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PURCHASED FOR THE
IJNlVERSni' OF TORONTO LIBRARY
FROM THE
CANADA COUNCIL SPECIAL GRANT
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LE SENEGAL
ET
LE SOUDAN FRANÇAIS
SOCIÉTÉ ANONYME d'IMPRIMERIE DE V I L LE F R A N C H E- D E- R 0 U II R G U E
Jules Uardoi-X, Direeleur.
PAUL GAFFAREL
LE SÉNÉGAL
ET LE
SOUDAN FRANÇAIS
Illustrations de NESTEL, SPENER, SPECHT, TRAVIÈS, etc.
DIXIEME EDITION
PARIS
LIBRAIRIE G H. D E L A G R A V E
15, RUE SOUFFLOT, 15
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LE SENEGAL
Eï LE SOUDAN FRANÇAIS
GÉOGRAPHIE PHYSIQUE DU SÉNÉGAL
Noire colonie* du Sénégal n'a pas de limites fixes, sauf à
l'ouest,. où l'Allanliquc lui sert de frontière naturelle. Au sud-
est se dresse un massif montagneux qui n'a pas encore de
nom. Joinard proposait de l'appeler les Alpes africaines. La
dénomination de massif du Foula-Djallon lui conviendrait
mieux. Nous sommes arrivés au pied de ce massif; nous l'avons
même franchi, mais nous n'en sommes pas encore les maîtres
incontestés. Au nord s'étendent les sables brûlants et les
steppes du Sahara, au sud les forêts équatoriales, à l'est le
bassin du Niger, dans lequel nous commençons à nous
étendre; mais nul encore ne peut déterminer avec précision
où commence, où finit notre domination.
Le noyau central de la colonie a été Saint-Louis, à l'embou-
chure du Sénégal. Elle s'étend aujourd'hui au nord, dans la
direction du Maroc, jusqu'au cap Blanc, à l'est jusqu'au
Niger et à son affluent le Tankisso, au sud, par jtostcs inter-
mittents, jusqu'à l'embouchure de la Mellacorée. Seulement
tout le territoire compris entre ces points extrêmes, Saint-
Louis et Bamakou, le cap Blanc et Mellacorée, ne nous appar-
tient pas en entier. Nous y avons seulement échelonné des
1. N. DounNEAUx-DupÉRÉ, la Sénôgambie française (Société de géographie de
Paris); 1871. — Muiron d'Arcenant, Notice sur le Séncr/al [ni.); 1817. — G, Delom,
le Sénégal (Cougrès géographique de Lyon); 1881. — Gé.néuai. Faidherbe, le
Sénégal, la France dans l'Afrique occidentale; 1889.
6 LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS
postes, centres futurs de colonisation. Il est donc impossible
de fixer les limites et d'évaluer la superficie du Sénégal.
Môme incertitude pour la géographie physique proprement
dite. Bien que traversé à diverses reprises par nos officiers
ou nos négociants, le massif du Fouta-Djallon, oii prennent
leur source tous les grands cours d'eau de cette partie de
l'Afrique, est encore Lien mal connu. On en a singulière-
ment exagéré l'altitude. En 4850 on avait signalé à Hecquard
le mont Maminia, à l'ouest du plateau de Labé, comme cou-
vert de pluies blanches, c'est-à-dire de neiges. Or il ne lui
fallut que cinq heures de marche pour arriver au sommet,
et il n'y rencontra pas la moindre trace de neige. Lambert,
en 1860, évaluait à trois mille mètres l'altitude du Sondoumali,
et croyait que certains pics dépassaient quatre mille mètres;
mais en ce cas on les apercevrait de la basse Falémé ou de la
moyenne Gambie. Or on n'aperçoit ces cimes que lorsqu'on
arrive à leur pied. Autant qu'on peut le conjecturer, leur
hauteur probable est seulement de deux mille mètres, et l'al-
titude moyenne du massif ne dépasse pas douze cents mètres.
On sait pourtant que la chaîne présente son versant abrupt
du côté de l'orient, et que les contreforts et les terrasses sont
au contraire tournés vers l'occident. La plus grande partie
du massif est formée par des plateaux peu accidentés, les
Baowals, appuyés sur des degrés extérieurs, ou plutôt des
terrasses, qui se succèdent vers les plaines côtières. Tous ces
plateaux sont comme séparés par les fleuves en fragments
inégaux. On commence également à connaître quelques-uns
de leurs contreforts. Deux de ces contreforts ont été plus
souvent visités : les monts Tongue, qui séparent la Falémé de
la Gambie, et les monts Tamba-Oura, jetés entre le Bafing cl
la Falémé. Le Tamba-Oura est un système de montagnes à
crête continue, qui paraît avoir été coupé dans sa longueur
par un plan vertical, et dont la partie antérieure s'est éboulée :
aussi la montagne est-elle généralement inaccessible. Un
seul défilé traverse le Tamba-Oura; on le nomme le Kou-
roudabo, ou porte des Roches. Ses fiancs ressemblent à des
murailles construites de main d'homme; les étages supé-
rieurs surplombent les premiers, et les blocs qui se sont
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LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 9
tlélacliés encombrent le fond de la gorge et la rendent peu
praticable.
C'est dans le massif, encore si mal exploré, du Foula-
Djallon que prennent leur source la plupart des rivières qui
arrosent nos possessions, et tout d'abord le plus important de
ces cours d'eau, le Sénégal.
Depuisl'Oum-el-Rbia, le plus méridional des fleuves maro-
cains, jusqu'à Saint-Louis, sur une longueur de deux mille
deux cents kilomètres en ligne presque droite, aucun cours
d'eau ne rompt la monotonie du rivage*. Aussi le Sénégal,
c'est-à-dire le premier fleuve permanent qui atteigne la mer
au sud du Sahara, marque-t-il nettement la limite entre deux
mondes et entre deux races, et son importance est-elle grande
à la fois comme frontière ethnographique et comme voie do
pénétration dans l'intérieur du continent. Les anciens, qui
croyaient à l'exislence d'un Nil àbranches multiples traversant
l'Afrique dans tous les sens, prenaient le Sénégal pour une
de ces branches, et de fait, comme il existe une ligne tortueuse
d'eaux courantes se prolongeant par le Niger, le lac Tchad et
SCS affluents, et les grands affluents du Nil, c'est sans doute la
vague intuition de ce fait géographique qui avait fait croire
à l'existence de ce grand fleuve. Le plus singulier, c'est que
cette idée se continue au moyen âge. Ainsi Cadamosto appel-
lera le Sénégal tantôt Gihon, tantôt Nil ou Niger. C'est seule-
ment aux tenips modernes qu'on le dégagera dans ses traits
essentiels et dans son ensemble.
Le vrai nom du fleuve est l'Ovidech^ C'est Lanzarote le
Génois qui, dans son voyage de 4275, donna au fleuve le
nom d'un Maure qu'il rencontra sur ses rives; mais ce nom
est complètement inconnu des indigènes. Il a longtemps été
écrit Sénéga. C'est depuis une centaine d'années seulement,
et sans doute pour une raison euphonique, que les Européens
ont ajouté une / et transformé en Sénégal le Sénéga d'autre-
fois. Les anciens Ouolofs le nommaient Djalli-Balil, et sur les
1. Aude, le Fleuve du Sénégal [Revue marilime et coloniale, 18G4).
2. On trouve encore les dénominations Dechgi ou la rivière, Dechnndar, la
rivière de Saint-Louis, Dechgogilé ou Gogilédcch, c'est-à-dire la rivière même.
Cf. note du contre-amiral Vallon sur l'origine des mots Sénégal, Galam et
Casamance {Bulletin de la Société de géographie de Paris, 1888, u» C).
10 LE SÉNÉGAL
porlnlans il a longicmps élc désigne par la dénomination de
Vcdamcl, on rivière de l'Or; mais le mot Sénégal a prévalu.
Le Sénégal ne donne pas seulement son nom à la contrée,
mais aussi la vie et la fortune. Depuis sa source jusqu'à son
embouchure, dans un cours de plus de dix-sept cents kilomè-
tres, il détermine en grande partie « les caractères physiques et
même les conditions sociales du pays qu'il traverse' ». C'est lui
en effet qui forme la grande ligne de séparation entre les deux
races principales d'indigènes, les Maures sur la rive droite, les
Noirs sur la rive gauche. Pour les Européens, il est la seule voie
de transport de leurs marchandises, qui courraient de graves
risques h circuler par terre. Dans cette admirable alliance des
forces de la nature et des besoins de l'homme, tout vient du
fleuve et s'y rattache : le sol, la cul ture, le commerce, les mœurs,
la misère et la richesse, la paix et la guerre. Cette harmonie
doit toujours être présente à l'esprit de quiconque veut com-
prendre l'histoire du Sénégal. Elle seule en donne la clef.
On a souvent écrit que le Sénégal était formé par la réunion,
à Bafoulabé, de deux cours d'eau importants, venus, l'un, le
Bafing ou Rivière Noire, des montagnes, et l'autre, le Bakoy
ou Rivière Blanche, de la plaine^ Le vrai fleuve serait plutôt
le Baoulé, ruisseau qui naît à quelques kilomètres de la rive
gauche du Niger, dans un pays accidenté. Ce n'est certes pas
le cours d'eau le plus considérable comme masse des eaux,
mais c'est le plus direct dans l'axe de la vallée. H arrose le
Bélédougou, puis, se recourbant vers l'ouest, limite les pos-
sessions françaises et le Kaarta. Les géographes l'ont traité
avec la même injustice que la Saône à l'égard du Rhône ou
le Missouri à l'égard du Mississipi, mais il n'en est pas moins
la future artère de notre commerce avec l'Afrique intérieure.
Ses aflluents de la rive droite, c'est-à-dire du côté saharien,
sont rares. Ils sont abondants au contraire au versant méri-
dional. Le plus important est le Bafing, qui descend des mon-
tagnes du Fouta-Djallon, à sept cent cinquante mètres d'alti-
tude, coule d'abord au sud, puis décrit une grande courbe à
1. Dl'vai., les Colonies françaises, p. 29.
2. Drlan.neau, Exploration du cours du Bahoy (Société de géographie de
Bordeaux); 18S2.
ET LE SOUDAN FRANÇAIS . 11
Test, au nord-est cl au nord. Comme il n'est alimenté que par les
eaux de pluie, et seulement pendant trois mois de l'année, on
pourrait s'allcndre à ce que l'évaporation le tarît pendant la
saison de la sécheresse; mais son lit est obstrué par de nom-
breux barrages de roches ou de sables, qui le partagent en
biefs où l'eau reste sans écoulement, comme dans autant de
lacs étages. On dirait une série de réservoirs, unis par des
filets d'eau qui glissent sur les rochers des seuils. Nous avons
on France plusieurs rivières qui ressemblent au BaPmg, l'Ain,
la Durance, etc., qui ne tarissent jamais, môme en temps de
sécheresse, grâce à ces réservoirs naturels.
A partir de Bafoulabé, c'est-à-dire, en langue malinké, des
Deux-Rivières, le Sénégal se trouve encore à cent quarante-
trois mètres d'altitude. Son lit, encore encaissé entre de très
hautes berges, n'est pas creusé à sa profondeur normale. Aussi
les rapides et les cascades se succèdent. Les plus célèbres de
ces cascades sont celles de Gouïna et du Félou. A Gouïna, sur
une largeur de plus de quatre cents mètres, le fleuve s'échappe
tout à coup du terrain qui manque à la masse de ses eaux, et
la nappe tombe en bouillonnant à cinquante mètres de pro-
fondeur. « Pendant les hautes eaux, la chute a une largeur
double, et sa hauteur, sur la rive gauche, atteint soixante
mètres. En eflct, sur cette rive, do larges tablettes d'un grès très
fin, d'un mètre d'épaisseur, s'avancent sur l'abîme en formant
un plan horizontal élevé do dix mètres au-dessus du niveau
supérieur de l'eau. Comme rien ne les soutient, il semble
qu'en s'y aventurant on s'expose à rouler avec elles dans le
goulTre du bassin inférieur *. » Aux abords de la cascade se
trouvent des trous en forme d'entonnoirs dans lesquels l'eau
s'engouiïro on tourbillonnant. La cascade do Gouïna demande
à ne pas être examinée en détail; car son aspect est régulier,
et d'un seul regard on peut on embrasser l'ensemble. La cas-
cade du Félou, au contraire, est remarquable par ses bizarres
découpures et ses singuliers appendices. On dirait une série
de pyramides coniques, terminées par dos calottes sphériques,
dont la base est baignée par les eaux.
1. Tour du monde, 1801, p. 47.
12 LE SÉNÉGAL
Après celte seconde cliule, le Sénégal change brusquement
de direction et va du sud-est au nord-ouest jusqu'à la mer, à
travers un pays de plaines. A Saldé, un des bras du fleuve, le
Doué ou Taouey, forme une île de cent cinquante kilomètres
de longueur, l'île à Morfil ou des Eléphants. Dans la partie
inférieure de son cours, à partir de Richard-Toll, il se partage
en plusieurs bras, qu'on désigne sous le nom particulier de
marigots (Bounoum', Kassak, des Maringouins, etc.). Arrivé
tout près de la mer, il est arrêté par une étroite digue de
sable, coule alors vers le sud, se divise en bras nombreux, au
milieu desquels est bâtie la ville de Saint-Louis, et finit au-
dessous de celte ville, en étalant une barre mobile qui gêne
beaucoup la navigation. Le delta du fleuve est donc tout inté-
rieur, et forme comme un labyrinthe d'environ quinze cents
kilomclres carrés, composé d'îles et d'îlots, de bancs maré-
cageux et de mares changeant de contenu et de profondeur à
chaque inondation. Toute celte région basse, à demi lacustre,
est nettement délimitée par un cordon littoral très régulier,
la langue de Barbarie, à peine élevée de quatre à six mètres
au-dessus des eaux, large de trois cent cinquante à quatre
cents mètres, constamment ébranlée du côté du large par
le heurt des vagues, et ayant à soutenir du côté de l'inté-
rieur l'assaut des eaux fluviales. Aussi la langue de Barbarie
cède-t-elic tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. En 1823, la
passe était en face de Gandiole; en 1851, à l'extrémité méri-
dionale ; en 1835, à la pointe des Chameaux, tout près de
Saint-Louis ; en 1864, deux kilomètres plus au sud, et en 1884,
de nouveau au delà de Gandiole. Nos ingénieurs se sont effor-
cés de régulariser l'entrée du Sénégal. Un des plus émincnls
d'entre eux, M. Bouquet de la Grye, proposait récemment,
pour faciliter l'entrée des vaisseaux, de fixer l'entrée par une
jetée curviligne qui prolongerait la rive gauche ^
Le principal obstacle à la navigation est la barre mobile
qui obstrue l'entrée du fleuve ^ Le passage de cette barre est
1. Braooezkc, Exploration du Bounoum, marigot du Séndrjal, en octobre et
novembre I8GI (Annales maritimes et coloniales, octobre 18C2).
2. Revue scientifique du 3 juillet 1886.
3. IIautreux, Élude de la barre du Sénégal (SociétiS de géographie de Bor-
deau.x); 1S8G.
ET I.E SOUDAN FRANÇAIS 13
en effet d'une cxlrême difficulté pour tous les navires à voiles,
et parfois des bâtiments séjournent plusieurs semaines sans
pouvoir pénétrer dans le fleuve. Avant l'invention des bateaux
à vapeur, on aurait pu contester à l'entrée du Sénégal la
qualité de port. Par bonheur, les tempêtes sont rares dans
cotte partie de l'Atlantique. Des allèges viennent alors dé-
charger les navires et leur apporter des marchandises de
retour. Il existe à Saint-Louis une corporation de pilotes ou
plutôt de piroguiers chargés de ce service. Chaque matin ils
vont sonder la barre, armés de longues gaffes avec lesquelles
ils inlerrogentle terrain. Si la barre est belle, les pirogues sont
lancées à l'eau; quand elle est mauvaise et qu'il faut rentrer à
tout prix, les piroguiers ont besoin de toute leur audace et aussi
de beaucoup de présence d'esprit. Ils savent le moment précis
où ils pourront confier leur esquif à une lame. Une fois engagés
dans le brisant, ils font volte-face, et attendent dans le plan
incliné formé par la vague qu'une nouvelle chance se pro-
duise. Ils font, en se déplaçant sans cesse, contrepoids à la
lame, et parviennent ainsi à se maintenir en équilibre.
Malgré ces inconvénients, le Sénégal est une voie de péné-
tration de premier ordre, car elle se continue par le Niger.
La navigation sur le fleuve n'est pourtant pas facile, car il
est sujet à des crues et à des baisses périodiques, comme pres-
que tous les fleuves qui prennent leur source dans le voisi-
nage de l'équateur. Avant qu'on eût exploré complètement
le pays, on savait, comme il n'y a qu'une crue par an, que
la région des sources n'a qu'une saison de pluies, dont le
maximum coïncide avec la grande cbaleur de l'hémispbère
septentrional, juin à octobre. La rapidité d'allures du courant
démontrait en outre que le fleuve n'avait pas de réservoir
lacustre. En temps de crue, les bateaux peuvent remonter
jusqu'à la cataracte du Félou. A Bakel, la crue atteint et dé-
passe quinze mètres; à Matam, neuf à dix; à Podor, six; à
Dagana, quatre. Elle se fait avec une extrême rapidité. En
quelques semaines les parties du fleuve qui n'étaient plus
navigables offrent jusqu'à huit et dix mètres de fond. Comme
il y a peu de courants et que le lit du fleuve présente une
pente à peine sensible, le trop-plein des eaux se déverse dans
14 LE SKNEGAL
les plaines environnantes, et les transforme on lacs im-
menses. Le fleuve roule alors plusieurs milliers do mètres
cubes d'eau par seconde, et la force du courant est telle qu'il
repousse les eaux marines, pénètre dans la mer, et étale au
milieu des eaux bleues de l'Océan une nappe jaunâtre.
En novembre commence la baisse, et elle dure jusqu'en
juin, où elle atteint son maximum. Le fleuve alors n'est plus
navigable qu'à deux cents kilomètres de son embouchure.
Comme il est fréquemment barré par des seuils de rochers,
dont aucun ne peut arrêter le courant, il est partagé en biefs
successifs unis par des filets d'eau. Aussi, quand le niveau du
fleuve est au plus bas, c'est à grand'peine si les barques peu-
vent forcer le passage. En 1860, au plus fort de la saison
sèche, une expédition fut organisée de Saint-Louis à Bakel,
par la voie du fleuve, pour en constater le régime'. Les cha-
lands n'avaient qu'un tirant de soixante centimètres, et
quand ils étaient déchargés, de trente-cinq. Or trente-cinq
traînages sur fonds inégaux furent nécessaires, et sur un de
ces seuils la couche d'eau n'était que de cinquante centimè-
tres. A Yerma, à peu de distance en aval de Bakel, le halage
dura quatorze jours, et le voyage entier réclama soixante-
dix-neuf jours. Jadis les Maures arrêtaient la navigation en
plaçant des troncs d'arbres en travers du chenal. Pendant la
période de sécheresse, les eaux de la mer pénètrent dans toute
la région du delta, et refoulent celles du fleuve. A mesure que se
prolonge la sécheresse, la salinité augmente, et le flux de ma-
rée s'enfonce alorsjusqu'à quinze kilomètres dans l'intérieur.
11 reste donc beaucoup à faire pour améliorer le cours du
Sénégal. Nos ingénieurs y travaillent. Ils font sauter les ro-
chers qui l'obstruent, ils brisent la force de certains remous;
mais bien des années s'écouleront encore avant que le Séné-
gal ressemble à nos fleuves européens, si corrects, si régu-
liers, même dans leurs fureurs.
Le Sénégal reçoit plusieurs affluents. Les principaux sont,
à droite, en aval des chutes, le Kouniakari ou Tarakolé
(deux cents kilomètres) et le lac Cayar ou Khomack, fosse de
1. Draouezec, Hydrographie du Sénâf/al ; nos relations avec les populalions rive-
raines {Revue maritime et coloniale, jauvicr-févricr 18G1).
ET LE SOUDAN FliANÇAlS •»
vingt kilomcU-cs de longueur, rolice au fleuve par le marigot
do Sokam. Il se remplit à répoque dos crues, »' P-j-';^
saison sèche rond au Sénégal, comme jad.s '^ '»"««'' ^^
Nil le superllu do ses oaux. Sur la rive opposée, le Sénégal
es gros» do la Falémé, qui vient du Fouta-Djallon, et arrose
uneco"<.-^e fertile. C'est là que s'établiront tôt ou tard des
colonies agricoles, heureuses de rencontrer un sol locond et
0 plus admirable dos climats. La Falémé, coupée par des bar-
rages naturels ainsi que le Babng, estdiv.see en biefs succos-
sifl qui l'empêchent do tarir. Pondant la sa.son d Invernage.
! a trois cents mètres de largeur et huit de pro on our Sur
la mémo rive, le grand lac Guier ou Pan.efoul gross, par
le marigot de Bounoum, semble correspondre au lac Cayai.
Au nord du Sénégal, la rivière Saint-Jean des ancons rou-
tiets n'est qu'un ostSairo entre le cap Mirik et le sud du banc
•Arguin. La rivière des Maringouins n'est qu'une coulée
tcn,poraire, à quatre-vingt-cinq kilomètres au riord de 1 em-
bouchure permanente, ne communiquant avec a mor qu en
te: s de crue. Toutes les eau. pluviales du Sahara s ama -
sent en lagunes temporaires ou permanentes Un de ces
é aios le lac Teniahé, a parfois quarante kilomètres^ de
longueur et se déverse alors dans la rivière des ^laringouins
D'après la légende, le Sénégal aurait autrefois, h 1 abri der
rière les dunes du Cayor, continué son cours au sud-ouest
et serait tombé dans la rade do Dakar; mais ou ne rencoutre
aujourd'hui dans le Cayor que dos mares ot des lagune
qu'on désigne sous le nom do nia,jes, ot nulle trace de ht
lluvial. Le Saloum est le seul et unique fleuve qu on rencontre
au sud du Sénégal. Il a environ cent kilomètres de longueiir.
Quant aux autres cours d'eau qui arrosent notre colonie ils
appartiennent à la région qu'on nomme le Bas-de-Cote ou les
Rivières-du-Sud, et que nous étudierons plus lom.
La côte se divise on deu.-c grandes sections : du cap Blanc
au cap Vert, du nord-ost au sud-ouost elle forme un a.^ de
cercle rentrant, et du cap Vert au.^. R.vières-du-Sud elle est au
contraire inclinée du nord-ouost au sud-est. Dans la premièio
section, la eôte.presque droite, bordée dans toute son e ton
duo par une chaîne de dunes, ot au large par un grand banc
16 LE SÉNIÎGAL
de sable, le banc d'Arguin, ne présente que deux ports, Por-
lendlck et Saint-Louis. L'aspect du littoral est monotone.
Quelques arbustes rabougris le couvrent d'une végétation
que la poussière du désert rend grisâtre. Jadis les caravanes
de l'Atlrar et du Sabara se rendaient directement à la côte pour
y écbanger leurs marcbandises, cl des marcbés temporaires
s'établissaient, tantôt sur un point, tantôt sur un autre; mais
ces habitudes commerciales ont disparu, et c'est à Saint-Louis
ou dans les villes de l'intérieur que se rendent aujourd'hui
les traitants.
A partir du cap Vert, la côte change d'aspect. Les dunes
ont disparu. Des palétuviers, sur les branches desquels se déve-
loppe tout un monde de zoophytes, grandissent et s'étendent
en masses sombres. Bientôt les collines apparaissent. Elles
sont de formation volcanique, et les laves éparses sur cette
étendue de terrain prouvent que ce point de terre a été boule-
versé par des feux souterrains. Les pentes des collines sont
tapissées par des baobabs gigantesques, qui ne revêtent que
pendant l'été leur magnifique verdure. On arrive bientôt à
Gorée, rocher aride dominant une rade superbe, où les na-
vires trouvent pendant huit mois de l'année, de novembre
à juillet, une mer toujours calme. Plus au sud, et toujours
en suivant la côte, de nombreux fleuves forment à leur es-
tuaire des baies magnifiques, que l'on commence à utiliser,
et qui sont appelées à un grand avenir.
Le climat du Sénégal passe pour trës mauvais, et mérite
sa réputation, bien qu'elle soit exagérée. On distingue deux
saisons : la saison sèche et la saison pluvieuse. La première
commence à la fin de novembre et se termine en juin. Les
brises de terre et de mer alternent alors sur les côtes; mais
en janvier, et jusqu'à la ïïn de mars, commence à souffler un
vent de terre sec et brûlant, que l'on nomme hannatlan. Ce
vent est si violent que les oiseaux de terre sont fréquem-
ment poussés au large, et cherchent un refuge sur les mâts
des navires qui ne sont pas trop éloignés. Une poussière rou-
geâtre couvre les voiles et le gréemenl des vaisseaux qui lon-
gent la côte. A terre, les écorces des arbres se fendillent, et
la sève coule. C'est pourtant la saison la plus favorable aux
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 17
Européens, qui peuvent, au moins une partie de la journée,
aiïronler sans danger les rayons du soleil, surtout dans le bas
fleuve, oii se font sentir les brises de mer, saines et fortifiantes.
Vers le mois de juillet commence la saison improprement
appelée liivcrnag-e, car elle coïncide d'ordinaire avec le mo-
ment où les rayons solaires, se rapprochant de la direction
perpendiculaire, rendent la température très élevée. L'hiver-
nage correspondrait donc plutôt à notre été. C'est la saison des
pluies et des orages ou tornades, la saison que chaque année
les Européens du Sénégal voient revenir avec terreur, car elle
leur apporte la fièvre, l'anémie et souvent la mort. Tout le
pays, qui pendant sept mois a été brûlé par un soleil torride,
est alors inondé. Dans un ciel immobile et plombé monte un
nuage opaque et lourd. « On dirait des voûtes de pierre prêtes
h s'elfondrer sur le monde, et tout cela s'éclaire par en des-
sous de lueurs métalliques, blêmes, verdâtres ou cuivrées, et
monte toujours. Puis tout à coup une grande rafale terrible,
un coup de fouet formidable, couche les arbres, les herbes,
les oiseaux, renverse tout sur son passage. C'est la tornade
qui se déchaîne. Tout tremble et s'ébranle... Pendant vingt
minutes environ, toutes les cataractes du ciel sont ouvertes
sur la terre ; une pluie diluvienne arrose le sol altéré d'Afri-
que, elle vent souffle avec furie, jonchant la terre de feuilles,
de branches et de débris*. » Quoique la température moyenne
soit alors moins élevée que dans la saison sèche, l'Européen
en souffre, car la chaleur est humide, l'air lourd, et le soleil
pénétrant. C'est alors qu'apparaissent les fièvres^, les accès
pernicieux, les maladies de la bile et du foie. Les colons qui
ne quittent pas le littoral en sont, à moins d'imprudence, gé-
1. PiERUE ViAUD, le Spahi {Nouvelle Revue, t. IX, p. 605).
2. TiiEVENOT, Maladies des Européens dans les pays chauds, et particulièrement
au Sénégal; 1840. — Dutroulau, Maladies des Européens dans les pays chauds.
— RIahé, Étude sur les maladies endémiques au Sénégal et à la côte occidentale
d'Afrique; thèse de Montpellier, 1863. — Qointin, Contribution à la géographie
médicale; extrait d'un voyage au Soudan; 1869. — Gauthier, les Endémies du
Sénégal; thèse de Paris, 186o. — Borius, Recherches sur le climat du Sénégal;
1874. — Bertholon, Sénégambie et Ethiopie {Revue de géographie , 1879-1880). —
Id., L'Européen peut-il fonder des colonies agricoles sous les tropiques? {Même
publication, 1880.) — Rey, Géographie médicale de la côte occidentale d'Afrique
(Société de géographie de Paris); 1878. — Hann, Klima von Senegambien [Zeit-
tchrift der Œslerreichischer Gesellschaft fur Météorologie, 1875).
18 LE SÉNÉGAL
néralement excmpls; mais leur acclimalalion esl néanmoins
fort difficile. Ils peuvent rarement supporter deux hivernages
de suite. Parfois le choléra et la fièvre jaune s'ajoutent aux
maladies locales. Depuis 1830, la fièvre jaune a fait son appari-
tion. Quatre-vingts pour cent des Européens ôlaient atteints,
et la moitié mouraient. Parfois les médecins ont manqué aux
hôpitaux. Dans ces conditions, il est difficile de croire que
des colons européens puissent jamais s'établir au Sénégal.
Quelques-uns d'entre eux ont essayé de le faire ; ils ont môme
contracté des unions avec des femmes indigènes ; mais l'es-
poir qu'on avait formé ne s'est pas réalisé de créer une race
franco- africaine. Les descendants des Européens et des métis
n'ont pas jusqu'à présent fourni une population stable : d'abord
parce qu'ils font retour, par des croisements, avec les indi-
gènes, et aussi parce que les enfants de sang mêlé meurent
en bas âge, et que les unions des survivants sont souvent
stériles. Il est peu d'exemples de familles franco-sénégalaises
qui se soient perpétuées jusqu'à la quatrième génération. Le
Sénégal ne sera donc jamais, grâce à son climat, une colo-
nie de peuplement; mais il peut être une importante colonie
d'exploitation, d'autant mieux que les résidents européens
pourraient toujours, à la mauvaise saison de l'année, remon-
ter jusqu'aux hauts plateaux de l'intérieur, jusqu'à Kita, par
exemple, qui peut être si facilement transformé en sanilarhim.
De même que les Anglais de l'IIindoustan vont chercher la
santé et le repos sur les pentes de l'Himalaya, ainsi nos né-
gociants et nos fonctionnaires peuvent trouver un climat sain
et une température normale dans le haut pays qui sépare le
Niger du Sénégal.
Il est donc permis d'affirmer que tous les Européens qui
débarquent au Sénégal ne se condamnent pas aux souffrances
quotidiennes d'une température torride, ou aux dangers d'une
insolation ou d'une intoxication paludéenne. Le Sénégal
n'est certes pas un Eden, mais ce- n'est pas non plus une terre
maudite.
ET LE SOUDAN FUAÎVÇAIS 19
u
GÉOGRAPHIE ÉCONOMIQUE
Le Sénégal n'a longtemps été entre nos mains qu'une
pépinière d'esclaves. Nos négociants y récoltaient aussi de la
gomme, de la poudre d'or, des épices et des bois précieux;
mais ce qu'ils recherchaient avant tout, c'était de la mar-
chandise noire, de la graine noire, comme ils disaient. Il est
vraiment étrange que, pendant de longues années, aucun
scrupule n'ait retenu ni ces trafiquants de chair humaine ni
les divers gouvernements qui se sont succédé en France.
Est-ce que l'habitude finit par émousser tout sentiment, ou
bien la nature humaine est-elle ainsi faite qu'elle n'accepte
le progrès qu'à son corps défendant? Toujours est-il que ce
honteux marché s'étalait au grand jour, et sans le moindre
ménagement. C'est surtout au siècle dernier, alors que la
culture des plantes industrielles en Amérique prit une si
grande extension, que le nombre des esclaves africains aug-
menta. On a calculé que deux cent mille nègres étaient
chaque année transportés au nouveau monde. L'Afrique
n'était plus qu'une fabrique d'hommes. Les excès de ce com-
merce homicide amenèrent une prompte réaction. L'Anglc-
lerrre eut la gloire d'attacher son nom h cette réforme.
Elle avait pourtant pris sa part à ce déplorable trafic, et
même les négriers anglais s'étaient signalés entre tous par
leur âprelé au gain et leur sanguinaire activité; mais enfin
ce furent des hommes d'Etat anglais qui protestèrent les pre-
miers contre la traite des nègres. Ils réussirent même, au
congrès de Vienne, en 1813, à arracher aux parties con-
tractantes l'expression énergique de leur répulsion, et dès
lors ils ne renoncèrent plus à cette craisade abolitionniste.
Dès 1813, ils établissaient une croisière permanente sur la côte
d'Afrique. En 1838, ils supprimaient résolument l'esclavage
dans leurs colonies. Les unes après les autres, les puissances
20 LE SÉNÉGAL
européennes les ont imités. La France a supprimé la traite
en 1848. Cette suppression a réagi d'une manière heureuse
sur les indigènes, et changé les conditions du commerce au
Sénégal. Les négociants, en eiïet, no se sont plus contentés de
transporter aux comptoirs sénégalais les marchandises dont
les esclaves formaient le solde : ils ont demandé à la région
qu'ils visitaient ses productions particulières, et lui ont ap-
porté en échange ce qui lui manquait. A nous d'étudier ces
diverses productions.
Comme le Sénégal est situé à la limite de deux régions
distinctes, le Sahara et le Soudan, il participe à ces deux ré-
gions par sa flore : au nord il ressemble aux steppes saha-
riennes; su sud son aspect est celui d'un pays tropical. Le
nombre des formes végétales est pourtant bien restreint.
Après cinq ans d'explorations botaniques, MM. Lepricur et
Perrotet n'ont constaté la présence au Sénégal que de seize
cents végétaux. C'est vraiment bien peu pour une aussi vaste
contrée.
Pendant longtemps la gomme fut la principale, on pourrait
dire la seule production du Sénégal. On nomme ainsi la sub-
stance mucilagineuse que transsude le tronc des acacias séné-
galais, surtout ÏAcacia Adansonia, ou goniaké,' dont le bois,
dur et fin, fournit à la marine des pièces courbées très résis-
tantes, hds Acacia Arabica, S ey al ei Verek, fournissent égale-
ment d'abondantes récoltes. Les forêts de gommiers, ou
krabas, furent longtemps des lieux sacrés. Il était interdit d'y
casser une branche. Les souverains s'en disputaient la pro-
priété et les faisaient exploiter par des captifs. C'est au
dix-huitième siècle seulement que les Hollandais révélèrent
l'Europe, comme un produit similaire de la gomme d'Arabie
ou d'Egypte, ce produit si utile à l'art médical pour ses pro-
priétés spéciales, et h l'industrie pour l'apprêt des étoiles et
des vernis. Ils la nommèrent d'abord gomme de l'Inde, parce
qu'elle formait un article pour ceux de leurs navires qui ve-
naient de l'Inde. Elle ne tarda pas à compter parmi les princi-
paux objets d'exportation de la côte. La production pourtant
est restée à peu près stalionnairc : en 1828 on récoltait déjà
1,491,809 kilogrammes de gomme; en 183o, 1,404,878; en
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 21
1840, 3,100,377; en 1845, 3,656,493; en 1859, 4,610,506; en
1865, 2,692,151 ; en 1871, 3,161,906.
Celle prodiiclion aiig-mcnlerail si les krabas ôtaicnl exploi-
I6cs régulièrement; mais ce sonl tics esclaves qui sont chargés
de la récolle; et comme les acacias qui produisent la gomme
sont embarrassés de lianes ou hérissés d'épines, ces esclaves
considèrent la récolle comme une corvée. Avec un simple
bâton recourbé en croc, ils détachent la gomme et détériorent
les arbres. D'ailleurs les Maures se contentent de nous ven-
dre la quantité en retour de laquelle ils reçoivent des usten-
siles, des armes ou des étoffes.
Les acacias croissent tous dans le voisinage du Sahara.
Quand souffle l'harmattan, qui s'est échauffé au contact des
sables du désert, ses effluves brûlants contractent et fendent
récorce des arbres, déjà fatigués par les étreintes d'une plante
parasite, le Loranihm Senegalensis, et en font couler, sous
forme de larmes, la gomme, qui bientôt se coagule au grand
air; en sorte que la récolte est toujours en rapport avec la
durée et la violence du vent : aussi est-elle singulièrement
aléatoire, et, dans de semblables conditions, on ne fondera
jamais une colonie agricole qui ait quelque chance de succès.
En outre, le commerce de la gomme a longtemps été comme
un monopole entre les mains des Maures,. qui l'avaient limité
à certaines escales et à certaines saisons, et devenaient de
plus en plus exigeants. Ils avaient fini par croire qu'on man-
geait de la gomme en France, et que cette précieuse sub-
stance était indispensable à notre alimentation. De là des
vexations de tout genre, et peu d'empressement de la part de
nos négociants. L'avenir du Sénégal n'est donc pas dans la
production de la gomme.
Les acacias ne sont pas les seuls arbres groupés en forèls
qu'on rencontre au Sénégal. Les forêts sont au contraire
nombreuses et abondent en essences variées, dont quelques-
unes précieuses. Voici le nom des principales : le cailccdra
{Caya Senegalensis) ou acajou du Sénégal, qui sert aux cons-
tructions navales et à l'ébénisterie; le dctarr, le vene, le
ridimb et le solum, dont on emploie les écorces pour la tein-
ture; le baobab [Adansonia digitata) dont Cadamesto parlait
22
LE SÉNÉGAL
déjà avec étonncment, et admirait les Ironcs « larges de dix-
sept brasses à la base »; le fromager ou bentenier, aux troncs
réguliers, aux branches symétriques, aux racines énormes
.laissant entre elles d'assez larges réduits pour que les voya-
Palmier.
geurs puissent les utiliser comme magasins de dépôt ou lieux
de réunion; les rônicrs, dont le fruit est entouré d'une filasse
juteuse d'un goût sucré très agréable, et dont le bois, très
résistant, est employé pour les constructions hydrauliques;
aussi le gouvernement les a-t-il pris sous sa protection, et,
ET LE SOUDAN l'RAiNÇAIS
23
dans lous ses liuilcs avec les Maures, s'est-il réservé la pro-
priété de tous les rôniers en bordure sur le fleuve; viennent
ensuite les cocotiers, arbres de provenance étrangère, qui
n'existaient pas encore dans la contrée à la fin du dix-septiémc
siècle; les dattiers, qui poussent aux environs de Bakel et don-
nent des fruits excellents; les palétuviers, très abondants sur
la côte, etc. Mentionnons enfin le karité [Bassia Per/cii), au-
quel la matière grasse de sa châtaigne a valu le nom d'arbre
à beurre, et le kola ou gourou {Slerculia acianinata), dont la
Arachide.
noix, apéritive et fortifiante, rend agréable au goût jusqu'à
l'eau corrompue*.
Plus encore que les forêts, ce qui constitue à l'heure actuelle
la principale richesse du Sénégal, ce sont les plantes oléagi-
neuses, et surtout l'arachide ou pistache, dont la culture, tout
en procurant le bien-être aux indigènes, les fixe au sol en
les accoutumant à un travail régulier, les initie à la propriété
et assure au commerce et à l'industrie un article très impor-
tant. L'arachide était à peine connue de nom il y a un dcmi-
1. Heckel, des Kolas africains (Société de géographie de Marseille!; 1SS3.
24 LE SÉNÉGAL
siècle. Pourtant elle croît spontanément dans tout le Sénégal.
C'est une herbe annuelle, rameuse et poilue. Ses fleurs sont
petites, jaunes et géminées. Le fruit se recourbe vers la
terre, s'y enfonce, et accomplit sa maturation à plusieurs
pouces au-dessous de sa surface. Les graines ont la grosseur
d'une noisette et une saveur assez agréable, surtout après
avoir été torréfiées. L'arachide produit une huile grasse,
qu'on prétend, mais à tort, d'aussi bonne qualité que l'huile
d'olive, et qui se conserve longtemps sans rancir. Ce n'est pas
le seul usage de ce précieux arbuste. Son amande sert aussi
de nourriture aux bestiaux. On prétend même qu'elle rem-
placerait le cacao pour la fabrication du chocolat. Sa tige
enfin sert de fourrage aux bestiaux quand elle est fraîche, et
de combustible et d'engrais quand elle est desséchée. Les
soins les plus simples suffisent à sa culture. En trois ou
quatre mois la plante est semée et récoltée. Tous les ter-
rains lui conviennent, surtout les plus secs. Ce sont autant
d'admirables conditions pour faire passer de l'indolence et du
vagabondage à la vie agricole des populations que rebuterait
une plus longue durée de soins. En effet, les Sénégalais se
sont adonnés avec empressement à une culture aussi avanta-
geuse. L'arachide est aujourd'hui cultivée dans toute la val-
lée moyenne du Sénégal, dans le Cayor, dans le Saloum. Tout
le long du chemin de fer de Dakar à Saint-Louis, les brousses
sont défrichées et les plantations se succèdent. C'est sans
doute ce qui arrivera pour chaque voie nouvelle. L'arachide
commence à être fort recherchée en France, surtout dans le
Midi. L'huile que la graine contient, dans une proportion de
trente-trois pour cent, trouve son emploi dans la savonnerie,
le graissage des laines et l'éclairage. Elle sert même comme
huile comestible, pure ou mélangée à l'huile d'olive.
Il est au Sénégal une autre plante oléagineuse qui semble
également appelée à un bel avenir commercial. On la nomme
le bcrafj. C'est la graine de deux melons d'eau ou pastèques,
le Cucmms melo et le Cuciirbita miroor, que les indigènes
consomment crus, mais dont ils gardent la graine pour la
vendre. Cette graine, moins encombrante que l'arachide,
donne, assure-t-on, une huile meilleure encore, à la fois utile
ET LK SOUDAN FRANÇAIS 25
à ralimentation et à la saponificalion. Le Scnég-al semble
d'ailleurs la terre promise des graines oléagineuses : non seu-
lement toutes celles qn'on récolle en France y poussent pour
ainsi dire spontanément, mais on y rencontre encore des pro-
duits spéciaux : le pignon d'Inde, le pourgueire, la noix de
louloucana, la noix de palme, et le modeste mais utile ricin.
Le coton* et l'indigo méritent une mention spéciale. Le
cotonnier pousse dans toute la vallée du Sénégal. Les femmes
en ramassent la quantité nécessaire à chaque famille, la
cardent et la filent. Un tisserand indigène en fait des tissus,
qu'il teint ensuite. Les échantillons de coton sénégalais
introduits en France n'ont pas été appréciés avec faveur par
les manufacturiers. Il est vrai de dire que la négligence des
indigènes dans le triage de la graine ou le classement des
brins dépassait toute mesure. Depuis quelques années on a
fait à Dakar et aux environs des plantations modèles qui
promettent de meilleurs résultats. Quant à l'indigofère, il
croît, ainsi que le cotonnier, spontanément et partout. Il se
passe de soins, résiste à tous les fléaux, et peut donner jus-
qu'à trois récoltes par an. Les noirs en obtiennent dos teintures
du plus bel éclat. 11 pourrait faire concurrence à l'indigo du
Bengale, si on cherchait à améliorer la fabrication de la pâle.
Nous ne parlerons que pour mémoire du froment, du mil
et du riz, qui servent à l'alimentation générale, mais nous
devons une mention spéciale au maïs, au tabac, dont on cul-
tive deux espèces, l'une à priser, l'autre à fumer; à quatre
ou cinq espèces de soies végétales; à une multitude de
légumes et de fruits, dont plusieurs rappellent aux Européens
les jardins de la patrie. Une plante nouvelle, un moment
populaire en France, le sorgho à sucre, a fait récemment son
apparition au Sénégal et y a très bien réussi. Il n'en a pas
été de même pour une sorte de vigne annuelle et semée. Les
tentatives pour l'introduire en France ont été infructueuses,
et, môme dans le pays d'origine, on n'a pas réussi à la
greiïer. Aussi bien il faut se défier de cette tendance à l'in-
troduction de produits nouveaux, car les particuliers gaspil-
l. X., Culture du cotonnier au Sénéf/al [Revue maritime et coloniale, i865).
26
LE SÉNÉGAL
lent souvent en Icnlalivcs stériles et leur temps et leur
arg-cnt. Mieux vaut s'en tenir aux productions indigènes, qui
certes ne manquent ni de variété ni d'abondance.
Des végétaux, passons aux minéraux. Les richesses miné-
rales du Sénégal sont encore mal connues et à peine exploi-
tées. Goréc reçoit de la Casamance environ huit cents bar-
riques de coquilles destinées à la fabrication de la chaux
et qui sont directement consommées par la colonie. Sur la
lagune de Gandiole, au sud de Saint-Louis, on exploite le
Indigotier.
sel, denrée précieuse qui, dans l'intérieur, est avidement
recherchée. Des Maures Douaichs ont apporté à Saint-Louis
des échantillons de ce qu'ils appelaient des pierres noires, et
qui étaient du charbon; mais on n'a fait aucune fouille, et
par conséquent on ne connaît pas la richesse du gisement.
Les noirs de la Falémé ont encore apporté des échantillons
de terre contenant du mercure à l'état natif. Le fer est abon-
dant, on le rencontre partout h fleur de terre; il constituera
quelque jour la principale richesse du haut Sénégal, car
il en forme le sous-sol en vastes étendues , et la teneur
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 27
moyenne du minerai est égale aux deux tiers de la masse.
Mage raconte que, les soldats d'Ahmadou ayant manqué de
balles, quelques-uns d'entre eux ramassèrent des fragments
de fer qu'ils trouvèrent à ras du sol, et fabriquèrent en une
nuit plusieurs milliers de projectiles. Il est vrai que les procé-
dés d'extraction sont encore bien rudimenlaires, et que, jus-
qu'à nouvel ordre, les indigènes seuls récoltent le fer pour
leurs besoins locaux; mais il n'est pas impossible que quel-
que jour sur la rive du fleuve s'élèvent d'importantes usines
qui utiliseront ces richesses encore à peu près inexploitées.
Restent les métaux précieux, et l'or en première ligne*. On
connaît depuis longtemps l'or sénégalais. Sur les portulans
du moyen âge le grand fleuve occidental est désigné sous le
nom de rivière de l'Or. Dès le quatorzième siècle, nos Nor-
mands ramassaient dans leurs comptoirs de la côle de la
poudre d'or. Les Portugais, qui les remplacèrent, ne négli-
gèrent pas ces trésors. Ils pénétrèrent même dans le pays
producteur, le Bambouck, mais disparurent après une occu-
pation de peu de durée, car ils ne surent résister ni au cli-
mat, ni aux indigènes, ni à leurs propres dissensions. Ce qui
prouve leur séjour, c'est la persistance de certaines dénomi-
nations locales, évidemment empruntées à la langue portu-
gaise : ainsi le Ta.oizapater, encore employé pour désigner les
cordonniers. Les Français succédèrent aux Portugais. André
Brue allait à la recherche de l'or lorsqu'il s'enfonça dans le
pays, en 1698, et y fonda le fort de Saint-Joseph ou deGalam,
le premier de nos établissements sur le haut Sénégal. Seize
.ans plus tard, en 1714, il fondait sur la Falémé le fort Saint-
Pierre et expédiait à Paris de nouveaux échantillons d'or.
Un de ses agents. Compagnon, parcourait le Bambouck, ar-
rivait jusqu'aux monts Tamba-Oura et rapportait de riches
échantillons d'argile aurifère. Brue fut le dernier de nos gou-
verneurs qui s'occupa sérieusement des mines du Bambouck.
Ses successeurs laissèrent dépérir nos établissements. Peu à
peu on les oublia. On finit môme par croire que celte Califor-
nie africaine n'avait existé que dans l'imagination de certains
1. Geouoes ï{e.:i\VD, l'Or au Scnc'r/al {Revue géo;)raijhiqiie iiilernationale, IS18).
2S LE SÉNÉGAL
voyageurs. En 1843, Iluart et Raiïcnel résolurent d'cclair-
cir ce mystère. Ils arrivèrent, non sans peine, à Sansan-
dig-, sur la Falémé, au seuil de la région aurifère, là où la
récolte de l'or se fait par le simple lavage des sables. Quel-
ques jours de marche les conduisirent à Kenicba, où ils
furent reçus avec empressement et initiés à tous les détails
d'une exploitation primitive. Ces mines sont situées dans un
terrain d'alluvion, où les indigènes creusent des puils d'une
profondeur de sept à quarante mètres, aboutissant à une
galerie horizontale qui se prolonge rarement au delà de
cinquante mètres. Le minerai, extrait par gros fragments,
est jeté dans des calebasses pleines d'eau, où des femmes
l'écrasent en le pétrissant, et le lavent à plusieurs reprises.
Le résidu est transporté dans une valve de coquille, où il su-
bit de nouveaux lavages. Il est réduit en poudre avec de petits
cailloux. La poudre sèche au soleil; on souffle dessus, et il ne
reste que l'or obtenu en paillettes ou en molécules. Le pré-
cieux métal est alors gardé dans des cornes de gazelle, jusqu'à
ce qu'on en ait ramassé une quantité suffisante pour le fondre
dans un creuset. Ces procédés primitifs laissent perdre une
énorme quantité de métal. D'ailleurs les terres lavées consti-
tuent la minime partie de celles qu'on pourrait exploiter.
Enfin les puits et galeries sont rudimentaires et souvent dé-
truits par des infiltrations. Parfois, surtout aux flancs des mon-
tagnes, de superstitieuses terreurs écartent toute recherche.
Notons encore, comme dernier trait de mœurs, que ce sont les
femmes qui exploitent les mines : les hommes ne sont admis
qu'à extraire le minerai ou à faire sentinelle à main armée.
La présence des gisements aurifères est donc constatée,
mais l'exploitation n'a pas été améliorée. En 18o2 le com-
mandant Rey, en I806 M. Flizes, reconnurent de nouveau le
pays. En 1858, le gouverneur Faidherbe alla en personne cons-
truire un fort à Kenieba et commencer de nouveaux travaux;
mais, soit mauvaise direction, soit recherches infructueuses,
l'entreprise n'a pas réussi. L'or a été mangé, disent les indi-
gènes. D'ailleurs la région est très insalubre, car les eaux
croupissantes s'amassent dans les basses vallées, et l'air est
comme surchauffé par la réverbération des rayons solaires
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 29
sur les pentes nues. Tous les nouveaux essais entrepris par
des compagnies privées n'ont pas abouti. Seuls les indigènes
n'ont pas renoncé à l'industrie du lavage.
Les mines du Bambouck sont néanmoins fort riches, et il
est probable qu'elles ne forment qu'une veine détachée du
massif fouta-djallonais. On a encore constaté la présence de
gisements aurifères dans le Bouré, sur un des hauts affluents
du Bakoy, dans le voisinage du Niger; mais ils n'ont pas en-
core été étudiés par les Européens. Mollicn écrivait au com-
mencement du siècle: « Quand on considère quelle quantité
d'or se vend chaque année sur cette partie de la côte d'Afri-
que, on n'hésite plus à croire que ce continent en renferme
dans son sein autant que l'Amérique. » Si l'on admet l'ingé-
nieuse hypothèse d'un savant contemporain', il ne faudrait
pas aller chercher ailleurs le fameux jardin des Hespérides,
qui a tant préoccupé les anciens. « Les pommes des Hes-
pérides, écrit M. Antichan, ne sont pas des oranges, mais des
pépites d'or. On allait les ramasser dans les hautes régions de
la Sénégamble et de la Guinée, d'oia on les rapportait à la côte
pour les broyer et en extraire le précieux métal au moyen de la-
vages. Ceslavages sefaisaient, d'après Slrabon^, dans des auges
ou sébiles remplies d'eau; d'après Hérodote, dans des lacs ou
bassins. Les femmes qui en étaient chargées pochaient les pail-
lettes d'or avec des plumes enduites de poix, comme les laveurs
des placers les recueillent avec du mercure. Elles égayaient
leur travail de leurs chants, et, à cause de cela, elles étaient
devenues les Hespérides à la voix sonore et harmonieuse. »
Nous no saurions admettre sans réserve cette ingénieuse
identification; mais, à en juger par la quantité d'or que, de-
puis plusieurs siècles, les indigènes fournissent aux Européens
sans autre manipulation que de grossiers lavages, nous
croyons que les montagnes sénégalaises recèlent dans leurs
flancs un vaste champ d'or. Le dernier mot n'est donc peut-
être pas encore dit sur les placers sénégalais.
Il nous reste, pour terminer cette revue des produits de
notre colonie, à étudier la faune.
1. A.NTicnAN, le Jardin des Hespérides {Revue de géorjraphie, 1885).
2. Strabon, 111, 2-8. — Héuouote, IV, 193.
30 LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS
Les animaux domestiques sont les mêmes qu'en Europe.
Les moulons du Sénégal pourtant ne sont utiles que comme
viande de boucherie. Leur laine ne peut servir, attendu que,
par un effet Lien connu des pays chauds, ils n'ont qu'un poil
soyeux et court. Les bœufs, au contraire, sont fort recherchés.
On les nomme bœufs à bosse, à cause de la tumeur graisseuse
qu'Us ont sur le garrot, et bœufs porteurs, à cause de leur ap-
titude à porter de lourdes charges avec un pas égal à celui
du cheval. Ils sont fort apprécies dans nos Antilles, surtout à
la Guadeloupe, à cause de leur douceur, de leur sobriété, de
leur résistance à la fatigue et de leur puissance de travail.
Les fins et abondants pâturages qui couvrent surtout la rive
gauche du Sénégal permettraient de les multiplier à l'infini.
Le bas prix de la viande, qui varie de soixante à quatre-vingts
centimes le kilogramme, témoigne d'une grande facilité d'édu-
cation et promet des bénéfices à tout spéculateur qui décou-
vrira des débouchés. D'ailleurs, pour un peuple qui naît à
la civilisation, rien ne convient autant que l'élève du bétail.
Les chevaux du Sénégal sont de bonne race, très ardents
et très résistants au travail, mais encore peu nombreux, car
ils supportent avec peine les chaleurs extrêmes; mais tous
ceux qui sont acclimatés, c'est-à-dire nés au Sénégal même,
sont de tous points excellents.
Les animaux féroces sont assez rares, et ils n'attaquent
l'homme que sous rinQucncc de la faim. Le plus redoutable
est le lion, surtout le lion noir, mais il ne se laisse pas
approcher. Les indigènes prétendent même que lorsqu'il
rencontre une femme il lui cède le pas. Le lion aime à sui-
vre les troupes d'antilopes, dont il fait sa principale pâture;
mais il ne dédaigne pas le menu gibier, surtout les pin-
tades. Il sait très bien observer les passes tracées dans les
herbes par ces oiseaux, qui volent rarement, et d'un coup do
patte il en abat des files. Le lion est souvent en compagnie
de deux autres animaux avec lesquels il a, pour ainsi dire,
contracté alliance. On raconte en elfct que le marabout, celle
grue sénégalaise, dont la queue orne parfois la tète de nos
élégantes, forme société avec le lion. Il l'avcrlit du danger
par ses cris aigus, et le lion, pour le remercier, lui abandonne
LE SÉM'GAL KT LE SOUDAN FRANÇAIS
n
les dcbiis de ses repas. Le chacal suit cgalomcnl le lion, au-
quel il sert do pourvoyeur. Parmi les carnassiers on cilc
encore la panthère, le chal-Ligre, le lynx, la hyène el la ge-
nellc. La hyène n'est pas à craindre pour l'homme ; mais elle
Eléphants du Sénégal.
est tellement vorace, qu'il faut couvrir de pierres et entourer
d'épines les tombeaux, afin de protéger les restes qui y sont
renfermés. Quant aux genettes, elle sont grosses comme des
petits chiens et fort recherchées à cause de leurs poches rem-
plies de musc.
Les plus connus des herbivores sont les éléphants. Au
5
34
LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS
siècle dernier on en voyait des bandes de quarante à cin-
quante individus qui paissaient tranquillement; maison les a
pourchasses à cause de leurs défenses, et ils sont devenus
farouches et redoutables. Il y aune trentaine d'années, quel-
ques-uns d'entre eux vivaient isolés sur les rives du Paniéfoul,
et le traversaient parfois pour aller brouter les savanes du
bas delta ; mais on leur a fait une guerre d'extermination.
Mieux aurait valu essayer de les domestiquer, comme les Car-
Lynx.
Ihag-inois avaient jadis réussi à le faire, comme les Asiatiques
le font encore à l'heure actuelle. On s'est sottement privé
d'utiles auxiliaires, et peut-être est-il trop lard pour réparer
cette faute.
L'hippopotame se rencontre encore en bandes assez nom-
breuses. Ses dents sont recherchées pour la fabrication des
dentiers artificiels. Nous mentionnerons encore la girafe,
l'antilope, le sanglier, l'agouti et le lièvre. Trois espèces de
singes habitent la région : le singe gris à ventre blanc dans
le bas fleuve, le golago ou singe de nuit près de Podor et de
L'autruche.
LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 37
Saltlé, cl le cynocéphale à poil roux, dont le museau et le cri
ressemblent à ceux du chien. Les cynocéphales sont intelli-
gents et s'apprivoisent assez vite. On les prend en leur pré-
sentant un appât dans une calebasse. Ils y passent la main
et ne peuvent plus la retirer. Ils constituent, près des zones
cultivées, de véritables républiques de pillards éhontés. On
raconte que parfois ils se réunissent en foule contre une pan-
thère et réussissent à la tuer. Sur les rives du haut Bakoy
est une montagne à degrés réguliers, immense escalier dont
chaque marche fourmille de singes. Mage évaluait à six mille
le nombre des cynocéphales qui le saluèrent de leurs aboie-
ments forcenés quand il passa devant eux.
Au nombre des cchassiers se place au premier rang l'au-
truche, dont le riche plumage est un objet de convoitise pour
les nègres. Chassée à outrance, elle devient rare. Le gouverne-
ment devra sans doute bientôt intervenir, comme Font fait les
Anglais au Cap, afin de prévenir la disparition de l'espèce.
Il faut d'ailleurs ne pas s'exposer aux convoitises de cet
oiseau, attiré par tout ce qui brille, aussi bien par les bijoux
que par les yeux des enfants.
Viennent ensuite, parmi les gallinacés, l'outarde, la poule
de Pharaon, la pintade, la perdrix, la caille, la gelinotte, etc.;
parmi les palmipèdes, l'innombrable tribu des canards; parmi
les passereaux, des espèces aussi jolies que variées : séaégali,
veuve, cardinal, perruche verte, qui depuis peu sont expé-
diées en Europe en assez grande quantité.
Les reptiles sont peu nombreux; un seul est dangereux,
le trigonocéphale. Nous accorderons une mention spéciale
au caïman qui infeste les eaux sénégalaises. Les nègres sont
friands de sa chair, qui répugne aux Européens à cause de son
odeur musquée. L'instinct de cet animal est très développé. A
peine a-t-il noyé sa proie qu'il la cache dans des creux sous
l'eau et invile ses congénères à la partager. Les noirs sont par-
fois enlevés par eux. La tradition est qu'il faut enfoncer les
doigts dans les yeux du caïman pour lui faire lâcher prise.
Le poisson', qui pendant l'hivernage abandonne les côtes
1. A. l\ÎERi,E, la Pèche sur la côte occidnnlale d'Afrique (Société de géograyihie
de Bordeaux); 1S79. — IIautueux, la Pèche de la morue auScnr.gal (id.); lSb7.
38 LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS
du Sénégal, y pullule quand arrive la saison sèche. La morue
s'y rencontre fréquemment, surtout au banc d'Arguin, vaste
ensemble d'ccueils et de brisants, tour à tour couverts et
émergés, de huit mille quatre cejits kilomètres carrés. Il est
même singulier que personne encore n'ait songé à tirer parti
de ces richesses. Les Portugais avaient autrefois, paraît-il,
fondé dans ces parages des pêcheries, dont il reste des ves-
tiges. Rien ne serait plus aisé que de les imiter. Sur ces côtes
sénégalaises, les coups de vent sont rares, et la chaleur, dans
cette saison, est tempérée par les brises du nord. Même en
admettant, et rien n'est moins prouvé, l'insuffisance de la
morue pour alimenter ces pêcheries, beaucoup d'autres va-
riétés de poissons pourraient être salés et marines, et un
nombre encore plus considérable convertis en engrais.
Telles sont les principales productions du Sénégal. Variées,
abondantes et riches, elles ne peuvent qu'augmenter lorsque
des mains intelligentes les auront mises en valeur. Ceci nous
conduit, après avoir étudié le sol et les productions du sol, à
étudier les populations qui l'habitent et l'avenir qui semble
réservé à notre colonie.
m
GÉOCnAPniE POLITIQUE
Grâce à la situation du Sénégal aux confins de dcu.x: zones
distinctes, les races présentent de grands contrastes de cou-
leur et d'origine. Au sud du grand fleuve vivent les Nègres,
établis de toute antiquité dans la région qu'ils occupent ; au
nord sont les Maures, installés en Afrique seulement depuis
les conquêtes arabes, c'est-à-dire depuis le huitième siècle
environ de l'ère chrétienne. Quant aux Européens, conduits
au Sénégal uniquement par les intérêts de leur commerce,
ils n'y résidèrent pas d'abord à poste fixe. Ce n'est que depuis
bien peu de temps que quehiues-uns d'entre eux se sont dé-
terminés à y cultiver la terre, à y fonder des industries, en
Cyuocéi haies.
LE SÉNT^GAL et le SOUDAN FRANÇAIS 41
un mot, à se considérer comme de vrais colons, attachés au
pays comme à une seconde patrie ; mais leur nombre est
encore très peu considérable, et il est à craindre qu'ils ne
puissent s'acclimater sérieusement. Il n'y a donc à vrai dire
que deux races en présence au Sénégal, et on peut leur assi-
gner le fleuve comme limite elhnographique : les Nègres et
les Maures. Nous les étudierons successivement.
Vipères cornues.
lîace noire. — Il est peu de problèmes aussi ardus, aussi
compliqués, aussi dangereux que celui de l'origine des espèces.
