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5S5J2
LES
LITTÉRATURES POPULAIRES
TOME IX
LES
LITTERATURES
POPULAIRES
DS *■
TOUTES LES NATIONS
TRADITIONS, LEGENDES
CONTES, CHANSONS, PROVERBES, DEVINETTES
SUPERSTITIONS
TOME IX
PARIS
MAISONNEUVE ET C", EDITEURS
25, QUAI VOLTAIRE, 25
1882
Tous droits réservé»
TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
DE LA HAUTE-BRETAGNE
TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
HAUTE -BRETAGNE
PAUL SEBILLOT
TOME I
PARIS
«i^,..
MA [SON NEUVE HT C:'^ ÉDITEURS
25, QUAI VOLTAIRE, 2^
1882
Tous droits résen-é;
INTRODUCTION
JE me suis proposé, dans les chapitres qui cotn-
jp posent ce Vivre, d'étudier les traditions, les
croyances et les superstitions de la Haute-
Bretagne pendant la seconde moitié du XIX^ siècle.
C'est une série d'études d'après nature ; la plu-
part du temps, ce n'est pas l'auteur qui est en scène,
mais les paysans ou les marins qui racontent ce
qu'ils savent, ce qu'ils croient et ce qu'on pense
autour d'eux. Réunir les dépositions mêmes, en n'in-
tervenant que lorsqu'il était nécessaire, m'a semblé
le meilleur moyen d'arriver à la vérité : toutes les
fois que je l'ai pu, j'ai préféré ce que foi recueilli
moi-même aux renseignements que pouvaient me
fournir des ouvrages précédemment publiés sur la
INTRODUCTION
matière. Aussi, excepté pour les monuments pixhis-
toriques, ce livre est, dans sa très-grande partie,
compose de documents inédits.
Pour les réunir, j'ai dû faire une enquête qui n'a
pas toujours été facile ; car il n'est pas aisé, surtout
en matière de superstition, de savoir au juste quels
sont les sentiments et les croyances de ceux que l'oti
interroge. J'ai utilisé, pour explorer autour de moi,
les séjours auxquels m'obligeaient, en. des pays variés
et asse^^ éloignés les uns des autres, mes occupations
de paysagiste, mes relations de famille ou mes
affaires d'intérêt. Ainsi qu'on le verra par la des-
cription succincte de mes principaux centres d'explora-
tion, chacun d'eux s'est trouvé, par les hasards de la
vie, à peu prés tel que j'aurais pu le choisir si f avais
voulu des pays différents de mœurs, de coutumes et
d'affaires.
En Ille-et-Vilaine, ma principale et presque ma
seule station a été la commune d'Ercé, canton de
Liffré, à vingt-quatre kilomètres environ de Rennes,
à une distance égale de Fougères. En ce pays, la
culture est ava-iwèe, et les habitants, dont un grand
nombre sont bouchers, ont de fréquentes relations
avec les villes voisines. L'aisance y est générale, et
l'instruction au-dessus de la moyenne de l'Ille-ct-
Vilaine : les personnes absolument illettrées y sont
rares, et je ne sais si parmi celles que fai interrogées,
à part quelques vieilles femmes, il s'en trouvait
INTRODUCTION lU
plus de deux ou trois qui ne savaient pas au moins
lire. Ercê est peu distant de la forêt de Rennes,
très-voisin de celle de Hante-Sève, oit, se voient plu-
sieurs menhirs, et de celle de Saint-Pierre : j'avais
ainsi nn pays oii les superstitions et les croyances
forestières sont connues ; l'ancien château du Bordage,
situe sur son territoire, et qui a joué un rôle impor-
tant à l'époque de la Ligue, le voisinage de communes
dont les tmes, au moment de la Révolution, tenaient
pour les chouans, tandis que les autres étaient ardem-
ment républicaines, me permettaient aussi de faire
porter l'enquête sur les souvenirs laissés par les évé-
nements du passé.
Dans les Côtes-du-Nord, mes séjours ont été plus
variés : tous les ans je vais à Matignon oii je suis
né, à Dinan où fai été élevé. De plus, j'ai pendant
deux étés fait des études de paysage à Saint-Cast,
canton de Matignon, tout au bord de la mer, dans
un pays oii la moitié de la population est composée de
pêcheurs ou de marins. Là je trouvais les légendes des
fées des houles, les traditions et les superstitions rela-
tives à la mer et aux animaux qui la peuplent. Saint-
Cast ayant subi en ijS^ l'invasion anglaise, ayant
fourni des équipages aux corsaires de la Révolution
et de l'Empire, je pouvais aussi savoir si les habitants
avaient gardé la mémoire de ces faits historiques
encore presque récents.
Au point de vue de l'instruction, Saint-Cast et
IV INTRODUCTION
communes maritimes des environs sont un peu au-
dessus de la moyenne de la partie française des Côtes-
du-Nord ; le nombre des illettrés ne s'élève pas à
beaucoup plus du quart de la population.
La dernière partie de mon enquête a été faîte au
château de la Saudraie, commune de Penguily ; les
dépositions que j'y ai recueillies sont désignées par la
lettre P, du nom de la commune oit il est situé; mais
elles comprennent celles de gens originaires de Saint-
Glen dont il est peu éloigné, du Gouray et de quelques
autres pays, dans un rayon de six à sept Jcilomèlres.
Dans ces communes, sauf le Gouray et Saint-Glen,
les illettrés sont nombreux, et je ne crois pas exagérer
en disant qu'ils y forment plus de la moitié de la
population. C'est un pays purement agricole, peu
éloigné du Mené, le seul groupe montagneux de cette
partie de la Bretagne : cette dernière circonstance
me permettait de connaître les siiperstitions des landes
et de la montagne. Les nwnuments mégalithiques, les
gros blocs naturels y étant nombreux, je pouvais
aussi voir s'il s'y rattachait quelques légendes parti-
culières : c'est là que j'ai trouvé presque tout ce qui se
rapporte aux Margot la fée (cf. le chapitre des Fées).
Tels sont les endroits oîi fai fait une enquête qui
n'a pas duré moins de quatre ans. fai eu aussi la
bonne fortune de trouver en diverses parties du pays
gallot d'intelligents auxiliaires. Un celtisant de beau-
coup de mérite, M. Emile Ernault, m'a communiqué
INTRODUCTION
nombre de renseignements, relatifs surtout aux mots
patois des communes situées sur la limite du breton
et du français ; ils sont désignés par S. -D (Saint-
Donan et pays limitrophes). MM. Bourie et Emile
Hamonic ont exploré les environs de Moncontour ;
M. Bélier, inspecteur primaire à Rennes, qui recueille
en ce moment les matériaux d'un inventaire des
mégalithes de l'Ille-et-V Haine, a détaché pour moi de
son ouvrage plusieurs notes inédites, et M. Decombe
m'a fourni, sur quelques pays de Vllle-et-V Haine, des
notes intéressantes. On trouve) a d'ailleurs, au bas de
leurs communications, les noms de ces collaborateurs
et ceux de quelques autres que je ne cite pas ici, pour
ne pas trop allonger la liste.
f'ai aussi puisé des renseignements curieux dans
les auteurs qui se sont occupés de la Haute-Bretagne,
soit pour constater qu'ils avaient relevé à une certaine
époque des faits que je n'ai pas retrouvés, soit pour
confirmer ma propre enquête.
Parmi ceux que fai mis h plus sotivent à contri-
bution, je citerai M. Danjou de la Garenne, qui a
exploré avec beaucoup de sagacité les pierres à bassins
de l'arrondissement de Fougères ;^ M. Ernoul de la
Chenelière, dont /'Inventaire des mégalithes des
Côtes-du-Nord, dressé avec grand soin, me semble
plus complet pour la partie bretonne que pour celle de
langue française. Je leur ai emprunté plusieurs faits in-
téressants quifigîirent dans mes deux premiers chapitres.
INTRODUCTION
Pour le reste de mon livre, j'ai surtout consulté,
parmi les auteurs qui ont écrit sur la Haute-Bretagne,
le docteur Fouquet, Ogée, M"" de Cerny, Habasque,
Ce dernier, qu'il est de mode de dédaigner aujourd'hui,
ne mérite pas ce discrédit, et souvent il m'a été
donné de reconnaître la justesse de ses observations.
Tels sont les éléments dont se compose le texte de
mon travail, où j'ai essayé de tracer en quelque sorte le
tableau de la mythologie populaire de la Haute-
Bretagne. Cette enquête sera complétée par d'autres
volumes : les Coutumes et les Fêtes, la Médecine
superstitieuse, etc., dont je m'occupe de recueillir les
matériaux.
J'ai rapproché les traditions et les superstitions de la
Haute-Bretagne de celles des autres pays ; mais presque
toujours j'ai systématiquement borné les notes compa-
ratives à la France et aux pays qui parlent français.
Ainsi qu'on le verra en jetant un coup d'œil sur les
livres (i) que j'ai consultés, la liste en est déjà longue.
Aller au delà m'aurait entraîné à un commentaire
démesurément étendu : un livre d'ensemble ne peut
pas, comme la monographie d'un seul conte ou d'une
superstition déterminée, embrasser le domaine de la
littérature populaire comparée, déjà si vaste et qui
f agrandit de jour en jour.
(i) Ou trouvera celte liste dans le deuxième volume.
INTRODUCTION yil
Ce qui me semble résulter de ces comparaisons
lornées à l'ancienne Gaule, c'est la grande parenté
qui existe entre les traditions et les superstitions des
différentes provinces. La plupart des faits que f ai
constatés en Haute-Bretagne se retrouvent en substance
dans quelqu'un des nombreux livres qui ont été publiés
sur la Bretagne bretonnante, et, pour ne citer qu'un
seul auteur, j'ai recueilli en Haute-Bretagne plus de
la moitié des légendes chrétiennes dont M. Lu^el a
fait un livre si intéressant. Les autres pays de France,
surtout ceux de l'Ouest, m'ont aussi fourni de nom-
h-eux similaires, et en somme, dans la plupart des
cas, j'en ai retrouvé partout oii a été faite une explo-
ration de quelque importance, ce qui jicstifie presque
le mot un peu paradoxal d'un mythographe de mes
amis: « Toutes les superstitions se retrouvent partout,
et si on ne les retrouve pas en quelque endroit, c'est
qu'on ne les a pas asse^ cherchées. »
La Saudraie, _jo mars 1SS2.
PREMIERE PARTIE
L'HOMME, LES ESPRITS ET LES DÉMONS
CHAPITRE I
LES MONUMENTS PRÉHISTORIQ.UE S
A partie de la Bretagne où la langue fran-
çaise est seule aujourd'hui en usage a
un grand nombre de monuments préhis-
toriques. Il n'est guère de canton, je pourrais dire
de commune, qui n'en possède plusieurs, et en
quelques endroits se voient des groupes impor-
tants, souvent peu connus, comme les aligne-
ments de Pleslin, canton de Ploubalay, qui ne
comptent pas moins de soixante-cinq pierres.
Dans le seul arrondissement de Dinan, qui
n'est pas exceptionnellement riche, Vlnveiituire
des mégalithes des Côtes-dti-Nord relève vingt
îumuli, neuf menhirs, sept dolmens, un crom-
lech, cinq pierres à bassins, et j'y ai constate quel-
ques omissions.
TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
Mon but n'est point de dresser ici le catalo-
gue des monuments préhistoriques, ni de faire
leur description ; je me suis borné à donner sim-
plement les noms singuliers que portent certains
d'entre eux, et à recueillir les souvenirs qu'ils
éveillent dans l'esprit des paj^sans. Dans le cha-
pitre suivant, je m'occuperai spécialement du
culte superstitieux dont ils sont l'objet.
^^Ilf^lc<l&-^li:^lf^lt^l^
§ I. — NOMS aUE PORTENT LES iMÉGALlTHES
m assez grand nombre de mégalithes n'ont
pas de noms propres : on les désigne
d'après le nom du village voisin ou du
champ dans lequel ils sont situés ; mais il en est
d'autres qui portent des appellations particulières,
dont certaines font allusion aux croyances que
les gens du pays y ont attachées ou y attachent
encore. J'ai pensé qu'il était intéressant de les
noter, et je l'ai fait du mieux que j'ai pu, d'après
les documents les plus dignes de foi et les plus
récents.
En général les dolmens sont appelés grottes
aux fées ou roches aux fées; c'est en quelque sorte
une désignation générique. A Pordic, un dolmen
se nomme Table-Margot, appellation qui rentre
dans le même ordre d'idées, Margot la fée, ou
simplement Margot, étant en plusieurs pays sy-
nonyme de fée.
Voici d'autres noms :
La Maison des Follets, à Cancoët en Saint- Gravé
(Morbihan) ; le Château des Poiilpiquets, en Ques-
tembert (Morbihan).
TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
Cf. en pays bretonnant Ty er Conganiict, la maison des Cor-
rigans en Langoelan (Morbihan, Giiyot-Jomard') ; Ti C'hoiriqutl,
la maison des nains, entre Pont-l'Abbé et Penmarc'h (Finistère,
Frétninville) ; la Maison des Poulpiqitcls, Ile d'Arz (Morbihan,
Fouqtiei), etc.
La Chaise du Diable, Pierrelé prèsLouvigiié-du-
Désert (lUe-et-Vilaine, Joanne) (i); les Pierres du
Diable, à la Ville-Taiiet près le Hinglé (Côtes-du-
Nord, Eriioul de la Chenelièrc) ; la Pierre du
Trésor, en Landéan, dans la forêt de Fougères
(lUe-et- Vilaine, Danjou de la Garenne), font allu-
sion à d'autres croyances.
Cf. Daleau, Forge du Diable (Corse, Dordogne) ; Chaise du
Diable, Jublain (Mayenne), etc.
Les menhirs se nomment fréquemment roches
piquées, pierres levées, pierres longues.
Voici quelques autres noms :
La Pieire qui chôme (la pierre qui se tient de-
bout : de chômer, se tenir debout), à Laillé (lUe-
et- Vilaine, Guillotin de Cor son').
Le Fuseau de Margot, à Plédran (Côtes-du-
Nord, Ernoul de la Chenelièrc) ; le Sabot de Margot,
à Ploufragan (Côtes-du-Nord).
La Pierre de Saint-Jouan, à Cuguen (lUe-et-
Vilaine, Robidou) ; le Grès Saint-Méen, sur la li-
sière de la forêt de Coulon (Ille-et-Vilaine, Joanne).
(i) Les noms en italiques placés entre parenthèses sont ceux
des auteurs d'où le renseignement est tiré.
DE LA HAUTE-BRETAGNE
Les Pets du Diable, à Vieuxviel (Ille-et- Vilaine) ;
la Pierre du Diable, près Tinténiac (Ille-et-Vilaine,
communiqué par M. Bézier).
La Dent de Gargantua, à Saint-Suliac (lUe-ct-
Vilaine, de Cerny) ; le Bâton de Gargantua, à Plé-
venon (Côtes-du-Nord) ; la Pierre à aiguiser de
Gargantua, à Saint-Mirel en Plenée-Jugon, et au
Pontgamp, près Plouguenast (Côtes-du-Nord).
On appelle les tumuli buttes ou mottes; le seul
qui, à ma connaissance, ait un nom significatif en
pays gallot est celui de Tréhorenteuc (Morbihan,
Guyot-Jomard), qui se nomme Butte des Tombes.
Les pierres à écuelles ou à bassins sont appe-
lées vers Fougères chaises du diable (cf. Danjou
de la Garenne).
On peut rattacher aux mégalithes d'autres
groupes de roches posées sur le sol ou qui en
émergent naturellement ; l'une d'elles se nomme
Roche Saint-Guillaume.
Cf. en pays bretonnant la Pierre Saint-Yves, près Penve-
nan (Côtes-du-Nord, Enwul de la ChenelUre) ; le Lit de Saint-
Yves, près Laouennec (ihid.') ; le Lit de Saini-Idnnet, en Pluzuuet
{ihid.), etc.
D'autres blocs sont appelés Rochers de Margot
la Fée; c'est ainsi qu'on nomme un bloc en gra-
nit placé sur une hauteur et surmonté d'un
autre bloc de moindre dimension (Ernoul de la
Clienelière, p. 57). Un autre groupe de rochers
à TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
naturels dans le petit bois du Limbe, en la com-
mune du Gouray, et qui a une cavité en forme
de grotte allongée, est appelé par les anciens
YHôté (la maison) des Margot la Fée.
Ces noms font allusion à des fées, à Gargan-
tua, aux lutins, parfois aux saints ou au diable.
Comme on le verra dans les dépositions qui sui-
vent, c'est à ces mêmes personnages que les
paysans attribuent l'érection des mégalithes. Qj-iant
aux tumuli, ils les regardent presque toujours
comme des buttes funéraires, idée conforme à
l'opinion aujourd'hui généralement admise.
(Cf. BertrunJ, de Mortillet, Canailliac, etc.)
§11.
LES CONSTRUCTEURS DES MEGALITHES
lORSdu'oN demande aux paysans qui a
construit ces monuments, ils répondent
le plus souvent qu'ils n'en savent rien ;
parfois ils les prennent pour des pierres natu-
relles. M. Bézier, qui les a souvent interrogés à ce
sujet, m'écrit : « Voici la réponse que j'ai obtenue
presque partout : Ils étaient là du temps de mon
père ; son père les avait vus ; ils n'ont point
changé ; mais les hommes de ce temps-là étaient
plus forts que nous. »
Si cependant on pousse l'interrogatoire plus
loin, si surtout on inspire aux gens de la campa-
gne assez de confiance pour qu'ils expriment
toute leur pensée, on ne tarde pas à voir que,
pour les anciens du moins, ce n'est pas là le der-
nier mot, et que des légendes, la plupart du
temps très-courtes, donnent des détails plus pré-
cis sur les constructeurs des mégalithes, qui sont
alors, non plus des hommes ordinaires, mais des
divinités, des saints, des esprits ou des géants.
J'ai disposé par groupes les dépositions que
j'ai recueillies personnellement, et les renseigne-
ÏO TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
ments que d'autres avant moi avaient puisés dans
la tradition populaire ; les voici.
LES FÉES ET LES MÉGALITHES
Les Rochers de la Brousse ont été construits
par les fées ; elles attelaient leurs boeufs aux gros-
ses pierres qui se trouvaient dans la vallée, et
c'est ainsi qu'elles les ont hissées sur la colline où
elles ont bâti l'Hôté (la maison) des fées, le ber
(berceau) de leurs enfants, leur puits, etc.
(Conté en iS8o par François Mallet, du Gouray, laboureur,
âgé de soixante ans, né au village de la Brousse, qui avait en-
tendu dire cela à « ses anciens. » Le dolmen de la Brousse a
13 mètres sur i" 80 de largeur ; il ouvre à l'est et est bien con-
servé.)
Les Roches aux Fées qui sont vers Saint-Didier
et Marpiré (lUe-et-Vilaine) ont été élevées par les
fées; elles prenaient les plus grosses pierres du
pays et les apportaient dans leurs tabliers ; ensuite
elles les entassaient les unes sur les autres pour
construire leurs maisons.
(Conté en 1881 par Joseph LegenJre, jardinier, qui l'a en-
tendu dire à plusieurs personnes, entre autres à une femme très-
âgée de Saint-Aubin-du-Cormier.)
« Près du bois du Rocher en Pleudilien, sur la
route de Dinan à Dol, est un dohnen que les
DE LA HAUTE-BRETAGNE
fées, disent les gens du pays, ont apporté dans
leurs devantières (tabliers) (i). »
(Note de M. de Garaby (de PleuJihen) dans Jollivet, t. 11,
p. éy.)
« A Basse- Goulaine (Loire-Inférieure) se
trouve un peulvan appelé la Pierre Fritte ; auprès
on voit d'autres pierres plus petites qui, selon la
tradition du pays, ont été apportées là dans le
tablier d'une vieille fée qui venait filer sa que-
nouille au pied du peulvan. »
(Ogée, nouvelle édition, article Basse-Goulaive.')
« Voici ce que m'a raconté un vieillard à
cheveux blancs et à la tête vénérable, le fermier
du Rouvray. Cette chronique est de tradition
dans la ferme de temps immémorial :
« Les fées, au temps où elles vivaient, hono-
raient après leur mort ceux qui avaient fait quel-
que bien pendant leur vie, et bâtissaient des grot-
tes indestructibles pour mettre leurs cendres à
l'abri de la malveillance et de la destruction du
temps, et dans lesquelles elles venaient la nuit
causer avec les morts.
« Et l'on dit que leur influence bienfaitrice
répandait dans la contrée un charme indéfinissa-
(i) Les documents puisés dans les livres sont entre guille-
mets ; tous les autres sont inédits et ont été recueillis par moi
ou par mes correspondants.
12 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
ble, en même temps que l'abondance et la pros-
périté.
« C'est dans ce but et dans ces féeriques inten-
tions qu'elles bâtirent la Roche aux Fées (celle
d'Essé) que nous avons dans un de nos champs.
« Ces fées, dit-on, se partagèrent le travail :
quelques-unes d'entre elles restèrent au lieu où
devait s'élever le monument, en préparaient les
plans et l'édifiaient ; les autres, en même temps,
tout en se livrant à des travaux d'aiguille, allaient
à Saint-Berthevin, en passant par les confins de
la forêt du Theil, chargeaient leurs tabliers de
pierres et les apportaient à leurs compagnes
ouvrières, qui les mettaient en œuvre. Mais elles
ne comptèrent pas à l'avance ce qu'il leur en fal-
lait. Or, il advint que le monument était terminé
et que les fées pourvoyeuses étaient en route,
apportant de nouveaux matériaux ; mais averties
que leurs matériaux étaient inutiles, elles dénouè-
rent leurs tabliers, les déposèrent là où elles
étaient quand l'avertissement leur parvint. Or, il
y en avait dans la lande de Sainte-Marie ; il y en
avait près de Rhétiers; il y en avait à Richebourg
et dans la forêt du Theil. De là vient qu'on
trouve dans tous ces endroits des pierres de même
nature et provenant du même lieu que celles qui
forment notre Roche aux Fées. »
(Le CoUcctioniiear breton, t. III, p. 55.)
DE LA HAUTE-BRETAGNE I3
« La Roche aux Fées, canton de Rhetiers, forêt
du Theil, près la métairie du Rouvray. Deux
pierres importantes n'existent plus ; mais la tra-
dition a conservé leurnom : l'une était le Poêlon,
l'autre le Berceau des fées. Selon la tradition,
les fées prenant les pierres de ce dolmen dans
la lande Marie (à deux lieues de là, sur la route
du Teil à Fougerai) en portaient deux à la fois,
l'une sur leur tête, et l'autre dans leur devan-
tière. Leurs mains étant libres, elles en profitaient
pour filer leur quenouillle, en transportant leur
fardeau jusqu'au champ du dolmen, lequel s'ap-
pelle simplement Champ-de-la-Roche. Lorsque
l'une des fées qui construisaient cet édifice le vit
achevé, elle s'écria qu'il ne fallait plus de maté-
riaux, et pour lors les autres fées qui se trouvaient
en roule l'entendant, baissèrent la tête, et la
pierre qu'elles portaient se planta en terre en
tombant. Quand ces fées ne filaient pas, elles
soutenaient quatre pierres à la fois ; mais malgré
la grande distance qui existe entre le Champ-de-
la-Roche et la lande Marie, les fées encore occu-
pées dans cette lande entendirent la voix de celle
qui les prévenait que le monument était ter-
miné. «
(Société des Antiquaires de Fretnce, .lunée 1S36, p. 95 et suiv.)
Cette roche (d'Essé) a été construite par les
14 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
l'ées, qui apportaient les pierres dans leur devaii Hère
(tablier), tout en filant leur quenouille.
Ces bonnes fées faisaient ce travail la nuit.
L'une d'elles s'aperçut, à un certain moment,
qu'elles étaient épiées, et fit part de sa découverte
à sa compagne qui s'écria: « Tire-lui les yeux. —
Comment veux-tu ? il en a plus de mille. » Le
malin qui épiait le travail s'était masqué la figure
à l'aide d'un tamis.
(Communiqué par M. Bczier.)
« A 400 mètres environ au sud du bourg de
Pleslin, arrondissement de Dinan, près le village
de Carnier, alignements de menhirs, au nombre
de 65, rangés sur cinq lignes; cinq sont renver-
sés. Le plus haut a 3™ 50 au-dessus du sol, et
la plus grande ligne a actuellement 97 mètres de
long. Les anciens habitants racontent que les fées
portant ces pierres pour la construction du grand
mont Saint-Michel et les trouvant trop lourdes,
les déposèrent à Pleslin et les alignèrent sur un
espace de 500 à 600 mètres, dans la direction de
l'est à l'ouest. »
(Emoul Je la Cheuelière, p. lo.)
« La paroisse de Saint-Just est connue des
savants à cause de ses gros-ses pierres appelées, à
tort où à raison, druidiques. Llles couvrent les
landes de Coiou et de Tréal. Les bonnes gens du
DE LA HAUTE-BRETAGNE I >
pays disent que ces pierres ont été apportées par
les lées, qui en remplissaient leurs tabliers, ou
furent jetées là par Gargantua, qui les trouvait
gênantes dans ses souliers. »
(Guillotin de Corson, p. 193.)
En pays bretonnant l'érection des mégalithes est attribuée
aux korrics et aux nains de diverses espèces, parfois aux fées :
« A Prat sont des dalles alignées qui, d'après la tradition, ont
été apportées là dans la peau du ventre ou le tablier d'une fée :
ar Groéch Roux, la fée rousse. « (Ogée.)
Ce sont les fées qui, en Normandie dans leurs tabliers (cf. Amé-
lie Bosquet, p. 177 et 1S7), en Auvergne pour se mettre à l'ahri
de la pluie (cf. Gobert cit. par Carabry, Moiiumcnls celtiques,
132), dans le Velay, dans l'Ain (cf. Monnier, p. 423-425, etc.),
ont construit les dolmens et les menhirs. En Berry, « elles les
portaient, malgré leur pesanteur énorme, dans leurs tabliers de
gaze. Souvent aussi elles n'avaient pas le temps de les mettre en
place, surprises qu'elles étaient avant la fin de leur besogne par
le chant du coq. » (Martinet, p. 6 ; cf. aussi Laisnel de la Salle,
t. 1,3-)
GARGANTUA
Dans une citation précédente, empruntée à
M. Guillotin de Corson, on a vu que les pierres
de Saint-Just avaient été apportées par les fées ou
par Gargantua. Il y a en effet en Haute-Bretagne
toute une série de mégalithes auxquels est attaché
le nom du géant que Rabelais a rendu immortel,
et que peut-être il avait trouvé dans la tradition
l6 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
populaire. J'en cite seulement quelques-uns; leur
liste plus complète figurera dans mon livre inti-
tulé : Gargantua dans Us traditions populaires.
Près du Fort-la-Latte en Plévenon, est un
menhir haut de 3 mètres environ. C'est le Bâ-
ton de Gargantua. Dans une légende encore iné-
dite que j'ai recueillie à Saint- Cast, le géant, au
retour de ses voyages, piqua sa canne auprès du
château en disant : « Tant que le monde sera
monde, elle y restera. » A Saint-Suliac un menhir
■qui n'a guère qu'un mètre de haut est une dent
que Gargantua se brisa en avalant trop précipi-
tamment une pierre emmaillottée qu'il croyait être
un de ses enfants.
(Cf. le conte de M"'"^ de Cerm- intitulé : La Dent de Gar-
gantua.)
D'après deux contes gargantuesques que j'ai en
portefeuille, la pierre du Pontgamp et celle de
Saint-Mirel ont été laissées là par Gargantua. Un
jour qu'il était à faucher, il laissa tomber dans la
prairie sa pierre à aiguiser que l'on y voit encore
et qui, disait mon narrateur, esc grosse et haute
comme un fût de six barriques.
Une légende analogue est rapportée par M. Louis Duval,
au sujet d'une pierre à affiler de Gargantua qui se trouve à Cra-
mesnil en Normandie (p. lo et suiv.). D'autres pierres à affiler
<3e Gargantua se voient à Néaufle — cf. sur Gargantua cons-
tructeur de menhirs, A. Bosquet, p. 177 — • et prés d'Auray,
dans la prairie du Champ-des-Martyrs, à ce qu'on m'a dit. On
DE LA HAUTE-BRETAGNE 17
m'a conté que le géant, « étant un jour en colère, jeta en l'air
1.1 pierre qui lui servait à aiguiser sa faux. Elle se piqua dans le
milieu de la prairie ou elle est encore. »
La Quenouille de la femme de Gargantua se voit à
côté de Josselin ; c'est un menhir de 6 mètres de
hauteur ; son Fuseau, autre menhir de 5m 30 de
haut, est à Locquehas.
D'autres menhirs portent le nom de quenouilles. Cf. Que-
twuilks de la Fau, Monnier, p. 424; Quenouille! des fées,
A. Bosquet, p. 177.
Le menhir de la Tiemblaye en Saint-Samson
se nommait autrefois Pierre de Gargantua; mais
c'est, m'a-t-on assuré, une appellation qui n'est
plus guère usitée.
« Sur le bord de la route de Vannes, à quel-
ques mètres de l'extrémité de la rue Lorois, à la
Gacilly, se trouve la Roche-Piquée. On regarde
dans le pays ce menhir comme un grain de sable
sorti des souliers de Gargantua. »
(Ducrest de Villeneuve, Le Château, stat., p. 48.)
LES SAINTS
« Sur la lande de Gue-rchmen (gvjcrc'h vien,
roche à la Vierge?), près Bains, est un menhir
appelé par les paysans la Roche aboyante, et qui,
selon la tradition, n'est autre chose qu'un chien
l8 TRADITIONS HT SUPERSTITIONS
pétrifié par saint Convoyon, qu'il poursuivait un
jour que le saint traversait la lande. »
(Guillotin de Corson, Slat. de Redon, p. 2.)
« Partout OÙ se trouvent ces grandes pierres, la
tradition populaire s'est ingéniée à les désigner à sa
manière. A Plessé (Loire-Inférieure), les menhirs
sont des chasseurs avec leur meute de chiens
transformés en pierres pour n'avoir pas su sancti-
fier le dimanche. »
(Guillotin de Corson, p. 24, Trad. et lèg.)
On peut rapprocher ces deux légendes de celle de Carnac :.
un jour que des soldats poursuivaient s.-iint Comély, ils furent
transfonnés en pierres, et ce sont eux que Ton voit encore
alignés.
« A Cheix (Loire-Inférieure) est une sorte de
dolmen qui, d'après le dire des habitants, aurait
été placé là par saint Martin, qui est le patron de
la paroisse. »
(Ogée, art. CIxix.)
Dans la Haute-Vienne (cf. Laisnel de la Salle, t. I, 11 5),
l'érection d'un dolmen est attribuée à sainte Marie-Madeleine.
D'après Souvestre, les pierres de Lanvaux auraient été appor-
tées parla Vierge dans son tablier. {Derniers Brelovs, t. I, p. 119.)
Près de Poitiers, il y a la Pierre-Levée, soutenue par cinq
piliers. Sainte Radegonde aurait apporté sur sa tête cette pierre
en ce lieu, et les piliers dans son tablier. La sainte ayant laissé
tomber le sixième pilier, le diable le ramassa et l'emporta. (P.
Atbenas, Lycée armoricain, t. II.)
« Dans la forêt de Talensac, au sud et près de
DE LA HAUTE-BRETAGNE I9
Montfort-sur-Meu (Ille-et- Vilaine), nous avons
remarqué un bloc de grès énorme, sorte de table
couchée ou de menhir renversé, connue dans le
pays sous le nom de Grès de saint Maen.
« Ce grès est couvert dans tous les sens de
fines rayures et percé de nombreux trous du cali-
bre d'un canon de fusil de chasse.
« La légende du pays rapporte que saint Maen,
qui était charpentier, aiguisait ses outils sur cette
pierre : de là les rayures et les trous encore visi-
bles. Au reste, les bûcherons du voisinage ne se
font pas faute, encore aujourd'hui, d'imiter saint
Maen. La rouille et les traces de fer sont appa-
rentes, sans avoir rien de commun avec les traces
primitives.
« Un jour, toujours selonla légende, saint Maen,
après avoir aiguisé sa hache, l'aurait lancée devant
lui, et l'outil, tombant à trois kilomètres de là,
aurait désigné la place où est maintenant bâti le
bourg qui porte son nom.
« Dans l'est de la France, nous avons recueilli
des traditions de même nature, relatives à des
camps celtiques : à Raon-l'Etape, Bourguignon-
les-Morey (Haute-Saône). Il y est question de
pierres énormes lancées de colline à colline jus-
qu'à de grandes distances. »
(Theuvenot, Noies sur quelques monuments anciens, p. 7-S.)
« A Mégrit, arrondissement de Dinan, une
20 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
pierre posée à la surface du sol porte le nom de
Pierre de saint Patrice. Elle est percée dans toute
sa longueur. C'est, dit la légende, dans ce trou
que saint Patrice s'est caché pendant longtemps. «
(Ernoul de k Chenelière, p. }.)
Le beau menhir du Champ-Dolent, près Dol,
est une pierre tombée du ciel pour séparer deux
frères qui se battaient en duel.
D'après une note communiquée par M. Bézier,
on raconte aussi que la pierre du Champ-Dolent
et celle de la Mairie en Cuguen sont sorties de
terre pour mettre fin à une lutte fratricide.
LE DIABLE
Dans l'arrondissement de Fougères, certaines
pierres à bassins sont appelées par les gens du
pays chaises ou chaires du diable. « Ce sont des
blocs de rocher qui sont naturels... Un bassin
principal, creusé tout au bord de la roche et au
miUeu de l'une de ses plus grandes faces, en fait
un véritable siège avec un dossier. Une échan-
crure au devant du siége-bassin correspond à une
rigole allant jusqu'à terre le long de la roche;
puis de chaque côté, juste où se posent naturel-
lement les coudes étant assis, se trouve une petite
entaille en forme d'écuelle. Le sommet de la roclie
DE LA HAUTE-BRETAGNE
est couvert de semblables petites cavités, s'écou-
lant chacune par autant de cannelures allant jus-
qu'à terre le long de la face postérieure. »
(Danjou de la Garenne, p. 33.)
Dans le Jura était jadis une pierre de forme analogue qui
portait le nom de Selle-à-Dieu. (Cf. Monnier, p. 427.) A Dom-
pierre en Morvan, une pierre à écuelle énoniie s'appelle Fauteuil
du diable. (Cf. Matériaux, t. \1I, p. 3)6.)
« Dans la commune de Louvignc-du-Désert
existe un siège de pieiTe connu sous le nom de
Chaise-au-Diable, sur laquelle il vient de temps en
temps s'asseoir la nuit, tantôt sous la forme d'un
mouton, tantôt d'un bouc ou d'un autre animal.
Il change ainsi de forme, afin de n'être pas re-
connu. » (Danjou de la Garenne, p. 50.) « Dans
la même commune existent d'autres chaises au
diable : près du Rocher de la Fresnaye, sur le ro-
cher de la Gourdelière, dans la châtaigneraie de la
Jutlais. Une autre, détruite il y a quelques années,
se voyait à la Buhaye. »
(Danjou de la Garenne, p. 51 à 54.)
« Au bord de la route d'Antrain à Fougères
existe en la commune de Noyal-sous-Bazouges le
plus beau menhir de l'arrondissement de Fougè-
res. Il est connu sous le nom de la Pierre-Langue.
L'une de ses faces paraît usée en différents endroits
par le résultat d'un long frottement. Au pied gît
TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
une petite croix de granit... On raconte que le
diable passa par là, portant sous chaque bras une
pierre gigantesque. Il en laissa choir une qui
s'enfonça par son énorme poids ; c'est celle qu'on
y voit aujourd'hui. Q.uant à l'autre, elle tomba,
à une demi-lieue de Dol, dans le Champ-Dolent...
D'autres disent qu'il y eut en ce lieu jadis une
grande bataille, et que les vainqueurs obligèrent
les vaincus à clouer de leurs propres mains ce
trophée de leur défaite. »
(Danjou de la Garenne, p. 41-42.)
« Au point culminant du bois des Alleux, en
Louvigné-du-Désert, est un énorme bloc de granit
de 12 mètres de circonférence, appelé Pierre du
Diable. Son sommet, légèrement concave au mi-
lieu, incline vers une large entaille munie de
chaque côté d'un bord très-saillant et creusée ver-
ticalement sur le flanc sud de la pierre. On a pro-
fité, pour faire cette rigole, d'une fente naturelle
de la roche ; mais ses bords saillants ont certai-
nement été faits de main d'homme. Le nom de
ce monument, ainsi que sa désignation singulière,
s'explique par la légende. Le diable essaya, dit-on,
de l'emporter, lorsque, forcé par l'archange, ils
bâtissaient ensemble le Mont-Saint-Michel . Il fit
néanmoins de si terribles efforts que son échine
maigre et pointue y resta profondément empreinte
DE LA HAUTE-BRETAGNE 23
telle qu'on en voit aujourd'hui la marque ineffa-
çable. »
(Danjou de la Gareune, p. >;-56.)
B A Squiffiec existe un menhir qui jadis était accompagné de
deux autres. On dit dans le pays que saint Hervé, voulant me-
surer ses forces avec le diable, avait lancé ces pierres du haut de
la montagne de Bré, située en Pédernec. » (Ernoul de la Chc-
nelière, p. 12.) Le Poron-Meyer, roche à bassin de Laroche-en-
Breil (Morvan), porte aussi des empreintes qui sont dues au
diable, d'après une légende rapportée dans les Matériaux, t. VII,
P- 353-
On voit près de Cléder (Finistère) une pierre portant sur
une de ses faces des cavités symétriques. Ce sont les marques
des griffes du diable qui voulut la lancer contre la belle cathé-
drale que saint Pol bâtissait alors à Léon. (Fréminville, Antiq.
du. Finist., p. 64.) En Normandie, un menhir à écuelle porte
l'empreinte de la tête et des épaules des géants. (Cf. A. Bosquet,
p. i8i.)
« Parmi les blocs du Rocher-Aubry, dans
l'endroit dit les Gautiers, on voit une pierre
énorme dite le Faix du Diable ; elle a des bassins
et entailles d'une fitçon particulière. Ces entailles
singulières sont les marques des os saillants et
décharnés du diable qui portait cet immense far-
deau, lorsque, bâtissant le Mont-Saint-Michel, il
le posa dans cet endroit, n'ayant plus besoin de
matériaux. «
(Danjou de la Garenne, p. 56.)
« En Saint-Etienne en Coglès, on voit une
pierre levée haute d'environ 2 mètres, et qui
24 TRADITIONS KT SUPERSTITIONS
porte vers la moitié de sa hauteur une cavdté
soigneusement creusée. A l'ouest et y joignant
sont quatre pierres brutes de o™ 60 de haut, pla-
cées de champ et alignées sur deux rangs, de ma-
nière à former une petite allée de o'" 60 de haut.
Lorsque le diable bâtissait Saint-Michel, dit la
tradition du pays, ses aides diaboliques lui appor-
taient des pierres qu'ils venaient chercher jusqu'ici
à cause de leur belle qualité. Quand il leur cria
qu'il n'en fallait plus, ils les laissèrent sur
place. »
(Danjou, p. 63.)
Les menhirs de Vieuxviel, appelés les Pets du
Diable, se sont échappés du sac de pierres que
Lucifer portait à travers l'espace, pour construire
le Mont-Saint-Michel.
(Note communiquée par M. Bézier.)
« Proche le village de la Haute-Bayette, en la
commune de Parigné, dans le champ de la
Petite-Pierre, existait une pierre levée en granit,
inclinée vers le sud, portant sur le côté opposé
diverses entailles. Les gens du pays y voyaient
les marques des griffes du diable, qui avait posé
là cette pierre lorsqu'il bâtissait le Mont-Saint-
Michel. C'est pour cela qu'on la nomm^ixV Épaulée
du Diable. »
(Danjou Je la Garenne, p. 46.)
DE LA HAUTE-BRETAGNE 25
Des entailles analogues attribuées au diable existent en
Alsace. (Cf. Mémoires de la Société d'émulation de Monthéliard,.
3« série, t. II.)
On dit que les pierres debout de Saint-Mirel
ont été chômées (plantées) au moment de la nais-
sance du Messie, de même que beaucoup d'au-
tres dans le monde, comme signe de reconnais-
sance de sa venue. Les gens ne le savaient pas au
juste ; mais l'esprit de Dieu se répand partout, et
ils sentaient qu'il allait venir.
(Conté par François Mallet, du Gouray, 1880.)
C'est une opinion que je n'ai entendue que cette fois; je la.
donne à. titre de curiosité.
Vers Dol, les bonnes gens du pays attribuent
imperturbablement aux Romains l'érection de
la plupart des mégalithes.
(Communiqué par M. B. Robidou.)
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§ III. — LÉGENDES ET CROYANCES QUI s'y
RATTACHENT
lES monuments des âges préhistoriques
jouent, à ma connaissance du moins, un
rôle assez restreint dans les récits légen-
daires des paysans. Dans des pays où abondent
les contes de fées et de lutins, les récits diaboli-
ques ou lugubres, j'ai interrogé avec le plus grand
soin plus de cent personnes, sans recueillir autre
chose que de courts récits, parfois assez vagues.
J'ai déjà donné quelques dépositions sur ceux qui
passent pour les avoir construits. On trouvera
plus loin d'autres fragments qui sont tout ce que
j'ai pu trouver, soit en fouillant les livres relatifs
au pays gallot, soit en interrogeant les paysans.
Mais auparavant je crois devoir constater que,
sur plus de quatre cents contes publiés ou iné-
dits que j'ai recueillis, j'en ai trouvé seulement
une dizaine qui se rattachent quelque peu à des
monuments préhistoriques.
Dans la Couleuvre, no xxiv des Contes popu-
laires, ire série, il est parlé incidemment d'une
fée qui demeurait dans un des dolmens de la
TRADITIONS ET SUPERSTITIONS 2/
Brousse, commune du Gouray. D'autres ré-
cits, que j'ai recueillis depuis, mettent encore
en scène ces mêmes fées de la Brousse, mais d'une
manière tout aussi incidente. La Fée de Créhen,
no XXI des Contes des paysans et des pêcheurs, sem-
blait avoir sa demeure dans un dolmen ou
dans un tumulus des bords de FArguenon; mon
conteur n'était pas très-précis à cet égard. Dans
ce récit, la fée devient chrétienne, et quand le
prêtre l'a baptisée, il maudit la grotte, où jamais
on n'a habité depuis.
Dans les légendes relatives à Gargantua, les
menhirs figurent .parfois, mais ne jouent, ainsi
qu'on l'a vu, qu'un rôle assez effacé.
Jamais je n'ai entendu parler des druides, pas
davantage des bardes : les paysans gallots ne
connaissent ni ces noms, ni leurs équivalents.
Les monuments mégalithiques passent, ou plus
exactement passaient pour être hantés la nuit,
soit par des fées, soit par des lutins, parfois par
des revenants ; mais les terreurs superstitieuses
dont ils étaient l'objet ont une tendance à s'effa-
cer.
« A la fontaine Cadio, en Plédran (Côtes-du-
Nord), existe une roche aux fées, sur une
pièce de terre dite la Roche ; elle est longue de
45 pieds. L'une des extrémités s'arrondit en
cercle fermé, et l'autre extrémité, aussi fermée,
28 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
mais par une pierre plate, est entourée de quatre
pierres debout, rtchées en terre. Au fond de cet
arc de cercle, qui se trouve en dehors de la grotte,
il y a une pierre d'une énorme épaisseur, placée
de manière à former un siège. Des enfants qui
nous avaient suivi nous dirent que c'était la
chaise de Michel Morin, homme extraordinaire,
qui remplissait ce cercle de sa capacité, et qui,
lorsqu'il s'asseyait sur cette pierre, avait le dos
appuyé à celle qui forme la grotte, bien qu'elle
en soit éloignée de 3 ou 4 pieds, et les bras
accoudés sur les roches latérales, quoiqu'elles
soient à 5 ou 6 pieds l'une de l'autre... »
(Habasque, t. Il, 363-364.)
« A 1,500 mètres du bourg de Saint-Jacut du
Mené, pierre posée. Le dessus de cette pierre est
complètement plat. On y remarque comme l'em-
preinte d'un pied d'homme. La légende raconte
que Gargantua, monté sur cette pierre, fit un ef-
fort pour s'élancer sur une autre pierre à trois ki-
lomètres plus loin. Sous cet effort, son pied s'est
gravé dans la pierre, ainsi que sur celle sur laquelle
il venait de sauter; mais cette dernière jusqu'à
présent est restée inconnue. »
(Emoul de la Chcnelitre, p. 38.)
« Sur le versant ouest du Tertre-Alix, en
Louvigné-du-Désert, est une chaise de pierre : la
DE LA HAUTE-BRETAGNE 29
nuit les fées viennent, dit-on, s'y asseoir pour filer.
Aussi, ajoute la légende, trouve-t-on souvent
auprès des magnons de laine. »
(Danjou de la Garenne, p. 54.)
« Des femmes du voisinage de la fontaine Cadio,
près de laquelle est un dolmen, nous apprirent que
les fées venaient souvent à minuit danser autour
■du monument. »
(Habasque, t. II, 363-364.)
« Sur la lande du Fao, en Saint-Gelven (Côtes-du-Nord,
partie bretounante), est un dolmen. Les vieux habitants du bourg
s'imaginent que sous ce dolmen vit une légion de fées qui, tous
les soirs, à minuit, sortent de leur demeure pour venir danser
sur cette pierre. » (Ernoul de la Chenelière, p. 39.)
En beaucoup d'autres pays existe la croyance que les fées
viennent la nuit autour des roches qui portent leur nom. On la
retrouve en Normandie (cf. Amélie Bosquet, p. 96; abbé Cochet
■cit. dans les Matériaux, t. I, p. 264); dans le Valais {Mater.,
II, 257); dans le pays de Luchon (Bull, de la Soc. d'Anthr.,
3= série, II, p. 167); en Berry (cf. Laisnel de la Salle, t. I,
p. 100).
Les lutins vont autour des Roches piquées de
la forêt de Haute-Sève ; il faut bien se garder d'en
approcher quand ils sont auprès, car il arriverait
certainement quelque malheur.
(Conté en iSSopar Françoise Dumont, d'Ercé.)
« A Trébeurden (partie bretonnante des Côtes-du-Nord), ces
monuments, principalement les dolmens, sont hantés par les
gorriket, que quelques habitants prétendent même avoir vus. . .
Ceux qui passent tard auprès de leurs demeures pressent le pas.
30 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
de peur de rencontrer une patrouille de ces petits hommes. »
(Emoul de la Chenelière, p. 28.)
« Les demeures des nains sont placées le plus souvent sous les
dolmens, que l'on nomme presque partout ly Corriked. D'autres
ont leurs habitations sous les menhirs. » (Le Men, p. 227 ; cf.
aussi Souvestre, Foyer breton : les Korils de Plaudren.)
Jadis on racontait à Plévenon que des revenants
sortaient la nuit du tumulus de Château-Serin.
Comme il y avait eu autrefois dans le voisinage
un couvent de moines qui ont laissé mauvaise
réputation dans le pays, on supposait que c'étaient
les moines qui venaient faire pénitence après leur
mort.
(Conté en 18S0 par Scolastique Durand, de Plévenon, âgée de
soixante- douze ans.)
Le tumulus de Fontenay-le-Marmion était hanté par des reve-
nants. (Cf. Amélie Bosquet, p. 192; cf. aussi, p. 1S8, 189, des
menhirs et des dolmens hantés.)
« Il sort la nuit du tumulus de Crchen une
femme tantôt blanche, tantôt revêtue d'un vête-
ment de brouillard, qui, des coups répétés de son
battoir, fait retentir les rives de l'Arguenon, où
elle va laver son linge. C'est une des croyances
du pays, et on la retrouve dans toute la Bre-
tagne. »
(H.ibasque, t. III, p. 188.)
En Bcrrj-, jadis une fée appar.iissait au sommet de la motte
de la Guerne, commune de Lunery, et les bergers qui en appro-
chaient étaient poursuivis par un homme à longue barbe. (Cf.
Martinet, p. 9 et 15.)
DE LA HAUTE-BRETAGNE 3!
« Depuis longtemps les fées ont malheureuse-
ment disparu ; mais le monument (de la Roche
aux Fées d'Essé) est resté. Dans les nuits, quand
la bise souffle au dehors, on entend comme des
plaintes dans la Roche aux Fées, et l'on dit que
ce sont les morts qui reposent là qui appellent
les fées protectrices, et que ces plaintes se renou-
velleront jusqu'à ce qu'elles soient revenues. «
(Le Collectionneur breton, t. III, p. 55.)
Quelques paysans m'ont dit qu'ils croyaient que
des marquis étaient enterrés sous ces pierres.
(Marquis veut dire personnages ; à Pléneuf, on
raconta à Habasque que c'étaient des générais.')
Les tumuli, au nombre de cinq, que j'ai décou-
verts à Meillac, Tinténiac et les environs, sont
tous pour les paysans des lieux de repos.
(Communiqué par M. Bézier.)
Il y a à Créhen un tumulus dont la terre passe
pour ne point diminuer, bien qu'on en ait pris
maintes charretées pour construire les maisons du
voisinage. La terre jaune qui le compose sert de
mortier pour la maçonnerie.
(Conté en 1880 par Rose Renaud, cîe Saint-Cast, qui Tavaii
entendu dire à Créhen.)
On m'a raconté à Ercé que les pierres de
Haute-Sève n'avaient pas toujours été aussi gros-
ses que maintenant, et que jusqu'à une certaine
32 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
-époque leur volume avait augmenté. Je n'ai pu
savoir avec précision si mes conteurs voulaient
spécialement parler des Roches piquées ou de la
chaîne de gros blocs naturels qui traverse la
forêt.
La croyance aux pierres qui poussent, mais cette fois s'appli-
<juant spécialement aux mégalithes, existe en Berry. (Cf. Laisnel
de la Salle, t. I, 112.)
En beaucoup d'endroits, on pense qu'il est
dangereux de les détruire, parce que les esprits
■qui les ont construits ne manqueraient pas de se
venger ; mais on n'y croit plus guère maintenant.
« Le tumulus de Château-Serin, en Plévenon,
fut longtemps préservé de la destruction, parce
que les fermiers prétendaient que la terre qui le
■composait eût fait périr leur récolte. Un préjugé
semblable a fait conserver le tumulus de Pléneuf,
sous lequel les voisins me dirent que des générais
étaient enterrés. »
(Habasque, t. III, p. 87.)
« Lorsqu'on enleva un menhir pour le placer sur la tombe de
Hyacinthe Langlois, à Rouen, toutes les bonnes femmes assailli-
rent les ouvriers de prédictions funestes. » (Amélie Bosquet,
p. 186.)
Une sorte de crainte superstitieuse, dont je n'ai
pu me faire expliquer la cause, fait qu'ils sont
respectés par les paysans.
(Communiqué par M. Bézier.)
DE LA HAUTE-BRETAGNE 35
A Saint-Rcmi-du-Plein, dans un champ qui se
nomme aujourd'hui le Rocher ou les Rochers, il
y avait une roche aux fées soutenue par quatre
piliers. Quand on voulait ensemencer on portait
le soir des galettes ou du pain, avec un peu de
beurre, et le lendemain le champ était ensemencé.
Lorsque le propriétaire du champ fit sauter ce ro-
cher, on murmura beaucoup dans le pays.
(Conté par Joseph LegenJre, jardinier, de Saint-Aubin-du-
Cormier.)
Quand M. du Chatellier voulut, en 1879, explorer le tumulus
de Run, près Tréfiagat, les habitants regardèrent ces fouilles
d'un mauvais œil.
<i Ce n'est pas sans peine que j'ai obtenu l'autorisation de
fouiller ce tertre : les habitants du village craignaient les repré-
sailles des Koriics, race de nains doués d'un pouvoir surnaturel,
et passant dans l'esprit de nos paysans bas-bretons pour être les
constructeurs de nos monuments mégalithiques, quelque gigan-
tesques qu'ils soient. Aujourd'hui encore, disent-ils, ils hantent,
la nuit, les monuments qu'ils ont construits et savent se venger
de ceux qui osent les violer.
« Depuis mon exploration, j'ai reçu les plaintes d'un des habi-
tants du village de Run, qui me dit que, comme il l'avait prévu,
les chorriquet, depuis que j'avais violé leur demeure, s'introdui-
saient la nuit dans son écurie, et, s'en prenant à ses chevaux, les
malmenaient si bien, que le matin il les trouvait couverts de
sueur. Depuis quelques jours cependant, ils semblaient leur lais-
ser quelque répit, et cela parce qu'il avait appendu .à l'une des
poutres de son écurie un chapelet de coques d'œufs de poules,
avec lesquels les chorriquet savent prendre grand plaisir à jouer.
Je voulus lui faire comprendre que ses chevaux avaient probable-
ment éprouvé quelque ma, aise dont ils étaient remis, et que
I 3
34 TRADITIOXS ET SUPERSTITIONS
son chapelet de coques d'oeufs n'y était pour rien. Peu con-
vaincu, il^me quitta en me prédisant que, une fois ou l'autre,
j'aurais maille à partir avec ces malins esprits. » (^Mémoires de la
Société d'ttiiulation des Cotes-dii-Nord, année 1879.)
« Sur le versant ouest de la vallée de Mont-
Louvier en Louvigné-du-Désert, est un groupe de
dix à douze blocs gigantesques de granit, connu
sous le [nom de Roches Saint-Guillaume, et que la
nature a superposées sous l'aspect le plus pitto-
resque et le plus bizarre. Plusieurs portent des
bassins et entailles de formes et grandeurs diffé-
rentes. Dans le pays elles sont toutes désignées
comme ayant appartenu à l'usage du saint qui,
suivant la tradition, fit pendant quelque temps
son séjour en cet endroit. L'une aurait été son
douet (réservoir où on lave le linge), l'autre sa
fontaine, une autre plus petite son écuelle ; deux
autres se touchant seraient l'empreinte de ses
genoux ; une entaille forme celle de sa modeste
croix de bois. Enfin plusieurs autres de forme
allongée seraient la marque des coins de ceux
qui ont voulu essayer, mais toujours en vain, de
fendre cette roche. On a aussi donné le nom de
rues de Paradis, du Purgatoire et de l'Enfer, aux
intervallesiétroits'qui séparent ces énormes blocs.
On vous montre aussi l'endroit où couchait le
saint. »
(Danjou de la Garenne, p. 49, 50.)
DE LA HAUTE-BRETAGNE 35
A Huelgoat (Finistère), on nomme Ménage de la Vierge deux
pierres creusées régulièrement de plusieurs bassins. (Athenas.,
Lycée armoricain, t. VI, p. 383.) En Normandie, un mégalithe a
servi de Ht à saint Cenery. (Cf. A. Bosquet, p. 182.)
« A Pluzunet (Côtes-du-Nord), uu roc légèrement creusé se
nomme le lit de saint Idunet. C'était, dit-on, la couche commune
du saint et de sa soeur sainte Dunnvel... Au chevet de ce pré-
tendu lit, il y a une croix en pierre grossièrement travaillée. A
trois kilomètres du bourg, une pierre affectant la forme d'un
siège se nommait Chaise de saint Yves : un jour que le saint
était fatigué, il s'aasit dessus, et elle se ploya sous lui en forme
de siège. » (Ernoul de la Chenelière, p. 34.)
Près de Jugon est un menhir qui descend, la
nuit de Noël, boire dans la rivière de l'Arguenon.
Un homme du pays, qui ne voulait pas croire que
ce fût vrai, alla la nuit de Noël pour le voir;
mais jamais personne ne l'a revu.
(Conté en 18S0 par Jeanne-Marie Chesnais, de Jugon, domes-
tique.)
D'après une note des Anciens Évêchés de Bre-
tagne, par MM. Geslin de Bourgogne et A. de
Barthélémy, t. III, p. 219, les fées jouent la nuit
avec les mégalithes de la Brousse et vont les bai-
gner dans les ruisseaux du voisinage.
« Sur le Mont-Louvier, en la commune de Lou-
vigné-du-Désert, était une magnifique pierre
branlante, aujourd'hui détruite. Elle était natu-
rellement posée en équilibre si parfait, qu'un seul
homme pouvait la faire osciller d'une manière
36 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
sensible. Tous les ans, disait-on, la nuit de Noël,
pendant la messe de minuit, elle allait boire dans
le ruisseau qui est au bord de la vallée, et remon-
tait aussitôt se remettre à la place qu'elle venait
de quitter. »
(Danjou cie la Garenne, p. 49.)
« Dans le bois des Couardes, en Saint-Eiicnne
en Coglès, se trouve un groupe naturel de blocs
de granit, aussi imposant par sa masse que pitto-
resque par son aspect. L'un d'eux, qui a près de
3 mètres de haut sur une longueur plus considé-
rable encore, est superposé à plus de 2 mètres
au-dessus du sol sur trois autres blocs non
moins énormes, ce qui donne à cet amas de ro-
chers la fausse apparence d'un gigantesque dol-
men. Tous les ans, dit-on, à Noël, quand les
cloches sonnent la messe de minuit, la roche la
plus élevée descend pour aller boire au ruisseau
qui coule à ses pieds dans la vallée, puis elle
remonte se replacer elle-même sur sa base. Mais
malheur à qui se trouverait sur son passage ! Elle
traverse l'espace avec la rapidité d'un clin d'œil ;
son choc terrible serait inévitable. On serait écra-
boui (écrasé). »
(Danjou de la Garenne, p. 62-6;.)
Le jour de Noël, à minuit, au premier chant du coq, on voit
la pierre Corme, en Condé-sur-Laison, s'ibranler et descendre
DE LA HAUTE-BRETAGNE 37
vers la grande fontaine, située à quelque distance, pour s'y désal-
térer. (Amélie Bosquet, p. 173.)
Le menhir de la Tiemblaye, en Saint-Samson,
qui se nomme Pierre longue ou Tonnerai est rayé
d'une barre blanchâtre en quartz, qui se détache
très-visiblement sur le ton gris du granit. C'est,
dit-on dans le pays, la marque d'un coup de
fouet dont le diable cingla la pierre un jour qu'il
était en colère.
« A Pluzunet il y avait naguère une roclic à fleur de terre
dans laquelle les gens croyaient reconnaître la trace d'un bâton
et l'empreinte des pieds d'un cheval. La légende dit que le diable
n'ayant pu réussir à faire saint Idunet offenser Dieu, disparut
furieux, en imprimant ces marques sur le rocher. » (Ernoul de
la Chenclière, p. 34.)
« A Saint-Étienne en Coglès, au sud du
Rocher-Jacquot, sont deux allées couvertes ou
Roches-aux-Fées à moitié ruinées, et il ne reste
qu'une seule des pierres de recouvrement sur
chacune d'elles ; les autres gisent à terre. Les
diables viennent, dit-on, depuis fort longtemps, la
nuit, essayer de remettre ces pierres en place ;
mais ils n'ont jamais pu y réussir. On les entend
chanter en dansant autour, mais sans qu'il soit
possible de comprendre ce qu'ils disent. »
(Danjou, p. 64.)
D'autres dolmens, en divers pays, portent aussi le nom de
Pierre au Diable, entre autres celle de Jambes, près Namur.
(Cf. Mater., t. V, p. 405.)
58 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
Sur un bloc recouvert de signes archaïques, si-
tué à Dingé, les paysans voient l'empreinte d'une
sangle, des griffes et des fesses du diable. Ils m'ont
raconté que Satan s'étant mis dans l'esprit d'em-
porter cette pierre au Mont-Saint-Michel, l'avait
sanglée et s'était arc-bouté pour la soulever ;
mais la sangle cassa, et c'est à l'effort qu'il fit
pour la retenir que sont dues les empreintes de
son derrière et de ses griffes.
(Communiqué par M. Bézier.)
L'île d'Herreu, la plus proche de celle de
Besné (Loire-Inférieure), contient un grand nom-
bre de rochers dont la surface est couverte de
bassins et de cercles. Il y en a une entre autres
que les habitants appellent la Cuisine du Diable ;
ils y voient les marmites, les poêlons, le lit où il
couchait.
(P. Atlicnas, Le Lycce arniurlann, t. VI, p. 3S3.)
TRÉSORS ENFOUIS
Presque tous les monuments préhistoriques
passent pour renfermer des trésors ; il en est de
même des gros blocs erratiques qui se trouvent
dans les champs ou sur les landes.
Vers Ercé, on dit que les trésors qui sont
enfouis dessous appartiennent au diable pendant
DE LA HAUTE-BRETAGKE 39
9
trente ans, et pendant trente ans aux hommes.
Quand c'est la période du diable, il est inutile de
fouiller dessous : on ne trouverait rien.
En Normandie, les trésors, au bout de cent ans, appartiennent
au diable. (Cf. A. Bosquet, p. 141.)
Sous la Roche piquée de la forêt de Haute-
Sève, il y a un trésor. Il y a bien longtemps de
cela, des gens voulurent s'en emparer, et ils creu-
sèrent au pied de la pierre ; mais à mesure qu'ils
creusaient, la Roche piquée s'enfonçait plus
avant, et on voyait sortir de dessous des cra-
pauds noirs qui sautaient sur la terre et grossis-
saient à vue d'œil. On trouva de la cendre au-
près.
(Conté par Françoise Dumont, d'Ercé.)
Le menhir de la Tiemblaye, en Saint-Samson,
est incliné à 45 degrés environ; on prétend qu'il
doit cette position penchée aux fouilles pratiquées
au pied pour découvrir le trésor qui s'y trouve
caché.
On m'a conté à Dinan que lorsque les cher-
cheurs de trésors eurent creusé à la base du mo-
nolithe, il sortit de la terre des flammes qui les
forcèrent à interrompre leur travail.
On assure qu'à diSérentes époques on a fait des fouilles sous
un menhir de la forêt de Bretonne, dit la Pierre aux Houneux,
pour y découvrir un trésor ; mais à chaque fois d'effrayantes
app.iritions les firent discontinuer (A. Bosquet, p. 186) ; des
40 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
ouvriers qui avaient tenté d'enlever le trésor de Néaufle se virent
entourés de flammes (cf. ibid., p. 159).
« La tradition du pays veut qu'il y ait un trésor
considérable sous un gros bloc de granit attenant
au sol et creusé d'un bassin de 85 centimètres de
diamètre sur 15 de profondeur, près la chapelle
Saint-Eustache en Saint-Etienne-en-Coglès.
« La pierre de la Lande-du-Mont en Saint-
Hilaire-des-Landes recouvre, suivant la tradition
du pays, un trésor considérable. »
(Danjou, p. 61 et 67.)
Le beau menhir du Perraln, situé à la porte de
Bain, est appelé par les habitants Pierre longue.
Tout près de lui sont deux immenses blocs de
quartz qui ressemblent à des tombeaux. Les
lapins du pays ont fait leurs garennes dessous.
Les paysans, qui les nomment tables des fées,
racontent qu'un trésor y est gardé par une levrette
Hanche, qui court toute la nuit sur la lande et
s'amuse à jeter par terre les gens qu'elle rencon-
tre. Tous vous diront l'avoir vue.
(Communiqué par M A. Orain.)
En Berry rôde aussi, autour des étables, et non dans le
voisin.ige des mégalithes, une levrette blanche (Laisnel de la
Salle, t. I, 176) ; en Kormandie (cf. A. Bosquet, p. 150), certains
trésors sont gardés par des chiens noirs.
« Les débris d'une grotte aux fées, à un kilo-
mètre de Plurien, couvrent des richesses incalcu-
DE LA HAUTE-BRETAGNE 4I
labiés. Mais pour les posséder, il faudrait, lors
de la pleine lune, se présenter à minuit sonnant
devant la grotte enchantée, et rompre la chaîne
de lutins grimaçants qui l'environnent. Une nuit,
un laboureur, mécontent de son sort, passait près
de la grotte ; il vit sortir de la terre un être à
forme humaine, tenant dans chacune de ses mains
un flambeau d'où s'échappait une lumière sem-
blable aux flammes d'une fournaise ardente.
