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Full text of "Le Sénégal et le Soudan français"

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40,  Rue  de  Londres   —    PARIS 


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DÉCERNÉ  A  l'Élève 

J\OvïSc.l.UiiX Lk^-f^t- 

krh,  \e  uiùïLl 1903 


Uiioctrice-, 
R.    HATTEMER 


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PURCHASED  FOR  THE 

IJNlVERSni'  OF  TORONTO  LIBRARY 

FROM  THE 

CANADA  COUNCIL  SPECIAL  GRANT 


FOR 


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LE  SENEGAL 


ET 


LE    SOUDAN    FRANÇAIS 


SOCIÉTÉ   ANONYME    d'IMPRIMERIE    DE   V  I  L  LE  F  R  A  N  C  H  E- D  E- R  0  U  II  R  G  U  E 

Jules  Uardoi-X,  Direeleur. 


PAUL  GAFFAREL 


LE  SÉNÉGAL 


ET    LE 


SOUDAN  FRANÇAIS 


Illustrations  de  NESTEL,  SPENER,  SPECHT,  TRAVIÈS,  etc. 


DIXIEME    EDITION 


PARIS 

LIBRAIRIE     G  H.     D  E  L  A  G  R  A  V  E 

15,     RUE     SOUFFLOT,     15 


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LE  SENEGAL 

Eï  LE  SOUDAN  FRANÇAIS 


GÉOGRAPHIE     PHYSIQUE     DU     SÉNÉGAL 

Noire  colonie*  du  Sénégal  n'a  pas  de  limites  fixes,  sauf  à 
l'ouest,. où  l'Allanliquc  lui  sert  de  frontière  naturelle.  Au  sud- 
est  se  dresse  un  massif  montagneux  qui  n'a  pas  encore  de 
nom.  Joinard  proposait  de  l'appeler  les  Alpes  africaines.  La 
dénomination  de  massif  du  Foula-Djallon  lui  conviendrait 
mieux.  Nous  sommes  arrivés  au  pied  de  ce  massif;  nous  l'avons 
même  franchi,  mais  nous  n'en  sommes  pas  encore  les  maîtres 
incontestés.  Au  nord  s'étendent  les  sables  brûlants  et  les 
steppes  du  Sahara,  au  sud  les  forêts  équatoriales,  à  l'est  le 
bassin  du  Niger,  dans  lequel  nous  commençons  à  nous 
étendre;  mais  nul  encore  ne  peut  déterminer  avec  précision 
où  commence,  où  finit  notre  domination. 

Le  noyau  central  de  la  colonie  a  été  Saint-Louis,  à  l'embou- 
chure du  Sénégal.  Elle  s'étend  aujourd'hui  au  nord,  dans  la 
direction  du  Maroc,  jusqu'au  cap  Blanc,  à  l'est  jusqu'au 
Niger  et  à  son  affluent  le  Tankisso,  au  sud,  par  jtostcs  inter- 
mittents, jusqu'à  l'embouchure  de  la  Mellacorée.  Seulement 
tout  le  territoire  compris  entre  ces  points  extrêmes,  Saint- 
Louis  et  Bamakou,  le  cap  Blanc  et  Mellacorée,  ne  nous  appar- 
tient pas  en  entier.  Nous  y  avons  seulement  échelonné  des 

1.  N.  DounNEAUx-DupÉRÉ,  la  Sénôgambie  française  (Société  de  géographie  de 
Paris);  1871.  —  Muiron  d'Arcenant,  Notice  sur  le  Séncr/al [ni.);  1817.  —  G,  Delom, 
le  Sénégal  (Cougrès  géographique  de  Lyon);  1881.  —  Gé.néuai.  Faidherbe,  le 
Sénégal,  la  France  dans  l'Afrique  occidentale;  1889. 


6  LE   SÉNÉGAL  ET  LE  SOUDAN   FRANÇAIS 

postes,  centres  futurs  de  colonisation.  Il  est  donc  impossible 
de  fixer  les  limites  et  d'évaluer  la  superficie  du  Sénégal. 

Môme  incertitude  pour  la  géographie  physique  proprement 
dite.  Bien  que  traversé  à  diverses  reprises  par  nos  officiers 
ou  nos  négociants,  le  massif  du  Fouta-Djallon,  oii  prennent 
leur  source  tous  les  grands  cours  d'eau  de  cette  partie  de 
l'Afrique,  est  encore  Lien  mal  connu.  On  en  a  singulière- 
ment exagéré  l'altitude.  En  4850  on  avait  signalé  à  Hecquard 
le  mont  Maminia,  à  l'ouest  du  plateau  de  Labé,  comme  cou- 
vert de  pluies  blanches,  c'est-à-dire  de  neiges.  Or  il  ne  lui 
fallut  que  cinq  heures  de  marche  pour  arriver  au  sommet, 
et  il  n'y  rencontra  pas  la  moindre  trace  de  neige.  Lambert, 
en  1860,  évaluait  à  trois  mille  mètres  l'altitude  du  Sondoumali, 
et  croyait  que  certains  pics  dépassaient  quatre  mille  mètres; 
mais  en  ce  cas  on  les  apercevrait  de  la  basse  Falémé  ou  de  la 
moyenne  Gambie.  Or  on  n'aperçoit  ces  cimes  que  lorsqu'on 
arrive  à  leur  pied.  Autant  qu'on  peut  le  conjecturer,  leur 
hauteur  probable  est  seulement  de  deux  mille  mètres,  et  l'al- 
titude moyenne  du  massif  ne  dépasse  pas  douze  cents  mètres. 

On  sait  pourtant  que  la  chaîne  présente  son  versant  abrupt 
du  côté  de  l'orient,  et  que  les  contreforts  et  les  terrasses  sont 
au  contraire  tournés  vers  l'occident.  La  plus  grande  partie 
du  massif  est  formée  par  des  plateaux  peu  accidentés,  les 
Baowals,  appuyés  sur  des  degrés  extérieurs,  ou  plutôt  des 
terrasses,  qui  se  succèdent  vers  les  plaines  côtières.  Tous  ces 
plateaux  sont  comme  séparés  par  les  fleuves  en  fragments 
inégaux.  On  commence  également  à  connaître  quelques-uns 
de  leurs  contreforts.  Deux  de  ces  contreforts  ont  été  plus 
souvent  visités  :  les  monts  Tongue,  qui  séparent  la  Falémé  de 
la  Gambie,  et  les  monts  Tamba-Oura,  jetés  entre  le  Bafing  cl 
la  Falémé.  Le  Tamba-Oura  est  un  système  de  montagnes  à 
crête  continue,  qui  paraît  avoir  été  coupé  dans  sa  longueur 
par  un  plan  vertical,  et  dont  la  partie  antérieure  s'est  éboulée  : 
aussi  la  montagne  est-elle  généralement  inaccessible.  Un 
seul  défilé  traverse  le  Tamba-Oura;  on  le  nomme  le  Kou- 
roudabo,  ou  porte  des  Roches.  Ses  fiancs  ressemblent  à  des 
murailles  construites  de  main  d'homme;  les  étages  supé- 
rieurs  surplombent  les  premiers,   et  les    blocs   qui  se  sont 


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LE  SÉNÉGAL  ET  LE  SOUDAN  FRANÇAIS       9 

tlélacliés  encombrent  le  fond  de  la  gorge  et  la  rendent  peu 
praticable. 

C'est  dans  le  massif,  encore  si  mal  exploré,  du  Foula- 
Djallon  que  prennent  leur  source  la  plupart  des  rivières  qui 
arrosent  nos  possessions,  et  tout  d'abord  le  plus  important  de 
ces  cours  d'eau,  le  Sénégal. 

Depuisl'Oum-el-Rbia,  le  plus  méridional  des  fleuves  maro- 
cains, jusqu'à  Saint-Louis,  sur  une  longueur  de  deux  mille 
deux  cents  kilomètres  en  ligne  presque  droite,  aucun  cours 
d'eau  ne  rompt  la  monotonie  du  rivage*.  Aussi  le  Sénégal, 
c'est-à-dire  le  premier  fleuve  permanent  qui  atteigne  la  mer 
au  sud  du  Sahara,  marque-t-il  nettement  la  limite  entre  deux 
mondes  et  entre  deux  races,  et  son  importance  est-elle  grande 
à  la  fois  comme  frontière  ethnographique  et  comme  voie  do 
pénétration  dans  l'intérieur  du  continent.  Les  anciens,   qui 
croyaient  à  l'exislence  d'un  Nil  àbranches  multiples  traversant 
l'Afrique  dans  tous  les  sens,  prenaient  le  Sénégal  pour  une 
de  ces  branches,  et  de  fait,  comme  il  existe  une  ligne  tortueuse 
d'eaux  courantes  se  prolongeant  par  le  Niger,  le  lac  Tchad  et 
SCS  affluents,  et  les  grands  affluents  du  Nil,  c'est  sans  doute  la 
vague  intuition  de  ce  fait  géographique  qui  avait  fait  croire 
à  l'existence  de  ce  grand  fleuve.  Le  plus  singulier,  c'est  que 
cette  idée  se  continue  au  moyen  âge.  Ainsi  Cadamosto  appel- 
lera le  Sénégal  tantôt  Gihon,  tantôt  Nil  ou  Niger.  C'est  seule- 
ment aux  tenips  modernes  qu'on  le  dégagera  dans  ses  traits 
essentiels  et  dans  son  ensemble. 

Le  vrai  nom  du  fleuve  est  l'Ovidech^  C'est  Lanzarote  le 
Génois  qui,  dans  son  voyage  de  4275,  donna  au  fleuve  le 
nom  d'un  Maure  qu'il  rencontra  sur  ses  rives;  mais  ce  nom 
est  complètement  inconnu  des  indigènes.  Il  a  longtemps  été 
écrit  Sénéga.  C'est  depuis  une  centaine  d'années  seulement, 
et  sans  doute  pour  une  raison  euphonique,  que  les  Européens 
ont  ajouté  une  /  et  transformé  en  Sénégal  le  Sénéga  d'autre- 
fois. Les  anciens  Ouolofs  le  nommaient  Djalli-Balil,  et  sur  les 

1.  Aude,  le  Fleuve  du  Sénégal  [Revue  marilime  et  coloniale,  18G4). 

2.  On  trouve  encore  les  dénominations  Dechgi  ou  la  rivière,  Dechnndar,  la 
rivière  de  Saint-Louis,  Dechgogilé  ou  Gogilédcch,  c'est-à-dire  la  rivière  même. 
Cf.  note  du  contre-amiral  Vallon  sur  l'origine  des  mots  Sénégal,  Galam  et 
Casamance  {Bulletin  de  la  Société  de  géographie  de  Paris,  1888,  u»  C). 


10  LE  SÉNÉGAL 

porlnlans  il  a  longicmps  élc  désigne  par  la  dénomination  de 
Vcdamcl,  on  rivière  de  l'Or;  mais  le  mot  Sénégal  a  prévalu. 

Le  Sénégal  ne  donne  pas  seulement  son  nom  à  la  contrée, 
mais  aussi  la  vie  et  la  fortune.  Depuis  sa  source  jusqu'à  son 
embouchure,  dans  un  cours  de  plus  de  dix-sept  cents  kilomè- 
tres, il  détermine  en  grande  partie  «  les  caractères  physiques  et 
même  les  conditions  sociales  du  pays  qu'il  traverse'  ».  C'est  lui 
en  effet  qui  forme  la  grande  ligne  de  séparation  entre  les  deux 
races  principales  d'indigènes,  les  Maures  sur  la  rive  droite,  les 
Noirs  sur  la  rive  gauche.  Pour  les  Européens,  il  est  la  seule  voie 
de  transport  de  leurs  marchandises,  qui  courraient  de  graves 
risques  h  circuler  par  terre.  Dans  cette  admirable  alliance  des 
forces  de  la  nature  et  des  besoins  de  l'homme,  tout  vient  du 
fleuve  et  s'y  rattache  :  le  sol,  la  cul  ture,  le  commerce,  les  mœurs, 
la  misère  et  la  richesse,  la  paix  et  la  guerre.  Cette  harmonie 
doit  toujours  être  présente  à  l'esprit  de  quiconque  veut  com- 
prendre l'histoire  du  Sénégal.  Elle  seule  en  donne  la  clef. 

On  a  souvent  écrit  que  le  Sénégal  était  formé  par  la  réunion, 
à  Bafoulabé,  de  deux  cours  d'eau  importants,  venus,  l'un,  le 
Bafing  ou  Rivière  Noire,  des  montagnes,  et  l'autre,  le  Bakoy 
ou  Rivière  Blanche,  de  la  plaine^  Le  vrai  fleuve  serait  plutôt 
le  Baoulé,  ruisseau  qui  naît  à  quelques  kilomètres  de  la  rive 
gauche  du  Niger,  dans  un  pays  accidenté.  Ce  n'est  certes  pas 
le  cours  d'eau  le  plus  considérable  comme  masse  des  eaux, 
mais  c'est  le  plus  direct  dans  l'axe  de  la  vallée.  H  arrose  le 
Bélédougou,  puis,  se  recourbant  vers  l'ouest,  limite  les  pos- 
sessions françaises  et  le  Kaarta.  Les  géographes  l'ont  traité 
avec  la  même  injustice  que  la  Saône  à  l'égard  du  Rhône  ou 
le  Missouri  à  l'égard  du  Mississipi,  mais  il  n'en  est  pas  moins 
la  future  artère  de  notre  commerce  avec  l'Afrique  intérieure. 
Ses  aflluents  de  la  rive  droite,  c'est-à-dire  du  côté  saharien, 
sont  rares.  Ils  sont  abondants  au  contraire  au  versant  méri- 
dional. Le  plus  important  est  le  Bafing,  qui  descend  des  mon- 
tagnes du  Fouta-Djallon,  à  sept  cent  cinquante  mètres  d'alti- 
tude, coule  d'abord  au  sud,  puis  décrit  une  grande  courbe  à 

1.  Dl'vai.,  les  Colonies  françaises,  p.  29. 

2.  Drlan.neau,  Exploration  du  cours  du  Bahoy  (Société  de  géographie  de 
Bordeaux);  18S2. 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS  .     11 

Test,  au  nord-est  cl  au  nord.  Comme  il  n'est  alimenté  que  par  les 
eaux  de  pluie,  et  seulement  pendant  trois  mois  de  l'année,  on 
pourrait  s'allcndre  à  ce  que  l'évaporation  le  tarît  pendant  la 
saison  de  la  sécheresse;  mais  son  lit  est  obstrué  par  de  nom- 
breux barrages  de  roches  ou  de  sables,  qui  le  partagent  en 
biefs  où  l'eau  reste  sans  écoulement,  comme  dans  autant  de 
lacs  étages.  On  dirait  une  série  de  réservoirs,  unis  par  des 
filets  d'eau  qui  glissent  sur  les  rochers  des  seuils.  Nous  avons 
on  France  plusieurs  rivières  qui  ressemblent  au  BaPmg,  l'Ain, 
la  Durance,  etc.,  qui  ne  tarissent  jamais,  môme  en  temps  de 
sécheresse,  grâce  à  ces  réservoirs  naturels. 

A  partir  de  Bafoulabé,  c'est-à-dire,  en  langue  malinké,  des 
Deux-Rivières,  le  Sénégal  se  trouve  encore  à  cent  quarante- 
trois  mètres  d'altitude.  Son  lit,  encore  encaissé  entre  de  très 
hautes  berges,  n'est  pas  creusé  à  sa  profondeur  normale.  Aussi 
les  rapides  et  les  cascades  se  succèdent.  Les  plus  célèbres  de 
ces  cascades  sont  celles  de  Gouïna  et  du  Félou.  A  Gouïna,  sur 
une  largeur  de  plus  de  quatre  cents  mètres,  le  fleuve  s'échappe 
tout  à  coup  du  terrain  qui  manque  à  la  masse  de  ses  eaux,  et 
la  nappe  tombe  en  bouillonnant  à  cinquante  mètres  de  pro- 
fondeur. «  Pendant  les  hautes  eaux,  la  chute  a  une  largeur 
double,  et  sa  hauteur,  sur  la  rive  gauche,  atteint  soixante 
mètres.  En  eflct,  sur  cette  rive,  do  larges  tablettes  d'un  grès  très 
fin,  d'un  mètre  d'épaisseur,  s'avancent  sur  l'abîme  en  formant 
un  plan  horizontal  élevé  do  dix  mètres  au-dessus  du  niveau 
supérieur  de  l'eau.  Comme  rien  ne  les  soutient,  il  semble 
qu'en  s'y  aventurant  on  s'expose  à  rouler  avec  elles  dans  le 
goulTre  du  bassin  inférieur  *.  »  Aux  abords  de  la  cascade  se 
trouvent  des  trous  en  forme  d'entonnoirs  dans  lesquels  l'eau 
s'engouiïro  on  tourbillonnant.  La  cascade  do  Gouïna  demande 
à  ne  pas  être  examinée  en  détail;  car  son  aspect  est  régulier, 
et  d'un  seul  regard  on  peut  on  embrasser  l'ensemble.  La  cas- 
cade du  Félou,  au  contraire,  est  remarquable  par  ses  bizarres 
découpures  et  ses  singuliers  appendices.  On  dirait  une  série 
de  pyramides  coniques,  terminées  par  dos  calottes  sphériques, 
dont  la  base  est  baignée  par  les  eaux. 

1.  Tour  du  monde,  1801,  p.  47. 


12  LE   SÉNÉGAL 

Après  celte  seconde  cliule,  le  Sénégal  change  brusquement 
de  direction  et  va  du  sud-est  au  nord-ouest  jusqu'à  la  mer,  à 
travers  un  pays  de  plaines.  A  Saldé,  un  des  bras  du  fleuve,  le 
Doué  ou  Taouey,  forme  une  île  de  cent  cinquante  kilomètres 
de  longueur,  l'île  à  Morfil  ou  des  Eléphants.  Dans  la  partie 
inférieure  de  son  cours,  à  partir  de  Richard-Toll,  il  se  partage 
en  plusieurs  bras,  qu'on  désigne  sous  le  nom  particulier  de 
marigots  (Bounoum',  Kassak,  des  Maringouins,  etc.).  Arrivé 
tout  près  de  la  mer,  il  est  arrêté  par  une  étroite  digue  de 
sable,  coule  alors  vers  le  sud,  se  divise  en  bras  nombreux,  au 
milieu  desquels  est  bâtie  la  ville  de  Saint-Louis,  et  finit  au- 
dessous  de  celte  ville,  en  étalant  une  barre  mobile  qui  gêne 
beaucoup  la  navigation.  Le  delta  du  fleuve  est  donc  tout  inté- 
rieur, et  forme  comme  un  labyrinthe  d'environ  quinze  cents 
kilomclres  carrés,  composé  d'îles  et  d'îlots,  de  bancs  maré- 
cageux et  de  mares  changeant  de  contenu  et  de  profondeur  à 
chaque  inondation.  Toute  celte  région  basse,  à  demi  lacustre, 
est  nettement  délimitée  par  un  cordon  littoral  très  régulier, 
la  langue  de  Barbarie,  à  peine  élevée  de  quatre  à  six  mètres 
au-dessus  des  eaux,  large  de  trois  cent  cinquante  à  quatre 
cents  mètres,  constamment  ébranlée  du  côté  du  large  par 
le  heurt  des  vagues,  et  ayant  à  soutenir  du  côté  de  l'inté- 
rieur l'assaut  des  eaux  fluviales.  Aussi  la  langue  de  Barbarie 
cède-t-elic  tantôt  d'un  côté,  tantôt  de  l'autre.  En  1823,  la 
passe  était  en  face  de  Gandiole;  en  1851,  à  l'extrémité  méri- 
dionale ;  en  1835,  à  la  pointe  des  Chameaux,  tout  près  de 
Saint-Louis  ;  en  1864,  deux  kilomètres  plus  au  sud,  et  en  1884, 
de  nouveau  au  delà  de  Gandiole.  Nos  ingénieurs  se  sont  effor- 
cés de  régulariser  l'entrée  du  Sénégal.  Un  des  plus  émincnls 
d'entre  eux,  M.  Bouquet  de  la  Grye,  proposait  récemment, 
pour  faciliter  l'entrée  des  vaisseaux,  de  fixer  l'entrée  par  une 
jetée  curviligne  qui  prolongerait  la  rive  gauche  ^ 

Le  principal  obstacle  à  la  navigation  est  la  barre  mobile 
qui  obstrue  l'entrée  du  fleuve  ^  Le  passage  de  cette  barre  est 

1.  Braooezkc,  Exploration  du  Bounoum,  marigot  du  Séndrjal,  en  octobre  et 
novembre  I8GI  (Annales  maritimes  et  coloniales,  octobre  18C2). 

2.  Revue  scientifique  du  3  juillet  1886. 

3.  IIautreux,  Élude  de  la  barre  du  Sénégal  (SociétiS  de  géographie  de  Bor- 
deau.x);  1S8G. 


ET   I.E    SOUDAN    FRANÇAIS  13 

en  effet  d'une  cxlrême  difficulté  pour  tous  les  navires  à  voiles, 
et  parfois  des  bâtiments  séjournent  plusieurs  semaines  sans 
pouvoir  pénétrer  dans  le  fleuve.  Avant  l'invention  des  bateaux 
à  vapeur,  on  aurait  pu  contester  à  l'entrée  du  Sénégal  la 
qualité  de  port.  Par  bonheur,  les  tempêtes  sont  rares  dans 
cotte  partie  de  l'Atlantique.  Des  allèges  viennent  alors   dé- 
charger les  navires   et  leur  apporter  des  marchandises    de 
retour.  Il  existe  à  Saint-Louis  une  corporation  de  pilotes  ou 
plutôt  de  piroguiers  chargés  de  ce  service.   Chaque  matin  ils 
vont  sonder  la  barre,  armés  de  longues  gaffes  avec  lesquelles 
ils  inlerrogentle  terrain.  Si  la  barre  est  belle,  les  pirogues  sont 
lancées  à  l'eau;  quand  elle  est  mauvaise  et  qu'il  faut  rentrer  à 
tout  prix,  les  piroguiers  ont  besoin  de  toute  leur  audace  et  aussi 
de  beaucoup  de  présence  d'esprit.  Ils  savent  le  moment  précis 
où  ils  pourront  confier  leur  esquif  à  une  lame.  Une  fois  engagés 
dans  le  brisant,  ils  font  volte-face,  et  attendent  dans  le  plan 
incliné  formé  par  la  vague  qu'une  nouvelle  chance  se  pro- 
duise. Ils  font,  en  se  déplaçant  sans  cesse,  contrepoids  à  la 
lame,  et  parviennent  ainsi  à  se  maintenir  en  équilibre. 

Malgré  ces  inconvénients,  le  Sénégal  est  une  voie  de  péné- 
tration de  premier  ordre,  car  elle  se   continue  par  le  Niger. 
La  navigation  sur  le  fleuve  n'est  pourtant  pas  facile,  car  il 
est  sujet  à  des  crues  et  à  des  baisses  périodiques,  comme  pres- 
que tous  les  fleuves  qui  prennent  leur  source  dans  le  voisi- 
nage de  l'équateur.  Avant  qu'on  eût  exploré  complètement 
le  pays,  on  savait,  comme  il  n'y  a  qu'une  crue  par  an,  que 
la  région  des  sources  n'a  qu'une  saison  de  pluies,  dont  le 
maximum  coïncide  avec  la  grande  cbaleur  de  l'hémispbère 
septentrional,  juin  à  octobre.  La  rapidité  d'allures  du  courant 
démontrait  en  outre   que  le  fleuve   n'avait  pas  de  réservoir 
lacustre.  En  temps  de  crue,  les  bateaux  peuvent  remonter 
jusqu'à  la  cataracte  du  Félou.  A  Bakel,  la  crue  atteint  et  dé- 
passe quinze  mètres;  à  Matam,  neuf  à  dix;  à  Podor,  six;  à 
Dagana,  quatre.  Elle  se  fait  avec  une  extrême  rapidité.  En 
quelques  semaines  les  parties   du  fleuve  qui   n'étaient  plus 
navigables  offrent  jusqu'à  huit  et  dix  mètres  de  fond.  Comme 
il  y  a  peu  de  courants  et  que  le  lit  du  fleuve  présente  une 
pente  à  peine  sensible,  le  trop-plein  des  eaux  se  déverse  dans 


14  LE    SKNEGAL 

les  plaines  environnantes,  et  les  transforme  on  lacs  im- 
menses. Le  fleuve  roule  alors  plusieurs  milliers  do  mètres 
cubes  d'eau  par  seconde,  et  la  force  du  courant  est  telle  qu'il 
repousse  les  eaux  marines,  pénètre  dans  la  mer,  et  étale  au 
milieu  des  eaux  bleues  de  l'Océan  une  nappe  jaunâtre. 

En  novembre  commence  la  baisse,  et  elle  dure  jusqu'en 
juin,  où  elle  atteint  son  maximum.  Le  fleuve  alors  n'est  plus 
navigable  qu'à  deux  cents  kilomètres  de  son  embouchure. 
Comme  il  est  fréquemment  barré  par  des  seuils  de  rochers, 
dont  aucun  ne  peut  arrêter  le  courant,  il  est  partagé  en  biefs 
successifs  unis  par  des  filets  d'eau.  Aussi,  quand  le  niveau  du 
fleuve  est  au  plus  bas,  c'est  à  grand'peine  si  les  barques  peu- 
vent forcer  le  passage.  En  1860,  au  plus  fort  de  la  saison 
sèche,  une  expédition  fut  organisée  de  Saint-Louis  à  Bakel, 
par  la  voie  du  fleuve,  pour  en  constater  le  régime'.  Les  cha- 
lands n'avaient  qu'un  tirant  de  soixante  centimètres,  et 
quand  ils  étaient  déchargés,  de  trente-cinq.  Or  trente-cinq 
traînages  sur  fonds  inégaux  furent  nécessaires,  et  sur  un  de 
ces  seuils  la  couche  d'eau  n'était  que  de  cinquante  centimè- 
tres. A  Yerma,  à  peu  de  distance  en  aval  de  Bakel,  le  halage 
dura  quatorze  jours,  et  le  voyage  entier  réclama  soixante- 
dix-neuf  jours.  Jadis  les  Maures  arrêtaient  la  navigation  en 
plaçant  des  troncs  d'arbres  en  travers  du  chenal.  Pendant  la 
période  de  sécheresse,  les  eaux  de  la  mer  pénètrent  dans  toute 
la  région  du  delta,  et  refoulent  celles  du  fleuve.  A  mesure  que  se 
prolonge  la  sécheresse,  la  salinité  augmente,  et  le  flux  de  ma- 
rée s'enfonce  alorsjusqu'à  quinze  kilomètres  dans  l'intérieur. 

11  reste  donc  beaucoup  à  faire  pour  améliorer  le  cours  du 
Sénégal.  Nos  ingénieurs  y  travaillent.  Ils  font  sauter  les  ro- 
chers qui  l'obstruent,  ils  brisent  la  force  de  certains  remous; 
mais  bien  des  années  s'écouleront  encore  avant  que  le  Séné- 
gal ressemble  à  nos  fleuves  européens,  si  corrects,  si  régu- 
liers, même  dans  leurs  fureurs. 

Le  Sénégal  reçoit  plusieurs  affluents.  Les  principaux  sont, 
à  droite,  en  aval  des  chutes,  le  Kouniakari  ou  Tarakolé 
(deux  cents  kilomètres)  et  le  lac  Cayar  ou  Khomack,  fosse  de 

1.  Draouezec,  Hydrographie  du  Sénâf/al  ;  nos  relations  avec  les  populalions  rive- 
raines {Revue  maritime  et  coloniale,  jauvicr-févricr  18G1). 


ET  LE  SOUDAN    FliANÇAlS  •» 

vingt  kilomcU-cs  de  longueur,  rolice  au  fleuve  par  le  marigot 
do  Sokam.  Il  se  remplit  à  répoque  dos  crues,  »'  P-j-';^ 
saison  sèche  rond  au  Sénégal,  comme  jad.s  '^ '»"««''  ^^ 
Nil   le  superllu  do  ses  oaux.  Sur  la  rive  opposée,  le  Sénégal 
es  gros»  do  la  Falémé,  qui  vient  du  Fouta-Djallon,  et  arrose 
uneco"<.-^e  fertile.  C'est  là  que  s'établiront  tôt  ou  tard  des 
colonies  agricoles,  heureuses  de  rencontrer  un  sol  locond  et 
0  plus  admirable  dos  climats.  La  Falémé,  coupée  par  des  bar- 
rages naturels  ainsi  que  le  Babng,  estdiv.see  en  biefs  succos- 
sifl  qui  l'empêchent  do  tarir.  Pondant  la  sa.son  d  Invernage. 
!    a  trois  cents  mètres  de  largeur  et  huit  de  pro  on  our   Sur 
la  mémo  rive,  le  grand  lac  Guier  ou  Pan.efoul    gross,  par 
le  marigot  de  Bounoum,  semble  correspondre  au  lac  Cayai. 
Au  nord  du  Sénégal,  la  rivière  Saint-Jean  des  ancons  rou- 
tiets  n'est  qu'un  ostSairo  entre  le  cap  Mirik  et  le  sud  du  banc 
•Arguin.  La  rivière  des  Maringouins  n'est  qu'une  coulée 
tcn,poraire,  à  quatre-vingt-cinq  kilomètres  au  riord  de  1  em- 
bouchure permanente,  ne  communiquant  avec    a  mor  qu  en 
te:  s  de  crue.  Toutes  les  eau.  pluviales  du  Sahara  s  ama  - 
sent  en  lagunes  temporaires    ou  permanentes     Un  de  ces 
é  aios     le  lac  Teniahé,  a  parfois  quarante  kilomètres^  de 
longueur  et  se  déverse  alors  dans  la  rivière  des  ^laringouins 
D'après  la  légende,  le  Sénégal  aurait  autrefois,  h  1  abri  der 
rière  les  dunes  du  Cayor,  continué  son  cours  au  sud-ouest 
et  serait  tombé  dans  la  rade  do  Dakar;  mais  ou  ne  rencoutre 
aujourd'hui  dans  le  Cayor  que  dos  mares  ot  des  lagune 
qu'on  désigne  sous  le  nom  do  nia,jes,  ot  nulle  trace  de  ht 
lluvial.  Le  Saloum  est  le  seul  et  unique  fleuve  qu  on  rencontre 
au  sud  du  Sénégal.  Il  a  environ  cent  kilomètres  de  longueiir. 
Quant  aux  autres  cours  d'eau  qui  arrosent  notre  colonie    ils 
appartiennent  à  la  région  qu'on  nomme  le  Bas-de-Cote  ou  les 
Rivières-du-Sud,  et  que  nous  étudierons  plus  lom. 

La  côte  se  divise  on  deu.-c  grandes  sections  :  du  cap  Blanc 
au  cap  Vert,  du  nord-ost  au  sud-ouost  elle  forme  un  a.^  de 
cercle  rentrant,  et  du  cap  Vert  au.^.  R.vières-du-Sud  elle  est  au 
contraire  inclinée  du  nord-ouost  au  sud-est.  Dans  la  premièio 
section,  la  eôte.presque  droite,  bordée  dans  toute  son  e ton 
duo  par  une  chaîne  de  dunes,  ot  au  large  par  un  grand  banc 


16  LE   SÉNIÎGAL 

de  sable,  le  banc  d'Arguin,  ne  présente  que  deux  ports,  Por- 
lendlck  et  Saint-Louis.  L'aspect  du  littoral  est  monotone. 
Quelques  arbustes  rabougris  le  couvrent  d'une  végétation 
que  la  poussière  du  désert  rend  grisâtre.  Jadis  les  caravanes 
de  l'Atlrar  et  du  Sabara  se  rendaient  directement  à  la  côte  pour 
y  écbanger  leurs  marcbandises,  cl  des  marcbés  temporaires 
s'établissaient,  tantôt  sur  un  point,  tantôt  sur  un  autre;  mais 
ces  habitudes  commerciales  ont  disparu,  et  c'est  à  Saint-Louis 
ou  dans  les  villes  de  l'intérieur  que  se  rendent  aujourd'hui 
les  traitants. 

A  partir  du  cap  Vert,  la  côte  change  d'aspect.  Les  dunes 
ont  disparu.  Des  palétuviers,  sur  les  branches  desquels  se  déve- 
loppe tout  un  monde  de  zoophytes,  grandissent  et  s'étendent 
en  masses  sombres.  Bientôt  les  collines  apparaissent.  Elles 
sont  de  formation  volcanique,  et  les  laves  éparses  sur  cette 
étendue  de  terrain  prouvent  que  ce  point  de  terre  a  été  boule- 
versé par  des  feux  souterrains.  Les  pentes  des  collines  sont 
tapissées  par  des  baobabs  gigantesques,  qui  ne  revêtent  que 
pendant  l'été  leur  magnifique  verdure.  On  arrive  bientôt  à 
Gorée,  rocher  aride  dominant  une  rade  superbe,  où  les  na- 
vires trouvent  pendant  huit  mois  de  l'année,  de  novembre 
à  juillet,  une  mer  toujours  calme.  Plus  au  sud,  et  toujours 
en  suivant  la  côte,  de  nombreux  fleuves  forment  à  leur  es- 
tuaire des  baies  magnifiques,  que  l'on  commence  à  utiliser, 
et  qui  sont  appelées  à  un  grand  avenir. 

Le  climat  du  Sénégal  passe  pour  trës  mauvais,  et  mérite 
sa  réputation,  bien  qu'elle  soit  exagérée.  On  distingue  deux 
saisons  :  la  saison  sèche  et  la  saison  pluvieuse.  La  première 
commence  à  la  fin  de  novembre  et  se  termine  en  juin.  Les 
brises  de  terre  et  de  mer  alternent  alors  sur  les  côtes;  mais 
en  janvier,  et  jusqu'à  la  ïïn  de  mars,  commence  à  souffler  un 
vent  de  terre  sec  et  brûlant,  que  l'on  nomme  hannatlan.  Ce 
vent  est  si  violent  que  les  oiseaux  de  terre  sont  fréquem- 
ment poussés  au  large,  et  cherchent  un  refuge  sur  les  mâts 
des  navires  qui  ne  sont  pas  trop  éloignés.  Une  poussière  rou- 
geâtre  couvre  les  voiles  et  le  gréemenl  des  vaisseaux  qui  lon- 
gent la  côte.  A  terre,  les  écorces  des  arbres  se  fendillent,  et 
la  sève  coule.  C'est  pourtant  la  saison  la  plus  favorable  aux 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS  17 

Européens,  qui  peuvent,  au  moins  une  partie  de  la  journée, 
aiïronler  sans  danger  les  rayons  du  soleil,  surtout  dans  le  bas 
fleuve,  oii  se  font  sentir  les  brises  de  mer,  saines  et  fortifiantes. 
Vers  le  mois  de  juillet  commence  la  saison  improprement 
appelée  liivcrnag-e,  car  elle  coïncide  d'ordinaire  avec  le  mo- 
ment où  les  rayons  solaires,  se  rapprochant  de  la  direction 
perpendiculaire,  rendent  la  température  très  élevée.  L'hiver- 
nage correspondrait  donc  plutôt  à  notre  été.  C'est  la  saison  des 
pluies  et  des  orages  ou  tornades,  la  saison  que  chaque  année 
les  Européens  du  Sénégal  voient  revenir  avec  terreur,  car  elle 
leur  apporte  la  fièvre,  l'anémie  et  souvent  la  mort.  Tout  le 
pays,  qui  pendant  sept  mois  a  été  brûlé  par  un  soleil  torride, 
est  alors  inondé.  Dans  un  ciel  immobile  et  plombé  monte  un 
nuage  opaque  et  lourd.  «  On  dirait  des  voûtes  de  pierre  prêtes 
h  s'elfondrer  sur  le  monde,  et  tout  cela  s'éclaire  par  en  des- 
sous de  lueurs  métalliques,  blêmes,  verdâtres  ou  cuivrées,  et 
monte  toujours.  Puis  tout  à  coup  une  grande  rafale  terrible, 
un  coup  de  fouet  formidable,  couche  les  arbres,  les  herbes, 
les  oiseaux,  renverse  tout  sur  son  passage.  C'est  la  tornade 
qui  se  déchaîne.  Tout  tremble  et  s'ébranle...  Pendant  vingt 
minutes  environ,  toutes  les  cataractes  du  ciel  sont  ouvertes 
sur  la  terre  ;  une  pluie  diluvienne  arrose  le  sol  altéré  d'Afri- 
que, elle  vent  souffle  avec  furie,  jonchant  la  terre  de  feuilles, 
de  branches  et  de  débris*.  »  Quoique  la  température  moyenne 
soit  alors  moins  élevée  que  dans  la  saison  sèche,  l'Européen 
en  souffre,  car  la  chaleur  est  humide,  l'air  lourd,  et  le  soleil 
pénétrant.  C'est  alors  qu'apparaissent  les  fièvres^,  les  accès 
pernicieux,  les  maladies  de  la  bile  et  du  foie.  Les  colons  qui 
ne  quittent  pas  le  littoral  en  sont,  à  moins  d'imprudence,  gé- 

1.  PiERUE  ViAUD,  le  Spahi  {Nouvelle  Revue,  t.  IX,  p.  605). 

2.  TiiEVENOT,  Maladies  des  Européens  dans  les  pays  chauds,  et  particulièrement 
au  Sénégal;  1840.  —  Dutroulau,  Maladies  des  Européens  dans  les  pays  chauds. 
—  RIahé,  Étude  sur  les  maladies  endémiques  au  Sénégal  et  à  la  côte  occidentale 
d'Afrique;  thèse  de  Montpellier,  1863.  —  Qointin,  Contribution  à  la  géographie 
médicale;  extrait  d'un  voyage  au  Soudan;  1869.  —  Gauthier,  les  Endémies  du 
Sénégal;  thèse  de  Paris,  186o.  —  Borius,  Recherches  sur  le  climat  du  Sénégal; 
1874.  —  Bertholon,  Sénégambie  et  Ethiopie  {Revue  de  géographie ,  1879-1880).  — 
Id.,  L'Européen  peut-il  fonder  des  colonies  agricoles  sous  les  tropiques?  {Même 
publication,  1880.)  —  Rey,  Géographie  médicale  de  la  côte  occidentale  d'Afrique 
(Société  de  géographie  de  Paris);  1878.  —  Hann,  Klima  von  Senegambien  [Zeit- 
tchrift  der  Œslerreichischer  Gesellschaft  fur  Météorologie,  1875). 


18  LE   SÉNÉGAL 

néralement  excmpls;  mais  leur  acclimalalion  esl  néanmoins 
fort  difficile.  Ils  peuvent  rarement  supporter  deux  hivernages 
de  suite.  Parfois  le  choléra  et  la  fièvre  jaune  s'ajoutent  aux 
maladies  locales.  Depuis  1830,  la  fièvre  jaune  a  fait  son  appari- 
tion. Quatre-vingts  pour  cent  des  Européens  ôlaient  atteints, 
et  la  moitié  mouraient.  Parfois  les  médecins  ont  manqué  aux 
hôpitaux.  Dans  ces  conditions,  il  est  difficile  de  croire  que 
des  colons  européens  puissent  jamais  s'établir  au  Sénégal. 
Quelques-uns  d'entre  eux  ont  essayé  de  le  faire  ;  ils  ont  môme 
contracté  des  unions  avec  des  femmes  indigènes  ;  mais  l'es- 
poir qu'on  avait  formé  ne  s'est  pas  réalisé  de  créer  une  race 
franco- africaine.  Les  descendants  des  Européens  et  des  métis 
n'ont  pas  jusqu'à  présent  fourni  une  population  stable  :  d'abord 
parce  qu'ils  font  retour,  par  des  croisements,  avec  les  indi- 
gènes, et  aussi  parce  que  les  enfants  de  sang  mêlé  meurent 
en  bas  âge,  et  que  les  unions  des  survivants  sont  souvent 
stériles.  Il  est  peu  d'exemples  de  familles  franco-sénégalaises 
qui  se  soient  perpétuées  jusqu'à  la  quatrième  génération.  Le 
Sénégal  ne  sera  donc  jamais,  grâce  à  son  climat,  une  colo- 
nie de  peuplement;  mais  il  peut  être  une  importante  colonie 
d'exploitation,  d'autant  mieux  que  les  résidents  européens 
pourraient  toujours,  à  la  mauvaise  saison  de  l'année,  remon- 
ter jusqu'aux  hauts  plateaux  de  l'intérieur,  jusqu'à  Kita,  par 
exemple,  qui  peut  être  si  facilement  transformé  en  sanilarhim. 
De  même  que  les  Anglais  de  l'IIindoustan  vont  chercher  la 
santé  et  le  repos  sur  les  pentes  de  l'Himalaya,  ainsi  nos  né- 
gociants et  nos  fonctionnaires  peuvent  trouver  un  climat  sain 
et  une  température  normale  dans  le  haut  pays  qui  sépare  le 
Niger  du  Sénégal. 

Il  est  donc  permis  d'affirmer  que  tous  les  Européens  qui 
débarquent  au  Sénégal  ne  se  condamnent  pas  aux  souffrances 
quotidiennes  d'une  température  torride,  ou  aux  dangers  d'une 
insolation  ou  d'une  intoxication  paludéenne.  Le  Sénégal 
n'est  certes  pas  un  Eden,  mais  ce- n'est  pas  non  plus  une  terre 
maudite. 


ET    LE    SOUDAN    FUAÎVÇAIS  19 

u 

GÉOGRAPHIE    ÉCONOMIQUE 

Le  Sénégal  n'a  longtemps  été  entre  nos  mains  qu'une 
pépinière  d'esclaves.  Nos  négociants  y  récoltaient  aussi  de  la 
gomme,  de  la  poudre  d'or,  des  épices  et  des  bois  précieux; 
mais  ce  qu'ils  recherchaient  avant  tout,  c'était  de  la  mar- 
chandise noire,  de  la  graine  noire,  comme  ils  disaient.  Il  est 
vraiment  étrange  que,  pendant  de  longues  années,  aucun 
scrupule  n'ait  retenu  ni  ces  trafiquants  de  chair  humaine  ni 
les  divers  gouvernements  qui  se  sont  succédé  en  France. 
Est-ce  que  l'habitude  finit  par  émousser  tout  sentiment,  ou 
bien  la  nature  humaine  est-elle  ainsi  faite  qu'elle  n'accepte 
le  progrès  qu'à  son  corps  défendant?  Toujours  est-il  que  ce 
honteux  marché  s'étalait  au  grand  jour,  et  sans  le  moindre 
ménagement.  C'est  surtout  au  siècle  dernier,  alors  que  la 
culture  des  plantes  industrielles  en  Amérique  prit  une  si 
grande  extension,  que  le  nombre  des  esclaves  africains  aug- 
menta. On  a  calculé  que  deux  cent  mille  nègres  étaient 
chaque  année  transportés  au  nouveau  monde.  L'Afrique 
n'était  plus  qu'une  fabrique  d'hommes.  Les  excès  de  ce  com- 
merce homicide  amenèrent  une  prompte  réaction.  L'Anglc- 
lerrre  eut  la  gloire  d'attacher  son  nom  h  cette  réforme. 
Elle  avait  pourtant  pris  sa  part  à  ce  déplorable  trafic,  et 
même  les  négriers  anglais  s'étaient  signalés  entre  tous  par 
leur  âprelé  au  gain  et  leur  sanguinaire  activité;  mais  enfin 
ce  furent  des  hommes  d'Etat  anglais  qui  protestèrent  les  pre- 
miers contre  la  traite  des  nègres.  Ils  réussirent  même,  au 
congrès  de  Vienne,  en  1813,  à  arracher  aux  parties  con- 
tractantes l'expression  énergique  de  leur  répulsion,  et  dès 
lors  ils  ne  renoncèrent  plus  à  cette  craisade  abolitionniste. 
Dès  1813,  ils  établissaient  une  croisière  permanente  sur  la  côte 
d'Afrique.  En  1838,  ils  supprimaient  résolument  l'esclavage 
dans  leurs  colonies.  Les  unes  après  les  autres,  les  puissances 


20  LE  SÉNÉGAL 

européennes  les  ont  imités.  La  France  a  supprimé  la  traite 
en  1848.  Cette  suppression  a  réagi  d'une  manière  heureuse 
sur  les  indigènes,  et  changé  les  conditions  du  commerce  au 
Sénégal.  Les  négociants,  en  eiïet,  no  se  sont  plus  contentés  de 
transporter  aux  comptoirs  sénégalais  les  marchandises  dont 
les  esclaves  formaient  le  solde  :  ils  ont  demandé  à  la  région 
qu'ils  visitaient  ses  productions  particulières,  et  lui  ont  ap- 
porté en  échange  ce  qui  lui  manquait.  A  nous  d'étudier  ces 
diverses  productions. 

