez  M.  Girard,  notaire,  rue 
Banasterie.  Son  père  vient  de  se  remarier  avec  une 
femme  de  quarante-cinq  ans,  qui  n'aura  pas  d'enfant; 
sa  fiUe  aura  encore  mieux  de  vingt- cinq  mille  francs 
de  ce  côté-là.  Enfin,  monsieur  le  maire,  Ljse  a  une 
tante...  une  vieille  tante  qui  est  sa  marraine,  qui 
l'aime  comme  sa  fille,  et  dont  elle  sera  Tunique  héri- 
tière.... Cette  tante,  madame  Cuminal,  est  immensé- 
ment riche  :  elle  possède  une  maison  à  Hontheux,  un 
moulin,  trois  olivettes^  un  pré,  un  clos,  un  jardin  po- 
tager; elle  récolte,  bon  an,  mal  an,  douze  salmées  de 
blé  et  quarante  quintaux  de  garance. . .  elle  a  une  vigne, 
monsieur,  et  quelle  vigne I...  une  vigne  de  deux  bec* 
tares! 

—  J'aimerais  mieux  que  ce. fût  d'un  hectare  (du 
nectar),  dis-je  étourdiment,  oubliant  qu'un  maire  ne 
doit  pas  se  permettre  de  paillettes. 

Polyte  ne  comprit  pas  :  il  était  plongé  jusqu'aux 
oreilles  dans  le  Pactole  de  la  tante  Cuminal. 

—  Enfin,  poursuivit-il,  sa  fortune  est  évaluée  à  quatre- 
vingt  mille  francs;  et  tout  cela  sera  pour  sa  nièce,  pour 
Lise  Trinquier! 

—  Et  Lise  Trinquier  est... 

—  Folle  de  moi,  fit  Polyte  en  donnant  à  ces  trois 
mots  la  valeur  d'un  long  poëmc. 


LES  JEUDIS  DE  lADAME  GHARBONNEAU.        355 

—  Et  on  VOUS  la  donne,  comme  cela,  tout  uniment, 
sans  qae  vous  ayez  à  apporter  autre  chose  que  votre 
bonnet  de  coton? 

—  Ah  !  pardon.  • .  mi  exige  avant  tout  que  je  sois  r6- 
formëou...  exonéré. 

Ceci  méritait  considération  :  on  a  vu  des  rob  épou- 
ser des  bergères  ;  le  roman  nous  a  montré  des  filles  de 
ducs  et  de  marquis  amoureuses  de  simples  artisans. 
Pourquoi  Polyte,  me  disais-je,  ne  serait-il  pas  adoré 
par  Lise  Trinquier?  Évidemment  les  distances  étaient 
moindres.  D'une  autre  part,  ce  on  me  semblait 
an  peu  vague.  Qu'était-ce,  en  réalité,  que  ce  onf 
le  père,  la  fiUe  ou  la  tante?  Séparément  ou  tous  les  trois 
oisemble? 

—  Mon  ami,  dis-je  à  Polyte,  je  prendrai  des  rensei* 
gnements,  et  s'ils  me  prouvent  que  vous  m'avez  dit  la 
vérité...  eh  bien  I  nous  verrons,  nous  aviserons. ...  Ré- 
formé, il  n'y  faut  plus  songer...  exonéré,  c'est  un  peu 
cher  :  deux  mille  dnq  cents  francs...  et  vous  n'avez 
guère  d'autres  répondants  que  vos  deux  bras.  Mais  en- 
fin, si  réellement  Lise  Trinquier  vous  aime,  et  si  la 
tante  Cuminal  ne  vous  voit  pas  de  trop  mauvais  œil, 
nous  tâcherons  d'arranger  tout  cela...  Je  n'ai  certai- 
nement pas  le  cœur  assez  sec  pour  laisser  un  de  mes 
conscrits  manquer,  faute  d'un  peu  d'aide,  ce  parti  ca- 
lifornien. 

Cet  adjectif  si  neuf  (pour  Gigondas)  dépaysa  un  peu 
Polyte,  qui  ne  s'en  répandit  pas  moins  en  effusions  de 
reconnaissance. 

ta 


i5l        LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAU. 

Je  me  mis  immédiatement  en  campagne,  et  aycrti 
par  de  pénibles  expériences,  je  déployai  cette  fois  toiit 
le  machiavélisme  dont  je  me  croyais  pourvu.  Mon  vieux 
cheval  tomba  malade  juste  à  point  ;  je  l'envoyai  en 
pension  chez  Trinquier,  le  vétérinaire,  afin  d'avoir  des 
intelligences  dans  la  place;  mes  émissaires  firent  jaser 
les  ouvriers  et  les  voisins,  et  bientôt  je  sus,  à  n'en  pas 
douter,  que  les  renseignements  fournis  par  Polyte 
étaient  parfaitement  exacts.  Trinquier  était  riche;  il 
avait  eu  de  sa  première  femme  une  fille  unique,  qui 
s'appelait  bien  Lise,  et  à  laquelle  sa  mère  avait  laissé, 
disait-on,  une  trentaine  de  mille  francs.  Je  m'arrangeai 
pour  voir  moi -même  Lise  Trinquier  au  sortir  de  la 
messe  :  c'était  une  fille  fort  laide,  très-brune  et  même 
passablement  noire,  dont  les  yeux,  le  teint,  les  sour- 
cik  abondants  et  la  bouche  ornée  d'un  commencement 
de  moustache  dénotaient  le  caractère  inflammable.  Mis 
en  goût  par  ces  premiers  résultats,  j'allai  de  ma  per- 
sonne à  Montheux,  le  bourg  habité  par  la  tante  Cumi- 
nal.  Le  percepteur  des  contributions  me  confirma  tous 
les  détails  que  Polyte  m'avait  donnés  touchant  les  im- 
meubles possédés  par  cette  tante,  qui  passait  à  Mon- 
theux pour  une  marquise  de  Carabas.  J'appris  que  Lise 
était  en  effet  sa  filleule  et  serait  très-probablement  son 
héritière*  Enfin,  je  me  transportai  chez  maître  Girard, 
le  notaire,  que  je  connaissais  de  vieille  date  :  il  me  ré« 
péta  que  les  trente  mille  francs  légués  par  la  mère 
Trinquier  et  placés  au  cinq  pour  cent  sur  première 
hypothèque,  seraient  intégralement  comptés  à  Lise  le 


LES  IBQDI8  DE  MÀBAMB  GHARBOMNEÀtl.        ^56 

jour  de  son  mariage.  On  le  voit,  tout  s'ajustait  admi- 
rablement au  récit  de  Polyte.  Cependant  je  ne  fus  pas 
satisfait  :  je  voulais  tout  prévoir,  tout  calculer,  n'avoir 
pas  à  me  repentir  plus  tard  de  trop  de  précipitation  et 
de  confiance  ;  je  dis  à  Poïyte  : 

—  Mon  garçon,  tout  cela  est  bel  et  bien  :  Lise  existe, 
les  chifTres  sont  exacts,  la  tante  Cuminal  a  la  physio- 
nomie de  l'emploi  ;  mais  qui  me  garantit  la  nature  du 
sentiment  que  vous  avez  inspiré  à  cette  jeune  fille? 
Est-ce  une  amourette,  un  caprice,  une  passion?  Est-ce 
son  cœur  qui  a  parlé?  est-ce  seulement  sa  tête!  Nous 
autres  romanciers  psychologisfrs,  nous  tenons  grand 
compte  de  ces  différences  I . . . 

Polyte  écarquilla  de  gros  yeux,  se  demandant  sans 
doute  si  je  parlais  turc  ou  iroquois.  Puis  sa  face  ver- 
meille reprit  son  expression  de  contentement  et  de  fa- 
tuité villageoise.  Évidemment  mes  doutes  l'humiliaient, 
non  pas  pour  lui,  mais  pour  moi  et  pour  ma  commune. 
n  gémissait  d'avoir  un  maire  aussi  peu  certain  des 
moyens  de  séduction  de  ses  administrés. 

—  Monsieur,  me  dit-il  enfin,  c'est  dimanche  pro- 
chain le  bal  du  Corps-Saint  (quartier  populaire  d'Avi- 
gnon). J'y  serai.  Lise  y  sera;  vous  pourrez  la  ques- 
tionner vous-même  :  elle  vous  connaît  (  qui  ne  connaît 
pas  M.  le  maire  de  Gigondas?)  ;  elle  vous  aime  déjà 
comme  mon  bienfaiteur,  et  elle  aura  confiance  en 
vous. 

Ces  paroles,  assez  adroitement  tournées,  furent  dites 
d'un  ton  de  sécurité  qui  devait  achever  de  me  convaincre. 


856        LES  JEUDIS  DE  MADAME  CHARBONNEAU. 

Le  dimanche,  je  ne  manquai  pas  d'aller  à  ce  bal,  où 
dansaient  gaiement  toutes  les  griseltes  et  toutes  les  pe- 
tites bourgeoises  du  quartier  :  Lise,  en  grande  toilette, 
y  figurait  au  premier  rang;  les  galants  affluaient;  Polyle 
les  dépassait  de  toute  latête,etIesjouesde  sa  danseuse, 
quand  il  battait  devant  elle  un  yictorieux  entrechat,  of* 
fraient  un  heureux  assemblage  de  coquelicot  et  de  noir 
de  fumée.  Il  me  ménagea,  entre  deux  quadrilles,  une 
courte  conversation  avec  elle;  mais  j'avais   compté 
sans  la  pudeur  et  la  timidité  virginales.  A  toutes  mes 
questions,  insidieuses  ou  directes.  Lise  répondit  par 
des  monosyllabes  dont  un  juge  d'instruction  aurait  eu 
grand'peine  à  tirer  parti.  Aussi  bien,  pouvait-elle  me 
répondre  autrement?  Ses  yeux,  tendrement  fixés  sur  le 
beau  Poljte,  ne  parlaient-ils  pas  pour  elle?  Lui  deman- 
der davantage,  n'était-ce  pas  méconnaître  les  suscepti- 
bilités féminines,  attenter  à  une  sensitive,  porter  une 
main  brutale  sur  ces  ailes  de  papillon  qu  on  appelle  les 
rêves  de  jeune  fille,  manquer  en  un  mot  à  toutes  les 
traditions  de  cette  littérature  des  délicats^  à  laquelle 
j'avais  eu  un  moment  la  prétention  d'appartenir?  Je  me 
condamnai,  pour  ma  pénitence,  à  venir  en  aide  à 
Polyte.  Mes  renseignements  n'étaient-ils  pas  complets? 
N'avais -je  pas  épuisé  et  même  dépassé  tout  ce  que 
pouvait  exiger  la  plus  minutieuse  prudence? 

Je  m'exécutai  donc  de  bonne  grâce.  Trois  jours 
après,  j'empruntai,  à  l'insude  ma  sœur,  les  deux  mille 
cinq  cents  francs  et  je  les  comptai  à  Polyle,  qui  me 
fît  i\n  billet  bien  en  règle  sur  un  papier  dont  je  payai 


LES  JEUDIS  DE  H  ADAM  B  CHARBON  NBAU.    257 

le  timbre.  Je  lui  adressai,  sur  les  conséquences  formi- 
dables qu'aurait  pour  lui  son  insolvabilité,  un  speech 
qu'il  écouta  avec  une  scrupuleuse  attention.  U  m'ap- 
pela son  sauveur,  emporta  les  rouleaux  et  s'en  alla  en 
sifflotant  Vair  de  Feniand  dans  la  Favorite. 

Quinze  jours  s'écoulèrent,  puis  six  semaines,  puis 
deux  mois.  Polyte  continuait  d'enfourner  son  pain  à 
la  satisfaction  générale.  Je  profitai  de  notre  première 
rencontre  pour  lui  demander  où  en  étaient  ses  prépa- 
ratifs de  mariage. 

—  Ah!  voilà...  me  dit-il  d'un  air  un  peu  embar- 
rassé; si  la  chose  dépendait  de  Lise,  ce  serait  déjà 
fait!...  elle  m'aime  tanti  ajouta-t-il  en  levant  les  yeux 
au  ciel.  Mais  le  père  et  la  tante  Cuminal  ne  veulent 
pas  en  entendre  parler  :  ce  sont  des  ambitieux,  des  or- 
gueilleux, des  vaniteux ,  qui  me  méprisent  parce  que 
je  n'ai  rien,  et  qui  ont  rêvé  pour  Lise  un  grand  ma- 
riage :  ils  espèrent  lui  faire  épouser  le  greffier  Ma- 
lingrày... 

—  Mais  enfin  le  père  Trinquier  est  remarié  ;  sa  fille 
a  le  bien  de  sa  mère;  elle  est  maîtresse  de  sa  personne, 
et  si  elle  vous  aime  véritablement... 

—  Ah  !  c'est  qu*elle  est  mineure,  reprit  Polyte  en 
se  grattant  Toreille,  et... 

—  Mineure,  juste  ciell  mais  elle  a  de  la  barbe I... 
Je  lui  donnais  vingtrtrois  ou  vingt-quatre  ans. 

—  Monsieur  le  maire,  elle  aura  dix-huit  ans  aux 
prunes. . . 

—  Aux  prunes,  grand  Dieu I...  Allons,  j'ai  fait  une 


S58   LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONFBAD. 

sottise  ;  ce  ne  sera  ni  la  première  ni  la  dernière.  Hris 
vous,  petit  malheureux,  vous  avez  singulièrement  abu&é 
de  ma  confiance  I 

Je  ne  voulus  pas  me  tenir  pour  battu.  La  pureté  de 
mes  intentions,  le  désir  de  rattraper  mes  deux  mille 
cinq  cents  francs,  un  certain  goût  de  romanesque  que 
j'avais  gardé  de  ma  vocation  primitive,  me  donnèrent 
une  hardiesse  que  je  n'aurais  jamais  eue  pour  moi- 
même.  Je  demandai  un  rendez-vous  à  Lise  Trinquier, 
et  je  l'obtins.  J'interrogeai  l'intéressante  mineure  avec 
un  mélange  d'autorité  paternelle,  de  gravité  munici- 
pale et  de  paradoxe  sentimental.  Ses  réponses  trahi- 
rent un  défaut  absolu  d'énergie  et  d'initiative,  et  même, 
hélas  1  un  certain  penchant  à  sacrifier  au  Teau  d'or, 
aux  vanités  de  ce  monde,  à  ce  luxe  effréné  qui  est  la 
plaie  de  notre  époque...  Elle  aimait  bien  Polyte,  mais 
le  greffier  Malingray  avait  un  joli  pavillon  à  un  demi- 
kilomètre  de  la  ville,  et  il  promettait  de  Ty  conduire 
en  voiture  ! 

Au  reste,  je  n'eus  pas  le  temps  de  m'abandonner 
aux  réflexions  mélancoliques  que  me  suggérait  cette 
nouvelle  preuve  de  l'appauvrissement  de  l'esprit  roma- 
nesque en  France.  Â  peine  étions-nous  ensemble,  Lise 
et  moi,  depuis  dix  minutes,  que  la  porte  s'ouvrit 
avec  fracas,  et  le  père  Trinquier  parut,  une  énorme 
trique  à  la  main...  Rassurez-vous,  mesdames,  je  dois 
ajouter  bien  vite  que  cette  trique  ne  m'était  point  des- 
tinée. 

—  Ah  I  monsieur  le  maire,  me  dit-il  d'un  ton  où  le 


LSS  JEUDIS  DE  MADAME  CHÂRDONNEAU.    S99 

respect  et  la  colère  se  combinaient  à  des  doses  très- 
inégales,  il  est  heureux  pour  vous  que  je  ne  sois  pas 
aYBugle;  car  je  tous  aurais  tapé  comme  un  sourd... 
Je  croyais  ma  fille  enfermée  avec  ce  gueux  de  Polyte... 
Quant  à  tous,  je  tous  respecte,  parce  qu^au  fond  vous 
n'êtes  pas  un  méchant  homme,  et  que,  de  père  en  fils, 
j'ai  toujours  ferré  votre  famille...  mais  vous  faites-là 
nn  vilain  métier.  Vous  qui  avez  mis  le  nez  dans  tous 
les  livres,  vous  avez  lu  sans  doute  le  Code  pénal  ;  vous 
savez,  en  cas  de  détournement  de  mineure,  à  quoi 
s'exposent  les  complices...  Je  jxe  vous  dis  que  ça.  -^ 
Et  toi,  malheureuse,  poursuivit-il  en  se  tournant  vers 
sa  fille  avec  un  geste  de  mélodrame,  si  tu  ne  veux  pas 
qae  ce  bâton  te  brise  comme  verre,  tu  vas  me  jurer  de- 
vant Dieu  et  devant  monsieur  le  maire  de  ne  plus  revoir 
ton  infâme  Polyte  I 

—  Oui,  papa,  oui,  papal...  se  hâta  de  répondre  Lise 
en  sanglotant. 

—  Et  d'épouser  mon  excellent  ami,  M.  Simonin  Ma* 
lingray... 

Nouveaux  sanglots. 

—  Oui,  papa,  oui,  papa...  dit-elle  enfin  moins  dis- 
tinctement. 

Je  compris  que  toute  espérance  était  perdue,  et  je 
ne  songeai  plus  qu'à  sauver  ma  sortie. 

J'abaissai  sur  le  père  Trinquier  un  regard  olympien; 
puis  je  dis  à  sa  fille  : 

—  Mademoiselle,  la  poésie  est  morte,  le  roman  se 
meurt;  vivent  le  greffiers,  et  soyez  heureuse!.,.  Mais 


260        LES  JEUDIS  DE  MADAME  CHARBONNEAU, 

si  jamais  votre  imagination  avide  d'idéal  se  débat, 
captive  et  meurtrie,  dans  les  étreintes  de  la  réalité  ; 
si  jamais  votre  regard,  un  moment  tourné  vers  les 
perspectives  radieuses  de  Tinfini,  se  reporte  avec  dou- 
leur sur  Tétroit  horizon  d'un  ménage  vulgaire  ;  si  votre 
front,  desséché  par  cette  lourde  atmosphère,  appelle 
en  vain  des  brises  plus  fraîches  et  plus  douces  ;  si  votre 
cœur,  rivé  à  sa  chaîne,  regrette  les  ardeurs  et  les 
délicatesses  du  véritable  amour,  souvenez-vous  que 
vous  avez  fermé  vous-même,  à  dix-huit  ans,  de  vos 
mains  fébriles,  le  livre  à  peine  entr'ouvert  du  senti- 
ment, de  la  rêverie,  de  Tenthousiasme  et  de  la  jeu- 
nesse! Souvenez-vous,  mademoiselle,  que  vous  aviez 
le  goût  du  bonheur  et  que  vous  n'en  avez  pas  eu  le 
courage  II... 

Et  je  sortis  majestueusement,  laissant  Lise  et  son 
père  occupés  à  méditer  le  sens  de  mes  paroles. 

Très-peu  de  temps  après,  Polyte  s'arrachait  les  che- 
veux en  apprenant  le  mariage  de  Lise  avec  M.  Malin- 
gray,  qui  fit  magnifiquement  les  choses.  La  corbeille 
arriva  tout  droit  de  Paris,  et  le  dîner  de  noces  fut  un 
des  chefs-d'œuvre  de  Campé,  ce  cuisinier  merveilleux 
qui  a  décentralisé  la  gastronomie. 

Cinq  mois  plus  tard,  je  vis  entrer  dans  mon  salon 
le  curé  par  une  porte  et  Ursule  par  une  autre;  tous 
deux  étaient  pâles,  mornes,  effarés,  suffoqués.  Une  hor- 
rible catastrophe  se  lisait  d'avance  dans  leur  attitude. 

—  Ah  !  monsieur  le  maire,  je  vous  l'avais  bien  dit, 
s'écria  le  digne  homme,  il  faut  marier  Polyte,  il  le  faut  I 


LES  lEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAU.         201 

Ce  n'est  plus  seulemenl  nécessaire,  c  est  urgent,  très- 
urgent... 

—  Très-urgent,  répéta  Ursule,  les  yeux  baissés. 

—  Marier  Polyte?  et  avec  qui?  demandai-je. 

—  Avec  Madeleine  Tournul,  une  de  mes  congré- 
ganistes,  bredouilla  le  pauvre  abbé  en  rougissant  jus- 
qu'aux oreilles. 

Madeleine  Toumut  était  une  assez  jolie  fille,  mais 
pauvre  comme  le  fut  Job  avant  d'être  duc. 

—  Il  le  faut  ? 

—  Il  le  faut. 

—  U  le  fallait,  bégaya  Ursule,  qui,  par  cette  va- 
riante, acheva  d'éclaircir  la  situation. 

—  Absolument? 

—  Absolument. 

—  Et  promptement. 

Ces  deux  adverbes  joints  ne  suffisaient  pas  pour 
servir  de  dot  à  Madeleine.  Le  jeune  couple,  riche  d'à* 
mour,  mais  ne  possédant  pas  d'autre  richesse,  fut 
marie  gratis.  Ursule,  qui  se  reprochait  sans  doute  de 
ne  pas  avoir  fait  assez  bonne  garde,  se  punit  aux  dé- 
pens de  sa  bourse  et  de  la  mienne.  Nous  payâmes 
tout. 

Moyennant  une  indemnité  annuelle  dont  je  me  re- 
connus débiteur  envers  la  commune,  j'assurai  à  Polyte 
pour  dix  ans  la  propriété  de  son  four.  —  Quant  à  moi, 
mon  four  était  complet. 


15. 


202        LES  JEUDIS  DE  MADAME  GRARBONREAII. 


lîll 


Ces  trois  épisodes  peuvent  vous  donner  une  juste 
idée  de  mes  succès  administratifs  et  de  mes  économies 
municipales.  Je  pourrais  encore  vous  en  raconter  huit 
ou  dix  du  même  genre  ;  mais  à  quoi  bon?  Le  cadre  est 
trop  étroit  pour  que  les  tableaux  soient  bien  variés,  et 
vous  finiriez,  mesdames,  par  me  trouver  très-en- 
nuyeux si  vous  n'avez  commencé  par  là:  Tessentiel 
est  de  constater,  en  guise  de  moralité,  que  Técharpe  de 
maire  ne  m'a  pas  mieux  réussi  que  la  férule  de  cri- 
tique :  c'est  que  là-bas  comme  ici.,  à  Paris  comme  au 
village,  Vhomme  est  toujours  le  même.  Pour  se  gou- 
verner à  travers  ses  passions  et  ses  vanités,  il  faut  une 
habileté  que  je  n'ai  pas.  Je  m'étais  brisé  sur  les  récifs 
du  boulevard  Montmartre  ;  j'ai  échoué  sur  les  écueils 
de  ma  pauvre  commune  de  Gigondas. 

—  Puissamment  raisonné  I  dit  M.  Toupinel  qui, 
malgré  son  tempérament  sanguin,  avait  écouté  ce  long 
récit  sans  donner  trop  de  marques  d'impatience  :  mais, 
monsieur  le  maire  ou  monsieur  le  critique ,  il  ne  suffit 
pas  d*ëtre  modeste  ;  tout  homme  de  lettres  le  serait 
autantque  vous,  —  c'est  une  desqualités  inhérentes  à  la 


LBS  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAU.        968 

profession,  —  il  faut  encore  être  clair  et  bonnéle  ;  clair 
pour  nous,  pauvres  Athéniens  de  Thèbes<la-6aillarde, 
sur  qui  vos  pseudonymes,  à  la  la  Bruyère  ou  par  à^eu- 
près,  produisent  exactement  l'effet  de  la  lanterne  ma- 
gique du  singe  de  Florian  ;  honnAte  pour  messieurs  les 
Parisiens,  qui,  si  vous  publiez  jamais  vos  Mémoires^  ne 
manqueraient  pas  de  vous  accuser  de  ne  pas  avoir 
mis  d'étiquette  à  vos  transparents.  Entre  nous  qpii  ne 
comprenons  pas  assez  et  ceux  qui  comprendraient  trop, 
TOUS  n'avez  qu'un  moyen  de  tout  concilier  ;  c*est  de 
nous  donner,  dès  ce  soir,  le  trousseau  de  clefs  que 
vous  avez  sans  doute  dans  votre  poche... 

—  Rien  de  plus  juste,  répliqua  George  de  Temay  ; 
ces  diables  de  noms  propres  sont  si  terribles  à  manier, 
que  je  les  ai  momentanément  ajustés  à  ma  commo- 
dité particulière;  mais,  à  présent,  je  suis  à  vos  ordres; 
établissons,  si  vous  le  voulez,  un  dialogue  par  demandes 
et  par  réponses,  comme  dans  le  catéchisme  :  ce  sera  une 
sorte  de  table  des  matières... 

—  Eh  bien,  attention!  je  commence  :  —  Qui  en- 
tendez-vous par  Eutidème? 

—  M.  Jules  Sandeau. 

—  Et  Théodecte? 

-—  M.  Louis  Yeuillot. 

—  Et  Euphoriste? 

—  M.  Ernest  Legouv& 

—  Et  Iphicrate? 

—  M.  de  Falloui, 


204        LES  lEUDIS  DE  MADAME  GHARBONKEÀO. 

—  Et  Théonas? 

—  Lacretelle. 

—  Et  Argyre? 

—  M.  Edmond  About. 

—  Et  Colbach? 

—  M.  Louis  Ulbach. 

—  Et  Porus  Duclinquant7 

—  M.  Taxfle  Delord. 

—  EtClistorin? 

—  Le  docteur  Véron. 

—  Et  Molossard? 

—  M.  Barbey  d'Aurevilly. 

—  Et  Schaunard? 

—  Henry  Mûrger. 

—  EtCaméléo? 

—  M.  Paulin  Limayrac, 

—  Et  Marphise? 

—  Madame  Emile  de  Girardin,  née  Delphmc  Gay, 

—  Et  Léiia? 

—  George  Sand.  (Alcade,  saluez  1) 

—  Et  Caritidès? 

—  M.  Sainte-Beuve. 

—  Et  Polycrate? 

—  Gustave  Planche. 

—  Et  Polychrome? 

—  M.  Théophile  Gautier. 

~  Et  Bernier  de  Faux-Bissacî 

—  H.  Granier  de  Cassagnac 


LES  lEDDIS  DE  MADAMB  GHARBONMEAU.        26) 

—  Et  Poisonnier? 

—  M.  Vivier. 

—  Et  Hassimo? 

—  H.  Maxime  du  Camp» 

—  Et  Lorenzo? 

—  M.  Laurent  Pichat. 

—  Et  Falconey? 

—  Alfred  de  Musset. 

—  EtOlympio? 

—  M.  Victor  Hugo* 

—  Et  Julio? 

•—  M.  Jules  Janiu. 

—  Et  Raphaël? 

—  M.  de  Lamartine. 

—  Et  Bourimald? 

—  M.  Méry. 

—  Et  Hermagoras? 

—  M.  de  Balzac. 

^  A  la  bonne  heure  I  maintenant  ^rous  avez  mon  es- 
time :  reste  à  savoir  si  votre  récit  a  ému  la  sensibilité 
de  ces  dames... 

On  entoura,  on  applaudit,  on  plaignit  George  de 
Vemay  ;  mais  tout  à  coup,  au  milieu  de  cette  ovation 
de  province,  une  voix  solennelle  s'éleva  pour  protester  : 
c'était  celle  de  M.  Margaret,  vieux  magistrat  en  re* 
traite,  qui  passait  pour  le  Nestor  de  la  contrée  : 

—  Jeune  homme I  dit-il  (George  a  cinquante  ans), 
j'ai  été  intimement  lié  avec  votre  excellent  père;  ma 


266        LES  JEUDIS  DE  MADAME  CHARBONNEAD. 

vieille  amitié  vous  a  suWi,  à  votre  insu,  à   traders 
toutes  vos  mésaventures  parisiennes;  et  si  j'ai,  grâce 
à  mon  âge,  mon  franc  parler  avec  tout  le  monde,  ce 
n'est  pas  une  raison  pour  que  je  vous  épargne  iros  mé- 
rités. Rien,  absolument  rien,  dans  votre  histoire,  ne 
mérite  l'intérêt  qu'on  vous  témoigne.  Tous  vos  mal- 
heurs viennent  d'un  défaut  absolu  de  réflexion  et  de 
prévoyance,  d'un  manque  d'équilibre  intellectuel  que  je 
résume  en  ces  termes  :  Vous  aviez  trop  d'imagination 
pour  un  critique,  pas  assez  pour  un  romancier  :  c^est 
pourquoi  vous  avez  perpétuellement  flotté  entre  vos 
impressions  mobiles  qui  ôtaient  à  vos  jugements  litté- 
raires toute  solidité  et  toute  fermeté,  et  vos  lubies  aris- 
tocratiques qui  gâtaient  à  plaisir  les  créations  de  votre 
cerveau.  Vous  avez  fait  de  la  critique  avec  vos  passions 
et  du  roman  avec  vos  systèmes.  Il  en  est  résulté  que  vos 
appréciations  des  œuvres  et  des  hommes  ont  sans  cesse 
dépassé  la  mesure  en  bien  ou  en  mal,  et  que  vos  fic- 
tions romanesques  ont  péri  dans  le  faux  et  dans  l'en- 
nui. Vous,  un  critique!  oh!  que  non  pasl  II  faut  au 
critique  de  la  gravité,  et  vous  êtes  léger  ;  de  la  profon- 
deur, et  vous  êtes  superficiel  ;  du  savoir,  et  vous  êtes 
ignorant  ;  de  l'Antiquité,  et  vous  ne  savez  pas  le  la- 
tin!.•• 

— •  Oh  I  s'écria  George  avec  un  soubresaut,  comme 
81  on  avait  marché  sur  ses  cors... 

—  Non,  vous  ne  le  savez  pas,  reprit  M.  Margaret 
avec  plus  de  force:  Voyons!  scandez-moi  seulement 
ces  trois  mots  :  Vrit  ftdgore  9U0l... 


LES  JfiUDIS  DE  MADAME  GHARBONREAU.        961 

—  Vrity  deux  longues,  bredouilla  le  patient,  sem* 
Uable  à  un  aspirant  au  baccalauréat  que  son  examina* 
teur  embarrasse;  fulgOj  deux  longues;  re  su^  deux 
brèves  ;  o,  une  longue  ;  cet  hémistiche  ne  peut  entrer 
dans  un  hexamètre. .. 

—  Et  vaus  Ty  avez  mis,  ignare  que  vous  êtes  !  vous 
avez  oublié,  enim  :  Urit  enim  fulgore  mo,  ignoran* 
lui! 

—  Ignorantaj  ignorantum  ;  Mgnus  estintrare;  ca- 
bridas  ard  thurum,  Catalamus  singularitery  exclama 
George  pour  se  rattraper. 

—  Oui,  vous  savez  le  latin  de  Molière;  mais  vous  ne 
savez  pas  celui  de  Gicéron  et  de  Virgile;  voilà  qui  est 
ditl... 

—  Mais  j'ai  eu,  au  concours  général,  un  prix  devers 
latins,  un  prix  de  narration  latine,  un  prix  de  discours 
latin  et  un  prix  de  dissertation  latine  1 

—  C'est  possible  ;  mais  cela  date  de  si  loin  I  Moi 
aussi,  j'ai  dansé  la  gavotte,  en  1807,  comme  Trénis; 
et  aujourd'hui  je  ne  saurais  pas  mettre  un  pied  devant 
l'autre.  Non,  moucher,  vous  n'êtes  pas  un  critique; 
vous  seriez  tout  au  plus  un  causeur,  si  vous  aviez  su 
mener  côte  à  côte  vos  défauts  et  vos  qualités.  Hélas  ! 
monsieur  tranche  du  grand  ;  monsieur  a  voulu  se  lan- 
cer dans  le  morceau  d'apparat  :  ah  I  mon  pauvre  ami, 
qu'alliez-vous  faire  dans  cette  galère?  Tenez,  il  y  a 
dans  vos  volumes,  —  non  pas,  comme  on  l'a  dit,  en 
tète  du  premier,  mais  du  quatrième  —  une  grosse 
tartine  philosophique  et  déclamatoire  que  je  n'ai  jamais 


168        LES  JEUDIS  DE  MA  DAME  GHARBONNEAU. 

pu  digérer  :  cela  s'appelle,  je  crois  :  la  Littérature  et  les 
Honnêtes  gen*.  Vilain  titre,  jeune  homme,  vilain  titre! 
J'en  ai  vu  un  à  peu  près  pareil ,  il  y  a  quarante>trois 
ans,  dans  le  Conservateur,  qui  n'a  rien  conservé  du 
tout.  Les  Honnêtes  gens  !  mais  c'est  donner  à  entendre 
qu'il  y  a  des  gens  qui  ne  le  sont  pas;  c'est  médire  de 
la  société  actuelle,  qui  du  reste  est  au-dessus  de  sem* 
blables  médisances.  Vous  avez,  messieurs,  de  ces  ma* 
nières  exclusives  qui  établissent  des  classes,  des  caté- 
gories, des  camps,  là  où  il  ne  devrait  y  avoir  que  de 
bons  Français ,  appréciateurs  éclairés  des  bonnes  et 
belles  choses.  Ainsi  vous  dites  encore:  ^ous  autres  ca- 
tholiques. Quelle  arrogance!  mais  tout  le  monde  est 
catholique,  excepté  les  prolestants,  les  juifs  et  les 
Turcs;  seulement,  il  y  a  qibux  qui  vont  à  la  messe,  et 
ceux  qui  n'y  vont  pas  ;  et  ceux-là  ont  peut-être  droit  à 
plus  d'égards  que  les  autres  :  leur  religion  est  en  dedans, 
et  vous  n'êtes  pas  sans  savoir  que  les  sentiments  con- 
tenus sont  les  plus  vivaces.  Votre  titre  était  donc  dé- 
testable, et  vous  en  avez  été  cruellement  puni.  Grand 
Dieu  I  quel  amphigouri  !  quel  jargon  métaphorique  ! 
«  Telles  sont  les  questions  que  je  veux  effleurer  ici, 
c  comme  on  plante  un  jalon  à  l'entrée  d'une  route.  » 
—  Effleurer  et  planter  dans  la  même  phrase  I  Vrai- 
ment, vous  méritez  que  je  vous  effleure  la  joue  et  que 
je  vous  plante  là  dès  les  premières  lignes  :  ceci  n'est 
rien.  Voici  qui  enlève  la  paille:  «  Cette  philosophie  à 
a  la  fois  si  destructive  et  si  stérile ,  cette  révolution  si 
«  radicale  et  si  impuissante,  avaient  montré  l'homme 


LES  JEUDIS  DB  MADAME  CIIÀRDOMNEAU.        269 

€  réduit  à  lui-même  dans  un  état  de  misère,  de  crime 
c  et  de  nudité  :  il  ramenait  sur  sa  poitrine  les  lam- 
€  beaux  de  ses  croyances,  déchirées  à  tous  les  angles  du 
«chemin  qui  l'avait  conduit  des  bosquets  du  paga* 
c  nisme-Pompadour  aux  marches  de  Téchafaud.  » 
Oafl  oufl  6  Catho^I  6  MadelonI  6  Galil  6  Thomas! 

George  baissait  la  tète,  et  j'ai  su,  depuis,  qu'il  était, 
mr  ce  malheureux  morceau,  si  horriblement  rempli  de 
cartilages,  tout  à  fait  de  l'avis  de  son  critique  :  M.  Tou- 
pioel  vint  à  son  secours  : 

—  Permettez ,  monsieur  I  dit-il  au  formidable  octo- 
génaire :  est-il  bien  juste  de  prendre  dans  un  ensemble 
de  sept  volumes  le  chapitre  le  plus  mal  réussi,  et,  dans 
ce  chapitre,  huit  ou  dix  lignes  qui,  séparées  du  reste, 
n'en  paraissent  que  plus  boursouflées  et  plus  grotes- 
ques? Quel  ouvrage  serait  de  force  à  résister  à  ce  pro- 
cédé? Voulez-vous  un  exemple?  Je  me  souviens  qu'en 
1840  M.  de  Balzac  se  livra,  vis-à-vis  du  premier  vo- 
Inme  de  Port-Rayaly  de  H.  Sainte-Beuve,  à  un  échenil- 
lage  du  même  genre,  et  il  fit  rire  tout  Paris  aux  dépens 
de  l'auteur  et  de  l'œuvre.  Et  cependant  l'œuvre  a  sur- 
técu,  parce  qu'elle  est  charmante,  et  aujourd'hui  les 
mêmes  gens  de  goût  admirent  à  la  fois  Sainte-Beuve  et 
Balzac  :  grande  leçon,  soit  dit  en  passant,  contre  les 
querelles  littéraires  ! . . . 

—  Dontles  gens  de  lettres  ne  profiteront  pas,  grom« 
mêla  entre  ses  dents  M.  Yerbelin. 

—  Je  n'ai  pas  tout  dit  I  je  n*ai  pas  tout  dit!  reprit 
M.  Margaret  en  se  redressant  :  et  l'histoire ,  jeune 


270        LES  JEUDIS  DE  MADÀIIE  CnARBONNEAU. 

horomcl  Thisfoirel  Quand  vous  étudiez  le  IWredun 
historien,  il  semble, —  le  mot  estde  tous,  —  que  tous     ; 
apprenez,  en  le  lisant,  ce  que  vous  êtes  censé  ensei*     \ 
gner  h  vos  lecteurs  :  vous  êtes  à  la  merci  de  votre  auteur; 
vous  ne  réagissez  pas  contre  lui;  vous  ne  lui  résistez  pas  I 

—  Juste  ciel  I  Je  ne  lui  résiste  pasi  je  ne  leur  ai  que 
trop  résisté,  et  c'est  pour  cela  que  Ton  m'a  assassiné: 
J*ai  résisté  à  M.  de  Chalambert,  racontant  Thistoire  de 
la  Ligue,  si  méchamment  mise  à  mort  par  Henri  IV  ; 
j*ai  résisté  à  M.  Nicolardot,  ministre  des  finances  de 
Voltaire,  et  j  y  ai  attrapé  quelques  bonnes  égrati- 
gnures;  j'ai  résisté  à  M.  Roselly  de  Lorgues,  le  colos* 
sal  historien  de  Christophe  Colomb,  et  j'y  ai  perdu  quatre 
majuscules;  j'ai  résisté  à  M.  d'Haussonville ,  sacrifiant 
un  peu  trop,  dans  son  excellent  livre,  Louis  XIV  et  la 
France  à  la  Lorraine  et  à  ses  ducs;  j'ai  résisté  à 
M.  Cousin,  non  pas  au  Cousin  de  madame  de  Longue- 
ville  et  de  madame  de  Hautefort,  mais  au  Cousin  de  ^ 
mademoiselle  de  Scudéry,  de  Clélie  et  de  Cj/rus:j'ai 
résisté... 

—  Assez  I  assez  I  personne  n'ignore,  mon  pauvre 
ami,  que  vous  n'oxcel  lez  pas  dans  les  morceaux  de  ré- 
sistance. Ce  que  je  veux  aussi  vous  reprocher,  — etjci, 
mesdames,  je  vous  prierai  d'envoyer  vos  filles  dans  la 
salle  manger  pour  préparer  les  samlwiches ,  —  c'est 
l'impudicité  de  votre  style.  Ceci,  mon  cher,  tient  à 
votre  chasteté  exagérée.  Il  n'y  a  rien  de  tel,  en  effet, 
que  ces  esprits  chastes  pour  se  complaire  dans  cer- 
tains détails  croustilleux ,  certaines  images  alléchantes, 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAU.        871 

certaines  expressions  lascives,  qui...  que...  enfin  je 
m'entends  :  c'est  au  point  qu'on  rencontre  à  chaque 
pas,  dans  yos  écrits,  le  mot  immondices  et  le  mot 
souillures... 

—  Souillures I  immondices!  quelle  horreur!  dit  en 
minaudant  une  femme  un  peu  mûre,  très-décolletée 
pour  une  mère  de  famille  :  Âglaé,  mon  enfant  I  il  est 
dix  heures  ;  Ta-t  en  vitel  Pélagie  doit  t' attendre  au  bas 
deTescalier... 

—  Immondices  I  souillures  !  poursuivit  H.  Marga- 
ret:  ceci  me  confond  et  me  révolte  chez  un  écrivain 
vertueux.  Que  l'auteur  'de  Mademoiselle  de  Maupin 
nous  montre...  que  l'auteur  de  Madame  Bovary  nous 
décrive...  que  l'auteur  de  Fanny  nous  fasse  voir...  ce 
n'est  rien ,  ils  sont  dans  leur  droit  ;  l'art,  le  grand  art 
excuse  et  purifie  tout  ;  la  morale,  la  grande  morale 
leur  pardonne  et  leur  sourit  :  mais  souillures  et  im- 
mondices l  Fi  donc  I  Votre  main  n'a  pas  tremblé,  votre 
front  n'a  pas  rougi,  votre  cœur  ne  s'est  pas  soulevé, 
quand  vous  écriviez  ces  syllabes  sales  I  Ah  I  messieurs 
les  dévots  I  ce  sont  là  de  vos  inconséquences  !  Encore 
et  toujours  Tartufe  rudoyant  le  sein  de  Dorine  et  chif- 
fonnant le  genou  d'Elmire  I 

—  Monsieur,  vous  êtes  impitoyable!  s'écna  madame 
Charbonneau  ;  vous  traitez  bien  mal  M.  de  Yernay,  qui 
va  nous  accuser  de  trahison. . . 

—  Laissez-moi  faire,  madame  I  reprit  le  vieux  ma- 
gistrat :  il  vaut  mieux  que  ses  vérités  lui  soient  dites 
par  moi  que  par  ses  ennemis.  J'ai  encore  à  demandera 


r9         LES  JEUDIS  DE  MÀDAUE  CHARBOMNEAU. 

George  pourquoi ,  lui  qui  se  pique  de  politesse  el  de 
bonnes  manières,  lui,  le  chevalier  français,  Taristo- 
crate,  le  troubadour  de  pendule,  il  s'abandonne  à  des 
violences,  à  des  invectives ,  à  des  acrimonies  incroya- 
bles. Comment  se  fait-il  que  ces  gentilshommes,  dès 
qu'ils  se  mettent  à  écrire  et  qu'ils  font  de  la  critique  ^ 
enveniment  si  aisément  leur  plume,  et  en  viennent,  dès 
les  premiers  mots,  à  dire  des  choses?... 

—  Sacrebleu!  je  voudrais  bien  vous  y  voir!  interrom- 
pit George  en  éclatant  :  vous  me  paraissez  d'une  hu- 
meur peu  endurante  ;  vous  en  seriez  Tite  aux  gros 
mots.  Quant  à  moi,  je  puis  vous  dire,  en  toute  con- 
science, que  je  n'étais  pas  venu  au  monde  comme  ça. 
Mais  il  faut  être  juste  pour  tous,  même  pour  ceux  qui 
ont  le  désagrément  de  posséder  un  de  devant  leur  nom. 
Quand  on  supporte,  depuis  quinze  ans,  le  poids  du  jour 
et  de  la  chaleur,  quand  on  a  eu  à  ses  trousses  les  plus 
rudes  jouteurs  de  la  critique  à  coups  de  stylet  ou  à  coups 
d'épingle,  quand  on  a  été  immolé  cent  fois  sur  les 
autels  de  la  démocratie  et  les  tables  d'estaminet,  quand 
on  a  été  traité  d'idiot,  de  crétin,  d'hypocrite,  d'énergu- 
mène,  d'intrigant,  de  méchant,  de  grotesque,  on 
perd  patience  à  la  fin,  on  sort  de  son  caractère,  et  Ton 
est  tout  étonné,  un  beau  matin,  de  parler  à  peu  près 
le  même  langage  que  ceux  qui  vous  font  la  vie  si  dure. 
Ce  n'est  pas  de  l'impolitesse,  c'est  de  l'épidémie. 
Croyez  bien  que,  lorsqu'on  m'attaque  avec  talent,  avec 
finesse,  avec  malice,  voire  avec  une  malveillance 
ingénieuse  et  habile,  je  redeviens  moi-même  et  rentre 


LES  JEUDIS  DE  MADÂBfE  GHARBONIfEAi;.       373 

dans  le  ton  :  mais  comment  M.  de  Coislin  en  personne 
s'y  serait-il  pris  pour  répondre  à  des  gens  qui  vous  im- 
patientent à  la  fois  par  la  grossièreté  de  leurs  opinions, 
la  brutalité  de  leurs  injures  et  la  vulgarité  de  leur  style? 
Sans  doute  il  serait  plus  poli,  plus  chevaleresque,  de 
dire,  chapeau  bas,  à  celui-ci  :  Monsieur,  vous  êtes  un 
des  premiers  écrivains  du  siècle,  et  j'ai  fort  goûté, 
dans  le  temps,  vos  calembours.  Permettez-moi  cepen- 
dant de  prendre  la  liberté  de  vous  faire  observer  hum- 
blement que  votre  cause  n'était  peut-être  pas  si  inti- 
mement liée  à  celle  de  Béranger,  que  votre  colère 
contre  moi  ne  pût  s'exprimer  avec  un  peu  plus  de 
modération;  modération  dont  j'aurais  d'autant  mieux 
senti  le  prix,  que  je  suis,  monsieur,  au  rang  de  vos  ad- 
mirateurs les  plus  sincères  et  de  vos  plus  dévoués  ser- 
viteurs; et  à  celui-là  :  Monsieur,  votre  tendresse  pater- 
nelle pour  Marcomir  vous  fait  le  plus  grand  honneur; 
on  sait  que  les  vrais  cœurs  de  pères  sont  toujours  en- 
clins à  préférer  ceux  de  leurs  enfants  qui  naissent  avec 
des  infirmités  précoces.  Toute  la  presse  doit  vous  sa- 
voir gré  dé  vos  efforts  désintéressés  pour  venger  Mar- 
comir des  rigueurs  du  colportage  tout  en  rappelant  Mar- 
comir à  ringrate  mémoire  des  lecteurs  de  Marcomir^  qui 
pourraient  n'avoir  pas  assez  de  souci  de  Marcomir.  Main- 
tenant, me  trouverez-vous  trop  osé  si  je  me  plains  qu'un 
homme  de  tant  d'esprit,  de  tant  de  talent  et  de  tant  de 
Marcomir  j  affirme,  sans  en  être  assez  sûr  (oh  I  pardoni 
pardon!),  que  mes  livres  se  vendent  au  poids  chez  l'é- 
picier; plainte,  monsieur,  dont  la  vivacité,  peut-être 


274        LES  JEUDIS  DE  MADAME  GU ARfiOMNEAU. 

excessive,  vous  prouvera  du  moins  le  cas  tout  particu- 
lier que  je  fais  àeMarcomirei  de  vous.  El  ainsi  de  suite. 
Assurément,  cela  vaudrait  mieux  :  il  vaudrait  mieux 
aussi  êlre  un  saint;  je  ne  suis  pas  un  saint,  c'est  posi- 
tif, et  quand  ma  bile  s'amasse,  il  fout  que  je  me  dégon* 
fle  :  et  puis,  voyez-vous?  le  métier  n'est  pas  gai  :  il  n'y 
a  rien  qui  aigrisse  le  caractère,  à  la  longue,  comme 
d'être  trente-deux  ans  parmi  les  battus,  trente-deux 
ans,  monsieur  I  depuis  le  seuil  de  la  première  jeunesse 
jusqu'à  Textréme  déclin  de  l'âge  mûri  Et  encore  il  y  a 
battus  et  battus  :  de  votre  temps,  c'était  tout  profit  et 
tout  plaisir.  Sous  le  premier  empire,  les  écrivains  dus 
Débats  jFéleii  et  Saint-Victor^  par  exemple,  pouvaient, 
moyennant  quelques  hommages  bien  sentis  à  la  gloire 
et  à  la  victoire,  dire  leur  fait  aux  révolutionnaires  et 
aux  philosophes,  éreintcr  Voltaire,  abîmer  Rousseau, 
bafouer  la  Décade  et  le  Pufr/ici«(^,  qui  valaient  bien  le 
Siècle  et  VOpinionnaHonalej  persifler  Garât,  Ginguené, 
Morellet,  qui  valaient  bien  M.    Arsène  Houssayc  et 
M. Edmond About  :  ils  avaient  peureux  le  succès,  le  pu- 
blic, la  vogue,  le  gros  bataillon  des  rieurs.  Et  plus  tard, 
sous  la  Restauration,  quel  bon  état  que  celui  de  battu  ! 
On  payait  quelquefois  l'amende,  c'est  vrai;  mais  la 
popularité  nous  remboursait  au  centuple  :  à  Taide  d'un 
bon  procès  de  presse,  plaidé  par  M"  Dupin,  Barthe  ou 
Berville,  M.  Cauchoix-Lemaire  et  M.  de  Jouy  passaient 


*  Le  pcTc  de  Paul  de  Sainl-Viclor,  un  de  nos  plus  charmants  écri 
vains. 


LES  JEUDIS  DE  HADAHE  GHAKBONN EAU.        S75 

d'emblée  au  r61e  de  grands  hommes,  de  héros,  d'ido- 
les populaires  :  on  allait  gaiement  en  prison  boire  le 
YÎn  de  Champagne  et  manger  les  pâtés  de  foie  gras  pro- 
digués aux  heureux  martyrs  de  la  cause  libérale.  Les 
persécutions  se  traduisaient  en  couronnes  civiques,  en 
chars  de  triomphe  et  en  actions  du  ConstitiUionnely 
plus  productives  que  les  meilleures  terres  de  la  Beauce 
ou  de  la  Brie.  Et  sous  ce  pauvre  Louis-Philippe  I  que 
d  aubaines  pour  quiconque  avait  le  bon  esprit  d'atta- 
quer le  gouvernement  I  II  suffisait  d'inventer  quelque 
grosse  bêtise,  la  paix  à  tout  prix,  l'abaissement  con- 
tinu, le  gouvernement  à  bon  marché,  la  halte  dans  la 
boue,  pour  recevoir  immédiatement  de  l'admiration 
publique  un  brevet  d'homme  de  génie  et  de  grand  ci- 
toyen. Un  littérateur   pur  et  simple,  aurait^il  eu  la 
grftce  de  Nodier,  la  finesse  de  Samte-Beuve  ou  le 
charme  d'Alfred  de  Musset,  n'eût  été  qu'un  zéro  au- 
près de  M.  de  .Genoude.  Aujourd'hui  les  choses  se 
passent  autrement  :  on  est  tout  à  la  fois  très-battu  et 
très-impopulaire  :  on  écrit  dans  des  journaux  avertis 
ou  suspendus;  et  en  même  temps  la  démocratie,  triom- 
phante sous  ses  airs  de  défaite  simulée,  vous  crible  de 
larcasmes  et  d'invectives  :  l'on  a  contre  soi  les  bohè- 
mes, les  réalistes,  les  journaux  à  cent  mille  abonnés, 
les  auteurs  de  livres  à  vingt-cinq  éditions,  le  gros  pu- 
blic, —  et  le  monsieur  à  cravate  blanche,  précurseur 
aussi  poli  que  funèbre  des  avertissements  et  des  suspen- 
sions;   on  est  écrasé  tout  doucettement,  sans  bruit, 
entre  deux  portes,  celle  qui  ouvre  du  coté  des  palais  et 


S76         LES  JEUDIS  DE  MADAUE  GHÀRBONNEilQ. 

celle  qui  ouvre  du  c6té  de  la  foule;  et  Timmense  majo* 
rite  trouve  que  c'est  bien  fait,  que  Ton  a  ce  que  Ton 
mérite.,  qu'il  sied  d'en  finir  avec  les  incorrigibles,  les 
fanatiques,  les  ennemis  de  la  patrie  et  de  la  liberté,  les 
partisans  acharnés  de  l'ancien  régime,  des  privilèges, 
de  Tinquisition,  du  droit  du  seigneur  et  de  la  corvée. 
Et  si,  par  désintéressement,  on  persiste  à  écrire  dans 
les  journaux  pauvres,  si  l'on  se  résigne  à  vivre  chiche- 
ment, à  aller  à  pied  ou  en  omnibus  plutôt  que  de  ven- 
dre sa  plume,  des  gens  qui  touchent  vingt  mille 
francs  par  an  pour  manger  chaque  matin  du  chanoine 
et  du  prêtre,  vous  taquinent  là-dessus  en  petit  fran^ 
çais,  et  calculent  d'après  le  chiffre  de  vos  sacrifices  la 
somme  de  votre  talent.  Comment,  au  milieu  de  ces 
mortifications  variées,  ne  tournerait-on  pas  à  l'aigre? 
Je  suis  aigri,  je  ne  m'en  cache  pas,  aigri  contre  mes 
adversaires,  contre  mes  amis  peut-être,  et  il  n'est  pas 
étonnant  que  mon  style  parfois  s'en  ressente  :  c'est,  je 
crois,  à  propos  de  Chateaubriand  que  Ton  a  comparé 
tertaines  fidélités  politiques,  prolongées  et  moroses, 
â\la  vertu  de  ces  femmes  mariées  à  des  hommes  beau- 
coup plus  âgés  qu'elles,  très-décidées  à  rester  sages, 
mais  toujours  portées  à  croire  qu'on  ne  leur  en  sait 
pas  assez  de  gré,  que  Ton  n'apprécie  pas  suffisamment 
les  mérites  et  les  difficultés  de  leur  sagesse.  Au  fait, 
elles  n'ont  pas  tout  à  fait  tort.  Elles  sont  jeunes,  elles 
sont  belles;  leurs  yeux  brillent,  leur  cœur  bat,  un 
sang  rose  colore  leurs  joues;  leur  blanche  poitrine 
bondit  sous  le  corsage  sévère.  Elles   ouvrent  la  fe« 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAU.        277 

nélre  :  sous  leur  regard,  par  un  joyeux  soleil  de  mai, 
passent  des  couples  amoureux,  des  fiancés  du  mémo 
ige,  de  brillantes  amazones,  escortées  de  hardis  cava- 
liers; au  loin  retentissent  des  cris  de  plaisir  et  de 
(ête;  dans  la  maison  voisine,  un  orchestre  de  bal  leur 
envoie  Técho  adouci  de  ses  mélodies  et  de  ses  fanfares  : 
toutes  les  voix  du  printemps  et  de  la  jeunesse  les  ap-< 
pelknt  à  vivre,  à  aimer,  à  prendre  leur  part  de  ces  en- 
chantements et  de  ces  ivresses.  Elles  se  retournent 
Ters  leur  foyer  :  un  mari,  noble  et  vénérable  entre 
tous,  mais  tourmenté  de  rhumatismes,  leur  demande 
sa  tasse  de  tisane  ou  sa  table  de  tric-trac  :  dans  les 
grandes  occasions,  trois  ou  quatre  voltigeurs  de  la 
même  date  viennent  faire  sa  partie  de  whist  et  com- 
blent sa  jeune  femme  de  madrigaux  contemporains  de 
leurs  ailes  de  pigeon.  Elle  est  fidèle,  c  est  convenu, 
mais  elle  n'est  pas  toujours  de  bonne  humeur;  ne  me 
pardonnez  pas,  mais  pardonnez-lui!... 

—  Tudieul  moucher,  comme  vous  y  allez!  s'écria 
M.  Margaret;  et  quelle  bouffée  de  mistral  a  fait  grincer 
^tre  girouette?  Mais  à  quoi  bon  vous  mettre  en  frais 
d'éloquence?  Vos  belles  phrases  ne  répondent  pas  à 
VK)n  réquisitoire  :  ce  qui  a  causé  la  plupart  de  vos  in« 
fortunes,  c'est  d'avoir  suivi,  au  lieu  de  la  morale  natu- 
relle et  humaine,  une  morale  de  convention,  une 
morale  aristocratique.  •• 

—  Ah!    prenez  garde,    mon  vieil  ami!    riposta 
H.  Verbelin,   je  suis  à  peu  près  de  votre  avis  sur  les 
romans  de  George  de  Yernay  :  tout  roman  où  se  tra- 
ie 


«98        LfiS  JEUDIS  DE  MADAME  GHÂHBOMMEAtl. 

hit  le  système  est  jugé,  et  je  n'en  voudrais  pour  preHYe 
que  les  romans  socialistes  ou  humanitaires  de  madame 
Sand,  comparés  à  André^  à  Mauprat  ou  à  Valvèdre. 
M.  de  Yemay  a  eu  d'ailleurs  le  tort  de  se  préoccuper 
beaucoup  trop,  dans  ses  fictions  romanesques,  du  goût 
des  salons  qui  ont  admiré  pendant  vingt-cinq  ans,  tout 
en  pouffant  de  rire,  le  vicomte 'd'Ârlincourt,  et  qui 
n'ont  pas  permis  à  un  seul  des  leurs  d'expliquer  tout 
ce  qui  se  mêlait  de  moquerie  intime  à  cette  admiration 
burlesque.  Il  ne  faudrait  pas  cependant  aller  trop  vite; 
il  siérait  de  se  demander  si  cette  morale  de  convention, 
cette  morale  aristocratique,  ne  peut  pas  être,  en  cer- 
taim  cas,  proche  parente  et  presque  synonyme  de 
l'idéal  :  idéal  qui  varie  nécessairement  d'après  la  po- 
sition sociale,  les  sentiments,  l'éducation,  les  antécé- 
dents des  personnages,  sans  qu'il  soit  juste  d'accuser 
l'auteur  d'être  tombé  uniformément  et  de  propos  déli- 
béré dans  l'artificiel  et  le  convenu.  Prenons  un  exem- 
ple, un  seul;  car  la  discussion  traîne  en  longueur,  et 
madame  Charbonneau  regarde  la  pendule.  Le  roman 
moderne,  abusant  du  droit  du  plus  fort,  avait  singuliè- 
rement défiguré  et  noirci  les  gentilshommes  et  les  patri- 
ciennes :  je  n'insiste  pas,  je  n'aurais,  en  fait  de  preuves, 
que  l'embarras  du  choix.  Survient  M.  de  Vernay,  qui  se 
propose  de  nous  offrir  des  types  contraires.  Il  peint  ou 
plutôt  il  esquisse  un  gentilhomme  doué  d'une  grande 
délicatesse  d'esprit  et  de  cœur,  une  exception  si  vous 
voulez,  qui  a  le  malheur  d'être  le  mari  d'une  femme 
célèbre  par  l'éclat  de  ses  ouvrages  et  de  sa  vie.  M.  d'Er- 


LES  JEUDIS   DE  MADAME  GRARBONNEAU.        970 

manccy,  c'est  son  nom,  est  le  voisin  de  campagne  d'un 
autre  gentilhomme,  le  marquis  d'Auberive,  plus  riche 
et  plus  noble  que  lui,  et  qui  peut,  privilège  bien  rare! 
remonter  aussi  loin  que  possible  à  travers  ses  parche- 
mins sans  y  rencontrer  la  tache  la  plus  légère.  H.  d'EN 
loancey  a  une  fille,  Aurélie,  adorable  enfant,  pure 
t  comme  les  anges.  Le  marquis  d'Auberive  a  un  fila, 
\  Emmanuel,  beau,  romanesque  et  passionné.  Emmanuel 
et  Aurélie  s'aiment;  ils  sont  fidts  l'un  pour  l'autre  : 
I  mais  d'une  part  les  commérages  de  la  ville  voisine  et 
I  des  châteaux  d'alentour  font  subir  &  Aurélie  le  contre- 
coup  des  brillants  désordres  de  sa  mère;  de  l'autre, 
les  journaux  apportent  jusque  dans  la  solitude  habitée 
par  M.  d'Ermancey  l'écho  mal  étouiïé  de  la  vie  bruyante 
de  sa  femme.  Qu'arrive-t-il?  ce  qui  doit  logiquement 
arriver,  étant  donnés  les  deux  caractères  et  les  situa- 
tions respectives.  Lé  marquis  demande  à  M.  d'Er- 
mancey Aurélie  pour  son  fils,  et  M.  d'Ermancey  la  lui 
refuse^  :  ce  scrupule  est  exagéré,  j'en  conviens  ;  il  fait 
le  malheur  de  deux  êtres  charmants,  innocentes  victi- 
mes de  fautes  qu'ils  n'ont  pas  commises;  mais  il 
complète  et  couronne  le  type  que  l'auteur  a  voulu 
peindre  et  qui  ne  représente  pas,  selon  lui,  la  morale 
universelle,  ni  l'accomplissement  d'un  devoir  absolu, 
mais  une  certaine  façon  de  comprendre  cette  morale  et 
ce  devoir.  Convention,  dites-vous?  soit;  mais,  pour 
cette  âme  délicate  et  timorée,  cette  convention  s'appelle 

'  Toir  It  note  k  la  fin  du  Tokme. 


380         LES  JEUDIS  DE  MADAME  GIIARBORlfEAU. 

rhonneur  :  elle  est  contraire  à  la  loi  de  nature,  de 
cette  douce  et  bienfaisante  nature  que  vous  aimez  tant? 
soit;  mais  cette  morale  naturelle,  si  vous  la  laissiez 
faire,  pourrait  vous  mener  loin;  elle  vous  dirait  :  Man- 
geons chaud,  buvons  frais,  aimons  les  jolies  femmes  et 
les  bonnes  truffes,  soyons  toujours  du  parti  du  sucdès, 
et  nargue  du  qu'en  dira-t-on!  —  Appliquez  cette  théo- 
rie à  Tart  tout  entier,  à  la  poésie,  au  drame,  au  roman, 
et  vous  condamnez  à  mort  des  œuvres  que  vous  admi- 
rez, des  œuvres  tout  autres  que  cette  pauvre  Aurélie, 
dont  je  fais  d'ailleurs  bon  marché.  Vous  détruisez  d'un 
seul  coup  cet  élément  essentiel  de  toute  émotion  pa- 
thétique et  élevée;  la  lutte  de  la  passion  contre  la  con- 
science, de  la  conscience  contre  les  entraînements  du 
cœur,  de  l'imagination  et  des  sens.  Hernani  arraché 
aux  bras  de  dona  Sol  et  se  tuant  pour  rester  fidèle  à 
son  serment,  morale  de  convention!  Le  Richard  de 
Jules  Sandeau,  fuyant  la  jeune  fille  qu'il  aime  quand  il  ^ 
découvre  qu'elle  est  la  sœur  de  l'homme  qui  a  aimé  et 
déshonoré  sa  mère,  morale  de  convention  I  Convention, 
le  Cid,  Polyeucte  et  le  vieil  Horace  et  son  filsl  Conven- 
tion, archi-convention,  le  Maxime  et  la  Marguerite  de 
M.  Octave  Feuillet,  qui  ont  fait  couler  tant  de  larmes  I 
Vous  vous  réduisez  au  répertoire  de  M.  Ernest  Feydean 
et  de  M.  Champfleury,  à  Sylvie  et  aux  Amants  de 
SairUe-Périne.  Qu'en  résulte-t-il?  Lorsque  Ton  a  bien 
salure  le  public  de  cette  littérature;  lorsqu'au  théâtre 
et  ailleurs  on  a  bien  installé  sur  les  ruines  de  la  morale 
de  convention  cette  morale  de  nature  qui  commence 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBOIiNEAU.        981 

la  gloriGcation  des  appétits  et  finit  à  l'exhibition 
ies  jambes,  si  Ton  essaye  de  nous  offrir  une  œuvre 
d'allare  plus  fière  et  plus  haute,  elle  tombe  au  milieu 
des  sifflets,  des  bâillements  et  des  éclats  de  rire,  et 
nous  redemandons  du  Pied  de  Mouton.  Donc,  si  cet 
éternel  spiritualisme  dans  Vart^  dont  j'avoue  que  nous 
avons  un  peu  abusé,  vous  impatiente  et  vous  ennuie, 
laissez  du  moins  à  l'idéal  un  dernier  refuge,  comme 
on  laisse  un  coin  de  terre  à  un  souverain  exilé  de 
son  empire.  Ne  lui  disputez  pas  son  île  d'Elbe  ou 
sa  principauté  de  Monaco  I  Cultivez  dans  vos  serres 
chaudes,  amassez  dans  vos  vases  de  Chine  les  ca- 
meUias  et  les  roses,  les  jacinthes  et  les  tubéreuses; 
mais  n'écrasez  pas  du  talon  de  votre  botte  la  pauvre 
fleur  de  violier  ou  de  clématite  qui  végète  sous  les 
ruines! 

—  Amen  I  dit  M.  Toupinel  ;  mais,  à  présent,  pour 
qu'il  soit  bien  avéré  que  le  récit  de  M.  George  de  Ver- 
nay  nous  laisse  à  tous  une  impression  salutaire,  j'ai 
l'honneur,  mesdames  et  messieurs,  de  vous  proposer 
un  toast  et  un  serment,  avant  de  clore  les  jeudis  de 
madame  Charbonneau.  —  A  la  province  I  et,  tous  tant 
que  nous  sommes  ici,  jurons  de  lui  être  fidèles,  de  ne 
plus  la  quitter,  de  ne  demander  qu'à  elle  seule  nos 
sujets  d'études,  le  but  de  nos  ambitions,  la  recom- 
pense de  nos  travaux,  nos  plaisirs,  nos  peines,  nos  il- 
lusions, nos  enthousiasmes,  nos  rêves,  nos  émotions 
mondaines,  artistiques  et  lilléraircs  I  Jurons  de  ne  ja- 
mais remettre  les  pieds  dans  cet  affreux  Paris  que  j'ap- 

16. 


m       LBS  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBORNEAU. 

pelleraig  la  moderne  Babylone,  si  la  nouveauté  de  cette 
expression  ne  me  semblait  un  peu  hardie  ;  ce  Parisy 
sphinx  redoutable,  dont  chaque  énigme  coûte  si  cher 
aux  téméraires  qui  essayent  d'en  trouver  le  mot;mino- 
taure  insatiable  qui  dévore,  en  guise  de  chairs  virgi- 
nales, tant  de  génies  inédits,  de  songes  radieux  et  de 
juvéniles  espérances  :  meurtrière  courtisane,  dont  les 
sourires  trompent,  dont  les  caresses  tuent,  dont  la 
beauté  décevante  n'est  que  fard  et  maquillage,  et  qui 
passe  ses  cruels  loisirs  à  se  faire  des  colliers  de 
perles  avec  les  larmes  de  ses  victimes  :  ce  Paris  enfin, 
que  notre  compatriote  et  ami,  George  de  Yemay,  a  eu 
tant  de  raisons  de  maudire  et  dont  il  a  si  spirituellement 
échangé  la  vie  fiévreuse  contre  la  douceur  et  Tinno- 
cence  des  champs,  les  soins  paisibles  d'une  mairie  de 
village,  les  sages  calculs  d  une  économie  prévoyante  et 
les  satisfactions  délicieuses  du  devoir  accompli. , .  Haine 
et  anathème  à  Paris  t  Jurons  encore  une  fois  de  n'y  re* 
tourner  jamais  I 
L'effet  de  ce  discours  fut  électrique, 

—  Nous  le  jurons  I  s'écrièrent  tous  les  assistants, 
avec  autant  d'ensemble  que  les  Suisses  d'Uri  et  de 
Schwitz  au  second  acte  de  Guillaume  TeU* 

—  Nous  le  jurons  I  répétèrent  bravement  M.  et  ma* 
dame  Charbonneau  I 

—  Je  le  jurel  dit  George  de  Yernay  plus  violemment 
que  tous  les  autres. 

-^  Je  le  jure  I  ai-je  ajouté  de  toutes  mes  forces,  cé- 
dant à  Tentrainement  général, 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GHARBONNEAU.        283 

Un  mois  après,  M.  et  madame  Charbonneau,  George 
de  Vernay,  maire  démissionnaire,  et  moi,  nous  nous 
retrouYions  ensemble  dans  le  même  wagon,  sur  le  che* 
min  de  fer  de  Marseille  à  Paris.  Madame  Charbonneau, 
aussi  jolie  et  plus  Parisienne  que  jamais,  ne  perd  pas 
son  temps  :  elle  a  déjà  l'oreille  de  deux  ou  trois  chefs 
de  division,  ses  grandes  et  petites  entrées  dans  deux 
ou  trois  ministères,  et  Ton  assure  qu'elle  possède  des 
recettes  particulières  pour  faire  obtenir  par  son  mari 
une  recette  générale.  Moi,  je  suis  au  comble  de  mes 
TCBUx  ;  j'ai  un  drame  en  sept  actes  reçu  à  corrections 
au  théâtre  de  Belleville,  et  je  serai  joué  au  mois  d'août 
prochain,  dès  que  le  thermomètre  aura  atteint  trente 
degrés  de  chaleur.  Quant  à  George  de  Yernay,  il  a  hé- 
roïquement repris  cette  vie  littéraire  contre  laquelle 
tous  les  serments  ressemblent  à  des  serments  d'ivrogne 
ou  de  joueur.  Ce  gaillard-là  a  toujours  eu  de  la  chance, 
et  je  ne  sais  vraiment  pas  où  il  s'arrêtera  !  A  peine  au 
sortir  de  la  première  jeunesse  (cinquante  ans,  huit 
mois  et  dix-sept  jours),  il  a,  dit-on,  le  vague  espoir  de 
remplacer,  à  l'Académie  française,  le  successeur  de 
l'homme  éminent  qui  succédera  au  successeur  du  suo 
cesseur  de  M.  YienneL 


NOTE 


Ces  quinze  dernières  pages  ne  peuvent  être  tout  à  fait 
intelligibles  que  si  Ton  a  lu  (maisquincrapaslu?)  l'ar- 
ticle de  M.  Sainte-Beuve  dans  le  Constitutionnel  du  3  fé- 
vrier. Je  ne  saurais  en  parler  sans  un  certain  enibar- 
ras.  Si  j'en  crois  les  échos  de  la  petite  presse  et  les 
susceptibilités  de  quelques-uns  de  mes  amis,  il  paraî- 
trait que  rillustre  critique  m'a  éreinté.  Or  je  dois  dé* 
darer  que  son  article  m'avait  causé  une  impression 
toute  différente  :  j'y  avais  tu  l'œuvre  d'un  adversaire 
ingénieux,  fin,  poli,  malin,  cherchant  les  points  vul- 
nérables (ce  qui  est  de  bonne  guerre),  et,  en  somme, 
sauf  quelques  légères  injustices  de  détail,  me  faisant  à 
peu  près  la  part  à  laquelle  je  puis  raisonnablement 
prétendre.  Je  m'y  étais  vu  surtout,  pour  la  première 
fois  depuis  que  je  suis  entré  dans  la  vie  littéraire,  ap- 
préciéy  discuté,  évalué,  serré  de  près  par  un  écrivain 
supérieur,  et  cela  d'une  façon  qui  ne  ressemblait  ni 
aux  complaisances  faciles  de  Tamitic,  ni  aux  gamine- 
fies  de  la  bohème,  ni  aux  violences  de  la  haine.  Ce- 


SM         LES  JEUDIS  DE  MADAME  CHARBONNEAU. 

pendant,  après  avoir  admiré  et  même  remercié  son 
juge,  il  n'est  pas  défendu  de  recourir  à  Tappel  et  de 
plaider  encore.  Dans  le  dialogue  qui  termine  le  pré- 
sent volume,  les  interlocuteurs  de  George  de  Vemay 
(qui  n'est  autre  que  moi-même)  débattent  à  leur  ma- 
nière la  plupart  des  chefs  d'accusation  si  spirituelle- 
ment développés  par  M.  Sainte-Beuve  :  sur  quelques- 
uns,  je  me  tiens  pour  battu  ;  sur  d'autres,  je  crois 
qu'un  bon  avocat  aurait  beaucoup  à  répliquer.  Je  ne 
me  permettrai,  en  finissant,  qu'une  seule  remarque, 
—  et  une  remarque  d'après  coup,  —  à  propos  de  cette 
pauvre  Aurélie^  que  je  croyais  morte  et  enterrée,  et  à 
laquelle  H.  Sainte-Beuve  a  donné,  en  y  insistant,  une 
sorte  de  nouvelle  vie.  H.  Yerbelin,  le  défenseur  ofB« 
cieux  d'Aurélie  (page  279),  la  défend  fort  mal,  et  cela 
par  une  bonne  raison,  c'est  que  je  l'avais  complète- 
ment oubliée.  En  réalité,  ce  n'est  pas  M.  d'Ermancey, 
le  pare  d'Aurélie,  qui  refuse  sa  fille  à  Emmanuel,  le 
fils  du  marquis  d'Auberive  :  c'est  Aurélie  qui,  ayant 
entendu  tonte  la  conversation  entre  son  père  et  le 
marquis,  se  refuse  elle-même  :  elle  cède  à  un  scrupule 
peut-être  excessif,  mais  qui  tient  aux  plus  intimes  dé- 
licatesses du  cœur,  et  n'a  dès  lors  rien  de  commun  ni 
avec  la  morale  de  convention,  ni  surtout  avec  a  ces 
duretés,  ces  férocités  antiques,  sacerdotales,  féodales 
et  patriciennes  qu'ont  brisées  les  révolutions,  d  -^ 
[ci,  je  l'avoue  (bien  qu'on  soit  mauvais  juge  dans 
sa  propre  cause),  je  n'ai  pas  reconnu  l'exquise 
justesse  de  ton  dont  M.  Sainte-Beuve  nous  a  donné 


LES  JEUDIS  DE  MADAME  GlIARBORflEAtJ.         28) 

tant  de  preuves.  Non-seulement  il  tombe  dans  l'em- 
phase au  moment  où  il  vient  de  me  la  reprocher; 
mais  ridée  même  porte  à  faux  :  c'est  justement 
parce  que  les  révolutions,  —  que  nous  ne  maudissons 
pas  toutes,  — ->  ont  fait  rentrer  dans  le  droit  commun 
les  privilégiés  d'autrefois,  c'est  justement  parce  qu'il 
ne  leur  reste  rien  de  leurs  anciens  privilèges,  qu'ils 
doivent  en  conserver  un  seul,  celui  de  se  montrer  plus 
scrupuleux,  plus  ombrageux  même  dans  les  questions 
tout  idéales  d'honneur  et  de  sentiment.  Cette  vérité  ne 
serait-elle  reconnue  et  pratiquée  que  par  l'impercep- 
tible minorité  de  gentilshommes  français,  le  roman  de 
bonne  compagnie  aurait  le  droit  d'y  chercher  ses  types, 
de  même  que  le  romanen  vogue  a  cherché  les  siens  parmi 
les  gentilshommes  tarés  et  les  patriciennes  déclassées. 
En  toute  autre  circonstance,  cette  nuance  n'eût  pas 
échappé  à  l'esprit  si  fin  de  M.  Sainte-Beuve  :  tant  il  est 
difficile,  dans  notre  malheureux  métier,  malgré  les 
plus  belles  résolutions  d'équité  et  de  sagesse,  de  ne 
pas  s'échauffer  outre  mesure,  de  ne  pas  risquer  Yut  de 
poitrine,  ou  bien  de  se  borner  à  chanter  juste  I 

Cette  remarque  tardive  m'est  suggérée,  au  mo- 
ment de  mettre  sous  presse  cette  dernière  feuille,  par 
un  article  de  l'excellente  Revue  de  Bretagne  et  de  Ven- 
dée (février  1862),  article  signé  Edmond  Dupré.  Je 
remercierais  plus  vivement  M.  Edmond  Dupré  si  j'étais 
moins  son  obligé,  et  je  le  louerais  davantage  si,  de- 
puis bien  des  années,  il  ne  me  comblait  des  témoi- 
gnages de  la  plus  flatteuse  sympathie.   !1  vient  de 


S88        LBS  JEUDIS  DE  lIADAtlE  GHARDONNEAU. 

me  prouver  qu'il  se  souvenait  de  mes  romans  mieux 
que  moi-même;  et  bien  souvent  il  lui  est  arrivé  de 
compléter  ma  pensée  par  son  interprétation  aussi 
bienveillante  que  délicate,  de  comprendre  ce  que  j'avais 
tenté  de  faire  plutôt,  hélas  I  que  ce  que  j'avais  fait. 
Que  M.  Edmond  Dupré  (est-ce  bien  son  vrai  nom?) 
reçoive  ici  l'expression  de  ma  reconnaissance  I  Rendre 
un  légitime  hommage  à  un  écrivain  de  province  qui 
n'aurait  eu  qu'à  vouloir  pour  réussir  à  Paris,  n'est-ce 
pas  la  meilleure  manière  de  terminer  un  petit  liyre  où 
j'ai  raconté  les  malheurs  d'un  écrivain  de  Paris  qui 
eût  mieux  fait  de  rester  en  province? 

A.  P. 

Lia»  im. 


FIN. 


NOUVELLES 


CAUSERIES 


DU   SAMEDI 


i  \n     ^EV^    i  ■'!.• 


OEUVRES  COMPLÈTES 


DB 


ARMAND  DE  PONTHARTIN 


FORMAT  GRAND  111-18 


CAUSERIES  DU   SAKEDI 

NOUVELLES  CAUSERIES  DU   SAMEDI 

DERNIÈRES  CAUSERIES  DU  SAMEDI 

CAUSERIES  LITTÉRAIRES    ; 

NOUVELLES  CAUSERIES  LITTÉRAIRES 

DERNIÈRES  CAUSERIES  LITTÉRAIRES 

CONTES  ET  NOUVELLES.- 

LE  FOND  DB  LA  COUPE 

MÉMOIRES  D^UN  NOTAIRE.. 

CONTES  D^UN  PLANTEUR  DE  CHOUX  

LA  nN  DU  PROCÈS •* 

POURQUOI  JE  RESTE  A  LA  CABfPAGNE    .  ' 

OR  ET  CLINQUANT 


YOl. 


Paris,  Imp.  de  L.  TlNTERLIN.  rue  Neuve-des-Bons-Kiifants,  S. 


NOUVELLES  *^ 


CAUSERIES 

DU  SAMEDI 


DEUXIÈME  SÉRIE  DES  CAUSERIES  LITTÉRAIRES 


PAR 


ARMAND  DE  PONTMARTIN 


DIVXltMB  iDITIOM 


PARIS 

MICHEL  LËVT  FRERES,  LIBRAIRES-ÉDITEURS 

RDB    TITIBNlfl,    2   Bit 


4860 
Tons  droilfl  réservés 


DE  L'ESPRIT  LITTÉRAIRE  EN  1858 


On  l'a  dit  avec  une  éloquente  justesse  :  il  n'y  a  de  grand 
chez  rhomme  que  son  effort  vers  quelque  chose  de  plus 
grand  que  lui.  L'art,  cette  parure  des  sociétés  polies,  n'est 
ou  du  moins  ne  devrait  être  que  l'expression  même  de  cet 
effort,  de  cet  élan  vers  un  idéal  qui  répond  tout  à  la  fois 
à  notre  nature  et  la  dépasse.  Prenons  pour  point  de  dé- 
part celte  moyenne  de  sentiments,  de  pensées,  d'habi- 
tudes, d'intérêts,  qui  forme,  pour  ainsi  dire,  le  fond  de 
la  vie  humaine.  Si  une  œuvre  d'art,  nous  trouvant  dans 
ce  milieu  j  tend  à  nous  élever  au-dessus  ;  si  nous  sentons 
qu'elle  nous  dégage  un  moment  de  nos  attaches  terrestres 
pour  nous  transporter  vers  des  régions  plus  hautes,  li- 
vrons-nous sans  crainte  et  soyons  sûrs  qu'elle  nous  vient 
d'une  inspiration  excellente,  alors  même  que  l'exécution 
aurait  faibli  entre  les  mains  de  Tartiste.  L'œuvre,  au  con- 
traire, qui  nous  rabaisse  au-dessous  da  cette  température 
intellectuelle  et  morale,  qui  annule  en  nous  toutes  les  as- 
pirations supérieures  et  divines,  pour  surexciter  ou  flatter 
tout  ce  que  notre  être  contient  de  sensuel  et  de  bas,  celle* 
là,  quelles  que  soient  d'ailleurs  le»  grftces  de  la  forme  et 


2  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

la  perfection  des  détails,  nous  arrive  d*une  source  impure 
et  appartient  à  un  ordre  d*idées  inférieures  et  corruptrices. 
Hélas!  ces  vérités  élémentaires,  appliquées  â  la  littérature 
actuelle ,  en  seraient  la  condanmation  la  plus  éclatante. 
Qu'on  se  rassure  pourtant  :  nous  ne  prétendons  pas  ou- 
vrir ici  une  école  de  pessimisme  et  de  dénigrement  systé- 
matiques. On  a  vu  surgir,  dans  ces  derniers  temps,  des 
paladins  si  intrépides,  de  si  bouillants  redresseurs  de 
torts,  qiïe  nous  n'avons  plus  à  nous  occuper  de  la  sûreté 
des  routes  littéraires.  Grâce  à  cette  gendarmerie  d'élite, 
elles  ne  tarderont  pas  sans  doute  à  être  purgées  de  tous 
les  vagabonds,  de  tous  les  truands,  de  tous  les  bohèmes 
qui  détroussaient  la  morale ,  dévalisaient  le  bon  sens  et 
assassinaient  l'orthographe.  Laissons  ces  chevaliers  armés 
de  toutes  pièces  continuer  leur  croisade,  musique  de  Verdi 
en  tète,  et  tâchons  de  rester  dans  le  vrai.  Le  pessimisoie 
est  essentiellement  stérile  ;  le  dénigrement  ne  persuade  et 
ne  convertit  personne.  Les  imaginations  auxquelles  on 
s'adresse  ayant  nécessairement  un  enjeu  dans  le  mal 
qu'on  leur  signale ,  si  on  leur  représente  ce  mal  comme 
sans  remède,  comme  n'étant  mêlé  d'aucun  bien,  elles  se 
révoltent  contre  ce  désespérant  anathème ,  et  la  rigueur 
même  de  l'arrêt  en  compromet  l'autorité. 

Hais  notre  droit,  liotre  devoir,  en  dehors  de  tout  paHi 
pris  et  de  tout  système,  est  de  rechercher  de  quel  c6lè 
penche  aujourd'hui  la  littérature  ;  et  ceci  n'est ,  dans  les 
traditions  de  la  critique,  ni  une  innovation  ni  un  para- 
doxe ;  car  toute  littérature,  par  cela  même  qu'elle  relève 
à  la  fois  des  grandeurs  et  des  faiblesses  de  l'esprit  bu- 
main,  a,  jusque  dans  ses  phases  les  plus  brillantes,  un 
côté  qui,  en  s'aggravant,  peut  devenir  dangereux  ou  fu- 
neste. En  d'autres  termes,  il  a  existé  toujours,  ou  presque 
toiyours,  deux  littératm*es  marchant  côte  â  côte,  la  bonne 


DE  L*ESPRIT  LITTÉRAIRE  EN  1858.  S 

et  h  mauvaise;  et  0  suffirait,  pour  s'en  convaincre ,  de 
jeter  un  regard  en  arrière  vers  les  époques  de  tâtonne- 
ments ou  de  décadence,  comme  vers  celles  qui  demeu- 
rent pour  les  générations  suivantes  un  siyet  d'adnû- 
ration,  de  regret  el  d'étude.  Seulement,  et  c'est  là  une 
distinction  importante ,  la  prépondérance  du  bicb  OB  du 
mal  dans  les  lettres  varie  suivant  que  les  temps  sont  favo- 
rables ou  contraires  au  libre  développement  de  la  pensée 
dans  le  sens  de  sa  vraie  mission  et  de  sa  céleste  origine, 
an  généreux  essor  des  âmes  vers  un  but  digne  d'elles.  Une 
littérature  est  dans  une  pàiode  de  vigueur  ou  d'affaissé* 
ment,  de  prospérité  ou  de  misère,  selon  que  le#mouve<- 
ment,  la  vie,  le  succès,  l'entrain,  la  popularité,  l'influence, 
la  faculté  d'attirer  à  soi  les  talents  jeunes,  ardents,  avides 
de  renommée  et  de  bruit ,  apj^tiennent  aux  idées  saines 
oa  corruptrices,  aux  célébrités  pures  ou  tarées,  aux 
œavres  honnêtes  ou  perverses,  aux  bons  ou  aux  mauvais 
exemples. 

Ceci  posé,  et  en  admettant  avec  nous  que  l'artj  moderne 
penche  d'un  côté  où  il  trouverait  bientôt,  s'il  s'y  abandon- 
nait,  sa  dégradation  et  sa  perte,  en  admettant  que  ces 
alarmants  symptômes  menacent  notre  pays  dans  une  de 
ses  plus  précieuses  couronnes,  dans  sa  gloire  la  plus  belle 
après  la  gloire  des  armes,  à  qui  faiidrait-il  s'en  prendre? 
Ced  est  assez  déUcat  à  indiquer,  car  la  littérature  évidem- 
ment n'est  pas  la  seule  coupable  :  nous  devrions  faire  la 
part  des  vicissitudes  politiques  que  nous  n'avons  point  à 
juger  ici,  de  la  société,  qui  a  trop  souvent,  dans  ses  rap- 
ports avec  les  lettres,  négligé  tout  ensemble  ses  inté- 
rêts et  ses  devoirs,  et  de  la  critique,  qui,  auUeu  de  diiiger 
ou  d'avertir,  s'est  trop  complaisamment  amusés  à  faire 
Fëcole  buissonnière.  On  le  voit,  le  champ  est  vaste,  le 

sujet  compliqué  I  et  c'est  parmi  lea  éléments  bien  divers 


4  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

que  nous  aurions  à  dégager  la  moralité  des  spectacles  qod 
nous  affligent,  l'étude  du  moderne  esprit  littéraire  en  pré* 
sence  des  événements ,  de  la  société ,  de  la  critique  et  de 
lui-même. 

Les  excès  de  l'esprit  littéraire  ne  datent  pas  d'hier  :  des 
jugfis  ëdairés  en  signalaient  les  abus  avant  les  catastro- 
phes que  Ton  a  pu  lui  attribuer  en  partie,  et  qui  ont  pré- 
paré sa  déchéance.  Dès  l'année  1847,  en  un  monoent  de 
sécurité  trompeuse  qui  cachait  déjà  bien  des  périls  et  des 
abîmes,  un  homme,  que  Ton  n'accusera  pas  de  rigorisme 
ou  même  d'indifférence  envers  les  accroissements  et  les 
libertés^ de  la  pensée  S  signalait,  avec  des  ménagements 
ingénieux  et  des  appréhensions  prophétiques,  les  écarts, 
les  dangers  et  les  travers  de  cet  esprit  littéraire,  c'est-à- 
dire  de  la  littérature  cessant  d'être  l'instrument  d|une 
idée  féconde ,  s'isolant  des  causes  qu'elle  doit  défendre, 
de  la  tâche  qui  lui  est  imposée  dans  la  distribution  des 
forces  et  des  influences  sociales,  pour  devenir  un  art  in- 
dépendant de  tout  ce  qu'il  aurait  à  exprimer,  à  combattre 
ou  à  servir,  une  puissance  particulière,  sui  generis,  ne 
cherdiant  plus  qu'en  elle  seule  sa  vie,  son  but  et  sa  gloire. 
Or,  si  l'on  convient,  avec  un  de  nos  écrivains  les  plus 
éminenls,  que,  parmi  les  œuvres  de  l'esprit,  les  meilleures 
sont  celles  d'où  la  préméditation  littéraire  est  complète- 
ment absente,  et  qui  n'existeraient  pas  si  mie  passion  ar- 
dente, une  conviction  vigoureuse,  un  intérêt  puissant,  ne 
les  avaient  fait  tout  à  coup  jaiUir  d'un  cerveau  inspiré,  on 
sera  forcé  d'avouer  que  l'excès  dont  nous  parions  doit 
amener  des  résultats  diamétralement  contraires ,  et  im- 
primer à  tous  ses  produits  un  caractère  artificiel  et  débile. 
Arrivé  ou  plutôt  descendu  à  ce  point,  l'esprit  littéraire 

*  M.  de  Réfflosat,  Pmé  et  Pré$en$i  1847. 


DE  L'ESPRIT  LITTÉRAIRE  EN  1858.  5 

8'offire  à  nous  arec  deux  tendances  qui,  par  le  fait,  n'en 
sont  qu'une  :  exagération  et  isolement.  Remarquez,  en 
effet,  que  tout  pouvoir  qui  se  croit  assez  fort  pour  vivre 
désormais  de  sa  vie  propre  et  se  passer  d'auxiliaires  et 
d*^puis  croit  s*agitindir  et  se  fortifier  encore  par  cette 
orgueilleuse  rupture  avec  tout  ce  qui  le  soutenait  et  le 
complétait  autrefois.  Illusion  également  fatale  à  tous  les 
pouvoirs  !  L'histoire  est  là  pour  nous  l'apprendre.  En  po- 
litique comme  dans  les  lettres,  dans  Tordre  intellectuel 
'  comme  dans  les  lois  de  la  nature  extérieure,  les  éléments 
de  la  vie  s'appellent  entre  eux  par  une  double  faculté 
d'assimilation  et  d'expansion  ;  si  bien  que  toute  puissance 
TÎvace  et  féconde  attire  à  soi  d'autres  germes  de  vitalité 
et  de  force ,  et  leur  communique  à  son  tour  sa  fécondité 
et  sa  vie.  C'est  pour  avoir  méconnu  cette  vérité  que  les 
pouvoirs  qui,  par  un  sentiment  exagéré  de  leur  grandeur, 
n'ont  plus  voulu  exister  que  par  eux-mêmes  et  ont  repoussé 
Ifurs  alliés  et  leurs  soutiens,  ont  été,  après  un  moment 
de  splendeur  factice  et  passagère ,  condamnés  à  une  ra* 
pide  décadence,  et  ont  même  fini  par  perdre  leur  raison 
d'être.  Citons,  comme  exemple,  notre  ancienne  monar- 
chie, et  revenons  bien  vite  à  la  littérature.  L'esprit  litté- 
raire, cette  royauté  absolue  et  sans  contre-poids,  après 
avoir  brisé,  comme  l'autre,  tout  ce  qui  en  faisait  une 
partie  intégrante  de  la  nation,  de  la  société  et  des  institu- 
tions françaises^,  a  dû,  comme  l'autre,  jeter  une  lueur 
éblouissante,  artificielle  et  fugitive,  et  trouver  enfin  sa 
iKiine  dans  son  isolement  et  son  excès. 

Et  cependant,  même  en  se  reportant  à  cette  époque  où 
l'auteur  de  Passé  et  Présent  commençait  à  signaler  d'in- 
quiétants symptômes,  qui  ne  serait  frappé  d'une  différence 
entre  les  excès  d'alors  et  ceux  d'aujourd'hui?  Dans  ce 
temps-là,  l'esprit  littéraire,  s'il  sortait  de  ses  voies  véri- 


6  CAUSERIES  LITTËRÂIRES. 

tables  pour  se  complaire  dans  son  omnipotence  et  ses 
caprices,  tendait  du  moins  ou  paraissait  tendre  à  de 
grandes  choses.  Cette  exagération  de  son  rôle  et  de  sa 
destinée  en  ce  monde  se  manifestait  par  en  haut,  au-des- 
sus des  sphères  où  doit  raisonnablement  s'exercer  son  ac- 
tion sur  les  intelligences.  Il  teignait  de  ses  couleurs  écla- 
tantes la  politique,  l'histoire,  la  poésie,  la  propagande 
révolutionnaire,  et  toutes  ces  chimères  sociales,  pré- 
ludes des  révolutions,  n  aspirait  à  intervenir,  d'une 
façon  dictatoriale,  dans  le  gouvernement  des  sociétés  fu- 
tures, à  créer  un  type  d'individualisme  superbe,  investi 
de  la  double  royauté  de  For  et  du  génie,  dont  il  serait 
le  premier  ministre,  et  qui  serait  appelé  à  dominer,  sous 
son  inspiration  immédiate,  les  républiques  et  les  empires. 
  supposer  qu'on  pût  prendre  un  moment  au  sérieux 
ces  grandes  fictions  romanesques  dont  la  bourgeoisie 
d'alors  eut  le  tort  d'accepter  bénévolement  le  clinquant 
et  les  prestiges,  elles  traduiraient,  en  récits  plus  extra- 
vagants que  des  songes,  les  ambitions  de  la  littérature 
visant  à  la  toute-puissance.  Il  y  avait  là  présomption ,  or- 
gueil, démence,  ridicules  et  dangers  de  toutes  sortes  ;  il 
n'y  avait  pas  abaissement  :  c'était  insensé,  ce  n'était  pas 
vil.  Et  puis  l'expérience  manquait;  si  Ton  pouvait  déjà, 
sans  trop  d'invraisemblance,  douter  que  les  facultés  poé- 
tiques dussent  nécessairement  impliquer  l'aptitude  aux 
affaires  et  au  gouvernement,  il  n'y  avait  pas  encore  de 
raison  concluante  pour  supposer  qu'un  grand  écrivain  ou 
un  grand  poète  y  fïit  moins  propre  qu'un  avocat  ou  un 
banquier.  L'erreur  même  qui  confondait  ainsi'  des  voca- 
tions si  diverses  ou  plutôt  si  contraires  était  de  celles  qui 
exaltent  les  esprits,  qui  les  égarent  peut-être,  mais  qui 
ne  les  dégradent  pas.  Les  institutions  libérales  de  cette 
époque,  les  libertés  toujours  croissantes  des  imaginations 


DE  rBSPRIT  LITTËRÀIRE  EN  1858.  7 

enivrées  de  leurs  propres  philtres,  certaines  complaisances 
parties  de  haut  lieu  et  justifiées  par  rinexpërienca.'et  j»ar 
les  séductions  du  talent,  tout  contribuait  à  cette  surexci- 
tation  démesurée  de  Tesprit  littéraire.  Si  des  hommes 
sa^  s'en  alarmaient  dés  lors  et  en  ont  adresse  le  reproche 
aux  entraînements  et  aux  faiblesse's  du  moment,  la  situa- 
tion actuelle  donne  lieu  à  des  remarques  d*un  tout  autre 
genre.  Loin  de  nous  la  pensée  d* aborder  ici  la  politique 
et  de  la  faire  intervenir  dans  nos  humiliations  littéraires  I 
La  fittérature,  après  tout,  n'est  que  le  luxe  des  sociétés , 
d,  si  la  force  des  choses  amène  le  sacrifice  de  ce  luxe  à 
des  intérêts  urgents  et  à  des  périls  visibles,  on  ne  peut  ni 
8*en  étonner  ni  s'en  plaindre.  Mais  enfm,  à  part  tout« 
idée  d*oppositioo  et  de  satire,  il  faut  bien  reconnaître  que 
les  lettres  ne  sauraient  avoir  d'existence  indépendante  de 
ces  formes  de  la  vie  publique  qui  peuvent  les  élever  ou 
les  abattre,  les  fortifier  ou  les  affaiblir,  piquer  leur  ému- 
lation ou  provoquer  leur  lassitude.  Elles  se  recrutent , 
s'animent,  s'excitent  par  le  voisinage  et  le  contact  d'insti- 
tutions, de  libertés,  de  luttes,  qui  ne  se  confondent  pas 
avec  elles ,  qui  parfois  même  heurtent  leurs  délicatesses 
et  absorbent  à  leurs  dépens  l'attention  générale,  mais  qui 
les  entraînent  dans  leur  mouvement  et  les  échauffent  de 
leur  feu.  Les  germes  féconds  que  ces  libertés  déposent 
dais  les  âmes  et  disséminent  dans  l'air,  l'élan  qu'elles 
impriment  aux  jeunes  tètes,  le  goût  de  polémique  et  d'à* 
venture  qu'elles  propagent  et  dirigent,  peuvent  rejaillii 
sur  la  littérature  ;  car  tous  les  enthousiasmes  s'enchaînent 
comme  tous  les  désenchantements,  et  nous  n^en  voudrion 
[xnir  preuve  que  ces  magnifiques  batailles  littéraires  de  la 
Restauration,  contemporaines  et  rivales  des  luttes  pas- 
sionnées de  la  tribune  et  de  la  presse.  Chaque  époque  a , 
eu  littérature,  une  expression  particulière,  des  genres 


8  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

diflèrents  amenés  par  des  talents  supérieurs  à  un  plus 
havit  degré  de  perfection ,  à  mesure  que  le  courant  des 
idées,  Vardeur  des  illusions  ou  des  croyances,  le  jeu  des 
intérêts  publics,  la  curiosité,  le  goût,  la  passion,  la  mode, 
se  portent  de  préférence  vers  tel  ou  tel  point.  S'il  est 
vrai,  par  exemple,  que  Téloquence  de  la  chaire  a  figuré 
au  premier  rang  des  gloires  littéraires  du  dix-septième 
siècle,  que  la  propagande  philosophique  a  un  moment 
dominé  en  souveraine  tout  l'art  du  dix-huitième,  on  peut 
dire  que  la  tribune  et  la  presse,  sans  être  précisément  la 
littérature  du  dix-neuvième,  en  étaient  la  manifestation 
la  plus  vivante  et  la  plus  populaire.  Elles  agitaient  du 
moins,  elles  passionnaient  les  esprits;  et  ce  mouve- 
ment, cette  passion,  venant  à  rencontrer,  dans  des  intelli- 
gences  animées  de  la  ferveur  commune ,  une  faculté  plus 
spéciale  d'art,  de  poésie,  d'invention  ou  de  raffinement 
littéraires,  se  traduisaient  en  beaux  ouvrages.  Les  glorieux 
efforts  du  romantisme  de  1828,  les  enthousiasmes  et  les 
colères  que  soulevaient  ses  tentatives ,  le  caractère  mili- 
tant qu'offrit  chacun  de  ses  succès,  le  contre-coup  qui 
s'en  faisait  sentir  dans  la  société  polie  et  y  maintenait  le 
goût  des  plaisirs  de  l'esprit,  tout  cela  ne  fut  qu'une  des 
faces  de  la  vie  publique  d'alors,  ayant  vue,  non  plus  sur 
la  Chambre  des  députés,  lea bureaux  des  grands  journaux 
et  les  champs  de  bataille  électorale,  mais  sur  le  Théâtre- 
Français,  les  cours  de  la  Sorbonne,  les  préfaces  des  livres 
nouveaux,  le  salon  des  chefs  de  la  pléiade  et  les  cabinets 
de  lecture. 

m 

Ces  sources  s'étant  tout  &  coup  taries  à  la  suite  d'un 
de  ces  orages  qui  dessèchent  les  rivières  après  en  avoir 
fait  des  torrents,  ces  conditions  de  renouvellement  et 
d'excitation  féconde  ayant  subitement  manqué  à  l'esprit 
littéraire,  que  lui  restait-il?  Le  vide  :  il  s'est  souvenu  du 


DE  L'ESPRIT  LITTERAIRE  EN  i858.  9 

de  Corneille,  et,  n'ayant  plus  où  se  prendre,  il  s'est 
ramené  en  soi  :  mais,  hélas  !  en  présence  de  quelle  situa« 
ticm  nouvelle?  Autour  dé  lui  tout  était  changé.  Il  ne 
s'agissait  plu3  de  s'amplifier,  de  s*exalter,  de  rêver  la 
conquête  du  monde,  de  créer  ces  types  dominateurs  et 
sqieriies,  symboles  de  ses  ambitions  et  de  ses  songes.  La 
phase  des  mortifications  commençait.  L'expérience,  une 
douloureuse  expérience,  était  là  pour  démontrer  où  nous 
avaient  conduits  ces  aspirations  chimériques,  et  en  pareil 
cas,  on  le  sait,  les  espérances  déçues  et  les  illusions  bri- 
.  sées  rejettent  les  violents  et  les  faibles,  c'est-à-dire  les 
majorités,  vers  l'extrémité  contraire.  Condamné  par 
Tévénement  à  subir  cette  réaction  du  bon  sens  et  des 
idées  positives,  humilié,  aigri,  irrité  plutôt  que  converti 
par  l'adversité,  que  pouvait  faire  l'esprit  littéraire  et 
qu*a-t-il  fait?  11  a  suivi  la  marche  logique  des  pouvoirs 
qoî,  en  s' exagérant,  s'affaiblissent,  et  qui,  ayant  perdu 
leur  légitime  emploi,  croient  y  suppléer  par  le  stérile 
étalage  de  leurs  abus  et  de  leurs  caprices.  S'imaginant, 
par  l'effet  de  l'habitude,  que  tout  lui  était  permis  et  que 
tout  lui  était  dû,  mais  ne  pouvant  plus  appliquer  à  de 
hautes  ambitions  ce  sentiment  excessif  de  ses  privilèges 
et  de  ses  droits,  il  a  passé  d'un  extrême  à  l'autre,  et  s'est 
exagéré  par  en  bas  au  lieu  de  s'exagérer  par  en  haut. 
L'empire  du  monde  lui  faisait  défaut  :  il  a  remplacé  la 
chioiére  par  le  calcul  et  visé  au  bien-être,  aux  gros  béné- 
fices, à  la  richesse  promptement  acquise.  Ce  n'est  plus  un 
jeuae  ambitieux  aspirant  à  la  domination  universelle  : 
€  est  un  habile  teneur  de  livres,  un  égoïste  madré,  blasé, 
longeant  avant  tout  à  faire  valoir  les  articles  de  son  petit 
commerce,  et  supputant  à  part  soi  ce  que  peut  lui  rap- 
porter chacune  de  ses  œuvres,  surtout  s'il  sait  y  mêler,  à 
des  doses  convenables,  l'annonce,  Taffiche  et  la  réclame.- 


iO  CAUSERIES  LITTÉRAIRES* 

Ce  n'est  plus  un  prétendant,  c'est  un  industriel.  Par  ttflê 
bizarre  alliance  qui  tient  à  des  vanités  contradictoires,  il 
est  à  la  fois  si  infatué  de  sa  valeur,  si  insoucieux  de  sa 
mission  et  si  désabusé  de  ses  rêves,  que,  s'il  trouve  une 
occasion  favorable,  il  s'en  empare,  abdique  et  s'absorbe 
dans  l'industrie  et  l'agiotage,  jadis  ses  antagonistes,  au- 
jourd'hui ses  propres  parents. 

Ici  une  objection  se  présente  :  si  l'esprit  littéraire, 
n'étant  plus  vivifié  par  les  libertés  politiques,  est  sujet 
à  de  telles  misères,  comment  donc  se  fait-il  que,  sous 
des  gouvernements  non  moins  absolus  que  tous  ceux 
de  notre  époque,  la  littérature  ait  atteint  son  apogée 
et  produit  ses  plus  magnifiqves  chefs-d'œuvre?  Le 
siècle  de  Louis  XIV  s'offre  aussitôt  à  la  pensée.  Il  y 
a  là,  ce  nous  semble,  une  distinction  capitale.  Lors- 
qu'une société,  une  cjvilisation,  passant  d'une  orageuse 
adolescence  à  une  vaillante  jeunesse,  est  en  progrés 
et  en  tutelle,  lorsqu'un  pouvoir  nouveau,  idéal,  non 
classé  encore ,  s'y  produit  peu  à  peu  et  y  marque  sa 
place  au  milieu  des  puissances  établies,  peu  lui  importe 
que  cette  place  lui  soit  disputée,  que  les  institutions  pu- 
bliques le  gênent  et  l'entravent  :  que  dis-je?  en  ayant 
l'air  de  l'entraver,  ces  institutions,  cet  état  social,  favo- 
riseront son  essor  et  ses  conquêtes.  Il  aura  pour  auxi-, 
liaires  et  pour  complices  ceux-là  mêmes  que  leur  position  j 
et  leur  intérêt  apparent  devraient  mettre  en  garde  contre 
ses  entreprises,  n  sera  secondé  par  ce  penchant  naturel 
au  cœur  humain,  que  l'immobilité  fatigue,  qui,  dégoûté 
de  ce  qu'il  a,  ennuyé  de  tout  ce  qui  le  règle  et  le  limitei 
aspire  à  l'inconnu  comme  à  son  domaine  véritable.  Tout 
lui  sera  bon  alors,  à  ce  pouvoir  indéfini  et  invisibleij 

tour  signaler  sa  venue  et  préparer  son  régne  ;  les  sainte^ 
bertés  de  la  chaire  chrétienne,  les  épanchements  épis^ 


DE  L'ESPRIT  LITTÉRAIRE  EN  1858.         li 

tolaires,  Tapologae,  la  satire,  les  mémoires  du  cotirtidft  ri, 
les  portraifs  du  moraliste,  la  tragédie,  la  comédie,  le 
poème,  tout,  jusqu'aux  ingénieuses  flatteries  prodiguées 
ausoorerain  et  sous  lesquelles  on  reconnaîtrait  aisément 
une  sourde  guerre  contre  ce  qui  personnifie  et  protège 
Tantique  société  ;  tout,  jusqu'à  la  protection  absolue  de  ce 
monarque,  heureux  de  cette  nouvelle  auréole  qui  Tient 
ajouter  à  l'éclat  de  sa  couronne,  enchanté  peut-être  de 
faire  fustiger  par  ces  petits  qu'il  croit  tenir  dans  le  creux 
de  sa  main  des  grands  qui  lui  portent  ou  qui  lui  ont  porté 
ombrage.  Hais,  dans  une  société  nivelée,  égalisée,  aplatie, 
dans  un  monde  que  dix  révolutions  ont  ravagé,  bouleversé 
et  repétri  à  leur  image,  qui  s'est  un  moment  enivré  de 
l'esprit  littéraire,  qui  en  a  subi  les  prestiges,  accepté  les 
abus,  constaté  les  périls,  partagé  les  désastres,  cet  esprit, 
dépouillé  en  même  temps  de  ce  qui  l'excitait  sous  les 
monarchies  absolues  et  de  ce  qui  le  ranimait  dans  les 
États  libres,  devient  un  effet  sans  cause.  Se  débattant 
contre  les  rancunes  qu'il  mérite,  contrôles  méfiances  qu'il 
provoque,  contre  le  dégoût  qu'il  soulève,  contre  la  eu* 
riositè  méprisante  qui  répond  aux  dernières  parades  de 
sa  vanité,  exaspéré  du  sentiment  de  ses  fautes,  de  son 
déclin,  de  son  impuissance,  du  vide  et  du  froid  qui  l'en^ 
vironnent,  il  se  donne  misérablement  en  spectacle  à  au4 
tnii  et  à  lui-même.  C'est  un  vieil  enfant,  s'amusant  de 
ces  hochets  des  sénilités  puériles,  plus  vains  que  ceux  de 
l'enfance.  Ceux  qui  s'enrôlent  ou  qui  persistent  sous  son 
drapeau  déteint  au  soleil  et  à  la  pluie  se  divisent  en  deux 
parts  :  les  positifs,  nous  l'avons  dit,  songent  à  s'enrichir  ; 
les  viveurs,  à  manger  et  boire.  L'arithmétique,  la  bom- 
bance^  puis  la  représentation  en  plein  vent  où  l'on  s'ap- 
pelle par  son  nom,  où  l'on  se  montre  au  doigt,  et  où  l'on 
fidt  rire  aux  dépens  du  voisin  une  foule  peu  délicate  dans 


n  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

le  choix  de  ses  plaisirs,  voilà  comment  nos  raffinés  d'au- 
jourd'hui entendent  et  pratiquent  la  littérature.  Cette 
grande  campagne  de  Tesprit  littéraire  au  dix^neuviéme 
siècle  avait  débuté  par  de  belliqueuses  préfaces,  pleines 
de  promesses,  d'enthousiasmes  et  d'espérances  :  elle  fi- 
nit par  des  carnets  d'agents  de  change  et  des  cartes  de 
restaurateurs. 

Repoussé  de  la  vie  publique,  n*y  trouvant  plus  l'élé- 
ment d'une  activité  nécessaire  à  qui  veut  conserver  ses 
forces,  l'esprit  littéraire  pourrait-il  du  moins  contracter 
ou  maintenir  une  alliance  avec  la  société  polie,  et  se  dé- 
dommager, dans  les  salons,  du  mauvais  succès  de  ses 
efforts  pour  régler  les  destins  de  l'humanité  ?  Hélas  !  la  ré- 
ponse est  trop  facile,  et  cette  seconde  partie  de  la  ques- 
tion était  d'avance  impliquée  dans  la  première.  Ces  rela- 
tions amicales  de  la  littérature  et  du  monde,  ce  gracieux 
échange  de  toutes  les  distinctions  et  de  toutes  les  élé- 
gances de  l'esprit  sur  un  terrain  commun  où  les  lettres 
apprennent  à  être  courtoises,  la  société  à  être  lettrée,  et 
où  la  civilisation  gagne  des  deux  côtés  de  ce  double  en- 
seignement, toute  cette  tradition  si  excellente  et  si  con- 
forme au  génie  même  et  aux  mœurs  de  notre  pays  est 
essentiellement  aristocratique.  Hier  encore,  dans  ce  cré- 
puscule dont  on  ne  savait  pas  s'il  était  un  soir  ou  une 
aurore,  on  jouissait  de  cette  tradition  charmante  comme 
d'un  vestige  du  passé.  Le  temps  a  fait  un  pas,  et,  dans  ce 
monde  moderne  où  les  événements  les  plus  contradic- 
toires en  apparence  tournent  tous,  en  définitive,  au  pro- 
fit de  l'égalité  démocratique,  il  ne  nous  restera  bientôt 
plus  un  seul  de  ces  précieux  fragments  d'un  héritage  ré- 
pudié par  les  uns  et  dissipé  par  les  autres.  N'exagérons 
rien  cependant,  et  ne  flattons  pas  les  salons.  Leur  in- 
fluence n'est  pas  toujours  très-saine  :  le  convenu  et  le 


DE  rSSPRIT  LITTËRAIRE  EN  1858.  iS 

bdûee  8*y  font  d'ordinaire  une  trop  lai^e  part,  et  il  eat 
diiBcQe  aux  esprits  les  plus  fins  et  les  plus  sages  d'échap* 
per  à  ce  cahier  des  charges  du  dilettantisme  mondain  qui 
consiste  souvent  à  admirer  des  platitudes,  à  créer  de 
bosses  renommées,  à  échanger  des  complaisances^  à  af- 
bdir  le  sens  littéraire  dans  une  atmosphère  Se  serre 
diaude  incompatible  avec  les  franchises  et  les  rudesses 
do  vrai  talent.  Hais  aussi  que  d'avantages  balançaient  cet 
inconvénient!  Là,  du  moins,  la  littérature  restait  ce 
qo'elle  doit  être  ;  elle  s'associait  aux  autres  délicatesses 
de  la  vie  civilisée  et  leur  servait  de  rayonneinent  et  de 
cooronne.  Si  le  monde,  en  intervenant  à  sa  manière  dans 
le  mouvement  des  lettres,  leur  imposait  parfois  un  goût 
de  convention  et  des  enthousiasmes  de  commande,  il 
exerçait  sur  elles  un  contrôle,  une  surveillance,  qui  ren- 
daient impossibles  certains  écarts  et  certains  abaisse- 
ments, ù  grand  Condé  pleurant  avx  vers  du  grand 
ComeiUe  nous  oflre,  dans  toute  son  idéale  beauté,  l'image 
de  cette  alliance  qui,  tout  en  perdant  beaucoup  de  ce  ca- 
ractère héroïque,  s'est  continuée  pendant  deux  siècles. 
Sans  remonter  aussi  haut  que  le  vainqueur  de  Rocroy  et 
l'auteur  de  Polyeucte,  remarquons  qu'il  y  a  dans  les  ou- 
nages  récents,  pnéme  les  plus  applaudis,  tel  personnage, 
telle  scène,  tel  détail,  tel  bon  mot,  qu'un  auditoire  d'éUte» 
composé  de  juges  compétents,  d'intelligences  cultivées, 
aurait  arrêtés  au  passage,  et  il  eût  rendu,  en  les  arrêtant, 
on  égal  service  à  l'art  et  à  l'auteur.  Un  critique  spiritud 
remarquait  naguère,  en  parodiant  une  phrase  de  Joseph 
de  Haistre,  que  les  sociétés  ont  toujours  la  Uttérature 
qu'elles  méritent.  On  pourrait  ajouter  qu'une  littérature 
plaît  toujours  à  la  société  qu'elle  représente.  Quand  le 
sentiment  du  respect  a  disparu  de  la  vie  sociale,  com- 
ment subsisterait-il  dans  le  roman  et  dans  le  drame? 


i4  CÂtrSERieS  LITTËBAIRBS. 

Quand  toutes  les  grflces,  toutes  les  pudeurs  de  Tèducâ^ 
tion  et  des  bonnes  manières,  ont  été  supprimées  par  le 
sans-gène  moderne,  comment  tes  retrouverait-on  au 
théâtre  et  dans  les  livres  1  Quand  l'élévation  des  idées,  la 
notion  du  dévouement  et  du  sacrifice,  Faspiration  au 
beau  et  au  grand,  les  généreuses  folies  de  la  passion  et 
de  la  jeunesse,  ont  fait  place,  dans  les  ftmes,  au  culte  de 
l'argent,  du  plaisir  et  de  la  matière,  comment  ces  vuN 
gaires  idoles  n'animeraient-elles  pas  de  leur  souffle  épais 
les  productions  de  la  pensée  ?  Cette  surveillance  de  bon 
goût  que  nous  regrettions  tout  à  l'heure,  de  quelle  façon 
s'exercerait-eile  et  qui  Fexercerait?  Les  rares  connais- 
seurs que  Ton  rencontrait  autrefois  à  tous  les  rendez-vous 
de  la  littérature,  et  qui  y  formaient  comme  un  aréopage 
en  permanence,  s'en  sont  allés  un  à  un,  emportés  par  le 
temps.  A  cette  élite  ont  succédé  des  multitudes  accourues 
de  tous  les  points  du  globe,  profitant  à  la  hâte  de  cette 
facilité  de  communications  oà  tout  se  mêle  et  8*égalise, 
consommant  sans  sourciller  les  repas  les  plus  indigestes 
et  y  assouvissant  un  appétit  de  table  d'hôte.  Qu'importe  à 
ces  dilettantes  d'un  jour,  qui  seront  demain  ce  qu'ils 
étaient  hier,  marchands  à  New-York,  gentlemen  farmen 
en  Angleterre,  buveurs  de  bière  à  Hambourg,  vignerons 
en  Bourgogne,  fabricants  à  Saint-Étienne,  courtiers  A 
Lyon,  agioteurs  à  Paris,  que  leur  importe  que  les  au- 
teurs défigurent  les  mœurs  et  le  langage  de  la  bonne 
compagnie,  qu'on  voie  ici  un  marquis  parlant  comme  un 
sous-officier  en  demi-solde,  là  un  père  avili  et  bafoué  de» 
vant  son  fils,  ici  une  comtesse  chai^eant  un  jeune 
nomme  qu'elle  a  vu  deux  fois  et  qu'elle  veut  marier  à  sa 
nièce  de  rattraper  ses  lettres  compromettantes,  là  une 
jeune  personne  bien  élevée  signifiant  par  huissier  à  ses 
parents  ses  intentions  matrimoniales,  plus  loin  une  du- 


DE  L*BSPRIT  LITTeRAIRB  EN  1858.         i5 

cliesse  se  faisant  couturière  et  noyant  dans  im  dA  A 
coudre  les  scrupules  nobiliaires  de  son  orgueilleuse  fa- 
mille? Que  lui  importe  que  la  langue  de  MM.  Scribe  et 
Dumas  fils  remplace  celle  de  Racine  et  de  Molière?  Ce 
sont  là  des  bagatelles  pour  qui  veut  se  divertir  pendant 
quelques  heures  et  retourner  ensuite  à  ses  affaires.  Rien, 
d'ailleurs,  dans  les  habitudes  de  la  plupart  de  ces  specta- 
teurs et  de  ces  lecteurs,  n'est  de  nature  à  leur  faire 
trouver  choquant  ce  que  les  délicats  trouveraient  mons- 
trueux :  ils  n'ont  pas,  ils  ne  sauraient  avoir  cette  justesse 
d'oreille  qu'une  fausse  note  révolte,  et  qu'un  ut  de  poi- 
trine  ne  console  pas  de  l'oubli  des  nuances.  Heureux  en» 
core  si  cette  curiosité  frivole  et  peu  raffinée  n'amenait  pas 
dés  conséquences  plus  fâcheuses  !  Nous  touchons  ici  à  un 
autre  progrés  dans  le  mal,  à  un  nouveau  genre  de  dépra- 
vation de  Tesprit  littéraire  dans  ses  rapports  avec  la  so* 
ciétë. 

n  y  a  quinte  ans,  quand  régndt  le  roman-feuilleton» 
quand  ses  inventions  gigantesques  passionnaient  la  cour, 
la  ville  et  la  province,  et  créaient  ces  existences  singu* 
liéres,  aussi  en  dehors  des  lois  sociales  et  morales  que 
les  œuvres  étaient  en  dehors  des  régies  littéraires,  on 
pouvait  dire  que  la  littérature  calomniait  la  société.  Ses 
procédés,  toujours  les  mêmes,  se  réduisaient  à  une  per> 
pètuelle  antithèse  qui  nous  montrait  sans  cesse  rhéroïsme 
dans  le  crime,  la  grandeur  dans  le  désordre,  la  poésie 
dans  le  mal,  et  qui,  distribuant  les  beaux  réles  à  tous  les 
outiaws  des  civilisations  régulières,  imposait  les  rdles  sa- 
crifiés, odieux  et  ridicules,  à  tous  les  représentants  de 
l'ordre,  de  la  hiérarchie,  du  devoir,  de  la  défense  légi- 
time et  légale,  depuis  la  patricienne  jusqu'au  prêtre,  de- 
puis le  magistrat  jusqu'au  gendarme.  Mais  ces  calonmies 
n'étaient  que  collectives,  et  la  société,  qui  se  laissait  faire, 


' 


16  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

pouvait  encore,  jusqu'à  un  certain  point,  s'aveugler  sur 
la  portée  de  ses  complaisances.  Eile  rencontrait  là  un 
amusement  nouveau,  des  émotions  plus  violentes,  et  ces 
contrastes,  toujours  si  attrayants  pour  les  imaginations 
blasées,  entre  l'excès  du  romanesque  dans  la  littérature 
et  l'uniformité  prosaïque,  la  plate  régularité  de  la  via 
réelle.  Cette  vogue  insensée,  obtenue  par  des  peintures 
mensongères,  bouleversait  déjà  toutes  les  relations  des 
hommes  de  lettres  et  des  gens  du  monde.  Les  auteurs  de 
ces  étranges  récits  devenaient,  comme  leurs  œuvres 
mêmes,  l'objet  d'une  curiosité  peu  respectueuse  où  Fin- 
fluence  et  la  dignité  littéraires  disparaissaient  dans 
l'éblouissement,  le  caprice  et  le  fantastique.  On  parlait 
d'eux  comme  de  ces  nababs  revenus,  avec  des  tonnes 
d'or  et  des  boisseaux  de  pierreries,  de  régions  inconnues 
aux  vieilles  cartes  géographiques.  On  souriait  de  leurs 
prétentions,  on  se  redisait,  à  voix  basse,  leurs  magnifi- 
cences, leurs  plaisirs  et  leurs  manies.  On  savait  que  les 
écrivains  ou,  pour  mieux  dire,  les  artistes,  se  rassem* 
blaient  entre  eux  pour  se  moquer  des  bourgeois.  On  sa- 
vait que  tel  romancier  rêvait  une  liste  civile  de  prince 
souverain,  que  tel  autre  se  proposait  de  terminer  par  la 
plume  ce  que  Napoléon  avait  commencé  par  l'épée,  qu'un 
troisième  se  croyait  appelé  à  la  présidence  d'une  répu- 
blique universelle  avec  des  peintres  pour  chambellans 
et  des  rapins  pour  ministres.  Tout  cela  ne  semblait  pas 
bien  coupable,  parce  que  tout  cela  n'était  pas  sérieux.  De 
ces  situations  respectives  résultait  le  règne  du  faux,  de 
l'excessif,  du  chimérique  et  de  l'impossible.  Les  créations 
de  ces  maîtres  du  genre  révélaient  à  chaque  page  le  dé- 
faut, le  dédain  ou  l'abus  de  l'observation,  et  montraient 
jusqu'où  l'esprit  littéraire  peut  être  entraîné  par  sa  rup- 
ture avec  la  société  polie.  Toutefois  ces  travestissements 


DE  L'ESPRIT  UTTËRÂIRE  EN  1858.  17 

et  ces  mensonges  restaient  encore  dans  le  domaine  des 
généralités.  On  noircissait  à  plaisir  le  gentilhomme,  la 
grande  dame,  le  fonctionnaire,  le  prince,  le  magistrat, 
le  bourgeois,  mais  dans  des  personnages  d'invention  et 
sous  une  forme  accommodée  aux  exigences  du  roman. 
Toute  une  classe  pouvait  se  dire  offensée,  on  ne  touchait 
pas  aux  individus.  La  séparation  avait  porté  ses  fruits, 
ïliostiUté  était  manifeste,  la  personnalité  ne  régnait  pas 
encore. 

Ce  triste  progrès  nous  était  réservé,  et  il  est  logique. 
Les  catastrophes  publiques,  les  variations  du  goût  et  de 
h  mode,  l'esprit  de  réaction  toujours  prêt  à  se  réveiller 
eo  France,  avaient  relégué  dans  Tombre  ces  fictions  énor- 
mes qui,  au  milieu  de  torts  innombrables,  avaient  au 
moins  le  mérite  de  généraliser  leurs  calomnies  et  leurs 
paradoxes;  mais  cette  curiosité  malsaine  qu'elles  avaient 
excitée  et  qu'elles  ne  savaient  plus  satisfaire  subsistait 
toujours.  La  morale  était  supprimée,  le  contrôle  mondain 
annulé,  la  conscience  et  la  pudeur  littéraires  réduites  au 
silence.  Les  imaginations  saturées,  ayant  épuisé  toutes  les 
sensations  violentes,  toutes  les  émotions  fébriles  du  ro- 
man et  du  drame,  demandaient  quelque  chose  de  plus 
vif,  de  plus  court  et  de  plus  piquant.  C'est  alors  que  nous 
avons  vu  Tesprit  littéraire  descendre  encore  un  échelon, 
la  littérature  et  fa  société  —  hélas  !  quelle  société  !  —  po- 
ser l'une  devant  l'autre,  non  plus  pour  échanger  des  con- 
seils et  des  modèles,  non  plus  même  pour  s'égarer  mu- 
todlement,  ici  par  des  complaisances  coupables,  là  par 
des  tableaux  décevants  et  corrupteurs,  mais  pour  se  faire 
vm  mauvaise  petite  guerre  où  le  stylet  alterne  avec  le 
coup  d'épingle,  où  le  scandale  personnel,  vrai  ou  apo- 
cryphe, inventé  ou  amplifié,  s'étale  et  s'exploite  en  toute 
licence,  où  l'anecdote,  la  chronique,  la  nouvelle  à  la  main. 


18  GAnSSRIBS  LITTËRAiaES. 

remplacent  le  roman  et  installent  sur  toutes  les  devantures 
de  la  petite  presse  rallusion,  Vinitiale  ou  le  nom  propre. 
N'insistons  pas  davantage,  et  bornons-nous  à  indiquer 
cette  plaie  honteuse  avec  le  lacom'sme  du  mépris.  Assuré- 
ment ce  n'est  là  qu'un  recoin,  —  le  plus  malpropre  et  le 
plus  immonde,  —  de  la  littérature  moderne  :  il  a  pour^ 
tant  sa  signification  et  sa  valeur.  On  peut  en  conclure 
que  la  veine  aristophanesque,  inhérente  à  Tesprit  français 
et  inséparable  des  luttes  du  journalisme,  s'est  abaissée 
comme  tout  le  reste.  N'ayant  plus  de  sens  politique,  ne 
pouvant  plus  s'attaquer  aux  grands  et  aux  puissants  de 
ce  monde,  elle  se  rabat  sur  des  particuliers,  pénétre  dans 
leur  vie  privée,  force  leur  secrétaire,  publie  leurs  corres* 
pondances,  dessine  leur  caricature,  trahit  les  secrets  de 
leur  ménage,  le  tout  pour  ameuter  plus  de  curieux  et  at* 
tirer  plus  de  lecteurs.  Ce  que  les  poumons  intellectuels 
doivent  y  subir  d'exhalaisons  pestilentielles,  les  bouffées 
de  mauvais  air  qui  se  répandent  de  là  sur  le  monde  des 
lettres,  les  souillures  qu'y  infligent  et  qu'y  reçoivent  la 
société  et  l'esprit  littéraire,  le  fond  de  passions  dégradan* 
tes  qui  s'amasse  dans  ces  âmes  que  l'idéal  aurait  pu  peut-* 
être  illuminer  d'un  de  ses  rayons  et  la  muse  d'un  de  ses 
sourires,  voilà  ce  qu'il  est  facile  de  comprendre  et  superflu 
de  constater. 

Et  la  critique?  Nous  aurions  trop  à  dire  s'il  fallait  énu*« 
mérer  ses  fautes,  et,  avant  de  lui  jeter  la  première  pierre^ 
nous  ferions  bien  de  nous  assurer  que  nous  n'avons  ja- 
mais péché.  Remarquons  seulement  qu'elle  s'est  éloignée» 
autant  que  la  société  et  la  littérature,  de  son  rôle  vérita^ 
table.  Ramené  à  son  expression  la  plus  solide  et  la  plus 
nette,  ce  rôle  consiste  à  avertir  ceux  qui  écrivent  et  à 
éclairer  ceux  qui  lisent.  Signaler  dans  les  ouvrages  do 
l'esprit  le  bien  et  le  mal»  afin  que  le  public  s'y  porte  ou 


DE  UESPRIT  LITTÉRAinB  EN  1858.  10 

s*en  abstienne,  afin  que  les  auteurs  s'arrêtent  on  se  cor- 
rigent, telles  sont,  ou  du  moins  telles  étaient,  aux  époques 
primitives,  les  fonctions  de  cette  magistrature  littéraire, 
qui  n'a  pas,  comme  l'autre,  le  privil^e  d*étre  inamo* 
vible.  Nous  avons,  comme  Sganarelle,  changé  tout  cela* 
Les  opinions  peuvent  varier  sur  le  talent,  la  grâce,  la  verve, 
la  malice,  le  style  de  nos  critiques  en  renom;  mais,  quand 
ils  ont  parlé  d'une  œuvre,  nous  défions  ceux  qui  l'ont 
écrite  de  savoir  ce  qu'ils  auraient  dû  éviter  ou  faire  pour 
que  cette  œuvre  fût  meilleure,  et  nous  ne  défions  pas 
moins  ceux  qui  voudraient  en  connaître  le  fort  et  le  faible 
d'avoir  là-dessus  une  information  précise  ou  même  ap- 
proximative. Les  provinciaux,  les  arriérés,  les  gens  naïfs, 
tous  ceux  qui  ne  sont  pas  initiés  aux  arcanes  des  métho- 
des nouvelles,  s'exposeraient  à  d'étranges  bévues  et  à  de 
singuliers  mécomptes,  s'ils  prenaient  au  pied  de  la  lettre 
les  arrêts  de  ces  juges  ou  de  ces  oracles.  La  critique,  au 
lieu  de  régler,  de  conseiller,  de  relever  l'esprit  littéraire, 
est  devenue  sa  complice  :  elle  s'est  faite  styliste  et  fantai- 
siste comme  lui;  comme  lui,  elle  s'est  éprise  de  paillettes 
et  de  falbalas.  Elle  a  imité  ses  caprices,  emprunté  ses 
fanfares,  vécu  de  ses  inutilités  et  de  ses  friandises.  La 
conscience  ôt  le  goût,  ces  deux  moitiés  d'elle-même,  vieil* 
leries!  Ce  qui  lui  importe,  c'est  de  savoir  ruser  comme  un 
diplomate,  éblouir  comme  un  artificier,  bavarder  comme 
un  avocat,  prendre  le  plus  long  comme  un  écolier,  ma* 
nier  le  fleuret  comme  un  maître  d'armes.  Avec  ces  am" 
naissances  utiles,  elle  peut  se  passer  de  science,  d'auto- 
rité et  de  sens  moral.   Et  remarquez  que  je  ne  lui 
demanderais  pas  même  de  n'être  ni  passionnée,  ni  par- 
tiale, ni  injuste.  Je  ne  crois  pas  que  l'impartialité  abso- 
Ine  soit  possible  dans  la  critique  littéraire,  parce  que  la 
littérature  exprime  des  idées,  parce  que  les  idées  se  ratta* 


20  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

chent  à  une  doctrine  ou  à  un  parti,  et  que  l'on  ne  saurait, 
en  jugeant  un  ouvrage,  s'abstraire  des  doctrines  qu'il 
propage  et  du  parti  qu'il  sert.  A  Dieu  ne  plaise,  d'ailleurs, 
que  je  songe  à  proscrire  tout  ce  qui  suppose  encore  un 
peu  de  chaleur,  d'entraînement  et  de  vie  !  La  partialité, 
c'est  la  passion,  et,  même  dans  ses  écarts,  la  passion  est 
préférable  à  ce  calme  plat  où  tout  se  résout  en  arrange- 
ments et  en  calculs.  Ce  qui  domine  aujourd'hui,  ce  qui 
caractérise  la  critique  actuelle,  c'est  d'abord  le  désir  de 
briller  pour  soi  et  par  soi,  de  faire,  pour  son  propre 
compte,  de  l'esprit  et  du  style,  sans  le  moindre  souci  de 
ce  qu'elle  blâme  ou  vante;  c'est  ensuite  un  J9  ne  sais  quoi 
qui  n'est  précisément  ni  de  la  partialité  ni  de  l'injustice, 
mais  plutôt  un  jugement  apporté  tout  fait,  avant  que  les 
pièces  soient  produites  et  le  procès  plaidé.  On  dirait,  pres- 
que le  succès  ou  la  chute  rédige  d'avance,  en  vertu 
de  formules  acceptées  et  de  conventions  particuliè- 
res dont  le  public  ne  doit  pas  avoir  le  secret.  On  décide  à 
huis  clos  et  entre  experts  qu'un  œuvre  doit  réussir  ou 
tomber,  qu'un  auteur  doit  être  écrasé  ou  porté  aux  nues, 
et  la  chose,  en  effet,  s'exécute  par  entreprise,  comme  le 
plan  d'un  ingénieur  ouïe  devis  d'un  architecte.  Ajoutez-y 
la  camaraderie,  la  prévoyante  réciprocité  des  services  de- 
mandés et  rendus,  les  progrès  du  charlatanisme  et  de  la 
réclame,  l'organisation  de  plus  en  plus  savante  de  tout  ce 
qui,  dans  l'art  moderne,  côtoie  le  génie  des  affaires,  et 
vous  comprendrez  que  cette  partie  de  la  critique,  la  plus 
usuelle  et  la  plus  populaire,  ressemble  moins  à  une  ma- 
gistrature qu'à  une  société  en  commandite  où  l'amour- 
propre  de  chacun  sauvegarde  les  intérêts  de  tous,  et  où 
les  vanités  littéraires  se  servent  les  unes  aux  autres  d'ap- 
pât et  de  garantie.  Parfois  quelques-uns  de  ces  splirituels 
augures  qui  ne  peuvent  se  regarder  sans  rire  ont  des  mo- 


DE  TBSPRIT  LITTÉRAIRE  EN  1858.         SI 

ments  de  redoutable  franchise  et  laissent  échapper  de 
singuliers  aveux.  Ils  révèlent  tout  à  coup  à  leurs  lecteurs 
les  dessous  de  cartes,  les  mots  d'ordre  et  les  mystères. 
Hais  l'usage,  la  commodité,  les  clauses  d'assurance  mu- 
tuelle, reprennent  le  dessus;  tout  rentre  dans  l'ordre  ac- 
coutumé, et  ces  quelques  vérités,  arrachées  à  un  instant 
de  mauvaise  humeur,  ne  tirent  pas  à  conséquence.  En 
résumé,  la  critique,  dans  ses  rapports  avec  l'esprit  litté- 
raire, est  une  tutrice  qui  a  perdu  le  droit  de  réprimander 
son  pupille,  parce  qu'elle  l'aida  à  manger  son  bien  et  par- 
tage ses  fre(bines. 

Dans  une  atmosphère  ainsi  préparée  quelles  œuvres 
peuvent  èclore?  Nous  n'avons  ici  ni  à  en  donner  le  détail 
ni  à  en  rappeler  les  titres.  En  outre,  il  est  bien  entendu, 
nous  ne  saurions  assez  le  redire,  que  ces  remarques  cha- 
grines ne  s'adressent  pas  à  la  grande  et  sérieuse  littéra- 
ture, qui  compte  aujourd'hui  encore  des  représentants 
illustres  et  des  œuvres  éminentes.  Celle-là  parle  à  d'autres 
intelligences,  marche  dans  d'autres  voies  et  se  propose  un 
autre  but.  Quand  nous  répétons  tout  bas  des  noms  chers 
aux  lettres,  à  l'histoire,  à  la  philosophie  chrétienne, 
à  la  société  polie,  dont  la  plupart  appartiennent  à  nos  plus 
précieuses  croyances  et  se  lient  à  nos  plus  douces  jouis- 
sances littéraires,  il  nous  semble  insensé  de  nous  plaindre 
et  impie  de  désespérer.  Mais,  au-dessous  de  cette  littéra- 
ture, il  y  en  a  une  autre,  et  c'est  celle  qui  fait  le  plus  de 
bruit,  qui  a  le  plus  de  prise  sur  les  gros  bataillons j  sur  cette 
masse  d'esprits  jeunes,  curieux,  où  le  mal  germe  si  vite, 
où  les  préjugés,  les  erreurs,  les  passions  mauvaises,  offrent 
une  pâture  toute  prête  aux  conseils  perfides  et  aux  impu- 
res images  du  roman  et  du  théâtre.  C'est  celle  en  qui  se 
résume  l'esprit  Uttéraire,  exagéré,  vicié  et  avili,  tel  que 
nous  avons  cru  le  comprendre  et  essayé  de  l'esquisser. 


n  CAUSERIES  LITTÉRAIEBS. 

Nous  en  appelons,  non  pas  môme  aux  consciences  rigo- 
ristes, mais  simplement  aux  hommes  rivant  dans  un  mi- 
lieu d'affections  honnêtes  et  d'habitudes  distinguées,  et 
amenés  par  une  curiosité  bien  n  iturelle  à  lire  ce  qu'on 
écrit  et  à  assister  à  ce  qu'on  joue^'luelle  que  soit  la  page 

ou  la  scène,  il  leur  suffira  de  to'      .^  réfléchir  et  de  com- 

^s  é 
parer,  pour  comprendre,  par  u  ^  ^ésistible  insUnct,  que 

cette  littérature  les  fait  entrer  as  un  ordre  d'idées,  de 
mœurs,  de  sentiments,  de  caractères  et  de  langage,  infé- 
rieur à  ce  que  les  honnêtes  gens  et  les  hommes  bien  éle- 
vés ont  le  droit  d'exiger  jusque  dans  leurs  plaisirs,  sous 
peine  de  se  trouver  en  mauvaise  compagnie.  Ce  thermo- 
mètre est  infaillible,  et  nous  n'en  demandons  pas  d*aulre. 
S^il  est  prouvé  que,  pour  jouir  des  produits  de  cet  art  nou-« 
veau,  les  intelligences  de  taillé  ordinaire  sont  obligées  de 
se  baisser,  comme  on  se  baisse  pour  ramasser  dans  la 
poussière  ou  dans  la  boue  un  objet  que  l'on  voit  reluire, 
tout  est  dit;  car  l'âme  est  faite  pour  monter  comme  les 
corps  pour  descendre,  et  tout  ce  qui  la  détourne  de  son 
origine  et  de  son  but  manque  aux  lois  fondamentales  de 
la  pensée  humaine. 

C'est  à  ce  penchant  de  l'art  contemporain,  à  cette  ma- 
nifestation extrême  de  l'esprit  littéraire,  que  la  critique 
doit  déclarer  une  guerre  impitoyable.  Sa  tâche  est  simpli- 
fiée par  le  malheur  même  et  le  danger  de  la  situation.  Aux 
époques  de  crise  et  de  révolution  en  littérature  on  peut 
appliquer  les  paroles  de  M.  de  Bonald  sur  leS  révolutions 
politiques.  Le  difficile  alors  n'est  pas  de  faire  son  devoir, 
mais  de  le  connaître.  Quand  je  me  reporte,  par  le  souve- 
nir, aux  premières  luttes  du  romantisme  contre  la  tradi- 
tion classique,  je  me  dis  qu'on  pouvait  hésiter,  dans  ce 
temps-là,  sur  le  parti  à  prendre.  Les  deux  armées  avaient 

de  grands  a(MUd,et  de  gtoriçn^  derâ^  i  inscrire  sur 


DB  rÇSPRIT  LITTÉRAIRE  EN  1858.         23 

leurs  drapeaux  :  d'une  part,  de  nobles  exemples,  d'admi- 
rables modèles,  deux  siècles  de  prospérité  et  d'influence, 
le  génie  même  de  notre  langue  et  ces  intérêts  conserva- 
teurs qui,  dans  le  mona^  des  idées  comme  dans  le  monde 
des  faits,  militent  fo\h  .le  maintien  des  puissances  éta- 
blies ;  d'autre  part,  à  orizons  infinis,  Tesprit  de  con- 
quête, des  richesses  r  gères  à  ajouter  à  notre  opulent 
héritage,  et  ces  conditit.  ^  d'hygiène  intellectuelle,  qui,  à 
certains  moments,  engagent  les  littératures  à  changer 
d*air,  à  se  retremper  en  des  sources  nouvelles  comme  les 
corps  épuisés.  Mais  maintenant  il  ne  s'agit  plus  d'invoquer 
Aristote  ou  Schlegel,  Racine  ou  Shakspeare,  la  tradition 
ou  la  nouveauté,  l'autorité  ou  l'indépendance  :  la  question 
est  posée  en  des  termes  plus  brefs,  plus  nets,  et  qui  tou- 
chent de  bien  plus  près  à  la  dignité  des  lettres,  aux  plus 
sérieux  intérêts  des  intelligences,  que  dis^e?  à  la  gran- 
deur et  au  salut  des  âmes,  ces  sublimes  enjeux  que  le  bien 
et  le  mal  se  disputent  à  travers  les  siècles. 

