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Full text of "Les lois psychologiques du symbolisme"

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/ 



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LES LOFS P^HOLOGIQUES 



SYMBOLISME 



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lES LOIS PSYCHOLOGIQUES 



SYMBOLISME 



GUILLAUME FERRERO 



TRADUIT DE i;»ITALIEN 



DE NOMBREUSES MODIFICATIONS 



PARIS 

ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLIÈRB ET Cie 

FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR 

108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108 

1895 

Tous droits réservés. 



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riONBROL, IMPBIM. CHIAXTOKE-HASCARELLI 



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27My'96 

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À MON PERE 



A MA MERE 



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IlilllllllllimilIlilllllllllillWIIIIIIIIIIIMIIIIIIIIIIIIIIIIIIlillllllllllllilllllIWItlIlllllllllllilHIIIIIItlIllllllilllllllll^ 



PRÉFACE 



L'édition française de ce livre sera probablement Tobjet 
des mêmes critiques qui ont accueilli Tédition italienne. On 
dira avant tout que Térudition y fait défaut et qu'on n'a pas 
tenu compte des recherches partielles que la critique mo- 
derne a faites sur l'histoire d'un grand nombre de symboles, 
surtout des symboles juridiques ; ce livre ne pourrait donc 
pas avoir la prétention de dire le dernier mot sur la ques- 
tion psychologique si intéressante du symbolisme. 

Or l'auteur tient à déclarer qu'il a négligé intentionnelle- 
ment une partie des recherches antérieures faites par la cri- 
tique historique sur le symbolisme. Loin de lui la pensée d'ôter 
ce que ce soit au mérite et à la gloire des critiques qui ont 
travaillé à démêler l'immense confusion de documents his- 
toriques que les époques passées nous ont légués ! Maïs il a 
voulu seulement, par ce moyen, réagir contre l'exagération 
d'une tendance juste et rationnelle qui est en train d'arrêter 
le développement de la science sociologique. On comprend 
très bien que l'histoire pour devenir une science devait dé- 
buter par la critique des documents et des faits, car sans faits 



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VI 

certains, ou au moins très probables, il est impossible de bâtir 
des théories et des synthèses solides. Mais de même que chaque 
progrès finit par devenir un obstacle à un progrès ultérieur, 
la critique historique entrave aujourd'hui la formation de la 
science nouvelle qui doit naître d'elle, c'est-à-dire l'interpré- 
tation psychologique et sociologique de l'histoire. Par un phé- 
nomène que la théorie de l'arrêt idéo-émotionnel, développée 
dans ce livre, aiderait peut-être à expliquer, la critique est 
devenue le but de la critique ; on se contente de recueillir des 
documents, de les discuter, et on proteste contre tout essai 
fait pour utiliser de quelque façon ces matériaux précieux. 
Ayant oublié son but dernier, c'est-à-dire de fournir un bon 
matériel pour la construction des grandes synthèses, la cri- 
tique s'est ^arée dans une marche sans direction et sans point 
d'arrivée; on a fait des études critiques sur des faits détachés, 
sans se préoccuper de faire la critique sur les faits intermé- 
diaires qui les relient, rendant amsi presqu'inutile tout le tra- 
vail; on a perdu le sens — si je puis dire — de la proportion 
historique des événements et l'on s'est attaché, avec la même 
attention, à la critique des grands et des petits faits, des dates 
insignifiantes et des traditions concernant les événements les 
plus importants. En outre, comme on n'a pas voulu accepter 
pour instruments critiques les lois psychologiques et sociolo- 
giques que la science vient de rendre sinon certaines, au moins 
très probables, la critique historique en est resté aux simples 
règles de l'interprétation littéraire qui sont très peu sûres et 
souvent très peu concluantes. C'est pour cela que la critique 
a fini par se détruire elle-même; le nombre des travaux, la di- 
Tersité des conclusions, la variété des hypothèses est telle, 
pour chaque argument, même le plus petit, qu'en voulant dans 
un travail de reconstruction synthétique tenir compte de ce 



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VII 

qu'on appelle la littérature de Targument, il serait impossible 
tf arriver jamais à une conclusion quelconque. Force était 
donc, voulant arriver à des conclusions, de se restreindre à 
accepter les faits simples, ceux qu'aucune critique ne pour- 
rait attaquer et de se servir seulement de ces matériaux plus 
grossiers pour bâtir un édifice, imparfait dans ses détails, 
mais solide dans sa base. 

On sera étonné aussi, peut-être, en voyant que dans ce livre 
on cherche toujours à expliquer des phénomènes qui parais- 
sent très obscurs et très compliqués, par des observations 
psychologiques très communes, presque vulgaires. Ici encore 
Tauteur tient à affirmer que sa méthode n'est nullement celle 
suivie par presque tous les historiens, lorsqu'ils doivent ex- 
pliquer quelque phénomène historique un peu ancien. Il est 
très commun de croire que plus l'homme s'éloigne dans le 
lointain du temps, plus il est censé être différent de nous par 
ses idées et ses sentiments; que la psychologie de l'humanité 
change de siècle en siècle comme la mode ou la littérature. 
Aussi, à peine trouve-t-on dans l'histoire un peu ancienne 
une institution, un usage, une loi, une croyance un peu diffé- 
rentes de celles que nous voyons chaque jour, que l'on va 
chercher toutes sortes d'explications compliquées lesquelles, le 
plus souvent, se réduisent à des phrases dont la signification 
n'est pas très-précise. Or l'homme ne change pas si vite; sa 
psychologie reste au fond la même; et si sa culture varie beau- 
coup d'une époque à l'autre, ce n'est pas encore cela qui 
changera le fonctionnement de son esprit. Les lois fondamen- 
tales de l'esprit demeurent les mêmes, au moins pour les pé- 
riodes historiques si courtes dont n(Kis avons connaissance; 
et presque tous les phénomènes, même les plus étranges, doi- 
vent pouvoir s'expliquer par ces lois communes de l'esprit 
que nous pouvons constater en nous mêmes. 



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VIII 

On reprochera peut-être aussi à Tauteur d'avoir été trop 
audacieux, presque téméraire, et d'avoir voulu expliquer, à 
Taide d'hypotliéses, ce qui probablement ne peut être encore 
expliqué dans l'état présent de la science. Le reproche est 
juste; mais l'auteur a voulu l'encourir, parce qu'il croit que 
même l'hypothèse téméraire et la synthèse prématurée sont 
toujours utiles à la science, parce qu'elles donnent une valeur 
nouvelle aux faits. Dans ce siècle de l'observation et de la 
science expérimentale, les faits ont pris une importance qu'ils 
n'avaient jamais eu auparavant ; mais il ne faut pas exagérer, 
même dans cette voie, car les faits, tout importants qu'ils 
soient, n'ont pas une valeur propre et empruntent leur signi- 
fication aux théories auxquelles ils servent de fondement. A 
un certain point de vue, les faits ne sont rien et les théories 
sont tout. Depuis des siècles, par exemple, on avait sans doute 
observé que de deux chevaux striés pouvait naître un pou- 
lain sans rayures ; tous les garçons d'écurie et les éleveurs 
avaient probablement remarqué ce fait, sans que la science en 
eut profité beaucoup. Mais lorsque vinrent les théories sur 
l'hérédité et sur l'atavisme, l'importance de ce fait devint im- 
mense, et servit avec les autres à appuyer un mouvement 
scientifique dont les conclusions dernières ne peuvent être 
même prévues aujourd'hui. Donc comme c'est la théorie qui 
donne leur valeur et leur signification aux faits, elle est sou- 
vent très utile, même si elle est partiellement fausse ; car elle 
jette de la lumière sur des phénomènes auxquels personne ne 
faisait attention, force à examiner sous plusieurs faces des 
faits que personne n'étudiait auparavant, et donne l'impulsion 
à des recherches plus étendues et plus heureuses. Selon les 
idées de l'auteur, c'est donc un devoir moral de l'homme de 
science de s'exposer à commettre des erreurs et à subir des 



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IX 

critiques, pour que la science avance toujours; car l'édifice 
de la science se dresse sur remplacement formé par les rui- 
nes des théories détruites et des hypothèses battues en brè- 
che, comme la Rome moderne s'élève sur les débris amassés 
de la cité ancienne. Un écrivain socialiste de l'Allemagne, le 
doct. Kautsky, a vivement attaqué l'auteur en disant que c'est 
là un idéal scientifique bien restreint et bien mesquin ; ou, 
comme il Ta dit pour exprimer le maximum de la mesqui- 
nerie, un idéal bourgeois de la science. Mais ceux qui sont 
doués d'un esprit assez sérieux et froid pour ne pas croire 
que tout ce qu'ils écrivent est l'expression de la vérité ab- 
solue et éternelle, approuveront cette théorie qui place les 
raisons de la science bien au dessus de la misérable vanité 
et du mesquin amour propre du savant. 

Le lecteur verra cité à plusieurs reprises dans ce livre un 
écrivain dont le nom lui sera sans doute inconnu : Paolo Mar- 
zolo. Paolo Marzolo, qui mourut il y a 25 ans, fut médecin, 
philologiste et psychologue ; il étudia l'origine et les transfor- 
mations du langage d'après la plus pure méthode évolution- 
niste, lorsque Darwin et Spencer n'avaient pas encore publiés 
leurs travaux. Son œuvre capitale, Moniimenti storici rive- 
kbti daïï analisi délia pai^ola, est un des travaux les plus 
colossaux que l'esprit humain ait créés ; les erreurs n'y man- 
quent pas, mais la puissance synthétique et l'ampleur des 
aperçus unis à une rare finesse d'analyse, suffisent à lui faire 
pardonner ses défauts. Si Marzolo eut vécu dans des temps 
plus propices que la période de la vie italienne de 1810 à 
1860, l'idée générale de l'évolution imposée à l'Europe sur- 
tout par les découvertes biologiques de Darwin, aurait été pro- 
bablement imposée par les travaux philologiques de Marzolo. 
Il mourut sans que son génie eût été reconnu, et il fut bientôt 



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oublié. Je Tai appelé le plus grand psychologue de ce siècle; 
et je crois que le jugement n'est pas exagéré. 

Avant de finir, je dois remercier vivem^t M. Félix Alcan 
qui n'a pas seulement accueilli ce travail dans sa célèbre Bi- 
bliothèque (le p/iilosop/iie contemporaine; mais qui a bien 
voulu se donner la peine de revoir la traduction du texte 
italien. 

Torino, P^' Septembre 1894, 



GllLLAlME FeKRKRO. 



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iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii'iiiJiii«iimiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii'iiiiiii'iiiii'i'«ii'»'»'»i»ii'ii«'»'i'H'^^ 



INTRODUCTION 



L'INERTIE MENTALE ET LA LOI DU MOINDRE EFFORT 



4. — La physique nous démontre qu'aucun corps ne 
se meut si le mouvement ne lui est communiqué, par 
une voie ou par une autre, du dehors; la chimie nous 
démontre que les phénomènes chimiques sont impossi- 
bles si un courant de mouvement ne vient troubler les 
vibrations des atomes , provoquant entre eux de nou- 
veaux arrangements, que ce mouvement soit sous forme 
de lumière, de chaleur, d'électricité ou d'une action mé- 
canique (choc, pression). De même un corps en mouve- 
ment s'arrête, une substance chimique devient inactive, 
lorsque cette quantité de mouvement communiqué a été 
entièrement consommée, car aucun phénomène n'est éter- 
nel. Cette loi bien connue, qu'on nomme la loi de Tinertie, 

Febbebo. — Le Symbolisme etc. l 



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LE SYMBOLISME ETC. 



est censée, en gémral, régler seulement les pbénomèiïes 
de la matière, tandis qu'elle règle également les phéno- 
mènes de l'esprit. 

Le cerveau, en effet, pour entrer en action et produire 
des images, des idées, des émotions, doit être sans cesse 
pourvu de mouvement; car un état de conscience est de 
même que tous les autres phénomènes naturels une dé- 
pense de force, de cette espèce particulière de force que 
nous appelions nerveuse, faute de savoir rien de bien 
précis sur elle, mais qui doit en dernière analyse, selon 
toutes les probabilités, se réduire au mouvement; et la 
voie par laquelle tout ce courant de mouvement et de 
vie vient aboutir au cerveaiU, ce sont les sens. Il est vrSi 
que souvent il nous paraît que des images, des idées, 
des émotions se produisent en nous par elles-mêmes, 
mais c'est une illusion engendrée par ce fait que bien 
souvent nous ne percevons pas la cause qui a éveillé tel 
ou tel autre état de conscience. Nous prêtons en général 
tr^s peu d'atl,ej;ition à ce qui §e passe en nous; ainsi 
plusieurs fois, en voyant seulement l'effet, sans avoir 
perçu la cause, nous croyons quQ celle-ci n'existe pas, 
de n)ême que sans, les recherches de la chimie nous se* 
rions portés à croire qujç certaines çombinaisions chimi- 
ques se font d'elles-n^ême et non point par l'effet de la 
lumière ou de Télectricité.. 

« L'activité çéirébrale — écrit M. Beaunis -^ en un ins* 
tant donné, représente un ensiemble de sensations, d*i- 
dées, de souvenirs, dont quelques-uns seulement sont 
saisis par la conscÛQnce d'une façon ass^z forte pour que 
nous en ayons une perception nette et précisîe, im^m 
que les autres ne font que passer sanjs laisser de traces 



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INTRODUCTION 3 

durables; les premiers pourraient être comparés aux sen- 
sations nettes et distinctes que donne la vision dans la 
région centrale de la tâche jaune, les autres aux sensa- 
tions indéterminées que fournit la périphérie de la ré- 
tine. Aussi arrive-t-il très souvent, que dans un processus 
psychique, composé d'une série d'actes cérébraux suc- 
cessifs, un certain nombre de chaînons successifs vient 
à nous échapper. Il me parait très probable que la plus 
grande partie des phénomènes qui se passent ainsi en 
nous se passent à notre insu, et ce qu'il y a d'impor- 
tant, c'est que ces sensations, ces idées, ces émotions, 
auxquelles nous ne faisons aucune attention, peuvent 
cependant agir comme excitants sur d'autres centres cé- 
rébraux et devenir ainsi le point de départ ignoré de 
mouvements, d'idées, de déterminations, dont nous avons 
conscience {\) ». 

Mais les expériences hypnotiques nous démontrent que 
si l'on supprime les excitations produites par les sensa- 
tions, le cerveau entre dans un état d'inertie absolue. 
« D'après ce que j'ai observé — écrit M. Beaunis — je se- 
rais porté à croire que pendant le sommeil hypnotique, il 
y a un repos absolu de la pensée tant que des suggestions 
ne leur sont pas faites. Quand on demande à un sujet placé 
dans le sommeil hypnotique, et j'ai fait cette demande 
bien des fois: A quoi pensez-vous? Presque toujours on 
a cette réponse : à rien. Il y a donc un véritable état 
d'inertie, ou plutôt de repos intellectuel, ce qui s'accorde 
bien du reste avec l'aspect physique de l'hypnotisé; le 
corps est immobile, le masque impassible, la figure a 

(1) BiAUNis, Physiologie, 2« édit., p. 1351. 



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4 LE SYMBOLISME ETC. 

même une expression de calme et de tranquillité qu'elle 
atteint rarement dans le sommeil ordinaire. Il n'y a 
certainement ni rêves, ni pensées d'aucune sorte, car les 
sujets qui se rappellent si bien, une fois endormis de 
nouveau, tout ce qui s'est passé dans un sommeil an- 
térieur, ne se rappellent rien d'un sommeil hypnotique 
dans lequel il ne leur a pas été fait de suggestions (1) »• 
Certains faits pathologiques peuvent aussi être portés 
à l'appui de cette théorie, qui voit dans la sensation la 
cause première de toute vie mentale; nous citerons le cas 
observé par M. Slrumpell, d'un malade frappé d'anasihésie 
dans tous les organes de sens, excepté l'œil droit et l'o- 
reille gauche. LorsqueM. Slrumpell fermait l'œil etl'oreille 
sensibles du malade, en supprimant ainsi toute communi- 
cation avec le monde extérieur, le malade cherchait en 
vain à provoquer des impressions acoustiques en frappant 
des mains; puis, après deux ou trois minutes, les mouve- 
ments cessaient, la respiration et le pouls devenaient plus 
tranquilles; toute vie psychique avait disparu du cerveau 
du malade plongé dans un profond sommeil (2). 

Lorsqu'il n'est pas ébranlé par les sensations, le cer- 
veau humain se trouve donc dans un état d'inertie ab- 
solue; c'est sur cette inertie que les sensations viennent 
agir, de même que les rayons du soleil ou le courant élec- 
trique agissent sur les atomes d'une substance chimique, 
en déterminant une nouvelle activité. Ce phénomène peut 
être observé en sa forme la plus simple dans la dyna- 
mogénie, c'est-à-dire dans cette excitation psychique gé- 

(1) Beaunis, V expérimentation en psychologie par le somnambulisme 
provoqué ("Revue philosophique, août, 1885). 

(2) Stepani, Fisiologia delVencefalo, pag. 314. 



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INTRODUCTION 5 

nérale que produisent des sensations très fortes. Tout 
le monde connaît les effets psychiques produits par l'audi- 
tion de la musique ou par la vue d'un paysage très lumi- 
neux; nos images, nos idées, nos sentiments augmentent 
de vivacité; mais aujourd'hui, après les expéa^iences de 
M. Féré et Binet on peut donner une démonstration scien- 
tifique du phénomène. «Toutes les sensations — écrit 
M. Féré — s'accompagnent d*un développement d'énergie 
potentielle qui passe à l'état cinétique et se produit par 
des manifestations motrices susceptibles d'être mises en 
évidence même par des procédés aussi grossiers que la 
dynamométrie (1) ». Et M. Binet, faisant des recherches 
dans un champ vraiment psychologique, trouva que si, 
après avoir récité à ses hypnotisés des vers, il les réveil- 
lait et leur demandait si aucun souvenir ne leur en était 
resté, presque tous déclaraient de ne se souvenir de 
rien; mais s'il leur montraient un disque rouge, quelque 
débris de vers leur revenaient à la mémoire : de même 
certains sujets, absolument rebelles à toute suggestion 
hypnotique, s'y prêtaient plus facilement si le disque 
rouge leur était montré; et par le même moyen M. Binet 
pût renforcer d'anciennes suggestions qui, avec le temps, 
allaient faiblissant. Dans tous ces cas il est évident que 
la sensation agit comme agirait une substance chimique, 
l'alcool par exemple, en augmentant l'activité cérébrale : 
il est donc probable que la fonction de la sensation, dans 
ce processus psychique, est analogue à celle des forces 
physiques dans les combinaisons chimiques; c'est-à-dire, 
que, en communiquant du mouvement moléculaire au cer- 

(1) FÉRÉ, Sensation et mouvement, Paris 1877, pag. 51. 



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6 LE SYMBOLISME ETC. 

veau , elle ébranle l'inertie mentale et rend possibles ou 
augmente les phénomènes de la pensée. 

La loi des associations mentales, qui est la loi suprême 
de l'esprit humain, peut être ramenée elle aussi à cette 
loi plus générale de l'inertie mentale. Une image, une 
idée, une émotion ne restent pas éternellement dans le 
champ de la conscience; une image, très vive lorsque 
la sensation est encore récente, pâlit peu à peu ensuite; 
une idée qui, au moment où elle est pensée, occupe toute 
notre attention, est ensuite oubliée; une émotion, même 
si elle est très intense, ne dure pas éternellement et finit 
par s'éteindre. Combien d'états de conscience disparais- 
sent ainsi chaque jour dans le gouffre de l'oubli, tou- 
jours béant au milieu de notre esprit! C'est toujours la 
loi de l'inertie; de même qu'un corps ne demeure pas 
éternellement en mouvement, de même qu'une substance 
chimique finit par devenir inactive, un état de conscience 
étant une transformation d'énergie, disparait lorsqu'il a 
consommé la quantité initiale d'énergie dont il était 
pourvu. 

Mais un état de conscience éteint n'est pas absolu- 
ment perdu pour Tesprit. Il peut revivre de deux façons. 
Il peut revivre d'une façon directe, si l'excitation qui 
Ta produit vient agir de nouveau : ainsi une image pâlie 
revit si la sensation vient de nouveau frapper nos sens. 
Mais un état de conscience peut aussi — et c'est le cas 
plus fréquent — revivre d'une façon indirecte, par as- 
sociation : or c'est justement ce phénomène de l'asso- 
ciation mentale qui peut être ramené aux phénomènes 
de l'inertie et du mouvement communiqué. 

Quelque étrange que puisse paraître tout à coup ce 
rapprochement entre la loi de l'inertie et la loi des as- 



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INTRODUCTION 7 

sociations mentales, il est justifié par ce fail^ue les as- 
sociations mentales de toute espèce ont leur dernier point 
de dépa/rt dans une senmtion; c'est-à-dire que tous les 
processus associatifs sont toujours déterminés dans leur 
première origine par une sensation. Certainement, dans 
la vie psychicfue ordinaire, dans f enchevêtremettl infini 
de ïios états de conscience, outre leô images, les émo- 
tions et les idées qui sont éveillées par les sensations, 
il y a souvent des images, des émotions et des idées 
qui sont éveillées par d'autres images, d'autres émotions 
et d'autres idées : mais c'est là seulement un enchaîne- 
ment plus compliqué d'associations, car si on remonte 
au premier diaîijon de la série, c'est-à-dire à l'image, 
à l'émotion et à l'idée qui ont éveillé par association les 
autres images, les autres émotions et les autres idées, 
on trouve toujours que leur revivisce=n<;e a été déterminée 
par une sensation. 

En effet nous ne soiDmes nullement maîtres d^ n-ôs 
sentiments; ils naissent, se développent, s'éteignent et 
surtout se réveillent d'une façon capricieuse, sans règle 
apparente et indépendamment de nôtre volonté. La clause 
de ce fait est que les émotions sont réveillés par les 
sensations auxquelles elles étaient j^dis associées et qui 
se représentent accidentellement, selon le hasard des pvô- 
habilités. En effet, il existe un certain nombre de pro- 
cédés psychologiques par lesquels on pfeut réveiller à 
plaisir et jusqu'à un certain point les émotions paisséeâ; 
ils consistent tous à provoquer le retour d'une sensa- 
tion qui, ayant été jadis associée à l'émotion, peut la 
faire revivre, bien qu'en général plus faible. 

Nous ne pouvons pas ressentir de nouveau à notre vo- 
lonté un chagrin ou une joie qui occupèrent jadis notre 



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8 LE SYMBOLISME ETC. 

esprit; mais la vue des lieux dans lesquels ces senti- 
ments furent éprouvés par nous les réveille de nouveau 
plus faibles et même contre notre volonté. Souvent la 
rancune contre un ennemi qui nous a fait du mal s'é- 
vanouit avec le temps; toutefois si nous rencontrons un 
autre homme qui ait avec lui une certaine rassemblence, 
nous éprouvons une espèce de répulsion involontaire 
contre lui : ce sont les anciens sentiments de haine que 
la sensation optique de la figure de l'ennemi, à laquelle 
ils étaient associés, a réveillés. À la Côte des Esclaves par 
exemple, les indigènes rendent responsables d'une offense 
qu'ils ont reçue tous les hommes de la même couleur que 
l'offenseur : ainsi certains missionnaires français furent 
tracassés, seulement parce qu'un blanc, et non pas un 
français ou un missionnaire, leur avait fait du mal aupa- 
ravant (1); c'est-à-dire que les sentiments de haine s'asso- 
cient non pas à une idée telle que l'idée de la nationa- 
lité ou de la qualité personnelle, mais à une sensation, 
et dans ce cas à la sensation de la couleur de la peau, qui 
seule peut les réveiller. 

De même nos sentiments d'amour envers une personne, 
qui sommeillent lorsque leur objet est loin, par défaut 
d'excitation (lontano dagli occhi, lontano dal cuore — dit 
un prover.be italien), se réveillent tout à coup si un por- 
trait, ou une lettre, ou quelque chose qui appartenait à 
cette personne nous tombe sous la main, ou sous les 
yeux; qui n'a éprouvé dans ces circonstances une espèce 
d'attendrissement soudain, qui n'est autre chose que le 
réveil de nos sentiments d'affection provoqué par une 
sensation à laquelle ils avaient été associés? 

(1) Bouche, Ixi Côte des Esclaves et le Dahomey, Paris, 1885. 



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INTRODUCTION 9 

Voilà l'origine de ce fétichisme si commun de Famour, 
par lequel des bibelots, des vétilles qui appartinrent jadis 
à la personne aimée sont conservés comme des trésors 
ou des reliques; c'est qu'en regardant, en louchant ou 
en baisant ces objets, les sensations optiques et tactiles 
réveillent par association toutes les émotions de l'amour, 
que la seule idée, ou la seule image de la personne aimée 
serait impuissante à exciter. 

Même, à ce propos, les expériences hypnotiques nous 
montrent la nécessité de ce rapport entre la sensation 
et le réveil des émotions, sous une forme plus simple 
et plus claire. On peut changer la personnalité d'un sujet 
hypnotisé (c'est-à-dire l'ensemble de ses idées et de ses 
sentiments), en lui donnant un objet qui soit en quelque 
rapport avec la personnalité qu'on veut réveiller en lui; 
ainsi, si l'on pose dans ses cheveux un peigne, le sujet 
croit être une femme; si on lui dopne une épée, il de- 
vient un soldat; si on lui pose une plume sur l'oreille, 
il devient un employé; lorsqu'il porte tous ces objets 
ensemble, il est à la fois femme, soldat, employé, et perd 
ces personnalités successivement, si on lui ôte les ob- 
jets (i). C'est donc une sensation, la sensation de l'objet 
donné, qui peut réveiller un nombre extraordinaire d'é- 
tats de conscience, d'idées et d'émotions, qui lui étaient 
associés: ôtez la sensation, même les états de conscience 
disparaissent. 

Un autre processus psychologique bien connu, qui sert 
à produire la renaissance des émotions passées, est le 



(1) Orolbnghi e LoMBBoso, Nuovi studi sulVipnotismo e la credulità, 
Torino, 1889. 



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10 LE SYMBOLISME ETC. 

procédé qu'on pourrait appeler physiononiique. < Si vous 
exprimez avec la physionomie — écrit Mâusdley — une 
émotion, la rage, l'étonnement ou la méchancheté, 
cette émotion se réveillera dans votre esprit; il vous 
sera même impossible d'éprouver dans ce moment une 
émotion autre que celle que vous exprimez avec le vi- 
sage (1) ». M. Espinas a remarqué que les chiens, les chats, 
les singes jouant à se mordre et à se frapper, finissent 
par s'exciter et par se battre sérieusement; or les hommes 
ne sont pas, à ce point de vue, beaucoup différents des 
autres aniçfiaux. Même cette fois, les expériences hypnoti- 

ues nous montrent le phénomène réduit à une merveil- 
leuse simplicité, dans la suggestion par attitude^ qui fut 
découverte par Braid : « si on met le sujet dans l'attitude 
de la prière, par ce seul fait et sans besoin d'aucun mot^ 
on lui suggère l'idée de la prière et on provoque des hal- 
lucinations et des actes qui sont en rapport avec cette 
idée. 11 y a donc une relation étroite entre un mouvement 
même communiqué et les idées, et les sentiments dont 
ce mouvement est l'expression (2) ». Dans ce cas, ce sont 
les sensations musculaires produites par la contraction 
des muscles servant à exprimer l'émotion, qui la réveil* 
lent, ayant été associées à cette émotion un grand nombre 
de fois. 

La renaissance d'une émotion éteinte est donc toujours 
déterminée en dernière analyse par une sensation. 

De même que les émotions, les idées sont en dernière 
analyse réveillées toujours par des sensations. Si noud 

(1) L'esprit et le corps, Paris, 1880. 

(2) Op. cit. *- RiCHKF, Vhomme et Vintelligence, Paris, 1884, dan» 
rétude Le Somnambulisme provogué. 



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INTRODUCTION 11 

passons de nouveau par un lieu où nous vint à Tesprit 
une idée, nous nous ressouvenons de celle idée; si nous 
louchons des doigls le nœud que nous avons fait à notre 
mouchoir, nous nous souvenons de la pensée qui était 
présente à noire esprit, pendant que nous faisions cette 
opération. Si nous regardons un livre, beaucoup des 
idées oubliées que nous y avons puisées nous reviennent 
à l'esprit. Une idée est donc toujours rappelée par une 
sensation avec laquelle elle a été associée dans l'expé- 
rience antérieure, bien que souvent ce rapport soit plus 
compliqué et difficile à découvrir, une idée pouvant être 
réveillée par une autre idée associée qui, à son tour, a 
été réveillée par une sensation. Dans ce cas, nous avons 
une chaîne d'idées associées dont l'une réveille raiitre, 
mais dont la première a été excitée par une sensation. 

Il y a sans doute des personnes chez lesquelles les 
émotions et les souvenirs peuvent durer longtemps, même 
après que la cause excitatrice n'agit plus; mais cela re-. 
vient seulement à dire que, chez ces personnes, les états 
de conscience étant très intenses, il faut beaucoup de 
temps pour consommer la quantité d'énergie dont elles 
sont pourvues à leur origine. Mais les états de conscience, 
bien que très intenses et très vifs, ne pourront pas durer 
éternellement; et lorsqu'ils seront éteints, ils ne pour- 
ront être réveillés que par une sensation à laquelle ils 
auront été associés auparavant. 

Or si nous comparons ces conclusions avec les der- 
nières théories de la psycho-physique, ce rapprochement 
entre la loi d'inertie et la loi des associations mentales 
nous paraîtra entièrement justifié. Une sensation est, au 
point de vue physique, et selon l'hypothèse la plus proba- 



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12 LE SYMBOLISME ETC. 

ble, un mouvement moléculaire: or elle devient toujours, 
en dernière analyse, le point de départ de la reviviscence 
des images, des émotions, des idées de toute espèce, en 
somme d'états de conscience, parce qu'elle apporte de 
nouveau à ces états de conscience l'énergie et le mou- 
vement moléculaire qu'ils avaient consommés, comme la 
lumière ou l'électricité apporte de nouveau du mouve- 
ment et de l'énergie à la substance chimique. L'asso- 
ciation mentale serait donc, considérée sous son aspect 
le plus général, un phénomène de mouvement commu- 
nique; ce qu'il y a de spécial en elle — c'est-à-dire ses 
formes différentes — est déterminé par la direction que 
suit ce mouvement, laquelle dépend de l'action de beau- 
coup de facteurs. Ainsi, selon l'hypothèse de Munsterberg, 
lorsque deux groupes ganglionnaires du cerveau sont ex- 
cités dans le même temps, il est probable qu'il s'établit 
entre ces deux points du cerveau une communication, 
par laquelle les deux excitations, qui ne sont au fond que 
des mouvements moléculaires, tendraient à s'équilibrer. 
Si ensuite l'un des deux groupes est de nouveau excité, 
un petite courant de mouvement moléculaire tendra à s'é- 
couler par l'ancienne voie de communication, en suivant 
la ligne de la moindre résistence(l). Mais pour cela il faut 
qu'une sensation vienne porter du dehors cette énergie, 
ce mouvement moléculaire qui redonne la vie aux états 
de conscience épuisés, de même qu'il faut une impul- 
sion du dehors pour qu'un corps se déplace, ou pour 
qu'une combinaison chimique ait lieu. 

(1) Munsterberg, Beitràge zur experimentelle Psychologie, i, 129. — 
Offner, Ueber die Orundformen dei' Vorstellungsverbindun/^, Mar- 
burgr, 1892. ^ 



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INTRODUCTION 13 

L'impulsion à la vie psychique, en somme, vient tou- 
jours du dehors; elle n'a pas son origine en nous par 
une production automatique et spontanée. Ce serait l'ab- 
surde mathématique du mouvement perpétuel, ou l'ab- 
surde physique de la création ex mMo de la force, ap- 
pliqués à la psychologie. « Il est très rare — écrit 
M. Oranger — que l'esprit soit entièrement enseveli en 
lui même et que de nouvelles combinaisons aient lieu 
entre les éléments mentaux, en dehors des influences 
extérieures. L'état des organes des sens externes et les 
changements produits par les excitations du milieu, l'état 
des organes des sens internes, fournissent toujours de 
temps en temps de nouveaux points de départ aux pro- 
cessus associatifs L'habitude de la méditation peut 

servir à restreindre l'action des influences extérieures, 
mais elle ne peut pas l'annuler. C'est pourquoi la pure 
pensée est une chimère (1) 5>. 

Voilà donc entièrement confirmée la merveilleuse in- 
tuition psychologique d'un grand philosophe oublié, du 
plus grand psychologue de ce siècle, M. Paolo Marzolo 
qui affirmait, il y a cinquante ans, qu'une sensation ac- 
tuelle est la condition sine qua non de la pensée et de 
toute vie psychique (2). 

2. — L'homme n'aime pas le travail, ni le travail des 
muscles, ni le travail du cerveau. Je serai presque tenté 
de dire que l'horreur du travail est un des phénomènes 
les plus saillants de la psychologie humaine. 



(1) Oranger, Psychology, London, 1891, pag. 88. 

(2) Marzolo, Saggio sut segni, Pîsa, 1866. 



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14 LE SYMBOLISME ETC. 

La chose que Thommea maudit avec le plusd'araerlume, 
aux débuis de la civilisation, a été justement le travail. 
En hébreu le même mol assab a la signification de travail 
et de douleur; en grec TcivoiAat = s'efforcer, travailler, souf- 
frir; Tcsvéa = pauvreté; Tcttva = faim; icdvoç = souffrance, 
qui tous sont dérivés de la même racine. Le mot français 
travail a un frère dans l'italien travaglio, qui veut dire 
souffrance; et le mol italien lavoro (travail) a été en- 
gendré par le mot latin labor, qui avait la valeur de 
douleur. Quel est le châtiment qui, d'après les Juifs pri- 
mitifs à été donné par Dieu à l'homme, pour le punir de 
sa désobéissance? Le travail. Le goût des sauvages pour 
l'oisiveté est si connu, d'après un tel nombre de témoi- 
gnages de voyageurs, qu'il est inutile de citer beaucoup 
de faits sur ce point; il suffit de rappeler que presque 
partout le mâle a chargé la femme des travaux les plus 
pénibles, ne s'occupant pour son compte que de la chasse 
et de la guerre, c'est-à-dire se réservant les activités 
auxquelles sont liés les plaisirs du succès et de la va- 
nité satisfaite. 

La civilisation a sans doute réussi à faire contracter 
l'habitude du travail musculaire à la grande majorité des 
hommes; celle-ci est même une de ses plus brillantes 
conquêtes : mais que cette conquête a coûté cher! Il 
a fallu l'esclavage, la misère, l'échafaud pour habituer 
l'homme à porter ce fardeau; et même aujourd'hui la 
victoire est loin d'être complète. <« La plus grande partie 
des hommes — écrit Herbert Spencer — ne travaille que 
parce qu'elle y est contrainte par la nécessité ». 11 y a des 
classes sociales entières dont tout l'effort est consacré à 
se soustraire à la loi du travail, tels sont les criminels, les 



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INTRODUCTION 15 

prostituées, les vagabonds; le goût de l'oisiveté est même 
un caractère qu'on retrouve dans toutes les formes de 
dégénérescence, car l'araourdu travail étant une des for- 
mations les plus récentes de l'évolution psychique, il est 
aussi une des premières à disparaître dans les cas patho- 
logiques. Enfin ceux qui se plient au devoir du travail, 
trop souvent en cJierchent un soulagement dans la bois- 
son, chargée de faire oublier les chagrins de la vie. 

Mais si l'horreur du travail musculaire a été en partie 
vaincue par la civilisation, l'horreur du travail mental est 
encore bien plus vive. Tout effort mental répugne instinc- 
tivement à l'homme. On sait que la forme supérieure du 
travail mental est l'attention que M. Ribot a appelée vo- 
lontaire; c'est-à-dire l'effort volontaire appliqué à régler 
le cours des images et des idées, en retenant dans le 
champ de la conscience celles qui sont nécessaires pourun 
travail donné et en refoulant en dehors de la conscience 
les autres. Or s'il est certain que, ainsi que l'a remarqué 
Herbert Spencer, les peuples civilisés sont plus capables 
d'attention que les sauvages, on ne peut aussi douter que 
même les peuples civilisés n'ont pas celte faculté déve- 
loppée à un haut degré. « La grande majorité des gens 
civilisés — écrit M. Ribot ^- s'est adaptée d'une manière 
suffisante aux exigences de la vie sociale; ils sont ca- 
pables, à quelque degré, d'attention volontaire. Mais bien 
petit est le nombre de ceux dont parle Spencer, pour 
qui elle est un besoin; bien rares sont ceux qui profes- 
sent Qt pratiquent le stantem oportet mori... L'attention 
est un état anormal, non durable, produisant un épui- 
sement rapide de l'organisme; car au bout de Teffort 
il y a la fatigue; au bout de la fatigue l'inactivité fonc- 



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16 LE SYMBOLISME ETC. 

lionnelle (1) ». Tout le monde du reste aura observé que 
Tattention est toujours partielle, et limitée à un nombre 
très petit d'objets : ainsi nous prêtons attention à tout 
ce qui a un rapport à notre profession et pendant les heu- 
res où nous sommes forcés par notre devoir à le faire; 
mais en dehors de ce champ très restreint, nous ne prê- 
tons qu'une attention très superficielle à toutes les choses 
qui, d'une façon ou d'une autre, viennent frapper nos 
sens. Le plus grand nombre des hommes comprend même 
si peu un état d'attention intense et continuelle, qu'il 
appelle distraits, comme l'a remarqué avec une grande 
finesse M. Richet, justement les hommes chez qui l'at- 
tention a une puissance plus grande, c'est-à-dire les pen- 
seurs qui, absorbés par une idée, n'ont plus ni yeux, ni 
oreilles pour les autres choses (2). 

L'homme, en somme, cherche à épargner le plus qu'il 
peut, ce douloureux effort mental qui s'appelle attention. 
En réalité, un petit nombre seulement de ses idées est 
l'effet de la réflexion volontaire et de l'attention concen- 
trée; toutes les autres sont le produit d'associations qui se 
sont établies inconsciemment peu à peu dans notre cer- 
veau par l'effet des sensations que les choses et les phé- 
nomènes naturels produisent sur nous. Les sauvages, qui 
sont si peu capables d'attention et de réflexion, ont su 
exploiter beaucoup des forces naturelles, sans aucune no- 
tion de physique ou de chimie. *c Si nous ne nous trom- 
pons — écrit M. Espinas — la théorie mécanique du 
boomerang, cet instrument de chasse qui revient après 



(1) RiBOT, La psychologie de Vattention, Paris, 1889, passim, 

(2) Richet, op. cit. 



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INTRODUCTION 17 

avoir touché le but, vers celui qui Ta lancé, embaras- 
serait nos savants actuels. 11 a fallu de longs efforts pour 
expliquer théoriquement les procédés chimiques dont 
l'humanité se sert depuis des temps immémoriaux dans 
la préparation des métaux, du vin, du laitage, etc.; l'hor- 
ticulture a précédé la botanique, et c'est aux éleveurs 
que Darwin a emprunté l'idée de sélection, loin que ceux- 
ci la tiennent de lui. La pratique partout a devancé la 
théorie. En d'autres termes, l'action s'est partout adaptée 
aux circonstances sans le secours de la pensée abs- 
traite (1)». Même aujourd'hui le maletot, en regardant 
le ciel, y voit sans se tromper les signes de la tempête 
ou du beau temps; le sportsman connaît parfois la psy- 
chologie du cheval aussi bien que Romanes et Hou- 
zeau; mais ni l'un ni l'autre n'ont jamais fait d'études 
méthodiques de météorologie ou de psychologie géné- 
rale. Les proverbes, qui sont l'expérience de la foule, 
contiennent des vérités que la science n'a réussi à dé- 
montrer qu'après un grand nombre de recherches; ainsi 
M. Lombroso et moi, nous avons trouvé énoncée dans 
les Proverbes la loi de la longévité plus grande de la 
femme, que la statistique a mis tant de temps à démon- 
trer scientifiquement avec ses tableaux et ses chiffres. 
Il s'agit ici d'une espèce particulière de raisonnement 
qu'on pourrait appeler, d'après M. Espinas, subconscientej 
dans laquelle l'attention et la réflexion ne jouent qu'un 
très petit rôle, et qui a été employée par l'homme sur 
une échelle bien plus grande que le raisonnement pro- 



(1) Espinas, Des sociétés animales y Paris, 1878, p. 199. 
Fbrrero. — Le Symbolisme etc. 



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18 LE SYMBOLISME ETC. 

premenl scientifique (1). Puisque, par une loi psychique 
analysée entr'autœs par Spencer, la cohésion et l'asso- 
ciabilité des états de conscience est proportionnelle à la 
fréquence avec laquelle se sont suivis dans Texpérience, 
il en résultera que, dans le cas du maletot, parmi tous les 
états de conscience produits par les phénomènes qui pré- 
cédent une tempête, l'idée qui aura plus de tendance à 
s'associer avec celle de la tempête sera l'idée de ceux qui 
précédent constamment la tempête : l'idée de ceux qui 
tantôt la précédent, tantôt manquent, aura une plus faible 
tendance, 11 suffit d'un effort très petit pour cette espèce 
de raisonnement; et puisque le plus grand nombre des 
raisonnements de l'homme appartiennent à cette classe, 
nous trouvons dans ce fait une preuve de la loi qu'on 
pourrait appeler « loi du moindre effort », pour exprimer 
le penchant de l'homme à employer les processus men- 
taux qui lui coûtent la moindre fatigue. 

L'évolution sociologique toute entière aussi nous prouve 
merveilleusement que cette loi du moindre effort règle 
l'activité psychique de l'homme. Toutes les institution^ 
sociales un peu complexes que les peuples civilisés pos- 
sèdent, n'ont pas été créées d'une pièce et en une seule 
fois; elles ont été créées peu à peu, par de nombreuses 
générations dont chacune a apporté sa petite innovation; 
et toutes additionnées, ont formé avec le temps les insti- 

(1) Cette qiiestîoH se rattache donc à la question de rinconsoient, ce 
gouffre qui nous c^che dans ses ténèbres la source de bien des phéno- 
mènes psychiques. Voir dans HiRiMAirN, Philosophie des Unbewnsten, 
Berlin, 1872 le chapitre sur « L'inconscient dans l'intelligence » intéres- 
sant bien que trop métaphysique ; et le beau travail de De Sarlo, L'incon- 
scio in patologia mentale, Reggio, 189?. 



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INTRODUCTION 19 

tutions actuelles, telles qu'elles sont dans leur extrême 
complexité. C'est donc une complexité se composant 
d'une somme très grande d'inventions simples, dont cha- 
cune a nécessité un effort mental très petit. Comment par 
exemple l'homme est-il arrivé à créer les ministères, 
une des institutions les plus compliquées de nos vieilles 
civilisations? Les plus hauts fonctionnaires de l'État, ci- 
vils et militaires, n'étaient à l'origine que des serviteurs 
attachés à la personne du roi, chargés de son service 
personnel; ainsi, dans l'ancienne Egypte, le porte-éven- 
tail du roi prit une importance militaire et devint une 
espèce de chef d'état major; dans la France mérovin- 
gienne, le sénéchal et le chambellan étaient encore des 
serviteurs de la maison royale, qui devinrent ensuite de 
hauts dignitaires de l'État; en Angleterre, dans les temps 
les plus reculés, les quatre grands fonctionnaires de 
l'État étaient le hroegethegn, ou serviteur de la garde 
robe; le horsthegn, ou maître du cheval; \e disehthegn, 
ou thane de la table; le byrele ou scenea, c'est-à-dire le 
sommellier. La première idée de l'institution des grands 
ministères politiques était donc une idée bien simple; 
à l'origine les rois pensèrent seulement à avoir des ser- 
viteurs pour leur compte, mais lorsque les affaires pu- 
bliques devinrent dans certaines circonstances trop nom- 
breuses, ils adoptèrent le remède qu'ils trouvèrent par 
l'effort le plus petit; ils en chargèrent leurs serviteurs, 
c'est-à-dire les personnes qu'ils avaient le plus directe- 
ment à leur disposition. C'était sans doute à l'origine' 
une mesure provisoire, provoquée par des nécessités ex- 
traordinaires; mais cette complication des affaires publi- 
ques persistant, ou se faisant toujours plus grande dans 



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20 LE SYMBOLISME ETC. 

les États qui progressaient, cette mesure provisoire de- 
vint peu à peu définitive; les serviteurs du roi, chargés 
de missions spéciales, devinrent, par des transformations 
successives et graduelles, des ministres d'Élat, chargés 
de fonctions publiques. 

Ainsi tout l'appareil judiciaire ne fut point créé, parce 
que tout à coup les hommes comprirent Tutilité et la né- 
cessité d'empêcher les crimes à l'aide d'un pouvoir coer- 
citif. Cette idée est trop complexe pour qu'elle puisse 
venir à l'esprit d'un sauvage ou d'un barbare qui con- 
sidère souvent sans horreur des crimes atroces comme 
rhomicide. L'idée première d'oii sortit tout l'appareil ju- 
diciaire, était bien plus simple; quelque faible, dépouillé 
par un plus fort que lui, recourut aux chefs des tribus, 
en leur offrant des présents, pour être vengé ou pro- 
tégé; et cet expédient du faible, peu à peu suggéra aux 
chefs l'idée de contraindre leurs sujets à soumettre à 
leur jugement leurs différents, surtout en vue des pré- 
sents que leur procurait cette intervention. Voilà com- 
ment peu à peu se développèrent les institutions judi- 
ciaires, les tribunaux, les frais de justice, etc. Dans nos 
sociétés bureaucratiques, aucune idée ne paraît plus 
innée et plus élémentaire que celle des appointements; 
toutefois l'histoire nous démontre qu'on n'est parvenu 
à cette idée complexe qu'en passant par une série d'i- 
dées plus simples, trouvées peu à peu par l'homme. À 
l'origine les fonctionnaires n'étaient pas payés, de sorte 
que pour vivre ils employèrent un moyen plus facile 
à inventer que tout notre système compliqué d'admi- 
nistration; ils cherchèrent à se faire offrir des présents 
par ceux auxquels leur travail était utile; ces présents, 



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INTRODUCTION 21 

volontaires à l'origine, devinrent peu à peu presqu'obli-^ 
gatoires, comme le sont à Paris les pourboires aux gar- 
çons des cafés, aux cochers, etc.; ils se transformèrent 
ensuite en sommes d'argent, dont le payement était im- 
posé par la loi, et cet usage finit par engendrer l'idée 
d'une rémunération fixe, payée directement par l'État. 
Ainsi, par exemple, en Russie et en Espagne, les fonc- 
tionnaires inférieurs récemment encore n'étaient pas 
payés; mais ils cherchaient à se faire donner des ca- 
deaux, en rémunération de leurs prestations. Au moyen- 
âge, en France, les juges n'avaient pas d'appointements; 
mais les deux parties devaient leur, offrir certains ca- 
deaux, les lois ayant rendu obligatoires les présents. En 
Angleterre le Damage cleer, qui était jadis une gratifi- 
calion donnée volontairement à l'huissier, devint ensuite 
obligatoire et se transforma en appointement fixe (1). 

Toute cela nous démontre que lorsque les nécessités 
de l'existence le contraignent à travailler du cerveau, 
l'homme cherche toujours à accomplir l'effort le plus 
petit, à employer les processus psychologiques qui lui 
coulent la moindre fatigue et qui, pour ce motif, ne sont 
pas douloureux. Ainsi l'homme cherche à résoudre toutes 
les problèmes de l'existence avec les moyens qu'on peut 
trouver le plus promptement sans beaucoup de travail, 
même si le remède est passager, même s'il complique 
encore plus les maux qu'il devait faire disparaître. C'est 
pour cela que l'évolution sociale se déroule par petites 
secousses et par petits progrès; c'est pour cela que les 

(1) Sp£ncer, Principes de sociologie, Paris, 1882, vol. m, P. iv, cap. iv; 
P. Y, cap. XVI. 



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22 LE SYMBOLISME ETC. 

idées les plus complexes se forment peu à peu par ac- 
cumulation d'idées plus simples qui ont coûté un travail 
moins pénible. Quel effort intellectuel un roi sauvage ne 
devrait-il pas accomplir pour créer les ministères et les 
ministres! Mais lorsque les affaires se compliquent, il 
trouve le remède le plus simple et le plus facile à ima- 
giner : il charge un de ses serviteurs d'une partie de ses 
affaires. 

À leurs débuts donc toutes les institutions, même les 
plus éternelles et les plus solides, commencent par être 
des expédients provisoires inventés dans un but assez: 
restreint et limité; ^Ues se développent ensuite et acquiè- 
rent une importance permanente par tous les petits 
efforts sommés des générations qui suivent. Nous, les 
hommes civilisés, nous ne jouissons de ce côté que d'un 
avantage sur les peuples barbares; c'est que, grâce à la 
culture plus grande, nos institutions passent plus vite de 
la période provisoire à la période permanente. L'histoire 
récente des sociétés coopératives peut être assez instruc- 
tive à ce propos. 

Cette horreur de l'homme pour le travail physique et 
mental est au fond très expliquable. Un travail com- 
porte toujours une désintégration des tissus ; il pro- 
duit donc une douleur, si le tissu n'est pas assez fort 
pour soutenir cette usure organique, pendant un cer- 
tain temps. Plus le tissu est faible, plus l'épuisement 
produit par cette disintégration du travail est rapide. Or 
le cerveau paraît se trouver encore, dans la plus grande 
partie de l'humanité, dans un état de faiblesse normale^ 
par laquelle en peu de temps il se lasse et s'épuise au 
travail. 



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INTRODUCTION 23 

Cette loi psychologique du moindre effort n'a rien de 
commun avec la loi bien connue de l'économie politique, 
qui a été appliquée aussi à la psychologie par M. Tarde; 
la loi du maximum des effets obtenus avec le minimum de 
l'effort. Cette loi exprime le but final du travail humain et 
du progrès intellectuel, qui est celui d'obtenir des résul- 
tats toujours plus grands en employant des forces toujours 
plus petites, en réalisant ainsi une épargne de travail : 
la loi du moindre effort exprime au contraire le pro- 
cessus par lequel peu à peu l'humanité accomplit ses 
progrès, qui est celui d'accomplir toujours, pour résoudra 
les difficultés de l'existence, reffort moindre, même en 
obtenant le résultat le plus petit et le plus passager. 
Comme on le voit, les deux idées ne pourraient être con- 
fondues. 

3. — C'est sur ces deux lois psychologiques, la loi de 
l'inertie mentale et la loi du moindre effort, que nous 
bâtirons une théorie, sinon complète, au moins neuve par 
plusieurs de ses côtés, du symbolisme. Ces deux lois nous 
donneront une explication simple et naturelle de beau- 
coup de symboles; je dis beaucoup et non pas tous, car 
la matière est si vaste et si compliquée qu'il faudrait 
écrire une bibliothèque pour l'exploiter entièrement. 

Mais — je tiens à le déclarer tout de suite — toutes les 
explications qui seront données dans ce livre — qu'elles 
soient vraies ou fausses — ne cherchent point à décou- 
vrir les prétendues significations, qu'auraient maintes 
symboles. La question de la signification des symboles 
est insoluble, parce qu'elle est une question à laquelle 
il n'y a pas de réponse. Beaucoup de symboles employés 



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24 LE SYMBOLISME ETC. 

par l'homme n'ont aucune signification; pour d'autres 
elle est très obscure ou très variable selon les époques 
et selon les pays. Pour cela, ce qu'il faut tâcher de dé- 
couvrir, c'est la genèse et la transformation des sym- 
boles; ce sont les lois qui règlent tout ce champ pres- 
qu'inconnu de la vie mentale de l'humanité. Or nous 
verrons que c'est l'inconscient qui l'emporte sur la con- 
science et sur la volonté, dans la genèse de toute cette 
merveilleuse et mystérieuse famille de symboles qui peu- 
plent tous les .coins de la vie sociale de l'homme, de 
toute cette légion de sphinxs que nous trouvons à chaque 
pas sur notre route et dont nous essaierons de décou- 
vrir le secret. 



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wmiiniiinimin'iiiniiiiiinnniniiiiniin'inimiiiiiiii iiiiiiiiiiimi imiii injn iiiiiiiiiiiiiHiitriiKuii niniiiiiii i iminn 



PREMIERE PARTIE 



PSYCHOLOGIE DU SYMBOLE 



CHAPITRE PREMIER 



SymMes intellecMs. - SymMes mémonips. 



1. — Un problème de la plus haute importance, qui s'est 
présenté à l'homme dés les débuts de la civilisation, a été 
celui de trouver des moyens pour réveiller dans l'esprit 
d'une personne quelconque un état déterminé de cons- 
cience — image, idée ou sentiment. La vie sociale ame- 
nait avec elle, naturellement, le besoin de la communi- 
cation psychologique, c'est-à-dire le besoin de pouvoir 
provoquer la production de certains états de conscience 



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26 LE SYMBOLISME ETC. 

dans les personnes composant une société : car comment 
aurait été possible, autrement, Tentente des diverses vo- 
lontés et pensées individuelles dans le but d'une vie com- 
mune? Or c'est justement pour satisfaire à ce besoin 
élémentaire et fondamental que toute l'innombrable fa- 
mille des symboles fût créée, car en dernière analyse la 
fonction d'un signe, ou symbole, est toujours de provo- 
quer la naissance de certains états de conscience. 

Nous analyserons dans deux études différentes les sym- 
boles intellectuels et les symboles émotifs, c'est-à-dire 
ceux qui sont destinés à réveiller des images et des idées , 
et ceux qui sont destinés à éveiller des émotions; car il 
y a des différences remarquables entre ces deux classes 
de symboles. Commençons par les symboles intellectuels. 

Nous avons vu que par la loi de l'inertie les idées et 
les images sont toujours en dernière analyse réveillés 
par des sensations qui leur furent associées dans l'expé- 
rience antérieure : c'est-à-dire que pour éveiller à volonté 
une image, une idée, ou une sensation, ou dans soi-même 
ou dans d'autres personnes, il faut une sensation qui 
ait été associée à ces états de conscience dans l'expé- 
rience antérieure. Le problême du symbolisme intellec- 
tuel consisterait donc en ceci : établir entre certaines 
images et idées et certaines sensations un système d'as- 
sociations mentales, par lequel on puisse, en provoquant 
la sensation, déterminer le retour de l'image ou de l'idée. 

Mais ces symboles ne se présentent pas à nous en ayant 
tous atteint le même degré d'évolution; il y a une loi de 
développement et de transformation dont nous pourrons 



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CHAP. I — SYMBOLES INTELLECTUELS ETC. 27 

comprendre la nature en nous servant de la loi du moin- 
dre effort. Pour résoudre le problême de trouver les si- 
gnes dont il avait besoin, l'homme a toujours employé les 
processus psychologiques qui lui coûtaient le travail le 
plus petit, même si la solution n'était que provisoire et 
très peu satisfaisante. Le premier degré de l'évolution du 
symbole intellectuel nous est donné par les symboles 
mnémoniques. 

3. — Une forme très élémentaire d'association mentale 
est l'association immédiate d'une image ou d'une idée avec 
une sensation qui, ayant été contemporaine ou immédia- 
tement successive, réveille à son retour celte image ou 
cette idée, confusément. C'est le cas si commun du nœud 
fait au mouchoir qui, tombant sous les doigts ou sous 
les yeux, rappelle tout-à-coup le ressouvenir de telle ou 
telle autre idée qu'on avait présente à l'esprit en faisant 
le nœud. Il est évident que si un cerveau était incapable 
de cette forme d'association, il serait tout-à-fait inca- 
pable de penser. 

Or c'est sur cette forme élémentaire d'association qu'est 
basée la forme primitive des signes trouvés par l'homme. 

En Guinée, les commerçants nègres comptent par di- 
zaines, en mettant un petit morceau de bois de côté pour 
chaque unité, un plus gros pour chaque dizaine, et un 
plus gros encore pour chaque centaine. Ce procédé bar- 
bare est également en usage en Chine. Notre mot calculer 
lui-même vient de calcul qui, dans l'origine, n'avait pas 
d'autre signification que celle de petit caillou (1). 