Comme  le  Sénégal  est  situé  à  la  limite  de  deux  régions 
distinctes,  le  Sahara  et  le  Soudan,  il  participe  à  ces  deux  ré- 
gions par  sa  flore  :  au  nord  il  ressemble  aux  steppes  saha- 
riennes; su  sud  son  aspect  est  celui  d'un  pays  tropical.  Le 
nombre  des  formes  végétales  est  pourtant  bien  restreint. 
Après  cinq  ans  d'explorations  botaniques,  MM.  Lepricur  et 
Perrotet  n'ont  constaté  la  présence  au  Sénégal  que  de  seize 
cents  végétaux.  C'est  vraiment  bien  peu  pour  une  aussi  vaste 
contrée. 

Pendant  longtemps  la  gomme  fut  la  principale,  on  pourrait 
dire  la  seule  production  du  Sénégal.  On  nomme  ainsi  la  sub- 
stance mucilagineuse  que  transsude  le  tronc  des  acacias  séné- 
galais, surtout  ÏAcacia  Adansonia,  ou  goniaké,'  dont  le  bois, 
dur  et  fin,  fournit  à  la  marine  des  pièces  courbées  très  résis- 
tantes, hds  Acacia  Arabica,  S ey al  ei  Verek,  fournissent  égale- 
ment d'abondantes  récoltes.  Les  forêts  de  gommiers,  ou 
krabas,  furent  longtemps  des  lieux  sacrés.  Il  était  interdit  d'y 
casser  une  branche.  Les  souverains  s'en  disputaient  la  pro- 
priété et  les  faisaient  exploiter  par  des  captifs.  C'est  au 
dix-huitième  siècle  seulement  que  les  Hollandais  révélèrent 
l'Europe,  comme  un  produit  similaire  de  la  gomme  d'Arabie 
ou  d'Egypte,  ce  produit  si  utile  à  l'art  médical  pour  ses  pro- 
priétés spéciales,  et  h  l'industrie  pour  l'apprêt  des  étoiles  et 
des  vernis.  Ils  la  nommèrent  d'abord  gomme  de  l'Inde,  parce 
qu'elle  formait  un  article  pour  ceux  de  leurs  navires  qui  ve- 
naient de  l'Inde.  Elle  ne  tarda  pas  à  compter  parmi  les  princi- 
paux objets  d'exportation  de  la  côte.  La  production  pourtant 
est  restée  à  peu  près  stalionnairc  :  en  1828  on  récoltait  déjà 
1,491,809  kilogrammes  de  gomme;  en  183o,  1,404,878;  en 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS  21 

1840,  3,100,377;  en  1845,  3,656,493;  en  1859,  4,610,506;  en 
1865,  2,692,151  ;  en  1871,  3,161,906. 

Celle  prodiiclion  aiig-mcnlerail  si  les  krabas  ôtaicnl  exploi- 
I6cs  régulièrement;  mais  ce  sonl  tics  esclaves  qui  sont  chargés 
de  la  récolle;  et  comme  les  acacias  qui  produisent  la  gomme 
sont  embarrassés  de  lianes  ou  hérissés  d'épines,  ces  esclaves 
considèrent  la  récolle  comme  une  corvée.  Avec  un  simple 
bâton  recourbé  en  croc,  ils  détachent  la  gomme  et  détériorent 
les  arbres.  D'ailleurs  les  Maures  se  contentent  de  nous  ven- 
dre la  quantité  en  retour  de  laquelle  ils  reçoivent  des  usten- 
siles, des  armes  ou  des  étoffes. 

Les  acacias  croissent  tous  dans  le  voisinage  du  Sahara. 
Quand  souffle  l'harmattan,  qui  s'est  échauffé  au  contact  des 
sables  du  désert,  ses  effluves  brûlants  contractent  et  fendent 
récorce  des  arbres,  déjà  fatigués  par  les  étreintes  d'une  plante 
parasite,  le  Loranihm  Senegalensis,  et  en  font  couler,  sous 
forme  de  larmes,  la  gomme,  qui  bientôt  se  coagule  au  grand 
air;  en  sorte  que  la  récolte  est  toujours  en  rapport  avec  la 
durée  et  la  violence  du  vent  :  aussi  est-elle  singulièrement 
aléatoire,  et,  dans  de  semblables  conditions,  on  ne  fondera 
jamais  une  colonie  agricole  qui  ait  quelque  chance  de  succès. 
En  outre,  le  commerce  de  la  gomme  a  longtemps  été  comme 
un  monopole  entre  les  mains  des  Maures,. qui  l'avaient  limité 
à  certaines  escales  et  à  certaines  saisons,  et  devenaient  de 
plus  en  plus  exigeants.  Ils  avaient  fini  par  croire  qu'on  man- 
geait de  la  gomme  en  France,  et  que  cette  précieuse  sub- 
stance était  indispensable  à  notre  alimentation.  De  là  des 
vexations  de  tout  genre,  et  peu  d'empressement  de  la  part  de 
nos  négociants.  L'avenir  du  Sénégal  n'est  donc  pas  dans  la 
production  de  la  gomme. 

Les  acacias  ne  sont  pas  les  seuls  arbres  groupés  en  forèls 
qu'on  rencontre  au  Sénégal.  Les  forêts  sont  au  contraire 
nombreuses  et  abondent  en  essences  variées,  dont  quelques- 
unes  précieuses.  Voici  le  nom  des  principales  :  le  cailccdra 
{Caya  Senegalensis)  ou  acajou  du  Sénégal,  qui  sert  aux  cons- 
tructions navales  et  à  l'ébénisterie;  le  dctarr,  le  vene,  le 
ridimb  et  le  solum,  dont  on  emploie  les  écorces  pour  la  tein- 
ture; le  baobab  [Adansonia  digitata)  dont  Cadamesto  parlait 


22 


LE  SÉNÉGAL 


déjà  avec  étonncment,  et  admirait  les  Ironcs  «  larges  de  dix- 
sept  brasses  à  la  base  »;  le  fromager  ou  bentenier,  aux  troncs 
réguliers,  aux  branches  symétriques,  aux  racines  énormes 
.laissant  entre  elles  d'assez  larges  réduits  pour  que  les  voya- 


Palmier. 


geurs  puissent  les  utiliser  comme  magasins  de  dépôt  ou  lieux 
de  réunion;  les  rônicrs,  dont  le  fruit  est  entouré  d'une  filasse 
juteuse  d'un  goût  sucré  très  agréable,  et  dont  le  bois,  très 
résistant,  est  employé  pour  les  constructions  hydrauliques; 
aussi  le  gouvernement  les  a-t-il  pris  sous  sa  protection,  et, 


ET   LE   SOUDAN    l'RAiNÇAIS 


23 


dans  lous  ses  liuilcs  avec  les  Maures,  s'est-il  réservé  la  pro- 
priété de  tous  les  rôniers  en  bordure  sur  le  fleuve;  viennent 
ensuite  les  cocotiers,  arbres  de  provenance  étrangère,  qui 
n'existaient  pas  encore  dans  la  contrée  à  la  fin  du  dix-septiémc 
siècle;  les  dattiers,  qui  poussent  aux  environs  de  Bakel  et  don- 
nent des  fruits  excellents;  les  palétuviers,  très  abondants  sur 
la  côte,  etc.  Mentionnons  enfin  le  karité  [Bassia  Per/cii),  au- 
quel la  matière  grasse  de  sa  châtaigne  a  valu  le  nom  d'arbre 
à  beurre,  et  le  kola  ou  gourou  {Slerculia  acianinata),  dont  la 


Arachide. 

noix,  apéritive  et  fortifiante,  rend  agréable  au  goût  jusqu'à 
l'eau  corrompue*. 

Plus  encore  que  les  forêts,  ce  qui  constitue  à  l'heure  actuelle 
la  principale  richesse  du  Sénégal,  ce  sont  les  plantes  oléagi- 
neuses, et  surtout  l'arachide  ou  pistache,  dont  la  culture,  tout 
en  procurant  le  bien-être  aux  indigènes,  les  fixe  au  sol  en 
les  accoutumant  à  un  travail  régulier,  les  initie  à  la  propriété 
et  assure  au  commerce  et  à  l'industrie  un  article  très  impor- 
tant. L'arachide  était  à  peine  connue  de  nom  il  y  a  un  dcmi- 

1.  Heckel,  des  Kolas  africains  (Société  de  géographie  de  Marseille!;  1SS3. 


24  LE   SÉNÉGAL 

siècle.  Pourtant  elle  croît  spontanément  dans  tout  le  Sénégal. 
C'est  une  herbe  annuelle,  rameuse  et  poilue.  Ses  fleurs  sont 
petites,  jaunes  et  géminées.  Le  fruit  se  recourbe  vers  la 
terre,  s'y  enfonce,  et  accomplit  sa  maturation  à  plusieurs 
pouces  au-dessous  de  sa  surface.  Les  graines  ont  la  grosseur 
d'une  noisette  et  une  saveur  assez  agréable,  surtout  après 
avoir  été  torréfiées.  L'arachide  produit  une  huile  grasse, 
qu'on  prétend,  mais  à  tort,  d'aussi  bonne  qualité  que  l'huile 
d'olive,  et  qui  se  conserve  longtemps  sans  rancir.  Ce  n'est  pas 
le  seul  usage  de  ce  précieux  arbuste.  Son  amande  sert  aussi 
de  nourriture  aux  bestiaux.  On  prétend  même  qu'elle  rem- 
placerait le  cacao  pour  la  fabrication  du  chocolat.  Sa  tige 
enfin  sert  de  fourrage  aux  bestiaux  quand  elle  est  fraîche,  et 
de  combustible  et  d'engrais  quand  elle  est  desséchée.  Les 
soins  les  plus  simples  suffisent  à  sa  culture.  En  trois  ou 
quatre  mois  la  plante  est  semée  et  récoltée.  Tous  les  ter- 
rains lui  conviennent,  surtout  les  plus  secs.  Ce  sont  autant 
d'admirables  conditions  pour  faire  passer  de  l'indolence  et  du 
vagabondage  à  la  vie  agricole  des  populations  que  rebuterait 
une  plus  longue  durée  de  soins.  En  effet,  les  Sénégalais  se 
sont  adonnés  avec  empressement  à  une  culture  aussi  avanta- 
geuse. L'arachide  est  aujourd'hui  cultivée  dans  toute  la  val- 
lée moyenne  du  Sénégal,  dans  le  Cayor,  dans  le  Saloum.  Tout 
le  long  du  chemin  de  fer  de  Dakar  à  Saint-Louis,  les  brousses 
sont  défrichées  et  les  plantations  se  succèdent.  C'est  sans 
doute  ce  qui  arrivera  pour  chaque  voie  nouvelle.  L'arachide 
commence  à  être  fort  recherchée  en  France,  surtout  dans  le 
Midi.  L'huile  que  la  graine  contient,  dans  une  proportion  de 
trente-trois  pour  cent,  trouve  son  emploi  dans  la  savonnerie, 
le  graissage  des  laines  et  l'éclairage.  Elle  sert  même  comme 
huile  comestible,  pure  ou  mélangée  à  l'huile  d'olive. 

Il  est  au  Sénégal  une  autre  plante  oléagineuse  qui  semble 
également  appelée  à  un  bel  avenir  commercial.  On  la  nomme 
le  bcrafj.  C'est  la  graine  de  deux  melons  d'eau  ou  pastèques, 
le  Cucmms  melo  et  le  Cuciirbita  miroor,  que  les  indigènes 
consomment  crus,  mais  dont  ils  gardent  la  graine  pour  la 
vendre.  Cette  graine,  moins  encombrante  que  l'arachide, 
donne,  assure-t-on,  une  huile  meilleure  encore,  à  la  fois  utile 


ET    LK   SOUDAN    FRANÇAIS  25 

à  ralimentation  et  à  la  saponificalion.  Le  Scnég-al  semble 
d'ailleurs  la  terre  promise  des  graines  oléagineuses  :  non  seu- 
lement toutes  celles  qn'on  récolle  en  France  y  poussent  pour 
ainsi  dire  spontanément,  mais  on  y  rencontre  encore  des  pro- 
duits spéciaux  :  le  pignon  d'Inde,  le  pourgueire,  la  noix  de 
louloucana,  la  noix  de  palme,  et  le  modeste  mais  utile  ricin. 

Le  coton*  et  l'indigo  méritent  une  mention  spéciale.  Le 
cotonnier  pousse  dans  toute  la  vallée  du  Sénégal.  Les  femmes 
en  ramassent  la  quantité  nécessaire  à  chaque  famille,  la 
cardent  et  la  filent.  Un  tisserand  indigène  en  fait  des  tissus, 
qu'il  teint  ensuite.  Les  échantillons  de  coton  sénégalais 
introduits  en  France  n'ont  pas  été  appréciés  avec  faveur  par 
les  manufacturiers.  Il  est  vrai  de  dire  que  la  négligence  des 
indigènes  dans  le  triage  de  la  graine  ou  le  classement  des 
brins  dépassait  toute  mesure.  Depuis  quelques  années  on  a 
fait  à  Dakar  et  aux  environs  des  plantations  modèles  qui 
promettent  de  meilleurs  résultats.  Quant  à  l'indigofère,  il 
croît,  ainsi  que  le  cotonnier,  spontanément  et  partout.  Il  se 
passe  de  soins,  résiste  à  tous  les  fléaux,  et  peut  donner  jus- 
qu'à trois  récoltes  par  an.  Les  noirs  en  obtiennent  dos  teintures 
du  plus  bel  éclat.  11  pourrait  faire  concurrence  à  l'indigo  du 
Bengale,  si  on  cherchait  à  améliorer  la  fabrication  de  la  pâle. 

Nous  ne  parlerons  que  pour  mémoire  du  froment,  du  mil 
et  du  riz,  qui  servent  à  l'alimentation  générale,  mais  nous 
devons  une  mention  spéciale  au  maïs,  au  tabac,  dont  on  cul- 
tive deux  espèces,  l'une  à  priser,  l'autre  à  fumer;  à  quatre 
ou  cinq  espèces  de  soies  végétales;  à  une  multitude  de 
légumes  et  de  fruits,  dont  plusieurs  rappellent  aux  Européens 
les  jardins  de  la  patrie.  Une  plante  nouvelle,  un  moment 
populaire  en  France,  le  sorgho  à  sucre,  a  fait  récemment  son 
apparition  au  Sénégal  et  y  a  très  bien  réussi.  Il  n'en  a  pas 
été  de  même  pour  une  sorte  de  vigne  annuelle  et  semée.  Les 
tentatives  pour  l'introduire  en  France  ont  été  infructueuses, 
et,  môme  dans  le  pays  d'origine,  on  n'a  pas  réussi  à  la 
greiïer.  Aussi  bien  il  faut  se  défier  de  cette  tendance  à  l'in- 
troduction de  produits  nouveaux,  car  les  particuliers  gaspil- 

l.  X.,  Culture  du  cotonnier  au  Sénéf/al  [Revue  maritime  et  coloniale,  i865). 


26 


LE  SÉNÉGAL 


lent  souvent  en  Icnlalivcs  stériles  et  leur  temps  et  leur 
arg-cnt.  Mieux  vaut  s'en  tenir  aux  productions  indigènes,  qui 
certes  ne  manquent  ni  de  variété  ni  d'abondance. 

Des  végétaux,  passons  aux  minéraux.  Les  richesses  miné- 
rales du  Sénégal  sont  encore  mal  connues  et  à  peine  exploi- 
tées. Goréc  reçoit  de  la  Casamance  environ  huit  cents  bar- 
riques de  coquilles  destinées  à  la  fabrication  de  la  chaux 
et  qui  sont  directement  consommées  par  la  colonie.  Sur  la 
lagune  de  Gandiole,  au  sud  de  Saint-Louis,  on  exploite  le 


Indigotier. 

sel,  denrée  précieuse  qui,  dans  l'intérieur,  est  avidement 
recherchée.  Des  Maures  Douaichs  ont  apporté  à  Saint-Louis 
des  échantillons  de  ce  qu'ils  appelaient  des  pierres  noires,  et 
qui  étaient  du  charbon;  mais  on  n'a  fait  aucune  fouille,  et 
par  conséquent  on  ne  connaît  pas  la  richesse  du  gisement. 
Les  noirs  de  la  Falémé  ont  encore  apporté  des  échantillons 
de  terre  contenant  du  mercure  à  l'état  natif.  Le  fer  est  abon- 
dant, on  le  rencontre  partout  h  fleur  de  terre;  il  constituera 
quelque  jour  la  principale  richesse  du  haut  Sénégal,  car 
il  en    forme    le  sous-sol  en   vastes   étendues  ,  et  la  teneur 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS  27 

moyenne  du  minerai  est  égale  aux  deux  tiers  de  la  masse. 
Mage  raconte  que,  les  soldats  d'Ahmadou  ayant  manqué  de 
balles,  quelques-uns  d'entre  eux  ramassèrent  des  fragments 
de  fer  qu'ils  trouvèrent  à  ras  du  sol,  et  fabriquèrent  en  une 
nuit  plusieurs  milliers  de  projectiles.  Il  est  vrai  que  les  procé- 
dés d'extraction  sont  encore  bien  rudimenlaires,  et  que,  jus- 
qu'à nouvel  ordre,  les  indigènes  seuls  récoltent  le  fer  pour 
leurs  besoins  locaux;  mais  il  n'est  pas  impossible  que  quel- 
que jour  sur  la  rive  du  fleuve  s'élèvent  d'importantes  usines 
qui  utiliseront  ces  richesses  encore  à  peu  près  inexploitées. 

Restent  les  métaux  précieux,  et  l'or  en  première  ligne*.  On 
connaît  depuis  longtemps  l'or  sénégalais.  Sur  les  portulans 
du  moyen  âge  le  grand  fleuve  occidental  est  désigné  sous  le 
nom  de  rivière  de  l'Or.  Dès  le  quatorzième  siècle,  nos  Nor- 
mands ramassaient  dans  leurs  comptoirs  de  la  côle  de  la 
poudre  d'or.  Les  Portugais,  qui  les  remplacèrent,  ne  négli- 
gèrent pas  ces  trésors.  Ils  pénétrèrent  même  dans  le  pays 
producteur,  le  Bambouck,  mais  disparurent  après  une  occu- 
pation de  peu  de  durée,  car  ils  ne  surent  résister  ni  au  cli- 
mat, ni  aux  indigènes,  ni  à  leurs  propres  dissensions.  Ce  qui 
prouve  leur  séjour,  c'est  la  persistance  de  certaines  dénomi- 
nations locales,  évidemment  empruntées  à  la  langue  portu- 
gaise :  ainsi  le  Ta.oizapater,  encore  employé  pour  désigner  les 
cordonniers.  Les  Français  succédèrent  aux  Portugais.  André 
Brue  allait  à  la  recherche  de  l'or  lorsqu'il  s'enfonça  dans  le 
pays,  en  1698,  et  y  fonda  le  fort  de  Saint-Joseph  ou  deGalam, 
le  premier  de  nos  établissements  sur  le  haut  Sénégal.  Seize 
.ans  plus  tard,  en  1714,  il  fondait  sur  la  Falémé  le  fort  Saint- 
Pierre  et  expédiait  à  Paris  de  nouveaux  échantillons  d'or. 
Un  de  ses  agents.  Compagnon,  parcourait  le  Bambouck,  ar- 
rivait jusqu'aux  monts  Tamba-Oura  et  rapportait  de  riches 
échantillons  d'argile  aurifère.  Brue  fut  le  dernier  de  nos  gou- 
verneurs qui  s'occupa  sérieusement  des  mines  du  Bambouck. 
Ses  successeurs  laissèrent  dépérir  nos  établissements.  Peu  à 
peu  on  les  oublia.  On  finit  môme  par  croire  que  celte  Califor- 
nie africaine  n'avait  existé  que  dans  l'imagination  de  certains 

1.   Geouoes  ï{e.:i\VD,  l'Or  au  Scnc'r/al {Revue  géo;)raijhiqiie  iiilernationale,  IS18). 


2S  LE  SÉNÉGAL 

voyageurs.  En  1843,  Iluart  et  Raiïcnel  résolurent  d'cclair- 
cir  ce  mystère.  Ils   arrivèrent,  non  sans  peine,   à  Sansan- 
dig-,  sur  la  Falémé,  au  seuil  de  la  région  aurifère,   là  où  la 
récolte  de  l'or  se  fait  par  le  simple  lavage  des  sables.  Quel- 
ques jours   de  marche  les  conduisirent  à    Kenicba,   où  ils 
furent  reçus  avec  empressement  et  initiés  à  tous  les  détails 
d'une  exploitation  primitive.  Ces  mines  sont  situées  dans  un 
terrain  d'alluvion,  où  les  indigènes  creusent  des  puils  d'une 
profondeur  de  sept  à  quarante   mètres,    aboutissant  à  une 
galerie   horizontale  qui  se   prolonge   rarement   au   delà  de 
cinquante    mètres.  Le  minerai,  extrait  par  gros  fragments, 
est  jeté  dans  des  calebasses  pleines  d'eau,  où  des  femmes 
l'écrasent  en  le  pétrissant,  et  le  lavent  à  plusieurs  reprises. 
Le  résidu  est  transporté  dans  une  valve  de  coquille,  où  il  su- 
bit de  nouveaux  lavages.  Il  est  réduit  en  poudre  avec  de  petits 
cailloux.  La  poudre  sèche  au  soleil;  on  souffle  dessus,  et  il  ne 
reste  que  l'or  obtenu  en  paillettes  ou  en  molécules.  Le  pré- 
cieux métal  est  alors  gardé  dans  des  cornes  de  gazelle,  jusqu'à 
ce  qu'on  en  ait  ramassé  une  quantité  suffisante  pour  le  fondre 
dans  un  creuset.  Ces  procédés  primitifs  laissent  perdre  une 
énorme  quantité  de  métal.  D'ailleurs  les  terres  lavées  consti- 
tuent la  minime  partie  de  celles  qu'on  pourrait  exploiter. 
Enfin  les  puits  et  galeries  sont  rudimentaires  et  souvent  dé- 
truits par  des  infiltrations.  Parfois,  surtout  aux  flancs  des  mon- 
tagnes, de  superstitieuses  terreurs  écartent  toute  recherche. 
Notons  encore,  comme  dernier  trait  de  mœurs,  que  ce  sont  les 
femmes  qui  exploitent  les  mines  :  les  hommes  ne  sont  admis 
qu'à  extraire  le  minerai  ou  à  faire  sentinelle  à  main  armée. 
La  présence  des  gisements  aurifères  est  donc  constatée, 
mais  l'exploitation  n'a  pas  été  améliorée.  En  18o2  le  com- 
mandant Rey,  en  I806  M.  Flizes,  reconnurent  de  nouveau  le 
pays.  En  1858,  le  gouverneur  Faidherbe  alla  en  personne  cons- 
truire un  fort  à  Kenieba  et  commencer  de  nouveaux  travaux; 
mais,  soit  mauvaise  direction,  soit  recherches  infructueuses, 
l'entreprise  n'a  pas  réussi.  L'or  a  été  mangé,  disent  les  indi- 
gènes. D'ailleurs  la  région  est  très  insalubre,  car  les  eaux 
croupissantes  s'amassent  dans  les  basses  vallées,  et  l'air  est 
comme  surchauffé  par  la  réverbération  des  rayons  solaires 


ET   LE    SOUDAN    FRANÇAIS  29 

sur  les  pentes  nues.  Tous  les  nouveaux  essais  entrepris  par 
des  compagnies  privées  n'ont  pas  abouti.  Seuls  les  indigènes 
n'ont  pas  renoncé  à  l'industrie  du  lavage. 

Les  mines  du  Bambouck  sont  néanmoins  fort  riches,  et  il 
est  probable  qu'elles  ne  forment  qu'une  veine  détachée  du 
massif  fouta-djallonais.  On  a  encore  constaté  la  présence  de 
gisements  aurifères  dans  le  Bouré,  sur  un  des  hauts  affluents 
du  Bakoy,  dans  le  voisinage  du  Niger;  mais  ils  n'ont  pas  en- 
core été  étudiés  par  les  Européens.  Mollicn  écrivait  au  com- 
mencement du  siècle:  «  Quand  on  considère  quelle  quantité 
d'or  se  vend  chaque  année  sur  cette  partie  de  la  côte  d'Afri- 
que, on  n'hésite  plus  à  croire  que  ce  continent  en  renferme 
dans  son  sein  autant  que  l'Amérique.  »  Si  l'on  admet  l'ingé- 
nieuse hypothèse  d'un  savant  contemporain',  il  ne  faudrait 
pas  aller  chercher  ailleurs  le  fameux  jardin  des  Hespérides, 
qui  a  tant  préoccupé  les  anciens.  «  Les  pommes  des  Hes- 
pérides, écrit  M.  Antichan,  ne  sont  pas  des  oranges,  mais  des 
pépites  d'or.  On  allait  les  ramasser  dans  les  hautes  régions  de 
la  Sénégamble  et  de  la  Guinée,  d'oia  on  les  rapportait  à  la  côte 
pour  les  broyer  et  en  extraire  le  précieux  métal  au  moyen  de  la- 
vages. Ceslavages  sefaisaient,  d'après  Slrabon^,  dans  des  auges 
ou  sébiles  remplies  d'eau;  d'après  Hérodote,  dans  des  lacs  ou 
bassins.  Les  femmes  qui  en  étaient  chargées  pochaient  les  pail- 
lettes d'or  avec  des  plumes  enduites  de  poix,  comme  les  laveurs 
des  placers  les  recueillent  avec  du  mercure.  Elles  égayaient 
leur  travail  de  leurs  chants,  et,  à  cause  de  cela,  elles  étaient 
devenues  les  Hespérides  à  la  voix  sonore  et  harmonieuse.  » 

Nous  no  saurions  admettre  sans  réserve  cette  ingénieuse 
identification;  mais,  à  en  juger  par  la  quantité  d'or  que,  de- 
puis plusieurs  siècles,  les  indigènes  fournissent  aux  Européens 
sans  autre  manipulation  que  de  grossiers  lavages,  nous 
croyons  que  les  montagnes  sénégalaises  recèlent  dans  leurs 
flancs  un  vaste  champ  d'or.  Le  dernier  mot  n'est  donc  peut- 
être  pas  encore  dit  sur  les  placers  sénégalais. 

Il  nous  reste,  pour  terminer  cette  revue  des  produits  de 
notre  colonie,  à  étudier  la  faune. 

1.  A.NTicnAN,  le  Jardin  des  Hespérides  {Revue  de  géorjraphie,  1885). 

2.  Strabon,  111,  2-8.  —  Héuouote,  IV,  193. 


30  LE   SÉNÉGAL   ET   LE   SOUDAN   FRANÇAIS 

Les  animaux  domestiques  sont  les  mêmes  qu'en  Europe. 
Les  moulons  du  Sénégal  pourtant  ne  sont  utiles  que  comme 
viande  de  boucherie.  Leur  laine  ne  peut  servir,  attendu  que, 
par  un  effet  Lien  connu  des  pays  chauds,  ils  n'ont  qu'un  poil 
soyeux  et  court.  Les  bœufs,  au  contraire,  sont  fort  recherchés. 
On  les  nomme  bœufs  à  bosse,  à  cause  de  la  tumeur  graisseuse 
qu'Us  ont  sur  le  garrot,  et  bœufs  porteurs,  à  cause  de  leur  ap- 
titude à  porter  de  lourdes  charges  avec  un  pas  égal  à  celui 
du  cheval.  Ils  sont  fort  apprécies  dans  nos  Antilles,  surtout  à 
la  Guadeloupe,  à  cause  de  leur  douceur,  de  leur  sobriété,  de 
leur  résistance  à  la  fatigue  et  de  leur  puissance  de  travail. 
Les  fins  et  abondants  pâturages  qui  couvrent  surtout  la  rive 
gauche  du  Sénégal  permettraient  de  les  multiplier  à  l'infini. 
Le  bas  prix  de  la  viande,  qui  varie  de  soixante  à  quatre-vingts 
centimes  le  kilogramme,  témoigne  d'une  grande  facilité  d'édu- 
cation et  promet  des  bénéfices  à  tout  spéculateur  qui  décou- 
vrira des  débouchés.  D'ailleurs,  pour  un  peuple  qui  naît  à 
la  civilisation,  rien  ne  convient  autant  que  l'élève  du  bétail. 

Les  chevaux  du  Sénégal  sont  de  bonne  race,  très  ardents 
et  très  résistants  au  travail,  mais  encore  peu  nombreux,  car 
ils  supportent  avec  peine  les  chaleurs  extrêmes;  mais  tous 
ceux  qui  sont  acclimatés,  c'est-à-dire  nés  au  Sénégal  même, 
sont  de  tous  points  excellents. 

Les  animaux  féroces  sont  assez  rares,  et  ils  n'attaquent 
l'homme  que  sous  rinQucncc  de  la  faim.  Le  plus  redoutable 
est  le  lion,  surtout  le  lion  noir,  mais  il  ne  se  laisse  pas 
approcher.  Les  indigènes  prétendent  même  que  lorsqu'il 
rencontre  une  femme  il  lui  cède  le  pas.  Le  lion  aime  à  sui- 
vre les  troupes  d'antilopes,  dont  il  fait  sa  principale  pâture; 
mais  il  ne  dédaigne  pas  le  menu  gibier,  surtout  les  pin- 
tades. Il  sait  très  bien  observer  les  passes  tracées  dans  les 
herbes  par  ces  oiseaux,  qui  volent  rarement,  et  d'un  coup  do 
patte  il  en  abat  des  files.  Le  lion  est  souvent  en  compagnie 
de  deux  autres  animaux  avec  lesquels  il  a,  pour  ainsi  dire, 
contracté  alliance.  On  raconte  en  elfct  que  le  marabout,  celle 
grue  sénégalaise,  dont  la  queue  orne  parfois  la  tète  de  nos 
élégantes,  forme  société  avec  le  lion.  Il  l'avcrlit  du  danger 
par  ses  cris  aigus,  et  le  lion,  pour  le  remercier,  lui  abandonne 


LE    SÉM'GAL    KT    LE   SOUDAN    FRANÇAIS 


n 


les  dcbiis  de  ses  repas.  Le  chacal  suit  cgalomcnl  le  lion,  au- 
quel il  sert  do  pourvoyeur.  Parmi  les  carnassiers  on  cilc 
encore  la  panthère,  le  chal-Ligre,  le  lynx,  la  hyène  el  la  ge- 
nellc.  La  hyène  n'est  pas  à  craindre  pour  l'homme  ;  mais  elle 


Eléphants  du  Sénégal. 


est  tellement  vorace,  qu'il  faut  couvrir  de  pierres  et  entourer 
d'épines  les  tombeaux,  afin  de  protéger  les  restes  qui  y  sont 
renfermés.  Quant  aux  genettes,  elle  sont  grosses  comme  des 
petits  chiens  et  fort  recherchées  à  cause  de  leurs  poches  rem- 
plies de  musc. 

Les  plus   connus   des  herbivores   sont  les   éléphants.    Au 

5 


34 


LE   SÉNÉGAL    ET    LE    SOUDAN    FRANÇAIS 


siècle  dernier  on  en  voyait  des  bandes  de  quarante  à  cin- 
quante individus  qui  paissaient  tranquillement;  maison  les  a 
pourchasses  à  cause  de  leurs  défenses,  et  ils  sont  devenus 
farouches  et  redoutables.  Il  y  aune  trentaine  d'années,  quel- 
ques-uns d'entre  eux  vivaient  isolés  sur  les  rives  du  Paniéfoul, 
et  le  traversaient  parfois  pour  aller  brouter  les  savanes  du 
bas  delta  ;  mais  on  leur  a  fait  une  guerre  d'extermination. 
Mieux  aurait  valu  essayer  de  les  domestiquer,  comme  les  Car- 


Lynx. 

Ihag-inois  avaient  jadis  réussi  à  le  faire,  comme  les  Asiatiques 
le  font  encore  à  l'heure  actuelle.  On  s'est  sottement  privé 
d'utiles  auxiliaires,  et  peut-être  est-il  trop  lard  pour  réparer 
cette  faute. 

L'hippopotame  se  rencontre  encore  en  bandes  assez  nom- 
breuses. Ses  dents  sont  recherchées  pour  la  fabrication  des 
dentiers  artificiels.  Nous  mentionnerons  encore  la  girafe, 
l'antilope,  le  sanglier,  l'agouti  et  le  lièvre.  Trois  espèces  de 
singes  habitent  la  région  :  le  singe  gris  à  ventre  blanc  dans 
le  bas  fleuve,  le  golago  ou  singe  de  nuit  près  de  Podor  et  de 


L'autruche. 


LE  SÉNÉGAL  ET  LE  SOUDAN  FRANÇAIS       37 

Saltlé,  cl  le  cynocéphale  à  poil  roux,  dont  le  museau  et  le  cri 
ressemblent  à  ceux  du  chien.  Les  cynocéphales  sont  intelli- 
gents et  s'apprivoisent  assez  vite.  On  les  prend  en  leur  pré- 
sentant un  appât  dans  une  calebasse.  Ils  y  passent  la  main 
et  ne  peuvent  plus  la  retirer.  Ils  constituent,  près  des  zones 
cultivées,  de  véritables  républiques  de  pillards  éhontés.  On 
raconte  que  parfois  ils  se  réunissent  en  foule  contre  une  pan- 
thère et  réussissent  à  la  tuer.  Sur  les  rives  du  haut  Bakoy 
est  une  montagne  à  degrés  réguliers,  immense  escalier  dont 
chaque  marche  fourmille  de  singes.  Mage  évaluait  à  six  mille 
le  nombre  des  cynocéphales  qui  le  saluèrent  de  leurs  aboie- 
ments forcenés  quand  il  passa  devant  eux. 

Au  nombre  des  cchassiers  se  place  au  premier  rang  l'au- 
truche, dont  le  riche  plumage  est  un  objet  de  convoitise  pour 
les  nègres.  Chassée  à  outrance,  elle  devient  rare.  Le  gouverne- 
ment  devra  sans  doute  bientôt  intervenir,  comme  Font  fait  les 
Anglais  au  Cap,  afin  de  prévenir  la  disparition  de  l'espèce. 
Il  faut  d'ailleurs  ne  pas  s'exposer  aux  convoitises  de  cet 
oiseau,  attiré  par  tout  ce  qui  brille,  aussi  bien  par  les  bijoux 
que  par  les  yeux  des  enfants. 

Viennent  ensuite,  parmi  les  gallinacés,  l'outarde,  la  poule 
de  Pharaon,  la  pintade,  la  perdrix,  la  caille,  la  gelinotte,  etc.; 
parmi  les  palmipèdes,  l'innombrable  tribu  des  canards;  parmi 
les  passereaux,  des  espèces  aussi  jolies  que  variées  :  séaégali, 
veuve,  cardinal,  perruche  verte,  qui  depuis  peu  sont  expé- 
diées en  Europe  en  assez  grande  quantité. 

Les  reptiles  sont  peu  nombreux;  un  seul  est  dangereux, 
le  trigonocéphale.  Nous  accorderons  une  mention  spéciale 
au  caïman  qui  infeste  les  eaux  sénégalaises.  Les  nègres  sont 
friands  de  sa  chair,  qui  répugne  aux  Européens  à  cause  de  son 
odeur  musquée.  L'instinct  de  cet  animal  est  très  développé.  A 
peine  a-t-il  noyé  sa  proie  qu'il  la  cache  dans  des  creux  sous 
l'eau  et  invile  ses  congénères  à  la  partager.  Les  noirs  sont  par- 
fois enlevés  par  eux.  La  tradition  est  qu'il  faut  enfoncer  les 
doigts  dans  les  yeux  du  caïman  pour  lui  faire  lâcher  prise. 

Le  poisson',  qui  pendant  l'hivernage  abandonne  les  côtes 

1.  A.  l\ÎERi,E,  la  Pèche  sur  la  côte  occidnnlale  d'Afrique  (Société  de  géograyihie 
de  Bordeaux);  1S79.  —  IIautueux,  la  Pèche  de  la  morue  auScnr.gal  (id.);  lSb7. 


38  LE    SÉNÉGAL   ET  LE    SOUDAN    FRANÇAIS 

du  Sénégal,  y  pullule  quand  arrive  la  saison  sèche.  La  morue 
s'y  rencontre  fréquemment,  surtout  au  banc  d'Arguin,  vaste 
ensemble  d'ccueils  et  de  brisants,  tour  à  tour  couverts  et 
émergés,  de  huit  mille  quatre  cejits  kilomètres  carrés.  Il  est 
même  singulier  que  personne  encore  n'ait  songé  à  tirer  parti 
de  ces  richesses.  Les  Portugais  avaient  autrefois,  paraît-il, 
fondé  dans  ces  parages  des  pêcheries,  dont  il  reste  des  ves- 
tiges. Rien  ne  serait  plus  aisé  que  de  les  imiter.  Sur  ces  côtes 
sénégalaises,  les  coups  de  vent  sont  rares,  et  la  chaleur,  dans 
cette  saison,  est  tempérée  par  les  brises  du  nord.  Même  en 
admettant,  et  rien  n'est  moins  prouvé,  l'insuffisance  de  la 
morue  pour  alimenter  ces  pêcheries,  beaucoup  d'autres  va- 
riétés de  poissons  pourraient  être  salés  et  marines,  et  un 
nombre  encore  plus  considérable  convertis  en  engrais. 

Telles  sont  les  principales  productions  du  Sénégal.  Variées, 
abondantes  et  riches,  elles  ne  peuvent  qu'augmenter  lorsque 
des  mains  intelligentes  les  auront  mises  en  valeur.  Ceci  nous 
conduit,  après  avoir  étudié  le  sol  et  les  productions  du  sol,  à 
étudier  les  populations  qui  l'habitent  et  l'avenir  qui  semble 
réservé  à  notre  colonie. 


m 

GÉOCnAPniE     POLITIQUE 

Grâce  à  la  situation  du  Sénégal  aux  confins  de  dcu.x:  zones 
distinctes,  les  races  présentent  de  grands  contrastes  de  cou- 
leur et  d'origine.  Au  sud  du  grand  fleuve  vivent  les  Nègres, 
établis  de  toute  antiquité  dans  la  région  qu'ils  occupent  ;  au 
nord  sont  les  Maures,  installés  en  Afrique  seulement  depuis 
les  conquêtes  arabes,  c'est-à-dire  depuis  le  huitième  siècle 
environ  de  l'ère  chrétienne.  Quant  aux  Européens,  conduits 
au  Sénégal  uniquement  par  les  intérêts  de  leur  commerce, 
ils  n'y  résidèrent  pas  d'abord  à  poste  fixe.  Ce  n'est  que  depuis 
bien  peu  de  temps  que  quehiues-uns  d'entre  eux  se  sont  dé- 
terminés à  y  cultiver  la  terre,  à  y  fonder  des  industries,  en 


Cyuocéi  haies. 


LE    SÉNT^GAL    et   le   SOUDAN    FRANÇAIS  41 

un  mot,  à  se  considérer  comme  de  vrais  colons,  attachés  au 
pays  comme  à  une  seconde  patrie  ;  mais  leur  nombre  est 
encore  très  peu  considérable,  et  il  est  à  craindre  qu'ils  ne 
puissent  s'acclimater  sérieusement.  Il  n'y  a  donc  à  vrai  dire 
que  deux  races  en  présence  au  Sénégal,  et  on  peut  leur  assi- 
gner le  fleuve  comme  limite  elhnographique  :  les  Nègres  et 
les  Maures.  Nous  les  étudierons  successivement. 


Vipères  cornues. 

lîace  noire.  —  Il  est  peu  de  problèmes  aussi  ardus,  aussi 
compliqués,  aussi  dangereux  que  celui  de  l'origine  des  espèces. 
Sans  essayer  de  le  discuter  ici,  il  nous  suffira  de  rappeler  que 
la  race  noire,  aussi  haut  que  remontent  les  souvenirs  histo- 
riques, paraît  installée  en  Afrique.  Elle  serait  donc  autoch- 
tone. La  majeure  partie  des  tribus  sénégalaises  appartient  à 
cette  race.  Ces  tribus  sont  divisées  en  une  multitude  de 
groupes,  mais  peuvent  être  ramenées  à  cinq  variétés  princi- 
pales :  Yolofs,  Sérères,  Soninkés  ou  Sarakolès,  Mandingues 
ou  Bambaras,  Peuls  ou  Foulahs. 

6 


42  LE   SÉMiGAL 

Les  Yolofs  '  occupent  presque  tout  rcspacc  limité  par  le 
Sénégal,  la  Falémé  et  la  Gambie,  c'cst-à-dirc  les  provinces 
sénégalaises  qu'on  nomme  le  Oualo,  le  Cayor,  le  Baol  et  le 
Djolof.  Ils  sont  noirs  entre  les  noirs.  Leurs  lèvres  mêmes  sont 
noires,  mais  d'une  teinte  plus  mate  que  le  reste  du  visage. 
La  peau,  d'un  noir  de  jais  avec  des  reflets  brillants,  dénote  la 
finesse  du  derme.  Les  formes  sont  pures  et  élégantes,  surtout 
le  buste,  admirable  de  largeur  et  de  force.  Le  volume  de  la 
tète  est  cependant  trop  petit  pour  la  masse  du  corps  ;  mais  les 
Yolofs  la  grossissent  en  laissant  pousser  leurs  cheveux  cré- 
pus. Elle  est  attachée  à  un  cou  flexible  et  bien  planté  dans 
les  épaules;  les  reins  sont  cambrés,  la  cuisse  arrondie,  et  le 
genou  petit.  Ce  sont,  en  un  mot,  de  fort  beaux  hommes,  et  le 
type  serait  parfait  s'il  n'était  déparé  par  une  jambe  un  peu 
sèche  et  un  pied  plat. 

Les  Yolofs  parlent  une  langue  que  l'on  peut  étudier  comme 
un  modèle  de  langue  agglutinante.  Les  racines,  toutes  mono- 
syllabiques, s'agrègent  les  unes  aux  autres,  tout  en  restant 
invariables  dans  leurs  diverses  valeurs  de  substantifs,  d'ad- 
jectifs, de  verbes  ou  d'adverves;  elles  se  déterminent  par  des 
suffixes  qui  modifient  à  l'infini  la  signification  des  mots.  Ainsi, 
pour  n'en  citer  qu'un  exemple,  par  un  simple  changement  de 
désinence  le  verbe  peut  se  conjuguer  dans  le  sens  empha- 
tique, intcrniplif,  augmentatif,  causatif,  etc.  Bien  que  cette 
langue  n'ait  pas  de  littérature  proprement  dite,  elle  est  très 
répandue,  car  elle  est  devenue,  par  sa  facilité  même,  la  lan- 
gue usuelle  du  commerce  dans  toute  la  Sénégambie  ^. 

Les  Yolofs  se  disent  les  uns  musulmans,  les  autres  catho- 
liques; mais  ils  sont  restés  fétichistes,  car  la  principale  dif- 
férence entre  les  sectateurs  des  deux  religions  consiste  en  ce 
que  les  uns    se  servent  de  grisgris  couverts  de  caractères 

1.  AzAN,  le  Oualo  et  les  pays  environnants  (Revue  maritime  et  coloniale,  1864). 
—  Béhenoeh-I'kraud,  Élude  iur  les  Ouolofs  [Revue  d'anthropologie,  1S15). 

2.  Cusr,  ihe  Modem  Languages  of  Àfrica.  —  Barthélémy,  Guide  du  voyageur 
dans  la  SénégamLie  française,  avec  une  carte  et  un  vocabulaire  français-ouoio/f 
1885.  —  J.  Dard,  Grammaire  woloffe; —  Dictionnaire  woloff- français;  1S2G.  — 
Baron  Roger,  Recherches  philosophiques  sur  la  langue  ouoloffe;  1829.  —  Abuè 
BoiLAT,  Grammaire  de  la  langue  woloffe;  18j8.  —  Dksckmet,  Recueil  de  douze 
cents  phrases  françaises  usuelles  avec  traduction  woloff;  186i.  —  Faidherbb, 
Vocabulaire  français-woloff  (Annuaire  du  Sénégal,  1851). 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS 


43 


arabes,  et  que  les  autres  n'accordent  leur  confiance  qu'à  des 
chapelets  ou  h  des  scapulaires.  Ils  s'accordent  du  reste  pour 
la  célébration  de  noml3rcuses  fêtes  nationales  ou  locales,  et 
continuent  à  croire  à  des  génies  domestiques,  la  plupart  du 
temps  représentés  par  une  sorte  de  lézard  gris,  auquel  ils 
servent  avec  empressement  des  écuelles  de  lait.  Au  fond,  ma- 


rabouts et  missionnaires  n'ont  fait  chez  les  Yolofs  que  de 
médiocres  recrues,  et  leur  prétendue  conversion  n'est  le  plus 
souvent  que  l'adoplion  de  superstitions  nouvelles. 