Sans essayer de le discuter ici, il nous suffira de rappeler que
la race noire, aussi haut que remontent les souvenirs histo-
riques, paraît installée en Afrique. Elle serait donc autoch-
tone. La majeure partie des tribus sénégalaises appartient à
cette race. Ces tribus sont divisées en une multitude de
groupes, mais peuvent être ramenées à cinq variétés princi-
pales : Yolofs, Sérères, Soninkés ou Sarakolès, Mandingues
ou Bambaras, Peuls ou Foulahs.
6
42 LE SÉMiGAL
Les Yolofs ' occupent presque tout rcspacc limité par le
Sénégal, la Falémé et la Gambie, c'cst-à-dirc les provinces
sénégalaises qu'on nomme le Oualo, le Cayor, le Baol et le
Djolof. Ils sont noirs entre les noirs. Leurs lèvres mêmes sont
noires, mais d'une teinte plus mate que le reste du visage.
La peau, d'un noir de jais avec des reflets brillants, dénote la
finesse du derme. Les formes sont pures et élégantes, surtout
le buste, admirable de largeur et de force. Le volume de la
tète est cependant trop petit pour la masse du corps ; mais les
Yolofs la grossissent en laissant pousser leurs cheveux cré-
pus. Elle est attachée à un cou flexible et bien planté dans
les épaules; les reins sont cambrés, la cuisse arrondie, et le
genou petit. Ce sont, en un mot, de fort beaux hommes, et le
type serait parfait s'il n'était déparé par une jambe un peu
sèche et un pied plat.
Les Yolofs parlent une langue que l'on peut étudier comme
un modèle de langue agglutinante. Les racines, toutes mono-
syllabiques, s'agrègent les unes aux autres, tout en restant
invariables dans leurs diverses valeurs de substantifs, d'ad-
jectifs, de verbes ou d'adverves; elles se déterminent par des
suffixes qui modifient à l'infini la signification des mots. Ainsi,
pour n'en citer qu'un exemple, par un simple changement de
désinence le verbe peut se conjuguer dans le sens empha-
tique, intcrniplif, augmentatif, causatif, etc. Bien que cette
langue n'ait pas de littérature proprement dite, elle est très
répandue, car elle est devenue, par sa facilité même, la lan-
gue usuelle du commerce dans toute la Sénégambie ^.
Les Yolofs se disent les uns musulmans, les autres catho-
liques; mais ils sont restés fétichistes, car la principale dif-
férence entre les sectateurs des deux religions consiste en ce
que les uns se servent de grisgris couverts de caractères
1. AzAN, le Oualo et les pays environnants (Revue maritime et coloniale, 1864).
— Béhenoeh-I'kraud, Élude iur les Ouolofs [Revue d'anthropologie, 1S15).
2. Cusr, ihe Modem Languages of Àfrica. — Barthélémy, Guide du voyageur
dans la SénégamLie française, avec une carte et un vocabulaire français-ouoio/f
1885. — J. Dard, Grammaire woloffe; — Dictionnaire woloff- français; 1S2G. —
Baron Roger, Recherches philosophiques sur la langue ouoloffe; 1829. — Abuè
BoiLAT, Grammaire de la langue woloffe; 18j8. — Dksckmet, Recueil de douze
cents phrases françaises usuelles avec traduction woloff; 186i. — Faidherbb,
Vocabulaire français-woloff (Annuaire du Sénégal, 1851).
ET LE SOUDAN FRANÇAIS
43
arabes, et que les autres n'accordent leur confiance qu'à des
chapelets ou h des scapulaires. Ils s'accordent du reste pour
la célébration de noml3rcuses fêtes nationales ou locales, et
continuent à croire à des génies domestiques, la plupart du
temps représentés par une sorte de lézard gris, auquel ils
servent avec empressement des écuelles de lait. Au fond, ma-
rabouts et missionnaires n'ont fait chez les Yolofs que de
médiocres recrues, et leur prétendue conversion n'est le plus
souvent que l'adoplion de superstitions nouvelles.
La société yolofe est divisée en castes. Los hommes libres
forment la première. Les gens de métier, les indigents occu-
pés aux travaux scrvilcs et les esclaves sont reparus dans
les autres. En deliors de toute classification sont rejetés les
griots, c'est-à-dire les sorciers, méprises, mais fort redoutés
44 LE SÉNÉGAL
et 1res redoutables, car ils ne se conlenlent pas de fabriquer
des talismans, et joignent à leur industrie le commerce, beau-
coup plus lucratif, des poisons. La polygamie est en honneur;
lorsque meurt un chef de famille, tontes ses veuves devien-
nent la propriété de son beau-frère. Il faut seulement qu'elles
soient en quelque sorte adoptées par la sœur du défunt, qui
vient les relever, et les ressuscite, pour ainsi dire, en faisant
leur toilette de deuil. Les morts, ainsi que dans l'ancienne
Eg-yple, ne reçoivent les honneurs de la sépulture qu'après
avoir subi une sorte de jugement; mais la bienveillance est
de rigueur envers eux, et cette épreuve n'est guère plus
qu'une formalité. Le toit de la cabane du défunt est d'ordi-
naire enlevé et déposé sur sa tombe. Quand les parents et les
amis reviennent du cimetière, ils font de nombreux détours
avant de renlrer au village, car il faut éviler que le génie du
mal saisisse une nouvelle proie.
Les Yolofs furent longtemps nos ennemis les plus déter-
minés, mais ils ont peu à peu renoncé à leurs préventions, et
se sont laissé gagner par notre civilisation. Ils ont adopté
notre costume; ils ont pris nos habitudes de travail et d'éco-
nomie; quelques-uns d'entre eux, soit comme piroguiers,
soit comme soldats, se sont même fait remarquer par de véri-
tables traits de bravoure et de dévouement. Ce ne sont plus
des sujets ou de douteux alliés, ce sont des associés; ce
seront bientôt nos compatriotes. Aussi bien ils se montrent
très fiers d'appartenir, môme de loin, à la grande nation
française. Ils se vantent d'être les enfants de la ville, et, dans
leur naïf orgueil, se considèrent à l'égard des autres nègres
comme constituant une véritable aristocratie. Notre règle
de conduite à leur endroit n'cst-ellc pas toute tracée? Ne
devons-nous pas encourager ces bonnes dispositions, et ne
jamais perdre de vue que les Yolofs sonfappelés à créer, sans
doute dans un avenir très rapproché, la nation franco-
sénégalaise?
Les Sérères ' foimcnt le second groupe des tribus noires
1. Pi.M/r-LAPHADi:, Nnlicc sur les Si!rcri:s {Revue ynaritime cl coloniale, ISGj). —
C.Miixs, les Scrércs de la Séncija-.nhie {llevue de gdof/rapliie, 18S0). — Faidiieubr,
Élude sur la langue sdrère [Annuaire du Sénégal, 186j).
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 4>
sénégalaises. D'après ]a Iradilion, ils occupaient autrefois la
haute vallée de la Casamanco. Refoulés au quinzième siècle
parles musulmans, Mandingues ou Peuls, ils franchirent la
Gamhie et s'établirent dans le bassin du Saloum. Leur aire
d'habitation est assez nettement délimitée par une ligne qui
suit le faîte de séparation entre la Gambie et le Saloum, em-
brasse tout le bassin de ce fleuve, et rejoint le marigot do
Tamna près du cap Vert.
Les Sérères sont de fort beaux hommes. Il n'est pas rare
de rencontrer chez eux des tailles de deux mètres. Si leur
jambe n'était pas grêle et leur mollet trop peu saillant, ils
ressembleraient, avec leur thorax développé et leurs bras
musculeux, à de vrais Hercules. Moins noirs que les Yolofs,
ils ont le nez plus épaté et les lèvres plus grosses. Les jeunes
filles, qui trouvent qu'elles ne sont pas encore assez grosses^
se font entier la lèvre inférieure en la perçant d'épines, cl
elles supportent sans crier, et par amour-propre, cette dou-
loureuse opération.
Bien que, de temps immémorial, les Sérères pratiquent la
circoncision, et que cette cérémonie, précédée par une retraite
de deux mois nommée le Ici, et suivie de véritables scènes
d'initiation, soit le prétexte de fêtes bruyantes, les Sérères ne
sont pas musulmans. Ce n'est pas qu'ils repoussent la doc-
trine, mais ils n'ont pu accepter les usages et les pratiques
de l'Islam. Ils croient à doux génies suprêmes, Tokhai, dieu
de la justice, et Tiourack, dieu de la richesse. Ils rendent
encore hommage au dieu serpent, ou Fangol, qu'ils entre-
tiennent soigneusement dans un enclos sacré, entouré d'épi-
nes, le dianka. Jadis ils lui olTraient des bœufs et des poulets,
mais ils se contentent aujourd'hui de lui présenter la dépouille
de CCS animaux. Ils croient enfin aux génies de l'air et de la
nuit, surtout aux mauvais génies, ou scytanes. Gomme on
ne saurait trop les implorer pour se mettre à l'abri de leur
malice, c'est surtout à ces scytanes qu'ils adressent leurs
prières, et c'est contre leurs maléfices qu'ils essayent de se
garantir, en se couvrant de grisgris, ou iérés. Les enterre-
ments sont célébrés en grande pompe. Après le repas des
funérailles ou ded, le cadavre est déposé dans une enceinte
46 LE SÉNÉGAL
circulaire surmonlée du toit do la case du défunt. On y laisse
ses armes et ses instruments, et on plante tout autour une
haie d'épines, pour le protéger contre la dent des animaux
carnassiers.
Le chef suprême des Sérères se nomme le bow\ Jamais
souverain n'a exercé avec moins d'entraves un pouvoir plus
absolu : à tel point que certaines classes de la société se glo-
rifient comme d'un honneur des mauvais traitements dont il
les accable. Sa personne est sacrée. Tout ce qui émane de
lui l'est également. Ainsi, manifeslo-t-il l'intention de cra-
cher, il faut se jeter h. terre, ramasser précipitamment une
motte de terre, la présenter avec respect au souverain, et
garder avec soin la salive royale. Toute une hiérarchie do
fonctionnaires entoure le bour. Les plus importants se nom-
ment le daraf ai le farho. Ils s'accordent toujours pour faire
peser sur le peuple un joug écrasant; mais ils ont si bien
conscience des haines soulevées contre leur intolérable
tyrannie, qu'au premier symptôme de maladie chez le bour,
ils s'empressent d'enlever tout ce qui leur appartient en
propre dans le palais royal. Ils savent trop bien que le palais
sera pillé tout aussitôt après la mort du bour. Le daraf est
une sorte de maire du palais, qui assume sur sa tête toute la
responsabilité des actes royaux. C'est lui qui est chargé de
l'éducation du bourni ou de Théritier présomptif. A la mort
du bour, il propose le bourni à l'acceptation du peuple. Si
aucune protestation ne s'élève, le bourni est élevé à la
dignité de bour. Si, au contraire, le choix n'est pas ratifié, on
désigne séance tenante un compétiteur, et les partis opposés
se séparent pour se préparer, chacun de leur côté, à la
guerre civile. Le jour môme du couronnement du nouveau
bour, le daraf prend mesure d'un cercueil en bois, destiné à
recevoir sa dépouille mortelle. Quant au farbo, c"est à pro-
prement parler l'intendant du palais, le fonctionnaire spécia-
lement chargé de fournir au bour la sanrjara, ou cau-de-vie.
Celte cliargo n'est pas une sinécure, car la sangara, aiïrcux
mélange d'alcool, de tabac, de poudre en grains et de pi-
ment rouge, est distribuée avec une déplorable prodigalité.
L'ivresse est en quelque sorte l'état normal du bour et des
1:T le SOUDAN FllANÇAIS 47
principaux fonclionnairos. Le fameux proverbe ; « Quand Au-
guste avait Lu, la Pologne était ivre, » est ici d'une applica-
tion journalière. Le mauvais exemple donné par le souverain
n'est en eiïet que trop suivi par le peuple. Il est difficile de
trouver ailleurs une population aussi adonnée à l'ivrogne-
rie. Les enfants sucent l'cau-de-vie en même temps que le lait
de leur mère. Aussi les malheureux demeurent-ils comme
hébétés. On ne peut demander plus tard à ces intelligences
endormies que de mauvais coups ou môme des crimes à
exécuter. Ils deviennent tiédos, c'est-à-dire les âmes damnées
des chefs, des inslrunaents passifs entre leurs mains. Ils ont
abdiqué toute volonté. Ils ne savent plus que boire, et ne
demandent plus qu'à boire cette odieuse sangara. C'est alors
que les atteint un mal mystérieux, la nélouane^ ou maladie
du sommeil. Portés au sommeil d'une façon invincible, on les
voit manger, boire et accomplir les fonctions ordinaires de
la vie sous l'influence d'une torpeur qui les accable et qui
ne les abandonnera plus.
Au-dessous du bour et de ses principaux lieutenants, le
daraf et le farbo, les Sérèrcs sont répartis en dix classes, soi-
gneusement superposées les unes aux autres. La première
est celle des giiélévares, ou princes du- royaume, issus des
princesses du sang. Ils composent l'entourage immédiat du
roi et sont très puissants. Le peuple ne prononce leur nom
qu'avec respect, car il rcdoulc !cur ycngoance. C'est parmi
eux que le bour choisit son bourni ou héritier présomptif;
mais ce choix est toujours chose délicate, car les guélévarcs
évincés rassemblent les tiédos en quête de sangara ou même
les bandits qui tiennent la campagne, et se préparent à la
guerre civile, pour la prochaine mort du roi. Si même celte
mort tarde trop au gré de leur impatience, ils protestent
contre le choix du bourni et font appel aux armes.
La seconde classe est celle des domibours, ou descendants
du roi et d'une femme libre. C'est parmi aux que l'on choisit
les chefs de village ou même de province. Les diamibours,
ou hommes libres, constituent la troisième classe. Ils sont
l. M.\x AsTRiè ET Strebb* la Néloiiane (Société de géographie de Marseille).
48 LE Slî:.\EGAL
spécialement chargés de la perception des impôts. Le système
de perception en bloc est pour eux l'idéal. Ils se rendent chez
un propriétaire, et prennent tout ce qui est à leur convenance
jusqu'à concurrence de la somme qu'on leur réclame. Le
volé n'a d'autre ressource que do s'adresser au bour, mais il
préfère garder le silence. Viennent ensuite les guévels ou
griots, et aussi tisserands; les môbos elles bombâdos, ou agri-
culteurs; les terjas, ou fabricants d'armes, d'instruments et
de bijoux; les udés, ou fabricants de sandales, de selles et
de brides; les bissètes, charlatans ou saltimbanques, voleurs
<le profession, très habiles pour enlever des troupeaux ou
faire disparaître des enfants, et enfm, au dernier rang de
cette société si divisée, les laobès. Ce sont les Tziganes des
Sérères : vrais nomades, sans résidence fixe, s'inslallant
•dans les forêts, où ils se livrent à toutes sortes de métiers,
surtout de métiers peu avouables. Peut-être, comme les pa-
rias de l'Inde, sont-ils les vrais aborigènes, foulés et oppri-
més par toutes les invasions, et qui n'ont survécu à leur ruine
que parleur abaissement même. Ces laobès méritent du reste
le mépris dont on les abreuve. Sales, gourmands, débauches,
ils sont entre eux d'une férocité inouïe; mais les autres clas-
ses de la population les laissent se déchirer entre eux, sans
■accorder à leurs querelles plus d'attention que nous n'en
accordons aux disputes des chiens dans les rues de nos villes.
En dehors de ces dix castes vivent à part les sorciers. On en
distingue trois catégories : les boroms-hamam, qui ressem-
blent à nos somnambules et prédisent l'avenir; les boroms-
tours, qui ont pour mission de punir les voleurs et de démas-
quer les sorciers dangereux, et enfin les dénias, qui sont
précisément ces dangereux sorciers. Un noir a-t-il des enne-
mis qui veulent l'expédier sans trop de danger dans l'autre
monde, on l'accuse d'être dénia. Le prétendu dénia est alors
conduit près de l'arbre fétiche, tenant un coq entre ses
bras On lui fait boire une potion. S'il est réellement sorcier,
il ne vomira pas la potion et le coq restera muet, et en ce cas
il sera aussitôt mis à mort; s'il n'est pas coupable, il rendra la
poliun et le coq chantera.
La polygamie est en honneur chez les Sérères. On achète
ET LE SOUDAN FRANÇAIS
40
une femme en payant au futur bcau-pèrc le diour, c'est-à-dire
des esclaves, des chevaux, des bœufs, etc. Quand le jour fixé
pour le mariag-o est arrive, les amis du futur enlèvent la
jeune fille, qui résiste, mais finit par être amenée HMpentia ou
lieu de réunion du viiiag-e. Elle en fait le tour, et reçoit alors
des félicitations et des cadeaux. Elle est ensuite enfermée pen-
dant huit jours dans la maison d'un chef de famille, et ce
n'est qu'au neuvième jour qu'est célébré le mariage, par un
grand festin auquel tout le monde peut prendre part. La têle
de la mariée est aussitôt couverte d'un voile blanc, le malàne,
Jeuue Sérere.
qu'elle ne pourra quitter pendant un mois, et auquel tout le
monde a le droit d'essuyer ses mains. Huit jours après le
mariage commence une lessive générale, sauf pour lemalâne,
à laquelle chacun peut apporter son linge sale. Si l'union
n'est pas heureuse, la femme se sauve chez ses parents, qui
peuvent la rendre à l'époux moyennant réparation, ou la
vendre à un autre fiancé. Les femmes stériles ont un singulier
moyen de se créer une famille. Elles achètent une jeune fille,
lui donnent un mari, et tous les enfants issus de celte union
deviendront leurs héritiers légitimes et porteront leur nom.
Les Sérères sont braves. Avant de se décider à entrer en
campagne, ils convoquent le conseil des « barbes blanches »
50 LE SÉNÉGAL
et immolent soit un homme, soit un bœuf. En outre, deux
sorciers, deux boroms-tours, s'enferment dans une case, le
demun-fangol, et passent tout leur temps à fabriquer et à
expédier des grisgris aux combattants. Comme armes offen-
sives, ils ont des sabres, des lances et des fusils. Leurs seu-
les armes défensives sont les grisgris. Ils sont assez habiles
en caslramétation, et savent improviser un camp défendu
par un fossé et des palissades en bois. Au milieu se dresse
une sorte de donjon, le ndorjtal, réservé au roi. On ne peut
les prendre que par la famine, et il arrive souvent que, réduits
au désespoir, ils s'ouvrent un chemin sanglant.
Comme les Sérères, malgré leur penchant à l'ivrognerie,
sont au fond honnêtes et laborieux, il est à croire que le tra-
vail les moralisera, et qu'à l'exemple des Yolofs, ils devien-
dront bientôt les propagateurs delà civilisation française dans
l'Afrique occidentale.
Les Soninkés* ou Sarakolès sont également susceptibles de
progrès. D'après la tradition, ils auraient autrefois fondé de
grands empires dans la vallée du Niger; mais, aussi loin que
remontent les souvenirs historiques , c'est en Sénégambie ,
sur les bords du Sénégal, entre Bafoulabé et Bakel, qu'on les
trouve établis. Ils sont plus petits que les Yolofs et les Sérères.
Leur teint n'est plus noir, mais marron foncé, tirant sur le
rouge. Leur front est fuyant, leurs pommettes peu saillantes,
leur nez épaté; leurs lèvres très grosses et repoussées en de-
hors par l'inclinaison des gencives; leur menton fuyant, mais
fourni d'une barbe assez épaisse ; leur chevelure laineuse ,
sans être crépue. Les femmes portent leurs cheveux tressés
en forme de casque, entremêlés de verroteries et de grains
d'ambre, et sous un voile flottant de gaze.
Les Sarakolès habitent des villages bien construits et amé-
nagés avec goût, très rarement entourés de palissades. Au
centre s'élève un grand arbre autour duquel a été construite
une estrade. C'est un véritable forum oil les indigènes s'as-
semblent pour causer des affaires publiques. Doux de carac-
tère et conciliants, se bornant à une résistance passive, sou-
1. Bérenoer-Féraud, Élude sur les Soniiikàs {Revue d'anthropologie, 1878).
ET LK SOUDAN FRANÇAIS
51
vent plus cfficaco que la violence, ils Ofit réussi à se main-
tenir en pclils ÉLaLs, monarchies ou arislocralies, et, sous
le flot (les invasions qui a traverse la région, mais sans l'a-
néantir, ils ont réussi à maintenir leur indépendance. Depuis
iongtcmps convertis à l'Islam, ils sont demeurés tolérants. Ce
n'est que par accès, et sous l'excitation d'une fureur passa-
gère, que la fièvre religieuse leur met les armes à la main.
Le trait dislinctlf de leur caractère est une extrême curio-
sité. Ainsi que nos ancêtres les Gaulois, ils sont avides de
nouveautés. Le désir de voir des pays inconnus les entraine au
Femme soninkée.
loin. Aussi s'engagent-ils volontiers, soit comme matelots, —
et ils sont alors de très bons piroguiers, — soit comme guides
ou porteurs, — et ils excellent à débroussailler une forêt ou
à tracer des sentiers et des routes. Le commerce est leur oc-
cupation favorite, mais ils ne négligent pas pourtant l'agri-
culture et écoutent volontiers les conseils de nos négociants.
On peut compter sur eux. Il est probable qu'ils deviendront
pour le haut fleuve ce que les Yolofs sont déjà pour le bas
fleuve, et que d'ici à quelques années, sous l'influence mo-
ralisatrice de la paix, do la civilisaUon et du travail, ils con-
tribueront à la grandeur et à la prospérité de la France africaine.
52 LE SÉNÉGAL
Les Mandingucs ou Bambaras sont moins avancés. Ils
habitent la région occupée par les hauts affluents du fleuve
et tout le pays compris entre le Sénégal et le Niger. Ce sont
les provinces que l'on désigne sous le nom de Khasso, de
Guidimakha, Nadioga, Kaarta, Bondou, Bambouck , etc.
Les Bambaras' et Malinkés sont des noirs de haute taille,
aux cheveux crépus. Leur vôLemcnt est des plus primitifs :
il se compose d'un pantalon retenu à la ceinture par une
sorte de cordelière, d'un boubou assez court, laissant les bras
nus, et d'un bonnet relevé par des pointes vers le sommet de
la tête. Les femmes ne sont le plus souvent vêtues que d'un
pagne, qu'elles enroulent autour des reins. Des fusils à silex,
à un seul canon, de provenance anglaise, des sabres dont les
lames sont protégées par des fourreaux de cuir fabriqués par
les cordonniers du pays, quelques lances et un petit nombre
d'arcs, telles sont leurs armes. Leur principale occupation
est l'agriculture ; mais, comme ils sont très paresseux, ils
n'emploient que des procédés tout à fait rudimenlaires. On
rencontre dans les villages de la région des forgerons qui
fabriquent les armes et les instruments d'agriculture, des
cordonniers qui confectionnent d'assez jolis objets en cuir,
des tisserands et des vanniers; mais toutes ces industries sont
locales et n'ont aucune importance commerciale. Bambaras
et Malinkés ont pourtant l'instinct commercial très développé :
ce sera sans doute pour eux, tôt ou tard, l'occasion de mettre
en œuvre leurs ressources agricoles et métallurgiques, pour se
procurer en échange les objets de traite que leur apporteront
nos négociants.
Entre les Yolofs et les Sérères sur le bas Sénégal et le long
de l'Atlantique, et les Sarakolès, Mandingues et Bambaras
sur le haut fleuve, est jetée une population fort curieuse,
qui ne possède pas à vrai dire de domaine propre, mais s'est
en quelque sorte infiltrée parmi les noirs, et a usurpé à leurs
dépens d'importants domaines. Ce sont les Peuls ou Foulahs,
que l'on désigne encore, d'après divers auteurs, sous les noms
de Fiillos, Foulis, Fellans, Fellatahs, Pouls ou Feules. Il y a
1 Gali.iem, Mission dans le liaul Nijcr cl à iii':gou.
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 53
moins d'un siècle, les Peuls n'avaient pas d'histoire; on cons-
tatait seulement leur présence en Sénôgambie. C'est en 1533
que Barros parlait pour la première fois du rcy doi Fullos.
Ils ont joué tout à coup un rôle prépondérant, et de nomades
à peu près ignorés sont devenus dominateurs. De l'anarchie
ils ont subitement passé à l'organisation politique. De pareils
changements ont toujours leur raison d'être. C'est l'ardeur
religieuse, c'est la fièvre de propagande qui les a emportés
vers ces g^lorieuscs destinées. De même que les Arabes, ils
se sont faits les apôtres d'une religion à laquelle ils se sont
dévoués, et paraissent devoir jouer dans le continent noir
le môme rôle que jadis les premiers disciples de Mahomet
dans les bassins de la Méditerranée et de la mer Rouge.
Quelle est l'orig'ine des Peuls'? Ils ne sont pas autochtones,
car on les trouve disséminés sur d'immenses espaces, depuis
le Darfour jusqu'aux rivières du Bas-dc-Côte, c'est-à-dire dans
une zone de quatre mille cinq cents kilomètres de longueur, sur
une largeur de mille kilomètres. Sauf en Sénégambie et dans
le Fouta-Djallon, ils sont partout clairsemés. Souvent même
ils sont comme noyés au milieu des tribus nègres; mais ils
conservent toujours l'originalité du type et la pureté de la
race. Aussi bien ils se vantent de ne pas appartenir à la race
noire. Ils se prétendent même parents des blancs. Leurs
savants se croient d'origine himyaritc ou arabe, et leurs mara-
bouts nomment comme leur ancêtre un certain Feolah ben
Ilimicr, c'est-à-dire le Fils du Rouge.
La couleur rouge est en effet comme la caractéristique du
type peul; mais c'est un rouge d'une espèce particulière,
qu'il est très difficile de définir, caries auteurs varient singu-
lièrement dans leurs appréciations. D'après Golbcrry, les
Peuls seraient d'un noir tirant sur le rouge; d'après Mungo-
Park, d'un noir peu foncé, plutôt basané que noir. Mollien les a
trouvés presque blancs ; Gray et Dochard, cuivre clair. Caillié
leur attribue un teint marron un peu clair ; Raffenel, brun
i. Gustave d'Eichtal, lUsloire et origine des'Foulahs ou Fellans {Mémoires de
la Société ethnologique). — Barth, Rcisen iind Entdcckiingcn in nord und cen-
tral A frica, 1837; — Sammlunçj und Dearbeitung central Afrikanischer Vocaôu-
larien, 1SG2. — De Crozals, Peullis et Foulahs {Revue de géographie, 1882).
51 LE SÉNÉGAL
teinté de rouge; Boilat, bronzé rouge; Dcnliam, bronze foncé;
Barlh, cbocolat au lait, et Uohlf, basané. Quelles que soient
ces diversités, le fait indiscutable c'est qu'ils ne sont pas noirs.
Sans doute quelques-uns d'entre eux se sont rapprochés, par
des croisements, de la race noire, mais la grande masse de la
nation a conservé le teint rouge foncé. Comme forme de
visage, les Pculs ressemblent aux Berbères. Ils ont la figure
ovale, encadrée de cbeveux lisses ou bouclés, le nez droit
et les lèvres fines. Leurs femmes sont véritablement belles.
Elles ont la douceur du regard, la grâce des mouvements, la
noblesse du maintien, un goût exquis dans le costume et
les ornements.
A cette beauté extérieure les Peuls joignent une intelli-
gence très développée. Ils ont de la noblesse dans les idées,
et môme de l'élévation dans le langage. Certains de leurs
contes populaires* renferment des sentiments trop délicats
pour être compris par les autres peuples de la Sénégambic.
Ils furent d'abord pasteurs, et c'est en suivant leurs troupeaux
de bœufs zébus qu'ils se répandirent dans l'Afrique occidentale.
Ils commencent aujourd'hui à se fixer et deviennent de bons
agriculteurs. Ce sont également d'habiles ouvriers. Ils savent
purifier, fondre et forger la roche ferrugineuse qu'ils rencon-
trent en abondance. Leurs maçons construisent des cases
solides et commodes, leurs tisserands et leurs corroyeurs
déploient dans leur industrie un véritable talent.
La religion primitive des Peuls paraît avoir été la boolâ-
trie. Dans leur culte actuel se sont maintenues des pratiques
qui rappellent l'ancien culte. Ainsi les élablcs à bœufs sont
l'objet de soins minutieux; et, quand ils veulent faire hon-
neur à un étranger, ils le reçoivent dans leurs parcs à bes-
tiaux. Depuis qu'ils ont adopté le mahométismc, il sont deve-
nus zélés propagateurs de la doctrine : ainsi, ils n'aiment
pas l'eau-de-vie, et montrent une grande exactitude pour les
prières réglementaires. Néanmoins ils paraissent tenir à l'es-
prit plutôt qu'à la lettre de Coran, car leurs marabouts ne se
font aucun scrupule de corriger les passages du livre sacré
{. Béuenoer-Fékaud, Recueil de contes populaires de la St'nc'gambie.
ET LE SOUDAN FRANÇAIS î53
qu'ils ne comprennent pas. Bien que la polygamie soit auto-
risée, elle n'est pas on honneur, car les femmes exercent un
grand empire et n'aiment pas le partage des afTeclions. L'es-
clavage n'est pas non plus en honneur. Il existe sans doute
des captifs de case ou des champs, mais ils sont assez douce-
ment menés, et, même à l'époque de la traite, les Peuls
n'en ont jamais fait le trafic.
Le gouvernement est une espèce de république théocra-
tique, dont le chef, ou almamy, n'exerce le pouvoir qu'après
avoir pris l'avis des anciens et des notables. Dans chaque vil-
lage est un chef nommé par les habitants. En réalité, ce sont
les familles nobles qui gouvernent. Le chef suprême, celui
que les Portugais nommaient autrefois le grâo fiilo, le sira-
tique ou cheiralic des Français, résidait dans le district des
Falahos, dont Bakel est aujourd'hui le chef-lieu.
Les Peuls du Fouta, c'est-à-dire des quatre provinces rive-
raines du Sénégal entre la bouche de la Falémé et le lac
Paniéfoul, le Damga, le Foula, le Toro et le Diman, sont dé-
signés sous le nom de ïoucouleurs. On a prétendu que ce
mot était d'origine anglaise, two colours, « les deux couleurs »,
parce que les indigènes de ces quatre provinces seraient des
métis de Maures ou de Nègres avec les Pouls ; mais rien ne
justifie cette bizarre étymologie. Dès le seizième siècle, les Por-
tugais les désignaient sous le nom de Tacurores, et il est pro-
bable que ce mot rappelle l'antique appellation de la contrée
Toukoural, déjà signalée par Gadamosto. Les Toucouleurs
peuvent être considérés comme les représentants de la race
peule. Intelligents et ambitieux, très redoutés de leurs voi-
sins, fanatiques et môme enthousiastes, ils auraient pu, s'ils
s'étaient entendus avec leurs voisins de la rive droite du Sé-
négal, avec les Maures, arrêter la navigation du fleuve. Aussi
bien, ils se sont longtemps opposés à nos progrès. Naguère
on ne pénétrait sur leur territoire que comme on pays ennemi.
Bien des expéditions ont été nécessaires pour mater leur tur-
bulence. C'est en 1885 seulement que la ligne télégraphique
a pu fonctionner sur leur territoire. Même à l'heure actuelle,
les agitateurs ou les bandits recrutent chez eux leurs plus
dangereux et leurs plus nombreux auxiliaires; mais ils n'en
56 LE SÉNÉGAL
sont pas moins très utiles, pour leur esprit d'initiative et leur
amour du travail. Ils émigrent facilement et vont jusque sur
la rive de la Gambie planter des arachides. Aussi renonceront-
ils probablement à leurs préventions religieuses ou nationales,
le jour où ils comprendront le rôle civilisateur de la France.
Les Toucouleurs du Toro sont répartis en six castes : les
diavaiidous ou. nobles, les t07'odos, iugcs et savants, les bailos,
artisans du fer, les tiapatos ou guerriers, les koliabes ou
chasseurs, les tioubaloiis ou pêcheurs. En dehors de toute clas-
sification, on rencontre les laohès, que nous avons déjà signa-
lés chez les Sérères. Ces laobès vivent à l'aventure, sans lien
politique, sans organisation sociale. Négociants sans scrupule
et colporteurs infatigables, ils élèvent des huttes de branchages
à la lisière des bois, et se déplacent sans motif. Ils ne se ma-
rient qu'entre eux, et ne pratiquent aucune religion. Ce sont
les bohémiens de l'Afrique.
Les Peuls ont une langue' à eux, très variée comme dialec-
tes, mais possédant une grammaire et un vocabulaire identi-
ques. On trouve dans celte langue deux genres, l'humain et
le non humain. Les adjectifs s'accordent par une sorte de
rime avec les substantifs, et les mois se modifient euphoni-
quement les uns les autres. La langue peule ressemble par
quelques traits aux idiomes nègres, et aux langues sémi-
tiques par l'emploi des suffixes. C'est un instrument com-
mode, car elle est parlée ou du moins comprise sur une im-
mense étendue de territoire, presque d'un océan à l'autre.
Telle est, dans ses traits essentiels, cette race peule, sux
laquelle doit se porter plus spécialement l'attention de la
France, car elle la rencontre échelonnée partout sur sa route ;
et, comme les affinités sont plus grandes entre les Peuls et
les Européens qu'avec les Nègres, c'est avec eux que se fera
quelque jour l'assimilation, si toutefois elle est possible.
Si dirréronlcs que soient à maints égards les tribus sénéga-
laises, qu'il s'agisse de Yolofs ou de Soninkés, de Peuls ou de
Sérères et de Mandingues, elles so ressemblent par le déve-
loppement historique et par l'organisation sociale. Ainsi que
i. GftNÉn.u. FAiDiiEnniî, Grammaire et vocabulaire de la langue peul ; 187,j et
1882.
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 57
l'a remarqué avec ingéniosité un des maîtres de la science
contemporaine, Elisée Reclus ', elles sont dans une période
qui rappelle le moyen ûgc européen. « La division du sol en
de nombreux Etats aux limites incessamment changeantes,
l'état normal de guerre qui règne entre les tribus et qu'inter-
rompent parfois des trêves religieuses, les brusques péripéties
de la fortune entre le brigandage et la royauté, les migrations
en masse, les transformations soudaines de pays cultivés en
déserts, la constitution de la société en castes ennemies ou du
moins en corporations fermées, la cohabitation dans chaque
village d'hommes libres et d'esclaves, diversement traités sui-
vant leur origine et leur genre de travail, les mœurs des cours
où les affranchis disposent de la fortune et de la vie des sujets,
oii les fous décident parfois de la paix et de la guerre par une
plaisanterie, les banquets que les griots viennent égayer de
leurs chants obscènes, les cérémonies terribles où les sorciers
tendent aux victimes la coupe du poison, tout cela n'est-ce
pas l'image de la société d'Europe il y a mille années? »
Plus encore peut-être que les Nègres, les Maures^ du Séné-
gal rappellent, par leurs mœurs et leur organisation, cette
période troublée de notre histoire. Ils sont aujourd'hui campés
sur la rive droite du Sénégal, qu'ils bordent depuis son embou-
chure jusqu'aux environs de Bakel. Ces Maures sont formés
par un mélange de tribus arabes et berbères qui, poussées
en avant par les grandes migrations du septième et du
onzième siècle, franchirent la barrière, réputée à tort infran-
chissable, du Sahara, et envahirent les vastes solitudes qui
se prolongent jusqu'au Sénégal. Comme ils sont fortement
métissés de nègres, on peut suivre chez eux toute la série des
types, depuis l'Européen au front large et au nez droit jus-
qu'au Nègre à cheveux crépus, à nez épaté et à lèvres lip-
pues. Ces différences tiennent surtout à celles des conditions
et des castes. Les blancs se retrouvent surtout dans les rangs
supérieurs de la société, les hassan ou gens de cheval et les
1. Elisée Reclcs, Afrique occidentale, p. 229.
1. Faidiierbe, Considi'ralions sur les populations de V Afrique septentrionale
{Annales des voyages, 18o9); — les Bcrbers et les Arabes des bords du Séné-
gal (Société de géographie de Paris); 1S54. — E. Fallût, Noie sur les Maures
du Sénégal (Société de géographie de Marseille); 1888.
8
58 LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN THANÇAIS
marabouts, vivant les uns elles autres aux dépens dos vain-
cus, qu'il nomnnent d'un nom caractérisliquo, les lahmés, ou
« viandes ». Il sont remarquables par leur tôle bien développée,
leur front bombé, leurs yeux à fleur de tête, leur nez aquilin,
leur bouche large, leurs lèvres minces, leurs dents fortes et
acérées, leur menton prononcé et leur cou dégagé. Ils por-
tent fièrement la tête et marchent en général le crâne nu.
Les femmes ont une grande délicatesse de formes et les atta-
ches fines et gracieuses ; le modelé des pieds et des mains ne
laisse rien à désirer. Par malheur, ces grâces naturelles dis-
paraissent sous les couches d'un embonpoint aussi précoce
qu'anormal. En outre, dans certaines tribus, on considère
comme une beauté la lèvre supérieure rejetée en avant par
les incisives, en sorte que, lors de la seconde dentition, les
fillettes prennent l'habitude de donner à leur mâchoire supé-
rieure la direction voulue par une continuelle action des doigts
et de la langue. Le costume est le même que celui des noirs.
Seulement, comme ils no lavent jamais leurs vêtements et ne
connaissent pas l'usage dos bains, ils exhalent des senteurs
peu aromatiques. En marche ou en guerre, ils relèvent leurs
boubous, et vont jambes et pieds nus. Quant aux lahmés ou
tributaires, ils se rapprochent du type nègre.
Les Maures, plus rusés et plus intelligents que les Noirs,
poussent à l'extrême leurs défauts et regardent cependant
ces derniers comme leur étant de beaucoup inférieurs. No-
mades et pasteurs, ils vivent sous la tente, et se déplacent
avec facilité. Leur nourriture diffère peu de colle des Noirs,
sauf qu'ils consomment plus de lait et plus de viande. Ils sup-
portent aisément la faim et la soif. Ils ont quelques petites
industries, dont ils vendent les produits aux Européens. Leurs
mœurs sont efféminées et dépravées. Les maladies véné-
riennes sont répandues parmi eux. Ainsi que les Noirs, ils
ignorent la médecine, et n'usent que des remodes et des in-
cantations de leurs marabouts.
C'est la nature qui a nettement établi les divisions ethno-
graphiques parmi les Maures. On les distingue, en effet, en
Maures septentrionaux, qui ne quittent jamais les plateaux
limilropriL'S ^lu Sahara, et en Maures du Sud ou Guéblas, qui
LE SÉiNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 61
vont et viennent cnlrc les escales du fleuve et les campe-
ments fie rinlcrienr. Parmi les premiers on distinguo les
Oulad-cI-IIadj, qui étaient jadis en relations fréquentes avec
les traitants français; les Oulad-Embarek et les Sidi-Mahmoud,
éloignés du Sénégal par la jalousie commerciale de leurs
frères d'origine, les Maures DoLiaiclis. Ces Maures sont de très
habiles chasseurs d'autruches. Ils les attrapent à la course et
les assomment avec des balles do plomb suspendues à des
courroies, évitant ainsi de gâter leur plumage par une goutte
de sang.
Quant aux Gucblas ou Maures du Sud, ils se subdivisent en
trois grandes tribus, réparties en une multitude de fractions
commandées par des cheicks. Ces clicicks obéissent à un
cheick suprême, que les Européens qualifient un peu légère-
ment de roi. La plus importante de ces tribus maures est celle
des Trarzas, qui occupe le bas du fleuve au voisinage immé-
diat de Saint-Louis. Les Trarzas s'appellent encore Abence-
rarzas, et quelques ctymologistes prétendent reconnaître en
eux les Abenccrages de chevaleresque mémoire. La seconde
tribu est celle des Braknas, dans la région moyenne du fleuve,
et la troisième celle des Douaichs, dans la région supérieure.
Chez ces derniers se rencontrent les débris de la tribu Sénaga* ,
qui a donné son nom au fleuve.
Entre Maures et Nègres, bien que séparés par le Sénégal,
la haine est profonde et l'hoslilité pour ainsi dire perpétuelle.
Les Nègres avaient pour eux le droit du premier occupant et
la supériorité du nombre; aussi ont-ils longtemps relégué les
Maures dans le désert. Ils no les supportaient qu'en leur im-
posant de lourds tributs; mais la race sémitique est entrepre-
nante, et surtout persévérante. Elle attend tout du temps et
de l'occasion. Fidèles à cet esprit d'expansion qui jadis con-
duisit leurs ancêtres depuis la Mecque jusqu'à Tours et jus-
qu'en Chine, les Maures ont fini par s'avancer de proche en
proche et par franchir le Sénégal. Dès lors, enhardis par le
succès, ils commencèrent contre les Nègres une véritable
guerre d'extermination. Avant 1854, toutes les foires se termi-
1. Faidherde, le Zénaga des tribus sénégalaises ; 1877,
€2 LE SÉNÉGAL
naientpar des razzias que les Maures allaient faire sur la rive
des Noirs. Impitoyables et cruels, n'épargnant après la vicloire
que les femmes et les enfants, maltraitant les captifs, en
vertu du principe qu'il faut fouler le peuple et l'appauvrir
afin qu'il soit soumis et respectueux, ils ont soulevé contre
eux des haines farouches. « Une tente n'abrite rien d'hon-
nête, disent volontiers les Nègres, si ce n'est le cheval qui
la porte. » — « Si tu rencontres sur ton chemin un Maure
€t une vipère, ajoutent-ils plus volontiers encore, tue le
Maure. »
Nous avons eu longtemps, nous autres Français, le grave
tort de permettre et presque d'encourager les invasions et
les razzias des Maures au delà du Sénégal. Cette impolitique
faiblesse nous aliéna les Nègres, qui nous détestaient, sans
nous attacher les Maures, qui nous méprisaient. Nous avons
fini par mieux comprendre nos intérêts. Le Sénégal est rede-
venu la limite des deux races, et les Maures, refoulés et con-
tenus par nos soldats, respectent aujourd'hui les Nègres, qui,
de leur côté, nous savent gré de notre intervention.
Quelle est donc au Sénégal la situation des Européens vis-
à-vis des Nègres et des Maures? Les premiers d'entre eux
qui abordèrent au Sénégal ne cherchèrent d'abord qu'à y
fonder des comptoirs d'échange. Si, par hasard, l'un d'entre
eux s'enfonçait dans l'intérieur du pays et y résidait quel-
ques années, ce colon improvisé ne songeait qu'à revenir au
plus tôt au pays natal. En 1817, sous la Restauration, on es-
saya de créer une colonie agricole dans le Oualo, mais celte
tentative avorta misérablement. Aucun autre essai n'a réussi.
Sans doute, les Européens ne manquent pas au Sénégal; mais
<iomme aucun d'eux n'ignore qu'il ne pourra s'y acclimater,
ils partent tous avec l'arriôre-pensée d'un prompt retour.
Ce sont des soldats et des fonctionnaires, ce sont des négociants
qui constituent la population blanche au Sénégal. On n'y
rencontre ni cultivateurs, ni propriétaires, ni même indus-
triels. Le Sénégal ne sera donc jamais une colonie de peuple-
ment, comme l'Algérie ou la Réunion ; mais les Européens
à résidence temporaire n'y manquent pas non plus. Leur
nombre augmentera même, car de jour en jour on apprécie
ET Llî SOUDAN FRANÇAIS 63
et on connaît mieux les ressources de la colonie. Il est donc
nécessaire d'indiquer dès à présent les principaux points
occupés par nos compatriotes, et qui sont appelés à devenir
d'importantes cités dans un avenir plus ou moins éloigné.
Saint-Louis est la capitale officielle du Sénégal, et la plus
ancienne ville fondée par les Français dans ces parages. Elle
est bâtie sur une île formée par les alluvions du fleuve. Rien
d'étonnant si nos compatriotes s'établirent dans une île de
préférence au continent. C'est une vieille habitude commer-
ciale. Les Phéniciens, par exemple, ne s'aventuraient jamais
dans une contrée nouvelle sans s'installer au préalable dans
une île voisine de la côte, car une île est de facile défense.
Les Européens se conformèrent à cet usage, sans se douter
qu'ils continuaient une tradition antique. Depuis 16G7, épo-
que de sa fondation, Saint-Louis est restée comme la clef de
voûte de nos établissements à la côte occidentale d'Afrique.
L'ancien fort, qui est situé dans l'île du même nom, et qui
est aujourd'hui converti en casernes et en magasins, servit
de noyau à la ville. Bien que l'édilité ait fait depuis quelques
années de grands progrès à Saint-Louis, que l'île ait été bor-
dée de quais en briques, et que le niveau des rues ait été re-
levé afin de les exhausser au-dessus des crues du fleuve, il
reste beaucoup à faire pour que la ville ressemble à une ca-
pitale. On a construit le long des quais de vastes docks. Les
navires de commerce mouillés en face de ces docks ont ainsi
toute facilité pour exécuter leur chargement et déchargement.
A l'est, un pont de bateaux de six cent cinquante mètres tra-
verse le grand bras du Sénégal et réunit Saint-Louis aux deux
faubourgs do Sor et de Bouëtvillc. Dans ce dernier se trouve
la gare du chemin de fer de Dakar. A l'ouest et au nord-ouest,
trois ponts d'une centaine de mètres joignent Saint-Louis aux
quartiers nègres, parfois envahis par les eaux de marée, do
Gnet'Ndaz, de N'dartout et de Gokhom-Laye. Çà et là sont
dispersées des cases de nègres ou quelques villas de négo-
ciants. Saint-Louis a beaucoup grandi dans ces dernières
années. Elle compte aujourd'hui près de vingt mille âmes ;
mais ce n'est pas une ville salubre. Une des principales
causes d'insalubrité doit être attribuée aux citernes, oii s'en-
6i LE SÉNÉGAL
lassent des herbes visqueuses. Quand on cure les citernes, les
miasmes paludéens se répandent au loin. En outre, toutes les
impuretés de la ville sont jetées dans le fleuve, qui les porte
à la mer ; mais le flux les ramené, et c'est ainsi que se forment
des amas monstrueux d'immondices. Un puits artésien qu'on
a creusé n'a donné que de l'eau saumâtrc. Un aqueduc a été
construit ; il amène au réservoir de Sor deux mille mètres cubes
d'eau puisés dans le marigot de Kassak. Il a fallu, par un
puissant barrage, empêcher l'eau saumâtrc de refluer dans le
mari2;ot lors de la saison sèche.
En remontant le fleuve, les principaux points occupés par
nos troupes et dans lesquels a commencé la colonisation
sont Richard-Toll, établissement fondé pour servir de jardin
d'acclimatation, mais dont on détruisit en 1840 les plantations,
sous prétexte qu'elles pouvaient servir de retraite à l'ennemi.
Ce n'est plus aujourd'hui qu'un village de nègres pêcheurs,
à la bouche du marigot de Taouey, émissaire du Paniéfoul.
Dagana vient ensuite. Ce poste, fondé en 1821, commande le
Oualo et le Fouta. Il est fréquenté par les Maures Trarzas.
Les Maures Braknas se rendent de préférence à Podor. Une
petite ville s'est fondée non loin de ce point stratégique, qui
commande l'île à Morfil. Les promenades et les maisons à
terrasse de Podor démontrent que la civilisation pénètre peu
à peu dans le fleuve. Un pont a même élô jeté pour faciliter
l'entrée de la ville aux caravanes maures.
Après Podor, nos établissements sont bien clairsemés. Ce
ne sont pas les deux garnisons de Saldé et de Malam qui suf-
firaient à maintenir notre prestige dans la région. Le poste
de Bakel est plus important. Bakel commande le haut fleuve,
cette région qu'on nommait autrefois le Galam. Le fort, bâti
en 1820, a été complété par trois grosses tours sur les collines
voisines. Au pied des remparts ont été construites quelques
maisons européennes. Les Ouolofs, les Soninkés, les Kas-
sonkés et les Maures Douaichs vivent dans des quartiers difl"é-
rcnts. Comme Bakel est au point de contact entre plusieurs
races, il a pris, surtout dans ces derniers temps, une grande
importance stratégique. Il a seulement fallu, à diverses re-
prises, plus particulièrement en 1859 et en 1886, dégager la
KT LE SOUDAN FRANÇAIS 65
garnison française, en prenant d'assaut, dans le voisinage, la
forte place indigène de Gucmou.
Mentionnons encore dans le haut pays Médino, illustrée par
son héroïque défense; Kayes, d'oii part le chemin do fer du
Soudan. Sabouciré, Konniakari, Diala, Nioro, Djala, Sénou-
débou sur la Falémé, et Kenieba dans le Bambouck. Telle de
ces villes deviendra sans doute une importante cité, car elle se
trouve dans une région fertile et populeuse, que l'industrie
métallurgique et les travaux agricoles enrichiront bien vite.
A partir de Bafoulabé, et dans la direction de Kita, Kon-
dou, Niagassola, Dabo, Bamakou, etc., commence le Soudan
français. Bien que ces villes, récemment annexées, dépendent
administrativement du Sénégal, nous nous réservons de les
étudier plus loin, quand nous exposerons l'histoire de nos
dernières acquisitions.
En revenant sur la côte, et en descendant le rivage du nord
au sud, nous trouvons, dans la province de Cayor, de gros
villages échelonnés le long de la voie ferrée de Saint-Louis
à Dakar : Mpal, entouré de champs d'arachides, et d'oii par-
tira sans doute quelque jour le chemin de fer qui reliera la
côte au Fouta et au haut Sénégal ; Longa ; N'daud, l'ancienne
capitale de la contrée ; Thiès, qui appartenait autrefois au roi
de Baol : c'est probablement de Thiès que partira la voie
ferrée qui desservira la vallée du Saloum. On admire dans
cette ville un baobab ayant à sa base trente-cinq mètres de
tour. Non loin du cap Vert, et dans une rade qu'elle protège
contre les vents du nord et de l'est, se trouve une île célèbre
dans l'histoire militaire de la France, Gorée*. Occupée d'abord
par les Hollandais, qui lui donnèrent le nom, soit de Goeree,
l'île hollandaise qui borde au sud l'entrée du Haringvliet, soit
de Goede Reede, ou la « bonne rade ». Gorée a été parfois ap-
pelée, mais bien à tort, le Gibraltar africain. Elle ne commande
en effet qu'à un beau golfe, et nullement à une mer intérieure.
Une jolie ville a été bâtie dans cette île, longue seulement
de neuf cents mètres, et n'occupe que trente-six hectares de
superficie. C'est un roc de basalte qui se dresse à trente-cinq
1, Bérenoer-Féraud, Description topographique de Vile de Gorée {Revue mari-
time et coloniale, 1873).
9
66 LE SÉNÉGAL
mètres au-dessus de la falaise méridionale, et se continue au
nord par une plage basse. Gorée ne progresse que lentement.
Elle a même perdu, de 1878 à 1882, dix-sept cent quatre-
vingts habitants, près du tiers de sa population. Elle est, en
ciïct, dislancée et en partie ruinée par deux autres villes, en
face d'elle, sur le continent, dont les progrès au contraire
n'ont jamais été interrompus : ce sont les deux villes de Ru-
fisque et de Dakar.
Dakar*, ou le Tamarinier, n'a été fondée qu'en 18S9. Deux je-
tées artiliciellos, défendues par de fortes batteries qui croisent
leurs feux avec la citadelle de Corée, défendent l'entrée de
la rade, d'une profondeur moyenne de douze à vingt mètres.
Des phares et des balises permettent d'y entrer à toute heure,
avantage inappréciable sur une côte encore mal connue. Aussi
les Messageries nationales ont- elles choisi Dakar comme
escale. La marine de l'Etat y a construit un petit arsenal pour
l'entretien et la réparation de ses vaisseaux. Il y a sans doute
encore beaucoup à faire pour terminer le port et achever les
bassins, les quais et les fortifications, mais Dakar a pris une
grande importance. C'est une véritable ville européenne.
Rufisque, le Rio-Fresco des Portugais, le Tangueleth des
Ouolofs, la Baie-de-France des Dieppois, est au contraire res-
tée plus africaine. C'est une ville mal située, au milieu de
marais et de dunes, sans eau potable; mais toutes les routes
du Cayor, du Baol et du Saloum y convergent, et c'est là que
se tiennent de grands marchés d'approvisionnement très fré-
quentés par les indigènes.
En suivant la côte dans la même direction, nous signale-
rons Portudal, Niannig et Joal, fréquentées autrefois par les
négriers, qui y faisaient trop facilement d'excellents marchés;
Saint-Joseph-de-Ngasobil, centre des missions catboliqucs de
Sénégambie; Kaolack et Foundiou, dans le Saloum; Fatiko,
l'ancienne résidence du bour de Sine. Au delà commencent
les établissements de la Casamance et les rivières du Bas-de-
Côte, que nous étudierons ailleurs.
La seule ville à mentionner sur la côte au nord de Saiut-
2. PavlXiohè, le Port de Dakar {Soclcli de gi;ogi-apliic de Bordeaux); 1887.
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 67
Louis est Portcndick, jadis Addi, cédépar les Anglais on 18o7,
en échang-c d'Albréda. Ce petit port prendra de l'importance
si le banc d'Arg-iiin devient un second banc de Terre-Neuve.
Jadis, au temps de la domination portugaise, les caravanes de
l'Adrar et du Soudan se rendaient directement à la côte.
En 1445, les Portugais avaient même construit un fort sur la
petite île d'Arguin, pour assurer la liberté des transactions et
protéger leurs nationaux. Ce fort passa de main en main et
finit par être détruit. En 18G0, lors de la visite du capitaine
Fulcrand, un petit village de pêcheurs s'élevait sur ses ruines,
mais, depuis de longues années, les caravanes du désert
avaient désappris le chemin de la côte. Peut-être serait-ce un
acte de haute politique que de réoccuper Arguin , qui nous
appartient sans conteste et dont la possession nous a encore
été confirmée par des traités conclus avec l'Angleterre en 1783
et en 1882. Arguin pourrait devenir la première étape d'une
route sûre vers Tombouctou. Ainsi que l'a écrit un des
hommes qui connaissent le mieux les intérêts sénégalais,
M. A. Merle' : « Expansion de notre influence dans des pays
d'oii elle a disparu depuis un siècle, échange des produits
soudaniens qui se dirigent actuellement vers la ville de Noun
et qui sont accaparés par le commerce anglais; extension de
notre marine marchande causée par de nouveaux transports
à efTcctuer ainsi que par la création de pêcheries, » (elles
seraient les utiles conséquences de cette nouvelle apparition
du drapeau national à Arguin.
En résumé, des trois races qui occupent le Sénégal, la pre-
mière et la plus nombreuse, la race noire, occupe la région
comprise entre la rive gauche du Sénégal, la Gambie et
l'Atlantique; la seconde, la race des Maures, occupe la ré-
gion comprise entre la rive droite du Sénégal, le Sahara et
l'Océan ; la troisième, la race blanche, est campée le long du
Sénégal et sur le rivage de la mer, spécialement à l'embou-
chure des fleuves et aux environs du cap Vert.
Ils est difficile, pour ne pas dire impossible, de fixer le
chiffre de la population ; car, en pays musulman, les femmes
1. A. Merle, l'Angleterre, l' Espagne et la France à propos de l'île d'Arguin
{Revue de géographie, 1885); — le Quartier du cap Blanc [iôid., 1886).
68 LE SÉNÉGAL
vivent à l'écart et ne peuvent être comptées qu'approximati-
venicnt. Quant au reste du pays, il est encore trop peu civi-
lisé, les voies de communication et les moyens d'information
sont encore trop imparfaits pour qu'on se risque à donner
un chiiïrc précis. D'après les évaluations officielles de 1879,
la population immédiatement soumise à la France serait de
192,924 âmes; mais il est difficile d'affirmer Tautlienticité
de ces chiffres. Quant aux indfg-ènes qui commercent avec
nous ou qui reconnaissent notre influence et paraissent dis-
posés à convertir cette vassalité en sujétion, voici comment
ils se répartiraient : Maures, 223,000; Kaarta et Guidimakha,
300,000; Fouta, 230,000; Khasso et Bambouck, 280,000. En
y joignant le Soudan et les Rivières-du-Sud, récemment an-
nexés, on arrive à un total de 2,594,080 habitants.
Au point de vue administratif, et sans tenir compte de la
différence des races, le gouvernement a divisé le Sénégal
en trois arrondissements : 1° celui de Saint-Louis, avec les
quatre cercles de Saint-Louis, Podor, Dagana et Mérinaghen;
2° celui do Corée, avec les quatres cercles de Corée, Mébid-
gen, Kaolack et Scdbiou ; 3° celui de Bakel, avec les quatre
cercles de Bakel, Médine, Matam et Saldé. Ce sont là les
germes futurs de trois beaux départements.
Nous connaissons les trois races qui vivent côte à côte au
Sénégal. Essayons, sans nous targuer du don de prophétie,
de deviner les destinées et l'avenir qui leur sont réservés.
Nous avons à lutter dans notre colonie contre trois enne-
mis dangereux; mais la lutte est engagée, et tout permet de
prédire qu'elle se terminera à notre avantage. Ces trois en-
nemis sont l'ignorance des populations africaines, le fana-
tisme musulman et les fautes administratives.
L'ignorance des Sénégalais est fabuleuse. Nègres et Mau-
res croient volontiers aux absurdités les plus révoltantes, si
elles leur sont débitées avec autorité. Or, l'instruction pu-
blique est à peine organisée dans notre colonie. Faidhcrbe
avait bien décrété l'instruction obligatoire; mais, si les élèves
ne manquaient pas, les maîtres faisaient défaut. Quelques
écoles primaires de garçons, dirigées par des congréganisles,
ont été ouvertes dans les principales villes; mais rien n'existe
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 69
pour l'inslruclion secondaire, moins que rien pour l'inslriic-
tion supérieure. Aussi nos ennemis ne manquent-ils pas
d'cxploiler contre nous cette indilTéroncc. Instruisons donc,
créons dos écoles, répandons i\ flots la lumière, car, le jour
où les indigènes sauront le français, ils deviendront les pro-
pagateurs inconscients do nos idées et de notre civilisation.
Notre second ennemi est le fanatisme musulman. Deux
religions se partag"ent les peuples du Sénégal : le fétichisme,
pratiqué par la majorité des Nègres, et le mahomôtisme,
suivi par tous les Maures et la minorité des Nègres. Or le
mahométisme, avec ses principes politiques et son énergie
active, est poumons autrement dangereux que le fétichisme,
que du reste il absorbe rapidement. Il est vrai que les con-
vertisseurs musulmans s'imposent par le fer et le feu tout
aussi bien que par la prédication. Etant donnés d'un côte le
fanatisme musulman, et de l'autre la ferveur qui a de tout
temps caractérisé les néophytes, il n'est pas étonnant que les
musulmans sénégalais soient nos ennemis les plus acharnés.
C'est donc contre les musulmans qu'il nous faut concentrer
nos efforts, et, si nous voulons rester les maîtres du Sénégal,
nos auxiliaires les plus utiles seront les missionnaires. On a
remarqué que les Nègres fétichistes se convertissaient volon-
tiers au christianisme et devenaient par le fait nos partisans,
tandis que jamais un Nègre converti au mahométisme ou un
musulman d'ancienne date ne devenait chrétien, et, par cela
même, restait notre ennemi. A la prédication musulmane il
nous faut donc opposer la prédication chrétienne, aux mara-
bouts les missionnaires. C'est la condition de notre succès
final.
Nous avons à lutter contre un troisième ennemi, plus dan-
gereux que l'ignorance ou que le fanatisme : contre nous-
mêmes, contre nos fautes administratives. Il nous faudrait
surtout renoncer à ces perpétuels changements de gouver-
neurs qui déconsidèrent l'administration et empochent tout
progrès sérieux. Pourquoi ne pas nommer des gouverneurs
civils, qui prendraient racine dans le pays? ou, si l'on tient
à conserver des militaires ou des marins, pourquoi ne pas
établir que ce poste, dans leur carrière, constituera une étape
70 LE SÉNÉGAL
qui pourra cire pour eux l'occasion d'avancomcht sérieux, et
(l'avancement sur place.
Parmi les plus graves fautes qui aient été commises au
Sénégal, nous signalerons encore la conduite maladroite de
nos négociants. Uniquement préoccupés de leurs intérêts
actuels, ils ont trop souvent gêné Faction du pouvoir central
par des alliances intempestives avec les indigènes, ou par
leur profond dédain de ces mêmes indigènes. Ils se sont,
en outre, opposés avec une énergie regrettable à l'abolition
de l'esclavage. Heureusement pour l'avenir de la colonie, le
gouvernement a pris deux mesures d'une grande portée. Il a
proclamé la liberté du commerce et aboli l'esclavage. Du
jour où nos négociants ont compris qu'ils ne pouvaient plus
compter que sur eux-mêmes et qu'ils ont eu à lutter contre
la concurrence étrangère, ils se sont déterminés à de sérieux
efforts pour maintenir leur vieille supériorité.