Cette apparition avait les proportions d'un géant ;
de sa voix lugubre elle dit au laboureur : « Si tu
veux en finir avec cette vie de misère, suis-moi. »
L'imprudent suivit le fantôme, et depuis on ne
l'a plus revu. C'est une histoire que les gens de
Plurien racontent pendant les soirées d'hiver. »
(B. Jollivet, p. 319.)
Presque partout les paysans croient à l'exis-
tence de trésors enfouis sous les menhirs ; cer-
tains recouvrent des barriques d'argent, à Meillac
(Ille-et-Vilaine) par exemple ; mais ils savent de
leurs pères que la pierre doit se renverser sur le
sacrilège, et ils la respectent. On m'a toutefois
assuré que certains paysans, la nuit, ont essayé
des fouilles, à Meillac notamment.
(Communiqué par M. Bézier.)
En Normandie (cf. A, Bosquet, p. 145), celui qui touche un
trésor le premier meurt.
42 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
« APordic trois barriques d'or sont, d'après les
gens du pays, enfouies sous le dolmen de la Table-
Margot. On essaya, il y a quarante ans, d'après
le conseil d'une bohémienne, de soulever avec
des pinces et des pioches la pierre sous laquelle
est caché le trésor; mais les prescriptions de
l'Égyptienne n'avaient pas été exactement suivies ;
aussi la pierre retomba-t-elle chaque fois qu'on
voulut la relever, ce qui obligea de renoncer
à l'entreprise. »
(Habasque, t. III, p. i6.)
« Des femmes du village, près de la Roche-
aux-Fées de la fontaine Cadio, en Plédran, nous
dirent que des trésors y étaient cachés, et que
celui qui serait assez heureux pour y jeter quel-
que chose de bénit à l'instant où ils sont étalés
en deviendrait l'heureux possesseur. »
(Habasque, t. II, p. 564.)
« On dit que la Roche-Longue (près Qiùntin)
foule des trésors, et que les esprits viennent pen-
dant la nuit danser en rond tout à l'entour. »
(Baron Dutaya, BroccUandc, p. 246.)
Sous Crokélien, en la commune du Gouray, où
sont des Roches-aux-Fées (un dolmen), il y a
une barrique d'argent; mais elle ne se découvre
que le jour de Pâques, et on ne peut l'avoir que
si on garde le silence pendant qu'on est à l'ôter.
DE LA HAUTE-BRETAGNE 43
Un jour, des hommes du Gouray avaient saisi la
barrique avec des cordes, et elle commençait à
sortir, lorsque l'un d'eux dit à ses camarades : —
Tiens bien, je l'avons. Aussitôt la barrique disparut.
(Conté en 1881, par J. M. Comault, du Gouray.)
En Berrj', les monuments mégalithiques recouvrent aussi des
trésors : ainsi le monolithe de la Pierre à la femme protège un
immense trésor qui ne s'ouvre que le dimanche des Rameaux, et
seulement pendant le moment qui sépare le retour de la proces-
sion à l'église des trois coups frappés à la porte. (Cf. Martinet,
p. 7-8 ; Laisnel de la Salle, t. I, 112.) Ailleurs c'est pendant la
nuit de Noël que les pierres changent de place. (Cf. Martinet,
p. 12-13.)
On retrouve en Normandie la même croj-ance aux trésors en-
fouis sous les mégalithes. (Cf. A. Bosquet, p. 178, 181, 182,
186, 189.)
L'un des deux menhirs aujourd'hui renversés
qui se trouvaient au sommet du bois de Mont-
Beleux (cf. Belen, Tombelaine, etc.) recouvrait
un trésor considérable. « Tous les ans, pendant
la nuit de Noël, un merle vient la soulever et
découvre le trésor. Mais malheur à l'imprudent
que la cupidité pousserait à chercher à s'en saisir !
Il n'en aurait pas le temps et périrait écrasé par
l'énorme poids de la pierre qui s'abattrait sur sa
tête. »
(Danjou de la Garenne, p. 46.)
En Eure-et-Loir existe la croyance que la Pierre qui vire de
Brunay-le-Gillon met à découvert un trésor pendant la généalo-
44 TRADITIOXS LT SUPERSTITIONS
gie de l'évangile de Noël. (Cf. Morin, Le prêtre et le sorcier,
p. 10.)
« On voit à Noyal-Pontivy un peulvan large d'environ
I" 60 à 2 mètres, et haut de 5 mètres, et plus étroit à sa base
qu'à son sommet. On dit -dans le pays que, la veille delà
nuit de Noël, il se met en marche et va boire au Blavet. En ce
moment on pourrait enlever le trésor qui est caché sous cette
énorme masse ; mais comme le peulvan retomberait sur celui qui
ne serait pas en parfait état de grâce, nul ne s'aventure à tenter
d'enlever cette riche proie. » (Ogée, art. Noyal-Ponliiy.')
Cf. aussi Souvestre, le Foyer breton, conte des Pierres de
Plouhinec qui vont boire à la rivière d'Intel et laissent à décou-
vert leurs trésors.
CHAPITRE II
LE CULTE DES PIERRES, DES ARBRES
ET DES FONTAINES
SU moment où le christianisme s'introduisit
^ en Gaule, le culte des pierres, des arbres
et des fontaines y était florissant. Les
apôtres de la nouvelle religion, dès qu'ils eurent
un nombre respectable d'adhérents, essayèrent de
détruire les pratiques qui rappelaient le culte
qu'ils voulaient remplacer. De l'an 452, date du
deuxième concile d'i.\rles, à l'an 638, concile
de Nantes, nombre d'assemblées ecclésiasti-
ques s'occupèrent de la question. Les évêques
dans leurs lettres et leurs mandements, Carloman,
Pépin, Charlemagne dans leurs capitulaires, joi-
gnirent leurs efforts à ceux des conciles (i). Mais
(i) Le texte de ces conciles, les lettres des évêques et les Ca-
46 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
les pratiques superstitieuses des cultes ont souvent
la vie plus dure que les religions elles-mêmes, à
qui elles survivent fréquemment, et de nos jours
encore, plus de quinze siècles après l'établisse-
ment du christianisme dans les Gaules, l'idolâtrie
des pierres, des arbres et des fontaines subsiste
encore. Si le culte qu'on leur rend est limité à
quelques pierres, à des fontaines, à un petit nom-
bre d'arbres, s'il va s'afFaiblissant peu à peu, il
est possible d'en retrouver des vestiges notables,
et plus fréquemment qu'on ne croit.
Le docteur Fouquet, qui avait étudié les supers-
titions du Morbihan, écrivait en 1853 : « De nos
jours même, où nous devrions tous être éclairés
par les progrès de la raison et les lumières de la
foi, ne comptons-nous pas parmi nous bien des
adorateurs des fontaines et des pierres ? « (Des
mottuments celtiques, p. 11.)
Les manifestations de ce culte sont presque
toujours clandestines, à moins qu'elles ne soient
revêtues d'un vernis chrétien, et les paysans n'en
parlent pas volontiers. Ce n'est en quelque sorte
que par surprise ou par des interrogations détour-
pitulaires sont donnés in extenso dans l'appendice que M. Danjou
de la Garenne a mis à la suite de son excellent travail : Statisligue
des vwnumenis celtiques de l'iirrondissetnent de Fougères (Méra. de
la Société archéologique d'Ille-ct- Vilaine, t. II, p. 71-83).
DE LA HAUTE-BRETAGNE 47
nées que l'on parvient à obtenir d'eux quelques
renseignements.
On trouvera ci-après les fiuts que j'ai pu re-
cueillir personnellement, et ceux que d'autres
avant moi avaient empruntés aux traditions
orales.
§ I. — CULTE DES PIERRES
j'ai cru pendant assez longtemps que ce
[^ culte n'existait plus qu'en Basse-Bretagne ;
mais cela tenait seulement à son caractère
clandestin. Ainsi qu'on pourra le constater par ce
qui suit, il en subsiste des vestiges notables,
même en pays gallot, et je suis sans doute loin
d'être complet à ce sujet.
A Roche-Marie, près Saint-Aubin-du-Cormier,
est une allée couverte où jadis les filles qui étaient
amoureuses allaient se frotter ; elles avaient
ensuite plus de chance pour se marier avec leurs
amoureux.
(Conté en 1880 par Joseph Legendre, qui tient ce fait d'un
bonhomme Maninais, de Saint-Aubin-du-Cormier, âgé de quatre-
vingts ans.)
En Plouër, non loin du Pont-Hay, et près de
la route de Plouër à PlesUn, se trouve la Roche
de Lesmon; elle est sur un tertre où se voient
parmi les ronces d'autres rochers bruts en quartz
blanc.
Les filles ont été de tout temps « s'érusser (se
laisser glisser) à eu nu » sur la plus haute pierre,
TRADITIONS ET SUPERSTITIONS 49
qui est un énorme bloc de quartz blanc en forme
de pyramide arrondie, d'où l'on a une vue superbe'
sur toute la vallée de la Rance. De là on aper-
çoit même le mont Saint-Michel.
Cette roche est bien polie, surtout du côté où
l'on s'ènisse. On prétend que ce sont les filles de
Plouër qui, en se laissant glisser, ont opéré le po-
lissage. Maintenant encore, lorsqu'une fille veut
savoir si elle se mariera dans l'année, elle se
laisse « érusser à eu nu, » et si elle arrive au bas
sans s'écorcher, elle est assurée de trouver bientôt
un mari.
(Communiqué par M. Jean Evou, de Dinau.)
« La partie plane et inclinée d'une pierre dite
le Faix du Diable, en Mellé, est usée par toutes
les jeunes filles qui, de temps immémorial, sont
venues s'y krier (glisser dessus). Cela, dit-on,
porte chance pour aider à se marier. »
(Danjou de la Garenne, p. $7.)
« La Roche ÉtT/'aH/iJ (glissante), en la commune
de Montault, est une masse unie et polie, inclinée
de 45 à 50 degrés vers le sud-ouest, et qui, sur
un parcours de 5 mètres environ, oflre en trois
endroits différents la trace évidente des sillons
qu'y a creusés depuis bien des siècles l'innom-
brable quantité de personnes qui sont allées écrier.
Une jeune fille songe-t-elle à se marier ? Elle
I 4
50 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
va furtivement s'asseoir sur le sommet de la Pierre
Ecriame, puis, accroupie et se laissant emporter,
elle s'abandonne à la pente, glissant rapidement
jusqu'au bas. Elle dépose ensuite sur la pierre un
petit morceau d'étoffe ou de ruban, puis se retire
le cœur content, mais craignant bien d'être aper-
çue, car la pierre seule doit savoir le secret de
son cœur, et l'année ne s'écoulera point avant
que les cierges de la paroisse ne s'allument pour
son mariage. »
(Danjou, p. 58.)
« A Saint Georges-de-Reintembault, dans le
bois Mignot, on voit une pierre énorme formant
un plan incliné de 6 mètres de long, et connue
sous le nom de Roche-Écriante. Les jeunes filles
vont se laisser glisser sur cette pierre de granit,
qui en est usée par ce long frottement. On a dès
lors une chance heureuse pour se marier vite. »
(Danjou, p. 59.)
A la Tiemblaye, en Saint-Samson, près Dinan,
est un des plus beaux menhirs du pays ; on pré-
tend dans le voisinage que si on peut grimper au
haut, on se marie dans l'année.
Une croyance semblable existe en Normandie ; à Colombiers,
il faut monter sur la pierre, y déposer une pièce de monnaie et
sauter du haut en bas. Il y a aux environs de Bayeux deux
autres pierres qui sont l'objet de vœux du même genre. (Amélie
Bosquet, p. 176.)
DE LA HAUTE-BRETAGNE >!
« M. de Montbret, membre de l'Institut, ayant
visité en 1820 un dolmen près de Guérande,
trouva dans les fentes de cette pierre des flocons
de laine de couleur rose liés avec du clinquant.
On lui dit dans le pays que ces objets avaient été
confiés à la pierre par des jeunes filles, dans l'es-
poir d'obtenir la faveur d'être mariées dans l'année,
et que ces dépôts se faisaient toujours en cachette
des curés. »
(De C.iumont, Cours d'antiquités movuiiietitales, t. I, p. 120.)
De là aussi vient par survivance l'usage qui
existe encore en quelques pays de se frotter aux
statues des saints qui ont hérité de certaines attri-
butions des monuments préhistoriques.
J'ai entendu dire que des femmes, pour avoir
des enfants, allaient se frotter à certains saints en
pierre ou en bois, placés dans la campagne ; mais
je ne l'ai jamais oui dire pour les monuments
mégalithiques.
(Commuuiqué par M. A. Orain, )
Jadis les mariées allaient danser le jour de leurs noces sur la
Pierre à la Mariée de Graçay. (Cf. Martinet, p. 14.) Dans les
Pyrénées, plusieurs pierres sont l'objet d'un culte de la part des
femmes, qui leur demandaient la fécondité. {Bulletins delà Société
i'artihrop., 3» série, t. II, p. 167-168.)
Naguère encore, plusieurs mégalithes du Finistère étaient en-
tourés de pratiques superstitieuses. (Cf. Fréminville, p. 179.)
En 1880 a encore eu lieu autour d'un menhir, non loin de
Camac, une cérémonie singulière. Des gens, mariés depuis plu-
$2 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
sieurs années, et qui n'avaient point d'enfants, se rendirent au-
près du monolithe au moment de la pleine lune. Ils se dépouil-
lèrent de leurs vêtements, et le mari tournant autour du men-
hir, poursuivit la femme jusqu'au moment où elle se rendit. Les
parents faisaient le guet aux environs pour empocher les pro-
fanes de venir troubler cette cérémonie qui, parait-il, a lieu
quelquefois encore. (Communiqué par M. de Mortillet.)
En 1874, le jour de l'assemblée de Saint-Samson en Landun-
nevez, j'ai vu des hommes se frotter à un menhir dont une par-
tie était usée ; ils agissaient ainsi pour obtenir de la force.
En pays gallot, je ne connais pas de mégalithe
auquel on se frotte pour avoir de la force ; mais
en certains endroits existe une coutume qui vrai-
semblablement en dérive : c'est celle de faire mar-
cher les enfants sur la tombe de personnages
réputés bienheureux. A Saint-Caradec, les mères
viennent exercer leurs enfants à marcher sur la
tombe de Guillaume Coquil, recteur, mort en
odeur de sainteté en 1749. La même coutume
existe en pays bretonnant à Lanloup, où l'on fait
marcher les jeunes enfants sur le tombeau de
saint Mélar ou Méloir (cf. JolUvet, t. I, 362) ; à
Tressigneaux, près LanvoUon, et en nombre
d'autres lieux.
« A Pluzunet, dans la partie bretonnante des Côtes-du-Nord,
les mères de famille qui ont des enfants faibles vont les rou-
ler dans le lit de saint Idunet (c'est une pierre, vraisemblable-
ment naturelle, dont le dessus est légèrement creusé) et les y
fouetter avec un balai de genct dont elles se servent ensuite
pour balayer la pierre. Elles sont convaincues que les enfants
DE LA HAUTE-BRETAGNE 53
ainsi traités prennent de la force pour marcher seuls. » (Ernoul
de la Chenelière, p. 34.) Cf. aussi Aymard. Notes sur les roches
à bassins de la Haute-Loire. Annales de la Société d'agriculture
du Puy, 1859, p. 346, 347 et suiv. Il s'agit de monuments pré-
historiques qui ont été placés sous l'invocation de saints, et oii
l'on porte les enfants infirmes.
« On voit sur les hauteurs, proche le village
de la Retaudière, commune de Combourtillé,
un bloc de grès assez considérable auquel se
rattache une tradition bizarre qui doit être fort
ancienne. Les maris malheureux y vont, dit-on,
la nuit, payer un certain tribut. Cette singulière
légende a sans doute été inventée afin de tourner
en dérision ceux qui pratiquaient jadis un culte
nocturne à cette espèce de pierre. Une modeste
croix est placée auprès. »
(Danjou de la Garenne, p. 47.)
De toutes les superstitions qui se rattachent
aux mégalithes, celle des pierres à tonnerre, ou
roches de tonnerre, est la mieux conservée, bien
qu'elle ait une tendance à s'efifacer.
Sous le nom de pierres à tonnerre on comprend
en pays gallot les haches ou les couteaux polis de
main d'homme, et aussi certains cailloux ronds ou
oblongs qu'on trouve dans les champs, et que les
paysans croient être tombés du ciel au moment
des orages.
Avec les toutes petites pierres à tonnerre, on
54 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
fait des colliers qu'on suspend au cou des enfants ;
cela les préserve des maladies de l'enfance, et en
particulier de la râche et du mal d'j^eux. Ce col-
lier porte le nom de chapelet de saint François,
et vers 1843 ^''^ s'en servait encore aux environs
de Bécherel, dans la commune des Ifïs.
(Conté en i88o par Joseph Legendre, originaire des IfFs.)
Une note de M. de Closmadeuc parle d'une
amulette du Morbihan assez semblable, mais qui
semble purement païenne. « Le gougad-patereu, en
usage anciennement dans quelques paroisses du
centre du Morbihan, est un collier-talisman com-
posé de grains de diverses matières, au nombre
desquels dominent les grains d'ambre jaune et les
pierres polies; l'usage s'en perd chaque jour...
Tout porte à croire que les gougad-patereu ont
succédé aux colliers de pierres de couleur que
l'on a exhumés récemment des tombeaux dits
celtiques. »
(^Rciue arcliiologiipie, décembre i86;, p. 433-57.)
Mais la propriété la plus reconnue de ces pier-
res est, ainsi que leur nom l'indique, de préserver
de la foudre. Cette superstition se retrouve à peu
près dans le monde entier.
Cf. Matériaux pour servir à l'histoire tic l'homme, t. I, p. 137
(Espagne, Italie, Brésil, Java, Malaisie), 221 (Ecosse) ; t. Il,
p. 93 (Puy-de-Dôme), 131 (Saône - et - Loire), 15} et 268
(Aveyron), etc.
DE LA HAUTE-BRETAGNE 55
Voici ce que j'ai pu recueillir jusqu'à présent,
en Haute-Bretagne, sur les pierres à tonnerre :
En mettant dans son chapeau ou dans sa po-
che des pierres de tonnerre, on n'a rien à crain-
dre pendant les orages. Les pierres à tonnerre
ne peuvent s'entre-souffrir, et celle qui se trou-
verait dans le nuage tomberait à côté.
(Conté par J. Legendre, de Saiin-Brieuc des IfFs, en 1880.)
Jadis il y avait beaucoup de gens qui mettaient
des pierres à tonnerre dans leurs poches quand
le temps était à l'orage ; et s'il tonnait, ils réci-
taient une oraison en l'honneur de la pierre. En
voici une qui parfois se dit encore :
Pierre, pierre,
Garde-moi du tonnerre. (S.-C.) (i).
Ailleurs, voici ce qu'on dit :
Sainte Barbe, sainte Fleur,
A la croix de mon Sauveur,
Quand le tonnerre grondera,
Sainte Barbe me gardera ;
Par la vertu de cette pierre,
Que je sois gardé du tonnerre. (E.)
Cette prière, qui tombe en désuétude, présente
deux faits assez curieux : sainte Fleur, c'est vrai-
(i) Abréviations : S.-C. Saint-Cast ; M. Matignon ; D. Dinan ;
P. Penguily ; S.-D. Saint-Donan ; T. Tréveneuc (Côtes-du-
Nord) ; E. Ercé près LifFré (Ille-et- Vilaine).
56 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
semblablement l'épine blanche, — qui passe pour
préserver du tonnerre, — et qui peu à peu sera
devenue une sainte. La fin, qui se récite en ayant
sur soi une pierre à tonnerre, montre une supers-
tition préhistorique soudée à une prière catholique.
On met des pierres à tonnerre sur les fenêtres
des maisons ou dans un trou du mur, pour pré-
server les habitants du tonnerre. (E.)
Jadis on plaçait des pierres à tonnerre dans
les fondations des maisons et inême des églises ;
c'était pour présers-er ces édifices du tonnerre. En
démolissant, il y a quelques années, l'église de
Trévron, près Dinan, on trouva une hache en
diorite. Dans les murs de l'ancienne école mu-
tuelle, qui datait du X Ville siècle, on trouva une
pointe en quartzite non polie, du type de la Gan-
terie, en Saint-Hélen ; en 1880, en démolissant
une maison, aussi à Dinan, on a trouvé dans les
fondations une pointe en quartzite du même type.
Je ne connais pas d'exemple contemporain de
pierre mise dans la maçonnerie des édifices pour
les préserver de la foudre ; mais je ne serais pas
surpris cependant que cela se fasse encore.
Cartailhac, VJge de pierre, p. 73, parle d'une découverte faite
par un archéologue de Bordeaux, M. de Chasteigner, qui trouva
de nombreux silex polis « en faisant quelques fouilles sous le
seuil de plusieurs métairies en reconstruction dans la vallée infé-
rieure de la Garonne. »
Une note de M. Desaivre, dans Souche, p. 17, rapporte, sans
DE LA HAUTE-BRETAGNE 57
doute d'après des observations personnelles ou communiquées,
qu'en Bretagne on rencontre souvent des haches celtiques dans
les fondations des maisons ; on croit qu'elles y ont été mises
pour détourner la foudre.
D'autres usages, qui dérivent vraisemblablement
des croyances relatives aux pierres protectrices,
subsistent encore. Dans le fond des charniers A
lard, on met un clou pour empêcher le lard de
tourner. On place aussi un clou dans le fond du
nid des oiseaux, pour que l'orage ne puisse leur
nuire. (E., D.)
Jusqu'à présent, je n'ai rien recueilli au sujet
des pointes en silex ou en quartzite taillées par
éclatement, qui sont pourtant assez communes en
certains pays de la Haute-Bretagne. Elles ne por-
tent pas de noms particuliers, et les paysans aux-
quels j'ai demandé si on les appelait, comme en
Angleterre, fèches des fées, m'ont répondu qu'ils
ne les avaient jamais ouï nommer ainsi.
Sur le culte des pierres en général, on trouvera de curieux
renseignements dans Csin^iïha.c, V Age de pierre; Jolly, VHomme
avant les métaux; Evans, les Ages de la pierre; Tylor, Civilisation
primitive, etc.
On peut aussi consulter, outre les ouvrages cités et ceux aux-
quels j'ai fait des références, les monographies suivantes : Sacaze,
Le culif des pierres dans le pays de Luchon, Association française,
7* session, p. 900 et suiv. ; Bleicher et Faudel, Matériaux pour
une étude préhistorique de l'Alsace, Colmar, 1878, p. 83 et suiv.,
et le précieux recueil intitulé : Matériaux pour servir à l'histoire de
l'homme, publié par MM. de Mortillet, Cartailhac et Chantre.
ftiA <tiA iXU. f\i-l. •.'tlA tTlA rt^ <ti>. CiA <tlA ttlA CiA ftiA
§ II. — CULTE DES ARBRES
jL est moins répandu et moins caractérisé
que celui des pierres ; il y a pourtant en
pays gallot plusieurs arbres qui sont véné-
rés : les uns sont ornés d'une statuette de la
Vierge ou des saints ; d'autres n'ont aucun
emblème chrétien.
Auprès d'une fontaine dédiée à saint Roux, et
qui est située dans la forêt de Retmes, s'élevait
jadis un chêne séculaire. Il fut abattu ; mais celui
qui le jeta par terre eut toujours depuis un trem-
blement dans les membres : c'était un arhre qu'on
ne devait pas abattre.
(Conté en 1880 par Zoé Ledy, d'Ercé.)
« Le chêne au Vendeur, encore existant dans
la forêt de Caulon, en Brocéliande, fut longtemps
témoin des ventes, comme ses prédécesseurs
étaient témoins des sacrifices. Ce grand arbre est
un objet de vénération. » (Baron Dutaya, Brocé-
liande, p. 14.) En 1867, il a été incendié en
partie.
« Dans la forêt de Gâvre se voit aussi le chêne
TRADITIONS ET SUPERSTITIONS 59
au Duc, arbre vénéré, qui passe pour être âgé de
douze siècles. » (Joanne.)
« Près du village de Mont-Fromerie, en la
Chapelle-Janson, l'on voyait encore, il y a peu
d'années, un chêne d'une très-grande vieillesse,
X en juger par sa tête chauve et le volume de
son tronc entièrement creux. Il était connu sous
le nom de Chêne des Prières, et l'on y venait de
fort loin en pèlerinage, pour tâcher de recouvrer
la santé. Il était surtout réputé pour guérir les
fièvres. Pour cela il suffisait de lui enlever un
petit morceau de son écorce rugueuse, et, après y
avoir tracé une croix, y faire dévotement une
prière. Il est enfin tombé de vétusté. Cette véné-
ration pour les arbres, reste de l'ancien culte,
s'est encore conservée dans le pays. Pour détour-
ner les fidèles de cette idolâtrie, les ministres de
l'Évangile les avaient sanctifiés en y plaçant les
images des saints, et l'on voit encore fréquem-
ment, aux environs de Fougères, clouée dans une
sorte de niche sur le tronc des vieux chênes, une
statue de la sainte Vierge. »
(Danjou de la Garenne, p. 42.)
« Sur le Tertre-Alix, près du bois deMonthorin,
en Louvigné-du-Désert, est un petit oratoire
qu'ombrage un chêne séculaire, en vénération
pour guérir les fièvres. Pour cela il suffit de pren-
60 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
dre un morceau de son écorce. Aussi, se trouve-
t-elle constamment couverte de ces sortes de
mutilations. Non loin de là est une roche hantée
par les fées. »
(Danjou de la Garenne, p. JJ.)
« Dans la commune de Saint-Pern, près Bécherel
(Ille-et- Vilaine), il existe, non loin des ruines du
château de Ligouyer, un arbre antique qui attire
les jeunes filles, auxquelles le seul contact de son
écorce a la vertu de procurer des maris. »
(Communiqué par M. Lucien Decombe.)
« La chapelle du Tertre-Alix, à l'entrée du
bois de Monthorin, en Louvigné-du-Désert, doit
remonter à une très-haute antiquité, si l'on en
juge parle tronc du vieux chêne auquel elle est
adossée. S'il faut en croire la tradition, un sei-
gneur du pays, nommé Alix, aurait, dans une par-
tie de chasse, tué involontairement un de ses
amis. Dans son désespoir, il se serait adressé à
un saint ermite qui habitait la forêt de Fougères,
et qui lui aurait donné le conseil de se retirer du
monde, et de passer le reste de ses jours dans la
retraite. D'après ce conseil, Alix aurait fait cons-
truire le petit oratoire dont nous parlons au pied
du dernier chêne de la forêt, et aurait vécu jus-
qu'à sa mort dans les exercices de la prière et de
la pénitence.
DE LA HAUTE-BRETAGNE 6l
« L'ccorce de ce chêne est réputée dans les
campagnes comme étant douée d'une grande
vertu fébrifuge, et c'est à cette croyance que cet
arbre, plusieurs fois séculaire, est redevable des
nombreuses mutilations dont il porte les traces. »
(^ItUufiWé, Notice sur Lotivigné (Mêm. Soc. arch. d'IUc-ei-Vilame,
t. XI.-)
Cf. sur les arbres populaires en Normandie : A. Bosquet,
p. 19-; en Berry, cf. Laisnel de la Salle, I, 162; vieil orme
hanté, p. 163.
Le chêne rosî de la forêt de Loudéac était
placé au milieu d'un carrefour où avaient lieu
des rendez-vous de chasse.
Un jour un jeune homme des environs de la
forêt promit à une jeune fille de l'épouser et de
lui faire cadeau d'une paire de beaux souliers s\
elle consentait à aller à minuit crier quelque chose
sous le chêne rosé. La jeune fille, qui n'était pas
peureuse et avait sans doute envie de se marier,
alla au carrefour. Le lendemain, au pied du chêne
rosé, on trouva sa coiffe tachée d'une goutte de
sang et sa paire de sabots. Depuis, on ne l'a
jamais revue; mais on assure que parfois, en
plein midi, on entend sortir du chêne une voix
qui crie :
Rends-moi mes souliers !
Rends-moi mes souliers !
(Communiqué par M. E. Hamonic.)
62 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
Au village de la Lande, près Saints ou Sains,
canton de Pleine-Fougères, à quatre kilomètres
de la mer, se voient deux arbres de la liberté
plantés en 1789. Ces deux superbes chênes, soignés
depuis cette époque mémorable par la famille
Drouin, sont sous la garde des habitants du
village. L'étranger qui toucherait à ces chênes,
sacrés pour tous les habitants de ce village, aurait
assurément à s'en repentir. Quand, dans les temps
d'élections, des jeunes gens viennent demander
aux frères Drouin ce qu'ils doivent voter. — Re-
gardez les chênes! leur est-il répondu. Ils savent
ce que cela veut dire, et ils votent bien.
Lorsque nous fûmes les visiter, un habitant du
pays nous disait : La Lande de Montamblet, oîi
sont les chênes, est un lieu vénéré des répubhcains
du pays et des environs; on va là s'asseoir à
l'ombre de leurs grandes branches, causer des
affaires de la France, de nos pères de 1789; on se
serre cordialement la main avant de se séparer en
se disant : N'oublions jamais les chênes !
(Lettre écrite en 1876 par M. A. Grout, de Saiut-Malo.)
Je ne connais pas d'autre exemple d'arbre de la liberté qui soit
en Haute-Bretagne l'objet d'une sorte de culte. Celui-ci m'a
paru intéressant à noter.
Quelques arbres passent pour avoir des vertus
curatives ou prophylactiques, non à cause de leur
DK LA HAUTE-BRETAGME 63
grosseur ou de leur ancienneté, mais simplement
en raison de leur espèce.
Parmi ces derniers, on peut placer en première
ligne l'épine blanche. Elle préserve de la foudre,
et l'on prétend que lorsqu'il tonne il faut se
réfugier dessous. Elle doit, dit-on, ce privilège à
l'honneur qu'elle a eu de fournir la couronne
d'épines dont fut couronné Jésus. (S.-C, E.)
Quand les vaches ont des pourritures aux pieds,
il faut les conduire, avant le lever du soleil, de-
vant une épine blanche. Une de mes fermières
m'assurait dernièrement que cela seul avait guéri
ses vaches, qui auparavant avaient sans succès été
médicamentées de toutes les fiiçons. (Plénée-
Jugon.)
Les colliers de chêne mis au cou des vaches les
préservent de la cocotte. (E.)
Le sureau préserve des maléfices. (E., S.-C.)
Quand un enfant est faible, on prend des feuilles
de bouleau ; on les met à dessécher dans le four,
puis on les place dans le berceau de l'enflint, qui
ne tarde pas à reprendre des forces. (E.)
Le gui qui croît sur l'épine blanche fait passer
la fièvre ; le gui mélangé à la nourriture des chè-
vres et des vaches leur fait donner du lait. (E.)
Cf. Piine^ cite par Gaiuoz, h Gui, p. 8.
Vers Bi.guer-Morvan , Baguer-Picun , Plcr-
64 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
guer, etc., l'épine blanche, quand elle se présente
isolée et au bord d'un chemin, est l'objet d'une
sorte de culte superstitieux. J'ai vu dans mon en-
fance des paysans dont la vache ou le cheval boitait
accidentellement, ou par une cause quelconque,
tailler dans le chemin le « pas » de la bête, enlever
la motte et la déposer sans la rompre dans l'é-
pine. Ils étaient convaincus que l'animal serait
guéri avant que la motte fût séchée, ou dissoute
par le vent, ou décomposée par la pluie, de ma-
nière à tomber d'elle-même. Je ne les ai point vus
recourir à ce procédé pour la guérison des per-
sonnes.
(Commuiiiqud- par M. B. Robidou.)
'œs*©^^©^©®©^
§ m. — CULTE DES FONTAINES
lEAUCOUP de fontaines sont l'objet d'un
culte superstitieux qui vraisemblablement
a succédé à un culte plus ancien.
« De l'usage que les druides faisaient de l'eau
des différentes sources est venu le culte que les
Bretons ont si longtemps rendu aux fontaines...
Lors de l'établissement du christianisme, les prê-
tres les consacrèrent à Dieu, sous l'invocation de
la Vierge ou de quelque saint, afin que ces
hommes grossiers, frappés par ces effigies, s'ac-
coutumassent insensiblement à rendre à Dieu et
à ses saints l'hommage qu'ils adressaient aupara-
vant aux fontaines elles-mêmes. Telle est l'ori-
gine des niches pratiquées dans la maçonnerie de
presque toutes les fontaines, niches dans lesquel-
les on a placé la statue du saint qui donne son
nom à la source. C'est pour parvenir au même
but que le clergé fit ériger à la même époque
des chapelles dans les lieux consacrés à la religion
ou au culte... Quoi qu'il en soit, les paysans bre-
tons (et gallots) ont encore à présent une grande
vénération pour certaines fontaines. »
(Habasque, t. I, p. 17.)
I S
66 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
A Saint-Germain-de-la-Mer, en la commune
de Matignon, est une fontaine où on lave les
enfants pour les préserver des tranchées.
A Saint-Jean-Pierre-Fixte est une fontaine objet d'un culte
analogue.
(Joanne, p. 298; A. S. Morin, p. iS-20.)
Dans celle de Saint- David, en Landébia, près
Plancoët, on plonge les jeunes enfants pour leur
donner des forces. « A Radenac (Morbihan fran-
çais) est la fontaine de Saint-Armel ; on y porte
les enfants qui commencent à marcher, afin que,
par la vertu de ses eaux, ils obtiennent de se tenir
solidement debout. »
(Ogée, art. Radenac.')
En la commune de Gausson (Côtes-du-Nord)
est une fontaine dédiée à saint Nicolas ; on y
plonge les enfants qui ne marchent pas de bonne
heure.
Cf. des usages analogues en Eure-et-Loir (A. S. Morin, le
Prêtre, p. 17),
En sortant de Baud par la route de Rennes, à gauche, oa
trouve une fontaine où les pèlerins, après avoir adressé leurs
prières k Notre-Dame-de-Clarté, vont se laver les yeux. Ils
boivent ensuite un peu de l'eau de cette fontaine, puis s'en
jettent dans les manches. Un peu plus loin, à droite, est une
autre fontaine dédiée à saint Mamers. Les mères vont y faire
tremper les chemises et les vêtements de leurs enfants, quand ils
ont des coliques. Enfin, au milieu de la chapelle Saint-Adrien,
il y a un trou dans lequel sont plusieurs cailloux. Fendant
DE LA HAUTE-BRETAGNE 67
toute la journée de la fête patronale, les femmes vont se frotter
le ventre avec ces cailloux, puis vont boire de l'eau d'une fon-
taine voisine. Cette cérémonie a pour but de les garantir de la
colique. (Ogée, 2' édit.)
« Tout près du bourg de la Chapelle-Janson
coule une fontaine d'une eau pure et limpide, qui
sans doute a dû avoir été l'objet d'un culte parti-
culier. Elle est encore renommée par mille pré-
cieuses qualités. Elle porte le nom de saint Lezin,
patron de la paroisse. N'y peut-on pas voir
aussi un vestige du culte des fontaines? »
(Danjou de la Garenne, p. 43.)
Commune de Chevaigné, canton de Saint-
Aubin -d'Aubigné, arrondissement de Rennes, au
village de la Cabochais, existe une fontaine sous
l'invocation de saint Morand, je crois (les paysans
disent saint Mâron). Ses eaux guérissent de la fiè-
vre; mais on doit s'y rendre à jeun, et sans par-
ler. Il y a une vingtaine d'années à peine, on y
jetait encore de la menue monnaie, des liards ou
des centimes. Aujourd'hui, on a placé un tronc
pour recevoir les offrandes des pèlerins.
(Communiqué par M. Lucien Decombe.)
Dans l'Yonne (cf. Salmon, Dict. archéologique de l'Yonne,
p. 257, 278) existent encore des fontaines qui sont l'objet d'un
culte, et M. Martinet, le Berry préhistorique, a relevé en ce pays
près de cinquante fontaines sacrées.
« A la chapelle de Notre-Darae-de-Gavrain, en
68 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
Renac, est uiîe fontaine, but de pèlerinage pour
les fiévreux. »
(GuiUotin de Corson.)
« Sur les bords de la forêt de Brocéliande, dans
le voisinage de Gaël, saint Méen fit jaillir du sein
d'une terre aride la source miraculeuse encore
aujourd'hui vénérée. Elle est d'un grand renom
pour la guérison d'une lèpre qui couvre la tête
des enfants au berceau. »
(Baron Dutaya, Brocéliande, p. 64.)
A Gaël est une fontaine (je ne sais si c'est la
même) dont l'eau guérit de la rage.
« A Loutehel, la fontaine de Saint- Armel est
très-vénérée ; les habitants prétendent que c'est le
saint qui fit jaillir cette fontaine. »
(GulUotin de Corson, Soc. ant. d'Ille-et-Vilaine, t. VIII, p. 94.)
« A une époque qui n'est pas connue, les
moines de Saint-Melaine de Rennes fondèrent,
auprès d'une source d'eau vive, un oratoire sous
l'invocation de saint Avit, abbé de Micy, près
Orléans, mort vers 5 50. On rapporte que saint
Avit, pendant sa vie, avait rendu la parole à ua
enfant qui était devenu muet. La statue, et peut-
être quelques-unes de ses reliques placées dans
cet endroit, firent bientôt naître un pèlerinage.
De tous les alentours on apporta les enfants qui
avaient quelques infirmités, pour les présenter au
DE LA HAUTE-BRETAGNE 69
saint. Depuis ce temps, ce pèlerinage a continué,
et aujourd'hui il est encore dans toute sa vigueur.
Il a lieu le lundi de la Pentecôte. La statue du
saint était jadis exposée auprès de la fontaine ;
mais cet usage a cessé, et aujourd'hui le pèlerinage
a lieu dans l'église. »
(Ogée, art. VHermitage.)
La fontaine de Saint-Évent en La Malhoure,
canton de Lamballe, passe pour guérir de la coli-
que et de la teigne ; au-dessus de la fontaine sont
suspendues comme ex-voto plusieurs bonnets
d'enfants qui ont été guéris par la vertu de ses
eaux.
« A Saint-Aignan et dans les environs, quand
une personne est malade de la teigne, on ne lui
fait prendre que des aliments trempés dans les
eaux du lac de Grandlieu, et l'on couvre sa tête
de linges imbibés aussi de ces eaux. »
(Ogée, art. Saint-Aignan.')
A Monterfil, arrondissement de Montfort,
fontaine Saint-Genou, on y va en pèlerinage.
Autrefois on jetait de la monnaie dans la fon-
taine ; il y a un tronc maintenant pour y dé-
poser les offrandes.
(Communiqué par M. L. Decombe.)
« L'église de Besné (Loire-Inférieure), la cha-
pelle de Saint-Second, sa fontaine et le petit dol-
70 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
men de Pùrre-à-Berte, sont l'objet de fréquents
pèlerinages. »
(Jeanne, p. 568.)
On jette des épingles dans la fontaine de
Saint-Goustan, près le Croisic, pour savoir si on
se mariera dans l'année.
(Communiqué par M. Bézier.)
Le même usage existe sur beaucoup d'autres
points de la Haute-Bretagne. Dans les Côtes-du-
Nord, si on jette une épingle dans une fontaine
et qu'elle descende au fond sans faire de tourbil-
lon, on se mariera prochainement.
Cf. Souche, p 24 (Poitou) ; Joanne (Vosges, Alsace), p. 96,
fontaine de Sainte-Sabine.
Commune de Domloup, canton de Châteaugi-
ron, il y a une fontaine où l'on se rend en pèle-
rinage. Elle s'appelle, je crois, fontaine Saint-
Loup.
Commune de Saint-Armel, canton de Château-
giron, il y a non loin du bourg une fontaine que
saint Armel, dit la tradition, fit jaiUir de terre en
une année de sécheresse. Une statue du saint est
placée dans le mur de cette fontaine. Du i6 août
au 8 septembre on y va en pèlerinage par un
mauvais chemin qu'on appelle le Chemin-Pavé.
(Communiqué par M. L. Decombe.)
« Les pèlerins qui viennent à Saint-Lormel,
DE LA HAUTE-BRETAGNE 7I
près Plancoët, invoquer saint Lunaire pour lagué-
rison des yeux, se lavent la partie malade avec
l'eau d'un puits placé sous la chaire. »
(Ogée, art. Sainl-Lormel.)
Au Quiou, canton d'Evran, saint Lunaire est
aussi invoqué contre les maux d'yeux. La spécialité
de ce saint vient vraisemblablement d'un calem-
bour entre Lunaire et Lunette.
« La fontaine de Sainte-Eugénie est en grande
vénération, et chaque année, le second dimanche
de mai, jour de l'assemblée de Morieux, les
paysans des communes environnantes se rendent
en foule à la fontaine, où ils jettent force épin-
gles. Ils ont une grande confiance à sainte Eugé-
nie, ou, comme ils disent, à sainte Ujane. On y
va en pèlerinage pour les maux de tête, et l'on y
allume des bougies dont on s'est auparavant
entouré le chef. »
(Habasque, t. III, p. 7-8.)
La fontaine de Saint-Lunaire, au bourg du
même nom, est aussi un lieu de pèlerinage pour
la guérison des maux d'yeux.
« Les mères viennent au pardon de Tréhoren-
teuc (Morbihan), et versent sur les paupières
enflammées des enfants malades quelques gouttes
de l'eau pure de la fontaine de Sainte-Ouenna. »
(Baron Dutaya, Brocéliande, p. 66.)
72 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
On va en procession à la fontaine Sainte- Anne,
près Gevezé (Ille-et-Vilaine), pour avoir de la
pluie, et on plonge dans l'eau le pied de la croix.
(Communiqué par M, Bézier.)
Jadis on faisait la même chose à la fontaine Saint-Martin,
près Niort, et à la fontaine de Saint-Gré, en Champ-Saint-Père
(Vendée), près de laquelle s'élevait jadis un menhir (Desaivre,
Croyances, p. 7); en Eure-et-Loir, en 1870, une procession
plongea la croix dans la fontaine de Champrond. (Cf. Â. S.
Morin, p. 99.)
« Dans l'ancienne lande de Thélin, commune
de Plélan (Ille-et-Vilaine), existe la fontaine de
Bodine, où les Thélandays élisaient chaque année
les deux préfets qui administraient leur petite
république. »
(Ogée, 2' édition.)
En pays bretonnant, le culte des fontaines est encore plus ré-
pandu et plus populaire ; il n'est guère de canton, je pourrais
presque dire de commune, qui n'ait sa fontaine miraculeuse,
but de nombreux pèlerinages.
On peut consulter à leur sujet, outre les guides et les géo-
graphies, une curieuse communication faite par M. Lejean à
l'Association bretonne, et publiée dans le Bulletin archéologique àe
cette société, t. III, 1851, p< '«» et suiv.
CHAPITRE III
LES FÉES
fn Haute-Bretagne, on parle très-souvent
des fées. Outre les légendes nombreuses
u'on raconte à leur sujet, plusieurs pro-
verbes où elles figurent sont restés dans la
conversation courante ; on dit : « Blanc comme
le linge des fées, » pour désigner du linge d'une
blancheur éclatante; «Belle comme une fée, »
pour exprimer une beauté surhumaine.
Elles se nomment généralement Fées, parfois
Fêtes, nom plus voisin que fée du latin fata\ on
dit une Fête et un Fête (i) ; de Fête dérive vrai-
semblablement Failo ou Faitaud, qui est le nom
que portent les pères, les maris ou les enfants
(i) Le similaire Fé existe en Normandie, surtout aux environs
d'Argentan, d'après A. Bosquet, qui raconte sous le titre du Fi
ou le Lutin amoureux, p. 130-131, une ancienne légende.
74 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
des fées (Saint-Cast). Vers Saint-Briac (Ille-et-
Vilaine), on les appelle parfois des Fions ; ce terme,
qui s'applique aux deux sexes, semble aussi dési-
gner les lutins espiègles.
Vers le Mené, dans les cantons de Collinée et
de Moncontour, on les appelle des Margot la Fée,
ou ma commère Margot, ou bien la bonne femme
Margot.
Sur les côtes, on les désigne assez souvent
sous le nom de bonnes dames ou de nos tonnes
mères les fées ; en général on parle d'elles avec
certains égards.
En Berry (cf. Laisnel, t. I, p. 115)» °^ leur donne aussi le
nom de bonnes clames ; en dehors de France, elles sont fréquem-
ment désignées sous un vocable analogue.
Les fées étaient de belles personnes. Il y en
avait toutefois des vieilles qui paraissaient avoir
plusieurs centaines d'années ; quelques-unes
avaient les dents longues comme la main, ou leur
dos était couvert de plantes marines, de moules
ou de vignots ; c'est une manière de désigner
leur ancienneté,
A Saint-Cast on dit qu'elles étaient habillées de
toile, sans que j'aie pu obtenir des détails plus
précis ; dans l'intérieur on est plus affîrmatif, et
voici la déposition textuelle qui m'a été faite, en
1880:
DE LA HAUTE-BRETAGNE 7$
Elles étaient faites comme des créatures hu-
maines ; leurs habits n'avaient point de coutures,
et on ne savait lesquels étaient des hommes, les-
quelles étaient des femmes. Quand on les aperce-
vait de loin, elles paraissaient vêtues des habits
les plus beaux et les plus brillants. Quand on
s'approchait, ces belles couleurs disparaissaient ;
mais il leur restait sur la tête une espèce de bon-
net en forme de couronne, qui paraissait faire par-
tie de leur personne.
(Conté par François Mallet du Gouray, laboureur.)
Sur la côte, on prétend que les fées apparte-
naient à une race maudite, et qu'elles avaient été
condamnées à rester sur la terre pendant un cer-
tain temps.
Vers le Mené, canton de CoUinée, les anciens
disaient que lors de la révolte des anges, ceux qui
étaient restés dans le paradis se divisèrent en deux :
les uns prirent parti pour le bon Dieu ; les autres
restèrent neutres. Ces derniers furent envoyés sur
la terre pour un temps, et ce sont ces anges à
moitié déchus qui étaient les fées.
(Conté en i88i par J.-M. Comault, du Gouray.)
Dans la Fée de Créhen, no xxi, 2e série des
Contes populaires de la Haute-Bretagne, le prêtre,
après avoir baptisé la fée et ses parents, maudit
leur grotte. Un conte recueilli à Saint-Suliac par
76 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
Mme de Cerny raconte aussi que la fée du Bec-
du-Puy fut exorcisée par le curé de Saint-Suliac.
On ne vit rien ; mais on entendit un cri de dou-
leur.
(Saint-Sultac et ses légendes, p. 21.)
En général on croit que les fées ont existé,
mais qu'elles ont disparu à des époques qui va-
rient suivant les pays. Dans l'intérieur, vers le
Mené, d'après ce que j'ai entendu personnelle-
ment, depuis plus d'un siècle il n'en existerait
plus. Il en est de même aux environs d'Ercé
(lUe-et- Vilaine). Sur la côte, où l'on croit ferme-
ment que les fées ont habité les houles ou grottes
des falaises, l'opinion générale est qu'elles ont
disparu au commencement du siècle. Nombre de
personnes, âgées aujourd'hui d'une soixantaine
d'années, ont entendu raconter à leurs pères ou à
leurs grands-pères qu'ils avaient vu les fées. Jus-
qu'à présent, j'ai rencontré une seule personne qui
croyait à leur existence contemporaine : c'était
une ancienne couturière de Saint-Cast ; elle en
avait si peur que, lorsqu'elle allait coudre dans
les fermes, elle faisait un grand détour pour évi-
ter de passer à la nuit close auprès d'un champ
qu'on nomme dans le pays le Couvent des
Fées.
Il y a à Saint-Cast un autre champ qu'on appelle le Clos
DE LA HAUTE-BRETAGNE 77
des fées; c'est là que jadis elles venaient danser. A Warloy-
Baillon (Somme) est un Champ des fée^ où elles tenaient jadis
leur sabbat. (Cf. Mél., col. 71.)
Une autre femme de Saint-Cast les avait vues
une seule fois. Voici comment j'ai eu connaissance
de ce fait, assurément curieux :
Rose Renaud, ma conteuse habituelle, ne se
souvenait plus que vaguement d'une légende de
Houle qu'elle avait entendue dans sa jeunesse.
Elle se dit: «Il faut que j'aille voir la bonne femme
Chéhu; si elle est dans un de ses bons jours,
elle me racontera ce qu'elle sait. »
Elle alla chez la bonne femme Chéhu, âgée
de quatre-vingt-huit ans, et aveugle depuis plus
de vingt ans, mais qui certains jours a une
grande lucidité et se rappelle très-exactement ce
qu'elle a vu ou entendu dans sa jeunesse.
Elle lui dit :
— Marie Chéhu, savez-vous encore des contes
sur les fées des Houles ? Je voudrais bien savoir
celui du Pertus d'Enfer?
— Non, ma Rosette, je ne sais plus de contes:
je te les ai tous racontés; mais j'ai vu les fées.
— Vous avez vu les fées? s'écria Rose Renaud.
— Oui, je les ai vues, aussi vrai que je vous
parle. J'avais à peu près huit ans, lorsqu'un jour
j'étais à garder mes moutons auprès de la Mare,
et à côté de moi il y avait des pàtoures de mon
78 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
âge. Tout d'un coup l'une d'elles s'écria : « Voici
les fées ! » Je regardai, et je vis deux femmes
et un homme habillés tout en toile, qui mar-
chaient sur les rochers comme sur un beau sentier.
Nous allâmes pour les voir de plus près^ au fil
de l'eau, car nous pensions qu'elles devaient pas-
ser par là. Quand les fées et le faitaud furent arri-
vés auprès de nous, il leur tomba sur la tête des
binettes (sorte de corbeilles en paille) qui leur ca-
chaient la figure. Nous voulûmes les regarder
par dessous ; mais elles soufflaient sur nous, et
nous étions prêtes à tomber. Des femmes qui
lavaient au doué de la Mare les avaient aper-
çues aussi, et elles étaient accourues sur la dune
pour les regarder. Nous qui pensions que les
fées allaient à la Houle de la Corbière, nous
prîmes un sentier qui menait auprès de la re-
doute sous laquelle se trouve l'entrée de la
Houle, et comme nous y arrivions, nous vîmes le
faitaud et les deux fées qui y entraient.
— C'est bien vrai? demanda Rose Renaud,
— Oui, s'écria la bonne femme, je te jure que
c'est vrai. Mais je ne les ai vues que cette fois-là.
Elles n'ont pas reparu depuis que le siècle est
commencé.
(Conté par Rose Renaud, de Saint-Cast, le soir même.)
Naguère encore, une femme de Plévenon racontait que sou-
vînt sa mère allait leur causer ; mais depuis elles ont disparu.
DE LA HAUTE-BRETAGNE 79
Les fées ont disparu depuis que l'on sonne
V Angélus et qu'on chante le Credo; mais par la
suite des temps la religion s'éteindra, on ne chan-
tera plus le Credo, on ne sonnera plus V Angélus,
et les fées reviendront. (P.)
Les anciens disaient avoir entendu dire à leurs
anciens à eux qu'il y en avait eu jusqu'à une
certaine époque. Alors elles avaient disparu ; mais
au bout d'un certain temps elles devaient reve-
nir. (P.)
Elles sont toutes parties la même nuit ; elles
reviendront aussi la même nuit. (S.-C.)
J'ai retrouvé la même croyance, avec plus de
précision, vers Ercé-près-Liffré (Ille-et-Vilaine).
Les fées reviendront le siècle prochain, parce
que le chiffre du prochain siècle est un chiffre
impair. Le siècle actuel est le siècle invisible, c'est-
à-dire celui où on ne voit pas les esprits : on les
reverra dans le prochain.
®®®®®®®®®®®®®
§ I. — LES DEMEURES DES FÉES
|ES fées avaient pour demeures des endroits
qui, par leur aspect singulier, devaient
frapper l'imagination des paysans ou des
marins. Elles habitaient des lieux élevés, des
tertres naturels ou des tumuli (cf. la Fée de
Créhen, 2^ s., no xxi), des landes couvertes de
brouillards, de gros rochers naturels, des roches
aux fées ou des dolmens, des grottes creusées dans
les falaises.
Dans un bois qui m'appartient, et qui est près
du village du Limbe, commune du Gouray, il y a
de gros rochers ; entre deux des plus forts est un
espace vide, long de 5 à 6 mètres, haut d'environ
I™ 50, et qui forme une sorte de maison. On m'a
dit que jadis les Margot la fée y demeuraient ;
même maintenant, on n'y passe pas volontiers
le soir, après le soleil caché. On m'y a montré,
empreint sur le rocher, le pied des Margot (long
de 50 centimètres environ), les clous de leurs sa-
bots, leur her (berceau). Il y a deux endroits où
elles faisaient du feu, et près de l'un d'eux de
grosses pierres sur lesquelles elles s'asseyaient
TRADITIONS ET SUPERSTITIONS 8l
pour se chauffer. Un autre rocher est leur lit ; un
plus petit leur oreiller. Un peu plus loin, séparé
du bois par un ruisseau, est une pierre plate sous
laquelle la reine des fées est enterrée. (P).
On assure que les pierres de la Brousse étaient
les hôtes (maisons) des Margot la Fée ; on y voit
encore une pierre taillée comme un berceau :
c'était celui dans lequel elles berçaient leurs en-
fants. Leur puits est couvert d'une dalle qui sonne
le creux quand on frappe dessus ; on dit qu'il y a
un trésor dessous.
Il y a aussi une pierre qui est faite comme
un siège, et l'on dit qu'elles venaient s'y asseoir.
Les anciens prétendaient que les fées avaient
été chercher les roches de la Brousse, qui étaient
dans les prairies, et que leurs bœufs les avaient
montées sur la butte.
De loin on les voyait manier des pierres
énormes, comme celles de Crokélien et de la
Brousse, et l'on supposait que ces pierres bou-
chaient l'entrée de leurs souterrains ; mais quand
on s'approchait, elles semblaient ne pas avoir
bougé de place.
A certains moments, la butte de Crokélien
paraissait couverte de beau blé ; mais à mesure
qu'on en approchait, il disparaissait. Les dalles de
la Brousse semblaient aussi porter les plus belles
fleurs, des fleurs de jardin, des fleurs de prairie
82 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
et des fleurs de pommier ; mais quand on arrivait
auprès, on ne les voyait plus. Il en était de même
de belles prairies vertes qu'on voyait de loin sur
la butte : à de certains jours, les rochers étince-
laient au soleil comme des miroirs.
(Conté en iSSo par François Mallet, du Gouray, né et
habitant auprès des Roches aux fées de la Brousse et de Cro-
kélien.)
Un passage de Noël du Fail, qui était conseiller
au parlement de Rennes et né aux environs de
cette ville, parle en des termes sensiblement ana-
logues des fées, qui alors (fin du XVI^ siècle) se
montraient parfois aux paysans.
« Et ainsi occupés à diverses besongnes, le
bonhomme Robin (après avoir imposé silence)
commençoit le conte de la Cigogne.... de Melu-
sine des fées, et que souventesfois parloit à
elles familièrement, mesme la vespree passant
par le chemin creux, et qu'il les voyoit dancer au
bransle, près la fontaine du Cormier, au son d'une
belle veze couverte de cuir rouge, ce lui estoit
advis, car il avoit la veuë courte.... Disoit (en
continuant) que en charriant le venoient voir,
affermant qu'elles sont bonnes commères, et vo-
luntiers leur eust dit le petit mot de gueule, s'il
eust bien osé, ne se deffiant point, qu'elles ne lui
eussent joué un bon tour. Aussi que un jour les
espia, lorsqu'elles se retiroient en leurs caverneux
DE LA HAUTE-BRETAGNE 8?
rocs, et que soudain qu'elles approchoient d'une
petite motte, elles s'esvanouissoient : dont s'en re-
tournoit, disoit-il, aussi sot comme il estoit venu.
Et ce disant, faut penser qu'il ne rioit aucunement,
ains faisoit bonne pipée. »
(Propos rustiques et facétieux, t. I, p. 40 et 42, éd. Assézat.)
Je n'ai aucune légende sur les fées des eaux
douces; pourtant on m'a dit qu'autrefois il y en
avait à mon étang de Kilhouri (communes de
Penguily et du Gouray) ; mais comme on voit sur
les bords de grosses roches semblables à celles où
les Margot font leur demeure, il est possible que
ces {éQs ne fussent pas, à proprement parler, des
fées des eaux. Je n'ai pu, au reste, jusqu'à présent,
obtenir de détails précis à leur sujet.
Mme de Cerny parle des fées de la Rance,
qui, pendant les orages, vêtues des couleurs de
l'arc-en-ciel, en suivent une plus belle montée
sur une barque faite d'un nautile des mers du
Sud, traînée par deux écrevisses (p. 53-62). Je
n'ai point trouvé les similaires de ces jolies (éts.
qui, d'ailleurs, sont plutôt des habitantes de la
mer que des rivières, la Rance étant à Saint-
Suliac un véritable bras de mer.
Mais le groupe le plus important de demeures
de fées que j'aie rencontré est celui des Houles.
Sur le littoral de la Manche, on appelle Houles
84 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
(cf. l'anglais hole, caverne, grotte) les grottes des
falaises ; on en trouve à Cancale, presque à la
limite de la Normandie et de la Bretagne ; dans
la commune d'Étables, à quelques kilomètres du
pays bretonnant, est la Houle Notre-Dame, plus
près encore en Tréveneuc, qui touche Plouha, où
commence la langue bretonne. Entre Saint-Marc
et le Bec-du-Vir se trouve la Houle du Canon.
Le Trou-au-Diable, autre houle de la même com-
mune, va, dit-on, jusque sous la tour de Tréve-
neuc (i kilom.) ou sous le château de Pomorio
(800 à 900 m.).
Entre ces deux points extrêmes, les houles sont
nombreuses; j'en connais plus de vingt, et je suis
loin de les connaître toutes. J'ai habité Saint-
Cast pendant plusieurs étés, croyant qu'il n'y en
avait que deux sur les rivages de cette commune :
une exploration plus serrée m'a appris qu'il en
existait au moins une dizaine.
De ces grottes, les unes, comme celles de la
falaise de Fréhel en Plévenon,ont des proportions
monumentales : leur entrée est parfois une sorte
de voûte cintrée élevée de 10 à 12 mètres; elles
se prolongent sous terre si loin, que personne,
dit-on, n'est allé jusqu'au fond. D'autres ont une
entrée étroite, sorte de longue fente dissimulée
entre les rochers, et qui laisse à peine un passage
suffisant pour un homme ; si on y pénètre, on
DE LA HAUTE-BRETAGNE
trouve parfois une caverne assez spacieuse et qui
s'étend assez loin. D'autres houles sont actuelle-
ment à l'état de ruines ; la falaise en s'éboulant
les a comblées, et leurs voûtes glissant sur les pa-
rois sont tombées par terre. Presque toutes celles
de Saint-Cast sont ainsi ruinées. Souvent l'entrée
des houles est au fond d'une tranchée à parois
presque droites qui forment une sorte d'avenue.
Les gens du pays, surtout ceux qui sont âgés,
disent que, depuis le départ des fées, les houles
n'étant plus entretenues, sont tombées en ruines.
Outre le nom de houles, qui est le plus géné-
ralement employé, ces grottes des falaises portent
aussi celui de Pertus es Fées ou de Houle, qui est
peut-être une altération de houle ; parfois aussi
on les appelle les Chambres des fées. Il y en a où
l'on voit, dit-on, les tables de pierre sur lesquelles
elles mangeaient, leurs sièges et les berceaux en
pierre de leurs enfants.
'^m^'^r^é^^rsè^^^rst^^'^
§ II. — LES TRAVAUX DES FÉES
)N attribue aux fées plusieurs travaux re-
marquables par leur difficulté ou par leur
élégance. On a déjà vu, au chapitre des
monuments préhistoriques, et dans le présent
chapitre, page 8i, que la construction de nombre
de mégalithes leur est attribuée ; voici quelques
autres travaux qu'elles ont accomplis.
A Ercé, on racontait autrefois que l'étang de
Grafard, situé entre cette commune " et celle de
Gosné, avait été creusé la nuit par des fées qui,
ayant désobéi à une fée supérieure, avaient été
condamnées à faire ce travail.
A Saint-Cast, on prétend que ce sont elles qui
ont bâti la tour de Cesson. Cette tradition existe
aussi vers Jugon, et voici ce qu'on raconte : la
fée qui faisait construire la tour aperçut sur sa
route une pie morte. — Pourquoi cet oiseau ne
bouge-t-il pas ? demanda la fée. — C'est qui est
mort, lui répondit-on. — Ah ! puisqu'on meurt,
cessons, dit la fée. Et c'est depuis ce moment
que la tour de Cesson porte ce nom.
(Conté en 1880 par Jeanne-Marie Chesnais, de Jugon, do-
TRADITIONS ET SUPERSTITIONS 8/
mestique.) A Saint-Glen, prés Montcontour, j'ai aussi retrouvé
cette légende.
La légende de la pie morte, outre ce récit et le suivant, se
retrouve ailleurs en Bretagne (cf. Guillotin de Corson, p. 176-
177, où la rencontre d'une pie morte empêche la dame de la
Thébaudaye d'achever son parc, et la reine Anne de terminer un
chemin).
« La chapelle de Saint-Jacques-le-Majeur en
Saint-Alban a un portail d'une élégante architec-
. tecture Ce sont les fées, dirent à Habasque
(t. III, 170) les femmes du hameau, qui par en-
chantement ont élevé ce beau portail; mais par
malheur, comme elles étaient occupées de leur
travail, elles aperçurent une pie morte. — On
meurt donc dans ce pays-ci ? — Oui, reprit-on.
Cette réponse les déconcerta, et elles s'en allèrent
sans achever leur travail. «
En Normandie, la construction de certains édifices est aussi
attribuée aux fées (cf. Amélie Bosquet, p. 100); il en est de
même dans les Vosges (cf. Joanne, Vosges - Alsace, p. 96,
III, 115, 276).
'i^C^^j'i^CQ)^'M^^C^^'^jC
§ III. — LES FÉES ET LES HOMMES
A. LES FEES DES HOULES
; UAND les fées étaient sur terre, elles se mon-
traient assez fréquemment aux hommes.
Voici, en résumé, ce que j'ai recueilli sur
les fées des Houles, et qui m'a été fourni, soit par
quarante contes environ que j'ai recueillis sur les
fées du bord de la mer, soit par les personnes que
j'ai interrogées sur des points spéciaux.
Les fées des Houles vivaient dans leurs grottes,
et elles en sortaient plus volontiers la nuit que le
jour. Le jour, elles n'étaient visibles que pour
ceux qui avaient eu le tour des yeux frotté avec
la pommade qui rend clairvoyant ; mais la nuit
tout le monde les voyait.
Cf. V Enfant de la fée, n° xvii des Conles popu-
laires, ire série ; la Goule es Fées, la Houle Cosseu,
Lût. orale, p. 19 et 24.
A part leur pouvoir surnaturel et leur immor-
talité, les fées vivaient comme les hommes et
avaient presque les mêmes passions; les hommes
ont toujours fait les dieux à leur image.
TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
Elles étaient comme eux sujettes aux maladies :
dans V Enfant de la fée, no xvii des Cont. pop.,
ire s., un enfant de fées a mal aux yeux; une fée
est accouchée par une sage-femme (la Goide es
fées, Litt. or., p. 24).
Dans ces contes, des femmes se sont frottées avec une pom-
made et reconnaissent les fées sous tous leurs déguisements ;
dans les deux derniers, de même que dans VŒU de cristal, n° iv,
2= s. , les fées, pour punir les gens de leur indiscrétion, leur arrachent
l'oeil qui voit. D'après une légende rapportée par Le Men, une
sage-femme qui était allée accoucher une Corrigan reçoit l'ordre
de frotter l'enfant avec une pierre ronde ; elle la passe sur son
œil. Mais comme elle a l'imprudence, quelque temps après, de
dire à une Corrigan qu'elle l'a vue voler à la foire, la Corrigan
lui arrache l'œil. (P. 231.)