La  société  yolofe  est  divisée  en  castes.  Los  hommes  libres 
forment  la  première.  Les  gens  de  métier,  les  indigents  occu- 
pés aux  travaux  scrvilcs  et  les  esclaves  sont  reparus  dans 
les  autres.  En  deliors  de  toute  classification  sont  rejetés  les 
griots,  c'est-à-dire   les  sorciers,  méprises,  mais  fort  redoutés 


44  LE   SÉNÉGAL 

et  1res  redoutables,  car  ils  ne  se  conlenlent  pas  de  fabriquer 
des  talismans,  et  joignent  à  leur  industrie  le  commerce,  beau- 
coup plus  lucratif,  des  poisons.  La  polygamie  est  en  honneur; 
lorsque  meurt  un  chef  de  famille,  tontes  ses  veuves  devien- 
nent la  propriété  de  son  beau-frère.  Il  faut  seulement  qu'elles 
soient  en  quelque  sorte  adoptées  par  la  sœur  du  défunt,  qui 
vient  les  relever,  et  les  ressuscite,  pour  ainsi  dire,  en  faisant 
leur  toilette  de  deuil.  Les  morts,  ainsi  que  dans  l'ancienne 
Eg-yple,  ne  reçoivent  les  honneurs  de  la  sépulture  qu'après 
avoir  subi  une  sorte  de  jugement;  mais  la  bienveillance  est 
de  rigueur  envers  eux,  et  cette  épreuve  n'est  guère  plus 
qu'une  formalité.  Le  toit  de  la  cabane  du  défunt  est  d'ordi- 
naire enlevé  et  déposé  sur  sa  tombe.  Quand  les  parents  et  les 
amis  reviennent  du  cimetière,  ils  font  de  nombreux  détours 
avant  de  renlrer  au  village,  car  il  faut  éviler  que  le  génie  du 
mal  saisisse  une  nouvelle  proie. 

Les  Yolofs  furent  longtemps  nos  ennemis  les  plus  déter- 
minés, mais  ils  ont  peu  à  peu  renoncé  à  leurs  préventions,  et 
se  sont  laissé  gagner  par  notre  civilisation.  Ils  ont  adopté 
notre  costume;  ils  ont  pris  nos  habitudes  de  travail  et  d'éco- 
nomie; quelques-uns  d'entre  eux,  soit  comme  piroguiers, 
soit  comme  soldats,  se  sont  même  fait  remarquer  par  de  véri- 
tables traits  de  bravoure  et  de  dévouement.  Ce  ne  sont  plus 
des  sujets  ou  de  douteux  alliés,  ce  sont  des  associés;  ce 
seront  bientôt  nos  compatriotes.  Aussi  bien  ils  se  montrent 
très  fiers  d'appartenir,  môme  de  loin,  à  la  grande  nation 
française.  Ils  se  vantent  d'être  les  enfants  de  la  ville,  et,  dans 
leur  naïf  orgueil,  se  considèrent  à  l'égard  des  autres  nègres 
comme  constituant  une  véritable  aristocratie.  Notre  règle 
de  conduite  à  leur  endroit  n'cst-ellc  pas  toute  tracée?  Ne 
devons-nous  pas  encourager  ces  bonnes  dispositions,  et  ne 
jamais  perdre  de  vue  que  les  Yolofs  sonfappelés  à  créer,  sans 
doute  dans  un  avenir  très  rapproché,  la  nation  franco- 
sénégalaise? 

Les  Sérères  '  foimcnt  le  second  groupe   des   tribus  noires 

1.  Pi.M/r-LAPHADi:,  Nnlicc  sur  les  Si!rcri:s  {Revue  ynaritime  cl  coloniale,  ISGj).  — 
C.Miixs,  les  Scrércs  de  la  Séncija-.nhie  {llevue  de  gdof/rapliie,  18S0).  —  Faidiieubr, 
Élude  sur  la  langue  sdrère  [Annuaire  du  Sénégal,  186j). 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS  4> 

sénégalaises.  D'après  ]a  Iradilion,  ils  occupaient  autrefois  la 
haute  vallée  de  la  Casamanco.  Refoulés  au  quinzième  siècle 
parles  musulmans,  Mandingues  ou  Peuls,  ils  franchirent  la 
Gamhie  et  s'établirent  dans  le  bassin  du  Saloum.  Leur  aire 
d'habitation  est  assez  nettement  délimitée  par  une  ligne  qui 
suit  le  faîte  de  séparation  entre  la  Gambie  et  le  Saloum,  em- 
brasse tout  le  bassin  de  ce  fleuve,  et  rejoint  le  marigot  do 
Tamna  près  du  cap  Vert. 

Les  Sérères  sont  de  fort  beaux  hommes.  Il  n'est  pas  rare 
de  rencontrer  chez  eux  des  tailles  de  deux  mètres.  Si  leur 
jambe  n'était  pas  grêle  et  leur  mollet  trop  peu  saillant,  ils 
ressembleraient,  avec  leur  thorax  développé  et  leurs  bras 
musculeux,  à  de  vrais  Hercules.  Moins  noirs  que  les  Yolofs, 
ils  ont  le  nez  plus  épaté  et  les  lèvres  plus  grosses.  Les  jeunes 
filles,  qui  trouvent  qu'elles  ne  sont  pas  encore  assez  grosses^ 
se  font  entier  la  lèvre  inférieure  en  la  perçant  d'épines,  cl 
elles  supportent  sans  crier,  et  par  amour-propre,  cette  dou- 
loureuse opération. 

Bien  que,  de  temps  immémorial,  les  Sérères  pratiquent  la 
circoncision,  et  que  cette  cérémonie,  précédée  par  une  retraite 
de  deux  mois  nommée  le  Ici,  et  suivie  de  véritables  scènes 
d'initiation,  soit  le  prétexte  de  fêtes  bruyantes,  les  Sérères  ne 
sont  pas  musulmans.  Ce  n'est  pas  qu'ils  repoussent  la  doc- 
trine, mais  ils  n'ont  pu  accepter  les  usages  et  les  pratiques 
de  l'Islam.  Ils  croient  à  doux  génies  suprêmes,  Tokhai,  dieu 
de  la  justice,  et  Tiourack,  dieu  de  la  richesse.  Ils  rendent 
encore  hommage  au  dieu  serpent,  ou  Fangol,  qu'ils  entre- 
tiennent soigneusement  dans  un  enclos  sacré,  entouré  d'épi- 
nes, le  dianka.  Jadis  ils  lui  olTraient  des  bœufs  et  des  poulets, 
mais  ils  se  contentent  aujourd'hui  de  lui  présenter  la  dépouille 
de  CCS  animaux.  Ils  croient  enfin  aux  génies  de  l'air  et  de  la 
nuit,  surtout  aux  mauvais  génies,  ou  scytanes.  Gomme  on 
ne  saurait  trop  les  implorer  pour  se  mettre  à  l'abri  de  leur 
malice,  c'est  surtout  à  ces  scytanes  qu'ils  adressent  leurs 
prières,  et  c'est  contre  leurs  maléfices  qu'ils  essayent  de  se 
garantir,  en  se  couvrant  de  grisgris,  ou  iérés.  Les  enterre- 
ments sont  célébrés  en  grande  pompe.  Après  le  repas  des 
funérailles  ou  ded,  le  cadavre  est  déposé  dans  une  enceinte 


46  LE   SÉNÉGAL 

circulaire  surmonlée  du  toit  do  la  case  du  défunt.  On  y  laisse 
ses  armes  et  ses  instruments,  et  on  plante  tout  autour  une 
haie  d'épines,  pour  le  protéger  contre  la  dent  des  animaux 
carnassiers. 

Le  chef  suprême  des  Sérères  se  nomme  le  bow\  Jamais 
souverain  n'a  exercé  avec  moins  d'entraves  un  pouvoir  plus 
absolu  :  à  tel  point  que  certaines  classes  de  la  société  se  glo- 
rifient comme  d'un  honneur  des  mauvais  traitements  dont  il 
les  accable.  Sa  personne  est  sacrée.  Tout  ce  qui  émane  de 
lui  l'est  également.  Ainsi,  manifeslo-t-il  l'intention  de  cra- 
cher, il  faut  se  jeter  h.  terre,  ramasser  précipitamment  une 
motte  de  terre,  la  présenter  avec  respect  au  souverain,  et 
garder  avec  soin  la  salive  royale.  Toute  une  hiérarchie  do 
fonctionnaires  entoure  le  bour.  Les  plus  importants  se  nom- 
ment le  daraf  ai  le  farho.  Ils  s'accordent  toujours  pour  faire 
peser  sur  le  peuple  un  joug  écrasant;  mais  ils  ont  si  bien 
conscience  des  haines  soulevées  contre  leur  intolérable 
tyrannie,  qu'au  premier  symptôme  de  maladie  chez  le  bour, 
ils  s'empressent  d'enlever  tout  ce  qui  leur  appartient  en 
propre  dans  le  palais  royal.  Ils  savent  trop  bien  que  le  palais 
sera  pillé  tout  aussitôt  après  la  mort  du  bour.  Le  daraf  est 
une  sorte  de  maire  du  palais,  qui  assume  sur  sa  tête  toute  la 
responsabilité  des  actes  royaux.  C'est  lui  qui  est  chargé  de 
l'éducation  du  bourni  ou  de  Théritier  présomptif.  A  la  mort 
du  bour,  il  propose  le  bourni  à  l'acceptation  du  peuple.  Si 
aucune  protestation  ne  s'élève,  le  bourni  est  élevé  à  la 
dignité  de  bour.  Si,  au  contraire,  le  choix  n'est  pas  ratifié,  on 
désigne  séance  tenante  un  compétiteur,  et  les  partis  opposés 
se  séparent  pour  se  préparer,  chacun  de  leur  côté,  à  la 
guerre  civile.  Le  jour  môme  du  couronnement  du  nouveau 
bour,  le  daraf  prend  mesure  d'un  cercueil  en  bois,  destiné  à 
recevoir  sa  dépouille  mortelle.  Quant  au  farbo,  c"est  à  pro- 
prement parler  l'intendant  du  palais,  le  fonctionnaire  spécia- 
lement chargé  de  fournir  au  bour  la  sanrjara,  ou  cau-de-vie. 
Celte  cliargo  n'est  pas  une  sinécure,  car  la  sangara,  aiïrcux 
mélange  d'alcool,  de  tabac,  de  poudre  en  grains  et  de  pi- 
ment rouge,  est  distribuée  avec  une  déplorable  prodigalité. 
L'ivresse  est  en  quelque  sorte  l'état  normal  du  bour  et  des 


1:T    le    SOUDAN    FllANÇAIS  47 

principaux  fonclionnairos.  Le  fameux  proverbe  ;  «  Quand  Au- 
guste avait  Lu,  la  Pologne  était  ivre,  »  est  ici  d'une  applica- 
tion journalière.  Le  mauvais  exemple  donné  par  le  souverain 
n'est  en  eiïet  que  trop  suivi  par  le  peuple.  Il  est  difficile  de 
trouver  ailleurs  une  population  aussi  adonnée  à  l'ivrogne- 
rie. Les  enfants  sucent  l'cau-de-vie  en  même  temps  que  le  lait 
de  leur  mère.  Aussi  les  malheureux  demeurent-ils  comme 
hébétés.  On  ne  peut  demander  plus  tard  à  ces  intelligences 
endormies  que  de  mauvais  coups  ou  môme  des  crimes  à 
exécuter.  Ils  deviennent  tiédos,  c'est-à-dire  les  âmes  damnées 
des  chefs,  des  inslrunaents  passifs  entre  leurs  mains.  Ils  ont 
abdiqué  toute  volonté.  Ils  ne  savent  plus  que  boire,  et  ne 
demandent  plus  qu'à  boire  cette  odieuse  sangara.  C'est  alors 
que  les  atteint  un  mal  mystérieux,  la  nélouane^  ou  maladie 
du  sommeil.  Portés  au  sommeil  d'une  façon  invincible,  on  les 
voit  manger,  boire  et  accomplir  les  fonctions  ordinaires  de 
la  vie  sous  l'influence  d'une  torpeur  qui  les  accable  et  qui 
ne  les  abandonnera  plus. 

Au-dessous  du  bour  et  de  ses  principaux  lieutenants,  le 
daraf  et  le  farbo,  les  Sérèrcs  sont  répartis  en  dix  classes,  soi- 
gneusement superposées  les  unes  aux  autres.  La  première 
est  celle  des  giiélévares,  ou  princes  du- royaume,  issus  des 
princesses  du  sang.  Ils  composent  l'entourage  immédiat  du 
roi  et  sont  très  puissants.  Le  peuple  ne  prononce  leur  nom 
qu'avec  respect,  car  il  rcdoulc  !cur  ycngoance.  C'est  parmi 
eux  que  le  bour  choisit  son  bourni  ou  héritier  présomptif; 
mais  ce  choix  est  toujours  chose  délicate,  car  les  guélévarcs 
évincés  rassemblent  les  tiédos  en  quête  de  sangara  ou  même 
les  bandits  qui  tiennent  la  campagne,  et  se  préparent  à  la 
guerre  civile,  pour  la  prochaine  mort  du  roi.  Si  même  celte 
mort  tarde  trop  au  gré  de  leur  impatience,  ils  protestent 
contre  le  choix  du  bourni  et  font  appel  aux  armes. 

La  seconde  classe  est  celle  des  domibours,  ou  descendants 
du  roi  et  d'une  femme  libre.  C'est  parmi  aux  que  l'on  choisit 
les  chefs  de  village  ou  même  de  province.  Les  diamibours, 
ou  hommes  libres,  constituent  la  troisième  classe.  Ils  sont 

l.  M.\x  AsTRiè  ET  Strebb*  la  Néloiiane  (Société  de  géographie  de  Marseille). 


48  LE   Slî:.\EGAL 

spécialement  chargés  de  la  perception  des  impôts.  Le  système 
de  perception  en  bloc  est  pour  eux  l'idéal.  Ils  se  rendent  chez 
un  propriétaire,  et  prennent  tout  ce  qui  est  à  leur  convenance 
jusqu'à  concurrence  de  la  somme  qu'on  leur  réclame.  Le 
volé  n'a  d'autre  ressource  que  do  s'adresser  au  bour,  mais  il 
préfère  garder  le  silence.  Viennent  ensuite  les  guévels  ou 
griots,  et  aussi  tisserands;  les  môbos  elles  bombâdos,  ou  agri- 
culteurs; les  terjas,  ou  fabricants  d'armes,  d'instruments  et 
de  bijoux;  les  udés,  ou  fabricants  de  sandales,  de  selles  et 
de  brides;  les  bissètes,  charlatans  ou  saltimbanques,  voleurs 
<le  profession,  très  habiles  pour  enlever  des  troupeaux  ou 
faire  disparaître  des  enfants,  et  enfm,  au  dernier  rang  de 
cette  société  si  divisée,  les  laobès.  Ce  sont  les  Tziganes  des 
Sérères  :  vrais  nomades,  sans  résidence  fixe,  s'inslallant 
•dans  les  forêts,  où  ils  se  livrent  à  toutes  sortes  de  métiers, 
surtout  de  métiers  peu  avouables.  Peut-être,  comme  les  pa- 
rias de  l'Inde,  sont-ils  les  vrais  aborigènes,  foulés  et  oppri- 
més par  toutes  les  invasions,  et  qui  n'ont  survécu  à  leur  ruine 
que  parleur  abaissement  même.  Ces  laobès  méritent  du  reste 
le  mépris  dont  on  les  abreuve.  Sales,  gourmands,  débauches, 
ils  sont  entre  eux  d'une  férocité  inouïe;  mais  les  autres  clas- 
ses de  la  population  les  laissent  se  déchirer  entre  eux,  sans 
■accorder  à  leurs  querelles  plus  d'attention  que  nous  n'en 
accordons  aux  disputes  des  chiens  dans  les  rues  de  nos  villes. 

En  dehors  de  ces  dix  castes  vivent  à  part  les  sorciers.  On  en 
distingue  trois  catégories  :  les  boroms-hamam,  qui  ressem- 
blent à  nos  somnambules  et  prédisent  l'avenir;  les  boroms- 
tours,  qui  ont  pour  mission  de  punir  les  voleurs  et  de  démas- 
quer les  sorciers  dangereux,  et  enfin  les  dénias,  qui  sont 
précisément  ces  dangereux  sorciers.  Un  noir  a-t-il  des  enne- 
mis qui  veulent  l'expédier  sans  trop  de  danger  dans  l'autre 
monde,  on  l'accuse  d'être  dénia.  Le  prétendu  dénia  est  alors 
conduit  près  de  l'arbre  fétiche,  tenant  un  coq  entre  ses 
bras  On  lui  fait  boire  une  potion.  S'il  est  réellement  sorcier, 
il  ne  vomira  pas  la  potion  et  le  coq  restera  muet,  et  en  ce  cas 
il  sera  aussitôt  mis  à  mort;  s'il  n'est  pas  coupable,  il  rendra  la 
poliun  et  le  coq  chantera. 

La  polygamie  est  en  honneur  chez  les  Sérères.  On  achète 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS 


40 


une  femme  en  payant  au  futur  bcau-pèrc  le  diour,  c'est-à-dire 
des  esclaves,  des  chevaux,  des  bœufs,  etc.  Quand  le  jour  fixé 
pour  le  mariag-o  est  arrive,  les  amis  du  futur  enlèvent  la 
jeune  fille,  qui  résiste,  mais  finit  par  être  amenée  HMpentia  ou 
lieu  de  réunion  du  viiiag-e.  Elle  en  fait  le  tour,  et  reçoit  alors 
des  félicitations  et  des  cadeaux.  Elle  est  ensuite  enfermée  pen- 
dant huit  jours  dans  la  maison  d'un  chef  de  famille,  et  ce 
n'est  qu'au  neuvième  jour  qu'est  célébré  le  mariage,  par  un 
grand  festin  auquel  tout  le  monde  peut  prendre  part.  La  têle 
de  la  mariée  est  aussitôt  couverte  d'un  voile  blanc,  le  malàne, 


Jeuue  Sérere. 


qu'elle  ne  pourra  quitter  pendant  un  mois,  et  auquel  tout  le 
monde  a  le  droit  d'essuyer  ses  mains.  Huit  jours  après  le 
mariage  commence  une  lessive  générale,  sauf  pour  lemalâne, 
à  laquelle  chacun  peut  apporter  son  linge  sale.  Si  l'union 
n'est  pas  heureuse,  la  femme  se  sauve  chez  ses  parents,  qui 
peuvent  la  rendre  à  l'époux  moyennant  réparation,  ou  la 
vendre  à  un  autre  fiancé.  Les  femmes  stériles  ont  un  singulier 
moyen  de  se  créer  une  famille.  Elles  achètent  une  jeune  fille, 
lui  donnent  un  mari,  et  tous  les  enfants  issus  de  celte  union 
deviendront  leurs  héritiers  légitimes  et  porteront  leur  nom. 
Les  Sérères  sont  braves.  Avant  de  se  décider  à  entrer  en 
campagne,  ils  convoquent  le  conseil  des  «  barbes  blanches  » 


50  LE   SÉNÉGAL 

et  immolent  soit  un  homme,  soit  un  bœuf.  En  outre,  deux 
sorciers,  deux  boroms-tours,  s'enferment  dans  une  case,  le 
demun-fangol,  et  passent  tout  leur  temps  à  fabriquer  et  à 
expédier  des  grisgris  aux  combattants.  Comme  armes  offen- 
sives, ils  ont  des  sabres,  des  lances  et  des  fusils.  Leurs  seu- 
les armes  défensives  sont  les  grisgris.  Ils  sont  assez  habiles 
en  caslramétation,  et  savent  improviser  un  camp  défendu 
par  un  fossé  et  des  palissades  en  bois.  Au  milieu  se  dresse 
une  sorte  de  donjon,  le  ndorjtal,  réservé  au  roi.  On  ne  peut 
les  prendre  que  par  la  famine,  et  il  arrive  souvent  que,  réduits 
au  désespoir,  ils  s'ouvrent  un  chemin  sanglant. 

Comme  les  Sérères,  malgré  leur  penchant  à  l'ivrognerie, 
sont  au  fond  honnêtes  et  laborieux,  il  est  à  croire  que  le  tra- 
vail les  moralisera,  et  qu'à  l'exemple  des  Yolofs,  ils  devien- 
dront bientôt  les  propagateurs  delà  civilisation  française  dans 
l'Afrique  occidentale. 

Les  Soninkés*  ou  Sarakolès  sont  également  susceptibles  de 
progrès.  D'après  la  tradition,  ils  auraient  autrefois  fondé  de 
grands  empires  dans  la  vallée  du  Niger;  mais,  aussi  loin  que 
remontent  les  souvenirs  historiques ,  c'est  en  Sénégambie , 
sur  les  bords  du  Sénégal,  entre  Bafoulabé  et  Bakel,  qu'on  les 
trouve  établis.  Ils  sont  plus  petits  que  les  Yolofs  et  les  Sérères. 
Leur  teint  n'est  plus  noir,  mais  marron  foncé,  tirant  sur  le 
rouge.  Leur  front  est  fuyant,  leurs  pommettes  peu  saillantes, 
leur  nez  épaté;  leurs  lèvres  très  grosses  et  repoussées  en  de- 
hors par  l'inclinaison  des  gencives;  leur  menton  fuyant,  mais 
fourni  d'une  barbe  assez  épaisse  ;  leur  chevelure  laineuse , 
sans  être  crépue.  Les  femmes  portent  leurs  cheveux  tressés 
en  forme  de  casque,  entremêlés  de  verroteries  et  de  grains 
d'ambre,  et  sous  un  voile  flottant  de  gaze. 

Les  Sarakolès  habitent  des  villages  bien  construits  et  amé- 
nagés avec  goût,  très  rarement  entourés  de  palissades.  Au 
centre  s'élève  un  grand  arbre  autour  duquel  a  été  construite 
une  estrade.  C'est  un  véritable  forum  oil  les  indigènes  s'as- 
semblent pour  causer  des  affaires  publiques.  Doux  de  carac- 
tère et  conciliants,  se  bornant  à  une  résistance  passive,  sou- 

1.  Bérenoer-Féraud,  Élude  sur  les  Soniiikàs  {Revue  d'anthropologie,  1878). 


ET   LK   SOUDAN   FRANÇAIS 


51 


vent  plus  cfficaco  que  la  violence,  ils  Ofit  réussi  à  se  main- 
tenir en  pclils  ÉLaLs,  monarchies  ou  arislocralies,  et,  sous 
le  flot  (les  invasions  qui  a  traverse  la  région,  mais  sans  l'a- 
néantir, ils  ont  réussi  à  maintenir  leur  indépendance.  Depuis 
iongtcmps  convertis  à  l'Islam,  ils  sont  demeurés  tolérants.  Ce 
n'est  que  par  accès,  et  sous  l'excitation  d'une  fureur  passa- 
gère, que  la  fièvre  religieuse  leur  met  les  armes  à  la  main. 

Le  trait  dislinctlf  de  leur  caractère  est  une  extrême  curio- 
sité. Ainsi  que  nos  ancêtres  les  Gaulois,  ils  sont  avides  de 
nouveautés.  Le  désir  de  voir  des  pays  inconnus  les  entraine  au 


Femme  soninkée. 


loin.  Aussi  s'engagent-ils  volontiers,  soit  comme  matelots,  — 
et  ils  sont  alors  de  très  bons  piroguiers,  —  soit  comme  guides 
ou  porteurs,  —  et  ils  excellent  à  débroussailler  une  forêt  ou 
à  tracer  des  sentiers  et  des  routes.  Le  commerce  est  leur  oc- 
cupation favorite,  mais  ils  ne  négligent  pas  pourtant  l'agri- 
culture et  écoutent  volontiers  les  conseils  de  nos  négociants. 
On  peut  compter  sur  eux.  Il  est  probable  qu'ils  deviendront 
pour  le  haut  fleuve  ce  que  les  Yolofs  sont  déjà  pour  le  bas 
fleuve,  et  que  d'ici  à  quelques  années,  sous  l'influence  mo- 
ralisatrice de  la  paix,  do  la  civilisaUon  et  du  travail,  ils  con- 
tribueront à  la  grandeur  et  à  la  prospérité  de  la  France  africaine. 


52  LE  SÉNÉGAL 

Les  Mandingucs  ou  Bambaras  sont  moins  avancés.  Ils 
habitent  la  région  occupée  par  les  hauts  affluents  du  fleuve 
et  tout  le  pays  compris  entre  le  Sénégal  et  le  Niger.  Ce  sont 
les  provinces  que  l'on  désigne  sous  le  nom  de  Khasso,  de 
Guidimakha,  Nadioga,  Kaarta,  Bondou,  Bambouck  ,  etc. 
Les  Bambaras'  et  Malinkés  sont  des  noirs  de  haute  taille, 
aux  cheveux  crépus.  Leur  vôLemcnt  est  des  plus  primitifs  : 
il  se  compose  d'un  pantalon  retenu  à  la  ceinture  par  une 
sorte  de  cordelière,  d'un  boubou  assez  court,  laissant  les  bras 
nus,  et  d'un  bonnet  relevé  par  des  pointes  vers  le  sommet  de 
la  tête.  Les  femmes  ne  sont  le  plus  souvent  vêtues  que  d'un 
pagne,  qu'elles  enroulent  autour  des  reins.  Des  fusils  à  silex, 
à  un  seul  canon,  de  provenance  anglaise,  des  sabres  dont  les 
lames  sont  protégées  par  des  fourreaux  de  cuir  fabriqués  par 
les  cordonniers  du  pays,  quelques  lances  et  un  petit  nombre 
d'arcs,  telles  sont  leurs  armes.  Leur  principale  occupation 
est  l'agriculture  ;  mais,  comme  ils  sont  très  paresseux,  ils 
n'emploient  que  des  procédés  tout  à  fait  rudimenlaires.  On 
rencontre  dans  les  villages  de  la  région  des  forgerons  qui 
fabriquent  les  armes  et  les  instruments  d'agriculture,  des 
cordonniers  qui  confectionnent  d'assez  jolis  objets  en  cuir, 
des  tisserands  et  des  vanniers;  mais  toutes  ces  industries  sont 
locales  et  n'ont  aucune  importance  commerciale.  Bambaras 
et  Malinkés  ont  pourtant  l'instinct  commercial  très  développé  : 
ce  sera  sans  doute  pour  eux,  tôt  ou  tard,  l'occasion  de  mettre 
en  œuvre  leurs  ressources  agricoles  et  métallurgiques,  pour  se 
procurer  en  échange  les  objets  de  traite  que  leur  apporteront 
nos  négociants. 

Entre  les  Yolofs  et  les  Sérères  sur  le  bas  Sénégal  et  le  long 
de  l'Atlantique,  et  les  Sarakolès,  Mandingues  et  Bambaras 
sur  le  haut  fleuve,  est  jetée  une  population  fort  curieuse, 
qui  ne  possède  pas  à  vrai  dire  de  domaine  propre,  mais  s'est 
en  quelque  sorte  infiltrée  parmi  les  noirs,  et  a  usurpé  à  leurs 
dépens  d'importants  domaines.  Ce  sont  les  Peuls  ou  Foulahs, 
que  l'on  désigne  encore,  d'après  divers  auteurs,  sous  les  noms 
de  Fiillos,  Foulis,  Fellans,  Fellatahs,  Pouls  ou  Feules.  Il  y  a 

1    Gali.iem,  Mission  dans  le  liaul  Nijcr  cl  à  iii':gou. 


ET   LE   SOUDAN   FRANÇAIS  53 

moins  d'un  siècle,  les  Peuls  n'avaient  pas  d'histoire;  on  cons- 
tatait seulement  leur  présence  en  Sénôgambie.  C'est  en  1533 
que  Barros  parlait  pour  la  première  fois  du  rcy  doi  Fullos. 
Ils  ont  joué  tout  à  coup  un  rôle  prépondérant,  et  de  nomades 
à  peu  près  ignorés  sont  devenus  dominateurs.  De  l'anarchie 
ils  ont  subitement  passé  à  l'organisation  politique.  De  pareils 
changements  ont  toujours  leur  raison  d'être.  C'est  l'ardeur 
religieuse,  c'est  la  fièvre  de  propagande  qui  les  a  emportés 
vers  ces  g^lorieuscs  destinées.  De  même  que  les  Arabes,  ils 
se  sont  faits  les  apôtres  d'une  religion  à  laquelle  ils  se  sont 
dévoués,  et  paraissent  devoir  jouer  dans  le  continent  noir 
le  môme  rôle  que  jadis  les  premiers  disciples  de  Mahomet 
dans  les  bassins  de  la  Méditerranée  et  de  la  mer  Rouge. 

Quelle  est  l'orig'ine  des  Peuls'?  Ils  ne  sont  pas  autochtones, 
car  on  les  trouve  disséminés  sur  d'immenses  espaces,  depuis 
le  Darfour  jusqu'aux  rivières  du  Bas-dc-Côte,  c'est-à-dire  dans 
une  zone  de  quatre  mille  cinq  cents  kilomètres  de  longueur,  sur 
une  largeur  de  mille  kilomètres.  Sauf  en  Sénégambie  et  dans 
le  Fouta-Djallon,  ils  sont  partout  clairsemés.  Souvent  même 
ils  sont  comme  noyés  au  milieu  des  tribus  nègres;  mais  ils 
conservent  toujours  l'originalité  du  type  et  la  pureté  de  la 
race.  Aussi  bien  ils  se  vantent  de  ne  pas  appartenir  à  la  race 
noire.  Ils  se  prétendent  même  parents  des  blancs.  Leurs 
savants  se  croient  d'origine  himyaritc  ou  arabe,  et  leurs  mara- 
bouts nomment  comme  leur  ancêtre  un  certain  Feolah  ben 
Ilimicr,  c'est-à-dire  le  Fils  du  Rouge. 

La  couleur  rouge  est  en  effet  comme  la  caractéristique  du 
type  peul;  mais  c'est  un  rouge  d'une  espèce  particulière, 
qu'il  est  très  difficile  de  définir,  caries  auteurs  varient  singu- 
lièrement dans  leurs  appréciations.  D'après  Golbcrry,  les 
Peuls  seraient  d'un  noir  tirant  sur  le  rouge;  d'après  Mungo- 
Park,  d'un  noir  peu  foncé,  plutôt  basané  que  noir.  Mollien  les  a 
trouvés  presque  blancs  ;  Gray  et  Dochard,  cuivre  clair.  Caillié 
leur  attribue  un  teint  marron  un  peu  clair  ;  Raffenel,  brun 


i.  Gustave  d'Eichtal,  lUsloire  et  origine  des'Foulahs  ou  Fellans  {Mémoires  de 
la  Société  ethnologique).  —  Barth,  Rcisen  iind  Entdcckiingcn  in  nord  und  cen- 
tral A  frica,  1837;  — Sammlunçj  und  Dearbeitung  central  Afrikanischer  Vocaôu- 
larien,  1SG2.  —  De  Crozals,  Peullis  et  Foulahs  {Revue  de  géographie,  1882). 


51  LE   SÉNÉGAL 

teinté  de  rouge;  Boilat,  bronzé  rouge;  Dcnliam,  bronze  foncé; 
Barlh,  cbocolat  au  lait,  et  Uohlf,  basané.  Quelles  que  soient 
ces  diversités,  le  fait  indiscutable  c'est  qu'ils  ne  sont  pas  noirs. 
Sans  doute  quelques-uns  d'entre  eux  se  sont  rapprochés,  par 
des  croisements,  de  la  race  noire,  mais  la  grande  masse  de  la 
nation  a  conservé  le  teint  rouge  foncé.  Comme  forme  de 
visage,  les  Pculs  ressemblent  aux  Berbères.  Ils  ont  la  figure 
ovale,  encadrée  de  cbeveux  lisses  ou  bouclés,  le  nez  droit 
et  les  lèvres  fines.  Leurs  femmes  sont  véritablement  belles. 
Elles  ont  la  douceur  du  regard,  la  grâce  des  mouvements,  la 
noblesse  du  maintien,  un  goût  exquis  dans  le  costume  et 
les  ornements. 

A  cette  beauté  extérieure  les  Peuls  joignent  une  intelli- 
gence très  développée.  Ils  ont  de  la  noblesse  dans  les  idées, 
et  môme  de  l'élévation  dans  le  langage.  Certains  de  leurs 
contes  populaires*  renferment  des  sentiments  trop  délicats 
pour  être  compris  par  les  autres  peuples  de  la  Sénégambic. 
Ils  furent  d'abord  pasteurs,  et  c'est  en  suivant  leurs  troupeaux 
de  bœufs  zébus  qu'ils  se  répandirent  dans  l'Afrique  occidentale. 
Ils  commencent  aujourd'hui  à  se  fixer  et  deviennent  de  bons 
agriculteurs.  Ce  sont  également  d'habiles  ouvriers.  Ils  savent 
purifier,  fondre  et  forger  la  roche  ferrugineuse  qu'ils  rencon- 
trent en  abondance.  Leurs  maçons  construisent  des  cases 
solides  et  commodes,  leurs  tisserands  et  leurs  corroyeurs 
déploient  dans  leur  industrie  un  véritable  talent. 

La  religion  primitive  des  Peuls  paraît  avoir  été  la  boolâ- 
trie.  Dans  leur  culte  actuel  se  sont  maintenues  des  pratiques 
qui  rappellent  l'ancien  culte.  Ainsi  les  élablcs  à  bœufs  sont 
l'objet  de  soins  minutieux;  et,  quand  ils  veulent  faire  hon- 
neur à  un  étranger,  ils  le  reçoivent  dans  leurs  parcs  à  bes- 
tiaux. Depuis  qu'ils  ont  adopté  le  mahométismc,  il  sont  deve- 
nus zélés  propagateurs  de  la  doctrine  :  ainsi,  ils  n'aiment 
pas  l'eau-de-vie,  et  montrent  une  grande  exactitude  pour  les 
prières  réglementaires.  Néanmoins  ils  paraissent  tenir  à  l'es- 
prit plutôt  qu'à  la  lettre  de  Coran,  car  leurs  marabouts  ne  se 
font  aucun  scrupule  de  corriger  les  passages  du  livre  sacré 

{.  Béuenoer-Fékaud,  Recueil  de  contes  populaires  de  la  St'nc'gambie. 


ET   LE   SOUDAN   FRANÇAIS  î53 

qu'ils  ne  comprennent  pas.  Bien  que  la  polygamie  soit  auto- 
risée, elle  n'est  pas  on  honneur,  car  les  femmes  exercent  un 
grand  empire  et  n'aiment  pas  le  partage  des  afTeclions.  L'es- 
clavage n'est  pas  non  plus  en  honneur.  Il  existe  sans  doute 
des  captifs  de  case  ou  des  champs,  mais  ils  sont  assez  douce- 
ment menés,  et,  même  à  l'époque  de  la  traite,  les  Peuls 
n'en  ont  jamais  fait  le  trafic. 

Le  gouvernement  est  une  espèce  de  république  théocra- 
tique,  dont  le  chef,  ou  almamy,  n'exerce  le  pouvoir  qu'après 
avoir  pris  l'avis  des  anciens  et  des  notables.  Dans  chaque  vil- 
lage est  un  chef  nommé  par  les  habitants.  En  réalité,  ce  sont 
les  familles  nobles  qui  gouvernent.  Le  chef  suprême,  celui 
que  les  Portugais  nommaient  autrefois  le  grâo  fiilo,  le  sira- 
tique  ou  cheiralic  des  Français,  résidait  dans  le  district  des 
Falahos,  dont  Bakel  est  aujourd'hui  le  chef-lieu. 

Les  Peuls  du  Fouta,  c'est-à-dire  des  quatre  provinces  rive- 
raines du  Sénégal  entre  la  bouche  de  la  Falémé  et  le  lac 
Paniéfoul,  le  Damga,  le  Foula,  le  Toro  et  le  Diman,  sont  dé- 
signés sous  le  nom  de  ïoucouleurs.  On  a  prétendu  que  ce 
mot  était  d'origine  anglaise,  two  colours,  «  les  deux  couleurs  », 
parce  que  les  indigènes  de  ces  quatre  provinces  seraient  des 
métis  de  Maures  ou  de  Nègres  avec  les  Pouls  ;  mais  rien  ne 
justifie  cette  bizarre  étymologie.  Dès  le  seizième  siècle,  les  Por- 
tugais les  désignaient  sous  le  nom  de  Tacurores,  et  il  est  pro- 
bable que  ce  mot  rappelle  l'antique  appellation  de  la  contrée 
Toukoural,  déjà  signalée  par  Gadamosto.  Les  Toucouleurs 
peuvent  être  considérés  comme  les  représentants  de  la  race 
peule.  Intelligents  et  ambitieux,  très  redoutés  de  leurs  voi- 
sins, fanatiques  et  môme  enthousiastes,  ils  auraient  pu,  s'ils 
s'étaient  entendus  avec  leurs  voisins  de  la  rive  droite  du  Sé- 
négal, avec  les  Maures,  arrêter  la  navigation  du  fleuve.  Aussi 
bien,  ils  se  sont  longtemps  opposés  à  nos  progrès.  Naguère 
on  ne  pénétrait  sur  leur  territoire  que  comme  on  pays  ennemi. 
Bien  des  expéditions  ont  été  nécessaires  pour  mater  leur  tur- 
bulence. C'est  en  1885  seulement  que  la  ligne  télégraphique 
a  pu  fonctionner  sur  leur  territoire.  Même  à  l'heure  actuelle, 
les  agitateurs  ou  les  bandits  recrutent  chez  eux  leurs  plus 
dangereux  et  leurs  plus  nombreux  auxiliaires;  mais  ils  n'en 


56  LE   SÉNÉGAL 

sont  pas  moins  très  utiles,  pour  leur  esprit  d'initiative  et  leur 
amour  du  travail.  Ils  émigrent  facilement  et  vont  jusque  sur 
la  rive  de  la  Gambie  planter  des  arachides.  Aussi  renonceront- 
ils  probablement  à  leurs  préventions  religieuses  ou  nationales, 
le  jour  où  ils  comprendront  le  rôle  civilisateur  de  la  France. 

Les  Toucouleurs  du  Toro  sont  répartis  en  six  castes  :  les 
diavaiidous  ou.  nobles,  les  t07'odos,  iugcs  et  savants,  les  bailos, 
artisans  du  fer,  les  tiapatos  ou  guerriers,  les  koliabes  ou 
chasseurs,  les  tioubaloiis  ou  pêcheurs.  En  dehors  de  toute  clas- 
sification, on  rencontre  les  laohès,  que  nous  avons  déjà  signa- 
lés chez  les  Sérères.  Ces  laobès  vivent  à  l'aventure,  sans  lien 
politique,  sans  organisation  sociale.  Négociants  sans  scrupule 
et  colporteurs  infatigables,  ils  élèvent  des  huttes  de  branchages 
à  la  lisière  des  bois,  et  se  déplacent  sans  motif.  Ils  ne  se  ma- 
rient qu'entre  eux,  et  ne  pratiquent  aucune  religion.  Ce  sont 
les  bohémiens  de  l'Afrique. 

Les  Peuls  ont  une  langue'  à  eux,  très  variée  comme  dialec- 
tes, mais  possédant  une  grammaire  et  un  vocabulaire  identi- 
ques. On  trouve  dans  celte  langue  deux  genres,  l'humain  et 
le  non  humain.  Les  adjectifs  s'accordent  par  une  sorte  de 
rime  avec  les  substantifs,  et  les  mois  se  modifient  euphoni- 
quement  les  uns  les  autres.  La  langue  peule  ressemble  par 
quelques  traits  aux  idiomes  nègres,  et  aux  langues  sémi- 
tiques par  l'emploi  des  suffixes.  C'est  un  instrument  com- 
mode, car  elle  est  parlée  ou  du  moins  comprise  sur  une  im- 
mense étendue  de  territoire,  presque  d'un  océan  à  l'autre. 

Telle  est,  dans  ses  traits  essentiels,  cette  race  peule,  sux 
laquelle  doit  se  porter  plus  spécialement  l'attention  de  la 
France,  car  elle  la  rencontre  échelonnée  partout  sur  sa  route  ; 
et,  comme  les  affinités  sont  plus  grandes  entre  les  Peuls  et 
les  Européens  qu'avec  les  Nègres,  c'est  avec  eux  que  se  fera 
quelque  jour  l'assimilation,  si  toutefois  elle  est  possible. 

Si  dirréronlcs  que  soient  à  maints  égards  les  tribus  sénéga- 
laises, qu'il  s'agisse  de  Yolofs  ou  de  Soninkés,  de  Peuls  ou  de 
Sérères  et  de  Mandingues,  elles  so  ressemblent  par  le  déve- 
loppement historique  et  par  l'organisation  sociale.  Ainsi  que 

i.  GftNÉn.u.  FAiDiiEnniî,  Grammaire  et  vocabulaire  de  la  langue  peul ;  187,j  et 
1882. 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS  57 

l'a  remarqué  avec  ingéniosité  un  des  maîtres  de  la  science 
contemporaine,  Elisée  Reclus  ',  elles  sont  dans  une  période 
qui  rappelle  le  moyen  ûgc  européen.  «  La  division  du  sol  en 
de  nombreux  Etats  aux  limites  incessamment  changeantes, 
l'état  normal  de  guerre  qui  règne  entre  les  tribus  et  qu'inter- 
rompent parfois  des  trêves  religieuses,  les  brusques  péripéties 
de  la  fortune  entre  le  brigandage  et  la  royauté,  les  migrations 
en  masse,  les  transformations  soudaines  de  pays  cultivés  en 
déserts,  la  constitution  de  la  société  en  castes  ennemies  ou  du 
moins  en  corporations  fermées,  la  cohabitation  dans  chaque 
village  d'hommes  libres  et  d'esclaves,  diversement  traités  sui- 
vant leur  origine  et  leur  genre  de  travail,  les  mœurs  des  cours 
où  les  affranchis  disposent  de  la  fortune  et  de  la  vie  des  sujets, 
oii  les  fous  décident  parfois  de  la  paix  et  de  la  guerre  par  une 
plaisanterie,  les  banquets  que  les  griots  viennent  égayer  de 
leurs  chants  obscènes,  les  cérémonies  terribles  où  les  sorciers 
tendent  aux  victimes  la  coupe  du  poison,  tout  cela  n'est-ce 
pas  l'image  de  la  société  d'Europe  il  y  a  mille  années?  » 

Plus  encore  peut-être  que  les  Nègres,  les  Maures^  du  Séné- 
gal rappellent,  par  leurs  mœurs  et  leur  organisation,  cette 
période  troublée  de  notre  histoire.  Ils  sont  aujourd'hui  campés 
sur  la  rive  droite  du  Sénégal,  qu'ils  bordent  depuis  son  embou- 
chure jusqu'aux  environs  de  Bakel.  Ces  Maures  sont  formés 
par  un  mélange  de  tribus  arabes  et  berbères  qui,  poussées 
en  avant  par  les  grandes  migrations  du  septième  et  du 
onzième  siècle,  franchirent  la  barrière,  réputée  à  tort  infran- 
chissable, du  Sahara,  et  envahirent  les  vastes  solitudes  qui 
se  prolongent  jusqu'au  Sénégal.  Comme  ils  sont  fortement 
métissés  de  nègres,  on  peut  suivre  chez  eux  toute  la  série  des 
types,  depuis  l'Européen  au  front  large  et  au  nez  droit  jus- 
qu'au Nègre  à  cheveux  crépus,  à  nez  épaté  et  à  lèvres  lip- 
pues. Ces  différences  tiennent  surtout  à  celles  des  conditions 
et  des  castes.  Les  blancs  se  retrouvent  surtout  dans  les  rangs 
supérieurs  de  la  société,  les  hassan  ou  gens  de  cheval  et  les 

1.  Elisée  Reclcs,  Afrique  occidentale,  p.  229. 

1.  Faidiierbe,  Considi'ralions  sur  les  populations  de  V Afrique  septentrionale 
{Annales  des  voyages,  18o9);  —  les  Bcrbers  et  les  Arabes  des  bords  du  Séné- 
gal (Société  de  géographie  de  Paris);  1S54.  —  E.  Fallût,  Noie  sur  les  Maures 
du  Sénégal  (Société  de  géographie  de  Marseille);  1888. 