La  matière  prévaudra-t-elle  dans  les  œuvres  de  l'es- 
prit, sous  prétexte  qu'elle  triomphe  dans  cette  nature 
extérieure  où  l'homme  en  fait  à  la  fbis  son  esclave  et  sa 
souveraine?  La  foule,  conviée  de  plus  en  plus,  au  nom  de 
l'égalité,  h  prendre  sa  part  des  jouissances  de  l'imagina- 
tion, au  milieu  des  suggestions  grossières  de  la  vie  réelle, 
y  trouvera-t-elle  une  lumière  purifiante  ou  une  ombre 
fétide,  des  pensées  et  des  images  qui  l'élèvent  ou  l'abais- 
sent, un  enseignement  salutaire  ou  funeste,  d'où  elle 
sortira  meilleure  ou  pire ,  plus  éprise  de  l'honnêteté  ou 
du  vice ,  plus  attirée  vers  ses  immortelles  espérances  ou 
plus  prompte  à  se  rouler  dans  la  fange  de  ses  convoitises? 
Cette  partie  de  l'éducation  publique  qui  se  fait  par  les 
livres  et  les  écrits  de  tous  genres,  par  les  spectacles,  par 
toutes  les  représentations  et  toutes  les  formes  de  l'art  ;  et 


24  CAUSERIES  LITTËRAIRES. 

qui  de  là  retombe  sur  le  foyer  domestique  et  la  vie  inté- 
rieure, sera-t-elle  saine  ou  corruptrice,  fortifiante  ou  dis- 
solvante? L'esprit  littéraire,  cet  enfant  gâté  hier,  aban- 
donné aujourd'hui ,  achèvera-t-il  de  salir  ses  lettres  de 
noblesse  sur  les  tréteaux  des  bateleurs  et  dans  les  ruis- 
seaux de  la  bohème,  ou  bien  retrouvera-t-il  sa  proportion 
et  sa  mesure,  et  rentrera-t-il,  à  son  rang  et  à  sa  place, 
dans  le  mouvement  général  de  la  société  nouvelle?  Telles 
sont  les  questions  qui  dominent  désormais  tous  les  points 
de  vue  de  la  littérature.  Sur  ce  terrain,  s'il  est  toujours 
difficile  d'accomplir  son  devoir,  il  est  du  moins  fort  aisé 
de  le  connaître.  Les  théories  du  goût  s'y  accordent  avec 
les  lois  de  la  conscience.  L'âme,  l'imagination,  Fintellî- 
gence,  de  quelque  nom  que  vous  appehez  ces  émanations 
divines ,  exilées ,  dépaysées  et  meurtries  dans  les  durs  et 
froids  rouages  du  monde  moderne,  sont  là,  attendant  les 
souffles  d'en  haut  ou  les  vapeurs  d'en  bas,  pour  s'exalter 
ou  s'abattre,  se  sauver  ou  se  perdre.  Ces  vapeurs  délétères 
et  ces  souffles  vivifiants,  transportez-les  dans  la  littéra- 
ture, vous  aurez  le  dernier  mot  du  débat  littéraire.  Dieu 
merci  !  le  chrétien  et  le  moraliste  y  peuvent  guider»  sup- 
pléer et  compléter  le  critique.  '* 


M.  6UIZ0T 


t 

V 


IMXSIBIIB   PABTOB   DB   L'niSTOIAB  DB  U  RBTOLmOll  D'ARCLEtEREB  ^ 

11  est  difficile  de  ressentir  et  de  motiver  une  préférence 
entre  les  diverses^arties  d'un  livre  écrit  de  la  même  main 
et  animé  du  même  souffle.  Pourtant,  s*il  est  vrai  que  le 
mérite  de  l'ouvrier  doive  se  mesurer  d'après  la  difficulté 
de  l'œuvre,  on  conviendra  que  H.  Guizot  était  plus  sou- 
tenu par  son  sujet,  qu'il  avait  eu  moins  de  peine  à  nous 
intéresser  et  à  nous  émouvoir  au  milieu  des  grandes  scènes 
de  la  Révolution  anglaise,  de  la  pathétique  tragédie  dé* 
nouée  à  Whitehall,  ou  devant  l'orageuse  figure  de  ce  Grom- 
vell,  préparé  aux  pinceaux  de  l'historien  par  le  crayon  de 
Bessuet,  qu'au  moment  oà.il  touche  à  l'agonie  de  la  Ré- 
publique d'Angleterre,  où  les  fvénements  se  rapetissent 
avec  les  acteurs,  et  où  il  n'a  plus  à  nous  peindre  que  des 

■  > 

■  BUt^4  du  protectorat  de  Jikhard  Cromwell  4$  eu  rilabhument 
dei  StmrU.  (1658-1660.) 


26  GâUSBRIBS  littéraires. 

révolutionnaires  usés,  découragés,  avilis,  un  fantôme  de 
Protecteur,  Charles  II  à  Tarrière-plan,  Monk  enfin,  Monk  se 
condamnant  volontairement  à  une  immobilité  taciturne  et 
réalisant  la  comédie  dans  l'histoire.  Remarquez,  en  effet, 
que  Thistoire,  qui  est  Thumanitë  en  marche,  la  société 
vue  par  le  côté  actif  et  public,  possède,  comme  elles,  tous 
les  éléments  dont  se  compose  le  grand  drame  humain  :  de 
même  qu'Alexandre  et  César,  Charlemagne  et  Napoléon, 
dépassent  les  proportiotns  de  la  tragédie  et  sont  essentiel- 
lement des  personnages  épiques,  de  même  que  Charles  I^, 
don  Carlos,  Louis  XYI,  sont  des  personnages  tragiques,  de 
même  que  Richard  Plantagenet,  François  I^,  Charles- 
Edouard,  sont  des  personnages  romanesques,  on  peut 
dire,  sans  manquer  de  respect  à  Honk,  que,  chez  lui, 
c'est  le  caractère  cqmique  qui  domine  :  non  pas  qu'il  pos- 
sède, à  Dieu  ne  plaise!  cette  nuance  de  la  comédie  qui 
consiste  à  être  dupe  de  soi-même,  à  ne  pas  se  douter  de 
ses  ridicules,  de  §es  vices  ou  de  ses  travers,  mais  parce 
qu'il  ne  s'efforce  jamais  d'agrandir  la  situation»  d'y  mettre 
le  sentiment,  le  mouvement  et  la  vie;  ,il  se  borne  à  tenir 
serrés  dans  ses  mains  les  fils  embrouillés  et  entre-croisés 
qui  lui  arrivent  de  tous  les  camps  et  de  tous  les  partis; 
il  tire  tous  ses  effets  de  l'observation,  de  l'attente,  de  la 
certitude  que  la  marche  des  événements  et  la  pente  des 
caractères  doivent,  à  un  moment  donné,  amener  telles 
conséquences.  Pour  quiconque  a  un  peu  étudié  l'histoire, 
pour  qui  sait  avec  quelle  promptitude,  avec  quelle  fougue 
de  suicide  abdiquent  et  se  tumt  les  révolutions,  lasses 
d'elles-mêmes,  dégoûtées  de  leurs  hommes,  honteuses  de 
leur  impuissance,  humiliées  de  leurs  crimes,  irritées  de 
leurs  malheurs,  il  est  clair  que  Monk  aurait  pu  beaucoup 
plus  tôt,  et  en  secondant  la  réaction  royaliste,  le  mouve- 
ment des  comtés^  rinsurrection  de  Georges  Bootb,  rèla- 


H.  GUIZOT.  27 

VBt  Charles  II  sur  son  trône  et  mériter  jplus  légitimement 
la  gloire  d'avoir  restauré  la  monarchie.  11  ne  le  voulut  pas; 
fl  aima  mieux  laisser  faire  qu'agir  :  soit  profondeur  de  vues 
politiques,  soit  égolsme  personnel,  soit  calcul  d'avenir 
pour  que  le  pays  s'engageât  plus  avant  et  se  liât  davan- 
tage avec  la  royauté,  soit  excès  d*hahileté  s'imposant 
Tinaction  pour  se  dispenser  du  hasard,  il  prit  une  sorte 
de  malin  plaisir,  un  plaisir  de  vieux  soldat  et  de  vieil  avare 
à  jouer  aux  autres  et  à  leur  faire  jouer  pour  lui  la  comédie 
de  son  moment,  à  rendre  la  République  complice  de  tout 
ce  qui  devait  arriver  pour  la  détruire,  et  à  si  bien  lou** 
voyer,  si  bien  nier,  si  bien  se  taire,  si  bien  mentir,  si  bien 
attendre,  que  chacun  finît  par  lui  demander  tout  haut  ce 
qa'il  méditait  tout  bas,  que  presbytériens,  républicains  et 
GTomwelliens  n'eussent  plus  d'autre  crainte  que  d'accou- 
rir trop  tard,  d'autre  désir  que  de  se  faire  pardonner  leurs 
antécédents,  et  que  la  révolution  eût,  en  définitive,  le  dou- 
ble dèbohre  de  s'être  avilie  avant  de  périr.  Voilà  comment, 
de  l'abaissement  même  des  caractères  et  de  la  langueur 
des  événements,  descendus  des  hauteurs  tragiques  aux 
petitesses  de  l'intrigue,  jaillit  un  élément  nouveau,  moins 
grandiose,  mais  pivs  piquant  et  plus  instructif  peut-être; 
car  tout  ce  qui  tient  aux  misères  de  Thomme  est  d'une 
application  plus  générale  et  plus  concluante  que  ce  qui 
touche  à  ses  grandeurs.  C'est  le  mérite  de  H.  Guizot,  ar- 
rivé à  ce  point  de  son  récit,  d'avoir  admirablement  com- 
pris le  parti  qu'il  pouvait  tirer  de  cette  nouvelle  source 
d'intérêt,  d'avoir  su  nous  donner,  en  Honk,  la  comédie 
dans  l'histoire,  et  cela  avec  tant  de  sagacité  et  de  sagesse, 
d'élévation  et  d'autorité,  que  l'histoire  n'en  parût  ni  moins 
féconde  ni  moins  grave.  Après  tout,  dans  la  patrie  de 
Molière,  il  ne  peut  y  avoir,  pour  la  comédie,  d'infériorité 
d'aucune  sorte,  et  il  faudrait  être  bien  superficiel  pour 


28  CAUSERIES  LITTËRAIRES. 

prétendre  que  Tartufe  ou  Alceste  soient  moins  sérieux  que 
le  Cid  ou  Hithridate. 

Avec  quel  art  caché  et  d'autant  plus  réel  H.  Guizot  a 
dessiné  ce  personnage  de  Monk;  comment,  sans  jamais  le 
peindre,  sans  recourir  à  ces  brillantes  vulgarités  du  por- 
trait historique  dont  tant  d'auteurs  modernes  ont  abusé, 
1  l'a  rendu  aussi  vrai,  aussi  vivant,  que  si  on  le  voyait  se 
mouvoir  ou  plutôt  rester  immobile  dans  son  armure  noircie 
par  les  guerres  civiles,  énigme  en  chair  et  en  os,  dont  le 
mot  se  taira  jusqu'à  ce  que  tout  le  monde  l'ait  dit,  c'est 
ce  que  nos  lecteurs  savent  déjà,  c'est  ce  qu'ils  voudront 
tous  retrouver  dans  ce  second  volume  qu'on  lit  tout  d'un 
trait,  sans  désemparer,  comme  on  lirait  un  roman  de 
Walter  Scott,  mais  d'un  Walter  Scott  homme  d'État,  aban- 
donnant la  fiction  pour  les  vérités  de  l'expérience  et  de  la 
conscience  humaine,  et  ôtant  à  l'histoire  son  bric-à-brac 
pittoresque  pour  ne  lui  laisser  que  son  grand  sens,  ses 
enseignements  et  sa  vie.  Pour  nous,  cette  silencieuse  et 
ironique  figure  de  Monk,  ressuscitée  et  rendue  à  la  réalité 
historique,  a  un  autre  genre  d'attrait  que  nous  n'essaye- 
rons pas  de  déguiser.  Elle  nous  console,  dans  notre  or- 
gueil national,  de  ne  pas  avoir  eu  de  Monk.  Oui,  s'il  fallait 
de  tels  moyens  pour  arriver  à  un  tel  but,  si  tant  de  dissi- 
mulation et  d'astuce,  de  duplicité  et  de  lenteur,  tant  d'af- 
firmations secrètement  démenties,  tant  de  paroles  données 
avec  l'intention  de  les  reprendre,  des  calculs  si  égoïstes 
et  si  froids,  un  cœur  si  sec  et  si  sourd  aux  nobles  appels 
du  dévouement  et  de  l'héroïsme,  un  tel  amour  du  lucre 
et  de  l'argent,  a  le  plus  bas  de  tous  les  vices  dans  les 
grandes  existences,  »  dit  M.  Guizot,  si  tout  cela  était  né- 
cessaire pour  mener  à  bien  l'œuvre  de  Monk,  nous  som- 
mes heureux  que  ce  mélange  de  Fabius,  de  Tartufe  et 
d'Harpagon,  n'ait  pas  pu  naitre  sur  notre  généreuse  et 


M.  GUIZOT.  39 

imprudente  terre  de  France,  que  la  froide  Angleterre  ait 
pa  seule  produire  cette  statue  de  sphinx  eniuarbre  gris»  ' 
b  retardant  d'une  main  Theure  du  succès  sur  le  cadran  de 
f  la  monarchie,  palpant  de  Tautre  les  sacs  d'écus  que  ce  « 
SQCcès  doit  lui  rapporter  :  sans  compter  que,  si  un  peu 
de  superstition  sentimentale  était  permis  en  d*aussi  graves 
matières,  on  pourrait  croire  que  Honk  a  porté  malheur  à 
cette  monarchie  restaurée,  et  que  là  où  Tesprit  chevale* 
resque  avait  si  peu  contribué  à  la  rappeler,  il  ne  suffisait 
pas  à  la  maintenir! 

Hais  ce  caractère  d'une  vérité  si  saisissante  et  d'une  si 
hante  valeur  historique,  cette  narration  si  vivante,  d'une 
trame  si^unie  et  si  solide,  cette  disposition  si  habile  des 
diverses  parties  et  des  divers  groupes,  ce  style  ferme  comme 
l'histoire,  souple  conune  la  pensée,  qui  prend  des  forces 
dans  sa  simplicité  même,  comme  ces  natures  saines  dont 
la  sobriété  double  la  vigueur,  sont-ce  là  les  seuls  mérites 
du  livre  de  H.  Guizot?  11  en  est  un  autre,  plus  sérieux  et 
plus  grand  peut-être ,  qui  complète  et  couronne  sa  voca- 
tion et  sa  gloire  d'historien  :  il  en  est  un  autre  qui 
se  révèle  avec 'plus  d*éclat  à  mesure  qu'il  avance  dans 
son  travail,  et  qui,  mieux  encore  que  tout  le  reste  « 
explique  comment,  avec  des  ressources  plus  médiocres, 
des  événements  moins  dramatiques,  des  caractères  ap- 
pauvris, des  passions  et  des  luîtes  avortant  dans  la  trans- 
action et  l'intrigue,  l'illustre  écrivain  a  pu  soutenir  et 
accroître  l'intérêt  qui  s'attache  à  son  œuvre.  Ce  mérite,  je 
tiens  d'autant  plus  à  le  constater,  que,  par  un  aveuglement 
dont  on  s'étonnerait  si  Ton  ne  savait  de  quoi  est  capable 
Tesprit  da  parti,  les  ennemis  de  H.  Guizot  lui  adressent 
précisément  le  reproche  contraire,  et  que  leur  obstination 
à  l'attaquer  par  le  cAté  le  plus  invulnérable  rend  plus  ma-  ^ 
nifieste  leur  impuissance  à  trouver  le  cAté  faible. 

9k 


so  Causeries  LiTTSitAiREs. 

Est-fl  possible  de  faire  rhistoire  Impartiale?  Oni,  et 
c'est  le  emû  moyen  de  lui  doimer  rautorité  et  la  durée, 
de  lui  épai:gnér  rabaissement  et  la  honte  de  n'être  qu'une  à 
enluminure  ou  un  pamphlet.  Est-il  possible»  est*il  permis, 
en  écrivant  Thistoire,  de  se  détacher  assez  complètement 
de  son  temps,  de  soi,  de  sa  pensée,  de  ses  expériences, 
des  lumières  qu'on  a  puisées  dans  le  contact  des  affaires 
et  des  hommes,  pour  que  rien  n'en  paraisse  dans  ce  qu'on 
écrit,  pour  que  les  événements  qu'on  nous  retrace  nius 
semblent  isolés  de  nous,  sans  liens  avec  nos  idées,  nos 
affections,  nos  souvenirs,  que  dis-je?  sans  ngnification 
possible,  et  comme  s'il  s'agissait  d'être  soumis  à  d'autres 
conditions  et  d'autres  destinées?  Non,  heureusement  non; 
car  l'histoire  alors  serait  muette  et  glacée  :  elle  ressem- 
blerait à  une  série  de  tombeaux  dont  la  vie  ne  devrait 
jamais  ressortir,  à  un  cimetière  d'athées  dont  les  inscriih 
tiens  en  langue  morte  resteraient  inintelligibles  pour  le 
passant.  L'histoire,  cette  nécropole  des  corps,  serait  aussi 
la  nécropole  des  ftmes;  les  pensées,  les  douleurs,  les  fautes, 
les  exemples  des  gën&rations  disparues,  u'y  germeruent 
plus  à  travers  les  pierres  tumulaires  comme  des  fleurs  et 
des  plantes  offertes  aux  générations  nouvelles;  et  la  belle 
parole  du  poète  latin  : 

Et  quasi  cursores  viUilampada  tradunt, 

cesserait  d'être  l'image,  l'immortelle  image  de  la  vie,  de 
l'humanité,  léguant  à  ceux  qui  naissent,  par  la  main  de 
ceux  qui  tombent,  la  lampe  qui  doit  éclairer  les  précipices 
et  signaler  les  écueils.  Il  y  a  là  une  grave  distinction  à 
laire;  elle  ne  va  à  rien  moins  qu'à  séparer  les  deux  ma- 
nières d'écrire  l'histoire,  et  il  ne  manque  pas,  des  deux 
pai'ts,  pour  la  préciser,  de  grands  exemples  eoniempo- 
raiiis.  L'école  &  syatéme»  à  ricochet,  racontant,  pourlfli 


H.  GtnZOT.  31 

besoins  dé  fffi  cAUse,  les  choses  du  passi,  les  eolore  ei  les 
défigure  à  sa  i^uise  afin  de  mieuxl  es  appliquer  à  Yactmlité 
qa*elle  Teut  diriger  dans  son  sens.  Hais,  par  une  loi  d*har« 
monie  entre  les  divers  mensonges  comme  entre  les  diffé- 
rentes Tèrilès,  les  écrivains  de  cette  école  s'abusent  dans 
lairs  i^ropres  artifices,  et  cette  histoire,  qu'ils  forcent  da 
mentir  poup  agir  plus  puissamment  sur  leur  temps,  n'est 
pas  même  vraie  pour  leur  temps,  parce  qu'elle  n'est 
Traie  pour  aucun,  parce  qu*on  ne  ment  pas  à  ïhumaniti 
de  tel  ou  tel  siècle  sans  mentir  à  Yhumanité  du  sien.  L'àl-« 
hiâioii,  cette  tricherie  intellectuelle,  odieuse  à  tous  es 
grands  esprits,  l'allusion,  enfermée  dans  un  étroit  espace, 
réduite  à  l'état  d'arme  de  guerre  et  souvent  de  stylet,  ne 
TÎTant  que  d'une  vie  factice  et  passagère,  tombe  dans  le 
ylAe  après  ses  effets  d'un  jour,  et  le  succès  cherché  dans 
ses  combinaisons  ou  ses  caprices  est  éphémère  comme 
eUe.  Lises  dans  dix  ans,  dans  un  an,  aujourd'hui,  les  livres 
d'histohre  de  HH.  Uichelet,  Louis  Blanc,  Quinet,  Vaula* 
belle,  et  tutti  quanti,  et  vous  serez  frappé  de  ce  caractère 
de  fausseté  en  partie  double  :  fausseté  relativement  à  l'è» 
poque  qu'ils  racontent,  fausseté  relativement  à  l'époque 
qu'ils  prétendent  endoctriner.  L'historien  véritable,  au  cou» 
traire,  s'attache  à  être  exact  sans  se  préoccuper  d'autre 
chose  que  de'  son  sujet  même;  il  l'étudié  sous  toutes  ses 
faces,  il  le  pénètre  dans  toutes  ses  profondeurs;  il  arrive 
à  le  posséder  comme  s'il  en  était  le  contemporain;  il  en 
aspire  par  tous  les  pores  le  sens  particulier  et  le  sens  gé« 
néral.  Pendant  cette  étude  longue  et  patiente  qui  souvent 
occupe  toute  une  existence,  les  événements  de  son  temps 
marchent  côte  à  côte  avec  son  œuvre,  et,  s'il  est  placé  dans 
une  haute  situation,  chacun  d'eux  le  roisse,  le  frappe  et 
l'instruit;  chacun  d'eux  laisse  sur  son  esprit  la  trace  dou* 
lottreose  et  féconde  de  son  passage.  Sans  qu'il  le  veuille, 


52  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

sans  qu'il  s'en  doate,  par  le  seul  effet  d'an  continnd 
échange  entre  sa  vie  intérieure  et  sa  vie  publique,  sa 
pensée  journalière  et  pratique  réagit  et  s'infiltre  dans  celle 
qu'il  a  fixée  sur  une  phase  lointaine,  et  les  deux  vérités, 
qui  n'en  font  qu'une,  — vérité  historique  et  vérité  contem- 
poraine, vérité  humaine  toujours,  —  se  rejoignent  pour 
lui  à  travers  les  âges,  lui  donnant  l'inteHigenoç  plus  par- 
faite de  ce  qui  a  été  par  l'expérience  plus  complète  de  ce 
qui  est.  Maintenant,  supposez  que  cet  homme  ait  été,  pen- 
dant longues  années,  premier  ministre  d'un  grand  État, 
qu'il  ait  appris  là  ce  maniement  des  grandes  affaires  dont 
les  documents  se  retrouvent  plus  tard  dans  les  chancelle- 
ries et  les  archives,  qu'écrivain  d^à  supérieur,  U  y  ait  ga- 
gné cette  fermeté  et  cette  solidité  de  vues  que  ne  donne 
pas  totyours  le  monologue  du  génie  dans  le  silence  du 
cabinet;  puis,  que  des  catastrophes  incroyables,  —  ces  re- 
tours soudains  dont  parle  Bossuet,  —  soient  venues,  non 
pas  le  désespérer,  l'irriter  ou  l'abattre,  mais  l'éprouver,  le 
fortifier  ou  le  mûrir;  supposez  enfin  que  Thistoire  qu'il 
écrit  otTre  une  foule  de  rapprochements,  de  similitudes 
et  de  contrastes  avec  ceHe  qu'il  a  vue,  qu'il  a  faite  ou  qu'il 
a  subie;  que  cet  historien,  en  un  mot,  soit  M.  Guizot,  et 
que  cette  histoire  soit  celle  des  Révolutions  d'Angleterre, 
direz-vous  qu'il  se  donne  le  triste  et  stérile  plaisir  des  allu- 
sions et  des  ricochets?  qu'il  songe  à  la  Chambre  des  dé- 
putés et  à  l'Hôtel  de  Ville  en  écrivant  Westminster  et 
Parlement?  qu'il  assouvit  sur  les  vaincus  de  1660  ses 
ressentiments  de  vaincu  de  1848?  qu'il  fait  expier  à  la 
République  d'Angleterre  les  rancunes  qu'il  a  vouées  à  la 
République  de  Février?  Oui,  vous  le  direz,  parce  que  vous 
êtes  habitués  au  sophisme  et  à  l'erreur,  parce  que,  forcés 
de  vous  incliner  devant  ce  succès  et  ce  talent,  vous  cher- 
chez dans  vos  propres  impressions  une  vraisemblance  â 


M.  6DIZ0T.  55 

I 

\  tos  critiques  ;  mais  le  public  et  la  postérité  diront  le  con- 
I  traire,  car  c*est  justement  par  les  qualités  opposées  que 
:  brille  le  livre  de  M.  Guizot.  Ses  souvenirs  personnels,  les 
spectadies  que  lui  a  donnés  son  époque,  il  les  a  élevés, 
par  sa  tendance  naturelle,  à  des  sphères  si  hautes  et  si 
sereines,  qu'ils  s'y  sont  rencontrés  et  confondus  avec  ces 
idées  générales,  ces  vérités  immortelles,  conscience  et 
moralité  de  Thistoire  :  le  sang  de  ses  blessures  a  pu 
couler;  mais  ce  sang  généreux  n'est  pas  de  ceux  qui 
enveniment  les  petits  esprits;  il  est  de  ceux  qui  fécondent 
les  grandes  âmes. 

Dans  cette  période  de  son  ouvrage  comme  dans  celle 
qni  a  précédé,  mais  avec  des  proportions  et  des  chances 
toutes  différentes,  que  rencontrons-nôus?  Quatre  forces 
ai  présence,  se  partageant,  en  sens  divers,  les  affections, 
les  haines,  les  croyances,  les  aspirations  ou  les  regrets  du 
pays  :  la  république  parlementaire,  forme  impossible,  des- 
tructive, condamnée  à  périr  dans  des  déchirements  misé- 
rables, mais  où  TÂngleterre  trouve  une  application  de  son 
génie  et  un  pressentiment  de  son  avenir,  et  qu'elle  re- 
prendra plus  tard  sous  une  étiquette  différente;  le  gou- 
vernement militaire,  Tarmée,  qui,  même  en  se  croyant 
républicaine,  ne  pouvait  manquer  d'obéir  à  sa  vocation,  à 
sa  destinée,  à  son  essence,  en  détruisant  t6t  ou  tard  la 
Bépublique;  le  gouvernement  personnel,  n'ayant  plus 
même,  chez  Richard  Cromwell,  Tenvie  de  se  débattre 
eontre  sa  stérilité  et  son  impuissance  ;  la  monarchie  tra- 
ditionnelle enfin,  se  tenant  à  l'écart,  mais  sûre  de  son  jour 
et  de  son  heure,  cessant  d!étre  un  parti  pour  devenir  un 
refuge,  et  secrètement  rappelée  par  la  lassitude  de  chacun 
avant  d'être  proclamée  par  la  nécessité  de  tous.  Nous  le 
demandons,  est-ce  la  faute  de  H.  Guizot,  si  Ton  ne  peut 
toucher  à  Y  Histoire  des  Révolutions  tï  Angleterre  sans  se 


34  CAUSERIES  LITTfiBAIRES. 

rencontrer  avec  une  de  ces  forces  diverses  ou  contraires, 
et  si  le  récit  de  leurs  luttes,  de  leurs  vicissitudes,  de  leurs 
douloureux  efforts  pour  se  combiner  ou  se  détruire,  amène 
d'inévitables  retours  sur  des  spectacles  moins  lointains, 
sur  des  crises  plus  récentes?  Les  situations  d'alors  ou  , 
celles  d'hier,  est-ce  lui  qui  les  a  créées?  Est-ce  lui  qui  les  \ 
compare?  Est-ce  lui  qui  violente  les  unes  ou  les  autres  | 
pour  les  forcer  de  différer  ou  de  se  ressembler'?  Y  a-t-il, 
dans  tout  son  livre,  une  trace,  une  seule,  de  mécontente- 
ment, de  dépit  ou  d'amertume?  Aperçoit-on  une  fois,  une 
seule  fois,  les  regrets  du  pouvoir,  l'aigreur  de  l'adversité, 
le  découragement  de  la  retraite,  le  pessimisme  du  désa- 
busé? M.  Guizot  écrit  ces  lignes  ineffaçables,  irréfutables  : 
«  La  république  intempestive  et  factice,  étrangère  à  l'his- 
toire et  aux  mœurs  nationales,  introduite  et  soutenue  par 
l'orgueil  d'esprit  et  Tégoîsme  de  faction,  est  un  gouverne* 
ment  détestable  en  soi,  car  il  est  plein  de  mensonge  et  de 
violence,  et  qui  a  de  plus  cette  conséquence  déplorable 
qu'il  décrie,  dans  l'esprit  des  peuples,  les  principes  du 
droit  poblique  et  les  garanties  de  la  liberté,  par  le  tyran- 
nique  usage  ou  Thypocrite  violation  qu  il  en  fait.  »  Hais 
qui  oserait  dire  que  ce  n'est  pas  là  la  vérité  historique,  gé- 
nérale, politique,  vraie  il  y  a  deux  siècles  comme  il  y  a 
huit  ans?  H.  Guizot,  tout  en  la  proclamant  avec  fermeté 
et  autorité,  est-il  injuste  envers  les  républicains  anglais, 
quand  ils  rachètent  leurs  fautes  par  un  tour  noble  ou  un 
beau  génie?  Il  écrit  encore  :  a  C'est  l'un  des  pires  effets 
des  longues  révolutions,  qu'après  avoir  follejonent  exalté 
l'ambition  des  hommes,  elles  l'abaissent  honteusement, 
éteignent  d^ns  les  cœurs  toute  grande  espérance,  et  les 
réduisent  à  se  contenter  de  la  satisfaction  des  plus  vul- 
gaires désirs.  »  Encore  une  fois,  est*ce  de  Tépigramme  et 
de  l'allusion?  N'est*ce  pas  de  la  morale  et  de  l'histoire?  On 


H.  GUIZOT.  35 

recueillerait  ainsi,  à  travers  ces  pages  entraînantes  comme 
un  récit  éî  .substantielles  comme  une  leçon,  une  foule  de 
ces  pensées  grandes  et  fortes  qui  se  gravent  dans  Tesprit, 
donnent  un  langage  aux  événements,  et  sont,  dans  le  do* 
maine  de  la  vie  puUique,  ce  que  seraient,  pour  la  conduite 
de  la  vie  privée,  |k  maximes  d*un  grand  moraliste.  — 
f  L*égoîsme  se  rencontre  aussi  dans  la  faiblesse  indolente 
|f  et  douce.  »  —  «  (Test  la  perversité  des  partis  que,  ne 
pouvant  plus  rien  pour  eux-mêmes,  ils  se  consument  en- 
core en  efforts  passionnés  pour  nuire  à  leurs  ennemis.  » 
^  c  Les  grands  événements  ne  suppriment  pas  Tégoîsme 
humain  ;  mais  ils  puisent,  dans  les  sentiments  et  les  inté- 
rêts publics,  assez  de  force  pour  se  passer  de  ses  sacrifi- 
ces. »  —  f  La  vue  des  peuples  est  courte  ;  mais  leur  im- 
prévoyance ne  change  ni  le  fond  de  leurs  cœurs  ni  le  cours 
de  leurs  destinées.  »  —  a  Quand  de  grandes  questions  ont 
fortement  agité  Tâme  et  la  société  humaine,  il  n'est  pas  au 
pouvoir  des  hommes  de  rentrer  à  leur  gré  dans  le  repos, 
et  Torage  gronde  encore  au  fond  des  cœurs,  quand  le  ciel 
est  redevenu  serein  sur  les  têtes.  »  —  Nous  citons  au  ha- 
sard ces  quelques  lignes,  qu'il  nous  serait  facile  de  multi- 
plier, pour  faire  bien  comprendre  la  bonne  foi  de  ceux  qui 
accusent  H.  Guizot  de  partialité  morose  et  chagrine,  et 
pour  montrer  de  quelle  façon  sa  pensée  entre  dans  celle 
de  Thistoire.  Un  la  Rochefoucauld  adouci  et  rasséréné,  un 
la  Bruyère  appliquant  sa  sagacité  et  sa  sagesse  aux  grandes 
luttes,  aux  grands  spectacles  politiques  et  historiques, 
avec  bien  moins  de  pessimisme  que  n^en  inspirait  à  Ton 
la  Fronde  et  à  l'autre  la  cour  ;  voilà  ce  qu'on  pourrait  ex- 
traire du  livre  de  M.  Guizot,  non  pas  pour  la  satisfaction 
des  boudeurs  de  tous  les  régimes,  mais  pour  renseigne- 
ment des  hommes  d'État  et  des  penseurs  de  tous  les  temps. 
Voilà  ce  qui  sauterait  aux  yeux  de  ses  adversaires»  si»  ju« 


36  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

géant  des  autres  d*après  eux-mêmes,  ils  a^ètaient  pas 
accoutumés  à  voir  partout  Tégoïsme  des  passions  person- 
nelles, la  petitesse  des  intérêts  de  parti  et  le  fiel  des  ambi- 
tions trompées. 

Les  dernières  pages  de  M.  Guizot  sont  à  la  fois  conso- 
lantes et  tristes  :  tristes,  parce  que,  tout  en  rampant 
Charles  II  au  milieu  des  acclamations  populaires,  elles 
laissent  pressentir,  dans  cette  réconciliation  apparente,  le' 
germe  de  malentendus  prochains  et  de  futures  dissiden- 
ces ;  consolantes,  en  ce  qu*elles  montrent  qu'à  certains 
moments,  après  certaines  phases  d'agitation  et  d'incerti- 
tude parcourues  et  épuisées,  ce  n'est  plus  la  force,  l'éner- 
gie, la  victoire,  la  supériorité  numérique  d'un  parti,  qui 
rétablit  le  principe  monarchique,  mais  le  sentiment  pu- 
blic, le  courant  électrique,  le  bon  sens,  la  nécessité,  la 
raison  d'être  d'un  pays  et  d'un  peuple,  s'exprimant  tout  à 
coup  avec  une  puissance  que  personne  n'explique  et  que 
tout  le  monde  accepte.  «  Le  29  mai  1660,  dit  H.  Guiiot, 
le  parti  royaliste,  qui  n'avait  point  vaincu,  ni  même  com- 
battu, n'en  était  pas  moins  national  et  tout-puissant  :  c'é- 
tait l'Angleterre,  p  Jetons,  en  finissant,  un  regard  sur  cette 
double  perspective,  où  se  résume  toute  la  restauration  an- 
glaise, et  qui  lie  naturellement  cette  partie  du  livre  de 
M.  Guizot  à  celle  où  il  va  entrer  et  qu'il  nous  promet. 
Nous  avons  peu  parlé  aujourd'hui  du  détail  même  de  son 
Histoire^  et  de  ses  qualités  plus  spécialement  littéraires, 
simplicité  du  plan,  distribution  magistrale,  clarté  incom- 
parable, intérêt  du  récit,  beauté  du  style  ;  qualités  qui, 
chez  lui,  semblent  presque  secondaires,  tant  on  a  de  profit 
et  de  charme  à  le  suivre  dans  les  hauteurs  de  sa  pensée. 
Ce  sous'entenduy  cette  crainte  de  redite  et  de  pléonasfflô 
dans  l'éloge,  sera  notre  meilleur  hommage.  Qu'est-il  be- 
soin, d'ailleurs,  de  détailler  et  d'insteter?  La  France  pos- 


M.  GUIZOT.  37 

sède  un  grand  historien,  nn  historien  complet,  et  avant 
peu  cet  historien  aura  achevé  une  œuvre  impérissable.  Si 
nous  connaissions  une  plus  belle  louange,  elle  ne  nous  pa« 
raitrait  pas  encore  au-dessus  de  H.  Guizot  et  de  son  livre; 
mais  nous  n'en  connaissons  pas. 


II 


na  BOBBRT  PEEL<* 

La  rivalité  de  la  France  et  de  l'Angleterre  a  déjà  défrayé 
Ken  des  volumes,  et  l'histoire  n*en  est  pas  finie  :  on  a  tout 
dit,  on  redira  bien  des  choses  sur  l'antagonisme  des  deux 
peuples,  la  diversité  des  physionomies  nationales,  l'impos- 
sibilité de  fonder  et  de  maintenir  chez  nous  ce  qui  a 
prospéré  chez  nos  voisins,  l'extrême  différence  des  quali- 
tés et  des  défauts,  amenant,  à  la  suite  de  tentatives  analo- 
gues, des  résultats  contraires.  Tout  cela  est  vrai,  et  ce 
n'est  pas  sous  notre  plume  que  ces  vérités  historiques  et 
politiques  seront  jamais  contestées.  Et  pourtant  un  specta- 
cle nous  a  été. donné,  dont  le  souvenir  garde  pour  nous 
l'autorité  d'une  leçon  et  la  tristesse  d'un  regret.  11  y  a  eu 
rni  moment,  une  phase  de  quelques  années,  pendant  la- 
quelle le  génie  de  la  France  et  celui  de  l'Angleterre  sem- 
blaient s'être  rapprochés  sous  les  auspices  de  deux  illustres 
hommes  d'État,  non  pas  dans  une  de  ces  alliances  exté- 
rieures qui  ne  prouvent  rien,  sinon  un  intérêt  passager, 
mais  par  l'intelligence  et  l'accord  des  grandes  et  vraies 
conditions  du  progrès  et  de  la  liberté  humaine.  On  peut 
dire  que,  sous  les  ministères  de  sir  Robert  Peel  et  de 
I.  Guizot,  les  deux  nations  rivales  ont  lu  ensemble  au 

^  Étude  d^lUsUnre  conUpu^onànê* 

Z 


58  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

livre,  si  souvent  déchiré,  si  souvent  fermé,  de  la  politi(iae 
Kbérale  et  sincèrement  constitutionnelle.  Et  comme  elles 
sont  toutes  deux  à  la  tète  de  la  civilisation  européenne, 
comme  elles  ne  peuvent  ni  s'accorder,  m  se  quereller,  ni 
dévier,  ni  avancer,  sans  que  le  contre-coup  se  fasse  sentir, 
en  bien  ou  en  mal,  à  toute  l'Europe,  on  peut  aisément 
comprendre  à  quel  point  cette  harmonie  intelligente  et 
profonde  eût  été  profitable  à  cette  société  nouvelle,  si  trou- 
blée, si  turbulente,  si  mal  assise,  à  cette  démocratie  des- 
tinée, semble-t-il,  à  ne  marcher  que  par  soubresauts  et 
par  secousses,  et  condamnée,  nous  l'avons  vu,  à  perdre 
toutes  ses  batailles  à  force  de  les  gagner.  La  Providence 
ne  Ta  pas  voulu  :  elle  réservait  au  monde  d'autres  ensei- 
gnements, d'autres  expiations  peut-être.  De  ces  deux 
hommes  d'État,  qui  avaient  dirigé,  dans  le  même  sens, 
sur  la  même  voie,  les  affaires  de  leur  pays,  l'un  a  vu  tom- 
ber, en  quelques  heures,  dans  une  bourrasque  changée  en 
tempête,  le  gouvernement  qu'il  servait  ;  c'est  en  proscrit 
qu'il  a  visité  de  nouveau  cette  Angleterre  à  laquelle,  tour 
à  tour  publiciste  et  historien,  ambassadeur  et  ministre,  il 
avait  tant  de  fois  touché  par  toutes  les  afOnités  de  son 
génie  ;  l'autre,  deux  ans  plus  tard,  a  péri  victime  d'un 
accident  lamentable,  mais  conforme  encore  aux  habitudes 
anglaises,  une  chute  de  cheval  ;  il  est  mort,  après  avoir 
joui  de  son  ouvrage  et  recueilli  la  récompense  de  ses  ef- 
forts, honoré  et  regretté  de  tous  les  partis,  pouvant  se 
rendre  à  lui-même  la  justice  qu'il  avait  été,  suivant  la 
belle  expression  de  M.  Guizot,  le  sage  et  glorieux  conseil- 
ler d'un  peuple  libre.  Six  années  s'écoulent;  le  temps 
efTace  ou  éloigne  les  passions  et  les  injustices  ;  les  bles- 
sures se  cicatrisent;  les  leçons  se  complètent;  ce  qui,  la 
veille,  était  de  la  polémique  devient  de  rhistoire.  C'est 
alors  que,  pour  achever  l'elTct  de  ce  grand  spectacle,  in- 


lÉf.  eiîrrtot.  z9 

térfofapti  p'ar  fa  f êVolnlïoti  et  ii  mort,  le  gàWvani  vàîhcu 
se  fait  rhistorien  et  le  biographe  dà  Victorieux  Aèfant.  II 
commente,  il  etpUqfué,  il  ranime  sa  politique,  et  chacan 
de  ses  éloquents  commentaires  jette  à  la  fois  sa  lumière 
des  deux  côtés  du  détroit.  Sans  le  vouloir,  Jaf  ^ite  de 
rintime  alRance  des  idées  et  dés  souvenirë,  Vf,  Gui^ot,  en 
racontant  sir  Robert  Peel,  se  raconte  luî-méme,  et  cela 
sans  parti  pris,  sans  préoccupation  chagrine  ou  hautaine, 
sans  aucune  des  facile^  revanches  de  Torguerl  blessé  ou  de 
la  raîson  méconnue,  avec  la  séréhRô  habitueBe  à  celte 
grande  intelligence,  qui  s'attriste  quelquefois,  mais  quî 
ne  s'aigrit  jamais.  Ce  que  nous  avons  écrit  de  cefte  ÈiS" 
ioire  deê  Révolutioris  d'Angleterre,  dédommageant  le  pays 
où  les  révolutions  avortent  par  le  tableau  même  de  celui 
où  elles  réussissent,  on  peut  le  répéter,  et  plus  justement 
encore,  au  sujet  de  cette  Étude  sur  sir  Robert  PeeL  C'est 
pour  la  France  une  iiûfdemmté  précieuse,  que  Fhomfmé 
qu'elle  a  condamné  à  ne  pTas  être  qu'un  grand  écrivairi 
lui  donne  un  pareil  lîvre,  à  propos  de  l'homme  à  qui  FAn- 
gleterre  af  permis  d'être  un  utile  ministre. 

Quel  a  été  lé  rôle  de  sîr  Robert  Peel  dans  la  poBtique  de 
son  pays  et  de  son  temps?  Par  qael  heureux  mélange  de 
persistance  et  de  concessions  a-l-il  mené  à  bien  de  délicates 
entreprises,  aVnorti  des  crises  dangereuses,  et  empêché 
les  réformes  de  tourner  en  révolutions?  Comment  les  dé- 
limitations rigoureuses  et  séculaires  des  grands  partis  en 
Angleterre  nous  paraissent-elles  s'être  assouplies  et  légè- 
rement fondues  en  sa  personne,  de  façon  à  mieux  conju* 
rer  les  périls  et  les  embarras  du  moment,  mais  aussi  à 
affaiblir  peut-être,  pour  une  époque  plus  ou  moins  éloi- 
gnée, les  ressorts  et  le  jeu  de  la  politique  anglaise?  Com- 
ment le  bon  sens  et  le  patriotisme  de  son  peuple  a-t-il 
doimë  à  sir  Robert  Peel,  dans  cette  série  de  capitulations 


-*»  -'- 


40  CAUSERIES  LITTfiRAIBES. 

habiles  avec  son  parti  et  avec  lui-même,  un  appui  qu'il 
n'eût,  hélas  !  pas  trouvé  chez  les  compatriotes  de  M.  Gui- 
zot?  Gomment  la  démocratie  véritable,  celle  que  mé- 
connaissent et  compromettent  nos  prétendus  dèmO' 
crates,  a-^Jb  gagné  à  se  soumettre  en  Angleterre  tout 
ce  qu'elle  a  perdu  à  se  révolter  en  France?  Par  quelles 
qualités  personnelles  sir  Robert  Peel  est-il  parvenu  à 
sacrifier  aux  nécessités  de  la  politique  sans  manquer  à  sa 
morale,  et  à  concilier  ces  deux  choses  souvent  contradic- 
toires dans  le  gouvernement  des  hommes  :  la  pratique  et 
la  conscience?  Voilà  pour  rintérieiu*.  Dans  quelles  cir- 
constances et  par  quels  effets  d'estime  et  de  sympathie 
réciproques  le  cabinet  de  Saint-James  et  celui  des  Tuile- 
ries ont-ils  pu,  à  cette  même  époque,  regarder  mutuelle, 
ment  dans  leur  jeu,  et  traverser  ensemble  des  situations 
difficiles  sans  que  la  paix  en  tùi  troublée?  Comment,  chez 
les  hommes  d'État  et  dans  leurs  relations  internationales, 
un  sentiment  supérieur  aux  rivalités  de  peuple  à  peuple, 
le  sentiment  des  intérêts  réels  de  leurs  pays  et  de  ses  pro- 
grés à  venir  s'appuyant  sur  la  concorde  et  la  prospérité 
communes,  peut-il  faire  de  la  franchise  la  meilleure  des 
habiletés,  et  remplacer  avec  avantage  la  finesse  prover- 
biale en  affaires  diplomatiques  ?  Voilà  pour  la  politique 
extérieure  de  sir  Robert  Peel  et  les  rapports  de  son  minis- 
tère avec  le  nôtre.  Nous  n'avons  qu'à  suivre  cette  division 
naturelle,  pour  recueillir,  sur  les  traces  de  M.  Guizot,  les 
leçons  renfermées  dans  ce  bçau  livre,  et  léguées  par  cette 
noble  vie. 


I 

Un  mot  d'abord  sur  ces  deux  partis  dont  l'histoire  est 
liée  à  celle  de  TAngleterre  moderne,  et  qui  se  sont  si 


M.  GOIZOT.  41  î 

soirrent  disputé  son  gouvernement.  Il  semble,  au  pre- 
mier aperçu,  que  les  torys  soient  tout  simplement  les  con- 
senrateurSy  que  les  whigs  soient  les  progressistes  ;  que 
les  uns  représentent  notre  centre  droit,  les  autres  notre 
centre  gauche  ;  et  comnie,  en  France,  un  instinct  d'égalité 
se  mêle  constamment,  au  risque  de  l'altérer,  à  une  notion 
de  liberté,  on  croit  achever  de  préciser  ces  deux  dénomi- 
nations politiques  en  disant  que  les  torys  sont  les  aristo- 
crates, et  les  whigs  les  démocrates  de  leur  pays.  Rien  de 
plus  inexact,  ou  du  moins  de  plus  incomplet.  D  ne  suffit 
pas  de  connaître  l'allure  extérieure  et  comme  l'étiquette 
de  ces  deux  grands  partis  :  il  faut  en  comprendre  le  sens, 
l'utilité  historique.  Les  whigs  étant  les  gai'dièns  les  plus 
accentués  des  principes  de  la  révolution  anglaise  de  1688, 
leur  prépondérance  a  dû  résulter  surtout  des  périls  que 
ces  principes  ont  paru  courir  en  certains  moments  du 
dernier  siècle.  Grâce  aux  lois  de  l'équilibre  constitution- 
nel si  parfaitement  comprises  par  nos  voisins,  les  whigs 
grandissaient,  ils  occupaient  le  premier  plan  de  la  scène, 
chaque  fois  que  la  contre-révolution  semblait  prendre 
trop  de  consistance,  soit  en  Europe,  soit  en  Angleterre, 
et  que  les  tâtonnements  ou  les  misères  du  nouveau  ré- 
gime ramenaient  les  esprits  vers  le  passé.  Hais,  cette  ré- 
volution de  1688  ayant  été  aristocratique  plus  encore  que 
populaire,  la  vieille  Angleterre  n'ayant  pas  voulu  que  cette 
date  marquât  pour  elle  une  rupture  avec  l'ensemble  de  set 
lois,  de  ses  traditions  et  de  ses  mœurs,  il  s'en  est  suivi  qua 
les  whigs^  ces  libéraux  anglais,  ont  été  bien  souvent  des 
aristocrates,  ou,  du  moins,  que  bien  des  éléments  aristo- 
cratiques, qui  eussent  révolté  notre  sens  révolutionnaire, 
se  sont  maintenus  dans  ce  parti.  D'un  autre  côté,  les  torys 
ont  vu  s'accroître  leur  importance,  ils  se  sont  plus  étroi- 
tement unis  aux  destinées  mêmes  da  la  royauté  et  du 


«s  GÂDSERIJBS  LITTËAÂIRES. 

rayaume,  lorsque  la  que^on  de  gfiuyernem^y  de  Reli- 
gion ou  de  dynastie  s'est  changée  en  une  ipestion  de  dé^ 
fense  et  dç  sëcurilë  nationales,  lorsqu'il  s'est  agi  de  lutter^ 
d'abord  contre  la  révolution  américaine,  ensuite  coyatre  la 
révolution  frau^çaise  faisant  le  tour  de  l'Europe  avec  les 
soldats  de  FEi^pereur  et  aboutissant  au  blocus  conlinjen- 
tal.  Nais  Jies  torys  n'ei^  étaieqX  pas  moi^s  dévoués  à  la 
constilution,  aux  libertés  de  leur  p^ys;  ils  les  servaient 
d'a,MtsiQt  mieux,  que,  par  leur  influence  conservatrice,  ils 
l^es  e^npéchajent  de  briser  la  chaîne  des  temps  ;  et,  l'aristo- 
cratie anglaise  étant  ainsi  faite  qij^e  ses  rangs  s'ouvrent 
.d'eux-mêmes  à  ceux  qu'y  incorporent  leurs  talents,  leur 
fortune  et  leurs  services,  il  est  arrivé  que  bien  des  hom- 
mes nouveaux  ont  combattu  sous  le  drapeau  tort/,  pendant 
que  bien  des  grands  seigneurs,  qui,  en  Franco,  eussent 
été  prédestinés  aiji  rôle  d'émigrés^  d'uttro^  ou  de  rétro- 
grades^  ont  figuré  à  la  tête  des  whigs.  On  le  voit,  ce  serait 
s'exposer  à  d'étranges  méprises,  à  des  confusions  singu- 
lières, que  de  vouloir  classer  ces  dejux  grands  partis  et  les 
principaux  personnages  de  ces  partis  d'après  nos  idées 
françaises  :  nous  appliquerions  ^  tel  bourgeois  de  la  Cité, 
enrichi  et  ennobli  par  ses  œuvres,  JLes  épilhètes  accolées 
au  nom  de  nos  ducs  et  de  nos  marquas,  jet  tel  pair  d* An- 
gleterre, riche  de  cent  millions,  e^  re^pontant  aux  Arthur 
ou  aux  Edouard,  recevrait  les  qualifications  politiques  qi^i 
reconunandent  à  la  postérité  nos  {sambcrt  et  nos  Hau- 

Toutefois  l'on  doit  aussi  comprendre  que  la  g/i^avitê,  la 
signification  précise  de  ces  distinction  entf  e  les  whigs  et 
les  0rys  s'est  affaiblie  à  qie^ure  qi^e  ^'.éloignaient  le^  jcir- 
ponstances  caractéristiques  on  ^'.étaient  nei^m^  de^- 
siné^  leurs  attr^)utions  et  leurs  rôj^s.  Une  fys^,  -r- 
pardoi^ez-nooi  f^  mot  qui  n'est  pas  ^ançais,  mai^  qui  ^e 


M.  GÏÏIZOT.  45 

Retiendra  ira  jour  *— a  dû  s'opèrer  peu  à  pea  entre  les  di- 
vers éléments  de  ces  deux  forces  motrices  ou  résistantes, 
et  un  moment  est  venu  où  whigs  et  torySy  sans  Favouer 
encore,  ont  pu  envisager  au  môme  point  de  vue  certaines 
questions  vitales,  où  la  nécessité  de  certaines  réformes,  le 
danger  de  certaines  crises,  ont  frappé  également  tous  les 
■  kons  esprits  de  l'Angleterre.  Pour  que  celte  transforma- 
ition  lente  et  progressive,  pour  que  cette  infiltration  des 
'idées  d'un  parti  dans  un  autre,  produisit  de  bons  effets  et 
[«'accomplit  sans  trop  de  récrimination  et  d'orage;  pour 
l'^e  f  Angleterre,  en  définitive,  recueillit  le  bénéfice  de  ces 
^empiétements  de  la  nécessité  dans  la  politique,  il  faBaR  tin 
i!lioflUDe  qui  résumât  en  sa  personne  ces  accommodements 
!i«t  ces  contrastes,  dont  la  position,  l'origine,  les  qualités, 
!jles  antécédents,  offrissent  l'expression  même  de  cette  si* 
lituation  nouvelle,  qui  fût,  à  un  moment  donné,  le  ministre 
I  du  progrés  sous  l'uniforme  du  c(»iservateur,  le  réforma- 
I  teur  avec  les  allures  du  stationnaire  ;  il  fallait  un  homme 
I  ^i  pût  transiger  avec  l'opinion  de  ses  adversaires  sans 
\  paraître  trahir  la  sienne,  et  qui  recouvrît  tout  cela  d  une 
telle  honnêteté  de  caractère,  que  ses  concessions  n  eus- 
sent Jamais  l'air  d'une  volte-face  de  roué  politique,  mais 
du  sacrifice  réfléchi,  raisonné,  patriotique,  d'une  résis- 
tance dangereuse  à  des  choses  inévitables,  se  décidant 
à  donner  avec  calme  et  avec  mesure  pour  qu'on  ne  lui 
prenne  pas  avec  déchirement  et  avec  excès.  Telle  a  été 
la  place  de  sir  Robert  Peel  dans  la  politique  de  son 
temps.  Là  fut  le  secret  de  sa  force,  de  ses  succès,  dii  tnen 
qu'il  a  pu  faire  à  son  pays,  du  pacifique  triomphe  qui  ac- 
compagna sa  retraite.  Suivez,  dans  les  éloquentes  pages 
de  son  historien,  les  diverses  phases  de  sa  carrière,  et 
voua  vous  direz,  avec  H.  Guizot  lui*mème,  que  sir  Robert 
Peel  a  été  utile,  qa'il  a  pesé  d'un  grand  poids  dans  lafor« 


U  CAUSERIES  LITTERAIRES. 

tune  de  l'Angleterre,  et  laissé  de  son  passage  une  trace 
féconde,  parce  qu'il  a  servi  l'avenir  sous  la  bannière  du 
passé,  parce  qu'il  a  été  un  tory  qui  a  souvent  pensé  et 
qnelquefois  agi  en  whig,  parce  qu*il  a  été  assez  honnête 
pour  avoir  le  droit  de  n*être  pas  toujours  de  son  propre 
parti,  parce  qu'enfin  il  a  eu  affaire  à  un  peuple  assez 
raisonnable  pour  profiter  *de  ses  capitulations  sans  y 
imprimer  la  violence  d'une  défaite  ou  la  honte  d'une 
apostasie. 

Robert  Peel  naquit  tory,  nous  dit  H.  Guizot  ;  il  était 
impossible  de  mieux  nous  faire  comprendre  d*un  mot  ce 
qu'avait  été  pour  sir  Robert  Peel  cette  opinion  politique, 
léguée,  imposée  presque  à  sa  jeune  intelligence  comme  un 
héritage  de  famille,  mais  pouvant,  par  cela  même,  n'être 
acceptée  que  sous  bénéfice  d'inventaire.  Un  peu  plus  loin, 
nous  voyons  que  le  père  de  sir  Robert,  fondant  déjà  sur 
Tavenir  de  son  fils  de  grandes  espérances,  se  hâta  de  l'en- 
rôler dans  le  parti  tory,  à  Tâge  où  nous  ne  sonmies  en- 
core que  bacheliers  ou  rhétoriciens.  Ce  vieux  partisan  de 
H.  Pitt,  ce  filateur  archimillionnaire  qui  avait  vu  de  prés 
tout  ce  que  les  mouvements  révolutionnaires  peuvent  coû- 
ter  à  la  fortune  publique  et  privée,  se  rejetait  avec  passion 
vers  l'opinion  conservatrice,  et  il  lui  ofirait  d'avance  son 
fils  avec  une  sorte  de  pressentiment  inquiet  que,  s'il  n'é- 
tait pas  Ué  dés  le  début  par  un  engagement  antérieur  à  sa 
virilité  politique,  ce  fds  lui  échapperait.  Et,  en  effet,  dès 
1819,  à  trente  ans,  sir  Robert,  sur  une  question  de  fi- 
nance, se  sépara  de  ses  amis  et  de  son  père,  préludant 
ainsi  à  ce  qui  devait  être  —  je  laisse  parler  H.  Guizot  — 
l'épreuve  éclatante  de  sa  vie,  et  en  former  le  principal  et 
original  caractère.  Dès  ce  jour,  on  put  prédire  que  ce  tory 
de  naissance  ne  se  croirait  pas  invariablement  rivé  au  pro- 
granune  et  aux  mots  d'ordre  d'un  parti  recruté  et  disd- 


M.  GUIZOT.  45 

pliné  pour  d'autres  luttes,  contre  d'autres   périls,  en 
d'autres  temps.  Des  traditions   domestiques  respectées 
sans  aveuglement  et  imitées  sans  servilisme,  une  fortune 
essentiellement  bourgeoise,  mais  colossale,  intéressée  à 
ne  rien  compromettre  par  excès  de  précipitation  ou  de 
résistance,  une  origine  démocratique  entrant  dans  Taristo- 
cralie  par  droit  de  légitime  conquête,  mais  sans  partager 
I  ses  points  d'honneur  et  ses  préjugés,  une  intelligence 
I  Tive  et  froide  tout  ensemble,  calculant  admirablement  ce 
qui  doit  se  faire  et  ce  qui  peut  s'éviter,  un  sentiment  sin- 
cère et  sagace  du  progrès  régulier  se  développant  libre* 
,  ment  sous  des  institutions  fortes  et  rompant  tôt  ou  tard 
,  des  classifications  surannées,  trop  de  solidité  de  jugement 
I  pour  penser  toujours  de  même  sur  toutes  choses,  trop  de 
dévouement  à  son  pays,  pour  ne  pas  immoler  à  ses  inté- 
rêts véritables  le  scrupule  ou  l'orgueil  de  l'entêtement, 
I  voilà  —  si  mon  admiration  pour  le  portrait  ne  m'abuse 
I  pas  sur  le  modèle  —  quel  a  été,  de  ce  point  de  départ  à 
ce  terme  glorieux,  ce  grand  rôle  d'homme  d'État,  com- 
mencé par  un  acte  d'indépendance  politique  vis-à-vis  de 
l'autorité  paternelle,  et  fini,  au  milieu  des  acclamations 
populaires,  en  face  d'adversaires  embarrassés  et  amoin- 
dris par  leur  triomphe. 

Avons-nous  besoin  de  rappeler  les  grandes  mesures 
auxquelles  reste  attaché  le  nom  de  sir  Robert  Peel?  L'é- 
mancipation des  catholiques,  Vincome-taz  ou  impôt  sur 
le  revenu,  l'abaissement  des  douanes,  les  affaires  d'Ir- 
lande, et  surtout  les  lois  sur  les  céréales  et  les  denrées 
I  alimentaires?  Pour  donner  une  idée  juste  et  brève  de  ces 
campagnes  parlementaires,  il  faudrait  un  économiste  et 
un  politique,  et  je  ne  suis  qu'un  causeur.  Tout  le  monde 
d'ailleurs  voudra  lire,  dans  le  livre  de  H.  Guizot,  ces  ana- 
lyses lumineuses,  ces  entraînants  récits  où  des  discussions 

9. 


tf  Causeries  littéraires. 

4'idëe9,  des  yicissitudeç  de^mii^istère^  deviennent  au$si 
dramatises  ^  ai^ssi  émouvantes  que  des  événements. 
Tout  ^e  pionde  appréciera  Taulorité  de  oe  juge»  qui 
p*a  gardé  de  ^es  propres  épreuves  que  de  la  compê- 
t^ence  et  point  de  raçcune,  de  ce  ministre  tombé  racon- 
tait un  minisire  heureux,  et,  dans  celte  étude,  réunissant 
si  bien  des  qualités  coptraires,  qu'il  semble,  à  force  d'im- 
partialité et  de  calme,  rejeter  son  persoi^i^age  dans  le 
lointain  de  Thistoire^  à  force  d'assimilation  et  de  vie,  le 
ramener  à  soi  comme  un  contemporain  et  im  émule.  C*est 
là,  jsn  efTet,  le  double  caractère  qui  nous  frappe  dans 
l'ouvrage  de  H.  Guizot,  et,  en  général,  dans  tout  ce  qu'il  a 
l&crit  depuis  qp^  la  pplitiape  l'a  rendu  aux  lettres.  On 
sient  qu'aucun  de  nos  malheurs  et  de  nos  n|écomptes  n'a 
p^ssé  loin  de  son  cœur  ;  qu'une  comparaison  involontaire, 
inévitable,  s'élçve  sans  cesse  dans  son  esprit  entre  ce 
qu'il  retrace  et  ce  qu'il  a  subi  ;  qu'il  a  mis  la  main  à  tous 
)es  rouages,  à  toutes  les  affaires  du  gouvernement,  et 
qu'il  Tpn  a  retirée  saignante  et  meurtrie  :  et,  en  même 
temps,  on  devine  que  de  cette  série  d'adversités  et  d'in- 
justices s'est  formée  pour  lui  une  connaissance  supé- 
rieure des  hommes  et  des  choses,  yne  vue  plus  perçante 
et  plus  profonde  des  vérités  générales  renfermées  dans  les 
incidents  de  la  vie  publique,  une  science  politique  et  {lis- 
torique  plus  consommée,  plus  complète,  douloureusement 
achetée,  mais  devenue  plus  sûre  et  meilleure  par  le  sou- 
venir môme  de  ce  qu'elle  a  cqûté.  Si  cette  remarque  a  pu 
être  faite  à  propos  des  révolutions  d'Angleterre,  de  1^  di- 
plomatie de  Cromwell  et  de  Mazarin,  deç  agitations  du 
Long-Parlement,  des  convulsions  de  la  république  anglaise, 
de  la  chute  de  Richard  Cromwell,  de  tous  ces  événements 
dont  deux  siècles  nous  séparent,  dont  l'esprit,  l'émotioq. 
la  vie,  la  figure,  se  sont  en  partie  refroidies  et  perduei; 


M.  GIinOT.  47 

ivanl  d'arrhrer  jusqu'à  nous;  combien  n'esl-dle  pas  pbifi 
Traie,  plus  saisissaute,  en  ce  sujet  (oui  acluel,  où  Tbisto- 
rien  et  le  héros,  le  modèle  et  le  peintre,  ont  vécu,  pensé, 
agi,  craint,  espéré  ensemble,  travaillant  de  concert  à  faire 
prévaloir  la  même  idée,  à  accomplir  chez  deux  nations 
rivales  une  même  œuvre  de  civilisation  et  de  liberté?  C'est 
là  que  les  deux  destinées  se  séparent,  et  nous  n'avons  pas 
à  continuer  le  parallèle.  Uais  il  y  a  eu  dans  la  politique  de 
sir  Robert  Peel  quelque  chose  de  si  honorable  pour  Thur 
manité  et  pour  la  France,  que  nous  aurons  profit  et  plaisir 
à  Tétudier  à  ce  point  de  vue,  même  en  constatant  la  su- 
périorité de  l'Angleterre  en  fait  de  science  patriotique  et 
déducation  libérale. 


II 

On  assure  que  nous  sommes  le  peuple  le  plus  spirituel 
de  l'univers;  je  le  crois,  quand  je  relis  Gil  Blas,  les  Let- 
tres persanes  et  Zadf^;  j'en  doute,  quand  je  songe  à  l'as- 
sourdissant tapage  que  nous  fîmes  au  sujet  de  l'affaire  de 
Taiti,  de  Pritchard  et  de  la  reine  Pomaré.  Il  ne  s'agit  pas» 
bien  entendu,  de  revenir  sur  celte  querelle  oubliée,  qui, 
revue  à  distance,  nous  fait  aujourd'hui  TefTet  de  ces  cliSr 
grins,  de  ces  péchés  de  jeunesse,  dont  on  dit  plus  tard, 
quand  on  y  pense,  au  milieu  des  regrets  et  des  ennuis  du 
déclin:  «  Ahl  c'était  le  bon  temps!  i  II  ne  s'agit  pas 
même,  pour  nous,  de  discuter,  de  blâmer  ou  d'approuver 
les  motifs  d'opposition  qui  dirigeaient  les  divers  adver- 
saires du  gouvernement  d'alors.  Les  oppositions  ressem- 
blent souvent  à  ces  avares  qui  font  argent  de  tout;  et, 
dans  cet  argent,  il  y  a,  avec  quelques  pièces  de  bon  aloi, 
bien  des  assignats  et  de  la  fausse  monnaie.  La  paix  et  la 
prospérité  de  deux  grands  peuples  compromises  pour 


48  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

une  tempête  d'agents  bibliques  et  de  femmes  plus  ou  moins 
sauvages  dans  un  verre  d'eau  de  l'océan  Pacifique;  d'immen- 
ses intérêts  politiques^  industriels,  financiers,  internatio- 
naux, suspendus  à  lalongue  redingote  de  M.  Pritchard  ouà 
la  robe  courte  de  madame  Pomaré;  les  plus  éloquents  ora- 
teurs des  deux  plus  illustres  parlements  du  monde,  for- 
cés, pour  se  mettre  au  diapason  de  la  presse  et  de  l'opi- 
nion du  moment,  de  crier  comme  des  aigles  pour  des  que- 
relles d'oiseaux-mouches;  quelle  disproportion!  quelle 
disparate  I  C'était  vouloir  trouver  une  tragédie  dans  un 
sujet  de  vaudeville.  Ce  sont  là  de  ces  épisodes  inhérents 
aux  conditions  mêmes  des  gouvernements  libres,  et  il  faut 
rendre  cet  hommage  à  H.  Guizot,  que,  les  ayant  aimées 
et  en  ayant  souffert  plus  que  personne,  il  n'a  pas  écrit 
une  ligne  pour  les  accuser.  11  n'y  a  rien  de  plus  difficile, 
sous  ces  gouvernements,  que  de  mener  à  bien  les  ques- 
tions où  l'honneur  national  se  croit  en  jeu,  parce  qu  elles 
ont  surtout  besoip  de  ménagement  et  de  mystère,  et  que 
la  presse  et  la  tribune  sont  là  pour  tout  aigrir  et  tout  dé- 
voiler. Il  est  si  commode  alors  de  cacher  ses  ambitions  ou 
ses  ressentiments  politiques  sous  une  préoccupation  che- 
valeresque de  la  dignité  de  son  pays!  Il  est  si  glorieux  de 
déployer  à  peu  de  frais  des  trésors  de  bravoure  et  de  sus- 
ceptibilité patriotique,  de  persuader  à  ses  lecteurs  ou  à 
son  auditoire  que,  le  cas  échéant,  si  l'on  était  soi-même 
à  la  tête  du  ministère,  les  choses  marcheraient  tout  autre- 
ment; qu'on  saurait  s'arranger  pour  que  tous  les  commis 
voyageurs  de  France  fussent  plus  fiers  d'êlre  Français  î  A 
l'époque  dont  nous  parlons,  le  National  portait  la  mous- 
tache en  croc,  Tépée  au  côté  et  le  poing  sur  la  hanche  ;  il 
affirmait  sérieusement  que,  vu  les  humiliations  accep- 
tées par  nos  ministres  dans  les  affaires  de  Taiti,  aucun  de 
nos  concitoyens,  voyageant  à  Tétranger,  n'osait  plus  dé- 


M.  6UIZ0T.  49 

chrar  le  Heu  de  sa  naissance;  et  fl  y  avait  des  honnêtes 
gens  pour  le  lire  et  pour  le  croire  !  Depuis,  notis  avons  vu 
sa  politique  à  Toeuvre  ;  et  ses  plus  intrépides  coryphées, 
les  Jules  Bastide,  les  Armand  Harrast,  voire  les  Lamar- 
tine,  n'ont  pas  été,  que  nous  sachions,  beaucoup  plus 
belliqueux  que  les  hommes  de  la  paix  à  totU  prix.  Quoi 
qu'il  en  soit,  dans  ces  circonstances  critiques,  l'opposition 
joue  le  personnage  de  ces  avocats  qui  s*efrorcent  de  ren- 
dre toute  réconciliation  impossible  entre  deux  plaideurs, 
oa  bien  encore  de  ces  témoins  officieux  qui,  se  mêlant 
d'une  affaire  d'honneur,  n'ont  ni  repos  ni  trêve  jusqu'à  ce 
qu'ils  aient  conduit  les  adversaires  sur  le  terrain,  sauf  à 
86  montrer,  pour  leur  compte,  beaucoup  plus  accommo- 
dants s'ils  passent  du  second  rôle  au  premier.  C'est  alors 
que  tout  dépend  du  degré  d'estime  et  de  confiance  que 
s'inspirent  les  uns  aux  autres  les  ministres  des  deux  gou- 
vernements. Harcelés  et  pressés  par  cette  force  d'impul- 
sion et  de  surexcitation  intérieure  d'autant  plus  puissante 
qu'elle  parait,  au  premier  abord,  représenter  l'opinion 
publique,  tout  serait  perdu  s'ils  avaient,  en  outre,  à  sus- 
pecter mutuellement  leurs  intentions,  à  s'attribuer  des 
arriére-pensées,  à  croire  constamment  à  un  dessous  de 
cartes  diplomatiques  caché  sous  les  protocoles  et  les  com- 
munications officielles  :  tout  peut  se  réparer  ou  se  mainte- 
nir encore,  si,  forts  de  leurs  sympathies  réciproques, 
incapables  de  chercher  à  se  tromper  ou  de  s'abuser  eux- 
mêmes  sur  les  vrais  intérêts  de  leur  pays,  trop  sages  pour 
confondre  la  gloriole  avec  l'honneur,  trop  sûrs  de  leur 
droit  pour  être  susceptibles,  ils  font  de  la  loyauté  et  de  la 
cordialité  de  leurs  rapports  une  sorte  de  contre-poids  aux 
factices  colères  des  oppositions  ;  chacun  d'eux  trouvant 
ainsi,  dans  la  modération  de  son  adversaire,  un  recours 
contre  la  violence  de  ses  concitoyens.  C'est  ce  qui  arriva 


50  CAUSERIES  LITTlSAIRES. 

dans  toutM  ces  délicates  affairas  que  traitèpent  enseiable 
le  gouYernement  français  d'une  part,  de  l'autre  sir  Ro- 
bert Peel  et  son  digne  collègue,  lord  Aberdeen.  On  peut 
le  dire,  aujourd'hui  que  des  abîmes  nous  séparent  de  cette 
époque,  ce  fut  la  France  qui  eut,  en  définitive,  l'avantage. 
Le  droit  de  visite  fut  supprimé,  Taïti  resta  à  nos  marins, 
et  tout  se  borna,  pour  le  sieur  Pritchard,  à  une  indemnité 
dérisoire,^  qui  n'a  pas  même  été  payée.  Hais,  nous  l'a- 
vouons, ce  n'est  là,  à  nos  yeux,  qu'un  détail  secondaire; 
ce  qu'il  importe  de  constater,  ce  que  H.  Guizot  a  retracé 
avec  cette  grande  manière  qui  n'est  qu'à  lui,  c'est  cette 
situation  particulière  de  deux  peuples  animés  l'un  contre 
l'autre  par  une  longue  rivalité  et  des  griefs  séculaires,  io- 
vités  à  des  collisions  nouvelles  par  leurs  journalistes  et 
leurs  orateurs,  et  sauvés  de  leur  propre  exaspération  par 
l'habileté,  que  dis-je?  par  la  franchise  de  leurs  hommes 
d'État;  c'est  cette  loyale  attitude  de  deux  cabinets  rivaux, 
comprenant  que  le  moindre  subterfuge,  la  moindre  réti- 
cence donnerait  raison  contre  eux  aux  partis  violents,  dé- 
daignant à  la  fois  les  entraînements  d  une  popularité  fac- 
tice et  les  finesses  de  la  petite  diplomatie,  se  décidant  à 
tout  se  dire,  à  s'avertir  mutuellement  des  difTicultés  et  des 
périls,  à  se  souffler  presque  d'avance  leurs  demandes  et 
leurs  réponses,  à  prévenir,  en  un  mot.  ces  casxis  belli  pro- 
clamés chaque  matin,  au  son  des  trompettes  guerrières, 
par  des  gens  furieux  d'y  perdre  leur  latin.  Le  spectacle 
était  rare  et  mérite  qu'on  l'honore  en  dehors  de  tout 
parti,  de  toute  personnalité  politique.  Il  y  a  eu,  en  France 
et  en  Angleterre,  de  grands  ministres  qui  ont  traité,  avec 
une  habileté  ou  une  énergie  incomparable,  les  questions 
extérieures  d'intérêt,  d'honneur,  de  puissance  nationale; 
mais  les  ministres  des  monarchies  absolues,  Richelieu  et 
Mazarin  par  exemple»  n'avaient  en  face  d'eux,  officielle- 


ML  6UIZ0T.  M 

m^nt  dp  iQoinS}  qu'une  sorte  d'adversaires.  Ds  pouvaient 
prendre  tout  leur  temps,  cacher  tout  leur  jeu,  ne  se  dé- 
couvrir qu*au  bon  moment,  ne  laisser  voir  qp'après  le  rèr 
sultat  obtenu  le  plan  général  de  leur  politique.  Les  minis- 
tres des  situations  trancbéeç,  H,  Pitt  entre  autres,  n*ont 
en  qu'à  obéir  à  ces  grands  souffles  de  nationalité  qui  lin- 
éament dans  un  homme  d'État  la  volonté  d*un  pays.  Ici^ 
au  contraire,  ce  sont  les  conditions  du  régime  représenta- 
^f  qu'il  s'agissait  tout  ensemble  d^  combattre  e^  de  rem- 
plir; ce  sont  les  forces  artificielles  et  destructives  des  pays 
constitutionnels  qu'il  s'agissait  de  détourner  ou  d*amorlir 
au  profit  de  leurs  forces  vitales  et  fécondes  ;  c'est  une  po- 
sition mixte,  toute  de  bruit  et  d'agitation  en  apparence, 
toute  de  paix  en  réalité,  qu'il  fallait  dégager  et  raffermir, 
en  dépit  et  dans  l'intérêt  de  ceux  même  qui  voulaient 
troubler  la  paix  et  grossir  le  bruit.  Ainsi  le  gouvernement 
parlementaire  et  libre  se  trouvait  préservé  des  dangers 
qu'il  porte  en  lui  dans  ces  circonstances  critiques,  et  ces 
dangers  devenaient  pour  les  hommes  investis  de  la  con- 
fiance du  souverain  une  sauvegarde  contre  les  tentations 
d'un  faux  amour-propre,  d'une  mauvaise  humeur  passa- 
gère ou  d'une  habileté  de  second  ordre.  Voilà  ce  que 
H.  Guizot  a  éloquemment  rappelé  dans  cette  partie  de 
son  Étude  historique,  et  ce  que  nous  pouvons  saluer  aussi 
chez  l'émule  et  le  biographe  français  de  sir  Robert  Peel. 
Tout  fut  commun  entre  eux  dans  cette  phase,  excepté  le 
succès  final  et  la  justice  populaire  ;  et  l'histoire  n'a  plus  à 
les  séparer  dans  ce  spectacle  consolant  pour  la  civilisa- 
tion, la  liberté  et  l'humanité. 

La  politique  de  sir  Robert  Peel,  à  Ilntérieur,  nous  ap- 
paraîtra avec  les  mêmes  caractères;  et  ici  les  souvenirs  et 
les  éloges  de  son  historien  sont  encore  plus  à  l'aise,  la 
France  et  lui-même  n'ayant  plus,  dans  les  mesures  de  l'il- 


1 


53  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

lustre  ministre  anglais,  d'autre  enjeu  direct  que  celui  que 
nous  avons  tous  dans  la  moralité  des  actions  humaines. 
Le  nombre  n'est  pas  grand  des  hommes,  —  même  les  plus 
haut  placés  dans  Tadmiration  publique,  —  qui,  revêtus  de 
pouvoirs  considérables  et  ayant  à  répondre  de  la  destinée 
des  peuples,  se  préoccupent  de  leur  responsabilité  morale 
et  ne  se  proposent  pas  pour  but  unique  de  faire  réussir 
leurs  plans,  d'obtenir  ces  succès  d'ensemble  oCi  s'enivre  et 
s'assoupit  si  aisément  la  conscience.  Sir  Robert  Peel  a  eu 
cette  vertu,  il  a  mérité  cette  gloire.  Il  a  sincèrement  et  sé- 
rieusement voulu  le  bien,  le  bien  de  son  pays  surtout, 
mais  aussi  le  bien  en  général,  celui  de  la  grande  famille 
humaine,  dont  chaque  peuple  et  chaque  individu  doivent 
profiter  dans  une  mesure  progressive  d'égalité  et  de  bien- 
être.  11  s*est  fermement  attaché  au  triomphe  de  ce  qui  lui 
a  paru  juste,  honnête,  utile,  raisonnable  ;  et,  afin  d'y  par- 
venir, il  a  su  négliger  le  côté  théorique  et  absolu  des  doc- 
trines politiques,  l'impérieux  et  systématique  programme 
des  partis,  pour  ne  voir  que  le  vrai,  le  possible  et  le  né- 
cessaire, et  s'y  résoudre  chaque  fois  que  cette  vaine  gloire 
qui  consiste  à  être  toujours  de  son  avis  et  de  son  parti  lui 
a  semblé  contraire  à  la  prospérité  et  au  repos  de  son 
pays.  Mais,  pour  avoir  le  droit  de  se  permettre  ces  sem- 
blants d'inconséquence,  la  condition  la  plus  essentielle  est 
que  ces  sacrifices  partiels  à  l'urgence  ou  à  l'utilité  pu- 
blique ne  puissent  jamais  être  suspects  de  rouerie,  de 
culte  du  succès  quand  même;  que  l'autorité,  l'intégrité,  la 
noblesse  d'un  caractère  et  d  une  vie,  soient  si  incontesta- 
bles, que  personne  ne  prenne  le  change  et  ne  soit  tenté  de 
regarder  cette  transaction  consciencieuse  avec  la  nécessité 
comme  l'évolution  d'un  ambitieux  voulant  atteindre  au 
pouvoir  ou  le  conserver.  Pardonnez  cette  comparaison  à 
ma  frivoUté  de  causeur  I  II  en  esti  dans  ces  positions  diffi- 


M.  GUIZOT.  53 

des,  des  hommes  d'État  justement  respectés  comme  de 
ces  très-homiêtes  femmes  à  qui  il  est  permis  de  faire  ou 
de  dire,  sans  scandaliser  persoime,  bien  des  choses  que 
des  femmes  moins  inattaquables  ne  pourraient  risquer 
sans  inconvénient.  Lorsque  sir  Robert  Peel  eut  l'honneur 
d'attacher  son  nom  à  Fabolilion  de  la  loi  sur  les  grains, 
longtemps  repoussée  par  son  parti,  et  de  changer  en  ime 
Tictoire  utile  une  défaite  inévitable,  il  recueillit  le  béné- 
fice de  ses  vertus,  et  ce  fut  encore  un  bon  exemple.  Ajou- 
tons, ce  qui  est  peut-être  d'une  morale  moins  élevée, 
mais  non  moins  vraie,  que  ces  grandes  situations  des 
hommes  d*État  anglais,  ces  immenses  fortunes  héréditai- 
res ou  légitimement  gagnées,  coussins  moelleux  sur  les- 
quels s'amortit  la  chute  d'un  ministre,  ne  sont  pas  indif- 
férentes dans'  le  jugement  que  l'on  porte  sur  le  vrai  et 
sérieux  motif  de  ses  variations  apparentes.  Nos  hommes 
politiques,  éclos  souvent  dans  les  bureaux  d'un  journal, 
poussés  aux  affaires  par  une  révolution,  n'offrent  malheu- 
reusement pas  cette  solidité  et  cette  carrure  qui  défient 
les  interprétations  malignes.  Lorsqu'ils  changent  d'opinion 
pour  arriver  au  pouvoir  ou  pour  y  rester,  on  ne  peut  pas, 
à  vertu  égale ,  leur  supposer  un  désintéressement  aussi 
absolu  de  leiu*  propre  fortune,  un  dévouement  aussi  com- 
plet à  la  nécessité  publique  et  à  l'intérêt  du  pays.  C'est 
le  châtiment  d'une  démocratie  envieuse  et  tracassiére 
comme  la  nôtre,  que  ceux-là  mêmes  qui  personnifient  son 
avènement  avec  le  plus  d'éclat  soient  poursuivis  jusque 
dans  leur  grandeur  par  le  vice  de  leur  origine,  et  affaiblis 
par  ce  qui  devrait  faire  leur  force.  Hais  aussi,  lorsqu'ils 
surmontent  cet  obstacle,  lorsqu'on  les  voit  sortir  pauvres 
du  pouvoir  et  donner  la  médiocrité  de  leur  fortune  privée 
pour  commentaire  à  l'intégrité  de  leur  vie  publique,  ce 
contraste  parle  plus  puissamment  à  l'imagination  et  au 


54  CAUSERIES  LITTERAIRES. 

€<3eur.  M.  Guizot  me  pardonnera  si  je  dérobe  k  sir  Rci>eit 

Ped  cette  partie  de  mon  hommage. 

Parmi  les  grandes  mesures  provoquées  on  acceptées  par 
sirBobert  Peel,  il  en  est  dont  je  ne  puis  rien  dire  :  ce  sont 
celles  qui  ont  eu  pour  objet  Tlrlande  et  Témancipationdes 
catholiques.  H  me  serait  impossible  d'en  parler  avec  ce 
cahne  et  ce  sang-froid  qu'exige  un  sujet  aussi  grave.  B 
n'y  a  plus  là,  selon  moi,  ni  whigs,  ni  torys^  ni  raison 
d'État  :  il  y  a  le  cri  de  la  conscience  humaine  et  du  bon 
eens  universel;  il  y  aie  monstmeui  contre-sens  d'une  lé- 
gislation adoptée  pour  un  état  de  choses  depuis  longtemps 
disparu,  et  lui  survivant  dans  un  siècle  où  toute  atteinte  i 
la  liberté  religieuse  ressemble  plus  à  une  folie  qu'à  on 
crime.  Quant  aux  mesures  d'intérêt  social,  c'est  là  que  sir 
Robert  Peel  a  le  mieux  dessiné  sa  politique;  c'est  là  aussi 
que  le  succès  fmal,  en  Im  donnant  raison,  a  fait  éclater 
les  différences  entre  le  caractère  anglms  et  le  nôtre.  Il  ne 
faut  pas  croire  que  ses  capitulations  et  ses  sacrifices 
n*aient  pas  soulevé  des  orages  parlementaires.  Dans  ces 
luttes  de  la  Chambre  des  Commîmes,  que  M.  Guizot  noas 
retrace  avec  tant  de  lumière  et  de  vie,  oe  ministère  dont 
lord  Wellington  était  le  plumet,  dont  Robert  Peel  était  le 
corps  et  l'âme,  provoquait  des  récriminations,  des  atta- 
ques, des  invectives  à  faire  pâlir  les  plus  orageuses  séances 
de  nos  assenoblées.  A  chacune  de  ces  concessions  habiles 
et  honnêtes  de  sir  Robert,  les  mots  d'apostasie,  de  palino- 
die, de  scandale,  étaient  libéralement  prodigués.  Noos 
avons  même  remarqué,  dans  la  bouche  de  M.  Disraâi  et 
de  sir  George  Bentinck, .  des  traits  d'une  violence  que 
MM.  Sauzel  ou  Dupin  n'eussent  pas  permise,  quelque 
chose  de  pareil  à  cet  acier  de  Birmingham,  plus  dur  et 
plus  aigu  que  le  nôtre.  Si  l'on  s'en  tient  aux  surfaces,  on 
trouve  Ui  ces  indices  de  colère  et  de  fougue,  qui^  libr^ 


H.  «uizeT«  ^ 

WffÊl  iradinte  par  les  oiuUitudas,  penKveot  loeiMbcer  te 
gouvernement  et  Tordre  établi.  Et  pourtant  ces  acbame- 
ments  et  x;es  colères  n'ont  pas  e^  les  effets  destructeur 
que  nous  connaissons  trop  bien.  Au-dessous  de  ces  ébut 
Jiiions  de  presse  et  de  tribune  ne  ;9*agiie  pas  encore  cette 
terrible  vase  révolutionnaire  qui,  soulevée  i  certains  xna- 
menfs,  passe  par-dessus  les  ministères  poi^r  emporter  les 
trônes;  ou,  .du  moins,  si  elle  s*agite,  une  force  supé- 
rieure, un  sentiment  profond  de  nationalité  et  d'ordre,  la 
retient  et  la  dompte.  Heureux  le  ministre  qui  tnonve  efi 
)ui  et  autour  de  lui  de  tels  auxiliaires!  Ça  été  là  la  fortune 
4.e  sir  Robert  Peel.  Admirablement  préparé  par  sa  nais- 
sance a.u  gouvernement  de  TAngleterre  moderne,  son  édu- 
icalion  forte^  l'élévation  de  son  talent,  l'autorité  de  sa  pa- 
role, la  dignité  de  ses  nuieiu*s,  Font  rendu  capable  de  sou- 
tenir des  luttes  où  d'autres  se  seraient  brisés,  d'accepter 
des  changements  où  d'autres  se  seraient  amoindris.  Le 
bon  sens  de  ses  concitoyens,  ce  fond  d'obéissance  à  la  jloi 
et  de  discipline  constitutionnelle  (pii  se  mêle,  chez  les  An- 
glais, aux  plus  excentriques  turbulences,  amortit  pour  lui 
et  poyr  sa  politique  l'efiet  de  ces  violences  des  Disraeli  et 
des  Bentinck,  qui^  dans  un  autre  pays  de  notre  comiais* 
sance,  auraient  pu  avoir  de  funestes  contreHM)ups.  On 
comprend  que,  grâce  à  ce  concours  de  circonstances  fa- 
vorables et  de  qualités  personnelles,  «  ce  grand  honnête 
homme  »  ait  pu  accomplir  de  grandes  et  bonnes  choses. 
C'est  une  vérité  triste  peut-être,  mais  irréfutable,  qu'aux 
époques  compliquées  comme  la  nélre  le  succès  n'appar- 
tient qu'à  certains  accommodements,  faits  à  la  fois  de  si- 
militudes et  de  contrastes,  où  viennent  s'assouplir  et  t^e 
fondre  des  éléments  longtemps  hostiles  et  affaiblis  par 
leur  hostilité.  Ce  qu'un  pur  tory  n'aurait  pas  fait,  ce 
qu  MU  Yfïùg  déclaré  p'aurait  pu  faire,  sir  llobert  Peç|  l'a 


56  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

fait,  parce  que  des  sentiments,  des  idées,  des  traditions, 
des  progrès,  des  résistances,  des  réformes  parties  d'ex- 
trémités contraires,  se  sont  rencontrées  en  sa  per- 
sonne. 

Sir  Robert  Peel  a  réussi,  et  avec  tant  d'honnêteté,  que 
la  morale  politique  —  pardon  de  cet  accouplement  bi- 
zarre —  n'a  pas  eu  à  gémir  de  sa  victoire.  Et  pourtant, 
dans  ce  premier  mélange  d'opinions  séparées  jusque-Ii 
par  des  lignes  inflexibles  et  accoutumées  à  ne  demander 
qu'à  elles-mêmes  leurs  forces  vives  et  homogènes,  n*y 
a-t-il  pas  un  antécédent  fâcheux,  un  symptôme  d'affaiblis- 
sement de  ces  grands  partis  qui  ont  donné  à  l'Angleterre 
et  au  monde  les  Ghatham,  les  Pitt,  les  Fox,  les  Burke,  les 
Canning?  Les  transactions,  même  sages,  même  nécessai- 
res, chez  les  hommes  d'un  esprit  supérieur  et  d'un  carac- 
tère irréprochable,  n'ont-elles  pas  ce  péril  lointain  d'alté- 
rer le  sens,  l'autorité  des  principes  vaincus  par  les  faits, 
et  d'abaisser  le  niveau  de  la  conscience  publique?  Là  est 
recueil.  M.  Guizot  ne  le  dissimule  pas.  Il  croit,  du  moins, 
que  la  démocratie,  longtemps  contenue,  sortira  victo- 
rieuse de  ces  complaisances  forcées  du  passé  envers  le 
présent,  de  la  tradition  envers  le  progrès.  Il  y  a  quelque 
chose  d'émouvant  à  l'entendre  parler,  avec  cette  modéra- 
tion presque  sympathique,  de  cette  démocratie  à  laquelle 
il  eût  pu  faire  tant  de  bien  et  qui  lui  a  fait  tant  de  mal  ;  de 
cette  démocratie  dont  les  adeptes,  au  lieu  de  saluer  en  lui 
un  fondateur  et  un  maître,  n'ont  su  que  le  poursuivre  de 
leurs  insultes,  et  aujourd'hui  enjoHvent  leurs  propres 
apostasies  de  sarcasmes  contre  ses  ouvrages,  o  J'ai  con- 
fiance, nous  dit  M.  Guizot  dans  son  beau  langage;  pour- 
tant voici  mon  inquiétude.  La  démocratie  a  deux  graves 
défauts  :  elle  aspire  passionnément  à  dominer  seule,  et 
elle  est  habituellement  dominée  par  ses  intérêts  et  ses 


M.  GUIZOT.  57 

passions  du  moment.  A  en  juger  par  Thistoire  du  monde, 
c'esty  de  toutes  les  puissances  sociales,  la  plus  exigeante 
et  la  plus  imprévoyante,  celle  qui  admet  le  moins  des  li- 
mites et  un  partage,  et  aussi  celle  qui  obéit  le  plus  à  ses 
fantaisies  présentes,  sans  souci  du  passé  ni  de  TaTenir. 
Mises  à  l'épreuve,  la  monarchie  et  Taristocratie  ont  su 
l'une  et  l'autre,  en  Angleterre  surtout,  se  limiter  et  faire  à 
d'autres  droits,  à  d'autres  forces,  leur  place  et  leur  part. 
Ayant  d'ailleurs  leurs  racines  dans  le  passé  et  comptant 
sur  l'avenir,  c'est  leur  native  de  prendre  en  grande  con- 
sidération le  temps  et  sa  puissance,  et  d'être  à  la  fois  am- 
bitieuses et  patientes.  La  démocratie  moderne  saura-t-elle 
réunir  des  qualités  si  diverses?  Reconnaitra-telle  des  pou- 
voirs autres  que  le  sien  et  des  nécessités  contraires  à  ses 
désirs?  Acquerra-t-elle,  en  gouvernant,  plus  de  mémoire 
et  plus  de  prévoyance?  Apprendra-t-elle  à  porter  aux  tra- 
ditions du  passé  plus  de  respect,  à  donner  aux  impres- 
sions du  présent  moins  d'empire,  à  tenir  plus  de  compte 
des  besoins  et  des  chances  de  l'avenir?  Grandes  et  péril- 
leuses questions  qui  restent  encore  en  suspens,  et  qui 
doivent  fortement  préoccuper  les  bons  esprits  et  les  hon- 
nêtes gens.  Le  temps  les  résoudra.  J'espère  qu'il  les  ré- 
soudra à  l'honneur  des  gouvernements  libres  et  de  Thu- 
manitë.  » 

C'est  par  ces  lignes,  à  demi  prophétiques,  que  H.  Gui- 
zût  termine  sa  belle  étude  sur  sir  Robert  Peel.  Nous  l'a- 
vouons, plus  rancuneux  et  moins  confiants  que  lui,  nous 
doutons  fort  que  la  démocratie  sache  jamais  acquérir 
les  qualités  qiû  lui  manquent,  éviter  les  fautes  où  elle  re- 
tombe sans  cesse  et  qui  la  perdent.  Si  elle  ne  compromet- 
tait qu'elle  seule,  notre  deuil  serait  léger.  Par  malheur, 
ses  aJtematives  de  fougue  et  d'abattement,  ses  emporte- 
ments insensé  suivis  d'abdications  honteuses,   gâtent 


5»  GAUSERIBâ  LITTËftAIRES. 

pour  longtemps»  pour  toujours  peut*^tre,  ^édnc(Aioll'p^ 
litique  des  générations  nouvelles ,  leur  enseignent  à  se* 
jouer  de  tout,  des  traditions  et  des  enthousiasmes,  des 
principes  et  des  croyances,  et  à  substituer  à  la  grande  et 
sérieuse  école  d'autorité  et  de  liberté,  tantôt  l'adoration 
du  fait  accompli,  tantôt  le  culte  de  la  matière  et  de  l'or, 
tantôt  les  facéties  hasardées  d* humoristes  taquins.  Nous 
n'hidiquerions  pas  ce  dernier  trait,  s'il  ne  nous  suggérait 
un  rapprochement  auquel  une  circonstance  récente  donne 
au  moins  le  mérite  de  Tà-propos.  Nous  avons  cherché  déjà 
des  indemnités  pour  notre  amour-propre  national,  pour  le 
ministre  tombé  qui  vient  de  retracer  l'histoire  du  ministre 
heureux.  Il  ne  nous  en  a  pas  manqué  :  supériorïté  d'élo- 
quence, admirable  talent  d'écrivain,  ouvrages  qui  hono- 
rent une  littérature  et  un  siècle,  tout,  jusqu'à  la  magni- 
ficence de  cet  hommage  rendu  par  cette  plume  magistrale 
à  cette  illustre  mémoire.  A  tous  ces  avantages  de  l'histo- 
rien sur  son  héros,  peut-être  nous  est-il  permis  d'en  ajou- 
ter un  autre.  En  Usant,  dans  les  journaux  anglais  et  fran- 
çais, l'étrange  épisode  de  la  salle  d'Adderlay-Park  ^,  nous 
nous' disions  que  le  plus  profond  et  le  plus  doux  des  sen- 
timents humains,  l'orgueil  paternel,  avait  lieu  d'être  plus 
satisfait  chez  H.  Guizot  qu'il  ne  l'eût  été  chez  sir  Robert 
Peel. 

^  Nous  écrivions  cette  dernière  page  sa  moment  où  les  excentriâlé' 
oratoires  du  fils  de  sir  Robert  Peel  altrislaicnl,  en  Angleterre  et  es 
France,  les  admirateurs  do  son  illustre  père. 


IL  GUIZOt.  59 


II! 

ifiiioiBSS  Mati  Sertir  a  i'htstoibb  it  ion  temps'. 


Fmnrqnof  ne  Pavoti«^»8-|e  pas  ?  Je  ne  pais  me  défendre, 
en  dmrdant  ce  livre,  d*im  peu  d'embarras  et  de  trouble. 
Au  point  de  vue  littéraire,  mon  admiration  est  sans  bor- 
nes; et  cependant  je  crains  qu'il  n'y  art  là  une  sforte  de 
mécompte  ponr  ces  gros  bataillons  qu'on  ne  saurait  mettre 
tout  à  hii  en  dehors  des  grands  succès.  Au  point  de  vue 
pofitiqoe,  je  rencontre  dans  ce  volume  des  satisfactions 
nombreuses  pour  tout  ce  que  yhom)rey  mr  accent  de 
loyauté  propre  à  désarmer  bien  des  dissidences  ;  j'y  recon- 
nais surtout  cette  constante  élévation  de  pensée  et  de  lan- 
gage dont  M.  Gufeot  a  le  secret,  et  qai  donne  aux  idées 
particulières  ou  aux  souvenirs  persOidneis  l'autorité  et  la 
grandeur  des  vérités  générales  ;  et  cepemtal^^  j'ai  peur  que, 
parmi  nos  amis,  contemporains  de  la  He^auratiokv  ou  hé- 
ritiers de  ses  traditions  monarchiques,  quelques-uns  ne 
reprochent  à  Téminent  écrivain  d'avoir  encore  fait  la  part 
trop  large  à  ses  doctrines  d'alors,  trop  petite  aux  leçons  de 
l'expérience.  Cette  double  appréhension* me  trace  d'avance 
ma  tâche  et  la  distribue  :  je  voudrais  d'abord  montrer  par 
suitg  de  quels  mauvais  exemples  et  de  quelles  flicheuses 
I  habitudes  littéraires  le  piAhc  pourrait  être  induit  en  er- 
reur et  chercher  dans  ce  livre  ce  qu'il  n'y  trouvera  pas  ; 
j'aurais  à  cœur  de  vous  prémunir  contre  cette  sorte  de  dés- 
appointement peu  honorable  qui  consiste  à  regretter,  en 

*  I"  Toluoie. 


60  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

présence  des  plus  nobles  jouissances  de  Fesprit,  les  vul- 
gaires plaisirs  de  la  curiosité  ;  je  veux  indiquer  aussi  com- 
ment l'ouvrage  de  M.  Guizot  est  supérieur  à  son  titre  même, 
tel  du  moins  que  cette  curiosité  indiscrète  s*obstinait  à  le 
traduire,  et  comment  Texcés  des  confidences  intimes  ou 
familières,  trait  caractéristique  de  tant  de  Mémoires  ré- 
cents, a  pu  rejeter  vers  Texcès  contraire  les  hommes  ac- 
coutumés à  conserver  intact,  même  au  milieu  des  fumées 
de  la  gloire,  le  sentiment  de  la  dignité  morale.  Enfin,  j'au- 
rai à  discuter  quelques  souvenirs,  quelques  dates,  quel- 
ques épisodes  politiques,  où  il  me  semble  que  l'auteur  est 
un  peu  trop  resté  le  jeune  et  éloquent  doctrinaire  de  1818, 
tendant  toute  sa  main  gauche  à  H.  Decazes  et  un  doigt  de 
sa  main  droite  à  M.  de  Richelieu.  Telle  sera  cette  rapide 
et  incomplète  étude  à  propos  de  la  première  partie  d'un 
des  Uvres  les  plus  mémorables  qu'aura  produits  notre 
époque  :  jamais  je  n'ai  plus  profondément  ressenti  mon 
infirmité  et  ma  misère  qu'en  face  de  ce  travail,  que  j'au- 
rais voulu  rendre  digne  du  sujet;  jamais  je  n'ai  eu  plus 
besoin  de  l'indulgence,  non-seulement  de  mes  lecteurs, 
mais  de  celui  que,  tout  en  ayant  l'air  de  le  juger,  je  redoute 
comme  le  plus  imposant,  le  plus  illustre  de  mes  juges  et 
de  mes  maîtres. 

Un  homme  d'esprit  écrivait,  il  y  a  quelque  cinquante 
ans,  en  annonçant  les  Mémoires  de  Duclos  :  «  Parmi  les 
petites  manies  qui  distinguèrent  les  écrivains  du  dix-hui- 
tième siècle,  il  en  est  une  bien  digne  de  remarque  ;  c'est 
cette  puérile  et  ridicule  prétention  de  parler  continuelle- 
ment d'eux-mêmes.  Dans  les  âges  précédents,  c'étaient  les 
hommes  d'État,  les  généraux,  les  négociateurs,  qui  pu- 
bliaient des  Mémoires;  et  leur  histoire,  liée  à  l'histoire 
publique,  leur  en  donnait  le  droit  et  promettait  un  véri- 
table intérêt  aux  lecteurs.  Mais,  lorsque  les  gens  de  lettres 


M.  GUIKOT.  61 

se  forent  persuadé,  et,  qui  plus  est,  eurent  persuadé  aux 
autres,  que  ce  qu'il  y  avait  de  plus  important  dans  la  so- 
ciété, c'était  un  philosophe  et  un  académicien,  ils  durent 
se  croire  autorisés  à  entretenir  le  public  de  tout  ce  qu'ils 
avaient  fait  depuis  le  berceau,  de  leurs  enfantillages,  de 
leurs  espiègleries,  de  leurs  boimes  fortunes,  de  leurs  ta- 
lents et  de  leurs  vertus.  »  Quand  on  songe  que  H.  de  Fé- 
letz  écrivait  ces  lignes  vers  1810,  et  à  propos  des  philo- 
sophes du  dernier  siècle,  on  fait  de  singulières  réflexions 
sur  nos  progrès  en  tous  genres  :  car  enfin  ces  philosophes, 
s'ils  n'avaient  pas  une  position  officielle  dans  l'État,  exer- 
çaient dans  la  société  une  influence  -d'autant  plus  active, 
que  toutes  les  puissances  établies  allaient  s'affaiblissant  et 
leur  livraient  le  premier  rôle.  Ils  pouvaient  croire,  sans 
trop  d'outrecuidance,  que  l'histoire  de  leur  vie  privée  était 
un  chapitre  de  la  vie  sociale  de  leur  temps.  Aujourd'hui, 
telle  a  été,  chez  là  plupart  des  auteurs  de  MèmoireSy  la 
fatuité  du  moi,  qu'il  s'est  considéré  et  raconté,  en  dehors 
de  tout  intérêt  public,  non  pas  même  comme  sujet  d'étude, 
mais  pour  le  plaisir  de  se  faire  le  héros  de  son  propre  ré- 
cit et  d'étaler  cette  partie  de  Texistence  où  l'âme  devrait 
avoir  sa  pudeur  comme  le  corps,  et  ne  se  dévoiler  jamais 
que  pour  elle-même  et  pour  Dieu  :  plaisir  dangereux  et 
coupable,  car  il  compromet  à  la  fois  le  sens  moral  du  nar- 
rateur et  du  lecteur;  il  accoutume  celui-ci  à  spéculer  sur 
tous  les  secrets  de  son  cœur  et  de  sa  mémoire  ;  il  entre- 
tient chez  celui-là  cette  curiosité  puérile  qui  s'obstine  à 
remonter  de  l'œuvre  à  l'ouvrier  et  du  talent  à  la  personne, 
au  risque  de  voir  gâter  les  beautés  de  l'mi  par  les  faiblesses 
et  les  vanités  de  l'autre. 

Les  Mémoires  de  M.  Guizot  ramènent  à  ses  conditions 
véritables  ce  genre  auquel  notre  littérature  a  dû  tant  d'où- 
nages  remarquables,  et  que  notre  époque  a  si  étrange- 

4 


63^  CAnSERIES  LITTÉRAIRES. 

m^hl^  dféftgurê,  rïôus  petroûvons  fà,  dans  sott  écprésrfôft  la 
pluë  hâutê  et  ifd  plus  éloquente,  f  homme  d'État,  Fhomme 
politique  mêlé  dès  sa  jeunes&e  auï  grandes  affaires  de  son 
pays,  s'assocraht  au  groupe  qtri  hii  semble  réunîr  le  pins 
d'îdéeis  justes,  élevées  et  fécondes,  travaiWant  aîo  sàccès 
des  doctrines  que  ce  groupe  pérsonmfîe  avec  éclat,  et,  qua- 
rante atis  plus  tard,  à  l'heure  sfereine  du  repos  et  de  la  re- 
traite, racontant  sans  amertume  et  sans  emphase  ce  qu'i! 
a  Vu,  essayé,  secondé,  espéré,  désiré,  redouté,  aimé,  ce 
qn'il  regrette,  et,  chose  plus  méritoire,  ce  qu'if  croît  en- 
core, comme  le  Vrai  Adèle  croit  encore  à  son  Dieu  sur  les 
ruines  des  temples.  «  C'est  d'un  ciel  profondéifnent  serein, 
nous  dit  Sf.  Guiïol,  que  je  reporte  aujourd'hui  mes  regards 
vers  cet  horizon  chargé  de  tant  d'orages.  Je  soncfe  atten- 
tivement mon  âme,  et  je  n'y  découvre  aucun  sentiment 
quT  envenime  mes  souvenirs.  Point  dé  fiel  permet  bea»- 
coup  de  franchise.  C'est  la  personnalité  qui  altère  ou  dé- 
crie fer  vérité.  Voulant  parler  de  mon  temps  et  de  ma  pro- 
pre vie,  j'aime  mieux  le  faire  du  bord  que  du  fond  de  la 
tombe.  »  —  Chacun  de  ces  mots  porte,  et  fixe  le  sens,  la' 
valeur,  l'inspiration  générale  du  livre,  mieux  que  tout  ce 
(pke  nous  pourrions  dire.  Celte  sérénité  merveilleuse,  qcd 
a*  fait  la  force  de  M.  Guizot  dïms  l'épreuve  et  l'adversité, 
—  etpeut-étre  aussi  sa  faiblesse  au  temps  de  sa  prospérité 
et  de  s^  puissance,  —  nous  la  reconnaissons  partout  dans 
ce  volume,  dont  quelques  pages  sont  discutables,  dont  pas 
une  ligne  n'est  offei'i^ante.  En  publiant  ses  Mémoires  de 
son  vivant,  l'illustre  écrivain  paraît  avoir,  entre  autres 
motifs,  celui  «  de  ne  point  se  soustraire  au  fardeau  de  ses 
œuvres,  »  et  de  pouvoir  en  répondre  vis-à-vis  de  ceux  qui 
élèveraient  des  plaintes.  Le  scrupule  est  honorable,  maus 
superflu.  Les  idées  réclameront  peut-être,  mais.les  hom- 
mes ne  réclameront  j^is;  car  ce  sont  les  idées  qui  parlent 


M.  «JIZOT.  «9 

plutdt  fpe  Yhonxm.  imms  liy;re  ne  p4  (du^  izop^ereonnel, 
et,  en  xnën^e  temps,  xi'expriaia  fh^  con^pléteoieiU  la  per- 
wnne  qui  l'a  écrit.  L'auteyr  oe  renonce  à  aucune  de  se^ 
opinions,  et  ne  froisse  aucun  de  ses  adversaires;  il  ne  res- 
sort, de  tout  son  ouvrage,  ni  un  sacrifice  ni  ifue  blessure. 
C'est  }*autorité  calme  et  suprême  deTbisiofien  3'alliai;J;  ji 
la  vie,  à  la  solidarité  des  Mémoires, 

L'histoire,  aije  dit?  Oui,  les  Mémoires  de  H,  Guizot  so;Qt 
une  véritable  histoire  où  le  moi  n'apparaît  que  comme  .un 
témoin  de  plus,  et,  ^iaon  le  plus  impassible,  a^  xnoins  ]$ 
plus  sincère  de  tous.  Chacun,  en  ce  monde,  a  une  vocation 
ispéciale  ^  laquelle  il  obéit  encore,  alor3  même  qu'i^  croit 
s'en  écarter.  Historien  incomparable,  orateur  politiçpie  du 
premier  ordre,  H.  Çuizot,  dans  ce  nouvel  ouvrage,  a 
appliqué,  pour  ainsi  dire,  d  mie  façon  rétrospective,  les 
procédés  de  ses  glorieux  combats  de  tribune,  ejt  d'une 
fâ^n  contemporaine  les  méthodes  et  1^  langue  de  $eç 
récits  du  passé.  Il  n'a  changé.  Dieu  fnerq,  i^  de  n^ar 
niére  ni  de  style,  sauf  ce  perfectionnement  jcontinn  qne 
l'on  signale  en  lui  depuis  dix  ans,  ejL  qui,  sans  amoit^ir 
une  seule  de  ses  qualités  prinùtives,  lui  en  dgime  d^  Wifr 
velles.  Il  npus  dit  bien  que  le  jour  de  l'histoire  n'e^t  p^ 
venu  pour  nous,  de  l'histoire  complète  et  libre,  sans  réti? 
cence  ni  s^  les  faits  ni  sur  jies  hommes  ;  qu'il  n'écrit  jfne 
son  histoire  propre  et  intime,  ce  qu'il  a  pensé^  seqti  et 
voulu  dans  son  concours  aux  affaires  de  sonpay^;  cf^ 
qu'ont  pensé,  senti  et  voulu  les  amis  politiques  anxque)!;^ 
il  a  été  associé>  «  la  vie  |de  nos  âmes  d^n^  pps  QiCjtionf .  » 
Rien  de  plus  vrai^  etn^us  sommes  d'autant  plus  .di^ppsé^ 
à  y  spuscrire,  que  nous  aurons  plus  tard  k  indiquer  quel- 
ques dissidences  :  et  pourtant,  par  le  loff,  l'allure,  Tes? 
sor,  le  coup  d'aile,  le  dédaip  pour  les  menus  détails,  V^ 
d'ouvrir  dés  perspectives  j^ai^dioses  ^ur  des  fiaito  partie^bs^ 


64  CAUSERIES  LITTËRÂIRES. 

et  de  tracer  des  pensées  indélébiles  en  mai^e  d*inddent8 
passagers,  par  la  modération,  la  justesse  et  la  perfection 
des  portraits,  ces  Mémoires  sont,  en  défmitive,  de  la  belle 
et  bonne  histoire,  à  laquelle  il  ne  manque  que  le  lointain. 
Aussi  regrettons-nous  que  H.  Guizot  n*ait  pas  intitulé  son 
livre  :  Mémoires  pour  servir  à  V  histoire  politique  de  mon 
temps,  ou  Mémoires  politiques  pour  servir  à  Vhistoire  de 
mon  temps;  c'eût  été  un  moyen  de  prévenir  les  malen- 
tendus ;  ceci  nous  amène  à  indiquer,  non  pas  précisé- 
ment ce  qui  manque  à  son  œuvre,  mais  ce  que  certains 
lecteurs  y  rechercheront  peut-être,  et  ce  qui  pour  nous 
est  largement  couvert  par  des  compensations  magni* 
fiques. 

Lorsqu'un  homme  célèbre,  n'importe  à  quel  titre,  se 
décide  à  écrire  et  à  publier  ses  Mémoires,  on  s'attend  à  y 
trouver  tout  un  côté  que  la  publicité  officielle  et  journa- 
lière n'a  pas  révélé,  des  dessous  de  cartes,  des  détails  in- 
connus, presque  des  mystères,  se  rattachant  au  genre  de 
célébrité  du  narrateur,  au  rôle  qu'il  a  joué,  aux  influences 
qu'on  lui  prête,  à  la  part  qu'il  a  prise  aux  aflaires,  aux 
malheurs,  aux  plaisirs,  à  la  littérature  ou  à  la  politique  de 
son  temps.  Cette  attente  a  été  souvent  déçue,  de  nos  jours, 
par  ceux-là  mêmes  qui  se  sont  montrés  le  moins  scrupu- 
leux, le  moins  réservés  en  fait  de  souvenirs  et  de  confi- 
dences, et  qui,  après  tout,  ne  nous  ont  appris  que  ce  que 
nous  savions  déjà,  ou  ce  qu'il  eût  mieux  valu  ignorer  tou« 
jours;  elle  ne  sera  pas  satisfaite  par  les  Mémoires  de 
H.  Guizot,  et  elle  ne  pouvait  pas  l'être.  C'est  l'honneur  des 
gouvernements  qu'il  a  servis,  de  ne  laisser  aux  générations 
suivantes  ou  aux  contemporains  vieillissant  aucune  de  ces 
matières  à  révélations  tardives  et  à  renseignements  d'a- 
près coup,  triste  revanche  de  l'esprit  de  liberté  et  de  con- 
trôle, se  dédommageant  sur  la  mort  de  n'avoir  du  s'exer- 


M.  GUIZOT.  65 

cer  sur  la  Tie.  Sous  les  gouTernements  absolus,  un  homme 
de  cour  ou  d'affaires,,  à  la  fois  véridique  et  passionné, 
peut  amasser  chaque  soir  une  poignée  de  vérités  dans  une 
poche  de  fiel,  et  lâcher  plus  tard  sur  la  postérité  cet  irré- 
sistible mélange  de  choses  vraies,  excessives,  inconnues, 
douteuses,  commentées  par  un  génie  pessimiste.  Mais, 
après  les  gouvernements  représentatifs,  cette  débâcle 
n'existe  pas,  parce  que  la  source  a  toujours  coulé,  dé- 
tournée quelquefois,  troublée  souvent,  jamais  arrêtée.  Ils 
vivent  et  militent  au  grand  jour,  à  la  double  clarté 'de  la 
tribune  et  de  la  presse,  qui,  plutôt  que  de  rien  cacher, 
aimerait  mieux  tout  grossir.  11  en  résulte  que,  une  fois  le 
spectacle  fini  et  le  lustre  éteint,  le  parterre  en  sait  autant 
que  les  coulisses  :  les  hommes  les  mieux  initiés  aux  di- 
verses péripéties  du  drame  n'ont  qu'à  adoucir,  à  rectifier, 
à  diminuer  certains  effets  d'optique,  exagérés  par  la  pas- 
sion du  moment.  C'est  ce  qu'a  fait,  en  quelques  endroits, 
M.  Guizot,  à  l'égard  de  ses  anciens  adversaires,  avec  une 
loyauté  bien  honorable.' Je  n'en  citerai  qu'un  exemple: 
après  la  guerre  d'Espagne  de  1825,  M.  de  Villèle  fut  ac- 
cusé d'avoir  été  l'auteur  de  marchés  conclus  avec  Ouvrard  : 
c  II  eût  pu,  ajoute  M.  Guizot,  fermer  la  bouche  à  son  ac- 
cusateur ;  car,  le  7  avril  1 825,  il  avait  écrit  à  monseigneur 
le  duc  d'Angouléme  précisément  pour  le  prémunir  contre 
M.  Ouvrard  et  ses  propositions.  11  ne  s'en  prévalut  point, 
et  se  contenta  de  rendre  compte  au  roi,  dans  un  conseil 
auquel  le  Dauphin  assistait,  de  la  situation  dans  laquelle  il 
s'était  trouvé.  Le  Dauphin  lui  dit  aussitôt  qu'il  l'autorisait 
à  faire  usage  de  sa  lettre,  a  Non,  monseigneur,  lui  répon- 
«  dit  H.  de  Villéle,  il  en  arrivera  pour  moi  ce  qui  plaira 
t  à  Dieu,  cela  importe  peu  au  pays  ;  mais  je  me  rendrais 
«  coupable  envers  le  roi  comme  envers  la  France,  si,  pour 
<r  me  disculper  d'une  accusation,  quelque  grave  qu'elle 

4. 


W  CAUSERIjBS  LITTÉRAIRES. 

f  piai$9e  èUBf  j^  laissais  écbapp^  )u>|n  dç  ïeriç^îfU  ^  ce 
«  cabinet  ;ifne  seule  partie  qjui  pi)jt  OMop^omettre  ^  ^oof 
f  4^  woi^se^n^ur.  »  -—  ypilii  jdïe  ces  tfails  apr.ès  lesquels 
]^  l^tejugr  ^*écrie  ipyolontairem/e^  :  |Q|if  elle  boopie  foi  die; 
cet  historien  !  qi^e  )oyauté  jchez  ç^  prii^pe  1  (gfi^  .dévoue- 
nt chez  0e  oojnistre  I  II  fauf,  couyenir  fg^  noifs  éUoo^, 
î  C|^e  époque»  gouvernés  paf*  de  pim  hoiwètes  gens! 7*- 
C'jest  ]h  le  bèné^  net  4bs  goi^ven^emenis  repré^eotatifi} 
fPfrës  leur  cbut^e,  ,et  il  1^  ar4ye  qu^andil  n*eist  plus  t^ejo^ 
f  1^9  profiter. 

Qn  iç  voit,  Lç  /cbapîtr^ç  ^  l'inoonou,  de  l'apiperypbe,  p^ 
ppi^va^  être  que  jifès-bomé  dans  le  Ifvre  de  M.  Gui^ 
Iforsqx^'i^  se  f^îi  jour,  c'est  ppur  déjoue^  la  p^veillaocQ 
09  la  malice  l^ieu  plus  que  pour  J^  contenter.  Selon  i^pu^^ 
çeUe  ffii^Mië  négative  ajoute  encore  ^  1^  paisible  be^qtô  à$ 
Toçuvre,  et  en  détermine  mieux  le  but  et  la  pofiée.  En 
djron^-nf^us  autant  de  Textrême  sc^riété  d,<9  jl'auteur  en 
tout  cfi  fgxi  |i)uche  ^ux  détails  intimes  de  sa  vie,  à  ses  sou^ 
vei;iirs  personnels,  ipdépe^()anis  de  la  pojiitique?  U.  Guizot 
a4ril  bie^  faijt  4^  romprje  absoh^nent  avec  ce  moyen  d^ 
succès,  qet  ^Kir^U  ce  péril  de  tant  d^  Ifiémoires  î  Parcjç 
qigi,e  ^e  pul^c  s'ét^t  laissé  égarer  sur  la  trace  de  narra- 
teurs indiscrets  et  pleins  d'eux-mêmes,  fallait-il  clo^  par 
ui^e  bari^/e  inexorable  tout  ce  qui,  dans  la  vie  d'un  bopaniiç 
illustre,  peut  Canûlinri^e^  le  récit  et  reposer  les  regards! 
p^rce  qu'il  y  avait  eu  débaucbe  d'auto-biographies  et  orgie 
de  confidences,  fallâit-il  se  soumettre  à  d'aussi  rigoureuses 
austéqtés?  JSous  n'oserions  trancber  la  question;  nous 
craindrions  de  céder  nous^némes  à  oe  penchant  qne  nous 
blân^ns,  de  nous  surprendre  en  flagraxit  délit  de  cette 
furio^ité  frivple,  symptôo^e  des  décadences  littéraires. 
Npus  croypns  dn  moins  qu'il  y  a  1^  une  dis|tincti|(;tti  k  éta- 
blir. Sans  d;>ute,  dans  son  ensemble,  le  livre  y  gagnera 


M.  GUIZOT.  67 

UQ£  fiotig  de  majestueuse  harmonie.  L'honmuf  4'Êt^f  le 
politique,  l'orateur,  Thistorien,  ayant,  comiQe  il  ),ç  dit 
àû-mèaie,  consacré  sa  Tic  «  à  défendre  la  liberté  contrjç 
k  (Mouvoir  i^solu  et  Tprdre  contre  l'esprit  révolutionnaire. 
— deuj  grandes  causes  qui,  à  ypai  dire,  n*en  font  qu'une  !  p 
—  ayant  tQur  j^  tour  traversé  de  rudes  épreuves,  ^e  brU: 
iants  triomphe^  et  (Jes  déceptipns  douloureuse^,  et  s^e  r^ 
cueiUa^,  vers  le  soir,  pour  faire  d^e  ?e3  souvenir?  le  com7 
mentâire  de  ses  idées,  seipble  plus  fidèle  à  son  sujet  et  ^ 
loHnême  en  écagrlant  ce  qui  le  distrairait  de  cettç  pens,éç 
dominante,  consacrée  p))udô^  qu'é)^ranlée  par  les  catastf  o^ 
phes  finales.  C'est  le  général  d'armée,  d  une  pacifique  afr- 
mée,  racontant  ses  manœuvres,  ses  mouvements  strate: 
giques,  ses  combats,  ses  victoires,  s^  défiâtes,  les  fap^ep 
o^  l^s  Revers  de  ses  alliés  ou  ^e  ses  enpemis,  ^t  (Jédifîr 
gnant  l'arbuste  et  le  brin  d'herbç  qui  croissent  ^qr  \^ 
champ  de  bataille,  ou  la  chanson  du  pâtre  qui  s'exbali^ 
dans  le  lointain  entre  deux  coups  de  canpn.  Je  l'avouj^ 
pourtant,  dût-on  ^'accuser  de  faiblesse,  il  m'est  arrivé^ 
ei^  lisaQt  certains  passages  de  ce  livre,  de  regretter  c^ 
quç  l'auteur  aurait  pu  y  ajouter  pour  notre  instruction  e^ 
potre  plaisir.  Ainsi,  à  son  entrée  dans  le  monde,  et  aprè^ 
deax  ou  trois  pages  charmantes  sur  la  société  d'alors. 
M.  Guizot  nous  dit  qu'il  y  avait  été  introduit  par  un  inci^ 
dent  de  sa  vie  privée,  et  rien  de  plus.  Est-ce  assez?  Ce^ 
incident,  dont  quelques  plumes  amies  ont  trahi  les  détails 
touchants  et  si  noblement  romanesques,  ne  pouvait-il  pas 
donner  heu  à  de  fugitives  échappées  sur  cette  forte  et  la- 
)K)rieuse  jeunesse  d'une  âme  préludant  par  le  travail  à  ses 
èautes  destinées?  Plus  tard,  entre  deux  étapes  politiques, 
fauteur  nous  peint  avec  un  charme  que  lui  envieraient 
i)ien  des  paysagistes,  une  halte  à  la  campagne,  sa  retraite 
à  la  Maisonnette,  avec  ses  amis,  sa  famille,  ses  travaux  et 


68  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

ses  livres.  Il  décrit  a  ce  sentiment  de  bien-être  d*un  homme 
qui  passe  d'une  atmosphère  chaude  et  excitante  dans  un 
air  léger  et  rafraîchissant.  »  Il  semble  au  lecteur  qu'une 
bouffée  de  cet  air  pur  circule  à  travers  ces  pages  dêli- 
eieuses  où  les  peupliers  de  Y  Ile-Belle  cachent  de  leur  vert 
rideau  le  Palais -Bourbon,  les  bureaux  de  journaux  et  les 
portes  des  ministères.  On  se  demande  alors  si  quelques- 
unes  de  ces  haltes  à  l'ombre  des  grands  hij^s,  en  face  d*un 
frais  paysage,  dans  une  intimité  souriante  et  expansîve, 
s'entremôlant  aux  récits  plus  graves,  n'auraient  pas  ajouté 
à  la  physionomie  de  ce  livre  cette  familiarité,  cette  va- 
riété, chères  à  notre  littérature  moderne.  Enfin,  lorsqu'à 
la  veille  des  derniers  orages  qui  emportèrent  la  Restaura- 
tion, H.  Guizot  nous  dit  un  mot  des  luttes  littéraires  où 
l'esprit  public,  encore  entravé  ailleurs,  chercha  son  issue 
et  sa  voie,  comment  ne  pas  se  plaindre  toiit  bas  qu'il  se 
soit  borné  à  indiquer  en  quelques  lignes  cette  crise  mé- 
morable de  rimaginalion  et  de  l'art  au  dix-neuvième  siècle, 
lui,  trop  sérieusement  grand  pour  dédaigner  aucune  des 
branches  de  la  pensée  humaine,  lui,  le  commentateur  élo- 
quent de  Shakspeare  et  de  Corneille,  lui,  critique  supé- 
rieur dans  les  moments  que  lui  a  laissés  la  politique  et 
l'histoire?  Mais  je  m'arrête;  je  songe  à  H.  Josse,  et  j'ai 
honte  de  mon  entêtement  littéraire,  s'obstinant  à  croire  à 
la  durée  de  Shakspeare  plus  qu'à  celle  des  constitutions. 
D'ailleurs,  ce  procédé,  qui  consiste  à  demander  à  Tauleur 
d'un  livre  autre  chose  que  ce  qu'il  a  voulu  faire,  a  été 
trop  employé  par  des  critiques  de  ma  connaissancee, 
et  ils  y  ont  mis  trop  de  perfidie  pour  que  mon  admiration 
respectueuse  puisse  s'y  sentir  à  l'aise. 

Aussi  bien  les  dédommagements  splendides  que  nous  a 
donnés  M.  Guizot  réduisent  au  silence  tous  les  regrets 
eomme  toutes  les  chicanes.  Si  la  langue  française  a  été 


M.  6UIZ0T.  09 

rudement  maltraitée  dans  ces  derniers  temps,  voilà  de 
qaoi  là  consoler  de  toutes  ses  disgrâces.  L'écrivain,  chez 
H.  Goizot,  grandit  toujours,  et  ce  volume  nous  semble 
supérieur  à  ses  autres  ouvrages.  Sans  rien  perdre  de  sa 
solidité,  de  sa  fermeté  et  de  sa  grandeur,  ce  style  est  plus 
souple,  il  est  d*un  grain  plus  fin  et  plus  tendre.  A  son  élé- 
vation habituelle  se  joint  un  accent  plus  profondément 
humain,  Taccent  d*une  âme  qui  s'est  repliée  sur  elle- 
même,  et  qui  a  ressaisi  dans  ce  mystérieux  travail  tout  ce 
que  le  mouvement  des  affaires  et  de  la  vie  publique  ôte 
d'intime,  de  déUcat  et  de  recueilli  au  sentiment  et  à  la 
pensée.  De  temps  à  autre,  et  comme  pour  planer  sur  le 
récit  sans  l'interrompre,  une  idée  s'échappe,  crève  le  pla- 
fond des  Chambres,  et  nous  emporte  vers  ces  sphères  que 
les  passions  de  parti  n'atteignent  pas.  C'est  la  manière  des 
grands  historiens  :  c'est  celle  de  H.  Guizot.  Même  quand 
ses  Mémoires  marchent,  on  sent  qu'ils  ont  les  ailes  de 
l'histoire.  Enfin,  ses  portraits  sufQraient  seuls  à  immorta- 
liser son  livre.  La  Fayette,  Talleyrand,  Grégoire,  Hanue!, 
Royer-CoUard,  Chateaubriand,  Hartignac,  et  bien  d'au- 
tres, sont  peints  en  quelques  traits  d*une  justesse  sans 
égale,  et  de  manière  à  former  une  série  de  médaillons 
inefiaçables.  Chose  digne  de  remarque!  même  en  contes- 
tant à  H.  Guizot  tel  ou  tel  de  ses  points  de  vue,  on  ne 
trouve  rien  à  changer  à  la  peinture  qu'il  trace  de  ses  an- 
tagonistes ou  de  ses  amis.  L'opinion  du  politique  peut 
donner  lieu  à  des  objections,  à  des  réserves;  le  pinceau 
de  l'artiste  reste  infaillible.  Il  a  observé  et  il  dessine  en 
maître,  alors  même  qu'il  pense  ou  se  souvient  en  homme 
de  parti. 

Je  voudrais  citer;  chaque  page  pourrait  offrir  un  eïemple 
et  un  modèle  :  en  voici  une  où  l'auteur,  laissant  un  mo- 
ment à  l'écart  les  vicissitudes  de  la  politique»  s'élève  vers 


70  CAUSERIES  I^ITTjeRÂlRES. 

ces  v{^të3iaunQrtelles  dopi  l'ûubli  ^>  jpa»  porté  hi^j^ja^ 
k  notre  siècle. 

a J'av^s  à  .cœur,  jtout  efx  servant  la  cause  de  notre 

sodété  actueUe,  de  ramener  parmi  nous  un  sentiment  de 
justice  et  de  symf>athie  envers  nos  anciens  souvenirs,  nos 
a^cieni^s  ;a^ceurs,  envers  cette  ancienne  société  française 
qqi  a  labori^useo^ient  et  |j[orieuse^^en|l  vécu  pendant  qifioze 
^iècles  pour  a^iasser  cet  bérit^jge  ji^e  .civilisation  que  nous 
j9iv<?fl3  recueilli.  C'est  un  désordre  grave  et  un  grand  siTaj- 
))liss^ement  cbe;s  une  pation  que  l'oubli  et  jLe  dédain  de  $on 
p^ss^.  Elle  fe}f)i,  d^ps  ^pç  crise  réyoIj^Upnpaire,  se  soute- 
,ver  poutre  ijle^  jgoi3tji,tujLio;is  vieilli^§  et  insufilsantes;  mai^ 
qpand  ce  travail  de  deatri^ction  est  accompli,  si  elle  coi^- 
tinue  J  ne  te^jr  pul  compte  de  ^qp  Jiistoire,  si  elle  se  pe^ 
^uade  qu'elle  a  complétemenjt  rompis  avec  les  éléments 
séculaires  de  sa  civilisation,  ce  n'est  pas  la  société  nou- 
yellç  ^(ju'elje  jtonde,  c'est  l'état  révolutionnaire  qu'elle  pe^ 
pétUQ.  Quand  jies  génération^  qui  possèdent  pour  un  rpf- 
ment  la  patrie  ont  l'absurde  arrogancç  de  croire  qu'elle 
leur  ^pp^rtient  i  ellejs  seules,  et  que  le  passé  |en  face  da 
présent  c'est  la  mort  .en  face  /de  la  vie,  quand  elles  re- 
poussent ainsi  Ji'^eppire  ,des  traditions  et  des  liens  qui  uoi^ 
jsenjt  enjire  ,eljjç§  les  jgépér^lions  successives,  c'est  le  ca- 
ractère distinctif  ejt  ém^inent  du  genre  humain,  c'est  son 
Jbi.onpçVjT  ipêfl^  jÇt  ^^  grande  destii>,ée  qu'elles  rçnient;  çl 
les  peuple;»  qui  tombent  daps  cette  grossière  erreur  ton^- 
ï)^  m^  (iaxf^  l'anarchie  et  l'abaisseipent;  car  Dieu  ne 
jspijiO^e  pas  .qY,e  la  pâture  et  les  lois  de  ses  œuvres  soient  â 
|Ç.e  poinjl  in^pupémept  Reconnues  et  outragées.  » 

Est-ce  assez  vrai?  est-ce  assez  ))eau ?  L'expression  su- 

Î)rôme  de  l'i^cr/vaip,  Ja  paagie  du  style  mise  au  .servicjB  de 
a  vérité,  n'jest-ejle  pas  U  tout  entière?  L'hopune  qui  ^ 
fefii,  ep  ce  p][Çi|;pifique  Jto^a^e^  J'anciepne  Franpç  coptl* 


Ht.  eûIZOT.  71 

les  insultes  ie  !a  nouvelle,  peut-il  jamais  être  loin  der 
nous?  Et  à  supposer  que  tetXe  puissance  des  somenirs  qui 
donne  aux  rlhisions  de  Fesprit  autant  de  diarme  qu'aux 
illusions  du  cœur  mai'rrtîenne  M.  Guizof  sur  certHlins  points 
du  passé  où  nous  ne  piourrions  le  suivre,  ne  serions-nous 
pas  sûrs  de  le  retrouver  à  nos  côtés,  dans  le  présent  et 
dsms  l'avenir?  Je  pose  ces  questions  comme  tmf  poltron 
quî  cherche  à  se  donner  du  courage,  avant  d'aborder,  avec 
riUustre  auteur  dt  ces  MéntoiteSf  la  piofitiqoe  de  la  Res- 
tauratton. 


II 

Je  vais  tâcher  d'écarter  les  questions  personnelles,  et, 
autant  que  possible,  les  noms  propres  :  il  en  est  un  sur- 
tout dont  je  voudrais  pouvoir  m'abstenir  absolument.  M.  le 
duc  Decazes  a  eu,  depuis  trois  ou  quatre  ans,  cette  tardive 
et  singulière  fortune,  que  des  honnnes  éminents,  phjs 
jeunes  que  lui,  phis  fidèles  peut-être  à  des  doctrines  dont 
il  n*eut  jamais,  nous  le  croyons,  le  sens  bien  profond  et 
bien  réfléchi.  Font  glorifié,  j'allais  dire  poétisé,  comme  le 
premier  héros,  le  premier  amant  de  ces  libertés  dont  la 
théorie  est  si  séduisante  et  la  pratique  si  difficile.  C'est 
ainsi  que  nous  avons  vu  tour  à  tour  M.  le  duc  de  Broglie, 
11.  deRémusat,  H.  Yillemain,  M.  Guizot,  saluer  en  H.  De- 
cazes  le  promoteur  de  ces  idées  à  la  fois  monarchiques  et 
libérales,  qui  eussent  prévalu  sans  doute,  si,  prises  au  sé- 
rieux par  un  groupe  d'élite,  elles  n'avaient  été,  pour  le 
graînd  nombre, Je  passe-port  ou  le  masque  d'autres  idées 
plus  hostiles  et  plus  destructives.  Peut-être  ces  apothéoses 
d'après  coup  ne  sont-elles  pas  plus  justes  que  ne  le  furent 
les  invectives  d'autrefois.  H.  Decazes  fut,  si  nous  ne  nous 
trompons,  lePolignac  spirituel  et  bourgeois  d'un  roi  qui  se 


73  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

trouva,  en  i  816,vis-à-vis  de  rextréme  droite,  dans  une  situa- 
tion exactement  analogue  à  celle  où  devait  se  trouverChar- 
IçsX,  en  1829,  vis-à-vis  du  centre  gauche.  Homme  d'esprit 
ou  habile  homme  plutôt  que  penseur,  courtisan  libéral  plut  6t 
que  raisonneur  ou  martyr  de  liberté,  favori  de  ce  bizarre 
monarque  qui  unit  à  toutes  les  initiatives  de  la  monarchie 
nouvelle  tous  les  goûts  de  l'ancienne,  appelé  par  lui  au 
poste  le  plus  élevé  qu'ait  jamais  rêvé  l'ambition  la  plus 
hardie,  intéressé  plus  que  tout  autre  au  maintien  de  ce 
qui  l'avait  placé  si  haut,  M.  Decazes  eut  le  droit  de  s^indi- 
gner  ou  de  sourire  lorsqu'on  Taccusa  d'être  le  complice 
de  passions  révolutionnaires  dont  la  première  conséquence, 
quel  qu'eût  été  d'ailleurs  leur  succès,  devait  être  de  le 
renverser.  Mais  il  a,  semble-t-il,  quelque  raison  de  s'étoki* 
ner  qu'on  le  représente  aujourd'hui  comme  un  chef  d'école 
politique.  — H.  Guizot  nous  raconte  qu'après  l'ordonnance 
du  5  septembre  H.  Decazes  disait  à  son  entourage  :  «  D 
faut  que  ce  pays  soit  bien  malade  pour  que  j'y  sois  si  impor- 
tant. »  —  Il  pourrait  dire  aujourd'hui  à  ses  panégyristes  : 
«  Il  faut  que  le  mirage  des  souvenirs  ait  bien  du  charme 
pour  que  vous  me  fassiez  si  grand.  »  Je  m'efforcerai  donc 
de  mettre  H.  Decazes  hors  de  cause,  et  de  me  maintenir 
dans  la  sphère  des  idées  générales,  plus  favorables  à  la 
discussion  et  moins  désobligeantes  pour  les  dissidents. 
M.  Guizot  m'en  donne  l'exemple,  et  je  ne  saurais  en  choisir 
de  plus  illustre  ni  de  plus  sûr. 

Et  d'abord,  avant  toute  contestation  de  détail,  qu'il  nous 
soit  permis  de  proclamer  l'impression  décisive  qui  ressort 
de  l'ensemble  de  cette  lecture.  Pour  la  gloire  de  la  Restau- 
ration, prise  de  haut  et  en  dehors  des  nuances  de  parti, 
nous  ne  connaissons,  nous  ne  désirons  rien  de  plus  écla- 
tant que  ce  livre,  rien  de  plus  concluant  que  ce  téinot- 
gnage,  non  pas,  à  Dieu  ne  plaise  !  d'un  ennemi,  mais  d'ua 


M.  GUIZOT.  75 

homme  qui,  par  la  tournure  même  de  son  esprit,  la  p^^ 
sistance  de  ses  doctrines  et  la  fidélité  de  ses  souvenirs, 
8*est  attaché,  avant  tout,  à  ne  pas  surfaire  ce  qu'il  avait 
combattu,  à  ne  pas  déserter  ce  qu'il  avait  servi.  Si  H.  Gui- 
zot  ne  tient  pas  assez  de  compte  des  difficultés  inouïes  du 
gouvernement  royal  ou  royaliste  après  la  seconde  Restau- 
ration, s*il  ne  flétrit  pas  avec  assez  d'énergie  les  conspira- 
lions  et  les  conspirateurs,  s'il  exagère  le  rôle  ou  l'influence 
que  pouvait  avoir,  en  ces  années  de  crise,  une  poignée  de 
philosophes  politiques,  s'interposant  entre  deux  partis 
actifs  et  passionnés,  nul  ne  conserva  ou  ne  rendit  avec 
plus  de,  franchise  et  de  droiture,  à  la  branche  aînée  des 
Bourbons,  la  somme  de  bienfaisantes  grandeurs  qu'addi- 
tionne déjà  l'histoire.  Si  l'honneur  suprême  d'uu  gouver- 
nement est  d'avoir  été  nécessaire,  d'avoir  pu  seul  sauver 
un  pays,  au  moment  où  il  se  fonda  ;  d'avoir  domié,  en 
quinze  ans,  à  ce  pays  opprimé,  ruiné  et  vaincu,  plus  de 
liberté  qu'il  n'aurait  dû  en  vouloir,  plus  de  prospérité 
qu'il  ne  pouvait  en  attendre,  plus  de  gloire  qu'il  ne  devait 
en  regretter  ;  d'être  entré  loyalement,  malgré  les  fantômes 
du  passé,  dans  les  intérêts  et  les  pensées  du  présent;  si 
tel  est  l'honneur  insigne  d'un  gouvernement,  son  titre  à 
la  reconnaissance  publique,  ce  titre  et  cet  honneur  de- 
meurent, dans  le  beau  livre  de  M.  Guizot,  plus  intacts 
peut-être  que  dans  des  ouvrages  d'une  physi,onomie  plus 
accentuée,  et  par  conséquent  plus  suspecte.  Les  grandes 
lignes  de  la  Restauration  nous  apparaissent,  dans  le  pre- 
mier volume  de  ces  Mémoires,  d'autant  plus  nettes,  d'au- 
tant plus  belles,  que  l'auteur  y  donne  moins  à  cette  poli- 
tique de  sentiment,  à  cette  passion  monarchique  dont  on 
nous  accuse,  et  qui,  si  eHe  exalte  les  fidèles,  refroidit  les 
ticdes.  Une  fois  cette  impression  générale  bien  constatée, 
arrivons  aux  détails. 

V  5 


74  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

Réduit  à  sa  plus  simple  expression,  dépouillé  de  sou 
beau  style,  de  ses  dévetoppements  si  persuasifs,  de 
ses  haltes  dans  les  imposantes  solitudes  de  la  philosophie 
âe  rhistoire,  de  cette  seconde  vie  que  tes  souvenirs  don- 
nent aux  idées,  ce  volume  de  M.  Guizôt  pourrait  se  résu- 
mer en  quelques  lignes  :  La  monarchie  et  la  Eberté,  après 
1S15,  avaient  à  raffermir  leur  alliance  :  leur  plus  grand 
péril  résidait  dans  les  violences  de  Textrême  droite  :  pour 
neutrahser  ces  violences,  pour  conjurer  la  Révolution  tou- 
jours menaçante,  pour  amortir  le  choc  et  le^conflit  des 
deux  partis  extrêmes,  un  parti  mixte  se  fonda,  composé 
cniommes  pratiques,  survivants  de  plusieurs  régimes,  et 
d^une  éKte  de  penseurs,  état-major  de  Tesprît  moderne, 
quT  voulut  élever  du  premier  coup,  jusqu'aux  hauteurs 
d'une  science,  ce  qui  ne  pouvait  être  encore  que  Fessai 
d\uie  fbrme  de  gouvernement.  Ce  parti,  s*il  eût  conservé 
le  pouvoir,  aurait  sauvé  la  France,  le  trône  et  la  liberté. 
Hais  h  fougue  des  anciens  serviteurs  de  la  royauté,  quel- 
ques incidents  funestes,  Tavénement  d  un  roi  à  qui  man- 
quait rintelligence  du  nouveau  pacte  entre  la  couronne  et 
le  pays,  précipitèrent  les  événements  et  amenèrent  les  ca- 
tastrophes. 