Elles se mariaient soit avec des Faitauds, qui
jouent en général un rôle assez eiïacé (cf. l'Homme
de mer, où l'homme de mer, à la chevelure de va-
rech et au corps couvert de limon verdâtre, épouse
une des fées de Poulifée), soit avec des hommes.
Cf. la Fleur du Rocher, no vi, 2^ s., qui se
marie avec un soldat; la Fée de Créhen, no xxi,
2^ s., qui épouse M. Villepouri ; la Fille des Fées,
qui, amoureuse d'un marin, a un enfant et finit
par devenir sa femme, La Fée et le Marin (Contes
populaires, n° xxii, i^e s.).
En Normandie (cf. A. Bosquet, p. 98) existent aussi des
légendes où des fées épousent des hommes.
Mais il semble qu'en s' unissant aux hommes
90 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
«lies cessaient d'être immortelles, soit par suite de
leur baptême, comme la fée de Créhen et ses pa-
rents, soit simplement parce qu'elles vivaient
parmi les hommes. (Cf. la Fleur du Rocher, qui
meurt, ainsi que ses parents.)
Elles avaient des enfants. (Cf. la Goule es Fées,
l'Enfant de la fée, la Fée et le Marin, la Fleur du
Rocher, etc.)
Quelquefois aussi elles prenaient les enfants
des hommes et mettaient à leur place des petites
■créatures à l'air vieux qui ne grandissaient point.
A Dinard, il y avait naguère une femme si pe-
tite, bien qu'elle eût plus de trente ans, qu'elle
avait à peine la taille d'un enfant de dix ans. On
disait d'elle qu'elle avait été changée par les
fées.
(Conté en 1880 par M"'^ veuve Bkudiu, née Lecourt, de
Dinard.)
Jadis elles enlevaient les enfants et mettaient
les leurs à la place ; ces enfants changés étaient
petits, butors, et avaient la mine vieux. Ils ne
grandissaient point. Pourtant on dit que les fées
étaient de belles personnes.
(Conté par Rose Renaud, de Saint-Cast.)
J'ai plusieurs contes où il est question d'enfants
volés par les fées.
(Cf. la Houle de Chélin, a° iv, i'^'^ série, et VEnfant change,
2' série, n° xv.)
DE LA HAUTE-BRETAGNE 91
D'après Le Men, ces substitutions d'enfauts sont attribuées gé-
néralement en Basse-Bretagne aux nains plutôt qu'aux fées ; le
procédé à employer pour se faire rendre les enfants volés est le
même qu'en Haute-Bretagne : coques d'œufs remplies de bouillie
ou d'eau, qui font parler le petit monstre. (Cf. Revue celt., p. 230,
et 232-233, où sont racontées plusieurs légendes d'enfants
changés.)
M"' Amélie Bosquet, qui a consacré tout un chapitre aux en-
lèvements et aux substitutions d'enfants, constate (p. 116, 117 et
suiv.) que la même croyance existait en Normandie ; le moyen
employé pour obtenir la restitution de l'enfant véritable est le
même à peu près qu'en Bretagne. En Berry (cf. Laisnel de la
Salle, I, 11$), on croyait aussi aux changelings opérés parles
fades; mais la légende est plus effacée.
D'après un conte que j'ai recueilli à Saint-Cast
et qui n'est pas encore publié, elles emmorphosaient
(métamorphosaient) les gens en bêtes. (Cf. aussi
la Houle de Chêlin, 2^ série, n» vu.) Elles-mêmes
se montraient sous diverses formes, tantôt laides à
faire peur ou vieilles, et le moment d'après belles
« comme des bonnes vierges » (cf. la Fleur du
RocJier, etc.) ; elles prenaient aussi la forme d'ani-
maux (cf. le Marsouin, 2^ série, no xvi).
Elles se livraient à des occupations semblables
à celles des hommes. On les entendait bercer
leurs enfants (cf. la Houle de la Corbière, i^e sé-
rie, no x) ; boulanger pour mettre du pain au four
(cf. 2e série, le Perlas es Fêtes, n° ix ; la Houle du
Châleht, 11° i; la Houle de Chêlin, no vu).
En Berry, près des cascades du Portefeuille, on voit le chau-
92 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
dron et le poêlon des fées (cf. Laisnel de la Salle, t. I, p. 105).
Sur les bords du Doubs est une caverne où elles venaient faire
cuire leurs gâteaux. A Sassenay, près Grenoble, on montre le four
des fées, et on raconte la même chose (cf. Monnier, p. 403).
Elles lavaient leur lessive et étendaient du
linge qui était si blanc, qu'on dit encore, en par-
lant du beau linge : « c'est comme le linge
des fées. » (Cf. la Houle de Longuevaï, 2^ série,
no XVIII ; la Fée de Créhen, no xxi.)
Elles allaient laver leur linge à la mare de Gau-
lehen, qui est dans la lande du Cap, et elles éten-
daient leur linge sur les gazons qui l'entourent.
Leur linge était le plus blanc qu'on pût voir, et
l'on disait que celui qui aurait pu aller jusque-là
sans remuer les paupières des j'eux aurait pu
prendre le linge, dont les fées lui auraient en ce
cas fait présent. Plusieurs essayèrent ; mais ils ne
pouvaient s'empêcher de battre de la paupière, et
le linge devenait invisible.
(Conté en 1879 par Scolastique Durand.)
En Normandie les fées lavaient aussi leur linge et le met-
taient à sécher sur des pierres druidiques (cf. A. Bosquet,
p. 102, 179).
Dans les houles elles prenaient leurs repas, où
elles invitaient parfois ceux qui étaient assez har-
dis pour y pénétrer (cf. la Houle de Poulifée,
Littérature orale, p. 18). Dans la houle de la Tei-
gnouse en Plévenon, il y a une pierre taillée en
DE LA HAUTE-BRETAGNE 93
forme de table. C'est là qu'autrefois les fées
mangeaient.
Elles allaient aussi à la pêche. (Cf. la Houle du
Grouin, 2^ série, no x.)
Les fées de la Petite-Houle allaient aux Bour-
dineaux manger Vaffare que les pêcheurs jetaient
aux poissons ; ils juraient après elles et disaient :
« Elles sont pires que les chiens bros (petits
chiens de mer). »
La nuit, les Roches étaient couvertes de fai-
tauds à la pèche. On les voyait, car pendant la
nuit on voit les fées sans avoir besoin d'avoir été
frotté avec leur pommade. (S.-C.)
Parfois elles avaient des animaux domestiques,
des vac'nes qui étaient quelquefois invisibles,
excepté pour la pâtoure qui les gardait (cf. la
Houle du Chdtelet, n° i, des boeufs (cf. la Poule
noire, no viii, et la Houle de Poulifée, Littérature
orale, p. 19).
Les fées de Chêlin avaient un bœuf qui passa
dans l'avoine des fermiers de la Roulette; ils ne
furent pas contents et vinrent se plaindre.
— Ne dites rien, répondirent les fées ; voici un
chanteau de pain, et il ne diminuera pas si vous
n'en parlez à personne.
Pendant un mois, tous les gens de la métairie
coupèrent des morceaux dans le chanteau, et il ne
diminuait point et ne durcissait pas non plus.
94 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
— Voilà, disaient les gens, un chanteau qui
dure bien longtemps.
Le fermier eut l'imprudence de dire que c'était
un don des fées ; aussitôt le chanteau devint
comme un morceau ordinaire, et il ne tarda pas
à être mangé.
(Conté par Marie Durand, de Saint-Cast, âgée de quatre-vingts
ans.)
Le reste de ce qu'elle m'a raconté sur la houle ressemble à la
Houle de Chèlin de mes Contes populaires, sauf ce qui suit :
Une femme qui était aux champs vit sur la falaise deux
bonnes perchées de fil. Elle courut chercher sa sœur :
— Viens donc, il y a deux belles perchées de fil ; nous allons
tâcher de les emporter.
Elles allèrent les chercher, mais ne les virent plus, et elles
entendirent s'esclaffer de rire auprès d'elles ; c'était la fée qui
leur dit :
— Tu croyais donc, ma diote, trouver encore le fil ?
Leurs moutons venaient pâturer parmi ceux
des fermiers (cf. les Fées du Guildo, 2^ série,
no xi) ; quelquefois ils étaient noirs et de grande
taille (cf. la Houle de Beauçais, no xiv).
Celles de la Houle de Saint-Briac possédaient
des chevaux ; d'autres avaient des oies (cf. les
Fées du Guildo, no xi).
Un homme de Saint-Cast, qu'on appelait le
père Hérissé, vit un jour auprès de Chèlin un
volier d'oies superbes. Il se dit :
— Ce sont des oies sauvages.
DE LA HAUTE-BRETAGNE 95
Et il alla les poursuivre sur les rochers pour
tâcher de les attraper; mais elles se réfugièrent
dans la houle, et quand il fut à l'entrée, il enten-
dit la voix de plus de dix personnes qui parlaient
et s'éclaffaient de rire.
(Conté par Rose Renaud, de Saint-Cast.)
Leurs poules étaient noires et passaient pour
avoir, comme les autres poules noires des diables
et des sorciers, des vertus surnaturelles. Dans le
conte de la Poule noire, celle que les fées avaient
donnée au fermier, en dédommagement du dégât
fait par leurs bœufs, les enrichit, à la condition
qu'on la nourrisse bien et que personne ne la
voie.
Voici un petit bout de conte où il est aussi
question d'une poule noire qui appartenait aux
fées de Chèlin :
Il y avait un douanier qui ne voulait pas croire
qu'il y eût des fées à Chêlin.
— Je suis allé bien des fois dans la houle, et je
n'y ai jamais rencontré de fées.
— Moi, dit un Câtin, j'ai vu dans la houle une
grosse poule noire, grosse comme deux fortes
poules, qui appelait ses poulets et disait : Cot-
cot-cotas ! Quand je m'approchai, elle s'était
évanouie.
(Conté par François Marquer, de Saint-Cast.)
96 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
Elles avaient aussi des chiens (cf. le Pertus es
Fêtes, no ix), des chats (cf. la Houle de Chêlin,
2e série), qui venaient se chauffer au soleil devant
les Houles.
Elles empruntaient les animaux de leurs voisins
les hommes (cf. la Houle du Grouin, où elles
prennent pour aller se promener l'âne d'un fer-
mier) (i), ou bien les leur achetaient (cf.
V Homme de tner, no xii ; on achète un veau pour
le mariage d'une fée avec l'homme de mer).
Mais certaines trouvaient plus simple de les
prendre (cf. la Houle de Chêlin, n° iv, i^e série
des Contes populaires, où le marin trouve à l'en-
trée de la houle la trace de ses vaches dispa-
rues).
D'autres volaient ce qui était à leur convenance,
et seules les personnes qui avaient eu le tour des
yeux frotté avec la pommade pouvaient les voir.
(Cf. la Houle Cosseu (Goule es fées), Littèr. orale,
p. 22 ; VEnfant de la fée, n° xvii, Littèr. orale,
p. 25 ; VŒU de cristal, upw, 2^ série; la Houle de
Chêlin, no vii, 2^ série.)
Elles disaient aussi la bonne aventure. (Cf. la
Houle Cosseu.)
Cependant les fées, — à part des exceptions, et
celles-là on les nommait les mauvaises fées,
(i) Même croyance en Normandie (Amélie Bosquet, p. 103).
DE LA HAUTE-BRETAGNE 97
tandis que les autres s'appelaient les bonnes dames
ou les bonnes mères, — rendaient service aux
hommes, et, la plupart du temps, sans deman-
der aucune récompense.
Elles filaient le lin des jeunes filles ou des
femmes qui leur apportaient en même temps
une beurrée (cf. la Mort des Fées, 2^ série,
no xx).
Habasque avait déjà constaté cette croyance.
« En Pléhérel, on voit un monticule, le Tertre
de la fée Morgant. Je parlai de cette fée à un
paysan que je rencontrai non loin de cet endroit.
— Oui, dit-il, monsieur, autrefois il y avait des
fées, et on leur portait des beurrées et du lin dans
les lieux qu'elles fréquentaient ; oti ne voyait ni on
ne oyait rien, et pourtant le lendemain tout était
filé. Aujourd'hui tout cela est oublié; le monde se
sont rafinés.
« A la ville Berneuf-en-Pléneuf existe une grotte.
Les fées qui l'habitaient étaient fort bienveil-
lantes, et comme elles aimaient beaucoup le pain
et le beurre, les fermières leur en portaient le
soir. Le pain disparaissait, et le lendemain on
trouvait, très-proprement filée, la grande poupée
de lin qu'on avait déposée à côté. Malheureuse-
ment, depuis la Révolution, ces bonnes dames
sont devenues moins friandes de beurrées et très-
paresseuses : aussi n'est-il plus à Berneuf que
90 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
quelques douairières qui puissent se vanter d'avoir
vu accepter leur offrande. »
(Habasque, t. III, p. 70, 82.)
Elles donnaient aux hommes des remèdes qui
les guérissaient (cf. la Houle de la Corbière, i^e sé-
rie, no X, où un enfant est guéri du croup, et un
homme de la colique de miserere ; la Houle Saint-
Michel, n° V, 2e série), ou une graisse qui, si l'on
en frottait la corde des vaches ou des brebis qui
avaient disparu, faisait venir des animaux plus gras
et plus beaux (la Houle de la Corbière'). J'ai en-
tendu aussi dire qu'on venait leur demander des
remèdes pour les bestiaux et qu'elles en donnaient.
Si les hommes qui labouraient dans les champs
leur demandaient poliment de la galette ou du
pain, elles leur en donnaient (cf. la Houle du
Chdtelet, le Pertus es Fêtes) ; mais si on leur parlait
sans égards, elles mettaient dans les galettes du
poil de chat ou du poil de chien (cf. la Houle du
Chdtelet, le Pertus es Fêtes). Si on parlait mal
d'elles, on était puni.
Un jour un homme qui venait de tuer un co-
chon eut l'imprudence de dire :
— Je voudrais mon cochon dans le ventre des
fées.
Le lendemain, son porc, qui était pendu dans
le cellier, avait disparu, et on pensa que c'étaient
les fées qui l'avaient enlevé pour se venger. (S.-C.)
DE LA HAUTE-BRETAGNE 99
Leur présent le plus fréquent était celui d'un
chanteau de pain qui restait toujours frais et ne
diminuait pas, si on avait soin de n'en donner à
personne (cf. la Houîe de la Corbière, i^e série,
vs> x; V Enfant de la Fée, no xvii; Y Œil de cristal,
2<^ série, no lo ; la Houle de Chélin, no vu ; la
Houle du Longval, n° xviii; la Houle Saint-Mi-
chel, a° v). Ce don était fait par pure bienveil-
lance, ou en récompense d'un service rendu, ou
pour indemniser les fermiers des dégâts causés
par les bestiaux des bonnes dames.
En Normandie, elles donnaient des gâteaux, mais qui n'avaient
point le privilège de ne pas diminuer (Amélie Bosquet, p. 103).
Parmi les autres présents qui se rencontrent
dans les légendes des Houles, on peut encore
citer l'ajonc qu'on avait beau couper et qui ne
diminuait point (cf. le Pertus es Fêtes), la poule
noire qui enrichissait ceux qui la possédaient (la
Poule noire), les paquets de vêtements (cf. la
Houle de Beatiçais ; les Fées du Guildo ; la Houle de
Saint-Briac), l'hameçon qui portait chance (cf.
VHomnie de mer), la bourse inépuisable (cf. la
Houle du Châtelet), le cordon magique (cf.
Contes de Marins, nos i et x).
Souvent les fées demandaient à être marraines
des enfants des hommes (cf. la Fée et le Marin;
la Houle de la Teigneuse ; la Mort des Fées ; les
Fées du Guildo).
100 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
Elles faisaient des présents à leurs filleuls ; mais
si on leur refusait d'être marraines, elles se ven-
geaient (cf. Litt. orale, p. 17, la Houk de Pou-
lifée).
duelquefois, c'étaient elles qui demandaient
une jeune fille pour nommer leurs enfants (cf.
la Houle du Châtdet, n° i, 2^ série).
Dans les houles se voyait un monde souterrain
où il y avait des champs, des villages, des châ-
teaux, etc. (cf. la Fleur du Rocher, 2^ série, n" vi ;
le Marsouin, no xvi), et le séjour en était si plai-
sant que les années y paraissaient des jours (cf.
la Houle du Châtelet, no i, 2^ série).
Les fées dansaient des rondes sur la lande de
Fréhel, et la défunte Julie Gaudin, qui n'était
point menteuse, les avait vues aller en procession.
Il y avait encore d'autres fées à Plévenon qui
habitaient une grotte près du havre Saint-Geran,
dans la baie de la Fresnaye. Elles faisaient des
cérémonies superbes, tiraient la nuit des feux
d'artifice, allaient se promener en procession et
dansaient sur les tertres.
(Conté en 1879 par ScoUstique Durand, de Plévenon.)
« A Crissoué est un sillon voué depuis des
siècles à la stérilité. On l'appelle dans le pays la
Promenade des Fées; le peuple croit que ces
dames viennent s'y ébattre la nuit, et qu'elles
DE LA HAUTE-BRETAGNE
trouveraient fort mauvais qu'on mît en culture un
terrain qu'elles affectionnent. >>
(Habasque, t. III.)
A Saint-Cast se voit aussi k Passée des Fées ;
le blé y est moins haut que partout ailleurs.
Elles dansaient au Couvent des Fées et au Clos
des Fées, qui est auprès de la Pointe-de-1'Isle, à
peu de distance du sémaphore.
Près de la Houle d'Enfer, en Saint-Cast, se
trouve un endroit que les anciens nommaient le
Bal des fées ; c'est là qu'elles venaient danser, et il
n'y poussait pas d'herbe.
Un chemin antique du pays de Caux est appelé Chemin des
Fées (cf. A. Bosquet, p. 194).
Les Cercles des fées sont aussi connus en bien des pa)-s,
même en dehors de France ; on les retrouve en Normandie (cf.
Amélie Bosquet, p. 102), en Berrv (cf. Laisnel de la Salle, t. I,
p. 121), en Lorraine, en Franche-Comté (cf. D. Monnier,
p. 385).
D'après plusieurs légendes (cf. la Fcc et h Ma-
rin, iri-' série, no xxii ; la Mort des Fixs, 2'- série,
n» XIX ; la Houle de la Teignousc, n" m), elles
a.vaient des vers dans la bouche, parce qu'elles
n'avaient point eu sur les lèvres le sel du
baptême. Quand elles étaient baptisées, elles per-
daient leur immortalité, et on pouvait même les
faire mourir tout de suite en leur jetant une
102 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
poignée de sel dans la bouche (cf. la Mort des
Fées, 2e série, n° xx).
En d'autres contes, il est aussi parlé de la mort
des fées (cf. les Fées du Guildo, n" xi, dont la
grotte est emportée par les eaux ; la Houle de
Beauçais, n" xiv, où l'on raconte qu'elles sont
toutes mortes en une nuit).
Je ne connais point, ni en France ni ailleurs
(en Europe du moins), de groupe de fées de la
mer aussi caractérisé que celui des Houles, qui
forme une sorte de cycle très-complet, et où les
traditions sont mieux conservées et plus précises
que celles relatives aux fées terrestres.
Les fées des houles, qui ont avec les autres des
points communs, sont apparentées assez faible-
ment aux Lamignac basques et aux Mermaids.
Ce sont vraisemblablement les dernières incarna-
tions de divinités de la mer, qui peu à peu ont
été réduites à un rôle même plus restreint que
celui de divinités inférieures. Quant à leur per-
sistance jusqu'à nos jours, on peut, je crois, en
donner une explication fort peu poétique, mais,
suivant moi, assez rationnelle.
Les lieux où sont situées les houles sont préci-
sément des endroits d'un accès assez difficile, où
l'on pouvait se cacher ou cacher des marchan-
dises. Il est très-possible que. les fraudeurs aient,
par des apparitions, entretenu la croyance aux
DE LA HAUTE-BRETAGNE I05
fées de la mer, pour mettre leur trafic à l'abri des
regards indiscrets et empêcher les gens du pays,
et par contre-coup les douaniers, de venir visiter
leurs dépôts. Toute cette côte a été même, jusqu'à
une époque assez récente, exploitée par les frau-
deurs, soit pour la contrebande de la poudre, soit
pour celle du sel ; or, un des costumes prêtés le
plus souvent aux fées et aux faitauds est en toile
grise, et il était habituel aux faux sauniers.
Dans plusieurs contes de houles, il est parlé
des Fions ; cette race semble composée de fées de
petite taille qui occupent vis-à-vis des fées et des
faitauds une sorte de position inférieure. (Cf. Litt.
orale, la Goule es Fées, p. 19-25, petits fions qui
ont des épées grosses comme des épingles.)
On les retrouve à quelque distance de la côte,
et voici deux dépositions qui m'ont été commu-
niquées à leur sujet.
Les fions du Pont-aux-Hommes-Nées avaient
une vache noire qu'ils mettaient à pâturer dans
un champ voisin de leur cache. Un jour elle
mangea le blé noir, et la femme à qui il apparte-
nait alla auprès de la Cache es Fions, et se mit à
le leur reprocher. Elle entendit une voix qui
disait : « Tais-toi ; ton blé noir te sera payé. »
Les fions lui portèrent du blé noir plein un
godet, et lui dirent de faire des galettes, et qu'elle
104 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
et ses gens pourraient en manger tant qu'ils vou-
draient, mais à la condition de n'en donner à per-
sonne qu'à ceux de la famille. Cette année-là, le blé
noir était rare, et n'en mangeait pas qui voulait ;
mais la femme et ses enfants en avaient à volonté.
Un jour un pillotous passa par la ferme et
demanda à la bourgeoise un peu de galette.
— Oui donc, mon pauvre ami, lui répondit-
elle ; j'en mangeons tant, nous, de la gaiijfe, que
j'en étons tous ragogtis (rassasiés).
Mais dès que le pillotous (chiffonnier) eut
mangé de la galette, elle disparut, et les gens de
la ferme ne purent plus en avoir.
Au pont es Hommes-Nées (hommes noirs?), en
Pleurtuit, il y a une cache à fions. Un jour, des
fermiers étaient à charruer pour faire du blé noir
dans un champ à côté. Ils entendirent corner,
pour appeler au four, et ce n'était pas la première
fois qu'ils oyaient ce bruit. L'un des laboureurs
cria : « Faites-nous un tourteau. » Et quand ils
furent rendus au haut du champ, ils y trouvèrent
une belle nappe sur laquelle il y avait des tourteaux
de pain, du beurre et des couteaux. Ils se mirent
à manger, et quand ils furent repus, un des la-
boureurs, qui avait perdu son couteau, voulut en
ramasser un dans sa poche. Aussitôt la nappe
disparut avec tout ce qui était dessus.
(Recueilli par M. Auguste Lemoine.)
DE LA HAUTE-BRETAGNE 10$
Le D' Perron {Prm<. de la Franche-Comté, p. 33) raconte
qu'un jour un bonhomme qui labourait sentit l'odeur de la ga-
lette ; il en demanda aux fées, qui lui en donnèrent sur une
nappe, avec un couteau d'argent. Mais le valet prit le couteau, et
sa charrue à chaque tour lui criait : « Rends ce que tu dois ! »
Les fées des houles sont les principales, mais
non les seules fées de la mer; elle est aussi peu-
plée de fées qui punissent les imprudents lorsqu'ils
jettent leur ancre sans les prévenir (cf., dans les
Contes de Marins^ \&sFêes de la mer), ou lorsqu'ils
pèchent sur les bancs de sable qu'elles se sont ré-
servés (cf. Contes de Marins, le Pêcheur de lançons).
En plusieurs contes j'ai retrouvé le souvenir
des sirènes (cf. la Princesse Dangohert, ire série,
np XXV ; la Houle du Grouin, 2^ série, no x,
sirènes qui chantent mélodieusement. La Seraine
de la Fresnaye, 2^ série, no 11, et la version qui la
suit mettent en scène une fée moitié femme,
moitié poisson, qui chante mélodieusement et
vient au secours de pauvres gens. Dans la
deuxième version, la Seraine est une princesse
qui a subi une métamorphose.
B. — LES MARGOT LA TÈE
Les Margot la fée, dont il a été brièvement
parlé au commencement de ce chapitre, forment
un groupe presque aussi important que celui des
I06 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
fées des houles, avec lesquelles elles ont plus
d'une similitude.
Ce nom de Margot la fée est employé dans
nombre de pays des Côtes-du-Nord, principale-
ment dans les arrondissements de Saint-Brieuc et
de Loudéac, pour désigner les fées terrestres qui
avaient pour demeure les roches aux fées, les
gros blocs, les landes, etc. (cf. les pages 80 et sui-
vantes du présent volume). Celles du Cas Margot,
aux environs de Moncontour, habitaient même
une véritable houle : c'est une excavation creusée
dans le rocher, et qui, assure-t-on, s'étend à
plusieurs lieues au loin ; elle est située sur le
bord d'une rivière : jamais les chiens n'ont voulu
y pénétrer.
On voit une grotte assez semblable non loin
de Loudéac.
« Sur le bord du Lié, à trois kilomètres au
nord-ouest de Plémet, se trouve un moulin
encaissé dans un amas de rochers à légendes. On
y remarque une sorte de grotte dans laquelle un
homme peut entrer en rampant. Ces rochers
sont les demeures de la fée Margot. L'un d'eux
imite la forme d'un fauteuil grossièrement taillé;
à droite se remarque une petite cavité. C'est le
siège de la fée, et la cavité l'endroit où elle posait
son coude. »
(Ernoul de la Cheneliùre, p. 40.)
DE LA HAUTE-BRETAGNE IO7
Sur des fées terrestres lorraines qui se cachaient dans des trous
sous des souches d'aubépine, et qui offrent plusieurs points
de ressemblance avec les Margot, cf. Adam, p. 406-407, contes
intitulés les Failles de Feyi; cf. aussi, dans Laisnel de la Salle,
t. I, p. 105, des fées berrichonnes similaires.
Mais les Margot la fée sont surtout apparentées aux Lamignac
basques qui, comme elles, habitent des cavernes creusées dans les
montagnes ou vi\'ent sous terre. Ce groupe important a été très-
bien étudié par MM» Cerquand, Contes basques, et Webster,
Basque Legeinh.
A la Poterie, canton de Lamballe, on avait
crainte des Margot la fée, et on ne passait pas
volontiers près de leurs pierres.
Dans une allée couverte, aujourd'hui ruinée
et située en cette commune, ont demeuré des fées
qui voisinaient parfois et venaient étaler leurs
pièces d'or au soleil.
(Conté par M. Méheust, maire de la Poterie.)
Voyez plus loin des légendes où les fées s'amusent à tenter
les hommes en étalant leur or.
Elles se rendaient invisibles quand elles le vou-
aient. Si on était à leur causer, elles vous
disaient : « Regardez donc par là, » et pendant
qu'on tournait la tête elles disparaissaient.
Elles parlaient souvent des fées de Guenroc
(auprès d'Uzel, à un endroit qui se nomme
Saint-Jean-Baptiste), où il y avait aussi une autre
société de fées.
I08 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
On les voyait danser la nuit à côté des roches.
(Conté en 1880 par François Mallet, du Gouray.)
Ainsi qu'on l'a vu r. 100, les fées des houles se plaisaient
aussi à danser.
La fée du Cas Margot, près Moncontour, avait
un bras de fer et un autre d'acier.
Ces Margot la fée se montraient assez souvent
aux hommes et se plaisaient à les éprouver ; c'est
du reste un rôle que les légendes de presque tous
les pays attribuent aux fées.
A la fontaine du bois du Plessis, on ne pouvait
aller qu'avec un pot, et encore on le portait sur
la tête. Un jour, deux bonnes femmes allèrent y
puiser de l'eau, et elles rencontrèrent Margot la
fée qui leur demanda à boire.
— Ma foi, oui, répondit l'une, j'ai bien le
temps de servir cette vieille sorcière !
Et elle s'en alla. Mais l'autre femme fut plus
polie, et elle donna à boire à la fée. Quand elles
furent rentrées toutes les deux et qu'elles vidè-
rent leur hue, celle qui avait mal parlé trouva la
sienne remplie de grenouilles, de crapauds et de
toutes sortes de vilaines bêtes ; mais la buie de
l'autre était pleine de pièces d'or ; elle se mit à
l'aise, et depuis ce temps-là, elle et son monde
ont toujours été riches.
(Conté en 1881 par M. Méheust, maire de la Poterie.)
DE LA HAUTE-BRETAGNE IO9
Ce conte n'est en somme autre chose qu'une version popuLiire
du conte de Perrault, intitulé les Fées, au sujet duquel on peut
consulter la Mythologie dans les contes de Perrault, par André
Lefèvre ; Contes de Perrault, coll. Jannet.
Comme les fées des houles, les Margot étaient
sujettes à des maladies, et elles avaient parfois
besoin du secours des hommes. Dans un conte
inédit de ma collection, une Margot la Fée, dont
la fille est à un certain jour de l'année métamor-
phosée en couleuvre, prie un paysan d'aller sur
la route et de couvrir avec un bassin la couleuvre
qu'il trouvera à l'endroit désigné ; il y va et reste
assis sur le bassin jusqu'au soir ; alors il le lève,
et au lieu d'une couleuvre, il voit une belle jeune
fille qui le récompense magnifiquement. (P.)
Un jour, une sage-femme alla accoucher une
Margot la fée ; elle oublia de se laver la main, et
se toucha un œil ; aussi, depuis ce temps elle
reconnaissait les déguisements des fées. Un jour
que le mari de la Margot était à voler du grain,
elle le vit et cria au voleur. Il lui demanda de
quel œil il le voyait, et aussitôt qu'il le sut, il le
lui arracha.
(Conté eu iSSi par J. M. Comault, du Gouray, âgé de
quinze ans.)
Dans plusieurs contes de houles, des fées sont aussi accouchées
(cf. p. 89).
IIO TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
Le Men cite, p. 23e, une légende où une corrigan est accou-
chée par une sage-femme ; par corrigan, M. Le Men entend une
naine, et non une fée proprement dite.
Dans plusieurs contes basques du recueil de Cerquand (cf.
la Lamigna en mal d'enfant, et les trois versions de la Lamigna
en couches), des sages-femmes viennent délivrer des fées. La
pommade qui rend clair\'oyant se retrouve eu nombre de contes
(cf. outre les contes des houles, cités p. 96, Webster, la Sorcière
lI le noiireaii né, conte basque ; la Pixie en mal d'enfant, conte
anglais, Brueyre, n° 39 ; le roi d'Egebert, conte norwégien,
Mclusine, col. 84; les Mille et une Nuits, histoire de l'Aveugle
Baba Abdallah, etc.). L'épisode de l'œil arraché figure dans
plusieurs de ces contes et dans la Lamigna en couches de Cer-
quand (3= version).
On leur offrait du lait, et elles faisaient de
l'ouvrage pour le monde, et ne leur faisaient que
du bien, sans être payées ; mais elles n'aimaient
pas à être refusées.
Elles nommaient des enfants, surtout ceux des
grosses maisons, leur donnaient des dons et leur
prédisaient ce qu'ils auraient été.
(Conté en 1880 par François Mallet, du Gouray.)
Mais elles punissaient ceux qui leur avaient
témoigne peu d'égards :
Une femme avait deux filles ; elle n'avait pas
invité la supérieure des Margot la fée à nommer
son enfant ; aussi la supérieure fit devenir le
visage d'une des filles noir comme une casserole.
Les fées la prirent à leur service, et lui ordonné-
DE LA HAUTE-BRETAGNE
rent de filer du fil aussi fin que ses cheveux ;
mais une petite bonne femme, qui était la sainte
Vierge, vint à son secours et le lui fila. Elles lui
ordonnèrent ensuite d'aller puiser de l'eau avec
des pots percés ; la petite bonne femme vint
encore, indiqua le moyen de boucher les pots, et
dit à la jeune fille de se débarbouiller avec l'eau
qu'elle avait puisée. Aussitôt, de noire elle devint
blanche.
Elle alla ensuite à un château, où elle vit dans
un jardin un serpent qui était un prince méta-
morphosé pour trois ans ; elle l'épousa, et sa
métamorphose finit.
(Conté en i8Sl par J. M. Comault, du Gouray.)
Dans un conte inédit de ma collection, un
jeune pâtour, que les fées ont emmené dans leur
grotte, est le parrain d'une jeune fée qu'il épouse
ensuite (cf. la Houle du Châtelet, n° i, 2^ série,
où une jeune fille est marraine d'une fée.)
Elles étaient moins bienveillantes que les fées
des houles ; toutefois elles rendaient assez sou-
vent service.
« La légende rapporte que la fée était bonne
quelquefois, mauvaise souvent. Elle gardait les
bestiaux des habitants des environs : il leur suffi-
sait de confier la veille au rocher le lieu où
112 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
devaient se trouver les animaux que l'on désirait
faire garder. »
(Ernoul de la Chenelière, p. 40.)
Quelquefois même elles soignaient le bétail des
fermiers. Dans un conte inédit de ma collection,
les Margot la fée de Crokelien donnent à manger
aux cochons d'un bonhomme du Gouray.
Elles fournissaient aux gens des remèdes com-
posés avec des plantes qu'elles cueillaient dans
le bois du Plessis, qui a encore aujourd'hui la
réputation d'avoir de bonnes herbes, et elles
disaient même que si les animaux en mangeaient,
ils auraient autant d'esprit que les gens, et qu'ils
parleraient.
(Conté en 18S1 par M. Méheust, maire de la Poterie.)
Elles rendaient service au monde, et ne leur
demandaient jamais de récompense; mais elles ne
voulaient pas être ennuyées.
Elles donnaient à ceux qui étaient polis à leur
égard du grain, du pain qui ne diminuait pas, si
on n'en faisait point part à d'autres.
(Conté par François Mallet, du Gouray.)
Il y avait une fois, au Frêne, une bonne femme-
qui se désolait de n'avoir point de pain à donner
à ses enfants. Elle alla demander la charité aux
Margot la fée, et l'une d'elles lui fît présent d'un
chanteau qui ne dimhiuait jamais. Mais un jour la
DE LA HAUTE-BRETAGNE IIJ
femme du Frêne oublia que la Margot la fée lui
avait défendu de partager son pain ; elle en donna
à une commère du voisinage, et à partir de ce mo-
ment le pain diminua comme un pain ordinaire.
(Communiqué par M. E. Hamonic, de Moncontour.)
Cet épisode est fréquent dans les contes des houles ; il se
trouve aussi dans deux légendes inédites de Margot la fée.
Dans les contes des Lamignac, ceux qui révèlent le secret des
fées sont aussi punis, soit par la perte du don, soit par un
inconvénient subit. Cf. Cerquand, Baraniol et la belle dame; la
Lamigna en mal d'enfant (poire d'or qui donne un louis tous les
matins, et dont la vertu disparaît dès qu'on a parlé).
Souvent, pour éprouver les hommes, elles éta-
laient devant eux des trésors ; mais s'ils se mon-
traient trop convoiteux, ils n'avaient rien.
C'était il y a bien longtemps. Un homme de
CoUinée, nommé Jean Rénier, était allé chercher
une fouée de bois dans la forêt de Loudéac. Il
s'avança jusqu'au milieu, et, arrivé aux Courtieux
(courtils) Margot, qui sont des creux profonds, il
vit tout à coup des fées qui soureillaient (éten-
daient au soleil) de beaux linceux blancs remplis
d'argent. A cette vue, Jean Renier ouvrit de
grands yeux ; mais il finit par ne pas avoir peur,
et, s'étant approché des Margot, il se mit à leur
causer.
— En veux-tu de l'argent, Jean Rénier? lui
demandèrent les fées.
114 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
— Oui, pour de vrai, répondit-il.
— En veux-tu plein ton chapê^ ou bien plein
ton deinè (boisseau de la contenance de vingt-
cinq à trente kilogrammes) ?
— J'aimerais mieux plein mon demé.
— Va-t'en chercher ton demé, Jean Rénier, va-
t'en chercher ton demé ; nous t'en donnerons
plein dedans.
Le bonhomme courut jusque chez lui ; mais
quand il revint avec son demé, les fées et les
linceux remplis d'argent avaient disparu.
En voulant trop gagner, il avait tout perdu.
On rit encore de son aventure dans le pays.
(Communiqué par M. E. Hamonic.)
Un jour une fée était à laver à côté d'un doué,
et près d'elle se trouvait un linceul (drap de lit)
couvert d'argent. Un homme passa par là, et
comme il la regardait, elle lui demanda s'il vou-
lait sa charge d'argent ou la charge d'un cheval.
Il répondit qu'il aimait mieux la charge d'un
cheval ; mais pendant qu'il était à le chercher, la
fée disparut, et il n'eut rien.
(Conté en 1880 par F. Mallet, du Gouray.)
(Cf. la Fée de Créhen, 2' série, n° xxi, et le Pertus doré,
n° XXXVII.)
Dans les contes basques recueillis par Cerquand, les Lamignac
s'amusent aussi à éprouver les hommes. La fée accouchée par
une sage-femme (la Laniigva en couches, première version) lui
DE LA HAUTE-BRETAGNE II5
offre en paiement deux pots, l'un couvert d'or, et l'autre de
miel ; la sage-femme prend judicieusement celui qui était cou-
vert de miel et qui se trouva être rempli d'or. Dans le Lamigna
et le tablier plein d'or, du même recueil, le Lamigna étale aux
yeux d'un paysan un tablier plein d'or.
En Normandie (cf. A. Bosquet, p m), dans la cité de Limes,
il y a une foire des fées ; elles excitent la convoitise des gens,
et si on étend la main, on est précipité du haut des falaises (cf.
aussi'A. Bosquet, p. 182).
Il y avait un homme de la Ville-Douélan qui
était à émonder des hêtres dans un champ au
pied de Crokélien. Dans la matinée il vint une fée
vanner de l'or sous le hêtre qu'il était à émonder.
L'homme en aurait bien voulu ; mais il ne
trouvait aucun moyen d'y parvenir. Au midi,
quand il fut rendu à sa maison, il raconta cela à
sa femme, qui lui conseilla de porter avec lui un
chapelet bénit. Après dîner, il retourna à son
ouvrage. La fée revint encore vanner de l'or sous
le hêtre où il était à émonder. Il lança son
chapelet dans la vannée, qui resta là sans qu'il
eût aucun mal, et la fée disparut aussitôt.
(Conté en iSSi par J. M. Comault, du Gouray.)
Elles n'aimaient pas les indiscrets, et souvent
elles les faisaient repentir de leur curiosité.
Un soir une des Margot la fée du Limbe était
à laver au doué qui est auprès de l'hôté des fées ;
une femme qui passait par là lui dit :
— VouYous que fvous aide à teurd^e ?
Il6 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
— Oui, lui répondit la fée.
Et elle tendit une pièce de linge que la femme
se mit à tordre ; mais la fée lui tordit tant les
bras qu'elle la laissa presque morte. Si la femme
avait passé sans rien dire à la fée, la fée ne lui
aurait rien dit.
(Conté en 1881 par Angélique Lucas, de Saint-Glen.)
Cette légende semble montrer les Margot sous la forme de
lavandières de nuit.
Elles venaient dans les maisons, et souvent
elles descendaient par la cheminée. Parfois elles
faisaient l'ouvrage, sans demander de salaire ;
mais si, pour les récompenser, on leur offrait
quelque repas, elles y prenaient tant goût,
qu'elles revenaient tous les jours pour le voler, si
on ne le leur offrait pas. Souvent elles étaient
voleuses , et cachées sur la cheminée, elles
épiaient le sommeil des gens pour leur prendre
ce qui leur plaisait.
Il y avait à la Ville-Douélan, en la paroisse du
Gouray, une bonne femme qui tous les soirs
mettait son souper à chauffer dans le foyer ; mais
pendant qu'elle était occupée à filer, les fées
descendaient par la cheminée et mangeaient son
souper. Elle s'en plaignit à son mari, qui était
journalier et ne rentrait que pour se coucher. II
lui dit de le laisser un soir tout seul à la maison. Il
s'habilla en femme et prit une quenouille comme
DE LA HAUTE-BRETAGNE II7
une fileuse ; mais il ne filait point. Q.uand les fées
arrivèrent, elles s'arrêtèrent surprises dans le
foyer et dirent :
— Vous ne filez ni ne volez ; vous n'êtes pas
la bonne femme des autres soirs.
L'homme ne répondit rien ; mais il prit une
trique et se mit à frapper sur les fées qui, depuis
ce temps-là, ne revinrent plus jamais.
(Conté en 1881 par J. M. Comault, du Gouray.)
Cf. dans Amélie Bosquet Le Lutin ou le Fé amoureux,
p. 130-131, une légende similaire; Webster, La Fée à lainaison,
?■ 55-56-
Jadis il y avait des esprits bien plus que main-
tenant ; ils enlevaient les enfants de leurs bers, et
même parfois les grandes personnes, et ils allaient
les mettre dans la huche au bois, d'où on les
retirait, car ils criaient comme des gareux (loups-
garous). Une bonne femme de Hénon avait été
ainsi portée étant jeune. Depuis qu'on a commencé
à chanter les comphes de la Vierge, les esprits
ont cessé de transporter les gens.
(Recueilli .i Hénon, près Moncontour, par M. Bourie.)
Ces fées changeaient les enfants ; mais quand
elles ne pouvaient réussir à les emporter, elles les
étaient de leurs berceaux, et allaient les poser sur
les marches des métiers à toile, c'est-à-dire en
dessous. Au pays de Loudéac, surtout jadis, cha-
cun avait son métier.
Il8 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
Un jour une femme dit à sa voisine :
— Ma pauvre commère, je crais que mon gars
a été changé par les Margot ; il n'a pas encore
un an, et il mange autant qu'une grande per-
sonne. Hier, j'ai voulu lui donner un petit mor-
ciaii de ma beurrée ; il m'a parlé aussitôt et m'a
dit : « Vous n'e:^ qu'à m'donner la beurrée tout
entière; je la mangerai bien. » Jamais n'y a ■^en
d'éfant à manger tant comme ' éla ; f en se désolée ; et
j'voudrais ben saver c'qui' faut faire.
— Vous n'e\ qu'faire de vous tracasser, dit la
commère ; fvas vous dire comment qu'i' faut faire.
Vous preniri d's œu's; vous leur casserez le petit bout,
et puis d'cela vous mettre^ des petits brachiaux d'bois
dedans; v'allumere::^ un bon feu; vous les mettre:;^
autour, debout, et vous mènercj^ le petit faitian à se
chauffer aussi.
La femme fît tout cela, et quand le petit
faiteau vit les œufs bouillir et les petits bois
sauter dedans, il s'écria :
Voilà que j'ai bientôt cent ans ;
Mais jamais de ma vie durant
Je n'ai vu tant de p'tits pots bouillants.
La femme vit tout de suite que son enfant
avait été changé et qu'on avait mis un faiteau à
sa place ; elle s'écria :
— Vilain petit sorcier, je vas te tuer !
DE LA HAUTE-BRETAGNE II9
Mais la fée qui était dans le grenier lui cria :
N'tue pas rraien,
J'te renrai Ttien ;
N'tue pas l'mien,
J'te renrai l'tien.
(Communiqué par M. E. Hamonic, de Moncontour, qui tient
ce conte de M">= Ragot, native de La Motte, près Loudéac.)
Cf. sur les Changelings les p. 90-91 du présent chapitre, où
sont cités des contes similaires ; cf. aussi Ernoul de la Chene-
lière, p. 41.
Elles avaient toutes sortes d'animaux, excepté
des cochons et des chiens.
Les fées du Cas-Margot, près Moncontour,
gardaient leurs vaches sur la lande de la Chapelle
avec les pâtours ; ceux-ci n'avaient le droit de
rien leur dire. (P.)
Dans un conte inédit de ma collection, les
Margot la fée ont un pâtour pour garder leurs
bœufs. Un jour qu'ils étaient passés en dommage,
le maître du champ veut les frapper ; mais aussi-
tôt son propre bétail meurt. (P.)
« La fée possédait deux bœufs qui étaient à la
disposition de tout le monde. Ils se nourrissaient
seuls, et travaillaient depuis le soleil levant
jusqu'au soleil couchant, moment où ils dispa-
raissaient. »
(Ernoul de la Cheaelière, p. 40.)
120 TRADITIONS tT SUPERSTITIONS
Les fées des Courtieux Margot avaient des
bœufs qui ne pouvaient travailler ni avant le
lever du soleil, ni après qu'il était couché. Un
homme, qui les leur avait empruntés pour faire
ses labours, ayant voulu continuer à les faire
travailler après le soleil caché, les bœufs cre-
vèrent.
(Recueilli par M. E. Hamonic.)
(Cf. contes des paysans, Us Boeufs des fées, n" xxxiii et la note
qui suit.)
En Normandie (cf. A. Bosquet, p. 193), il y avait jadis des
rochers habités par des génies bienfaisants qui prêtaient des
bœufs aux paysans.
U. — AUTRES FEES TERRESTRES
Dans rille-et-Vilaine et dans la partie des
Côtes-du-Nord qui n'en est pas éloignée existe
aussi un groupe de fées qui se nomment simple-
ment fées, et qui paraissent fortement apparen-
tées aux Margot des Côtes-du-Nord. Elles ont les
mêmes demeures, et on leur prête des actes
analogues ; mais leur légende est plus effacée.
Voici ce que j'ai recueilli à leur sujet :
Il y avait des fées près de l'étang de Biénais
en Gosné ; elles demeuraient à la Coublcrie, dans
DE LA HAUTE-BRETAGNE
une roche aux fées qui fut emportée lorsque l'étang
rompit sa chaussée. Elles envoyèrent un de leurs
hommes chercher la grand'mère de mon grand-
père pour accoucher l'une d'elles. Elle ne voulait
pas y aller ; mais l'homme la prit sur son dos et
l'emmena dans la grotte. Quand la fée fut accou-
chée, il lui dit :
— Remontez sur mon dos, où je vous ai prise
je vous rapporte.
(Conté en iSSi, par Marie-Louise Le Bossé, d'Ercé, âgée de
vingt ans.)
Cf. sur les fées accouchées par des femmes, la Gotde es fées
et la page 109 du présent volume.
Ces fées se plaisaient à rendre service aux
braves gens.
Il y avait une fois une fermière qui avait son
monde à travailler dans les champs ; elle avait
oubHé de leur faire de la galette de blé noir
pour leur dîner, et quand elle entendit sonner
y Angélus elle fut bien surprise, et elle se mit à se
désoler.
— Comment faire ? disait-elle tout haut ; ma
pâte n'est pas prête ; mon feu n'est pas allumé.
Jamais je n'aurai le temps de faire à dîner à mes
hommes, et ils vont me quereller.
Elle entendit tout d'un coup une voix qui lui
dit :
122 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
— Ne t'ébahis pas ; tu auras assez de galettes
pour le dîner de tes hommes.
La fermière se retourna, et elle vit dans la che-
minée une vieille bonne femme.
— Comment voulez-vous, lui répondit-elle,
que je puisse arriver à faire ce qu'il me faut de
galettes? Ma pâte n'est pas démêlée, et mon
gaufféroué n'est pas encore sur le feu.
— Regarde sur ta table, lui dit la vieille.
La fermière se retourna et vit sur la table de
belles galettes chaudes qui fumaient. Elle voulut
demander à la vieille bonne femme qui les avait
apportées ; mais elle la vit rentrer entre les pierres
de la cheminée, et elle n'eut que le temps de lui
dire à haute voix : « Merci du service que vous
m'avez rendu. »
Le petit pâtour, qui rentrait avant les autres,
entendit la fermière dire merci, et il alla le
raconter au fermier :
— A qui as-tu dit merci tout à l'heure ? lui dit
son mari.
— A personne, répondit-elle; je me parlais
toute seule.
— Ce sont des galettes des fées, dirent les
hommes, et c'était une fée que tu remerciais.
Nous n'en voulons point.
Ils parlèrent des fées pendant tout le dîner, et
en firent si peur à la fermière qu'elle crut être
DE LA HAUTE-BRETAGNE 123
damnée ; elle alla se confesser au recteur el lui
conta ce qu'elle avait vu et le service que la fée
lui avait rendu.
— Lui avez-vous, demanda le prêtre, parlé
amiement ?
— Je ne sais, répondit-elle ; elle m'a proposé
de me rendre service, et je crois bien que je l'ai
remerciée de bon cœur.
On disait autrefois : « Il faut aller à Busentin
manger de la galette des fées. » Elle était meil-
leure là que partout ailleurs. De vrai, les fées sont
venues à Busentin. Quand on avait chauffé le
four, elles venaient y faire cuire du pain ou de la
galette. Elles y boulangeaient, et les fermiers
trouvaient des gâches de pain qu'ils donnaient aux
pauvres, n'osant eux-mêmes en manger.
Les fées avaient des demeures souterraines de
distance en distance. Elles travaillaient plus la
nuit que le jour.
Ma défunte grand'mère, qui demeurait au
moulin à eau de Saint-Jean, avait entendu les
fées en dessous de la pierre de son foyer, et un
soir qu'elle veillait, elle entendit :
— Apporte la pâte au four.
Plutôt que de les rencontrer, j'aurais sauté dans
le feu, et je me donnais bien garde de parler
mal d'elles.
(Conté en 1880 par la femme Michel, de Saint-Cast.)
124 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
Lorsqu'on portait le soir, près des doues, le
linge qu'on désirait qui fût lavé, les fées venaient
à minuit et faisaient la besogne des lavandières,
qui, le matin, trouvaient le linge parfaitement
nettoyé.
(Conté par Emile Frostin, de Matignon, en 1S64.)
Les fées qui demeuraient dans les rochers
de Marpiré et de Saint-Didier (Ille-et- Vilaine)
étaient divisées en deux bandes.
La nuit elles quittaient leurs demeures et
venaient chez les hommes ; elles descendaient par
la cheminée, levaient les enfants qui étaient au
berceau, leur faisaient de la bouillie, les chauf-
faient et en avaient soin comme de bonnes nour-
rices, puis elles s'en allaient par la cheminée,
comme elles étaient venues. Mais il ne fallait rien
leur dire et les laisser faire; sans cela, elles
auraient cessé de venir soigner les enfants, parfois
même elles les auraient tués.
Quand on passait trop près de leurs demeures,
elles ensorcelaient les gens : les filles couraient
après les garçons sans pouvoir s'en empêcher ;
mais les fées ne pouvaient rien sur les filles qui
avaient sur elles un objet bénit ou un chapelet.
(Conté en 1880 par Joseph Legendre, jardinier, qui tient ceci
d'une femme de Saint-Aubin-du- Cormier, nommée Ticnnette
Gaumer, âgée de quatre-vingt deux-ans.)
DE LA HAUTE-BRETAGNE 12$
Les Fades du Berry (cf. Martinet, p. lo; Laisnel de la
Salle, t. I, 114) rendaient aussi service aux hommes, nettoyaient
les étables, soignaient les bestiaux, etc. ; il en était de même en
Normandie (cf. Amélie Bosquet, p. 103).
Tel est, en résumé, ce que j'ai pu recueillir au
sujet des fées auxquelles les paysans attribuent
une résidence locale. Ces dépositions suffiront à
montrer le rôle qui leur est prêté par la tradition
populaire.
Quant aux autres qui figurent dans des contes
à lieu indéterminé, elles ne diffèrent pas sensi-
blement de celles que l'on retrouve un peu partout
en Europe et même ailleurs. J'aurai plus loin
l'occasion de parler des fées qui, par transforma-
tion, sont devenues des bonnes Vierges.
CHAPITRE IV
LES LUTINS
I presque partout les paysans croient que
les fées ont disparu, ils sont en général
persuades que les lutins existent encore.
Toutefois on parle moins souvent d'eux sur le
littoral que dans l'intérieur des terres. Les marins,
me disait un de mes conteurs, ne voient pas tant
de quoi, comme les terriens.
En certains pays, on semble penser que les
lutins ne se montrent plus maintenant ; mais, de
même que les fées, ils reviendront le siècle pro-
chain, qui est le siècle visible. (E.)
Vers le Mené, où l'on croit qu'ils existent, on
prétend qu'avant la Révolution il y avait beau-
coup plus de follets que maintenant.
On dit aussi que depuis que les prêtres se font
passer le livre derrière eux à la messe, les lutins,
TRADITIONS ET SUPERSTITIONS 12/
au lieu de passer par devant les personnes passent
par derrière, et c'est pour cela qu'on ne les voit
plus. (P.).
« On croit fermement, en Bretagne, à l'existence des lutins.
J'ai rencontré bien souvent des vieillards qui non seulement
prétendaient en avoir vu, mais qui affirmaient avoir été enlevés
par eux et n'avoir dû leur salut qu'à la prompte intervention de
leurs parents. Cependant, si la plupart des Bretons sont con-
vaincus que cette race a existé, ils pensent que, bien qu'il se
trouve quelques nains disséminés dans les bourgs et dans les
villes de la Bretagne, la masse de la nation a émigré depuis
bien des années déjà pour une contrée aussi inconnue que celle
dont ils sont originaires. » (Le Men, Revue cUt., p. 230-231.)
On les nomme Lutins, ou Maif Jeans (cf.
Maistr' Yan des Bretons bretonnants), Follets ou
Esprits follets. Ce dernier nom, qui est aussi en
usage dans le Morbihan, est employé plus fré-
quemment dans le voisinage du pays bretonnant
que dans l'Ille-et- Vilaine. Mais ce sont là leurs noms
génériques ; ils en portent d'autres particuliers aux
espèces, et ils sont, ainsi que leurs fonctions,
assez variés.
Ils ne se montrent guère que la nuit, ou tout
au moins au crépuscule. Pendant le jour ils se
cachent, on ne sait pas au juste où ; cependant
j'ai entendu dire à Saint-Cast qu'ils habitaient
dans les bois et dans les prés. Vers Ercé, ils vont
jouer autour des roches piquées, c'est-à-dire des
menhirs et des dolmens.
128 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
c< On ne les voit ordinairement que le soir sur la lisière des
bois sombres, au milieu des bruyères désertes. » (Cf. Le Men,
Rev., celi., p. 228; cf. aussi A. Bosquet, p. 135 ; Ernoul de la
Chenelière, p. 28; D. Monnier, p. 604.)
Dans le Morbihan français, les follets sont
gardiens de trésors. Ce rôle est aussi attribué aux
lutins bretonnants ; mais je n'ai pas retrouvé cette
croyance dans les pays que j'ai explorés.
« Il y avait une maison de follets dans le bois
auprès du château où ils cachaient leurs trésors.
Un garçon meunier de la rivière d'Ars, qui aurait
bien voulu les avoir, alla consulter un sorcier
pour savoir l'heure à laquelle ils sortaient de
leurs maisons et celle où ils y rentraient, et il sut
qu'ils étaient dehors la nuit entre les deux chants
du coq. »
(Fouquet, Lcgcmles du Morbihan, p. 140.)
Même croyance en Normandie (cf. A. Bosquet, p. 135-143).
Quand une personne passait dans une route où
les follets avaient été, elle perdait la mémoire et
ne reconnaissait plus son chemin.
On disait que les follets avaient f;iit un pacte
avec le diable, et qu'ils demeuraient follets jusqu'à
l'heure de leur jugement (de leur mort).
(Conté par François Mallet, du Gouray, iSSc.)
« L'opinion générale en Bretagne est qu'ils sont les suppôts
du diable, et que c'est de lui qu'ils tiennent leurs facultés sur-
naturelles. » (Le Men, Rn'ue cclt., p. 230.)
DE LA HAUTE-BRETAGNE I29
Bien que les lutins soient capables de s'at-
tacher aux maisons ou à leurs habitants, et de se
plaire à leur rendre des services, c'est une race
espiègle, généralement susceptible et malfaisante,
et il n'y a point à se fier à leur amitié.
Mme de Cerny, dans sa curieuse brochure Saint-
Suliac et ses légendes, p. 54-55, trace le portrait
suivant des lutins familiers des bords de la
Rance :
« Un jour il vous aime, il soigne vos che-
vaux, brosse vos habits, cire vos souliers, et cela
dure jusqu'à ce que vous l'ayez blessé par vos
paroles en blâmant les services qu'il rend gratis.
Ce petit être invisible, qui ne quitte pas le logis,
vous rend tous les services d'un domestique
éclairé ; mais malheur à vous s'il vous prend en
haine 1 II égare vos papiers, brouille les écheveaux
de fil, dérange tout au logis, passe aux écuries et
entortille les crins de la crinière et de la queue
des chevaux au point de ne pouvoir les débrouiller,
et rebrousse le poil de leur robe. Il jette leur
avoine aux oiseaux et couvre le foin d'immon-
dices.
« Les lutins sont très-sobres et s'amusent à faire
la guerre aux sonneurs, qui ne meurent pas ordi-
nairement de soif. Le monde leur appartient
depuis onze heures jusqu'à deux heures après
minuit. Malheur aux ivrognes ! S'ils blasphèment,
I. 9
ï$0 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
s'ils injurient les lutins, s'ils font le simulacre de
joindre les voies de fait aux insultes, ils rendent
les coups avec usure; ils jettent parfois les agres-
seurs dans les eaux ou leur cassent le cou contre
les pierres du chemin. »
Dans le Jura, les follets sont aussi les ennemis des ivrognes, et
ils se vengent de ceux qui ne leur parlent pas poliment. (Cf;
D. Monnier, p. 616-632.)
Parfois les lutins rendent service, mais à la
condition qu'on accomplisse une épreuve, telle
que deviner un nom difficile ou inconnu, ainsi
qu'on le voit dans le petit conte qui suit :
Il y avait une fois un marin qui partait pour
Terre-Neuve ; il donna à sa femme beaucoup de
filasse, et il lui dit :
— Tu la porteras à filer et à tisser à un petit
bonhomme qui file et qui tisse dans un trou de
taupe. Si la toile n'est pas prête quand je revien-
drai, je te tuerai.
La femme alla porter sa filasse au petit bon-
homme qui tissait dans un trou de taupe, et le
bonhomme en eut vite fait de la toile. Quand
elle fut prête, il dit à la femme :
— Je ne vous demande point d'argent; mais
vous n'aurez la toile que si vous pouvez deviner
mon nom.
La femme était bien embarrassée.
DE LA HAUTE-BRETAGNE IJI
Son mari, en s'en revenant, entendit une petite
voix qui chantait :
Une femme qui a k huppe verte,
Qui ne sait comment j'ai nom,
Qjii ne sait comment j'm 'appelle ;
C'est Grignon qui est mon nom.
Qjjand il arriva chez lui, il dit à sa femme :
— Où est la toile ?
— Ah 1 répondit-elle, elle est faite. Le petit
bonhomme me l'a montrée ; mais il ne veut la
donner que si je devine son nom.
— Eh bien ! dit-il, quand il viendra, tu lui
diras qu'il se nomme Grignon.
Deux ou trois jours après, le petit bonhomme
vint et dit :
— Savez-vous mon nom ?
— Vère (oui), Grignon, répondit la bonne
femme.
Et elle eut la toile pour rien.
(Conté en 1880 par François Marquer, de Saint- Cast, mousse,
âgé de treize ans.)
Dans Rodomoni, Contes de la Haute-Bretagtit, V^ série,
n° XLViii, c'est le diable dont il faut deviner le nom ; il en est
de même dans Diclt et Don, conte picard de H. Camoy. Dans
la Jolie fille, conte basque recueilli par Webster, c'est une sor-
cière nommée Marie Kirikitoun ; dans un conte reproduit par
Méliisine, col. 150, c'est, comme dans l: récit gallot, un lutin,
nommé Furti-Furton dont il s'agit de deviner le nom.
132 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
Le Men, p. 423, trace un portrait des esprits
follets du pays bretonnant, qui se nomment sou-
vent Follets, Bouffon-noz, Fou de nuit, Buguel-
noz. Ils rendent service à ceux qu'ils ont pris en
amitié et sont les familiers des maisons.
« Heureuse la servante qui a un esprit follet
dans sa manche ! La maison sera balayée tous les
jours avec soin, sans la moindre fatigue pour elle ;
la pâte sera pétrie, les crêpes seront faites sans
qu'elle y mette la main. Heureux aussi le valet
d'écurie qui est l'ami des follets ! Il pourra dormir
la grasse matinée, laissant à son compère le soin
de panser les chevaux et de nettoyer l'écurie.
« Mais pour obtenir les bonnes grâces de ce
capricieux esprit, il faut être avec lui plein d'at-
tentions et de prévenances. La moindre offense
suffit pour l'irriter, et alors il ne laissera échapper
aucune occasion de vous jouer un mauvais tour.
« Dans le nord du Finistère, et surtout dans
l'ancien évêché de Tréguier, il était d'usage, il y
a quelques années, de placer dans un des coins du
foyer une pierre plate ou un galet sur laquelle le
Bouffon-noz venait s'asseoir la nuit pour se
chauffer. On avait soin aussi de ne pas couvrir
entièrement la braise de cendre. Mais un jour
une servante, qui n'avait eu qu'à se louer des ser-
vices du follet, eut la mauvaise idée de faire
rougir la pierre. Le pauvre Bouffon-noz se brûla
DE LA HAUTE-BRETAGNE 133
cruellement; mais à partir de ce moment, rien
ne réussissait à la malicieuse servante.... Elle fit
tant de maladresses qu'elle fut congédiée de la
ferme où jusque-là elle avait vécu heureuse. »
Ce récit se retrouve en substance dans l'histoire du lutin fa-
milier de Keraxborn, que M. Luzel a retracée dans ses Veillées
bretonnes (p. 76-77).
Dans un conte de Souvestre, Teu\-ar-Pouliet, un lutin qui a
eu à se louer d'un garçon de ferme le prend en amitié, lui
aide à se marier, et aussi à labourer ; mais sa femme, mécontente
de ce qu'elle avait eu de lui un cheval sans queue, met de la
braise sur l'aire un jour que le lutin donnait une fête à ses amis.
Ils s'en vont furieux, et depuis tout alla mal à la maison.
(Cf. aussi dans Luzel, Légendes chrétiennes, t. II, p. 173, un
conte portant le même titre que celui de Souvestre, mais qui en
diffère beaucoup.) Une légende assez voisine de celle-ci, au
moins quant au moyen de se débarrasser du lutin, est racontée
par A. Bosquet dans la Normandie merveilleuse, p. 130.
Je n'ai rien recueilli personnellement sur les
lutins familiers des maisons, du moins sur ceux
qui se plaisent à rendre service; en revanche, j'ai
un assez grand nombre de récits où sont racontés
leurs méfaits.
Il y avait autrefois des femmes qui allaient filer
dans le fournil, comme c'était alors la coutume en
hiver. Elles entendirent la crémaillère qui faisait
grand bruit, et elles crurent que c'étaient les gars
qui s'amusaient à leur faire peur.
134 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
f''-"- Quelques jours après, elles entendirent encore
du bruit, et il leur sembla qu'on remuait, ainsi
que font les fileuses, de vieux rouets qui étaient
dans le grenier.
— Ne filez pas tout; jetez-nous en un peu!
dirent-elles, pensant avoir affaire aux gars.
Aussitôt, sans que le plancher eût le moindre
trou, il tomba au milieu d'elles un gros paquet
de reparons (déchet de chanvre). Cela leur fit bien
peur; elles ne retournèrent plus filer dans le
fournil.
(Conté en i88o par Françoise Duraont, d'Ercé.)