8 


58       LE  SÉNÉGAL  ET  LE  SOUDAN  THANÇAIS 

marabouts,  vivant  les  uns  elles  autres  aux  dépens  dos  vain- 
cus, qu'il  nomnnent  d'un  nom  caractérisliquo,  les  lahmés,  ou 
«  viandes  ».  Il  sont  remarquables  par  leur  tôle  bien  développée, 
leur  front  bombé,  leurs  yeux  à  fleur  de  tête,  leur  nez  aquilin, 
leur  bouche  large,  leurs  lèvres  minces,  leurs  dents  fortes  et 
acérées,  leur  menton  prononcé  et  leur  cou  dégagé.  Ils  por- 
tent fièrement  la  tête  et  marchent  en  général  le  crâne  nu. 
Les  femmes  ont  une  grande  délicatesse  de  formes  et  les  atta- 
ches fines  et  gracieuses  ;  le  modelé  des  pieds  et  des  mains  ne 
laisse  rien  à  désirer.  Par  malheur,  ces  grâces  naturelles  dis- 
paraissent sous  les  couches  d'un  embonpoint  aussi  précoce 
qu'anormal.  En  outre,  dans  certaines  tribus,  on  considère 
comme  une  beauté  la  lèvre  supérieure  rejetée  en  avant  par 
les  incisives,  en  sorte  que,  lors  de  la  seconde  dentition,  les 
fillettes  prennent  l'habitude  de  donner  à  leur  mâchoire  supé- 
rieure la  direction  voulue  par  une  continuelle  action  des  doigts 
et  de  la  langue.  Le  costume  est  le  même  que  celui  des  noirs. 
Seulement,  comme  ils  no  lavent  jamais  leurs  vêtements  et  ne 
connaissent  pas  l'usage  dos  bains,  ils  exhalent  des  senteurs 
peu  aromatiques.  En  marche  ou  en  guerre,  ils  relèvent  leurs 
boubous,  et  vont  jambes  et  pieds  nus.  Quant  aux  lahmés  ou 
tributaires,  ils  se  rapprochent  du  type  nègre. 

Les  Maures,  plus  rusés  et  plus  intelligents  que  les  Noirs, 
poussent  à  l'extrême  leurs  défauts  et  regardent  cependant 
ces  derniers  comme  leur  étant  de  beaucoup  inférieurs.  No- 
mades et  pasteurs,  ils  vivent  sous  la  tente,  et  se  déplacent 
avec  facilité.  Leur  nourriture  diffère  peu  de  colle  des  Noirs, 
sauf  qu'ils  consomment  plus  de  lait  et  plus  de  viande.  Ils  sup- 
portent aisément  la  faim  et  la  soif.  Ils  ont  quelques  petites 
industries,  dont  ils  vendent  les  produits  aux  Européens.  Leurs 
mœurs  sont  efféminées  et  dépravées.  Les  maladies  véné- 
riennes sont  répandues  parmi  eux.  Ainsi  que  les  Noirs,  ils 
ignorent  la  médecine,  et  n'usent  que  des  remodes  et  des  in- 
cantations de  leurs  marabouts. 

C'est  la  nature  qui  a  nettement  établi  les  divisions  ethno- 
graphiques parmi  les  Maures.  On  les  distingue,  en  effet,  en 
Maures  septentrionaux,  qui  ne  quittent  jamais  les  plateaux 
limilropriL'S  ^lu  Sahara,  et  en  Maures  du  Sud  ou  Guéblas,  qui 


LE   SÉiNÉGAL   ET   LE    SOUDAN    FRANÇAIS  61 

vont  et  viennent  cnlrc  les  escales  du  fleuve  et  les  campe- 
ments fie  rinlcrienr.  Parmi  les  premiers  on  distinguo  les 
Oulad-cI-IIadj,  qui  étaient  jadis  en  relations  fréquentes  avec 
les  traitants  français;  les  Oulad-Embarek  et  les  Sidi-Mahmoud, 
éloignés  du  Sénégal  par  la  jalousie  commerciale  de  leurs 
frères  d'origine,  les  Maures  DoLiaiclis.  Ces  Maures  sont  de  très 
habiles  chasseurs  d'autruches.  Ils  les  attrapent  à  la  course  et 
les  assomment  avec  des  balles  do  plomb  suspendues  à  des 
courroies,  évitant  ainsi  de  gâter  leur  plumage  par  une  goutte 
de  sang. 

Quant  aux  Gucblas  ou  Maures  du  Sud,  ils  se  subdivisent  en 
trois  grandes  tribus,  réparties  en  une  multitude  de  fractions 
commandées  par  des  cheicks.  Ces  clicicks  obéissent  à  un 
cheick  suprême,  que  les  Européens  qualifient  un  peu  légère- 
ment de  roi.  La  plus  importante  de  ces  tribus  maures  est  celle 
des  Trarzas,  qui  occupe  le  bas  du  fleuve  au  voisinage  immé- 
diat de  Saint-Louis.  Les  Trarzas  s'appellent  encore  Abence- 
rarzas,  et  quelques  ctymologistes  prétendent  reconnaître  en 
eux  les  Abenccrages  de  chevaleresque  mémoire.  La  seconde 
tribu  est  celle  des  Braknas,  dans  la  région  moyenne  du  fleuve, 
et  la  troisième  celle  des  Douaichs,  dans  la  région  supérieure. 
Chez  ces  derniers  se  rencontrent  les  débris  de  la  tribu  Sénaga* , 
qui  a  donné  son  nom  au  fleuve. 

Entre  Maures  et  Nègres,  bien  que  séparés  par  le  Sénégal, 
la  haine  est  profonde  et  l'hoslilité  pour  ainsi  dire  perpétuelle. 
Les  Nègres  avaient  pour  eux  le  droit  du  premier  occupant  et 
la  supériorité  du  nombre;  aussi  ont-ils  longtemps  relégué  les 
Maures  dans  le  désert.  Ils  no  les  supportaient  qu'en  leur  im- 
posant de  lourds  tributs;  mais  la  race  sémitique  est  entrepre- 
nante, et  surtout  persévérante.  Elle  attend  tout  du  temps  et 
de  l'occasion.  Fidèles  à  cet  esprit  d'expansion  qui  jadis  con- 
duisit leurs  ancêtres  depuis  la  Mecque  jusqu'à  Tours  et  jus- 
qu'en Chine,  les  Maures  ont  fini  par  s'avancer  de  proche  en 
proche  et  par  franchir  le  Sénégal.  Dès  lors,  enhardis  par  le 
succès,  ils  commencèrent  contre  les  Nègres  une  véritable 
guerre  d'extermination.  Avant  1854,  toutes  les  foires  se  termi- 

1.  Faidherde,  le  Zénaga  des  tribus  sénégalaises  ;  1877, 


€2  LE  SÉNÉGAL 

naientpar  des  razzias  que  les  Maures  allaient  faire  sur  la  rive 
des  Noirs.  Impitoyables  et  cruels,  n'épargnant  après  la  vicloire 
que  les  femmes  et  les  enfants,  maltraitant  les  captifs,  en 
vertu  du  principe  qu'il  faut  fouler  le  peuple  et  l'appauvrir 
afin  qu'il  soit  soumis  et  respectueux,  ils  ont  soulevé  contre 
eux  des  haines  farouches.  «  Une  tente  n'abrite  rien  d'hon- 
nête, disent  volontiers  les  Nègres,  si  ce  n'est  le  cheval  qui 
la  porte.  »  —  «  Si  tu  rencontres  sur  ton  chemin  un  Maure 
€t  une  vipère,  ajoutent-ils  plus  volontiers  encore,  tue  le 
Maure.  » 

Nous  avons  eu  longtemps,  nous  autres  Français,  le  grave 
tort  de  permettre  et  presque  d'encourager  les  invasions  et 
les  razzias  des  Maures  au  delà  du  Sénégal.  Cette  impolitique 
faiblesse  nous  aliéna  les  Nègres,  qui  nous  détestaient,  sans 
nous  attacher  les  Maures,  qui  nous  méprisaient.  Nous  avons 
fini  par  mieux  comprendre  nos  intérêts.  Le  Sénégal  est  rede- 
venu la  limite  des  deux  races,  et  les  Maures,  refoulés  et  con- 
tenus par  nos  soldats,  respectent  aujourd'hui  les  Nègres,  qui, 
de  leur  côté,  nous  savent  gré  de  notre  intervention. 

Quelle  est  donc  au  Sénégal  la  situation  des  Européens  vis- 
à-vis  des  Nègres  et  des  Maures?  Les  premiers  d'entre  eux 
qui  abordèrent  au  Sénégal  ne  cherchèrent  d'abord  qu'à  y 
fonder  des  comptoirs  d'échange.  Si,  par  hasard,  l'un  d'entre 
eux  s'enfonçait  dans  l'intérieur  du  pays  et  y  résidait  quel- 
ques années,  ce  colon  improvisé  ne  songeait  qu'à  revenir  au 
plus  tôt  au  pays  natal.  En  1817,  sous  la  Restauration,  on  es- 
saya de  créer  une  colonie  agricole  dans  le  Oualo,  mais  celte 
tentative  avorta  misérablement.  Aucun  autre  essai  n'a  réussi. 
Sans  doute,  les  Européens  ne  manquent  pas  au  Sénégal;  mais 
<iomme  aucun  d'eux  n'ignore  qu'il  ne  pourra  s'y  acclimater, 
ils  partent  tous  avec  l'arriôre-pensée  d'un  prompt  retour. 
Ce  sont  des  soldats  et  des  fonctionnaires,  ce  sont  des  négociants 
qui  constituent  la  population  blanche  au  Sénégal.  On  n'y 
rencontre  ni  cultivateurs,  ni  propriétaires,  ni  même  indus- 
triels. Le  Sénégal  ne  sera  donc  jamais  une  colonie  de  peuple- 
ment, comme  l'Algérie  ou  la  Réunion  ;  mais  les  Européens 
à  résidence  temporaire  n'y  manquent  pas  non  plus.  Leur 
nombre  augmentera  même,  car  de  jour  en  jour  on  apprécie 


ET    Llî   SOUDAN    FRANÇAIS  63 

et  on  connaît  mieux  les  ressources  de  la  colonie.  Il  est  donc 
nécessaire  d'indiquer  dès  à  présent  les  principaux  points 
occupés  par  nos  compatriotes,  et  qui  sont  appelés  à  devenir 
d'importantes  cités  dans  un  avenir  plus  ou  moins  éloigné. 

Saint-Louis  est  la  capitale  officielle  du  Sénégal,  et  la  plus 
ancienne  ville  fondée  par  les  Français  dans  ces  parages.  Elle 
est  bâtie  sur  une  île  formée  par  les  alluvions  du  fleuve.  Rien 
d'étonnant  si  nos  compatriotes  s'établirent  dans  une  île  de 
préférence  au  continent.  C'est  une  vieille  habitude  commer- 
ciale. Les  Phéniciens,  par  exemple,  ne  s'aventuraient  jamais 
dans  une  contrée  nouvelle  sans  s'installer  au  préalable  dans 
une  île  voisine  de  la  côte,  car  une  île  est  de  facile  défense. 
Les  Européens  se  conformèrent  à  cet  usage,  sans  se  douter 
qu'ils  continuaient  une  tradition  antique.  Depuis  16G7,  épo- 
que de  sa  fondation,  Saint-Louis  est  restée  comme  la  clef  de 
voûte  de  nos  établissements  à  la  côte  occidentale  d'Afrique. 
L'ancien  fort,  qui  est  situé  dans  l'île  du  même  nom,  et  qui 
est  aujourd'hui  converti  en  casernes  et  en  magasins,  servit 
de  noyau  à  la  ville.  Bien  que  l'édilité  ait  fait  depuis  quelques 
années  de  grands  progrès  à  Saint-Louis,  que  l'île  ait  été  bor- 
dée de  quais  en  briques,  et  que  le  niveau  des  rues  ait  été  re- 
levé afin  de  les  exhausser  au-dessus  des  crues  du  fleuve,  il 
reste  beaucoup  à  faire  pour  que  la  ville  ressemble  à  une  ca- 
pitale. On  a  construit  le  long  des  quais  de  vastes  docks.  Les 
navires  de  commerce  mouillés  en  face  de  ces  docks  ont  ainsi 
toute  facilité  pour  exécuter  leur  chargement  et  déchargement. 
A  l'est,  un  pont  de  bateaux  de  six  cent  cinquante  mètres  tra- 
verse le  grand  bras  du  Sénégal  et  réunit  Saint-Louis  aux  deux 
faubourgs  do  Sor  et  de  Bouëtvillc.  Dans  ce  dernier  se  trouve 
la  gare  du  chemin  de  fer  de  Dakar.  A  l'ouest  et  au  nord-ouest, 
trois  ponts  d'une  centaine  de  mètres  joignent  Saint-Louis  aux 
quartiers  nègres,  parfois  envahis  par  les  eaux  de  marée,  do 
Gnet'Ndaz,  de  N'dartout  et  de  Gokhom-Laye.  Çà  et  là  sont 
dispersées  des  cases  de  nègres  ou  quelques  villas  de  négo- 
ciants. Saint-Louis  a  beaucoup  grandi  dans  ces  dernières 
années.  Elle  compte  aujourd'hui  près  de  vingt  mille  âmes  ; 
mais  ce  n'est  pas  une  ville  salubre.  Une  des  principales 
causes  d'insalubrité  doit  être  attribuée  aux  citernes,  oii  s'en- 


6i  LE   SÉNÉGAL 

lassent  des  herbes  visqueuses.  Quand  on  cure  les  citernes,  les 
miasmes  paludéens  se  répandent  au  loin.  En  outre,  toutes  les 
impuretés  de  la  ville  sont  jetées  dans  le  fleuve,  qui  les  porte 
à  la  mer  ;  mais  le  flux  les  ramené,  et  c'est  ainsi  que  se  forment 
des  amas  monstrueux  d'immondices.  Un  puits  artésien  qu'on 
a  creusé  n'a  donné  que  de  l'eau  saumâtrc.  Un  aqueduc  a  été 
construit  ;  il  amène  au  réservoir  de  Sor  deux  mille  mètres  cubes 
d'eau  puisés  dans  le  marigot  de  Kassak.  Il  a  fallu,  par  un 
puissant  barrage,  empêcher  l'eau  saumâtrc  de  refluer  dans  le 
mari2;ot  lors  de  la  saison  sèche. 

En  remontant  le  fleuve,  les  principaux  points  occupés  par 
nos  troupes  et  dans  lesquels  a  commencé  la  colonisation 
sont  Richard-Toll,  établissement  fondé  pour  servir  de  jardin 
d'acclimatation,  mais  dont  on  détruisit  en  1840  les  plantations, 
sous  prétexte  qu'elles  pouvaient  servir  de  retraite  à  l'ennemi. 
Ce  n'est  plus  aujourd'hui  qu'un  village  de  nègres  pêcheurs, 
à  la  bouche  du  marigot  de  Taouey,  émissaire  du  Paniéfoul. 
Dagana  vient  ensuite.  Ce  poste,  fondé  en  1821,  commande  le 
Oualo  et  le  Fouta.  Il  est  fréquenté  par  les  Maures  Trarzas. 
Les  Maures  Braknas  se  rendent  de  préférence  à  Podor.  Une 
petite  ville  s'est  fondée  non  loin  de  ce  point  stratégique,  qui 
commande  l'île  à  Morfil.  Les  promenades  et  les  maisons  à 
terrasse  de  Podor  démontrent  que  la  civilisation  pénètre  peu 
à  peu  dans  le  fleuve.  Un  pont  a  même  élô  jeté  pour  faciliter 
l'entrée  de  la  ville  aux  caravanes  maures. 

Après  Podor,  nos  établissements  sont  bien  clairsemés.  Ce 
ne  sont  pas  les  deux  garnisons  de  Saldé  et  de  Malam  qui  suf- 
firaient à  maintenir  notre  prestige  dans  la  région.  Le  poste 
de  Bakel  est  plus  important.  Bakel  commande  le  haut  fleuve, 
cette  région  qu'on  nommait  autrefois  le  Galam.  Le  fort,  bâti 
en  1820,  a  été  complété  par  trois  grosses  tours  sur  les  collines 
voisines.  Au  pied  des  remparts  ont  été  construites  quelques 
maisons  européennes.  Les  Ouolofs,  les  Soninkés,  les  Kas- 
sonkés  et  les  Maures  Douaichs  vivent  dans  des  quartiers  difl"é- 
rcnts.  Comme  Bakel  est  au  point  de  contact  entre  plusieurs 
races,  il  a  pris,  surtout  dans  ces  derniers  temps,  une  grande 
importance  stratégique.  Il  a  seulement  fallu,  à  diverses  re- 
prises, plus  particulièrement  en  1859  et  en  1886,  dégager  la 


KT   LE   SOUDAN    FRANÇAIS  65 

garnison  française,  en  prenant  d'assaut,  dans  le  voisinage,  la 
forte  place  indigène  de  Gucmou. 

Mentionnons  encore  dans  le  haut  pays  Médino,  illustrée  par 
son  héroïque  défense;  Kayes,  d'oii  part  le  chemin  do  fer  du 
Soudan.  Sabouciré,  Konniakari,  Diala,  Nioro,  Djala,  Sénou- 
débou  sur  la  Falémé,  et  Kenieba  dans  le  Bambouck.  Telle  de 
ces  villes  deviendra  sans  doute  une  importante  cité,  car  elle  se 
trouve  dans  une  région  fertile  et  populeuse,  que  l'industrie 
métallurgique  et  les  travaux  agricoles  enrichiront  bien  vite. 

A  partir  de  Bafoulabé,  et  dans  la  direction  de  Kita,  Kon- 
dou,  Niagassola,  Dabo,  Bamakou,  etc.,  commence  le  Soudan 
français.  Bien  que  ces  villes,  récemment  annexées,  dépendent 
administrativement  du  Sénégal,  nous  nous  réservons  de  les 
étudier  plus  loin,  quand  nous  exposerons  l'histoire  de  nos 
dernières  acquisitions. 

En  revenant  sur  la  côte,  et  en  descendant  le  rivage  du  nord 
au  sud,  nous  trouvons,  dans  la  province  de  Cayor,  de  gros 
villages  échelonnés  le  long  de  la  voie  ferrée  de  Saint-Louis 
à  Dakar  :  Mpal,  entouré  de  champs  d'arachides,  et  d'oii  par- 
tira sans  doute  quelque  jour  le  chemin  de  fer  qui  reliera  la 
côte  au  Fouta  et  au  haut  Sénégal  ;  Longa  ;  N'daud,  l'ancienne 
capitale  de  la  contrée  ;  Thiès,  qui  appartenait  autrefois  au  roi 
de  Baol  :  c'est  probablement  de  Thiès  que  partira  la  voie 
ferrée  qui  desservira  la  vallée  du  Saloum.  On  admire  dans 
cette  ville  un  baobab  ayant  à  sa  base  trente-cinq  mètres  de 
tour.  Non  loin  du  cap  Vert,  et  dans  une  rade  qu'elle  protège 
contre  les  vents  du  nord  et  de  l'est,  se  trouve  une  île  célèbre 
dans  l'histoire  militaire  de  la  France,  Gorée*.  Occupée  d'abord 
par  les  Hollandais,  qui  lui  donnèrent  le  nom,  soit  de  Goeree, 
l'île  hollandaise  qui  borde  au  sud  l'entrée  du  Haringvliet,  soit 
de  Goede  Reede,  ou  la  «  bonne  rade  ».  Gorée  a  été  parfois  ap- 
pelée, mais  bien  à  tort,  le  Gibraltar  africain.  Elle  ne  commande 
en  effet  qu'à  un  beau  golfe,  et  nullement  à  une  mer  intérieure. 
Une  jolie  ville  a  été  bâtie  dans  cette  île,  longue  seulement 
de  neuf  cents  mètres,  et  n'occupe  que  trente-six  hectares  de 
superficie.  C'est  un  roc  de  basalte  qui  se  dresse  à  trente-cinq 

1,  Bérenoer-Féraud,  Description  topographique  de  Vile  de  Gorée  {Revue  mari- 
time et  coloniale,  1873). 

9 


66  LE  SÉNÉGAL 

mètres  au-dessus  de  la  falaise  méridionale,  et  se  continue  au 
nord  par  une  plage  basse.  Gorée  ne  progresse  que  lentement. 
Elle  a  même  perdu,  de  1878  à  1882,  dix-sept  cent  quatre- 
vingts  habitants,  près  du  tiers  de  sa  population.  Elle  est,  en 
ciïct,  dislancée  et  en  partie  ruinée  par  deux  autres  villes,  en 
face  d'elle,  sur  le  continent,  dont  les  progrès  au  contraire 
n'ont  jamais  été  interrompus  :  ce  sont  les  deux  villes  de  Ru- 
fisque  et  de  Dakar. 

Dakar*,  ou  le  Tamarinier,  n'a  été  fondée  qu'en  18S9.  Deux  je- 
tées artiliciellos,  défendues  par  de  fortes  batteries  qui  croisent 
leurs  feux  avec  la  citadelle  de  Corée,  défendent  l'entrée  de 
la  rade,  d'une  profondeur  moyenne  de  douze  à  vingt  mètres. 
Des  phares  et  des  balises  permettent  d'y  entrer  à  toute  heure, 
avantage  inappréciable  sur  une  côte  encore  mal  connue.  Aussi 
les  Messageries  nationales  ont- elles  choisi  Dakar  comme 
escale.  La  marine  de  l'Etat  y  a  construit  un  petit  arsenal  pour 
l'entretien  et  la  réparation  de  ses  vaisseaux.  Il  y  a  sans  doute 
encore  beaucoup  à  faire  pour  terminer  le  port  et  achever  les 
bassins,  les  quais  et  les  fortifications,  mais  Dakar  a  pris  une 
grande  importance.  C'est  une  véritable  ville  européenne. 
Rufisque,  le  Rio-Fresco  des  Portugais,  le  Tangueleth  des 
Ouolofs,  la  Baie-de-France  des  Dieppois,  est  au  contraire  res- 
tée plus  africaine.  C'est  une  ville  mal  située,  au  milieu  de 
marais  et  de  dunes,  sans  eau  potable;  mais  toutes  les  routes 
du  Cayor,  du  Baol  et  du  Saloum  y  convergent,  et  c'est  là  que 
se  tiennent  de  grands  marchés  d'approvisionnement  très  fré- 
quentés par  les  indigènes. 

En  suivant  la  côte  dans  la  même  direction,  nous  signale- 
rons Portudal,  Niannig  et  Joal,  fréquentées  autrefois  par  les 
négriers,  qui  y  faisaient  trop  facilement  d'excellents  marchés; 
Saint-Joseph-de-Ngasobil,  centre  des  missions  catboliqucs  de 
Sénégambie;  Kaolack  et  Foundiou,  dans  le  Saloum;  Fatiko, 
l'ancienne  résidence  du  bour  de  Sine.  Au  delà  commencent 
les  établissements  de  la  Casamance  et  les  rivières  du  Bas-de- 
Côte,  que  nous  étudierons  ailleurs. 

La  seule  ville  à  mentionner  sur  la  côte  au  nord  de  Saiut- 

2.  PavlXiohè,  le  Port  de  Dakar  {Soclcli  de  gi;ogi-apliic  de  Bordeaux);  1887. 


ET  LE    SOUDAN    FRANÇAIS  67 

Louis  est  Portcndick,  jadis  Addi,  cédépar  les  Anglais  on  18o7, 
en  échang-c  d'Albréda.  Ce  petit  port  prendra  de  l'importance 
si  le  banc  d'Arg-iiin  devient  un  second  banc  de  Terre-Neuve. 
Jadis,  au  temps  de  la  domination  portugaise,  les  caravanes  de 
l'Adrar  et  du  Soudan  se  rendaient  directement  à  la  côte. 
En  1445,  les  Portugais  avaient  même  construit  un  fort  sur  la 
petite  île  d'Arguin,  pour  assurer  la  liberté  des  transactions  et 
protéger  leurs  nationaux.  Ce  fort  passa  de  main  en  main  et 
finit  par  être  détruit.  En  18G0,  lors  de  la  visite  du  capitaine 
Fulcrand,  un  petit  village  de  pêcheurs  s'élevait  sur  ses  ruines, 
mais,  depuis  de  longues  années,  les  caravanes  du  désert 
avaient  désappris  le  chemin  de  la  côte.  Peut-être  serait-ce  un 
acte  de  haute  politique  que  de  réoccuper  Arguin ,  qui  nous 
appartient  sans  conteste  et  dont  la  possession  nous  a  encore 
été  confirmée  par  des  traités  conclus  avec  l'Angleterre  en  1783 
et  en  1882.  Arguin  pourrait  devenir  la  première  étape  d'une 
route  sûre  vers  Tombouctou.  Ainsi  que  l'a  écrit  un  des 
hommes  qui  connaissent  le  mieux  les  intérêts  sénégalais, 
M.  A.  Merle'  :  «  Expansion  de  notre  influence  dans  des  pays 
d'oii  elle  a  disparu  depuis  un  siècle,  échange  des  produits 
soudaniens  qui  se  dirigent  actuellement  vers  la  ville  de  Noun 
et  qui  sont  accaparés  par  le  commerce  anglais;  extension  de 
notre  marine  marchande  causée  par  de  nouveaux  transports 
à  efTcctuer  ainsi  que  par  la  création  de  pêcheries,  »  (elles 
seraient  les  utiles  conséquences  de  cette  nouvelle  apparition 
du  drapeau  national  à  Arguin. 

En  résumé,  des  trois  races  qui  occupent  le  Sénégal,  la  pre- 
mière et  la  plus  nombreuse,  la  race  noire,  occupe  la  région 
comprise  entre  la  rive  gauche  du  Sénégal,  la  Gambie  et 
l'Atlantique;  la  seconde,  la  race  des  Maures,  occupe  la  ré- 
gion comprise  entre  la  rive  droite  du  Sénégal,  le  Sahara  et 
l'Océan  ;  la  troisième,  la  race  blanche,  est  campée  le  long  du 
Sénégal  et  sur  le  rivage  de  la  mer,  spécialement  à  l'embou- 
chure des  fleuves  et  aux  environs  du  cap  Vert. 

Ils  est  difficile,  pour  ne  pas  dire  impossible,  de  fixer  le 
chiffre  de  la  population  ;  car,  en  pays  musulman,  les  femmes 

1.  A.  Merle,  l'Angleterre,  l' Espagne  et  la  France  à  propos  de  l'île  d'Arguin 
{Revue  de  géographie,  1885);  —  le  Quartier  du  cap  Blanc  [iôid.,  1886). 


68  LE   SÉNÉGAL 

vivent  à  l'écart  et  ne  peuvent  être  comptées  qu'approximati- 
venicnt.  Quant  au  reste  du  pays,  il  est  encore  trop  peu  civi- 
lisé, les  voies  de  communication  et  les  moyens  d'information 
sont  encore  trop  imparfaits  pour  qu'on  se  risque  à  donner 
un  chiiïrc  précis.  D'après  les  évaluations  officielles  de  1879, 
la  population  immédiatement  soumise  à  la  France  serait  de 
192,924  âmes;  mais  il  est  difficile  d'affirmer  Tautlienticité 
de  ces  chiffres.  Quant  aux  indfg-ènes  qui  commercent  avec 
nous  ou  qui  reconnaissent  notre  influence  et  paraissent  dis- 
posés à  convertir  cette  vassalité  en  sujétion,  voici  comment 
ils  se  répartiraient  :  Maures,  223,000;  Kaarta  et  Guidimakha, 
300,000;  Fouta,  230,000;  Khasso  et  Bambouck,  280,000.  En 
y  joignant  le  Soudan  et  les  Rivières-du-Sud,  récemment  an- 
nexés, on  arrive  à  un  total  de  2,594,080  habitants. 

Au  point  de  vue  administratif,  et  sans  tenir  compte  de  la 
différence  des  races,  le  gouvernement  a  divisé  le  Sénégal 
en  trois  arrondissements  :  1°  celui  de  Saint-Louis,  avec  les 
quatre  cercles  de  Saint-Louis,  Podor,  Dagana  et  Mérinaghen; 
2°  celui  do  Corée,  avec  les  quatres  cercles  de  Corée,  Mébid- 
gen,  Kaolack  et  Scdbiou  ;  3°  celui  de  Bakel,  avec  les  quatre 
cercles  de  Bakel,  Médine,  Matam  et  Saldé.  Ce  sont  là  les 
germes  futurs  de  trois  beaux  départements. 

Nous  connaissons  les  trois  races  qui  vivent  côte  à  côte  au 
Sénégal.  Essayons,  sans  nous  targuer  du  don  de  prophétie, 
de  deviner  les  destinées  et  l'avenir  qui  leur  sont  réservés. 

Nous  avons  à  lutter  dans  notre  colonie  contre  trois  enne- 
mis dangereux;  mais  la  lutte  est  engagée,  et  tout  permet  de 
prédire  qu'elle  se  terminera  à  notre  avantage.  Ces  trois  en- 
nemis sont  l'ignorance  des  populations  africaines,  le  fana- 
tisme musulman  et  les  fautes  administratives. 

L'ignorance  des  Sénégalais  est  fabuleuse.  Nègres  et  Mau- 
res croient  volontiers  aux  absurdités  les  plus  révoltantes,  si 
elles  leur  sont  débitées  avec  autorité.  Or,  l'instruction  pu- 
blique est  à  peine  organisée  dans  notre  colonie.  Faidhcrbe 
avait  bien  décrété  l'instruction  obligatoire;  mais,  si  les  élèves 
ne  manquaient  pas,  les  maîtres  faisaient  défaut.  Quelques 
écoles  primaires  de  garçons,  dirigées  par  des  congréganisles, 
ont  été  ouvertes  dans  les  principales  villes;  mais  rien  n'existe 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS  69 

pour  l'inslruclion  secondaire,  moins  que  rien  pour  l'inslriic- 
tion  supérieure.  Aussi  nos  ennemis  ne  manquent-ils  pas 
d'cxploiler  contre  nous  cette  indilTéroncc.  Instruisons  donc, 
créons  dos  écoles,  répandons  i\  flots  la  lumière,  car,  le  jour 
où  les  indigènes  sauront  le  français,  ils  deviendront  les  pro- 
pagateurs inconscients  do  nos  idées  et  de  notre  civilisation. 

Notre  second  ennemi  est  le  fanatisme  musulman.  Deux 
religions  se  partag"ent  les  peuples  du  Sénégal  :  le  fétichisme, 
pratiqué  par  la  majorité  des  Nègres,  et  le  mahomôtisme, 
suivi  par  tous  les  Maures  et  la  minorité  des  Nègres.  Or  le 
mahométisme,  avec  ses  principes  politiques  et  son  énergie 
active,  est  poumons  autrement  dangereux  que  le  fétichisme, 
que  du  reste  il  absorbe  rapidement.  Il  est  vrai  que  les  con- 
vertisseurs musulmans  s'imposent  par  le  fer  et  le  feu  tout 
aussi  bien  que  par  la  prédication.  Etant  donnés  d'un  côte  le 
fanatisme  musulman,  et  de  l'autre  la  ferveur  qui  a  de  tout 
temps  caractérisé  les  néophytes,  il  n'est  pas  étonnant  que  les 
musulmans  sénégalais  soient  nos  ennemis  les  plus  acharnés. 
C'est  donc  contre  les  musulmans  qu'il  nous  faut  concentrer 
nos  efforts,  et,  si  nous  voulons  rester  les  maîtres  du  Sénégal, 
nos  auxiliaires  les  plus  utiles  seront  les  missionnaires.  On  a 
remarqué  que  les  Nègres  fétichistes  se  convertissaient  volon- 
tiers au  christianisme  et  devenaient  par  le  fait  nos  partisans, 
tandis  que  jamais  un  Nègre  converti  au  mahométisme  ou  un 
musulman  d'ancienne  date  ne  devenait  chrétien,  et,  par  cela 
même,  restait  notre  ennemi.  A  la  prédication  musulmane  il 
nous  faut  donc  opposer  la  prédication  chrétienne,  aux  mara- 
bouts les  missionnaires.  C'est  la  condition  de  notre  succès 
final. 

Nous  avons  à  lutter  contre  un  troisième  ennemi,  plus  dan- 
gereux que  l'ignorance  ou  que  le  fanatisme  :  contre  nous- 
mêmes,  contre  nos  fautes  administratives.  Il  nous  faudrait 
surtout  renoncer  à  ces  perpétuels  changements  de  gouver- 
neurs qui  déconsidèrent  l'administration  et  empochent  tout 
progrès  sérieux.  Pourquoi  ne  pas  nommer  des  gouverneurs 
civils,  qui  prendraient  racine  dans  le  pays?  ou,  si  l'on  tient 
à  conserver  des  militaires  ou  des  marins,  pourquoi  ne  pas 
établir  que  ce  poste,  dans  leur  carrière,  constituera  une  étape 


70  LE  SÉNÉGAL 

qui  pourra  cire  pour  eux  l'occasion  d'avancomcht  sérieux,  et 
(l'avancement  sur  place. 

Parmi  les  plus  graves  fautes  qui  aient  été  commises  au 
Sénégal,  nous  signalerons  encore  la  conduite  maladroite  de 
nos  négociants.  Uniquement  préoccupés  de  leurs  intérêts 
actuels,  ils  ont  trop  souvent  gêné  Faction  du  pouvoir  central 
par  des  alliances  intempestives  avec  les  indigènes,  ou  par 
leur  profond  dédain  de  ces  mêmes  indigènes.  Ils  se  sont, 
en  outre,  opposés  avec  une  énergie  regrettable  à  l'abolition 
de  l'esclavage.  Heureusement  pour  l'avenir  de  la  colonie,  le 
gouvernement  a  pris  deux  mesures  d'une  grande  portée.  Il  a 
proclamé  la  liberté  du  commerce  et  aboli  l'esclavage.  Du 
jour  où  nos  négociants  ont  compris  qu'ils  ne  pouvaient  plus 
compter  que  sur  eux-mêmes  et  qu'ils  ont  eu  à  lutter  contre 
la  concurrence  étrangère,  ils  se  sont  déterminés  à  de  sérieux 
efforts  pour  maintenir  leur  vieille  supériorité. 

Signaler  le  mal,  n'est-ce  pas  en  triompher  à  demi?  Aussi, 
bien  des  progrès  multiples  se  sont  accomplis,  et  ils  s'accen- 
tuent chaque  jour  davantage.  Nous  commençons  à  acquérir 
les  sympathies  des  indigènes,  et  surtout  des  Nègres.  Déjà 
plusieurs  provinces  se  sont  volontairement  annexées.  Le 
Cayor,  qui  nous  fut  si  longtemps  hostile,  semble  avoir  re- 
noncé à  ses  haines.  Le  Fouta  ne  remue  plus.  En  remontant 
le  Sénégal,  vers  le  Bambouck,  des  perspectives  indéfinies 
s'ouvrent  à  l'activité  européenne.  Dans  le  bassin  du  Niger 
pénètre  notre  influence,  et  nous  nous  acheminons  pas  à  pas 
vers  l'Afrique  centrale.  Les  Maures  eux-mêmes,  si  réfrac- 
taires  à,  notre  civilisation,  se  rapprochent  peu  à  peu.  Au  point 
de  vue  agricole,  mêmes  espérances  de  progrès.  L'introduc- 
tion de  la  culture  des  plantes  oléagineuses  a  été  pour  le  Sé- 
négal un  coup  de  fortune.  La  culture  maraîchère  a  également 
progressé.  A  notre  exemple,  et  d'après  nos  conseils,  les  roite- 
lets indigènes,  au  lieu  de  s'exterminer  réciproquement,  s'oc- 
cupent de  faire  cultiver  leurs  immenses  propriétés.  La  popu- 
lation s'accroît,  la  sécurité  grandit,  et  le  Sénégal  se  transforme. 

C'est  surtout  par  le  commerce  que  notre  colonie  est  pleine 
d'avenir.  Les  chiffres  d'importation  et  d'exportation  gran- 
dissent d'année  en  année.  Dans  la  période  décennale  1826- 


liT   LE   SOUDAN    FRANÇAIS  71 

183G,  le  commerce  du  Sénég-al  n'ulait  que  de  sept  millions  de 
francs.  De  183G  h  1846,  il  allcig-nait  quatorze  millions;  de 
1846  à  18S6,  ving-t  millions.  Il  s'éleva  brusquement  en  18S9, 
aprbs  la  proclamation  de  la  liberté  du  commerce,  à  trente- 
trois  millions.  La  progression  a  été  depuis  plus  lente,  mais 
continue.  En  1883,  le  chiiïre  total  des  affaires  était  de  qua- 
rantc-buit  millions,  et  rien  n'indique  un  arrêt.  Voici  que  nos 
nég'ociants  songent  à  faire  du  Soudan  comme  un  Ilindoustan 
français.  Ils  sont  arrivés  à  Bamakou.  Ils  viennent  de  débar- 
quer à  Tombouctou.  De  là  sans  doute  ils  se  répandront  dans 
ces  contrées  vierges,  qui  leur  réservent  plus  d'une  surprise. 
Ainsi  se  trouvent  réunies  dans  une  colonie  trop  longtemps 
méconnue  toutes  les  causes  de  prospérité  :  sol  fertile,  facilité 
des  dclianges,  territoire  considérable  et  susceptible  d'une 
grande  extension,  populations  nombreuses  et  qui  s'attache- 
ront à  nous  par  la  reconnaissance  aussi  bien  que  par  l'intérêt. 
Peut-être  n'est-il  pas  dans  le  domaine  colonial  de  la  France, 
à  l'exception  de  l'Algérie  et  de  la  Tunisie,  une  province  dont 
l'avenir  autorise  de  plus  brillantes  espérances. 


IV 


HISTOIRE     DU    SÉNÉGAL    DEPUIS     LES     ORIGINES 
jusqu'à    l'année     1815 

L'histoire  de  la  colonie  française  du  Sénégal*  peut  être 
divisée  en  trois  périodes  distinctes.  La  première,  la  plus  lon- 
gue, mais  la  moins  remplie,  s'étend  des  origines  à  l'année 

l.  Ou  peut  consulter,  sur  l'histoire  du  Sénégal  :  Charles  Corru,  le  Sénégal 
{Revue  des  Deux  Mondes,  1845);  —  Mavidal,  le  Sénégal,  son  état  présent  et  son 
avenir;  1862;  —  FAionp.nBE,  Notice  sur  la  colonie  du  Sénégal  et  sur  les  pays  qui 
sont  en  relation  avec  elle;  1858;  —  Ricard,  le  Sénégal,  étude  intime;  18G5;  — 
Carrère  et  IIolle,  la  Sénégamùie  française;  —  Barthélémy,  Notice  historique 
sur  les  établissements  français  des  côtes  occidentales  de  l'Afrique;  —  S.  IIauiu- 
GOT,  Quinze  Mois  en  Sénégamùie  [Annales  des  voyages,  1869);  —  Fallot,  Histoire 
de  la  colonie  française  du  Sénégal  {Société  de  géographie  de  Marseille);  1883; 
—  X.,  Annales  sénégalaises  de  1854  à  1885  ;  —  Ancelle,  les  Explorations  au  Séné- 
gal et  dans  les  contrées  voisines  depuis  l'antiquité  jusqu'à  nos  jours;  1887;  — 
Békenoeu-Féraud,  le  Sénégal  de  f8/8  à  1874  {Revue  maritime  et  coloniale,  1873). 


72  LE  SÉNÉGAL 

1813.  Le  Sénégal  n'est  qu'un  comptoir  d'échange,  et  le  gou- 
vernement ne  prend  part  aux  aiïaires  du  pays  que  pour  nom- 
mer ses  gouverneurs  ou  tenter  quelques  essais  de  culture 
qui  ne  réussissent  jamais.  A  partir  de  1815,  quelques  progrès 
sont  accomplis;  mais  c'est  en  1854  que,  grâce  à  la  féconde 
impulsion  donnée  par  un  administrateur  éminent,  Faidherbe, 
le  Sénégal  subit  une  transformation  totale.  Ce  n'est  plus  un 
marché  d'esclaves  ou  de  gommes  ;  ce  n'est  plus  une  terre 
maudite,  où  les  fonctionnaires  se  considèrent  comme  envoyés 
en  disgrâce,  et  dont  les  négociants  ne  s'approchent  qu'à  con- 
tre-cœur; il  devient  au  contraire  un  foyer  d'influence  d'où 
rayonnent  au  loin,  et  dans  toutes  les  directions,  notre  civili- 
sation et  notre  prépondérance,  et  chaque  jour  est  marqué  par 
un  progrès  ou  par  une  conquête. 

On  ne  saurait  dire  avec  précision  à  quelle  époque  a  été  fondé 
le  premier  poste  français  au  Sénégal,  ni  même  à  quelle  époque 
a  été  exécuté  le  premier  voyage  dans  cette  direction.  En  effet, 
le  Marseillais  Euthymenes,  qui  passe  pour  avoir  visité  les 
rives  du  fleuve  africain,  vivait,  à  ce  que  l'on  conjecture,  vers 
l'an  300  avant  Jésus-Christ;  mais  on  ne  possède  aucun  détail 
sur  son  expédition,  et  sa  présence  aux  bords  du  Sénégal  n'est 
même  qu'une  hypothèse.  «  J'ai  navigué  dans  la  mer  Atlan- 
tique, aurait-il  écrit*;  elle  cause  le  débordement  du  Nil  tant 
que  les  vents  étésiens  se  soutiennent,  car  c'est  leur  souffle  qui 
pousse  alors  cette  mer  hors  de  son  lit.  Des  qu'ils  tombent,  la 
mer  redevient  calme,  et  le  Nil  rencontre  moins  d'obstacles  à 
son  embouchure.  Du  reste,  l'eau  de  cette  mer  est  douce  et 
nourrit  des  animaux  semblables  à  ceux  du  Nil.  »  A  quel  fleuve 
correspond  ce  Nil  occidental?  est-ce  au  Niger,  à  la  Gambie, 
au  Sénégal?  Faute  de  renseignement  plus  précis,  toutes  les 
suppositions  sont  autorisées.  Un  seul  fait  se  dégage,  c'est  que 
trois  siècles  avant  l'ère  chrétienne  les  Marseillais  avaient  déjà 
franchi  les  colonnes  d'Hercule,  et  avaient  ouvert  des  relations 
commerciales  avec  la  côte  d'Afrique.  On  a  encore  prétendu'' 
qu'en  témoignage  de  ces  relations  les  Marseillais  avaient 
fondu  des  monnaies  portant  l'empreinte  d'hippopotames  et  de 

1.  Sénèque,  Questions  naturelles,  IV,  2. 

2.  A.  UouDiN,  Histoire  de  Mrirsci/le;  in- 18. 


ET    LE    SOUDAN    FHANÇAIS  73 

girafes;  mais  la  collcclion  des  monnaies  marseillaises  est 
aussi  complëlc  que  possible,  et  nos  recherches  à  la  biblio- 
Ihèqiie  de  celle  ville  ne  nous  ont  rien  fait  découvrir  de  sem- 
blable. Ce  n'est  certes  pas  une  raison  pour  nier  l'aulhenlicité 
du  voya£,^e  d'Euthymenes  ;  mais  ce  voyage  ou  bien  fut  isolé 
ou  bien  fut  oublié. 

C'est  en  plein  moyen  âge  et  seulement  à  l'année  UOîi  que 


Hippopotames  du  Sénégal. 

remonte  la  première  mention  certaine  de  l'arrivée  des  Français 
à  la  côte  occidentale  d'Afrique.  Nous  lisons  en  effet  dans  la 
relation  des  voyages  et  aventures  de  Jean  de  Bélhencourt,  le 
conquérant  des  Canaries*  :  «  Fortune  vint  dessus  la  mer  que 
les  barges  furent  départies  et  vindrent  touls  trois  près  des 
terres  sarazines,  bien  près  du  port  de  Bugcder.  Et  là  des- 
sendit  monsgr  de  Bélhencourt  et  ses  gens,  et  furent  bien  huit 
lieues   dedens   le  pais,   et  prindrent  homes  et  femes  qu'ilz 

1.  Le  Canarien,  livre  de  la  conquête  et  conversion  des  Canaries,  édition  Gra- 
vier, p.  169. 

10 


74  LE  SENEGAL 

amenèrent  avec  eux  et  plus  de  trois  mille  chamyaux;  mais  iiz 
ne  les  purent  recuellir  au  navire,  et  en  tuèrent  et  jarerent.  Et 
puis  s'en  retournèrent  à  la  grant  Ganare.  »  Le  port  de  Bu- 
geder  ou  Bojador^  est  au  sud  du  cap  du  môme  nom,  que  les 
Portugais  eurent  tant  de  peine  à  doubler  et  qui  est  resté 
célèbre  dans  les  annales  de  la  géographie.  C'est  à  leur  com- 
patriote Gil  Eannes  que  les  Portugais  attribuent  l'honneur  de 
cette  découverte,  qui  eut  lieu  en  1434.  On  voit  pourtant  que, 
vingt-neuf  ans  auparavant,  notre  compatriote  le  Normand  Bé- 
thencourt  avait  pris  possesion  de  cette  terre,  et  par  un  acte  de 
sauvagerie  qui  ne  rappelle  que  trop  les  pillages  de  ses  ancê- 
tres les  Northmans.  Peut-être  même  cette  expédition  au  sud 
du  cap  Bojador  n'était-elle  pas  la  premiiëre,  car  Béthencourt 
possédait  une  carte  ^  sur  laquelle  le  fleuve  de  l'Or  était  marqué 
à  cent  cinquante  lieues  françaises  au  sud  du  cap  Bugeder;  et 
en  outre  ce  cap  et  ce  port  sont  indiqués  sur  le  Portulan  Me- 
dicéen  de  1331,  sur  la  carte  vénitienne  des  Pizzigani  de  1367, 
et  sur  l'atlas  catalan  de  1375,  ce  qui  suppose  des  expéditions 
antérieures  même  à  celle  de  Béthencourt. 