Signaler le mal, n'est-ce pas en triompher à demi? Aussi,
bien des progrès multiples se sont accomplis, et ils s'accen-
tuent chaque jour davantage. Nous commençons à acquérir
les sympathies des indigènes, et surtout des Nègres. Déjà
plusieurs provinces se sont volontairement annexées. Le
Cayor, qui nous fut si longtemps hostile, semble avoir re-
noncé à ses haines. Le Fouta ne remue plus. En remontant
le Sénégal, vers le Bambouck, des perspectives indéfinies
s'ouvrent à l'activité européenne. Dans le bassin du Niger
pénètre notre influence, et nous nous acheminons pas à pas
vers l'Afrique centrale. Les Maures eux-mêmes, si réfrac-
taires à, notre civilisation, se rapprochent peu à peu. Au point
de vue agricole, mêmes espérances de progrès. L'introduc-
tion de la culture des plantes oléagineuses a été pour le Sé-
négal un coup de fortune. La culture maraîchère a également
progressé. A notre exemple, et d'après nos conseils, les roite-
lets indigènes, au lieu de s'exterminer réciproquement, s'oc-
cupent de faire cultiver leurs immenses propriétés. La popu-
lation s'accroît, la sécurité grandit, et le Sénégal se transforme.
C'est surtout par le commerce que notre colonie est pleine
d'avenir. Les chiffres d'importation et d'exportation gran-
dissent d'année en année. Dans la période décennale 1826-
liT LE SOUDAN FRANÇAIS 71
183G, le commerce du Sénég-al n'ulait que de sept millions de
francs. De 183G h 1846, il allcig-nait quatorze millions; de
1846 à 18S6, ving-t millions. Il s'éleva brusquement en 18S9,
aprbs la proclamation de la liberté du commerce, à trente-
trois millions. La progression a été depuis plus lente, mais
continue. En 1883, le chiiïre total des affaires était de qua-
rantc-buit millions, et rien n'indique un arrêt. Voici que nos
nég'ociants songent à faire du Soudan comme un Ilindoustan
français. Ils sont arrivés à Bamakou. Ils viennent de débar-
quer à Tombouctou. De là sans doute ils se répandront dans
ces contrées vierges, qui leur réservent plus d'une surprise.
Ainsi se trouvent réunies dans une colonie trop longtemps
méconnue toutes les causes de prospérité : sol fertile, facilité
des dclianges, territoire considérable et susceptible d'une
grande extension, populations nombreuses et qui s'attache-
ront à nous par la reconnaissance aussi bien que par l'intérêt.
Peut-être n'est-il pas dans le domaine colonial de la France,
à l'exception de l'Algérie et de la Tunisie, une province dont
l'avenir autorise de plus brillantes espérances.
IV
HISTOIRE DU SÉNÉGAL DEPUIS LES ORIGINES
jusqu'à l'année 1815
L'histoire de la colonie française du Sénégal* peut être
divisée en trois périodes distinctes. La première, la plus lon-
gue, mais la moins remplie, s'étend des origines à l'année
l. Ou peut consulter, sur l'histoire du Sénégal : Charles Corru, le Sénégal
{Revue des Deux Mondes, 1845); — Mavidal, le Sénégal, son état présent et son
avenir; 1862; — FAionp.nBE, Notice sur la colonie du Sénégal et sur les pays qui
sont en relation avec elle; 1858; — Ricard, le Sénégal, étude intime; 18G5; —
Carrère et IIolle, la Sénégamùie française; — Barthélémy, Notice historique
sur les établissements français des côtes occidentales de l'Afrique; — S. IIauiu-
GOT, Quinze Mois en Sénégamùie [Annales des voyages, 1869); — Fallot, Histoire
de la colonie française du Sénégal {Société de géographie de Marseille); 1883;
— X., Annales sénégalaises de 1854 à 1885 ; — Ancelle, les Explorations au Séné-
gal et dans les contrées voisines depuis l'antiquité jusqu'à nos jours; 1887; —
Békenoeu-Féraud, le Sénégal de f8/8 à 1874 {Revue maritime et coloniale, 1873).
72 LE SÉNÉGAL
1813. Le Sénégal n'est qu'un comptoir d'échange, et le gou-
vernement ne prend part aux aiïaires du pays que pour nom-
mer ses gouverneurs ou tenter quelques essais de culture
qui ne réussissent jamais. A partir de 1815, quelques progrès
sont accomplis; mais c'est en 1854 que, grâce à la féconde
impulsion donnée par un administrateur éminent, Faidherbe,
le Sénégal subit une transformation totale. Ce n'est plus un
marché d'esclaves ou de gommes ; ce n'est plus une terre
maudite, où les fonctionnaires se considèrent comme envoyés
en disgrâce, et dont les négociants ne s'approchent qu'à con-
tre-cœur; il devient au contraire un foyer d'influence d'où
rayonnent au loin, et dans toutes les directions, notre civili-
sation et notre prépondérance, et chaque jour est marqué par
un progrès ou par une conquête.
On ne saurait dire avec précision à quelle époque a été fondé
le premier poste français au Sénégal, ni même à quelle époque
a été exécuté le premier voyage dans cette direction. En effet,
le Marseillais Euthymenes, qui passe pour avoir visité les
rives du fleuve africain, vivait, à ce que l'on conjecture, vers
l'an 300 avant Jésus-Christ; mais on ne possède aucun détail
sur son expédition, et sa présence aux bords du Sénégal n'est
même qu'une hypothèse. « J'ai navigué dans la mer Atlan-
tique, aurait-il écrit*; elle cause le débordement du Nil tant
que les vents étésiens se soutiennent, car c'est leur souffle qui
pousse alors cette mer hors de son lit. Des qu'ils tombent, la
mer redevient calme, et le Nil rencontre moins d'obstacles à
son embouchure. Du reste, l'eau de cette mer est douce et
nourrit des animaux semblables à ceux du Nil. » A quel fleuve
correspond ce Nil occidental? est-ce au Niger, à la Gambie,
au Sénégal? Faute de renseignement plus précis, toutes les
suppositions sont autorisées. Un seul fait se dégage, c'est que
trois siècles avant l'ère chrétienne les Marseillais avaient déjà
franchi les colonnes d'Hercule, et avaient ouvert des relations
commerciales avec la côte d'Afrique. On a encore prétendu''
qu'en témoignage de ces relations les Marseillais avaient
fondu des monnaies portant l'empreinte d'hippopotames et de
1. Sénèque, Questions naturelles, IV, 2.
2. A. UouDiN, Histoire de Mrirsci/le; in- 18.
ET LE SOUDAN FHANÇAIS 73
girafes; mais la collcclion des monnaies marseillaises est
aussi complëlc que possible, et nos recherches à la biblio-
Ihèqiie de celle ville ne nous ont rien fait découvrir de sem-
blable. Ce n'est certes pas une raison pour nier l'aulhenlicité
du voya£,^e d'Euthymenes ; mais ce voyage ou bien fut isolé
ou bien fut oublié.
C'est en plein moyen âge et seulement à l'année UOîi que
Hippopotames du Sénégal.
remonte la première mention certaine de l'arrivée des Français
à la côte occidentale d'Afrique. Nous lisons en effet dans la
relation des voyages et aventures de Jean de Bélhencourt, le
conquérant des Canaries* : « Fortune vint dessus la mer que
les barges furent départies et vindrent touls trois près des
terres sarazines, bien près du port de Bugcder. Et là des-
sendit monsgr de Bélhencourt et ses gens, et furent bien huit
lieues dedens le pais, et prindrent homes et femes qu'ilz
1. Le Canarien, livre de la conquête et conversion des Canaries, édition Gra-
vier, p. 169.
10
74 LE SENEGAL
amenèrent avec eux et plus de trois mille chamyaux; mais iiz
ne les purent recuellir au navire, et en tuèrent et jarerent. Et
puis s'en retournèrent à la grant Ganare. » Le port de Bu-
geder ou Bojador^ est au sud du cap du môme nom, que les
Portugais eurent tant de peine à doubler et qui est resté
célèbre dans les annales de la géographie. C'est à leur com-
patriote Gil Eannes que les Portugais attribuent l'honneur de
cette découverte, qui eut lieu en 1434. On voit pourtant que,
vingt-neuf ans auparavant, notre compatriote le Normand Bé-
thencourt avait pris possesion de cette terre, et par un acte de
sauvagerie qui ne rappelle que trop les pillages de ses ancê-
tres les Northmans. Peut-être même cette expédition au sud
du cap Bojador n'était-elle pas la premiiëre, car Béthencourt
possédait une carte ^ sur laquelle le fleuve de l'Or était marqué
à cent cinquante lieues françaises au sud du cap Bugeder; et
en outre ce cap et ce port sont indiqués sur le Portulan Me-
dicéen de 1331, sur la carte vénitienne des Pizzigani de 1367,
et sur l'atlas catalan de 1375, ce qui suppose des expéditions
antérieures même à celle de Béthencourt.
Dès lors les Normands, surtout les Dicppois, paraissent avoir
fréquenté ces parages. On croit même qu'ils se seraient établis
àRio-Fresco, c'est-à-dire à Rufisque. Il nous faudra pourtan*
reconnaître qu'il est impossible de déterminer la date exacte de
la fondation du premier poste français du Sénégal. Ce qu'on
peut affirmer, c'est que cette fondation est antérieure au sei-
zième siècle. Très probablement, ce sont des Normands de
Rouen qui, chassés des côtes de Guinée par la jalousie portu-
gaise et espagnole, et victimes de la coupable indifférence do
nos souverains, se formèrent en compagnie, vers 1582, et con-
centrèrent leur activité et leurs efforts sur un établissement
qu'ils fondèrent à l'embouchure du fleuve Sénéga ou Sénégal,
d'abord dans une petite île appelée Bocos, puis dans une autre
1. D'AvEZAC, Noie sur la vérilable silualion du mouillage marqué au sud du
cap Buricdcr dans toutes les caries nautiques; 18 'iG.
2. Le Canarien, édition Gravier, p. 100-101 : « Et dit ainsi le frère mcndeant
en son livre que l'on ne compte du cap de Bugeder jusques au fleuve de l'Or
que 6 et cinrju.inte licus frauçoises; et ainsi l'a monstre la carte, ce n'est sin-
iglure que pour trois jours pour naves et pour bargcz; car galées, qui vont à
terre, prennent plus ïonc clicmiu; et quant pour y aler d'icy nous n'en tcuoua
pas grand compte. »
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 75
îlo,pliis grande, à laquelle ils donnèrent le nom de Saint-Louis,
lîocos fut bientôt abandonnée, car le terrain était bas, maré-
cageux, malsain et sujet aux inondations. En 178S on voyait
encore ' les vesliges de quelques constructions à la pointe nord
de l'île. Saint-Louis, au contraire, ne cessa de grandir. L'hum-
ble comptoir des Normands était destiné à devenir la capitale
de l'Afrique occidentale.
Nos marchands portèrent sur les rives du Sénég-al leur
expérience des affaires et leur caractère liant et sympathique.
Ils ne songeaient ni à conquérir ni à annexer, mais s'occu-
paient exclusivement du commerce, surtout de Iti traite des
nègres, qui leur étaient amenés aux ports d'embarquement
par les courtiers de l'intérieur. Au trafic de la chair humaine
s'ajoutait par surcroît celui des g'ommes, de la poudre d'or,
de l'ivoire, elc. Afm de réaliser des bénéfices plus considé-
rables, nos négociants se hasardèrent bientôt à remonter le
fleuve, et construisirent sur ses rives quelques comptoirs per-
manents, des escales ou échelles, ainsi qu'ils les nommaient.
Le g-ouvernement les laissait s'administrer à leur guise. On a
conservé le nom de Thomas Lombart, qui fut, en 1626, nommé
directeur des établissements du Sénégal par les marchands
associés. On possède également deux relations de voyages,
les premières descriptions de la région sénégalaise, qui furent
composées par Jannequin Rochefort^ et par les capucins
rouennais Alexis et Bernardin de Renouard ; mais elles ne
présentent qu'un intérêt médiocre.
En 1664, les marchands associés cédèrent, moyennant la
somme de cent cinquante mille livres tournois, leurs établis-
sements de la côte d'Afrique à la Compagnie des Indes Occi-
dentales, créée par un édit du mois de mai de la même année.
La nouvelle compagnie, ayant beaucoup trop étendu ses opé-
rations, fléchit en quelque sorte sous leur poids, et, par arrêt
du conseil en date du 9 avril 1672, vendit ses droits à une
compagnie spéciale, dite du Sénégal. Dès lors commence une
série de cessions et de rétrocessions à diverses compagnies,
i. Durand, Voyage au Sénégal, t. I*'', p. 203.
2. Claude Jannequin, sieur de Rochefort-Chaaionnois, Voyage de Lyhie au
royaume de Senega, le long du Niger.
76 LE SENEGAL
dont aucune ne réussit, ni la Compagnie du Sénégal, côtes
de Guinée et d'Afrique, formée en 1G81, ni celle de Guinée,
formée en 1683, ni la troisième et la quatrième compagnie
du Sénégal, qui durèrent de 1694 à 1709, et de 1709 à 1718,
ni même la Grande Compagnie des Indes, qui administra
les établissements africains pendant près d'un demi-siècle,
jusqu'à la conquête anglaise de 17o8'. L'histoire du Sé-
négal pendant toute cette période n'est qu'une lamentable
énuméralion de fautes et d'imprudences, de faillites et de
banqueroutes. On n'a pour s'en convaincre qu'à parcourir
les très rares ouvrages alors composés sur le Sénégal, par
exemple ceux de Lemaire, Voyage aux Canaries, cap Vcrd,
Sénégal et Gambie, en 1693; de des Marchais^, Voyage en
Guinée, isles voisines et à Cayenne, en 1730; et surtout
du père Labat', Nouvelle relation de l'Afrique occidentale ,
en 1728. Seule la Compagnie des Indes fit exception. Elle
fonda ou releva plusieurs forts ou comptoirs et lira de
grands profits do tous ses établissements. Il est vrai que ses
affaires furent dirigées avec une grande habileté par quel-
ques-uns de ses agents, surtout par l'un d'entre eux, André
Brue, dont l'intégrité, les lumières et l'activité méritent d'être
mis en lumière*. Si nous étions plus attentifs aux décou-
vertes géographiques de nos compatriotes, André Brue occu-
perait une place éminente dans notre histoire coloniale, car
il a donné à nos possessions sénégalienncs des limites qui
viennent à peine d'être dépassées, et il a dirigé des explora-
1. Article 10 du traité de Paris (10 février 1763): « Sa Majesté britannique
restituera à la l-Yauce file de Gorce dans l'état où elle s'est trouvée quand elle
a été conquise, et Sa Majesté très chrétienne cède en toute propriété et garan-
tit au roi de Grande-Bretagne la rivière de Sénégal, avec les foitset comptoirs
de Saint-Louis, de Podor et de Galam, et avec tous les droits et dépendances
de ladite rivière de Sénégal. »
2. Le père Labat est le rédacteur du Voyage du chevalier Renaud des Mar-
chais en Guindé, isles voisines et à Cayenne, fait en 1725, 1726 et 1727. conte-
nant une description très exacte et très étendue de ce pays et du commerce (/ut s'y
fait; 4 vol. in-12, Paris, 1"Î30.
3. Nouvelle relation de l'Afrique occidentale, contenant une description exacte
du Sénégal et des pays situés entre le cap Blanc et Serre Lione jusqu'à plus de
trois cents lieues en avant dans les tci-rcs; l'histoii'C naturelle de ces pays, les dif-
férentes nations qui y sont répandues , leurs religions et leurs mœurs, avec t'élut
ancien et présent des compagnies qui y font le commerce; 5 vol. in-12, Paris,
1728.
4. Beulioux, André Brue.
ET LE SOUDAN FUA>fÇAIS "77
lions vers des contrées qu'on n'a pas encore toutes revues
depuis l'époque où il vivait. De 1G94 à 1724, il administra le
Sénégal à divers titres, et pendant cette longue carrière,
malgt'c la mauvaise volonté ou les absurdes instructions des
diverses compagnies dont il fut l'agent, il ne cessa de se
conduire d'après un plan bien arrêté, et il aurait certaine-
ment réussi si on lui avait permis d'exécuter ce plan. En
outre, il tint toujours liaut et ferme le drapeau de la France.
Il ne fut pas seulement administrateur émdrite, mais plus
encore grand citoyen. A lui seul remontent les premiers pro-
jets de colonisation sérieuse du Sénégal, projets dont les
hésitations et les faiblesses du gouvernement ou le malheur
des temps firent ajourner pendant plus d'un siècle la réali-
sation. Qu'on l'étudié soit comme voyageur et géographe,
soit comme organisateur d'une colonie qui nous appartient
toujours, son rôle a été des plus brillants. Comme géographe,
c'est lui qui le premier fit connaître le Galam, le Bambouck,
unepartieduKhassoetdu Fouta;luiqui appela l'attention sur
les Sarakolès, dont personne encore n'avait parlé, et sur les
Mandingues, dont on connaissait à peine le nom ; lui qui donna
des renseignements précis sur la route de l'Atlantique à ïom-
bouctou. Au point de vue des intérêts français, il peut être
regardé comme le véritable organisateur de notre colonie. Elle
se composait à son arrivée des deux comptoirs de Saint-Louis
et de Corée. Brue l'augmenta considérablement. C'est lui qui
le premier indiqua nettement le caractère de la vallée du Sé-
négal, qui touche h la fois au Sahara et au Soudan, et qui est
à vrai dire le grand chemin de transit des marchandises euro-
péennes vers l'Afrique centrale. Il en fît la première explo-
ration régulière jusqu'à la chute du Félou. Il a étudié avec
autant d'intelligence que d'exactitude les races qui habitent
cette contrée et les intérêts qui les divisent. Ses observations
ont conservé même de nos jours toute leur valeur. Il a con-
clu des traités avec ces diverses tribus, et, pour s'assurer le
monopole du commerce, il a construit deux forts dans le
haut pays, à Saint-Joseph et à Saint-Pierre. Il songeait même
à s'ouvrir la route du Soudan, et disputait aux Anglais la
Gambie et aux Portugais la Guinée. Enfin, comme l'a si bien
78 LE SÉNÉGAL
(lit son plus récent historien, noire savant collëg-uo M. Ber-
lioux, « il a expliqué comment les Français pouvaient fonder
au Sénégal une colonie prospère et y prendre un grand
rôle, en devenant les arbitres des indigènes, en utilisant
les richesses de ce pays, en ouvrant des communications
avec la vallée du Niger, et en se faisant les intermédiaires
d'un vaste commerce ». Il est seulement bien triste de pen-
ser que, malgré son génie, Brue ne fut qu'un marchand d'es-
claves. Il eût mérité de vivre à une époque oii les prin-
cipes de justice et de civilisation auraient été plus en honneur.
A côté de Brue il nous faudra mentionner les noms du
moine Apollinaire, qui visita le pays de l'or dans le Bam-
bouck, et d'un traitant du Sénégal, Compagnon, qui fut chargé
par lui de parcourir les pays de Galam et de Bambouck, afm
de rechercher les gisements aurifères d'où les nègres tiraient
la poudre d'or qu'ils apportaient à nos comptoirs. Compa-
gnon explora avec soin toute la région aurifère, et partout il
constata la présence du précieux métal. A l'entendre, le sol
tout entier du Bambouck est un immense placer. La Falémé,
ses affluents et tous les ruisseaux rouleraient des paillettes
d'or; mais les nègres exploitent au hasard ces richesses,
creusant des trous à leur fantaisie, les abandonnant quand
les parois menacent de s'ébouler. 11 y a sans doute de l'exa-
gération dans ces récits; mais depuis Compagnon' la région
a été peu étudiée, et il se pourrait que le Bambouck fût une
Californie encore inexploitée.
Le naturaliste Adanson^, qui séjourna cinq ans au Séné-
gal, de 1749 à 1734, en étudia la flore et la faune, et rapporta
d'importantes collections, qui lui permirent de composer une
Histoire naturelle du Sénégal c^uq l'on peut encore aujourd'hui
consulter utilement.
Ces trois noms, André Brue, Compagnon et Adanson, sont
à peu près les seuls qui méritent d'échapper à l'oubli dans la
longue période qui s'étend de 16G4 à 1758.
1. La carte de Compagnon, qui se retrouve dans l'ouvrage de Labat, ren-
ferme des détails qui u'out pas encore été contrôlés par les explorateurs de
notre époque.
2. Adanson, Histoire naturelle du Sénégal; Paris, 1757, \a.-i°, avec une carte
et dix-neuf planches de coquillages.
KT LE SOUDAN FIIANÇAIS 79
Lorsque éclata la guerre d'indépendance des Elals-Unis
d'Amérique, le liculcnant Eyriez ayant proposé un plan de
campagne pour rentrer en possession du Sénégal, le marquis
de Yaudreuil et le duc de Lauzun furent chargés de l'cxécu-
ler. Saint-Louis fut en effet repris le 30 janvier 1779, et les
Anglais perdirent en outre tous leurs établissements de Gam-
bie et de Sierra-Leone. La paix de Versailles, en 1783, con-
firma en partie ces acquisitions. Par l'article 9 du traité du
3 septembre, le roi d'Angleterre consentait à restituer à la
France Saint-Louis, Podor, Galam, Arguin, Portendick et Co-
rée. C'était la revanche de nos malheurs passés. Restait à as-
surer par de bonnes mesures l'avenir de la colonie restituée.
Au lieu de profiter des dures leçons du passé, on ne son-
gea qu'à reprendre les errements anciens. Deux compagnies
nouvelles furent créées : celle de la Guyane, à laquelle fut con-
cédé le privilège exclusif de la traite de la gomme, en indem-
nité des dommages éprouvés, et, à partir de 1785, une autre
Compagnie du Sénégal, qui fut dissoute le 23 janvier 1791 par
un décret de l'Assemblée constituante. Ni l'une ni l'autre de
ces compagnies n'accomplit rien d'important. La colonie con-
tinua à végéter. Quelques noms méritent néanmoins d'être
tirés de l'oubli, entre autres celui du chevalier de Boufflers,
nommé gouverneur, qui essaya de rendre une vie factice à
ce débris de notre empire colonial, mais se heurta contre un
mauvais vouloir obstiné et n'eut pas la constance nécessaire
pour triompher des difficultés accumulées. « Je veux toujours
et je ne peux pas, écrivait-il à son amie la comtesse de Sa-
bran*. Les obstacles se rassemblent contre moi et sur la
terre et sur la mer. Cette maudite barre devient tous les jours
pire. Je n'ai aucun moyen de communiquer avec les vais-
seaux qui sont au mouillage. On tente vainement le passage
des deux côtés. La moitié des effets qu'on m'avait donnés
pour la colonie ne m'est point parvenue, et ne me parvien-
dra peut-être point. Je manque d'outils, d'ouvriers, de vivres.
Je trouve dans mon intérieur des résistances qui me chagri-
nent. Tout cela m'attriste, mais ne m'abat point. »
1. Correspondance de la comtesse de Sabran et du chevalier de Boufflers,
p. 429.
80 LE SÉNltGAL
« Je fais réparer, écrivait-il encore au maréchal de Beau-
veau, les lils et les fournitures des casernes, dont le délabre-
ment m'a fait venir les larmes aux yeux à mon arrivée. Je
fais remanier toutes les cloisons, tous les murs, toutes les toi-
tures de riiôpital, pour le mettre en état de recevoir la foule
des malades qui doit y entrer dans la mauvaise saison. Je suis
en même temps obligé de faire quelques réparations urgentes
à ce qu'on appelle mon gouvernement : c'est la plus pauvre,
la plus sale et la plus dégradée de toutes les masures. »
Tel était le Sénégal en 1786 ; tel devait-il rester de longues
années encore. Quelques progrès cependant furent réalisés.
Quatre voyages d'exploration furent entrepris : le premier par
le négrier Lamiral, conduit par les besoins de son commerce
jusque dans le pays de Galam, et qui a donné sur les Maures
de la rive droite du Sénégal do très curieux détails; le second
par le commandant de la corvette la Bayonnake, la Jaille ',
qui, de 1784 à 1783, reconnut les côtes du cap BlancàSicrra-
Lcone; le troisième, en 1786, par Rubault, agent de la Com-
pagnie du Sénégal-, qui traversa la partie septentrionale du
Cayor, le Djolof, le Niani, le Bondou, franchit la Falémé
près de Kagnousa et atteignit le fort Saint-Georges, d'où il
revint à Saint-Louis par le fleuve; le quatrième par le ca-
pitaine du génie Golberry% qui traversa le Cayor de Saint-
Louis à Dakar, visita les escales du désert, le comptoir d'Al-
breda, et alla jusqu'à la colonie anglaise de Sierra -Leone. Ce
dernier insistait sur la nécessité de s'établir fortement dans
la contrée, dont il énumérait toutes les ressources. Il déplorait
l'incurie des administrateurs, l'indifférence du gouvernement,
le déplorable état des fortifications; mais on ne l'écouta seu-
lement pas. Il faudra de nouveaux désastres pour démontrer
le bien fondé de ses réclamations.
1. La Bauthe, Voyages au Si^rK'gal pendant les années 1784-85, d'après les
viémoiresde la Jaille, ancien officier de la marine, contenant des recherches sur
la géographie, la navigation et le commerce de la côle occidentale d'Afrique;
1S02.
2. Ce voyage a été raconté par Durand, agent supérieur de la Compagnie,
qui visita lui-même nos comptoirs, et décrivit la côte depuis le cap Blanc
jusqu'à Sicrra-Lcouc. Son ouvrage est accompagué d'un atlas de cartes très
soignées. 11 est intitulé : l'oyage au Sénégal, an X (1S02).
3. GoLBERBY, Fragments d'un voyage en Afrique fait en 17 Si; 1S02.
KT LK SOUDAN FRANÇAIS 81
Pendant lonle la période révolutionnaire, le Sénégal fui à
peu près oublie. La mélropole ne daigna même pas songer
au remplacement du gouverneur. Par une exception peut-
être unique dans notre histoire coloniale, le major d'infan-
terie Blanchot, nommé gouverneur en 1788 par le roi
Louis XVI, conservait son commandement sous le consulat
de Bonaparte. Les Anglais eux-mêmes — et pourtant ils
étaient les maîtres incontestés de l'Océan — ne songèrent
à s'emparer de Gorée qu'en 1800, et attaquèrent Saint-Louis
avec tant de mollesse que toutes leurs attaques furent vigou-
reusement repoussées.
La paix d'Amiens avait rendu Gorée à la France. Malgré les
stipulations formelles du traité, les Anglais ne consentirent
pas à rendre ce poste, dont l'importance stratégique ne leur
avait pas échappé. On se décida à le reprendre de vive force.
Victor Hugues, le glorieux corsaire qui avait si vaillamment
promené le drapeau tricolore dans la mer des Antilles, venait
d'arriver de Cayenne avec quelques goélettes. Un autre
bâtiment de corsaires, V Oncle Thomas, de Rochefort, était alors
en rade de Saint-Louis. Le gouverneur Blanchot, estimant
que l'occasion était favorable pour tenter un coup de main,
joignit à tous ces aventuriers cent cinquante hommes qu'il
détacha de la garnison de Saint-Louis, et les envoya tous
contre ce rocher, qui passait pour inexpugnable. Pendant que
la flottille exécutait un simulacre d'attaque dans la rade de
Dakar, quelques soldats et corsaires débarquaient à l'im-
proviste au pied de la falaise oîj est bâtie la citadelle, escala-
daient les remparts, et, après un brillant combat, forçaient
la garnison anglaise à capituler. Ce fait d'armes eut un grand
retentissement. Il rétablissait la réputation militaire de la
France dans l'Afrique occidentale; mais l'empereur Napo-
léon I" ne sut pas ou ne voulut pas profiter de la supériorité
momentanée que nous assurait ce succès. Il n'envoya aucun
renfort au Sénégal. Les Anglais, au contraire, revinrent en
force, et non seulement reprirent Gorée, mais encore, le
14 juillet 1809, débarquèrent à Guet'dnar, du côté où Saint-
Louis n'était pas défendu, et s'emparèrent sans peine de
notre capitale africaine. C'est le seul moment où le pavillon
11
82 LE SENEGAL
français n'est plus arboré sur un point quelconque du con-
tinent africain. Jamais notre situation coloniale n a été plus
compromise.
V
HISTOIRE DU SÉNÉGAL DE 1815 A 1834
Le traité de Paris du 30 mai 1815 restituait sans réserve
à la France tous les élaLlisscments qu'elle possédait à la côte
occidentale d'Afrique au 1" janvier 1792; mais la reprise de
possession effective du Sénégal et de ses dépendances ne put
être opérée qu'en janvier 1817. La Méduse, cette frégate de
sinistre mémoire, portait les fonctionnaires et les soldats
chargés de la recevoir des mains des Anglais, quand elle
périt dans un naufrage tristement fameux', symbole néfaste
de l'avenir réservé, pour de longues années encore, à notre
établissement sur la terre sénégalaise.
Un ancien officier de marine, émigré depuis vingt-cinq ans,
Duroys de Chaumareys, avait été chargé de conduire au Sé-
négal quatre bû-timents, dont la frégate la Méduse. Cet officier,
incapable et lâche, commit une première faute en se dirigeant
seul, avec son navire, vers le but de l'expédition. Il en com-
mit une seconde en conduisant, par sa coupable impéritie, la
frégate sur le banc d'Arguin, où elle échoua et fut démolie
par la mer. Il fit alors construire avec les débris du navire
un radeau, sur lequel il entassa cent quarante-cinq marins et
passagers, mais sans leur laisser ni vivres, ni instructions,
ni direction, et, au lieu de monter sur ce débris, au lieu de
le convoyer et, au besoin, de le remorquer avec ses canots, il
s'enfuit honteusement au Sénégal. Les infortunés abandon-
nés, sur CCS planches mal assemblées, à la violence de la
tempête et aux angoisses de la famine, moururent les uns
après les autres, et de tous les genres de mort. Les uns tom-
bèrent à l'eau et furent dévorés par les requins, les aulrcs
1. ZL-nciiEn et M.vnooLLÉ, les Naufrages c<f/t'6rej (Bibliothèque des merveilles),
p. 93-113.
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 83
s'cnlre-tuèrent; ceux-ci éprouvèrent les tortures delà famine,
ceux-là essayèrent de la conjurer en recourant à l'abominable
extrémité du cannibalisme. « Trois jours se passèrent encore
dans des angoisses inexprimables, lisons-nous dans la rela-
tion de l'un des rares survivants, l'ingénieur Corréard*; nous
méprisions tellement la vie que plusieurs d'entre nous ne
craignirent pas de se baigner à la vue des requins qui en-
touraient notre radeau. Le 17 (juillet) au malin, le soleil parut
dégagé de tout nuage. Après avoir adressé nos prières à
rÉtornel, nous partageâmes une partie de noire vin; chacun
savourait avec délices sa faible portion, lorsqu'un capilaine
d'infanterie, jetant ses regarda sur l'horizon, aperçut un na-
vire et nous l'annonça par un cri de joie. Nous reconnûmes
que c'était un brick, mais il était à une grande dislance. La
vue de ce bâtiment répandit parmi nous une allégresse dif-
ficile à dépeindre ; chacun de nous croyait son salut certain,
et nous redîmes à Dieu mille actions de grâces. Cependant
les craintes venaient se mêler à nos espérances. Nous redres-
sâmes des cercles de barriques, aux extrémités desquels nous
attachâmes des mouchoirs de différentes couleurs. Un homme,
avec nos secours, monta au haut du mât et agita ces petits
pavillons. Pendant plus d'une demi- heure nous flotlâmes
entre l'espoir et la crainte : les uns croyaient voir grossir le
navire, et les autres assuraient que sa bordée le portait au
large de nous. Ces derniers étaient les seuls dont les yeux
n'étaient pas fascinés par l'espérance, car le brick disparut. »
Après cette scène dramatique, qu'a immortalisée le pinceau
de Géricault, un affreux désespoir s'empara des naufragés.
Ils s'étendirent sous la tente sans seulement relever la tète,
car ils n'attendaient plus que la mort. Soudain un cri retentit.
C'est un navire signalé, et cette fois il court vers le radeau.
Le brick l'Argus les avait en effet aperçus, et s'empressa de
les recueillir et de leur prodiguer les soins les plus touchants.
Ils n'étaient plus que quinze, dont dix à peine pouvaient se
mouvoir. « Nos membres étaient dépourvus d'épiderme ; une
profonde altération était peinte dans tous nos traits ; nos
1. CoRRÉAP.D, ingénieur-géographe, et II. Savig.ny, chirurgien de marine, iVaw-
frage de la frc'gale la Méduse.
84 LE SÉNÉGAL
yeux caves et presque farouches, nos longues barbes, nous
donnaient encore un air plus hideux. Nous n'élions plus que
des ombres de nous-mêmes. » Quant au capitaine et autres
passagers embarqués dans les chaloupes, la plupart d'entre
eux réussirent à aborder au Sénégal.
Celle catastrophe jeta un lel discrédit sur le Sénégal, que
les fonctionnaires semblèrent se donner le mot pour fuir
celle terre maudite. En effet, de 1817 à 1834 trente-deux
gouverneurs* généraux ou intérimaires se succédèrent dans
la colonie, sans y apporter de changements marquants. En
dépit de ses riches productions et de sa réelle fécondité, le
Sénégal semblait condamné à une irrémédiable malechance.
Aucun colon sérieux ne venait s'y installer à demeure. Les
rares Européens qu'on y rencontrait, entassés sur un îlot
malsain, sans verdure, sans arbre et presque sans eau po-
table, n'y venaient que pour s'enrichir et retourner au plus
vite vers des climats meilleurs. Quant aux fonctionnaires, ils
se croyaient en disgrâce quand on les envoyait au Sénégal,
et n'aspiraient qu'au moment de le quillcr. Ainsi s'expliquent
les fréquents changements de nos gouverneurs. Ce poste,
pourtant si honorable, était d'ordinaire confié à des officiers
en relraile, à des commissaires de marine, à de simples com-
mandants. Il est vrai que nos administrateurs ne trouvaient
dans leur séjour rien d'atlrayanl. A l'exception de Saint-
Louis, de Corée et de quelques comptoirs fortifiés, nous
n'élions nulle part les maîtres. Aucun terrain ne nous appar-
tenait en droit et d'une manière définitive. Nous n'élions en
quelque sorte que tolérés par les indigènes. Même à Saint-
Louis, nous étions censés sur le territoire du roitelet de Sor.
Il nous fallait payer de véritables tributs aux chélifs souve-
1. Schmaltz (1817-20),— de Flcuriot (2 janvier 1818-10 juillet 1819), — Lc-
conpé (1820-22), —baron Roger (1822-29),— baron Hiigon (1" septembre 1824-
ler novembre 1823), — Jobelin (1828-27),- Brou (1829-31),- Renault de Saint-
Germain (1831-34), — CA\d6ol (1833), — Querncl (1833), — Pujo! (1S34-3G), —
Malavois (1836), — Guillet (1836), — Soret (1837-39), — Charmasson (1839-41),
— iMontagnies de la Roque (1841-43), — Pagcot des Noulièrcs (1842), — Bouët-
Willaumez (1843-45),— Laborel (1844), — Thomas (1814), — Olivier (184o-4G), —
Hubé(1846), — Bourdon de Gramoiit (1840-47), — Caille (1817), — Berlin du
Château (1847), — Baudin (184S-50), — Aumont (1850), — Protêt (1850-54), —
Aumont (1853), — Véraud (1854), — Fuidlierbc (16 décembre 1854).
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 8&
rains du Oualo, du Cayor, du Foula, du Bondou. Comme
nous n'avions avec les indigènes que des relations de com-
merce, ils nous traitaient en marchands. Des deux races
principales de la contrée, les uns, les Maures, nous mépri-
saient et nous exploitaient, quand ils ne nous brutalisaient
pas ; les autres, les Nègres, nous croyaient anthropophages
et nous délestaient. Les uns et les autres ne perdaient aucune
occasion de nous témoigner leur dédain ou leur haine. Ainsi
le roi de Cayor prétendait h la propriété de tous les navires
naufragés à l'entrée du fleuve, s'ils n'avaient pas été ren-
floués avant la seconde marée, et nos matelots étaient sou-
vent obligés de lui disputer à coups de fusil les épaves'. Sur
le fleuve, et sous le moindre prétexte, d'inoiïensifs traitants
étaient pillés et assassinés. Nos officiers, nos soldats, ne pou-
vaient sans danger sortir des forts, oii ils se consumaient dans
une impuissante oisiveté. De temps à autre, poussé à bout
par des outrages quotidiens, un de nos gouverneurs allait
faire sur le fleuve une reconnaissance militaire. Quelques
villages étaient brûlés, quelques récoltes enlevées; mais les
vrais coupables avaient fui, et à peine nos vaisseaux étaient-
ils à Saint-Louis que les maraudeurs reparaissaient, et que
tout était à recommencer.
Le plus singulier, c'est que le gouvernement français, d'or-
dinaire si chatouilleux sur ces questions d'étiquette, ne pro-
testa jamais contre ces humiliations presque quotidiennes. Il
se résignait au rôle toujours piteux de tributaire. Sous forme
de cadeaux, déguisés sous le nom de coutumes^ il payait des
1. Traité conclu en octobre 1825 et en décembre 1826 avec les chefs de la
presqu'île du cap Vert et avec les Nègres de Gaudiole pour racheter ce pré-
tendu droit d'épave.
2. Voir, dans l'ouvrage, cité plus haut, de Durand, les traités conclus avec
les Maures sur la rive droite du fleuve :
LES COUTUMES AU SÉNÉGAL
Traité conclu, sous les auspices du comte de Repenligny. gouverneur du Sénégal,
entre Durand, directeur général de la Compagnie de la gomme, et les Maures
d'Armankour. — 2 mai 1785.
... Article 7. — L'usage ayant introduit l'habitude de payer aux marabouts
d'Armankour une coutume quelconque pour traiter la gomme dans leur pays,
et cette coutume ayant varié suivant les circonstances, elle vient d'être fixée
d'une manière positive et permanente par l'article suivant :
AuTiCLE 8. — Lorsque les marabouts d'Armankour viendront dans l'île Saint-
86 LE SENEGAL
sommes parfois considérables à ces misérables souverains.
Ce n'étaient pas seulement les rois sénégalais, mais encore
des personnages secondaires, et jusqu'à des serviteurs et
même des esclaves, qui vivaient ainsi à nos dépens. Les cou-
tumes n'étaient pas de notre part de simples complaisances,
elles étaient bel et bien consenties à perpétuité, avec les
formes les plus solennelles, et consacrées par des lois spé-
ciales. Ces grotesques tyranneaux* africains qui exploitaient
ainsi notre faiblesse, sans avoir pour eux le prestige de la
force, n'avaient-ils pas poussé l'outrecuidance jusqu'à ne pas
se contenter des coutumes d'usage! De temps à autre ils s'ar-
rogeaient le droit de permettre ou de défendre aux négociants
français d'entrer en relations commerciales avec leurs sujets.
Nous avions beau redoubler à leur égard de complaisance et
de douceur, ils se permettaient contre nous des vols et des
violences de toute nature. Les Maures surtout ne savaient
plus quelle bumilialion nous infliger. Non seulement les Eu-
ropéens n'avaient plus le droit de remonter le Sénégal, mais
les habitants de Saint-Louis, qui seuls jouissaient de ce pri-
vilège, ne pouvaient s'arrêter devant le moindre village sans
payer des coutumes plus ou moins exorbitantes. Avant même
de savoir si on ferait ou si on ne ferait pas des affaires, il
Louis pour visiter le directeur g(''néral de la Compagnie, ce qui ne doit être
qu'une fois l'année, le directeur leur fera délivrer chaque jour pour leurs
vivres douze meules de mil, six bouteilles de mélasse, deux bouteilles de vin,
un mouton ou l'équivalent en bœuf, deux chandelles, du bois à brûler. Lors-
qu'ils partiront de l'ile Saint-Louis pour leur pays, le directeur leur fera don-
ner : trente pièces de guinée, trente bassins de cuivre ou l'équivalent, trente
paires de ciseaux, trente miroirs, trente tabatières pleines de girofle, trente
jambcttes, trente peignes, trente cadenas, trente mains de papier, dix barres
de verroterie.
Lorsque le bâtiment sera rendu au désert, le premier kantar de gomme me-
suré, ou tirera un coup de canon pour saluer et annoncer la traite, et au même
instant on payera aux marabouts d'Armankour : vingt pièces de guinée, cinq
fusils à deux coups, vingt fusils à un coup, quinze aunes de drap écarlate, dix
pièces de platille, vingt barres de fer de huit pieds, cinq ancres de mélasse,
dix barres de verroterie. Pendant la traite de la gomme, on fournira aux ma-
rabouts d'Armankour pour leurs vivres au désert, par chaque jour que durera
la traite, quarante meules de mil, deux montons, six bouteilles de mélasse.
(Jn leur fora présent, en outre, d'une pièce de guinée pour chaque huitième
kantar qu'on aura mesuré et conduit à bord.
A la lin de la traite, on leur payera trente pièces de guinée, cinq turbans de
mousseline ou dix aunes. FinalemcDl, pour les dirniers adieux, on tirera uu
coup de canon et on donnera vingt pièces de guinée.
1. Voir, dans la CorrcsjioncUmcc de lioii/'fîos, la lettre du 11 avril 1787 Si
ET LE SOUDAN KRANÇAIS 87
fallait s'cxécuLcr et payer la coutLimo, ou sinon on saisissait
à bord des navires portant noire pavillon les marcliandises
qui ne provenaient pas directement des escales autorisées*,
et qui, par conséquent, n'avaient pas payé la contribution
exigée. Le roi des Maures Trarzas% le plus puissant des mo-
narques sénégalais, avait môme dressé le tarif de ses pré-
tendus droits aux escales de son territoire : deux pièces de
guinée, c'est-à-dire de cotonnade bleue, par mille kilogrammes
de marchandises achetées, et autant pour la même quantité
de marchandises vendues et achetées à Saint-Louis; en outre,
deux pièces de guinée pour son repas, deux autres pour sa
barjcUcllc, c'est-à-dire pour ses plaisirs, une pièce et demie
pour la bagatelle de la reine, une demi-pièce pour la baga-
telle du ministre. Ce n'est pas tout : l'acheteur européen
devait chaque soir envoyer au ministre un plat de riz ou
payer une amende de. deux francs cinquante. En cas de refus,
on fej'mait le marché, et les relations commerciales étaient
brusquement interrompues.
A l'exemple du roi des Trarzas, tous les tyranneaux^ sé-
négalais exagéraient leurs prétentions, et le gouvernement
français, débonnaire, consentait à signer avec tel d'entre eux,
par exemple avec le brack du Oualo'*, un traité parfaitement
JM™8 de Sabran : « Je ne t'ai point eucore fait la peinture d'un roi maure, et,
sûrement, sans cela tu ne pourrais pas t'en faire une idée. Celui avec qui je
viens de passer deux jours est un homme fort puissant, mais fort doux, et
en même temps fort dévot. 11 n'aime que les femmes et les prêtres, et passe
sa vie le plus qu'il peut à Podor, pour être loin de son camp, loin de ses enne-
mis, sous la protection de notre canon, à. portée de piquer l'assiette de nos
pauvres officiers et de faire demande sur demande au gouverneur et aux mar-
chands... Il a absolument la dégaine d'un roi fainéant, et, qui plus est, d'un
roi mendiant. En voili assez sur le compte d'Ahmet-Mochtar. Je ne veux pas
qu'il t'ennuie autant qu'il m'a ennuyé. »
1. On n'en comptait que trois : Darmankour, le Désert, le Coq.
2. Voir le traité conclu le 7 juin 1821 avec le roi Amar-Ouldon-Moctar (ar-
ticles 13, 14, 15), traité confirmé par deux nouvelles conventions en date du
15 avril 1829 et du 30 août 1833.
3. Voir letraitéconclu Ie25juiul821 avec Ilametdou, chef des Maures Braknas.
4. Traité du 8 mai 1819, confirmé par la convention du 4 septembre 1835.
Les articles 12 et 13 étaient ainsi conçus : « Les redevances ou coutumes con-
senties par le présent traité en faveur du brack et des principaux chefs du
pays de Oualo, ayant un objet particulier bien distinct, et dont les parties
coutraciautes reconnaissent avoir pleine et entière connaissance, ne pourront,
dans aucun cas ni pour aucun motif, être augmentées ni diminuées à l'avenir.
Elles seront payées par l'administration du Sénégal le 1^' janvier 1820, et
seront exigibles ensuite tous les ans à pareille époque. »
88 LE SÉNÉGAL
en règle et dûment coUationné, dans lequel figuraient ces
clauses étranges : « Le gouvernement payera au brack de
Oualo dix bouteilles d'cau-de-vie, etc., à son domestique deux
bouleilles d'cau-de-vic et une barre de fer, à la princesse
Guimbotle une petite malle, une pièce de mousseline, quatre
bouteilles d'eau-de-vie, dix tètes de tabac, et cinq cents gram-
mes de clous de girofle, plus, pour sa ration de vivres, une
dame-jeanne d'eau-de-vie. » On ne sait vraiment ce qu'il faut
admirer le plus, ou l'outrecuidance de ces fantoches royaux,
ou l'inexplicable longanimité du gouvernement français '.
Malgré ces déboires, malgré cette attitude humiliante, quel-
ques progrès s'accomplirent pourtant dans la période qui
s'étend de 1815 à 1834. Le Sénégal ne fut plus exclusive-
ment un marché d'esclaves. Le bois d'ébène, ainsi que les
Iraitanls appelaient leurs esclaves, avait été jusqu'alors à
peu près l'unique production locale, et nos forts n'étaient
que des comptoirs destinés à proléger les trafiquants de chair
humaine; mais, après les décrets de la Constituante, après
l'abolition solennelle, et proclamée par les traités, de la vente
des nègres, les négociants durent renoncer à ce honteux
commerce. Quelques-uns d'entre eux le continuèrent, il est
vrai, mais en cachette : caries profits en étaient considérables,
— il suffisait de sauver une cargaison sur deux pour gagner
cent quarante pour cent — si les risques étaient grands. Lors-
que l'Angleterre et la France se décidèrent à pourchasser réso-
lument les négriers, les croisières furent conduites avec tant
d'habileté et de vigueur, que peu à peu disparurent ces honteux
vestiges d'un passé regrettable. Le Sénégal cessa d'alimenter
d'esclaves les marchés américains; mais les négociants séné-
galais furent ruinés, et l'avenir de la compagnie sembla com-
promis à tout jamais.
Ce fut alors que le gouvernement songea à faire du Séné-
1. En 1838, la dépense occasionnée par les coutumes, soit en argent, soit en
marchauilises, s'élevait à la somme de 41,000 francs, ainsi répartie : Saint-
Louis, 1,031 fr. 4o; — banlieue de Saint-Louis, 316 fr. 11; — Oualo, 9,470 fr.57;
— Cayor, l.îi.oS fr. 98; — Trarzas, 10,545 fr. 81; — Darmaukour, 396 fr. 10; —
Braknas, 2,835 fr. 12; — Toula, 3,266 fr. 76; — fialam, 1,517 fr. 18; — Bondou, .
608 fr. 18; — Tuabo, 814 fr. 00; — Doiiaichs, 1,257 fr. 59; — Barr en Gambie,
643 fr. 69; — Dakar, 658 fr. 20; — Casamancc, 156 francs; — Vivres délivrés
■aux chefs vcnaut recevoir leurs coutumes, 3,6 i6 fr. 40.
ET IA<] SOUDAN FIIANCAIS
80
gai un vaslc champ d'cxpuricnccs agricoles. II aurait voulu
y acclimater on même temps le coton, l'indigo, le café et toutes
les plantes tropicales. Des terrains furent achetés sur la rive
gauche du Sénégal, et le fort do Dagana fut construit pour
proléger les nouveaux colons. A Dagana, h Richard-Toll, à
Faf et à Lampsar, une quarantaine de plantations modèles
Fruits du Séuéff.il.
furent créées, et on espéra que les nouveaux possesseurs du
sol, encouragés par de fortes primes, réussiraient à convertir
en champs fertiles les mornes solitudes qui entouraient Saint-
Louis. Aucun de ces essais ne réussit, et plusieurs millions
furent gaspillés bien inutilement. On eut tout d'abord à lutter
contre les indigènes, Maures ou Nègres, qui envahirent les
plantations et les ravagèrent à diverses reprises. Il fallut
ensuite lutter contre le découragement des colons, décimés
par la maladie, et traités avec dédain par certains fonction-
naires. Il fut enfin nécessaire de réprimer la fraude, car le
gouvernement fut parfois servi d'une façon singulière par ses
12
90 LE SÉNÉGAL
agents. « Lorsque la visile de l'inspecteur était annoncée,
lisons-nous dans la relation de Raiïenel, témoin oculaire, des
chefs de culture faisaient ficher en terre, pendant la nuit, des
branches de cotonnier et d'indigofcre, et, à la faveur de celle
grossière supercherie, le nombre des plants, s'accroissant faci-
lement dans une proportion indéfinie, non seulement donnait
droit h des primes d'un prix élevé, mais encore entraînait k
faire sur la prospérité des cultures des rapports inexacts, qui
entretenaient une erreur déplorable. La fraude no s'arrêtait
pas là : elle spéculait aussi sur les travailleurs pour percevoir
des subventions indues. On trompait les inspecteurs sur le
nombre des ouvriers, en faisant répondre à l'appel des hommes
qui n'étaient pas occupés à la culture. »
La culture du coton fut la première abandonnée. Aussi bien,
on n'avait exporté du Sénégal, de 1822 à 182o, que quarante-
neuf mille six cents kilogrammes de coton égrené. L'indigo
ne réussit pas mieux. On reconnut, après quelques années
d'expérience, que le prix de revient des indigos sénégalais
serait toujours trop élevé pour leur permettre de lutter sur
les marchés d'Europe contre leurs similaires de l'Hindouslan.
Même insuccès pour le café, la canne à sucre, le giroflier, le
séné, le rocouyer, la salsepareille, le cannellier, ainsi que
pour l'éducation de la cochenille et celle des vers à soie. Seul
le jardin pépinière de Richard-Toll offrit quelques exemples
de réussite, mais dans un terrain de choix et dans des con-
ditions trop dispendieuses pour une exploitation industrielle.
On comprit l'inutilité de ces tentatives agricoles. Dès
1830 étaient supprimées les dernières allocations qui figu-
raient au budget local pour encouragement à la colonisation.
La conséquence de cet avortement fut de jeter un profond
discrédit sur les richesses, pourtant bien réelles, du sol. L'er-
reur se répandit que le Sénégal était impropre à l'agriculture.
On ne le considéra plus que comme un marché à exploiter.
Malgré ces préjugés économiques, notre situation s'amé-
liorait pourtant. Les Maures campés sur la rive droite du
fleuve étaient sévèrement rappelés au respect des traités.
Les tribus nègres étaient punies de leurs velléités de révolte,
et nous n'hésitions plus, quand les insolences de leurs tyran-
ET LE SOUDAN FRANÇAIS
9f
neaux avaient épuisé lapalionce de nos gouverneurs, à sortir
de notre impassibilité voulue, et à frapper quelque coup reten-
tissant. Il est vrai que ces expéditions n'élaient le plus souvent
que des coups de main et des razzias; mais elles inspiraient
pour quelque temps une salutaire terreur, et nos négociants
pouvaient du moins se risquer sur le fleuve. Nous achetions
quelques comptoirs dans la vallée de la Casamance. Sur le
CotOQ.
haut fleuve, Bakel était fondé en 1820, et une compagnie
privilégiée pour le commerce de la région était créée sous le
nom de Compagnie du Galam. Enfin divers explorateurs éten-
daient le champ de nos connaissances, et, par leurs patientes
recherches, préparaient notre future grandeur, et jetaient
sans s'en douter les bases de notre empire colonial dans
l'Afrique occidentale. Quelques-uns de ces explorateurs mé-
ritent l'honneur d'une mention spéciale.
Le premier d'entre eux se nommait Gaspard Mollien'. Il
1. IMoLi.iEN, Voyage dans l'intérieur de l'Afrique, fait aux sources du Sénégal
et de la Gambie en 1818; 1820.
92 LE SEINÉGAL
était fils d'un des meilleurs minislrcs de l'empereur Napoléon.
11 venait au Sénégal en qualité de commis de marine. Par un
liasard providentiel, il avait survécu à la dramatique catas-
trophe de la Méduse. Tout autre se fût arrêté; lui ne fut que
plus ardent à poursuivre le projet qu'il avait formé en tou-
chant la terre africaine, celui de pénétrer dans des régions
inconnues et d'augmenter le domaine colonial de la France.
11 aurait voulu découvrir les sources du Sénégal, de la Gam-
bie et du Niger, puis descendre ce grand fleuve jusqu'à son
embouchure; mais il fut obligé de renoncer à celte entreprise,
trop au-dessus des forces d'un homme, et de se borner à
l'exploration du Fouta-Djallon, c'est-à-dire du pâté monta-
gneux qui sépare le Sénégal et ses affluents du Niger et des
Rivières du Sud. Il désirait s'assurer par lui-même s'il existait
entre ces fleuves, comme on l'affirmait, des canaux de com-
munication, et, dans tous les cas, les relier fortement les uns
aux autres, par des itinéraires bien tracés. Seul et sans autre
guide que son courage, sans autres ressources que sa petite
fortune, mais soutenu par l'ardeur de ses vingt ans, il se lança
résolument en pays inconnu. Mollien constata qu'à l'époque
des grandes pluies une sorte de marécage situé sur les limites
du Foula et du Bondou, et nommé Nerico, établissait une vé-
ritable communication entre la Gambie et le Sénégal. Mal-
heureusement, le peu de profondeur de ce cours d'eau et les
obstacles dont il est encombré le rendaient, même pendant
les grandes eaux, impraticable à la navigation.
Ce fut Mollien qui donna la première description du Fouta-
Djallon et du pays des Yolofs. Il en décrivit les sites pittores-
ques, les habitants à la fois guerriers et pasteurs. Epuisé par
la fièvre, et à bout de forces, il dut s'arrêter en chemin, dans
le petit village de Bandéia. Son hôte, qui convoitait son mince
bagage et trouvait que sa mort était trop lente, essaya de
l'empoisonner. Mollien échappa par miracle à ce danger, et,
quoique bien faible, s'enfuit jusqu'au Rio Geba, où les Portu-
gais raccueillirent avec empressement. Une goélette française
le ramena bientôt à Gorée, et de là à Saint-Louis, oiiil rentra
le 19 janvier d819, après une absence d'une année. Ce fut
l'initiateur et le précurseur de tous ceux qui suivirent ses
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 93
Iraccs, car il détermina la situation exacte des principaux
cours d'eau de la Sénégambie, et commença les corrections
sérieuses qui devaient bientôt renouveler la carte de l'Afrique
occidentale.
L'enseigne de vaisseau de Beaufort', après Mollien, par-
courut, en 1814 et 1825, le Bambouck, les bords de la Gam-
bie, le Kbasso et le Kaarta. Il fut surpris par la mort à Bakel,
le 3 septembre 1823, avant d'avoir pu rédiger le récit de ses
voyages; mais il avait écrit de nombreuses lettres et déter-
miné plusieurs longitudes et latitudes, qui servirent h recti-
fier les explorations précédentes.
Nous ne citerons que pour mémoire René Caillié, car ce
n'est pas au Sénégal, mais au Soudan, que notre héroïque
compatriote (it ses découvertes les plus intéressantes. Sa
grande exploration eut lieu de 1827 à 1828.
Ce fut seulement en 1843 que le gouverneur Bouët-Willau-
mez, résolu à tirer le Sénégal de la torpeur où il languissait,
organisa une véritable mission d'exploration « pour étudier
les moyens de multiplier nos relations commerciales, exami-
ner avec soin les mines du Bambouck et les procédés d'exploi-
tation des indigènes, enfm déterminer la position astrono-
mique de divers lieux et établir la carte de la Falémé ». Le
directeur de la mission était IIuard-Bessinières, pharmacien
de la marine, auquel on adjoignit Jamin, enseigne de vais-
seau, Raffenel, commissaire de la marine. Ferry, chirurgien,
et Pottin-Paterson, habitant du Sénégal. Le chef de la mission
mourut avant d'avoir pu mettre ses notes au net. Ralîcnel fut
alors cbargé de les rédiger; mais comme elles étaient écrites
au crayon et à demi elVacées, il fut obligé de les reconstituer
avec son propre journal, itinéraire d'un touriste plutôt que
d'un savant. De là peu de données scientifiques, mais beau-
coup de détails intéressants".
1. Anckli.e, les Explorations au Sénégal et dans les contrées voisines depuis
l'antiquité jusqu'à nos jours, p. 70.
2. A. Raffenel, Voyage dans l'Afrique occidentale, comprenant l'exploration
du Sénégal di'puis Saint-Louis jusqu'à la Falémé au delà de Bakel; de la Falémé
depins son embouchure jusqu'à Sunsandig ; des mines d'or de Kenieha dans le
Baynbouck; des pays de Galam, Bondou et Woolh; et de la Gambie depuis Baro-
comida jusqu'à l'Océan, Paris, 1846, ia-S", et atlas iQ-4o.
94 LE SÉiNEGAL
Le 16 août 1843, les voyageurs quittaient Saint-Louis sur
deux petits bâtiments et remontaient le Sénégal jusqu'à Ba-
kel. Après avoir payé tribut aux inlempéries du climat, la
petite caravane, remontant toujours le Sénégal, parvint à
Kounguel. capitale du bas Galam, où elle reçut un accueil
empressé du souverain indigène, Kounko. Remontant alors
la Falémé, nos compatriotes atteignirent Kidira Fioulabou,
oii régnait la reine Sadiaba. Celte négresse était devenue
presque Française par son mariage avec un colon du Sénégal,
Duranton, qui, poussé par ses goûts aventureux, avait re-
noncé à ses fonctions d'employé du gouvernement et s'était
lancé dans l'intérieur du pays pour y chercher fortune. Il
avait rencontré l'amour sous les traits de la fille du roi de
Khasso, la belle Sadiaba, qui lui avait accordé sa main.
Duranton resta toujours fidèle à sa patrie. Dénoncé par les
agents de la Compagnie privilégiée du Galam comme un vul-
gaire ambitieux et ramené à Saint-Louis comme un malfai-
teur, Duranton n'eut pas de peine à dissiper les calomnies. La
passion d'aventures qui lui avait valu un trône lui coûta la
vie. Il mourut en effet, après quelques mois d'une union fort
heureuse, dans une course qu'il avait entreprise aux environs
(le sa principauté. La veuve de Duranton avait pris de son
mari le caractère facile et gai. Elle mit tout en œuvre pour
se rendre agréable et utile à ses hôtes, et ceux-ci rapportè-
rent de leur séjour à Kidira Fioulabou le meilleur souvenir.
L'expédition séjourna ensuite quelque temps à Sénoudé-
bou, où elle se mit en relations avec l'almamy du Bondou,
et parvint à conclure avec lui un traité de commerce qui
concédait à la France un territoire à Sénoudébou, moyennant
quatre mille francs de capital et sept cents francs de rente.
Les pourparlers nécessités par cette négociation furent assez
longs, et l'expédition profita de cette halte forcée pour explo-
rer le cours de la Falémé. Malheureusement, l'expédition se
trouva interrompue par la maladie de Raffcncl, et ses com-
pagnons, fatigués eux-mêmes, renoncèrent à pousser plus
avant et rentrèrent à Bakel.
Cette expédition rendit de grands services à la géographie
et à i'administralion coloniale. Ses membres avaient exploré
ET I.E SOUDAN FRANÇAIS 95
avec soin la Falémé, rivière encore peu connue, ils avaient
reconnu les passes et les îlots, enfin ils avaient établi que
la Falomé et la Gambie étaient en communication par deux
cours d'eau, le Badiara et le Walglia, qui les réunissent à l'é-
poque des inondations. Raffcnel pensait même que le Sénégal
et la Gambie sont en communication par le Mermeriko, le
Neriko de MoUien. Ces canaux transversaux ne lui parais-
saient d'ailleurs que d'un intérêt secondaire, attendu qu'au-
cun d'eux ne se prête à la navigation même des barques les
plus légères. Dans la Falémé elle-même, la hauteur de l'eau
est très v-ariable, et les pluies occasionnent des crues presque
subites. Aussi la navigation sur ce fleuve est-elle peu facile.
Une autre cause de difficulté provenait encore des attaques
incessantes des musulmans. Pour ces fanatiques, tuer ou vo-
ler un chrétien, un nazareh, c'est à la fois un profit et une
œuvre pie.
L'expédition de 1843 donna encore quelques renseigne-
ments précieux sur les productions du sol. Dans une de leurs
excursions à Sansandig, les explorateurs visitèrent les mines
d'or de Kenicba, dont on vantait au loin les produits; mais ils
constatèrent qu'elles étaient peu riches et ne valaient pas les
frais d'exploitation. Quelques années plus tard, en 1832, Rey,
commandant de Bakel, visitait à son tour les gisements au-
rifères de Kenieba. 11 concluait au contraire à la possibilité
d'une exploitation largement rémunératrice, mais les frais de
première installation devaient être considérables. Ne vaudrait-
il pas mieux renoncer à chercher au Sénégal un nouvel El-
dorado, et se contenter des richesses certaines que promettent
ses produits agricoles et son commerce?