Dans la partie française du Morbihan, les
follets se plaisaient aussi à faire endéver les gens;
plusieurs légendes recueillies par le Dr Fouquet
(les Follets de Callac, les Lutins de Coetho, Clé-
mence de Canco'ét) les montrent pénétrant dans la
maison pour y faire des espiègleries. Un autre
conte du même auteur, que j'abrège, les met en-
core en scène d'une manière plaisante :
Les follets tourmentaient toute la nuit deux
vieilles filles qui avaient essayé vainement de les
repousser à grand renfort de médailles et de cha-
pelets : un soir elles aspergèrent d'eau bénite
toute la maison, y compris les portes, les fenêtres
et le foyer, puis elles se couchèrent ; la nuit venue,
DE LA HAUTE-BRETAGNE I3S
les follets arrivèrent comme de petits fous, mais
l'eau bénite les brùia. Alors ils grimpèrent jus-
qu'aux gazons du toit qu'ils jetèrent un à un dans
le foyer par la cheminée, et, marchant avec pré-
caution sur ces gazons étendus, ils arrivèrent au
lit des vieilles filles, qu'ils se mirent à fouetter
en chantant en choeur : « Tout n'est pas béni !
tout n'est pas béni ! »
(Les follets et les vieilles filles , p. 48.)
Une autre vengeance du follet, dont l'histoire est connue dans
toute la Bretagne bretonnante, consistait à faire subir à la der-
nière personne qui se mettait au lit dans la maison la correction
qu'on inflige aux petits enfants qui ne sont pas sages (Le Men,
p. 424)-
On racontait jadis à Plévenon que les lutins se
cachaient sous les lits ; et quand les mères étaient
sorties, ils enlevaient les petits enfants de leurs
berceaux et allaient les mettre dans d'autres lits
ou dans une pièce à côté. Les mères, en rentrant,
voyaient le berceau vide, et entendaient leur
enfant qui criait et le lutin qui riait.
{Conté par Scolastique Durand, de Plévenon, 18S0.)
Un soir le lutin passait devant une ferme, et
comme il était fatigué d'avoir lutine les chevaux,
il entra dans la maison et vint s'asseoir dans le
foyer, où il y avait une grande fouée de feu, et il
disait aux gens de la ferme : « Faufons-nous,
136 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
faufons-nous, il y a beau. » Les lutins parlent
volontiers comme les enfants.
(Conté en i88o par François Marquer, de Saint-Cast.)
Le drac (cf. Babou, les Païens innocetils, p, 16) vient aussi se
chauffer dans les maisons.
Le lutin va aussi brouiller les cheveux du
monde. Il a les pieds ronds. (E.)
« On raconte que deux jeunes filles ayant couché dans une
écurie, un mauvais lutin s'amusa pendant la nuit à lutiner telle-
ment leur belle chevelure, que le lendemain elles furent obligées
delà couper. » (A. Bosquet, p. 128.)
Il y avait une fois à Saint-Mieu un homme
qui chauffait son four. Les follets étaient à danser
auprès de là. Il alla les regarder une première
fois, et ils ne lui dirent rien. Il y retourna une
seconde avec sa patouille à la main.
Un des follets le vit et dit :
— Voici encore Robin ; il faut lui ôter l'ouïe.
— Non, repartit un des follets, cela le gênerait
trop ; il vaut mieux lui ôter l'odorat.
Et depuis ce moment Robin ne sentait plus
rien.
(Conté en 1880 par François Mallet, du Gouray.)
Une nuit les follets allèrent dans la maison
d'une bonne femme qui était couchée ; ils prirent
sa vache qui était dans le bas de sa place, la tuè-
DE LA HAUTE-BRETAGNE I37
rent, puis, après l'avoir écorchée, ils se mirent à la
manger. La bonne femme voulut au moins avoir
un morceau de sa vache, et elle le ramassa. Le
lendemain, sa vache se retrouva vivante; mais il
lui manquait la pièce qu'elle avait prise.
(Conté par le même.)
Le Men raconte une légende assez semblable, p. 239. Un
pauvre homme n'avait qu'une vache. Une nuit les nains entrent
chez lui et se mettent à la manger ; il leur en demande un mor-
ceau. Les nains le lui donnent en lui promettant, s'il se montrait
joyeux convive, de lui rendre sa vache vivante. Le lendemain, il
manquait à sa vache le morceau qu'il avait mangé.
J'ai trouvé en Haute-Bretagne un conte identique où le rôle
des lutins est attribué aux fées.
Un soir la mère Ledy s'en revenait. Il faisait
beau clair de lune, et elle dit à une voisine qui
était avec elle :
— Il va nous être bien commode de passer sur
la planche de Graphard.
Mais, juste au moment où elles allaient mettre
le pied dessus, le temps s'obscurcit, et elles ne
voyaient plus ; elles pensèrent que c'était le lutin
qui s'était amusé à leur jouer ce tour-là. (E.)
(Cf. sur les tours joués par les lutins, Fouquet, les Lutins de
Coelbo.')
Au temps où les femmes portaient des bas de
fil, — il y a bien des années de cela, — une
138 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
jeune fille, qui désirait se mettre à la mode,
demandait à sa mère du fil pour se tricoter des
bas ; mais la bonne femme ne voulait pas lui en
donner, ce qui chagrinait fort la jeune fille.
Un soir, en revenant de la prière, elle trouva
sur le bord d'un sentier un bel écheveau de fil
pelotonné en trois qu'elle ramassa précieusement.
Arrivée à la maison, elle dit à sa mère qui
tirait les vaches dans l'étable :
— Ah 1 ma mère, tu ne voulais pas me
donner avec quoi me faire des bas à la mode ;
vois le beau fil fin que j'ai à cette heure.
En disant cela, elle voulut montrer sa trou-
vaille ; mais, bien qu'elle fût certaine de l'avoir
bien soigneusement ramassée dans sa devanticre
(tablier), elle ne trouva plus rien. Pour se jouer
d'elle, le lutin s'était changé en fil, puis s'était
évanoui.
(Conté en 1878 par Angèle duérinan, d'Andouillé.)
Un homme, qui était « un petit chaud de
boire », rencontra sur sa route un petit chat qui
le suivait ; il le chassa en lui donnant un coup de
pied. Un peu plus loin, il vit un chien blanc qui
tournait en cercle autour de lui ; il l'éloigna en le
frappant avec son bâton. En continuant à mar-
cher, il trouva devant lui le lutin qui, sous la
forme d'une sorte de poulain, voulut lui barrer le
DE LA HAUTE-BRETAGNE I39
passage ; il fut obligé d'employer la force pour
avoir la route libre, et même le lutin le suivit
jusqu'à la porte de sa maison.
(Conté en 1878 par Henri Louapre, d'Acigné.)
Quelquefois le lutin est dupé à son tour,
comme celui qui, dans les environs d'Ercé, joua
aux cartes avec les consommateurs et se saoula
tellement, qu'il se noya dans une mare Mais ceci
est une histoire très-moderne. (E.)
Un homme de Bréhand avait tous ses champs
dévastés par les lutins ; il lui hohlaicnt toutes ses
pommes, renversaient son blé, et ne savaient
quel mal imaginer pour nuire à sa récolte. Il
résolut de se venger.
Un jour il vit dans le verger touchant à sa
ferme un lutin qui défouissait des pommes de
terre. Le fermier n'osait s'aventurer, car il enten-
dait toute la bande des lutins qui riait et s'amusait
à une petite distance. Il se décida pourtant, et
prenant un gros bâton, il s'avança doucement et
frappa un coup sur la tête du lutin, qui tomba le
nez sur les pommes de terre.
Aussitôt il entendit les autres lutins qui
criaient :
— Coiffette est morte ! CoifFette est morte !
Ils se mirent à le pourcourre ; mais il se sau-
140 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
vait, et au moment où il entrait chez lui les
lutins arrivaient à la porte :
— T'as bien fait d'entrer, Thomas Labbé, lui
dirent-ils ; t'en aurais vu de belles autrement.
(Recueilli aux environs de Moncontour par M. Bourie.)
Je ne connais point en France un autre exemple de lutins
arrachant des pommes de terre ; mais il existe en Allemagne un
démon qui se plaît à les faire pourrir : il se nomme Kartoffeln-
demon (cf. Gubernatis, Myth. des plantes, p. xvil).
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§ I. — LES DIFFÉRENTES ESPÈCES DE LUTINS
LE LUTIN DES ECURIES
^^lES écuries ont un lutin spécial qui se
nomnîe Maître-Jean, Petit-Jean ou Jeannot.
On l'appelle aussi le lutin des chevaux.
Qciand il se plaît dans un endroit, tout y réussit :
il va chercher l'avoine des chevaux qu'il aime, et
il les soigne mieux que le meilleur valet de ferme ;
aussi sont-ils en parfait état, gras, le poil luisant
et bons marcheurs.
A Ercé, Petit-Jean passait par une fenêtre
étroite de l'écurie pour soigner un cheval. Un
jour il y avait quelqu'un couché dans l'écurie,
qui vit le lutin faire mine de sacquer sur le veau
qu'était en train de faire une vache. Le garçon
se leva pour aller aider ; mais aussitôt il entendit
rire le lutin et ne vit plus ni vache ni veau.
(Conté en 1879 par Françoise Dumont.)
Petit-Jean est en effet très-espiègle, et il n'est
pas toujours de bonne humeur.
142 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
C'est lui qui va la nuit arracher le crin des
chevaux ; d'autres fois, il se plaît à emmêler la
crinière et la queue des « bêtes chev'^lines », de
telle sorte qu'on ne peut débrouiller les crins et
qu'on est forcé de les couper. Il a parfois la
forme d'une bête, sans qu'on puisse préciser au
juste s'il ressemble à un chien ou à un veau. (E.)
Les lutins des écuries passent leur vie dans les
greniers ; mais quand arrive l'heure où les bêtes
doivent manger, ils descendent et leur apportent
de la nourriture. A leur approche, les chevaux se
mettent à hennir.
Souvent aussi ces lutins tressent le crin du
cheval en forme d'étrier, et les paysans ne peu-
vent en défaire les mailles.
(Recueilli aux environs de Moncontour par M. Bonrie.)
i< Le Boudic, pluriel Boudiket, qu'on nomme Bom-Noz dans
les environs de Quimper, est un esprit qui prend surtout plaisir
à tourmenter les chevaux. Si vous trouvez un matin leur cri-
nière tellement embrouillée qu'il vous soit impossible de la
démêler, soyez sûr que c'est un boudic qui a fait le coup. » (Le
Men, p. 422.)
Cette croyance au lutin des chevaux est très-répandue en
dehors de la Bretagne. On la retrouve en Berry (cf. G. Sand,
Lég. rusl., p. 75), en Normandie (Amélie Bosquet, p. 128), dans
Je Doabs (cf. D. Monnier, p. 640-645), dans le Bassigny cham-
penois (cf. Sarcaud, p. 17).
On prétend en quelques pays que le lutin qui
brouille les crins des chevaux a des jambes de
DE LA HAUTE-BRETAGXE 145
bouc et que, s'il les emmêle ainsi, c'est pour se
faire des étriers et monter plus commodément à
cheval.
A la Meule, il y avait un cheval qui avait les
crins brouillés. Tous les soirs, vers dix heures,
on l'entendait hennir; le fermier disait : « Voilà le
lutin. » On ne le voyait point ; mais le lutin
embrouillait les crins, et il se servait de ces crins
quasiment tressés en guise d'étriers.
(Conté en 1880 par Zoé Ledy, d'Ercé.)
Croyance analogue en Berry (cf. G. Sand, Légendes rust.^
p. 75), dans le Doubs (cf. Monnier, p. 645). Le drac, qui est
un lutin du Midi, se sert aussi des chevaux des fermiers (cf.
Babou, les Païens innocents, p. 29-35).
En Normandie (cf. A. Bosquet, p. 103), ce sont les fées qui
nouent les crins des chevaux pour leur servir d'étriers.
Les lutins allaient lutiner les chevaux ; ils
brouillaient leurs poils ou les leur arrachaient brin
par brin.
Un jour des gens dont les chevaux étaient
lutines mirent du bran (son) sur le dos de leurs
chevaux et dirent aux lutins :
— Lutins lutineurs, vous serez obligés de
manger du bran, et vous ne sucerez plus leur
sang.
(Conté par François Marquer, de Saint-Cast.)
Quand les chevaux ont les crins emmêlés, il
144 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
faut bien se garder de les débrouiller, car les lutins
iraient fouler dans leur lit ceux qui l'auraient
fait.
C'est ce qui arriva à un garçon de ferme :
toutes les nuits le lutin venait le fouler. On lui
dit de se coucher sur le ventre au lieu de se
coucher sur le dos. Le lutin vint rôder auprès de
lui, mais il ne le foula plus.
(Conté en 1880 par Françoise Dûment, d'Ercé.)
En d'autres pays, on croit qu'il est dangereux de défaire l'ou-
vrage du lutin; en Jura (cf. D. Monnier, 645), si on défaisait
les tresses des lutins, les chevaux mourraient.
Ce même lutin se plaît aussi parfois à prendre
par la bride les chevaux qui couchent dehors, et
à les faire passer en dommage. (E.)
LE FAUDOUX
Le Faudoiix ou Faudeur — de fauder, action
de fouler le foin pour l'entasser — est le utia
spécial des greniers à foin ; on l'appelle aussi le
lutin des senâs (greniers à foin, du vieux français
sanail). Le Fouloux est aussi un lutin dos senâs,
qui semble, le même que le Faudoux ; il foule les
garçons, se couche sur eux, les chatouille, leur
dépend l'estomac. Le Fouloux passe même pour
DE LA HAUTE-BRETAGNE 145
être pédéraste. Ce dernier attribut ne figure pas
dans ceux du Faudoux. M^e de Cerny, parmi
les lutins connus à Saint-Suliac, cite aussi le
Fouleur, « qui s'assied la nuit sur la poitrine de
ceux qui dorment sur le dos. » Fouloux est la
forme patoise de Fouleur.
« Le Bom-Noz a coutume de se placer la nuit sur la
poitrine d'un homme endormi et de le presser de manière à
l'étouffer... On ne connaît pas la forme sous laquelle le Boudic
commet ses méfaits. Des personnes réveillées en sursaut ayant
vivement porté leur main à leur poitrine, ont senti un objet
velu qui glissait entre leurs bras et s'échappait. » (Le Men,
p. 422.)
En Franche-Comté (cf. D. Monnier, p. 6Sj), le Chauceur
(ephialtus, incubus) passe par la serrure et vient fouler les gens.
Un homme qui couchait dans un seiuîs (grenier
à foin) était chaque nuit lutine par le Faudeur.
Une nuit que le lutin était sur lui, l'homme
dit:
— Si i'avas mon coutiau...
— Ton kité ! que que tu en feras ? demanda
le Faudeur d'une voix grêle et moqueuse.
— Je te saneras (châtrerais).
Le lutin s'enfuit aussitôt, et jamais on ne l'a
revu depuis dans le senâs.
(Conté en 1880 par F. Marquer, de Saint-Cast.)
Le Faudoux allait fauder une femme ; elle prit
un bâton, lui frappa un bon coup sur le dos en
146 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
lui disant : « Si je t'avais attrapé, je t'aurais tué. »•
Le Faudoux lui répondit : « Tout mort «. (S.-C.)
Une femme qui avait des petits enfants était
souvent réveillée la nuit, et elle voyait le lutia
pénétrer dans la maison par un boulin (petite
fenêtre étroite et sans vitres). Une nuit, il vint la
fauder, mais il ne faudait point son mari. Elle se
dit:
— S'il allait aussi fauder mes enfants qui sont
dans le ber, il les étoufferait.
Elle alla consulter une de ses voisines, qui lui
dit de mettre des pois dans un chapeau placé en
équilibre à l'entrée de la petite fenêtre. Le Fau-
doux arriva étourdiment et renversa les pois ; il
fut obligé de les ramasser un à un, et le matin
ils étaient tous dans le chapeau, qui ne paraissait
pas avoir bougé ; mais le Faudoux était si fûtê
qu'il ne revint plus.
(Conté en 1880 par Rose Renaud, de Saint-Cast.)
Elle tient ceci de son père qui, en le lui racontant, disait :
« II y en a qui ne veulent pas y croire, et pourtant c'est bien
vrai. »
Pierre Roulié, aubergiste à Bel-Air, recevait cha-
que nuit la visite du Faudoux, qui lui faisait toutes
sortes de misères.
Roulié avait la mauvaise habitude de dormir
les bras croisés sur la poitrine. Or, voici ce qui
DE LA HAUTE-BRETAGNE 147
se passait : l'animal sorcier prenait l'aubergiste à
bras-le-corps, et celui-ci ne pouvait se défendre,
n'ayant pas l'usage de ses bras. Alors le Faudoux
le roulait, le 'serrait, et quand il l'avait harassé de
fatigue, il le jetait dans la place.
Ce manège continua plusieurs soirs consécutifs ;
mais un jour Roulié pinça le Faudoux à son
tour.
Il ne dormit pas cette nuit-là et mit ses bras
de façon à ce que son ennemi ne pût les embras-
ser. A un moment, il l'entendit « cotir » dans la
paille et vit une masse « verte comme de la
porée » (poireau) se précipiter sur lui. La lutte
fut de courte durée et à l'avantage de l'homme. Il
serra à son tour le Faudoux si fort « qu'il en
chut », et il ne le laissa partir qu'après lui avoir
fait promettre de ne plus venir troubler son som-
meil. Le Faudoux tint parole, et Roulié ne le
revit plus.
(Recueilli par M. Bourie, de Moncontour.)
Le faudoux est vert, mais on n'a pu me décrire sa forme.
Il y avait un homme qui couchait dans un
senâs, et il était faudé depuis huit jours ; il fit
une planche sur laquelle il planta des clous
pointus, puis il alla se coucher dans le senâs.
Quand il entendit monter le Faudoux, il mit la
planche sur son ventre et prit son ballin dans
148 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
ses mains. Quand le Faudoux fut sur la planche,
il lui dit : « Tu vas mourir cette nuit. »
L'homme le prit avec son ballin (couverture),
puis il le frotta si dur que le Faudoux perdit pour
jamais l'envie de revenir.
(Conté en :88o par F. Marquer, de Saint-Cast.)
LE HOUPOUX
Dans la belle saison, les paysans hoiipent pour
s'appeler. Houper, c'est pousser, en la modulant,
une exclamation qui se compose de houhou plu-
sieurs fois répété; c'est un cri qui a de l'analogie
avec celui du chat-huant.
Pendant le jour, il n'y a aucun danger à faire
entendre cette exclamation joyeuse ; mais quand
la nuit est close, et surtout aux approches de
minuit, il faut bien se garder de répondre quand
on entend houper, car c'est le Houpoux, esprit
malin de la nuit, qui imite la voix des hommes
pour les tromper.
Un soir que des laboureurs d'Yffiniac étaient
allés se coucher dans le seiids, — c'est le grenier ù
foin, — ils entendirent houper à une petite
distance. Pensant que ce cri était poussé par
quelque voisin attardé, ils répondirent à son
DE LA HAUTE-BRETAGNE I49
appel. Aussitôt ils se sentirent renversés et secoués
avec violence ; des mains invisibles les accablaient
de coups, et le grenier paraissait tout en feu, bien
que le foin ne brûlât pas.
(Conté en 1862 par Emile Frostin, de Matignon.)
C'est aussi le Houpoux qui se plaît à attirer
sur le bord des mares et des doués ceux qui sont
assez imprudents pour se laisser entraîner. Et
souvent, pour mieux séduire les jeunes garçoias,
il module son cri et lui donne le son argentin et
frais d'une voix de jeune fille. (M.)
Le Hoiipûux rôde la nuit ; il se met en mouton,
en chien, etc. Il a un cri comme le chat-huant,
ou encore comme les gens qui s'appellent.
(Conté en 1880 p.-ir J. Legendre, de Saint-Brieuc-des-Iffs.)
Un soir un homme de Plévenon, qui montait
au grenier pour aller chercher à manger à ses
chevaux, entendit houper à quelque distance. Il
répondit ; mais avant qu'il fût arrivé en haut de
son échelle, le lutin était au bas.
(Conté en 1880 par Scolastique Durand, de Plévenon.)
Le Houpoux me semble présenter beaucoup d'analogie avec
le Lupeux berrichon, auquel il faut bien se garder de répondre, et
qui entraîne les gens dans les mares (cf. G. Sand, IJg. rtisl.,
p. 107 et suiv.).
Mais il est plus étroitement encore apparenté avec les Hoppers
ou lutins appeleurs de la Bretagne bretonnante, avec lesquels il a à
IJO TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
la fois ressemblance de nom et de gestes. « Un des hoppers les
plus connus et les plus redoutés dans les environs de Quimper
est /«B an Od (Jean du Rivage). Il se tient toujours sur le bord
des rivières, faisant entendre continuellement le ion honhou ! cri
guttural familier aux paysans bretons lorsqu'ils rentrent le soir.
Si quelque passant répond à ce cri, lan an Od franchit en un
clin d'œil la distance qui le sépare de l'imprudent et répète le
même cri. Si le passant y répond encore, il franchit la moitié de
l'espace qui lui reste à parcourir. Enfin, s'il y répond une troisième
fois, lan se trouve subitement près de sa victime, qu'il étrangle
ou qu'il noie, s'il est dans le voisinage d'une rivière. » (Le Men,
p. 420.)
En Picardie existe aussi un lutin appelé le Houpcur ou Hou-
peux. (Communiqué par M. H. Carnoy.)
L ECLAIREUR OU ECLAIROUS
Vers le Gouray, on le nomme Failleux; vers
Ploërmel, la Buette (Bluette). La vue du feu follet
est très-redoutée, en certains pays surtout, où on
la considère comme un présage de mort. Pour
les Gallots, le feu follet n'est point un météore,
mais une entité, revenant ou lutin, dont il n'est
pas prudent de s'approcher.
Vers Bécherel, on dit que VÈchirous ou Édai-
reur — c'est le nom donné au feu follet — est
un prêtre qui a perdu une hostie dans l'eau, et
qui est condamné à la chercher jusqu'à ce qu'il
l'ait trouvée. C'est pour sa pénitence qu'il erre
DE LA HAUTE-BRETAGNE 151
ainsi. On aurait la vue brûlée, si on avait l'im-
prudence de lui faire quelque chose ou de lui
parler.
Quelquefois on voit le prêtre lui-même avec
son étole violette ou noire au cou, et son
ciboire.
(Conté en :8So par Joseph Legendre,de Saint-Brieuc-des-Iffs.)
Dans l'Orne, les feux follets sont des âmes de prêtres qui se
sont damnés en péchant contre la chasteté. En Haute-Normandie,
•ce sont des femmes qui ont eu commerce charnel avec un prêtre.
(Cf. A. Bosquet, p. 247.) En Franche-Comté, ce sont des âmes
en peine. (Cf. Perron, p. 29.)
Mais le feu follet est plus généralement un
lutin qui a de grandes affinités avec le lutin
breton qu'on désigne sous le nom de Paolrik he
skod tan, le petit homme au tison enflammé
« C'est un petit lutin qui tient à la main un tison
allumé et qui voltige, comme un papillon de nuit,
au-dessus des prairies et des marais, en brandissant
son tison.... J'ai entendu dire que ces mauvais
esprits ont souvent égaré et quelquefois noyé
•des gens ivres ou des téméraires qui les avaient
poursuivis en voulant les atteindre. »
(Luzel, Veillées bretonnes, p. 64. Cf. aussi Le Men, p. 422.)
L'Eclairous, à ma connaissance du moins, n'est
pas un lutin foncièrement méchant. Il ne noie
152 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
pas les gens et les éclaire même au besoin ; mais
il n'aime pas qu'on se montre irrespectueux à son
égard ; sinon il se venge en faisant prendre aux
mauvais plaisants un bain forcé.
Un homme, qui était un peu en ribote, vit
VÉclairous qui voltigeait près d'une mare.
— Viens m'éclairer, lui dit le laboureur en
plaisantant, et pour ta peine je te donnerai une
de mes puces.
Cette parole sembla irrévérencieuse au lutin,
qui fit tomber l'ivrogne dans la mare, et lui
lançait de l'eau sur la figure et sur tout le corps,
en criant : « Voilà pour tes puces ! voilà pour
tes puces ! »
(Conté en 1878 par Henri Louapre, d'Acigné.)
Un jour un homme allait pour passer une
planche jetée sur un ruisseau; de l'autre côté, il
vit VÉclairous, et il lui dit :
Éclaire-moi, Foirard';
J'vas t'donner deux liards !
Le lutin l'éclaira; mais quand l'homme fut
passé, il ne lui donna rien, et l'Éclairous, pour se
venger, le tantouilla dans l'eau et le foula long-
temps.
(Conté en 1880 par Françoise Dumont, d'Ercé.)
DE LA HAUTE-BRETAGNE I53
NICOLE, OU LE LUTIN DE LA MER
Le lutin spécial à la mer, et qui se plaît à jouer
toutes sortes de tours aux pêcheurs, c'est Nicole,
lutin spécial à la baie de Saint-Brieuc et à celle
de Saint-Malo, lutin très-moderne, puisque son
apparition ne date que des premières années de
la Restauration. Le Magasin pittoresque de 1835,
dans une curieuse notice dont voici des extraits,
donne même la date de 1823 :
« Il n'était plus possible de pêcher en sécurité.
Nicole traversait ou brouillait les filets ; quelque-
fois il les tirait si fortement qu'il les aurait
enlevés, et force était de les amarrer aux bancs
de la chaloupe, en attendant qu'il plût à Nicole
de porter sur quelque autre objet son humeur
batifolante. Souvent il sautait au milieu des petits
poissons que le filet ramassait, et faisait des
trouées dans les mailles. Il s'amusait aussi à sou-
lever les ancres des bateaux à huîtres, pendant
que les matelots étaient dans des embarcations
légères à draguer sur les bancs ; ils n'avaient que
le temps d'accourir pour rattraper le bateau en
dérive. Souvent aussi Nicole s'en prenait à la
drague et l'embrouillait dans le filet.
« A Saint-Cast, Nicole a conduit l'un après
154 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
l'autre, du port dans la rade, quatre à cinq bateaux
dont les maîtres étaient absents. Quand les
embarcations étaient trop fortes pour qu'il pût
les entraîner, il saisissait le câble de la bouée et
l'entortillait dans le câble de l'ancre.
« Il paraît qu'on l'avait surnommé Nicole, du
nom d'un ofificier qui, pendant la guerre, com-
mandait une péniche armée, et s'était montré
envers les pêcheurs d'une grande sévérité. Les
marins, un peu rancuneux, disaient plaisamment
que c'était Nicole, devenu poisson, qui s'amusait
encore à les venir tourmenter.
« On n'a pu ni le prendre ni le tuer ; cepen-
dant il ne s'effrayait pas facilement. On croit
avoir reconnu que c'était un gros marsouin ; mais
il n'accostait point les autres et allait toujours
seul. Au bout de trois mois et demi, il disparut,
sans qu'on l'ait jamais revu depuis ni ailleurs. »
D'après M. Habasque, qui retrouva des sou-
venirs de Nicole à Erquy, son séjour sur ces
côtes aurait duré trois ans.
« Il mêlait, lui raconta un ancien matelot, les
lignes, enlevait les grelins, faisait dériver les
bateaux, s'attachait à l'un plutôt qu'à l'autre, et
ne faisait aucun cas des balles, parce qu'il était
invulnérable. Heureusement, enfin, il s'attacha à
un navire de Terre-Neuve, et oncques depuis on
ne l'a revu. Notre conducteur nous fit, à l'occa-
DE LA HAUTE-BRETAGNE I55
sion de Nicole, toutes sortes de contes plus
amusants les uns que les autres, et il nous
entretint de Vhomine de nw, que tous ont tou-
jours vu, excepté celui qui vous raconte l'his-
toire. »
J'ai maintes fois, sur plusieurs points du lit-
toral, trouvé des pêcheurs qui avaient vu Nicole.
A Saint-Briac, un capitaine au long cours m'a
assuré qu'il était à sa connaissance que Nicole
avait fait des nœuds comme seuls les marins
expérimentés peuvent les faire, et que plusieurs
fois il s'était amusé à changer les ancres des
bateaux, mettant à un navire le grappin d'un
canot de pêche, et réciproquement. On prétend
d'ailleurs qu'il avait des mains.
Voici les diverses dépositions que j'ai recueillies
à Saint-Cast au sujet de Nicole :
Nicole a apparu pour la première fois un jour
de la fête de l'Ascension, que des pêcheurs de
Saint-Cast étaient allés, malgré la défense du
recteur, lever leurs rets sur le banc de la Horaine.
Le poisson se levait sur l'eau et jetait le feu « à
goulées ».
Depuis, il joua maints tours aux pêcheurs, et
chaque fois qu'il était parvenu à les faire endêver,
on l'entendait s'esclaffer de rire auprès du bateau.
Un jour il conduisit assez loin la barque d'un
pêcheur dont il avait fait tomber à l'eau les avi-
156 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
rons, de sorte qu'il ne pouvait gouverner. Quand
le pêcheur se vit loin, il dit :
— Nicole, c'est toi qui m'as enlevé mes avirons
et amené ici; tu vas me ramener au port.
Nicole, qui probablement était en bonne
humeur, ramena le bateau jusqu'au port.
(Conté en 1879 par Rose Piron, de Saint-Cast.)
Nicole prenait l'amarre de la patache et sau-
tait haut comme les mâts sur la mer.
Il s'en est allé avec un navire.
Nicole venait chercher Faruel et Ménard, et les
menait jusqu'à la Fresnaye.
(Conté en 1879 par Scolastique Durand, de Plévenon.)
Nicole ne faisait pas grand mal à l'époque de la
pêche aux maquereaux.
Un jour, le père de Marie Durand allait à la
drague. Étant en colère, il s'écria :
— Viens donc, sacré Nicole !
Aussitôt Nicole frappa l'eau avec sa queue et
jeta à bord du bateau cinq ou six seaux d'eau
pour le moins.
Un jour on était à bénir un des bateaux de la
Fresnaye. Nicole le prit par son amarre et le
mena jusqu'à la Corbière. Le prêtre qui était à
bord jeta de l'eau bénite à Nicole, et le conjura,
et depuis on ne l'a plus revu.
(Conté par Marie Durand, de Saint-Cast. On pensait que
c'était l'âme d'un garde-pêche très-sévère.)
DE LA HAUTE-BRETAGNE 157
LUTINS DIVERS
Le Ronjous est un lutin qu'on voit surtout le
soir, à la tombée de la nuit ou à l'aube matinale.
Cela aboie comme un chien, et ce n'est pas un
chien ; cela est gros comme un chien, mais n'est
pas un chien ; et cela ronge toujours on ne sait
quoi, disent les paysans. (Environs de Dinan.)
On appelle Rongeur d'os un homme transformé en chien par
les sorciers, qui se promène la nuit dans les rues de Bayeux en
rongeant des os et en traînant des chaînes (cf. A. Bosquet,
p. 236).
Le Faux singe est un Mait'Jean constitué
comme un homme, qui courait après les femmes
pour les violer.
Le Veau blanc est un lutin qui, sous la forme
que désigne son nom, frappe au ventre les
femmes enceintes pour les faire avorter; quelque-
fois il tette les femmes ou emporte leur enfant.
(Conté en 1880 par J. Legendre, de Saint-Brieuc-des-Iffs.)
La Bête blanche, qu'on appelle aussi VOurse
Manche, était une bête blanche ou grise, qui sau-
158 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
tait sur le dos des hommes, les volait ; elle s'atta-
quait aussi aux femmes pour les violer. (E.)
Un fermier nommé Lorre, qui habitait Quévert,
près Dinan, il y a environ trente ans, voyait tous
les soirs, à la tombée de la nuit, une bête blanche
un peu plus grande qu'un veau, qui rôdait autour
de sa maison. Lorre, qui était un ancien soldat,
mit une balle dans son fusil et tira sur la bête,
mais sans lui faire du mal, et elle continua pen-
dant assez longtemps à venir se promener autour
de la ferme.
La Guenne se présente tantôt sous la forme
d'un bouc, tantôt sous celle d'un chien ou d'un
mouton. Elle dévorait tout, et personne ne pou-
vait lui résister : elle tenait tête à sept ou huit
hommes.
C'est probablement ce qu'on appelle ailleurs,
par corruption, la Diane.
(Conté en 18S0 par J. Lcgendre, de Saint-Brieuc-des-Iffs.)
5 IL — LES ANIMAUX LUTINS
côté des lutins qui ont leurs noms et leurs
fonctions spéciales, il en est d'autres qui
n'ont point de noms particuliers, mais qui
peuvent se montrer sous les formes les plus di-
verses, sous celles d'hommes, sous celles de bêtes;
même parfois ils prennent l'apparence d'objets
inanimés.
Les lutins bretonnants jouissent aussi de cette
faculté de transformation, ainsi qu'on le verra
par les extraits qui suivent :
« Les lutins sont des esprits méchants.., qui
prennent toutes sortes de formes, celles d'un
taureau ou d'un bélier, qui tuent les passants à
coups de cornes, ou d'un lièvre qui passe entre
les jambes de ceux qui traversent un pont et les
fait tomber dans l'eau. »
(Le Men, p. 419.)
Une note de Souvestre (Foyer breton, t. 1,
p. 114) rapporte que saint Ronan fut accusé, dit
Albert de Morlaix, « d'estre sorcier et négroman-
l60 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
tien; faisant comme les anciens lycanthropes qui,
par magie et art diabolique, se transformoient en
bestes brutes, couroient le garou et causoient
mille maux dans le pays. » Bien que cette accu-
sation ait été reconnue fausse plus tard, l'opinion
que saint Ronan avait le pouvoir de se transformer
en animal est établie dans nos campagnes. Il ne
faut point oublier, du reste, que les druides et les
bardes passaient pour avoir le privilège de se
transformer à leur gré. Les premiers apôtres qui
se substituèrent à leur autorité durent nécessai-
rement avoir ce pouvoir. Le barde Taliésin se
vante, dans un de ses chants (Myvirian, I, p. 20),
de pouvoir devenir à son gré biche, coq ou chien.
Un autre conte de Souvestre (t. I, p. 199)
montre le teuz-ar-pouhet sous la forme d'une
belle grenouille verte.
« — Je prends, dit le lutin, successivement
toutes les formes que je veux, à moins que je ne
préfère me rendre invisible.
•' — Mais ne peux-tu te montrer sous l'appa-
rence ordinaire à ceux de ta race ?
« — Sans doute, si cela te fait plaisir.
« A ces mots la grenouille sauta sur le dos d'un
des chevaux, et se changea subitement en un petit
nain vêtu de vert et portant de belles guêtres
cirées, comme un marchand de cuir de Landivi-
siau.
DE LA HAUTE-BRETAGNE l6l
« Tu sais sans doute que les korigans du
paj's du blé blanc et de Cornouailles ont déclaré
la guerre à notre race, parce qu'ils l'accusaient
d'être favorable aux hommes. Nous avons été
obligés de nous réfugier dans l'évèché de Léon,
où nous nous sommes d'abord cachés sous diffé-
rentes formes d'animaux. Depuis, nous avons
continué à prendre ces formes, par habitude ou
par fantaisie. » (P. 200.)
Les transformations des lutins gallots ne sont
pas moins variées ; on les voit prendre
plusieurs formes d'animaux : il y en a qui se
changent en chevaux, en petits chiens, en mou-
tons, en lièvres, et parfois même en pourceaux.
« On les rencontre sous la figure d'un lièvre
blanc, d'un chien noir, d'une chèvre blanche,
d'un écureuil, d'un beau cheval blanc qui offre sa
croupe. » (M^ie de Cerny.)
On trouvera ci-après, au chapitre des Mammi-
fères domestiques, deuxième partie, les transforma-
tions en lutins de chacun des animaux dont la
monographie s'y trouve. Voici diverses formes
que prend Mourioche, animal lutin très-connu en
Haute-Bretagne. J'ai mis à la suite quelques autres
transformations de bêtes en lutins ou de lutins en
bêtes, car il n'est pas aisé de savoir quelle est au
juste l'opinion des gens à ce sujet.
l62 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
MOURIOCHE, LA FAUSSEROLE, ETC.
Moun'oche a généralement l'apparence d'un
poulain d'un an ; mais il peut revêtir d'autres
formes. Il y a des lieux qu'il affectionne, et
j'ai connu plusieurs personnes qui affirmaient
l'avoir vu. Quoiqu'on ne sache pas au juste quel
mal il peut faire, il est très-redouté, ce qui vient
peut-être de ce qu'on en fait une sorte de Cro-
quemitaine dont on menace les petits enfants
pour les faire rentrer le soir. A Matignon, on
disait autrefois aux enfants qu'on voulait coucher
de bonne heure : « Hattaï (viens, hâte-toi), mon
p'iit gars\ Mourioche te prenrait ! » à moins qu'on
ne leur assurât que « la grande nuit de Pléboulle
(pays situé à l'ouest) allait venir les emporter. »
On dit parfois en proverbe : « Il a eu peur
comme s'il avait vu Mourioche. »
En rendant compte d'une de mes précédentes publications où
était cité ce proverbe, M. Fitzgerald fait observer qu'en Irlande,
pour dire qu'un homme a eu peur, on se sert de l'expression :
« He saw Morogh, il a vu Morogh. » Ce personnage irlandais
était, paraît-il, Morogh O'Bryeu, baron célèbre par ses dépréda-
tions (cf. Academy, 30 juillet 1881).
D'après Habasque {Notions historiques), Mou-
DE LA HAUTE-BRETAGNE 163
rioche prenait jadis un grand nombre de formes
aux environs d'Erquy. « Mourioche, qui revêt
toutes les formes; Mourioche, la monture du
diable, qui vole avec la rapidité de l'éclair, que
parsèment des points lumineux, et qui s'allonge
tant que l'on veut, assez du moins pour porter
quatre personnes. Malheur à qui se trouve sur
son passage ! mais doublement malheur à l'im-
prudent qui aurait la témérité de vouloir monter
ce coursier d'étrange espèce ! Il serait précipité
dans un abîme, ou il aurait le cou tordu ; aussi
personne n'ose sortir de sa maison quand on sait
Mourioche dans le pays. »
Vers Jugon, Mourioche s'appelle Mourioche ou
la Guemie ; il se présente souvent sous la forme
d'un cheval. Si on a l'imprudence de monter sur
son dos, il vous jette dans l'étang de Jugon.
Parfois aussi il est semblable à un mouton
qui grossit, grossit et devient haut comme une
montagne.
Il y a une formulette pour le maudire, on lui
crie :
Mourioche,
Le diable t'écorche. (D.)
Voici quelques récits où Mourioche est mis en
scène :
164 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
Mourioche prend la forme de cochon, de
mouton ou de bête blanche.
Un homme de Catuelan rencontra au ras de la
Pierre-Plate, au-dessus de Beausoleil, le diable
Mourioche sous la forme d'un mouton blanc qui
avait des espèces de bras. Mourioche le prit à
bras-le-corps et le jeta par dessus un fossé.
L'homme croyait en être quitte ; mais Mourioche
revint et le jeta encore. Cela se passa plusieurs
fois ; mais le mouton blanc finit par disparaître
sans avoir rien dit. (P.)
Il y avait une fois un homme qui était un
petit chaud de boire. Comme il allait passer un
échalier, il vit dessus un petit chat.
— Han ! dit-il, on prétend qu'on voit ici Mou-
rioche. Je crois que le voici. All'ous-vcnis tirer de-
là, Mourioche, pour me laisser passer ?
Mais, ouah ! Mourioche ne bougeait point.
— Valley vous tirer d'ià tout comme, répéta
l'homme.
Mais le petit chat ne se dérangeant pas, il prit
un bâton et en frappa deux ou trois coups sur la
tête du lutin, qui roula sur lui-même et devint
gros comme une belle génisse, puis disparut.
A l'échalicr suivant, la génisse était là.
— Valley vaiitiei (peut-être) ne pas vous tirer
d'via vée, Mourioche; f allons cor veir.
DE LA HAUTE-BRETAGNE 165
Il frappa la génisse d'un coup de bâton qui la
fit dérouler jusque dans le creux du fossé. Il
passa Téchalier et ne vit plus rien.
A Téchalier d'après était une bête grosse
comme une vache. L'homme com.mençait à
avoir peur; mais pour se rassurer, il cria bien
haut :
— Mourtoche, v'alh:{ cor vous tirer de ma vie,
que je vous dis.
Il frappa de nouveau la bête qui disparut ; mais
plus loin, il la vit qui était grosse comme un
bœuf: elle marchait sur ses talons. Il rentra chez
lui, et quand la porte fut fermée, il entendit la
bête qui courait et criait en faisant du bruit
comme quelqu'un qui déchire de la toile.
(Conté en iSSi par J. M. Comault, du Goura)-.)
Mourioche était une bête qu'on rencontrait le
soir dans les chemins et dans les sentiers les plus
fréquentés ; elle n'avait pas le droit d'aller à tra-
vers champs, parce qu'ils étaient bénits.
Tous ceux qui la voyaient s'enfuyaient à son
approche ; mais il y avait des gens qui disaient
qu'ils n'avaient pas peur de Mourioche, et que si
jamais ils le rencontraient, ils verraient par eux-
mêmes s'il était à poil ou à plume.
Un soir, l'un d'eux s'en revenait du bourg de
l66 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
Plévenon par un sentier très-étroit, lorsque tout
à coup, au moment de passer un échalier, il vit
une bête énorme qui se planta devant lui en lui
barrant le passage.
L'Iiomme n'eut pas peur ; il cracha dans sa
main pour mieux tenir son bâton à marotte, et il
franchit le talus. La bête resta un moment sur-
prise ; mais elle se trouva encore devant lui à
l'échalier suivant. Il passa comme la première
fois par dessus le talus, sans frapper la bête, mais
en se promettant bien de ne pas l'épargner s'il la
revoyait encore.
Au troisième échalier, elle lui barrait le
passage. Le fossé du talus était profond et trop
large pour pouvoir être sauté, et comme on était
en hiver, l'homme ne se souciait pas de prendre
un bain.
Il s'élança sur la bête qui lui barrait le passage,
et pendant une demi-heure il la frappa à coups de
bâton. Tout à coup, elle poussa un grand cri et
lui dit :
— Arrête, et ne me frappe plus !
Et soudain elle changea de forme, et à sa place
il vit un de ses voisins qui était blessé au front
et le supplia de ne jamais raconter sous quelle
forme il l'avait vu.
Il le remercia d'avoir eu le courage de le déli-
vrer en le blessant, car, sans cela, il serait resté
DE LA HAUTE-BRETAGNE 167
SOUS la forme de Moutioche et aurait appartenu
au diable.
L'homme tint parole à son voisin, et il ne
raconta l'aventure que six mois après sa mort, et
encore il ne dit point son nom.
(Conté en i88o par Élie Ménard, de Plévenon.)
D'après ce dernier récit, Mourioclie ne serait autre chose
qu'une des formes du loup-garou.
Autrefois Mourioche était un homme ou une
femme qui s'étaient vendus au diable. Celui qui
avait conclu ce pacte se frottait avec une liqueur
et pouvait se changer en la bête qui lui plaisait.
II avait alors, outre sa force ordinaire d'homme,
ceUe de la bête dont il avait pris la forme ; mais
il ne pouvait en user pour faire mal à des
hommes.
(Conté en 1881 par Isidore Poulain, de Plévenon.)
Un soldat qui revenait du régiment disait, en
parlant de Mourioche :
— Je voudrais bien le voir
Le soir même il vit Mourioche qui l'attendait
sur un échalier. Ils se colletèrent tous les deux ;
mais si l'homme n'avait pas appelé le bon Dieu à
son secours, il était perdu.
(Conté en 1879 par Pierre Derou, de Collinée.)
Mais il paraît que si on a le courage de lui
TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
résister et qu'on parvienne à lui faire peur, le
lutin se montre plus docile, ainsi qu'on le verra
dans les deux contes qui suivent.
Un tailleur qui s'en venait de coudre se trouva,
en passant un échalier, à cheval sur Mourioche,
qui se mit à l'emporter :
— Où me mènes-tu ? dit le tailleur.
— Je vais te noyer, répondit Mourioche.
— Si tu ne me conduis pas bien droit à ma
porte, je te couperai les oreilles avec mes ciseaux.
Le lutin eut peur, et il déposa le tailleur à sa
porte.
Cf. le Fersé, Cent, popul., 2= série, n° lvii : c'est un lutin en
forme de poulain qui, menacé par un tailleur, le reconduit à sa
porte sans lui faire de mal. Cf. aussi Goudé, Lég. (h Château-
hriant, p. 39 ; la bête de Béré est vaincue par un gars hardi qui
lui tient tête.
Mourioche monta une fois sur le dos d'un
homme qui n'avait pas peur. En arrivant dans
l'aire, il cria à sa femme : « Viens voir, j'ai
apporté Mourioche; » mais quand elle vint pour le
voir, il avait disparu.
(Conté par F. Mallct, du Gouray.)
Voici un autre récit où Mourioche semble une
transformation du diable :
Il était une fois un honmie de la Ville-Orien
en Saint-Cast qui s'en revenait de Matignon.
DE LA HAUTE-BRETAGNE 169
Non loin de sa maison, il rencontra une bête qui
était, à ce qu'il croyait, une brebis. Il l'em-
mena chez lui et l'enferma dans son étable.
Le lendemain, quand il alla la voir, au lieu
d'une brebis, il vit une vache; le jour d'après,
c'était un cheval. Il commença à se repentir de
l'avoir emmenée, et il pensa que peut-être elle
jetterait des sorts sur sa maison. Il la laissa
encore toute cette nuit dans son étable, et le
lendemain, quand il y retourna, elle était rede-
venue brebis. Quand elle le vit, elle se mit à rire
et lui dit :
— Pourquoi viens-tu me voir ainsi tous les
matins ? Tu es bien curieux !
L'homme fut bien ébahi d'entendre la bête
parler; mais quand il regarda dans l'étable, il vit
tout son troupeau crevé.
— Ah ! s'écria-t-il, tu as tué toutes mes bêtes.
Tu vas sortir de l'étable!
Mourioche s'enfuit aussitôt, enlevant la moitié
de l'étable et les trois enfants de l'homme, qui
ne les revit jamais.
Le fermier voulut reconstruire son étable ; mais
ce que les maçons faisaient pendant le jour,
Mourioche venait le défaire pendant la nuit.
Un jour qae l'homme était à se désoler, il
trouva dans un com le collier que Mourioche
avait laissé; il le vendit, et comme il était tou^
lyO TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
en or, il eut de quoi se mettre à son aise pour le
restant de ses jours.
(Conté par François Marquer, de Saint-Cast.)
Le collier laissé par le lutin ou diable a pour similaire la
bride d'or du Fersé, Cont. popul., 2= série, n° lvi.
Vers Châteaubriant, on redoute la bête de Béré, qui a la
plupart des attributs de Mourioclie et subit des transformations
analogues. Sa monographie a été écrite par M. Goudé, Histoin-s
et Légendes de Châteaubriant, p. 33 et suivantes.
Mourioche semble aussi- apparenté à la Grand'Bête du Berry,
sorte de chienne de la grosseur d'une vache qui suit, sans leur
faire de mal, les passants attardés (Martinet, p. 3). Au sortir des
taillis de Champeaux, ils entendirent tous les oiseaux du bois
crier à la fois, et virent une hèle qui était faite tout comme un
veau, tout comme un lièvre aussi. C'était la Grand'Bête. (Maurice
Sand.)
G. Sand consacre à la Grand'Bête tout un chapitre de ses
Légendes rustiques. (Cf. aussi Laisnel de la Salle, I, p. 177.)
La Fausseroîe est une bête assez semblable à
Mourioche, qui se promène à Saint-Cast, tantôt
sous la forme d'un chien, tantôt sous celle d'un
veau. On entend piétiner : c'est la Fausseroîe qui
arrive et jette les gens par terre. Bien des per-
sonnes l'ont vue, et il y a surtout un endroit où
elle apparaît et qui se nomme la Fausseroîe, soit
que la bête lui ait donné son nom, soit qu'elle
ait emprunté le sien au lieu où l'on a le plus cou-
tume de la voir. La Fausseroîe n'épargne même
pas le clergé: en 1832, M. Cormao, alors recteur
de Saint-Cast, fut secoué par la Fausseroîe.
DE LA HAUTE-BRETAGNE 17I
Des gens de Calorguen qui vivent encore,
mais sont aujourd'hui des vieillards, allaient à la
chasse dans leur jeune temps, et chassaient sur-
tout la marte. Un jour qu'ils étaient près de la
Haraelinaye, leurs chiens aboyèrent, et ils crurent
que c'était après une marte. Ils coururent et vi-
rent au pied d'un arbre une bête blanche, grosse
comme un agneau ; à mesure qu'ils s'en appro-
chaient, elle grossissait et devenait monstrueuse.
Ils eurent grand'peur et s'enfuirent, se promettant
de ne jamais y retourner. Mais assez longtemps
après, comme ils s'en revenaient tous les
trois de leur journée, leurs chiens coururent
encore en aboyant vers une bête qu'ils prirent
pour une marte. Ils voulurent s'en assurer et les
suivirent. Arrivés près d'un chêne, ils virent que
la bête y était montée; Ils montèrent aussi, et
alors la bête leur dit : « Qlù descendra pre-
mier, vous ou moi ? » Ils eurent encore très-
peur et descendirent vite ; mais la bête descendit
aussi et courut vers la rivière. Elle se jeta à la
nage, et ils l'entendirent battre l'eau comme la
roue d'un moulin.
Un homme de Calorguen, nommé Jean Lher-
mite, a raconté bien des fois qu'un soir, re-
venant de Rennes le long du canal, arrivé sous
l'Angevinais, un peu en deçà de Donha, il
172 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
entendit dans le bois quelque chose qui remuait,
et il vit tout à coup une énorme bête blanche qui
voulut se jeter sur lui. Il n'avait jamais eu peur
de sa vie, et il crut, comme on n'y voyait pas très-
bien, que c'était un des chiens de la ferme de
Boutron, où il y en avait de très-gros. Il se
défendit en la frappant avec son bâton. A la fin,
la bête le lâcha et se jeta à la rivière, qu'elle
traversa. Alors il monta à Boutron et frappa à la
porte de la maison; on lui ouvrit, et il put
s'assurer que tous les chiens étaient là. Il fut pris
d'une si grande frayeur qu'il n'osa retourner seul
chez lui, et on fut obligé d'aller le reconduire.
(Recueilli par M"= Élodie Bernard.)
Quelquefois ces croyances aux lutins sont
exploitées par des malfaiteurs, des fraudeurs ou
de simples mauvais plaisants. Ceux qui veulent
faire peur s'enveloppent d'un drap blanc, ou se
couvrent d'une peau de vache dont les cornes
sont tournées en l'air, et marchent à quatre
pattes ou par bonds. Le métier n'est pas toute-
fois sans danger, car il peut se trouver, sur-
tout maintenant, un paysan moins superstitieux
que les autres, qui tire sur le prétendu diable ou
esprit.
Peu de temps avant le meurtre de Mi'*^ des
DB LA HAUTE-BRETAGNE 173
Ville-Audren et de sa domestique, qui furent
assassinées à Matignon, au commencement de la
Restauration, une forme étrange se montra à
plusieurs reprises dans les rues de la petite ville :
elle était couverte d'une peau poilue et faisait en-
tendre des cris qui ne ressemblaient à ceux
d'aucune bête. L'apparition allait soulever le
loquet des portes en cherchant à les ouvrir. Si
elle y parvenait, elle entrait à moitié, puis se
retirait en poussant un cri effroyable. Personne
n'osait plus sortir de chez soi après la nuit close.
L'apparition cessa brusquement dès le lende-
main de l'assassinat. (M.)
§ III. — COALMENT ON SE PRÉSERVE DU LUTIN
çs^^ UTRE l'eau bénite, qui est employée contre
ïj^pj les lutins et les démons, on peut encore
^'^^ se préserver des malices du lutin par des
moyens moins orthodoxes, mais tout aussi effi-
caces : si on parvient à lui faire renverser un vase
plein de millet, de pois, de son ou de graines de
lin, il ne revient plus.
duand on veut que les lutins ne repassent plus
par un endroit, il faut mettre de la graine de lin
dans un vase ; ils la renversent, et comme ils
sont obligés de refaire tout ce qu'ils ont défait, ils
ne peuvent ramasser toutes les graines avant le
jour, et on ne les revoit plus.
(Conté en i88o par Françoise Dumont, d'Ercé.)
Cf. Liltéraliire orale de la Haute-Bretagne, p. 184, un conte où
le Faudeur renverse étourdiment un godet rempli de pois ; une
autre fois, c'est de la graine de trèfle qu'on lui jette à la tête
{Ihiiï., p. 185).
« Le plus sûr moyen de s'en débarrasser est de
placer en équilibre à la porte de la maison hantée
un boisseau de grain de mil, de sable ou do son.
TRADITIONS ET SUPERSTITIONS 175
Le Gobino, qui arrive étourdiment, ne manque
jamais de renverser le vase, et comme il n'a pas
le temps, avant l'arrivée du jour, de ramasser
grain à grain la chose répandue, honteux et
confus de sa maladresse, il ne revient plus au
logis. »
(M"' de Ceray, p. 55.)
Le docteur Fouquet (Les lutins du château de Callac') parle de
grains de mil que les follets sont obligés de ramasser avant le
premier chant du coq ; cette manière de se débarrasser des
lutins est connue dans presque tous les pays d'Europe. (Cf.
Amélie Bosquet, p. 132.)
Si on brûle le bou^des crins des chevaux avec
un cierge bénit, jamais le lutin ne revient ; mais
on assure que les bêtes ne réussissent plus
après. (P.)
Quand on a à la main la curette ou fourche à
nettoyer les charrues, le lutin a peur, et il s'en-
fuit. (E.)
« Une seule chose les efiraie et les met en fuite, sans qu'on
puisse en expliquer la cause ; c'est la petite fourche de bois dont
les cultivateurs se servent pour nettoyer le soc de leur charrue. »
(Le Men, Rev. celt., p. 229; cf. aussi, p. 241, le conte du Bâton
de charrue, ei Ibid., p. 419.)
Un homme qui était faudé toutes les nuits fit
chauffer bien dur la pierre de son foyer, et il alla
se coucher. Quand le lutin vint s'asseoir sur le
176 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
foyer, il se brûla, et de colère il étrangla
l'homme.
Un autre fut plus malin. Il était aussi faudé
toutes les nuits ; par le conseil d'un de ses
voisins, il fit chauffer bien dur son gahtier (plaque
ronde sur laquelle on fait les galettes) et le mit
devant son lit clos, à l'endroit par où arrivait le
lutin. Le Faudoux voulut, comme à l'ordinaire,
monter sur le lit ; mais il se brûla, et, après avoir
juré après l'homme, il s'en alla et ne revint plus.
(Conté en 18S0 par Rose Renaud, de Saint-Cast.)
D'après A. Bosquet, p. 130, le fé amoureux se grille en s'as-
seyant sur la galetière. Les histoires de lutins brûlés se retrouvent
dans Souvestre (Teu\ ar Poulief), dans Le Men, Luzel, et en
beaucoup d'autres auteurs.
J'ai cité, p. 145 et suivantes, d'autres moyens employés pour
faire fuir le lutin.'
Le Fersé, Cont. popuL, 2= série, u" lvi, se brûle sur un caillou
qu'on a fait chauffer.
CHAPITRE V
LE DIABLE
|E diable que les paysans mettent en scène
dans leurs récits est généralement bon-
homme; il vient quand on l'appelle, et,
moyennant un pacte, accorde ce qu'on lui
demande. Et cela peut paraître surprenant, car
il est, la plupart du temps, trompé, par la malice
de ceux à qui il a afifaire, ou sa proie lui est
arrachée par l'exorcisme des prêtres. On cite
même des faits contemporains où le diable a été
mêlé. (Dinan, etc.)
(Cf. Litt. orale, p. 74.)
En Basse-Bretagne, il joue un rôle analogue :
« Dans les récits cornouaillais, le héros ordi-
naire est le diable, le diable du moyen âge,
avec lequel on faisait de fréquents pactes, tantôt
178 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
pour avoir de l'argent, tantôt pour bâtir des ponts,
des châteaux, des églises même, et qui en défini-
tive se trouvait presque toujours être berné et
dupé. »
(Luzel, I'* rapp., p. 107.)
De même que ceux des autres pays, les contes
populaires de la Haute-Bretagne fourmillent de
récits où le diable est trompé (cf. i^e série,
no XLi, le Diable attrapé; n° xliv, les Femmes
et le Diable; n° XLViii, Rodomont; 2^ série, no lu,
Misère; n° Liv, le Doreur et le Diable; n.° lvi, La
Grange du diable, etc.)
Voici les surnoms du diable : Grippi (qui
attrape en griffant, gripper en patois), le Harpi,
le grand Biquion (bouc), le Compère.
D'après M. Orain, vers Essé, aux environs de
Rennes, on lui donne aussi le nom de vieux
Jérôme (Le Conteur breton, 2^ année, p. 266). Je
n'ai point entendu cette appellation, qu'il est
intéressant de comparer avec le surnom de vieux
Guillaume que lui donnent les Bretons breton-
nants.
Quand le diable paraît, il est généralement vêtu
de couleur sombre, et souvent il ressemblerait exac-
tement à une « manière de monsieur » ou à
un gros fermier, si on ne regardait ses pieds dont
l'un au moins est déformé et semblable à un
DE LA HAUTE-BRETAGNE 179
sabot de cheval. Parfois aussi il a des gants de
cuir ou des griflfes pointues. On lui prête aussi un
habillement tout rouge, et le cheval qu'il monte
est tout noir.
En Normandie, son déguisement favori est celui d'un mon-
sieur de la ville. En Basse-Bretagne il se déguise aussi « en
un jeune gentilhomme qui était assez bien, si ce n'est qu'il avait
des pieds de cheval ». (Luzel, Cwer^iou, p. 27.)
Quand il a été exorcisé, il s'en va en vent ;
parfois il abat une partie de la maison, et l'on ne
peut la rebâtir. D'autres fois, il abat les arbres et
les pommiers.
Ce départ du diable qui emporte la maison ou
détruit les récoltes n'est pas particulier à la
Bretagne : on retrouve le similaire dans les
Pyrénées (cf. Cordier, Le Diable che^ les paysans,
p. 48), en Gascogne (cf. Bladé, Sei^e sup., Le
Diable che^ les métayers, p. 19), en Basse-Bretagne
(cf. Luzel, Lég. chrét., t. II, p. 151 ; Le saint
vicaire et le diable.)
Mais il a laissé d'autres traces de son passage
et de sa colère. On a déjà vu, p. 6, que plusieurs
mégalithes portent son nom, soit qu'on lui en
attribue la construction, soit que son empreinte
y soit gravée (cf. pour ces légendes les p. 20
et suivantes, 36 et suivantes du présent vo-
lume.) Au mont Dol (cf. p. 182) se voit aussi la
l8o TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
marque de sa griffe, et on la retrouve en nombre
d'endroits, soit sur des mégalithes, soit sur des
rochers naturels.
Il est dangereux d'évoquer le diable, et surtout
de dire : « le diable m'emporte ! » ou : « le diable
m'enlève ! » car il prend parfois au mot l'impru-
dent.
(Cf. sur cette superstition Fouquet, Le Douanier emporii par le
diable, p. 24-27 ; D. Monnier, p. 41.)
Le diable, pour les paysans, est parfois l'égal
de Dieu en puissance : c'est le génie mauvais
opposé au génie bienfaisant. Quand un prêtre n'est
pas là pour l'exorciser, il enlève les gens qui
l'ont appelé; quelquefois même il étouffe les
enfants dans leur lit.
(Cf. sur ce dernier méfait Fouquet, p. 14.)
Dans les récits qui suivent, on verra la manière
dont les paysans gallots envisagent le rôle du
diable.
§ I. — LE DIABLE PARIEUR ET LUTTEUR
jE diable n'est généralement pas heureux
dans ses paris, ni dans ses luttes. Il est
vrai que les paysans lui attribuent une
dose de stupidité peu ordinaire. Un jour pourtant
il rencontre un géant plus sot que lui : c'est
Gargantua; il le défie de remplir une auge avec
son sang. Gargantua accepte ; le diable fait un
trou dans l'auge, et Gargantua meurt au bout de
son sang.
Mais, le plus habituellement, il est dupé, comme
le jour où il défia saint Michel de faire un édifice
aussi beau que le sien. Saint Michel fit un palais
tout en glace, et le diable contruisit l'abbaye. Il la
montra au saint après lui avoir fait promettre de
ne point faire le signe de la croix, ni sur sa per-
sonne, ni sur les murs ; mais saint Michel éluda
la promesse en désignant avec la main quatre
pierres défectueuses qui formèrent un signe de
croix.
(Voir plus loin ce conte, au chapitre des saints.)
l82 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
Une des légendes que j'ai entendu le plus sou-
vent conter, c'est celle que Rabelais a immor-
talisée dans le Diable de Papefiguière, liv. IV,
chap. 47 et 48, et dont le thème est très-répandu
dans des pays variés. Je l'ai retrouvée un peu par-
tout, avec de très-légères variantes.
Voici d'autres contes où le diable n'a guère de
chance dans ses paris et dans ses luttes :
Le mont Dol se compose d'une petite mon-
tagne de granit. Sur la pointe la plus élevée, du
côté du mont Saint-Michel, apparaît la griffe du
diable. Cette entaille du rocher à l'endroit le plus
abrupt attire toujours les visiteurs, auxquels on
raconte que Satan partit de là ou s'appuya sur
ce sommet, dans sa lutte contre l'archange saint
Michel. Les jeunes filles bravent le danger et le
vertige pour examiner cette griffe gigantesque
qu'elles croient fermement être celle du diable.
(Communiqué par M. B. Robidou.)
Un charretier s'embourbait toujours au même
endroit, ce qui le faisait jurer très-fort.
— Si je savais, dit-il un jour, quel diable me
fait eimiiokr ma charrette, je lutterais avec lui, et
je lui donnerais une trempe dont il se souvien-
drait.
DE LA HAUTE-BRETAGNE 183
A ses pieds il trouva un paquet de filasse qu'il
poussa du pied en disant :
— Est-ce toi ?
Aussitôt le paquet se mit à lutter; mais
l'homme fut le plus fort. Il prit le paquet sous
son bras et revint à la maison, laissant là sa
charrette.
— ■ Ouvre-moi, dit-il à sa femme; je tiens le
diable.
Dès que l'homme fut entré dans la ferme, le
paquet se glissa sous le lit et se transforma en
homme. Comme le charretier prenait un bâton
pour le frapper, il entendit une voix qui disait :
— Ne me fais pas de mal, et tu t'en trouveras
bien.
— Je te laisserai aller, repartit le fermier, mais
à la condition que jamais tu nemiiioleras ma
charrette.
Le diable le promit et tint parole ; il ramena
même l'attelage du charretier jusqu'à la maison.
(Conté en 1878 par Jean Bouchery, de Dourdain.)
"^f^
v^'
m^M
§11.
LES PACTES
jUAND on appelle le diable, il arrive assez
souvent, surtout s'il sait que celui qui
l'invoque est disposé à tout accepter. Il
n'a point un aspect rébarbatif; au contraire, il
semble disposé à rendre service par pure bien-
veillance, moyennant certaines conditions dont
l'échéance est d'ordinaire éloignée. Si on accepte
ses propositions, il fait signer un contrat avec une
goutte de sang (cf. h Pacte, n° XLii, et l'Enfant
vendu au diable, n° xxix. Contes pop., !>■£ série).
Parfois aussi il se contente d'une simple promesse,
ou se déclare satisfait si, par exemple, on consent
à aller jurer et cracher au pied d'une croix (cf.
le Pacte, 2^ série, no lvi).
Quelquefois il suffit, pour obtenir ses faveurs,
qu'on veuille bien dire : « A telle ou telle époque
je vous appartiendrai » (cf. la Coquette et le Diable,
Lit t. orale, p. 166.)