Dès  lors  les  Normands,  surtout  les  Dicppois,  paraissent  avoir 
fréquenté  ces  parages.  On  croit  même  qu'ils  se  seraient  établis 
àRio-Fresco,  c'est-à-dire  à  Rufisque.  Il  nous  faudra  pourtan* 
reconnaître  qu'il  est  impossible  de  déterminer  la  date  exacte  de 
la  fondation  du  premier  poste  français  du  Sénégal.  Ce  qu'on 
peut  affirmer,  c'est  que  cette  fondation  est  antérieure  au  sei- 
zième siècle.  Très  probablement,  ce  sont  des  Normands  de 
Rouen  qui,  chassés  des  côtes  de  Guinée  par  la  jalousie  portu- 
gaise et  espagnole,  et  victimes  de  la  coupable  indifférence  do 
nos  souverains,  se  formèrent  en  compagnie,  vers  1582,  et  con- 
centrèrent leur  activité  et  leurs  efforts  sur  un  établissement 
qu'ils  fondèrent  à  l'embouchure  du  fleuve  Sénéga  ou  Sénégal, 
d'abord  dans  une  petite  île  appelée  Bocos,  puis  dans  une  autre 

1.  D'AvEZAC,  Noie  sur  la  vérilable  silualion  du  mouillage  marqué  au  sud  du 
cap  Buricdcr  dans  toutes  les  caries  nautiques;  18 'iG. 

2.  Le  Canarien,  édition  Gravier,  p.  100-101  :  «  Et  dit  ainsi  le  frère  mcndeant 
en  son  livre  que  l'on  ne  compte  du  cap  de  Bugeder  jusques  au  fleuve  de  l'Or 
que  6  et  cinrju.inte  licus  frauçoises;  et  ainsi  l'a  monstre  la  carte,  ce  n'est  sin- 
iglure  que  pour  trois  jours  pour  naves  et  pour  bargcz;  car  galées,  qui  vont  à 
terre,  prennent  plus  ïonc  clicmiu;  et  quant  pour  y  aler  d'icy  nous  n'en  tcuoua 
pas  grand  compte.  » 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS  75 

îlo,pliis  grande,  à  laquelle  ils  donnèrent  le  nom  de  Saint-Louis, 
lîocos  fut  bientôt  abandonnée,  car  le  terrain  était  bas,  maré- 
cageux, malsain  et  sujet  aux  inondations.  En  178S  on  voyait 
encore  '  les  vesliges  de  quelques  constructions  à  la  pointe  nord 
de  l'île.  Saint-Louis,  au  contraire,  ne  cessa  de  grandir.  L'hum- 
ble comptoir  des  Normands  était  destiné  à  devenir  la  capitale 
de  l'Afrique  occidentale. 

Nos  marchands  portèrent  sur  les  rives  du  Sénég-al  leur 
expérience  des  affaires  et  leur  caractère  liant  et  sympathique. 
Ils  ne  songeaient  ni  à  conquérir  ni  à  annexer,  mais  s'occu- 
paient exclusivement  du  commerce,  surtout  de  Iti  traite  des 
nègres,  qui  leur  étaient  amenés  aux  ports  d'embarquement 
par  les  courtiers  de  l'intérieur.  Au  trafic  de  la  chair  humaine 
s'ajoutait  par  surcroît  celui  des  g'ommes,  de  la  poudre  d'or, 
de  l'ivoire,  elc.  Afm  de  réaliser  des  bénéfices  plus  considé- 
rables, nos  négociants  se  hasardèrent  bientôt  à  remonter  le 
fleuve,  et  construisirent  sur  ses  rives  quelques  comptoirs  per- 
manents, des  escales  ou  échelles,  ainsi  qu'ils  les  nommaient. 
Le  g-ouvernement  les  laissait  s'administrer  à  leur  guise.  On  a 
conservé  le  nom  de  Thomas  Lombart,  qui  fut,  en  1626,  nommé 
directeur  des  établissements  du  Sénégal  par  les  marchands 
associés.  On  possède  également  deux  relations  de  voyages, 
les  premières  descriptions  de  la  région  sénégalaise,  qui  furent 
composées  par  Jannequin  Rochefort^  et  par  les  capucins 
rouennais  Alexis  et  Bernardin  de  Renouard  ;  mais  elles  ne 
présentent  qu'un  intérêt  médiocre. 

En  1664,  les  marchands  associés  cédèrent,  moyennant  la 
somme  de  cent  cinquante  mille  livres  tournois,  leurs  établis- 
sements de  la  côte  d'Afrique  à  la  Compagnie  des  Indes  Occi- 
dentales, créée  par  un  édit  du  mois  de  mai  de  la  même  année. 
La  nouvelle  compagnie,  ayant  beaucoup  trop  étendu  ses  opé- 
rations, fléchit  en  quelque  sorte  sous  leur  poids,  et,  par  arrêt 
du  conseil  en  date  du  9  avril  1672,  vendit  ses  droits  à  une 
compagnie  spéciale,  dite  du  Sénégal.  Dès  lors  commence  une 
série  de  cessions  et  de  rétrocessions  à  diverses  compagnies, 

i.  Durand,  Voyage  au  Sénégal,  t.  I*'',  p.  203. 

2.  Claude  Jannequin,  sieur  de  Rochefort-Chaaionnois,   Voyage  de  Lyhie  au 
royaume  de  Senega,  le  long  du  Niger. 


76  LE  SENEGAL 

dont  aucune  ne  réussit,  ni  la  Compagnie  du  Sénégal,  côtes 
de  Guinée  et  d'Afrique,  formée  en  1G81,  ni  celle  de  Guinée, 
formée  en  1683,  ni  la  troisième  et  la  quatrième  compagnie 
du  Sénégal,  qui  durèrent  de  1694  à  1709,  et  de  1709  à  1718, 
ni  même  la  Grande  Compagnie  des  Indes,  qui  administra 
les  établissements  africains  pendant  près  d'un  demi-siècle, 
jusqu'à  la  conquête  anglaise  de  17o8'.  L'histoire  du  Sé- 
négal pendant  toute  cette  période  n'est  qu'une  lamentable 
énuméralion  de  fautes  et  d'imprudences,  de  faillites  et  de 
banqueroutes.  On  n'a  pour  s'en  convaincre  qu'à  parcourir 
les  très  rares  ouvrages  alors  composés  sur  le  Sénégal,  par 
exemple  ceux  de  Lemaire,  Voyage  aux  Canaries,  cap  Vcrd, 
Sénégal  et  Gambie,  en  1693;  de  des  Marchais^,  Voyage  en 
Guinée,  isles  voisines  et  à  Cayenne,  en  1730;  et  surtout 
du  père  Labat',  Nouvelle  relation  de  l'Afrique  occidentale , 
en  1728.  Seule  la  Compagnie  des  Indes  fit  exception.  Elle 
fonda  ou  releva  plusieurs  forts  ou  comptoirs  et  lira  de 
grands  profits  do  tous  ses  établissements.  Il  est  vrai  que  ses 
affaires  furent  dirigées  avec  une  grande  habileté  par  quel- 
ques-uns de  ses  agents,  surtout  par  l'un  d'entre  eux,  André 
Brue,  dont  l'intégrité,  les  lumières  et  l'activité  méritent  d'être 
mis  en  lumière*.  Si  nous  étions  plus  attentifs  aux  décou- 
vertes géographiques  de  nos  compatriotes,  André  Brue  occu- 
perait une  place  éminente  dans  notre  histoire  coloniale,  car 
il  a  donné  à  nos  possessions  sénégalienncs  des  limites  qui 
viennent  à  peine  d'être  dépassées,  et  il  a  dirigé  des  explora- 

1.  Article  10  du  traité  de  Paris  (10  février  1763):  «  Sa  Majesté  britannique 
restituera  à  la  l-Yauce  file  de  Gorce  dans  l'état  où  elle  s'est  trouvée  quand  elle 
a  été  conquise,  et  Sa  Majesté  très  chrétienne  cède  en  toute  propriété  et  garan- 
tit au  roi  de  Grande-Bretagne  la  rivière  de  Sénégal,  avec  les  foitset  comptoirs 
de  Saint-Louis,  de  Podor  et  de  Galam,  et  avec  tous  les  droits  et  dépendances 
de  ladite  rivière  de  Sénégal.  » 

2.  Le  père  Labat  est  le  rédacteur  du  Voyage  du  chevalier  Renaud  des  Mar- 
chais en  Guindé,  isles  voisines  et  à  Cayenne,  fait  en  1725,  1726  et  1727.  conte- 
nant une  description  très  exacte  et  très  étendue  de  ce  pays  et  du  commerce  (/ut  s'y 
fait;  4  vol.  in-12,  Paris,  1"Î30. 

3.  Nouvelle  relation  de  l'Afrique  occidentale,  contenant  une  description  exacte 
du  Sénégal  et  des  pays  situés  entre  le  cap  Blanc  et  Serre  Lione  jusqu'à  plus  de 
trois  cents  lieues  en  avant  dans  les  tci-rcs;  l'histoii'C  naturelle  de  ces  pays,  les  dif- 
férentes nations  qui  y  sont  répandues ,  leurs  religions  et  leurs  mœurs,  avec  t'élut 
ancien  et  présent  des  compagnies  qui  y  font  le  commerce;  5  vol.  in-12,  Paris, 
1728. 

4.  Beulioux,  André  Brue. 


ET    LE   SOUDAN    FUA>fÇAIS  "77 

lions  vers  des  contrées  qu'on  n'a  pas  encore  toutes  revues 
depuis  l'époque  où  il  vivait.  De  1G94  à  1724,  il  administra  le 
Sénégal  à  divers  titres,   et  pendant  cette  longue   carrière, 
malgt'c  la  mauvaise  volonté  ou  les  absurdes  instructions  des 
diverses  compagnies  dont  il  fut  l'agent,  il  ne  cessa  de  se 
conduire  d'après  un  plan  bien  arrêté,  et  il  aurait  certaine- 
ment réussi  si  on  lui  avait  permis  d'exécuter  ce  plan.   En 
outre,  il  tint  toujours  liaut  et  ferme  le  drapeau  de  la  France. 
Il  ne  fut  pas  seulement  administrateur  émdrite,  mais  plus 
encore  grand  citoyen.  A  lui  seul  remontent  les  premiers  pro- 
jets de  colonisation  sérieuse  du  Sénégal,  projets  dont  les 
hésitations  et  les  faiblesses  du  gouvernement  ou  le  malheur 
des  temps  firent  ajourner  pendant  plus  d'un  siècle  la  réali- 
sation. Qu'on  l'étudié  soit  comme  voyageur  et  géographe, 
soit  comme  organisateur  d'une  colonie  qui  nous  appartient 
toujours,  son  rôle  a  été  des  plus  brillants.  Comme  géographe, 
c'est  lui  qui  le  premier  fit  connaître  le  Galam,  le  Bambouck, 
unepartieduKhassoetdu  Fouta;luiqui  appela  l'attention  sur 
les  Sarakolès,  dont  personne  encore  n'avait  parlé,  et  sur  les 
Mandingues,  dont  on  connaissait  à  peine  le  nom  ;  lui  qui  donna 
des  renseignements  précis  sur  la  route  de  l'Atlantique  à  ïom- 
bouctou.   Au  point  de  vue  des  intérêts  français,  il  peut  être 
regardé  comme  le  véritable  organisateur  de  notre  colonie.  Elle 
se  composait  à  son  arrivée  des  deux  comptoirs  de  Saint-Louis 
et  de  Corée.  Brue  l'augmenta  considérablement.  C'est  lui  qui 
le  premier  indiqua  nettement  le  caractère  de  la  vallée  du  Sé- 
négal, qui  touche  h  la  fois  au  Sahara  et  au  Soudan,  et  qui  est 
à  vrai  dire  le  grand  chemin  de  transit  des  marchandises  euro- 
péennes vers  l'Afrique  centrale.  Il  en  fît  la  première  explo- 
ration régulière  jusqu'à  la  chute  du  Félou.  Il  a  étudié  avec 
autant  d'intelligence  que  d'exactitude  les  races  qui  habitent 
cette  contrée  et  les  intérêts  qui  les  divisent.  Ses  observations 
ont  conservé  même  de  nos  jours  toute  leur  valeur.  Il  a  con- 
clu des  traités  avec  ces  diverses  tribus,  et,  pour  s'assurer  le 
monopole  du  commerce,  il  a  construit  deux  forts  dans  le 
haut  pays,  à  Saint-Joseph  et  à  Saint-Pierre.  Il  songeait  même 
à  s'ouvrir  la  route  du  Soudan,  et  disputait  aux  Anglais  la 
Gambie  et  aux  Portugais  la  Guinée.  Enfin,  comme  l'a  si  bien 


78  LE   SÉNÉGAL 

(lit  son  plus  récent  historien,  noire  savant  collëg-uo  M.  Ber- 
lioux,  «  il  a  expliqué  comment  les  Français  pouvaient  fonder 
au  Sénégal  une  colonie  prospère  et  y  prendre  un  grand 
rôle,  en  devenant  les  arbitres  des  indigènes,  en  utilisant 
les  richesses  de  ce  pays,  en  ouvrant  des  communications 
avec  la  vallée  du  Niger,  et  en  se  faisant  les  intermédiaires 
d'un  vaste  commerce  ».  Il  est  seulement  bien  triste  de  pen- 
ser que,  malgré  son  génie,  Brue  ne  fut  qu'un  marchand  d'es- 
claves. Il  eût  mérité  de  vivre  à  une  époque  oii  les  prin- 
cipes de  justice  et  de  civilisation  auraient  été  plus  en  honneur. 

A  côté  de  Brue  il  nous  faudra  mentionner  les  noms  du 
moine  Apollinaire,  qui  visita  le  pays  de  l'or  dans  le  Bam- 
bouck,  et  d'un  traitant  du  Sénégal,  Compagnon,  qui  fut  chargé 
par  lui  de  parcourir  les  pays  de  Galam  et  de  Bambouck,  afm 
de  rechercher  les  gisements  aurifères  d'où  les  nègres  tiraient 
la  poudre  d'or  qu'ils  apportaient  à  nos  comptoirs.  Compa- 
gnon explora  avec  soin  toute  la  région  aurifère,  et  partout  il 
constata  la  présence  du  précieux  métal.  A  l'entendre,  le  sol 
tout  entier  du  Bambouck  est  un  immense  placer.  La  Falémé, 
ses  affluents  et  tous  les  ruisseaux  rouleraient  des  paillettes 
d'or;  mais  les  nègres  exploitent  au  hasard  ces  richesses, 
creusant  des  trous  à  leur  fantaisie,  les  abandonnant  quand 
les  parois  menacent  de  s'ébouler.  11  y  a  sans  doute  de  l'exa- 
gération dans  ces  récits;  mais  depuis  Compagnon'  la  région 
a  été  peu  étudiée,  et  il  se  pourrait  que  le  Bambouck  fût  une 
Californie  encore  inexploitée. 

Le  naturaliste  Adanson^,  qui  séjourna  cinq  ans  au  Séné- 
gal, de  1749  à  1734,  en  étudia  la  flore  et  la  faune,  et  rapporta 
d'importantes  collections,  qui  lui  permirent  de  composer  une 
Histoire  naturelle  du  Sénégal  c^uq  l'on  peut  encore  aujourd'hui 
consulter  utilement. 

Ces  trois  noms,  André  Brue,  Compagnon  et  Adanson,  sont 
à  peu  près  les  seuls  qui  méritent  d'échapper  à  l'oubli  dans  la 
longue  période  qui  s'étend  de  16G4  à  1758. 

1.  La  carte  de  Compagnon,  qui  se  retrouve  dans  l'ouvrage  de  Labat,  ren- 
ferme des  détails  qui  u'out  pas  encore  été  contrôlés  par  les  explorateurs  de 
notre  époque. 

2.  Adanson,  Histoire  naturelle  du  Sénégal;  Paris,  1757,  \a.-i°,  avec  une  carte 
et  dix-neuf  planches  de  coquillages. 


KT    LE   SOUDAN    FIIANÇAIS  79 

Lorsque  éclata  la  guerre  d'indépendance  des  Elals-Unis 
d'Amérique,  le  liculcnant  Eyriez  ayant  proposé  un  plan  de 
campagne  pour  rentrer  en  possession  du  Sénégal,  le  marquis 
de  Yaudreuil  et  le  duc  de  Lauzun  furent  chargés  de  l'cxécu- 
ler.  Saint-Louis  fut  en  effet  repris  le  30  janvier  1779,  et  les 
Anglais  perdirent  en  outre  tous  leurs  établissements  de  Gam- 
bie et  de  Sierra-Leone.  La  paix  de  Versailles,  en  1783,  con- 
firma en  partie  ces  acquisitions.  Par  l'article  9  du  traité  du 
3  septembre,  le  roi  d'Angleterre  consentait  à  restituer  à  la 
France  Saint-Louis,  Podor,  Galam,  Arguin,  Portendick  et  Co- 
rée. C'était  la  revanche  de  nos  malheurs  passés.  Restait  à  as- 
surer par  de  bonnes  mesures  l'avenir  de  la  colonie  restituée. 

Au  lieu  de  profiter  des  dures  leçons  du  passé,  on  ne  son- 
gea qu'à  reprendre  les  errements  anciens.  Deux  compagnies 
nouvelles  furent  créées  :  celle  de  la  Guyane,  à  laquelle  fut  con- 
cédé le  privilège  exclusif  de  la  traite  de  la  gomme,  en  indem- 
nité des  dommages  éprouvés,  et,  à  partir  de  1785,  une  autre 
Compagnie  du  Sénégal,  qui  fut  dissoute  le  23  janvier  1791  par 
un  décret  de  l'Assemblée  constituante.  Ni  l'une  ni  l'autre  de 
ces  compagnies  n'accomplit  rien  d'important.  La  colonie  con- 
tinua à  végéter.  Quelques  noms  méritent  néanmoins  d'être 
tirés  de  l'oubli,  entre  autres  celui  du  chevalier  de  Boufflers, 
nommé  gouverneur,  qui  essaya  de  rendre  une  vie  factice  à 
ce  débris  de  notre  empire  colonial,  mais  se  heurta  contre  un 
mauvais  vouloir  obstiné  et  n'eut  pas  la  constance  nécessaire 
pour  triompher  des  difficultés  accumulées.  «  Je  veux  toujours 
et  je  ne  peux  pas,  écrivait-il  à  son  amie  la  comtesse  de  Sa- 
bran*.  Les  obstacles  se  rassemblent  contre  moi  et  sur  la 
terre  et  sur  la  mer.  Cette  maudite  barre  devient  tous  les  jours 
pire.  Je  n'ai  aucun  moyen  de  communiquer  avec  les  vais- 
seaux qui  sont  au  mouillage.  On  tente  vainement  le  passage 
des  deux  côtés.  La  moitié  des  effets  qu'on  m'avait  donnés 
pour  la  colonie  ne  m'est  point  parvenue,  et  ne  me  parvien- 
dra peut-être  point.  Je  manque  d'outils,  d'ouvriers,  de  vivres. 
Je  trouve  dans  mon  intérieur  des  résistances  qui  me  chagri- 
nent. Tout  cela  m'attriste,  mais  ne  m'abat  point.  » 

1.  Correspondance  de  la  comtesse  de  Sabran  et  du  chevalier  de   Boufflers, 
p.  429. 


80  LE   SÉNltGAL 

«  Je  fais  réparer,  écrivait-il  encore  au  maréchal  de  Beau- 
veau,  les  lils  et  les  fournitures  des  casernes,  dont  le  délabre- 
ment m'a  fait  venir  les  larmes  aux  yeux  à  mon  arrivée.  Je 
fais  remanier  toutes  les  cloisons,  tous  les  murs,  toutes  les  toi- 
tures de  riiôpital,  pour  le  mettre  en  état  de  recevoir  la  foule 
des  malades  qui  doit  y  entrer  dans  la  mauvaise  saison.  Je  suis 
en  même  temps  obligé  de  faire  quelques  réparations  urgentes 
à  ce  qu'on  appelle  mon  gouvernement  :  c'est  la  plus  pauvre, 
la  plus  sale  et  la  plus  dégradée  de  toutes  les  masures.  » 

Tel  était  le  Sénégal  en  1786  ;  tel  devait-il  rester  de  longues 
années  encore.  Quelques  progrès  cependant  furent  réalisés. 
Quatre  voyages  d'exploration  furent  entrepris  :  le  premier  par 
le  négrier  Lamiral,  conduit  par  les  besoins  de  son  commerce 
jusque  dans  le  pays  de  Galam,  et  qui  a  donné  sur  les  Maures 
de  la  rive  droite  du  Sénégal  do  très  curieux  détails;  le  second 
par  le  commandant  de  la  corvette  la  Bayonnake,  la  Jaille  ', 
qui,  de  1784  à  1783,  reconnut  les  côtes  du  cap  BlancàSicrra- 
Lcone;  le  troisième,  en  1786,  par  Rubault,  agent  de  la  Com- 
pagnie du  Sénégal-,  qui  traversa  la  partie  septentrionale  du 
Cayor,  le  Djolof,  le  Niani,  le  Bondou,  franchit  la  Falémé 
près  de  Kagnousa  et  atteignit  le  fort  Saint-Georges,  d'où  il 
revint  à  Saint-Louis  par  le  fleuve;  le  quatrième  par  le  ca- 
pitaine du  génie  Golberry%  qui  traversa  le  Cayor  de  Saint- 
Louis  à  Dakar,  visita  les  escales  du  désert,  le  comptoir  d'Al- 
breda,  et  alla  jusqu'à  la  colonie  anglaise  de  Sierra -Leone.  Ce 
dernier  insistait  sur  la  nécessité  de  s'établir  fortement  dans 
la  contrée,  dont  il  énumérait  toutes  les  ressources.  Il  déplorait 
l'incurie  des  administrateurs,  l'indifférence  du  gouvernement, 
le  déplorable  état  des  fortifications;  mais  on  ne  l'écouta  seu- 
lement pas.  Il  faudra  de  nouveaux  désastres  pour  démontrer 
le  bien  fondé  de  ses  réclamations. 

1.  La  Bauthe,  Voyages  au  Si^rK'gal  pendant  les  années  1784-85,  d'après  les 
viémoiresde  la  Jaille,  ancien  officier  de  la  marine,  contenant  des  recherches  sur 
la  géographie,  la  navigation  et  le  commerce  de  la  côle  occidentale  d'Afrique; 
1S02. 

2.  Ce  voyage  a  été  raconté  par  Durand,  agent  supérieur  de  la  Compagnie, 
qui  visita  lui-même  nos  comptoirs,  et  décrivit  la  côte  depuis  le  cap  Blanc 
jusqu'à  Sicrra-Lcouc.  Son  ouvrage  est  accompagué  d'un  atlas  de  cartes  très 
soignées.  11  est  intitulé  :  l'oyage  au  Sénégal,  an  X  (1S02). 

3.  GoLBERBY,  Fragments  d'un  voyage  en  Afrique  fait  en  17 Si;  1S02. 


KT   LK   SOUDAN    FRANÇAIS  81 

Pendant  lonle  la  période  révolutionnaire,  le  Sénégal  fui  à 
peu  près  oublie.  La  mélropole  ne  daigna  même  pas  songer 
au  remplacement  du  gouverneur.  Par  une  exception  peut- 
être  unique  dans  notre  histoire  coloniale,  le  major  d'infan- 
terie Blanchot,  nommé  gouverneur  en  1788  par  le  roi 
Louis  XVI,  conservait  son  commandement  sous  le  consulat 
de  Bonaparte.  Les  Anglais  eux-mêmes  —  et  pourtant  ils 
étaient  les  maîtres  incontestés  de  l'Océan  —  ne  songèrent 
à  s'emparer  de  Gorée  qu'en  1800,  et  attaquèrent  Saint-Louis 
avec  tant  de  mollesse  que  toutes  leurs  attaques  furent  vigou- 
reusement repoussées. 

La  paix  d'Amiens  avait  rendu  Gorée  à  la  France.  Malgré  les 
stipulations  formelles  du  traité,  les  Anglais  ne  consentirent 
pas  à  rendre  ce  poste,  dont  l'importance  stratégique  ne  leur 
avait  pas  échappé.  On  se  décida  à  le  reprendre  de  vive  force. 
Victor  Hugues,  le  glorieux  corsaire  qui  avait  si  vaillamment 
promené  le  drapeau  tricolore  dans  la  mer  des  Antilles,  venait 
d'arriver  de  Cayenne  avec  quelques  goélettes.  Un  autre 
bâtiment  de  corsaires,  V Oncle  Thomas,  de  Rochefort,  était  alors 
en  rade  de  Saint-Louis.  Le  gouverneur  Blanchot,  estimant 
que  l'occasion  était  favorable  pour  tenter  un  coup  de  main, 
joignit  à  tous  ces  aventuriers  cent  cinquante  hommes  qu'il 
détacha  de  la  garnison  de  Saint-Louis,  et  les  envoya  tous 
contre  ce  rocher,  qui  passait  pour  inexpugnable.  Pendant  que 
la  flottille  exécutait  un  simulacre  d'attaque  dans  la  rade  de 
Dakar,  quelques  soldats  et  corsaires  débarquaient  à  l'im- 
proviste  au  pied  de  la  falaise  oîj  est  bâtie  la  citadelle,  escala- 
daient les  remparts,  et,  après  un  brillant  combat,  forçaient 
la  garnison  anglaise  à  capituler.  Ce  fait  d'armes  eut  un  grand 
retentissement.  Il  rétablissait  la  réputation  militaire  de  la 
France  dans  l'Afrique  occidentale;  mais  l'empereur  Napo- 
léon I"  ne  sut  pas  ou  ne  voulut  pas  profiter  de  la  supériorité 
momentanée  que  nous  assurait  ce  succès.  Il  n'envoya  aucun 
renfort  au  Sénégal.  Les  Anglais,  au  contraire,  revinrent  en 
force,  et  non  seulement  reprirent  Gorée,  mais  encore,  le 
14  juillet  1809,  débarquèrent  à  Guet'dnar,  du  côté  où  Saint- 
Louis  n'était  pas  défendu,  et  s'emparèrent  sans  peine  de 
notre  capitale  africaine.  C'est  le  seul  moment  où  le  pavillon 

11 


82  LE   SENEGAL 

français  n'est  plus  arboré  sur  un  point  quelconque  du  con- 
tinent africain.  Jamais  notre  situation  coloniale  n  a  été  plus 
compromise. 

V 

HISTOIRE     DU     SÉNÉGAL    DE     1815     A     1834 

Le  traité  de  Paris  du  30  mai  1815  restituait  sans  réserve 
à  la  France  tous  les  élaLlisscments  qu'elle  possédait  à  la  côte 
occidentale  d'Afrique  au  1"  janvier  1792;  mais  la  reprise  de 
possession  effective  du  Sénégal  et  de  ses  dépendances  ne  put 
être  opérée  qu'en  janvier  1817.  La  Méduse,  cette  frégate  de 
sinistre  mémoire,  portait  les  fonctionnaires  et  les  soldats 
chargés  de  la  recevoir  des  mains  des  Anglais,  quand  elle 
périt  dans  un  naufrage  tristement  fameux',  symbole  néfaste 
de  l'avenir  réservé,  pour  de  longues  années  encore,  à  notre 
établissement  sur  la  terre  sénégalaise. 

Un  ancien  officier  de  marine,  émigré  depuis  vingt-cinq  ans, 
Duroys  de  Chaumareys,  avait  été  chargé  de  conduire  au  Sé- 
négal quatre  bû-timents,  dont  la  frégate  la  Méduse.  Cet  officier, 
incapable  et  lâche,  commit  une  première  faute  en  se  dirigeant 
seul,  avec  son  navire,  vers  le  but  de  l'expédition.  Il  en  com- 
mit une  seconde  en  conduisant,  par  sa  coupable  impéritie,  la 
frégate  sur  le  banc  d'Arguin,  où  elle  échoua  et  fut  démolie 
par  la  mer.  Il  fit  alors  construire  avec  les  débris  du  navire 
un  radeau,  sur  lequel  il  entassa  cent  quarante-cinq  marins  et 
passagers,  mais  sans  leur  laisser  ni  vivres,  ni  instructions, 
ni  direction,  et,  au  lieu  de  monter  sur  ce  débris,  au  lieu  de 
le  convoyer  et,  au  besoin,  de  le  remorquer  avec  ses  canots,  il 
s'enfuit  honteusement  au  Sénégal.  Les  infortunés  abandon- 
nés, sur  CCS  planches  mal  assemblées,  à  la  violence  de  la 
tempête  et  aux  angoisses  de  la  famine,  moururent  les  uns 
après  les  autres,  et  de  tous  les  genres  de  mort.  Les  uns  tom- 
bèrent à  l'eau  et  furent  dévorés  par  les  requins,  les  aulrcs 

1.  ZL-nciiEn  et  M.vnooLLÉ,  les  Naufrages  c<f/t'6rej  (Bibliothèque  des  merveilles), 
p.  93-113. 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS  83 

s'cnlre-tuèrent;  ceux-ci  éprouvèrent  les  tortures  delà  famine, 
ceux-là  essayèrent  de  la  conjurer  en  recourant  à  l'abominable 
extrémité  du  cannibalisme.  «  Trois  jours  se  passèrent  encore 
dans  des  angoisses  inexprimables,  lisons-nous  dans  la  rela- 
tion de  l'un  des  rares  survivants,  l'ingénieur  Corréard*;  nous 
méprisions  tellement  la  vie  que  plusieurs  d'entre  nous  ne 
craignirent  pas  de  se  baigner  à  la  vue  des  requins  qui  en- 
touraient notre  radeau.  Le  17  (juillet)  au  malin,  le  soleil  parut 
dégagé  de  tout  nuage.  Après  avoir  adressé  nos  prières  à 
rÉtornel,  nous  partageâmes  une  partie  de  noire  vin;  chacun 
savourait  avec  délices  sa  faible  portion,  lorsqu'un  capilaine 
d'infanterie,  jetant  ses  regarda  sur  l'horizon,  aperçut  un  na- 
vire et  nous  l'annonça  par  un  cri  de  joie.  Nous  reconnûmes 
que  c'était  un  brick,  mais  il  était  à  une  grande  dislance.  La 
vue  de  ce  bâtiment  répandit  parmi  nous  une  allégresse  dif- 
ficile à  dépeindre  ;  chacun  de  nous  croyait  son  salut  certain, 
et  nous  redîmes  à  Dieu  mille  actions  de  grâces.  Cependant 
les  craintes  venaient  se  mêler  à  nos  espérances.  Nous  redres- 
sâmes des  cercles  de  barriques,  aux  extrémités  desquels  nous 
attachâmes  des  mouchoirs  de  différentes  couleurs.  Un  homme, 
avec  nos  secours,  monta  au  haut  du  mât  et  agita  ces  petits 
pavillons.  Pendant  plus  d'une  demi- heure  nous  flotlâmes 
entre  l'espoir  et  la  crainte  :  les  uns  croyaient  voir  grossir  le 
navire,  et  les  autres  assuraient  que  sa  bordée  le  portait  au 
large  de  nous.  Ces  derniers  étaient  les  seuls  dont  les  yeux 
n'étaient  pas  fascinés  par  l'espérance,  car  le  brick  disparut.  » 
Après  cette  scène  dramatique,  qu'a  immortalisée  le  pinceau 
de  Géricault,  un  affreux  désespoir  s'empara  des  naufragés. 
Ils  s'étendirent  sous  la  tente  sans  seulement  relever  la  tète, 
car  ils  n'attendaient  plus  que  la  mort.  Soudain  un  cri  retentit. 
C'est  un  navire  signalé,  et  cette  fois  il  court  vers  le  radeau. 
Le  brick  l'Argus  les  avait  en  effet  aperçus,  et  s'empressa  de 
les  recueillir  et  de  leur  prodiguer  les  soins  les  plus  touchants. 
Ils  n'étaient  plus  que  quinze,  dont  dix  à  peine  pouvaient  se 
mouvoir.  «  Nos  membres  étaient  dépourvus  d'épiderme  ;  une 
profonde  altération   était   peinte   dans  tous  nos    traits  ;  nos 

1.  CoRRÉAP.D,  ingénieur-géographe,  et  II.  Savig.ny,  chirurgien  de  marine,  iVaw- 
frage  de  la  frc'gale  la  Méduse. 


84  LE  SÉNÉGAL 

yeux  caves  et  presque  farouches,  nos  longues  barbes,  nous 
donnaient  encore  un  air  plus  hideux.  Nous  n'élions  plus  que 
des  ombres  de  nous-mêmes.  »  Quant  au  capitaine  et  autres 
passagers  embarqués  dans  les  chaloupes,  la  plupart  d'entre 
eux  réussirent  à  aborder  au  Sénégal. 

Celle  catastrophe  jeta  un  lel  discrédit  sur  le  Sénégal,  que 
les  fonctionnaires  semblèrent  se  donner  le  mot  pour  fuir 
celle  terre  maudite.  En  effet,  de  1817  à  1834  trente-deux 
gouverneurs*  généraux  ou  intérimaires  se  succédèrent  dans 
la  colonie,  sans  y  apporter  de  changements  marquants.  En 
dépit  de  ses  riches  productions  et  de  sa  réelle  fécondité,  le 
Sénégal  semblait  condamné  à  une  irrémédiable  malechance. 
Aucun  colon  sérieux  ne  venait  s'y  installer  à  demeure.  Les 
rares  Européens  qu'on  y  rencontrait,  entassés  sur  un  îlot 
malsain,  sans  verdure,  sans  arbre  et  presque  sans  eau  po- 
table, n'y  venaient  que  pour  s'enrichir  et  retourner  au  plus 
vite  vers  des  climats  meilleurs.  Quant  aux  fonctionnaires,  ils 
se  croyaient  en  disgrâce  quand  on  les  envoyait  au  Sénégal, 
et  n'aspiraient  qu'au  moment  de  le  quillcr.  Ainsi  s'expliquent 
les  fréquents  changements  de  nos  gouverneurs.  Ce  poste, 
pourtant  si  honorable,  était  d'ordinaire  confié  à  des  officiers 
en  relraile,  à  des  commissaires  de  marine,  à  de  simples  com- 
mandants. Il  est  vrai  que  nos  administrateurs  ne  trouvaient 
dans  leur  séjour  rien  d'atlrayanl.  A  l'exception  de  Saint- 
Louis,  de  Corée  et  de  quelques  comptoirs  fortifiés,  nous 
n'élions  nulle  part  les  maîtres.  Aucun  terrain  ne  nous  appar- 
tenait en  droit  et  d'une  manière  définitive.  Nous  n'élions  en 
quelque  sorte  que  tolérés  par  les  indigènes.  Même  à  Saint- 
Louis,  nous  étions  censés  sur  le  territoire  du  roitelet  de  Sor. 
Il  nous  fallait  payer  de  véritables  tributs  aux  chélifs  souve- 

1.  Schmaltz  (1817-20),—  de  Flcuriot  (2  janvier  1818-10  juillet  1819),  —  Lc- 
conpé  (1820-22),  —baron  Roger  (1822-29),—  baron  Hiigon  (1"  septembre  1824- 
ler  novembre  1823),  —  Jobelin  (1828-27),-  Brou  (1829-31),-  Renault  de  Saint- 
Germain  (1831-34),  —  CA\d6ol  (1833),  —  Querncl  (1833),  —  Pujo!  (1S34-3G),  — 
Malavois  (1836),  —  Guillet  (1836),  —  Soret  (1837-39),  —  Charmasson  (1839-41), 
—  iMontagnies  de  la  Roque  (1841-43),  —  Pagcot  des  Noulièrcs  (1842),  —  Bouët- 
Willaumez  (1843-45),—  Laborel  (1844),  —  Thomas  (1814),  —  Olivier  (184o-4G),  — 
Hubé(1846),  —  Bourdon  de  Gramoiit  (1840-47),  —  Caille  (1817),  —  Berlin  du 
Château  (1847),  —  Baudin  (184S-50),  —  Aumont  (1850),  —  Protêt  (1850-54),  — 
Aumont  (1853),  —  Véraud  (1854),  —  Fuidlierbc  (16  décembre  1854). 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS  8& 

rains  du  Oualo,  du  Cayor,  du  Foula,  du  Bondou.  Comme 
nous  n'avions  avec  les  indigènes  que  des  relations  de  com- 
merce, ils  nous  traitaient  en  marchands.  Des  deux  races 
principales  de  la  contrée,  les  uns,  les  Maures,  nous  mépri- 
saient et  nous  exploitaient,  quand  ils  ne  nous  brutalisaient 
pas  ;  les  autres,  les  Nègres,  nous  croyaient  anthropophages 
et  nous  délestaient.  Les  uns  et  les  autres  ne  perdaient  aucune 
occasion  de  nous  témoigner  leur  dédain  ou  leur  haine.  Ainsi 
le  roi  de  Cayor  prétendait  h  la  propriété  de  tous  les  navires 
naufragés  à  l'entrée  du  fleuve,  s'ils  n'avaient  pas  été  ren- 
floués avant  la  seconde  marée,  et  nos  matelots  étaient  sou- 
vent obligés  de  lui  disputer  à  coups  de  fusil  les  épaves'.  Sur 
le  fleuve,  et  sous  le  moindre  prétexte,  d'inoiïensifs  traitants 
étaient  pillés  et  assassinés.  Nos  officiers,  nos  soldats,  ne  pou- 
vaient sans  danger  sortir  des  forts,  oii  ils  se  consumaient  dans 
une  impuissante  oisiveté.  De  temps  à  autre,  poussé  à  bout 
par  des  outrages  quotidiens,  un  de  nos  gouverneurs  allait 
faire  sur  le  fleuve  une  reconnaissance  militaire.  Quelques 
villages  étaient  brûlés,  quelques  récoltes  enlevées;  mais  les 
vrais  coupables  avaient  fui,  et  à  peine  nos  vaisseaux  étaient- 
ils  à  Saint-Louis  que  les  maraudeurs  reparaissaient,  et  que 
tout  était  à  recommencer. 

Le  plus  singulier,  c'est  que  le  gouvernement  français,  d'or- 
dinaire si  chatouilleux  sur  ces  questions  d'étiquette,  ne  pro- 
testa jamais  contre  ces  humiliations  presque  quotidiennes.  Il 
se  résignait  au  rôle  toujours  piteux  de  tributaire.  Sous  forme 
de  cadeaux,  déguisés  sous  le  nom  de  coutumes^  il  payait  des 

1.  Traité  conclu  en  octobre  1825  et  en  décembre  1826  avec  les  chefs  de  la 
presqu'île  du  cap  Vert  et  avec  les  Nègres  de  Gaudiole  pour  racheter  ce  pré- 
tendu droit  d'épave. 

2.  Voir,  dans  l'ouvrage,  cité  plus  haut,  de  Durand,  les  traités  conclus  avec 
les  Maures  sur  la  rive  droite  du  fleuve  : 

LES   COUTUMES   AU   SÉNÉGAL 

Traité  conclu,  sous  les  auspices  du  comte  de  Repenligny.  gouverneur  du  Sénégal, 

entre  Durand,  directeur  général  de  la  Compagnie  de  la  gomme,  et  les  Maures 

d'Armankour.  —  2  mai  1785. 

...  Article  7.  —  L'usage  ayant  introduit  l'habitude  de  payer  aux  marabouts 
d'Armankour  une  coutume  quelconque  pour  traiter  la  gomme  dans  leur  pays, 
et  cette  coutume  ayant  varié  suivant  les  circonstances,  elle  vient  d'être  fixée 
d'une  manière  positive  et  permanente  par  l'article  suivant  : 

AuTiCLE  8.  —  Lorsque  les  marabouts  d'Armankour  viendront  dans  l'île  Saint- 


86  LE   SENEGAL 

sommes  parfois  considérables  à  ces  misérables  souverains. 
Ce  n'étaient  pas  seulement  les  rois  sénégalais,  mais  encore 
des  personnages  secondaires,  et  jusqu'à  des  serviteurs  et 
même  des  esclaves,  qui  vivaient  ainsi  à  nos  dépens.  Les  cou- 
tumes n'étaient  pas  de  notre  part  de  simples  complaisances, 
elles  étaient  bel  et  bien  consenties  à  perpétuité,  avec  les 
formes  les  plus  solennelles,  et  consacrées  par  des  lois  spé- 
ciales. Ces  grotesques  tyranneaux*  africains  qui  exploitaient 
ainsi  notre  faiblesse,  sans  avoir  pour  eux  le  prestige  de  la 
force,  n'avaient-ils  pas  poussé  l'outrecuidance  jusqu'à  ne  pas 
se  contenter  des  coutumes  d'usage!  De  temps  à  autre  ils  s'ar- 
rogeaient le  droit  de  permettre  ou  de  défendre  aux  négociants 
français  d'entrer  en  relations  commerciales  avec  leurs  sujets. 
Nous  avions  beau  redoubler  à  leur  égard  de  complaisance  et 
de  douceur,  ils  se  permettaient  contre  nous  des  vols  et  des 
violences  de  toute  nature.  Les  Maures  surtout  ne  savaient 
plus  quelle  bumilialion  nous  infliger.  Non  seulement  les  Eu- 
ropéens  n'avaient  plus  le  droit  de  remonter  le  Sénégal,  mais 
les  habitants  de  Saint-Louis,  qui  seuls  jouissaient  de  ce  pri- 
vilège, ne  pouvaient  s'arrêter  devant  le  moindre  village  sans 
payer  des  coutumes  plus  ou  moins  exorbitantes.  Avant  même 
de  savoir  si  on  ferait  ou  si  on  ne  ferait  pas  des  affaires,  il 

Louis  pour  visiter  le  directeur  g(''néral  de  la  Compagnie,  ce  qui  ne  doit  être 
qu'une  fois  l'année,  le  directeur  leur  fera  délivrer  chaque  jour  pour  leurs 
vivres  douze  meules  de  mil,  six  bouteilles  de  mélasse,  deux  bouteilles  de  vin, 
un  mouton  ou  l'équivalent  en  bœuf,  deux  chandelles,  du  bois  à  brûler.  Lors- 
qu'ils partiront  de  l'ile  Saint-Louis  pour  leur  pays,  le  directeur  leur  fera  don- 
ner :  trente  pièces  de  guinée,  trente  bassins  de  cuivre  ou  l'équivalent,  trente 
paires  de  ciseaux,  trente  miroirs,  trente  tabatières  pleines  de  girofle,  trente 
jambcttes,  trente  peignes,  trente  cadenas,  trente  mains  de  papier,  dix  barres 
de  verroterie. 

Lorsque  le  bâtiment  sera  rendu  au  désert,  le  premier  kantar  de  gomme  me- 
suré, ou  tirera  un  coup  de  canon  pour  saluer  et  annoncer  la  traite,  et  au  même 
instant  on  payera  aux  marabouts  d'Armankour  :  vingt  pièces  de  guinée,  cinq 
fusils  à  deux  coups,  vingt  fusils  à  un  coup,  quinze  aunes  de  drap  écarlate,  dix 
pièces  de  platille,  vingt  barres  de  fer  de  huit  pieds,  cinq  ancres  de  mélasse, 
dix  barres  de  verroterie.  Pendant  la  traite  de  la  gomme,  on  fournira  aux  ma- 
rabouts d'Armankour  pour  leurs  vivres  au  désert,  par  chaque  jour  que  durera 
la  traite,  quarante  meules  de  mil,  deux  montons,  six  bouteilles  de  mélasse. 
(Jn  leur  fora  présent,  en  outre,  d'une  pièce  de  guinée  pour  chaque  huitième 
kantar  qu'on  aura  mesuré  et  conduit  à  bord. 

A  la  lin  de  la  traite,  on  leur  payera  trente  pièces  de  guinée,  cinq  turbans  de 
mousseline  ou  dix  aunes.  FinalemcDl,  pour  les  dirniers  adieux,  on  tirera  uu 
coup  de  canon  et  on  donnera  vingt  pièces  de  guinée. 