Deux ans plus tard, en 1846, Raffenel obtenait du gou-
vernement une nouvelle mission. Il voulait cette fois traverser
l'Afrique de l'occident à l'orient, en passant par le Soudan, le
Bornou, le Darfour et les sources du Nil; mais il ne put s'a-
vancer au delà du Kaarta. Fait prisonnier par les gens de
Mahmoudy Kandia, il fut emmené par eux au village de Fou-
tobi, et y subit une captivité de huit mois. Au moins profîta-
t-il de son séjour forcé pour étudier avec soin les mœurs et
l'histoire des Bambaras. A son retour, il composa une relation
96 LE SÉNÉGAL
fort inlcressanle', à laquelle il joig^nit riiisloire du Sénégal et
exposa ses projets pour l'avenir de cette colonie. L'orig-inalité
de celte relation consiste même dans les grandes vues qu'il
développa avec hardiesse, et dont l'exécution est aujourd'hui
commencée. Raiïenel aurait voulu que la politique avilissante
des concessions et des coutumes fût remplacée par une fer-
meté inflexible, mais loyale. Suppression des esclaves, pro-
tection des Nègres contre les Maures, création d'écoles fran-
çaises, extension du christianisme par des missionnaires
noirs, et surtout pénétration de la France au Soudan, tels
étaient les principaux objets de son programme. «Des steamers
français naviguant sur le lac Tchad, s'écriait-il avec une sin-
gulière prescience de l'avenir, il y a de quoi tenter l'ambition
d'un grand peuple, et lui faire dépenser des millions... Dans
dix ans nous pourrons déployer au milieu de l'Afrique le pa-
villon de la France et montrer aux yeux ravis des Nègres un
bateau à vapeur, pour eux merveille et mystère, cause de ter-
reur et d'admiration. Dans vingt ans nous pourrons avoir des
relations permanentes entre l'Algérie et l'Afrique centrale,
et exercer sur cette immense contrée un protectorat salutaire
pour la civilisation de ses habitants et profitable à nos inté-
rêts commerciaux. Et tout cela est simple, facile, réalisable
avec trois choses: de la volonté, de la persévéranceet trois mil-
lions par an. »
Certes, toutes les parties de ce vaste programme ne sont pas
encore réalisées; mais au moins RaffenoP ne prêcha-t-il pas
dans le désert. On discuta ses projets, et par conséquent on
s'y intéressa. S'il souleva des criti(|ues, il rencontra des
défenseurs. L'un d'entre eux, et ce n'est pas le moins émi-
nent, porté par les circonstances aux importantes fonctions
de gouverneur du Sénégal, essaya de faire passer dans la
réalité ce qui n'était pas encore sorti du domaine de l'utopie.
1. A. Raffenei-, Nouveau Vo'jarje danx le pays des nègres, suivi d'études sur la
colonie du Srtif'gal, et de documents historiques, géographiiiues et scientifiques;
Paris, 1856, 2 vol. in-S».
2. Ilich.irJson, dans sa grande exploration de l'Afrique centrale, aurait désiré
RafTcuel pour compagnon de voyage; mais notre compatriote ne put répondre
à son appel, et ce fut le docteur Barth qui lui ravit riionuciir de ce voyage de
découvertes. Il mourut eu 1851, gouverucur de Sainte-Marie de Madagascar.
ET LE SOUDAN FIIANÇAIS 97
A cette grande œuvre de rénovation il consacra une vie
de labeurs intenses et do propag-atule ininterrompue. Sans
doute il éprouva des déceptions; mais ce n'est pas du jour au
lendemain qu'on fonde un empire colonial; et si, comme tout
le fait espérer, l'Afrique occidentale devient quelque jour
partie intégrante de la patrie française, nous le devrons aux
eiïorts persévérants du général Faidherbe; mais nous aurions
mauvaise grâce à ne pas rendre justice à celui qui le devança
dans cette voie féconde, à Anne Raiïcnel.
En résumé, malgré ces découvertes et ces progrès, la situa-
tion du Sénégal n'était pas plus brillante en 1834 qu'aux
premiers jours de notre établissement. Vexations, outrages,
menaces d'expulsion, razzias dangereuses, tel avait été jus-
qu'alors le rôle piteux joué par la France au Sénégal. Ce rôle
ne convenait ni à notre dignité nia nos intérêts. Déjà quelques
négociants avaient, en 1831, fait entendre leurs doléances, et
demandé la suppression des escales et leur remplacement par
des établissements de commerce permanents et fortifiés, l'un
à Dagana, l'autre à Podor. Le gouvernement accueillit leur
demande, et chargea le capitaine de vaisseau Protêt d'exé-
cuter ce programme.
La province dans laquelle allaient s'engager les Français
se nomme le Dimar. Elle est peuplée par des Nègres remuants
et énergiques, les ïoucouleurs. Ces Nègres s'étaient nettement,
etdèsle premier jour, déclarés contre la France. Non seulement
ils s'étaient associés aux razzias des Maures dans le Oualo,
mais, à diverses reprises, ils nous avaient fait la guerre pour
leur propre compte. Soutenus par leurs belliqueux voisins, les
Peuls du Toro, ils avaient envahi le Oualo et insulté la ban-
lieue de Saint-Louis. En 1830, sous la conduite d'un pré-
tendu prophète, Mohammed-Omar, ils s'étaient même avancés
assez près de notre capitale. Sans doute ils avaient été arrêtés,
battus même à Dagana, et leur chef, fait prisonnier, avait été
pendu à un tamarinier, en face de Richard-Toll ; mais la leçon
avait été vite oubliée. En 1842 ils envahissaient de nouveau
le Oualo, et le commandant Bouct-Vuillaumez était obligé de
les poursuivre jusque dans leurs forêts. Ce fut même dans
cette campagne et à leur occasion que fut pour la première
13
98 LE SÉNÉGAL
fois organisé le corps auxiliaire des spahis indigènes, qui
depuis ont rendu tant de services.
En 1854, afin de mater ces remuantes tribus, etde nous assurer
la libre navigation du Sénégal jusqu'à l'extrémité orientale de
l'ile àMorfil, c'est-à-dire une voie fluviale, toujours en état, de
deux cent cinquante kilomètres de longueur, le capitaine de
vaisseau Protêt reçut l'ordre de bâtir un fort à Podor. 11 s'em-
barqua donc ( 1 8 mars) avec environ quinze cents hommes, mais,
à partir de Dagana, fut obligé de faire le coup de fusil contre
les riverains duDimar, qui, malgré leurs promesses, venaient
une fois encore de se déclarer contre nous. Arrivé à Podor,
Protêt en débusqua, non sans peine, les Peuls du Toro, et tout
aussitôt commencèrent les travaux de construction d'un fort,
sous la direction d'un jeune capitaine du génie, Faidherbe, qui
était depuis deux ans dans la colonie , avait pris part, avec le com-
mandant Baudin, à l'expédition du grand Bassam, au combat
d'Éboué, et avait construit le fort de Dabou. Les travaux furent
si bien conduits, et avec une telle activité, que la citadelle
française était debout en quarante jours, et que la colonne
expéditionnaire pouvait reprendre le chemin de Saint-Louis.
Les gens du Dimar nous avaient ménagé une surprise. Cinq
mille d'entre eux s'étaient réunis en avant de leur capitale,
de leur ville sainte, Dialmath, espérant nous surprendre dans
les immenses forêts qui la couvrent. Le capitaine Protêt n'hé-
sita pas à marcher contre eux. Deux routes conduisaient à
Dialmath : la première par Risgo, courte, mais peu connue; la
seconde par Fanaye, plus longue, mais pratiquée. On se dé-
cida pour la seconde. Le 8 mai, la colonne expéditionnaire
était réunie à Fanaye. Elle comptait environ huit cents hom-
mes, pleins d'ardeur et d'entrain, car bon nombre d'entre eux,
surtout parmi les officiers, avaient absorbé de fortes doses de
quinine pour prendre part à ces périls. Les guides la condui-
sirent mal, ou plutôt l'égarèrent à travers des fourrés, et loin
du marigot de N'dor, qui aurait donné de l'eau potable. « Ici
a commencé pour nous une assez rude épreuve, lisons-nous
dans le rapport officiel*. A partir de dix heures, chaque halle
^. Rapport du capitaine de vaisseau Prolct au ministre de la marine; Saint-
Louis, 28 mai 18IJ4.
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 99
que j'aulorisais pour faire reprendre haleine me faisait entrer
des hommes h l'ambulance. Des officiers, et des plus énergi-
ques, en parfaite santu le matin, tombaient subitement et
n'avaient même plus assez do force pour monter les chevaux
de l'ctat-major que je mettais à leur disposition. Un militaire,
ce que je ne croyais pas possible, est mort en route de fati-
gue, et tous mes cacolcts étaient occupés, alors que je ne
savais pas encore à quelle distance nous étions de Dialmath.
Heureusement que la vue de cette ville vint rendre à chacun
toute son énergie, et l'enthousiasme fut si grand, que l'on vit
des malades descendre presque immédiatement de leurs ca-
colels pour reprendre leurs armes. »
Dialmath élait entourée d'une muraille en bois recouverte
d'une épaisse couche de terre glaise. Les obus opéraient bien
une trouée dans ce rempart, mais les madriers restaient de-
bout. Il élait, en outre, impossible d'allumer des incendies,
car l'ennemi avait pris la précaution d'enlever tous les tas
de paille. Enfin, nous n'avions que quatre canons, et seu-
lement cinquante coups par pièce. Déjà cent vingt coups
avaient été tirés sans résultat, et nos soldats commençaient
à souffrir de la soif. Protêt voulut en finir, et ordonna l'assaut.
Arrivées à cent mètres, les troupes régulières hésitent, puis
s'arrêtent. Une vingtaine de soldats d'infanterie, et le déta-
chement des sapeurs du génie, dont il ne restait plus que cinq
hommes debout sur dix, continuent seuls à courir, et attei-
gnent enfin la muraille, qu'ils escaladent. Le capitaine Fai-
dherbe était à leur tête. Les autres troupes, entraînées par
leurs officiers, suivent le mouvement, et bientôt Dialmath est
à nous. Cette victoire nous coûtait cher : cent soixante-quinze
hommes avaient été tués ou blessés. Il est vrai que les défen-
seurs de la ville nègre perdaient près de quinze cents d'en-
tre eux. On brûla en hâte tous les cadavres, et on retourna à
Saint-Louis. Les Français n'avaient plus que quatre cents
hommes en état do combattre.
L'effet moral de ce beau succès fut extraordinaire sur les
populations riveraines. Elles comprirent que le temps des
humiliations élait passé pour la France, et qu'elles n'avaient
qu'à s'incliner devant la puissance nouvelle qui se manifes-
100 LE SÉNÉGAL
tait par de tels coups d'éclat. En eiïet, quelques jours après
la bataille de Dialmath, un simple décret supprimait les cou-
tumes dans tout le Dimar, et aucune protestation ne s'élevait.
Ce n'était pas encore assez. Les négociants de Saint-Louis
adressèrent au gouvernement une nouvelle pétition, à l'efTet
d'obtenir un gouverneur séjournant dans la colonie un temps
assez long pour acquérir une expérience sans laquelle rien
de sérieux ne pouvait être fondé. Ils appelaient en même
temps l'attention du ministre sur le capitaine du génie Fai-
dherbe, que les récentes expéditions avaient mis en relief et
qui semblait disposé à se consacrer au Sénégal. Le minisire
de la guerre, maréchal Vaillant, le nomma aussitôt chef de
bataillon, et le ministre de la marine, Ducos, le désigna
comme gouverneur du Sénégal (16 décembre 1854).
Voici le programme que le nouveau gouverneur était
chargé d'exécuter : « Nous devons dicter nos volontés aux
chefs maures pour le commerce des gommes. Il faut suppri-
mer les escales, employer la force si l'on ne peut rien obtenir
par la persuasion. Il faut supprimer tout tribut payé par nous
aux Etats du fleuve, sauf à donner, quand il nous plaira,
quelques preuves de noire munificence aux chefs dont nous
serons contents. Nous devons être les suzerains du fleuve. Il
faut émanciper complètement le Oualo en l'arrachant aux
Trarzas, et protéger en général les populations de la rive gau-
che contre les Maures. Enfln, il faut entreprendre l'exécution
de ce programme avec conviction et résolution. »
Faidhcrbe allait être l'homme de la situation. Il arrivait au
Sénégal avec la résolution de rendre à la colonie sa dignité
devant les populations indigènes, avec les talents nécessaires
pour mener à bonne fin cette tâche difficile, avec la persévé-
rance qui prépare le succès et l'heureuse chance qui le faci-
lite. De son arrivée à Saint-Louis date une ère nouvelle dans
l'histoire de la colonie. Le Sénégal n'est plus un marché d'es-
claves ou un comptoir de gommes. C'est une terre française,
dont les progrès seront incessants, un foyer d'influence d'où
rayonneront au loin, jusque dans les profondeurs de l'Afrique
centrale, les idées et la civilisation françaises.
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 101
VI
CONQUÊTE DU OUALO. REFOULEMENT DES MAURES.
EXPÉDITIONS DU SINE ET DU SALOUM. GUERRES DU
CAYOR.
Depuis la nomination de Faidherbe comme gouverneur du
Sénégal, tout change dans noire colonie.
Le premier soin du nouveau gouverneur fut d'assurer la
sécurité immédiate de la colonie. Les indigènes, en effet,
Maures ou Nègres, nous considéraient comme des intrus, et
n'attendaient qu'une occasion favorable pour jeter à la mer
ces chiens de chrétiens, ces heffirs, qu'ils détestaient de toute
l'ardeur de leurs convictions religieuses ou de leurs haines
nationales. Ce n'étaient pas seulement nos postes du haut
fleuve qui étaient journellement insultés et menacés par eux ;
dans la banlieue immédiate de Saint-Louis, nous n'étions
même pas les maîtres incontestés du territoire occupé par nos
troupes; à Corée, à Rufisque, nos négociants étaient mal-
traités et pillés ; ceux de nos navires qui étaient jetés à la côte
étaient aussitôt la proie de pilleurs d'épaves, qui, à main
armée, disputaient aux malheureux naufragés les débris de
leur fortune. Il n'y avait plus, en un mot, pour la France ni
sécurité ni même dignité, et le drapeau national recevait
chaque jour des outrages, qui méritaient une prompte répres-
sion. Le grand mérite de Faidherbe fut de comprendre la
nécessité de celte répression, et d'y consacrer toutes ses res-
sources, toute son ardeur et tous ses talents. C'est lui qui réso-
lument substitua, en passant de la défensive à l'offensive, une
politique ferme et patriotique aux déplorables compromissions
de SCS prédécesseurs, et réussit en peu de temps à rendre à la
France la place et l'influence qui lui étaient dues dans tout le
bassin du Sénégal.
Les gens du Oualo furent les premiers rappelés au senti-
ment de leurs devoirs. On nomme Oualo la province au milieu
102 LE SÉNÉGAL
de laquelle est située Saint-Louis. Bien que gouverné par
une dynastie prétendue nationale, le Oualo n'était plus qu'une
dépendance des Maures campés sur la rive droite du fleuve.
Les Maures, en cfTet, passaient le fleuve sous le moindre pré-
texte et venaient razzier les troupeaux et ravager les cultures.
La tribu des Azouna s'était tellement habituée à inspirer l'ef-
froi, qu'elle ne supposait même pas qu'on osât lui résister.
Le reine du Oualo, très humble servante du principal chef
des Maures, tremblait devant lui, mais avait assez de courage
pour écrire à Faidherbe, dans les premiers jours de 1855, en
lui intimant l'ordre d'évacuer les îles de Roup, de Diombor
et de Thiouq, qui entourent Saint-Louis à une portée de
canon. Il n'était que temps de punir celte insolence et de
montrer aux indigènes que nous savions au besoin faire par-
ler la poudre.
Faidherbe commença par surprendre les Maures Azouna
et Tendra, qui, comptant sur l'impunité, ne prenaient même
plus la précaution de surveiller leur camp. Il leur enleva un
butin considérable (15 février 1855). Il espérait que cette
exécution suffirait pour prouver aux indigènes que nous ne
voulions que les délivrer de leurs oppresseurs ; mais la reine
N'dèlé-Yalla, un instant étonnée, prit la fatale résolution de
s'associer à ses pires ennemis, et ouvrit les hostilités en ten-
dant une embuscade à une petite colonne française com-
mandée par le capitaine Bilhau (20 février J855). Faidherbe
entra aussitôt en campagne. Près de quatre cents volontaires
de Saint-Louis s'étaient joints à la colonne expéditionnaire.
Le 25 février, les Français rencontraient à Dioubouldou l'ar-
mée réunie des Maures et du Oualo. La bataille s'engagea aus-
sitôt. Une charge brillante de nos spahis la décida en notre
faveur. L'ennemi s'enfuit dans toutes les directions. Plusieurs
d'entre eux étaient partis avec des cordes pour attacher les
nombreux captifs qu'ils devaient faire. Ils revinrent, après la
défaite, saisis d'efl'roi. « Ce ne sont pas des hommes que
nous venons de combattre, disaient-ils, mais des démons. »
La victoire de Dioubouldou eut un grand retenlisscment.
Tous les villages nous ouvrirent leurs portes, et la reine
s'enfuit à la hùte dans le Gayor. Quelques-uns des chefs les
ET LE SOUDAN FRANÇAIS
103
plus déterminés essayeront pourtant un simulacre de résis-
tance. Ils se réunirent h Diagan, village de l'intérieur, près
de Mcrinaghcn, et jurèrent par le nez de leurs mères, serment
le plus redoutable, de se faire tuer plutôt que d'abandonner
ce dernier refuge. Il était nécessaire de les attaquer. Une
C\i._
Femme du Oualo.
colonne fut donc envoyée à Diagan. Elle y arrivait le 18 mars
4855; mais les ennemis, malgré leur serment, étaient déjà en
fuite.
Le Oualo se trouvait donc conquis de fait, et les guerriers
de ce pays, naguère si pleins de dédain pour les blancs,
ne nous avaient opposé qu'une bien faible résistance." Aussi
bien une réaction se préparait dans les esprits. A l'exception
104 LE SÉNÉGAL
des diamgallo, ou captifs de la couronne, véritables bandits,
habitués au pillage et à l'ivrognerie , et seuls intéressés à
défendre, avec les Maures, le gouvernement de la reine, les
indigènes, dmmhourd, ou hommes libres, et badolo, ou sim-
ples particuliers, pillés indistinctement par les Maures et par
les diamgallo, étaient découragés et n'aspiraient qu'à la paix.
Faidherbe aurait voulu reconstituer cette malheureuse con-
trée, en lui donnant une administration régulière; mais les
indigènes auxquels il proposa de les nommer chefs de pays
déclinèrent ses offres. Perpétuer l'anarchie, abandonner le
Oualo aux razzias des Maures, déconsidérer à tout jamais la
France, tel aurait été l'unique résultat de ces succès répétés
si Faidherbe avait repris le chemin de Saint-Louis sans régler
la question du Oualo. L'annexion pure et simple s'imposait
comme une nécessité. La grande masse des indigènes la ré-
clamaient, et c'était en effet l'unique moyen de rétablir l'ordre
et de ramener la paix dans ce malheureux pays, dévasté par
des luttes séculaires. Ce fut en décembre 1855 que Faidherbe
proclama l'annexion. Un décret du 1" janvier 1856 organisa
la nouvelle possession. Elle fut administrée directement par
un commandant et par cinq chefs de cercle (Khouma,
Ngniangué, N'der, Foss, Ross) français, sous les ordres des-
quels les chefs de village, tous indigènes, continuèrent à se
gouverner d'après les coutumes locales. Les gens du Oualo
acceptèrent volontiers notre domination. En deux ans la
population doubla. Ils sont aujourd'hui très attachés à leur
nouvelle patrie, et c'est surtout parmi eux que se recrutent
nos tirailleurs et nos spahis sénégalais.
Nos ennemis les plus déterminés et les plus dangereux
étaient les Maures, et surtout les Maures Trarzas. Tant que
nous ne les aurions pas réduits au respect des traités, tant
que nous ne les aurions pas refoulée sur la rive droite du
Sénégal, il n'y aurait pas de sécurité pour notre colonie, et
aucun des grands projets du gouvernement ne pourrait être
exécuté. Ces Maures nous détestaient à la fois comme chré-
tiens et comme usurpateurs. Ce n'étaient pas de méprisa-
blos adversaires. Armés de fusils à pierre, en général à deux
coups, qu'ils achètent à nos comptoirs, vêtus d'une culotte
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 105
courte et d'une gandoura qu'ils relèvent au-dessus de l'épaule
afin d'avoir les bras lijjrcs, lèle nue, longs cheveux bouclés
flottant au vent, ils ont l'air redoutable. Comme ils n'atta-
quent que pour enlever du butin ou des captifs, et que leur
point d'honneur consiste à ne pas revenir les mains vides,
s'il n'y a rien h gagner ils refusent le combat. On a prétendu
qu'ils étaient lûches : ils le sont d'après nos idées, car ils ne
s'exposent pas volontiers à la mort; mais, ainsi que l'écrivait
un des hommes qui les a le mieux connus et qui les a sou-
vent combattus, Faidhcrbc* : « Ne faut-il pas à une bande de ces
brigands un grand courage pour traverser le fleuve à la nage,
par une nuit noire, malgré les croisières et les crocodiles,
pour s'engager dans un pays où ils sont détestés, pour pas-
ser entre des villages populeux, se cacher pendant des jours
et des nuits en pays ennemi, attaquer hardiment un village qui
a quelquefois beaucoup plus de fusils qu'eux, faire des prises
considérables et les ramener, malgré la poursuite des popu-
lations, à travers les forêts, les marigots, les bras du fleuve,
où ils peuvent à chaque pas tomber dans des embuscades ? »
A maintes reprises les Maures avaient déjà essayé de sur-
prendre Saint-Louis. Dès 1825 ils avaient envahi le Oualo et
occupé les environs immédiats de notre capitale sénégalaise.
En 1830, 1837 et 1843, ils renouvelèrent leurs tentatives. Ils
ne réussirent sans doute pas à enlever les postes où flottait
notre drapeau, mais ils plièrent sous leur jongles populations
noires qui avaient recouru à notre protection, et commencè-
rent à les massacrer systématiquement, sous prétexte qu'elles
n'avaient pas encore abandonné le culte de leurs faux dieux.
Bientôt toute la vallée du haut Sénégal fut le théâtre de
scènes odieuses. Les ambitieux et les bandits de race maure
se partagèrent la contrée et la découpèrent en véritables fiefs.
La France, par insouciance ou par ignorance, tolérait de-
puis trop longtemps ces désordres, et les Maures exploi-
taient notre faiblesse ou notre indifïérence pour arracher à
notre domination les tribus nègres qui n'auraient pas mieux
demandé qu'à vivre en bons rapports avec nous.
i. Annales sénégalaises, p. 27.
106 LE SÉNÉGAL
Le (langer devint sérieux en 1854. Le chef des Trarzas,
Mohammcd-el-Habib, qui depuis vingt-cinq ans était devenu
le véritable et seul maître des deux rives du Sénégal, et qui
d'ailleurs s'était habitué à traiter nos gouverneurs avec une
insolence singulière, ne voulut pas laisser passer sans pro-
testation la conquête du Oualo : « J'ai reçu tes conditions,
écrivait-il à Faidherbe, voici les miennes : augmentation des
coutumes des Trarzas, des Braknas et du Oualo ; destruction
immédiate de tous les forts bâtis dans le pays par les Fran-
çais ; défense à tout bâtiment de guerre d'entrer dans le fleuve ;
établissement de coutumes nouvelles pour prendre de l'eau
et du bois à Guètdnar et à Bop-N'kior; enfm, préalablement
à tout pourparler, le gouverneur Faidherbe sera renvoyé igno-
minieusement en France. » La question était donc nettement
posée : il s'agissait de savoir qui l'emporterait au Sénégal des
Français ou des Maures. Profitant du départ de Faidherbe,
qui était allé visiter notre établissement de Richard-Toll,
Mohammed-el-Habib, en avril 1835, se jeta soudainement sur
ses derrières, avec ses rapides cavaliers, annonçant qu'il les'
conduisait à Saint-Louis, et que sous peu de jours il ferait
sa prière, le salam, dans la cathédrale convertie en mos-
quée. Déjà, en effet, les Nègres étaient hésitants. De nom-
breux volontaires avaient grossi les rangs des envaliisseurs.
Ils arrivèrent jusqu'au marigot de Leybar et se trouvèrent
tout à coup arrêtés par une tour hexagonale en grosse ma-
çonnerie, récemment construite pour défendre cet important
passage. Un obusier de campagne, tirant par les fenêtres
en guise d'embrasures, avait été installé à l'étage, et le rez-
de-chaussée était percé de huit créneaux. Le sergent d'in-
fanterie de marine Brunier s'était jeté dans cette tour. Il
n'avait sous ses ordres que onze hommes de son corps et
deux canonniers, mais tous résolus à vendre chèrement leur
vie. Le 21 avril 1855 s'engagea un de ces combats extraor-
dinaires dont est remplie notre histoire coloniale, et que nous
avons le tort de ne pas suffisamment connaître. De sept heu-
res du matin à midi, Brunier et ses braves compagnons sou-
tinrent le choc de toute l'armée maure. Les cavaliers venaient
boucher les fenêtres du rez-de-chaussée, d'autres cherchaient
ET LE SOUDAN FRANÇAIS
107
à démolir la maçonnerie avec leurs poignards. Sans se laisser
déconcerter par les cris furieux des ennemis, dont les pertes
augmentaient la rage, sans s'inquiéter de la fumée et des
étincelles qui remplissaient la tour, ils tinrent jusqu'au bout
Maure Trarza.
et forceront Mohammed-cl-IIabib à batlre en retraite, sous
prétexte d'aller chercher des renforts. Il laissait en effet dans
le Oualo son fils favori, le prince Ely, avec mission de conti-
nuer la lutte ; mais Faidherbe était accouru et avait déjà com-
mencé une poursuite acharnée, qui se termina à l'avantage
de la France. Les Maures furent obligés d'abandonner la
108 LE SÉNÉGAL
province et de se retirer sur la rive droite du Sénégal (mai à
décembre 4855).
Faidherbe n'hésita pas à lc3 suivre au delà du fleuve.
Ayant reçu quelques renforts de France, il partit de Podor à
la tête d'environ mille soldats européens et deux fois autant
de volontaires nègres, très fiers de servir à nos côtés et heu-
reux à la pensée de solder un long arriéré de vengeances.
Nos moyens de transport faisaient défaut. Nous n'avions que
six chameaux et quarante chevaux ou mulets. On devait cher-
cher à atteindre le lac Cayar, autour duquel se rencontrent
les Trarzas quand ils ne peuvent s'approcher du fleuve. Le
17 février au malin, on se mit en marche. Les sentiers avaient
été défoncés par des troupes d'hippopotames, au moment où
le sol était détrempé par la pluie, et la colonie n'avançait
qu'avec peine. On se crut un instant égaré dans le désert,
car les guides ne reconnaissaient plus leur chemin; et comme
nos hommes avaient soif et que quelques-uns d'entre eux ne
pouvaient déjà plus avancer, la situation devenait critique.
Par bonheur, nos cavaliers trouvèrent un marigot d'eau
douce, qui les conduisit bientôt au lac Cayar (19 février). Les
Maures n'avaient nulle part essayé de résister. L'expédition
du lac Cayar n'avait donc été qu'une promenade militaire,
mais dont l'effet moral fut considérable. Nos ennemis se dé-
couragèrent en voyant qu'ils ne se trouvaient plus à l'abri
dans leurs retraites jadis inexpugnables, et les Nègres, qui
se sentaient protégés, s'habituèrent à la pensée de revendiquer
leurs anciens domaines et de se soustraire à une tyrannie et à
des outrages quotidiens.
Les Nègres se crurent même trop vite assez forts pour en-
trer en campagne sans le concours de la France contre leurs
oppresseurs séculaires. Un de nos alliés du Oualo, Fara-
Penda, voulut aller attaquer une tribu de Trarzas, les Mradins,
au nord du lac Cayar. Mohammed-el-IIabib le laissa s'aven-
turer au delà du Sénégal, le battit sans peine, repassa le
fleuve à sa poursuite et se vengea de son humiliation de Ley-
bar en mettant le Oualo à feu et à sang. Les prisonniers furent
impitoyablement massacrés. Les Maures s'amusèrent à en cou-
per quelques-uns par morceaux dans leurs festins (avril 18o7).
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 109
Faidhcrbc ne voulut pas rester sous le coup de cet échec
indirect. Il courut au secours des alliés de la France, franchit à
son tour le Sénégal et, le 13 mai 18o7, grâce à Timpétuosité
de nos soldais, remporta une victoire décisive près du marigot
de Tékélé. Pour mieux marquer sa supériorité, il fit opérer à
petites journées la reconnaissance du lac Cayar, qui passait
pour inaccessible à tout autre peuple qu'aux Maures. Ceux-ci
n'essayèrent même pas de troubler l'opération. Elle fut con-
duite avec tant de prudence que le chef du génie, Fulcrand,
put lever la carte de la région et que l'armée rentra à Saint-
Louis sans être inquiétée. A vrai dire, elle n'avait souflcrt que
de la chaleur. Le jour de la bataille de Tékélé, le thermo-
mètre s'était maintenu, jusqu'à six heures du soir, à cin-
quante-sept degrés centigrades.
Mohammed-el-IIabib, battu, mais non découragé, opérait
au môme moment une diversion très hardie. Il traversait le
fleuve à Mékinack, razziait le village de Gandou, et semait
l'épouvante dans tout le Oualo; mais il fut arrêté, comme il
l'avait été naguère à Leybar, devant le blockhaus à demi
ruiné de N'der. Il n'était défendu que par le caporal blanc
Valette, un soldat blanc et sept soldats nègres. Ces braves
essayèrent h deux reprises de se servir de leur cspingole ; mais
deux fois tous les madriers d'une des faces du blockhaus
leur tombèrent sur le dos. Ils le reconstruisirent sous le feu
de l'ennemi, et finirent par le mettre en fuite, après avoir tué
les plus audacieux des assaillants (25 mai 1837). Les Français
les poursuivirent à outrance, finirent par les atteindre à Lan-
gobé, près de Dialmath, et les exterminèrent (31 mai).
Le roi des Trarzas, découragé celte fois, comprenant que la
fureur de ses sujets se briserait toujours contre la discipline
française, se décida à s'avouer vaincu. Des négociations fu-
rent entamées. Elles aboutirent promptement à un traité par
lequel il s'interdisait à lui et aux siens de passer en armes sur
la rive gauche du Sénégal, renonçait aux coutumes, rempla-
cées par un droit fixe perçu par des agents français, et don-
nait toute liberté au commerce de la gomme* (20 mai 18o8).
1. Ce traité est inséré dans les Annales sénccj alaises, p. 396.
110 LE SÉNÉGAL
€e traité fut loyalement exécuté par le chef des Trarzas.
Ses sujets, dont les intérêts se trouvaient lésés, surtout par
la suppression des coutumes, ne lui pardonnèrent pas ce
qu'ils appelaient sa trahison. Un complot se forma. Le 15 sep-
tembre 1860 notre ancien adversaire était assassiné. Son fils
le prince Sidi se trouvait alors dans le Oualo. Aussitôt pré-
venu, il accourait, surprenait et immolait neuf des assassins, et
prenait le commandement. Il le garda jusqu'en 1871, époque
à laquelle il fut assassiné à son tour : il n'avait pas un instant
cessé d'exécuter la convention de 1838. Son successeur fut
un autre fils de Mohammed-el-Habib, le prince Ely. Bien que
Nègre par sa mère, la princesse Guimbotte du Oualo, et par
conséquent méprisé par les Maures, très fiers de la pureté de
leur race, Ely était néanmoins reconnu comme chef légitime
par la majorité des Trarzas. Il s'empressait de faire parvenir
à Faidherbe l'assurance de ses sentiments d'amitié pour la
France, et, en eiïet, il est toujours resté fidèle aux clauses du
traité de 1858' . Il a constamment reçu avec honneur nos
envoyés, il a protégé nos négociants, il a tenu, en un mot,
à prouver qu'il était devenu notre allié sincère et dévoué.
En 1879, notre héroïque explorateur Soleillet était admira-
blement accueilli par lui, lors de son voyage à l'Adrar. Ely
le chargeait de tous ses compliments pour notre gouverneur,
et il se considérait, disait-il, comme l'enfant de la France. « Tu
vois que je suis un véritable chef français, lui disait-il encore
au moment des adieux. Je ferai ce que voudront les Français,
et je pense que vous ne m'abandonneriez pas si j'avais besoin
de vous. — Je ne suis qu'un simple laleb, répondit Soleillet,
je ne m'occupe pas de politique ; mais je dirai partout combien
ton accueil a été cordial. »
Les Maures Braknas étaient, de même que les Trarzas, tout
disposés à continuer, aux dépens de nos alliés et de nos na-
tionaux de la rive gaucho du Sénégal, leur fructueuses razzias.
La politique ferme et prudente du gouverneur préserva la
colonie de ce nouveau danger. Profitant habilement de la ri-
valité de deux princes qui se partageaient le pouvoir, Moham-
1. Cf. traité du 24 août 1877 conclu avec Ely, coufirmaut le traité précédent,
et acte addiliouncl du 2 avril 1879.
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 111
med-el-Sidi et Sidi-Eli, Faidherbe leur vendit sa neutralité en
leur faisant signer à tous deux un traité analogue à celui que
venait de signer Mohammcd-cl-IIabib' (10 juin 1858). Six
mois plus lard, lorsque Sidi-Eli eut tué son rival, Faidherbe
le somma d'exécuter le traité. Ce dernier ne fit aucune résis-
tance, et c'est ainsi que non seulement la sécurité fut assurée
sur la rive droite du fleuve, mais que le Oualo fut délivré, et
Corée.
que la France, désormais rassurée contre les incursions des
Maures, put tourner son activité d'un autre côté.
Le refoulement des Maures sur la rive droite du Sénégal et
l'annexion du Oualo avaient complètement dégagé notre ca-
pitale Saint-Louis, mais Gorée, notre autre possession, restait
toujours exposée aux attaques de ses voisins, les petits rois
de Baol, du Sine, du Saloum. Refaire à Gorée ce qui avait
si bien réussi à Saint-Louis, c'est-à-dire renoncer à la défen-
sive, et non seulement soumettre ou réduire les voisins,
1. Le trnité est inséré daus les Annales sénégalaises, p. 403. — Cf. acte addi-
tiouuel du 5 juin 1879 {ici., p. 404).
112 LE SÉNÉGAL
mais encore augrnenter le territoire direct de la France, telle
était la politique qui s'imposait. Faidlierbe l'adopta résolu-
ment. Il eut le mérite, trop rare pour ne pas être signalé, de
persévérer, et la chance de réussir.
Notre situation aux alentours immédiats de Gorée était pi-
teuse. Les roitelets du voisinage ne se contentaient pas d'hu-
milier et de piller nos négociants, ils insultaient le drapeau
de la France. N'avaient-ils pas eu l'audace de nous défendre
d'élever des constructions en pierres! C'était assez dire que
notre occupation n'avait qu'un caractère provisoire, et que
nous n'étions que tolérés. Le fitor ou percepteur du roi de
Sine se signalait par son audace. Il s'était introduit par force
dans l'humble demeure de nos missionnaires à Joal, et l'a-
vait mise au pillage. A Rufisque, presque sous le canon de
Corée, un négociant français, M. Albert, et son serviteur
Tamba avaient été assassinés, le 7 décembre 1858, et, malgré
nos réclamations, ce crime, dont on connaissait pourtant les
auteurs, était resté impuni'.
Faidherbe venait d'obtenir que Corée, qui jusqu'alors avait
formé un gouvernement indépendant, fût mise sous ses or-
dres. Il chercha aussitôt à profiter de celte heureuse con-
centration de pouvoirs pour frapper un grand coup. Il an-
nonça donc qu'il entendait exécuter les clauses du traité
signé par le capitaine Ducasse en 1G79, et qui jusqu'alors
était resté à l'état de lettre morte. En vertu de ce traité,
la côte depuis Dakar jusqu'à l'embouchure du Saloum, sur
une profondeur de six lieues, devait appartenir à la France.
Comme en Afrique, et avec les souverains nègres, de pa-
reilles revendications ne sont sérieuses que soutenues par
les armes, Faidherbe se disposa en même temps à appuyer
par une vigoureuse démonstration les droits oubliés, mais
persistants, de la France. Le 3 mai 1859 il quittait Saint-
Louis, ralliait en passant les volontaires de Corée et débar-
quait à Dakar, dont il prononçait l'annexion (7 mai).
Rufisque et Joal étaient également annexés, et le 14 mai
une messe solennelle était célébrée dans la chapelle calho-
1. X., Expédition du Sine et du Saloum en 1859 {Tour du monde, 1861). —
Maob, les Royaumes de Sine et de Salown {llcvue maritime et coloniale, 1863.)
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 113
liquc, naguëre insultée. Partout les indigènes se pressaient
autour de nos soldats, et pas une protestation ne s'élevait
contre cette prise de possession.
Le 14 mai, au moment oii l'on célébrait à Joal la messe
d'action de giâces, nos patrouilles tombaient, tout à fait par
hasard, sur des cavaliers indigènes qui escortaient le succes-
seur du roi de Sine, jeune prince qui venait de commettre
un meurtre, et, suivant la coutume, se rendait à la mer pour
s'y baigner en expiation. Un combat s'eng-ag-ea, et nos soldats
donnèrent rendez-vous à leurs ennemis dans la capitale du
Sine, à Fatiko. Faidhcrbe se crut lié par la parole de ses offi-
ciers, et l'armée se mit en marche contre Fatiko. L'entreprise
était difficile. Nous n'avions que deux cent soixante-quinze
Français et trois cent vingt-cinq volontaires. Comme artille-
rie, nous n'emportions qu'un obusier mal monté, dont l'aiïùt
devait se briser à la troisième décharge. De plus, nous nous
engagions par une chaleur torride, dans un pays à peu près
inconnu, contre dos ennemis dont nous ignorions jusqu'au
nombre, et qui défendaient leur patrie. C'était une grosse
partie que jouait Faidhcrbe, mais il était résolu à tout ris-
quer.
Surpris dans la forêt do Fatiko par les cavaliers ennemis,
les Français furent d'abord repoussés. Déjà les volontaires
nègres avaient pris la fuite, et le roi du Sine se croyait as-
suré de la victoire. Mais Faidberbe avait gardé autour de lui,
comme réserve suprême, trente-cinq soldats de l'infanterie
de marine. Lancés à propos, ces braves eurent en un instant
rétabli le combat. Les cavaliers du Sine, malgré leur bra-
voure et leur attaque trois fois renouvelée, durent fuir à leur
tour. Ils n'avaient réussi à blesser que cinq de nos hommes,
et pourtant la fusillade avait duré plus d'une heure, à petite
portée; mais ces cavaliers tiraient au hasard des fusils de six
pieds de long, qu'il chargeaient de douze à quinze chevro-
tines, selon le degré de fureur qu'ils éprouvaient, tandis que
tous les coups de nos soldats portaient dans la masse de leurs
adversaires.
La victoire de Fatiko nous ouvrait le chemin de la capi-
tale. Faidhcrbe, afin de frapper l'imagination des indigènes,
lo
114 LE SÉ.NEGAL
ordonna de la détruire. Les huiles de paille qui la compo-
saient en grande partie devinrent la proie des flammes, et
c'est à la lueur de cet incendie que la colonne expéditionnaire
reprit la direction de Dakar.
Quelques jours plus lard le roi de Saloum, Samba-Laobé,
était ég-alement battu, et le fort de Kaolack construit sur son
territoire, afin de prévenir un retour olfensif de sa part.
Aussi bien, ces princes, effrayés par la rapidité de nos suc-
Cîis, ne cherchaient qu'à détourner notre colère. Les rois du
Sine, Boukarkilas, et de Saloum, et bientôt celui de Baol,
Tié-Yacim, s'empressèrent d'accepter nos conditions de paix'.
Non seulement ils nous cédaient tout le territoire compris
entre le cap Vert et la pointe Songomar, c'est-à-dire con-
sentaient à l'exécution du traité Ducasse, mais encore ils
acceptaient notre protectorat et promettaient de renoncer à
toute vexation contre nos compatriotes, nos sujets et nos
alliés. C'était un grand succès, rapidement obtenu, et qui
consolidait notre prise de possession d'un territoire important
autour de Corée.
Il est vrai que, dès 1861, deux de ces souverains, les rois
de Saloum et du Sine, reprenaient une attitude hostile; mais
le chef de bataillon Pinet-Laprade marchait immédiatement
contre le premier de ces souverains, remontait le Saloum,
s'emparait de sa capitale Kahoné" et lui imposait, avec une
forte rançon, la stricte exécution du traité de 1859. Se retour-
nant aussitôt contre le roi du Sine, il entrait dans sa nouvelle
capitale Diakao, et lui imposait les mômes conditions. Ces
souverains indigènes se trouvaient dès lors matés, et la
France n'avait plus à redouter de leur part aucune tentative
de rébellion.
Saint-Louis et Corée n'avaient plus rien à craindre. Autour
de ces deux capitales, directement protégées par des territoires
annexés à la métropole et administrés par nos fonctionnaires
et nos officiers, rinilucnce française pouvait en quelque sorte
rayonner et s'étendre au loin. C'était un premier et un incon-
1. Ces traités ont été insérés dans les Annales sc'nétjalaixcs, p. 406.
2. Traité du 8 mars 18G1. — 11 a été conlirnié expressément par uu nouveau
traité, le 13 septembre 1877.
ET LE SOUDAN NUANÇAIS 115
Icslablc succL'S. Faitlhcrbc trouva avec raison qu'après avoir
assuré rindépcndancc cl aug-mcnlô l'importance des deux
capitales sénég^alaiscs, il fallait autant que possible les rap-
procher, soit en créant entre les deux villes une chaîne non
interrompue de postes français, soit en annexant, ou tout au
moins en réduisant h l'obéissance le pays intermédiaire. Or
les cent cinquante kilomètres qui séparent Saint-Louis de
Corée sont compris dans la province indigène de Cayor, dont
le souverain ou damel était notre ennemi déclaré. Forcer le
damel à accepter nos conditions, ou conquérir le Cayor, tel
était le programme h exécuter.
C'est un pays fort étrange que le Cayor. On dirait une prin-
pauté féodale do l'Europe au moyen âge. Couverné par un
souverain absolu, mais dont l'avènement' au trône est sou-
vent marqué par de sanglantes révolutions; opprimé par une
aristocratie remuante, les liédos^ enneiifiis do tout travail
autre que la guerre; habité par des populations féroces et
fanatisées, le Cayor, par sa position géographique entre nos
deux métropoles sénégalaises, pouvait devenir un voisin
dangereux. C'était en outre un pays inconnu. Il n'est arrosé
que par des lacs et des marais, et couvert do forêts que l'exu-
bérante végétation des tropiques rend à peu près impénétra-
bles. Aussi, à travers ces fourrés épais oii manquaient l'eau
et les vivres, dans ce labyrinthe inextricable où il était si facile
de tendre des embuscades, la lutte, si on l'engageait, pou-
vait se prolonger indéfiniment. Faidhorbe ne reculait pas
devant cette extrémité, mais il aurait préféré les voies paci-
fiques. Il aurait voulu jeter à travers le Cayor une voie té-
légraphique, défendue par des postes fortifiés. C'était à son
avis le meilleur moyen d'assurer les communications entre
Saint-Louis et Corée, et en même temps de protéger les rares
Français qui s'aventuraient dans cette province inhospitalière.
1. Général FAionERBE, Notice historique sur le Cayor (Société de géographie
de Paris); 18S3.
2. Le souverain ou damel est toujours choisi daus une famille aj'ant la pré-
rogative royale, et les électeurs, qui ue peuvent briguer pour eux-mêmes le
pouvoir, ne sont qu'au nombre de quatre. Quand il est nommé, le damel
reçoit, comme symbole de ses pouvoirs, un vase dans lequel se trouvent des
graines de toutes les plantes cayoriennes, et il ne peut prendre possession du
trône qu'après une retraite de huit jours dans un bois sacré.
n3 LK SENEGAL
Il s'adressa donc au damel rognant, un jeune homme deving-l-
cinq ans nommé Biraïma, el lui demanda raulorisalion de con-
struire la ligne télég-raphique à travers son territoire (1859).
La réputation de Faidherbe était déjà fortement établie
dans le Cayor. En 1858, ayant eu à se plaindre des habitants
du N'diambour, province du Cayor voisine de Saint-Louis,
il n'avait pas hésité aies attaquer. Une marche rapide l'avait
conduit aux puits de Ngirick, oii il avait remporté un pre-
mier succès. Une vraie bataille s'était engagée en avant de
Niomré, la capitale de la province, et, malgré la résistance
désespérée des indigènes, nous avions remporté une victoire
complète. Le roi de Cayor avait aussitôt écrit à Faidherbe pour
le féliciter. Ce n'était pas tant notre victoire qui l'avait épou-
vanté que la rapidité avec laquelle avaient été conduites les
opérations. Faidherbe avait en effet imaginé, pour la circons-
tance, d'organiser un convoi de chameaux pour le transport
des bagages, et ces animaux avaient rendu de grands ser-
vices. Aussi Biraïma, tremblant déjà pour sa propre sécurité,
avait-il pris les devants et accablé de protestations le Fran-
çais vainqueur. Il s'empressa de satisfaire toutes ses demandes
et lui accorda aussitôt l'autorisation sollicitée pour rétablis-
sement de la ligne télégraphique.
Les tiédos de Biraïma avaient éprouvé les mêmes craintes
que leur damel; mais, couvrant leur pusillanimité sous le
spécieux prétexte du patriotisme, ils feignirent d'éprouver
une vive irritation de la prétendue trahison de leur maître, et
l'assassinèrent.
Macodou, le nouveau damel, retira aussitôt l'autorisation
accordée par son prédécesseur. Ce refus équivalait à une
déclaration do guerre. Faidherbe marcha immédiatement
contre lui, le battit en diverses rencontres (janvier 1861), et lui
imposa un traité onéreux', en vertu duquel, moyennant trois
chevaux et dix mille francs, le damel cédait à la France tout
le littoral sur une profondeur de dix kilomètres, et renonçait
à ses prétentions sur la province de Diander. A peine nos
troupes étaient-elles rentrées à Saint-Louis que Macodou
i. Traité du l<=f février ISGl [Annales séndjaiaiscs, p. 407).
ET I.E SOUDAN FRANÇAIS 117
dénonçait le Irai Le cl reprenait la campagne. Le gouverneur,
très irrité d'avoir été joué par ce tyranneau africain, envahit
de nouveau le Cayor et, le 11 mars 1801, remporta la grande
victoire de Uiati, à la suite do laquelle j\Iacoclou se voyait
forcé non seulement de ratifier h nouveau la première con-
vention, mais (le consentir h la création sur son territoire
des postes fortifiés de Lompoul, Mboro, Mbidgen, Gandiole,
Polou, Pont et Tliiès.
Le Cayor était donc entamé par la France, et tout semblait
annoncer notre prochaine domination, car cette malheureuse
province se trouvait en pleine décomposition. Damels se dis-
putant le pouvoir, liédos acharnés dans leurs querelles intes-
tines, populations horriblement foulées et n'attendant pour se
déclarer que l'apparition du drapeau tricolore, nous n'avions
pour ainsi dire qu'à laisser faire et qu'à fermer la main au
moment favorable. Notre tort fut peut-être de prendre trop
au sérieux les prétentions des damels opposés, et de ne pas
déclarer assez nettement nos intentions futures. Il semble
que nous ayons voulu ménager les susceptibilités nationales
en ne procédant que lentement à une annexion qu'il eût été
si facile de proclamer dès les premiers moments do notre
intervention. Nous eûmes également le tort de nous insinuer
dans les querelles intestines des damels, et le tort plus grave
encore, une fois que nous eûmes adopté une ligne de con-
duite, de ne pas y persévérer, et de passer sans raison d'un
allié à l'autre. De là do brusques ressauts, de là des contra-
dictions et des reculs inexplicables, de là des fautes qui com-
pliquèrent à plaisir la question du Cayor et retardèrent pour
de longues années l'annexion de cette province.
Un certain Madiodio s'était prononcé contre Macodou, et
ses partisans l'avaient proclamé damel (mai 1861). Faidherbe
se déclara en sa faveur, espérant que le protégé de la Franco
resterait fidèle à ses engagements; mais il avait compté sans
un parent du damel dépossédé, Lat-Dior, jeune homme de
dix-huit ans, élevé à Saint-Louis à l'Ecole des otages, qui
provoqua un soulèvement national, renversa Madiodio, et le
força à se retirer à Lampoul, sous la protection directe de
nos soldats.
118 LK SEiNEGAL
Le caplLainc Jaurégiiibcrry arriva aiissilôt dans le Cayor
(janvier 18G2)' et rétablit Madiodio; mais il commit la faute
de ne pas traiter Lat-Dior en ennemi, et se prêta à des pour-
parlers compromettants. Lat-Dior eut bientôt reconquis une
situation prépondérante, et, pour couper court à de nouvelles
révolutions, Faidherbe se vit obligé, en novembre 1862, de
rentrer dans le Cayor et d'y proclamer solennellement Ma-
diodio comme damel. Il est vrai qu'il se paya de ses services
en arracbant au malencontreux souverain le traité du 4 dé-
cembre 1863, par lequel les quatre provinces de Ndiambour,
Mbaouar, Andal et Saniakor étaient détachées du Cayor et
annexées à la France.
Lat-Dior protesta contre cette cession, et devint du jour
au lendemain le héros de la résistance nationale. Les plus
aguerris d'entre les tiédos le rejoignirent, et tous ceux des
indigènes qui croyaient encore à la possibilité de défendre
leur autonomie contre la France se groupèrent autour de lui.
Lat-Dior commença aussitôt contre nos soldats une guerre
de surprises et d'embuscades oij il n'avait pas toujours le
dessous, et qui risquait, en se prolongeant, de devenir dange-
reuse. Faidherbe résolut d'en finir avec cet insaisissable
adversaire. Un de ses plus brillants officiers, le capitaine
Lorans, fut chargé de la poursuite ; mais il commit la faute
de ne pas attendre les renforts annoncés, et entra en campa-
gne seulement avec cent quarante soldais réguliers et les vo-
lontaires de Madiodio. Lat-Dior avait réuni des forces supé-
rieures. Il surprit notre petite armée le 30 décembre 1862, à
Ngolgol, et bientôt « tout le monde comprit qu'il n'y avait
plus qu'à mourir dignement. Le capitaine Lorans et le capi-
taine de tirailleurs Chevrel, démontés tous les deux, et ce
dernier blessé, assistèrent stoïquement, jusqu'à ce qu'ils fus-
sent tués eux-mêmes, à la destruction de leurs hommes, tirail-
leurs et ouvriers, qui combattirent jusqu'au dernier soupir.
Les sept canonniers et l'adjudant Guichard se firent hacber
sur leurs pièces. » Vingt-neuf hommes, dont trois officiers,
<?chappèrent seuls à la mort.
1. Traité du 2 février 18G2 [Annales sénégalaises, p. 408).
KT LI-: SOUDAN FRANÇAIS 119
La défaite de Ngolgol eut un relcntisscmenl extraordinaire
au delà même du Gayor. Du jour au lendemain Lat-Dior se
trouva le chef incontesté de toute la région, et tous les mé-
contents se g-roupèrent autour de Un. 11 eut bientôt rassem-
blé une armée considérable, et vint nous provoquer jusque
sur noire territoire.
Le colonel Pinet-Laprade fut chargé par Faidhcrbe de
rabattre son orgueil. Les troupes se concentrèrent sous ses
ordres, et, le 12 janvier 18G4, une bataille décisive s'enga-
gea à Loro. Lat-Dior n'avait pas oublié les leçons qu'il avait
reçues à Saint-Louis. Il avait pris d'assez bonnes dispositions.
« Les fantassins étaient à couvert derrière une haie d'eu-
phorbes qui couronnait les bords les plus avancés d'un pla-
teau au centre duquel se tenait Lat-Dior avec une forte ré-
serve, de telle sorte que le vallon que nous avions à franchir
était admirablement battu par la mousqueterie de l'ennemi ;
sur les ailes de cette position se tenait une nombreuse cava-
lerie*. )» Mais noire artillerie décida la victoire. Près de cinq
cents cadavres jonchaient le champ de bataille. La pour-
suite fut poussée jusqu'à quatre lieues. L'horizon était em-
brasé par les incendies allumés dans tous les villages. La co-
lonne victorieuse alla rendre les derniers devoirs aux victimes
de Ngolgol et rentra à Saint-Louis, laissant le Gayor pacifié
et notre protégé Madiodio seul maître du pays.
Mieux aurait valu profiler de l'ascendant que nous donnait
la victoire do Loro pour prononcer purement et simplement
l'annexion du Gayor. On avait conseillé au gouverneur cet
acte de vigueur. Il ne se crut pas assez fort pour l'exécuter,
et rendit à notre protégé Madiodio son trône et son terri-
toire. Aussi bien, il ne tarda pas à reconnaître sa faute, car
Madiodio, par sa mauvaise adminislralion, provoqua un sou-
lèvement général. Devenu gouverneur, Pinet-Laprade le dé-
posa et, cette fois, prononça l'annexion de Gayor (18G6). Gette
annexion, nous le verrons plus tard, ne. devait pas être défi-
nitive. Ge n'en était pas moins un acte de politique ferme et
intelligente. Saint-Louis et Corée se trouvaient maintenant
1. Annales séndr; alaises, p. 313.
120 LE SÉNÉGAL
réunies non plus par une ligne de poslcs fortifiés, mais par
un Icrriloire dircclcmcnt soumis. Nous n'avions plus en Afri-
que seulement deux comptoirs isolés, mais plusieurs provin-
ces unies et soudées les unes aux autres, dont les habitants
avaient accepté facilement notre domination. L'Afrique occi-
dentale française était fondée. Il ne lui restait plus qu'à
grandir, qu'à se développer, et ces beaux résultats, si ra-
pidement obtenus, étaient dus à l'administration habile et
à la politique raisonnéc de l'éminent gouverneur de Saint-
Louis.
A cette domination naissante manquait encore le prestige
d'une grande victoire, dont la renommée dépasserait les limites
du Sénégal et rendrait populaires en France les exploits de
nos troupes sénégalaises. Cette victoire, nous allions la rem-
porter contre le fondateur d'un empire africain, auquel ne
manquaient ni les talents ni même le génie, et dont les des-
cendants possèdent encore sur les rives du Niger d'impor-
tantes possessions. Pour comprendre cette lutte décisive, il
est nécessaire de revenir en arrière, et d'appeler l'attention
sur des événements presque contemporains, qu'on a peut-être
oubliés, mais dont les conséquences durent encore.
Vil
GUERRE CONTRE LE PROPnfiTE A L-H AD JI-OMAR
ET SES SUCCESSEURS
Depuis que Mahomet a déclaré que le plus saint des de-
voirs était d'exterminer les infidèles, les croyants de l'Islam
n'ont pas cessé de lutter contre les chrétiens. Entre les deux
religions toute conciliation semble impossible. Depuis le jour
où se sont rencontrés et heurtés pour la première fois disci-
ples (lu Christ et sectateurs du Prophète, et quel que soit l'en-
droit où ils se sont rencontrés, aux rives du Jourdain ou à
celles du Chéliiï, dans les plaines du Danube ou sur les
sierras espagnoles, une lutte inexpiable s'est engagée entre
KT LE SOUDAN KRAiNÇAIS
121
les deux croyances. On n'ignore pas, d'un autre côté, qu'à
l'heure actuelle s'opère dans le maliométismc une sorte de
renouveau. 11 y a, en quelque sorte, recrudescence de vitalité.
Il semble que la foi des croyants se ranime et que leur ardeur
se réveille. C'est en Afrique surtout, et depuis un demi-siècle
environ, que ces progrès du mahométismc sont vraiment
extraordinaires. Les Africains se convertissent en masse.
De proche en proche, des missionnaires, qu'on croit sortis de
Indij,'cae du haut fleuve.
Bokkara ou de Samarcand, répandent en Afrique la parole
nouvefle. Leur éloquence, l'austérité de leur vie, la confor-
mité de leurs préceptes avec les instincts et les nécessités des
races africaines, produisent sur ces peuples enfants la plus
vive impression. De proche en proche, les missionnaires mu-
sulmans font des prosélytes. Ils sont déjà parvenus à l'Atlan-
tique. Les tribus sénégalaises ont été entamées. Elles ont
rompu avec leur grossier fétichisme, et embrassé, avec toute
l'ardeur qui caractérise les néophytes, la religion nouvelle.
Dès ce moment les Français ne furent plus à leurs yeux seu-
le
122 LE SÉiXÉGAL
lemcnt des étrangers, mais plus encore des chiens de chré-
tiens, des keffirs, qu'il fallait exterminer ou jeter à la mer.
Un Sénégalais, un certain Omar, né vers 1797 à Aloar, près
de Podor, dans le Fouta-Toro, résolut d'exploiter ces haines
religieuses, et de fonder, à l'aide des fanatiques qu'il recru-
terait, une vaste principauté dont il se proclamerait le chef.
Omar appartenait à la caste torodo, qui seule jouit du privi-
lège de donner des almamys au Fouta; mais c'était moins
sur sa naissance qu'il comptait que sur une prétendue mission
divine dont il se disait investi. De bonne heure il s'était
signalé par sa dévotion et son intelligence. On raconte qu'un
vieux marabout, ayant interrogé Omar, fut émerveillé de-ses
réponses et dit aux assistants : « Regardez bien cet enfant :
ce sera notre maître à tous. » Bientôt se groupèrent autour
de lui un certain nombre de talibés ou élèves, qui ne tardèrent
pas à lui attribuer des pouvoirs surnaturels. Ne racontaient-
ils pas gravement qu'Omar n'était soumis à aucune des
nécessités de la vie, qu'il était indifférent à la fatigue, qu'il
pouvait rester indéfiniment sans manger ni boire? Aussi sa
réputation de sainteté était-elle si bien établie, qu'en 1823
il n'eut qu'à se présenter à Saint-Louis pour obtenir des fer-
vents musulmans de la cité française les fonds nécessaires
pour exécuter le lointain voyage de la Mecque. Omar par-
lit donc pour les sanctuaires de l'Islam ; mais il préparait
déjà son retour, car il avait partout fait répandre le bruit
que Jésus devait s'incarner de nouveau, et cette fois sous
les traits d'un noir. En effet, une sorte de légende se forma
bientôt; et lorsque Omar reparut au Sénégal, quelques années
plus tard, ses partisans annonçaient hautement qu'il était le
réformateur annoncé et qu'il n'y avait plus qu'à lui obéir.
A son retour de la Mecque, dont il rapportait le titre vénéré
à'Al-IIadji, le pèlerin, Omar avait d'abord séjourné dans le
Bornou et le Ilaoussa. Bien vu par les souverains, respecté
par le peuple, il avait établi un fructueux commerce d'amu-
lettes et de reliques, et rapidement acquis une grande for-
tune. Il s'imagina trop vile que le moment était venu de
réaliser ses projets ambitieux, et prccba ouvertement la
réforme dans la vallée du Niger, et spécialement à Ségou.
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 123
Or les Bambaras de Ségon, tous félichisles, n'éprouvaient
que de la répulsion pour Flslam. Omar fut arrêté comme
perlurbalour et retenu en prison. Il réussit à s'échapper et
chcrclia un refuge dans le Foula-Djallon. BanLoura fut sa
première slation. C'est là qu'il prêcha le retour aux principes
rigoureux de l'Islam, l'abolilion des grisgris et la révolte
conlre l'oppression des familles féodales. Il eut bienlôt réuni
autour de lui de nouveaux fidèles, qui se rappelèrent très à
propos que l'incarnation de Jésus dans un marabout nègre
avait été annoncée, et, bien que le prophète ne les y eût pas
autorisés, laissèrent entendre qu'Omar n'élait autre que Jésus
revenu sur la terre pour la glorification de la race nègre. Le
prophète ne négligeait pas pour autant ses intérêts tempo-
rels. Il faisait un grand et fructueux commerce, amassait de
la poudre, des armes, et entassait des approvisionnements
dans Banboura, oi!i il construisait une redoutable citadelle.
Ce fut en 1846 qu'il se décida à dévoiler ses projets ambi-
tieux et à tourner vers le nord et vers l'ouest sa dévorante
activité. Après s'être assuré du concours de nombreux tali-
bés, et de tous ses compatriotes, les braves et féroces Tou-
couleurs, il se mit en campagne, prêchant la guerre sainte
contre les infidèles. Il commença par s'assurer la possession
de la forte place de Dinguiray, ville frontière du Fouta-
Djallon, d'oii il pourrait surveiller à la fois la vallée du Niger
et celles de la Gambie et du Sénégal ; puis il vint mettre le
siège devant Tamba, la capitale du Djallon-Kadougou. Le
chef de Tamba était un barbare, qui passait pour invincible.
A^oyait-il'des vautours planer : « Il ne faut pas, disait-il, que
les vautours de mon père manquent de nourriture. » Et il fai-
sait aussitôt dépecer par le bourreau un de ses captifs. Ce
tyran s'honora par une résistance de six mois. Tamba fut
enfin emporté, le butin partagé et les prisonniers massacrés.
Omar, vainqueur, achève alors la conquête du Bourô parla
prise de Goufoudé et se tourne contre les Malinkés du Bam-
bouck. Comme il promettait à ses soldats les biens de ce
monde, et, s'ils venaient à succomber dans la lutte, les délices
du paradis de Mahomet, il eut bientôt réuni tous les fanati-
ques et tous les bandits de l'Afrique occidentale. La horde
124 LE SENEGAL
sanguinaire ravagea impitoyablement le Bambouck, c'est-à-
dire la riche et fertile région qui s'étend entre le Sénégal et
la Falémé. Pas une chaumière ne resta debout. Tout fut rasé
ou brillé, et la population massacrée et réduite en servitude.