(l) Bertillon, Les races sauvages^ Paris, 1883, p. 79. 



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28 LE SYMBOLISME ETC. 

Chez les Chichimèques, les guerriers faisaient une en- 
taille sur un os pour chaque ennemi qu'ils tuaient. Dans 
la liturgie des Juifs, les franges qui pendent du Taleth 
dont ils se couvrent pour prier, n'étaient à l'origine que 
des processus mnémoniques, pour se souvenir des ter- 
mes de la prière, comme on peut le comprendre dans 
ce discours que Dieu tient à Moïse : « Va parler aux fils 
d'Israël, et dis leur qu'ils mettent des franges à leur 
manteaux et qu'ils y ajoutent des bandelettes de la couleur 
de la jacinthe, pour qu'en les voyant ils se souviennent 
des commandements du Seigneur ». Ce système de signes 
est évidemment très simple, d'autant plus que dans cette 
forme primitive il n'y a qu'un usage individuel, chaque 
signe servant à réveiller seulement certaines images et 
idées dans l'esprit de celui qui s'en sert : il est si sim- 
ple que j'ai vu une servante, analphabète et d'intelli- 
gence très courte, réussir à le trouver par elle-même, 
une fois qu'elle avait été contrainte à tenir la note de la 
lingerie; elle avait inventé un certain nombre de signes 
divers, dont chacun correspondait à une qualité de lin- 
gerie, et elle repétait le signe autant de fois qu'elle 
donnait d'objets de cette espèce à la lingère. 

Le processus psychologique devient quelque peu plus 
complexe, lorsque le signe sert k un nombre plus grand 
de personnes, car alors l'expérience personnelle ne suffit 
plus, il faut l'expérience de plusieurs personnes qui toutes 
aient associées dans leur esprit au moins une fois la sen- 
sation avec l'image ou l'idée. 

Autrefois, en Abyssinie, la chevelure des hommes leur 
servait à enregistrer leurs hauts faits : chaque ennemi 
tué ou capturé donnait droit à une tresse; après dix 



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CHAP. I — SYMBOLES INTELLECTUELS ETC. 29 

faits d'armes, on pouvait se tresser la chevelure à vo- 
lonté (1). Les chefs des tribus lartares se servaient pour 
communiquer avec les hordes des k/ié-mou, ou petits bâ- 
tons entaillés d'une façon conventionnelle et qui selon les 
différentes entailles indiquaient le nombre de chevaux 
et d'hommes, que chaque horde devait fournir pour les 
expéditions (2). Au Pérou une civilisation remarquable 
s'était développée sans le subside de l'écriture, employant 
un système de communication bien plus primitif. Les 
traditions de l'empire se transmettaient au moyen du 
quipo, véritable registre en cordelette, dont chaque 
nœud, chaque signe, avait un sens mnémotechnique : on 
s'en servait pour les relevés statistiques de population, 
pour les cadastres, pour les listes des tribus et des sol- 
dats; on les utilisait également pour noter les traditions 
religieuses et judiciaires. Chaque couleur avait sa signi- 
fication; on employait le rouge pour la guerre ou les 
soldats; le jaune pour indiquer l'or, le vert pour indi- 
quer l'argent. Un simple, double, triple nœud désignait 
le nombres 10, 100, 1000(3). Selon ce que nous dit Con- 
fucius, le même système aurait été jadis employé en 
Chine. « Dans les temps les plus anciens, — écrit le phi- 
losophe chinois dans son appendice à YTih-King, — on se 
servait de cordelettes nouées, pour l'administration des 
affaires. Ce fut pendant les générations successives, que 
Fouh'hi, l'homme saint, y substitua l'écriture (4)». Dans la 
langue allemande buch = livre ; bûche = faggio; avec une 

(1) Lbtourieau, La sociologie d'après l'ethnographie, Paris, 1884, p. 87. 

(2) A. De Remxtsat, Recherches sur les langues tartares, p. 65. 

(3) Bbrtillon, op. cit., p. 166. 

(4) Journal Asiatique, avril-mai, 1868. 



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30 LE SYMBOLISME ETC. 

frappante analogie étymologique ; bucJistaben = lettres de 
Taiphabet signifierait dans son sens originaire peft'^&dton 
(en Scandinave bok-stafir est encore aujourd'hui la ba- 
guette magique qui porte sur elle des signes mystérieux); 
n'est-ce pas une preuve évidente que les ancêtres des 
écrivains allemands modernes employèrent eux aussi les 
procédés que nous trouvons chez les hordes tarlares et 
chez les peuples barbares? 

3. — De même les colonnes comméraoratives, à leur ori- 
gine, n'étaient que des moyens primitifs de communica- 
tion. À cette classe de symboles en effet appartiennent, au 
moins en partie, les dolmens, les menhirs, les cromlechs 
des peuplades celtiques et germaniques, les merkls, les 
gais, les marghemats des Hébreux et des Araméeiis. Tous 
ces amas de pierres étaient en partie des tombes ou 
des autels, mais aussi en partie des monuments mné- 
moniques qui servaient à conserver le souvenir d'évé- 
nements publics importants. «Quand demain, disait 
Josué à ses compagnons, après leur avoir fait franchir 
le Jourdain, quand demain vos fils vous interrogeront, 
disant: Que veulent dire ces pierres? vous leur répon- 
drez : Les eaux du Jourdain se sont taries devant TArche 
du Seigneur, à son passage; c'est pourquoi ces pierres 
ont été déposées en mémoire des fils d'Israël à tou- 
jours (4) ». « Dans la Grèce primitive — écrit M. Grote — 
les premiers monuments religieux en l'honneur des Dieux 
ne furent pas des statues, mais souvent seulement rien 
d'autre que des poteaux ou des pierres sans forme, 

(1) JûSUÉ, IT, 6-7. 



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CHAP. I — SYMBOLES INTELLECTUELS ETC. 31 

plantés dans la lerre pour indiquer les lieux sacrés et 
entourés de soins, chargés dornemenls et vénérés par 
les familles habitant dans le voisinage (1) ». 

Quelquefois les pierres servent à rappeler des évé- 
nements particuliers et ont une valeur mnémonique pri- 
vée — si je peux employer celte expression. Un roi afri- 
cain, Ra-^Yatu, montra au missionnaire Lyth un grand 
nombre de pierres (862), dont chaque pierre représentait 
un homme mangé par son père Ra-Undecunde (2). Dans 
la Bible nous lisons que Jacob dressa une pierre en mé- 
moire de son songe : c Lorçqu'après son rêve Jacob se 
réveilla, il dit: Certainement l'Eternel est en ce lieu, 

et je n'en savais rien. Il eut peur , se leva, prit une. 

pierre qu'il avait placée sous sa tête, la dressa comme mo- 
nument, et en arrosa le sommet avec de l'huile. (Genèse 
cap. xxviu):«>. 

Ces amas de pierres furent en somme des moyens 
d'indication primitifs; les primitives archives historiques 
des peuples barbares. Gomment indiquer dans un bois, 
dans une plaine le lieu où on doit adorer les Dieux, 
comment indiquer la place où un chef de tribu, un chef 
de famille avait été enterré? On plantait un poteau, on 
amassait des pierres sur le lieu; ce poteau, ces pierres 
réveillaient tout de suite, dans ceux qui les voyaient, Tidée 
relative qui était, par une longue habitude, associée à 
cette sensation. Comment fixer l'idée de quelque fait histo- 
rique? On dressait une montagne de pierres, et puisque, 
au moment de sa construction, l'idée du fait important 



(1) Grote, a History of Greece, Loodon 1872, voL m, pag. 319. 

(2) Di LàNOTK, L* homme sauvage, Paris, 1873, p. 41. 



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1 



32 LE SYMBOLISME ETC. 

s'était associée à la vue de cet amas de pierres, celte 
vue pouvait ensuite rappeler par association le souvenir 
du fait. C'était évidemment le moyen le plus simple, quel- 
que chose d'analogue au système des cordelettes et des 
quipos, appliqué sur une large échelle. 

Voilà l'origine des colonnes commémoratives qui ne 
sont autre chose que ces amas primitifs de pierres dis- 
posées dans un ordre plus artistique et plus agréable à 
la vue. Nous trouvons la colonne funéraire employée 
en mémoire des morts, chez les Indiens de l'Amérique 
du nord, chez les Grecs (5T>iX>2); nous trouvons la colonne 
historique, c'est-à-dire dressée en mémoire de grands 
événements publics en Egypte (obélisques), dans l'an- 
cienne Rome (colonne de Trajan); et encore à l'époque 
moderne, car la colonne Vendôme, élevée par Napoléon 
en souvenir de ses victoires, n'est pas autre chose. 

Telle est aussi l'origine de la statue qui, très proba- 
blement, n'est qu'un développement de la colonne. Les 
différentes phases de cette évolution apparaissent très 
bien chez les Indiens de l'Amérique du Nord : chez eux 
certaines colonnes sont lisses; sur d'autres est peint l'a- 
nimal dont le mort portait le nom, ou une grossière 
figure humaine; d'autres enfin montrent ces mêmes fi- 
gures sculptées : il est très probable qu'on commença 
par dresser des colonnes; puis qu'on y dessina des fi- 
gures en couleur, et qu'enfin on y mit de la sculpture. 
Qu'on se souvienne à ce propos que les grecs avaient 
à l'origine des poteaux ou des pierres sans forme, au 
lieu des statues, et que les premières statues grecques 
furent en bois. La statue en somme serait sortie peu 
à peu de la colonne, par de successives et de petites 
modifications. 



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CHAP. I — SYMBOLES INTELLECTUELS ETC. 33 

A. — Dans le droit, nous trouvons une classe de sym- 
boles juridiques appartenant à cette période primitive du 
symbolisme qui sont la forme plus grossière de sym- 
boles dont nous nous servons même aujourd'hui, sous 
une forme plus parfaite. Pour comprendre cette classe de 
symboles, on ne doit que saisir l'identité de la substance, 
de la nature et de la fonction, sous la diversité de la 
forme. 

Au Dahomey chaque famille possède un bâton parti- 
culier, qui sert pour les communications entre elles; 
lorsqu'une famille par exemple envoie à une autre un 
message, elle munit l'envoyé du bâton, pour qu'on ajoute 
foi à ses paroles, lorsqu'il affirme de venir de la part 
de cette famille (1). Ce bâton n'est qu'un moyen primitif 
et plus simple de communication; c'est la forme gros- 
sière et plus ancienne du sceau ou de la signature : car 
de même que nous associons Tidée d'une personne à la 
vue de sa signature, au Dahomey on l'associe à la vue du 
bâton; de même que nous ne nous méfions pas d'un in- 
connu qui vient de la part d'un ami avec une lettre si- 
gnée par lui, au Dahomey on ne se méfie pas d'un inconnu 
qui vient avec le bâton familial. Ainsi au Dahomey la fal- 
sification du bâton est considérée comme un crime, de 
même que chez nous c'est un crime la, falsification de 
la signature. 

Si aujourd'hui un voyageur, ayant été au Vésuve, dé- 
sirait pouvoir prouver à ses amis qu'il a réellement ac- 
compli celte ascension, il pourrait prendre sur le volcan 
et emporter avec lui un morceau de lave : entre les dif- 

(1) Bouche, op. cit. 
Fbbbbbo. — Le Symbolisme etc. S 



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34 LE SYMBOLISME ETC. 

férents moyens de preuve, celui-ci pourrail jusqu'à un cer- 
tain point être valable. Une pratique analogue se retrouve 
dans le droit primitif: les envoyés du tribunal vehmique, 
qui pouvaient porter les sommations même de nuit, les 
attachaient dans ce cas à la porte de la maison ; mais pour 
pouvoir prouver qu'ils avaient réellement accompli leur 
tâche, ils enlevaient trois pointes aux poteaux environ- 
nant la maison. C'était évidemment une forme rudi- 
mentaire du reçu que nos huissiers se font donner par 
la personne à laquelle ils portent les sommatum, pour 
avoir une preuve de l'accomplissement de leur devoir. 
De même Joinville nous dit que, lorsque les barons écos- 
sais se réunissaient sur la montagne (mons placitij pour 
juger les causes, pour traiter les affaires publiques, 
ou pour assister au couronnement du roi, ils portaient 
une motte de terre arrachée à leurs champs et la je- 
taient sur le lieu destiné à la réunion: comme le droit 
de prendre part à l'assemblée était une conséquence de 
la propriété foncière, la motte de terre était, pour ainsi 
dire, le document du droit; c'était sous une forme plus 
grossière ce qu'est aujourd'hui la médaille ou le ticket 
du sénateur et du député, qui prouve leur droit de pren- 
dre part aux séances des chambres. Enfin, au moyen-âge, 
on employait dans certaines ventes comme symbole une 
corde que les parties contractantes et les témoins nouaient 
d'une façon particulière (1): c'était sans doute un vrai 
quipos, avec lequel on écrivait sur la corde le texte du 
contrat, et qui pouvait en rappeler le souvenir aux té- 

(1) DucANGB, Investitura, 1535. — Galland, Franc^allen, xx, 340. 



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CHAP. I — SYMBOLES INTELLECTUELS ETC. 35 

moins en cas de litige, de même que le nœud fait au 
coin du mouchoir nous fait souvenir d'une idée oubliée. 
Dans tous ces cas, le processus associatif est simple, 
immédiat, comme dans les systèmes mnémoniques, et 
pour cela ces symboles juridiques doivent être placés dans 
la même classe. 



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36 LE SYMBOLISME ETC. 



CHAPITRE II 



SymMes Intellectnels. - SymMes DictograDliypes. 



1. — Nous avons vu qu'au Pérou une civilisation re- 
marquable s'était développée sans aucun système d'écri- 
ture. Ce fait peut nous faire supposer que les systèmes 
purement mnémoniques, tels que les cordelettes, ont 
précédé toute espèce d'écriture, même la pictographie; 
d'autant plus que cette supposition est entièrement d'ac- 
cord avec la loi du moindre effort, par laquelle les pro- 
cédés qui coûtaient une fatigue plus petite devaient être 
adoptés les premiers. En effet, une idée n'est jamais un 
état de conscience bien net et bien clair; surtout si elle 
est un peu complexe, nous la sentons dans son ensemble, 
sans percevoir très distinctivement les divers états de con- 
science dont elle se compose. Même ceux qui ont le plus 
l'habitude d'écrire, doivent souvent accomplir un effort 
douloureux pour exprimer avec clarté une idée qui est 
par contre très claire dans leur esprit; car pour expri- 
mer bien une idée, il faut l'analyser, la décomposer dans 
ses divers états de conscience, choisir ceux qui sont plus 
importants pour obtenir une traduction heureuse, et ceux 
qu'on peut négliger. 



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CHAP. II — SYMBOLES INTELLECTUELS ETC. 37 

Or ce travail d'analyse est inutile lorsqu'on emploie 
un système purement mnémonique, tel que les corde- 
lettes; ridée, quelque confuse qu'elle soit, s'associe toute 
entière à la sensation du nœud, de Tentaille, etc., et 
revit en bloc, avec son cortège d'états de conscience se- 
condaires et faiblement perçus. Mais ce travail d'analyse 
est, par contre, absolument nécessaire dans l'écriture, 
même dans l'écriture pictographique; car, parmi toutes 
les images qui se présentent à l'esprit de l'écrivain, il faut 
qu'il choisisse celles dont l'importance est plus grande. 
Pour cela je crois que la pictographie est postérieure, 
bien qu'il soit certain que certaines populations préhis- 
toriques savaient dessiner assez bien et recouvraient de 
dessins leurs armes. Gela démontrerait seulement que 
l'usage du dessin, comme moyen d'ornement, précéda 
son usage, comme moyen d'écriture; et même cetle hy- 
pothèse est en accord avec la loi du moindre effort. Il est 
en effet plus facile de graver une scène de chasse ou 
de pêche, que d'exprimer par des figures une idée dé- 
terminée; dans le premier cas, l'artiste peut choisir et 
varier les figures avec une liberté plus grande, pourvu 
qu'elles donnent l'idée complexe de la chose, tandis que, 
dans le second cas, il est l'esclave de son idée et doit 
l'analyser pour choisir les images qui feront plus faci- 
lement comprendre son dessin à une troisième personne. 

On ne peut douter nullement que la pictografie n'ait été 
une période de l'histoire de l'écriture commune à tous les 
peuples; car nous ne la trouvons pas seulement chez un 
grand nombre de peuples sauvages, mais les étymologies 
nous démontrent avec une grande précision qu'elle exis- 
tait aussi chez les ancêtres des peuples civilisés. Le mot 



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38 LE SYMBOLISME ETC. 

sémitique ktâb; le mot grec ypdyo); le latin scribo; le sans- 
crit lik ont la valeur de peindre, graver, écrire; en hébreu 
raq^an = adorner avec des couleurs; en arab raqoen = 
écriture; l'anglais write = écrire^ vient d'une racine ger- 
manique writ qui signifiait tailler, marquer. Les écrivains 
chinois appellent les plus anciens caractères alphabéti- 
ques siâng-king ou images. Dans le langage néo-zélandais 
tu = frapper, graver; ^m = écrire; en malais titite = 
tâche; en tagelic = écriture (1). 

Celte période primitive de récriture est sans doute en 
rapport avec un phénomène psychologique particulier; 
c'est-à-dire avec la pauvreté d'idées abstraites et géné- 
rales affectant les esprits des hommes primitifs, et avec 
leur richesse plus grande en images. Romanes en effet 
remarqua que les animaux pensent sans doute entière- 
ment par images; et que les sauvages aussi pensent par 
images plus que les hommes civilisés, comme nous le 
démontrent très bien les langages primitifs. « Dans les 
langages des races inférieures — écrit Herbert Spencer 
— les progrès de l'abstraction et de la généralisation sont 
si petits, que tandis qu'on a des mots pour les diverses 
espèces d'arbres, il manque un mot pour l'arbre en gé- 
néral; et que les Damaras qui donnent un nom à chaque 
bief de la rivière, n'en donnent pas à la rivière. Encore, 
les Cheroquis ont treize mots différents pour indiquer 
l'acte de se laver les différents parties du corps et n'en 
ont pas pour indiquer l'acte de se laver, indépendamment 

(1) Gablanda, La ftlosofia délie parole, Roma, 1890. — Marzolo, Bre- 
vissimo sunto sulla storia delV origine dei caratteri alfabetici, Venezia, 
1857. — AscoLi, Del nesso ario-semitico, Milano, 1864. — Lenormant, Essai 
sur la propagation de l'alphabet phœnicien dans V ancien monde, 
Paris, 1872. 



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CHAP. II — SYMBOLES INTELLECTUELS ETC. 39 

de la partie ou de la chose lavée (1) ». Cela revient à dire 
que, dans le cerveau de ces sauvages, il ne s'est pas en- 
core formé un état de conscience correspondant à l'idée 
générale d'arbre ou de laver, ou que si cet état de con- 
science s'est formé, il n'a pas encore eu le temps d'exercer 
une influence sur le langage; mais qu'à la place de celle 
idée, il y a des images qui représentent les différentes 
espèces d'arbres, ou l'attitude que prend l'homme pour 
se laver une certaine partie du corps. De même en per- 
san : /efe = se plier, prière, offrande, sacrifice; dans le 
langage des îles Marquises uku = baisser la têle et en- 
trer dans la maison; dans la langue des Vai, hôro dm 
= frapper des mains ou être gai; 6oro don fesi kôro = 
frapper des mains sur quelque chose et être content de 
quelque chose; da ^a = détourner la bouche (ou le vi- 
sage) et mépriser; en australien tohu = signe fait avec 
la main, idée, preuve, démonstration (2). 11 n'existe donc 
(ou elle est à peine ébauchée) d'idée abstraite de la prière, 
de la joie, du mépris, mais à sa place il y a par contre 
l'image concrète d'un homme qui plie son dos, qui frappe 
les mains d'allégresse, qui détourne la face en signe de 
mépris. C'est la période qu'on pourrait appeler de la 
pictobgie) 

En résumé, pour l'écriture comme pour le langage, 
l'homme primitif montre une tendance à puiser ses ma- 
tériaux pour la création des signes dans les éléments 
fournis immédiatement par les sens, car cela coûte la 
moindre fatigue. 

(1) Spencer, Principes de sociologie, voL i, Paris, 1878, p. 489. 

(2) F. Stbirthal, Die Mande Neger Sprachen, psichologish und pho- 
netisch betrachtet, Berlin, 1867. 



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40 LE SYMBOLISME ETC. 

2. — Dans le droit également, cette période du sym- 
bolisme est largement représentée par une classe nom- 
breuse de symboles, qui a vivement occupé les histo- 
riens du droit. 

Aujourd'hui, le docuTïient écrit a envahi tous les champs 
de la vie juridique. De tout acte juridique que nous ac- 
complissons, nous voulons qu'il existe une preuve écrite, 
parfois même une preuve écrite, rendue plus solennelle 
par certaines formalités (ex. g. la transcription, etc.) et 
confiée à un fonctionnaire spécial (notaire); et c'est pour 
cela que nous rédigeons nos documents juridiques. Au- 
cune espèce de document ne nous paraît plus sûre ni 
meilleure; et comme cette idée se glisse en nous peu h 
peu, avec l'expérience de la vie sociale, depuis que nous 
commençons à comprendre et à vivre; comme nous la 
trouvons à sa place dans le système de nos connaissan- 
ces, sans qu'elle nous ait coûté un travail très intense, 
nous sommes naturellement portés à croire qu'elle est 
une idée élémentaire de l'esprit humain et que même le 
cerveau le plus grossier doit la comprendre. Mais cette 
idée est au contraire très complexe. Elle présuppose en 
premier lieu la connaissance de l'écriture; or l'écriture 
est un système complexe de symboles et une inveU' 
tion des civilisations avancées qui demeure, même long- 
temps après sa découverte, d'un usage assez restreint,, 
étant de la part de la masse l'objet d'une admiration Ira- 
scendentale et superstitieuse. En outre, cette idée pré- 
suppose une organisation politique déjà très compliquée; 
un appareil judiciaire développé, des employés de l'État 
chargés de rédiger, de recevoir, de garder ces docu- 
jnents; toute une série d'institutions qui, étant elles- 



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CHAP. II — SYMBOLES INTELLECTUELS ETC. 41 

mêmes très complexes, ont exigé uti long travail mental 
pour être créées. 

Mais avant même que l'écriture fût perfectionnée à un 
tel point, avant même que toutes ces instilutTons subsi- 
diaires fussent créées, les hommes cherchèrent à garantir 
la loyauté des actes juridiques; et faute de ces moyens et 
de ces institutions plus complexes et plus perfectionnées, 
ils créèrent, par la loi du moindre effort, des systèmes 
simples et grossiers de documentation, qui leur coûtèrent 
un effort mental plus petit. Les soi-disants symboles ju- 
ridiques des peuples primitifs, qui ont tant intrigué les 
historiens du droit, ne sont qu'un système primitif plus 
simple et plus grossier de documentation juridique; il§ 
forment la période de la documentation juridique qu'on 
pourrait appeler mimique, parce que l'écriture y est en- 
core presqu'entièrement étrangère et que tout s'accomplit 
par gestes, par attitudes et par une petite représentation 
jouée en présence des témoins. 

Lorsqu'une documentation écrite était encore impos- 
sible ou difficile, il est évident qu'on devait avoir seu- 
lement recours aux témoins, qui jouèrent réellement le 
rôle principal dans la période primitive de la vie juri- 
dique; ne pouvant avoir un papier qui restait toujours 
comme preuve de certaines conventions, il fallait se pro- 
curer des hommes dont la mémoire fût assez bonne pour 
se souvenir longtemps de ce qui s'était passé entre les 
deux parties. Mais comment donner à ces témoins la per- 
suasion que l'affaire juridique avait été conclue entre les 
deux parties? 11 est évident que pour cela le moyen le 
plus simple était d'accomplir le contrat sous leurs yeux. 
De même que le premier moyen pour réveiller une idée 



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42 LE SYMBOLISME ETC. 

fut, dans le champ des symboles graphiques, celui de re- 
produire la figure de l'objet, dans le champ des sym- 
boles juridiques le premier moyen pour éveiller l'idée 
du contrai conclu fut l'accomplissement de ce contrat 
sous les yeux des témoins. Lorsqu*en effet on achète une 
chose, quelle est le moyen le plus sûr et le plus simple 
pour être garanti que le vendeur ne viendra pas, après 
quelque temps, redemander l'objet en prétendant qu'on 
le lui a volé? Ce moyen est évidemment de se faire re- 
mettre cette chose en présence de témoins : l'acte maté- 
riel de la remise de l'objet, en excluant toute supposition 
différente, fournit la preuve la plus certaine et la moins 
susceptible d'objections, que la chose a été volontaire- 
ment cédée par le vendeur à l'acquéreur. En outre, la 
présence des témoins à la remise de l'objet est une ga- 
rantie nécessaire aussi pour le vendeur; autrement l'ac- 
quéreur pourrait nier avoir reçu l'objet et le réclamer 
de nouveau; car évidemment dans une société primitive 
tous ces moyens indirects pour prouver l'exécution d'un 
contrat, que nous possédons, n'existent pas. Cela nous ex- 
plique pourquoi, dans le droit primitif, la tradition est 
toujours une partie intégrante du contrat d'achat et de 
vente. Selon M. Sohm, dans l'ancien droit germanique, 
les contrats purement consensuels étaient inconnus; et 
la remise de l'objet était une formalité nécessaire pour 
l'existence de l'affaire juridique: s'agissait-il par exemple 
d'un champ, les deux parties contractantes se portaient 
sur le lieu et la cession était accomplie par deux actes 
formels et bien distincts : la sala ou traditio — remise 
du champ à l'acquéreur, faite en lui donnant un rameau 
ou une motte, etc. (nous étudierons plus loin le processus 



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CHAP. II — SYMBOLES INTELLECTUELS ETC. 43 

psychologique de celle réduclion), et Vexire ou sortie 
du vendeur. Chez les Khonds celui qui veut vendre son 
champ, invoque en (émoin de la vente la divinilé du vil- 
lage et donne à l'acheteur une poignée de la terre de son 
champ: le contrat de vente est alors considéré comme 
conclu et la propriété comme transmise. Les cérémonies 
de l'investiture pendant le moyen-âge étaient très sem- 
blables à celle-ci, chez presque tous les peuples euro- 
péens (1). 11 en était de même chez les anciens Egyptiens. 
« Si maintenant — écrit M. Dareste (2) — nous nous de- 
mandons pourquoi les Egyptiens ne concevaient la vente 
que' comme une opération au comptant, nous sommes 
conduits à reconnaître là un vestige des idées primitives 
sur la force obligatoire des contrats. Les hommes ne sont 
pas arrivés du premier coup à concevoir qu'une obliga- 
tion civile peut résulter du simple concours de deux vo- 
lontés. Pour que l'engagement fût considéré comme irré- 
vocable, il fallait, dans les temps les plus anciens, quelque 
chose de plus; par exemple une prestation faite par l'une 
des parties; et ainsi, pour parler le langage technique, les 
contrats réels ont précédé partout les contrats purement 
consensuels ». 

La nécessité de la tradition est, dans les droits pri- 
mitifs, la conséquence du système encore imparfait de 
preuve. Même aujourd'hui, nous ne considérons un con- 
trat comme existant que lorsque la preuve de son exis- 
tence est créée d'une façon certaine: si, par exemple, 
après avoir fixé avec une autre personne toutes les con- 

(1) Salvioli, Manuale di diritto italiano, Torino, 1890. — Spencer, Prin- 
cipes de soc.f Paris, 1883, vol. m. 

(2) Dareste, Études d'histoire du droite Paris, 1887, p. 7. 



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44 LE SYMBOLISME ETC. 

ditions d'un conlrat, si après avoir échangé avec lui la 
traditionnelle poignée de main, quelques heures après, 
au moment de signer le contrat, je me dédis, mon action 
au point de vue de l'honneur et de la morale pourra 
être blâmable, mais juridiquement elle sera sans consé- 
quences. Un contrat ne commence son existence juridi- 
que que du moment que sa preuve est devenue possible. 
Voilà donc pourquoi, lorsque la preuve du contrat ac- 
compli était encore la plus simple et la plus immédiate, 
ef consistait en son exécution, ce contrat n'existait pas 
sans la remise de la chose; il n'était pas valable de même 
qu'aujourd'hui, au point de vue juridique, un contrat 
n'est pas valable avant la signature des documents. 

Lorsque nous changeons de domicile, nous en donnons 
avis au bureau de la mairie chargé d'enregistrer le do- 
micile de tous les citoyens de la ville: mais au moyen- 
âge la cérémonie juridique du changement de domicile 
était différente. Par exemple, dans le Nivernais, celui qui 
voulait changer de domicile éteignait en présence d'un 
certain nombre de témoins le feu dans l'ancienne habi- 
tation et allait ensuite l'allumer dans la nouvelle en pré- 
sence des mêmes témoins. Or cette cérémonie n'est que 
l'accomplissement matériel de l'acte juridique, qui sert 
de preuve à l'existence juridique de l'acte même. Si l'on 
veut en effet avoir un document du changement de do- 
micile, quoi de plus simple que de faire assister des té- 
moins à l'acte matériel du transport de son mobilier? 
Celte idée devait sauter à l'esprit des hommes bien avant 
que l'idée des déclarations au bureau de la mairie. 



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45 



CHAPITRE 111 



SymMes Intellectuels. - SyiMes métaDhorips. 



4. — Il n*est pas possible de tout représenter par des 
dessins, comme il n'est pas possible de tout dire avec un 
langage pictologique, même lorsqu'on n'a pas à se com- 
muniquer des idées abstraites et générales. Certains ob- 
jets et certaines actions sont en effet trop complexes pour 
pouvoir être représentés, si l'on n'a pas des aptitudes re- 
marquables pour le dessin; à certaines actions et à cer- 
taines qualités, ne correspond pas dans l'esprit une image 
concrète et réelle qui puisse être traduite immédiatement 
par un mot pictologique ou par un dessin pictographi- 
que. De même certains contrats et certaines affaires juri- 
diques ne peuvent pas être, comme une vente, accomplis 
sous les yeux des témoins; soit que des raisons morales 
s'y opposent, comme pour le mariage, soit que, comme 
pour une adoption, un acte unique ne soit pas suffisant 
pour leur accomplissement, mais qu'un temps indéfini 
soit nécessaire. Cette difficulté a été résolue selon la loi 
du moindre effort dans la direction qui coûtait la fatigue 
la plus petite. 



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46 LE SYMBOLISME ETC. 

Telle a élé Torigine et la fonction psychologique de 
la métaphore dans le symbolisnje. Dans l'écriture picto- 
graphique, lorsqu'on avait à reproduire l'image de cer- 
tains objets trop complexes, ou difficiles à être repré- 
sentés pour autre raison, il aurait fallu perfectionner le 
dessin jusqu'à le rendre capable de tout représenter; 
mais cela aurait coûté un effort trop pénible, tandis que 
la métaphore fournissait un moyen bien plus commode 
pour résoudre la question. La sensation d'un objet ré- 
veille très facilement des nombreuses associations d'ima- 
ges d'autres objets; soit que ces objets aient quelque 
ressemblance extérieure (ainsi un lac resplendissant au 
soleil rappelle l'image d'un morceau d'acier ou d'un mi- 
roir : association par rassemblance); soit que les deux ob- 
jets soient toujours, et par habitude, considérés comme 
appartenant à la même catégorie (ainsi l'or rappelle fa- 
cilement l'image et l'idée de l'argent et des autres mé- 
taux précieux, parce que nous avons l'habitude de les con- 
sidérer comme appartenant à la même catégorie). Pour 
Ja pictographie, on exploita dans les cas les plus com- 
pliqués ces associations collatérales; et on choisit parmi 
ces images réveillées par association deux qui fussent 
plus faciles à être reproduites et qui, par leur juxtapo- 
sition, pussent déterminer avec précision la signification 
métaphorique du dessin. Ainsi, dans l'ancienne écriture 
égyptienne, le mot soif est traduit par la figure d'un 
veau qui court et par le signe de l'eau ; le mot argent par 
le creuset (signe de l'or) et par un oignon blanc (signe 
du blanc) (argent = or blanc). Dans l'écriture cunéi- 
forme, qui était déjà passée à la période de l'idéographie, 
£iel est représenté avec les deux idéogrammes de voûte 



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CHAP. III — SYMBOLES INTELLECTUELS ETC. 47 

et d'étoile (ciel = la voûte des étoiles); argent avec les 
idéogrammes de métal et de brillant (argent = le métal 
brillant); domination avec les idéogrammes de pays et 
de peur (domination = la peur des pays : document petit 
mais suggestif sur le caractère des empires assyriens). 
Dans le chinois, qui possède des idéogrammes produits 
par la fusion de deux hyérogliphes, l'idéogramme de lu- 
mière est composé par l'union des hyérogliphes du soleil 
et de la lune^ celui dhermite par l'union des hyérogliphes 
d'homme et de montagne (l'homme de la montagne) (1). 
Il s'agit donc, évidemment, d'une métaphore graphi- 
que, qui n'est pas le produit d'une fantaisie exubérante; 
mais un moyen assez simple pour augmenter la puis- 
sance graphique de cette classe de symboles. Or si l'on 
admet cela pour l'écriture, il faut admettre aussi que, 
même dans le champ du langage, les nombreuses méta- 
phores dont sont parées les écritures anciennes, et même 
les lois, n'ont pas une origine différente. 

2. — Remarquons avant tout que la métaphore, que nous 
croyons un privilège de la fantaisie des poètes, est par 
contre un processus normal de la formation des paroles. 
Un grand nombre de mots ne sont que des idéogram- 
mes parlés, que des métaphores dont les deux termes 
se sont soudés. En sanscrit par exemple, karasakha qui 
signifie doigt, signifierait étymologiquement rameau 
(sakhaj de la main (kara); en persan les rayons du so- 
leil sont appelés nizehi atescin^ c'est-à-dire à la lettre 

(1) Lenobmànt, Essai sur la propagation etc., Paris, 1872. Vol. i, cha- 
pitre I. 



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48 LE SYMBOLISME ETC. 

lances de feu; en arabe le ciel est dit qudsri mina, c'est- 
à-dire château de cristal; en hongrois les lunettes sont 
dites papaszem ou yeux de prêtre (sans doute parce que 
c'était dans la classe des prêtres qu'on rencontrait le plus 
de personnes portant lunettes) (1). 

Quelle différence y a-t-il entre ces expressions méta- 
phoriques et les idéogrammes de l'écriture chinoise, égyp- 
tienne, cunéiforme? Une seule; c'est que, dans le cas 
de l'écriture, la difficulté à vaincre était la complexité 
du dessin nécessaire pour représenter la chose; tandis 
que dans le cas du langage, c'était la difficulté d'un 
nouveau mot à créer. La création d'un mot est un travail 
et une fatigue; tandis qu'une association d'images colla- 
térales est bien plus aisée, s'effectuant par elle-même, 
inconsciemment, sans effort ou avec un effort très petit; 
par la loi du moindre effort celle voie fût donc préférée, 
comme étant plus facile. Ainsi la vue du ciel pouvait fa- 
cilement rappeler l'image du château et du cristal. 

Toutes ces images que nous trouvons semées à pleines 
mains dans les livres primitifs, même dans ceux où la 
sécheresse du style fut depuis une qualité recherchée, 
comme les lois, ne peuvent avoir d'autre origine que la 
pauvreté du langage primitif, qui doit tout exprimer 
avec un nombre restreint de signes; la seule différence 
est que, dans ce cas, les deux termes de la métaphore 
ne se sont pas unis, mais sont restés séparés; et que la 
métaphore toute entière n'est pas entrée dans le langage 
commun. Ainsi, dans les coutumes de Mons, de Tournai, 



(1) Bopp, Glossarium sanscritum, Berolini, 1847. — Marzolo, Monu- 
menti, etc. — Viqnoli, Mito e scienza, Milano. 



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GHAP. III — SYMBOLES INTELLECTUELS ETC. 49 

du Hainaut, la sujétion des iils à rautorité paternelle 
était appelée «être en pain» l'état d'émancipation «être 
hors de pain», dans le Bearn, la servitude de pâture, 
était appelée servitude du dent. Analogues à celles-ci sont 
les expressions suivantes, assez fréquentes aussi dans le 
droit du moyen-âge : mise hors de pain; être en pain et pot, 
hors de pain et pot. Dans l'ancien droit allemand, pour 
exprimer que les biens de l'église étaient inaliénables, on 
disait qu'ils avaient un dent de fer : Kirchengut hat eiser- 
nen Zahn. Les bêtes qui devaient toujours être remplacées 
par le propriétaire ou le fermier, étaient appelées en 
France et en Allemagne : de fer, d'acier, éternelles. Le 
droit couturnier français, pour exprimer l'avantage du sei- 
gneur qui a saisi les biens du vassal, et qui plaide contre 
le vassal faisant opposition à la saisie, dit qu'un seigneur 
de paille, de feurre ou beurre vainc et mange un vassal 
d'acier. « Die Luft macht leibeigen» a l'air fait esclaves » 
disait l'ancien droit allemand pour indiquer les pays où 
Ton devenait esclave seulement par la fixation de la rési- 
dence. 11 suffira enfin de citer quelques morceaux de la 
longue formule avec laquelle le tribunal vehmique con- 
damnait au bannissement : « Nous te jugeons et te con- 
damnons; nous te mettons en dehors de chaque loi. Nous 
déclarons que déshormais ta femme est veuve; que tes fils 
sont des orphelins.... Nous donnons ton corps et ta chair 
aux bêtes des bois, aux oiseaux de Tair, aux poissons de 
l'eau. Nous te renvoyons sur les quatre voies du monde ». 
Cela ne ressemble-t-il pas à un morceau de Victor Hugo? 

3. — La métaphore n*est pas seulement un moyen d'ex- 
primer des idées, lorsque les.mots ou les «ignés graphi- 

Fekrbro. — Le 8ymhoU8me etc. 4 



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50 LE SYMBOLISME ETC. 

ques font défaut : parfois elle est aussi une vraie forme 
de la pensée. Lorsqu'un phénomène naturel vient frapper 
nos sens, il ne réveille pas dans le plus grand nombre 
des cas une tendance de la volonté à diriger Tatlentioû 
sur lui et à l'étudier, car cet acte psychique est trop 
complexe et trop fatigant, pour que tous les cerveaux en 
soient capables; il provoque par contre très souvent des 
associations involontaires d'images collatérales qui s'ac- 
complissent par elles-mêmes. Or, puisque c'est cette ten^ 
dance qui se réveille, l'esprit est repoi^é, content, comme 
tout organe dont le besoin spécifique a été satisfait lors- 
que ces associations se sont accomplies. Voilà pourquoi 
tandis qu'un savant est hanté par l'idée du phénomène 
dont il cherche la cause, le plus grand nombre des hom- 
mes, devant les mystères de la nature, se sont toujoui^ 
contentés de métaphores. 11 était bien difficile de décou- 
vrir la croise de la pluie, mais il était tout naturel qu'une 
averse de pluie réveillât l'image d'une personne qui ré- 
pand de l'eau; ainsi dans l'Amérique septentrionale on 
disait, lorsqu'il pleuvait, qu'au ciel un enfant et une jeune 
fille s'étant querellés, ils avaient cassé un pot plein d'eau 
et qu'ainsi se produisait la pluie; les Grecs et les Ro^ 
mains disaient que les Ilyades, les nymphes du ciel, ver- 
saient la pluie de leurs urnes, et les Egyptiens que la pluie 
provenait des larmes d'isis. De même la tempête, surtout 
à cause des associations d'images provoquées par le son du 
vent qui rassemble au mugissement, réveille facilement 
l'idée d'un taureau enragé. L'invention d'une pareille mé- 
taphore est évidemment un acte psychique bien plus sim- 
ple et moins fatigant que l'acte psychique avec lequel 
l'homme est arrivé à découvrir la cause de la tempête; il 



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CHAP. III — SYMBOLES INTELLECTUELS ETC. 51 

n'est donc pas étrange que ce processus simple soit plus 
coramun qu^ l'autre dont la complication est plus grande. 
Tout cela est si vrai que nous même employons sou- 
vent des métaphores, lorsque nous devons donner un nom 
à quelque objet ou à quelque phénomène nouveau, et que 
même aujourd'hui, dans la critique, dans la science, dans 
la politique, les métaphores sont très souvent substituées 
auK raisonnements, et ont une influence plus grande sur 
la foule, étant plus difficiles à combattre que les théories 
fausses mais basées sur les faits. Ainsi M. Novikov a-t-il 
démontré récemment que presque toute la politique ex- 
térieure des peuples européens est encore réglée par un 
certain nombre de métaphores sans aucun sens. « Cer- 
taines métaphores — écrit-il — ont causé les maux les 
plus cruels à des sociétés entières )>. « La Bohême, a-t-on 
dit souvent, est comme un coin slave enfoncé dans le 
flanc de l'Allemagne ». M. Dilke, après tant d'autres, vient 
de rééditer ce vieux cliché qui empêche le bonheur de 
sept millions d'hommes. 11 est le plus grand obstacle à 
rindépendance de la Bohême. Or c'est là une phrase ab- 
solument dépourvue de toute réalité objective. Au point 
de vue militaire, une Bohême indépendante ne saurait 
en aucune façon être un danger pour l'Allemagne avec 
ses 60 raillions de citoyens. Au point de vue des inté- 
rêts économiques, la frontière de la Bohême est fermée 
aujourd'hui aux produits allemands par le tarif hautement 
protectionniste du Gouvernement autrichien. Cependant 
les Allemands s'accommodent de ce régime et ne le dé- 
clarent pas intolérable. Pourquoi le deviendrait-il s'il 
était promulgué par un gouvernement tchèque? On dit 
encore que la route de Berlin à Vienne passe par Pra- 



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r-:-.;v^;?^^:?^5,^^. 



52 LE SYMBOLISME ETC. 

gue? Même si la Bohême était un État indépendant, il 
faudrait croire les Tchèques bien stupides pour croire 
qu'ils empêcheront le transit des hommes et des mar- 
chandises par leur territoire. Tous les pays du monde 
font au contraire les plus grands efforts pour attirer le 
trafic commercial qui donne de grandes bénéfices. On 
voit donc combien ce fameux coin est une simple ligure 
de rhétorique. « De même ce ne seraient, selon M. Novi- 
kov, que des métaphores, les théories politiques sur les 
clefs des mers, des empires; sur les fatalités historiques, 
etc. ». « Une sombre fatalité doit — a-t-on dit — dominer 
la volonté des gouvernemenls russe et anglais! La Russie 
est un torrent destructeur qui emporte toutes les digues 
etc. rhétorique! abus des images! Gomme une ava- 
lanche entraînée par la force de la pesanteur, les Russes 
doivent se précipiter sur les Anglais et les massacrer 
comme des bêles sauvages (1) ! » Dans tous ces cas, comme 
le remarque très bien le savant sociologiste russe, c'est 
une simple image qui remplace tous les séries complexes 
d'idées par lesquelles un homme d'état arrive à une con- 
naissance réelle des rapports politiques et sociaux entre 
l'Allemagne et la Bohême, entre la Russie et l'Angle- 
terre; une image simple, qui coûte une fatigue bien plus 
petite, et dont les hommes en général se contentent, s'ils 
ne sont pas des savants. 

4. — La métaphore peut avoir aussi une origine émo- 
tionnelle, lorsqu'on emploie pour symbole d'une chose que 



(1) NoviKov, Les luttes entre les sociétés humaines et leurs phases 
successives, Paris, 1893, p. 648. 



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CHAP. III — SYMBOLES INTELLECTUELS ETC. 53 

nous appellerons A, une autre chose B, parce que l'émo- 
tion que B excite en nous est semblable à celle produite 
par A. L'association est un peu plus compliquée, car Té- 
motion excitée par A doit rappeler l'émotion semblable 
de B, et cette émotion doit faire revivre l'idée de B. 

Selon les recherches intéressantes de Flournoy, cette 
espèce de métaphore émotionnelle est souvent un moyen 
de représentation mentale : beaucoup de personnes au- 
raient des images métaphoriques-émotionnelles pour des 
choses qui ne tombent pas sous les sens et dont on ne 
peut pas avoir des images réelles. Ainsi une demoiselle 
qui a des photismes (c'est l'expression de M. Flournoy, 
qui revient à dire des images) pour tous les jours de la 
semaine se représente le lundi comme pointu : ce serait, 
selon M. Flournoy, la faute du travail que commence, 
dont les impressions désagréables réveilleraient celles 
d'une pointe aiguë, et la pointe aiguë deviendrait par 
cette association un photisme ou symbole mental du 
lundi. Je dis symbole mental, car en effet cetle image mé- 
taphorique sert à l'individu, et dans son travail cérébral 
individuel, comme signe du «lundi)). 

Une origine analogue peut être attribuée très proba- 
blement à beaucoup de métaphores dont l'usage est de- 
venu très commun et très général dans presque tous les 
arts. Les Egyptiens, par exemple, représentaient souvent 
le cours du soleil par une série de tableaux dans lesquels 
le soleil du matin était symbolisé par un enfant ou par 
un jeune homme; le soleil de l'après-midi par un homme 
mur; le soleil du soir par un vieillard. 11 est probable 
que parmi ces symboles — celui du jeune homme pour 



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54 LE SYMBOLISME ETC. 

les premières heures du matin, ait été déterminé par les 
impressions de fraichesse organique et mentale, de vi- 
gueur, de force, de jeunesse qu*on ressent en général le 
matin, après le repos et le sommeil de la nuit; tandis que 
celui du vieillard pour les heures dernières du jour aurait 
été déterminé par les impressions de lassitude, d'épuise- 
ment, de faiblesse physique et psychique ressenties le 
soir après une journée de travail. Par le processus psy- 
chologique de la métaphore émotionnelle, on serait de 
cette façon arrivé au symbole du jeune homme pour le 
matin et celui du vieillard pour le soir. 

Telle est aussi sans doute la genèse de plusieurs re- 
présentations métaphoriques — et en particulier de plu- 
sieurs personnifications — dont Tusage est devenu pres- 
que conventionnel dans l'art de tous les temps et de tous 
les pays. Les représentations si nombreuses du printemps 
sous forme d'une jeune fille, de l'hiver sous forme d'un 
viellard, etc., de même que beaucoup des métaphores em- 
ployées par les poètes, sont certainement des symboles 
métaphoriques émotionnels. 

On voit par là que non seulement le rythme et la rime 
de la poésie moderne sont ataviques, mais aussi les 
images qui sont la forme normale d'expression pour tous 
les poètes, excepté Gôthe, qui, selon la remarque très 
juste de Lewes, usa très peu de la métaphore. Si le nom- 
bre des métaphores que nous employons est très petit, la 
cause en est à ce que nous possédons pour un grand 
nombre d'idées des expressions propres et associées si 
étroitement, que leur réveil est plus prompte et plus di- 
recte que celui des associations collatérales nécessaires 
pour créer l'image. Il paraitrait donc que l'évolution el 



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CHAP. III — SYMBOLES INTELLECTUELS ETC. 55 

le progrès du style ne doivent pas être recherchés dans 
la richesse des images, mais au contraire, dans l'exprès* 
sion réelle des idées; la perfection absolue serait peut- 
être un style dans lequel chaque pensée pût être exprimée 
par des mots propres, un style — si je puis dire — ob- 
jectif comme la réalité. 

5. — Un autre processus métaphorique très fréquem- 
ment employé dans les langages et dans les écritures pri- 
mitives, mais quelque peu différent, consiste à exprimer 
une action ou une qualité avec l'instrument qui sert à ac- 
complir cette action ou qui est en rapport direct avec ceKe 
qualité. En arab ied = main, puissance, autorité; en 
turc am = œil, espion, gardien. Même la nomenclature 
juridique des périodes les plus anciennes est-elle en rap- 
port avec cette période de la pictographie et de la picto- 
logie. Ainsi dans le droit romain, manus indiquait toute 
espèce d'autorité, par exemple l'autorité du mari sur la 
femme, car le poing est le premier et le plus élémentaire 
instrument de la puissance; mamis ecclesiœ était appelée 
ràutorité de l'église dans le droit du moyen-âge; mediœ, 
inferioris, infimœ manus homo était la phrase qui, dans 
le même droit, indiquait la condition des personnes; 
telle est aussi l'expression de l'ancien coutumier de Nor^ 
mandie, qui défend au créancier d'arrêter le débiteur ou 
de saisir ses propriétés, si ce n'est par la main à la jus- 
iice du roi. Dans le droit allemand nous trouvons pour 
exprimer l'idée d'autorité juridique ou politique un autre 
mot, mund = lai bouche, car la bouche donne les ordres; 
et c'est de cet mot mund que vinrent, dans le latin du 
moyen-âge, les mots mundium, mundualdus, mundibar* 



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56 LE SYMBOLISME ETC. 

dus qui ont tous rapport au pouvoir politique. Dans la 
loi salique nous trouvons que l'exilé est déclaré par le 
roi extra sermonem suum : or comme sermo est, proba- 
blement dans ce cas, la traduction latine du mot alle- 
mand mund, l'exilé aurait été déclaré en dehors de la 
bouche, c'est-à-dire de l'autorité royale. 

11 en est de même dans l'écriture primitive, où ce sym- 
bole métaphorique eut des applications innombrables. 
Pendant le moyen-âge, sur les bannières des corporations 
de métier on voyait souvent, à côté de l'image du saint 
protecteur, les instruments du métier que la corporation 
imprimait aussi sur ses actes et gravait sur son sceau. 
Aussi la corporation des épiciers-apothicaires de Paris 
avait-elle pour armoirie et pour devise une main sortant 
d'un nuage et tenant un fléau avec balances. À Florence 
les plumes étaient l'attribut des arts ou corporations de 
la soie et de la laine. Même pendant le moyen-âge, dans 
les contrats, les artisans qui ne savaient point signer 
leur nom, figuraient souvent les instruments de leur mé- 
tier. 11 reste un grand nombre d'actes souscrits d'un 
marteau, d'une clef, d'un fer à cheval, d'une roue, signes 
à côté desquels le notaire a écrit le nom du maçon, du 
serrurier, etc. Le père de Luther avait pour marque et 
pour signe un marteau. Dans le beaux et curieux Car- 
tulaires de Clermont en Beauvaisis, les tenants d'arrière- 
fiefs ont tous des armes parlantes : le serrurier, une 
clef; le tonnelier, un tonneau; le charpentier, nue hache; 
le maçon, un marteau et une équerre etc. (1). 



(1) MicHELET, L'origine du droit français cherchée dans les symboles 
et d'après les formules du droit universel, Paris, 1892, p. 173. 



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CHAP. III — SYMBOLES INTELLECTUELS ETC. 57 

Aussi l'hypothèse de M. Goblel que le tetrascèle et le 
triscèle ne sont que des images du mouvement du soleil 
est-elle très probable (4): car on aurait représenté ce mou- 
vement en dessinant autour du soleil trois ou quatre pat- 
tes ou jambes, c'est-à-dire en exprimant l'action avec son 
instrument, à l'aide d'un symbole métaphorique. Dans 
certaines monnaies celtibériennes la face du soleil est éga- 
lement représentée entre trois jambes; la même combi- 
naison se rencontre placée au dessus de l'image d'un tau- 
reau, sur une stèle votive de Carlhage, reproduite par 
Gesenius; dans les monnaies d'Âspendus, les trois jam- 
bes disposées autour d'un disque central, se combinent 
avec des représentations thériomorphiques du soleil, avec 
l'aigle, le sanglier, le lion; sur certaines monnaies de Sy- 
racuse le triscèle à trois jambes permute avec le disque 
solaire au dessus du quadrige et du cheval ailé. Cette 
théorie, en somme, n'a pas seulement en sa faveur des 
arguments déduits de l'examen comparé des monuments; 
mais elle est aussi d'accord avec les lois psychologiques 
de la formation des symboles métaphoriques. 

6. — Nous trouvons aussi cette espèce de symbole mé- 
taphorique dans le droit, sous la même forme et sous 
une forme quelque peu différente. Au Dahomey, lorsque 
le roi envoie un ambassadeur avec une mission, il a soin 
de lui donner, comme preuve de sa qualité d'envoyé 
royal, un bâton semblable au bâton royal qui est la 
forme primitive et la plus grossière des lettres de cré- 
ance(2). Chez les Francs, la lance était le symbole de l'au- 

(1) GoBLET D'ALviBLLà, La migration des symboles, Paris, 1891, cap. ii. 

(2) Bouche, op. cit. 



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58 LE SYMBOLISME ETC. 

torilé royale, car chez un peuple barbare Tinstrument 
de la souveraineté politique est toujours une arme; or 
Gontran, lorsqu'il abdiqua en faveur de son neveu Chil- 
debert, lui donna une lance en lui disant : <( À ce signe, 
bien-airné neveu, sache que tu me succéderas dans le 
trône (1)j). Dans ce cas, la remise de l'instrument sym- 
bolique exprime la transmission de la qualité; elle cor- 
respond, sous une forme plus simple, au document d'ab- 
dication qui serait signé maintenant par un roi; et comme 
ce symbole métaphorique a pour base un processus psy- 
chologique plus simple, il fut adopté auparavant. 

Les épées, les drapeaux, etc. que nous trouvons em- 
ployés au moyen-âge dans les investitures des royaumes, 
des duchés, etc. ont le même caractère; ce sont des sym- 
boles métaphoriques, formant un système de documenta- 
tion plus simple et plus primitif. Ainsi par exempte. Clé- 
ment IV donna à Charles d^Anjou l'investiture du royaume 
de Sicile par un étendard; et de même Guillaume le con- 
quérant reçut par un étendard l'investiture de TAngle- 
terre comme nous le dit un ancien poète normand, Robert 
Wace : 

Uo gonfalon 11 envoyai 
Mont preoioos et cher et bel 

 ces enseignes li manda 
Et de par Bien li otroia 
Qae Angleterre oenqnendst 
Et de saint Pierre le tensist. 



(1) Greg. Turon., vn, 3. 



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CHAP. III — SYMBOLES INTELLECTUELS ETC. 59 

C'est — dit Olhon de Frisingue — la coutume que les 
empires soient livrés par le glaive, les provinces par 
l'étendard. 

Les clefs sonl de même, dans le droit ancien, un sym- 
bole métaphorique de celte espèce. À Rome, on présen- 
tait une clef à la nouvelle épouse; et dans la législation ro- 
maine primitive, le mari pouvait mettre à mort sa femme 
si elle fabriquait de fausses clefs. Lorsqu'elle divorçait, 
elle rendait les clefs, c Chez les Allemands, le jour du 
mariage, la future portait les clefs suspendues à sa cein- 
ture ». En France « lorsqu'on ostait les clefs à la femme, 
c'était le signe du divorce ». C'était la coutume à Meaux, 
en Lorraine, h Malines, à Melun, h Chaumont, à Vitry, à 
Laon, à Chalons, en Bourgogne, à Namur, que les veuves 
déposassent leur ceinture et leurs clefs sur le corps de 
leur époux mort, en signe de renoncement à la commu- 
nauté des biens. À Arras la duchesse Marguerite, femme 
de Philippe le Bon — nous raconte Monstrelet — < re- 
nonça à ses bien meubles pour le doute qu'elle ne trouvât 
trop grands dettes, en mettant sur sa représentation sa 
ceinture avec sa bourse et les clefs, comme il est de cou- 
tume; et de ce demanda instrument à un notaire, qui 
était là présent (1)». La clef consignée, ôtée, etc., est 
dans ce cas une vraie métaphore en action, entièrement 
analogue par sa nature aux métaphores écrites, aux li- 
gures des instruments du travail, par lesquelles, comme 
nous avons vu, les artisans signaient les actes du moyen- 
âge. Dans des temps d'une culture et d'un développe- 
ment inférieur, ce symbole métaphorique était mieux 

(1) MicHELET, Origine du droit français, Paris, 1890, p. S4. 