Ce genre de pacte se retrouve en Normandie (A Bosquet,
p. 291), en Gascogne, cf. Bladé, Seii^e suf., le Retour du Sei-
gneur, p. 16).
TRADITIONS ET SUPERSTITIONS iSj
Mais il est bon de spécifier, car le diable ne
compte pas comme les chrétiens: pour lui, le
jour et la nuit ne sont qu'un ; quand on fait avec
lui un pacte de vingt ans, il vient chercher au
bout de dix ans. (P.) Il arrive quand on l'appelle;
mais si on veut être certain de le voir, il est bon
de se procurer une poule noire. (P.)
Un homme et une femme de Conaquen, qui
étaient très-pauvres, se plaignaient continuelle-
ment. Un jour l'homme rencontra un monsieur
qui lui dit, voyant son air triste :
— Qu'avez-vous ?
— Oh ! monsieur, répondit-il, nous sommes
bien malheureux : ma femme est malade, et je
vais au médecin ; mais je n'ai point d'argent.
— Eh bien ! dit le monsieur, si vous voulez
me donner ce que votre femme porte mainte-
nant, je vous en procurerai.
— Ma foi, répondit l'homme, elle ne porte
pas grand 'chose; elle est dans son lit et ne porte
que ses draps, qui ne sont guère valeureux.
— Enfin, reprit le monsieur, donnez-moi ce
qu'elle porte. Voici une pièce de cinq francs;
tous les soirs vous n'aurez qu'à l'attirer, et le
lendemain vous trouverez dix francs.
L'homme, qui ignorait que sa femme fût
enceinte, y consentit ; mais quand l'enfant vint
l86 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
au monde, il fut bien marri et bien triste. Il
envoya bien vite baptiser le nouveau-né. Sur la
route il vint un monsieur qui marchait à côte de
la femme qui portait l'enfant, tout près de son
épaule, à la toucher : c'était le diable qui se
disposait à enlever l'enfant. Mais la petite iille
qui devait être la marraine dit à sa mère :
— Regarde donc, maman ; ce monsieur-là a
un pied de bœuf.
La femme, effrayée, ôta vitement l'anneau
qu'elle portait à son doigt et le passa à la bride
du bonnet de l'enfant. Aussitôt le diable lui
donna un grand coup sur l'épaule en s'écriant :
— Vous me faites grand tort.
Et il disparut en emportant Vaffâteau (manteau)
de la femme.
(Recueilli par M"' Élodie Bernard.)
La femme Deslions, de Calorguen, qui vit encore, a connu
'homme à qui cela ciait arrivé.
Un homme avait fait un pacte avec le diable,
qui devait le transporter dans l'air au sabbat.
Une nuit, il se rencontra avec Satan dans la
prairie de Morpas.
— Partons, partons, dit le diable ; mais si tu
dis le nom de la chose dans laquelle tu pourras
butter en traversant le ciel, je reviendrai pour
l'emporter.
DE LA HAUTE-BRETAGNE 187
Ils s'enlevèrent tous les deux ; mais l'homme
heurta du pied quelque chose de dur qu'il
reconnut pour être le clocher de Gosné. Il fut
longtemps sans se vanter de cette aventure ; mais
un soir, dans un veillouas (veillée) où il avait un
peu bu, il dit qu'il avait une fois butté dans le
coq de Gosné. Quelques jours après, il mourut,
et le diable l'emporta,
(Conté en 1S78 par Jean Piou, de Gosué.)
Un homme avait foit un pacte avec le diable,
qui devait le porter partout où il voudrait aller;
mais à sa mort, il devait être emporté par le
diable, à moins qu'il ne trouvât un endroit où le
démon ne pût le porter.
Quand il fut sur le point de mourir, il raconta
à son confesseur le pacte qu'il avait consenti, et
celui-ci lui dit d'ordonner au démon de le porter
en paradis.
Comme le diable ne peut pénétrer en ce lieu,
e pacte fut rompu.
(Conté par Jean Boucher}-, de Dourdain, 1878.)
Un homme avait un pré à faucher, et il était
si difficile à tondre, qu'il appela le diable à son
secours.
— Je veux bien faire ta besogne ; mais si tu ne
peux me dire le nom de l'instrument dont je me
servirai pour cela, tu seras à moi.
l88 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
Le paysan raconta cela à sa bonne femme, qui
lui dit de porter dans le milieu de la prairie un
vieux trépied, et de l'enfoncer un peu en terre.
La nuit venue, le diable se mit à la besogne,
et quand il heurta le trépied, il commença à jurer
et dit :
— Voilà ma faux toute ébréchée !
L'homme, qui était caché, entendit cela et
nomma facilement l'instrument dont le diable
s'était servi.
(Conté en 1878 par Jean Bouchery, de Dourdain.)
Le diable se met assez fréquemment au service des gens (cf.
les Femmes et le Diable, 1' série n° XLiv ; Le Matelot Jean-Jacques,
n" xLVi ; Fouquet, La légende de Kerleau; Dulaurens de la Barre,
Fantômes bretons : Ravage.
Dans un conte de la Haute-Bretagne, intitulé les Femmes et le
Diable, n°XLiv, i" série, j'ai réuni plusieurs récits similaires où le
démon est trompé par les femmes. Il en est de même à peu pris
partout, témoin La Chose impossible de Lafontaine, Le Diable de
Papen/iguière de Rabelais, qui tous deux ont été puisés dans la lit-
térature populaire du moyen âge.
Les pactes sont rompus quand le diable, qui est
toujours scrupuleux observateur des conventions,
ne peut exécuter une des conditions promises
dans un marché (cf. les Femmes et le Diable),
par les exorcismes (cf. la Coquette et le Diable,
Litt. orale, p. 170), qui sont parfois pénibles
pour les prêtres qui les font. Cela les tire dur,
me disait un de mes conteurs. Q.uelquefois l'eau
DE LA HAUTE-BRETAGNE
bénite seule suffit. Mais il y a encore d'autres
moyens :
Quand un homme avait fait un pacte avec le
diable, il était muni d'une jarretière rouge. Pour
que le démon n'eût plus pouvoir sur lui, il fallait
que l'homme, portant sa jarretière rouge, passât
devant une croix et eût le temps de se signer
avant que le diable, qui le guettait, eût pu mettre
la main sur lui. Les pactes étaient aussi rompus
quand un proche parent du possédé le blessait à
la figure.
(Conté par Joseph Legendre, de Saint-Brieuc-des-Iffs, 1880.)
Dans le Morbihan, le sang en coulant défait les pactes (cf.
Fouquet, La fument du diable, qui reprendsa forme humaine dès
que son sang a coulé.)
Mais d'autres fois les pactes sont moins faciles
à rompre, et le diable emporte les gens, ainsi
qu'on le verra dans le conte qui suit :
On connaît l'histoire du philanthrope Marot de
la Garaye et de sa femme, qui établirent au
siècle dernier un hôpital dans les dépendances de
leur château. C'est après une jeunesse dissipée
qu'ils prirent cette résolution; mais la tradition
populaire, qui se plaît à mettre du merveilleux
partout, artribuait la conversion du comte à une
aventure surnaturelle.
Mrae de la Garaye, ne pouvant avoir d'enfant,
190 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
avait adopte- une nièce, fort jolie personne, et
déjà en âge d'être mariée. Quand elle atteignit
dix-huit ans, ses parents adoptifs donnèrent un
bal magnifique où fut invitée toute la noblesse
des environs. Au milieu du bal se présenta un
inconnu qui murmura des paroles d'amour à
l'oreille de la jeune fille ; elle consentit à suivre
son danseur, qui n'était autre que le diable, et il
l'emporta, s'en allant en fumée et en feu qui
consuma l'aile gauche du château.
(Recueilli à Dinan par M'"= Daumer, 1879.)
jlmc (jg Ginlis dit que la fille adoptive de M. de ia Gara3'e
mourut subitement au milieu d'un bal.
Dans plusieurs de mes contes de marins, le
diable intervient aussi, soit qu'on l'ait appelé, soit
de lui-même (cf. Contes de Marins, Mathiirin, qui
fait faire des pêches miraculeuses au navire sur
lequel il est embarqué; Le Diable à bord de la
frégate, qui fait accomplir en peu de temps une
traversée très-longue; il en est de même dans le
conte du Saint-Mar quand, où le diable envoie un
vaisseau tout noir qui remorque le « Saint-Mar-
quand » et le fait arriver avant tous les autres).
On trouvera aussi des détails sur le diable des
marins dans les contes du même recueil intitulés :
Le Diable laboureur et marin. Le Navire du diable,
DE LA HAUTE-BRÉTAGNE
191
Mercredi, Pierrot, Le Capitaine sous la protection du
diable.
Les marins lui jouent de tels tours que le
diable finit par jurer de ne plus jamais s'embar-
quer, et même de ne pas recevoir de marins en
enfer.
§111. — LE DIABLE ET LES DANSEURS
5L y a nombre de légendes où le diable
vient se mêler aux danseurs. Cela s'ex-
plique par l'acharnement avec lequel le
•clergé a, depuis le commencement du siècle,
combattu les danses dans le pays gallot, où il est
parvenu, en beaucoup d'endroits, à les faire dis-
paraître.
Dans une danse de paysans (il était près de mi-
nuit), on vit entrer dans l'appartement des dan-
seurs un beau monsieur aux pieds fourchus, qui
demanda à la compagnie de faire partie de la
danse. La femme allaitait son enfant qui était
nouveau-né, et chaque fois que l'étranger passait
auprès en dansant, celui-ci jetait les hauts cris
la mère, après plusieurs tours de danse, en fit
la remarque et avertit un domestique, qui alla
chercher un prêtre; pendant ce temps la danse
continuait malgré les danseurs, qui étaient entraî-
nés par une puissance invisible. Le joueur de
vielle, effrayé d'ailleurs comme tous les autres.
TRADITIONS ET SUPERSTITIONS 193
avait posé son instrument sur une maie (huche)
•et dansait, lui aussi, au son de la vielle, qui
n'avait pas cessé de jouer. Toujours dansant, ils
en avaient les membres rompus. Enfin un prêtre
de Ruca vint et vit bientôt quel individu était ce
féroce danseur aux pieds fourchus. Il essaya de
tous les moyens pour faire arrêter la danse, mais
son pouvoir, paraît-il, ne s'étendait pas si loin. On
fut obligé de venir à Matignon chercher le curé,
qui passait pour un homme d'une grande sainteté
et d'un grand pouvoir. Lorsque celui-ci arriva sur
le théâtre de la danse, le démon — car c'était bien
lui — trembla et vit tout de suite qu'il avait af-
faire à plus fort que lui; il dit : — Oh! Naye
(c'était le nom du curé), quand tu es sorti du seiu
de ta mère, tu m'as fait trembler jusqu'au fond de
l'enfer. — Sors d'ici ! lui cria le curé, qui s'était
revêtu de ses habits sacerdotaux. Aussitôt les dan-
seurs restèrent debout, effrayés, en regardant le
diable, qui demanda au curé s'il fallait s'en aller
en fumée, en pluie ou en vent. — Sors de la ma-
nière que tu voudras, mais sors promptement,
répondit M. Naye.
Le diable s'en alla en vent et fit un trou près
du foyer, qui, dit-on, n'a jamais pu être bouché,
et qui se voit encore au pignon de la maison.
D'autres prétendent que, pendant qu'on était à
chercher le prêtre, le diable saisit le maître de la
13
194 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
maison et voulut l'emporter dans les enfers; il
l'avait même hissé jusqu'au milieu de la cheminée
quand le prêtre arriva. Il était temps, car il aurait
fini par l'emporter. Toutefois, le prêtre ne put que
l'arrêter, et cela donna le temps à un autre homme
d'arriver en compagnie du curé de Matignon,^
homme d'une grande réputation de sainteté.
Lorsqu'il s'approcha de la cheminée, le diable
laissa retomber l'homme en disant au prêtre :
— O Naye, tu m'as fait trembler, moi et mon
enfer.
(Conte en 1862 p.ir Emile Frostin, de Matignon.)
Ce nom de Naye est celui d'un ancien recteur de Matignon,
mort en odeur de sainteté dans les premières années de ce siècle,
et ijui avait la réputation d'un puissant exorciste. Un prêtre de
Morlaix passait pour jouir du même pouvoir (cf. Luzel, Lcg.
chrct., t. II, le Saint vicaire et le diable').
Un jour on dansait chez un aubergiste de
Saint-Pôtan ; le diable était parmi les danseurs,
et chaque fois qu'en tournant en rond il passait
devant la bru, qui tenait un enfant sur les bras
dans le foyer, l'enfant criait comme si on l'avait
tué. On envoya chercher le recteur de Matignon,
qui ne voulut pas venir tout seul et pria un de
ses confrères de l'accompagner. Ils chassèrent le
di.ble, et depuis il n'y a jamais eu de son chez
DE LA HAUTE-BRETAGNE 195
l'aubergiste. Le violon, qui avait été posé sur une
huche, jouait tout seul.
(Conté par Rose Renaud, de Saint-Cast, 1879.)
Une légende assez semblable aux précédentes a cours à Saint-
Donan (Côtes-du-Nord). Cf. Jollivet, t. I, p. éo.
Le coup de vent de 1877 commença à une danse :
c'était le diable qui y était venu. Les prêtres l'a-
vaient chassé et lui avaient ordonné de s'en aller
en petit vent, en lui défendant de passer sur la
paroisse d'Ercé. (E.)
Plusieurs jeunes gens s'étaient réunis pour dan-
ser. Tout à coup un grand cheval noir apparaît
au milieu d'eux et les glace d'épouvante . Un
prêtre se trouve à passer par là et chasse cette
bête, qui était évidemment le diable. (M.)
Le lieu où le récit place cette scène était préci-
sément situé dans une commune des environs de
Saint-Brieuc, où les prêtres avaient fait beaucoup
d'efforts pour empêcher les danses, mais sans y
réussir complètement.
A un bal de la Fontaine-des-Eaux, à Dinan,
sous la Restauration, un monsieur vêtu de noir
et qui, au premier abord, semblait fait comme
tout le monde, vint, dit la légende, se mêler aux
danses. Bientôt on s'aperçut qu'il avait un pied
196 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
fourchu. M. Bertier, alors supérieur du petit Sé-
minaire, exorcisa le danseur, qui se dissipa en fu-
mée, non sans laisser après lui, comme tous les
démons qui se respectent, une forte odeur de
soufre.
^^B&^^B^^B'^^®
§ IV.
LES DESCENTES AUX ENFERS
|ANs plusieurs des contes que j'ai recueillis,
les héros descendent aux enfers; ils vont
y cliercher le contrat par lequel ils ont
été vendus (cf. l'Enfant vendu au diable, Cont. pop.,
ife série, no xxix; Petite baguette, 2^ série,
no xxvi).
Cet épisode est assez fréquent (A. Bosquet, p. 297 : un mé-
nétrier va en enfer; cf. aussi la Ballade de Jeanne le Guern, Luzel,
Gvjerxiou, p. 33, La Villemarqué, Sar^n^ 5reî'^, 150; Celui qui
alla voir sa maîtresse eu enfer, p. 45, et la Fiancée de Salan.")
Un garçon avait fait jurer à sa sœur de ne
point se marier, et il lui avait fait écrire sa
promesse en marge de l'Évangile.
Elle se maria pourtant, et quand elle fut sortie
de l'église, il vint une sorte de coup de vent qui
l'enleva. Le marié était bien affligé, et il vit un
monsieur bien habillé qui lui dit :
— Si tu veux voir ton épousée, mets ton pied
sur le mien ; où je te prends, je te rapporte.
Le mari y consentit, et le monsieur ïe mena
TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
dans l'enfer ; et comme l'épousée ne lui disait
rien, il se mit à lui ôter ses bagues.
— Ah ! malheureuse, s'écria-t-elle alors. Je n'en
avais que pour un temps; maintenant j'en ai pour
toute l'éternité.
(Conté en 1879 par Fn-nçoise Dumond, d'Ercé.)
Dans un autre récit que j'ai recueilli à Mati-
gnon, une jeune fille promet à son fiancé de
n'épouser que lui. Il meurt, et quelques mois
après, oubhant sa promesse, elle se marie. Le
soir de la noce, un peu avant minuit, le diable
l'enlève, et à travers les airs l'emporte aux enfers,
où il la jette; mais elle ne peut y pénétrer, car
elle a sa bague. Il la lui arrache et veut la rejeter ;
elle surnage encore. Il la déshabille et la précipite
de nouveau, sans pouvoir réussir. Il finit par
apercevoir dans ses cheveux un fil de soie bénit,
et quand il le lui a arraché, elle tombe au plus
profond des enfers.
Le bisaïeul de Chonne était fermier. Une
année, il paya son terme, et son maître mourut
sans lui avoir donné de quittance. Ses héritiers
réclamèrent le paiement du fermage, et comme
le métayer n'était guère riche, il était bien triste.
Un jour il prit deux poulets et se mit en route
pour Dinan, pensant les vendre, et avec l'argent
DE LA HAUTE-BRETAGNE 199
qu'il en retirerait aller consulter un avocat.
Arrivé au Chêne-Ferron, il rencontra un mon-
sieur qui lui demanda ce qui le rendait si af-
fligé. Lorsqu'il le sut, il dit :
— Si vous voulez me donner ce que votre
femme porte, je vous mènerai à votre maître
qui vous donnera quittance.
— Nenni, dit l'homme, qui se rappela que sa
femme était enceinte, je ne vous donnerai point
ce que ma femme porte ; mais si vous voulez mes
deux poulets, les voilà.
Le monsieur insista beaucoup, mais enfin se
décida à accepter les deux poulets.
— Mais, lui dit l'homme, vous me prenez
ici ; m'}'- ramènerez-vous ?
— Oui, dit le monsieur. Mais lorsque votre
maître vous donnera une quittance, vous lui
direz : Elle ne vaut rien. Jetez-la. Il vous en
donnera une seconde ; vous direz encore la
même chose. Alors il vous en donnera une
troisième, et celle-là sera bonne. Mettez votre
pied sur le mien, et vous allez voir votre maître.
L'homme mit son pied sur celui du monsieur
et se trouva transporté auprès de son ancien
maître qui était assis dans un fauteuil. Il lui
raconta son affaire, et son maître lui donna une
quittance.
— Elle ne vaut rien, dit-il; jetez-la.
200 TRADITIONS HT SUPERSTITIONS
Son maître lui en donna une seconde ; il fit
la même chose. Enfin il prit la troisième, qui
était la bonne, puis il dit :
— Oh ! mon maître, vous êtes bien heureux
ici, dans un bon fauteuil, quand je suis si mal-
heureux sur la terre.
— Tiens, lui dit son maître, pose ton bâton
sur mon pied.
Le fermier obéit, et il posa son bâton, qui fut
brûlé, et la poignée lui resta seule dans la
main. Alors le monsieur qui l'avait amené lui
dit:
— Remets ton pied sur le mien.
Le fermier obéit, et il se retrouva au Chêne-
Ferron avec la quittance dans sa poche.
(Recueilli par Mu= Élodie Bernard : Chonne (Françoise),
domestique de son père, croit que c'est arrivé. Cf. Béiicdicilé,
Cont.pop, 2" série, n° 57, et le Reçu, n° 57 lus.
Une légende analogue est racontée dans le roman de W. Scott
Redgauniht.
Des récits où les héros descendent aux enfers sont populaires,
ailleurs, en Gascogne (cf. Bladé : Seiie sup.. Le Contrat perdu,
p. 19); dans les Pyrénées (cf. Cordier, Le Diable chc^ les paysans,
p. 47); en Basse-Bretagne (cf. Luzel, 2<= rapport, Celui qui
racheta son père ri sa mère de l'enfer; 5"= rapport, Le père qui vendit
son fils au diable.
C'était jadis l'usage que les jeunes filles, à
l'époque de Noël, allaient chanter des cantiques et
des pastorales de village en village.
DE LA HAUTE-BRETAGNE
Quatre jeunes filles de Livré étaient parties
ensemble la nuit; à quelque distance du bourg
elles s'étaient divisées en deux bandes qui chan-
taient chacune de son côté, et comme elles
n'étaient pas fort éloignées, elles s'entendaient
mutuellement.
Tout à coup, deux jeunes filles qui étaient
ensemble cessèrent brusquement de chanter.
Leurs compagnes eurent beau les appeler, elles ne
répondirent point ; alors elles se sentirent prises de
peur, si bien que leurs chants se terminèrent là,
et qu'elles rentrèrent chez elles.
Le lendemain, elles allèrent avec d'autres per-
sonnes à l'endroit où elles présumaient que leurs
cornpagnes avaient cessé de chanter, et elles
virent dans le haut d'un chêne une devantière
(tablier) et un mouchoir de cou.
(Conté par Jean Bouchery, de Dourdani, 1S79.)
M. Goudé raconte aussi deux légendes de jeunes filles empor-
tées par le diable (cf. Chdteaubriant, p. 9 et 47).
Un M. de F.... qui habitait la grande rue de
Dinan mourut quelques années avant la Révolu-
tion. Il refusa de recevoir les prêtres, qui déclarè-
rent qu'ils ne l'enterreraient pas à l'église. Bien
qu'il fût gardé par plusieurs personnes, son corps
disparut de son lit, sans qu'elles eussent rien vu ;
et le lendemain on fut obligé de mettre une
202 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
bûche dans son cercueil. Les prêtres prétendirent
que le diable l'avait enlevé. (D.)
Cf. aussi dans les Gweriiou de Luzel, p. 117, le gwerz
intitulé la petite servante. Celle-ci ayant nié un dépôt et invoqué
le diable, est emportée par lui en enfer.
Les Légendes chrétiennes du même auteur contiennent un récit
assez similaire, p. 147, t. II, Emporté par le diable (cf. aussi
h Méchant avocat emporté par le diable, t. Il, p. 140).
CHAPITRE VI
LES APPARITIONS NOCTURNES
1^ ANS les pays du Nord, les nuits d'hiver
ont une tristesse qui saisit ceux même
qui ne croient pas que les démons, les
lutins et les fantômes puissent se promener sur
terre entre la nuit close et le chant du coq : l'esprit
populaire, enclin au surnaturel, a rempli les té-
nèbres de choses lugubres et terrifiantes.
De même que ceux de presque toutes les autres
contrées, les paysans gallots, qui le jour sont en
général assez braves, ne sortent pas volontiers de
chez eux vers l'heure de minuit. Dans leur
enfance, les mères leur ont dit et répété, quand
ils ne voulaient pas se coucher de bonne heure :
204 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
« La Nuit va t'eniporter, » ou : « Le bonhomme
la Nuit va venir te quérir » ; plus tard, ils ont
entendu à la veillée raconter des légendes noc-
turnes dont le récit faisait frissonner tout l'audi-
toire. Leur éducation et les croyances de leur en-
tourage les disposent à peupler les ténèbres
d'apparitions et fantômes horribles à regarder.
Il semble d'ailleurs que les esprits de la nuit
n'aiment pas à voir les hommes voyager ou tra-
vailler aux heures qu'ils se sont réservées, et
parfois ils se chargent d'avertir les imprudents.
On en jugera par le récit suivant, qui est bien
vrai, disait ma conteuse.
Une nuit, mon grand-père était à scier du blé
noir dans un champ où il y avait quelques poi
riers.
Il entendit une voix qui lui disait :
— Faut laisser la nuit à qui elle appartient.
Cela ne le fit pas s'arrêter ; il pensa que les
oreilles lui avaient tinté, ou que c'était quelque
camarade qui voulait lui faire une plaisanterie.
Mais bientôt il entendit pour la seconde fois la
voix :
— Faut laisser la nuit à qui elle appartient.
Il comprit l'avertissement et partit à s'en aller.
(Conté ea 1880 par Françoise Dumont, d'Ercè.)
DE LA HAUTE-BRETAGNE 20$
Voici d'autres récits où il est parlé d'apparitions
nocturnes.
Un homme passait souvent par un chemin où
il y avait à terre une grosse souche. Une nuit il
dit tout haut :
— Il y a longtemps que tu es là, la souche ;
moi je t'emporterai.
Il se baissa pour la charger ; mais quand il
l'eut sur l'épaule, il ne put se lever ni la laisser
retomber, et il resta ainsi jusqu'au lendemain
matin.
(Conté en iS8o par Françoise Dumont.)
En passant près d'un ruisseau, un fermier
entendit par deux fois une voix qui disait :
— Où est-il, l'homme dont l'heure arrive ?
Cela lui fit peur, car il ne voyait personne.
Comme il regardait, il aperçut un homme qui
accourait, et qui passa devant lui sans rien lui
dire ; en traversant le ruisseau, il tomba dans
l'eau, et le fermier vit l'eau qui bouillait à l'en-
droit où l'homme était tombé.
Jugez s'il fut saisi de l'aventure !
(Conté par Françoise Dumont. Son père tient cette histoire de
celui à qui la chose est arrivée.)
Les paysans, très-portés à redouter les choses
de la nuit, prêtent volontiers une origine surna-
206 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
turelle à tous les objets, à tous les bruits dont ils
n'osent ou ne peuvent se rendre compte.
Il est d'usage à la campagne, dans beaucoup
de pays, que, lorsqu'on va chercher le médecin
ou la sage-femme pour un accouchement, deux
personnes fassent le voyage ensemble : celui qui
irait seul serait exposé à des apparitions.
Un habitant de Saint-Briac, dont la femme
venait d'être prise des douleurs de l'enfantement
au milieu de la nuit, partit pour Ploubalay, où
demeurait le médecin, sans s'être précautionné
d'un compagnon de route. Il ne vit d'abord rien
d'extraordinaire ; mais quand il arriva au-dessous
de la chapelle de l'Epine, à l'endroit oii la route
longe la Prée-des-Cocus, lieu marécageux et qui
passe pour hanté, parce qu'on y voit des feux
follets, ses oreilles furent frappées d'un bruisse-
ment étrange qui ressemblait à une sorte de
musique.
Il se rappela que, dans sa situation, une appa-
rition était chose fort ordinaire, et la peur lui fit
quitter le milieu de la route pour se réfugier sur
le bord, près de la banquette, où le bruit redoubla
d'intensité. II rencontra un poteau télégraphique
récemment planté là, l'enibrassa de ses deux
mains, et il resta dans cette position, tremblant
de frayeur, jusqu'au jour, et sans se rendre
DE LA HAUTE-BRETAGNE 207
compte de ce que la cause unique du bruissement
était la vibration des fils agités par le vent.
(Recueilli à Ploubalay vers i8éo.)
En Basse-Bretagne, les superstitions de la nuit sont plus
nombreuses qu'en pays gallot ; on pourra retrouver celles dont
je n'ai pas les similaires dans Le Men, p. 420 et suiv. ; Luzel,
Voyage à Oucssant, p. 776 (Danseurs de nuit et lanntg an aod);
Lég. chrét., t. II, p. '^^è {Voix qu'on entend sans voir de corps').
§ I. — LE CHAR DE LA MORT
;UAND on entend la Charrette Moulinoire
couiner (crier en grinçant), on dit :
— Voilà la charrette qui passe pour
chercher les morts.
C'est un chariot qui n'est traîné par personne.
Un jour, près du moulin d'Anne, une femme de
Saint-Cast l'a rencontré; elle l'entendait de loin
qui couinait à chaque tour de roue, et elle pensa
que la charrette allait à la porte de ceux qui sont
pour mourir.
La charrette marchait comme le vent, et la
femme, pour l'éviter, se jeta dans une broussée
d'ajoncs, d'où elle la vit. Elle dit qu'elle n'avait
point vu de chevaux ; mais la charrette était
remplie de musiciens et de gens qui jetaient le
feu par le nez.
(Conté par Rose Renaud, de Saint-Cast, 1879.)
D'autres prétendent qu'elle est attelée de che-
vaux, et que celui qui la conduit crie sur sa
route :
TRADITIONS ET SUPERSTITIONS 209
— Gare la va (la voie, le passage) du limonier!
On dit encore qu'elle passe par les chemins
creux et à travers les champs, marchant comme
le vent, sous la conduite du diable, et tuant tous
ceux qui ne se sont pas rangés à temps sur sa
route. Vers Plévenon, elle ne peut, assure-t-
on, passer par les champs, parce qu'ils ont été
bénits.
Elle fait le même bruit qu'une charrette mal
graissée; c'est probablement le cri d'un petit
crapaud très-commun en Haute-Bretagne, qui fait
croire à cette charrette invisible, auquel son cri
ressemble en effet beaucoup.
D'après un récit intitulé : La Charrette Mouli-
iioire, 2e série, n" un, que j'ai recueilli à Plé-
venon, elle était attelée de douze cochons, et
quand elle venait à la porte d'une maison, on
pouvait être certain que dans la quinzaine
mourrait un de ceux qui l'habitaient (cf. ce
conte pour les détails). Cette charrette est aussi
appelée la Brouette de la Mort (cf. Carriguel an
Ankoti, dont le terme français est le similaire
exact.
On la nomme aussi la Graiid'Cherrée, la
grande charretée. C'est elle qui transporte les
morts. La mère de ma bonne Vincente, qui était
de Saint-Pôtan, avait vu passer près de chez elle,
à la nuit close, la Grand'Cherrée.
I 14
210 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
En Basse-Bretagne existe la croyance au Kar an Anhou, qui
répond exactement à la Grand'Cherrée et à la Charrette Mouli-
noire.
« Au moment où Willherm sifflait le quatrième vers de la
chanson de Mariounik, il entendit le bruit d'une charrette non
ferrée, et il l'aperçut qui venait vers lui couverte d'un drap
mortuaire.
« Wilherm reconnut la charrette de la mort. Elle était traînée
par six chevaux noirs et conduite par VAnkoii, qui tenait un
fouet de fer et répétait sans cesse :
« — Détourne, ou je te retourne. »
(Souvestre, Foyer breton, t. I, p. ijo, éd. Lévy.)
Cf. aussi Guyonvac'h, p. 185, la Brouette de la Mort; Luzel,
Lég. chrét., t. I, \a. Mort en voyage, et t. II, p. 335.
En Kormandie, la charrette de la mort, traînée par des che-
vaux blancs, se montre aussi, mais seulement le soir des Morts,
et l'on distingue la voix de ceux qui sont morts dans l'année.
(Amélie Bosquet, p. 276.)
^^,
$ II. — LES CHÂSSES ET LES CIERGES
ERRANTS
«'une des apparitions les plus communes est
celle des châsses ou bières posées sur des
échàliers de pierre, au bord de la route.
L'ombre portée des arbres éclairés par la lune
dessine en eflfet, parfois, sur les pierres plates
qui servent de clôtures aux champs, aux endroits
où aboutit un sentier, des formes dans lesquelles
les esprits prévenus voient des châsses recouvertes
d'un drap blanc. (Matignon et beaucoup d'autres
pays.)
Les châsses posées sur les échàliers sont un
présage de mort pour celui qui les voit. (S.-C.)
Une lavandière prétendait que rien n'était
capable de lui faire peur la nuit, et elle disait à
qui voulait l'entendre qu'elle irait bien seule
partout et à toute heure.
Un soir, en passant un échalier, elle vit un
drap blanc qui semblait recouvrir une châsse ;
212 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
elle prit son battoir et se mit à en frapper le mau-
vais plaisant, qui s'enfuit en criant.
Mais une autre fois, elle vit une véritable
châsse avec un drap blanc dessus ; elle eut peur et
résolut, cette apparition s'étant présentée devant
elle à diverses reprises, d'aller raconter le fait à
son confesseur. Celui-ci lui conseilla d'aller
hardiment et de border le linceul sur la châsse.
Elle le fit, et l'apparition disparut aussitôt ; mais
l'émotion qu'elle avait éprouvée la rendit malade,
et peu après elle mourut.
(Conté par Jean Bouchery, de Dourdain, 1878.)
Un jour, des gens qui allaient chercher leurs
chevaux le soir virent sur leur chemin trois
châsses en rang :
— Si je savais, dit l'un d'eux, que c'en serait
une, je la prendrais pour me servir ces jours-ci.
Il alla pour en soulever une ; mais il la trouva
pesante :
— Ah ! s'écria-t-il ; il y a des morts dedans.
Ils voulurent passer par ailleurs ; mais les
châsses les suivirent. A la fui, elles se plantèrent
debout, et les hommes purent passer; mais ils
avaient les cheveux dressés sur leur tête.
(Conté en 1S80 par Marie Saiison, de Saint-Cast.)
En lî.isse-Normandie, contrée voisine d'une partie du pays
DE LA HAUTE-BRETAGNE 213
gallot, on voit fréquemment appaiaitre des bières. Ce sont de
grands cercueils blancs que l'on rencontre la nuit dans les cime-
tières, au milieu des chemins, ou placés sur les échaliers, et qui
barrent la route aux voyageurs. Si un passant est obligé de
déranger une bière, il doit s'en approcher avec beaucoup de
respect, la retourner bout pour bout, puis la remettre à la même
place. C'est ainsi qu'il évite tout danger (Amélie Bosquet,
p. 275-276). Les châsses apparaissent aussi en Berry, où elles
portent le même nom qu'en Haute-Bretagne (cf. Laisnel de la
Salle, t. I, 119).
Les cierges qu'on voit errer la nuit, et qui
souvent sont portés par des filles en blanc, sont
des cierges qui ont été bénits à la Chandeleur, et
que les personnes à qui ils appartenaient ont fait
servir à des usages profanes ou moqueurs. C'est
en expiation de cela qu'elles sont, après leur
mort, obligées de les porter à la main.
(Conté par Joseph Legendre, de Saint-Brieuc-des-Iffs, 1880.)
« Un soir des jeunes gens aperçoivent une lu-
mière \ ils s'en approchent et voient un cierge sans
chandelier. Ils veulent passer à côté ; mais le cierge
se dérange et leur barre le chemin. L'un d'eux
frappe le cierge de son bâton et l'envoie dans un
champ voisin, où il s'éteint. En se retournant, il
vit une forme blanche couronnée de roses et
portant à la main un cierge brisé. On lui dit
dans un veillois qu'il lui arriverait malheur, et de
214 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
fait il entendait une plainte continue. Il pria un
de ses amis de venir le veiller; mais celui-ci
s'endormit, et le lendemain il trouva à la porte
son camarade mort, et à côté de lui le cierge
brisé. »
(M=" de Cemy, p. 31-32.)
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'5 in. — LES HOMMES BLAKCS ET LES DAMES
BLANCHES
la tombée de la nuit on voit — ce sont
surtout des femmes auxquelles cette
apparition se montre — des prêtres
glissant comme des ombres ou des hommes blancs.
Ceux-ci, qui ont le visage « blanc comme des
linges )) et sont habillés de blanc, ne se mon-
trent qu'aux femmes isolées, et seulement pen-
dant l'été. Il y a quelques années, le bruit
d'apparitions de ce genre se répandit aux environs
<ie Plancoët et prit une telle consistance, que la
presse s'en mêla, et un peu aussi la gendarmerie.
Souvestre, Derniers Bretons, t. I, p. 38, parle aussi d'hommes
blancs qui ramassent les âmes dans leur bissac, mais ce sont des
jdiables.
En plusieurs endroits se promènent des dames
blanches, qui recherchent surtout le voisinage
des anciens châteaux (cf. plus loin le chapitre
intitulé Souvenirs historiques). En 1878, une dame
blanche se montra à Léhon, près Dinan, pendant
2l6 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
plusieurs soirs ; mais un journal ayant annoncé
que quelques habitants se proposaient de voir si
les balles passaient à travers l'apparition sans
laisser de trace, la dame blanche cessa prudem-
ment ses promenades.
Autrefois il y avait à Moncontour une dame
blanche qui montait une des rues ; elle était
vêtue de blanc ; son corps avait l'air d'une fumée ;
elle semblait seulement effleurer la terre. Une
nuit qu'il faisait clair de lune, un domestique dit
à une servante qui traitait la dame blanche de fable
que si elle voulait la voir, elle n'avait qu'à s'attirer
sur sa porte. Elle le fit, et la vit en effet ; mais
quand elle fut sur le point d'arriver à côté de la
maison, la servante ferma la porte.
(Communiqué par M. E. Hamonic).
Un livre des plus curieux, Guyonvac'h, raconte qu'en Basse-
Bretagne on voit la procession des six dames blanches du sire
de Kérouan, p. 31.
Les dames blanches sont aussi connues en Normandie (cf.
A. Bosquet, p. 103); mais elles sont plus malfaisantes que celles
du pays gallot. On les retrouve en Franche-Comté, en Bour-
gogne (cf. D. Monnier, p. 430, 432, 443), etc.
§ IV. — LES FILANDIÈRES DE NUIT
jARiMi les superstitions nocturnes, il faut
I aussi noter les Filandières de nuit : je
n'ai pas constaté personnellement cette
légende, mais elle a été trouvée sur les rives de
la Rance et dans la partie française du Morbihan.
« Jeanne Malobe est une filandière qu'on voit
le soir, travaillant toujours et marmottant des
paroles inintelligibles ; elle lessive son fil à Vor-
vaye, qui est un beau doué; on la voit courir par
les garennes en agitant sa quenouille et poursui-
vant des animaux fantastiques, et elle écarte de
son travail la menée ankine.... Elle ne suspend
son travail que lorsqu'elle voit passer l'homme
sans tête du Bignon. Cet homme parla à une
fille du pays et lui prédit sa fin prochaine....
Quand il a passé, Jeanne Malobe reprend sa
quenouille, et l'on dit qu'elle doit filer éternelle-
ment les tuniques des saints et des anges. »
(Mm= de Cerny, Saint-Stiliac, p. 39.)
2l8 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
« Une jeune fille qui filait le samedi après le
dernier coup de minuit, vit près d'elle, quoique
sa perce fût fermée, une vieille qui lui fila en peu
de temps tout son linge et le lui mit à blanchir.
Comme elle était occupée à cette besogne, le coq
chanta La vieille lui dit qu'on ne la voyait
jamais qu'une fois et qu'elle était la filandière de
nuit.
«"Le lendemain on trouva la fille morte sur sa
lessive. »
(Fouquet, Lég. du Morb., p. 60.)
D'après JoUivet, t. I, p. 348, une bonne femme de Plœuc
ayant trav.tillé après minuit, une fée horrible était descendue par
la clieminèe pour lui reprocher de filer, et la femme était morte
de frayeur.
En Berry, il y a la Broyctue ih niiil, dont on se débarrasse en
mettant une faux en travers de la broie (cf. G. Sand, Lcg. rusi.,
V- 38.)
§ V. — LES CHASSES FANTASTIQJJES
lE Chariot de David passe dans les airs,
pendant les belles nuits d'été, avec un
grand bruit, rapide comme le vent.
Ce sont les migrations des oiseaux voyageurs
qui, en volant dans l'air à une grande hauteur,
produisent le bruit qui est l'origine probable de
cette croyance. Elle est connue dans le canton de
Liffré (lUe-et- Vilaine) et probablement ailleurs.
Ma belle-mère a eu une domestique qui affirmait
avoir plusieurs fois entendu passer dans les nues
le Chariot de David.
Ailleurs, on entend la Chasse saint Hubert
(Plévenon), la Chasse Arthur ou Chasse Arthu'
(vers Bécherel), qui fait un bruit semblable à celui
d'une meute qui aboie. On croit que cet Arthur
était une sorte de roi des chasseurs.
A Saint-Suliac, d'après M™= de Cerny, Jeanne Malobe, la
filandière de nuit, poursuit des animaux fantastiques et écarte
la menée ankiue. Celle-ci est composée d'animaux carnassiers qui
chassent et qui massacrent les animaux domestiques et tous les
hommes qui sont sur son passage (p. 33).
220 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
La chasse saint Hubert et la chasse Artus ou Arthur sont
aussi connues en Normandie (cf. Amélie Bosquet, p. 67-68).
Tou un chapitre de son curieux livre est consacré aux chasses
fantastiques.
On retrouve ailleurs le souvenir des chasses nocturnes : en
Berrj', la chasse à Ribaut (cf. Martinet, p. 3), la chasse à Rigaud,
la chasse à Bôdet (cf. Laisnel, t. I, 168 et i6g, où sont cités
plusieurs similaires) ; en Poitou, la chasse Galerie (cf. Souche,
Proverbes, etc., p. 54) ; en Franche-Comté, la chasse d'Olifeme,
la chasse du roi Hérode (cf. Monnier, p. 79, 80, 86), etc.
CHAPITRE VII
LES REVENANTS
,A croyance aux revenants est à peu près
générale en Haute-Bretagne ; bien qu'en
plusieurs endroits elle ait une tendance à
s'affaiblir, elle y est encore très-vivace. Beaucoup
de gens très-braves, et qui ne reculeraient devant
aucun homme, n'oseraient, pour tout l'or du
monde, passer seuls à la nuit close dans un
cimetière ou dans un lieu hanté par les revenants.
A la campagne on ne trouverait personne qui
voulût rester la nuit seul en tête-à-tête avec un
mort, ou coucher dans une chambre « où il
revient ».
Nombre d'anciens châteaux ont leur chambre
de revenants. A l'époque de la Révolution, le
château de Maurepas, près Rennes, était, disait-on,
222 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
fréquente par des spectres. Moreau et Volney,
qui n'y croyaient guère, établirent dans les caves
l'imprimerie clandestine de leur journal, et per-
sonne n'eût osé aller les déranger.
Il n'est guère de commune où l'on ne trouve
des endroits « où l'on voit de quoi » et « où il
revient ».
Il en est de même en Berry (cf. Laisnel de la Salle, t. I,
p. 92); en Bretagne bretonnante, « le paysan breton vit au
milieu des trépassés : il les entend gémir dans les bois, dans les
taillis » (Guyonvac'h, p. 183).
A Saint-Cast, non loin de la colonne érigée en
souvenir de la bataille de 1758, est un bas-fond
qu'on appelait la Cassière (lieu bas et humide)
des damnés, parce que les Anglais hérétiques, et
par conséquent — dans l'opinion catholique étroite
— damnés, y avaient été enterrés. On y voyait
des apparitions, des feux, des lances brillantes
et des fantômes.
Dans les Miellés (monticules de sable qui
bordent la plage de Saint-Cast), on a vu se
promener à la nuit un prêtre qui chantait : c'était
un M. Richard, qui avait été vicaire à Saint-Cast;
bien des gens reconnaissaient sa voix.
(Conté en 1880 par Rose Renaud, de Saint-Cast.)
Dans le Morbihan, d'après Dulaurens de la Barre, l'cillces.
DE LA HAUTE-BRETAGNE 22^
le Testament du Recteur, on voit apparaître un prêtre qui con-
duit un troupeau sur la mer.
Quant aux apparitions sur les champs de bataille, on les re-
trouve en Normandie (cf. Amélie Bosquet, p. 65, cavaliers blancs
jadis défaits par cavaliers rouges qui parcourent une prairie pen-
dant la nuit).
D'après Pausanias (in Aiticis), quatre cents ans après la
bataille de Marathon on entendait toutes les nuits, au lieu où
elle se donna, des hennissements de chevaux et des bruits de
gens de guerre qui se combattaient.
Habasque, à l'article Erqiiy (t. III, 105), parle
de l'allée des Chenotiaux, à Biénassis, où chaque
nuit un prêtre lit son bréviaire.
« A la croix Artebise en Saint-Donan, les
morts reviennent. De leurs mains décharnées et
froides ils saisissent les passants attardés, et
s'amusent à les faire tourner avec une effrayante
rapidité. »
(B. Jollivet, article Saivt-Donan, t. I, p. 57.)
Un homme de Conaquen en Evran, qui allait en
journées à l'Angevinais, s'en retournait un soir
après son travail et passait par le haut du vallon.
Dans le fond de la vallée, il aperçut une table
autour de laquelle étaient un grand nombre de
personnes, et il reconnut parmi elles plusieurs de
ses connaissances qui étaient mortes. Il eut très-
224 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
peur, surtout lorsqu'il vit venir à lui un des
défunts qui lui dit :
— Ne raconte à personne ce que tu as vu, car
la mort te prendrait.
Le journalier rentra chez lui très-effrayé, et
-se garda bien de parler. Mais à quelque temps
de là il tomba malade, et, croyant mourir, il
raconta tout à sa femme. Il ne mourut pas cepen-
dant, et le premier jour où il retourna à ses
journées, au lieu de s'en revenir par Boutron,
où passe le sentier le plus direct, il prit le chemin
des Motays. On l'entendit crier, et même sa
femme l'ouït crier de Conaquen, qui est pourtant
éloigné; mais personne n'osa bouger. Le lende-
main, on alla voir ce qu'il était devenu ; mais on
ne trouva plus que sa tête. Les morts avaient fait
un tel feu, qu'on ne vit plus trace d'un gros tas
de fumier qui, la veille, avait été porté dans ce
champ, alors en guérets.
(Recueilli par M"' Elodie Bernard.)
Certaines nuits semblent plus particulièrement
.affectionnées par les revenants. A Saint-Cast, et
en plusieurs autres pays, on prétend que le soir
de la Toussaint ils sortent à minuit^ du cimetière
et vont se promener sur les routes, où ils frappent
les passants attardés, et surtout les ivrognes et les
garçons qui reviennent de voir les filles.
DE LA HAUTE-BRETAGNE 22$
On dit aussi que la nuit de la Toussaint les
églises sont pleines de morts qui sont sortis de
leurs tombes pour venir y prier. (S.-C.)
Dans le pays bretonnant on croit que le jour des Morts les
trépassés sortent de leur tombe ; on leur dresse une table chargée
de mets (cf. Souvestre, Derniers Rrelons, t. I, p. n). A ma
connaissance du moins, cette coutume du repas préparé pour
les morts n'existe pas en Haute-Bretagne. A Dieppe, celui qui,
le jour des Morts, monterait un bateau y verrait double et ne
pécherait que des ossements (cf. A. Bosquet, p. 276).
Beaucoup de gens redoutent de voyager ces
deux jours-là après la nuit close, et j'ai entendu
une personne de la campagne, qui n'était point
trop superstitieuse, me dire qu'elle n'osait sortir
de chez elle cette nuit-là. D'autres prétendent
que pendant toute la semaine des Morts on est
exposé aux apparitions. Voici un conte, choisi
entre plusieurs, où il est parlé des revenants de la
Toussaint.
Il y avait une fois un jeune bambocheur qui
voulait aller voir les filles le jour des Morts. 11
invita deux de ses camarades à l'accompagner.
— Y penses-tu ? répondit l'un d'eux ; est-ce
qu'on va voir les filles le jour des Morts ?
— Bah 1 dit l'autre, n'y fais pas attention ; est-
ce que tu crois à toutes ces vieilleries ?
Les voilà partis. A un certain endroit du
^ 15
226 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
chemin, ilst rouvèrent une sorte de châsse qui
leur barrait la route.
— Je ne passerai pas ! dit un des garçons.
— Je vais vous faire faire place, répondit celui
qui les conduisait.
Il prit un morceau de bois, et marchant droit
à la châsse, il frappa dessus, et elle se sépara en
deux.
— Jean Lemaître, dit une voix, tu te repen-
tiras de ce que tu viens de faire.
Les garçons allèrent voir les filles, mais n'osè-
rent s'en retourner, et on les mit tous les trois
à coucher dans le même Ht.
A minuit, on entendit frapper à la porte, et
une voix qui criait :
— Jean Lemaître ! Jean Lemaître !
Le bourgeois de la maison dit :
— Levez-vous, Jean ; on vous appelle.
— Lève-toi donc, disaient les autres.
Mais Jean avait peur à ses oreilles et ne bou-
geait point.
La porte s'ouvrit, et le revenant vint droit au
lit où les trois garçons étaient couchés,
— Lève-toi de suite, Jean, lui dit-il.
Les autres le poussaient, et ils avaient envie de
le voir debout. Il finit par se lever bien triste-
ment, et le revenant lui dit :
— Couche-toi sur la table.
DE LA HAUTE-BRETAGNE 227
Il le couvrit avec une nappe, alluma trois
cierges de chaque côté et s'en alla.
Personne n'osa se lever ; mais au matin, le
maître de la maison alla voir ce qui était arrivé à
Jean, et, ayant soulevé le drap, il vit qu'il était
mort.
(Conté eu 1880 par Marie Durand, de Saint-Cast, âgée de
quatre-vingts ans.)
.J'ai une seule fois trouvé une personne qui
m'affirmait avoir vu un revenant; mais j'ai sou-
vent entendu citer un tel et un tel qui s'étaient
rencontrés avec des gens de l'autre monde.
Dans le pays bretonnant, il en est autrement :
« Chacun a toujours à raconter quelque histoire
fantastique ou merveilleuse où il a joué un rôle
parfois, à moins qu'il ne la tienne de son père ou
de sa grand'mère. »
(Luzel, Veillées bretonnes, p. 41.)
Sur les revenants en général, on peut consulter Tylor, Civi-
lisation primitive, t. I, ch. IX; D. Calmet, Dissertation sur les
apparitions, les revenants et les vampires.
3)^i!r3^3^eri^!>3^Ji^!r^!^frjt^S^3i^3)<èsrj)^^^^^
POURaUOI ET COMMENT SE PRÉSENTENT
LES REVENANTS
1 'apparition est, la plupart du temps,
motivée par une demande que les dé-
funts ont à faire à des vivants. Ils se
montrent aux personnes qui les ont connus sous
la forme qui leur était habituelle, et les suivent
sans rien dire jusqu'à ce qu'on les ait interrogés ;
quand on leur a parlé, quand on a accompli ce
qu'ils réclamaient, ils cessent de venir sur terre.
Même croyance en Normandie (cf. A. Bosquet, p. 261) ; mais
parfois les revenants normands apparaissent encore une fois pour
remercier.
En pays bretounant, les âmes de ceux qui ne sont pas morts
en état de grâce viennent tourmenter les vivants jusqu'à ce qu'ils
aient été conjurés (cf. Le Men, p. 424 et suiv.).
Dans les légendes que j'ai recueillies, et dont
on trouvera ci-après quelques-unes, les personnes
qui reviennent ont pour but de réclamer de la
charité des chrétiens l'accomplissement d'un vœu
fait à leur lit de mort, des messes pour sortir du
purgatoire, le paiement d'une dette par eux con-
TRADITIONS ET SUPERSTITIONS 229
tractée. D'autres, enterrées dans des lieux non
bénits, sollicitent d'être mis en terre sainte. Il en
est aussi qui, ayant pendant leur vie fait une
promesse à quelqu'un, reviennent pour exécuter
ce qu'ils avaient promis.
Les prêtres revenants sont ceux qui ont fait des
fautes pendant leur vie, ou négligé de dire des
messes qui leur ont été payées.
D'autres revenants semblent avoir pour but de
venir avertir ceux qu'ils ont aimés de faire péni-
tence ou de changer de conduite.
II en est d'autres qui sont condamnés à revenir
sur terre pour y faire pénitence : ainsi les femmes
qui ont tué leurs enfants deviennent lavandières
de nuit pendant un certain temps. Il en est de
même de celles qui ont lavé le dimanche ; elles
reviennent sur terre, soit la nuit, soit dans le jour,
tous les dimanches, à l'heure juste où le péché a
été commis.
Il y a enfin les revenants du cimetière, qui
s'agenouillent sur les tombes et qu'il faut bien se
garder de déranger, car la punition est terrible ;
ceux qui laissent leur suaire sur leur tombe, et
qu'on doit bien se garder de toucher.
Voici quelques légendes que j'ai recueillies, et
où la venue des revenants est motivée.
En Normandie, l'apparition des morts est attribuée à une
cause religieuse. Ils viennent aussi réclamer des prières et soUi-
230 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
citer qu'on les décharge de quelque engagement qu'ils ont
contracté sur la terre (cf. Amélie Bosquet, p. 258).
A. — Revenants qui viennent demander
des messes ou l'accomplissement a leur place
d'un vœu
Le vxu à sainte Anne
Une vieille garde-malade de Dinan, morte il y
a peu d'années, racontait l'aventure suivante :
Un monsieur mourut et fut très-regretté de sa
domestique, qui l'avait soigné avec beaucoup de
dévoùment pendant sa maladie.
Quelques jours après l'enterrement, la domes-
tique se trouvait un soir seule à la maison,
lorsqu'elle entendit sonner à la porte de la rue.
Elle alla ouvrir et reconnut son maître, pareil à
ce qu'il était avant sa maladie. A cette vue, elle
ferma vivement la porte et ne put ferm.er l'œil
de la nuit.
Le lendemain, elle alla à confesse, et son
directeur lui conseilla de ne pas avoir peur et de
parler à son maître s'il revenait encore.
— Jamais je n'oserai, s'écria la domestique.
Le prêtre offrit d'aller le soir à la maison. A
la même heure que la veille, la sonnette tinta, et
la domestique, qui alla ouvrir, tomba à moitié
évanouie en reconnaissant son maître.
DE LA HAUTE-BRETAGNE 23 1
Elle reprit pourtant un peu ses sens, et,
rassurée par la présence du prêtre, elle demanda
au revenant ce qu'il voulait :
— J'ai, répondit-il, promis un voyagea Sainte-
Anne-du-Rocher; faites-le pour moi.
Le lendemain, la domestique partit pour la
chapelle Sainte-Anne, qui est à deux kilomètres
à peine de la ville, en compagnie du prêtre. En
sortant de la maison, elle sentit ses épaules
chargées d'un fardeau si lourd, que c'est à peine
si elle pouvait le porter. Sur la route, elle
gémissait comme une personne accablée, et sa
figure était couverte de larges gouttes de sueur.
Pendant la messe, elle sentit encore ce poids
incommode, dont elle fut tout à coup délivrée au
moment de l'élévation, et, depuis, son maître ne
lui apparut plus.
On raconte en pays bretonnant un conte .i peu près analogue.
Un monsieur mort depuis plusieurs années apparaît à sa servante
et lui dit de faire à sa place un pèlerinage à Sainte-Anne d'Auray.
Elle partit accompagnée d'un vicaire, et tout le long de la route
elle sentit sur son dos un poids très-lourd ; elle en avait les
épaules toutes meurtries. Après la messe dite, elle fut délivrée.
(Communiqué par M"= Élodie Bernard, qui l'a appris d'une
femme de journée, originaire du pays bretonnant.)
D'après Amélie Bosquet, on a vu maintes fois des personnes,
qui faisaient dire une messe à l'intention d'un revenant, toutes
baignées de sueur, accablées comme si elles portaient le mort sur
leurs épaules. Souvent même, pendant la durée du divin sacri-
fice, le revenant se tient à côté d'elles (p. 261-262).
232 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
Lm neuvaine promise
Au temps où il y avait à Plévenon une
épidémie qu'on nommait la maladie de Cancale,
parce que les premières personnes qui en furent
atteintes étaient des pêcheurs qui revenaient de
Cancale, plusieurs jeunes filles allèrent à Saint-
Mathurin de Pléneuf faire une neuvaine pour une
de leurs compagnes qui venait de mourir.
Comme elles s'en revenaient en devisant, une
des jeunes filles proposa de faire une autre neu-
vaine pour la première des neuf qui mourrait.
Peu après, une des jeunes filles fut atteinte par
le fléau et ne tarda pas à succomber; celles
qui survivaient accomplirent leur promesse, et
retournèrent à la chapelle de Saint-Mathurin.
Parmi elles se trouvait une fille de Pléhérel qui
était domestique dans une ferme, et qui, disait-
on, était hardie comme un gendarme.
Le lendemain de la neuvaine, elle alla comme
d'habitude mener ses vaches dans un pâturage
assez éloigné, et en revenant il lui semblait voir
une ombre qui marchait à côté d'elle. Toutefois,
elle n'eut pas peur, et elle alla faire le lit d'un
garçon de ferme qui couchait seul dans une
petite pièce séparée de la maison principale; elle
balaya la place, puis s'étant assise un instant pour
DE LA HAUTE-BRETAGNE 235
se délasser, elle vit la jeune fille qui était morte
descendre du lit qu'elle-même avait fait un
moment auparavant.
A cette vue, elle tomba en faiblesse, et lorsque
ses maîtres, inquiets de la voir rester si longtemps,
vinrent à la chambre du garçon, ils la virent
étendue tout de son long sur le plancher. Quand
elle fut revenue à elle, elle leur raconta ce qu'elle
avait vu.
Ils allèrent trouver le recteur de Plévenon, qui
dit que la fille avait eu une hallucination, et que
les morts ne revenaient point. La fille alla à
confesse, et pendant un mois elle voyait encore
une ombre à ses côtés. A la fin, le recteur,
convaincu que la jeune fille était de bonne foi,
et la voyant presque malade de peur, lui dit
qu'il fallait parler à la morte ; mais il eut bien de
la peine à la décider à cela. Un des garçons de
la ferme, plus courageux que les autres, déclara
qu'il l'accompagnerait volontiers.
Elle revit encore la morte ; mais son compa-
gnon ne voyait rien.
— Pourquoi reviens-tu ? lui demanda-t-elle, et
que veux-tu ?
— Une neu vaine à Saint- Mathurin.
— Elle est faite ; ne le sais-tu pas ?
— Ce n'est pas de cette neuvaine-là que je
parle, mais d'une autre que j'ai promise quand
234 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
je me suis couchée pour mourir. Recommande
aussi à ma mère de faire dire une messe à l'autel
de la Vierge. Il ne me manque plus que cela
pour entrer en paradis.
La messe fut dite, et la neuvaine accomplie, et
depuis ce moment on ne revit plus la morte.
(Conté par Scolastique Durand, de Plévenon, 1879.)
La messe demandée
Voici une histoire que j'ai entendu raconter;
elle fit du bruit dans le pays, où les uns la trai-
taient de fable, tandis que les autres y croyaient
fermement.
Une jeune fille, nommée Julienne Houée,
mourut à Saint-Aubin. Elle avait eu beaucoup de
bons amis qui lui faisaient la cour pour l'épouser.
Quelque temps après sa mort, l'un d'eux, qui
travaillait au four à chaux de Quenon, entendait
souvent, lorsqu'il était seul, des bruits dont il ne
pouvait se rendre compte. Il lui semblait qu'on
marchait près de lui; mais il ne voyait personne.
Un jour pourtant, il vit son ancienne bonne
amie qui était habillée « moitié en dimanche ».
Il comprit qu'elle venait pour lui demander
quelque chose.
— Que veux-tu ? lui dit-il.
DE LA HAUTE-BRETAGNE 235
— Fais-moi dire une messe pour expier le
temps que nous avons passé ensemble à deviser
pendant les offices, quand j'étais de garde à la
maison et que tu venais me faire la cour. Je
désire en outre que tu te maries avec ma sœur.
Le jeune homme fit dire la messe, et il n'eut
plus d'apparition.
(Conté par Angèle Quérinan, d'Andouillé, 1878.)
Les revenants qui viennent demander des messes sont aussi
connus en Bretagne bretonnante. (Cf. dans Luzel, Veillées
bretonnes, p. 193 et suivantes, plusieurs histoires dont la plus
caractéristique est celle d'une tante qui apparaît à sa nièce après
l'avoir plusieurs fois inquiétée sans se montrer ; cf. aussi Sou-
vestre, Foyer breton, t. II, V Auberge blanche.)
B. — Revenants qui viennent demander qu'on
PAIE UNE dette CONTRACTÉE PAR EUX
Un homme, mort depuis peu, apparut à une
fille de Saint-Sulpice-la-Forêt et lui dit :
— Je dois quinze sous à un tel : paie-les pour
moi.
— Volontiers, répondit la lille. Comment
vous trouvez-vous là-bas ?
— Pas trop bien ; je me chauffe trop dur.
Il posa la main sur la manche de la jeune fille,
236 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
qui était toute roussie à l'endroit où les doigts
avaient touché.
(Conté par Aimé Pierre, de LifFré, 1878.)
Cf. dans Dom Calmet, p. 115, l'histoire d'un seigneur qui vient
recommander de restituer un bœuf qu'il avait pris. Voyez aussi,
p. 124, le récit d'un mouchoir brûlé par un revenant. Le même
D. Calmet, p. 122, raconte, d'après Mélanchton, l'aventure d'une
femme dont la main est brûlée par le contact de celle de son
défunt mari. Amélie Bosquet, p. 79, rapporte, d'après Orderic
Vital, une légende similaire.
Le revenant à la messe
Il y avait une fois une servante qui était fille
de bras (chargée des gros ouvrages) dans une
riche maison.
Le dimanche, ses maîtres allaient se promener,
et parfois aussi les autres domestiques, de sorte
qu'elle restait souvent seule à la maison.
Un jour qu'elle était de garde, elle se mit à lire
Y Imitation de Jésus-Christ. Quand elle leva les
yeux de dessus son livre, elle vit tout à coup
auprès d'elle un gros homme à la figure blême,
tout habillé de brun, qui la regardait; mais elle
n'osa lui parler, et il partit.
Le lendemain, comme elle traversait la cour
pour aller tirer les vaches, elle le vit encore qui
semblait l'attendre. Elle courut bien vite à l'étable
/
DE LA HAUTE-BRETAGNE 237
et ferma hi porte; mais elle le vit encore à côté
d'elle.
Ces deux apparitions l'effrayèrent ; elle alla à
confesse et demanda conseil au recteur, qui lui
dit :
— Parlez-lui, et vous viendrez me dire ce qu'il
vous aura répondu.
Le monsieur habillé de brun, à la figure blême,
se montra à elle pour la troisième fois.
— Que me voulez-vous ? lui demanda-t-elle.
— Écoute, répondit-il ; il faut que tu dises à
mes fils de restituer à un tel et à un tel tant de
mesures de blé, pour réparer le tort que je leur ai
fait en allant à la chasse avec mes chiens. Tu
les prieras de faire dire une messe pour moi à
l'église de Saint- Jouan, et tu y assisteras.
Le fantôme disparut. La fille raconta tout à ses
maîtres, en leur disant comment était fait le gros
monsieur qui lui était apparu.
— De la façon dont vous nous le dépeignez,
dirent les fils, c'est notre père.
Elle retourna à confesse, et le recteur lui re-
commanda de demander au revenant un signe
visible, prouvant qu'il était revenu sur terre, car
il ne croyait qu'à moitié ce qu'elle lui disait.
Le jour de la messe arrivé, on se mit en route
pour aller à l'église. Le revenant vint se placer
auprès de la jeune fille, et il ne la quittait pas ; à
238 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
l'église, il se mit auprès d'elle dans un banc, et la
messe commença.
La fille suait de peur, et elle s'essuyait la figure
avec son mouchoir. Quand arriva le dernier
évangile, elle se rappela ce que son confesseur
lui avait recommandé, et elle dit au revenant :
— Faites-moi voir par un signe que vous êtes
réellement revenu.
Il mit la main sur le mouchoir qui était posé
sur le dos du livre. Le mouchoir fut brûlé, et la
marque des doigts était aussi sur la couverture du
livre.
(Conté en 1880 par Marie Durand, de Saint-Cast, âgée de
quatre-vingts ans.)
Elle a entendu raconter ce récit, étant enfant, par une femme
qui assurait avoir vu les débris du mouchoir et le livre.
« La nourrice de M""= de Fontenoy étant morte, apparut i une
demoiselle et lui dit qu'elle était dans le purgatoire, et comme
preuve, elle appliqua sa main sur un mouchoir où elle laissa
une trace pareille à celle de la figure d'une main de fer rouge »
(cf. Réalité de la magie et des apparitions, p. 8-9).
C. — Revenants qui demandent la sépulture
Des maçons construisaient une minoterie. Ils se
fâchèrent avec le petit manœuvre qui leur appor-
tait le mortier, et le frappèrent si dur qu'il
DE LA HAUTE-BRETAGNE 239
mourut. Comme il n'y avait alors personne et
que le goujat était un petit vagabond, ils résolu-
rent de n'en rien dire et de cacher son cadavre
dans les fondements, qui étaient très-profonds.
Le moulin construit entra en pleine activité, si
bien qu'au bout de quelque temps l'ouvrage
pressait si fort qu'on dut le foire marcher même
la nuit ; mais quand arrivait minuit, toutes les
lumières étaient subitement éteintes par un souffle
invisible, et on entendait dans toutes les parties
de la maison un bruit très-fort, d'autant plus
étrange qu'on ne voyait personne.