Ce n'était pas uniquement par cruauté que ces terribles
agents de destruction accomplissaient leur œuvre : c'était
surtout par système. La terreur et le pillage étaient leurs
moyens de domination. Ils n'essayaient pas de convertir les
vaincus : ils les exterminaient. Omar avait divisé son armée
en trois corps. Le premier descendait le Sénégal, le second la
Falémé, et le troisième traversait le milieu du pays, entre les
deux fleuves, de manière à ce que pas une case, pas un être
vivant ne pût échapper. Quelques années plus tard, en 1859
et 18G0, un de nos officiers les plus distingués, le lieutenant
Pascal, parcourait le Bambouck* et retrouvait les traces de
cette dévastation S3'stématique. « Je passai successivement
à Karré-Fattendi, Karé et Alinkel, lisons-nous dans sa rela-
tion. Ces trois villages, riches autrefois, sont presque entiè-
rement dépeuplés ; à peine y trouvai-je quelques pauvres
diables pour me renseigner et me parler de leur pays. L'éton-
nement que leur causait ma venue les faisait fuir à mon
approche; mais, bientôt rassurés, tous s'ofl'raient pour me
montrer l'or sur les bords de la rivière, et, mettant en moi
leur confiance, ils n'espéraient, me disaient-ils, qu'en la
venue des blancs. Partout on ne rencontre que des ruines, qui
contrastent péniblement avec la richesse du sol couvert de
cultures, surtout sur la berge de la rivière, oîi la terre con-
serve plus longtemps la fraîcheur. Les ravages encore récents
d'Al-IIadji avaient distrait les habitants de leurs occupations
habituelles, et les avaient contraints à demander à la fécon-
dité de la terre les moyens d'existence que leur donnaient
autrefois les dépôts aurifères de la Falémé. » Le lieutenant
de vaisseau Mage, qui, plus tard encore, de 18G3 à 186G,
parcourait le même pays, en déplorait également la ruine :
« Pendant trois jours, une espèce de désert. C'était le pays
de Bafing; à chaque pas nous marchions sur des ruines qui
1. Pascal, Voyarjcau l\amhoiickct retour à Dakel {Tour du monde, 1SS3).
ET LE SOUDAN FIIANÇAIS 125
atteslaienl à la fois l'ancienne prospérité du peuple et le pas-
sage (lu fanatisme musulman. Quelquefois aussi nos chevaux
foulaient une herbe plus grasse, un sol plusnoir, et d'horribles
débris : des crânes blanchis au soleil, des ossements brisés,
dispersés sous la dent des hyènes ou sous le bec des vautours,
nous révélaient la cause de cette végétation. Ce n'était pas
un cimetière, c'était un lieu de massacre. »
Omar, après avoir ravagé le Bambouck, se rejeta au nord
contre le Kaarta, dont il Ht un désert. Il traita de même le
Nioro et le Khasso, pendant que ses lieutenants cherchaient
à soulever contre nous le Fouta et le Bondou, afm d'isoler nos
postes et de les réduire successivement. Après ces exploits
faciles, qui lui avaient valu une sinistre réputation, Omar se
décide enfin à entrer en lutte avec la seule puissance capable
de lui résister, avec la France, et brusquement vient mettre
le siège devant le petit fort de Médine, sur lequel flottait
depuis quelques mois le pavillon tricolore. Sous les murs de
ce fortin allait échouer sa fortune.
Il semble que le prophète ait longtemps hésité à commen-
cer les hostilités contre la France. Il chercha d'abord à nous
rassurer sur ses secrets desseins. Dès 1847 il fit proposer son
alliance au gouverneur du Sénégal, de Grammont. Plus tard
il renouvela sa tentative auprès du gouverneur Protêt. Il leur
demandait des armes, des munitions, surtout des officiers;
mais il ne cherchait ainsi qu'à gagner du temps, et qu'à orga-
niser des forces assez redoutables pour lutter contre nous. En
réalité il essayait déjà de soulever contre nous les musulmans
du Sénégal et de faire payer à nos tributaires la djézia ou
contribution religieuse prescrite par le Coran. Bientôt même,
encouragé par ses succès, il ne garda plus de ménagements, et
attaqua les négociants français. En 1854 il avait môme écrit
aux gens de Bakel, qui s'étaient plaints d'avoir été opprimés
et pillés par ses lalibés, que « qui n'était pas pour lui était
contre lui », et c'était pour démontrer le bien fondé de celte
fière déclaration qu'il se décida, en 1857, à attaquer notre
allié le chef de Médine, Sambala, et en même temps la '
France, qui le protégeait.
Faidberbe n'avait pas attendu cette attaque directe pour
12G LE SÉNÉGAL
prendre ses précautions contre le prophète. Loin de renon-
cer, comme le lui conseillaient quelques colons trop timides,
à nos postes avancés sur le fleuve, il voulait au contraire les
renforcer et même les augmenter, en construisant un nou-
veau poste au delà de Bakel. En effet, le 7 septembre 1835,
il quittait Saint-Louis avec un personnel nombreux de tra-
vailleurs et do soldats, achetait, à cent soixante kilomètres
de Bakel, à plus de mille kilomètres de la capitale, un ter-
rain à Médine', terrain qui appartenait à notre allié le roi
du Khasso, Sambala, mettait tout de suite ses ouvriers en
chantier, et en vingt-deux jours le fort était construit, appro-
visionné, pourvu de quatre canons et d'une petite garnison,
sous les ordres d'un homme énergique, le traitant mulâtre
PaulIIolL
En élevant ainsi le fort de Médine en plein pays ennemi,
Faidlierbc affirmait la résolution de la France de ne pas re-
noncer sans lutter à la prépondérance dans la vallée du Sé-
négal. 11 passait de la défensive h l'offensive et montrait aux
Africains que la France était désormais déterminée à les pro^
léger contre tous les envahisseurs. La fondation de Médine
était donc un acte politique de grande portée. Les Nègres,
terrorisés par les bandes d'Omar, le comprirent si bien qu'ils
vinrent en foule demander notre protection. Sambala, l'ancien
possesseur de Médine, fit même une démarche bien significa-
tive. Avec ceux de ses sujets qui avaient échappé aux massa-
cres du prophète, il bâtit auprès de notre citadelle un village
cl un tata, grossière fortification en pierres et en terre, et an-
nonça qu'il était disposé à se battre et à mourir à nos côtés.
Le prophète, de son côté, comprenait la nécessité de sanc-
tionner par un acte éclatant la légitimité de sa mission. S'il
parvenait à s'emparer de Médine cl à battre les chrétiens, il
pouvait tout attendre de l'avenir. Vaincu, au contraire, la
croyance à son apostolat était, sinon détruite, au moins fort
ébranlée. C'était donc une partie décisive qui allait se jouer
i. Médine est bâtie à l'eadroit où le Sénégal cesse d'ôtre navigable à l'épo-
rpie des crues. Il est tout prés de Caiguoii, où André Brue avait voulu cons-
li iiirc un fort, qui lui permettrait de péuélrcr dans les hautes vallées du
ilcuvc. — Voir Caiihèue, le Siège de Médine {licvue coloniale, 2» série, t. XIX).
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 127
SOUS les murs do Mudinc. Longlcmps il cacha ses projels, car
il voulait paraître avoir la main forcée ; mais il établit son
camp prés de Médino, à Koniakari, et dans ses entreliens pri-
vés, dans ses prédications du vendredi, ne cessa de surexci-
ter contre la France la haine des lalibés, et de leur montrer
comme une insulte à leur foi et une menace à leur sécurité
notre drapeau flottant sur les murs de Médine. Les plus exal-
tés des talibés le prièrent de les conduire au combat. Omar
refusa, prétendant que l'heure n'était pas encore venue; mais
il réunissait ses meilleurs soldats, faisait construire des
échelles de bambou et accumulait les munitions et les appro-
visionnements. Il continuait en môme temps ses prédications
fanatiques. Bientôt il feignit de ne plus pouvoir résister à l'en-
traînement général, et permit à ses lieutenants do se lancer
contre la ville maudite. Il est vrai que, se défendant toujours
de pousser son armée au combat, il ne voulut pas assister au
siège, et resta à Sabouciré.
Le 19 avril 18S7, l'avant-garde d'Omar paraissait sous les
murs de la place. Dès le lendemain arrivait le gros de l'ar-
mée, vingt mille fanatiques déterminés à sacrifier leur vie
pour assurer le triomphe de l'Islam. Le prophète avait con-
lié les échelles d'assaut aux plus braves, et ne leur avait épar-
gné ni les encouragements ni les promesses. Ne leur avait-il
pas annoncé, à mots couverts, il est vrai, que les canons
des keffirs ne partiraient pas! Contrairement à l'habitude
africaine, ils s'avançaient silencieusement et par masses
profondes. Ils s'étaient partagés en trois colonnes de force
inégale : la première, la plus redoutable, devait attaquer le
fort; la seconde le village, et la troisième devait faire une
diversion sur la face ouest du poste.
Paul IIoU n'avait sous ses ordres que sept Européens,
vingt-deux soldats noirs, et une trentaine de laptols, mais
tous déterminés et résolus. Le commandant joignait même
à son patriotisme une passion religieuse qui décuplait son
ardeur : catholique romain, il croyait continuer la croisade
en luttant contre les musulmans. Il avait, au-dessous du dra-
peau français, fait broder l'inscription : « Pour Dieu et la
France! Jésus! Marie! » Aussi avait-il fait passer dans le
128 ÏAi SÉNÉGAL
cœur de ses hommes la résolution qui l'animait. Lorsque la
première colonne des assiégeants se présenta, il la laissa
s'avancer et la mitrailla presque à bout portant. Les assail-
lants, un instant ébranlés, reprirent leur marche en avant,
d'un tel élan, que plusieurs d'entre eux parvinrent à se hisser
jusqu'à la crête du mur; mais ils furent tous tués. Pendant
plusieurs heures, le feu de nos soldats ouvrit de larges trouées
dans leurs rangs; mais ils ne reculaient pas, et bravaient la
mort le sourire aux lèvres. L'attaque, commencée au point
du jour, ne se termina que vers les onze heures, et encore
les assaillants cédèrent-ils à la fatigue plutôt qu'au découra-
gement. Au même moment, la seconde colonne était repous-
sée par notre allié Sambala, et la troisième ne pouvait exé-
cuter le mouvement prescrit.
C'était un grand succès pour les défenseurs de la place;
mais Omar, maintenant que la lutte était engagée, bien que
sans son aveu, pouvait dès lors agir par lui-même. Quoique
découragé par cet échec, il prit sur lui de cacher sa profonde
déception et ranima les courages défaillants: « Vous avez
engagé le nom de votre Dieu, leur disait-il II faut main-
tenant ne pas le laisser tourner en dérision par les keffirs.
Il faut venger ceux qui sont morts pour la foi. » Médinc vit
donc de nouveau l'ennemi sous ses murs. Seulement le siège
fut converti en blocus, et la citadelle fut étroitement investie.
Les assaillants essayèrent d'abord de prendre Médine par
la soif. Ils réussirent à s'emparer d'un îlot sablonneux qui
dominait le fleuve. Or la place lirait toute son eau du fleuve.
Paul IIoll fit armer l'embarcation du poste. On la blinda avec
des peaux de bœuf que les balles ennemies ne pouvaient
traverser, et le sergent Dcsplat, avec une quinzaine de lap-
tots, finit, après un combat acharné, par reprendre ce poste.
Pendant plusieurs jours l'îlot devait être entouré par de nom-
breux caïmans, attirés par l'odeur des cadavres.
Omar, rendu furieux par ce nouvel échec, ordonna un
second assaut. 11 s'agissait cette fois d'une attaque de nuit.
Les musulmans semblaient peu disposés. Plusieurs d'entre
eux ne voulaient pas se charger des outils destinés à détruire
les murs du tata et du fort. Aussitôt Omar se précipite en
ET LE SOUDAN FRANÇAIS
12a
avant, portant sur ses épaules les outils dont ne voulaient
pas SCS soldats, et poussant son cri de guerre : « Dieu est
Dieu, et Mahomet est son prophète! » Ses guerriers, honteux,
le suivirent; mais les assiégés étaient sur leurs gardes, et,
après un combat très vif, réussirent à se maintenir sur leurs
positions. Il est vrai que c'était leur dernier effort, et qu'ils
n'auraient pu soutenir un troisième assaut. Par bonheur
pour eux, Omar ignorait leur épuisement, car il n'aurait pas
hésité à lancer de nouveau ses compagnons contre la cita-
delle française, et il se contenta de prescrire un blocus rigou-
Bambara».
rcux, espérant que la famine ou le manque de munitions
aurait bientôt raison des défenseurs de Médine. Cette tactique
était la meilleure. Notre commandant, Paul IIoU, qui en
connaissait les dangers, avait expédié des courriers à tous les
postes; il avait également écrit pour demander des appro-
visionnements, mais aucun secours ne lui était annoncé. Les
assiégeants resserraient leurs lignes d'investissement et cou-
paient toute communication avec le dehors. Dès la fin de
mai, les vivres étaient rares. IIoU mit en commun toutes les
subsistances et réduisit tout le monde à la ration. Les ara-
chides constituaient la principale ressource; mais comme le
bois manquait, au lieu de les brûler, il fallait se résigner à.
17
130 I.E SÉNÉGAL
les manger pilécs et mouillées. Depuis longtemps le vin et
reau-de-vic avaient disparu, la farine et le biscuit étaient
avariés. Chaque jour les assiégeants se rapprochaient des
murs et s'efforçaient, par leurs menaces, de décourager les
intrépides défenseurs du fort. Ils cherchaient aussi à semer
la division et la défiance, car ils promettaient la vie sauve
à tous, à l'exception des Européens et de Sambala. Ce n'é-
taient pas de vaines menaces. On connaissait, pour l'avoir
éprouvée, la férocité des soldats d'Omar, et, pour peu que
les renforts espérés tardassent davantage, Médine succombe-
rait fatalement.
La poudre manqua bientôt. On s'en procura de fort mau-
vaise en vidant un certain nombre d'obus. Les soldats étaient
pour la plupart réduits à un seul coup. Les volontaires et
Sambala lui-même venaient fréquemment demander des
munitions au commandant, qui se contentait de leur répon-
dre: «J'ai là, dans ce magasin, beaucoup de poudre ; mais
n'avons-nous pas tué assez d'ennemis? L'air en est empesté.
Attendez le jour du combat, et n'ayez peur. La délivrance
approche! » Cependant, à part lui, Paul IIoll savait que le
fort, dépourvu de vivres et de munitions, ne tiendrait plus
longtemps. Déjà ses hommes ne pouvaient plus supporter les
gardes et les veilles, et près de six mille Africains entassés
dans le tata mouraient de faim et de misère. Déterminé à
ne pas capituler, lïoU ht part do sa résolution au sergent
Desplat, et tous deux convinrent de mettre le feu aux der-
nières munitions quand ils verraient Tennemi pénétrer dans
la place.
Le 18 juillet il n'y avait plus à Médine de vivres que pour
quelques heures, — et quels vivres! — lorsque de sourdes dé-
tonations retentirent au loin. La petite garnison courut aux
murs, tout enfiévrée d'espoir. Bientôt on croit voir des cos-
tumes européens. Plus de doute, ce sont les libérateurs!
Faidherbe, en effet, à la première nouvelle de l'investisse-
ment, avait ordonné au vapeur le Guet-Dnar de porter à
Médine des renforts et des munitions; mais les eaux du
tleuve étaient basses, et le navire ne pouvait avancer. Fai-
dherbe réunit alors deux à trois cents hommes, quitte Saint-
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 131
Louis sur le Basilic, rallie en passant le Guct-Dnar, et court
h Médinc. Par bonheur, les eaux avaient monté, et les paque-
bots passèrent.
C'était un acte singulièrement hardi que de se heurter
^insi avec une poignée de soldats contre toute une armée,
que les calculs les plus modérés portaient au moins à vingt-
cinq mille hommes. En aval de Médine, face h face, sur les
deux rives du fleuve, se dressent deux gigantesques rochers,
les Kippes, qui semblent comme une écluse dans l'ouver-
(ure béante do laquelle le fleuve se précipite avec rapidité.
Omar avait fait occuper ces roches par un corps nombreux,
dont les feux plongeants arrêtaient tout navire en marche.
Tenter de forcer ces deux redoutes naturelles était bien dan-
gereux. Faidhcrbe imagina de débarquer tout son monde sur
la rive droite et d'attaquer le Kippe de cette rive. Les enne-
mis ne s'attendaient pas à cette attaque audacieuse et s'en-
fuirent en désordre. Aussitôt un obusier est installé, dont les
coups, bien dirigés, frappent le Kippe de la rive gauche et en
délogent l'ennemi. Au même moment, le Basilic forçait le
-passage, et, à la vue de nos soldats, IloU et Sambala ordon-
naient une sortie générale. « Do la poudre! de la poudre!
réclame lo chef nègre. — H y a longtemps que je n'en ai
plus, réplique le commandant do Médine. — Et ce magasin
qui en était plein? — Qu'aurais-tu fait si je t'avais avoué
ma pénurie? — Los blancs sont habiles; lu as bien fait. Je
le remercie. » Quelques instants après, les assiégeants, pris
entre les baïonnettes des assiégés et les balles de l'armée
libératrice, se débandaient, et Faidherbo, pénétrant dans le
fort, s'assurait par lui-même de ce qu'il avait fallu d'énergie
aux défenseurs de la place pour résister, du 19 avril au
48 juillet, à un ennemi si déterminé. « Les environs du poste
offraient l'aspect d'un charnier. Aucun ossemont n'avait été
enlevé depuis le commencement du siège. A l'intérieur du
village, le tableau était encore plus désolant. Toute une
foule affamée, en guenilles; des enfants, des vieillards sur-
tout, pouvant à peine se traîner, entassés, grouillant au
milieu des immondices, et n'ayant môme pas la force do
remercier ceux qui venaient les délivrer. Certes, le secours
132 \Al SÉNÉGAL
élait arrive bien juste à temps M » Le prestige du prophète
n'en était pas moins à tout jamais détruit. Celui de la France,
au contraire, ne devait cesser de grandir.
Faidhcrbe, en effet, poursuivait le cours de ses succès. Cinq
jours après la délivrance de Médine, il livrait bataille à toute
l'armée d'Omar et lui enlevait un immense convoi. Le pro-
phète ne voulut plus tenter la fortune contre le chef aux qua-
tre yeux, Lamdo diom giiitte naii, ainsi qu'il avait surnommé
Faidherbo, à cause des lunettes que portait le gouverneur, et
s'enfonça dans le Natiaga, sous prétexte d'aller chercher des
vivres, 11 revenait dans le Fouta l'année suivante, quand il ap-
prit le retour à Saint-Louis de son redoutable adversaire; mais
il n'osa pas s'attaquer à nos postes, bien organisés et solide-
ment défendus. En avril 1859, les forts de Matam et de Bakcl
le saluèrent même de quelques obus; mais il ne répondit pas
à ces provocations. Un jour pourtant, en mai 1839, il trouva
au confluent de la Falémé un brick français, le Pilote.
Croyant que c'était une proie facile, il ordonne de tirer sur
le cùble qui l'attache au rivage. Le navire approche; mais
soudain le canon tonne, et la mitraille éclaircit les rangs
ennemis. Omar jura de ne plus s'attaquer aux keffirs fran-
çais. Il s'enfonça en effet dans l'est, et passa de la vallée du
Sénégal dans celle du Niger.
De grandes destinées lui étaient réservées sur ce nouveau
théâtre d'opérations. Le roi de Ségou, Ali, s'imagina, bien à
tort, qu'il lui suffirait pour repousser Omar d'envoyer contre
lui quelques-uns de ses lieutenants. Ils furent tous battus.
Omar, changeant de tactique, et résolu à fonder dans cette
ricbe vallée le grand empire africain qu'il voulait pour lui et
pour les siens, se porta aussitôt contre le souverain, dont il
s'était promis la chute. Afin d'être plus libre dans ses mouve-
ments, il avait abandonné comme bouches inutiles les femmes
et les enfants qui suivaient l'armée. Plusieurs milliers de ces
malheureux moururent de faim dans ce pays ruiné par la
guerre. Le lieutenant Mage, en 1800, recueillait à JMakhana
plusieurs centaines de ces infortunées victimes. Suivi par un
1. i'iETiii, les Français au M'jer, p. 04.
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 133
troupeau de femmes, qu'on chassait Ions les. soirs comme des
chiens affamés, le prophète précipite sa marche, s'empare de
la place forte d'Oïtala, entre à Sansandig, dont les portes lui
sont ouvertes par des traîtres, repousse une armée que le roi
du Macina envoie au secours d'Ali, et fait son entrée à Ségou.
Il y trouve des armes anciennes, des meubles, et beaucoup de
pendules qui sans doute avaient été apportées par les négo-
ciants du Sénégal ou de Sierra-Lconc. On détruisit impitoya-
blement, comme sacrilèges, tous ces produits de l'industrie
européenne, et le conquérant s'installa dans sa nouvelle capi-
tale. Ahmadi-Ahmadou, le roi du Macina, très inquiet du voisi-
nage, ne tarda pas à déclarer la guerre au nouveau souve-
rain. Omar s'était préparé à cette lutte suprême. Avant d'entrer
en campagne, il envoie à Dinguiray toute sa famille, installe
à Ségou son fils Ahmadou, auquel il laisse, avec les insignes
du pouvoir, deux de ses quatre canons, puis marche contre
son redoutable ennemi. Deux grandes batailles furent livrées.
Dans le dernier combat qui eut lieu, à la fin de juin 18G2,
Ahmadi-Ahmadou, voyant que ses efforts ne pourraient rallier
l'armée, s'élança en avant, et, s'ouvrantun passage au milieu
des talibés, planta trois lances dans la poitrine de trois chefs,
en s'écriant : «Pour mon grand-père, pour mon père, pour
moi! » C'étaient en effet les lances de sa famille dont il s'é-
tait armé pour ce combat suprême. Tant d'héroïsme fut inu-
tile. Il fut obligé de s'enfuir, et quand il fut repris, quelques
jours après la bataille, Omar ordonna de l'étrangler.
Maître du Ségou, du Macina, du Bambouck, Omar possé-^
dait alors un empire qui s'étendait de Médine et du Fouta-
Djallon à Tombouclou. Celte ville tomba môme entre ses
mains en 18G3. Tousses rêves n'étaicntjils pas réalisés? N'é-
tait-il pas le maître incontesté d'un immense territoire, où
sa volonté avait force de loi? Pourtant cette grandeur était
éphémère, et les populations soumises n'avaient accepté
qu'avec répugnance la domination étrangère. En 1863 éclata
dans le Macina une formidable révolte. Omar fut cerné dans
la ville d'IIamdallahi. Longtemps il résista, mais finit par être
tué dans une sortie. Le mystère de sa mort n'a jamais été
éclairci. Lorsque le lieutenant Mage fut envoyé en mission
134 LE SÉNÉGAL
à Ségou, en février 18G4, on était depuis neuf mois sans nou-
velles du prophèle. Son fils Ahmadou aiïeclait une confiance
qu'il ne ressentait pas et annonçait son prochain retour. Les
croyants et les fidèles racontaient déjà qu'Omar n'avait dis-
paru que pour s'incarner de nouveau, plus glorieux et plus
puissant que jamais. Renouvelant, sans qu'il s'en doutât, la
légende de Barberousse, voici comment un de ses lieutenants
les plus dévoués. Samba N'diaye', racontait h Solcillet, en
1879, les derniers moments du prophète : « Se voyant sur le
point d'être pris, il appelle un enfant et lui remet sa satalla;
puis, prenant son sabre, il se dirige vers un endroit où la
montagne est taillée perpendiculairement comme un mur.
« Ce qui arrive devait arriver, dit-il. Je reviendrai. Il descend
des marches d'escalier qui se forment sous ses pas et dispa-
raissent derrière l'enfant qui le suit. Il arrive ainsi au fond du
précipice. Là se trouve, dans la direction de la Mecque, une
muraille très haute et très large, sans la moindre fissure,
toute d'une pièce, unie comme un marbre de commode. Placé
devant cette muraille, Omar prend la satalla des mains de
l'enfant et lui dit : « Je vais prier. » Il ôle ensuite ses chaus-
sures, s'évanouit, s'anéantit devant la muraille. Est-il encore
dans le rocher? est-il retourné à la IMecquc? Ce qui est cer-
tain, c'est qu'un jour il reviendra, et que l'on verra des choses
écrites depuis longtemps et que peu comprennent. »
Omar n'était plus, mais l'empire qu'il avait fondé restait
debout, et les soldats qu'il avait si souvent conduits à la ba-
taille entendaient bien ne pas renoncer à leur lucrative pro-
fession. Aussi, pour de longues années encore, les malheu-
reuses contrées ravagées par le prophète allaient-elles servir
de champ de bataille à tous les ambitieux qui se partageaient
ses dépouilles. Même dans les contrées directement soumises
à la France ou qui acceptaient son protectorat, de nombreuses
bandes tinrent longtemps la campagne. 11 fallut deux ans'
de courses et de promenades militaires pour en purger le
Khasso, le Kaarta et le Bondou. Sambala, notre allié de Mé-
1. GRAviEn, Voi/age de Solcillet à Ségou, p. 3o9.
2. Ces guerres im-essaules ont ôlé racontées par le général Faidhcrbe dans
le beau livre qu'il écrivit sur le Sénégal eu 1889, p. 200-230.
I:T LK SOUDAN l'HANÇAIS 13j
dinc, et Boubakar-Saada, almamy du Bondoii, nous rendirent
en cette circonstance de réels services. Non seulement ils
•combattirent à nos côtés, mais, pour faciliter l'œuvre de paci-
lication entreprise par la France, ils nous cédèrent le district
aurifère de Kenicba, Sénoudcbou, et tout le territoire entre
Bakel et la Falémé. Ils consentirent même à la construction
de nouveaux forts h ÎMatam dans le Fouta et à Saldé. Enfin
ils nous aidèrent à chasser les derniers partisans d'Omar, qui
s'étaient réunis à Guemou, non loin do Bakcl, et avaient orga-
nisé dans cette citadelle un centre de résistance.
Un neveu du prophète, un certain Siré-Adama, avait réuni
autour de lui près de six cents Toucoulcurs, soldats d'cHtc,
vétérans des campagnes passées, et, à leur tète, exécutait
jusque dans le Bondou d'incessantes razzias. Protégé par une
longue impunité, non seulement il avait intercepté les rela-
tions de Bakel avec les provinces de l'intérieur, mais encore
maltraitait et ruinait les traitants du haut Sénégal. Guemou
était un dang-er pour le présent, et pouvait devenir une me-
nace pour l'avenir. La chambre de commerce de Saint-Louis,
composée pourtant de négociants pacifiques, fît savoir à Fai-
dherbe que Bakel et le haut fleuve seraient délaissés si Gue-
mou n'était pas détruit. L'hésitation n'était plus possible.
Faidherbe se décida aussitôt à envoyer contre la citadelle
toucouleur une colonne expéditionnaire.
Le 18 octobre 18S9, la flottille, commandée par le capitaine
de frégate Gaston Desmarais, quittait Saint-Louis, avec quatre
cent cinquante tirailleurs sénégalais, deux cent cinquante
soldats d'infanterie de marine, une batterie d'obusiers de
campagne, une demi-compagnie de fuséens, vingt-cmq spa-
his et deux cent cinquante laptots, en tout douze cents hom-
mes, sous la direction du chef de bataillon Faron. Les auxi-
liaires de Bakel et de Bondou, avec l'almamy Boubakar-Saada,
devaient rejoindre en route. Tous les soldats paraissaient-
pleins d'ardeur. Malgré l'ennui et les lenteurs de la naviga-
tion en remontant le Sénégal, ils passaient assez gaiement
leurs journées à s'exercer à la cible contre les caïmans, les
aigrettes et les aigles pêcheurs du fleuve. En cinq jours on
arriva à Bakcl. A chaque vilkigo, les indigènes accouraient
136 LE SÉNÉGAL
en foule. Ils se répandaient en protestations, mais bon nom-
bre d'entre eux formaient des vœux secrets contre la réussite
de l'entreprise. De Bakel les vaisseaux remontèrent encore le
Sénégal pendant une quarantaine de kilomètres, jusqu'aux rui-
nes du village de Dioungou-Touré. Le débarquement fut aus-
sitôt exécuté, et la petite armée s'apprêta à franchir vivement
les quatorze kilomètres qui la séparaient encore de Guemou.
La marche fut pénible. On avait sonné la diane à deux
heures du matin, afin d'éviter les fortes chaleurs. On traversa
d'abord une grande plaine, en partie inondée : aussi nos sol-
dats furent-ils longtemps arrêtés et par l'obscurité et par les
fonds vaseux. Ils n'arrivèrent qu'à quatre heures aux pre-
mières hauteurs, que couronnait une splondide forêt. Des ar-
bres énormes, d'oii pondaient des lianes flexibles, s'élevaient
au-dessus d'un véritable tapis de gazon diapré de fleurs. Des
herbes gigantesques, propices aux embuscades, car elles
étaient plus hautes qu'un homme à cheval, formaient parfois
d'épais bouquets. Aucun soulier n'était tracé. Aussi n'avan-
çait-on qu'avec la plus grande prudence, et se ralliait-on aux
sonneries répétées dos clairons. Enfin on arriva devant Gue-
mou, et le commandant Faron prit aussitôt ses dispositions
d'attaque. L'artillerie battrait en brèche, doux colonnes d'as-
saut attaqueraient de deux côtés à la fois, et les auxihaires
indigènes tourneraient la place, afin d'arrêter la fuite de ses
défenseurs.
Guemou présentait un amas confus de maisons au-dessus
desquelles s'élevaient deux constructions assez hautes, sans
doute la maison de Siré-Adama et la mosquée. Une muraille
crénelée, en forme de trapèze, l'entourait comme d'une cein-
ture. Chaque quartier était fortifié, afin de prolonger la dé-
fense. En avant de la façade principale s'étendaient de larges
mares d'eau. « Le silence le plus profond régnait dans la
plaine, lisons-nous dans la relation d'un des assiégeants, lo
futur amiral Aube ', et nul être vivant, nulle figure humaine
ne troublait la solitude du paysage. On eût dit une ville en-
dormie ou abandonnée la veille par tous ses habitants. » A la
i . Aude, Entre deux campafjne.t, p. C3.
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 137
première docliarg-e, des vautours à col chauve lourhillonnbrcnt
au-dessus de Guomou, mais personne ne riposta. Déjà les fu-
sées et les obus avaient allumé quelques incendies, et aucun cri
n'avait encore été proféré. Faron donne alors ses ordres pour
l'assaut ; mais à peine la première colonne s'est-elle élancée
que cinq cents fusiU parlent à la fois et que des faces noires
se montrent à tous les créneaux. La seconde colonne est éça-
Icment arrêtée par des feux habilement dirigés ; mais le com-
mandant Faron accourt avec une réserve. Les soldats pénè-
trent dans les deux brèches. Ils opèrent bientôt leur jonction,
(juemou est pris.
Restait au milieu de la ville le tala de Siré-Adama, grosse
tour en terre, casematée, adossée à un énorme baobab. Un
puits avait été creusé à l'intérieur. Des vivres et des munitions
avaient été accumulés; une muraille en terre percée de meur-
trières et une palissade en branches de gonaké, aussi dures
que du fer, complétaient la défense. On ne soupçonnait pas,
l'importance de ce réduit. Au moment où Faron donnait ses
derniers ordres, il fut grièvement blessé à la tête et renversé
de cheval. Aussitôt éclatèrent les cris de joie des femmes
renfermées dans le lata, et les notes graves et prolongées du
tam-tam appelèrent à la résistance les derniers défenseurs
de Guemou. Il fallut ouvrir la brèche à quinze pas seulement
de la palissade et ensevelir sous les ruines du lata les soldats
de Siré-Adama, pour triompher de leur obstination. Presque
tous, et à leur tête le neveu du prophète, se firent bravement
tuer, nou sans avoir mis le feu à des amas de poudre qui
firent de nombreuses victimes.
Le soir était venu. Vainqueurs et vaincus s'étendirent au
hasard dans les ruines du village. Seuls nos auxiliaires, fidèles
aux habitudes de la guerre africaine, profitèrent de la victoire
pour ramasser du butin et faire des prisonniers. C'était un
grand succès, mais il avait été chèrement payé par la mort de
soixante-sept de nos soldats. En outre, cent quatre-vingts
Français ou auxiliaires avaient reçu des blessures. Le lende-
main, de grand matin, on rendit les derniers honneurs à
ceux qui avaient payé leur dette à la patrie. Chaque soldat
avait apporté deux grosses pierres et les jetait en passant sur
18
138 LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS
la tombe de ses camarades. C'est ainsi que fut improvisé un
lumulus; il existe encore à l'heure actuelle, comme au
temps des guerres préhistoriques de nos ancêtres. Aussitôt
après cette cérémonie douloureuse, les murs du tata, minés
à l'avance, sautaient en l'air, et c'est au bruit de ces sourdes
détonations que l'armée reprenait le chemin du fleuve. Le
2 novembre la colonne expéditionnaire était de retour à Saint-
Louis. En moins de deux semaines la campagne avait été
décidée, exécutée et terminée.
Ces foudroyants succès eurent un retentissement extraordi-
naire. Ils nous valurent la prépondérance dans toute l'Afrique
occidentale. Faidherbeput des lors aborder la seconde partie
de son programme, le développement des ressources de la
colonie, et sa réorganisation administrative.
Vlil
llÉFORMES ADMINISTRATIVES DU GÉNÉRAL FAIDIIEUBli
Comprenant que la France ne prêterait au Sénégal qu'une
attention pour ainsi dire intermittente, et qu'il était nécessaire
que la colonie pût se suffire à elle-même, le gouverneur avait
tout d'abord résolu de créer un corps de troupes indigènes,
qui combattraient à côté de nos soldats réguliers et comble-
raient les vides trop fréquents ouverts dans les rangs de l'ar-
mée, soit par la maladie ou le feu de l'ennemi, soit par la
faiblesse du recrutement. C'étaient d'abord des volontaires,
auxquels le butin servait de solde, qui s'étaient associés à nos
hommes et les avaient suivis dans leurs campagnes; mais
leur concours n'était que temporaire, et, en cas de revers,
ces prétendus auxiliaires seraient vite devenus des ennemis.
Faidherbe préféra organiser un corps de troupes recevant
une solde fixe, enrégimentés et soumis à la discipline fran-
çaise. Les tirailleurs sénégalais, ainsi qu'on les nomma, se
recrutèrent facilement et devinrent vite d'excellents soldats.
Les noirs, en effet, sont braves. Ils s'altachcnl à leurs chefs, si
Le séûéral Faulherbc.
LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 141
on les Iraile avec douceur. Ces nouveaux soldais, fiers de lotir
uniforme et de leurs armes perfeclionnécs, heureux d'ùlre
Irailés par les nôtres comme des égaux, 1res saLisfails des
avantages matériels qu'on leur assurait, nous ont rendu dans
toutes les campagnes du Sénégal et du Soudan d'inapprécia-
bles services. Leur création remonte à l'année '18o7. Bon
nombre d'entre eux se sont signalés par des actes d'héroïsme
ou de dévouement, et le ruban rouge qui orne leur poitrine a
été bien mérité.
Un des prédécesseurs de Faidhcrbe, Bouët-Vuillaumcz,
avait déjà créé le corps des spahis indigènes. Faidhcrbe le con-
serva et même en augmenta les cadres. Les spahis, dans sa
pensée, devaient servir non seulement do cavaliers pendant
la guerre, mais aussi do gendarmes en temps do paix. En
elTet, le manteau rouge do ces hommes d'élite est aujourd'hui
respecté dans toute l'Afrique occidentale à l'égal du tricorne
et du baudrier jaune do nos gendarmes. Ce sont d'utiles
serviteurs, belliqueux et dévoués.
Les laptots ou marins du fleuve, bien qu'ils n'aient pas
été enrégimentés, ont souvent combattu à côté des tirailleurs
et des spahis, et peuvent être considérés comme des soldats
de la France. Les laptots aiment les eaux tranquilles; ce sont
dos rameurs infatigables, mais ils ne s'aventurent pas volon-
tiers sur la mer. S'agit-il au contraire do remonter le fleuve,
ils marcheront à la cordelle le long de ses berges ou rame-
ront pendant dos journées entières ; on les emploie également
comme porteurs de bagages ou convoyeurs, et, en cas de
besoin, ils font volontiers le coup de fusil.
Une autre création de Faidhcrbe, délaissée bien à tort, car
elle a donné d'excellents résultats, fut l'Ecole des otages ins-
tallée à Saint-Louis. Le gouverneur avait demandé leurs fils
aux principaux chefs africains, promettant do les instruire
et espérant qu'ils deviendraient les partisans et les propaga-
teurs de la civilisation française. Sans doute, quelques-uns de
ces élèves se sont montrés rebelles à tout enseignement, et
se sont considérés comme de vrais otages, c'est-à-dire comme
des victimes à l'avance désignées aux vengeances françaises;
d'autres ont abusé de nos leçons, comme ce Lat-Dior qui
ii2 LK SENEGAL
pendant si longtemps lutta contre nous dans le Cayor; mais
la plupart d'entre eux se sont montrés reconnaissants, Ely,
par exemple, le roi des Maures Trarzas, qui s'est toujours
déclaré l'enfant de la Franco. On a depuis renoncé, sous pré-
texte d'insuffisance de crédits, à celte Ecole des otages. Nous
ne pouvons que regretter la disparition de cet excellent ins-
trument d'influence et de domination.
Aussi bien, le gouverneur du Sénégal était tellement per-
suadé de la nécessité d'étendre à tout prix l'instruction, que,
bien avant qu'on eût décrété en France l'instruction gra-
tuite et obligatoire, il en avait doté le Sénégal. Il est vrai que
cette universalité de l'instruction devait n'exister qu'à l'état de
lettre morte, car les instituteurs, si les élèves no manquaient
pas, faisaient absolument défaut. Mais lo principe était posé.
El n'était-ce pas déjà un progrès singulier dans Ce pays encore
barbare et qui s'ouvrait à peine à la civilisation française?
C'est encore le général Faidherbe qui fonda à Saint-Louis
(l8o7) une imprimerie et un journal, ISIoniteur du Sénégal;
lui qui commença en 1854 la série de ces Annuaires du Séné-
gal où l'on trouve de si précieux renseignements sur la colo-
nie; lui enfin qui consacra ses rares moments do loisir à réunir
les éléments d'ouvrages qui ont renouvelé l'bisloire, la lin-
guistique et l'économie politique do l'Afrique occidentale. La
première de ces notices parut en février 1834, dans Xa Bulle-
tin de la Société de géographie de Paris. Elle est intitulée les
Berbers et les Arabes des bords du Sénégal. En 1856, Faidlierbe
reprit le même sujet avec plus d'étendue, et s'occupa non
seulement de tous les peuples de race blancbe , Arabes et
Dcrbères, répandus dans les oasis jusqu'au Sénégal, mais
encore dos nègres qui depuis le Sénégal occupent le reste de
l'Afrique tropicale. Son livre Considéralions sur les popula-
tions de l'Afrique septentrionale peut être discuté sur certains
points, mais il est en quelque sorte resté classique et fait au-
torité dans la matière. Il y a encore beaucoup à glaner dans
une Notice sur la colonie du Sénégal, qui fut publiée dans
V Annuaire du Sénégal Aa 1858 ; dans le mémoire intitulé : Ren-
seignements géographiques sur la partie du Sénégal coinprise
entj'e l'Oucd-Noun et le Sénégal [Annales des voyages, 1859),
KT LE SOUDAN FRANÇAIS
143
qui forme comme le complément du Mémoire de 18o4 sur les
Berbers et Arabes. Cilons encore un Mémoire sur les popula-
tions noires des bassins du Sénégal et du haut Niger (Société
do géographie de Paris, ISoG), une Notice historique sur le
Catjor [id., 1883), et surtout toute une série d'études philolo-
giques* et de vocabulaires des tribus sénégalaises, contribu-
tion de la plus haute importance à la grammaire générale.
Saint-Louis.
Ces travaux de l'éminent gouverneur ne sont pas des études
purement spéculatives : ce qui leur donne, au contraire, un
caractère tout spécial, c'est qu'ils ont un côté pratique qui
ne peut qu'être utile à nos négociants, à nos soldats et à nos
administrateurs. C'est ainsi qu'en améliorant le présent, Fai-
dherbe ne négligeait pas le passé et se préoccupait de l'avenir.
La meilleure preuve que ces recherches ne détournaient
nullement le gouverneur de travaux plus pratiques, et que le
l. Vocabulaire français-woloff; 1S54. — Étude sur la langue kéguem ou sérâre-
sine; lS6o. — Essai sur la langue poul; grammaire et vocabulaire; 1875. — Le
Zcnaga des tribus sénégalaises, contribution à l'étude de la langue berbère; 1817.
144 I,K SÉNÉGAL
théoricien ne passait pas avant radministrdtcur, c'est que
Faidhcrbe ne négligea pas pour autant les intérêts matériels.
C'est ainsi qu'il s'appliqua à transformer Saint-Louis, et qu'il
essaya de construire une ville à la place d'une agglomération
de huiles en paille. Des quais furent partout bâtis qui prévinrent
les inondations et facilitèrent les transactions commerciales.
Deux ponts furent jetés sur le flouve : celui de Saint-Louis à
Gueldnar, sur la pointe de Barbarie, elle pont Faidhcrbe,
sur le grand bras du fleuve, dans la direction du Cayor. Ces
utiles conslruclions non seulement reliaient Saint-Louis à la
terre ferme, mais encore permetlaicnt à nos soldais de débou-
cher rapidement dans les provinces voisines. Des travaux
furent également commencés pour donner à la ville l'eau
potable qui lui manquait. Un essai de puits artésien ne réus-
sit pas. Il fallut construire un barrage au marigot de Lamp-
sar, à seize kilomètres en amont, et commencer un canal, qui
n'est pas encore achevé. Des routes et des lignes télégraphi-
ques relièrent la capitale aux postes les plus voisins. Le
magnifique port de Dakar fut aménagé (1863) et dolé de trois
phares. De toutes parts une vie nouvelle circula, et, sous la
féconde impulsion du gouvernement, la colonie prit un essor
inatlendu.
Malgré les essais infructueux à la suite desquels s'était
répandu le préjugé que le Sénégal ne pourrait devenir colo-
nie agricole, Faidhcrbe s'ciïorça de développer des cultures
nouvelles. Celle du coton et celle de l'indigo ne réussirent que
médiocrement, mais celle des arachides prit un développe-
ment considérable, et à l'heure actuelle le Sénégal est un
des centres les plus importants de la production oléagineuse.
Le gouverneur se préoccupa également de la question indus-
trielle, et par son ordre les gisemenls aurifères du Bam-
bouck furent recherchés avec soin. A cette œuvre multiple,
et sans se soucier de sa santé, Faidherbc consacrait tout son
temps. Le Sénégal renaissait sous cette direction vigoureuse.
Peu à peu se créait une France nouvelle dans l'Afrique occi-
dentale.
A parlir de 18o9, tout étant relativement Iranquille, le gou-
verneur résolut de reprendre l'œuvre ébauchée par André
ET Ll-: SOUDAN FUANÇAIS 145
Bruc et envoya dans loulcs les directions quelques-uns des
plus dévoués et des plus vaillants de ses collaborateurs pour
explorer les régions encore inconnues, et compléter les notions
encore peu étendues que nous possédions sur cette parlie de
l'Afrique. Nous citerons parmi ces ouvriers de la première
heure le capitaine d'élat-major Vincent*, envoyé dansl'Adrar,
c'est-à-diiG dans la grande oasis de l'extrémité occidentale
du Sahara, entre le Sénégal et le Maroc. Vincent ne reçut pas
un accueil très empressé. Le chef du pays, Ould-Aïda, no
l'admit à son audience qu'après plusieurs jours d'attente, et
lui prodigua tout d'abord les humiliations et même les insul-
tes. Notre envoyé courut do grands dangers, car on essaya k
diverses reprises d'empoisonner sa nourriture avec des têtes
de vipère. Les renseignements qu'il rapporta sont nombreux
et importants. On sait grâce à lui que les indigènes de l'Adrar,
bien qu'ils se vantent d'être Maures, appartiennent plutôt à
la race berbère et se rapprochent des Touaregs. On retrouve
chez eux les trois classes des Touaregs : les Iiàsoun ou guer-
riers, qui n'ont d'intelligence que pour le mal et se signalent
par une rapacité inouïe; les tolbas ou marabouts, assez peu
considérés, et les azounougs ou serfs. Ces derniers sont en-
core appelés lahmés, ou morceaux de viande à manger : ils
constituent, en effet, vis-à-vis des deux premières classes, un
véritable troupeau taillable et corvéable à merci.
Presque au même moment, Faidherbe envoyait deux autres
officiers, Mage^ et BourreP, chez les Maures Douaichs et
Braknas. Le premier s'avançait jusqu'à l'oasis de Tagant,
très avant dans l'intérieur du pays, et renouvelait en partie
la carte de cette région africaine. Enfm un indigène, Bou-el-
Moghdad '*, était dirigé de Saint-Louis àMogador, et exécutait
son difficile voyage. En envoyant ainsi ces intelligents auxi-
liaires au nord de notre colonie, ce n'était pas tant l'alliance
1. Vi.NCPNT, Voyar]3 dans l'Adrar (Revue maritime et coloniale, 18C0, t. 111,
p. 445-49i; — Tour'du monde,' {%<ài, p. 49).
2. Mage, Voyage au Toyrt/ii (Afrique centrale), cfecemAre 18S9, janvier I8G0
{Revue algérienne et coloniale, t. III, 1860).
3. BouRHEL, Voyage dans le pays des M aures Braknas , rive dwite du Siindrjai,
juia-octobre 18G0 [Revue maritime et coloniale, septembre 1S61).
4. Bou-EL-.MooHDAD, Voyage entre le Sénégal et le Maroc [Nouvelles Annales des
voyages, 1861 ; Revue maritime et coloniale, 1861).
19
146 LE SÉNÉGAL
OU le protectorat de la France que Faielbcrbe voulait imposer
à ces barbares: il cbercbait plus encore à consolider de bons
rapports réciproques, et surtout à reconnaître le pays, dans
lequel pourraient un jour ou l'autre aller nos soldats et nos
négociants.
Tel fut également le but des missions confiées au capitaine
(lu génie Fulcrand', qui, en octobre 1800, étudia les parages
•du cap Blanc et de la baie d'Arguin; au capitaine de frégate
Vallon-, qui explora les lleuves au sud de la Gambie; au capi-
taine Azan^, qui étudia avec le plus grand soin le Oualo, et
au lieutenant de vaisseau Mage'*, qui, h peine de retour de
Tagant, visita les rivières de Sine et de Saloum.
Dans les vastes projets d'avenir formés par Faidherbe, ce
n'étaient pas seulement les pays directement soumis à l'in-
fluence française qui devaient être ainsi étudiés. Le gouver-
neur s'élançait dans son imagination bien au delà des limites
actuelles de la colonie. Toute la vallée du haut Sénégal, en-
core fermée à notre commerce et à nos armes ; le Foula-
Djallon, ce mystérieux pâté de montagnes, celte Suisse afri-
caine, d'oii s'écoulent dans toutes les directions des rivières
considérables, et surtout le Niger, cette magnifique voie de pé-
nétration vers l'Afrique centrale, tels étaient les pays qui l'at-
tiraient, telles étaient les régions où il aurait voulu que flottât
le pavillon national. De là de nouvelles missions, plus impor-
tantes que les précédentes, car elles ont préparé l'avenir.
Le lieutenant d'infanterie de marine Pascal ^ envoyé dans
le Bambouck, partit de Bakel, remonta la Falémé jusqu'à
Koloba, et se rendit àMédinc, après avoir visité la cataracte
de Gouina. La région qu'il visita présentait toutes les appa-
rences de la richesse et de la fécondité : forêts luxuriantes,
vallées gracieuses, prairies à perte de vue; mais l'invasion
d'Al-lIadji-Omar avait couvert le pays de ruines. 11 n'y avait
1. Fllcuand, Exploration de la Laie d'Arguin [Revue maritime et coloniale,
mai 18G1).
2. A. Vallon, la Côte occidentale d'Afrique [Revue maritime et coloniale, no-
vembre et tlécenibre 1863).
3. AzAN, Notice sur le Oualo [Revue maritime et coloniale, 1864).
4. E. .Maoe, les Riviâres de Sina et de Scdoufn [Revue murilime et coloniale,
avril 18C3).
5. Pascal, Voyage au Bambouck [Tour du monde, ISGI).
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 147
pas un seul village qui ne portât les traces des dévastations
systématiques ordonnées par le prophète. Aussi les habitants
attendaient-ils avec impatience la venue des Français, et ne
cachaient pas leurs espérances à l'envoyé du gouverneur.
Le lieutenant Lambert', chargé de nouer des relations
d'amitié avec un des plus puissants souverains africains,
l'almamy de Fouta-Djallon, fut ég^alement heureux dans sa
mission. Nous aurons à la raconter plus lard.
Dans la direction du Nig'er, ce fut un traitant indigène, de
Médine, dont Faidhcrbe avait deviné les rares aptitudes et
au courage duquel il aimait à rendre justice, un certain
Alioun-Sal, qui fraya la voie ; mais il fut oblig^é de s'arrêter
à quarante kilomètres au nord de Tombouctou, à Araouan, et
tomba, premier martyr nèg-re de la géographie. Faidherbe ne
se laissa pas décourager par ce premier insuccès, car il était
intimement convaincu de la nécessité do relier le Sénég^al au
Niger, et confia à un de ses auxiliaires les plus éprouvés,
au lieutenant de vaisseau Mage^, auquel fut adjoint le docteur
Quintin, la délicate mission de pénétrer jusqu'à Ségou, sur le
Niger, près du sultan Ahmadou, le fds de notre ancien ennemi
Omar, et de signer avec lui un traité. Cette mission réussit
au gré de ses désirs : nous aurons occasion de revenir sur
cette importante question.
A l'écho de ces lointains succès, l'opinion publique se mo-
difiait peu peu dans la métropole. On commença à se rendre
compte en haut lieu de l'importance des résultats acquis,
et on ne marchanda plus au gouverneur les renforts et les
subsides qu'il réclamait. La presse ne dédaigna plus les
informations du Sénégal. De jour en jour se formait un cou-
rant favorable. Le gouverneur n'avait plus qu'à profiter de
ces dispositions nouvelles, et le Sénégal allait prendre son
essor; mais dix ans de séjour à peu près sans interruption
dans la colonie, des campagnes, des voyages, des études sans
cesse renouvelées, avaient usé la santé de Faidherbe. Il avait
1. Lambert, Voyaçje dans le Foula-Djallon [Tour du inonde, 1861).
2. Mage, Relation d'un voyage d'exp'oration au Soudan [Revue marilime et
coloniale, i8GG-C7; — Société de géographie de Paris, 18G8; — Tour du monde,
1808).
148 LE SÉNI':GAL
gagné le droit de demander son rappel. Grâce à lui nous
étions, non plus tolérés, mais solidement assis, et sur un ter-
rain qui nous appartenait. Les entraves commerciales avaient
disparu; les souverains indigènes acceptaient notre prépondé-
rance; en un mot, la base d'opérations était créée, et nous
pouvions marcher à la conquête du Soudan. Lorsque Fai-
dhcrbe dut se résig-ner à rentrer en France (12 juillet 1863), il
put se vanter d'avoir plus fait pour le Sénégal que tous ses
prédécesseurs réunis.
LE SÉNÉGAL DE 1874 A NOS JOURS
La tâche des successeurs de Faidherbe élait facile'. Ils
n'avaient qu'à se conformer à sa politique à la fois ferme et
prudente. Ils n'avaient surtout qu'à aimer le Sénégal. Peut-
être n'ont-ils pas tous aussi bien réussi. Peut-être môme des
fautes ont-elles été commises. Aussi bien, les circonstances
furent plus difficiles. Au moment oij la métropole se débattait
contre l'invasion étrangère, la colonie ne pouvait que se suf-
lire à elle-même. L'impulsion donnée avait été pourtant si
vigoureuse, que les progrès continuèrent.
Les Maures furent défmilivement cantonnés sur la rive
droite du Sénégal, et les Maures Trarzas furent punis de
leurs velléités de révolte en se voyant privés de toutes leurs
escales de commerce, à l'exception de Dagana (1880). Cette
fermeté leur en imposa tellement, que lorsqu'un des chefs
du Oualo, qui pourtant avait été élevé à l'européenne, au
lycée d'Alger, et nommé officier dans les tirailleurs séné-
galais, un certain Sidia, essaya de soulever contre nous celte
province, le roi des Maures Trarzas, Ely, refusa non seulement
de s'allier avec lui, mais même de le recevoir dans ses Etals.
1. Les gouverneurs du S(''nc'gal après Faidlicrhc ont été : Pinct-Laprade
(1" mai 1865-17 août 18G9), Vallièrc (22 septembre 1809-20 avril 181G), Brièrc de
l'Isic (20 avril 187C-4 mars 1880), Delanncau (4 mars 1880-20 août 1881), colo-
nel Canard-Vallon (20 août 1882-20 octobre 1882, Scrvalius (20 octobre 1882-
25 juillet 1883), Seiguac-Lesseps, Geuouilie (24 juillet 1883), etc.
ET LE SOUDAN FRANÇAIS i49
Les Iribus iiùgrcs rosislcrcnt davanlagc, mais finirent par
se résigner. C'est dans le Cayor et dans le Fouta que luttèrent
avec le plus d'énergie les derniers défenseurs de Tindépen-
dancc nationale.
On sait que le damel dépossédé du Cayor, notre implacable
adversaire Lat-Dior, malgré les échecs sanglants et répétés
qu'il avait éprouvés, tenait toujours la campagne. Ambitieux
et fanatique, mais convaincu de la légitimité de sa mission,
Lat-Dior, comme autrefois Abd-el-Kader en Algérie, était
toujours vaincu, mais retrouvait toujours des partisans et des
soldais. De 1864 à 18G9 l'histoire du Cayor est celle des prises
d'armes de notre adversaire, et des répressions impitoyables
de la France. L'insurrection de 1870 fut particulièrement
terrible ; mais nos soldats venaient d'être armés du fameux
chassepot, et les armes à tir rapide « firent merveille », mieux
qu'à Mentana, contre les bandes indisciplinées de Lat-Dior.
Ce dernier, malgré ces défaites successives, allait pourtant
recevoir le prix de sa persévérance, et c'était la France qui,
par un singulier retour, allait être l'unique auteur de ce
changement inattendu.
Le gouverneur Pinet-Laprade, un des plus énergiques
successeurs de Faidherbo, venait de mourir du choléra
(17 août 1869). Il eut pour successeur le colonel d'infanterie
de marine Yallière, qui, bien mal inspiré, adopta la plus fu-
neste des politiques. Renonçant, en effet, à traiter en ennemi
Lat-Dior, non seulement il fit la paix avec lui et le reconnut
seul et unique damel, mais encore il lui restitua la majeure
partie des provinces annexées par Faidherbe et par Pinet-
Laprade. C'était un recul do dix années, et qui n'était justifié
par rien. La stupeur de nos désastres dans la guerre d'Alle-
magne peut seule expliquer, de la part d'un officier aussi
brave et aussi intelligent que le colonel Yallière, cette grosse
erreur, qui devait couler à la colonie plusieurs années de
troubles et de désorganisation.
Lat-Dior profita de notre incroyable condescendance. Non
seulement les tiédos qui l'avaient soutenu eurent toute licence
de piller et de pressurer les malheureux indigènes qui avaient
eu le malheur de se croire à l'abri de toute vexation sous le
150 LE SÉNÉGAL
drapeau de la France, mais encore le nouveau damel, nous
jugeant d'après ses propres passions, afTecla de nous dé-
daigner cl de ne plus tenir compte de nos observations. Il
ordonna le pillage d'un royaume allié, le Baol. Il envoya
jusqu'à Rufisque pour réclamer les anciennes coutumes. En
août d872, apprenant que des élections allaient avoir lieu à
Saint-Louis, — il s'agissait de nommer des conseillers munici-
paux, — ne s'imagina-t-ii pas, dans son ignorance de despote
africain, qu'il n'y avait plus de gouverneur à Saint-Louis, et
que, par conséquent, l'occasion était excellente pour con-
quérir le Oualo, le Dimar et toutes les possessions françaises?
Aussitôt il marcha contre notre capitale, mais reconnut bien
vite son erreur et envoya de plates excuses.
Nous aurions dû profiter de cette fausse manœuvre pour
déposséder Lat-Dior, et reprendre hardiment la grande poli-
tique inaugurée par Faidherbe, On crut plus habile de simuler
la confiance. On poussa même l'oubli des injures jusqu'à
venir à son aide contre l'almamy du Foula, Ahmadou-Sékou,
qui venait de proclamer la guerre sainte contre les blancs et
conlre leurs amis, cl avait inauguré la campagne en dépos-
sédant Lat-Dior. Le gouverneur, excilé par un général ins-
pecleur alors en tournée au Sénégal, le général Pélissier, ne
crut pas pouvoir se dispenser d'agir, et organisa une colonne
expéditionnaire. Le commandement en fut confié au colonel
Bègin. Il partit de Saint-Louis le 4 février 1875, avec cinq
cents hommes d'infanterie, deux canons et quelques cavaliers,
rallia en passant les partisans de Lat-Dior, et, le 11 février,
livra aux ennemis la grande bataille do Coki ou Bomdon. Les
g-ens d'Ahmadou-Sékou essuyèrent bravement le feu des
chassepots, et ne nous cédèrent le champ de bataille qu'après
l'avoir jonché des cadavres de cinq cents des leurs. Nous
avions, de notre côté, perdu près de cent soldats. Jamais
^'ombat en rase campagne n'avait encore été plus vivement
discuté au Sénégal.
Nous n'avions, après celle victoire, qu'à reprendre le Cayor.
On commit la faute de tout rendre à Lat-Dior : en sorte qu'aux
yeux des Africains, nous ne nous étions battus que pour ré-
tablir un souverain détesté. Nous n'eûmes même pas la salis-
ET LE SOUDAN FRANÇAIS loi
faction d'inspirer à noire protégé des sentiments de recon-
naissance. En 1879, lorsque la France s'occupa de construire
un cliomin de fer de Dakar à Saint-Louis, Lat-Dior, qui avait
d'abord consenti et donné toutes les autorisations nécessaires,
revint brusquement sur sa détermination. « Le territoire do
la banlieue de Saint-Louis est h moi, écrivait-il insolemment
au nouveau gouverneur, Scrvatius. Je ne soulîrirai pas que
le chemin de fer y passe. Si je vous laisse cette banlieue, c'est
à cause des bonnes relations que nous avons toujours eues.
Je ne veux pas de chemin de fer. Ne le construis pas, et nous
vivrons en paix. » Lat-Dior s'imaginait que la construction
du chemin de fer amènerait l'émancipation des esclaves, en
quoi il ne se trompait pas; mais il ne voulait à aucun prix
consentir à cette diminulion de puissance. Malgré la frayeur
qu'inspiraient h cet ivrogne les wagons, qu'il se représentait
comme des frégates montées sur des roues et traînant do
formidables canons, il déclara « qu'il serait aussi difficile de
faire passer une voie ferrée dans le Cayor qu'un chameau
par le trou d'une aiguille » et bouleversa tous les chantiers.
A cette insolente provocation il n'y avait à répondre que
par la guerre. Une colonne expéditionnaire fut envoyée dans
le Cayor sous les ordres du colonel Wendling. Lat-Dior
n'essaya même pas de résister et s'enfuit dans le Djolof.
Cette fois encore les leçons do l'expérience furent inutiles.
Au lieu do prononcer l'annexion définitive du Cayor, le gou-
verneur Servatius préféra installer un nouveau damel, Amadi-
Ngoué-Fal, qui fut aussitôt renversé par un neveu do Lat-
Dior, Samba-Laobé, et chassé jusqu'à Gandiolo, tout près de
Saint-Louis. Cette fois l'injure fut vivement ressentie. En trois
jours une colonne expéditionnaire était organisée, sous le
commandement du chef de bataillon d'infanterie do marine
Dodds, et alors commença, sans trêve ni merci, une véri-
table chasse à l'homme. Montés sur de rapides dromadaires,
nos soldats ne laissèrent aucun relâche à Samba-Laobé. Ils
finirent par l'atteindre, et le forcèrent à se rendre sans condi-
tions (2 mai 1883).