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60 LE SYMBOLISME ETC. 

adapté, étant plus simple, que nos formalités abstraites 
et complexes; c'est pourquoi nous le trouvons à une pé- 
riode antérieure de l'histoire. 

Parfois le symbole métaphorique dans le droit se 
montre sous une forme différente'; bien que le processus 
psychologique qui le produit soit le même. Nous avons 
vu que le système plus simple (et qui pour cela fut 
trouvé le premier) de documentation juridique était Tac- 
complissement immédiat du contrat en présence de té- 
moins; mais comme certains contrats ne peuvent pas être 
exécutés tout de suite et en présence de témoins, pour 
ceux-là on se borna à accomplir en présence de témoins 
certains actes préparatoires nécessaires à l'accomplisse- 
ment du contrat et qui, pour ce motif, sont associés étroi- 
tement à l'idée de celui-ci. Le processus psychologique 
est au fond le même et aussi simple; mais au lieu d'être 
l'instrument qui réveille l'idée de l'action, ce sont les 
actes préparatoires qui réveillent l'idée de l'action con- 
clusive; de même que l'idée de la chasse peut être ré- 
veillée en nous aussi facilement par la vue d'un fusil 
que par la vue d'un chasseur qui dispose les filets dans 
un bois. 

C'est ainsi que dans l'Inde nous trouvons pour le ma- 
riage la cérémonie qu'on appelle panigraha, ou union 
des mains; dans laquelle, après que le prêtre a récité cer- 
taines formules, les deux fiancés sortent de la maison de 
l'épouse, en présence d'un certain nombre de témoins, 
et marchent en se tenant par la main; le mariage est ir- 
révocable au septième pas. Celle cérémonie est, de même 
que les autres, l'équivalent plus simple et plus primitif 
de nos cérémonies actuelles, écrites et abstraites; au lieu 



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CHAP. III — SYMBOLES INTELLECTUELS ETC. 61 

de la déclaration de volonté, qu'on ferait aujourd'hui, 
on exécute un acte qui étant connexe, par sa nature, à 
l'affaire juridique, en réveille l'idée; et cet acte est, lors- 
qu'il s'agit du mariage, cette espèce de procession, car 
l'homme qui veut épouser une femme doit naturellement 
l'amener dans sa maison. 

À peu près identiques sont les usages des peuples, chez 
qui les parents marient leurs fils tout enfants: on amène 
la petite épouse dans la maison de l'époux, on l'y laisse 
pendant quelque temps, on va la reprendre, et quand 
cette cérémonie juridique est accomplie, les deux en- 
fants sont époux devant la loi. Dans la tribu Cuinmurbuva 
(Australie), après que les parents ont peigné la jeune 
fille et ont orné ses cheveux avec des plumes, le cousin 
mâle l'amène au lieu où se trouve son futur époux et la 
fait asseoir derrière lui; lorsqu'il s'est écoulé un certain 
temps, il lui enlève les plumes et les pose sur la tête de 
l'homme, puis il amène la jeune fille chez elle. Les fian- 
çailles sont alors accomplies. 

On sait que l'adoption est une pratique très fréquente 
dans les sociétés primitives; mais dans le cas d'une adop- 
tion, l'accomplissement immédiat et matériel de l'acte 
juridique sous les yeux des témoins étant évidemment 
impossible, on eut dans ce cas recours au symbole mé- 
taphorique. Celui qui adopte ou légitime un enfant doit 
nécessairement le nourrir, le vêtir, etc.; or lorsqu'on 
chercha à fixer dans l'esprit d'un certain nombre de té- 
moins l'idée de l'adoption ou de la légitimation, le moyen 
le plus simple fut celui d'accomplir un acte qui était en 
rapport avec ce devoir de nourrir, de vêtir et de dé- 



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62 LE SYMBOLISME ETC. 

fendre, qui est le premier devoir de celui qui adopte au 
qui légitime. Ces actes devinrent ainsi une espèce de dé- 
claration énergique et puissante de l'intention d'adopter 
ou de légitimer l'enfant; et leur accomplissement fournit 
la preuve nécessaire pour assurer Tadoption ou la légi- 
timation contre les caprices et les repentirs successifs. 
Au moyen-âge, chez les peuples germaniques, celui qui 
voulait adopter un enfant tuait un bœuf et, avec la peau 
de la jambe droite, fabriquait un soulier dont il chaussait 
successivement l'enfant et les témoins, après quoi l'en- 
fant devenait son fils. Une cérémonie analogue, la céré- 
monie du manteau, était en usage [>our la légitimation 
des enfants, dans l'Allemagne au moyen-âge; le père qui 
voulait légitimer son enfant le couvrait avec son man- 
teau, devant les témoins; et les enfants légitimés par 
cette cérémonie étaient appelés, dans l'ancien droit alle- 
mand, mantelkinder ou enfants du manteau. On trouve 
cette même cérémonie en France, dans les coutumes du 
Beauvaisis, et un poète flamand du treizième siècle, Phi- 
lippe Mouske, y fait allusion dans ces vers : 

Li Dnc ki les enfaus ama 

Gunnor adoncques espoussa; 

E li <i ki ja furent grant 

Furent entre antres denz en estant 

Par dessus le raantiel la mère 

Furent fait bial (légitimes) cil trois frères. 

Il parait qu'un usage analogue existait aussi en Angle- 
terre; il existait certainement chez les anciens Juifs. Lors- 
que Ruth prie Booz de l'épouser selon la coutume du 
kvirat, puisqu'elle était sa conjoijite, elle lui dit : « Je 



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CHAP. III — SYMBOLES INTELLECTUELS ETC. 63 

suis Ruth, étends sur moi ta robe, puisque tu a sur moi 
le droit du rachat^ à cause de ta parenté (1) », 

Parfois, au contraire, le symbole de l'adoption n'est 
pas un symbole de protection, mais de domination; ainsi 
chez les Badagas l'adoptant passe la jambe sur la tête de 
l'enfant qu'il adopte. Il y a sans doute un rapport entre 
ce symbole et la patria potestas des peuples primitifs, 
qui est souvent une domination absolue du père sur le 
fils; et peut être aussi, entre ce symbole et le fait bien 
connu, que chez beaucoup de peuples, comme en gé- 
néral chez les Peaux-rouges, les premières adoptions fu- 
rent faites sur les prisonniers de guerre, lorsqu'on trouva 
mieux de remplir avec eux les vides produits par la 
guerre dans la population , que de les tuer. 

À cette catégorie de symboles métaphoriques appar- 
tiennent aussi beaucoup de cérémonies juridiques pour 
la libération des esclaves. On sait que le signe de cette 
libération était souvent la remise d'une épée à l'esclave 
ou au serf affranchi : « Si quelqu'un veut rendre son 
serf libre — telle est une ancienne loi — qu'il le livre 
en pleine assemblée et de la main droite au vicomte; 
qu'il le déclare quitte du joug de son servage par le 
renvoi de la main; qu'il lui montre les portes ouvertes 
devant lui et qu'il lui remette les armes des libres, c'est- 
à-dire la lance et l'épée ; ainsi devient-il un homme libre » 
(Leg. Guilielmi, cap. 64, Michelet, p. 220). Chez les Lom- 
bards le symbole était une flèche. Comme une différence 
entre l'homme libre et l'esclave était justement que le 

(1) Le livre de Ruth, m, 3. 



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64 LE SYMBOLISME ETC. 

premier portait des armes et non le second, la remise 
d'une arme faite par le maître à son esclave réveillait 
ridée de la libération accomplie; et cet acte, vu par les 
témoins, avait la valeur du document écrit et signé de 
nos jours, par lequel on garantissait à Tesclave affranchi 
le cadeau précieux de sa liberté. 



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65 



CHAPITRE IV 



SyinMes intellectuels. - SymMes phonologips. 



1. — Un degré plus haut de développement est atteint 
par les symboles intellectuels dans la période de l'écriture 
qu'on pourrait appeler le rébus. En quoi consiste l'écri- 
ture à rébus? En quelque chose de très semblable, comme 
le dit le nom lui-même, aux rébus, dont nous nous amu- 
sons parfois : lorsqu'on voulait exprimer une chose pour 
laquelle les symboles pictographiques et métaphoriques 
étaient insuffisants, on représentait un autre objet, dont 
le nom était égal ou semblable, au point de vue pho- 
nologique, au nom de la chose dont il s'agissait. Nous 
nous rapprochons donc de l'écriture alphabétique, car 
nous sommes dans le champ de la représentation des 
sons; la chaîne des associations devient de plus en plus^ 
compliquée; la vue de l'objet ou de la figure doit rap- 
peler son nom , ce nom doit par l'affinité phonologique 
rappeler le mot qu'on veut écrire, et ce mot enfin réveille 
l'image ou l'idée. 

Ainsi lorsque les Athéniens voulurent ériger un monu- 
ment en mémoire de Leena, l'amie d'Aristogiton , ils lui 

FxBSXBO. — Le Symbolisme etc. 5 



/ 



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)6 LE SYMBOLISME ETC. 

lédiérent la statue d'une lionne, parce que en grec Aéaiva 
= lionne (1). Le monument dressé par les Grecs en hon- 
leur de Léonidas aux Termophyles était de même un lion; 
ion pas parce que le lion était un symbole idéal de la va- 
eur et du courage, mais parce qu'il y a une ressera- 
dance phonologique entre Aém et Asœviôaç (2). Chez les 
loirs de la côte des Esclaves, les symboles du Dieu de la 
oudre sont une massue, un casse-tête dd bois très dur et 
m bâton; or puisque ce Dieu est appelé ChangOy mot 
omposé de chan = coup et go = étourdir (le coup étour- 
issant), il est très probable que ces objets sont de- 
enus les symboles du Dieu, parce que leur nom impli- 
uait l'idée de frapper; il ne s'agit donc que d'un rébus, 
vec lequel on a traduit le nom du Dieu. L'origine de 
es figures d'animaux et de plantes qui ornaient, chez 
fes Indiens de l'Amérique du nord, chez les anciens Gau- 
)is Écossais et Allemands, les drapeaux des clans, les co^ 
3nnes funéraires et familiales et parfois même la peau 
es individus, est analogue; chaque individu, chaque fa- 
illie, chaque clan portant ie nom d'un animal ou d'uae 
lattle, ces figures n'étaient que la transcription d'un 
oni, ftiite comme cela était possible dans la période de 
écriture qui s'appelle du re^s. « Chez les Algonquins 
e l'Amérique du tiord — écrii Taylor — l'ours, le loup, 
i tortue, le daitn, la lièvre indiquaient autant de clans; 
haque metnbre portait lui aussi le nom d'ours, de loup, 
Le. et étftit représenté seus cotte Ibrme dans les hyéro* 
lyphiques indigènes (3) >. 

(1) Pausanias, àtt. i, 23. 

(2) Herod, vu, è25. 

<3) TiTLôB, Cititisatiùn primitive, Paria, 18S4. 



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CHAP. IV — SYMBOLKS INTELLBGTUELS ETC. 67 

L'écriture mexicaine s'étant arrêtée à celle période 
d'évolution, elle nous fournit ie meilleur et le plus 
complet exemple d'écriture à rébus. Ainsi lorsque les 
missionnaires chrétiens voulurent écrire en carac4ères 
mexicains le texte latin du Pater noster, ils employèrent 
pour signe de Pater la figure d'une petite bannière qui 
servait à indiquer le nombre vingt, dont le nom était 
pantli; pour signe de noster une espèce de figue dont le 
nom était nocktli. En égyptiein les nuages étaient repré- 
sentées par un symbole composé du signe du ciel et 
du signe de vase : or les nuages étaient appelées tahen; 
mais tohen signifiant aussi bronze, on employa, pour signe 
graphique du bronze, le signe des nuages. Dans certains 
manuscnlsclu Sachsenspiegel, dans lesquels on remar- 
que un curieiîx mélange d'écriture et de piclographie, le 
mol héritage est traduit par la figure d'un épi de blé, & 
cause de la ressemblance des mots oehre (épi) et tsrbe 
(héritage) (1). Parfois deux figures combinées servent à 
la représentation d'un seul mot, chaque figure représen- 
tant une partie des sons qui composent U parole: ainsi 
en mexicain amen a été écrit en juxtaposant le signe 
de Ceati {atl, donl 4a racine est a) à celui de la plante 
agave (metl). « Les occasions de cette confusion — écrit 
M. Marzolo — deviennent pl^js nombreuses au fur et à 
mesure que le degré de la civilisation s'abaisse, car alors 
les mots ont souvent plusieurs s«ns et, i. cause de l'igno- 
rance, les analogies accidentelles des sons sont plus fré- 
quentes. Chacun peut remarquer que parfois, dans les 
écritures des idiotes, les parties intégrantes d'un mot sont 

(1) Bastun, Der Mensch in der Geschichte, ¥0], i, p. '265, LeipEÎf^ 1889. 



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68 LE SYMBOLISME ETC. 

détachées, ou que des mots différents sont réunis, les li- 
mites phoniques des mots étant mal connues (1) ». À quoi 
il faut peut-être ajouter aussi le goût pour les jeux de 
mots, qui fût remarqué chez beaucoup de peuples primi- 
tifs, chez les nègres de la Côte des Esclaves, par exemple, 
par M. Bouche, et qui est du reste assez vif même chez les 
peuples civilisés; ce penchant a dû contribuera la dif- 
fusion d'un système d'écriture qui n'était en dernière ana- 
lyse qu'un système de jeux de mots, l'écriture devenant 
ainsi un amusement. 

2. — Arrivée à ce point, l'humanité n'avait plus qu'un 
pas à faire, et elle aurait trouvé l'écriture alphabétique; ce 
puissant moyen de communication qui après celle du feu 
a été la plus grande découverte faite par l'homme, et une 
des deux découvertes qui lui ont valu sa victoire complète 
dans la lutte pour la vie. Le procédé psychologique par 
lequel on est arrivé à la formation de l'alphabet sera exa- 
miné plus loin; à présent nous voulons finir cette rapide 
analyse des symboles intellectuels, en observant que sans 
doute l'écriture alphabétique est, parmi tous les moyens 
de communication employés par l'homme, le plus com- 
plexe et le plus fatiguant. L'association mentale, en effet, 
par laquelle une série de lettres reveille l'image acousti- 
que d'un mot, est artificielle, et doit être établie par l'exer- 
cice, car aucun rapport organique n'existe entre le signe 
graphique et le son; elle n'est donc pas une forme d'as- 
sociation naturelle et spontanée comme l'association, qui 



(1) Marzolo, Brevissimo sunto délia storia deW origine dei caratteri 
àlfahetici, p. 15, Venezia 1857. 



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CHAP. IV — SYMBOLES INTELLECTUELS ETC. 69 

nous fait rappeler l'image d'un objet à la vue de sa re- 
présentation. En outre, la chaîne des associations par les- 
quelles nous arrivons à lire est très longue et se com- 
pose de sensations et d'images de différentes espèces; car 
la sensation optique de certains signes graphiques doit 
évoquer dans notre esprit l'image acoustique de certains 
«ons, et l'image acoustique de la parole doit évoquer l'i- 
mage ou l'idée de la chose, comme le ferait la parole 
prononcée et entendue. Cetle fonction est si compliquée 
qu'elle est probablement accomplie par un centre spécial 
ài\ cerveau : c'est du moins une supposition qu'on peut 
tirer de ce fait pathologique bien connu, qu'il y a une 
cécité verbale, c'est-à-dire des malades qui, tout en voyant 
très bien les autres choses, ne reconnaissent plus les let- 
tres de l'alphabet et ne peuvent plus lire ni écrire. 

En outre l'écriture n'est pas seulement un moyen de 
communication très fatiguant, mais elle est aussi très 
peu dynamogène; car elle réveille très faiblement les 
images et ne réussit à bien évoquer que les idées abs- 
traites et générales, dont le substratum psychologique 
6sl, comme l'ont démontré Taine et Lewes, un nom ou 
une image très effacée. La chaîne des associations est 
trop longue pour qu'elle puisse aboutir à une image vi- 
vace et intense. Tout le monde, en effet, sait combien 
les écrivains soi-disants coloristes doivent tourmenter leur 
langage, pour le rendre capable d'évoquer des images 
très vives et très nettes dans l'esprit des lecteurs; Jules 
de Goncourl s'est même tué d'épuisement dans cette lutte 
avec la parole dont il ne faisait jamais jaillir assez de 
lumière, ni assez de couleur. L'écriture, ne réussis- 
sant à éveiller que de pâles images et avec un processus 



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70 LE SYMBOLISME ETC. 

très complexe, on comprend pourquoi la piclographie 
est bien loin d'avoir entièrement disparu des nos civi- 
lisations; je dirai même qu'elle s'est perfectionnée et 
que, non contente de vivre encore à côté de sa sœur plus 
jeune et plus parfaite, l'écriture alphabétique, elle rem- 
porte chaque jour de nouveaux, d'éclatants succès. La 
réclame, par exemple, celte invention du xix* siècle, a 
été presqu'un triomphe colossal de la pictographie, pres- 
que toute la réclame étant faite au moyen de figures; 
on a trouvé les figures en général plus suggestives que 
les simples mots, et l'on a pour cela transformé les rues 
des villes modernes en galeries de tableaux de toul genre 
et de toute espèce, qui cherchent de séduire le public 
avec leurs figures. Un autre champ dans lequel la pic- 
tographie, bien loin d'être bannie de la vie moderne, se 
perfectionne chaque jour, ce sont les journaux, les re- 
vues, les livres illustrés, tous ces magazines qui, ornés 
de superbes illustrations, envahissent chaque mois par 
millions les maisons, donnant à l'esprit une agréable 
occupation. C'est que l'illustration fait voir les choses, 
réveille des images vives, très vives, et cela sans que le 
cerveau soit contraint à un travail pénible, car il suffit 
de regarder, de diriger l'œil de façon à recevoir la sen- 
sation. Pour la foule surtout la pictographie est encore 
le grand moyen de communication : lorsque nous vou- 
lons imprimer fortement une idée dans l'esprit d'une 
foule, nous avons recours encore à ce qui fut la seule 
écriture de nos pères préhistoriques, à la pictographie. 



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71 



CHAPITRE V 



Symlioles êiotifs. 



i. — Non seulement les idées, mais les émotions aussi 
ont leurs signes, qui les représentent et avec lesquels elles 
peuvent être communiquées d'une personne à l'autre. 

Nous avons remarqué, dans l'introduction de ce livre, 
que les émotions, quelle que soit leur cause, durent seu- 
lement un certain temps, puis faiblissent et s'éteignent : 
ni l'amour, ni la haine, ni le plaisir, ni la douleur, sont, 
par bonheur, éternels, car étant eux-aussi des transfor^ 
mations d'énergie, ils cessent lorsqu'ils ont consommé 
leur quantité initiale d'énergie. Nous avons vu de même 
que, par la loi de l'inertie mentale, une émotion éteinte 
peut renaître, si une sensation à laquelle elle fût associée 
dans les expériences antérieures vient la faire revivre. Or 
les symboles émotifs sont constitués justement par ces 
sensations qui peuvent, par la loi des associations men- 
tales, réveiller des émotions éteintes; c'est donc par la 
loi de l'inertie qu'ils surgissent et qu'ils acquièrent leur 
importance. 

r 2. — - Chez un peuple sauvage, le chasseur qui re- 
tourne au village avec une grosse proie, ou le guerrier. 



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72 LE SYMBOLISME ETC. 

qui, sur le champ de bataille et sous les yeux de ses 
compagnons de tribu, tue un grand nombre d'ennemis, 
excitent vivement l'admiration de ceux qui les voient 
revenir chargé de sa proie, ou accomplir son exploit 
valeureux; le chasseur ou le guerrier lui-même, au mo- 
ment où il porte sa proie ou bien voit à terre les ca- 
davres de ses ennemis, ressent bien vif le plaisir de la 
puissance individuelle et de l'admiration excitée chez 
les autres. Mais lorsque l'animal aura été dévoré, lors- 
que le champ de bataille aura été abandonné, ces sen- 
timents d'admiration de la tribu, et même ces sentiments 
individuels de complaisance et d'orgueil iront en s'affai- 
blissant peu à peu, jusqu'à s'éteindre, par la loi commune 
à toutes les émotions. Même de nos jours, chez les peuples 
civilisés, ne voyons-nous pas souvent des hommes d'État, 
des généraux ayant rendu de grands services à leur na- 
tion, adorés jusqu'à l'idolâtrie, lorsque le souvenir de 
leurs succès est encore récent, tandis que peu d'années 
après, lorsque ce souvenir est obscurci, on les oublie et 
on les paye d'ingratitude? Nous ne pouvons donc pas 
douter qu'un acte de courage et un exploit de valeur 
soient oubliés même plus promptement chez un peuple 
sauvage. Telle est la raison psychologique du trophée : 
en s'ornant avec les dents de l'animal, avec la mâchoire 
ou avec quelque autre partie de l'ennemi tué, l'homme 
primitif se couvre d'un objet dont la vue réveillera chez 
les autres le souvenir de son action et les sentiments 
d'admiration etc., et en lui même les sentiments de sa- 
tisfaction et d'orgueil qu'il a éprouvés en accomplis- 
sant si bien son entreprise. On comprend donc sans 
peine pourquoi le trophée a une si grande importance 



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CHAP. V — SYMBOLES ÉMOTIFS 73 

chez les races primitives; il est le moyen de fixer à jamais, 
par une sensation, les sentiments excités par une action 
glorieuse (1). 

Le trophée se transforme — par une évolution dont 
nous ne devons pas nous occuper ici — en emblème de 
classe et d'autorité. Il s'en suit que le roi, le chef, le 
membre d'une classe supérieure se distingue de la foule 
commune des autres hommes par cet insigne spécial 
qu'il porte et que les autres n'ont pas; les sentiments de 
crainte, de respect ou de sujétion que le chef ou la classe 
noble a su, d'une façon ou d'une autre, inspirer, s'asso- 
cient à la sensation des signes distinctifs spéciaux et 
sont réveillés par cette-ci en toute occasion. Si le chef 
ou la caste dominante étaient habillés comme tout le 
monde, la crainte ou le respect qu'un acte de leur puis- 
sance peut exciter, dureraient un certain temps et s'é- 
teindraient; au contraire, en s'associant à une sensation 
particulière (celle de l'emblème), tous les sentiments pro- 
duits à plusieurs reprises par la conduite du chef ou des 
nobles se fixent et deviennent des sentiments généraux et 
vagues de révérence et de soumission. Le signe distinctif 
sufHt à exciter ces sentiments, par la loi bien connue. 
D'un autre côté, le roi ou le noble qui se sentent entourés 
par l'admiration et le respect justement lorsqu'ils sont 
revêtus de ces emblèmes particuliers, finissent naturel- 
lement par associer l'idée et le sentiment de leur puis- 
sance à l'emblème, et ne se sentent vraiment maîtres 
et souverains que lorsqu'ils le portent. Or comme c'est 



(1) Voir dans 5pencbr fPrinc. de sociologie, vol. m, parte i, ch. ii, Paris 
1883) les preuves de la sn^nde diffosion des trophées chez tous les peuples. 



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-^y^-m^ 



74 LE SYMBOLISME ETC. 

cet emblème qui excite dans les sujets les sentiment? 
formant l'essence du rapport psychologique entre do- 
minateurs et dominés, il s'ensuit que chaque empiéte- 
ment sur le cliamp des emblèmes est identique à une 
usurpation de l'autorité même. Si un roi ou un noble 
est privé de ses emblèmes, il devient l'égal de tout le 
monde, il perd presque toute son autorité, car il ne peut 
pins éveiller ces sentiments de respect qui constituent 
presque tout le plaisir de la puissance; si une personne 
qui n'appartient pas à la classe supérieure, s'orne de 
ses signes distinctifs, elle recueille rnie admiration qui 
ne lui est pas due; c'est donc un usurpateur. 

Telle est la cause d'un phénomène qui n'a pas été jus- 
qu'ici expliqué : les lois somptuaires. À Madagascar seu- 
lement le roi peut porter des robes écarlates; seuls le 
Kututuchtù (grand prêtre mongol) et les Lamas peuvent 
s'habiller de jaune; le jaune est en Chine la couleur im- 
périale; au moyen-âge, en France, l'usage des étoffes 
rouges était un privilège des princes. Je ne citerai pas 
un plus grand nombre d'exemples, car tous les livres 
d'anthropologie ou d'histoire en sont pleins. 

Telle est aussi la cause de l'extrême importance que 
la légende, les coutumes, l'opinion populaire, la poli- 
tique ont attachée aux symboles de l'autorité. Napo- 
léon voulut être couronné avec la couronne de fer; il 
ne dédaigna pas de donner à son empire la consécration 
du symbole, bien qu'il lui eût donné déjà une consécra^ 
tion bien plus puissante et plus réelle, celle de son génie 
militaire. Dans toute l'histoire du moyen-âge les cou- 
ronnes jouent un rôle considérable; et pour les empe- 
reurs allemands ce fût toujours une grave question diplo*- 



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CHAP. V — SYMBOLES ÉMOTIFS 75 

matique que de savoiroù et par qui ils seraient couronnés. 
Monstrelet nous raconte que Henri IV, roi d'Angleterre, 
agonisant se leva tout à coup sur son lit, en voyant son fils 
qui cherchait de prendre la couronne placée à son chevet, 
el lui dit : K Quel droit y as-tu (1) ? » Louis XI, après avoir 
conti'ainl son frère, le duc de Berry, à lui céder la Nor- 
mandie, exigea qu'il rendît Tanneau ducal, et dans une 
solennelle assemblée tenue à Rouen, le 9 septembre 1469, 
il fil briser celui-ci (2); pour lui, son frère n'était pas en- 
tièrement vaincu tant que le symbole de son autorité 
n'était pas détruit. 

3. — On voit, par là, que la fonction du vêtement dans 
la société humaine n'a été pas seulement de protéger le 
coiT)s contre le froid et les autres phénomènes météo- 
riques dangereux pour la santé; ni de satisfaire le sen- 
timent de la pudeur parceque la civilisation imposait de 
couvrir certaines parties du corps (3). Le vêtement a eu 
une fonction très importante comme symbole; il a fourni 
les sensations avec lesquelles on a pu fixer un groupe d'i- 
dées et de sentiments qui avaient rapport à la qualité, au 
degré, à la position sociale des personnes; il a été le dos- 
sier symbolique des qualités personnelles el sociales des 
individus. Sa puissance, comme symbole, est vraiment 
très grande el son importance sociale est vraiment très 
considérable. Ainsi, de même que nos idées et nos senti- 
ments sont réveillés accidentellement par les sensations 

(1) Chroniqv£s de Monstrelet^ vol. ii, lib. i, chap. cvii. 

(2) Floquet, Histoire du Parlem. de Normandie, vol. i, p. 250-256. 

(3) Voire mon article dans la Nouvelle Revue, 15 février 1894, La psy- 
chologie du vêtement. 



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76 LE SYMBOLISME ETC. 

qui se produisent, souvent notre conduite à l'égard des 
personnes est déterminée à noire insu par leur habille- 
ment. Qui n'a remarqué, par exemple, qu'avec les person- 
nes bien vêtues nous sommes tout de suite instinctivement 
polis, prévenants, respectueux, plus lents à nous fâcher, 
tandis qu'avec les hommes vêtus comme des ouvriers 
nous adoptons plus facilement le Ion protecteur, et leur 
témoignons moins d'égards, si nous nous croyons offen- 
sés? Qui n'a remarqué qu'un homme bien vêtu impose 
toujours un peu, même si nous savons qu'il est un idiot 
ou un misérable? Il semble que, tous nus, les hommes 
se croiraient parfaitement égaux entre eux, et que, pour 
la multitude, la différence entre Napoléon et un tam- 
bour-majour, entre Gôthe et son domestique, est due 
surtout au vêtement différent qu'ils portent. Ainsi le mar- 
quis de Custine remarqua que, lors de sa visite en Rus- 
sie, on y considérait comme une chose étrange un homme 
dont le vêtement n'indiquait pas la qualité et la position 
sociale, et dont l'importance fût seule marquée par ses 
mérites personnels, sans être indiquée par aucun signe 
extérieur. Aujourd'hui même, dans la civilisation mo- 
derne, toutes les lois spmpluaires sont abolies; il n'y a 
plus que deux grandes distinctions sociales par rapport 
au vêtement: les vêtements élégants, d'étoffe fine, de cou- 
pure élégante — symbole des classes riches et bourgeoi- 
ses ; les vêtements, taillés plus mal et dans des étoffes plus 
grossières — symbole des classes ouvrières; mais quelle 
personne appartenant à la classe plus élevée ne rougi- 
rait et ne se sentirait presque déchue de sa position so- 
ciale, si elle devait se montrer dans les rues vêtue des 
vêtements des classes ouvrières? Telle est la puissance 



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CHAP. V — SYMBOLES ÉMOTIFS 77 

du symbole^ de réveiller avec certaines sensations cer- 
tains sentiments associés, sans que nous puissions aucu- 
nement l'empêcher: un changement de vêtement nous af- 
fecte presqu'autant qu'un changement de position sociale. 

4. — Aujourd'hui même, du reste, le vêtement joue un 
rôle important dans le symbolisme politique et juridique : 
qui n'a, par exemple, remarqué qu'un ordre donné par un 
gendarme en uniforme est plus suggestif et plus efficace 
qu'un ordre donné par un bourgeois? L'habillement spé- 
cial est un élément vital de toutes les classes qui, comme 
les prêtres et les soldats, vivent dans un milieu particu- 
lier, ayant ses lois, ses idées, ses sentiments différents; 
car le vêtement fournit alors la sensation à laquelle se 
rattachent, par association, les idées et les sentiments par- 
ticuliers de la classe, le centre associationnel, si je puis 
employer le mot, de tout le système psychologique parti- 
culier de cette catégorie de personnes. L'uniforme donne 
la sensation capable d'éveiller à chaque instant cette classe 
spéciale d'idées et de sentiments ; car un prêtre, un soldat 
habillés en bourgeois sont moins prêtre et moins soldat 
que lorsqu'ils portent leurs uniformes. À ce propos un fait 
très suggestif et très curieux m'a été rapporté par un 
officier de l'armée italienne. On avait rappelé sous les 
armes les réservistes, et, le jour fixé, ceux-ci attendaient 
dans le quartier qu'on leur portât leurs uniformes mi- 
litaires. En attendant, cet officier eut l'idée, pour qu'ils 
fissent moins de tapage, de leur faire exécuter quelque 
manœuvre, mais il n'y réussit pas; personne ne lui obéis- 
sait, personne n'écoutait ses ordres; les rangs ne se for- 
maient pas, ou, à peine formés, ils se défaisaient. L'of- 



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78 LE SYMBOLISME ETC. 

ficier commençait à croire que toute habitude de la vie 
militaire avait élé perdue par ces hommes; mais, à son 
grand étonnement, il s'aperçut, qu'A peine fui^nt-ils vêtus 
de leurs anciennes uniformes, ils étaient redevenus des 
soldats parfaits, obéissant aux ordres, disciplinés, qu'on 
faisait marcher sur de simples cris, comme des auto- 
mates. Tous les sentiments ai même les coordinations de 
mouvements automatiques produits par Thabitude de la 
vie militaire avaient été évoqués par la sensation du vê- 
tement qu'ils sentaient sur eux-même et qu'ils voyaient 
sur les aqtres, parce que cette sensation y avait été asso- 
ciée pendant longtemps, jadis. 0e même, un prélat me 
disait que les séminaristes vêtus en bourgeois perdent im- 
médiatement l'allure modeste, recueillie et presque con- 
centrée du prêtre, l'habitude de tenir les yeux baisses, 
pour prendre les façons libres et dégagées de tout le 
monde. Le costume spécial est, en somiiip, une espèce de 
forteresse pour ces classes, un champ retranché derrière 
lequel elles peuvent défendre les privilèges nécessaires à 
leur existence; il n'est donc pas difficile de comprendre 
pourquoi nous trouvons dans l'histoire tant de luttes achar- 
nées, parfois même sanglantes, pour défendre le droit 
du costume spécial ou pour l'ôter à certaines classes et 
à certains corps de personnes. Pendant la révolution fran- 
çaise, ce fât une question sérieuse que celle du costu^me 
des prêtres; on voulait les oonlraindœ à s'habiller oomme 
les bourgeois, mais les prêtres s'opposèi^nt avec uïie ex- 
trême énergie à cette réfioi-me qui t<Michait aux fonde- 
ments mêmes de l'organisation religieuse ducathoticiisme. 
C'est même le oostume qui, pour beaticoup de jeuaes 
gens, est la séduction plus forte qui les entraîne vers 



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CHAP. V — SYMBOLES ÉMOTIFS 79 

la carrière des armes ; les têtes des enfants de dix à dauze 
ans tournent à la pensée de porter de brillants uniformes, 
des plumets, des épaulettes, d^s épées. Les maîtres de 
pensions connaissent si bien cette psychologie, qu'ils in- 
ventent toujours pour les collégiens des uniformes spé- 
^ux ressemblant quelque peu aux uniformes militaires. 
En Italie, pendant la période des guerres de l'indépen- 
dance, beaucoup de jeunes hommes s'enrôlaient dans les 
armées de Garibaldi seulement parce qu'ils étaient éblouis 
par la chemise rouge, ce brillant uniforme des garibal- 
diens qui fut sans doute une des plus géniales créations 
du grand général et qui lai valut quelques victoires. Les 
soJdats, en général, se sentaient plus forts, plus coura- 
geux, plus sûrs, plus confiants sous la chemise rouge de 
Uaribaldi, que sous l'uniforme de l'armée piémontaise; 
l'tan d'eux disait même qu'il lui paraissait devenir fort et 
audacieux comme un lion et que tout sentiment de peur 
l'abandonnait^ quand il se sentait sur la poitrine ce hail- 
lon rouge. La chemise rouge de l'armée de Garibaldi était 
donc devenue le ceifUre assodatiormel de tous les senti- 
ments d'admiration et de confiance que Garibaldi avait 
su exciter dans la population italienne, par ses éclatantes 
victoires. 

Le vêtement est, à ce point de vue, un symbole très 
évident des conditions politiques et sociales d'un peuple; 
ei oomme un naturaliste, à l'examen d'un os d'un ani- 
mal, peut vous dire son nom, vous décrire sa forme, 
ses mœurs, le classifier et le placer dans sa famille 
zoologique, de même un historien philosophe pourrait 
déduire l'organisation sociale et politique d'un peuple 
seulement d'après les modes en usage dans ce pays, & 



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80 LE SYMBOLISME ETC. 

une époque donnée. Là où il n'y a que de petites diffé- 
rences entre les façons de s'habiller, nous avons une anar- 
chie primitive, dans laquelle le pouvoir n'est pas en- 
core organisé, ou un gouvernement démocratique (tel 
était le cas de la population libre à Athènes, au temps 
de Périclès). Là où nous trouvons une classe vêtue avec 
un luxe inoui et une autre classe vêtue très pauvrement, 
avec des lois somptuaires rigoureuses qui empêchent 
toute confusion de mode entre ces classes, il y a sans 
doute un état aristocratique, militaire, dans lequel une 
classe de. nobles, avec le roi à sa tête, exerce le su- 
prême pouvoir sans contrôle. Là où il n'y a plus de lois 
somptuaires, là où n'existent que deux classes, celle des 
personnes bien vêtues et celle des personnes mal vê- 
tues, il s'agit d'une société commerciale, composée d'une 
aristocratie de l'argent et d'une plèbe prolétaire. De 
même, les évolutions de la mode correspondent aux évo- 
lutions sociales, et la mode fut le baromètre qui an- 
nonça au monde l'orage de la révolution française. « Ce 
goût de la parure — écrit Buckle — allait si loin, qu'au 
dix-septième siècle le rang d'un personnage se révélait im- 
médiatement par son extérieur, nul n'ayant la hardiesse 
d'empiéter par son costume sur la classe au dessus de 
la sienne. Mais dans le mouvement démocratique qui 
précéda la révolution française.... partout se manifesta 
le plus profond dédain pour l'affectation de la mise. À 
Paris, l'innovation se fit sentir jusque dans ces brillantes 
réunions, où un certain degré de toilette recherchée est 
considéré encore de nos jours comme la chose du monde 
la plus naturelle. Dans les dîners, dans les soupers, dans 
les bals, nous disent les observateurs contemporains,. 



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CHAP. V — SYMBOLES ÉMOTIFS 81 

la toilette était devenue d'une telle simplicité, que les 
rangs étaient confondus; enfin les deux sexes abandon- 
nèrent bientôt toutes marques distinctives, les hommes 
se présentant en frac dans le monde, et les femmes en 
peignoir (1) ». 

/ Le vêtement serait donc, à un certain point de vue, 
le symbole éternel de l'histoire humaine, de l'évolution 
politique et sociale de l'humanité. 

5. — Très nombreux sont les symboles émotifs d'au- 
tres espèces, comme les images religieuses, les bannières 
etc., qui tous servent à réveiller certaines émotions par- 
ticulières, l'émotion religieuse, patriotique, etc. Mais 
nous parlerons de ces symboles plus loin, car leur fonc- 
tion est plus complexe. 

6. — Une dernière observation que l'on doit faire à pro- 
pos de cette classe de symboles, est que nous ne remar- 
quons pas en elle ces différents degrés d'évolution que 
nous avons remarqué dans les symboles intellectuels. Il 
n'y a aucune différence par exemple, entre les symboles 
émotionnels du vêtement, tels que nous les trouvons chez 
les peuples sauvages, et ces mêmes symboles tels qu'on 
les remarque chez les peuples civilisés; le processus psy- 
chologique est le même, sans aucun perfectionnement 
ou accroissement de complexité. La cause de cette dif- 
férence doit être recherchée dans un fait remarqué par 
Buckle : le côté émotionnel de l'esprit humain ne fait 
que des progrès très lents, tandis que le côté intellec- 

(1) Buckle, Histoire de la cicilisation en Angleterre, Paris, 1887, vol.^ 
111, p. 294. 

Ferbbro. — Le Symholisme etc. <* 



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82 LE SYMBOLISME ETC. 

luel se iransforme avec une vitesse incroyable. Si nous 
comparons notre civilisation avec la civilisation grecque 
ou romaine, nous trouvons que la gamme des sentimenls 
fondamentaux n'est pas beaucop changée; ce sont tou- 
jours les mêmes notes de l'amour, de la haine, de l'avi- 
dité, de la richesse, de l'ambition, etc., ce sont toujours 
les mêmes passions qui agitent, poussent et tourmentent 
l'humanité. Au contraire, le système intellectuel des con- 
naissances est totalement transformé; la plus grande par- 
tie des idées qui étaient alors généralement répandues, 
sont abandonnées aujourd'hui, et remplacées par d'au- 
tres idées entièrement différentes. Il en est de même, jus- 
qu'à un certain point, si nous comparons des peuples 
sauvages et des peuples civilisés; ils sont bien plus sem- 
blables entre eux au point de vue émotionnel qu'au point 
de vue intellectuel ; leurs passions sont au fond les mêmes 
et une différence se remarque seulement dans les moyens 
de les satisfaire; car si un sauvage satisfait ses sentiments 
de haine par un meurtre, tandis qu'un homme civilisé 
se limite à une vengeance morale, la différence de la ma* 
nifestation extérieure rte modifie pas l'identité des senti- 
ments. Mais les idées sont par contre entièrement diffé- 
rentes; un abîme sépare notre science et les superstitions 
grossières, les préjugés enfantins du sauvage. 

Dans les symboles, éette différeiïce entre le côté ém<^- 
ttonnel et le côté intellectuel de l'ef^rit humain se traduit 
naturellement par une pauvreté de formes évolutives d^ 
synfiboles émotifs, et par une richesse de ces mêmes- for- 
mes dans les symboles intellectuels. Les symboles suiveat 
toujours les changements et les mêmes transformations 
des éléments psychologiques qu'ils représentent. 



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83 



CHAPITRE VI 



Syilioles de récioction. 



1. — Les sens, même celui de la vue, qui est la voie la 
plus importante de communication avec le monde exté- 
rieur, ne sont pas des instruments de précision, car les 
images qu'ils nous donnent des choses sont partielle- 
ment fausses. 

Une des différences les plus marquées entre nos sensa- 
tions optiques et les choses réelles, est la réduction. Si 
la chose vue est trop complexe, ou s'il s'agit d'un nombre 
4issez considérable d'objets de la même espèce, nous ne 
percevons que les traits principaux de cette chose ov un 
nombre très restreint de ces objets; et c'est seulement 
grâce aux expériences antérieures, que nous pouvons re- 
connaître la chose, malgré notre sensation imparfaite. 
Ainsi lorsque nous regardons un pré, nous ne percevons 
pas certainement tous les fils d'herbe, ni toutes les fleurs; 
nous recevons la sensation générale du pré vert et la sen- 
sation de quelques brins d'herbe ou de quelque fleur, 
sur lesquels la lumière tombe plus vivement. Si nous en- 
trons dans un bois, nous ne percevons pas tous les ar- 



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84 LE SYMBOLISME ETC. 

bres qui se suivent et s'éloignent; notre champ visuel 
n'est occupé que par les images d'un petit nombre d'en- 
tr'eux, dont celles qui tombent dans le champ de la vision 
directe, sont plus claires et plus vives; celles qui tom- 
bent au contraire dans le champ de la vision indirecte 
sont plus confuses et indistinctes. Selon M. Reymond, 
lorsque nous regardons dans une page d'un livre un mot 
imprimé au milieu d'une ligne, nous ne pouvons pas re- 
connaître, même avec approximation, les mots placés à 
l'extrémité de la ligne; même dans un seul mot, ce sont 
seulement une ou deux lettres dont on peut avoir une 
perception pai'faite, tandis que les autres sont perçues 
plus confusément, avec des contours indécis et peu nets; 
elles ne sont pas réellement vues, mais induites (1). 

Notre champ visuel est donc restreint; et c'est pour 
cela que les mouvements du globe oculaire sont si utiles, 
car ils suppléent à l'insuffisance de chaque sensation. 
Les sensations des choses complexes sont des sensations 
réduites. 

Cette réduction affectant la sensation, qui est la racine 
des images et des idées, se retrouve aussi par consé- 
quence dans les images et dans les idées, qui sont un 
développement de la sensation. 

Si nous cherchons à évoquer dans notre esprit l'image 
d'une forêt, nous ne verrons pas le nombre immense 
d'arbres, dont elle se compose, de même que nous ne les 
aurions pas tous perçus avec les sens; mais nous nous 



(1) Reymond, Le arti figurative e un vecchio pregiudizio fisiologico 
sulla visione, Torino, 1891. 



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CHAP. VI — SYMBOLES DE RÉDUCTION 85 

représenterons seulement un certain nombre d'arbres. 
<L Lorsqu'on parle d'une certaine personne — écrit Her- 
bert Spencer — nous en avons une idée assez exacte. Si 
l'on parle de la famille à laquelle elle appartient, proba- 
blement seulement une partie en sera représentée dans 
la pensée; prêtant attention à ce qu'on dit de la famille, 
nous ne nous représentons que ses membres les plus im- 
portants et les mieux connus de nous, en négligeant les 
autres dont nous avons une image vague, que nous pour- 
rions compléter au besoin. Si la famille dont on parle 
appartenait à la classe des fermiers, nous n'énumérerions 
pas dans la pensée tous les individus appartenant à cette 
classe, ni nous le croirions possible; il nous suffirait de 
considérer un nombre très restreint d'individus et de 
nous souvenir qu'on pourrait en considérer un nombre 
très grand. Dans tous ces cas nous voyons qu'au fur et 
à mesure que le nombre des objets réunis dans la pensée 
devient plus grand, l'idée, formée par quelques exem- 
ples typiques combinés avec la notion de la multiplicité, 
devient plus symbolique, non seulement parce qu'elle 
cesse de représenter tout le groupe dans son ampleur, 
mais aussi parce que le groupe devenant toujours plus 
hétérogène, les exemples typiques pensés sont moins 
semblables à la moyenne des objets compris dans le 
groupe (1) ». 

Tout cela est si vrai, qu'un grand écrivain russe, Tour- 
guenieff, avait, sans le savoir, fondé sa théorie esthétique 
de la description sur le processus de réduction. Selon 
lui, une description était d'autant plus parfaite, qu'elle 

(1) Spencer, Les premiers principes, trad. fr., Paris. 



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86 LE SYMBOLISME ETC. 

se bornait à saisir et à reproduire le détail caractéris- 
tique, qui pouvait à lui seul ramener à l'esprit Tirnage 
complexe de toute la scène; il avait donc très bien com- 
pris, avec cette intuition pénétrante de l'artiste, que 
dans les tableaux immenses de la nature nous ne per- 
cevons en général que quelques détails plus saillants (1). 

2. — La réduction, de même que dans les images et les 
idées, se trouve dans les sentiments, car les sentiments 
aussi sont en dernière analyse excités par des sensations. 
L'amour, la haine, l'enthousiasme, la peur qu'éveillent en 
nous certains objets très complexes, ne sont pas excités 
par tout l'objet, mais par certains détails particuliers 
qui nous frappent plus vivement; une femme par exem- 
ple — comme l'a remarqué M. Krafft-Ebing — est tou- 
jours aimée pour quelque qualité spéciale qui l'emporte 
sur les autres, comme cause déterminante des sentiments 
d'affection. Pour certaines piersonnes, cette qualité est la 
couleur des yeux ou celle des cheveux; pour d'autres, 
c'est la (inesse de la peau ou l'élégance de la taille, ou 
la petitesse des mains et des pieds; pour d'autres en- 
core, ce sont des qualités intellectuelles et morales, telles 
que la culture, la bonté, l'intelligence, etc. Pour beaucoup 
d'hommes, par exemple, la voix a une importance extrême 
dans la genèse de l'amour; M. Krafft-Ebing trouve mênae, 
dans la séduction sexuelle de la voix, la cause des amours 
brûlants excités par les chanteuses célèbres (2). 



(1) BouRGET, Nouveaux essais de psychologie contemporaine. 

(2) Kraft-Ebino, Psycopathia sexualis, Stuttgart, 1889. 



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CHAP. VI — SYMBOLES DE RÉDUCTION 87 

3. — Ce phénomène exerce une influence remarquable 
sur la formation des symboles, car la réduction s'étende 
des images, des idées, des sentiments aux symboles qui 
les expriment. 

La réduction se remarque avant tout dans les gestes. 
De même que les images des choses complexes sont, dans 
notre cerveau, des images réduites, les gestes, qui se 
modèlent sur les images, sont eux aussi des gestes na- 
turellement réduits. Les sourds-muets, pour dire « mai- 
son » dessinent avec les deux bras dans l'air un angle 
aigu, avec la pointe dirigée en haut(i); les Indiens de 
l'Amérique du nord ont un geste semblable pour expri- 
mer tente^ campement; ils expriment «boù dense» en haus- 
sant la main avec la paume dirigée vers le dehors et les 
doigts allongés, qu'ils entrelacent plusieurs fois, ces der- 
niers étant le signe du grand nombre. Lorsque nous vou- 
lons inviter une personne à prendre un (as de choses, 
nous lui en offrons une poignée; ce geste réduit indique 
qu'il peut prendre tout ce qu'il veut. 

Dans le langage, la réduction produit un phénomène 
dont l'explication a échappé même à l'œil si perçant de 
Marzolo : la réduplication. Chez beaucoup de peuples, 
surtout chez les peuples primitifs, pour indiquer un 
grand nombre de choses du même genre, on repète deux 
fois le substantif; pour indiquer l'extrême intensité d'une 
action ou sa répétition, on repèle deux fois le verbe. En 
malais, ràda = vo\\ rMa'râda= les rois; kayn=^ bois; 
kayn-kayan = bois dense, forêt; en péruvien, cacha 



(1) Tatlob, Forschùngen iiber die Urgeschichte der Menschhêit, trad» 
ail., p. 25. 



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88 LE SYMBOLISME ETC. 

= arbre; caeha-^acha = bois; en sarooan, fulu = poil; 
fulU'fulu = chevelure; en javanais, pira = combien? 
pird-pira = beaucoup. De même dans la langue de 
samoa, tufa = diviser; tufa-tufa = diviser plusieurs 
fois, souvent; toto = causer; to/a-tofa = crier; wioe = 
dormir; moe-woe = dormir ensemble; /u/i== mouvoir; 
hili'luli = ébranler; à Ronga, tete = trembler; tete^tete 
= trembler beaucoup; nofo = habiter; nonofo (syncope 
de nofo-nofo) = habiter ensemble (1). 

Évidemment il s'agit ici d*une vraie réduction philolo- 
gique, car on exprime une pluralité de choses en en nom- 
mant deux seulement. De même que dans Tesprit Timage 
d'un petit nombre d'individus sufiBt à la représentation 
mentale d'un grand nombre d'individus de la même es- 
pèce, la réduplication du nom sert dans le langage à in- 
diquer un grand nombre d'exemplaires de l'objet ou la 
répétition de l'action ; la réduction passe des images et 
des idées aux mots; la répétition d'un mot nous parait 
exprimer assez bien une pluralité d'objets, parce que 
notre image mentale de cette pluralité est au fond l'image 
de deux ou trois objets seulement. 11 n'y a donc pas d'an- 
tagonisme entre l'image et l'expression. 

C'est ainsi que, dans l'art grec plus ancien, on repré- 
sentait sur les bas-reliefs, une forêt par un arbre; une 
armée par un soldat; un édifice par une colonne. L'i- 
mage réduite de ces objets très complexes, était en- 
core plus réduite dans la représentation plastique, sans 



(1) Rex$e der oesterreichischen Fregatten Notara um die Erde, Lin- 
guisticher Theil von dr, Friedrich Mueller, Vien, 1867. — Marzolo, Mo- 
numenti etc, voL i. 



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CHAP. VI — SYMBOLES DE RÉDUCTION 89 

<Joute à cause des difficultés matérielles du dessin sur 
marbre. 

3. — Nous avons vu que les gestes sont aussi modifiés 
par le processus de réduction, lorsqu'ils sont appliqués 
à des objets trop complexes. Nous avons vu aussi que 
la remise immédiate de la chose a été la forme pre- 
mière et la plus simple de documentation des con- 
trats. Le geste du Khond qui, comme nous l'avons dit, 
donne à l'acheteur de son champ une poignée de terre; 
le geste semblable du seigneur dans la cérémonie écos- 
saise de rinvestiture, ne sont que des gestes très natu- 
rels d'offrande, modifiés par le processus de réduction, 
puisqu'il s'agit d'une chose, telle qu'un champ, qu'on 
ne peut pas manier. 11 n'y a donc rien de volontaire dans 
ce geste qui peut s'être ensuite associé si étroitement à 
ridée de la transmission de la propriété, que l'offrande 
d'une motte, ou de quelque autre partie du champ, de- 
vint le signe de la vente. Celle-ci serait une transfor- 
mation ultérieure de la cérémonie primitive, et la dif- 
férence entre les deux formes pourrait être en peu de 
mots résumée ainsi: dans le premier cas, le geste est une 
vraie délivrance matérielle du champ, faite sur les lieux; 
dans le second, il est devenu le signe général de la vente 
et peut être accompli même loin du champ, en présence 
de témoins. Dans le premier cas, il était nécessaire de 
voir la motte de terre arrachée du champ et puis remise; 
dans le second, il suffisait de donner la motte, l'idée de 
la transmission de la propriété s'étant associée d'une 
façon plus étroite à la vue du geste. 

Voilà pourquoi, lorsque Tu-ouen-hsin envoya en An- 
gleterre la mission Panthay, les ambassadeurs apporté- 



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90 LE SYMBOLISME ETC. 

renl des pierres prises au quatre coins de la montagne 
Zali, pour exprimer leur volonté de devenir sujets de la 
couronne britannique. Chez les Francs, dans la cession 
des champs, le vendeur donnait h l'acquéreur une motte, 
un rameau ou une pierre. Dans la loi bavaroise la remise 
d'un brin d'herbe ou d'un rameau était le symbole de 
la transmission d'une forêt; au moyen-âge l'investiture 
d'un champ était faite en remettant à l'acquéreur une 
motte. Une cérémonie à peu près semblable était en 
usage, comme on sait, chez les Romains. La paille que 
nous trouvons employée au moyen-âge, dans les inves- 
titures des prés, des champs, des vergers, est un sym- 
bole analogue à celui du rameau et qui fut préféré, 
probablement parce qu'il était plus commode; l'idée dti 
contrat accompli était même, au moyen-âge, associée si 
étroitement à l'idée de la remise de la paille, qu'on met- 
tait souvent la paille dans le document écrit. Le docu- 
ment écrit est évidemment trop complexe, pour qu'étant 
donné l'état de la culture générale dans ces temps, son 
vrai caractère fût compris. 

Ces symboles juridiques sont donc, de même que les 
symboles analysés aux chapitres i et ii, des formes primi- 
tives et plus simples de document juridique; la seule dif- 
férence entre ceux-ci et la classe des symboles, dont nous 
avons parlé jadis, est que ceux-ci sont partiellement trans- 
formés par le processus de réduction. Ce n'est plus toute 
la chose, mais seuiement une partie qui joue le rôle de 
symbole; et cette partie peut même peu à peu devenir 
si petite, que son rapport avec h chose finit par devenir 
très peu important. Tel est par eocemple le sym()ole de 
la paille ou le symhole de la feuille de noix em^pioyés 



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CHAP. VI — SYMBOLES DE RÉDUCTION 9J 

parfois dans l'investiture, au raoyen-àg^e. Parfois même 
ridée de la transmission de la propriété s'associant tou- 
jours plus étroitement à quelqu'un de ces actes, par 
exemple, à la remise de la paille, le symbole finit par 
s'appliquer à des choses, pour lesquelles à l'origine il 
n'aurait pas convenu; par exemple aux maisons : le sym- 
bole devient donc peu à peu plus général; il n'est plus 
le symbole de la vente d'un pré ou d'un verger, il de- 
vient celui de la transmission de la propriété en général. 
En même temps, le symbole devient toujours plus abs- 
trait et tend à se dissoudre en perdant son caractère 
concret. La remise d'une motte, arrachée au champ sous 
les yeux de l'acheteur, est une vraie remise matérielle 
de la chose; mais la remise d'une paille comme signe 
de la vente d'une maison, est un symbole plus abstrait, 
car le rapport entre la chose et le signe est plus petit; 
la distance entre la chose et le signe est plus grande et 
l'homme doit la combler par des associations d'idées 
propres. C'est ce que j'ai trouvé exprimé presque dans 
les mêmes termes par Michelet : « Le brin de paille est 
déjà un signe plus abstrait que la motte de terre ou de 
gazon. Il y a plus; la terre et le gazon devaient être 
tirés du champ même dont on voulait disposer; la paille 
peut être prise partout, même sur le lieu du jugement. 
Aussi est-elle un symbole d'une application plus variée; 
elle est le signe le plus général de la tradition (1) v. 11 
n'y a plus qu'un pas à faire; cette petite paille sera, elle 
aussi, balayée, et le symbolisme matériel des âges pri- 

(1) Les origines du droit français, etc., p. 98. 



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92 LE SYMBOLISME ETC. 

mitifs sera remplacé par le symbolisme plus idéal que 
nous employons aujourd'hui. Ainsi, peu à peu, l'homme 
amené presqu'à son insue par Tévchilion de ses créa- 
tions, arrive aux plus hautes idées abstraites, aux insti- 
tutions et aux usages les plus complexes. 



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93 



CHAPITRE Vil 



Symlioles mystipes. 

L'arrêt mental, l'arrêt émotionnel, 
l'arrêt idéo-émotionnel. 



1. — Nous devons à présent étudier le plus impor- 
tant, le plus obscur et le moins connu des phénomènes 
du symbolisme. Le symbole n'est qu'un signe; sa seule 
fonction est de représenter quelqu'élément psychique, 
une image, une idée, une émotion : mais si telles sont 
sa nature et sa fonction considérées en elles mêmes, le 
symbole finit souvent au contraire par remplacer en- 
tièrement la chose qu'il devrait représenter; il absorbe 
la réalité, et acquiert une importance exagérée, Timpor- 
tance de la chose représentée. Je propose d'appeler ces 
symboles mystiques^ parce que, en perdant leur valeur 
naturelle de signes, ils prennent une autre valeur entiè- 
rement chimérique. Nous allons étudier ces classes diffé- 
rentes de symboles mystiques. 