Un des garçons s'offrit à voir ce qui causait ce
tapage. A minuit, sa chandelle fut éteinte; il se
^eva et ne vit personne. Il ralluma sa lumière, qui
fut encore éteinte, et en même temps il entendait
un bruit aussi fort que si tout le moulin craquait.
Il s'écria alors :
— Si tu es du diable, va-t-en; si tu viens delà
part de Dieu, dis ce que tu désires.
— Mon corps, répondit alors une voix, est
sous les fondations du moulin, et je désirerais
qu'il fût mis en terre sainte.
On obéit à la demande du fantôme, et on
n'entendit plus aucun bruit depuis.
(Conté en 1878 par J. Boucherj', de Dourdain.)
Cette croyance, qui a été celle de toute l'antiquité, se retrouve
en Berry (cf. Laisnel de la Salle, t. II, p. 91).
240 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
D. — Revenants qui viennent accomplir une
PROMESSE
Le souper de la morte
Il était une fois un marin qui faisait la cour à
une jeune fille. Il l'aimait bien et voulait l'épouser ;
mais ses parents ne se souciaient pas du mariage,
parce que la jeune fille était pauvre.
Le marin partit en voyage; pendant qu'il
était sur mer, ses parents lui écrivirent que sa
bonne amie était morte, et il en eut bien du
chagrin.
duand, sa navigation terminée, il fut débarqué,
il partit pour revenir dans son pays; comme il
passait devant la maison où la jeune fille demeu-
rait toute seule, il y vit de la lumière.
— Ah ! se dit-il, mes parents m'ont trompé en
m'écrivant que ma bonne amie était morte.
Il entra dans la maison et vit la fille, qui était
dans ses habits du dimanche et qui parut
contente de le revoir. Elle l'invita à souper avec
elle ; mais il lui répondit que ses parents l'atten-
daient et qu'il voulait les voir ce soir même.
— Alors, dit sa bonne amie, promets-moi de
venir demain à pareille heure souper avec moi.
DE LA HAUTE-BRETAGNE 24 1
— Volontiers, répondit le marin, qui continua
sa route et arriva chez ses parents.
— Vous m'aviez écrit, leur dit-il, que ma
bonne amie était moirte. Cela n'est pas vrai, car
en passant devant chez elle j'ai vu de la lumière;
je suis entré, je lui ai parlé, et j'ai même
promis d'aller souper demain avec elle.
— Si, lui répondirent ses parents, elle est
bien véritablement morte; si tu crois que nous
te trompons, va demain trouver le recteur, et il
te dira au juste quel jour elle est morte et quel
jour elle a été enterrée.
Le lendemain, le marin alla au presbytère, et le
prêtre lui affirma qu'elle était décédée quelques
mois auparavant, et que c'était lui-même qui
l'avait enterrée.
— Mais, ajouta-t-il, puisque vous avez promis
d'aller chez elle ce soir, il ne faut pas y manquer.
Vous aurez bien soin de ne pas manger avec elle,
de ne pas boire, de refuser le café qu'elle vous
offrira. Elle laissera tomber une cuiller et vous
priera de la ramasser ; mais vous refuserez de le
faire, quoi qu'elle vous dise.
— Ne pourriez-vous venir avec moi ? dit le
marin.
— Je peux vous accompagner jusqu'au seuil
de la porte, répondit le prêtre ; mais je n'ai pas
permission d'aller plus loin.
I 16
242 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
Quand arriva le soir, le marin alla à la maison
de sa bonne amie et laissa le recteur en dehors.
11 entra et trouva la jeune fille habillée comme
pour des fiançailles. Elle l'invita à s'asseoir à
table auprès d'elle, et lui off'rit à manger.
— Merci, dit-il, je n'ai pas faim.
Elle se mit à souper toute seule, et lui présenta
un verre dans lequel elle avait versé du cidre.
— Bois, dit-elle.
— Non, je n'ai pas soif.
La fille alla ensuite faire du café, et en présenta
une tasse au marin, qui refusa de la prendre. Elle
goûta seule au café et laissa tomber à terre la
petite cuiller dont elle se servait.
— Ramasse ma cuiller, lui dit-elle, cette fois
d'un air dur.
— Non, répondit-il, ramasse-la toi-même.
— C'est bien heureux pour toi que tu n'aies
voulu ni boire, ni manger, ni ramasser ma cuiller.
Elle disparut à ces mots, et la terre s'ouvrit
sous elle, car elle était damnée, et le recteur
ouvrit la porte au matelot, qui s'en alla avec lui
sans avoir aucun mal.
(Conté en 1S79 p.ir Élisa DuranJ, de Saint-Cast.)
La promesse
Un garçon et une jeune fille s'étaient promis
de s'épouser, morts ou en vie. Le garçon partit
DE LA HAUTE-BRETAGNE 243
pour l'armée, et la fille se mourut. Quand le
soldat revint, on lui dit qu'elle était morte; mais
lui alla au logis de la fille et la vit qui était toute
habillée de blanc. Il lui parla; mais elle ne
répondait que par oui et par non. Il disait à ses
amis qu'il allait se marier avec elle, et que tous
les soirs il la voyait ; mais ses amis le traitaient
de fou.
Il fixa pourtant le jour de la noce ; il mena
l'épousée jusqu'à la table de Dieu, et la messe
commença. Sitôt qu'elle fut finie, la terre
s'entr'ouvrit et engloutit la mariée. (E.)
En Normandie, on connaît aussi les revenants qui viennent
demander l'accomplissement d'une promesse (cf. La. Fihuse
il'Apremont, Amélie Bosquet, p. 263).
Deux jeunes garçons qui étaient en service
dans la même ferme avaient promis que celui qui
se marierait le premier inviterait l'autre à ses
noces, mort ou en vie.
Peu après l'un des deux mourut, et l'autre
était sur le point de se marier. Il se souvint de la
promesse qu'il avait faite à son camarade, et il
alla en parler à son confesseur.
— Puisque tu as promis, dit le prêtre, il faut que
tu ailles sur la tombe de ton ami ; tu l'appelleras
trois fois, et à la troisième fois il viendra.
Le jeune homme alla au cimetière, et quand il
244 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
eut par trois fols appelé le défunt par son nom,
celui-ci se présenta devant lui.
— Que me veux-tu ? demanda-t-il.
— Je suis venu te prier de venir à mes noces.
— J'irai, répondit le défunt, et il disparut.
Le jour du mariage, le domestique défunt vint
à la messe et assista au repas; mais il ne buvait
ni ne mangeait, et personne ne le voyait, excepté
le marié.
-- A qui parles-tu? lui disait sa femme.
— A mon ami qui est là.
A la fin du repas, le défunt se leva et dit au
marié :
— Il faut que tu viennes me reconduire.
Le marié quitta la noce et suivit son camarade,
tout en devisant avec lui. Comme ils passaient
dans un chemin creux, le défunt dit au marié :
— Vois-tu bien ce bouc et cette chèvre qui ne
font que se battre ?
— Oui.
— Eh bien ! c'est ton père et ta mère. Ils se
sont disputés et battus quand ils étaient de ce
monde, et leur mauvais ménage continue dans
l'autre. Il faudra être bienveillant et doux pour
ta femme : si tu es bon, ta place est réservée à
côté de la mienne. Regarde du côté opposé :
que vois-tu ?
Pendant que le marié tournait les yeux dans
DE LA HAUTE-BRETAGNE 245
la direction indiquée, le défunt disparut, et il ne le
revit plus.
(Conté par Françoise Dumont, li'Ercé, 1879.)
Luzel, Ligend. chréi., t. II, raconte, sous le titre de VOnihre
du pendu, une légende dont le début a ce l'analogie avec celle-ci.
Cf. aussi dans le même recueil le commencement de la Miche
de pain.
E. REVENANTS CONDAMNÉS A UNE PÉNITENCE
POSTHUME
A Saint-Méloir, près de Plélan-le-Petit, se
trouvent des carrières abandonnées. Quand on
passe par là après la nuit close, on voit un prêtre
qui tient sa tête entre ses mains et demande la
charité aux passants. C'est pour payer une messe
dont il a reçu le prix et qu'il n'a pas dite, et il
est condamné à revenir jusqu'à ce que les pas-
sants lui aient donné le prix de la messe.
En Normandie existe la même croyance (cf. Amélie Bosquet,
p. 267).
« A Erquy, un vieu.\ prêtre, qui vivait il y a
plusieurs siècles, sort la nuit régulièrement de
son tombeau et vient dire son bréviaire dans
l'allée des Chenotiaux, où il erre toute la nuit .
246 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
Il n'a fait de mal à personne, et pourtant on
l'évite avec le plus grand soin. »
(JoUivet, p. 314.)
D'autres prêtres sont condamnés à revenir la
nuit jusqu'à ce qu'ils aient trouvé un vivant pour
répondre leur messe.
(Cf. Coiit. pop., I'' série, La Messe du fantôme, n'' xliii, et Lill.
orale, p. 192.)
Les histoires de prêtres revenants sont communes en beaucoup
de pays, en Basse-Bretagne (cf. Luzel, Veillées bretonnes, p. 4 ;
Le Men, p. 426; Fouquet, la Messe du fantôme'); en Nor-
mandie (cf. Amélie Bosquet, p. 267-274, qui raconte plusieurs
légendes très-intéressantes qui avaient cours de son temps, et
qu'on retrouverait sans doute aujourd'hui) ; en Gascogne (cf.
Bladé, Trois contes : le Bâtard), etc.
11 y avait une fois à la Bérouessinaie, en Ercé,
un homme qui, pour agrandir son champ, avait
déplacé une borne. Après sa mort, il fut obligé de
la rapporter à l'endroit où il l'avait prise. (E.)
Cette légende est altérée. Ordinairement, celui
qui a déplacé une borne est obligé de venir toutes
les nuits la porter, en répétant : « Où la mettrai-
je ? )> jusqu'à ce qu'un chrétien lui ait répondu :
« Mets-la où tu l'as prise. »
(Cf. Fouquet, La Borne; Dulaurens de la Barre, VHomiiie
cmbortié, etc.)
La même légende se raconte en Normandie (cf. Amélie Bos-
quet, p. 2É3-264); en Berry (cf. l.ai.snel de la Salle, t. I, 119).
DE LA HAUTE-BRETAGNE 247
La pénitente
Au temps jadis, il y avait, au Plessis-Broualeu
en Saint-Pôtan, un gros caillou bleu qui était
près d'une fontaine, et tous les soirs une bonne
femme morte depuis bien des années venait à
dix heures s'agenouiller sur cette pierre pour faire
pénitence
Un jour, deux jeunes gens s'amusèrent à faire
toute la journée du feu sur le caillou, et un peu
avant la venue de la bonne femme, ils balayèrent
les cendres, puis ils se cachèrent dans un coin du
jardin pour voir ce qui allait se passer.
Quand la revenante arriva, elle voulut s'age-
nouiller comme d'habitude ; mais elle se brûla et
jeta un cri à faire trembler, en disant :
— Ali ! malheureux ! il y a deux cents ans que
je venais ici accomplir ma pénitence ; demain
mon temps finissait, et voilà que par votre faute
il faut que je recommence.
En entendant ces mots, l'un des garçons mourut,
et quelques jours après l'autre devint fou.
(Coûté en 1S81 p^r Isidore Poulain, de Pluduno.)
L'épisode du caillou cliauffé est fréquent (cf. p. 176 du
■présent volume).
A Rillé, près Fougères, on voit à certaines
248 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
époques de l'année une lumière qui semble se
promener dans un verger. Les gens du pays pré-
tendent que ce feu follet est l'Ame d'une femme
enceinte qui se tua en tombant d'un cerisier de
ce verger, et dont l'enfant mourut sans baptême.
En Berry (cf. Laisnel de la Salle, t. I, p. 165) reviennent.
aussi ceux qui ont péri de mort violente).
La croyance aux pénitences posthumes est très-répandue en
Basse-Bretagne (cf. Le Men, p. 421 et suiv.; Guioiivnc'h, p. 119
et 187).
On trouvera ci-après, pages 254 et 25;, d'autres exemples de
morts qui reviennent faire pénitence.
F. LES LAVANDIÈRES DE NUIT
Certains doués sont affectionnés par les lavan-
dières de nuit. Parfois elles restent des années
sans qu'on entende parler de leur battoir, puis
tout d'un coup elles reparaissent. En Ille-et-
Vilaine, on prétend que les lavandières de nuit
sont des mères qui ont tué leurs enfants, ou bien
des femmes qui ont lavé le dimanche.
Les personnes qui ont lavé le dimanche
reviennent en jour — mais la plupart du temps
invisibles — au doué où elles lavent à l'heure où
elles ont violé pendant leur vie le repos domi-
nical. (E.)
Les lavandières de nuit sont communes eu Basse-Bretagne
DE LA HAUTE-BRETAGNE 249
(cf. Le Men, p. 421, lavandières qui ont trop économisé le
savon ; Souvestre, Les lavandières de nuit; Dulaurens de la Barre,
Les Milles de Huelgoal, etc.).
Les lavandières de nuit sont aussi connues en Berry. Ce sont
« les âmes des mères infanticides ». Elles battent et tordent
incessamment quelque objet qui ressemble à du linge mouillé,
mais qui, vu de près, n'est qu'un cadavre d'enfant. (G. Sand,
Légendes rustiques, p. 30; cf. aussi Laisnel de la Salle, t. I,
p. 123-124.) D'après G. Sand, c'est une sorte de grenouille qui
produit le bruit du battoir.
Aux Guerches, près Matignon, il y avait des
lavandières qui faisaient tordre le linge; il y avait
aussi une dame blanche.
Il faut bien se garder d'accepter de tordre le
linge, car si on se trompait en le tordant, on
mourrait.
Une lavandière de Dinan, morte aujourd'hui,
et connue dans la ville sous le sobriquet de la
mère Paillasse, était allée un soir voir une femme
en couches qui demeurait dans une ferme, à
quelque distance de la ville. Vers une heure du
matin, elle quitta la malade et se mit en route
pour s'en retourner chez elle. Pour s'abréger,
elle passa par la prairie des Noes-Gourdais, où il
y a un doué. Auprès elle aperçut une femme qui
étendait du linge, et il y en avait un paquet
considérable. Elle s'arrêta auprès de la lavandière
et lui dit :
2)0 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
— Vêtes ben tard aiiê (aujourd'hui.)
L'autre ne lui répondit rien, et elle ne voyait
pas sa figure, à cause de la lune qui était derrière
sa tète. Elle lui aida à ramasser le linge, et quand
il fut mis en paquet, elle lui aida à le soulever
sur son dos. La lavandière se tourna alors, et la
mère Paillasse s'aperçut qu'elle avait une tête de
mort. Elle s'en alla au plus vite, et toutes les fois
qu'elle racontait cette aventure, elle était si émue
que la sueur lui perlait sur le front.
(Conté par M. Lconce Petit, qui, étant enfant, a entendu la
lavandière elle-même la raconter.)
Un homme qui passait une nuit près des Noes-
Gourdais vit une personne occupée à ramasser
du linge, qui le pria de lui aider à le tordre.
L'homme s'approcha et prit les draps par un bout;
mais la femme lui frappa un coup sur la figure
avec l'autre bout du drap, et l'homme s'aperçut
qu'il avait devant lui un fantôme. (D.)
« Au-dessous de l'Angevinais, il y a un en-
droit du canal qui s'appelle Ponha. Une nuit, une
femme de Conaquen, croyant être au matin,
descendit à la rivière pour laver. Elle cria à son
mari : « Thomas, passe-moi des draps, » et au
même moment elle tomba dans la rivière, où elle
se noya. Depuis ce temps, elle revieut vers
DE LA HAUTH-BRETAGNE
251
la Toussaint, entre dix et onze heures du soir. Ou
l'entend frapper trois coups de battoir, puis on
n'entend plus rien. Plusieurs personnes encore
vivantes l'ont entendue, et lorsque les femmes
se lèvent avant le jour pour aller laver ou restent
trop tard le soir, on leur dit : « Vous allez faire
comme la lavandière de Ponha. »
(Recueilli par M'i= Élodie Bernard.)
En Berr3- (cf. G. SanJ, Lc^.. rus/., p. 62), les âmes des suicidés
reviennent).
Après dix heures du soir, sous les anciens
ponts des environs de Bécherel et de Tinténiac,
principalement à Piedlouais, près des Iffs, il y a
des femmes qui lavent. Si on s'approche d'elles,
on voit comme une lueur, et elles disent :
— Suivez votre route ; je fais ce qui m'est
ordonné.
Dans le pays, on prétend que c'est surtout une
femme catholique, tuée jadis par les huguenots,
qui revient ainsi la nuit.
(Conté par J. Legendre, de Saint-Brieuc-des-IfFs, 18S0.)
En Normandie, près du Pont-Angot, une dame blanclie
vient laver son linge à. la lueur des étoiles (cf. A. Bosquet,
p. 107).
On dit aussi que les enfants qui ont frappé
leur mère étant petits ne peuvent avoir de repos
que lorsque leur mère est venue les frapper;
252 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
jusque-là, le bras coupable sort de la tombe.
(S.-C, E.)
Cette croyance est connue en Anjou et en Normandie (cf. A.
Bosquet, p. 283).
G. REVENANTS QUI VIENNENT AVERTIR
M. de la Garaye menait joyeuse vie, chassant
même à travers les clos des pauvres gens,
buvant sec et faisant ripaille. Son beau-frère, mari
de sa sœur, mourut, et quelque temps après son
enterrement, où assistèrent plus de cent prêtres, il
apparut à M. de la Garaye dans son avenue. Il était
tout en sueur, et une goutte de sa sueur étant
tombée sur la main de M. de la Garaye, elle le
brûla comme de l'eau bouillante. C'est à l'endroit
où cette apparition lui était venue qu'il fit
bâtir la chapelle qui existe encore.
(Conté par M. Léonce Petit, 1880.)
Cette légende est racontée un peu différemment dans le Guide
du casino de Ditiard, Rennes, in-32, 1881. J'en ai cité une va-
riante dans ma LUI. orale, p. 200.
Ces apparitions de damnés se retrouvent dans les Ugende;
chrétiennes de Luzel, t. Il, L'Ame damnée ; Damné quoique
dévot, etc.
Cf. La Marraine damnée de Restif de la Bretonne, qui est un
véritable conte populaire recueilli en Bourgogne . {Les contemporaines
par gradation, p. 79, éd. Assézat.)
-m-
^^^âs^'t^'Bi't^âei^'^^'t
§ II. — LES MORTS aUI SE VENGENT
lA croyance qu'on doit respecter les morts
est générale dans toute la Bretagne, et il
n'en est point qui soit plus vivace. A ce
sentiment se mêle une certaine crainte, et beau-
coup sont persuadés que les défunts conservent
dans la tombe toutes le passions qu'ils ont eues
pendant leur vie, qu'ils sont sensibles aux injures
qu'on leur fait et qu'ils peuvent parfois venir se
venger. On croit même que, s'ils sont mécontents
de leurs enfants, ils viennent la nuit « leur tirer
les pieds ». J'ai plusieurs fois entendu faire cette
menace par des pères à leurs enfants, qui ne sem-
blaient pas trop en douter.
Dans Guionvac'h, p. 195, on trouve, sous le titre de La
Mariée de Carnoat, un curieux récit où un père mort se venge
de sa fille qui lui avait désobéi.
Ce respect des morts est entretenu par des
légendes lugubres. On en a déjà lu une au
commencement de ce chapitre ; en voici quelques
autres, où les morts outragés punissent leurs in-
sulteurs.
254 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
La pénitence interrompue
Il y avait une fois deux garçons qui allaient
voir les filles ; au pied d'une croix ils virent un
iiomnie à genoux.
— Que fais-tu là ? dit un des galants. Viens te
divertir avec nous.
L'homme ne bougea ni ne parla ; le garçon lui
donna sur la tête un coup de bâton en disant :
— Voilà pour te faire parler.
— Ah ! malheureux ! s'écria l'homme agenouillé,
voilà près de deux cents ans que je viens ici faire
pénitence; personne ne m'avait jamais rien dit,
et je n'avais plus que huit jours à passer pour
avoir fini; maintenant, par ta faute, il faut que je
recommence.
Il se leva et se mit à les suivre ; le garçon qui
avait frappé eut peur, et il dit à son camarade :
— Je vais aller coucher avec toi.
Quand il fut dans la maison de son ami, ils
barrèrent la porte, et il se coucha du côté de la
muraille. Mais, à minuit, la porte s'ouvrit et
quatre cierges vinrent se poser sur la table. Le
garçon qui avait frappé le pénitent fut tiré du lit
par des mains invisibles et placé sur la table.
DE LA HAUTE-BRETAGNE 255
Quand, au matin, son ami alla pour le voir, à
sa place il ne trouva que de la cendre.
(Conté en 1881 par J. M. Comault, du Gouray.)
Cf. une légende qui offre quelque ressemblance avec celle-ci,
p. 225 du présent volume.
La coiffe enlevée
Il y avait une fois un garçon qui allait voir
une jeune fille ; ses parents avaient beau le prier de
ne pas retourner chez elle, il leur répondait :
— Mèlez-vous de vos affaires, et laissez-moi
aux miennes.
Un soir il invita deux ou trois de ses camarades
à l'accompagner, et comme ils passaient un
échalier, ils virent une femme tout en blanc debout
auprès.
— Je vais la décoiffer, dit le garçon.
— Non, répondaient les autres ; laissez-la
tranquille.
Mais lui, il alla droit à elle et lui enleva sa
coiffe. Il ne lui restait plus que son serre-tête
(bonnet de dessous); mais il ne vit point sa
figure. Il entra avec les autres chez sa bonne
amie et lui montra la coifte :
— Ah ! dit-il, en venant ici, j'ai rencontré une
femme tout en blanc, et je lui ai enlevé sa coiffe.
256 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
— Donne-moi la coiffe, répondit sa bonne
amie; je la ramasserai dans mon armoire.
Le lendemain soir, il partit encore de chez lui
pour aller voir les filles, et en arrivant à l'écha-
lier, il vit une femme en blanc, pareille à celle
de la veille ; mais elle n'avait point de tête.
— Tiens, se dit-il, c'est la même que celle
d'hier ; je ne croyais pourtant pas lui avoir arraché
la tète.
Quand il entra chez sa bonne amie, elle lui dit :
— J'ai mis aujourd'hui la coitie que tu m'avais
donnée; si tu savais comme elle me va bien 1
— Rends-la-moi, je t'en prie, dit le garçon.
Elle la lui donna, et en rentrant il raconta
tout à sa mère.
— Ah ! mon pauvre gars, lui dit-elle, tu as
suivi une mauvaise compagnie; je t'avais bien
prévenu qu'il t'arriverait malheur.
Il alla se coucher ; mais dans la nuit sa mère
entendit des soupirs qui partaient du lit de son
fils. Elle réveilla son bonhomme et lui dit :
— Écoute ! on dirait que quelqu'un se plaint.
Elle alla au lit de son fils et le trouva baigné
de sueur.
— Qu'est-ce que tu as ? lui dcmanda-t-elle.
— Ah ! ma mère, j'avais sur le corps un poids
qui pesait plus de trois cents livres et qui
m'étouffait; je n'en pouvais plus.
DE LA HAUTE-BRETAGNE 257
Le lendemain, le garçon alla à confesse, et il
raconta tout au recteur.
- — Mon garçon, lui dit- il, la personne que
vous avez vue était une femme qui revenait pour
faire pénitence ; c'est votre sœur qui est morte.
— Comment faire? dit le garçon.
— Il faut aller lui reporter sa coiffe et la lui
poser sur le cou du côté où il penche.
— Ah ! monsieur le recteur, jamais je n'oserai ;
je mourrais de peur !
Il alla pourtant le soir à l'échalier, où il vit la
femme qui était en blanc et n'avait point de tète ;
il posa la coiffe juste du côté où le cou penchait.
Aussitôt une tête se montra dessous, et une voix
lui dit :
— Ah ! mon frère, tu m'as empêché de faire
pénitence ; demain tu viendras m'aider à la finir.
Le garçon revint se coucher à la maison ; mais
le lendemain, il ne se leva pas avec les autres, et
quand on alla à son lit, il était mort.
(Conté en 1880 par Joseph Macé, de Saint-Cast, mousse, âgé
de quatorze ans.)
Un autre mousse de Saint-Cast, nommé François Marquer,
m'a conté le même soir une « histoire » analogue ; la voici :
Un garçon qui allait voir les filles vit un soir
une femme qui tournait autour de lui ; elle avait
une belle coiffe.
I 17
2)8 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
— Je vais la décoiflfer, dit-il.
11 lui enleva sa coiffe, et quand il revint à la
maison, il dit à sa mère :
— Ah ! maman, c'est moi qui ai une belle
coiffe ! Ouvrez votre armoire, que je la ramasse.
Quand la coiffe fut dans l'armoire, il y avait
dedans une tête de mort. Il alla à confesse, et le
recteur lui conseilla de retourner au même
endroit et de reporter la coiffe ; mais il n'osa, et
la nuit il entendait une voix lui dire :
Rends-moi ma tète et ma coiffe !
Rends-moi ma tête et ma coiffe !
Le lendemain, il lînit par y aller, et il vit une
femme sans tête. Il lui posa la coiffe sur le cou ;
alors la tête se remit, et il n'eut aucun mal.
M°" de Cerny (Saint-Suliac et ses traditions) raconte deux
histoires de coiffes enlevées. Dans l'une d'elles, intitulée Les trois
Mortes, un jeune garçon voyant des jeunes filles agenouillées
dans le cimetière, va enlever la coiffe de l'une d'elles en disant
qu'il ne la lui rendra que si elle vient l'embrasser. Le lendemain,
à la place de la coiffe, il trouve une tète de mort. A minuit, il
la reporte, tenant entre ses bras un enfant nouveau-né. La tète
de mort redevient coiffe, les femmes disparaissent, et le gar(on,
grâce à l'enfint, n'éprouve aucun mal (l'enfant qui préserve a
son similaire dans le conte de Luzel, L'ombre du pendu, cité plus
haut).
La deuxième légende est intitulée : La jeune fille du ciiiieticre.
Des femmes qui revenaient du veillois voient une jeune fille
agenouillée sur une tombe; l'une d'elles va la décoiffer et met
DE LA HAUTE-BRETAGNE 259
la coiffe dans son armoire. Le lendemain, à minuit, elle entend
sortir de son armoire une voix qui lui crie : « Rends-moi ma
coiffe ! » Il en est de même les jours suivants. Le recteur lui
ordonne de reporter la coiffe ; elle y va, mais elle meurt de
peur.
L'os
Il y avait une fois une petite fille qui passait
par le cimetière ; elle trouva un petit os dans le
sentier et l'emporta pour s'amuser.
Le soir, quand elle fut rentrée chez elle, elle
entendit une voix qui disait :
Rends-moi mon os I
Rends-moi mon os !
— Qu'est-ce que cela ? lui dit sa mère.
— Je ne sais pas.
La voix continuait à crier :
Rends-moi mon os !
Rends-moi mon os !
— Q.u"est-ce donc ? dit la mère.
— C'est peut-être à cause d'un os que j'ai
ramassé dans le cimetière.
— Hé bien ! il faut le rendre.
La petite fille ouvrit la porte et jeta l'os dans
la cour \ mais la voix continuait de dire :
Rends-moi mon os !
Rends-moi mon os !
260 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
— C'est peut-être l'os d'un mort. Prends la
chandelle; va dans la cour et rends-le-lui.
(Conté en 1880 par François Marquer, de Saint-Cast, mousse,
âge de treize ans.)
Ceux qui dérobent quelque chose aux morts sont punis par-
fois d'une manière terrible. J'ai raconté ailleurs {Cont. pop.,
l" série, n° xux, Le drap mortuaire; Le linceul promis, LUI.
orale, p. 195, à la suite sont cités plusieurs similaires) deux
légendes très-populaires en Haute-Bretagne, et où :1 arrive des
apparitions terribles à des personnes qui ont ramassé des draps
mortuaires dans le cimetière. Dans les Légendes chrétiennes de
Luzel se trouve, sous le titre de Linceul Jes Morts, une légende
bien plus sombre et bien plus horrible de détails. Dans la pre-
mière édition des Derniers Bretons de Souvestre figurait une
légende similaire, t. I, p. 72, sous le titre du Drap mortuaire
(cf. aussi Fouquet, Alice de Quinipily (suaire dérobé), et Bladé,
La Jambe d'or (jambe volée) et La Goulue (jambe que la goulue
dévore), contes suivis du commentaire de R. Kœlher).
Le beau squelette
Il y avait une fois un jeune homme qui était
sur le point de se marier ; il alla inviter ses parents
et SCS amis à ses noces, et comme partout où il
entrait on lui offrait à boire, il était enchaiideboiré
(ivre) quand vint le soir.
Pour arriver plus vite chez lui, il passa par le
cimclicre, et au milieu du sentier il trouva une
tête de mort. Il lui donna un coup de pied et lui
dit:
DE LA HAUTE-BRETAGNE 261
— Toi aussi, je t'invite à venir à mon repas de
noces.
La tête ne répondit rien. Quand arriva le jour
des noces, un squelette entra dans la maison où
avait lieu le repas, et prit place à table à côté du
marié. Voilà tout le monde surpris et eflfayé. Le
marié lui dit :
— Hé bien, beau squelette, fais comme nous:
bois et mange.
Le squelette lui répondit :
— On ne boit ni ne mange dans l'autre
monde ; mais je t'invite à te rendre demain soir à
l'endroit où tu m'as trouvé.
Il s'en alla, et le marié, qui avait peur, raconta
au recteur ce qui s'était passé, et le pria de
l'accompagner au rendez-vous.
— Je ne suis pas invité, moi, répondit le
prêtre; c'est à vous de faire le voyage tout seul.
A l'heure dite, le marié se rendit au cimetière,
où il vit dans le sentier une petite table ronde
autour de laquelle se trouvaient trois chaises;
l'une était vide, et sur les deux autres étaient
assis deux squelettes.
Celui qui était venu au repas de noces l'invita
à s'asseoir sur la chaise vide, et lui dit en mon-
trant la table sur laquelle il n'y avait rien :
— Voilà comment sont les dîners dans l'autre
monde ; maintenant, lève-toi et marche avec moi.
202 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
Le marié avait une grande frayeur en suivant
le squelette dont les os se choquaient à chaque
pas et faisaient cric-crac.
— Beau squelette, lui dit-il après avoir cheminé
pendant quelque temps, sommes-nous bientôt
rendus ?
— Marche, répondit le mort d'une voix creuse.
Ils arrivèrent à une montagne, et quand ils
furent sur le haut, il vit une immense plaine où
brillaient une multitude de flambeaux.
— Que signifient ces flambeaux, beau sque-
lette ? dit le marié d'une voix étranglée.
— Ce sont ceux des vivants ; chacun a le sien
qui brûle. Marche toujours.
Ils descendirent la montagne, et quand ils
furent dans la plaine, ils voyaient des flambeaux
de toutes tailles, les uns encore longs, d'autres à
moitié consumés, d'autres sur le point de
s'éteindre.
— Où est le mien, beau squelette? demanda
le marié.
— Je vais te le faire voir.
Et il le mena devant une lumière qui était
presque entièrement brûlée.
— Voilà le tien, dit le squelette.
Deux jours après, le marié alla rendre ses
comptes à. Dieu.
DE LA HAUTE-BRETAGNE 263
Voilà ce qui doit apprendre à chacun à
respecter les os des morts.
(Conté en 1880 par Marie Durand, de Saint-Cast, âgée de
quatre-vingts ans.)
L'invitation à un repas, qui figure au commencement de cette
légende et de la suivante, fait penser au dernier acte du Don
Juan de Molière. D'après M. Gènin, Lexique de la langue de Moliire,
p. xxi-xxii, les moines attirèrent dans leur église le véritable
Don Juan, et il ne reparut jamais. C'est pour expliquer sa dispa-
rition qu'ils répandirent la légende que Tirso de Molina et, après
lui, Molière ont mise à la scène. 11 est probable qu'ils l'emprun-
tèrent à la tradition populaire.
Dans les Légendes bretonnes de d'Amezeuil, Jouan le sonneur
invite une tête de mort à danser, puis à souper avec lui : le mort
se rend à l'invitation et tue l'imprudent.
L'épisode des flambeaux a pour similaire un conte que Deulin
avait emprunté à une légende allemande (cf. sur la popula-
rité des contes de Deulin une note de M. Loys Brueyre, Alma-
vach des traditions populaires, Maisonneuve, 1882, p. ii;). Le
héros descend sous terre et voit les lampes des hommes dans une
caverne ; la mèche plus ou moins consumée indique le temps que
chacun a encore à vivre. Cf. aussi VHonimc juste, dans les Lég.
chrét. de Luzel, t. II.
L'invitation imprudente
Il y avait une fois des jeunes gens qui voulaient
se déguiser. L'un d'eux alla prendre une tête de
mort dans le reliquaire du cimetière; il mit
dedans une chandelle allumée, et la plaçant sur
son chapeau, il se promena la nuit. Quand il
passait à la porte des maisons, les gens étaient
264 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
si épouvantés à la vue de ce fantôme, qu'ils
s'évanouissaient de peur.
Quand il fut lassé de courir et de faire cette
lugubre farce, il retourna au cimetière et jeta la
tête de mort sur le tas d'ossements en lui disant :
— Pour ta peine, je t'invite à venir souper
avec moi demain soir.
Le jour d'après, au moment où il allait se
mettre à table pour souper, il entendit frapper à
la porte. La servante alla ouvrir; mais, voyant
devant elle un squelette, elle s'évanouit. Sa mère,
voyant, que la servante ne venait point, sortit à
son tour et tomba aussi en pâmoison à la vue
du fantôme.
Le jeune homme se leva et lui ouvrit la porte.
Le squelette le suivit, et tous deux se mirent à
table l'un en face de l'autre, sans se rien dire.
Les deux femmes, revenues à elles, s'agenouillè-
rent pour dire leurs prières, puis allèrent se mettre
au lit. Le jeune homme y alla à son tour; mais le
squelette le suivit et vint se coucher à côté de lui.
Le garçon eut si peur que la fièvre le prit, et il
mourut au point du jour,
(Conte en 1880 par François Pluet, de Saint-Cast, mousse.)
Cf. dans le Bar^aj^-Brcii la pièce intitulée Le Carnaval de
Rosporden, et un gwerz intitulé La lêle de mort, publié par Sou-
vestre dans les Derniers Bretons, 1" éd. t. II, p. 15, et qui ne
figure pas dans les suivantes.
DE LA HAUTE-BRETAGNE 265.
La tête de veau changée en tête de mort
Il y avait une fois deux amis qui se querellè-
rent ; ils se battirent, et l'un d'eux tua l'autre. Il
fit une fosse profonde dans un endroit écarté, et
il enterra le cadavre, pensant que jamais âme qui
vive ne saurait ce qui s'était passé.
Mais depuis ce temps, l'homme qu'il avait tué
paraissait souvent devant lui, et il lui disait :
— Donne-moi ma revanche ! Donne-moi ma
revanche !
Un jour, impatienté, le meurtrier s'écria :
— Où la veux-tu ta revanche ?
— A Corlay, répondit le défunt.
L'homme eut peur, et comme les prêtres ne
doivent point révéler ce qui leur a été dit en
confession, il alla trouver son recteur auquel il
avoua tout, et il lui demanda comment faire. Le
prêtre lui conseilla de ne jamais mettre les pieds
à Corlay.
Le mort cessa de le poursuivre, et il y avait
bien des années que tout cela s'était passé, si
bien que l'homme ne se souvenait plus de rien.
Comme les bœufs étaient plus chers à Corlay
qu'ailleurs, il y conduisit les siens; il était
accompagné de son fils, et quand ils eurent
vendu leurs bœufs avantageusement, le père
266 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
acheta une tête de veau pour se régaler, et il la
mit dans un torchon qu'il déposa sur un meuble
dans l'auberge où il était descendu.
Mais le sang coulait, coulait à travers le
torchon, si abondamment que tout le monde en
était surpris. L'aubergiste dit à l'homme :
— Q.u'avez-vous donc dans votre torchon
pour que le sang coule ainsi ?
— Une tête de veau, répondit-il.
— C'est singulier, dit l'aubergiste, comme
cette tête a du sang.
— Ouvrez le torchon, et vous verrez.
L'aubergiste défit le paquet; mais au Heu d'y
trouver une tête de veau, il y vit une tète
d'homme qui paraissait fraîchement coupée :
c'était justement celle de l'homme tué bien des
années auparavant, et qui était venue à Corlay
exprès pour demander vengeance.
(Conte en 1881 par M. Emile Hamonic, Je Moncontour.)
Dans les Légendes chrétiennts de Luzel : J^ pain change eu lète de
mort, un laboureur tue son ami ; aussitôt une grosse mouche
vient bourdonner autour de lui; à un moment elle lui parle pour
demander sa revanche, et lui prédit que le premier morceau de
pain qu'il mangera .à la Roche-Derrien, sera cause de sa mort. Il
se promet bien de ne pas mettre les pieds à la Roche, mais il y
va pour recueillir un héritage ; il se hâte d'en sortir, et achète un
pain qui, aussitôt mis dans son bissac, commence à dégoutter du
sang. On ouvre le bissac ; la tête du laboureur assassiné s'y
trouve, et le criminel est puni.
'^fë2^ms^ÈB'iméÈ&^¥-
§ III. — LES AVÈNEMENTS ET LES AVISIONS (l)
^I^NE des croyances les plus répandues est
llwk ""^'^'^ ^^^ signes avant-coureurs de la
^»^î^ mort. Ce signe s'appelle un avènement
ou une avision. J'ai souvent entendu dire à des
femmes de la campagne : « Je savais bien que
mon parent mourrait; j'avais ouï son avènement. »
Ce sont surtout les femmes, plus nerveuses, et
par conséquent plus disposées à la crédulité que
les hommes, qui ont connaissance de ces signes
fatidiques.
Souvent l'avènement est annoncé par le bruit
d'un paquet qui tombe sans cause appréciable, par
des soupirs poussés par une bouche invisible dans
une pièce où l'on est seul, ou par l'apparition,
pendant le sommeil, de la personne qui doit
mourir. Une femme m'a assuré qu'un jour à la
messe une goutte de sang était tombée sur son
paroissien; peu après elle apprit la mort d'un de
ses parents (S.-C).
(i) Cf. dans Tylor, t. I, p. 520 et suivantes, de curieux exem-
ples d'avisions empruntés à des pays très-variés.
26b TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
A Dinan, on prétend que les sonnettes tintent
toutes seules pour annoncer le décès d'un parent
mort au loin.
Parfois l'avision est un avertissement donné
aux parents d'un fait qui se passe à distance. C'est
ce qu'en pays breton on appelle un intersigne.
Si quelqu'un meurt loin des siens, ses parents
entendent des coups frappés, le bruit de gens qui
se promènent dans les greniers; des mains les
étreignent ou tirent leurs couvertures; des chan-
delles se promènent dans les cours; on voit des
mains qui n'ont point de corps ou des gouttes de
sang qui coulent glou à glou des greniers.
Voici quelques formes d'avènement.
Une femme de Dinan, dont le fils était marin,
était, une nuit, bien éveillée, à ce qu'il lui
semblait ; elle vit au pied de son lit son fils
blessé et baigné dans son sang. Elle apprit en-
suite que son enfant avait été assassiné la nuit
même où son image lui était apparue.
Une autre vit son frère qui se débattait dans
les flots. Elle sut, plus tard, qu'il avait été jeté à
la mer.
Avant la mort de la femme P. D..., d'Ercé, on
vit pendant plusieurs nuits une chandelle qui se
promenait sur la route.
DE LA HAUTE-BRETAGNE 269
Une femme vit un soir dans son aire un cierge
qui s'alluma et s'éteignit par trois fois. Le lende-
main, en soignant sa vache, elle entendit pleurer.
Quelques jours après, elle apprit que sa marraine
était morte. (P.)
« Un jour des enfants qui se promenaient
virent un homme étendu qui semblait mort, et
dont les yeux ouverts paraissaient regarder un
enfant. Celui-ci dit : « C'est mon père, » et il
s'évanouit. Quand les autres regardèrent le
buisson, tout avait disparu. On eut peu après la
nou-elle de la mort d'un marin — le père de
l'enfant — qui s'était noyé en tombant ce jour-là
même du haut d'un mât. »
« Un soir, un homme voit un ancien vicaire
de sa paroisse qui se promenait en lisant attenti-
vement son bréviaire. Il va au presbytère et
annonce la visite prochaine du prêtre. On
l'attendit en vain ; mais quelque temps après, on
apprit que ce jour-là il était mort. »
(M""= de Cerny (abrégé), Sainl-Suliac, p. 36-37.)
« Il arriva une chose extraordinaire, il y a trois semaines, un
peu avant que M. le prince partît pour Fontainebleau (où il
mourut). Un gentilhomme à lui, nommé Vernillon, revenant à
trois heures de la chasse, approchant du château, vit à une fenêtre
du cabinet des armes un fantôme, c'est-à-dire un homme
enseveli. Il descendit de son cheval et s'approcha; il le vit toujours.
270 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
Son valet, qui estoit avec lui, lui dit : « Monsieur, je vois ce que
vous voyez. » Vernillon ne voulant pas lui dire pour le laisser
parler naturellement, ils entrèrent dans le château et prièrent le
concierge de donner la clef du cabinet des armes ; il y va et
trouva toutes les fenêtres fermées, et un silence qui n'avoit pas
été troublé il y avoit plus de six mois. On conta cela à M. le
prince ; il en fut un peu frappé, puis s'en moqua. Tout le monde
sut cette histoire et trembloit pour M. le prince, et voilà ce qui
c>t arrivé. On dit que ce Vernillon est un homme d'esprit et
i.ussi peu capable de vision que le pourroit être notre ami
Corbinelli, outre que ce valet eut la même apparition. Comme
ce conte est vrai, je vous le mande afin que vous y fassiez vos
réflexions comme nous. » (Lettre de M""-' de Sévigné au président
de Moulceau, 13 décembre 1686.) Le prince de Condé mourut .i
Toutainebleau.
Il y a des choses dans ce monde plus éton-
nantes qu'on ne croit.
Un jour un homme de la Ruée était à dire ses
prières. Il vit un enterrement qui passait à
quelque distance de lui ; un homme portait la
croix, puis venaient la châsse, les prêtres, et des
hommes et des femmes, et il y avait même
parmi eux des gendarmes.
Huit jours après, un homme qui était né à la
Ruée mourut, et son enterrement eut lieu comme
celui que l'homme avait vu ; les gendarmes s'y
trouvaient. C'étaient deux soldats de la brigade
de Collinée.
•Un matin, de bonne heure, un fermier qui tirait
DE LA HAUTE-BRETAGNE 27I
de l'eau à son puits vit arriver dans l'aire un
haniois (charrette attelée) qui ne firlsait point de
bruit, puis quatre hommes sortirent de la maison
dont pourtant il avait fermé la porte, portant une
châsse qu'ils chargèrent sur la voiture. Il fit part
de ce qu'il avait vu à ses voisins, qui lui dirent
que c'était l'avènement d'un homme qui était né
dans sa maison et qui mourait au loin.
(Conté en 1880 par François Mallet, du Gouray.)
D'après ces deux récits, il semblerait que lorsqu'un homme
meurt loin de la maison où il est né, on voit des fantômes qtli
exécutent la cérémonie de son enterrement. Dans un conte re-
cueilli par Stewart dans les Highla.ids, et traduit par Loys
Brueyre sous le titre de Funérailles d'un chef de clan, un for-
geron voit la nuit le convoi anticipé de son chef de clan qui
venait de mourir.
« Les Arzais... tremblent de rencontrer un ankeu, croient aux
apparitions et ont une foi robuste dans les histoires de reve-
nants. L'ankeu... est un spectre avant-coureur de la mort. Si
on le voit entrer dans une maison, quelqu'un doit bientôt y
mourir... Les naufrages des marins sont toujours annoncés à
leurs femmes par de l'eau qu'elles entendent tomber près du lit.
« Dans les nuits orageuses, on entend du côté de l'Océan une
voix lamentable qui présage les sinistres, et dans ce pays, où
toute la population vit de la mer, cette voix a toujours prophé-
tisé juste. >> (Ogée, nouvelle éd., art. lie d'Ar^.
CHAPITRE VllI
LES SORCIERS, LES LOUPS-GAROUS ET
LES ANIMAUX SORCIERS
î^^^ÈME dans des pays avancés et relativement
H^w assez instruits, il y a des gens qui croient
i^^t encore qu'on peut jeter des sorts. Les
mendiants surtout passent pour avoir cette puis-
sance .
Il n'est pas très-rare d'entendre des fermières
dire des phrases comme celle-ci : « Je lui ai
donné pour qu'il ne me jette pas un sort », ou
bien : « On dirait qu'il y a un sort sur mes bêtes,
et pourtant j'ai donné à tous les chercheurs de
pain ».
Les mendiants ont en effet tout intérêt à entre-
tenir cette croyance au mauvais œil, qui leur
procure de plus grosses aumônes, et dans les
DE LA HAUTE-BRETAGNE 273
fermes où ils vont coucher ils ne manquent pas
de raconter les faits surprenants d'ensorcellement
qui se sont, disent-ils, passés dans les communes
voisines. Sur le littoral on croit en général assez
peu aux sorciers ; mais il n'en est pas de même
dans l'intérieur des terres, surtout vers Fougères
et vers le Morbihan, et ceux qui se permettraient
de douter des histoires qu'on raconte passeraient
pour des sceptiques. Il y a même certaines com-
munes dont les habitants sont appelés sorciers,
soit à cause de leur crédulité, soit parce qu'elles
sont en réalité habitées par des gens aux-
quels on attribue un pouvoir occulte. On dit : « les
sorciers de Fougères, les sorciers de Trévé, les
sorciers de Concoret, les sorciers de Loyat, » etc.
Cf. sur le pouvoir des sorciers : J. B. Thiers, Traité <!es sii-
pirstitio»! ; Melusive, co\. 547-348 (Franche-Comté); Desaivre,
Les Sorciers et les Devins (Poitou); A. Bosquet, p. 288 et suiv.
(Normandie); CIi. Louandre, la Sorcellerie; l'excellent livre de
M. A. S. Morin, Le Prêtre et h Sorcier^ etc.
Un roman de Barbey d'Aurevilly, L'Evsorcelce, contient aussi
de curieux détails sur le pouvoir attribué jadis aux sorciers en
Basse-Normandie.
18
^t^
§ I. — LE POUVOIR Lies SORCIERS
?^ES sorciers, quoique n'ayant plus gcncra-
lement, aux yeux des paysans gallots, le
pouvoir de mener les nuées et de faire
périr les hommes, n'en conservent pas moins une
certaine puissance. La plupart du temps elle
s'exerce sur les animaux, parfois sur les champs,
quelquefois, mais plus rarement, sur les « chré-
tiens ».
A Penguily, une fille avait eu une passée (c'est
ainsi qu'on désigne le sort jeté) : le pain qu'elle
boulangeait ne levait point.
Cf. Bordelon, Histoire de M. OvjU, Paris, 1793, in-S", p. 272,
note ; la pâte d'un boulanger de Limoges est ensorcelée.
A Trébry, canton de Moncontour, un men-
diant entra dans une ferme pour demander la
charité; on ne lui donna rien.
— Vous me refusez, dit-il; vous vous en
repentirez.
Il y avait à la ferme une jeune fille qui aimait
beaucoup la toilette. A partir de ce jour, ses
habits étaient tout déchirés, même ceux qu'elle
TRADITIONS ET SUPERSTITIONS 275
ramassait dans sa presse (armoire). Elle les mit
avec ceux de son père, pensant ainsi les préserver,
mais des mains invisibles les lui déchiraient, sans
toucher à ceux de son père. Le recteur vint bénir
les vêtements de la jeune fille ; mais cela ne suffit
pas pour les désensorceler. C'est une chose
véritable, et qui s'est passée à Trébry.
(Conté en 18S0 par Pierre Derou, de CoUinée.)
Une jeune fille de dix -huit ans, fille d'un
fermier du hameau des Basses-Ormes, commune
de Rennes, et à trois kilomètres à peine de cette
ville, m'a raconté ce qui suit :
Un homme revenait de la foire de Rennes dans
sa voiture, avec sa femme, deux ou trois autres
personnes et un beau cochon qu'il avait acheté
sur le champ de foire. Sur la grande route, à la
sortie de la ville, un mendiant âgé lui demanda à
monter dans sa voiture. Refus du paysan. Une
demi-lieue plus loin, la voiture versait dans un
fossé, et le fermier se cassait une jambe. Un mois
après, il perdait, dans la même semaine, sa
femme et son cochon. Et un beau cochon, dame !
qui lui coûtait bien cher Aussi, pourquoi
avait-il refusé au vieux mendiant une place dans
sa voiture ? Il aurait bien dû penser que c'était
un jeteur de sorts.
(Communiqué par M. L. Decombe.)
276 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
Cf. dans Fouquet, sous le titre du Mtunier qui jette des sorti,
un récit analogue ; mais l'ensorcelé trouve moyen de se débar-
rasser, et même de se venger.
A Dinan, une femme s'était moquée d'un
pauvre, parce qu'il était contrefait ; il la regarda
de travers, et tous les enfants qu'elle eut depuis
étaient contrefaits. On prétendait que c'était le
bon Dieu qui s'était déguisé en pauvre.
Dans le Jerzual, aussi à Dinan, une autre
femme, qui avait refusé du pain à un pauvre en
se moquant de lui, eut un enfant innocent.
« A Trévérec, en 1824, toute une fimiille fut
atteinte d'un mutisme singulier, qui cessa après
la mort du chef de la maison... Les mendiants
dirent que, rebuté par le vieillard, un pauvre aura
jeté un sort sur lui et que, pour montrer que
c'était l'effet d'un anathème, ils parlaient bien
entre eux, mais que leurs langues seraient
enchaînées jusqu'au dernier soupir du coupable. »
(Note de l'abbc de Garaby, témoin occulaire, dans JoUivet,
p. 21.,.)
Il y a des gens qui soutirent le beurre ; ils ont
fait un pacte. On les voit se promener par les,
champs dans les premiers jours de mai; ils
ramassent le beurre des vaches d'autrui, et les
leur.s en ont en abondance.
(Cdi.rv en 1880 par Françoise Diimont, d'Ercé.)
DE LA HAUTE-BRETAGNE 277
En Basse-Normandie existe aussi la croyance que les sorciers
peuvent, au moyen d'un cordeau, ensorceler les vaches, et prendre
pour eux tout le lait et le beurre qu'elles donneraient sans cela.
(A. Bosquet, p. 2S9.) Cf. aussi Meli(sine, co\. 73. (Morbihan;
l'opération là aussi a lieu le 1''^ mai.)
Çà et là, on trouve des réminiscences du
sabbat; les sorciers se transportent, eux et leurs
adeptes, en un clin d'œil à travers les airs. On
trouvera dans la Littérature orale de la Haute-
Bretagne, p. 188, un conte dont le récit suivant
est peu différent.
11 y avait une fois un homme qui allait cher-
cher du vin pour sa femme. Un de ses amis, qui
le rencontra, lui dit :
— Si tu veux, je vais t'indiquer un moyen
d'en avoir à bon marché ; mais fais bien attention
à ce que je vais te dire. Quand tu arriveras à
telle croix, on va te demander : « Où allons-
nous ? )) Tu répondras : « A Bordeaux, chercher
du vin. » Lorsque tu auras le vin, on te dira :
« Où irons-nous maintenant ? » Tu auras soin
de répondre : « D'où nous venons. » L'homme
alla, et cela s'accomplit comme son compère le
lui avait dit.
(Conté en 1880 par Scolastique Durand, de Plévenon.)
Une femme avait deux enfants ; quand elle les
278 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
avait couchés, elle sortait, et ils ne la revoyaient
que le matin. Un des enfants, qui commençait à
être grand, fit mine de s'endormir; il vit sa mère
aller sous le lit, se mettre toute nue et se frotter
d'onguent, puis dire avant de partir :
Par sur haies et bûchons (buissons),
Faut que je trouve les autres où qu'ils sont.
Le gars, dés que sa mère fut partie, se frotta
aussi avec l'onguent et dit :
Par en travers haies et bûchons,
Faut que je trouve les auties où qu'ils sont.
Mais comme il s'était trompé en répétant ce
qu'il avait ouï dire, il passa à travers les ronces
et les haies, et arriva tout sanglant au rendez-
vous des sorciers. Il les trouva qui dansaient et
qui chantaient, et sa mère était avec eux.
(Conté en 1881 par J. M. Comault, du Gouray.)
A part le balai, c'est tout à fait le moyen classique que les
sorcières emploient pour se rendre au sabbat (cf. de Lancre,
Boiiin, Ch. Louandre, etc.). Quant à la mésaventure résultant
des paroles sacramentelles mal prononcées, elle se retrouve dans
nombre de contes.
(Cf. entre autres Fouquet, Clémence de Cancoét ; Dulaurens de
la Barre, Veill., La Jument tiialgre; Carnoy, Le sabbat; Webster,
La Sorcière et le nouveau-né; La Sorcière au sabbat.')
Les paysans qui assistaient à la danse des
sorciers usaient en une nuit une paire de sabots.
DE LA HAUTE-BRETAGNE 279
Les sorciers et les sorcières étaient de belles
filles et de beaux garçons. Il y en avait à Hénon,
et même tout près de Moncontour.
Pour aller avec eux il fallait se mettre le dos à
une mée d' paille et se frotter d'une certaine pom-
made.
(Communiqué par M. E. Hamonic.)
Jadis les sorciers et les lutins choisissaient les
carrefours comme lieux favoris pour danser et
pour chanter. C'était afin de s'emparer d'un plus
grand nombre de gens. C'est pour délivrer le
pays de leur présence que le clergé ordonna d'y
élever des croix.
(Communiqué par M. Bourie.)
En Berry, cf. Laisnel de la Salle, t. I, p. 157; c'est aussi aux
carrois que se réunissent les sorciers.
Mais il paraît que ce moyen n'a pas toujours
été efficace, car nombre de contes parlent de
danses autour des croix, et j'ai recueilli deux
légendes (Contes pop., 2^ série, les Sorciers de
Knèa, no lix ; les Chats sorciers, n° Lx) où il est
parlé de personnages condamnés à danser en ré-
pétant les jours de la semaine; mais au lieu de
fées (cf. un conte picard de Carnoy, Les Fées et
les deux Bossus, Mél. , col . 113; Les trois fées et les
jours de la semaine, Mél., col. 241 et note), de
28o TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
lutins (cf. Souvestre, Les Korils de Plaudren ; Du-
laurens de la Barre, Les Korigans de Tréhoren-
teuc ; Bladé, épisode dans le conte du Bâtard ;
Rolland, La danse des Korrigans, Mèl., col. 113
et note), dans mes deux contes ce sont des sor-
ciers ou des chats-sorciers qui répètent.
Dans le conte de Cerquand, Les deux Bossus, ce sont aussi
des sorciers. Il en est de même dans une légende recueillie dans
le Morbihan par d'Amezeuil, Lég. bretonnes, sous le titre des
Deux Bossus de Nivillac.
On croyait même jadis qu'à une certaine
époque les sorciers avaient enlevé des petits
enfants pour les manger ou pour les faire servir
à d'abominables pratiques.
Il y avait une fois au Pont-Qiiinteux, sur la
route de Matignon au Guildo, deux pâtours qui
gardaient leurs chevaux dans une petite cabane.
Au milieu de la nuit, ils entendirent du bruit et
eurent peur. L'un resta dans la hutte, où il s'en-
ferma; mais l'autre grimpa dans un chêne. Il vit
venir au pied de l'arbre où il était des sorciers
qui tenaient un enfant et qui disaient :
— Allons-nous le manger tout cru ou le faire
cuire ?
— Faisons-le cuire, répondit un des sorciers.
Le pâtour eut si grand'peur qu'il laissa tomber
son chapelet, qui chut sur la tête de l'enfant.
DE LA HAUTE-BRETAGNE 281
Aussitôt les sorciers disparurent, et il descendit
de son arbre. Il emporta l'enfant à la ferme et
fit mettre de côté les langes, afin qu'on pût le
reconnaître.
Longtemps après, un homme qui passait par là
vit l'enfant, qui avait dix ans et gardait ses
moutons sur la route. Sa figure lui rappela un
autre enfant qu'il avait, du même âge, car ils
étaient jumeaux, et dont l'un avait été enlevé
sitôt après sa naissance. Il entra à la ferme, et en
voyant les langes il reconnut son enfant que les
sorciers lui avaient enlevé.
(Conté en 1S80 par Jacquemine Nicolas, de Saint-Cast.)
En Norm.-)ndie, les sorciers enlèvent, dit-on, les enfants de
moins de sept jours pour les manger (cf. A. Bosquet, p. 122).
« A la Boissière (Loire -Inférieure) existe la
croyance au sorcier de la Divate : on montre la
grotte où il vécut. Un ermite le tua en faisant un
signe de croix. Le souvenir de ce sorcier est
resté comme motif de tous les malheurs qui ar-
rivent dans le pays. Quand un bœuf tombe ma-
lade, quand une vache avorte, c'est parce qu'elle
a vu l'ombre du sorcier de la Divate. »
(Ogée, nouvelle édition, article La Boissière.)
Il y a trois ans environ, un sorcier jeta une
passée (c'est un sortilège) sur une ferme de la
282 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
commune de Penguily, canton de Moncontour.
Les vaches, le chat, le chien dépérissaient, et
même plusieurs bêtes crevèrent. Les fermiers
allèrent consulter le devin, qui leur dit de jeter du
lait dans le feu en récitant des oraisons ; alors le
charme cessa.
Il y a en effet des gens dont le métier est de
conjurer les sorts : dans un rayon de quelques
lieues aux environs de Rennes, il y a au moins
deux personnes qui passent pour avoir ce don.
L'un d'eux est connu sous le nom de « Robert
qui défaîne » (être faîne, c'est avoir de la male-
chance ou du guignon, d'où enfaîner, ensorceler,
et défaîner, désensorceler. Faîner est dérivé régu-
lièrement de fascinar,').
Dans une grande ferme, le lait ne donnait que
très-peu de beurre. On pensa qu'un mendiant
rebuté avait jeté un sort sur la maison (car, disait
mon narrateur, d'aucuns pauvres cnfaînenl). On
envoya chercher le sorcier, qui est co-mu dans le
pays sous le nom de Robert-qui-défaîne ; il arriva
revêtu d'une peau de chèvre de deux couleurs, et
tenant en laisse un chien noir. Il examina la
baratte, puis, après avoir fait quelques cérémonies
auxquelles les assistants ne comprirent pas grand'-
chose, il leur dit :
DE LA HAUTE-BRETAGNE 285
— Désormais, vous pourrez baratter : vous êtes
défaînés. Mais il se fait tard ; venez me reconduire,
un bout de chemin, mais n'ayez pas peur de ce
que vous verrez.
Arrivé à la lisière d'une lande, il sifBa, mit la
main sur la crinière d'un cheval qui accourut,
monta dessus, dit au revoir aux gens, et hue ! au
cheval, et il disparut comme un éclair.
(Conté en 1880 par Jean Bouchcry, de Dourdain.)
Il V a un sorcier, le Défaînous, qui va défaîner
chez les gens qui ne peuvent plus baratter.
Avant de se rendre à la ferme sur laquelle un
sort a été jeté, il prend une ardoise de la dimen-
sion d'une pièce de cinq francs, et l'enveloppe
dans un linge qu'il met dans sa poche, où il a
d'autres linges pareils.
Quand il est entré, il demande aux gens une
pièce de cinq francs qu'il jette en l'air; il fait des
signes de croix, à droite et à rebours, puis il leur
dit que, pour être efficace, il faut que la pièce
soit enveloppée. Il l'enveloppe en effet, subtitue
à la vraie pièce son morceau d'ardoise, et le
remet à la bonne femme, qui le place dans le
fond de sa baratte.
Ces cinq francs s'ajoutent aux dix que le sor-
cier prend poar défaîner.
(Conté en 1880 par J. Legendre, de Saint-Brieuc-des-Ifis.)
2»4 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
Pour défaîner, on prend un manche de ribot en
genêt ; les enfaînous n'ont pas droit sur le genêt.
On préserve aussi la baratte des enfaînements
en mettant du sel en croix dans le fond de la
baratte. (E., P.)
Un matin, une petite fille de dix ans sortit de
son lit et alla à la porte « faire une nécessité ».
Pendant l'opération, elle reçut une « brouée » de
vent si forte, qu'elle tomba dans sa nécessité et
ne put se relever. Elle cria, appela ses parents, qui
la transportèrent dans la maison. Là, elle se
plaignit d'éprouver une forte douleur dans le
côté et surtout dans la jambe.
La souffrance persista en dépit des soins du
reboutoux ; les parents lui firent dire des messes :
rien n'y fit. L'enfant ne pouvait exécuter un
mouvement. A quelque temps de là passa un
bonhomme bien vieux, bien fatigué, qui demanda
l'hospitalité. En voyant les parents de la petite
fille tristes et affligés, il leur en demanda la cause.
Quand l'explication lui eut été donnée, il se fit
apporter l'enfant; il l'examina et dit:
— Je la guérirai et sans messe ; mais la < passée »
(le coup de vent sorcier) a été terrible : elle était
à mort, mais la petite fille n'en a eu que du bord.
Malgré tout, elle clochera pendant tout le restant
de sa vie.
DE LA HAUTE-BRETAGNE ' 28$
Les parents n'étaient pas trop rassurés en
entendant le bonhomme dire qu'il ôterait la
passée sans messe; mais comme il était savant,
il comprit leur pensée et ajouta :
— Quand quelqu'un a reçu un sort d'un
sorcier mauvais, aucune pratique de dévotion
ne peut le détruire ; quand il est jeté de la part
de Dieu, les messes en débarrassent.
Les parents étaient bien contents et dirent au
bonhomme qu'ils avaient grande confiance en lui.
Alors celui-ci leur dit :
— Apportez-moi une casserole, de la graisse,
des clous de latte et une tenaille, et faites du
feu.
Le bonhomme mit la casserole sur le feu et y
jeta la graisse et les clous. Quand le mélange
commença à bouillir ;
— Allez chercher votre fille, et mettez-la sur
le dos de votre bête la moins dommageable (la
moins bonne) .
— Faut-il prendre une poule ? demandèrent
les parents ?
— Oui, oui, répondit le bonhomme.
Le père et la mère soutinrent la jeune fille sur
le dos de la poule, pendant que le bonhomme
ôtait les clous un à un de la casserole avec les
tenailles et les clouait sur le manteau de la che-
minée. A mesure qu'il les cognait, la jeune fille
286 TRADITIONS tT SUPERSTITIONS
se sentait mieux, et la poule geignait. Quand tout
fut fini, la fille se leva en clochant, et la poule
passa cul par sur tête. Elle était morte. Alors le
bonhomme dit :
— Le sorcier qui a fait le coup est enfoncé
avec les clous dans la cheminée, et vous pouvez
être bien sûrs qu'il ne vous fera jamais rien.
(Recueilli par M. Bourie, aux environs Je Moncontour.)
Thiers, Traité des superslitiovs, ch. xv, cite, au nombre des
pratiques qui avaient cours de son temps, celle qui consistait .i
« attacher à une cheminée certaines parties d'un animal mort
par maléfice et à les piquer avec des épingles ou des
aiguilles... afin que le sorcier qui a jeté le maléfice sèche peu à
peu et meure enfin misérablement. » Ce même chapitre contient
plusieurs exemples de maléfices ôtés a une personne et passés ii
Il y a plusieurs moyens de se préserver des
sorcelleries, soit qu'on emploie des talismans qui
neutralisent le pouvoir des sorciers, soit qu'on
ait recours à eux pour être débarrassé.