Samba-Laobé est depuis devenu notre ami. Lorsque son
oncle Lat-Dior reparut dans le Cayor, il marcha contre lui
152 LE SÉNÉGAL
sans l'aide de nos soldais cl le refoula dans le désert. Il a, de
plus, conscnli à l'exéculion des travaux du chemin de fer
entre Dakar et Saint-Louis. Il a même fourni des ouvriers,
et aidé, par tous les moyens possibles, à rachèvemcnt de la
ligne. Cette voie, à la fois stratégique et commerciale, est
aujourd'hui achevée. Elle met, à vrai dire, le Cayor entre nos
mains, et rend difficile toute insurrection des indigènes; mais
Samba-Laobé ne resta pas longtemps notre allié. Dès l'année
1886 il rançonnait les colons français établis sur son territoire
et élevait des prétentions inadmissibles sur la propriété de
la voie ferrée. On essaya d'abord de la conciliation. Toutes
les tentatives échouèrent. Le G octobre 1886, un peloton de
nos spahis, commandé par le capitaine Spitzer, rencontra à
Tiwawane le damel et son escorte. Les deux troupes enga-
gèrent aussitôt le combat. Samba-Laobé dut bientôt chercher
son salut dans la fuite; mais, poursuivi à outrance par le
lieutenant Chauvet, il fut transpercé et mourut en brave.
Le gouverneur du Sénégal, décidé à mettre un terme h ces
figitations, qui pouvaient devenir dangereuses, et soutenu
d'ailleurs par la majorité des indigènes, qui préféraient à une
indépendance nominale le calme et la sécurité sous la domi-
nation française, prononça aussitôt la division du Cayor en
six provinces, gouvernées chacune par un chef à notre dévo-
tion. Lat-Dior protesta et rentra en campagne. Le capitaine
Vallon fut envoyé à sa poursuite, et l'atteignit au puits de
Dekkelé (26 octobre 1886). Lat-Dior vendit chèrement sa vie,
mais il fut tué avec ses fils et les plus courageux de ses par-
tisans. Dès lors la paix n'a plus été troublée au Cayor. Sans
doute l'annexion n'a pas encore été prononcée; mais le sys-
tème des damcls a fini son temps, et les six chefs, nommés
par nous et protégés par nous, ont tout intérêt à nous rester
fidèles. Le protectorat, de la sorte, prépare et annonce une
prochaine annexion.
Pinet-Lapradc avait été mieux inspiré, en 1865, lors de
l'affaire restée célèbre dans riiistoirc du Sénégal sous le nom
d'expédition du Uip'. Un des damels dépossédés du Cayor,
1. X., l'c.rpt'dilion du Bip {Revue maritime cl coloniale, t. XVI, p. 850).
ET LE SOUDAN FRANÇAIS
153
Macodoii, s'ctaiL associé à un faux propliclc, Maba, cl tous
deux, unissant leurs rcsscnliments cl leurs convoitises, avaient
chassé un de nos alliés, le roi du Rip, qui s'enfuit dans un de
nos postes, Kaolack, sur le Saloum. Ils vinrent aussitôt l'y
assiéger. Kaolack n'était défondu que par un sergent français,
Burg-, et douze soldats. Ces braves repoussèrent l'assaut, qui
dura tout un jour et une partie do la nuit (3 octobre 1862).
Maba, blessé, fut obligé do se retirer, après avoir perdu trois
Dakar.
cents de ses partisans. Rendu furieux par ce honteux échec,
il se débarrassa, sans doute en le faisant empoisonner, de
son associé Macodou, et, resté seul maître du Saloum et du
Rip, envahit le Djolof (juin 18GS) et se prépara à conquérir
le Baol et le Cayor. Il avait déjà entamé des négociations avec
lesToucouleurs duFouta et même avec les Maures du désert.
Il devenait le chef d'une vaste confédération formée par tous
nos ennemis, et annonçait hautement son intention d'exter-
miner tous les blancs. Le danger devenait grave, car le Cayor
était encore insoumis, et nos nouveaux ennemis pouvaient
donner la main aux Toucoulours d'Al-IIadji-Omar et de son
20
Ib4 LE SENEGAL
fils Ahmadou. Il n'élait que temps de rompre par un coup
d'éclat celle coalition naissante.
Pinet-Laprade quitta Dakar en octobre 1865, rallia en pas-
sant les contingents du Baol et du Sine, et marcha contre
Maba à la tèle de huit mille hommes environ. C'était l'armée
française la plus considérable qui jusqu'alors eût paru dans le
Sénégal. « Dans le pays que traverse pour la première fois
une colonne de blancs, lisons-nous dans le récit d'un témoin
oculaire', la première impression est une crainte bien na-
turelle de la part de gens pour lesquels la présence d'une
troupe armée est presque toujours le signal d'un pillage;
mais l'ordre qui règne dans notre colonne, la discipline de
nos soldats, qu'observent les volontaires eux-mêmes, vigou-
reusement contenus, le respect de la propriclé que nous
gardons scrupuleusement, et la nouvelle qui se répand de
proche en proche que nous marchons pour les protéger et les
défendre, change bientôt cette crainte en un sentiment de
reconnaissance et de sympathie, dont nous avons la preuve
en voyant accourir sous nos drapeaux, pour marcher avec
nous, tous les hommes armés des pays par lesquels nous
passons. » Arrivés à Kaolack le 23 novembre, nos soldats
marchaient sur la capitale improvisée de Maba, Maka, s'en
emparaient (24 novembre), pénétraient dans le Rip, rem-
portaient une victoire décisive dans la forêt de Ngapackh
(30 novembre), et poussaient jusqu'à Nioro, à quelques kilo-
mètres de la Gambie, brûlant sur leur chemin une trentaine
de beaux villages qui regorgaient des récoltes de l'année.
Le 6 décembre ils étaient de retour à Kaolack.
Cette courte et brillante campagne rendit à la France sa
grande situation dans l'Afrique occidentale. Elle nous assu-
rait un territoire considérable, et faisait de nos gouverneurs
les arbitres incontestés et redoutés des dilTcrcnts Etats indi-
gènes. La fermeté et la décision ne sont-elles pas toujours
la meilleure des politiques?
Les tribus riveraines du Sénégal furent traitées de même-;
i. Annales sénf^r/alaiies, p. 334.
2. X., OjX'ralions mUilaircs dans la colonie du S(fn(^gal et dépendances pendant
les années /S62, ISG3, ISCi (Annales inaiilimes cl coloniales, août 1864).
ET LK SOUDAN FRANÇAIS lo5
ce fut à leur avantage et au nôtre : non pas les tribus du bas
fleuve, qui entretinrent toujours avec nous de bonnes rela-
tions, mais celles du moyen Sénégal, plus remuantes, plus
belliqueuses, et qui avaient besoin d'être plus surveillées.
Les chefs du Foula n'avaient pas été corrigés par les défaites
que leur avait infligées, à Loumbel et dans la forêt de Toul-
dégal, Jauréguiberry, gouverneur intérimaire du Sénégal. Ils
avaient sans doute signé la paix, le 20 mars 1803, à Moctar
Salam, et consenti h l'annexion du Toro; mais ils n'avaient
pas oublié leur humiliation et n'attendaient qu'une occasion
pour rentrer en campagne. Les haines françaises se grou-
pèrent autour d'un certain Abdoul-Boubakar, et dans la
tribu des féroces et orgueilleux Bosséyabés. Enhardis par
une impunité relative, les Bosséyabés, sous prétexte de guerre
sainte, ravageaient tout le Sénégal. Ils insultaient nos négo-
ciants et nos explorateurs. A Saldé, ils prélevaient d'énormes
droits de passage, jusqu'à quinze cents francs par navire de
commerce. En juin 1864, huit de nos chalands avaient échoué
en face de Daoudel, à six lieues au-dessus de Saldé. Ils fu-
rent attaqués par Ould-Eyba, le chef des Bosséyabés. Après
un combat de plusieurs heures, quatre des patrons eurent la
sottise de se rendre, car il était bien imprudent de se met-
tre à la merci de vrais brigands; les autres, mieux inspirés,
réussirent à s'enfuir. Il était impossible de tolérer plus long-
temps, en pleine paix, de pareils brigandages. Une expédition
fut résolue.
Le 15 juillet 18G4, le capitaine do frégate Aube et le co-
lonel Despallières quittaient Saint-Louis, à la tête de huit
cent six hommes. Le 18, un premier engagement avait lieu
à Daouadel, et le village était brûlé. Le 19, le colonel Des-
pallières cernait l'immense village de Kaidi, sur la rive droite,
et brûlait deux cents tentes de Maures et près de deux mille
cases de Toucouleurs, avec tout ce qu'elles contenaient. Le
lendemain 20, c'était le tour des villages bosséyabés, dont
l'incendie annonçait aux riverains que la France était désor-
mais résolue à venger ses injures. Les Bosséyabés, terrifiés,
implorèrent leur pardon, et nos soldats rentrèrent à Saint-
Louis (24 juillet). Cette fois encore nous étions vainqueurs;
136 LE SÉNÉGAL
mais noire vicloirc allait demeurer stérile, car ces barbares
ne connaissent que le droit de la force. A peine ont-ils recon-
struit leurs huttes qu'ils recommencent leurs déprédations.
C'est pour eux une question de vie ou de mort. Le pillage
est en quelque sorte leur industrie nationale. Il faut ou les
exterminer ou les réduire à l'impuissance par une occupation
définitive.
Abdoul-Boubakar, sans doute excité par les Toucouleurs
de Ségou et de K-aarla, ne se laissa pas intimider par l'exé-
cution des Bosséyabés. Rêvant de reconstituer à son prolit
l'ancien royaume du Foula, il redoubla d'insolence à notre
égard. Il en arriva même bientôt à des insultes directes. Non
content de brûler, à diverses reprises, les poteaux de la ligne
télégraphique entre Saldô et Bakel, il accabla de vexations
nos négociants et annonça qu'il allait bientôt entrer en cam-
pagne pour jeter les Français à la mer. La faiblesse du gou-
verneur Vallièrc l'encourageait dans ses prétentions. Il se
persuada, non sans une apparence de raison, que le gouver-
neur hésiterait à se prononcer contre lui, et même qu'il re-
noncerait au Foula, comme il venait de renoncer au Cayor;
mais il allait se heurter contre une volonté bien arrêtée, et
ses espérances furent bientôt dissipées.
Briôre de l'Isle avait succédé à Vallicre en 1876. Convaincu
de la nécessité de réagir contre les reculs inexplicables de
son prédécesseur, il se détermina à comprimer ces velléités
de révolte. Dès 1877, une colonne d'observation était envoyée
contre Abdoul-Boubakar; mais le chef toucouleur signait
aussitôt à Galoyo (octobre 1871) une trêve par laquelle les
différents chefs du Toro reconnaissaient les traités anté-
rieurs et acceptaient notre suprématie. La trêve était presque
aussitôt rompue par Abdoul-Boubakar, qui annonçait qu'il
s'opposerait par la force à l'établissement d'une ligne télégra-
phique de Saldé à Matam. Il fallait châtier cette insolence.
En février 1881, le colonel Pons était envoyé contre un des
villages toucouleurs les plus compromis, Orefonda. Un grave
échec marqua les débuts de l'expédition. Le capitaine Baden-
huyer, avec cinquante spahis et trente disciplinaires, avait élé
envoyé chercher des vivres à bord de la llollille, restée ii
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 157
l'ancre près du village de Mbirboyan. Il fut surpris à N'dour-
babian par des forces supérieures, et fut tué, après une résis-
tance héroïque, avec vingt-deux de ses lionnnies. Le colonel
Pons le vengea. 11 parcourut le Fouta, brûla trente villages et
fil de nombreux prisonniers. Réduit à la dernière extrémité,
Abdoul-Boubakar signa un traité par lequel il s'engageait,
moyennant un traitement annuel, à proléger nos négociants
et à laisser exécuter la ligne télégraphique. Il est vrai que
ce traité ne devait être qu'une lettre morte, et que notre infa-
tigable adversaire allait se joindre à de nouveaux ennemis
de la France, à l'almamy Samory et à Mabmadou Lamine,
dont nous aurons à raconter bientôt les dangereuses entre-
prises; mais l'impression n'en était pas moins produite, et
dans tout le Fouta on comprenait la nécessité de respecter
les volontés de la France.
Brière de Tlsle fit également respecter notre drapeau par
les tribus du haut fleuve. Aux environs de Médine, le chef du
Logo, Niamody, avait fait de sa capitale Sabouciré, h seize
kilomètres en amont de Médine, un centre de résistance. 11
avait même provoqué notre commandant de Médine, en lui
écrivant qu'il mettrait à mort tout Français, blanc ou noir,
qui pénélrcrait dans ses Etats, et il s'était répandu en épou-
vantables menaces contre notre fidèle allié, le vieux Sambala.
Une colonne expéditionnaire, commandée par un vaillant
officier, le lieutenant-colonel d'infanterie de marine Reybaud,
fut aussitôt dirigée contre Sabouciré. Elle comptait cinq cent
quatre-vingt-cinq hommes, quatre-vingts chevaux et quatre
canons. Partie de Saint-Louis le 10 septembre 1878, elle arri-
vait le 22 septembre devant la citadelle nègre. Un violent
combat s'engagea. Il dura cinq heures, et se termina par la
prise et la destruction de Sabouciré. Niamody fut tué dans
la bataille, et à ses côtés tombèrent cent cinquante Toucou-
Icurs, sans compter ceux qui se noyèrent dans le fleuve. Nous
avions eu treize tués, dont deux officiers, et cinquante et un
blessés. Cette exécution sommaire rétablit notre crédit com-
promis, mais la victoire nous coûta bien cher; car « les trou-
pes s'étaient à peine embarquées sur nos avisos pour rejoin-
dre Saint-Louis que la fièvre jaune s'était abattue, sombre et
158 LE SÉNÉGAL
implacable, sur les officiers eL les soldais qu'avaient épargnés
les balles des Malinkés ou les fièvres du Logo. Les bateaux
s'arrêtaient sans cesse pour permettre de creuser sur la berge
les lombes des victimes, ensevelies dans de simples toiles de
hamac. » (Rapport du capitaine Gallieni.)
En résumé, grâce à ces énergiques manifestations, tous les
Etals riverains du Sénégal sont aujourd'hui ou directement
administrés par nos agents ou soumis à notre influence. C'est
un immense progrès qui a été réalisé en peu d'années.
Nos gouverneurs ne se sont pas contentés d'annexer ou de
réduire à l'obéissance les Étals riverains du Sénégal. Ils ont
également cherché h. étcndie les possessions françaises sur
loulcs les contrées baignées par les fleuves parallèles au Sé-
négal qui s'étendent entre Goréc et Sierra-Leone. C'est ainsi
que les vallées de laCasamance, duRio-Nunez, de Rio-Pongo,
de laMellacorée, etc., ont été successivement ajoutées à notre
domaine colonial ; mais c'est surtout dans la vallée du haut
Sénégal et dans celle du Niger, c'est-à-dire dans le Soudan,
que s'est exercée notre activilé. Do là un double courant d'opé-
rations de guerre ou d'entreprises commerciales qu'il importe
d'exposer avec quelque détail, car nous assistons depuis peu
à une vigoureuse reprise en avant du mouvement colonial ;
et comme de nouvelles contrées s'ouvrent aux ardentes inves-
tigations de nos soldats et de nos négociants, il est nécessaire
de présenter avec quelque développement ces épisodes, dont
la portée économique et politique n'échappera à aucun de nos
lecteurs.
X
VOYAGES DE PÉNÉTRATION AU SOUDAN
L'idée de joindre le Sénégal au Niger par une série de
postes à la fois commerciaux et politiques, et de faire
rayonner au loin dans le Sahara, et par conséquent dans
l'Afrique centrale, rinfluence et la civilisation françaises, n'est
pas une idée nouvelle. André Brue, au dernier siècle, avait
liT IK SOUDAN FRANÇAIS li>^
déjà essayé do la réaliser. Le général Faidherbc, dès qu'il eut
triomphé des difficullés do la première heure et assis sur des
bases désormais inébranlables la domination de la métropole,
s'empressa de reprendre le grand projet qui était en quelque
sorte le couronnement de ses entreprises antérieures. « Il nous
faudrait, écrivait-il à Mage le 7 août 18G3, une ligne do postes
distante d'une trentaine de lieues entre Médinc et Bamakou,
outout autre point duhaut Niger qui paraîtra convenable pour
établir un centre commercial sur le Ileuve. » C'est seulement
dans les dix dernières années que du domaine théorique ce
projet passa dans la réalité, et qu'une succession d'explo-
rations hardies et de campagnes heureuses non seulement
nous a conduits sur les bords du Niger, mais encore nous a
permis de fonder en pleine Afrique un véritable empire et
a ouvert aux légitimes espérances de nos économistes et de
nos hommes d'État un champ pour ainsi dire illimité. Si, en
effet, nous savons nous servir du merveilleux instrument do
renaissance coloniale que notre bonne fortune met en ce mo-
ment entre nos mains, c'est sur les bords du Niger et dans la di-
rection du Soudan que nous trouverons nos Indes africaines.
Nous ne saurions oublier les ouvriers de la première heure,
ceux de nos compatriotes qui ont frayé la voie aux dépens
de leur santé, parfois de leur vie, et qui, de gaieté de coeur, se
sont exposés, pour la plus grande gloire de la patrie, aux
hasards ou plutôt aux dangers d'une exploration à travers
des pays ennemis ou barbares. Parmi ces héroïques pionniers
de la civilisation brille au premier rang René Caillié. Nul
aussi bien que lui ne mérite une place à part parmi les
voyageurs, tant il a déployé de courage, tant il a su, sans
attache officielle, faire avec simplicité de grandes choses.
René Caillié* naquit à Mauzé, dans les Doux-Sèvres, le
19 novembre 1799. Il appartenait à une humble famille. Son
père était boulanger, et encore le perdit-il de bonne heure, et
fut-il obligé de gagner sa vie en devenant, à l'âge de onze ans,
apprenti cordonnier. Le vieil instituteur qui lui avait appris
1. RenéCailué, Journal d'un voj/age à Tcmlioctou et à Jennd, dans l'Afrique
centrale, préccdé d'observations faites chez les Maures Braknas, les Naloiiset d'au-
tres peuples, pendantles années /S24 à JS3S; 3 vol. ia-8°, Paris, 1830.
160 LE SÉNÉGAL
à lire exerça sur lui une incroyable influence en lui racontant,
à la veillée, les exploils des conquistadores espagnols et les
voyages de Cook et de Lapérouse. Il brûlait déjà du désir de
les imiter, et se passionnait pour leurs aventures. La lecture
de Robinson Ci'usoé ï\i sur lui une impression profonde. « Je
brûlais d'avoir des aventures, a-t-il écrit plus tard; déjà même
je sentais naître dans mon cœur l'ambition de me signaler
par quelque découverte importante. » Aussi se prépara-t-il de
bonne heure à chercher fortune hors de France. Malgré les
représentations de sa famille, il s'embarqua à Rochefort, à l'âge
de seize ans, ayant en poche pour toute fortune soixante
francs qu'il avait économisés à grand'pcine et en se privant
de tout plaisir.
La gabare la Loire, sur laquelle était embarqué Gaillié,
marchait de conserve avec la Méduse, de sinistre mémoire.
C'était un fâcheux début. A peine arrivé à Saint-Louis,
Caillié apprend qu'une expédition anglaise, commandée par
le major Gray, est à la veille de partir pour le Niger. Il se met
aussitôt en route pour la rejoindre en Gambie, et n'hésite pas
à s'engager à pied dans les solitudes sablonneuses du Cayor.
Celte première course fut très douloureuse, à cause do l'ex-
trême fatigue et surtout du manque d'eau. Elle fut, de plus,
inutile, car, à peine arrivé à Dakar, Caillié apprenait le départ
de la caravane anglaise et était obligé do revenir à Saint-
Louis. 11 quitta celte ville presque aussitôt et alla à la Gua-
deloupe, où il ramassa quelque argent; mais la lecture de la
relation do voyage de Mango-Park exerça sur lui une telle
fascination, qu'il renonça à sa naissante fortune et ne songea
plus qu'à se lancer sur les traces de l'héroïque Ecossais.
Dès 1818 nous retrouvons Caillié au Sénégal. Il s'engage
dans la caravane Partarrieu, qui allait rejoindre le major Gray.
Celte fois encore le voyage échoua, et les soulîrances endurées
le furent en pure perte. « On m'a dit depuis que j'avais les
yeux hagards, que j'étais haletant, que ma langue pendait
hors do ma bouche. Pour moi, jo me rappelle qu'à chaque
halle je tombais par terre, épuisé, et n'ayant pas môme la
force do manger. » Arrivés à Bakcl, les explorateurs furent
obligés de descendre le fleuve et de retourner en France.
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 161
Malgré co double échec, Caillié était toujours possédé par
la passion des voyag-es. Après un court séjour aux Antilles,
il revenait une troisième fois à Saint-Louis, à titre d'employé
dans les bureaux do la direction de l'artillerie (1824); mais il
rêvait toujours de s'enfoncer dans le centre inconnu du con-
tinent africain. Le point lumineux qui l'attirait était Tom-
bouclou, cette ville légendaire, ce rendez-vous mystérieux
des caravanes, dont aucun Européen n'avait encore aperçu les
monuments, et que les géographes ne connaissaient que
par les trafiquants arabes. Pénétrer jusqu'à Tombouctou
était le rêve qui tourmentait Caillié. Plusieurs voyageurs,
tous des Anglais, avaient déjà tenté de le réaliser, Mungo-
Park, Denham, Oudney, Glapperton, Gordon- Laing. Seuls
Denham et Glapperton étaient revenus en Europe, mais après
des elforts surhumains et sans avoir pu satisfaire leur curio-
sité. Ges Anglais avaient eu l'appui de leur gouvernement;
ils s'étaient fait accompagner d'escortes chèrement recrutées;
ils apportaient avec eux de riches présents pour payer leur
passage. Gaillié, bien que traité avec égards parle gouverneur
d'alors, baron Roger, n'avait pour toute ressource que deux
mille francs, produit de ses économies personnelles. II était
seul, sans autre secours do la part de ses compatriotes que
celui de M. Gastagnet, riche négociant français établi à Ka-
kondy. Mais il avait pour lui une invincible opiniâtreté, un
courage à toute épreuve et une présence d'esprit sans laquelle
il lui eût été impossible de sortir des mauvais pas qu'il ren-
contra si souvent sur son chemin. De plus, il savait très bien
la langue arabe et n'hésita pas à se lier avec des négociants
nègres, desMandingues, venus à Kakondy avec de la poudre
d'or. Pour se concilier leur confiance, il inventa une fable
qui réussit parfaitement près de ses nouveaux amis.
« Un jour, d'un air mystérieux. Usons-nous dans sa relation,
je leur révélai, sous le sceau du secret, que j'étais né en Egypte
de parents arabes, et que j'avais été emmené en Europe dès
mon plus bas âge, par des Français faisant partie de l'armée
qui avait conquis l'Egypte; que depuis j'avais été conduit au
Sénégal pour y faire les affaires commerciales de mon maître,
qui, satisfait de mes services, m'avait affranchi. « Maintenant,
21
162 LE SÉNÉGAL
« ajoiilai-jc, libre d'aller où je veux, je désire naturellement
« retourner en Egypte pour y retrouver ma famille et repren-
« dre la religion musulmane. » Si, au premier abord, mes
auditeurs purent nourrir quelques doutes à l'égard de mon
histoire et de mon zèle religieux, ils n'en conservèrent aucun
dès qu'ils m'entendirent réciter par cœur plusieurs passages
du Coran, et qu'ils m'eurent vu chaque soir faire le salam
avec eux. Ils finirent par se dire l'un à l'autre que j'étais bon
musulman. C'est celte fable, répétée chaque fois que j'en ai
eu besoin, qui m'a servi de passeport de Kakondy à Timé,
de Timé à Tombouctou et de là à Tanger*. »
Ce fut donc sous le couvert d'une apostasie simulée que
Caillié put accomplir son merveilleux voyage. D'autres l'a-
vaient essayé aussi, et n'avaient pas réussi, notamment Watt
et AVinterbattone, qui, en 1794, avaient pénétré jusqu'à Timbo
déguisés en chérifs, mais qui, reconnus pour chrétiens, avaient
été trop heureux d'en être quittes pour être ignominieusement
chassés. Caillié connaissait donc le danger de son déguise-
ment; mais il avait fait de la langue, de l'écriture et des usa-
ges musulmans une étude si scrupuleuse, qu'il put prolonger
l'illusion jusqu'au bout, et se faire accepter par tous comme
un derviche mendiant. Le plus difficile pour lui pendant tout
son voyage devait être de prendre des notes. Il avait ima-
giné d'emporter des feuillets de Coran en arabe, imprimés
seulement sur le recto. Il s'écartait de ses compagnons, et,
sous prétexte de lire le livre sacré, prenait en hâte toutes ses
notes. « Elles seraient devenues contre moi, a-t-il écrit, une
pièce de conviction inexorable, si j'avais été surpris traçant
des caractères étrangers, et dévoilant aux blancs les mystères
de ces contrées. Je portais toujours dans mon sac mon arrêt
de mort, et combien de fois ce sac a dû être confié à des
mains ennemies! » En outre, Caillié n'avait reçu qu'une ins-
truction très élémentaire, et, comme instruments de précision,
il n'emportait avec lui que deux boussoles de poche, un bâton
qui avait juste un mètre de longueur, deux ou trois cordons
avec un fil à plomb et des crayons. Pourtant il recueillit par-
1. Journal, t. Io% p. 217.
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 163
tout des ronscig-ncmonls très précis, et il s'était habitué à
évaluer, rien qu'en marchant, les distances avec une telle
exactitude, qu'on a pu dresser la carte et retracer l'itinéraire
de son voyage.
Le d9 avril 1827, Caillié partait de Boké, sur le Rio-Nunez,
plein d'espérance dans la réussite de ses projets. Après vingt
jours de marche, il arrivait en plein massif du Foula-Djallon.
Il lui fallut trois mois pour franchir ce massif, jusqu'alors in-
connu aux Européens. Dans ces petites républiques man din-
gues, chez ces Foulahs, pâtres ou laboureurs, Caillié n'eut
pas toujours à se louer de l'hospitalité des habitants. Aussi
arriva-t-il à Time harassé de fatigue, affaibli par les priva-
tions et le manque de soins. Une blessure au pied l'obligea
même à un repos que ses forces épuisées rendaient nécessaire.
Loin de pouvoir profiter de cette halte, il fut pris par une
fièvre maligne qui lui enleva le reste de ses forces et le re-
tint longtemps chez une vieille négresse, qui se montra pleine
de complaisance et d'égards à son endroit. Grâce aux bons
soins de cette pauvre femme, Caillié finit par se remettre.
Après un mois de convalescence, il se trouva assez fort pour
continuer son voyage, et se diriger sur Jenné, ville impor-
tante située sur les bords du Nisrer.
Il allait parlir et n'attendait plus qu'une occasion favorable,
quand un nouveau malheur vint le frapper. Le scorbut l'at-
taqua et le conduisit aux portes du tombeau. « Que l'on s'i-
magine ma position^ écrivait-il : perdu dans l'intérieur d'une
contrée sauvage, couché sur la terre humide, n'ayant d'autre
oreiller que le sac de cuir qui contenait mon bagage, sans
autres soins que ceux que m'accordait la bonne vieille mère
Baba. Je fus bientôt réduit à l'état de squelette. Je perdis
toute mon énergie. Le mal seul absorbait mes idées. 11 ne
me restait que deux pensées, celles de la mort et de Dieu*. »
Certes il était dur pour un homme aussi vigoureusement
trempé de se voir mourir, emporté par une lente maladie,
sans secours, loin des siens, au milieu de cette ténébreuse
Afrique, et cela quand il était en si bon chemin et avait l'as-
1. Journal, t. Il, p. 23.
dG4 LE SÉNÉGAL
surance de terminer heureusement son voyage. Telle était
pourtant sa résolution que même la perspective d'une mort
prochaine ne pouvait triompher de son obstination. « J'aimais
mieux mourir, écrit-il, que retourner sur mes pas sans avoir
fait de plus grandes découvertes, sans avoir navigué sur une
partie encore inexplorée du Niger et avoir touché à Tombouc-
tou, celte ville mystérieuse, but principal de mon entre-
prise'. »
Heureusement pour lui, une vieille femme, amie de son
hôtesse, connaissait un remède à son horrible maladie. Tou-
chée de compassion, elle prit à tâche de le guérir. Le trai-
tement fut énergique, mais efficace. Peu à peu Caillié re-
prit ses forces. Une lente convalescence le rétablit tout à
fait, et la belle saison qui revint acheva de lui rendre la
santé . Alors, sans attendre davantage, profitant d'une cara-
vane qui venait des montagnes du sud, Caillié se mit en route
pour Jenné (9 janvier 1828), non sans avoir fait à ses bien-
faitrices les cadeaux que lui permettait son dénuement.
La caravane passait par le Bambara. Pendant les longues
journées du voyage, Caillié eut le loisir d'examiner les con-
trées pittoresques qu'il traversait, et d'étudier les mœurs
indigènes, souvent curieuses pour un Européen. Quoique la
défiance de ses compagnons de roule l'empêchât la plupart
du temps de prendre des notes, et que diverses circonstances
l'aient privé plus tard de presque toutes celles qu'il avait
recueillies, sa mémoire était si grande qu'à son retour il put
écrire une relation détaillée et fort exacte de son voyage. Il
avait tout remarqué et n'avait rien oublié. Aussi son ouvrage
contient-il les renseignements les plus intéressants et les plus
variés. On y trouve, avec des aperçus historiques et ethno-
logiques, tout ce qui intéresse le commerce, l'agriculture, les
coutumes domestiques. Il décrit les fêtes auxquelles il a
assisté, les danses et les modes féminines. Il se rappelle avec
gaieté les ornements bizarres qui font l'orgueil des beautés
bambaras, les grelots qui sonnent à la ceinture, les draperies
bleu foncé qui cachent les cheveux, et la botoque, mor-
1. Journal, t. II, p. 25
ET LE SOUDAN FRANÇAIS IG:i
ceaii d'élain pointu qui traverse la lèvre inférieure et la force
à se pencher peu gracieusement. «■ Souvent, ajoute Caillié, je
fus tentd de rire en pensant à l'étrange effet que cet orne-
ment ferait sur les lèvres blanches et vermeilles de nos jolies
Françaises. »
Depuis Timé, la caravane mit deux mois à atteindre
Jenné. C'est une place de commerce importante ; les cara-
vanes de tous pays s'y croisent, y vendent leurs marchandises
et en prennent de nouvelles. La ville était alors au pouvoir
d'un prophète fanatique, Sego-Ahmadou. Caillié n'était pas
sans quelque appréhension en pénétrant sur le territoire de
ce convertisseur par le sabre. Heureusement Caillié avait
emporté avec lui un modeste parapluie. Le prophète, émer-
veillé par cet instrument de la civilisation européenne, pria
avec instance le voyageur de le lui céder. Caillié y consentit
et devint a.uss\l6i pe?'son)îa g)'ata. Non seulement il fut direc-
tement protégé, mais encore il reçut une lettre de recomman-
dation pour Tombouctou. En outre, les marchands de Jenné lui
firent bon accueil. Toute sa pacotille européenne fut échangée
contre des produits indigènes, et il fut défrayé de toutes ses dé-
penses ; puis on l'embarqua pour Tombouctou, le 22 mars 1 828.
De Jenné à Tombouctou le voyage fut pénible pour Caillié.
La chaleur était accablante, l'air manquait, et, de plus, le
patron de la barque qui portait notre compatriote était un
véritable tyran. « Non seulement il me fit jeûner plus que de
droit et, m'interdisant l'intérieur de la pirogue, me força à
coucher sur le pont, oii les atteintes du serein et les intem-
péries de la nuit altérèrent profondément ma santé, mais il
ne négligea aucune occasion de m'insulter grossièrement et
d'exciter contre moi par son exemple les gens de l'équipage,
et jusqu'aux esclaves, malheureux toujours prêts à imiter les
défauts de leurs maîtres'. » La navigation sur le Niger était
lente et pénible. Les grandes barques qui composaient la
flottille étaient extrêmement lourdes et, n'ayant pas de voiles,
ne pouvaient avancer en temps de calme ; d'un autre côté, elles
étaient si fragiles que le moindre vent menaçait de les faire
1. Journal, t. II, p. 2o5.
166 LE SENEGAL
chavirer. Les matelots bambaras tiraient ces barques avec
des cordes, ou, lorsque la nature des rives rendait impossible
ce moyen primitif de locomotion, se servaient de perches
pour pousser en avant leurs embarcations. Les rives du fleuve
ne présentaient rien de pittoresque ni d'attrayant. Le Niger
coulait dans une immense plaine, sans qu'aucun accident
de terrain vînt léveiller l'attention du voyageur. Parfois il
était obligé de se cacher à fond de cale pour éviter les visites
intéressées des Touaregs Sourgous, voleurs sans scrupules,
tout disposés à piller également chrétiens ou musulmans.
Ce fut dans ce triste équipage que Caillié descendit le
Niger, traversa le lac Debou, belle nappe d'eau que tous les
matelots saluèrent de coups de fusil et du cri de « Salem !
salem ! » passa devant Sa, riche port commerçant, et, le 19 avril
1828, arriva à Cabra, port de Tombouctou, situé à dix milles
de cette ville. Le lendemain, au coucher du soleil, il réalisait
son rêve et faisait son entrée à Tombouctou, entouré d'une
brillante escorte que lui avait envoyée l'hôte auquel il avait été
recommandé par le chérif do Jenné. « Je voyais donc cette
capitale du Soudan qui depuis si longtemps était le but de
tous mes désirs. En entrant dans cette cité mystérieuse,
objet des recherches des nations civilisées de l'Europe, je fus
saisi d'un sentiment inexprimable de satisfaction ; je n'avais
jamais éprouvé une sensation pareille et ma joie était extrême.
Mais il fallut en comprimer les élans. Ce fut au sein de Dieu
que je confiai mes transports; avec quelle ardeur je le remer-
ciai de l'heureux succès dont il avait couronné mon entre-
prise! Que d'actions de grâces j'avais à lui rendre pour la
protection éclatante qu'il m'avait accordée, au milieu de tant
d'obstacles et de périls, qui paraissaient insurmontables'. »
Revenu de son enthousiasme, Caillié ne tarda pas à trouver
que le spectacle qu'il avait sous les yeux ne répondait pas à
son attente. Pour une cité bâtie au milieu des sables, Tom-
bouctou est une belle cité, mais fort triste, car elle est entou-
rée par d'immenses plaines de sables mouvants, d'un blanc
tirant sur le jaune, et d'une aridité désespérante. Les maisons
1. Journal, t. II, p. 300.
ET LE SOUDAN FRANÇAIS
167
sont grandes, mais peu élevées. Il n'entre dans leur construc-
tion ni pierres ni fer; les murs sont en briques roulées dans
les mains et séchées au soleil. On y comptait jusqu'à sept
mosquées, mais fort délabrées et d'une architecture rudimen-
lairc. Le fond de la population est formé par les Nègres
Sonrays. Les Maures y jouent le même rôle que les Européens
dans les colonies, et servent de correspondants aux marchands
du Maroc, du Tafilet, et même du littoral méditerranéen.
Navigation sur le Niger.
Quoique le commerce soit moins important à Tombouctou
qu'à Jenné, les Maures y font rapidement de belles alfaires ;
et quand ils se jugent assez riches, ils quittent la ville pour
aller jouir de leur fortune dans leur pays natal.
L'hôte de Caillié, Sidi Abdalhah Chébri, fut plein de préve-
nances et de soins pour lui. Il était doux et tranquille. Sa
réserve surtout plaisait fort à Caillié, car il comprenait que si
on arrivait à connaître sa véritable origine et sa véritable
religion, il serait immédiatement massacré. Aussi résolut-il
de hâter son départ. Son hôte le pressait de rester à Tom-
168 LE SÉNÉGAL
bouctou. Il lui proposait même de l'intéresser à quelque af-
faire commerciale et de lui fournir les moyens de faire for-
tune : « Les craintes que j'avais d'êlre découvert, jointes au
désir de revoir ma patrie, m'engagèrent à refuser ces géné-
reuses propositions *. D'ailleurs mon départ pour l'intérieur
de l'Afrique, n'étant point connu authentiquement, tomberait
dans l'oubli si je venais à périr, et les observations que j'avais
pu faire seraient perdues pour mon pays. »
Une occasion se présenta bientôt. Une caravane allait se
rendre au Tafilct par le Sahara. Caillié liésitait à s'engager
dans ce désert immense; mais le désir de revoir sa patrie et
la crainte d'être découvert le décidèrent à tout braver. La
bienveillance de son hôte pourvut à ses besoins. Il lui assura
un guide, un chameau et sa nourriture pour toute la traver-
sée du Sahara. Il le recommanda même à son correspondant
d'El-Arouan. « Le convoi destiné pour cette ville, et dont je
faisais partie^, écrit Caillié, devait se mettre en route le 4 mai
au lever du soleil. Mon bote fut debout de si bonne heure,
qu'il eut le temps avant le départ de m'emmener déjeuner
chez lui avec du thé, du pain frais et du beurre. C'est sous
l'impression agréable de ce repas peu africain que je quittai
Tombouctou, où j'avais passé quatorze jours (4 mai). »
La traversée du Sahara fut longue et dangereuse pour
Caillié : tempêtes de sable brûlant, solitudes désolées, raille-
ries ou mépris des Maures grossiers et ignorants de la cara-
vane, rien ne lui fut épargné. Le manque d'eau surtout fut
pénible. On fut obligé de boire l'eau qui avait servi à pan-
ser les plaies des animaux, et de tuer un chameau pour se
partager la boisson conservée dans son estomac. L'espoir
du retour le soutenait. Ce n'était plus à Tombouctou qu'il son-
geait, mais à la France, à la Franco qui allait l'acclamer.
Après avoir traversé les territoires de Drah et d'El-Harib,
où il étudia les mœurs des Berbers, Caillié franchit les passes
de l'Atlas, visita Fez, Mequinez, Rabat, et arriva enfin à Tan-
ger. Là encore il était entouré de sectaires qui lui auraient
fait payer cher son déguisement, s'ils l'avaient soupçonné.
i. Journal, t. II, p. 333.
2. Journal, t. H, p. 337.
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 169
Il lui fallut user do la plus grande prudence pour échapper à
leur allcnlion. Il réussit enfin à se jeter chez notre consul,
Delaporte, qui lui facilita les moyens de s'embarquer pour
Toulon, où il arriva le 8 octobre.
Caillié avait donc accompli, avec un bonheur presque mira-
culeux, cet audacieux voyage du Sénégal au Maroc par Tom-
bouctou. Il avait parcouru un chemin énorme au milieu de
contrées jusqu'alors inconnues. Le premier parmi les Euro-
péens qui avaient pu parvenir dans la cité mystérieuse, il était
assez heureux pour apporter au monde savant les résultats
de son voyage. Après un moment d'hésitation ou plutôt de
surprise, la France le reçut en triomphateur. Il obtint le prix
de dix mille francs proposé par la Société de géographie à
celui qui le premier reviendrait de Tombouctou. Il fut acca-
blé d'autant d'honneurs qu'il avait subi d'épreuves. Il aurait
certes pu se poser en héros d'aventures. Il préféra rentrer
dans la vie privée, et acheta d'abord à Beurlay, dans la Cha-
rente-Inférieure, puis à la Badère, une propriété qu'il se mit
à cultiver lui-même. De temps à autre son ardeur se réveil-
lait. Il aurait voulu aller à Bamakou, puis explorer les mines
du Bouré ; mais sa famille le retenait. Une attaque de para-
lysie l'emporta, le 47 mai 1838. Des monuments ont été élevés
en son honneur à Mauzé et à Pont-l'Abbé, où il |fut enterré,
ainsi qu'une colonne àBoké, sur le Rio-Nunez, d'où il partit
pour son grand voyage, et une plaque commémorative dans
l'enceinte du lycée Fontanes, à Niort. La France a le droit de
s'enorgueillir de ce succès. Aussi bien, n'est-ce pas à Caillié
qu'elle doit d'être, encore aujourd'hui, la seule nation qui entre-
tienne avec Tombouctou des relations quelque peu suivies ?
Le lieutenant de vaisseau Mage et son compagnon le doc-
teur Quintin sont les successeurs immédiats de René Caillié,
et encore leur voyage n'eut-il lieu qu'en 1864, trente-six ans
seulement après celui de Caillié. Le général Faidherbe fut le
promoteur de celte importante expédition. Ainsi qu'il l'écri-
vait en 1863 dans VAvejii?' du Sahara, « relier le Sénégal à
l'Algérie à travers au moins quatre cents lieues de désert,
quelle que soit la route que l'on suive, c'est chose impossible
ou qui du moins n'aurait pas de conséquences sérieuses, par
170 LE SÉNÉGAL
suite des frais énormes du transport à dos de chameau. Pour
s'emparer du commerce si important du Soudan, et particuliè-
rement du coton qui, au dire des voyageurs, s'y trouve en
grande abondance et à vil prix, il faut s'emparer du haut
Niger en établissant une ligne de postes pour le rattacher au
Sénégal entre Médine et Bamakou. » Le lieutenant Mage fut
chargé de préparer l'exécution de ce projet hardi en allant
reconnaître le pays et en signant, si faire se pouvait, un traité
d'alliance avec notre ancien adversaire do Médine, Al-Hadji-
Omar, le nouveau possesseur de Ségou. Mage était l'homme
de la situation. Il avait déjà vécu cinq ans au Sénégal et
deux sur le littoral. Il avait été chargé de diverses missions,
qu'il avait toutes remplies avec honneur et profit. Il venait de
passer neuf mois à Makhana, entre Kakel et Médine, au mi-
lieu des noirs du haut fleuve, et s'était familiarisé avec leur
langue et leurs usages. Il s'était même fait aimer par eux en
les protégeant, avec sa canonnière la Coidevrijie, contre les
bandes d'Omar, qui tenaient encore le pays. D'un courage à
toute épreuve, plein de foi dans l'œuvre qu'il entreprenait, il
avait toutes les qualités nécessaires pour réussir. Son compa-
gnon le docteur Quintin, froid, mais résolu, peu brillant, mais
solide, le secondait à merveille. Il eut en outre la bonne for-
tune d'être escorté par des serviteurs indigènes très braves,
très dévoués, très fiers d'avoir été choisis entre beaucoup
pour accompagner les deux officiers blancs.
Faidherbe leur avait donné comme instructions de recon-
naître la route de Médine à Bamakou par Bafoulabé, afin d'y
créer un courant commercial entre le Soudan et les possessions
françaises, de négocier un traité de commerce et au besoin une
alliance avec le maître de Ségou, et de revenir, suivant les
circonstances, soit en descendant le Niger jusqu'à son embou-
chure, soit en regagnant Tunis, Alger ou le Maroc. Ce pro-
gramme ne put être exécuté de point en point; mais l'œuvre
de nos explorateurs fut suffisamment grande, et il faut leur
savoir gré de ne pas avoir connu un instant de défaillance au
milieu des épreuves qui les attendaient.
Nous ne pouvons suivre ce voyage dans tous ses détails '.
1. Relation, p. 30.
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 171
Il nous suffira de rappeler que, partis de Saint-Louis le 12 oc-
tobre 18G3, Mage et Quintin arrivaient à Scgou seulement le
28 février 48G4. Chemin faisant, ils prenaient des renseigne-
ments précis sur les ressources locales, sur les besoins com-
merciaux, sur les chances qu'avait la France d'ùtre bien
accueillie. Le grand trafic était celui des esclaves, surtout des
captifs de guerre, dont le nombre avait singulièrement aug-
menté depuis les grandes dévastations d'Omar. Les captifs
étaient même devenus comme une monnaie courante. Un che-
val, un bœuf étaient estimés un esclave, un demi-esclave, etc.,
et nos compatriotes furent même obligés de cheminer quelque
temps avec un trafiquant de chair humaine. « Possesseur d'une
petite fortune, lisons-nous dans \b. Relation, cet homme s'était
mis en marche, achetant d'abord une esclave dont il avait fait
sa femme, et qui, lui ayant donné un enfant, s'était élevée au
rang de femme libre. Un fort captif portait l'enfant, puis trois
autres jeunes filles, éclopées parla longue route qu'elles ve-
naient de faire, les jambes enflées, suivaient, s'aidant d'un
bâton. Outre cela, un malheureux enfant de trois à quatre ans,
aux membres maigres, courait entre les jambes des chevaux,
faisant des marches de cinq à six lieues; le docteur avait pris
cet enfant en amitié et souvent il le mettait devant lui à che-
val. Quant aux femmes, quelque endurci que je fusse, je
ne pouvais voir ces malheureuses au moment du départ, les
membres engourdis, trop faibles pour se lever; souvent leur
maître arrivait, les frappait, et une larme coulait silencieu-
sement le long de leurs joues. Sans doute elles pensaient au
lieu de leur naissance, à la case de leur mère, et lentement,
péniblement, elles se mettaient en marche. » Tout en déplo-
rant cet abaissement de la dignité humaine, Mage et Quintin
ne pouvaient s'empêcher d'admirer les types superbes qu'ils
rencontraient de temps à autre. Sauf le front bombé à l'excès
et les pommettes saillantes, tel de ces indigènes aurait pu
rivaliser pour la beauté accomplie des formes avec les modèles
de l'art ancien. Nos explorateurs admiraient aussi les magni-
ficences delà nature : « La plaine splendide du Natiaga se dé-
roulait au loin, et allait se perdre dans des gorges étroites,
surmontées de pics nombreux.. Je ne pouvais me lasser d'ad-
172 LE SÉNÉGAL
mirer ce pays où la Providence a semé ses biens avec une
prodigalité peu commune. La terre y est d'une richesse
incroyable ; l'eau y abonde et y fournit des poissons succu-
lents. L'or est à quelques pas du défilé que je vois à ma
gauche ; le fer partout. Le fleuve abonde en chutes dont la
force motrice serait incalculable ; mais la main des hommes
n'a rien fait de ce monde de richesses; les indigènes n'ont
pas su seulement tirer de quoi se vêtir proprement *. »
Lorsque Mage et Quintin arrivèrent à Ségou, ils n'y ren-
contrèrent pas Omar, qui était parti pour la conquête du
Macina, mais son fils Ahmadou, auquel il avait délégué tous
ses pouvoirs. Des bruits de défaite et même de mort com-
mençaient à circuler : ils n'étaient que trop fondés, puisque
Omar venait en effet d'être tué à Ilamdallahi; mais son fils
affectait une imperturbable confiance, et, sous prétexte que
les envoyés français n'avaient été accrédités qu'auprès de la
personne de son père, il les retint à Ségou. Ressentait-il la
confiance dont il se targuait, et attendait-il réellement des
nouvelles du théâtre de la guerre, ou bien redoulait-il que
nos envoyés, s'il les rclâcbait, ne fussent trop vite au courant
de la vérité? Cédait-il encore à un sentiment de méfiance au-
quel le poussait un de ses conseillers intimes, ou obéissait-il
à ce fatalisme musulman qui aime à reculer les décisions im-
portantes? Toujours est-il que les représentants de la France
voyaient les mois s'ajouter aux mois, et qu'on les retenait à
Ségou, prisonniers avec les apparences de la liberté, et même
entourés d'honneurs, mais prisonniers. Ahmadou leur proposa
même de le suivre dans les expéditions qu'il préparait contre
des rebelles. Cédant aux ennuis de l'inaction, nos envoyés
crurent pouvoir se départir de la neutralité que leur comman-
daient les fonctions dont ils étaient investis, et acceptèrent
les offres du maître de Ségou.
De toutes ces campagnes africaines, les plus dramatiques
furent marquées par la bataille de Togbou et par le siège de
Sansandig.
Un prince africain, Mari, s'était révolté, et avait poussé
2. Relation, p. 14.
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 173
jusqu'à huit lieues de la capitale, jusqu'au village fortifié de
Toghou. Ahmadou se contenta d'envoyer contre lui une simple
division, commandée par un certain Tierno Alafane ; mais
elle fut dispersée, et l'insurrection prit tout à coup un carac-
tère inquiétant. Ahmadou concentra aussitôt quatre mille
cavaliers et six mille fantassins, et, à leur tête, marcha con-
tre les rebelles. Avant d'engager le combat, il ordonna, sui-
vant le rite introduit par son père, une confession géné-
rale et publique, la fameuse cérémonie des Jcouloulniis\ ou
restitution des objets pillés à la guerre et soustraits au par-
tage général : « Cette opération fut longue ; nul soldat ne se
décidait à commencer; enfin, lentement, très lentement, on
en vit se lever : l'un restituait un peigne, l'autre une outre en
peau de bouc, un couteau, un chapelet; enfin l'un avoua qu'il
avait vendu un fusil cinq mille cauris, disant que, s'il était
tué, il avait un esclave qui représentait plus que cette valeur;
un autre confessa le détournement d'un capLif, dont il avait
dissipé le prix. »
Pendant ce temps les révoltés avaient pris leurs dispositions
pour résister; mais Ahmadou avait ordonné à ses soldats de
ne tirer qu'à bout portant. L'effet produit par cette décharge
sur une foule compacte fut incroyable. En un clin d'œil toute
l'armée ennemie fut enfoncée et rejetée aux portes de Toghou,
oii ils tombèrent en rangs serrés les uns sur les autres. On
n'eut plus que la peine de les tuer avec des fusils chargés de
douze à quinze balles. Mage et Quintin, qui avaient pris part
à la bataille, pénétrèrent dans Toghou en même temps que
les vainqueurs, mais ils en rapportèrent une impression pro-
fonde de répugnance : « Dans les maisons, dans les rues, les
cadavres étaient étendus dans toutes les positions. Au réduit
011 l'on s'était si longtemps défendu, chaque case était trans-
formée en un charnier infect. Les toitures, enflammées par le
haut, avaient brûlé des centaines de malheureux, dont les cris
sourds avaient seuls révélé l'agonie. Dans quelques cases on
s'était pendu de désespoir. A une des portes de la ville, plus
de cinq cents cadavres étaient couchés les uns sur les autres :
1. Relation, p. 90.
174 LE SÉNÉGAL
c'élait la porte allaquée par les lalibés. Plus tard j'allai dans
les broussailles. Le sol n'y était, comme celui du village,
qu'une litière de morts, et le lendemain, lorsque de dessous
les décombres enllammés on eut retiré ces cadavres à demi
brûlés et qu'on les eut traînés dans la plaine, l'odeur infecte
qui s'en exhalait empestait l'air à une grande distance'. »
Les scènes de vengeance ou de pillage qui suivirent la vic-
toire furent plus odieuses encore. Tous les prisonniers furent
froidement égorgés. Après un interrogatoire sommaire, on
les conduisait au bourreau, un nègre de taille gigantesque, à
la figure bestiale, qui d'un seul coup de sabre enlevait la
tête de la victime. Mage remarqua que presque tous les cada-
vres avaient la figure souriante. « Leurs yeux avaient une
inexprimable expression de douceur. Peut-être ces victimes
du despotisme et de la barbarie, qui n'ont jamais été mises en
contact avec une religion plus élevée, et dont le bon sens re-
pousse l'islamisme, ont-elles eu conscience, au moment de la
mort, d'une seconde vie meilleure; peut-être un horizon lumi-
neux leur est-il apparu. » Quant au pillage, il fut exécuté avec
conscience. Les vainqueurs emportèrent tout, jusqu'aux chan-
deliers du pays, tiges en fer munies de coquilles, où brûle,
trempée dans de Taracliide ou du beurre de karité, une mèche
de coton. Les femmes réduites en esclavage, vieilles ou jeu-
nes, furent chargées de leurs propres dépouilles, et ce bétail
humain prit le chemin de Ségou. Toutes celles qui manifes-
taient la moinde velléité de mécontentement ou la moindre
fatigue étaient aussitôt assassinées. « Je fus témoin d'un
acte de ce genre, écrit Mage^, et il me fallut rester calme et
ne pas faire sauter la tête du misérable qui venait de le com-
mettre. Nos laptots et quelques talibés même en étaient indi-
gnés; mais ils formaient l'exception, et la masse passait, ne
donnant à la victime qu'un signe de dédain, accompagné de
cette exclamation, qui devait être sa seule épitaphe : « Keffir ! »
Le siège de Sansandig fut fécond en épisodes plus drama-
tiques encore. Pendant soixante-douze jours les assiégeants
campèrent sous les murs de la ville, qui était en proie à toutes
1. Relation, p. 94.
2. Relation, p. 94.
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 175
les horreurs de la famine; car les habitants furent réduits à se
nourrir de peaux de bœuf et de chevaux crevés, exposés à des
pluies tropicales et décimés par la peste. « Sur le fleuve dé-
rivaient, à demi cousus dans des nattes, les cadavres venus
de la ville, et dont le nombre augmentait tous les jours. De
quelque côté que vînt la bise, elle nous apportait des odeurs
nauséabondes et des miasmes putrides. Ces cadavres empes-
taient le camp, et semblaient chargés de venger les souffran-
ces de leurs compatriotes. Néanmoins tout le monde dans
l'armée dévorait Sansandig des yeux, comme une proie qu'on
tenait enfin. » Plusieurs assauts furent livrés, tous sans résul-
tat, à cause des fautes stratégiques d'Ahmadou. « Ses irréso-
lutions laissèrent toujours échapper les occasions favorables
d'attaquer l'ennemi, et sa barbarie implacable, qui n'épar-
g-nait aucun prisonnier, quelle que fût son origine, retrempa
toujours, au moment décisif, dans la haine et le désespoir,
la résolution ébranlée de ses adversaires aux abois. » Sur-
vint une armée de secours, qui remporta sur les troupes
d'Ahmadou un succès inespéré, mais ne sut pas profiter de
la victoire. Le sultan de Ségou se décida pourtant à battre
en retraite, mais fièrement et sans se laisser entamer.
Pendant ce temps le bruit de la mort d'Omar àHamdallahi
prenait de la consistarîce. Ahmadou était certainement in-
formé de cette catastrophe, qui réduisait sa puissance ; mais
il ne voulait rien laisser paraître de sa déception, surtout aux
yeux des Français. D'un autre côté, il ne pouvait indéfini-
ment les retenir auprès de lui. Prétextant le retour des ser-
viteurs nègres de Mage, qui étaient revenus de Saint-Louis
et annonçaient que Faidherbe rappelait auprès de lui ses en-
voyés, Ahmadou se détermina, malgré la prétendue absence
de son père, à signer avec eux un traité et à leur rendre la
liberté. Voici les termes de cette convention, le premier ins-
trument diplomatique régulier que la France ait signé avec
un des maîtres du Soudan.
Traité passé entre MM. Mage et Quintin, envoyés du gouverneur du Sénégal,
et S. M. Ahmadou, fils de Cheick-El-Uadji-Omar, roi de Ségou.
I. — La paix est faite entre tous les pays respectifs où demeurent les
deux chefs.
176 LE SÉNÉGAL
H. — Les hommes du gouverneur du Sénégal pourront circuler libre-
ment dans tous les pays où commande Ahmadou, dans tous ceux où
il pourra commander plus lard, et y seront protégés, qu'ils viennent
pour commerce, missions ou simple curiosité.
IIL — Une fois qu'ils auront payé le droit d'un dixième auquel sont
soumises toutes les caravanes entrant dans les Étals d'Ahmadou, les
duilas ou marchands du Sénégal n'auront plus rien à payer à qui que
ce soit pendant tout leur séjour,
IV. — Ahmadou promet d'ouvrir toutes les routes du pays qu'il com-
mande vers nos comptoirs.
V. — Le gouverneur du Sénégal promet que la route du Fouta aux
pays d'Ahn'iadou sera ouverte et que les hommes ou femmes pourront
y circuler librement sans qu'aucun chef puisse les arrêter.
VL — Les hommes envoyés par Ahmadou à Saint-Louis pourront y
acheter ce dont ils auront besoin, et recevront dans la route protection
contre tous ceux qui voudraient les maltraiter.
VIL — Tous les marchands venant du Sénégal dans un pays où com-
mande Ahmadou payeront le droit d'entrée dans le chef-lieu qui sera
le but de leur voyage, Dinguiray, Koundian, Mourgoula, Kouniakary,
Nioro, Diolo, Tambacara, Diangouté, Farabougou bu Ségou-Sikoro.
Telle fut cette première exploration officielle de la France
dans le Soudan. Certes, rien encore n'annonçait ni même ne
faisait prévoir la future prise de possession de cette immense
contrée par la France ; mais un puissant souverain indigène
s'était engagé par un acte solennel, et la porte était ouverte
sur le mystérieux continent. Restait à compléter ce premier
et grand résultat, si rapidement obtenu, en se lançant réso-
lument à la conquête pacifique de la région.
Bien des années pourtant devaient encore s'écouler avant
que les successeurs de Faidherbe aient songé à profiter des
clauses du traité de Scgou. C'est un simple particulier qui,
presque sans ressources, osa s'aventurer de nouveau dans ce
pays ou trop oublié ou trop dédaigné, et, comme autrefois
Caillié, força le gouvernement à sortir de son indifférence
systématique. Ce nouveau pionnier de la civilisation] est Paul
Soleillet, qu'une mort prématurée vient d'enlever à la science,
qu'il honorait, et à sa patrie, qu'il adorait. Ce fut un grand
cœur et un noble esprit. Nous avons eu l'honneur de compter
au nombre de nos amis cet héroïque découvreur. On nous
pardonnera do ne rappeler son souvenir qu'avec une sympa-
thique émotion. Jamais nous n'oublierons sa parole chaude
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 177
et vibrante, ses gestes simples et nobles, et son patriotisme
convaincu. Ce n'était pas un chercheur de mots, un entasseur
de périodes ronflantes : il racontait ce qu'il avait fait, mais
que de grandes choses il avait faites! C'est par l'Algérie qu'il
commença à attaquer le mystérieux continent qui semble
s'ouvrir avec tant de peine à nos investigations. En 18G.5, 186G
et 1867, il parcourut dans tous les sens notre belle colonie.
En 1872, il visita successivement les oasis du Sahara algérien,
les Ksours du Djebel-Amour, la ville sainte d'Aïn-Madlii, lô
Mzab et le pays des Chambâas. Dans ce dernier voyage il
acquit la conviction qu'un simple particulier, n'appartenant ni
au gouvernement ni à l'armée, pouvait, tout en conservant
sa qualité de Français et de chrétien, voyager dans tout le
Sahara, pourvu qu'il acceptât les mœurs et coutumes des
indigènes et se présentât à eux sans escorte. En effet, dès
l'année suivante il se mettait en marche pour Insalah, avec
l'espoir de gagner de là Tombouctou et le Sénégal. Les Insa-
liens ne voulurent pas le recevoir dans leurs murs, bien qu'il
fût arrivé en vue de la mystérieuse cité, et il fut obligé do
rentrer précipitamment en Algérie. Il n'avait fait, comme il
l'a dit plus tard, qu'entrevoir la terre promise; mais son
voyage ne fut cependant pas stérile. Il en rapporta une foi
profonde dans la possibilité d'établir un chemin de fer à tra-
vers le Sahara, et de joindre par conséquent l'Algérie au
Sénégal. Seulement, au lieu de s'obstiner à rester en Algérie,
il changea tout à coup de plan, et résolut de porter vers le
Sénégal toute Faclivité et tout le dévouement dont il se sen-
tait capable.
Le 8 avril 1878, Soleillet débarquait à Saint-Louis, bien
déterminé à gagner Alger en passant par le Niger. « Un
inconnu le prie de lui écrire un mot en souvenir de son
départ, et Soleillet trace sur un chiffon de papier cette
phrase qui se passe de tout commentaire : « Si je ne réussis
pas, je recommencerai'. » Il partait sans autre escorte qu'un
tirailleur sénégalais, accompagné do trois bœufs pour trans-
porter son bagage. Aucune arme, au moins apparente. Aucun
i. Gravier, ouvrage cite, p. 23.
23
178 LE SÉNÉGAL
appareil. Il poussait la simplicité jusqu'à adopter le costume
du pays, persuadé que la confiance qu il témoignait aux indi-
gènes en venant ainsi au milieu d'eux flatterait leur amour-
propre et faciliterait la tâche qu'il s'était imposée. Ses pré-
visions se réalisèrent. Partout il reçut un accueil empressé,
môme de la part de populations notoirement hostiles, môme
dans des contrées qui ne reconnaissaient pas notre supréma-
tie. On se pressait autour de lui, on le consultait, car tous les
nègres croient à la supériorité médicale des Européens. Au
moins ce docteur improvisé n'eut-il à se reprocher aucune
ordonnance maladroite. Il n'opérait qu'à coup sur, et ses pres-
criptions étaient uniquement hygiéniques. Les nègres se mon-
traient reconnaissants et subvenaient à tous ses besoins. Ils lui
servaient même de guides et le recommandaient à leurs amis
d'un village à l'autre. Un seul jour, le 6 août, dans le village
de Dziongo, il fut brutalement repoussé parle chef indigène,
qui ne voulut ni lui fournir une case ni lui donner des vivres.
Soleillet, avec une grande présence d'esprit, se dirige aussitôt
vers le tata du chef récalcitrant, y choisit une case qui lui pa-
raît en bon état, donne l'ordre de la balayer et s'y installe. Le
chef, surpris, se dirigea vers lui, et dès ce moment se montra
plein de prévenances*. « Cet Européen, racontait-il plus tard
aux notables, est un chef; vous l'avez vu, sans armes, agir
comme s'il était chez lui, sans se fâcher, sans crier. Nous
avons eu tort envers lui, et cependant il m'a bien reçu. »
Malgré la fatigue du voyage, malgré la fièvre qui brisait
ses forces, malgré les lenteurs qui entravaient sa marche,
Soleillet se rapprochait chaque jour de Ségou. « J'avoue, a-t-il
écrite qu'il me faut résister aux conseils de la bête, qui déjà
m'a fait faire bien des sottises. Elle voudrait aller passer quel-
ques jours à Médine, pour aller se faire soigner par le bon
docteur. L'autre lui répond : « Mademoiselle, vous êtes une
(( douillette. Vous ne pensez qu'à vos aises. A Ségou, ma belle,
« et vile! » Le 30 septembre Soleillet arrivait sur le Niger, à
Yamina, et s'embarquait aussitôt pour descendre le fleuve.