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04 LE SYMBOLISME ETC. 

2. — La logique, telle qu'elle a été formulée par Aris- 
lole ou Stuart Mill, est loin de nous donner les lois na- 
turelles de la pensée humaine; elle en contient plutôt 
les lois idéales, les lois qui, observées avec rigueur, amè- 
nent l'homme à découvrir la vérité. La logique d'Aris- 
tote ou de Stuart Mill est Tétude et l'analyse de ces mé- 
thodes de correction, qui peuvent amener notre pensée 
à la vérité, lorsque les lois normales du raisonnement la 
conduiraient à Terreur; elle montre comment l'homme 
doit raisonner pour découvrir la vérité; mais elle ne 
montre pas comment il raisonne dans le plus grand nom- 
bre des cas, trouvant ce qu'il peut et ce qu'il sait, la 
vérité entière, une demi vérité, ou Terreur absolue (1). 

L'intelligence de l'homme, de même que les organes 
des sens, n'est pas un instrument d'une précision et d'une 
perfection absolues. L'œil nous donne souvent des ren- 
seignements faux sur les choses et sur les phénomènes 
du monde extérieur; il nous fait par exemple croire que 
la lune est une petite boule lumineuse, tandis qu'elle 
est une masse immense tournant dans l'espace: de même 
l'intelligence fonctionne selon certaines lois qui, suivant 
les cas, nous conduisent à la vérité on à Terreur. L'erreur 
est parfois le résultat normal des raisonnements hu- 
mains et du fonctionnement régulier de Tiniellîgence, 
selon les lois générales de son activité : dans ces cas, la 
vérité est une exception; c'est un perfectionnement que 
l'homme i^éussit à porter dans ses jugements, en cor- 
rigeant ses fausses conclusions, de même qu'il réussit 



(l) Voir mon article dans la Revue Scientifique , 30 septembre 1893: 
t Les défauts de V intelligence humaine ». 



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CHAP. VII — SYMBOLES MYSTIQUES 96 

à corriger d'une façon indirecte les perceptions fausses 
de ses sens. 

On sait qu'une des activités mentales les plus impor- 
tantes est celle par laquelle nous arrivoils à découvrir les 
causes des phénomènes. On sait aussi que Tidée de cause 
implique seulement l'idée d'un rapport constant de suc- 
cession entre deux faits; ce que nous appelions effet 
est un phénomène suivant toujours un autre phénomène 
appelé cause. Considérons à présent la méthode pour la 
recherche des causes, que Sluart Mill appelle la Méthode 
de Concordance. « Soit a l'effet dont on veut découvrir 
la cause, écrit Stuart Mill. Ici notre seule ressource est 
l'observation sans Texpérimentation. Nous ne pouvons 
pas prendre un phénomène dont l'origine ne nous est 
pas connue, et essayer de déterminer son mode de pro- 
duction en le produisant; et si une épreuve faite ainsi 
nous réussissait, ce ne serait que l'effet du hasard. Mais 
si nous pouvons observer a dans deux combinaisons 
différentes, a, b, c, et a, d, e, et si nous savons ou 
pouvons découvrir que les circonstances antécédentes 
dans côs deux cas étaient A, B, C, — A, D, E, nous con- 
clurons que A est l'antécédent lié au conséquent a par 
une loi de causation. B et C, dirons-nous, ne peuvent 
pas être les causes de a, puisqu'ils n'étaient pas présents 
lors de sa seconde arrivée, ni non plus D et Ë, car ils 
n'étaient pas présents à sa première. Des cinq circons- 
stances, A est la seule qui so trouve dans les deux cas 
parmi les antécédents de a. Exemple : soit l'effet a, la 
cristallisation. On compare des cas connus dans lesquels 
les corps prennent la structure cristalline, sans aucun 
autre point de conformité, et, autant qu'on peut les ob- 



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96 LE SYMBOLISME ETC. 

server, on trouve qu'ils ont un antécédent commun, un 
seul, qui est le dépôt à l'état solide d'une matière à 
l'état liquide, à l'étal de fusion ou de dissolution. On con- 
clut donc que la solidification d'une substance à l'état li- 
quide est l'invariable antécédent de sa cristallisation (1) ». 
Tel est un processus mental employé, selon Stuart Mill, 
pour la découverte des causes des phénomènes : il con- 
siste surtout dans une observation exacte et rigoureuse 
des faits qui précédent le phénomène dont on cher- 
che la cause, pour démêler ceux qui précédent inva- 
riablement dans tous les cas, de ceux qui se trouvent 
dans la série des antécédents seulement quelquefois par 
hasard. 

Mais dans ce cas, il s'agit — on le voit bien — du rai- 
sonnement scientifique, attentif, exact, qui cherche à se 
prémunir avec un effort pénible contre toutes les chances 
d'erreur; il ne s'agit nullement du raisonnement tel qu'il 
est fait par le plus grand nombre des hommes. La forme 
du raisonnement la plus commune et la plus générale 
— nous l'avons remarqué en parlant de la loi du moindre 
effort — est la forme subconsciente, dans laquelle l'at- 
tention ne joue qu'un rôle subordonné et qui amène 
l'homme à la vérité ou à l'erreur, suivant le cas, par 
des lois qu'on ne connait à présent que très mal. Une 
de ces lois du raisonnement subconscient est celle que je 
propose d'appeler Varrêt mental, et par laquelle la pensée 
humaine commet danscertains cas un erreur dans la re- 
cherche des causes; erreur qui a engendré beaucoup d'i- 
dées fausses des hommes primitifs et qui engendre même 

(1) Stuart Mill, Système de logique, vol. i, p. 627, Paris, 1880. 



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CHAP. VII — SYMBOLES MYSTIQUES 97 

aujourd'hui beaucoup d'idées fausses, généralement accep- 
tées. Supposez que le phénomène a soit toujours précédé 
par le phénomène A, et que A soit toujours précédé par 
le phénomène B. La cause dernière de a sera donc B; et 
le savant qui étudierait a ne s'arrêterait pas, dans la re- 
cherche de ses causes, à A; il arriverait jusqu'à B. Sup- 
posez encore que A soit d'une telle nature, qu'il puisse 
être perçu par les sens, par exemple par Touïe ou la vue, 
et que B ne soit pas perceptible par les sens, qu'il soit 
invisible, intangible, etc.; il s'en suit que B ne produit 
aucune sensation et que la nécessité de sa présence dans 
la production de a ne peut être induite que par l'observa- 
tion attentive, la comparaison, la reflexion, l'analyse des 
faits, c'est-à-dire en employant une des quatre méthodes 
de Stuart Mill pour la recherche des causes. Mais le rai- 
sonnement subconscient se fait par l'association des états 
de conscience, produits dans notre esprit par les sensa- 
tions; or B ne produisant pas de sensation, il sera exclus 
de la série associative, et pour cela dans cette forme de 
raisonnement, A sera consiHéré comme cause dernière 
de a tandis que B demeurera entièrement inconnu. Le 
raisonnement s'arrête à A, c'est-à-dire aux faits qui tom- 
bent sous les sens. 

Cette théorie nous explique très bien la genèse d'un 
grand nombre d'idées fausses que nous trouvons à l'état 
d'opinions universellement acceplées, chez les peuples pri- 
mitifs et chez les gens civilisés qui ne s'occupent pas de 
science. On a vu par exemple les Australiens prier les fu- 
sils des Blancs de ne pas les tuer(i): pourquoi cela? 

(1) GuYAU, L'irréligion de Vavenir, Paris, 1887, p. 27. 
Ferrero. — Le S>/i)ilo'isiiir 't^, 7 



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98 LE SYMBOLISME ETC. 

Parcequ'ils croyaient, par l'arrêt mental, que c'était le 
fusil qui tuait ou au moins qu'il pouvait produire ses 
effets meurtriers par lui-même, sans l'action de l'homme. 
Dans leur cerveau seulement l'idée des effets du fusH et 
ridée du fusil peuvent s'associer, car le fusil et ses effets 
sont les seuls faits produisant une sensation; mais tous 
ces rapports complexes de mécanismes et d'actions, par 
lesquels le fusil peut devenir si dangereux dans les mains 
de l'homme, ne produisant aucune sensation, n'entrent 
pas dans le raisonnement. 

L'arrêt mental nous explique aussi la considération exa- 
gérée que l'homme a toujours eu pour les instruments 
dont il s'aide dans la lutte pour la vie, en leur attribuant 
entièrement le résultat de son activité, qui évidemment 
dépend aussi de l'habileté avec laquelle l'instrument 
est manié. En général on calcule la puissance militaire 
des États d'après le nombre des chevaux, des fusils, des 
canons, des soldats que chaque État possède; mais on ne 
pense pas que les soldats et les armes soient de simples 
instruments qui ne peuvent être d'une grande utilité qiie 
s'ils sont bien employés : leur quantité est, quant aux 
résultats, subordonnée au bon emploi, car même un fusil 
Reminglon dans les mains d'un mauvais tireur peut être 
moins dangereux qu'une flèche de sauvage. C'est, dans 
ce cas aussi, la loi de Varrét mental qui entre en jeu. 
On sait que surtout dans les premiers temps de leur in- 
troduction, des émeutes éclatèrent parmi les populations 
ouvrières, contre les machines qui étaient accusées <Je 
produire le chômage et la baisse des salaires. Lo chômage 
et la baisse des salaires étaient, en réalité, produits par 
des complications économiques et non par les machines; 



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CHAP. VII — SYMBOLES MYSTIQUES 99 

mais les ouvriers, en voyant que ces dommages les at- 
teignaient toujours après Tintroduction des machines, 
associaient ces deux faits dont ils avaient une connais- 
sance directe et disaient que celles-ci étaient la cause 
du chômage et de la haïsse des salaires, négligeant les 
causes, pour ainsi dire, invisibles du phénomène, ces com- 
plications écoiM)miqueSy qu'on aurait pu découvrir seule- 
noent par la reflexion et par une longue analyse des faits. 
C'est encore l'arrêt mental, comme on le voit. Une illusion 
semblable existait jadis à l'égard de l'or, et on la trouve 
encQï^e chez les hommes, même instruits, qui ne s'occu- 
pent pas d'études économrqucs; Por serait, selon cette 
illusion, la richesse, tandis qu'il n'est que le moyen de 
mesurer la richesse, dont la source unique est le tra- 
vail. On voit que ceux qui possèdent beaucoup d'or peu- 
vent se procurer tout ce qu'ils désirent; et ces deux 
faits, donnés par l'expérience immédiate des sens, s'asso- 
cient dans la pensée du plus grand nombre; mais per- 
sonne ne pense que tous les métaux précieux du monde 
seraient inutiles, si personne ne se chargeait de produire 
avec le travail les richesses qu'on échange ensuite au 
moyen de l'or. Ces rapports économiques entre la mon- 
naie, la nchesse et la production ne peuvent être saisis 
que par la pensée abstraite et c'est pour cela qu'on les né- 
glige dans le raisonnement subconscient: ainsi l'Espagne, 
au xYi"** siècle, fonda toute son économie politique sur 
la conquêle de l'or et sur l'oisiveté; mais tandis qu'elle 
croyait s'enrichir sans peine, elle se trouva réduite k 
bout de ressources au bout de peu de temps. 

L'arrêt menlal est donc une vraie loi de l'intelligence, 
une loi, pour ainsi dire, positive, car nous voyons qu'en 



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100 LE SYMBOLISME ETC. 

réalité elle joue un rôle impoilanl dans beaucoup de 
raisonnements humains. Puisque la forme subconscienle 
du raisonnement est très commune parmi les hommes, 
puisqu'elle est même plus commune que la forme corri- 
gée du raisonnement scientifique, c'est une loi psychique 
que, dans la série des phénomènes à laquelle un autre 
phénomène est lié par une loi de causalité, la pensée 
humaine s'arrête aux phénomènes qui produisent des sen- 
sations et qui se révèlent directement à nos sens, négli- 
geant ceux dont la présence ne peut être calculée que par 
la reflexion et la comparaison. C'est un vrai défaut de 
rintelligence humaine, un défaut organique, auquel la 
logique idéale tâche de remédier, en étudiant différentes 
méthodes de correction. 

Tout cela est si vrai, que parfois même les savants 
sont sujets à Tarrêt mental, à l'égard des phénomènes 
qui ne constituent pas l'objet de leurs recherches habi- 
tuelles. Tel grand chimiste croit encore que l'or est la 
richesse des peuples; tel grand économiste croit que la 
puissance militaire d'un État est augmentée si le nombre 
de ses fusils ou de ses forteresses s'accroit. Cela se voit 
tous les jours. En Italie, les hommes de science sou- 
tiennent que l'infériorité de la production scienlifique 
italienne est l'effet de la pauvreté des laboratoires; ils 
l'attribuent entièrement aux instruments, et ne pensent 
pas qu'un homme de génie peut faire de grandes décou- 
vertes, même sans posséder des instruments très nom- 
breux et très parfaits, car, comme un naturaliste alle- 
mand le disait à propos du microscope, ce sont l'œil et Iç 
cerveau du savant et non pas les microscopes qui font 
les découvertes. 



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CHAP. VII — SYMBOLES MYSTIQUES 101 

3. — Cette loi de l'arrêt mental exerce son influence 
aussi dans le champ des symboles; elle transforme par- 
fois en symboles mystiques les symboles graphiques qui 
finissent par être considérés non pas comme moyens de 
communication, mais comme sources mystérieuses de la 
science. 

On sait qu'en général les peuples sauvages ont une 
vénération trascendentale pour l'écriture. Les Indiens de 
l'Amérique du nord croient que le papier écrit ne peut 
contenir de mensonges et prisent beaucoup une lettre de 
recommandation par elle-même, sans aucun égard pour 
son contenu (1). Le papier et l'écriture sont pour les noirs 
du Congo des esprits qui parlent; et lorsqu'un Euro- 
péen les charge de porter une lettre, ils n'oublient ja- 
mais, s'ils s'attardent à flâner en route, de cacher la 
lettre sous une pierre, de peur qu'elle ne dévoile leur 
faute au maître ou à celui qui doit la recevoir (2). En 
Annam les Français ont sans le vouloir provoqué une 
émeute parmi les indigènes, en déchirant les papiers 
écrits que ceux-ci considèrent comme sacrés. 

Cette importance exagérée, donnée par le sauvage aux 
papiers écrits de l'Européen, vient de l'arrêt mental. Le 
sauvage voit qu'un Européen parvient à connaître les 
idées, les pensées, les ordres d'un autre homme qui 
demeure très loin, à quelques centaines de lieues de 
distance, en lisant certains signes et certaines figures des- 
sinées sur un papier; or dans ce fait, qui l'étonné si vive- 



(1) NiBLACK, The coast Indians of southern Alaska and northern bri- 
iish Columbia, Washington 1890. 

(2) Beetillon, Les races sauvages, Paris, 1883. 



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102 LE SYMBOLISME ETC. 

ment, il n'a que deux sensations; il voit que rhornnîe a 
saisi les pensées de l'autre cl qu'il les a saisies après 
avoir lu le papier et les signes. Les deux événements se 
succédant constamment, ils s'associent dans la conscience 
du sauvage qui finit par conclure que c'est le papier qui 
parle à l'homme et qui lui révèle les pensées de l'autre; 
car il ne peut pas calculer et comprendre toute la série 
très complexe d'associations entre les signes graphiques 
et les sons qui constituent récriture, et par lesquelles 
l'écriture est seulement un moyen de communication des 
idées. 11 faudrait pour cela que le sauvage eût des con- 
naissances qu'il ne possède pas, sur ta valeur de l'écri- 
ture; qu'il employât la réflexion pour calculer ces rap- 
ports entre la pensée de celui qui a écrit et les signes, 
entre les signes et les images mentales de celui qui lit. 
Il ne fait rien de cela; il se fie aux sens qui lui donnent 
deux sensations, celle du papier écrit et celle des efi*ets 
que sa lecture produit sur l'homme; il associe ces deux 
faits et attribue au papier ce qui est seulement Teflet 
d'une série d'associations très complexes, établies dans 
notre cerveau par l'exercice, entre la vue de certains si- 
gnes et les images de certains sons. Pour cela, il finit par 
croire que le papier écrit est un objet extraordinaire, 
doué d'une puissance mystérieuse. 

Du même genre que cette illusion sur les symboles 
de l'écriture, est l'illusion, presque aussi générale, sur 
les livres. Les livres ne sont, en dernière analyse, que 
des recueils de symboles graphiques, destinés à commu- 
niquer un nombre plus ou moins grand d'idées; mais par 
ce processus mental, ils deviennent souvent, dans l'opi- 
nion des hommes, une source de science. 



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CHAP. VII — SYMBOLES MYSTIQUES 103 

Il y a en effet une curieuse théorie populaire du génie, 
qui est bian diflérente de celle de mon maître et ami 
Lorabroso. Le peuple, lorsqu'il voit un individu supé- 
rieur à la moyenne des autres hommes, possédant une 
science plus grande et sachant beaucoup de choses igno- 
rées par les autres, attribue presque toujours cette su- 
périorité à la possession d'un livre qui aurait révélé au 
savant tout ce qu'il connait. Selon les croyances populaires 
des Chinois, Fo-hi, l'homme saint, le législateur de la 
Chine, aurait vu les lois qu'il adonnées à la multitude, écri- 
tes sur le dos d'un serpent. Dans le Coran, cette théorie 
du livre appliquée aux hommes supérieurs est 1res déve- 
loppée : Dieu envoie du ciel les livres où sa volonté est 
écrite, le Pentateuque, X Evangile, le Coran: (Sur, vi, 
V, 19); chaque âge a son livre (Sur. xix, 43); tous les pro- 
phètes ont leur livre; Dieu dit à Jean Baptiste : « Prends 
ce livre (le Pentateuque)»; (Sur. xix, v. 31); et Jésus à 
peine né dit à la famille de sa mère : « Je suis envoyé 
par Dieu; il m'a donné son livre ». « 0, croyants — s'é- 
crie le prophète (Sur. iv, 135) — croyez en Dieu et dans 
son apôtre, dans le livre qu'il a envoyé et dans les écri- 
tures qui sont descendues sur la terre avant lui ». 

Cette superstition du livre est entièrement expliquée 
par la théorie de l'arrêt mental. Le peuple voit que les 
hommes dune culture supérieure, les médecins, les avo- 
cats, etc. possèdent et lisent beaucoup de livres; les li* 
vres que l'homme instruit possède et tous les caractères 
de sa supériorité, tels que les discours savants, etc. sont 
les seuls faits que les sens lui révèlent, et qu'il associe; 
il conclut donc de là que c'est le livre qui a fait le sa- 
vant. Dans ce cas aussi, le raisonnement s'arrête à moitié 



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104 LE SYMBOLISME ETC. 

chemin; car le livre n'est qu'un moyen de communica- 
tion des idées; et pour être un homme supérieur, il faut 
savoir créer ou au moins assimiler des idées : mais tout 
cela n'entre pas dans la série des associations, parce qu'il 
ne peut pas être perçu par les sens. Ce sont donc les livres 
et non pas la puissance du génie, qui rendent un homme 
supérieur aux autres. 

On comprend aussi à présent, en parlant de l'idée que 
les signes graphiques ne sont pas un moyen de communica- 
tion, mais une source de connaissances, que l'homme soit 
arrivé aux aberrations de la Cabale, dont toute la théorie 
était basée — dit M. Marzolo — sur l'idée que les si- 
gnes graphiques élémentaires (c'est-à-dire les lettres de 
l'alphabet), placés et distribués de certaines façons spé- 
ciales, devaient faire arriver à la connaissance de toutes 
les choses. Il y a plus; dans le Zoar, toutes les lettres 
de l'alphabet se présentent à Dieu, chacune pour le per- 
suader de la choisir comme élément, pour créer le monde. 
Aussi on peut expliquer, sans avoir recours à des sub- 
tilités métaphysiques trop difficiles, la théorie de Pytha- 
gore, d'après laquelle le nombre était l'essence de toutes 
choses; il prenait les nombres, c'est-à-dire les symboles 
des rapports quantitatifs des choses, pour des éléments 
essentiels des choses mêmes. 

Puisque les écritures ne sont pas un moyen de com- 
muniquer les idées au moyen de signes conventionnels; 
comme elles manifestent, selon l'opinion vulgaire, les 
idées qu'elles contiennent en elles-mêmes; comme en 
somme elles parlent, on comprend pourquoi on les a sub- 
stituées à la parole et considérées, surtout dans les rap- 
ports avec Dieu, comme des prières récitées sans inter- 



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CHAP. VII — SYMBOLES MYSTIQUES 105 

ruplion. Les Mussulmans cousent les suraies du Koran 
dans leurs vêtements; les Bouddistes enveloppent leurs 
moulins à prières dans du papier portant des inscriptions 
telle que celle-ci : ôm mani padme hum{i)] les Catho- 
liques portent dans de petits sachets le texte imprimé de 
certaines oraisons. Porter sur soi les paroles de la prière 
écrites est presque prier continuellement, puisque les si- 
gnes graphiques récitent à Dieu la prière. 

On comprend de même la singulière puissance attri- 
buée à certaines formules écrites. Les Mahomélans et 
les Tziganes, lorsqu'ils sont malades, trempent dans 
Teau du papier sur lequel ils ont écrit les formules ma- 
giques et puis la boivent. A Naples, assez récemment en- 
core, les moines de Sainte Séverine et Sophie donnaient, 
comme moyen pour prévenir ou pour guérir certaines 
maladies, du papier, où étaient écrites les lettres ini- 
tiales de la formule : 

In conceptione tua Virgo immaculata fuisti 
Ora pro nobis patrem cuius filium peperisli 

qui sont: 

7. C. 1\ V. I. F, 0. P. N. />. a F. P. 

On devait couper un morceau de ce papier et l'avaler 
comme si c'était une pilule. Dans ce cas, l'écriture ne 
remplace plus la parole, mais la médecine : c'est elle 
qui guérit. 

Par un processus psychologique analogue, en Allema- 
gne, lorsqu'un homme entre en agonie, on lui retire son 
oreiller pour mettre à sa place la Bible : ce ne sont pas 

(1) Lepèvre, Lo, religion, Paris 1892, p. 538. 



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100 LE SYMBOLISME ETC. 

ses mérites ou les prières des autres qui sauveront le pa- 
tient, mais c'est le livre sacré et tout puissant; pour cela 
on lui place le livre sous la tête, pour qu'il possède le ta- 
lisman, au moment de mourir. Y a-l-il donc de quoi s'é- 
merveiller, si les Juifs recueillent et baisent les papiers 
imprimés avec des caractères hébraïques, lorsque ceux-ci 
tombent? 

Dans le droit aussi nous trouvons un symbole, qui très 
probablement est dû à Tarrêt mental. Dans une céré- 
monie pour la transmission de la propriété immobilière 
qui était en usage chez les Francs, le vendeur déposait 
à terre un couteau, un gant, une motte, un encrier et 
une plume, qu'il remettait à Tacquéreur successivement. 
Comment expliquer cette étrange cérémonie? Il me pa- 
rait probable que cet usuge de remettre l'encrier et la 
plume dans cette cérémonie est née de l'observation des 
usages juridiques romains, dans lesquels le document 
écrit était très fréquemment employé; mais d'une ob- 
servation mutilée par l'arrêt mental. Les Francs voyaient 
que les contrats romains étaient garantis par l'écriture; 
mais ne pouvant comprendre, à cause de l'arrêt mental, 
le processus associatif très complexe, par lequel le docu- 
ment écrit devient une preuve, ils attribuèrent la validité 
et la sûreté de ces actes juridiques à la présence des deux 
instruments visibles de l'écriture, l'encrier et la plume, 
au moment de leur accomplissement. L'idée du contrat ne 
s'associa pas à l'idée de la documentation écrite, mais à 
l'idée des instruments que les Francs voyaient employés 
pour rédiger ces actes et qui manquaient dans leurs cé- 
rémonies; pour cela la remise de Tencrier et de la plume 
augmentait dans leur opinion la solidité de l'acte juri- 
dique. C'était donc un vrai symbole mystique. 



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CHAP. VII — SYMBOLES MYSTIQUES 107 

4. — La parole est le moyeti employé plus souvent pour 
transmellre des oiMlr^s, surloul dans les sociétés encore 
pe*i nombreuses, où le chef et les sujets se trouvent 
continuellement à contact. La parole en outie est iin 
moyen p^i&sant de suggestion; l'homme dont la voix est 
forte, communique à ses ordres une puissance qui man- 
que aux oi^lres donnés avec des voix faibles; dans les 
expériences hypnotiques on voit même souvent des indi- 
vidus résistant à une suggestion, y obéir si Tordre est 
donné d'une voix plus forte. La mesure de la puissance 
d'un individu peut donc être donnée, jusqu'à un cer- 
tain point, par l'efRcace de sa parole; ne disons-nous 
pas aussi par exemple, pour indiquer la puissance d'un 
homme, qu'un seul mot de lui vaut tout? Voilà pourquoi 
les peuples primitifs ont exprimé l'idée d'un être extrê- 
mement puissant, tel que Dieu, en attribuant des effets 
tnerveilleux à sa parole. Au commencement de la Genèse, 
Dieu crée le monde en criant ses ordres aux quatre coins 
du chaos; en arabe Kelam ullah = mot de Dieu et réalité 
universelle; dans \q Rig-Veda ow lit que les Pitris, avec 
des formules efficaces, ont créée l'aurore. Mais celte idée 
transcendentale de la parole, du symbole parlé, n'a pu se 
former que grâce à l'arrêt mental; car un ordre, même 
s'il est donné par l'homme le plus puissant, ne peut être 
exécuté, si les conditions dans lesquelles il est donné 
rendent son exécution impossible. Même le tyran le plus 
puissant ne pourrait bâtir des pyramides s'il n'avait pas 
à sa disposition la force musculaire de milliers d'esclaves; 
mais ce rapport purement idéal entre l'ordre et ses con- 
ditions de possibilité n'est pas perçu par les esprits com- 
muns, qui saisissent au contraire seulement le rapport vi- 



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108 LE SYMBOLISME ETC. 

• 

sibic entre l'ordre et son exécution; el pour cela on croit, 
chez beaucoup de peuples primitifs, que Dieu peut créer 
tout avec un mot, bien qu'on n'ait pas encore l'idée mé- 
taphysique de la toute puissance divine qui est une in- 
vention postérieure et très subtile des théologiens. 

Telle a été l'origine de l'idée que la prière est efïîcace 
en elle-même. Aussi lisons-nous dans le Rig-Veda: « La 
malédiction des méchants a trois pointes ; mais la mantra 
(la formule du sage) en a quatre » et « seules les for- 
mules droites peuvent vaincre les ennemis ». En arabe, 
aïat = signe, vers du Coran, miracle, action, fait pro- 
digieux. La bénédiction en hébreu = berachà, était celle 
qui donnait tous les biens, qui faisait tout; elle opérait 
par elle même, à peine la formule prononcée, même par 
erreur et sur une personne autre que celle à qui on 
l'avait adressée. Ainsi, dans la Genèse, on voit Jacob se 
vêtir avec la peau d'Isaïe et dérober à son père, à demi- 
aveugle, la bénédiction du fils aîné qui était due ix son 
frère; le père s'aperçoit de son erreur et en est épou- 
vanté, mais il a prononcé la formule et ne sait quel re- 
mède trouver à sa faute involontaire (1). 

Enfin la magie n'était en grande partie qu'un système 
de formules verbales, qu'on croyait douées d'une grande 
puissance. Enchantement, incanto, dérivent de chanter, 
cantare; le latin carmen (dont le français charme est peut 
être la traduction) signifiait à Torigine chant, vers et for- 
mule magique. Il est donc évident que la parole et les 
formules jouèrent un grand rôle dans la magie. 

5. — On voit par là la possibilité d'une science nouvelle, 
la logique positive, qui devrait étudier les lois du rai- 
di Genesis, xxvu. 



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CHAP. VII — SYMBOLES MYSTIQUES 10^ 

sonnaimenl, suivant Tâge, le degré de développement in- 
lellecluel et l'état de la culture. 11 n'est nullement vrai 
que la logique soit unique; elle aussi varie, comme 
toutes les choses humaines, selon l'âge, le degré d'in- 
lelligence et le développement du cerveau; elle aussi, 
étant une fonction du cerveau , varie avec cet organe. 
Un enfant, un sauvage emploient des procédés logi- 
ques qui sont bien différents de ceux employés par un 
grand penseur, car un cerveau enfantin ou un cerveau 
de sauvage ne ressemble pas au cerveau de Newton ou 
de Darwin. Ainsi le posC hoc ergo propter hoc qui, dans^ 
la logique idéale de Stuart Mill, ou dans la logique des 
savants est une hérésie, est la loi normale du raison- 
nement commun, tel qu'il est fait par les enfants, par 
les sauvages, ou même par les hommes plus grossiers de 
notre temps. — On dit que M. Stephenson, en voyant 
un train courir entraîné par une de ses locomotives, 
s'écria: «Et penser que c'est le soleil qui meut tout 
cela ! » Mais s'il est naturel qu'un homme de génie, qu'un 
savant tel que Stephenson voie dans le soleil la cause 
dernière du mouvement des trains, il est aussi normal 
et régulier qu'un homme ordinaire et peu instruit voie 
cette cause dans la machine qui précède les wagons. Le 
raisonnement de celui-ci s'arrête à ce point; tandis que 
le raisonnement de Tnulre embrasse un nombre im- 
mense de faits et les relie tous dans une synthèse mer- 
veilleuse. 

Du reste nous n'en savons rien. 11 est possible aussi 
que comme la logique commune s'est perfectionnée dans 
la logique idéale d'Aristote et de Stuart-Mill, celle-ci 
puisse aussi se perfectionner encore dans l'avenir; et 



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110 LE SYMBOLl.SME ETC. 

qu'un jour toutes les idées modernes sur la force, sur 
la malière, sur révolution, sur la conservalion et la 
transformation de l'énergie, qui sont aujourd'hui les der- 
nières conquêtes de la raison dans le champ de l'inconnu, 
finiront par paraître aussi grossières et primitives qi>e 
le sonl, à nos yeux, ces idées des sauvages, produites 
sous l'influence de l'arrêt mental, 

6. — Dans le champ des émotions, nous pouvons re- 
marquer un phénomène analogue, qu'on peut appeler 
arrêê émotiormeL 

Une émotion n'est jamais un état de conscience uni- 
que; elle est toujioui's associée à un nombre plus ou moins 
grand d'images et d'idées; par exemple, à l'image ou à 
l'idée de la personne ou de la chose qui ont excité l'émo- 
tion. Ainsi l'émotion de l'amour implique l'idée ou l'image 
de la personne ou de la chose aimée. € L'idée et le senti- 
ment — écrit Herbert Spencer — ne peuvent être entiè- 
rement séparés. Chaque émotion correspond à un ensem- 
ble plus ou moins distinct d'idées; chaque groupe d'idées 
est plus ou moins pénétré d'émotion. Cependant il y a 
des différences remarquables dans la proportion avec la- 
quelle chacun de ee& éléments entre dans la combinai- 
son; certains sentiments demeurent vagues, parcequ'iis 
ne sont pas définis par des idées, tandis que d'autres 
acquièrent une grande clarté à cause des idées qui leur 
sont associées». L^s émotions sont donc toujours asso- 
ciées à un nombre plus ou moins j>rand d'images ou d'i- 
dées qui les définissent. Mais l'image ou l'idée de la chose, 
qui devraient définir l'émotion, pâlissent parfois ou dis- 
paraissent cntièrennent; il i^'en suit que l'cmolion, an lieu 



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CHAP. VII — SYMBOLES MYSTIQUES ]11 

de s'associer à l'iraage ou à l'idée de cette chose, s'as- 
socie avec la sensation du symbole qui représente cette 
chose; elle s'arrête alors au symbole, au lieu de se di- 
riger par dessus le symbole, vers la chose représentée. 
C'est V arrêt émotionnel. 

Il est notoire que dans la religion, presque partout 
et dans tous les temps, l'adoration, qui devrait s'élever 
jusqu'à Dieu dans le ciel, s'arrête bien plus bas, aux 
images qui représentent la divinité. Qu'il s'agisse des 
sculptures grossières des sauvages ou des chefs-d'œuvres 
de l'art grec, des portraits des saints catholiques ou des 
étranges statues chinoises, c'est toujours à ces symboles 
que s'adressent les prières, c'est sur eux que s'appuie 
l'espoir des croyants, sans aucune considération de l'être 
qu'ils devraient représenter. Tout ce que la puissance di- 
vine peut faire, c'est en réalité l'idole qui le fait; toute 
offense faite à l'idole est une offense faile à Dieu. Cook a 
vu, par exemple, les indigènes des îles de Sandwich emme- 
ner à la guerre les images des Dieux; et chez lesMexicains, 
lorsque l'on partait à la guerre, les prêtres ouvraient la 
marche avec leurs idoles. Chez les habitants de l'iucatan, 
chez les Cbibchas, on a remarqué la même coutume. Dans 
Samuel (2, v, 21) nous lisons que, chez les Philistins, les 
images des Dieux étaient souvent emmenées en guerre, 
de même que l'arche, c'est-à-dire la maison de Dieu, 
chez les Hébreux; la confiance des Hébreux dans l'arche 
était même si grande qu'une fois, ayant été battus par 
lôs Philistins, ils l'envoyèrent chercher, confiants en son 
aide; et à peine l'aixhe arrivée, leur courage augmenta 
tellement, qu'ils vainquirent. On sait quelle terreur 



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112 LE SYMBOLISME ETC. 

frappa Athènes le malin où Ton trouva renversées toutes 
les statues des Dieux; et ce fait suffit à briser la car- 
rière politique d'Alcibiade, soupçonné d'avoir commis 
ce sacrilège. 

Même le catholicisme, bien que fondé par le Christ 
apôtre d'une religion spirituelle, n'est aujourd'hui qu*une 
idolâtrie et un culte des images au moins pour les mas- 
ses; nouvelle preuve à l'appui de la thèse que la religion 
du Christ n'améliora pas le monde, mais que ce fût le 
monde qui rendit barbare la divine idée du Christ. La 
masse ne voit et ne comprend, dans le catholicisme, 
que le culte des images; car comment pourrait-on expli- 
quer autrement, par exemple, une si grande spécialité de 
cultes dans le culte général de la Vierge, le culte de la 
Vierge de Loreto, d'Orope, de Lourdes, à chacun des 
quels sont attribuées des qualités et une puissance par- 
ticulières? 11 est évident qu'on n'adore pas la Vierge, 
mais telle ou telle autre de ses images. Ce fut pour la 
question des idoles que le sang coula à flots, pendant des 
siècles, dans l'empire byzantin; que les émeutes popu- 
laires, les révoltes militaires, les conspirations de palais, 
les dépositions et les assassinats des empereurs risquè- 
rent de dissoudre un immense empire; ce fut pour la 
question des idoles que les femmes de Constantinople, 
oubliant leur douceur naturelle, en arrivèrent à tuer et 
à écharper les officiers envoyés pour briser les images 
dans les églises : n'est-il pas évident que la révolte ne fut 
si violente que parce qu'une destruction des images équi- 
valait, pour ces femmes, à la destruction de Dieu même? 

Il y a donc, entre Dieu et son symbole, une confusion 
qui est très bien expliquée par la théorie de Varrêt émo- 



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CHAP. VII — SYMBOLES MYSTIQUES 113 

Uonnel. Dieu n'a jamais été vu par personne; on ne peut 
donc en avoir qu'une image construite par Timagina- 
tion, sans l'aide des sensations, une image, pour ainsi 
dire, originelle: or, pour créer de toutes pièces, sans Taide 
des sensations, une image assez vive, il faut un déve- 
loppement mental considérable et un effort assez grand. 
Aussi, dans la conscience du plus grand nombre des 
hommes, au mot Dieu ne correspond-il qu'une image 
très vague et très peu précise/Il s'en suit que, lorsque 
le paysan voit une croix ou un autre symbole religieux 
réveillant en lui ces sentiments de crainte et de res- 
pect qui forment l'émotion religieuse, l'idée ou l'image 
de Dieu étant un état de conscience très peu clair et très 
peu précis, s'associe faiblement ou ne s'associe pas du 
tout à l'émotion. La sensation produite par la vue du sym- 
bole et les sentiments religieux sont seuls présents à l'es- 
prit; ces sentiments ne peuvent donc avoir pour objet 
que le symbole, car la sensation du symbole est seule 
associée à l'émotion et la définit, tandis que l'idée et 
l'image de Dieu qui, dans l'acte psychique complet, de- 
vraient définir l'émotion, manquent. L'émotion s'arrête 
au symbole; et le symbole est adoré au lieu du Dieu 
qu'il devrait représenter. 

Voilà pourquoi les hommes d'intelligence supérieure, 
à commencer par Moïse et de Mahometh, jusqu'à Pascal 
et à Maltew Arnold, ont été toujours si contraires au culte 
des images, qui leur paraissait une grossière profanation 
de la religion; mais leurs protestations, tout en étant en- 
tièrement justifiées, au point de vue de leurs sentiments 
personnels, ne l'étaient pas du tout au point de vue de 
la psychologie des masses. 

FsBRSRO — Le Si/mhoîisme etc. 8 



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114 LE SYMBOLISME ETC. 

7. — Parfois un symbole émotionnel remplace Tobjet 
qu'il représente et se transforme en symbole mystique, 
parce que l'émotion devient trop complexe et trop abs- 
traite. 

Le plus important de ces symboles est le drapeau qui 
remplace très souvent, dans la psychologie des masses, 
la patrie ou la société qu'il devrait représenter. Un ou- 
trage fait au drapeau d'une nation peut provoquer une 
guerre; aux drapeaux on*fait des saluts, des révérences; 
en leur honneur on tire des coups de canon. Chaque soir, 
sur les navires de guerre, au moins sur ceux de la marine 
italienne, le drapeau est descendu du haut du grand 
armât, avec solcmnilé, et sa descente est saluée par la 
musique et par un peloton de matelots présentant les 
armes. Au drapeau on adresse des discours, on chante 
des hymnes; quelquefois on lui donne aussi des bai- 
sers, comme s'il était une personne vivante ou une belle 
femme. En guerre, c'est la honte suprême que de per- 
dre des drapeaux; aussi a-t-on soin de les brûler avant 
de se rendre. La grande gloire de Britannicus fut de 
reporter à Rome les aigles des légions de Varus, tom- 
bées en pouvoir d'Harminius. Chaque association, même 
la plus paisible, sent un besoin invincible de se procurer 
une bannière, aussitôt qu'elle est constituée; et son inau- 
guration est fêtée par des cérémonies de toute espèce, 
parmi lesquelles ne manque jamais le discours adressé 
à l'objet de la fêle. Ce symbole est même devenu si com- 
mun et si général que nous avons dans notre langage 
un nombre immense de métaphores empruntées à l'u- 
sage du drapeau; nous avons les drapeaux des partis po- 
litiques, des écoles scientifiques, des sectes religieuses; 



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CHAP. VII — SYMBOLES MYSTIQUES 115 

nous avons les bannières resplendissant de gloire, les 
bannières couvertes de honte, les bannières arborées, 
tombées, trahies, etc. 

11 ne manque non plus, dans l'histoire de la bannière, 
certaines étrangetés quelque peu ingénues, qui nous dé- 
montrent de quoi l'homme est capable, en matière de 
sophisme. En France, au moyen-âge, la bannière royale, 
la bannière charlemanne, restait ordinairement à Saint- 
Denis, comme nous le fait comprendre un passage de 
Raoul de Presles, et c'en était une copie qu'ont l'en- 
voyait à la guerre; aussi lorsque les Flamands s'en em- 
parèrent à la bataille de Mons-en-Puelle, la douleur ne 
fut pas grande: puisque ce n'était pas l'originale! 

Cependant aux débuts de la civilisation, la bannière est 
un symbole moins trascendental; elle n'est qu'un mor- 
ceau de peau d'animal ou d'étoffe, servant de signe de 
ralliement aux membres d'une tribu en guerre : elle est 
en somme un objet sans doute dune grande utilité, 
mais nullement sacré ni vénérable. Les anciens Péru- 
viens se servaient, dans ce but, d'une lance dont le som- 
met était orné de plumes. Lorsque l'armée des Chibchas 
se réunissait, chaque cacique et chaque tribu arboraient 
sur les tentes des enseignes différentes, employant dans 
ce but les manteaux, par lesquels les tribus se distin- 
guaient entre elles. Chez les Fuëgiens chaque tioupe 
combattait sous sa bannière, et les bannières se distin- 
guaient par des signes. Les Mexicains s'efforçaient beau- 
coup de distinguer les personnes par des signes diffé- 
rents, surtout en temps de guerre. 

Quelle est la cause de cette différence? C'est la com- 
plexité et le degré d'abstraction infiniment plus grand 



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J16 LE SYMBOLISME ETC. 

auquel aurait dû parvenir le sentiment de l'araour pour 
la patrie dans Thomme moderne. Dans une petite tribu 
sauvage, les droits et les devoirs de chaque membre en- 
vers la tribu sont élémentaires; le sentiment de soli- 
darité est une émotion très simple, à cause du petit 
nombre de rapports compris en elle; tout le monde 
doit comprendre et sentir la nécessité de défendre le ter- 
ritoire, car autrement la tribu serait vite exterminée 
par d'autres tribus chez qui ces sentiments sociaux élé- 
mentaires auraient plus de force. Ce sentiment est en 
outre très concret, car la tribu étant petite, le patrio- 
tisme se confond avec l'amour de ce petit coin de terre 
qu'on peut presque embrasser du regard et dont l'en- 
vahissement par d'autres tribus apporte à chaque mem- 
bre des dommages directs, immédiats et pour cela faci- 
lement ressentis. 

Mais ce sentiment devient par contre très complexe et 
très abstrait lorsqu'il s'agit des États modernes : il de- 
vient très complexe, parce que la patrie moderne a sou- 
vent une immense extension, et implique des rapports 
très compliqués et très nombreux entre individus; il de- 
vient très abstrait, parce que la patrie n'est plus un petit 
coin de terre, presque visible et tangible, mais un tout 
complexe, dont il est impossible d'avoir dans l'esprit non 
seulement une image réelle, mais même une idée adé- 
quate. L'idée de la patrie ne peut donc que très diffici- 
lement définir l'émotion patriotique: aussi et pour subs- 
tituer à une émotion trop complexe, dont l'esprit humain 
n'est pas encore capable, une émotion plus simple, le sym- 
bole devient l'objet de l'émotion; c'est la bannière qui est 
une chose visible et tangible, dont la sensation et l'image 



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CHAP. VII — SYMBOLES MYSTIQUES 117 

peuvent facilement s'associer à Témolion et la définir. 
De même que dans le symbolisme religieux, l'émotion 
s'arrête à la bannière, au symbole; et une émotion extrê- 
mement compliquée et abstraite se trouve transformée 
^n une émotion relativement simple et concrète, par 
ce symbole matériel. 

8. — Il en est de même en politique. Les partis po- 
litiques ont toujours montré une tendance très forte à 
se distinguer par des emblèmes de différentes espèces, 
en général par des vêlements. Les factions des verts et 
Jes rouges à Costantinople sont trop connues, pour qu'il 
soit nécessaire d'en refaire ici l'histoire; mais peu de 
personnes se doutent que nous obéissons au même pen- 
chant psychologique qui créa ce symbolisme, lorsque 
nous distinguons les différents partis politiques par des 
couleurs, en appellant rouges les socialistes et les ré- 
publicains; noirs les cléricaux; hkues les aristocrates et 
les monarchistes. Qui ne sait que, sur un autre théâtre, 
mais avec le même processus, les sans-culottes symbo- 
lisèrent leur antagonisme politique contre l'aristocratie 
française en méprisant la mode que les aristocrates pré- 
féraient? C'est toujours de l'arrêt émotionnel: comme un 
parti politique représente souvent un ensemble d'idées, 
d'intérêts, de besoins, de désirs très nombreux et très 
abstraits, le mode par lequel un homme pourrait mani- 
fester sa préférence pour un parti politique serait sou- 
vent trop complexe et trop abstrait; il est alors remplacé 
par un mode plus simple et plus concret, qui a pour objet 
le symbole matériel et visible. Le bonnet phrygien qui, 
pendant la première moitié de ce siècle, fut le symbole 



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118 LE SYMBOLISME ETC. 

de tous les partis révolutionnaires, devint souvent l'objet 
véritable de luttes acharnées dans lesquelles on oubliait 
les questions politiques et sociales qui avaient donné nais- 
sance aux partis: à Turin par exemple, en 1821, la po- 
lice massacra des étudiants pour le seul motif que ceux-ci 
voulaient porter le bonnet phrygien, cet acte constituant 
à lui seul une rébellion très grave contre l'Etat. A Milan, 
pendant plusieurs années, la lutte contre l'Autriche ne fui, 
à un certain point de vue, qu'une lutte pour le symbole; 
les citoyens cherchaient à montrer, dans toutes les occa- 
sions, des symboles de leurs sentiments italiens; et la 
police ouvrait de son côté ses cent yeux d'Argus pour 
l'empêcher. L'arrêt émotionnel était parfois si complet 
que, comme me le contait une personne qui prit part 
à toutes ces manifestations, c'était une satisfaction uni- 
verselle parmi les libéraux, lorsqu'ils réussissaient à 
arborer une bannière nationale ou à faire quelque dé- 
monstration symbolique de ce genre; ils étaient aussi 
contents de leur victoire symbolique, que s'ils eussent 
remporté une grande victoire politique ou militaire sur 
l'Autriche. Le symbole faisait donc oublier la réalité des 
choses. On sait aussi quel enthousiasme éclata en France 
en faveur Louis XVI, lorsqu'il se montra au peuple avec 
la cocarde nationale aux trois couleurs, au lieu de la 
cocarde bleue qui élait un symbole dynastique; ce chan- 
gement de symbole enthousiasma, à cause de l'arrêt émo- 
tionnel, le peuple qui ne voyait pas quel abîme sépare 
un changement extérieur de symbole du changement réel 
des idées et des inclinations politiques. 

9. — Le remplacement d'une émotion complexe et 
abstraite par une émotion simple et concrète, qui a 



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CHAP. VII — SYMBOLES MYSTIQUES 119 

pour objet un symbole matériel et visible est si commode 
pour rhomme, qu'il y a recours souvent, même quand 
l'émotion n'est pas très complexe et très abstraite, ou 
lorsque l'émotion n'existe plus et n'est plus sentie. La 
mensonge conventionnel, pour employer l'heureuse ex- 
pression de Max Nordau, réussit plus facilement de cette 
façon. La robe des avocats est un exemple curieux de ce 
que j'affirme: les avocats protestent pour l'honneur de 
leur robe, se plaignent des outrages faits à leur robe; ils 
parlent toujours de leur robe, comme du symbole de la 
justice; pauvre haillon, qu'on a souvent emprunté à un 
huissier spéculateur, et qui, si l'on ajoutait foi aux dis- 
cours des hommes de loi, serait plus précieux même que 
l'honneur et la vie de ceux qui le portent. Tout cela est 
une menteuse comédie jouée par les hommes de loi de- 
vant un public qui n'a pas une conscience claire de sa 
fausseté, à cause de l'arrêt émotionnel; or cette cons- 
cience confuse et peu claire du mensonge fondamental de 
toute la comédie, aide les acteurs à la bien jouer et em- 
pêche le public dupé de siffler. L'arrêt émotif aboutit 
donc, dans ce cas, au mensonge conventionnel. 

10. — iMais, sauf cette petite exception, l'utilité du sym- 
bole a été immense à ce point de vue. Un des phéno- 
mènes les plus étranges de l'histoire humaine est la ra- 
pidité extrême de l'évolution sociologique comparée à 
celle de l'évolution psychologique : en dix ou douze siè- 
cles, une société peut franchir l'immense abîme qui sé- 
pare l'Allemagne décrite par Tacite, ou la Gaule décrite 
par César, de l'Allemagne et de la France modernes; 
mais dans une période de temps si courte l'intelligence 



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120 LE SYMBOLISME ETC. 

moyenne des individus ne se perfectionne pas beaucoup. 
L'homme, en tant qu'individu, est beaucoup devancé par 
l'homme, en tant que membre d'une société; or cette 
contradiction entre l'homme-individu et l'homme-mem- 
bre d'une société pourrait entraîner les conséquences les 
plus fâcheuses, si elle n'était pas en partie résolue par 
cette classe de symboles mystiques, produite par l'arrêt 
émotionnel. Par l'effet du progrès social trop rapide, 
l'homme civilisé devrait être capable d'émotions bien plus 
complexes et plus abstraites que le degré de son évolu- 
tion psychique ne le comporte; mais le symbole mystique 
et l'arrêt émotionnel remédient en partie à cette insuffi- 
sance psychologique de l'homme, en remplaçant l'émo- 
tion complexe et abstraite par une émotion plus simple 
et plus concrète qui peut la remplacer assez bien, dans 
les besoins de la lutte pour l'existence. 

Même les sociétés sauvages bénéficient parfois de cet 
avantage. Au Dahomey, le chef d'une factorerie de Grand- 
Popo avait envoyé un canot chargé de marchandises, au 
loin sur le fleuve, en remettant au chef de la pirogue le 
bâton qui, comme nous l'avons vu, est là-bas le sceau 
particulier des familles; mais son chargement lui fut volé 
à moitié chemin par une tribu riveraine. Le chef de la 
factorerie alla alors porter plainte à une puissante tribu 
qui exerçait une espèce de police sur le fleuve et qui fit 
comparaître les coupables; mais ceux-ci racontèrent au 
Conseil des anciens qu'un membre de leur tribu avait été 
ofl^ensé par le chef de la factorerie, prédécesseur du chef 
actuel, et qu'ils avaient commis cette rapine pour venger 
leur compagnie, ignorant que le chef avait été changé. 
Sur cette réponse, le Conseil des anciens acquitta les ac- 



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CHAP. VII — SYMBOLES MYSTIQUES 321 

cusés et ne pût que témoigner son regret au chef de la 
factorerie; tout espoir paraissait perdu pour le marchand, 
lorsque celui-ci, écoutant le conseil d'un noir, dit aux 
juges que les accusés n'avaient pas seulement volé les 
marchandises, mais qu'ils avaient volé et brisé aussi son 
bâton. L'indignation du Conseil fut si grande qu'il ouvrit 
de nouveau tout de suite, pour ainsi dire, le procès, et 
qu'il condamna la tribu coupable, non seulement à rendre 
les objets volés, mais aussi à rechercher les débris du 
bâton et à les rapporter à la factorerie. Dans ce cas, l'é- 
motion abstraite et complexe du respect de la propriété 
d'autrui est remplacée par l'émotion plus simple et plus 
concrète du respect de l'objet matériel qui représente les 
familles et leur richesse: c'est un arrêt émotionnel, par 
lequel une observance relative et partielle des devoirs mo- 
raux est possible, là où une observance entière et com- 
plète ne peut pas exister. 

il. — Il y a encore un troisième processus psycholo- 
gique, par lequel cette confusion entre le symbole et la 
chose symbolisée est possible : c'est Varrêt idéo-émotion- 
nel^qui est peut-être encore plus important que les autres. 

La grande importance du cérémonial social et religieux 
est bien connue de tous ceux qui s'occupent d'études so- 
ciologiques; M. Spencer y a même vu la forme primitive 
et plus générale de gouvernement. Certainement le céré- 
monial est une règle sociale comme les autres; mais une 
règle sociale dans laquelle on peut remarquer un carac- 
tère spécial, qui manque aux autres et qui mérite une 
attention particulière. 

Il y a, en effet, un grand nombre de règles sociales 
édictées par le législateur ou par la coutume, que nous 



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122 LE SYMBOLISME ETC. 

connaissons parfaitenient pour une raison ou dans un but: 
ainsi, même un homme médiocrement instruit, sait que 
les codes et les mœurs de tous les peuples civilisés ont 
édicté des prohibitions contre le vol, parce que la liberté 
du vol amènerait des perturbations terribles dans toute 
la vie sociale. Il en est de même des règles ayant rap- 
port à l'inviolabilité dés contrats, de la liberté personnelle 
ou du domicile; mais en est-il de même du cérémonial? 
Point du tout. Le cérémonial social et religieux est plein 
de prescriptions que tout le monde observe, mais dont 
personne ne saurait donner une explication. Pourquoi 
ôtons-nous notre chapeau en entrant dans une salle de 
tribunal, ou dans une maison étrangère, ou en rencontrant 
une personne que nous connaissons, sans être liés avec 
elle par une amitié trop intime? Pourquoi le croyant se 
met-il à genoux, lorsqu'il veut prier; pourquoi va-t-il en 
pèlerinage, pourquoi offre-t-il des présents, des fleurs, 
des bijoux, des ex-voto aux images de Dieu ou des saints? 
Nous savons bien que tous ces actes expriment le respect 
envers les autres hommes ou envers la divinité : mais 
nous ne savons nullement pourquoi ils ont fini à prendre 
cette signification. Il est évident, en effet, qu'entre l'acte 
d'ôter son chapeau et le sentiment de respect il n'y a 
aucune relation organique, si je puis employer le mot; 
et encore pourrait-on demander quel besoin il y a de 
manifester, à tout instant, nos sentiments par des actes 
extérieurs qu'on peut simuler très aisément, même en 
nourissant des sentiments tout à fait contraires. Si je 
me rends dans la maison d'un ami pour lui faire visite, 
ce fait peut être, jusqu'à un certain point, une preuve 
d'amitié plus solide que l'acte d'entrer chez lui, le cha- 



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CHAP. VII — SYMBOLES MYSTIQUES 123 

peau à la main; en tout cas je pourrai faire celle visite 
le sourire sur les lèvres et le cœur débordant de haine, 
que cela ne m'empêcherait nullement d'accomplir celle 
politesse d'une façon irréprochable. Le cérémonial reli- 
gieux n'esl pas moins superficiel que le cérémonial so- 
cial; car on peut prier, s'agenouiller, aller en pèleri- 
nage et négliger cependant complèlement les préceptes 
éthiques qui sont la partie la plus importanle de toute 
religion. 

Le cérémonial n'est donc pas seulement un système 
de signes ou de symboles auxquels nous attribuons une 
certaine signification, sans savoir le pourquoi; nous 
leur donnons aussi une importance plus grande encore 
qu'aux sentiments qu'ils devraient représenter, car nous 
confondons presqu'entièrement ces sentiments et leurs 
symboles. Comment sommes-nous arrivés à cet état du 
symbole? 

Remarquons avant tout que l'idée et le sentiment du 
devoir qui nous obligent à observer le cérémonial se glis- 
sent en nous à l'aide d'une association mentale établie par 
l'éducation et l'expérience. Dès que notre raison com- 
mence à sortir de l'inertie des premières années, on ne 
nous enseigne en général pas autre chose que le céré- 
monial social et religieux: comment nous devons nous 
tenir à l'église, en présence d'autres personnes, dans 
leurs maisons, quels actes nous devons accomplir, par 
politesse, envers les autres, dans telle ou telle autre cir- 
constance. En outre, nos expériences personnelles vien- 
nent renforcer ces enseignements sans cesse répétés : 
nous observons que les autres personne? sont aimables 
avec nous, lorsque nous accomplissons ces actes, que par 



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124 LE SYMBOLISME ETC. 

conlre elles se monlient maussades el. impolies, lorsque 
nous les négligeons; des souvenirs agréables s'associent 
à ridée de ces actes accomplis; des souvenirs désagréables 
par conlre s'associent à l'idée contraire; il s'en suit que 
nous nous habituons tellement h jouer la petile comédie 
cérémonielle, que nous -finissons par accomplir ces actes 
et par prendre ces attitudes, instinctivement, sans aucun 
effort de la volonté. Les institutions cérémonielles doi- 
vent donc être l'effet d'une transformation d'anciens usa- 
ges, qui s'est faite peu à peu, pendant d'innombrables 
générations. 