Quand on a un serpent sur soi, les sorciers ne
peuvent vous charmer la vue, et tous les objets
paraissent sous leur forme naturelle.
On met aussi ses chausses (bas) ou ses habits
au renvers pour se préserver des maléfices. (M., E.)
Mèraï croyance en Korm.mdie (cf. A. Bosquet, p. 294).
Le sureau autour des maisons, des grains de
DE LA HAUTE-BRETAGNE 287
sel placés dans le fond des barattes, empêchent
les sorts.
Quand on tire du fumier d'une étable, on y
jette du sel pour détourner les ensorcellements.
(E.)
En Franche-Comté, un grain de sel jeté dans le lait préserve
aussi des maléfices (cf. Mel., col. 371). En Poitou le sel pré-
serve des sorciers en général (cf. Souche, p. 16) ; il en est de
même en Normandie (cf. A. Bosquet, p. 294).
On va consulter les sorciers, non seulement
pour être débarrassé d'un ensorcellement, mais
pour se procurer des avantages au moyen de
sortilèges.
Pour tirer un bon numéro, il fout que le cons-
crit ait dans son habit, mais sans qu'il le sache,
des grains de sel cousus. Autaht il y a de grains
de sel, autant son numéro est élevé.
On arrive au même résultat en prenant le
bonnet de baptême du premier enfant mâle d'une
maison, à la condition qu'il n'ait jamais servi à
d'autres, et que celui qui a le bonnet dans ses
vêtements et qui va tirer ne le sache pas. Cela
est en usage aux environs de Fougères, et princi-
palement à Saint-Georges-de-Chesnais et com-
munes voisines.
Un jour la femme du père Joseph venait
288 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
d'accoucher de son premier-né ; il vit venir une
femme qui lui dit :
— Donnez-moi le bonnet de baptême de votre
fils, et je vous enverrai un demeau de blé noir
pour l'enfant. C'est pour que mon gars, qui va
tirer, ait un haut numéro; la sorcière m'a bien
dit comment il fallait faire.
(Conte en iSSo parj. I-ej^cndrc, de Saint-Bricuc-des-Iffs.)
• Le bonnet de baptême qui figure ici a vraisemblablement rem-
placé la pellicule appelée coiffe, qui couvre la tcte de certains
enfants, et que l'on croit être pour eux une marque de bonheur;
c'est de là qu'est venu le proverbe franyais « être né coiffé ».
(Cf. Thiers, Traite des supcrslilioiis, ch. x.ki.k.)
A côté des sorciers proprement dits, il y a les
gens qui pansent au moyen de remèdes secrets
(tout un chapitre d'un livre sur la Médecine supers-
titieuse, que je prépare en ce moment, leur est
consacré), et surtout les dormouères et les dis.uères,
ou disûuéres de pléiiètes (planètes), qui sont des
somnambules. On vient parfois les consulter de
fort loin, et ceux qui ont recours à leur pouvoir
occulte ne sont pas toujours des illettrés.
CY^'
§ II. — LES LOUPS-GAROUS ET LES HOMMES
TRANSFORMÉS EN BÊTES (l)
iL y a des hommes qui ont le pouvoir de se
transformer en bêtes. Ils se frottent pour
cela avec une pommade que le diable
leur a donnée ; mais ils sont contraints d'errer
pendant un temps déterminé. Leur niétamorphose
ne cesse que quand leur sang a coulé. (E., M., P.)
On les nomme garèiis, hups-garoiis ou tnicrons ;
ce dernier mot est aussi usité en Basse-Normandie.
(Cf. Amélie Bosquet, p. 23;.)
Les gareux étaient des espèces de diables ou de
sorciers qui se mettaient en toutes sortes de
bêtes, surtout en vaches et en loups. (P.)
(i) Sur les loups-garout en général, on peut consulter Tylor,
Civilisation priniilive, t. I, p. 555 et suiv., de la traduction
française; Rolland, Les Mammifères sauvages, p. 155 et suiv.;
Amélie Bosquet, La Normandie vietveilkuse, ch. xii ; Bourquelot,
La Lycanthropie.
L'abbé Bordelon a fait aussi, au XVII= siècle, une sorte Je
roman intitulé Histoire de M. Oiifle, où se trouvent de curieuses
notes sur la lycantrhopie (voir l'édition de Paris, 1793, in-8).
I 19
290 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
« Les loups-garous sont des hommes convertis
en loups pour avoir été plus de dix ans sans
approcher du tribunal de pénitence. »
(Habasque, t. I, p. 285, note.)
Je n'ai pas retrouvé personnellement cette
croyance en Haute-Bretagne ; mais elle est rap-
portée par Dufilhol d.\ns Guionvac'h, p. 17: «Si
tu restes sept ans sans mettre le doigt dans le
bénitier, tu seras loup-garou. »
Ceux qui ont le pouvoir de se transformer en
bêtes le font au moyen d'une bouteille ; mais
parfois ils oublient où ils l'ont mise ou bien la
perdent, et alors ils restent sous la forme d'ani-
maux.
Cf. sur les loups-garous de Basse- Bretagne (sing. dcn vlei\,
plur. tud vlei\) Le Men, p. 420.
Il y avait à Saint-Cast, vers 1830, un ancien
chouan qui n'avait point bonne réputation dans
le pays ; il passait pour se mettre en toutes sortes
de bêtes, afin de pouvoir faire la nuit ce qu'il
voulait. Les uns prétendaient qu'il allait voler,
d'autres qu'il était fraudeur ou qu'il servait aux
communications que les royalistes avaient avec
Jersey.
Un marin qui allait un soir ù Saint-Malo avec
lui, tout d'un coup ne l'aperçut plus ; mais il vit
I
DE LA HAUTE-BRETAGNE 29I
un gros cochon qui cheminait auprès de lui.
Pendant le trajet, il se changea encore en deux
autres sortes de bêtes. Il se changeait, disait-on,
malgré lui. Il fut en prison cinq ou six fois, et il
en sortit sous des formes de bêtes différentes.
(Conté par Etienne Piron, de Saint-Cast, 18S0.)
Pour délivrer les loups-garous, il faut les
blesser à sang.
Le Bouchier du Prà s'était frotté avec une
pommade et était devenu loup-garou ; il dit à un
de ses voisins de le frapper avec une hache bien
aiguisée. La première fois, il n'osa ; la seconde, il
le fit, et depuis ce temps le Bouchier ne courut
plus. (M.)
Cf. sur la délivrance des garons Rolland, t. I, p. 15e (Nor-
mandie), :57 (Limousin), 158 (Vendée et Bigorre); Amélie
Bosquet, p. 233 (Orne).
A Tournebride en Hénon, deux hommes
entrèrent à l'auberge très-tard pour boire une
moque de cidre. Ils sortirent, et l'aubergiste, qui
les avait suivis en cachette, les vit vomir des
pattes de chien. C'étaient deux compères qui
s'étaient déguisés en loups et qui avaient mangé
des chiens.
(Recueilli par M. Bourie.)
292 TRADITIONS HT SUPERSTITIONS
Le loiip-garou
Il y avait une fois un garçon de ferme qui
découchait toutes les nuits, et on ne savait ce
qu'il devenait ; mais son maître ne pouvait rien
dire, car le garçon était loué pour le jour et pas
pour la nuit.
Un jour le fermier voulut voir où il allait ; il
se cacha dans un chêne d'émonde sur la route
par laquelle le domestique devait passer. Il vit
bientôt arriver son serviteur, qui se passa autour
du cou un trépied ; mais à partir de ce moment
il ne le vit plus.
Tout le long des nuits quelqu'un venait agacer
le chien, qui abo3'ait ; le fermier se dit :
— Je parie que c'est le loup-garou.
Il prit un morceau de bois au bout duquel il
mit une lame pointue, et quand il entendit le
chien aboyer, il fit passer son bàlon par la
chatière et le poussa comme pour frapper. Il
sentit que sa pointe rencontrait quelque chose, et,
au même moment, il entendit une voi.K qui
disait :
— Vous m'avez rendu un grand service : j'en
avais encore pour trois ans ; me voili maintenant
quitte.
Le lendemain, le fermier vit au cou de son
domesiique la marque d'une blessure, et depuis
DE LA HAUTE-BRETAGNE 2q}
ce temps il remarqua qu'il ne sortait plus la
nuit.
(Conté en i8So par Françoise Dumont, d'Ercé.)
Cf. A. S. Morin (Beauce), p. 201 ; Cayla, Le Diable, p. 2^ ;
Laisnel de la Salle, t. I, p. 181.
Il y a bien quarante ans, plusieurs femmes, dans
les communes de Plurien, Pléhérel et Plévenon,
eurent leurs bergeries dévastées par un animal
inconnu qui y pénétrait la nuit et suçait le sang
des moutons. C'était une bête fort petite, puis-
qu'elle passait par un trou très-étroit.
On disait que les auteurs de ces ravages étaient
deux tailleurs de Ruca qui avaient deux bouteilles,
l'une pour s'emmorpboser, l'autre pour se dènior-
phoser.
(Conté par Scolastique Durand, de Plévenon, 1880)
On emploie couramment emmor phoser, métamorphoser, démor-
phoser, faire cesser la métamorphose, qui est appelée morphose.
(S.-C, M.)
A la ferme de Glanda, près du Guildo, une
truie noire venait tous les soirs à dix heures ; elle
s'asseyait sur une pierre bleue qui était dans un
coin de l'aire, et même elle se montrait à la
porte de la maison. On fit pendant toute la
journée du feu sur la pieire bleue, qui était
brûlante quand, à la nuit, la truie noire vint
s'asseoir dessus. Elle jeta un cri et s'échappa.
294 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
Elle retourna dans le champ de la Commandière,
où elle resta plus de dix ans ; mais un jour elle
fut blessée au genou par un laboureur, et au lieu
d'une truie, ils virent une jeune fille qui avait été
emmorphoséc par les sorciers et devait rester en
truie jusqu'à ce qu'elle eût été blessée à sang.
(Conté par Jacquemine Nicolas, de Saint-Cast.)
On racontait autrefois, dans le pays des Iffs,
qu'avant la Révolution, quand un garçon avait
fait une faute grave, son confesseur lui imposait
pour sa pénitence d'aller se poser devant une
croix, une fourche à la main, et d'y attendre le
Gucrrou; il fallait alors qu'il courût à lui pour
lui frapper le front d'un coup de fourche.
(Conté en 1880 par Joseph LegenJre, qui tient cela d'une
femme, morte très-âgée en 1840.)
Cf. dans Rolland, p. 15, une ancienne croyance vendéenne
analogue, et une normande ; cf. aussi la Bêle excommuniée, Kestif
de la Bretonne, p. 81.
D'après le conte qui suit, ceux qui courent le
guérou y étaient forcés par un diable qui les
accompagnait partout, mais dont ils pouvaient se
débarrasser en le donnant à autrui.
Il était une fois un homme qui se promenait
seul dans son jardin. Tout à coup il entendit un
cri, et il dit tout haut :
— Tu ferais bien mieux de te taire.
DE LA HAUTE-BRETAGNE 295
Aussitôt un homme qui portait sur le dos
une petite bête noire accourut tout essoufflé et
lui dit :
— Qu'est-ce que tu me veux, toi?
— Rien, répondit l'homme tout effrayé.
— Hé bien ! dit le coureur de guérou, puisque
tu ne me veux rien, cours le guérou à ma place.
Il lui jeta sur le dos sa petite bête noire, et il
disparut.
La bête se colla sur le dos de l'homme si forte-
ment qu'il ne pouvait s'en débarrasser, et il était
obligé de courir le guérou.
Un jour il rencontra un prêtre qui lui dit :
— Savez-vous comment faire pour vous
débarrasser du diable que vous portez sur votre
dos ?
— Non, je ne le sais pas, répondit le coureur,
et j'en suis bien marri; mais est-ce vraiment le
diable qui est sur mon dos ?
— Oui, c'est lui, dit le prêtre. J'ai sur moi un
peu d'eau bénite; je vais la lui jeter, et vous
allez voir comme il va crier.
Dès que la bête sentit l'eau bénite, elle qui ne
disait jamais rien se mit à jeter des cris épou-
vantables.
— Suivez-moi, dit le prêtre.
L'homme marcha derrière lui, et ils entrèrent
à l'église. Le prêtre passa son étole au cou de la
296 TRADITIOX'S ET SUPERSTITIONS
bête, et il tirait de toutes ses forces pour la dé-
coller; quand il y fut parvenu, il la jeta dans le
bénitier, et elle souffrait comme si elle avait été
plongée dans de l'eau bouillante. Elle finit par
sauter à terre, et elle s'enfuit comme le vent.
Depuis, l'homme ne fut plus forcé de courir le
guérou.
(Conté en 1S81 par Kranfois Marquer, de Saint-Cast.)
Il y avait autrefois un homme qui « menait les
loups » dans la forêt de Rennes, et qui, grâce à
un pacte qu'il avait fait, pouvait, à sa volonté, se
transformer en loup. Un jour on tira sur lui, et,
dès qu'il fut blessé et que son sang coula, il
redevint homme.
(Conté en 1878 par Aimé Pierre, de Liffré.)
Sur les meneurs de loups, de rats, de taupes et de poux,
consulter ces articles à la seconde partie.
La croyance aux nieticux de loups existe aussi en Beri-y (cf.
G. Sand, Lég. rustiques, ip. 95 ctsuiv., qui cite plusieurs légendes
et le chapitre de I-aisnel de la Salle sur la sorcellerie), en Nor-
mandie (cf. A. Bosquet, p. 304).
Un jour, en abattant du bois dans la forêt de
Haute-Sève, un hoisier trouva deux bouteilles. Il
mit un peu de la liqueur que l'une contenait dans
le creux de sa main ; i\ mesure que la liqueur
DE LA HAUTE-BRETAGNE 297
s'étendait, sa main devenait comme la patte d'un
loup. Mais il se frotta avec la liqueur de l'autre
bouteille, et aussitôt sa main redevint à son état
naturel.
(Conté en i88l par Angéle Quérinan, d'Andouillé.)
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§ III. — LES ANIMAUX SORCIERS
! UTRE les sorciers proprement dits, il y a
des animaux qui passent pour avoir le
même pouvoir qu'eux ; on les appelle des
animaux sorciers. Il est malaisé de savoir si les
paysans croient que ce sont des bêtes, ou bien
des personnes emmorpbosées (métamorphosées).
Parmi les animaux sorciers, ce sont les chats
qui jouent le rôle le plus important. Ils passent
pour aller tenir au clair de la lune des assem-
blées nocturnes. Pour les empêcher de s'y rendre,
on leur coupe le premier nœud du bout de la
queue. (E., S.-C, M., P.)
En Normandie (cf. A. Bosquet, p. 218), on coupe aussi le
bout de la queue des chats pour les empêcher d'aller au sabbat.
De même que les sorciers ordinaires, les chats
sorciers s'assemblent en général autour des croix
plantées au milieu d'un carrefour, ou dans un
champ à trois cornières, c'est-à-dire à trois
angles.
TRADITIONS ET SUPERSTITIONS 299
Au chapitre consacré aux Mammifères domes-
tiques, 2e partie de cet ouvrage, on trouvera
ce que j'ai pu recueillir sur les animaux sor-
ciers.
)j(ej(sj(sj(sj(ôj^w^<:s)^s)CS)CS)CS)C(
§ IV. — LES LIVRES DES SORCIERS
gyVj^L y a plusieurs livres qui jouent dans la
T^ ^ sorcellerie un rôle important ; parmi eux
s^^'fe^ on peut citer le Dragon rouge, le Livre de
Salomon, le Petit Albert.
J'ai recueilli quelques dépositions sur ces deux
derniers :
A la chapelle de Guiscaël en Guer, auprès de
Konkoret, le pays des sorciers, il y a un livre que
seul le prêtre voit : c'est le Livre de Salomon, qui a
servi jadis aux sorciers. Avant la Révolution, il y
avait des moines qui se livraient à la magie au
lieu de prier Dieu, et qui faisaient maintes autres
choses blâmables. C'est pour les punir que Dieu
leur envoya la Révolution.
(Conté en 1880 par François Mallet, du Gouray.)
Ce livre de Salomon est peut-être la Clavicule de Salomon
(cf. sur les livres de grimoire, Ch. Louandre, p. 39 et suiv.).
Mais le plus populaire, sans contredit, des livres
de sorcellerie, c'est le Petit Albert. Seuls les sor-
TRADITIONS ET SUPERSTITIONS 3OI
ciers et leurs adeptes, et aussi parfois les prêtres,
l'ont en leur possession.
Les prêtres passent pour avoir un pouvoir analogue à celui des
sorciers (cf. A. S. Morin, Le Prêtre et le Sorcier')., même croyance
en Normandie (cf. A. Bosquet, p. 29e). Les sorciers se servent
du Petit Albert ailleurs qu'en Bretagne, en Poitou par exemple
(cf. Desaivre, Les Sorciers et les Devins, p. 6) ; en Berry (cf.
Laisnel, t. I, p. 313); en Normandie (cf. Amélie Bosquet,
p. 290). Le Dragon rouge y est aussi connu.
A Paris même, le tribunal de la Seine jugea, en décembre 1879,
une affaire où le Petit Albert jouait un rôle important.
Les colporteurs qui parcourent les campagnes vendent aux
paysans un livre intitulé le Petit Albert (Paris, Le Bailly, s. d.) où
la sorcellerie est très-anodine ; il se termine même par une série
de conseils aux laboureurs, qui ne feraient pas mal d'en suivre
quelques-uns. Ce n'est pas celui-là qui est le livre des sorciers.
C'est plutôt le Solide Trésor au Petit Albert, imprimé à Lyon
en iji6, et réimprimé depuis. « La vente de ce livre a été dé-
fendue plusieurs fois sous des peines sévères ; mais cela n'a servi
qu'à en augmenter le prix. Plusieurs paysans ont vendu leurs
bœufs pour acquérir le Petit Albert. » (J. M. Cayla, Le Diable,
p. 222.)
Le Petit Albert donne le pouvoir d'évoquer le
diable, de lui commander de l'ouvrage, de faire
venir les animaux, etc.; mais c'est un livre fort
dangereux pour ceux qui ne savent pas parfai-
tement la manière de s'en servir, car le diable
une fois venu, il leur est difficile, s'ils oublient
certaines paroles, de le renvoyer, et l'on cite
nombre de gens auxquels le Petit Albert a été
funeste.
302 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
La clmmbrière du recteur de Gahard ayant été,
pendant la grand'messe, ranger la chambre de
son maître, trouva sur la table de nuit un livre
qu'elle eut la curiosité d'ouvrir. Ce qu'elle lisait
l'intéressait fortement; mais à mesure qu'elle
lisait, la magie du Petit Albert — car c'était le
volume qu'elle tenait à h main — opérait sur
elle, et elle finit par s'en aller en souffle de vent.
Cependant le recteur se souvint pendant la
messe du livre dangereux qui était dans sa
chambre, et il accourut au presbytère; mais il ne
retrouva pas sa servante, et ne vit d'autre vestige
d'elle que sa coiffe, qui était restée accrochée près
de la fenêtre.
Il parvint cependant à la flùre revenir en chair
et en os : elle n'avait en apparence aucun mal ;
mais elle ne survécut pas longtemps à cette aven-
ture, et jamais depuis on ne la vit sourire. Quand
on voulait lui faire raconter ce qu'elle avait vu,
elle refusait de rien dire et répondait invaria-
blement par ces mots : « Comme vous ferez, vous
trouverez. »
(Conté par Angclc Qucriiian, d'Andouillé, 1878.)
M"« A. Bosquet raconte une histoire de servante de recteur à
qui il arriva malheur pour avoir mis le nez dans un livre de
magie que possédait son maitre (p. 297).
M. Ch. Louandre, La Sorcellerie, p. 44, cite aussi l'histoire d"un
étudiant étranglé par le diable pour avoir lu un livre ouvert sur
la table de son maitre.
DE LA HAUTE-BRETAGNE 305
Un soir un homme, étant un peu chaud de
boire, parlait à une fille qui ne voulait pas
l'écouter. Il se fâcha et voulut lui jouer un tour.
Il prit le Petit Albert, et quand il en eut lu quel-
ques pages, un homme vint qui tournait en
cercle autour d'elle ; mais quand celui qui avait le
Petit Albert voulut renvoyer l'homme qu'il avait ap-
pelé et dont il était maintenant efifrayé, il ne put
retrouver la page où se trouvaient les paroles qui
renvoient le démon.
On fut obligé d'aller chercher le curé, qui
brandit son goupillon, en ordonnant au diable de
s'en aller, et il s'en fut en vent, abattant sur sa
route les pommiers et les chênes.
(Ercé, 1878.)
Un homme de Gahard, nommé P..., qui
naguère encore était plein de vie, gardait un
malade en compagnie d'un de ses voisins. Pour
se divertir et passer le temps, P... prit un livre et
se mit à le lire attentivement.
Tout à coup, on entendit au dehors un bruit
pareil à celui d'une voiture, et plusieurs mes-
sieurs habillés de rouge entrèrent dans la maison,
ôtèrent poliment leur chapeau et s'approchèrent
du lit où gisait le malade. L'un d'eux lui pré-
senta même sa tabatière en l'invitant à y prendre
une prise.
304 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
Mais le malade, qui savait que P... passait
pour sorcier, refusa le tabac et fit le signe de la
croix. Les messieurs rouges disparurent aussitôt.
Le lendemain, il envoya chercher le recteur,
auquel il raconta tout. Le prêtre dit que P...
avait dû lire le Petit Albert, et il finit par trouver
le livre de P... Il le mit dans le fo3'er pour le
brûler; mais le livre sautait dans le feu comme
s'il avait voulu en sortir. Le prêtre le repoussait
dans les flammes avec sa canne, et il brûla long-
temps sans se consumer.
P... prétendait pouvoir, à l'aide de son livre,
rassembler tous les corbeaux et toutes les cor-
neilles du pays. (E.)
Gilbert Cousin de Nozereth raconte qu'un jeune homme ayant
reçu un papier magique couvert de figures horribles, le jeta au
feu ; mais ce papier y fut une demi-heure sans pouvoir être
consumé (Bordelon, Hisl.de M. Oujle, p. 306).
CHAPITRE IX
DIEU ET LA VIERGE
^ ANS les contes que j'ai recueillis, il est
souvent parlé des voyages du bon Dieu
ou de Jésus-Christ sur terre; mais les
conteurs ne placent pas expressément, ainsi que
le font ceux d'autres contrées, l'apparition des
divins voyageurs dans un lieu déterminé du pays.
Il en est tout autrement en Basse-Bretagne, et
M. Luzel a pu y trouver toute une série de
contes très-intéressants où parfois le bon Dieu,
plus souvent Jésus-Christ, se promène en Bre-
tagne en compagnie de quelques-uns de ses apô-
tres.
Plusieurs contes gallots dont voici l'analyse
font descendre sur terre les divinités du ciel.
Dans le Mariage de Jean le Diot, i^e série,
no XX, Jean, un jour qu'il n'avait pas accompli sa
20
306 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
tâche, rencontre au bord d'un ruisseau assez pro-
fond deux pèlerins qui étaient arrêtés sur le bord.
C'était le bon Dieu qui se promenait avec saint
Jean. — Veux-tu nous prêter ton âne pour passer
le gué ? lui demanda un des pèlerins. — Volon-
tiers, dit Jean. Quand ils eurent tous franchi le
ruisseau, le bon Dieu dit à saint Jean : — Que
donnerons-nous à ce garçon pour le récompenser
de sa complaisance ? — Un morceau de pain,
répondit son compagnon. — Ce ne serait pas le
pa3'er assez généreusement. Approche ici, mon
garçon : voici une petite baguette blanche au
moyen de laquelle tu pourras avoir tout ce que
tu désireras; mais prends bien garde d'en faire
mauvais usage. Jean ôta respectueusement son
bonnet, et salua les voyageurs en les remerciant
de leur présent. Le bon Dieu et saint Jean conti-
nuèrent leur route et disparurent. Grâce à sa
baguette, Jean le Diot se procure tout ce qu'il
veut ; il finit par se marier à la fille du roi, et
même par avoir de l'esprit.
Une partie de ce conte se retrouve en Basse-Bretagne (cf. Luzel,
t. 1 des Lèg. chrél., le conte intitulé : Jannig ou les troi s souhaits) .
Dans un autre conte, n" lui, le bon Dieu,
saint Pierre et saint Jean viennent se promener
sur terre pour voir par leurs propres yeux ce qui
s'y passe. A la nuit, ils vont demander l'hospita-
DE LA HAUTE-BRETAGNE
lité à une bonne femme qui les reçoit de son
mieux. Saint Pierre demande à son maître
d'enrichir la fermière; le bon Dieu réplique
qu'une fois riche elle ne vaudra plus rien.
Toutefois, il lui accorde de la richesse. L'année
suivante, les trois voyageurs repassent ; la bonne
femme était devenue une grosse fermière. Quand
les voyageurs lui demandèrent un gîte, elle leur
répondit d'un ton sec :
— Vous êtes de grands coviatix, vous autres, et
des paresseux ; au Heu de chercher votre pain,
vous pourriez bien gagner votre vie en travaillant,
car vous êtes encore jeunes. Tout en grognant de
la sorte, elle leur donna pourtant un lit, mais ne
leur offrit rien à manger.
Le bon Dieu dit à saint Pierre :
— Tu vois. Pierrot, que j'avais raison ; je
t'avais bien prévenu que la bonne femme n'aurait
plus rien valu quand elle serait devenue riche.
Le lendemain, les gens de la ferme se levèrent
de bonne heure pour battre le grain dans l'aire,
et les bienheureux dormaient encore longtemps
après que tout le monde se fut mis à l'ouvrage.
La bonne I-emme alla au lit oîi les trois
voyageurs étaient couchés et leur dit :
— Levez-vous, vous autres, et venez nous aider
à battre ; il est déjà haute heure.
Comme personne ne bougeait, la femme prit
508 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
un bâton et se mit à frapper saint Pierre, qui était
couché dans le devant du lit ; mais il ne voulut
pas se lever. La bonne femme s'éloigna un peu
pour aller jeter un coup d'œil à ceux qui tra-
vaillaient dans l'aire, et elle marmottait entre ses
dents : « duand je reviendrai, je saurai si celui
du mitan est aussi obstiné que l'autre. »
Le bon Dieu, qui l'entendait, dit à saint Pierre :
— Passe dans le mitan, car si la femme
revient, elle va encore te rouer de coups.
Saint Pierre céda sa place au bon Dieu, et c'est
lui que la bonne femme battit quand elle revint',
mais il ne bougea pas plus que la première fois,
et elle s'en alla quand elle fut lasse de frapper.
Saint Jean, qui était couché dans la nevelle du
lit, pensait :
— C'est à mon tour d'être battu; il faut que
je persuade à saint Pierre de passer à ma place.
Saint Pierre consentit à changer de place, et
quelque temps après la bonne fename, qui était
allée battre du blé dans l'aire, rentra à la maison
pour voir si le troisième voyageur était aussi têtu
que les deux autres, et ce fut encore saint Pierre
qu'elle frappa.
Ils finirent par se lever tous les trois, et quand
ils furent habillés et chaussés, le bon Dieu dit à
la fcnime :
— Y a-t-il moyen d'allumer une pipe ici ?
DE LA HAUTE-BRETAGNE
309
— Tâchez, répondit-elle, de trouver un tison,
et venez un peu nous aider.
Après avoir allumé sa pipe, le bon Dieu sortit
dans l'aire avec un tison, et dès qu'il eut soufflé
dessus, la paille se trouva séparée du grain.
La bonne femme crut qu'elle allait pouvoir en
faire autant :
— En voilà, dit-elle, une malice qu'il croit
m'apprendre ! Cela n'est guère difficile.
Elle monta dans son grenier et jeta dans l'aire
toutes les gerbes qui y étaient ramassées, puis
elle prit un tison et souffla dessus en s'approchant
de la paille, comme elle avait vu le bon Dieu
faire; mais les gerbes prirent feu et furent brûlées
en un instant.
Quand la bonne femme vit que sa récolte était
perdue, elle s'approcha des voyageurs et leur
demanda s'ils voulaient déjeuner, et comme ils ne
voulaient pas accepter, elle insistait auprès d'eux,
leur offrant tout ce qu'elle avait de meilleur, car
elle pensait qu'ils allaient encore lui faire du bien
comme la première fois.
Et le bon Dieu disait à saint Pierre :
— Tu vois bien que cette femme vaut mieux
pauvre que lorsqu'elle est riche.
(Conté par Jean-Marie Hervé, de Pluduno, 1879.)
Une partie de ce conte se retrouve en Basse-Bretagne (cf La
vmlU qui veut faire comme le Ion Dieu, dans Lég. chret., t. I");
3IO TRADITIONS liT SUPERSTITIONS
mais la version bretonne recueillie par M. Luzel et celle que
M. Emault a publiée dans la Revue celtique sont plus altérées
que la mienne.
Le bon Dieu et la Vierge sont parrain et
marraine d'un enfant dont les parents ne trou-
vaient personne pour remplir cet office. Quand
son filleul a sept ans, le bon Dieu vient le cher-
cher; mais l'enfant lui désobéit, et il ne retrouve
son parrain qu'après toute une série de mésaven-
tures. Une partie de ce conte, qui est encore
inédit, se retrouve dans les Légendes chrétiennes de
Luzel : Le bon Dieu et la bonne Vierge parrain et
marraine.
Un autre récit montre Jésus-Christ enfant aban-
donné, comme Moïse, dans un berceau d'osier,
et flottant sur la Vilaine :
« Il y a beaucoup, beaucoup d'années, plusieurs
femmes de la rivière de Rieux lavaient à la
rivière Voici qu'une mauvaise corbeille,
qu'entraînait la marée montante, vint à passer
devant les lavandières ; elles l'approchèrent de la
rive avec une longue branche d'arbre et y virent
un enfant endormi.... Au lieu de recueillir le
pauvret, qui venait de s'éveiller tout pleurant,
elles s'empressèrent de le repousser dans le cou-
rant ....
DE LA HAUTE-BRETAGNE 31I
« Le berceau continua à suivre la rivière.... il
vogua quelque temps, puis, sur l'heure de midi,
arriva à la ville de Redon, et il se trouva que de
pauvres femmes étaient aussi à laver sur le bord
de l'eau.
« — Sainte- Vierge, dit l'une d'elles en voyant
arriver le berceau, voici un pauvre petit que le
froid va tuer sans doute; qui donc aurait le cœur
de ne point le recueillir ?
« — M'est avis que si chacune voulait donner
un denier par mois à celle qui l'adoptera, toutes
nous aurions part à l'œuvre.
« Ce qu'elle proposait fut accepté.... L'enfant,
se soulevant de son berceau, leur dit :
« — Les femmes de Rieux m'ont repoussé ;
vous, vous me recueillez ; aussi toujours d'un sol
par jour Rieux diminuera, pendant que Redon
augmentera d'autant.
« Puis, ces mots dits, il disparut, et les femmes
virent bien que c'était le Seigneur Jésus qui les
avait visitées.
« Depuis ce jour s'est réalisée sa promesse :
autant Redon s'enrichit, autant Rieux diminue. »
(Robert Kermin, Le Conteur breton, 2"^ année, p. 215.)
Cette légende a été reproduite d'une manière difierente, quant
à la forme, par Fouquet, Lég. du Morbihan, et par Guillotin de
Corson, Légendes et récits historiques.
312 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
En Haute-Bretagne, comme presque partout,
la Vierge a, par voie de substitution, remplacé
les fées protectrices des fontaines (cf. le chapitre
intitulé ; Le culte des pierres, des arbres et des fon-
taines).
Dans les récits populaires, elle prend aussi
parfois la place des fées ; mais la plupart du temps,
c'est un simple changement de nom : fée ou
Vierge chrétienne ont la beauté, la bienveillance,
le pouvoir de rendre service, la baguette ma-
gique, etc. Le langage mis dans la bouche des
fées est sensiblement le même que celui de la
Vierge ; et si les paysans avaient à peindre une
fée, ils la représenteraient sans doute sous la
figure et sous les vêtements de la Sainte- Vierge de
leur église. C'est ce que font d'ailleurs plusieurs
récits populaires.
Un jour un soldat s'était laissé choir du haut
d'un rocher, et il était tombé dans une tranchée
où il resta évanoui. Quand il reprend ses sens, il
voit auprès de lui une belle personne qui vient le
secourir, et son premier mouvement est de lui
demander si elle n'est pas la bonne Vierge. (La
Fleur du Rocher, 2<^ série, n° vi.)
Plusieurs fois, dans les contes, mes narrateurs,
pour décrire la beauté d'une fée, disaient qu'elle
était « belle comme une bonne Vierge ».
DE LA HAUTE-BRETAGNE 3 1 5.
La dame qui secourt la Fille aux bras coupes,
!« série, no xv, n'est pas tout à fait la Vierge,
mais elle y ressemble autant et plus qu'à une fée.
Une version inédite de ce conte fait expressément
intervenir la Vierge, et c'est elle qui rend à la
fille les bras qui lui avaient été coupés. Dans
VEnfuni vendu au diable, i^e série, no xxix, la
substitution est complète :
« Un jour qu'il était bien lassé, il vit venir la
Sainte-Vierge qui lui dit : — Tu parais bien
fatigué, mon enfant? — Hélas! oui, madame, et
cependant il faut que je marche encore, afin
d'éviter le diable à qui mes parents m'ont vendu.
— Veux-tu ma petite baguette pour t'aider ? —
Volontiers, madame. — Tiens, prends-la, et con-
serve-la bien : tant que tu l'auras, le démon
n'aura aucun pouvoir sur toi, et tu pourras
commander à ta baguette de faire tout ce que tu
voudras. La Vierge disparut, et l'enfant continua
sa route. »
C'est encore la Vierge qui a pris la place
d'une fée « vêtue d'une robe blanche », dans la
Petite Brebiette blanche, K^ série, no LViii. Elle
donne une baguette à la petite fille persécutée
par sa belle-mère, et, quand la marâtre a tué la
brebiette, elle lui donne un beau château.
314 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
Dans les Petits souJie?-s rouges, n° Lx, la bonne
Vierge dit à la petite fille dont le frère a été
tué de ramasser ses os et de les lui apporter.
Quand elle les a, elle les transforme en un
petit pigeon blanc. Un autre conte portant le
même titre, et qui est assez semblable, figure
dans la Liltèr attire orale de la Haute-Brclagtie,
p. 223 : la Vierge avec les os ramassés « refait
le petit frère ». Dans une variante encore iné-
dite, la Vierge fait aussi avec les os un petit
pigeon blanc. Il est tué par la méchante mère ;
mais la Vierge le ressuscite. Des pierres tuent les
parents, et « la petite fille s'enlève au ciel avec le
petit pigeon blanc ». Une autre variante montre
encore la Vierge ressuscitant le petit gars; celui-
ci tue sa mère et son père, puis il fait présent à
sa sœur « des écus que la bonne Vierge lui avait
donnés pour le récompenser de ce qu'il avait
souffert ».
Dans un conte inédit de ma collection, un
homme pauvre arrive jusqu'au ciel en grimpant
tout au long d'un Ij'S rouge qu'il a planté. Il
frappe à la porte du paradis ; c'est la sainte
Vierge qui vient lui ouvrir et qui, après lui avoir
montré le paradis en détail, lui promet des
présents s'il peut descendre le long du lys et
remonter sans tomber.
DE LA HAUTE-BRETAGNE 315
Voici un autre conte qui met en scène la Vierge
et le diable.
Les deux frères
Il était une fois un homme et une femme qui
avaient deux enfants. Comme ils n'avaient pas
de pain à leur donner, ils les envoyèrent de-
mander la charité, en leur disant d'aller chacun
d'un côté différent.
L'aîné rencontra le bon Dieu, qui n'était pas
des mieux vêtus, et lui dit :
— Où vas-tu, petit gars ?
— Est-ce que cela te regarde, bonhomme ? ré-
pondit-il.
Le petit garçon n'eut point de pain, ni ce jour-
là, ni les suivants.
Son frère avait rencontré sur sa route une belle
dame, qui lui dit :
— Où vas-tu comme cela, mon petit gars ?
— Chercher mon pain, répondit l'enfant.
— Viens avec moi; je vais t'en donner.
La dame — qui était la Vierge — se trouvait
sur le chemin du petit garçon toutes les fois qu'il
allait demander la charité; elle lui remettait un
gros morceau de pain, puis elle disparaissait sou-
dain.
Cependant le frère, qui ne trouvait jamais rien,
3l6 TRADITIONS HT SUPERSTITIONS
avait faim comme les autres, et son père lui
disait :
— Petit propre à rien, tu demandes toujours à
manger, et jamais tu ne rapportes rien.
Un jour que le petit gars avait passé la tête
dans le tiroir au pain pour ramasser les miettes,
son père et son frère poussèrent brusquement le
tiroir sur l'enfant, qui fut tué.
Après cela, le petit garçon retourna au chemin
où il avait coutume de rencontrer la belle dame ;
mais il ne revit point la bonne Vierge, qui
n'aimait point les coeurs ingrats, et en allant un
peu plus loin il rencontra un beau monsieur qui
lui demanda où il allait :
— Chercher mon pain, répondit- il. Autrefois
il y avait une belle dame qui m'en donnait; mais
je ne l'ai pas vue aujourd'hui.
— Tiens, dit le monsieur, voici du pain ; mais
ne raconte à personne que je te l'ai donné, ou au
bout d'un an et un jour je viendrai te chercher
pour venir avec moi.
L'enfant allait souvent à l'endroit où il avait
vu le monsieur, qui toujours lui donnait quelque-
chose.
Un jour son père lui dit :
— La dame est bien charitable, puisqu'elle ne
se lasse pas de te donner du pain.
— Ah ! répondit l'enfant, depuis que non.";
DE LA HAUTE-BRETAGNE 3 17
avons coupé le cou à mon petit frère, elle ne
vient plus. J'ai rencontré un beau monsieur qui
m'en donne autant qu'elle ; mais il a de drôles
de souliers: ils ressemblent au sabot de notre âne.
Quand le père entendit cela, il eut peur et
alla prévenir le prêtre, qui arriva avec son étole
et chassa le beau monsieur, qui était le diable.
(Conté par Rose Renaud, de Saint-Cast, 1879.)
Je n'ai rien recueilli personnellemenc sur les
voyages de la Vierge en Bretagne; mais il existe
au moins deux légendes où il en est parlé, et ce
ne sont pas probablement les seules.
« Le pas de la Vierge est un étroit sentier
pratiqué dans la montagne, à peu de distance de
Cesson, que l'herbe ne recouvre jamais et par
lequel la mère de Notre-Seigneur gravit un jour
la côte. Elle était rendue de fatigue, et, s'arrêtant
au lieu où on lui bâtit depuis une chapelle, elle
dit à saint Symphorien qui l'accompagnait :
« Nous avons bien assez monté ; cessons. » C'est
de ce mot qu'est venu le nom de la commune. »
(Habasque, t. II, p. 313.)
L'origine de ce nom de Cesson est expliquée
d'une autre manière, mais toujours par un calem-
bour (cf., p. 86 du présent volume, une légende
où ce mot est prononcé par une fée).
3l8 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
« A Josselin, le mardi de la Pentecôte reparais-
sent chaque année plusieurs familles d'aboyeuses,
atteintes de convulsions héréditaires. La légende
explique la cause de cette sorte d'épilepsie, en
rapportant que d'impitoyables lavandières, ayant
refusé un verre d'eau à la Vierge du Roncier
cachée sous les haillons d'une mendiante, et
ayant excité leurs chiens contre elle, s'attirèrent
par leur cruauté une malédiction qui, comme le
péché d'Adam, a continué de peser sur leurs filles
de génération en génération. »
(Joanne, Bretagne, p. 473.)
Cette légende est très-connue en Bretagne ; elle a été consi-
gnée, dans les Légendes du Morbihan du docteur Fouquet, sous une
forme un peu plus longue, mais non rigoureusement populaire, e
dans Violeau, Pèlerinages de Bretagne, Paris, Bray, 1859, in-12,
j. 274.
Sur les aboycuses de Josselin, on peut consulter Jeannel, Les
ahoyeuses Je Josselin, Une excursion en Bretagne en mai i8SS>
Rennes, Catel, in-12. 11 y a quelques détails intcres.'^ants sur la
sccne où les femmes atteintes de convulsions se mettent à aboyer.
CHAPITRE X
LES SAINTS ET LES MOINES
§1-
LES SAINTS
lA Basse-Bretagne a conservé le souvenir de
saints nationaux; leurs noms se retrouvent
dans les dénominations des villages et
des bourgs; en maints endroits on montre leur
tombeau, parfois, mais plus rarement, le lieu de
leur naissance. Le soir, à la veillée, on raconte leur
légende. Plusieurs ont été recueillies, et sans doute
une exploration plus complète montrerait combien
est resté vivace le souvenir de ces saints vérita-
blement nationaux (i).
(i) Cf. dans Habasque, t. III, p. 99, supplément, en note, une
liste des saints nés ou morts dans les Côtes-du-Nord (partie
bretonnante).
320 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
Si, grâce à sa langue et aussi à sa position
géographique, le pays bretonnant a pu garder
sans trop de détérioration sa légende dorée
particulière, il n'en est pas de même de la
Haute - Bretagne. De bonne heure elle a été
francisée, et l'œuvre des rois de France a eu
pour auxihaires les archevêques de Tours et les
évêques gallots qui, presque partout, ont subs-
titué aux patrons primitifs des paroisses des
saints mieux vus en cour de Rome.
Jusqu'à nos jours il a pourtant subsisté en
Haute-Bretagne des traditions relatives à des
saints indigènes, ou qui du moins passent pour
tels aux yeux des paysans. Dans une exploration
limitée à deux ou trois cantons, j'ai pu en
recueillir quelques-unes que l'on trouvera ci-
après ; des fouilles plus persévérantes eu feraient
sans doute découvrir davantage.
Fouquet, dans ses Légendes du Morbihan, a aussi donné plusieurs
légendes de saints locaux populaires, soit sur la limite des deux
langues, soit en pays bretonnant.
Saint Mauron était pâtour dans une ferme, et
il se faisait remarquer par sa piété et son zèle à
se rendre aux offices.
Un dimanche matin, il désirait assister à la
première messe; mais son maître lui commanda
d'aller mener paître les vaches et les moutons
DE LA HAUTE-BRETAGNE
de la ferme dans une lande qui n'était pas entou-
rée de clôtures.
— J'irai bien tout de même à la messe, pensa
saint Mauron.
Il se rendit au pâturage avec ses bêtes, et quand
il y fut arrivé, il demanda à Dieu qu'un talus
s'élevât partout où il passerait la bêche qu'il avait
apportée, et qu'il se mit à traîner derrière lui en
suivant le contour du terrain qui appartenait à
son maître. A mesure que son outil touchait la
terre, un talus bien fait et bien garni de plantes
épineuses s'élevait derrière lui, et en peu
d'instants le champ, qui contenait douze jours de
terre, se trouva entouré d'une haie. C'est le lieu
qu'on appelle encore aujourd'hui le Bras de saint
Mauron, et qui est situé dans la commune de Livré.
Saint Zvlauron arriva à la messe en même
temps que les gens de la ferme, qui furent bien
surpris de le voir. Il leur dit que le troupeau était
en sûreté, puisque l'endroit où il paissait était
entouré de haies, et après la messe son maître
alla par ses yeux s'assurer de la vérité de ce que
disait l'enfant.
Cette légende de saint Mauron, que j'ai donnée plus complète,
n» uv des Cordes populaires de la Haute-Bretagne, i'"' série, est
très-connue dans une partie du canton de Liffré.
On trouve un miracle analogue dans Fouquet, Lcoevdes du
Morbihan, p. 45, où la tradition l'attribue à saint Jugon.
322 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
« Sur les landes de Bruc, on trouve un long
talus appelé Fossé de saint Aaron. Quel était ce
saint dont la légende (populaire dans le pays)
raconte les premières années? Petit enfant, dit-
elle, il faisait paître ses brebis en ce lieu, et
c'était pour les protéger contre le loup qu'il avait
tracé merveilleusement avec son bâton cette
sorte d'enceinte au milieu des bruyères. »
(Guillotin de Corson, Récils hist., p. 200.)
Dans la forêt de Rennes, il y a une fontaine
auprès de laquelle est placée, dans une niche, la
statuette d'un saint qu'on appelle saint Roux. Cette
statuette, haute de 30 centimètres environ, a un
chapeau à trois cornes à la mode du siècle
dernier. D'après ce qui m'a été dit, elle est en
grès verni.
Souvent les pâtours vont chercher saint Roux
pour s'amuser, et ils oublient parfois de le
reporter dans sa niche ; ils l'attachent même à
des barrières, mais le lendemain on le retrouve
à sa place. On avait voulu le porter à Liffré ;
mais il se déplaisait dans l'église, et il revint
près de sa fontaine.
Il y avait auprès un chêne vénéré. L'homme
qui l'abattit a toujours tremblé depuis ; il paraît
que « c'était un arbre qu'on ne devait pas
abattre ».
DE LA HAUTE-BRETAGXE 323
On va en pèlerinage à Saint-Roux pour les
fièvres.
(Conté par Zoé Ledy, 1880.)
A Saint-Cast, on voit parfois sur la mer une
tache blanche qui est la marque d'un courant.
Quand elle est bien distincte, c'est signe de beau
temps. Les gens du pays disent que sainte
Blanche fut un jour emportée par les Anglais ;
mais ils furent obligés de la ramener, et le sillage
du bateau qui rapportait la sainte est resté blanc.
Sainte Blanche guérit du mal blanc, c'est-à-dire
des pourritures. (S.-C.)
« En Frégéac est la petite chapelle de Saint-
Jacques. Quelquefois, lorsque le vent soufHe vers
l'amont de la rivière de Vilaine, il pousse devant
lui un rouleau d'écume que les habitants de ce
pays appellent le chemin de saint Jacques. Le saint,
disent-ils, remontant la Vilaine en marchant sur
les eaux, voulut s'arrêter à Rieux; mais les
huguenots le refusèrent : « Ingrate ville, s'écria-t-
il, tu seras détruite. » Et continuant son chemin,
il alla fonder la ville de Redon. Ce fut pour
apaiser le saint qu'on lui éleva la petite chapelle
qui est sous son invocation. »
(Ogée, art. Frégéac.')
324 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
Quand Saint-Germain cessa d'être paroisse, on
voulut apporter à Matignon la statue du saint, et
on la chargea sur une charrette ; mais quand on
arriva au Pont-au-Prouvoire, le saint s'échappa
de la charrette et s'en alla à travers champs
jusqu'à sa chapelle. Dans les champs où il a passé,
les récoltes sont plus belles que dans les autres.
(M.)
A la Bouëxière, canton de Liffré, on raconte
qu'un laboureur avait pris, pour équilibrer sa
charrue, la statue en bois d'un saint nommé
saint Père ou saint Pern, très-véncré dans le
pays.
Comme sa charrue ne marchait pas à son gré,
il se mit en colère et brisa la statue. Depuis ce
temps, le champ ne produit plus de récolte.
Plusieurs fois on a volé la statue de saint Père
qui, comme saint Mirli, saint Mathurin et
plusieurs autres, revient de lui-même, des le len-
demain, à son ancienne place. (E.)
On donne le nom de saint Mirli à une statuette qu'on voit sur
la routo de Matignon à Hénaubihen. La tète, formée d'un autre
bloc que le reste du corps, est posée sur un pivot. Si on peut
faire tourner cette tète en observant certaines pratiques, on se
marie ilans l'anuée. Saint Mathurin de Moncontour, « qui eût
été le bon Dieu s'il n'avait craint les embarras de la place », a
été plusieurs fois enlevé.
DE LA HAUTE-BRETAGNE 325
La pierre d'autel de Saint-Suliac passe pour
revenir toujours à sa place primitive.
(M™= de Cerny, p. 8.)
Uue ancienne tradition rapporte que les Mor-
bihannais tentèrent une fois d'enlever la statue de
saint Julien de Vouvantes; mais ils échouèrent
parce que, arrivés au bois de la Bâtardière, la statue
devint si prodigieusement lourde, qu'il leur fut
impossible de la porter plus loin.
(Goudé, Châteaiihriani, p. 137.)
On a déjà vu, dans une légende précédente,
un saint se venger des outrages qui lui ont été
faits. Ce fait n'est pas isolé : saint Quay ayant
été battu avec des genêts par les habitants de la
côte où il débarqua, maudit les genêts, qui depuis
ne repoussent plus.
A Matignon on raconte qu'un homme ayant,
par plaisanterie, offert à un des petits saints de
Plurien une pipe de tabac, fut puni sur le champ,
et son bras demeura paralysé.
Ogée, en parlant du calvaire du Saint-Esprit,
près Dinan, dit « qu'on rapporte qu'un des
hommes qui descendaient les statues fut tué par
l'une d'elles, et que c'est cela qui préserva le
calvaire d'une destruction complète. »
Cf. sur une légende analogue en pays bretonnant, Dulaurens
326 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
Je la Barre, Coai an Roc'h. Les saints bretons sont encore plus
portés à la vengeance que ceux du pays gallot, ainsi qu'on peut
s'en convaincre en lisant les légendaires.
Les saints, quand ils rencontrent le diable, se
font un plaisir de le tromper et y réussissent
souvent.
S.A.INT MICHEL ET LE DIABLE
Quoique saint Michel eût, plus qu'aucun des
autres anges, contribué à chasser Satan du
paradis, les deux adversaires se causaient pour-
tant volontiers quand ils se rencontraient, et
parfois ils faisaient des gageures.
Un jour que tous les deux voyageaient sur
terre, ils se trouvèrent ensemble sur les bords du
Couesnon, et saint Michel défia le diable de faire
un édifice plus beau que celui que lui-même
construirait. Le pari fut accepté, et ils s'en
allèrent chacun de son côté.
Saint Michel édifia un palais tout en glaces, —
on était alors en hiver, — qui était d'une trans-
parence surprenante. Le diable, avec l'aide d'une
légion de démons, bâtit sur un rocher, au milieu
de la mer, la superbe abbaye qui s'est depuis
appelée le Mont, et qui est une des plus belles
constructions que l'on puisse voir.
Tout cela fut achevé en peu de temps, et le
DE LA HAUTE-BRETAGNE 327
lendemain, les deux parieurs ayant terminé leur
ouvrage, se rencontrèrent de nouveau.
— Viens, dit saint Michel, visiter mon château
de glace.
Le diable y consentit, entra dans l'édifice dont
il loua la beauté, la transparence et les pro-
portions, mais déclara que celui qu'il avait bâti
était plus grand et plus solide que la fragile et
brillante construction qu'un rayon de soleil suffi-
rait pour détruire.
— Au reste, dit-il, tu pourras juger par toi-
même si j'ai raison ; mais auparavant, jure-moi
que tu ne feras le signe de la croix ni sur ta per-
sonne, ni sur les murs, pour me chasser de ma
maison.
Saint Michel le promit, et tous les deux arri-
vèrent au Mont, dont le saint admira la grandeur,
les belles proportions et l'air de solidité.
— Je conviens, dit-il, que ta construction est
superbe, et qu'elle surpasse de beaucoup la
mienne ; mais, pour qu'elle soit tout à fait par-
faite, il y manque quelques pierres : l'une en
haut de cette colonne, l'autre au bas, la troisième
à une fenêtre à gauche, et la quatrième à une
fenêtre à droite.
En désignant ces quatre pierres, la main du
saint avait dessiné dans l'air une croix, et le
diable fut obligé d'abandonner la possession de
328 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
sa belle maison qui, sous le nom du Mont-Saint-
Michel, devint une puissante abbaye.
Le démon garda rancune à l'archange, qui
l'avait trompé par ruse, et quelque temps après
il lui proposa de cultiver un champ de moitié.
On y sema du froment, et quand il fut mùr et
qu'il s'agit de partager, saint Michel choisit ce
qui s'élevait au-dessus de la terre et ramassa une
récolte de bon grain, tandis que le diable n'eut
que des racines inutiles.
L'année suivante, le champ fut planté de navets,
et quand le moment de récolter fut venu, le
diable dit :
— C'est à moi de choisir le premier cette fois :
je prends ce qui est au-dessus de la terre.
Il n'eut que des feuilles à peine bonnes à
donner aux vaches, et on se moqua de lui quand
il les porta au marché pour les vendre ; le saint,
au contraire, eut pour sa part d'excellents navets,
bons à faire la soupe, bons à faire cuire avec les
canards.
Le diable, furieux de cette nouvelle défaite, le
provoqua à un combat singulier qui devait avoir
lieu dans un vaste four, afin qu'aucun des adver-
saires ne pût s'échapper.
Il alla couper un jeune chêne long et flexible,
qu'il dépouilla de ses branches, et dont il fît un
bâton solide, de la longueur d'une lance, et,
DE LA HAUTE-BRETAGNE 329
ainsi armé, il entra dans le four qui devait servir de
champ-dos. Saint Michel n'avait pour toute arme
qu'un court bâton d'épine ; mais il le manoeu-
vrait avec tant de dextérité, que les coups
pleuvaient dru comme grêle sur les épaules du
diable, qui, embarrassé par la longueur de son
arme, ne pouvait se défendre et fut obligé de
demander merci.
(Conté par Jean Boucherj-, de Dourdain, 1S7S.)
L'épisode de la récolte faite de moitié est bien connue et
commune à beaucoup de pays.
En Normandie, on raconte cette légende « purement populaire »
a une manière un peu différente :
« Alors que la forêt de Sciscy était peuplée d'ascètes, Satan
déguise en solitaire, s'y rendit pour surprendre leurs âmes. Mail
1 archange du mont Tombe accourt.... II se trouve face à face
avec Satan... qui convient avec lui que toutes ces âmes seront
a celu, qui bâtira le plus bel édifice en l'espace d'une nuit. Satan
deve le monastère que l'on voit aujourd'hui encore, et saint
Michel ba..t sur Tombelaine un palais de cristal. Le démon se
reconnaît vaincu.... mais l'archange lui propose d'échanger leurs
palais. Satan accepte, mais c'est pour assister à l'affaissement
progressif sous les rayons du soleil de ce palais de glace. ., (Le
Hericher, It,«craire du voyageur dam le Mont-Saint-Michel p .
et 5.) ' i'- '^
Cette légende est aussi connue en Berry, et elle est rapportée
tout au long dans Laisnel de la Salle, t. I, p. :.8 et suiv., sous
le titre du DMIe r,uu,ner. Le diable avait construit un moulin
auquel tout le monde allait. Saint Martin, qui passait par U en
construisit un tout en glace (on était en hiver), qui fut bientôt
plus achalandé que celui du diable; le diable lui proposa
1 échange. Samt Martin accepta ; mais le moulin fondit dès qu'il
350 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
fit du soleil. Alors Georgeon voulut cultiver un champ de
moitié avec le saint ; il fut, comme le diable de Papefiguière, qui
se retrouve partout, dupé par deux fois, et furieux, il proposa à
saint Martin de se battre dans le moulin. Ayant choisi le plus
long bâton, il ne pouvait le manœuvrer, et il fut contraint de
demander gr.îce au saint.
Dans mes Contes populaires delà Haute-Bretagne,
ire série, se trouvent la légende de saint Mauron,
que j'ai ici reproduite en partie, et qui ressemble
en plusieurs points aux récits ordinaires des
légendaires, et celle de saint Lénard, qui est plus
curieuse, parce qu'elle montre le peuple cano-
nisant de sa propre autorité, et malgré l'Eglise,
un saint local. Il est possible qu'après avoir
résisté longtemps on finisse par béatifier Lénard.
Ce n'est pas en politiLiuc seulement que la queue
fait parfois marcher la tête.
Un autre exemple de canonisation populaire
existe, à ma connaissance, dans l'Ille-et-Vilaine.
Dans l'ancien cimetière d'Ercé près Liffré, qui
entourait l'église, est un petit tombeau surmonté
d'une statuette en faïence de la Vierge. C'est là
que gît la sainte de Chasnê, au tombeau de la-
quelle on fait des neu vaines. Personne ne sait
son vrai nom, m'a-t-on dit. On m'a assuré que
sa réputation de sainteté venait de ce que, en dé-
truisant le cimetière ancien, on avait trouvé un
cadavre entier. On se rappela que là avait été en-
DE LA HAUTE-BRETAGNE
terrée une femme qui avait supporté avec une
résignation tout à fait exemplaire les mauvais
traitements de son mari, et on conclut que,
puisque son corps n'avait pas été soumis à la
pourriture, elle était sainte. C'est d'ailleurs une
croyance qui n'est pas particulière à la Haute-
Bretagne.
(Conté par plusieurs personnes d'Ercé, entre autres par Zoé
Ledy, qui a entendu raconter tout cela au père Jean Thé, lequel
était fossoj'eur lorsque fut retrouvée la sainte de Chasné.)
A Elven, il y avait jadis une sainte qui avait été béatifiée par
le peuple dans des circonstances tout à fait semblables.
« J'avais remarqué dans le reliquaire du bourg d'Elven le
cercueil qui contient le squelette de la petite Sainte, vieille men-
diante dont le cadavre fut retrouvé en parfait état de dessiccation
après cinquante ou soixante ans. Le peuple en a fait une bienheu-
reuse, et sa châsse est constamment entourée de gens qui implo-
rent sa médiation, de coiffes et d'offrandes de tout genre. »
(Habasque, t. II, p. 295.)
Dans la paroisse de Landéda, on trouv.x, en creusant une
vieille tombe, le corps d'une femme parfaitement séché et momifié.
Ce fait parut miraculeux aux bons paysans ; on mit un tablier à
la sainte, et on la plaça debout dans un reliquaire, où elle est
encore aujourd'hui, bien sèche et bien honorée. (Guionvac'h,
p. 366.)
Sur la lisière de la Bretagne et de l'Anjou, le
peuple a aussi créé, de sa propre autorité, plu-
sieurs bienheureux.
« A Pouancé, il y a un pèlerinage à la Tombe.
332 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
de l'émigré. On ne sait quel était ce person-
nage, qui vécut et mourut là d'une manière si
édifiante que le peuple lui décerna l'auréole de
la sainteté. La dévotion populaire en a fait un
lieu de pèlerinage que l'autorité ecclésiastique n'a
jamais approuvé. Ce tombeau est couvert d'e.v-
voto....
« Dans la forêt de Teillay est la Tombe à la
fille, où certains habitants du quartier vont prier.
On raconte que cette fille ayant vu une troupe
de royalistes qui se cachaient dans la forêt, alla
les dénoncer à la garde nationale de Bain. Les
roy.ilistes furent surpris et presque tous tués;
mais à leur tour les chouans surprirent la fille, et
après l'avoir fusillée l'enterrèrent au lieu oîi se
voit encore sa tombe. Par dérision, les ennemis
de la République l'appellent sainte Pataude....
(Pataud est la forme patoise ironique de patriote.)
« Une tête de mort trouvée aux environs de
Châteaubriant est devenue un objet de supersti-
tion pour les paysans des environs. »
(Goudé, Châteaubriant, p. 333, 352, 386.)
D'Amezeuil, Légendes bretonnes, p. 85, raconte que près de
Peaule, on montre la croix de saint Carapibo. Carapibo ét.iit un
recteur de Peaule qui, en 1793, fut tué d'un coup de fusil par les
bleus. Le peuple l'a canonisé.
DE LA HAUTE-BRETAGNE 335
En beaucoup de pays de France, des divinités
païennes ont été transformées en saints, et assez
souvent le nom lui-même s'est conservé : Minerve
est devenue sainte Minerve, vierge et martyre,
dans un pays appelé le Minervois (Aude, cf.
Babou, Les païens innocents'). M. L. Martinet a
retrouvé en Berry une douzaine de saints mira-
culeux qui ne sont autre chose que des divinités
phalliques christianisées ou des dieux devenus
saints.
En Haute-Bretagne, je ne connais pas d'aussi
nombreux exemples de divinités païennes christia-
nisées. Le fait le mieux caractérisé de substitution
est rapporté par l'abbé Guillotin de Corson (Mèin.
de la Soc. arch. d'Iîle-et-Vilaine, t. XII).
« La chapelle dédiée jadis à saint Vénier,
maintenant à sainte Agathe, et située dans le
bourg même de Langon, est, de l'aveu de tous
les archéologues, un édifice gallo-romain... L'ab-
sidiole, profonde de deux mètres, présente sur sa
voûte intérieure une très-curieuse fresque figurant
Vénus sortant des eaux, accompagnée de l'Amour
monté sur un dauphin... Lorsque le christianisme
s'établit dans nos pays, au VI^ siècle, on résolut
d'utiliser cet édifice en en faisant une chapelle
La voûte reçut une décoration appropriée à la
destination nouvelle de l'édifice. Puis, par un
334 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
compromis dont on a d'autres exemples, le culte
de saint Vcnier parut propre à faire oublier
Vénus, dont la représentation demeurait dans le
souvenir des habitants de Langon; aussi, en 838,
cette chapelle s'appelait ecclesia aancti Veneris (D.
Morice, p. I, 272); au XVI^ siècle, elle portait
encore cette dénomination, et non loin d'elle se
trouvait la fontaine de saint Vénicr. » (P. 6, 7
et 81.)
J'ai déjà parlé, p. 17 et suivantes du présent
volume, des saints que la tradition populaire
associe aux monuments préhistoriques. De même
que le diable (cf. p. 20 et suivantes), quelques
saints ont laissé çà et là, généralement sur des
blocs naturels, des empreintes que l'on montre
encore.
Au milieu du sentier qui conduit de la grève à
risle-de-Saint-Cast, on voit, creusée assez profon-
dément dans la pierre, l'image d'un grand soulier ;
c'est, dit-on, le pied de saint Cast; mais je n'ai
pu recueillir aucune légende sur cette trace du
saint. Saint Cast est le même que Cado (Catwod),
dont la trace se retrouve en plusieurs endroits de
la Basse-Bretagne.
Cf. Joannc, p. 538, glissnde Je Saiin-CiJo, prùs de Belz.
Près de Dinan, on montre l'empreinte que
DE LA HAUTE-BRETAGNE 335
laissa saint Vallay. Un jour qu'il était poursuivi
par des voleurs, il se voyait sur le point d'être
atteint, lorsqu'il se recommanda à Dieu et
s'élança pour franchir la vallée. Des anges le
soutinrent, et il se trouva debout, sans avoir
éprouvé aucun mal, à l'endroit oii son pied est
encore marqué.
(Recueilli par M"^ Elodie Bernard.)
Saint Michel et le diable, se disputant l'hon-
neur de nommer le mont devenu célèbre sous le
nom de Saint-Michel, convinrent de faire l'essai
de leur puissance. Il s'agissait de franchir d'un
bond l'espace qui sépare le Mont-Dol du Mont-
Saint-Michel. Le diable tomba dans la mer, et
l'archange, soutenu par ses ailes, alla se placer
sans effort sur le sommet du mont qui, depuis ce
moment, lui fut consacré.
On montre, au Mont-Dol, le lieu d'où les
deux rivaux s'élancèrent. L'empreinte du pied de
l'archange est parfaitement visible sur un bloc
de rocher qui surplombe l'abîme. Tout à côté,
sous les broussailles, on distingue la marque de
la griffe ou plutôt du pied fourchu de Satan.
(Communiqué par M. Lucien Decombe.)
Cf. sur les empreintes de saints, Aymard, Noies sur les roches à
iassins de la Haute-Lohe, dans les Avvales de la Société du Puy
('859), i8éi, p. 341 et suiv. ; L. Duval, Esquisses marchoises
(passim).
336 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
A Lancieux, d'après Jollivet, t. TI, on appelle
berceau de saint Cieux le rocher sur lequel le
saint descendit.
Des pèlerinages ont lieu à Saint-Viaud (Loire-
Inférieure) à la Pierre-Canon ou qu'a notn, où
saint Viaud a laissé l'empreinte de ses pieds, de
sa tête et de son bâton.