1.  Voir,  dans   la  CorrcsjioncUmcc  de  lioii/'fîos,  la   lettre  du  11  avril  1787  Si 


ET   LE   SOUDAN    KRANÇAIS  87 

fallait  s'cxécuLcr  et  payer  la  coutLimo,  ou  sinon  on  saisissait 
à  bord  des  navires  portant  noire  pavillon  les  marcliandises 
qui  ne  provenaient  pas  directement  des  escales  autorisées*, 
et  qui,  par  conséquent,  n'avaient  pas  payé  la  contribution 
exigée.  Le  roi  des  Maures  Trarzas%  le  plus  puissant  des  mo- 
narques sénégalais,  avait  môme  dressé  le  tarif  de  ses  pré- 
tendus droits  aux  escales  de  son  territoire  :  deux  pièces  de 
guinée,  c'est-à-dire  de  cotonnade  bleue,  par  mille  kilogrammes 
de  marchandises  achetées,  et  autant  pour  la  même  quantité 
de  marchandises  vendues  et  achetées  à  Saint-Louis;  en  outre, 
deux  pièces  de  guinée  pour  son  repas,  deux  autres  pour  sa 
barjcUcllc,  c'est-à-dire  pour  ses  plaisirs,  une  pièce  et  demie 
pour  la  bagatelle  de  la  reine,  une  demi-pièce  pour  la  baga- 
telle du  ministre.  Ce  n'est  pas  tout  :  l'acheteur  européen 
devait  chaque  soir  envoyer  au  ministre  un  plat  de  riz  ou 
payer  une  amende  de. deux  francs  cinquante.  En  cas  de  refus, 
on  fej'mait  le  marché,  et  les  relations  commerciales  étaient 
brusquement  interrompues. 

A  l'exemple  du  roi  des  Trarzas,  tous  les  tyranneaux^  sé- 
négalais exagéraient  leurs  prétentions,  et  le  gouvernement 
français,  débonnaire,  consentait  à  signer  avec  tel  d'entre  eux, 
par  exemple  avec  le  brack  du  Oualo'*,  un  traité  parfaitement 

JM™8  de  Sabran  :  «  Je  ne  t'ai  point  eucore  fait  la  peinture  d'un  roi  maure,  et, 
sûrement,  sans  cela  tu  ne  pourrais  pas  t'en  faire  une  idée.  Celui  avec  qui  je 
viens  de  passer  deux  jours  est  un  homme  fort  puissant,  mais  fort  doux,  et 
en  même  temps  fort  dévot.  11  n'aime  que  les  femmes  et  les  prêtres,  et  passe 
sa  vie  le  plus  qu'il  peut  à  Podor,  pour  être  loin  de  son  camp,  loin  de  ses  enne- 
mis, sous  la  protection  de  notre  canon,  à.  portée  de  piquer  l'assiette  de  nos 
pauvres  officiers  et  de  faire  demande  sur  demande  au  gouverneur  et  aux  mar- 
chands... Il  a  absolument  la  dégaine  d'un  roi  fainéant,  et,  qui  plus  est,  d'un 
roi  mendiant.  En  voili  assez  sur  le  compte  d'Ahmet-Mochtar.  Je  ne  veux  pas 
qu'il  t'ennuie  autant  qu'il  m'a  ennuyé.  » 

1.  On  n'en  comptait  que  trois  :  Darmankour,  le  Désert,  le  Coq. 

2.  Voir  le  traité  conclu  le  7  juin  1821  avec  le  roi  Amar-Ouldon-Moctar  (ar- 
ticles 13,  14,  15),  traité  confirmé  par  deux  nouvelles  conventions  en  date  du 
15  avril  1829  et  du  30  août  1833. 

3.  Voir  letraitéconclu  Ie25juiul821  avec  Ilametdou,  chef  des  Maures  Braknas. 

4.  Traité  du  8  mai  1819,  confirmé  par  la  convention  du  4  septembre  1835. 
Les  articles  12  et  13  étaient  ainsi  conçus  :  «  Les  redevances  ou  coutumes  con- 
senties par  le  présent  traité  en  faveur  du  brack  et  des  principaux  chefs  du 
pays  de  Oualo,  ayant  un  objet  particulier  bien  distinct,  et  dont  les  parties 
coutraciautes  reconnaissent  avoir  pleine  et  entière  connaissance,  ne  pourront, 
dans  aucun  cas  ni  pour  aucun  motif,  être  augmentées  ni  diminuées  à  l'avenir. 
Elles  seront  payées  par  l'administration  du  Sénégal  le  1^'  janvier  1820,  et 
seront  exigibles  ensuite  tous  les  ans  à  pareille  époque.  » 


88  LE  SÉNÉGAL 

en  règle  et  dûment  coUationné,  dans  lequel  figuraient  ces 
clauses  étranges  :  «  Le  gouvernement  payera  au  brack  de 
Oualo  dix  bouteilles  d'cau-de-vie,  etc.,  à  son  domestique  deux 
bouleilles  d'cau-de-vic  et  une  barre  de  fer,  à  la  princesse 
Guimbotle  une  petite  malle,  une  pièce  de  mousseline,  quatre 
bouteilles  d'eau-de-vie,  dix  tètes  de  tabac,  et  cinq  cents  gram- 
mes de  clous  de  girofle,  plus,  pour  sa  ration  de  vivres,  une 
dame-jeanne  d'eau-de-vie.  »  On  ne  sait  vraiment  ce  qu'il  faut 
admirer  le  plus,  ou  l'outrecuidance  de  ces  fantoches  royaux, 
ou  l'inexplicable  longanimité  du  gouvernement  français '. 

Malgré  ces  déboires,  malgré  cette  attitude  humiliante,  quel- 
ques progrès  s'accomplirent  pourtant  dans  la  période  qui 
s'étend  de  1815  à  1834.  Le  Sénégal  ne  fut  plus  exclusive- 
ment un  marché  d'esclaves.  Le  bois  d'ébène,  ainsi  que  les 
Iraitanls  appelaient  leurs  esclaves,  avait  été  jusqu'alors  à 
peu  près  l'unique  production  locale,  et  nos  forts  n'étaient 
que  des  comptoirs  destinés  à  proléger  les  trafiquants  de  chair 
humaine;  mais,  après  les  décrets  de  la  Constituante,  après 
l'abolition  solennelle,  et  proclamée  par  les  traités,  de  la  vente 
des  nègres,  les  négociants  durent  renoncer  à  ce  honteux 
commerce.  Quelques-uns  d'entre  eux  le  continuèrent,  il  est 
vrai,  mais  en  cachette  :  caries  profits  en  étaient  considérables, 

—  il  suffisait  de  sauver  une  cargaison  sur  deux  pour  gagner 
cent  quarante  pour  cent  —  si  les  risques  étaient  grands.  Lors- 
que l'Angleterre  et  la  France  se  décidèrent  à  pourchasser  réso- 
lument les  négriers,  les  croisières  furent  conduites  avec  tant 
d'habileté  et  de  vigueur,  que  peu  à  peu  disparurent  ces  honteux 
vestiges  d'un  passé  regrettable.  Le  Sénégal  cessa  d'alimenter 
d'esclaves  les  marchés  américains;  mais  les  négociants  séné- 
galais furent  ruinés,  et  l'avenir  de  la  compagnie  sembla  com- 
promis à  tout  jamais. 

Ce  fut  alors  que  le  gouvernement  songea  à  faire  du  Séné- 

1.  En  1838,  la  dépense  occasionnée  par  les  coutumes,  soit  en  argent,  soit  en 
marchauilises,  s'élevait  à  la  somme  de  41,000  francs,  ainsi  répartie  :  Saint- 
Louis,  1,031  fr.  4o;  —  banlieue  de  Saint-Louis,  316  fr.  11;  —  Oualo,  9,470  fr.57; 

—  Cayor,  l.îi.oS  fr.  98;  —  Trarzas,  10,545  fr.  81;  —  Darmaukour,  396  fr.  10;  — 
Braknas,  2,835  fr.  12;  —  Toula,  3,266  fr.  76;  —  fialam,  1,517  fr.  18;  —  Bondou,  . 
608  fr.  18;  —  Tuabo,  814  fr.  00;  —  Doiiaichs,  1,257  fr.  59;  —  Barr  en  Gambie, 
643  fr.  69;  —  Dakar,  658  fr.  20;  —  Casamancc,  156  francs;  —  Vivres  délivrés 
■aux  chefs  vcnaut  recevoir  leurs  coutumes,  3,6  i6  fr.  40. 


ET    IA<]    SOUDAN    FIIANCAIS 


80 


gai  un  vaslc  champ  d'cxpuricnccs  agricoles.  II  aurait  voulu 
y  acclimater  on  même  temps  le  coton,  l'indigo,  le  café  et  toutes 
les  plantes  tropicales.  Des  terrains  furent  achetés  sur  la  rive 
gauche  du  Sénégal,  et  le  fort  do  Dagana  fut  construit  pour 
proléger  les  nouveaux  colons.  A  Dagana,  h  Richard-Toll,  à 
Faf  et  à  Lampsar,  une  quarantaine  de  plantations  modèles 


Fruits   du  Séuéff.il. 


furent  créées,  et  on  espéra  que  les  nouveaux  possesseurs  du 
sol,  encouragés  par  de  fortes  primes,  réussiraient  à  convertir 
en  champs  fertiles  les  mornes  solitudes  qui  entouraient  Saint- 
Louis.  Aucun  de  ces  essais  ne  réussit,  et  plusieurs  millions 
furent  gaspillés  bien  inutilement.  On  eut  tout  d'abord  à  lutter 
contre  les  indigènes,  Maures  ou  Nègres,  qui  envahirent  les 
plantations  et  les  ravagèrent  à  diverses  reprises.  Il  fallut 
ensuite  lutter  contre  le  découragement  des  colons,  décimés 
par  la  maladie,  et  traités  avec  dédain  par  certains  fonction- 
naires. Il  fut  enfin  nécessaire  de  réprimer  la  fraude,  car  le 
gouvernement  fut  parfois  servi  d'une  façon  singulière  par  ses 

12 


90  LE  SÉNÉGAL 

agents.  «  Lorsque  la  visile  de  l'inspecteur  était  annoncée, 
lisons-nous  dans  la  relation  de  Raiïenel,  témoin  oculaire,  des 
chefs  de  culture  faisaient  ficher  en  terre,  pendant  la  nuit,  des 
branches  de  cotonnier  et  d'indigofcre,  et,  à  la  faveur  de  celle 
grossière  supercherie,  le  nombre  des  plants,  s'accroissant  faci- 
lement dans  une  proportion  indéfinie,  non  seulement  donnait 
droit  h  des  primes  d'un  prix  élevé,  mais  encore  entraînait  k 
faire  sur  la  prospérité  des  cultures  des  rapports  inexacts,  qui 
entretenaient  une  erreur  déplorable.  La  fraude  no  s'arrêtait 
pas  là  :  elle  spéculait  aussi  sur  les  travailleurs  pour  percevoir 
des  subventions  indues.  On  trompait  les  inspecteurs  sur  le 
nombre  des  ouvriers,  en  faisant  répondre  à  l'appel  des  hommes 
qui  n'étaient  pas  occupés  à  la  culture.  » 

La  culture  du  coton  fut  la  première  abandonnée.  Aussi  bien, 
on  n'avait  exporté  du  Sénégal,  de  1822  à  182o,  que  quarante- 
neuf  mille  six  cents  kilogrammes  de  coton  égrené.  L'indigo 
ne  réussit  pas  mieux.  On  reconnut,  après  quelques  années 
d'expérience,  que  le  prix  de  revient  des  indigos  sénégalais 
serait  toujours  trop  élevé  pour  leur  permettre  de  lutter  sur 
les  marchés  d'Europe  contre  leurs  similaires  de  l'Hindouslan. 
Même  insuccès  pour  le  café,  la  canne  à  sucre,  le  giroflier,  le 
séné,  le  rocouyer,  la  salsepareille,  le  cannellier,  ainsi  que 
pour  l'éducation  de  la  cochenille  et  celle  des  vers  à  soie.  Seul 
le  jardin  pépinière  de  Richard-Toll  offrit  quelques  exemples 
de  réussite,  mais  dans  un  terrain  de  choix  et  dans  des  con- 
ditions trop  dispendieuses  pour  une  exploitation  industrielle. 

On  comprit  l'inutilité  de  ces  tentatives  agricoles.  Dès 
1830  étaient  supprimées  les  dernières  allocations  qui  figu- 
raient au  budget  local  pour  encouragement  à  la  colonisation. 
La  conséquence  de  cet  avortement  fut  de  jeter  un  profond 
discrédit  sur  les  richesses,  pourtant  bien  réelles,  du  sol.  L'er- 
reur se  répandit  que  le  Sénégal  était  impropre  à  l'agriculture. 
On  ne  le  considéra  plus  que  comme  un  marché  à  exploiter. 

Malgré  ces  préjugés  économiques,  notre  situation  s'amé- 
liorait pourtant.  Les  Maures  campés  sur  la  rive  droite  du 
fleuve  étaient  sévèrement  rappelés  au  respect  des  traités. 
Les  tribus  nègres  étaient  punies  de  leurs  velléités  de  révolte, 
et  nous  n'hésitions  plus,  quand  les  insolences  de  leurs  tyran- 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS 


9f 


neaux  avaient  épuisé  lapalionce  de  nos  gouverneurs,  à  sortir 
de  notre  impassibilité  voulue,  et  à  frapper  quelque  coup  reten- 
tissant. Il  est  vrai  que  ces  expéditions  n'élaient  le  plus  souvent 
que  des  coups  de  main  et  des  razzias;  mais  elles  inspiraient 
pour  quelque  temps  une  salutaire  terreur,  et  nos  négociants 
pouvaient  du  moins  se  risquer  sur  le  fleuve.  Nous  achetions 
quelques  comptoirs  dans  la  vallée  de  la  Casamance.  Sur  le 


CotOQ. 


haut  fleuve,  Bakel  était  fondé  en  1820,  et  une  compagnie 
privilégiée  pour  le  commerce  de  la  région  était  créée  sous  le 
nom  de  Compagnie  du  Galam.  Enfin  divers  explorateurs  éten- 
daient le  champ  de  nos  connaissances,  et,  par  leurs  patientes 
recherches,  préparaient  notre  future  grandeur,  et  jetaient 
sans  s'en  douter  les  bases  de  notre  empire  colonial  dans 
l'Afrique  occidentale.  Quelques-uns  de  ces  explorateurs  mé- 
ritent l'honneur  d'une  mention  spéciale. 

Le  premier  d'entre  eux  se  nommait  Gaspard  Mollien'.  Il 

1.  IMoLi.iEN,  Voyage  dans  l'intérieur  de  l'Afrique,  fait  aux  sources  du  Sénégal 
et  de  la  Gambie  en  1818;  1820. 


92  LE   SEINÉGAL 

était  fils  d'un  des  meilleurs  minislrcs  de  l'empereur  Napoléon. 
11  venait  au  Sénégal  en  qualité  de  commis  de  marine.  Par  un 
liasard  providentiel,  il  avait  survécu  à  la  dramatique  catas- 
trophe de  la  Méduse.  Tout  autre  se  fût  arrêté;  lui  ne  fut  que 
plus  ardent  à  poursuivre  le  projet  qu'il  avait  formé  en  tou- 
chant la  terre  africaine,  celui  de  pénétrer  dans  des  régions 
inconnues  et  d'augmenter  le  domaine  colonial  de  la  France. 
11  aurait  voulu  découvrir  les  sources  du  Sénégal,  de  la  Gam- 
bie et  du  Niger,  puis  descendre  ce  grand  fleuve  jusqu'à  son 
embouchure;  mais  il  fut  obligé  de  renoncer  à  celte  entreprise, 
trop  au-dessus  des  forces  d'un  homme,  et  de  se  borner  à 
l'exploration  du  Fouta-Djallon,  c'est-à-dire  du  pâté  monta- 
gneux qui  sépare  le  Sénégal  et  ses  affluents  du  Niger  et  des 
Rivières  du  Sud.  Il  désirait  s'assurer  par  lui-même  s'il  existait 
entre  ces  fleuves,  comme  on  l'affirmait,  des  canaux  de  com- 
munication, et,  dans  tous  les  cas,  les  relier  fortement  les  uns 
aux  autres,  par  des  itinéraires  bien  tracés.  Seul  et  sans  autre 
guide  que  son  courage,  sans  autres  ressources  que  sa  petite 
fortune,  mais  soutenu  par  l'ardeur  de  ses  vingt  ans,  il  se  lança 
résolument  en  pays  inconnu.  Mollien  constata  qu'à  l'époque 
des  grandes  pluies  une  sorte  de  marécage  situé  sur  les  limites 
du  Foula  et  du  Bondou,  et  nommé  Nerico,  établissait  une  vé- 
ritable communication  entre  la  Gambie  et  le  Sénégal.  Mal- 
heureusement, le  peu  de  profondeur  de  ce  cours  d'eau  et  les 
obstacles  dont  il  est  encombré  le  rendaient,  même  pendant 
les  grandes  eaux,  impraticable  à  la  navigation. 

Ce  fut  Mollien  qui  donna  la  première  description  du  Fouta- 
Djallon  et  du  pays  des  Yolofs.  Il  en  décrivit  les  sites  pittores- 
ques, les  habitants  à  la  fois  guerriers  et  pasteurs.  Epuisé  par 
la  fièvre,  et  à  bout  de  forces,  il  dut  s'arrêter  en  chemin,  dans 
le  petit  village  de  Bandéia.  Son  hôte,  qui  convoitait  son  mince 
bagage  et  trouvait  que  sa  mort  était  trop  lente,  essaya  de 
l'empoisonner.  Mollien  échappa  par  miracle  à  ce  danger,  et, 
quoique  bien  faible,  s'enfuit  jusqu'au  Rio  Geba,  où  les  Portu- 
gais raccueillirent  avec  empressement.  Une  goélette  française 
le  ramena  bientôt  à  Gorée,  et  de  là  à  Saint-Louis,  oiiil  rentra 
le  19  janvier  d819,  après  une  absence  d'une  année.  Ce  fut 
l'initiateur  et  le  précurseur  de  tous  ceux  qui  suivirent  ses 


ET    LE   SOUDAN    FRANÇAIS  93 

Iraccs,  car  il  détermina  la  situation  exacte  des  principaux 
cours  d'eau  de  la  Sénégambie,  et  commença  les  corrections 
sérieuses  qui  devaient  bientôt  renouveler  la  carte  de  l'Afrique 
occidentale. 

L'enseigne  de  vaisseau  de  Beaufort',  après  Mollien,  par- 
courut, en  1814  et  1825,  le  Bambouck,  les  bords  de  la  Gam- 
bie, le  Kbasso  et  le  Kaarta.  Il  fut  surpris  par  la  mort  à  Bakel, 
le  3  septembre  1823,  avant  d'avoir  pu  rédiger  le  récit  de  ses 
voyages;  mais  il  avait  écrit  de  nombreuses  lettres  et  déter- 
miné plusieurs  longitudes  et  latitudes,  qui  servirent  h  recti- 
fier les  explorations  précédentes. 

Nous  ne  citerons  que  pour  mémoire  René  Caillié,  car  ce 
n'est  pas  au  Sénégal,  mais  au  Soudan,  que  notre  héroïque 
compatriote  (it  ses  découvertes  les  plus  intéressantes.  Sa 
grande  exploration  eut  lieu  de  1827  à  1828. 

Ce  fut  seulement  en  1843  que  le  gouverneur  Bouët-Willau- 
mez,  résolu  à  tirer  le  Sénégal  de  la  torpeur  où  il  languissait, 
organisa  une  véritable  mission  d'exploration  «  pour  étudier 
les  moyens  de  multiplier  nos  relations  commerciales,  exami- 
ner avec  soin  les  mines  du  Bambouck  et  les  procédés  d'exploi- 
tation des  indigènes,  enfm  déterminer  la  position  astrono- 
mique de  divers  lieux  et  établir  la  carte  de  la  Falémé  ».  Le 
directeur  de  la  mission  était  IIuard-Bessinières,  pharmacien 
de  la  marine,  auquel  on  adjoignit  Jamin,  enseigne  de  vais- 
seau, Raffenel,  commissaire  de  la  marine.  Ferry,  chirurgien, 
et  Pottin-Paterson,  habitant  du  Sénégal.  Le  chef  de  la  mission 
mourut  avant  d'avoir  pu  mettre  ses  notes  au  net.  Ralîcnel  fut 
alors  cbargé  de  les  rédiger;  mais  comme  elles  étaient  écrites 
au  crayon  et  à  demi  elVacées,  il  fut  obligé  de  les  reconstituer 
avec  son  propre  journal,  itinéraire  d'un  touriste  plutôt  que 
d'un  savant.  De  là  peu  de  données  scientifiques,  mais  beau- 
coup de  détails  intéressants". 


1.  Anckli.e,  les  Explorations  au  Sénégal  et  dans  les  contrées  voisines  depuis 
l'antiquité  jusqu'à  nos  jours,  p.  70. 

2.  A.  Raffenel,  Voyage  dans  l'Afrique  occidentale,  comprenant  l'exploration 
du  Sénégal  di'puis  Saint-Louis  jusqu'à  la  Falémé  au  delà  de  Bakel;  de  la  Falémé 
depins  son  embouchure  jusqu'à  Sunsandig ;  des  mines  d'or  de  Kenieha  dans  le 
Baynbouck;  des  pays  de  Galam,  Bondou  et  Woolh;  et  de  la  Gambie  depuis  Baro- 
comida  jusqu'à  l'Océan,  Paris,  1846,  ia-S",  et  atlas  iQ-4o. 


94  LE  SÉiNEGAL 

Le  16  août  1843,  les  voyageurs  quittaient  Saint-Louis  sur 
deux  petits  bâtiments  et  remontaient  le  Sénégal  jusqu'à  Ba- 
kel.  Après  avoir  payé  tribut  aux  inlempéries  du  climat,  la 
petite  caravane,  remontant  toujours  le  Sénégal,  parvint  à 
Kounguel.  capitale  du  bas  Galam,  où  elle  reçut  un  accueil 
empressé  du  souverain  indigène,  Kounko.  Remontant  alors 
la  Falémé,  nos  compatriotes  atteignirent  Kidira  Fioulabou, 
oii  régnait  la  reine  Sadiaba.  Celte  négresse  était  devenue 
presque  Française  par  son  mariage  avec  un  colon  du  Sénégal, 
Duranton,  qui,  poussé  par  ses  goûts  aventureux,  avait  re- 
noncé à  ses  fonctions  d'employé  du  gouvernement  et  s'était 
lancé  dans  l'intérieur  du  pays  pour  y  chercher  fortune.  Il 
avait  rencontré  l'amour  sous  les  traits  de  la  fille  du  roi  de 
Khasso,  la  belle  Sadiaba,  qui  lui  avait  accordé  sa  main. 
Duranton  resta  toujours  fidèle  à  sa  patrie.  Dénoncé  par  les 
agents  de  la  Compagnie  privilégiée  du  Galam  comme  un  vul- 
gaire ambitieux  et  ramené  à  Saint-Louis  comme  un  malfai- 
teur, Duranton  n'eut  pas  de  peine  à  dissiper  les  calomnies.  La 
passion  d'aventures  qui  lui  avait  valu  un  trône  lui  coûta  la 
vie.  Il  mourut  en  effet,  après  quelques  mois  d'une  union  fort 
heureuse,  dans  une  course  qu'il  avait  entreprise  aux  environs 
(le  sa  principauté.  La  veuve  de  Duranton  avait  pris  de  son 
mari  le  caractère  facile  et  gai.  Elle  mit  tout  en  œuvre  pour 
se  rendre  agréable  et  utile  à  ses  hôtes,  et  ceux-ci  rapportè- 
rent de  leur  séjour  à  Kidira  Fioulabou  le  meilleur  souvenir. 

L'expédition  séjourna  ensuite  quelque  temps  à  Sénoudé- 
bou,  où  elle  se  mit  en  relations  avec  l'almamy  du  Bondou, 
et  parvint  à  conclure  avec  lui  un  traité  de  commerce  qui 
concédait  à  la  France  un  territoire  à  Sénoudébou,  moyennant 
quatre  mille  francs  de  capital  et  sept  cents  francs  de  rente. 
Les  pourparlers  nécessités  par  cette  négociation  furent  assez 
longs,  et  l'expédition  profita  de  cette  halte  forcée  pour  explo- 
rer le  cours  de  la  Falémé.  Malheureusement,  l'expédition  se 
trouva  interrompue  par  la  maladie  de  Raffcncl,  et  ses  com- 
pagnons, fatigués  eux-mêmes,  renoncèrent  à  pousser  plus 
avant  et  rentrèrent  à  Bakel. 

Cette  expédition  rendit  de  grands  services  à  la  géographie 
et  à  i'administralion  coloniale.  Ses  membres  avaient  exploré 


ET    I.E   SOUDAN    FRANÇAIS  95 

avec  soin  la  Falémé,  rivière  encore  peu  connue,  ils  avaient 
reconnu  les  passes  et  les  îlots,  enfin  ils  avaient  établi  que 
la  Falomé  et  la  Gambie  étaient  en  communication  par  deux 
cours  d'eau,  le  Badiara  et  le  Walglia,  qui  les  réunissent  à  l'é- 
poque des  inondations.  Raffcnel  pensait  même  que  le  Sénégal 
et  la  Gambie  sont  en  communication  par  le  Mermeriko,  le 
Neriko  de  MoUien.  Ces  canaux  transversaux  ne  lui  parais- 
saient d'ailleurs  que  d'un  intérêt  secondaire,  attendu  qu'au- 
cun d'eux  ne  se  prête  à  la  navigation  même  des  barques  les 
plus  légères.  Dans  la  Falémé  elle-même,  la  hauteur  de  l'eau 
est  très  v-ariable,  et  les  pluies  occasionnent  des  crues  presque 
subites.  Aussi  la  navigation  sur  ce  fleuve  est-elle  peu  facile. 
Une  autre  cause  de  difficulté  provenait  encore  des  attaques 
incessantes  des  musulmans.  Pour  ces  fanatiques,  tuer  ou  vo- 
ler un  chrétien,  un  nazareh,  c'est  à  la  fois  un  profit  et  une 
œuvre  pie. 

L'expédition  de  1843  donna  encore  quelques  renseigne- 
ments précieux  sur  les  productions  du  sol.  Dans  une  de  leurs 
excursions  à  Sansandig,  les  explorateurs  visitèrent  les  mines 
d'or  de  Kenicba,  dont  on  vantait  au  loin  les  produits;  mais  ils 
constatèrent  qu'elles  étaient  peu  riches  et  ne  valaient  pas  les 
frais  d'exploitation.  Quelques  années  plus  tard,  en  1832,  Rey, 
commandant  de  Bakel,  visitait  à  son  tour  les  gisements  au- 
rifères de  Kenieba.  11  concluait  au  contraire  à  la  possibilité 
d'une  exploitation  largement  rémunératrice,  mais  les  frais  de 
première  installation  devaient  être  considérables.  Ne  vaudrait- 
il  pas  mieux  renoncer  à  chercher  au  Sénégal  un  nouvel  El- 
dorado, et  se  contenter  des  richesses  certaines  que  promettent 
ses  produits  agricoles  et  son  commerce? 

Deux  ans  plus  tard,  en  1846,  Raffenel  obtenait  du  gou- 
vernement une  nouvelle  mission.  Il  voulait  cette  fois  traverser 
l'Afrique  de  l'occident  à  l'orient,  en  passant  par  le  Soudan,  le 
Bornou,  le  Darfour  et  les  sources  du  Nil;  mais  il  ne  put  s'a- 
vancer au  delà  du  Kaarta.  Fait  prisonnier  par  les  gens  de 
Mahmoudy  Kandia,  il  fut  emmené  par  eux  au  village  de  Fou- 
tobi,  et  y  subit  une  captivité  de  huit  mois.  Au  moins  profîta- 
t-il  de  son  séjour  forcé  pour  étudier  avec  soin  les  mœurs  et 
l'histoire  des  Bambaras.  A  son  retour,  il  composa  une  relation 


96  LE   SÉNÉGAL 

fort  inlcressanle',  à  laquelle  il  joig^nit  riiisloire  du  Sénégal  et 
exposa  ses  projets  pour  l'avenir  de  cette  colonie.  L'orig-inalité 
de  celte  relation  consiste  même  dans  les  grandes  vues  qu'il 
développa  avec  hardiesse,  et  dont  l'exécution  est  aujourd'hui 
commencée.  Raiïenel  aurait  voulu  que  la  politique  avilissante 
des  concessions  et  des  coutumes  fût  remplacée  par  une  fer- 
meté inflexible,  mais  loyale.  Suppression  des  esclaves,  pro- 
tection des  Nègres  contre  les  Maures,  création  d'écoles  fran- 
çaises, extension  du  christianisme  par  des  missionnaires 
noirs,  et  surtout  pénétration  de  la  France  au  Soudan,  tels 
étaient  les  principaux  objets  de  son  programme.  «Des  steamers 
français  naviguant  sur  le  lac  Tchad,  s'écriait-il  avec  une  sin- 
gulière prescience  de  l'avenir,  il  y  a  de  quoi  tenter  l'ambition 
d'un  grand  peuple,  et  lui  faire  dépenser  des  millions...  Dans 
dix  ans  nous  pourrons  déployer  au  milieu  de  l'Afrique  le  pa- 
villon de  la  France  et  montrer  aux  yeux  ravis  des  Nègres  un 
bateau  à  vapeur,  pour  eux  merveille  et  mystère,  cause  de  ter- 
reur et  d'admiration.  Dans  vingt  ans  nous  pourrons  avoir  des 
relations  permanentes  entre  l'Algérie  et  l'Afrique  centrale, 
et  exercer  sur  cette  immense  contrée  un  protectorat  salutaire 
pour  la  civilisation  de  ses  habitants  et  profitable  à  nos  inté- 
rêts commerciaux.  Et  tout  cela  est  simple,  facile,  réalisable 
avec  trois  choses:  de  la  volonté,  de  la  persévéranceet  trois  mil- 
lions par  an.  » 

Certes,  toutes  les  parties  de  ce  vaste  programme  ne  sont  pas 
encore  réalisées;  mais  au  moins  RaffenoP  ne  prêcha-t-il  pas 
dans  le  désert.  On  discuta  ses  projets,  et  par  conséquent  on 
s'y  intéressa.  S'il  souleva  des  criti(|ues,  il  rencontra  des 
défenseurs.  L'un  d'entre  eux,  et  ce  n'est  pas  le  moins  émi- 
nent,  porté  par  les  circonstances  aux  importantes  fonctions 
de  gouverneur  du  Sénégal,  essaya  de  faire  passer  dans  la 
réalité  ce  qui  n'était  pas  encore  sorti  du  domaine  de  l'utopie. 


1.  A.  Raffenei-,  Nouveau  Vo'jarje  danx  le  pays  des  nègres,  suivi  d'études  sur  la 
colonie  du  Srtif'gal,  et  de  documents  historiques,  géographiiiues  et  scientifiques; 
Paris,  1856,  2  vol.  in-S». 

2.  Ilich.irJson,  dans  sa  grande  exploration  de  l'Afrique  centrale,  aurait  désiré 
RafTcuel  pour  compagnon  de  voyage;  mais  notre  compatriote  ne  put  répondre 
à  son  appel,  et  ce  fut  le  docteur  Barth  qui  lui  ravit  riionuciir  de  ce  voyage  de 
découvertes.  Il  mourut  eu  1851,  gouverucur  de  Sainte-Marie  de  Madagascar. 


ET   LE   SOUDAN    FIIANÇAIS  97 

A  cette  grande  œuvre  de  rénovation  il  consacra  une  vie 
de  labeurs  intenses  et  do  propag-atule  ininterrompue.  Sans 
doute  il  éprouva  des  déceptions;  mais  ce  n'est  pas  du  jour  au 
lendemain  qu'on  fonde  un  empire  colonial;  et  si,  comme  tout 
le  fait  espérer,  l'Afrique  occidentale  devient  quelque  jour 
partie  intégrante  de  la  patrie  française,  nous  le  devrons  aux 
eiïorts  persévérants  du  général  Faidherbe;  mais  nous  aurions 
mauvaise  grâce  à  ne  pas  rendre  justice  à  celui  qui  le  devança 
dans  cette  voie  féconde,  à  Anne  Raiïcnel. 

En  résumé,  malgré  ces  découvertes  et  ces  progrès,  la  situa- 
tion du  Sénégal  n'était  pas  plus  brillante  en  1834  qu'aux 
premiers  jours  de  notre  établissement.  Vexations,  outrages, 
menaces  d'expulsion,  razzias  dangereuses,  tel  avait  été  jus- 
qu'alors le  rôle  piteux  joué  par  la  France  au  Sénégal.  Ce  rôle 
ne  convenait  ni  à  notre  dignité  nia  nos  intérêts.  Déjà  quelques 
négociants  avaient,  en  1831,  fait  entendre  leurs  doléances,  et 
demandé  la  suppression  des  escales  et  leur  remplacement  par 
des  établissements  de  commerce  permanents  et  fortifiés,  l'un 
à  Dagana,  l'autre  à  Podor.  Le  gouvernement  accueillit  leur 
demande,  et  chargea  le  capitaine  de  vaisseau  Protêt  d'exé- 
cuter ce  programme. 

La  province  dans  laquelle  allaient  s'engager  les  Français 
se  nomme  le  Dimar.  Elle  est  peuplée  par  des  Nègres  remuants 
et  énergiques,  les  ïoucouleurs.  Ces  Nègres  s'étaient  nettement, 
etdèsle  premier  jour,  déclarés  contre  la  France.  Non  seulement 
ils  s'étaient  associés  aux  razzias  des  Maures  dans  le  Oualo, 
mais,  à  diverses  reprises,  ils  nous  avaient  fait  la  guerre  pour 
leur  propre  compte.  Soutenus  par  leurs  belliqueux  voisins,  les 
Peuls  du  Toro,  ils  avaient  envahi  le  Oualo  et  insulté  la  ban- 
lieue de  Saint-Louis.  En  1830,  sous  la  conduite  d'un  pré- 
tendu prophète,  Mohammed-Omar,  ils  s'étaient  même  avancés 
assez  près  de  notre  capitale.  Sans  doute  ils  avaient  été  arrêtés, 
battus  même  à  Dagana,  et  leur  chef,  fait  prisonnier,  avait  été 
pendu  à  un  tamarinier,  en  face  de  Richard-Toll  ;  mais  la  leçon 
avait  été  vite  oubliée.  En  1842  ils  envahissaient  de  nouveau 
le  Oualo,  et  le  commandant  Bouct-Vuillaumez  était  obligé  de 
les  poursuivre  jusque  dans  leurs  forêts.  Ce  fut  même  dans 
cette  campagne  et  à  leur  occasion  que  fut  pour  la  première 

13 


98  LE   SÉNÉGAL 

fois  organisé  le  corps  auxiliaire  des  spahis  indigènes,  qui 
depuis  ont  rendu  tant  de  services. 

En  1854,  afin  de  mater  ces  remuantes  tribus,  etde  nous  assurer 
la  libre  navigation  du  Sénégal  jusqu'à  l'extrémité  orientale  de 
l'ile  àMorfil,  c'est-à-dire  une  voie  fluviale,  toujours  en  état,  de 
deux  cent  cinquante  kilomètres  de  longueur,  le  capitaine  de 
vaisseau  Protêt  reçut  l'ordre  de  bâtir  un  fort  à  Podor.  11  s'em- 
barqua donc  (  1 8  mars)  avec  environ  quinze  cents  hommes,  mais, 
à  partir  de  Dagana,  fut  obligé  de  faire  le  coup  de  fusil  contre 
les  riverains  duDimar,  qui,  malgré  leurs  promesses,  venaient 
une  fois  encore  de  se  déclarer  contre  nous.  Arrivé  à  Podor, 
Protêt  en  débusqua,  non  sans  peine,  les  Peuls  du  Toro,  et  tout 
aussitôt  commencèrent  les  travaux  de  construction  d'un  fort, 
sous  la  direction  d'un  jeune  capitaine  du  génie,  Faidherbe,  qui 
était  depuis  deux  ans  dans  la  colonie ,  avait  pris  part,  avec  le  com- 
mandant Baudin,  à  l'expédition  du  grand  Bassam,  au  combat 
d'Éboué,  et  avait  construit  le  fort  de  Dabou.  Les  travaux  furent 
si  bien  conduits,  et  avec  une  telle  activité,  que  la  citadelle 
française  était  debout  en  quarante  jours,  et  que  la  colonne 
expéditionnaire  pouvait  reprendre  le  chemin  de  Saint-Louis. 

Les  gens  du  Dimar  nous  avaient  ménagé  une  surprise.  Cinq 
mille  d'entre  eux  s'étaient  réunis  en  avant  de  leur  capitale, 
de  leur  ville  sainte,  Dialmath,  espérant  nous  surprendre  dans 
les  immenses  forêts  qui  la  couvrent.  Le  capitaine  Protêt  n'hé- 
sita pas  à  marcher  contre  eux.  Deux  routes  conduisaient  à 
Dialmath  :  la  première  par  Risgo,  courte,  mais  peu  connue;  la 
seconde  par  Fanaye,  plus  longue,  mais  pratiquée.  On  se  dé- 
cida pour  la  seconde.  Le  8  mai,  la  colonne  expéditionnaire 
était  réunie  à  Fanaye.  Elle  comptait  environ  huit  cents  hom- 
mes, pleins  d'ardeur  et  d'entrain,  car  bon  nombre  d'entre  eux, 
surtout  parmi  les  officiers,  avaient  absorbé  de  fortes  doses  de 
quinine  pour  prendre  part  à  ces  périls.  Les  guides  la  condui- 
sirent mal,  ou  plutôt  l'égarèrent  à  travers  des  fourrés,  et  loin 
du  marigot  de  N'dor,  qui  aurait  donné  de  l'eau  potable.  «  Ici 
a  commencé  pour  nous  une  assez  rude  épreuve,  lisons-nous 
dans  le  rapport  officiel*.  A  partir  de  dix  heures,  chaque  halle 

^.  Rapport  du  capitaine  de  vaisseau  Prolct  au  ministre  de  la  marine;  Saint- 
Louis,  28  mai  18IJ4. 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS  99 

que  j'aulorisais  pour  faire  reprendre  haleine  me  faisait  entrer 
des  hommes  h  l'ambulance.  Des  officiers,  et  des  plus  énergi- 
ques, en  parfaite  santu  le  matin,  tombaient  subitement  et 
n'avaient  même  plus  assez  do  force  pour  monter  les  chevaux 
de  l'ctat-major  que  je  mettais  à  leur  disposition.  Un  militaire, 
ce  que  je  ne  croyais  pas  possible,  est  mort  en  route  de  fati- 
gue, et  tous  mes  cacolcts  étaient  occupés,  alors  que  je  ne 
savais  pas  encore  à  quelle  distance  nous  étions  de  Dialmath. 
Heureusement  que  la  vue  de  cette  ville  vint  rendre  à  chacun 
toute  son  énergie,  et  l'enthousiasme  fut  si  grand,  que  l'on  vit 
des  malades  descendre  presque  immédiatement  de  leurs  ca- 
colels  pour  reprendre  leurs  armes.  » 

Dialmath  élait  entourée  d'une  muraille  en  bois  recouverte 
d'une  épaisse  couche  de  terre  glaise.  Les  obus  opéraient  bien 
une  trouée  dans  ce  rempart,  mais  les  madriers  restaient  de- 
bout. Il  élait,  en  outre,  impossible  d'allumer  des  incendies, 
car  l'ennemi  avait  pris  la  précaution  d'enlever  tous  les  tas 
de  paille.  Enfin,  nous  n'avions  que  quatre  canons,  et  seu- 
lement cinquante  coups  par  pièce.  Déjà  cent  vingt  coups 
avaient  été  tirés  sans  résultat,  et  nos  soldats  commençaient 
à  souffrir  de  la  soif.  Protêt  voulut  en  finir,  et  ordonna  l'assaut. 
Arrivées  à  cent  mètres,  les  troupes  régulières  hésitent,  puis 
s'arrêtent.  Une  vingtaine  de  soldats  d'infanterie,  et  le  déta- 
chement des  sapeurs  du  génie,  dont  il  ne  restait  plus  que  cinq 
hommes  debout  sur  dix,  continuent  seuls  à  courir,  et  attei- 
gnent enfin  la  muraille,  qu'ils  escaladent.  Le  capitaine  Fai- 
dherbe  était  à  leur  tête.  Les  autres  troupes,  entraînées  par 
leurs  officiers,  suivent  le  mouvement,  et  bientôt  Dialmath  est 
à  nous.  Cette  victoire  nous  coûtait  cher  :  cent  soixante-quinze 
hommes  avaient  été  tués  ou  blessés.  Il  est  vrai  que  les  défen- 
seurs de  la  ville  nègre  perdaient  près  de  quinze  cents  d'en- 
tre eux.  On  brûla  en  hâte  tous  les  cadavres,  et  on  retourna  à 
Saint-Louis.  Les  Français  n'avaient  plus  que  quatre  cents 
hommes  en  état  do  combattre. 

L'effet  moral  de  ce  beau  succès  fut  extraordinaire  sur  les 
populations  riveraines.  Elles  comprirent  que  le  temps  des 
humiliations  élait  passé  pour  la  France,  et  qu'elles  n'avaient 
qu'à  s'incliner  devant  la  puissance  nouvelle  qui  se  manifes- 


100  LE  SÉNÉGAL 

tait  par  de  tels  coups  d'éclat.  En  eiïet,  quelques  jours  après 
la  bataille  de  Dialmath,  un  simple  décret  supprimait  les  cou- 
tumes dans  tout  le  Dimar,  et  aucune  protestation  ne  s'élevait. 

Ce  n'était  pas  encore  assez.  Les  négociants  de  Saint-Louis 
adressèrent  au  gouvernement  une  nouvelle  pétition,  à  l'efTet 
d'obtenir  un  gouverneur  séjournant  dans  la  colonie  un  temps 
assez  long  pour  acquérir  une  expérience  sans  laquelle  rien 
de  sérieux  ne  pouvait  être  fondé.  Ils  appelaient  en  même 
temps  l'attention  du  ministre  sur  le  capitaine  du  génie  Fai- 
dherbe,  que  les  récentes  expéditions  avaient  mis  en  relief  et 
qui  semblait  disposé  à  se  consacrer  au  Sénégal.  Le  minisire 
de  la  guerre,  maréchal  Vaillant,  le  nomma  aussitôt  chef  de 
bataillon,  et  le  ministre  de  la  marine,  Ducos,  le  désigna 
comme  gouverneur  du  Sénégal  (16  décembre  1854). 

Voici  le  programme  que  le  nouveau  gouverneur  était 
chargé  d'exécuter  :  «  Nous  devons  dicter  nos  volontés  aux 
chefs  maures  pour  le  commerce  des  gommes.  Il  faut  suppri- 
mer les  escales,  employer  la  force  si  l'on  ne  peut  rien  obtenir 
par  la  persuasion.  Il  faut  supprimer  tout  tribut  payé  par  nous 
aux  Etats  du  fleuve,  sauf  à  donner,  quand  il  nous  plaira, 
quelques  preuves  de  noire  munificence  aux  chefs  dont  nous 
serons  contents.  Nous  devons  être  les  suzerains  du  fleuve.  Il 
faut  émanciper  complètement  le  Oualo  en  l'arrachant  aux 
Trarzas,  et  protéger  en  général  les  populations  de  la  rive  gau- 
che contre  les  Maures.  Enfln,  il  faut  entreprendre  l'exécution 
de  ce  programme  avec  conviction  et  résolution.  » 

Faidhcrbe  allait  être  l'homme  de  la  situation.  Il  arrivait  au 
Sénégal  avec  la  résolution  de  rendre  à  la  colonie  sa  dignité 
devant  les  populations  indigènes,  avec  les  talents  nécessaires 
pour  mener  à  bonne  fin  cette  tâche  difficile,  avec  la  persévé- 
rance qui  prépare  le  succès  et  l'heureuse  chance  qui  le  faci- 
lite. De  son  arrivée  à  Saint-Louis  date  une  ère  nouvelle  dans 
l'histoire  de  la  colonie.  Le  Sénégal  n'est  plus  un  marché  d'es- 
claves ou  un  comptoir  de  gommes.  C'est  une  terre  française, 
dont  les  progrès  seront  incessants,  un  foyer  d'influence  d'où 
rayonneront  au  loin,  jusque  dans  les  profondeurs  de  l'Afrique 
centrale,  les  idées  et  la  civilisation  françaises. 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS  101 


VI 


CONQUÊTE     DU     OUALO.     REFOULEMENT     DES    MAURES.     

EXPÉDITIONS     DU     SINE     ET     DU     SALOUM.     GUERRES     DU 

CAYOR. 

Depuis  la  nomination  de  Faidherbe  comme  gouverneur  du 
Sénégal,  tout  change  dans  noire  colonie. 