Est-ce  h  vérité?  Ou  du  moins  est-ce  toute  la  vé- 
ritéî 

Rappelons-nous  bien  la  situation  que  Te  fatal  épisode 
des  Cent-Jours  avait  faite  à  la  monarchie.  Cet  appel  in  ex- 
tremis de  l'Empire  à  la  Révolution,  de  la  gloire  impériale 
aux  passions  révolulionnaires,  déplaçait,  hélas  !  bien  des 
termes  du  traité  qui  venait  d  unir  les  Bourbons  à  la 
France.  La  liberté,  surtout  entre  les  mains  d*hommes 
éclairés  comme  les  amis  de  M.  Gudzot.  ne  pouvait  pas 
prendre  le  change  ;  elle  savait  bien  de  quel  côté  se  trou- 
vaient ses  intérêts,  son  avenir  vérîitable;  eUe  n  ignorait 


L  GUlZCkT.  « 

pli  qm  tMjt  allûsce  pasaagève  catre  I0  mpréugmaA 
araède  rommyoleiwe  ei  de  la  forée  elles  rates  de<  ces 
pstrioteê  décimés  par  la  servitiide,  h  c«mi|rt2m  et  te 
tcmfisv  Be  réaiaierait  ni  à  «ne  incfûîre  m  à  une  défaite. 
Hais  la  Rèvefajtiea  voukil  et  de?ait  s'y  mépresére  ;  car, 
ne&rseaknefil  dteB'aitett  deeonmm  aivec  la  waie  H* 
berlè  poMtiqae,  mais  die  est  se»  enneaiie  ki  plw  ux^^ 
cMt  :  eUe  se  fi£ VexécMCrice  tcstaBoenCaîve dapfestigîeox 
Yaine»  de  Waterloo.  L»  Kestaot ation  ne  fut  pk»  le  refuge 
d'an  pflrps  tout  eaiier,  épuisé,  écrasé,  nenaeé  dé  tous  les 
malheurs  de  rinvasion,  de  tentes*  les»  honenr»  dv  iimutb' 
hrtmeakf  et  se  jelaat,  dfun  élan  spontané  et  munime,  dmis 
)e»tras  de  seBanti^oe  race  royale^  sd  protectrice  natU" 
reUe  contre  les  maui  du  debers  et  du>  dedane.  EUe  fiit  en^ 
core  et  surtout  la  royauté  remise  ei»  présence  de  la  Rêve*' 
lotion,  et  ayant  à  combattre  les  haine»  de  ce  passé  d'hier 
costse  le»  souvenir»  d'un'  passé  de  dû  siècles.  Be  là  cette 
alliance,  si  paradosale  en.  a^^rence,  et  dans  le  fait  si  lo^ 
gique,  entre  la  Révolution  et  TEmpire  contre  la  menarelne 
restaurée.  En  même  temps,  dan»  cette  nouvelle  criée, 
tout  »*eaaapéra,  tout  s'aigrit,,  les  rancune»,  les  dissentir 
ments,  le» exigences,  et  ces  réactions  inévitables  qui  dévie»» 
Dent  plu»  tard  un  obstacle  à  la  récoaciliatiisn  des  partis, 
et  ces  châtiments  à  deux  trancbamts  qai  frappent  d'illus*- 
tres  coupables  et  donnent  à  la  justice  un  ait  de  vengeance. 
C'est  dan»  nne  société  pareille,  sans  précédents,  sans  mo- 
dèle» (car  elle  ne  ressembla  jamais  à  la  constitution» 
anglaise),  au  sortir  des  mains  brûlantes  de  l'Europe,  au 
lendemain  de  secousses  qui  avaient  frappé  de  vertige  les 
plus  clairvoyants  et  les  plus  sages,  sur  un  terrain  chance* 
lant  sous  les  pas  des  vainqueurs  et  des  vaincus,  parsemé 
de  ruines  vieilles  et  neuves,  à  ce  point  de  rencontre  de 
dsuK  régimesy  de*  deux  siide%  qui  ne  pouvaient  ni  com- 


76  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

prendre  ni  parler  la  même  langue,  c'est  là  qu'allait  fonc- 
tionner, pour  la  première  fois,  ce  gouvernement  inconnu, 
dont  la  nature  et  l'essence  étaient  justement  de  donner  la 
parole  et  d'ouvrir  l'arène  à  ces  partis,  à  ces  passions,  à 
^^  ardeurs  déchaînées  et  contraires.  Quel  chaos!  quels 
froissements  terribles  !  quels  germes  nouveaux  de  destruc- 
tion et  de  mort!  Et  comment  fonder,  pacifier,  affermir, 
créer  quelque  chose  de  stable,  faire  croire  à  sa  propre 
existence  et  à  sa  propre  durée,  alors  que  ces  institutions, 
chargées  de  défendre  la  liberté  et  la  monarchie,  pouvaient 
devenir  des  armes  pour  les  détruire? 

Pour  conjurer  les  dangers  de  cette  position  incroyable, 
que  fallait-il  faire?  Trois  choses  principales,  qui,  selon 
nous,  comprenaient  tout  le  reste:  dompter  la  Révolution; 
rassurer  la  liberté;  fortifier,  régénérer  le  sens  monar- 
chique ;  ou,  en  d'autres  termes,  fonder  la  Restauration, 
non  plus  seulement  dans  les  faits,  comme  pouvoir  exis- 
tant, mais  dans  les  âmes,  comme  autorité  acceptée  et  in- 
contestable. 

Ces  trois  choses,  le  Centre  Jes  fit-il,  de  1816  à  1820, 
époque  où  il  fut  en  possession  du  pouvoir?  La  droite  les 
a4-elles  faites  de  1820  à  1824,  période  égale,  où  elle  fut 
à  la  tète  des  afTaires  ?  La  question  est  clairement  posée  : 
de  la  réponse  doit  dépendre  notre  jugement  sur  le  temps, 
les  partis  et  les  hommes. 

Je  ne  crois  pas  plus  à  Thomœopathie  en  politique  qu'en 
médecine.  Contraria  contrariis  curantur.  Pour  dompter 
la  Révolution  (M.  de  la  Palice  ne  dirait  pas  mieux),  il  fal- 
lait des  contre-révolutionnaires.  La  Révolution  venait 
d'être  prise  en  flagrant  délit  de  rébellion  contre  les  pre- 
miers efforts  du  gouvernement  nouveau  pour  donner  à  la 
France  la  liberté,  la  prospérité  et  la  paix  :  il  fallait  la  ré- 
primer et  la  vaincre,  non  pas,  grand  Dieu  !  par  des  moyens 


M.  GUIZOT.  77 

violents  ou  sanguinaires,  mais  en  séparant  nettement  sa 
cause  de  celle  de  ces  biens  qu'elle  venait  de  compromettre 
ou  d'ajourner.  Le  Centre  le  pouvait-il?  Le  ministère,  créé 
et  appuyé  par  lui,  en  dirigeant  ses  forces  contre  Textrème 
droite,  devait  nécessairement  donner  des  gages,  assurer 
du  moins  des  ménagements  aux  révolutionnaires,  eh  un 
moment  où  les  classifications  politiques  étaient  encore 
mal  définies.  Sans  doute,  9ux  époques  de  refonte  sociale, 
après  les  grandes  catastrophes,  il  est  de  règle,  pour  un 
souverain  éclairé,  d'appeler  à  soi  d'autres  éléments  que 
ceux  qu'il  a,  poiu*  ainsi  dire,  apportés  avec  lui,  de  donner 
une  place  aux  vaincus,  aux  antagonistes  de  la  veille,  et  de 
faire  concourir  des  forces  longtemps  hostiles  à  la  forma- 
tion d'un  ordre  nouveau.  Louis  XViil,  en  suivant  cette 
ligne  très-sage,  se  conformait  tout  ensemble  au  penchant 
de  son  esprit  et  à  de  nombreux  antécédents  historiques; 
mais  l'essentiel  est  qye  ces  éléments,  ces  vaincus,  ces 
forces,  se  soumettent  et  s'unissent  sous  la  discipline  du 
maître,  que  le  sens  monarchique  s'affermisse  de  ce  qu'il 
gagne  au  lieu  de  s'aflaiblir  de  ce  qu'il  perd.  Est-ce  là  ce  qui 
eut  lieu  après  l'ordonnance  du  5  septembre?  La  Révolu- 
tion recula-t-elle?  la  vit-on  se  fondre  dans  les  rangs  des 
défenseurs  de  ce  trône  qui  rassurait  ses  adversaires,  au 
risque  de  consterner  ses  amis?  Hélas!  non  ;  les  conspira- 
tions continuèrent;  le  fait  même  de  la  royauté  était  sans 
cesse  remis  en  question  parmi  les  coryphées  de  la  gauche. 
En  revanche,  le  sens  monarchique,  l'autorité,  le  respect, 
s'affaiblissaient  parmi  ces  royalistes  mis  à  l'écart  et  jouant 
avec  ces  armes  séduisantes  dont  ils  appréciaient  l'usage, 
dont  ils  ignoraient  la  portée.  Ils  prenaient,  contrairement 
à  leur  principe  et  à  leur  raison  d'être,  de  fatales  habitudes 
d'opposition,  dont  quelques-uns  ne  purent  plus  se  dépar- 
tir, et  qui,  plus  tard,  sous  la  main. d'un  Coriolan  de  gè- 


7S  GAUSERfCS  LITTERAIRES. 

oie,  dgvmeBl  le  iignal  «t  le  prèkide  des  defoiacs 
heurs. 

Les  conspirations,  aî-je  dit?  M.  Gvizoi  en  parie,  eonioie 
àe  toutes  choses,  avec  une  haute  convenance  :  îi  se  do- 
mande  loyâlemenl  «  quels  matib  suscitaient  des  cdères 
si  ardentes  et  des  entreprises  si  téméraires.  >  —  U  iniee 
de  délicieux  ou  piquants  «portraits  des  cbe&  parkmen- 
taires  de  cette  coos^Hration  permanente.  Ësl-eeasseï?  y 
a^t-jl,  dans  son  accent,  cette  indignation  vigoureuse  que 
le  crime  inspire  aux  honnêtes  gens?  Oui,  le  crime  :  c'en 
était  un  alors,  que  de  vouloir,  sans  autre  excuse  qu'une 
haine  aveugle  et  une  fièvre  de  révolte,  précipiter  de  nou- 
veau la  France,  toute  saignante  encore,  dans  d'eflroyaUes 
abîmes^  et  cela  —  les  conspirat^irs  en  convenaiesii  —  en 
maivhant  au  hasard,  à  Taventure,  sans  avoir  rien  à  mettre 
à  la  place  de  ce  que  Ton  tentait  de  détruire.  Ici  je  laisse 
parler  N.  fivisot.  J'ai  besoin,  ménoe  pour  le  réfuter,  de  me 
retremper,  de  temps  à  autre,  dans  son  beau  laiigage.  — 
i  J'ai  dit  ailleurs,  en  parlant  de  Wasliington  :  C'est  le  pri- 
vilège, souvent  corrupteur  des  grands  hommes,  d'inspirer 
TafTection  et  le  dévouement  sans  les  ressentir.  »  f  Nul 
homme,  ajoute-t*il  excellemment,  n'a  plus  que  l'empereur 
JNapolëon  joui  de  ce  privilège  :  il  mourait,  à  ce  moment 
m^e,  sur  le  rocher  de  Sainte-Hélène;  il  n'en  trouvait  pas 
moins,  dans  le  peuple  comme  dans  Varmée,  des  cœurs  et 
des  bras  prèU  à  tout  faire  et  à  tout  risquer  pour  son 
nom.  Généreux  aveuglement  dont  je  ne  sais  s*ii  £siut  s'at- 
trister ou  s'enorgueillir  pour  l'humanité  I  » 

Napoléon  mourait  ou  allait  mourir  :  ni  lui,  ni  aucun  dœ 
isiens,  ni  personne,  ni  aucune  forme  de  gouvernement 
raisonnable,  ne  pouvait  remplacer  ces  Bourbons  contre 
lesquels  on  conspirait.  Les  renverser,  c'était  livrer  la 
Fifaoce  aux  horreurs  de  l'anarchie  d'abord,  et  ensuite  au 


».  tîIJIZOT-  79 

puissances  étrangères.  Or,  si  Von  se  sent  dispose  à  Tindul- 
gmce  pour  les  instruments  de  ces  complots,  pour  ceux 
qui  jouaient  leur  vie  et  qui  succombèrent,  que  penser  de 
ceux  qui,  placés  plus  haut,  plus  éclairés,  plus  en  mesure 
de  réfléchir  et  de  prévoir,  fomentaient  sous  main  ces  cii** 
minelles  entreprises,  assez  ardents  pour  s'y  complaire, 
assez  prudents  pour  les  désavouer  quand  la  partie  était 
perdue?  Ceux-là,  j'aurais  voulu  que  H.  Guizot  les  flétrit 
d'une  de  ces  paroles  indélébiles  dont  les  grands  historiens 
ont  le  privilège,  el  qui  réparent  en  un  jouir  des  annéeë 
d*erreur  ou  de  mensonge.  On  a  bien  des  fols  dénoncé  aux 
haines  et  aux  risées  populaires  ces  pauvres  gentilshommes 
rentrant  chez  eux  dans  le  costume  et  avec  le  souvenir  d*ua 
régime  disparu,  mal  acclimatés  à  ce  nouvel  air,  dépaysée 
dans  on  siècle  qui  leur  avait  tout  pris  et  ne  leur  rendait 
rien,  peu  pressés  de  bénir  ou  de  comprendre  ce  qui  n'é- 
tait encore  pour  eux  que  synonyme  de  deuil  et  de  ruine. 
Non,  ce  n'étaient  pas  ceux-là  qui  méritaient  les  flétrissures 
et  les  satires  :  c'étaient  les  hommes  riches,  nobles,  spiri- 
tuels, éloquents,  les  aristocrates  des  complots  et  des  so- 
ciétés secrètes,  sourds  aux  leçons  de  Texpérience,  acharnés 
contre  ces  Bourbons  qui  venaient  tarir  les  larmes  et  guérir 
les  plaies,  et,  après  Robespierre,  après  Barras,  après  Bo- 
naparte, après  vingt-cinq  années  d'erreurs,  de  crimes  et 
d'expiations,  recommençant  la  lutte  contre  les  réparateurs 
providentiels  de  leurs  fautes  et  de  leurs  folies,  sans  avoir 
même  le  courage  de  marcher  avec  leurs  complices  et  de 
périr  avec  leurs  victimes.  G^ètaient  là  les  insensés,  les 
aveugles,  les  incorrigibles,  criminels  à  la  fois  et  ridicules  : 
ils  ont  échappé  à  la  caricature;  ils  n'échapperont  pas  à 
l'histoire. 

Quoi  qu*il  en  soit, — c'est  M.  Ûuizol  qui  nous  le  dit, — au 
moment  où  allait  se  {brmer  le  cabinet  de  M.  de  Villèle,  les 


89  CAUSERIES  LITTËRÂIRES. 

sociétés  secrètes,  les  complots»  les  insurrections,  un  ef- 
fort passionné  pour  le  renversement  de  Tordre  éfabli,  fer- 
mentaient et  éclataient  partout,  dans  lés  départements  de 
l'Est,  de  rOuest,  du  Midi,  à  Béfort,  à  Colmar,  à  Toulon,  à 
Saumur,  à  Nantes,  à  la  Rochelle,  à  Paris  même...  En  moins 
de  trois  années,  huit  conspirations  sérieuses  éclatèi'ent, 
et  mirent  en  question  la  Restauration,  —  Preuve   évi- 
dente que  la  Révolution  n'avait  pas  été  domptée,  —  bien 
au  contraire,  —  pendant  celte  phase  où  le  Centre  avait 
gouverné!  Et  pouvait-il  en  être  autrement?  Excellentes 
pour  une  époque  où  le  gouvernement  eût  été  fondé,  ces 
forces  modératrices  ou  plutôt  neutres  étaient-elles  suffi- 
santes pour  rheure  de  crise  et  de  péril?  Loin  de  nous  la 
pensée  de  nier  les  services  spéciaux  rendus  au  pays  par  des 
hommes  tels  que  Gouvion  Saint-Cyr,  le  baron  Louis  et 
leurs  honorables  collègues  !  Mais,  pour  vaincre  un  prin- 
cipe et  en  créer  un  autre,  ce  n*était  pas  assez,  de  même 
que,  pour  rendre  la  vie  à  un  malade,  il  ne  faut  pas  des 
palliatifs,  mais  des  toniques.  Les  doctrinaires  eux-mêmes, 
si  distingués,  si  supérieurs  dans  le  domaine  de  la  poli- 
tique idéale,  n'y  pouvaient  rien,  et  je  ne  veux  là-dessus 
d'autre  témoignage  que  celui  de  M.  Guizot.  Quel  est  le 
type  le  plus  illustre,  le  créateur  et  le  père  de  la  Doctrine? 
Tout  le  monde  a  répondu  :  c'eslr  M.  Royer-Collard.  On 
peut  croire,  sans  paradoxe,  que  les  qualités  et  les  défauts 
de  H.  Royer-Collard  lui  étaient  quelque  peu  communs 
avec  le  groupe  rallié  autour  de  lui.  Eh  bien,  H.  Guizot 
dit  de  M.  Royer-(]ollard  :  «  C'était  un  grand  spectateur  et 
un  grand  critique  plutôt  qu'un  grand  acteur  poUtique.  > 
—  Oui,  et,  si  c'était  là  sa  nature,  c'était  aussi  l'effet  de  ses 
idées  ;  car  il  y  a  des  idées  qui  portent  à  la  contemplation 
et  à  l'examen,  conune  il  y  en  a  qui  poussent  à  l'action.  Un 
spectateur  !  un  critique  I  Trèis-bien,  pour  la  salle  :  mais  les 


M.  GOIZOT.  81 

pbnches?  mais  la  pièce?  que  deviendrait  le  théâtre,  où 
serait  le  drame,  s'il  ne  s  y  trouvait  que  des  critiques  et 
des  spectateurs?  Dans  le  drame  politique  comme  dans 
l'autre,  il  existe  des  moments  où  le  plus  mince  acteur  est 
plus  nécessaire  que  le  spectateur  le  plus  inteUigent,  le  cri- 
tique le  plus  infaillible.  Pendant  ces  années  orageuses  et 
décisives,  le  royaliste  le  moins  raisonneur,  le  révolution- 
naire le  plus  aveugle,  étaient  plus  dans  le  vrai  et  au  cœur 
même  de  la  question  que  ces  métaphysiciens  éminents, 
traduisant  la  politique  en  maximes  générales.  Les  deux 
principes  qu'ils  représentaient  se  retrouvaient  en  pré- 
sence; il  fallait  que  l'un  des  deux  triomphât  de  l'autre,  et 
les  intermédiaires  ne  pouvaient  décider  ni  ce  triomphe 
ni  cette  défaite. 

Hais  il  fallait  alors,  dira-t-on,  inquiéter,  proscrire  la  li- 
berté? Non,  et  ce  second  point  du  débat  ne  m'embar- 
rasse pas  plus  que  le  premier.  M.  Guizot,  en  maint  endroit 
de  son  livre,  déclare  avec  son  admirable  bonne  foi  que  la 
liberté  put  se  montrer  ombrageuse,  qu'elle  ne  fut  jamais 
gravement  menacée  ;  qu'il  y  eut  des  taquineries  peut-être, 
jamais  d'inquiétudes  sérieuses;  que,  même  dans  les  mo- 
ments où  la  contre-révolution  semblait  prévaloir,  «  les 
grandes  institutions  restaient  debout,  les  libertés  publi- 
ques se  développaient  avec  vigueur.  »  —  C'a  été,  en  effet, 
tout  d'abord  et  à  l'époque  dont  nous  parlons,  le  caractère 
distinctif  des  hommes  de  la  droite,  d'aimer  et  de  prati« 
quer  la  liberté  pour  eux-mêmes,  d'en  user  pour  combattre 
leurs  adversaires  et  pour  arriver  au  pouvoir,  et  d'observer, 
dans  cette  lutte,  toutes  les  grandes  conditions  du  gouver- 
nement constitutionnel.  La  génération  qui  nous  pousse  et 
qui  va  nous  remplacer  se  figure  peut-être  que  la  bataille 
se  livrait  alors  entre  l'absolutisme  et  la  liberté,  que  les 
hommes  qui  déclaraient  la  guerre  au  Centre  étaient  des 


89  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

énergumënes  ou  des  imbéciles,  des  hobereaux  coiffitei 
l'oiseau  royal,  ne  sachant  que  tirer  au  vol  et  signer  leur 
nom,  et  rêvant  le  retour  d  un  régime  d'ignorance  et  de 
barbarie.  Ces  imbéciles,  ces  énergumènes,  s'appelaient 
Chateaubriand,  de  Bonald,  Lamennais,  Hichaud,  Villèlei 
la  Bourdonnaye,  Vatimesnil,  Fiévée,  de  Féletz,  Nodier,  les 
frères  iertin;  fenpasse,  et  des  meilleurs  !  Pour  mieux  m*i-> 
nitier  aux  idées  d'un  temps  où  je  venais  à  peine  de  naître, 
j'ai  eu  la  patience  de  lire  toute  la  collection  du  Journal  des 
Débats  de  1816  &  1820.  Les  Débats,  le  journal  des  penseurs 
et  des  libéraux  les  plus  raffinés,  soutenaient  alors  la  lutte 
odhtre  le  ministère  du  Centre,  et  j'ai  été  frappé  de  tout  ce 
qu'il  y  a  là  d'idées  libérales  et  vraiment  politiques,  mêlées 
aux  ardeurs  de  celte  lutte.  La  Chambre  de  1815  elle- 
même  pouvait  être  fougueuse,  exigeante,  imprudente, 
excessive  :  elle  n'était  pas  servile  ;  elle  était  libérale  à  sa 
manière  ;  elle  représentait,  scris  un  autre  ciel  et  dans  un 
autre  temps,  cette  indépendance  du  gentilhomme  de  pro- 
vince, ruiné  au  service  du  roi,  et  venant  lui  demander  de 
confondra  leurs  intérêts  pour  mieux  vaincre  leurs  enne- 
mis. 

Le  dernier  complaisant  de  la  Terreur,  le  dernier 
roué  du  Directoire,  le  dernier  valet  de  l'Empire,  et,  la 
dirai^je?  le  dernier  courtisan  de  la  Monarchie  constitua* 
tionnelle,  étaient  autrement  façonnés  à  la  servitude  et  au 
despotisme  que  ces  demeurants  d'un  autre  âge,  pauvres  et 
fiers,  allant  s'asseoir  en  habit  rftpé  sur  les  bancs  du  palais 
Bourbon.  Non,  ils  ne  menaçaient  pas  les  libertés;  ils 
n'inquiétaient  pas  les  opinions  ;  ils  alarmaient  les  passions 
et  les  intérêts,  c'est-à-dire  ce  qu'il  y  a  de  plus  impi* 
toyable.  La  liberté  pouvait  les  laisser  (Ure  ;  la  Révolution 
ne  leur  pardonnait  pas. 

Le  gouvernement  du  Centre  avait-il  réussi  à  fonder  h 


RaitaiiratioT)^  à  foire  cfoire  à  Stt  tit&Utê»  à  à»  dUV'êè,  À  éà 
force?  En  disoutatit  les  deut  atittés  quésUoils,  il  me  Sëlli- 
bk  que  j'ai  résolu  d'avance  celle^ft.  Si  la  Râvolutiofl  )i*é- 
tait  paa  Taincue^  si  la  aens  monarchique  restait  altéi^ê,  tà 
la  Cause  de  la  liberté  téritable  n'était  pad,  malgré  d'hè- 
Durables  efforts,  dégagée  de  celle  des  passions  rétolutioii- 
nairesy  ou  peut  en  oeuclure  que  la  Hestauration  n*ëtut  pas 
fondée,  et  H.  Ouisot  le  reconnaît  franchement.  D  énumérè, 
aTee  une  satisfaction  très-légitime,  tout  ce  que  ce  minis- 
tère arait  fait  de  bien  et  d'utile)  il  nous  montre  la  tië 
rentrant  peu  à  peu* dans  ce  corpô  eiténué  et  déchiré.». 
Voilà»  peut^il  nous  dire,  ce  que  le  gouvernement  accoth- 
plit  au  milieu  de  tant  de  difficultés  et  d'orages.  -^  Oui, 
pourrions-nous  i^épondre;  oui,  voilà  ce  qui  était  faitii 
aette  date  de  1819  et  18S0;  mais,  à  cette  date  aùssi^  Ûtè^ 
goire  était  élu  et  le  duc  de  Berry  assassiné. 

On  le  Toit»  en  dépit  de  louables  tentatives  et  d'etceU 
lents  travaux  de  détail,  le  Centre  n'avait  pu  atteindre  le  but 
que  le  gouvernement  devait  se  proposer  pour  être  viable  èf 
durable.  11  n'avait  ni  Vaincu  son  ennemie,  ni  rassuré  soii 
alliée,  ni  fortifié  son  principe.  La  Droite  flt-elle  mieiixf 
fit-elle  davantage?  C'est  encore  à  H.  Guizot  que  je  m'à-^ 
dresserai.  Au  premier  rang  de  ses  droits  à  la  reconnais'* 
sance  de  nos  amis,  je  place  la  justice  qu'il  rend  à  M.  dé 
Villële.  Jamais  H.  de  Villèle  ne  m'a  paru  plus  grand  ni 
meilleur  que  dans  le  premier  volume  de  ces  Mémoires  ;  et 
je  suis  d*autant  moins  suspect  que,  fidèle  à  mes  préoccu^ 
pationS  littéraires,  j'avais  eu  toujours  plus  d'attrait  pou^ 
son  brillant  et  immortel  antagoniste.  On  a  dit  que  M.  àê 
Tillèle  avait  été  le  bon  sens  de  la  Restauration,  et  que 
M.  de  Chateaubriand  en  avait  été  l'imagination.  On  ne 
saurait  mieux  dire ,  et  pourtant  je  voudrais  davantage. 
M.  de  YilMe  fut  la  Restauration  elle-même;  il  la  persoiH 


84  CAUSERIES  LITTfiRAIRES. 

nifia  dans  sa  sagesse,  dans  son  honnêteté,  dans  sa  droi- 
ture, dans  son  utilité  pratique  et  directe,  dans  son  intel- 
ligence profonde  des  vrais  intérêts  du  siècle  et  de  Tayenir, 
dans  ses  racines  provinciales,  dans  son  nom  symbolique, 
qui  lui  restera  ;  car  elle  ne  fut  pas  la  restauration  d*une 
race  royale,  mais  la  restauration  d'un  pays.  En  France 
pourtant,  lorsque  le  bon  sens  est  d*un  côté  et  que  l'ima- 
gination va  de  Tautre,  on  sait  ce  qui  arrive.  Aussi  nous 
permettra-t-on  de  déplorer  Terreur  de  ceux  qui  crurent 
que  la  Restauration  avait  besoin  d'autre  chose  que  de  ses 
qualités  essentielles  et  effectives,  qu'elle  ne  pouvait  se 
passer  de  poésie,  de  ces  fleurs  chevaleresques  mêlées  à 
sa  nouvelle  couronne  par  un  grand  écrivain;  parure  arti- 
ficielle et  surannée  qui  faisait  sourire  les  positifs  ;  pâles 
reflets  du  passé  qui  mettaient  le  présent  en  méfiance.  11 
était  clair  que  l'imagination  populaire  ne  suivrait  pas  sur 
ce  terrain  les  amis  de  la  monarchie,  qu'elle  s*arrêterait  en 
route  pour  se  tourner  vers  ce  captif  gigantesque  dont  la 
vie  et  la  mort  lui  parlaient  de  plus  prés  et  la  remuaient 
plus  profondément.  La  rupture  entre  l'imagination  et  le 
bon  sens  de  la  Restauration,  entre  H.  de  Chateaubriand 
et  M.  de  Villèle,  en  fut  plus  fatale  et  les  esprits  plus  aisé- 
ment entraînés.  Ceci  nous  conduit  à  la  seconde  partie  du 
livre  de  M.  Guizot. 

Les  doctrinaires  étaient  ou  auraient  pu  être,  à  Tépoque 
dont  nous  parlons,  des  professeurs  de  politique  constitu- 
tionnelle; mais  peut-il  y  avoir  des  professeurs  d'une 
science  qui  n'existe  pas  encore,  des  maîtres  d'une  langue 
qui  n'est  pas  formée?  Pour  que  ces  hommes  si  distingués 
eussent  sur  leur  temps  l'influence  qu'ils  méritaient  par  la 
supériorité  de  leur  esprit  plus  encore  que  par  la  rectitude 
de  leurs  idées,  il  eût  fallu  un  public  disposé  à  les  écou- 
ter, un  auditoire  capable  de  les  comprendre,  un  terrain 


H.  GUIZOT.  85 

issez  net,  assez  déblayé,  pour  que  les  haines,  les  ressen- 
timentSy  les  passions,  les  méfiances,  les  confusions  volon- 
taires ou  forcées  d'opinion  et  de  langage,  y  cédassent  le 
pas  aux  enseignements  de  la  philosophie  politique.  Or 
Teat-on  savoir  comment  les  doctrinaires  étaient  traités,  à 
ce  même  moment,  par  ceux  qui  auraient  dû,  semble-t-il, 
s'accommoder  le  mieux  de  leurs  maximes  et  les  accepter 
le  plus  volontiers  pour  médiateurs  entre  la  Révolution  et 
le  trône?  Je  lis  dans  le  Journal  des  Débats  du  8  octobre 
1820  les  lignes  suivantes,  qui  paraîtront  bizarres  à  ses  lec- 
teurs d'aujourd'hui  :  a  Beaucoup  de  gens  en  France  ont 
entendu  parler  des  doctrinaires;  mais  il  en  est  très-peu 
qui  les  connaissent,  qui  les  comprennent,  qui  aient  des 
idées  positives  sur  le  nombre  de  leurs  partisans,  sur  leurs 
dogmes  politiques,  sur  le  but  où  ils  tendent.  Que  ceux  qui 
veulent  tout  savoir  lisent,  sHls  peuvent  en  venir  à  bout^  les 
trois  cents  pages  que  vient  de  publier  M.  Guizot  {du  Gou- 
vernement de  la  France  et  du  Ministère  actuel).  Je  ne  leur 
réponds  pas  qu'ils  arriveront  à  des  notions  bien  lucides 
sur  ce  qu'ils  ont  ignoré  jusqu'ici;  mais,  du  moins,  ils  au- 
ront le  plaisir  de  savoir,  comme  Socrate,  qu'ils  ne  savent 
rien...  11  y  a  malheureusement  deux  partis  en  France, 
celui  des  royalistes  et  celui  des  révolutionnaires;  eh  bien, 
entre  ces  deux  partis,  il  existe  une  association  impercep- 
tible de  cinq  ou  six  songe-creux  dont  la  tète  se  perd  con- 
stamment dans  les  brouillards,  qui  ne  parlent  que  par 
abstractions,  qui  subordonnent  les  faits  les  plus  évidents, 
les  passions  lés  plus  naturelles,  les  leçons  les  plus  déci- 
sives de  l'expérience,  à  je  ne  sais  quelles  théories  inintel- 
ligibles ou  susceptibles  de  toute  espèce  d'interpréta- 
tion, »  etc.,  etc.  L'article  a  trois  colonnes,  et  tout  est  du 
même  ton.  Le  iO  octobre,  le  1*'  décembre,  le  Journal  des 
Débats  revient  encore  à  la  charge,  appelant  le  livre  de 


8»  GAUSERitS  LITtCeAIRIBS. 

H.  Gtti2ût  tttt  mmmis  U'ore,  lui  irôpfochant  d'ftvoir  créé 
Amt  peuples  dà&â  un  peuple,  d*avoir  ressuscité  les  vieilles 
distinctions  entre  les  vainqueurs  et  les  vaincus,  entre  les 
Gaulois  et  les  Francs  (chose  étrange!  ce  que  nous  de- 
vions reprocher,  trente  ans  plus  tard,  à  Técole  de 
MM.  Louis  Blanc,  Jean  Reynaud  et  Pierre  Leroux)!  Ënâa, 
comme  pour  prouver  jusqu'où  peut  aller  l'esprit  de  parii 
quand  les  partis  et  les  gens  d*esprit  ne  s'entendent  pas  ci 
ne  veulent  pas  s*entendre,  le  Journal  des  hébais^  dans  sa 
numéro  du  18  janvier  1821,  annonçant  avec  de  justes  élo- 
ges Fëdition  des  OEui)reÈ  ^de  Shakspeare ,  publiée  par 
H.  Guitot,  ajoute  une  phrase  que  nous  n'avons  pas  k 
courage  de  reproduh'e  textuellement,  mais  qui  signifie 
qu*il  regarde  M.  Guizot  comme  aussi  bon  litt^tenr  que 
mauvais  politique. 

Si  nous  nous  sommés  arrêté  un  moment  A  ces  souve- 
nirs, ce  n'est  pas  pour  nous  donner  le  plaisir  d*élaler  une 
érudition  facile  ou  de  grouper  de  piquants  contrastes: 
c'est  pour  montrer  &  quel  étage  de  la  Babel  politique  oà 
ëh  était  pendant  ces  années  orageuses  où  les  faits  par- 1 
laient  plus  haut  que  les  idées,  où  les  passions  étoultaieol 
les  doctrines.  Afin  de  nous  rendre  im  compte  encore  plus 
exact  des  positions  respectives,  rapprochons  de  nos  dit- 
tions  quelques  dates,  quelques  synchronismes,  qui  achè- 
veront d'en  fixer  la  valeur  et  le  sens.  Un  an  à  peine  s'était 
écoulé  depuis  l'assassinat  du  duc  de  Berry;  le  duc  de 
Bordeaux  venait  de  naître,  et  Louis  XVIH  avait  dit,  en  le 
présentant  au  peuple  enthousiasmé  :  i  II  nous  est  né  im 
enfant  à  tous!  9  Napoléon  Bonaparte  n'avait  plus  que 
peu  de  jours  à  vivre;  et  sa  mort,  en  ajoutant  au  merveil- 
leux prestige  de  sa  vie,  allait  ajouter  aussi  aux  preuves  de 
l'aveuglement  et  de  la  démence  de  ceux  qui  conspiraient 
en  son  nom.  Les  ccimplots  n'en  pcffsistaient  pas  moins,  et 


f 


M.  6UIZ0T.  87 

donnaient  ie  triste  spectacle  de  téntatites  criminellea  et 
de  condamnations  inévitables.  Des  entreprises  encore  plus 
Jolies»  de  fréquentes  explosions  de  poudre  dans  le  voisi- 
nage des  Tuileries  ou  dans  le  palais  même,  annonçaient  le 
délire  de  la  haine;  des  émeutes  d'étudiants  agitaient  nos 
mes  et  nos  écoles;  la  littérature  et  la  presse  de  Textrôme 
Gauche  redoublaient  de  violence;  le  Constitutionnel  de- 
mandait une  nouvelle  apothéose  de  Voltaire  et  la  lecture 
ptdi^lique,  en  plein  théâtre,  de  YÊpttre^  alors  célèbre,  de 
Chènier  le  régicide.  La  souscription  nationale  de  Cham- 
bord  aiguisait  la  plume  venimeuse  de  Paul-Louis  Cou- 
rier. A  Textérieur,  en  Espagne,  à  Turin,  à  Naples,  trois 
essais  de  révolution  prouvaient  à  quel  point  Tesprit  révo- 
lutionnaire était  à  la  fois  incorrigible  et  impuissant.  Nous 
le  demandons,  en  présence  d'une  situation  pareille,  que 
pouvaient  quelques  idées  générales  invoquées  par  quel- 
ques intelligences  élevées  et  solitaires?  Si  les  doctrinaires 
avaient  raison,  —  question  qui  nous  entraînerait  beaucoup 
trop  loin»  —  ils  avaient,  comme  Galilée,  raison  trop  tôt« 
Or,  en  politique,  avoir  raison  trop  tôt,  c*est  avoir  tort; 
car  là  où  tout  doit  se  résoudre  en  action  directe  et  prati- 
que sur  les  affaires  et  sur  les  hommes»  les  idées  cessent 
d'être  justes  du  moment  qu'elles  ne  sont  pas  encore  ap- 
plicables. Les  doctrinaires  auraient  eu  besoin  d'une  na- 
tion faite  exprès,  pour  qu'elle  pût  se  diriger  et  se  régler 
d'après  leiurs  maximes.  Mais  les  nations  ne  se  font  pas  en 
un  jour;  ce  qui  s'acquiert  le  plus  difficilement,  la  pondé- 
ration des  intérêts,  des  passions  et  des  opinions,  n'arrive 
pas  sans  obstacle  et  sans  lenteur,  surtout  après  ces  crises 
où  tout  un  pays  saigne  à  la  fois,  où  chaque  souvenir  est 
une  blessure,  où  toute  violence  a  son  prétexte  et  son  ex- 
cuse. M.  Guizot  a  écrit  là-dessus  une  belle  page  :  «  Le  ré- 
gime représentatif  est,  en  dernière  analyse,  un  régime  de 


88  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

sacrifices  mutuels  et  de  transactions  entre  les  intérêts  di- 
vers qui  constituent  la  société.  En  même  temps  qu'il  les 
met  en  présence  et  aux  prises,  il  leur  impose  l'absolue 
nécessité  d'arriver  à  un  certain  terme  moyen,  à  une  cer- 
taine mesure  d'entente  ou  de  tolérance  réciproque  qui 
puisse  devenir  la  base  des  lois  et  du  gouvernement,  »  etc. 
—  Oui,  après  dix,  quinze,  vingt  années  d'exercice  de  ce 
gouvernement,  quand  tous  les  termes  en  sont  bien  définis, 
et  surtout  quand  le  principe  monarchique  sur  lequel  il 
repose  est  accepté  comme  inviolable.  Mais,  lorsque  tout 
est  encore  en  question,  lorsque,  d'une  part,  les  serviteurs 
de  la  royauté  se  voient  disputer  ce  bien  reconquis  après 
tant  de  souffrances,  lorsque,  de  l'autre,  on  persuade  à  la 
boui^eoisie  et  au  peuple  que  l'ancien  régime  va  leur  re- 
prendre ces  conquêtes  achetées  si  cher,  quelle  autorité 
peut  avoir  un  cours  de  sacrifices  mutuels  et  de  tolérance 
réciproque,  publiquement  professé,  à  la  tribune  et  dans  la 
presse,  par  un  groupe  d'élite?  L'erreur  de  M.  Royer-Col- 
lard,  de  M.  Guizot  et  de  leurs  amis,  fut  de  supposer,  à 
priorij  un  public  tout  prêt  pour  leur  politique,  au  lieu 
d'attendre  que  cette  politique  se  fût  peu  à  peu  infiltrée 
dans  la  société  nouvelle  sous  les  auspices  d'une  royauté 
fortement  constituée,  énergiquement  défendue  contre  ses 
ennemis,  et  d'en  faire  alors  la  matière  d'un  enseignement 
pratique  dont  tout  le  monde  eût  pu  profiter.  C'est  là,  du 
reste,  l'écueil  de  tous  les  esprits  enclins  à  prendre  leurs 
idées  pour  type  du  vrai  et  du  possible,  au  lieu  de  les  sub- 
ordonner à  ce  qui  est  réellement  possible  et  vrai.  Les 
doctrinaires  créaient  une  nation  idéale  à  fusage  de  leur 
système  d'éducation  politique,  comme  l'auteur  d'JÉfm/tf, 
cinquante  ans  auparavant,  avait  créé  un  homme  chimé- 
rique au  profit  de  son  système  d'éducation  physique  et 
morale. 


M,  6UIZ0T.  89 

En  résuméy  à  cette  date  qui  divise  en  deux  parties  ces 
premiers  souvenirs  de  M.  Guizot,  et  qui  le  fit  sortir  du 
gouvernement  pour  le  jeter  dans  l'opposition,  l'avènement 
de  la  Droite  et  de  H.  de  Villèle  aux  affaires  ne  fut  que  le 
résiilfat  logique,  inévitable,  éminemment  constitutionnel, 
d  uiio  situation  qui  ne  pouvait  se  résoudre  que  par  une 
catastrophe  immédiate  ou  par  une  réintégration  plus  com- 
plète et  plus  vive  du  principe  monarchique  en  face  de 
périls  urgents  et  d^ennemis  acharnés.  Pour  que  M.  de 
Villèle  et  son  parti  n'arrivassent  pas  au  pouvoir  en  ce  mo- 
ment décisif,  il  eût  fallu  ou  une  pression  violente  de 
l'opinion  révolutionnaire,  ou  une  persistance  fâcheuse  du 
roi  dans  un  sens  de  favoritisme  et  de  politique  person- 
nelle, c'est-à-dire  les  deux  choses  les  plus  diamétra- 
lement contraires  aux  éléments  et  à  Tessence  du  gouver- 
nement représentatif.  C'étaient  les  conditions  mêmes  de  la 
Charte,  les  courants  de  l'esprit  public,  le  ressort  et  le  jeu 
le  plus  naturel  des  institutions  nouvelles,  qui  amenaient 
sur  la  scène  le  ministère  de  la  Droite,  et  non  pas  du  tout 
une  réaction  anti-libérale,  une  pensée  de  rupture  avec  le 
pacte  fondamental  de  la  monarchie  de  1814.  Mais,  nous 
dit-on,  n'était-ce  pas  la  contre-révolution  qui  s'installait, 
avec  ce  ministère,  dans  le  cabinet  des  Tuileries  ?  Ce  mot 
seul  suffirait  à  prouver  combien  était  grande  alors  cette 
confusion  d'idées  et  de  langage  contre  laquelle  devait 
échouer  toute  la  métaphysique  des  doctrinaires.  Évidem- 
ment ce  mot  avait  deux  sens  :  pour  les  uns,  il  signifiait 
l'envie  de  détruire  tout  ce  que  la  Révolution  avait  fait,  de 
ressaisir  tout  ce  qu'elle  avait  conquis,  et  il  était  dénoncé 
comme  tel  aux  colères  et  aux  méfiances  populaires.  Pour 
les  autres,  il  signifiait,  —  et  c'était  là  son  vrai  sens,  —  le 
dessein  d'en  finir  avec  cette  Révolution  toujours  per- 
sistante et  compromettant^  par  ses  violences  à  froid  et  à 


90  CAUSERIES  LtTTtRAIRBS. 

vide,  ses  tonqnêtes  led  moins  contestées.  11.  Ae  Tfllèle 
Tenlendâit  ainsi,  et  nons  voici,  cette  fois,  bien  près  ie 
M.  Guizot.  Dans  celte  partie  de  son  livre,  il  rend  justice  à 
tout  ce  qu'avaient  de  constitutionnel  Ventrée  aui  affaires 
et  les  intentions  de  M.  de  Villèle  :  il  cite  une  lettre  de  hri, 
qui  se  termine  par  ces  paroles  significatives  :  f  }e  suis  ne 
pour  la  tin  des  révolutions.  »  —  Rien  de  plus  exact  m  de 
plus  sage  ;  dans  la  pensée  de  l'habile  ministre,  les  quatre 
ou  cinq  années  qui  venaient  de  s'écouler  n'avaient  été, 
pour  ainsi  dire,  que  cette  espèce  de  bouillonnement  qui 
suit  les  grandes  tempêtes  ;  mais,  pour  le  salut  de  tous,  du 
roi  comme  du  pays,  de  la  monarchie  comme  de  la  liberté, 
il  était  temps  que  ce  regain  de  révolution  disparût,  que 
les  intérêts  vraiment  nationaux  dominassent  enfin  les 
passions  et  les  rêves,  que  le  parti  de  la  droite,  le  seul  pos- 
sible alors,  discipliné  par  un  chef  digne  de  sa  confiance, 
fondât  quelque  chose,  rendît  la  Restauration  visible  et  via- 
ble, et  forç&t  ses  ennemis,  sinon  à  Taimer^  au  moins  à  y 
croire.  Tel  fut  H.  de  Yillèle  à  ce  début  et  dans  la  pre- 
mière phase  de  son  ministère.  H;  Guizot  le  reconnaît  avec 
une  loyauté  parfaite,  tout  en  se  qualifiant  de  t  spectateur 
opposant,  à  qui  le  temps  a  apporté  sa  lumière  et  enseigné 
réquité.  •  —  t  En  décembre  1821,  ajoute-l-il,  M.  de  Vil- 
lèle arriva  au  pouvoir  par  le  grand  et  naturel  chemin... 
Les  événements  ont  des  malices  imprévues.  La  Charte 
portait  au  pouvoir  Thomme  qui  Tavait,  le  premier,  com- 
battue avant  sa  promulgation...  Parmi  les  hommes  de 
notre  temps,  c'est  un  trait  distinctîf  de  M.  de  Villèle  tfêlre 
arrivé  au  gouvernement  comme  homme  de  parti  et  d*ëtre 
resté  homme  de  parti  dans  le  gouvernement,  tout  en  tra- 
vaillant  à  faire  prévaloir,  parmi  les  siens,  Tesprit  de  gou- 
vernement sur  l'esprit  de  parti.  Ce  modérateur  du  cMé 
^roit  lui  a  toujours  été  fidèle.  »  -^  Quel  hû  éloge  sous 


M.  GUIZO.T.  tl 

plnnie  de  t  spedaieur  opposant  I  •  M.  Hmtfty  nll 
s'était  encore  quelque  peu  dom^  par  le  mirage  des  s<n»- 
'venira,  couviendrait,  avec  nous,  qu^il  était  impossible,  à 
cette  époque,  de  gtomrenier  autrenient,  pour  rassurer  i  ia 
tm  le  roi,  fes  royalistes  et  cette  partie  de  la  natioa  qu'il 
fallait  aoeoutomer  à  Toir  dans  la  Restauratîcm  la  puis- 
sance d'un  droit  et  la  puissance  d'un  fait.  Toute  la  con- 
daile  de  M.  de  ViUèle  fut  conforme  à  ce  programme.  Il 
modéra  le  côté  droit  sans  jamais  le  trahir  ;  il  rassura  le 
pays  en  légalisant,  dans  l'œuvre  de  la  Révolution,  ce  qui 
Be  pouvait  plus  se  détruire,  ea  neutralisant  dans  ses  r^ 
cidives  ce  qui  devait  cesser  ou  tout  perdre.  Nous  n'avons 
pae  à  indiquer  ici  les  principales  mesures  de  son  minis^ 
tère;  elles  sont  dans  toutes  les  mémoires  ;  tous  les  poli- 
tiques  ont  salué,  comme  des  chefe-d*œuvre  de  sagesse, 
ees  lois  financières  qui  indemnisaient  les  émigrés  et  tran- 
quillisaient les  acquéreurs  au  profit  des  finances  de  l'État 
et  de  la  plus-value  des  terres,  et  cette  guerre  d'Espagne, 
qui  rendait  une  armée  à  la  France  et  faisait  concourir 
ensemble  k  une  œuvre  de  réparation  et  de  gloire  les 
vieilles  renommées  de  l'Empire  et  les  antiques  noms  de 
h*  Monarchie.  C'était  bien  là  finir  la  Révolution;  du  mo- 
ment qu'il  n'y  avait  plus  deux  peuples  dans  un  peuple, 
deux  armées  dans  ime  armée,  la  Révolution  n'avait  plus 
de  raison  d'être  :  un  instant,  elle  se  crut  vaincue  ;  les 
conspirations  cessèrent  :  la  haute  banque,  le  commerce, 
les  manufacturiers»  malgré  leurs  préventions  et  leurs  mé- 
fiances, reconnurent  la  supériorité  du  ministre  :  les  fi- 
nances, ce  vif-argent  du  thermomètre  politique,  montèrent 
au  beau  fixe  et  prirent  cette  impulsion  inouïe  qui  révéla 
tout  à  coup  à  notre  siècle  un  nouveau  pouvoir  et  un  nou- 
veau monde  :  la  campagne  d'Espagne  prépara  des  défen- 
seura  k  la  Grèce  et  des  vainqueurs^  k  l'Algérie.  N*y  a-t-il 


92  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

pas  dans  cet  ensemble  quelque  chose  comme  l'heureux 
effort  d*un  gouvernement,  longtemps  contesté,  qui  sW- 
firme,  se  constitue  et  se  prouve  par  ses  succès  et  par  ses 
œuvres?  Oui,  H.  de  Villèle,  autant  qu'il  était  en  lui,  termi- 
nait la  Révolution  ;  il  ne  voulait  rien  au  delà  :  H.  Guizot 
le  déclare  loyalement,  et  nous  n'en  demandons  pas  da- 
vantage. 

Hais  deux  accidents  vinrent  rompre  cette  heureuse 
veine,  et  apprêter,  pour  un  avenir  prochain,  de  nouvelles 
alarmes  :  la  disgrâce  de  H.  de  Chateaubriand  et  la  mort 
de  Louis  XVIU.  On  sait  que  le  trop  brusque  renvoi  de 
l'éclatant  écrivain  fut,  de  la  part  du  vieux  roi,  affaire 
toute  d'antipathie  ou  de  rancune  personnelle.  Constitu- 
tionnel dans  sa  politique,  Louis  XVIII  était,  par  malheur, 
absolu  dans  ses  répulsions  ou  ses  préférences.  En  outre, 
il  crut  que  YuUra  de  4816  et  du  Conservateur  ne  pourrait 
jamais,  dans  son  opposition,  s'appuyer  que  sur  la  droite, 
et  que,  la  droite  étant  alors  acquise  au  ministère,  cette 
opposition  serait  impuissante  :  il  ne  comprit  pas,  lui,  si 
spirituel  pourtant,  que  la  Gauche  allait  prêter  ses  échos 
sonores  aux  cris  de  colère  de  l'orgueil  et  du  génie.  jLe 
passage  d'un  règne  à  l'autre  s'accomplit  sans  secousse,  et 
ce  fut  encore  un  trait  de  sagesse  de  H.  de  Villèle  d'avoir 
préparé  les  esprits  à  cette  transition  inévitable,  de  façon 
à  trouver  pleine  confiance  chez  le  nouveau  roi,  et  à  le 
placer,  au  début,  sous  un  jour  favorable  vis-à-vis  de  la 
nation.  Bien  que  M.  Guizot  juge  Charles  X  avec  cette 
respectueuse  convenance  dont  il  ne  s'écarte  jamais,  nous 
n'acceptons  tout  son  jugement  ni  sur  le  roi  ni  sur  le 
règne.  Charles  X  manqua  de  cette  clairvoyance  un  peu 
égoïste  qui  évite  les  fautes  dans  le  présent,  sauf  à  léguer 
à  l'avenir  la  nécessité  de  les  commettre  ;  il  ne  comprit  ni 
son  temps,  ni  la  société  nouvelle,  ni  le  gouvernement  con- 


M.  GUIZOT.  05 

stitntiond,  comme  les  avait  compris  son  prédécesseur  ;  et 
pomlanf^  même  dans  cette  seconde  partie  de  la  Restau- 
ration et  du  ministère  Villèle,  je  pose  hardiment  la  ques- 
tion, décisive  à  mes  yeux  :  Charles  X  et  son  conseil  vou- 
lurent-ils autre  chose  que  la  contre-révolution  raisonnable 
et  nécessaire,  telle  que  nous  l'avons  définie?  Non.  L'Oppo- 
sition voulut-elle  autre  chose  que  la  chute  du  ministère 
de  la  Droite,  et,  à  travers  ce  ministère,  continua4-elle  à 
attaquer  la  royanté  elle-même?  Oui.  En  d'autres  termes, 
de  quel  c^té  fut  alors  l'arrière-pensée  hostile,  dépassant 
an  fond  son  but  apparent?  La  réponse  ne  nous  semble 
pas  douteuse. 

Mais  H.  de  Villèle,  nous  dit  M.  Guizot,  eut  le  malheur 
de  se  laisser  entraîner  par  ses  amis.  L'extrême  Droite,  se 
sentant  soutenue  parle  roi,  cessa  de  se  contraindre,  exigea 
de  son  ministre  plus  qu'il  n'aurait  dû  ou  voulu  lui  accorder, 
lui  fit  perdre  sa  physionomie  véritable,  qui  consistait  à  mo- 
dérer son  parti  en  lui  restant  fidèle,  et  finit  par  le  rendre  si 
impopulaire,  qu'il  succomba  sous  les  éclats  de  l'opinion 
publique.  Est-ce  bien  exact?  Est-ce  dans  certaines  mesures 
de  M.  de  Villèle  qu'il  faut  chercher  la  cause  de  son  impo- 
pularité finale,  et  non  pas  dans  la  durée  même  de  son 
ministère?  H.  Guizot,  en  interrogeant  de  plus  près  ses 
souvenirs  personnels,  n'y  trouverait-il  pas  la  preuve  que  les 
ministères  qui  durent  trop  longtemps  arrivent  à  se  heurter 
contre  toutes  sortes  de  périls  et  toutes  sortes  d'ennemis? 
Quel  reproche  si  accablant  adresserons-nous  donc  à  M.  de 
Villèle?  Son  idée  de  conversion  des  rentes  ?  Ce  blâme,  en 
1858,  semblerait  dérisoire.  La  dissolution  de  la  garde 
nationale  de  Paris?  M.  Guizot  a-t-il  quelque  raison  de 
croire  que  cette  garde  nationale  ait  gardé  bien  héroîque- 
ment.la  monarchie  constitutionnelle  et  la  liberté?  La  loi  du 
sacrilège?  Nou^  -^^chons  ici  à  un  point  trèsnlélicat,  et 


94  CAUSERIES  LITTÊKÂIRES. 

toul  le  BMaie  comprendra  les  motifs  qai  noo»  eouyèchcnt 
de  dbeuter  avec  rilloâtre  auteur  de  cea.  Mémoireg  h» 
rapporta  de  l'Égbsa  arec  l'État.  Sans  doute,  pour  par  1er 
sQtt  beoa  laagage,  f  Ttglise  ehrètîeme  n*est  peint  eonmie 
Tintée  paien  ^  represd  ses  forces  en  toudiani  à  la 
terre.  %  —  Plrenoos  garde  pourtant  qu'à  force  d'isoler  la 
terre  de  VÉ^e  dvëtienne^  c'est-à-dire  du  cieft,  nous  ae 
fiaissiaas  par  reniecaier  tout  l'homme  dans  les  iabirôts  tci^ 
restres,.  et  par  exiler  le  cieiderâme  knnniiie  coame  des 
lais.^tèrieures  !  Ge  n'est  paauae  opinion  que  je  dbnnekî^ 
mais  un  aentinkait  :  je  me  suis  bien  sautent  questiaoïé 
là-dessus  en  dehors  de  toute  distinction  de  euUe  et  de 
dogaiie  ;  et  jamais  je  ae  me  suis  senti  {raiaaé  de  TMée  qee 
rhomme  qui  vole  des  vases  sacrés  dans  une  église  serait 
puai  plua  rigoureusement  que  celui  qui  enjambe  le  mur 
d'iua  eBdos  pour  taler  uae  poulb  a»  m  lapin.  Est-ce 
enfin  Fessoî  de  réactdon  contre  la  liberté  debt  presse? 
«  Je  suia^  nous  dit  H.  fiuiaatv  da  eeoz  que  la  presse  a 
beoMeoup  servis  et  beaucoup  atUcpiés;  j'en  ai  faiimo^^ 
même,  dans- te  cours  de  mai  vie»  un  grand  usage.  C'est  ca 
mettait  publiquement  aies  idèest  sous  les  yeux  de  ïbml 
paiya  que  j'ai  fait  mes  premiers  pas  dans  son  attentie»  ai 
son  estime;.  »  —  Non,  Hw  Guiaot  se  calomnie;  pour  qae 
ses  grandes  qualités  dforateur  et  d'écrivain  se  révélassent 
à  son  pays,  il  n'avait  pas  besoin  de  la  presse,  a»  du  moÎM 
de  cette  presse  qiud,  depuis  cinquante  ans,  a  constamment 
faussé  le  sens  public,  glorifié  le  mal,  insuUté  le  bien, 
envenimé  les  diasidencesy  et  rendu  impoaaibla  Taccard 
entre  les  honnêtes  gens  de  tous  les  partis.  Est<-ee  assexde 
demander,  comme  contre-poids  à  la  Ûberlé  de  cette  presse, 
une  forte  organisation  sociale,,  de  fortes  lois  répressives* 
et  de  fortes  mœurs?  —  Hais  cette  organisation^  comment 
l'aurea^oua».  si  voua  Isûfiaez  agir  ce  dissolvaob  quotidiea 


IL  GUIZQT.  95 

qui  est  pour  les  intelligences  ce  qu'un  poisoa  lent  est 
pour  les  corps?  Ces  lois,  comment  les  obtieodrez-vous,  si 
TOUS  maintenez  cette  puissance  qui  les  élude  et  les  dé« 
joue,  qui  se  proclame  eOe-méme  une  loi  supérieure  à 
toutes  les  autres?  Ces  mœurs  enfin,  ces  fortes  mœurs, 
comment  subsisteront-elles  dans  une  société  où  l'on 
affaibfira,  chaque  matin,  Tamour  de  la  vérité  et  la  baine 
du  mensonge?  Pour  moi,  je  l'avoue,  ^''éprouve  pour  la 
presse  le  douloureux  sentiment  d'un  fils  forcé  de  recon- 
naître que  sa  mère  a  commis  des  fautes  irréparables  :  je 
œ  la  maudis  pas,  je  ne  fa  dénonce  pas,  je  Tindique  aux 
l^slateurs  à  venir  conune  un  problième  qu'il  faut  résoudre 
et  que  VI.  Guizot  n'a  pas  résolu.  Si  omis  insistons  sur  ce 
point,  c'est  qu'il  nou&  livret  un.  deftteaits  caraotteiatiques 
de  ces  Mémoires  y  et,  en  général,  de  cet  éminent  esprit; 
une  philosophie  politique  supérieure  même  à  ses  expé- 
riences, un  détachement  absolu  de  ses  légitimes  sujets  de 
rancune,  joint  à  une  fidélité  obstinée  à  ses  souvenirs  et  à 
ses  idées.  Hais  ce  point  se  rattache  aussi  à  la  vraie  ques- 
tion, aux  vrais  coupables  de  cette  époqpe  où  s'accomplit 
une  nouvelle  rupture  entre  la  Restauration  et  Topinion. 
.  Jamais  l'opinion   ne  but  plus  avidement   ces    philtres 
]  dangereux,  qui,  en  certains  moments,  enivrent  une  nation 
*)  tout  entière  ;  jamais,  sous  une  prétendue  polémique  anti- 
'  ministérielle,  ne  se  trahit  plus  hardiment  la  pensée  impla- 
cable et  acharnée  d\i  renversement  de  la  monarchie.  Tout 
fut  bon  aux  chefs  et  aux  soldats  de  cette  meurtrière  croi- 
sade, le  premier-Faris,  le  pamphlet,  l'allusion,  la  carica- 
ture, la  satire  ;  ife  ne  se  donnaient  pas  même  la  peine  de 
cacher  le  vrai  sens  de  leurs  attaques,  la  vraie  portée  de 
leurs  coups.  Qu'on  me  permette,  entre  mille  autres,  un 
souvenir  du  temps  :  car  enfin  nous  voici  bien  avant  dans 
la  politique,  et  je  voudrais  laisser  percer  un  petit  bout 


96  Causeries  littéraires. 

d'oreille  littéraire.  H.  de  Villèle  fut,  à  cette  époque,  le 
héros  d'une  épopée  satirique,  écrite  par  deux  jeunes 
poètes  libéraux,  dont  Tun,  après  toutes  sortes  d'aposta- 
sies, a  fini,  je  crois,  dans  d'obscures  fonctions,  dont 
l'autre  s'est  fait  fournisseur  de  dithyrambes  et  de  cantates 
en  l'honneur  de  toutes  les  républiques  et  de  tous  les  em- 
pires. Ce  poème  eut  un  succès  fou.  Savez-vous  comment 
il  finissait?  Voici  les  derniers  vers  : 

Et  la  France  espéra 

Panthéon  !  Ta  croix  d*or  s*écllpsa  sur  ton  dôme  1 
Sous  les  parvis  sacrés  de  la  place  Vendôme 
La  terre  tressaillit,  et  Toiseau  souverain 
S'agita  radieux  sur  son  sceptre  d'airain. 

On  le  voit,  la  croix  et  le  trône  n'étaient,  en  définitiTe, 
pas  plus  épargnés  que  le  ministre  des  finances  ;  dans  ses 
moindres  éclats  de  rire,  la  Révolution  montrait  toutes  ses 
dents.  Que  fît  Chartes  X,  cependant,  au  milieu  de  ces 
témoignages  d'une  hostilité  toujours  croissante?  Ce  qu'au- 
rait fait,  à  sa  place,  le  roi  le  plus  passionnément  consti- 
tutionnel :  il  céda  au  vœu  du  pays,  à  la  majorité  parle- 
mentaire; il  congédia  le  ministère  Villèle  et  nomma  le 
ministère  Hartignac.  C'est  ici  que  j'en  appelle  aux  sou- 
venirs de  M.  Guizot;  quoique  très-humble  écolier  de  rhé- 
torique, je  commençais  à  observer,  et  la  suite  n'a  pas 
démenti  mes  impressions  d'adolescent.  Ce  qui  me  frappa, 
ce  qui  me  frappe  encore,  c'est  le  peu  d'importance  qu'at- 
tachèrent les  hommes,  même  les  plus  éminents  et  les 
plus  habiles,  de  l'opposition  victorieuse,  à  ce  nouveau 
ministère,  si  intelligent  et  si  libéral;  le  peu  d'appui  qu'il 
trouva  dans  le  Centre  gauche,  dans  la  jeune  génération 
doctrinaire^  parmi  les  rédacteurs  du  Globe  et  de  la  lieiTi^s 


M.  6UIZ0T.  97 

française.  Quand  un  roi  est  soupçonné  d'inclinations  peu 
constitutionnelles,  que  doivent  faire  les  gens  qui  veulent 
le  convertir  sans  le  renverser?  Lui  rendre  impossible  une 
nouvelle  échappée  du  côté  de  Textréme  Droite,  et,  pour 
cela,  affermir  de  tout  leur  pouvoir  le  ministère  né  de  la 
victoire.  Un  cabinet  qui  comptait  parmi  ses  membres 
H.  de  Martignac,  H.  de  Vatimesnil,*)f.  de  la  Ferronnays, 
H.  Hyde  de  Neuville,  avait  de  quoi  rallier  tous  ceux  qui 
neTOulaientpas  la  royauté  sans  la  Charte  à  tous  ceux  qui 
ne  voulaient  pas  la  Charte  sans  la  royauté.  Ce  ralliement 
eat-il  lieu?  Non  ;  la  Gauche  resta  implacable,  le  Centre 
gattche  indifférent  ou  malveillant.  11  refusa  son  concoura, 
ou  y  mit  des  conditions  plus  fâcheuses  qu'une  franche 
rupture.  Ce  roi  pieux,  septuagénaire,  on  troubla  sa  con- 
science, on  froissa  son  cœur  par  ces  coupables  ordon- 
nances de  1 828,  aussi  funestes,  dans  leur  genre,  que  celles 
de  1850.  Cette  monarchie,  que  Ton  accusait  de  favoriser 
les  influences  cléricales,  on  lui  imposa  des  mesures  qui 
nous  paraissent  aujourd'hui  monstrueuses,  à  nous,  les 
élèves  de  lUniversilé,  les  témoins  des  efforts  incessants 
de  notre  siècle  pour  se  débarrasser  de  Dieu.  Et  l'on  s'é- 
tonna que  ce  roi,  abandonné  ou  mal  soutenu  par  la  ma- 
jorité parlementaire,  ce  chrétien  blessé  au  cœur,  ce  sur- 
vivant d'une  race  royale  décimée  par  l'échafaud  et  le 
poignard,  demandât  à  l'amitié  ce  que  lui  refusait  la  poli- 
tique! On  a  maintes  fois  cité  le  mot  de  H.  Royer-Collard 
après  la  nomination  du  ministère  du  8  août  :  a  C'ebt  un 
effet  sans  cause.  »  —  Hélas!  l'illustre  doctrinaire  se  trom- 
pait :  c'était  l'effet  de  trop  de  causes,  et  toutes  n'étaient 
pas  à  l'honneur  des  adversaires  de  la  royauté. 

Nous  n'avons,  bien  entendu,  à  prendre  parti  ni  pour  le 
ministère  Polignac,  ni  pour  les  ordonnances  de  Juillet. 
U.  Guizot  a  glissé  rapidement  sur  cette  dernière  période  : 


m  GÀUSBRlKSi  LITTfiltAIRES. 

boniafn<*lMHfô  à  ifNâquer  i«i  des  potots  de  vue  de  FîUosIrt 
èermiii.  ««^  f  M.  de  Potfgiia«,  iveus  diuil,  mit  tenlé  de 
ââmper,  par  «ne  pf ofessieiï  de  foi  eonstiUiliOHneïle,  le» 
prèveniioiw  dont  il  êfatit  l'objet.  Ses  aseiarane^  d'attadM- 
lAeiil  à  la  CiMine  n'âtâîent  point,  de  sâ  part,  xm  sînqpte 
caleul  ambitîeui  et  kyj^riie  ;  H  se  tenait  réellement  povr 
ami  du  genrvevneinent  ceMstttationnely  et  n'en  BUéditaX 
pewit  la  destruction.  Sendevuenl,  dans  la  më^crité  de 
sM  esp^^it  el  là  eonfesion  de  ses*  idées,  ns^  eompireneni 
bien  ni  I»  soeiété  «nglaise,  q«i'il  voulait  knitér,  ni  la  so^ 
ciété  firançaîse,-  ^'ii  voidaiit  réformer,  il  craylsdt  la  Cluafte 
cfociliaMft  «fee  la  prép(mdéranee  politique  de  Faneienae 
noblesse  et  ta  snprémaliie  définitive  de  Tsiieienfie  royauté» 
et  il  se  flattait  de  développer  les  institutîone  nouvelles  en 
lerfaîeant  servir  à  kr  dwninatvon  des  imifciences  qatMes 
avaient  précisément  pour  objet  d'abolir  ou  délimiter.» — 
Ole?  1»  médiocrité  d'esprit,  ({ui  foit  rarement  fortune  eit^ 
Iranee^ite  nom  même  du  prince  dePolignac^  trop  odieux* 
à  la  Bèfohitîon;  Taniitié  de  Charles  X,  cpii  le  rendait  sus" 
peet  a»  libéridisme;  et  je  ne  sais  si  je  ne  donnerai  pas 
raison  à  Thomme  médiocre  contre  son  éminent  antago- 
niste, n  me  semble  du  moins  qu'il  y  avait  là  un  pro- 
gramme très^passable  de  monarchie  constitutionnelle  s'ap- 
puyant  sur  Télément  aristocrati<}ue,  le  seul  qui  puisse 
maintenir  l'éqnililMre  entre  le  pouvoir  et  la  liberté.  Si  on 
noitst  répond  que  cette  monarchie  est,  dans  ce  cas-là, 
impossible  en  France,  parce  que  Tinfluence  aristocra- 
tiqpie  a  disparu  pour  jamais,  nous  répondrons,  qu'elle  est 
bien  pIUs  impossible  encore  avec  la  démocratie  pour 
alliée,  parce' que  la  démbcralie  n'en  veut  pas,  parce  que 
ee  gouvernement  ne  répond,  dans  le  fait,  ni  aux  goûts, 
ni  aux  passions,  ni  aux  ambitions  réelles  de  la  démocratie. 
H,  Guizot  aime-tril  mieux  ce  tortffime  bourgeois  dont  ilfait^ 


.     k  GUIZOT.  «9 

i  tort,  «elon  nous^  k  base  de  la  monarchie  consâUi- 
tioiineUe?Ce  torysme,  où  est-il?  qu*a-t-il  Jait?  qu*a-t-il 
conservé?  Je  le  vois,  aux  heures  décisives,  préseotant  les 
annes  au  radicalisme  et  à  la  démagogie;  je  le  vois,  aux 
heures  transitoires,  s'amusajat  k  donoer  des  leçons  an 
pouvoir  :  je  cherche  en  vain  dans  ses  rangs  une  idée  vrai- 
ment politique,  et  c'est  pour  avoir  attendu  de  lui  le  succès 
et  la  durée  de  leurs  doctrines  qpe  les  politiques  ont  sue- 
eomhé.  Mais  H^  de  Polignac  n'était  pas  éloquent?  a  U 
resta  omet,  dit  H.  Guizot  ;  c'est  à  de  plus  hautes  condi- 
tions que  les  aristocraties  politiques  se  maintiennent  oi 
se  relèvent»  »  —  Hélas!  nous  le  lui  demandons  encore; 
quand  Theure  fatale  des  monarchies  a  sonné,  à  quoi  sert 
Téloquence? 

M.  de  Polignac  eût-il  été  plus  éloquent,  eût-il  été  plus 
sincère  encore,  plus  passionné  dans  son  dévouement  à  la 
Charte,  il  n'en  était  pas  moins  condamné  d  avance,  et  le 
Trôae  avec  lui.  Les  combattants  du  29  Juillet  auraient  pu 
dire  aux  rédacteurs  de  l'Adresse  des  22  i  ce  que  Danton 
disait  à  Sieyès  à  propos  de  Louis  XVI  :  c  Vous  nous  aviez 
donné  un  cadavre  ;  nous  l'avons  enterré,  rien  de  plus.  » 
Cette  Adresse  couronna  dignement  une  année  pendant 
laquelle  TOpposition  sembla  constamment  prendre  pour 
devise  ces  mots  du  plus  vif  et  du  plus  hardi  de  ses  or- 
ganes :  «  Enfermer  le  roi  dans  l'a  Charte,  et  le  forcer  d'y 
périr  ou  de  sauter  par  la  fenêtre.  > 

N'allons  pas  plus  loin  :  les  lecteurs  de  M.  Guizot,  —  et 
qui  ne  l'a  pas  lu?  —  apprécieront  nos  réserves,  les  points 
où  nous  nous  séparons  de  lui,  tout  en  l'admirant.  La  ma- 
tière n'est  pas  épuisée  ;  le  procès  sera  repris  et  plaidé  par 
des  plumes  plus  autorisées  que  la  nôtre.  Critique  litté- 
raire, il  nous  était  impossible  de  ne  pas  proclamer  les 
beautés  de  ce  livre^  qui  relève  la  littérature  de  ses  récentes 


100  Causeries  littëraires. 

déchéances.  Fidèle  à  un  ordre  de  vérités  et  de  senti- 
ments politiques,  nous  ne  pouvions  pas  ne  pas  indiquer 
des  différences  entre  les  souvenirs  de  M.  Guizot  et  les 
nôtres,  entre  la  façon  dont  il  explique  la  chute  de  la 
branche  aînée  des  Bourbons  et  la  manière  dont  nous 
expHquons  le  triomphe  de.la  Révolution.  De  là,  dans  cette 
étude  si  rapide  d'ailleurs  et  si  incomplète,  un  mélange 
d'hommages  sincères  et  d'objections  attristées,  qui  nous 
fera  probablement  accuser  par  les  uns  de  nous  être  prêté 
avec  trop  de  complaisance  aux  entêtements  du  génie,  par 
les  autres  de  garder  trop  intactes  notre  consigne  de 
royaliste  et  nos  susceptibilités  de  vaincu.  Peu  importe! 
Tessentiel  est  de  constater,  de  rappeler,  en  finissant,  que, 
même  sans  accorder  à  la  Restauration  rien  de  ce  qui 
ressemblerait  à  un  désaveu  de  son  propre  passé,  H.  Gui- 
zot a  montré  tout  ce  que  son  origine  avait  de  national, 
de  sauveur  et  de  nécessaire  ;  que,  même  en  refusant  aux 
bommeà  de  la  Droite  la  part  qui,  selon  nous,  leur  est 
due,  M.  Guizot,  par  le  seul  effet  de  la  vérité  sur  un  esprit 
élevé  et  loyal,  les  a  fait  paraître  bons,  utiles,  honnêtes, 
habiles  ;  qu'enfin  pour  ses  lecteurs  royalistes  l'impression 
fmale  et  suprême  de  cette  lecture  est  d'être  fiers  d'avoir 
servi  ce  gouvernement,  de  l'avoir  aimé,  de  l'aimer  et  de 
l'honorer  toujours. 


II 


H.  LE  DUC  DE  NOÀILLES 


.1» 
I 
I 


HISTOIRE  DE  MADAITE  DE  MAINTEKON  ET  DES  PM5CIPÂUX  ivéMSlIENTS 

DU  RÈ6NK  DE  LOUIS  XIT^ 

Autrefois  il  y  «urait  eu  quelque  mérite,  —  quelque 
nouveauté  du  moins,  —  à  prendre  parti  pour  madame  de 
Maintenon.  Elle  comptait  de  nombreux  détracteurs,  jus- 
que dans  la  société  polie  et  parmi  les  gens  de  goût.  Au- 
jourd'hui une  légitime  réaction  s'est  accomplie  en  son 
honneur,  et  ce  ne  doit  pas  être  une  médiocre  joie  pour 
son  historien,  que  de  songer  à  quel  point  il  contribue  à 
cette  réhabilitation  d'une  illustre  et  vertueuse  mémoire. 
Chose  remarquable  !  cette  réaction  est  devenue  de  plus  en 
plus  vive,  à  mesure  que  s'est  accrue  la  popularité  litté- 
raire et  historique  du  plus  éloquent  et  du  plus  mortel 
ennemi  de  madame  de  Maintenon.  Jamais  on  n*a  lu  et 
admiré  Saint-Simon  plus  que  de  nos  jours  ;  hier  encore, 
un  éminent  écrivain  a  pu  dire  que  le  dix-neuvième  siècle 
l'avait  découvert  '; — et,  pendant  ce  temps,  celle  que  Saint- 

*  m*  volume. 

*  M.  le  eomte  de  M ontalembert.  ^  Corrupondmt  dn  95  janyier  1857 

6. 


102  Causeries  littéraires. 

< 

Simon  a  calomniée  et  outragée,  la  femme  contré  laquelle 
ses  Mémoires  sont  en  guerre  ouverte,  mieux  étudiée, 
mieux  connue,  dégagée  du  sombre  et  mélodramatique 
attirail  dont  on  Tavait  affublée,  nous  est  apparue  dans 
toute  sa  grâce  sobre  et  discrète,  dans  Fattrayante  droi- 
ture de  son  cœur  et  de  son  génie.  Deux  leçons  ressortant 
de  ce  contraste,  en  guise  de  moralités  :  la  première,  c'est 
que  les  haines  entre  contemporains  dépassent  presque 
toujours  leur  but  au  lieu  de  l'atteindre,  et  que  la  postérité, 
pour  mieux  casser  leurs  jugements  passionnés,  force  par- 
fois le  persécuteur  et  sa  victime  à  s'acheminer  côte  à  côte 
dans  une  gloire  commune  ;  la  seconde,  c'est  que  notre 
époque,  au  milieu  de  ses  fautes  et  de  ses  misères,  a  pour- 
tant |p  bon  esprit  d*appliquer  à  ces  révisions  du  passé  un 
goût  plus  sincère  et  plus  réfléchi  pour  les  documents 
vrais  et  authentiques,  faisant  ainsi  à  chacun  sa  part,  et 
sachant  rendre  hommage  à  l'âme  haute,  au  grand  style, 
à  Téclat  incomparable  du  Mémorialiste  partial,  sans  pren- 
dre au  mot  ses  inimitiés,  ses  invectives  et  ses  colères. 

Q^est  donc  dans  des  coaditions  bien  douces  que  H.  le 
due  de  Noailles  poursuit  sa  belle  Histoire  de  madame  de 
Mainterum,  Cette  idée  de  réparation  et  de  justice  presque 
filiale  qui  lui  a  inspiré  son  livre,  il  la  voit  se  réaliser  au 
dehors,  avant  que  ce  livre  soit  terminé;  et,  par  cela 
même  qu'elle  se  réalise,  elle  fait  désirer  plus  vivement  et 
plus  curieusement  rechercher  chaque  nouveau  volume 
d'une  œuvre  qui  n*a  plus  à  rectifier  l'opinion,  mais  à  pro- 
fiter de  ses  retours.  Il  y  a  quinze  ans,  lorsque  Ton  com- 
mença à  annoncer  les  premières  parties  de  cette  Histoire, 
il  sembla  aux  admirateurs  de  madame  de  Haintenon  que 
son  biographe  allait  leur  fournir  des  pièces  justificatives  à 
l'appui  de  leur  admiration,  et  nul  assurément  n'étflât  nÙQUx 
pla<>à,  ni  xamx  «utoriaii,  pour  ripcadro  à  caiU  «ttenle. 


M.  LE  DUC  DE  N0AILLB8.  103 

Ces  pièces  ont  abondé,  et,  à  présent,  par  un  heureux 
éduinge,  c'est  le  public  d'élite  qui  apporte  ses  impre»* 
fiions  et  ses  renseignements  à  Teppui  de  cette  attachante 
lecture.  Au  début,  M.  le  duc  de  NoaiUes  avait  à  la  fois  à 
intéresser  et  à  persuader  ses  lecteurs  !  il  s'est  si  bien  ao» 
quitté  de  celte  double  tâche,  il  a  été  si  bien  secondé  par 
madame  de  Haintenon  elle-même,  que  ses  lecteurs  lui  r»* 
viennent  persuadés  d'avance,  et  d'autant  plus  sensibles 
an  charme,  à  h  vérité,  à  la  grandeur  de  ses  tableaux. 

Mais  il  y  aurait  de  l'injustice  à  ne  voir  et  à  ne  chercher 
dans  cet  ouvrage  que  madame  de  Haintenon.  En  retra* 
çant  l'histoire  de  cdle  que  je  ne  veux  pas  appeler  son  hô* 
roîne  et  qu'il  serait  plus  exact  d'appeler  son  aïeule,  M.  le 
duc  de  NoaiUes  a  été  naturellement  aipené  à  retracer 
toute  cette  partie  du  régne  de  Louis  XIY  qu'on  est  trop 
enclin  à  sacrifier  à  ses  glorieux  commencements,  à  regar-» 
der  eonmie  un  déclin,  comme  une  sorte  de  mélancoUqua 
automne  aux  teintes  déjà  p&lissantea.  En  étendant  ainsi 
son  cadre,  en  groupant  autour  de  sa  figure  de  prédilection 
les  événements  et  les  personnages  qui  concourent  à  la 
mettre  en  lumière,  non*eeulement  H.  de  NoaiUes  ne  s'est 
pas  écarté  de  son  sujet,  mais  il  a  obéi  à  un  infaillible  in- 
stinct  d'historien;  il  a  compris  qu'U  y  avait  entre  madame 
de  Haintenon  et  son  époque  un  Uen  assez  étroit,  une  so« 
lidarité  assez  intime,  pour  qu'on  ne  pût  ni  les  condam^ 
ner,  ni  les  absoudre,  ni  les  glorifier  Tune  sans  l'autre.  En 
effet,  une  fois  qu'on  arrive  à  cette  date  de  d684,  qui  mar* 
que  à  peu  près  le  milieu  du  grand  règne,  tt  faut  se  déci* 
der  :  c'est  madame  de  Haintenon  qui  va  désormais  lui  im- 
primer son  caractère  et  sa  direction  finale.  Si  l'on  voulait 
absolument  trouver  l'expUcation  de  cette  eq)èce  de  froi* 
deur  qui  s'est  longtemps  attachée,  même  chez  les  esprit» 
les  plw  aonsés,  &  la  mémoire  de  cette  noUe  fenuae»  il 


104  CAUSERIES  LITTfiRAIRES. 

faudrait  peut-être  la  chercher  dans  ce  penchant  que  nous 
avons  tous  à  nous  détourner  —  dans  l'histoire  comme 
dans  la  fiction  —  du  moment  où  le  beau  désordre  se  ré- 
gularise et  où  le  mariage  remplace  Tamour.  En  outre,  le 
gouvernement  absolu,  qui  est  antipathique  de  sa  nature 
et  que  ne  peuvent  aimer  bien  sincèrement  ceux-là  même 
qui  croient  à  sa  nécessité,  n'a  qu'un  moyen  de  se  faire 
pardonner:  c'est  de  parler  vivement  aux  imaginations,  de 
les  subjuguer,  de  les  éblouir  en  dehors  de  la  loi  com- 
mune, de  continuer  sur  elles,  après  des  siècles,  lepresti- 
gieux  despotisme  exercé  par  le  souverain.  Dès  l'instant  on 
la  royauté  absolue  devient  raisonnable,  on  devient  aussi 
plus  sévère  envers  elle,  et,  si  elle  commet  alors  quelques 
fautes,  si  elle  subit  ces  adversités  inséparables  du  néant 
des  grandeurs  humaines,  on  a  moins  d'indulgence  pour 
ses  torts,  moins  de  pitié  pour  ses  malheurs.  Eh  bien,  ma- 
dame de  Haintenon  représente,  dans  le  règne  de  Louis  XIY, 
ce  mariage  de  raison  qui  met  un  à  des  erreurs  brillantes, 
cette  phase  critique  et  nécessaire  où  un  pécheur  magni- 
fique se  range  et  paye  à  autrui  ou  à  lui-même  tout  un 
arriéré  de  vertu.  On  s'est  accoutumé  peu  à  peu  à  voir  en 
elle  et  dans  son  influence  consacrée,  sinon  Texpiation,  au 
moins  l'envers  des  splendeurs,  des  enchantements  et  des 
prospérités  du  règne  ;  et,  comme  l'âge  mûr  a  moins  de 
grâce  que  la  jeunesse,  comme  l'été  a  moins  de  poésie  que 
le  printemps,  c'a  été  un  premier  grief  contre  la  compagne, 
non  pas  de  la  vieillesse,  mais  de  la  maturité  du  grand 
roi.  De  plus,  elle  n'était  ni  maîtresse  ni  reine,  c'est-à- 
dire  qu'elle  n'avait  pour  la  défendre  contre  l'envie  et  la 
haine  surexcitées  par  -sa  prodigieuse  fortune,  ni  la  cor* 
ruption  qui  exploite  le  caprice  passager  du  maître,  ni  le 
respect  qu'impose  une  royauté  officielle,  ni  même  ce  fond 
de  malice  qui,  en  face  d'une  favorite,  se  console  de  son 


M.  LE  DUC  DE  NOAILLES.  105 

èlëTation  en  espérant  sa  disgrâce.  Tout  était  régulier  dans 
la  position  de  madame  de  Maintenon,  et  rien  n'était  of&- 
àd;  ce  qui  rassurait  sa  conscience  ne  pouvait  guère  ser* 
TÎr  ni  sa  réputation  ni  son  repos  ;  car  le  vice  lui  en  vou- 
lait bien  plus  que  la  vertu  ne  lui  en  savait  de  gré.  De 
plus,  elle  était  pieuse  et  même  dévote,  et  ce  ne  devait  pas 
être  un  titre  auprès  du  siècle  qui  suivit,  ni  même,  hélas  ! 
auprès  du  nôtre  :  enfin,  elle  était  femme,  et,  comme 
telle,  il  faut  bien  Favouer,  elle  ne  pouvait  comprendre  et 
accomplir,  dans  sa  tâche  si  difficile  auprès  de  Louis  XIV, 
que  le  côté  qui  s'adressait  au  chrétien,  à  l'homme  mo- 
ral e(  privé,  aux  rapports  immédiats  du  prince'  avec  sa 
famille,  sa  cour  et  son  peuple,  et  non  pas  ces  grands  cô- 
tés de  politique  générale  et  prévoyante  que  Saint-Simon 

• 

a  confusément  entrevus,  plutôt  en  duc  qu'en  penseur, 
plutôt  en  misanthrope  qu'en  prophète,  plutôt  en  Alceste 
qu^en  Guillaume  111.  Réformer  et  éclairer  le  cœur  et  l'es* 
prit  de  Louis  XIV,  travailler  pour  lui  et  avec  lui  à  cette 
grande  affaire  du  salut  qui  dominait  alors  les  intérêts  ter- 
restres et  à  laquelle  on  donnait  une  place  entre  les 
ivresses  de  la  vie  et  les  approches  de  la  mort  ;  substituer, 
dans  Texistence  du  roi,  aux  transports  de  la  passion,  de 
l'omnipotence  et  de  la  gloire,  un  attrait  paisible  et  con- 
tenu, un  usage  plus  réfléchi  de  sa  puissance,  un  rayonne- 
ment plus  pur,  moins  éblouissant  et  plus  doux  ;  être  pour 
son  âme  et  sa  raison  ce  que  mademoiselle  de  la  Valliére 
avait  été  pour  son  imagination  et  son  cœur,  madame  de 
Montespan  pour  son  esprit  et  ses  sens,  madame  de  Kain- 
tenon'ne  vit  rien  au  delà.  C'était  assez  pour  une  épouse» 
pas  assez  pour  échapper  au  reproche  d'avoir  aminci  et 
assombri  cette  lumineuse  voie  lactée  que  le  dix-septième 
siècle  avait  tracée  dans  le  ciel  de  la  France.  Ajoutez  à  cela 
les  fautes  et  les  malheurs  des  dernières  années,  dont  elle 


106  CiUSËfiieS  LITTfii^AIRBS. 

• 

uefyif9S  lieq^saMe,  mis  qui  6e  Keoi  à  son  nom 
leur  dÂlbe,  les  cpups  iiwieiobrablee  kvpfé$  par  la  m 
4dxis  ]ia  fiunillQ  r^yâde,  kv»  revei^  ife  nos  «Foies,  la 
des  popwjl^tioas,  1#   disparitian  saceessm  des  grai 
bpmi^s  pnftc^nt  leur  oaviître  dayos  la  Umibe,  l'fa 
jm*isîe  âuy[géré(»  aux  eourtisafls  par  la  piété  du  sonveraioi 
I9  réaction  licencieuse  que  préparait  falalemeni  c<^ie  h 
pocrjsie  de  conunandâ  ;  fit  non*smilenieiit  vous  eomj 
4nez  qu'il  en  ait  rejailli  «me  longue  défaveur  sur  la 
associée  dans  aos  souveiiirs  à  eeite  période  grave 
triste,  ipais  vous  vous  étonnerex  peut-'étre  que  celte 
fsv^^or  ait  pv  céder»  ffpr&s  <9^nt  eiuquante  ans»  à  la  vérité 
et  jà  l'évidence. 

C'est  donc  tout  i^sonn)!»  rendre  un  éminent  service  i 
rhistoire  générale  de  h  seconde  moitié  du  grand  siècle 
(en  le  faisant  commencer  vers  1638)  que  de  replacer  soa9 
^n  vrai  jour  ^etts  %ure  longlegaps  méceonue;  et  o'eit 
gBgji^ef:  ^  coup  ^iir  la  cause  de  madame  de  Haintenon  tpe 
de  rétablir,  daqs  S4  sérieuse  et  grandiose  majesté»  ei^ 
partie  si  imposante  et .  si  belle  ascore  du  règne  de 
Louis  XIV,  Toute  la  pensée  du  livne  de  H,  le  due  de 
JÏQailles  est  dans  ces  dmx  aspects»  qui  n*en  font  qu'un,  ou 
qui  du  moins  s'expliquent  l'un  par  Tautre.  Ce  que  npus  io< 
diquons,  il  l'a  £ût  avec  une  abondanoe  de  preuves,  une 
ampleur  d^  riipit»  une  variété  piqusute  de  détails,  un 
(^STxne  et  u^e  élégance  de  style  qui  semblent  rattacher 
plus  intimemeut  PAcore  son  ouvrsge  é  son  sujet  et  Tbisto* 
riea  h  Tbistoire*  ]Sous  n'avons  à  nous  oiHHiper  aujourd'hui 
(pm  du  troisi^e  volume,  et  il  défreyerait,  à  lui  seul, 
bieu  des  page$  de  causeries.  On  s  est  trop  pressé,  nous 
le  ssvons  meiutenant,  de  prononcer  les  mots  de  vieillesss 
çt  de  déçliu  à  propos  de  cette  époque  où  opus  entrons 
«lY^  II,  de  Nodilles.  l^^uis  XIV  n'avait  que  quvante^sept 


M.  LB  DUC  DE  NOÂILLE».  107 

»  eC  Ton  peut  dire  que  le  siècle  n'en  avaH;  pâd  iJétfâteMT^ 

pins.  Quel  dëcfin  que  cehii  qui  comptait  encolrè  âatts  Fat-' 

mée,   dans  les  lettres,  dans  là  magistra1ti1r&,  â  la  ttfisti 

dans  les  rangs  de  Fépiscopat  et  du  sacerdode^,  de^hemfmes^ 

restés  la  gfeire  de  leur  pays  après  ayoir  élfè  Célte  é^  feur' 

femps  !  Quel  déclki  que'  cefoî  où  les  princes  âtt  sang  royaf 

anraiént  pour  précepteurs  Bossuet  et  Féweten,  e(t  h  grand 

Cùàdé  aTdif  pour  panégyriste^  lé  grandf  éréqUer,  où  un^ 

obsdXr  penstotinaire  de  If.  le  ^bat  s'appelait  k  Brtfyère, 

où  Bourdalotfô  occupait  la  chaire,  où  HassiUon  rffciîC  f 

monter,  où  Boileau  s'emparaif  <fe'  son  véritable^  WHe  éê^ 

maître  et  de  juge,  où  la  Font5(^e  écrivait  éncoi^e,  éù  Élttm 

dame  de  Sévi^  écrivait  toujours,  où  réducaftion'  déâf  h^ 

ritiers  de  h  Couronne  inspirait  des  Kvres  tels  qn^  FAb- 

toire  imivérselU,  le  Télémaqae^  fe  felUicfoe^  tiféê  de 

tÉcriCtire  saiftte;  où  les  (Querellés  reiigieMe»  donnant 

na&ssance  à  m  chef-d^œnvre  tel  que  les  YaHatiens';  o^ 

Racine,  enfin,  rompant  un  silence  de'dbiKïe  années,  com-^ 

poQsait  Esther  et  Athalie  pour  des  jieunes  filles  élevées  par 

ià  mumiicence  de  Louis  XIV  et  lé  génie  de  madtfiM  de 

Kaântenon  !  Ah  l  qur  nous  rendra  un  déclin  pai^eily  et  coiKh 

ment  ne  pas  avoir  envie  d'échanger  nos  progrès  coi^re 

one  semblable  décadence?  Sans  trop  nous'  abandonner  là* 

dessus  à  des  comparaisons  pessimistes,  constatons,  avec 

M.  le  duc  de  Noailles,  qu'il  n'est  ni  juste,  ni  enact,  dé  se 

borner  à  diviser  le  règne  de  Louis  XIV  en  deux  parties-  : 

<  fuâe,  éfincelant'e  et  glorieuse,  qu'on  termine' à^  te  paix 

deNimègue  ;  Fautre,  marquée  d'a*ie  décadenfcôsutecessive; 

à  partir  de  cette  paix  jusqu'à  la  mort  d«'  roi».  —  Ce  règne; 

ajoute-t-il'  excellemment,  se  divise  réellement  en  trois 

parties  très-distinctes  :  la  première,  composée  des  vingt 

premières  années,  époque  èhlonissente  dte  créations  et  de 

conquêtes  enr  tout  genre,  jusque  ters  Fannèe  1680^;  h 


108  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

deuxième»  époque  d'équilibre  imposant  et  glorieux,  jus- 
qu'à la  succession  d'Espagne,  en  1700  ;  et  la  troisième, 
période  de  déclin  et  de  revers,  soutenue  avec  une  admi- 
rable fermeté  et  relevée  avec  éclat  au  dernier  jour.  »  — 
Rien  de  plus  vrai,  et  H.  le  duc  de  Noailles  le  prouve  bril- 
lamment dans  les  pages  suivantes  :  or,  pour  être  juste,  il 
s'agit  simplement  de  restituer  à  madame  de  Maintenon  sa 
place  et  sa  date,  celle  qui  la  rattache  à  la  seconde  époque 
bien  plus  qu'à  la  troisième^,  où  elle  n'eut  qu'à  pleurer 
avec  le.  roi,  à  consoler  celte  grande  âme  frappée  au  de- 
dans et  au  dehors,  mais  no^  amoindrie.  Cette  erreur  d'op- 
tique, cet  anachronisme  volontaire,  s'ajoutant  à  une  image 
toute  matérielle,  à  Tidée  de  ce  costume  de  couleur  som- 
bre, plus  voisin  du  cloître  que  de  la  cour,  voilà  la  fausse 
madame  de  Haintenon  ;  celle  que  M.  le  duc  de  Noailles  a 
peinte  d'une  main  si  ferme  et  si  délicate,  avec  tant  de  res- 
pectueuse tendresse  et  en  si  parfaite  connaissance  de 
cause,  voilà  la  véritable. 

J'ai  nommé  tout  à  l'heure  Esttier  et  AthaUe  :  ces  deux 
noms  nous  ramènent  à  Saint-Cyr  ;  restons-y  un  moment: 
où  serions-nous  mieux?  madame  de  Maintenon  y  est  avec 
nous,  et  dans  quelle  compagnie  charmante  !  Elle  y  est 
tout  entière,  bien  plus  libre  et  bien  plus  elle-même  qu'à 
la  cour,  où  cette  femme,  qu'on  s'était  figurée  rongée 
d'ambition  et  entichée  de  grandeur,  a  toujours  gardé  un 
sentiment  profond  de  désabusement  et  de  tristesse,  plus 
rapproché  de  la  Bruyère  que  de  d'Antin  ou  de  Dangeau  : 
car  cette  dévote  en  savait  tout  autant  sur  le  chapitre  des 
grands  et  de  la  cour  que  le  sceptique  le  plus  frondeur  ou 
le  moraliste  le  plus  ralTiné.  C'est  donc  à  Saint-Cyr  que, 
pour  elle  et  pour  nous,  nous  aimons  à  la  voir  ;  et  son  his- 
torien l'a  si  bien  senti,  qu'il  l'y  a,  pour  ainsi  dire,  enca- 
drée en  des  pages  d'une  fraîcheur  exquise,  d'une  merveil- 


H.  LE  DUC  DE  NOÂILLES.  109 

leose  douceur.  Oui,  madame  de  Haintenon  n'eût-elle 
d'autre  litre  que  d'avoir  créé  Saint-Cyr,  d'avoir  eu  Ti- 
nîtiative  de  cette  pensée  vraiment  royale  qid  assurait 
aux  filles  des  pauvres  gentilshommes  de  France  le  bien- 
fait d  une  éducation  dirigée  par  l'épouse  d'un  roi,  d'avoir 
apporté  à  cette  fondation  patriotique  et  pieuse  cet  esprit 
de  création  et  d'ordre  qui  vivifie  et  qui  règle,  celte  sa- 
gesse inaccessible  même  aux  séductions  du  génie  ou 
d'une  perfection  chimérique,  cette  persistance  énergique 
et  modeste  qui  ne  s'est  pas  démentie  un  seul  jour  en 
trente  années  ;  n'eût-elle  pas  d'autre  recommandation  à 
invoquer  auprès  de  l'histoire,  ce  serait  assez  pour  la  ran- 
ger parmi  les  personnages  dont  le  passage  en  ce  monde  a 
honoré  et  servi  l'humanité.  Saint-Cyr,  à  son  tour,  n'eût-il 
produit  que  ce  spectacle  qu'on  ne  reverra  jamais,  le  plus 
délicieux  poète  d'un  siècle  et  peut-être  de  tous  les  siècles, 
revenant  au  théâtre  sans  désobéir  à  la  religion  qui  l'en  a 
chassé,  et  écrivant  pour  des  actrices  innocentes,  —  pres- 
que des  enfants  !  —  ces  deux  adorables  chefs-d'œuvre, 
Esther  et  AÛialie  ;  Saint-Cyr  ne  nous  eût-il  rien  donné  de 
plus,  il  n'en  faudrait  pas  davantage  pour  que  la  poésie  et 
les  lettres  le  prissent  éternellement  sous  leur  patronage, 
et  se  chargeassent  de  plaider  à  la  fois  pour  le  fondateur  et 
la  fondatrice.  Mais  ce  n'est  là  que  le  début  et  comme  l'au- 
réole lointaine  de  cet  établissement  magnifique.  H.  le  duc 
de  Noailles  nous  retrace  son  existence  séculaire  :  il  nous 
en  décrit  les  phases  diverses,  les  premiers  périls  causés 
par  un  peu  trop  de  goût  pour  le  bel  esprit  et  les  vanités 
mondaines,  les  périls  plus  graves  suscités  par  la  dévotion 
chimérique  de  madame  de  la  Maisonfort  et  la  séduisante 
épidémie  du  quiétisme.  11  nous  peint  madame  de  Mainte- 
non  personnifiant  constamment  dans  ces  crises  la  vraie 
piété,  la  raison  d^^oite,  la  discipline  in 


iiO  CAUSERIES  UTTÉRAIBBS. 

esqprit  et  le  bon  aeii$  ;  il  conduit  à  ce  parloir»  dans  ces 
cours»  dans  ces  dortoirs,  à  travers  tous  les  détails  de  ce 
doux  et  austère  ensemble  qui  servit  de  modèle  à  tant  de 
maisons  du  même  genre»  tantôt  des  étrangers  célèbres, 
tels  qu'Horace  Walpole  S  tantôt  des  gentilshommes  fran- 
çais, tels  que  le  chevalier  de  Boufilers,  assistant  h,  Tagonie 
de  la  monarchie  et  de  la  société  française;  puis»  un  peu 
plus  tard»  au  seuil  d'un  autre  siècle»  d'un  autre  monde, 
vingt  et  un  jours  après  la  10  août,  qui  a  achevé  de  fermer 
la  maison  de  Saiut-Cyr,  un  nom  qui  va  remplir  ce  monde 
nouveau,  conmie  Louis  le  Grand  a  rempli  Taneien,  Napo- 
léon Bonaparte  redemandant  à  la  municipalité  de  Ver- 
sailles sa  sœur  Marianne,  élevée  aux  frais  de  Louis  XVI» 
dans  rétablissement  fondé  par  Louis  XLV.  M.  le  duc  de 
Noaillee  cite  sa  lettre,  écrite  d'une  orthographe  un  peu... 
révolutionnaire,  et  il  ajoute  ces  deux  Ugnes,  que  ne  dés- 
avoueraient pas  les  maîtres  dans  l'art  d'écrirp  : 

<  On  croit  entendre  déjà  le  bruit  des  pas  de  Napolèea 
qui  s'avance,  encore  inconnu  et  pauvre,  sur  les  débris  de 
la  monarchie  écroulée.  » 

*  Rapprochez  de  ces  lignes  celles  qui  terminent  ce  cha- 
pitre : 

t  Après  le  départ  des  religieuses,  Saint-Cyr  fiit  à  peu 
prés  livré  au  pillage,  et  la  tombe  de  madame  de  Hainteuoa 


^  .  .  .  «  •  Les  religiâas6s  sont  toutes  habillées  de  noir,  avec  dc$ 
ToUes  de  crêpe  pendants,  des  mouchoirs  d'un  blanc  mat,  des  ban- 
deaux et  des  robes  à  longues  queues.  La  chapelle  est  simple,  mais  fort 
jolie;  au  milieu  do  chœur,  sous  une  dalle  de  marbre,  repose  la  fonda- 
trice... Madame  de  Cambis,  Tune  des  religieuses,  est  belle  comme 
une  madone...  Nous  vîmes  là  jusqu'à  vingt  portraits  de  madame  de 
Mainlenon...  Une  des  religieuses  me  donna  même  un  petit  morceau  de 
papier  avec  trois  pensées  écrites  de  sa  propre  main.  (Uosacb  Wauom, 
1760.  heure  cxxiu*.) 


H.  LE  DUC  DE  IfOAILLBS.  Itl 

indignement  violée.  Elle  eut  cela  de  commun  avec  les 
tombes  royales  de  Saint-Denis  ;  ce  jour-là»  la  fondatrice 
de  Saint-Cyr  ftit  traitée  en  reine.  » 

Et  dites  si  ce  style,  pénétrant  et  ferme, .  où  le  mot 
va  droit  à  l'idée  et  s'en  empare,  n'a  pas  la  grande 
et  noble  tournure  des  hôtes  de  Versailles  et  de  Saint- 
Cyr! 

Les  autres  chapitres  nous  montrent  madame  de  Main- 
tenon  dans  ses  rapports  avec  la  famille  royale,  avec  la 
coar  et  les  lettres,  avec  la  société  du  temps  ;  toujours 
calme,  spirituelle  et  sensée,  également  dévouée  à  amé- 
liorer Louis  XIV  et  à  le  désennuyer,  occupant  une  place 
indéterminée,  cachée  à  demi,  mais  non  clandestine,  entre 
le  trône  et  l'église,  se  faisant  quelquefois  pardonner  par 
cette  foule  de  princes  de  pouvoir  plus  qu'eux  en  étant 
moins,  passant  sa  vie  à  combattre  et  souvent  à  surmonter 
les  difficultés  Ihouies  de  sa  position  et  de  son  rôle.  Répé- 
tons, avec  H.  le  duc  de  Noailles,  que  si  madame  de  Main- 
tenon  se  mit  naturellement  et  sans  effort  en  harmonie 
avec  les  grandeurs  de  la  royauté  et  du  régne,  elle  n'en  fut 
jamais  enivrée  ;  et  c'est  aussi  l'impression  que  l'on  garde 
de  ce  majestueux  ensemble  :  on  l'admire,  on  s'élève  par 
la  pensée  et  le  souvenir  en  parcourant  avec  l'historien  ces 
tableaux  si  brillants  et  si  fidèles  ;  on  jouit  de  ces  belles 
œuvres,  de  ces  beaux  noms  comme  d'un  riche  héritage, 
on  voudrait  aspirer  çà  et  là  quelques  bouRées  de  cet  air 
vivifiant  pour  les  plus  hautes  facultés  de  l'âme  ;  on  soulfre 
en  comparant  les  petitesses  présentes  à  ce  régime  de  ma^ 
gnificence  et  de  gloire  ;  et  pourtant  on  ne  le  regrette  pas, 
on  n'ose  pas  le  regretter  :  on  sent  qu'il  y  avait  là,  dans 
cette  absorption  de  tont  un  peuple  par  un  homme,  dans  ce 
procKgieux  développement  de  la  personne  royale,  a  grao- 
4ie  et  affidblie  tout  à  la  fois  par  le  nivellement  d'alentour, 


113  CAUSERIES  LITTËRAIRES. 

dans  ces  monstrueuses  existences  des  Enfants  des  dieux, 
quelque  chose  de  profondément  blessant  pour  la  con- 
science humaine,  et  Ton  sait  gré  à  ceux  qui,  môles  à  ce 
gigantesque  engrenage  de  la  royauté  absolue,  n*en  ont 
été  ni  étourSis  ni  fascinés.  Soiis  ce  rapport-^  madame  de 
Maintenon,  moins  acre,  moins  incisive  que  Saint-Simon, 
génie  malade  d'une  nostalgie  ducale,  a  été  plus  désabusée 
peut-être,  plus  sérieuse,  plus  prompte  à  pénétrer  le  fond 
des  choses,  à  lire  le  revers  des  médailles  de  cour  que  ma- 
dame de  Sévigné,  légère,  vive,  entraînée  aux  grâces  en- 
chanteresses de  sa  plume,  presque  sujette  à  s*éblouirdans 
ses  rares  rencontres  avec  des  grandeurs  aperçues  du  dehors 
au  lieu  d*étre  jugées  du  dedans.  Tels  qu'ils  sont,  avec  les 
nuances  ou  les  abîmes  qui  les  séparent,  avec  la  haine  où 
s'acharna  le  dernier,  ces  trois  génies  offrent  des  lumières 
incomparables  à  qui  veut  étudier  cette  seconde  moitié  du 
siècle  de  Louis  XIV,  sans  dénigrement,  mais  sans  féti- 
chisme. Us  y  figurent  eux-mêmes  comme  trois  types  inef- 
façables, trois  inépuisables  textes  d'une  méditation  pleine 
de  charmes  :  Saint-Simon  plus  éloquent,  madame  de  Sévi- 
gné plus  séduisante,  madame  de  Haintenon  plus  raison- 
nable, plus  éprouvée  et  plus  réfléchie.  Arrêtons-nous  à 
celle-ci,  à  cette  figure  désormais  mise  à  sa  place  dans  la 
galerie  immortelle ,  où  H.  de  Noailles  semble  être  chez 
lui.  Un  illustre  écrivain ,  que  j*ai  déjà  cité ,  a  dit ,  non 
sans  amertunie  contre  le  gouvernement  de  Louis  XIV, 
que  les  ducs  eux-mêmes  ont  eu  quelque  chose  à  gagner 
sous  le  régime  conslitutionnel ,  qu'ils  n'avaient  jamais 
rempli  dans  la  vie  civile  un  plus  noble  rôle  que  le  duc  de 
Richelieu  sous  Louis  XVIII  et  le  duc  de  Broglie  sous  Louis- 
Philippe.  Ceci  est  de  la  poUtique;  nous  qui  ne  sommes 
que  littéraire,  remarquons  que  les  ducs,  dans  tous  les 
temps  et  sous  tous  les  régimes,  peuvent  ^jouter  encore  au 


M.  LE  DUC  DE  NOAILLES.  ii5 

trésor  de  leurs  souvenirs  de  famille,  à  Féclat  de  leur  nais- 
sance et  de  leur  rang  :  je  n'en  veux  pour  preuve  que 
V Histoire  de  madame  de  Maintenan,  par  H.  le  duc  de 
Noailles. 


II 


M.  LE  COMTE  D'HAUSSONVILLE 


HISTOmB  DB  LA  BÂUMIOll  DB  LA  LORRAINE  A  LA  FRABCB  ^. 

Si  c'est  manquer  de  respect  à  un  livre  d'histoire  que  d? 
le  déclarer  amusant,  iious  allons,  dès  le  début,  commettre 
cette  irrévérence  envers  ce  troisième  volume  ou  plutôt 
envers  tout  l'ouvrage  de  H.  le  comte  d'Haussonville.  Cet 
ouvrage  intéresse  comme  un  roman,  il  amuse  comme  une 
comédie;  comédie  complète,  car  elle  est  à  la  fois  hu- 
maine, historique  et  politique  ;  roman  tour  à  tour  aventu- 
reux et  extravagant  comme  les  amours  de  Charles  lY  de 
Lorraine,  sentimental  et  chevaleresque  comme  le  cœur 
de  son  héroïque  neveu  Charles  V.  A'  ce  mérite  s'ajoute 
celui  de  la  variété  :  Rien  ne  se  ressemble  moins  que  le 
séjour  de  Charles  IV  à  Ja  cour  de  France  à  travers  les 
mailles  de  la  politique  de  Mazarin,  où  le  duc  se  débat- 
tait comme  un  vijeux  lion  trop  amoureux,  et  la  glo- 
rieuse campagne  de  Charles  Y  sous  les  murs  de  Yienne, 
où,  de  concert  avec  Sobieski,  il  triompha  de  la  dernière 
grande  invasion  musuhnane*  Rien  n'est  plus  différent  que 

1  m*  Yolume. 


H.  LB  COMTE  D*HÀUSSONVILLB.  il5 

tes  ftnttdsieft  éphémères  de  l'oncle,  passant  de  madame 
de  Cantecroix  à  Marianne  Pageot,  de  Marianne  à  mademoi- 
sdle  de  Ludre,  de  mademoiselle  de  Ludre  à  mademoisdle 
la  Croisette,et  de  celle-ci  à  mademoiseQed'Aspremont,  et 
les  miles  tendresses  du  neveu,  préludant  par  de  doulou- 
reux sacrifices  au  .noMe  amour  de  cette  archiduchesse 
Éléonore,  qui  fallait  pi^parer  à  la  disgrâce  de  l'illustre 
maison  de  Lorraine  de  si  magnifiques  compensations. 
Récits  de  sièges  et  de  batailles,  intrigues  diplomatiques, 
phjBÎonomies  féminines  apparsdssant  entre  deux  traités, 
aperçus  justes  et  fins,  traits  de  mœurs,  couleur  du  temps, 
ingénieux  parallëes,  sentiment  profond  de  cette  double 
Doiasion  de  l'histoire,  qui,  en  racontant  les  Faits  extérieurs, 
doit  en  comprendre  le  dedans,  en  pénétrer  le  dessous  et 
l'expliquer  par  le  Jeu  des  caractères  ;  vocation  d'historien 
nettement  déterminée  et  réussissant  à  donner  un  intérêt 
général  à  ce  qui  aurait  pu,  en  d'autres  mains,  n*être 
qu'une  osuvre  locale;  le  tout  écrit  d'un  style  simple  et 
ferme,  qui,  dans  sa  négligence  de  grand  seigneur,  convient 
parfaitement  au  sujet  et  se  prête  à  ces  femiliaritès  où 
diêparaissent  les  solennelles  rondeurs  du  vieux  moule 
historique  :  en  voilà  plus  qu'il  n'en  ftrut  pour  justifier  le 
succès  unanime  du  livre  de  M.  d*Haussonville  ;  succès  qui 
s'accroît  en  avançant,  vires  acquirit  eunào. 

Ce  résultat,  qui  doit  réjouir  les  amis  de  la  bonne  litté- 
rature, nous  Tavions  prédit  il  y  a  quatre  ans,  quand  parut 
te  premier  volume,  et  nous  le  constatons  aujourd'hui. 
Mais  la  louange  fatigue  à  la  fin  le  critique  et  son  public  ; 
6'est  pourquoi,  au  lieu  de  tomber  dans  de  fiides  redites 
ou  de  chercher  d'inutiles  chicanes,  j'aime  mieux  appeler 
l'Mention  de  mes  lecteurs  sur  les  deux  points,  les  deux 
ècueils  que  devait  rencontrer  M.  d'Haussonville  dans 
retèmttion  de  son  entreprise  :  ce  sera  une  fhçon  moins 


il6  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

banale  d*apprëcier  son  livre,  d'étudier  avec  lui  cette  phase 
de  rtiistoire  de  la  Lorraine,  et  de  faire  quelques  réserves 
en  faveur  d'un  pauvre  vieux  roi  dont  on  finirait,  si  nous 
n'y  prenions  garde,  par  ne  nous  rien  laisser  intact  pour 
sa  gloire  et  pour  la  nôtre  :  ce  roi  s'appelle  Louis  XI Y. 

H.  d'Haussonville  avait  à  nous  parler  successivement 
ou  tout  ensemble  de  la  Lorraine  et  de  la  France.  De  là 
deux  périls,  dont  Tun  ressortait  du  sujet  même,  l'autre 
des  dispositions  de  l'auleur  :  abandonner  trop  souvent 
Nancy  pour  Paris,  et  arriver  à  nous  donner  des  chapitres 
de  Thistoire  de  France,  sous  prétexte  de  Lorraine  ;  céder 
trop  aisément  à  ce  penchant,  si  honorable  d'ailleivs,  qui 
nous  porte  à  prendre  parti  pour  le  vaincu  contre  le  vain- 
queur, pour  la  raison  du  plus  faible  contre  celle  du  plus 
fort  ;  rester  un  peu  trop,  en  certains  endroits,  un  Lorrain 
d'avant  la  Réunion,  et  y  être  entraîné,  non-seulement  par 
de  beaux  souvenirs  de  famille,  mais  par  un  tour  d'esprit  par- 
ticulier, par  un  ciâda  d'opposition  ,  à  demi  féodale,  à  denû 
libérale,  contrôla  monarchie  absolue  du  dix-septième  siècle. 
Irréprochable,  ou  à  peu  près,  sur  le  premier  point,M  .d'Haus- 
sonville nous  semble  moins  inattaquable  sur  le  seconde 

Le  blâmer  de  ses  incursions  en  France,  de  ses  visites 
au  Louvre  et  à  la  cour,  de  ses  haltes  dans  le  cabinet  de 
Hazarin'ou  de  Lyonne,  serait  tout  aussi  injuste  que  si,  ai 
face  d'un  groupe  représentant  l'étreinte  de  deux  athlètes» 
on  reprochait  au  sculpteur  d'avoir  enlacé  et  entremêlé  les 
bras  et  les  jambes.  Isoler  la  victime  du  sacrificateur  eût  été 
une  tâche  impossible,  et  il  faut  féliciter  l'auteur  de  ne 
l'avoir  pas  essayée  ;  car  son  succès  y  eût  forcément  perdu 
de  sa  valeur,  de  son  étendue  et  de  son  éclat.  Nous  pou- 
vons, nous  devons  même  encourager  de  toutes  nos  forces 
les  œuvres  que  des  savants  modestes  consacrent  à  l'histoire 
de  leur  province,  et  qui  acceptent  pour  bornes  du  monde 


M.  LE  COMTE  D^HAUSSONVILLE.  il7 

l'horizon  du  pays  natal  ;  mais  tel  est  le  despotisme  de 
notre  centralisation,  que  ces  œuvres  si  estimables  sont  con- 
damnées à  demeurer  éternellement  en  dehors  du  mouve- 
ment intellectuel  et  littéraire  de  leur  temps  :  filles  de  la 
province,  elles  restent  provinciales  et  partagent  avec  leurs 
académies  le  privilège  immémorial  de  ne  pas  faire  parler 
déciles.  C'a  été,  au  contraire,  Theureuse  fortune  du  livre 
de  M.  d'Hausson ville,  qu'il  pût  satisfaire  à  la  fois  et  son 
filial  apfiour  pour  le  berceau  de  ses  ancêtres  et  ce  désir 
bien  légitime  qu'éprouve  tout  écrivain  d'étendre  le  plus 
possible  la  carte  de  son  succès.  Use  rencontrait  non-seu- 
lement avec  la  France,  mais  avec  les  phases  les  plus  inté- 
ressantes de  notre  plus  beau  siècle,  avec  les  figures  les 
plus  imposantes  ou  les  plus  charmantes  de  Fillustre  gale- 
rie. Il  a  tiré  parti  de  ces  richesses  supplémentaires,  et  il  a 
bien  fait.  Si  parfois  l'accessoire  a  paru  emporter  le  prin* 
cipal,  ce  n'est  pas  la  faute  de  l'auteur  :  c'est  que  la  même 
loi  d'assimilation  qui  voulait  que  le  plus  petit  des  deux 
pays  fût  absorbé  par  le  plus  grand  a  voulu  aussi  qu'à  dis- 
tance et  dans  le  récit  des  événements ,  une  illusion  de 
perspective  nous  montrât  la  Lorraine  attirée  déjà  vers  la 
France  et  devenant  une  province  du  royaume.  11  y  a  eu,  en 
un  mot,  analogie  entre  le  livre  et  le  pays  même  dont  il 
nous  retrace  si  bien  les  malheurs,  les  luttes  héroïques  et 
la  nationalité  mourante.  Après  beaucoup  dç  résistance  et 
de  façons  pour  rester  Lorrain,  il  a  été  tout  naturellement 
Français,  et  il  ne  s'en  est  pas  plus  mal  trouvé. 

Hais,  avant  d'arriver  à  ce  dénoûment  que  rendaient  iné-^ 
vitable  et  désirable  sa  situation  topographique,  l'esprit 
guerrier  de  ses  habitants,  le  progrès  matériel  de  son  bien- 
être  et  tous  ses  intérêts  bien  entendus,  la  Lorraine  cotor 
battit  avec  un  courage  qui  fait  partie  de  ses  gloires  natio- 
nales; et  sans  doute  bien  des  anathèmes  s'élevèrent  de 

7. 


Ii8  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

son  sein  meurtri  contre  cette  royauté  française,  dont  elle 
subissait  le  dévorant  voisinage.  Son  fidèle  hist(»*ien  a  voulu 
Timiter  en  tout,  et  c'est  ici  que  nous  nous  permettrons  de 
lui  reprocher  deux  légères  iiyustices  :  injustice  contre 
Louis  XIV,  considéré  en  lui-même  et  dans  son  gouverne- 
ment ;  injustice  contre  Louis  XIV,  dans  ses  rapports  avec 
la  Lorraine. 

Tout  a  été  dit  sur  le  tort  qu*eut  la  monarchie  firançaise 
de  s'isoler  pour  se  grandir,  et  je  risquerais  moi-même  de 
me  répéter  en  m'y  arrêtant.  Hais  ce  tort,  ou  plutôt  ce 
malheur,  ne  fut  pas  du  fait  de  Louis  XIV  ;  le  fils  d*Ânne 
d'Autriche  le  trouva  tout  entier  dans  l'héritage  de  celte 
grande  politique  qu'il  continuait  en  l'illuminant  de  l'éclat 
de  sa  royale  jeunesse.  M.  d'Haussonville,  entraîné  par  la 
vérité  et  par  la  justesse  de  son  esprit  vraiment  historien, 
à  écrit  quelques  pages  remarquables  sur  ce  réel  avènement 
de  Louis  XtV,  après  la  mort  de  Hazarin;  sur  ce  18  bni- 
maire  de  la  Royauté  nationale  rompant  à  la  fois  avec  les 
fictions  parlementaires  et  les  délégations  ministérielles, 
annonçant  l'intention  de  gouverner  par  elle-même^  et  s*y 
fixant  pour  plus  d*un  demi-siècle  :  début  rayonnant  et  beau 
comme  ce  roi  de  vingt-deux  ans,  qu'allaient  couronnef 
toutes  les  splendeurs  du  génie  et  de  la  gloire,  et  que  se- 
condait, dans  ses  vues,  le  bon  sens  de  la  France,  ennuyée 
de  cardinaux-ministres,  lasse  de  troubles  et  de  Frondes, 
désabusée  du'patriotisme  dérisoire  de  ces  magistrats  et  de 
ces  princes  qui  n'avaient  travaillé  que  pour  eux-mêmes, 
amoureuse  de  soleil,  d'unité  et  de  pouvoir,  aimant,  comme 
les  femmes,  à  être  vaillamment  battue,  et  faisant  de  son 
jeunoroi,  suivant  une  charmante  expression  de  H.  d'Haus- 
sonville, rhomme  le  plus  à  la  mode  de  son  royaume.  Tout 
cela  est  observé  et  dit  par  notre  auteur  avec  une  sagacité 
et  une  vigueur  que  nous  ne  saurions  assez  louer.  Seule- 


M.  LB  COMTE  D*HAUSSONVILLE.  il9 

ment^  de  {^ar  de  se  laisser  enivrer  à  son  tour  et  séduire 
par  cette  radieuse  aurore  d*un  règne  hostile  à  sa  chère 
province,  H.  d'Haussonville  passe  brusquement  de  cet 
hpnne  du  matin  aux  sombres  aspects  du  soir,  et  ces  glo- 
ri^ses  prémisses  le  conduisent  à  des  conclusions  presque 
satiriques.  Il  se  plaint  que  Louis  XIV  ait  abusé  de  cette 
partie  que  les  circonstances  lui  faisaient  si  belle»  qu'il  ait 
forcé  l'enjeu  de  sa  puissance  absolue,  en  aiïaibliésant  tout 
ce  qui  n'était  pas  elle,  et  finalement  préparé  la  ruine  de  la 
montfxhie  et  de  la  France.  Sans  doute,  il  y  a  du  vrai  dans 
ces  remarques.  Royauté  et  royaume,  arrivés  au  déclin  de 
l'âge,  devaient  finir  par  périr  de  cette  apoplexie  d'absolu- 
tisme, n  eût  mieux  valu  que  la  noblesse  restât  grande  et 
forte,  indépendante  et  martiale  ;  mais  de  Tindépendance 
k  la  révolte  et  des  habitudes  guerrières  à  la  guerre  civile 
3  n'y  a  pas  loin,  et  la  noblesse  l'avait  prouvé.  Il  eût 
mieux  valu  que  les  Parlements  eussent  leur  part  bien  dis- 
tincte dans  les  affaires  de  l'État,  qu'ils  gardassent  leur 
vieille  sève  provinciale  et  populaire,  ne  fût-ce  qu'à  titre 
d'emploi  ou  d'issue  pour  cet  esprit  de  liberté  qui  n'abdique 
jamais  en  France  et  qui  couve  des  révolutions  quand  on 
ne  lui  permet  pas  des  remontrances;  mais  les  Parlements 
avaient  compromis  €ux-mômes  leur  influence  et  leur  pou- 
voir en  élevant  la  remontrance  jusqu'à  la  sédition  et  en 
donnant  au  peuple  l'exemple  de  la  désobéissance  aux  lois 
et  au  trône.  Il  eût  mieux  valu  que  les  provinces  ne  per- 
dissent pas  leur  physionomie,  leurs  mœurs,  leur  gouver- 
nement intérieur,  leurs  conditions  primitives  de  force, 
d'originalité  et  de  vie  ;  mais  croit-on  que,  si  Ses  n'en 
avaient  rien  perdu,  la  politique  de  Richelieu,  de  Hasarin  et 
de  Louis  XIV  eût  pu  accomplir  d'aussi  grandes  choses? 
Croit-on  que  ce  danger  très-réel,  lointain  pourtant  et  plus 
facile  à  raconter  qu'à  prévoir,  qui  devait  résulter  de  Tiso* 


120  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

lement  de  la  monarchie,  n'eût  pas  été  remplace  par  un 
danger  bien  plus  imminent,  bien  plus  immédiat,  l'abaisse- 
ment du  pays  devant  les  puissances  étrangères  et  la  pré- 
pondérance de  la  maison  d'Autriche,  dans  cette  Europe 
4u  dix-septième  siècle,  qui  a  été,  —  ne  l'oublions  jamais, 
—  l'Europe  de  Louis  XIV?  On  est  frappé  aujourd'hui  de  ce 
qui  a  suivi  ce  grand  régne;  peut-être  ne  se  souvient-on 
pas  assez  de  ce  qui  l'a  précédé.  On  mesure  avec  douleur 
les  conséquences  de  cet  isolement  qui  fit  de  la  royauté  une 
colonne  dans  une  plaine  au  lieu  d'un  édifice  dans  une 
cité  ;  on  ne  se  préoccupe  pas  assez  des  chances  de  ruine 
qui  menaçaient  colonne  et  édifice,  si  on  avait  laissé  plus 
longtemps  grimper  le  long  de  leurs  assises  tout  ce  qui 
s'agitait  à  leurs  pieds.  On  ne  se  dit  pas  assez  que,  si  Ri- 
chelieu et  Louis  XIV  n'avaient  pas  été  maîtres  absolus  au 
dedans,  ils  n'auraient  pu  être  vainqueurs  et  conquérants 
au  dehors  ;  car  c'est  là  un  antagonisme  fatal  que  l'Angle- 
terre seule  a  pu  résoudre,  grâce  à  des  qualités  qui  nous 
manquent  :  trop  de  mouvement,  de  liberté  et  de  contrôle 
àlintérieur  nuit  au  développement  extérieur;  et,  si  le  fait 
est  vrai  en  tout  temps,  combien  l'était-il  davantage  à  cette 
époque  décisive  où  il  fallait  que  la  France  périt  ou  grandit, 
à  cette  première  moitié  du  dix-septième  siècle  où  puis- 
sances ennemies  et  puissances  intestines  avaient  prodigué 
au  trône  et  au  pays  menaces,  périls,  révoltes  et  catas- 
trophes? Voilà  ce  dont  on  ne  tient  pas  compte  à  Louis  XIV, 
dans  ces  récriminations,  trop  justes  du  reste,  contre  les 
résultats  suprêmes  de  son  penchant  à  tout  absorber  en  lui. 
Cette  appréciation  passionnée  de  ce  qui  a  été,  de  ce  que 
la  postérité  connaît,  cet  oubli  de  ce  qui  aurait  pu  être,  de 
ce  que  le  pays  aurait  pu  subir  et  a  évité,  c'est  parfois  une 
des  erreurs  de  l'histoire,  et  nous  aurions  voulu  n'y  pas 
voir  tomber  un  esprit  aussi  net  et  aussi  ferme  que 


H:  LE  COMTE  D'HAUSSONVILLE.  121 

M.  d'Hauseonville.  Si  l'on  ne  peut  nier  que,  par  la  nature 
de  son  génie,  Louis  XIV  ne  fut  que  trop  enclin  à  précipiter 
le  courant  universel  qui  le  poussait  au  despotisme,  on 
doit  reconnaître  qu'à  cette  date  de  1661,  Hazarin  mort,  la 
Fronde  oubliée  ou  maudite,  les  princes  soumis  ou  prêts  à 
se  soumettre,  les  corps  de  TÉtat  discrédités  par  leurs  efforts 
mêmes  pour  exagérer  leurs  rôles,  il  était  impossible^  de 
r^udre  les  dernières  difficultés  de  la  situation  autrement 
que  par  cette  glorieuse  prise  de  possession  qui,  en  dépit 
de  tous  les  griefs,  aura  toujours  pour  excuse  de  nous  avoir 
donné  le  grand  siècle  en  nous  donnant  le  grand  régne, 
Louis  XIV,  à  vrai  dire,  n'a  tué  aucune  de  ces  puissances 
dont  on  lui  reproche  d'avoir  méconnu  Futilité  politique, 
et  qui,  plus  tard,  eussent  pu  servir  de  contre*poids  et  de 
rempart  à  la  royauté.  Il  les  a  trouvées  mortes,  renversées, 
en  ruines,  et  de  ces  débris  il  a  formé  ce  majestueux  ou- 
vrage, fragile  assurément  et  imparfait  comme  toutes  les 
œuvres  humaines,  tel  cependant  que  si  on  le  retranchait 
de  notre  histoire,  la  France  semblerait  découronnée.  Est- 
ce  bien  sérieusement  que  M.  d'Haussonville,  dans  un  pas- 
sage de  ce  troisième  volume,  accuse  Louis  XIV  d'avoir 
profité  de  la  paix  qui  suivit  son  mariage  pour  édifier  sa 
propre  grandeur  sur  l'inaction  des  grands  capitaines,  des 
grands  seigneurs  qui  avaient  bataillé  pendant  la  Régence^ 
d'avoir  transformé  en  courtisans  les  Gondé  et  les  Turemie, 
d'avoir,  en  un  mot,  détourné  sa  noblesse  de  la  guerre 
pour  être  plus  si)r  de  la  dominer?  Hais  fallait-il  donc  que 
la  guerre  durât  toujours ,  et  ne  faudrait-il  pas  plutôt 
regretter  que  la  paix  n*eût  pas  duré  davantage?  Condé, 
commandant  les  ennemis  de  son  roi,  servait-il  donc  mieux 
sa  gloire  et  la  France?  Turenne,  rentré  dans  l'obéissance 
et  forçant  toute  l'Europe  d'admirer  ses  magnifiques  cam. 
pagnes,  ne  fut-il  pas  plus  grand  qu'à  l'époque  où  il  cédait, 


m  CAUSERIES  LITTËBAIRIS. 

lai  aussi,  k  plus  Mge  des  liërofi»  aux  6pidëoto  de  tk 
Fronde?  Et,  pour  tout  résumer,  le  monarque  qui  devait, 
A  son  lit  de  mort,  s'accuser  d'aToir  trop  aimé  la  guerre, 
a-t*il  pu  jamais  encourir  le  reproche  d'avoir,  môme  un 
moment,  spéculé  sur  la  paix?  Pour  les  lecteurs  superfideis 
de  M.  d'Haussonviiie,  U  semblerait  presque  que  Louis  XH 
a  trouvé  la  noblesse  féodale  intacte,  et  qu'il  Ta  abattue 
pour  rester  seul  debout  :  il  n'en  est  rien.  Arrivée  à  cette 
période  de  notre  histoire,  la  féodalité  avait'  fait  son  temps 
et  subissait  cette  condition  des  choses  terrestres,  qui  veot 
qu'elles  périssent  quand  elles  n'ont  plus  leur  raison  d'étie. 
Elle  se  personnifiait  dans  ces  existences  violentes,  tracas- 
siéres,  remuantes  é  faux  et  é  vide,  dont  Charles  IV  de  Lo^ 
raine  a  été  le  type  désastreux.  De  ce  corps  agonisant 
dont  les  convuÛons  avaient  failli  perdre  son  royaume, 
Louis  XIV  forma  sa  noblesse,  cette  famille  de  gentils- 
hommes qui  fit  de  son  amour  pour  le  roi  une  nouvelle 
manière  d'aimer  son  pays,  que  Versailles  et  Harly,  j'en 
conviens,  attirèrent  beaucoup  trop,  qui  s'abandonna  trop 
aisément  aux  frivolités  et  aux  vanités  de  cour,, qui  perdit 
en  de  fausses  élégances  un  peu  de  son  énergie  primitivt, 
mais  qui,  dans  les  occasions  importantes,  se  retrouvait 
tout  entière,  et  qui,  après  bien  des  révolutions  et  des 
souffirances,  a  légué  encore  k  ses  plus  humbles,  à  ses 
plus  obscurs  enfants  assez  de  vieux  sang  royaliste  poar 
s'attrister  quand  de  beaux  noms  signent  de  petites  attaques 
contre  le  grand  roi. 

Que  dirons-nous  maintenant  des  procédés  de  la  France 
et  de  son  souverain  à  l'égard  de  la  Lorraine  et  de  ses 
ducs  ?  Us  ne  furent,  chez  Louis  XIV,  que  la  tradition 
même  de  la  politique  d'agrandissement  léguée  par  ses  de- 
vanciers. J'avoue  qu'il  est  difficile  de  ne  pas  y  voir  la 
mise  en  action  royale  de  plusieurs  apologues  du  fabuliste^ 


M.  LB  COMTE  DHACS80HVILLB.  185 

dBpmn  le  Pot  de  terre  et  le  Pat  de  fer,  que  la  paun^  Ni- 
49eUe,  duchesse  sans  duché  et  femme  sans  marii  eut  le 
diagrin  de  retrouver,  au  Loutto,  sur  une  tapisserie  de  sa 
eharabre  S  jusqu'aux  fables  du  Loup  et  P Agneau,  et  des 
AmmatiX  maladeê  de  la  peste.  Pourtant,  que  H.  d'Baus- 
■onvillQ  nous  permette  une  remarque  :  il  parle  de  vio- 
lences» d*iasigne  mauvaise  foi,  d'infamie,  d'odieux  guet- 
apttis.  Ces  violenceS'lk  nous  étonnent  sous  sa  plume, 
tomme  nous  étonnerait  une  fausse  note  dans  le  gosier  de 
l'Alboni.  U  a  trop  d'esprit,  il  entend  trop  bien  ce  que 
j*appeUerai  la  comédie  de  l'histoire,  pour  exiger  dans  la 
pcÂtique,  et  surtout  dans  la  politique  internationale  de 
cette  époque,  une  moralité  scrupuleuseï  un  sentimenta- 
lisme digne  de  VAêUrée.  Le  cheValeresque  et  l'héroïque 
étaient  alors  fort  à  la  mode  dans  le  roman  et  au  théâtre, 
et  les  Français  y  revenaient  volontiers,  l'épée  à  la  main  : 
mais,  dans  les  négociations  diplomatiques,  dans  les  rela- 
tions de  peuple  à  peuple  et  de  souverain  à  souverain,  on 
ne  saurait,  hélas  !  se  le  dissimuler^  c'était  à  qui  trompe- 
rait le  mieux,  jusqu'à  ce  que  le  triomphe  de  la  force  per- 
oiit  de  ne  plus  tromper  et  d'agir  ouvertement.  La  vie  de 
Charles  IV  de  Lorraine  ne  fut  qu'un  tissu  de  contradictions 
et  d'inconséquences,  qui  ressemblaient  fort  &  des  super- 
cheries, et  qui  invitaient  à  des  représailles.  D'ailleurs,  si 
jamais  prince  fut  taillé  pour  perdre  ses  États,  pour  donner 
à  un  puissant  voisin  toutes  les  tentations,  nous  allions  dire 
tous  les  droits  d*envahissement  et  de  conquête,  ce  fut  bien 
cet  infortuné  Charles  IV.  A  part  une  bravoure  éclatante, 
mais  qui  tenait  plus  du  chef  de  retires  ou  de  compagnies  i 
franches  que  du  prince  dépositaire  des  destinées  d'un  pays, 

*  Voir  le  premier  Yolutne  da  hnt  de  II.  d'HMtnHiTiIie.  (Il*  vol. 
.  des  Cmueries  littéràireê*) 


434  CAUSERIES  LITTËRAIRES. 

Charles  posséda  tous  les  défauts  et  commit  toutes  les  fautes 
propres  à  seconder  les  vues  de  la  politique  française,  que 
dis-jet  les  desseins  de  la  Providence  :  car,  sans  vouloir 
faire  de  l'histoire  trop  providentielle,v  —  ce  qui  est  un 
autre  excès,  —  il  semble  qu'il  y  ait  eu  dans  cette  réunion 
de  la  Lorraine  à  la  France  une  prédestination  visible  et 
comme  un  suprême  accord  du  dénoùment  avec  les  anté- 
cédents et  les  caractères.  Cette  grande  maison  de  Lorraine, 
si  longtemps  hostile  à  notre  maison  royale,  et,  par  consé- 
quent, aux  vrais  intérêts  de  notre  pays,  si  obstinément 
dévouée  à  cette  politique  espagnole  et  autrichienne  qui 
nous  avait  entourés  de  tant  de  périls,  était  condamnée  à 
périr  en  tant  que  souveraine  d'une  province  qui  devait  UÂ 
ou  tard  être  française,  qui  méritait  de  l'être,  et  qui,  une 
fois  réunie  à  la  France,  s'y  assimila  si  promptement.  Mais 
il  ne  fallait  pas  que  cette  race  illustre  qui  avait  paru  un 
moment  représenter  et  soutenir  l'intérêt  catholique  en 
Europe  s'éteignît  sans  laisser  de  traces  ;  il  fallait  que  cet 
aigle  féodal,  foudroyé  par  Richelieu  et  Louis  XiV,  pût  un  . 
jour  renaître,  de  ses  cendres,  là  où  l'appelaient  ses  affec- 
tions, son  génie,  le  souvenir  de  ses  services.  C'est  ce  qui 
arriva  :  la  maison  de  Lorraine  et  la  province  de  Lorraine 
se  séparèrent;  l'une  devint  française,  l'autre  monta  sur 
le  trône  des  Hapsbourg  :  toutes  deux  accomplissaient 
leurs  destinées. 

Avant  d'atteindre  le  dernier,  terme  de  cette  lutte  qui  a 
trouvé  un  historien  digne  d'elle,  la  Lorraine  et  ses  princes 
devaient  être  dédommagés  de  leurs  malheurs  et  de 
Charles  lY  par  un  héros ,  un  véritable  héros,  en  qui  se 
réunirent  assez  de  qualités  et  de  vertus  pour  servir  de 
correctif  aux  erreurs  et  aux  folies  de  l'amant  de  Marianne 
Pageot  et  de  mademoiselle  la  Croisette.  Ce  fut  Charles  Y, 
le  fils  du  duc  François,  le  neveu  de  Charles  lY,  le  beau- 


H.  LE  GOBITE  D^HAUSSONVILLE.  425 

frère  de  Tempereur  Lèopold,  l'époux  adoré  d'Ëléonore,  le 
vainqueur  des  Turcs,  le  sauveur  de  Vienne,  le  compagnon 
d'armes  et  de  gloire  du  roi  Jean  Sobieski,  le  trait  d'union 
entre  la  maison  de  Lorraine  et  la  maison  d'Autriche.  Le 
chapitre  consa<Mré  par  M.  d'Uaussonville  à  la  courte  et 
héroïque  histoire  de  Charles  V  repose  le  cœur  et  élève 
Tâme,  après  ces  tristes  détails  de  la  vie  de  Charles  IV,  où 
Ton  ne  peut  très-sérieusement  ni  s'intéresser  à  l'agneau 
ni  se  fâcher  contre  le  loup.  «  A  ne  considérer  que  le  temps 
présent,  nous  dit  excellemment  H.  d'Haussonville,  sans 
donte  la  destinée  de  Charles  V  fut  cruelle;  on  pouvait 
dire  que  sa  réputation  sans  tache  et  sa  gloire  impérissable 
avaient  été  comme  inutiles,  non-seulement  à  lui-même, 
mais  à  sa  famille  et  à  sa  patrie.  La  suite  de  cette  histoire 
fera  voir  que  tant  de  gloire,  tant  de  bonne  renommée,  tant 
de  succès,  ne  furent  pas  entièrement  perdus.  Les  victoires 

de  Charles  V amenèrent  la  paix  de  Ryswick,  qui  rendit 

à  son  fils  ses  États  héréditaires  ;  plus  tard  encore,  lorsque 
la  Lorraine  fut  réunie  à  la  France,  ce  fut  le  souvenir  des 
vertus  du  héros  lorrain  qui  Ct  monter  son  petit-fils  sur  le 
trône  des  Hapsl?ourg.  Charles  n'eût  pas,  dans  ses  plus 
ferventes  prières,  demandé  à  Dieu  une  autre  récompense.  • 
On  ne  pouvait  mieux  finir  que  par  ces  nobles  paroles 
ce  troisième  volume,  ni  mieux  préparer  le  dernier. 
M.  d'Haussonville  est  désormais  sûr  de  recueillir  le  prix  de 
son  long  et  consciencieux  travail.  Son  Uvre  sera  cher  à  sa 
province,  et  il  occupera  une  place  très-haute  parmi  les 
œuvres  historiques  de  notre  temps.  Pour  nous,  si  nous 
l'avons  discuté  sur  un  point  au  lieu  de  le  louer  sur  tout  le 
reste,  notre  critique  est  un  hommage  encore  :  le  royaliste 
passionné  pour  le  grand  roi  et  le  grand  siècle  a  pu  trouver 
une  tache  dans  l'ouvrage  de  M.  d'Haussonville;  le  causeur 
littéraire  en  eût  vainement  cherché. 