(Ogée, art. Saint- Fia tul.)
Je parlerai ailleurs, dans d^'ux ouvrages que je
prépare sur Les coutumes et les fêtes, et sur La
médecine populaire, du culte que l'on rend aux
saints et des guérisons qu'on va leur demander.
'^M
n. — LES MOINI
|ES légendes que j'ai recueillies sur les
moines les représentent comme gour-
mands et licencieux. Un proverbe breton
rapporté par Habasque, t. I, p. 245, montre que
ceux de Beauport avaient la même réputation.
N'eus manac'h er Minic'hi
N'en deufé grèg è Kérity.
Presque tous les moines légendaires sont des
moines ronges.
« A La Baussaine, canton de Bécherel, les
habitants prétendent que l'église a appartenu aux
Templiers, mais que ces chevaliers-moines ont
tous été exterminés en une nuit. » '
(B. Robidou, p. 214.)
Dans le Morbihan (cf. Rosenvveig, Repcrt. archéologique, passim)
un grand nombre d'édifices passent pour avoir été construits par-
les Templiers. Il en est de même dans le reste de la Bretagne.
Vers le Mené, on m'a conté que pour châtier
les moines, qui s'occupaient de choses étrangères
ï 22
338 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
à leur état, et même de magie, Dieu leur avait
envoyé la Révolution, qui les châtia justement,.
disait mon conteur.
La légende qui suit les représente en effet
comme s'occupant de sorcellerie.
LES MOINES DE BOSQUEN
Les moines de Bosquen avaient tous les privi-
lèges et passaient pour être sorciers. Une nuit ils
se demandaient entre eux : « Qu'allons-nous
faire aujourd'hui ? — Il faut, dit l'un des
moines, faire mourir toutes les avoines. — Oui,
répondirent les autres, tu as raison. » Ils avaient
des bouteilUes exprès. Ils envoyèrent un jeune
garçon qui était leur domestique jeter la bouteille
par la fenêtre. Cette bouteille avait la vertu de
faire mourir tout le monde, les animaux, les
gens et les plantes, quand on disait : « Berluke».
L'enfant alla à la fenêtre et dit : « Berluke ! que
les avoines meurent cette nuit ; » mais il ne jeta
pas toute la bouteillée. L'un des moines lui
dit : « Pourquoi ne l'as-tu pas toute jetée ? —
Ah ! répondit-il, si elles ne meurent pas toutes,
on pourra recommencer. — C'est vrai, dit le
moine ; » mais le jeune garçon pensait autrement.
La nuit, quand tout fut à repos, il se leva et
DE LA HAUTE-BRETAGNE 339
prit le reste de la bouteillée, puis il dit : « Ber-
luke ! que tous les moines meurent ! » Aussitôt
tous les moines moururent, et depuis ils n'ont
jamais existé.
Il' y avait à Bosquen un prieur qui était tout
sorcier : il prédisait l'avenir, et il montait
bien sur la tour de l'église sans échelle. Un jour
qu'il y était encore grimpé, il se mit à songer et
à penser, puis il dit : « Dans quelque temps,
nous serons persécutés, et la forme du gouverne-
ment changera. » L'un des moines l'ayant
entendu, lui demanda : « Ce temps durera-t-il
longtemps ? — De dix à douze ans, » reprit-il.
Un jour ce même prieur était à se promener
dans le jardin. L'un des moines dit à un de ses
camarades : « Tu vois bien le gros prieur qui se
promène ? Je parie que dans huit jours il sera
mort. » Cela arriva en effet, ainsi qu'il l'avait
prédit.
(Conté en 1S81 parj. M. Comault, du Gouray.)
En d'autres pays (cf. Morin, Le Prêtre et le Sorcier), les prêtres
passent pour sorciers. Je l'ai rarement entendu dire de ceux de
la Haute-Bretagne ; mais on a pu voir au chapitre du diable que
souvent ils interviennent comme exorcistes.
Les moines de Bosquen avaient aussi la réputa-
tion d'être impies.
340 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
Un jour qu'ils étaient à danser, il passa un
prêtre qui portait le saint-sacrement. Au lieu de
s'agenouiller, comme tout le monde, les moines
continuèrent leur danse ; mais la terre s'entr'ouvrit
et les engloutit. (P.)
Voici encore ce qui m'a été conté à leur sujet :
Autrefois chaque moine de Bosquen avait pour
pénitence d'embrasser tous les jeudis le dessous
des pieds de six enfants. Et pour que les enfants
fussent disposés à venir ce jour-là, ils leur
donnaient à chacun une livre de pain.
Depuis que les moines ne sont plus à Bosquen,
les fermiers qui leur ont succédé n'ont jamais fait
de bonnes affaires : il arrive toujours des accidents
:\ leurs che\'aux, car les écuries ont été maudites
par les moines. (P.)
A Plévenon, des moines de mauvaise vie
erraient, dit-on, après leur mort, prèsjdu tumulus
de Château-Serin, en « expiation des péchés
commis pendant leur vie ».
Qiielquefois même on les a accusés de crimes.
Il y avait *une fois un homme âgé qui gardait
les oies auprès d'un couvent de moines. Un jour
qu'il s'était mis à l'abri dans le creux d'un fossé,
il entendit des lamentations, et ayant regardé, il
DE LA HAUTE-BRETAGNE 341
vit un moine qui tenait une fille, et celle-ci
criait :
— Ah ! je vous en prie, ne m'enterrez pas
toute vivante !
Le bonhomme alla bien vite chercher la justice,
qui arriva au couvent et demanda aux moines ce
qu'ils avaient caché dans un champ :
— Un cochon, messieurs, qui était crevé.
— Il criait bien haut, ce cochon-là, dit le juge ;
venez nous le montrer.
Les moines ne voulaient point aller ; mais les
gens de justice les forcèrent à les accompagner
dans un champ où il y avait de la terre fraîche-
ment remuée. Ils creusaient, mais peu profondé-
ment, et les moines disaient :
— Vous voyez bien, messieurs, qu'il n'y a
rien.
Un des gendarmes prit la bêche et eut bientôt
trouvé la fille ; mais elle était morte. Un médecin
la visita; elle était enceinte de six mois.
On se rappela que sept jeunes filles du pays
avaient disparu sans qu'on sût ce qu'elles étaient
devenues. On fit une perquisition au couvent, et
on y trouva trois jeunes filles encore vivantes ;
les autres étaient mortes; leurs cadavres furent
découverts, et les moines furent chassés du pays.
(Conté en 1879 par Rose Renaud, de Saint-Cast.)
342 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
La tradition rapporte qu'à Saint-Cast il y eut un couvent de
moines. Un chant populaire de Luzel, t. I, Les deux moines et la
jeune fille, p. 273, est fondé sur une histoire similaire. On la re-
trouve aussi dans la Loire-Inférieure.
« La vieille fermière de Béré raconte qu'au
temps où les moines habitaient le couvent de
Saint-Sauveur, une jeune fille entra chez eux et
ne reparut plus. Le bruit courut que pendant la
nuit elle avait été enterrée sous le clocher de
l'église. Les ennemis des moines firent circuler
dans tout le pays cette histoire.... Les pères
l'apprirent à leurs enfants, et de génération en
génération elle est arrivée jusqu'à nous. »
(Goudé, Chàteauhrianl, p. 35.)
D'après une légende encore populaire aux
environs de Dinan, les moines deLéhon menaient
joyeuse vie, mais n'étaient point cruels comme
ceux de Saint-Cast ; les aventures qu'on leur
attribue sont grasses, mais non tragiques.
Voici le résumé d'un conte recueilli à Saint-
Suliac par M^c de Cerny, et où il est parlé de la
punition d'un moine gourmand.
" Un moine de la suite de saint Samson, qui
venait visiter saint Suliac, fut surpris de la
pauvreté des mets des cénobites, et il trouva le
pain si mauvais qu'il le cacha dans sa robe pour
ne pas le manger ; mais bientôt il fut pris de
DE LA HAUTE-BRETAGNE 345
convulsions, et saint Suliac, qui lui donna ses
soins, découvrit un serpent qui déchirait la poi-
trine du moine. Il l'exorcisa et ordonna au moine
d'aller le précipiter dans la mer. »
Les moines, surtout ceux de certaines abbayes,
passaient pour très-riches; on répète maintenant
encore ce dicton :
De tout côté que vent ventait,
Bosquen rentait.
La légende qui suit parle d'un puits où des
moines auraient enfoui un trésor. Au chapitre
des Souvenirs historiques, on trouvera plusieurs
récits sur les trésors supposés des anciens châ-
teaux.
Dans le bois de la Mare en la Poterie, il y a
une butte à peu près ronde, entourée d'un fossé
qui souvent est à sec, mais où l'on voit encore
les traces d'un puits. Il s'appelle le Puits des
Moines, et la motte (probablement féodale)
se nomme dans le pays le Château des Moines.
D'autres buttes non loin de l'ancienne abbaye de
Saint-Aubin-des-Bois s'appellent aussi les Châ-
teaux.
Plusieurs personnes ont essayé de trouver le
trésor qui est enfoui dans le Puits des Moines ;
344 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
mais elles ne pouvaient creuser assez profondé-
ment pour l'atteindre : à chaque tentative, il
survenait de la pluie et de l'orage qui inter-
rompaient les travaux.
(Conte par M. Méheust, maire Je la Poterie.)
CHAPITRE XI
LES SOUVENIRS HISTORiaUES
lES paysans gallots, comme ceux de pres-
que tous les pays, ont conservé un très-
petit nombre de souvenirs historiques.
Ce fait avait été observé par Georges Sand, qui
dans ses Légendes rustiques constatait qu' « en
Berry aucune tradition historique n'est restée dans
la mémoire des paysans, sinon à l'état de mythe ».
J'ai séjourné dans plusieurs pays oij se sont
passés des événements qui ont influé sur la des-
tinée de la Bretagne, et j'ai été surpris de voir
combien le souvenir en était effacé.
Ainsi le château du Bordage, en Ercé, près
Liffré, que j'ai habité plusieurs années, a été au-
trefois une place considérable, et il reste encore
de l'ancienne enceinte des vestiges suffisants pour
montrer que la possession de cette forteresse était
346 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
regardée comme importante. Et, en effet, au
XV!»^ siècle, elle a été, pendant les guerres de re-
ligion, prise et reprise quatre ou cinq fois. Des évé-
nements de cette nature auraient, semble-t-il, dû
laisser une trace durable dans l'esprit des gens du
pays. Eh bien ! j'ai interrogé nombre d'habitants
de tout âge, et aucun ne se rappelle même avoir
entendu parler aux anciens des faits de guerre
accomplis autrefois.
Les seuls souvenirs de cette époque, vieille à
peine de trois siècles, sont quelques noms de
lieux, tels que le cimetière des Huguenots, le
Pont aux Huguenots (i), qui attestent encore
qu'autrefois le pays était occupé par les protes-
tants.
A Saint-Cast, où j'ai passé deux, étés et où j'ai
recueilli un très-grand nombre de contes, j'ai
aussi vainement demande s'il existait quelque
tradition relative à la bataille de 1758; je n'ai
obtenu que des détails très-vagues, et pourtant
plusieurs de ceux qui vivent maintenant ont
connu des contemporains de la bataille.
(i) Les noms de lieux sont ccu.\ qui conservent le mieux le
souvenir du passé ; à Plœuc, un champ porte aussi le nom de
Cimetière des Huguenots (jollivet, I, 328).
*^
©s©®©®©®©®©©©®
PERSONNAGES POPULAIRES
: lEN que les Gallots se considèrent comme
Français, ils ont gardé un certain esprit
de quasi-nationalité provinciale, moins
prononcé toutefois que celui des Bas-Bretons.
De l'histoire de la Bretagne indépendante ils
se rappellent peu de chose; ils savent vaguement
que les cinq départements actuels ont jadis formé
un petit Etat autonome qui eut souvent à batailler
contre les >formands et les Anglais.
Quelques noms propres ont surnage, et parmi
eux celui d'Arthur de Bretagne; je ne sais si
c'est le héros de la légende ou l'un des princes
qui ont porté ce nom. On nomme la chasse Arthu'
ou Arthur le bruit que font dans les airs les mi-
grations des oiseaux voyageurs. Vers Bécherel, et
sans doute ailleurs, on dit en proverbe d'un homme
solide qu'il est « fort comme un Arthur ». On
connaît aussi les noms de Duguesclin, le conné-
table qui battait les Anglais et était secourable
aux pauvres gens ; de Gilles de Bretagne, que son
frère empoisonna, et de la duchesse Anne, qui fut
le dernier souverain de la Bretagne.
348 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
Souvent on l'appelle simplement la duchesse ;
on lui attribue la construction de plusieurs châ-
teaux (i), et quelques voies romaines portent aussi
son nom. « La voie romaine qui traverse le canton
de Fougeray.... passe tout près et à l'est de l'an-
cien manoir de la Praye, où, selon une légende
recueillie par M. Gaudin, la duchesse Anne et les
sires de Rohan faisaient halte en se rendant à
Rennes. Cette voie porte indifféremment les
noms de chemin de la duchesse Anne et de
chemin de la Royne. »
(Guillotin de Corson, Soc. aul. d'Ille-ct-Vilaint, t. VIII,
P- 299.)
« La voie romaine qui traverse Pléchâtel porte
le nom de chemin de la Royne. »
(Il<!<i.,t. IV, p. 213.)
« A Langon est le chemin de la Royne,
appelé aussi chemin de la duchesse Anne ou de
la Guerche (Gwer'ch, vierge ?). »
(7iiW., t. XII, p. 6.)
Voici quelques récits que j'ai recueiUis, et où
la vérité historique fait place à la légende :
Après la bataille de Saint-Aubin-du-Cormier,
(i) Cf. Jollivet, t. I, p. 146, la Rochc-Suliard en Trémuzon.
DE LA HAUTE-BRETAGNE 349
la duchesse Anne voulut s'échapper par le sou-
terrain du château ; elle fit ferrer ses chevaux à
rebours, de sorte que ceux qui la poursuivaient
faisaient fausse route. Elle fut vendue par son
valet, qui plus tard paya cher sa trahison, car il
fut tué, et on la rattrapa non loin de la fontaine
de Jovence.
(Conté par plusieurs personnes, entre autres par Françoise
Dûment, d'Ercé, et par Joseph Legendre.)
D'après une légende recueillie à Blain (Loire-Inférieure), et
rapportée par M. Desaivre, Myth. locale, p. 12, la duchesse
Anne fut livrée non par son valet, mais par les pies qui, un jour
qu'elle s'était cachée dans le corps d'un cheval pour échapper
aux Anglais, dépecèrent le cadavre et trahirent sa retraite. Dieu,
pour les punir, les chassa à tout jamais dé la forêt de Gâvre.
En Normandie, la dame du manoir Fauvel se sauva avec son
écuyer en faisant ferrer ses chevaux à rebours.
Près Saint-Aubin est la butte à Moqué, où la
duchesse et ses dames d'honneur allaient se
reposer autrefois.
« Les habitants du Vieux-Bourg en Saint- Just
(lUe-et-Vilaine) ont conservé le souvenir d'un
couvent dont il ne reste aujourd'hui aucune trace,
et ils prétendent même que la duchesse Anne y
venait parfois faire des retraites. Historiquement
parlant, cette tradition n'a rien de sérieux. »
(Guillotin de Corson, p. 195.)
§ II. — ANCIENS CHÂTEAUX, ANCIENS
SEIGNEURS
(ES anciens châteaux passent pour renfermer
dans l'épaisseur des murs, dans des sou-
terrains ou dans des puits, des trésors
cachés. Mais on ne sait où sont ces richesses,
car ceux qui avaient construit les caches étaient
ensuite tués par les seigneurs, de peur qu'il ne
leur prît envie d'en révéler le secret. (E.,M.,P.)
Près de Ploubalay se voient les ruines du châ-
teau de Rais ; on raconte que sur chacune des
collines qui avoisinent l'étang il y avait deux
seigneurs qui se battaient, et le vaincu était jeté
dans un puits.
Ce puits, qui existe encore, est si profond que
lorsqu'on laisse tomber une pierre dedans, on ne
l'entend pas toucher le fond. Avec le vaincu sont
enfouis ses trésors, son argenterie et ses armes.
(Recueilli à Ploubalay par M. Charles Sébillot.)
Dans le fond du puils de la Motte du Parc se
trouve une porte qui conduit à un souterrain oij
TRADITIONS ET SUPERSTITIONS 3)1
sont toutes les richesses et toutes les armes du.
baron. On assure aussi qu'un jour qu'il charroyait
de l'argent, le cheval qui était attelé à la charrette
recula dans l'étang et disparut : c'est depuis ce
temps qu'on dit que dans cet étang il y a une
charretée d'argent.
Un jour que des gens étaient à guéretter sur
un petit monticule qui est peu éloigné du château^
la terre s'enfonça sous eux, et ils tombèrent dans
le souterrain où ils trouvèrent un chandelier de
cuivre et un pot rempli de sous marqués de six
liards.
(Conté en 1881 par J. M. Comault, du Gouray.)
Ce château de la Motte du Parc, maintenant simple ferme de
la commune du Gouray, était une place assez forte, ainsi qu'on
peut en juger par les tours et les courtines qui subsistent encore,
et qui semblent dater de la fin du XV* siècle. Dans le pays, on
dit que des seigneurs très-méchants y ont habité jadis.
« Les douves de l'ancien château du Rufflay en
Saint-Donan cachent un trésor; il en est de même
de celui de la Villeneuve, dont le souterrain
s'étend jusqu'à la fontaine de la Maroche. D'après
la légende, ce souterrain se compose d'apparte-
ments remplis d'or. Un habitant de la Ville-
neuve, conduit par un étranger, a pris quelques
poignées de cet or, comptant bien y revenir;.
352 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
mais depuis, il n'a jamais pu retrouver l'entrée
du souterrain. »
(Jollivet, p. 60-61, àxt. Sahit-Donan.')
« La tradition rapporte qu'en démolissant le
château (de la Ville-Avran, non loin de Louvigné),
on trouva une poule en or avec ses douze poulets
qui fut portée et fut vendue à Reunes ; elle passe
pour avoir fait la fortune de celui qui l'a décou-
verte. ■>■>
(De la Pilaye, Mémoires de la Société des Aiit., 2'^ séné, IV,
P- 34-)
En Berry (cf. Martinet, p. 8-9), dans l'Orne (cf. MéL, col. 96),
en Normandie (cf. A. Bosquet, p. 154-155), les anciens châteaux
passent aussi pour avoir des « caches » où sont des trésors.
Dans ses TJgendes du Morbihan, le docteur Fouquet raconte
que le château de Kerbihan avait un trésor. Un jour un homme
rencontra une pauvre femme et lui proposa de faire sa fortune,
si elle voulait lui obéir. Il l'emmena dans une grande cave, sous
les ruines, et lui montra des tonnes pleines d'or, en lui disant
que si elle pouvait prendre une seule pièce de chacune de ces
tonnes, elles se trouveraient transportées chez elle. Mais elle vit
des monstres et des vipères ; alors elle s'enfuit, et l'inconnu lui
reprocha de ne pas Tavoir délivré de la garde de ce trésor.
(P. 22-23.)
Cf. dans Amélie Bosquet, p. 154, i;6, 159, des légendes nor-
mandes où il est parlé des trésors des anciens châteaux.
La plupart des anciens château.K passent pour
avoir eu des souterrains qui conduisaient au loin,
et parfois étaient d'une longueur invraisemblable.
DE LA HAUTE-BRETAGNE 355
Le château de Léhon était relié, dit-on, au corps
de place de la ville de Dinan par un passage long
d'un peu plus d'un kilomètre.
Le Bordage avait, assurent les habitants âgés
d'Ercé, un souterrain qui allait jusqu'au châ-
teau de Saint- Aubin-du-Cormier, situé à dix kilo-
mètres.
A Plélan, au village du Gué, on montre l'em-
placement du palais du roi Salomon. C'est une
butte à peu près ronde qui n'est pas fort étendue.
On prétend que d'une ancienne gentilhom-
mière, située à quelque distance, il y avait un
souterrain qui y conduisait.
En Normandie, on croit aussi aux énormes souterrains (cf. A.
Bosquet, p. 125).
Plusieurs renferment des chambres où il revient
(cf. Fouquet, p. 124-126, Le Revenant du Chd-
telier), et aux alentours se promènent de nuit des
dames blanches. D'après M. Habasque, t. I,
p. 422, qui a peut-être un peu renchéri sur ce
qui lui avait été raconté, « on entend des cris
plaintifs, des bruits de chaînes (à la Roche-Suhard),
Quelquefois aussi, vers l'heure solennelle de
minuit, les fées y dansent joyeusement au clair
de la lune, paraissant et disparaissant, et tournant
autour des ruines. »
I 23
354 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
Je n'ai point recueilli de légende aussi
poétique; à Ercé toutefois, on assure qu'au lieu
dit la Lande de la justice, où étaient autrefois les
fourches patibulaires du Bordage, il ne pousse
pas de grain : la nuit on y entend parfois des
plaintes.
A Tremblay, il y a un vieux château qui n'est
pas en ruines, mais que personne ne peut habiter
à cause des bruits qu'on y entend la nuit. On dit
qu'il est plein de diables et de revenants, et que
ces derniers sont des personnes tuées par les
anciens seigneurs, qui ont laissé la réputation de
gens cruels.
(Conté par J. Legendre, de Saint-Bricuc-des-Iiïs, iS8o.)
Une croyance analogue existe en Normandie au sujet de
plusieurs châteaux (cf. A. Bosquet, p. 262).
« Si l'on en croit les habitants de Baulon
(Ille-et-Vilaine), le château de la Motte-Bruslon,
dont on voit les débris près du bourg, fut maudit
et détruit parce que ses possesseurs maltraitaient
les pauvres du pays. »
(Guillotin de Corson, p. 92.)
Au temps où il y avait encore des seigneurs
(il y a de cela cent vingt ou cent trente ans), il y
avait à l'Angevinais en Calorguen un mauvais
DE LA Hx\UTE-BRETAGNE 355
seigneur qui tous les soirs montait à cheval et se
faisait suivre d'un paysan aussi à cheval, pour se
rendre au Tarais, où il allait faire des choses
éhontées qu'on n'ose seulement pas dire. Un soir,
comme il était à peu près à mi-chemin, il aperçut
devant lui sept grands lévriers blancs, dont le
plus grand seul avait une tache noire au collier ;
les sept lévriers se jetèrent sur lui, comme s'ils
avaient voulu le dévorer, et il ne pouvait pour-
suivre sa route. Il appela le paysan qui le suivait,
et lui dit d'essayer de passer. Les lévriers ne lui
dirent rien, et il passa. Le seigneur alors voulut
absolument passer. Il y réussit; mais les lévriers
se jetaient sur lui et sautaient presque par dessus
son cheval. Il arriva au Tarais, où il fut pris
de mal-à-saint (de peur), et il mourut au bout
de trois jours sans avoir pu retrouver la pa-
role. Depuis ce temps, les sept lévriers blancs,
qui étaient des réprouvés, revenaient tous les soirs
au château de l'Angevinais, où ils arrivaient avec
un grand bruit de chaînes par la porte de la cave
manger de la soupe ou du lait qu'on leur laissait
dans sept écuelles sur la table, et si on venait à
les oublier, ils faisaient un tel tapage qu'il n'y
avait pas moyen de dormir. Ils sont revenus
jusqu'à ce qu'on ait démoli le château.
Lorsqu'on démolit l'Angevinais, il n'y a pas
3)6 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
bien des années, on trouva dans les fossés beau-
coup de têtes de morts. Les paysans pensèrent
aussitôt que c'étaient celles de gens que les
anciens seigneurs y avaient fait jeter.
(Recueilli en 1881 par M"« Élodie Bernard.)
Au château de la Hunaudaye, on montrait
encore, naguère, des sculptures grossièrement
exécutées sur les parois d'une tour; on disait que
c'était l'œuvre d'un moine de Saint-Aubin qui y
avait été enfermé. C'est sans doute à ce moine
que fait allusion le récit qui suît :
Une dame de Tournemine, à qui était le châ-
teau de la Hunaudaye, menait une vie débauchée.
Un moine de Saint-Aubin vint lui faire des
remontrances ; mais elle le fît saisir et enfermer
dans une tour : c'est celle où l'on voit encore
sculptés grossièrement dans la pierre les instru-
ments de la passion.
Il y resta dix ans. Mme de Tournemine était
joueuse, et elle attirait à son château les sei-
gneurs. Un jour elle en avait ruiné un, et elle
voulait encore le forcer à jouer.
— Je n'ai plus rien, dit-il.
— Jouons tout de même.
— Alors je joue la liberté du moine.
Il gagna, et on mit le moine à s'en aller tout
DE LA HAUTE-BRETAGNE 357
seul; mais il était devenu presque aveugle, et il
mourut sur la lande, avant d'avoir pu arriver à
Saint-Aubin.
(Conté par M. Méheust, maire de la Poterie.)
« Non loin du bourg de Goven (Ille-et- Vilaine)
est une motte circulaire qui porte aujourd'hui le
nom de Butte de Gourmalon ; mais on la trouve,
paraît-il, appelée dans de vieux titres Butte ou
Tombeau de Gurmailhon.... Gurmailhon fut
d'abord comte de Cornouailles, puis chef de toute
la Bretagne, unie au commencement du Xe siècle
pour repousser l'invasion normande. Quoi qu'il
en soit, voici une légende que m'a racontée sur
les lieux une vieille femme que je questionnais
sur le Gourmalon :
« Il y a bien longtemps, bien longtem-ps, me
dit-elle, un grand et beau château s'élevait en cet
endroit, alors fertile et peuplé, mais devenu aride
et désert depuis que Dieu l'a maudit. Le maître
de cette demeure était un seigneur riche et puis-
sant; malheureusement, il usait mal de ses
richesses et de sa puissance, et le bon Dieu
n'était point honoré par lui. Parmi les nombreux
domestiques qui le servaient était une jeune fille
vivant bien ignorée, mais aussi bien purement.
Lorsqu'elle voyait son maître offenser le bon Dieu,
358 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
elle se mettait à genoux et implorait avec larmes
la miséricorde divine. Longtemps elle arrêta par
ses prières le bras de la justice céleste Un jour
qu'elle était à l'église de Goven, entendant la
sainte messe, elle vit entrer son maître comme
un furieux et menacer le prêtre célébrant à
l'autel. Épouvantée, la jeune servante, qui avait
reçu ce jour-là la sainte communion, sortit de
l'église en pleurant à chaudes larmes.
« Lorsqu'elle fut proche du château que venait
aussi de regagner son coupable maître, l'enfant
aperçut près d'elle un oiseau qui chantait mer-
veilleusement. Elle prit plaisir à l'écouter....
Quand elle fut arrivée à la porte du manoir, elle
vit l'oiseau voltiger devant elle, cherchant en
quelque sorte à l'empêcher d'entrer. En vain
voulut-elle le chasser; le petit oiseau se percha
sur la porte entr'ouverte et continua sa mélo-
dieuse chanson. Alors il sembla à la jeune fille
que c'était là un avertissement du ciel, car l'oiseau
paraissait lui dire en son charmant langage :
« Enfant, n'entre pas dans cette maison maudite I »
Elle s'éloigna donc du château, et aussitôt l'oiseau
la suivit en chantant. A peine fut-elle à quelque
distance des cours du manoir, qu'un grand bruit
se fit entendre derrière elle. Elle se retourna
vivement et aperçut le château qui s'écroulait....
DE LA HAUTE-BRETAGNE 559
ensevelissant sous ses décombres le maître impie
qui l'habitait....
« Voilà plus de cinquante ans, ajoutait ma
vieille conteuse, mon père, entendant dire que de
grands trésors étaient enfouis au Gourmalon, y
alla fouiller une nuit ; mais quel ne fut pas son
étonnement de voir apparaître au premier coup
de pioche un vilain bouc armé de grandes cornes I
C'était l'image du maître du lieu ; mon père
épouvanté prit aussitôt la fuite. »
(Guillotin de Corson, p. 99-101.)
Amélie Bosquet, p. 463, 476, 480, raconte aussi des légendes
où des seigneurs méchants sont fort maltraités.
Bien que le souvenir des droits féodaux soit
resté assez vivace dans presque toute la Bretagne,
les paysans n'y font pas volontiers allusion. J'ai
entendu parler une ou deux fois à Ercé du droit
de quintaine. D'après ce qui m'a été raconté,
on causait encore aux Iffs, il y a une trentaine
d'années, du droit de jambage ; mais on accusait
plutôt les huguenots que les anciens seigneurs de
l'avoir pratiqué.
Voici un autre souvenir de ces temps anciens :
Avant la Révolution, le seigneur de Mont-
Muran ne voulait pas que ses paysans fussent
360 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
instruits ; mais les gens s'instruisaient en cachette,
le soir, dans les villages : celui qui savait quelque
chose faisait de son mieux pour le montrer aux
autres.
(Conté en 1880 par Joseph Legendre, de Saint-Brieuc-dej-
Iffs.)
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§ III. — VILLES ENGLOUTIES, CATACLYSMES
fN plusieurs endroits de la Haute-Bretagne,
la tradition populaire parle de villes jadis
florissantes, et qui ont été détruites. Je
n'ai rien recueilli personnellement à ce sujet ;
mais divers auteurs, qui semblent tenir ces détails
de la bouche des gens du pays, en ont parlé, et
on trouvera ci-aprés deux communications qui y
font clairement allusion.
« L'étier de Langon (lUe-et-Vilaine) a rem-
placé, disent les vieilles gens, une belle et grande
ville engloutie par les eaux en punition des
crimes de ses habitants. »
(Guillotin de Corson, Recils hisl., p. 26.)
« Il existe à Langon la tradition d'une ville
ancienne dite Langueur, qui se serait abîmée dans
l'étier de Langon, appelé au moyen âge l'étier
de Heuleix. Des briques trouvées aux environs
de ce lieu, des cercueils en calcaire coquillier
exhumés dans un jardin du bourg, et le monu-
562 TRADITIONS HT SUPERSTITIONS
ment dédié à Vénus que nous avons signalé, sont
les débris d'une agglomération romaine d'une
certaine importance. »
(Guillotin de Corson, Mém. de la Soc. arch. tVIlU-el-Vilaine,
t. XII, p. II.)
« Au hameau du Pussoir fut, au dire des
habitants d'Erquy, la ville de Nasado. Le peuple
prétend qu'elle a été détruite à cause de la dépra-
vation des mœurs de ses habitants. »
(Habasque, t. III, p. ii/.)
En nombre d'autres pays (cf. Martinet, Le Berry préhistorique,
p. 487, plusieurs exemples ; Bladé, Seiiç superstitions, La punition
de la ville de Lourdes ; Mélusiiie, col. 327, La légende du lac d'Is-
sarli's; en Auvergne, Rerue d'anthropologie, 1S80, p. 391-426, etc.),
on conserve le souvenir de villes englouties. Il y a en Basse-
Bretagne plusieurs cités détruites, dont la plus célèbre est la
ville d'Is. Quelques auteurs croient que certaines de ces légendes
se rattachent aux cites lacustres.
Eiigloiitisscmciit de la forêt de Srissy (i)
Je demandais un jour à un vieillard de Saint-
Briac pourquoi le village de La Chapt'Uc portait
ce nom. Il me répondit :
(i) Cet engloutissement parait avoir eu lieu de 541 à 860.
Ce sont les deux dates extrêmes, sur lesquelles on n'est pas bien
d'accord (cf. Manet, De l'etal ancien de la baie de Cancale, des
marais de Dol, etc. Saint-Malo et Paris, 1829, in-8, et A. Burat,
l^Ojages sur les côtes de France. Paris, Baudry, 1880).
DE LA HâUTE-BRETAGNE 363
« Il y avait autrefois sur nos côtes une
immense forêt remplie d'oiseaux, et dans cette
forêt, à l'endroit même où s'élève aujourd'hui le
village, une chapelle où un vieil ermite célébrait
tous les jours l'office. Un matin, au printemps,
les oiseaux chantaient tous à la fois et faisaient
un tel vacarme que le prêtre, assourdi, s'impa-
tienta au miheu de la messe, et s'oublia jusqu'à
interrompre ses oraisons pour maudire les oiseaux
et la forêt où ils abritaient leurs nids. Aussitôt il
s'éleva un furieux vent du large; la mer montait,
et c'était jour de grande marée. Alors les
vagues s'élancèrent à travers la forêt, renversant
les arbres, la chapelle et jusqu'au vieil ermite.
Quand la mer se retira, il n'y avait plus que les
miellés (dunes) que vous voyez aujourd'hui. »
(Communiqué par M. Lucien Decombe.)
« La mare de Saint-Coulman est l'objet d'une
foule de contes superstitieux, entre autres celui
du Beugle errant. Jadis en ce lieu était la forêt
de Scissy, où sur le tombeau de saint Colomban
s'éleva une église bientôt entourée d'un village.
Les habitants vivaient heureux, lorsque Satan,
pour les tourmenter, leur envoya des corbeaux qui
se multiplièrent tellement que l'on ne s'entendait
plus. Le prêtre mit des hommes pour les em-
pêcher de troubler les offices; mais un jour ils
364 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
s'endormirent, et les corbeaux firent un vacarme
tel que le prêtre impatienté oublia de consacrer
l'hostie et dit : « Maudits soient les corbeaux ! »
A l'instant il s'éleva une tempête, et tout s'abîma
sous les flots. Depuis on entend sortir de la mare
le Bugle de Saint-Coulban, dont on menace les
enfonts, car il sort la nuit et emporte les mauvais
sujets, à moins qu'ils ne fassent le signe de la
croix. Suivant d'autres, ce cri est celui du prêtre,
qui sortira de l'abîme s'il peut prononcer : Domi-
niis vobiscum. »
(M"*' de Cerny, p. 63-69, très-abrégè.)
Le lac de Fiers en Normandie (cf. A. Bosquet, p. 49$) doit
aussi son origine à un couvent englouti.
Dans une famille de pêcheurs du village de La
Chapelle, près Saint-Briac, je parlais de l'antique
forêt submergée dont on retrouve çà et là des
débris sur les grèves voisines. A ce propos une
jeune fille me dit que le Juif-Errant était passé à
La Chapelle l'année précédente.
« C'était un grand vieillard, maigre, avec une
grande barbe blanche, me dit-elle d'un air
convaincu. Nous lui offrîmes de le faire entrer
pour se reposer ; il resta debout à la porte et
nous dit : — Je ne peux pas m'asseoir ; il faut que
je marche.... Le village de La Chapelle est bien
changé. — Vous y êtes donc déjà venu autrefois?
DE LA HAUTE-BRETAGNE 365
— Oui, il y a bien longtemps près de mille
ans ! Tout ce pays était alors couvert d'une
immense forêt dont je ne retrouve plus trace.
Mais il ne faut pas que je m'arrête Adieu !
Et il s'éloigna sans rien accepter. »
(Communiqué par M. Lucien Decombe.)
Voici un autre récit recueilli à quelques lieues
de là, sur la rive opposée de la Rance.
Un petit garçon de quatorze ans, Guillaume
Dioré, fils d'un cantonnier de Châteauneuf (Ille-
et- Vilaine), m'a raconté ce qui suit :
« On m'a dit, mais je n'y crois pas, — je pense
que c'est une histoire en l'air, — que le Juif-Errant
est passé à Châteauneuf il y a quelques années.
Il a dit qu'il trouvait le pays bien changé depuis
son dernier passage, il y a plus de mille ans. Il y
avait alors sur tout le pays une grande, grande,
grande forêt qui était remplie d'animaux féroces
et de brigands qui pillaient et désolaient tous les
cantons des environs. Les habitants, ne sachant
comment s'en débarrasser, allèrent se plaindre à la
justice de ce temps-là, qui fit couper une grande
digue qui bordait la forêt du côté de la mer.
L'eau arriva si vite que les brigands et les bêtes
n'eurent pas le temps de se sauver, et qu'ils
furent tous engloutis avec la grande forêt. »
(Communiqué par M. Lucien Decombe.)
366 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
Dans la Légeyiât du Juif-Errant, celui-ci parle assez souvent
des changements opérés depuis son dernier passage. D'après un
gwerz breton, Histoire admirable du Boudedeo, publié par Luzel
dans le Conteur breton, 27 janvier 1866, « Moriaix n'était alors
qu'une forêt... J'ai vu la Bretagne couverte de bois et de forets ;
les hommes vivaient comme des sauvages ; bien des changements
ont été faits depuis que je suis parti d'ici... Je vois beaucoup de
villes qui ont été bâties. » (Cf. aussi une légende du Valais,
recueillie par Grimra et citée par Charapfleury, Nouvelle interpré-
tation de la légende du Juif-Errant, dans la Rei'ue germanique,
j" août 1864, p. 315.)
§ IV. — LES GUERRES AVEC l'ÉTRANGER
; oici quelques récits où il est question de
batailles de l'ancien temps. Ils sont bien
confus, et je ne sais à quel fait historique
les rattacher; je les donne, au surplus, tels que je
les ai recueillis.
Près Moronval, en Saint-Aubin- du-Cormier,
les Bretons attendirent les Normands, qui furent
d'abord vainqueurs et massacrèrent l'armée bre-
tonne ; mais plus tard celle-ci se renforça et livra
bataille aux Normands, qui furent battus. Il y eut
tant de carnage que l'étang de la Rousselière était
tout rouge du sang qui y coula. C'est de là que
lui vient son nom. Les Normands furent refoulés
par les Bretons jusqu'auprès de Vandel.
(Conté en 1880 par Joseph Legendre, jardinier à Saint-Aubin-
du- Cormier.)
Sur la lande de Houée est une butte nommée
le fossé d'Oster. On dit que c'est là que la guerre
a commencé et qu'elle finira.
368 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
Sur la lande de Baugé est un autre fossé
d'Oster, où a eu lieu la guerre après celle de
Saint-Aubin. Auprès est une cave où on a trouvé
toutes sortes de choses.
(Conté en 1880 par Franyoise Dumont et Zoé Ledy, d'Ercé.)
La lande de Houée n'est pas loin du lieu où se livra la bataille
de Saint-Aubin-du-Cormier. Sur celle de Baugé eut lieu une
rencontre entre les chouans et les bleus, à l'époque de la Révo-
lution.
En Berry existe aussi un fossé dit du Géant, que les paysans
entourent d'un respect superstitieux (L. Martinet, Ra'tie d'an-
Ihrop., 1880, p. 478).
Des guerres avec l'Angleterre on ne se rappelle
guère que la descente de 1758, que termina la
défaite des envahisseurs à Saint-Cast. J'ai entendu
raconter à ma grand'mère, née peu d'années
après l'invasion, qu'à Matignon les Anglais
étaient si pillards, qu'après s'être enivrés ils
défonçaient les tonneaux et mettaient le cidre à
courir dans les rues. Les personnes âgées rappor-
taient aussi, avec une indignation fort légitime,
que les soldats anglais s'amusaient à éventrer les
couettes avec leur sabre pour en faire voler la
plume. J'ai aussi entendu dire qu'ils chauffaient
les pieds des paysans pour les forcer à leur
révéler l'endroit où était caché leur argent.
D'après Rioust des Villaudren, qui fut témoin oculaire et joua
DE LA HAUTE-BRETAGNE 369
dans cette circonstance un rôlo héroïque, « les ennemis avaient
emporté tout le linge... défoncé les coëttes pour avoir le coutil ».
(Annuaire dina>:nais, 1858, p. 214, note.)
Il semblerait qu'il v ait eu des représailles :
après la défaite des Anglais, une bonne feunne
dont ils avaient tué le mari assomma, dit-on,
un blessé qui était chez elle en le frappant à
coups de trous de choux. (S.-C.)
D'après une légende encore populaire dans le
canton, la marche de l'armée ennemie sur Lam-
balle fut arrêtée à la chapelle du Temple-en-Plé-
bouUe par la Vierge, qui fit déborder le minuscule
ruisseau qui passe à cet endroit. C'est vers le
village de Montbran que les avant-gardes anglaises
eurent connaissance des dragons de Marbœuf,
qui précédaient le gros de l'armée française.
Cette tradition est rapportée par Habasque, l. III,
p. 102, d'une manière un peu différente. « Les
cultivateurs prétendent que la statue (la Vierge du
Temple) suait tellement en 1758, lors de l'inva-
sion anglaise, que deux hommes étaient constam-
ment occupés à l'essuyer. On dut à son interces-
sion de voir les Anglais rétrograder. Jamais, en
effet, ils ne purent, disent-ils, dépasser le Temple
bien qu'on ne leur opposât pas de troupes. » Je
n'ai pas retrouvé trace de cette autre version,
I 24
370 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
bien que j'aie interrogé à ce sujet plusieurs
habitants de PlébouUe.
Dans rantiquité, les statues protectrices des cites suaient pour
annoncer des malheurs, et M. L. Duval, Esquisses marchoises,
p. 46, parle d'une statue de la Vierge qui, en 1664, suait
continuellement.
Les Prussiens qui occupèrent la Bretagne
en 1815 y ont laissé le souvenir de gens très-
gourmands : plusieurs moururent d'indigestion
pour avoir mangé du lard avec excès.
Les alliés n'étaient pas, semble-t-il, en bons
rapports avec la population. A Jugon, on en tua
plusieurs, et c'est, je crois, dans ce pays qu'il y a
un puits qui pendant longtemps se nomma le
puits des Prussiens.
A Ercé, on leur mettait du chenevis dans leur
cidre, pour les enivrer.
J'ai recueilli fort peu de chose sur les corsaires.
On parle encore toutefois, sur la côte de Saint-
Cast, des exploits du Périllon, que commandait
un capitaine nommé Besnard.
Le souvenir des corsair-^s est cependant resté
vivace, au moins dans les chants des marins,
témoin cette clianson que j'ai entendue un peu
partout sur tout le littoral breton, et qui semble
dater de la lin du siècle dernier :
DE LA HAUTE-BRETAGNE 371
LA CHANSON DES CORSAIRES (i)
Moderato.
EP
^^^lâËÉ^^^lÉg
Le trente et un du mois d'à - oût, Le trente et
^^^^ppgp^ÉÉ
un du mois d'à - oût, Kous vi - mes ar - ri-ver
P^bbte^bàEgEfeh^
nous, Nous vî - mes ar - ri - ver sur nous (2) U-ne frc-
^^^m^:^^^m
ga-ted'An-gle - ter-re Qui ra-sait la mer et les
Ckaur.
flots; Pour s'en al - 1er jus-qu'àBress'-lau. Bu-vons un
coup, bu-vons-en deux A la san - té des
(i) La musique a été notée par M. Bourgault-Ducoudray.
(2) On bisse soit chacun des deux premiers vers à part, comme
dans la musique, soit les deux premiers vers ensemble.
372 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
^^^^^^IS
reux, A la san - te du roi de
Frau-ce. Merde pour
^gag^ÉJEi^^gg^gj
cc-lui d'An-gle- terre Qui nous a dé-cla-ré la guerre.
Le trente et un du mois d'août, (bis)
Nous vîmes arriver sur nous (i)... (bis)
Une frégate d'Angleterre,
Qui rasait la mer et les flots.
Pour s'en aller jusqu'à Bress'lau(2).
Refrain
Buvons un coup, buvons-en deux
A la santé des amoureux,
A la santé du roi de France.
Merde pour celui d'Angleterre
Qui nous a déclaré la guerre.
Le capitaine, en la voyant, (bis)
Fil appeler son lieutenant : (bis)
— Lieutenant, êtes-vous assez brave (j),
Lieutenant, êtes-vous assez fort
Pour aller accoster son bord ?
Farianles
(i) Nous vîmes sous le vent i nous.
(2) C'était pour aller 3. Brcss'lau.
(, > Dis, lieutenant, es-tu cap.ible ;
Dis-moi, te sens-tu-z-assez fort.
DE LA HAUTE-BRETAGNE 373
Le lieutenant, fier-z-et hardi, (bis)
Lui répondit : — Capitaine, oui. (bis)
Faites monter votre équipage ;
Braves soudards et matelots,
Faites-les tous monter en haut.
Le maître donne un coup de sifflet : (bis)
— En haut ! Largue les perroquets ! (bis)
Largue les ris, et vent arrière;
Laisse arriver près de son bord.
Pour voir qui sera le plus fort !
Vire lof pour lof ! En abattant (bis)
Nous l'accostâmes (i) par son avant : (bis)
A coups de hache d'abordage,
A coups de piques et d' mousquetons (2)
Nous l'avons mis à la raison.
Que dira-t-on de lui tantôt (bis)
En Angleterre et à Bress'lau, (bis)
D'avoir laissé prendre sa frégate
Par un corsaire de dix canons (3),
Lui qu'en avait trent'-six et de bons ?
On peut comparer cette chanson aux deux chansons françaises
sur la prise de la Grenade reproduites par Milin à la suite de
Légendes bretonnes, La lour de plomb de Quimper, in-8 de 38 p.,
extr. des BuUeiivs de la Société académique de Brest.
(i) Variaytte : Nous l'avons pris.
(2) Variante ; Et de canons.
(3) Variante : Six.
374 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
Les pontons ont laissé plus de traces. On
raconte à Matignon l'histoire d'un matelot du
pays qui, à bord des pontons, se dévora les
mollets pour ne pas inourir de faim. J'ai connu
d'anciens marins dont le rêve était de manger,
avant de niourir, le cœur d'un Anglais tout cru.
L'un d'eux, dit-on, étant à son lit de mort, fît
à son confesseur la concession considérable de
déclarer qu'il le mangerait cuit. (D.)
Un matelot nommé BouUoux, de Matignon,
s'échappa des pontons en faisant un trou dans la
muraille du navire ; il sauta à la mer avec huit
de ses compagnons par une nuit d'hiver. L'un
d'eux se noya ; mais les sept survivants, parmi
lesquels se trouvait un capitaine de Saint-Briac,
s'emparèrent d'un brick anglais chargé de poudre,
et, après avoir été poursuivis par une frégate, ils
abordèrent à Painpol, où la cargaison fut vendue
à leur profit.
(Conté en 1880 par M. Lorant, de Matignon, clerc de notaire.)
Garncray, dans ses Souvenirs des pontons, raconte une histoire
d'évasion a peu près semblable.
Il y avait à Plévenon un pêcheur qui avait été
fait prisonnier par les Anglais. Emmené en
Angleterre, on l'attacha comme un chien, avec
une chaîne, à l'entrée d'un fort, et les enfants, en
passant à côté de lui, lui disaient d'aboyer.
DE LA HAUTE-BRETAGNE 375
Un jour il dit à l'un d'eux :
— Non, je n'aboierai pas ; mais si vous voulez,
je sais des cmtes de mon pays, et je vous les
l'aconterai.
L'enfant alla rapporter à ses parents les paroles
du prisonnier; ils le firent détacher de sa chaîne,
lui donnèrent à manger les restes de leur table, et
le traitèrent de leur mieux. Il racontait le soir
-des contes aux enfants, qui le regrettèrent beau-
coup quand il fut rendu libre au moment de la
paix.
(Conté par Elie Ménard, de Plévenon.)
La légende napoléonienne, disparue aujour-
d'hui, a été longtemps populaire dans les cam-
pagnes de la Haute-Bretagne, où elle était
entretenue par les anciens soldats de l'Empire.
Cependant j'ai toujours entendu les femmes âgées
raconter qu'à l'époque de la grande guerre il n'y
avait plus que des enfants et des vieillards pour
cultiver la terre. Après chaque victoire on chan-
tait un Te Deiun, et les paysans de cette époque
l'appelaient énergiquement et justement le Tue-
hommes.
(fg(5>,
§ V. — LES GUERRES CIVILES
La ligue
^AR endroits, la Ligue a laissé quelques
. souvenirs. Comme les chouans, les
^-3^ ligueurs sont sanguinaires et pillards, et
dans presque toutes les légendes ils jouent un fort
vilain rôle. Ailleurs, mais plus rarement, ce sont
les huguenots qu'on accuse.
Il est probable que, jusqu'à la Révolution, il se
conserva , un assez grand nombre de traditions
relatives à la Ligue ; la chouannerie étant venue
depuis les a fait oublier, et il est possible que
plusieurs des exploits des ligueurs ou des hugue-
nots soient allés grossir le dossier — très-riche
en horreurs — de la chouannerie.
Autrefois vivaient dans un château auprès de
Salines, en la commune de Matignon, des gentils-
hommes pillards et cruels. On les appelait les
ligueurs ou les Fondebonds; je n'ai pu savoir si
ce dernier nom était celui de leur château. Dans
leur temps ils commirent beaucoup de cruautés :
TRADITIONS ET SUPERSTITIONS 377
aux Villes-Samson, ils éventrèrent, pour se divertir,
une femme de Saint-Cast, et l'on appelle encore
aujourd'hui allée des Soupirs un endroit de la
commune de Matignon où ils égorgeaient leurs
victimes.
Longtemps après leur mort, leur château était
hanté la nuit. Une bonne femme Hervé, qui y
habitait, les entendait venir jouer aux boules dans
les chambres au-dessus de l'endroit où elle
demeurait. Quand elle était lassée de leur bruit,
elle frappait au plancher avec son balai pour les
faire taire.
(Conté en 1880 p.ir M. Ange Lorant, clerc de notaire, qui a
entendu raconter cel.-i à sa grand'mère.)
« A Saint-Donan est un trou profond dans la
rivière de Gouet, qui s'appelle la Fosse-Madame,
et d'où s'échappent de sourds mugissements. Le
peuple les attribue aux cris d'uiîe dame de
Botherel qui, assiégée dans son château, aima
mieux se précipiter dans la rivière que de se
rendre. »
(B. JoUivet, art. Sainl-Doiian, p. éo.)
« L'ancien château de RufFay était habité par un
huguenot qui, un soir, attendit le recteur de
Saint-Donan qui s'était attardé aux Petits-Madrais,
l'assassina et porta son cadavre derrière le près-
378 TRADITIONS ET SUPliRSTITÎONS
bjrtère. Le frère du meurtrier étant venu à passer
par là, heurta le cadavre et fut saisi d'une telle
frayeur qu'il mourut trois jours après. Depuis
cette époque, on peut voir chaque nuit un cor-
billard recouvert de draperies de deuil se diriger
vers Saint-Brieuc, au galop de quatre chevaux
noirs, sans conducteur visible. »
(B. JoUivft, p. 60-61.)
« En avril 1589, une troupe appartenant à
l'armée du duc de Mercœur, qui tenait garnison
au château de Fougères, s'achemina vers Marigni,
dont le propriétaire tenait le parti du roi, pilla le
mobilier et en emporta une partie.
« La tradition locale a conservé le souvenir de
cet acte de brigandage ; mais, dans les détails,
elle s'écarte de la vérité : elle suppose en effet
que le sieur de Marigni, aidé de ses domestiques
et de ses vassaux, réussit à repousser les assaillants,
tandis que le contraire est prouvé par les registres
du parlement. »
(.Maupillc, Le caiilon de Sainl-Bn'ce, d.ir.s les Mcm. de la Sx.
arch. d'Ille-el-Vilainc, t. XIII, p. 288.)
La chouannerie
Pendant la période révolutionnaire, Jeux faits
semblent surtout avoir frappé l'imagination des
DE LA HAUTE-BRETAGNE 379
paysans gallots : les prêtres fusillés, et les pillages
et les meurtres commis par les chouans.
Dans tous les récits que j'ai entendus, aussi
bien dans l'IUe-et-Vilaine que dans les Côtes-du-
Nord, les chouans sont pillards et méchants. Ce
sont eux qui font asseoir les femmes sur le gale-
iier, — c'est la plaque ronde en fer battu sur
laquelle on fait la galette, — pour les forcer à
dire où est caché leur argent, ou à dénoncer la
retraite de leurs maris ou de leurs enfants.
Ailleurs ils enterrent des gendarmes jusqu'au
cou, et s'amusent à jouer aux. boules en prenant
leurs têtes pour but ; ou bien ils brûlent à petit
feu les acquéreurs de biens nationaux.
Ils étaient aussi pillards, et les paysans racon-
tent avec indignation qu'ils emportaient les
couettes des lits et mettaient le cidre à courir.
On ferait un gros recueil de toutes les cruautés
qui leur sont attribuées, et il n'est guère surpre-
nant, après cela, que, dans nombre de pays, la
plus sanglante insulte qu'on puisse adresser à un
homme, c'est de l'appeler « chouan ».
Il y a dans le bois du parc de Montmuran un
endroit qu'on appelle le Morbihan : c'est là que
les chouans menaient les bleus, et qu'après leur
avoir fait dire leur acte de contrition, ils les
380 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
fiasillaient. Jadis, entre petits garçons, il n'était pas
rare d'entendre dire :
— Si ton père tenait cor (encore) le mien, il le
mènerait dans le Morbihan.
(Conté par Joseph Legendre, de Saint- Brieuc-des-Iffs.)
Au Plessix en Dourdain, les chouans s'étaient
emparés de Pétaud, qui était un bleu. Ils l'avaient
lié de cordes et lui répétaient :
— Tu vas mourir, Pétaud !
— Peut-être bien que oui, peut-être bien que
non, répondait-il.
Ils allumèrent un grand feu, car on était en
hiver ; mais au moment où ils allaient fusiller
Pétaud, la garde nationale de Dourdain survint
et le délivra, après avoir tué ou blessé plusieurs
chouans.
A Dourdain, les chouans coupaient les doigts
aux bleus dans l'église, en se servant de la tabîe
de Dieu, c'est-à-dire de la balustrade de l'autel,
comme d'un billot.
A la Bouexière, ils cherchaient un bleu nommé
Montigné qui s'était caché; ils ne trouvèrent que
sa fille, qu'ils entraînèrent dans le fournil, où ils
lui dirent qu'ils la saigneraient si elle ne leur
indiquait pas la cachette de son père.
Heureusement, la garde nationale arriva et
délivra la jeune fille.
DE LA HAUTE-BRETAGNE 381
Une autre fois, les chouans s'emparèrent de
Montigné, et ils allaient le tuer, lorsqu'il leur
demanda de boire un « coup de cidre » pour se
donner du cœur. On alla lui en chercher ; mais
les chouans, qui trouvaient le piot de bonne
qualité, s'attardèrent à boire, et la garde nationale,
prévenue par un domestique de Montigné, arriva
et les surprit.
(Conté par Jean Bouchery, de Dourdain, qui a appris ces deux
derniers faits de la bouche même de la fille que les chouans
avaient voulu saigner.)
Dans Le château et la comintine, livre de M. Ducrest de Ville-
neuve, on peut lire à la page 298 un récit curieux de chouan-
nerie qui fut fait à l'auteur par un paysan de la Gacilly.
Les chouans
Il y avait une fois un homme et une femiiie
qui allaient coucher dans la forêt; ils y cons-
truisirent une cabane et y demeurèrent longtemps,
et ils eurent un petit garçon.
Quand il fut grand, ils le mirent en service; il
y resta trois ans, puis il revint chez ses parents,
qui se montèrent dans une petite ferme.
Ils avaient une grand'prée et une vache que le
petit gars allait garder dans la prairie. Une fois,
il la ramena vers la nuit tombante à la maison,
et quand il fut pour se mettre à manger, il dit :
382 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
— Ah ! j'ai oublié mon couteau sur le fumier de
la prairie.
Sa mère, qui était hardie, alla avec lui le
chercher, et ils revinrent avec le couteau.
Le lendemain, ils voulurent envoyer le petit
gars ès-champs ; il ne voulut pas. Son père lui
d.-ina une écuelle de bois en lui disant de porter
du lait pour abreuver la vache. Il y alla, et après
l'avoir abreuvée, il se coucha sur le fumier et
s'endormit.
Quand il se réveilla, il vit les chouans qui
coitssaieiit — poursuivaient ou poussaient devant
eu.K — les vaches par la prée, et il s'enfuit chez
ses parents.
Sa mère lui demanda pourquoi il revenait.
— C'est, dit-il, que les chouans ont pris la
vache et veulent l'emmener.
Elle retourna avec lui et aperçut les chouans,
qui s'emparèrent d'elle et du petit gars, et l'em-
menèrent dans un fourré où ils demeuraient.
En rentrant, le père ne retrouva ni sa femme,
ni son petit gars, ni sa vache; il alla dans la
prairie et vit les chouans. L'un d'eux le fit pri-
sonnier et le tua connue les autres.
(Coiiré par Delamarche fils, d'Ercc.')
Ce conte est sans doute une histoire de chouan soudée à un
récit pJvis ancien, et qui a ainsi accjuls une iorte de forme légen-
daire.
DE LA HAUTE-BRETAGNE 383
Dans le temps de la Révolution, les bleus
voulant aller à Josselin prièrent un homme des
environs de les y conduire. Arrivés non loin de
Josselin, ils tuèrent leur guide.
A l'endroit où toucha sa tète quand il tomba,
se fit un iroii qu'on n'a jamais pu combler.
Le frère de Suzette Marcadet, chaudronnier
ambulant de son état, l'a bien des fois rempli
de terre et de pierre. Quand il repassait, quelques
heures plus tard, le trou était vide.
(Conté en 1880 par Suzette Marcadet, de Josselin.)
C'est le seul récit, parmi ceux que j'ai recueillis, où les bleus
jouent un rôle sanguinaire. J'ai pourtant habité des communes
qui avaient chouanné dans le temps. Il ne serait pas impossible
toutefois que, vers le Morbihan, la contre-partie existât.
Il y a des pays (Ercé et les environs) où on
attribue aux chouans les meurtres de prêtres pen-
dant la Révolution.
Les endroits où les prêtres ont été fusillés en
conservent encore des traces visibles, assure-t-on.
Dans le bois de la Chouannière, près Merdrignac,
la fougère ne pousse pas dans une partie du bois :
avant de mourir sous les balles des bleus, un
prêtre l'a maudite.
A Saint-Germain, on voit sur la terre un
espace qui a la forme d'un homme étendu par
terre, et où l'herbe ne pousse pas : un prêtre a été
fusillé là. On a voulu mettre à cet endroit des
384 TRADITIONS ET SUPERSTITIONS
fagots, mais sans pouvoir les faire tenir l'un sur
l'autre.
Au Bois-Rouge en Chevaigné, il y a un coin
de champ où, pour la même raison, l'herbe ne
pousse pas. Ces deux faits m'ont été racontés par
une femme d'Ercé, qui y croyait fermement.
L'herbe maudite et qui ne pousse plus n'est pas particulière
aux lieux où ont été tués des prêtres ; on montre des endroits
où le terrain est nu comme une place foulée, parce que deux
frères s'y sont battus en duel. (E.)
« Quand saint Qiiay débarqua au lieu qui maintenant porte
son nom, les habitants voulurent le chasser à coups de genêts.
Il maudit cette plante, et elle a cessé de pousser dans la
commune. » (JoUivet, t. I, p. 107.)
« Un jour que la mère de saint Meliiiie l'avait fouetté avec
des genêts, il ne se plaignit pas ; mais Dieu prit sa défense,
disent les vieilles conteuses ; il maudit les genêts, et depuis lors
nul n'a vu brin de genêt pousser sur la paroisse de Brain. »
(Guillotin de Corson, p. 19-20.)
ADDITIONS ET CORRECTIONS
P. 31. La croyance aux pierres qui poussent existe au moins
sur quelques points de la Bretagne. « Les gens du pays n'ad-
mettent pas que ces pierres aient été placées debout de main
d'homme; pour eux, ce sont des rochers qui ont poussé. » (Pitre
de risle, Stations paléolithiques et néolithiques de la Loire-Iufcrieurc.
Kantes, 187S, p. 8, note.)
P. 84. A Jersey et à Guernesey, il y a des grottes de mer en
assez grand nombre ; l'une d'elles porte le nom de trou du
Diable, Devil's hole. A une petite distance est une grève qui se
nomme la Houle. (Joanne, Kormandie-Diamant, p. 16.)
P. 92. Les Morganes de l'île d'Ouessant (cf. Luzel, Voyage à
Ouessant, dans Revue de France, avril 1874) se plaisent aussi à étaler
leurs trésors... « On jouissait de leur vue tant qu'on pouvait
rester sans battre les paupières ; mais au moindre battement, tout
disparaissait » (p. 187.) Ces Morganes ou Mary Morgan ont
plusieurs points de ressemblance avec les fées des houles. Le
nom de Morgan n'est pas inconnu en Haute-Bretagne ; il y a
un tertre, près de Matignon, qui s'appelle tertre de la fée
Morgan (cf. p. 97 du présent volume).
M. Luzel a lu, en mars dernier, à la Société archéologique du
Finistère, un travail sur les Fée: des houles des Côtes-du-Nord, les
Morgans de l'île d'Ouessant et les Femmes volantes, qui doit être
publié dans les Bulletins de cette Société (n°= d'avril et de mai).
P. 197. Lire : Luzel, Celui qui alla, voir sa maîtresse en enfer,
et La Villemarqué, Barzaz-Breiz, p. 156, La Fiancée de Satan.
P. 320. Cf aussi sur les saints locaux ma Litl. orale, p. 206.
TABLE DES MATIÈRES
DU PREMIER VOLUME
PREMIÈRE PARTIE
l'homme, les esprits et les démons
Chap. I. Les Monuments préhistoriques 3
Chap. il Le Culte des pierres, des arbres et des fon-
taines 4S
Chap. IIL Les Fées 73
Chap. IV. Les Lutins 141
Chap. V. Le Diable 177
Chap. VI. Les Apparitions nocturnes 203
Chap. VIL Les Revenants 221
Chap. VIII. Les Sorciers, les Loups-garous et les Ani-
maux sorciers 272
Chap. IX. Dieu et la Vierge 305
Chap. X. Les Saints et les Moines 319
Chap. XL Les Souvenirs historiques 345
Additions et corrections î8î
WM
Achevé d'imprimer le ]o Mars 1SS2
par G. Jacoh, imprimeur à Orléans
pour Maisonneuve et Cie
libraires - éditeurs
à Paris
^
OUVRAGES DU MEME AUTEUR
RELATIFS A LA LITTÉRATURE ORALE
Contes populaires de la. Haute-Bretagne, 1"^= série (les
féeries et les aventures merveilleuses, les facéties et les bons
tours, les diableries, sorcelleries et revenants, contes divers).
I vol. in- 1 8, Paris, Charpentier, 1880 3 fr. jo.
Contes des paysans et des pêcheurs, 2» série des Contes popu-
laires de la Haute-Bretagne (les fées des houles et de la mer,
les aventures merveilleuses, les facéties et les bons tours, les
diables, les sorciers et les lutins, contes d'enfants et contes
d'animaux), i vol. in-i8, Paris, Charpentier, 1881. 3 fr. Jo.
Littérature orale de la Haute-Bretagne (contes populaires,
chansons, devinettes, formulettes, proverbes, propos rustiques).
I vol. in-i2 elzévir, Paris, Maisonneuve, 1881 7 fr. 50.
Contes de marins, 3= série des Contes populaires de la Haute-
Bretagne (les aventures merveilleuses, Its contes des vents, les
joyeuses histoires des Jaguens, les contes facétieux, les diables,
les sorciers et les revenants, fables et petites légendes). 1 vol.
in-i8, Paris, Charpentier, 1882 3 fr. 50.
Essai de auESTiONNAiRE pour recueillir les traditions, les
légendes et les superstitions. Broch. in-8'', Maisonneuve,
1880 I fr.
Sous presse :
Gargantua dans les traditions populaires.
Pour paraître prochainement :
Glossaire gallot ou Dictionnaire des mots patois et provinciaux
en usage dans l'Ille-et-Vilaine et dans la partie française des
Côtes-du-Nord.
Les coutumes, les usages et les fêtes du pays gallot.
En préparation :
Bibliographie des traditions et de la littérature populaire
DE la FRANCE (en Collaboration avec M. Henri Gaidoz).
Chansons populaires de la Haute-Bretagne.
La médecine populaire et superstitieuse.
Le blason populaire de la Haute-Bretagne.
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