Le lendemain il était en vue de Ségou. « Je me préparai avec
1. Gravier, ouvrage citd, p. 211.
2. Gravier, ouvrage citd, p. 172.
ET LE SOUDAN FRANÇAIS
179
émotion, écrit Solcillct, à entrer dans celle grande ville. Je
crus que le moment était venu de déployer le drapeau de la
France sur un fleuve où aucun pavillon européen n'a encore
été vu... Je fis donc arborer à l'arrière de ma barque un dra-
peau tricolore que mon interprète avait confectionné. On tire
un coup de fusil pour le saluer, et je m'incline avec respect
et attendrissement devant le pavillon national. » Le sultan de
Ségou, Ahmadou, prévenu de son arrivée, envoya aussitôt.
Paul Soleillet.
« pour faire honneur au drapeau », douze à quinze cents sol-
dats, qui le saluèrent en déchargeant leurs armes et en pous-
sant des cris.
Ce bon accueil dura les cent douze jours du séjour de notre
voyageur à Ségou. Il est vrai qu'Ahmadou, jaloux de conser-
ver dans tout le Soudan oriental le prestige que lui donnaient
ses relations avec la France, ne voulut pas lui permettre
de pousser jusqu'à Tombouctou; mais il le laissa librement
circuler dans ses Etats, prendre des notes, recueiUir des
180 LE SENEGAL
observations et former avec ses sujets des relations qui ne
pourront être, un jour ou l'autre, que très utiles à nos nég^o-
ciants. Solcillet, en effet, est revenu de son voyage à Ségou
avec le même succès, mais bien persuadé que rien n'était plus
facile que d'établir un courant d'affaires entre le Sénégal et le
■Niger. Peut-être était-il trop affirmatif, ou, si l'on préfère,
trop plein d'illusions; mais la route indiquée par lui n'en est
pas moins tracée aujourd'hui, et ce n'est plus à l'arrière d'une
humble pirogue, mais dans un fort gardé par une garnison
française et défendu par des canons français, que flotte sur
le Niger le pavillon tricolore. Solcillet a donc été un précur-
seur, et c'eût été la pire des injustices que de l'oublier dans
un livre destiné à remettre en lumière ceux de nos compa-
triotes qui ont bien mérité de la patrie en Afrique.
Aussi bien, la relation du voyage de Solcillet, composée sur
ses manuscrits par un de ses amis les plus dévoués, Gabriel
Gravier, achève de nous faire aimer l'homme et apprécier
le citoyen. Il est peu de récits aussi attachants dans leur sim-
plicité. Il en est peu qui nous initient davantage aux détails
d'une civilisation si différente de la nôtre. Solcillet fut en
effet doué du talent d'observation, et ses études de mœurs
présentent un côté humoristique qui les grave dans l'esprit.
Avec lui on assiste aux danses nationales, la maJioudrais,
pas de caractère dans le genre noble; la shnonkam, pas co-
mique, charge de la précédente, et le diumfollo ou danse des
esclaves, provocante et lubrique. On écoule les griots battre
leur tambour, le tama, qui se place sous le bras gauche
et se joue soit avec les doigts de la main gauche , soit
avec un bâton recourbé et de la main droite; le ndioiin-
ndioun, espèce de tambourin que l'on frappe avec des ins-
truments qui ressemblent à des castagnettes, et le tantango
ou grosse caisse. On voit les jeunes filles s'occuper de leur
toilette et se frotter les dents, pour les conserver, avec
des morceaux de bois tendre d'essence aromatique, ou se
percer les gencives avec de petites aiguilles, ce qui les rend
bleuâtres. Solcillet les suit à la pêche, et s'étonne de leur
façon de procéder : « Elles sont assises dans l'eau et attendent
que les poissons passent à leur portée. Elles étendent
KT LI-: SOUDAN FRANÇAIS
181
les bras, et, paraît-il, ce procédé n'est pas sans réussir. >,
Il a grand soin de noter au passage les coutumes origi-
nales : (( Quand un caplif est mécontent de son maître il
coupe un morceau de l'oreille au fils aîné de l'homme auquel
il veut appartenir. Par le seul fait de cette mutilation, il passe
de suite, et pour la vie, dans la famille de l'enfant, sans que
son ancien maître puisse s'y opposer. Les captifs ne recou-
rent à cet expédient que pour entrer dans de grandes maisons,
pour appartenir à des chefs honorés efpuissants. Pour cette
raison, les chefs noirs du Foula sont très fiers d'avoir des
bouts d'oreille en moins, et le roi Ismaël est fort orgueilleux
d'en avoir perdu une presque tout entière. »
Il serait facile de multiplier les citations, de montrer notre
voyageur au milieu des captifs, aux souffrances desquels il
compatit, entouré de malades auxquels il distribue sans rire
d'inoffensifs médicaments. Ce qui se dég-age de cette lecture,
c'est une impression de sympathie profonde pour l'homme et
pour l'écrivain. Soleillet était un vrai Français, qui fit partout
sur son passage aimer le nom de la France , et qui n'eut
qu'un tort, celui de ne pas vivre assez pour récolter ce qu'il
avait semé.
On eût dit que Soleillet avait le pressentiment de sa fin
prochame, car, à peine arrivé à Saint-Louis, il entreprenait
un nouveau voyage, toujours avec l'arrière-pensée d'ouvrir
entre nos colonies de nouveaux débouchés. Il voulait cette
fois gagner Tombouctou, non plus par la vallée du Sénégal
mais par les oasis d'Adrar, de Tichit et de Oualata. Repous-
sant toute intervention officielle, toute escorte armée, il se
contenta de quelques lettres de recommandation que lui don-
nèrent le gouverneur du Sénégal et le marabout Bou-el-Mogh-
dad, le chancelier de la légation de France à Tanger, IIcc-
quart, et Crémieux, le président de l'alliance Israélite uni-
verselle pour les communautés juives du Sahara central.
Il s'était également muni d'un sauf-conduit du chérif de la
Mecque et d'un passeport délivré par le chérif d'Ouazzan, le
grand maître de la puissante confrérie de Mouley-Taïeb. '
Parti de Saint-Louis le 16 février 1880, Soleillet arrivait
sans encombre dans le pays des Maures Trarzas, dont le
182 LE SENEGAL
chef, notre allié Ely, le reçut très cordialement, et lui donna
même l'hospitalité dans sa tente. Elle était fort grande, de
couleur noire, en épaisse étoITe de laine et poil de chameau,
doublée à l'intérieur de peau tannée avec des dessins noirs et
rouges. Soleillet fut même présenté à la reine, belle Maures-
que, affligée d'un énorme embonpoint; mais elle en tirait
vanité, car la beauté suprême consiste à ne plus pouvoir se
mouvoir à force d'obésité. Lorsqu'une fille maure est sur le
point de se marier, elle reste plusieurs mois sous la tente,
chaudement couchée, et, de gré ou de force, avale dos bou-
lettes de beurre et boit du lait du matin au soir, Ely vivait
en patriarche au milieu de sa fam.ille et de ses domestiques.
Il accabla Soleillet de ses protestations de fidélité, et le pria
de le considérer comme un compatriote.
Un marabout très respecté, Saad-Bou, fit également un
très bon accueil à notre voyageur. Saad-Bou avait organisé
une sorte de couvent de tahbés, jeunes étudiants tout à sa
dévotion. On lui attribuait des pouvoirs extraordinaires. Il
passait pour lire dans les yeux les plus secrètes pensées.
Il voyait en dormant ce qui se passait sur toute la terre, et
n'était pas soumis aux lois de la physique, car il marchait
sur les eaux. Saad-Bou ayant déclaré à sa première entrevue
avec Soleillet « qu'il avait lu avec attention dans ses yeux,
qu'il n'avait trouvé que du bien en lui, et qu'on devait le
traiter avec les mômes égards et le même respect que les
membres de sa famille », des relations intimes s'établirent
tout de suite entre eux. Soleillet lui exposa ses vues écono-
miques, et le marabout s'y associa, mais en lui conseillant
d'attendre quelques mois, car la route n'était pas sûre. Noire
voyageur négligea ce prudent avis, et il eut tort, car h. peine
s'était-il remis en roule pour gagner l'oasis d'Atar, d'oii il lui
aurait été facile de se joindre à des caravanes qui l'auraient
conduit en vingt jours à Tombouctou, qu'il fut attaqué par
une bande d'Ouled-Dlim, et dépouillé de tout ce qu'il pos-
sédait. Soleillet aurait pu se défendre, mais il aurait été mas-
sacré. Il se résigna donc et fit bien, car deux des frères de
Saad-Bou accoururent à son aide, et obtinrent des pillards
non seulement qu'ils respecteraient sa vie, mais encore qu'ils
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 183
lui rendraient lous ses inslruments, ses papiers et ses collec-
tions. Soleillet eut un moment de désespoir : « Le matin à
mon réveil, a-t-il écrit, en voyant ainsi détruit un voyage
dont lo succès me paraissait assuré, et yurtout en réfléchis-
sant que, si la chance m'avait servi deux jours de plus, j'étais
à Atar, dans la famille de Saad-Bou, dans des régions dont
les chefs vivent en honne intelligence avec la France, que si
j'avais pu atteindre Atar, je serais revenu au moins de Tom-
bouctou, je me trouve dans un état de prostration complète,
sans volonté, sans force, sans énergie. » Sur cette âme éner-
gique le découragement n'avait pas de prise. Réconforté
par la restitution de ses papiers et de ses collections, Soleillet
retourna auprès de son ami, qui lui promit de l'accompa-
gner lui-même au prochain hivernage. Il se décida alors à
reprendre le chemin de Saint-Louis, où il arriva le 12 avril,
et pria le gouverneur de nommer une commission afin de
juger sa conduite. On lui rendit pleine et entière justice. Le
témoignage le plus favorable fut donné par un de ses servi-
teurs, Mohammcd-Moljar : « J'ai été surpris de l'énergie dont
il a fait constamment preuve, et de sa sobriété, qui dépasse
tout ce que l'on saurait imaginer. Je ne l'ai jamais entendu se
plaindre ou demander un arrêt quelconque. On est étonné
qu'il ait pu vivre avec deux galettes de biscuit par jour, du
lait et un peu de thé. Je ne croyais pas qu'un chrétien pût se
contenter de si peu, »
Dans ce voyage, qui dura cinquante-cinq jours, Soleillet
avait parcouru onze cent soixante-quatre kilomètres. Il rap-
portait quarante-quatre échantillons géologiques et quarante
échantillons botaniques, dont un, la gomme de fernan, sem-
ble appelé à devenir très important. Le fernan est un figuier
sans feuillage, dont les branches sont remplies d'un suc lai-
teux très abondant, qui, lorsqu'il coule des branches incisées,
a l'apparence et la consistance du caoutchouc. Les Maures
de la côte d'Arguin s'en servent pour calfater leurs barques.
Soleillet avait également signalé le tauriza, arbuste à fleurs
violettes, dont le fruit, plus gros que le poing, contient de la
soie végétale. Son voyage n'avait donc pas été inutile, et
d'ailleurs il était tout prêt à le recommencer.
isv LK SÉNÉGAL
Le minisire des travaux publics venait de mettre vingt
mille francs à sa disposition, et le chargeait officiellement de
se rendre à Tombouclou pour y frayer la voie à nos négociants.
Soleillet reprit aussitôt son bâton de voyage. Tout semblait
annoncer cette fois le succès définitif. Ici se place un épisode
qui n'a pas encore été suffisamment débrouillé. On apprit tout
à coup que le gouverneur du Sénégal, Brière de Tlsle, ordon-
nait au commandant de Médine d'arrêter Soleillet, de se faire
remettre par lui tout le matériel qui était en sa possession,
et de le renvoyer à Saint-Louis. Celte mesure sévère était,
paraîL-il, molivée par la publication en France d'une lettre
dans laquelle le personnel militaire de la colonie était assez
durement apprécié. Que Soleillet ait été coupable d'impru-
dence, nous le reconnaîtrons avec lui, mais il est facile de
plaider les circonslances atténuantes. Cette lettre était adres-
sée à un ami intime et n'a été publiée que par suite d'une
indiscrétion. D'ailleurs il n'eût pas été hors de propos de trai-
ter avec quelque ménagement un homme qui depuis quinze
ans était sur la brèche pour l'exploration de l'Afrique. Une
observation aurait suffi , et non pas un brusque rappel en
France. Soleillet n'eut pas de peine à faire accepter sa justi-
fication, mais il ne devait jamais revenir au Sénégal : c'est
dans une autre direction, en Abyssinie, qu'il allait désormais
concentrer ses efforts.
René Caillié, Mage et Quintin, Paul Soleillet, tels furent
les hommes qui préparèrent les voies à l'action française
dans le Soudan. Aussi bien, il était temps que le gouverne-
ment prît la haute direction de l'entreprise et indiquât réso-
lument, non plus par des tentatives isolées et par des pro-
messes, mais par des actes énergiques, qu'il voulait étendre
rinfluencc et au besoin la domination française dans la val-
lée du Niger. Continuer ce qui avait été si bien commencé,
c'est-à-dire étudier soigneusement le terrain pour construire
une route entre Métlinc et un point à déterminer sur le Niger,
tel fut dès lors le projet favori de nos gouverneurs du Séné-
gal. Bientôt même ce ne fut plus une simple route, mais une
voie ferrée qu'ils voulurent construire. En se précisant, le
projet prit de l'extension. Ce ne fut plus seulement entre
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 185
Médine et le Niger, mais entre Dakar et Sainl-Louis d'un
cùlé, entre Saint-Louis et le Niger de l'autre, qu'on songea à
construire le chemin de fer. De là diverses explorations, dont
quelques-unes fort importantes, et que nous allons essayer
de résumer.
Dans la voie projetée on disting-uait trois sections : la pre-
mière de Dakar à Saint-Louis (deux cent soixante kilomètres),
la seconde de Saint-Louis à Médine (cinq cent quatre-vingts
kilomètres), et la troisième de Médine au Niger (cinq cent vingt
kilomètres). Toutes les trois furent étudiées séparément.
Saint-Louis est la capitale du Sénégal et la ville la plus
importante de notre colonie. Il semble donc, au premier abord,
assez étrange qu'on n'ait pas choisi cette ville comme tête de
ligne. Yoici pourquoi. Le Sénégal, en se jetant à la mer,
forme, juste en face de Saint-Louis, une barre mobile qui
gêne beaucoup la navigation. Le passage de cette barre peut
n'être qu'un jeu pour les bateaux à vapeur, mais il est d'une
extrême difficulté pour tous les navires à voiles. Il faut les
décharger et leur apporter des marchandises de retour; mais,
sans parler de la perte de temps résultant de l'attente, il y a
doubles frais pour le chargement et le déchargement des
marchandises en avant de la barre. Aussi un commerce
sérieux ne s'établira jamais dans de pareilles conditions. C'est
pour parer à ces inconvénients qu'on a songé à Dakar.
Dakar se trouve dans une grande rade, protégée contre les
vents du nord et de l'ouest par une île célèbre dans notre his-
toire coloniale, Gorée. Dakar est de création récente. Elle n'a
été fondée qu'en 1859. Deux jetées artificielles, défendues
par des batteries qui croisent leurs feux avec la citadelle de
Gorée, protègent l'entrée du port. De nombreux phares et des
balises permettent d'y entrer à toute heure, avantage inap-
préciable sur une côte encore mal connue. Aussi Dakar a-t-elle
pris une grande importance, et c'est avec raison que le gou-
verneur du Sénégal l'avait désignée comme tête de ligne du
futur chemin de fer. Seulement, vu l'importance de Saint-Louis,
on décida qu'on chercherait tout d'abord à unir Dakar à Saint-
Louis. Une difficulté se présentait. Le chemin de fer projeté
traversait le Cayor, et le souverain de cette province était
186 I-E SÉNÉGAL
noire ennemi secret ou déclaré, le damel Lat-Dior. Comme
il avait conservé l'amer ressentiment des défaites que lui avait
autrefois, et à plusieurs reprises, infligées Faidherbe, il était
à craindre qu'il s'opposât à la construction d'une voie ferrée
sur son territoire. En effet, il feignit d'abord de se rendre aux
raisons que lui présenta un vieux Yolof ami de la France,
Bou-cl-Moghoad, et promit non seulement de nous céder gra-
tuitement le terrain, mais encore de faire abattre les arbres
nécessaires à la construction, et de nous prêter des travail-
leurs. A peine les chantiers élaient-ils ouverts que Lat-Dior
était subitement pris de scrupules théologiques, et" entrait en
campagne II fallut diriger contre lui plusieurs expéditions.
Il devint même nécessaire de le détrôner, et de lui donner
pour successeur un de ses rivaux, Samba-Laobé, qui, lui non
plus, ne resta pas fidèle à ses promesses : mais Lat-Dior et
Samba-Laobé ont disparu, et le chemin projeté à travers le
Cayor a été rapidement achevé. Les communications par voie
ferrée sont aujourd'hui régulières entre Dakar et Saint-Louis.
La seconde section devait joindre Saint-Louis à Médine.
De Saint-Louis à Mérinaghcn, aucune difficulté : le tracé
était tout indiqué; mais à partir de Mérinaghen plusieurs
directions étaient proposées, et il fallait toutes les étudier avant
de se décider. Trois missions, dirigées par nos officiers, par-
tirent donc de Mérinaghen. La première, commandée par
les lieutenants Pietri et Marchi, parcourut la région plate,
fertile, boisée, qui sépare Mérinaghen de Dagana. Bien ac-
cueillie par les tribus riveraines, elle exécuta sans peine le
travail qui lui avait été confié. La seconde mission, comman-
dée par le lieutenant Jacquemart, était chargée de côtoyer,
sur la rive gauche du Sénégal, la limite extrême des inonda-
tions, afin de savoir où l'on pourrait sans inconvénient poser
les rails, de façon à n'avoir rien à craindre du fleuve, tout
en s'en éloignant le moins possible. Jacquemart a distingué
dans la vallée trois sortes de villages : les premiers, sur les
bords du fleuve, sont absolument inhabitables; les seconds,
sur la crête des petites collines riveraines, sont habités loule
l'année; les autres sont en arrière, sur des plateaux, et habi-
tes seulement en temps d'hiver M. Jacquemart aurait voulu
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 187
que le chemin de fer suivît la ligne des villages bâtis sur les
collines. Il y aurait sans doute quelques travaux d'art à exé-
cuter, mais la ligne présenterait l'immense avantage de par-
courir un pays accessible en toute saison, et surtout d'être
assurée d'un trafic constant, car la région est très habitée.
Jacquemart fut partout bien accueilli : il ne rencontra d'op-
posilion que chez les tribus loucouleurs, qui nous détestent
cordialement, d'abord parce qu'elles sont fanatisées par les
prédications des missionnaires musulmans, et plus encore
parce qu'elles ont gardé le ressentiment des défaites que nous
avons infligées à leur chef vénéré, Omar-al-Hadji. Lorsqu'il
entra sur le territoire des tribus toucouleurs, un de leurs
chefs, Abdul-Bou-Ccker, défendit à Jacquemart de pénétrer
plus avant. Celui-ci ne tint aucun compte de sa défense; mais
le Toucouleur lui déclara qu'il était prêt à émigrer avec
toute sa tribu, soit sur la rive droite du Sénégal, soit dans les
possessions anglaises, le jour où l'on poserait le premier
rail. Ce ne sont pas là de vaincs menaces. Les Toucouleurs
reculent devant notre civilisation. Plutôt que d'accepter nos
bienfaits, ils sont disposés à nous céder la place. Soit! qu'ils
nous la cèdent! Une troisième expédition, commandée par
les lieutenants Monteil et Sorin, partit encore de Mérinaghen,
mais en traversant une région inexplorée, le Ferlo. C'est un
immense désert, qui forme une forêt continue de gommiers
acacias. Depuis Mollien, qui le parcourut en 1818, aucun Eu-
ropéen ne s'était aventuré dans ses solitudes. Ce sont des
bêtes féroces, et surtout des éléphants, qui fréquentent la
région. Le pays est plat, les eaux rares et saumâtres. Le seul
avantage que présenterait un tracé par le Ferlo serait d'abré-
ger la voie, mais cet avantage ne compense pas la pauvreté
du pays traversé, l'absence des matériaux de construction, et
le petit nombre des habitants.
En résumé, depuis Saint-Louis jusqu'à Bakel, le meilleur
tracé paraît cire celui de M. Jacquemart. De Bakel à Médine,
aucune difficulté. On n'aura qu'à suivre la vallée du Sénégal,
et les riverains, habitués à notre domination, ne deman-
deront pas mieux que de voir créer une voie ferrée qui don-
nera une plus-value considérable à leurs produits, tout en
188
LE SÉiNÉGAL
leur permcltanl de s'approvisionner à moins de frais des
produits variés de notre industrie.
La troisième section ya de Médine au Niger. A partir de
Médine on entrait en pays inconnu, ou du moins à peine
entrevu. C'est dans cette direction que se concentrèrent les
efforts de l'administration, et c'est là qu'on obtint les résultats
les plus complets et les plus inattendus.
Village dans le haut fleuve.
Tout d'abord quelques mots sur la région qui s'étend de
Médine au Niger. Depuis la mort d'Omar-al-Hadji, qui avait
réussi à maintenir sous sa domination la contrée tout entière
(d864), ses fils s'étaient partagé ses domaines; mais les héri
tiers de cet autre Cbarlemagne ne surent pas garder entre eux
la concorde nécessaire pour consolider un empire aussi rapi-
dement improvisé. Pendant qu'Alimadou, le fils aîné du pro-
phète, se maintenait à Ségou, sur le Niger, son neveu Tidiani
s'installait dans le Macina, et ses autres enfants se taillaient
des principautés à leur fantaisie. La guerre civile était en per-
manence, et la guerre religieuse compliquait encore la situa-
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 189
lion, car les néophytes musulmans poursuivaient de leur haine
ceux de leurs compatriotes qui étaient restés fidèles au féti-
chisme. Aux horreurs qu'entraîne toujours h sa suite le fana-
tisme surexcité se joignaient les haines de race elles animo-
sités locales. C'est dans cette mêlée confuse de religions et de
nationalités que nous allions nous engager, sans seulement
connaître nos amis et nos ennemis. En elfct, le plus puissant
de ces souverains indigènes, Ahmadou, nous accablait de ses
protestations d'amitié et ne négligeait aucune occasion de
faire savoir à Saint-Louis combien il nous était dévoué ; mais
aiï fond il nous délestait, et comme musulman et comme
Toucoulcur, et cherchait sous main à nous nuire. En 1878,
bien qu'il se soit défendu de toute intervention contre la
France, c'est bien lui qui avait excité contre nous une dan-
gereuse sédition dans la province du Logo. Il avait fallu en-
voyer contre Sabouricié, la principale cité de la région, une
colonne expéditionnaire sous le commandement des colonels
Raymond et Bourdiaux. Sabouricié fut pris et détruit, et le
chef du Logo périt dans la lutte. Ahmadou n'avait pas bougé,
mais il avait suivi les péripéties de la lutte avec un intérêt
qui dénonçait ses véritables sentiments. 11 ne faut donc tenir
aucun compte de l'alliance du maître de Ségou. Ce n'est
qu'un ennemi caché. D'un autre côté, tous les chefs indigènes
restés fidèles au félicliisme détestent Ahmadou, leur persécu-
teur. Ils devraient être nos alliés naturels; mais ils se défient
de nos relations avec le maître de Ségou, et se tiennent sur
une réserve qui, d'un jour à l'autre, peut se convertir en hos-
tilité. 11 était donc fort difficile de savoir quelle politique
adopter. Haines mal dissimulées des uns, défiances des autres,
à vrai dire la France avait tout le monde contre elle. N'im-
porte ! le temps était venu de l'action. On se décida à aller de
l'avant.
190 LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS
CONQUÊTE DU SOUDAN FRANÇAIS
Il s'agissait, avant tout, de trouver plus loin que Médinc
un nouveau poste, d'où rayonnerait notre influence dans tous
les sens, où nous pourrions concentrer nos moyens d'action,
et, au besoin, de résistance, et qui deviendrait en un mot
une nouvelle étape dans la conquête pacifique de la région.
On se décida pour Bafoulabé, au confluent du Bafing et du
Bakoy, à peu près à mi-chemin entre Médine et le Niger.
Le capitaine d'infanterie de marine Gallicni fut chargé de
cette délicate mission (1879). Gallieni devait, sur son chemin,
pacifier les tribus du Lago et du Naliaga, lâcher de conclure
avec leurs chefs des traités avantageux et étudier le prochain
emplacement de la voie. Le 12 octobre il arrivait à Bafoulabé
et y trouvait tous les chefs malinkés de la région, assemblés
pour assiéger le château d'Oaliba, où s'était renfermé le
renégat Tiecoro, vassal d'Ahmadou. Gallieni pria ces chefs
de venir le trouver. Ils répondirent à son appel. Le capitaine
leur exposa ses projets. Les chefs malinkés acceptèrent avec
empressement sa double proposition de construire un poste
fortifié à Bafoulabé et d'établir un chemin de fer à travers
leur pays. Aussitôt Gallieni signa avec eux une série de trai-
tés, en vertu desquels, le 21 décembre 1879, commencèrent
les travaux de construction d'un fort à Bafoulabé. Ils furent
poussés avec tant d'activité, que le 30 janvier 1880 tout était
prêt, c'est-à-dire que les fossés étaient creusés, les murailles
debout, ainsi que les magasins et les casernes. Bafoukabé, en
un mot, pouvait résister à une attaque de vive force. C'était
une prise de possession complète, et, par cette rapide occu-
pation, nous nous trouvions déjà à mi-chemin du Niger.
Restait à assurer les communications entre la nouvelle
citadelle française et Médine. Un des auxiliaires de Gallieni,
le lieutenant Yullière, avait déjà soigneusement examiné le
LE SENEGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 193
terrain en vue do la prochaine construction soit d'une voie
ferrée, soit d'une ligne télégraphique. Il était difficile d'impro-
viser la première, car les bras manquaient, mais plus aisé do
planter en terre des poteaux et les relier par des fils élec-
triques. Cette campagne fut rapidement conduite, et bientôt
on put expédier des dépêches de Saint-Louis à Bafoulabé.
Celait un premier résultat obtenu, qui frappa d'admiration
les indigènes, et servit plus à consolider notre jeune domina-
tion que ne l'auraient fait plusieurs expéditions victorieuses.
Il s'agissait maintenant de gagner le Niger, et, sur le Niger,
le point le plus rapproché, Bamakou. Gallieni avait si bien
réussi dans sa première mission, qu'on n'hésita pas à lui en
confier une seconde. MM. Pietri et Vallière, officiers qui
avaient déjà fait leurs preuves au Sénégal, les docteurs Bayol
et Taulain, vingt tirailleurs et sept spahis lui furent adjoints.
En outre, un nombre assez considérable d'indigènes furent
chargés do porter les bagages et, au besoin, de frayer la route.
L'expédition comptait en tout cent cinquante personnes. Le
capitaine Pietri préparait le terrain, le lieutenant Vallière
dirigeait l'itinéraire topographique, le docteur Bayol était
chargé de la météorologie, et le docteur Tautain de l'astro-
nomie. Le but do la mission était d'explorer le pays entre
Bafoulabé et Bamakou, do créer, autant que possible , une
nouvelle station fortifiée, et d'établir des relations pacifiques
avec les chefs indigènes, surtout avec Ahmadou.
Le 30 janvier 1880, départ de Saint-Louis; le 22 mars, arri-
vée à Médine ; quelques jours après, à Bafoulabé. Les chefs
malinkés ne paraissaient pas mécontents de l'établissement
du fort. Tous signèrent des traités par lesquels ils se sou-
mettaient au protectorat exclusif de la France. A partir de
Bafoulabé on entra en pays inconnu. A cause de la guerre
qui la ravage depuis si longtemps, la contrée offrait peu de
ressources; néanmoins les populations se montraient sym-
pathiques, et partout nos compatriotes étaient bien accueil-
lis. Chemin faisant ils étudiaient le futur tracé de la voie, et
signaient dos traités avec les petits rois indigènes, ceux de
Fangalla(10 avril), de Gouniokoro (14 avril), de Makadam-
bougou (19 avril). Sur le parcours on retrouvait les traces et
2o
194 LE SÉNÉGAL
le souvenir de l'expédition de Mungo-Park en 1803. Dans un de
ces villages, le chef réclama un cadeau à Gallieni, sous pré-
texte que son père en avait jadis reçu un de l'illustre Écossais.
Or c'était tout le contraire, comme Gallieni le découvrit en
lisant l'itinéraire de Mungo-Park. Aussi les indigènes étaient-
ils stupéfaits de voir nos compatriotes si bien renseignés.
Le 20 avril on arriva à Kita. C'est un poste stratégique et
commercial, le point de convergence des routes de caravane
entre le haut Niger, le haut Sénégal et le Sahara. Elle est
bâtie sur un plateau assez élevé, dont la température res-
semble à s'y méprendre à celle de la France. Or, le princi-
pal obstacle à notre domination dans le Sénégal ayant été
jusqu'à présent la rigueur du climat et la difficulté pour nos
fonctionnaires et pour nos soldats de résister aux ardeurs
dévorantes du soleil, il sera facile de transporter nos malades
à Kita, surtout si le chemin de fer était construit. Un simple
changement d'air les guérira sur-le-champ. C'est ainsi que
les Anglais établis dans l'Hindoustan parviennent à s'y main-
tenir en bonne santé en se transportant, dès qu'ils ressen-
tent les premières atteintes de la maladie, dans les fraîches
vallées de l'Himalaya ou des Yindhya. Kita pourrait de la
sorte devenir le grand hôpital de la colonie. De plus, à cause
de sa situation géographique, il sera facile d'y établir des
marchés et des foires. Ce sera une ville de transit. Nous en
ferons le centre de notre système de défense et d'approvision-
nement dans la région. Kila marquera en outre une nouvelle
étape sur la route du Soudan. Ces considérations déterminè-
rent Gallieni à obtenir du chef de Kita la cession d'une partie
de son territoire pour y construire un fort et une station.
Après force palabres, un traité de cession fut en effet conclu
(25 avril 1880), et aussitôt commencèrent les travaux d'instal-
lation, aussi rapidement menés qu'à Bafoulabé.
A partir de Kita, on entrait dans le Bambara, région bar-
bare dont les habitants avaient jusqu'alors repoussé toutes
nos avances. GaUieni aurait voulu atteindre le Niger en pas-
sant par le Nioro, mais le pays était déchiré par la guerre
civile : il lui fallut alors se rabattre vers le sud-est et se frayer
un chemin dans la vallée du Bandingo. La population est en
ET LE SOUDAN FRANÇAIS
I9:i
grande partie composée de félichislcs, très altachés à leurs
superstitions, et qui ont eu beaucoup à souffrir des musulmans
et de leurs derniers chefs Omar et Ahmadou. Or les Nègres,
ainsi que toutes les races primitives, n'admettent ni tempéra-
ments ni accommodements. Qui n'est pas pour eux est contre
eux. Ces Français qui entraient ainsi sur leur territoire en se
prétendant leurs amis, et pourtant avouaient que le but do
Kita.
leur voyage était la capitale du sultan abhorré, fallait-il ajouter
foi à leurs déclarations? Était-il possible d'être à la fois l'ami
des Nègres et l'ami d'Ahmadou? Ces étrangers n'étaient évi-
demment que des espions ou des traîtres, et, malgré leurs
armes redoutables, malgré leur tactique savante, il fallait à
tout prix s'en débarrasser. Aussi de jour en jour l'attitude des
indigènes devint hostile. Le 5 mai, à Guisoumalé, ils ne con-
sentirent à fournir des vivres que parce que le docteur Bayol
leur donna des consultations gratuites et excita leur étonne-
ment par les décharges d'une pile électrique. Le lendemain G,
196 LE SENEGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS
à Ouoloni, l'accueil était froid et embarrassé. Le chef refusa
des guides, et sur le soir une rixe éclata entre les habitants
du village et l'arrière-garde, commandée par le docteur Tau-
tain. Le 7 il fallut camper dans une forêt. Le 8, à Guinina,
femmes et enfants avaient disparu. Seuls restaient les hommes,
et ils étaient tous armés. Sans la ferme altitude de nos com-
patriotes, ils auraient été attaqués pendant la nuit.
Le H , les Français, de plus en plus mal accueillis, et serrés
de près par des indigènes dont le nombre grossissait d'heure
en heure, venaient de quitter le village de Dio et de s'enga-
ger dans un terrain fourré. Le guide marchait en avant, mais
on remarquait que, contrairement à l'usage des nègres, qui
vont toujours droit devant eux, il faisait souvent changer de
direction à la colonne. De plus, un sourd grouillement sortait
des villages, et les herbes s'agitaient. Tout h coup, sur les
derrières des Français, alors espacés sur une longueur de
six à sept cents mètres, éclate une vive fusillade. C'étaient
les gens de Dio, d'Ouoloni, de Guinina et de vingt autres
villages qui nous attaquaient, dans l'espoir de nous extermi-
ner et de piller nos bagages. Le premier choc fut rude. Le
docteur Tautain, qui commandait l'arrière-garde, réussit à se
réfugier dans des ruines, y organisa la résistance, parvint à
rallier tout son monde et bientôt à rejoindre Gallieni; mais
quatorze hommes manquaient à l'appel, et presque tous les
autres étaient blessés. On les hissa, au détriment des baga-
ges, sur les bêtes de somme, et on précipita la marche dans
la direction du fleuve. On en était éloigné de soixante et dix
kilomètres, et la retraite n'était pas aisée dans un pays acci-
denté et peu connu. Par bonheur, les indigènes ne se battent
que pendant le jour; mais ils suivirent la colonne jusqu'au
moment oiî elle aperçut le Niger, et cela sans cesser de tirail-
ler. Gallieni ne fut sauvé que par le dévouement de ses tirail-
leurs sénégalais, qui, à diverses reprises, le couvrirent de leur
corps. Pietri et Vallière, qu'il avait envoyés à l'avance, étaient
déjà arrivés à Bamakou. Ils coururent à la rencontre du chef
de l'expédition, et réussirent à opérer leur jonction. La co-
lonne expéditionnaire présentait alors un aspect peu triom-
phal. On n'avait plus de médicaments, plus de vêlements de
LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 199
rechange, plus de cadeaux à distribuer. Il ne restait au doc-
leur Bayol, pour ses opérations chirurgicales, qu'un mauvais
canif. Il était donc nécessaire do hâter la marche sur Ségou,
afin de rentrer au plus vile à Saint-Louis. Aussi bien, mal-
gré la débandade de Dio, l'expédition n'avait pas été infruc-
tueuse. Kita avait accepté notre protectorat, les affluents du
haut Sénégal avaient été reconnus, et jusqu'au dernier mo-
ment les Français, ainsi qu'ils l'avaient promis, n'avaient
pas fait usage de leurs armes, et s'étaient présentés en pion-
niers de la civilisation.
Le 15 mai le Niger était franchi, non loin de Nafadié. C'est
alors un beau fleuve, de sept cent cinquante mètres do large,
rempli d'îles et bordé sur les deux rives de belles plaines.
Gallieni espérait arriver rapidement à Ségou ; mais Ahmadou
était prévenu contre lui. Ne lui avait-on pas fait croire que
le capitaine avait le mauvais œil? L'entrée de la capitale fut
donc interdite au jettatore inconscient. Au moius lui donna-
t-on tout ce dont il avait besoin, et fut-il nourri, lui et ses
hommes. On ne lui refusa que du papier, car Ahmadou ne
voulait pas que les Français prissent des notes ou des levés de
terrain. Nos compatriotes passèrent dans le village de Nango
tout l'hiver, et il fut terrible, à cause des fièvres et du dénue-
ment général. Enfin, après quatre mois d'hésitation, appre-
nant que les Français s'étabUssaient décidément à Kita, Ah-
madou se décida à signer avec notre représentant un traité
qui doit opérer une révolution dans la nature de nos rela-
tions avec les peuples du Niger. En voici les clauses principa-
les : 1° les Français auront le droit, à l'exclusion de toutes les
nations européennes, de s'établir et de fonder des comptoirs
dans tout l'empire de Ségou; 2° ils pourront améliorer les
routes et ouvrir des voies commerciales vers le haut Niger;
3° le Niger est placé sous le protectorat exclusif de la France,
depuis ses sources jusqu'à Tombouctou; 4" les Français au-
ront seuls le droit de naviguer et de créer des établissements
sur le Niger; 5° après le payement de la première annuité
de la rente, la France pourra, s'il lui convient, entretenir à
Ségou un résident, représentant du protectorat français. D'un
autre côté, nous donnons à Ahmadou quatre canons de cam-
200 LE SÉNÉGAL
pagne, mille fusils à pierre et une rente d'environ vingt-cinq
mille francs.
C'est là un fait important, et qui favorisera singulière-
ment notre induenec et nos intérêts dans cette partie de l'A-
frique. « C'est seulement guides par l'intérêt du pays que
nous avons pu franchir le Niger, s'écriait Gallieni dans la
première conférence qu'il fît sur son voyage, à Bordeaux, en
juin 1881. C'est en n'ayant en vue que la patrie que nous
avons pu rendre nos efforts utiles. » Certes, le capitaine a
bien mérité de la patrie, et ce ne sera que justice si la recon-
naissance nationale conserve son nom.
Dans cette première exploration du pays, on n'avait en
quelque sorte fait qu'ébaucher les grandes lignes. Il était
nécessaire de compléter cette prise de possession, d'abord en
étudiant avec soin la région soumise à notre influence, puis
en faisant respecter partout et en toute circonstance le dra-
peau national. De là deux sortes d'entreprises : les unes, d'un
caractère plus scientifique, destinées à étendre le champ de
nos connaissances, et à préciser nos renseignements sur les
ressources de la contrée; les autres, d'un caractère plus
politique, destinées à augmenter le respect dû à la France,
et à l'imposer au besoin.
Lcspremières opérations ont été parliculièrementheureuses.
Elles ont été en général confiées à des officiers qui s'étaient
pour ainsi dire acclimalés, et qui portaient à leur patrie d'a-
doption uneafl'ection toute filiale. En 1880, une mission topo-
graphiqué fut organisée sous la direction du commandant
Derrien. Elle comprenait trois officiers de marine, MM. de
Kersabicc, Sorrin, Hue; six officiers de l'armée, MM. Sever,
de Sourdeval, Dclanncau, Rivais, Dcicroix, Brossclard, et le
docteur Colin. Elle commençait ses opérations à Médine, étu-
diait le cours de Bakoy, arrivait à Kita*, mais ne pouvait
poursuivre ses opérations jusqu'au Niger, à cause d'une ré-
volte des indigènes. Six feuilles à l'échelle du cent millième
i. Itinéraire de Kaycs h Kita. — Environs de Wédinc, Bafovdahé, Kita, Mour-
gonla, Sitalcoto, gué île Maliina, Toiikoto, .Maya. — Plans de Médine, Sal)oiicir6,
Fataù, Konijakoto, Koumakaua, Ualié, Médiua, Niantcmso, Guignagné Gou-
bauko, Sila-Koto.
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 201
ont été dressées par elle, ainsi que de nombreux plans et levés.
Une seconde mission topographique, sous la direction des ca-
pitaines Henri et Delanneau', a, de 1881 à 1882, complété ces
premières éludes par de nouveaux renseignements. Une troi-
sième mission topograpliique^ sous la direction du capilaine
Bonnier, a cette fois poussé jusqu'à Bamakou, et dressé sept
feuilles à l'éclielle du cent millième et une à celle du cinquante
millième. Ces travaux ont été difficiles, dangereux même, non
pas tant h cause de l'hostililé des indigènes que parce que nos
officiers ont souvent opéré, sous un soleil de feu, tantôt gra-
vissant des pentes à travers des fourrés impénétrables, tantôt
stationnant des heures entières sur des rochers dénudés, afin
d'établir une triangulation exacte. Les conquêtes de la science
sont moins brillantes que celles de la guerre, mais aussi péni-
bles et toujours plus profitables.
Aussi bien, la France ne renonçait pas à établir son prestige
par les armes. N'était-il pas nécessaire de rappeler à ces im-
pressionnables tribus indigènes que nous gardions le souvenir
du guct-apens de Dio et des lenteurs calculées du sultan Ah-
madou? Le moment semblait bien choisi pour l'intervention
française. La domination des ïoucouleurs était en pleine dé-
cadence. Les talibés d'Omar et d'Ahmadou, après avoir ra-
vagé les provinces conquises, après les avoir épuisées jusqu'à
la moelle, s'étaient rapprochés de Ségou. Ils ne tenaient plus
garnison que dans les talas de Dinguiray, de Mourgoula et
de Koundian. Les vaincus commençaient à relever la tête et
à espérer une prochaine délivrance. Précipiter la décadence
des Toucouleurs, grouper autour de la France les tribus nè-
gres, qui avaient déjà la plus haute idée de nos ressources
militaires et de nos riclicsses, se les attacher par les liens
si multiples de la reconnaissance et de l'intérêt, et ne pas hé-
siter à briser toutes les résistances que nous rencontrerions,
telles ont été les grandes lignes de la politique suivie au Sou-
dan dans ces dernières années., tels ont été les principes aux-
1. Itinéraires de Bakel à Kaycs par Sénoudcbou et par le Sénégal, de Kita à
Koundou, au Baoulé et à Reniera. — Environs de Kita. — Bakoy entre Konia-
kary et Dafoiilabé.
2. État de Bamakou. États de Kita, Sediau, Kondou, Bélédougou, Robado,
Fatafi, Kobokoto.
20
202 LE SÉNÉGAL
quels nous avons rigoureusement subordonné tous nos actes,
el qui nous ont valu une série de victoires, sans doute peu
retentissantes, mais glorieuses néanmoins, et dont on ne con-
naît pas encore toutes les conséquences.
Le colonel Borgnis-Desbordes fut chargé en 1880 de con-
duire dans le haut Sénégal une reconnaissance militaire.
Cette expédition présentait de grandes difficultés. On ne
croyait pas à sa réussite. Les uns prétendaient que nos sol--
dats n'iraient même pas jusqu'à Médine. Les plus optimistes
assuraient qu'ils ne dépasseraient pas Bafoulabé. Les débuts
furent en elTct malheureux. Le colonel, gravement indisposé,
fut obligé de s'arrêter à mi-chemin, à Saldé, jet la colonne
expéditionnaire, décimée par la fièvre typhoïde, mit cinquante
jours à parcourir la route entre Saint-Louis et Médine (11 no-
yembre-27 décembre 1880). Il est vrai que les navires sur
lesquels nos soldats devaient remonter le Sénégal ne purent
dépasser Matam à cause de la baisse des eaux, et qu'il fallut
s'entass'îr sur de lourds chalands traînés à la cordelle. Enfin,
après bien des fatigues, la concentration s'opéra tant bien que
mal à Médine. Le colonel Borgnis-Desbordes, remis de son
indisposition, put reprendre le commandement. Il termina les
approvisionnements, et ce n'était pas aisé, car il fallait tout
emporter avec soi dans les misérables contrées qu'on allait
traverser; il répartit le matériel sur un convoi de douze
cents ânes indigènes, excellents animaux qui rendirent de
grands services, et donna enfin le signal du départ (9 jan-
vier 1881).
La colonne expéditionnaire arrivait à Bafoulabé le 17 jan-
vier 1881. Elle traversait aussitôt le Bafing sur des pirogues,
difficile transbordement qui demanda quatre jours, passait le
Bakoy au gué de Toukôto le 22 du même mois, et arrivait au
rocher de Kita le 9 février. On dirait un immense quadrila-
tère, sur les côtés duquel se dressent sans ordre des blocs à
forme bizarre, tantôt masses compactes, tantôt gradins, sem-
blables aux marches d'un gigantesque escalier. Au sommet
s'étend un vaste plateau qui descend en pente douce vers un
point central, sorte d'entonnoir échancré qui donne passage
aux eaux. Tout le massif est couvert d'une végétation rabou-
I-:T le SOUDAN FRANÇAIS 203
gv'ic qui donne asile à des milliers de singes. Ces animaux vi-
rent arriver les Français avec peine. Ils troublôrcnl à diverses
reprises nos travaux. Leur instinct était merveilleux pour dé-
couvrir et détruire les signaux géodésiques. On eût dit qu'ils
défendaient un des sanctuaires de leur race.
C'est sur cette importante position stratégique que le colo-
nel Borgnis-Dcsbordcs résolut d'installer une nouvelle étape
sur le chemin de Saint-Louis au Niger. Depuis le traité signé
par Gallieni le 25 avril 1880, nous possédions une partie du
territoire. Nos soldats s'improvisèrent ouvriers, et la cons-
truction d'un fort fut rapidement menée. Pour ceux qui nient
les aptitudes merveilleuses de notre race au labeur dur et
ingrat de la colonisation, il suffirait de les renvoyer aux prodi-
gieux travaux accomplis par nos soldats à Kita. Ils transfor-
mèrent des affûts de canon en voitures pour le transport des
matériaux; ils enlevèrent les fers des chevaux et des mulets
pour fabriquer les instruments qui leur manquaient; ils débi-
tèrent avec des outils minuscules d'énormes pièces de char-
pente. Aussi Kita devint-elle rapidement une importante forte-
resse, qui assurait à nos soldats une retraite en cas d'insuccès,
et qui leur permettait de pousser plus avant dans la direction
du Niger.
Les indigènes avaient d'abord fait bonne figure; mais, exci-
tés sous main par les émissaires d'Ahmadou, et surtout en-
couragés à la résistance par un chef dont nous ne soupçon-
nions encore ni les projets ni la puissance, un certain Samory,
le nouveau maître du Ouassoulou, ils ne tardèrent pas à
couper les convois de vivres et à engager les hostilités.
C'étaient surtout les gens de Goubanko, village fortifié à dix
kilomètres au sud de Kita, qui se signalaient par leur audace.
A Goubanko s'étaient réfugiés un ramassis de pillards peuls,
bambaras ou mandingues, déjà compromis par leur attitude
à l'égard de la mission Gallieni. Non seulement ils avaient
déclaré qu'ils ne voulaient avoir aucune relation avec les
Français, mais encore avaient pris l'initiative de la déclara-
tion des hostilités. Suivant l'usage africain, leur chef avait fait
hisser sur un très grand arbre un poulet avec une pierre au
cou, annonçant que tous les Français qui dépasseraient cette
204 LE SÉNÉGAL
limite auraionl le même sort. Un exemple devenait nécessaire.
Le 11 février, Borgnis-Desbordes marchait contre Goiibanko
à la tète de soixante-dix ouvriers, cent quatre-vingts tirailleurs,
vingt-cinq spahis et quatre pièces de quatre. Le feu commençait
à sept heures du matin et durait jusqu'à midi. Nous n'avions
plus que trois coups à tirer, lorsque enfin la brèche fut ou-
verte, et le village, emporté. C'était la première fois que le
canon français retentissait si loin dans le Soudan. Aussi l'efTet
produit par la chute de Goubanko fut-il considérable. Non
seulement tous les chefs du voisinage firent leur soumission,
mais Alimadou, qui n'avait pas encore signé avec Gallicni le
traité de Nango, et qui le retenait auprès de lui à Ségou, s'em-
pressa de terminer les négociations et de renvoyer les repré-
sentants de la France. Les travaux de construction à Kita
furent en outre très rapidement menés, et, grâce à la prise
de Goubanko, cette première campagne se termina de la sorte
tout à notre avantage.
Il n'était que temps d'affirmer la résolution et de prouver
la puissance de la France, car, au moment où les soldats de
Borgnis-Desbordcs s'aventuraient ainsi en plein Soudan, un
grand danger les menaçait. Ils furent coupés de leurs com-
munications avec Saint-Louis. Un chef du Bosséa, Abdoul-
Boubakar, s'était jeté sur une de nos colonnes engagée dans
le Fouta. Il n'avait pas, il est vrai, réussi à l'entamer, grâce à
l'héroïque résistance de quelques spahis à N'da-Boyan, mais
il avait arrêté la marche de la colonne. En outre, il avait barré
le Sénégal entre Bakel et Médine. Négociants, approvision-
nements, soldats de renfort, rien ne pouvait passer. La colo-
nie était comme coupée en deux tronçons : d'un côté Saint-
Louis et Bakel, de l'autre Médine, Bafoulabé et Kita. Aussi
l'inquiétude était-elle fort grande à Saint-Louis, et à Kita
surtout, dans l'autre moitié de la colonie ; la situation empi-
rait de jour en jour, car on n'avait plus rien à manger, et,
devant la perspective de mourir de faim, on agita sérieuse-
ment la question de faire sauter la nouvelle citadelle et de
revenir en arrière. C'eût été pour la France un recul lamenta-
ble et la destruction de tous nos projets d'avenir dans le Sou-
dan. Le gouverneur du Sénégal, Dclanncau, comprit la né-
ET LE SOUDAN FIlAiNÇAIS 203
ccssilé d'ag-ir. Il envoya vers Abdoul-Boubakar (27 avril 1881)
le capitaine Rémy et quelques-uns des principaux nègres de
Saint-Louis, le menaçant de marcher contre lui avec toutes
les forces dont il disposait, s'il ne renonçait pas immédia-
tement à la lutte. Le chef du Bosséa prit peur et accepta
toutes nos conditions. Aussitôt les passages du fleuve rede-
vinrent libres, les caravanes circulèrent de nouveau, Kita put
respirer, et la France, reprenant ses projets contre le Soudan,
organisa une seconde expédition.
Le colonel Borgnis-Desbordes fut de nouveau désigné pour
la conduire. Il s'agissait cette fois de pénétrer jusqu'au Niger,
et de faire pour la région comprise entre Kita et le grand
fleuve ce qui venait de si bien réussir pour la région entre
Kita et Bafoulabé. Or les indigènes ne cachaient pas leur
mauvais vouloir, et nous allions nous heurter, presque sans
nous en douter, contre un puissant empire improvisé dans
ces dernières années, et contre un homme auquel n'ont man-
qué ni le courage du conquérant ni les talents de l'adminis-
Iraleur. Cet empire africain est le Ouassoulou, et notre nou-
vel adversaire se nommait Samory.
Les notions précises sur le Ouassoulou ne dépassent pas
l'année 1840. Un certain Mahmadou, de Kankan, lieutenant
d'Al-IIadji-Omar, s'était initié, sous la direction du prophète,
à la tactique et en même temps à la science du gouverne-
ment. Il le quitta aussitôt après le siège de Dinguiray, et ré-
solut de reprendre, mais pour son propre compte, ce qui avait
si bien réussi à Omar. Il réunit sans peine de nombreux vo-
lontaires, et fonda sur la rive droite du Niger un État indé-
pendant dont Kankan fut la capitale. Un Bambara, le roi
Dieri, mécontent de ce voisinage, lui déclara la guerre et vint
l'assiéger dans sa capitale. La place allait succomber lorsqu'il
fut tué dans un assaut. Son armée se dispersa aussitôt. Mah-
madou réunit aux siens les plus braves de ses soldats, et se
trouva le maître incontesté de toute la région. Pendant dix
ans il régna en paix, et trouva le temps, tout en propageant
rislam, de consolider sa puissance et de donner à son empire
des institutions très remarquables. Son fils Dianaboufarina
Modi lui succéda. Il n'avait ni l'intelligence ni la fermeté de
206 LI- SÉNI'GAL
son prédécesseur. De nombreuses révollcs éclatèrent, et la
dislocation du royaume de Kankan parut imminente. C'est
à ce moment que Samory entra en scène*. Il n'était que le
fils d'un dioula ou marchand de Sanankorô, ce qui était fort
mauvais pour ses projets ultérieurs, car les tribus souda-
nicnnes sont très fièrcs de la pureté de leur race, et ne tien
nent qu'en très médiocre estime les dioulas. Mais Samory
était bravo et déterminé. Il commença par faire la guerre
sous les ordres du marabout Sori Ibrabima, qui s'était taillé
une principauté aux dépens de Dianaboufarina Modi , puis
passa au service d'un autre vassal rebelle, Bitike Souané ;
mais il ne tarda pas à supplanter son nouveau maître et à
travailler pour son propre compte. Bientôt il fut rejoint par
les meilleurs soldats, qui comprenaient qu'ils avaient tout à
gagner sous un chef entreprenant et sans scrupule. A leur
tête, il marche contre sa ville natale, Sanankorô, s'en empare
après un siège de six mois, et conquiert, moitié par violence,
moitié par ruse, la belle province du Ouassoulou ; c'est à ce
moment que le maître légitime de la contrée, Dianaboufarina
Modi, réduit aux dernières extrémités par ses sujets révoltés,
et assiégé dans la dernière place qui lui restait, dans sa capi-
tale Kankan, appela Samory à son aide. Ce dernier accepta
cette proposition inattendue. Les nouveaux alliés réussirent
en eiïet à débloquer Kankan, et à reprendre quelques-unes
des provinces usurpées. Mais Samory se fit la pari du lion, et
Dianaboufarina Modi ne tarda pas à comprendre qu'il avait
fait un marché de dupe. Il est probable que c'est lui qui
excita sous main le marabout Sori Ibrabima à déclarer la
guerre à son ancien lieutenant. Samory, conformément au
traité qui le liait au possesseur de Kankan, demanda son con-
cours. On le lui refusa. Samory dissimula sa colère, feignit
d'accepter les excuses de Dianaboufarina Modi, battit les gé-
néraux de Sori Ibrabima, puis, se retournant brusquement
contre son ancien allié, le somma de se déclarer son vassal.
l. Voir.surlcs commencements de Samory, la curieuse notice, rédigée par un
traitant mandingue, Mohammcd-Saufo, et transmise à la Société de géographie
de Marseille (1888) par F. Bohn, directeur de la Compagnie française de l'Afri-
que occidentale.
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 207
Aussitôt le roi de Kankan appelle à son aide Sori Ibraliima;
mais les deux souverains sont battus-, et Kankan ouvre ses
portes après dix uiois de siège.
Apres cette victoire décisive, Samory, maître incontesté
de tout le bassin du Niger supérieur, et de la région qui
s'étend de l'Atlantique et du Fouta-Djallon au Sénégal et au
Soudan, prend le titre d'almamy du Ouassoulou et A' émir
al moiimenin. Il se donne une cour, il organise ses Etats et
fait continuer les conquêtes par ses lieutenants. Le Ouassou-
lou forme aujourd'hui un vaste empire de trois cent cin-
quante à quatre cent mille kilomètres carrés, peuplé d'envi-
ron dix-huit cent mille à deux millions d'habitants, Peuls,
Mandingues, Malinkés, Bambaras, Soussous et Soninkés, tous
violemment rapprochés par la conquête, n'ayant de lien
commun que le souvenir des dangers courus et des victoires
remportées ensemble. A cheval sur la ligne de partage des
eaux du Niger et des fleuves de l'Atlantique, en contact à
l'ouest avec la république de Libéria, Sierra-Leone, le Séné-
gal et le Fouta-Djallon, au nord avec le Soudan français et le
royaume de Ségou, à Test et au sud avec un État indigène
qu'on ne connaît encore que très imparfaitement, le Cana-
dougou, le nouvel empire forme un vaste plan incliné, dont
l'arête supérieure suit la crête des monts du Loma et du Fouta-
Djallon, et dont les gradins sont constitués par des étages
successifs. Bien qu'il soit difficile d'avoir des détails précis
sur le Ouassoulou, attendu que les sujets de Samory se savent
surveillés et craignent d'être punis de leurs indiscrétions,
on sait que l'empire compte cent soixante provinces, et dix
grands commandements, disposés en secteurs autour de
quatre provinces centrales. Samory s'est réservé l'adminis-
tration directe de ces quatre provinces, qui sont exemptes
d'impôt et soumises à la seule obligation d'héberger les
troupes de passage. Les dix grands commandements sont
confiés soit à des princes de la famille de Samory, soit à ses
généraux. Ils sont assistés d'un conseil de chefs de guerre, de
marabouts et de griots, dont les décisions sont valables dans
l'étendue du gouvernement. La justice est rendue par les
assemblées de village, de province ou de gouvernement, et
208 LE SENEGAL
par Samory en personne. Ce dernier ne s'occupe que des
crimes d'État ou des causes qui l'inlércssent.
L'armée a été l'objet des soins tout particuliers du conqué-
rant. Elle comprend des levées temporaires, astreintes à un
service dont la durée est indéterminée, et des soldats d'élite,
les sofas, captifs dressés à la guerre dés leur jeune âge, ou
volontaires libres. Chaque gouverneur a sa garde particu-
lière de sofas. Samory les réunit et les commande lui-même
en cas d'expédition sérieuse. Ils sont armés de fusils à pierre
achetés aux Anglais de Sierra-Leone, et de sabres grossiers.
Samory a en outre une garde personnelle d'environ mille
fanatiques, les seuls qui portent un uniforme, sarreau et
pantalon noirs, ceinture et chéchia rouges. Ce sont eux qui
fournissent des cadres aux levées temporaires. Une quaran-
taine d'entre eux, les plus braves et les plus habiles, ont des
armes à tir rapide ou des espingoles de douanier. Samory ne
s'est inquiété ni des marches, qui se font en désordre, ni des
bivouacs, qui se dressent au hasard ; mais il paraît avoir in-
venté une manœuvre de combat dont reiïot doit être irrésis-
tible. Ses hommes se rangent en trois, six ou douze lignes
de profondeur. La première ligne, quand elle a tiré, démasque
la seconde, qui tire à son tour, puis va se reformer en arrière
et recharger ses armes, en sorte que le feu n'est jamais inter-
rompu. Les sofas savent môme exécuter des feux de salve.
En temps de paix, Samory fournit aux besoins de ses soldats;
en temps de guerre, ils vivent aux dépens de l'ennenii. Celle
lactique barbare, mais supérieure à tout ce qui existait en
Afrique, explique les succès rapides remportés par les soldats
du Ouassoulou.
Samory et les principaux de ses lieutenants pratiquent
l'islamisme, mais défiguré par mille jongleries absurdes. Les
marabouts ne sont que des sorciers, mais dont le pouvoir
occulte est considérable. Quelques-uns d'entre eux, plus intel-
ligents et plus instruits, ont rompu avec ces pratiques ridi-
cules, et s'efforcent de ramener le peuple à la stricte obser-
vation des préceptes du Coran. Ils sont bien vus par Samory,
qui leur accorde sa confiance, écoute volontiers leurs conseils
et leur confie l'éducalion de ses enfants. On prétend même
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 209
que, nouveau Charlemaçne, il ne dédaigne pas de suivre
leurs leçons, et s'exerce à écrire. Les jeunes talibés, instruits
par ces marabouts, deviendront les plus fermes soutiens du
Ouassoulou, et reconnaîtront par les services qu'ils sont
appelés à rendre tout le prix de l'éducation qu'ils ont reçue.
Tel est cet empire improvisé dans l'Afrique centrale, et
dont les progrès ont été si étonnants ; mais il semble arrivé à
son apogée. Sans doute à l'est et au sud s'étendent devant
lui de mystérieuses contrées oii il peut encore grandir, mais
à l'ouest il se heurte contre la république de Libéria, contre
les Anglais de Sierra-Leone , contre le Fouta-Djallon. Au
nord-est, les talibés du royaume de Ségou ne veulent pas
se laisser déposséder. Au nord-ouest enfin la France est là,
dont les progrès sont incessants, et qui ne veut pas laisser
grandir dans son voisinage un empire africain fortement
constitué. Il est vrai que nous ne soupçonnions pas l'impor-
tance du Ouassoulou lorsque nos avant-postes rencontrè-
rent les sofas de Samory. Aux premiers coups de fusil on
reconnut de part et d'autre que la partie qui s'engageait
était redoutable et que c'était la suprématie dans l'Afrique
occidentale qu'allaient se disputer les deux peuples. Aussi
des deux côtés s'y prépara-t-on avec ardeur et passion.
Samory entra le premier en campagne. Il lança contre Kita
un de ses alliés, Abdallah, l'almamy de Mourgoula, et vint
mettre le siège devant la forte place de Reniera, sur la rive
droite du Niger. Un lieutenant de tirailleurs sénégalais, Alla-
Kamessa, lui fut envoyé, pendant l'hiver de 1881, afin de le
décider à abandonner le siège de Reniera. Samory non seule-
ment ne tint aucun compte de ses menaces, mais le retint
prisonnier et parla de le décapiter. Alla-Ramessa ne parvint à
s'échapper qu'après une dure captivité de plus de deux mois.
Il ne restait plus qu'à faire parler la poudre, ainsi que disent
les Orientaux.