IV 


ROBERT  EMMET», 


M*i 


a  Qui  connaît  en  France  Robert  Clmmetî  »  noua  dît,  en 
commençant,  l'auteur  de  ce  livre.  On  le  connaît  ai  peu,  en 
effet,  et  nous  aoomiea,  malgré  certaines  prétentions  an- 
glomanes,  si  peu  versés  dans  la  littérature  de  nos  voisins, 
qu'en  entendant  parler  de  Robert  Emmet^  on  a  cru  d'a- 
bord à  un  roman.  Les  femmes  surtout,  qui  auraient  dû 
cette  fois,  ne  fût-ce  que  par  esprit  de  cd^s,  ne  pas  avouer 
des  goûts  aussi  frivoles,  ont  été  poussées  vers  cette  lec- 
ture par  un  double  attrait  auquel  elles  résistent  rarement  : 
un  secret  à  deviner,  et  un  roman  à  connaître  :  le  secret 
existe^  et  nous  n'essayerons  pas  de  le  trahir  :  quant  au  ro- 
man» il  n'existe  pas,  et  il  suffit  de  lire  vingt  pages  de  ce 
volume  pour  comprendre  que  l'auteur  s'est  proposé  et  a 
atteint  un  tout  autre  but  que  celui  d'amuser  les  fiUes 
d'Eve.  Robert  Emtnet  est  de  la  beUe  et  bonne  hisloirs, 
ou  du  moins  de  la  biographie  historique,  telle  que  pou^ 
rait  l'écrire  la  plume  la  plus  ferme  et  la  plus  virile. 

Mais,  puisque  j'ai  touché  A  ce  mot  périlleux  île  roman, 

*  Par  un  aatear  anonyme. 


BOBBBT  BMMBT.  497 

j'y  reriens  pwir  exprimer  un  doute,  un  rqjFet  pea*-etre. 
Robert  Enunet,  le  héros  du  livre»  naquit  en  1780,  et  fut 
décapite  ai  1803.  Il  y  a  donc,  dans  cette  destinée  triste 
et  courte,  assez  de  lointain  déjà  pour  s'assouplir  et  se  prê- 
ter aux  procédés  dont  \Valter  Scott  nous  a  donné  de  si 
adaiirables  modèles.  En  outre,  la  poésie  et  la  légende 
s'emparèrent,  dès  Torigine,  de  Robert  Emmet,  et  firent  de 
lui  un  de  ces  personnages,  presque  un  ces  mythes  popu- 
laires où  l'imagination  a  autant  de  prise  que  la  mémoire. 
Thomas  lioore  l'a  chanté  ;  Washington  Irving  lui  a  con- 
sacré des  pages  émouvantes,  et  l'Irlande  et  l'Amérique, 
ces  deux  libérées  de  l'Angleterre,  ont  ainsi  payé  leur  tri- 
but à  ce  patriotique  souvenir.  Enfiiii  chose  plus  significa- 
tive encore,  Robert  Emmet,  mort  si  jeune,  a  eu  le  temps 
d'aimer  :  il  a  aimé,  d'une  tendresse  diaste  et  passionnée, 
une  jeune  fille  digne  de  lui,  mademoiselle  Sarah  Curran, 
ime  Eittf  Bell  sans  mari  :  cet  amour,  sincèrement  partagé 
par  celle  qui  l'inspirait,  contrarié  par  la  colère  palernelle, 
dénoué  par  la  mort,  religieusement  conservé  dans  l'âme 
qui  resta  veuve,  a  eu  tous  les  caractères  romanesques.  Il 
y  eut  même  un  épilogue,  et,  au  lieu  de  rien  gâter  à  ce 
noble  et  poétique  ensemble,  on  dirait  qu'il  y  ajoute.  Quel- 
ques années  après  l'exécution  de  Robert  Emmet,  made- 
moiselle Curran  fut  recherchée  en  mariage  par  un  officier 
de  l'armée  anglaise.  Elle  était  compromise,  isolée,  re- 
poussée par  sa  famille  et  réfugiée  chez  un  quaker.  Le 
jeune  officier  lui  ofGrait  un  appui  et  l'espoir  de  quitter  l'Ir- 
lande, où  elle  avait  tant  souffert;  elle  refusa,  et  lui  dit  tout; 
il  répondit  :  «  Je  le  savais,  »  et  insista  avec  cette  ardeur 
d'abnégation  et  de  dévouement  qui  attire  les  cœurs  d'élite 
vers  ces  mélancoliques  victimes.  Elle  hésita,  regarda  au- 
tour d'elle,  se  vit  seule,  et  accepta.  Hais  ce  mariage  ne 
fut  pas  même  une  infidélité  posthume.  Elle  ne  se  maria 


1 


128  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

que  parce  qu'elle  était  sûre  de  mourir  :  en  Italie,  où  soi 
mari  remmena,  on  ne  l'appela  que  t  Ihe  walking  statue,  i 
la  statue  qui  marche  :  cette  statue  reposait  déjà  sur  un 
tombeau.  Elle  mourut  tout  à  fait,  en  Sicile,  peu  de  mois 
après.  Je  ne  sais  si  je  me  trompe;  n>ais  il  me  semble  qa'il 
y  avait  là  le  sujet  d'un  roman  historique  où,  au  moyen  d'un 
très-léger  travail  d'invention,  liobert,  Sarah,  et  même  le 
'jeune  capitaine,  fussent  devenus  des  personnages  de  la  fa- 
mille de  Wawerley,  de  Henri  Norton,  de  lord  Evandale, 
de  Diana  Yernon  et  d'Alice  Lee,  où  les  juvéniles  espé- 
rances, les  joies  rapides,  les  pathétiques  angoisses  et  les 
douloureuses  survivances  d'un  amour  baigné  dans  l'idèd 
eussent  alterné  avec  les  complots,  la  sédition,  le  jugement, 
la  mort  et  les  scènes  politiques.  Peut-être  dira-t-on  qu'en 
donnant  trop  de  développement  et  d'importance  au  côté 
romanesque  de  son  sujet,  l'auteur  en  eût  affaibli  l'intérêt 
historique  :  nous  ne  le  croyons  pas  :  l'amour,  qui  amollit 
les  âmes  vulgaires ,  élève  les  grandes  :  de  même  pour  les 
œuvres  où  se  reflète  une  âme  médiocre  ou  supérieure  :  l'a- 
mour énerve  les  unes  et  fortifie  les  autres.  D'ailleurs,  cet 
élément  romanesque,  dédaigné  du  petit  nombre,  eût  servi 
à  l'auteur  à  propager  davantage  ces  idées  sérieuses  et 
fortes  qui  semblent  son  domaine  héréditaire,  à  les  accré- 
diter mieux  encore  auprès  de  cette  foule  de  lecteurs  qui 
veulent  être  émus  avant  d'être  persuadés.  L'auteur  en  a 
jugé  autrement  :  il  s'est  contenté  d'indiquer,  avec  une 
sobriété  qui  a  bien  aussi  son  charme,  les  amours  de  Ro- 
bert et  de  Sarah.  11  a  craint  que  ces  amours  ne  finissent 
par  faire  trop  oublier  la  politique,  et  par  répandre  sur 
son  livre  quelques  teintes  trop  féminines.  Lorsque  Ha^ 
phise  et  Bradamante  avaient  revêtu  leur  armure,  elles 
eussent  frémi  de  colère  si  une  boucle  de  cheveux  blonds 
s'était  échappée  de  leur  casque  et  les  eût  fait  reconnaître. 


ROBERT  EMMET.  1S9 

Après  tout ,  prenons  Robert  Emmet  tel  qu'on  nous  le 
donne.  Nous  y  trouverons  assez  de  sujets  d'émotion,  de 
sympathie,  d'assentiment,  d'heureuse  surprise,  et  aussi 
de  celte  contradiction  respectueuse,  qui  est  le  sel  de  Tad- 
miralion. 

IVobert  Emmet  fut  un  de  ces  patriotes  irlandais  qui 
conspirèrent,  à  la  fin  du  dernier  siècle  et  au  commence- 
ment du  nôtre,  contre  l'oppression  de  l'Angleterre.  Il  est 
bien  convenu  que  le  gouvernement  anglais  est  admirable, 
que  la  nation  anglaise  est  la  seule  qui  comprenne  et  aime 
la  liberté;  mais  elle  l'aime  tant,  qu'elle  y  mêle  cet  égolsme 
caché  au  fond  de  tous  les  amours,  et  qu'elle  voudrait  n'en 
rien  laisser  à  son  prochain.  Si  j'indique  ce  premier  point, 
c'est  d'abord  parce  qu'il  explique  le  rôle  de  Robert  Em- 
met; c'est  ensuite  parce  qu'il  a  inspiré  à  l'auteur  des 
pages  aussi  belles  que  vraies.  L'Angleterre  est  le  pays  li- 
béral par  excellence,  libéral  dans  toute  la  solide  et  haute 
acception  de  ce  mot  inquiétant.  Comment  se  fait-il  donc 
que,  partout  où  son  nom  se  prononce,  où  son  empire  s'é- 
tend, nom  et  empire  éveillent  une  idée  oppressive  plutôt 
que  hbératrice,  quelque  chose  comme  une  gigantesque 
machine  de  Manchester  ou  de  Birmingham,  qui  s'allon- 
gerait sur  le  monde  entier  et  ne  détesterait  pas  de  le 
broyer  au  profit  de  la  liberté  britannique?  Et  coiArnent 
arrive-t-il,  au  contraire,  que  les  Français,  si  peu  capables 
de  conserver  la  liberté  quand  ils  la  possèdent,  si  peu  di- 
gnes de  la  pleurer  quand  ils  la  perdent,  soient  constam- 
ment acceptés,  dans  l'imagination  des  peuples,  comme 
des  émancipateurs,  des  initiateurs,  portant  avec  eux  ou 
semant  sur  leur  passage  des  germes  féconds  d'indépen- 
dance, de  civilisation  et  de  progrès?  Ne  serait-ce  pa* 
parce  que,  en  France,  ce  sont  les  idées  qui  sont  libérales, 
et,  en  Angleterre»  ce  sont  les  mœurs?  Or  la  nature  des 


iSO  CAUSERIES  LlTTfiBAfRES. 

idées  est  d*étre  mobiles,  de  se  répandre  au  dehors,  sauf 
à  ne  rien  garder  pour  elles  :  le  privilège  des  mœurs  esl 
d'être  sédentaires,  de  ne  rien  laisser  perdre  de  ce  qu'elles 
ont,  et  de  tout  ramener  à  soi  pour  se  maintenir  plus  in- 
tactes. Les  unes  sont  des  millionnaires  dont  la  fortune  est 
monnayée  et  circule  ;  les  autres  sont  des  propriétaires  at 
homef  dont  les  richesses  sont  immobilières  et  s'amassent. 
Et  voilà  pourquoi...  vos  filles  sont  muettes^  dirai-je  vo- 
lontiers à  ceux  qui  ont  eu  pour  la  tribune  et  b  jnresse  des 
mitrailles  de  pères. 

L'auteur  de  Robert  Emmet  fait  ressortir  ce  contraste 
avec  une  éloquente  justesse,  et  il  a  d'autant  plus  de  mé- 
rite, qu'il  est  moins  disposé  à  traiter  légèrement  les  mé- 
comptes et  les  pertes  de  la  liberté  française.  Quoi  qu'il  en 
soit,  telles  étaient,  à  la  fin  du  dix-huitième  siècle,  les 
souffrances  de  l'Irlande,  que  des  hommes  courageux 
conspirèrent^  au  péril  de  leur  vie,  pour  la  délivrance  de 
leur  pays.  Ce  furent  d'abord,  eu  1798,  lord  Fitx-Gérald  et 
ses  complices;  ce  fut,  cinq  années  plus  tard,  Bc^ort  Em- 
met.  Son  historien  anonyme  réussit,  dès  les  premiàres 
pages,  à  appeler  un  vif  intérêt  sur  cette  figure.  U  nous  y 
montre  le  sceau  de  cette  prédestination  mystérieoaCr 
inscrite  sur  les  fronts  jeunes  et  charmants,  marqués 
d'avam^e  par  la  gloire  et  par  la  mort.  Supérieur  à  ses 
deux,  frères  qui  furent  eux-mêmes  des  hommes  éminents, 
Robert  était  doué  de  cette  éloquence  naturelle  qui  en- 
traine les  masses,  et  qui  a  toijyours  été,  depuis  les  Grao- 
ques,  le  plus  séduisant  et  le  plus  redoutable  instrunaent 
des  symplionies  révolutionnaires.  11  alliait  la  force  à  la 
bonté,  le  sérieux  à  la  grâce,  l'énergie  à  la  tendresse,  ré* 
unissant  ainsi  les  deux  natures  qui  ont  lé  plus  d'action 
sur  les  hommes,  et  dont  on  retrouve  un  reflet  dans  le 
livre  même  q[ui  le  raconte.  Bebert  Emmet»  pour  délivrer 


KOBBftT  EMHKT.        ^  i» 

ririande»  s'adressa  d'abord  à  la  France  et  au  premier  con- 
sul; car  remarquons  en  passant  combien  les  patriotes  de 
tous  les  pays  sont  enclins  à  ces  recours  à  Tëtranger  si  sou- 
Tent  reprochés  aux  royalistes.  L'acte  d'union  des  deux 
royaumes  venait  d'être  voté;  Tlrlande,  privée  de  son  parle- 
ment, avait  entendu  les  derniers  accents  de  la  grande  voix  de 
Grattan  préludera  son  agonie.  Ce  fut  alors  que  Robert  partit 
pour  le  continent  :  Bonaparte  ne  lui  inspira  aucune  con- 
fiance. Avec  cette  sagacité  qui,  chez  les  intelligences  vives, 
accompagne  souvent  la  puissance  d'illusion,  il  comprit  que 
le  futur  dominateur,  au  lieu  de  s'intéresser  à  la  liberté 
d'un  peuple,  rêvait  la  conquête  de  tous.  Cependant  il  y 
eut  des  promesses,  et  il  suffisait  de  l'idée  d'une  prochaine 
rupture  entre  la  France  et  TÂngleterre  pour  que  l'Irlande 
se  réveillât.  Ce  réveil,  ce  fut  cette  conspiration,  ou  plutôt, 
il  faut  bien  le  dire,  cette  écbaufTourée  de  1805,  dont  Ro- 
bert fut,  sinon  l'auteur,  au  moins  le  chef  et  la  victime. 
On  devait  s'emparer  de  la  citadelle  et  de  la  ville  de  Du- 
blin, puis  étendre  la  sédition  sur  les  comtés  et  embraser 
tout  le  pays.  Mais  les  complots,  même  les  plus  légitimes, 
ont  en  général  cela  de  triste,  que  l'héroïsme  nécessaire  à 
leur  succès  se  trouve  quelquefois  chez  ceux  qui  les  com- 
mandent, jamais  chez  ceux  qui  les  servent.  Comme  tout 
ce  qui  se  trame  par  en  bas  contre  des  pouvoirs  institués 
et  visibles,  ils  se  recrutent  dans  ces  bas-fonds  de  toutes 
les  sociétés,  où  il  y  a  plus  de  miasmes  que  d'air  pur,  plus 
de  lâchetés  que  de  vertus.  L'insurrection  avorta,  sans 
s'être  signalée  par  d'autres  prouesses  que  l'assassinat  de 
lord  Kilwarden  «  le  plus  doux,  le  plus  intègre  des  magis- 
trats anglais.  »  Autre  trait  caractéristique  de  ces  déplo- 
rables entreprises,  où  presque  toujours  les  innocents  sont 
frappés  avant  que  les  coupables  soient  punis  !  La  troupe 
de  Robert  Eminet  se  dispersa  misérablement  ;  lui-même 


i32  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

fiit  arrêté  quelques  jours  après,  et  son  procès  commença. 
C'est  là,  selon  nous»  que  le  rôle  du  jeune  patriote  s*élè?e, 
pour  la  première  fois,  à  la  grandeur.  Son  attitude  devant 
ses  juges  fut  noble  sans  emphase  et  ferme  sans  arrogance. 
Son  discours,  son  agonie,  son  supplice,  sa  mort,  offrirent 
ee  mélange  d'élévation  et  de  douceur,  de  sensibilité  et  de 
courage  qm  fait  de  Robert  Emmet  un  André  Chénier  en 
prose.  Il  eut  même,  remarque  l'auteur,  le  mérite  de  ne 
pas  dire,  en  se  frappant  le  front,  comme  notre  poète  :  c  II 
yavait  quelque  chose  là!  »  Ufutplus  simple, et,  par  con- 
séquent ,  plus  grand.  Ajoutez-y  ce  doux  et  pâle  visage 
de  Sarah  Curran,  entrevu  çà  et  là  à  travers  les  phases 
de  cette  poignante  histoire ,  ce  rayon  d'amour  mélancoli- 
que et  voilé  comme  le  soleil  de  l'Irlande  se  glissant  sur 
les  grilles  de  cette  prison ,  sur  les  planches  de  cet  écha- 
faud,  le  tout  indiqué  d'un  crayon  sobre  et  relevé,  de 
temps  à  autre,  par  quelques  pensées  vigoureuses,  et 
vous  comprendrez  que  l'effet  soit  incontestable  :  l'émo- 
tion y  arrive  au  cœur  par  l'intelligence  ;  le  sentiment  s'y 
exalte  de  l'élévation  de  Tidée ,  et  il  en  résulte  ce  charme 
singulier  qu'offrent  aux  exprits  délicats  les  sentiments 
qu'eux  seuls  peuvent  concevoir,  les  émotions  qu'eux  seuls 
peuvent  subir.  On  devine  que  l'auteur  s'est  tenu  en  garde 
contre  tout  amollissement  et  toute  faiblesse,  et  cette  lutte 
intérieure ,  loin  de  refroidir  son  œuvre,  lui  communique 
«elte  ardeur  contenue  que  lalulte  donne  à  toutes  choses: 
à  la  conscience,  à  la  vertu,  à  la  foi,  à  la  passion,  à  la  vie. 
Quant  au  style,  il  est  de  haut  lignage  et  de  bonne  école. 
Dans  un  temps  où  l'abus  de  la  phrase  et  de  la  couleur  a 
infligé  à  noire  pauvre  langue  française  celte  obésité  lym- 
phatique ou  ces  rougeurs  maladives  dont  s'effrayent  les 
médecins,  quelle  bonne  et  heureuse  rencontre  que  cette 
prose  souple  et  nette)  où  les  tons  gris,  chers  à  MJ  Ingres, 


ROBERT  EMMET.  153 

ne  font  que  mieux  apprécier  la  pureté  du  contour  !  C'est 
la  chaste  beauté  de  Melpomêne,  la  statue  vivante  de 
l'Idéal,  serrant  sa  tunique  de  lin  sur  sa  poitrine  virginale , 
et  apparaissant  tout  à  coup  au  milieu  de  nos  crinolines.  De 
tels  livres,  dans  les  moments  de  crise  et  d!orgie  littéraire, 
sont  des  leçons  et  des  exemples  :  exemples  plus  puissants, 
leçons  plus  salutaires  que  certains  manifestes,  rappelant, 
à  s'y  méprendre,  le  loup  devenu  berger. 

Est-ce  là  tout,  et  n'aurons-nous  pas  quelque  objection 
à  soumettre  à  Fauteur  de  Robert  Emmet  ?  Il  aime  trop,  il 
a  trop  regretté  la  libre  discussion  pour  nous  en  vouloir 
de  nos  réserves.  Ce  sera,  s'il  le  permet,  la  liberté  parle- 
mentaire réfugiée  dans  la  littérature! 

Robert  Emmet  était  protestant,  et  à  Dieu  ne  plaise  que 
nous  cherchions  là  un  premier  sujet  de  chicane  et  de 
litige  I  C'est  chose  remarquable,  que  tous  ces  patriotes 
qui  travaillèrent,  en  1798  ou  en  1803,  par  des  moyens 
violents,  à  l'émancipation  de  la  catholique  Irlande,  appar-| 
tenaient  à  la  religion  protestante,  tandis  que  les  hommes| 
qui  restèrent  plus  modérés  et  plus  sages,  qui  ne  voulurent] 
pas  rompre,  à  main  armée,  avec  l'Angleterre,  qui  atten- 
dirent leur  triomphe  du  temps,  du  progrès  des  lumières, 
de  l'excellence  de  leur  cause,  de  leur  long  et  infatigable 
plaidoyer  en  faveur  de  la  vérité  et  de  la  justice,  étaient 
des  catholiques,  à  commencer  ou  plutôt  à  finir  par  le  plus 
grand  et  le  plus  heureux  de  tous,  Daniel  O'Connell.  Peut- 
être,  si  Ton  s'obstinait,  pourrait-on  voir,  dans  ce  con- 
traste, la  différence  entre  l'esprit  de  résistance  ou  de  ré- 
volte et  l'esprit  de  résignation  ou  d'obéissance.  Hais  la 
comparaison  nous  mènerait  trop  loin  et  il  n'y  a  rien  de 
moins  concluant  que  les  parallèles.  J'aime  mieux  dire  avec 
l'auteur  de  Robert  Emmet,  avec  Robert  Emmet  lui-même, 
que  le  dévouement  de  ces  nobles  cœurs  aux  immortels 

I 


134  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

intérêts  de  la  grande  famille  humaine  n'en  paraft  qaeplas 
désintéressé,  plus  héroïque,  puisqu'ils  n'étaient  pas  de  la 
Religion  opprimée.  Hais  Robert  Emmet  fut-ii  même  protes- 
tant? Son  âme,  sa  vie,  sa  mort,  furent^elles  chrétiennes? 
Ou  bien  faut-il  voir  en  lui  un  de  ces  stoïciens  qui  peu- 
plent des  images  de  Cassius  et  de  Caton  les  sanctuaires 
dévastés?  Les  opinions  varient  là-dessus,  et  l'auteur  ne 
semble  pas  s'en  préoccuper  très-vivement.  La  profession 
de  foi  du  Vicaire  savoyard  entre  un  rêve  de  liberté  et  une 
vaillante  agonie,  voilà,  on  pourrait  le  croire,  tout  ce  qu'il 
exige  de  ces  martyrs  des  religions  humaines,  qui  passent 
dans  le  monde,  une  main  sur  leur  cœur  intrépide,  l'autre 
sur  l'Évangile  fermé.  En  conscience,  est-ce  assez?  Et  ce 
qui  suffit  peut-être  à  quelques  âmes  pures  et  fortes,  dont 
Malesherbes  reste  l'illustre  et  dangereux  modèle,  peut-il 
suffire  à  notre  faiblesse  et  à  notre  misère  ?  Prenez  garde; 
le  malheur,  le  péril  de  ces  âmes,  c'est  de  supposer  que 
ce  qui  leur  plait,  ce  qui  répond  aux  délicats  instincts  de 
leur  nature,  peut  régler  et  contenir  ces  multitudes,  qui 
n'ont  ni  la  même  élévation  de  sentiments ,  ni  la  même 
culture  d'esprit,  ni  le  même  penchant  pour  un  idéal  de 
grandeur  et  de  beauté  morale.  Ce  qu'elles  traitent  de  su- 
perflu est  pour  la  foule  le  nécessaire  ;  ce  qui  est  le  vrai 
pour  elles  est  pour  d'autres  le  chimérique.  A  présent, 
transportez  cette  erreur  de  la  religion  dans  la  politique, 
et  vous  avez  le  spectacle,  hélas  !  si  fréquent  de  nos  jours, 
de  généreuses  doctrines  se  brisant,  dans  l'application, 
contre  des  réalités  vulgaires,  de  professions  de  foi  de  vi- 
caires savoyards  devenant,  entre  les  mains  de  grossiers 
traducteurs,  le  hideux  anathème  de  toutes  les  passions 
mauvaises  contre  toute  foi  et  toute  loi.  L'orgueil  persiste 
pourtant,  ou  plutôt  un  sentiment  meilleiu*  que  Torgucil, 
mais  non  moins  exposé  que  lui  aux  illusions  et  aux  mé- 


ROBERT  EMMET.  i55. 

comptes.  Si  des  catastrophes  providentielles  démolissent 
son  ouvrage,  il  ne  veut  pas  qu'on  lui  en  démontre  la  fra* 
gililé.  A  ceux  qui  lui  rappellent  ces  écroulements  et  ces 
ruines,  il  répond  noblement  que  son  honneur  est  de  de- 
meurer fidèle  aux  causes  vaincues.  Il  ravive  dans  la  mé- 
moire des  générations  oublieuses  les  héros  tels  que  Ro- 
bert Emmet,  et  leur  donne  pour  cortège ,  non-seulement 
ces  patriotes  irréprochables  qui  ne  conspirèrent  que  con- 
trôle jougdeTétranger,  mais  ces  révolutionnaires  toiyours 
prêts  à  sacrifier  à  l'assouvissement  de  leur  chimère  la 
prospérité,  le  repos,  que  dis-je?  la  liberté  de  leur  pays.  Il 
invoque  des  dates  que  Ton  ne  devrait  encore  ni  glorifier 
ni  maudire,  qu'il  vaudrait  mieux  laisser  en  blanc  dans  le 
livre  de  l'histoire,  tant  que  l'avenir  n'a  pas  décidé,  tant 
que  le  procès  n'est  pas  fini.  Si  Robert  Emmet  a  été  un 
héros,  s'il  a  vécu,  s'il  est  mort  pour  la  délivrance  de  l'Ir- 
lande, peut-on  dire  qu'il  a  été  héroïque  et  grand  parce 
que  le  flot  de  la  Révolution  française  avait  passé  sur  son 
âme?  17801  La  France  de  89!  Hais  elle  avait  été  déjà, 
avant  que  l'âme  de  Robert  Emmet  s'ouvrît  à  la  vie  politi- 
que, la  France  de  93,  puis  la  France  du  Directoire  ;  elle 
allait  être  la  France  du  Consulat  et  de  l'Empire,  abdi- 
quant ses  libertés  sous  l'éperon  d'un  conquérant  et  d'un 
maitre.  Laquelle  de  ces  dates  choisirez-vous  pour  Tin* 
scrire  sur  cette  belle  médaille  d'or  que  vous  venez  de 
firapper  en  l'honneur  du  jeune  Irlandais?  La  France  de  89! 
Peut-on  s'y  arrêter  et  s'y  complaire,  çans  s'inquiéter  do 
ce  qui  suit?  Pouvons^nous  mettre  le  signet  après  un  pre- 
mier chapitre  qui  nous  exalte  et  nous  charme,  sans  nous 
occuper  du  second,  qui  nous  désole  et  nous  tue?  Est-il 
possible  de  se  renfermer  dans  un  rêve  sans  vouloir  se 
souvenir  du  réveil?  Ce  rêve  fut  beau,  je  le  sais,  pour  les 
esprits  d'élite  dont  le  souiUe  est  arrivé  jusqu'à  vous  et 


136  GAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

dont  vous  gardez  avec  une  piëtë  filiale  les  traditions  glo* 
rieuses  : 

Dinne  Juliette  aa  cercueil  étendue  ! 

C'est  ainsi  que  vous  appelez,  dans  vos  poétiques  re- 
grets, cette  France  de  89.  Juliette,  dites-vous?  Je  crois 
que  vous  vous  trompez.  Elle  est  bien  belle,  la  Juliette  de 
Shakspeare,  couchée  sous  ses  voiles  blancs  dans  les  ca- 
veaux funèbres  ;  mais  j*aime  moins  la  Juliette  politique  ; 
elle  est  trop  sœur  de  lady  Macbeth ,  et  sur  cette  petite 
main,  tiède  des  baisers  de  Roméo ,  j'aperçois  la  tache  de 
sang  qui  ne  se  lavera  jamais.  Et  puis ,  il  y  a  eu  pour  Ju- 
liette deux  heures  bien  différentes  :  l'heure  du  rossignol 
et  celle  de  Talouette.  Qu'elle  est  charmante,  cette  heure 
nocturne,  pendant  que  les  étoiles  brillent  dans  le  ciel,  que 
la  brise  embaumée  des  jardins  de  Vérone  passe  sur  le 
front  des  jeunes  amants,  et  que  Philomèle  leur  redit  la 
chanson  de  leur  amour  !  Mais  le  jour  vient,  l'alouette 
chante,  il  faut  se  quitter  :  Roméo  descend  du  balcon  ;  et 
le  voilà  dans  la  rue,  où  l'attendent  les  assassins.  Est-oe 
mai?  Est-ce  septembre?  Est-ce  la  déclaration  des  droits 
de  l'homme?  Est-ce  l'orgie  sanguinaire  où  périssaient 
hommes  et  droits?  Vous  songez  trop  au  rossignol  de  la 
nuit:  je  songe,  moi,  à  l'alouette  du  matin  et  au  vautour 
de  midi. 

Voilà  ce  que  j'ose  réplique^  aux  conclusions  éloquentes 
de  l'auteur  de  Robert  Emmeiy  et  ce  qui  n'ôte  rien  au  mé- 
rite et  au  succès  de  son  livre.  Les  objections  mêmes  que 
rencontreront  quelques  pages  du  volume  prouveront 
quelle  en  est  la  portée ,  et  que  d'idées  s'y  rattachent,  et 
que  de  bien  on  eSt  forcé  d'en  penser,  alors  même  qu'on 
serait  tenté  d'en  dire  un  peu  de  mal,  pour  se  distinguer. 
On  n'y  verra  qu'un  nouvel  indice  des  sentiments  éveillés 


ROBERT  EMMET.  137 

par  cet  ouvrage»  où  la  curiosité  et  la  sympathie  se  parta- 
gent entre  ce  que  l'auteur  nous  donne,  ce  qu'il  nous  ca- 
che et  ce  qu'il  nous  laisse  deviner.  Une  publication  ano- 
nyme autorise  les  conjectures  :  eh  bien ,  si  je  pouvais  un 
moment  me  mettre  à  la  place  d'une  persopne  comblée  de 
toutes  les  distinctions  de  la  naissance  et  de  la  fortune  » 
née  et  grandie  dans  une  température  de  gloire  comme 
dans  son  atmosphère  naturelle,  n'ayant  qu'à  regarder  au- 
tour d'elle  et  derrière  elle  pour  rencontrer  toutes  les  il- 
ustrations  de  la  guerre  et  de  la  paix,  tous  les  dons  de 
l'esprit  et  du  cœur,  il  me  semble  que  je  serais  un  peu 
blasé  en  fait  de  louanges  et  de  jouissances  d'amour-pro- 
pre :  je  préférerais  alors  l'admiration  réservée  de  mes 
contradicteurs  à  l'enthousiasme  absolu  de  mes  amis. 


s. 


i  ' 


H.  LOUIS  ULBâGH 


iOUITAINS   BT    BOHHBS   DB    LBTTAB8  *. 

* 

Un  ami  de  M.  Ulbach  —  ou  peut-être  un  ennemi,  — 
écrivait  de  lui  récemment  :  «  M.  Louis  Ulbach  est  un 
homme  très-doux.  »  J*ignore  s'il  y  avait  là-dessous  uae 
louange  ou  une  malice;  car  je  ne  me  vante  pas  d'être  au 
courant  des  petites  querelles  de  ces  messieurs;  mais,  si 
vraiment  H.  Louis  Ulbach  figure  ou  a  figuré  parmi  les 
dcmx^  je  demanderai,  son  livre  à  la  main,  ce  que  doivent 
être  les  violents  de  son  parti  :  si  c'est  là  un  des  agneaux 
du  parti  démocratique,  que  sont  ses  tigres  et  ses  ours  ? 
Religion  catholique,  parti  catholique.  Académie  française, 
siècle  de  Louis  XIV,  Revue  des  deux  Mondes,  Fléchier  et 
M.  de  Hontalembert,  M.  Nisard  et  H.  Sainte-Beuve, 
H.  Guizot  et  M.  de  Falloux,  H.  Louis  Yeuillot  et  Gustave 
Planche,  H.  Ulbach  attaque  tout  et  tous  avec  une  impé- 

*  La  suppression  de  la  Bévue  ae  Paris  nons  aurait  fait  renoncer  A 
publier  notre  Étude  sur  H.  Louis  Ulbach,  si  nous  avions  pu  oublier 
que  V Assemblée  Nationale,  où  ces  pagres  ont  primitivement  paru,  avait 
été  supprimée  le  même  jour  :  c'a  été,  comme  nous  le  disait  spirituel- 
lement un  ami  de  M.  Ulbach,  une  fusion  d'un  nouveau  genre. 


H.  LOUIS  ULBAGB.  139 

tuosité  d'adolescent  en  colère.  Il  ne  retrouve  un  peu  de 
sa  douceur  originelle  que  quand  il  aborde  ])I.  Eugène 
Pelletan ,    H.  Hippolyte  CastiUe  ou  H.  Edgar  Quinet. 
Son  ouvrage  est  évidemment  conçu  et  écrit  dans  ce  sys 
tëme  dUreintement  (pardon  du  barbarisme  I)  que  Ton  a 
reproché  i  d'autres»  et  où  l'honorable  rédacteur  de  la 
Revue  de  Parié  cherche  à  prendre  ses  grades  et  prend 
déjà  ses  licences.  Nous  ne  discuterons  avec  lui,  ni  sur 
les  doctrines»  ni  sur  les  personnes  :  à  quoi  bon  ?  Conver» 
tirai-je  ses  amis?  Ai-je  besoin  de  persuader  les  miens?  Lors* 
qu'il  s'agit  de  juger  un  roman  où  le  paradoxe  coule  à  pleins 
bords,  passe  encore!  Pourvu  que  l'auteur  ait  du  talent, 
(et  H.  Louis  Dlbachen  a  montré  beaucoup  dans  plusieurs 
de  ses  écrits),  il  y  a  encore  bien  des  points  sur  lesquels 
on  peut  s'entendre  ;  il  y  a  l'intérêt  même  du  récit,  le  mé^ 
rite  de  l'invention,  la  valeur  des  caractères,  la  beauté  des 
paysages,  et  surtout  ce  fonds  commun  de  sentiments  hu<- 
mains  où  peuvent  se  rencontrer  le  catholique  et  le  sec* 
taire,  le  républicain  et  le  royaliste  :  car  l'homme  a  mille 
manières  de  penser,  de  douter  et  de  croire,  U  n'a  qu'une 
manière  de  pleurer  ;  mais  un  livre  de  critique,  hérissé  de 
noms  propres  comme  d'autant  de  buissons  pour  m'en  in^ 
terdire  rentrée  !  un  livre  où  chacun  de  ces  noms  person- 
nifie, sous  la  plume  de  l'auteur,  exactement  le  contraire 
de  ce  qu'il  personnifierait  sous  la  mienne  l  Même  pour  se 
quereller,  il  faut  quelques  points  de  contact,  et  ici  je  n'en 
vois  aucun.  Figurez-vous  deux  hommes  furieux  l'un  con- 
tre l'autre,  et  se  disputant,  l'un  en  français,  Faut^  en 
allemand  :  assurément  pour  réussir  à  s  exprimer  et  à  se 
comprendre,  ils  seront  forcés  d'en  venir  aux  coups  de  b&- 
ton.  Quand  j'aurai  dit  que  M.  Louis  Ulbach  repousse  tout 
ce  que  je  crois  ,  déteste  tout  ce  que  j'aime,  dénigre  tout 
ce  que  j'admire,  admire  tout  ce  que  je  hais,  honore  tout 


140  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

ce  que  je  méprise,  la  belle  affaire  !  La  discussion  en  se- 
ra-t-elle  plus  avancée?  T  verrons-nous  plus  clair?  H  faut 
pourtant  parler  de  son  livre  ;  car  il  représente  ropinion 
d*un  parti,  ou  du  moins  d'une  fraction  de  parti.  Et  puis, 
si  Ton  ne  S'occupait  jamais  que  des  ouvrages  de  ses  amis, 
on  serait  sans  cesse  exposé  ou  à  la  tentation  d'être  per- 
fide ou  à  l'ennui  de  se  sentir  monotone.  Je  vais  donc  es- 
sayer de  rappeler,  à  propos  du  volume  de  M.  Louis  Ulbach, 
quelques  vérités  élémentaires  qui  devraient  faire  partie  de 
Téducation  de  tout  critique,  et  qu*il  me  parait  avoir  ou- 
bliées. 

Ce  qui  me  frappe,  au  «premier  abord,  dans  son  livre, 
c'est  une  qualité  dont,  par  malheur,  la  perversité  hu- 
maine a  fait  presque  un  défaut,  surtout  pour  ceux  qui  sont 
chargés  ou  qui  se  chargent  de  juger  les  idées  et  les  œuvres 
d'autrui  :  c'est  l'ingénuité  ;  ajoutons-y  l'inconséquence, 
qui  en  est  l'envers,  et  nous  compléterons  cette  physiono- 
mie littéraire,  que  l'âge  sans  doute  corrigera.  Il  y  a,  dans 
ce  volume,  un  passage  que  nous  allons  prendre  pour  point 
de  départ.  H.  Ulbach  reproche  à  H.  Ponsard  d'avoir  dit 
ou  laissé  entendre,  dans  son  discours  de  réception  à  l'Aca- 
démie française,  que  HM.  Hugo  et  Lamartine  auraient  plus 
sagement  agi  en  s' abstenant  de  politique,  et  il  s'écrie  : 
•  Pourquoi  ces  poètes  ont-ils  écouté  leur  cœur?»  Oh! 
monsieur  Ulbach!  le  mwr  de  M.  Victor  Hugo  !  le  cosur  de 
H.  de  Lamartine!  Voilà  un  trait,  choisi  entre  mille,  de 
cette  candeur  qui  pourrait  faire  supposer  que  M.  Ulbach 
vit  dans  une  cellule  comme  un  bénédictin,  ou  dans  le 
l^ureau  d'abonnement  de  la  hevuR  de  Paris  comme  dans 
une  soUtude  d'anachorète.  11  nous  dit  ailleurs  que  la 
génération  nouvelle  attend  son  Credo,  qu'il  conviendrait 
d'élever  les  âmes  vers  des  sphères  supérieures,  que 
la  fantaisie  et  le  scepticisme ,  le  culte  de  la  forme  et 


M.  LOUIS  ULBACn.  i41 

de  la  ciselure,  ne  suffisent  plus  à  nos  jeunes  contempo- 
rains. Nous  ne  demanderions  pas  mieux  que  d'être  de  son 
aTÎs  ;  mais  ce  CredOy  quel  est-il?  quelsera-t-il?  H.Ulbach 
ne  nous  le  dit  pas,  et  nous  le  défions  de  nous  le  dire.  Ces 
aspirations  vers  un  Credo  quelconque,  qui  ne  soit  pas, 
bien  entendu,  le  Symbole  des  Apôtres, ne  datent  pas  d*hier. 
J'étais  encore  écolier  que  j'en  entendais  déjà  parler  autour 
des  chaires  de  philosophie.  Plus  tard,  en  1835,  M.  Hugo 
écrivait  dans  la  préface  des  Chants  du  Crépuscule  :  «  L*au- 
teur  n'est  ni  de  ceux  qui  affirment,  ni  de  ceux  qui  nient  ; 
fl  est  de  ceux  qui  espèrent.  »  Qu'espérait-il?  Probablement 
autre  chose  que  ce  qui  est  arrivé.  La  Révolution  de  février 
adonné  beau  jeu  aux  inventeurs  de  Credo;  on  était  amené 
à  croire  à  tout ,  en  étant  forcé  de  croire  à  elle.  Pourtant 
qu'en  est-il  sorti?  Tout  juste  ce  qu'il  a  fallu  pour  l'humi- 
ier  et  pour  la  détruire.  Il  est  vrai  que  M.  Ulbach  ne  se 
tient'  pas  pour  battu  siu*  le  chapitre  de  la  république  de 
1848  ;  il  admire  ceux  qui  l'ont  faite  ;  il  maudit  les  hommes 
qui  lui  ont  offert  le  seul  moyen  de  se  sauver,  Fappui  de 
ceux  qui  ne  l'aimaient  pas  contre  ceux  qui  l'aimaient  trop, 
n  ne  veut  pas  qu'on  dise  du  mai  de  l'utopie,  cette  bien- 
faitrice de  l'humanité,  ni  de  la  Terreur,  ni  du  comité  de 
salut  public,  ni  des  rêves  de  89,  ni  des  crimes  de  93.  Hais 
enfin  ni  Mirabeau,  ni  Robespierre,  ni  M.  Ledru-RoUin,  ni 
H.  de  Lamartine,  ni  Caussidière,  ni  Sobrier ,  ni  Pierre  Leroux, 
ni  Considérant,  ne  nous  ont  donné  ce  Credo  dont  je  m'in- 
quiète, et  que  je  ne  vois  pas  poindre  à  l'horizon.  Pendant 
ce  temps,  les  années  s'écoulent;  le  siècle  fatigué  gri- 
sonne et  penche  vers  son  déclin.  Si  nous  n'étions  pas  de 
ces  gens  arriérés  et  rétrogrades,  généralement  convaincus 
de  monomanie  et  de  radotage,  nous  dirions  bien  à  M.  Ul- 
bach ce  qui  se  passera,  ou  plutôt  nous  lui  montrerions  ce 
qui  se  passe.  Les  intelligences,avide8de  vérités,  maisdétour- 


142  CAUSERIES  LITTÉRAIRES, 

nées  des  seules  sources  où  il  leur  soit  possible  de  les  puiser, 
seront  encore,  comme  elles  l'ont  été  déjà,  précipittes  vers 
Tutopie  par  des  charlatansi  des  soj^histes  et  des  rêveurs. 
Elles  n'y  trouveront  ni  refuge,  ni  certitude,  ni  pâture.  Le 
néant  seul  et  le  chaos  répondront  à  leurs  interrogations 
passionnées.  Puis  elles  assisteront  aux  calamités  et  aux 
catastrophes  qu'entraînent  à  leur  suite  ces  vagues  évan- 
giles de  Terreur  et  de  l'aventure.  Elles  verront  ces  préten- 
dues bienfaitrices  de  l'humanité  ramener  les  peuples  au 
penchant  des  abîmes,  et  les  exposer  à  perdre,  en  un  jour, 
même  ces  biens  lentement  et  laborieusement  acquis  par  la 
marche  des  siècles  et  le  progrès  des  idées.  Alors,  comme 
ces  malades  irrités  contre  un  empirique  déguisé  en  mé- 
decin, et  qui  déchirent  de  leurs  propres  mains  l'appareil 
de  leur  blessure,  elles  jetteront  à  tous  les  vents  les  lam- 
beaux de  ces  folles  croyances  enfantées  dans  l'orgueil  et 
mortes  dans  la  douleur  :  elles  rendront  toute  foi  respon- 
sable du  mauvais  succès  de  leurs  crédulités.  Elles  ne  vou- 
dront plus  qu'on  leur  parle  de  leurs  titres  de  noblesse, 
qu'elles  ne  se  sentiront  plus  de  force  à  porter.  Enthousias- 
mes de  l'esprit,  libertés  de  la  pensée,  poétiques  chimères, 
ressouvenirs  de  leur  céleste  origine,  recherché  de  l'idéal 
et  du  vrai,  elles  répudieront  tout,  à  l'instar  de  ces  princes 
déchus  qui,  découragés  de  leur  grandeur  passée,  cher- 
chent à  en  effacer  les  traces  dans  les  habitudes  d'une  vie 
vulgaire  ou  dans  les  joies  grossières  de  l'orgie.  Les  inté- 
rêts matériels,  l'ivresse  du  lucre  et  des  afTaires,  les  con* 
voitises  et  les  jouissances  du  luxe,  seront  là  pour  recueillir, 
dans  leur  défaite,  ces  invalides  des  grandes  guerres  dû 
l'utopie  contre  le  bon  sens;  et  les  triomphes  de  la  force 
s*aposteront  à  l'angle  du  chemin  pour  rendre  la  désertion 
légitime  en  la  rendant  nécessaire  ;  si  bien  que  le  fameux 
Credo  réclamé  par  la  génération  nouvelle  finira  par  être 


M.  LOUIS  ULBAGH.  i45 

mi  Te  Deum  de  la  matière  et  un  biiDetin  de  la  Bourse. 
Est-ce  l'avenir,  est-ce  le  présent  que  je  raconte  là  à 
H.  Louis  Ulbach?  Suis-je  historien  oa  prophète?  Je  neiFen 
pas  le  savoir;  ce  que  je  sais,  c'est  qu'au  milieu  de  ces 
évolutions  de  la  pensée  contemporaine,  de  ces  dtematives 
d'enthousiasme  et  d'abattement,  d'aspiration  et  de  fatigue, 
produites  par  les  mômes  causes  et  amenant  les  mêmes 
résultats,  il  existe  un  antre  Credo  dont  chaque  article, 
récité  sans  une  seule  variante  dans  le  monde  entier,  sa 
retrouve  intact  sur  les  lèvres  du  savant  et  de  l'ignorant, 
du  riche  et  du  pauvre;  un  Credo  tel  aujourd'hui  qu'il 
était  il  y  a  bien  des  siècles,  tel  dans  nos  plus  superbes 
basiliques  que  dans  notre  plus  humble  chapelle  de  village^ 
tel  dans  les  églises  de  la  France  que  dans  celles  dellriande 
et  de  la  Pologne,  de  l'Espagne  et  de  Tltalie,  de  l'Asie  et  de 
l'Amérique,  des  pays  civilisés  que  nos  prêtres  disputent  à  la 
corruption  et  au  mensonge  et  des  contrées  sauvages  que 
nos  missionnaires  èvangélisent  au  prix  de  leur,  sang*  Vers 
Gehii-là  peuvent  recourir  et  se  réftigier  tous  les  doutes, 
toutes  les  lassitudes,  toutes  les  misères;  il  est  toujours  prêt  à 
recevoir,  à  réchauffer,  à  rassurer  ceux  qui  souOirenl  et  qui 
cherchent,qui  demandent  et  qui  pleurent.  Les  plus  oq;ueil  • 
leux  esprits  n'ont  pas  à  rougir  de  répéter  le  Credo  deChryso- 
stome,  d'Augustin  et  de6os6uet,et  les  plus  simples  sont  A 
leur  aise  avec  ce  Symbole  des  api^tres  choisis  parmi  d'hum- 
bles pécheurs,  avec  celte  formule  séculaire  de  la  religion 
des  affligés  et  des  misérables.  Combien  faudrait-il  de  temps 
à  M.  (Jlbach  et  à  ses  amis  pour  trouver,  je  ne  dis  pas  le 
dernier  mot,  mais  le  premier,  d'un  dogme  qui  pût  exercer 
un  empire  égal  sur  les  intelligences  et  sur  les  âmes,  sur 
les  consciences  et  sur  les  volontés?  Un  Credo,  cela  est 
bientôt  dit,  pendant  qu'on  fume  son  cigare,  entre  beaux 
esprits,  dans  un  bureau  de  journal  ou  de  Revue»  et  que 


114  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

l'on  rit  tout  bas  de  la  soutane  usée  de  ce  pauvre  prêtre  qae 
Y  on  voit  là-bas,  dans  la  rue,  allant  visiter,  un  grabat  ou 
consoler  un  mourant;  cela  fait  bien  d*ailleurs,  cela  distin- 
gue des  voltairiens  de  table  d'hôte  et  d'estaminet.  Mais 
hors  de  là?  Hais  dans  Tatelier?  dans  la  mansarde?  dans 
les  champs  où  la  pauvreté  travaille  et  se  résigne  en  son- 
geant à  son  curé  et  à  Dieu?  que  deviendrait,  nous  le  de- 
mandons, le  Credo  de  la  Revtie  de  Paris?  Chose  étrange, 
que  la  démocratie  antichrétienne,  dans  son  expression  la 
plus  raffinée,  arrive  exactement  aux  mêmes  conclusions 
que  le  scepticisme  hautain  des  aristocrates  et  des  riches,  et 
redise,  sous  une  autre  forme,  ce  qu*on  les  accusait  d'avoir 
dit  :  «  11  faut  une  religion  pour  le  peuple  !»  —  En  effet, 
si  Técole  à  laquelle  appartient  M.  Louis  Ulbach  réussissait 
à  donner  aux  esprits  cultivés  une  croyance  quelconque 
qui  ne  fût  pas  le  cluistianisme,  il  y  aurait  donc  un  certain 
nombre  d'années,  un  siècle,  plusieurs  siècles  peut-être, 
pendant  lesquels  les  patriciens  de  Tintelligence  auraient 
une  religion  et  les  plébéiens  en  auraient  une  autre,  ou  se- 
raient condamnés  à  l'athéisme?  Et,  si  des  hommes  bien 
autrement  forts  que  M.  Ulbach,  M.  Ernest  Renan,  par 
exemple,  menaient  à  bien  leur  thèse  favorite,  s'ils  parve- 
naient à  dissoudre  la  religion  par  la  critique,  à  en  dégager 
l'esprit,  le  sentiment  religieux,  abstraction  faite  de  tout 
dogme,  de  tout  mystère  et  de  toute  pratique,  de  quelle 
ressource  serait  ce  sentiment  indéfinissable  pour  le  paysan 
de  l'Ardéche  ou  de  l'Auvergne,  pour  louvrier  de  Lyon  ou 
de  Saint-Etienne?  Il  y  aurait  donc  Ses  privilégiés  delà 
raison  et  de  la  science  qui  sortiraient  du  christianisme  par 
la  route  royale  (*)  de  la  critique,  pendant  que  la  foule 
serait  forcée  ou  de  rester  stupidement  chrétienne  ou  da 

*  Expression  de  Hi  Ërncsl  Renan. 


M.  LOUIS  ULBAGfl.  145 

sortir»  elle  aussi,  de  son  antique  foi  par  les  sentiers  de 
traverse  du  désordre,  de  la  sédition  et  du  crime!  Et  voilà, 
ô  peuple  !  les  hommes  qui  te  parlent  d'égalité  morale,  de 
progrès  et  de  liberté  ! 

J'ai  accusé  M.  Louis  Ulbach  d'inconséquence.  Presque 
tous  les  chapitres  de  son  livre,  même  le  meilleur,  son 
étude  sur  Paul  Delaroche,  pourraient  me  fournir  des 
preuves.  11  commence  par  une  charge  à  fond,  —  quelque 
peu  tardive, — contre  M.  Nicolardot,  le  malencontreux 
biographe  de  Voltaire.  Mais,  si  H.  Ulbach  était  conséquent, 
il  devrait  chérir  H.  Nicolardot  S  qui  a  consacré  la  moitié 
de  son  gros  volume  à  nous  prouver  qu'avant,  pendant  et 
après  Voltaire,  tous  les  rois,  toutes  les  reines,  tous  les 
princes,  tous  les  prélats,  tous  les  grands  seigneurs,  ont  été 
des  athées,des  débauchés  et  des  scélérats.  11  me  semble  que 
c'est  là  une  bella  concession  faite  à  la  démocratie  moderne, 
assez  belle  pour  que  nos  austères  et  pudiques  démocrates 
pardonnent  à  M.  Nicolardot  de  trouver  Candide  immoral 
et  la  Pucdle  indécente.  Si  H.  Ulbach  était  conséquent,  il 
devrait  haïr  Voltaire,  l'esprit. le  plus  aristocratique  que  je 
connaisse,  le  flatteur  des  rois,  des  impératrices  et  des 
courtisanes,  l'ami  du  maréchal  de  Richelieu,  l'homme  qui 
a  traité  les  Français  de  Welches  et  le  peuple  de  canaille, 
n  est  vrai  que  Voltaire  —  c'est  H.  Ulbach  qui  nous  le  dit, 
—  a  avait  au  fond  de  l'âme  des  sources  de  tendresse.  »  — 
Un  Voltaire  tendre,  M.  de  Lamartine  et  M.  Hugo  se  sacri- 
fiant à  leur  cœur,  les  bienfaits  de  la  Révolution  de  février, 
le  bon  exemple  donné  aux  savants  par  H.  Ârago  quittant 
les  planètes  pour  la  politique  et  l'Observatoire  pour  l'Hô- 
tel de  Ville,  la  clarté  de  H.  Eugène  Pelletan,  le  bon  sens 
de  H.  Edgar  Quinet  et  les  vertus  de  Hamix,  tels  sont  les 


^  Voir  les  Nouvelles  Cauàeria  littéraires, 

f 


r. 


146  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

principaux  articles  de  foi  de  H.  Ulbach.  On  conçoit  dès 
lors  qu'il  rejette  ceux  que  TÉglise  enseigne  aux  pauvres 
d'esprit  comme  vous  et  moi. 

Autre  inconséquence  :  H.  Ulbach  se  prosterne  à  tons 
moments  devant  le  génie  et  la  gloire  de  H.  de  Balzac,  et 
Ton  sait,  en  effet,  que  Tauteur  de  Mercadet  est  le  dieu  de 
cette  école.  U  ne  s'agit  pas  de  refaire  ici  le  procès  de 
U.  de  Balzac,  ni  de  discuter  son  prodigieux  talent.  Ceux 
qui  ont  protesté  contre  le  scandale  de  son  apothéose 
éprouvent  une  sorte  de  regret  en  songeant  aux  lilliputiens 
qui  se  partagent  la  succession  de  ce  géant.  Mais,  s'il  y  a 
un  homme  qui  dût  être  particulièrement  odieux  au  plato- 
^isme  révolutionnaire,  à  la  république  amoureuse  d'iAopie 
et  de  perfectionnement  humanitaire,  c'est   assurément 
l'écrivain  dont  le  génie,  l'œuvre,  le  succès  et  l'influence 
ne  s'expliquent  que  par  de  profondes  corruptions  sociales, 
incompatibles  avec  toute  idée  de  régénération  et  de  liberté  ; 
c'est  le  peintre  complaisant,  l'anatomiste  impitoyable  de 
toutes  ces  ignominies  morales  qui  ne  peuvent  être  domptées 
que  par  la  force.  Une  sociélé  telle  que  l'a  comprise  et  dé- 
crite M.  de  Balzac,  si  elle  avait  le  malheur  de  devenir  libre, 
aboutirait  ou  au  plus  horrible  chaos  qui  ait  jamais  épou- 
vanté les  hommes,  ou  à  la  plus  dui^e  servitude  qui  les  ait 
dégradés  et  enchaînés.  Vouée  au  développement  le  plus 
exclusif  de  l'individualisme,  à  ladoration  du  succès,  à  la 
glorification  du  vice,  au  culte  de  la  puissance  dégagée  de 
tout  frein  et  de  toute  loi,  elle  arriverait  ou  à  une  anarchie 
sanglante,  avec  Vaulrin  pour  exécuteur  des  hautes  œuvres, 
ou  à  un  despotisme  oriental  avec  madame  Marneffe  pour 
sultane  favorite.  Si  du  moins  M.  Louis  Ulbach,  après  avoir 
sacrifié  l'austérité  de  sa  politique  et  de  sa  morale  républi- 
caine à  son  admiration  pour  un  grand  artiste,  avait  pris 
une  bonne  et  longue  revanche  aux  dépens  d'un  homme 


M.  LOUIS  ULBACn.  147 

ignoble,  antipatlfique  à  tout  sentiment  généreux,  profes- 
sant tous  les  athëistnes,  depuis  celui  qui  nie  Dieu  jusqu'à 
celui  qui  blasphème  la  liberté  et  la  vertu,  homme  d'esprit 
sans  cœur,  presque  sans  talent,  déplorablement  surfait 
par  un  caprice  de  nos  critiques  fantaisistes,  et  dont  la 
glorification  posthume  sera  une  des  hontes  de  la  liltèra- 
tore  moderne  !  S'il  avait  essayé,  ne  fût-ce  que  pour  faire 
acte  d'indépendance  et  de  sincérité  littéraire,  d*éreinter 
Beyle  de  Stendhal;  de  condamner  sans  merci  et  sans 
appel  cette  immonde  rapsodie  qu'on  appelle  Armancéj 
où  tout  est  feux,  alambiqué,  sophistiqué,  ennuyeux,  iHi-« 
^le  I  livre  qui  nous  paraît  aujourd'.hui  aussi  impossible 
que  les  modes  de  i  823  dans  les  lithographies  d'Engelmann 
on  de  Langlumé!  On  sent  que  H.  Ulbach  a  eu  envie  de 
procéder  à  cette  exécution  réclamée  par  tous  leâ  gens  de 
goût  et  par  tous  les  honnêtes  gens;  mais  le  courage,  la 
verve,  la  colère,  lui  ont  manqué  :  là  où  il  fallait  une  bonne 
gorgée  de  fiel,  ii  s'est  contenté  d'une  petite  goutte  d'encre  : 
il  a  écrit  sur  Stendhal  deux  pages  hésitantes  et  timides. 
Était-ce  la  peine  de  les  écrire,  et  surtout  de  les  réim- 
primer? 

C'est  à  l'Académie  française  et  au  parti  catholique  que 
M.  Ulbach  a  réservé  toutes  les  prétentions  de  son  dédain 
et  de  son  courroux.  Nous  ne  ferons  ni  à  l'Académie  ni 
aux  catholiques  l'injure  de  les  défendre  contre  un  ennemi 
peu  dangereux.  Au  point  de  vue  purement  littéraire,  on 
pourrait  demander  à  H.  Ulbach  :  Qu'aimez-vous?  Il  n'est 
fanatique,  semble-t-il,  ni  de  H.  de^Musset,  ni  de  N.  Mé- 
rimée ;  il  accuse,  non  sans  raison,  l'un  d'avoir  prêché,  en 
beaux  vers,  le  désabusement  et  le  doute,  et  l'autre  d'à- 
boutir  au  matérialisme  et  au  scepticisme.  11  attaque  tour 
à  tour  M.  Biot  et  M.  Guizot,  le  duc  de  BrogUe  et  M.  Cousin, 
H.  SaûUe^Bettve  et  II.  Nisard.  M.  de  FoUoux  et  M.  de  Mon- 


148  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

talembert,  H.  Flourens  et  M.  Ponsard,  tous  ceux,  en  un 
mot,  que  les  séances  de  réception  académique  ramènent 
successivement  sous  sa  jeune  férule.  Encore  une  fois,  qui 
aime-t-il?  M.  Victor  Hugo  et  H.  de  Lamartine  :  très-bien; 
mais  est-ce  le  Victor  Hugo  des  Contemplations  ou  le  Victor 
Hugo  des  Feuilles  d'automne  ?  Est-ce  le  Lamartine  des  Mé- 
ditations et  des  Harmonies  ou  le  Lamartine  de  V Histoire  de 
Turquie  et  des  Entretiens  familiers  de  littérature?  Le 
point  méritait  d*être  éclairci.  H.  Louis  Ulbach  y  eût  trouvé 
l'occasion  de  développer  un  texte  cher  à  ses  amis  et  à 
lui-même  ;  savoir,  que  le  génie  de  nos  contemporains  il- 
lustres s'est  affermi  et  agrandi  à  mesure  qu'ils  se  sont  rq>* 
proches  de  la  révolution  et  finalement  livrés  aux  coinçants 
démagogiques.  M.  de  Lamennais  ne  leur  a-t-il  pas  fourni  un 
premier  exemple,  le  premier  argument  de  cette  démonstra- 
tion en  plusieurs  chapitres?  N'est-il  pas  avéré  que  l'auteur 
de  Y  Essai  sur  lindifférence  n'a  commencé  à  se  douter  de 
Tart  de  penser  et  d'écrire  que  lorsqu'il  a  cessé  d'être 
prêtre,  royaliste  et  Chrétien  ?  Et,  pour  passer  de  l'œuvre 
à  l'homme,  la  mort  de  ce  prêtre  apostat,  gardé  à  vue  par 
des  athées  et  des  ma^zinistes,  de  peur  que  quelques-unes 
des  influences  et  des  amitiés  d'autrefois  ne  pénétrassent 
jusqu'à  son  agonie  ;  cette  mort  n'est-elle  pas  —  c'est 
H.  Ulbach  qui  nous  le  dit  —  un  éclatant  modèle  de  fer* 
meté  et  de  dignité?  Et  ne  s'appuie-t-il  pas  —  incroyable 
vertige  du  paradoxe  et  de  la  haine  !  — sur  ce  chevet  déses- 
péré pour  adresser  à  la  religion  catholique  un  reproche 
qu'on  lui  avait  épargné  jusqu'ici,  celui  de  s'inquiéter  de 
l'Âme  des  mourants  et  de  ne  négliger  rien  pour  ramener 
vers  Dieu  ces  illustres  égarés  à  qui  l'approche  de  leur 
dernière  heure  révèle  le  néant  de  la  gloire,  de  la  science 
et  du  talent?  On  peut  comprendre,  d'après  ces  traits 
épars,  comment  H.  Louis  Ulbach  était  disposé  à  juger 


M.  LOUIS  UL6AGH.  149 

le  parti  cathoUque  :  ici  quelques  lignes  ne  nous  suf- 
firaient pas.  Il  convient  de  discuter,  en  toute  liberté  d'esprit, 
ce  que  M.  Ulbach  attaque  avec  des  allures  hautaines  et 
méprisantes  qui  ne  font  tort  qu*à  lui-même.  La  grandeur 
des  questions  qu'il  soulève  nous  fait  passer  sur  Tincon- 
vénient  de  donner,  par  une  réplique  trop  longue,  trop 
d'importance  à  un  livre  fâcheux,  nuisible  à  la  cause  qu'il 
prétend  servir,  et  dénué  même  de  ce  cachet  de  supério- 
rité littéraire  qui  obtient  grâce  pour  l'erreur  et  pour  le 
sophisme.  H.  Ulbach,  d'ailleurs,  a  eu,  au  milieu  de  ses 
inspirations  regrettables,  une  bonne  pensée  :  il  a  rattaché 
à  son  groupe  d* Écrivains  et  d* Hommes  de  lettres  M.  Paul 
Delaroche  :  assimilation  ingénieuse  et  vraie  en  l'honneur 
de  celui  de  nos  peintres  qui  a  le  plus  et  le  mieux  parlé  à 
la  méditation  et  à  Fintelligence.  Ce  sera  pour  moi  une  oc- 
casion de  rendre  hommage  à  la  mémoire  de  ce  grand  ar- 
tiste, et  de  me  trouver  un  moment  d'accord  avec  H.  Louis 
Ulbach. 


«  Quand  nous  parlons  de  la  fin  probable  et  prochaine 
du  parti  catholique,  nous  dit  H.  Louis  Ulbach,  nous  ne 
songeons  qu'à  cette  coalition  des  ambitions  humaines  qui 
a  pris  les  intérêts  religieux  pour  prétexte.  Le  dogme  en 
lui-même  échappe  à  cette  étude. . .  »  La  remarque  est  naïve, 
et  nous  devons  en  savoir  gré  à  H.  Ulbach  :  il  faut  le  re- 
mercier d'avoir  bien  voulu  permettre,  pour  cette  fois,  que 
le  dogme  échappât  à  ses  mains  puissantes ,  et  de  s'être 
contenté  d^écraser  les  plus  éminents  défenseurs  de  ce 
dogme  qu'il  consent  à  laisser  intact  :  car  aussi  bien,  puis- 
qu'il étqit  en  train  d'exécutions  magistrales ,  il  aurait  pu 
achever  son  œuvre  et  mettre  à  néant  la  religion  et  l'Église, 
comme  il  avait  mis  en  lambeaux  la  renommée,  la  foi ,  le 


150  CAUSERIES  LITTËEAIBES. 

talent  d'hommes  regardes  jusqu'ici  comme  des  chrètieM 
convaincus,  des  orateurs  supportables  et  des  écriTains  1h 
sibles.  Il  pouvait  assurément  faire  ce  pas  deplus^etilyre* 
nonce,  ou  du  moins  il  Tajourne  :  «  La  question  religieuse, 
ajoute-t-il  modestement,  a  besoin  d*ëtre  abordée  avec  plus 
de  science  et  plus  d'autorité.  »  Cette  autorité  et  cette 
science,  M.  Ulbach  y  arrivera  sans  doute  plus  tard  ;  pour  le 
moment,  il  ne  se  croit  pas  encore  tout  à  fait  assez  savant  et 
assez  autorisé.  Il  se  borne  à  dévorer,  au  sel  un  peu  grisa* 
tre  de  ses  épigrammes,  les  rédacteurs  du  Corresponianê 
et  le  rédacteur  de  V Univers,  c'est-à-dire  MH.  de  Monta- 
lembert,  de  Falloux,  Albert  deBroglie,  le  P.  Lacordaire» 
et  H.  Louis  Veuillot  :  encore  une  fois,  sachons-lui  gré  de 
cette  tempérance!  Les  Apôtres,  les  Pères  de  Tl^lise» 
Saint -Thomas  d'Aquin  et  Bossuet  seront  pour  l'ordinairQ 
prochain. 

Hais,  même  en  cette  restriction  et  cette  distincticm  im* 
portante,  M.  Ulbach  est-il  bien  sincère?  ou  du  moins  est- 
il  bien  sûr  de  ne  pas  se  donner  le  change?  Si  telle  ou  telle 
de  ses  victimes,  au  lieu  de  s'appliquer  à  défendre  le  chris- 
tianisme ,  avait  consacré  son  talent  et  sa  verve  à  glorifier 
les  vérités  du  drùidisme ,  la  divinité  du  Mapah ,  les  biea* 
faits  du  Phalanstère  ou  les  félicités  de  Tlcarie,  M.  Ulbach 
l'aurait-il  attaquée  avec  autant  d'acharnement  et  de  ma* 
lice?  N'aurait-il  pas  mis  des  gants  à  ses  griffes  révolution* 
naires,  comme  il  en  a  mis  en  l'honneur  de  M.  Hippolyla 
Castille,  lequel,  dans  son  Histoire  de  la  seconde  République 
française^  c  a  traité  Robespierre  d*homme  d'État  typique 
écrasant  l'anarchie  par  la  terreur,  déploré  la  substitulioa 
du  drapeau  tricolore  au  drapeau  rouge»  exprimé  le  regret 
que  H.  Blanqui  eût  manqué  d'audace  quand  la  Prési- 
dence se  plaisait  à  lui  mettre  aux  mains  la  destfnèe  des 
partis ,  et  que  Louis-Philippe  ne  fût  pas  tombé»  i  titre  de 


M.  LOUIS  ULBACH.  I5i 

gage,  au  pooroir  de  la  Révolution  !  »  —  Pour  contredire 
ces  aménités,  H.  Ulbach  prend  une  sourdine;  elles  ne 
l'empêchent  pas  de  rendre  hommage  à  un  livre  où  il  re- 
ooBDait  c  à  un  haut  degré,  une  ^ence  d'exposition, 
d'analyse ,  de  portrait,  qui  en  rend  la  lecture  attachante 
et  terrible  ;  »  mais  ces  ménagements  ne  sont  plus  de  mise, 
dès  qu'il  est  question  d*hommes  assez  malappris  pour 
louer  M.  Holé,  écrire  Thistoire  d'un  Roi  martyr  ou  d'un 
Pape  libérateur,  et  manquer  de  respect  à  M.  Louis  Jour- 
dan  ou  à  H.  la  Rédolliére.  En  voyant,  d  une  part,  tant  de 
rigueur,  de  Fautre  tant  de  tolérance,  n'a-t-on  pas  le  droit 
de  conclure,  ou  que  M.  Ulbach  est  animé,  contre  les  cheb 
du  parti  catholique,  de  haines  personnelles  qui  paraissent 
bien  peu  explicables  quand  on  songe  qu'il  a  eu  rarement 
Toccasion  de  les  rencontrer  dans  le  monde,  ou  que,  der* 
rière  les  personnes,  il  déteste  et  cherche  à  renverser  les 
dogmes  ?  N'est-ce  pas  là,  d'ailleurs,  la  tactique  habituelle 
du  parti  dont  M.  Ulbach  essaye  de  se  détacher  par  quel- 
ques nuances  de  distinction  et  de  courtoisie?  On  n'ose  pas 
s'en  prendre  aux  évêques;  on  s'en  prend  à  des  laïques» 
qui  ne  sont  plus  rien,  ni  fonctionnaires  publics,  ni  mem- 
bres d'assemblées  législatives,  qui  se  sont  noblement  ran- 
gés parmi  les  vaincus,  ce  qui  n'empêche  pas  de  les  accu- 
-ser  d'intrigue,  d'ambition  et  d'astuce;  on  épargne, — 
jusqu'à  nouvel  ordre  —  les  mystères,  les  miracles  consa- 
crés par  le  témoignage  des  siècles  et  intimement  liés  aux 
origines  du  christianisme  ;  mais  qu'il  se  présente  un  mi- 
racle ,  un  mystère,  un  dogme ,  un  saint,  qui  n  ait  pas  ce 
caractère  d'antiquité  et  que  la  sagesse  de  l'Église  n'ad- 
mette pas  encore  parmi  les  articles  de  foi,  aussitôt  on  se 
dégonQe  ;  on  assouvit  contre  ce  nouveau  venu  tout  ce 
trop-plein  d'incrédulité  et  de  sarcasme  qui  se  retenait, 
tant  bien  que  mal,  en  présence  des  vérités  fondamenta- 


153  CAUSERIES  LITTËRÂIRES. 

les.  Sans  s'informer,  sans  réfléchir,  uniquement  pour  le 
plaisir  de  se  moquer  de  ceux  qui  croient,  d'enlever  aux 
âmes  simples  et  confiantes  un  allégement  et  un  recours , 
on  traite  d'escroquerie  justiciable  de  la  police  correction- 
nelle et  d'apparition  d'opëra-comique  des  événements  ac- 
complis à  deux  cents  lieues  des  bureaux  de  la  Revue  de 
PariSy  et  sur  lesquels  Fépiscopat  ne  s'est  pas  encore  pro- 
noncé. Prouver  que  Dieu  ne  peut  plus  et  ne  veut  plus  faire 
de  miracles,  n'est-ce  pas  donner  à  entendre  ou  que  les 
prodiges  amassés  autour  du  berceau  de  l'Église  chrétienne 
sont  autant  de  fictions,  ou  que  la  source  dime  d'où  ils 
découlaient  est  désonnais  desséchée  et  tarie?  Âfiinner 
qu'en  un  moment  donné  des  prêtres ,  des  religieux ,  des 
fidèles,  ont  inventé  une  fable  grossière  pour  se  jouer  de 
la  crédulité  des  populations  ignorantes  et  prélever  de  gros- 
ses sommes  sur  leur  aveugle  ferveur,  n'est-ce  pas  laisser 
croire  que  de  pareilles  impostures  ont  pu  s'accomplir  et 
s'accréditer,  de  siècle  en  siècle,  depuis Notre-Seigneur  Jé- 
sus-Christ? Que  signifient  donc  ces  ménagements  envers 
le  fondateur,  quand  on  s'acharne  ainsi  contre  la  perpé- 
tuité de  ce  qu'il  a  fondé?  A  quoi  bon  respecter  l'ou- 
vrier, quand  on  se  déchaîne  contre  l'œuvre?  Et,  après 
tout,  qu*est-il  besoin  de  ces  précautions  illusoires?  Grâce 
au  ciel,  en  de  semblables  matières  le  vrai,  le  faux,  sont' 
assez  nets,  assez  clairs,  pour  que  tout  subterfuge  soit  im- 
possible. Vous  adorez  Voltaire,  et  ce  n  est  probablement 
pas  pour  ces  étemelles  affaires  de  Sirven,  de  Calas  et  de 
la  Barre,  où  sa  prétendue  sensibilité  fut  encore  du  char- 
latanisme ;  vous  le  glorifiez,  parce  qu'il  a  écrasé  V infâme; 
mais,  s'il  a  eu  raison  de  l'écraser,  c'est  que  la  religion 
chrétienne  est  une  fable.  Vous  louez  H.  Lanfrey  et  son  livre 
sur  V Église  et  la  Philosophie  au  dix-huitième  siècle;  mais, 
si  ce  livre  est  bon,  si  l'entreprise  des  philosophes  a  été 


M.  LOUIS  ULBAGH.  i53 

légitime  et  salutaire,  c'est  que  TÉglise  catholique  n'était 
qu'un  monument  d'oppression ,  de  mensonge  et  de  dé- 
mence ;  vous  prétendez  qu'Augustin  Thierry  n'a  subi  que 
dans  la  paralysie  des  dernières  heures  des  manifestations 
religieuses  qu'il  ne  pouvait  repousser  ;  vous  dites  de  la 
mort  de  H.  de  Lamennais  :  <  Cette  mort  si  grande  et  si 
éclatante  dans  sa  sérénité,  à  la  hauteur  de  toutes  les  morts 
chrétiennes ,  est  un  argument  resté  sans  réplique.  »  .— 
Mais,  si  M.  Augustin  Thierry  a  eu  tort  d'admettre  à  son 
chevet  des  interprètes  delà  vérité  divine,  si  M.  de  Lamen- 
nais a  bien  fait  de  préférera  sa  soutane  le  suaire d  impiété 
et  d'orgueil  cousu  par  les  mains  des  rédacteurs  du  Siècle, 
c'est  que  tout  ce  qu'avait  offensé  l'historien,  tout  ce  qu'a- 
vait renié  le  prêtre,  n'était  que  chimère,  bêtise  et  vieille- 
rie. Qu'est-ce  que  tout  cela  a  de  commun  avec  le  parti  ca- 
thoUque  et  ses  dissidences?  Vous  parlez  de  supercherie , 
de  stratégie,  d'hypocrisie  :  hélas  !  il  y  a  des  hypocrisies 
de  plusieurs  sortes,  et  les  Orgons  de  la  démocratie  ne  sont 
pas  les  moins  crédules.  Qu'est-ce  donc  que  cette  tactique 
qui  consiste  à  incriminer  sans  cesse  les  catholiques  d'au- 
jourd'hui, faute  d'assez  d'énergie  et  de  franchise  pour  at- 
taquer les  chrétiens  d'autrefois?  qu'est-ce  donc  que  cette 
stratégie  qui  s'égaye  aux  dépens  de  l'apparition  de  la  Sa- 
lelte,  faute  d'assez  de  résolution  et  d'audace  pour  nier  la 
multiphcation  des  pains  ou  la  résurrection  de  Lazare?  Si 
c'est  un  Dieu  qui  a  fait  les  premiers  miracles,  pourquoi 
n'aurait-il  pas  fait  le  dernier?  Si  ce  n'est  pas  un  Dieu,  dé- 
chirez, page  par  page,  tous  les  Évangiles  :  les  montagnes 
du  Dauphiné  appartiennent  au  Seigneur  tout  comme  lui 
appartenaient  les  cimes  du  Sinai,  du  Carmel  et  du  Tha- 
bor. 

Hais  des  dissentiments  ont  éclaté  entre  les  divers  orga- 
nes du  parti  calholiquef  et  c'est  là  le  texte  des  amplifica- 

9. 


454  CAUSERIES  LITTËRÂIBES. 

lions  peu  polies  de  H.  Louis  Ulbach  :  c'est  pour  lui  an  ' 
sujet  d*etaItation  et  de  triomphe,  qui  s'étale  en  quatre- 
vingts  pages.  Nous  comprenons  sa  joie  et  surtout  son 
ètonnement.  En  sa  qualité  d'écrivain  révolutionnaire,  des 
hommes  d*un  même  parti  qui  ne  sont  pas  d'accord  sur 
tous  les  points  doivent  lui  sembler  une  monstruosité  et 
un  phénomène.  Depuis  d2  jusqu'à  nos  jours,  il  a  toujours 
régné  une  si  touchante  union,  une  cordialité  si  tendre  en- 
tre les  coryphées  de  la  Révolution,  que  lorsque  leurs  ad- 
mirateurs et  leurs  héritiers  surprennent  dans  un  autre 
camp  quelques  démêlés  et  quelques  nuages,  ils  ont  le 
droit  de  crier  à  l'abomination  et  au  scandale.  Sérieuse- 
ment, M.  Louià  Ulbach,  qui  m'amenait  tout  à  l'heure  sur 
le  terrain  des  miracles,  me  permet tra-t-il  de  lui  rappeler 
la  plus  connue,  la  plus  souvent  répétée  des  paraboles  évan- 
gélîques?  Cette  parabole  pourrait  servir  d'épigraphe  à 
tous  ceux  qui  réfuteront  son  livre.  A  force  d'avoir  regardé 
la  paille  du  parti  catholique,  il  a  cessé  d'apercevoir  la 
poutre  démocratique  :  qu'est-ce,  grand  Dieu  I  que  des 
discussions  passagères  sur  l'attitude  du  clergé  ou  les  rap- 
ports de  l'Église  avec  l'État,  auprès  de  ces  dissensions  . 
sanglantes  qui  commençaient  par  l'injure  et  fmissaient 
par  l'échafaud?  M.  Ulbach  veut-il  savoir  ce  qu'écrivait,  il 
y  a  vingt  ans,  celui  de  nos  royalistes  illustres  qui  a  tou- 
jours professé  le  plus  de  penchant  et  de  faiblesse  pour 
les  idées  républicaines*?  «  Les  hommes  de  la  Révolution, 
en  se  déchirant,  déclarent  que  le  parti  qu'ils  égorgent  est 
un  parti  de  coquins  :  voyez  ce  que  madame  Roland  dit  de 
Gondoreet,  ce  que  Barbaroux,  principal  acteur  du  40  août, 
pense  de  Marat,  ce  que  Camille  Desmoulins  écrit  contre 
Sainl-Just.  Faut-il  apprécier  Danton  d'après  l'opinion  de 
Robespierre,  ou  Robespierre  d'après  l'opinion  de  Danton? 
Lorsque  les  conv^itioniiel»  ont  une  si  pauvre  idée  les 


H.  LODIS  ULBÂCI.  i55 

uns  des  autres,  comment,  sans  manquer  au  respect  qu'on 
leur  doit,  oser  avoir  une  opinion  contraire  à  la  leurt  » 
Qui  écrit  cela?  M.  de  Chateaubriand,  dans  le  dernier  cha- 
pitre de  ses  Mémoires.  Qu'aurait  dit  des  chétifs  succès* 
seurs  de  Barbaroux  et  de  Saint-Just  le  noble  ami  d'Armand 
Carrel,  s'il  avait  eu  le  temps  de  les  juger  et  de  les  dëcriret 
Nous  sommes  encore  trop  près  de  cette  dernière  phase 
révolutionnaire  pour  qu'il  vous  soit  possible  de  la  défigu- 
rer et  de  la  travestir,  comme  on  a  défiguré  et  travesti  la 
Convention  et  la  Terreur  :  les  témoins  de  celles-là  com- 
mencent à  devenir  rares,  et  elles  avaient  d'ailleurs  une  fa- 
çon très-expéditive  de  se  débarrasser  de  leurs  témoins  \ 
Hais  votre  République  de  février,  nous  Favons  vue  à  l'œuvre; 
nous  avons  pu  apprécier  cette  monstrueuse  miniature  de 
tous  les  avortements ,  cette  pétaudière  de  pygmées  con- 
sternés de  leur  victoire  :  et  vous  osez  parler  de  divisions, 
de  stérilité,  d'agonie  et  de  mort?  Vous  vous  donnez  le  fa- 
cile plaisir  d'allusions  peu  généreuses  au  renversement  de 
telle  dynastie»  à  la  chute  de  tel  ministre?  Hais  qui  fut  plus 
divisé  et  plus  stérile  que  vous?  qui  tomba  plus  bas  et  plus 
vite?  L'écroulement  subit  des  deux  monarchies  dont  vous 
raillez  les  décombres  s'explique  par  un  instant  de  sur- 
prise, un  accès  de  fièvre  et  dlvresse  populaire,  dépassant, 
que  dis-je  ?  violentant  le  vœu  de  la  nation.  Hais  vous,  vous 
avez  été  détruits  par  la  logique  des  idées  et  des  choses, 
anéantis  par  votre  propre  néant,  paralysés  par  votre  pro- 
pre impuissance  :  vous  n'avez  pas  eu  d'autres  ennemis  que 
vous-mêmes,  et  vous  ne  pouviez  en  avoir  déplus  redouta- 
bles. Vous,  il  y  a  eu  un  moment  où  la  France  vous  a  dit  : 
«  Gouvernez-moi,  soyez  les  maîtres  :place-s,  pouvoir, hon- 
neurs, finances,  prenez  tout;  je  ne  vous  demande  qu'un 
peu  d'ordre  et  de  calme  !»  Et  ce  peu,  vous  n'avez  pas  su  le 
lui  donner  ;  vous  ne  le  pouviez  pas  ;  sortis  de  l'ombre  dea 


i56  CAUSERIES  LITTERAIRES. 

complots  et  des  sociétés  secrètes ,  vous  deviez  être  tués 
par  le  grand  jour,  et  il  a  suffi,  pour  vous  briser,  de  votre 
premier  contact  avec  les  affaires  et  les  hommes.  Vous  avez 
succombé,  vous  avez  péri,  entraînant  dans  votre  désastre 
cette  liberté  que  vous  ne  savez  ni  comprendre  ni  dérendre, 
et  dont  vous  insultez  aujourd'hui  les  derniers  amants. 
Vous  avez  péri  :  que  serait-ce  si  vous  aviez  triomphé? 
Ignorez-vous  donc  que  les  hommes  quelque  peu  éclairés,  - 
quelque  peu  pratiques,  que  Ton  désigne  comme  vos  chefs 
passés  ou  futurs,  redoutent  bien  plus  vos  victoires  que  vos 
défaites?  Us  ne  se  dissimulent  pas  quel  chaos,  quelles  fu- 
reurs ,  quelles  batailles  intestines ,  quelle  ardeur  affamée 
à  se  dévorer  les  uns  les  autres ,  ressortiraient  de  Theure 
néfaste  qui  vous  livrerait  encore  les  destinées  du  pays  :  et 
vous  persiflez  les  querelles  d'autrui  !  et  vous  avez  l'impru- 
dence de  rappeler  les  souvenirs  qui  vous  accablent,  même 
les  ateliers  nationaux ,  cette  honteuse  parodie  du  travail 
au  profit  du  désordre  et  de  la  fainéantise  !  Et  vous  incri- 
minez l'homme  courageux  qui  provoqua  la  dissolution  de 
cette  permanente  armée  de  l'émeute?  Et  vous  ne  compre- 
nez pas  que  cet  homme  ne  fiit  que  l'interprète  d'un  sen- 
timent universel,  étranger  à  tout  esprit  de  parti,  à  tout 
essai  de  réaction  monarchique,  mais  vengeur  delà  fortune 
et  de  l'honneur  de  la  France?  Oh  !  la  poutre  !  la  poutre! 
on  dirait  que  vous  ne  l'apercevez  que  quand  vous  y  avez 
mis  le  feu,  et  que  ce  feu  incendie  le  monde  I 

En  abordant  cette  partie  du  livre  de  M.  Louis  Ulbach, 
j'ai  évité  de  mon  mieux  de  répéter  les  noms  propres  qu'il 
a  écrits  à  chaque  ligne.  Il  en  est  un  cependant  que  je  ne  \ 
puis  passer  sous  silence  :  car  nul  ne  fait  mieux  ressortir  ^ 
les  inconséquences  de  la  polémique  de  M.  Ulbach.  Accusé, 
bien  à  tort,  d'une  sorte  de  préférence  —  toute  relative  — 
pour  M.  Louis  Veuillot,  M.  Ulbach  a  voulu  se  laver  de  cet 


M.  LOni«  ULBACH.  i57 

injuste  reproche ,  et  il  y  est  parvenu.  On  sait  quel  est  le 
mot  d'ordre  de  la  presse  révolutionnaire,  quand  il  s'agit 
du  rédacteur  de  Y  Univers:  ne  pouvant  lui  refuser  la  verve, 
l'éloquence,  la  supériorité  de  l'esprit  et  du  talent,  trop  vi- 
siblement criblés  de  ses  coups  pour  oser  nier  la  force  et , 
la  portée  de  ses  armes,  les  écrivains  de  cette  école  s'accor- 
dent à  le  représenter  comme  un  fanatique  grossier,  un 
énerguméne  ayant  sans  cesse  l'écume  à  la  bouche,  et  ne 
procédant  que  par  invectives,  injures,  emprunts  au  dic- 
tionnaire des  halles,  violences  et  énormités  de  langage.  Or 
voi£  dans  quels  termes  —  je  cite  au  hasard  —  H.  Ulbach 
relève  ces  défauts  de  H.  Yeuillot  :  il  le  qualifie  de  Marat- 
sacristain,  de  Père  Ducfiénede  sacristie,  d'ivrogne  d'ean 
bénite,  de  truand  y  de  malotru  j  deBa%ile  salpêtre  de  Fi- 
garo :  «  H.  Yeuillot,  dit-il,  est  amusant  comme  une  ob- 
scénité qu'on  se  raconte  entre  hommes.  »  La  colère  de 
M.  Clbach  contre  H.  Yeuillot  lui  fait  même  oublier  le  fran- 
çais et  les  étymologies,  qu'il  observe  d'ordinaire  assez 
exactement.  Je  note,  à  la  page  301 ,  cette  phrase  :  «  Lhy- 
drophobie  de  la  liberté  rend  H.  Yeuillot  sacrilège  envers 
toutes  les  gloires.  »  Ou  cette  phrase  n'a  pas  de  sens,  ou 
elle  signifie  que  c'est  la  liberté  qui  est  hydrophobe  ;  cer- 
tains amis  de  M.  Ulbach  ont  pu  nous  le  faire  croire;  mais 
évidemment  ce  n'est  pas  là  sa  pensée.  Si  Ton  veut  s'en  te- 
nir à  l'étymologie  grecque,  on  sera  forcé  de  décomposer 
la  phrase  de  la  manière  suivante  :  a  La  crainte  de  l'eau  de 
la  liberté.  »  Enfin,  si  l'on  passe  condamnation  sur  le  solé- 
cisme et  si  l'on  traduit  simplement  le  mot  hydrophobie  par 
le  mot  rage,  on  arrivera  à  conclure  que  M.  Yeuillot  a  la 
rage  de  la  liberté,  qu'il  l'aime  à  la  rage.  Est-ce  là  ce  que 
H.  Ulbach  a  voulu  dire? 

Ceci  nous  ramène  à  la  littérature  ;  n'en  sortons  plus  :  la 
critique  littéraire,  en  dehors  de  toute  opinion  politique, 


iSe  CADSBlIBa  LITTÉRAIRES. 

philosophique  et  religieuse,  a  des  droits  et  des  doToirs  ;  il 
n'est  pas  de  dissidence,  ni  même  de  haine  qui  autorise  à 
dire  que  les  Mélanges  de  M.  VeuiUot  sont  un  livre  équi- 
voque, ennuyeux,  illisible,  que  Fauteur  devient  insipide 
dès  qu'il  eesse  d'iiQurier  et  de  mordre.  C'était  assez  d^ 
d*avoir  traité  de  truand,  de  malotru  et  d'ivrogne  d*eaa 
bénite  celui-U  même  qu'on  accusait  d'être  trop  prodigue 
d'insultantes  épitbëtes.  Monseigneur  l'évèque  de  Poitiers, 
l'éloquent  panégyriste  de  madame  de  la  Rochejaqndein, 
messeigneurs  les  évéques  de  TuUe,  de  Perpignan  et  d'A- 
miens, qui  ne  passent  pas,  que  je  sache,  pour  des  esprils 
grossiers,  seront  bien  étonnés,  si  l'ouvrage  de  M.  Ulbach 
leur  tombe  entre  les  mains,  d'apprendre  qu'ils  ont  accordé 
leurs  sympathies  à  un  homme  amusant  comme  une  obscé- 
nité, à  un  Harat-sacristain,  à  im  Bazile  salpêtre  de  Figaro. 
Les  hommes  de  goût  de  tous  les  partis  conviendront  que, 
pour  avoir  l'idée  d'accoler  l'èpithète  d^mnuyeux  au  nom 
de  M.  Yeuillot,  il  faut  s'être  grisé,  sinon  d'èau  bénite, 
au  moins  de  ces  liqueurs  démocratiques  qui  ont  moins 
de  bouquet  et  donnent  plus  de  vertiges.  Si  H.  Ulbach,  au 
lieu  d'écouter  ses  maladroites  colères,  songeait  aux  vrais 
intérêts  de  son  talent,  il  étudierait  avec  une  attention  de 
disciple  les  œuvres,  les  articles,  la  manière,  et  jusqu'aoi 
méthodes  d'éreintement  de  H.  VeuiUot,  et  il  apprendrait  à 
le  combattre  en  essayant  de  Timiter,  comme  les  Prussiens 
ci  les  Russes,  à  force  d'être  battus  par  nos  troupes,  appri- 
rent l'art  de  leur  tenir  tête. 

J'ai  dit  que,  dans  ce  livre  où  j'avais  rencontré  tant  de 
sujets  d'irritation  et  de  tristesse,  un  chapitre  mi'a  charmé  : 
c'est  celui  que. M.  Ulbach  a  consacré  à  Paul  Delaroche, 
écrivain  et  homme  de  lettres  par  la  gr&ce  de  son  pinceau. 
M.  Ulbach  a  fait  bonne  justice  de  cette  assimilation,  passée 
ft  l'état  de  lieu  comrnunt  qui  représente  Paul  Delarocbs 


U.  LOUIS  ULBAGE  tM 

comme  le  Casimir  Delavigae  de  la  peinture.  Chaqae  fois 
qu*on  essaye  de  reprendre  une  pièce  de  Casimir  Delavigne, 
ie  public  reconnaît,  entre  deux  bâillements,  tout  ce  qu*il 
y  a  eu  de  sec,  de  guindé,  de  maniéré,  d'étroit,  dans  le 
talent  correct  de  Tauteur  des  Vêpres  siciliennes  :  Casimir 
Delavigne  n'a  jamais  cherché  ni  à  agrandir,  ni  à  atten- 
drir sa  manière  :  Tàge,  au  lieu  de  lui  enseigner  le  recueil» 
lement  et  Félévation,  ne  lui  apportait  que  redites  et  que 
froideur.  H.  Ulbach  remarque  excellemment  que  Paul 
Delaroche  offrirait  bien  plutôt  des  analogies  avec  Walter 
Seott;  et  peut-être,  si  Ton  demandait  à  un  autre  art 
d'autres  points  de  ressemblance,  serait-on  tenté  de  le 
comparer  à  Heyerbeer,  dont  il  a  le  génie  essentiellement 
dramatique,  la  réflexion  profonde,  les  combinaisons  ha- 
biles, le  respect  passionné  pour  son  art  et  pour  son  œuvre« 
Ce  n'est  pas  juger  la  meilleure  partie  du  talent  de  Dela- 
roche que  de  ne  voir  en  lui  que  le  peintre  des  Enfants 
éC Edouard,  de  Ridielieuei  de  Mazarin.  Ceux  qui,  en  con- 
templant ses  derniers  tableaux,  Marie-Antoinette  à  la 
Conciergerie,  Béatrix  Cenci,  la  Jeune  Martyre j  les  Adieux 
des  Girondins,  les  Scènes  intimes  de  la  Passion  de  Notre- 
Seigneur,  n'ont  pas  compris  la  transformation  opérée 
dans  cet  esprit  supérieur  par  les  années,  le  travail,  la 
méditation  et  la  douleur,  ceux-là  peuvent,  en  effet,  le 
comparer  à  Casimir  Delavigne,  et  même  préférer  le  poète 
au  peintre  :  ils  prouvent  que  certaines  cordes,  les  plus 
élevées,  les  plus  délicates,  ne  vibreront  jamais  dans  leur 
âme.  M.  Ulbach  a  rétabli  sous  son  vrai  jour  cette  belle 
physionomie  d'artiste;  il  ne  s'est  pas  contenté  d'admirer  le 
talent  et  les  œuvres,  il  a  rendu  hommage  au  caractère, 
chose  si  rare  aujourd'hui.  Hais  comment,  en  écrivant  ces 
pages  excellentes,  n'a-t-il  pas  été  frappé  d'une  anomalie 
qui  nous  saute  aux  yeux  ?  Comment  ne  s'est-il  pas  dit  que 


i60  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

cette  appréciation  si  juste,  si  sympathique,  si  pénétrante, 
du  peintre  des  majestés  tombées  et  des  tristesses  divines, 
paraîtrait  singulière  sous  une  plume  aussi  agressive  contre 
tout  ce  que  ce  peintre  aimait,  honorait  et  regrettait?  Com- 
ment ne  s'est-il  pas  représenté  par  la  pensée,  dans  le 
monde  et  dans  les  lettres,  les  amis,  les  admirateurs,  le 
vrai  public  de  Paul  Delaroche,  c'est-à-dire  les  Mole,  les  de 
Broglie,  les  Guizot,  les  Villemain,  les  Salvandy,  les  Monta- 
lembert,  les  Falloux,  ceux-là  mêmes  contre  lesquels  M.  Ul- 
bach  s'est  si  pesamment  armé  en  guerre  ?  Je  n'insiste  pas; 
je  craindrais  de  gâter  le  plaisir  que  m'a  causé  cette  étude 
sur  Paul  Delaroche.  J*aime  mieux,  en  finissant,  me  re- 
porter, par  le  souvenir,  vers  ce  salon  hospitalier  et  char- 
mant de  la  rue  de  la  Tour-des-Dames,  que  la  mort  a 
fermé,  et  où  le  grand  artiste,  entouré  de  ses  élèves 
comme  d'une  seconde  famille,  nous  a  si  souvent  accueilli 
avec  taat  de  bonté  et  de  grâce  :  j'aime  mieux  me  rappeler 
cette  noble  et  austère  figure,  ce  sourire  mélancolique  et 
bienveillant,  celte  conversation  éloquente,  où  les  hommes 
d'opinion  contraire  trouvaient  des  leçons  et  des  modèles 
de  cette  urbanité,  de  cette  modération,  de  cette  conve- 
nance, qualités  précieuses  que  le  feu  de  la  discussion  ne 
devrait  jamais  nous  faire  perdre,  et  que,  cette  fois, 
tl.  Louis  Ulbach  me  paraît  avoir  perdues. 


VI 


M.  HIPPOLYTE  RIGAULT 


mSTOIRE  DE  LA  QUEREIXB  DES  AHCIEN8  BT  DES  HODEBMES. 

Si  j'osais,  j'intitulerais  ces  pages  :  a  Des  avantages  de  la 
modération  dans  les  querelles  littéraires;  »  et,  si  Ton  me 
disait  que  je  n'ai  pas  toujours  été  plein  de  mon  sujet,  je 
répondrais  que  ce  sont  souvent  les  nouveaux  convertis  qui 
font  les  meilleurs  sermons.  Je  reviendrai  sur  ce  point  dé- 
licat tout  à  l'heure,  à  propos  de  quelques-uns  des  plus 
piquants  chapitres  du  livre  de  M.  Rigault.  Hais,  aupara- 
vant, il  convient  d'indiquer  conunent  ce  livre,  qui  aurait 
pu  n'être  qu'érudit  et  ennuyeux,  est  savant,  ingénieux  et 
amusant. 

M.  Rigault,  —  qui  l'ignore?  —  appartient  à  la  fois,  et 
à  cette  Université  dont  je  ne  pourrais  médire  sans  ingrati- 
tude, et  à  cette  nouvelle  pléiade  du  Journal  des  Débats,  à 
qui  l'on  souhaiterait  moins  de  complaisance  pour  les  témé- 
rités de  la  raison  et  de  l'esprit,  mais  non  pas,  hélas  !  plus 
de  talent,  de  science  et  de  verve.  H.  Rigault  y  ajoute  une 
grâce  et  une  finesse  de  touche,  un  sentiment  de  morale 
domestique  et  familière  qui  donnent  à  ses  écrits  une  pby- 


162      ^  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

sionomie  affectueuse  et  sympathique.  Nous  avons  de  lui 
de  petits  chefs-d'œuvre  d*enjoueinent  aimable,  que  M.  de 
Féletz,  dans  ses  beaux  jours,  eût  enviés,  mais  où  l'oo 
trouve,  en  appuyant,  un  fond  d'excellente  littérature  qui 
manquait  au  spirituel  abbé.  Si  j*insiste  sur  Talliance  de 
cette  souplesse,  de  cette  légèreté  presque  mondaine  avec 
une  forte  éducation  classique,  c'est  qu'elle  va  me  servir  à 
caractériser  le  livre  lui-même,  d'après  l'écrivain. 

Dans  la  partie  de  son  ouvage  qui  nous  transporte  en 
Angleterre,  M.  Rigault  a  répété  un  mot  que  nos  voisins 
font  souvent  intervenir  dans  leurs  polémiques  littéraires 
ou  scientifiques.  C'est  le  mot  sdiolar,  qui  n'a  pas,  que  je 
sache,  d'équivalent  exact  dans  notre  langue  :  le  scholar 
n'est  pas  le  pédant;  c'est  plutôt  le  savant  naïf,  ou,  mieux 
encore,  l'esprit  de  collège,  tel  que  le  désigne  Voltaire  dans 
ses  jolis  vers  sur  Gresset.  Être  un  scholar  ne  safQt  pas; 
ou  du  moins  l'esprit  de  collège,  quand  on  s'y  tient,  a  des 
aperçus  tout  aussi  étroits,  des  vues  tout  aussi  exclusives 
que  l'esprit  de  couvent,  et  il  est  bien  difficile  que  son  in- 
fluence et  son  succès  dissent  le  cadre  ^coiatra  où  il  s'est 
volontairement  renfermé.  D'autre  part,  ne  vouloir  ou  as 
pouvoir  être  qu'un  bel  esprit  mondain,  c'est  s'eiposer  i 
rester  superficiel  et  frivole  en  des  sujets  qui  exigent  plus 
de  sérieux  et  de  compétence  ;  c'est  appliquer  aux  ques- 
tions d'art,  de  science  et  de  goût,  ce  convenu  qui  n'est,  en 
effet,  qu'une  convention  entre  l'ignorance  de  celui  qui 
parle  tet  l'ignorance  de  ceux  qui  écoutent.  L'essentiel, 
pour  qui  veut  prendre  la  littérature  par  ses  grands  côtés, 
est  de  passer  à  distance  égale  de  ces  deux  extrêmes,  de 
n'être  monci^in  que  tout  juste  ce  qu'il  faut  p^ur  ne  pas 
effaroucher  les  gens  du  monde,  de  n'être  savant  que  dans 
la  mesure  nécessaire  pour  faire  comprendra  aux  gens  du 
métier  qu'on  pourrait,  au  besoin,  parler  leur  langue; 


M.   RISAULT.  165 

é'ODir,  en  un  mot,  et  de  fondre  la  littérature  de  ceOège  et 
celle  de  salon,  en  apprivoisant  celle-ci,  en  fécondant 
celle-là,  en  ôtant  à  toutes  deux  leurs  défauts  »  en  leur  lais- 
sant toutes  leurs  qualités.  C'est  là,  à  proprement  parler, 
fe  génie  de  la  littérature  française  ;  c'est  le  secret  de  json 
incroyable  puissance  d'iniative  et  de  propagande.  C'est 
par  là  qu'elle  cesse  d'être,  comme  a  dit  Fontenelle,  qui  y 
excellait,  une  certaine  langue  sacrée  à  l'usage  des  seuls 
prêtres  et  de  quelques  initiés,  pour  devenir  l'expression 
même  de  la  vie,  de  l'intelligencç,  de  la  civilisation  d'un 
peuple,  la  libre  et  irrésistible  expansion  des  idées  d'un 
temps,  se  déversant,  comme  un  vase  trop  plein,  sur  la 
société  et  sur  le  monde.  Si  je  cherchais,  dans  notre  siècle, 
des  exemples  et  des  noms  pour  illustrer  ma  pensée,  je 
n'aurais,  malgré  toutes  nos  décadences,  que  l'embarras 
du  choix.  Ainsi  H.  Villemain,  dés  le  début  de  sa  car^ 
ri^e,  a  été  le  type  accompli  et  inimitable  de  c^t  esprit 
qui  n'est  ni  scliolar  ni  mondain,  et  qui  joint  toutes  les 
solidités  à  toutes  les  grâces.  Un  peu  après,  avec  moins 
d'ampleur  et  d'éclat,  M.  Saint-Marc-Girardin  nous  en  a 
donné,  notamment  dans  son  beau  travail  sur  Jean-Jacques 
Rousseau,  de  bien  remarquables  modèles.  Je  nommerai 
U.  Sainte-Beuve,  s'il  n'était  un  peu  trop  distrait  par  les 
qualités  morales  du  Demi-Monde  et  les  qualités  littéraires 
de  Madame  Bovary  :  je  m'arrête  à  H.  Rigault,  le  dernier 
venu,  le  plus  jeune  de  cette  brillante  famille,  et  dont  le 
livre  m'a  spggéré  cette  digression  qui  me  ramène  à  mon 
sujet.  Certes,  à  lire  cette  Hiitoire  de  la  querelle  des  arir 
ciens  et  des  modernes^  on  ne  se  douterait  pas  qu'elle  a  été 
primitivement,  pour  l'auteur,  quelque  chose  comme  une 
thèse  à  soutenir,  un  échelon  classique  pour  arriver  à  cette 
chaire  du  Collège  de  France  qu'il  a  si  vaillamment  con- 
quise» Si,  sous  cette  première  forme  et  avant  de  descendre 


i64  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

jusqu'au  public,  cet  ouvrage  offrait  quelque  appareil  scien- 
tifique^ quelque  broussaiUe  éclose  dans  rarriôre-cour  de 
la  Sorbonne,  je  Figinore  et  ne  veux  pas  le  savoir  :  ce  que 
je  sais,  c'est  qu*il  n'en  a  rien  gardé,  et,  la  preuve,  c'est 
qu'un  ignorant  comme  moi  peut  l'apprécier  et  en  discou- 
rir, après  y  avoir  trouvé.,  comme  à  Peau-d'AnCy  un  plaisir 
extrême. 

V Histoire  de  la  querelle  des  amiens  et  des  modernes  ! 
M.  Rigault  a  bien  raison ,  il  y  a  là  évidemment  deux 
choses  :  la  querelle  en  elle-même,  dont  les  diverses  phases 
sont  intéressantes  et  curieuses,  mais  qui  a  eu,  comme 
toutes  les  disputes,  ses  puérilités  et  ses  misères,  et  les 
questions  vitales  qui  se  rattachent  à  celle-là,  penchants  et 
contradictions  du  cœur  humain,  théorie  delà  perfectibilité 
et  du  progrès,  lutte  du  paganisme  et  du  christianisme, 
tout,  jusqu'aux  dissidences  ultramontaines  et  universitaires 
qui  qous  agitent  encore.  C'est  pour  avoir  bien  compris  tout 
ce  que  son  sujet  comportait  de  développements  et  de  vues 
sur  l'humanité  et  la  société,  tout  ce  qu'un  moraliste  pou-* 
vait  y  cueillir  à  travers  champs  d'érudition  Uttèraire,  que 
H.  Rigault  a  su  faire  d'une  thèse  un  livre,  et  jeter  tant 
d'intérêt  et  de  vie  sur  ces  chapitres,  qui,  en  d'autres  mains, 
n'auraient  été  que  des  pages  d'herbier.  Ouvrons-les  à  notre 
tour,  et  profitons  de  ce  qu'il  y  a  mis,  sinon  pour  le  louer 
dignement,  au  moins  pour  engager  à  le  lire. 

Le  cœur  humain  a  deux  tendances  contraires,  qui,  dans 
cette  querelle,  ont  souvent  combattu  l'une  contre  l'autre  et 
parfois  contre  elles-mêmes.  Il  aspire  au  progrès,  et  il  veut 
y  croire  ;  il  lui  répugne  de  ne  pas  admettre  l'idée  de  per- 
fectibilité, et  de  ne  pas  s'en  servir  à  soi-même  de  pressenti- 
ment et  de  preuve  ;  et  cependant,  à  mesure  que  le  court 
espace  de  la  vie  penche  pour  lui  du  côté  de  l'ombre  et  du 
déclin,  il  est  porté  à  supposer  que  tout  s'amoindrit  et  se 


M.  RI6AULT.  165 

gâte,  que  tout  ce  qu'il  a  aimé,  admiré,  contemplé  en  un 
jour  de  lumière  et  de  soleil,  s'en  ^a  et  s'abaisse  comme 
hii  dans  cette  obscurité  du  soir  dont  il  commence  à  res- 
sentir les  froides  atteintes.  Le  latidatar  temporis  actij 
d'Horace,  c'est  l'homme  de  tous  les  temps,  louant,  dans 
le  passé,  sa  propre  image  qu'il  y  voit  réfléchie  comme  dans 
une  onde  déjà  lointaine,  saluant  comme  l'apogée  de  toute 
jeunesse,  de  tout  éclat  et  de  tout  bonheur,  le  moment  où 
il  était  jeune,  brillant  et  heureux  ;  n^ais  c'estfhomme  aussi, 
cette  créature  hardie,  audàxJapeti  genus,  dont  l'oreille  et 
le  regard,  sans  cesse  tournés  vers  l'avenir,  semblent  tou- 
jours attendre  de  lui-même  et  des  générations  futures  un 
je  ne  sais  quoi  qui  complétera  son  être  et  sa  destinée.  Ces 
deux  principes  contradictoires  sont,  à  vrai  dire,  la  vie  et 
la  mort,  qui  se  disputent  l'homme  tout  entier,  comme  pour 
lui  rappeler  sa  double  nature,  et  qui,  dans  le  douloureux 
effort  de  son  infirmité  et  de  sa  brièveté  présentes,  le  pous- 
sent en  avant  ou  le  rejettent  en  arriére,  pour  y  chercher, 
dans  ce  qu'il  regrette  ou  dans  ce  qu'il  espère,  la  possession 
de  ce  qui  lui  manque.  Hais  descendons  vite  de  ces  géné- 
ralités philosophiques,  et  renfermons-nous  dans  cette  que- 
relle des  Anciens  et  des  Modernes.  Nous  y  retrouvons  ces 
deux  mêmes  principes,  vaincus  et  vainqueurs  tour  à  tour, 
se  déguisant  sous  mille  formes  différentes,  tombait  parfois 
en  de  bizarres  inconséquences,  en  d'étranges  malentendus, 
abandonnant  la  vraie  question  pour  l'accessoire  et  le  fait 
pour  l'incident,  mais  faciles  à  reconnaître  au  milieu  de 
toutes  les  évolutions  du  paradoxe  et  du  bel  esprit.  La  lutte 
Commence  dès  l'antiquité,  où  il  y  avait  déjà,  comme  tou- 
jours, les  modernes  et  les  anciens,  les  modernes  du  mo- 
ment et  les  anciens  de  la  veille,  mais  où  le  sentiment  du 
progrès  n'était  pas  assez  raisonné,  où  les  Uttératures  et  les 
civilisations  en  présence  n'étaient  pas  séparées  par  des 


iee  CAUSERIES  littëiâires. 

distinctioiifi  assez  trandiées  pour  que  cet  antagonisme 
préoccupât  violemment  les  intelligences.  Entre  Homère  et 
Virgile,  entre  Pindare  et  Horace,  entre  Thucydide  et  Ta- 
cite, il  y  a  eu  un  monde  ou  plutôt  les  deux  extrémités  d*un 
même  monde,  à  demi  plongé  ici  dans  les  brumes  lumineuses 
des  temps  héroïques,  prêt  à  se  transfigurer  là-bas  dans  le 
radieux  crépuscule  d^une  foi  nouvelle.  11  y  a  eu,  entre  ces 
beaux  génies,  admiration,  émulation,  et  imitation,  de 
peuple  à  peuple  et  de  siècle  à  siècle.  Horace  a  pu  recom** 
mander  la  lecture  des  auteurs  grecs  ;  Properce  a  pu  s'écrier 
que  quelque  chose  de  plus  grand  qaeY Iliade  allait  paraître. 
U  n'en  est  pas  moins  yrai  que  ces  différences,  qui  aujour- 
d'hui nous  frappent,  ne  sont  jamais  entrées  bien  profon- 
dément dans  Tesprit  des  contemporains,  parce  qu'il  ne  s*y 
mêlait  point  ce  qui  devait  passionner  le  débat,  le  passage 
d'une  religion,  d  une  société,  d'une  source  d'inspirations 
philosophiques  et  poétiques,  à  une  autre  société,  à  une 
autre  religion,  à  d'autres  sources,  le  tout  séparé  par  un 
abîme.  C'est  le  christianisme  qui  a  inauguré  et  précisé 
cette  guerre,  parce  qu'il  a  proclamé  le  progrès,  parce 
qu'il  a  ouvert  aux  âmes  des  perspectives  infinies,  parce 
qu'il  leur  a  apporté  de  nouveaux  trésors,  de  nouveaux 
symboles,  des  croyances,  des  images,  des  merveilles  in- 
connues jusque-là  à  l'humanité.  Mais  bien  des  siècles 
s'écoulèrent  sans  que  les  termes  de  la  discussion  pussent 
être  posés.  La  barbarie,  le  moyen  âge,  les  convulsions  et 
l'agonie  du  monde  romain,  remplirent  un  large  intervalle, 
pendant  lequel  les  richesses  de  l'antiquité  dormirent  à 
Tombre  de  TÉgUse  grecque  ou  dans  ces  monastères  de 
l'Occident  qui  les  sauvèrent  de  l'oubli  et  du  néant,  et  que 
Ton  devait  accuser  plus  tard  d'avoir  épaissi  les  ténèbres 
autour  de  Tesprit  humain.  Le  monde  régénéré,  mais  ayant 
subi  les  conditions  d'une  seconde  naissance,  fut,  durant 


M.  IIOAULT.  167 

en  rièdes,  itn  en&nt  n^mste,  graudissant  sons  une  forte 
totelle.  Le  seizième  siècle  lui  rendit  les  chefs-d'œuvre  du 
paganisme,  au  moment  où  sa  turbulente  jeunesse  pouvait 
le  mieux  en  savourer  les  délices»  ai  aspirer  les  capiteuses 
Tapeurs  :  dans  son  ivresse,  il  crut  renaître,  et  il  décerna  à 
cette  époque  critique  qui  secouait  sur  sa  tête  tous  ces  fruits 
d'or  du  polythéisme,  le  nom  glorieux,  mais  usurpé,  qui 
répondait  i  sa  renaissance  intellectuelle  et  littéraire. 
Ainsi,  d'une  main  il  brisait  les  liens  qui  retardaient  sa 
marche  vers  le  progrès  et  l'avenir  ;  de  Tautre,  il  ouvrait 
ces  livres  qui  lui  prouvaient  que,  deux  ou  trois  mille  ans 
auparavant,  sous  un  culte  aboli  et  une  civilisation  disparue, 
l'esprit  humain  avait  atteint  à  un  idéal  de  perfection,  de 
beauté  et  d'élégance,  difficile  à  égaler  ou  à  dépasser.  Tout 
le  problème  était  là  ;  c'est  là  aussi  qu'il  sied  de  rappeler, 
sous  la  dictée  de  11.  Rigault,  quelques  vérités  qui  domi- 
iKnt  la  discussion,  que  les  combattants  oublièrent  souvent, 
et  qui  auraient  pu  les  mettre  d'accord. 

On  doit  d'abord  établir  une  distinction  essentielle  entre 
les  sciences,  qui,  transmises  de  génération  en  génération, 
comme  un  héritage  accumulé  et  grossissant,  formées  par 
une  série  d'expériences,  de  découvertes  successives  et  pro- 
gressives, s'accroissent  et  grandissent  à  mesure  que  le 
monde  avance  ou  vieillit;  et  les  arts,  la  poésie,  l'éloquence, 
vers  lesquels  l'homme  a  pu  s'élancer  d'un  bond,  si  l'on 
admet  qu'il  est  sorti  des  mains  du  Créateur  avec  ses  fa- 
cultés complètes  et  pai*faites.  La  vieille  comparaison  entre 
l'humanité  et  l'iadividu  vient  ici  à  notre  aide  ;  elle  nous 
fait  ressouvenir  que  la  jeunesse  peut  être  aussi  éloquente 
et  plus  poétique  que  l'âge  mûr,  mais  que  la  vieillesse  a 
plus  d'expériences  et  d'épargnes  amassées.  Ce  n'est  pas 
tout,  remarque  excellemment  M.  l\igault:  il  y  a  encore 
44;mk  *^i^^'.cci>,  et,  pour  ainsi  diie,  deux  subdivisions  û 


168  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

maintenir.  Panni.  ces  arts  qui  nous  charment,  ceux  dont 
les  procédés  sont  simples,  ceux  qui  ne  résident  que 
dans  la  ligne  et  le  contour,  tels  que  Farchitecture  et 
la»  statuaire,  peuvent  arriver  d'emblée  à  la  beauté  su 
prème,  pourvu  qu'il  y  ait  harmonie  entre  Tidée  qui  les 
inspire,  le  génie  du  pays  où  ils  naissent,  et  le  ciel  qui 
les  voit  éclore  ;  ceux  qui  s'adressent  aussi  à  l'imagi- 
nation et  aux  sens,  mais  qui  ont  à  la  fois  un  appa- 
reil plus  technique  et  un  côté  plus  réfléchi,  tels  que  la 
peinture  et  la  npiusique,  peuvent  réussir  dés  l'abord,  par 
certaines  qualités  élémentaires  et  naturelles,  mais  sont 
destinés  à  se  perfectionner  en  profitant  des  acquisitions 
et  des  conquêtes  de  l'esprit  humain.  Ainsi  rien,  dans  l'ar- 
chitecture moderne,  n'est,  dit-on,  comparable  au  Parthè- 
non  ;  rien  n'a  égalé  les  chefs-d'œuvre  de<  la  sculpture 
grecque.  On  a  lieu,  au  contraire,  de  penser  que  Zeuxis  et 
Apelles  feraient  une  pauvre  figure  auprès  de  Raphaël  ou 
même  de  M.  Ingres  ;  et  Orphée  ou  Amphion,  l'un  au  mi- 
lieu de  ses  pierres,  l'autre  au  milieu  de  ses  bêtes,  eussent 
été  bien  étonnés  si  on  leur  eût  joué  l'ouverturie  de  Guil- 
hume  Tell  ou  la  Symphonie  pastorale  de  Beethoven. 

L'autre  nuance  est  celle-ci  :  ces  langues  anciennes,  ces 
merveilles  de  l'éloquence  et  de  la  poésie  antiques,  dont 
quelques  moines  et  quelques  lettrés  du  moyen  âge  avaient 
eu  jusque-là  le  dépôt,  en  se  popularisant  dans  le  monde 
du  seizième  siècle,  en  se  combinant  avec  la  première  éman- 
cipation de  l'esprit  nouveau,  trouvèrent,  en  Europe,  les 
langues  et  les  littératures  modernes  arrivées  à  des  degrés 
différents  de  perfection  relative  :  elles  trouvèrent  aussi, 
chez  les  divers  peuples,  un  génie  plus  prompt  ou  plus 
rebelle  à  subir  leur  influence  et  leur  prestige.  L'Italie  avait 
déjà  sa  poésie;  elle  possédait  ce  trésor  que  les  nations  ne 
peuvent  conquérir  qu'en  un  moîïîon»  rîonnô,  cepoèaio  èpi- 


M.  RI6ÂULT.  169 

que,  qui  se  compose  pour  elles  de  la  rencontre  de  leurs 
traditions  toutes  fraîches,  de  leurs  croyances  toutes  vivan- 
tes, avec  une  langue  déjà  faite,  parlée  par  un  grand  poète. 
L'Angleterre,  qui  allait  produire  Shakspeare  et  Hilton,  ne 
pouvait  guère  accepter  la  littérature  antique  que  comme 
caprice  de  mode,  étude  d'érudit  ou  modèle  à  Tusage  des 
poètes  secondaires.  L'Allemagne,  grâce  au  tour  particulier 
de  son  esprit,  était  condamnée  à  rester  originale,  même  en 
épuisant  tous  les  raffinements  de  la  science  en  nSy  de  l'é- 
rudition latine  et  grecque.  Mais,  en  France,  tout  s'accor- 
dait pour  que  l'antiquité  pénétrât  jusque  dans  les  entrailles 
de  la  littérature  :  notre  langue  encore  en  retard,  n'ayant  pas 
encore  trouvé  sa  forme  propre,  par  cela  même  qu'elle  de- 
vait fournir  une  plus  longue  et  plus  magnifique  carrière  ; 
la  nature  de  notre  esprit,  où  l'originalité  est  peu  pro- 
fonde, mais  qui  possède  au  plus  haut  degré  la  puissance 
d'assimilation;  les  affinités  même  de  notre  goût,  qui  aime 
la  simplicité,  la  clarté,  Fharmonie,  toutes  ces  qualités  des 
deux  beaux  siècles  de  Périclès  et  d'Auguste.  Aussi,  malgré 
une  bien  intéressante  excursion  de  M.  Rigault  à  travers  la 
période  anglaise  de  cette  querelle,  bien  qu'il  ravive  avec 
un  merveilleux  talent  d'analyse  et  de  récit  ces  piquantes 
ligures  de  scholars  ou  de  lettrés,  de  pédants  ou  d'/iumo- 
rists,  William  Temple  et  Swift,  Boyle  et  Bentley,  et  le  cu- 
rieux épisode  des  Lettres  de  P/iatom,  faisant  perdre  de 
Tue  aux  disputeurs  le  véritable  objet  de  la  dispute,  c'est  en 
France  qu'elle  eut  le  plus  de 'place  et  de  part  dans  le  mou- 
vement des  lettres  ;  môme,  si  on  se  complaisait  aux  actua- 
lités, on  pourrait  dire  qu'elle  dure  encore.  C'est  en  France 
qu'elle  a  eu  le  plus  de  textes  et  de  prétextes,  de  points 
d^attaque  et  de  défense  ;  car,  encore  une  fois,  il  n'était  pas 
possible  que  la  patrie  de  Shakspeare  et  la  patrie  de  Dante 
eussent  dans  ce  débat  un  ejijeu  bien  considérable.  Qu'est- 

10 


170  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

ce  que  Pope,  comparé  à  MUton  ou  àShakspearel  Un  nain, 
récitant  sa  leçon  de  grec  ou  de  français  dans  les  jambes 
de  deux  géants.  Racine»  au  contraire,  n'a  pas  de  supérieur 
dans  notre  poésie,  et  Racine  n'est  pas  original.  Ces  nomS) 
mieux  que  tous  les  raisonnements  du  monde,  indiquent  les 
différences.  En  Angleterre  même,  cette  querelle  de  savants, 
de  beaux  esprits  et  de  poëtes  tard  venus,  eut  pour  promo- 
teur et  pour  Mentor  un  Français  des  plus  Français,  bien 
qu'émigré  ou  parce  qu'exilé,  Saint-Evremond. 

C'est  donc  en  France  que  nous  aimons  le  mieux  suivre 
H.  Rigauit;  et  quel  guide  pourrions-nous  choisir  plus  spi- 
rituel et  mieux  renseigné?  Après  la  Renaissance,  qui  fut  le 
fougueux  embrassement  de  l'antiquité  et  de  l'esprit  mo- 
derne s'unissant  dans  des  noces  pantagruéliques,  après  la 
grande  époque  du  grand  siècle,  qui  eut  presque  de  l'origi- 
nalité à  force  de  perfection  et  où  tout  se  composa  et  se 
féconda  par  un  admirable  accord  de  dons  naturels  et  de 
connaissances  acquises,  il  devait  arriver  un  moment  où, 
les  belles  œuvres  étant  produites,  les  beaux  génies  ayant 
disparu  ou  se  reposant,  T  esprit  français  serait  tenté  de 
réagir  contre  ses  modèles  et  de  se  demander  si  les  écri- 
vains qui  s'étaient  montrés  de  si  merveilleux  imitateurs 
n'auraient  pas  été  supérieurs  encore  en  n'imitant  personne 
La  question  fut  ainsi  posée  par  Perrault,  qui,  pour  nous, 
lecteurs  frivoles,  était  resté  le  plus  célèbre  de  ces  rebelles 
contre  la  poésie  antique.  On  connaît  sa  querelle  contre 
Boileau,  qui  marquait  déjà  la  seconde  phase  du  règne  de 
Louis  XrV  :  elle  eut  cela  de  piquant,  que  Perrault  et  ses 
amis,  en  essayant  de  démolir  les  anciens,  invoquaient  à 
Fappui  de  leur  thèse  la  supériorité  même  de  ces  poètes, 
de  ce  groupe  illustre  dont  Boileau  faisait  partie,  et  que 
Boileau,  pour  les  réfuter,  était  obligé  de  repousser  une 
partie  de  leurs  éloges.  C'est  peut-être  à  celte  circonstance 


H.  BI6AULT.  17t 

atténuante  qu'3  faut  attribuer  la  récondliatioii  ibale  de 
Tirascible  auteur  des  Satires  avec  le  détracteur  des  an- 
ciens. Fontenelle  servit  de  transition  entre  Perrault  et  la 
Hotte-Houdard,  qui  concentra  le  débat  sur  Homère,  et 
réussit,  en  effet,  à  Famoindrir  en  le  traduisant.  Le  vrai 
malheur,  pour  ces  agresseurs  tardifs  de  la  poésie  antique, 
dont  la  trace  ne  pouvait  plus  désormais  s'eflacer  de  la  nôtre, 
fut  de  ne  pas  avoir  de  génie  ;  car,  en  de  semblables,  con- 
troverses, ce  n'est  pas  par  de  vives  raisons,  c'est  par  des 
oeuvres  que  se  décide  la  victoire.  Perrault,  Fontenelle»  la 
Hotte,  furent  des  hommes  d'infiniment  d'esprit,  mais  tota- 
lement dépoui*vus  de  génie  poétique.  Aussi,  lorsque  la 
Hotte  attaqua  Homère ,  la  fable  du  Renard  à  la  queue 
coupée  vint  naturellement  sous  la  plume  de  Jean-Baptiste 
Rousseau,  lequel,  par  parenthèse,  n'était  pas  beaucoup 
plus  poète.  Le  nom  de  la  Motte-Houdard  ne  p^ut  pas  se 
séparer  de  celui  de  madame  Dacier,  qui  défendit  l'I/ùide  à 
la  façon  des  héros  d'Homère,  en  débitant  force  injures. 
C'est  elle  qui  va  m'aider  à  faire  ressortir  les  avantages  d^ 
la  modération  dans  les  discussions  entre  écrivains.  Evidem- 
ment elle  avait  raison,  la  Motte  avait  tort,  et  Fénelon,  qui, 
le  premier  essaya  de  les  réconcilier,  y  apporta  ce  délicieux 
et  dangereux  mélange  de  subtilité  et  de  douceur,  de  désir 
de  persuader  et  de  pointe  paradoxale  qu'il  mettait  en  toutes 
choses,  et  qui  a  fait  le  charme  et  l'inconvénient  de  son 
^ractère.  Et  cependant  le  public  se  déclara  pour  la  Hotte  ; 
Fénelon,  s'il  n'était  pas  mort  quelques  mois  plus  tard, 
aurait  doucement  subjugué  son  adversaire  dans  les  endianr 
tements  de  Cambrai;  tandis  que  les  plaisants  se  moquè- 
rent de  madame  Dacier,  brave  et  honnête  femme,  très- 
conripétente  pour  défendre  Homère  et  même  pour  le  tra* 
duire.  C'est  que  la  Motte  fut  spirituel  et  poli,  madame  Da- 
cier violente  et  agressive,  et  il  n'en  fallut  pas  davantage 


172  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

pour  que  l'un  parût  fondé  à  médire  d'un  sublime  poète» 
et  pour  que  l'autre  perdit  le  droit  de  plaider  sa  cause.  Ni 
Fun  ni  Tautre,  il  faut  en  convenir,  ne  comprenait  très- 
bien  ni  l'antiquité,  ni  la  poésie,  ni  l'art,  ni  le  fond  même 
de  la  question  et  sa  véritable  portée,  «qui  ne  fut  quelque 
peu  soupçonnée  que  par  l'abbé  Terrasson.  C'est  pourquoi 
je  ne  leur  demanderai  pas  aujourd'hui  d'autre  leçon  que 
celle-là  :  apprendre  à  rester  modéré  dans  ces  conflits  litté- 
raires où  l'encre  grise  si  vite,  où  l'on  s'imagine  si  aisé- 
ment  et  si  follement  faire  tort  à  son  antagoniste  par  la  vé- 
hémence de  ses  attaques.  Il  y  a,  dans  l'excellent  ouvrage 
de  H.  Rigault,  bien  d'autres  enseignements  ;  ses  anciens 
auront  beaucoup,  à  apprendre  dans  ces  pages  qui  instrui- 
ront les  plus  savants  et  amuseront  les  plus  futiles.  Je  n'ai 
pas  la  prétention  ridicule  d'en  avoir  donné  une  idée,  même 
lointaine  ;  seulement,  après  avoir  demandé  à  la  Hotte- 
Houdard  une  leçon  d'urbanité,  je  serais  tenté  d'en  deman- 
der d'autres  à  M.  Rigault  lui-même  :  je  voudrais  qu'il  me 
dit  comment  on  s'y  prend  pour  unir  tant  de  savoir  à  tant 
de  charme,  pour  être  à  la  fois  si  substantiel  et  si  fin,  si 
attrayant  et  si  solide  ;  mais  ce  sont  là  ses  secrets,  et  je  ne 
puis  que  les  chercher  en  le  relisant. 


VII 


M.  HENRY  DE  RIANCEY 


lE  GilCÂBAL  COMTE  DE  COVTAU)  ^. 

Malgré  l'exemple  de  César,  nous  croyons  que  les  hom- 
mes de  guerre  ne  doivent  pas  se  raconter  eux-mêmes. 
En  France,  où  la  gloire  des  armes  est  restée,  en  dépit 
des  Congrès  de  la  paix,  la  plus  belle  des  gloires  hu- 
maines, on  éprouve  un  sentiment  pénible  lorsqu'on  voit 
un  général  illustre  se  faire  le  héros  de  sa  propre  his- 
toire, dénigrer  ses  rivaux  pour  se  grandir,  et  abuser  du 
moi  comme  les  honunes  d'imagination.  Il  semble  que  ces 
complaisants  retours  des  personnages  célèbres  sur  les  pa  • 
ges  brillantes  de  leur  vie  doivent  être  laissés  aux  écrivains, 
aux  artistes,  aux  poètes,  à  ceux  qui,  en  retraçant  leurs 
titres  à  notre  admiration,  ne  sortent  pas  de  leur  spécia- 
lité, et  qui,  en  s'efTorçant  de  les  surfaire,  justifient  ce  qui 
s'est  dit  si  souvent  de  la  vanité  littéraire.  Le  métier  de 
soldat  s'allie  bien  avec  cette  abnégation  généreuse  à  qui 
sufGt  le  sentiment  du  devoir  accompli,  et  qui  parait  se  dé- 
mentir, lorsqu'au  terme  de  la  carrière  elle  recherche 

*  Ëiwie  hisioriq^c* 


174  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

une  antre  récompense  dans  les  applaudissements  du  pu* 
blic  et  les  jouissances  de  l'amour-propre.  Et  pourtant  il 
serait  regrettable  qu'aucune  trace  ne  restât  de  ces  héroï- 
ques exisfences  où  des  générations  énervées  peuvent  trou- 
ver des  leçons  et  des  modèles,  et  qui  enseignent  Faction 
et  le  dévouement  à  un  sièclf  tpur  à  tour  partagé  entre  la 
rêverie  stérile  et  le  calcul  égoïste.  Ce  regret  serait  surtout 
applicable  à  ceux  dont  les  vertus,  le  courage,  les  talents 
militaires,  se  sont  exercés  deins  un  cad^e  un  peu  secon- 
daire, et  qui,  n'ayant  pas  commandé  en  chef  dans  les 
grandes  journées  de  notre  histoire  guerrière,  ne  sont  pas 
sûrs  d'y  avoir  leur  date  et  leur  rang.  Ainsi,  pour  nous  en 
tenir  à  Tépopée  impériale,  les  d'Eckmûhl,  les  Dalmatie» 
les  Hontebello,  les  Hasséna,  pourraient  se  passer  de  bio- 
graphe :  il  leur  suffit  que  la  République,  le  Consulat  et 
rSiBpire,  que  Iqs  belles  campagnes  où  leurs  noms  ont  tant 
de  fois  brillé,  aient  des  historiens,  pour  que  ces  historiena 
soient  forcés  de  dojaner  une  large  place  à  ces  grands  c«r 
pilt^ines  dox^t  U  gloire  personnelle  appartient  à  leur  épo- 
que et  à  leur  pays.  Mais  un  peu  au-dessous  de  ces  èclft- 
taiitçs  reoûmmées,  que  de  figures  intrépides,  énergiques, 
4ignes  d*étre  renùses  eu  lumière  et  sauvées  d'un  injuste 
oubli!  Quel  dommage  si  tant  de  services  rendus,  tant  da 
p^ils  afOronté;^,  tant  de  souffrances  s^ubies,  tant  d'ohstaaleft 
vaincus,  s'effaçaient  peu  à  peu  delà  mémoire  deshoaunes^, 
et  se  relégu,aient  dan»,  les  s^^ujenirs  de  quelques  parenti^, 
de  quelques  arais,  eipporiès  h  leur  tour  par  la  fuite  dea 
a;uiées!  C'est  donc  unp  peureuse  fortune,  lorsqu'un  écri- 
,  vain  consciencieu)^  et  éloquent  vient  replacer  sous  uoa 
yeux  une  de  ces  vie^  martiales  et  pures  qpÀ  ont  parcouiaL 
sans  fléchir  le§  phs^es  les  plus  difficiles,  et  où  s*esi  téi^ 
lée  ralliancq,.plu&  r^pre  qu'on  nel§  cçoit,  dçtebravouraA 
du  caractère.  Voilà  ce  qu'a  fait  M.  de  Riancey  pour  le  gé^ 


H.  HENRY  DE  RIANGEY.  175 

nèral  comte  de  Coutard  ;  et,  comme  Coutard,  soldat  sous 
Louis  XVI,  grenadier  sous  la  République,  chef  de  brigade 
et  colonel  sous  le  Consulat,  général  sousTEmpire,  général 
de  division  sous  la  Rei^tauration,  démissionnaire  en  1832, 
a  touché  par  quelque  point  à  toutes  les  époques  de  This- 
toire  conteoiporaine,  H.  de  Riancey,  en  étudiant  sa  vie,  a 
été  naturellement  amené  à  une  étude  des  événements  aux- 
quels il  avait  pris  part  et  des  temps  qu'il  avait  traversés. 
Ainsi,  cette  fois,  tout  est  dans  Tordre  :  c*estun  publicisie 
éprouvé  par  les  luttes  de  la  presse  et  du  parlement  qfj^ 
s'est  fait  l'historiographe  de  Thomirie  de  guerre,  trop  oc- 
cupé de  son  vivant  pour  songer  à  parler  de  soi.  Or,  s'il  est 
vrai,  comme  je  le  crains,  que  notre  siècle  ait  eu  successi- 
vement à  souffrir  de  Tabus  de  deux  puissances,  celle  de  la 
force  et  celle  de  l'idée,  ou,  pour  parler  plus  clairement, 
celle  de  l'épaulette  et  ceRe  de  la  plume;  s'il  est  vrai  que 
chacune  d'elles  ait  tour  à  tour,  par  ses  excès,  rendu  l'au- 
tre nécessaire  et  excessive,  on  conviendra  du  moins  qu'el- 
les ne  pouvaient  mutuellement  s'offrir  une  réparation, 
une  réconciliation  plus  honorable  et  plus  complète. 
M.  Henry  de  Riancey,  racontant  la  vie  du  général  Cou- 
tard,  c'est  le  talent  d'écrire  avec  tous  ses  avantages  et 
sans  un  seul  de  ses  inconvénients  rendant  hommage  à  la 
gloire  militaire,  revêtue  de  tous  ses  prestiges  et  sans  un 
seul  de  ses  dangers. 

Né  en  1769,  dans  cette  grande  année  qui  vit  naître 
Chateaubriand,  Napoléon,  Cuvier,  Wellington,  Metternich 
(M.  de  Riancey  s'est  trompé  en  lui  donnant  aussi  lord  Ry- 
ron,  né  en  1788),  Louis-François  Coutard  était  originaire 
de  RaUon,  jolie  petite  ville  de  l'ancienne  province  du 
Maine.  Sa  famille,  de  bonne  et  antique  bourgeoisie,  avait 
été  réduite  par  la  pauvreté  à  une  condition  presque  plé« 
béienne.  Chiquante  ans  après,  un  jour  que  le  lieutenant 


176  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

général  comte  de  Coutard,  gentilhomme  de  la  diambre, 
grand-croix  de  la  Légion  d'honneur,  comblé  Ses  marques 
de  bienveillance  du  roi  et  des  princes  de  la  maison  royale, 
parlait  de  son  origine  et  répétait  hautement  qull  était  le 
fils  d'un,  simple  artisan,  un  homme  de  cour  lui  dit  : 
«  Comte  Coutard,  il  n'est  pas  besoin  de  rappeler  ces  parti- 
cularités.—  Est-ce  que  vous  croyez,  par  hasard,  que  c'est 
de  la  modestie?  »  répliqua  le  général.  Et  il  avait  le  droit 
de  répondre  ainsi;  non-seulement  parce  qu'entre  cet 
humble  point  de  départ  et  ce  glorieux  point  d'arrivée  il 
avait  mis  tout  ce  qu'une  âme  fortement  trempée  peut 
mettre  de  dévouement,  de  persévérance  et  d'héroïsme, 
mais  parce  que  l'humilité  de  son  origine  ne  lui  avait  ja- 
mais inspiré  ni  le  désir  de  renverser  les  hiérarchies  sociales 
pour  s'élever  plus  vite,  ni  l'idée  de  sacrifier  à  son  ambition 
la  voix  de  sa  conscience  et  l'intérêt  de  son  pays. 