Les salutations n'étaient à l'origine que des moyens 
de propiliation : le plus faible cherchait par ce moyen 
a montrer au plus fort son absolue soumission, le manque 
d'intentions hostiles; ou même il cherchait à montrer de 
la joie à l'occasion de sa présence, pour gagner sa fa- 
veur, comptant sur le plaisir que tous les hommes éprou- 
vent à se voir fêtés. Lewy et Glarke racontent qu'ayant sur- 
pris quelques Chochones « deux d'entre eux, une femme 
déjà âgée et une petite fille, s'aperçurent qu'ils étaient 
trop près d'eux pour qu'elles pussent s'échapper; elles 
s'assirent à terre et baissèrent la tête, comme résignées 
à la mort qu'elles semblaient attendre (1) ». À. Tonga- 
Tabou, les gens du commun montrent à leur grand chef 
le plus grand respect imaginable, en se prosternant de- 
vant lui et en mettant son pied sur leur cou. On ne peut 
douter qu'anciennement ces actes étaient accomplis avec 
pleine conscience de leur but, c'est-à-dire, pour mon- 



(1) Les faits et les exemples ont été presque tous empruntés aux Prin- 
cipes de sociologie de M. Spencer, vol. m, passim. 



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CHAP. VII — SYMBOLES MYSTIQUES 125 

trer, avec une allitude hautement expressive, la volonté 
de ne pas nuire : comme le dit Herbert Spencei% cette 
attitude qui signifie : «Vous n'avez pas besoin de me sub- 
juguer, je suis déjà soumis » est réellement le meilleur 
moyen de salut; comme la résistance irrite les instincts 
destructeurs, on fait connaître qu'on n'enlend point ré- 
sister, en se couchant sur le dos ou en se jetant à terre. 
Il en est de même d'une autre salutation très com- 
mune; celle qui consiste à tenir les mains jointes pour 
exprimer le respect. « Le chasseur mongol, nous dit Hue, 
nous salua en tenant les mains jointes sur son front ». 
« Si vous tendez les mains à un Siamois, dit la Loubère, 
pour la mettre dans la sienne, il met ses deux mains 
dans les vôtres, comme s'il voulait se mettre entièrement 
en votre pouvoir». À IJnyanyembe, lorsqu'un Ouisi et un 
Ouatousi se rencontrent, le premier joint ses mains que 
le second (qui appartient à une race plus puissante) 
presse doucement. À Sumatra la salutation consiste à se 
courber et à placer ses mains jointes entre celles d'un 
supérieur et ensuite à porter celles-ci à son front. En 
Europe, au moyen-âge, lorsqu'un vassal rendait hom- 
mage, il se tenait à genoux et mettait ses mains dans 
celles de son suzerain. Selon Herbert Spencer, l'idée pre- 
mière de cet acte aurait été suggérée par l'usage de lier 
les mains aux prisonniers: quoi de plus expressif en 
effet, pour montrer l'absence d'intentions dangereuses, 
que cette attitude du vaincu, livrant ses mains et soi- 
même, entièrement, sans défense, à la merci du vain- 
queur? II s'agit sans doute d'un acte accon)pli à l'origine 
volontairement, sachant qu'on donnait par cette attitude 
la garantie la plus sûre de ses propres intentions amicales. 



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126 LE SYMBO] ISiME ETC. 

Il en était de même de beaucoup d'autres salutations; 
par exemple des actes do se jeter de la poussière sur une 
partie de son corps, qui expriment, chez certains peu- 
ples, la soumission : ils étaient sans doute accomplis à 
l'origine avec la pleine connaissance de leur but. «c On ne 
se roule pas dans la sable en présence d'un roi — écrit Her- 
bert Spencer, — on ne rampe pas devant lui, on ne frappe 
pas h plusieurs reprises sa lête sur le sol, sans se salir. 
Les traces malpropres qui restent attachées à la personne 
deviennent donc conséquemment une marque accessoire 
de soumission; on en vient à se les donner gratuitement 
et à les augmenter artificiellement, dans l'ardeur qui 
pousse à gagner la faveur du maître ». 

Tous ces actes — je le répète, — ne pouvaient être 
à l'origine accomplis qu'avec l'entière connaissance de 
leur but, comme le prouvent les faits amassés par Her- 
bert Spencer dans sa Descriptive Sociology et comme 
on peut même le supposer a priorH; car, quelles que 
soient les transformations qu'un usage puisse subir avec 
le temps, il devait à son origine avoir une raison, si non 
il ne se serait pas formé. Mais le but et la signification 
de ces actes ont été vite oubliés. Par exemple, Herbert 
Spencer a démontré que l'usage de la révérence, qui 
existait encore naguère dans notre cérémonial, n'était 
qu'une abréviation de l'ancien usage de se jeter à terre, 
pour démontrer le manque d'intentions hostiles: or il 
est évident que la signification primitive de l'usage était 
entièrement ignorée et que chacun faisait ses révérences, 
ainsi sachant seulement qu'il exprimait son respect, 
sans savoir pourquoi, car autrement, comment un acte 
qui avait eu son origine dans les tcmjjs de la sauvagerie 



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CHAP. VII — SYMBOLES MYSTIQUES 127 

et des guerres les plus féroces, aurait-il pu durer dans 
des temps civilisés, lorsqu'il n'y avait point besoin de 
prouver à chaque instant ses intentions amicales? Ce be- 
soin devait être très fort, lorsque l'inimitié et la guerre 
étaient la condition normale des rapports entre les hom- 
mes, lorsque chaque individu avait raison de soupçonner 
a priori, dans un autre homme, un ennemi plutôt qu'un 
ami : mais pourquoi ces anciens usages, par lesquels les 
hommes cherchaient à se défendre contre les guet-apens 
et les surprises, devaient-ils survivre si longtemps, au 
milieu de la civilisation la plus avancée, dans cette men- 
teuse comédie de la révérence et des autres salutations 
qui lui ressemblent? 

De même, l'acte de se salir avec de la poussière ou avec 
du sable, pour montrer sa dévotion, qui avait eu son ori- 
gine dans certaines associations d'idées, devint ensuite 
par lui-même un signe de respect, en dehors de son 
spécial caractère primitif. Chez les Balondas, les chefs, 
dit Livingstone, font toute la manœuvre de se frotter les 
bras de sable; mais ce n'est qu'une feinte, car ils n'en 
tiennent pas dans la main. Sur le Bas-Niger, les natu- 
rels, en se prosternant, se couvrent la tête à plusieurs 
reprises avec du sable, ou en tout cas, ils font les mou- 
vements qui le simulent; les femmes, en apercevant leurs 
amis, tombent immédiatement à genoux et font semblant 
de se jeter du sable tour à tour sur chaque bras. La 
signification primitive de l'acte élait donc enlièrement 
oubliée, si au lieu de se jeter vraiment de la poussière, 
on en faisait seulement le semblant. 

11 est donc évident que dans tous ces cas on a fini par 
oublier l'origine et le vrai caractère de l'usage, et que Tu- 



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128 LE SYMBOLISME ETC. 

sage n'est plus en accord avec les conditions sociales qui 
l'avaient produit. De même, presque toutes les autres 
observances cérémonielles étaient des actes qui, au temps 
des guerres continuelles et sans trêve, exprimaient le 
manque d'intentions hostiles et qui aujourd'hui, dans 
notre temps de paix, expriment l'amitié et le respect. 
Les salutations, par exemple, qui consistent à se décou- 
vrir le corps sur une étendue plus ou moins grande — 
notre usage d'ôter le chapeau compris — sont nées de 
l'acte accompli par le vaincu de rendre ses vêtements au 
vainqueur, lequel, peu à peu, est devenu un signe de sou- 
mission politique et, dans certains cas même, une obser- 
vance de politesse: nous conservons encore ces actes , 
transformés par abréviation, sans que personne ne se 
doute de leur caractère primitif. 

Ce phénomène, que nous avons remarqué dans le cé- 
rémonial social, se retrouve aussi dans le cérémonial re- 
ligieux, et y est peut-être même plus saillant. On ne peut 
douter que beaucoup de cérémonies religieuses, telles 
que la prière, les pèlerinages, etc., étaient à l'origine ac- 
complies avec pleine connaissance de leur but; c'est-à- 
dire en sachant, d'après l'idée qu'on s'était faite de la 
divinité, pourquoi ces actes lui seraient agréables. 

Ainsi la coutume d'offrir à la divinité des cadeaux est 
née très probablement de l'idée que le double du mort 
était semblable à l'individu vivant, sous tous les points 
de vue; qu'il était susceptible autant que lui de froid, de 
faim, de soif; et que ses passions, ses désirs, les causes 
de joie et de douleur demeuraient les mêmes. < On nous 
rapporte, écrit Herbert Spencer, qu'à la Nouvelle-Calé- 
donie, un chef s'adressant à l'esprit de son ancêtre, dit 



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CHAP. VII — SYMBOLES MYSTIQUES 129 

ces paroles : « Père compatissant, voici des aliments pour 
vous; mangez-les, soyez bon pour nous en considération 
de notre offrande ». Ailleurs, les chefs subordonnés of- 
frent à l'esprit du chef supérieur des dons qui représen- 
tent le tribut qu'on lui payait de son vivant, comme Ta- 
vernier l'a vu, au Tonkin, à l'occasion des funérailles 
royales. Un Veddah, s'adressant à un parent décédé qu'il 
appelle par son nom, lui dit: «Viens et partage avec 
nous ceci; donnez-nous de quoi vivre comme vous le fai- 
siez de votre vivant ». L'usage de faire des offrandes aux 
Dieux n'est, au moins en partie, qu'une continuation na- 
turelle de l'usage d'en faire aux esprits des défunts : lors- 
que le culte des ancêtres, en se développant, a fait monter 
un esprit au rang d'un Dieu, on va lui offrir ces dons 
qu'on offrait jadis à l'esprit. Cela nous démontre qu'à 
l'origine, l'acte d'offrir un présent aux esprits qui ont été 
les précurseurs des Dieux, était accompli avec une en- 
tière conscience de son but; on savait que l'offrande, soit 
d'aliments, soit de choses précieuses, serait agréable à 
l'esprit et au Dieu, car celui-ci était censé jouir et souf- 
frir comme de son vivant. 

Tel étant, à l'origine, le caractère attribué aux esprits 
et aux Dieux, et l'on comprend pourquoi on faisait des vi- 
sites périodiques aux tombeaux et aux temples. Ce n'était 
qu'une conséquence logique de la conception anthropo- 
morphe des esprits et des dieux; on faisait des visites 
pour assurer les ancêtres et les Dieux des sentiments 
immuables de dévotion, et pour leur offrir ces présents 
dont ils avaient besoin, selon la croyance commune. Les 
Bogos, après qu'ils ont enterré un parent, vont visiter 
de temps à autre son tombeau et lui parlent comme s'il 

Fbrkbro — Le Symbolisme etc. 9 



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i 

30 LE SYMBOLISME ETC. 

était vivant. Les Malgaches font de même; lorsqu'ils 
sont descendus dans le tombeau, ils appellent à haute 
voix le mort et lui font un fort long discours. Les Bodos 
et les Dhimals vont périodiquement renouveler la pro- 
vision d'aliments qu'ils déposent sur le tombeau des an- 
cêtres; et chaque fois que. les Esquimaux se trouvent 
dans le voisinage du tombeau d'un conjoint, ils ne man- 
quent jamais de lui faire une visite et d'y apporter quel- 
que aliment. Après l'enterrement, les Mexicains allaient 
pendant vingt jours rendre visite au tombeau et apporter 
des aliments. Cet usage, comme Ta démontré Herbert 
Spencer, se transforme dans l'usage de se rendre pério- 
diquement à certains temples ou sanctuaires, ce qui finit 
par produire les pèlerinages, lorsque ces visites amènent 
par une grande masse de peuple. 

Au contraire, chez les peuples civilisés, la prière et 
tous les autres actes du culte que les croyants accom- 
plissent, ne sont plus compris par ceux-ci; leur significa- 
tion et leur valeur sont ignorés presque par tous. On sait 
par exemple que, chez plusieurs peuples civilisés, les 
prières sont récitées dans une langue morte que la masse 
des fidèles ne connaît plus; il est donc évident que la 
signification de la prière n'est plus comprise, qu'on croit à 
la puissance de certaines formules débitées dans certains 
lieux (les églises), sans avoir aucune idée de la raison 
par laquelle la prière a cette puissance et réussit si 
agréable à Dieu. Ainsi chez les Romains, les carmmi 
Jsaliaria qu'on chantait dans certaines occasions, étaient 
des hymnes religieux écrits dans un latin si archaïque, 
que même les prêtres ne le comprenaient plus. Aujour- 
d'hui, dans les pays catholiques, les prières sont pres- 



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CHAP. VII — SYMBOLES MYSTIQUES 131 

que toutes écrites en latin; et ce fut même une des innor 
vations les plus audacieuses de la révolution protestante, 
que d'introduire dans la lithurgie le langage vivant du 
peuple. Les Juifs, ceux qui connaissent leur ancienne 
langue nationale et ceux qui l'ignorent, emploient encore 
dans leurs prières l'hébreu de la Bible. ; 

Il y a ainsi un grand nombre d'actes et de rites que 
Jtout le monde accomplit sans savoir pourquoi. Aucun 
croyant ne prierait sans s'agenouiller; la formalité est 
presque inviolable : or demandez pourquoi une prière, 
Xaile debout, ne serait pas aussi agréable à Dieu, qu'une 
prière récitée à genoux, et vous verrez que personne 
jfie saura vous répondre. On est persuadé que cette atti- 
tude particulière de la génuflexion est agréable à Dieu; 
mais on n-e sait pas pourquoi. Tel est aussi le cas des 
pèlerinages : le musulman qui risque de périr de faim 
ou du choléra pour aller visiter la Mecque, le catholique 
qui fait en chemin de fer le voyage de Lourdes, croient 
s'assurer parce moyen la faveur de la divinité; mais si 
vous leur demandez pourquoi les pèlerinages produisent 
cet effet, ils n'en sauront donner aucune explication ra- 
tionelle. Il en est de même des présents : pourquoi va- 
t-on faire encore des offrandes de fleurs, de cierges, de 
bijoux, sur les autels de la Vierge? Chez les personnes 
ignorantes, ces présents peuvent encore être justifiés par 
le grossier anthropomorphisme de leur religion; elles 
se font une idée de la Vierge d'après leur propre carac- 
tère et croient qu'elle agréera ces petits présents, par 
exemple un bouquet de fleurs, comme les agréent les 
hommes. Mais chez les gens plus instruits, ce grossier 
anthropomorphisme n'existe pas; ceux-ci ne'peuvent pas 



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132 LE SYMBOLISME ETC. 

croire que ces présents puissent leur procurer la faveur 
de la divinité, parce que la Vierge se plait à se voir of- 
frir des bijoux. Si ces personnes font des cadeaux de 
cette espèce, c'est justement qu'elles ne pensent pas que 
la divinité s'en réjouisse comme les hommes; sinon l'ab- 
surdité de cette idée les choquerait tellement, qu'elles 
n'offriraient plus de présents. 

C'est que l'idée que ces actes sont agréables à la di- 
vinité et doivent être accomplis par tous les croyants, 
pénètre en nous, comme les idées qui ont rapport aux 
observances du cérémonial social. Depuis notre enfance 
on nous dit qu'il faut réciter certaines prières, ou ac- 
complir certains actes, pour capter la bienveillance de la 
divinité; une association s'établit inconsciemment dans 
notre cerveau entre l'idée de cette faveur et celle que 
ces prières, ces actes peuvent nous l'assurer; et si notre 
intelh'gence n'est pas douée d'une force de critique re- 
marquable, nous conservons passivement celte associa- 
tion d'idées qui s'est établie en nous peu à peu, presque 
à notre insu, et nous réglons notre conduite d'après elle. 

A présent il s'agit d'expliquer comment le vrai carac- 
tère de ces actes finit par être oublié, et de chercher 
quels effets cette transformation produit sur les institu- 
tions cérémonielles. 

Analysons quel était l'état mental d'un homme qui ac- 
complissait les actes du cérémonial social, lorsque, à 
l'origine, les altérations successives ne s'étaient pas en- 
core produites. On avait alors, comme nous l'avons dé- 
montré, la pleine conscience du but dans lequel ces actes 
étaient accomplis; on savait qu'ils pouvaient rendre fa- 
vorables les personnes auxquels ils s'adressaient, parce 



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CHAP. VII — SYMBOLES MYSTIQUES 133 

que celles-ci comprenaient qu'on n'avait pas d'intentions 
dangereuses, par le seul fait qu'on se mettait dans l'im- 
possibilité de nuire en prenant telle ou telle autre attitude. 
A chaque acte cérémonial accompli correspondaient donc, 
dans l'esprit d'un homme, trois états de conscience, bien 
distincts et associés : 

4^ Le désir de rendre favorable à soi l'homme, en 
présence duquel on accomplissait l'acte cérémonial («); 

2° L'idée que l'acte cérémonial pouvait servir à ce 
but W; 

3^ L'idée que l'acte pouvait servir à ce but, parce 
que la personne suppliée comprenait que celui qui se 
mettait dans l'impossibilité de nuire, ne pouvait avoir 
aucune intention dangereuse (y). 

L'état mental de ceux qui suppliaient les Dieux était, 

dans cette période primitive, composé de même de trois 

états de conscience bien distincts et associés entre eux : 

1° Le désir de se rendre favorable la divinité («); 

2^ L'idée que certains actes ou pratiques (prières, 

visites, etc. etc.), amènent ce résultat (M; 

3° L'idée de la raison pour laquelle ces actes avaient 
cette puissance; c'est-à-dire la conviction qu'ils étaient 
adaptés au caractère attribué à la divinité (y). 

Il est évident que si nous comparons l'état mental des 
hommes pour ce qui a rapport aux observances cérémo- 
nielles, dans cette période primitive du cérémonial, avec 
rétal mental des hommes civilisés qui observent encore 
les règles cérémonielles, sociales et religieuses, nous 
trouvons que, dans l'état mental des hommes civilisés, 
le troisième état de conscience, c'est-à-dire y, a élé éli- 



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134 LE SYMBOLISME ETC. 

miné. En effet, nous avons remarqué que, chez l'homme 
civilisé, Taccomplissement de l'acte cérémoniel est dé- 
terminé par le désir de se rendre favorable ou au moins 
de ne pas offenser une autre personne ou un Dieu («) et 
par ridée que ces actes pourront produire cet effet (?); 
sans qu'on sache pourquoi (c'est-à-dire que y a été éli- 
miné). 

Pouvons-nous, à présent, trouver la cause pour laquelle 
l'état de conscience r a été éliminé en dehors de la série 

Nous avons vu que, par la loi de l'inertie mentale, un 
état de conscience — image, idée, émotion — ne peut 
pas durer éternellement, après que la cause excitatrice 
a cessé d'agir, car un état de conscience est une trans- 
formation d'énergie et il finit lorsqu'il a consommé sa 
quantité initiale de force. Même en psychologie, rien 
n'est éternel et tout se transforme. Il est vrai qu'il y a 
certains états de conscience, par exemple certaines idées, 
qui demeurent toujours dans le champ de la conscience; 
mais dans quels cas cette persistance, en apparence éter- 
nelle, des états de conscience exisle-t-elle? Lorsqu'ils sont 
l'effet d'une excitation permanente. Par exemple, un mé- 
decin conserve dans son esprit, toujours vif et clair, ce 
nombre immense d'images et d'idées qui ont rapport aux 
maladies, l'image des symptômes, l'idée des causes, des 
conséquences, des remèdes, parce que les cas qu'il ob- 
serve chaque jour, les livres et les revues qu'il lit rajeu- 
nissent sans cesse ses souvenirs, communiquent l'énergie 
aux états de conscience qui, livrés à eux-mêmes, s'étein- 
draient vite. Il y a donc une excitation permanente à 
laquelle correspond une persistance des états de con- 



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CHAP. VII — SYMBOLES MYSTIQUES 135 

science, de raêrae que si ua corps est sans cesse pourvu 
de mouvennent, il se meut sans cesse. 

Ainsiv seuls les états de conscience qui, étant qéces- 
saires pour les besoins de l'existence, sont conservés par 
des excitations permanentes, — que celte excitation soit 
simple et directe, ou complexe et indirecte, — peuvent 
avoir une persistance en apparence éternelle; la durée 
des états de conscience inutiles peut être par contre plus 
ou moins longue, mais dans les cerveaux moyens elle ne 
dépasse jamais une période de temps assez courte. 

Ce qui est vrai pour les individus, est vrai aussi pour 
les hommes en masse. A chaque institution sociale, à 
chaque usage, etc., correspond dans l'esprit des hom- 
mes un certain nombre d'idées associées, qui en ont dé- 
terminé la naissance et qui en déterminent les transfor- 
mations : or, suivant cette loi, seules les idées qui sont 
nécessaires devraient être conservées dans cette asso- 
ciation d'idées; les autres devraient être peu à peu éli- 
minées. 

Cette hypothèse acceptée, le phénomène que nous 
avons analysé s'explique très bien. Comme l'a remarqué 
Herbert -Spencer, ces actes de propitiation par lesquels 
011 montrait le manque d'intentions hostiles, deviennent 
bientôt obligatoires à l'égard des chefs; parce que ies 
chefs en viennent à exiger qu'on accomplisse toujours ces 
actes en leur présence, soit dans un but de sûreté per- 
sonnelle, soit pour goûter les plaisirs de la puissance, 
en voyant des hommes se livrer ainsi à leur merci. Mais 
quand ces actes sont devenus, avec le temps, obligatoires, 
parmi les trois états de conscience, a, p, r qui étaient 
l'association primitive d'idées correspondant aux obseiv 



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136 LE SYMBOLISME ETC. 

vances du cérémonial social, y devient inutile. Si voulant 
me rendre favorable une personne, je suis entièrement 
libre dans le choix des moyens, cet état de conscience que 
nous avons appelé y est nécessaire dans la série des idées 
qui me poussent au choix, car ne connaissant pas le carac- 
tère de cette personne, et n'y adaptant pas ma propitia- 
tion, je risque d'échouer. Par exemple si, pour me rendre 
favorable un homme cupide, je lui offre de l'argent, c'est 
que je sais que ce moyen réussira parce que cet homme 
aime la richesse plus que toute autre chose; c'est même 
cette idée, c'est-à-dire y, qui me pousse à choisir tel moyen 
de préférence aux autres. Mais lorsqu'on est obligé d'em- 
ployer un moyen donné, y devient entièrement inutile; 
car si celui que je veux supplier exige que j'adopte cer- 
taines formes de supplication, ce seul fait suflSt à m'as- 
surer que ma propitiation n'échouera pas, faute de ne 
pas être adaptée au caractère du supplié; et l'état de cons- 
cience y, qui sert justement à adapter la supplication au 
caractère du supplié, n'est plus nécessaire. N'étant plus 
nécessaire, il n'y a plus d'excitation pour le maintenir 
dans le champ de la conscience; et il finit par être éli- 
miné, de même que la plus grande partie des idées qui 
ne nous servent à rien pour les nécessités de l'existence. 
C'est ainsi que, dans l'association des trois états de 
conscience a, p, y, qui, à l'origine, correspondait aux ins- 
titutions cérémonielles, y disparait avec le temps, « et 
P demeurent seuls, c'est-à-dire le désir de se rendre fa- 
vorable une personne et l'idée que certains actes peu- 
vent produire cet effet, sans qu'on sache pourquoi. Ceux 
qui se donneront la peine de lire dans les principes de 
Sociologie ou dans la Descriptive Sociology de Herbert 



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CHAP. VII — SYMBOLES MYSTIQUES 137 

Spencer la longue énuméralion de faits relatifs au céré- 
monial, pourront suivre ce processus d'élimination dans 
toutes ses phases successives, depuis que y commence, 
pour ainsi dire, à se troubler, jusqu'à ce qu'il disparaisse 
entièrement. 

Pour ce qui a rapport aux actes du culte, il y a en- 
core une autre cause qui rend inutile l'état de conscience 
appelé par nous y et qui, par conséquent, produit son 
élimination; c'est que quand on prie les Dieux, il n'est 
jamais nécessaire de changer le caractère de la prière ou 
de l'acte de propitiation suivant les cas. Lorsqu'on cherche 
à se rendre favorable une personne vivante et réelle, un 
autre homme, cette conscience des raisons par lesquelles 
tel acte ou tel autre, tel discours ou tel autre, lui sera 
agréable, est nécessaire, car sans elle il est bien difficile 
de réussir dans son but. Comme je l'ai déjà dit, si je 
ne connais pas le caractère de l'individu auquel je m'a- 
dresse, si je ne règle pas ma conduite d'après cette con- 
naissance, en calculant quelles démarches seront les plus 
utiles, j'agis sans sagesse et je risque d'échouer; je ne 
peux pas donc croire à la puissance absolue, toujours 
égale, de certaines formules et de certains actes, lors- 
qu'il s'agit de personnes, mais je dois chaque fois adap- 
ter ma supplication à des circonstances aussi variables 
que le sont les caractères humains. Mais lorsqu'on doit 
supplier les Dieux, ce besoin d'adapter la propitiation à 
des circonstances aussi variables n'existe pas; la divinité, 
qu'elle soit un phénomène naturel ou une personne sur- 
humaine ou une personnification, n'est pas un être hu- 
main changeant, mais une image subjective, en général 
peu précise; il n'y a donc aucun besoin d'adapter la 



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138 LE SYMBOLISME ETC. 

supplication au caractère dii Dieu, car le résultat de la 
propitiationne variera pas selon Teffort déployée l'adapter 
au caractère purement imaginaire d'un être chimérique. 
Pour cela, Télat de conscience que nous avons appelé r 
devenant inutile, il est peu à peu éliminé, puisqu'aucune 
nécessité pressante ne vient le maintenir dans le champ 
de la conscience. 

Je propose d'appeler cet intéressant phénomène psy- 
chologique arrêt idéo-émoHonel, car là où il se produit, 
il finit par modifier profondément les idées et les sen- 
timents. Il modifie les idées, car il provoque ce que j'ap- 
pelle un arrêt mental: Tidéation en effet, par la perle 
de l'état de conscience y, s'arrête à p; et l'esprit se con- 
tente de savoir que tel acte produira tel effet ou expri- 
mera tel sentiment, sans se préoccuper de la cause, sans 
en chercher l'explication. Il modifie et pour ainsi dire 
déplace les sentiments, car il produit ce que j'appelle 
un arrêt émotionel: en effet, lorsque l'idée du vrai ca- 
ractère de l'acte cérémoniel est perdue, l'acte n'est plus 
un signe de certaines dispositions d'âme, mais devient 
lui-même l'objet d'une vénération particulière. Le céré- 
monial religieux et social devrait être un système d'actes 
expressifs, de symboles mimiques, par lesquels on expri- 
merait certains sentiments envers Dieu ou envers les au- 
tres hommes; son importance devrait donc être subor- 
donnée à Texistence de ces sentiments: au contraire, nous 
voyons les hommes ne prêter attention qu'au cérémo- 
nial, en négligeant les sentiments qui devraient en être 
la base. Pour le plus grand nombre des croyants, le vrai 
devoir religieux consiste à observer les cérémonies, c/ est- 
à-dire à aller à la messe ou en pèlerinage, à offrir des 



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CHAP. VII -— SYMBOLES MYSTIQUES 139 

présents: ils ne se doutent nullement que ces actes de- 
vraient être seulement des signes de leur dévotion et de 
leur amour envers Dieu; et ils croient avoir accompli 
entièrement leurs devoirs religieux, même si cet amour 
et cette dévotion manquent, lorsqu'ils n'ont pas négligé 
ces cérémonies. Il en est de même du cérémonial social; 
pour la plupart des hommes, le devoir social consiste 
non pas dans la loyauté, dans Tamour mutuel, dans l'es- 
prit de justice envers les autres, mais dans les obser- 
vances cérémonielles; et lorsqu'on ne viole pas le code 
du cérémonial, on est persuadé que l'on n'a rien à se 
reprocher. C'est un vrai arrêt émotionel, car les senti- 
ments du devoir social et religieux s'arrêtent, pour ainsi 
dire, à mi-chemin, aux actes purement extérieurs. 

12. — Mais le symbole mystique le plus curieux et dont 
la diffusion a été la plus grande, c'est la croix; on dirait 
même que celle-ci est le symbole mystique de l'huma- 
nité, par excellence, tant il est répandu et général. 

Que la croix soit un symbole exclusivement chrétien 
— c'est une légende que les recherches archéologiques 
ont détruite entièrement et pour toujours. Elle est bien 
plus ancienne que le Christ: et ces deux lignes, s'entre- 
coupant d'une façon ou d'une autre, ont été l'objet d'une 
vénération profonde dans les âges les plus lointains et 
chez les peuples qui subirent le moins l'influence de 
l'idée chrétienne. Ses formés sont variées; mais elles peu- 
vent être réduites à trois principales : la croix grecque, 
dont les quatre branches sont de longueur égale; la 
croix latine, dans laquelle la branche longitudinale est 
coupée dans sa portion antérieure par la branche trans- 



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140 LE SYMBOLISME ETC. 

versale; la croix gammée qui est formée par quaire gam- 
mes grecques réunies. 

C'est sous l'une ou l'autre de ces formes qu'on la re- 
trouve presque partout. 

Pour ce qui a rapport aux peuples classiques, je n'ai 
qu'à renvoyer à la relation brève et lucide de M. Goblet (1), 
relative surtout à la croix gammée. M. Schliemann en a 
trouvé d'innombrables exemplaires parmi les ruines des 
villes qui se sont superposées aux décombres d'Hissar- 
lik, à partir de la seconde cité ou cité brûlée que le sa- 
vant explorateur identifie avec l'ilion de Priam. La croix 
gammée y abonde, surtout parmi les décorations de ces 
disques en terre cuite qu'on a cru être des fusaioles et 
qui ont peut-être servi d'ex-voto. Elle y orne également 
certaines idoles aux formes féminines qui rappellent gros- 
sièrement la physionomie de l'Istar chaldéenne; dans 
une de ces statuettes en plomb, elle occupe le centre du 
triangle qui marque le ventre. 

En Grèce, comme à Chypre et à Rhodes, elle se montre 
d'abord sur les poteries à dessins géométriques qui for- 
ment la seconde période de la céramique grecque; puis 
elle passe sur les vases à décoration plus brillante, dont 
l'apparition semble coincider avec le développement des 
influences phéniciennes sur les rivages de la Grèce. 

Sur un vase d'Athènes, elle apparaît dans une scène 
d'enterrement, trois fois répétée devant le char funèbre. 
Sur un vase de Théra, elle est reproduite à plusieurs 
exemplaires autour d'une image de TArtemis persique. 
À Mycènes, elle figure sur les ornements recueillis dans 

(1) Op. cit. Passim. 



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CHAP. VII — SYMBOLES MYSTIQUES 141 

les fouilles de M. Schliemann. À Pergame, elle orne la 
balustrade du portique qui entourait le temple d'Athènes, 
et à Orchomène, le plafond sculpté du Thalamos, dans le 
palais du Trésor. Enfin quand l'introduction des mon- 
naies vint ouvrir un nouveau débouché aux créations 
plastiques de la religion et de l'art, elle devint un sym- 
bole favori dans le monnayage, non seulement de l'Ar- 
chipel et de la Grèce propre, mais encore de la Macé- 
doine, de la Thrace, de la Crète, de la Lycie et de la 
Paphlagonie. 

De Corinthe, où elle figure parmi les marques moné- 
taires les plus anciennes, elle passa à Syracuse sous 
Timoléon, pour se propager ensuite sur les monnaies 
de la Sicile et de la Grande Grèce. Dans l'Italie du Nord 
elle était connue avant même l'arrivée des Etrusques, car 
on l'a rencontrée sur des poteries qui remontent à la ci- 
vilisation des terramares. Elle se montre aussi sur le 
toit de ces ossuaires en forme de cabanes qui reprodui- 
sent, à une échelle réduite, les huttes des populations 
de cette époque. Dans la période de Villanova, elle orne 
des vases à décors géométriques trouvés à Caeré, à Chiusi, 
à Albano, à Cumes; et quand l'Etrurie s'ouvre aux in- 
fluences orientales, elle apparait sur des fibules et autres 
bijoux en or. 

A une époque ultérieure encore, on la trouve sur la 
poitrine des personnages qui décorent les murs d'un 
tombeau de Capoue; enfin elle apparait, comme motif 
de décoration, parmi des mosaïques romaines. Il est cu- 
rieux qu'à Rome même on ne Tait rencontrée sur aucun 
monument antérieur au m® et peut être au iv® siècle de 
notre ère. Vers cette époque, les chrétiens des catacombes 
n'hésitèrent pas à admettre parmi leurs représentations 



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142 LE SYMBOLISME ETC. 

la croix; non seulement ils la gravèrent sur les lom- 
bes, mais encore ils en ornèrent les vêlementes de cer- 
tains personnages sacerdotaux, tels que des fossores et 
même la tunique du bon pasteur. 

En Egypte nous ne trouvons plus la croix gammée, 
mais la croix latine. Wilkison donne un curieux des- 
sin d'une maison, sur la façade de laquelle il y a une 
croix latine sortant d'un cœur dessiné grossièrement et 
extrêmement semblable à ceux qu'on trouve dans cer- 
tains tableaux catholiques. La croix était en outre un 
symbole graphique de l'alphabet phénicien (tau), et de 
plus on l'employait encore isolément comme emblème; 
et on la plaçait surtout entre les mains des dieux et 
des grands personnages. Ce Tau était incontestablement 
l'emblème de la vie et par conséquent de la plus haute 
puissance. M. Letronne, dans ses recherches sur les mo- 
numents chrétiens de l'Egypte, a montré de la manière 
la plus évidente que les premiers chrétiens de ce pays 
ont adopté ce signe, soit pour établir que le Christ était 
le principe de vie par excellence, soit comme signe pro- 
phétique. Tous les Dieux de rancienne mythologie égyp- 
tienne portant à la main le signe du christianisme, le 
monogramme du Christ, ils étaient, suivant les premiers 
chrétiens de l'Egypte, censés annoncer la venue de Jésus. 
Encore en Egypte, <( dans les noms phonétiques abré- 
gés — dit Champollon le Jeune (Grammaire Egyptiennej 
pag. 60 et 370) — une croix avec un prolongement supé- 
rieur, dont la croisée est une anse allongée, signifie: sou- 
tien, vengeur et sauveur. Le symbole de la divinité, 
repété deux fois et deux fois accompagné d'une croix 
semblable, signifie les dieux sauveurs ». 



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CHAP. VII — SYMBOLES MYSTIQUES 143 

En Assyrie on retrouve parfois la croix ansée à la main 
de certaines personnages. II y a même plus : au British 
Muséum on peut voir une statue d'un roi assyrien qui 
vécut au neuvième siècle avant Jésus Christ et qui porte 
^ur sa poitrine une croix grecque, parfaitement sem- 
blable aux croix des ordres chevaleresques qui foison- 
nent dans tous les états modernes. La croix est attachée 
au cou par un ruban et est placée juste au milieu de 
la poitrine; elle devait même être une partie très im- 
portante de rhabillement, car la figure étant repré- 
sentée de profil, elle aurait aussi dû être dessinée de 
profil; mais le sculpteur a forcé un peu la ligne du 
dessin .pour la montrer presquen pleine lumière, de 
front. 

Encore plus général est Tusage de la croix, surtout de 
la croix gammée, dans l'Inde où elle porte le nom de 
svastika, quand ses branches se recourbent vers la droite, 
et de sauvastika, quand elles se dirigent en sens in- 
verse. Le grammarien Panin en parle comme d'un signe 
qui servait à marquer l'oreille des bestiaux. Nous voyons 
dans le Ramayana que les vaisseaux de la flotte sur la- 
quelle Bharata s'embarqua pour Ceylan portaient, sans 
doute sur la piM)ue, le signe du svastika. Parmi les mo- 
numents figurés, nous trouvons la croix gammée sur les 
lingots d'argent, en forme de dominos, qui précédèrent, 
dans certaines parties de l'Inde, l'emploi de la mon- 
naie proprement dite. Fréquente au commencement et 
à la fin des inscriptions bouddhiques les plus anciennes, 
elle est reproduite, à plusieurs exemplaires, sur l'em- 
preinte des pieds du Bouddha sculptée dans les bas-reliefs 
d'Araaravali. 



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144 LE SYMBOLISME ETC. 

Le Nouveau Monde n'est pas, plus que Tancien, étranger 
au culte de la croix. Selon Prescott la conversion des 
Mexicains ne fut au fond qu'un échange de croix; on sub- 
stitua la croix du Christ à la croix du dieu Raim qui était 
vénérée auparavant, et qui, même avant l'invasion des 
Espagnols, était promenée solennellement dans certaines 
processions périodiques. « Lorsque les missionnaires espa- 
gnols — écrit un collaborateur anonyme de « VEdimburg 
Reuiew)) — débarquèrent en Amérique, ils furent étonnés 
en remarquant que la croix n'était pas moins vénérée 
par les indigènes que par eux-mêmes. On la voyait sur 
les bas-relief des palais ruinés; elle était l'ornement le 
plus beau du grand temple de Cazumel; elle était brodée 
sur les vêtements des prêtres et portée comme amulette 
par le peuple; elle était même baptisée des noms catho- 
liques comme ((arbre de l'existence», « bois du salut», 
< emblème de la vie ». Les Péruviens faisaient tout au- 
tant que les catholiques le signe de la croix pour chas- 
ser les mauvais esprits; la seule différence était qu'ils 
le faisaient non pas avec la main droite, mais avec la 
gauche. Il en était de même chez les peuples de l'Amé- 
rique du Nord qui n'étaient pas encore arrivés à un 
degré aussi haut de civilisation, que le Mexique et le 
Pérou; les Pueblos du Nouveau Mexique, par exemple, 
brandissaient dans certaines danses des hochets formés 
d'une calebasse discoïde, ornée de peintures polychromes 
et dont le centre était décoré d'un svastika bien dessiné. 

Il y a là donc un culte universel pour un signe, dont 
les origines sont des plus mystérieuses. Pourquoi ce signe 
si simple, ces deux lignes s'entrecoupant dans les façons 
différentes qui donnent le svastika, la croix grecque, la 



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CHAP. VII — SYMBOLES MYSTIQUES 145 

croix latine sont ils l'objet d'une vénération si profonde, 
et chez un si grand nombre de peuples? Le seul fait que 
nous posons cette question et que nous pouvons nous 
demander pourquoi on attribue autant d'importance à 
un symbole qui ne parait ^fias en avoir, nous démontre 
qu'il s'agit ici d'un cas d'arrêt idéo-émotionnel et d'un 
symbole dont la signification a été peu à peu oubliée, . 
puisque, pour la retrouver, nous sommes contraints de 
recueillir les souvenirs historiques des différents peuples 
et de tâcher de les interpréter. 

Il n'est peut être pas encore possible d'affirmer avec 
certitude quelle a été l'origine de ce symbole mystérieux; 
on doit se limiter à des hypothèses e! à des théories su- 
sceptibles de révision et de correction. Probablement que 
Torigine n'est pas unique; plusieurs causes, partant de 
points éloignés et différents, se sont unies pour produire 
comme résultat total cette vénération extraordinaire et 
universelle de la croix; les transformations de plusieurs 
symboles se sont peut-être mêlées, produisant ce symbole 
unique, la croix et ses nombreuses variétés locales. Quoi 
qu'il en soit, jusqu'à présent je ne suis pas à même d'in- 
diquer toutes ces transformations et ces mélanges diffé- 
rentes; je dois donc me limitera indiquer laquelle des 
hypothèses avancées jusqu'ici me parait la plus pro« 
bable, tout en la croyant à elle seule insuffisante, et à 
montrercomment, étant donnée cette origine, l'arrêt idéo- 
émotionnel a pu exercer son influence transformatrice 
sur le symbole. Cette hypothèse se rapporte surtout à la 
croix gammée; mais si on pouvait la démontrer avec sû- 
reté, elle pourrait peut-être jeter de la lumière aussi sur 
Torigine des autres formes de croix. 

FsBRSRO — Lé Srjmholisme etc. lO 



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146 LE SYMBOLISME ETC. 

Selon l'hypothèse ingénieuse de M. Goblet, la croix 
gammée aurait été à l'origine une représentation du mou- 
vement du soleil; les branches de la croix gammée se- 
raient des rayons qui marchent, c'est-à-dire l'instrument 
qui exprimerait, comme symbole métaphorique, l'action. 
Cette hypothèse est probable, parce que, d'un côté elle 
est entièrement d'accord avec les lois psychologiques de 
la formation des symboles métaphoriques; el de l'autre 
elle est appuyée par une série de preuves tirées de l'exa- 
men des monuments. 

Dans certains cas, en effet, nous trouvons des croix gam- 
mées qui sont sans doute des représentations du soleil. 
Ainsi, dans un reliquaire du xiii® siècle, la croix gammée 
fait pendant au croissant lunaire, avec une image du 
Christ entre les deux : que ce soit là une représentation 
du disque solaire, le fait résulte non seulement de son 
parallélisme avec le croissant, mais de ce que, sur de 
nombreux monuments chrétiens du moyen âge, le Christ 
est ainsi représenté entre le soleil el la lune. En outre 
le triscèle, qui est par sa forme si semblable à la croix 
gammée, a été sans doute une représentation du mou- 
vement solaire, car, par exemple, dans des monnaies celti- 
bériennes, la face du soleil apparait entre les trois jambes : 
la croix gammée ne serait donc qu'une représentation de 
cette espèce où Ton aurait représenté quatre jambes, au 
lieu de trois. 

Il y a, dans lout le symbolisme ancien, une tendance 
incontestable à associer la croix gammée aux représen- 
tations du soleil et des divinités solaires. Les monnaies 
grecques offrent souvent à côté de la croix gammée la 
tête d'Apollon, ou la reproduction de ses altribuls. Sur 



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CHAP. VII — SYMBOLES MYSTIQUES 147 

une pièce de Damastion, la croix gammée est gravée entre 
les supports du trépied de Delphes. Un cratère du Musée 
de l'art ancien, à Vienne, offre une image d'Apollon qui 
la porte sur la poitrine; et sur un vase de Melos elle 
précède le char de Dieu. 11 n'est pas jusque chez les 
Gaulois où elle n'accompagne, sur des monnaies, la télé 
laurée et nimbée d'Apollon Belenus. Sans doute, on la 
trouve aussi associée sur des médailles grecques, aux 
images de Dionysos, d'Hercule, d'Hermès; mais, comme 
l'a bien fait remarquer M. Goblet, tous les symboles spé- 
ciaux à certaines divinités montrent dans les religions 
polythéistes une vraie tendance à se mélanger. 

«Parmi les symboles qui accompagnent la croix gam- 
mée — ajoute M. Goblet — aucun n'est, à beaucoup près, 
aussi fréquent que le disque solaire. Les deux signes se 
font en quelque sorte pendant, non seulement chez les 
Grecs, les Romains et les Celtes, mais encore chez les 
Hindous, les Japonais et les Chinois.... Parfois, comme 
pour accentuer cette juxtaposition, la croix gammée est 
inscrite dans le disque même. D'autres fois, au contraire, 
c'est le disque solaire qui est inscrit au centre de la croix 
gammée, comme on le constate notamment dans un sym- 
bole tibétain reproduit par Hodgson.v. 

Dans cejtaines combinaisons symboliques enfin, la croix 
gammée s'échange avec la représentation du soleil. M' 
Ed. B. Thomas a signalé le fait que, chez les Jainos de 
rinde, le soleil, bien qu'en grand honneur, ne figure 
point parmi les symboles des vingt-quatre Tirthamka^ 
ras, les saints ou fondateurs mystiques de la secte. Mais, 
tandis que le huitième de ces personnages a pour em- 
blème la demi-lune, le septième a pour marque dis- 



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148 LE SYMBOLISME ETC. 

tinctive le Svastika, Il est aussi remarquable que sur 
certaines monnaie de Mesembrie, en Thrace, le nom de 
la ville est écrit de celte façon mes^;; la croix gammée 
remplace la seconde partie du nom i^pp^, qui est comme 
on sait une transformation de %tep^a et de i5|i4pa = jour. Il 
y avait donc un rapport étroit entre l'idée de la lumière, 
du jour et la croix gammée. 

Mais, si telle est Thypothèse la plus probable qu'on 
puisse avancer à ThetTre actuelle, sur Torigine de la croix 
gammée, pouvons nous lui appliquer la théorie de Tarrêt 
idéo-émotionnel? Pouvons-nous expliquer pourquoi l'on a 
fini par oublier sa signification primitive? 

Je crois que ce symbole du mouvement du soleil s'est 
transformé en symbole mystique, justement parce qu'il 
était un symbole métaphorique. La signification d'un 
symbole pictographique ne peut être oubliée, car la 
sensation du symbole réveille directement l'image ou 
ridée de la chose; il n'y a donc pas des états de cons- 
cience intermédiaires, qui puissent être éliminés. Mais 
lorsqu'il s'agit d'un symbole métaphorique, ces états de 
conscience intermédiaires existent, car le symbole doit 
être interprêté, surtout s'il s'agit d'une peinture très im- 
parfaite et grossière, dont le rapport avec la chose repré- 
sentée est minime. La figure d'un arbre réveille direc- 
tement en moi l'idée ou l'image de l'arbre; mais un 
cercle avec trois ou quatre pattes dessinées ne réveille 
pas directement par lui même l'idée précise du mouve- 
ment du soleil; il y a au moins la possibilité d'inter- 
prétations différentes, et en tous cas il faut un travail 
d'interprétation originale et indépendante. La significa- 
tion du symbole, en somme, ne peut être connue que si 



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CHAP. VII — SYMBOLES MYSTIQUES 149 

l'on fait un travail d'induction et d'interprétation, où si 
Ton associe à la vue du symbole le souvenir d'une expli- 
cation qui nous a été donnée, ou d'une interprétation que 
nous avons trouvée jadis par nous mêmes. * 

Or cet état de conscience, qui servait à l'interprétation 
du symbole, aurait été nécessaire si le symbole de la croix 
avait servi aux besoins de Texislence, au commerce ou à 
la politique, par exemple; mais comme il était un sym- 
bole religieux dont l'usage ne variait pas selon la vérité 
et l'exactitude de son interprétation, il est évident que 
cet état de conscience devenait à la longue inutile et que 
le cerveau s'en est pour cela débarassé en peu de temps. 
La croix gammée était, de même que les génuflexions et 
les autres symboles mimiques du cérémonial, un symbole 
employé dans les rapports avec la divinité; donc la même 
cause qui rendait inutile dans le cérémonial l'état de con- 
science que nous avons appelé Yi a rendu inutile l'état de 
conscience servant à faire interpréter la signification so- 
laire de la croix. Il était, en somme, un symbole religieux 
employé dans les rapports avec Dieu; bien ou mal inter- 
prété qu'il fut, la prière et les autres propitialions abou- 
tissaient au même résultat; Télat de conscience qui servait 
à son interprétation n'était donc pas nécessaire et le cer- 
veau s'en est peu à peu débarrassé. Cet état de conscience 
éliminé, on oublia que le signe de la croix représentait le 
soleil, parce qu'il était un symbole métaphorique trop 
grossier pour qu'il put, directement, réveiller l'idée du 
mouvement solaire. 

Lorsque l'état de conscience qui servait à l'interpré- 
tation du dessin fut peu-à-peu éliminé, tous les senti- 
ments religieux qui avaient pour objet le soleil et son 



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150 LE SYMBOLISME ETC. 

culle, s'adressèrent à la croix; voilà pourquoi celle-ci de- 
vint l'objet d'une vénération si profonde, sans que per- 
sonne ne connût sa signification ni son origine; la croix 
récueillit pour son compte l'héritage du culte du soleil 
dont elle cessa d'être un symbole, pour devenir presque 
une divinité par elle-même. La croix devint ainsi un sym- 
bole mystique dont les applications devinrent très nom- 
breuses et même très confuses. 

Tout cela — je le répète — n'est qu'une supposition, 
mais elle peut nous autoriser à affirmer que, quelle que 
soil l'origine de la croix, son évolution ne peut être 
expliquée, très probablement, qu'au point de vue de la 
théorie de l'arrêt idéo-émotionnel. 

13. — L'origine du symbolisme des clefs dans la po- 
litique et le droit primitif doit de même être cherchée 
dans les phénomènes de l'arrêt idéo-émotionnel. On sait 
qu'au moyen-âge la remise des clefs était un signe de 
soumission politique; le prince de Capoue, par exemple, 
pour reconnaître la haute domination de l'empereur de 
Constanlinople sur son État, lui envoya des clefs d'or. A 
l'origine cet acte ne devait pas être symbolique, mais réel;. 
car lorsque de hautes murailles et des portes robustes 
pouvaient être pour une ville une défense efficace contre 
un ennemi, la remise des clefs n'était pas un acte fictif 
et cérémoniel, mais un acte réel de vrai soumission; un 
acte aussi réel que l'est aujourd'hui, dans la vie politique^ 
la remise des clefs des archives secrètes, faite par un mi- 
nistre démissionnaire à son successeur. À l'origine donc, 
la conscience de la vraie signification de l'acte, c'est-à- 
dire r devait exister: mais, lorsque la remise des clefs- 



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CHAP. VII — SYMBOLES MYSTIQUES 151 

devint par habitude un acte obligatoire comme les autres 
pratiques du cérémonial, y fut éliminé par le processus 
décrit ci-dessus et la remise des clefs devint un symbole 
mystique, comme les salutations etc. On put alors donner 
des clefs fictives, des clefs d'or, au lieu de remettre les 
vraies clefs d'une ville, la signification de l'acte s'étant 
transformée par effet de l'arrêt idéo-émotionnel. 

14-. — Les arts et surtout l'architecture sont de vrais 
musées de symboles mystiques. Les trigliphes, les mé- 
topes, les colonnes ne sont probablement que des sym- 
boles mystiques, des signes qui jadis avaient une signifi- 
cation et une valeur, dont la conscience s'est perdue et 
qui ont survécu grâce à la persistance des symboles mys- 
tiques. Tel est sans doute le cas de la colonne commé- 
morative, qui était jadis, comme nous l'avons vu , un 
moyen primitif d'écriture, une espèce d'histoire grossière, 
servant à fixer le souvenir de certains faits publics, lors- 
qu'on ne possédait pas de moyens plus parfaits, comme, 
par exemple, l'écriture. Mais alors pourquoi Napoléon I" 
dressa-t-il sa colonne de la place Vendôme, puisque le 
souvenir de ses batailles et de ses victoires élait confié 
à des millions de livres, de pamphlets, de brochures qui 
les ont narré au monde et qui furent de tous temps re- 
cherchés et lus avidement partout? La colonne était de- 
venue un symbole mystique dont on avait oublié la si- 
gnification, puisqu'on avait cessé presqu'entiérement de 
s'en servir; lorsqu'on la retrouva employée chez les autres 
peuples, on ne comprit plus son vrai caractère et on re- 
tourna, en plein dix-neuvième siècle, aune des coutumes 
les plus barbares, sans que personne ne réclamât. 



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152 LE SYMBOLISME ETC. 

Il est probable que beaucoup des ornaments des édi- 
fices qui devinrent conventionnels dans l'architecture de 
certains pays (métopes et triglyphes des édifices grecques, 
etc.) ne sont autre chose que des symboles mystiques, 
comme la colonne commémoralive. Ce sont sans doute 
des symboles mystiques, comme la croix, ces symboles 
dont M. Goblet a étudié les transformations, l'arbre de la 
vie par exemple; il est difficile d'en retracer la genèse, et 
je n'y ai pas réussi jusqu'à présent; mais très probable- 
ment qu'il s'agit de symboles qui, à une certaine période 
et dans un certain état de culture, n'eurent point une si- 
gnification mystérieuse ni trascendentale; mais cette si- 
gnification fut oubliée par la loi de l'arrêt idéo-émotion- 
nel et ces symboles sont devenus, depuis, inexplicables. 

15. — À présent nous sommes à même d'expliquer aussi 
deux autres phénomènes que nous trouvons toujours liés 
à ceux de l'arrêt idéo-émotionnel dans tous les symboles 
mystiques qui en sont l'effet. Les deux caractères sont 
leur force de conservation vraiment très grande, et leur 
extrême diffusion chez tous les peuples, dans toutes les 
races. 

Rien de plus conservateur, en effet, que les rites d'une 
religion. Dans les pays catholiques, on prie encore en 
latin; les Juifs emploient l'hébreu de la Bible pour leurs 
prières et se servaient assez récemment encore de cou- 
teaux de pierre pour la circoncision : ce qui évidemment 
était une survivance de l'époque où l'on ne connais- 
sait pas encore les métaux. Le cannibalisme et la prosti- 
tution religieuse sont des faits trop notoires pour qu'il 
soit nécessaires d'insister sur eux : chez certains peu- 
ples d'où le cannibalisme a disparu et où les mœurs 



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CHAP. VII — SYMBOLES MYSTIQUES 153 

sexuelles sont assez régulières déjà, le cannibalisme et 
la promiscuité sont encore, dans certaines occasions, des 
devoirs religieux, c'est-à-dire des moyens de s'assurer la 
faveur des Dieux. Les présents, les pèlerinages, les ex- 
voto, voilà autant de survivances des âges où la religion 
était un grossier anthropomorphisme que nous conser- 
vons, bien que nous ayons beaucoup progressé. 

11 en est de même du cérémonial social et des autres 
symboles mystiques. Presque toutes les règles cérémo- 
nielles sont nées pendant la période la plus sauvage et 
la plus guerrière de l'évolution humaine, et n'étaient que 
des moyens pour se prémunir contre le danger que 
chaque homme représentait alors pour un autre homme : 
or elles sont encore en usage, bien que abrégées et trans- 
formées, dans notre civilisation qui ne conserve plus rien 
de la sauvagerie primitive. N'est-ce pas une preuve d'une 
force extrême de conservation? 

L'homme est conservateur et misonéiste par nature; 
il cherche à conserver le plus longtemps possible ses 
idées, ses sentiments, ses usages et ses institutions. Seu- 
lement lorsque des nécessités très fortes le poussent, il 
réussit à ébranler son inertie, à changer ses idées et ses 
habitudes; mais c'est toujours un travail pénible, un effort 
douloureux, que cette révolution à porter dans le système 
de ses idées et de ses habitudes. Or, pour que l'homme ac- 
complisse l'eflfort pénible de l'innovation, il faut qu'il s'a- 
perçoive que ses idées, ses habitudes, ses institutions sont 
en contradiction avec les conditions de l'existence et les 
besoins de la vie; qu'elles ne servent plus au but auquel 
-elles servaient auparavant. Mais là où Varrêt idéo-émo- 
tiormel se produit, les innovations deviennent presque en- 
tièrement impossibles, parce que la connaissance de cette 



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154 LE SYMBOLISME ETC. 

contradiction devient, elle aussi, presque impossible. Si, 
après avoir vécu vingt ans parmi des peuples barbares, je 
vais habiter un pays civilisé, je m'aperçois bientôt que mes 
anciennes façons de vivre ne s'adaptent plus au nouveau 
milieu, car les autres hommes, choqués par ma conduite, 
montreront leur dégoût, et cette réaction du milieu en- 
vironnant pourra m'induire à changer mes habitudes, si 
je ne veux pas vivre en guerre avec tous. Mais s'il s'agit 
de rites religieux, comment ceux-ci pourront-ils se trans- 
former? Il est évident que cela ne sera possible que si 
l'idée de Dieu se transforme et finit par se trouver en 
contradiction avec le culte; si, par exemple, l'idée de 
Dieu devient plus abstraite et plus spirituelle, tandis 
que le culte conservera les caractères anthropomorphi- 
ques des religions primitives. Mais, par effet de Varrêt 
idéO'émotionnel , la connaissance de cette contradiction 
ne peut pas se produire, puisque, comme nous l'avons 
vu, l'idée de la vraie nature des actes du culte est perdue. 
Comment peut-on s'apercevoir que les pèlerinages reli- 
gieux sont la conséquence d'une conception encore très 
imparfaite de Dieu, et pour cela en contradiction avec 
notre conception quelque peu supérieure, si l'on ne con- 
naît pas le vrai caractère de cet acte? Sans doute la re- 
ligion n'est plus, chez les peuples civilisés, ce grossier an- 
thropomorphisme par lequel l'esprit et les Dieux étaient 
censés boire, manger, s'amuser comme des hommes; ce- 
pendant l'usage d'offrir des présents aux Dieux qui re- 
monte àcette ancienne période de la religion, dure encore. 
Pourquoi? Aujourd'hui l'on n'offre plus de présents à 
la divinité, en partant de l'idée que Dieu a les mêmes 
besoins que l'homme, cette idée ayant été éliminée; l'on 



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CHAP. VII — SYMBOLES MYSTIQUES 155 

s'est habitué à considérer cette offrande comme très 
utile, par l'effet d'une association d'idées établie en nous 
depuis longtemps, et d'une continuelle suggestion du 
milieu. Ainsi la contradiction entre l'idée de Dieu telle 
qu'elle est aujourd'hui et les actes du culte n'est pas 
perçue, parce que la vraie signification de la pratique 
religieuse est oubliée; et il n'y a en conséquence aucune 
impulsion ou une impulsion très petite à faire des in- 
novations de ce côté. 