Le  premier  soin  du  nouveau  gouverneur  fut  d'assurer  la 
sécurité  immédiate  de  la  colonie.  Les  indigènes,  en  effet, 
Maures  ou  Nègres,  nous  considéraient  comme  des  intrus,  et 
n'attendaient  qu'une  occasion  favorable  pour  jeter  à  la  mer 
ces  chiens  de  chrétiens,  ces  heffirs,  qu'ils  détestaient  de  toute 
l'ardeur  de  leurs  convictions  religieuses  ou  de  leurs  haines 
nationales.  Ce  n'étaient  pas  seulement  nos  postes  du  haut 
fleuve  qui  étaient  journellement  insultés  et  menacés  par  eux  ; 
dans  la  banlieue  immédiate  de  Saint-Louis,  nous  n'étions 
même  pas  les  maîtres  incontestés  du  territoire  occupé  par  nos 
troupes;  à  Corée,  à  Rufisque,  nos  négociants  étaient  mal- 
traités et  pillés  ;  ceux  de  nos  navires  qui  étaient  jetés  à  la  côte 
étaient  aussitôt  la  proie  de  pilleurs  d'épaves,  qui,  à  main 
armée,  disputaient  aux  malheureux  naufragés  les  débris  de 
leur  fortune.  Il  n'y  avait  plus,  en  un  mot,  pour  la  France  ni 
sécurité  ni  même  dignité,  et  le  drapeau  national  recevait 
chaque  jour  des  outrages,  qui  méritaient  une  prompte  répres- 
sion. Le  grand  mérite  de  Faidherbe  fut  de  comprendre  la 
nécessité  de  celte  répression,  et  d'y  consacrer  toutes  ses  res- 
sources, toute  son  ardeur  et  tous  ses  talents.  C'est  lui  qui  réso- 
lument substitua,  en  passant  de  la  défensive  à  l'offensive,  une 
politique  ferme  et  patriotique  aux  déplorables  compromissions 
de  SCS  prédécesseurs,  et  réussit  en  peu  de  temps  à  rendre  à  la 
France  la  place  et  l'influence  qui  lui  étaient  dues  dans  tout  le 
bassin  du  Sénégal. 

Les  gens  du  Oualo  furent  les  premiers  rappelés  au  senti- 
ment de  leurs  devoirs.  On  nomme  Oualo  la  province  au  milieu 


102  LE   SÉNÉGAL 

de  laquelle  est  située  Saint-Louis.  Bien  que  gouverné  par 
une  dynastie  prétendue  nationale,  le  Oualo  n'était  plus  qu'une 
dépendance  des  Maures  campés  sur  la  rive  droite  du  fleuve. 
Les  Maures,  en  cfTet,  passaient  le  fleuve  sous  le  moindre  pré- 
texte et  venaient  razzier  les  troupeaux  et  ravager  les  cultures. 
La  tribu  des  Azouna  s'était  tellement  habituée  à  inspirer  l'ef- 
froi, qu'elle  ne  supposait  même  pas  qu'on  osât  lui  résister. 
Le  reine  du  Oualo,  très  humble  servante  du  principal  chef 
des  Maures,  tremblait  devant  lui,  mais  avait  assez  de  courage 
pour  écrire  à  Faidherbe,  dans  les  premiers  jours  de  1855,  en 
lui  intimant  l'ordre  d'évacuer  les  îles  de  Roup,  de  Diombor 
et  de  Thiouq,  qui  entourent  Saint-Louis  à  une  portée  de 
canon.  Il  n'était  que  temps  de  punir  celte  insolence  et  de 
montrer  aux  indigènes  que  nous  savions  au  besoin  faire  par- 
ler la  poudre. 

Faidherbe  commença  par  surprendre  les  Maures  Azouna 
et  Tendra,  qui,  comptant  sur  l'impunité,  ne  prenaient  même 
plus  la  précaution  de  surveiller  leur  camp.  Il  leur  enleva  un 
butin  considérable  (15  février  1855).  Il  espérait  que  cette 
exécution  suffirait  pour  prouver  aux  indigènes  que  nous  ne 
voulions  que  les  délivrer  de  leurs  oppresseurs  ;  mais  la  reine 
N'dèlé-Yalla,  un  instant  étonnée,  prit  la  fatale  résolution  de 
s'associer  à  ses  pires  ennemis,  et  ouvrit  les  hostilités  en  ten- 
dant une  embuscade  à  une  petite  colonne  française  com- 
mandée par  le  capitaine  Bilhau  (20  février  J855).  Faidherbe 
entra  aussitôt  en  campagne.  Près  de  quatre  cents  volontaires 
de  Saint-Louis  s'étaient  joints  à  la  colonne  expéditionnaire. 
Le  25  février,  les  Français  rencontraient  à  Dioubouldou  l'ar- 
mée réunie  des  Maures  et  du  Oualo.  La  bataille  s'engagea  aus- 
sitôt. Une  charge  brillante  de  nos  spahis  la  décida  en  notre 
faveur.  L'ennemi  s'enfuit  dans  toutes  les  directions.  Plusieurs 
d'entre  eux  étaient  partis  avec  des  cordes  pour  attacher  les 
nombreux  captifs  qu'ils  devaient  faire.  Ils  revinrent,  après  la 
défaite,  saisis  d'efl'roi.  «  Ce  ne  sont  pas  des  hommes  que 
nous  venons  de  combattre,  disaient-ils,  mais  des  démons.  » 

La  victoire  de  Dioubouldou  eut  un  grand  retenlisscment. 
Tous  les  villages  nous  ouvrirent  leurs  portes,  et  la  reine 
s'enfuit  à  la  hùte  dans  le  Gayor.  Quelques-uns  des  chefs  les 


ET   LE    SOUDAN    FRANÇAIS 


103 


plus  déterminés  essayeront  pourtant  un  simulacre  de  résis- 
tance. Ils  se  réunirent  h  Diagan,  village  de  l'intérieur,  près 
de  Mcrinaghcn,  et  jurèrent  par  le  nez  de  leurs  mères,  serment 
le  plus  redoutable,  de  se  faire  tuer  plutôt  que  d'abandonner 
ce  dernier  refuge.  Il  était  nécessaire  de  les  attaquer.    Une 


C\i._ 


Femme  du  Oualo. 


colonne  fut  donc  envoyée  à  Diagan.  Elle  y  arrivait  le  18  mars 
4855;  mais  les  ennemis,  malgré  leur  serment,  étaient  déjà  en 
fuite. 

Le  Oualo  se  trouvait  donc  conquis  de  fait,  et  les  guerriers 
de  ce  pays,  naguère  si  pleins  de  dédain  pour  les  blancs, 
ne  nous  avaient  opposé  qu'une  bien  faible  résistance."  Aussi 
bien  une  réaction  se  préparait  dans  les  esprits.  A  l'exception 


104  LE   SÉNÉGAL 

des  diamgallo,  ou  captifs  de  la  couronne,  véritables  bandits, 
habitués  au  pillage  et  à  l'ivrognerie ,  et  seuls  intéressés  à 
défendre,  avec  les  Maures,  le  gouvernement  de  la  reine,  les 
indigènes,  dmmhourd,  ou  hommes  libres,  et  badolo,  ou  sim- 
ples particuliers,  pillés  indistinctement  par  les  Maures  et  par 
les  diamgallo,  étaient  découragés  et  n'aspiraient  qu'à  la  paix. 
Faidherbe  aurait  voulu  reconstituer  cette  malheureuse  con- 
trée, en  lui  donnant  une  administration  régulière;  mais  les 
indigènes  auxquels  il  proposa  de  les  nommer  chefs  de  pays 
déclinèrent  ses  offres.  Perpétuer  l'anarchie,  abandonner  le 
Oualo  aux  razzias  des  Maures,  déconsidérer  à  tout  jamais  la 
France,  tel  aurait  été  l'unique  résultat  de  ces  succès  répétés 
si  Faidherbe  avait  repris  le  chemin  de  Saint-Louis  sans  régler 
la  question  du  Oualo.  L'annexion  pure  et  simple  s'imposait 
comme  une  nécessité.  La  grande  masse  des  indigènes  la  ré- 
clamaient, et  c'était  en  effet  l'unique  moyen  de  rétablir  l'ordre 
et  de  ramener  la  paix  dans  ce  malheureux  pays,  dévasté  par 
des  luttes  séculaires.  Ce  fut  en  décembre  1855  que  Faidherbe 
proclama  l'annexion.  Un  décret  du  1"  janvier  1856  organisa 
la  nouvelle  possession.  Elle  fut  administrée  directement  par 
un  commandant  et  par  cinq  chefs  de  cercle  (Khouma, 
Ngniangué,  N'der,  Foss,  Ross)  français,  sous  les  ordres  des- 
quels les  chefs  de  village,  tous  indigènes,  continuèrent  à  se 
gouverner  d'après  les  coutumes  locales.  Les  gens  du  Oualo 
acceptèrent  volontiers  notre  domination.  En  deux  ans  la 
population  doubla.  Ils  sont  aujourd'hui  très  attachés  à  leur 
nouvelle  patrie,  et  c'est  surtout  parmi  eux  que  se  recrutent 
nos  tirailleurs  et  nos  spahis  sénégalais. 

Nos  ennemis  les  plus  déterminés  et  les  plus  dangereux 
étaient  les  Maures,  et  surtout  les  Maures  Trarzas.  Tant  que 
nous  ne  les  aurions  pas  réduits  au  respect  des  traités,  tant 
que  nous  ne  les  aurions  pas  refoulée  sur  la  rive  droite  du 
Sénégal,  il  n'y  aurait  pas  de  sécurité  pour  notre  colonie,  et 
aucun  des  grands  projets  du  gouvernement  ne  pourrait  être 
exécuté.  Ces  Maures  nous  détestaient  à  la  fois  comme  chré- 
tiens et  comme  usurpateurs.  Ce  n'étaient  pas  de  méprisa- 
blos  adversaires.  Armés  de  fusils  à  pierre,  en  général  à  deux 
coups,  qu'ils  achètent  à  nos  comptoirs,  vêtus  d'une  culotte 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS  105 

courte  et  d'une  gandoura  qu'ils  relèvent  au-dessus  de  l'épaule 
afin  d'avoir  les  bras  lijjrcs,  lèle  nue,  longs  cheveux  bouclés 
flottant  au  vent,  ils  ont  l'air  redoutable.  Comme  ils  n'atta- 
quent que  pour  enlever  du  butin  ou  des  captifs,  et  que  leur 
point  d'honneur  consiste  à  ne  pas  revenir  les  mains  vides, 
s'il  n'y  a  rien  h  gagner  ils  refusent  le  combat.  On  a  prétendu 
qu'ils  étaient  lûches  :  ils  le  sont  d'après  nos  idées,  car  ils  ne 
s'exposent  pas  volontiers  à  la  mort;  mais,  ainsi  que  l'écrivait 
un  des  hommes  qui  les  a  le  mieux  connus  et  qui  les  a  sou- 
vent combattus,  Faidhcrbc*  :  «  Ne  faut-il  pas  à  une  bande  de  ces 
brigands  un  grand  courage  pour  traverser  le  fleuve  à  la  nage, 
par  une  nuit  noire,  malgré  les  croisières  et  les  crocodiles, 
pour  s'engager  dans  un  pays  où  ils  sont  détestés,  pour  pas- 
ser entre  des  villages  populeux,  se  cacher  pendant  des  jours 
et  des  nuits  en  pays  ennemi,  attaquer  hardiment  un  village  qui 
a  quelquefois  beaucoup  plus  de  fusils  qu'eux,  faire  des  prises 
considérables  et  les  ramener,  malgré  la  poursuite  des  popu- 
lations, à  travers  les  forêts,  les  marigots,  les  bras  du  fleuve, 
où  ils  peuvent  à  chaque  pas  tomber  dans  des  embuscades  ?  » 
A  maintes  reprises  les  Maures  avaient  déjà  essayé  de  sur- 
prendre Saint-Louis.  Dès  1825  ils  avaient  envahi  le  Oualo  et 
occupé  les  environs  immédiats  de  notre  capitale  sénégalaise. 
En  1830,  1837  et  1843,  ils  renouvelèrent  leurs  tentatives.  Ils 
ne  réussirent  sans  doute  pas  à  enlever  les  postes  où  flottait 
notre  drapeau,  mais  ils  plièrent  sous  leur  jongles  populations 
noires  qui  avaient  recouru  à  notre  protection,  et  commencè- 
rent à  les  massacrer  systématiquement,  sous  prétexte  qu'elles 
n'avaient  pas  encore  abandonné  le  culte  de  leurs  faux  dieux. 
Bientôt  toute  la  vallée  du  haut  Sénégal  fut  le  théâtre  de 
scènes  odieuses.  Les  ambitieux  et  les  bandits  de  race  maure 
se  partagèrent  la  contrée  et  la  découpèrent  en  véritables  fiefs. 
La  France,  par  insouciance  ou  par  ignorance,  tolérait  de- 
puis trop  longtemps  ces  désordres,  et  les  Maures  exploi- 
taient notre  faiblesse  ou  notre  indifïérence  pour  arracher  à 
notre  domination  les  tribus  nègres  qui  n'auraient  pas  mieux 
demandé  qu'à  vivre  en  bons  rapports  avec  nous. 

i.  Annales  sénégalaises,  p.  27. 


106  LE   SÉNÉGAL 

Le  (langer  devint  sérieux  en  1854.  Le  chef  des  Trarzas, 
Mohammcd-el-Habib,  qui  depuis  vingt-cinq  ans  était  devenu 
le  véritable  et  seul  maître  des  deux  rives  du  Sénégal,  et  qui 
d'ailleurs  s'était  habitué  à  traiter  nos  gouverneurs  avec  une 
insolence  singulière,  ne  voulut  pas  laisser  passer  sans  pro- 
testation la  conquête  du  Oualo  :  «  J'ai  reçu  tes  conditions, 
écrivait-il  à  Faidherbe,  voici  les  miennes  :  augmentation  des 
coutumes  des  Trarzas,  des  Braknas  et  du  Oualo  ;  destruction 
immédiate  de  tous  les  forts  bâtis  dans  le  pays  par  les  Fran- 
çais ;  défense  à  tout  bâtiment  de  guerre  d'entrer  dans  le  fleuve  ; 
établissement  de  coutumes  nouvelles  pour  prendre  de  l'eau 
et  du  bois  à  Guètdnar  et  à  Bop-N'kior;  enfm,  préalablement 
à  tout  pourparler,  le  gouverneur  Faidherbe  sera  renvoyé  igno- 
minieusement en  France.  »  La  question  était  donc  nettement 
posée  :  il  s'agissait  de  savoir  qui  l'emporterait  au  Sénégal  des 
Français  ou  des  Maures.  Profitant  du  départ  de  Faidherbe, 
qui  était  allé  visiter  notre  établissement  de  Richard-Toll, 
Mohammed-el-Habib,  en  avril  1835,  se  jeta  soudainement  sur 
ses  derrières,  avec  ses  rapides  cavaliers,  annonçant  qu'il  les' 
conduisait  à  Saint-Louis,  et  que  sous  peu  de  jours  il  ferait 
sa  prière,  le  salam,  dans  la  cathédrale  convertie  en  mos- 
quée. Déjà,  en  effet,  les  Nègres  étaient  hésitants.  De  nom- 
breux volontaires  avaient  grossi  les  rangs  des  envaliisseurs. 
Ils  arrivèrent  jusqu'au  marigot  de  Leybar  et  se  trouvèrent 
tout  à  coup  arrêtés  par  une  tour  hexagonale  en  grosse  ma- 
çonnerie, récemment  construite  pour  défendre  cet  important 
passage.  Un  obusier  de  campagne,  tirant  par  les  fenêtres 
en  guise  d'embrasures,  avait  été  installé  à  l'étage,  et  le  rez- 
de-chaussée  était  percé  de  huit  créneaux.  Le  sergent  d'in- 
fanterie de  marine  Brunier  s'était  jeté  dans  cette  tour.  Il 
n'avait  sous  ses  ordres  que  onze  hommes  de  son  corps  et 
deux  canonniers,  mais  tous  résolus  à  vendre  chèrement  leur 
vie.  Le  21  avril  1855  s'engagea  un  de  ces  combats  extraor- 
dinaires dont  est  remplie  notre  histoire  coloniale,  et  que  nous 
avons  le  tort  de  ne  pas  suffisamment  connaître.  De  sept  heu- 
res du  matin  à  midi,  Brunier  et  ses  braves  compagnons  sou- 
tinrent le  choc  de  toute  l'armée  maure.  Les  cavaliers  venaient 
boucher  les  fenêtres  du  rez-de-chaussée,  d'autres  cherchaient 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS 


107 


à  démolir  la  maçonnerie  avec  leurs  poignards.  Sans  se  laisser 
déconcerter  par  les  cris  furieux  des  ennemis,  dont  les  pertes 
augmentaient  la  rage,  sans  s'inquiéter  de  la  fumée  et  des 
étincelles  qui  remplissaient  la  tour,  ils  tinrent  jusqu'au  bout 


Maure  Trarza. 


et  forceront  Mohammed-cl-IIabib  à  batlre  en  retraite,  sous 
prétexte  d'aller  chercher  des  renforts.  Il  laissait  en  effet  dans 
le  Oualo  son  fils  favori,  le  prince  Ely,  avec  mission  de  conti- 
nuer la  lutte  ;  mais  Faidherbe  était  accouru  et  avait  déjà  com- 
mencé une  poursuite  acharnée,  qui  se  termina  à  l'avantage 
de  la  France.   Les  Maures  furent  obligés  d'abandonner  la 


108  LE   SÉNÉGAL 

province  et  de  se  retirer  sur  la  rive  droite  du  Sénégal  (mai  à 
décembre  4855). 

Faidherbe  n'hésita  pas  à  lc3  suivre  au  delà  du  fleuve. 
Ayant  reçu  quelques  renforts  de  France,  il  partit  de  Podor  à 
la  tête  d'environ  mille  soldats  européens  et  deux  fois  autant 
de  volontaires  nègres,  très  fiers  de  servir  à  nos  côtés  et  heu- 
reux à  la  pensée  de  solder  un  long  arriéré  de  vengeances. 
Nos  moyens  de  transport  faisaient  défaut.  Nous  n'avions  que 
six  chameaux  et  quarante  chevaux  ou  mulets.  On  devait  cher- 
cher à  atteindre  le  lac  Cayar,  autour  duquel  se  rencontrent 
les  Trarzas  quand  ils  ne  peuvent  s'approcher  du  fleuve.  Le 
17  février  au  malin,  on  se  mit  en  marche.  Les  sentiers  avaient 
été  défoncés  par  des  troupes  d'hippopotames,  au  moment  où 
le  sol  était  détrempé  par  la  pluie,  et  la  colonie  n'avançait 
qu'avec  peine.  On  se  crut  un  instant  égaré  dans  le  désert, 
car  les  guides  ne  reconnaissaient  plus  leur  chemin;  et  comme 
nos  hommes  avaient  soif  et  que  quelques-uns  d'entre  eux  ne 
pouvaient  déjà  plus  avancer,  la  situation  devenait  critique. 
Par  bonheur,  nos  cavaliers  trouvèrent  un  marigot  d'eau 
douce,  qui  les  conduisit  bientôt  au  lac  Cayar  (19  février).  Les 
Maures  n'avaient  nulle  part  essayé  de  résister.  L'expédition 
du  lac  Cayar  n'avait  donc  été  qu'une  promenade  militaire, 
mais  dont  l'effet  moral  fut  considérable.  Nos  ennemis  se  dé- 
couragèrent en  voyant  qu'ils  ne  se  trouvaient  plus  à  l'abri 
dans  leurs  retraites  jadis  inexpugnables,  et  les  Nègres,  qui 
se  sentaient  protégés,  s'habituèrent  à  la  pensée  de  revendiquer 
leurs  anciens  domaines  et  de  se  soustraire  à  une  tyrannie  et  à 
des  outrages  quotidiens. 

Les  Nègres  se  crurent  même  trop  vite  assez  forts  pour  en- 
trer en  campagne  sans  le  concours  de  la  France  contre  leurs 
oppresseurs  séculaires.  Un  de  nos  alliés  du  Oualo,  Fara- 
Penda,  voulut  aller  attaquer  une  tribu  de  Trarzas,  les  Mradins, 
au  nord  du  lac  Cayar.  Mohammed-el-IIabib  le  laissa  s'aven- 
turer au  delà  du  Sénégal,  le  battit  sans  peine,  repassa  le 
fleuve  à  sa  poursuite  et  se  vengea  de  son  humiliation  de  Ley- 
bar  en  mettant  le  Oualo  à  feu  et  à  sang.  Les  prisonniers  furent 
impitoyablement  massacrés.  Les  Maures  s'amusèrent  à  en  cou- 
per quelques-uns  par  morceaux  dans  leurs  festins  (avril  18o7). 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS  109 

Faidhcrbc  ne  voulut  pas  rester  sous  le  coup  de  cet  échec 
indirect.  Il  courut  au  secours  des  alliés  de  la  France,  franchit  à 
son  tour  le  Sénégal  et,  le  13  mai  18o7,  grâce  à  Timpétuosité 
de  nos  soldais,  remporta  une  victoire  décisive  près  du  marigot 
de  Tékélé.  Pour  mieux  marquer  sa  supériorité,  il  fit  opérer  à 
petites  journées  la  reconnaissance  du  lac  Cayar,  qui  passait 
pour  inaccessible  à  tout  autre  peuple  qu'aux  Maures.  Ceux-ci 
n'essayèrent  même  pas  de  troubler  l'opération.  Elle  fut  con- 
duite avec  tant  de  prudence  que  le  chef  du  génie,  Fulcrand, 
put  lever  la  carte  de  la  région  et  que  l'armée  rentra  à  Saint- 
Louis  sans  être  inquiétée.  A  vrai  dire,  elle  n'avait  souflcrt  que 
de  la  chaleur.  Le  jour  de  la  bataille  de  Tékélé,  le  thermo- 
mètre s'était  maintenu,  jusqu'à  six  heures  du  soir,  à  cin- 
quante-sept degrés  centigrades. 

Mohammed-el-IIabib,  battu,  mais  non  découragé,  opérait 
au  môme  moment  une  diversion  très  hardie.  Il  traversait  le 
fleuve  à  Mékinack,  razziait  le  village  de  Gandou,  et  semait 
l'épouvante  dans  tout  le  Oualo;  mais  il  fut  arrêté,  comme  il 
l'avait  été  naguère  à  Leybar,  devant  le  blockhaus  à  demi 
ruiné  de  N'der.  Il  n'était  défendu  que  par  le  caporal  blanc 
Valette,  un  soldat  blanc  et  sept  soldats  nègres.  Ces  braves 
essayèrent  h  deux  reprises  de  se  servir  de  leur  cspingole  ;  mais 
deux  fois  tous  les  madriers  d'une  des  faces  du  blockhaus 
leur  tombèrent  sur  le  dos.  Ils  le  reconstruisirent  sous  le  feu 
de  l'ennemi,  et  finirent  par  le  mettre  en  fuite,  après  avoir  tué 
les  plus  audacieux  des  assaillants  (25  mai  1837).  Les  Français 
les  poursuivirent  à  outrance,  finirent  par  les  atteindre  à  Lan- 
gobé,  près  de  Dialmath,  et  les  exterminèrent  (31  mai). 

Le  roi  des  Trarzas,  découragé  celte  fois,  comprenant  que  la 
fureur  de  ses  sujets  se  briserait  toujours  contre  la  discipline 
française,  se  décida  à  s'avouer  vaincu.  Des  négociations  fu- 
rent entamées.  Elles  aboutirent  promptement  à  un  traité  par 
lequel  il  s'interdisait  à  lui  et  aux  siens  de  passer  en  armes  sur 
la  rive  gauche  du  Sénégal,  renonçait  aux  coutumes,  rempla- 
cées par  un  droit  fixe  perçu  par  des  agents  français,  et  don- 
nait toute  liberté  au  commerce  de  la  gomme*  (20  mai  18o8). 

1.  Ce  traité  est  inséré  dans  les  Annales  sénccj alaises,  p.  396. 


110  LE    SÉNÉGAL 

€e  traité  fut  loyalement  exécuté  par  le  chef  des  Trarzas. 
Ses  sujets,  dont  les  intérêts  se  trouvaient  lésés,  surtout  par 
la  suppression  des  coutumes,  ne  lui  pardonnèrent  pas  ce 
qu'ils  appelaient  sa  trahison.  Un  complot  se  forma.  Le  15  sep- 
tembre 1860  notre  ancien  adversaire  était  assassiné.  Son  fils 
le  prince  Sidi  se  trouvait  alors  dans  le  Oualo.  Aussitôt  pré- 
venu, il  accourait,  surprenait  et  immolait  neuf  des  assassins,  et 
prenait  le  commandement.  Il  le  garda  jusqu'en  1871,  époque 
à  laquelle  il  fut  assassiné  à  son  tour  :  il  n'avait  pas  un  instant 
cessé  d'exécuter  la  convention  de  1838.  Son  successeur  fut 
un  autre  fils  de  Mohammed-el-Habib,  le  prince  Ely.  Bien  que 
Nègre  par  sa  mère,  la  princesse  Guimbotte  du  Oualo,  et  par 
conséquent  méprisé  par  les  Maures,  très  fiers  de  la  pureté  de 
leur  race,  Ely  était  néanmoins  reconnu  comme  chef  légitime 
par  la  majorité  des  Trarzas.  Il  s'empressait  de  faire  parvenir 
à  Faidherbe  l'assurance  de  ses  sentiments  d'amitié  pour  la 
France,  et,  en  eiïet,  il  est  toujours  resté  fidèle  aux  clauses  du 
traité  de  1858'  .  Il  a  constamment  reçu  avec  honneur  nos 
envoyés,  il  a  protégé  nos  négociants,  il  a  tenu,  en  un  mot, 
à  prouver  qu'il  était  devenu  notre  allié  sincère  et  dévoué. 
En  1879,  notre  héroïque  explorateur  Soleillet  était  admira- 
blement accueilli  par  lui,  lors  de  son  voyage  à  l'Adrar.  Ely 
le  chargeait  de  tous  ses  compliments  pour  notre  gouverneur, 
et  il  se  considérait,  disait-il,  comme  l'enfant  de  la  France.  «  Tu 
vois  que  je  suis  un  véritable  chef  français,  lui  disait-il  encore 
au  moment  des  adieux.  Je  ferai  ce  que  voudront  les  Français, 
et  je  pense  que  vous  ne  m'abandonneriez  pas  si  j'avais  besoin 
de  vous.  —  Je  ne  suis  qu'un  simple  laleb,  répondit  Soleillet, 
je  ne  m'occupe  pas  de  politique  ;  mais  je  dirai  partout  combien 
ton  accueil  a  été  cordial.  » 

Les  Maures  Braknas  étaient,  de  même  que  les  Trarzas,  tout 
disposés  à  continuer,  aux  dépens  de  nos  alliés  et  de  nos  na- 
tionaux de  la  rive  gaucho  du  Sénégal,  leur  fructueuses  razzias. 
La  politique  ferme  et  prudente  du  gouverneur  préserva  la 
colonie  de  ce  nouveau  danger.  Profitant  habilement  de  la  ri- 
valité de  deux  princes  qui  se  partageaient  le  pouvoir,  Moham- 

1.  Cf.  traité  du  24  août  1877  conclu  avec  Ely,  coufirmaut  le  traité  précédent, 
et  acte  addiliouncl  du  2  avril  1879. 


ET    LE   SOUDAN    FRANÇAIS  111 

med-el-Sidi  et  Sidi-Eli,  Faidherbe  leur  vendit  sa  neutralité  en 
leur  faisant  signer  à  tous  deux  un  traité  analogue  à  celui  que 
venait  de  signer  Mohammcd-cl-IIabib'  (10  juin  1858).  Six 
mois  plus  lard,  lorsque  Sidi-Eli  eut  tué  son  rival,  Faidherbe 
le  somma  d'exécuter  le  traité.  Ce  dernier  ne  fit  aucune  résis- 
tance, et  c'est  ainsi  que  non  seulement  la  sécurité  fut  assurée 
sur  la  rive  droite  du  fleuve,  mais  que  le  Oualo  fut  délivré,  et 


Corée. 

que  la  France,  désormais  rassurée  contre  les  incursions  des 
Maures,  put  tourner  son  activité  d'un  autre  côté. 

Le  refoulement  des  Maures  sur  la  rive  droite  du  Sénégal  et 
l'annexion  du  Oualo  avaient  complètement  dégagé  notre  ca- 
pitale Saint-Louis,  mais  Gorée,  notre  autre  possession,  restait 
toujours  exposée  aux  attaques  de  ses  voisins,  les  petits  rois 
de  Baol,  du  Sine,  du  Saloum.  Refaire  à  Gorée  ce  qui  avait 
si  bien  réussi  à  Saint-Louis,  c'est-à-dire  renoncer  à  la  défen- 
sive, et  non   seulement   soumettre    ou   réduire  les  voisins, 

1.  Le  trnité  est  inséré  daus  les  Annales  sénégalaises,  p.  403.  —  Cf.  acte  addi- 
tiouuel  du  5  juin  1879  {ici.,  p.  404). 


112  LE  SÉNÉGAL 

mais  encore  augrnenter  le  territoire  direct  de  la  France,  telle 
était  la  politique  qui  s'imposait.  Faidlierbe  l'adopta  résolu- 
ment. Il  eut  le  mérite,  trop  rare  pour  ne  pas  être  signalé,  de 
persévérer,  et  la  chance  de  réussir. 

Notre  situation  aux  alentours  immédiats  de  Gorée  était  pi- 
teuse. Les  roitelets  du  voisinage  ne  se  contentaient  pas  d'hu- 
milier et  de  piller  nos  négociants,  ils  insultaient  le  drapeau 
de  la  France.  N'avaient-ils  pas  eu  l'audace  de  nous  défendre 
d'élever  des  constructions  en  pierres!  C'était  assez  dire  que 
notre  occupation  n'avait  qu'un  caractère  provisoire,  et  que 
nous  n'étions  que  tolérés.  Le  fitor  ou  percepteur  du  roi  de 
Sine  se  signalait  par  son  audace.  Il  s'était  introduit  par  force 
dans  l'humble  demeure  de  nos  missionnaires  à  Joal,  et  l'a- 
vait mise  au  pillage.  A  Rufisque,  presque  sous  le  canon  de 
Corée,  un  négociant  français,  M.  Albert,  et  son  serviteur 
Tamba  avaient  été  assassinés,  le  7  décembre  1858,  et,  malgré 
nos  réclamations,  ce  crime,  dont  on  connaissait  pourtant  les 
auteurs,  était  resté  impuni'. 

Faidherbe  venait  d'obtenir  que  Corée,  qui  jusqu'alors  avait 
formé  un  gouvernement  indépendant,  fût  mise  sous  ses  or- 
dres. Il  chercha  aussitôt  à  profiter  de  celte  heureuse  con- 
centration de  pouvoirs  pour  frapper  un  grand  coup.  Il  an- 
nonça donc  qu'il  entendait  exécuter  les  clauses  du  traité 
signé  par  le  capitaine  Ducasse  en  1G79,  et  qui  jusqu'alors 
était  resté  à  l'état  de  lettre  morte.  En  vertu  de  ce  traité, 
la  côte  depuis  Dakar  jusqu'à  l'embouchure  du  Saloum,  sur 
une  profondeur  de  six  lieues,  devait  appartenir  à  la  France. 
Comme  en  Afrique,  et  avec  les  souverains  nègres,  de  pa- 
reilles revendications  ne  sont  sérieuses  que  soutenues  par 
les  armes,  Faidherbe  se  disposa  en  même  temps  à  appuyer 
par  une  vigoureuse  démonstration  les  droits  oubliés,  mais 
persistants,  de  la  France.  Le  3  mai  1859  il  quittait  Saint- 
Louis,  ralliait  en  passant  les  volontaires  de  Corée  et  débar- 
quait à  Dakar,  dont  il  prononçait  l'annexion  (7  mai). 

Rufisque  et  Joal  étaient  également  annexés,  et  le  14  mai 
une  messe  solennelle  était  célébrée  dans  la  chapelle  calho- 

1.  X.,  Expédition  du  Sine  et  du  Saloum  en  1859  {Tour  du  monde,  1861).  — 
Maob,  les  Royaumes  de  Sine  et  de  Salown  {llcvue  maritime  et  coloniale,  1863.) 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS  113 

liquc,  naguëre  insultée.  Partout  les  indigènes  se  pressaient 
autour  de  nos  soldats,  et  pas  une  protestation  ne  s'élevait 
contre  cette  prise  de  possession. 

Le  14  mai,  au  moment  oii  l'on  célébrait  à  Joal  la  messe 
d'action  de  giâces,  nos  patrouilles  tombaient,  tout  à  fait  par 
hasard,  sur  des  cavaliers  indigènes  qui  escortaient  le  succes- 
seur du  roi  de  Sine,  jeune  prince  qui  venait  de  commettre 
un  meurtre,  et,  suivant  la  coutume,  se  rendait  à  la  mer  pour 
s'y  baigner  en  expiation.  Un  combat  s'eng-ag-ea,  et  nos  soldats 
donnèrent  rendez-vous  à  leurs  ennemis  dans  la  capitale  du 
Sine,  à  Fatiko.  Faidhcrbe  se  crut  lié  par  la  parole  de  ses  offi- 
ciers, et  l'armée  se  mit  en  marche  contre  Fatiko.  L'entreprise 
était  difficile.  Nous  n'avions  que  deux  cent  soixante-quinze 
Français  et  trois  cent  vingt-cinq  volontaires.  Comme  artille- 
rie, nous  n'emportions  qu'un  obusier  mal  monté,  dont  l'aiïùt 
devait  se  briser  à  la  troisième  décharge.  De  plus,  nous  nous 
engagions  par  une  chaleur  torride,  dans  un  pays  à  peu  près 
inconnu,  contre  dos  ennemis  dont  nous  ignorions  jusqu'au 
nombre,  et  qui  défendaient  leur  patrie.  C'était  une  grosse 
partie  que  jouait  Faidhcrbe,  mais  il  était  résolu  à  tout  ris- 
quer. 

Surpris  dans  la  forêt  do  Fatiko  par  les  cavaliers  ennemis, 
les  Français  furent  d'abord  repoussés.  Déjà  les  volontaires 
nègres  avaient  pris  la  fuite,  et  le  roi  du  Sine  se  croyait  as- 
suré de  la  victoire.  Mais  Faidberbe  avait  gardé  autour  de  lui, 
comme  réserve  suprême,  trente-cinq  soldats  de  l'infanterie 
de  marine.  Lancés  à  propos,  ces  braves  eurent  en  un  instant 
rétabli  le  combat.  Les  cavaliers  du  Sine,  malgré  leur  bra- 
voure et  leur  attaque  trois  fois  renouvelée,  durent  fuir  à  leur 
tour.  Ils  n'avaient  réussi  à  blesser  que  cinq  de  nos  hommes, 
et  pourtant  la  fusillade  avait  duré  plus  d'une  heure,  à  petite 
portée;  mais  ces  cavaliers  tiraient  au  hasard  des  fusils  de  six 
pieds  de  long,  qu'il  chargeaient  de  douze  à  quinze  chevro- 
tines, selon  le  degré  de  fureur  qu'ils  éprouvaient,  tandis  que 
tous  les  coups  de  nos  soldats  portaient  dans  la  masse  de  leurs 
adversaires. 

La  victoire  de  Fatiko  nous  ouvrait  le  chemin  de  la  capi- 
tale. Faidhcrbe,  afin  de  frapper  l'imagination  des  indigènes, 

lo 


114  LE    SÉ.NEGAL 

ordonna  de  la  détruire.  Les  huiles  de  paille  qui  la  compo- 
saient en  grande  partie  devinrent  la  proie  des  flammes,  et 
c'est  à  la  lueur  de  cet  incendie  que  la  colonne  expéditionnaire 
reprit  la  direction  de  Dakar. 

Quelques  jours  plus  lard  le  roi  de  Saloum,  Samba-Laobé, 
était  ég-alement  battu,  et  le  fort  de  Kaolack  construit  sur  son 
territoire,  afin  de  prévenir  un  retour  olfensif  de  sa  part. 

Aussi  bien,  ces  princes,  effrayés  par  la  rapidité  de  nos  suc- 
Cîis,  ne  cherchaient  qu'à  détourner  notre  colère.  Les  rois  du 
Sine,  Boukarkilas,  et  de  Saloum,  et  bientôt  celui  de  Baol, 
Tié-Yacim,  s'empressèrent  d'accepter  nos  conditions  de  paix'. 
Non  seulement  ils  nous  cédaient  tout  le  territoire  compris 
entre  le  cap  Vert  et  la  pointe  Songomar,  c'est-à-dire  con- 
sentaient à  l'exécution  du  traité  Ducasse,  mais  encore  ils 
acceptaient  notre  protectorat  et  promettaient  de  renoncer  à 
toute  vexation  contre  nos  compatriotes,  nos  sujets  et  nos 
alliés.  C'était  un  grand  succès,  rapidement  obtenu,  et  qui 
consolidait  notre  prise  de  possession  d'un  territoire  important 
autour  de  Corée. 

Il  est  vrai  que,  dès  1861,  deux  de  ces  souverains,  les  rois 
de  Saloum  et  du  Sine,  reprenaient  une  attitude  hostile;  mais 
le  chef  de  bataillon  Pinet-Laprade  marchait  immédiatement 
contre  le  premier  de  ces  souverains,  remontait  le  Saloum, 
s'emparait  de  sa  capitale  Kahoné"  et  lui  imposait,  avec  une 
forte  rançon,  la  stricte  exécution  du  traité  de  1859.  Se  retour- 
nant aussitôt  contre  le  roi  du  Sine,  il  entrait  dans  sa  nouvelle 
capitale  Diakao,  et  lui  imposait  les  mômes  conditions.  Ces 
souverains  indigènes  se  trouvaient  dès  lors  matés,  et  la 
France  n'avait  plus  à  redouter  de  leur  part  aucune  tentative 
de  rébellion. 

Saint-Louis  et  Corée  n'avaient  plus  rien  à  craindre.  Autour 
de  ces  deux  capitales,  directement  protégées  par  des  territoires 
annexés  à  la  métropole  et  administrés  par  nos  fonctionnaires 
et  nos  officiers,  rinilucnce  française  pouvait  en  quelque  sorte 
rayonner  et  s'étendre  au  loin.  C'était  un  premier  et  un  incon- 

1.  Ces  traités  ont  été  insérés  dans  les  Annales  sc'nétjalaixcs,  p.  406. 

2.  Traité  du  8  mars  18G1.  —  11  a  été  conlirnié  expressément  par  uu  nouveau 
traité,  le  13  septembre  1877. 


ET    LE   SOUDAN    NUANÇAIS  115 

Icslablc  succL'S.  Faitlhcrbc  trouva  avec  raison  qu'après  avoir 
assuré  rindépcndancc  cl  aug-mcnlô  l'importance  des  deux 
capitales  sénég^alaiscs,  il  fallait  autant  que  possible  les  rap- 
procher, soit  en  créant  entre  les  deux  villes  une  chaîne  non 
interrompue  de  postes  français,  soit  en  annexant,  ou  tout  au 
moins  en  réduisant  h  l'obéissance  le  pays  intermédiaire.  Or 
les  cent  cinquante  kilomètres  qui  séparent  Saint-Louis  de 
Corée  sont  compris  dans  la  province  indigène  de  Cayor,  dont 
le  souverain  ou  damel  était  notre  ennemi  déclaré.  Forcer  le 
damel  à  accepter  nos  conditions,  ou  conquérir  le  Cayor,  tel 
était  le  programme  h  exécuter. 

C'est  un  pays  fort  étrange  que  le  Cayor.  On  dirait  une  prin- 
pauté  féodale  do  l'Europe  au  moyen  âge.  Couverné  par  un 
souverain  absolu,  mais  dont  l'avènement'  au  trône  est  sou- 
vent marqué  par  de  sanglantes  révolutions;  opprimé  par  une 
aristocratie  remuante,  les  liédos^  enneiifiis  do  tout  travail 
autre  que  la  guerre;  habité  par  des  populations  féroces  et 
fanatisées,  le  Cayor,  par  sa  position  géographique  entre  nos 
deux  métropoles  sénégalaises,  pouvait  devenir  un  voisin 
dangereux.  C'était  en  outre  un  pays  inconnu.  Il  n'est  arrosé 
que  par  des  lacs  et  des  marais,  et  couvert  do  forêts  que  l'exu- 
bérante végétation  des  tropiques  rend  à  peu  près  impénétra- 
bles. Aussi,  à  travers  ces  fourrés  épais  oii  manquaient  l'eau 
et  les  vivres,  dans  ce  labyrinthe  inextricable  où  il  était  si  facile 
de  tendre  des  embuscades,  la  lutte,  si  on  l'engageait,  pou- 
vait se  prolonger  indéfiniment.  Faidhorbe  ne  reculait  pas 
devant  cette  extrémité,  mais  il  aurait  préféré  les  voies  paci- 
fiques. Il  aurait  voulu  jeter  à  travers  le  Cayor  une  voie  té- 
légraphique, défendue  par  des  postes  fortifiés.  C'était  à  son 
avis  le  meilleur  moyen  d'assurer  les  communications  entre 
Saint-Louis  et  Corée,  et  en  même  temps  de  protéger  les  rares 
Français  qui  s'aventuraient  dans  cette  province  inhospitalière. 

1.  Général  FAionERBE,  Notice  historique  sur  le  Cayor  (Société  de  géographie 
de  Paris);  18S3. 

2.  Le  souverain  ou  damel  est  toujours  choisi  daus  une  famille  aj'ant  la  pré- 
rogative royale,  et  les  électeurs,  qui  ue  peuvent  briguer  pour  eux-mêmes  le 
pouvoir,  ne  sont  qu'au  nombre  de  quatre.  Quand  il  est  nommé,  le  damel 
reçoit,  comme  symbole  de  ses  pouvoirs,  un  vase  dans  lequel  se  trouvent  des 
graines  de  toutes  les  plantes  cayoriennes,  et  il  ne  peut  prendre  possession  du 
trône  qu'après  une  retraite  de  huit  jours  dans  un  bois  sacré. 


n3  LK   SENEGAL 

Il  s'adressa  donc  au  damel  rognant,  un  jeune  homme  deving-l- 
cinq  ans  nommé  Biraïma,  el  lui  demanda  raulorisalion  de  con- 
struire la  ligne  télég-raphique  à  travers  son  territoire  (1859). 

La  réputation  de  Faidherbe  était  déjà  fortement  établie 
dans  le  Cayor.  En  1858,  ayant  eu  à  se  plaindre  des  habitants 
du  N'diambour,  province  du  Cayor  voisine  de  Saint-Louis, 
il  n'avait  pas  hésité  aies  attaquer.  Une  marche  rapide  l'avait 
conduit  aux  puits  de  Ngirick,  oii  il  avait  remporté  un  pre- 
mier succès.  Une  vraie  bataille  s'était  engagée  en  avant  de 
Niomré,  la  capitale  de  la  province,  et,  malgré  la  résistance 
désespérée  des  indigènes,  nous  avions  remporté  une  victoire 
complète.  Le  roi  de  Cayor  avait  aussitôt  écrit  à  Faidherbe  pour 
le  féliciter.  Ce  n'était  pas  tant  notre  victoire  qui  l'avait  épou- 
vanté que  la  rapidité  avec  laquelle  avaient  été  conduites  les 
opérations.  Faidherbe  avait  en  effet  imaginé,  pour  la  circons- 
tance, d'organiser  un  convoi  de  chameaux  pour  le  transport 
des  bagages,  et  ces  animaux  avaient  rendu  de  grands  ser- 
vices. Aussi  Biraïma,  tremblant  déjà  pour  sa  propre  sécurité, 
avait-il  pris  les  devants  et  accablé  de  protestations  le  Fran- 
çais vainqueur.  Il  s'empressa  de  satisfaire  toutes  ses  demandes 
et  lui  accorda  aussitôt  l'autorisation  sollicitée  pour  rétablis- 
sement de  la  ligne  télégraphique. 

Les  tiédos  de  Biraïma  avaient  éprouvé  les  mêmes  craintes 
que  leur  damel;  mais,  couvrant  leur  pusillanimité  sous  le 
spécieux  prétexte  du  patriotisme,  ils  feignirent  d'éprouver 
une  vive  irritation  de  la  prétendue  trahison  de  leur  maître,  et 
l'assassinèrent. 

Macodou,  le  nouveau  damel,  retira  aussitôt  l'autorisation 
accordée  par  son  prédécesseur.  Ce  refus  équivalait  à  une 
déclaration  do  guerre.  Faidherbe  marcha  immédiatement 
contre  lui,  le  battit  en  diverses  rencontres  (janvier  1861),  et  lui 
imposa  un  traité  onéreux',  en  vertu  duquel,  moyennant  trois 
chevaux  et  dix  mille  francs,  le  damel  cédait  à  la  France  tout 
le  littoral  sur  une  profondeur  de  dix  kilomètres,  et  renonçait 
à  ses  prétentions  sur  la  province  de  Diander.  A  peine  nos 
troupes  étaient-elles  rentrées   à  Saint-Louis  que   Macodou 

i.  Traité  du  l<=f  février  ISGl  [Annales  séndjaiaiscs,  p.  407). 