Ce  fut  à  la  suite  d'une  espièglerie  d'écolier  que  le  jeune 
Goutard,  déjà  signalé  à  l'attention  de  ses  maîtres  par  la 
promptitude  de  son  intelligence  et  la  vigueur  de  son  ca- 
ractère, s'échappa,  pour  ainsi  dire,  et  courut  embrasser  ce 
métier  de  soldat  qui  devait  le  conduire  si  loin  et  si  haut. 
Nous  ne  le  suivrons  pas  sur  tous  ces  champs  de  bataille 
que  lui  préparait  la  Révolution  :  nous  ne  pouvons  mieux 
faire  que  de  renvoyer  le  lecteur  à  l'émouvant  récit  de  M.  de 
Riancey,  qui  a  su,  après  tant  de  plumes  éloquentes,  et 
quelquefois,  hélas  !  partiales  ou  passionnées,  trouver  de 
vives  et  saisissantes  couleurs  pour  nous  peindre  ces  enrô- 
lements volontaires  où  le  premier  bataillon  de  la  Sarthe 
reçut  Coutard  dans  ses  rangs  intrépides  ;  le  rapide  passage 
de  l'enrôlé  de  dix-huit  ans  dans  la  garde  à  pied  du  roi 
Louis  XVI,  sitôt  suspecte  d'incivisme,  c'est-à-dire  de  fidé- 
lité ;  les  premières  campagnes  de  la  République,  ces  gi- 
gantesques guerres  de  Vendée,  où  Coutard,  esclave  du 


JI.   HENRT  DE  RIANGËY.  177 

devoir,  mais  chrétien  et  royaliste  de  cœur,  arracha  bien 
des  victimes  aux  vengeances  révolutionnaires;  puis,  ces 
horizons  de  gloire  qui  s'agrandissent  et  s'étendent  ;  cette 
fortune  de  la  France,  qui  s*élance  du  fond  des  cachots  et 
des  geôles  pour  parcourir  TEurope  et  racheter  à  force  de 
victoires  ses  folies  et  ses  crimes  ;  Goutard,  en  Italie,  domp- 
tant les  Abruzzes,  prenant  part  à  presque  tous  les  épisodes 
de  cette  campagne  immortelle,  à  la  bataille  de  la  Trebbia, 
au  siège  de  Gênes,  à  l'attaque  du  fort  de  Montecrelo,  à  ces 
journées  prodigieuses,  à  cet  ensemble  de  travaux,  de  mi- 
sères et  de  triomphes,  qui  apprêtait  au  génie  du  futur 
empereur  les  futurs  vétérans  de  la  Grande  Armée.  La  scène 
.change  :  Coutard,  colonel  du  65^,  entre  dans  celte  lutte 
colossale  de  la  France  victorieuse  contre  la  coalition  euro- 
péenne, dont  léna,  Eylau,  Friedland  m&rquèrent  les 
étapes,  et  qui  aboutit  au  traité  de  Tilsitt,  comme  au  point 
culminant  de  cette  prospérité  déjà  minée  par  son  propre 
excès.  Hais,  au  milieu  de  ces  pages  guerrières,  il  en  est 
une,  plus  riante  et  plus  douce,  ou  l'historien  de  Coutard 
s'est  arrêté  avec  complaisance,  et  qui  lui  a  fourni  un  de 
ses  plus  aimables  chapitres.  Le  jeune  colonel  était  alors  en 
Pologne  avec  le  corps  d'armée  du  maréchal  Davoust.  On 
sait  toutes  les  sympathies  des  Polonais  pour  la  France, 
toutes  les  espérances  qu'ils  fondaient  sur  le  succès  de  nos 
armes.  On  sait  aussi  de  quel  éclat  chevaleresque  s'entou- 
rait le  maréchal  Davoust,  qui,  avant  d'être  le  prince 
d'Eckmûhl,  était  déjà  un  gentilhomme  de  haute  et  antique 
race  ;  quelle  loyauté,  quelle  courtoisie,  quelle  grâce,  re- 
levaient chez  lui  la  valeur  incomparable  et  les  qualités  du 
grand  capitaine.  II  y  eut  là,  sous  ses  auspices  et  ceux  de 
la  maréchale,  compagne  digne  de  lui,  un  hiver  brillant  et 
charmant,  comme  Tétaient,  à  cette  époque  de  martiale 
ivresse,  toutes  les  heures  de  plaisir  disputées  aux  périls  de 


17S  GAUSERIE3  IiITTfiRAIRESL 

la  veillq  et  aux  cbanceç  du  lendemaîn.  Au|irès  de  la  minré- 

chale  se  trouvait  une  coii^ine  de  son  mari,  mademoiseUe 

Hélène  Davoust,  jeune  personne  d'une  distinction  parfaite, 

dontles  agrèmepts  extérieurs  étaient  rehaussés  par  les  plus 

admirables  vertus.  Le  colonel  Coutardraiina;  ildemûida 

sa  main,  et  fut  agréé  :  le  mariage  eut  lieu  à  Varsovie,  le 

28  août  1808,  et  je  w  puis  résister  &  Tenvie  de  redire, 

après  M.  de  {liancey,  le  passage  de  pette  Vie  d^Agricda, 

à  Iaq|uelle  son  livre  et  «on  héros  m*ooX  fait  souvent  songer  : 

^Id  matrimonium  ad  mij^jora  ifUenti  deom  ac  robur  fuit  : 

^^nwtque  mira  conoordiay  per  f»uêuam  caràatemy  et 

invicem  se  anteponenda.  »  Si,  au  lieu  de  traduire  ces  lignes 

de  Tacite,  on  veut  savoîf  ce  que  fut  ee  mariage  pour  le 

général  Goutard,  Ofî  en  trouvera  le  témoignage  dans  deux 

souvenirs,  l'un  héroïque,  l'autre  familier,  que  je  cueille, 

à  dix  ans  de  distance,  sur  les  traces  de  H.  de  Riancey.  En 

1812,  pepdant  la  désastreuse  campagne  de  Russie,  ma» 

dame  de  Goutard  avait  suivi  son  mari  à  Widxoui,  et,  lors* 

que,  après  d'épouvantables  revjBrs  où  Goutard,  à  forée 

d'énergie,  avait  réus^  à  sauver  une  partie  de  sa  brigade, 

elle  alla  le  retrouver  auv  extrêmes  limitée  de  T  Allemagne. . . 

a  Si  vous  saviez,  écrivait  le  général,  dans  quel  état  de  toi* 

latte  j'étais  au  retour  î  J'avais  perdn  m«  vwture,  mes  ^ba- 

vauK  et  mon  trpusçeau  4  Wilna,  et  €}§PMis  lor^.,.  une 

g^rni^on  nombreuse  que  je  nourrissais  de  mQnsaag..«ohl 

étais-je  laid  et  dégontantl  Eb  bien,  cette  e^j^ceUenle 

femme  vint  m*^mbrasser  sans  même  me  laisser  taire  ma 

barbe.  % 

pix  an^  après,  en  f  822,  Louis  XYHl  qui  l'aimait  beaii- 
cfwip,  lui  dit,  up  jour  qu  le  général  se  trouvait  dans  sa 
vpiture  :  %  Cppite  Goutard,  donne?-moi  une  prise  l  —Sire, 
répondit-il,  je  ne  connais  dans  le  monde  que  trois  maîtres  : 
Dieu  au  ciel,  Yo^re  Majesté  aur  la  terre,  et  madame  de 


M.  HSNRY  DE  RIÂNGET.  119 

Côtttârd  dans  don  ménage.  Or  cette  dernière  n'aime  pas 
que  je  prenne  du  tabac,  et  je  m'y  suis  soumis,  t  II  nous  a 
semblé  que  ces  traits,  fort  heureusement  jetés  par  M.  de 
Riancey  à  travers  un  récit  plus  grave  et  quelquefois  dou- 
loureux, allaient  bien  ft  cette  sérieuse  histoire;  qu'ils 
étaient  le  sourire  de  ce  livre,  comme  l'affection  de  celle 
noble  femme  avait  été  le  charme  et  le  rayon  de  cette  vie. 
Elle  mourut  en  1855,  et  le  général  put  dire,  en  la  perdant, 
ëe  que  Louis  XIV,  époux  moins  fidèle,  avait  dit  de  la 
reine  :  «  C'est  le  premier  chagrin  qu'elle  m'a  donné,  o 

Kous  voilà  loin  de  Varsovie  et  de  cette  belle  année 
1808,  qui  fut  pour  l'Empire  Tapogée  de  la  gloire  et  pour 
Coutard  la  date  du  bonheur.  Il  eût  fallu  suivre  son  bio- 
graphe dons  chacune  de  ces  haltes,  triomphales  ou  terri- 
ribles,  où  Coutard  paya  si  largement  sa  dette  à  la  patrie; 
à  Ratisbonne,  dont  la  merveilleuse  défense  compte  au 
nombre  des  plus  beaux  faits  d'armes  de  cette  campagne  ; 
en  France  et  en  Portugal,  où  sa  loyauté,  sa  bonté,  sa  foi 
sincère,  accomplirent  un  miracle  plus  difficile  à  un  général 
français  que  les  plus  vaillantes  prouesses,  et  le  firent 
respecter,  aimer  presque,  lui  elles  siens,  par  ces  popula- 
tions'implacables  qu'armait  et  irritait  sans  cesse  contre 
nous  le  double  fanatisme  de  la  religion  et  de  la  nationa- 
lité ;  puis,  dans  les  formidables  aventures,  dans  les  san- 
glantes mêlées  de  la  Grande  Armée,  où  s'épuisent  toutes 
les  ressources  du  courage  ^  humain  sous  les  ordres  du 
génie  fourvoyé;  Cette  histoire  a  été  souvent  racontée  ;  elle 
est  encore  présente,  sinon  à  toutes  les  rancunes,  au 
moins  à  toutes  les  mémoires  ;  elle  remplit  de  ses  inexpri- 
mables douleurs  et  de  ses  lugubres  images  des  livres  que 
l'on  s'arrache  ;  M.  de  Riancey  a  fait  preuve  de  tact  en 
se  bornant  à  indiquer,  dans  ce  vaste  sujet,  ce  qui  touchait 
de  plus  près  à  la  vie  de  son  héros.  D'ailleurs^  si  brillants 


180  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

qae  soient,  à  ce  moment  de  sa  carrière,  les  états  de  sa*- 
vice  du  général  Coutard,  si  généreux  qu'ait  été  son  tribut 
dans  cette  immense  saignée  où  se  tarirent  toutes  les  veines 
de  la  France,  ce  n'est  pas  là  ce  que  nous  allons  chercher 
de  préférence  dans  l'ouvrage  de  H.  de  Riancey,  ce  n'est 
pas  ce  qui  nous  frappe  le  plus  dans  l'ensemble  de  ce  récit. 
Le  courage  militaire,  les  glorieux  faits  d'armes,  l'insou- 
ciance joyeuse  devant  le  danger,  la  patience  dans  les 
épreuves,  les  plus  hauts  grades,  gagnés  à  la  pointe  d'une 
épée,  cela  est  de  tous  les  temps  dans  notre  pays,  et 
des  milliers  d'exemples,  sans  amoindrir  notre  admira- 
tion pour  chacun  de  ceux  qui  la  méritent ,  la  rendent 
plus  collective.  Ce  qui  forme  le  trait  distinctif  de  la  phys- 
ionomie du  général  Coutard,  ce  qui  a  surtout  inspiré, 
nous  en  sommes  sûr,  à  M.  de  Riancey  l'idée  d'écrire  sa 
vie,  c'est  que,  soldat  de  l'Empire,  il  a  su  être  et  rester 
chrétien  ;  c'est  que,  officier  de  l'Empire,  il  a  fait  estimer 
et  chérir  le  nom  français  partout  où  il  a  passé  ;  c'est  que, 
général  de  l'Empire,  il  a  admirablement  distingué  le 
moment  où,  sans  trahison,  sans  défection,  sans  faiblesse, 
par  le  seul  instinct  de  son  patriotisme  et  de  son  cœur,  il 
pouvait  et  devait  être  royaliste,  et  qu'il  est  pour  toujours 
demeuré  fidèle  à  ce  sentiment  révélé  à  son  âme  loyale 
dans  lé  glorieux  passé  de  sa  patrie  et  dans  ses  effroyables 
calamités.  11  comprit  le  sens  national  et  réparateur  de  h 
rentrée  des  Bourbons  ;  il  s'associa  à  leur  œuvre  de  salut; 
il  fut  ferme  et  inflexible  contre  les  menées  clandestines 
ou  les  révoltes  ouvertes  de  leurs  ennemis  ;  il  méprisa  et 
détesta  cette  déviation  funeste  de  l'esprit  patriotique  eC 
guerrier  de  la  grande  époque  impériale,  ce  sophisme  hai- 
neux, transformant  en  tribuns  et  en  conspirateurs  les  glo- 
rieux instruments  du  despotisme  armé,  et  faisant  à  l'um- 
forme  français  cette  mortelle  injure  qu'il  pût  parfois  servir 


M.  HENRY  DE  RIÂNGEY.  i8i 

de  signe  de  ralliement  à  la  rébellion  et  au  désordre.  Cette 
royauté  à  qui  la  gloire  de  nos  armes  était  si  chère,  qui 
travailla,  dès  le  premier  jour,  à  restaurer  notre  grandeur 
et  à  cicatriser  nos  plaies,  qui,  malgré  l'Angleterre,  malgré 
l'Europe,  réussit,  en  moins  de  dix  ans,  à  nous  refaire  une 
armée,  à  nous  rendre  des  champs  de  bataille,  à  nous 
assurer  de  fructueuses  conquêtes,  n'aurait  pas  dû  trouver 
un  seul  adversaire  parmi  ces  restes  mutilés  de  nos  yieilles 
phalanges  dont  les  malheurs  et  les  défaites  n'avaient  pas 
été  son  ouvrage.  Ce  fut  l'honneur  du  général  Coutard  de 
s'être  pénétré  de  cette  vérité  et  de  l'avoir  mise  en  prati- 
que avec  cette  droiture,  cette  intelligence,  ce  vigoureux 
sentiment  du  devoir  qui  ne  l'abandonna  jamais  ;  et  c'est  le 
meilleur  titre  du  livre  de  H.  de  Riancey  à  la  sympathie 
de  ses  lecteurs,  de  rappeler  éloquemment,  avec  les  traits 
de  dévouement  du  général  Coutard,  les  bienfaits  de  la 
monarchie  qu'il  aima. 

On  le  voit,  tout  se  tient,  tout  est  d'accord  dans  cette 
existence  qui  vient  de  trouver  un  narrateur  si  fidèle  et  si 
sincèrement  ému.  L'obscur  enfant  de  cette  petite  ville 
dont  il  devait  plus  tard  être  la  providence  visible  reçoit 
une  éducation  clirétienne,  et,  pendant  que  ses  compagnons 
d'armes,  par  fanfaronnade  ou  par  igndrance,  oublient  trop 
souvent  que  ceux  qui  vivent  si  prés  de  la  mort  sont  insen- 
sés de  vivre  loin  de  Dieu,  il  conserve  dans  son  âme  les 
germes  de  cette  foi  qu'y  a  déposée  un  saint  prêtre,  et 
jusqu'à  sa  dernière  heure  le  chrétien,  en  lui,  soutient  et 
fortifie  le  soldat.  Tandis  que  les  héros  impromptm  de  cette 
époque  troublée,  gardant  au  milieu  des  camps  quelque 
chose  de  la  licence  révolutionnaire,  compromettent  le 
prestige  de  leur  bravoure  par  des  excès,  des  désordres  et 
parfois  des  concussions  de  tout  genre,  Coutard  maintient 
parmi  ses  troupes  une  telle  disciplinai  il  observe  si  scru- 

11 


in  €AUSE11IES  LITTËBâIRES. 

|m1eu$ement  les  distinctions  du  tien  et  du  mien^  trop 
aisément  obscurcies  par  la  fumée  de  la  poudre,  il  traite 
ses  ennemis  avec  tant  d*urbanité,  de  modération  et  de 
justice,  que,  partout  où  il  séjourne,  il  recueille  en  partant 
et  emporte  comme  adieux  les  témoignages  de  gratitude 
des  magistrats  et  des  villes  ;  il  fléchit  même  les  haines  fa- 
rouches des  Espagnols  contre  les  Français  de  la  RéTolu«> 
tion  et  de  l'Empire.  En  un  temps  où  le  paganisme  des 
mœurs,  surexcité  par  cette  brusque  transition  des  angois- 
ses de  la  Terreur  aux  folies  de  la  délivrance,  crée  pour 
les  jeunes  officiers  un  idéal  de  libertinage  facile  et  de  ga- 
lanterie à  la  hussarde,  qui  se  reflète  dans  la  littérature  et 
le  théâtre  d'alors,  Goutard  prend  le  mariage  très  au  sé- 
rieux, et  y  trouve  un  bonheur  durable  qui  lui  assure  la  di- 
gnité de  la  vie  privée  et  le  charme  du  foyer  domestique. 
Enfin,  lorsque  TEmpire  a  succombé  à  ses  propres  fautes, 
lorsque  Tinlérèt,  Tespoir,  l'enthousiasine  de  la  France  se 
pressent  autour  de  l'ancienne  royauté,  lorsqu*il  est  clair 
que  là  seulement  et  sous  ce  seul  abri  peuvent  être  la 
paix,  le  salut  du  pays,  la  guérison  de  ses  blessives,  la  ga- 
rantie de  son  avenir,  le  gage  de  son  indépendance,  Tinlè- 
grîtè  de  son  territoire,  Coutard  est  royaliste  pour  rester 
bon  Français,  et,  une  fois  oitré  dans  celte  voie  réparatrice, 
il  va  jusqu'au  bout  sans  un  moment  d*hésitation  et  de  fai- 
blesse. Si  Ton  essaye,  devant  lui,  de  grefler  les  passions 
du  libéralisme  sur  les  souvenirs  de  l'Empire,  il  ccrniprend 
tout  ce  que  cette  tentative  a  de  décevant  et  de  fatal;  il  est 
toujours  là,  sur  la  brèche,  défendant  la  monarchie  avec 
un  remarquable  mélange  de  vigueur,  d'habileté  et  de  me- 
sure, déjouant  les  complots,  intimidant  les  factiei|x  et 
transportant  dans  la  vie  politique  un  peu  de  l'austère  et 
vaillante  discipline  qu'il  a  apprise  dtns  la  vie  des  camps. 
Ainsi  rioA  de  ce  qui  a  pu  altérer  ou  terair,  pendant  ces 


H.  HENRY  DE  RIANCEY.  183 

quarante  années  qui  vont  du  commencement  de  la  Rëvo- 
lation  à  la  chute  de  Charles  X,  ce  noble  et  magnanime  type 
du  soldat,  rien  de  tout  cela  n'a  effleuré  le  général  Cou- 
tard  ;  il  n'a  pratiqué  son  métier  qiie  par  les  côtés  les  plus 
salubres  et  les  plus  purs  ;  il  s'est  identifié  avec  tout 
ce  que  TEmpire  avait  de  grand,  avec  tout  ce  que  la 
Restauration  avait  de  bon,  et,  après  s'être  donné  à  elle 
dans  toute  la  plénitude  de  son  cœur,  il  ne  s'est  plus  repris. 
Bien  des  livres  ont  déjà  vengé  cette  Restauration  si  ardem- 
ment combattue,  si  violemment  calomniée  :  H.  Lubis, 
M.  Laurentie,  dans  sa  héile  Histoire  de  FrancCy  contre  la- 
quelle ne  prévaudront  ni  les  Henri  Martin,  ni  les  Vaula- 
belle  ;  H.  de  Harcellus  dans  sa  Politique  de  la  Restauration^ 
M.  Alfred  Nettement  dans  des  oeuvres  excellentes  qu'il  a 
publiées  ou  qu'il  prépare,  H.  de  Lamartine  lui-même, 
rachetant  auprès  des  frères  de  Louis  XVI  une  partie  de  ses 
fSoupiÉildS  sephiinnea  contre  les  inartyrs  du  Temple,  ont 
dignement  canoouni  è  cette  tMie  d'expiation  et  d'équité. 
La  Vi0  dM  fénéral  CMard^  par  M.  Henry  de  Riancey, 
««ra  aa  place  dans  ce  groupe,  H  semble  que  le  personnage 
lut  fuit  pour  l'hiatorieii,  que  Téerivain  soit  bit  pour 
le  livre.  H.  de  Riancey  noua  dit  en  commençant  que  la 
composition  de  cet  ouvrage  a  été  pour  lui  un  tribut  de 
fanûUe  ;  il  a  raison^  deux  fois  raison  :  entre  les  sentiments 
qui  ont  guidé  Coutard  et  ceux  qui  ont  inspiré  son  biogra- 
phe, entre  Tâme  vaillante  et  fidèle  du  général  et  le  noble 
taleat  du  publiciste,  il  ï  a  une  évidente  parenté* 


Vlli 


M.  OSCAR  DE  VALLÉE 


I 

ANTOnVB  LBMAISTRB  ET  SES  CORTEMPORimS. 

II  y  a  toujours  eu  un  peu  d'antagonisme  et  de  débat  entre 
la  littérature  écrite  et  la  littérature  parlée,  surtout  quand 
celle-ci  est  représentée  par  les  avocats .  H.  Oscar  de  Vallée 
s'étonne  avec  raison  des  duretés  de  M .  Sainte-Beuve  en- 
vers Antoine  Lemaistre,  et,  en  effet,  ces  duretés  surpren- 
nent d'autant  plus  de  la  part  de  Fingénieux  historien  de 
Port-Royal,  que  Leniaistre  fut  une  des  plus  belles  conquê- 
tes des  Singlin  et  des  Saint-Cyran.  Racine  lui-même,  le 
4endre  et  pieux  Racine,  n'est  pas  à  l'abri  de  tout  reproche, 
s'il  est  vrai,  comme  on  peut  le  croire,  qu'il  ait  songé  à 
l'illustre  avocat  janséniste  en  dessinant  les  burlesques  ca- 
ricatures de  l'Intimé  et  de  Petit-Jean.  On  a  peine  à  conci- 
lier, chez  l'élève  de  Port-Royal,  tant  de  sensibilité  avec 
tant  d'ingratitude,  et  il  vaut  mieux  supposer  que  c'est  tout 
simplement  la  poésie  qui,  sous  la  plume  du  délicieux  poète, 
a  continué  sa  vieille  querelle  contre  la  plaidoirie  et  la  chi- 
cane.  Un  des  hommes  les  plus  distingués  et  les  plus  lettrés 


Î.F.  OSCAR  DE  VALLÉE.  185 

de  la  Restauration,  M.  Delalot,  qualifiait  ainsi  Tavantage 
qu'avaient  sur  lui  les  avocats  à  la  tribune  de  la  Chambre 
des  députés  :  a  Quand  je  parle,  et  que  le  mot  propre  ne 
m'arrivepas,  je  le  cherche  et  je  m'arrête  :  les  avocats,  eux, 
ont  constamment  à  leur  service  dix  expressions  aussi  im- 
propres les  unes  que  les  autres  ;  ils  emploient  au  hasard 
la  première  qui  leur  vient  à  la  bouche,  et  ils  avancent.  »  Si 
je  rappelle  ce  souvenir,  si  j*en  rapproche,  avec  H.  Oscar 
de  Vallée,  le  mot  de  M.  Cuvillier-Fleury  :  «  Il  y  a  cette  dif- 
férence fondamentale  entre  l'orateur  politique  et  Tavocat, 
que  c'est  la  passion  qui  fait  l'orateur  politique,  et  que  c'est 
l'avocat  qui  fait  sa  passion,  »  c'est  pour  expliquer  com- 
ment, au  milieu  de  toutes  ces  gloires  du  dix-septième 
siècle,  qui  trouvent  aujourd'hui  tant  de  biographes  et  d'ap- 
préciateurs, la  gloire  d'Antoine  Lemaistre,  au  point  de 
vue  littéraire  ou  littérairement  oratoire,  était  restée  pro- 
blématique, et  comment  H.  Oscar  de  Vallée  a  été  amené  à 
■combler  cette  lacune  :  je  l'expliquerai  encore  mieux  en 
parlant  de  son  livre,  qui,  en  ajoutant  aux  richesses  du 
grand  siècle,  nous  console  des  pauvretés  du  nôtre. 

Un  mot  d*abord  sur  Tèloquence  judiciaire  dans  ses  rap- 
ports avec  l'éloquence  proprement  dite.  Sans  entrer  dans 
ces  querelles  que  je  viens  d'indiquer,  on  peut,  selon  moi, 
faire  une  remarque  :  c'est  que  l'éloquence  judiciaire  n'a 
toute  sa  valeur  et  tout  son  éclat  qu'aux  époques  et  sous 
les  gouvernements  où  elle  avoisine  le  plus  la  politique 
et  IC/ maniement  des  affaires.  Démosthénes  et  Cicèron  ont 
été  à  la  fois  des  avocats  incomparables  et  de  grands  ora. 
leurs  politiques,  non-seulement  parce  que  leur  génie 
s'est  également  approprié  aux  deux  genres,  mais  parce 
qu'Athènes  et  Rome,  par  la  forme  et  le  jeu  de  leurs  insti- 
tutions, invitaient  sans  cesse  l'éloquence  à  intervenir  dans 
la  vie  publique  et  jetaient  même  sur  les  causes  particu- 


i86  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

lières  et  Ids  procès  personnels  un  reflet  des  èyënements  et 
des  émotions  de  cette  vie.  Sans  remonter  aux  Grecs  et  aux 
Bomains,  nous  pouvons  trouver  des  exemples  dans  notre 
siècle,  du  moins  dans  les  moments  où  notre  siècle  a  pu  par- 
ler. Il  y  A  eu  évidemment  entre  le  barreau  et  nos  Châm- 
lures  de  députés  ou  de  représentants»  des  affinités  telle- 
ment étroites,  que  les  avocats  célèbres  sont  devenus  tout 
naturellement  des  orateurs  politiques»  et  que  nous  les 
voyons  aujourd'hui,  en  coUigeant  leurs  souvenirs,  passer 
de  rhistoire  de  leurs  plaidoyers  à  celle  de  leurs  discours, 
sans  qu*on  s'aperçoive  d'une  notable  différence  dans  les 
sujets,  l'auditoire  et  le  style.  Disons  cependant,  pour  la 
consolation  et  Thonneur  des  lettres,  que  la  plupart  des 
grands  orateurs  de  nos  assemblées,  à  l'exception  de  H.  de 
Uartignac  et  de  M.  Berryer,  n'avaient  point  passé  par 
le  barreau;  témoin  HH.  de  Serres,  de  Chateaubriand, 
Royer-CoUard,  le  général  Foy,  Benjamin  Constant,  H.  de 
Lamartine,  M.  Guizot,  M.  Thiers,  M.  de  Montalembert, 
H.  de  Falloux. . .  On  le  voit,  c'est  encore  la  littérature  q;iii 
aurait  la  meilleure  part. 

Au  dix-septième  siècle,  sous  Richelieu,  tfazarin  oa 
Louis  XIV,  le  rôle  del'avocat  était  forcément  beaucoup  plus 
estreint.  Ces  grands  ministres  et  ce  grand  roi  ayant  la 
mauvaise  habitude  de  vouloir  commander  par  eux-mêmes, 
le  pouvoir  de  la  parole  venait  se  briser  contre  la  raison  du 
plus  fort,  qui  JTa  pas  besoin  d'être  plaidée.  L'avocat  politi- 
que, ce  stagiaire  de  l'orateur  homme  d'État,  n'existait  pas 
ou  existait  peu  :  non  pas  que  les  grandes  causes  historiques, 
les  grands  procès  mêlés  aux  ëvénemens  contemporains, 
aient  manqué  à  cette  époque;  mais  en  général  ils  se  ter- 
minaient à  huis  clos  et  avec  des  façons  expéditîves  qui 
laissaient  plus  de  place  à  la  hache  qu'à  la  phrase.  Ri 
Montmorency,  ni  de  Thou>  ni  Chalais,  ni  Cinq-Mars,  ne 


H.  OSCAR  DE  VÂLLËE.  187 

donnèrent  lieu  à  une  de  ces  oraison»pro  Marcello  ou  pro 
UgariOy  où  réloquence,  un  moment  victorieuse  des  vo- 
lontés et  des  colères  du  maître,  lui  fait  rétracter  un  arrêt 
déjà  prononcé.  M.  Oscar  de  Vallée  regrette  cette  gloire 
pour  son  héros  ;  nous  comprenons  ce  regret,  mais  nous 
doutons  qu'on  eût  pu  obtenir  de  Richelieu  ce  que  Cicéron 
obtint  de  César  :  César  était  un  grand  artiste  ;  Richelieu 
n'était  qu'un  grand  politique. 

Il  manquait,  en  outre,  aux  avocats  d'alors  6et  excitant 
que  la  vanité  et  l'ambition  humaines  trouvent  dans  la  far 
julté  d'agrandir,  d'élever  indéfmiment  leur  horizon.  Les 
classifications  sociales  gardant  leur  précision  inflexible, 
Antoine  Lemaistre  pouvait  devenir  un  magistrat,  un  rivai 
de  Séguîer  ou  d'Omer  Talon,  rien  de  plus  :  belle  destinée 
sans  doute  ;  et  pourtant  quelle  différence  si  on  la  compare 
à  ce  pouvoir,  à  ce  premier  rôle  dans  la  vie  publique  et  le 
gouvernement  d'un  État,  que  hier  encore  un  avocat  pou- 
vait rêver,  en  commençant  par  un  procès  de  presse  pour 
finir  par  un  ministère  !  Je  me  trompe  :  l'avocat  éloquent 
pouvait  au  dix-septième  siècle  échanger  sa  mission  terrestre 
et  bornée  contre  une  mission  mille  fois  plus  grande  et  plus 
haute;  mais  à  quelles  conditions?  C'est  Lemaistre  lui- 
même  qui  nou3  l'apprend;  en  rompant  avec  les  joies  et 
les  gloires  de  ce  monde  pour  se  donner  tout  entier  à  Dieu. 
La  parole  divine,  l'éloquence  sacrée,  tel  fut,  de  tous  les 
genres  oratoires,  celui  qui  allait  dominer  le  siècle  de  Bos- 
suet.  C'est  ici  qu'éclatent  les  dissemblances  entre  les  épo- 
ques. De  nos  jours,  il  y  a  si  prés  entre  la  profession  d'a- 
vocat et  l'éloquence  politique,  que,  pour  franchir  ce  léger 
intervalle,  il  a  suffi  d'un  rien,  d'une  élection,  d'une  date 
dans  un  acte  de  naissance,  d'une  crise  ministérielle  ou 
d'une  révolution.  Dés  lors,  l'éloquence  judiciaire  a  dû  se 
rehausser  de  tout  l'éclat  de  ce  voisinage.  Au  (emps  de 


188  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

Lemaistre,  les  succès^  du  barreau  ne  pouvaient  conduire 
à  la  plus  haute  expression  de  Téloquence  d'alors,  à  l'élo- 
quence de  la  chaire,  qu'à  travers  un  abime  ;  et  cet  abîme 
était  si  large,  que  l'homme  qui  le  franchissait  se  sentait 
saisi  au  passage  par  l'esprit  de  Dieu,  et  renonçait  même 
à  cette  portion  de  gloire  humaine  qu'implique  le  génie  du 
prédicateur.  Ainsi  fit  Antoine  Lemaistre  :  du  moment 
qu'il  ne  fut  plus  avocat,  il  ne  fut  plus  rien,  qu'un  solitaire 
muet  et  prosterné,  pendant  vingt  ans,  sur  sa  tombe  en- 
tr'ouverte.  Il  ne  s'éleva  au-dessus  de  sa  profession  primi- 
tive que  pour  arriver  à  l'anéantissement  absolu  de  toutes 
les  facultés  qui  l'avaient  rendu  illustre  parmi  les  honmies. 
n  est  la  preuve  éclatante,  et,  disons-le,  excessive,  de  ce 
qu'il  y  eut  debomé,  au  dix-septième  siècle,  dans  l'éloquence 
judiciaire,  pressée  d'une  part  entre  le  gouvernement  des- 
potique et  la  rigueur  des  hiérarchies  sociales,  de  l'autre 
entre  ces  vocations  soudaines,  s'emparant  tout  à  coup  des 
consciences  et  des  âmes  en  ces  années  encore  palpitantes 
des  luttes  reh'gieuses  et  du  turbulent  héroïsme  des  guer- 
res civiles.  Maintenant»  si  l'on  songe  que  le  monde  se 
venge  presque  toujours,  par  l'oubli  ou  l'injustice,  de  ces 
grandes  ruptures  qui  bravent  sa  puissance  et  accusent 
son  néant,  si  Ton  remarque  notre  penchant  à  dédai- 
gner, dans  le  passé,  ce  dont  nous  avons  perdu  la  tradi- 
tion et  le  goût,  et  si  Ton  nous  accorde  que,  par  le  genre 
de  leurs  grandeurs  comme  par  le  caractère  de  leurs  fau- 
tes, les  jansénistes  sont  peut-être  les  hommes  les  plus  éloi« 
gnés  de  nous,  les  plus  inintelligibles  à  notre  temps,  on 
comprendra  que  la  gloire  d'Antoine  Lemaistre  se  soit 
perdue  dans  une  sorte  de  vague  et  de  lointain. 

Quelles  ressources  ce  sujet  oiïrait-il  à  H.  de  Vallée?  Je 
dois  indiquer  les  deux  principales  :  d'abord  cette  physio- 
nomie elle-même  si  accentuée,  si  noble,  si  pure  ;  cette  élo- 


M.  OSCAR  DE  VALLÉE.  189 

quence  qui,  se  dégageant  du  grossier  fouillis  de  la  baso* 
che,  parla  la  langue  de  Corneille  et  de  Descartes,  la  langue 
simple  et  forte,  nette  et  virile,  qui  allait  être  celle  de  Pas- 
cal ;  cette  carrière  si  courte  et  si  bien  remplie  qui,  en 
huit  ans,  épuisa  tous  les  succès  et  se  termina  dans  le  si- 
lence et  la  prière.  Hais  ce  n'est  pas  là  peut-être  que  réside 
le  plus  vif  intérêt  du  livre;  ce  qui  le  rend  si  attrayant  au 
milieu  de  ses  graves  allures,  c'est  le  tableau  de  la  société 
d'alors,  vue  et  observée  à  l'audience,  se  reflétant  dans  les 
nombreux  procès  qu'Antoine  Lemaistre  eutà  plaider.  M.  0^ 
car  de  Vallée  nous  dit  que  quelques-uns  de  ces  plaidoyers 
valent  des  romans  :  ils  valent  mieux  ;  car  les  romans  de 
cette  époque,  ceux  du  moins  qui  passionnaient  la  société 
élégante  et  lettrée,  n'étaient,  pour  ainsi  dire,  que  les  poé-> 
mes  d'une  chevalerie  mondaine  substituée  à  la  chevalerie 
guerrière  ;  ils  représentaient,  sous  des  déguisements  in- 
génieux, les  personnages  du  temps,  mais  en  les  enve- 
loppant d'une  atmosphèi^e  idéale,  chimérique,  impossible, 
où  disparaissaient  à  l'envi  la  vérité  historique  et  la  vérité 
humaine,  et  où  se  traduisait  seulement  l'aspiration  de 
quelques  âmes  vers  des  sentiments  héroïques  jusqu'à 
Tabsurde  et  sublimes  jusqu'au  ridicule.  Une  fois  que  la 
mode  les  délaisse,  que  les  allusions  s'effacent,  que  les 
originaux  s'éteignent,  ils  ne  nous  apprennent  plus  rien  sur 
les  mœurs,  sur  la  vie  privée,  sur  l'histoire  vraie,  anecdo< 
tique  et  familière  de  leur  siècle  et  de  leur  moment.  A  l'au- 
dience, au  contraire,  et  daqs  ces  plaidoyers  d'Antoine  Le- 
maistre, que  M.  Oscar  de  Vallée  résume  d'une  façon  si  vi- 
vante et  si  piquante,  c'est  la  société  même  de  1630  à 
1640  qui  vient  poser  en  personne  et  prise  sur  le  fait,  sans 
masque  et  sans  fard  ;  non  plus  immobile  et  didactique, 
comme  dans  un  ouvrage  de  morale  ;  non  plus  exagérée  à 
dessein  et  arrangée  pour  l'effet,  comme  dans  les  pièces  de 

11. 


!90  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

théâtre»  mais  animée,  mouvante,  agissante,  et  racontant 
'ses  secrets  par  la  bouche  dé  ses  plaideurs,  à  foreiDe  de 
ses  avocats,  pour  rêdiflcation  de  ses  juges .  Quelle  vanétë  ! 
quelle  récolte  toute  prête  pour  l'historien,  le  conteur  et  le 
moraliste  !  f cî  c'est  une  séparation  de  corps  en  1  (530  :  un 
gentilhomtee  de  haute  naissance  est  horriblement  ivrogne; 
dans  l'ivresse,  il  bat  sa  femme,  et,  crime  bien  plus  affreux! 
il  bat  sa  betle-mére!  C'est  Antoine  Lemaistre  qui  plaide 
pour  ces  dent  malheureuses  victimes,  et  tel  ^ait  alors  te 
prestige  de  la  hatite  noblesse  et  de  l'autorité  maritale,  qu'il 
ne  faut  pas  moins  que  toute  l'éloquence  du  grand  avocat 
pour  obtenir  gain  de  cause.  Aujourd'hui  quelle  différence  ! 
Les  belles-mères  ont  fait  dû  chemin  depuis  ce  temps-là,  et 
je  suis  sûr  qu'Antoine  Lemaistre,  ce  défenseur  des  oppri- 
més, prendrait  maintenant  parti  pour  les  gendres.  Vou- 
lez-vous voir,  à  la  môme  date,  un  abus  de  f  autorité  pater- 
nelle et  des  vœtïx  monastiques  imposés  sans  vocation, 
lisez  l'histoire  du  sieur  Jean  Marpault  dé  la  bonnetière, 
forçant  un  de  ses  fils  à  se  faire  cordelier,  et  les  évasions 
de  ce  pauvre  enfant,  et  le  beau  plaidoyer  d'Antoine  Le- 
maistre réclamant  la  liberté  âe  conscience  dans  son  vraf 
langage,  â  une  distance  égale  des  horreurs  de  la  Saint* 
Barthélémy  et  des  impiétés  de  Voltaire.  Et  ces  affeires 
de  rapt,  si  communes  alors  et  si  terribles,  car  elles 
pouvaient  entraîner  une  condamnation  à  mortf  QueRe 
dramatique  aventure  que  celle  àt  cette  Louise  dfEs- 
cbseau,  séduite  par  François  du  Itfontet,  qui  hiî  avait 
promis  mariage,  demandant  qu'il  hii  rende  Thonneur  en 
l'épousant,  résignée  à  mourir,  s'il  le  faut,  pourvu  qu'elle* 
meure  sa  femme  !  Avec  quel  mélange  de  grandeur  et  de 
finesse,  de  pathétique  et  dé  raillerie,  Antoine  Lemaistre 
confond  le  ravisseur,  et  interprète  ce  cri  de  Thonneur  dô- 
«olé  !  Je  né  ptifi^,  ùii  Ik  coQiprend,  énumérér  toutes  cet 


H.  OSCAR  DE  VALLËB.  191 

causes  qui  firent  éclater,  sous  des  aspects  si  divers,  le 
talent  de  Tillustre  avocat,  et  qui  forment,  dans  le  Hvre  de 
H.  Oscar  de  Vallée,  une  si  attachante  lecture  :  les  unes, 
comme  celle  du  duc  de  Ventadour  contre  les  protestants 
du  Tivarais,  se  rattachent  à  Fagonie  de  la  féodalité,  tour 
à  tour  déchnée  par  les  guerres  de  religion,  et  étoifHée 
dans  les  robustes  étreintes  de  Richelieu  et  de  Louis  XIV  ; 
elles  nous  montrent,  par  quelques  détails,  les  essais 
anonymes  du  socialisme  d'alors,  et  prouvent  la  vérité  Sa 
vieil  adage  4  qiïe  rien  n'est  nouveau  sous  le  soleil.  %  — 
Les  autres,  comme  celle  du  testament  de  N.  de  Zanzelles, 
touchent  à  la  graùde  question  légale  et  sociale  des  substi- 
tutions, et  nous  font  voir  ce  qu'un  noble  et  Hbre  esprit, 
aussi  éloigné  de  l'immobilité  féodale  que  des  dissoIvants( 
révolutionnaires,  pensait  de  cet  inépuisable  sujet  de  lutte 
entre  la  loi  de  nature  et  la  loi  de  stabilité.  Parmi  les 
procès  fournis  par  là  vie  privée,  quoi  de  plus  piquant 
que  l'histoire  de  Marie  Gognot,  désavouée  par  son  père, 
vieux  médecin  de  la  reine  Marguerite?  Quoi  de  plus 
comique  que  l'anecdote  de  ce  tuteur  limousin,  compa- 
triote de  M.  de  Pourceaugnac  et  contemporain  d'Arnolphe, 
voulant  se  faire  aimer  à  coups  de  bâton?  Quoi  de  plus  ro- 
manesque que  l'aventure  de  cette  femme  à  deux  maris, 
dont  M.  de  Balzac  semble  s'être  souvenu  dans  son  Colonel 
Chabert  mort  à  Eylau?  L'art  remarquable  de  M.  Oscar  de 
Vallée  a  été  de  mêler  sans  cesse  à  ses  appréciations  du  ta- 
lent d'Antoine  Lemaistre  le  récit  des  procès  qu*il  plaida, 
de  façon  à  nous  donner  de  Fanalyse  en  action  et  à  inté- 
resser  également  les  lecteurs  à  l'étude  de  son  éloquence 
et  au  succès  de  ses  causes.  Un  autre  mérite  du  biographe 
d'Antoine  Lemaistre,  c'est  d'être  de  notre  temps,  de  ne 
jamais  oublier  la  leçon  présente  et  applicable  au  milieu 
des  souvenirs  d'un  autre  siôde,  de  chercher  attentivement 


192  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

les  analogies  et  les  différences  entre  ce  fonds  humain  qui 
change  peu  et  ces  variations  extérieures  qui  transforment, 
d'âge  en  âge,  les  lois  et  les  mœurs.  Pour  donner  une  idée 
de  rindépendance  et  de  la  justesse  de  vues  que  H.  Oscar 
de  Vallée  apporte  dans  cette  comparaison,  il  nous  suffira 
de  citer  les  lignes  suivantes  :  «  Les  grandes  âmes  ne  fon^ 
la  leçon  aux  rois  que  quand  les  rois  sont  absolus  et 
tout- puissants  ;  c'est  le  propre  des  petites,  au  contraire, 
de  les  attaquer  quand  ils  sont  faibles ,  et  c'est  ce  dernier 
spectacle  qu'a  ^donné  notre  siècle.  » 

Cependant  il  arrive  un  moment  où  l'avocat  et  l'orateur, 
chez  Antoine  Lemaistre,  disparaissent;  il  avait  trente  ans, 
il  était  à  l'apogée  de  son  talent  et  de  sa  gloire  ;  il  était  élo- 
quent et  beau,  il  aimait  la  fille  d'un  de  ses  collègues, 
et  il  songeait  à  l'épouser.  Les  austères  et  fanatiques  con- 
seils de  sa  tante,  la  mère  Agnès ,  Tarrachèrent  à  toutes 
ces  séductions  de  la  vanité  et  du  cœiu*  et  finirent 
par  le  jeter  dans  un  cloître,  silencieux  et  dépouillé. 
M.  Oscar  de  Vallée  raconte  cette  résolution  suprême 
avec  une  tristesse  sympathique  :  il  l'admire  plutôt  qu'il  ne 
l'approuve  ;  il  la  regrette  plutôt  qu'il  ne  la  blâme.  Ce  que 
nous  pouvons  dire  de  mieux  en  l'honneur  de  cet  excès  de 
conversion,  c'est  que  nous  ne  le  comprenons  plus.  Antoine 
Lemaistre  ,  agenouillé  à  Port-Royal  et^y  passant  dans  la 
solitude  et  le  silence  les  vingt  dernières  années  de  sa  vie 
échappe  à  notre  commentaire.  Le  monde  le  traita  de  fout 
et  c'était  en  effet  une  sainte  et  sublime  folie  que  celle  qui 
le  poussa  à  ce  violent  sacrifice.  Au  point  de  vue  de  l'or- 
thodoxie catholique,  il  est  douloureux  de  songer  que  cette 
immolation  excessive  a  dépassé  le  but  au  lieu  de  l'attein. 
dre»  et  qu'Antoine  Lemaistre  ne  s'est  dérobé  au  monde  ou 
il  pouvait  rendre  tant  de  services  que  pour  aboutir  à  un 
mur  mitoyen  de  l'hérésie.  Mais  gb  mot  est-il  ici  à  sa  place? 


M.  OSCAR  DE  VALLÉE.  193 

Convient-il  de  soulever  la  question  thëologique?  M.  Oscar 
de  Vallée  s'en  ^st  abstenu ,  et  nous  croyons  qu'il  a  bien 
fait.  Sans  vouloir  ni  ranimer  des  querelles  éteintes,  ni 
glorifier  le  jansénisme  dans  les  hommes  de  Port-Royal, 
nous  trouvons  en  eux  cet  idéal  de  grandeur  morale, 
de  spiritualisme  chrétien,  que  Thistorien  d* Antoine  Le- 
maistre  a  aimé  et  dépeint  dans  une  de  ses  personnifica- 
tions les  plus  éloquentes  et  les  plus  belles.  Les  hommes  de 
Port-Royal  se  sont  trompés ,  mais  nous  connaissons  des 
siècles  qui  s'égarent  aussi,  et  d*une  façon  moins  haute. 
S*il  fallait  choisir,  nous  préférerions  Fhérésie  de  M.  de 
Saint-Cyran  à  celle  de  H.  Mirés,  et,  si  nous  avons  ressenti 
dès  Fabord  un  vif  attrait  pour  le  livre  de  H.  Oscar  de  Val- 
lée, c'est  que  ce  livre  rend  aux  contemporains  de  H.  Mirés 
un  souffle  et  un  écho  lointain  des  grands  solitaires. 


II 

tBS  KAKIEOBS  0  AR6E1IT. 

Lorsqu'un  fait  grave,  alarmant  ou  honteux,  se  pro- 
duit dans  la  société,  les  esprits  qui  s'en  préoccupent 
pourraient  se  diviser  en  deux  classes  :  les  pessimistes, 
les  mécontents,  tous  ceux  qu'une  humeur  plus  cha- 
grine ,  une  sensibilité  plus  vive,  une  imagination  plus  en 
éveil,  prédisposent  à  des  jugements  extrêmes  et  abso- 
lus ,  sont  portés  à  croire  qu'il  ne  s'est  jamais  rien  passé 
de  pareil,  qu'ils  ont  le  triste  privilège  d'assister  à  une 
nouveauté,  à  une  monstruosité  sans  exemple  dans  l'his- 
toire des  vices,  des  travers  ou  des  foUes  de  l'espèce 
humaine;  les  raffinés,  les  sceptiques,  ceux  qui  ont, 
comme  on  dit,  le  vent  en  poupe,  ou  mieux  ceux  qui 


194  GADSERTES  LITTËRÂIRES. 

mettent  leur  amour-propre  à  ne  s'étonner  de  rien  oo 
qu'un  goût  de  comparaison  et  d'analyse  engage  à  téchet- 
cher  le  passé  dans  le  présent,  affirment,  an  contraire,  que 
ce  qu'ils  voient  s'est  vu  de  tout  temps,  qu'il  n'y  a  rien  de 
nouveau  ni  de  changé,  hormis  les  effets  d'optique,  les 
décorations  ef  les  accessoires  de  ce  théâtre  où  l'homme, 
cet  acteur  aux  mille  masques  et  au  même  visage,  joue  le 
drame  de  ses  passions  et  la  comédie  de  ses  ridicules.  Ces 
deux  opinions  opposées  ont  toutes  deux  leurs  inconvé- 
nients. La  première  a  le  défaut  de  décourager  ceux  qui 
donnent  des  conseils  et  d'irriter  ceux  qui  les  reçoivent. 
En  laissant  entendre  que  tout,  dans  le  mal  qu'on  signale, 
est  monstrueux  et  insolite,  elle  amène  à  se  demander  à 
quoi  bon  essayer  de  combattre  ce  qui  ne  peut  être  ni 
atténué  ni  vaincu  par  des  moyens  ordinaires;  comme, 
au  milieu  de  ces  récriminations  et  de  ces  doléances,  les 
grands  intérêts  de  la  société  vont  toujours  leur  train  et 
n'admettent  pas  de  halte  ou  de  lacune,  cette  opinion  tend 
à  livrer  le  gouvernement  et  la  direction  des  affaires  à 
ceux-là  mêmes  dont  on  se  plaint,  et  à  isoler  ceux  qui  se 
plaignent  dans  une  sorte  d'inaction  morose,  trop  favora- 
ble aux  progrès  du  mal.  La  seconde  est  sujette  à  des  périls 
encore  plus  graves  :  elle  légalise,  elle  consacre  par  un 
contentement  égoïste  et  une  approbation  coupable  l'im- 
moralité et  le  scandale.  Elle  altère  ou  confond  l'idée  du 
mal  et  du  bien,  maintient  gouvernants  et  gouvernés  dans 
une  sécurité  funeste,  énerve  dans  les  âmes  le  ressort 
nécessaire  pour  réagir  contre  les  corruptions  de  notre 
nature.  Elle  finirait,  si  on  lui  cédait  la  place,  par  trans- 
former le  monde  des  heureux,  des  puissants  et  des  riches 
en  une  dalle  de  festins  où  les  convives  repus  s'assoupi- 
raient en  une  stupide  ivresse,  pendant  qu'en  dessous  et  au 
dehors,  des  misères  sans  croyance  et  sans  Dieu,  des  con-* 


H.  OSCAR  DE  VALLEE.  195 

voitises  sans  contre-poids  et  sans  frein,  saperaient  lesfon- 
*  déments  de  Fédifice.  Aije  besoin  d'ajouter  que  la  vérité 
et  le  bon  sens  te  trouvent  entre  ces  deux  opinions  extrê- 
mes? In  medio  virlus, 

M.  Oscar  de  Vallée  a  été  frappé,  comme  nous  tous,  des 
dangers,  des  humiliations  et  des  malheurs  dont  nous 
menaçaient  la  passion  et  l'omnipotence  de  Targent,  la 
fièvre  de  Fagiotage  et  des  jeux  de  Bourse,  l'éclosion  mal- 
saine de  fortunes  venimeuses  au  soleil  ardent  de  la  spécu- 
lation, n  a  ressenti  et  mesuré  tout  ce  qui  devait  en  ré- 
sulter d* artificiel  dans  la  richesse  de  noite  pays,  de 
scandaleux  dans  sa  morale,  d'inquiétant  dans  soA  avenir, 
de  dégradé  et  d'avili  dans  sa  moyenne  intellectuetle.  Il 
n'y  avait  là-dessus  qu'une  voix  parmi  les  gens  de  bien  et 
les  hommes  prévoyants,  et  la  littérature  de  théâtre  etle^ 
même,  cette  vigie  un  peu  suspecte  où  se  glisse  trop  sou- 
vent l'ennemi,  dénonçait  cetui-là,  du  haut  de  ses  affiches, 
par  la  voix  de  ses  auteurs  à  la  mode.  Hais  N.  Oscar  de 
Vallée,  pour  se  joindre  à  la  croisade  et  courit  sus  au 
monstre  à  écailles  d*or  et  d'argent,  se  trouvait,  semble- 
t-il,  dans  une  position  particulière,  à  lafoistrèshfavorabîe 
et  un  peu  embarrassante.  Magistrat,  c'est-à-*dire  indépen- 
dant par  ses  fonctions  comme  par  son  caractère,  il  n'en 
tenait  pas  moins  par  un  anneau,  si  léger  qu'il  fût,  à  la 
chaîne  des  fonctionnaires  publics,  qui  ont  bien  charge 
d'âmes,  qui  doivent  bien  tonner  contre  les  abus,  les  excès 
et  les  vices,  mais  qui,  pour  des  raisons  fort  déKcates,  ne 
peuvent  pas  peindre  tout  à  fait  en  noir  ni  tancer  trop 
violemment  un  temps,  un  pays,  un  gouvernement,  une 
société  où  ils  comptent  pour  quelque  chose,  qui  les  a 
choisis  pour  défenseurs  de  ses  lois,  de  ses  intérêts  et  de 
ses  mœurs,  et  qu'As  convertiraient  encore  moins  s'ils 
rhumiliaient  encore  davantage.  11.  OiM^ar  de  Vallée  s'y  M 


196  CAUSERIES  LITTERAIRES. 

pris  très-habilement  pour  tourner  la  difficulté  et  dire  tout 
ce  qu'il  avait  sur  la  conscience  et  sur  le  cœur  sans  être 
accusé  de  trop  de  pessimisme  contemporam.  Il  a  écrit  en 
tête  de  son  livre  1720-1857  ;  mais,  par  le  fait,  il  a  donné 
plus  de  trois  cents  pages  à  la  première  de  ces  dates  et 
trente  à  peine  à  la  seconde.  Il  s'est  reporté,  à  cent 
trente-sept  ans  de  distance,  vers  ce  triste  épisode  de  Law, 
qui,  survenant  après  les  ruineuses  guerres  de  Louis  XIV, 
après  les  hypocrisies  courtisanesques  de  la  fin  du  grand 
règne  et  au  plus  épais  des  désordres  de  la  Régence, 
commença  la  déchéance  de  la  noblesse,  de  Tancieime 
France  et  de  la  monarchie.  Law  et  la  société  française  de 
1 720  ont  été  pour  Tingénieux  auteur  des  Manieurs  d'ar- 
gent ce  qu'est  pour  Chrysale,  dans  les  Femmes  savantes, 
le  c*est  à  vous  que  je  parle^  ma  sœur.  Il  a  pu  déployer  sa 
verve  généreuse,  grouper  les  allusions,  les  leçons  et  les 
exemples,  mettre  à  nu  les  conséquences  désastreuses  de 
ces  apoplexies  financières  où  des  miUions  mal  gagnés 
aboutissent  à  la  banqueroute  et  à  la  ruine,  nous  peindre 
le  faste  des  nouveaux  enrichis,  leurs  prétentions  au  rôle 
de  grand  seigneur  et  de  Mécènes,  la  platitude  de  leurs 
parasites  et  de  leurs  flatteurs,  Tirréparable  abaissement 
de  la  classe  qui  trempa  dans  cet  insolent  triomphe  de 
l'argent,  et  qui  tomba  d'autant  plus  bas  qu'elle  était  plus 
haut  ;  il  a  pu  tout  cela  en  nous  frappant  sur  la  joue  de 
Law,  et  en  parlant,  en  maint  endroit,  par  la  bouche  de 
d  Âguesseau  :  il  était  difficile  de  mieux  choisir  la  person- 
nification du  mal  et  l'interprète  du  bien. 

A  ce  point  de  vue,  ou,  si  l'on  veut,  sur  ces  hauteurs 
historiques  où  s'est  placé  M.  Oscar  de  Vallée  pour  voir 
d'un  regard  plus  cakne  et  plus  net  ce  qui  se  passait  sous 
ses  yeux,  on  comprend  aisément  tout  ce  qu'un  esprit  aussi 
pénétrant  que  le  sien  a  pu  recueillir  d'analogies  et  de 


M.  OSCAR  DE  VALLÉE.  197 

nuances,  de  similitudes  et  de  contrastes.  C'est  là  le 
piquant  de  son  sujet  et  de  son  livre  ;  nous  allons  essayer 
de  le  suivre,  et,  si  nous  rencontrons  çà  et  là  quelques 
légères  dissidences,  nous  devons,  dès  à  présent,  rendre 
hommage  au  mérite  de  son  entreprise,  à  l'excellence  de 
son  œuvre. 

Nous  ne  raconterons  pas,  aprèà  H.  Oscar  de  Vallée, 
l'avènement  subit  de  Law  dans  les  finances  de  l'État  ;  les 
embarras  et  les  désordres  qui  augmentèrent  son  crédit 
auprès  du  Régent  et  des  hommes  de  cour,  comme  une 
maladie  incurable  accrédite  l'empirique  aux  dépens  du 
médecin;  son  système,  ses  promesses,  ses  dupes,  ses 
victimes;  les  actions  qu'il  créa  sur  les  fleuves  et  les  forêts 
vierges  de  l'Amérique;  les  illusions  dont  il  enflamma 
toutes  les  imaginations  et  dont  les  fumées  obscurcirent 
toutes  les  consciences;  les  foMes  de  la  rue  Quincam- 
poix,  la  crédulité  de  ceux-ci,  l'enivrement  de  ceux-là,  la 
friponnerie  des  uns,  l'éblouissement  des  autres  ;  l'expie* 
sion  de  vices,  de  passions  honteuses,  de  laideurs  morales, 
de  ridicules,  de  crimes  même,  qui  jaillirent  de  ce  fonds 
méphitique  comme  d'une  mine  inexplorée.  H.  Oscar  de 
Vallée  en  a  rassemblé  les  principaux  traits  d'après  les 
historiens  et  les  Hémoires  du  temps,  et  c'est  là  une  lec- 
ture, sinon  très-édifiante,  au  moins  très-intéressante  et 
très-instructive.  Hais  on  n'y  trouve,  après  tout,  qu'un 
chapitre  de  l'histoire  des  aberrations  humaines,  et  il  ne 
faudrait  pas  avoir  vécu,  observé  ou  réfléchi  pour  s'éton- 
ner de  la  prise  qu'oflre,  en  pareil  cas,  le  cœur  de  l'homme 
à  quiconque  le  sollicite  par  ses  c<)tés  sensuels,  avides  ou 
grossiers.  Ce  qui  est  caractéristique,  dans  cet  épisode  de 
Law,  dans  ses  préludes  et  ses  suites,  ce  qui  autorise 
l'historien  et  le  moraliste  à  y  chercher  le  point  de  départ 
de  leurs  parallèles,  à  le  mettre  en  regard  de  nos  propres 


i98  CAUSERIES  LITTÉBAIllES. 

misères,  c'est  qu'il  a  été  pour  la  classe  qui  dominait  alors 
ce  que  serait,  si  elle  n'y  prenait  garde,  pour  celle  qui 
domine  aujourd'hui  cette  idolâtrie  du  Veau  d'or,  consta- 
tée par  tant  de  signes  funestes  et  substituée  aux  géné- 
reuses croyances.  S'il  était  permis  d'introduire  l'équation 
algébrique  dans  l'histoire  et  dans  la  morale,  on  pourrait 
dire,  —  et  c'est  là  tout  le  livre  de  M.  Oscar  de  Vallée,  — 
que  les  Manieurs  d'argent  de  1720  ont  été  à  la  noblesse 
ce  que  sont  ou  ce  que  seraient  pour  la  bourgeoisie  les 
Manieurs  d'argent  de  1857. 

On  sait,  hélas  !  où  en  était  la  noblesse  française  à  cette 
date  fatale,  qui  marqua  la  transition  brusque  et  violente 
entre  les  grandeurs  assombries  de  Louis  XIV  et  les  désor- 
dres du  régime  suivant.  Décimée  depuis  les  guerres  de 
religion  et  les  convulsions  sanglantes  du  seizième  siècle» 
affaiblie  par  la  politique  du  roi  et  des  ministres,  qui  lui 
étaient  au  dedans  la  force  dont  ils  avaient  besoin  pour 
eux-mêmes  afin  d'agir  et  de  triompher  au  dehors  ;  énervée 
par  cette  vie  de  cour  qui  remplaçait  pour  elle  les  agita- 
tions fécondes  de  la  lutte  et  du  pouvoir;  ruinée  par  les 
dernières  campagnes;  entraînée  par  la  piété  du  vieux 
monarque  à  ce  mélange  de  dévotion  officielle  et  de  li- 
bertinage- clandestin  qui  trouve  moyen  de  dégrader  le 
vice  et  de  corrompre  l'immoralité,  la  noblesse  française, 
â  ce  commencement  de  règne  et  de  siècle,  n'était  pres- 
que plus  qu'une  plante  brillante  et  parante,  tenant  1 
peine  au  sol  qu'elle  avait  arrosé  de  son  sang,  défendu  et 
agrandi  de  son  épëe.  Cette  situation  désastreuse  la  lais- 
sait sans  défense  contre  une  tentation  d'un  nouveau  genre 
qui  lui  offrait  de  couvrir  d'or  la  table  rase  faite  en  elle  et 
chez  elle  par  l'absolutisme  de  la  monarchie,  le  faste  de  la 
cour,  les  frais  de  la  guerre,  l'affaiblissement  des  croyan- 
ces et  la  licence  des  mœurs.  Elle  trouvait,  dans  ce  mirage 


H.  OSCAR  OE  VALLEE.  199 

qu'un  charktan  faisait  luire  à  ses  yeux  novices,  de  quoi 
repaitre  son  imagination  oisive  et  assouvir  ce  besoin  de 
luxe  qui  s'accroît  et  s*envenime  à  mesure  que  diminuent 
les  richesses  véritables.  Elle  s'y  livra,  et  ne  fut  pas  seule 
emportée  dans  ce  tourbillon  de  poudre  d'or,  prête  à  se 
noyer  dans  la  boue.  L'honneur  et  la  conscience  faibli- 
rent ;  l'omnipotence  du  vil  métal  passa  dans  les  mœurs  et 
se  joua  des  lois. 

Déjà  ces  monstrueuses  existences,  les  Bouret,  les  Sa- 
muel Bernard,  avaient  vu  les  distinctions  du  rang,  l'or- 
gueil du  nom,  la  dignité  du  trône  et  jusqu'à  l'étiquette 
abdiquer  devant  leurs  écus.  Le  règrle  de  Làw  fit  faire  un 
pas  de  plus  ^ans  cette  voie.  Princes,  grands  seigneurs, 
gentilshommes,  bourgeois,  valets,  artisans,  vagabonds,  se 
confondirent  dans  un  pêle-mêle  où  toutes  les  grandeurs 
s'effaçaient  au  contact  de  toutes  les  bassesses,  où  l'éga- 
lité du  but  rapprochait  toutes  les  distances  sociales,  où  le 
noble  devenait  vil  sans  que  le  vilain  devînt  noble.  Mais 
ce  vilain,  qui  avait  déjà  sa  part  dans  l'entraînement  et  la 
curée,  n'en  avait  pas  encore  dans  la  responsabilité  du  ma! 
et  de  l'opprobre.  A  la  faveur  de  son  obscurité  qui  allait 
finir,  il  se  préparait  à  profiter  de  ce  vertige  qu'il  parta- 
geait ;  dans  cette  ombre  où  se  glissaient  les  premières 
lueurs  d'un  jour  nouveau,  il  apprenait  à  mépriser  cette 
noblesse  qui,  après  avoir  perdu  sa  puissance,  perdait  son 
prestige.  Soixante-dix  années  s'écoulèrent;  années  oisives 
et  futiles  eh  apparence,  remplies,  en  réalité,  de  tous  les 
efforts  et  de  toutes  les  audaces  de  la  pensée  humaine.  Ce 
travail  de  décomposition,  inauguré  sous  la  Régence, 
activé  par  ce  triste  spectacle  de  l'élite  d'une  grande  na- 
tion menée  en  laisse  par  un  manieur  d'argent,  se  poursui- 
vit, s'accomplit  et  s'acheva.  Cette  bourgeoisie,  qui  n'était 
lien  en  1720  que  le  témoin  envîetix  et  moqueur  de  cette 


200  Causeries  littéraires. 

orgie  de  Tor  associée  aux  autres  orgies,  allait  être  tout 
en  1790,  tout,  même  le  juge,  le  bourreau  et  le  successeur 
de  sa  souveraine  d'autrefois,  qui  s'était  exposée  d'avance 
à  mériter  ses  violences  en  ne  méritant  plus  ses  respects. 
On  le  voit,  le  cadre  est  knmense,  et  nous  ne  pouvons  qu'a- 
bréger les  textes  que  nous  fournit  H.  Oscar  de  Vallée. 
Bornons-nous,  et  disons  avec  lui  que  la  rue  Quincam- 
poix  fut  pour  la  noblesse  de  France  ime  des  étapes 
par  où  elle  passa  pour  arriver  à  la  place  de  la  Révolu- 
tion. 

Maintenant  qu'y  a-t-il  là  d'applicable  au  temps  présent? 
Aujourd'hui  tout  est  changé,  ou,  si  l'on  veut,  tout  est 
descendu  d'un  étage.  Un  abîme,  un  monde,'une  immen« 
site,  ont  passé  entre  les  deux  époques.  Ce  n'est  plus  la 
noblesse  ayant  devant  soi,  contre  soi,  ce  terrible  tiers 
état,  cette  puissance  inconnue,  prête  à  grandir  en  force, 
en  intelligence,  en  prétentions,  en  orgueil,  pour  terrasser 
son  ennemie  démantelée,  sa  souveraine  de  la  veille,  sa 
victime  du  lendemain.  C'est  la  bourgeoisie  triomphante 
et  régnante,  qui,  par  la  marche  des  choses  et  la  logique 
même  de  ses  victoires,  se  trouve  en  face  d'une  rivale  non 
moins  redoutable,  non  moins  exigeante,  renfermant  dans 
ses  flancs  mystérieux  non  moins  de  calamités  et  de  tem- 
pêtes. La  démocratie  a  déjà  montré,  en  des  jours  dont  le 
souvenir  devrait  être  indélébile,  qu'elle  entendait  bien 
avoir  son  tour  et  sa  part.  Si  la  bourgeoisie  lui  donnait 
d'avance  gain  de  cause  en  bornant  aux  jouissances  maté- 
rielles et  aux  moyens  de  se  les  procurer  toute  la  destinée 
de  l'homme  et  des  sociétés  humaines,  le  lion  populaire 
et  démagogique  aurait  tôt  ou  tard  beau  jeu  pour  la  dé- 
chirer et  l'étouffer  dans  ses  robustes  étreintes.  La  bour- 
geoisie n'a  pas  eu  de  Louis  XI,  pas  de  Richelieu,  pas  de 
Louis  XIV  pour  la  paralyser  et  l'amoindrir.  Tout  a  favorisé 


H.  OSCAR  DE  VALLËB.  20L 

son  règne  :  on  lui  a  créé  des  formes  de  gouvernement  qui 
semblaient  faites  exprès  pour  le  libre  développement  de 
ses  talents  et  de  son  influence.  C'est  elle  qui  n'a  pas  su 
régner,  ou  qui  du  moins  a  laissé  se  détacher  de  son  pou- 
voir tout  le  cAté  vraiment  grand,  intelligent,  politique, 
la  direction  des  esprits  et  des  âmes  dans  le  sens  de  la 
liberté  sincère  ^t  de  Télévation  morale.  Qu'elle  y  prenne 
garde  !  S'il  était  prouvé  que  son  empire  n'aboutit  qu'au 
triomphe  de  l'agiotage  ;  que  les  manieurs  d'argent,  sortis 
de  son  sein,  deviennent  ses  suzerains  et  ses  maîtres; 
qu'elle  permet  à  ses  enrichis,  à  ses  parvenus,  de  cade- 
nasser dans  leur  co&re-fort  toutes  les  nobles  idées  qui 
ont  été  le  souffle  et  la  vie  du  monde  moderne,  il  y  aurait, 
dans  ce  spectacle,  de  quoi  surexciter  et  légitimer  tout  en- 
semble les  convoitises  et  les  agressions  de  la  démocratie. 
La  foi,  le  sens  moral,  le  goût  du  beau  et  du  bien,  l'aspi- 
ration vers  une  destinée  plus  haute,  la  règle  intérieure 
des  consciences  et  des  âmes,  tout  ayant  disparu  dans 
l'égalité  du  tapis  vert,  tout  étant  traité  de  vieillerie  ou  de 
chimère  par  ceux  de  qui  doit  venir  l'impulsion  et  l'exem- 
ple, il  n'y  aurait  plus  de  raison  poiur  interdire,  à  ceux  qui 
n'ont  rien,  de  se  nier  sur  ceux  qui  possèdent.  Le  scan- 
dale de  ces  fortunes  rapides  et  véreuses  dépouillant  la 
propriété  des  garanties  ^i  la  consacrent,  livrant  le  pro- 
priétaire au  mépris  de  ceux  qui  l'envient,  toutes  les 
bases  sur  lesquelles  la  boiu'geoisie  a  fondé  son  pouvoir 
s'écrouleraient  à  la  fois.  Au  nom  de  la  jouissance  et  de 
la  matière,  ses  vainqueurs  lui  prendraient  ce  qui  serait 
acquis  en  dépit  de  la  justice,  de  la  probité  et  de  l'hon- 
neur. 

Tels  sont  les  enseignements  qui  ressortent  des  conclu- 
sions de  H.  Oscar  de  Vallée.  Ici  nous  lui  signalerons  ime 
légère  inconséquence*  U  commence  par  établir  une  dis* 


.909  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

tinction  importante  entre  la  politique  et  la  morale.  D 
remarque  excellemment  que  les  lois  ne  sont  rien  sans  les 
mœurs,  et  il  en  conclut  qu'au  lieu  de  discuter  les  formes 
variables  de  la  politique  ou  feit  mieux  de  s'occuper  de  ces 
notions  immortelles  du  bien  et  du  mal,  du  juste  et  de 
Tinjuste,  qui  seules  peuvent  préserver  les  peuples  de  la 
dë<»idence  et  du  désordre.  Sans  doute  ;  mais  ne  pourrail- 
on  pas  lui  répondre  —  avec  beaucoup  de  précautions  ora- 
toires —  qu'il  y  a,  dans  certaines  institutions  politiques, 
une  ide,  une  force,  qui  pousse  les  intelligences  vers  m 
but  plus  élevé,  ouvre  aux  ambitions  une  plus  noble  car- 
rière, donne  à  l'activité  humaine  un  aliment  plus  digne 
d'elle;  et  que  ces  institutions  ayant  péri,  œs  intelligences, 
ces  ambitions,  cette  activité,  ne  sachant  plus  où  se  pren- 
dre, s'abaissent  vers  les  intérêts  matériels,  et,  feuie  d'air, 
tombent  dans  la  fange?  Ne  pourrait-on  pas  lui  dire  -* 
toujours  avec  périphrases  —  que  ces  évolutions  de  haut 
en  bas  sont  surtout  inévitables  si  la  déchéance  des  liber* 
tés,  le  silence  de  la  tribune,  le  mutisme  de  la  pretae,  for- 
ment au  sein  d'une  nation  un  grand  vide  qu'il  fani  rem- 
plir, si  le  désabusement,  T^oisme,  la  mollesse,  le 
scepticisme,  venus  à  la  suite  des  catastrophes  et  des 
revirements  politiques,  servent  de  dogmes  accessoires  et 
comme  d'introducteurs  à  la  religion  des  sens  et  de  l'ar- 
gent? On  nous  accuse  souvent  de  trop  aimer  l'ancien 
régime  et  de  calomnier  le  nôtre.  Eh  bien,  nous  avouerons 
de  bonne  grâce,  —  et  M.  Oscar  de  Vallée  sera  de  notre 
avis,  —  que  rien,  dans  les  scandales  odieux  «u  grotesques 
qu'ont  oiTerts>  de  nos  jours,  les  manieurs  émargent,  n'a 
été  comparable  à  ce  qui  s'est  passé  en  1720;  que,  soas 
le  rapport  de  l'arbitraire,  du  faste  insolent,  des  friponne- 
ries évidentes,  de  la  sottise  des  dupes,  de  Toppressioa  des 
¥tGiii»es,  4a  ridicule  des  enrîcfais^  des  «bus»  des  viees  et 


H.  OSOAR  DE  TALLBB.  M5 

des  crimes,  la  légende  de  Law  dépasse  de  bien  loip  le 
contingent  fourni  par  nos  coulîssiers,  nos  faiseurs^  et  nos 
millionnaires.  Cette  amélioration,  même  dans  le  mal, 
n'est-il  pas  juste  de  l'attribuer,  au  moins  en  partie,  au 
bienfait  posthume  d'institutions  dont  il  est  permis  de 
médire,  mais  qui  ayaient  l'avantage  de  forcer  la  conscience 
de  tous  à  s'éclairer  de  l'examen  de  chacun?  Le  sujet  est 
scabreux,  et  je  glisse;  j'aime  mieux  d'ailleurs  finir  sur  de 
plus  consolantes  images.  Sans  doute  c'est  un  spectacle 
douloureux  que  ce  culte  de  l'or  détrônant  de  plus  purs 
enthousiasmes  et  des  passions  plus  généreuses  :  pourtant, 
dans  un  pays  comme  le  nôtre,  il  y  a  toujours  du  dédom- 
magement et  de  la  ressource.  Ces  princes  et  ces  ducs  de 
i720,  si  démoralisés,  si  avilis,  prêts  à  troquer  leurs  titres 
de  noblesse  contre  les  chiffons  de  papier  d'un  escroc,  ils 
se  retrouvèrent  à  Fontenoy  ;  leurs  fils  et  leurs  petits-fils 
se  couvrirent  de  gloire  dans  les  guerres  d'Amérique,  et 
firent  meilleure  mine  devant  l'échafaud  de  Samson  que 
devant  le  comptoir  de  Law.  Ce  fut  assez  de  la  persécution 
et  de  la  mort  pour  les  réhabiliter  en  les  immolant.  De 
nos  jours,  au  moment  où  reparaissaient  parmi  nous 
tes  symptômes  de  cette  fièvre  de  l'or,  nos  vétérans  et 
nos  conscrits  renouvelaient  en  Crimée  ces  prodiges  de 
dévouement  et  de  bravoiire,  d'infatigable  patience  et 
d'abnégation  héroïque,   dont   la  France  n'est  jamais 
avare.  Nos  prêtres,  nos  sœurs  de  charité,  nos  reli- 
gieux, ajoutaient  encore  à  l'éclat  de  cette  protestation 
magnifique  de  la  vertu  contre  le  vice,  de  la  grandeur 
morale  contre  la  cupidité  et  la  bassesse.  Non,  il  n'y 
aura  pas  lieu  de  désespérer  de  notre  pays,  tant  qu'il 
pourra  présenter  au  monde»  en  indemnité  de  ses  agio- 
teurs et  de  ses  manieurs  d'argent,  une  armée  si  intrépide, 
un  clergé  si  admirable  ; —H.  Oscar  de  Vallée  me  permettra 


204  CAUSERIES  LITTËRAIBES. 

d'ajouter  :  et  des  magistrats  profitant  des  loisirs  que  leur 
laissent  leurs  graves  fonctions,  pour  écrire  des  livres 
remarquables  et  signaler  à  lem  temps  ses  dangers  et  ses 
fautes. 


IX 


,  M.  EUGENE  POITOU 


j 


DD  ROMAN  ET  DU  THEATRE  CONTEMPORAINS ,   ET  DE  LEUR  INFLUENCE 

SUR  LES  MŒURS. 

Nous  venons  de  rendre  hommage  à  l'œuvre  remarqua* 
ble  d'un  magistrat  attaquant,  avec  talent  et  à  propos,  les 
manieurs  d'argent.  En  voici  un  autre  qui  dénonce,  avec 
non  moins  d'autorité  et  de  vigueur,  ceux  qu'on  pourrait 
appeler  les  manieurs  de  sophismes.  11  serait  facile  d'éta- 
blir des  parallèles ,  de  trouver  des  fdiations  et  des  analo- 
gies entre  ces  deux  causes,  ces  deux  entreprises,  ces  deux 
sortes  de  dangers  et  d'ennemis.  Quiconque  a  observé  le 
mouvement  des  esprits  depuis  vingt-cinq  ans  a  pu  aisé- 
ment reconnaître  que  le&  idées  fausses,  les  paradoxes 
corrupteurs,  les  doctrines  perverses  ou  insensées,  après 
avoir  parcouru  le  cercle  de  leurs  folies  et  s'être  brisées 
contre  d'inflexibles  réalités,  devaient  nécessairement 
amener  le  règne  des  intérêts  matériels  et  l'idolâtrie  de 
l'argent  :  car  il  y  avait  deux  parts  dans  ces  enseigne* 
ments  du  théâtre  et  du  roman  contemporains,  que 
H.  Eugène  Poitou  vient  de  grouper  d'une  main  si  ferme  et 
si  sûre  :  l'une,  à  Tusage  des  âmes  eobousiastes  et  des 


206  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

imaginations  ardentes,  consistait  en  déclamations  passion- 
nées contre  les  lois  sociales  et  les  devoirs  de  la  vie  ordi* 
naire;  l'autre,  dëdièe  aux  natures  grossières  et  sensuelles, 
surexcitait  leurs  convoitises  par  la  peinture  des  jouissan- 
ces du  luxe,  de  l'omnipotence  de  Tor,  des  souffrances  de 
la  pauvreté.  Toutes  deux,  par  des  moyens  différents» 
conduisaient  au  même  résultat.  Les  lois  morales  qui  ré- 
gissent les  consciences  étant  livrées  à  1^  dérision  et  au 
mépris,  les  lois  visibles  qui  gouvernent  le  monde  étant  si- 
gnalées à  la  haine,  les  douleurs  et  les  passions  du  pauvre 
étant  à  la  fois  dépouillées  de  toute  consolation  divine  et 
délivrées  de  tout  frein  terrestre,  puis  tout  cet  ensemble 
d'erreurs  funestes  et  d'ardeurs  fébriles  étant  finalemait 
comprimé  ou  ajourné  par  la  force,  le  culte  du  bien-être  et 
du  gain  a  dû  seul  survivre  dans  ces  intelligences  violem- 
ment désabusées  du  faux  sans  être  ramenées  au  vrai;  la 
dictature  des  écus  a  dû  ressortir  de  la  chute  des  sophis- 
mes,  C'est  là  ce  que  nous  avons  vu  :  les  agioteurs,  les 
enrichis,  les  raffinés  de  la  coulisse  et  de  la  Bourse,  ont  été 
les  exécuteurs  testamentaires  de  Lélia  et  de  Trenmor,  de 
Rodolphe  et  d'Adrienne  de  CardoviUe ,  de  Vautrin  et  de 
madame  Harneffe. 

Hais  tel  n'est  pas,  à  vrai  dire,  le  sujet  du  livre  de 
H.  Poitou,  et  nous  avons  à  le  suivre  de  plus  près.  L'his- 
toire même  de  ce  livre,  de  la  récompense  académique 
qu'il  a  méritée  et  obtenue,  pourrait  donner  lieu  à  quelques 
réflexions  piquantes.  L'Académie  des  sciences  morales  et 
politiques  ne  passe  pas  pour  être  exclusivement  composée 
de  contre-révolutionnaires  bien  fanatiques,  ni  même  de 
chrétiens  bien  fervents.  C'est  pourtant  cette  Académie  qui 
.  a  mis  au  concours  la  question  traitée  par  M.  Poitou,  et  qui 
a  couronné  son  mémoire.  On  ouvre  ces  pages  ombragées 
de  palmes  vertes  ;  et,  parmi  I^  coopërateurs  de  ce  travail 


M.  EUGfiNE  POITOU.  201 

destructif  dont  H.  Poitou  ènumère  tous  les  points  d'atta- 
que et  tous  les  coups  de  pioche,  on  rencontre,  au  premier 
rang,  les  noms  de  George  Sand,  de  Balzac,  de  Victor 
Hugo,  des  deux  Dumas,  et  même  de  Bèranger.  On  se 
souvient  alors  que  d'autres  écrivains,  sans  mission  offi- 
cielle ,  sans  espoir  de  récompense  académique,  poussés 
uniquement  par  Tenvie  de  protester  contre  le  désordre 
intellectuel  et  moral  que  consacrent  et  éternisent  certai- 
nes admirations,  ont  essayé  naguère  de  porter  la  main 
siu"  ces  idoles,  et  qu'ils  n'ont  recueilli  pour  prix  de  leur 
tentative  que  railleries  et  injures;  qu'on  les  a  signalés  à 
Tanimadversion  publique  comme  iconoclastes  et  contemp-- 
teurs  des  gloires  nationales  ;  que  leurs  amis  les  ont  très- 
faiblement  soutenus ,  et  que  même  les  avisés  et  les  sages 
les  ont  blâmés  de  ce  zèle  imprudent  et  de  ces  compromet* 
tantes  équipées.  On  se  souvient  que,  tout  récemment  en- 
core, un  membre  bien  spirituel  de  l'Académie  française, 
qui  est  aussi  de  l'Académie  des  sciences  morales  et  politi- 
ques S  citait  avec  complaisance  les  obsèques  de  Déranger 
comme  preuve  de  tout  ce  que  nos  sentiments  patriotiques 
ont  de  vivace  et  d'indestructible  :  esprit  charmant,  en  effet, 
et  se  contentant  de  peu,  à  qui  des  obsèques  et  une  gloire 
accaparées  par  un  préfet  de  police  ont  paru  le  triomphe 
du  libéralisme!  Mais  que  voule^vous?  L'inconséquence 
est  une  des  conditions  les  plus  essentielles  de  la  nature 
humaine.  S'il  était  défendu  à  l'homme  d'être  inconsé- 
quent, nous  serions  tous  des  saints  ou  des  scélérats.  Or 
les  saints  sont  très-rares,  les  scélérats  ne  sont  pas  très- 
communs,  et  il  doit  être  permis  aux  Académies  d'être,  là 
comme  ailleurs,  l'expression  exquise  de  l'humanité. 
Le  procédé  de  M.  Eugène  Poitou  est  &  la  fois  simple  et 

*  M.  Ch.  de  Bémusat 


208  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

habile.  Au  lieu  de  séparer,  dans  ses  démonstrations,  le 
roman  et  le  théâtre,  ce  qui  l*eût  exposé  à  des  confusions 
et  à  des  redites,  il  les  a  réunis  sous  un  même  chef  d'accu- 
sation, et  il  a  tour  à  tour  recherché  leur  influence  sur  la 
morale  privée  et  sur  la  morale  publique.  Pour  se  rendre 
compte  de  cette  influence ,  il  lui  a  suflTi  d'inscrire  succes- 
sivement en  tête  de  ses  chapitres  les  vérités  fondamentales 
sans  lesquelles  la  société  ne  serait  qu'une  caverne  de 
bandits  ou  une  agglomération  de  sauvages,  et  il  n'est  pas 
une  de  ces  vérités,  pas  une  seule,  qu'il  n'ait  trouvée  dé- 
mentie, insultée,  raillée,  démolie  par  ces  romans  et  ces 
drames  qu'il  fait  passer  sous  nos  yeux.  Les  textes  sont  là, 
et  M.  Poitou  n'y  change  pas  une  syllabe.  Les  guillemets 
ont  une  éloquence  que  rien  ne  saurait  aflaiblir  ni  rempla- 
cer. Est-il  question  de  suicide,  M.  Eugène  Sue  et  madame 
Sand,  Lélia  et  mademoiselle  de  Cardoville,  Ralph  et  la 
Hayeux,  les  héros  et  les  hérolmes  préférés  des  deux  illus- 
tres romanciers,  vous  prouvent  surabondamment  que  le 
suicide  est  légitime,  nécessaire  et  glorieux.  L'idée  du  de- 
voir vous  gêne-t-elle,  le  fatalisme  vous  parsdt-il  com- 
mode, H.  de  Balzac,  M.  deStendlial  et  M.  Dumas,  H.  Sue 
et  madame  Sand ,  déjà  nommés,  ne  vous  laisseront  que 
l'embarras  du  choix  en  fait  d'arguments  et  de  plaidoyers. 
Le  mariage  vous  ennuie-t-il,  le  même  Balzac,  le  même 
Stendhal,  le  même  ou  la  même  George  Sand,  vous  mettront 
en  mesure  de  traiter,  comme  elle  le  mérite,  cette  institu- 
tion surannée.  Aimez-vous  l'adultère,  ils  en  ont  mis  partout. 
Un  petit  tour  aux  galères  vous  tenterait -il,  Vautrin, 
Trenmor,  ont  été  galériens,  et  s'en  vantent.  Avez-vous 
quelque  motif  de  rancune  contre  la  propriété  ou  la  fa- 
mille, quelque  appétit  pour  le  bien  d'autrui,  le  Meunier 
d*Angibaulty  Martin  V Enfant  trouvé^  le  Péché  de  M,  An^ 
toinCy  le  Compagnon  du  Tour  de  France^  Frère  et  Sosur, 


M.  EUGENE  POITOU.  209 

et  dix  autres  productions  des  mômes  auteurs,  vous  fourni- 
ront des  pages  entières  pour  légitimer  votre  haine  et  léga- 
liser votre  goût.  Vous  plaît-il  de  rendre  la  société  respon- 
sable de  vos  fautes  et  de  vos  malheurs,  feuilletez  ces  romans 
et  ces  drames,  et  ils  vous  diront,  par  la  bouche  de  leurs 
personnages  les  plus  séduisants,  les  plus  poétiques,  que  la 
société  seule  est  coupable,  et  que  vous  êtes  innocent. 
Vous  semble-t-il  inique  qu'il  y  ait  des  riches  et  des  pauvres, 
le  Vieux  Vagabond,  Martin,  le  Jtiiferranty  les  Mystères  du 
'peuple,  Riche  et  Pauvre,  Lélia,  vont  vous  dire  ce  qu'ils  en 
pensent.  Ainsi  de  suite  :  il  n* existe  pas  une  erreur,  un 
mensonge,  une  folie,  un  désordre,  un  vice,  un  crime,  qui 
ne  trouve  son  apologie,  son  panégyrique  ou  son  apothéose 
dans  ces  œuvres,  acceptées,  applaudies,  célébrées,  popu- 
laires. On  croit  rêver,  lorsqu'on  revoit  à  froid,  rassemblés 
dans  un  petit  espace,  tous  ces  témoignages  de  perversité 
et  de  démence,  toutes  les  strophes  de  cet  hymne  au  dés- 
sordre,  à  la  destruction  et  au  mal.  La  société  qui  a  toléré 
ou  accueilli  des  énormités  pareilles,  est  donc  elle-même 
bien  pervertie?  Ou,  si  elle  n  a  pas  voulu  s'en  laisser  per- 
vertir, elle  les  a  donc  repoussées  avec  horreur?  Elle  a 
donc  porté  en  triomphe  ceux  qui  ont  tenté  de  combattre 
ces  sophismes  et  ces  extravagances?  Eh  bien,  non  ;  ni 
Tun  ni  l'autre  :  il  y  a  là  une  distinction  importante,  sur 
laquelle  H.  Poitou  n'a  pas,  selon  nous,  assez  insisté,  et 
qui  eût  donné  à  son  travail,  un  peu  trop  condensé  peut* 
être,  plus  d'horizon  et  plus  d'air. 

Pour  éviter  d'aboutir  à  des  conclusions  trop  désespé- 
rantes, que  les  Académies,  en  général,  n'aiment  pas,  il  a, 
dans  les  dernières  pages  de  son  livre,  ouvert  quelques 
points  de  vue  moins  sombres  ;  il  a  fait  des  réserves  en 
Thonneur  de  quelques  romanciers,  de  quelques  auteurs 
dramatiques,  moins  déréglés  que  les  autres  :  il  a  même 

1% 


SIO  CAUSEEIES  LITTfiiAIRES. 

para  prendre  au  sérieux  la  réaction  morale  et  classi%ae 
entreprise,  il  y  a  une  douzaine  d'années,  au  nom  du  bon 
sens,  par  UM.  Ponsard  et  Emile  Augier,  par  l'auteur 
6! Horace  et  Lydie  et  celui  du  Mariage  d'Olympe.  Nous  ne 
(Toyons  pas  que  ce  soit  là  la  vraie  quçstion.  Il  avait  mieux 
à  dire.  Q\x*il  me  permette  de  lui  indiquer  cette  nuance, 
non  pas,  à  Dieu  ne  plaise  !  pour  le  combattre,  mais  plutôt 
pour  le  compléter.  Aussi  bien,  ce  ne  sera  pas  la  première 
fois  que  j'aurai  eu  l'honneur  de  me  rencontrer  avec  lui. 

S'il  fallait  JMger  de  Tétat  moral  de  la  société  contempo- 
raine par  les  livres  qui  prétendent  la  peindre»  par  les  doc- 
trines et  les  images  qu'ils  renferment,  par  le  scandaleux 
succès  qu'ils  ont  obtenu,  on  arriverait  à  conclure  que  les 
mœurs  publiques  et  privées  ont  atteint  un  degré  de 
corruption  inouï,  que  la  famille  et  le  foyer  domestique 
sont  abandonnés  à  de  perpétuels  outrages,  que  l'idée  du 
devoir  est  anéantie  dans  les  âmes,  que  l'adultère  règne  en 
maître,  que  le  mariage  est  aviU  et  bafoué,  que  les  intelli- 
gences et  les  cœurs  sont  en  proie  à  une  anarchie  sans 
frein,  sans  nom,  où  des  milliers  de  mains  impatientes  dé- 
chirent, page  par  page,  toutes  les  lois  divines  et  humai- 
nes. Or  c'est  tout  le  contraire  :  jamais,  pour  nous  servir 
d'un  mot  adopté  par  les  mœurs  faciles  d'un  autre  siècle, 
la  galanterie  ne  fut  moins  en  honneur  qu'aujourd'hui  : 
jamais  le  mariage  ne  fut  phis  respecté,  les  joies  de  I§  fa- 
mille mieux  savourées,  rèducalion  des  enfants  mieux 
comprise  et  plus  attentivement  suivie.  Interrogez  les  sou- 
venirs de  nos  devanciers ,  les  derniers  demeurants  d'une 
génération  qui  va  s'éteindre  :  ils  vous  diront  que,  dans  telle 
ou  telle  ville,  où  les  mauvaises  langues  chercheraient  en 
vain  un  seul  scandale,  il  y  avait,  de  leur  temps,  d'innom- 
brables intrigues f  —  toiqours  le  vocabulaire  d'alors,  — 
et  que  ces  intrigues  étaient  admises,  presqpie  Gonsacrées, 


H.  EDGftNE  POITOD«  SU 

oomme  la  conséquence  naturelle  de  la  vie  mondaine.  D*oQ 
"vient  ce  contraste?  Comment  se  fait-il  que  Vépoque  qui  vit 
éclore»  dans  la  littérature,  deshéros  de  sentiment,  de  cheya- 
leresques  figures,  des  personnifications  exaltées  de  la  irertu 
et  du  devoir,  ait  vu,  dans  le»  salons,  de  fuj^tives  et  frivo- 
les amours  se  nouant  et  se  dénouant  d'une  saison  à  Tautre, 
et  que  les  ménages  les  mieux  ums,  les  affections  les  plus 
sérieuses,  les  plus  chastes  et  les  plus  pieuses  mères  de 
famille  vivent  côte  à  côte  avec  les  inventions  les  plus  dés- 
ordonnées du  roman  et  du  drame  moderne?  Quel  est  Iç 
mot  de  Ténigme?  Elle  ne  nous  semble  pas  inexplicable. 

Au  temps  dont  nous  parlons ,  c*était  bien  la  société  po- 
lie, élégante,  aristocratique,  celle  des  honnêtes  gensy  des 
gens  comme  il  faut,  qui  entretenait  un  commerce  quoti- 
dien avec  la  littérature,  et  qui  se  laissait  endoctriner,  pé- 
nétrer, égarer  par  elle.  On  conservait  encore  les  traditions 
du  siècle  où  Voltaire,  Montesquieu,  Rousseau,  écrivaient 
pour  les  grands  seigneurs  et  les  grandes  dames  tout  en 
préparant  leur  mine,  où,  à  Paris  et  en  province,  des  du- 
chesses et  des  marquises,  recevant,  le  soir,  un  exemplaire 
firais  éclos  de  la  Nouvelle  HéUnse,  étaient  surprises  parle 
jour,  en  pantoufles  et  au  coin  de  leur  feu,  dévorant  les  dé- 
clarations éloquentes  de  Julie  et  de  Saint-Preux.  Cet  éter- 
nel fonds  d'amour  du  plaisir,  de  romanesque  chimère,  de 
révolte  sentimentale  ou  sensuelle,  qui  veille  dans  toutes 
les  âmes  et  se  joue  à  toutes  les  surfaces,  était  commun 
alors  aux  lettres  et  aux  salons,  et  ceux-ci  recevaient  le 
contre-coup  de  tout  ce  qui  agitait ,  amusait  ou  dépravait 
celles-là.  Haintenantrien  de  pareil  :  avertie  et,  pour  ainsi 
dire,  repliée  sur  elle-même  par  des  calamités  incroyables» 
mise  en  dehors  du  gouvernement  des  mœurs  publiques 
par  une  série  de  révolutions,  la  société,  dans  son  expres- 
sion la  plus  hauts  et  U  plus  pure^  a  rompu  avec  ces  jeux 


2i2  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

et  ces  audaces  de  l'esprit  qui  lui  avaient  fait  tant  de  mal. 
Elle  leur  a  fermé  sa  porte,  elle  ne  les  connaît  plus,  et  elle 
se  console  de  ses  désastres  par  la  pratique  de  ces  vertus, 
par  raccomplissement  de  ces  devoirs,  par  la  jouissance  de 
ces  félicités  domestiques  qu'elle  avait  négligés  ou  mécon* 
nus  au  milieu  de  ses  brillantes  prospérités.  Elle  exagère 
même  cette  rupture,  cette  attitude  méfiante  et  hostile  vis- 
à-vis  des  entreprises  et  des  libertés  de  la  pensée;  elle 
craint  les  courants  d'idées  comme  les  convalescents  crai- 
gnent les  courants  d'air  :  elle  ressemble  à  ces  blessés  dont 
la  plaie  tressaille  et  saigne^  même  aux  contacts  les  plus 
inofîensifs  et  les  plus  légers.  C'est  tout  au  plus  si,  de 
temps  à  autre,  un  des  siens,  a  patricien  ou  patricienne,  » 
comme  on  dit  aujourd'hui,  l'attriste  ou  Tètonne  par  l'éclat 
d'une  faute  romanesque,  et  tel  est  désormais  le  change- 
ment des  mœurs,  telle  est  la  netteté  des  situations  res- 
pectives, que  presque  toujours  ces  cœurs  révoltés  ou  dé- 
chus, au  lieu  de  s'effacer  dans  un  milieu  de  faiblesses  et 
de  tolérances  réciproques ,  passent  à  l'ennemi,  se  décla- 
rent brusquement ,  arborent  le  drapeau  de  leurs  désor- 
dres et  que  ce  qui  n'eût  été  jadis  qu'un  épisode  mondain 
devient  une  déclaration  de  guerre.  Mais  au-dessous  de  cette 
société  d'élite,  calfeutrée  et  timorée,  il  s'en  est  formé  un& 
autre,  ardente,  spirituelle,  passionnée,  hétérogène,  com- 
posée de  tous  les  détiitus  révolutionnaires,  appelant  à  elle 
les  déserteurs  des  classes  privilégiées,  les  naturels  ou  les 
volontaires  de  la  bohème,  les  artistes,  les  viveurs,  et  l'im- 
mense majorité  des  gens  de  lettres ,  qui  deviennent  ainsi 
juges  et  parties.  Toutes  les  existences  douteuses  et  pré- 
caires, tout  ce  qui  tient  par  un  côté  à  l'industrie  équivo- 
que ou  véreuse,  à  l'art  corrupteur  ou  vénal,  au  plaisir 
bruyant  et  facile,  à  l'élégance  suspecte  et  tarée,  se  ratta- 
che à  cette  société  mixte,  assez  riche  de  son  propre  fond 


M.  EUGENE  POITOU.  213 

pour  défrayer  toutes  les  peintures  et  tous  les  types  de  la 
littérature  immorale.  C'est  de  ses  flancs  orageux  que  sort 
cette  littérature ,  et  c*est  à  elle  que  cette  littérature  s'a- 
dresse. C'est  elle,  c'est  ce  produit  frelaté  de  nos  mœurs 
nouvelles  et  de  nos  victoires  démocratiques,  qui  tient 
maintenant  le  haut  du  pavé  dans  le  monde  du  théâtre  et 
du  roman,  que  l'on  rencontre  aux  premières  représenta- 
tions, qui  décide  des  succès,  distribue  les  renommées  et 
les  couronnes,  et  qui  fait  bonne  garde,  lorsqu'à  l'extré- 
mité contraire  une  voix  isolée  s'efforce  de  signaler  l'igno- 
minie de  ces  triomphes  et  le  danger  de  ces  tendances. 
Ayant  un  enjeu  dans  toutes  les  idées  dont  s'alimenteitf  le 
roman  et  le  théâtre,  complice  des  passions  qu'ils  exploi- 
tent et  qu'ils  caressent,  vivant  de  plain-pied  avec  leurs 
grands  hommes,  leurs  coryphées  et  leurs  comparses,  res- 
pirant le  même  air,  parlant  la  même  langue,  cette  société 
n'a  pas  seulement  la  littérature  pour  expression  ;  elle  est 
la  littérature  elle-même  ;  il  serait  impossible  du  moins  de 
les  séparer,  et  voilà  pourquoi  elles  s'entendent  et  se  sou- 
tiennent si  bien.  Que  fait,  pendant  ce  temps,  l'autre  so- 
ciété, la  véritable?  S'indigne-t-elle?  Non,  car  elle  sait  que, 
dans  son  atmosphère  purifiée,  ces  miasmes  ne  peuvent 
l'atteindre.  A-t-elle  peur?  Hélas!  non,  excepté  peut-être 
le  25  février,  quand  le  paradoxe  descend  dans  la  rue, 
porte  un  fusil  et  chante  les  lampions.  Encourage-t-elle, 
dans  la  mêlée,  ses  rares  défenseurs?  Non  ;  car  elle  ne 
croit  pas  avoir  besoin  d'être  défendue,  et,  dans  les  condi^ 
lions  nouvelles  où  elle  s'est  placée,  elle  est  étrangère,  ou, 
A  l'on  veut,  supérieure  au  débat.  Les  aberrations  de  l'art 
contiemporain  éveillent  un  moment  sa  curiosité,  rien  de 
plus  ;  les  efforts  de  la  critique  réactionnaire  obtiennent 
un  instant  sa  bienveillance,  voilà  tout  ;  et  il  ne  saurait  y  en 
avoir  davantage.  A  la  suite  de  nos  catastrophes  et  par  h 


ÎU  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

faute  de  tous,  un  abime  s*est  creusé  entre  les  lettres  et  ce 
monde  qui  les  animait  autrefois  de  ses  leçons  et  de  ses 
exemples.  C'est  à  travers  cet  abime  qu'il  assiste  ai^ourd'hui 
à  Fattaque  et  à  la  défense,  et  la  distance  est  trop  grande 
pour  qu'il  puisse  juger  la  portée  de  Tune  et  le  mérite  de 
Tautre.  De  là  cette  disproportion  énorme  de  la  part  faite  i 
chacun  :  aux  agresseurs,  aux  insulteurs ,  aux  corrupteurs, 
les  ovations,  le  bruit,  la  célébrité,  la  richesse;  aux  défen- 
seurs rindifférence,  Vinjure  et  Tabandon.  On  en  souffre 
d  abordy  on  est  tenté  de  crier  àriqjustlce,  à  l'ingratitude, 
puis  on  réflécliit,  et  l'on  reconnaît  que  trop  s'étonner  ou 
trop  se  plaindre  »  ce  serait  ne  pas  comprendre  son  temps. 
Telle  est  la  situation ,  et  sans  doute  H.  Poitou  n'a  pas 
attendu,  pour  s'en  rendre  compte,  nos  indications  rapides. 
Elle  ne  le  détournera  pas,  j'en  suis  sûr,  de  cette  tâche 
réparatrice  où  il  a  fait  preuve  de  talent  et  de  courage,  et 
où  le  sentiment  du  devoir  accompli  donne  des  joies  meil- 
leures et  plus  saines  que  les  ivresses  de  la  vanité.  Lui  dirai- 
je  toute  ma  pensée?  Peut-être,  pour  déployer,  dans  toute 
leur  liberté  et  toute  leur  force,  ses  indignations  et  ses  cen- 
sures, ferait-il  bien  de  ne  pas  trop  les  enfermer  dans  les 
cadres  des  programmes  académiques.  Le  noble  rôle  de  re- 
dresseur de  torts  littéraires  exige  ime  indépendance  et  par- 
fois une  ftpreté  d'allures,  peu  compatibles  avec  ce  régime  de 
ménagements  discrets  et  d'accommodements  habiles  dont 
ne  sauraient  se  passer  ces  doctes  assemblées.  Puisque 
M.  Poitou  a  choisi,  en  littérature,  la  meilleure  pai*t,  la 
part  des  austérités  et  des  sacrifices,  qu'il  ne  s'arrête  pas 
en  si  bon  chemin  :  les  insultes  de  la  basse  littérature  va- 
lent mieux  même  que  les  suffrages  de  Jérôme  Paturot. 


'ix 


POETES  ET  CONTEURS 


M,  DE  SALVANDY 


M.  de  Satvandy  naepdt  leMi  juin  4795»  i  Condom,  tee 
premier  dîocèM  de  Bossuet.  Son  adolesoenee  studieuse  et 
ardente  s'onvrit  à  la  hunîëre  et  A  ia  vie  pendant  ces  an^ 
nées  qui  mêlaient  déjà  mx  éblouissements  de  TEmpire 
^elques  sombres  présages.  De  là  deux  impressions  diCEè- 
rentes,  bien  qa'étroitement  liées,  qui  décidèrent  de  la 
direction  de  son  hitelligenee  et  préparèrent  à  sa  cwrière 
actÎTe,  à  travers  nos  changements  et  nos  catastrophes,  une 
remarquable  unité.  Il  respira  avec  Taîr  l'amour  de  la 
gloire,  cette  passion  qui  ne  messied  pas  aux  âmes  c«pa* 
blés  de  la  poiter  ;  mais  en  même  temps  il  accoutuma  les 
premiers  enthousiasmes  de  sa  jeunesse  à  démêler  ce  qui, 
dans  ce  hixe  de  gl<»re  el  de  jouissance»  s'acoardait  ^avec  la 


S16  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

grandeur  et  le  génie  de  la  France ,  et  ce  qui  n'était  qu'un 
démenti  infligé  par  un  homme  à  la  conscience  des  peuples 
et  à  la  liberté  humaine.  H.  de  Salvandy  apprit  à  aimer  la 
liberté  et  son  pays,  en  voyant  ce  qui  opprimait  Tune,  et 
en  songeant  à  ce  qui  menaçait  Tautre.  Haïs,  pour  le  mo- 
ment, il  n^était  encore  qu'élève  au  lycée  Napoléon  ;  élève 
volontaire  qui  avait  gagné  «ce  premier  enrôlement  classi- 
que à  l'aide  d'une  pétition  d'un  genre  bien  inattendu  sous 
la  plume  d'un  enfant  de  douze  ans  :  un  poème  en  prose 
sur  les  victoires  d'Italie,  d'Egypte  et  d'Austerlitz!  A  ce  trait 
caractéristique  s'en  joignit  bientôt  un  second  qui  ne  l'est 
pas'  moins.  La  fortune  de  l'Empire  suivit  dans  sa  décrois- 
sance une  marche  plus  rapide  encore  que  dans  ses  con- 
quêtes .  Arrivèrent  les  douloureuses  et  héroïques  campagnes 
de  1812  et  1813.  Tout  ce  qui  restait  de  ces  générations 
mutilées,  tout  ce  qui  était  trop  jeune  ou  trop  vieux  pour  cou- 
rir à  ces  dernières  mêlées,  prêtait  une  oreille  attentive  à 
ces  bruits  glorieux  et  sinistres,  échos  de  batailles  perdues 
ou  de  victoires  stériles,  qui  se  rapprochaient  peu  à  peu,  et 
accroissaient,  en  se  rapprochant,  le  péril  et  l'angoisse. 
Pour  M.  de  Salvandy,  alors  en  rhétorique,  ces  bulletins, 
ces  récits  éloquents  et  brefs,  avaient  un  tout  autre  prestige 
que  les  pages*  refroidies  de  Tite-Live  ou  de  Salluste.  Un 
soir,  au  réfectoire,  au  lieu  d'une  lecture  insipide  que  les 
quatre  cents  élèves  s'apprêtaient  à  ne  pas  écouter,  on  en- 
tend lire  un  bulletin  de  victoire ,  daté  de  Lutzen,  où  les 
grands  noms  de  l'histoire  moderne  se  croisent  et  s'entre- 
choquent comme  dans  un  conflit  d'armées  :  le  champ  de 
bataille  est  décrit,  les  mouvements  militaires  esquissés  à 
grands  traits ,  et  le  tout  est  accompagné  d'une  proclama- 
tion où  l'auditoire  croit  reconnaître  le  grand  style' de  l'Em- 
pereur. Nous  laissons  à  penser  quelle  fut  rémotion  géné- 
rale :  disciples  et  maîtres  s'y  ti'ompèrent,  même  le  provi- 


M.  DE  SALVANDY.  217 

scur  M.  de  Wailly.  Le  traducteur  d'Horace  fut  dupe  de  ce 
nouveau  chant  d*Homère.  Le  lendemain,  tout  se  découvrit; 
l'auteur  du  récit,  du  bulletin,  de  la  proclamation  et  de  la 
bataille ,  c'était  Télève  Salvandy.  11  y  avait  là  une  de  ces 
fautes  (felixculpa)  qu'il  n'est  pas  donné  à  tous  de  commet- 
tre, et  qu'on  punit  en  les  admirant.  H.  de  Salvandy  pré- 
vint la  punition  en  se  faisant  soldat,  et,  l'année  suivante, 
âgé  de  dix-neuf  ans  à  peine,  il  revenait  au  lycée,  pour  son 
cours  de  philosophie ,  avec  les  épaulettes  d'ofGcier  et  la 
croix  de  la  Légion  d'honneur.  Trente  ans  après,  il  rentrait 
dans  ce  même  collège,  en  qualité  de  ministre  de  l'instruc- 
tion publique,  pour  y  installer  comme  proviseur  le  fils  de 
M.  de  Wailly,  et  il  témoignait  au  fils  sa  reconnaissance 
pour  le  père  avec  celte  grâce,  cette  éloquence  partie  du 
cœur,  dont  il  possédait  le  secret  ! 

Tel  fut  le  début  de  cette  carrière  où  l'imagination,  même 
dans  ses  hardiesses,  ne  fit  jamais  tort  à  la  justesse  de  vues. 
Je  ne  sais  si  je  me  trompe,  mais  il  me  semble  que  ce  bien- 
fait d'une  éducation  littéraire,  obtenu  par  un  poème  en  prose 
écrit  à  douze  ans  sur  les  prodiges  de  nos  armes,  et  cette 
vocation  militaire  se  déclarant  tout  à  coup  à  la  suite  d'une 
équipée  de  rhétoricien  enivré  de  patriotisme  et  de  gloire, 
répondent  bien  à  l'idée  qu'on  se  forme  de  ce  caractère  et 
de  cette  vie.  Chez  M.  de  Salvandy,  en  effet,  l'officier  fran- 
çais doublé  de  littérature  ne  disparut  jamais  entièrement, 
et  ce  reflet  chevaleresque,  peu  commun  en  pohtique,  re- 
levait d'une  façon  piquante  l'ensemble  de  sa  physionomie. 
L'instinct  prophétique  dont  il  fit  preuve  plus  tard  en  bien 
des  circonstances  solennelles  se  révéla  aussi  y  dès  cette 
année  1814,  par  un  détail  où  le  sous-lieutenant  de  dh 
neuf  ans  montrait  une  intelligence  bien  vive  de  la  situation 
et  de  ses  conséquences.  Le  15  avril,  quatre  jours  apK^ 
l'abdication  de  Napoléon,  U^  de  Salvandy  accourait  à  Paii^ 

il 


218  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

et  y  prenait  sa  première  inscription  de  droit  :  à  ses  j&xt^ 
une  nouvelle  ère  commençait,  où  le  talent,  la  sdence,  la 
parole,  la  liberté,  les  arts  de  la  paix,  allaient  avw  leur 
place  et  leur  gloire  I 

Pourtant  H.  de  Salvandy  ne  quitta  pas  encore  cet  état 
militaire  dont  les  émotions  plaisaient  à  son  imagination 
martiale.  Après  les  Cent-Jours,  il  entra  dans  la  maison  du 
roi  ;  il  fut  fier  de  servir  ces  princes  dont  la  mission  pro- 
videntielle ne  pouvait  échapper  à  sa  clairvoyance.  Nul 
n*avait  compris  mieux  et  plus  vite  à  quel  point  la  royauté 
française  était  peu  solidaire  des  malheurs  qu'elle  venait 
réparer,  et  combien  il  importait,  pour  lui  rendre  sa  tâche 
plus  facile,  de  bien  distinguer  ce  que  la  haine  et  la  mau- 
vaise foi  affectaient  déjà  de  confondre  :  le  rétablissement 
de  la  monarcliie  et  le  triomphe  des  ennemis  de  TEmpire  ; 
la  Restauration  et  Tlnvasion.  De  cette  pensée  si  vraie,  à 
laquelle  les  douleurs  de  la  patrie  donnaient  la  vivacité 
d'une  passion,  jaillit  la  brochure  célèbre  :  la  Coalition  et 
la  France,  La  colère  des  alliés  prouva  que  le  jeune  publi- 
ciste  avait  frappé  juste  ;  son  ouvrage,  enlevé  en  qudques 
heures,  et  vendu  le  soir  à  prix  d*or,  les  fit  réfléchir  à  la 
puissance  du  sentiment  national  dont  ils  froissaient  toutes 
les  fibres  et  qu'interprétaient  ces  pages  brûlantes.  Nul 
doute  que  la  Coalition  et  la  France  n'ait  eu  une  influence 
notable  sur  la  détermination  des  souverains,  et  n'ait  aidé  à 
l'œuvre  diflicile  et  glorieuse  de  l'évacuation  du  territoure. 
Toutefois,  dans  le  premier  instant  de  colère,  les  alliés  de- 
mandèrent l'extradition  de  M.  de  Salvandy,  et  Ton  parlait 
déjà  de  sanglantes  représailles.  A  cette  heure  de  crise  et 
de  danger  où  les  violences  de  la  veille  préparent  souvent  de 
si  mortels  regrets  à  la  justice  du  lendemain,  un  vieillard 
vint  frapper  à  la  porte  de  la  mansarde  où  dormait  paisi- 
blement le  courageux  auteur  de  la  Coalition  et  la  Franœ, 


H.  DE  SAI4VANDY.  S19 

n  lui  offrit  un  asile  sûr  dans  un  palais  où  on  ne  viendrait 
pas  le  chercha*.  Ce  vieillard  était  le  comte  de  Grave,  che- 
valier d'honneur  de  madame  la  duchesse  d'Orléans,  grand- 
oncle  maternel  de  celui  qui  écrit  ces  lignes.  Qu'on  me  par- 
donne si  je  n'ai  pu  résister  à  l'envie  de  cueillir  en  chemin 
ce  souvenir  de  famille  1  II  m'a  semblé  que  ma  respectueuse 
aŒection  pour  M.  de  Salvandy  trouvait  là,  dans  ce  passé  si 
lointain,  un  lien  de  plus  et  un  présage  ! 

U  n'accepta  pas  cette  offre  généreuse,  et  l'énergique  at- 
titude de  Louis  XYIU  montra  à  tous^  amis  et  ennemis, 
que,  sous  son  régne,  les  Français  n'avaient  besoin  d'être 
protégés  par  personne.  Ce  que  les  alliés  regardaient  comme 
une  offense,  le  roi,  par  cela  même,  le  regarda  comme  un 
service,  et,  le  jour  où  le  dernier  soldat  de  ces  armées  étran- 
gères mit  le  pied  hors  de  la  frontière  qu'il  ne  devait  plus 
toucher,  Xouis  X^YIII  demanda  que  M.  de  Salvandy  lui  fût 
présenté.  U  le  regarda  fixement  et  lui  dit  d'une  voix  forte  : 
«•Monsieur,  les  étrangers  quittent  mon  territoire  ;  je  suis 
tout  à  fait  maître  chez  moi ,  et  je  le  prouve  en  vous  nom- 
mant maître  des  requêtes  dans  mon  conseil  d'État.  »  — 
U.  de  Salvandy  avait  vingt-deux  ans. 

Ainsi  s'ouvrirent  pour  lui,  tout  à  la  fois  et  comme  dans 
un  même  coup  d'éclat,  cette  camère  politique  et  cette  vie 
de  pubUciste  où  il  devait  rencontrer  un  si  digne  emploi  de 
ses  facultés  éminentes.  Nous  ne  le  suivrons  pas  dans  toutes 
les  phases  où  l'engagèrent  les  modifications  successives  de 
la  poUtique  suivie  par  le  gouvernement  de  la  Restauration. 
Passionné  comme  il  l'était,  comme  il  le  fut  toujours,  pour 
l'alliance  de  la  liberté  et  du  pouvoir  résumée  dans  la  mo- 
Karchie  constitutionnelle ,  il  dut  éprouver  des  pressenti- 
ments sinistres ,  toutes  les  fois  qu'il  vit  cette  royauté  pen- 
cher vers  des  opinions  trop  vives  pour  ne  pas  créer  à  la 
liberté  des  méfiances  et  à  l'autorité  des  périls.  En  ressen- 


220  CAUSERIE»  LITTÉRAIRES. 

tant  ces  craintes  et  en  les  exprimant,  il  restait  également 
dévoué  au  trône  et  au  pays  ;  car,  bien  différent  de  ceux 
qui  avaient,  depuis  trente  ans,  détourné  à  leur  usage  le 
sens  du  beau  mot  de  patriotisme,  M.  de  Salvandy  fut,  au 
plus  haut  degré,  le  patriote  royaliste.  De  nombreuses  bro- 
chures ,  d'innombrables  articles  de  journal,  qui,  grâce  à 
Féclat  du  style,  à  la  hardiesse  de  i*allure,  au  mélange  ha- 
bile de  la  langue  littéraire  et  de  la  langue  des  affaires,  eu- 
rent souvent  l'honneur  d'être  attribués  par  d'excellents 
juges  au  plus  grand  écrivain  de  son  temps,  teUes  furent, 
avec  le  roman  d'Alonso  que  lui  inspira  un  premier  voyage 
en  Espagne,  et  la  belle  Histoire  de  Jean  Sobieski ,  publiée 
en  1827,  les  productions  de  cette  laborieuse  période.  Pen- 
dant près  de  quinze  ans,  on  vit  M.  de  Salvandy  constam- 
ment sur  la  brèche,  à  la  tête  de  la  brillante  pléiade  des 
Débats^  dont  il  se  séparait  pourtant  par  des  nuances  plus 
monaixhiques.  11  ne  fit  jamais  une  guerre  systématique  au 
gouvernement  :  cet  esprit  si  juste  et  si  loyal  en  comprenait 
trop  bien  les  difficultés  pour  lui  créer  des  embarras  inu- 
tiles. Chaque  fois  qu'il  le  vit  se  rapprocher  de  ces  points 
de  rencontre  où  le  passé  et  le  présent,  la  liberté  et  le  pou- 
voir, semblaient  enfin  se  réconcilier  et  s'unir,  il  déclarait 
bien  haut  qu'il  ne  fallait  pas,  par  des  chicanes  de  détail, 
entraver  le  ministère  ou  fournir  des  prétextes  aux  violents 
de  tous  les  partis.  Il  disait  —  et  il  prêchait  d'exemple,  — 
que  le  devoir  des  royalistes  constitutionnels  était  de  se 
rallier  aussitôt  autour  du  trône  pour  le  préserver  de  deux- 
sortes  d'ennemis  :  ceux  qui  ne  savaient  que  le  haïr,  et  ceux 
qui  ne  savaient  pas  l'aimer  sagement. 

Ilélas  !  ces  conseils  ce  furent  pas  toujours  écoutés  ;  de 
funestes  malentendus  amenèrent  une  rupture  complète. 
M.  de  Salvandy  avait  prédit  la  Révolution  de  1830;  mais  il 
l'avait  prédite  -comme  une  calamité ,  et  il  ne  l'accepta  qof 


M.  DE  SALVANDY.  221 

comme  teUe.  Il  en  devina  immédiatement  les  conséquences 
redoutables,  au  milieu  même  des  enivrements  d'un  triom- 
phe où  son  cœur  restait  avec  les  vaincus.  Il  reconnut,  à 
d'infaillibles  indices,  que  cette  victoire  de  l'insurrection 
dlait  introduire  dans  tous  les  éléments  de  la  société,  dans 
tous  les  ressorts  de  la  vie  publique,  des  dissolvants  tels, 
que  d'immenses  efforts  de  persévérance  et  d'énergie  pour- 
raient à  peine  mener  à  bien  le  sauvetage.  En  d'autres  ter- 
mes, il  marqua  et  choisit  sa  place  dans  cette  lutte  nouvelle 
où  le  second  rang  des  défenseurs  de  l'ordre  était  mis  à 
découvert  par  la  chute  ou  l'abdication  du  premier.  Gom- 
ment il  remplit  cette  place  honorable ,  désignée  d'avance 
à  tant  de  périls  et  d'attaques ,  le  pays  le  sait  et  ne  l'ou- 
bliera pas.  Dés  le  mois  de  décembre  1851,  la  multiplicité 
et  la  fureur  de  ces  attaques,  le  peu  d'accord  dans  certaines 
parties  de  la  défense,  les  progrès  de  l'esprit  révolutionnaire 
dont  la  sape  continuait  au  milieu  de  ces  tiraillements  ex- 
térieurs, les  symptômes  d'anarchie  morale  qui  se  trahis- 
saient déjà  dans  la  société  et  dans  la  littérature,  inspirè- 
rent à  H.  de  Salvandy  le  livre  qu'on  regarde  comme  son 
chef-d*œuvre  :  la  Révolution  de  i850  ou  Vingt  mois  et 
leurs  résultats;  ce  livre,  réimprimé  il  y  a  peu  d'années,  a 
paru  conserver  un  à-propos  rétroactif,  et  fait  l'efTet  d'une 
prophétie  retrouvée  après  l'événement  qu'elle  annonçait. 
Évidemment,  pour  l'auteur  de  cet  ouvrage,  la  Révolution 
de  juillet  n'était  et  ne  pouvait  être  qu'un  de  ces  malheurs 
où  l'homme  sincèrement  dévoué  à  son  pays  court  au  plus 
pressé,  se  résigne  à  un  expédient,  mais  n'en  garde  ^as 
moins  dans  son  âme  les  notions  de  vérités  immortelles 
qu'une  catastrophe  ne  peut  ni  infirmer  ni  prescrire. 

Trop  jeune,  sous  la  Restauration,  pour  pouvoir  être  élu 
député,  H.  de  Salvandy,  après  1830,  avait  été  un  des  pre- 
miers à  profiler  de  l'abaissement  de  l'âge  d'éligibilité,  et 


223  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

rarrondissement  de  la  Flèche  l'avait  envoyé  â  la  Chambre. 
Quelques  mois  plus  tard,  le  13  février,*  au  moment  où  une 
populace  en  délire  saccageait  Tarchevêché  et  Saint-Ger- 
main-FAuxerrois,  et  où  l'incroyable  faiblesse  du  ministère 
lui  donnait  presque  un  air  de  complicité,  le  jeune  député 
monta  à  la  tribune,  et,  bravant  toutes  tes  passions  mau- 
vaises ameutées  contre  lui,  tenant  tôle  à  un  de  ces  effroya- 
bles orages  qi^  reparaissent  de  loin  en  loin  dans  les  fastes 
parlementaires,  il  fit  entendre  le  cri  vengeur,  le  cri  d'indi- 
gnation et  d*anathëme,  au  nom  de  la  religion,  de  la 
royauté,  de  Thistoire  et  de  la  société  outragées.  Toute  sa 
politique  répondit  à  ce  début.  Il  aima  mieux  devemV  impo- 
pulaire et  s'éloigner  de  la  Chambre,  que  s'engager  à  voter 
pour  la  mutilation  de  la  pairie.  Dans  cette  nouvelle  dis- 
tribution des  forces  conservatrices,  il  se  plaça  à  Textréme 
droite  de  ce  centre  droit  de  qui,  depuis  quarante  ans,  la 
destinée  singulière  a  été  de  représenter  presque  toujours 
la  vraie  pensée  de  la  France  et  d*être  presque  toujours  dé- 
passé. Cependant,  grâce  à  des  efforts  de  courage  et  de 
sagesse,  les  crises  les  plus  menaçantes  se  calmèrent  ;  le 
parti  démagogique ,  après  quelques  folles  tentatives , 
ajourna  ses  espérances  ;  il  n'y  eut  plus  d'agitation  qu'à  là 
surface,  au  sein  d'une  factieuse  minorité.  Les  services  ren- 
dus par  M.  de  Salvandy  au  rétablissement  de  l'ordre  l'ap- 
pelaient à  figurer  tôt  ou  tard  parmi  les  conseillers  de  la 
couronne.  En  1837,  il  fut  nommé  ministre  de  l'instruction 
publique. 

L^'espace  nous  manque  pour  parler  convenablement  de 
ses  travaux  dans  ce  ministère,  d'où  il  sortit  avec  M.  Holë, 
où  il  rentra  cinq  ans  plus  tard,  après  avoir  été,  dans  l'in- 
tervalle ,  ambassadeur  en  Espagne.  Chacun  de  ces  épiso- 
des, qui  passionnèrent  la  politique  d'alors,  mériterait  un 
diapitre  à  part.  Qu'il  nous  suffise  de  dire  que  partout  et 


M.  DE  SALVÂNDT.  223 

toujours ,  à  rétranger  eomme  en  France ,  m  ministère 
comme  sur  les  bancs  de  la  Chambre,  H.  de  Salvandy  resta 
invariablement  fidèle  aux  grandes  lignes  de  conduite  qui 
ont  dominé  toute  sa  vie  :  au  dehors ,  un  sentiment  pro- 
fond de  la  dignité  de  son  pays  et  une  vigilance  admirable 
à  le  préserver  de  tonte  atteinte  ;  au  dedans,  un  souci  con« 
stant  des  vraies  conditions  qui  maintiennent  aux  gouver- 
nements leur  force  et  leur  grandeur  morale»  une  intelli- 
gence expansive,  accueillant  avec  faveur  les  idées  de 
progrès  et  de  liberté,  du  moment  que  Tordre  raffermi  et  la 
société  pacifiée  permettaient  de  songer  à  l'avenir.  Ministre 
de  rinstruction  pubUque,  M.  de  Salvandy  ne  put  pas  réa- 
liser tout  ce  qui  s'est  fait  plus  tard  :  mais  il  en  eut  le  pres- 
sentiment, et  l'on  peut  dire  que  cette  liberté  d'enseigne- 
ment, tellement  disputée,  si  elle  ne  naquit  pas  tout  à  fait 
sous  son  ministère  y  l'eut  au  moins  pour  précurseur  ;  qu'il 
l'aima,  qu'il  la  devina,  qu'il  eût  été  digne  de  la  donner,  et 
qu'aujourd'hui,  à  distance,  on  ne  sépare  plus  son  nom  de 
ceux  des  hommes  éminents  qui  ont  continué  et  complété 
son  œuvre.  Dans  ses  rapports  avec  la  littérature,  rapports 
si  délicats,  où  Tesprit  a  si  souvent  à  se  heurter  contre  des 
vanités  et  le  cœur  contre  des  misères,  M.  de  Salvandy  ap« 
porta  une  cordialité,  tn  tact,  une  prévenance,  qui  désar- 
maient toutes  les  haines,  adoucissaient  toutes  les  amertu- 
mes. Ce  n'était  ni  un  prolecteur  ni  un  maître,  à  peine  un 
supérieur  ;  mieux  que  cela,  un  confrère  arrivé,  tendant  la 
main  à  ses  confrères  en  retard.  Tous  les  écrivains,  tous  les 
journalistes  qui  eurent  affaire  à  lui  ou  besoin  de  lui ,  tous 
ceux  qui  rapprochèrent,  à  titre  d'amis  ou  de  solliciteurs, 
d'adver«aires  ou  de  protégés ,  pendant  cette  phase  de  sa 
vie  publique,  lui  ont  rendu  une  éclatante  justice.  Leur  re- 
connaissance et  leurs  regrets  le  suivirent  dans  sa  retraite, 
alors  qu'une  catastrophe  nouvelle  vint  rendre  à  la  vie  pri* 


224  CAUSERIES  LITTËRAIRES. 

vëe  et  aux  lettres  Hiomme  qui  avait  su  toujours  assoder 
tant  de  courtoisie  à  tant  de  fermeté.  Déjà,  depuis  plusieurs 
années,  H.  de  Salvandy  était  membre  de  l'Académie  fran- 
çaise ;  il  y  avait  remplacé,  en  1855,  M.  Parseval  de  Grand- 
maison  :  en  1841 ,  il  y  avait  eu  une  de  ces  bonnes  fortunes 
qui  marquent  dans  une  carrière  littéraire,  et  qu'il  a  sou- 
vent renouvelées  depuis.  Il  était  chargé  de  répondre  à 
H.  Victor  Hugo,  qui  arrivait  à  l'Académie,  presque  en  con- 
quérant ,  précédé  d'une  réputation  immense,  et  apportant 
à  la  docte  assemblée  les  allures  hautaines  d'un  homme  ha- 
bitué déjà  par  ses  flatteurs  à  regarder  sa  gloire  poétique 
comme  le  prologue  de  son  avènement  politique.  Le  dis- 
cours du  récipiendaire  se  ressentit  de  ses  dispositions  bel- 
ligérantes. Ses  admirateurs  ont  fort  reproché,  dans  ces 
derniers  temps,  à  des  académiciens  hommes  d'État,  d'a- 
voir mis  de  la  politique  dans  leurs  discours.  Personne  n'a 
plus  parlé  politique  à  l'Académie  que  M.  Hugo,  ou  plutôt 
il  eut  le  mauvais  goût  de  ne  pas  parler  d'autre  chose.  11  le 
fit  avec  ces  formules  superbes  et  doctorales  que  nous  l'a- 
vons vu,  plus  tard,  transporter  sur  un  autre  théâtre,  et 
qui,  dès  lors,  déguisaient  très-mal  le  vide  et  l'incohérence 
de  ses  pensées.  M.  de  Salvandy  le  rappela  à  Tordis  litté- 
raire, et  il  y  mit  une  finesse,  une  grâce,  une  malice  qui, 
de  l'avis  même  des  amis  de  H.  Hugo,  lui  laissèrent  tout 
l'avantage.  Le  poète,  anticipant  sur  ses  divagations  ulté- 
rieures, avait  prodigué  à  la  Convention  les  épithètes  de 
sublime  y  auguste^  surnaturelle,  M.  de  Salvandy  releva  éner- 
giquement  ces  paroles  absurdes,  et  l'auditoire  salua  avec 
transport  sa  protestation  éloquente.  Cinq  ans  après,  les 
Girondins  paraissaient,  et.  Tannée  suivante,  la  Révolution 
de  février  faisait  descendre  dans  la  rue  ces  apothéoses  et 
ces  utopies.  Ainsi  tout,*  chez  l'homme  que  nous  regrettons, 
a  répondu  à  un  plan  général  dont  il  ne  s'est  jamais  départi, 


il.  DE  SALVANDY.  225 

et  que  l'on  peut  résumer  en  quelques  mots  :  Pressenti* 
ments  de  nos  malheurs,  efforts  intelligents  et  intrépides 
pour  les  éviter;  compréhension  vive  et  prompte  du  meil- 
leur moyen  de  les  réparer. 

Cet  esprit  si  prévoyant  et  si  ferme  ne  pouvait  être  ni 
surpris  ni  abattu  par  la  Révolution  de  1848.  Elle  ne  s'ac- 
cordait que  trop  avec  ses  tristes  prévisions  !  Elle  n'était 
que  le  triomphe,  accidentel,  mais  logique,  delà  déinocra- 
lie  profitant  d'un  moment  de  crise  pour  pénétrer  par  une 
brèche  longtemps  défendue,  mais  toujours  ouverte.  Elle 
affligea  H.  de  Salvandy ,  elle  ne  le  déconcerta  pas.  Il  fut 
ilouloureusement  ému  de  l'exil  et  des  malheurs  des  prin- 
ces qu'il  avait  servis;  mais,  sans  s'arrêter  à  regretter  pour 
lui-même  les  honneurs  et  le  pouvoir,  sans  s'effrayer  de  la 
médiocrité  de  fortune  qu'il  retrouvait  au  déclin  de  sa  la- 
borieuse carrière,  il  s'éleva  à  des  pensées  plus  hautes  et 
plus  fécondes.  Comme  tous  les  hommes  illustres  dont  il 
avait  partagé  les  travaux  et  qui  tombaient  avec  lui,  comme 
tous  ceux  que  n'ont  pas  égaré  des  ambitions  personnelles, 
des  piqûres  d'amour-propre  ou  l'esprit  de  coterie  et  d'in- 
trigue, M.  de  Salvandy  comprit  aussitôt,  comme  moralité 
et  conséquence  de  l'événement  qui  foudroyait  et  ranimait 
tant  d'espérances ,  la  nécessité  d'une  réconciliation  entre 
toutes  les  branches  de  la  maison  de  Bourbon,  entre  tous 
les  serviteurs  de  la  monarchie  française.  11  vit  là,  non  pas, 
à  Dieu  ne  plaise  !  un  expédient  politique,  —  nous  n'au- 
rions alors  ni  le  pouvoir  ni  l'envie  d'en  parler,  —  mais  un 
grand  intérêt  social ,  indépendant  des  caprices  du  sort  et 
de  la  mobilité  des  hommes.  L'avenir  des  races  royales  est 
entre  les  mains  de  Dieu  ;  mais  leur  passé  appartient  à 
l'histoire,  leur  dignité  à  elles-mêr^es,  au  pays  qu'elles  ont 
gouverné  pendant  des  siècles  et  élevé  au  rang  des  grandes 
nations.  Si  l'on  veut  que  ce  passé  reste  environné  de  ses 


236  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

prestiges  et  de  sa  gloire,  que  cette  dignité  demeure  iotacte, 
que  l'idée  même  de  royauté,  de  puissance  souveraine,  ex- 
posée à  de  tels  outrages,  conserve  sa  force  tutélaire  et  répa- 
ratrice, il  ne  faut  pas,  il  n'est  pas  bien  que  des  malen- 
tendus et  des  nuages  subsistent  là  où  il  ne  peut  plus  y  en 
avoir,  que  les  lois  immortelles  du  droit  et  de  l'équité  soient 
chicanées  et  méconnues  là  où  elles  reçoivent  du  malheur 
même  et  du  lointain  une  consécration  nouvelle.  M.  de  Sal- 
vandy  a  salué  cette  vérité  comme  un  dédommagement  de 
ses  disgrâces,  de  ses  angoisses  pour  son  pays.  Sa  raison, 
son  cœur,  son  patriotisme ,  la  pensée  de  toute  sa  vie ,  Im 
ont  dit  que  les  querelles  de  mots  n'étaient  plus  possibles, 
que  les  dissidence  passées  n'avaient  plus  de  sens,  qu'une 
réconciliation  était  nécessaire,  et  que  la  maison  de  Bour- 
bon ne  pouvait  plus  avoir  qu'un  chef.  Ce  ne  sera  là  ni  le 
moindre  ni  le  moins  durable  de  ses  titres  ! 

Mais  revenons  vite ,  avant  de  finir,  à  un  terrain  moins 
périlleux  et  moins  glissant,  à  cette  littérature  qu'il  a  tant 
aimée  et  qui  nous  donne  le  droit  de  parler  de  lui.  H.  de 
Salvandy  a  été  à  la  fois  orateur,  écrivain,  publiciste  et 
improvisateur;  car  qui  dit  journal  ou  brochure  dit,  hélas  ! 
improvisation.  11  a  déployé,  dans  ces  genres  si  différents, 
des  qualités  de  premier  ordre;  verve,  expausion,  saillie, 
élévation  naturelle,  généreuses  vibrations  de  l'âme,  ima* 
gination  dans  le  bon  sens,  et  alliance  bien  rare  d'un 
sentiment  exalté  de  la  grandeur  avec  le  plus  vif  et  le  plus 
charmant  esprit  français.  Cet  esprit,  sans  lequel  rien  n*est 
mplet  en  France,  se  retrouvait  dans  sa  conversation,  où 
trait  jaillissait  sans  cesse,  où  le  mot  se  soulignait  de  lui- 
même.  Dans  ces  élégantes  joutes  de  salon,  M.  de  Salvandy 
charmait  tout  le  monde  et  ne  redoutait  personne.  Parmi 
ses  ouvrages  les  plus  importants,  nous  avons  parlé  de  la 
Coalitwn  et  la  France  ;  nou»  avons  mentionné  le  roman 


M.  DE  SALVANDT.  SS7 

historique  i*Alonso,  dont  il  venait  de  préparer  une  noui 
Telle  édition  :  son  Histoire  de  Jean  Sobieski ,  souvent 
réimprimée,  retrace  avec  une  sympathique  éloquence  e( 
nneamj^leurreniacquable  les  infortunes  d  une  nation  che- 
valeresque qui  vivrait  encore  si  elle  avait  mis  dans  sa  po 
litique  autant  de  bon  sens  que  d'héroïsme  sur  les  champs 
de  bataille.  Quant  à  la  Révolution  de  1830,  ou  Vingt  mois 
et  leurs  résultats ,  ce  livre  de  circonstance  restera  tant 
que  s'agiteront  les  deux  grands'principes,  les  deux  grandes 
forces  qui  se  disputent  le  monde  ;  c'est  dire  que  cette  oc- 
tualité  ne  finira  pas  de  sitôt.  Rappelons ,  comme  un  bon 
neur  tout  littéraire,  que  ce  livre,  si  éloquent  et  si  vrai,  fut 
le  dernier  que  se  fit  lire  Gœlhe  octogénaire  et  mourant, 
et  qu'on  garde  encore  à  Weimar  l'exemplaire  où  il  porta 
ses  lèvres  quelques  minutes  avant  d'expirer.  Comment 
terminer  cette  rapide  nomenclature,  sans  mentionner  ces 
trois  belles  séances  de  l'Académie  française  où  H.  de 
Salvandy  fut  appelé  tour  à  tour  par  le  sort  à  répondre 
à  trois  hommes  illustrés  par  l'éloquence  de  la  chaire,  par 
l'éloquence  politique  et  par  les  luttes  de  la  presse,  et  ne 
resta  inférieur  à  aucun  d'eux?  Tous  nos  lecteurs  se  sou- 
viennent de  l'attrait  de  ces  séances ,  de  l'élévation  de  ce 
langage. 

Cette  noble  vie  a  été  brisée  avant  l'âge  ;  de  ce  talent  si 
pur,  de  ce  caractère  si  ferme,  de  cette  voix  si  généreuse,, 
il  ne  nous  reste  plus  que  le  souvenir.  Mais  de  tels  exem- 
ples ne  passent  pas  avec  l'homme  qui  les  a  donnés.  Les 
réputations  éphémères  éblouissent  et  disparaissent;  les 
sophismes  ont  leur  moment;  le  triomphe  des  intérêts  ma- 
tériels fait  pencher  la  balance  du  côté  du  succès  et  de  l'or. 
Les  grandes  vérités  sociales  et  morales  survivent  à  ces 
ivresses,  à  ces  sm^prises  et  à  ces  bruits.  On  les  retrouve 
aux  heures  marquées  par  Dieu,  et  c'est  alors  la  gloire  des 


228  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

hommes  tels  que  M.  de  Salvandy  de  s'être  montrés  dignes 
de  les  léguer  à  Tavenir  en  les  proclamant  dans  les  jours 
mauvais. 

20  décembre  1857 
II 

Peut-être  m'accusera-t-on  de  faire  de  la  critique  senti- 
mentale ;  mais,  je  Tavoue,  je  n*ai  pu  me  défendre  d'une 
émotion  profonde  en  lisant,  à  la  dernière  page  de  Don 
Alonsoj  à  la  fm  de  l'épilogue  qui  complète  maintenant  et 
précise  le  sens  de  ce  grand  ouvrage,  cette  simple  date  : 
«  Graveron,  3  octobre^  »  à  laquelle  l'éditeur  a  ajouté  : 
«  En  marge  est  écrit  :  U  me  fallait  huit  jours  de  plus  !  > 
Ainsi  c'est  deux  mois  avant  sa  mort,  d'une  main  déjà 
tremblante  et  crispée  par  d'indicibles  douleurs,  que  M.  de 
Salvandy  écrivait  cet  éloquent  épilogue  de  son  œuvre, 
après  avoir  corrigé,  agrandi,  perfeclionné  l'œuvre  tout 
entière  !  A  cette  image,  à  ce  souvenir  que  ravive  un  dou- 
loureux anniversaire,  qui  pourrait  éprouver  d'autre  sen- 
timent que  l'admiration  et  le  regret?  Critiques  de  détail, 
réserves  chagrines  sur  les  inconvénients  de  tel  ou  tel 
genre,  maussades  chicanes  à  propos  de  cette  juxta-posi- 
tion  du  roman  et  de  l'histoire,  tout  s'efface  devant  ce 
noble  exemple  donné  par  un  mourant  à  une  génération 
où  se  perdent  de  plus  en  plus  l'amour  du  travail,  le  goût 
des  choses  élevées,  le  respect  de  l'artiste  pour  son  propre 
ouvrage,  et  ce  jet  naturel  des  grandes  pensées  dont  Vau- 
venargues  a  déterminé  la  source  dans  une  ligne  immor- 
telle. Désormais  Don  Alonso  est  plus  et  mieux  qu'un 
hvre  :  c'est  le  testament  d'un  homme  d  un  grand  esprit 
et  d'un  grand  cœur  se  reprenant,  avant  de  disparaître, 
aux  pages  préférées  de  sa  jeunesse,  et  y  enfermant, 


H.  DE  SÂLVANDT.  329 

comme  dans  un  cadre  splendide,  tout  ce  que  peuvent 
suggérer  à  un  riche  pinceau  les  paysages,  les  monuments, 
les  mœurs,  les  personnages,  les  destinées,  les  malheurs 
et  l'avenir  de  TEspagne. 

Reportons-nous  à  Tépoque  du  premier  voyage  de  M.  de^ 
Salvandy  dans  cette  poétique  contrée  où  tout  s'appro- 
priait si  bien  au  tour  particulier  de  son  imagination,  et, 
pour  ainsi  dire,  au  tempérament  qu'il  devait  développer 
plus  tard.  Rappelons-nous  le  moment,  les  circonstances 
qui  lui  inspirèrent  la  première  idée  de  son  hvre,  et  nous 
comprendrons  qu'il  y  eut  là,  dans  cet  ensemble  d'images 
et  d'événements,  de  quoi  exalter  ce  jeune  pèlerin  de 
vingt-cinq  ans,  si  aisément  porté  au  chevaleresque  et  à 
rhéroîque.  La  patrie  du  Gid  Campéador  devait  être,  après 
la  France,  le  pays  de  prédilection  de  Fauteur  de  Don 
Alonso.  On  était  alors  en  1820  :  les  souvenirs  vaillants  et 
terribles  de  la  guerre  de  l'indépendance  vivaient  encore 
dans  toutes  les  âmes;  mais,  en  même  temps,  la  Révolu- 
tion, un  moment  étouffée  dans  le  sang  des  champs  de 
bataille,  se  réveillait  en  Europe,  et  ses  contre*coups  agi* 
taient  la  Péninsule.  En  vertu  de  cette  loi  d'expansion  qui 
a  voulu  que  la  Révolution  française  pénétrât  de  son  esprit» 
échauffât  de  son  soufile,  incendiât  de  ses  étincelles  les 
peuples  mêmes  qui  avaient  repoussé  avec  le  plus  de 
furie  son  représentant  et  son  maître,  la  contagion  révolu- 
tionnaire s'emparait  des  compatriotes,  des  contemporains 
de  ces  héros  en  froc  et  en  haillons  qui  avaient  défendu 
Saragosse,  battu  en  brèche  le  conquérant  du  monde  et 
commencé  le  déclin  de  sa  prodigieuse  fortune.  Tout  con- 
tribuait à  cette  altération  visible  de  l'antique  génie  espa- 
gnol; les  tristes  spectacles  offerts,  au  seuil  de  cette 
orageuse  époque,  par  la  cour  et  la  famille  royale;  les  fai- 
blesses de  la  iline  Harie-Louise,  le  règne  scandaleux  de 


230  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

Godoy,  la  sourerainetè  passagère  et  fragile  de  JosefA, 
l'esprit  démocratique  caressé  par  le  parti  français,  les 
idées  philosophiques  franchissant  les  Pyrénées  et  gagnant 
tout  d'abord  les  sommités  sociales  comme  ces  lueurs  du 
matin  qui  n'éclairent  que  les  cimes  ;  riofluence  anglaise 
donnant  pour  passe-port  à  ses  «yssolrants  ordinaires  les 
haines  nationales  contre  l'usurpation  et  la  conquête;  le 
brusque  passage  de  Ferdinand  de  la  popularité  du  mal- 
heur à  l'impopularité  du  despotisme,  et,  par-dessus  tout^ 
ce  vent  d'orage  et  de  mort  qui  secouait  les  trônes  et 
remuait,  jusque  dans  leurs  profondeurs,  les  constitutions 
et  les  sociétés  yieillies.  Au  milieu  de  cette  crise  que  trente» 
cinq  années  n'ont  pas  apaisée,  à  la  veille  de  cette  expé- 
dition française  qui  allait  faire  rentrer  TEspagne  dans  sa 
véritable  voie  et  rendre  au  drapeau  blanc  sa  place  eu 
Europe,  que  de  contrastes  !  que  de  scènes  piquantes  ou 
émouvantes  !  que  de  textes  de  réflexion  et  d'examen  pour 
une  intelligence  à  large  envergure  I  quel  sujet  fécond 
d'étude  et  de  parallèle  dans  la  physionomie  de  ce  peuple 
où  la  Révolution  est  venue  de  haut  en  bas,  où  le  fond 
est  monarchique  et  l'accident  révolutionnaire,  contraire- 
ment à  la  France  où  la  Révolution  s'est  faite  de  bas  en 
haut,  et  où  le  fond  reste  révolutionnaire  quand  même 
l'accident  est  monarchique  !  Ajoutez  à  cet  intérêt  politi* 
que,  historique,  international,  les  magnificences  de  ce 
pays  qui  n'avait  été  encore  que  peu  visité  et  très-peu 
décrit;  ces  édifices  gigantesques,  cette  nature  opulente, 
ces  mœurs  vigoureuses  et  en  saillie,  ces  costumes  accen- 
tués, ces  figures  pittoresques,  ou  charmantes,  ce  soleil  de 
feu,  ces  nuits  constellées,  ces  villes  où  la  poésie  des 
Maures  se  brode  sur  la  poésie  chrétienne  »  ces  popu- 
lations où  tout,  même  le  crime,  garde  un  cachet  de 
grandeur  et  de  fierté  :  Mettez  en  présendB  de  cet  incom* 


H.  Dl  SALVANDY.  SM 

parable  spectacle  un  bomme  doué,  au  plus  haut  degrè> 
des  deux  facultés  les  plus  contraires,  la  sagacité  et  l'en- 
thousiasme, aussi  habile  à  prévoir  qu'à  regarder,  arri- 
vant, aux  plus  beaux  jours  de  la  jeunesse,  d'un  pays 
rajeuni  par  la  liberté  et  inau^ant  à  la  fois  une  nouvelle 
politique  et  une  nouvelle  littérature  :  songez  à  tout  cela» 
et  vous  vous  expliquerez  ce  que  ce  livre  de  Don  AUmso 
ottre  peut*étre  d'exubérant  et  de  trop  plein,  comme  ces 
cœurs  juvéniles  où  débordent  à  la  fois  toutes  les  pensées 
généreuses.  Ce  qui  est  presque  un  défaut  chez  l'écrivain 
était  une  qualité  de  Thomme. 