De même, dans le cérémonial social, si la conscience 
que les actes cérémoniels servaient à démontrer énergi- 
quement le manque d'intentions hostiles était demeurée 
vive, tout ce cérémonial se serait écroulé dès que le be- 
soin de montrer à chaque moment ses intentions ami- 
cales n'existait plus. Mais la vraie signification de l'acte 
étant maintenant ignorée, grâce au processus d'élimi- 
nation que nous avons décrit, la contradiction entre les 
observances cérémonielles issues d'un état de guerre et 
les conditions sociales successives de paix ne pouvait 
pas être perçue; donc il n'y avait aucune impulsion ni à 
modifier le cérémonial, ni à l'abandonner entièrement. 
Le cérémonial peut s'adapter à toutes les différentes 
phases de l'évolution sociale, sauf quelques abréviations 
peu importantes, lorsque Varrêt idéo-émotionnel l'a réduit 
à sa forme dernière. 

16. — Nous sommes à même, à présent, de nous ren- 
dre compte d'un autre caractère des symboles mystiques: 
leur extrême force d'expansion et de diffusion. On les 
trouve partout sous des formes semblables; ils voyagent 
sans cesse, d'un pays à l'autre, d^ façon que M. Goblet 



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156 LE SYMBOLISME ETC. 

a pu écrire un livre très intéressanl sur leur migrations. 
< Produits courants de l'industrie — écrit-il op. cit. p. 23, 
— thèmes favoris des artistes, les symboles passent sans 
cesse d'un pays à l'autre avec les articles d'échange et 
les objets de parure; témoins les échantillons de la sym- 
bolique et de l'iconographie hindoues, chinoises, japo- 
naises, qui pénètrent chez nous avec les potiches, les 
cuirs, les étoffes et en général avec toutes les curiosités 
de l'extrême Orient. Les centres de culture artistique ont 
toujours été des foyers d'exportation symbolique. N'a-t- 
on pas retrouvé, d'un côté, jusque dans les <t trésors » 
de nos églises du moyen-âge, de l'autre, jusque dans ceux 
des temples chinois et japonais, des chefs d'œuvre de 
l'art sassanide qui reproduisent eux-mêmes des symboles 
du paganisme classique? 

» Rien n'est aussi contagieux qu'un symbole, sauf peut 
être une superstition — dit ailleurs très bien le même 
écrivain. — .... C'est par milliers qu'on a retrouvé les 
scarabées égyptiens, de la Mésopotamie à la Sardaigne, 
partout où ont pénétré soit les armées des Pharaons, soit 
les navires des Phéniciens. Partout aussi, dans ces para- 
ges, on a recueilli des scarabées indigènes fabriqués à l'i- 
mitation de l'Egypte et reproduisant, avec plus ou moins 
d'exactitude, les symboles que prodiguaient sur les plats 
de leurs amulettes, les graveurs de la vallée du Nil. C'est 
ainsi encore que, longtemps avant la diffusion des mon- 
naies, les poteries, les bijoux, les figurines de la Grèce 
ei de l'Etrurie ont fourni des types divins et des figures 
symboliques le centre et l'occident de l'Europe». 

Pour comprendre ce fait, il faut observer que l'imita- 
tion est d'autant plus facile qu'elle est plus inconsciente 



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CHAP. VII — SYMBOLES MYSTIQUES 157 

et moins contrôlée par la volonté et la raison. Rien n'est 
plus fréquent que de bailler quand on voit une autre per- 
sonne bailler, que de devenir furieux, en se trouvant mêlé 
aune foule furieuse; que d'adopter une certaine forme 
de chapeau quand tout le monde la porte. Mais les imita- 
tions qu'on pourrait appeler rationnelles sont au contraire 
plus rares et plusdilBciles; ainsi Thomme d'État qui veut 
imiter une institution étrangère, l'industriel qui veut adop- 
ter un nouveau système de machines y pensent auparavant, 
calculent les probabités de succès, les avantages et les de- 
savantages, et ne se décident qu'après des longues réfle- 
xions. Pourquoi? Parce que, dans ce cas, Timilalion n'aura 
lieu que si elle est trouvée par la raison en accord avec 
les besoins du milieu et les circonstances de la vie sociale, 
politique, industrielle; les lois psychophysiques de la sug- 
gestion sont, pour cela, sans cesse sous le contrôle de la 
raison qui en ralentit et parfois en détruit l'action; tan- 
dis que, dans les autres cas, les lois psycho-physiques de 
la suggestion agissent librement sans avoir à lutter contre 
des forces antagonistes considérables, comme le miso- 
néisme, la peur des erreurs et des conséquences, etc. 
Or, pour les symboles mystiques, c'est la première forme 
d'imitation qui entre enjeu pour produire leur diffusion. 
L'adoption d'un symbole mystique peut se faire sans lutte 
intellectuelle, car la signification du symbole étant per- 
due, il est impossible qu'il lui arrive de se trouver en 
contradiction avec d'autres idées préexistantes; il n'est 
au fond qu'un amusement de l'esprit, comme la mode, et 
son adoption ne peut pas naturellement entraîner une 
contradiction entre la conduite de l'homme et ses besoins. 
Pour cela, les lois psycho-physiques de la suggestion 



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158 LE SYMBOLISME ETC. 

peuvent agir lapidemenl, dans tous les cas; il suflSl qu'un 
symbole ait une certaine puissance de suggestion, pour 
qu'il se propage dans tous les pays et parmi toutes les 
races. 

17. — Il y a encore une forme particulière d'arrêt idéo- 
émotionnel que Ton doit examiner. Parfois l'arrêt idéo- 
émotionnel ne provient pas de ce qu'un ou plusieurs états 
de conscience ont été éliminés en dehors d'une série asso- 
ciative, peu à peu, de génération en génération, dans l'es- 
prit d'une multitude. L'arrêt idéo-émotionnel est parfois 
un fait individuel, qui s'opère pendant la vie d'un seul 
homme, relativement à une certaine classe d'opérations 
mentales que cet individu doit accomplir très souvent et 
auquel on pourrait donner le nom de professionnel. 

Tel est le cas de la bureaucratie, dans les grandes ad- 
ministrations de l'État. On sait qu'un des vices les plus 
communs de cette classe de fonctionnaires est l'habitude 
d'appliquer littéralement les règlements et les lois qu'on 
leur donne comme guide; ils se tiennent à la lettre de 
la disposition avec une telle étroitesse d'esprit, qu'ils en 
arrivent à ne plus se préoccuper des conséquences de 
leur conduite, même si elles sont les plus absurdes, les 
plus ridicules, les plus dangereuses. Les dispositions dun 
règlement ou d'une loi ne peuvent en effet être qu'un 
5igne grossier et imparfait de la volonté du législateur, 
£t un recueil d'instructions sommaires; car il est impos- 
sible qu'un règlement ou une loi puisse prévoir d'avance 
tous les cas différents qui sont possibles dans la pratique, 
dans des sociétés aussi complexes que les sociétés mo- 
dernes. Or quel devrait être le travail d'un employé in- 



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CHAP. VII — SYMBOLES MYSTIQUES 159 

telligenl, conscient de ses devoirs et des responsabilités 
qui pèsent sur lui? Évidemment le fonctionnaire devrait, 
dans l'application, interpréter ces dispositions, et ne leur 
donner que la valeur d'instructions sommaires; il de- 
vrait associer entre elles l'idée du but dernier et de la 
raison de la disposition, et l'idée des cas les plus fréquents 
en vue desquels elle a été conçue, les différences par- 
ticulières du cas particulier, les conséquences qui résul- 
teraient de l'application textuelle de cette disposition et 
leur contradiction avec le but de celle-ci; il devrait enfin 
trouver les modifications opportunes à porter dans l'ap- 
plication. Que fait-il au contraire le plus souvent? Il prend 
le texte de la disposition tel qu'il est et en déduit les 
conséquences logiques, au moyen d'un certain nombre 
de syllogismes; il ne fait qu'une opération de logique 
pure et règle sa conduite d'après les conclusions de ce 
raisonnement, fait en dehors de toute considération con- 
crète des conditions réelles. 

Or cette application de la logique pure à la solution 
d'une question de ce genre est un vrai arrêt idéo-émo- 
tionneL Comparons, en effet, les deux opérations mentales. 
Dans le premier cas, la conclusion dernière est trouvée 
en associant un grand nombre d'idées : l'idée du but der- 
nier de la disposition, l'idée des cas les plus fréquents 
dans lesquels elle est faite, l'idée des différences du cas 
présent, l'idée des conséquences dérivant de l'applica- 
tion littérale et l'idée de la contradiction qui se produi- 
rait entre le résultat et le but de la disposition. L'opé- 
ration mentale est donc fort complexe, car elle se compose 
d'un nombre d'associations directes et collatérales très 
grand, et d'une quantité remarquable d'éléments men- 



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160 LE SYMBOLISME ETC. 

taux. Dans le second cas, toute cette complexité n'existe 
plus; car toutes les associations dldées collatérales sont 
supprimées et les associations directes se restreignent aux 
deux ou trois qui sont nécessaires pour déduire d'une pré- 
misse ses conséquences logiques. Tout cela est — comme 
on le voit — bien plus simple et plus commode, mais 
le résultat est un vrai arrêt idéo-émoHonnel, car le champ 
de la vision intellectuelle vient à être singulièrement 
rétréci. Par l'élimination des associations collatérales, 
la pensée s'arrête à considérer la disposition littérale 
de la loi et ne va pas plus haut, à l'idée qui inspira 
cette disposition, au but dans lequel elle fut faite; elle 
ne prend pas non plus ce principe comme point de dé- 
part pour des recherches et des méditations ultérieures; 
elle se borne enfin à descendre et à monter, sur l'étroite 
échelle du syllogisme, du principe à ses conséquences lo- 
giques et viceversa. Il y a aussi un arrêt émotionnel, car 
le sentiment de la responsabilité envisageant tout le de- 
voir d'appliquer le règlement ou la loi, selon les néces- 
sités des choses et suivant des besoins que la loi ne peut 
pas prévoir, se rétrécit pour l'application littérale au sen- 
timent du devoir; lorsque ce devoir a été accompli, même 
si l'on a produit des désastres et des chagrins inutiles, le 
fonctionnaire n'a rien à se reprocher. 

Pour peu que l'habitude de ce processus mental se pro- 
longe, l'arrêt idéô-émotionnel devient un vice organique, 
inhérent à la structure même de l'esprit; et des raison- 
nements faits en employant un processus mental autre 
que celui-ci deviennent presque impossibles. 

La cause qui produit l'arrêt idéo-émotionnel est, dans 
ce cas, la loi du moindre efForl. L'opération mentale que 



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CHAP. VII — SYMBOLES MYSTIQUES 161 

nous avons examiné la première étant plus complexe 
que la seconde, elle exige un effort plus grand : or, sui- 
vant la loi du moindre effort, l'homme préférera toujours, 
entre les deux processus, le plus commode, si quelque 
cause très puissante ne le force pas à se servir du plus 
fatigant. Quelle cause pourrait exister dans ce cas? Celle 
qui empêche Varrêt idéo-émotionnelAe se former pour tous 
les employés qui ont une responsabilité réelle; l'intérêt. 
L'employé d'une administration privée qui sait qu'il sera 
congédié s'il commet une erreur trop grave, en demeu- 
rant attaché à la lettre des instructions qu'il a reçues de 
son chef, ne contracte pas si facilement l'habitude du rai- 
sonnement raccourci par l'arrêt; il interprète ces dis- 
positions et cherche à provoquer de son mieux, lorsque 
cela est nécessaire, les associations d'idées qui devront 
éclairer sa voie. Mais l'employé de l'État quel intérêt 
a-t-il à employer les procédés psychologiques plus com- 
plexes et plus fatiguants? Il travaille pour un être im- 
personnel, la nation; pour un être qui ne sera jamais 
très rigoureux dans l'examen des responsabilités; il n'est 
pas même excité par l'intérêt, car, qu'il travaille bien ou 
mal, son gain sera le même, à la fin de sa journée: 
toute raison, déterminant un effort plus grand, manque 
et pour cela même l'effort est absent. 

18. — Ces considérations nous permettent de com- 
prendre mieux ce fait si curieux et si connu, que les 
sciences ont toutes débuté par la méthode déductive. 
Comme l'a remarqué Lange, même les écoles matéria- 
listes, qui par la qualité de leurs études se tenaient plus 
près de la nature, ont débuté par la déduction : la phy- 

FsBBXRO — Le Symbolisme etc. 11 



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162 LE SYMBOLISME ETC. 

siqiie et la chimie primitives, par exemple, consistèrent 
dans une série de déductions tirées à force de logique 
d'un principe établi dans Tobservalion des fails ou au 
hasard; et seulement bien lard on comprit que, pour 
connaître les lois de la nature, il fallait moins raisonner 
et plus observer. La logique pure fut préférée, à l'ori- 
gine, à l'observation et à l'expérience, parce que c'était 
un processus psychologique moins fatigant, pour lequel 
la présence dans l'esprit d'un nombre d'éléments men- 
taux plus petit était suffisante. En effet, pour déduire une 
loi de l'observation d'un grand nombre de fails, il faut 
avoir présents à l'esprit ces fails, en trouver les qualités 
semblables, en distinguer les qualités différentes; tandis 
que, pour déduire une conclusion d'une prémisse, il n'y 
a qu'à faire un syllogisme, dans lequel est impliqué un 
nombre bien plus petit d'états de conscience. Cet arrêt, 
que nous trouvons encore, dans certaines personnes, dé- 
terminé par certaines conditions spéciales d'existence, 
fut jadis la forme normale et générale de la pensée dans 
le monde des savants; c'est même une forme de pensée 
si commode qu'il fut extrêmement pénible d'y substituer 
la forme plus fatigante, mais plus parfaite, de l'obser- 
vation. 

L'emploi de la logique pure est donc l'effet d'un arrêt 
idéo-émotionnel. La métaphysique n'est, à ce point de vue, 
que le produit colossal d'un arrêt psychologique qui, de- 
puis des siècles, exerce son influence sur l'humanité. 



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163 



CHAPITRE HUITIEME 



Syilioles fte snryiyance. 



1. — Beaucoup d'hisloriens ont supposé que ceiiains 
symboles juridiques, tels que la simulalion du rapt dans 
la cérémonie du mariage, el la simulation du duel dans 
l'ancien procès romain, sont des survivances de l'épo- 
que où l'épouse était conquise par la force, et où le 
droit el le tort avaient l'épée pour juge. Mais personne 
n'a cherché la cause naturelle de celle survivance. Il 
ne suffit pas de dire que telle ou telle cérémonie est 
une survivance, comme explication scientifique du phé- 
nomène; il faut aussi trouver la cause de cette survi- 
vance et le processus psychologique par lequel elle s'est 
produite. 

L'homme est conservateur, misonéistey pour employer 
l'expression de M. Lombroso qui a découvert celte loi 
psychologique; il cherche à conserver ses idées, ses sen- 
timents le plus long.temps qu'il peut, car tout changement 
dans son système mental exige un effort douloureux qu'il 
cherche à épargner. Certainement, lorsque des causes 
très fortes le poussent, l'homme réussit à ébranler Tim- 



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164 LE SYMBOLISME ETC. 

mobilité de sa pensée et à inlroduine des changements 
même radicaux dans ses idées, dans ses émotions; mais 
c'est toujours un travail et un effort pénible que celte 
révolution a porté dans son esprit. 

Les idées souvent changent plus lentement que les 
faits et les conditions sociales. Une société, poussée par 
les nécessités de l'existence, entre dans une phase nou- 
velle d'existence où beaucoup des anciens rapports sont 
changés: mais à cette révolution dans les conditions so- 
ciales ne correspond pas, tout de suite, une révolution 
analogue dans l'esprit et dans le système des idées; 
l'homme conserve encore, pendant un certain temps, les 
idées ou les sentiments qui correspondaient à la phase 
dépassée; il croit que tout est encore comme jadis; il n'a- 
perçoit pas les changements qui se sont produits; il voit 
en somme le monde tel qu'il était et non pas tel qu'il 
est. Il n'a la conscience des changements que long temps 
après qu'ils se sont produits. 

Ce phénomène a été très bien décrit par Sumner Maine 
sur un cas particulier de l'histoire de la famille. La pre- 
mière forme d'association humaine ayant été la famille, 
on ne conçut pendant longtemps autre espèce d'asso- 
ciation, même lorsque d'autres existaient déjà en fait. 
K Toutes les relations entre les hommes — écrit Sum- 
ner Maine — se résument alors (aux débuts de la civili- 
sation) dans les relations de parenté; celui qui n'est 
pas un conjoint est considéré a priori, par présomption 
absolue, comme ennemi. Cette présomption devint peu à 
peu absurde et fausse dans le fait, car des hommes, qui 
n'étaient liés par aucune parenté, établirent entre eux des 
relations aimables d'aide mutuelle : mais aucune idée 



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CHAP. VIII — SYMBOLES DE SURVIVANCE 165 

correspondant exaclemenl à celle nouvelle condition des 
choses ne se produisit tout de suite dans les esprits primi- 
tifs, el aucune phraséologie ne fut inventée pour l'expri- 
mer. On parla des nouveaux membres de chaque groupe, 
comme s'ils étaient des alliés; on les considéra et on les 
Iraila comme alliés. Les idées étaient si peu changées, 
que les sentiments et même les passions naissant de la 
parenté naturelle se reproduisirent avec une force ex- 
trême dans la parenté fictive i>. Ainsi, dans l'Inde et en 
Irlande, même les rapports entre maître et écolier fu- 
rent tellement assimilés aux rapports de parenté, qu'on 
établit, dans certains cas, le droit de succession légitime 
entre le maître et l'écolier, tout comme s'ils étaient de 
véritables parents. 

L'histoire ancienne de Rome nous fournit un autre 
exemple. Mommsen a remarqué avec beaucoup de finesse, 
tout en ne donnant pas l'explication de ce fait, qu'à Rome, 
lorsqu'on substitua au gouvernement à vie des rois le 
gouvernement annuel des prœtores (tel était le nom pri- 
mitif des consuls), il ne se forma pas tout de suite une 
idée neuve correspondante à la nouvelle autorité créée; 
le préleur fui longtemps encore considéré comme un 
roi, el l'idée de la royauté survécut si complètement dans 
le consulat, qu'on reconnut au prœtor tous les pouvoirs 
du roi, même ceux qui étaient en contradiction avec l'an- 
nualité de la charge. Ainsi, de même que le roi, le prœtor 
ne pouvait pas être destitué, et, si à la fin de l'année il 
ne s'en allait pas spontanément, le Sénat ne possédait 
aucun moyen légal de le forcer à donner sa démission. Le 
roi nommait son successeur; or ce pouvoir passa, comme 
tous les autres, au prœtor, hieri qu'on eût introduit le 



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166 LE SYMBOLISME ETC. 

principe de l'élection par les comices; et le prœlor eut le 
droit d'exclure de la lutte tous les candidats qui lui dé- 
plaisaient, et d'annuler les votes donnés aux candidats 
qu'il n'acceptait pas. Plus tard seulement une idée de 
Taulorité consolaire, entièrement correspondante à la nou- 
velle situation, se forma et modifia les mœurs politiques, 
en les rendant plus logiques. 

En somme, les idées et les sentiments anciens ne sont 
remplacés que très lentement et peu à peu par les idées et 
les sentiments nouveaux. Une révolution soudaine dans 
le système mental d'une société est impossible; et si quel- 
que fois on croit de la remarquer, elle n'est qu'appa- 
rente, comme l'a démontré très bien l'histoire de la Ré- 
volution française. Natura noii facit saltus. Ainsi souvent 
l'homme change peu à peu une institution sociale de 
fond en comble, au moyen de modifications successives 
et très petites; mais l'idée qu'il avait de l'ancienne insti- 
tution ne change pas; et, conclusion curieuse, il ne com- 
prend pas, dans son ensemble^ ce qu'il a créé peu à peu, 
par des modifications successives. 

2. — 11 est probable que l'enlèvement a été la pre- 
mière forme, ou au moins une forme très commune du 
mariage, aux débuts de la civilisation; la lutte sexuelle, 
si bien étudiée par Darwin dans le monde zoologique, eut 
probablement cette forme dans la race humaine, avant de 
se raffiner dans les formes supérieures de notre civili- 
sation. Le mariage par rapt se trouve en effet chez les 
Australiens et chez presque tous les peuples les moins 
avancés de l'humanité, qui nous donnent l'exemple le plus 
vraisemblable de ce que fut jadis, à une époque exlrê- 



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CHAP. VIII — SYMBOLES DE SURVIVANCE 167 

mement éloignée, la partie la plus civilisée de l'espèce 
humaine. En tous cas, supposons pour un moment que 
le mariage par capture ait été jadis une forme générale 
de mariage, l'explication du phénomène historique dont 
il s'agit devient alors si aisée, si naturelle, si analogue à 
ce que nous remarquons dans d'autres parties de l'his- 
toire du droit, que celte analogie pourra même être, à son 
tour, un argument en faveur de l'hypothèse fondamentale. 
Il est notoire que, successivement, d'autres formes de 
mariage entrèrent en usage, et que parmi elles une 
des plus communes fut l'achat. On comprend très bien 
que cette transformation fut produite surtout par le 
désir de s'épargner les luttes qui devaient inévitable- 
ment surgir après chaque capture; car, la femme étant 
souvent, dans la vie sauvage, une espèce de bête dont 
le travail était très utile, elle était défendue contre les 
enlèvements, comme le bétail. Mais cette transforma- 
tion n'a pu se faire que peu à peu. Il était en effet im- 
possible que l'homme trouvât tout à coup l'idée qu'on 
pouvait éviter ces longues et sanglantes luttes, en indem- 
nisant les parents de l'épouse du dommage reçu par l'é- 
loignement de celle-ci; la transformation aurait été trop 
soudaine et l'homme, surtout l'homme sauvage qui ac- 
cepte passivement les coutumes anciennes, bonnes ou 
mauvaises, n'est pas doué d'une puissance de critique 
et d'invention si remarquable. Il dût donc exister un 
degré moyen de passage; et ce degré fut probablement 
la coexistence, dans une même période, des deux formes 
de mariage, l'enlèvement et l'achat. Probablement, à 
l'origine, au lieu d'acheter l'épouse, on employait un 
moyen de propitiation après le rapt, et ce moyen con- 



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168 LE SYMBOLISME ETC. 

sistait en un cadeau que le ravisseur faisait aux parents 
de la femme, pour les apaiser et les faire renoncer à la 
vengeance. Ainsi, chez les Turcomans, le mariage est 
souvent accompli de cette façon : les deux fiancés se ré- 
fugient dans un obah voisin qui les accueille toujours 
très bien et oii ils passent les premières semaines de 
leur mariage; au bout de ce temps, les hommes les plus 
âgés des deux obah s'interposent et, après de nombreux 
pourparlers, ils fixent un prix; après paiement, les deux 
époux font retour à leur obah; mais la jeune fille doit 
rester encore pendant six mois ou un an dans sa maison, 
sans que le mari puisse la voir, sinon en cachette; après 
quoi ils se réunissent et le mariage est conclu. 

Or, quand l'usage de résoudre par des présents les 
querelles provenantes des rapts devint général, il est pro- 
bable que peu à peu les présents ont fini par être faits 
non après, mais avant l'enlèvement. Plusieurs causes peu- 
vent avoir amené cette petite modification : pour les 
parents de la femme, le désir de vendre leurs filles à 
des conditions avantageuses, lorsque la marchandise était 
encore en leurs mains; pour les hommes riches, le désir 
de remporter sur leurs compétiteurs plus pauvres et 
plus forts, etc. Mais ce serait une erreur de croire que, 
lorsque Tusage de dédommager les parents de Tépouse 
avant le rapt devint général, cet usage dut nécessai- 
rement tomber et disparaître: cette nécessité existe dans 
la logique du raisonnement, mais elle n'existe pas dans 
la réalité des faits, qui nous montrent ici, au contraire, 
une des nombreuses contradictions dont l'histoire mo- 
rale de l'humanité est remplie. Nous trouvons, en effet, 
que, chez certains peuples, l'achat et l'enlèvement Ron si- 



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CHAP. VIII — SYMBOLES DE SURVIVANCE 169 

mulé mais réel coexistent: ainsi dans certains districts 
de la Nouvelle-Zélande, bien que le mariage fut précédé 
d'un contrat, la lutte était acharnée; les parenls gar- 
daient la jeune iille, et le fiancé ne pouvait s'en emparer 
que de force, après une lutte qui souvent lui coûtait cher. 
Dans d'autres districts, la lutte n'était plus si acharnée; 
mais, comme le fiancé devait lutter contre Fépouse, et 
comme les jeunes filles étaient, dans ce pays, très fortes, 
la lutte durait souvent plusieurs heures. Dans le Kamt- 
chatka le fiancé devait payer l'épouse en travaillant dans 
la famille de celle-ci, parfois plusieurs années ; mais, lors- 
que son apprentissage d'époux était terminé, il devait en- 
core s'emparer par force de sa femme qui était défendue 
par les autres femmes de \ajou7'te, et celle-ci lui apparte- 
nait seulement après une bataille très longue et très rude. 
Les idées et les sentiments, en somme, marchèrent, dans 
ce cas, plus lentement que les faits; l'usage de la propitia- 
lion et de l'achat devint peu à peu général, mais la longue 
habitude du rapt était telle qu'on ne comprit pas tout de 
suite que désormais on pouvait avoir une femme sans la 
ravir. En outre, à la lutte étaient probablement associés 
des sentiments de vanité, car Taudacieux conquérant des 
femmes était sans doute beaucoup admiré par les hommes 

et aussi par les femmes : or il est probable que, dans 

les premiers temps de son introduction, le mariage ac- 
compli seulement par achat dut presque paraître une 
action lâche; par suite de la longue habitude de la cou- 
tume précédente, on ne sentait la force du lien matrimo- 
nial qu'après l'enlèvement, l'ancien sentiment ne pou- 
vait se transformer que peu à peu. Le sentiment de 
rhomme à l'égard de l'enlèvement fut, en somme, long 



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170 ^ LE SYMBOLISME ETC. 

temps analogue an senliment avec laquelle Tacliat est re- 
gardé, dans la période successive de l'histoire du mariage, 
chez les peuples chez qui il est devenu la forme générale 
du mariag^e : ainsi, comme l'a remarqué M. Ralzel, chez 
les Zoulus, c'est seulement l'achat qui fait sentir aux deux 
époux la force du lien matrimonial; un homme et une 
femme ne se considéreraient pas comme mariés, si le 
mâle n'avait donné ou au moins promis quelque chose; et 
un homme se croirait déshonoré, s'il acceptait une femme 
pour rien. Si l'on voulait encore une autre comparaison 
tirée de faits plus récents, l'enlèvement eut, longtemps 
après l'introduction de l'achat, la même fonction psycho- 
logique que, de nos jours, les formalités de la cérémonie 
du mariage à la mairie; les hommes ne croyaient pas 
accompli un mariage sans l'enlèvement, de même qu'au- 
jourd'hui nous ne considérons comme mariage l'union 
d'un homme et d'une femme, que lorsque la cérémonie 
civile ordonnée par la loi et par les mœurs a été accomplie. 
A un certain moment de l'évolulipn du mariage, il y 
eut donc coexistence du rapt et de l'achat; et une con- 
tradiction organique de l'usage. De ce moment les trans- 
formations successives sont faciles à suivre: la lutte n'ayant 
plus une raison ni une cause réelles, l'ardeur qu'on y met- 
tait des deux côtés aura peu à peu diminué, comme le 
montre déjà, par quelques côtés, la cérémonie de la Nou- 
velle Zélande, car l'homme cherche, par la loi du moindre 
effort, à s'épargner tout travail inutile; et l'équilibre entre 
les faits et les idées, entre la conduite des hommes et la 
nouvelle phase de la civilisation, commença à se produire 
de cette façon inconsciente, avec cette diminution invo- 
lontaire et graduelle de l'ardeur apportée dans la lutte. 



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CHAP. VIII — SYMBOLES DE SURVIVANCE 171 

En outre, la lutte pour la conquête de la femme deve- 
nant inutile et n'étant plus qu'une survivance, la cons- 
cience de son vrai caractère et de la cause par laquelle on 
luttait devenait inutile; l'état de conscience qui corres- 
pondait à ces idées devait donc être éliminé, et un a7Têt 
idéo-émotionnel devait par conséquence se produire. La 
signification primitive ayant été oubliée, l'enlèvement pût 
se modifier dans ses détails, jusqu'à changer entièrement 
de nature, jusqu'à devenir, d'une lutte âpre et sanglante 
qu'il était, un joyeux ballet et une fête de famille dans 
laquelle rien, pas même le souvenir, ne survivait plus de 
Tancienne cruauté. Je ne cite pas d'autres exemples de 
cette transformation, car il suffit d'ouvrir un livre quel- 
conque d'ethnographie, pour les trouver par milliers. 

Même ici donc Y arrêt idéo-émotionnel altère profondé- 
ment la nature et l'essence d'un usage : mais le phé- 
nomène se produit d'une façon autre que dans les cas 
examinés dans le chapitre précédenl. Dans ce cas, le con- 
servatorisme était un effei de Y arrêt idéo-émotionnel; ici, 
par contre, Y arrêt idéo-émotionnel est un effet du conser- 
vatorisme. Si, dans des usages comme le rapt et l'achat, 
quelque partie devient inutile, et si l'homme, à cause de 
son esprit conservateur et de son misonéisme, ne s'en dé- 
barasse pas tout de suite, l'arrêt idéo-émotionnel se pro- 
duit vite sur cette partie inutile, en faisant oublier son 
caractère et sa vraie nature, et en rendant possibles des 
transformations étranges; mais, même dans ce cas, l'arrêt 
idéo-émotionnel n'est qu'une élimination d'états de cons- 
cience inutiles. C'est ainsi que l'évolution, dans son cours 
éternel et sans direction, fait sortir les ballets et les cé- 
rémonies nuptiales des âpres et sanglantes batailles des 
temps passés. 



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172 LE SYMBOLISME ETC. 

3. — Un processus psychologique enlièremenl analogue 
donne naissance au symbolisme du procès romain, qui 
consiste, comme on sait, dans la simulation d'un duel. 

H est certain qu'aux débuts de la civilisation, surtout 
chez les peuples militaires, les questions juridiques étaient 
tranchées par Pépée; les deux adversaires se battaient en 
duel et celui qui était vainqueur gagnait le procès. Or, 
même lorsque l'État commença à devenir assez fort, ce 
système ne fut pas remplacé par le système juridique; 
car, entre la lutte matérielle du duel et la lutte intel- 
lectuelle des raisons, il y avait un abime que Thomme 
ne pouvait pas franchir d'un bond. H fallait un long 
travail menlal, une révolution des idées el des sentiments, 
pour que la transformation s'accomplît; à l'origine donc 
l'État n'intervînt que pour régler les conditions de la lutte 
qui devait avoir lieu en présence d'un représentant en- 
voyé par lui. C'est à ce point d'évolution qu'étaient, par 
exemple, arrivées les institutions judiciaires des anciens 
Allemands, au temps des invasions. 

Mais quelles furent les périodes de transition, les degrés 
moyens de transformation qui substituèrent la lutte intel- 
lectuelle des raisons à la lutte physiologique des bras et 
des épées? D'après M. Dugmore, chez les Cafres le procès 
ressemble à une expédition armée de la tribu h laquelle 
appartient le demandeur, contre la tribu de l'intimé : « La 
tribu du demandeur va se placer en armes, dans le voisi- 
nage de l'autre tribu; alors tous les hommes de celle-ci 
sortent armés, à peine voient ils les autres arriver, qu'ils 
vont s'asseoir dans un autre lieu, loin de l'emplacement 
occupé par leurs adversaires. Après un longue silence 
des deux côtés, les pourparlers commencent, et souvent 
ils se prolongent pendant un temps extrêmement long ». 



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CHAP. VIII — SYMBOLES DE SURVIVANCE 173 

On dit souvent que les tribunaux lurent crées pour 
mettre un (rein à l'anarchie de la justice privée; mais il est 
impossible que cette réforme ait été accomplie d'un seul 
coup. L'homme primitif qui tranche ses questions, Tépée 
à la main, trouve que ce moyen est raisonnable et nor- 
mal, et ne conçoit nullement l'existence d'autres moyens 
plus justes et plu3 rationels; au contraire il se révolte et 
n'accepte pas ces soi-disant systèmes plus parfaits, si 
un roi intelligent veut les lui imposer. Ainsi Théodoric, 
ce Pierre le Grand des Goths qui, après avoir reçu l'édu- 
cation romaine, avait compris l'esprit de la civilisation 
latine, voulut contraindre son peuple à adopter les juge- 
ments légaux au lieu des jugements par duel; mais son 
Edictum déplore souvent que ses sujets ne veulent pas 
reconnaître ses juges, et qu'ils préfèrent les verdicts de 
l'épée à ceux des savants jurisconsultes, méconnaissant la 
grande réforme qu'il essayait d'introduire. Charlemagne, 
esprit supérieur aux temps misérables dans lesquels il 
vécut, dût menacer de peines très sévères et même de 
la mort les duels judiciaires, c'est-à-dire un crime qui, 
aujourd'hui, est très rare même dans les pays où il n'est 
pas puni. Le duel judiciaire avait donc des racines puis- 
santes, que même les bras herculéens de Charlemagne 
ne surent briser; aussi, pendant sa vie, n'exista-t-il dans 
son empire qu'une paix relative, et, après sa mort, le 
régime de la guerre privée s'étendit de nouveau sur 
toute l'Europe. Rien n'est absolument absurde et into- 
lérable; une coutume qui, à une époque, paraît hor- 
rible à un peuple, peut être sacrée à une autre époque, 
chez un autre peuple. 

Aussi les idées et les sentiments relatifs au duel judiciaire 
ne purent-ils changer tout d'un coup. Lorsque l'usage de 



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174 LK SYMBOLISME ETC. ^ 

résoudre les questions par la raison commença à devenir 
commun, on n'abandonna pas entièrement les armes: la 
solution sans effusion de sang et sans coups dût être, à 
l'origine, une heureuse exception, dans quelques cas peu 
compliqués où les passions n'étaient pas trop échauffées; 
mais dans les autres cas les parties, tout en se rendant 
sur le terrain avec l'idée et le désir d'arranger la question 
à l'amiable, finissaient par s'attaquer et par se combattre. 
L'idée et le sentiment que le procès était une lutle per- 
sonnelle peisistcrent, modifiés partiellement par l'idée 
qu'une solution amiable était possible : mais, la querelle 
pouvant très bien se terminer par une lutte» il fallait 
s'y rendre armés. C'est justement cette période de trans- 
forFnation que nous pouvons remarquer chez lesCaffres; 
ils se rendent armés au jugement, comme s'ils devaient 
se battre; cependant la question n'est plus résolue par 
les armes, mais par la discussion. 

Une loi d'Alfred, roi d'Angleterre, vient à l'appui de 
cetj^ hypothèse. <i Celui qui sait que son offenseur — 
écrit le roi — est dans sa maison ne doit pas lui faire 
guerre avant de lui avoir demandé justice; s'il peut blo- 
quer son ennemi dans sa maison, qu'il le tiennesept jours, 
sans l'assaillir, si celui-ci n'essaie pas de sortir. Si, après 
sept jours, l'assiégé consent à se soumettre et à rendre 
les armes, qu'il reste sept jours sans être inquiété, et 
que ses parents et ses amis en soient avertis. Mais si l'of- 
fensé est à lui seul impuissant, qu'il ait recours à Vealdor- 
man et, si Vealdorman ne l'aide pas, au roi, avant de se 
battre». Quels sont donc les ordres du roi qui désirait 
abolir la coutume barbare du duel pour y substituer 
des procédés plus parfaits, mais qui, plus ou moins con- 



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CHAP. VIII — SYMBOLES DE SURVIVANCE ' 175 

scicFnmcnt, connaissait l'impossibilité de déraciner d'un 
seul coup un usage si ancien et si général? Le roi Alfred 
ordonne justement qu'avant d'avoir recours à Tépée l'of- 
fensé essaie tous les moyens à sa disposition pour ré-^ 
soudie la question sans répandre du sang; il devra, pour 
cela, bloquer l'olTenseur dans sa maison et lui demander 
justice; il devra, si celle demande ne réussit pas, s'a- 
dresser à Vealdorman et, si Vealdorman ne lui prête pas 
attention, au roi; il pourra alors se battre, si même cette 
extrême démarche n'^aboutit pas. Évidemment, la nature 
du système judiciaire n'était pas substantiellement chan- 
gée pour l'offensé; c'était toujours un duel auquel il 
était préparé et pour lequel il prenait les armes; mais 
dans certains cas le duel devenait inutile, car on pouvait 
trouver une solution différente. Les rapports entre les 
hommes devaient, à cette époque, ressembler beaucoup 
à ceux qui existent aujourd'hui entre les différents États 
européens; ils ont souvent recours aux arbitrages, mais 
ils tiennent tout prêtes des armées formidables et con- 
sidèrent la force et la guerre comme suprema ratio, si les 
pourparlers et les négociations diplomatiques échouent. 
Cette hypothèse trouve sa confirmation dans des faits 
plus modernes, relatifs à la fin des combats judiciaires du 
moyen-âge. En 1571 on ordonna en Angleterre un conr^bat 
judiciaire, sous l'inspection des juges du tribunal des 
plaids communs; mais la reine Elisabeth, interposant 
dans cette affaire son autorité, ordonna aux parties de 
terminer à l'amiable leur différend : cependant, afin que 
rhonneur fût sauf, la lice fut ouverte, et Ton observa 
le cérémonial de toutes les formalités préliminaires du 



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176 - LE SYMBOLISME ETC. 

combat (1). On voit donc, dans ce cas, que les senti- 
ments et les idées correspondant au combat judiciaire ne 
peuvent changer tout-à-coup, et que la cérémonie du duel 
est conservée, même lorsque le due! ne joue plus en réa- 
lité aucun rôle dans la solution de la question. 

Dans l'ancien procès romain, qui est une espèce de 
fossile juridique très curieux et très intéressant à étudier, 
on peut retrouver les phases différentes de développe- 
ment par lesquelles cette institution a passé, lorsqu'elle 
était vivanle. Examinons, par exemple, une de ses formes 
les plus anciennes, la plus ancienne peut-être, Vactio 
saci^amento in rem. Dans cette forme de procédure, s'il 
s'agissait de choses mobilières, elles devaient être portées 
devant le juge; s'il s'agissait de choses immobilières, on 
en portait une partie. Après cela et après avoir renseigné 
le juge sur les faits et sur la cause de la querelle, la 
legis actio sacramento commençait; si, par exemple, il s'a- 
gissait d'un esclave, le demandeur, tenant par une main 
une verge (la fesiuca substituée, comme le dit Gains à 
la lance), avec l'autre apprehendebat, c'est-à-dire saisis- 
sait l'esclave, prononçant ces mots : hune ego hominem 
ex jure quiritium meum esse aio secundum suam cau- 
sant sieut dixi ecce tibi vindictam imposui. Dans le même 
temps festucam homini imponebat, c'est-à-dire il touchait 
l'homme de la festuca, en signe de maitrise. L'intimé 
faisait la même chose et disait les mêmes mots, de façon 
que les deux adversaires se trouvaient avec la main posée 
sur l'objet du litige : c'était ce qu'on appelait consertio 
manuum, qui passait comme une phrase de guerre et qui 

(1) RoBERTSON, Œuvres complètes, vol. 1, pag. 109. Paris, 1840. 



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CHAP. VIII — SYMBOLES DE SURVIVANCE 177 

était en effet, comme on le voit, une espèce de défi. Après 
le défi, le préteur intervenait, ordonnant aux deux ad- 
versaires de laisser libre l'esclave: Mittiteambo hominem; 
ce commandement était promptement obéi, mais le de- 
mandeur s'adressait de nouveau à Tadversaire, en lui 
disant : Postula arme dicas qua ex causa vindicaveris ; 
celui ci repondait: Ju^ peregi sicut mndictam imposui, 
et alors le demandeur le défiait à un pari : a Quando 
ut iniuria vindicavisti D. aeris sacramento te provoco »; 
la conclusion était faite par l'adversaire qui acceptait le 
pari avec les mots : Similiter ego te. A ce point les deux 
adversaires demandaient à être renvoyés au jugement 
qui était rendu, trente jours après, par un arbiter, et 
dans lequel lepraetor n'intervenait point; son ingérence 
était bornée à cette première phase du procès, et finis- 
sait après qu'il avait décrété sur les vindidas, c'est-à-dire 
après avoir assuré, par un système de gages, que celui 
qui gagnerait le pari serait payé. Lorsqu'il s'agissait d'ob- 
jets immobiliers la procédure était à peu près la même, 
sauf quelques différences tenantes à la diversité des choses 
en litige. Ainsi, dans les temps les plus anciens, les deux 
parties se rendaient sur le champ qui était l'objet du 
procès, et là avait lieu la deductio, ou lutte entre les 
adversaires, chacun cherchant à chasser l'autre; plus 
tard on porta une motte de terre devant le juge. 

Peut-on, après cela, essayer de découvrir les phases dif- 
férentes par lesquelles est passé le procès romain, avant 
d'arriver à sa forme dernière? Je crois que oui. A l'origine 
le procès n'était qu'un duel auquel assistait un représen- 
tant de l'autorité (dans les temps les plus anciens, le roi 

FsxBiBO. — Le Symbolisme etc, 12 



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178 LE SYMBOLISME ETC. 

en personne), qui cependant ne devait pas résoudre le dif- 
férend, mais seulement surveiller la lutte, pour qu'elle 
se fît dans certaines conditions de loyauté mutuelle. Sur 
l'usage du duel vint ensuite se greffer celui d'avoir re- 
cours â un arbitre: mais dans ce cas, comnie toujours, 
la transformation ne fut pas soudaine ni complète, mais 
lente et graduelle. Le pari a pu très bien fournir le 
terme moyen de transition. Il était impossible que les 
Romains ces.sassent d'un coup de résoudre leurs diffé- 
rends par le duel; mais il était, par contre, possible que 
Tusage du pari s'étendit. Chacun des deux adversaires 
pariait que si l'on faisait examiner la question par une 
troisième personne, celle-ci lui donnerait raison. En effet 
ce pari était presqu'un duel d'espèce différente; on pou- 
vait Taccepter facilement car Ton joignait, au désir de 
gagner l'objet du litige, celui d'obtenir le prix; et l'on 
substituait, au plaisir de tuer son adversaire, celui de lui 
gagner une somme d'argent. Mais, lorsque Tusage du pari 
devint général, les idées anciennes et les anciens senti- 
ments ne changèrent pas immédiatement, en i^ison du 
processus psychologique que nous avons décrit plusieurs 
fois; on fut encore pendant longtemps persuadé que le 
procès était un duel, un duel qui pouvait quelque fois être 
remplacé par un pari; aussi les adversaires allaient-ils 
armés au procès et se portaient le défi. 

L'arrêt idéo-émotionnei qui survint ensuite, comme 
dans le mariage par rapt, altéra le caractère primitif du 
procès jusqu'à le transfoiimer en la cérémonie juridique 
qui a été exposée plus haut, et qui dans beaucoup de 
détails conserve à peine le caractère de l'ancien duel. 



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CHAP. VIII — SYMBOLES DE SURVIVANCE 179 

Nous trouvons enfin une preuve d'une certaine valeur, à 
Tappui de cette théorie, dans un fait assez étrange auquel 
les historiens du droit romain n'ont pas donné l'impor- 
tance qu'il méritait; ce fait est que le préteur, dans la 
procédure romaine, ne se mêlait en aucune façon de la 
solution du procès. Gela prouve qu'il représentait encore 
le magistrat qui, dans les temps les plus anciens, était 
présent à la lutte et qui, dans la période de transition, 
engageait peut-être les deux parties à recourir au pari 
et à l'arbitrage d'une troisième personne, comme moyen 
meilleur de résoudre les différends. 

4. — Aujourd'hui encore lorsque nous voulons affirmer 
avec énergie notre droit de propriété sur une chose, même 
sur une chose lontaine ou immatérielle, nous tendons 
les bras comme pour la saisir. Ce geste est probable- 
ment une réminiscence de temps plus anciens, quand la 
chasse, la pêche, la guerre, la récolte des fruits dans les 
forêts étaient les moyens les plus habituels d'acquérir la 
propriété; lorsqu'il fallait, par conséquent, saisir une 
chose matéiiellement avec les mains, pour en devenir 
possesseur. C'est donc dans la conquête qu'il faut cher- 
cher l'origine de la propriété, et non pas dans l'échange 
qui est un procédé économique plus complexe et phis ré- 
cent: l'homme, avant de troquer avec ses semblables, se 
procura tout pai' lui-même, au moyen de la chasse, de la 
pêche, du vol, etc. Rn effet, comme l'a remarqué M. Muir- 
head, emere en latin n'avait pas, à l'origine, la valeur d'a- 
cheter avec de l'argent; mais seulement celui de prendre, 
acquérir, recevoir. L'occupation et la conquête doivent 
être le moyen le pluscomniiin pour acquérir la propriété, 



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180 LE SYMBOLISME ETC. 

aux débuts de la civilisation, d'autant plus que les resnul- 
lius sont alors bien plus nombreuses qu'aujourd'hui; les 
forêts, les fleuves et parfois même la terre n'étaient pas 
encore tombés dans la propriété privée. On sait, par exem- 
ple, que l'ancien hébreu n'avait pas de mot pour exprimer 
l'idée de propriété foncière, et que les Romains primitifs 
ne connaissaient pas la propriété foncière. En outre^ 
même là où le sentiment de respect pour la propriété 
de la maison, des instruments de tiavail, des produits 
des récoltes existe, il ne se rapporte, chez les peuples 
militaires, qu'aux membres de la tribu; les possessions 
des ennemis, leurs armes, leur bétail, leur or, leurs fem- 
mes sont res nullius, qu'on peut conquérir par la force. 
Or, dans un temps où les resnullius sont nombreuses, 
et où le moyen le plus commun pour l'acquisition de la 
propriété est la conquête, quel est le sentiment éthico- 
juridique de respect pour la propriété qui puisse exister, 
soit à l'égard des produits de la chasse et de la pêche, 
que des conquêtes de guerre faites par chaque membre 
de la tribu aux dépens des tribus ennemies? Évidem- 
ment le seul sentiment de ce genre qui puisse se former, 
est un sentiment de respect pour le droit du premier oc- 
cupant. Sans doute celui qui, au prix de dangers et d'uB 
effort souvent pénible, se procure un objet, un animal, 
un tronc d'arbre, les armes d'un ennemi, etc. défendra 
ses acquisitions contre toute usurpation; or, par l'expé- 
rience des luttes auxquelles ces usurpations entrainent, 
il doit se former peu à peu un sentiment de respect pour 
la propriété déjà acquise par un autre, et l'on doit finir 
par trouver juste qu'un objet appartienne à celui qui, 
le premier, y a touché. « Lorsque, comme dans les so- 



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CHAP. VJII -^ SYMBOLES DE SURVIVANCE 181 

piétés les plus grossières, — écrit Herbert Spencer — 
il n'existe encore ni règle politique, ni règle religieuse, 
la cause principale qui empêche de satisfaire chaque 
désir, à mesure qu'il se manifeste, est la conscience des 
maux qui résulteront de la colère des autres sauvages, 
si la. satisfaction du désir est obtenue à leurs dépens». 
Nous trouvons en effet que le droit romain et les codes 
modernes ont tous adopté la règle, que les res nullius 
appartiennent de droit à celui qui s'en empare le pre- 
mier; or cette règle est d'une importance secondaire 
dans des sociétés comme les sociétés modernes, où les 
res nullius n'existent presque plus et où tout se fait par 
échange; mais elle a dû être, par contre, presque tout le 
code de la propriété, l'a et l'a) des rapports juridiques et 
économiques, aux débuts de la civilisation. Lorsque ce 
sentiment de respect pour le droit du premier occupant 
devint, avec le temps, assez foi't, il ne fut plus néces- 
saire, pour se considérer comme vraiment maître, de ré- 
<Juire en son pouvoir l'objet et d'avoir une force suffisante 
pour le défendre; il suffit de faire un acte de maîtrise 
sur l'objet, et de démontrer d'une façon évidente qu'on 
avait eu, le premier, l'intention de considérer comme sa 
propriété telle ou telle autre res nullius, pour que cette 
propriété fut assurée de tout atteinte et tout danger. 
Mais, d'un autre côté, ces actes de maîtrise étaient absolu- 
ment nécessaires; ils étaient le titre de l'acquisition, et 
puisque on devenait propriétaire parce qu'on avait saisi 
l'objet, il fallait bien, avant tout, le saisir. Même aujour- 
d'hui, et pour la même raison « celui qui découvre un 
continent inconnu — écrit M. Gianturco — n'en devient 
pas maître et souverain par l'efifet de sa seule intention; 



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182 LE SYMBOLISME ETC. 

il faut qu'il accomplisse des actes réels de possession et 
de souveraineté ». Cette règle, qui est aujourd'hui parlicu- 
lière à un cas exceptionnel de res nullius existant encore, 
était jadis bien plus commune et d'une application plus 
générale, lorsque les res nullius étaient nombreuses. 

Avec le temps, la forme d'acquisition de la propriété 
varia; l'échange entra aussi dans Tusage et devint cha- 
que jour plus commun; mais il esl probable que, suivant 
la loi psycho-sociologique exposée ci-dessus, la pratique 
de réchange s'est introduite dans les costumes et dans 
les usages, lorsqu'on n'avait pas encore une idée pré- 
cise et claire de ce nouveau procédé économique ni une 
notion ou un sentiment exact des devoirs et des droits 
qu'il amenait avec lui. Les idées et les sentiments de- 
meurèrent longtemps encore les mêmes que ceux des 
temps où la propriété naissait de l'occupation des res nul- 
lius, aussi ne considéra-t-on pas comme légitime la pro- 
priété résultante de l'échange, si l'on n'accomplissait pas 
les actes d'occupation qui avaient servi, dans la période 
précédente, à consacrer la propriété de conquête. 

Voilà comment on peut expliquer un fait dont l'étran- 
geté fut trop peu remarquée par les historiens du droit; 
c'est-à-dire que, dans les temps anciens, la propriété d'é- 
change est souvent consacrée par des actes de conquête. 
Dans l'ancien droit allemand il était nécessaire, pour que 
la vente d'un fond de terre fut légale, que l'acheteur y 
exerçât des actes de maîtrise, que, par exemple, il cassât 
des rameaux, qu'il y invitât des amis, qu'il s'y montrât en 
promenade. Dans la mancipatio des Romains, l'acheteur, 
en présence de cinq citoyens romains et du libripens, di- 
sait : hune ego hominem (s'il s'agissait d'un esclave; et s'il 



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CHAP. VIIJ — SYMBOLES DE SURVIVANCE 183 

s'agissait d'un autre object ii le nommait) ex jure qui- 
ritium meum esse ajo; isque mihi emptus est hoc aère 
œneaque libra : il frappait ensuite la balance, et devait, 
comme Gaius le recommande expressément, saisir les 
objets un à un. On ne sait pas si le vendeur prononçait 
aussi quelque formule, mais il est certain que la forma- 
lité essentielle de la cérémonie était constituée par l'acte 
de saisir, accompli sur les objets. De même, au moyen- 
âge, il suffisait que le cohéritier entrât dans le château 
d'un fief dépendant de la succession, pour qu'il en de* 
vint maître et pour qu'il ne pût être dépossédé, selon 
les lois anglo-normannes, que par un bref du roi. 

Évidemment, dans toutes ces formalités on remarque 
une contradiction; car ce n'est pas la cession faite par le 
propriétaire ou la volonté manifestée par le testateur qui 
garantissent le droit, mais l'acte de possession et de con- 
quête accompli sur l'objet. Il est probable que ces cé- 
rémonies appartiennent à des époques de transition, pen- 
dant lesquelles la propriété par l'échange commençait à 
exister, mais sa notion et l'idée subséquente du droit de 
l'acheteur n'étaient pas encore très claires ni très net- 
tes. L'idée de la propriété et le sentiment de respect 
étaient, par contre, encore fortement associés aux actes 
de possession et de conquête : aussi la propriété des 
échanges fut-elle illogiquement protégée par les actes 
de conquête qui avaient servi dans la période précédente. 
Pendant longtemps encore le titre juridique d'une pro- 
priété ne fut pas la cession volontaire faite par le pro- 
priétaire antérieur, mais la conquête accomplie par le 
propriétaire actuel; et le cérémonial de la conquête sur- 
vécut dans le cérémonial de la vente. 



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184 LE SYMBOLISME ETC. 

Cette survivance déterminant, dans ce cas comme dans 
l'usage du rapt et du duel judiciaire, l'arrêt idéo-érao- 
tionnel, et l'oubli de leur vrai caractère, ces actes de con- 
quête ont pu se modifier; ils sont devenus des formalités 
juridiques sanssignification, conservées par tradition dans 
les contrats de ce genre, et laissant saisir difficilement 
les actes primitifs dont elles sont la transformation. 

5. — Par uja phénomène assez fréquent, certaines ins- 
titutions se trouvent donc, à certaines périodes, dans un 
état de contradiction organique; elles sont formées par 
la juxtaposition de deux parties, appartenant l'une au 
passé et l'autre au présent, et devant, au point de vue 
de la logique, s'exclure mutuellement. La contradiction, 
en somme, est une liaison entre le passé et l'avenir 
d'une institution, lorsqu'elle est poussée à se transfor- 
mer par l'évolution générale d'une société. Nous aurons 
plus loin à analyser certaines contradictions très curieuses 
de cette espèce, dans le droit moderne. 

11 pourra paraître étrange d'appuyer la théorie de l'o- 
rigine de toute cette classe de symboles sur une contra- 
diction; mais quelle preuve avons nous que l'homme soit 
un être logique par excellence? Le plus grand philosophe 
italien dece temps, RobertArdigô, a répondu négativement 
à cette question, dans un'étude magnifique sur la logique 
de l'homme, t Les connaissances — écrit-il — tombent 
dans la conscience d'un homme peu à peu, à des époques 
différentes, arrivant à elle par des voies différentes et de 
façons variées; elles s'y mélangent au hasard, comme les 
débris et les objets de toute sorte que les affluents appor- 
tent dans le lit d'un grand fleuve, des points les plus éloi- 



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CHAP. VIII — SYMBOLES DE SURVIVANCE 185 

gnés; on pourrait même comparer la conscience humaine 
au rocher géologique constitué par une série de stratifica- 
tions entièrement différentes (1)5>. L'irralionel est donc 
une force historique autant et plus que la raison et la lo- 
gique; et ceux, qui veulent expliquer toute l'histoire de 
l'homme seulement parla logique, risquent de ne rien com- 
prendre au déroulement contradictoire et bizarre des faits, 
qui se produit à travers les âges historiques. Les idées 
humaines, en somme, étant, elles aussi, des'phénoménes 
naturels, ne sont pas plus logiques que les autres phé- 
nomènes naturels: la nature est-elle elle-même logique, 
lorsqu'elle conserve pendant des milliers d'années un 
organe devenu inutile à une plante ou à un animal? De 
même les idées et les sentiments ne disparaissent pas 
tout de suite, lorsqu'ils sont devenus inutiles. 