Le colonel Borgnis-Desbordes était parti de Saint-Louis le
17 octobre 1881. Il arrivait à Rayes le 20 décembre, imposait
des contributions aux chefs rebelles ou brûlait leurs villages,
et, après avoir soumis les tribus dont nous avions besoin
pour assurer le ravitaillement entre Bafoulabé et Rita, en-
210 LE SÉNÉGAL
trait dans Kita le 9 janvier 1882. Poursuivant aussitôt ses
avantages, il entrait en campagne contre Samory, et, bien
que ses instructions lui enjoignissent de ne pas dépasser
Kita, n'hésitait pas à marcher au secours de Keniera. C'était
une entreprise bien hardie. Il n'amenait avec lui que deux
cent vingt combattants et deux canons. Aucun secours à
espérer des indigènes. Ils étaient comme hébétés par la ter-
reur. Le colonel ayant dit à un de leurs chefs qu'il allait
enrôler leurs femmes pour l'aider à les défendre : « Tu as
raison, lui répondit-il, nos femmes sont plus braves que
nous. » Puis s'adressant au docteur : « As-tu un médicament,
lui demanda-t-il, qui puisse nous donner du courage à moi
et à mes hommes? » Il ne fallait pas compter sur de pareils
auxiliaires : ils n'auraient été dangereux que si nous eussions
battu en retraite. Le colonel Borgnis-Desbordes connaissait
trop bien les tribus soudaniennes pour ignorer que l'inaction
était périlleuse. Aussi se décida-t-il à marcher au secours de
Keniera, malgré la faiblesse de son effectif et bien que le
pays à traverser fût inconnu sur le plus long parcours.
Le 11 février 1882, la petite colonne se mettait en mar-
che. Elle traversa Mourgoula, Niagassola, Diassa, et arriva le
25 février à Falama, sur le Niger. En deux heures le grand
fleuve était franchi, et nos soldats précipitaient leur marche
dans al direction de Keniera, espérant qu'ils arriveraient à
temps pour sauver la ville et prévenir un affreux massacre.
Ils rencontrèrent bientôt les premiers cavaliers de Samory.
En quelques minutes l'action devint générale. Comme aux
temps homériques, on vit les hommes des deux partis se pro-
voquer et s'injurier. Entre tous se signalait le lieutenant
AUa-Kamessa, qui apostrophait en langue malinké ses enne-
mis, et l'interprète Mahmadou-Alpha, qui galopait au-devant
de l'armée, tout en exécutant une fantasia désordonnée.
Effrayés par l'élan de notre attaque, et parle bruit du canon
et l'effet de la mitraille, les soldats de Samory ne tinrent
nulle part. Ils nous abandonnèrent le champ de bataille, et
s'enfuirent au delà de Keniera.
Il était trop tard. La ville venait d'être prise, quelque
temps avant l'arrivée des Français, et l'exécution tant rcdou-
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 211
téc avait eu lion. « Enfin on voit la plaine do Reniera et
les ruines fumantes du villai^o'. Le spectacle de loin était
désolant: à mesure qu'on s'approchait, il devenait horrible.
Dans la plaine, autour du village, on voyait des cadavres et
dos têtes coupées; un peu plus loin s'élevait un bûcher,
amoncellement de cendres, de tisons encore brûlants et d'os-
sements noircis, où le prophète avait jeté nombre de vic-
times, lorsque les puits du village avaient été pleins de
cadavres. Il variait ainsi les genres de supplice, et le bûcher
n'empêchait pas qu'on ne coupât des têtes. Nos soldats trou-
vèrent même des malheureux râlant encore, portant des bles-
sures difformes, et que leurs bourreaux n'avaient pas eu le
temps d'achever. Toutes ces horreurs n'étaient pas encore
aussi navrantes que la vue des faméliques tout nus, déchar-
nés, vrais squelettes que l'on aurait pu prendre pour de
vivantes statues de la Faim, et qui tendaient les bras vers nos
soldats à leur approche. Les vieilles femmes, les enfants sur-
tout, gisaient sans force, exténués, continuant encore leur
plainte de la veille et demandant à manger. C'étaient des
aveugles ou des infirmes, que l'ennemi ne pouvait utiliser
comme captifs, et qu'il laissait ainsi mourir de faim. »
Le vainqueur n'aurait pas mieux demandé que de pour-
suivre à outrance Samory, mais la colonne expéditionnaire
n'était pas assez nombreuse. La retraite sur Kita fut donc
ordonnée, et même elle ne s'opéra que fort lentement, car
notre arrière-garde était sans cesse attaquée. Nous n'en
avions pas moins, par notre énergique intervention, arrêté
les progrès de Samory, et nettement démontré à toutes les
tribus soudaniennos que nous songions à les délivrer, et non
pas à les conquérir.
Une troisième campagne fut préparée dans l'été de 1882.
On était cette fois résolu à pousser jusqu'au Niger, afin de
consolider notre protectorat sur le haut Sénégal et de pro-
fiter du traité conclu par Gallieni avec Ahmadou. Le colo-
1. PiETRi, les Français au Niger, p. 298. — Cf. Delanneao, Conférence à la
Société de géographie de Douai : « Nous avons pu voir des trous profonds, dans
lesquels plusieurs centaines de ces malheureux avaient été jetés pieds etpoiuys
liés, pêle-mêle avec de la paille et des fagots enflammés. »
212 LE SÉNÉGAL
nel Borg-nis-Dcsbordes, chargé pour la troisième fois du
commandement, eut beaucoup de peine à former sa colonne
expéditionnaire. Presque tous les chevaux moururent d'une
épizootie, et la plupart des spahis se trouvèrent démontés. La
petite armée ne put entrer en campagne que le 22 novem-
bre 1882. Ce n'était point contre Samory qu'elle se dirigeait,
ni contre Ahmadou, mais contre une des citadelles qui obéis-
saient encore à ce dernier, contre Mourgoula, la capitale du
Birgo, à mi-chemin entre Kita et le Niger, dont les habitants
n'avaient pas cacbé leurs sentiments hostiles à l'égard de la
France. Abdallah, le maître de Mourgoula, avait réuni autour
de lui tous les bandits toucouleurs restés disponibles après
les grandes guerres d'Omar et d'Ahmadou. Très dévoué à son
maître Ahmadou, il ne se maintenait que par la terreur et les
exactions. Il avait fait le vide autour de lui. Des cinquante
villages que l'on comptait dans le Birgo avant l'arrivée des
Toucouleurs, huit seulement restaient encore debout, et ils
étaient en ruine. Mourgoula était même presque démantelée.
Des trois enceintes qui entouraient jadis cette forteresse, la
première, de forme pentagonale, était en fort mauvais état;
la seconde, de forme rectangulaire, flanquée aux angles de
quatre grosses tours, était plus soignée; la troisième, qui
comprenait une grosse tour et le palais d'Abdallah, était seule
en état de résister; mais deux cents soldats seulement défen-
daient la place, et il en aurait fallu plus de mille rien que
pour la première enceinte. Abdallah ne se dissimulait aucun
des dangers de la situation. Isolé au milieu des populations
hostiles, inquiété par le voisinage et par les progrès des
Français, il était résolu à défendre jusqu'à la dernière extré-
mité le poste d'honneur qu'on lui avait confié, mais il se sen-
tait vaincu à l'avance. Il avait déjà fait part de ses craintes
d'avenir au capitaine Vallière, qui lui avait été envoyé par
Gallieni, mais ne lui avait pas caché sa détermination de
rester fidèle jusqu'au bout au sultan de Ségou. Borgnis-Des-
bordes ne pouvait laisser en arrière un ennemi aussi résolu
et une citadelle où, en cas d'insuccès, tous les ennemis de la
France auraient couru l'attendre au passage. L'expédition
fut menée avec vigueur et dans le plus grand secret. En sept
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 2i;j
jours furent franchis les cent trente kilomètres qui séparaient
Kita de Mourg-oula. La citadelle toucoiilciir ouvrit presque
aussitôt ses portes. C'était un coup droit porté contre Ahma-
dou, un véritable défi de la France. Avec Mourg-oula déman-
telée disparaissait la puissance des Toucoulcurs dans le Birgo.
La France n'avait plus qu'à pousser droit au Niger.
Une autre forteresse indigène nous barrait encore le pas-
sage, Daba, où s'était retiré le Bambara Nampa, celui qui
avait organisé le pillage de la mission Gallieni. Très fier de
son succès, il avait laissé sous les murs de sa ville les deux
pierriers et les deux espingoles enlevés dans la déroute, et,
une fois possesseur de ces armes fatidiques, qui assuraient
la victoire, il se vantait d'exterminer les blancs assez hardis
pour s'approcher du Niger*.
Daba était bien fortifié. « Un mur en banko, haut de trois
mètres cinquante à quatre mètres, large de cinquante centi-
mètres en moyenne, fait tout le tour de la ville et n'est inter-
rompu que par les portes en bois, qui sont dissimulées dans
des renfoncements; il est à peu près circulaire, mais présente
de nombreuses sinuosités. Des maisons en terre, avec poutres
et solives en bois, recouvertes d'argile, sont appuyées à cette
enceinte sur la presque totalité de son pourtour, en sorte que
l'on peut abattre une grande partie du mur sans avoir pour
cela d'accès dans la ville. Toutes les maisons sont de forme
carrée et reliées les unes aux autres par une petite muraille
d'un mètre cinquante de hauteur. Il n'y a pas de grande rue,
mais seulement des sentiers sinueux qui suivent les murs, cré-
nelés sur tout leur parcours. On ne trouve pas de réduit prin-
cipal, mais chaque maison peut offrir une résistance sérieuse.
On se rend facilement compte de la difficulté de prendre d'as-
saut une ville ainsi construite; on ne peut y mettre le feu
avec l'artillerie, les obus mêmes produisent des dégâts insi-
gnifiants. Les Bambaras n'ont, heureusement, que des fusils
se chargeant par la bouche, en sorte que, leur coup tiré, ils
sont à la merci des assaillants. »
Daba ne se rendit pourtant qu'après avoir subi un siège en
1. De Poly, Campagne sur le haut Niger, de fSS/ à tSS3 (Xouvelle Revue,
1886).
214 LE SÉNÉGAL
règle. Un parlementaire fut tué, et les neuf cents à mille
défenseurs de la place dirig-èrent un feu meurtrier contre
nos arlillcurs. Ce n'est qu'au deux cent quatorzième coup de
canon que la brèche fut ouverte, et que la colonne d'assaut,
conduite par le capilainc Combes, put enfin pénétrer dans la
ville. Encore fallut-il faire le siège des maisons. Les Bamba-
ras se firent bravement tuer. Le vieux Nampa, son frère
Gouong et toute sa famille donnèrent l'exemple, et périrent
les armes à la main. Nos pertes furent cruelles. Presque tous
les officiers qui avaient pris part à l'assaut furent blessés,
l'un d'entre eux, le lieutenant Piquart, mortellement. On
rendit aux morts, le soir même de la victoire, les honneurs
suprêmes. Le bois des cases écroulées forma le bûcher où
l'on jeta les cadavres, afin de leur épargner une insulte su-
prême, car on les aurait déterrés apr^s notre départ, les os
des blancs passant pour communiquer aux amulettes une
vertu toute particulière.
Les survivants de Daba s'étaient enfuis dans les villages
voisins. Le capitaine Combes fut envoyé à leur recherche.
Terrifiés, les indigènes de Soguierna-Bongou, de Siro-Coro-
bougou et de Tourodo firent aussitôt leur soumission. Un des
prisonniers se signala par son courage. Il refusa obstiné-
ment d'indiquer la retraite où se cachait un chef échappé au
carnage. Menacé de mort, et conduit devant un mur avec un
peloton de tirailleurs, il resta inébranlable, et ne sourcilla
pas devant les fusils qui s'abaissaient. Relâché par Borgnis-
Desbordcs, qui rendait hommage à son grand cœur, il avoua
quelques jours plus tard qu'il connaissait la retraite de son
chef, mais qu'il serait mort avant de l'indiquer. De pareils
traits honorent les Bambaras. Ce ne sont pas des adversaires
indignes de la France, et ils pourront devenir d'utiles alliés.
Les Bambaras, en effet, sont nos alliés naturels. Maintenant
que leur orgueil a été humilié, il est probable non seulement
que nous n'aurons plus rien à redouter de leur part, mais
encore qu'ils se rapprocheront de nous.
La prise de Daba produisit un grand et salutaire effet dans
toute la région. Nous ne devions plus rencontrer de résistance
jusqu'au Niger. Ouoloni, Guinina, Dio, Diako et tous les
ET LE SOUDAN FUANÇAIS 215
villag-es dont les habitants avaient pris part au pillage de la
mission Gallieni n'essayèrent môme pas un simulacre de résis-
tance. Ils rendirent tous les objets volés restés en leur posses-
sion, présentèrent de très humbles excuses, et se soumirent à
nos réquisitions. Il est vrai que le colonel Borg-nis-Desbordes,
fidèle à son système de douceur, ne fut pas trop sévère dans
ses revendications. C'est ainsi que la colonne arriva le 1" fé-
vrier à Bamakou, sur le Niger, sans être inquiétée.
Deux tribus rivales se disputaient alors Bamakou, les Sou-
manas et les Niarés. Les premiers sont de pure race bambara.
Cultivateurs et guerriers, ils conservent la suprématie donnée
par l'origine et par l'antique possession du sol. Bien qu'assez
actifs, ils aiment à se pavaner dans de belles étoffes, et à
humer d'abondantes prises de tabac, allongés sur des nattes
au-devant de leurs cases. Ils sont menteurs pour l'amour du
mensonge. « A quoi me servirait d'avoir menti? » répondait
un jour un chef soumana à un de nos officiers qui l'accusait
de s'être fait payer deux fois le même objet. Au demeurant,
accessibles aux sentiments élevés, peu sanguinaires, et dis-
posés à bien accueillir les Français. Les Niarés, au contraire,
mélangés de Maures et de Soninkés, sont surtout des com-
merçants. Le principal objet de leur négoce est la traite des
esclaves. Aussi ne voyaient-ils qu'avec peine arriver les Fran-
çais, et leurs vœux secrets étaient pour Ahmadou. Ils n'osaient
cependant se prononcer trop ouvertement, et se contentaient
d'instruire de nos faits et gestes non seulement leur maître,
le sultan de Ségou, mais aussi notre redoutable ennemi Sa-
mory, le maître du Ouassoulou. Ils essayèrent aussi de nous
prendre par la famine, et refusèrent de nous céder des vivres
en échange de nos monnaies, que pourtant ils connaissaient
bien. Le colonel passa outre, et se contenta de les menacer de
réquisitions. Le service des subsistances fut aussitôt assuré.
Bamakou n'avait plus la même importance qu'au temps
où Mungo-Park la visita. Depuis une vingtaine d'années, la.
guerre avait fermé tous ses débouchés et tari ses sources d'ap-
provisionnement. Un marché rival, espèce de village neutre
bâti sur la rive gauche du fleuve, Koubkoro, lui faisait une
concurrence désastreuse. Il est vrai que Bamakou occupe
216 LE SÉNÉGAL
une position stratégique importante, au point de croisement de
routes nombreuses, à l'endroit où le Niger commence à être
navigable. Ces considérations engagèrent le colonel Borgnis-
Desbordcs à s'établir à Bamakou, et à y fonder notre premier
établissement sur le Niger. Le 7 février, entouré de tout le
corps expéditionnaire, il posait la première pierre d'un fort,
et prenait possession au nom de la France de toute la région
environnante. « Nous tirerons onze coups de canon, avait-il
dit à ses compagnons, pour saluer les couleurs françaises
flottant sur les bords du Niger. Le bruit que font nos petites
bouches à feu ne dépassera pas les montagnes qui sont à nos
pieds; et cependant, soyez-en convaincus, on en entendra
l'écho bien au delà du Sénégal. Tous les Français qui mettent
au-dessus de tout la grandeur et l'honneur de leur pays, ap-
plaudiront sans réserve à ceux de leurs compatriotes qui, à
force d'énergie, d'abnégation, de courage, de discipline, se
sont montrés, malgré toutes les difficultés qu'ils ont rencon-
trées, à la hauteur de la grande œuvre de civilisation dont
l'exécution, décidée par le Parlement, leur a été confiée. »
En 1879, Soleillet, tout seul, descendait le Niger. En fé-
vrier 1883, une petite armée française campait sur les bords de
l'immense fleuve ; que de progrès accomplis en quatre années!
Et quel n'est pas en effet l'avenir réservé à la France dans
l'Afrique centrale, si, cette fois du moins, nous ne laissons
pas échapper le merveilleux instrument de prospérité et de
renaissance coloniale que notre bonne fortune met de nou-
veau entre nos mains!
L'arrivée des Français à Bamakou eut un grand retentis-
sement. Le sultan de Ségou, tremblant pour lui-même, n'osa
pas protester; mais il excita sous main nos ennemis, surtout
l'insaisissable Samory, et forma contre nous une véritable
coalition. Les marchands maures de Bamakou étaient de con-
nivence avec nos ennemis. Ils les renseignaient sur tous nos
mouvements. Afin de faire cesser ce dangereux espionnage,
le colonel fit saisir trois des plus compromis, et leur annonça
qu'ils seraient mis à mort à la première attaque du chef nègre.
Ces marchands restèrent impassibles. Ils protestèrent même
de leurs sympathiespour la France. On vit pourtant leurs faces
ET LE SOUDAN FRANÇAIS
217
noirâtres bleuir légèrement sous le coup de l'émotion, lors-
qu'on les conduisit en prison. Il n'était que temps de prendre
ces précautions, car Samory avait déjà iilé sur nos derrières,
coupant les fils télégraphiques et menaçant nos communica-
Fcmme de Ségou.
tions. Deux de ses lieutenants eurent môme l'audace de nous
provoquer et vinrent nous attaquer presque sous les murs de
Bamakou.
Le 2 avril, des spahis envoyés en reconnaissance furent vi-
vement ramenés en arrière par des masses compactes d'enne-
mis. Avec leurs chevaux fatigués, s'ils avaient eu l'impru-
28
218 LE SENEGAL
dence de fuir, ils étaient perdus, et ce premier succès aurait
augmenté la confiance des soldats du Ouassoulou; mais ils
tinrent bon, et n'opérèrent leur retraite que lentement, et
toujours en bon ordre, jusqu'à ce qu'ils fussent secourus par
une colonne sortie de Bamakou. Dès le lendemain une vraie
bataille s'engageait à Oueyako. Les Français n'étaient en
tout que cent. Ils furent aussitôt tournés et enveloppés. Obli-
gés de se former en carré, leur situation fut un instant cri-
tique. « Plus d'un se préparait à vendre chèrement sa vie,
a écrit l'un d'eux, M. de Poly, et je ne crois pas exagérer en
disant que chacun de nous pensait déjà à se réserver une balle
de revolver, pour ne pas tomber vivant entre les mains de sau-
vages qui n'ignorent aucun des raffinements de la cruauté. »
Malgré les feux de salve, malgré les décharges de la mitraille,
les gens de Samory tenaient bon. Les Français furent obligés
de battre en retraite. Sans l'énergie des officiers, sans le
dévouement des spahis, cette retraite se serait convertie en
désastre, car nos fantassins étaient épuisés de fatigue. Bon
nombre d'entre eux avaient même quitté le carré, et atten-
daient la mort. Ils furent tous ramenés par les spahis, et pu-
rent enfin arriver jusqu'à un marigot, où il était plus facile
d'organiser la défense. Les pertes de l'ennemi étaient efi'roya-
bles. Le sol était jonché de cadavres, mais les Français
avaient reculé. C'était pour Samory un véritable succès.
Pendant quelques jours notre situation fut très précaire.
Les communications étaient interceptées. Les convois de
vivres n'arrivaient plus. Toutes nos reconnaissances étaient
repoussées. Enfin, d'un instant à l'autre, il fallait s'attendre à
l'irruption dans nos lignes des soldats d'Alimadou. Le colonel
Borgnis-Desbordes comprit qu'il fallait risquer le tout pour le
tout, et prit hardiment l'ofTcnsive.
Le 12 avril, la colonne expéditionnaire entrait en campagne.
Elle brûlait sur son passage de nombreuses huttes en paille,
déjà construites par l'ennemi en prévision de la prochaine
occupation de Bamakou, et sur tous les points refoulait les
soldats de Samory. A la nouvelle de ces succès inespérés,
plusieurs centaines de Bambaras auxiliaires venaient grossir
nos rangs, pillards plutôt que combaltanls, mais néanmoins
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 219
utiles auxiliaires pour garder nos communications et assurer
nos subsistances. Après chaque alTaire, on les voyait se jeter
sur les objets abandonnés par l'ennemi. Ils s'acharnaient
surtout après les chiens assez nombreux que traînaient à leur
suite les g-ens du Ouassoulou. Ils les égorgeaient sans pitié,
et en faisaient le plat de résistance de leurs festins du soir. La
chair de ces chiens, nourris de glands frais, est en cifet assez
savoureuse, et plusieurs de nos hommes partagèrent sans
répugnance les plaisirs gastronomiques de nos auxiliaires
improvisés.
Le 19 avril, grand combat à Nafadié et victoire des Français;
le 22, incendie du village de Diougou-Fara; le 23, du village
de Samaco. Les gens du Ouassoulou étaient décidément
refoulés, et les armes françaises avaient retrouvé leur pres-
tige. Borgnis-Desbordes put rentrer à Bamakou sans être
inquiélé, et s'occupa tout aussitôt de rétablir notre ligne de
ravitaillement. Kassaba, Dilbouroula, Donabougou, furent
successivement repris. On installa môme un poste nouveau à
Koundou, et dans toutes les directions non seulement nous
fûmes dégagés, mais encore libres de nous porter sur tous
les points menacés. Aussi l'impression de ces victoires mul-
tipliées fut-elle extraordinaire. Notre domination sur le haut
Niger se trouvait assurée. Bon nombre d'indigènes se rap-
prochaient de nous, et de nos deux principaux ennemis, les
maîtres du Ouassoulou et du Ségou, l'un, Samory, se reti-
rait de la lutte, l'autre, Ahmadou, craignant pour sa propre
sûreté, bien qu'il ne fût pas entré en campagne, abandonnait
sa capitale et se retirait à Yamina.
En résumé, quels étaient les résultats de ces trois cam-
pagnes ? Nous venions de nous emparer d'un territoire égal
en superficie au tiers de la France. Trois forts avaient été
construits, à Bafoulabé, à Kita et à Bamakou. Les deux cent
quatre kilomètres qui séparent Bafoulabé de Kita, et les deux
cent vingt-deux qui s'étendent entre Kita et Bamakou étaient
reliés par des itinéraires soigneusement étudiés. Deux tron-
çons de route étaient même commencés entre Bafoulabé et
Kita d'une part, entre le gué de Toukoto et Kita de l'autre.
Enfin une ligne télégraphique de sept cent dix kilomètres,
Î20 LE SENEGAL
(Icsservic par dix bureaux, reliait Bakel à Bamakou, le Sé-
négal au Niger, la France au Soudan. Le drapeau national
avait été victorieusement promené à travers toute la région,
et les indigènes, horriblement foulés depuis longues années
par tous les ambitieux et tous les bandits de l'Afrique occi-
dentale, s'habituaient à la pensée d'accepter la domination
réparatrice et la protection efficace de la France. C'étaient
là d'heureux débuts, et d'un excellent augure pour l'avenir.
Tout cependant n'est pas encore fini. Dans celte marche
rapide de Médine à Bamakou, bien que les stations inter-
médiaires les plus importantes soient entre nos mains, la dis-
tance est tellement longue qu'il est à peu près impossible de
maintenir sur tout le parcours une sécurité absolue. On est
obligé d'expédier, à des intervalles assez rapprochés, des
colonnes de ravitaillement. C'est ainsi qu'en 1884 le colonel
Boilève alla de Saint-Louis à Kita sans rencontrer de résis-
tance, et par une route assez large pour que quatre cavaliers
pussent y passer de front. Dans cette quatrième campagne
on décida la construction du fort de Koundou, à cent dix kilo-
mètres de Kita et à cent vingt de Bamakou. C'est une bâtisse
de médiocre importance, moitié en terre, moitié en pierre,
mais placée sur une belle position et commandant la route et
la rivière de Baoulé. Le grand inconvénient, c'est que le fort
n'a que des citernes pour sa provision d'eau. En cas de
siège ou même d'investissement, la garnison serait fort ex-
posée.
En 1883, nouvelle campagne de ravitaillement. Le 31 mai,
le capitaine Louvel repoussait les bandes de Samory entre
Niagassola et Siguiri, et le 22 juin le commandant Combes
remportait une victoire à Sitakoto. On décidait en outre la
construction d'une forteresse à Niagassola, non loin du Niger,
poste d'observation de haute importance contre le Oouas-
soulou et ses remuants soldats. Ce n'est encore qu'une grosse
maison, à peine entourée j)ar un mur de terre sèche, mais
elle est défendue par une petite garnison. Deux canons pro-
tègent ses abords, et une ligne télégraphique, passant par
Mourgoula, la relie déjà à Kita.
Chacune des campagnes du Niger marquait de la sorte une
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 221
étape nouvelle dans la prise do possession du pays. D'année
en année augmentait le nombre de nos citadelles, et les indi-
gènes, se groupant sous la protection de nos canons, s'habi-
tuaient à se considérer comme nos clients.
XII
CONSOLIDATION DE LA PUISSANCE FRANÇAISE AU SÉNÉGAL
ET AU SOUDAN
Le moyen le plus pratique d'affermir à tout jamais notre
domination dans ces contrées encore si pleines des souvenirs
de leur indépendance, serait de les traverser de part en part
par cette fameuse voie ferrée dont la construction avait été
décidée dès l'année 1880. En effet, le 5 février 1880, l'amiral
Jauréguiberry, alors ministre de la marine, avait demandé
un crédit de cinquante-quatre millions cent quatre-vingt-trois
mille francs pour la construction immédiate de la ligne entre
Médinc et Bamakou. La demande parut prématurée, et on ne
vota qu'un million trois cent mille francs pour études pré-
paratoires. L'amiral Cloué, le successeur de Jauréguiberry,
ne s'est pas tenu pour battu par le rejet de cette première
demande. Dans la séance du 13 novembre 1880 il réclama
aux députés, et obtint, dans la séance du 24 février 1881, un
crédit de huit millions cinq cent cinquante-deux mille sept
cent cinquante francs pour amorcer la voie ferrée entre Médine
et Bafoulabé. Les travaux ont immédiatement commencé.
Ils n'ont pas abouti d'abord, parce que les ouvriers indigènes,
dont on avait essayé d'utiliser les loisirs, sont d'une indolence
inouïe. On a calculé que soixante et onze journées de travail
exécuté par des indigènes valaient à peine une journée de
travail exécuté par un Européen. Après une campagne de
six mois, on n'avait réussi à construire que quatre mille
huit cents mètres de route. En second lieu, les études prépara-
toires ont été par trop négligées. Le tracé définitif n'a pas été
déterminé, et on a follement gaspillé des sommes impor-
222 LE SÉNÉGAL
lantes. Bref, il a fallu fermer les chantiers, et depuis le mois
de septembre 1884, la construction de la voie ferrée du haut
fleuve est abandonnée. Il paraîtrait, mais les renseignements
sur ce point manquent de précision, que l'aulorité locale aurait
continué les travaux grâce à certains crédits disponibles. Il
y a là, comme bonne administration financière, une irrégula-
rité certaine ; mais combien serait-il à souhaiter que nos
députés, sans se laisser arrêter par des dépenses dont l'uti-
lité présente n'est pas démontrée, mais qui engagent et assu-
rent l'avenir, revinssent sur leur décision! Adéfaut de chemins
de fer à grande traction, serait-il donc impossible d'établir
une voie ferrée d'après le système Decauville analogue au
chemin qui relie aujourd'hui Kairoan au littoral, et qui nous
a déjà rendu tant de services en Tunisie? C'est là un deside-
ratum bien modeste, et pourtant cette voie de pénétration de
la France dans l'Afrique centrale ouvrirait à notre fortune
coloniale des perspectives indéfinies.
Si le chemin de fer avait été créé, nous n'aurions pas eu
tant de peine à triompher des insurrections qui, en 1886 et
1887, ont failli compromettre notre situation non pas seule-
ment sur le Niger, mais même au Sénégal. Ce n'est pas du
Ségou ou du Ouassoulou que cette fois s'est déchaînée la
tempête, c'est au Sénégal même, et c'est un Sénégalais qui
s'est cru un moment à la veille de réaliser le rêve jadis formé
par Al-Hadji-Omar ou par Samory. Ce nouvel adversaire de
la France vient de succomber, mais il a vaillamment lutté, et
nos officiers ont eu bien de la peine à le réduire.
Mahmadou-Lamine était un Sarakolé, c'est-à-dire qu'il
appartenait à une race très fière de son intelligence et de la
supériorité qu'elle s'arroge. Il naquit près de Kayes, vers
1837, et partit de très bonne heure pour la Mecque. Pendant de
longues années, il parcourut le monde musulman, séjourna à
Conslantinople, et ne revint en Afrique qu'avec un trésor
d'expérience et de connaissances chèrement acquises. Résolu à
fonder un empire sur les ruines de celui d'Al-IIadji-Omar et
d'Ahmadou, il eut le tort do dévoiler trop tût ses secrets des-
seins, car le maîlre de Ségou le retint six ans dans une demi-
captivité. Mahmadou-Lamine, à peine relâché, tourna aussitôt
ET LE SOUDAN FIIANÇAIS 223
son activité contre les provinces directement soumises à la
France. Grand, de mise imposante, éloquent, fort instruit
pour un ncgrc, il recruta sans peine de nombreux adhérents,
et se posa tout de suite comme un marabout inspiré et comme
un fondateur d'empire. Rusé dans sa propagande, très actif,
il aimait à raconter aux noirs qu'il avait, à la Mecque, couché
à côté du corps de Mahomet, et n'avait que deux doigts de
moins que le Prophète. Il insinuait parla que son rôle serait
presque aussi grand que le sien. Déjà môme il avait fait des
miracles. Il rassemblait ses prosélytes autour d'un bassin
rempli d'eau, et faisait défier à leurs yeux surpris, grâce à
des images d'Epinal collées dans la paume de ses mains,
toute une série d'uniformes français. On agitait alors le bas-
sin, et le tableau se brouillait. « C'est ce que nous ferons de
l'armée française! » s'écriait alors le prophète d'un ton con-
vaincu, et il se retirait aussitôt, sans doute pour laver ses
mains et ne pas s'exposer à être accusé do jonglerie. Ces gros-
siers stratagèmes valurent à Mabmadou-Lamine une immense
réputation. Les mécontents se groupèrent autour de lui. Jeunes
gens avides de pillage, bandits de toute provenance, fanati-
ques et exaltés lui promirent leur concours. Les bateliers du
fleuve, qui ne nous aiment guère, bien que nous les fassions
vivre, s'engagèrent à le rejoindre au premier signal. Le
marabout ne s'était pas encore compromis, et il était déjà
redoutable.
En novembre 1885, le colonel Frey, qui conduisait au Niger
une colonne de ravitaillement et exécutait une sixième cam-
pagne, rencontra Mahmadou-Lamine à Kayes. Le marabout
protesta de son dévouement, et il était peut-être sincère, car
les agitateurs nègres n'ont pas été jusqu'à présent très heu-
reux contre nous. Il annonça même son intention d'aller raz-
zier les païens de la Gambie ; mais à peine le colonel Frey
avait-il poussé sa pointe en avant que Mahmadou-Lamine,
profitant de l'éloignement de la colonne française et de la mort
soudaine de notre vieil allié Boubakar-Saada, l'almamy du
Bondou, prêchait la guerre sainte, s'emparait par surprise
de Sénoudébou et lançait ses avant-postes jusqu'à Kouguel, à
six kilomètres seulement de Bakel. Il avait des intelligences
224 LE SÉNÉGAL
dans la place. L'interprète, Alpha-Séga, lui était tout dévoué.
Ce fut sur les instigations de ce traître que, dans une sortie
imprudente, nous perdîmes dix tués, vingt-cinq blessés et un
canon. Aussitôt, avec la mobilité d'impression qui caracté-
rise ces peuples primitifs, les Africains se soulèvent en masse.
A Bakel même, la moitié des indigènes se déclarent contre
nous, et la garnison du fort ne parvient à se maintenir qu'a-
près un sanglant combat dans les rues de la petite ville.
Averti par le télégrapbe, le colonel Frey s'empressa d'ac-
courir. Dès le 2 avril 1886, il arrivait à Kayes avec quatre-
vingts soldats blancs et près de quatre cents tirailleurs et
spahis. Se heurter avec celte poignée d'hommes contre les
quinze à vingt mille hommes que le marabout avait groupés
autour de lui eût été bien imprudent. Le colonel adopta une
lactique plus sûre. 11 se décida à aller ravager successivement
tous les villages qui avaient envoyé leurs contingents à Mah-
madou-Lamine. Alors commence une campagne de six se-
maines, très intéressante à suivre dans ses détails, à cause
des marches forcées, des surprises et des embuscades dont elle
est toute remplie.
Le Gindimacko, province dépendant du sultan de Ségou,
fut le premier puni de sa défection. A Bokkoro, où s'étaient
réfugiés les révoltés avec force butin, s'engagea un violent
combat. Les femmes prirent part à l'action. On les entendit,
toute la nuit qui suivit la défaite, appeler à grands cris le pro-
phète à leur secours. Mahmadou-Lamine ne se décida à inter-
rompre le blocus de Bakel que lorsqu'il apprit que la colonne
Frey venait de remporter de nouveaux succès à Guemou et à
Bambella. Il vint présenter la bataille à son habile adversaire,
le 19 avril, à Tambouckhané. Ce fut une action chaudement
disputée. Le porte-drapeau de Mahmadou-Lamine vint tom-
ber percé de coups à vingt mètres seulement de nos lignes.
Les noirs se dispersèrent après avoir subi de grandes pertes.
Les contingents désolés regagnèrent leurs villages, et le pro-
phète s'enfuit dans le Bondou, serré de près par nos soldats
lancés à sa poursuite.
Deux colonnes, commandées par le colonel Frey et son
lieutenant le commandant Combes, venaient en effet de com-
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 225
mcncer contre le marabout une poursuite sans trêve ni merci.
La première de ces colonnes, pour couper au plus court et lui
barrer le passage, n'hésita pas à traverser le désert qui s'étend
entre Sénoudébou et Makhana. Les souffrances furent extrê-
mes. Il fallut marcher quatorze heures de suite. Aussi plu-
sieurs auxiliaires moururent-ils de soif et d'épuisement.
Mahmadou-Lamine venait d'arriver au village de Kydira.
Son tam-tam de guerre retentissait dans les rues, appelant les
indigènes au secours. Tout à coup éclatent des coups de
fusil. Le marabout, croyant à un engagement sans importance
avec les nègres, haussait les épaules de mépris; mais bientôt
aux détonations isolées succèdent des feux de salve. Il s'en-
fuit aussitôt vers Sénoudébou. Par, bonheur pour lui, le gué
de Naé restait libre. Nos hommes, furieux de leur déconvenue,
enlèvent le tata oii les partisans du marabout essayent un si-
mulacre de résistance, et font un immense butin. Près de six
cents femmes, un troupeau innombrable, des bagages et la
bibliothèque de Mahmadou tombèrent entre leurs mains. Cette
bibliothèque, à la possession de laquelle le marabout attachait
une sorte de respect superstitieux, se composait de plusieurs
centaines d'exemplaires du Coran, manuscrits ou imprimés,
très richement reliés, qu'il avait achetés dans ses voyages ou
qui lui avaient été donnés en présent par les princes musul-
mans.
Pendant que le nouvel Abd-el-Kader, privé de sa smalah,
s'enfuyait d'abord à Sénoudébou, puis dans le Dioka, nos sol-
dats victorieux couraient au secours de Bakeltouj ours assiégé.
Une première bataille s'engageait à Manahel, une seconde à
Guemou, et une troisième à Kemandao. Les indigènes, persua-
dés que nous ne leur accorderions aucune grâce, nous opposè-
rent une résistance désespérée. Ils avaient même recouru à des
pratiques superstitieuses, en égorgeant des moutons à proxi-
mité des sentiers choisis pour nous tendre des embuscades.
Un des conjurateurs fut tué au moment même où il lançait
contre nous les paroles sacramentelles.
A la fin de mai non seulement Bakel était délivré et tous
les villages révoltés réduits à l'obéissance, mais le marabout
semblait hors d'état de jamais rentrer en campagne. Près de
29
226 I-E SÉNÉGAL
trois mille nègres avaient payé de leur vie cette folle équipée.
Peu de campagnes avaient été plus meurtrières. Le renom
de la France grandit d'autant plus que le danger avait été
plus sérieux.
Tous les périls n'étaient pas encore conjurés, et Mahmadou-
Lamine n'avait pas renoncé à la lutte. Lentement et pénible-
ment il reconstituait ses forces. Installé à Dianah, la capitale
du Diaka, il y avait improvisé une citadelle redoutable, et,
persuadé que la France n'irait jamais le chercher à deux cent
cinquante Idlomètres de Bakel, continuait ses prédications et
ses agitations. Il avait même l'audace d'envahir le Bondou,
où il surprenait et décapitait notre vieil allié Oumar-Penda.
Peu à peu se formait contre nous un orage menaçant.
Depuis septembre 1886, le nouveau commandant du Sou-
dan français était le colonel Gallieni, le héros de la grande
reconnaissance de 1880. Très au fait des pratiques indigènes
et pénétré de la nécessité d'arrêter par un retentissant exemple
toute velléité d'insurrection, Gallieni résolut de prendre l'of-
fensive en opérant une marche convergente sur Dianah.
Deux colonnes furent donc organisées qui, partant d'Arondon,
en aval de Kayes, et de Diamon, en amont, devaient, malgré
les cent cinquante kilomètres qui les séparaient, se réunir à
jour fixe sous les murs de Dianah. L'opération était difficile,
car on s'engageait dans un pays à peu près inconnu et sans
roule; mais Gallieni apporta les soins les plus minutieux à la
préparation de l'entreprise. Tous les Européens furent montés.
On leur assura une distribution journalière de soixante-quinze
centilitres de vin, et du pain à discrétion. En outre, la Société
des dames de France leur envoya des légumes conservés, du
chocolat, du sucre, etc.
Quand tout fut prêt, le 12 décembre 1886, les deux co-
lonnes s'enfoncèrent en pays ennemi, diminuant chaque jour
la distance qui les séparait. Mahmadou-Lamine avait annoncé
qu'il écraserait successivement les deux colonnes. C'était en
eiïet la seule tactique à suivre ; mais il ne sut prévenir leur
jonction. Le 24 décembre, la colonne qui avait traversé le
Bondou se trouvait à Pétéboki, dernière étape désignée avant
Dianah, quand elle entendit le canon do la seconde colonne,
ET LE SOUDAN FIIANÇAIS 227
celle qui venait duBambouck et attaquait le village de Sarou-
dian. Nos soldats coururent aussitôt au secours de leurs ca-
marades. Les partisans du marabout, pris en queue et sur le
flanc, n'eurent bientôt plus d'autre ressource que de s'enfuir
en désordre dans la brousse. Les deux colonnes opérèrent
leur jonction sur le champ de bataille, et, désormais réunies,
marchèrent sur Dianah. Elles arrivèrent sous les murs de la
place le 25 décembre, au jour précis qu'avaient prévu les"
instructions de Gallieni. Le prophète n'essaya même pas do
résister, et s'enfuit avec ses derniers fidèles dans la direction
des territoires anglais de la Gambie.
Aussitôt commença la poursuite. Les ennemis s'arrêtèrent
sur un plateau découvert, dont les pentes tombaient sur un
marig-ot à fond vaseux, le marigot de Kaguibé. Les abords
de la position étaient couverts par une végétation très dense,
favorable aux embuscades. Nos spahis, lancés en éclaireurs,
furent reçus par une fusillade à bout portant, et vivement
ramenés sur le gros de la colonne, qui se forma aussitôt en
carré et reprit l'offensive. Les bords du marigot et les abords
du plateau furent défendus avec énergie ; mais nos soldats
balayèrent par des feux de salve les clairières, et l'on vit
bientôt s'enfuir dans toutes les directions les partisans du
prophète. Quelques-uns d'entre eux, à l'arrière-garde, se
firent bravement tuer pour donner à leur chef aimé le temps
de s'enfuir. En effet, cette fois encore notre insaisissable en-
nemi réussit à s'esquiver ; mais il ne trouva un refuge que
chez les Sarakolès de Tebekouta, dans le Niani, qui confine
aux possessions anglaises. Gallieni ne s'acharna pas à sa
poursuite. Il rentra à Dianah et ordonna la destruction de
cette place. Les voisins, épouvantés par cette exécution et
croyant aux vengeances françaises, s'enfuirent avec leurs
femmes et leurs troupeaux dans les bois. On voyait dans la
nuit, tout autour de Dianah, des feux de bivouac qui attes-
taient leur présence. Certes Gallieni pouvait user du droit de
la guerre, brûleries villages, couper les récoltes sur pied, et
transformer le pays en désert. Il préféra la douceur. Des
émissaires, choisis parmi nos alliés, furent envoyés dans les
bois, porteurs de paroles de clémence. Ils furent écoutés, et,
228 LE SÉNÉGAL
les uns après les autres, les gens de Nieri, de Tiali, de Gamon
renlrèrentdans leurs villages et acceptèrent notre protectorat.
Comprenant que rien ne serait terminé tant que Mahmadou-
Lamine tiendrait la campagne, Gallieni s'empressa d'écrire à
loas les chefs de la contrée pour les menacer des vengeances
françaises s'ils donnaient asile au marabout. C'est ainsi que
nos généraux africains, à l'époque où ils poursuivaient Abd-
ol-Kader, avaient défendu aux chefs arabes ou marocains
de recevoir l'émir. Les ordres impératifs de Gallieni furent
exécutés. Un des fils de Mahmadou-Lamine, Soybou, avait
essayé d'insurger le Guidimaka. Il fut pris les armes à la
main au gué de Dikokori, et passé par les armes avec les
plus compromis de ses compagnons. Cet acte vigoureux
n'augmenta ni le nombre ni la puissance des partisans du
marabout. En effet, Mahmadou-Lamine était à son tour chassé
de Tébékouta, attaqué et battu en rase campagne par les in-
digènes du Ouli, et finalement obligé de se réfugier, dénué
de tout, à Darsalanné, près du poste anglais de Mac-Carthy.
Ne se trouvant pas en sûreté, il se retrancha à Baracounda,
sur la rive droite de la Gambie, à environ quatre-vingts lieues
de la mer. C'est là qu'une colonne commandée par le capi-
taine Fortin, partie de l'embouchure de la Falémé, est venue
l'atteindre, après une marche de plus de deux cents kilomètres
à travers un pays inconnu. Le 8 décembre, Baracounda était
pris, et Mahmadou-Lamine tué. Cet événement considérable
nous vaut tout le bassin supérieur de la Gambie.
Les conséquences de cette septième campagne furent très
importantes. Au point de vue militaire, il était démontré qu'on
pouvait ravitailler une colonne engagée au Soudan fort loin
de sa base d'opérations, et par conséquent ne pas se contenter
de disperser, mais poursuivre à outrance et détruire tous les
agitateurs nègres qui voudraient recommencer la lutte. Au
point de vue politique, la frontière était reportée à trois cent
cinquante kilomètres au sud du Sénégal; la fertile province
du Bondou était rattachée à notre influence, et nous nous
rapprochions du Fouta-Djallon, qui doit devenir le foyer de
notre puissance au Soudan. Enlin nous occupions un pays
fertile, bien arrosé, peuplé d'habitants laborieux, intelligents,
ET LE SOUDAN FRANÇAIS
229
très susceptibles de progrès. Des voies commerciales nouvelles
étaient ouvertes vers Bakel et Médine, et il est à présumer
que les caravanes reprendront leurs anciennes traditions.
Baobab.
Deux événements importants ont encore marqué l'année
4887. Le premier est la signature d'un traité avec Samory,
le second est la prise de possession du Niger par la marine
française.
Des l'année 1886, des négociations avaient été entamées
•2:^0 LI£ SÉiNÉGAL
avec Samory. Trop intelligent pour ne pas comprendre qu'il
avait tout à gagner à des relations de bon voisinage avec la
France, le maître du Ouassoulou avait signé d'assez bonne
grâce un premier traité avec le capitaine Tournier ; mais ce
n'étaient en quelque sorte que les préliminaires de la paix,
car bien des questions n'avaient élé qu'effleurées. Gallieni
résolut de dissiper toutes les équivoques et organisa une
nouvelle mission. La direction en fut confiée au capitaine
Peroz, déjà connu de Samory, qui devait être assisté par le
lieutenant Plat et le docteur Fras, chargés le premier de
dresser la carte du pays, et le second de ramasser des collec-
tions scientifiques. Afin de préparer le terrain, on envoya en
avant un des fils de Samory, le prince Karamoko, jeune
homme qui nous avait été confié par son père et qui revenait
d'un voyage en France, plein de reconnaissance pour le bon
accueil qu'il avait reçu, et pénétré d'admiration et de respect
pour les merveilles de notre civilisation.
La mission partit de Dianiou le S décembre 1886. Elle
arrivait à Damko, sur le Niger, le 19 janvier 1887, mais ne
recevait que le 28 du même mois l'autorisation de continuer
sa marche. Arrivé à Kankan, l'ancienne capitale, le capitaine
Peroz eut l'heureuse inspiration d'accorder une récompense
à la famille indigène qui, en 1827, avait bien accueilli notre
compatriote René Caillic. Cette générosité rétrospective pro-
duisit une excellente impression, et nous valut de nombreu-
ses sympathies. Les Français arrivèrent bientôt à la nouvelle
capitale, Bissandougou. Ce n'est qu'une réunion de cabanes
semblable à tous les villages nègres, mais très propre et bien
aérée. Au centre est bâtie la résidence de Samory. Elle se
compose d'un double rang de cases défendues. par un rempart
percé de trois portes. Au centre, dominant le tout, se dresse,
comme un donjon féodal, une vaste tour carrée, où résident
les favorites et où l'on a ménagé une vaste salle de réception.
On remarque encore une mosquée couvrant quatre cents
mètres de superficie, et surmontée par un toit en charpente
ingénieusement agencé. En avant de la mosquée s'étend une
place rectangulaire, plantée d'arbres, où chaque vendredi
Samory donne audience ou assiste h des fantasias.
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 2:ji
Les nég-ociations furent rondement menées. Un instant tout
sembla compromis, car Samory ne voulait accorder aucune
concession. Grùce au bon vouloir du prince Karamoko, et
surtout à l'énergie de Gallieni, dont les instructions étaient
formelles, la glace finit par se rompre, et un traité définitif
fut sig-néle 23 mars 1887. Samory acceptait comme limite de
ses États le Tankisso, affluent de la rive gauche du Aiger, et
plaçait tout le Ouassoulou sous notre protectorat : c'est-à-dire
que la France acquérait du jour au lendemain une situation
prépondérante dans le Soudan occidental, et que notre en-
nemi de la veille devenait le plus utile des alliés. Or, ce qui
semblerait indiquer que Samory est disposé à exécuter la nou-
velle convention, c'est qu'il en a fail connaître les conditions
dans les contrées de la rive gauche du Niger qui lui étaient
jadis soumises, et qu'il a comblé de prévenances et de bons
offices tous les Français qui depuis lors se sont aventurés dans
le Ouassoulou. Nous ne pouvons que souhaiter la continua-
tion- de ces bons rapports, car Samory est un organisateur
de premier ordre ; et s'il consentait à devenir le porte-drapeau
de la France dans le Soudan, nos progrès seraient rapides.
Il est vrai que les couleurs nationales sont aujourd'hui
portées dans le grand fleuve soudanien par deux canonniè-
res françaises, le Niger et le Mage. La première de ces embar-
cations mesure dix-huit mètres soixante de long sur deux
naèlres soixante et dix de large. Son poids est de sept mille
cinq cent cinquante kilogrammes, et elle a coûté soixante-sept
mille francs. Elle fut transportée morceau par morceau de
Médine à Bamakou, mais au prix de fatigues inouïes. L'en-
seigne Froger, chargé du transport, déploya de rares qualités
d'énergie et de persévérance, car il n'avait pour auxiliaires
que des nègres indolents, et le voyage dura quatre longs mois. .
Arrivé à Médine, il s'aperçut que des pièces importantes
avaient été égarées. On remonta néanmoins l'embarcation,
on remplaça par des tuyautages provisoires les morceaux qui
manquaient, et la canonnière fut enfin mise à l'eau. Elle ne
put aUer que jusqu'à Koulikoro, à quarante kilomètres en
aval de Bamakou. Ce n'en était pas moins un premier suc-
cès d'un bon augure pour l'avenir.
232 LE Sl'NÉGAL
La construclion d'une seconde canonnière avait été décidée,
mais celle fois, pour éviter les frais de Iransporl, le chantier
devait cire installé à Bamakou môme. En eiïet, sous la di-
rection du lieutenant de vaisseau Caron fut rapidement cons-
truit un nouveau bateau de vingt-cinq mètres de long et de
cinq mètres de large, jaugeant cent tonneaux. Le 4 avril 1887,
Gallieni présidait au baptême de la canonnière, à laquelle il
donnait le nom prédestiné de Mage. « Honneur à vous, disait-
il. mes chers compatriotes, qui avez reçu la mission, enviée de
tous, d'aller montrer les couleurs de la République sur le Djo-
liba, aux villes inconnues qui en bordent le cours. Nos vœux
les plus ardents vous accompagnent dans votre voyage, et
nos cœurs do patriotes se réjouiront quand nous recevrons
la nouvelle de votre arrivée au but tant désiré. » Le vœu
de Gallieni s'est réalisé. Le Nige?' est arrivé jusqu'au port de
Tombouctou, et désormais le grand ileuve africain est soumis
à noire influence depuis Siguiri, au confluent du Tankisso et
du Niger, jusqu'à la mystérieuse cité où si peu d'Européens
ont encore abordé.
Ce fut le 1" juillet 1887 que le lieutenant Caron partit, avec
le Mage, de Manambougou, à quarante kilomètres au-dessus
de Bamakou. Il arriva sans incident à Diafarabé, oii l'on célè-
bre joyeusement l'anniversaire du 14 juillet, et se dirigea sur
Mopti afin de déboucher dans le lac Dhéboé. Le Mage péné-
trait alors dans le Macina, territoire soumis à Tidiani, neveu
d'Al-Hadji-Omar, un des adversaires les plus déterminés de
la politique française. Caron n'hésita pas à prévenir de son
arrivée le chef toucouleur, et lui demanda l'autorisation d'al-
ler lui rendre visite dans sa capitale Bandiagara. Tidiani dé-
teste la France, mais il n'osa pas repousser les ouvertures de
son représentant. Caron se dirigea donc sur Bandiagara, une
des dernières citadelles du fanatisme musulman, et y arriva,
après un voyage des plus pénibles, le 24 juillet. Le chef tou-
couleur pourvut à tous ses besoins, mais l'accueillit avec une
grande froideur, et répondit à ses propositions d'alliance par
un refus mal déguisé. 11 est évident que les Toucouleurs re-
doutent notre intervention. Ils ne régnent dans le Macina
qu'en s'imposant par la terreur, et ils craignent qu'à notre
ET LE SOUDAN FRANÇAIS
233
contact les Bambaras et les Peuls opprimés ne se révoltent en
recourant à notre protectorat. Apres une semaine de pourpar-
lers inutiles, le lieutenant Garon se décida à quitter Bandia-
g-ara, et rejoignit sa canonnière.
De Bandiag-ara au lac Dhéboé, le Nig-er arrose un pays
inhabité. Aussi l'cquipag^e de la canonnière avait-il la plus
grande peine à trouver le bois nécessaire au chauiïage de la
machine. On n'avait, en effet, emporté que huit tonnes de char-
ToQibouctou.
bon, et il fallait chaque jour descendre à terre pour couper
du bois, au risque de s'attirer une mauvaise affaire avec le^
riverains, excités contre nous par Tidiani. Le 9 juillet, les
Français arrivaient dans le lac Dhéboé, nappe d'eau magni-
fique, sur les rives de laquelle se pressent de nombreux vil-
lages; mais Tidiani avait mis partout les populations en
éveil, et jamais les Peuls ou les Bambaras ne purent appro-
cher de nos compatriotes ou écouter leurs paroles pacifiques.
Le 15 août, les Français, en sortant du lac Dhéboé, entrè-
rent dans un pays soumis depuis peu aux Touaregs. Le chef
30
234 LE SÉNÉGAL
de ces Touaregs, Alimsar, avait délégué son autorité à un
certain Rhiaïa, qui s'était installé à Tombouctou et faisait
peser sur les indigènes une intolérable tyrannie. Aussi les
nègres n'auraient-ils pas mieux demandé que d'entrer en re-
lations avec le lieutenant Caron; mais ils étaient surveillés,
et les Touaregs se montrèrent nettement opposés à notre
intervention. Ils prirent même une attitude menaçante. De
nombreux détachements de Touaregs armés de lances se
montraient dans la plaine. Des captifs, conducteurs d'ânes,
stationnaient au bord du fleuve, comme s'ils n'attendaient
qu'un signal pour emporter le butin. Caron, qui ne voulait
pas tomber dans un guet-apens semblable à celui qui avait
causé, quelques années auparavant, la catastrophe du colonel
Flalters, rompit toute communication avec la terre, et refusa
de laisser monter aucun Touareg à bord de la canonnière.
Les chefs de Tombouctou lui ayant fait savoir qu'ils ne vou-
laient pas que la Franco intervint dans leurs affaires, le lieu-
tenant se disposa à partir. Le 17 septembre, après un voyage
fort pénible, et dans lequel il fallut se résigner à brûler le
chaland qui suivait la canonnière, afm d'alimenter la machine,
car les inondations empêchaient de faire à terre la provision
de combustible, l'expédition rentrait à Diafarabé, et le 6 octo-
bre à Mamanbougou. Partout elle recevait un accueil enthou-
siaste. Les riverains apportaient des vivres et félicitaient les
voyageurs. Aussi bien il était grand temps d'arriver. Les bar-
reaux des grilles s'étaient effondrés et le bois brûlait sur les
cendriers. Quant à l'équipage, Européens et indigènes étaient
exténués.
Les résultats de l'expédition étaient fort importants. La
latitude de Tombouctou a été déterminée avec précision, et
elle est plus au sud d'un degré environ, et plus à l'est de
trente minutes que celle que l'on fixait d'habitude. Près de
huit cents kilomètres ont été levés, qui sont entièrement
nouveaux. Le lac Dhéboé ne ressemble plus au lac tel qu'il
figurait sur les anciennes cartes. De nombreux pays, jus-
qu'alors complètement inconnus, ont été indiqués pour la pre-
mière fois. En un mot, c'est toute une révélation géographique.
Les explorateurs rapportent en outre une ample moisson de
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 235
renseignements sur le commerce de la rég-ion, la faime, la
flore, le régime des eaux; et, malgré les défiances de Tidiani,
malgré les provocations des Touaregs, ils ont rempli leur
mission sans tirer un coup de canon.
En résumé, voici quelle serait, aux premiers jours de 1889,
la situation de la France dans le Soudan. Du Sénégal au Ni-
ger sont jetés les postes de Bafoulabé, Kila, Koundou et
Niagassoula. Sur le Niger, nous possédons Bamakou, et, de-
puis peu, Siguiry. Cette nouvelle citadelle, sur laquelle s'ap-
puieront les communications entre les Rivières du Sud et le
haut Niger, se trouve au confluent du Niger et du Tankisso,
au cœur du Bouré, le vrai pays de l'or. Sa garnison comprend
une compagnie de tirailleurs avec cent mille cartouches el
des vivres pour un an. Elle peut résister à toutes les armées
nègres de l'Afrique centrale. Samory est notre allié. Ahmadou
nous déteste, mais feint de nous aimer. Mahmadou-Lamine
vient d'être tué. Il semble que de longs jours de prospérité
nous sont promis, et que, de la période des conquêtes, nous
entrons dans la période de l'occupation pacifique.
Déjà les lieutenants de Gallieni se sont mis à l'œuvre
pour reconnaître le pays. MM. Fortin et Lefort ont exploré
le Niéri et le Bondou; Quiquandon, le Tiali et le Bambouck
méridional; Berhemberg, la haute Falémé, le Koukandougou
et le Bambougou; Oberdorf, le Niokolo, le Djallon-Kadougou
et le Dinguiray. C'est par ces pays que passe la route la
plus directe pour se rendre d'un côté aux oasis du sud algé-
rien, et de l'autre aux fleuves qui sortent du Fouta-Djallon.
L'exploration qui paraît avoir été la plus féconde en résultats
inattendus est celle du capitaine Binger'. Cet officier voulait
combler la grande place blanche qui dans les cartes se trouve
encore dans la boucle du Niger entre Siguiry, Tombouclou,
Sag et la mer. Il désirait relier les travaux et les levés exécutés
sur la rive droite du grand fleuve par nos officiers avec les
itinéraires de Caillié et de Barth. Le 15 mai 1887 il partait
de Kayes, et seulement en septembre de Bamakou; car
notre allié Samory, prétextant la guerre qu'il soutenait con-
1. X., Exploration du capitaine Binger (Revue française de l'étranger et des
colonies, février 1889). Cf. Revue des Deux Mondes du 1" février 1890.
236 LE SÉNÉGAL
tre son voisin de l'est, le roi Tieba, avait jusqu'alors refusé
de le laisser passer. Le 26 septembre, Bing-cr arrivait à Si-
kasso, qu'assiégeait alors Samory. Le pays qu'il venait de
traverser était ravag'é. « Les deux premiers jours qui ont
suivi mon départ de Tenetou, a-t-il écrit dans son journal de
marche, j'ai compté sept et dix cadavres sur le chemin même,
sans parler de ceux qui se trouvent dans la brousse à une
certaine distance, mais que l'on devine par l'odeur infecte
qu'ils répandent dans l'air. Aujourd'hui je ne les compte plus.
Il y a sur la route depuis le squelette blanchi au soleil jus-
qu'au moribond ; les malheureux qui reviennent de la colonne
ont le rictus de l'agonie sur les lèvres en me saluant; ils
savent qu'ils ne regag-ncront jamais leurs villages, et mon
peu de vivres ne me permet pas de les secourir. Dans les
rares villages oia il y a quelques habitants , on les chasse
pour ne pas être encombré par les cadavres. Beaucoup
meurent sur les bords des cours d'eau, n'ayant pu les tra-
verser à la nage... Toutes les ruines sont encombrées de ca-
davres. »
Bingcr aurait voulu jouer le rôle de médiateur; mais les
chefs africains étaient résolus à continuer la guerre. Samory
avait juré de prendre Sikasso, dût-il rester plusieurs années
sous les murs de la place, et Tieba était résolu à prolonger la
résistance. Le capitaine, ne pouvant triompher de leur obstina-
tion et risquant, par ses démarches, de s'attirer la défiance
des deux partis, crut prudent de rebrousser chemin, afin de
rendre compte de ses observations au colonel Gallieni.
Le 16 octobre il se remettait en marche, mais n'arrivait que
le 17 janvier 1888 dans les Étals de Tieba, et le 3 février
dans la ville de Kong. C'est une agglomération de dix mille
noirs, divisés en sept grands quartiers et quelques faubourgs.
Elle est placée sous la suzeraineté de la famille Ouattara, qui
a réussi à maintenir dans la région un calme relatif. Aussi
Kong est-il rapidement devenu un centre important de com-
merce. Accueilli d'abord avec défiance par la population, qui
voyait en lui un émissaire de Samory, Bingcr se mit sous la
protection des marabouts, qui forment la classe dirigeante.
Dès lors sa sécurité fut assurée, et il put à son aise explorer
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 237
le pays et regagner la côte. On ne connaît pas encore le
détail de cette belle et féconde exploration.
Aussi bien, les différents chefs africains paraissent avoir
renoncé à leurs sentiments hostiles contre les Européens, et
spécialement contre les Français. Ainsi que l'écrivait un de
nos plus vaillants explorateurs, le docteur Colin, « la sécurité
de l'Européen dans le Soudan occidental est aujourd'hui abso-
lue. Je m'en irais sans hésitation, avec une canne pour toute
arme, de Bakel au Niger, par les bords du fleuve, par le Bam-
bouck, par le Gangaran, peu importe. Je suis persuadé que
j'y serais non seulement respecté, mais encore bien accueilli. »
Les Indes africaines s'ouvrent donc à nous. Il y a un siècle,
nous avons perdu l'occasion de nous emparer de l'IIindous-
tan. Espérons que nous profiterons des leçons du passé, et
que nous saisirons l'occasion inespérée qui s'offre à nous
de réparer nos pertes, et de fonder la grandeur coloniale de
la France en Afrique.
TABLE DES MATIERES
Pages.
I. — Géographie physique du Sénégal -j
II. — Géographie économique 19
III. — Géographie politique 38
IV. — Histoire du Sénégal depuis les origines jusqu'à l'année 1815. 71
V. — Histoire du Sénégal de 1815 à 1854 82
VI. — Conquête du Oualo. — Refoulement des Maures. — Expé-
ditions du Sine et du Saloum. — Guerres du Cayor 101
VII. — Guerres contre le prophète Al-Iladji-Omar et ses successeurs. 120
VIII. — Réformes administratives du général Faidherhe 138
IX. — Le Sénégal de 1864 à nos jours 148
X. — Voyages de pénétration au Soudan , , 158
XI. — Conquête du Soudan français 190
XII. — Consolidation de la puissance française au Sénégal et au
Soudan 221
SOCIÉTÉ ANONYME D'IMPRIMERIE DU V ILLEP RANCHE-DE-RO U ERG U E
Jules Bardocz. Directeur.
1 l
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UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
DT Gaffarel, Paul Louis Jacques
54.9 Le Sénégal et le Soudan
,2 français
G3
1890
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