L'auteur  semble  nous  indiquer  lui-même  ce  qu'il  a 
voulu  faire,  dans  ce  passage  de  son  introduction  :  «  Tout 
peut  être  compris  dans  un  genre  qui,  embrassant  à  la  fois 
V Emile  et  la  Cyropédiet  Gulliver  et  Tom  Jones,  Corinne  et 
lehovtan  comiqtiey  Gil  Blas  et  Robinson  Crtisoéf  Mathilde 
et  Clarisse  Barlowe^  Candide  et  la  Nouvelle  Héloisey  les 
Mémoires  du  comte  de  Grammant  et  Werther,  la  Princesse 
de  Clèves  et  Adèle  de  Sénange,  les  créations  de  Rabelais 
et  le  chef-d'œuvre  de  Cervantes,  appartient  en  même 
temps  à  la  pastorale  par  PomI  et  Virginie,  à  la  politique 
par  Bélisaire  et  Lascaris,  à  l'histoire  ipar  Ivahhoé  et  les  Pu- 
ntainSy  à  1  épopée  par  Télémaque  et  les  Martyrs.  Vaste 
comme limagination  et  changeant  comme  la  société,  le 
roman  échappe  à  toute  définition  comme  à  toute  en- 
trave... »  —  H.  de  Salvandy  a  très-bien  défini^  dans  ces 
quelques  lignes,  le  caractère  essentiellement  élastique  du 
roman,  qui,  pouvant  s'adapter  à  toutes  les  formes  de  la 
pensée,  aux  plus  sérieuses  comme  aux  plus  frivoles,  mé- 
riterait moins  de  dédains,  si  Ton  ne  songeait  à  ses  excès 
et  à  ses  fautes.  Cependant,  il  nous  semble  qu'il  y  a  là  deux 
objections  à  faire,  et  l'illustre  écrivain,  sans  nul  doute, 
eût  été  le  premier  à  les  »gnaler .  Le  roman  historique  qui 


253  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

nous  a  donné,  sous  la  plume  de  Walter  Scott,  de  si  admi- 
rables chefs-d'œuvre,  peut-il  s'emparer  d'un  sujet  con- 
temporain? Ce  qui  était  possible,  ce  qui  donnait  à  This- 
toire  plus  de  relief,  de  couleur  et  de  vie,  en  s'appliquant  à 
Marie  Stuart,  à  Louis  XI,  à  Richard  Plantagenet,  peut-il 
s'appliquer  avec  un  égal  bonheur  à  Charles  IV,  à  Godoy, 
à  Marie-Louise,  à  Napoléon,  à  Wellington,  à  Ferdinand? 
Nous  ne  le  croyons  pas  :  le  temps  est  comme  l'art  ;  il  place 
à  leur  vrai  point  de  vue  les  événements  et  les  hommes  : 
il  élague  et  relègue  dans  l'ombre  les  détails,  les  accessoi- 
res, les  figures  secondaires,  tous  ces  comparses  des  dra- 
mes de  la  vie  publique,  qui,  de  prés,  semblent  y  tenir  une 
grande  place,  et  de  loin,  s'effacent  dans  cette  brume  sé- 
culaire, faite  de  lumière  et  d'obscurité.  Deux  ou  trois  per- 
sonnages réels,  autour  desquels  cinq  ou  six  personnages 
fictifs  nouent  et  dénouent  une  action  romanesque,  voilà 
tout  ce  qu'il  a  fallu  à  Walter  Scott  pour  refaire  et  raviver 
toute  une  époque.  C'a  été,  outre  son  merveilleux  génie, 
une  de  ses  heureuses  fortunes,  d'arriver  en  un  moment  où 
ce  passé  qu'il  allait  évoquer  de  sa  tombe  y  dormait  depuis 
assez  lontemps  pour  que  l'apaisement  des  passions  et  des 
partis  y  laissât  régner  en  souveraine  l'imagination  et  la 
mémoire.  Il  n'en  est  pas  de  même  d'une  époque  qui  nous 
touche  de  si  prés  que  nous  sommes  obligés  d'y  voir  à  la 
fois  ce  qui  attire  notre  regard  et  ce  qui  le  contrarie.  Ce 
n'est  pas  tout  encore  :  si  Ton  nous  accorde  que  les  lecteurs 
se  divisent  en  deux  classes,  les  sérieux  et  les  frivoles,  le 
seul  moyen,  pour  le  roman  historique,  de  rallier  à  son 
profit  ces  deux  classes  de  lecteurs,  est,  d'une  part,  que 
l'histoire  gagne  quelque  chose  au  contact  du  roman,  et,  de 
Tautre,  que  le  roman  obtienne  grâce  pour  les  austérités 
de  l'histoire.  Or  cette  double  condition  n'est  pas  impossi- 
ble, lorsqu'il  s'agit  d'une  époque  lointaine.  Les  hommes 


M.  DE  SALVANDY.  S33 

graves  peuvent  savoir  gré  au  romancier  de  cette  façon 
d  attirer  la  lumière  et  le  mouvement  sur  des  temps  obscurs 
et  immobiles,  de  populariser  et  d'animer  ce  que  Thistoire 
èrudite  ou  systématique  s'occupe  seulement  d'enseigner  et 
d'expliquer  :  les  esprits  futiles  pardonnent  à  cet  historien 
d'un  nouveau  genre  de  les  instruire  en  les  amusant.  Mais, 
pour  des  sujets  actuels,  encadrés  dans  un  vaste  récit 
comme  Don'AlonsOf  l'accord  sera  moins  facile:  ceux-ci 
se  plaindront  que  ces  héros  imaginaires,  ces  épisodes  in- 
ventés, ce$  sentiments  romanesques  viennent  les  distraire 
de  cette  politique  qui  les  passionne,  de  cette  histoire  toute 
récente  où  les  partis  ont  encore  leur  enjeu;  ceux-là  s'ennuie- 
ront de  ces  larges  développements  historiques  et  politiques 
qui  interrompent  la  fiction,  et  il  faudra  que  l'auteur  ait  un 
talent.bien  supérieur  pour  désarmer  tous  ces  mécontents. 
Ce  talent,  Dieu  merci,  éclate  à  toutes  les  pages  de  Don 
Alonso,  et  l'on  oublie  vite  les  scrupules  de  l'orthodoxie  lit- 
téraire en  lisant  ces  deux  volumes  où  les  tableaux  les  plus 
brillants  succèdent  aux  vues  les  plus  hautes  et  les  plus 
solides,  où  la  folle  du  logis  garde  ses  droits  sans  exagérer 
ses  privilèges,  où  se  déroulent  vingt  années  de  la  plus  dra- 
matique^istoire,  où  l'Espagne  tout  entière,  avec  ses  beau- 
tés, ses  grandeurs,  ses  calamités,  ses  faiblesses,  revit  et  se 
personnifie  en  des  types  variés,  énergiques,  gracieux,  poéti- 
ques, là  apparaissent  tourà  tour,  convoqués  comme  par 
une  baguette  magique,  le  prince  et  le  vagabond,  la  grande 
dame  et  la  camériste,  le  milicien  et  le  moine,  la  comédienne 
et  la  gitana,  Varriero  et  le  licencié,  l'alcade  et  le  bandit,  le 
courtisan  et  le  soldat,  le  grand  d'Espagne  etle  toréador  .Trois 
récits,  habilement  soudèsrun  à  l'autre,  conduisent  le  héros 
en  Amérique,  l'opposent  aux  premières  insurrections  d'où 
sortirent  les  républiques  américaines,  le  ramènent  en  Es- 
pagne, le  font  assister  aux  convulsions  de  la  royauté  mou- 


254  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

rante  entre  Tinsolente  fortane  du  prince  de  la  Paix  et 
rabaissement  funeste  de  l'héritier  du  trône,  le  rendent  té- 
moin, auteur  ou  victime  des  catastrophes  qui  s'accumu- 
lent: ici  la  révolution  d'Aranjuez;  là  les  complots  de 
Bayonne;  plus  loin  les  bataiUesde  Napoléon,  les  irrésolu- 
tions de  Joseph,  les  campagnes  des  guérillas,  les  scènes 
de  violence,  d'héroïsme  et  d'horreur,  les  alternatives  de  la 
politique  et  de  la  guerre,  et  les  premiers  tressaillements 
des  libertés  nationnales  croyant  trouver  dans  la  royauté  de 
Ferdinand  leur  garantie,  leur  conquête  et  leur  symbole, 
le  n'essayerai  pas  d'analyser  Don  Alonso;  le  livre  a  plus 
de  douze  cents  pages,  et  cette  multiplicité  de  personnages 
et  d'événements  dont  je  parlais  tout  à  l'heure  nuirait  en* 
eore  plus  à  l'analyse  qu'au  roman.  Je  me  bornerai  i  in- 
diquer  le  point  culminant,  l'idée  dominante  de  l'ouvrage. 
Alonso  est  un  de  ces  héros  tels  que  devait  les  enfanter, 
avant  toute  décadence^  le  pays  de  Rodrigue  et  de  Calderon» 
dont  les  pieds  toudiaieiU  à  peine  la  terre,  dont  le  front 
se  baignait  dans  l'idéal,  tel,  ed  un  mot,  que  les  aimaient 
ces  belles  années,  qui  avaient  leurs  modes  comme  les  nôtres, 
où  René  et  Corinne  régnaient,  ou  les  imaginations^  ua 
peu  portées  à  l'emphase,  ne  distinguaient  pa»  encore 
très-bien  le  Chateaubriand  du  d'Arlincourt,  et  où  leshérog 
malpropres  de  notre  réalisme  auraient  fait  l'effet  de  truands 
dans  un  tournoi  de  chevaliers.  Alonso  représente,  en 
outre,  l'Espagne  monarchique  et  progressive,  attachée 
aux  antiques  mœurs  sans  être  inaccessible  aux  idées  nou- 
velles, et  comprenant  à  quel  point  une  loyale  alliance 
avec  la  France  peut  être  favorable  aux  deux  nations  et  aux 
deuiL  génies.  Deux  femmes  interviennent  dans  sa  destinée; 
le  bon  et  le  mauvais  ange  ;  Maria,  l'Espagne  héroïque, 
pieuse,  dévouée,  grande,  sublime  ;  Hattéa,  l'Espagne  dé- 
générée, passionnée,  fantasque  et  galante.  Ces  deux  fem- 


H.  DE  SALTANDT.  935 

messe  disputent  le  cœur  d'Alonso.  En  le  voyant,  an  débuts 
échanger  une  correspondance  si  vive  ayec  IfaHa,  sa  sœur, 
je  me  suis  souvenu  de  René,  et  j'ai  craint  une  récidive  : 
mais  je  me  trompais  :  Maria,  dans  le  fait,  n'est  pas  la  sœur 
d'Alonso,  et  il  découvre  ce  secret  assez  tard  pour  beau 
coup  souffrir,  assez  tôt  pour  pouvoir  se  livrer  à  sep 
mystérieuses  tendresses  pour  cette  femme  adorable. 
Tout  ce  que  ce  couple  héroïque  et  channant  a  d'épreuves 
à  surmonter,  de  malheurs  à  subir,  de  périls  à  conjurer, 
d'épisodes  historiques  à  traverser  avant  d'arrirer  à  ce 
bonheur  sans  nuages  qui  termine  les  bons  romans,  je  nf 
pourrais  le  détailler  sans  dépasser  les  bornes  de  cette 
causerie;  d'ailleurs,  qui  n'aimera  mieux  en  cherchei 
Thistoire  dans  le  livre  même?  Cette  lecture  donne  lieu 
à  un  rapprochement  et  à  un  contraste.  Voili  ce  que, 
à  cette  date  de  i820  à  i825,  un  jeune  et  brillant  esprit 
trouvait  en  Espagne  et  en  rapportait.  Sans  doute  Ti 
magination,  la  forme,  la  couleur,  ont  leur  part  dans  cet 
ouvrage;  le  côté  pittoresque  n'est  pas  négligé,  et  nous 
pourrions  citer  bien  des  descriptions  dignes  de  rivaliser 
avec  les  plus  éclatants  produits  de  la  palette  moderne  ; 
mais  les  objets,  les  sites,  les  costumes,  les  spectacles  de 
la  nature,  n'empiètent  pas  sur  le  domaine  de  Thomme  : 
ils  lui  laissent  la  première  place  :  ses  sentiments,  ses  pas* 
aions,  ses  idées,  sa  vie  morale,  dominent  cette  vie  maté«» 
rielle  qui  n'a  de  valeur  que  celle  qu'il  lui  donne.  Dana  cet 
ensemble  d'observations  et  de  peintures,  de  récits  et  de 
tableaux,  de  réflexions  plongeant  dans  le  cœur  humain  et 
de  regards  jetés  sur  la  création;  l'auteur  s'élève  peu  à  peu 
à  des  considérations  plus  hautes;  il  poursuit  la  solution 
des  problèmes  qui  s'agitent  sous  ses  yeux.  Ses  horizon^ 
s'agrandissent  à  mesure  qu'il  avance  ;  son  œuvre  d'art 
devient  une  oeuvre  de  politique  et  d'histoire  et  la  littèra^^ 


936  CAUSERIES  LITTERAIRES. 

ture  ^arde^  sous  sa  plume,  son  droit  d'intervention  dans 
les  affaires  humaines.  Aujourd'hui  les  formes  de  Fart  se 
rapprochent  de  la  réalité  :  on  se  moque  volontiers  du 
sentimental  et  de  l'héroïque.  On  peint  avec  plus  de  pré* 
cision  et  d'exactitude  la  pierre,  l'arbre,  le  brin  d'herbe, 
l'azur  du  ciel,  le  rayon  du  soir,  la  pâle  clarté  des  étoiles 
se  reflétant  dans  une  eau  dormante,  la  basquine,  l'écharpe, 
le  sang  du  taureau  rougissant  l'arène.  C'est  un  magnifi- 
que fouillis  que  les  ateliers  admirent;  mais  l'homme  en 
est  absent  :  l'œuvre  éblouit  et  plaît  comme  une  gageure 
gagnée,  comme  une  curiosité  bien  réussie  ;  elle  ne  repré- 
sente plus  ce  côté  de  l'intelligence  qui  unit  les  lettres  au 
mouvement  général  d'une  société  et  d'un  temps.  La  litté- 
rature qui  l'a  produite  est  une  étrangère  que  l'on  regarde  ; 
elle  n'est  plus  une  conseillère  que  l'on  écoute.  Les  procé- 
dés matériels  et  techniques  se  sont  perfectionnés  :  Ym- 
spiration  s'est  amoindrie  et  abaissée.  Entre  les  deux 
époques,  entre  la  mission  de  l'écrivain,  telle  que  la  com- 
prenait H.  de  Salvandy,  et  son  rôle,  tel  qu'on  l'entend 
aujourd'hui,  nous  venons  de  marquer  la  différence. 

Voilà  le  contraste;  voici  l'analogie.  Le  nom  de  H.  de 
Salvandy  restera  attaché  à  trois  importants  ouvrages  : 
Y  Histoire  de  Jean  Sobieski,  la  Révolution  de  i830,  et  ce 
Don  AlonsOf  le  premier  en  date,  dont  cette  édition  renou- 
velle le  succès  et  les  chances  de  durée.  Ainsi,  sous  des 
formes  et  dans  des  circonstances  bien  diverses,  la  France, 
la  Pologne,  l'Espagne,  ont  tour  à  tour  fixé  l'attention  de 
M.  de  Salvandy  ;  ou  plutôt,  préoccupé  constamment  des 
intérêts  et  de  l'avenir  de  la  France,  il  a  cherché  dans 
l'histoire  de  deux  nations  chevaleresques  de  quoi  répandre 
plus  de  jour  sur  cette  grande  question  qui  fut  la  pensée, 
le  regret  et  l'espérance  de  toute  sa  vie  ;  l'antagonisme  ou 
l'alliance  de  l'autorité  et  de  la  liberté  ;  la  lutte  féconde  ou 


M.  DE  SALVANDY.  237 

stérile,  salutaire  ou  funeste,  des  deux  immortels  princi- 
pes qui  se  disputent  le  monde,  et  qui,  par  chacun  de 
leurs  excès,  amènent  ou  expliquent  l'excès  contraire. 
L'Espagne  et  la  Pologne  devaient  plaire  à  Fauteur  de  Don 
Alonso  et  de  Jean  Sobieski;  elles  répondaient  à  cet  idéal 
d'héroïsme  et  de  grandeur  qu'aimait  son  imagination 
brillante  ;  mais  à  côté  de  cette  imagination  il  y  avait  un 
sens  droit,  profond,  pénétrant,  parfois  prophétique,  un 
esprit  vif,  sérieux,  élevé,  attentif  à  toutes  choses,  un  pa- 
triotisme ardent  et  sincère,  demandant  aux  spectacles  ou 
aux  souvenirs  de  la  grande  famille  européenne  une  gloire 
ou  un  enseignement  pour  son  pays.  Dans  cette  Pologne 
dont  l'histoire  ressemble  à  un  roman,  dans  cette  Espagne 
dont  1er  roman  s'est  allié  pour  lui  à  l'histoire,  c'est  à  la 
France  encore  qu'a  songé  cet  homme  éminent  et  excel- 
lent ;  à  la  France  qu'il  eût  voulu  voir  heureuse,  pacifiée, 
sûre  de  ses  destinées  et  usant  avec  sagesse  d  institutions 
libres  et  fortes.  Aussi,  en  supposant  que  quelques  détails, 
quelques  traits  de  physionomie  littéraire,  quelques  formes 
extérieures  d'œuvres  telles  que  Don  Alonso,  eussent  vieilli 
ou  dussent  vieillir,  la  portion  la  plus  précieuse  et  la  meil- 
leure de  ces  nobles  pages  survivrait  toujours-  :  les  livres 
ont  un  corps  et  une  âme  :  qu'importe  que  le  corps  soit 
périssable,  quand  l'âme  est  inmiortelle? 


II 


ALFRED  DE  MUSSET 


La  mort  d'Alfred  de  Musset  soulève  une  foule  de  pensées 
douloureuses  dont  nous  nous  abstiendrons  aujourd'hui 
Si,  en  un  temps  où  les  marques  trop  \isibles  de  décrépi- 
tude n'avaient  encore  atteint  que  son  talent ,  nous  avions 
cru  pouvoir  en  laisser  deviner  les  causes,  s'il  est  quelque- 
fois permis  à  la  critique  de  chercher  ses  exemples,  ses  le- 
çons et  ses  preuves  un  peu  au  delà  des  œuvres  mêmes, 
dans  certains  traits  de  mœurs  littéraires  qui  expliquent 
certaines  tendances  de  la  littérature,  ce  droit  d'interpréta- 
tion de  l'écrivain  par  l'homme  et  des  productions  de  Tin- 
telligence  par  les  habitudes  de  la  vie  s'arrête  et  s'absorbe 
dans  ce  sentiment  de  respect  que  la  mort  porte  avec  elle. 
Du  vivant  d'un  auteur,  on  peut,  bien  qu'avec  mesure,  l'a- 
vertir de  ce  qui  attriste  ou  décourage  ses  admirateurs. 
Plus  tard,  beaucoup  plus  tard,  s'il  est  de  ceux  dont  s  oc- 
cupe la  postérité,  quelques  commentaires  biographiques 
peuvent  servir  à  indiquer  ce  qui  a  entravé  le  développe- 
ment  ou  compromis  la  durée  de  son  génie  :  à  l'heure  où 
sa  tombe  vient  de  se  fermer»  on  n'a  prise  que  sur  ses  ou-  ^ 


ALFRED  DE  MUSSET*  259 

n*ages.  M.  de  Musset  n'est  donc,  en  ce  moment,  et  ne  peut 
être  pour  nous  que  le  délicieux  poète  qui  a  figuré  au  pre- 
mier rang  des  enchanteurs  de  nos  jeunes  années.  Notre 
admiration  préventive  pour  ce  contemporain  brillant  et 
charmant  a  eu  quelque  chose  de  plus  affectueux  et  de  plus 
fraternel  que  celle  que  nous  inspiraient  ses  deux  devanciers 
illustres,  qu'il  a  un  instant  égalés  et  qui  lui  survivent, 
Lamartine  et  Victor  Hugo.  Ceux-là,  nous  les  avions  lus 
ayant  de  les  connaître  :  lui,  nous  l'avons  connu  avant  de 
le  lire.  Presque  du  même  âge,  assis  sur  les  mêmes  bancs, 
nous  nous  sommes  familiarisé  avec  l'idée  de  sa  gloire 
ftiture ,  lorsque  le  publie  ne  s'en  doutait  pas  encore.  II  y 
avait ,  de  cette  gloire  à  nous,  une  sorte  de  solidarité  qui 
nous  en  rendait  fiers  comme  si  elle  eût  été  notre  décou- 
verte et  notre  œuvre.  Elle  ne  nous  arrivait  pas  toute  faite, 
apostillée  par  d*autres  suffrages;  elle  se  faisait  entre  nous, 
jour  par  jour;  et ,  comme  les  gros  bataillons  n'étaient  pas 
d'abord  poinr  elle,  comme  les  ddjcatesses  et  les  grâces 
de  cette  Muse  n'étaient  alors  goûtées  que  par  Télite,  on 
s^enorgueillissait,  à  part  soi,  d'être  du  nombre  des  privilé- 
giés; Ton  se  fût  dit  volontiers  que,  pour  si  bien  com- 
prendre et  aimer  cette  poésie,  il  fallait  être  soi-même  un 
peu  poète.  Aujourd'hui  même  cette  illusion  n'est  pas  com- 
plètement dissipée  et  elle  va  teindre,  j'en  suis  sûr,  quel- 
ques-unes de  ces  pages.  En  parlant  des  autres  célébrités 
de  cette  époque,  je  ne  fais  que  de  la  critique  ou  de  l'his- 
toire littéraire  ;  en  rappelant  les  débuts  d'Alfred  de  Musset, 
en  parcourant  la  liste  de  ses  ouvrages,  en  effleurant  à  vol 
de  causeur  les  qualités  et  les  lacunes  de  ce  talent  mûr 
avant  la  jeunesse  et  vieux  avant  la- maturité,  il  me  semble 
que  j'écris  un  phapitre  de  mes  Mémoires. 

Né  en  novembre  1810,  Alfred  de  Musset,  au  moment 
où  il  s'apprêtait  &  horripiler  les  lecteurs  dassiaues  par  sa 


240  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

Ballade  à  la  Lune,  achevait  d'excellentes  études  au  collège 
Henri  IV.  On  a  pu  même  remarquer,  non  sans  sourire, 
qu'il  avait  eu  de  grands  succès  en  philosophie,  et  que  son 
nom  était  inscrit  danô  les  Annales  des  Concours  généraux^ 
à  sa  date  de  1828,  pour  le  second  prix  de  dissertation  la- 
tine. Déjà  nous  commencions  à*  regarder ,  aux  cours  de  la 
Sorbonne  ou  dans  les  allées  du  Luxembourg  qui  furent 
alors  le  rendez-Vous  de  tant  de  rêveries  et  de  confidences 
littéraires,  ce  jeune  homme  aux  cheveux  blonds,  à  la  taille 
svelte,  serrée  dans  une  redingote  brune,  et  qui  paraissait,  à 
vrai  dire ,  plus  préoccupé  de  toilette  que  de  poésie.  Mais 
bientôt  ses  airs  de  fatuité  juvénile  lui  furent  amplement 
pardonnes,  quand  nous  sûmes  que  ce  dandy  du  pays  latin 
préparait  un  volume  de  vers  si  beaux ,  si  hardis,  si  pas- 
sionnément romantiques,  que  M.  Hugo  et  ses  amis  passe- 
raient immédiatement  à  l'état  de  retardataires  et  d'acadé- 
miciens. Dès  lors  M.  de  Musset  devint  pour  nous  la 
personnification  de  la  poésie,  j'allais  dire  de  notre  poésie, 
telle  qu'elle  apparaît  au  moins  une  fois  à  toute  imagination 
éprise  d'idéal  et  de  chimère.  Nous  qui  n'avions  pas  vu 
M.  de  Lamartine  à  cette  époque  dont  il  a  parlé  si  complaî- 
samment,  «  où  il  avait  dix-neuf  ans,  une  taille  élancée,  de 
beaux  cheveux  non  bouclés,  mais  ondulés  par  leur  sou- 
plesse naturelle  autour  des  tempes,  des  yeux  où  l'ardeur 
et  la  mélancolie  se  mariaient  dans  une  expression  indécise  et 
vague,  »  nous  qui  nous  figurions  naïvement  M.  Victor 
Hugo  comme  une  sorte  de  hiérophante,  de  pontife  d'un 
art  nouveau,  s'enveloppant  de  majesté  sibylUne  et  possé- 
dant la  dignité  et  la  grandeur  de  son  sacerdoce,  nous  nous 
prîmes  pour  le  nouveau  venu  d'un  sentiment  non  moins 
enthousiaste,  mais  plus  amical,  et  H.  de  Musset  fut  pro- 
clamé notre  poète,  avant  même  qu'un  seul  de  ses  poèmes 
eût  été  publié.  L'année  suivante ,  en  janvier  1830,  le  fa- 


ALFRED  DE  MUSSET.  241 

meux  volume  parut.  C'étaient  les  Contes  d'Espagne  et 
d'Italie.  L'auteur  n'avait  pas  vingt  ans. 

Ce  iut,  au  premier  abord,  un  scandale  plutôt  qu*un 
succès  :  on  était  au  plus  fort  de  ces  querelles  littéraires 
dont  la  vivacité  et  la  fougue  sembleraient  maintenant  bien 
invraisemblables,  puisqu'il  ne  s'agissait  pas  d'argent  i 
gagner.  Naturellement  on  put  croire  que  H.  de  Musset  e( 
son  livre  étaient  un  renfort  pour  le  groupe  romantique  ,  ' 
et,  toute  prévention  à  part,  il  fut  permis  de  s'y  tromper. 
Pour  le  gros  du  public,  pour  ces  beaux  esprits  qui  sont  de 
tous  les  temps  et  qui  combattaient  alors  le  romantisme  par 
le  sarcasme  et  la  parodie,  c'était  le  93  de  la  révolution 
poétique  succédant  au  89,  Robespierre  venant  après 
Mirabeau.  Le  point  sur  un  i  de  la  Ballade  à  la  Lune,  les 
insuflisances  volontaires  de  certaines  rimes ,  les  entorses 
cavalièrement  données  à  la  prosodie  et  à  la  césure,  l'ébou- 
riffant début  de  Mardoche,  et  bien  des  traits  d'outrecui- 
dance, que  dis-je?  de  gaminerie,  jetés,  comme  à  plaisir, 
à  travers  les  pages  du  volume,  tout  cela  fut  signalé  comme 
indice  d'un  crescendo  dans  le  mal ,  d'un  pas  de  plus  vers 
l'abomination  et  le  chaos.  Mais,  pour  quelques  lecteurs 
attentifs  ou  délicats,  l'impression  fut  toute  différente.  En 
dessous  de  ces  folles  apparences,  équipées  ou  gageures, 
tours  de  page  ou  espiègleries  d'écolier,  escalades  d'am- 
bitieux voulant  entrer  par  la  fenêtre  au  lieu  de  se  faire 
ouvrir  la  porte,  ils  démêlèrent  l'accent  de  la  passion  sin- 
cère que  les  romantiques  attitrés  n*avaient  pas  toujours 
Bn  sentiment  très-juste  et  très-fin  des  vraies  ressources  de 
la  poésie  française,  une  grâce,  une  souplesse,  une  élégance 
de  lignes,  de  contours  et  d'allures,  qui  s'accordaient  mal 
avec  les  violences  d'un  révolutionnaire  ènergumène ,  et, 
là-dessus,  comme  un  rayon  ou  un  voile  d'or,  je  ne  sais 
quel  don  merveilleux  d'énotiQn  et  de  fontaisie>  le  sourire 

14 


I 


i&  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

fouille  dont  parle  Homère,  la  trace  légère  des  fées  autooi 
du  berceau  poétique.  On  relut,  on  répéta  les  beaux  passa- 
ges de  Po7'tia  et  de  Don  faë%.  Les  jolies  chansons  de 
VAndalo}tëe  et  de  la  Uarqtdse  attendirent  à  peine  la  mu- 
sique de  Honpou  pour  devenir  populaires.  Et  pourtant»  il 
faut  bien  Tavouer,  il  y  avait  dans  cette  poésie  tout  un  côté 
où  le  parti  pris  dominait  trop.  D'ailleurs,  dans  les  arts 
d'imagination,  la  mode  se  fait  presque  toujours  sa  part  : 
même  chez  les  talents  assez  vivaces  pour  pouvoir  se  passeï 
d'elle,  il  suffit  qu'elle  intervienne,  pour  que,  vingt-cinq 
ans  après,  il  y  ait  beaucoup  à  rabattre.  Elle  inaugumit, 
avec  M.  de  Musset,  la  guitare  à  demi  amoureuse,  à  demi  L 
goguenarde,  au  lieu  du  luth  et  de  la  lyre,  Tenfant  gftté  de 
la  Huse  remplaçant  le  néophyte,  la  Marchesa  d*Afnaégui 
prenant  la  place  d'Elvire.  Que  resterait-il  de  solide  et  de 
vrai,  après  que  le  temps  aurait  terni  les  brodreries  et  les 
paillettes  de  cette  fantaisie  nouvelle?  C'est  ce  qu'il  s'^ssait 
de  savoir,  et  les  deux  ou  trois  années  qui  suivirent  laissè- 
rent la  question  en  suspens.  D'assez  mauvais  vers  publiés 
dans  hhevue  de  Paris,  la  Nuit  vénitienne  sifllée  à  l'Odéon, 
les  organes  officiels  du  romantisme  faisant  bon  marché  de 
ce  jeune  hérésiarque  qui  gênait  et  compromettait  les  maî- 
tres, ces  lendemains  douteux  d'un  éclatant  début  purent  . 
faire  craindre  que  ce  fantasque  joueur  n'eût  tout  mis  dans 
son  premier  enjeu  :  mais  en  décembre  1832  parut  le 
Spectacle  dans  un  fauteuil  :  la  question  fut  résolue  : 
Alfred  de  Musset  était  un  grand  poète. 

On  sait  de  quoi  se  composait  ce  volume  ;  un  étincelant 
prologue,  adressé  à  ce  pauvre  Alfred  Tastet,  mort,  il  y  a 
six  mois,  le  jour  même  où  nous  perdions  Paul  Delaroche , 
la  Cotipe  et  les  Lèvres,  poème  dramatique  injouable,  in- 
complet, parfois  rempli  de  confusion  et  d'obscurité,  gar- 
dant çà  et  là  les  biz  "  *e  manière,  mais 


ALFRED  DE  MUSSET.  24S 

,  où  jaillissaient,  detem(>s  à  autre,  des  éclairs  assez  magni- 
fiques pour  illuminer  tout  le  reste  ;  A  quoi  rêvent  les  jeu" 
nés  fiÛeSy  comédie  entre  ciel  et  terre,  où  l'auteur  pré- 
ludait, en  vers  faciles  et  agréables,  à  ses  charmants 
proverbes;  et  enfin  Namouna,  conte  oriental  ou  plutôt 
cosmopolite,  plein  de  ces  digressions  brillantes  qui  oift 
égaré  tant  d'imitateurs,  et,  après  bien  des  méandres  et 
des  folies,  arrivant  à  ce  morceau  célèbre  sw  don  Juan, 
que  nous  avons  tous  su  par  cœur,  et  qu'après  vingts 
quatre  ans,  je  réciterais  encore  de  mémoire.  En  rappro- 
chant de  ce  morceau  quelques  autres  passages  du  même 
volume,  l'invocation  au  Tyrol,  l'admirable  chœur  de  la 
Coupe  et  les  Lèvres  : 

Franck,  une  ambition  terrible  te  dévore! 

et  des  vers  délicieux,  épars  à  toutes  les  pages,  on  avait  là 
toute  une  nouvelle  face  de  la  poésie  moderne,  ne  se  bor- 
nant plus  cette  fois  à  des  caprices  de  mode  et  de  mise  en 
scène,  mais  vraie,  profonde,  vivante,  mêlée  de  tristesse  et 
d'ironie,  d'ivresse  et  d'amertume,  prise  au  cœur  même 
d^une  génération  déjà  frappée  dans  ses  enthousiasmes  et 
ses  espérances,  et  répondant  bien  mieux  que  les  effets  de 
palette  et  les  évolutions  splendides  de  M.  Hugo  à  l'idéal  de 
la  jeunesse  d'alors ,  destinée  à  ne  rien  accomplir  après 
avoir  tout  rêvé.  Il  ne  faudrait  cependant  pas  croire  que  les 
succès  partiels  de  H.  de  Musset  prissent,  dès  ce  moment , 
les  caractères  de  la  popularité  et  de  la  gloire.  Bien  loin  de 
là!  ce  volume  fit  moins  de  bruit  que  le  premier.  Les 
grandes  batailles  littéraires  finissaient,  les  groupes  s'é- 
taient dispersés,  les  mots  d'ordre  s'oubliaient  dans  une 
sorte  de  désarroi  général  où  il  était  difficile  de  distinguer 
les  vainqueurs  et  les  vaincus.  H.  de  Husaet  d'ailleursi  ar« 


244  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

rivé  un  peu  tard,  avait  toujours  eu  des  allures  trop  indé- 
pendantes pour  que  la  Pléiade  pût  Fadopter.  Il  n'obtint 
alors — et  bien  longtemps  encore — que  des  suffrages  indi- 
viduels. H.  Sainte-Beuve  écrivit  en  son  honneur  un  de  ces 
articles  pr^cur^^tr^Jque  son  goût  exquis,mûri  et  purifié  par 
Tâge,  applique  maintenant  à  Madame  Bovary  e1  à  Fanny. 
A  Paris,  àdXi%\ès  chambrées  d'étudiants,  en  province  méme« 
dans  quelques  villes  où  venaient  échouer  les  épaves  des 
premiers  naufrages  parisiens,  on  commença  à  se  redire,  à 
se  transmettre  les  chœurs  de  la  Co^rpe  et  les  LèvreSy  Tin- 
vocation  au  Tyrol,  les  strophes  de  Namouna;  comme  les 
morceaux  classiques  de  celte  poésie,  qui,  pour  être  vrai- 
ment la  poésie  d'un  siècle  ou  d'un  moment,  a  besoin  de 
chanter  à  la  fois  dans  bien  des  imaginations  et  des  âmes. 
Ce  fut  tout  :  vanté,  exalté,  gâté  —  hélas!  beaucoup  trop  ! 
—  dans  le  cercle  intime  de  ses  camarades  et  de  ses  amis, 
M.  de  Musset  n'était  encore  accepté  ni  par  les  salons,  ni 
par  les  académies,  ni  par  le  public,  et  quiconque  l'eût 
proclamé  l'égal  de  Victor  Hugo  ou  de  Lamartine  eût 
horriblement  scandalisé,  non  pas  Lamartine  ou  Victor 
Hugo,  trop  modestes  pour  s'étonner  du  parallèle,  mais 
leurs  innombrables  admirateurs. 

Cette  année  1835  n'en  fut  pas  moins  glorieuse  et  belle 
pour  ce  poète  de  vingt-deux  ans  qui  ne  comptait  presque 
plus  de  supérieurs,  et  qui  ne  devait  plus  se  surpasser.  En 
avril,  la  Revue  des  Deux  Mondes  publia  son  ATidré  del 
Sarto,  et  ce  fîit,  entre  le  recueil  et  le  poète,  la  date  d'une 
aUiance  qui  leur  porta  bonheur  à  tous  deux.  André  del 
Sarlo  fut  suivi  de  prés  par  les  Caprices  de  Marianne,  fan- 
taisie ravissante,  la  plus  parfaite  peut-être  de  ces  petites 
comédies  aux  ailes  d'abeille,  qui,  après  avoir  longtemps 
voltigé  hors  de  la  scène,  ont  fini  par  s'y  pf^ser.  Au  mois 
de  septembre  ou  d'octobre  de  la  même  année,  Rolla  parut 


ALFRBD  DE  MUSSET,  245 

dans  la  Reme^  et  ce  poème  marqua,  selon  nous,  l'apogée, 
le  dernier  mot  du  talent  de  H.  de  Musset.  11  y  fit  preuve  de 
qualités  qui  avaient  semblé  lui  manquer  jusqu'alors,  l'anh 
pleur,  le  souffle,  la  puissance,  le  lyrisme  complet  d'une 
époque  qui,  sans  renoncer  encore  à  ses  songes,  commen- 
çait à  en  reconnaître  le  vide  et  n'avait  pas  de  quoi  les 
remplacer.  La  poésie  du  dix-neuvième  siècle  n'a  rien  de  plus 
grandiose  et  de  plus  beau  que  Je  début  de  RoUa  :  a  Ae- 
grettez-voîis  le  temps...!»  l'apostrophe  à  Voltaire,  et  l'image 
de  cette  cavale  du  désert,  préférant  sa  liberté  aux  râteliers 
dorés  et  aux  luzernes  fleuiHes.  Sans  doute,  —  et  cette  re- 
marque préviendra,  je  l'espère,  tout  malentendu,  —  ily 
avait,  dans  Rolla  comme  dans  presque  toutes  les  œuvres 
d'Alfred  de  Musset,  des  passages  affligeants  pour  les  lec- 
teurs chrétiens.  L'auteur  se  pressait  beaucoup  trop,  non- 
seulement  de  nous  déclarer  qu'il  ne  croyait  plus,  qu'il 
entrait,' tête  levée,  dans  nos  temples,  qu'il  laissait  à  d'au- 
tres la  foi  et  la  prière,  mais  encore  de  faire  de  son  incré- 
dulité le  symbole  de  son  temps.  Louer,  sans  de  nombreu- 
ses et  formelles  réserves,  Rolla  ou  toute  autre  production 
de  M.  de  Musset,  ce  serait,  sous  ma  plume,  ou  étrange 
inconséquence  ou  complaisance  inexplicable,  et  l'on  au- 
rait le  droit  de  me  demander  comment  on  peut  être  si 
accommodant  d'un  côté  et  si  rigoriste  de  l'autre.  Pour- 
tant, sans  même  invoquer  de  nouveau  cette  trêve  de  la 
mort,  qui  laisse  à  l'hommage  et  au  regret  un  jour  entre  la 
discussion  de  la  veille  et  la  sentence  du  lendemain,  qu'on 
me  permette  une  distinction  capitale.  Un  enfant  du  siècle, 
•—  titre  que  M.  de  Musset  allait  inscrire,  deux  ans  plus 
tard,  en  tête  d'un  de  ses  livres,  —  un  élève  de  nos  collè- 
ges, ayant  eu  à  subir  cette  phase  universitaire  de  i  825  à 
1830,  où  condisciples  et  maîtres  semblaient  conjurés  con- 
tre notre  fn,  puis  lancé  par  ses  premiers  succès  dans 

14. 


îi»  GâOSEHIÈS  LiTtËftXiRES. 

cette  TÎe  torride  où  rien  ne  hà  rappelait  les  sêneni  de- 
voirs de  la  destinée  humaine,  un  poète  enfln,  cette  du^se 
légère^  aérienne  et  sacrée  qai,  depuis  Platon,  n*a  jamais 
passé  pour  très-raisonnable,  eiiiTrê  eiï  outre  des  pbillre? 
de  Goethe,  de  Chateaubriand  et  de  Byron,  cet  eiifaM,  cet 
écolier,  ce  poète,  8'aperce\ant  un  jour  qu'il  Ae  croit  plus,; 
poussant  un  cri  de  détresse  et  d*angotsse,  jetant  au  froid 
squelette  de  Voltaire  ses  récriminations  désolées  et  écri« 
Tant  avec  le  sang  de  ses  blessures  le  bullef in  de  ses  dottlesi 
de  ses  souffr»ices,  de  ses  aspirations  infinies  et  de  ses 
suprêmes  lassitudes,  m'inspire  un  tout  autre  sentiment 
qbe  le  corrupteur  à  froid  qui  raille  mes  croyances,  assai- 
sonne son  impiété  au  sel  empoisonné  de  ses  épigTammes 
ou  pervertit  les  jeunes  imaginations  par  des  peintures 
libertines.  U  mérite  et  éveille  mes  sympathies,  bien  plus 
que  le  rêveur  superbe  qui,  à  force  de  se  contempler  en 
tout,  finit  par  perdre  Tidée  de  Dieu;  bien  plus  que  Thomme 
à  qui  Tàge  et  la  douleur  n'ont  appris  qu'un  harmonieux 
verbiage,  et  qui,  également  désenchanté  de  là  vérité  et  de 
Terreur,  achève  de  s'exhaler  en  sonorités  brillantes.  Vir- 
religion  de  H.  de  Musset,  —  si  toutefois  un  si  gros  mot 
peut  s'allier  à  un  nom  si  charmant,  —  c'est  encore  une 
partie  de  nous-mème;  non  pas,  Dieu  merci!  de  ce  que 
no  us  sommes,  mais  de  ce  que  nous  avons  failli  être,  de  ce 
que  nous  avons  senti  passer  près  de  nous,  comme  un 
soufile  délétère,  dans  ces  premières  crises  de  la  jeunesse 
qui  décident  souvent  de  toute  la  vie.  Aussi  nous  Favons 
plaint,  nous  l'avons  compris,  nous  Favons  aimé,  nous 
avons  éprouvé  pour  le  mal  qu'il  exprimait  en  strophes  si 
éloquentes  un  sentiment  analogue  à  celui  qu'éprouve, 
après  la  bataille,  le  soldat  qui  n'est  que  blessé,  pour  son 
général  qui  meurt;  et  aujourd'hui,  après  dix  ans  de  rup- 
ture et  d'oubh^  après  que  des  sentiers  diCfllfeMl  noili 


ALFRED  DE  MUSSET.  Ml 

atsdent  conduits  à  des  eitrémitès  contraires,  nous  cher- 
cherions en  vain  une  parole  dure  ou  un  rigoureux  ana* 
thème  k  prononcer  devant  ce  cercueil. 

Mais  arrêtons-nous  encore  un  moment  à  cette  rayon- 
nante époque  de  celte  courte  carrière  ;  c'est  de  1833  à 
i838,  —  des  Caprices  de  Marianne  au  Fils  du  Titien,  — 
que  s'échelonnent  presque  toutes  les  belles  œuvres 
d'Alfred  de  Blusset  :  Fantasio,  Il  ne  faut  jurer  de  rien,  li 
ne  faut  pas  badiner  avec  Vammir,  le  Chandelier,  Loren- 
%accio;  en  4835,  la  Confession  d'tm  enfant  du  siècle  ;  Té- 
légie  de  Lucie;  Vite  Bonne  Fortune,  la  QujenouHle  de  Bar- 
herine;  en  1836,  quelques  jours  après  Jocelyn,  l'admirable 
épitre  à  Lamartine,  qui  ne  daigna  répondre  que  longtemps 
après  ;  tant  la  vanité  des  hommes  illustres  est  sujette  à 
prendre  leurs  égaux  pour  des  inférieurs ,  sauf  à  traiter 
leurs  inférieurs  comme  des  égaux!  En  septembre,  les 
belles  stances  à  la  Malibran,  où  Alfred  de  Musset  se  fit, 
comme  toujours,  l'interprète  de  cette  génération,  qui,  une 
fois  la  Malibran  morte,  n'a  plus  voulu  entendre  ni  la  chan- 
son de  Rosine ,  ni  la  prière  de  Ninette,  ni  la  romance  de 
Desdemona;  en  1837,  le  Caprice,  cette  frêle  comédie 
qui  devait  un  jour  faire  plus  pour  la  fortune  littéraire  de 
M.  de  Musset  que  tous  ses  autres  ouvrages ,  et  qui  mit  dix 
ans  à  arriver  de  la  Revue  des  Deux  Mondes  au  Théâtre^ 
Français,  en  passant  par  Saint-Pétersbourg  ;  puis  les  jolies 
Nouvelles ,  Emmeline ,  les  Deux  Maîtresses^  Frédéric  et 
Bemeretie,  On  le  voit,  ce  furent  là  cinq  années  fécondes, 
et  il  n'en  faut  pas  davantage ,  il  en  faut  bien  moins  pour 
immortaliser  un  nom.  N'oublions  pas  deux  petits  chefs- 
d'œuvre  que*  laissa  tomber,  en  se  jouant,  cette  muse  non- 
chalante :  Pdle  étoile  du  soir,  et  J'ai  dit  à  mon  cœur,  à 
mon  faible  cœur.  Le  talent  de  M.  de  Musset  s'y  révèk 
daos  sa  perfeotioa  exquise ,  de  même  que ,  dans  RolUif  i 


248  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

atteint  son  plus  magnifique  élan.  Les  connaisseurs  ont  ce- 
pendant préféré  à  tout  le  reste  les  Nuits,  où  la  douleur  da 
poète  nous  livre  ses  secrets  et  leur  donne  un  accent  impé- 
rissable. V Espoir  en  Dieu,  dont  nous  ne  retrouvons  pas  la 
date,  mais  qui  figure  dans  le  précieux  volume  de  l'édition 
Charpentier,  doit  tenir  sa  place  à  côté  des  Nuits.  Les 
strophes  : 


0  toi  que  nul  n'a  pu  connaâtre! 


sont  d  une  émouvante  beauté.  De  la  poésie  voltairienne  à 
cette  merveille  de  mélancolie,  et,  sinon  de  foi,  au  moins 
de  regret ,  de  lutte ,  d'aspiration  religieuse,  quel  abîme  ! 
N'eût-il  signé  que  ces  strophes ,  le  nom  de  H.  de  Musset 
ne  pourrait  pas  périr  :  mais  quelle  riche  saison,  celle  où 
Ton  cueillit  sur  la  même  tige  ces  fruits  et  ces  fleurs»  ces 
beaux  vers,  ces  frais  récits,  ces  comédies  charmantes, 
sourires  et  larmes  d'une  imagination  enchanteresse  dont 
chaque  larme  était  un  diamant,  dont  chaque  sourire  mon- 
trait une  perle  !  Alfred  de  Musset  était  dans  tout  l'éclat  de 
ses  vingt-cinq  ans  :  sa  célébrité  naissante  se  doublait  d*une 
romanesque  auréole  :  les  échos  de  la  Brenta  lui  ren- 
voyaient, dans  une  prose  presque  aussi  poétique  que  ses 
vers,  les  lyriques  effusions  des  Lettres  d'un  Voyageur.  Âhl 
qu'ils  seraient  beaux,  ces  songes  de  la  jeunesse ,  s'ils  n'a- 
vaient pas  de  réveil  ! 

Ce  fut  vers  1 841  que  les  premiers  indices  d*épuisement 
ou  de  lassitude  se  trahirent  chez  M.  de  Musset.  Mais  ils 
furent  heureusement  déguisés  par  la  publication  du  vo- 
lume définitif  où  se  rassemblèrent  ses  principales  poésies 
et  dont  le  succès  dépassa  toutes  les  espérances.  Ainsi  sa 
gloire  conmiençait  au  moment  où  son  talent  allait  faiblir. 
11  y  a  encore  bien  de  la  finesse  et  de  la  grâce,  mais  déjà  un 


ALFRED  DE  MUSSET.  549 

peu  de  manière  et  de  mignardise  mondaine ,  dans  II  faut 
quune  porte  soit  ouverte  ou  fermée,  qui  parut,  dans  la  Ile- 
vue  des  Deux  Mondes,  à  la  fm  de  4845.  Ce  proverbe  et 
celui  d'Un  Caprice j  les  plus  légers,  selon  nous,  et  assuré- 
ment les  moins  originaux.de  ifiui  le  délicieux  bagage,  pré- 
paraient pourtant  une  nouvelle  phase  dans  la  carrière  du 
brillant  poète.  En  novembre  1847,  la  Comédie-Française 
joua  le  Caprice;  en  avril  1848,  Il  faut  quune  porte  soit 
ouverte  ou  feimée;  en  juin ,  //  ne  faut  jurer  de  rien  ;  et, 
Kialgré  les  préoccupations  de  cette  terrible  année,  malgré 
nos  angoisses  républicaines  et  les  menaces  d'insurrection 
renouvelées  chaque  jour  et  cruellement  réalisées,  ces  trois 
ouvrages  réussirent,  si  bien  que  presque  tout  le  panier  de 
cerises  y  voulut  passer  :  on  représenta,  mais  avec  un  suc- 
cès moindre,  les  Caprices  de  Marianne^  André  del  Sarto, 
le  Chandelier.  Un  peu  plus  tard ,  affriandé  par  ce  regain 
pilus  riche  que  la  vraie  nooisson,  M.  de  Musset  essaya  d'é- 
crire directement  pour  la  scène  ;  il  fit  Louison  en  1849, 
Bettine  en  1851 .  Mais  Theure  du  déclin  avait  sonné,  et  elle 
fut  inexorable  :  il  se  trouva  que  les  pièces  que  M.  de  Mus-* 
set  avait  écrites  sans  songer  au  théâtre  y  étaient  applau* 
dies,  et  que  celles  dont  le  théâtre  eut  les  prémices  y  pas- 
sèrent sans  laisser  de  traces.  La  veine  était  tarie ,  et  elle 
ne  reparut  plus.  Nous  ne  suivrons  pas  notre  poète  dan^ 
cette  période  de  décadence ,  qui  ne  Tempècha  ni  d'être 
très-légitimement  nommé ,  à  quarante  ans ,  membre  de 
TAcadémie  française,  ni  de  publier,  en  1850,  un  nouveau 
recueil  de  vers  qui  fut  lu  et  même  admiré,  par  égard  pour 
son  aine.  Un  écrivain  moderne  a  comparé  les  jeunes 
amours  coupés  dans  leur  fleur  à  ces  enfants  qui  meurent 
au  berceau  et  dont  on  n'a  connu  que  les  sourires.  Nous 
voudrions ,  de  même ,  n'avoir  connu  M.  de  Musset  que 
dans  le  court  espace  que  sa  muse  a  si  bien  rempli,  et  pou- 


250-  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

voir  y  renfermer  son  nom ,  son  œuvre  et  son  souvenir. 
Nous  voudrions  qu'il  n  y  eût  pas,  qu'il  n'y  eût  jamais  eu 
d'autre  Musset  que  celui  de  1850  à  1846,  l'adolescent  et 
le  jeune  homme,  le  Musset  des  Contes  d'Espagne  et  dCItO' 
lie ,  du  Spectacle  dans  un  fauteuil ,  de  la  Confession  d'un 
enfant  du  siècle^  des  Comédies  et  Proverbes j  le  tfusset  de 
VÉpître  à  Lamartine,  de  Y  Espoir  en  Dieu,  de  la  Pâle  étoile 
du  soir,  des  Stances  à  la  Malibran,  de  Rolla,  des  Nuits 
vi  de  Bemerette,  Aujourd'hui  du  moins,  il  nous  a  sem- 
]3lé  que  nous  pouvions  ne  parler  que  de  celui-là. 

Finirons-nous  pourtant  ce  rapide  et  mélancolique  in- 
ventaire, sans  risquer  quelques  paroles  plus  graves? 
L'homme  ëminent*  qui  a  dit  adieu,  au  nom  de  TAcadémie 
française^  au  poète  que  la  France  vient  de  perdre ,  nous  a 
donné,  en  ce  sujet  si  délicat ,  un  de  ces  modèles  dont  il 
est  trop  avare.  Le  don  de  poésie,  les  facultés  rares  de  ces 
imaginations  charmantes  qui  font  nos  délices  de  ce  qui  fait 
leur  torture,  n'acceptent  pas  toujours  les  lois  de  la  vie  or- 
dinaire ;  elles  ne  vont  pas  sans  un  certain  penchant  à  s'é- 
blouir d'elles-mêmes,  à  perdre,  dans  leur  douloureux 
contact  avec  Fidéal  qui  les  abuse ,  avec  la  réalité  qui 
les  froisse,  le  sens  droit,  vrai,  lucide,  de  ce  qui  est  pos- 
sible, raisonnable  et  bon.  Tantôt,  comme  chez  d'autres 
Uustres  que  je  me  dispenserai  de  nommer,  ce  côté 
décevant  et  dangereut  des  natures  poétiques,  s'appli- 
quant  d  de  grands  intérêts ,  fait  tort  également  è  elles 
et  ft  nous  :  tantôt,  comme  chez  Alfred  de  Musset,  il  ne 
irait  qu'à  elles  seules.  Pour  toutes ,  pour  celle-là  sur-^ 
tout,  la  plus  Inoffensive  et  la  plus  malheureuse,  il  ne  sied 
pas  de  se  montrer  trop  sévère.  L'essentiel  est  de  ne  jamais 
ériger  en  doctrine,  eu  une  sorte  de  poésie  pratique,  ce  qui 

*  H.  ?uei. 


ALFRED  DE  MUSSET.  251 

n*est  que  l'exception  et  la  faiblesse  de  ces  créatures  privi- 
légiées. L'essentiel  est  de  ne  jamais  laisser  aux  aspirants, 
aux  surnuméraires  de  la  littérature  et  de  l'art,  le  droit  de 
croire  que  ces  faiblesses  sont  le  signe  caractéristique  du 
talent,  que  le  désordre  et  )e  génie  sont  frères,  et  que 
mettre  du  désordre  dans  sa  vie,  c'est  mettre  du  génie  dans 
ses  ouvrages.  Non,  il  n'en  est  rien ,  et  cette  erreur  a  été 
assez  funeste  9ux  lettre^  contemppraine.8 ,  pour  qu'il  me 
soit  permis  d'insister.  Jeunesse,  roman  fantaisie,  jeux 
cruels  d'un' cerveau  cherchant  à  s'étourdir,  d'un  cœur  se 
punissant  de  ce  qu'il  souffre,  tout  cela  passe  et  s'évanouit 
comme  les  brumes  matinales  :  la  raison  reste  et  finit  par 
prévaloir,  ne  fût-ce  que  sur  un  cercueil  :  ce  cercueil  alors 
en  dit  plus  que  toutes  les  leçons.  Li'éipuise^çjit  poétique 
d'AUred  de  Musset  était  si  notoire,  que  le  sentiment  d'é- 
goisme  mêlé  à  toutes  nos  affections  a  affaibli  mèj;ne  les 
regrets,  et  n'a  pas  permis  à  sa  mort  de  produire  l'effet 
d'un  événement  Uttéraire  :  ses  admirateurs  savaient  trop 
que  leurs  plaisirs  ne  perdaient  plus  rien  en  le  perdant  ! 
Ainsi  la  vanité  même  serait  ici  du  même  parti  que  le  bon 
sens.  N'en  disons  pas  davantage.  Des  censeurs  chagrins 
ont  cherché  et  n'ont  pas  trouvé  la  moralité  des  œuvres  de 
M.  de  Musset.  Cette  moralité,  l'aimable  et  infortuné  poète 
vient  de  nous  la  donner  :  il  n'en  est  pas  de  plus  doulou- 
reuse et  de  plus  frappante. 

Mai  i857. 


III 


DÉSIRÉ    CARRIÈRE 


S'il  est  doux  et  honorable,  pour  la  critique,  de  mettre 
en  lumière  les  talents  jeunes  et  inconnus,  il  y  a  peut-être 
quelque  chose  de  plus  précieux  encore  :  c'est  de  ramener 
Tattention  sur  des  écrivains  trop  tôt  disparus;  c'est  de 
compléter,  pour  ainsi  dire,  et  de  prolonger  par  un  aflec- 
tueux  souvenir  et  un  hommage  tardif  ces  destinées  poéti- 
ques ou  littéraires  brisées  avant  l'heure  de  la  maturité, 
avant  d'avoir  donné  au  pubHc  et  à  elles-mêmes  tout  ce 
qu'elles  avaient  promis.  En  lisant  les  belles  pages  qu'un 
illustre  religieux  a  consacrées  à  la  mémoire  d'Ozanam,  je 
payais,  avec  une  sorte  de  repentir  plein  de  charme,  tout 
un  arriéré  de  sympathie  et  de  tendresse  à  cette  belle  âme, 
i  ce  génie  mélancolique  et  inachevé  que  nous  avions 
laissé,  nous,  critiques  mondains,  passer  et  s'éteindre 
sans  que  son  nom  se  rencontrât  sous  notre  plume  trop 
souvent  vouée  à  des  œuvres  frivoles  et  à  de  futiles  vanités. 
Je  ne  me  doutais  pas  que  j'aurais  sitôt,  grâce  à  une  ton- 
chante  confiance  et  à  une  pieuse  entremise,  à  m'.occuper 
d'un  homme  qui  a  été  presque,  en  poésie  cl  dans  le  cercle 
modeste  d'une  vie  de  province,  ce  que  fut  Ozanam  en  des 


DÉSIRÉ  GÂBRIÈRE.  253 

# 

Toies  plus  larges,  plus  sérieuses,  plus  variées,  dans  une 
chaire  entourée  et  applaudie.  Je  ne  voudrais  pas  avoir 
l'air  de  trop  prêcher  pour  mon  saint,  —  et  le  mot  est  ici 
bien  juste,  appliqué  à  ces  existences  si  chrétiennes,  —  en 
comparant  ce  qui  n'est  pas  comparable,  en  affirmant  que 
le  talent  de  Désiré  Carrière  a  été  d'une  trempe  aussi  fine, 
d'une  portée  aussi  haute  que  celui  de  Frédéric  Ozanam. 
Non  :  laissons  là  ces  parallèles  qui  touchent  de  trop  prés 
à  la  gloriole  humaine  pour  être  essayés  devant  deux  tom- 
beaux :  mais  il  est  impossible  de  ne  pas  être  frappé  des 
étroites  affinités  qui  ressortent  de  leur  simple  biographie. 
Tous  deux  sont  nés  en  I8I0  zî  morts  en  1853,  à  quel- 
ques jours  de  distance.  Tous  deux  sont  morts  à  quarante 
ans,  à  cet  âge  qui  commence  le  déclin  pour  les  grâces  ju- 
véniles et  coquettes  de  Tesprit  et  de  la  beauté,  mais  qui, 
pour  les  âmes  pures,  pour  les  intelligences  affermies  par 
le  travail,  la  méditation  et  l'étude,  pour  les  cœurs  inces- 
samment rajeunis  dans  une  affection  chaste  et  saine, 
marque  le  moment  de  la  possession  complète  et  de  la 
souveraine  plénitude.  Tous  deux,  attirés  d'abord  vers  le 
sacerdoce  par  les  premières  ferveurs  de  leur  piété,  se 
sont  décidés  à  rester  dans  le  monde,  à  y  exercer  cette 
mission  inférieure,  mais  bien  belle  encore,  attribuée  par 
la  Providence  au  laïque  jtii  sait  rendre  la  vertu  éloquente 
dans  ses  écrits  et  persu;  »mVc  dans  ses  exemples.  Tous  deux 
ont  eu  cela  de  remarquable,  que,  venus  à  ime  époque 
troublée,  où  la  polémique  religieuse  soulevait  bien  des 
passions  et  des  haines,  <m  la  tyrannie  entêtée  de  l'athéisme 
légal  provoquait  et  justifiait,  chez  ses  contradicteurs,  des 
représailles  et  des  colères,  où  enfin  le  titre  de  calhoUque 
ne  se  produisait  plus  dans  la  littérature  et  dans  le  monde 
qu'avec  des  allures  militantes  et  une  impopularité  vail- 
lamment acceptée,  ils  ont  été  doux  et  tendres  dans  leqr 


S54  GÂUSUftlfeS  LITTËRAIR^. 

Dx^lliôdotié  isahs  tache  !  ils  ont  mieux  aitlië  rènssir  pdr 
Fattrait  que  pat*  le  coup  de  foudre,  et,  au  seiii  d^une  géné- 
ration sceptique  ou  blasée,  ils  sont  restés  presque  popu- 
laireSi  gardant  une  sorte  de  séduction  grave  et  triste,  par- 
tibuliére  atix  fronts  inclinés  sous  les  pressentiments  d'one^ 
mort  prochaine.  Tous  deux  enfln^  —  et  ce  fut  là  la  plus 
charmante  des  ressemblances,  — =■  ont  eu  ce  bonhtsur,  que 
leur  ang^gardien  se  fit  visible  en  ce  monde  :  tous  deux 
^M,  rencontré  sur  leurs  pas  cette  femme,  cette  compagne 
dévt»uée,  attentive,  pieusement  aimante,  qui,  dans  tous  les 
états  et  pour  tous  les  hommes,  est  le  meilleur  des  bien- 
faits de  Dieu,  mais  qui,  pour  le  poète  clu^étien,  est  le 
complément  de  tout,  la  couronne  de  fleurs  de  son  gtoie, 
de  sa  foi,  de  sa  gloire,  le  trait  d'union  entre  le  del  où  il 
aspire  et  la  terre  bù  il  chante.  Us  ont  eu  cette  sensation 
délicieuse^  de  voir  se  pencher  souriante,  sur  leur  fable  de 
travail,  la  muse  familière,  la  Bëalrix  du  foyer  domestique, 
doucement  éclairée  par  la  lampe  du  soir  dont  le  rayon 
tremble  sous  l'albâtre,  confidente  de  la  pensée  qui  s^essaf^^ 
du  vers  qui  se  murmure  ou  s'achève,  consolatrice  des 
jours  mauvais,  des  jours  de  défaillance  et  de  lassitude,  et 
purifiant  l'orgueil  même,  puisqu'on  ne  veut  plus  le  succès 
pour  soi,  mais  pour  elle.  Arrêtons-nous;  —  peut-être  en 
avons-nous  trop  dit  :  les  chastes  tendresses,  les  douleurs 
inconsoléesi  n'aiment  pas  qu*GD  les  trahisse,  et  c'est  les 
trahir  que  d'en  parler. 

Quoi  qu*il  en  soit,  la  famille  et  les  amis  de  Désiré  Car* 
rière  viennent  de  publier,  en  un  beau  volume,  le  recueil 
de  ses  œuvres  choisies,  et,  bien  que  ce  recueil  ne  soit  pas 
destiné  au  public,  bien  que  Tauteur  soit  allé  chercher  une 
autre  récompense,  il  m'est  permis  de  rappeler  ses  tiUes 
à  des  suffrages,  inutiles  désormais  pour  lui,  précîeiix  eo- 
•core  à  ceux  qui  ^?  pleurent. 


DiSiBÉ  GARRIÈaS.  85S 

On  lésait»  -- ou  peut-être» hélas!  ra-t*on  oublié,  ^ 
l'œuvre  capitale  de  Désiré  Carrière  fut  le  poème  du  Curé 
de  ValneigCf  poème  écrit  en  marge  du  Jocelyn  de  H.  de 
Lamartine,  non  pas  pour  le  réfuter»  -«-  les  poètes  ne  se  rè* 
ftitent  pas,  —  mais  pour  montrer  ce  que  pouvait  être, 
sous  une  plume  vraiment  chrétienne,  la  vraie  figure  du 
curé  de  campagne. 

L'impression  causée  par  Jocdyn  dans  le  public  catho- 
lique ne  fut  pas  tout  à  fait,  au  début,  ce  qu'elle  a  été  de- 
puis. L'histoire  des  idées,  comme  celle  des  faits,  a  besoin, 
pour  s'édaircir  et  se  préciser,  de  ce  lointain,  de  cette 
série  d'expériences  qui,  montrant  les  conséquences  rem- 
fermées  en  germe  dans  un  premier  événement  ou  dans 
un  premier  ouvrage,  jette  sur  <^t  événement  ou  sur  cet 
ouvrage  une  lumière  décisive,  ignorée  des  contemporains. 
En  1836,  quoique  H,  de  Lamartine  eût  déjà  laissé  pres- 
sentir, par  maint  passage  de  son  Voyage  en  Orient,  le 
penchant  de  son  esprit  mobile  vers  une  sorte  de  vague 
déisme  entremêlé  de  réminiscences  évangéliques  et  de 
fatalisme  oriental,  nous  ne  rabandonnions  pas  encore.  U 
nous  paraissait  trop  cruel  de  perdre  à  la  fois  renchanteur 
etTapAtre  de  notre  jeunesse,  le  poète  des  Harmonies  et 
le  prêtre  de  V  Essai  sur  V Indifférence.  Nous  ne  voulions 
pas  croire  i  ces  deu  désastres  successif,  et,  dans  la  pe- 
titesse de  ms  vues  terrestres,  nous  ne  comprenions  pas 
que  la  défection  de  ces  deux  hommes  illustres,  en  servant 
de  date  à  la  décadence  de  leur  génie,  deriendrait  unjour 
un  éclatant  témoignage  en  Thonneur  des  croyances  qu'ils 
désertaient.  11  y  avait  d'ailleurs  dans  Jocelyn  tout  un  côté 
&it  pour  plaire  à  l'imagination  des  jeunes  prêtres;  la 
langue  encore  délicieuse,  malgré  ses  incorrections  et  ses 
négligences,  qui  recouvrait  les  erreurs  de  dogme  ou  les 
dissidences  de  pensée,  ressemblait  à  ces  beaux  effets  d'ors 


â56  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

chestre  qui  dérobent  à  Toreille  le  sens  des  paroles  chan- 
tées. On  n'aperçut  donc,  à  ce  premier  moment,  dans  le 
magique  entraînement  de  ce  génie  et  de  ce  succès,  que  la 
grandeur  de  ces  tableaux,  la  puissance  de  ce  souffle,  ces 
magnificences  descriptives,  ces  flots  de  tendresse  et  d'a- 
mour jaillissant  du  fond  de  ces  solitudes  et  de  ces  neiges» 
le  tout  élevant  à  la  poésie  la  plus  haute  et  la  plus  splendide 
Thumble  figure  du  curé  de  village.  .Le  dirons-nons?  Les 
jeunes  et  pieux  collègues  de  Joceljn  furent  si  émus,  si 
heureux  de  trouver  leur  image  si  poétique,  qu'ils  ne  son- 
gèrent pas  d'abord  à  se  demander  si  elle  était  bien  ortho- 
doxe. Plus  tard  on  lut  mieux,  on  réfléchit,  on  se  refroidit, 
et  on  reconnut  que,  dans  Jocelytij  le  véritable  esprit 
chrétien,  Taustère  notion  des  devoirs  du  prêtre,  réglés  et 
consacrés  par  l'Église,  étaient  sans  cesse  sacrifiés  à  un 
idéal  de  rêverie  sentimentale  ou  de  philosophie  raisonneuse, 
où  la  poésie  défigurait  la  religion  sous  prétexte  de  Tor- 
ner.  C'était  l'époque  des  débuts  de  Bésiré  Carrière,  et 
Nancy,  sa  ville  natale,  Nancy,  la  vieille  cité  cathoUque, 
tressaillait  déjà  aux  purs  accents  de  ce  poète  de  vingt-qua- 
tre ans,  qui  s'écriait,  comme  poiu*  résumer  en  quelques 
vers  toute  l'inspiration  de  sa  muse: 

Moi,  si  je  sens  mon  sein  tout  vibrant  dliarmonîe, 
J'en  rends  grâce  à  ma  foi;  ma  foi,  c*est  mon  géide  : 
C'est  elle  qui  m* inspire  et  me  force  à  parler. 
Blon  âme,  qu'en  accords  je  voudrais  révéler. 
Est  comme  un  instrument  suspendu  dans  l'espace, 
Et  qui  rend  quelques  sons  quand  l'esprit  de  Dieu  passe. 
Ces  sons,  ma  faible  langue  emprunte  leur  secours 
Pour  former  ma  prière;  et  je  sens  tous  les  jours, 
Seigneur,  en  murmurantde?  hymnes  à  ta  gloire. 
Qu'il  est  doux  de  chanter  ce  qu'il  est  doux  de  croire. 

Déjà,  quoique  bien  jeune,  Carrière  avait  songé  à  écrire 


DÉSIRÉ  CARRIERE.  257 

un  poêrae  sur  les  devoirs  du  prêtre,  à  détacher  sur  un 
fond  d'azur  et  d'or  cette  figure  que  le  commun  des  hom- 
mes  comprend  si  peu  et  qui  doit  prêter  à  la  poésie  au  lieu 
de  lui  emprunter.  Cette  figure,  elle  lui  arrivait  toute  faite, 
de  la  main  d'un  maître  admiré,  mais  ajustée  de  telle  fa* 
çon  et  placée  dans  un  tel  cadre,  qu'une  moitié  seulement 
s'illuminait  des  clartés  célestes  et  que  l'autre  s'estompait 
dans  les  brumes  et  les  vapeurs  de  la  terre.  On  donna  à 
Carrière  l'idée  de  reprendre  ce  premier  Jocelyn  mêlé  de 
lumière  et  d'ombre,  et  d'en  faire  un  second,  ou  plutôt 
de  substituer  aux  souvenirs  troublés,  aux  inquiétantes 
confidences  du  héros  de  H.  de  Lamartine,  d'autres  récits, 
d'autres  souvenirs  qui  rétablissent  dans  toute  son  inté- 
grité le  vrai  caractère  du  [prêtre.  11  suffisait  pour  cela 
d'un  très-léger  changement  dans  la  fiction  primitive  ;  ces 
papiers  laissés  par  Jocelyn,  puis  dispersés  à  tous  les  vents 
ou  employés  par  Marthe  à  allumer  ses  flambeaux  %  Car* 
rière  a  supposé  qu'ils  se  retrouvent  entre  les  mains  d'un 
curé  voisin  de  Valneige,  et  que  celui-ci,  ami  intime  du 
défunt,  se  décide  à  les  envoyer  au  Botaniste  ',  confident 
donné  à  Jocelyn  par  M.  de  Lamartine,  pour  complé- 
ter, corriger  ou  expliquer  les  fragments  que  le  Bo- 
taniste a  publiés  et  qui  forment  le  premier  poème. 
On  conçoit  aisément  la  difficulté  de  cette  tentative  au 
double  point  de  vue  de  la  poésie  et  de  la  vraisemblance. 
De  deux  choses  l'une  :  ou  le  Jocelyn  de  l'illustre  poète 
renfermait  réellement  des  hérésies  de  dogme  et  de  senti- 
ment, et  alors  il  était  bien  difficile  d'en  amortir  l'effet  en 
intercalant  entre  chaque  page  suspecte  une  page  irrépro- 
chable; ou  bien  H.  de  Lamartine  n'avait  pas  mérité  les 


*  Voir  Jocelyn. 

*  Id.  ibid, 


258  CAOSBRIBS  LITTËRAIRES. 

reproches  qu'on  lui  adressait,  et  alors,  la  littArature  «t  la 
poésie  reprenant  leurs  droits,  comment  excuser  la  folle 
témérité  d'un  obscur  jeune  homme  de  vingt-quatre  ans, 
soufflant  M.  de  Lamartine,  lui  prenant  son  cadre  pour  le 
remplir  à  sa  &çon,  son  héros  pour  rhabiller  et  le  faire 
parler  à  sa  guise?  11  y  avait  là  évidemment  excès  ou  de 
vanité  poétique  ou  d'humilité  chrétienne;  et  comment 
croire  à  Texcés  d'humilité  chei  un  poêtef  Ce  n'est  pas 
tout  :  les  œuvres  du  génie,  surtout  des  génies  spontanés 
et  primesautiers  conune  H.  de  Lamartine,  ont  le  glorieux 
et  dangereux  privilège  d'édore  d'un  jet,  d'une  venue  : 
elles  sortent  du  moule  telles  quelles,  avec  leurs  beautés  et 
leurs  défauts,  leurs  vérités  et  leurs  erreurs  ;  mais,  à  y  re- 
garder de  près,  tout  cela  est  si  compacte,  tout  cela  se  tient 
si  étroitement  et  si  fort,  qu'essayer  d'y  trier  le  bien,  d'y 
corriger  le  mal,  d'y  eflacer  le  pire,  c'est  tenter  l'impossi- 
ble.  Désiré  Carrière,  dans  la  courte  préface  de  sa  pre* 
miëre  édition,  a  déclaré  que  son  poème  n'était  pas  et  ne 
voulait  pas  être  une  réfutation  de  Jocdyn  ;  et,  en  effet,  il 
m'a  toujours  paru  aussi  difficile  de  réfuter  M.  de  Lamar- 
tine que  de  réfuter  la  harpe  de  Godefroid,  le  piano  de  Thaï» 
berg  on  la  voix  de  TAlboni.  Et  cependant  il  n'y  avait  que 
cela  de  praticable  :  un  esprit  en  réfute  un  autre,  il  ne  le 
refait  pas  ;  la  vérité  rèftate  l'erreur,  elle  ne  la  remplace 
pas.  Carrière  est  entré  dans  l'idée  d'autrui,  —  et  quel 
autrui  !  -*  pour  penser  ce  qu'il  aurait  dû  penser  et  dira 
ce  qu'il  aurait  dû  dire;  il  a  côtoyé  H.  de  Lamartine  sur  le 
mince  sentier  de  Valneige,  de  manière  k  lui  laisser  ton* 
jours  le  côté  du  précipice  et  à  garder  pour  soi  le  cAté  de 
la  montagne  :  entreprise  paradoxale  qui  ne  pouvait  réus- 
sir qu'à  demi  !  En  outre,  comme  il  l'a  fort  bien  remarqué 
lui-même,  en  acceptant  ainsi  un  point  de  départ,  un  plan, 
un  cadre  et  un  hérd^s  tout  faits,  il  se  privait  d'une  des 


DéSIRÉ  GARRIÈRB.  259 

plus  grandes  forces,  d'une  des  plus  grandes  joies  de  Tar- 
liste  et  du  poète;  celle  de  donner  un  corps,  une  Ame,  une 
forme  à  ses  propres  .rêves,  de  trayailler  sur  sa  propre 
pensée,  de  la  développer  et  de  la  suivre  depuis  le  moment 
où  elle  apparaît  tout  au  fond  de  son  esprit  comme  une 
lueur  tremblotante  jusqu'à  l'heure  où  eUe  se  répand  sur 
son  œuvre  et  sur  le  monde  avec  des  splendeurs  immor- 
telles. S'il  est  >rai  que  les  phases  diverses  de  la  gestation 
poétique  aient  quelque  cbosQ  4es  ^nystôrieus^S  délices,  dçs 
douleurs  enivrantes  de  la  maternité,  l'auteur  du  Curé  ie 
Valneige  se  condamnait  &  n'en  connaître  qu'une  partie  : 
il  n'était,  pour  ainsi  dire,  que  la  nourrice  de  son  poème  : 
il  n'en  était  pas  la  mère. 

On  le  voit,  —  et  je  me  riencontre  îçj  avec  le  pieux  bjp- 
graphe  de  Désiré  Carrière,  avec  t'^hbè  Chapia,  qui  a  f^it 
précéder  ce  volume  d'une  excellente  notice,  —  le  Curé  ^e 
Valneige  n'est  et  n'a  pu  être  qu'un  tour  de  force,  et  les 
tours  de  force  ne  sont  que  la  fausse  monnaie  des  chefs- 
d'œuvre.  N'importe  !  même  en  réduisant  à  sa  juste  valeur 
le  mérite  delà  difficulté  vaincue,  on  ne  saurait  méconnaîr 
tre  tout  ce  qu'il  a  fallu  d'habileté,  de  souplesse,  de  res- 
sources poétiques  pour  réaliser  sans  trop  d'encombre  cet 
envers  orthodoxe  de  Jocelyn,  On  peut  même  remarquer  à 
quel  point  Carrière,  tout  en  gémissant  des  écarts  de  M.  de 
Lamartine,  tout  en  essayant  de  traiter  son  poème  en  pa* 
lympseste  pous  lequel  une  main  catholique  retrouverait  la 
vrai  texte,  procédait,  au  fond,  de  l'illustra  poète,  et  pos- 
sédait phifiieurs  de  ses  qualités;  l'ampleur,  le  souffla»  le 
courant  rapide,  et  cette  faculté  du  récit  ferme  et  soutenu, 
ai  rara  en  poésie,  où  il  semble  toujours  que  l'halisine  man- 
que et  que  les  genoux  fléchissent  du  moment  que  l'on 
n'est  plus  porté  par  le  mouvement  lyrique.  A  ces  avanta- 
gea, l'auteur  du  Curé  de  Valneige  en  ajoute  un  autre  qui 


260  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

fait  très-souTent  défaut  à  H.  de  Lamartine  :  c'est  d'être 
dans  le  vrai  et  de  voir  juste.  Je  n'en  citerai  qu'un  exem- 
ple, et  j'aurai  soin  de  ne  pas  le  choisir  au  cœur  même  de 
ces  vérités  religieuses,  qui  me  donneraierU  trop  raison.  Le 
curé  de  Valneige  dit  à  propos  des  habitants  de  sa  rustique 
paroisse  : 

Âu-dessos  des  sillons  où  sa  courte  pensée , 

Gomme  une  herbe  sans  sève»  est  toujours  abaissée, 

Qai  pourra  soulever  Tâme  du  laboureur? 

Qui  détruira  chez  lui  cette  étrange  fureur 

De  vouloir  agrandir,  agrandir  davantage. 

Même  aux  dépens  d' autrui,  son  élroit  héritage? 

Ce  qui  rend  pour  le  ciel  son  œil  indifférent, 

C'est  pourtant  cette  cendre!  0  mon  Dieu,  qu'il. est  grand. 

Qu'il  est  triste  aujourd'hui,  cet  amour  de  la  terre  t 

Des  obstacles  nombreux  que  le  saint  ministère 

Dans  le  peuple  des  champs  rencontre  chaque  jour, 

Le  premier,  le  plus  fort,  c'est  cet  ignoble  amour. 

Voilà  le  vrai,  et  tous  ceux  qui  ont  vécu  longtemps  el 
familièrement  à  la  campagne  peuvent  contre-signer  en 
prose  ces  vers  de  Désiré  Carrière.  À  sa  place,  mettez 
H.  de  Lamartine;  il  nous  peindra,  avec  des  couleurs  pro- 
bablement plus  magnifiques,  des  paysans  contemplatifs, 
chevaleresques,  étudiant  les  étoiles  et  les  simples,  héros 
de  dévouement,  d'abnégation  et  de  vertu,  proches  parents 
de  son  Tailleur  de  pierres  de  Saint-Point  ;  lesquels  n'ont 
pas,  comme  la  jument  de  Roland,  Tunique  défaut  d'être 
morts,  mais  le  tort  presque  aussi  grave  de  n'avoir  jamais 
existé. 

Déshré  Carrière  avait  donc  deux  grandes  qualités  qui  se 
concilient  rarement  :  il  était  poétique  et  il  était  vrai  :  il  avait 
en  outre  le  don  de  ce  vers  facile  et  naturel  qui  semble 
épanoui  tout  d'un  trait  dans  le  cerveau  du  poète,  et  où  ex- 


DÉSIRÉ  CARRIÈRE.  261 

cdlait  Alfred  de  Musset.  On  sent  qu'il  n'y  a  eu  ni  recher- 
che ni  effort  :  le  vers  part  et  arrive  au  but ,  vif  et  léger 
comme  une  aile  d'abeille  au  premier  rayon  du  matin. 

n  est  doux  de  chanter  ce  qu'il  est  doux  de  croire! 

J'ai  cité  ce  vers  qui  caractérise  l'œuvre  entière  du  poète, 
et  qui  lui  sert  aujourd'hui  d'épigraphe.  Il  y  en  a,  conome 
cela,  des  centaines,  d'un  tour  heureux,  d'une  svelte  allure, 
enfants  d'une  inspiration  sincère,  doux  et  gracieux  essaim 
voltigeant  autour  de  la  croix.  En  revanche,  la  langue  poé* 
tique,  chez  Désiré  Carrière,  n'était  pas  formée,  et  c'est  une 
ressemblance  de  plus  avec  M.  de  Lamartine,  qui  semble 
avoir  fait,  non  pas  de  la  prose,  mais  des  vers  sans  le  sa- 
voir, et  ne  s'est  pas  douté  de  la  révolution  qui  s'accom- 
plissait sous  son  règne  dans  la  forme  et  le  tissu  de  la  poé- 
sie. Carrière  vivait  habituellement  en  province,  à  Nancy,  à 
Uîrecpurt  surtout,  sa  patrie  adoptive,  la  patrie  de  son 
bonheur  ;  excellente  condition  pour  rester  poète,  mais  non 
pas  pour  être  toujours  au  courant  de  ces  progrès,  de  ces 
détails  techniques ,  qui  ne  sont ,  lort  heureusement,  que 
très-secondaires.  Ainsi  l'auteur  du  Curé  de  Valneige  n'est 
pas  inaccessible  à  la  périphrase  :  à  tous  moments  je  ren* 
contre,  dans  son  poème,  des  vers  tels  que  ceux-ci  : 

C'est  à  moi  qu'il  faisait  Taveu  simple  et  fidèle 
Des  secrets  qu'à  genoijx  le  repentir  révèle 
Au  confident  sacré  par  Dieu  même  établi 
Pour  couvrir  nos  erreurs  de  pardon  et  d''oui)li! 

Total  huit  hémistiches  et  quarante-huit  syllabes  pour 
dire  :  a  J'étais  son  confesseur,  i 
ÎJn  peu  plus  loin,  je  lis  : 

Pour  boisson  nous  avions  ce  breuvage  , 

Qu*on  exprime  en  hiver  de  la  pomme  sauvage. 

i5. 


263  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

Et  je  dis  tout  bas  :  c  cidre,  style  de  1810.  i  Plos  loia 
encore  : 

Et  c*e8t  près  l'un  de  Fautre,  Si  la  table  sacrée, 
Qae  nous  avons  reçu  dans  notre  âme  enivrée 
Pour  la  première  fois,  le  céleste  froment. 

fit  je  traduis  :  «  NoosaTons  fiôteosemble  notre  premièiv 
communion.  » 

Hais ,  encore  une  fois ,  ce  sont  là  des  Tètilles  ;  ce  n'est 
là  que  le  corps  de  la  poésie  ;  Carrière  en  avait  l'âme  ;  ce 
n*est  que  l'accessoire,  et  j'ajoute  que  la  poésie  moderne  a 
mérité  de  déchoir,  le  jour  où  elle  a  pris  cet  accessoire  pour 
le  principal. 

Je  ne  prétends  pas  avoir  donné  une  idée  complète  du 
talent  et  de  l'œuvre  de  Désiré  Carrière  ;  pour  que  l'es- 
quisse fût  moins  insutlisante ,  il  faudrait  parler  de  ses  pè- 
lerinages aux  boï'ds  du  Rhin  et  «^  la  cathédrale  de  Stras- 
bourg, de  ses  vers  à  Sylvio  Pellico,  à  M.  de  Lamartine 
revenant  de  son  voyage  en  Orient,  à  M.  de  Lamennais,  à 
propos  des  trois  premiers  ouvrages  par  lesquels  il  rompit 
avec  la  Cour  de  Rome  et  l'Eglise  catholique.  Mais  on  peut 
du  moins  comprendre  ce  qu'a  été  ce  talent  mis  au  service 
d'une  cause  qui  cherche  ailleurs  que  sur  la  terre  ses  trioni- 
phes  et  ses  couronnes;  ce  qu'a  ^é  ce  poème,  entrepris 
dans  des  conditions  défavorables  et  pourtant  mené  à  bien 
à  force  de  volonté,  de  sincérité  et  de  foi  ;  ce  qu'a  été  sur- 
lout  ce  cœur,  cette  source  de  piété  et  d'^amour  où  la  poésie 
puisait  «ans  la  tarir»  cette  existence  calme  et  pure,  abritée 
dans  le  demi-jour  du  foyer  et  de  la  fimùile,  akowint  entre 
la  mUse  et  la  charité ,  entre  Jocelyn  et  saint  Vincent  de 
Paule ,  laissant  après  elle  un  parfum  de  douceur  et  de 
grâce;  teHe  enlin  que,  si  le  mot  de  gloire  semUe  trop 


DiSIRÉ  CARRIÈRE.  2(3 

bruyant  ou  trop  fastueux  pour  elle,  on  peut  du  moins  lui 
promettre  le  tendre  et  pieux  souvenir  assure  aux  âmes  d'é- 
lite qui,  richement  douées  par  la  bonté  de  Dieu ,  lui  ont 
rendu  toutes  leurs  richesses  avant  de  remonter  vers  lui. 


Ni» 


>«-•«• 


IV 


M.  VICTOR  DE  LAPRADE 


y 


PSTGBÉ.  —  ODES  ET  POÈMES.  —  RUITR. 

H.  Victor  de  Laprade  a  publié,  Tan  dernier,  à  Tépoque 
de  sa  première  candidature  à  TAcadéinie  française,  une 
édition  populaire  de  Psyché  et  des  Odes  et  Poèmes,  Il  y  a 
eu,  ce  nous  semble,  une  sorte 'de  loyale  et  légitime  fierté, 
en  un  moment  décisif  dans  'sa  carrière  de  \  >ête,  à  placer 
sous  nos  yeux  les  productions  de  sa  jeunesse,  unies  par 
tant  de  liens  à  celles  de  sa  maturité,  mais  où  des  regards 
sévères  ou  soupçonneux  avaient  cru  pourtant  démêler 
quelques  tendances  alarmantes.  H.  de  Laprade  pense,  — 
et  il  a  raison,  —  que  ceux  de  ses  poèmes  qui  interprètent 
le  sens  philosophique  du  symbolisme  pa!en  s'accordent 
avec  ceux  qui  ont  suivi,  et  en  renfermaient  d'avance  les 
germes  et  les  préludes  ;  il  veut  qu'on  reconnaisse  dans  la 
succession  de  ses  pensées,  toujours  si  élevées  et  si  pures, 
ces  grandes  lignes  d'ensemble,  ces  qualités  d'harmonie  et 
d'unité  qui  font  des  œuvres  diverses  d'un  même  talent  les 
anneaux  d'une  même'  chaîne;  et  afin  qu'il  ne  puisse  pas  y 
avoir  là-dessus  ombre  d'équivoque  et  de  doute,  il  nous 
rend  ces  premiers  poèmes,  sauf  quelques  corrections  de 
détail,  tels  qu'il  les  a  conçus  et  écrits.  «  L'écrivain,  nous 
lit -il  dans  une  remarquable  préface,  a  cru  devoir  respeo 


M.  VICTOR  DE  LAPRABE.  265 

ter  scrupuleusement  sa  pensée  première  sur  les  points 
mêmes  qui  se  sont  rectifiés  dans  son  esprit.  Un  auteur  n'a 
pas  le  droit  de  détruire  sa  propre  pensée  une  fois  émise, 
quand  cette  pensée  a  été  honnête,  sérieuse  et  sincère. 
Que  Ton  se  hâte  d'effacer  un  tableau  licencieux,  une  page 
empoisonnée  de  lâches  conseils,  d'énervantes  séductions, 
un  mot  enfiellé  de  haine  et  de  calomnie,  si  l'on  a  été  assez 
malheureux  pour  l'écrire,  c'est  là  un  devoir.  Hais  de  pa- 
reilles souillures,  dont  il  importe  de  purger  son  nom  et 
son  œuvre,  n'ont  rien  de  commun  avec  cette  chose  noble 
et  sainte  entre  toutes,  la  conviction  d'une  âme  éprise  de  la 
vérité  et  témoignant  ce  qu'elle  croit.  Une  erreur  de  l'es- 
prit n'est  coupable,  n'est  dangereuse  même,  que  si  elle 
est  cOtnbinée  avec  une  mauvaise  passion  du  cœur.  11  ftiut 
donc  se  respecter  soi-même  dans  toutes  les  pages  que  l'on 
a  écrites  loyalement,  et  corriger  son  œuvre  ancienne  dans 
une  œuvre  nouvelle.  »  La  critique,  à  son  tour,  laisserait  sa 
tâche  incomplète,  si  elle  ne  répondait  à  ce  courageux 
appel,  à  cet  honorable  langage. 

La  fable,  ou,  pour  parler  plus  juste,  le  mythe  de  PsycM, 
est  présent  à  toutes  les  mémoires.  La  poésie,  la  peinture, 
la  statuaire,  tous  les  arts  plastiques  ou  d'imagination,  y 
ont  trouvé  des  inspirations  gracieuses,  et  récemment  en- 
core un  musicien  ingénieux  ^  s'en  est  emparé  avec  bon- 
heur. Cette  légende  a,  sur  la  plupart  des  autres  fictions  du 
polythéisme,  l'avantage  de  se  rattacher  à  un  ordre  d'idées 
évidemment  supérieur,  de  marquer,  soit  aux  temps  primi- 
tifs, soit  plutôt  à  l'époque  de  transition  philosophique,  le 
trait  d'union  entre  la  tradition  païenne  et  l'interprétation 
de  ses  fables  sensuelles  par  un  esprit  déjà  plus  pur  et  plus 
dégagé.  Ou  Psyché  ne  signifie  rien,  ou  il  faut  bien  y  recon* 

*  If.  Ambroise  Tbomu. 


Mft  CAnSBBIEB  UTTSRAIRES. 

naitre  le  symbole  âa  l'âme  homeiiiA,  .mise  en  centact  avec 
un  Dieu,  avec  un  être  d'une  nature  idéale  et  céleste,  s'eni- 
vrant  d'abord  de  son  bonbeur  plein  de  mystère,  puis  aspî* 
ram  &  compléter,  &  éclairer  ce  bonheur  par  la  scîenœ, 
loidant  savoir,  punie  de  sa  mirmské,  condamnée  à  toutes 
Ifis  phases  de  r^reufe,  &  tous  les  degrés  de  rexpiation, 
jusqu'au  moment  oA»  ayant  parcouru  le  cercle  des  exîb 
et  des  souffrances,  elle  rentre  enfin  en  possessîcm  de  co 
IMeu,  de  ce  bonheur  désormais  reconquis  dani  tonte  at 
lumière  et  toute  sa  plénitude. 

On  le  voit,  la  Fable,  ainsi  interprétée,  éciu^^pe  aux  pu^ 
riles  fadeurs,  aui  plates  gravelures  du  paganisme-Pompa* 
dour;  elle  avoisine  de  bien  près  la  tradition  hébraïque  et 
chrétienne,  et,  prise  en  cet  instant  où  elle  sort  des  nuages 
hiératiques  pour  se  bûgner  dans  les  vagues  clartés  du 
platonisme,  elle  peut  séduire  un  poète  essentiellement 
spiritualiste,  un  harmonieux  émule  de  Ballanche,  mais  de 
Ballanche  embêUi  et  éclairci.  Plus  tard,  quand  ce  poète, 
cédant  à  Firrésistible  empire  de-  la  vérité  absolue,  ou- 
vrira rÉvangile,  lorsqu'il  eiTeuillera  fdans  son  beau 
vase  athénien  les  immortelles  fleurs  du  Galvairei  i  il 
n'y  aura  ni  contradiction  ni  rupture  entre  la  première 
partie  de  son  oeuvre  et  la  seconde  :  il  n'aura  fait  que 
s'élever,  par  une  gradation  naturelle,  des  sphères  in- 
férieures et  mélangées  de  lumière  et  d'ombre  vers  les 
sphères  radieuses  et  cei*taines  ;  à  peu  prés  comme  l'ado- 
lescent,  en  devenant  homme,  passe  des  illusions  cares- 
santes aux  viriles  réalités;  à  peu  prés  comme  l'esinit 
humain  ]''i-méme  a,  dans  sa  marche  séculaire,  passé  de 
la  mythologie  aux  pressentiments  philosophiques,  et  de 
ceux-ci  à  la  Révélation.  C'est  ainsi  que  les  poèmes  de 
Psyché  et  à* Eleusis,  dans  leur  attitude  déjà  â  demi  chré- 
tienne, ont  mérité  de  rester  sous  le  péristyle  du  temple. 


H.  VICTOR  DE  LAPRADB.  161 

pendant  qoe  ce  temple  se  consaorail  au  vrai  Meo  et  que  le 
poSte  s'ageoottiUait  dans  le  sanetnaire. 

Voilà  par  quel  trait  distinctif  la  poésie  de  H.  Victor  de 
Laprade,  alors  même  qu'elle  porte  une  étiquette  païenne» 
ae  sépare,  non-seulement  du  paganisme  littéraire  du  dii'* 
septième  et  du  dix-huitième  siècle,  mais  aussi  de  Tèlè* 
gance  toute  sensuelle  d'André  Chénier,  sur  laquelle  il  est 
impossibie  de  prendre  le  change*  Sans  doute  Badne  dans 
Phèdre,  Fénâon  surtout  dans  Télémaque,  sont  bien  m<Mn« 
priens  que  les  auteurs  grecs  et  latins»  bien  moins  qu'ils  na 
le  croyaient  eux-mêmes  ;  mais  c'est  à  leur  insu  et  par 
Fexcdiance  de  leur  esprit,  de  leur  éducation  religieuse  et 
morale,  qu'ils  laissent  pénétrer  l'esprit  chrétien  dans 
feura  imitations  de  l'antiquité.  Pour  eux>^ia  mytlHH 
logie  n'a  l'air  de  signifier  que  ce  ipi'eUe  dit,  et»  s'ils  s'y 
réfugient,  c'est  parce  qu'ils  croient  avec  Bmleau  que  la 
poésie  ne  doit  pas  toucher  au  christianisme.  Quant  h 
André  Cfaénier,  enfant  d'un  siècle  sans  foi  dont  la  sensi* 
Inlité  factice  n'était  au  fond  que  du  sensualisme  railBné,  U 
a  pu,  par  'ses  grâces  exquises,  par  ses  opinions  monar- 
diûpies,  par  le  douloureux  prestige  de  sa  vie  et  de  sa  mort» 
£Bure  illusion  à  quelques-uns  de  ses  admirateurs  ;  mais  on  ne 
saurait  se  dissimuler  qu'il  a  été  complètement  dépourvu  du 
sentiment  chrétien,  qu'il  n'a  vu  et  voulu  voir  dans  la  poésie 
antique  que  ses  brillantes  et  vohiptueuses  images.  Seule- 
ment, comme  il  était  vraiment  poète,  un  admirable  poète, 
il  a  ramené  la  vie  dans  ce  squelette  glacé;  il  a  rajeuni  cet 
instrument  dont  toutes  les  cordes  s'étaient  usées  et  ra- 
cornies entre  les  froides  mains  des  Gentil-Bernard  et  des 
Saint-Lambert.  Violemment  arrêté  par  le  mouvemait  ro« 
mantique,  si  spleadide,  mais  si  court,  il  était  clair  que  ce 
courant  devait  t6t  ou  tard  reparaiire  dans  notre  siéde,  et 
on  doit  se  Mciter  qu'un  poète  jpiritnaliste  et  cbrètioQ  se 


268  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

soit  rencontré  pour  compléter,  agrandir  et  purifier  Fœu* 
vre  d'André  Chénier.  C'est  Fhonneur  de  H.  Victor  de  La- 
prade  d'avoir  été  ce  poète. 

Ou  comprend  maintenant  dans  quel  esprit  ont  été  con* 
çus  ces  poèmes  de  Psydié  et  à*Êlmsis,  qui  forment  la 
partie  la  plus  importante  de  ce  volume.  L'auteur  a  marché 
depuis  ;  mais,  en  se  retournant,  il  lui  a  paru  qu'il  n'avait 
pas  changé  de  route  ;  il  a  écrit  autre  chose  sur  le  livre  de 
son  temps,  mais  il  n'a  pas  eu  à  déchirer  sa  première  page. 
Il  y  a,  entre  Psyché  et  Eleusis^  des  analogies  lointaines. 
Psyché,  au  milieu  des  développements  poétiques  qui  en 
font  une  charmante  lecture,  c'est  l'histoire  de  l'âme  se 
lassant  d'aimer  sans  connaître,  châtiée  de  sa  convoitise 
imprudente,  tombant  de  la  couche  de  son  mystérieux 
hymen  avec  le  dieu  inconnu,  sur  une  terre  barbare  où  le 
sang  des  victimes  humaines  rougit  l'autel  de  grossières 
divinités;  exilée  ensuite  au  milieu  des  théogonies  immobi- 
les de  l'Egypte  et  de  l'Orient  où  Yesprit  est  étouffé  sous  la 
pesa^teur  des  symboles,  comme  le  corps  sous  la  pierre 
des  cryptes  et  des  pyramides  ;  puis,  dans  une  première 
délivrance,  transportée  en  des  régions  plus  riantes,  plus 
lunjiineuses,  où  un  art  plus  délicat  cisèle  les  monuments 
et  les  statues,  où  la  vérité  se  joue  sous  des  voiles  plus 
légers  et  plus  transparents  ;  ramenée  enfin  vers  l'Olympe, 
vers  un  ciel  païen  encore,  mais  déjà  bien  près  du  ciel 
chrétien,  et  y  retrouvant,  avec  les  embrassements  de 
l'époux  céleste,  le  bonheur  de  savoir  en  aimant  et  de  con* 
naître  ce  qu'elle  possède.  L'auteur  s'est  respectueusement 
arrêté  à  ce  premier  échelon  de  la  délivrance;  mais  on 
sent  qu'à  un  degré  de  plus,  l'âme,  rachetée  par  le  vrai 
Dieu  et  le  véritable  amour,  franchira  les  dernières  bar- 
rières du  paganisme  vaincu,  et  embrassera,  dans  une 
étreinte  infinie,  les  félicités  célestes.  Eleusis,  moins  déye- 


H.  VICTOR  DE  LAPRADE.  269 

loppé,  signale  le  passage  de  l'époque  thëocratique  à  celle 
où  la  libre  interprétation  introduit  dans  les  dogmes  son 
souille  dissolvant,  où  le  prêtre  fait  place  au  poète  et  le 
poète  au  critique,  où  la  foi  et  l'imagination  des  peuples 
s'attristent  de  ce  qu'on  leur  ôte,  sans  prévoir  encore  ce 
qui  leur  sera  donné  en  échange  ;  sorte  de  crépuscule  re- 
ligieux dont  on  se  demande  si  c*est  une  ombre  qui  se 
dissipe  ou  une  lumière  qui  s'en  va.  Cette  clarté  naissante 
ou  pâlie,  aube  ou  soir,  souvenir  d'un  culte  aboli  ou  espé- 
rance d'une  religion  nouvelle,  se  reflète  dans  les  pages  du 
poème  comme  les  blanches  lueurs  d'un  ciel  constellé  dans 
une  eau  profonde  et  limpide.  On  assiste  aux  regrets,  à  la 
terreur,  aux  plaintes  de  ces  générations  déshéritées  qui 
sentent  s'échapper  de  leurs  mains  ces  dieux  changés  en 
idoles,  ces  signes  visibles  d'un  culte  où  elles  trouvaient 
un  charme  fortifiant  et  consolateur.  Vais  à  ces  voix  plains 
tives  répond  une  voix  prophétique,  annonçant  que  le  ciel 
n'est  pas  dépeuplé,  que  le  bonheur  d'adorer  et  de  croire 
n'est  pas  ravi  au  genre  humain,  qu'un  Dieu  nouveau,  un 
Dieu  étemel  va  remplacer  ces  divinités  périssables  :  un 
pressentiment  virgilien,  un  écho  de  Pollion,  vibre  dans  les 
demiera  accents  du  poète.  Là  encore,  comme  dans 
Psychéj  le  paganisme,  cessant  d'être  un  texte  banal  à 
l'usage  des  rimailleurs  et  des  libertins,  laissant  sa  lettre 
morte  s'imprégner  peu  à  peu  et  s'animer  des  souffles  et 
des  clartés  d'une  doctrine  supérieure,  ne  ressemble-t-0 
pas  à  ces  brumes  matinales  dont  le  voile  flottant  prépare 
et  accoutume  nos  regards  à  l'éclat  du  jour  et  du  soleil? 

Mais  je  rendrais  un  bien  mauvais  service  à  H.  Victor 
de  Laprade,  et  l'on  se  ferait  de  sa  manière  une  idée  bien 
inexacte,  si  l'on  réduisait,  en  me  lisant,  ses  mérites  à  la 
question  philosophique.  L'imagination,  si  elle  ne  doit  pas 
tout  absorber  chez  les  poètes,  a  toujours  le  droit  de  leur 


970  CAUSERIES  LITTSRAIRES. 

demander  sa  part,  et  cette  part  ^t  belle  dans  ces  poô* 
mes  où  le  développement  de  la  pensée  primitive  amène 
naturellement  les  scènes  riantes  et  grandioses  du  monde 
extérieur,  la  peinture  vraie  et  variée  des  mouvements  et 
des  aspirations  de  Tftme.  Quoi  de  plus  frais  et  de  plus 
charmant  que  ces  invisibles  chœurs  de  toutes  les  forces» 
de  toutes  les  créations  de  la  nature,  oiseaux,  plantes, 
sources,  fleurs  et  chênes,  s^associant  aux  joies,  aux  trou- 
bled,  aux  vagues  ardeurs  de  Psyché,  opposant  à  son  désir 
de  connaître  ce  contentement  égal  et  facile  des  créatures 
secondaires  à  qui  Dieu  a  mesuré  en  une  fois  leur  bonheur 
et  leur  science,  et  qui  ne  comprennent  pas  cette  soif  de 
ridéal  et  de  Finfini,  tourmeot  et  gloire  de  r&me  humainet 

LES  0OUBCE8. 

n  est  des  jours  sacrés,  des  jours  que  doAs  aimons, 
Où  la  source  descend  plus  pure  auK  pieds  des  monts; 
'  Où,  sur  le  sable  fin,  sans  pluie  et  sans  tourmente, 
L*ondB  semble  dormir»  et  pourtant  suit  sa  pente. 
Alors  nul  flot  n'écuoie  et  ne  gronde  éîi  marcbant  ; 
Le  peuple  des  forêts  i^'égaje  à  notre  chant  ; 
Le  vent  ne  jette  rien  que  fleurs  et  veiis  feuillages 
Sur  l'argent  des  graviers,  sur  Tor  des  coquillages; 
Et  mille  êtres,  mêlés  par  un  amour  fécond. 
S'agitent  sous  les  eaux  sans  en  troubler  le  fond. 
]2t  tu  lems  béai  des  sources  étemelles, 
Toi  qui  garder  le  calm^  et  h  fraîcheur  en  dl^» 
Tpi  qui  dans  un  seul  lit  sais  faire  parvenir 
Toutes  les  gouttes  d'eau  ^e  cherchant  pour  s^unir  ; 
Toi  par  qui  nous  sentons,  en  notre  onde  ravie. 
Descendre  la  lumière  et  palpiter  la  vie  I 

VBl(C!Sfà. 

Oh  1  tout  ee  que  j'entends  et  tout  ce  que  je  vois , 
OmmUf  tmrçmf  forêts,  mfstériouses  ^m. 


H.  VICTOR  DE  LAPRADB.  371 

Oh!  dît8ft-moî  son  nom,  parles-mûi  do  mon  maître! 
Plus  heurevx  que  Psjcbé,  vous  l'aTey  yu  peut-être? 
Comme  il  charme  les  cœurs,  il  doit  charmer  les  yeux,     * 
Et  sans  doute  il  est  bon,  puis^'il  vous  rend  heureux  ! 

FrantZf  la  dernière  publication  de  H.  Victor  deLaprade, 
se  rattache  au  nouvel  ordre  de  pensées  qu'il  a  si  heureuse- 
ment exprimées  dans  les  Symphonies.  Il  y  reprend,  d'une 
main  de  plus  en  plus  ferme  et  souple,  ce  thème  qui  lui  réussit 
toujours,  ce  poème  de  la  nature,  de  la  campagne,  présen- 
tée, non  plus  comme  tme  dangereuse  conseillère  dont  les 
influences  nous  plongent  dans  une  enivrante  ivresse  ou 
nous  poussent  à  l'isolement,  mais  comme  une  douce  et 
familière  médiatrice  entre  l'âme  et  pieu,  entre  l'activité 
de  rhonune  et  les  devoirs,  les  tendresses  et  les  joies  de  la 
famille.  Frantz,  le  héros  sauvage  et  morose  que  nous 
avons  vu,  dans  la  Symphonie  alpestre,  exhalant  contre  lu 
société  ses  superbes  anathëmes,  se  prépare  encore  à  s'en- 
fuir vers  les  solitudes,  lorsqu'il  est  arrêté  en  chemin  par 
la  voix  de  l'aïeul,  par  la  prière  de  Berthe,  sa  chaste  et  sou- 
riante compagne,  par  les  suaves  harmonies  de  la  vie  rus- 
tique, enseignant  le  travail,  le  recueillement  et  la  paix.  Le 
tableau  de  ces  labeurs  récompensés  par  d'opulentes  mois- 
sons se  déroule  avec  une  ampleur»  une  richesse  de  tons, 
qui  rappelle  les  plus  belles  toiles  de  Rosa  Bonlieur,  et  fait 
songer  à  cet  autre  poète,  émule  et  ami  de  Victor  de  La- 
prade,  à  ce  chantre  de  la  Vie  rurale^,  où  le  sentiment  de 
la  nature  s'associe  aux  plus  salubres  et  aux  plus  pures 
émotions  du  cœur.  Frantz,  converti  et  rasséréné,  échange 
avec  Berthe  l'hymne  charmant  de  son  amour,  qui  s'embellit 
encore  de  toutes  les  félicités  paternelles.  Les  enfants  por- 
tent bonheur  aux  poètes,  à  ces  enfants  divins  ou  terribles 
qui  en  savent  plus  que  les  hommes  sur  les  grandes  cho- 

*  M.  Joseph  Ântran. 


272  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

ses  et  un  peu  moins  sur  les  petites.  Après  les  Feuilles 
d'automne,  après  bien  d'autres  mélodies  aimables,  inspi- 
rèes  par  ces  fronts  souriants  et  ces  visages  roses,  H.  Victor 
de  Laprade  a  su  trouver  des  accents  pénétrants  et  de  dé- 
licieuses images  : 

L^enfant  est  roi  parmi  nous 

Sitôt  qu*il  respire  ; 
Son  trône  est  sur  nos  genoux. 

Et  chacun  Tadmire. 
Il  est  roi,  le  bel  enfant  ! 
Son  caprice  est  triomphant 

Dès  qu'il  yeut  sourire. 

G^est  la  gaieté  du  manoir. 

Jadis  solitaire  ; 
Ses  yeux  éclipsent,  le  soir, 

Notre  lampe  austère. 
C'est  la  primeur  du  verger. 
L'agneau  blanc  cher  au  berger, 

La  fleur  du  parterre. 

n  fait  de  ses  cheyeux  d'oi 

L'anneau  qui  nous  lie  ; 
n  fait  qu'on  espère  encor, 

Il  Élit  qu'on  oublie. 
Lorsqu^un  orage  a  grondé, 
Que  les  pleurs  ont  débordé, 

n  réconcilie. 

C'est  pour  lui  qu'on  a  semé. 

Qu'on  remplit  la  grange  ; 
Le  pain  blanc  reste  enfermé 

Pour  le  petit  ange. 
C'est  pour  lui,  joyeux  garçon, 
Que  chacun  dit  sa  chanson, 

Pour  lui  qu'on  vendange  \ 

Et  le  poème  marche  ainsi  à  travers  les  scènes  de  h 


M.  VICTOR  DE  lAPRADE.  273 

campagne  qui  n*est  plus  la  solitude,  tantôt  radieux  et 
empourpré  avec  les  fêtes  et  les  récoltes  de  l'automne, 
tantôt  douloureux  et  funèbre  avec  les  épisodes  de  deuil 
attachés  aux  affections  dé  la  famille,  mais  toujours  calme^ 
résigné,  recueilli  dans  son  bonheur  ou  dans  ça  tristesse, 
toujours  prêchant  à  Thomme  Tactivité,  le  dévouement,  les 
joies  du  devoir  accompli,  le  contentement  du  bien,  l'es- 
pérance du  mieux,  Tapaisement  de  Tâme  dans  sa  destinée 
présente,  ses  aspirations  légitimes  et  régulières  vers  ses 
destinées  infinies  : 

Sois  soumise  au  travail,  ô  terre  !  et  sois  bénie  I 
Donne  à  flots  tes  épis  au  pain  de  tous  les  jours  : 
Mais  conserve  tes  bois,  sources  de  rharmonie. 
Et  garde  aussi  tes  fleurs,  dont  vivent  les  amours. 

Par  les  vertus  des  morts  qu*k  tes  champs  nous  donnâmes, 
Fais  grandir  la  beauté,  la  çagesse  en  tout  lieu; 
Tu  dois  nourrir  les  fruits  et  les  fleurs  pour  les  âmes, 
Et  les  âmes  pour  Dieu  !  i 

Jusqu'au  dernier  vers,  on  le  voit,  le  poète  associe  la 
nature,  les  champs,  Valma  parens,  non  plus  aux  rêveries, 
aux  chimères,  aux  inquiétudes  de  l'homme,  à  ses  révoltes 
contre  ses  semblables,  contre  Dieu  et  contre  lui-même,  à 
son  dédain  pour  les  vraies  et  laborieuses  conditions  de  son 
passage  en  ce  monde,  mais  à  ses  rapports  les  plus  directs, 
les  plus  pratiques  avec  son  Créateur  et  sa  conscience,  avec 
la  terre  et  le  ciel.  La  campagne  cesse  d'être,  comme  chez 
Jean-Jacques  Rousseau  et  ses  modernes  disciples,  la  con^ 
fidente  de  l'orgueil,  refusant  sa  part  del'activité  humaine,  la 
complice  du  désœuvrement  et  de  la  paresse,  déclamant 
contre  les  vices  de  la  société  pour  se  dispenser  d'en  ac- 
cepter les  devoirs  :  elle  devient  pour  les  cœurs  blessés  ou 
incertains  de  leur  route  un  vivant  commentaire  de  la  loi 


274  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

du  travaii,  un  cadre  naturel  des  affections  et  des  joies  do- 
mestiques, une  page,  —  la  plus  riante  et  la  plus  belle,  — 
du  livre  de  Dieu,  ouvert  sous  les  yeux  de  Thomme.  Nous 
voilà  bien  loin,  il  faut  en  convenir,  de  celte  poésie  dont 
Tabus  a  été  souvent  signalé,  qui  affaiblit  et  désarme  les 
facultés  actives  et  viriles,  pour  surexciter  les  facultés  amol- 
lissantes et  dangereuses,  et  ne  nous  laisser  d'autre  alter- 
native que  la  prostration  ou  la  démence.  Si  U.  Victor  de 
Laprade  a  été  parfois  accusé,  ainsi  qu'il  le  dit  lui-même, 
de  pousser  au  désert,  s'il  nous  est  un  moment  apparu  au 
milieu  de  ses  grands  chênes,  comme  ce  bûcheron  qu'il  a 
chanté  en  beaux  vers  et  qui  s'absorbe  dans  la  forêt  où 
s'écoule  sa  vie  solitaire,  le  voilà  aujourd'hui  redescenda 
parmi  nous,  et  se  dessinant  de  mieux  en  mieux  comme  le 
poète  de  l'âme.  C'est  par  ce  mot  que  je  finirai,  car  il  me 
semble  caractérisa  la  poésie  de  H.  de  Laprade,  dans  le 
sens  dont  il  s'honore  et  qu'il  réclame.  Bien  que  les  classifi- 
cations soient  toujours  unpeuillusoires.bien  quellmagina- 
tion, — nous  l'avons  avoué,  — soit  souveraine  chez  lepoête, 
on  peut  dire  pourtant  que  l'imagination,  chez  M.  de  Lamar- 
tine, s'est  adressée  surtout  à  la  sensibilité:  chez  M^  Bugo, 
à  la  curiosité;  chez  M.  de  Musset,  à  la  fantaisie  ;  et  que, 
chez  H.  de  Laprade  et  le  groupe  auquel  il  appartient,  elle 
s'adresse  à  l'âme.  Dans  le  symbolisme  antique,  dans  les 
récits  de  l'Ëvangile,  dans  les  spectacles  de  la  nature,  c'est 
l'âme  qu'il  a  cherchée  ;  c'est  elle  qu'il  rappelle  à  son  ori- 
gine, à  ses  devoirs  et  à  son  but, 'en  la  mettant  en  présence, 
tantôt  des  mythes  où  la  voilait  le  paganisme  philosophique, 
tantôt  des  merveilles  du  monde  extérieur,  tantôt  des  joies 
de  la  famille,  tantôt  des  douleurs  de  son  divin  modèle. 
Or  la  sensibilité  se  dessèche  ou  passe  aisément  de  l'ima- 
gination aux  sens  ;  la  curiosité  s'émousse  ou  s'éblouit  ;  la 
fantaisie  n*a  qu'un  temps,  et  il  lui  est  interdit  de  ne  pas 


M.  VICTOR  DE  LÂPRADE.  275 

être  toujours  jeune  :  l'âme  ne  vieillit  pas  ;  elle  est  immor- 
telle comme  les  lois  qui  la  régissent,  comme  le  Dieu  dont 
elle  émane,  comme  la  destinée  qui  l'attend.  Muse  de  Dante 
et  de  Corneille,  elle  donne  à  ce  que  l'on  fait  pour  elle  quel- 
que chose  de  sa  grandeur  et  de  sa  durée.  Être  le  poète  de 
l'âme,  représenter  le  spiritualisme  dans  l'art,  le  Sursum 
carda  poétique,  c'est  assez  pour  marquer  sa  place  dans  la 
poésie  d'un  siècle,  ett  s'il  y  en  a  eu  de  plus  éclatantes,  il 
n'en  est  pas  de  plus  honorable. 


M.  LECONTE  DE  LISLE 


S'il  suffisait  d'une  forme  très-savante  et  d'une  vocation 
très-déterminée  pour  atteindre  à  la  gloire  et  à  la  popula- 
rité poétiques,  le  nom  de  M.  Leconte  de  Lisle  serait  au 
premier  rang.  L'auteur  des  Poèmes  et  Poésies  et  des 
Poèmes  antiques,  publiés  en  1853,  possède  à  un  degré 
éminent  deux  qualités  sans  lesquelles  il  n'y  a  pas  de 
poète  :  d'une  part,  on  sent  que  le  vers  se  moule  naturel- 
lement dans  son  esprit  et  en  jaillit  sans  effort  ;  de  l'autre, 
on  reconnaît  qu*à  ce  don  heureux  et  probablement  irré- 
sistible s'ajoute  un  travail  énergique,  une  persévérante 
passion  d'artiste,  qui  corrige,  polit,  assouplit  le  métal,  en 
efface  les  rugosités,  les  soudures  et  les  scories,  et  finale- 
ment arrive  à  une  poésie  nette,  ferme,  sobre,  vigoureuse, 
colorée,  où  tressaillent  péle-méle  les  visions  de  l'Orient  et 
les  songes  de  la  Grèce,  pareilles  à  ces  images  confuses  pro- 
longées entre  le  rêve  et  le  réveil.  Et  pourtant,  en  dehors 
d'un  petit  cercle  d'amis,  d'initiés,  d'adorateurs  fervents 
des  Muses  délaissées,en  dehors  des  dilettantes  attitrésou  des 
critiques  obligés  par  état  à  toutes  sortes  de  dégustations  lit- 
téraires, qui  coimait  M.  Leconte  de  Lisle?  A  Paris  même, 

^  Po^meê  et  Poésiet. 


M.  LEGONTE  DE  LISLE.  S77 

parmi  les  gens  du  monde,  en  province,  dans  ces  milieux 
beaucoup  moins  béotiens  qu'on  ne  le  dit,  et  où  Lamartine, 
Hugo,  Alfred  de  Musset,  étendirent  si  vite  leurs  conquêtes, 
parlez  de  M.  Leconte  de  Lisle;  on  vous  demandera  depuis 
quand  Tabbé  Delille  porte  le  titre  de  comte.  Poète  ou 
plutôt  artiste  supérieur,  le  chantre  de  Baghavat  et  des 
Jungles  a  moins  de  notoriété  qu'un  dramaturge  de  l'Am- 
bigu ou  un  vaudevilliste  du  Palais-Royal. 

D'où  vient  ce  fâcheux  contraste,  tant  de  talent  et  si  peu 
de  célébrité?  Faut-il  l'attribuer  uniquement  au  discrédit 
de  la  poésie  pure,  aux  tendances  prosaïques  de  notre 
époque,  à  toutes  ces  causes,  tant  de  fois  énumérées,  que 
les  poètes  allèguent  dans  leurs  préfaces  pour  s'expliquer 
d'avance  leur  disgrâce,  et  qui  ne  les  empêchent  pas  de 
publier  leurs  volumes?  Sans  doute,  ces  causes  existent; 
mais  il  y  en  a  une  autre  que  je  voudrais  indiquer  à 
M.  Leconte  de  Lisle,  et  qui  me  servira  à  caractériser  sa 
poésie. 

Je  connais  des  poètes  chrétiens  ;  j'en  connais  aussi,  par 
malheur,  qui  sont  sceptiques,  panthéistes,  païens,  sen- 
sualistes,  plastiques,  fantaisistes,  funambulesques,  irréli- 
gieux, impies  :  ce  que  je  n'avais  pas  encore  rencontré, 
c'est  un  recueil  commençant  par  un  poème  très-sérieux, 
très-pathétique,  et  en  apparence  très-convaincu,  sur  la 
Passion  de  Notre-Seigneur,  et  fmissant  par  des  strophes 
où  éclate,  non  pas  l'insulte  ou  le  blasphème,  mais  Tivresse 
du  désespoir  et  du  néant,  proclamant  la  déchéance  du 
Dieu  immolé  sur  la  croix. 

! 

....  «  Nos  jours  valent-ils  le  dëclin  du  vieux  monde? 

Le  temps,  Nazaréen,  a  tenu  ton  dcû  ; 

Et  pour  user  un  Dieu  deux  mille  ans  ont  sufG, 

Et  riei  n'a  palpité  dans  M  cendre  inféconde  !»  *     ^ 


S78  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

Déjà,  dans  son  premier  recueil,  H.  Leconte  de  lislc  s'6- 
criait  avec  le  même  accent  désole  : 

c  Phis  de  <ïharbon  ardent  sur  la  lèTre-prophète, 
Adonal!  les  vents  ont  emporté  ta  toix  ; 
Et  le  Nasaréen,  pâle  et  baissant  la  tète, 
Pousse  «n  cri  de  détresse  une  dernière  fois. 

c  Figure  aux  blonds  cheveux,  d^ombre  et  de  paix  voilée^ 
Errant  aux  bords  des  lacs,  sous  ton  nimbe  de  feo 
Salut  1  L'humanité,  dans  ta  tombe  soellée, 
0  jeune  fissénien!  garde  son  dernier  Dieu*  » 

Toilà  évidemment  le  sentiment  intime  da  poëte,  la  note 
de  prédilection,  quelque  chose  comme  cette  mélodie  pré- 
férée qui  plane  sur  une  partition  et  en  marque  le  trait 
distinctif,  après  que  le  reste  est  oublié.  Et  pourtant  o*est 
bien  la  mênoe  {dume  qui  a  écrit  le  poème  sur  la  Passion, 
pkcé  en  tête  de  ce  nouveau  volume  ;  pocmeoù  sont  retra- 
cés, avec  une  fidélité  respectueuse,  tous  les  épisodes  de  la 
divine  agonie,  et  que  des  lecteurs  superficiels  ont  pu  ac- 
cepter comme  un  signe  de  conversion  chez  Fadorateur  de 
Zeus,  de  Kronos  et  d*Artémis.  Nous  savons  bien  qu'il  n'en 
est  rien;  que,  pour  H.  Leconte  de  Liste,  la  Passion  n'a  été 
qu'un  siyet  d'étude  poétique,  une  i;tt6  prise  sur  le  Calvaire. 
Il  est  monté  sur  la  sainte  colline,  comme  il  était  monté 
sur  le  Pinde  ou  sur  THélicon,  et  il  sutfit  d'un  peu  d'obser- 
vation et  d'analyse  pour  comprendre  que  sa  Passion  est 
exactement,  en  fait  de  poésie  chrétienne,  ce  que  sont,  ea 
fait  de  peinture  religieuse,  les  travaux  de  H.  Gërôme  on 
.de  H.  Couture.  Eh  bien,  oui,  et  c'est  là  son  malheur; 
c'est  là  ce  qui  condamne  sa  poésie  à  une  sorte  de  beauté 
cellulaire  et  coupe  les  communications  entre  le  pubUc  et 
lui.  Si  nous  fcd  parlions  en  théologien,  si  nous  avions  à  le 
.discuter  au  wwide  cette  virité  Vivante  et  imnorteDe  dont 


M.  LEGONTE  DE  LISLB.  179 

il  annonce  ranèantissement  et  la  mort,  que  n'anrions-nous 
pas  à  lui  dire?  Quel  est  donc  ce  vertige,  cet  aveuglement 
volontaire,  s'obstinant  dans  ces  désastreuses  images  du 
Nazaréen  vaincu  par  le  temps?  Mais,  s'il  est  un  siècle  qui 
prot^te  contre  cet  arrêt  par  d'éclatants  témoignages, 
c'est  le  nôtre  ;  s'il  est  une  époque  où  se  révèle  le  contraste 
de  la  fragilité  de  ce  qui  passe  avec  l'immortalité  de  ce 
qui  dure,  c'est  celle-ci.  Vingt  siècles,  dites-vous,  ont  us6 
un  Dieu  ;  il  n'en  a  pas  fallu  davantage  :  eh  !  reportez-vous 
donc  de  cent  ans  en  aniëre  ;  c'est  quelque  chose  que 
cent  ans,  quand  deux  mille  ont  suffi  à  un  pareil  travail. 
Voyez,  rappelez-vous  quelle  était,  en  1758,  la  situation  du 
christianisme  dans  le  monde,  et  par  combien  de  points, — 
à  ne  consulter  que  les  probabilités  humaines,  —  il  sem- 
blait toucher  à  sa  perte.  Le  libertinage  ou  l'athéisme  assis 
sur  presque  tous  les  trdnes  de  l'Europe  ;  le  culte  compro- 
mis dans  la  plupart  de  ses  ministres;  le  clergé  avili  dans 
les  plus  illustres  de  ses  membres  ;  la  supériorité  de  l'es- 
prit se  traduisant  en  attaques  et  en  sarcasmes  contre  la 
religion  de  Jésus-Christ;  les  princes,  les  grands,  les  pré- 
lats, jouant  avec  les  débris  de  leurs  croyances  comme  la 
main  du  crime  avec  les  vases  de  V autel;  les  diocèses 
abandonnés  par  les  évèques  travestis  en  courtisans;  cette 
odieuse  dissonance  d'une  société  qui  ne  croit  plus  et  à 
qui  ses  pouvoirs  imposent  le  respect  extérieur  de  ce  dont 
ils  rient  tout  bas  ;  cette  marque  décisive  de  décrépitude  et 
de  mort,  la  foirme  maintenue  dans  les  institutions  quand 
la  vie  s'en  est  allée;  voilà  quelques  traits  entre  des  mil- 
liers d'autres,  qui  paraissaient  tous  annoncer  la  ruine 
prochaine  de  l'Église.  Les  années  s'écoulent;  survient  une 
révolution  radicale,  mise  en  action  de  l'impiété  philoso* 
phique,  écrivant  dans  les  Jois  ce  qui  s'était  infiltré  dans 
les  mœurs,  imprimant  à  la  société  politique  cet  athéisme 


380  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

qui  avait  préludé  dans  les  âmes,  démolissant  les  temples, 
égorgeant  les  prêtres,  dépeuplant  les  cloîtres  et  les  pres- 
bytères, poursuivant  Dieu  jusque  dans  les  agrestes  re- 
traites du  Bocage  et  de  la  Bretagne,  installant  sur  Tautel 
désert  les  grossières  prêtresses  de  la  liberté  et  de  la  rai- 
son, s*appliquant  avant  tout  à  faire  disparaître  le  dernier 
atome  de  cette  religion,  déjà  ébranlée  avant  la  tempête. 
Pour  la  première  fois  depuis  son  avènement,  le  christia- 
nisme, dans  sa  lutte  contre  ses  ennemis,  perd  la  puissance 
visible  qui  avait  paru  lui  servir  à  les  vaincre.  Il  sort  dés- 
armé de  cette  crise  qui  a  transporté  chez  ses]  agresseurs 
les  forces  ofiQcielles  de  Tattaque  et  de  la  défense.  Autre* 
fois,  dans  ces  phases  violantes  où  l'hérésie,  la  guerre 
intestine,  les  vices  et  les  passions  des  honmies  s'étaient 
conjurés  contre  lui,  il  était  resté  maître  de  ce  gouverne* 
ment  des  sociétés  qui  semblait  lui  assurer  celui  des  con« 
sciences  :  cette  fois  il  est  renversé,  pauvre  et  nu,  sur  une 
table  rase  où  tout  est  détruit,  nivelé,  anéanti,  le  temple 
et  le  palais,  la  loi  et  le  dogme,  le  prêtre  qui  enseigne  la 
prière  et  le  magistrat  qui  l'ordonne  ;  on  le  dépouille  tout 
ensemble  de  son  action  mystérieuse  et  de  son  empire 
matériel  ;  on  lui  ôte  les  corps  et  les  âmes.  Il  ne  peut  plus 
rien,  il  n'a  plus  un  soldat,  plus  un  code,  plus  un  juge, 
plus  un  écu,  plus  un  morceau  de  terre,  pour  l'aider  à 
reconquérir  ce  qu'il  a  perdu  :  on  dirait  que  la  déchéance 
et  la  défaite  ne  peuvent  aller  plus  loin,  qu'il  ne  reste  qu'à 
déclarer,  avec  quelques  esprits  superbes,  l'abolition  défi- 
nitive du  règne  de  l'Évangile.  Erreur  !  folie  des  jugements 
terrestres  appliqués  aux  choses  célestes  !  De  cette  fai- 
blesse suprême,  la  religion  se  fait  une  force  ;  elle  se  pare, 
elle  s'affennit  de  son  dénûment  et  de  sa  misère  :  l'âme  et 
la  vie,  qui  s'étaient  retirées  de'  Fédifice,  reparaissent  su* 
les  ruines  :  la  proscription,  l'échafaud,  les  cceôles,  les 


M.  LFGONTE  DE  LISLB.  S81 

massacres,  lui  rendent  ce  que  lui  avaient  ravi  une  sécurité 
trompeuse,  une  prospérité  factice.  Pendant  ce  temps» 
tout  tombe  et  s*écroule  de  ce  qui  avait  essayé  de  la  rem* 
placer  ;  les  œuvres  auxquelles  l'orgueil  de  l'homme  avait 
promis  la  durée  meurent  et  se  succèdent  sans  laisser  plus 
de  trace  que  le  pied  du  passant  sur  le  sable  ;  les  esprits 
ailiers,  dont  les  prophéties  funèbres  mesuraient  au  chris- 
tianisme ses  heures  d'agonie,  s'éteignent  vite,  moins  vite 
pourtant  que  leurs  illusions  et  leurs  systèmes.  Ce  qui 
s'était  flatté  de  vivre  succombe  ;  ce  qu'on  avait  condamné 
à  mourir  survit  :  au  bout  de  cinquante  ans,  l'hérésie  fa« 
iiguëe  tend  à  rentrer  dans  l'unité  catholique  ;  la  philoso* 
phie  vaincue  s'avoue  désabusée  de  ses  rêves  ou  s'efforce 
de  capituler  avec  la  foi; Je  clergé  régénéré  se  retrempe 
dans  la  soufCrance,  les  privations  et  le  sacrifice  ;  les  chaires 
retrouvent  des  voix  éloquentes,  muettes  depuis  Hassillon  ; 
les  Ames,  saturées  de  douleurs  et  de  mécomptes,  se  réfu- 
gient an  pied  des  autels  comme  des  ramiers  blessés  qui 
retournent  à  leur  nid  ;  même,  la  plus  puissante  des  fai- 
blesses humaines,  la  vanité  de  l'esprit,  se  fait  complice 
des  vérités  religieuses  ;  la  France  chrétienne  du  dix-neu- 
vième siècle  prend  sa  revanche  sur  celle  du  dix-huitième  : 
dans  notre  pays,  hélas  I  si  enclin  A  juger  d'après  le  talent 
des  avocats  la  bonté  de  leurs  causes.  Voltaire  s'appelle 
Emile  de  la  Bédollière  ;  si  bien^  qu'à  ceux  qui  soutien* 
draient  que  l'esprit  est  encore  du  cAté  de  l'irréligion,  ce 
nom  seul  suffirait  à  prouver  le  contraire,  et  que  tous  les 
logiciens  du  monde  chercheraient  en  vain  une  preuve 
plus  péremptoire.  Dîtes  :  en  face  de  ces  spectacles,  de 
ces  contrastes,  de  ces  parallèles,  que  devient  votre  poésie 
lugubre,  portant  le  deuil  de  Dieu  dans  ses  rimes  déso- 
lées? 
Voilà  ce  que  je  dirais  à  H.  Leconte  de  Lisle,  s'il  n'y 

le. 


m  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

avait  pas  toujoun  on  peu  de  naïveté  et  de  péril  à  discuter 
trop  fèrieusement  avec  lea  poètes.  Sans  dépasser  mes 
attributions  litt^wes,  je  vais  lui  adresser  un  argument 
ai  poeum  plus  léger,  mais  plus  persuasif.  Si  ses  Ters,  en 
dépit  de  leurs  remarquables  quaÛtés  de  forme  et  de  cou- 
leur, ont  peu  de  retentissement,  c'est  justement  à  cause  ; 
do  smn  qu'il  a  pris  d'en  écarter  tout  ce  qui  peut  rendre  la  • 
muse  eommunicative  et  Menfaisante.  La  poésie,  si  souvent 
et  si  incomplètement  définie,  pourrait  se  définir  ttne  vibra- 
tion commencée  dans  l'âme  du  poète  et  s'achevant  dans 
celle  du  lecteur  :  or,  pour  que  ce  courant  s'établisse,  il 
ne  faut  pas  que  le  poète  s'isole  dans  une  contemplation 
désespérée  où  le  fatalisme  oriental  remplace  les  senti- 
ments, les  affecti<ms,  les  croyanses,  les  joies  et  les  dou- 
leurs de  la  grande  famille  humaine.  Sous  ce  ciel  dépeuplé, 
dans  cette  mome  solitude,  diauflée  à  blanc  par  un  sdeil 
indien,  je  ne  le  suivrai  pas,  de  peur  de  tomber  haletmt, 
faute  d'un  souffle  d'air  et  d'une  goutte  de  rosée.  Et  je  ne 
parle  pas  seulement  de  Dieu»  celte  source  suprême  d'oA 
découlent  toutes  les  autres  :  ches  M.  Leconte  de  Lisle,  les 
sentiments,  les  images  où  se  d^raye  d'ordinaire  la  poésie, 
sont  pris  de  ce  cAté  implacable  qui  repousse  et  terrifie,  an 
lien  d*attendrir  et  d'attirer.  L'amotv  a  cessé  d'ébre, 
comme  ohes  Lamartine,  une  mystique  souffrance  portant 
avec  êlie  ses  donsolations  et  ses  douceurs,  ou,  comme 
chez  Victor  Hugo,  une. alliance  superbe  des  facultés  de 
rimaginatîon  et  du  coeur  avec  les  grands  spectacles  de  h 
nature  :  il  ne  s'écrie  pas,  comme  M.  de  Musset,  dans  un 
transport  4s  juvénile  colère  1 

Amour,  fléau  du  monde,  eiécnbLe  folis  ! 

sauf  à  fredonner,  une  heure  après,  sa  chanson  amoureuse 
ssus  1^  baleoft  de  fiemerette  du  de  Portia.  Non  ;  pour  lu 


M.  LECONTB  DE  LISLB.  S85 

1  amour  est  une  divioité  terrible,  un  de  ces  dieux  taci» 
tûmes  et  baii)ares  auxquels  on  immole  des  lîctimes  h«> 
maines,  ou  plutôt  l'amour  est  un  enfer  ;  les  éarnnis  de 
Vamowr  l  c'est  le  titre  d'une  des  pièces  du  nouveau  recueil 
où  se  produit,  avec  une  incontestable  puissance,  ce  carao- 
tére  de  sombre  désolation,  cette  abdication  douloureuse 
de  Tâme,  n'aimant  plus,  n'espérant  plus,  ne  croyant  plus* 
La  Nature,  cette  mère  cmnplaisanle  et  prodigue  de  la 
poésie  BHxleme,  n'a  pas,  pour  l'auteur  des  Poèmes  et  Poé' 
siesy  ces  vagues  tendresses,  ces  maternelles  ^iieries,  ce» 
bmiliariiès  diarmantes  qui  rafraicbissent,  déteodeul, 
parfois  mèfloe  absorbent  et  enivrent  l'imagination  des 
poètes,  filk  s'offif^  à  lui  sous  des  aspects  vertigineux  et 
redoutables,  au  miMeu  de  paysages  dont  la  beauté  inquiète» 
êUouity  écrase  ou  brûle,  à  travers  des  scènes  à  la  fois 
splendides  et  lugubres,  parmi  des  bètes  fauves  ou  des 
chiens  sauvages  exhalant  sur  la  grève  leurs  sinistres  hurle- 
ments :  des  chiens,  ai-je  dit?  ces  fidèles  et  intelligents 
amis  du  foyer  domestique,  ces  bonnes  créatures  à  qui 
Dieu  a  assigné  une  place  dans  nos  affections  et  nos  plaisirs, 
perdent,  auprès  de  H.  Leconte  deUsle,  leur  physionomie 
cordiale  et  douce  ;  le  lien  qui  les  attadiait  à  l'homme  se 
brise  ;  ils  ne  connaissent  plus  ce  compagnon  et  ce  maître  ; 
ils  errent  sur  la  plage  aride  aux  odeurs  insalubres,  mai- 
gres; pantelants,  affamés,  et  le  voyageur  qui  les  aperçoit 
ou  les  entend  se  demande  si  ce  ne  sont  pas  là  des  sque- 
lettes ou  des  ^ectres.  On  le  voit,  H.  Leconte  de  Lisle  est 
encore  bien  moins  tendre  que  Buffon,  qui  n'oubliait  que 
le  chien  de  l'aveugle.  Si  je  note  ce  trait  secondaire,  c'est 
qu'il  achève  d'indiquer  cette^manière  âpre  et  dure,  où  le 
lecteur  est  condamné  à  une  suite  de  sensations  torrides  et 
de  tableaux  desséchants,  où  rien  n'est  accordé  aux  senti- 
ments afitectueux,  aux  consolantes  imaiges^  où  une  tempe- 


284  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

rature  exceptionnelle  fait  naître  des  plantes  de  serre 
chaude»  mais  tue  les  végëtalions  aimables  et  aimées  de 
nos  campagnes  et  de  nos  jardins.  U  en  est  un  peu  des 
émotions  du  cœur  humain,  des  touches  de  ce  clavier  sur 
lequel  se  promène  la  main  du  poète,  comme  des  fleurs  : 
les  plus  communes  sont  quelquefois  les  plus  odorantes  et 
les  plus  belles.  Voilà  ce  qu'oublie  trop  H.  Leconte  de 
Lisle  :  il  oublie  trop  que  la  loi  suprême,  la  condition  essen- 
tielle de  Tart,  est  de  ne  jamais  rompre  avec  les  hommes, 
de  leur  appartenir  toujours  par  uiyôtë,  de  garder,  jusque 
dans  ses  fantaisies  les  plus  élégantes,  ses  recherches  les 
plus  exquises,  un  trait-d*union  avec  ce  commun  des  mar- 
tyrs  qui  seul  fait  les  grands  succès,  parce  que  seul  il  re 
présente,  en  somme,  les  passions,  les  bonheurs,  les  tris- 
tesses, la  foi,  l'amour,  les  sourires  et  les  larmes,  les  biens 
et  les  maux  de  l'humanité. 

Voici  un  échantillon  de  cette  poésie  fauve  et  tigrée,  qui 
est  à  la  poésie  véritable  ce  qu'un  bronze  de  Barye  est  à  la 
Vénus  de  Hilo  : 


Sous  rherbe  haute  et  sèche  où  le  hapa  vermeil , 

Dans  sa  spirale  d'or,  se  déroule  au  soleil, 

La  bête  formidable,  habitante  des  jungles, 

S'endort,  le  ventre  en  Tair,  et  dilate  ses  ongles. 

De  son  mufle  marbré  qui  s'ouvre,  un  souffle  anlent 

Fume;  la  langue  rude  et  rose  va  pendant; 

Et  sur  répais  poitrail,  chaud  comme  une  fournaise, 

Passe  par  intervalle  un  frémissement  d*aise  ; 

Toute  rumeur  s'éteint  autour  de  son  repos  : 

La  panthère  aux  aguets  rampe  en  arquant  le  dos; 

Le  python  musculeux  aux  écailles  d'agate 

Sous  les  nopals  aigus  glisse  sa  tête  plate, 

Et,  dans  l'air  où  son  vol  en  cercle  a  flamboyé, 

La  cantharide  vibre  autour  du  roi  rayé. 


rt 


M,  LECONTE  DE  LISLE.  285 

Liu,  baigné  par  la  flamme  et  remuant  la  queue, 
Il  dort  tout  un  soleil  6ous  Timmensité  bleue. 