Nous trouvons enfin, dans ces faits, une preuve nou- 
velle à l'appui de l'idée que l'homme ne crée pas les 
istitutions, les usages, etc. suivant une idée et un plan 
préconçus, et qu'il n'a pas une conscience claire des ré- 
sultats définitifs auxquels aboutira son activité. Ce ne fu- 
rent pas les idées du contrat ou de la discussion judiciaire 
^ui firent, dans le mariage et dans le procès primitif, 
substituer l'achat et le jugement au rapt et au duel; 
mais l'achat et le jugement, substitués au rapt et au 
duel, firent naître, au contraire, peu à peu, dans l'esprit 
humain, par une lente suggestion, l'idée du contrat et 
de la discussion judiciaire. 

(1) R. Ardigô, È Vuomo un essere logicof en Opère filoso fiche. Vol. 
jii, Padova, 1884. 



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186 



CHAPITRE NEUVIÈME 



Aîayisie et nMm Un symMe. 



1. — Nous avons vu que beaucoup de symboles qui 
nous paraissent si étranges, ne sont que la forme plus 
simple et plus primitive de symboles que nous employons 
sous une forme plus compliquée. La preuve en est que 
ces symboles se retrouvent, même aujourd'hui, par ata- 
visme, dans certaines classes de la société. 

2. — La pictographie, avec sa technique grossière et 
ses représentations concrètes, se retrouve, comme moyen 
d'écriture, chez les criminels qui montrent autant d'ata- 
vismes dans tout leur caractère. Les criminels se servent 
avec un plaisir particulier du dessin pour exprimer leurs 
pensées, comme le montrent surtout les Palimsesti del 
carcere, recueillis par M. Lombroso. Ainsi, par exemple, 
un criminel, pour exprimer l'intention de se pendre, re- 
présenta dans sa cellule de prisonnier un homme pendu; 
un autre broda sur son gilet, et avec beaucoup de figures, 
une histoire fort compliquée qui paraissait être, dans sa 



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CHAP. IX — ATAVISME ET PATHOLOGIE ETC. 187 

pensée, une espèce de défense pictographique, car il pré- 
tendait devoir être acquitté grâce à ce dessin; un troisième 
avait dessiné son complice en train de voler une montre, 
la victime qui s'échappait, et lui-même ayant en main 
la chaine de la montre; au-dessus, comme signature pro- 
fessionnelle, il figurait un paire de bottes (il était cor- 
donnier): or ce criminel n'écrivait pas mal et composait 
même des poéaies, mais il avait préféré raconter son 
crime au moyen d'un dessin très grossier. 

Même le tatouage des criminels est presque toujours 
pictographique: il se compose de figures ou de parties 
d'objets réels, de figures tirées de métaphores du langage 
qui ramènent quelque idée générale ou abstraite à une 
image concrète; de figures qui par association rappel- 
lent un autre objet, une autre personne, une autre idée. 
Ainsi un criminel, qui portait dessinée sur sa peau loute 
l'histoire de sa vie, employa, pour symbole de sa maî- 
tresse, un cœur; pour symbole de ses propos de ven- 
geance contre les gendarmes, un casque; pour symbole 
d'un ami très cher et qui savait très bien jouer de la 
guitarre, un luth; pour symbole du vaisseau sur lequel 
il fit naufrage, une ancre; pour symbole de son passage 
dans la police, une couronne royale, signe du pouvoir po- 
litique. Un autre criminel portait dessinées sur son bras 
droit deux colombes, symbole de l'amour pur emprunté 
aux métaphores du langage — une sirène — les ini- 
tiales de son nom et du nom de sa maîtresse — un sau- 
vage, symbole de son séjour en Afrique, — une femme, 
vêtue en ctouw, avec une colombe dans la main droite, 
souvenir de sa troisième maîtresse, — l'enseigne de son 
métier de forgeron, — sur son bras gauche deux lut- 



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188 LE SYMBOLISME ETC. 

leurs, symbole du temps où il fut cbmn; la lêle d'un 
zouave (souvenir de la légion). 

Celle tendance est sans doute atavique, étant un retour 
à des systèmes de signes très anciens; mais le retour est, 
dans ce cas, rendu plus facile par certains caractères spé- 
ciaux aux criminels. Chez les criminels, les passions sont 
souvent très violentes, et pour cela la parole est un sym- 
bole trop abstrait pour qu'elle puisse exprimer l'inten- 
sité des sentiments et des idées excitées par ces passions. 
En outre, les criminels sont des individus vivant en dehors 
de la société, dont les passions et les idées sont, pour ainsi 
dire, solitaires, et ne trouvent pas une écho sympathique 
dans les idées ni dans les sentiments des autres hommes; 
même l'expression de cet état particulier d'esprit doit être 
spéciale et différente de celle qui sert à exprimer les idées 
communes de tous les autres hommes. La pictographie 
devient souvent, pour le criminel, une espèce de crypto- 
graphie; un moyen de fixer certaines idées qui ne doi- 
vent être connues de personne, par un système de signes 
dont seul il possède la clef. Un criminel, par exemple, 
pour ne pas oublier de se venger de sa maîtresse qui 
l'avait trahi, se tatoua sur le bras un citron (symbole — 
disait-il — de l'amour qui est doux au commencement, 
mais qui ensuite devient aigre) et la marque VT. = ven- 
detta (vengeance). Dans ce cas, on remarque aussi bien 
l'influence de la loi de l'inertie mentale.: à l'aide de ce 
tatouage le criminel prévient le cas où sa passion violente 
pourrait s'éteindre, car ce signe pourra, dans l'avenir, 
réveiller les sentiments de haine qui l'ont inspiré, si 
^eux-oi venaient à s'alanguir. Le tatouage étant l'effet de 
passions violentes, il doit être très dynamogène; il sera 



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CHAP. IX — ATAVISME ET PATHOLOGIE ETC. 18^ 

du dessin et non de récriture; mais l'homme moyen, qui 
n'a pas autant de souvenirs à conserver, n'a non plus 
besoin de ce système de signes, pour rappeler les sou- 
venirs qui tendent à s'éteindre. 

3. — Il est véritablement curieux de trouver chez les 
criminels le symbole juridique, sous la forme primitive 
que nous avons analysée ci-dessus — surtout dans leurs 
associations qui. de même que toutes les sociétés hu- 
maines, ont leurs institutions sociales et leurs règles. 
— En France, les Chauffeurs, bandes de brigands qui 
furent célèbres à la fin du siècle dernier et au commen- 
cement de ce siècle, observaient la cérémonie mimique 
suivante pour les mariages: la bande se réunissait en 
cercle et l'on plaçait au milieu une corde tendue à une 
certaine hauteur de la terre; le chef demandait alors à 
l'époux s'il voulait la fiancée pour sa femme, et, sur sa 
réponse affermative, il ajoutait : saute donc. L'époux sau- 
tait; la même question et le même commandement étaient 
adressés à la femme; et, lorsque l'épouse avait aussi sauté, 
l'homme et la femme étaient mariés. Dans ce cas même, 
il s'agit d'un système de documentation plus primitif qui 
sert à fixer dans l'esprit des membres de la bande l'idée 
du mariage accompli et à assurer aux époux tous les droits 
reconnus par les coutumes de l'association. La cérémonie 
est quelque peu sauvage et étrange; et il n'est pas im- 
possible qu'elle ait été suggérée, au moins dans certains 
détails, par la vie d'action et en plein air, à laquelle une 
bande de brigands est contrainte. 

4. — De même que les criminels nous font voir l'ata- 
visme du symbole, les fous nous en montrent la patho- 



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190 LE SYMBOLISME ETC. 

logie. Il existe toujours uno correspondance entre l'étal 
intellecluel et le systènie de symboles employés pour ex- 
primer ces idées : or, comme chez les criminels un sys- 
tème de signes primitifs correspond à un état mental 
en partie primitif et grossier, de même chez les fous un 
système de symboles délirants correspond à un état déli- 
rant des idées. — C'est pour cela que les fous se servent 
rarement des signes ordinaires de l'écriture, et ne se con- 
tentent pas, comme les criminels, de la pictographie; ils 
inventent des signes particuliers, et les mêlent aux fi- 
gures, aux paioles, aux lettres alphabétiques, en créant 
une écriture bizarre très difficile à comprendre et qui suffit 
à elle seule pour démontrer le désordre de leur esprit. 
Ainsi un certain Ga..., atteint du délire des grandeurs, 
qui fut étudié par M. Lombroso, adressait sans cesse des 
ordres, des lettres de correspondance et des lettres de 
change au soleil, à la mort, aux autorités civiles et mili- 
taires, se servant d'un système spécial de symboles gra- 
phiques qui était composé de lettres majuscules, mêlées 
à des figures et à des signes indiquant les personnes et 
les choses; les mots étaient séparés par un on deux points, 
et de chaque mot il n'terivail que peu de lettres, en gé- 
néral les consonnes seules. 

Mais l'exemple le plus curieux de ce symbolisme déli- 
rant, qui correspond à un état délirant des idées, nous 
est donné par une sculpture exécutée par un malade à 
délire systématisé, dont M. Morselli a donné une exacte 
description. C'est une petite statue en bois, sur la tête 
de laquelle est placé un trophée composé d'un certain 
nombre d'objets qui sont autant d'emblèmes exprimant 
les idées du sculpteur. Parmi ces objets il y a un en- 



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CHAP. IX — ATAVISME ET PATHOLOGIE ETC. 191 

crier, symbole de son intention d'écrire contre les ty- 
rans; un paire d'ailes, qui rappellent que, lorsqu'il de- 
vint fou, il vendait à Porto Recanati ses travaux, parmi 
lesquels il y avait des anges sculptés. Un casque avec 
une lanterne à la visière est le symbole des gendarmes 
qui l'amenèrent h la maison des fous; un cigare placé de 
travers est le symbole de son dédain pour les rois et les 
tyrans (ce fou est républicain). Mais le trophée qui est 
placé sur la tête de la statue est encore plus remarquable : 
il est la traduction pictographique de cette chanson: 

(( fai préparé un poison — je porte sur moi deux poi- 
gnards — cette vie moÀheureuse — finir Ort-clle un jour? 

» Je faimm^ai jusqu'à la mort — et même mort je t'ai- 
merai. 

» La cloche mélancolique — emnoncera ma mort — et 
alors tu écouteras curieuse — cette harmonie funèbre. 

)>Je t'aimerai etc. etc. 

)) Tu verras passer dans la rue — une longue et tnste 
croix — et un prêtre sur la fourche — dire le miserere. 

)) Je f aimerai etc. etc. ». 

Chaque strophe de la chanson est représentée par un 
symbole; ainsi dans la première le mot poison est traduit 
par une coupe; les deux poignards y sont repro<}uits; la 
fin de la vie est symbolisée par une espèce de sarcophage; 
et Taraour par des bouquets de fleurs. Dans la seconde 
strophe, la cloche est reproduite exaetement; l'harmonie 
funèbre a pour symbole deux trombes; une croix pour la 
troisième strophe, et un chapeau de prêtre pour la qua- 
triènae complètent le tableau, auquel ne manque pas la 
fourche, qui a pour symbole une fourchette (force et four- 
chette: la période du rébus). 



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192 LE SYMBOLISME ETC. 

Ces faits ont une certaine importance, parce qu'ils 
nous démontrent indirectement que notre théorie sur les 
symboles juridiques est vraie, en montrant que les sym- 
boles varient avec les systèmes des idées qu'ils doivent 
exprimer. Si ces symboles ne sont qu'un équivalent de 
notre écriture, tel qu'il est nécessaire pour exprimer un 
état délirant des idées, de même les symboles juridiques 
primitifs ne doivent être que l'équivalent de nos forma- 
lités juridiques, tel qu'il était nécessaire pour exprimer 
des idées plus simples. 

5. — Un autre phénomène de la pathologie mentale 
sera intéressant à suivre pour Tétude du symbolisme, 
parce qu'il nous montre une loi normale de l'esprit hu- 
main exagérée dans un cas pathologique, et nous fournit 
une de ces démonstrations passant de la pathologie à la 
physiologie et de la physiologie à la pathologie, qui sont 
si utiles, surtout dans le champ des sciences biologiques» 
Nous avons vu qu'un processus de formation du symbole 
est le processus de réduction, par lequel la partie sert de 
symbole au tout, et que ce processus n'est nullement in- 
tenf ionel, mais qu'il a sa base dans la réduction naturelle 
des^ sensations, des images, des sentiments et des idées. 
Nous avons étudié de même les phénomènes complexes de 
l'arrêt mental, de l'arrêt émotionnel et idéo-émotionnel : 
or nous trouvons que, dans certaines formes morbides 
d'amour, les deux phénomènes se combinent et que la 
réduction est poussée à un tel point qu'un arrêt finit par 
se produire et que le tout y est entièrement remplacé 
par la partie. 



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CHAP. IX — ATAVISME BT PATHOLOGIE ETC. 193 

Nous avons déjà remarqué que, même dans Tamour 
normal, il existe un vrai processus de réduction; car c'est 
toujours une qualité particulière de la femme qui pré- 
vaut. sur les autres, dans Tadroiration de son amant pour 
elle. Mais, dans ce cas, cette admiration d'un détail 
n'est qu'un élément de l'amour, elle est seulement l'exci- 
tation plus -forte du désir de la possession. Parfois, au 
contraire, ce détail absorbe entièrement l'attention et 
devient à lui seul l'objet du désir sexuel. 

Dans une civilisation où la femme ne montre nues que 
sa face et ses mains, les excitations sexuelles doivent 
souvent partir du vêtement qui, couvrant et altérant sou- 
vent la beauté du corps et des membres, devient même 
l'attrait le plus important. Montaigne disait en parlant 
de Tamour : « certes, les perles et les brocards y con- 
fèrent quelque chose, et les filtres et les trains >. Rous- 
seau avoue que les soubrettes et les petites vendeuses 
ne le tentaient pas; il lui fallait des dames. «Ce n'est 
pourtant pas du tout la vanité de l'état ou du rang qui 
m'attire, — écrit-il — c'est la volupté, c'est un teint 
mieux conservé...., une robe plus fine et mieux faite, une 
chaussure plus mignonne, des rubans, de la dentelle, des 
cheveux mieux assistés. Je préférerai toujours la moins 
jolie, ayant plus de tout cela >. 

Mais, chez certains malades, cette réduction arrive à un 
tel point, que le vêtement remplace la femme comme 
objet de leurs désirs. 11 y a des malades qui volent dans 
les rues les mouchoirs des dames, et qui éprouvent le plus 
intense des plaisirs à se satisfaire avec ces mouchoirs; 
il y en a d'autres qui sont excités par la vue des bot- 

Fbbbsbo. — lié S^mMttmê etc, 13 



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194 LE SYMBOLISME ETC. 

Unes. Un de ces malades cherchait toujours à voir les 
clous des bottines des femmes; il examinait soigneuse- 
ment sur la neige ou sur la terre humide la marque des 
bottines de femmes; il tendait l'oreille au bruit que font 
les clous en battant le pavé, et trouvait un vif plaisir 
erotique à se satisfaire devant les vitrines des cordon- 
niers en répétant certaines phrases qui réveillaient l'i- 
mage des clous associée à Timage de la femme : par 
exemple « ferrer une femme >. Un autre de ces amants 
des bottines disait : « II faut, pour moi, que ces bottines 
soient de cuir el, si possible, de cuir noir, très hautes, 
très élégantes; les bottines dont la forme m'a toujours 
plû le plus, même lorsque j'étais enfant, sont les bottines 
très hautes et très élégantes )». 

Chez d'autres malades, par contre, le détail absorbant 
est une de ces parties du corps que notre pudeur om- 
brageuse laisse encore découvertes. Un homme n*était 
excité que par les yeux des femmes et, ayant rencontré 
une femme aux yeux très grands, il voulait l'épouser. 
Un autre était excité par les mains, et surtout par les 
mains chargées d'anneaux et de bijoux; mais, dans ce 
cas, la réduction n'était pas encore arrivée à son point 
extrême, car une belle main et un visage laid lui cau- 
saient une impression désagréable de contraste. Il y a 
enfin les amants des boucles et des cheveux; «certains 
hommes — écrit M. Macé — vont parmi la foule des 
grands magasins de nouveautés, s'approchent des fem- 
mes et des jeunes filles dont les cheveux tombent sur 
les épaules et en coupent des boucles. Un de ceux-ci di- 
sait: € Pour moi la jeune fille n'existe pas; ce sont ses 
cheveux qui m'attirent ». 



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CHAP. IX — ATAVISME ET PATHOLOGIE ETC. 195 

Nous trouvons ici les phénomènes de la réduction et 
ceux de Tarrét combinés ensemble : le détail qui, par le 
processus de réduction, a le plus d'influence pour exciter 
la passion erotique, finit par remplacer entièrement la 
femme et devient l'objet de l'amour, par l'effet d'un ar- 
rêt. Dans ce cas, l'arrêt est provoqué par une maladie, 
il n'est pas un phénomène normal; mais il nous montre, 
avec sa fréquence pathologique, quelle est l'importance 
de la loi de l'arrêt, dans toute la psychologie humaine. 



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iJiiiiiiiiiiHiiiiiiiittiiiiiiittMiiiwiM»titiiii>éwii>wiiiiii(giiiiiiiiiiigiiiiiMli»i'ii|atiiiiiiiii^ 



DEUXIEME PARTIE 



APPLICATIONS PSYCHO-SOCIOLOGIftlJES 



CHAPITRE UNIQUE 



Le syntiÉiie dans le Uroit loUente. 



1. — Notre analyse a été faite en grande partie sur 
le passé; nous avons pu de cette façon dégager plus 
aisément certains lois, car tes faits pouvaient être obser- 
vés complètement, et jugés à leur juste valeur. Les faits 
historiques rassemblent en cela aux édifices : il faut être 
placés à une certaine distance pour tes embrasser d*un 
coup d'œil, dans leur ensemble complet et harmonique. 
Les jugements, que les contemporains portent sur une 



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198 LE SYMBOLISME ETC. 

institution ou un phénomène quelconque de la vie so- 
ciale, sont souvent erronés, parce que Tinstitution ou le 
phénomène étant pour ainsi dire trop près des yeux, il 
est difficile de les voir sous toutes leurs faces et dans 
leurs rapports avec les autres phénomènes; aussi la vision 
intellectuelle risque-t-elle souvent d'êlre fausse. Mais à 
présent, en appliquant les lois trouvées dans l'étude du 
passé aux phénomènes actuels, nous pourrons mieux dé- 
couvrir le vrai caractère de certaines institutions qui, 
justement, ne sont pas comprises en général parce qu'elles 
sont de notre temps. 

2. — La période de la documentation juridique que 
nous avons étudiée dans la première partie de ce livre, 
pourrait être appelée la période mimique, parce que le 
document consiste surtout en une petite action jouée 
devant des témoins, qui réveille l'idée de Tafifaire juri- 
dique en cause. La période actuelle pourrait être, par 
contre, appelée la période de l'écriture, car l'écriture y 
est employée de préférence à tous les autres moyens. La 
période mimique correspondait à un état de culture en- 
core grossière, et la période de récriture à un état de 
culture plus avancée; le système de documentation juri- 
dique est donc en rapport avec l'état de la culture et de 
la civilisation et, si celui-ci progresse, le système de docu- 
mentation juridique doit aussi progresser. C'est une loi 
évidente que les considérations développées jusqu'ici dé- 
montrent, je crois, suffisamment. 

Or voilà une question qui se présente d'elle-même: 
notre système de documentation juridique qui appar- 
tient à la période de l'écriture, est-il à la hauteur de l'état 



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DEUXIÈME PARTIE — CHAP. UNIQUE 199 

de notre civilisation et de notre culture, ou bien est-il 
resté en arrière? Ne serait-ce pas, pour les peuples civi- 
lisés, l'heure de faire entrer leurs systèmes dans une nou- 
velle période plus avancée, plus perfectionnée que celle 
de l'écriture? Je le crois. C'est ainsi que l'étude des sym- 
boles juridiques peut nous donner un renseignement, im- 
portant sur Tavenir, en nous montrant que la période 
de l'écriture est désormais une période archaïque, si on 
la compare aux progrès réalisés dans toutes les autres 
branches de la vie sociale. Les peuples modernes de- 
vraient entrer dans celle que j'appellerai la période mé- 
canique de la vie et du symbolisme juridique; tous les per- 
fectionnements, que la mécanique moderne a introduits 
dans les moyens de communication entre les hommes, de- 
vraient être appliqués à la vie juridique; on aurait ainsi 
un système de documents et de symboles plus parfait 
qui, donnant lieu à un nombre plus petit de contesta- 
tions, diminuerait la fréquence des procès et assurerait, 
mieux que le système actuel, le triomphe de la bonne 
foi et de la justice. 

Dans les pays jeunes, en Australie et en Amérique par 
exemple, on a déjà beaucoup avancé dans cette voie; le 
système Torrens entre autres est une brillante applica- 
tion de la photographie, de la lithographie, et de la poste, 
à la vie juridique. Son succès à été immense: appliqué 
depuis le 1838 dans l'Australie du sud, il s'est étendu 
ensuite dans toute l'Australie; de là il a gagné les îles 
Fidji, la Colombie britannique, l'État d'Iowa en Amé- 
rique, et la Tunisie depuis 1885. A l'heure actuelle, des 
efforts sont tentés pour l'introduire en Angleterre et en 
France; en France c'est surtout M. Yves Guyot qui mène 



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200 LE SYMBOLISME ETC. 

une campagne fiévreuse en faveur de la réforme. En quoi 
consiste donc le système Torrens ? C'est un régime spécial 
pour les biens immobiliers, par lequel on réussit à ren- 
dre presque sûre la preuve de Tétat des propriétés, pour 
tout ce qui a rapport aux charges, aux servitudes, aux 
baux, etc., et à rendre très aisée la transmission des titres 
de propriété, à l'aide des inventions les plus modernes. 
Chez nous au contraire, lout étant encore confié à la plume 
du notaire, la transmission d'un titre de propriété est 
très lente, et, comme l'a dit Dupin, « celui qui achète 
n'est pas sûr d'être propriétaire, celui qui paie, de n'être 
pas obligé de payer deux fois, et celui qui prête, d'être 
remboursé >. Le propriétaire, qui veut se placer sous le 
régime Torrens, envoie ses titres à la direction de l'en- 
registrement, avec un plan et une description détaillée 
de sa propriété, de sa localité, de ses confins, de son 
extension , des hypothèques, des servitudes, etc. La va- 
lidité de ces titres est examinée par le bureau; des pu- 
blications sont faites pour annoncer au public la demande 
d'inscription: tous ceux qui croient pouvoir prétendre à 
la propriété ou avoir des droits sur elle, tels que des hy- 
pothèques, etc., et qui auraient été négligés dans la no- 
tice qui accompagne la demande d'inscription, peuvent 
apporter leurs réclamations qui sont l'objet d'un juge- 
ment régulier. Au bout de trois mois dans certains pays, 
six mois dans d'autres, ou, s'il y a des difiBcultés, après 
qu'elles ont été résolues, le bureau de renregistremeût 
inscrit sur une page spéciale d'un registre le titre de la 
propriété avec plan à l'appui , en énumèrant toutes les 
charges, servitudes, baux, etc.; après cela il fait photogra- 
phier la page du registre et remet la photographie, collée 



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DEUXIÈME PARTIE — CHAP. UNIQUE 201 

sur un carton, au propriétaire qui, ayant son double, 
s'en sert comme du titre de propriété lui-même. Veut-il 
par exemple vendre sa propriété? Il écrit au verso du 
carton qu'il l'a vendue à M. X.; il signe et envoie par la 
poste son titre au bureau de Tenregistrement, qui écrit 
sur la page du registre le changement et renvoie le titre, 
toujours par la poste, au nouveau propriétaire. On fait de 
même lorsqu'on veut faire constater une hypothèque, une 
servitude, etc. Les opérations relatives à la transmission de 
la propriété sont ainsi très aisées et peu coûteuses, parce 
que, pour toutes ces opérations, le bureau ne se fait payer 
que des droits minimes qui suffisent à son entretien, sans 
que rÉtat soit contraint de l'aider par des subventions. 

On a en outre l'avantage d'une grande sécurité, car il 
est presqu'impossible de découvrir sur la propriété des 
charges ignorées, après de l'avoir achetée, ou même d'a- 
cheter à un faux propriétaire. Le titre présente par lui- 
tnême tous les renseignements nécessaires sur l'état de 
la propriété; el l'heureuse application d'un système 
d'assurance sert encore à lever les dernières difficultés. 
Nous avons vu qu'on a trois mois dans certains pays, 
six mois dans d'autres, pour produire les réclamations 
contre l'inscription : mais si, ce délai passé, des récla- 
mations sérieuses se produisent contre l'inscription d'une 
propriété, quel en sera l'eff^et? Dans ce but, le Bureau 
d'enregistrement fait payer à tous ceux qui veulent se 
placer sous le régime Torrcns une petite taxe qui sert à 
former un fond, à l'aide duquel le bureau soutient les 
procès et paie des dommages-intérêts pour toutes les 
questions qui peuvent surgir après l'inscription, excepté 
naturellement les cas de fraude. Celui, qui achète une pro- 



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202 LE SYMBOLISME ETC. 

priété placée sous le régime Torrens, peut donc vivre 
tranquille, sans aucune préoccupation, car le passé ne 
peut plus l'inquiéter; entre lui et le passé, le Bureau 
d'enregistrement creuse un abîme infranchissable. 

Tout cela est si admirablement combiné, qu'en Aus- 
tralie Tordre des avocats à presqu'entièrement disparu, 
tant les procès sont devenus rares. C'est donc un im- 
mense épargne d'argent, de temps et de travail que 
l'Australie a réalisée, en entrant dans la période méca- 
nique de la vie juridique, et grâce à l'heureuse inven- 
tion d'un homme de génie. 

Sans doute ce système n'est pas parfait; mais combien 
l'est-il plus que nos systèmes surannés, marchant en- 
core à l'allure de la vie sociale du moyen-âge! L'argent 
et le temps dépensés sont moindres; le résultat est plus 
important, car les chances d'être trompés sont moins 
nombreuses; c'est donc un vrai progrès et un perfec- 
tionnement réel, si tout progrès et tout perfectionne- 
ment consistent à obtenir un produit plus important au 
moyen d'un travail moindre. Et c'est bien l'application 
des inventions mécaniques à la vie juridique qui a réalisé 
ces progrès; notre vieille procédure écrite en aurait été 
incapable. 

Mais le système Torrens est seulement l'essai d'une 
transformation qui pourrait envahir tout le champ de la 
vie juridique; le phonographe, par exemple, celte mer- 
veilleuse invention de M, Edison, qui conserve pour 
des siècles la voix d'un homme, pourrait avoir là ses 
plus brillantes applications, surtout pour les testaments 
faits par devant notaire. Cette espèce de testament est 
extrêmement féconde en contestations; parfois le notaire 



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DEUXIÈME PARTIE — CHAP. UNIQUE 203 

ne traduit pas exactement la pensée du testateur; en 
tout cas, comme il est contraint de la résumer, trop sou- 
vent il finit, en résumant, par en altérer l'expression, 
sans le vouloir; et le papier, sur lequel a écrit le no- 
taire, devient ainsi le champ clos où les haines et les con- 
voitises des héritiers se livrent bataille. Ne pourrait-on 
fixer par le phonographe les déclarations orales du tes- 
tateur et adjoindre la planche phonographique à l'acle 
dressé par le notaire? On aurait ainsi un moyen de con- 
trôler et de vérifier tout ce que le notaire a écrit; il se- 
rait possible — pour ainsi dire — d'avoir toujours vivant 
et à sa disposition le testateur lui-même; on pourrait 
abolir toutes les chinoiseries que la loi impose aujour- 
d'hui à ceux qui font un testament par devant notaire, 
pour garantir l'exacte transcription de la volonté du tes- 
tateur, et le plus souvent en n'aboutissant qu'à aug- 
menter les probabilités de litige. En Italie, par exemple, 
on a annullé, à la suite de longs procès, des testaments 
sur lesquels le notaire avait oublié d'inscrire, comme la 
loi l'ordonne, qu'ils avaient été lus en présence du tes- 
tateur; il attestait seulement d'avoir lu : Toubli de ces 
quatre mots en présence du testateur suffisait pour faire 
condamnera mort tout le testament! Tous ces inconvé- 
nients disparaîtraient si l'on ne se fiait plus uniquement 
à la plume du notaire. 

Le phonographe et la sténographie pourraient aussi, 
dans beaucoup de cas, remplacer ou aider les greffiers. 
N'est-il pas ridicule qu'on emploie encore, pour recueillir 
les dépositions des témoins, la simple écriture, système 
qui pouvait être tout au plus toléré, faute de mieux, au 
moyen-âge? Aucune main d'homme ne peut avoir la vi- 



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204 LE SYMBOLISME ETC. 

lesse de la pensée et de la parole : le greffier qui est 
contraint de suivre, la plume à la main, les discours, 
recueille, comme il peut, les dépositions, griifonant ses 
pages en toute hâte; aussi les comptes-rendus sont-ils 
nécessairement inexacts et donnent-ils lieu à un nombre 
infini de contestations. Encore, si un témoin vient à mou- 
rir avant l'ouverture du procès, sa déposition écrite ne 
sert-elle à rien, bien souvent. C'est un système entière- 
ment barbare, aussi ridicule que si Ton voulait imposer 
aux greffiers de se servir, pour écrire, de plumes d'oie ou 
de parchemin : pourquoi donc n'employcrait-on pas, dans 
ce but, la sténographie et le phonographe? 

3. — Dans notre étude sur les symboles de survivance, 
uous avons vu que souvent les institutions et les usages, 
en se développant, passent par une période de contra- 
diction, dans laquelle elles scwat, pour ainsi dire, com- 
posées de deux parties dont l'une devrait logiquement 
exclure l'autre : le passé et l'avenir se concilient dans le 
présent en une contradiction qui peu à peu disparait. 

Une de ces contradictions les plus curieuses du droit 
moderne est l'oralité des procès, surtout des procès pé- 
naux. On croit en général que l'oralité des procès est une 
grande conquête de la civilisation; mais elle est par 
contre une survivance de coutumes juridiques très an- 
ciennes. On comprend en effet aisément pourquoi, aux dé- 
buts de la civilisation, les procès étaient oraux : comme 
on n'avait pas d'écriture ni de moyens de communica- 
tion très parfaits, le moyen le plus rapide et le plus com- 
mode pour résoudre une question était de fixer un ren- 
dez-vous auquel venaient tous les intéressés — témoins, 



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DEUXIÈME PARTIE — CHAP. UNIQUE 205 

juges, et parties en lutte — pour un jour donné, dans 
un lieu donné, et là d'arranger raflfaire en la discutant. 
C'était le moyen le plus simple qu'on eût à sa disposition, 
bien qu'il fut très pénible et très peu commode; car il 
forçait un grand nombre de gens à se déplacer et à ter- 
miner Taifaire dans un temps donné et relativement court, 
une discussion orale ne pouvant pas durer éternellement. 
Voilà pourquoi l'écriture fut tout de suite introduite 
dans les usages et dans les affaires juridiques, dès qu'elle 
devint d'un usage assez commode. En effet aujourd'hui, 
dans chaque procès pénal il y a une instruction écrite 
complète : l'accusé, l'accusateur, les témoins sont inter- 
rogés l'un après l'autre, avec commodité, dans le cabinet 
du juge; leurs dépositions sont écrites de façon que le 
juge puisse, en prenant le dossier, relire toute la cause, 
lorsqu'il le désire; les parties écrivent leurs relations qui 
peuvent être ainsi étudiées à fond: c'est tout un système 
commode, relativement assez parfait qui, logiquement, 
aurait dû se substituer en grande partie à l'ancien sys- 
tème de l'oralité. Mais, par le phénomène bien connu, les 
deux systèmes coexistent aujourd'hui; l'instruction écrite 
est doublée de la discussion orale qui n'est que le sys- 
tème d'instruction plus primitif et plus imparfait qu'on a 
conservé à côté du système plus moderne et plus parfait. 
La discussion orale n'est en grande partie qu'une répéti- 
tion, parfois inutile et souvent dangereuse, de l'instruction 
écrite; car les témoins y répètent de vive voix les déposi- 
tions déjà écrites dans le dossier, ou, s'ils font des chan- 
gements, ils risquent en général de s'éloigner de la vérité. 
Il est difficile que les souvenirs reviennent exacts devant 
un tribunal où la mise en scène est souvent imposante 



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206 LE SYMBOLISME ETC. 

pour des hommes simples, où le public est gênant, et où 
les avocats font des questions captieuses et souvent aussi 
menacent; tandis que dans une petite chambre, en face 
de deux ou trois personnes, il est plus probable que l'on 
dira la vérité, surtout si l'on peut demander du temps 
pour refléchir et pour éclaircir les souvenirs plus confus, 
11 en est de même pour les experts, pour les défenses, 
pour les accusations. L'oralité esl aujourd'hui une re- 
présentation, une espèce de comédie, jouée par tous les 
personnages qui prennent part à un procès; mais dans 
laquelle, comme dans chaque représentation, on est lié 
par une quantité de règles conventionnelles qui rendent 
plus difficile la découverte de la vérité. Le progrès doit 
tendre à réduire le plus possible l'importance de l'ora- 
lité et à élargir celle de l'instruction écrite : tandis que 
nous, à cause de notre admiration pour toutes les choses 
anciennes, nous considérons la partie orale comme la 
plus importante. 

C'est justement le cas de la capture et de l'achat, du 
duel et de la discussion judiciaire coexistant, lorsque l'a- 
chat et la discussion auraient dû éliminer la capture et 
le duel. L'examen d'un cas analogue dans la vie contem- 
poraine pourra aider à comprendre les deux phénomènes 
historiques que nous avons analysés ci-dessus. 



lis il y a un ordre de considérations encore 
plus importantes à présenter: nous devons étudier les 
phénomènes de l'arrêt idéo-émotionnel professionnel dans 
le droit moderne, dans le droit qui règle aujourd'hui 
notre vie sociale. 

Un grand nombre de personnes ont supposé et même 
aflSrmé que souvent la justice humaine n'est pas juste. 



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DEUXIÈME PARTIE — CHAP. UNIQUE 207 

et que, si elle n'est pas mauvaise, elle est sotie : mais 
peu ont cherché les causes pour lesquelles des hommes, 
parfois même doués d'une intelligence supérieure et qui 
ont usé leur vie à rechercher les plus petites différences 
entre le droit et le tort, rendent des jugements qui pa- 
raissent absurdes même aux esprits les plus humbles. 
On pourrait dire que, dans ce cas, le tort est à ces es- 
prits humbles qui ne comprennent rien à la profondeur 
de la science juridique que les magistrats et les hom- 
mes de loi doivent appliquer; mais, même si cela était 
vrai, il serait toujours bon de ne pas trop abuser de la 
science et de la profondeur dans ce champ, car la pre- 
mière qualité de la justice, comme institution sociale, 
devrait être de ne pas mécontenter ceux pour qui elle 
a été crée. Du reste, cette justice moderne, qui est en 
grande partie une dérivation de la tradition intellectuelle 
du droit romain, n'est pas du tout une justice supé- 
rieure : elle est un système d'idées, de principes et d'ins- 
titutions sur lequel l'arrêt idéo-émotionnel a exercé une 
large influence. 

Remarquons, avant tout, que le sentiment de justice 
est un des plus abstraits et des plus complexes: c'est-à- 
dire que les processus psychologiques, par lesquels il peut 
s'expliquer, sont très pénibles et exigent un grand ef- 
fort mental, (c La complexité du sentiment de justice — 
écrit Herbert Spencer — apparait très claire, si l'on ob- 
serve qu'il n'a pas rapport seulement à des plaisirs et à 
des douleurs concrètes; mais qu'il a rapport, au contraire, 
surtout à certaines des circonstances qui permettent d'ob- 
tenir les plaisirs et de prévenir ou d'éviter les douleurs. 
Puisque lesentimentégoiste de justice est satisfait lorsque 



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208 LE SYMBOLISME ETC. 

les conditions permettant d'obtenir sans empêchement 
les satisfactions sont maintenues; puisqu'il s'irrite lors- 
que ces conditions sont détruites, il s'ensuit que le sen- 
timent de justice altruistique a besoin, pour être excité, 
non seulement de l'idée de ces satisfactions, mais aussi 
de ridée de ces conditions qui, dans un cas, sont con- 
servées et, dans un autre, sont interrompues. Aussi est- 
il évident qu'il faut une puissance mentale remarqua- 
ble pour que ce sentiment soit possible, sous une forme 
développée. Lorsque les sentiments qui engendrent la 
sympathie seront de simples plaisirs ou de simples dou- 
leurs, les animaux supérieurs vivant en société pourront 
eux-mêmes les manifester; en effet ces animaux ressen- 
tent parfois la pitié et la générosité comme les créatures 
humaines. Mais pour concevoir en même temps, non seu- 
lement les sentiments qui se produisent dans un autre 
être, mais encore l'ensemble d'actes et de relations com- 
pris dans la production de ces sentiments, il faut, dans 
la pensée, une accumulation d'éléments divers et nom- 
breux dont un être inférieur est incapable ». 

Or, étant donnée la complexité de ce sentiment, nous 
trouvons qu'on donne au juge, pour rendre et appliquer 
la justice, un recueil de dispositions générales appelé 
code, qui représente le dernier résultat de l'expérience 
et du travail des jurisconsultes romains. Certaines de 
ces règles ont leur raison d'être dans la fréquence ou 
dans la possibilité de certaines questions; d'autres, par 
contre, sont la déduction d'anciennes idées qui appar- 
tiennent à une période primitive de l'expérience juridique 
et qui ne sont plus conservées que parce que l'homine 
a un très vif penchant pour vénérer toute chose ancienne. 



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DEUXIÈME PARTIE — CHAP. UNIQUE 209 

Mais toutes ces règles sont des principes généraux, et 
ne peuvent, par leur nature, que s'appliquer aux cas 
les plus fréquents et les plus communs d'une certaine 
série; les cas spéciaux pour lesquels la disposition gé- 
nérale n'est applicable qu'en partie et qui, dans une so- 
ciété complexe, deviennent chaque jour plus nombreux, 
ne peuvent plus être résolus en appliquant la règle gé- 
nérale; ils contiennent en effet des éléments spéciaux 
de faits qui, en changeant les termes de la question, 
changent aussi, naturellement, sa solution. Dans ce cas, 
la solution admise par la disposition générale n'est plus 
admissible. 

Or que devrait faire le juge pour délibérer avec jus- 
tice sur ces cas particuliers qui se présentent à son exa- 
men? Il devrait donner aux dispositions générales de la 
loi leur vraie valeur : c'est-à-dire les considérer comme 
le signe imparfait et grossier de la volonté du législa- 
teur, qui a voulu seulement lui donner une guide som- 
maire pour juger, en lui laissant le soin d'intégrer, à 
l'aide de son propre sentiment de justice, la règle gé- 
nérale, dans son application aux cas particuliers. Les 
jurisconsultes romains, en effet, considéraient toujours 
comme une règle suprême de leur étude, que le droit 
écrit devait être intégré dans le droit naturel, qui n'était 
pas autre chose que l'expression de ce sentiment de jus- 
tice, se révoltant contre l'application trop littérale des 
règles générales à des cas particuliers. « Le droit natu- 
rel — écrit M. Sumner Maine — était considéré comme 
un système qui devait peu à peu absorber les lois ci- 
viles, sans les remplacer, tant qu'elles n'étaient pas abro- 
gées. La valeur et l'utilité de cette idée consistaient en ce 

Fbbbsbo. — Lé Symbolisme etc. 1\ , 



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210 LE SYMBOLISME ETC. 

qu'elle offt-ait à Tesprit un type de droit parfait et qu'elle 
inspirait au jurisconsulte l'espoir d'approcher toujours 
davantage de ce type de perfection ». 

Mais il n'en est pas ainsi aujourd'hui, dans la pratique 
judiciaire. C'est ua peu parce que la loi défend une inter- 
prétation trop libre de ses dispositions; mais surtout à 
cause du penchant de l'esprit humain à réduire au mini^ 
mum le non)bre des associations nien(al6s nécessaires à 
un travail quelconque, l'interprétatio» littérale l'emporte 
alors, dans la pratique, sur toute coBfsidéralioo de jus- 
tice. Les dispositions de la loi, comme nous l'ayons dit, 
ne devraient être que le signe imparfait et grossier de la 
volonté du législateur servant de guide au magistrat pour 
arriver, par un effort personnel de son esprit, à la jus- 
tice; mais elles devienuenl la justice el le droit tfiênie, 
et le magistral doit les appliquer à la lettre. Pour bien 
juger, le magist/rat devrait, an toutx; occasion, atvoir 
recours à son sentiment, laisser libre cours à ces asso- 
ciations d'idée5 et d'émotions dont nous avons remarqué 
ci-dessus la complexité; il devrait comparer la réponse 
de son sentiment à l'application commune et ordinaire 
de la loi; et s'il n'y a pas accord, eàerdier les raisons 
des différences, analyser Tesprit de la disposition et, as- 
sociant l'idie des cas les plus fréquents, pour lesquels la 
disposition a été faite, a l'idée des différences du cas pré^ 
sent, en modifier l'application selon la justice. Mais tout 
ce travail est long, compleîûe et pénible, car, si ces asso- 
ciations ne se produisent pas toutes asdez; clairenient, 
Tesprit du juge est en proie aux angoisses du doute ; car 
c'est un effort qu'il doit ronouweler chaque foi« qu'il doit 
rendre un ju(|;ement; n'est^il pas plus simple d'appliquer 



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DEUXIÈME PARTIE — CHAP. UNIQUE 211 

les dispositions générales, en déduisant les conséquences 
logiques, sans los autres associations concomitanles d'i- 
dées ou d'émotions, et en suivant simplement une chaine 
plus ou moins longue de raisonnements? Pour peu que 
l'esprit prenne Thabitude de ce raisonnement, cette espèce 
d'arrêt idéo-émodonnel, que nous avons appelé profession- 
nelle, se produit : la pensée contracte l'babitude de con- 
sidérer seulement les rapports logiques entre le principe 
général et te cas particulier, en excluant toute association 
collatérale d'idées et de sentiments, c'est-à-dire toutes ces 
associations trè« variées et très noinbreuses qui condui- 
raieol à uoe solution juste de la question ; le sentiment 
haut et complexe de la justice se réduit au sentiment de 
satisfactiofii causé par l'application logique du principe 
général, en eiûcluant toute représem^tation du tort fait à la 
victiine et l'idée des caiises par lesquelles ce tort serait 
iniig^ L'arrêt idéo-émotionncl pioduit, en somme, même 
daas ce cas, la substitution de la pure l(?gique k l'^^lî^ser- 
vation des faits et à leur examen, cornm« il la piwluisi't 
dans les périodes primitives de la soieaoe et comme il la 
produite dans la période do d^énérescencect de déca- 
dence 4cs sciences. 

C'est au niîOyeB de ce processus mental qu'on crée le« 
sentences les plus injustes et en même temps les pl4is ju- 
ridiqties. Exanainois-en qn«elques unes. L'art. 1228 du Code 
civil ttalien dis^pose, en maiière dedofnmag^ts à payer fKHdr 
un contrivt nort exéowié, que le détwleur doit paye** seule- 
ment les dommages quJ, au moment de la conclusion du 
contrat, ont été ou |>ou\^tent être prévus. Cette disposri- 
tion est rationelle dans cei'taidfts cas, csid'el'ie chereii^ à 
empêober qi>e la victinoie oe réalise un bénéfice exce&sèf 



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212 LE SYMBOLISME ETC. 

el un gain illégilirne, du seul fait que Tautre partie n'a 
pas exécuté son contrat : ainsi supposez que A doive 
me fournir pour aujourd'hui un cheval normand valant 
2000 francs, et qu'il ne tienne pas sa parole; si demain 
un millionnaire excentrique venait m'offrir même 20.000 
francs pour avoir tout de suite un cheval normand, il se- 
rait absurde et injuste que A dût me payer 20.000 francs 
de dommages, parce que j'aurais pu réaliser ce profit 
s'il avait exécuté son obligation. Le sentiment général 
de justice trouve cette conclusion juste, car autrement 
on pourrait arriver à des conséquences énormes. Mais 
voilà ce que devient, à cause de l'arrêt idéo-émolionnel, 
ce principe général, dans son application à des cas par- 
ticuliers. Une maison commerciale de Milan avait conclu 
avec une maison allemande un contrat par lequel celle- 
ci s'était obligée à lui fournir, dans un certain temps, 
une certaine quantité de poutrelles de fer : la maison al- 
lemande manqua à son engagement et la maison italienne 
qui, par un autre contrat, devait fournir ces poutrelles 
à une troisième personne, dût payer à celle-ci une in- 
demnité de 450 francs. Alors la maison italienne fit un 
procès à la maison allemande pour être remboursée des 
450 fr. qu'elle avait dû payer : mais la maison allemande 
répondit qu'elle ne devait rien rembourser, en s'appu- 
yant sur fart. 1228 du code civil, car il s'agissait d'un 
dommage qu'elle n'avait pu en aucune façon prévoir, 
n'ayant pas été prévenue par la maison italienne qu'elle 
devait payer cette indemnité, au cas où elle n'aurait pas 
remis ces poutrelles. Cette espèce de dommage était 
en outre trop spéciale pour pouvoir être prévue d'a- 
vance, même approximativement. N'est-ce point par un 



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DEUXIÈME PARTIE — CHAP. UNIQUE 213 

sophisme, au poinl de vue de la juslice, qu'on ait ainsi 
cherché à se soustraire aux conséquences d'un contrat 
non exécuté? En effet le tribunal, en jugeant avec jus- 
tice, a pu soutenir que « la loi n'exige pas qu'on prévoit 
on qu'on puisse prévoir des cas particuliers, mais seule- 
ment que les parties contractantes doivent prévoir un dé- 
dommagement en cas de non exécution de l'engagement: 
ce sont les conséquences lointaines et accidentelles qui ne 
peuvent pas être prévues, mais non celles qui sont la con- 
séquence naturelle et normale des faits et qui en décou- 
lent comme conséquences directes et immédiates ». Il 
donnait donc raison à la maison italienne. Mais la Cour 
de Cassation de Turin (arrêt du 2 septembre 1890) an- 
nulla cette sentence, soutenant que, d'après la loi, la pré- 
vision précise du dommage, tel qu'il a été, est nécessaire, 
et que le juge doit seulement décider sur la question de 
fait, si cette prévision existait ou non, dans le cas par- 
ticulier. « Le législateur — tels sont les termes de la sen- 
tence — dit que le débiteur est obligé seulement de payer 
les dommages qu'il a prévus ou qu'il pouvait prévoir, en 
concluant le contrat; il a pour cela laissé au juge le soin 
de décider, puisqu'il s'agit d'une question de fait, si par 
l'ensemble des circonstances cette prévision existait ou 
non ». La maison allemande gagnait donc son procès. 
Or n'est-ce pas une solution injuste? Par l'arrêt idéo- 
émotionnel, on n'a examiné que les rapports logiques 
^ntre la disposition générale et le cas particulier, sans 
y ajouter toutes les autres considérations spéciales au 
fait à juger: c'est-à-dire en excluant toutes les autres 
associations collatérales d'idées qui auraient amené le 
juge à une solution juste. Par cette exclusion des associa^- 



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2J4 LE SYMBOLISME ETC. 

lions collatérales, la règle générale vient à prendre im 
caractère et une valeur qu*elle n'avait pas à l'origine : 
le législateur voulait seuleiTvent empêcher que l'on fil des 
gains illégitimes, transformant le dommage en profil, 
et pour cela il n'accordait que le dédommagement ordi- 
naire, normal et constant; au contraire, la Cour de Cas- 
sation l'impose une prévision absolue, exacte, réellement 
existante. Où est le besoin de cette prévision? C'est évi- 
demment une condition absurde, arbitraire et même 
dangereuse, imposée au droit d'être dédommagé, car je 
puis prévoir, bien difficilement les conséquences d'un 
contrat non exécuté, de même qu'il est difficile, dans la 
vie moderne si compliquée, de prévoir exactement les 
conséquences d'un acte quelconque. Mais toutes ces idées 
collatérales, par l'arrêt idéo-émotionnel, sont exclues du 
raisonnement du juge: aussi ne s'aperçoit-il pas de l'ab- 
surdité de son application, qui méconnaît même les rai- 
sons idéales de la loi et la volonté du législateur dont il 
croit d'être rinterprèlc. 

Le droit civil italien a emprunté au droit romain cer- 
taines idées très subtiles sur la capacité juridique, selon 
laquelle les êtres, qui ne sont pas encore nés, ne sont pas 
capables de droits. Ces idées qui, examinées superficiel- 
lement, parailraient avoir une importance purement théo- 
rique, ont cependant des applications pratiques très nom- 
breuses car elles peuvent donner naissance à des procès 
longs et coûteux. Mais le code civil italien a cru de déro- 
ger, pour des considérations d'utilité sociale (remarquons 
la phrase), à ce principe général, en accordant aux fils qui 
ne sont pas encore nés le droit d'être institués héritiers. 
Or, qu'on suppose qu'un père, préoccupé de la prodiga- 



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DEUXIÈME PARTIE — CHAP. UNIQUE 215 

lité de son fils, ne désigne pas celui-ci pour son héritier, 
mais son fils futur; qu'on suppose encore que, après la 
mort du testateur, ce fils prodigue, après avoir dissipé 
toute sa fortune, vienne demander des aliments sur le 
patrimoine de son fils futur: devra-t-on les lui concéder? 
Cette question étant posée à un de bon sens, on aura 
vite une solution satisfaisante : en général, quelque cou- 
pable qu'un homme puisse paraître, il est douloureux 
de le laisser mourir de faim à côté de trésors atten- 
dant ses fils futurs, lorsqu'une petite part des rentes 
pourrait lui épargner les souffrances les plus aiguës de 
la misère, sans dommage pour personne. En outre, on 
peut trouver parfois dans la conduite d'un homme des 
éléments tels d'excuse pour ses fautes, que ce sentiment 
de pitié devienne plus qu'un cadeau de notre bonté, mais 
un devoir envers lui; en tout cas la question ne paraîtra 
jamais très grave, parce qu'il n'y a pas antagonisme de 
droits, et que personne n'éprouve de dommage, si on lui 
concède les aliments : on peut donc, dans ce cas, céder sans 
crainteaux sentiments de pitiéetdecompassion. Mais, dans 
le droit moderne, les choses ne s^arrangent pas avec au tant 
de facilité; et une question comm^ celle-ci a donné lieu à 
des discussions acharnées et très compliquées. Parfois la 
demande des aliments a été accueillie, mais avec des raison- 
nements très curieux et très subtils, auxquels on opposait 
parfois des raisonnements aussi subtils et ingénieux. La 
Cour d'Appel de Naples, par exemple, (arrêt du 4 décem- 
bre 1890) accueillit une demande de ce genre et soutint 
dans sa sentence que a si les fils futurs sont capables du 
droit d'être désignés comme héritiers, ils ont aussi le de- 



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216 LE SYMBOLISME ETC. 

voir de fournir les aliments à leurs parents pauvres. Mais 
on dit que les fils futurs n'ont pas une personnalité réelle; 
qu'ils sont des êtres purement possibles, n'existant pas 
à présent.... Mais les fils fulurssont des personnes juri- 
diques créées par la loi et, comme personnes juridiques, 
ils existent; si les fils futurs en tant que personnes juri- 
diques peuvent recevoir par testament et par donation, 
ils doivent aussi, bien qu'ils ne soient pas encore nés, 
fournir les aliments à ceux de leurs parents qui en ont 
besoin ». Le raisonnement est — comme on voit — assez 
étrange; le galimatias de phrases qui l'exprime est assez 
curieux, surtout pour cette personification des fils non 
encore nés qui, cependant, doivent donner les aliments à 
leurs parents pauvres : mais au moins les conclusions 
sont satisfaisantes. On croirait qu'il n'y a pas d'objections 
possibles sur ce point: mais, au contraire, la science juri- 
dique, par la voix d'un de ses plus illustres représentants 
en Italie, M. Francesco Ricci, attaqua avec vivacité cette 
sentence en la dénonçant comme absolument contraire 
aux principes fondamentaux du droit. Les fils futurs n'oot 
pas — selon ce juriste distingué — de personnalité juri- 
dique; ils ne sont donc capables ni de droits, ni de de- 
voirs; le droit de recevoir par testament leur est reconnu 
seulement dans un but pratique et pour des considérations 
d'utilité sociale; le devoir de fournir des aliments ne doit 
donc pas leur être reconnu. Selon cette belle théorie, un 
homme, dont le père aurait fait un testament de ce genre 
et qui serait réduit à la misère, devrait mourir de faim, 
tandis que des trésors inutiles attendraient ses fils à 
venir. Voilà les conclusions que l'arrêt idéo-émotionnel 
rend possibles. 



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DEUXIÈME PARTIE — CHAP. UNIQUE 217 

La loi italienne prescrit connme formalité essentielle 
du testament fait en présence d'un notaire, que ce testa- 
ment soit lu par le notaire en présence de témoins et 
qu'on fasse mention de celte lecture dans le testament. 
Or la Cour de Cassation de Turin (arrêt du 3 septembre 
1890) annula un testament de ce genre parce que « la 
formule cniployée par ce notaire était la suivante: « Acte 
reçu et lu en présence des témoins ci-dessous désignés ». 
Elle n'exprimait pas donc assez clairement que la lecture 
avait été faite par le notaire; le testament devait donc 
être annulé parce qu'on avait oublié d'y exprimer qu'une 
des formalités essentielles avait été accomplie ». C'est le 
même phénomène: les dispositions de la loi qui doivent 
garantir le testateur contre des fraudes et des abus pos- 
sibles, finissent par violer son droit de voir sa volonté 
respectée, à cause de l'application littérale et restreinte, 
produite par l'arrêt idéo-émotionnel. Si, dans un cas de 
ce genre, on n'est pas sûr que le notaire ail accompli une 
formalité nécessaire, ne vaudrait-il pas mieux interroger 
le notaire et les témoins et ne pas détruire, à cause d'un V^ 
lapsus calami, un acte comme un testameiUrtjîir a tou- 
jours une certaine importancejsocnîTé? 

Cette condition eatr-naXufellement exploitée par les avo- 
cats et paj^ès hommes de loi; ils s'en servent sou- 
vent pour soulever des questions absurdes et ridicules 
qu'exciteraient le rire le plus dédaigneux en tout autre 
milieu que celui de la justice, mais qui sont par contre 
discutées sérieusement par les magistrats, sans qu'ils 
paraissent s'apercevoir de leur absurdité, à cause de 
Varrêt idéo-émotionnel. Un seul exemple, mais assez sug- 
gestif: la loi, par une de ces fictions qui foisonnent 



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218 LE SYMBOLISME ETC. 

dans k droit, considère comme immeubles et comme 
parties intégrantes d'un édifice les machines d'une usine; 
or dans une expropriation pour cause d'utilité publique, 
faite par une société italienne de chemins de fer, le pro- 
priétaire d'un édifice prétendait qu'on lui devait payer 
la valeur des machines, outre celle de l'édifice; il ne lui 
suffisait pas qu'on transportât ces machines dans le nou- 
vel édifice aux frais de la société et qu'on l'indemnisât 
des dommages éventuels, t La loi — disait avec un effort 
héroïque de raisonnement l'avocat de ce plaideur — con- 
sidère les machines comme parties intégrantes de l'im- 
meuble principal : or il est clair comme la lumière du 
soleil, que si l'on détruit l'immeuble, on détruit aussi 
les machines qui en font partie : il faut donc les payer ». 
Quel honnête homme voudrait s'abaisser à discuter ces 
misérables sophismes, dignes du plus abject sycophante? 
Cependant la Cour de Cassation de Turin, qui (arrêt du 
27 août 1890) n'accueillit pas cette absurde demande, dis- 
cuta cette thèse longuement et sérieusement. 