Mais  Tombre  en  nappe  noire  à  Tborizon descend; 
La  fraîcheur  de  la  nuit  a  refroidi  son  sang  : 
Le  vent  passe  au  sommet  des  herbes;  il  s'éveille, 
Jette  rj]  morne  regard  au  loin,  et  tend  Toreille. 
Le  désert  est  muet.  Vers  les  cours  d'eau  cachés 
Où  fleurit  le  lotus  sous  les  bambous  penchés, 
11  n''entend  point  bondir  les  daims  aux  jambes  grêles, 
Ni  le  troupeau  léger  des  nocturnes  gazelles. 
Le  frisson  de  la  faim  ofUse  son  maigre  flanc  : 
Hérissé,  sur  soi-même  il  tourne  en  gronunelant  : 
Contre  le  sol  rugueux  il  s'étire  et  se  traîne, 
Flaire  Tétroit  sentier  qui  conduit  à  la  plaine. 
Et,  se  levant  dans  Therbe  avec  un  bâillement, 
Au  travers  de  la  nuit  miaule  tristement. 


Assurément  cela  est  très-beau  dans  son  genre  :  la  science 
de  la  forme  est  poussée  à  ses  dernières  limites,  et  elle 
garde  une  ampleur  et  une  carrure  qui  manquent  aux  tours 
de  force  plastiques  de  M.  Théophile  Gautier.  Si  ime  pièce 
de  vers  pouvait  flgurer  dans  un  musée  ou  dans  un  cabinet 
de  collectionneur,  au  milieu  d'œuvres  d*art  ou  de  curio- 
sités rapportées  des  lointains  pays,  bien  des  pages  de  ce 
volume  y  mériteraient  une  place.  Hais,  puisque  j'en  suis  & 
cette  comparaison,  j*y  resterai.  On  va  voir,  au  Jardin  des 
Plantes,  les  tigres,  les  lions,  les  jaguars,  toutes  les  créa- 
tions exotiques  du  règne  animal  et  végétal.  On  admire 
un  moment  ces  couleurs  éclatantes,  ces  formes  bizarres,  ces 
muflesplissés,  ces  robes  tachetées,  ces  flancs  robustes,  ces 
yeux  aux  reflets  de  sang  et  d'or;  puis  Ton  s'en  retourne  :  on 
aperçoit  de  jeunes  enfants  jouant  avec  leurs  mères,  des 
promeneurs  tenant  leur  chien  en  laisse,  un  couple  amou- 
reux suivant  à  pas  lents  la  grande  allée  du  iardin  ;  on  oasse 


286  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

devant  une  église,  et  on  en  voit  sortir  quelque  humble 
femme  au  front  mélancolique  et  doux  ;  on  reprend  le  die- 
min  du  cheii  soi  ;  on  songe  qu'on  va  retrouver  les  objets  de 
son  affection  ;  Ton  se  dit  que  la  vie  est  là,  la  vie  de  chaque 
jour,  avec  ses  tendresses,  ses  douleurs  et  ses  bonheurs  ;  el 
Ton  porte  gaiement  à  sa  femme,  à  sa  fille  ou  à  sa  soeur,  l€ 
bouquet  de  violettes  qu'une  pauvre  marchande  vous  offre 
avec  un  p&le  sourire.  Que  H.  Leconte  de  Lisle  me  pardonne  ! 
Entre  sa  poésie  et  celle  que  j'aime,  je  viens  de  marquer  la 
différence  ;  je  viens  aussi  d'expliqter  pourquoi  sa  renom- 
mée poétique  est  jusqu'ici  restée  si  inférieure  à  son  talent. 


VI 


H.  JdSEPH  AUTRÂN 


MIIIARÂHt 

Après  l'éclatant  succès  des  Poenm  de  la  mer^  de  £a- 
baureurs  et  Soldats  et  de  la  Vie  rurale,  le  poème  de  Ui- 
Uanah  ne  pouvait  rester  plus  longtemps  dans  Tombre.  En 
nous  donnant  cette  nouvelle  édition  de  son  poème,  retenu 
jusqu'ici  dans  le  cercle  d'une  publicité  trop  restreinte, 
M .  Autran  n'a  pas  seulement  usé  de  son  droit  de  conquête 
dans  la  poésie  contemporaine  t  il  a  acccmpli  un  devoir  et 
réparé  une  grave  injustice  ;  il  s'est  acquitté  excellemment 
de  cette  partie ,  la  meilleure  peut-éb«  de  la  mission  du 
poète,  qui  consiste  à  illuminer  l'histoire,  à  rétablir  la  pro- 
portion et  la  mesure  entre  le  véritable  héroïsme  el  ea 
légitime  récompense. 

Nos  dernières  révolutionS|— je  parie  de  céllee  de  1850 
et  de  18i8,  —  ont  offert  ce  caractère  bizarre,  que  «  faites 
eu  du  moins  préparées  an  nom  de  notre  gloire  nationale, 
trop  sacrifiée ,  disait-on ,  par  nos  gouvemaaoents  monar- 
chiques ,  elles  commencèrent  par  humilier ,  amoindrir  et 
briser  le  plus  énergique  instrument  de  cette  gloire»  e'est* 

^^  Épiêoàe dei guerreê é^Afiiqm, 


288  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

à-dire  notre  armée.  Les  héros  des  barricades  avaient  beau 
crier  :  «  Vive  la  ligne  !  »  et  s'efforcer  d'envelopper  nos 
braves  soldats  dans  leur  funeste  triomphe  y  un  sentiment 
plus  fort  que  toutes  les  ivresses  disait  à  ces  habitués  des 
vrais  champs  de  bataille  que  ce  n'était  pas  ainsi  qu'ils  de- 
vaient'obtenir  les  acclamations  populaires  ;  un  raisonne- 
ment plus  puissant  que  tous  les  sophismes  disait  aux  offi- 
ciers que ,  là  où  la  discipline  était  enfreinte ,  l'autorité 
méconnue,  le  désordre  proclamé,  le  drapeau  déchiré  ou 
menacé,  l'honneur  miUtaire  perdait  de  sa  pureté  et  de  son 
éclat.  Il  y  eut  donc,  à  ces  époques,  pour  notre  armée, 
amoindri|ssement,  humiliation,  heureusement  fort  passa- 
gère et  vaillamment  rachetée  :  mais  il  y  eut  aussi  une 
compensation  que  je  dois  indiquer,  puisqu'elle  me  ra- 
mène à  mon  sujet.  N'étant  plus  l'enfant  gâté  de  la  société 
française,  ayant  à  lutter  contre  d'autres  courants  d'opi- 
nion qui  portaient  ailleurs  le  succès ,  la  renommée  et  le 
bruit,  le  type  de  l'of&cier  et  du  soldat,  sans  rien  perdre 
de  ses  quaUtés  originales,  perdit  ce  je  ne  sais  quoi  d'em- 
panaché, de  théâtral,  de  tapageur,  qui  avait  ébloui  les  pre- 
mières années  de  ce  siècle  et  mêlé  du  clinquant  à  cet  or. 
Ce  côté  un  peu  charlatan  que  lui  avaient  donné  les  grandes 
guerres  du  premier  Empire,  et,  plus  tard,  les  flatteries 
intéressées  de  l'opposition  libérale,  disparut  dans  cette 
situation  nouvelle  où  le  cédant  arma  togx  était  traduit 
en  mauvais  français  par  des  milliers  de  bavards.  Au  lieu 
du  conquérant,  du  séducteur,  de  l'oUficier  de  hussards 
copié  par  Elleviou,  du  Saint-Léon  ou  du  Florval  de  TOpéra- 
Gomique,  nous  vîmes  naître  et  gi^andir  le  caractère  du 
soldat,  tel  que  nous  nous  le  figurons  aujourd'hui,  tel  que 
le  développèrent  nos  campagnes  d'Afrique ,  tel  que  le 
trouva,  prêt  à  tous  les  genres  de  sacrifices  et  d'épreuves, 
notre  guerre  de  Crimée  :  grave,  intrépide,  cohne,  exact  à 


M.  JOSEPH  ADTRAN.  Si  :) 

son  devoir ,  sans  rodomontade  et  sans  fracas ,  résigné 
d'avance  aux  dévouements  obscurs,  aux  héroïsmes  perdus 
dans  le  désert,  écrivant  sur  le  sable,  avec  son  épée,  d'hé- 
roïques poèmes ,  et  ne  se  plaignant  pas  de  voir  le  simoun 
en  effacer  les  traces  avant  que  l'écho  en  arrive  aux  dis- 
tributeurs de  gloire.  C'est  à  ce  type  nouveau  que  répond 
la  poésie  de  M.  Autran,  chaque  fois  qu'il  fait  vibrer  cette 
corde  guerrière,  si  douce  et  si  puissante  sous  sa  main. 
Ce  n'est  plus  ce  chauvinisme  hâbleur,  banal  ou  per- 
fide, cherchant  sous  la  ppussière  des  champs  de  ba- 
taille la  c^dre  encore  chaude  des  révolutions  et  versi- 
fiant, au  profit  du  Constitutionnel,  les  bulletins  de  la 
grande  armée.  Ce  n*est  plus  l'alexandrin  classique,  s'em- 
paquetant  dans  la  redingote  grise  ou  dans  la  pelisse  de 
Uurat,  et  appliquant  les  images  de  l'art  et  de  la  civilisation 
^ntiques  à  ces  merveilles  toutes  modernes  ;  ce  n'est  plus 
le  refrain,  effilé  et-aiguisé  à  deux. tranchants,  instigateur 
de  l'émeute  habillé  en  courtisan  du  soldat.  C'est  la  voix 
même  de  la  France  empruntant  à  la  poésie  ses  plus  purs 
et  ses  plus  fermes  accents  pour  célébrer  ces  martyrs  du 
devoir,  ces  héros  inconnus ,  ces  anonymes  de  la  gloire, 
que  nul  encore  n'avait  chantés,  parce  qu'on  ne  flattait,  en 
les  chantant,  ni  passions,  ni  intérêts,  ni  partis.  C'est  le 
soleil  de  la  patrie  jetant ,  à  travers  l'espace  et  la  mc^r,  un 
rayon  tardif  mais  consolateur  sur  ces  tombes  héroïques, 
creusées  dans  ces  vastes  solitudes.  La  gloire ,  nous  dit  le 
poète  au  début  de  Milianah  : 

La  Gloire  est  une  fcnfime  aux  caprices  injustes  ; 
Dans  le  volume  ouvert  sur  ses  genoux  augustes 
Elle  écrit  mille  fois  le  nom  d'un  conquérant. 
Heureux  aventurier  que  le  hasard  fit  grand  ; 
Puis,  de  ses  feuilles  d'or  si  hautes  et  si  larges 
Elle  ne  daigne  pas  laisser  même  les  marges 

17 


S0O  CAUSERIES  LITTËRAIRES. 

Aux  noms  de  ces  soldats,  hëros  laborieux. 

Qui  souffrirent  longtemps  et  loin  de  tous  les  yeux 

Qui,  de  la  discipline  observateurs  austères, 

Sanctifiaient  les  camps,  noraides  monastères. 

Et,  dans  la  fleur  des  jours,  sont  morts  obscurément, 

Léguant  au  monde  ingrat  quelque  beau  dévouement. 


Le  poète  se  trompe  :  il  restait  encore,  à  ces  feaiUes  d'or, 
des  marges  assez  grandes  pour  que  sa  main  fraternelle 
ait  pu  y  écrire  des  vers  qui  ne  mourront  pas. 

Telle  est  l'inspiration  de  ce  poème  de  MUianah  :  elle 
fejointy  elle  complète,  à  bien  des  années  de  distance,  celle 
que  nous  avons  saluée  dans  Laboureurs  et  Soldats,  et,  plus 
]itëcemment,  dans  la  Vie  ncrale.  Dans  les  Bancs  de  marbre^ 
fragment  publié  par  la  Remie  des  Detix  Mondes^  H.  Autran 
nous  décrivait  naguère,  avec  ce  même  sentiment  profond 
et  vrai ,  celte  fermeté  de  contour,  celte  riche  sobriété  de 
Couleur,  les  invalides  de  la  marine  française  »  niàles  et 
rudes  figures ,  se  promenant  sur  les  grèves ,  et  reposant 
leurs  yeux  fatigués  sur  l'immensité  de  cette  mer  où  leur 
mémoire  évoque  tant  de  souvenirs  de  souffrance  et  de 
grandeur.  Cette  légende  populaire  de  la  vie  militaire  et  de 
la  vie  des  champs,  nul  ne  Ta  mieux  saisie  et  mieux  retra- 
cée que  M.  Autran.  Sous  ce  rapport,  il  s'associe,  mais 
dans  le  sens  du  progrès  réel  et  de  la  morale  immortelle, 
à  ce  mouvement  universel  que  ne  sauraient  méconnaître 
ceux-là  mêmes  qui  s'en  effrayent,  et  qui  entraîne  la  so- 
ciété, l'art,  la  littérature,  à  agrandir  de  plus  en  plus  la 
valeur  des  petits,  des  faibles,  des  masses,  à  augmenter,  à 
détailler  le  rôle  du  chœur  dans  le  grand  drame  de  Thu- 
manité  et  de  l'histoire ,  à  multipUer  les  noms  sur  cette 
carte  où  ne  s'inscrivaient  autrefois  que  les  dominateurs  et 
les  grands.  Seidement,  il  y  a  des  hommes  qui,  au  lieu  de 


È.  JOSEPH  AOfRAN.  «1 

rëigle)^  ef  de  disci|)Tiner  ce  ihotrvemeM ,  lé'  suréxéAenf  et 
Tenveniment  :  il  y  a  des  poètes,  des  artistes,  qui,  aamifiea 
des  champs,  cliercftent  une  pâture  à  des  rêves  insensés, 
aux  chimères  de  leur  orgueil ,  à  toutes  leurs  secrètes  ré- 
voltes contre  les  lois  étèrtielles  ;  il  y  en  a  qui  se  complai- 
sent à  y  perdre  l'idée  de  Dieu  en  Tabsorbdnt  dans  son 
ouvrage  ;  qui ,  au  milieu  du  peuple,  s'obstiAent  à  mécon- 
naître ses  besoins  et  ses  intérêts  Tëritables,  à  le  détourner 
des  conquêtes  lente?  et  légilTmes  pour  lui  en  proposer  de 
coupables  et  d'impossibles ,  à  créer  dans  ses  rangs  deux 
peuples,  le  vrai,  qui  fravaille,  qui  souffre ,  qui  lutte,  qui 
^vifie  l'atelier  ou  fécortde  le  sillon,  et'  qu'on"  néglige  parce 
^i*il  offre  peu  de  prise  aux  songe-creux  et  aux  utopies,  et 
le  faux,  que  Fon  flatte,  que  l'on  caresse,  à  qui  Ton  prêche, 
sous  de  beaux  mots,  l'agitation,  le  désordre  et  la  haine, 
jusqu'à  ce  qu'il  ait  expié  par  de  nouveaux  mécomptes  et 
de  nouvelles  misères  sej  folles  espérances  et  ses  stériles 
entreprises.  Il  y  a  des  gens  enfin  qui,  au  milieu  des  camps, 
ne  sont  frappés  dé  la  poésie  familière  du  biVac  et  de 
Pépaulette  de  laine  que  pour  poétiser  le  soldat  aux  dépens 
du  capitaine.  Voilà ,  nous  le  savons  et  nous  le  reverrions 
encore,  comment  on  a  trop  souvent  compris  et  pratiqué, 
die  nos  jours ,  la  poésie  rustique ,  populaire  et  militaire. 
Chez  M.  Joseph  Autran,  l'art  n'accepte  cette  nouvelle  ten- 
dance, cette  expansion  de  ses  rayons  sur  le  plus  grand 
nombre,  que  comme  indice  d'une  nouvelle  étape  de  Thu- 
manité  vers  le  beau  et  vers  le  bien  :  il  ne  s'y  prête  que 
dans  la  mesure  la  plus  juste ,  la  plus  humaine  et  la  plus 
chrétienne ,  comme  moyen  de  rasséréner  les  âmes ,  d'af- 
fermir les  consciences,  d'intéresser  l'homme  dans  la  créa- 
tion, le  pauvre  dans  la  société,  le  soldat  dans  la  nation, 
par  tous  les  liens  sacrés  de  l'affection ,  du  travail  et  du 
dévoila.  Sur  ce  niveau ,  dont  d^autres  voudraient  faire  une 


293  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

table  rase,  il  verse  à  pleines  mains  la  foi,  Famour,  la  ^e» 
l!espoir,  l'austère  joie  des  immolations  et  des  sacrifices,  et 
ce  sentiment  de  la  grandeur  de  Thomme,  poursuivi  jusque 
dans  le  détail  de  ses  misères  :  il  est  réel  aussi ,  réaliste, 
si  vous  tenez  absolument  à  admettre  le  barbarisme  ;  mais 
avec  quelle  différence  !  S'il  toucbe  aux  plaies  et  aux  bles- 
sures, aux  taches  et  aux  haillons ,  ce  n'est  pas  pour  les 
inventorier  avec  cette  dureté  implacable,  trait  disUnctif  de 
Tart  démocratique  ;  c'est  pour  y  répandre,  d'une  main  dé- 
licate et  douce ,  quelques  gouttes  de  ce  baume  dont  les 
vrais  poètes  ont  le  secret  ;  c*est  pour  les  purifier  en  y 
mettant  Tâme  et  la  lumière,  et  y  attirer  la  pitié,  cette  ten- 
dre et  fidèle  compagne  de  la  poésie  :  aimable  et  heureux 
poète ,  qui ,  en  reportant  ses  regards  sur  sa  carrière  si 
brillante  et  déjà  si  bien  remplie ,  n'a  pas  une  page,  pas 
un  vers  à  effacer  ! 

H.  Âutran  nous  dit,  avec  une  modestie  charmante,  que, 
pour  la  plupart  de  ses  lecteurs,  son  poème  sera  tout 
à  fait  un  nouveau  venu,  et  il  est  d'autant  mieux  fondé  à  le 
dire  que  sa  première  édition  n'était  qu'une  esquisse,  si  on 
la  compare  à  Tœuvre  achevée  qu'il  vient  de  nous  donner. 
Hélas  !  il  aurait  pu  ajouter  que  Tépisode  même,  Théroîque 
et  douloureux  épisode  qu'il  a  chanté,  est  un  inconnu  ou  un 
oublié  pour  bien  des  gens  qui  savent  le  titre  de  tous  les 
romans  d'Eugène  Sue  et  le  nom  de  toutes  les  danseuses  de 
l'Opéra.  La  défense  de'Hilianah  se  rattache,  en  effet,  aune 
époque  où,  parmi  d'autres  inquiétants  présages,  on  pou- 
vait signaler  ce  contre-sens  qui  exagérait  l'importance  des 
petites  choses  en  diminuant  le  prix  des  grandes ,  et  exal- 
tait le  cerveau  en  desséchant  le  cœur.  Ce  fut  à  la  fin  de 
1840  que  M.  Autran  rencontra  à  Marseille^  dans  une  mai- 
son hospitalière,  l'intrépide  colonel  d'Ulens,  le  comman- 
dant de  cette  garnison,  réduite  à  une  centaine  de  malades 


H.  JOSEPH  AUTRÂN.  295 

et  de  blessés.  Entre  le  poète  et  le  colonel,  il  y  eut  attrac- 
tion sympathique.  Paris  alors  s  occupait  très-peu  de  d'il- 
lens  ;  c'était  le  moment  où  les  aventures  de  Hathilde  et  de 
Lugarto  passionnaient  tous  les  esprits,  et  où  les  politiques 
du  National  prouvaient,  chaque  matin,  que  le  gouverne- 
ment déshonorait  la  France.  Comment ,  à  travers  de  si 
^aves  intérêts,  aurait-on  pu  s'inquiéter  de  d'Ulens  et  de 
ses  soldats  ?  Il  n'y  avait  pas  moyen  de  faire ,  avec  leurs 
souflrances,  un  Premier-Paris  ni  un  feuilleton.  Hais  le  co- 
lonel avait  serré  la  main  de  ce  poète,  presque  inconnu  en- 
core ,  qui  le  regardait  et  Técoutait  avec  une'  émotion 
ardente  ;  il  lui  avait  confié  le  journal  manuscrit,  tenu  par 
lui-même  à  Milianah  :  cette  gloire ,  qu'il  avait  méritée  et 
que  ses  comtemporains  lui  refusaient ,  la  poésie  allait  la 
lui  donner. 

«  Ce  fut,  nous  dit  H.  Autran ,  d'après  ces  notes  mêmes 
que  le  poème  fut  écrit  :  modeste  légende  du  simple  soldat, 
tracée  bien  au-dessous  des  grandes  épopées.  »  Au-dessous, 
soit  ;  mais  le  ton  épique  eût  été  aussi  peu  de  mise  ici  que 
la  mélopée  tragique  dans  un  sujet  actuel  ou  la  manière  de 
David  dans  la  peinture  des  batailles  de  l'Isly  ou  de  Hala- 
kotr.  Ce  dont  il  faut,  au  contraire,  féliciter  H.  Autran,  c'est 
d'avoir  observé ,  avec  une  justesse  remarquable ,  la 
nuance,  la  gamme  poétique  qui  s'appropriait  le  mieux  à 
son  récit.  C'est  la  vérité  même,  prise  sur  le  fait,  et  légè- 
reipent  teintée  de  poésie  comme  d'un  sable  d'or  qui  laisse 
lire  l'écriture.  Le  poème  se  divise  en  quatre  chants  :  les 
Travaux  y  les  Douleurs,  les  Angoisses^  les  Morts.  A  peine 
est-on  au  seuil  de  ce  drame  pathétique  et  poignant,  on  se 
sent  pris  par  cet  inimitable  accent  de  vérité ,  et  là  où  les 
vieux  artifices  poétiques ,  les  vieilles  combinaisons  de  l'é- 
popée eussent  bientôt  lassé  l'attention ,  on  est  entraîné 
jusqu'au  bout  par  cet  art  simple,  net,  vigoureux,  ou  plu- 


2»!  CAUSEAIES  LITTfiBAIRi^S. 

tôt  par  ee^  émotion  sincère  ifoi  se  moule  d'éQe-mâpiii^ 
dan$  le  vers  ou  le  frappe  à  son  image.  Dans  cette  simr 
plicité ,  quelle  souplesse  !  quelle  variété  !  que  de  res- 
slources  l  Le  marècbaji  ¥allé,e  conljie  |à  .d'UJLeos  e^  à  sa  petijte 
troupe  le  soin  de  défendre  et  de  rebâtir  la  ville  de  Milia.- 
nah ,  conquise  sur  les  Arabes ,  mais  incendiée  par  les 
fuyards.  Les  travaux  de  défense ,  les  essais  ie  culture  au- 
tour de  la  place  déoiantel^ée ,  ont  fourni  ji  }f..  Autran  ces 
pages  où  il  excelle,  et  où  le  laboureur  et  le  soldat  s*unis- 
seoJt  dans  un  même  type  et  dans  une  mèffie  œuvre.  A  ceç 
labeurs  encore  pleins  de  gaieté  et  d*espéraace,  s*en,lre- 
Uji^nt  les  jeux  y  les  chants,  les  refr^n§  de  la  patrie, 
douces  et  mélancoliques  chansons,  au  rhythme  svelte  e^t 
bref,  brodées  sur  le  ferme  et  souple  tissu  dv  récit.  Hais 
bientôt  l'horizon  s'assombrit  :  les  ennemis  reparaissent  « 
les  vivres  vont  manquer  : 

....  D  faut  pour  les  temps  de  détresse  future. 

Il  faut,  dès  aujourd'hui,  peser  la  nourriture. 

Retrancher  une  part  du  pain  quotidien , 

Se  résigner  au  peu  dans  la  cndnte  du  rieo. 

A  rheure  où  des  soldats  le  fie&tia  se  prépaie, 

pe  calcul  inquiet  prend  sa  balance  ^^are. 

Et  d'un  fragment  du  pain,  chaque  jour  moins  pesant, 

Pour  sauver  Tavenir  amaigrît  le  présent. 

A  dater  de  ce  moment,  on  entre  dans  uQe  série  de  dou- 
leurs indicibles,  un  cercle  dantesque  d*o4  TespérancQ 
même  est  bannie  et  que  ^héroïsme  éclaire  seul  de  ses 
funèbres  lueurs.  Rien  n'égale  le  navra^  effet  de  ce  drame^ 
où  la  faim ,  }a  soif ,  )a  maladie ,  Forage,  le  simpun,  lef 
Arabes,  réunissent  toutes  leurs  horreurs,  toutes  leurs  fu- 
ries, contre  cette  poignée  de  héros.  En  comparant  leur§f 
angoisses  à  celles  des  nauA*agés  de  1%  J^éduse^  Tauteur  es( 


M.  JOSEPD  A€TRAN.  d95 

allé  au-devant  d'un  parallèle  qui  vient  naturdlement  à 
l'esprit  :  sa  toiie  rivalise  avec  une  toile  célèbre  :  seu- 
lement, la  sienne  possède  deux  choses  qui  manquent 
à  celle  de  Géricault  :  la  foi  et  l'amour.  Au  milieu  de  ce  lu- 
gubre ensemble ,  quel  charme  répand  sur  un  coin  du  ta- 
bleau l'an^jyiié  de  ces  deux  compagnons  d'armes ,  Doll  et 
Bergerhausen,  unis  dans  les  combats,  unis  dans  la  mort» 
Euryale  et  Nisus  baptisés  par  le  poète  I  Quel  charme  sur- 
tout dans  Tapparition  de  ce  couple  à  demi  chrétien ,  à 
demi  arabe,  Martini  et  sa  belle  compagne,  fleur  du  désert 
dont  le  parfum  s'exhale  à  travers  toutes  ces  scènes  de  dés- 
espoir et  de  deuil  !  Nulle  corde  ne  resle  muette  sous  cette 
main  vraiment  inspirée.  Le  poète  regrette  cette  consolante 
figure  du  prêtre  ,  que  de  stupides  préjugés  et  une  impar- 
donnable faiblesse  éloignaient,  à  cette  époque,  de  notre 
armée,  et  il  s'écrie  : 

Prêtre  du  régiment,  vénérable  figure, 

Aux  jours  passés,  alors  que  la  foi  brillait  pure, 

Aim^  des  bataillons  que  bénissait  ta  main, 

De  Tarmée  aux  combats  tu  suivais  le  chemin. 

Partout  rhomme  du  Christ  se  mêle  aux  vieilles  guerres  ; 

Ce  n'étaient  pourtant  pas  des  combattants  vulgaires, 

Ces  Bayard,  ces  Glisson  ;  —  ni  vous,  parmi  nos  rois, 

0  neuvième  Louis,  mort  en  baisant  la  croix  ! 

Hais  dans  ce  siècle  ingrat,  qui  volontiers  s'en  raille, 

Plus  de  consolateur  sur  nos  cbamps  de  bataille  : 

Nos  fils  vont  à  la  mort,  conduits  comme  mi  troupeau  ; 

Hélas  !  où  Dieu  n*est  plus,  qu'est^-ce  que  le  drapeau? 

Et  lorsque  le  poète  peut  s*arr6ter  un  moment  pour 
peindi*e  cette  nature  qui  retrouve  parfois  toutes  ses  beau- 
tés comme  cadre  à  toutes  ces  souffrances ,  quelle  sûreté 
de  main ,  quelle  finesse  de  ton  dans  le  contraste  de  cette 
magnificence  avec  ce  fond  sombre  et  désolé  : 


1 


m  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

Ils  eurent  de  ces  nuits  rayonnantes  et  pures^ 

Dont  le  charme  ajoutait  l'ironie  aux  torturer 

Les  astres  d'or  là-haut  roulaient  paisiblement,  ^    , 

Ces  étoiles  d'Afrique  au  vif  scintillement 

Qui  semblent  inviter  les  sereines  pensées 

A  plonger  dans  Tazur,  languissaniment  bercées. 

Plein  de  molles  senteurs,  le  vent  soufiflait  des  bois  : 

Les  cascades  au  loin  chantaient  à  pleine  voix. 

Des  cris  d'oiseaux,  des  sons  voilés,  des  harmonies. 

S'exhalaient  de  partout,  comme  un  chœur  de  génies. 

Les  palmiers  des  jardins,  réveillés  par  moments^ 

Imitaient  de  la  mer  les  sourds  bruissements  ; 

Et,  là-bas,  au  Ghéliff  transparent  et  bleuâtre 

Les  constellations  trempaient  leurs  pieds  d'albâtre. 

C'était  la  nuit  d'été  si  bien  fondue  au  jour 

Que  chaque  âme  y  respire  une  haleine  d'amour, 

Que  la  matière  même  à  son  parfum  s'enivre, 

Que  toute  voix  enfin  chante  :  «  Il  fait  bon  de  vivre!» 

—  Ah  !  disait  un  malade  achevant  de  mourir, 

Ah  !  sous  un  ciel  si  beau  qu'on  peut  encor  souffrir  ! 

Enfin,  quand  d'Illens  et  les  siens  ont  épuisé  tout  ce  que 
le  corps  et  l'ânoe  peuvent  souffrir  :  quand  de  ces  douze  cents 
soldats  il  ne  reste  plus  que  cent  hommes,  que  dis-je?  cent 
spectres,  hâves,  livides,  mutilés  et  nus,  un  rayon  d'espoir 
apparaît  à  l'horizon  :  des  troupes  fraîches  viennent  au 
secours  de  ces  débris  humains.  A  leur  tête  est  Changar- 
nier... 

Changamier  se  présente  ;  un  de  ceux  dont  le  nom 
Résonne,  au  ciel  d'Afrique,  à  l'égal  du  canon.  ^^ 

On  dit  que,  l'autre  soir,  prophétesse  inconnue. 
Une  femme,  au  déseii,  sous  sa  tente  venue, 
Lui  parlait  d'avenir  sombre,  illustre,  inconstant.. •< 

Ainsi  l'honneur  de  nos  armes  n'a  pas  fléclii  :  notre  dra- 
peau n*a  pas  cessé  de  flotter  sur  ces  murailles  croulantes. 


M.  JOSEPH  AUTRAN.  297 

Les  Arabes  épouvantes  lèvent  le  siège,  et  cette  garnison 
de  squelettes  n'a  pas  failli  à  Tordre  du  maréchal  Vallée  ; 
elle  a  gardé  Hilianah  ;  elle  est  sortie  victorieuse  de  ces 
calamités  effroyables  dont  une  seule  eût  suffi  pour  abattre 
les  plus  mâles  courages.  Aussi  le  poète  a-t-il  raison  de 
s'écrier  en  finissant  : 

Ah  !  tant  que  tes  soldats,  légion  magnanime, 
Auront  cette  vertu  dont  ton  sang  les  anime, 
France!  —tant  que  la  main  des  fléaux  désastreux 
En  tombant  sur  leurs  fronts  se  brisera  contre  eux  ; 
Tant  que,  deux  contre  vingt,  quatre  contre  soixante, 
Ils  brafcrontle  nombre  et  la  masse  impuissante; 
Tant  que,  pâles,  fiévreux,  vêtus  de  leurs  linceub. 
Au-devant  des  canons  ils  s'avanceront  seuls; 
Que  la  soif  au  désert,  la  famine,  la  flamme, 
Consumeront  leurs  corps  sans  amoindrir  leur  ftme, 
Et  qu'ils  vivront  enfin,  six  mois,  dans  un  enfer, 
Sans  trahir  par  un  mot  Tangoisse  de  la  chair, 
0  France  !  tu  seras  ce  que  tu  fus  sans  cesso, 
La  race  devant  qui  chaque  peuple  s^abaisse  ! 
Ceux  qui  de  ton  déclin  disent  les  temps  venus. 
Prophètes  envieux  que  chaque  âge  a  connus , 
Te  verront  toujours  belle  et  toujours  triomphante  ; 
Et,  reine  qui  sourit  aux  héros  qu'elle  enfante, 
Aïeule  séculaire  et  pourtant  jeune  encor. 
Tu  tiendras  Tunivers  sous  ta  sandale  d'or  ! 

Et  nous,  passant  de  Hilianah  à  nos  luttes  pacifiques  et 
de  la  gloire  des  armes  à  celle  des  lettres ,  nous  dirons ,  à 
l'exemple  du  poète  :  Tant  que  d'aussi  grandes  actions  in- 
spireront d'aussi  beaux  vers  ;  tant  qu'un  talent  pur,  élevé, 
simple,  énergique,  retracera  avec  une  émotion  pareille  et 
dans  un  pareil  langage  des  souyenirs  chers  au  pays  ;  tant 
que  les  nobles  accents  de  sa  muse  feront  battre  les  cœurs 
généreux,  que  les  lecteurs  lui  viendront  en  foule  et  que  le 


298  CAUSERIES  LITTËRiIRBS. 

succès  de  ses  poèmes  protester^  contre  l'ègoïsmei  rindjf* 
férei^ce  et  la  dèpraYatio):^  du  goût ,  la  ))oIième  littéraire 
peut  continuer  ses  prouesses  :  notre  littérature  et  notr^ 
poésie  pç  périront  pas. 


VII 


MH.  EDMOND  ABOUT  ET  GUSTAVE  FLAUBERT 


U  mWAS  BOURGEOIS  ET  U  ROMAE  hiuOCfJiT^, 


Tout  critique  qui  vieillit  et  qui,  par  conviction  ou  par 
humeur,  se  sent  porte  à  juger  sévèrement  les  nouveaux 
venus  en  littérature,  doit  s'interroger  avec  scrupule  et  se 
demander  s'il  n'apporte  pas  dans  oe  pessimisme  cette  dis- 
position chagrine  qui  existait  déjà  du  temps  d'Horace  ; 
s'il  n'obéit  pas  à  celte  condition  naturelte  de  la  faiblesse 
humaine-,  qui  veut  qu'après  avoir  compris  et  goûté  vive- 
ment certaines  formes,  certains  procédés  de  l'art,  on  de- 
vienne insensible  à  des  formes  nouvelles,  à  des  procédés 
différents.  11  y  a  vingt  ou  trente  ans,  de  Cinq-Mars  à  Co- 
lombay  le  roman  français,  toutes  réserves  faites  sur  sa 
moralité  et  ses  tendances,  était  dans  une  période  de  splen- 
deur: aujourd'hui,  je  le  vois  descendre  à  Germaine,  tom- 
ber à  Madame  Bavary,  et  la  décadence  me  semble  mani- 
feste. Est-ce  moi  qui  me  trompe?  Dois-je  m'en  prendre  à 
un  changement  d'optique,  répéter,  avec  le  chat  de  la  fable, 
que  les  ans  en  sont  la  cause ^  me  souvenir  que,  dans  la  jeu 
nesse,  on  est  le  complice  des  romans  qu'on  lit  et  que, 


300  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

plus  tard,  on  en  est  le  censeur  et  le  juge?  Je  me  suis 
questionné  comme  un  coupable  ;  j*ai  eu  le  très-pènible 
courage  de  relire  les  pièces  du  procès,  et,  en  conscience, 
je  n'ai  pas  pu  me  donner  tort. 

Et  pourtant  il  y  a  eu  succès,  c'est  positif;  H.  About  a 
réussi,  M.  Gustave  Flaubert  vient  de  réussir;  les  maîtres 
de  la  critique  ont  coopéré  à  son  triomphe  ou  s'en  sont 
émus  :  or  le  succès  peut  être  usurpé,  excessif,  surfait, 
éphémère;  il  n'est  jamais  sans  cause.  Pour  que  le  roman 
arrive  de  la  Princesse  de  Clèves,  ou,  sans  remonter  si  haut, 
d'Eugène  de  Rothelin  à  Gef^maine  et  surtout  à  Madame 
Bovary,  il  faut,  non  seulemenUque  le  goût  se  déprave, 
—  ce  qui  est  bientôt  dit  et  difficile  à  prouver,  —  mais 
qu^il  se  soit  accompli  dans  la  société  même  des  révo- 
lutions telles,  que,  pour  peindre  exactement  ce  qu'il  avait 
sous  les  yeux  ou  pour  plaire  à  ceux  qui  devaient  le  lire, 
le  roman  ait  eu,  lui  aussi,  à  se  déclasser,  à  passer  d'un 
extrême  à  l'autre  dans  l'échelle  sociale  :  il  faut  que  les 
anciennes  et  impérissables  influences  de  la  société  sur 
la  littérature  se  soient  tellement  dénaturées,  que,  pour 
être  de  son  temps,  pour  rencontrer  encore  des  sympatliies 
et  des  suffrages,  le  roman  ait  été  forcé  de  se  façonner  à  ce 
qui  règne  aujourd'hui,  à  ce  qui  vaincra  peut-être  demain;  de 
se  faire,  en  deux  mots,  bourgeois  et  démocrate.  Mais,  de 
grâce,  qu'on  ne  se  méprenne  pas  sur  le  sens  que  je  donne  à 
ces  mots,  qui  ont  toujours  l'air  d'amener  avec  eux  quelque 
grosse  et  irritante  polémique  :  pour  moi,  bourgeoisie  et 
démocratie  ne  sont  pas  ici  des  catégories  sociales  ni  des 
partis  politiques,  mais  des  influences,  l'action  irrésistible 
de  deux  forces  qui,  ayant  grandi  dans  le  monde,  ayant 
marqué  de  leur  empreinte  les  institutions  et  les  mœurs, 
s'étant  propagées  à  travers  tous  les  détails  de  la  vie  publi- 
que, matérielle,  extérieure,  privée,  doivent  aussi  s'infiltrer 


MM.  ABOUT  ET  FLAUBERT.  501 

dans  la  vieintellectueUe,  imprimer  leur  cachet  sur  la  littéra- 
ture, avoir  un  art,  une  poésie,  un  roman  à  elles  :  art,  poésie, 
roman,  qui  essayeront  de  donner  le  change,  qui  chercheront 
leur  raison  d'être  dans  des  théories  littéraires,  qui  s'appelle- 
ront, si  vous  roulez,  réalisme,  mais  qui,  au  fond,  ne  seront 
que  Texpression  de  ces  deux  puissances  régnantes.  C'est 
à  ce  point  de  vue  que  je  crois  pouvoir  dire:  H.  Âbout, 
c'ast  la  bourgeoisie,  H.  Gustave  Flaubert,  c'est  la  démo- 
critie  dans  le  roman. 

La  réputation  de  M.  Edmond  About  ne  date  guère  de 
plus  de  quatre  ans,  et  elle  a  marché  fort  vite.  H  y  a  eu 
dans  son  avènement  rapide  un  peu  de  ces  allures  tapageu- 
ses qui  paraissent  plaire  aux  hommes  de  sa  génération, 
et  qu'on  a  aussi  remarquées,  avec  des  nuances  plus  sérieu- 
ses, chez  MM.  Ldnfrey,  Ernest  Renan  et  laine.  Ces  mes- 
sieurs semblent  croire,  et  le  résultat  les  justifie,  qu'on 
gagne  double  en  cassant  les  vitres  :  on  entre  et  on  fait  du 
bruit.  Quoi  qu'il  en  soit,  même  en  mettant  en  ligne  de 
compte  l'habileté  et  le  savoir-faire,  on  s'explique  difficile- 
ment cette  subite  trouée  de  H.  Edmond  About,  surtout 
quand  on  songe  que,  dans  notre  temps  d'encombrement 
et  de  nivellement  général,  le  tliéâtre  seul  peut  rendre  un 
nom  célèbre  en  quelques  jours,  et  que  ce  n'est  pas  pré- 
cisément par  le  théâtre  que  H.  About  est  arrivé.  La  Grèce 
contemporaine,  le  premier,  et,  au  dire  d'excellents  juges, 
le  meilleur  de  ses  ouvrages,  est  une  amusante  satire,  assez 
vraie,  assure-t-on,  pour  que  les  malices  portent  coup.  En 
écrivant  ce  livre,  l'ancien  élève  de  l'école  d'Athènes,  l'hel- 
léniste lauréat,  nourri  du  miel  classique  de  l'Hymette,  fit 
sa  première  avance  à  ces  instincts  bourgeois  qui  devaient 
se  reconnaître  et  s'aimer  en  lui.  La  bourgeoisie  française, 
encore  peu  au  fait  en  1825  des  conditions  de  son  règne, 
avait  bien  du,  exaltée  et  fanatisée  par  ses  journalistes,  se 


302  CIDSERIES  UTTfiBilRES. 

passioniier't>our  U  Grèce,  porter  son  argent  aux  jK)Qlcrip- 
tions  et  se  moquer  du  ministre  qui  appelait  Athènes  une 
localité.  Hais,  dans  un  pays  variable  comme  le  nôtre, 
les  en^iousiasqfies  qui  se  désistent  amènent  une  réac^ 
^n  contraire,  surtout  quand  le  culte  des  intérêts 
jremplsce  celui  des  idées.  Pour  Tesprit  positif  de  noire 
époque,  ç*a  été  une  vraie  friandise  que  de  voir  un  jeune 
booune,  arrivant  de  cet  antique  berceau  de  poésie  et  de 
liberté,  bafouer  ces  illusions  d  un  autre  âge  et  dresser 
en  chiffres  moqueurs  le  bilan  de  la  faillite  hellénique. 
Nous  ne  ferons  pas  ressortir  tout  ce  que  pouvait  suggé- 
rer de  réflexions  tristes  ce  début  de  H.  About.  Nous 
avons  voulu  seulement  montrer  comment,  dès  son  pre- 
mier pas,  le  jeune  écrivain  flattait  ces  tendances  de  dès- 
abusement  et  de  terre-à-terre  que  l'esprit  bourgeois, 
rendu  à  lui-même,  adopte  si  volontiers  conune  siennes. 
Nous  n'avons  rien  à  dire  de  Tolla,  qui  ne  prouve  rien,  que 
nous  sachions,  en  faveur  des  facultés  d'imaginatiop 
de  H.  About  et  de  son  goût  pour  Tidéal.  Ses  trois  der- 
niers ouvrages  nous  aideront^  mieux  à  compléter  nos 
preuves. 

Les  Mariages  de  Paris  ont  joui  d'une  certaine  vogue  : 
il  est  bien  rare  de  monter  en  ^aggon  sans  trouver  ce 
volume  entre  les  mains  d'un  compagnon  de  voyage  :  et,  à 
ce  propos,  qu'on  me  permette  une  remarque  qui  semblera 
peut-être  puérile  ou  paradoxale,  mais  dont  je  n'ai  pu  me 
défendre  :  je  me  suis  dit  souvent  que,  si  les  chemins  de 
fer  n'existaient  pas,  H.  About  n'aurait  pas  été  inventé.  Ce 
genre  de  récit  et  de  littérature  s'approprie  admirablement 
à  ce  genre  de  locomotion  étourdissante,  où  tout  sentiment 
trop  vif,  toute  attention  trop  soutenue,  donneraient  la  mi- 
graine, où  un  talent  de  taille  moyenne,  servant  et  décou- 
pant des  lectures  de  petite  dimension  pour  le  plaisir  de 


HH.  ABOOT  ET  FLAUBBÏ.T.  3()3 

consommateurs  pressés,  occupe  agrëabjepn^t  Tespril  $ii| 
milieu  du  bruit  de  la  machine,  des  cris  des  employés,  du 
tumulte  des  station^  e|t  derotecurité  d^s  tunnels.  Pêcidé- 
ment  M.  Abolit  devaijb  éti^,  et  il  a  été  ep  effet  l'auteur 
favori  des  cbei|[^ps  de  fer.  U  ne  serait  pas  facile  de  s'expli- 
qiier  aigrement  le  succès  de^  Mariages  de  Paris.  Quel-? 
ques-unes  des  Noifvelles  q^i  composent  ce  volume,  les 
Jumeaux  de  Vhdtel  Corneille^  entre  autres,  et  la  Mère  de 
la  Marquise,  sont  pourtant  d'intéressantes  ou  piquante^ 
esquisses  ;  mais  voyez  comme  dans  tous  ces  récits,  bons 
pn  mauvais,  l'élément  bourgeois  domine  !  Autrefois  le 
roman  se  suffisait  à  lui-même  :  l'analyse  des  sentiments, 
)'étude  des  caractères,  le  jeu  des  passions  se  développant 
à  travers  les  événements  de  la  vie,  la  curiosité  excitée  ou 
suspendue  par  d'habiles  péripéties,  la  peinture  du  monde 
extérieur  employée  avec  mesure  et  laissant  aux  personna- 
ges leur  valeur  relative,  tel  était  son  domaine,  multiple  et 
varié  à  1  uifini,  comme  l'âme,  comme  le  cœur,  comme 
l'imagination  de  Thomme.  Le  lecteur  de  romans,  —  et 
c'était  là  le  charme  et  l%danger  de  ces  lectures,  —  entrait 
dans  un  monde  où  la  réalité  complaisante  n*apparaissait 
que  tout  juste  pour  faire  valoir  la  fiction,  où,  du  moins,  si 
Tauteur  y  penchait  trop,  elle  s'assouplissait  et  se  transfor- 
mait au  gré  de  l'idéal  et  de  l'art.  Avec  M.  Edmond  Âbout, 
le  roman  se  sécularise  ;  il  devient  Ihumble  serviteur  d'une 
foule  de  détails  matériels  et  techniques,  qu'il  eût  jadis 
repoussés  comme  indignes  ou  incompatibles.  C'est  tantôt 
le  séparateur  Bourgade,  pour  dégager  l'or  de  la  poussière 
des  mines  et  du  sable  des  rivières  ;  tantôt  le  fourneau 
économique  pour  réduire  à  200  francs  le  prix  de  la  tonne 
de  rails;  tantôt  la  plus-value  des  terrains  aux  Champs- 
Elysées  ;  ou  bien  ce  sont  des  pages  entières  renfermant  la 
nomenclature  de  fabricants^  de  tapissiers,  d'ébénistes,  de 


504  CAUSERIES- LITTÉRAIRES. 

carrossiers»  de  bijoutiers  :  partout  un  je  ne  sais  quoi  qui 
sent  le  chiffre,  la  boutique,  le  livre  en  partie  double,  la 
géométrie  ou  le  dessin  linéaire.  Cette  fois  le  roman,  au 
lieu  d'appeler  à  lui  son  public,  s*en  rapproche,  lui  parle 
sa  langue,  caresse  ses  goûts,  flatte  son  amour-propre  en 
lui  montrant  le  romanesque,  non  plus  comme  un  senti- 
ment ou  un  rêve,  non  plus  comme  une  puissance  à  part, 
difficile  à  concilier  avec  les  vulgarités  ou  les  industries  de 
la  vie  bourgeoise,  mais  comme  une  sorte  de  régal  à  petites 
doses  qu'on  peut  se  donner,  sans  tirer  à  conséquence, 
entre  une  addition  et  une  facture,  —  Taccessoire  peu 
gênant  d'existences  utilement  occupées  à  acheter,  à  ven- 
dre et  à  s'enrichir.  Si  nous  passons  du  matéiiel  de  ces 
récits  au  sens  des  événements  et  des  caractères,  nous  re- 
connaîtrons la  même  méthode.  Dans  la  querelle  toujours 
persistante  entre  Fartiste  et  le  bourgeois,  M.  Edmond 
About  se  garde  bien  de  prendre  parti  :  il  fait  mieux,  il 
fond  dans  un  même  type  ces  deux  types  contraires,  habi- 
tués à  échanger  les  anathèmes  et  les  invectives.  Ses  artis- 
tes, Tourneur,  par  exemple,  danf  Terrains  à  vendre,  sont 
des  bourgeois  véritables,  ne  gardant  plus  rien  qui  puisse 
effaroucher  les  plus  ombrageux  Philistins,  et  traitant  la 
peinture  ou  la  statuaire  exactement  comme  ils  traiteraient 
le  commerce  des  vins,  la  fabrique  de  porcelaine  ou  le  point 
d*Alençon.  Ce  sont  des  honunes  rangés,  rasés,  polis, 
proprets,  paisibles  comme  des  bonnetiers  retirés,  prati- 
quant l'arithmétique,  visant  à  épouser  des  héritières, 
mais  dont  je  me  soucierais  peu  d*acheter  les  tableaux  ou 
les  statues.  Comme  on  sent  que  le  roman  où  se  meuvent 
de  semblables  héros  est  bien  d'accord  avec  une  époque 
où  l'imagination  se  met  au  service  de  l'industrie,  où  la 
littérature  et  la  presse  tendent  à  s'absorber  dans  la  finance, 
où  des  banquiers  achètent  et  dirigent  les  organes,  autre- 


B!M.  ABOOT  ET  FLAUBERT.  305 

fois  si  actifs  et  si  influents,  de  l'opinion,  de  la  vie  intellec- 
tuelle et  politique!  Hais  c'est  surtout  lorsqu'il  touche  à  la 
noblesse  que  M.  Edmond  About  mérite  et  justifie  les  pré- 
dilections bourgeoises  :  non  pas  qu'il  insulte  les  distinc- 
tions ou  les  privilèges  de  la  naissance,  qu'il  jette  l'outrage 
aux  grands  noms,  qu'il  représente  systématiquement  les 
gentilshommes  conune  des  scélérats  ou  des  imbéciles,  les 
grandes  dames  comme  des  courtisanes  effrontées  !  11  est 
bien  trop  habile  !  Il  sait  que  sa  clicntète  n'aime  pas  ces 
éclats  qui,  après  tout,  font  tort  au  commerce,  et  qu'avoir 
Tair  de  trop  bien  répondre  à  des  passions  haineuses  et  ja- 
louses, c'est  laisser  croire  qu'il  reste  encore  de  quoi  les 
tenir  en  éveil.  Dans  ses  récits,  les  noms  et  les  titres  nobi- 
liaires sont  des  joujoux  que  l'on  ramasse  et  dont  on  s'a- 
muse, comme  on  porte  à  sa  boutonnière  un  œillet  en 
guise  de  ruban  rouge.  Léonce  Debay,  un  des  jumeaux  de 
l'Hôtel  Corneille,  s'avise  tout  à  coup  d'écrire  sur  ses  cartes 
de  visites  Léonce  de  Bay,  avec  une  couronne  dé  marquis  : 
cela  le  pose,  le  met  en  passe  de  faire  un  bon  mariage,  et 
personne  n'y  trouve  à  redire.  Daniel  Fert,  le  héros  du  Buste^ 
prend  au  dénoûment  le  nom  et  le  titre  de  Fert  de  Gué- 
blan,  afin  de  faciliter  un  arrangement  de  famille.  Sous  ce 
rapport,  la  Mèi*e  de  la  Marquise  est  le  chef-d'œuvre  du 
genre.  Les  gentilshommes  spirituels,  s'il  y  en  a  encore, 
peuvent  lire  cette  spirituelle  histoire  avec  un  sourire  ap- 
probateur, et  pourtant  elle  ne  leur  laisse  absolument  rien. 
En  nous  montrant  pour  la  centième  fois  une  alliance  entre 
un  Inarquis  ruiné  et  une  jeune  fille  riche  et  bourgeoise, 
H.  About,  fidèle  à  sa  méthode,  ne  nous  a  pas  donné  son 
marquis  pour  un  dissipateur,  un  hbertin,  prêt  à  manger 
la  dot  de  sa  femme  et  à  payer  avec  l'argent  de  sa  belle- 
mère  les  fredaines  de  sa  jeunesse»  Il  en  a  fait  un  ingénieur 
qui  invente  des  machines,  qui  a  tous  les  goûts  d'un  for- 


30tf  X^ÂUSERIBS  LITTÉRiIRES. 

geron,  et  qui  dessine  des  plans  ou  écrit  des  devis  sur  i^ 
vieux  morceaux  de  ses  parcbemins.  D  est  bien  entendu 
que  c'est  Jà  le  personnage  intéressant,  le  seul  noble  qui 
soit  raisonnabiie^  malgré  ses  nianies.  Les  autres  sont  d^ 
pauvres  diables,  qui  grignotent  tant  bien  que  mal  de  mi- 
sérables restes  d'opulence  avec  le  sans-façon  de  bohèmes 
titrés,  et  qui  sont  bien  heureux  qu'il  y  ait  de  temps  & 
autre  une  roturière  vaniteuse  et  arriérée  co^une  madame 
Senoit,  qui,  dans  l'espoir  de  se  faire  recevoir  dans  le 
faubourg  Saint-Germain,  paye  les  comptes  de  leurs 
fournisseurs  ou  les  invitent  à  diner.  La  vieille  comtesse  de 
Halésy  n'est  pas  une  de  ces  douairières  de  madame  Saïul 
ou  de  M.  Eugène  Sue,  qui  se  font  lire  Crébillon  fils  par 
leurs  suivantes  et  toisent  d'un  regard  connaisseur  lefs 
amants  de  leurs  pctites-ûUes  ;  non,  tout  se  rapetisse,  tout  sa 
fait  bénin  et  se  délaye  à  l'eau  de  mauve  dans  le  système  de 
H.  About  :  la  coqotesse  de  Ifalésy  n'est  plus  qu'une  vieille 
gourmande  et  dépensière,  qui  trouve  commode  d'échan- 
ger avec  madame  Benoit  une  invitation  de  bal  contre  des 
factures  acquittées.  Là,  comme  pour  les  artistes  et  les 
bourgeois,  le  vieil  antagonisme  cesse,  parce  qu'il  n'y  oi 
plus  rien  à  se  disputer.  Les  bourgeois  se  font  gentilsbonoh 
^les,  les  gentilshommes  se  font  bourgeois  :  on  trinque 
ensemble,  le  combat  finit  faute  de  combattants,  et  tout 
s'égalise  dans  le  niveau  commun.  Le  faubourg  Saint  Ger- 
main d'Arlange,  —  ]e  pays  où  madame  Beq^ît  possède  se$ 
forges,  —  rappelle,  avec  le  même  procédé  de  réductionr 
Colas,  le  Cabinet  des  Antiquesy  et  h  société  d'Angoulême»- 
des  Illusions  perdues,  de  M.  de  Balzac;  comme  le  baron 
de  SubersaQ  rappelle  le  chevalier  de  Valois,  de  |a  Vieille 
Fille;  comme  une  lithographie  rappelle  une  eau-forte.  En 
généra),  H.  About  imite  H.  de  Balzac;  mais,  en  homme 
àmé,  i  1q  /corrige,  il  l'éaiondey  U  le  met  au  point  de  vua 


JHM.  A60UT  ET  FLAUBEAT.  307 

des  voyageurs  ie  première  et  de  seconde  cji»sse  :  car  enfin 
tout  le  monde  voyage,  et  il  faut  bien  que  tout  le  monde 
puisse  ^t  veuille  acheter  ses  livres!  Il  n*a  garde  d'oublier 
gue.Baûac,  en  son^me^  n*a  jamais  plu  à  l'esprit  bour- 
geois; qu'il  l'a  toujours  terrifié  de  ses  énormilés,  et  que, 
pour  le  faire  accepter  dans  ces  derniers  temps,  il  a  fallu 
les  apothéoses  du  journal  et  les  séductions  du  bon  marché. 
Celle  manière  de  prendre  adroitement  la  mesure  d'un 
géant  bossu,  et^  en  effaçani  telle  saillie,  en  émoussant 
telle  aspérité,  en  redressant  tel  contour,  en  diminuant  lô 
tout  de  tant  de  centimètres^  d'en  fajre  un  joli  homme  de 
cinq  pieds,  bien  pris  dans  sa  petite  taille,  correctement 
habillé,  et  donnant  les  modes  de  Paris  aux  lignes  de  Stras- 
bourg et  de  Bordeaux,  voilà  toute  la  poétique  de  H.  About, 
et  il  s'en  est  bien  trouvé. 

Je  pourrais  noter  d'autres  points  caractéristiques  ;  c'est 
chose  notoire,  en  librairie,  que  ce  mot  magique  de  Paris, 
figurant  d'une  façon  quelconque  dans  le  titre  d'un  ouvrage, 
triple  les  chances  de  succès,  c'est-à-dire  de  débit.  Il  faut 
connaître  ce  détail  pour  comprendre  que  M.  About  ait  vu 
ou  cru  voir  Paris  dans  les  mariages  qu'il  raconte.  San^ 
doute,  la  lutte  du  génie  parisien,  des  nécessités,  des  se- 
crets, des  intrigues,  des  fausses  élégances  et  des  misères 
cachées  de  la  vie  parisienne  contre  le  bonheur  ou  l'hon- 
neur du  mariage,  contre  tout  ce  que  les  cœurs  tendres  et 
purs  voudraient  apporter  ou  maintenir  dans  celte  union 
douce  et  sacrée,  cette  lutte  pourrait  fournir  de  beaux  ro- 
mans, de  pathétiques  peintures  ;  mais,  de  bonne  foi  !  en 
quoi  un  marquis  ingénieur  épousant  la  fille  d'une  maî- 
tresse de  forges,  un  comique  du  Palais-Royal  épousant 
une  actrice,  un  peintre  entrant  dans  la  famille  d'un  pro- 
priétaire de  terrains,  un  jeune  fou  devenant  le  gendre  du 
înédecin  d'une  maison  de  santé,  nous  représentent-ils  les 


508  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

mariages  de  Paris,  Tinflueiice  de  Paris  sur  le  mariage,  la 
combinaison  des  mçeurs  parisiennes  avec  les  joies  ou  les 
douleurs  matrimoniales?  Ceci  n*est  qu'une  bagatelle  :  il 
est  curieux  d'observer  comment  sur  des  points  plus  dëU- 
t  cats  H.  About  combine  tout  d'après  sa  tactique*  habile  et 
prudente.  Ainsi  on  devine  aisément  que  M.  About  est  vol- 
tairien  ;  on  peut  supposer  aussi  que  sa  morale  n'est  pas 
des  plus  rigoristes;  mais  qu'il  est  loin  de  ressembler  à  ces 
malavisés  qui  prêchent  des  doctrines  subversives,  sapent 
ou  raillent  le  mariage,  rompent  en  visière  à  la  religion  de 
la  majorité  des  Français,  et  troublent,  après  un  bon 
d!ner,  la  digestion  et  la  conscience  de  gens  riches  et  heu- 
reux! H.  About  a  compris  encore,  —  car,  s'il  a,  selon 
nous,  peu  de  talent,  il  a  infiniment  d'esprit,  —  que  l'im- 
piété et  l'immoralité  n'étaient  pas  du  tout,  quoi  qu'on  en 
ait  dit,  le  moyen  de  réussir  auprès  du  plus  grand  nom- 
bre ;  que  le  bourgeois  les  tolérait,  quoiqu'on  rechignant, 
dans  les  lectures  très-amusantes  ou  très-émouvantes,  mais 
qu'en  somme  il  valait  bien  mieux  lui  accommoder  une 
honnête  morale  et  une  religion  facile,  en  harmonie  avec 
Texistence  régulière  et  bien  ordonnée  de  pères  et  de  mères 
de  famille,  achetant  à  la  gare  de  quoi  s'amuser  sans  scan- 
dale, a  Tu  sais,  dit  Cécile  Jordy  à  Lucile  Benoit,  que  Je 
n'étais  pas  trop  dévote  autrefois  ;  maintenant,  quand  je 
pense  que  nos  enfants  sont  dans  la  main  de  Dieu,  je  de- 
viens superstitieuse...  Écoute  un  peu  le  paragraphe  que 
j'ai  ajouté  à  mes  prières  :  <  Vierge  sainte,  si  mon  cœur 
vous  semble  assez  pur,  bénissez  mou  amour,  et  obtenez 
que  j'aie  le  bonheur  d'avoir  un  fi^  pour  lui  enseigna  la 
crainte  de  Dieu,  le  culte  du  bien  et  du  beau,  et  tous  rt!» 
devoirs  de  l'homme  et  du  chrétien.  »  C'est  très-édifiant  : 
on  parierait  que  cette  Céline,  qui  est  c  une  petite  blonde 
potelée  et  rondelette,  »  possède  un  oratoire  moyen  âge 


MM.  ABOUT  ET  FLAUBERT.  3CU 

« 

avec  un  prie-Dieu  gothique,  suriiionlé  d'une  Sainte-Fa- 
mille  de  H.  Signoi  ou  de  H.  DubufTe.  Ailleurs  l'amour 
légitime  reçoit  Thommage  suivant  :  «  Je  ne  nie  pas  Feni- 
-vrement  des  passions  coupables  que  le  remords  assai- 
sonne et  que  le  péril  ennoblit  ;  mais  ce  qu'il  y  a  de  plus 
beau  en  ce  monde,  c'est  un  amour  légitime  qui  s'avance 
paisiblement  sur  une  route  fleurie,  avec  l'honneur  à  sa 
droite  et  la  sécurité  à  sa  gauche,  v  —  On  ne  saurait  mieux 
dire.  Nous  voilà  à  mille  lieues  des  perversités  et  des 
licences  anticonjugales  et  antisociales  de  notre  grande 
école  romanesque.  Regardez  de  prés  pourtant  :  cette  or- 
thodoxie religieuse  et  morale  vous  paraîtra  de  médiocre 
aloi  ;  elle  n'existe  qu'à  la  condition  de  se  combiner  avec 
les  aises  de  la  vie,  de  faire  partie  d'un  bien-être  matériel 
qui  dorlote  à  la  fois  l'âme  et  le  corps,  d'assurer  à  cette 
épouse  vertueuse  un  mari  amoureux  et  aimable,  à  cette 
femme  chrétienne  assez  de  félicité  bien  acquise  pour  avoir 
envie  de  prier  et  de  remercier  le  Dieu  des  gens  heureux, 
quelque  peu  semblable  au  Dieu  des  bonnes  gens.  Cette 
"Vertu,  celte  religion,  ont  besoin  d'un  milieu  où  il  y  ait 
beaucoup  de  fleurs,  a  un  magnifique  fouillis  de  broderies 
et  de  dentelles  où  reposent  deux  larges  oreillers,  »  des 
parties  de  campagne  où  les  deux  cdbples  légitimement 
unis  mangent  des  perdreaux,  boivent  du  vin  de  Champa- 
gne, et  où  les  deux  jeunes  épouses  manifestent,  en  tout 
bien  tout  honneur,  un  appétit  de  femmes  grosses.  Cela 
n'a  rien  de  commun,  bien  entendu,  avec  le  spiritualisme 
chrétien,  avec  les  douloureux  combats  de  la  passion  et 
*  du  devoir,  avec  les  joies  austères  de  l'immolation  et  du 
sacrifice,  et  la  révélation  du  néant  humain  planant  sans 
cesse  au-dessus  des  rapfdes  félicités  de  l'homme.  C'est 
de  la  science  du  bonhomme  Richard  appliquée  au  roma- 
tnesque.  Le  lecteur  bourgeois»  mis,  lui  aussi,  en  appëti 


510  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

par  ces  perdreaux  et  ces  oreillers,  se  frotte  les  mains  en 
songeant  que  le  roman  n'est,  après  tout,  ni  si  cfiflicîle  à 
aitteindre,  ni  si  dangereux  à  essayer,  qu'il  ne  s'agit  qtre  d& 
savoir  Fassouplir  aux  exigences  de  la  vie  réglée  et  lucra- 
tive ;  que  les  romanciers  ne  sont  plus  des  prédicateurs  de 
passions  coupables  et  de  ruineuses  folies,  mais  des  hom- 
mes pénétrés  de  Fesprit  du  temps,  dignes  de  marcher  de 
pair  avec  les  industriels,  d*obtenir  comme  eux  des  mé- 
dailles aux  expositions,  de  prendre  parti  auprès  des  ima- 
ginations vives  pour  le  positif  contre  le  chimérique,  eé 
même  de  procurer  aux  bonnes  âmes  quelques  minutes 
d'édification  sans  ennui.  Peut-on  demander  davantage,  et 
Fauteur  qui  réunit  tous  ces  agréments  dans  un  volume 
portatif  et  de  facile  lecture,  ne  môrite-t-il  pas  de  passer 
dans  toutes  les  mains,  d*étre  de  tous  les  trains  direct?, 
concurremment  avec  les  Guides  et  lesjtinéraires? 

J'ai  insisté  sur  les  Mariages  de  Paris,  d*abord  parce 
qu'ils  nous  livrent  à  peu  près  tous  les  procédés  de 
M.  About,  ensuite  parce  qu'il  n'a  encore  rien  fait  de  supè« 
rieur  à  cet  amusant  récit,  la  Mère  de  la  Marqnise.^  Le  Roi 
des  Montagnes  et  Germaine  ne  nous  apprennent  rien  de 
nouveau  sur  ce  talent  sitM  parvenu.  Âpres  nous  avoir 
donné  la  Grâce  confemporaine,  M.  Âbout  a  voulu  écrire  la 
légende  de  ce  malheureux  pays  dont  l'hospitalité  n*avail 
pas  désarmé  sa  verve  satirique,  et  raconter  une  hiïitoire 
de  voleurs  comme  pièce  à  l'appui  de  ses  remarques  sur 
les  ministres,  le  budget  et  le  gouvernement  helléniques. 
Peut-être,  ayant  eu  du  succès  sous  une  jiremière  forme, 
aurait-il  mieux  fait  de  s'abstenir  de  cette  récidive  ;  mais 
nous  ne  discutons  pas  ici  la  question  de  bon  goût  et  de 
convenance.  Accepté  pour  ce  qu'il  est  et  pour  ce  qu'il 
vaut,  ce  Jtot  des  Montagnes  est  une  charge  assez  spiri- 
tuelle, dont  le  principd  défaut  est  d'avoir  trois  cents 


MM.  ABODT  ET  FLAUBERT.  311 

pages  et  de  faire  songer  aux  inconvénients  des  plaisan- 
teries trop  prolongées.  L*on  a  remarqué  déjà  que,  dans 
les  ouvrages  de  M.  About,  la  fin  ne  vaut  jamais  le  com- 
mencement, et  Toii  en  a  conclu,  non  sans  raison,  que  lé 
souffle  lui  manquait.  Cette  infirmité  n'est  nulle  part  plus 
lisible  que  dans  le  Roi  des  Montagnes.  Tant  que  l'aven- 
ture du  botaniste  Hermann  et  de  ses  compagnes,  les 
deui  Anglaises,  tombées  au  pouvoir  d^Iladgi-Slravos,  ne 
nous  est  présentée  que  par  le  côté  comique,  elle  amuse, 
et,  si  scandalisé  que  Ton  puisse  être  de  voir  les  beaux 
noms  d'Athènes  et  de  Périclès,  de  THymette  et  du  Penté- 
lique»  compromis  dans  une  affaire  de  complicité  entre 
bandits  et  gendarmes,  on  ne  peut  s'empêcher  de  sourire. 
Mais  lorsque  le  sang  coule,  lorsque  la  chose  tourne  au 
tragique  ou  plutôt  à  la  boucherie,  on  ne  veut  pas  de  cette 
émotion  mal  préparée,  et  Ton  se  révolte  contre  le  narra- 
teur, comme  on  se  révolterait  contre  un  guide  qui,  sous 
prétexte  de  nous  iaire  visiter  les  curiosités  d'un  pays, 
nous  mènerait  dans  un  abattoir.  Le  dénoûment  serait 
sSRè  dans  le  plus  mince  vaudeville.  Celte  facétie  d'An- 
glaises ne  voulant  pas  reconnaître  leur  sauveur,  parce 
qu'il  ne  leur  a  pas  été  présenté,  traîne  dans  tous  les  ana. 
En  tout,  comme  cet  esprit-là  est  inférieur  à  la  Chasse  au 
chastre  de  M.  Méry,  aux  premières  Impressions  de  voyage 
de  M.  Alexandre  Dumas,  à  la  Frédériquede  H.  téon  Goz- 
lan,  à  toutes  ces  drôleries  charmantes,  aujourd'hui  ou- 
bliées !  Cette  ingratitude  du  public  envers  ses  amusements 
de  la  veille  doit  donner  à  réfiéchir  à  M.  About. 
Germaine  nous  parait  être,  jusqu'à  présent  S  le  plus 

*  Depuis,  M.  Atoul  a  publié  les  Échasses  de  maître  Pierre^ 
récit  qui  offre  tout  le  charme,  tout  l'intérêt  romanesque  d'un  rapport 
au  Conseil  géuéral  des  Landes  oa  d'un  prospectus  de  société  de  des- 
sèchement* 


312  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

faible  de  ses  ouvrages.  L'art  du  conteur  ne  saurait  dégui- 
ser ce  qu'il  y  a  de  choquant  et  d*odieux  dans  le  marché 
par  lequel  le  duc  et  la  duchesse  de  la  Tour  d'Embleuse, 
réduits  à  la  misère,  unissent  leur  fille  poitrinaire  à  un 
grand  d'Espagne,  riche  à  millions,  pour  qu'il  puisse  légi- 
timer l'enfant  né  de  sa  liaison  avec  une  femme  mariée.  Il 
faut  laisser  la  phthisie  pulmonaire  aux  livres  de  médecine, 
et  l'introduire  le  moins  possible  dans  Içs  romans.  Outre 
qu'elle  donne  lieu  à  des  images  et  à  des  scènes  d'une 
nature  peu  réjouissante,  elle  a  le  tort  de  constituer  pour 
le  romancier  une  difficulté  à  la  fois  insoluble  et  illusoire. 
Lorsqu'un  auteur  me  fait  assister  aux  phases  diverses 
d'une  passion,  aux  variations  d'un  caractère,  amenant 
peu  à  peu  des  événements  imprévus,  je  puis,  pourvu  que 
je  me  consulte  ou  que  j'observe,  apprécier  son  habileté 
à  rendre  vraisemblables  ces  péripéties  intérieures.  Hais 
une  maladie  de  poitrine  !  Le  conteur  peut  la  guérir  comme 
il  lui  plait,  sans  que  l'analyse  psychologique  ait  rien  à  y 
voir.  Les  médecins  seuls  pourraient  réclamer,  et  ils  n'ont 
aucun  intérêt  à  prouver  qu'il  y  a  des  maladies  incurables. 
Je  ne  puis  donc  accepter  Germaine  :  son  père,  le  duc  de 
la  Tourd'Embleuse,  est  ignoble;  sa  rivale,  madame  Cher- 
midy,  n'a  pas  même  les  mérites  et  les  agréments  de  son 
rôle.  M.  About  n'a  pas  su  lui  donner  .cette  beauté  sen- 
suelle qu'appelait  la  loi  des  contrastes,  et  qui  défraye, 
dans  le  roman  moderne,  la  peinture  des  femmes  de  cette 
espèce  :  <  Madame  Chermidy  était  emmailloUée  dans  une 
douillette  de  satin  blanc...  son  pied  était  le  pied  court 
des  Andalouses,  arrondi  en  fer  à  repasser...  tout  son  petit 
corps  était  court  et  rondelet,  comme  ses  pieds  et  ses 
mains  ;  la  taille  un  peu  épaisse,  les  bras  un  peu  charnus, 
les  fossettes  un  peu  profondes  ;  trop  d'embonboint,  si  vous 
voulez,  mais  l'embonpoint  imgnon  d'une  caille,  »  etc..» 


MM.  ÂBOUT  ET  FLAUBERT.  313 

Il  n'y  a  rien  là  de  bien  attrayant.  Quelle  différence  entre 
madame  Chermidy  et  ces  superbes  héroïnes  qui  empor- 
taient les  Sténios  et  les  Bénédicts  dans  leurs  tourbillons 
de  flamme!  l*amour,  la  passion,  dans  les  romans  de 
H.  About,  sont  figurés  par  une  petite  femme  fraîche, 
grosse  et  courte,  qui  ferait  merveilles,  le  dimanche,  dans 
une  bastide  de  Marseille,  au  milieu  d'une  société  de  mar- 
chands de  savon  et  de  blé.  Il  nous  donne  madame  Cher- 
midy comme  capable  de  ruiner  des  nababs  et  des  grands 
d'Espagne  :  il  la  calomnie  ;  tout  au  plus  a-t-elle  aidé  un 
spéculateur  de  la  Cannebiére  &  manger  les  bénéfices  réali- 
sés sur  les  derniers  arrivages.  Aussi,  quand  madame  Cher- 
midy passe  de  son  état  de  caille  grasse  à  des  velléités  de 
scélératesse  et  de  mélodrame,  elle  produit  exactement  le 
même  effet  que  le  Roi  des  Montagnes,  lorsque  arrive  le 
carnage.  Les  assassinats,  chez  H.  About,  ont  toujours 
l'air  d'être  commis  avec  de  petits  couteaux  de  poche.  On 
a  remanqué  combien  le  duc  de  la  Tour  d'Embleuse  res- 
semble au  général  Hulot,  et  madame  Chermidy  à  madame 
Mameffe,  des  Parents  pauvres  :  on  peut  de  nouveau  con- 
stater, dans  ces  imitations  chétives,  le  procédé  de  réduc- 
tion dont  nous  parlions  tout  à  l'heure,  l'art  de  nous  faire 
regarder,  par  l'autre  bout  de  la  lorgnette,  les  vices  et  les 
perversités  grandioses  du  roman  d'il  y  a  quinze  ans.  J'ai 
perdu  le  droit  de  glorifier  H.  Balzac  ;  mais,  en  vérité, 
quand  je  mesure  la  taille  de  ses  héritiers,  j'éprouve 
comme  un  sentiment  de  doute  et  de  remords  ;  je  me 
dis  du  moins  que  ce  n'est  pas  ainsi  que  la  littérature 
romanesque  fera  une  noble  et  salutaire  pénitence  de 
ses  splendides  excès.  Se  ranger  n*est  pas  se  conver- 
tir; j'aime  et  j'admire  le  grand  coupable  qui  met  dans 
son  repentir  autant  de  grandeur  qu'il  en  a  mis  dans  • 
ses  fautes  ;  mais  le  libertin  corrigé  par  le  calcul  et  dé- 

18 


514  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

Gîdé  à  faire  des  économies  m'inspire  peu  de  sympa* 
thie. 

C'est  pourtant  là  le  secret  des  succès  de  H.  About  :  il 
est  venu  k  son  moment  »  en  un  moment  où  Fesprit  bour- 
geois s'était  fatigué,  dans  le  monde  fictif,  des  poéti- 
ques chimères  et  des  dangereuses  aventures  où  Tavaient 
entraîné  des  imaginations  puissantes,  comme  il  se  dé- 
goûtait, dans  le  monde  réel,  de  ces  libertés,  de  ces  in^ 
stitutions,  de  ces  idées  qui  élevaient  et  excitaient  auli*e- 
fbis  les  intelligences.  Ce  sentiment  de  conservation  pra- 
tjique,  agissant  dans  les  deux  sphères,  repoussant  d'id 
les  ardeurs  et  les  rêves  qui  troublent  le  bien-être  de  la 
vie  privée,  chassant  de  là  les  aspirations  et  les  luttes  qui 
agitent  la  vie  publique,  a  dû  amener  dans  cette  moyenne 
bourgeoise  un  élat  de  calme  extérieur,  de  contentement 
matériel,  qui  ne  va  pas  chercher  bien  haut  ses  raisons  et 
des  causes,  qui  ne  rattache  pas  à  des  origines  bien  pro- 
fondes les  angoisses  et'  les  périls  passés,  mais  où  les  inté- 
rêts positifs,  maîtres  de  la  situation,  distribuent  à  leur 
gré  les  rôles  :  tant  pour  les  affaires,  tant  pour  les  plaisirs; 
ceci  pour  les  sciences,  cela  pour  les  lettres,  et  ce  petit 
coin  pour  l'imagination ,  pourvu  qu'elle  soit  bien  sage  et 
amuse  sans  déranger.  Ce  petit  coin,  c'est  le  royaume  de 
H.  Edmond  About  :  il  l'occupe  très -spirituellement  et 
très-décemment;  mais  le  jour  où  la  place  s'agrandirait,  il 
n'aurait  plus,  je  le  crains,  de  quoi  la  remplir. 


Artiste  supérieur  à  M.  About,  M.  Gustave  Flaubert,  l'au- 
teur de  Madame  Bovarjfy  suggère  des  réflexions  d'un 
autre  genre. 


MM.  ÂBOUT  ET  FLÂIJBSAT.  315 

On  coxmait  les  antécédents  de  ce  roman  :  déférée  de- 
vant un  tribunal  comme  coupable  d'outrage  à  la  morale 
publique  et  religieuse  et  aux  bonnes  mœurs,  défendue  par 
Villustre  M.  Sénart,  à  qui  son  plaidoyer  a  valu  les  bon* 
neurs  de  la  dédicace,  acquittée  par  les  juges,  d'après  des 
considérants  très-détaillés.  Madame  Bovary  s'est  présen- 
tée au  public  dans  les  conditions  les  plus  favorables. 
Unissant,  à  son  profit,  les  immunités  d'une  innocence  of- 
ficielle à  l'appât  4'un  scandale  entrevu,  elle  ressemble  à 
ce  dépositaire  dont  il  est  question  dans  GilBlas  et  dont 
on  ne  pouvait  mettre  la  vertu  en  doute,  puisqu'il  avait  eu, 
pour  dépôts  à  lui  confiés ,  trois  ou  quatre  procès  qu'il 
avait  gagnés  avec  dépens.  Bien  ne  lui  a  manqué,  pas  même 
l'apostille  d'un  académicien,  qui,  depuis  longtemps,  ne 
s'occupe  plus  que  des  morts,  mais  qui,  dans  les  occasions 
importantes,  sort  de  sa  nécropole  afin  de  constater  les 
'  grandes  naissances  littéraires,  et,  pour  les  rendre  plus 
authentiques,  les  enregistre  dans  le  Moniteur,     . 

Qu'est-ce  donc  que  ce  roman  que  les  connaisseurs  sa- 
luent, que  la  littérature  adopte,  à  qui  tout,  au  dehors  et 
au  dedans,  assure  une  attraction  irrésistible  sur  le  gros 
des  lecteurs  î  Nous  croyons  pouvoir  le  définir  en  quel- 
ques mots  :  Madame  Bovary,  c'est  l'exaltation  maladive 
des  sens  et  de  l'imagination  dans  la  démocratie  mécon- 
tente. 

On  pourrait  diviser  en  deux  parts,  en  deux  phases,  les 
oeuvres  que  l'esprit  démocratique  a  inspirées  au  roman 
moderne.  Dans  la  première,  on  verrait  l'utopie  s'élançant 
librement  vers  les  régions  inconnues,  teignant  de  ses  cou- 
leurs les  songes  d'artistes  et  les  aspects  de  la  campagne, 
n'étant  pas  encore  envenimée  ni  matérialisée  par  l'épreuve 
et  créant  des  socialistes  dievaleresques,  des  démocrates 
enthousiastes,  prêts  à  régénérer  le  monde  pour  le  seul 


310  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

plaisir  de  substituer  le  bien  au  mal,  le  juste  à  Tinique,  la 
fraternité  à  Foppression  et  l'amour  à  la  haine.  C*est  la  pé- 
riode de  madame  Sand  écrivant  Consuelo^  le  Pédié  de 
M.  Antoine^  le  Compagnon  du  tour  de  France^  le  Meur 
nier  d'Angibanlt^  et  finissant  par  dédier  la  Petite  Fadette 
à  H.  Barbés.  Dans  la  seconde,  l'épreuve  a  eu  lieu,  et  elle 
n'a  pas  été  bonne  :  il  y  a  eu  commencement  de  victoire  et 
déroule  finale  :  les  esprits  se  sont  irrités,  les  questions  se 
sont  aigries  et  simplifiées  tout  ensemble  :  les  utopies, 
crevées  par  l'expérience,  se  sont  aplaties  et  réduites  ft 
néant  :  le  côté  théoriqne  a  disparu,  mais  l'appétit  sensuel 
est  resté;  il  est  resté  avec  cette  surexcitation  fébrile 
qu'y  ajoutent  des  espérances  un  moment  réalisées  et  de 
nouveau  déçues,  des  convoitises  ajournées  et  mâchant  à 
vide  après  un  moment  de  triomphe.  Maintenant,  dans  ce 
, vieux  monde  où  la  démocratie  a  pris  pied  sans  le  façonner 
encore  à  sa  guise,  où  son  ambition  à  demi  satisfaite  tient 
ses  désirs  en  éveil,  où  l'importance  de  son  rôle  lui  rend 
plus  poignante  l'âpreté  de  ses  misères,  placez  une  femme, 
une  fille  de  fermier,  touchant  du  front  à  la  bourgeoisie, 
du  pied  au  petit  peuple,  née  sur  ces  confins  de  la  pau- 
vreté et  de  la  richesse  qui  ne  sont  ni  l'une  ni  l'autre,  vul- 
gaire avec  de  faux  instincts  d'élégance,  disposée  par  une 
éducation  incomplète  à  toutes  les  fâcheuses  influences 
d'un  idéal  bâtard,  d'un  roman  frelaté  et  d'un  mysticisme 
de  bas  étage,  mariée  à  un  homme  besogneux  et  borné 
qui  lui  donne  les  semblants  du  bien-être  sans  lui  en  as- 
surer les  douceurs  ;  ayant,  de  lemps  à  autre  et  comme  par 
éclairs,  les  révélations  rapides  de  ce  luxe,  de  cet  éclat, 
de  ces  plaisirs  qu'elle  rêve  ;  grisée  de  lectures,  d'oisiveté, 
de  toutes  ces  poésies  de  convention  dont  se  repaissent 
les  imaginations  banales  ;  voulant  briller,  voulant  con- 
naître, voulant  jouir,  se  servant  à  elle-même  la  contre- 


MM.  ABOUT  ET  FLAUBERT.  547 

façon  de  ses  chimères,  se  débattant  dans  le  contraste  de 
la  petitesse  de  ses  joies  avec  Timmensité  de  ses  songes, 
et  y  persistant  jusqu'au  désespoir,  jusqu'à  la  ruine,  jus- 
qu'au crime,  jusqu'au  suicide  :  vous  aurez  Madame  B<h 
vary. 

L'auteur  a  si  bien  réussi,  —  et  on  l'en  a  loué  comme 
d'un  signe  de  force,  —  à  rendre  son  œuvre  impersonnelle, 
qu'on  ne  sait  pas,  après  l'avoir  lu,  de  quel  côté  il  penche. 
Il  est  aussi  dur  pour  le  voltairien  de  pharmacie  que  pour 
le  curé  de  village  ;  il  n'a  pas  plus  d'entrailles  pour  le 
paysan  que  pour  le  hobereau,  pour  le  petit  boutiquier  que 
pour  le  grand  seigneur.  Prêtre  et  médecin,  citadin  et  vil- 
lageois, riche  châtelain  et  pauvre  valet  d'écurie,  femme 
romanesque  et  entraînée,  apothicaire  aux  allures  de  Jo* 
seph  Prudhomme,  tout  ce  monde  vit  et  s'agite  dans  une 
atndo^hére  étoufiTée  où  la  lumière  d'en  haut  est  absente, 
où  la  foi,  la  pitié,  l'attendrissement  de  l'âme  humaine  en 
face  des  douleurs  de  l'homme,  n'apparaissent  jamais. 
Cette  indifférence  implacable,  cette  égalité  de  la  créature 
devant  le  mal  est  un  des  caractères  distinctifs  de  l'esprit 
démocratique  dans  l'art.  On  le  retrouve  dans  toute  cette 
école,  qui,  sous  le  nom  inexact  de  réalisme,  installe  le 
sentiment  de  l'égalité  absolue  de  toute  chose  et  de  tout 
être,  comme  inspiration  suprême  de  la  poésie,  de  la  pein- 
ture et  du  roman.  Il  y  a  trente  ans,  un  écrivain  célèbre  a 
défini  le  romantisme  :  c  Le  libéralisme  en  littérature,  i 
—  Nous  disons,  nous,  que  le  réalisme  n'est  et  ne  peut 
être  que  la  démocratie  littéraire,  et  Madame  Bovary  nous 
sert  de  preuve.  Nous  verrons  tout  à  l'heure  jusqu'où  l'au- 
teur a  été  conduit,  en  fait  de  forme  et  de  détails,  par  cette 
inspiration  si  passionnément,  que  dis-je?  si  froidement 
égalitaire.  Pour  le  moment,  indiquons  quelques  points  plus 
sérieux. 


818  CAUSERIES  LITT]B|tA)[{iE9. 

Nous  n'analyserons  pas  Vaiame  Bovary  ;  les  magistFats 
lui  ont  délivré  un  certiOcat  (Je  moralité  suffisante  ;  c*e^t 
asse^  pour  arrêter,  sous  nofre  plume,  les  récriminations 
amères  ;  c'est  trop  peu  pour  nous  4pnner  le  courage  de 
suivre,  sur  le  vif  et  sur  le  nu«  cette  anatomie  du  vice,  qui 
n'ei^eigne  pas  même  à  guérir  la  gangrène  &\  nous  la 
montrant.  Ce  que  j'en  ai  dit  pourtant  suffit  pour  se  faire 
une  idé^  du  sujet,  pour  comprendre  quel  enseignement 
sajubre  et  fécon4  aqraît  pu  jaillir  de  Thistoire  de  cette 
existence  déclassée  ;  ce  que  )es  vrais  intérêts  de  l'âme 
et  de  la  vie,  les  lois  immortelles  de  la  destinée  humaine, 
pouvaient  ajouter  de  grandeur  et  d'utilité  morale  à  ce  ta- 
bleau que  H.  Gustave  Flaubert  a  fait  si  aride,  si  morne  et 
si  désolant.  Pour  cela,  que  fallait-ilî  Admettre  une  âme 
d'abord,  m'y  faire  croire,  me  la  laisser  voir,  là  où  je  n'a- 
perçois qu'un  corps,  un  corps  qui  souffre,  qui  tressSj^De, 
qui  saigne  au  contact  brutal  d'ignobles  réalités,  et  aliqnd 
une  imagination  affolée  fait  pressentir  des  satisfactions 
inipossibles  et  4^3  jouissances  cliimériques.  11  fallait  ne 
pas  se  contenter  de  déduire,  comme  par  une  sorte  de  mé- 
thode scientifique,  les  résultats,  les  symptômes  extérieurs, 
matériels,  sensuels,  de  la  maladie  dont  cette  malheureuse 
femme  est  atteinte»  mais  remonter  aux  causes,  établir  les 
filiations  entre  les  vices  4^  P^lte  éducation  et  les  infirmL 
t^  de  cet  esprit,  entre  le  danger  4e  ces  lectqres  et  1^  fièvre 
de  cette  imagination,  entre  )e  vide  de  cette  ârpe  et  l'éga- 
rement de  ces  sens.  C'est  là  le  sujet,  et,  4'après  ce  que 
nous  avions  primitivement  entendu  dire,  nous  pensions 
que  H.  Flaubert  l'avait  compris  ainsi,  que  l'idée  dune 
grande  leçon  s'était  jointe  chez  \\\i  à  la  manie  4e  tout 
peindre  et  avait  pu  faire  par4omier,  ou  4"  n|pins  acqiùt' 
ter,  quelques  peintures  excessives.  If^is  nop,  ce)a  r^'est 
pas  et  ne  pouvait  pas  être.  Ce  système  tout  impersotuel 


MM.  ABOUT  ET  FLAUBEKT.  3i9 

qu'on  a  salué  chez  Fauteur  àe  Madame  Bovary  lui  inter- 
disait de  prendre  parti  pour  ce  qui  aurait  pu  protéger  et 
sauver  son  héroïne  contre  ce  qui  la  déprave  et  la  perd, 
conune  il  lui  interdit  de  se  prononcer  pour  l'abbé  Bourni- 
sien  contre  le  voltairien  Bornais.  Cet  égalalitaiHsme  sans 
bornes  s*oppose  à  toute  manifestation,  à  toute  préférence 
religieuse  on  morale  de  la  cons.cienœ  ou  du  cœur,  de 
même  qu'au  point  de  vue  simplement  littéraire  il  assigne 
exactement  la  même  valeur  aux  objets  inanimés,  voire 
aux  choses  immondes  et  grossières,  qu'à  la  figure  de 
Thomme  et  aux  sentiments  humains.  Aussi  l'idée  d'une 
leçon,  même  incomplète,  chez  les  écrivains  de  cette  école^ 
est  inadmissible,  et  M-  Sénart,  malgré  tout  son  talent^ 
n'aurait  pas  réussi  à  me  convaincre.  D'ailleurs,  le  côte 
philosophique  et  clirétien  du  sujet  eût  entraîné  M.  Gus- 
tave Flaubert  où  il  ne  voulait  pas  aller.  Il  a  bien  pu  indi- 
quer rapidement  les  lectures  de  Madame  Bovary,  ces  ro- 
mans où  elle  entretenait  son  amour  pour  le  clinquant  et  le 
chimérique  :  mais  la  place  que  ces  lectures  tiennent  dans 
l'ensemble  du  récit,  —  il  a  cinq  cents  pages,  —  est  telle- 
ment microscopique,  qu'on  a  peine  à  les  apercevoir.  L'es- 
prit démocratiquiB  en  littérature,  même  en  reniant  les 
mauvais  livres,  en  dégageant  sa  cause  de  celle  qu'ils  plai- 
dent ou  qu'ils  favorisent,  ne  peut  pas  oublier  qu'il  leur 
doit  beaucoup,  qu'il  leur  doit  ce  désordre  intellectuel  et 
moral  qui  n'est  pas  encore  le  nivellement,  mais  qui  le  pré- 
pare, et  qui  égalise  dans  Terreur  et  le  mal  les  imagina- 
lions  et  les  âmes,  en  attendant  qu'il  les  égalise  dans  la 
possession  et  la  jouissance.  Mécontent  des  résultats  obte- 
nus jusqu'ici,  se  demandant  avec  amertume  si  c'était  la 
peine  de  tant  remuer  et  de  tant  corrompre  pour  qu'il  y  ait 
toujours  ici-bas  la  même  somme  de  souffrances,  cet  esprit 
a  peut-être  des  moments  de  rude  franchise  :  |1  lance  par- 


320  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

fois  une  satire  à  cet  ensemble  d'écrivains  et  de  parleurs 
qui  ont  promis  à  l'humanité  ce  qu'ils  ne  pouvaient  pas  lui 
donner  :  mais  n'en  croyez  pas  sa  mauvaise  humeur  !  il 
frappe  à  côté  ;  ce  ne  sera  jamais  dans  ses  œuvres  qu'on 
trouvera  ces  accusations  énergiques,  ces  éloquents  ana- 
thèmes  où  les  âmes,  ramenées  par  la  douleur  et  l'évi- 
dence,  proclament  les  vérités  longtemps  méconnues.  C'est 
ainsi  que  M.  Flaubert,  glissant  sur  les  causes  des  fautes 
et  des  malheurs  de  son  héroïne,  s'est  appesanti,  au  con- 
traire, sur  les  conséquences,  et  les  a  étalées  de  sang-froid 
dans  toute  leur  crudité  :  d'où  il  suit  que,  tout  dans  son 
livre  s'adressant  aux  yeux  et  aux  sens,  rien  auraisonnement 
et  à  la  conscience,  on  ne  saurait  alléguer  en  sa  faveur  qu'il 
ait  raconté  et  décrit  pour  avertir  et  corriger.  On  a  dit 
aussi,  — singuliéi'e  excuse  !  —  que  l'effet  de  ses  peintures 
est,  en  défmitive,  peu  tentant,  qu'il  inspire  le  dégoût  plutôt 
que  l'attrait  des  corruptions  qu'il  retrace.  C'est  possible, 
et  j'avoue  qu'on  songe  pour  la  centième  fois,  en  le  lisant, 
à  l'esclave  ivre  de  Lacédémone  :  mais  cet  esclave  ne  dé- 
goûtait que  les  hommes  libres,  c'est-à-dire  les  esprits 
élevés  ;  il  n'eût  pas  produit  la  même  impression  sur  les 
autres  esclaves,  sur  les  âmes  grossières  ou  basses.  Quand 
on  dit  que  les  tableaux  de  M.  Flaubert  ne  rendent  pas  le 
vice  aimable,  qu'ils  portent  avec  eux  leurs  correctifs,  on 
se  met  trop  au  point  de  vue  des  lecteurs  d'autrefois,  de 
ces  sociétés  aristocratiques  où  le  mal,  pour  séduire,  avait 
besoin  de  distinction,  de  charme  et  d'élégance.  On  no 
songe  pas  qu'à  mesure  que  le  niveau  de  la  littérature  s'é- 
tend et  s'abaisse,  le  niveau  des  lecteurs  suit  la  même  pro- 
gression et  obéit  aux  mêmes  lois,  que  le  môme  esprit  dé- 
mocratique et  égalitaire  qui  a  dicté  le  livre  en  recevra  les 
influences,  que  ces  milliers  de  lecteurs  nouveaux  s'inquié- 
teront peu  de  savoir  si  le  vice  et  le  plaisir  ont  des  raffine- 


MM.  ABOUT  ET  FLAUfiERT.  321 

ments  plus  exquis,  s'il  y  a  des  liqueurs  plus  fines  et  plus 
délicates  que  ce  vin  frelaté  dont  se  grise  madame  Bovary 
et  dont  ils  se  griseront  comme  elle. 

C'est  pourquoi,  sans  vouloir  cependant  nous  brouiller 
avec  la  justice,  nous  refuserons  de  reconnaître  dans  ilfa- 
dame  Bovary  le  côté  moral,  qui  n'y  brille  que  par  son 
absence,  et  nous  ne  pouvons  y  amnistier  le  côté  plastique 
ou  sensuel,  dont  les  amorces,  nulles  pour  l'élite,  sont  très- 
réelles  pour  la  foule.  Arrivons  vite  à  la  question  littéraire, 
où  les  magistrats  nous  laissent  libres  d'avoir  un  avis  et 
nous  ont  même  donné  l'exemple. 

11  y  a  dans  les  Puritains  d'Ecosse  un  passage  où  Cla- 
verhousse,  pour  guérir  Morton  de  ses  velléités  presbyté- 
riennes, lui  cite  Froissart  et  lui  fait  remarquer  avec  quel 
prolixe  enthousiasme  le  chroniqueur  français  parle  des 
chevaliers,  avec  quel  dédain  il  passe  sous  silence  les  mul- 
titudes de  vilains  ou  les  jette  dans  la  fosse  commime.  Loin 
de  nous  cette  idée  méprisante  pour  les  petits ,  mille  fois 
plus  contraire  à  Fesprit  chrétien  qu'à  l'esprit  démocra- 
tique !  Mais  nous  ne  faisons  ici  que  de  la  httèrature,  et  je 
songe  souvent  à  cette  page  de  Walter  Scott,  lorsque  j'as- 
siste au  progrés  du  réalisme  onde  la  démocratie  dans  l'art, 
et  que  je  me  demande  avec  inquiétude  où  ces  progrès  s'ar- 
rêteront. Dans  le  roman,  tel  qu'on  l'entendait  autrefois, 
dans  ce  roman  dont  la  Princesse  de  Clèves  est  restée  le  dé* 
licieux  modèle,  la  personnalité  humaine,  représentée  par 
toutes  les  supériorités  de  naissance,  d'esprit,  d'éducation 
et  de  cœur,  laissait  peu  de  place,  dans  l'économie  du  récit, 
aux  personnages  secondaires ,  encore  moins  aux  objets 
matériels.  Ce  monde  exquis  ne  regardait  les  petites  gens 
que  par  la  portière  de  ses  carrosses  et  la  campagne  que 
par  les  fenêtres  de  ses  palais.  De  là  un  grand  espace,  et 
admirablement  rempli,  pour  l'analyse  des  sentiments  plus 


538  GAnSERIES  LITTÉRAIRES. 

fins ,  plus  compliques ,  plus  difficiles  à  débrouiller  dans 
les  âmes  d'élite  que  chez  le  vulgaire.  Rousseau  est  le 
premier  qui,  en  haine  de  la  société  et  de  ses  hiérarchies, 
ait  littérairement  relevé  Timportance  relative  des  aspects 
de  la  nature.  L'école  moderne  a  suivi  ses  traces,  et  le  genre 
descriptif  y  a  gagné  en  vérité,  en  éclat,  en  fraîcheur.  Hais 
chez  Rousseau  et  ceux  de  nos  contemporains  qui  se  sont 
inspirés  de  sa  manière,  la  campagne,  cette  confidente  des 
rêves  que  la  société  entrave ,  cette  consolatrice  des  souf- 
frances que  la  société  inflige,  est  peinte  sous  ses  faces 
aimables,  attrayantes,  poétif)ues.  On  sent  que  ceux  qui  la 
contemplent  et  en  jouissent  sont  venus  la  chercher,  qu'ils 
se  rapprochent  d'elle  par  goût  plus  qu'ils  ne  lui  appartien- 
nent par  étal;  que  ce  sont  des  hôtes  reconnaissants  qui 
la  remercient,  en  la  décrivant,  du  calme  de  ses  solitudes 
et  de  la  beauté  de  ses  paysages.  Ainsi,  dans  cette  nouvelle 
phase,  Thomme,   bien   qu'amoindri,   les  objets  exté- 
rieurs, bien  qu'amplifiés,  gardent  une  sorte  de  proportioa 
respective.  L'école  dont  Madame  Bovary  nous  donne 
le  dernier  mot  a  fait  un  pas  de  plus  :  elle  peint  la  cam- 
pagne telle  quelle ,  avec  ses  nigosités,  ses  laideurs,  ses 
misères,  ses  petitesses  et  son  fumier  :  elle  la  décrit  sans 
amour,  sans  préférence,  uniquement  parce  que  les  objets 
matériels  sont  là,  que  l'appareil  photographique  est  pressé, 
et  qu'il  faut  tout  reproduire.  Comment  en  serait-il  autre- 
ment? Dans  ce  système,  tous  les  personnages  sont  égaux, 
si  tQiutefois  les  plus  laids  ne  sont  pas  les  meilleurs.  Le 
valet  de  ferme,  le  palefrenier,  je  mendiant,  la  fille  de  cui-r 
sine,  le  garçon  apothicaire,  le  fossoyeur,  le  vagabond ,  la 
laveuse  de  vaisselle,  prennent  une  place  énorme;  natiu'el- 
lement  les  choses  qui  les  entourent  deviennent  aussi  im- 
portantes qu'eux-mêmes;  ils  ne  pourraient  s'en  distinguer 
que  par  l'âme,  et,  dans  cette  littérature,  l'âme  n'existe  pas: 


MM.  ABOUT  ET  FLAUBERT.  323 

elle  gênerait.  Quand  je  peins  un  personnage  vraiment  di- 
gne d'animer  et  de  dominer  un  récit,  la  proportion  s'établit 
d'elle-même  entre  lui  et  ce  qui  Tenvironne:  mais,  si  je 
décris  à  la  loupe  un  conducteur  de  patache  ou  un  pauvre 
en  haillons,  les  haillons,  la  patache,  les  chevaux,  le  har- 
nais, étant  tout  aussi  importants,  exigent  un  crayon  non 
moins  minutieux.  De  là  une  description  continue,  inces- 
sante, intarissable,  qui  engloutit  peu  à  peu,  comme  une 
marée  montante,  tout  ce  que  le  récit  offrirait  d'intéressant. 
Le  succès  préventif  et  certain  de  Madame  Bovary  a  rendu 
à  M.  Gustave  Flaubert  un  mauvais  service  :  il  a  empêché 
son  éditeur  de  lui  demander  le  sacrifice  de  deux  cents  pa- 
ges, c'est-à-dire  de  deux  mille  descriptions  dont  son  roman 
eût  fort  bien  pu  se  passer.  Un  affreux  villageois  veut  se 
faire  saigner:  dQscr^)lion  de  la  cuvette,  du  bras,  de  la  che- 
mise, de  la  lancette,  du  jet  de  sang,  etc.  M.  Homais,  le 
pharmacien  bel  esprit,  achète  à  Rouen  des  petits  gâteaux 
pour  son  épouse  :  description  de  ces  petits  gâteaux  ame- 
nant la  digression  suivante  :  a  Madame  Homais  aimait 
beaucoup  ces  petits  pains  lourds,  en  forme  de  turban... 
dernier  échantillon  des  nourritures  gothiques,  qui  re- 
monte peut-être  au  siècle  des  croisades,  et  dont  les 
robustes  Normands  s'emplissaient  autrefois,  cToyant 
voir  sur  leur  table,  à  la  lueur  de  torches  jaunes,  entre 
les  brocs  d'hypocras  et  les  gigantesques  diaircuiteries, 
des  têtes  de  Sarrrsins  à  dévorer,  b  —  Tout  cet  étalage 
historique  pour  des  massepains  mangés  par  une  femme 
d'apothicaire  !  Voilà  où  mène  le  démocratique  mépris  des 
proportions  sociales  et  littéraires.  Un  mendiant  tend  la 
main  sur  une  grande  route  :  description.  Celle-ci  mérite 
une  mention  sociale.  Jadis ,  dans  les  temps  barbares  où 
les  clartés  du  réalisme  n'avaient  pas  encore  lui  sur  le 
monde»  lorsqu'un  romancier  racontait  uu  rendez*vous 


524  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

amoureux,  il  avait  soin  d'entourer  Taller  et  le  retour  de 
circonstances  agréables,  sentimentales,  pittoresques, 
émouvantes.  Nous  avons  changé  tout  cela.  Quand  madame 
Bovary  revient  de  Rouen ,  où  la  conduit ,  tous  les  jeudis ,  . 
son  amour  pour  un  clerc  de  notaire ,  voici  ce  qu'elle  ren- 
contre :  a  II  y  avait  dans  la  côte  un  pauvre  diable  vagabon- 
dant avec  son  bâton  tout  au  milieu  des  diligences  ;  un 
amas  de  guenilles  lui  recouvrait  les  épaules,  et  un  vieux 
castor  défoncé,  s'arrondissant  en  cuvette,  lui  cachait  la 
figure  ;  mais ,  quand  il  le  retirait ,  il  découvrait ,  à  la 
place  des  paupières,  deux  orbites  béants  tout  ensan- 
glantés. La  chair  s'effiloquait  par  lambeaux  rouges ,  et 
il  en  coulait  des  liquides  qui  se  figeaient  en  gales  vertes 
jusqu'au  nez,  dont  les  narines  noires  reniflaient  convul- 
sivement. Pour  vous  parler,  il  se  renversait  la  tête  avec 
un  rire  idiot;  alors  ses  prunelles  bleuâtres,  roulant  d*un 
mouvement  continu,  allaient  se  cogner,  vers  les  tempes, 
sur  le  bord  de  la  plaie  vive.  »  0  Corinne  !  ô  Amélie  !  In- 
diana.etValentine!  Lélia  et  Geneviève!  Poétiques  créations 
de  la  rêverie  moderne  l  Aspirations  parfois  insensées,  sou- 
vent coupables,  toujours  dangereuses,  vers  un  idéal  qui 
n'est  pas  de  ce  monde,  et  qu'il  faut  demander  au  ciel  ou 
désespérer  d'atteindre!  Vous  aviez,  je  le  sais,  mérité  un 
châtiment;  jadis  les  belles  pécheresses,  pour  expier  leurs 
fautes,  se  condamnaient  au  cloître  et  au  cilice;  mais  les 
lambeaux  rouges  des  chairs  effiloqtiées  !  les  liquides  /i- 
gés  en  gales  veiies!  les  Clarines  noires  reniflant  convul- 
sivement l  Non,  vos  plus  rigides  censeurs  n'avaient  ni  dé- 
siré ni  prévu  une  punition  pareille  :  il  a  fallu,  pour  vous 
l'infliger,  la  démocratie  dans  le  roman:  voilez-vous,  belles 
aristocrates,  et  cédez  la  place  à  madame  Bovary. 

Que  serait-ce  si  nous  parlions  des  scènes  hideuses  du 
dénoûment)  de  celte  veillée  funèbre  auprès  du  cadavre 


MM.  ABOUT  ET  FLAUBERT.  525 

d'Emma  où  le  curé  et  le  pharmacien,  après  s*ètre  que- 
rellés sur  la  religion,  finissent  par  boire  et  ripailler  en- 
semble ?  Et  celte  ignorance  incroyable,  cette  ignorance 
démocratique^  qui  confond  le  délicieux  ouvrage  de  saint 
François  de  Sales,  Y  Introduction  à  la  vie  dévote,  avec  Je 
ne  sais  quels  petits  livres  de  sacrîslains,  qui  fait  déjeuner 
un  curé  à  quatre  heures  du  matin ,  deux  heures  avant  de  dire 
la  messe!  N'allons  pas  plus  loin  :  nous  décrivons  un  sym- 
ptôme, nous  ne  dénonçons  pas  un  livre.  Est-ce  à  dire  qu'il 
n  y  ait  pas  de  talent  dans  le  roman  de  M.  Gustave  Flau- 
bert? Assurément  non  :  on  y  sent,  malgré  soi,  une  force, 
une  puissance  inconnue,  qui  ne  sait  pas  encore  très-bien  ce 
qu'elle  veut,  ce  qu'elle  fait,  qui  passe  du  néologisn^e  à  la 
platitude,  de  la  faute  de  français  au  galimatias,  qui  ignore 
l'art  des  ménagements,  de  la  proportion  et  de  la  mesure, 
mais  qui  finira  peut-être  par  faire  à  coups  de  serpe  ce  que 
les  mains  délicates  et  raffinées  ne  sauront  plus  faire  à  coups 
de  lime.  Celte  force,  cette  puissance,  c'est  Tesprit  démo- 
cratique, qui  cherche  encore  sa  voie,  dont  les  fautes  sau- 
tent aux  yeux,  qui  fait  rire  et  gémir  par  ses  folies  et  ses 
misères,  mais  à  qui  l'avenir  réserve  peut-être  un  grand 
destin  dans  ses  profondeurs  mystérieuses,  qui  envahit  le 
monde  moderne,  l'étreint  et  le  brisera  un  jour,  si  les  clas- 
ses supérieures,  oubliant  leur  mission  et  leur  tâche,  sacri- 
fiant les  idées  aux  faits  et  les  croyances  aux  intérêts,  légi- 
timent ses  conquêtes  et  attisent  ses  représailles. 

Voilà  de  bien  grands  mots  à  propos  de  deux  roman- 
ciers. Encore  une  fois,  nous  n'avons  prétendu  ni  condam- 
ner la  bourgeoisie  dans  les  livres  de  M.  Âbout,  ni  juger  la 
démocratie  dans  l'ouvrage  de  M.  Flaubert.  Nous  ne  pré- 
tendons pas  davantage  que  l'esprit  bourgeois  et  l'esprit 
démocratique  ne  puissent  pas  produire  des  œuvres  diffé- 
rentes de  celles-là,  des  œuvres  meilleures,  et  que,  notre 

19 


CAUSEBieS  LITTÉRAIRES. 

siècle  ayant  accepté  ces  deux  influences,  la  littérature 
doive  et  puisse  y  échapper.  Nous  savons  aussi  tout  ce 
qu'une  préoccupation  trop  amtocratique  (mot  inexact  dont 
je  me  sers  faute  de  mieux)  a  amené  et  amènerait  encore, 
dans  l'art,  de  convenu  et  de  factice,  de  glacial  et  de  guindé. 
^  tf  ais  il  nous  a  paru  que  ceux  qu'on  accuse  de  chercher  à 
ranimer  des  cendres  éteintes,  à  renouer  des  traditions 
brisées,  avaient  le  droit  d'ouvrir,  de  temps  à  autre,  les  li- 
vres conçus  et  écrits  dans  un  sentiment  contraire,  et  de 
dire  à  la  bourgeoisie  :  Prenez  garde  !  si  vous  vous  obstiniez 
à  négliger  ce  qu'il  y  a  en  vous  de  fécond  et  de  vivace,  à 
borner  à  des  questions  de  chiETrcs  et  de  bien-être  les  des- 
tinées de  l'homme  en  ce  monde,  vous  seriez  réduit  à  un 
petit  art  industriel  et  calculateur  comme  celui  qui  se  ré- 
vèle dans  les  romans  de  H.  Âbout;  —  puis  de  dire  à  la 
démocratie  :  Prenez  garde!  si,  au  lieu  d'élever  vos  cœurs, 
de  chercher  en  haut,  du  côté  de  la  lumière  et  du  ciel,  la 
solution  des  problèmes  qui  vous  agitent,  Tallègement 
des  douleurs  qui  vous  tourmentent,  la  conquête  des  biens 
que  vous  rêvez,  vous  persistiez  à  tout  abaisser,  vous  arri- 
veriez, en  littérature,  à  cette  égalité  implacable,  aussi  tyran- 
nique  qu'un  joug  de  fer,  et,  soumettant  au  même  niveau 
le  bien  et  le  mal,  le  beau  et  le  laid,  le  grand  et  le  petit,  la 
créature  vivante  et  l'objet  insensible,  l'âme  et  la  matière: 
vous  arriveriez  à  Madame  Bovary,  Si  la  bourgeoisie,  si  la 
démocratie,  ne  s'efforçaient  pas  de  siu<monter  ce  marasme 
intellectuel,  inhérent  à  certaines  situations  sociales,  et  qui 
favorise  à  la  fois  le  mesquin  et  l'excessif,  si  elles  ne  de- 
mandaient pas  à  leurs  écrivains,  à  leurs  artistes,  à  leurs 
poètes,  de  puiser  à  des  sources  plus  élevées  et  plus  pures, 
l'art  aurait  à  gémir  du  règne  de  lune,  des  progrès  de  l'au- 
tre, et  ce  ne  seraient  ni  M.  About  ni  U.  Flaubert  qui  pour- 
raient le  conspler^ 


VIII 


M.  JULES  SANDEAU  * 


w 

Prises  dans  leur  ensemble,  les  œuvres  de  H.  Jules  San- 
deau  pourraient  se  diviser  en  deux  parties  principales  : 
Dans  la  première,  Fauteur  de  Marianna^  de  Fernande 
de  Richard,  nous  présente  le  revers  des  ruineuses  mé- 
dailles frappées  par  une  main  superbe  en  Thonneur  de  la 
passion  révoltée.  Il  décrit,  avec  un  mélange  d'amertume 
et  de  tristesse,  les  châtiments  suprêmes  et  parfois  hérédi- 
taires de  ces  sentiments  déréglés  qui,  se  plaçant  hors  la 
loi  commune,  finissent  par  succomber  dans  leur  lutte 
contre  Tordre  éternel  des  sociétés  et  des  consciences. 
Hais  le  temps  marche  :  cette  passion  arrogante,  dont  les 
triomphes  effrayaient  la  morale  et  le  bon  sens,  n'a  plus 
besoin  que  Ton  contredise  ses  sophismes  et  ses  chimères  : 
elle  s'affaisse  d'elle-même  dans  sa  misère,  son  ennui  et 
son  néant;  si  bien  que  ceux  qui  l'ont  combattue  sont  ten- 
tés de  la  plaindre,  et  que  le  désarroi  du  plaidoyer  rend 
inutile  le  réquisitoire.  Jules  Sandeau  d'ailleurs  est,  moins 
que  personne,  l'homme  d'un  système  ou  d'un  parti  pris  : 
rien  en  lui  qui  sente  le  pédant  ou  le  docteur.  Le  voilà 
donc  écrivant  tout  simplement  d'aimables  et  touchants 

*  La  Maiion  <U  Petufrvan» 


528  CAUSERIES  LITTÉRAiRES. 

récits  où  ses  qualités  charmantes  se  mettent  an  senrîce 
des  sentiments  vrais.  U  nous  les  montre  se  faisant  leur 
part  légitime  dans  les  cœurs  honnêtes,  au  milieu  des  agi- 
tations stériles  et  des  intérêts  vulgaires  qui  forment  le 
fond  de  notre  histoire  et  de  toutes  les  histoires.  Si  j'o- 
sais emprunter  mes  comparaisons  à  un  autre  art,  qui  n*a 
pas  plus  de  douceur  et  de  grâce  que  le  talent  de  Jules 
Sandeau,  je  dirais  qu'il  excelle  à  rendre  la  mélodie,  le 
chant  des  âmes  tendres  et  pures,  planant  au-dessus  des 
tumultueux  accoi'ds  de  cet  orchestre  humain,  où  les  pas- 
sions sont  les  instruments,  et  où  les  plus  vaines  sont  les 
plus  bruyantes. 

Telle  a  été  l'inspiration  primitive  de  Jules  Sandeau  dans 
les  œuvres  de  sa  seconde  manière,  et,  entre  autres,  dans 
le  plus  célèbre  de  ses  romans,  Mademoiselle  de  la  Set- 
glière.  Mais  il  y  a  pour  l'écrivain,  pour  l'artiste  prédestiné 
au  succès,  un  moment,  une  date  décisive,  qui,  tout  à  coup 
et  à  son  insu  peut-être,  le  fait  pencher  d'un  côté  auquel 
il  n'avait  pas  songé.  Ce  moment,  il  n'est  pas  difficile  de  le 
découvrir  dans  la  vie  littéraire  de  Jules  Sandeau.  Ce  fut, 
j'imagine,  cette  brillante  soirée  où  Mademoiselle  de  la 
Seiglièi'e,  cessant  d'être  un  livre  pour  devenir  une  comé- 
die, remporta,  pour  quelques  jolies  scènes,  plus  de  vogue 
et  d'éclat  que  n'en  avaient  obtenu  quinze  années  de  tra- 
vail et  dix  volumes  excellents.  Le  public  du  Théâtre-Fran- 
çais, en  applaudissant  outre  mesure  les  mollets  du  mar^ 
quis  de  la  Seiglière,  fixa,  chez  l'auteur,  à  l'état  de  dispo- 
sition chronique,  ce  qui  n'avait  été  d'abord  que  l'étude 
désintéressée  d'un  caractère  et  d'un  ridicule  :  Nous  voici 
bien  près  de  la  Maison  de  Penarvan. 

Celte  intéressante  histoire  peut  s'analyser  en  quelques 
pages.  Le  marquis  de  Penarvan  et  ses  quatre  fils  ont  péri 
dans  les  grandes  guerres  de  la  Vendée.  De  cette  belle  et 


M:  JULES  SANDEAU.  529 

noble  faonille  il  ne  redte  qu'une  fille,  âgée  de  vingt  ans,  abri* 
tes  tant  bien  que  mal  dans  les  ruines  du  château  ravagé 
par  les  bleus,  et  y  menant  une  vie  austère  et  triste,  sans 
autre  société  que  celle  du  bon  abbé  î^yrmil,  précepteur, 
chapelain  et  historiographe  de  cette  antique  maison.  Renée 
de  Penarvan  est  décidée  à  ensevelir  dans  un  célibat  sans 
fin  sa  beauté  et  sa  jeunesse.  Dernière  héritière  d'un  nom 
consacré  par  rhéroîsme  et  le  martyre,  elle  le  gardera  jus- 
qu'à la  mort,  et,  avec  lui,  les  traditions  précieuses  de 
trente  générations  de  vaillance  et  de  vertu.  Hais  l'abbé 
Pyrmil  découvre  que  la  famille  de  Penarvan  n*est  pas 
éteinte,  qu'il  existe  un  rejeton  de  la  branche  cadette,  un 
arrière-cousin  de  Renée,  lequel  a  adopté  les  idées  de  la 
Révolution,  et,  pour  pratiquer  ses  maximes,  est  sur  le 
point  d'épouser  la  fille  d'un  meunier.  La  fière  Vendéenne 
veut,  à  tout  prix,  empêcher  cette  mésalliance;  elle  pari 
avec  le  fidèle  Pyrmil  ;  elle  va  trouver  son  cousin  Paul 
dans  son  modeste  manoir  de  la  Brigazière,  et  Paul,  à 
moitié  converti  par  les  beaux  yeux  et  les  cheveux  blonds 
de  sa  cousine,  à  moitié  séduit  par  le  titre  de  marquis 
qu'elle  lui  décerne  comme  au  chef  de  sa  maison,  perd  ' 
aussitôt  toute  envie  de  devenir  le  gendre  du  meunier 
Ifichaud.  11  ne  tarde  pas  à  aimer  passionnément  Renée; 
celle-ci  lui  tend  la  main,  et  le  mariage  a  lieu.  Les  illusions 
de  Paul  durent  peu  ;  il  s'aperçoit  qu'on  ne  l'a  pas  épousé 
par  amour,  mais  par  orgueil  de  race  et  pour  que  la  mai- 
son de  Penarvan  pût  renaître  de  ses  cendres.  Il  revient  au 
château,  après  une  absence,  ramené  par  une  lettre  où 
Renée  lui  annonce  sa  grossesse.  Hélas  !  ce  pauvre  gen- 
tilhomme démissionnaire,  n'aspirant  qu'aux  tendresses  et 
aux  joies  du  cœur,  est  mis  là  à  une  rude  épreuve.  Sa 
femme  Ta  rappelé  pour  en  faire  un  héros  digne  du  sang 
des  Penarvan  ;  la  guerre  vient  de  se  rallumer,  et  il  faut 


530  CAUSERIES  LITTËRÀIRÉS. 

que  Paul  figure  au  premier  rang  des  nouvelles  troupes 
vendéennes.  Après  une  certaine  résistance,  il  cède  à  l'as- 
cendant de  Renée  et  aussi  au  plaisir  un  peu  puéril  de 
chausser  des  bottes  éperonnées  et  de  se  coiiTer  d'un  cha- 
peau à  plumes.  Une  fois  en  train,  il  se  bat  comme  un  lion, 
et  est  rapporté,  quelques  semaines  après,  dangereusement 
blessé.  Il  meurt  bientôt,  moins  encore  de  sa  blessure, 
que  de  découragement  et  de  tristesse.  Une  heure  avant  sa 
mort,  la  marquise  de  Penarvan  accouche  d'une  fille.  Dé» 
sormais  la  famille  est  éteinte  ;  car  la  marquise,  if'estèe 
veuve  du  dernier  des  Penarvan,  compte  pour  rien  cette 
frêle  enfant  qui  représente  pour  elle  un  suprême  mé- 
compte et  qui  ne  peut  pas  perpétuer  son  nom.  La  jeune 
Paule  grandit  entre  ces  murailles  lézardées,  sous  un  ciel 
gris  et  froid,  devant  les  regards  glacés  de  sa  mère,  et 
n'ayant  d'autre  compagnon,  d'autre  ami  que  le  vieil  abbé 
Pyrmil.  Pourtant  les  années  s'écoulent  ;  les  Bourbons  ren- 
trent en  France,  et,  un  jour,  une  amie  de  madame  de 
Penarvan,  la  femme  du  préfet  de  la  Gironde,  madame  de 
Soleyre,  emmène  Paule  â  Bordeaux,  où  l'on  attend  la 
visite  de  Monsieur,  comte  d'Artois.  Paule  obtient  un  grand 
succès  dans  les  salons  de  la  préfecture,  et  un  mot  char* 
mant  du  prince  qui  devait  s'appeler  plus  tard  Charles  X 
ajoute  encore  à  son  innocent  triomphe.  A  la  même  épo- 
que, Bordeaux  pleure  un  de  ses  plus  aimables  enfants, 
Henri  Caverley,  fils  d*un  riche  armateur,  et  qui,  dit-on,  a 
pdri  dans  un  naufrage.  Non,  Henri  n'est  pas  mort;  il  re<« 
vient,  il  est  chaleureusement  fêté  par  ses  compatriotes;  il 
voit  Paule  de  Penarvan  ;  il  l'aime  et  il  en  est  aimé  :  Henri 
a  toutes  les  qualités,  toutes  les  distinctions,  toutes  les 
grâces,  hors  une  seule  :  il  n'est  pas  noble,  et  Renée,  la 
terrible  veuve,  est  impitoyable  sur  ce  chapitre.  Paule 
rentre  dans  ce  château  de  Penarvan  dont  les  manilles  pè^ 


H.  JDLES  SANDEAtr.  331 

sent  plad  lourdement  que  jamais  sur  ses  blanches  épaules. 
Elle  attend,  elle  se  résigne,  elle  se  tait,  mais  elle  ne  re* 
nonce  pas  à  son  amour  ;  et,  le  jour  même  où  elle  accomplit 
sa  vingt  et  unième  année,  Henri,  rappelé  par  elle,  vient  de^ 
mander  sa  main  à  sa  mère.  Nouveau  refus  de  la  marquise  ; 
alors  Paule,  usant  du  bénéfice  de  la  loi,  se  retire  dans  un 
couvent,  et  épouse,  quelques  mois  plus  tard,  Henri  Caver- 
ley.  Madame  de  Penarvan  reftise  de  la  revoir,  et  reprend 
ses  habits  de  deuil,  comme  si  elle  avait  perdu  sa  fille.  Hais 
Paule  devient  mère  à  son  tour,  et  c'est  sa  petite  Renée 
qui  sera  Fange  du  pardon.  La  fin  du  roman  est  ravissante. 
Malgré  son  amour,  malgré  son  bonheur,  en  dépit  du  luxe 
et  de  Topulence  qui  l'entourent,  Paule  ne  peut  plus  vivre 
sous  le  poids  de  la  malédiction  maternelle.  Elle  se  glisise 
dans  le  château  comme  une  présenter  avec  sa  fille  et  son 
mari,  favorisée  par  l'indulgente  complicité  de  Tabbé  Pyr- 
mil.  La  grande  Renée  voit  arriver  prèp  de  son  fauteuil  soli- 
taire une  blonde  enfant  qu'elle  ne  connaît  pas,  et  qui  se 
nomme  aussi  Renée.  Elle  conunence  par  la  repousser  avec 
colère.  <c  L'enfant  s'en  allait  à  petits  pas.  et  la  marquise 
la  suivait  des  yeux.  Et  à  mesure  que  l'enfant  s'éloignait, 
elle  voyait  se  dérouler  son  existence  tout  entière  ;  elle 
voyait  son  mari,  si  tendre,  si  channant,^t  qu'elle  avait 
envoyé  à  la  mort;  elle  voyait  sa  fille,  si  belle,  si  touchante, 
qui  l'eût  entourée  de  tant  de  soins,  d'amour,  et  dont  elle 
portait  le  deuil.  Elle  comprenais  toutes  les  joies  qu'elle 
avait  méconnues,  tous  les  bonheurs  qu'elle  avait  repous- 
sés. La  blonde  tète  s'enfonçait  peu  à  peu  dans  la  pénom« 
bre,  et  la  marquise  sentait  que  c'était  la  vie  qui  s'en  allait 
encore  une  fois,  qui  s'en  allait  pour  ne  plus  revenir.  Elle 
jeta  un  regard  de  détresse  sur  les  portraits  de  ses  ancê- 
tres, et  crut  voir  autant  de  minotaures  qui  avaient  dévoré 
la  jeunesse  et  sa  destinée. 


332  GAUSBRIES  LITTËRAIRES. 

c  Et  cependant  l'enfant  s*ëloignait.  Elle  était  près  de  la 
porte  entr^ouverte,  et  Renée  hésitait  encore.  Au  moment 
de  sortir,  la  petite  se  retourna  : 

c  —  C'est  donc  pas  ndi,  dit-elle  d'une  voix  argentine, 
que  c'est  vous  qui  êtes  mon  autre  maman? 

«  L'orgueil  s'engloutit  et  le  cœur  éclata...  > 

Le  reste  se  devine  :  La  marquise  consent  à  vivre  heu* 
reuse  entre  sa  fille,  son  gendre  et  ses  petits  enfants  ;  grâce 
à  l'activité  et  aux  millions  de  Henri  Caverley,  tout  se  ra- 
nime et  se  relève  dans  ce  château,  si  longtemps  condamné 
à  la  ruine  et  au  silence  ;  la  vie,  le  présent,  l'avenir,  re- 
naissent sur  les  décombres  du  passé,  comme  les  fleurs 
printanières  croissent  sur  les  pierres  des  tombeaux,  et, 
un  soir  que  le  bon  vieil  abbé  apporte  â  la  marquise  son 
chef-d'œuvre  enfin  terminé,  ÏHistoire  de  la  maison  de 
Penarvariy  Renée,  abjurant  ses  chevaleresques  erreurs, 
lui  ordonne  d'écrire  à  la  ligne  : 

c  Louise-Chadotte-Antoinette-Renée,  marquise  de  Pe- 
narvan,  dernière  du  nom.  Elle  vécut  cloîtrée  dans  la  gloire 
de  sa  famille,  et  reconnut,  quoiqu'un  peu  tard,  que,  s'il 
est  beau  d'honorer  les  morts,  il  est  bien  doux  d'aimer  les 
vivants.  » 

Et  elle  sgoute  au  bas  de  la  page  : 

c  Ici  finit  l'histoire  de  la  maison  de  Penarvan.  > 

Voilà  le  squelette  du  récit,  et  je  sais  tout  ce  qu'il  a  perdu 
dans  cette  rapide  analyse.  Presque  tous  les  détails  sont 
délicieux.  L'abbé  Pyrmil,  qui  paifois  rappelle  le  Dominus 
Sampson  de  Guy  Maneringj  et  un  autre  abbé,  personnage 
du  roman  de  Vatcreuse^  n'en  est  pas  moins  une  exceUente 
figure.  Les  frsdches  et  jeunes  amours  de  Paule  et  de  Henri 
jettent  comme  un  rayon  de  mai  sur  ce  fond  d'héroïque 
tristesse.Enfin,  les  vingt  dernières  pages  sont  irrésistibles; 
le  lecteur  a  trop  de  douces  larmes  dans  les  yeux  pour  y 


H.  JULES  SANDEAU.  335 

voir  clair,  et  pour  se  demander  si  ce  caractère  tout  d'une 
pièce  de  Renée,  puisque!  devait  finir  par  se  démentir, 
n'aurait  pas  mieux  fait  de  faiblir  un  peu  plus  tôt,  et  avant 
que  Paule,  en  se  mariant  toute  seule,  eût  marché  sur  les 
brisées  des  ingénues  de  Ja  nouvelle  école  dramatique.  Que 
Jules  Sandeau  pardonne  à  un  vieux  radoteur  royaliste  !  U 
me  semble  que,  d*une  part ,  Torgueilleuse  marquise,  qui 
enveloppe  dans  un  égal  dédain  tout  ce  qui  ne  s'appelle 
pas  Penarvan,  la  marquise  pour  qui  la  naissance  de  sa  fille 
a  été  une  véritable  faillite  nobiliaire,  manque  de  logique 
et  de  vérité  en  attachant  tant  de  prix  à  ce  que  cette  fille 
n'épouse  qu'un  gentilhomme,  et,  d'autre  part  surtout, 
qu'avec  l'intervention  de  Monsieur ,  comte  d'Artois ,  il  y 
avait  moyen  de  tout  arranger.  Comment  supposer  qu'une 
femme,  si  hautaine  qu'elle  soit,  qui  a  tout  sacrifié  à  ses 
princes  légitimes,  résisterait  à  la  demande  du  frère  du  Roi, 
que  dis-je  ?  de  Louis  XVilI  lui-même,  anoblissant,  de  son 
autorité  souveraine,  Henri  Caverley,  et  enchanté,  comme 
tous  les  rois  habiles,  de  restaurer,  avec  les  écus  de  l'ar- 
mateur, les  nobles  murailles  de  Penarvan  ?  J'insiste  sur  ce 
point,  parce  que,  en  dehors  de  l'opinion  politique,  tout 
serait  préférable  à  ces  sommations  respectueuses  qui  font 
tache  dans  cet  aimable  récit  et  gâtent  la  virginale  figure 
de  Paule.  Cette  objection  est-elle  la  seule  que  soulève  la 
Maison  de  Penarvan?  Hélas  non  I  et  c'est  ici  que  com«- 
mencent  mes  perplexités. 

Jules  Sandeau,  j'en  suis  bien  sâr,  en  écrivant  ce  roman, 
n'a  pas  voulu ,  n'a  pas  cru  faire  une  œuvre  de  parti.  A 
ceux  qui  lui  reprocheraient  certaines  tendances,  il  répon- 
drait que  l'idée  de  défigurer  ou  même  d'amoindrir  l'hé- 
roïsme vendéen  a  été  à  mille  lieues  de  son  esprit;  que  mé- 
dire des  princes  de  la  maison  de  Bourbon,  quand  leurs 
descendants  sont  en  exil ,  lui  paraîtrait  peu  digne  d'un 

il. 


S54  GAnâSKItiS  LltTËllAIkBS. 

homme  dé  ctfirxt,  et  que  ce  n*est  pas  sa  fkute  si,  aytnt  mis 
d'un  côté' les  sentiments  factices,  de  l'autre  les  sentiments 
vrâiâ,  il  est  résulté  de  ce  contraste  naturel  un  tableau  où 
le  type  vendéen  est  quelque  peu  sacrifié ,  et  où  la  royauté 
même  reçoit  par-ci  par*là  quelques  égratignures.  Son  sur- 
jet s'est  présenté  ft  lui  de  cette  façon  ;  il  Ta  développé  dans 
ce  sens,  et,  s'il  s'est  trompé,  ce  n'est  pas,  à  Dieu  ne  plaise  I 
Une  fausse  vue  politique:  c*estune  erreur  d'artiste,  de 
romancier  et  de  poôte. 

Voilà  ce  que  répondrait  l'auteur  de  la  Uaison  de  Penar^ 
mn  ;  il  derait  de  bonne  foi,  et  je  le  croirais  en  Técoutant. 
Mais,  si,  AU  lieu  déjuger  Fintention,  on  juge  l'effet,  on  est 
bien  forcé  de  reconnaître,  dans  maint  endroit  de  ce  roman, 
ce  penchant,  cette  disposition  chronique  dont  je  parlais 
tout  à  l'heure  et  qui  date  de  la  triomphale  soirée  de  ifa* 
demoiselle  de  la  Seiglière,  Ainsi,  pour  commencer  par 
d'insignifiants  détails,  Jules  Sondeau,  même  en  conservant 
les  caractères,  les  événements,  les  situations  respectives 
qui  composent  son  récit,  ne  pouvait-il  pas  effacer  certai 
nés  phrases  mal  sonnantes  pour  des  oreilles  royalistes? 
Où  a-t-il  vu,  par  exemple,  que  les  Chouans  fussent  tous 
des  coupe-jarrets  et  des  bandits,  et  qu'il  suffise  de  passer 
de  1793  à  1799  pour  trouver,  en  Vendée,  le  vol,  le  pillage 
et  l'assassinat  remplaçant  les  luttes  héroïques  de  Catheli- 
neau  et  de  Lescure?  Quand  il  écrit  ceci:  <  On  comptai- 
sans  un  jeune  vainqueur  gui  devait  «aw^laRévolution, 
et  rasseoir  quelques  antiées  pluç  tard  sur  le  trdne  qu'au- 
cun des  princes  français  n'avait  tenté  de  reconquérir  à  la 
pointe  de  Tépée  d'Hetu*i  IV  dans  cette  Vendée  qui  s'épui- 
sait pour  eux,  >  comment  ne  s'aperçoit^il  pas  qu'il  com- 
met à  la  fois  une  phrase  asses  tnal  tournée ,  une  flatterie 
aux  victorieux,  une  épfgramme  aux  vaiiicus  et  un  non-sens 
politique;  car  le  Jeune  vaînqifeuri  s'il  installa  sur  le  Irtoe 


H.  JULES  SANDEAU.  335 

de  France  la  Révolution,  y  installa  le  contraire  delà  liberté. 
Quand  il  nous  représente  Mgr  le  comte  d'Artois,  à  Bor- 
deaux, dans  les  salons  de  la  préfecture,  récompensant 
par  un  bon  mot  les  sacrifices  des  Penarvan,  et  se  croyant 
quitte  envers  eux,  la  tournure  ironique  qu'il  donne  à  ce 
passage  ne  fait-elle  pas  l'effet  d'un  couplet  bleu  dans  une 
chanson  vendéenne?  Enfin,  lorsque,  pour  expliquer  le 
lointain  voyage  où  Henri  Caverley  a  failli  périr,  il  nous  dit: 
tf  En  1817,  dans  l'espoir  de  tromper  le  vide  et  l'ennui  de 
son  cœur,  peut-être  aussi  pour  échapper  au  spectacle  des 
réactions  sanglantes  dont  la  France  était  le  théâtre^  »  etc., 
est-ce  bien  lui,  lui,  le  conteur  sympathique  et  dé- 
licat, qui  se  fait  l'écho  d'un  mensonge  toujours  contre- 
dit et  toujours  répété,  et  qui  prend  au  sérieux  celte  réac* 
tion  imaginaire,  ces  imperceptibles  gouttes  de  sang  ser- 
vant de  représailles  à  des  torrents  et  à  des  fleuves? 
L'écrivain  si  justement  cher  à  la  bonne  compagnie  aurait- 
il  dû  se  rencontrer  jamais ,  môme  en  quelques  syllabes , 
avec  les  la  Bédollicre  et  les  Vaulabelle  ?  On  le  voit,  ce 
serait  ici  l'affaire  de  quelques  traits  de  plume  :  en  ratu- 
rant çà  et  là  une  vingtaine  de  lignes,  on  ferait  dit^paraître, 
sinon  l'uniforme,  au  moins  la  cocarde  du  roman,  et  rien 
ne  serait  changé,  ni  à  la  saillie  des  caraclcrcs,  ni  à  la 
trame  du  récit.  Serait-ce  assez?  Pas  encore.  Celte  René", 
cette  marquise  de  Penarvan,  si  grande,  si  belle,  si  )..'- 
roique  dans  les  premières  pages,  celte  Renée  de  qui  l'aiî- 
teur  nous  dit  avec  un  noble  laconisme  :  n  Elle  s'installa 
fièrement  dans  sa  pauvreté  ;  il  y  a  des  âmes  qui  ne  relè- 
vent pas  delà  fortune,  j>  il  arrive  un  moment  où  elle  de- 
•vient  odieuse,  ennuyeuse,  presque  ridicule.  Le  lecte  ur 
s'impatiente  ou  s'irrite  contre  elle;  il  lui  en  veut  de  'Son 
orgueil  intraitable  ;  il  ne  lui  pardonne  ni  la  mort  de  son 
marif  ni  les  chamns  de  Paule  et  de  llenrii  ni  cette  obbM- 


336  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

nation  à  s'enfermer  dans  ses  souvenirs  et  à  vivre  de  ses 
parchemins.  L*auteur  Ta  voulu  ainsi;  ainsi  le  veutTéco- 
nomie  de  son  drame,  la  lutte  et  le  triomphe  des  sentiments 
vrais,  humains,  un  peu  vulgaires,  entravés  par  un  hé- 
roïsme hautain.  Encore  une  fois,  ce  n*est  pas  de  la  poli- 
tique, c*est  de  Tart,  ou,  si  vous  aimez  mieux,  c'est  de  la 
nature.  Eh  bien,  tant  pis  pour  la  nature  et  pour  l'art  ! 
Cette  foUe,  dont  la  marquise  est  atteinte,  est-elle  donc  de 
celles  qui  régnent  aujourd'hui  et  qu'il  faut  combattre  ? 
Ces  instincts  de  grandeur,  de  dévouement  et  de  sacrifice, 
ce  mépris  du  bien-être  et  des  mollesses  de  la  vie,  ce  fana- 
tisme du  passé,  de  la  noblesse  expirante,  de  la  royauté 
vaincue,  de  toutes  les  religions  proscrites  et  persécutées, 
est-ce  le  mal  qui  nous  travaille?  Est-ca  l'idéal  de  notre  so- 
ciété et  de  notre  littérature?  Est-ce  de  ce  côté  que  pen- 
chent les  imaginations  et  les  âmes?  Prenez-garde  !  la  Ven- 
dée, c'est  im  souvenir  historique  et  politique;  mais  c'est 
•  aussi  l'expression  partielle  d'un  sentiment  sublime,  qu'il 
ne  faut  pas  rapetisser  ou  affaiblir,  si  l'on  ne  veut  rabais- 
ser du  même  coup  le  niveau  des  consciences  et  des  cœurs. 
Le  devoir  des  écrivains  est  justement  de  regarder  par  où 
pèchent  ou  périclitent  les  mœurs,les  esprits,  l'art,  la  phy- 
sionomie de  leur  temps,  et  de  faire  de  leurs  ouvrages  des 
protestations  vivantes  contre  ces  tendances,  dangeureuses 
ou  mesquines,  insensées  ou  basses,  tantôt  exaltées  jusqu'à 
l'égarement,  tantôt  positives  jusqu'à  la  dureté.  Êtes- vous 
sûr  d'avoir  accompli  cette  tâche  en  écrivant  la  Maison  de 
Penai^an?  Quand  vous  sortez  de  votre  cabinet  de  travail 
où  sont  écloses  de  si  aimables  œuvres,  que  trouvez-vous 
au  dehors?  L'idolâtrie  de  tout  ce  qu'a  dédaigné  la  mar- 
quise Renée  de  Penarvan,  le  dédain  ou  l'oubU  de  tout  ce 
qu'elle  adorait,  un  art  nouveau  qui  s'inspire  de  ces  habi- 
tudes sociales,  et  qui  s'ingénie  à  fouiller  dans  le  panier 


M.  JULES  SANDEAU.  S57 

aux  ordtire^  des  civilisations  corrompues.  Est-il  bon»  e8t*il 
sain,  est-il  sage  de  trop  laisser  croire  aux  intelligences 
façonnées  par  ces  spectacles  et  par  ces  livres,  (pi'après  tout 
le  mieux  est  de  jouir  en  paix  des  biens  de  ce  monde,  d  ai- 
mer honnêtement  une  grosse  réjouie  comme  mademoiselle 
Irma  Michaud,  de  planter,  sous  un  joyeux  soleil,  ses  choux 
et  ses  salades,  de  rire  au  nez  des  chevaleresques  et  des 
convaincus,  et  qu'il  y  a  démence  à  élever  au-dessus  de 
ces  jouissances  vulgaires  et  de  ces  amours  périssables 
l'idéal  de  son  cœur  et  le  but  de  sa  vie  !  Les  procédés  de 
Fart  réaliste  vous  révoltent,  et  vous  avez,  en  effet,  le  droit 
de  les  regarder  de  haut.  Et  cependant,  lorsque  vous  don- 
nez raison  à  ce  Penarvan  dégénéré,  reniant  ses  ancêtres, 
regrettant  ses  sabots,  et  n* aimant  de  son  rôle  de  héros 
que  le  chapeau  et  les  bottes,  lorsque  vous  concentrez  tout 
rintérét  du  récit  sur  une  jeune  fille  qui,  pour  se  marier  à 
sa  guise,  désobéît  à  sa  mère,  lorsque  vous  rendez  insup- 
portable cette  marquise  entichée  des  grandeurs  de  sa 
maison,  que  vous  voit-on  faire,  sinon  chercher  la  comédie 
aux  dépens  de  ces  sentimens  héroïques  dont  vou»  avez  été 
si  souvent  le  poétique  et  pathétique  interprète?  sinon  mé- 
nager à  la  littérature  des  honnêtes  gens,  qui  s'honore  de 
vous  compter  parmi  les  siens,  des  trai.ts  d  union,  des 
points  de  contact  avec  cet  art  que  vous  avez  en  horreur  et 
en  dégoût?  Car  enfin  sa  méthode  ne  se  réduit-elle  pas  à 
placer  la  vérité  de  plus  en  plus  bas,  au-dessous  de  cette 
atmosphère  où  respirent  à  Taise  les  grandes  âmes  et  les 
imaginations  d'élite,  au-dessous  même  de  cette  moyenne 
qui  convient  aux  gens  de  cœur  et  aux  esprits  délicats,  au 
niveau  de  ces  multitudes  ameutées  par  la  soif  de  l'or  et 
du  plaisir?  Faites  un  pas  de  plus,  et  voire  Paul  de  Penar- 
van méritera  de  figurer  dans  la  galerie  du  réalisme,  et  sa 
fille  ira  rejoindre  ces  héroïnes  délurées  de  la  Comédie. 


S88  CAOSERIBS  LITTfiRAIflES. 

Française  et  du  Gymnase,  qui  ont  ray6  de  lenr  eatAdusme 
le  quatrième  commandement,  et  la  marquise  portera  sor 
sa  noble  joue  la  trace  du  soufflet  démocratique.  Que  de- 
vient, dans  tout  cela,  le  sentiment  du  respect,  cette  sauve- 
garde des  sociétés  et  aussi  des  littératures?  Je  pose  la 
question  ;  je  ne  me  charge  pas  de  la  résoudre. 

Et  ne  dites  pas  que,  pour  laisser  au  type  vendéen  tout 
son  héroïsme,  <rous  auriez  eu  à  forcer  la  nature,  à  tomber 
dans  le  faux  et  l'excessif,  à  pétrifier  le  cœur  de  vos  per- 
sonnages, à  substituer  aux  humaines  tendresses  le  culte 
des  idoles  brisées  par  le  temps  !  Walter  Scott,  le  plus 
modéré  des  torySy  a  écrit  des  romans  jacobites,  à  cent 
quarante  ans  de  distance,  après  que  toutes  les  passions 
soulevées  autour  des  Stuarts  s'étaient  éteintes  dans  la 
mort  et  dans  l'oubli,  après  que  leur  cause,  perdue  dans 
rhistoire  était  aussi  condamnée  par  les  résultats  déflnitift 
de  la  révolution  d'Angleterre.  Diana  Vemon  est-elle  moins 
poétique?  Alice  Lee  moins  dévouée?  Edith  Bellehden  moins 
touchante?  La  plupart  de  ces  chastes  filles  du  génie  de 
Walter  Scott  aiment  des  jeunes  gens  engagés  dans  le  parti 
contraire,  Markham  Everard,  Henri  Norton,  Frank  Olbal- 
diston  :  pourtant,  une  fois  cette  part  faite  à  l'amour,  à  la 
faiblesse  des  jçunes  cœurs ,  que  de  grandeur  !  quelle 
émotion  I  quelle  poétique  auréole  autour  de  ces  lointaines 
figures  !  comme  cette  corde  de  la  fidélité  royaliste  vibre  en- 
core à  travers  les  siècles  !  Quoi  !  dans  un  pays  protestant 
et  positif,  Walter  Scott  a  retrouvé  l'âme  jacobite  enfouie 
sous  une  poussière  séculaire,  vaincue  par  des  institutions 
décidément  conquises  ;  et  sur  notre  noble  terre  de  France, 
nn  historien,  un  romancier,  un  poète,  ne  retrouverait  pas 
Pftme  vendéenne,  encore  vivante,  gravée  en  caractères 
ineffaçables  sur  ce  sol  pétri  dan&  le  sang  des  martyrs,  tra- 
duite en  noms  immorfols»  Cathelineau,  Stofilet  d'Andi» 


M.  JDLES  SANDBAC.  559 

gué,  là  Rochejaquelehi,  Chârettd,  Lescnre,  d'tibfio!  Ce 
roman  vendéen,  nul  n'était  plos  digne  et  plus  capable  de 
récrire  que  M.  Jules  Sande%iu,  et  c'est  parce  que  la 
Maison  de  Penarvan  n'en  est,  pour  ainsi  dire,  que  l'en- 
vers, que  J'ai  crtt  devoir  exprimer  ici  un  blâme  et  un 
regret. 

Mais  ce  regret  et  ce  blâme  ne  me  rendent  pas  insen- 
sible aux  qualités  exquises  de  cette  œuvre.  Dieu  merd  ! 
en  lisant  la  Maiêon  de  Penarvan^  nous  sommes  délivrés 
de  ces  étemelles  intrigues  de  mansarde  et  d'atelier,  où 
des  rapins  sans  ouvrage  et  des  étudiants  de  dixième  année 
font  du  Marivaux  à  Teau-de-vie  avec  des  grisettes  du 
Demi-Monde  ;  nous  n'avons  rien  à  démêler  non  plus  avec 
ces  mécanismes  à  patente  et  à  brevet,  qui  fabriquent 
savamment  des  poupées  de  bois  ou  de  fer-blanc,  raison- 
nant amour  et  finance  comme  des  personnes  naturelles. 
Dans  la  Maison  de  Penarvan,  les  personnages,  les  inci- 
dents, les  sentiments,  les  caractères,  s'ils  donnent  lieu  à 
des  réserves,  sont  au  moins  de  ceux  dont  on  peut  discu- 
ter, entre  bonnêtes  gens,  le  plus  ou  moins  d'élévation  ou 
de  charme,  de  vérité  ou  de  vraisemblance,  et  qu'on  n'est 
pas  forcé  de  renvoyer  aux  experts  en  fait  d'immondices 
matérielles  et  morales.  Les  détails  en  sont  si  chastes  et  si 
purs,  que  le  livre  peut  rester  impunément  sur  la  table  de 
famille  ou  défrayer  la  lecture  du  soir,  sans  qu'un  mot,  un 
trait,  une  image  vienne  troubler  les  âmes  craintives  ou  of- 
fenser les  consciences  rigides.  Les  paysages  sont  d'une 
sobriété  qui  n'exclut  ni  la  finesse  des  tons  ni  la  richesse 
desf  ouleurs.  Le  style,  sauf  quelques  taches  légères,  s'ac- 
corde bien  avec  ce  doux  et  harmonieux  ensemble  ;  il  est 
plein  de  familiarités  heureuses  ou  d'heureuses  élégances  ; 
il  est  simple,  net,  délicat,  dégagé,  et  n'a  plus,  comme 
dans  la  première  manière  de  l'auteuri  cette  abondance 


340  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

d'analogies  où  s^alanguissaient  parfois  le  sentiment  et  h 
pensée.  En  somme,  la  Maison  de  Penarvan  est  un  déli- 
cieux tableau,  mais  ce  n'est  qu'un  tableau  de  genre,  in« 
spire  par  un  sujet  d'histoire.  La  Vendée,  la  marquise  de 
Penarvan  et  Jules  Sandeau  méritaient  mieux.  Que  mon 
cher  et  éminent  conteur  veuille  me  croire  !  je  ne  fais  pas 
de  politique  en  affirmant  qu'il  faudrait  désespérer  de  la 
littérature  et  de  la  société  françaises,  le  jour  où  il  semble- 
rait possible  de  comprendre  la  Vendée  autrement  que  par 
le  côté  héroïque  et  sublime. 


IX 


M,  AMÉDÉE  ACHARD 


n  ne  suffit  pas  d'être  sévère,  il  faut  encore  être  juste. 
Ceux  qui  s'alarment  ou  s'indignent  de  certaines  ten* 
dances  du  roman  et  du  théâtre  se  rendraient  coupables 
d'inconséquence  et  hâteraient  les  progrès  du  mal  qu'ils 
dénoncent,  s'ils  refusaient  leurs  suffrages  aux  rares  écri- 
vains qui  se  préservent  de  la  contagion  et  racontent  en 
tout  bien  tout  honneur  d'aimables  ou  touchantes  his- 
toires, dignes  d'intéresser  les  honnêtes  gens.  H.  Amédée 
Achard  est  de  ceux-là  ;  il  n'affecte  pas  de  grands  airs  de 
pruderie  et  de  rigorisme  ;  il  n'endosse  pas  l'embarras- 
sante armure  de  redresseur  de  torts  et  de  don  Quichotte  ; 
il  se  soucie  peu  de  combiner  en  sa  personne  le  comte  de 
Maistre,  le  chevalier  de  Laclos  et  le  marquis  de  Hasca* 
rille  ;  il  ne  possède  pas  deux  paquets  de  plumes,  l'un  pour 
écrire  des  romans  indécents,  Fautre  pour  rédiger  d'élo- 
quentes philippiques  contre  l'inmioralité  du  siècle  :  non  ; 
il  accompUt  simplement  sa  tâche,  se  bornant  à  chercher 
le  mieux  après  avoir  trouvé  le  bien  ;  marchant  d*un  pas 
ferme  sur  une  route  droite  ;  accommodant  la  réalité  aux 

<  MawieedeTraiU.'^t£êFâmmêtïiattnêtet,'^BrtmesetBhttde$. 


342  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

goûts  délicats  ;  sachant  regarder,  observer,  réfléchir,  in- 
venter  et  peindre,  et  persuadé  que,  lorsqu'une  œuvre  ré- 
pond aux  bons  sentiments  du  cœur,  lorsqu'elle  révèle 
un  esprit  juste,  un  jugement  sain,  un  coup  d*œil  net, 
une  imagination  pure,  lorsqu'elle  ne  renferme  ni  un 
mauvais  conseil  ni  une  peinture  dangereuse,  l'auteur 
peut  laisser  crier  les  Tertulliens  de  cabinets  littéraires, 
et  se  reposer  dans  sa  propre  estime,  en  attendant  le 
succès. 

Le  succès  est  arrivé,  —  et  depuis  longtemps,  —  pour 
H.  Âmèdèe  Achard.  A  dater  surtout  de  la  Robe  de  Nés- 
siiSy  récit  très-remarquable,  et  auquel  les  juges  les  plus 
difficiles  ont  rendu  une  éclatante  justice,  le  jeune  et 
brillant  écrivain  n'a  cessé  de  raifcrmir  sa  manière,  de 
serrer  de  plus  près  ses  sujets,  d'étudier  plus  profon- 
dément les  passions  et  les  caractères,  de  fouiller  plus 
avant  dans  celte  mine,  explorée  toujours,  jamais  épui* 
sée,  où  les  forts  s'enrichissent  et  où  les  faibles  succom- 
bent. 11  a  très-heureusement  franchi  la  ligne  de  démar- 
cation, presque  indéfinissable,  fort  réelle  pourtant,  qui 
sépare,  en  littérature,  l'éclat,  l'agrément,  l'entrain,  la 
verve  facile,  mille  qualités  séduisantes  et  légères,  de  ces 
zones  plus  sérieuses  et  mieux  famées  où  les  connaisseurs 
fixent  leur  attention  et  recherchent  leurs  lectures.  Les 
plus  illustres,  les  plus  fiers  organes  de  la  publicité  litté- 
raire ont  commencé  par  lui  ouvrir  leur  porte,  et  ont  fini 
par  aller  frapper  à  la  sienne  :  de  progrès  en  progrès,  le 
charmant  conteur  s'est  élevé  jusqu'à  Maurice  de  Treuil, 
qui  nous  semble,  comme  on  dirait  aujourd'hui,  ce  qu  il  a 
écrit  de  plus  fort,  ou,  comme  on  eût  dit  autrefois,  le  meil- 
leur de  ses  ouvrages. 

Hais,  avant  d'aborder  Maurice  de  Treuil,  disons  quel- 
ques mots  de  toutes  les  jolies  nouvelles  groupées,  comme 


M.  AMÉDÉE  ACHARD.  S4S 

des  essaims  d*abeilles,  sur  ces  deux  brdnchei^  fleuries  : 
Brunes  et  Blondes  et  les  Femmes  Honnêtes.  Femmes  hon- 
nêtes? Oui,  elles  le  sont  toutes  ou  presque  toutes.  Brunes 
et  blondes?  Encore  mieux  ;  et  même  la  plus  émouvante 
de  ces  belles  héroïnes  est  blonde  à  la  première  page  et 
brune  à  la  dernière.  On  le  voit,  ces  volumes  n'ont  rien  à 
redouter  de  la  loi  nouvelle  contre  les  titres  usurpés. 

Quoi  de  plus  vrai  que  la  donnée  des  Premières  Neiges? 
Un  élégant  jeune  homme. . .  de  quarante  ans  passés,  s'aper- 
çoit qu'une  jeune  fille  de  seize  ans  éprouve  pour  lu!  un  de 
ces  amours  de  tête,  fugitifs  et  dangereux  comme  un  coup 
de  soleil  d'avril.  Cœcilia  est  ravissante,  mais  M.  de  la  Seil- 
leraye  est  prévoyant.  L'expérience,  celte  vieille  gouver- 
nante des  vieux  garçons,  lui  dit  tout  bas  que,  8*il  cédait 
aujourd'hui,  il* se  repentirait  demain.  Épouser  Cœcifia,  ce 
serait  marier  Tavenir  au  passé,  chose  aussi  difficile  en 
amour  qu'en  politique.  H.  de  la  Seilleraye  lève  les  yeux  ; 
Favenir  lui  apparaît  à  la  fenêtre  d'un  atelier  perché  sous 
les  toits,  en  la  personne  de  Marcel,  un  jeune  peintre  qui 
a  écrit  une  lettre  d'amour  à  Cœcilia,  la  lettre  d'un  amou- 
reux véritable  et  d'un  honnête  homme.  Caetera  quis  nescit  ? 
dirait  Ovide.  M.  de  la  Seilleraye  fait  si  bien,  que  l'enfant 
étourdie  se  ravise  et  finit  par  aimer  celui  qu'elle  n'aimait 
pas,  et  par  ne  plus  aimer  celui  qu'elle  aimait.  Elle  épouse 
Marcel.  Ce  jour-là,  le  spirituel  quadragénaire  «  soulevant 
une  mèche  de  cheveux,  montre  les  fils  d'argent  qui  bril- 
lent près  de  ses  tempes.  »  —  «  Voilà  les  premières  nei- 
ges, »  dit-il  avec  une  résignation  mélancolique.  Tout  cela 
est  traité  d'une  main  très-fine  et  très-délicate  ;  je  préfère 
pourtant  Roche-Blanche,  esquisse  énergique,  d'une  portée 
plus  large  et  plus  haute.  Jean  est  le  fils  d'un  brave  ferj 
^  mier  qui  ne  songe  qu'à  faire  valoir  de  son  mieux  les  terres 
de  N .  de  Goille-Fontaine  ;  mais  Jean  a  été  élevé  à  la  tiUéi  il 


344  GAUSERIBS  LITTËRÂIRES. 

a  de  llmagination  et  de  Tintelligence;  il  est  de  cette  race 
dangereuse  à  autrui  et  à  elle-même,  qui  aspire  à  sortir  de 
son  état.  Dédaignant  la  petite  Clairette,  gentille  orpheline 
élevée  à  la  ferme  et  très-disposée  à  le  chérir  de  tout  son 
cœur,  il  passe  ses  jours  et  ses  nuits  dans  la  forêt,  aban- 
donnant le  sillon  pour  le  fourré  et  l'honnête  profession  de 
laboureur  pour  le  hasardeux  métier  de  braconnier.  C'est 
qu'il  y  a  au  chflteau  une  belle  et  noble  créature,  made- 
moiselle Berthe  de  Gaille-Fontaine,  qu'ils  ont  été  élevés 
ensemble,  que  les  familiarités  du  premier  âge  ont  donné 
le  change  à  ce  cœur  ambitieux,  et  qu'une  folle  passion  le 
jette  hors  des  voies  régulières.  L'auteur  a  dessiné  de  main 
de  maître  le  trouble  et  le  malheur  de  ces  âmes  déclassées, 
que  l'égalité  moderne  enivre  de  ses  philtres  et  éblouit  de 
ses  mirages,  et  qui,  trop  superbes  pour  se  borner,  trop 
pressées  pour  attendre,  se  débattent  contre  le  douloureux 
contraste  de  leur  impuissance  et  de  leur  chimère.  Bientôt 
Berthe  épouse  un  gentilhomme  du  voisinage,  H.  de  Pui- 
seux.  Alors  Jean  s'enfonce  de  plus  en  plus  dans  cette  vie 
de  hasards  et  de  révolte  :  il  devient  braconnier  des  pieds 
â  la  tète,  et  peu  s'en  faut  qu'il  ne  s'enrôle  tout  à  fait 'dans 
les  rangs  de  ces  outlaws  qui  commencent  par  tuer  un 
lièvre  et  finissent  par  tuer  un  homme.  Heureusement 
cette  nature  exaltée  n'est  pas  corrompue  :  dans  ce  cœur 
égaré  survit  le  sentiment  do  l'honneur  et  du  bien.  D*ail- 
leurs,  voici  que  cette  déclaration  de  guerre  contre  les  lois 
sociales  prend,  sous  les  yeux  de  Jean,  des  formes  ignobles 
et  criminelles,  bien  faites  pour  le  dégoûter  et  le  convertir. 
Nous  sommes  en  1847,  à  ce  moment  où,  sous  prétexte  de 
crise  alimentaire,  éclatèrent  dans  plusieurs  provinces  ces 
explosions  de  colère  et  de  haine,  signes  avant-coureurs 
d'une  révolution.  H.  Amédée  Achard  nous  montre,  dans  un 
dramatique  tableau,  une  de  ces  émeutes  arrivant  jusqu'au 


H.  AMËDËE  ACHABI).  S45 

château  de  Gaille-Fontaine,  H.  de  Puiseux  assassiné  sur 
les  marches  du  perron,  son  beau-père  frappé  d'une  apo« 
plexie  foudroyante,  et  Jean  remplissant  dans  cette  tragédie 
le  rôle  de  défenseur  et  de  vengeur.  Il  n'en  est  pas  moins 
compromis  par  suite  de  ses  relations  notoires  avec  quel- 
ques-uns des  coupables.  Mais  les  témoignages  de  Berthe 
et  de. Clairette,  les  preuves  de  sa  belle  conduite  en  face 
des  émeutiers,  ses  réponses  franches  et  loyales,  militent 
en  sa  faveur  :  il  est  acquitté  ;  il  devient  régisseur  au  châ- 
teau :  le  travail,  la  vie  active  et  réglée,  le  souvenir  de 
cette  cruelle  leçon,  ramènent  peu  â  peu  dans  son  cœur  la 
sérénité  et  la  paix  ;  et,  un  soir,  devant  un  de  ces  beaux 
paysages  dont  l'aspect  communique  à  Fhomme  quelque 
chose  de  son  calme  et  de  sa  douceur,  Jean  tend  la  main  à 
Clairette  :  Berthe  Taimera  comme  un  frère. 

Il  n'y  a  pas  une  ligne  â  retrancher  dans  ce  récit  que 
j'ai  gâté  en  l'abrégeant.  Et  pourtant  je  ne  serais  pas 
étonné  si  les  lecteurs  et  surtout  les  lectrices  de  M.  Amé- 
dée  Achard  ne  mettaient  encore  au  dessus  de  Rose-Blan- 
che cette  étrange  histoire  de  Daphniset  Chloé^  où  lauteur, 
il  faut  bien  l'avouer,  a  fait  çà  et  là  quelques  concessions 
au  goût  moderne.  Celle-là,  je  ne  vous  la  dirai  pas  ;  on  fris- 
sonne en  la  lisant.  Figurez-vous  un  roman  d'Anne  Radt- 
cliffe  raconté  par  un  Hoffmann  parisien.  Qu'il  vous  suffise 
de  savoir  que  Théroïne,  la  belle,  passionnée,  poétique  et 
rancuneuse  Esther,  a  des  cheveux  blonds  au  début  et  des 
cheveux  noirs  à  la  fin  ;  qu'elle  est  morte  est  qu'elle  est 
vivante  ;  qu'elle  change  de  couleur  et  de  mari,  et  tout  cela 
sans  trop  d'invraisemblance. 

L'autre  recueil,  le  nouveau  venu,  les  Femmes  honnê" 
teSf  est  aussi  le  meilleur,  et  je  regrette  de  n'avoir  pas 
plus  d'espace  pour  détailler  les  mérites  de  ces  trois  nou* 
velles:  Daniel,  Thérèie,  et  Mademoiselle  du  Rosier.  Daniel 


346  GAU$ERIES  UTTËÏtAIBES. 

est  un  de  ces  pâles  héros  de  résignation  et  de  sacrifice, 
dont  rexistence  s'use  à  se  dévouer,  à  travailler  et  à  souf- 
frir. L'amour  lui  sourit  un  moment,  la  gloire  lui  laisse 
entrevoir  une  de  ses  vagues  lueurs  au  delà  d'un  horizon 
bas  et  triste:  mais  amour  et  gloire  disparaissent  sous  les 
dures  exigences  de  la  pauvreté  et  du  devoir,  et,  quand  ils 
reviennent,  il  est  trop  tard;  ils  ne  trouvent  plus  qu'un 
mourant  sur  un  grabat.  Ce  récit  est  d'une  justesse,  d'une 
harmonie  de  tons,  qui  en  redoublent  l'effet  navrant  et  pa- 
thétique. Dans  Thérèse f  légende  allemande  tout  impré- 
gnée des  vagues  senteurs  et  des  brumes  flottantes  d'outre- 
Rhin,  l'auteur  a  fort  habilement  combiné  ce  que  le  génie 
et  le  goût  de  notre  Uttérature  réclament  de  net  et  de  saisis- 
sable,  avec  cette  nuance  de  fantaisie  vaporeuse  qui  donne 
tant  de  charme  à  la  poésie  germanique:  c'est  une  gracieuse 
politesse  du  pays  de  l'idée  au  pays  du  rêve.  Slademoiselle 
du  Rosier  nous  semble  un  petit  chef-d'œuvre.  Un  des  per- 
sonnages dit,  en  parlant  de  l'héroïne,  tlademoiselle 
Alexandrine  du  Bosier  :  «  C'est  un  caractère  I  »  C'est  un 
caractère,  en  effet,  et  tracé  d'un  bout  à  l'autre  avec  une 
merveilleuse  sûreté  de  cravon.  Le  notaire,  les  deux 
amoureux,  la  vieille  tante,  madame  de  Fongerolles,  le 
château  de  la  Bertoche,  où  l'orpheline,  ruinée  par  les 
prodigalités  de  son  père,  trouve  une  maigre  et  revôche  hos- 
pitalité, tous  ces  accessoires  encadrent  à  merveille  la  figure 
principale.  Cette  jeune  fille,  riche  la  veille,  pauvre  le  len- 
demain, et  qui,  au  lieu  de  plier  et  de  gémir,  envisage  froi- 
dement sa  situation  et  trouve  en  elle-même  assez  de  force 
pour  vivre  avec  sa  pensée  et  préparer  sa  revanche,  sort  tout 
à  fait  de  ce  que  j'appellerai  le  romanesque  ordinaire,  et  of- 
fre un  mélange  de  grâce  et  de  fermeté,  de  clairvoyance  et 
d'énergie,  qui  fait  grand  honneur  au  peintre.  On  sent  qu'il 
est  maître  de  son  sujet,  et  qu'il  touche  ft  cette  phase  où 


M.  ÂMÉDÉE  ACHARD.  547 

le  talent  de  Tartiste  sait  donner  à  ses  moindres  esquisses 
une  valeur  que  n'ont  pas  toujours  les  grandes  toiles. 

Nous  voici  arrivé  à  Maurice  de  Tremi,  Dans  noire  so- 
ciété nivelée  et  réduite  à  l'état  de  table  rase,  les  sujets  de 
roman  et  de  drame  sont  rares  ;  car  tout  drame  ou  tout 
roman  suppose  une  lulle,  toute  lutte  un  contraste,  et  où 
trouver  des  contrastes  là  où  l'égalité  civile,  la  diffusion 
des  lumières,  la  rapidité  des  circulations,  l'effacement  des 
costumes,  le  morcellement  des  héritages,  l'uniformité  des 
physionomies,  des  mœurs  et  des  manières,  forcent  chacun 
de  ressembler  à  tous,  suppriment  les  types  et  remplacent 
les  médailles  par  des  pièces  de  monnaie  courante?  Aussi 
le  roman  et  le  drame,  contraints  d'épuiser  le  peu  de  pro- 
visions qui  leur  restaient  encore,  n'ont-ils  pas  manqué 
d'abuser  de  Fantagonisme  de  la  bourgeoisie  et  de  la  no- 
blesse; nous  avons  vu,  avec  mille  variantes,  des  gentils- 
hommes ruinés  épousant  de  riches  héritières  de  la  banque 
ou  du  négoce,  ou  des  jeunes  filles  nobles  et  pauvres,  ma- 
riées à  ces  hommes  que  la  vanité  égalitaire,  la  plus  insa- 
tiable de  toutes,  appelle  fils  de  leurs  œuvres  ;  ce  qui, 
pour  le  dire  en  passant,  m'a  toujours  paru  bien  hautain 
vis-à-vis  de  leurs  véritables  pères.  Cette  peinture  est  sou- 
vent partiale  et  rarement  utile  :  s'il  est  vrai  que  la  no- 
blesse ne  garde  plus  aujourd'hui  de  ses  privilèges  que 
celui  d'exciter  un  peu  d'ëhvie,  tout  ce  qui  ranime  cette 
envie,  un  des  sentiments  les  plus  bas  et  les  plus  stériles 
du  cœur  humain,  doit  être  signalé  comme  fâcheux  ;  et, 
s'il  est  vrai  que  ta  bourgeoisie  ait  désormais  des  ennemis 
autreuTent  redoutables  que  les  ducs  et  les  marquis,  tout  ce 
qui  l'écarté  des  vrais  points  d'attaque  et  de  défense,  tout 
ce  qui  la  maintient  en  hostilité  et  en  méfiance  contre  des 
hommes  intéressés  comme  elle  à  la  conservation  et  à 
Tordre)  doit  affliger  les  gens  sages.  Hais,  à  c4té  des  di- 


318  ^  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

verses  classes  considérées  dans  leur  expression  matérielle 
et  positive,  il  y  a  les  classes  d'intelligences,  de  sentiments 
et  d'habitudes,  les  hiérarchies  idéales  d'après  lesquelles 
un  grand  seigneur  peut  être  plus  bourgeois  qu'un  mar- 
chand, une  fille  du  peuple  plus  patricienne  qu'une  grande 
dame.  Là,  l'observateur,  le  romancier,  seront  plus  à  l'aise, 
d'abord  parce  que  la  vanité,  n'étant  plus  en  contact  avec 
des  classifications  visibles,  laissera  plus  aisément  la  parole 
à  l'équité  et  au  bon  sens  ;  ensuite,  parce  que  les  combi- 
naisons de  la  vie  extérieure  sont  bornées,  tandis  que 
celles  de  la  vie  intérieure  ou  du  cœur  sont  innombrables. 
Maurice  de  Tretiil  représente  la  lutte,  non  pas  du  gentil- 
homme, non  pas  même  de  l'artiste,  contre  le  bourgeois, 
mais  des  natures  délicates,  fines,  élevées,  contre  les  na- 
tures vulgaires  et  dures.  A  cette  donnée  s*en  ajoute  une 
autre,  non  moins  instructive  et  non  moins  vraie  :  Maurice 
de  Treuil  est  de  son  siècle  :  il  a  le  goût  de  l'art  sérieux  et 
grand  ;  il  n'en  a  pas  le  courage  ;  la  pauvreté  l'effraye  ;  il 
manque  de  cette  initiative  énergique  qui  va  au-devant  des 
privations,  des  épreuves  et  des  sacrifices.  Il  n'a  pas 
échappé  à  cette  maladie  du  bien-être,  de  la  jouissance 
immédiate,  de  la  vie  facile,  du  succès  escompté  et  mon- 
nayé, qui  a  étouffé,  de  nos  jours,  tant  de  vocations  fé- 
condes et  de  généreux  enthousiasmes.  Ce  caractère  où 
toutes  les  distinctions  de  l'esprit,  du  talent  et  du  cœur 
s'allient  à  une  certaine  faiblesse  de  résolution  et  de  vo- 
lonté, est  d'une  vérité  frappante.  Combien  n'en  avons- 
nous  pas  connu,  de  ces  écrivains,  de  ces  artistes,  en  qui 
un  fond  de  mollesse  altérait  des  facultés  brillantes,  et  qui 
arrivaient  à  faire  de  jolies  choses,  faute  d'avoir  su  assez 
attendre  et  assez  lutter  pour  faire  des  choses  grandes  !  Le 
roman  s'ouvre  par  une  scène  d'une  beauté  mélancolique 
et  pénétrante»  dont  ma  froide  analyse  ne  peut  donner  une 


M.  ÂHËDÉE  AGHARD.  S49 

idée.  La  journée  a  été  bonne  pour  Maurice  ;  à  la  suite 
d'une  Exposition  de  peinture,  il  a  été  nommé  chevalier  de 
la  Légion  d'honneur,  et  le  ministre  a  acheté  son  tableau. 
Ce  premier  bonheur  de  la  vie  d'artiste,  il  n*est  pas  seul 
à  le  goûter.  Une  jeune  personne,  son  amie  d'enfance, 
riche  autrefois,  n*ayant  plus  maintenant  d'autre  ressource 
que  son  talent  de  musicienne,  l'attend  dans  son  petit 
appartement,  voisin  de  l'atelier  du  peintre.  Elle  veut  avoir 
la  première  confidence  du  succès  de  Maurice,  et  elle  la 
reçoit  avec  une  émotion  fraternelle  :  fraternelle,  ai-je  dit? 
non  ;  si  le  jeune  artiste  pouvait  ou  voulait  la  comprendre, 
ce  sentiment,  malgré  la  chaste  réserva  de  Laure,  ne  serait 
plus  une  amitié  de  sœur.  Mais  Maurice  craint  la  pauvreté  : 
il  n'a  que  son  pinceau  ;  sa  jeune  femme  serait  forcée  de 
courir  le  cachet  !  Pour  braver  ces  luttes  et  ces  misères,  il 
faudrait  un  de  ces  amours  héroïques  qui  se  nourrissent  de 
leur  propre  folie  comme  de  la  seule  pâture  digne  d'eux; 
et  Maurice  n'a  pas  d'amour  pour  Laure.  Elle  le  devine,  se 
résigne  et  garde  son  secret.  Sur  ce  balcon,  dans  un  des 
plus  hauts  quartiers  du  nouveau  Paris,  par  une  de  ces 
nuits  d'été  dont  les  sereines  magnificences  s'accroissent 
de  leur  contraste  avec  les  bruits  lointains  de  la  ville  s'agi- 
tant  ou  s'endormant  à  nos  pieds,  ces  deux  êtres  si  bien 
faits  pour  s'entendre  et  pour  s'aimer,  échangent  un  dia- 
logue où  la  tendresse  contenue,  lès  souffrances  voilées  de 
Laure,  ce  trésor  de  patience,  de  courage  et  de  vertu  qu'elle 
met  tout  bas  au  service  de  son  ami  et  qu'il  pourrait  con- 
quérir d'un  mot,  alternent  avec  les  irrésolutions  de  Mau* 
rice,  ses  vagues  espérances,  ses  élans  involontaires  vers 
des  joies  dont  il  est  avide,  vers  un  idéal  d'amour  entouré 
de  luxe,  d'éclat  et  de  richesse.  C'est  la  vérité  prise  sur  le 
fait,  la  vérité  du  cœur  humain  dans  ces  natures  exquises  et 
incomplëteti  que  Ton  appelle  natureu  artistes.  La  scène 


350  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

change  :  un  magnifique  mariage  est  offert  à  Maurice  par 
un  dç  ces  hommes  connus  sous  le  nom  générique  de 
fléaux  £  ateliers  j  une  scie  bourgeoise  et  millionnaire,  s'ap- 
pelant  H.  Closeau  du  Tailli,  et  que  le  jeune  peintre  a  laissé 
pénétrer  dans  son  intimité  sans  savoir  pourquoi.  Ce  Clo- 
seau du  Tailli,  Xami  des  artistes,  comme  il  s'intitule,  par- 
venu de  bas  étage,  vaniteux,  bouifi,  ridicule,  sot  et  retors 
tout  ensemble,  membre  d'une  société  du  Caveau  où  Ton 
se  réunit  pour  chanter  des  gravelures,  salissant  son  âge 
mûr  à  la  poursuite  de  grossiers  plaisirs  après  avoir  désho- 
noré sa  jeunesse  dans  de  véreuses  affaires,  est  une  créa- 
tion d'autant  plus  remarquable  que  Todieux  et  le  grotes- 
que n*y  dépassent  jamais  cette  limite  où  Thomme  de  goût 
et  de  bonne  compagnie  est  obligé  de  se  récuser.  H.  CIo- 
3eau  du  Tailli  accapare  Maurice,  et,  bon  gré  mal  gré,  il  le 
présente  à  la  Colombière,  chez  H.  et  madame  Sorbier, 
propriétaires  de  millions  mal  acquis  et  d'une  fille  mal  éle- 
vée, mais  trop  belle,  hélas  !  pour  ne  pas  triompher  des 
indécisions  de  M.  de  Treuil.  L'intérieur  des  Sorbier,  leurs 
antécédents,  la  manière  dont  madame  Sorbier  est  deve- 
nue peu  à  peu  maltresse  chez  elle,  malgré  l'âpreté  de  son 
mari,  jadis  surnommé  à  Pitlûviers  Sorbier-le-Loupj  tout 
cela  est  de  première  force,  et  peut  braver  la  comparaison 
avec  les  plus  vigoureuses  peintures  de  la  vie  réelle  eu  pro- 
vince. Tous  les  mauvais  côtés  de  la  bourgeoisie  d'in- 
stincts, de  sentiments,  de  goûts,  d'habitudes  (et  non  pas, 
bien  entendu,  de  la  bourgeoisie  prise  dans  son  ensemble 
et  comme  classification  sociale),  dureté,  vulgarité,  ava- 
rice, inintelligence  volontaire  de  tout  ce  que  certaines 
âmes  ont  de  délicat,  d'élevé  et  de  généreux,  se  dessinent 
et  se  personnifient  tour  à  tour,  avec  une  nuance  d'épicu- 
réisme  burlesque  chez  M.  Closeau  du  Tailli,  avec  un  ca- 
ractère d'égoteme  féroce  sous  les  traits  de  M*  et  de  madame 


H.  ÂHÉDËE  âGUâKD.  S51 

Sorbier.  On  devine  en  eux  les  minotaures  prêts  à  dévorer 
la  jeunesse,  le  talent,  Tavenir,  la  vie  de  Maurice.  En  effet, 
la  beauté  de  mademoiselle  Sophie  Sorbier,  filleule  de 
M.  Closeau  du  Tailli,  subjugue  M.  de  Treuil  ;  le  mariage  a 
lieu,  et  la  lutte  commence.  Ce  qu'il  y  a  d'original  dans  la 
situation  de  Maurice,  et  ce  qui  a  fourni  à  H.  Amédée 
Achard  des  développements  d'un  vif  intérêt,  c'est  que  le 
jeune  artiste  a  fait  un  mariage  d'argent  et  est  amoureut 
de  sa  femme.  Ces  deux  éléments,  qui  semblent  s'exclure  et' 
qui  se  combinent  chez  lui,  le  livrent  sans  défense  à  toutes 
les  taquineries,  à  toutes  les  persécutions  de  la  race  Sor- 
bier et  du  Tailli,  et  forment  une  des  meilleures  moralités 
du  récit.  En  épousant  mademoiselle  Sophie  Sorbier,  Mau- 
rice a  paru  sacrifier  au  culte  du  Veau  d'or.  On  peut  le 
croire  intéressé,  positif,  dépourvu  de  sensibilité,  et  il 
éprouve,  au  contraire,  une  ardente  passion  pour  cette 
jeune  femme  qui  Ta  fait  riche  et  qu'il  tiendrait  quitte  de 
ses  richesses  si  elle  voulait  le  comprendre  et  Taimer. 
D'où  lui  vient  cette  opposition  douloureuse  entre  l'appa- 
rence et  la  réalité,  entre  ce  qu'il  a  fait  et  ce  qu'il  ré^e, 
entre  les  plus  chères  aspirations  de  son  cœur  et  les  lourdes 
chaînes  de  sa  vie?  De  sa  faiblesse,  du  penchant  involon- 
taire de  cette  imagination  charmante,  qui,  tout  en  gardant 
sa  délicatesse,  sa  chaleur  et  sa  grâce,  a  mieux  aimé  jouir 
que  lutter.  Rien  de  plus  opportun  que  cette  leçon  donnée 
au  sybaritisme,  au  sensualisme  pratique,  qui  est  une  des 
plaies  de  l'art  moderne.  Le  reste  du  roman  nous  montre 
la  punition,  les  souffrances,  le  meurtre  à  coups  d'épingle, 
l'agonie  et  la  mort  de  Maurice  de  Treuil.  Je  ne  veux  pas 
déflorer  ce  poignant  récit  ;  mais  je  veux  citer  une  page  où 
Ton  reconnaîtra  tout  ce  que  le  style  de  M.  Amédée  Achard  a 
acquis  de  fermeté^  d'élévation  et  de  vigueur.  Parmi  les  in- 
struments du  supplice  de  M.  de  Treuil,  Vauteur  ne  pouvait 


552  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

omettre  la  liaison  de  Sophie  avec  une  de  ces  femmes 
telles  qu'en  produisent  les  perpétuels  paradoxes  de  la  vie 
parisienne,  et  qui,  appartenant  à  la  bonne  compagnie, 
font  tout  ce  qu'elles  peuvent  pour  parvenir  à  la  mauvaise. 
f  Ce  n'était  pas  la  première  fois  que  Maurice  trouvait 
sur  son  passage  de  ces  natures  dévoyées.  On  dirait  que,  fas- 
cinées par  réclat  qu'on  prête  au  vagabondage  de  certaines 
aventurières,  éblouies  et  entraînées  par  le  tapage  qui  se 
fait  autour  d'elles,  excitées  par  une  envie  malsaine  d'at- 
tirer sur  leurs  fronts  quelques  rayons  de  cette  auréole  qui 
couronne  les  plus  célèbres,  elles  s'efforcent  de  suivre 
leurs  traces  et  de  s'inspirer  de  leurs  habitudes  pour  arri- 
ver à  la  même  notoriété.  Poussées  par  ce  fatal  besoin  de 
succès  et  d'hommages  qui  domine  quelques  femmes,  on 
en  voit  qui  cherchent,  demandent,  sollicitent  d'étranges 
rivalités,  et  se  croient  au  sommet  de  la  mode  et  du  goût, 
quand,  par  hasard,  grâce  à  leurs  toilettes  et  à  leur  atti- 
tude, les  étrangers  les  confondent  avec  les  Dalila  de  la 
Chaussée-d'Antin.  Le  cercle  de  la  famille  les  protège,  elles 
le  franchissent;  leur  qualité  de  femme  du  monde  les 
couvre,  elles  n'épargnent  rien  pour  faire  croire  qu'elles 
n'en  sont  pas.  Elles  ont  des  maris,  elles  les  dissimulent, 
et  quelquefois  les  oublient  ;  elles  ont  pour  leur  cœur  la 
sainte  garantie  des  devoirs,  elles  n'affectent  de  tendresse 
et  d'enthousiasme  que  pour  les  emportements  de  la  pas- 
sion et  les  dérèglements  du  vice  :  elles  ont  une  maison  et 
un  ménage,  elles  ne  parlent  que  des  enchantements  de  la 
bohème.  Ce  n'est  rien  pour  elles  que  d'être  de  bonnes 
femmes  :  ce  qu'elles  regrettent  ou  feignent  de  regretter, 
c'est  de  n'être  pas  d'adorables  maîtresses.  Elles  pour- 
raient éclairer  doucement  le  foyer  domestique  ;  elles  veu- 
lent faire  croire  que  leur  mission  était  de  briller  dans  le 
monde  galant.  La  Providence  les  a  faites  épouses  et 


M.  AMËDËE  AGHARD.  555 

mères  ;  elles  ne  croient  pas  que  cela  suffise,  et  aspirent  à 
la  réputation  de  libres  penseurs.  Tout  les  convie  à  s'age* 
nouiller  sous  le  joug  tutèlaire  de  la  règle  et  du  devoir; 
elles  se  plaisent  à  chanter  les  louanges  de  Tindépendance 
sur  le  mode  pindarique,  et  n'ont  qu'une  médiocre  estime 
pour  ces  vertus  que  la  coutume  recommande  aux  petites 
bourgeoises.  Ce  qu'elles  aiment,  c'est  le  bruit  ;  ce  qu* elles 
cherchent,  c'est  le  mouvement  ;  ce  qu'elles  envient,  c'est 
l'éclat.  Une  littérature  malsaine,  en  poétisant  certaines 
existences  dont  la  Grèce  antique  a  chanté  les  hardiesses, 
a  contribué  dans  une  large  mesure  à  rendre  ces  imita- 
tions plus  faciles  et  plus  nombreuses.  Le  trouble  s'est 
fait  dans  les  esprits  faibles  et  dans  les  cœurs  irrésolus. 
Des  femmes  qui,  mieux  inspirées,  auraient  dû  détourner 
les  yeiu  de  ces  scandales,  ont  cru  que  la  vie  était  là  : 
elles  en  ont  accepté  les  apparences  en  attendant  les  réa- 
lités. » 

Qu'en  dites-vous?  L'homme  qui  a  écrit  cette  page  et  bien 
d'autres,  qui  a  tracé  les  caractères  de  H.  Sorbier,  de  ma- 
dame Sorbier,  de  M.  Gloseau  du  Tailli,  et  la  figure  si  vraie 
de  Maurice  de  Treuil  et  la  chaste  et  poélique  silhouette  de 
Laure,  n'a  plus  le  droit  de  dire  de  son  œuvre  ce  que  Mau- 
rice dit  de  son  tableau  :  —  t  Ce  n'est  pas  mal,  mais  ce 
n'est  pas  encore  cela  !  »  —  C'est  tout  à  fait  cela,  au  con- 
traire !  Et  cependant  je  ne  finirai  pas  sans  mêler  à  mes 
justes  éloges  une  petite  critique  :  les  cinquante  dernières 
pages  de  Maurice  de  Treuil  ne  valent  pas  le  reste  du  ro- 
man. Maurice  meurt  littéralement  d'amour  pour  sa 
femme,  qui,  cédant  aux  mauvaises  influences  de  son  en- 
tourage, l'a  laissé  s'éloigner  d'elle.  Cet  effet  de  nostalgie 
matrimoniale  est  une  exception  touchante,  un  bel  et  rare 
exemple  à  proposer  à  l'émulation  des  bons  maris  ;  mais 
j'y  surprends  çà  et  là  quelques  traits  un  peu  trop  physio- 

SO. 


) 


354  CAUSERIES  LITTÉnÂIRES. 

logiques,  et  j*y  reconnais  une  trace  qui  me  met  aussit^ 
sur  la  défensive:  Balzac  a  passé  par  Ik  : 

Di  n'en  biouraient  pat  tous,  mais  toui  étaient  frappés! 

N*importe  !  sauf  cette  critique  légère  que  me  conteste- 
ront les  lectrices  d'Amédée  Achard,  étonnées  et  ravies 
q[ue  Ton  meure  encore  d'amour  pour  elles  après  les  avoir 
épousées,  Maurice  de  Treuil  est  un  ouvrage  exceflent.  Que 
l'auteur  persiste  dans  cette  voie,  qu'il  s'attache  de  plus 
en  plus  à  rinterprétation  vraie  des  caractères  et  à  la  por- 
tée morale  des  sujets,  sans  lesquelles  le  roman  n*est 
qu'une  frivolité  coupable  ou  puérile  ;  il  achèvera  de  mar- 
quer sa  place,  une  belle  et  grande  place,  entre  les  anciens 
qui  s'en  vont  et  les  nouveaux  qui,  décidément.  n!çuTÎvent 
pas.  Nul  n'est  plus  digne  que  lui  de  me  faire  coœpr^- 
dre  et  ressentir  la  plus  douce,  la  plus  innocenté  et  la 
plus  rare  des  vanités  littéraires  :  la  joie  des  succès  d'au- 
trui. 


;' 


^•^' 


M.  MAZÈRES 


mrmtammim 


C*est  déjà  beaucoup,  en  ce  inonde,  d*aToir  eu  son  mcH 
ment,  et  je  connais  bien  des  écrivains  de  mérite  qui  cher- 
chent ce  moment  toute  leur  vie  sans  le  rencontrer  jamais. 
Seulement,  les  heureux,  les  habiles,  savent  survivre  à 
cette  date  brillante,  et  lui  donner,  pour  ainsi  dire,  un  ca- 
ractère officiel  qui  leur  permet  de  rester  des  personnages 
alors  que  leur  rôle  est  fini.  Il  y  en  a  même  qui,  afin  d*y 
mieux  réussir,  s'arrangent  pour  être  toujours  du  parti  du 
plus  fort  :  tl.  Mazères,  pour  en  trouver,  n*am*ait  peut-être 
qu'à  relire  la  liste  de  ses  collaborateurs. 

Mais,  si  le  temps  passe,  si  le  goût  du  public  change,  si 
de  nouveaux  noms  succèdent  aux  noms  applaudis  na- 
guère et  en  diminuent  le  prestige,  si  les  révolutions  sur- 
tout bouleversent  et  transforment  les  surfaces  où  la  co- 
médie glisse  et  les  saillies  où  elle  s'accroche,  si,  en  un 
mot,  les  auteurs  et  les  œuvres  subissent  la  loi  commune, 
il  nest  pas  défendu.  Dieu  merci  !  à  un  honnête  homme,  à 
un  homme  d*esprit,de  rassembler,  en  ses  jours  d'au- 
tomne, des  ouvrages  qui  furent  la  joie,  la  fête,  le  rayon 
et  le  sourire  de  sa  vie,  d'y  joindra  des  souvenirs  qui  en 

•  ComitUei  et  Soiwemrt. 


356         '       CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

fixent  la  physionomie  et  en  rappellent  l'à-propos,  et  de 
dire  à  ses  contemporains  :  Voil  mes  états  de  service;  je 
ne  prétends  ni  les  humilier  ni  les  surfaire;  je  vous  les 
présente  avec  la  séctirité  permise  à  qui  A*a  pas  à  rougir 
d'une  seule  ligne  de  ses  écrits.  Voilà  ce  qui  réussissait,  et 
très-haut,  et  très-fort,  à  une  époque  où  la  littérature  était 
pour  le  moins  aussi  florissante  qu*à  présent.  Je  sais  très- 
bien  que  mes  comédies  ne  sont  pas  des  chefs-d'œuvre  ; 
mais  les  chefs-d'œuvre  sont  rares,  même  aujourd'hui,  et 
l'on  verra  si,  dans  trente  ans,  la  Fiammina  et  les  Faux 
Bonshommes  feront  meilleure  figure  que  les  Trois  Quar- 
tiers  et  le  Jeune  Mari.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  suis  tranquille. 
Celui-là  ne  peut  être  ni  dédaigné  ni  tout  à  fait  oublié, 
qui  n'a  jamais  eu  d'autre  ambition  que  de  pratiquer  l'hon* 
nête  précepte  du  bon  vieux  Picard,  son  collaborateur  et 
son  maître  :  c  Le  but  de  la  comédie  est  de  divertir  les 
braves  gens  !  » 

Tel  est,  ou  à  peu  près,  le  discours  que  nous  adresse  ou 
que  .pourrait  nous  adresser  H.  Mazères  en  nous  offrant 
ces  trois  volumes,  qu'il  appelle  Comédies  et  Souvenirs, 
Souvenirs,  vous  entendez  bien!  M.  Mazères  met  même 
ses  juges  bien  à  Taise  :  il  leur  conseille  —  6  modestie  d*un 
autre  âge  !  —  de  ne  pas  relire  ses  comédies,  mais  de  lire 
ses  souvenirs.n  a  raison,  au  moins  dans  la  moitié  de  ce  con- 
seil; ses  souvenirs  offrent  un  double  intérêt  :  ils  ne  nous  di- 
sent pas  seulement  dans  quelles  circonstances  ces  pièces 
ilirent  écrites,  à  quels  courants  d'opinion  elles  répondaient, 
quel  sentiment  public  elles  traduisirent,  quelles  influences 
en  déterminèrent  ou  en  amoindrirent  le  succès  ;  ils  nous 
apprennent  aussi,  ce  que  notre  époque  ne  sait  plus  guère, 
comment  un  auteur  peut  et  doit  parler  de  ses  œuvres  et 
de  lui-même,  sincèrement,  simplement,  à  la  façon  des 
écrivains  du  bon  siècle,  montrant  le  fort  et  le  faible,  les 


M.  MAZERES.  557 

points  où  il  a  échoué  et  ceux  où  il  croit  avoir  réussi,  et 
n*y  apportant  ni  cette  fausse  humilité  qui  n'est  que  Fen- 
Ters  de  Torgueil,  ni  cette  plénitude  de  soi,  qui  suppose 
que  le  monde  va  changer  de  face  pour  une  comédie  en 
trois  ou  en  cinq  actes  :  ils  nous  enseignent  encore  corn* 
ment  un  homme  de  cœur,  mûri  par  Texpérience  et  fidèle 
aux  causes  vaincues,  sait  reconnaître  Tinjustice,  la  chi- 
mère, le  côté  dangereux  ou  puéril  de  ces  passions  politi- 
ques auxquelles  il  demandait  autrefois  des  sujets  et  des 
succès.  Je  n'en  citerai  qu'un  exemple,  et  il  suffira  pour 
donner  une  idée  de  tout  ce  qu'ont  d'honorable  ces  confi- 
dences rétrospectives  de  H.  Mazéres.  Il  a  publié,  dans  son 
second  volume,  une  comédie,  écrite  en  collaboration  avec 
H.  Empis,  et  intitulée  :  Un  Changement  de  MinUtère,Ceiie 
pièce,  inspirée  par  la  chute  du  ministère  Villèlle,  ajournée 
par  H.  de  Martignac,  fut  finalement  dérendue  par  M.  de 
la  Bourdonnaye,  et  ne  put  être  jouée  qu'en  mars  1831, 
c'est-à-dire  qu'après  qu'une  révolution  radicale  eût  fait 
perdre  aux  allusions  et  aux  épigraromes  de  1828  une  par- 
tie de  leur  sel  et  même  de  leur  sens.  Aussi,  le  succès  qui 
eût  été  très-vif  trois  ans  auparavant,  fut-il  des  plus  mé- 
diocres. Assurément,  si  l'on  songe  au  genus  irritabile  va^ 
tum^on  avouera  qu'il  y  avait  là  un  sujet  de  longue  rancune. 
Fib  bien,  voicr  en  quels  termes  M.  Hazères  achève  l'his- 
toire de  sa  comédie  :  —  «  J'ignore  ce  qu'en  pense  mon 
collaborateur  :  quant  à  moi,  après  tant  d'épreuves  traver- 
sées ,  j'estime  que  H.  de  la  Bourdonnaye  a  bien  agi  en 
défendant  énergiquement  la  représentation  d'Un  Change- 
ment  ^e  Ministère^  et  j'adresse  de  sincères  remerciments 
à  sa  mémoire,  si  je  lui  tiois  d'avoir  été  privé  du  grand 
succès  que  nous  pouvions  alors  espérer.  Ce  succès  n'eût- 
il,  en  secondant  l'effervescence  publique,  comme  la  Muette 
de  Portici  à  Bruxelles,  avancé  que  d'une  heure  la  chute 


358  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

de  la  monarchie,  je  croirais  n'avoir  pas  assez  de  larmes 
pour  enracIieterladèsolanteresponsabilité.vS'ilestvrai  que 
les  qualités  du  cœur  valent  mieux  que  celles  de  Tespril,  on 
conviendra  avec  nous  que  celte  noble  franchise  vaut  mieux 
même  qu'une  pièce  excellente  :  ces  larmes  dont  parle 
M,  Mazères,  elles  nous  venaient  aux  yeux,  pendant  que  nous 
lisions  ces  simples  lignes.  Ce  n*est  pas  là  le  genre  de  triom* 
plie  que  se  propose  de  préférence  un  poète  comique  ;  mais 
M.  Hazères,  j'en  suis  sûr,  sera  le  premier  à  me  pardonner. 

J'ai  donc  lu  ses  Souvenirs  ;  j'ai  lu  aussi  ses  comédiesi 
et  je  n'y  ai  pas  de  mérite;  caries  plus  heureuses,  les  plus 
applaudies,  le  Jeune  Maiij  les  Trois  Quartiers,  Chacun 
de  son  côté,  se  rattachent  pour  moi  à  ce  moment  de  la  vie 
où,  encore  écolier,  on  veut  déjà  être  un  homme,  et  où  le 
théâtre,  avec  ses  rumeurs  et  ses  prestiges,  apparaît  comme 
la  seule  récréation  digne  d'un  rhétoricien.  Il  faut  bien 
que  les  triomphateurs  d'aujourd'hui  se  le  disent  :  leurs 
pièces  n'ont  pas  plus  de  retentissement  que  n'en  avaient 
ces  comédies  ;  on  s'abordait  en  se  demandant  des  nou- 
velles d'Oscar  de  Beaufort,  de  Desrosiers  et  du  notaire 
Bargeot,  comme  on  s'en  demande  aujourd'hui  de  la  ba- 
ronne d'Ange  ou  de  M.  Desgenais.  Et  quelle  joie,  et  qu'on 
était  fier,  lorsqu'on  traversant  la  grande  allée  du  Luxem- 
bourg ou  en  prenant  place  au  banc  d'honneur,  entre  Cicé- 
ron  et  Virgile,  on  pouvait  dire  à  ses  camarades  :  J'ai  vu 
hier  Chacun  de  son  côté  ;  mademoiselle  Mars  y  est  divine,  et 
j'ai  encore  dans  l'oreille  cette  voix  enchanteresse  disant  : 
«  Rendez-moi  malheureuse,  si  vous  en  avez  le  courage  !  » 
-^  Et  les  grands  comédiens  d'alor^  1  l'élégance  d'Armand, 
le  jeune  premier  quinquagénaire!  la  grâce  timide  de  Hen. 
jaudl  l'ardeur  romantique  de  Firmin  1  l'embonpoint  ma- 
jestueux de  mademoiselle  Leverd  !  la  roideur  sénatoriale 
de  Baptiste  aîné  1  11  m'a  semblé,  tandis  que  je  lisais  ce 


M.  MAZËRES.  559 

prçmier  volume,  voir  se  releyer  tout  ce  cortège  des  gra- 
cieux fantômes  de  la  jeunesse  qu'on  laisse  tomber  suf  sa 
route  avant  d*y  tomber  soi-même;  voir  reluire  ces  douces 
étoiles  de  V^ube  qu'éteignent  tour  à  tour  les  incertaines 
clartés  du  matin,  les  orages  de  la  journée  et  les  pâlis^ 
santés  lueurs  du  soleil  couchant.  H.  Hazères,  lui  aussi,  en 
parcourant  de  nouveau  ces  paisibles  champs  de  bataille 
qui  furent  autant  de  victoires,  en  se  souvenant  de  ces  bra- 
vos, de  cette  foule  souriante,  et  des  cajoleries  de  Cèli- 
niéne  pour  obtenir  un  rôle,  et  des  compliments  des 
grandes  dames,  et  des  bontés  de  Charles  X  l'indemnisant 
des  rigueurs  de  la  censure,  a  le  droit  de  s'écrier  :  Ah  I 
c'était  le  bon  temps  !  —  Oui,  c'était  le  bon  temps  pour 
lui  et  pour  nous;  mais  une  révolution  survint;  elle  es- 
tompa, de  sa  griffe  démocratique,  ces  frêles  pastels  ;  et 
un  beau  matin,  après  bien  des  services  rendus,  le  fusil  à 
la  main,  à  Tordre  et  à  la  société  menacés,  H.  Mazëres  se 
réveilla  préfet.  Jusqu'à  quel  point  la  préfecture  est^Ue 
compatible  avec  la  comédie?  La  question  est  délicate,  et 
l'auteur  des  Trois  Quartiers  ne  Ta  pas  résolue.  Sans  doute 
il  put  recueillir  çà  et  là  des  traits  de  mœurs  et  de  carac- 
tère qui  lui  rappelèrent  la  Petite  Ville  de  son  premier 
collaborateur  ;  les  élections  amenaient  aussi  leurs  scènes 
plaisantes  et  donnaient  lieu  à  des  conflits  d'amours-pro- 
pres, à  des  manœuvres  diplomatiques  et  stratégiques,  à 
im  écheveau  de  ruses,  d'ambitions  locales,  d'empresse- 
ments serviles,  dont  les  a  délivrées,  comme  chacun  sait, 
dans  sa  franchisée  et  son  intégrité  populaires,  le  suffrage 
universel.  Hais  enfin  il  n'est  pas  prouvé  que  des  rapports 
au  conseil  général,  des  centimes  additionnels  et  des  tour- 
nées de  révision  soient  très-propres  à  entretenir  la  maia 
d  un  auteur  comique  ;  que  douze  ou  quinze  ans  de  gra- 
vité préfectorale  laissent  à  ses  idées  toute  leur  fraiobeuri 


360  CAUSERIES  LITTËRÂIRES. 

à  son  coup  d'œil  toute  sa  promptitude,  à  son  crayon  toute 
sa  finesse.  H.  Hazëres  cependant  avait  rempli  d'avance 
cette  lacune  par  le  succès  de  quelques  pièces  jouées  au 
début  de  cette  nouvelle  phase,  parmi  lesquelles  la  comé- 
die de  la  Mère  et  la  Fille  réussit  avec  éclat  et  émut  pro^ 
fondement  une  foule  distraite  par  le  drame  orageux  et 
sombre  du  procès  des  ministres.  Hais,  lorsqu'une  seconde 
révolution  fut  venue  le  relever  de  ses  vœux  de  préfecture, 
et  qu^il  reprit  courageusement  la  libre  et  heureuse  plume 
des  années  brillantes  et  applaudies,  il  y  eut  comme  une 
solution  de  continuité  dans  cette  trame  légère.  Fntre  le 
public  et  son  favori  d'autrefois,  le  charme  était  rompu  : 
cette  comédie  avait  touiours  ses  grâces  décentes  :  fin  sou- 
rire, propos  ingénieux,  figure  honnête  et  bon  air;  mais 
elle  ne  s'habillait  plus  à  la  mode  du  jour,  et  il  en  est 
alors  des  auteurs  au  théâtre  comme  de  Lauzun  reparais- 
sant à  la  cour  de  Louis  XIV.  H.  Hazères  obtint  encore 
quelques  honorables  succès ,  V Amitié  des  femmes,  la 
Niaise,  le  Collier  de  perles  surtput.  Ce  ne  fut  qu'un  regain, 
et  il  comprit  ou  crut  comprendre  que  la  moisson  était 
finie. 

Ces  derniers  ouvrages  ne  sont  pourtant  pas  inférieurs 
aux  premiers.  La  Niaise  m'a  même  paru  plus  fortement 
intriguée  et  non  moins  spirituelle  que  les  meilleures  pièces 
de  l'auteur.  Pourquoi  donc  ce  commencement  de  dis- 
grâce? Pourquoi  cette  froideur  a-t-elle  réagi  sur  les  œuvres 
précédentes?  Et  pourquoi,  sans  cesser  d'intéresser  et  de 
plaire,  toute  cette  galerie,  veuves  coquettes,  maris  vo- 
lages, banquiers  vaniteux,  fières  marquises,  riches  par- 
venus, notaires  galants.  Anglais  romanesques,  orgueil- 
leuses bourgeoises,  magistrats  amoureux,  femm^  com- 
promises, sémillants  colonels.  Russes  séducteurs,  a-t-ella 
pâli,  comme  si  un  coup  de  soleil  indiscret  en  eût  ellacé 


M.  MAZËRES.  361 

les  couleurs,  ou  comme  si  nous  les  regarcUons  à  travers 
le  lointain  et  Tombre?  Je  voudrais  en  indiquer  la  cause; 
j*y  trouverai  le  double  avantage  de  parler  de  la  Restaura- 
tion sans  toucher  à  la  politique,  et  de  dire  à  un  homme 
que  j'honore  et  que  j'aime  ce  que  je  crois  la  vérité. 

On  a  dit  de  la  comédie  de  la  Restauration  presque  au- 
tant de  mal  que  de  la  tragédie  de  l'Empire.  Toutes  deux, 
dans  des  conditions  bien  différentes,  péchaient  par  le 
même  défaut  :  elles  manquaient  de  base  et  de  raison 
d'être.  Pour  que  la  comédie  soit  possible,  pour  qu'elle 
soit  viable,  il  faut  que  la  société  qu'elle  reflète  ait  eu  le 
temps  de  s'asseoir  ;  il  faut  que  les  caractères  qu'elle  ob- 
serve soient  pris  à  des  profondeurs  assez  grandes  pour 
qu'un  caprice  du  goût  public  ou  un  changement  politique 
ne  suffise  pas  à  en  altérer  les  traits,  à  en  défigurer  le  sens. 
Il  faut  que  les  mœurs,  les  ridicules,  les  travers,  les  vices, 
aient  acquis  assez  de  corps  et  de  carrure  pour  que  la  co- 
médie puisse  s'y  prendre,  s'y  fixer  et  y  vivre.  Les  types 
comiques  forment  une  grande  famille,  capable  de  s'accli- 
mater et  même  de  s'accroître  sous  tous  les  régimes  ;  mais 
à  la  condition  que  le  côté  humain,  universel,  indélébile,  y 
domine,  et,  à  la  longue,  y  absorbe  le  côté  accidentel, 
local  et  périssable.  A  mesure  que  ces  types  s'éloignent  de 
leur  origine,  ils  se  rapprochent  de  la  vie  réelle  et  de  ses 
innombrables  nuances  ;  ils  perdent  cette  physionomie 
toute  d'ime  pièce,  qui  leur  donnait,  dans  le  vieux  thé|itre, 
tant  de  relief  et  d'accent.  Déjà,  dans  Molière,  les  person- 
nages se  détachent  de  ce  monde  intermédiaire  entre  la 
fantaisie  et  la  réalité,  pour  prendre  pied  dans  les  salons, 
à  la  Cour  ou  dans  la  rue.  Us  sont  de  leur  temps,  et  ne  pa- . 
raissent  complètement  explicables  que  si  l'on  se  rend 
bien  compte  delà  société  où  ils  vivent,  des  lois  auxquelles 
ils  obéissent.  Et  pourtant  que  ce  millésime  est  encore  im- 


362  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

perceptible,  §i  on  h  compare  à  tout  ce  (}ife  ces  figures 
ont  d'admirables  ressemblances  avec  l'étemelle  vérité  ! 
y.  llazéres,  dans  une  de  ses  courtes  préfaces,  nous  dit 
a  que  Molière  lui-même  glissait  quelque  peu  de  politique 
dans  le  fond  de  la  cassette  de  Tartuffe;  que  le  paisible 
Orgon,  comme  son  ami  fugitif,  a  joué  son  rôle  dans  les 
troubles  de  la  Fronde.  »  G*est  possible,  mais  ces  allusions 
k  des  événements  contemporains  ou  récents,  ce  rôle  poli- 
tique et  réel  du  personnage^  ce  n'est  pas  Orgon  lui-même  ; 
c  est  tout  au  plus  son  passe-port  auprès  du  Boi  et  du 
public.  On  peut  en  dire  autant  des  autres  créations  de 
Molière,  Alceste,  Arnolphe,  Itarpagon,  TrissoUn,  Cbry- 
sale,  M..  Jourdain,  Gélimène,  Agnès,  Philaminte.  S*ils  tien- 
nent par  un  point  à  la  vie  particulière  de  leur  époque» 
tout  le  reste  appartient  à  l'inaUénable  patrimoine  de  la 
nature  humaine.  Le  dbc-huitième  siècle  n'enrichit,  à  vrai 

>  •  •   • 

dire,  la  comédie  que  de  deux  nouveaux  personnages; 
Turcaret  et  Figaro  ;  placés,  Fun  au  seuil,  Vautre  à  l'issue 
dje  ce  siècle  formidable  —  1708  et  1784  —  comme  pour 
mieux  préciser  leur  sens  par  leur  date.  Là  les  deux  élé- 
ments) général  et  accidentel,  se  combinent  et  se  balancent 
à  des  doses  plus  égales.  Turcaret,  c'est  bien  l'homme 
d'argent;  Figaro,  c'est  bien  le  valet  émancipé,  supérieur 
à  son  maître  par  l'esprit  et  par  l'intrigue  :  mais  Tur- 
caret n'est  possible  que  dans  cette  société  dont  la  corrup- 
tion latente  prépare  la  Régence  et  Law  ;  Figaro  n'est  ac* 
ceptable  qu'à  ce  moment,  sous  ce  régime  qui  va  périr  et 
dont  les  barrières  croulantes  le  gênent  et  Texcitent  à  la 
feis.  Aussi,  malgré  le  génie  comique  de  Lesage,  malgré 
la  verve  prodigieuse  de  Beaumarchais,  bien  des  traits  ont 
vieilli  dans  ces  deux  figures,  et  l'on  sent  que  l'art  qui  les 
a  créées  est  déjà  d'une  trempe  moins  forte  que  l'incom- 
parable comédie  de  Tartuffe  et  d'Àlceste.  Nous  voici  arrî« 


M.  MAZËRES.  563 

TëSy  OU  peu  s'en  faut,  aux  auteurs  plus  ou  moins  comi- 
ques de  la  Restauration.  Tous  commirent  la  même  faute. 
Placés  en  présence  d'une  société  nouvelle,  ils  n*en  virent 
que  l'accident,  le  trait  fugitif,  cette  vérité  du  moment  qui 
souvent  touche  de  bien  près  au  mensonge,  lis  nous  mon- 
trèrent des  fonctionnaires,  des  ingénieurs,  des  militaires, 
des  avocats,  des  journalistes,  des  élégants,  des  banquiers, 
des  patriciennes  et  des  bourgeoises;  mais  tous  ces  person- 
nages dépendaient  tellement  de  ce  monde  d'un  jour  qui 
les  vit  éclore,  qu'une  fois  ce  monde  disparu,  ils  cessèrent 
d'exister.  Enfin,  séduits  par  cette  puissance  inconnue  qui 
se  révélait  tout  à  coup  et  qui  s'appelait  opinion,  opposi- 
tion, liberté,  libéralisme,  frappés  de  cette  place  immense 
que  prenait  la  politique  dans  nos  mœurs  et  notre  langage, 
ils  crurent  qu'il  leur  suffirait  d'un  écho  de  toutes  ces 
sonorités  soudaines  de  la  presse  et  de  la  tribune,  pour 
attirer  sur  leur  œuvre  la  vie,  le  mouvement  et  le  bruit,  lis 
Toulaient  réussir,  faiblesse  bien  pardonnable!  et  quel 
meilleur  moyen  de  succès  que  de  s'associer  à  ces  enthou- 
siasmes,  à  ces  colères,  à  ces  ardeurs  généreuses  qui  ne 
pouvaient,  semblait-il,  revendiquer  que  le  bien,  flétrir  que 
Tarbitraire,  invoquer  que  la  justice,  l'humanité  et  la 
liberté?  Ainsi  faîsait-on,  et  l'allusion  politique  couvrait  de 
ses  broderies  en  similor  la  fraîche  parure  de  ces  jeunes 
premières,  l'uniforme  neuf  de  ces  colonels.  Hélas  !  qu'ar- 
rivait-il?  L'accessoire  emportait  le  fond,  la  broderie  étouf- 
fait l'habit,  comme  Thabit  avait  étouffé  le  corps.  Non- 
seulement  cette  comédie  ne  retraçait  que  les  aspects  les 
plus  changeants  de  cette  société  éphémère,  mais  elle  s'at- 
tachait à  ce  qu'il  y  avait  de  plus  mobile  dans  cette  mobi- 
lité. La  peinture  du  cœur  humain,  des  caractères,  des 
ridicules  de  l'homme,  c'est-à-dire  ce  qui  devrait  être  le 
plus  soUde  et  le  plus  durable,  s'appuyait  sur  ce  qu'il  y 


364  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

a  de  plus  passager  et  de  plus  factice,  l'esprit  de  parti. 
Sous  les  ministères  impopulaires,  —  ils  Tétaient  presque 
tous,  —  nos  auteurs  taillaient  leur  plume,  aiguisaient 
leurs  bons  mots  et  leurs  épigrammes,  s'apprêtaient  à 
venger,  sinon  à  défendre,  le  pays  opprimé.  On  eût  dit 
que  l'opinion  publique  en  masse  allait  se  porter  vers 
l'œuvre  vengeresse,  pour  en  consacrer,  par  des  accla- 
mations sans  fin,  l'opportunité,  la  vérité  et  la  beauté. 
Les  ministres  tombaient;  leurs  successeurs  laissaient 
jouer  la  pièce,  et  il  se  trouvait  que  toutes  ces  co- 
lères étaient  calmées,  ces  passions  éteintes,  que  ces 
sarcasmes  portaient  à  faux,  que  ces  allusions  frappaient  à 
côté,  que  ces  bons  mots  se  figeaient  sur  les  lèvres  des 
acteurs,  et  que  l'ouvrage  expirait  dans  le  vide,  le  néant  et 
l'ennui.  C'est  ce  qui  advint  à  Casimir  Delavigne  pour  sa 
Princesse  Aurélie;  c*esi  ce  qui  adviendra  toujours  à  la 
comédie  politique  sous  des  régimes  sans  cesse  ébranlés, 
attaqués,  renversés  et  justifiés  par  ceux  qui  en  héritent. 
Ce  fîit  là,  en  somme,  le  malheur  et  le  tort  de  la  comédie 
de  la  Restauration,  et  H.  Mazères  n'y  a  écliappé  ni 
plus  ni  moins  que  ses  émules.  Arrivée  à  un  moment  où 
la  société  n*était  plus  ou  n'était  pas  encore  en  fonds  pour 
lui  fournir  des  types,  elle  s'est  contentée  de  surfaces  ;  elle 
a  esquissé  au  lieu  de  pemdre,  et  elle  a  choisi,  pour  ses 
esquisses,  les  points  de  vue  qui  devaient  le  moins  ressem- 
bler, le  lendemain,  à  "ce  qu'ils  étaient  la  veille.  Elle  a  été, 
soit  dit  sans  malice,  le  contraire  de  la  comédie  de  Molière. 
Si  son  déclin  a  été  rapide,  si  l'on  s'est  aperçu  trop  vite 
de  ce  qui  lui  manquait,  n'y  aurait-il  pas  encore  une  autre 
cause?  Je  la  cherche,  et  c'est  M.  Mazères  lui-même  qui  va 
m'alder  à  la  trouver.  Il  a  eu  l'heureuse  et  spirituelle  im- 
prudence de  publier  le  Charlatanisme  à  la  sifite  de  ses 
œuvres  plus  sérieuses;  il  donne  pour  raison  ou  pour  excuse 


M.  MAZËRES.  565 

le  désir  de  rendre  hommageà  H.  Scribe,  son  collaborateur. 
Il  n'avait  pas  besoin  de  ce  prétexte;  la  lecture  du  Charla- 
tanisme eût  suffi.  En  relisant  ce  charmant  vaudeville,  aussi 
gai,  aussi  piquant,  aussi  actuel  aiyourd'hui  que  le  iO  mai 
1825,  jour  de  sa  première  représentation,  on  se  demande 
si  ce  n  était  pas  là  par  hasard  la  vraie  comédie  bien  plutôt 
que.desouvrages  d*allure  plus  ambitieuse  et  de  plus  longue 
haleine;  si,  à  une  époque  amoindrie,  à  une  société  toute  de 
nuances,  des  croquis  excellents  ne  convenaient  pas  mieux 
que  des  tableaux  contestables.  M.  Hazéres  a  aussi  écrit, 
en  société  avec  M.Scribe,la  Loge  du  P(7rtt^,  un  autre  chef- 
d'œuvre  du  genre  :  le  Charlatanisme^  h  Loge  du  Portier ^ 
après  plus  de  trente  ans,  sont  encore  vrais;  le  verre  est 
petit,  mais  Fauteur  a  bu  dans  son  verre,  au  lieu  d'aller 
puiser  à  la  source  tarie  de  la  comédie  en  cinq  actes.  Qui 
ne  préférerait  les  joUes  pièces  du  bon  temps  de  H.  Scribe, 
la  Demoiselle  à  marier,  la  Mansarde  des  artistes,  le 
Nouveau  Pourceaugnac,  les  Premières  Amours,  le  Mariage 
déraison,  à  tout  ce  qu'il  a  écrit  pour  le  Théâtre-Français? 
Ce  Charlatanisme,  H.  Scribe  a  voulu  le  replacer  dans  im 
plus  grand  cadre  :  11  l'a  refait  une  première  fois  dans  la 
Camaraderie,  une  seconde  dans  le  Pu/jf,  et  il  a  laborieuse- 
ment manqué  ce  qu'il  avait  réussi  du  premier  coup,  et  si 
aisément  !  Il  n'a  agrandi  ni  son  sujet  ni  sa  manière;  il  les 
a  hissés  sur  des  échasses.  Hais,  en  1825,  nous  étions  des 
aristocrates:  la  hiérarchie  des  genres  et  des  théâtres 
existait  encore,  et,  en  passant  du  Gymnase  au  Théâtre- 
Français,  M.  Scribe  croyait  monter  en  grade.  Aujourd'hui 
que  nos  prouesses  démocratiques  ont  tout  égalisé,  cette 
ambition  ne  tenterait  plus  les  heureux  auteurs  de  tant  de 
charmants  ouvrages;  ils  resteraient  fidèles  au  théâtre  de 
leurs  premiers  succès,  et  la  comédie  du  dix-neuvième 
siècle  ne  s'en  porterait  pas  plus  mal. 


386  CAUSERIES  LITTËRÂIRBS. 

H  faut^e  borner;  |&  quitte  à  regret  M.  Mazères  et  ses 
attachants  souvenirs.  Après  tout,  il  a  lieu  d^êlre  content 
de  sa  carrière  et  de  ses  œuvres,  du  public  et  de  lui-même. 
Par  ses  première^  pièces,  il  tend  la  main  à  Picard,  au  seul 
poète  comique  du  commencemment  de  ce  siècle,  à  Picanl 
qui  ne  chercha  pas  bien  haut  et  ne  creusa  pas  bien  fort, 
mais  qui  fut  gai,  qui  fut  vrai,  et  qui  fit,  redisons-le  encore, 
honnêtement  rire  les  honnête^  gens.  Un  peu  plus  tard, 
M.Hazères  fut  pour  moitié  dans  les  plus  brillants  triomphes 
de  H.  Empis,  lequel  a  occupé  et  conserve  encore  toutes 
sortes  de  dignités  officielles  et  littéraires.  EnCn,  par  le 
Charlatanisme;,  la  Loge  du  Portie7\  la  Qiuirantaine  et 
bien  d'autres  aimables  esquisses,  il  s*est  associé  aux  meil- 
leurs moments  de  H.  Scribe,  ce  vieux  roi  du  théâtre  mo- 
derne, ^e  jouant  des  révolutions  qui  ont  respecte  sa  liste 
civile.  Il  y  aurait  là  de  quoi  satisfaire  trois  vanités,  et 
H.  Mazères  n*en  a  pas  même  une,  si  j'en  juge  par  le  ton  de 
ses  préfaces.  Du  moins,  en  dehors  de  tous  ses  succès 
passés,  U  en  est  un  qui  ne  lui  manquera  jamais,  c'est  le 
succès  d*estime  ;  peut-être,  en  sa  qualité  d'auteui;  drama- 
tique, M.  Mazères  est-il  peu  épris  de  ce , succès-là  :  qu'il 
nous  croie  cependant  !  il  n'en  existe  pas  de  meilleuir  et  ae 
plus  durable. 


XI 


M.  AUDffiERT  ET  MADAME  ANGELOT 


FOTEHS   ÉTEIRTS 

.  reinf^runte  &  madame  Ancelot  son  second  titl*e»  Foyers 
éteints,  comme  irait  de  physionomie  commun  à  ces  deux 
aimables  petits  livres,  qui  semblent  nës  d*uné  inspiration) 
fraternelle.  Hélas!  oui,  ils  s'éteignent,  ils  disparaissent, 
ces  foyers  où  la  causerie  allait  s'asseoir,  où  l'on  avait  de 
Fesprit  à  petit  bruit  et  à  demi-mot,  où  des  personiles 
de  bonne  compagnie  parlaient  littérature,  art,  théâtre, 
politique,  sans  se  croire  obligés  de  poser  comme  des 
bateleurs  devant  un  public  de  curieux  et  d'affairés.  Au- 
jourd'hui on  a  du  talent,  autant  et  peut-être  plus  qu'alors; 
les  artistes  distingués  ne  manquent  pas;  les  sources  de 
Tesprit  français  ne  se  sont  pas  taries,  mais  troublées.  Il 
n'y  a  plus  ou  presque  plus  de  ces  centres,  qui  ôtaient  à 
chaque  individualité  ce  que  l'isolement  ou  la  contempla- 
tion de  soi-même  lui  eût  donné  d'excessif  et  dejiéplaisant, 
qui  adoucissaient  les  aspérités  et  les  ai^gle^,  rappro- 
chaient des  volontés  diverses  par  une  similitude  de  goûts 
ou  de  vanités,  et  forçaient  Tamour-propre  de  chacun  à  se 
plier  au  plaisir  de  tous.  Ajouterai-je  qu'il  n'y  a  plus  ou 

*  Indiscrétions  et  Confidences,  ^  Les  SaUmt  de  Parie. 


368  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

presque  plus  de  ces  maîtresses  de  maison,  spirituelles, 
accueillantes,  recherchées,  donnant  à  la  causerie  des 
leçons  et  des  modèles,  habiles  à  faire  tourner  au  profit 
d*une  société  polie  les  qualités  et  jusqu'aux  défauts  des 
habitués  de  leur  salon,  à  continuer  avec  grâce  les  tradi- 
tions charmantes  de  ce  temps  qu'elles  regrettent  et  qu'elles 
racontent?  On  ne  me  croirait  pas,  et  madame  Ancelot,. 
après  avoir  si  heureusement  retracé  le  salon  des  autres, 
n'aurait  qu'à  citer  le  sien  pour  me  contredire.  Ce  qui  est 
vrai,  ce  qui  ressort  évidemment  des  tendances  de  la  so- 
ciété nouvelle,  c'est  que  tout,  même  les  manifestations  et 
les  rendez-vous  de  l'esprit  français,  change  de  milieu  et 
de  caractère.  La  grosse  caisse  et  les  concerts  en  plein  vent 
ont  remplacé  la  musique  de  chambre  :  les  bons  mots  ne 
se  disent  plus  à  l'oreille,  entre  convives  choisis  et  discrè- 
tement rassemblés  pour  en  déguster  la  saveur;  ils  man- 
gent en  pique-nique,  avec  retentissement  de  mâchoires, 
d'assiettes  et  de  réclames  :  ils  s'annoncent,  ils  s'affichent, 
ils  s'exploitent.  Encore  un  peu,  et  ils  se  coteront  à  la 
Bourse. 

Ce  que  je  dis  des  salons  pourrait,  avec  variantes,  se 
dire  aussi  des  théâtres,  et  ceci  me  ramène  aux  Jn- 
discrétiûns  et  aux  Confidences  de  H.  Audibert.  Surtout  ne 
vous  effrayez  pas  de  ces  deux,  mots  que  nos  illustres  nous 
ont  appris  à  redouter.  Ils  ont  été  si  expansifs,  si  prodigues 
de  familiarités  et  de  détails  intimes,  que  maintenant, 
quand  on^nous  promet  des  indiscrétions  et  des  confi- 
dences, il  nous  semble  toujours  que  l'auteur  va  nous 
parler  des  fredaines  de  ses  parents,  des  tics  de  son  pré- 
cepteur, des  antécédents  de  sa  mère,  des  premières 
amours  de  sa  sœur  et  des  chenets  de  son  père.  Rien  de 
pareil  dans  les  récits  de  M.  Audibert  :  il  a  vu,  il  a  observé, 
il  a  retenu,  et  ses  indiscrétions  ne  sont  que  des  anecdotes 


M.  AUDIBERT  ET  MADAME  ANGELOT.      369 

piquantes,  finement  et  lestement  racontées.  Elles  se  rat- 
tachent à  une  époque  où  le  théâtre  n'était  pas  encore  une 
vaste  table  d^hôte  dramatique  à  Tusage  des  étrangers  et 
des  provinciaux  qu'amènent  les  chemins  de  fer,  où  il 
restait  le  plaisir  des  délicats  et  des  lettrés,  où  des  artistes 
supérieurs  étudiaient,  travaillaient  sans  cesse,  cherchaient 
le  mieux  après  avoir  trouvé  le  bien,  initiaient  les  connais- 
seurs aux  secrets  de  leurs  études  et  profitaient  de  leurs 
conseils.  C'était  le  temps  où  mademoiselle  Mars  jouait, 
dans  une  pièce  d'ailleurs  assez  mauvaise,  le  rôle  d'une 
jeune  femme,  mère  de  trois  enfants.  Au  second  acte,  on 
venait  lui  dire  qu'un  de  ses  enfants  était  tombé  dans  le 
bassin  du  parc.  Elle  se  précipitait  vers  la  porte  en  pous- 
sant un  cri  que  le  parterre  applaudissait  à  tout  rompre  : 
rentrée  dans  sa  loge  et  complimentée  par  ses  amis,  eUe 
leur  répondait:  «  Non,  je  ne  suis  pas  contente;  dans  la 
pièce,  j'ai  trois  enfants,  et  j'ai  crié  comme  si  je  n'en  avais 
qu'un.  »  —  Aujourd'hui  l'actrice  en  aurait  quinze,  et  elle 
crierait  comme  s'il  s'en  noyait  trente. 

Cet  art  du  comédien,  entouré  de  tant  de  séductions  et 
de  prestiges,  est  aussi,  on  l'a  dit  cent  fois,  le  plus  fugitif 
de  tous.  Pourtant,  l'acteur  ne  meurt  pas  tout  entier,  lors- 
qu'il a  su  s'entourer  d'hommes  capables  de  le  bien  com- 
prendre, et,  plus  tard,  de  nous  redire  par  quels  efforts 
constants  de  réflexion  et  d'intelligence  il  arrivait  à  d'irré- 
sistibles eflets.  M.  Audibert  figurait  au  premier  rang  de 
ces  interlocuteurs  attentifs  qui  m'auraient  reconcilié  avec 
les  confidents  de  tragédie.  Lorsque  Néron,  Joad,  Auguste, 
Ilamlet,  Oreste,  avaient  fait  revivre  Corneille,  Racine  ou 
Shakspeare,  et  soulevé  dans  la  salle  ces  frémissements 
électriques,  plus  éloquents  que  les  bravos;  lorsque  Talma, 
leur  interprète  incomparable,  palpitant  encore  des  émo- 
tions qu'il  venait  de  produire,  avait  remplacé  son  costume 

21 


370  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

tragique  a  par  une  robe  de  chambre  toute  blanche^  de 
basin  en  été,  cle  molleton  eii  hiver,  j»  ses  amis,  jeunes  et 
vieux,  Lémercier^  Ducis,  Chénicr,  Ândrieiix,  Ùavià,  accoù- 
rsdent  auprès  aeliii  ;  on  causait,  on  se  renaait  compte  aes 
effets  qu*il  avait  trouvés,  de  ceux  qu'il  cherclîàit  eilcore, 
et  souvent  ces  entretiens  familiers  élevaieni  cei  art  fragile 
dû  théâtre  à  la  âi^nitë,  j'allais  oirè  éîla  solidité  de  This- 
tôire.  Or  H.  Audibert  était  là,  jeiihe,  pâssiôhKè,  enthoù- 
siâsie,  désireux  de  s'instruire,  heureux  et  6er  de  Tamitiê 
du  gràiid  artiste,  écoutant  de  toutes  ses  oreilles  d'homme 
a  esprit,  et  l'on  sait  que  moms  les  oreilles  sont  longes, 
mieux  elles  écoutent.  De  là  des  souvenirs  intarîssa1)1es, 
qui,  parfois,  sous  leur  frivolité  apparente,  càîclient  de 
réels  enseignèmenis.  Liset,  par  exemple;  ta  querellé  de 
Talmâ  avec  Lemercief,  à  la  suiie  d'une  repirésehtation  dé 
Èrilannicus.  lalma  n'était  pas  encore  content  de  la  mat- 
hière  dont  il  avait  dit  le  vers  célèbre  : 

J'admais  jnsqo'à  s»  pleurs  que  jô  faisais  couler, 

bien  qu'il  eût  été  applaudi  avec  transports,  et  que  son 
ami  Lemercier  lifi  affirmât  qu'on  ne  pouvait  pas  trouver 
mieux.  Le  tragédien  donne  ses  raisons:  il  analyse  admi- 
rablement  ce  caractère  de  férocité  voluptueuse,  de  ten- 
dresse sanguinaire,  qui  perçait  déjà  dans  le  langage  de 
Néron  et  que  l'on  doit  deviner  en  entendant  ce  vers.  — 
«  tu  viens  de  faire  une  page  de  tacite  !  »  s'écrie  à  la  fin 
Lemercier,  et  l'éloge  est  mérité  :  Talma  du  moins  donnait' 
là,  en  se  jouant,  un  vivant  commentaire  dé  Thistorien  de 
qui  Chateaubriand  disait,  à  la  même  époque,  sauf  à  faire 
supprimer  le  Mercure:  «  C'est  en  vain  que  Néron  pros- 
père, tacite  est  déjà  né  dans  l'Empire,  i  H  expliquait, 
sans  le  vouloir  peut-ôf  re,  ce  raffinement  dé  cruauté  sen- 
suelle et  artùtiqiief  trait  distinctif  des  Empereurs  fojtnaîiis, 


M.  ADDIBERT  ET  MADAME  ANCELOT.      371 

ces  mœurs  étranges  que  le  despotisme  démocratique  et 
iTiilitaîre  place  tôt  ou  tard  sur  le  trône,  alors  que,  toute 
loi  étant  muette,  toute  liberté  étouffée,  le  bon  plaisir  dès 
multitudes  délègue  au  bon  plaisir  d*iin  seul  homme  ^a 
tyrannie  et  ses  caprices.  En  lisant  ce  passage  du  livre  clé 
M.  Audibert,  on  compi*end  comment  Talma  exerça  une  si 
grande  influence  sur  la  littérature  et  Fart  dramatique  de 
son  temps,  et  Ton  est  amené,  par  une  comparaison  invo- 
lontaire, à  comprendre  pourquoi  notre  pauvre  Rachel  en 
a  exercé  si  peu.  Tous  avez  applaudi  flermione,  Roxaiie, 
Phèdre,  Camille,  Pauline,  Emilie:  avez-vous  jamais  en- 
tendu dire  que  leur  éminente  interprète,  hors  du  théâtre 
où  elle  obtenait  de  si  légitimes  triomphes,  eût  donné  un 
conseil  à  un  auteur,  raisonné  un  de  ses  effets,  développé 
un  aperçu  quelconque  sur  son  art,  suscité  un  tragédien 
ou  un  poète,  profité  du  mouvement  littéraire  pour  le  di- 
riger ou  pour  le  combattre?  Non.  Organisation  privilégiée, 
diction  savante,  masque  digiie  àe  llelpomène,  vibration 
intelligente  et  sonore  de  nos  chefs-d'œuvre  endormis,  don 
nattirel  du  geste,  de  fattitude  et  de  l'ajustement,  made- 
moiselle Rachel  a  possédé  tout  cela,  et,  malgré  tout  cela, 
elle  n'a  été  qu'un  accident  heureux,  épisodîque,  dans  This- 
toire  dû  théâtre;  sans  autorité,  sans  lendemain,  sans 
lien  avec  ce  passé  qu'elle  ressuscilaif,  avec  cet  avenir  a 
qui  elle  pouvait  rendre  une  tradition  et  un  modèle;  lais- 
sant la  tragédie  un  peu  plus  impossible  après  son  règne 
qu'avant  sa  venue,  et  ayant  eu,  pendant  sa  carrière  trop 
courte;  le  temps  de  décourager  toutes  les  espérances 
qu'elle  avait  ranimées  chet  les  amateurs  d'un  art  noble  et 
grand.  C'est  qu'il  y  a,  en  dehors  du  talent  et  du  génie,  la 
règle,  là  conduite  de  ce  génie  et  de  ce  talent  ;  c'est  qu^il 
ne  suffit  pas  de  l'enivrement  de  quelques  soirées  briUantes 
pour  faire  de  l'artiste  une  partie  de  là  vie  intellectuelle 


372  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

de  son  époque,  pour  établir  entre  ses  contemporains  et  lui 
ces  communications  fécondes  qui  le  perfectionnent  en 
nous  éclairant.  Ç*a  été  une  des  supériorités  de  Talma, 
de  rester,  après  le  rideau  baissé  et  dans  sa  robe  de  cham- 
bre en  basin  ou  en  molleton,  le  maître,  Tautorité,  rensei- 
gnement de  cet  art  dont  il  était,  devant  la  rampe,  Tex- 
pression  suprême.  Grâce  à  cette  préoccupation  permanente 
de  sa  tâche  et  de  son  rôle,  il  nous  apparaît  encore,  après 
un  demi -siècle,  comme  étroitement  uni  à  Tensemble  des 
œuvres  et  des  hommes  de  son  temps ,  statuaire,  peinture, 
réforme  du  costume,  derniers  efforts  d  une  école  dont  il 
déguisait  le  déclin,  premier  essai  d*un  art  nouveau  qu'U 
eût  maintenu  dans  les  limites  de  la  vérité  et  du  goût, 
tout,  jusqu'à  ces  régions  supérieures  où  la  comédie  se 
joue  souvent,  mais  ne  s'avoue  pas,  et  où  le  maître  de  la 
France  et  du  monde  ne  dédaignait  pas  de  causer  avec 
son  ancien  ami.  11  faut  lire,  dans  le  livre  de  M.  Audi- 
bert,  les  conversations  ou  plutôt  les  monologues  de 
Napoléon  sur  Polyeucte,  sur  Corneille,  et  sur  cet  art  du 
tragédien  que  je  ne  voudrais  pas  comparer  à  celui  du 
conquérant.  On  se  souvient  alors  de  ce  qu'il  y  avait  d'un 
peu  théâtral  dans  cet  éblouissant  génie:  on  songe  à  cette 
belle  scène  de  Servitude  et  Grandeur  militaires^  par 
M.  le  comte  Alfred  de  Vigny,  où  le  pape  Pie  Vil,  malade,  ex- 
ténué, captif  à  Fontainebleau,  ne  répond  aux  cajoleries  de 
Napoléon  que  par  ce  seul  mot:  «  Comediante!  »  et  à  ses 
menaces  que  par  cet  autre  mot  :  c  Tragediante!  » 

J'ai  parlé  de  Talma,  et  je  m'y  suis  attardé  :  c'est 
qu'il  forme,  pour  ainsi  dire,  le  point  culminant  de  ces 
indiscrétions  et  de  ces  œnfidences  ;  c'est  qu'il  appartient 
depuis  longtemps  à  H.  Audibert  par  droit  d'admiration 
et  de  mémoire,  et  que  nul  n'a  mieux  réussi  que  notre  in- 
génieux écrivain  à  faire  revivre  parmi  nous  cette  grande 


M.  ÂUDIBERT  ET  MADAME  ANGELOT.       375 

figure  tragique.  U  faudrait  citer  aussi  les  anecdotes  où 
comparaissent  tour  à  tour  mademoiselle  Mars  et  made- 
moiselle Maillard,  Elieviou  et  Berton,  Fiévée  et  Raynouard, 
Martin  et  mademoiselle  Duchesnois,  Boiëldieu  et  Marsol- 
lier,  et  cette  aimable  madame  Kreutzer,  dont  le  nom 
pourrait  me  servir  de  trait  d*union  avec  ces  personnages 
célèbres,  puisqu'ils  ont  été  les  premiers  hôtes  de  son  sa- 
lon, et  que  je  fus  un  des  derniers.  Ce  salon  charmant, 
foyer  éteint,  hélas!  comme  tant  d'autres,  me  conduit 
tout  droit  au  livre  de  madame  Ancelot  :  là  nous  retrou- 
Yons  quelques-uns  des  héros  de  M.  Audibert,   et,  avec 
eux,  madame  Lebrun,  Gérardy>  madame  de  Staël,  Isabey, 
Bossini,  Charles  Nodier,  Balzac,  Victor  Hugo,  Benjamin 
Constant,  la  duchesse  d'Abrantés,  le  vicomte  d*Arlincourt, 
Parseval  Grandmaison,  madame  Récamier,  et  la  pléiade 
plus  ou  moiils  fidèle  qu'elle  rassemblait  aux  côtés,  que 
dis-je?   aux  genoux  de  M.  de  Chateaubriand.   Foyers 
éteints  I  oui,  mais  il  reste  encore  des  tisons,  et  madame 
Ancelot  les  a  recueillis  :  que  de  choses  piquantes  et  in- 
structives dans  ce  volume  !  On  y  rencontre  tel  chapitre 
qui  pourrait  défrayer  un  ouvrage  de  morale  ou  de  philo-     . 
Sophie  pratique,  tel  autre  qui  pourrait  consoler  les  écri- 
vains maltraités  par  leurs  contemporains  et  leurs  confrè- 
res. Voyez  Charles  Nodier  et  son  salon  si  spirituellement 
décrit  par  madame  Ancelot:  vous  y  apprendrez  ce  qui 
reste,  au  bout  de  vingt-cinq  ans,  de  l'exploitation  réci- 
proque des  vanités  littéraires  et  des  célébrités  enfumées 
par  l'encensoir  des  coteries.  Nodier,  égoïste  madré  et 
aussi  faux  bonhomme  que  l'illustre  ami  de  mon  cher  Per- 
rotin,  avait  merveilleusement  compris  ce  mécanisme  de 
la  louange  hyperbolique,  servie  entre  deux  tasses  de  thé, 
et  établissant  une  société  d'assurances  entre  la  gloire  de 
l'amphitryon  et  la  célébrité  des  convives.  Il  se  passionnait 


374  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

tellement  pour  leà  succès  d'autrui«  qu'autrui,  pour,  être 
quitte,  se  chargeait  des  siens,  et,  quand  il  .avait  fait  des 
grands  hotnmes  dé  tous  ceux  qui  venaient  Iç  voir,  ils  le 
faisaient  Dieu  pour  reconnaître  sa  politesse.  Madame  An- 
celot  nous  donne  là-dessus  de  ravissants  .détails.  Te(le 
était  la  profusion  d*éloges  décernés,  chez  Nodier,  à  des 
imbéciles  ou  à  des  inconnus,  que,  lorsque  arrivait  un^poête 
d'une  valeur  véritable,  Victor  Hugo  par  exemple^  le  Victor 
Hugo  des  Feuilles  d'a^Uomne,  on  était  fort  embarrassé  ; 
car  enfin  jla  langue  française  n'est  pas  inépuisable  en  for- 
mules lauâatives.  —  Alors,  no^s  dit  ms^dame  Ancelot,  on 
avait  recours  à  un  argot,  intelligible  seulement  pour  les 
initiés.  Ainsi,  au  ^ixiénxe  vers  lu  par  le  poète,  une  voix 
inspirée  s'écriait  :  Cathédrale  l  —  au  vingtième,  une  autre 
voix  répondait  :  Ogive  !  —  au  cinquantième,  une  autre 
répondait  :  Pyramide  d*Égypte  ! , —  Ces  .roots  sacramen- 
tels passaient  de  bouche  en  bouche,  et  l'assemblée  entière 
s'inclinait  dans  un  profond  recueillement^  comme  sous 
un  souffle  divin.  Pendant  ce  temps,  Charles  Nodier  riait 
sous  cape,  ou  jouait  au  whist  ;  mais  il  y  gagnait,  pour 
le  lendemain,  ds^is  le  tigaro  ou  la  Revue  de  Paris,  un 
article  où  l'on  affirmait  qu'il  était  le  plus  jeune,  le  plus 
charmant,  le  plus  délicieux,  le  plus  inimitable  des  écri- 
vains, des  conteurs  et  des  poètes  ;  il  finit  même  par  y 
g:agner  un  fauteuil  à  l'Académie  française,  dont  il  s'était 
moqué  toute  sa  vie:  il  n'y  a  rien  de  nouveau  sous  le 
soleil» 

Le  vif  plaisir  que  m'a  causé  l'ouvrage  de  madame  An- 
celot  devrait  m'interdire  toute  critique  ;  pourtant  je  veux 
étreinçrat,  et  je  lui  reprocherai  d'avoir  été  trop  chari- 
table. En  maint  endroit,  si  elle  avait  appuyé|  un çeu  plus 
fort,  son  livre,  qui  n'est  qu'une  série  d'agréables  esquisses, 
aurait  eu  une  tout  autre  portée.  Elle  n'a  été  mahcieuse 


H.  AUDIBERT  ET  MADAME  ANGELOT.      575 

qu  une  fois,  à  propos  de  madame  Récamier,  et  sa  malice 
a  frappé  à  côté.  Je  sais  bien  tout  ce  qu'on  peut  dire  de 
cette  charmante  femme,  dont  nous  n'avons  connu  que  le 
mélancolique  automne,  et  tout  ce  qu'il  y  avait  d'artificiel 
dans  cette  î^mosphére  de  serre  chaude  .dont  elle  environ- 
nait le  chantre  d'Amélie  et  de  Yelléda.  .Mais  la  génération 
nouvelle  est  déjà  trop  sévère  et  trop  dédaigneuse  envers 
M.  de  Chateaubriand,  pour  qu'une  personne  aussi  distin- 
guée que  madame  Ancèlot  doiye  s'associer,  même  de  loin,  ^ 
à  cette  réaction  excessive.  MadanjQ  Récamier,  d'ailleurs,  a 
été  une  des  gloires  de  son  sexe,  et  il  semble  que,  par  esprit 
decorps,  les  femmes  devraient  l'ép^gner.  Puisquemadame 
Ancelot  était  en  veine  satiriqi|e,  elle  avait  là,  sous  ses  yeux, 
gans  sortir  du  salon  de  TAbbaye-aux-Bois,  vn^  texte  qui 
aurait  pu,  sous  sa  plume,  devenir  un  piquant  chapitre 
d'histoire  littéraire  :  Je  lis,  à  la  page  188  :  a  H.  Sainte- 
€  Beuve,  cet  écrivain  si  spirituel,  etc.,  etc.  mais  il  cessa 
«  d'y  venir  plusieurs  années  avant  que  le  salon  se  fermât.» 
—  Gela  n'a  Tair  de  rien,  et  madame  Ancelot  n'en  dit  pas 
davantage.  Eh  bien,  ce  rien  est  tout  un  trait  de  physio- 
nomie et  de  caractère.  H.  Saiiite-Beuve  fréquenta  assidû- 
ment le  salon  de  madame  Récamier,  tant  que  ce  salon  eut 
une  porte  ouverte  «urFAcadémie  française.  Il  était  même, 
à  cette  époque,  le  thuriféraire  en  titre  de  l'homme  illustre 
qu'il  fallait  admirer  pour  plaire  à  la  maîtresse  du  logis. 
Quand  H.  de  Chateaubriand  avait  lu,  dans  ce  cercle  in- 
tjme;  au  milieu  de  l'extase  universelle,  quelques  chapitres 
de  ses  Mémoires j  H.  Sainte-Beuve,  avec  ces  allures 
d'homme  de  lettres  à  la  suite,  que  toutes  ses  prospérités 
n  ont  pu  lui  enlever,  se  chargeait  de  colporter,  dans  les 
Reptie^  les  fragments  du  livre  sacré,  et  de  faire  savourer 
à  l'idole  un  avant-goût  d'immortalité.  II  s'en  acquittait 
avec  ces  effusions  mystiques,  ces  ferveurs  d'apothéose. 


576  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

que  madame  Sand  prenait  probablement  au  sérieux  quand 
elle  rappelait  «  un  pieux  et  tendre  rêveur.  »  Quelques 
années  s'écoulèrent  ;  le  salon  de  madame  Récamier  perdit, 
en  vieillissant,  son  autorité  et  son  prestige.  H.  Sainte- 
Beuve,  nommé  académicien,  n'eut  plus  besoin  de  ce  pa- 
tronage. C'est  alors,  pour  revenir  à  notre  texte,  «  qu'il 
cessa  d'aller  chez  madame  Récamier.  »  Puis,  une  nouvelle 
phase  commença;  H.  de  Chateaubriand  était  mort;  ma- 
dame Récamier  moivait  ou  allait  mourir.  Les  Mémoires 
d^Outr&'Tofnbe  parurent  :  malgré  le  fôcheux  effet  que  pro- 
duisirent certaines  parties,  la  critique  gardait  le  silence, 
tant  était  profond  encore  le  respect  inspiré  par  ce  grand 
nom.  H.  Sainte-Beuve  fut  le  premier  à  attaquer  l'œuvre 
et  l'auteur  ;  il  publia  plusieurs  articles  contre  ces  Mé- 
moires,  et  dans  un  de  ces  articles,  intitulé  Chateaubriand 
romanesque  et  amoureux,  il  essaya  de  déchirer  des  voiles 
que  Chateaubriand  n'avait  pas  soulevés.  Telle  fut,  entre 
plusieurs  autres,  une  des  plus  instructives  étapes  de  cette 
vie  littéraire,  commencée  sur  le  sommet  de  la  Yung-Frau 
romantique,  pour  aboutir  à  l'amitié  de  M.  Yércn  et  au 
panégyrique  de  Madame  Bovary,  en  attendant  de  nou- 
velles évolutions. 

C'est  ainsi  que  madame  Âncelot  aurait  pu  annoter,  de 
temps  à  autre,  l'histoire  de  ses  Salons,  Mais  a-t-elle  eu  tort 
de  s'en  abstenir?  N'était-ce  pas  un  peu  trop  pousser  an 
noir  ses  intéressantes  esquisses?  N'a-t-elle  pas  bien  fait 
de  se  borner  à  ce  sourire  sans  fiel  qu'éveillent  les  légères 
faiblesses  et  les  travers  innocents  1  Tel  qu'il  est,  dans  cette 
nuance  tempérée,  son  livre  plaît,  il  amuse,  il  ravive,  pour 
un  moment,  ces  foyers  éteints,  ces  figures  mortes,  toutes 
ces  images  d'un  passé  d'hier,  qui  nous  apprend,^ans  ce 
mélancolique  adieu,  ce  que  seront  demain  nos  vanités  et 
nos  fêtes,  nos  œuvres  et  nos  gloires.  Par  là  comme  par 


M.  AUDIBERT  ET  MADAME  ANGELOT.       377 

1)ien  d'autres  qualités  aimables,  Fouvrage  de  madame 
Ancelot  et  celui  de  H.  Audibert  se  ressemblent  :  ils  sont 
doux  et  tristes  comme  tout  ce  qui  rappelle  la  disparition 
de  choses  charmantes  çt  le  charme  de  choses  disparues. 


XII 


M.  EMILE  DE.GIRARDIN* 


«  Quelle  raison  a  eue  Sémonville  pour  être  enrhumé  ?  » 
—Quel  motif  a  pu  avoir  M.  Emile  de  Girardin  pour  écrire 
la  Fille  du  Millionnaire?  Cwr  enfin  il  n'est  pas  toujours  sage 
de  donner  sa  mesure.  Le  monde  est  peuplé  d'esprits  cha- 
grins, railleurs  ou  sceptiques,  enclins  à  se  dire  en  pareil 
cas  :  a  Voilà  une  pièce  eimuyeuse,plate,  absurde,  méchante, 
détestable,  insupportable,  impossible  :  Thomme  qui  Ta 
écrite,  et  qui,  Fayant  écrite,  a  voulu  la  faire  jouer,  et  qui, 
n'ayant  pu  y  réussir,  s'est  obstiné  à  la  publier,  serait-il 
par  hasard  moins  fort  que  nous  ne  l'avions  cru?  Aurions- 
nous  été  pris  pour  dupes?  Se  pourrait-il  que  l'ex-rédacteur 
en  chef  de  la  Presse  fût,  en  définitive,  un  homme.de  pins 
d'alinéas  que  de  génie?»  —  Et'ainsi  de  suite  :  quelle  im- 
prudence d'encourir  ces  mauvais  propos  lorsque,  après 
des  commencements  orageux  et  difficiles,  on  est  enfin  par. 
venu,  lorsqu'on  pourrait  jouir  paisiblement,  et  sans  don- 
ner la  comédie  à  personne,  de  biens  industrieusement 
acquis?  Encore  une  fois,  pour  commettre  cette  faute,  quels, 
ont  pu  être  les  motifs  de  M.  Emile  de  Girardin?  Je  n'en 

«  La  Fille  Ou  Umonaire. 


M.  EMILE  DE  GIRÂRDtN.  ^      579 

trouve  que  deux,  dont  je  laisse  le  thoix  à  înes  léétéurs  : 
ou  H.  deGirardin,  à  l'exemple  de  plusieurs  personnages 
historiques,  a  voulu  finir  par  où  il  avait  commencé,  et 
refaire,  sous  forme  de  dialogue,  le  Journal  des  Connais- 
sances utiles^  dont  il  fut  jadis  le  fondateur;  ou  bien,  ce 
qui  serait  plus  touchant  et  me  semble  plus  probable, 
ayant  entendu  dire  qu'on  l'accusait  d'avoir  trop  vite 
publié  la  grande  et  poétique  Delphine,  il  s'est  proposé  de 
faire  à  cette  illustre  mémoire  un  pénible  sacrifice.  Veuf 
de  Malabar,  mais  d'un  Malabar  civilisé  où  le  ridicule  est 
plus  mortel  que  le  bûcher,  il  a  publié  la  Fille  du  Mittion' 
naire,  afin  de  d^onti^r  qu'il  n'était  pour  rien»  absolu- 
ment pour  rfen,  dans  les  agréfibles  ouvrages  de  l'auteur  du 
Lorgnon  et  de  la  Joie  fait  peur.  Convenous-en,  Jamais 
démonstration  ne  fut  plus  péremptoire,  plus  glorieuse 
pour  la  défunte  et  plus  accablante  pour  le  survivant. 

Et  pourtant,  voyez,  le  guignon!  noUs  doutons  que  la 
grande  Delphine,  si  elle  revenait  au  mondie,  sût  le  moin- 
dre gré  à  son  époux  de  cette  immolation  posthume.  Sa 
monomanie  —  qui  l'ignore  î  —  était  d*appartenir  à  la 
meilleure  compagnie  de  Paris  et  de  vivre  dans  les  salons 
du  fauboui^  Saint-Germain  comme  dans  son  atmosphère 
naturelle.  Or  ce  qui  éclate,  à  chaque  ligne  de  cette  in- 
croyable Fille  d'un  millionnaire,  ce  n'est  pas  seulement 
le  manque  absolu  de  talent,  d'esprit,  de  gaieté,  d'intérêt, 
de  style,  d'agrément  et  de  grammaire  ;  c'est  encore  et 
surtout  rignorance  la  plus  complète  des  mœurs,  des  ma- 
nières et  du  langage  de  cette  société  aristocratique  où 
madame  de  Girardin  était  entrée  de  force,  sa  plume  à  la 
main.  Un  Hottentot,  arrivant  des  plus  lointains  parages  de 
l'Afrique,  et  invité  par  une  commission  scientifique  à  ex- 
poser ses  idées  sur  la  Nçblesse  de  France,  ne  s'y  pren- 
drait pas  autrement*  Quelle  humiliation,  grand  Dieu  l  et 


580  CAUSERIES  LITTËRAIRES. 

quel  désespoir  pour  cette  personne  célèbre  qui  eût  échangé 
volontiers  tous  ses  papiers  contre  un  parchemin  ! 

H.  Adam,  le  héros  de  la  pièce  —  le  premier  homme  du 
monde  (l'auteur  n'a  pas  recule  devant  ce  calembour 
contemporain  des  patriarches),  —  H.  Adam  n*est  pas  un 
être  vivant,  une  figure  animée,  comme  s'efforcent  d'en 
créer,  ces  pauvres  diables  de  poètes  qui  n'ont  pas  étudié 
leur  art  dans  le  Manuel  du  Spéculateur.  M.  Adam  est  un 
argument,  un  commentaire,  en  chair  et  en  os,  de  l'axiome 
suivant,  à  l'usage  des  nouveaux  enrichis  :  «  On  ne  doit  pas 
arriver  à  l'argent  par  la  considération,  mais  à  la  considéra- 
tion par  Targent.  »  —  La  comédie  n'avait  rien  inventé  de 
mieux,  depuis  le  fameux  précepte  de  Yalère,  dans  Y  Avare  : 
<  Il  faut  manger  pour  vivre,  et  non  pas  vivre  pour  man- 
ger. »  Seulement,  le  précepte  de  Valére  était  plus  sain. 
Commencer  par  faire  fortune  à  tout  prix,  per  fas  et  nefoi^ 
et  ne  s'occuper  de  mériter  l'estime  qu'après  que  l'on  a 
gagné  assez  de  millions  pour  avoir  le  loisir  de  vivre  en 
honnête  homme,  voilà  une  vérité  sortie  en  grand  costume, 
non  pas  de  son  puits  traditionnel,  mais  des  mines  de  Saint- 
Bérain  :  voilà  qui  mettra  bien  à  leur  aise  tous  les  Adam 
coupables  d'avoir  mangé  du  fruit  défendu.  Hais  gardons* 
nous  de  discuter  avec  l'auteur  de  la  Fille  du  Millionnaire  : 
nous  serions  beaucoup  plus  plaisants  que  sa  pièce,  si  nous 
avions  l'air  de  la  prendre  au  sérieux.  Donc  sqn  H.  Adam 
représente  le  capital  intelligent,  hardi,  heureux,  fécond, 
parti  de  rien  pour  arrivera  tout,  maître  de  l'avenir,  maître 
du  monde.  Sa  marquise  de  la  Roche-Travers  (  vous  en- 
tendezbien,Travers!)  personnifie  la  noblesse  ruinée,  aigrie, 
rancuneuse,  cupide,  allongeant  sur  les  débris  de  son  an- 
cieime  splendeur  des  griffes  de  procureur  cachées  sous  un 
gant  de  grande  dame.  Voici  comment  procède  l'argumen- 
tation de  H.  de  Girardin.  Au  premier  acte,  il  nous  fait  as- 


H.  EMILE  DE  GIRAHDIN.  381 

sister  à  l'ouverture  d'un  testament.  Tous  les  parents  du 
défunt'  marquis  de  la  Roche-Travers  sont  là  rassemblés 
devant  le  juge  de  paix,  socialiste  déguisé,  qui  résume  en 
ces  termes  la  discussion  où  tous  ces  nobles  héritiers  ont 
échangé  des  propos  de  poissardes  :  c  II  en  a  toujours  été 
ainsi  depuis  que  Théritage  existe,  et  il  en  sera  toujours 
ainsi  tant  qu'il  existera.» — Propos  léger,  mais  queFon  par- 
donne à  un  homme  forcé  d'entendre,  pendant  une  heure, 
des  phrases  dans  le  genre  de  celle-ci:  «Monsieur  le  juge  de 
paix,  vous  êtes  ici  pour  lever  des  scellés^  et  non  pour  en 
mettre  sur  les  lèvres  de  qui  a  le  droit  de  dire  ce  qu'ilpense.  » 
C'est  la  marquise  qui  parle  ce  langage  fleuri  :  la  marquise 
est  une  femme  forte,  très-forte,  et  Ton  a  remarqué  que, 
si  un  directeur  imprudent,  alléché  par  le  nom  de  l'auteur, 
avait  voulu  monter  cette  pièce,  il  aurait  été  obligé  de  cher- 
cher dans  un  théâtre  forain,  pour  le  rôle  de  la  marquise, 
quelque  femme  géante  ou  quelque  Alcide  femelle.  Quoi 
qu'il  en  soit,  cette  dame  de  la  Roche-Travers,  qui  avait 
espéré  que  son  fils  serait  l'unique  héritier  de  son  beau- 
firère,  ne  cesse  pas  de  parler,  de  vociférer,  de  mettre  les 
poings  sur  les  hanches,  avant,  pendant,  et  après  la  lecture 
du  testament.  Elle  fait  un  tel  tapage,  que  le  juge  de  paix 
est,  à  tout  instant,  forcé  de  la  rappeler  à  l'ordre.  —  Le 
mort  a  laissé  une  pension  à  son  cuisinier  :  «  Il  était  si 
gourmand  !  »  s'écrie-t-elle;  —  une  autre  pension  à  son  co- 
cher :  a  II  avait  si  peur  de  verser!  »  si  peur  de  verser  !  M.  de 
Girardin  aurait  bien  dû  avoir  un  peu  de  cette  peur-là  !  il  ne 
s^est  donc  pas  rencontré  auprès  de  lui  une  âme  charitable 
pour  lui  apprendre  que,  dans  ce  monde  auquel  appartient 
la  marquise,  les  passions  peuvent  être  aussi  violentes,  les 
cupidités  aussi  furienses,  les  ridicules  aussi  réels  que  par- 
tout ailleurs,  mais  que  rien  n'en  éclate  au  dehors,  que  les 
tempêtes  intérieures  ne  montent  pas  à  la  surface,  et  que 


38,2  GAUSEBIES  LITTÉI(A)RES. 

c'est  justement  là,  cjans  cet^e  facull,è  de  tou^  (^^e,  de  tout 
faire,  de  tout  ressentir  sans  bruit,  que  réside  l/à  différence 
entre  la  bonne  compagnie  et  la  mauvaise?  La  marquise  de 
la  I^oçhe-Travers  disputant  aux  collatéraux,  aux  avocats 
et  aux  juges  la  succession  de  son  beau-frérc,  dépassant  en 
rapacité  et  en  finesse  les  gens  du  méfier,  exprimant  une 
sor^e  de  naïve  surprise  en  face  de  cel\e  législation  nouvelle 
qui  (^éconcerte  toutes  ses  ic|ées  sur  le  droit  d'aînesse  e^ 
rbéritage,  la  marquise  pourrait  être  vraiç  et  comique  : 
mais,  quand  cet^e  femme  de  liante  naissance  se  querelle 
comme  une  harengère  avec  ses  cousins  et  cousines,  lors- 
qu'elle  s'attire,  par  ses  incartades,  une  leçon  méritée  de 
la  part  d'un  notaire  ou  d*un  greffier,  lorsqu'elle  parle  de 
la  gouvernante  et  du  filleul  de  son  oncle  en  des  termes 
qu'on  sifAerait  à  Bobino  ou  au  petit  l^azari,  c'e^  l'auteur 
seul  qui  est  ridicule,  et  il  l'est  tellement  qu'il  n'en  reste 
plus,  Dieu  merci,  pour  ses  personnages. 

Continuons.  Le  marquis  défunt  avait  vendu  d'avance 
son  château  et  son  hôtel,  à  ce  phénix  des  millionnaires 
impromptus  qu'on  appelle  H.  Adam.  M.  Adam  a  une  fille, 

et  dés  lors  la  marquise  de  la  Roche-Travers  déploie  toute 

'  i  ''Il 

sa  stratégie  maternelle,  patricienne  et  féminine  pour  ame- 
ner un  mariage  entre  son  fils  Roger  et  Caroline,  la  fille 
d'Adam.  Mais  Adam,  l'infaillible  Adam,  a  décidé  que  sa 
fille  épouserait  Rodrigue  :  qui,  Rodrigue?  un  descendant 
du  Cid?  Non;  un  ingénieur  des  ponts  et  chaussées  : 

Rodrigue,  as-tu  du  çœuj:? 

—  Ah  !  beaucoup,  père  Ad^m  ;  je  suis  ingéwur  1 

Or  M.  Emile  de  Girardin  s'est  si  adroitement  arrangé,  que 
le  lecteur  ne  s'intéresse  qu'à  Roger,  gentilhomme  pro- 
gressif de  l'école  de  M.  de  la  Fayette,  et  que,  jusqu'à  la 
fin,  Caroline  semble  trés-mëàiocrement  éprise  de  son  in- 


U.  EMILE  DE  ÇIl^ARDIN.  585 

gëiûeur,  en  dépit  à^e  ses  perfections  alg;ébriques.  aussi 
bien,  la  passion  est  cle  même  force  q\xe  la  plaisanterie  dans 
la  Fille  du  Millionnaire.  L'habile  marquise  ménage  un 
lête-à-têle  entre  Roger  et  Caroline,  et  voici  ^e  dialogue 
amoureux  qui  s'établit  entré  les  deux  jeunes  gens  : 

RoGEB.  —  On  nous  laisse  seuls...  en  tète-à-tôte  ! 

Caroline.  —  Oh  !  il  n'y  a  pas  de  danger! 

RoGEB.  —  Une  héritière  ! 

Caroline.  —  Eh  bien  l 

Roger.  —  Je  pourrais  vous  séduire. 

Caroline.  —  Çn  cinq  minutes? 

Roger.  -^  En  effet,  ce  serais  court;  mais  je  pourrais 
vous  enlever... 

Caroline.  —  Sans  ma  dot  je  ne  cours  aucun  pé- 
ril... etc.,  etc. 

Le  reste  est  à  l'avenant.  Voilà  le  type  de  la  scène  de 
sentiment,  filée  d'après  le  procédé  positiviste,  qui,  dans 
notre  littérature  dramatique  et  démocratique,  doit  rem- 
placer avec  avantage  les  anciennes  méthodes,  Racine  et 
Shakspeare,  MoUère  et  Marivaux,  Qpb^lia  et  Juliette,  Es- 
Iher  et  Bérénice,  Henriette  et  Araminte,  CéUmène  et  Syl- 
via,  toutes  ces  créations  surannées  d'un  art  incompatible 
avec  les  prodiges  de  la  prime  et  du  report.  M.  Emile  do 
Girardin,  dans  uiie  courte  préface  ^ui  nous  peint  l'homme 
au  naturel,  a  eu  l'ingénuité  de  nous  d,ire  «  que  la  Fille  du 
Millionnaire  a  été  écrite  à  Naples  pendant  ces  heures  de 
la  journée  où  le^^  brises  de  la  mer  ne  sont  plus  assez  fortes 
pour  rendre  moins  lourd  le  poids  de  l'atmosphère.  »  0 
puissance  de  ce  beau  ciel,  de  ces  heures  brûlantes,  de  ce 
golfe  enchanteur,  de  ce  paysage  incomparable,  sur  celte 
imagination  charmante  l  Vous  figurez- vous  cet  homme 
fort,  contemplant  d'un  œil  ravi  ce  panorama  cher  à  la 
poésie  et  à  ramour^  et  se  remettant  à  sa  table  pour  écrire 


584  CAUSERIES  LITTËRAIRES. 

les  lignes  suivantes  :  a  Le  meilleur  emploi  des  capitaux 
dont  on  veut  conserver  la  disponibilité,  ce  sont  les  valeurs 
pour  lesquelles  en  tout  temps  le  vendeur  est  toujours  cer- 
tain de  trouver  un  acheteur  ;  ainsi  la  rente,  ainsi  les  ac- 
tions des  grandes  compagnies  de  chemins  dont  tous  les 
travaux  sont  terminés.  Méfiez-vous  de  Tamorce  des  primes; 
Tamorce  cache  l'hameçon  auquel  on  n*est  jamais  sûr  de 
ne  pas  laiss*er  accrochés  sa  bourse  et  son  honneur  ;  dé- 
fiez-vous aussi  des  gros  dividendes  qui  appellent  à  eux  les 
petites  épargnes,  car  les  revenus  qui  reposent  sur  une 
base  également  solide  tendent  constamment  tous  à  élever 
le  capital  au  même  niveau,  b 

Eh  quoil  vous  n^avez  pas  de  passe-temps  plos  doux? 

demanderais-je  à  H.  de  Girardin,  si  j*osais  citer  Athalie 
après  la  Fille  du  Millionnaire.  Tout  le  rôle  du  père  Adam 
est  de  ce  style  ;  on  dirait  le  bulletin  financier  de  la  Presse 
colligé  par  un  agent  de  change.  Vous  comprenez  qu'un 
raisonneur  aussi  imperturbable  déjoue  aisément  les  trames 
ourdies  par  la  famille  Roche-Travers  ;  d'autant  plus  que 
Fauteur  a  eu  soin  de  réunir,  dans  le  salon  de  la  marquise, 
toutes  les  variétés  de  grotesque ,  de  désœuvrement  et 
d'ineptie  qui  peuvent  rendre  plus  victorieuse  sa  thèse  en 
faveur  des  écus  contre  le  blason.  C'est  là  qu'il  prodigue 
ses  effets  de  gaieté.  Nous  avons  vu  le  premier,  le  «  U  avait 
si  peur  de  verser!  »  qui  révèle  une  si  profonde  connais- 
sance du  cœur  humain  dans  ses  rapports  avec  Tornière. 
Voici  le  second  :  le  juge  de  paix  donne  lecture  des  oppo- 
sitions formées  par  les  créanciers  de  feu  a  Marie-Thérèse- 
Maxime  -  Robert-  Hyacinthe  -  Charles  -  Angélique  -  Etienne- 
Louis,  marquis  de  la  Roche-Travers.  »  Saisissez-vous  bien 
sens  aristophanesquede  cette  accumulation  seigneuriale 


M.  EMILE  DE  GIUÂRDIN.  385 

de  noms  de  baptême?  Que  voulez- vous?  il  y  a' dans  ce 
inonde  des  gens  qui  ont  trop  de  noms  ;  il  y  en  a  qui  n'en 
ont  pas  assez;  tout  se  compense.  Hais  rien  n*égale,  en  fait 

'    de  comique,  la  scène  de  réception  chez  la  marquise.  On 
rencontre  là  la  baronne  de  Gimécourt,  le  marquis  de  Can-  \ 
neville,  la  duchesse  de  Vic-Ermont ,  le  vicomte  de  Belœil 
et  quelques  autres  représentants  de  Fantique  société  fran- 
çaise. Us  entrent  Fun  après  Fautrè ,  en  disant  :  <  Quel 
froid  il  fait  !»  —  Et  à  tous  la  marquise  répond  :  «  Appro- 
chez-vous du  feu.  »  Puis  ces  descendants  des  croisés 
causent  de  leurs  affaires  et  de  leurs  plaisirs ,  et  telle  est, 
en  effet,  la  pauvreté  de  leur  conversation,  que  tout  homme 
de  goût  sera  de  Favis  de  M.  de  Girardin  :  à  ces  entretiens 
puérils  et  uniformes  sur  la  pluie  et  le  beau  temps,  sur  les 
courses  et  la  chasse,  il  préférera  les  dialogues  charmants 
qui  se  chuchotaient  devant  le  passage  de  FOpéra,  entre  les 
amis  et  disciples  de  H.  Adam.  Le  spirituel  millionnaire  a 
bien  raison  de  ne  pas  vouloir  prendre  son  gendre  dans  ce 
monde  occupé  de  bagatelles,  et  de  s'en  tenir  à  son  cher 
Rodrigue.  Bientôt  il  triomphe  sur  toute  la  ligne.  La  conspi- 
ration matrimoniale  imaginée  par  l'astucieuse  marquise 
tourne  à  la  confusion  des  méchants  et  à  la  gloire  des 
bons...  du  Trésor.  Caroline  épouse  Rodrigue,  non  sans 
donner  un  regret  à  Roger,  à  qui—  singulière  inadvertance! 
—  Fauteur  a  prêté  quelques  quahtés  aimables.  Roger 
épouse  sa  cousine,  mademoiselle  Clémence  de  Gimécourt, 
qu'il  aimait  depuis  son  enfance.  Adam ,  pour  le  récom- 
penser et  Fenrichir,  lui  donne  un  intérêt  dans  ses  entre- 
prises, ce  qui  veut  dire,  pour  les  lecteurs  intelligents, 

*  qu'il  s'apprête  à  lui  faire  délicatement  l'aumône.  La  vic- 
time expiatoire  de  ce  sacriflce  solennel  aux  millions  et  aux 
ponts  et  chaussées ,  c'est  un  certain  baron  dont  je  n'ai 
encore  rien  dit,  comtneny»al  de  la  maillon  Adam,  oracle  de 


m  GAUSB9tËS  UTTp4^|RBS. 

la  mirçi  t^t  ^Q  la  fille ,  répétant  sm^  çç^j^  à  ^0^!^^  ^f^, 
Carpline  qu'il  ne  fau^  pas  (^q  papa^ ,  ftaçi^Q  çidiQfatçur  dç^ 
la  marquise,  complaisant,  p^irasi^,  jégef.  d'àçgent  et  ^^. 
scrupules,  très-iminoral,  ^n  peu  fripoi^,  sQrpei;it  fa^ijlie^ 
admis  par  Adam  et  Èye  4^s  hm  Éden  de  ^jUets  de  ban- 
que, et  destiné,  4^1)8  l*économie4u  çhef-c(*(a^Yre  de  U.  de 
Girardin,  à  complëtef  nos  renseignement  siir  Vé^t  de  ]fl 
lioblesse  de  ("rance  en  ^858.  Chez  cette  marquise  intri- 
gante ,  furieuse  de  voir  tous  ces  içiUions  échapper  à  soi^ 
fi)s,  il  filait  déshonorer  même  le  sentiilfiQn^  fQatemeî  ;  il 
fallait  flétrir  la  yeuve  et  la  mère  en  lui  créant  é^es  antécé- 
4efî^.  coupables,  et  c'est  le  b^on  ^ui  reipjplit  cet  office^  : 
I)ans  le  passé,  il  représente  la  faute  ;  d^in^  le  présen^,  l'ayi- 
Ussement  du  gentilliomme  n'ayant  plus  môme  ^  dignité 
de  sa  misère  et  acceptant  la  suzers^ne^é  dfi  paryenu,  ^ui 
le  gratifie  4'un  jeton  de  présence ,  cooupe  on  jette  un  os 
à  li^  c^en.  Toucher  les  jetons  de  présence  de  son  conseil 
d  ada\^istration ,  c'est  là  la  grande  affaire  du  baron,  et 
c'est  aussi  Vcfl(et  comique  de  son  rô^e  :  c  je  vais  toucher 
mon  jeton  de  présence  ;  j'ai  touché  n^on  jeton  de  pré- 
sence, n  nous  dit-i^  à  chaque  scène  :  n'est,-ce  pas  que  c  est 
bien  dr^le?  A  la  fin,  le  baron  est  expulsé  comme  un  fron- 
tin  maladroit,  et  i\  sera  remplacé,  dans  ce  fameux  conseil, 
fi^  J^oger  qui  tpucheica  à  son  tour  les  jetons  de  présence 
et  nourrira  de  leur  produit  tous  les  petits  Giméçourt... 
Voilà  comment  M.  Emile  de  Girardin,  ennemi  naturel 
des  pr^ugés  de  naissance,  entend  la  comédie  de  son 
temps. 

£h  \>i&fiy  passion,  comédie,  poésie,  sentiments^  jus- 
tesse, vérité,  à-propos,  convenance,  gaieté  de  bon  goût 
e\  de  bon  aloi,  émotion,  intérêt,  science  dramatique,  tou- 
tes ces  qualités,  tous  ces  mérites  qui  éclatent  à  un  si  haut 
degré  dans  la  FUlp^  du  MUliotfmire,  pâlissent  devant  les 


M.  EMILE  DE  6IRÂRDIN.  S87 

beautés  du  style.  Ici  nous  n'avons  qu*à  feuilleter  au  ha- 
sard et  à  cueillir  à  pleines  mains  :  manibxis  date  lilia  pie- 
nis»..  H.  Emile  de  Girardin  réussit  particulièrebent  dans 
le  style  imagé.  On  a  beaucoup  ri  de  sa  comparaison  àes 
anciens  élèves  de  Técole  Polytechnique  avec  les  Centau- 
res, moitié  hommes  et  moitié  savants  ;  ce  qui,  par  paren- 
thèse n'est  pas  très<respectueux  pour  les  savants,  réduits 
au  rôte  du  cheval  chez  ces  Centaures  modernes.  Ailleurs^ 
autre  parallèle  non  moins  ingénieux,  son  vicomte  ae 
Belœil  dit,  en  parlant  du  baron  :  «  C'est  le  Colosse  dé 
Rliodes  ;  il  est  a  cheval  sur  lés  deux  rives  de  la  Seine,  sur 
lé  faubourg  Samt-Germain  et  sur  la  place  dé  la  bourse,  i» 
—  k  qiibi  là  duchesse  de  vic-Ermont  r^polid  eh  un  fran- 
çais plus  simple,  mais  non  moins  correct  :  «  d'avoir  des 
jambes,  h* empêche  pas  d*âvoir  des  yeux,  »  tour  de  phrasé 
bien  cher  i  11.  ae  biraraiii,  car  il  ajoute,  quelques  pages 
plus  bas  :  c  d'être  travaîlteiir  n'empêche  pas  d'être  èot- 
aat...  de  manier  l'outil  n'empêche  pas  de  porter  le  Ju- 
sii...  >  —  C'est  exactement  comîne  si  nous  disiods  i 
«  d'avoir  une  idée  jpair  jour  h'eiiipêche  pas  d'écrire  liné 
mauvaise  comédie.  »  —  Nous  le  penserions  peut-être, 
mais  nous  tâcherions  de  le  dire  sans  solécisme. 

plus  loin ,  la  marqiiise,  ioujqprs  patricienne  dans  son 
langage,  dit  de  son  fils  :  a  Je  le  sxispecte  de  diner  sour- 
noisement chez  sa  lanie  de  lïimécoiirt,  ma  pécore  dé 
belle-sœur.  »  Mais  elle  se  relève  et  fait  même  une  petite 
débauche  de  métaphores,  en  disant  â  Caroline  :  «  Laisse- 
rez-vous  les  bougies  de  vos  lustres  se  consumer  sans  avoii* 
rien  éclairé  que  votre  ombre  ?»  Et  vingt  lignes  âpres  :  «  La 
vie  des  eaux,  c'est  le  désœuvrement  errant  de  plage  en 
plage,  de  source  en  source,  tournant  à  chaque  pas  le  dos 
à  l'eniiuî,  et  à  chaque  pas  le  tetrouvânl  toujouhenface.i^ 
je  né  nie  rendà  pas  biëh  cohi]Jle  de  ces  t)âs,  dé  te  dos  et 


588  CAUSERIES  LITTÉRAIRES. 

de  cette  face,  mais  je  puis  affirmer  à  H.  de  Girardin  que, 
si  on  avait  joué  la  Fille  du  Millionnaire^  les  spectateurs 
placés  dans  les  loges  de  face  n'auraient  pas  tourné  le  dos 
à  Tennui.  En  d'autres  endroits,  le  style  négligé  reprend  le 
dessus  ;  négligence  de  grand  seigneur  qui  dédaigne  de  ra- 
juster son  velours  et  ses  dentelles  !  Roger  regrette  de  ne 
pas  être  avocat  ou  médecin,  et,  comme  sa  mère  se  récrie, 
il  réplique  :  «  Gagner  au  jeu,  au  risque  de  ne  pas  payer 
quand  on  perd,  ou  finir  sur  la  roue,  comme  le  comte  de 
Hom,  est-il  donc  plus  noble?  »  Et  sa  mère,  pour  ne  pas 
être  en  reste,  dit  au  père  Adam,  à  propos  des  jaunes 
'gentilshommes  qui,  ayant  épousé  de  petites  bourgeoises, 
battent  la  femme  et  mangent  la  dot  :  «  Ça  prouve  contre 
ceux-là  ;  mais  ça  ne  prouve  rien  contre  d'autres  que  vous 
eussiez  pu  choisir.  »  Et  le  père  Adam,  jaloux  de  tenir  son 
rang  dans  ce  concours  de  charabias,  débite  Taphorisme 
ci-dessous  :  a  Être  ainsi  connu  de  tout  le  monde  ne  sert 
qu'à  être  montré  au  doigt  et  qu'à  entendre  chuchotter 
son  nom  autour  de  soi,  sans  qu*on  puisse  distinguer  si 
c'est  avec  ou  sans  malveillance.  »  —  Quelle  pensée  neuye 
et  vivement  exprimée  !  Hais  il  est  aussitôt  distancé  par 
la  fière  marquise,  qui  dit  au  baron  :  «  Vous  vous  apitoie- 
rez sur  la  position  fausse  'et  presque  ridicule  que  cela  fait 
tout  particulièrement  au  père,  à  qui  le  monde  attribue 
d'absurdes  prétentions  d'alliance  que  certainement  mieux 
que  personne  vous  savez  qu'il  n'a  pas,  direz-vouSy  mais 
que  les  apparences  donnent  lieu  de  supposer.  »  —  Et  par 
le  baron  qui,  prompt  à  la  riposte,  s'écrie  :  «  Mais  les  Adam, 
même  ainsi  acculés  dans  une  situation  extrême,  ne  jette- 
ront pas  la  main  de  leur  fille  à  la  tête  de  votre  fils.  >  — 
A  quoi  Roger  pourrait  répondre,  comme  le  héros  des 
Saltimbanques:  c  Hais  ils  ne  pourraient  rien  me  jeter  de 
plus  agréable  !  » 


M.  EMILE  D6  GIRARDIN.  589 

En  voflà  assez,  en  voilà  trop,  n'est-ce  pas?  —  Toute  la 
pièce  parle  la  même  langue  :  et  c*est  cette  prose —  (oui, 
c'est  bien  la  même  ;  M.  de  Girardin  n'en  a  pas  changé), — 
c*est  cette  prose  qui  a  battu  en  brèche  cinq  ou  six  minis- 
tères, contribué  à  la  chute  de  trois  ou  quatre  gouverne- 
ments, compté  parmi  les  puissances  de  notre  siècle,  gagné 
des  millions,  rêvé  des  portefeuilles,  passé  pour  la  plus  forte 
moitié  d'une  femme  d'un  grand  talent,  et  acquis  le  droit  de 
regarder  de  haut  les  honnêtes  gens  qui  vont  à  pied  et  par- 
lent français  !  Et  nous  nous  laissons  appeler  les  Athéniens 
modernes!  Ignorons-nous  donc  qu*à  Athènes  il  suffisait 
d'une  faute  de  grec  ou  d'un  accent  mal  placé  pour  faire 
huer  les  charlatans  et  les  sophistes?  Il  faut  nous  consoler 
pourtant,  et  chercher  dans  tout  ceci  une  moralité  plus 
sérieuse  que  des  critiques  de  détail  et  des  corrections 
grammaticales.  Dans  la  pensée  de  Fauteur,  cette  comédie 
de  la  Fille  du  MUliannaire  devait  humilier  tout  ce  qui, 
dans  les  choses  d'autrefois,  mérite  nos  respects,  et  glori- 
fier tout  ce  qui,  dans  les  choses  d'aujourd'hui ,  blesse  les 
âmes  élevées  et  les  imaginations  délicates.  Or  il  se  trouve 
qu'elle  est  si  mauvaise,  si  ridicule,  et  (tranchons  le  mot) 
si  bête,  qu'elle  doit,  en  définitive,  donner  envie  d'honorer 
ce  qu'elle  raille  et  de  mépriser  ce  qu'elle  encense.  Oui,  ces 
mœurs  nouvelles  que  voiis  installez  avec  des  chants  de 
triomphe  sur  les  décombres  du  passé ,  on  ne  saurait  in- 
venter contre  elles  de  plus  sanglantes  épigrammes  que  les 
œuvres  mêmes  qu'elles  inspirent.  Cette  société  à  qui  vous 
décernez ,  en  fils  reconnaissant ,  vos  panégyriques  et  vos 
hommages ,  et  à  qui  vous  les  devez  bien,  puisqu'elle  a  fait 
de  vous  quelqu'un  et  quelque  chose,  cette  société  est  celle 
dont  la  littérature  s'appelle  la  Question  (VArgefU ,  le  Fils 
naturel,  le  Demi-Monde,  les  Doigts  de  Féè,  les  Trois  Maupif2 
et  la  FiUe  du  Millionnaire^  Celle  que  vos  informes  caricatu- 


590  CAtJSfiRt&S  LITTÉRAtRES. 

f^i  èsèâyent  de  livrer  ft  te  risëé  dU  parterre,  èUé  à  produit 
él  lâpplaudi  !ô  CM  et  Pôli/êucte,  Anâr&nmiué  et  Phèdf^,  h 
Misànthfî6pé  et  le  Boùr^isdii  Hentilho^fne.  Où  ma»  pennefc- 
tM  dé  maintèiltf  hôé  lî^eti  et  ttoi  pr«l6iMi». 


PIH 


\ 


1 


TABLE 


De  l'espbit  utt<baib£  en  1858 «  1 

HisTOKiEm  ET  Critiqobs.  —       I.  M.  Guizot 25 

—  —                 II.  M.  le  duc  de  Noailles.  ...  101 

—  —                III.  M.  le  comte  d^Hiussonvillc.  114 

—  —                IV.  Robert  Eramet 126 

—  —                  V.  H.  Louis  Ulbacb 138 

—  —                VI.  M.  Hippolyte  Rigault.  ...  161 

—  —               VII.  M.  Henry  de  Riancey..  .  .  173 

—  —              VIII.  M.  Oscar  de  VaUée 184 

—  —                IX.  M.  Eugène  Poitou 205 

Poètes  et  Conteurs.  —       I.  M.  de  SaWandy 215 

—  —                 II.  Alfred  de  Musset 238 

—  —                m.  Désiré  Carrière 252 

—  —                 IV.  M.  Victor  de  Lapnde 264 

—  —                 V.  M.  Leconte  de  Liste 276 

—  —                VI.  M.  Joseph  Âutran 287 

—  —  VU.  MM.  Edmond  Âboat  et  GusUve 

Flaubert 299 

—  —              VllI.  M.  Jules  Sandean 827 

—  --                IX.  M.  Âmédée  Acbard 3ftl 

—  —                 X.  M.  Mazères 355 

^             —               XI.  M.  Âudibert  et  madame  Ancelot.  367 

—  —              XII.  M.  Emile  de  Girardin 378 

riH  DE    LA   TABLKt 


/r^ 


-ii)«   I  ^     1943 


1