Du reste, si la Cour de Cassation eut appliqué à cette 
question le processus mental par lequel les magistrats 
décident les autres questions, elle aui^it dû accueillir la 
demande et faire payer, comme détruites, des machines 
qui ne l'avaient pas été. Dans ce cas, la conséquence ab- 
surde n'a pas été adoptée, malgré l'arrêt idéo-émotion- 
nel, parce que des associations collatérales d'idées n'é- 
taient pas nécessaires pour s'apercevoir de son absurdité; 
l'absurdité ressortait directement, par un contraste d'i- 
mages qui se produisait en voyant demander le paiement 
des machines comme n'existant plus, alors que, même dans 
cette demande, il fallait admettre qu'elles n'étaient pas 



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DEUXIÈME PARTIE — CHAP. UNIQUE 219 

détruites. L'absurdité ne consiste pas ici dans une con- 
tradiction indirecte entre la solution, la vraie valeur de 
la loi et les raisons de la justice; mais dans une contra- 
diction directe entre la demande et les faits sur lesquels 
elle s'appuie: il faudrait être idiot pour ne pas lavoir. 
L'arrêt idéo-émotionnel exerce son influence en ce qu'il 
ne fait pas sentir l'absurdité d'une discussion sur un point 
si absurde; le juge discute et souvent échappe par un 
sophisme aux conséquences absurdes. 

Car une conséquence curieuse de l'arrêt idéo-émotion- 
nel, lorsque l'esprit s'est habitué complètement à cette 
forme de raisonnement et l'application littérale de la loi 
est devenue un pli organique de la pensée, c'est que le 
juge doit recourir aux sophismes. Si une demande tout- 
à-fait absurde est alors présentée au juge, demande qui 
froisse même son sentiment de justice endormi, et qu'il 
devrait accueillir en employant le raisonnement ordi- 
naire, le juge est contraint de sortir de la logique pour 
entrer dans le droit. Le juge, qui ne veut pas sacrifier 
totalement la justice, est contraint de chercher des so- 
phismes, et de subir cette espèce de dégradation intellec- 
tuelle; au contraire, l'homme malhonnête, qui cherche 
à réaliser, à l'aide de la loi, un gain illicite, qui essaye 
de commettre un vol légal, peut dire qu'il demande seu- 
lement l'application de la loi dans ses formes normales. 
Un exemple curieux de cela nous est donné par la juris- 
prudence française. En France, la loi n'avait pas fait à 
l'origine d'exception au principe de l'insésissabilité de la 
rente publique; aussi, dans les premiers temps, les tribu- 
naux refusaient toujours, aux créanciers d'une faillite, le 
droit de saisir les titres de rente publique du débiteur. 



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220 LE SYMBOLISME ETC. 

Celte maxime était évidemment très dangereuse, car le 
débiteur, qui transformait son actif en titres de renie, 
n'avait plus à craindre les poursuites civiles de ses créan- 
ciers : or la magistrature qui n'avait pas le courage de 
compléter les lacunes de la loi, et qui voyait Ténormité 
des conséquences de cet état de choses, eut recours à 
un curieux artifice. La Gourde Lyon, par une sentence 
du 19 juin 1857, tout en déclarant ne pas violer le prin- 
cipe qu'on ne pouvait pas toucher à la rente, déclara 
que les curateurs de la faillite pouvaient être considérés 
comme des mandataires du débiteur, et qu'ils pouvaient, 
en cette qualité, vendre les titres de rente. Jamais peut 
être la raison humaine ne dût faire un effort aussi ex- 
trême et douloureux, pour arriver à transformer un cu- 
rateur de faillite en mandataire du failli. 

Les phénomènes de l'arrêt idéo-émotionnel profes- 
sionnel sont encore plus évidents dans le champ de la pro- 
cédure. La procédure devrait être l'ensemble des règles 
que les parties sont tenues d'observer, pour que la lutte 
ait lieu dans certaines conditions de loyauté, pour que 
les surprises, les fraudes, les guet-apens soient aussi 
rares que possible. Mais la loi a-t-elle atteint ce but? 
On ne pourrait dire vraiment qu'elle ait manqué de sol- 
licitude, car les prescriptions sont si détaillées et si 
nombreuses que les codes de procédure ressemblent à 
ces immenses régions abandonnées et encore sauvages, 
où il y a toujours quelque coin ignoré et inconnu, même 
pour l'explorateur qui a passé toute sa vie à les parcou- 
rir. Mais pour comprendre combien peu cette sollicitude 
a été couronnée de succès, il suffit de rappeler que 



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DEUXIÈME PARTIE — CHAP. UNIQUE 221 

dans le monde des avocats il y a une locution proverbiale 
de ce genre : « Tous les procès peuvent être gagnés au 
moyen de la procédure)). Il n'importe pas d'avoir tort 
ou raison, même au point de vue de l'application litté- 
rale du droit; il suffit, pour ruiner son adversaire, de 
le surprendre dans un moment de distraction où il a 
oublié d'observer une des innombrables formalités pres- 
crites sous peine de nullité. La procédure, qui devait être 
une garantie, devient un guet-apens. 

On comprend très bien que des règles soient impo- 
sées aux parties luttant entre elles devant des juges, 
pour que la lutte soit loyale : mais ces règles devraient 
être le moyen d'arriver à la justice et non pas la justice 
même. En Italie, par exemple, on a annulé des sen- 
tences, parce que le greffier avait oublié de les faire pré- 
céder de la formule : «Au nom de la Majesté de par 

la grâce de Dieu et par la volonté du peuple, roi d'Italie >: 
or n'aurait-il pas mieux valu renvoyer la sentence au gref- 
fier pour qu'il complétât celle formule, même en lui in- 
fligeant une amende, plutôt que de détruire une sentence 
qui a coûté du travail et de l'argent à un certain nombre 
d'hommes? La loi prescrit des termes, pour l'accomplis- 
sement de certaines formalités; or on a vu souvent nier 
justice à des pauvres diables parce qu'ils étaient arrivés 
en retard d'une demiheure, parce qu'ils s'étaient trompés 
de quelques instants dans l'exécution de ces formalités. 
N'aurait-il pas été mieux de châtier leur négligence par 
une amende, en les contreignant à observer une seconde 
fois la loi, plutôt que de leur refuser la justice à laquelle 
ils ont droit? Cette énorme importance donnée aux 
questions de procédure et leur substitution aux questions 



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1 



222 LE SYMBOLISME ETC. 

de droit est l'effet d'un vrai arrêt idée émolionneJ ; c'est, 
dans un autre ordre d'idées, le oiêrae phénomène que ces 
formes morbides d'amour dans lesquelles les cheveux, 
les mains, les objets de vêlement, qui devraient êti*e de» 
causes excitatrices de l'amour, deviennent les objets de 
l'amour lui-même. De même i«r:i, l'observance des règles 
de procédure, qui devrait être ufi moyen pour arriver à 
la justice, devient l'objet de la justice. 

Tout cela est si vrai, que bien souvent, si vous lise» 
quelque Irailé de droit civil, vous y trouverez qu'on cher- 
che à jusUficr quelque importante exception aux prin- 
cipes généraux du droit pai* des considérations d'utilité 
publique. Nou^ eu avons donné iin exemple : nous pour- 
rions le multiplier, si nous vouJionîî. Le principe géné- 
ral est maintenu; mais son application est parfois em 
contradiction complète avec le principe, car anlremeiii 
les conséquences seraient si absurdes qu'elles devien- 
draient intsupportables. Or ce fail prouve très bien que 
ces principes sont souvent faux et dangereux; car à 
quelle espèce de droit appartient une législation dont les 
raisons idéales doivent de temps en temps être violées 
pour àes considérations duliHté sociale? Qu'est donc le 
droit si non — * pour ainsi dire — Tulilité sociale oi^ga^* 
nisée? Comment peut-on considérer comme jt^ridit}ues 
des principes dont l'application aurait des conséqoefrees 
nmsibtes à la société? S* cette contradiction entre la 
théorie et la pratique est possible, il faut convenir (fu« 
la fonction juridique n'est pas, au moins dans tîoiHes seB 
parties, nwmale et physiologique. 

Le droit moderni^ étant en grande partie uoi système 
et pottr ainsi dire un musée de symboles mystiques, on 



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DEUXIÈME PARTIE — CHAP. UNIQUE 223 

peul Uès bien expliquer deux de ses caiaclères qui sont 
comnians à lou« les symboles mystiques : sa conservation 
dans le temps et sa diffusion dans l'espace. Le droit 
moderne est conservaleur; en effet il n'est que le droit 
romain parvenu à son point extrême de développement, 
sauf un très petit nombre de modifications. Toute la vie 
moderne est modifiée; nos idées, nos usages, notre re- 
ligion, nos institutions politiques, notre constitution so- 
ciale, tout est différent aujourd'hui des idées, des usages, 
de la religion, d«s institutions politiques, de la consti- 
tution sociale de la société roinaine du temps de l'em- 
pire; mais le droit, sauf quelqiies détails insignifiants, 
est resté le même. L'arrêt idéo-émotionnel, réduisait 
le droit romain à im système de principes abstraits ap- 
pliqués à l'aide de la logique pure, en dehors de toute 
considération de la vie réelle et du monde, l'a rendu 
conservateur : car, étant détaché des besoins réels de la 
vi«, il n'est pas force de se transformer suivant ces 
besoins. 

Il en est de même de sa diff^tsion. C'est iui« illusion 
de croire que l'universalité du droit romain soit un ca- 
ractère de supériorité et d^exHsellence; elle est un carac- 
tère de décadence et d'infériorité; elle n'est qu'un effet 
de cette force de diffusion et d'expansion que nous avons 
remarquée dans tons les symboles mystiques qui, ne ré- 
pondant à a*H5Ua besoin réel de la vie sociale, peuvent 
être adoptés dans tôds les temps et sons toutes les lati- 
tudes. Le droit romain étant — oortime je l'ai dit — un 
système d4^ princif^es abstmts appliqués avec la logique 
puce, eft dehors de tonte Gonsidérdtion de la vie réelle, 
il peut être introduit dans totis les pays, quelque dif- 



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224 LE SYMBOLISME ETC. 

féi enles que soient les conditions sociales, morales etc. 
de la vie réelle: il suffit que les hommes sachent rai- 
sonner et se servir du syllogisme. La diffusion du droit 
romain est analogue à la diffusion de l'église catholique, 
qui recrute autant de fidèles dans la grande civilisation 
de l'Amérique du nord que chez les sauvages de la Terre 
de Feu, car c'est une religion formaliste, extérieure, 
dont le culte se compose d'un grand nombre d'actes qui 
sont des symboles mystiques. Une religion plus vive et 
plus spirituelle, telle que la religion protestante, ne pour- 
rait avoir qu'une diffusion moindre, et seulement chez 
les personnes et dans les races dont le caractère a de 
l'affinité avec l'esprit du culte. 

Tel est aujourd'hui l'état du droit — de la théorie aussi 
bien que de la pratique — par effet de l'arrêt idéo-émo- 
tionnel, dont la psychologie est très bien résumée, et avec 
une ingénuité éloquente, dans cet aphorisme du digeste : 
« Non omnium quœ a majoribus constituta sunt ratio reddi 
potest, et ideo rationes eorum quœ constituuntur inquiri 
non oportet : alioquin multa ex his quae certa sunt sub- 
vertuntur ». 

Toute cette analyse devrait être une préparation pour 
résoudre la question : quel est l'avenir du droit et des 
institutions judiciaires? Mais la question est trop com- 
plexe pour que je puisse l'examiner et essayer de la ré- 
soudre ici; j'y consacrerai un'étude plus longue et plus 
spéciale, en prenant pour point de départ les lois psy- 
chologiques du symbolisme, et j'examinerai la formation 
naturelle de la justice sous toutes ses formes. Actuelle- 
ment je peux dire seulement que l'arrêt idéo-émotionnel 
professionnel étant la cause la plus importante de la dé- 



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DEUXIÈME PARTIE — CHAP. UNIQUE 225 

générescence du droit, les institutions judiciaires el toute 
l'organisation de la justice devraient viser à empêcher 
que les hommes chargés d'administrer la justice ne con- 
tractent cette vicieuse habitude intellectuelle. Sinon, Me- 
phistophèles aura toujours raison de dire, comme dans 
le Faust de Goethe : 

Es erben sich Gesetze und Rechte 
Wie eine ewige Krankheit fort : 
Sie schleppen von Geschlecht sich zum Geschlechte, 
Und rucken sacbt von Ort zu Ort. 
Vernnnft wird Unsinn, Wholthat Plage; 
Web dir dass du ein Enkel bist ! 
Von Recbte, das mit uns geboren ist, 
Von der ist — leider! — nie die Frage 



FvtRBBO — Le SymhùUsmê etc. 15 



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iiniiiiniiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii)iiitiiiiiiiiiiiiiiiiiiHiiiiii!iiiiiiiii<i<iiiiiiiiiiiitiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiinriiiiiiiiiii^ 



APPENDICE 



I. 



Les idées développées dans ce livre ont soulevé de nom- 
breuses objections lorsque parût l'édition italienne, ou lorsque 
certaines parties en furent publiées dans des Revues. Je désire 
répondre ici à celles qui m'ont paru les plus sérieuses. 

Ces objections se rapportent surtout aux deux idées fon- 
damentales de la théorie, la loi du moindre effort et de Fi- 
nertie mentale. Comme toute la théorie du symbolisme dépend 
de ces idées, il me paraît absolument nécessaire de démon- 
trer que ces objections ne détruisent pas la base du système 
d'idées qui en découlent. 

Contre la théorie du moindre effort, on a objecté qu'il n'est 
pas vrai que l'homme ait une véritable horreur du travail 
mental; qu'au contraire il hait l'oisiveté intellectuelle et qu'il 
cherche à fournir du travail à son cerveau, même lorsque 
les nécessités de l'existence ne l'y forcent pas. Ne voyons- 
nous pas — a-t-on dit — des employés en retraite, des hom- 
mes qui se sont retirés des affaires après 25 ou 30 ans de tra- 



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228 LE SYMBOLISME ETC. 

vail, pour jouir d'un repos mérité, s'ennuyer, devenir tristes 
et malades et chercher un travail quelconque la où ils peu- 
vent le trouver? L'oisiveté est, plus que le surmenage, une 
cause de maladie; et les médecins sont peut-être consultés^ 
plus souvent par ces employés en retraite, par ces commer- 
çants retirés des affaires, malades par manque de travail, que 
par les hommes astreints à un labeur de dix ou douze heures^ 
par jour. 

Il y a peu de personnes — ajoutait-t-on — qui vivent ab- 
solument oisives, car les riches mêmes cherchent toujours 
quelqu'occupation : ce sont pour les uns des travaux scien- 
tifiques, pour les autres les luttes de la politique ou les spé- 
culations de la Bourse. Ceux qui ne trouvent pas autre chose 
à faire, s'adonnent, faute de mieux, au sport et deviennent 
présidents ou administrateurs de sociétés de courses. Si la 
théorie du moindre effort était vrai, tout homme riche, c'est- 
à-dire possédant la somme d'argent nécessaire pour satisfaire 
ce nombre de besoins qui constituent pour lui les nécessités- 
de l'existence, devrait abandonner tout travail; au contraire,, 
nous voyons quantité d'individus qui sont envahis par une 
fièvre de travail plus vive, au fur et à mesure qu'ils devien- 
nent plus riches. Enfin , comment expliquerait-on suivant la 
loi du moindre effort que, même dans les moments dits de 
loisir, l'homme cherche à trouver du travail pour son esprit r 
L'homme est tellement avide de travail qu'il ne laisse jamais 
son cerveau inactif : lorsqu'il n'a pas a travailler pour satis- 
faire les nécessités de l'existence dans la branche d'affaires 
qu'il a choisi , il lit des romans, des journaux, des revues, il 
va au théâtre, il joue aux échecs, il cherche, en somme,, 
à faire travailler l'une ou l'autre des facultés de son esprit. 
La littérature, l'art, les amusements de toute espèce qu'on 



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APPENDICE 229 

à inventés jusqu'à ce jour ne sont en effet que des mojens 
de donner (lu travail aux centres cérébraux qui en ont ab- 
solument besoin ; l'homme qui n'a aucun travail mental à 
faire s'ennuie et cherche quelqn' ammement, un journal ou 
un roman à lire; de la musique à entendre; un rébus à ré- 
soudre; un travail, en définitive, pour son esprit. Le besoin 
de travail mental, tout en étant général à l'humanité, est plus 
intense chez les peuples les plus civilisés ou chez les classes 
les plus instruites; et bien loin que l'horreur du travail soit 
la régie, c'est l'horreur de l'oisiveté qui est une loi fonda- 
mentale de l'esprit humain. Tout cela est si vrai que le repos 
lui-même n'est pas, le plus souvent, cherché dans l'oisiveté 
absolue, mais dans un changement de travail ; ainsi l'homme 
d'affaire ou le savant se repose de sa fatigue en lisant un 
roman, etc. 

Telles étaient les objections les plus importantes qui aient 
été avancées par plusieurs critiques contre la loi psycholo- 
gique du moindre effort. Les observations sur lesquelles ces 
objections se basent, sont absolument exactes; mais ces objec- 
tions elles-mêmes démontrent très bien que notre dictionnaire 
n'est pas encore parfait et que souvent on ne se livre à de 
longues discussions, que parce qu'on applique le même mot 
et le même symbole philologique à des phénomènes qui, tout 
en ayant des caractères communs, appartiennent à des caté- 
gories différentes. Tel est le cas présent : toutes ces objec- 
tions viennent de ce que l'on attribue le même nom, travail, 
à deux phénomènes aussi différents que la production d'une 
idée et l'exercice donné aux centres cérébraux. Lorsque je 
dis que l'homme a horreur du travail, j'entends le travail de 
la production originale des idées; et non pas Y exercice par 
lequel les organes de l'esprit se maintiennent en un état de 
bien-être et de santé. 



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230 LE SYMBOLISME ETC. 

Tout organe accomplissant une fonction a besoin d'exer- 
cice; l'inactivité prolongée lui devient douloureuse et finit à 
la longue par déterminer la maladie et la dégénérescence de 
cet organe. On a avancé plusieurs faits à l'appui de cette loi 
biologique : Herbert Spencer a cité l'exemple des rats qui, à 
cause de leur système digestif, doivent faire travailler énor- 
mément leurs dents; or le travail de la mâchoire et des dents 
est tellement un besoin de ces organes, que ces animaux ron- 
gent des objets inutiles à leur alimentation, lorsqu'ils n'ont 
plus besoin de manger. Guyau citait à l'appui de cette thèse 
l'expéce de malaise qui nous saisit dans les grands silences, 
par exemple sur les sommets des montagnes, lorsque le sens 
de l'ouïe, dont la fonction est de recueillir les ondes sonores, 
ne i^eut plus exercer sa fonction. Tout le monde, du reste, 
sait par expérience qu'une longue immobilité devient pénible 
et qu'une vie sédentaire prolongée finit par produire un be- 
soin de marcher, de courir en plein air, d'aller à la chasse, 
de faire de la gymnastique, d'exercer, en im mot, ses muscles 
d'ime façon quelconque. Il en est de même des muscles du 
larynx et de tout l'appareil physio-psychologique qui sert à 
piirler; une inactivité prolongée peut devenir une souffrance 
si aigûe, peut se transformer en un besoin de parler si ardent, 
que la folie ou un dérangement mental très grave en sont par- 
fois la conséquence ix)ur certains esprits trop excitables. On 
sait que l'obligation du silence est souvent une des causes les 
plus puissantes parmi celles qui déterminent la folie dans les 
prisons; M. Edmond de Concourt a très bien analysé ce tour- 
ment mental et ses conséquences fâcheuses dans «Ui fille 
Elisa », L'inactivité fonctionnelle est en résumé aussi dan- 
gereuse et aussi douloureuse que le surmenage; tout organe 
accomplissant une fonction a besoin d'être exercé. 



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APPENDICE 231 

Le cerveau et, en général, les facultés intellectuelles n'é- 
chappent pas à cette loi; Finactivité prolongée leur devient à la 
longue insupportable et ce que nous appelions ennui n'est 
que la forme spéciale de douleur dont souffrent les organes 
cérébraux par suite de cette inactivité. Mais si l'inactivité 
prolongée devient douloureuse pour l'esprit, ce n'est pas que 
le travail de la création intellectuelle soit un besoin du cer- 
veau; c'est seulement que celui-ci a, de même que tous les 
autres organes, besoin d'exercice. Prenons un exemple : ce 
qu'on appelle vulgairement la faculté de l'imagination n'est 
au fond, prise dans son sens le plus restreint, que la faculté 
d'associer un grand nombre d'images mentales entre elles, 
pour réaliser des combinaisons nombreuses et variées de ces 
images qui peuvent produire dans certains cas une vraie jouis- 
sance psychique. L'imagination est une des fonctions de l'es- 
prit ; elle donc a aussi besoin d'être exercée, et une longue 
inactivité fonctionnelle serait dans ce cas, comme toujours, 
douloureuse. Que faisons-nous alors? Nous prenons un volume 
de poésies, écrit par un poète très fantastique, comme Baude- 
laire ou Shelley, et les vers que nous lisons éveillant en nous 
ces images et leurs combinaisons multiples et variées, don- 
nent à notre imagination le moyen de s'exercer agréable- 
ment. Voilà Yexercice. Un vrai travail au contraire serait 
celui d'évoquer dans l'esprit les images et de les associer 
sans l'excitation extérieure de la poésie, de la peinture, de 
la sculpture, justement comme le font les poètes, les pein- 
tres, les sculpteurs, pour créer les œuvres qui exerceront 
plus tard l'imagination des hommes. Il n'y a personne qui 
ne voit que, dans ce cas, l'exercice est une occupation très 
agréable; mais que le travail est au contraire une fatigue 
pénible, car il y a très peu d'hommes qui s'adonnent à un 



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232 LE SYMBOLISME ETC. 

travail original d'imagination, s'amusant à faire et à défaire 
les combinaisons d'images les plus différentes ; presque tous 
préfèrent de se servir d'excitations extérieures (œuvres 
d'art, en général) qui transforment le travail en exercice. 

Ce qui distingue en somme le travail de l'exercice mental, 
c'est que le travail est accompli sans excitation extérieure 
en proportion avec l'activité déployée ; il est pour ainsi dire 
autonome et indépendant , tandis que l'exercice est accompli 
par l'effet d'une excitation proportionnée. Or il est facile de 
voir que ce qu'on appelle le travail mental de l'homme, n'est 
que de l'exercice. Tout le monde lit des livres, mais très petit 
est le nombre de ceux qui les écrivent; encore, parmi ceux 
qui les écrivent, très peu travaillent-ils vraiment, c'est-à-dire 
écrivent-ils des choses originales qui soient l'effet d'associa- 
tions mentales personnelles; les autres imitent ou copient, ce 
qui devient de nouveau de l'exercice intellectuel. La récep- 
tivité, c'est-à-dire la faculté de comprendre et de s'assimiler les 
idées, est une faculté extrêmement commune ; mais la puis- 
sance créatrice est au contraire très rare. Dans la science, dans 
l'industrie, dans le commerce, dans l'administration publique, 
dans la politique, beaucoup de personnes ont très bien ap- 
pris tout ce que l'expérience et le travail de l'homme ont 
amassé de connaissances dans leur champ, se sont emparées 
très vite des procédés techniques en usage, sont toujours au 
courant de ce qu'on fait et de ce qu'on dit dans leur branche 
d'affaires ou d'études : mais ceux qui ouvrent les voies nou- 
velles, qui apportent les modifications importantes, ou qui 
bouleversent la routine traditionnelle, ceux-là sont très rares. 
La première espèce d'activité est de Vexercice; la seconde 
est du travail. 

Mais il y a une autre preuve, plus décisive encore, à l'ap- 
pui de la théorie du moindre effort. Non seulement presque 



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APPENDICE 233 

tout ce qu'on appelle vulgairement le travail de Thoinme 
est de Texercice; mais le vrai travail lui-même tend toujours 
à se transformer en exercice. On sait que tout acte mental ré- 
pété plusieurs fois devient automatique ; ainsi, par exemple, 
certaines associations de sensations, d'idées ou d'images que 
Ton a établies dans son esprit, finissent, si elles sont répétées 
plusieurs fois, par se lier si étroitement, que Tune de ces sen- 
sations, de ces idées, ou de ces images évoque les autres idées, 
images, ou sensations, sans aucun effort intellectuel. Ainsi, par 
exemple, pour un médecin qui a une grande expérience, la 
vue ou ridée de certains symptômes rappelle sans aucun ef- 
fort ridée d'une maladie donnée, tandis qu'aux débuts de sa 
carrière il aurait dû accomplir un effort vigoureux de son 
esprit pour arriver à la même conclusion. La cause de cette 
différence réside peut être dans ce fait que, dans le premier 
cas, des communications étant déjà établies depuis longtemps 
entre deux groupes de cellules, le mouvement moléculaire 
peut se transmettre très facilement de l'un à l'autre, suivant 
la ligne de la moindre résistance ; tandis que, dans le second 
cas, cette communicationji'existant pas, il faut que le mouve- 
ment moléculaire qui met en communication ces deux groupes 
de cellules et produit Tassociatron mentale, se fraie son chemin. 
De !k l'effort et la fatigue. Or il y a beaucoup d'hommes — des 
industriels, des commerçants, des professionnels libéraux, des 
savants — capables d'un travail mental prolongé de 10, 1:2, 14 
heures par jour; mais il ne faut pas croire qu'il s'agisse d'un 
véritable travail. Un commerçant, par exemple, qui traite un 
grand nombre d'affaires chaque jour, n'accomplit un vrai tra- 
vail mental, c'est-à-dire un travail créateur, que lorsque une 
affaire ou une question d'un genre nouveau s'offre à lui. La 
masse des affaires, qui presque toutes se sont présentées déjà 



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234 LE SYMBOLISME ETC. 

plusieurs fois, ne lui coûte pas un véritable travail mental; il 
n'est pas forcé d'accomplir un effort pour trouver une solution, 
d'associer un nombre d'idées plus ou moins grand, c'est-à- 
dire d'établir entre deux ou plusieurs groupes de cellules des 
communications nouvelles; par les expériences antérieures, 
ces communications sont déjà établies et un nouvel effort men- 
tal est inutile. On reste étonné parfois en apprenant qu'un 
savant passe 10 ou 12 heures de sa journée, dans son labo- 
ratoire, à faire des expériences ; mais il faut penser que, de 
tout ce temps, une très petite partie seulement est en général 
consacrée à un vrai travail créateur, c'est-à-dire à la forma- 
tion d'associations nouvelles d'idées. Les observations, les ex- 
périences, les essais de recherches ne nécessitent pas un vrai 
travail créateur; ils sont accomplis au moyen d'une série 
d'habitudes intellectuelles qui les rendent faciles, comme tous 
les actes automatiques : c'est seulement lorsque la découverte 
se dégage des observations et des expériences, qu'un travail 
est accompli. 

Or l'accomplissement de ces actes mentaux automatiques 
dont se comiwse la plus grande partie du patrimoine intel- 
lectuel des individus, est de l'exercice bien plus que du véri- 
table travail; il ne coûte aucun effort perceptible et fait seule- 
ment exercer les organes de l'esprit, empêchant la souffrance 
de l'inactivité prolongée qui s'appelle ennui. Voilà pourquoi 
tant de personnes ne peuvent vivre loin des affaires, des étu- 
des, etc. etc. : c'est que les organes de l'esprit ont besoin 
d'exercice, comme tous les autres organes; mais tout cela 
ne démontre pas que l'homme adore le travail. Si on voulait 
encore une preuve dernière, elle nous serait donnée par les 
intelUgences supérieures. Chez les hommes de génie, la puis- 
sance créatrice est sans doute développée au plus haut degré; 



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APPENDICE 235 

il est vrai pourtant que, même chez les génies les plus puis- 
sants, la puissance créatrice est beaucoup plus restreinte qu'on 
ne le croit en général, car souvent un nombre très grand 
de travaux ne sont que le développement des mêmes idées 
ou Fapplication de la même méthode de travail. 

Tout le monde sait que chaque écrivain et chaque savant 
présente un caractère particulier : il serait impossible de con- 
fondre un roman de Zola avec un roman de Dickens; une pièce ^ 
de Shakespeare avec une pièce de Goethe ; un livre de Herbert 
Spencer avec un livre de Hegel. En outre, ce caractère particu- 
lier de l'écrivain, qui est incertain et flottant pendant la jeu- 
nesse, se fixe avec le temps et acquiert une grande rigidité 
dans les dernières productions. Or ce caractère de l'écrivain 
n'est que l'effet de la transformation du travail créateur en 
exercice intellectuel. Dans ses premiers travaux, l'écrivain ou 
le savant doit faire un effort pour affirmer son originalité, c'est- 
à-dire pour étudier les phénomènes de la vie selon son tempé- 
rament et ses penchants intellectuels; il doit, créer son genre 
et son style, s'il est un artiste; sa méthode et son système s'il 
est un savant; il doit en somme habituer sa pensée à travailler 
d'une certaine façon. Lorsque les habitudes intellectuelles sont 
contractées, le travail devient beaucoup plus facile, mais il est 
aussi moins original : les travaux sont mieux faits, et plus ra- 
pidement, mais ils ont tous un caractère commun. Le travail 
créateur est devenu un exercice intellectuel, agréable et facile, 
mais au fond un peu monotome ; et c'est ainsi que l'écrivain 
produit son roman sur le modèle devenu son célèbre, que le 
savant continue à développer son idée fondamentale avec la 
même méthode. Prenez la série des œuvres de Herbert Spen- 
cer : les Premiers principes, les Principes de biologie, de 
Psyc/iologie, de Sociologie, etc., vous y verrez la mênic idée 



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236 LE SYMBOLISME ETC. 

fondamentale, celle de révolution, appliquée à des phénomènes 
différents et développée avec la même méthode d'observations 
synthétiques et générales, d'hypothèses audacieuses et de rai- 
sonnements ingénieux; avec le même style simple, un peu dur, 
mais d'une précision et d'une exactitude qu'on ne peut sur- 
passer. Prenez les romans de Balzac, ou mieux encore ceux 
de Zola; la construction générale, la charpente, le type fon- 
damental des caractères, la méthode d'analyse psychol(^ique, 
le style sont les mêmes. Certains écrivains d'un génie plus 
puissant réussissent à créer plusieurs types d'art : par exemple 
Shakespeare, qui a au moins quatre types de drame : le drame 
ps} chologique (Hamlety Macbeth, King Lear, etc.); le drame 
fantastique (The Tempest, Midsummer's Nights Dream); 
le drame histori(|ue (Julius Cœsar, Antony and Cléopalre); 
les comédies (The mefTy wifes of Windsor). Mais en gé- 
nérai les grands écrivains même n'ont qu'une forme d'art. 
Ceux, qui réussissent à faire de chaque œuvre une création ori- 
ginale, travaillent très [)eu et ne laissent ni des bibliothèques, 
ni des musées derrière eux; tel fut, par exemple, Flaubert, 
dont {'Éducation sentimentale, Salambo, Bouvard et Pécu- 
chet sont trois créations bien différentes par beaucoup de 
côtés; mais son bagage littéraire est bien petit, si on le com- 
pare à celui de Balzac ou de Dickens. 

M. Beard, le célèbre névrologiste américain, a du reste 
très bien développé cette idée dans son livre sur la névrose 
américaine. Il a parfaitement observé que la période créatrice 
de l'existence d'un grand homme est le plus souvent très 
courte; (il a calculé qu'en général elle ne dure que 10 ans, 
de 25 à 35). Si parfois la période d'activité littéraire d'un 
grand homme est plus longue ou paraît plus intense à une 
âge plus avancé, c'est qu'il développe alors les idées qu'il a 



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APPENDICE 237 

accumulées pendant cette courte période de fécx)ndité intel- 
lectuelle. D'ailleurs n'a-t-on remarqué que chez tous les ar- 
tistes dans la vieillesse le mécanisme empiète sur Torigina- 
lité ; et que chez les savants Tesprit de système l'emporte sur 
l'observation sereine et sur la largeur des vues? Or ce phé- 
nomène psychologique si commun est basé sur la loi du 
moindre effort; c'est la puissance du travail créateur qui s'é- 
puise dans les cerveaux les plus vigoureux et qui se trans- 
forme en exercice intellectuel. Les grands philosophes res- 
tent toujours prisonniers de leurs systèmes, parce qu'après 
avoir créé une grande théorie, ils ne sont plus capables d'un 
autre effort créateur et observent les faits à travers cette 
théorie à laquelle leur esprit est habitué. L'artiste finit par 
devenir maniéré, parce qu'il est habitué à voir les choses 
et à les représenter d'une certaine façon, c'est-à-dire à avoir 
des associations d'idées, d'images et d'émotions d'une cer- 
taine espèce, et que ces associations par habitude ne lui coû- 
tent presque plus rien. Leur activité mentale, de même que 
toutes les activités, tend à devenir automatique. 

Donc les grands travailleurs de l'esprit, eux-mêmes, ne peu- 
vent se soustraire à la loi générale du moindre effort par la- 
quelle l'homme cherche toujours à accomplir le plus petit 
travail mental possible, à réduire au minimum l'effort créa- 
teur. La loi du moindre effort se référait justement à cette 
espèce de travail et non à l'exercice intellectuel; comme telle, 
elle reste entière malgré les objections, et nous parait expli- 
quer plusieurs phénomènes importants de l'histoire humaine. 



II. 



Contre la théorie de l'inertie mentale, M' J. M. adressait la 
lettre suivante à M' Th. Ribot, l'éminent directeur de la Bévue 



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238 LE SYMBOLISME ETC. 

Philosophùlue, où parut le premier chapitre de ce livre, dans 
le numéro de février. Cette lettre a été publiée dans le nu- 
méro d'avril de la dite Berne, 

Paris, le 27 février 1894. 

Monsieur le Directeur, 

« Ce n'est pas sans quelque étonnement que, dans votre 
dernier numéro de février, j'ai lu un article de M. Ferrero 
sur l'inertie mentale. Je voudrais, Monsieur, réagir contre la 
tendance, trop souvent marquée par des psychologues étran- 
gers, d'employer des expressions scientifiques dont le sens 
est rigoureux, et de leur attribuer une élasticité philosophique 
qui ferait rapidement oublier leur origine. Loin de moi la 
pensée d'ap[)rendre quoi que ce soit à M. Ferrero ! Je serais 
curieux, néanmoins, qu'il consentit à préciser ses idées sur 
les tournures scientifiques par lui employées, qui n'ont au- 
cune signification, au sens moins vaste, mais plus rigoureux, 
que nous leur attribuons habituellement. 

» M. Ferrero désire donc développer l'idée ingénieuse de 
l'inertie appliquée aux phénomènes psychiques par M. Lom- 
broso, et émet sur le principe de l'inertie quelques idées que 
nous passerons en revue. 

» La physique et la chimie, sciences expérimentales, ne 
démontrent pas, comme le répète M. Ferrero, mais constatent 
les phénomènes et ne peuvent émettre que des tois limites. 
Il dit, à ce sujet, qu'un phénomène chimique est impossible 
sans l'intervention d'un courant de mouvement moléculaire, 
ce que l'on ne voit pas très bien, étant donné que des corps, 
même solides, n'exigent pour se combiner que le contact. 



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APPENDICE 239 

De plus, toute substance chimique finit, dil-il, par devenir 
inactive. Ceci étant réellement trop vague, choisissons un 
exemple très simple : 

» Prenez le mélange de deux volumes d'hydrogène et de 
un volume d'oxygène, faites-y passer une étincelle, il y a com- 
binaison et formation d'eau sans résidu. Mettez de l'oxygène 
en présence de cette eau et faites encore passer une étincelle, 
il ne se produit rien. Est-ce à dire que l'hydrogène est de- 
venu complètement inactif, relativement à l'oxygène et à l'é- 
tincelle? Non i)as, c'est maintenant de l'eau, dissolvant sim- 
plement l'oxygène... dont les propriétés différent complètement 
de celles de l'hydrogène. Une substance n'est substance que 
parce qu'elle n'est point inactive. 

» Mais ceci n'est rien encore; voyons ce que pense M. Fer- 
rero du principe d'inertie: il dit plusieurs fois que, dans 
certains cas, le caveau entre dans un état d'inertie absolue, 
et, plus loin, que la fonction de la sensation ébranle l'inertie 
mentale. En résumé, il croit que la loi d'inertie consiste en 
ce qu'aucun mouvement n'est étemel; à ses yeux, évidem- 
naent, inertie et immobilité sont anonymes. Ce n'est, je 
pense, qu'un la^ms, mais il est assez sérieux, car il ten- 
drait à faire croire que M. Ferrero a oublié le premier prin- 
cipe de mécanique ainsi conçu : 

» La matière est inerte. 

» Elle ne l'est pas plus ou moins, son inertie est inébran- 
lable, c'est une propriété absolue que rien ne saurait modifier. 
Tel est le principe de l'inertie. De plus, M. Ferrero pense 
préciser la notion de force, « .... de cette espèce particulière 
cte force, que nous appelons nerveuse, faute de savoir rien 
de plus précis sur elle, mais qui, selon toutes les probabi- 
lités, doit en dernière analyse se réduire au mouvement » . 



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240 LE SYMBOLISME ETC. 

» L'appeler nerveuse n'apprend rien de plus sur cette force, 
et, d'ailleurs, c'est nier la définition même d'une force que 
de dire qu'elle se réduit en mouvement, car la seule façon 
employée, que je sache, en dynamique, pour avoir une idée 
de force, est de la définir par le mouvement lui-même. Pour 
exemple, nous allons, si vous le voulez bien, préciser un 
peu ces notions d'inertie et de force en les développant. 

» La matière est inerte; c'est-à-dire que, si à un instant donné 
un mobile est abandonné à lui-même (vulgairement, sous- 
trait à l'action de toute force), il conserve indéfiniment en 
grandeur et direction la vitesse qu'il avait à cet instant, il 
est animé d'un mouvement rectiligne et uniforme ; si en par- 
ticulier cette vitesse initiale est nulle, elle reste nulle et le 
corps est dit au repos. Ainsi conçu, le principe de l'inertie 
implique donc le mouvement éternel, contrairement à l'opi- 
nion que s'en est fait M. Ferrero. L'on peut d'ailleurs re- 
marquer que ce principe définit en même temps la force, et 
chaque fois que la vitesse d'un mobile changera en grandeur 
ou direction, l'on dira que le mobile a été soumis à une 
force. En particulier, si un corps au repos se met en mou- 
vement, ou inversement, ce changement ne peut s'effectuer 
que sous l'action d'une force, et, ainsi comprise, l'inertie n'a 
aucun rapport avec le repos ou la résistance au mouvement, 
car l'on ne doit pas confondre l'inertie avec la notion plus 
complexe de force d'inertie. 

» Nous voici arrivés, monsieur, au lapsics le plus grave, 
mélange agréable et inconscient, j'espère, de deux principes 
d'une indépendance absolue, celui de l'inertie et celui de la 
conservation de l'énergie, lorsque M. Ferrero dit que « ce 
serait l'absurde mathématique du mouvement perpétuel » . 
» De toute antiquité l'on s'est livré à la recherche d'un 
problème, dit aujourd'hui, par abréviation, recherche du mou- 



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APPENDICE 241 

venient perpétuel, dont Timpossibilité résulte immédiatement, 
pour M. Ferrero, de son principe d'inertie, opposé absolu 
du principe d'inertie généralement admis jusqu'ici. Or il est 
bon, monsieur, de savoir exactement en quoi consiste ce pro- 
blème: il s'agissait de trouver un moteur capable de pro- 
duire du travail, sans que l'on eût extérieurement à lui 
fournir d'énergie sous aucune forme. Dans ces conditions, 
personne n'a jamais songé à condamner le mouvement per- 
pétuel, mais, ce que l'on croit impossible, c'est que le corps 
animé d'un tel mouvement soit capable de produire cons- 
tamment un travail, si faible soit-il. 

» D'ailleurs les idées de M. Ferrero à ce sujet ont peut- 
^tre été troublées par ce qu'il appelle la démonstration scien- 
tifique de M. Féré relativement aux sensations. Avant d'em- 
ployer hardiment les mots d'énergies potentielle et cinétique, 
il faudrait se rappeler que, dans le cas seulement où les 
forces intérieures admettent une fonction de force, cette fonc- 
tion changeant de signe s'appelle énergie potentielle, et l'on 
peut dire alors que la variation infiniment petite de l'énergie 
totale (somme de l'énergie actuelle ou cinétique et de l'é- 
nergie potentielle) est égale à la somme des travaux élémen- 
taires des forces extérieures, et je ne suis point convaincu 
que « des manifestations motrices susceptibles d'être mises 
^n évidence même par des procédés assez grossiers, comme 
la dynamométrie » , puissent entièrement légitimer de telles 
hypothèses. 

» Je regrette vivement. Monsieur, d'avoir dû employer des 
expressions très spéciales, telles que fonction de force, mais 
je ne vois aucun moyen de les éviter, et ceux qui veulent 
parler avec compétence, c'est-à-dire en connaissance de cause, 
des différentes énergies, se feront un devoir de me com- 

Ferkkro. — Le SymhùUsme etc. IC 



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242 LE SYMBOLISME ETC. 

prendre. De plus, pour l'énergie potentielle, jxtr exemiAer- 
Ton ne peut parler que de variation d'énergie potentielle et 
non d'énergie en soi, comme quantité absolue. Prenons en- 
core l'exemple vulgaire dont on se sert pour mettre en évi- 
dence la notion d'énergie potentielle. 

» Voici une pierre en équilibre instable sur une montagne; 
le moindre effort la fera rouler dans la vallée où elle devient 
capable de produire un travail qui sert de mesure à la va- 
riation de son énergie potentielle. Croyez-vous que ce tra- 
vail, ou cette énergie, soit toute celle dont est susceptible 
cette pierre relativement à la pesanteur ou à l'attraction new-- 
tonienne? Il n'en est rien, car au lieu de tomber seulement 
dans la vallée, on pourrait supposer qu'elle descende jusqu'au 
niveau de la mer, ou jusqu'au centre de la terre, abstrac- 
tion faite de celle-ci, qu'elle soit précipitée sur une autre 
planète.... et ainsi de suite. Son énergie potentielle est donc 
infinie si l'on veut. L'énergie potentielle, résultant d'une in- 
tégration, est une de ces quantités que l'on rencontre en 
physique et que l'on ne doit envisager que par leur varia- 
tion dans un intervalle fini, déterminé. 

» Si dans le monde psychique et moral notre triste expé- 
rience nous permet d'observer des phénomènes de fatigue, 
d'épuisement pour la matière cérébrale, de perte, de dépense 
sans retour pour la force nerveuse, il n'est rien d'analogue 
dans le monde physique, et c'est là, je crois, que se trouve 
l'erreur fondamentale de M. Ferrero. Il a confondu l'inertie 
mécanique et le sentiment psycho-physiologique que l'on dé- 
signe vulgairement sous le nom d'inertie; c'est pourquoi il 
pense que l'énergie s'épuise, que le mouvement se perd, 
landis qu'en réalité la matière du physicien est simplement 
inerte, elle ne se fatigue pas, et la force mécanique de Tu- 



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APPENDICE 243 

niTers n'est pas en provision limitée. Pour ce qui est de la 
« force mentale » de M. Ferrero, il ne semble malheureuse- 
ment point en être ainsi ; les six dernières pages de sa note 
sont le développement de cette théorie très juste que l'homme 
a horreur du travail , ce qui le conduit à conclure, en se 

^omniant, que « le cerveau paraît se trouver chez la 

plus grande majorité de Thumanité dans un état de faiblesse 
normale, par laquelle en peu de temps il se lasse et s'épuise 
au travail » . 

» Comme Claude Bernard ne pensez-vous pas, Monsieur, 
^jue, si l'on veut transporter les lois mécaniques du monde 
physique dans le domaine psychologique, il ne serait pas inu- 
tile d'en connaître la formule exacte et précise, telle que 
l'emploient les mathématiciens? Autrement, à prendre des 
termes scientiflques dans leur sens littéraire mais vague, l'on 
risque bien de ne faire que des métaphores plus ou moins 
heureuses au point de vue poétique. Je désire plus que per- 
sonne voir la psychologie se constituer enfin sur des bases 
vraiment scientifiques, mais je doute fort qu'avec des décou- 
vertes comme celles de M. Lombroso et avec des lois telles 
que la loi d'inertie mentale, elle puisse jamais prétendre au 
titre de science positive. Il est donc à souhaiter que, comme 
-chez nous, l'on exige des philosophes étrangers des connais- 
sances scientifiques générales, et je suis certain qu'à ce mo- 
ment, ces messieurs et leurs élèves, poursuivant leurs inté- 
ressantes recherches, les rédigeront de telle sorte qu'il n'y 
ait plus qu'à applaudir des deux mains. 

» Croyez, en attendant, je vous prie. Monsieur, à l'assu- 
rance de mes sentiments très respectueux » . 

J. M. 



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244 LE SYMBOLISME ETC. 

Cette critique est quelque peu désordonnée et touche à 
plusieurs points de mon travail, dont Timportance est très 
différente. Je repondrai aux objections qui me paraissent les 
principales. 

Remarquons avant tout, ce que M"" J. M. trouve à objecter, 
lorsqu'il critique mon expression, que la force nerveuse doit 
se réduire au mouvement. « L'appeler nerveuse — dit-il — 
n'apprend rien de plus sur cette force, et, d'ailleurs, c'est 
nier la définition même d'une force que de dire qu'elle se 
réduit en mouvement, car la seule façon employée, que je 
sache, en dynamique, pour avoir une idée de force, est de 
la définir par le mouvement lui-même » . M' J. M., qui pa- 
raît être un mathématicien et un physicien, parle en homme 
de son métier; c'est-à-dire qu'il analyse l'idée abstraite de force 
et il trouve qu'on ne la peut définir que par le mouvement, 
car toute la mécanique n'est que l'étude des lois des forces 
traduites en lois du mouvement. Mais en disant cela j'avais 
un but entièrement différent : je voulais fixer contre les psy- 
chologues spirilualistes la base physiologique de la théorie. 
Lorsque je disais que la force nerveuse doit se réduire en mou- 
vement, je tendais à établir l'hypothèse fondamentale de toute 
science psychologique, c'est-à-dire que l'activité mentale n'est 
qu'une fonction du cerveau s'accomplissant au moyen de com- 
binaisons et de phénomènes chimiques qui ont lieu surtout 
dans les couches cérébrales et qui sont l'effet de mouvements 
moléculaires et atomiques. M*" J. M. n'étant pas psychologue, 
ne s'est pas probablement rendu compte de l'importance de 
cette déclaration , car il n'a pas une idée de l'abîme qui sé- 
pare les écoles psychologiques niant ou admettant ce point : 
mais quant à ses considérations sur le mouvement et la force, 
devant la profondeur desquelles je m'incline, il faut dire à 



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APPENDICE 245 

grand regret : Non est hic locus. L'erreur de M' J. M- a 'été 
de croire qu'au mot force nerveuse était donné la valeur 
qu'on lui donne en mécanique, tandis que c^te expression 
force nerveuse devait signifier dans ce cas que l'activité m^i- 
tale a pour base des phénomènes physi(d(^iques qui, de leur 
côté, se relient à des irfiénoménes chimiques. M' J. M. pourra 
objecter que cette terminologie scientifique est mauvaise si 
elle peut produire des équivoques de ce genre; et j'en con- 
viens : mais jusqu'à jH^^nt nous n'en possédons pas de meil- 
leure et il faut nous résigner. Cela excuse bien des critiques 
injustes que les non-psychol(^istes adressait aux psycholo- 
gistes; mais conune nous sommes disposés à avoir de l'indul- 
gence pour ces fautes de nos critiques, il nous sera permis 
<le les pier de chercher à compr^dre le mieux possible le 
.sens de nos expressicnis. 

Je ne puis que r^^r la même d)servation sur ce que mon 
savant adv^saire dit au sujet des expériences de M, Feré. 
Voilà ce que M. Feré a écrit; « Toutes les smsations s'accom- 
pagnent d'un développement d'àiergie potentielle qui passe à 
l'état cinétique et se produit psur des manifestati(ms motrices 
susceptibles d'être mise ^ luuâére même par dos procédés 
aussi grossiers que la dynamométrie » . Là dessus M"* J. M. dé- 
veloppe l'idée d'énergie potentielle telle qu'elle est admise en 
physique, pour démontrer qu'elle n'est pas applicable aux 
phénomènes psychologiques dcmt parle M. Feré. Mais cela 
était absolument inutile, car, dâJis ce cas, l'expression de M. 
F^é n'est qu'une image par laquelle il a cba'ché à repré- 
senter sa pensée d'une façon plus évidente; les phrases énergie 
potentielle et énergie cinétique ont ici la significa^on un pem 
vague qu'on leur donne dans l'usage commun, et non pas le 
sens r^oureux et scientifique qu'elles (»it en physique. M. F^ 

FiBtVRO — Le Symholiime etc. 16* 



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24(5 LE SYMBOLISME ETC. 

voulait dire seulement que les sensations augmentent l'énergie 
motrice des muscles, comme le prouvent de nombreuses ex- 
périences, et ce fait qui est démontré par les expériences a 
pour ma thèse une grande importance ; mais ni M. Féré ni moi 
nous n'avons jamais pensé faire des spéculations philosophi- 
ques sur rénergie potentielle et l'énergie cinétique, telles 
qu'elles sont étudiées en physique. Il s'agit d'une simple ex- 
pression métaphorique. M' J. M. dira qu'il est dangereux d'em- 
ployer un langage aussi équivoque et aussi imaginaire ; mais 
je le prie de réfléchir que ce n'est pas, pour une science, une 
des tâches les plus faciles que celle de se créer un langage 
spécial. Si M' J. M. a la patience de lire ce livre, il verra que 
la métaphore constitue une période du développement des 
symboles, et qu'il en est de même du langage; le langage 
scientifique n'échappe pas à cette loi et toute science qui com- 
mence, n'ayant pas encore un langage propre bien riche et 
bien précis, emploie métaphoriquement beaucoup de mots em- 
pruntés aux autres sciences, ce qui produit souvent de la con- 
fusion et des malentendus. C'est là un inconvénient, je l'avoue; 
mais on ne peut pas prétendre que le langage de la science 
psychologique puisse se soustraire aux lois générales de l'é- 
volution des symboles. 

Quant à l'observation que j'ai « confondu l'inertie mécani- 
que et le sentiment psycho-physiologique que l'on désigne vul- 
gairement sous le nom d'inertie » , et que ce serait pour cette 
raison que je pense « que l'énergie s'épuise, que le mouvement 
se perd, tandis qu'en réalité la matière du physicien est sim- 
plement inerte » je crois que mon adversaire a tort. Cette 
confusion qui serait en réahté peu pardonnable, n'existe pas; 
et M' J. M. a fait cette objection, parce qu'il n'a pas peut être su 
se représenter le phénomène psychologique dans sa base phy- 



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APPENDICE 247 

siologique, en dehors de la conscience passagère que nous en 
avons. Pour emprunter ses paroles : « la matière est inerte, 
c'est-à-dire qu'à un instant donné un mobile abandonné à 
lui même (vulgairement, soustrait à Faction de toute force) 
conserve indéfiniment en grandeur et direction la vitesse qu'il 
avait à cet instant; si en particulier cette vitesse initiale 
est nulle, elle reste nulle et le corps est dit au repos ». Cela 
revient à dire qu'étant donné un corps dont la vitesse ini- 
tiale est nulle, il faut qu'il soit soumis à l'action d'une force 
pour qu'il acquière une vitesse quelconque ; si non il restera 
au repos. Or si on suppose, comme je le crois, que tous les 
phénomènes psychologiques ont leur origine dans les phé- 
nomènes physiologiques du cerveaux, que ces phénomènes 
physiologiques se réduisent , en dernière analyse, à des phé- 
nomènes chimiques qui, à leur tour, sont produit par les 
mouvements moléculaires et atomiques des cellules, on verra 
que ce qu'on appelle l'inertie mentale n'est que l'inertie 
de la matière appliquée à des phénomènes plus complexes. 
Sans ces combinaisons chimiques, toute pensée est impos- 
sible; si donc les atomes et les molécules des cellules céré- 
brales se trouvent, à un moment donné, au repos, ils y res- 
teront toujours, à moins que quelque force ne vienne leur 
communiquer le mouvement. Le mouvement est communiqué 
par les sensations, aussi la sensation est-elle la base de la vie 
psychique. 



IIL 



La répugnance des hommes de loi à appliquer les moyens 
les plus modernes de communication aux affaires juridiques, 
dont nous avons parlé dans notre dernier chapitre, est très- 



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248 LE SYMBOLISME ETC. 

bien démontrée par une eorieuse question soulevée devant 
la Conr d'appel de Touloase ^ résolue par ceK^i dans son 
arrêt du 14 novembre 1S&2. 

La question à juger était celle de savoir si, au cours d'an 
procès en nullité âa teatam^t, Tune des deux parties pou- 
vait contraindre le notaire détentmr de la minute à lui en 
cfélivrer copie sous forme d'épreuve photographique, à la coïh 
dition toutefois que le photographe vint opérer dans Tétude 
même, afin, d'éviter tout dessaisissement de la pièce litigieuse. 

La Cour, infirmait Tordonnaiice rendue en référé par le 
président du tribunal civil de Toulouse, qui s'était déclaré 
incompétent, a rendu un arrêt dans lequel elle reconnaît qœ 
la reproduction par la photographie est l'équivalent d'une 
copie et que le juge des référés est en droit d'autorisé cette 
mesure, à la condition que certaines précautions seront irises 
pour que Facte à photographier ne soit ni altéré, m ^d- 
diMumagé. 

Parmi les motife invoqués par la Cour, nous citercMô 
celui-ci: 

« Attendu qiae la photographie peut servir utilement aux 
discussions où l'interprétation et la capacité du testateur se 
mettent en lumière au point de vue graphologiqi^, par exem^- 
pie, le travail de foraiation de l'écriture et m révélant, s'il 
y avait lieu, des altérations ou falsifications ». 

Le dispositif dit : que l'opération photographique aura lieu 
en l'étude du notaire « ou dans la Cour attenante, si le dé- 
faut de lumière sujQSsante l'exige, mais en présence du no- 
taire et sans dessaisissement de la mmute de sa part, alors 
en effet, qu'il suffit à l'officier public de placer l'acte sur un 
chevalet de la partie qui lui sera indiquée ». 

La Cour ordonne en terminant qu'il ne sera tiré qpae 35 
épreuves et que le cliché sera détruit; le notaire apposera 



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APPENDICE 249 

sa signature sur les 25 exemplaires, pour certifier qu'ils sont 
le résultat de l'opération réalisée en sa présence. 

Il a donc fallu une longue discussion et un arrêt d'une 
Cour d'appel pour admettre la photographie dans le temple 
de la justice. 



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INDICE 



Préface Pag, v 

Introduction — L'inertie mentale et la loi du moindre effort . » I 

PREMIÈRE PARTIE. 

Psychologie du Symbolisme. 

Chapitre I. — Symboles intelleelueis. — Symboles mnémoniq. » 25 

II. — Symboles inleiiectueis. — Symboles pictograpli. » 36 

III. — Symboles intelleelueis. — Symboles mélaphoriq. » 45 

IV. — Symboles inleiiectueis. — Symboles phonologiq. » 65 

V. — Symboles émotifs » 71 

VI. — Symboles de réduction » 83 

VII. — Symboles mystiques » 93 

VIII. — Symboles de survivance » 163 

IX. — Atavisme et pathologie du symbole . . . . * 186 

DEUXIÈME PARTIE. 

Applications Psycho-Sociologiques. 

Chapitre Unique. — Le symbolisme dans le droit moderne . . » 197 

Appendice » 227 



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