ET    I.E    SOUDAN    FRANÇAIS  117 

dénonçait  le  Irai  Le  cl  reprenait  la  campagne.  Le  gouverneur, 
très  irrité  d'avoir  été  joué  par  ce  tyranneau  africain,  envahit 
de  nouveau  le  Cayor  et,  le  11  mars  1801,  remporta  la  grande 
victoire  de  Uiati,  à  la  suite  do  laquelle  j\Iacoclou  se  voyait 
forcé  non  seulement  de  ratifier  h  nouveau  la  première  con- 
vention, mais  (le  consentir  h  la  création  sur  son  territoire 
des  postes  fortifiés  de  Lompoul,  Mboro,  Mbidgen,  Gandiole, 
Polou,  Pont  et  Tliiès. 

Le  Cayor  était  donc  entamé  par  la  France,  et  tout  semblait 
annoncer  notre  prochaine  domination,  car  cette  malheureuse 
province  se  trouvait  en  pleine  décomposition.  Damels  se  dis- 
putant le  pouvoir,  liédos  acharnés  dans  leurs  querelles  intes- 
tines, populations  horriblement  foulées  et  n'attendant  pour  se 
déclarer  que  l'apparition  du  drapeau  tricolore,  nous  n'avions 
pour  ainsi  dire  qu'à  laisser  faire  et  qu'à  fermer  la  main  au 
moment  favorable.  Notre  tort  fut  peut-être  de  prendre  trop 
au  sérieux  les  prétentions  des  damels  opposés,  et  de  ne  pas 
déclarer  assez  nettement  nos  intentions  futures.  Il  semble 
que  nous  ayons  voulu  ménager  les  susceptibilités  nationales 
en  ne  procédant  que  lentement  à  une  annexion  qu'il  eût  été 
si  facile  de  proclamer  dès  les  premiers  moments  do  notre 
intervention.  Nous  eûmes  également  le  tort  de  nous  insinuer 
dans  les  querelles  intestines  des  damels,  et  le  tort  plus  grave 
encore,  une  fois  que  nous  eûmes  adopté  une  ligne  de  con- 
duite, de  ne  pas  y  persévérer,  et  de  passer  sans  raison  d'un 
allié  à  l'autre.  De  là  do  brusques  ressauts,  de  là  des  contra- 
dictions et  des  reculs  inexplicables,  de  là  des  fautes  qui  com- 
pliquèrent à  plaisir  la  question  du  Cayor  et  retardèrent  pour 
de  longues  années  l'annexion  de  cette  province. 

Un  certain  Madiodio  s'était  prononcé  contre  Macodou,  et 
ses  partisans  l'avaient  proclamé  damel  (mai  1861).  Faidherbe 
se  déclara  en  sa  faveur,  espérant  que  le  protégé  de  la  Franco 
resterait  fidèle  à  ses  engagements;  mais  il  avait  compté  sans 
un  parent  du  damel  dépossédé,  Lat-Dior,  jeune  homme  de 
dix-huit  ans,  élevé  à  Saint-Louis  à  l'Ecole  des  otages,  qui 
provoqua  un  soulèvement  national,  renversa  Madiodio,  et  le 
força  à  se  retirer  à  Lampoul,  sous  la  protection  directe  de 
nos  soldats. 


118  LK   SEiNEGAL 

Le  caplLainc  Jaurégiiibcrry  arriva  aiissilôt  dans  le  Cayor 
(janvier  18G2)'  et  rétablit  Madiodio;  mais  il  commit  la  faute 
de  ne  pas  traiter  Lat-Dior  en  ennemi,  et  se  prêta  à  des  pour- 
parlers compromettants.  Lat-Dior  eut  bientôt  reconquis  une 
situation  prépondérante,  et,  pour  couper  court  à  de  nouvelles 
révolutions,  Faidherbe  se  vit  obligé,  en  novembre  1862,  de 
rentrer  dans  le  Cayor  et  d'y  proclamer  solennellement  Ma- 
diodio comme  damel.  Il  est  vrai  qu'il  se  paya  de  ses  services 
en  arracbant  au  malencontreux  souverain  le  traité  du  4  dé- 
cembre 1863,  par  lequel  les  quatre  provinces  de  Ndiambour, 
Mbaouar,  Andal  et  Saniakor  étaient  détachées  du  Cayor  et 
annexées  à  la  France. 

Lat-Dior  protesta  contre  cette  cession,  et  devint  du  jour 
au  lendemain  le  héros  de  la  résistance  nationale.  Les  plus 
aguerris  d'entre  les  tiédos  le  rejoignirent,  et  tous  ceux  des 
indigènes  qui  croyaient  encore  à  la  possibilité  de  défendre 
leur  autonomie  contre  la  France  se  groupèrent  autour  de  lui. 

Lat-Dior  commença  aussitôt  contre  nos  soldats  une  guerre 
de  surprises  et  d'embuscades  oij  il  n'avait  pas  toujours  le 
dessous,  et  qui  risquait,  en  se  prolongeant,  de  devenir  dange- 
reuse. Faidherbe  résolut  d'en  finir  avec  cet  insaisissable 
adversaire.  Un  de  ses  plus  brillants  officiers,  le  capitaine 
Lorans,  fut  chargé  de  la  poursuite  ;  mais  il  commit  la  faute 
de  ne  pas  attendre  les  renforts  annoncés,  et  entra  en  campa- 
gne seulement  avec  cent  quarante  soldais  réguliers  et  les  vo- 
lontaires de  Madiodio.  Lat-Dior  avait  réuni  des  forces  supé- 
rieures. Il  surprit  notre  petite  armée  le  30  décembre  1862,  à 
Ngolgol,  et  bientôt  «  tout  le  monde  comprit  qu'il  n'y  avait 
plus  qu'à  mourir  dignement.  Le  capitaine  Lorans  et  le  capi- 
taine de  tirailleurs  Chevrel,  démontés  tous  les  deux,  et  ce 
dernier  blessé,  assistèrent  stoïquement,  jusqu'à  ce  qu'ils  fus- 
sent tués  eux-mêmes,  à  la  destruction  de  leurs  hommes,  tirail- 
leurs et  ouvriers,  qui  combattirent  jusqu'au  dernier  soupir. 
Les  sept  canonniers  et  l'adjudant  Guichard  se  firent  hacber 
sur  leurs  pièces.  »  Vingt-neuf  hommes,  dont  trois  officiers, 
<?chappèrent  seuls  à  la  mort. 

1.  Traité  du  2  février  18G2  [Annales  sénégalaises,  p.  408). 


KT    LI-:   SOUDAN    FRANÇAIS  119 

La  défaite  de  Ngolgol  eut  un  relcntisscmenl  extraordinaire 
au  delà  même  du  Gayor.  Du  jour  au  lendemain  Lat-Dior  se 
trouva  le  chef  incontesté  de  toute  la  région,  et  tous  les  mé- 
contents se  g-roupèrent  autour  de  Un.  11  eut  bientôt  rassem- 
blé une  armée  considérable,  et  vint  nous  provoquer  jusque 
sur  noire  territoire. 

Le  colonel  Pinet-Laprade  fut  chargé  par  Faidhcrbe  de 
rabattre  son  orgueil.  Les  troupes  se  concentrèrent  sous  ses 
ordres,  et,  le  12  janvier  18G4,  une  bataille  décisive  s'enga- 
gea à  Loro.  Lat-Dior  n'avait  pas  oublié  les  leçons  qu'il  avait 
reçues  à  Saint-Louis.  Il  avait  pris  d'assez  bonnes  dispositions. 
«  Les  fantassins  étaient  à  couvert  derrière  une  haie  d'eu- 
phorbes qui  couronnait  les  bords  les  plus  avancés  d'un  pla- 
teau au  centre  duquel  se  tenait  Lat-Dior  avec  une  forte  ré- 
serve, de  telle  sorte  que  le  vallon  que  nous  avions  à  franchir 
était  admirablement  battu  par  la  mousqueterie  de  l'ennemi  ; 
sur  les  ailes  de  cette  position  se  tenait  une  nombreuse  cava- 
lerie*. )»  Mais  noire  artillerie  décida  la  victoire.  Près  de  cinq 
cents  cadavres  jonchaient  le  champ  de  bataille.  La  pour- 
suite fut  poussée  jusqu'à  quatre  lieues.  L'horizon  était  em- 
brasé par  les  incendies  allumés  dans  tous  les  villages.  La  co- 
lonne victorieuse  alla  rendre  les  derniers  devoirs  aux  victimes 
de  Ngolgol  et  rentra  à  Saint-Louis,  laissant  le  Gayor  pacifié 
et  notre  protégé  Madiodio  seul  maître  du  pays. 

Mieux  aurait  valu  profiler  de  l'ascendant  que  nous  donnait 
la  victoire  do  Loro  pour  prononcer  purement  et  simplement 
l'annexion  du  Gayor.  On  avait  conseillé  au  gouverneur  cet 
acte  de  vigueur.  Il  ne  se  crut  pas  assez  fort  pour  l'exécuter, 
et  rendit  à  notre  protégé  Madiodio  son  trône  et  son  terri- 
toire. Aussi  bien,  il  ne  tarda  pas  à  reconnaître  sa  faute,  car 
Madiodio,  par  sa  mauvaise  adminislralion,  provoqua  un  sou- 
lèvement général.  Devenu  gouverneur,  Pinet-Laprade  le  dé- 
posa et,  cette  fois,  prononça  l'annexion  de  Gayor  (18G6).  Gette 
annexion,  nous  le  verrons  plus  tard,  ne.  devait  pas  être  défi- 
nitive. Ge  n'en  était  pas  moins  un  acte  de  politique  ferme  et 
intelligente.  Saint-Louis  et  Corée  se  trouvaient  maintenant 

1.  Annales  séndr; alaises,  p.  313. 


120  LE   SÉNÉGAL 

réunies  non  plus  par  une  ligne  de  poslcs  fortifiés,  mais  par 
un  Icrriloire  dircclcmcnt  soumis.  Nous  n'avions  plus  en  Afri- 
que seulement  deux  comptoirs  isolés,  mais  plusieurs  provin- 
ces unies  et  soudées  les  unes  aux  autres,  dont  les  habitants 
avaient  accepté  facilement  notre  domination.  L'Afrique  occi- 
dentale française  était  fondée.  Il  ne  lui  restait  plus  qu'à 
grandir,  qu'à  se  développer,  et  ces  beaux  résultats,  si  ra- 
pidement obtenus,  étaient  dus  à  l'administration  habile  et 
à  la  politique  raisonnéc  de  l'éminent  gouverneur  de  Saint- 
Louis. 

A  cette  domination  naissante  manquait  encore  le  prestige 
d'une  grande  victoire,  dont  la  renommée  dépasserait  les  limites 
du  Sénégal  et  rendrait  populaires  en  France  les  exploits  de 
nos  troupes  sénégalaises.  Cette  victoire,  nous  allions  la  rem- 
porter contre  le  fondateur  d'un  empire  africain,  auquel  ne 
manquaient  ni  les  talents  ni  même  le  génie,  et  dont  les  des- 
cendants possèdent  encore  sur  les  rives  du  Niger  d'impor- 
tantes possessions.  Pour  comprendre  cette  lutte  décisive,  il 
est  nécessaire  de  revenir  en  arrière,  et  d'appeler  l'attention 
sur  des  événements  presque  contemporains,  qu'on  a  peut-être 
oubliés,  mais  dont  les  conséquences  durent  encore. 


Vil 


GUERRE    CONTRE     LE     PROPnfiTE    A  L-H  AD  JI-OMAR 
ET     SES     SUCCESSEURS 

Depuis  que  Mahomet  a  déclaré  que  le  plus  saint  des  de- 
voirs était  d'exterminer  les  infidèles,  les  croyants  de  l'Islam 
n'ont  pas  cessé  de  lutter  contre  les  chrétiens.  Entre  les  deux 
religions  toute  conciliation  semble  impossible.  Depuis  le  jour 
où  se  sont  rencontrés  et  heurtés  pour  la  première  fois  disci- 
ples (lu  Christ  et  sectateurs  du  Prophète,  et  quel  que  soit  l'en- 
droit où  ils  se  sont  rencontrés,  aux  rives  du  Jourdain  ou  à 
celles  du  Chéliiï,  dans  les  plaines  du  Danube  ou  sur  les 
sierras  espagnoles,  une  lutte  inexpiable  s'est  engagée  entre 


KT    LE    SOUDAN    KRAiNÇAIS 


121 


les  deux  croyances.  On  n'ignore  pas,  d'un  autre  côté,  qu'à 
l'heure  actuelle  s'opère  dans  le  maliométismc  une  sorte  de 
renouveau.  11  y  a,  en  quelque  sorte,  recrudescence  de  vitalité. 
Il  semble  que  la  foi  des  croyants  se  ranime  et  que  leur  ardeur 
se  réveille.  C'est  en  Afrique  surtout,  et  depuis  un  demi-siècle 
environ,  que  ces  progrès  du  mahométismc  sont  vraiment 
extraordinaires.  Les  Africains  se  convertissent  en  masse. 
De  proche  en  proche,  des  missionnaires,  qu'on  croit  sortis  de 


Indij,'cae  du  haut  fleuve. 

Bokkara  ou  de  Samarcand,  répandent  en  Afrique  la  parole 
nouvefle.  Leur  éloquence,  l'austérité  de  leur  vie,  la  confor- 
mité de  leurs  préceptes  avec  les  instincts  et  les  nécessités  des 
races  africaines,  produisent  sur  ces  peuples  enfants  la  plus 
vive  impression.  De  proche  en  proche,  les  missionnaires  mu- 
sulmans font  des  prosélytes.  Ils  sont  déjà  parvenus  à  l'Atlan- 
tique. Les  tribus  sénégalaises  ont  été  entamées.  Elles  ont 
rompu  avec  leur  grossier  fétichisme,  et  embrassé,  avec  toute 
l'ardeur  qui  caractérise  les  néophytes,  la  religion  nouvelle. 
Dès  ce  moment  les  Français  ne  furent  plus  à  leurs  yeux  seu- 
le 


122  LE   SÉiXÉGAL 

lemcnt  des  étrangers,  mais  plus  encore  des  chiens  de  chré- 
tiens, des  keffirs,  qu'il  fallait  exterminer  ou  jeter  à  la  mer. 

Un  Sénégalais,  un  certain  Omar,  né  vers  1797  à  Aloar,  près 
de  Podor,  dans  le  Fouta-Toro,  résolut  d'exploiter  ces  haines 
religieuses,  et  de  fonder,  à  l'aide  des  fanatiques  qu'il  recru- 
terait, une  vaste  principauté  dont  il  se  proclamerait  le  chef. 
Omar  appartenait  à  la  caste  torodo,  qui  seule  jouit  du  privi- 
lège de  donner  des  almamys  au  Fouta;  mais  c'était  moins 
sur  sa  naissance  qu'il  comptait  que  sur  une  prétendue  mission 
divine  dont  il  se  disait  investi.  De  bonne  heure  il  s'était 
signalé  par  sa  dévotion  et  son  intelligence.  On  raconte  qu'un 
vieux  marabout,  ayant  interrogé  Omar,  fut  émerveillé  de-ses 
réponses  et  dit  aux  assistants  :  «  Regardez  bien  cet  enfant  : 
ce  sera  notre  maître  à  tous.  »  Bientôt  se  groupèrent  autour 
de  lui  un  certain  nombre  de  talibés  ou  élèves,  qui  ne  tardèrent 
pas  à  lui  attribuer  des  pouvoirs  surnaturels.  Ne  racontaient- 
ils  pas  gravement  qu'Omar  n'était  soumis  à  aucune  des 
nécessités  de  la  vie,  qu'il  était  indifférent  à  la  fatigue,  qu'il 
pouvait  rester  indéfiniment  sans  manger  ni  boire?  Aussi  sa 
réputation  de  sainteté  était-elle  si  bien  établie,  qu'en  1823 
il  n'eut  qu'à  se  présenter  à  Saint-Louis  pour  obtenir  des  fer- 
vents musulmans  de  la  cité  française  les  fonds  nécessaires 
pour  exécuter  le  lointain  voyage  de  la  Mecque.  Omar  par- 
lit  donc  pour  les  sanctuaires  de  l'Islam  ;  mais  il  préparait 
déjà  son  retour,  car  il  avait  partout  fait  répandre  le  bruit 
que  Jésus  devait  s'incarner  de  nouveau,  et  cette  fois  sous 
les  traits  d'un  noir.  En  effet,  une  sorte  de  légende  se  forma 
bientôt;  et  lorsque  Omar  reparut  au  Sénégal,  quelques  années 
plus  tard,  ses  partisans  annonçaient  hautement  qu'il  était  le 
réformateur  annoncé  et  qu'il  n'y  avait  plus  qu'à  lui  obéir. 

A  son  retour  de  la  Mecque,  dont  il  rapportait  le  titre  vénéré 
à'Al-IIadji,  le  pèlerin,  Omar  avait  d'abord  séjourné  dans  le 
Bornou  et  le  Ilaoussa.  Bien  vu  par  les  souverains,  respecté 
par  le  peuple,  il  avait  établi  un  fructueux  commerce  d'amu- 
lettes et  de  reliques,  et  rapidement  acquis  une  grande  for- 
tune. Il  s'imagina  trop  vile  que  le  moment  était  venu  de 
réaliser  ses  projets  ambitieux,  et  prccba  ouvertement  la 
réforme  dans  la  vallée  du  Niger,  et  spécialement  à  Ségou. 


ET    LE    SOUDAN    FRANÇAIS  123 

Or  les  Bambaras  de  Ségon,  tous  félichisles,  n'éprouvaient 
que  de  la  répulsion  pour  Flslam.  Omar  fut  arrêté  comme 
perlurbalour  et  retenu  en  prison.  Il  réussit  à  s'échapper  et 
chcrclia  un  refuge  dans  le  Foula-Djallon.  BanLoura  fut  sa 
première  slation.  C'est  là  qu'il  prêcha  le  retour  aux  principes 
rigoureux  de  l'Islam,  l'abolilion  des  grisgris  et  la  révolte 
conlre  l'oppression  des  familles  féodales.  Il  eut  bienlôt  réuni 
autour  de  lui  de  nouveaux  fidèles,  qui  se  rappelèrent  très  à 
propos  que  l'incarnation  de  Jésus  dans  un  marabout  nègre 
avait  été  annoncée,  et,  bien  que  le  prophète  ne  les  y  eût  pas 
autorisés,  laissèrent  entendre  qu'Omar  n'élait  autre  que  Jésus 
revenu  sur  la  terre  pour  la  glorification  de  la  race  nègre.  Le 
prophète  ne  négligeait  pas  pour  autant  ses  intérêts  tempo- 
rels. Il  faisait  un  grand  et  fructueux  commerce,  amassait  de 
la  poudre,  des  armes,  et  entassait  des  approvisionnements 
dans  Banboura,  oi!i  il  construisait  une  redoutable  citadelle. 

Ce  fut  en  1846  qu'il  se  décida  à  dévoiler  ses  projets  ambi- 
tieux et  à  tourner  vers  le  nord  et  vers  l'ouest  sa  dévorante 
activité.  Après  s'être  assuré  du  concours  de  nombreux  tali- 
bés,  et  de  tous  ses  compatriotes,  les  braves  et  féroces  Tou- 
couleurs,  il  se  mit  en  campagne,  prêchant  la  guerre  sainte 
contre  les  infidèles.  Il  commença  par  s'assurer  la  possession 
de  la  forte  place  de  Dinguiray,  ville  frontière  du  Fouta- 
Djallon,  d'oii  il  pourrait  surveiller  à  la  fois  la  vallée  du  Niger 
et  celles  de  la  Gambie  et  du  Sénégal  ;  puis  il  vint  mettre  le 
siège  devant  Tamba,  la  capitale  du  Djallon-Kadougou.  Le 
chef  de  Tamba  était  un  barbare,  qui  passait  pour  invincible. 
A^oyait-il'des  vautours  planer  :  «  Il  ne  faut  pas,  disait-il,  que 
les  vautours  de  mon  père  manquent  de  nourriture.  »  Et  il  fai- 
sait aussitôt  dépecer  par  le  bourreau  un  de  ses  captifs.  Ce 
tyran  s'honora  par  une  résistance  de  six  mois.  Tamba  fut 
enfin  emporté,  le  butin  partagé  et  les  prisonniers  massacrés. 

Omar,  vainqueur,  achève  alors  la  conquête  du  Bourô  parla 
prise  de  Goufoudé  et  se  tourne  contre  les  Malinkés  du  Bam- 
bouck.  Comme  il  promettait  à  ses  soldats  les  biens  de  ce 
monde,  et,  s'ils  venaient  à  succomber  dans  la  lutte,  les  délices 
du  paradis  de  Mahomet,  il  eut  bientôt  réuni  tous  les  fanati- 
ques et  tous  les  bandits  de  l'Afrique  occidentale.  La  horde 


124  LE   SENEGAL 

sanguinaire  ravagea  impitoyablement  le  Bambouck,  c'est-à- 
dire  la  riche  et  fertile  région  qui  s'étend  entre  le  Sénégal  et 
la  Falémé.  Pas  une  chaumière  ne  resta  debout.  Tout  fut  rasé 
ou  brillé,  et  la  population  massacrée  et  réduite  en  servitude. 
Ce  n'était  pas  uniquement  par  cruauté  que  ces  terribles 
agents  de  destruction  accomplissaient  leur  œuvre  :  c'était 
surtout  par  système.  La  terreur  et  le  pillage  étaient  leurs 
moyens  de  domination.  Ils  n'essayaient  pas  de  convertir  les 
vaincus  :  ils  les  exterminaient.  Omar  avait  divisé  son  armée 
en  trois  corps.  Le  premier  descendait  le  Sénégal,  le  second  la 
Falémé,  et  le  troisième  traversait  le  milieu  du  pays,  entre  les 
deux  fleuves,  de  manière  à  ce  que  pas  une  case,  pas  un  être 
vivant  ne  pût  échapper.  Quelques  années  plus  tard,  en  1859 
et  18G0,  un  de  nos  officiers  les  plus  distingués,  le  lieutenant 
Pascal,  parcourait  le  Bambouck*  et  retrouvait  les  traces  de 
cette  dévastation  S3'stématique.  «  Je  passai  successivement 
à  Karré-Fattendi,  Karé  et  Alinkel,  lisons-nous  dans  sa  rela- 
tion. Ces  trois  villages,  riches  autrefois,  sont  presque  entiè- 
rement dépeuplés  ;  à  peine  y  trouvai-je  quelques  pauvres 
diables  pour  me  renseigner  et  me  parler  de  leur  pays.  L'éton- 
nement  que  leur  causait  ma  venue  les  faisait  fuir  à  mon 
approche;  mais,  bientôt  rassurés,  tous  s'ofl'raient  pour  me 
montrer  l'or  sur  les  bords  de  la  rivière,  et,  mettant  en  moi 
leur  confiance,  ils  n'espéraient,  me  disaient-ils,  qu'en  la 
venue  des  blancs.  Partout  on  ne  rencontre  que  des  ruines,  qui 
contrastent  péniblement  avec  la  richesse  du  sol  couvert  de 
cultures,  surtout  sur  la  berge  de  la  rivière,  oîi  la  terre  con- 
serve plus  longtemps  la  fraîcheur.  Les  ravages  encore  récents 
d'Al-IIadji  avaient  distrait  les  habitants  de  leurs  occupations 
habituelles,  et  les  avaient  contraints  à  demander  à  la  fécon- 
dité de  la  terre  les  moyens  d'existence  que  leur  donnaient 
autrefois  les  dépôts  aurifères  de  la  Falémé.  »  Le  lieutenant 
de  vaisseau  Mage,  qui,  plus  tard  encore,  de  18G3  à  186G, 
parcourait  le  même  pays,  en  déplorait  également  la  ruine  : 
«  Pendant  trois  jours,  une  espèce  de  désert.  C'était  le  pays 
de  Bafing;  à  chaque  pas  nous  marchions  sur  des  ruines  qui 

1.  Pascal,  Voyarjcau  l\amhoiickct  retour  à  Dakel  {Tour  du  monde,  1SS3). 


ET   LE    SOUDAN   FIIANÇAIS  125 

atteslaienl  à  la  fois  l'ancienne  prospérité  du  peuple  et  le  pas- 
sage (lu  fanatisme  musulman.  Quelquefois  aussi  nos  chevaux 
foulaient  une  herbe  plus  grasse,  un  sol  plusnoir,  et  d'horribles 
débris  :  des  crânes  blanchis  au  soleil,  des  ossements  brisés, 
dispersés  sous  la  dent  des  hyènes  ou  sous  le  bec  des  vautours, 
nous  révélaient  la  cause  de  cette  végétation.  Ce  n'était  pas 
un  cimetière,  c'était  un  lieu  de  massacre.  » 

Omar,  après  avoir  ravagé  le  Bambouck,  se  rejeta  au  nord 
contre  le  Kaarta,  dont  il  Ht  un  désert.  Il  traita  de  même  le 
Nioro  et  le  Khasso,  pendant  que  ses  lieutenants  cherchaient 
à  soulever  contre  nous  le  Fouta  et  le  Bondou,  afm  d'isoler  nos 
postes  et  de  les  réduire  successivement.  Après  ces  exploits 
faciles,  qui  lui  avaient  valu  une  sinistre  réputation,  Omar  se 
décide  enfin  à  entrer  en  lutte  avec  la  seule  puissance  capable 
de  lui  résister,  avec  la  France,  et  brusquement  vient  mettre 
le  siège  devant  le  petit  fort  de  Médine,  sur  lequel  flottait 
depuis  quelques  mois  le  pavillon  tricolore.  Sous  les  murs  de 
ce  fortin  allait  échouer  sa  fortune. 

Il  semble  que  le  prophète  ait  longtemps  hésité  à  commen- 
cer les  hostilités  contre  la  France.  Il  chercha  d'abord  à  nous 
rassurer  sur  ses  secrets  desseins.  Dès  1847  il  fit  proposer  son 
alliance  au  gouverneur  du  Sénégal,  de  Grammont.  Plus  tard 
il  renouvela  sa  tentative  auprès  du  gouverneur  Protêt.  Il  leur 
demandait  des  armes,  des  munitions,  surtout  des  officiers; 
mais  il  ne  cherchait  ainsi  qu'à  gagner  du  temps,  et  qu'à  orga- 
niser des  forces  assez  redoutables  pour  lutter  contre  nous.  En 
réalité  il  essayait  déjà  de  soulever  contre  nous  les  musulmans 
du  Sénégal  et  de  faire  payer  à  nos  tributaires  la  djézia  ou 
contribution  religieuse  prescrite  par  le  Coran.  Bientôt  même, 
encouragé  par  ses  succès,  il  ne  garda  plus  de  ménagements,  et 
attaqua  les  négociants  français.  En  1854  il  avait  môme  écrit 
aux  gens  de  Bakel,  qui  s'étaient  plaints  d'avoir  été  opprimés 
et  pillés  par  ses  lalibés,  que  «  qui  n'était  pas  pour  lui  était 
contre  lui  »,  et  c'était  pour  démontrer  le  bien  fondé  de  celte 
fière  déclaration  qu'il  se  décida,  en  1857,  à  attaquer  notre 
allié  le  chef  de  Médine,  Sambala,  et  en  même  temps  la  ' 
France,  qui  le  protégeait. 

Faidberbe  n'avait  pas  attendu  cette  attaque  directe  pour 


12G  LE   SÉNÉGAL 

prendre  ses  précautions  contre  le  prophète.  Loin  de  renon- 
cer, comme  le  lui  conseillaient  quelques  colons  trop  timides, 
à  nos  postes  avancés  sur  le  fleuve,  il  voulait  au  contraire  les 
renforcer  et  même  les  augmenter,  en  construisant  un  nou- 
veau poste  au  delà  de  Bakel.  En  effet,  le  7  septembre  1835, 
il  quittait  Saint-Louis  avec  un  personnel  nombreux  de  tra- 
vailleurs et  do  soldats,  achetait,  à  cent  soixante  kilomètres 
de  Bakel,  à  plus  de  mille  kilomètres  de  la  capitale,  un  ter- 
rain à  Médine',  terrain  qui  appartenait  à  notre  allié  le  roi 
du  Khasso,  Sambala,  mettait  tout  de  suite  ses  ouvriers  en 
chantier,  et  en  vingt-deux  jours  le  fort  était  construit,  appro- 
visionné, pourvu  de  quatre  canons  et  d'une  petite  garnison, 
sous  les  ordres  d'un  homme  énergique,  le  traitant  mulâtre 
PaulIIolL 

En  élevant  ainsi  le  fort  de  Médine  en  plein  pays  ennemi, 
Faidlierbc  affirmait  la  résolution  de  la  France  de  ne  pas  re- 
noncer sans  lutter  à  la  prépondérance  dans  la  vallée  du  Sé- 
négal. 11  passait  de  la  défensive  h  l'offensive  et  montrait  aux 
Africains  que  la  France  était  désormais  déterminée  à  les  pro^ 
léger  contre  tous  les  envahisseurs.  La  fondation  de  Médine 
était  donc  un  acte  politique  de  grande  portée.  Les  Nègres, 
terrorisés  par  les  bandes  d'Omar,  le  comprirent  si  bien  qu'ils 
vinrent  en  foule  demander  notre  protection.  Sambala,  l'ancien 
possesseur  de  Médine,  fit  même  une  démarche  bien  significa- 
tive. Avec  ceux  de  ses  sujets  qui  avaient  échappé  aux  massa- 
cres du  prophète,  il  bâtit  auprès  de  notre  citadelle  un  village 
cl  un  tata,  grossière  fortification  en  pierres  et  en  terre,  et  an- 
nonça qu'il  était  disposé  à  se  battre  et  à  mourir  à  nos  côtés. 

Le  prophète,  de  son  côté,  comprenait  la  nécessité  de  sanc- 
tionner par  un  acte  éclatant  la  légitimité  de  sa  mission.  S'il 
parvenait  à  s'emparer  de  Médine  cl  à  battre  les  chrétiens,  il 
pouvait  tout  attendre  de  l'avenir.  Vaincu,  au  contraire,  la 
croyance  à  son  apostolat  était,  sinon  détruite,  au  moins  fort 
ébranlée.  C'était  donc  une  partie  décisive  qui  allait  se  jouer 


i.  Médine  est  bâtie  à  l'eadroit  où  le  Sénégal  cesse  d'ôtre  navigable  à  l'épo- 
rpie  des  crues.  Il  est  tout  prés  de  Caiguoii,  où  André  Brue  avait  voulu  cons- 
li  iiirc  un  fort,  qui  lui  permettrait  de  péuélrcr  dans  les  hautes  vallées  du 
ilcuvc.  —  Voir  Caiihèue,  le  Siège  de  Médine {licvue  coloniale,  2»  série,  t.  XIX). 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS  127 

SOUS  les  murs  do  Mudinc.  Longlcmps  il  cacha  ses  projels,  car 
il  voulait  paraître  avoir  la  main  forcée  ;  mais  il  établit  son 
camp  prés  de  Médino,  à  Koniakari,  et  dans  ses  entreliens  pri- 
vés, dans  ses  prédications  du  vendredi,  ne  cessa  de  surexci- 
ter contre  la  France  la  haine  des  lalibés,  et  de  leur  montrer 
comme  une  insulte  à  leur  foi  et  une  menace  à  leur  sécurité 
notre  drapeau  flottant  sur  les  murs  de  Médine.  Les  plus  exal- 
tés des  talibés  le  prièrent  de  les  conduire  au  combat.  Omar 
refusa,  prétendant  que  l'heure  n'était  pas  encore  venue;  mais 
il  réunissait  ses  meilleurs  soldats,  faisait  construire  des 
échelles  de  bambou  et  accumulait  les  munitions  et  les  appro- 
visionnements. Il  continuait  en  môme  temps  ses  prédications 
fanatiques.  Bientôt  il  feignit  de  ne  plus  pouvoir  résister  à  l'en- 
traînement général,  et  permit  à  ses  lieutenants  do  se  lancer 
contre  la  ville  maudite.  Il  est  vrai  que,  se  défendant  toujours 
de  pousser  son  armée  au  combat,  il  ne  voulut  pas  assister  au 
siège,  et  resta  à  Sabouciré. 

Le  19  avril  18S7,  l'avant-garde  d'Omar  paraissait  sous  les 
murs  de  la  place.  Dès  le  lendemain  arrivait  le  gros  de  l'ar- 
mée, vingt  mille  fanatiques  déterminés  à  sacrifier  leur  vie 
pour  assurer  le  triomphe  de  l'Islam.  Le  prophète  avait  con- 
lié  les  échelles  d'assaut  aux  plus  braves,  et  ne  leur  avait  épar- 
gné ni  les  encouragements  ni  les  promesses.  Ne  leur  avait-il 
pas  annoncé,  à  mots  couverts,  il  est  vrai,  que  les  canons 
des  keffirs  ne  partiraient  pas!  Contrairement  à  l'habitude 
africaine,  ils  s'avançaient  silencieusement  et  par  masses 
profondes.  Ils  s'étaient  partagés  en  trois  colonnes  de  force 
inégale  :  la  première,  la  plus  redoutable,  devait  attaquer  le 
fort;  la  seconde  le  village,  et  la  troisième  devait  faire  une 
diversion  sur  la  face  ouest  du  poste. 

Paul  IIoU  n'avait  sous  ses  ordres  que  sept  Européens, 
vingt-deux  soldats  noirs,  et  une  trentaine  de  laptols,  mais 
tous  déterminés  et  résolus.  Le  commandant  joignait  même 
à  son  patriotisme  une  passion  religieuse  qui  décuplait  son 
ardeur  :  catholique  romain,  il  croyait  continuer  la  croisade 
en  luttant  contre  les  musulmans.  Il  avait,  au-dessous  du  dra- 
peau français,  fait  broder  l'inscription  :  «  Pour  Dieu  et  la 
France!  Jésus!  Marie!  »  Aussi  avait-il  fait  passer  dans  le 


128  ÏAi    SÉNÉGAL 

cœur  de  ses  hommes  la  résolution  qui  l'animait.  Lorsque  la 
première  colonne  des  assiégeants  se  présenta,  il  la  laissa 
s'avancer  et  la  mitrailla  presque  à  bout  portant.  Les  assail- 
lants, un  instant  ébranlés,  reprirent  leur  marche  en  avant, 
d'un  tel  élan,  que  plusieurs  d'entre  eux  parvinrent  à  se  hisser 
jusqu'à  la  crête  du  mur;  mais  ils  furent  tous  tués.  Pendant 
plusieurs  heures,  le  feu  de  nos  soldats  ouvrit  de  larges  trouées 
dans  leurs  rangs;  mais  ils  ne  reculaient  pas,  et  bravaient  la 
mort  le  sourire  aux  lèvres.  L'attaque,  commencée  au  point 
du  jour,  ne  se  termina  que  vers  les  onze  heures,  et  encore 
les  assaillants  cédèrent-ils  à  la  fatigue  plutôt  qu'au  découra- 
gement. Au  même  moment,  la  seconde  colonne  était  repous- 
sée par  notre  allié  Sambala,  et  la  troisième  ne  pouvait  exé- 
cuter le  mouvement  prescrit. 

C'était  un  grand  succès  pour  les  défenseurs  de  la  place; 
mais  Omar,  maintenant  que  la  lutte  était  engagée,  bien  que 
sans  son  aveu,  pouvait  dès  lors  agir  par  lui-même.  Quoique 
découragé  par  cet  échec,  il  prit  sur  lui  de  cacher  sa  profonde 
déception  et  ranima  les  courages  défaillants:  «  Vous  avez 
engagé  le  nom  de  votre  Dieu,  leur  disait-il  II  faut  main- 
tenant ne  pas  le  laisser  tourner  en  dérision  par  les  keffirs. 
Il  faut  venger  ceux  qui  sont  morts  pour  la  foi.  »  Médinc  vit 
donc  de  nouveau  l'ennemi  sous  ses  murs.  Seulement  le  siège 
fut  converti  en  blocus,  et  la  citadelle  fut  étroitement  investie. 

Les  assaillants  essayèrent  d'abord  de  prendre  Médine  par 
la  soif.  Ils  réussirent  à  s'emparer  d'un  îlot  sablonneux  qui 
dominait  le  fleuve.  Or  la  place  lirait  toute  son  eau  du  fleuve. 
Paul  IIoll  fit  armer  l'embarcation  du  poste.  On  la  blinda  avec 
des  peaux  de  bœuf  que  les  balles  ennemies  ne  pouvaient 
traverser,  et  le  sergent  Dcsplat,  avec  une  quinzaine  de  lap- 
tots,  finit,  après  un  combat  acharné,  par  reprendre  ce  poste. 
Pendant  plusieurs  jours  l'îlot  devait  être  entouré  par  de  nom- 
breux caïmans,  attirés  par  l'odeur  des  cadavres. 

Omar,  rendu  furieux  par  ce  nouvel  échec,  ordonna  un 
second  assaut.  11  s'agissait  cette  fois  d'une  attaque  de  nuit. 
Les  musulmans  semblaient  peu  disposés.  Plusieurs  d'entre 
eux  ne  voulaient  pas  se  charger  des  outils  destinés  à  détruire 
les  murs  du  tata  et  du  fort.  Aussitôt  Omar  se  précipite  en 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS 


12a 


avant,  portant  sur  ses  épaules  les  outils  dont  ne  voulaient 
pas  SCS  soldats,  et  poussant  son  cri  de  guerre  :  «  Dieu  est 
Dieu,  et  Mahomet  est  son  prophète!  »  Ses  guerriers,  honteux, 
le  suivirent;  mais  les  assiégés  étaient  sur  leurs  gardes,  et, 
après  un  combat  très  vif,  réussirent  à  se  maintenir  sur  leurs 
positions.  Il  est  vrai  que  c'était  leur  dernier  effort,  et  qu'ils 
n'auraient  pu  soutenir  un  troisième  assaut.  Par  bonheur 
pour  eux,  Omar  ignorait  leur  épuisement,  car  il  n'aurait  pas 
hésité  à  lancer  de  nouveau  ses  compagnons  contre  la  cita- 
delle française,  et  il  se  contenta  de  prescrire  un  blocus  rigou- 


Bambara». 

rcux,  espérant  que  la  famine  ou  le  manque  de  munitions 
aurait  bientôt  raison  des  défenseurs  de  Médine.  Cette  tactique 
était  la  meilleure.  Notre  commandant,  Paul  IIoU,  qui  en 
connaissait  les  dangers,  avait  expédié  des  courriers  à  tous  les 
postes;  il  avait  également  écrit  pour  demander  des  appro- 
visionnements, mais  aucun  secours  ne  lui  était  annoncé.  Les 
assiégeants  resserraient  leurs  lignes  d'investissement  et  cou- 
paient toute  communication  avec  le  dehors.  Dès  la  fin  de 
mai,  les  vivres  étaient  rares.  IIoU  mit  en  commun  toutes  les 
subsistances  et  réduisit  tout  le  monde  à  la  ration.  Les  ara- 
chides constituaient  la  principale  ressource;  mais  comme  le 
bois  manquait,  au  lieu  de  les  brûler,  il  fallait  se  résigner  à. 

17 


130  I.E   SÉNÉGAL 

les  manger  pilécs  et  mouillées.  Depuis  longtemps  le  vin  et 
reau-de-vic  avaient  disparu,  la  farine  et  le  biscuit  étaient 
avariés.  Chaque  jour  les  assiégeants  se  rapprochaient  des 
murs  et  s'efforçaient,  par  leurs  menaces,  de  décourager  les 
intrépides  défenseurs  du  fort.  Ils  cherchaient  aussi  à  semer 
la  division  et  la  défiance,  car  ils  promettaient  la  vie  sauve 
à  tous,  à  l'exception  des  Européens  et  de  Sambala.  Ce  n'é- 
taient pas  de  vaines  menaces.  On  connaissait,  pour  l'avoir 
éprouvée,  la  férocité  des  soldats  d'Omar,  et,  pour  peu  que 
les  renforts  espérés  tardassent  davantage,  Médine  succombe- 
rait fatalement. 

La  poudre  manqua  bientôt.  On  s'en  procura  de  fort  mau- 
vaise en  vidant  un  certain  nombre  d'obus.  Les  soldats  étaient 
pour  la  plupart  réduits  à  un  seul  coup.  Les  volontaires  et 
Sambala  lui-même  venaient  fréquemment  demander  des 
munitions  au  commandant,  qui  se  contentait  de  leur  répon- 
dre: «J'ai  là,  dans  ce  magasin,  beaucoup  de  poudre  ;  mais 
n'avons-nous  pas  tué  assez  d'ennemis?  L'air  en  est  empesté. 
Attendez  le  jour  du  combat,  et  n'ayez  peur.  La  délivrance 
approche!  »  Cependant,  à  part  lui,  Paul  IIoll  savait  que  le 
fort,  dépourvu  de  vivres  et  de  munitions,  ne  tiendrait  plus 
longtemps.  Déjà  ses  hommes  ne  pouvaient  plus  supporter  les 
gardes  et  les  veilles,  et  près  de  six  mille  Africains  entassés 
dans  le  tata  mouraient  de  faim  et  de  misère.  Déterminé  à 
ne  pas  capituler,  lïoU  ht  part  do  sa  résolution  au  sergent 
Desplat,  et  tous  deux  convinrent  de  mettre  le  feu  aux  der- 
nières munitions  quand  ils  verraient  Tennemi  pénétrer  dans 
la  place. 

Le  18  juillet  il  n'y  avait  plus  à  Médine  de  vivres  que  pour 
quelques  heures,  — et  quels  vivres!  — lorsque  de  sourdes  dé- 
tonations retentirent  au  loin.  La  petite  garnison  courut  aux 
murs,  tout  enfiévrée  d'espoir.  Bientôt  on  croit  voir  des  cos- 
tumes européens.  Plus  de  doute,  ce  sont  les  libérateurs! 
Faidherbe,  en  effet,  à  la  première  nouvelle  de  l'investisse- 
ment, avait  ordonné  au  vapeur  le  Guet-Dnar  de  porter  à 
Médine  des  renforts  et  des  munitions;  mais  les  eaux  du 
tleuve  étaient  basses,  et  le  navire  ne  pouvait  avancer.  Fai- 
dherbe réunit  alors  deux  à  trois  cents  hommes,  quitte  Saint- 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS  131 

Louis  sur  le  Basilic,  rallie  en  passant  le  Guct-Dnar,  et  court 
h  Médinc.  Par  bonheur,  les  eaux  avaient  monté,  et  les  paque- 
bots passèrent. 

C'était  un  acte  singulièrement  hardi   que  de  se  heurter 
^insi  avec  une  poignée  de  soldats  contre  toute  une  armée, 
que  les  calculs  les  plus  modérés  portaient  au  moins  à  vingt- 
cinq  mille  hommes.  En  aval  de  Médine,  face  h  face,  sur  les 
deux  rives  du  fleuve,  se  dressent  deux  gigantesques  rochers, 
les  Kippes,  qui  semblent  comme  une  écluse   dans  l'ouver- 
(ure  béante  do  laquelle  le  fleuve  se  précipite  avec  rapidité. 
Omar  avait  fait  occuper  ces  roches  par  un  corps  nombreux, 
dont  les  feux  plongeants  arrêtaient  tout  navire  en  marche. 
Tenter  de  forcer  ces  deux  redoutes  naturelles  était  bien  dan- 
gereux. Faidhcrbe  imagina  de  débarquer  tout  son  monde  sur 
la  rive  droite  et  d'attaquer  le  Kippe  de  cette  rive.  Les  enne- 
mis ne  s'attendaient  pas  à  cette  attaque  audacieuse  et  s'en- 
fuirent en  désordre.  Aussitôt  un  obusier  est  installé,  dont  les 
coups,  bien  dirigés,  frappent  le  Kippe  de  la  rive  gauche  et  en 
délogent  l'ennemi.  Au   même  moment,  le  Basilic  forçait  le 
-passage,  et,  à  la  vue  de  nos  soldats,  IloU  et  Sambala  ordon- 
naient une  sortie  générale.   «  Do  la  poudre!   de  la  poudre! 
réclame  lo  chef  nègre.  —  H  y  a  longtemps  que  je  n'en  ai 
plus,  réplique  le  commandant  do  Médine.  —  Et  ce  magasin 
qui  en  était  plein?  —  Qu'aurais-tu  fait  si  je    t'avais  avoué 
ma  pénurie?  —  Los  blancs  sont  habiles;  lu  as  bien  fait.  Je 
le  remercie.  »  Quelques  instants  après,  les  assiégeants,  pris 
entre  les  baïonnettes  des  assiégés  et  les  balles  de  l'armée 
libératrice,  se  débandaient,  et  Faidherbo,  pénétrant  dans  le 
fort,  s'assurait  par  lui-même  de  ce  qu'il  avait  fallu  d'énergie 
aux    défenseurs  de  la  place  pour  résister,   du    19  avril  au 
48  juillet,  à  un  ennemi  si  déterminé.  «  Les  environs  du  poste 
offraient  l'aspect  d'un  charnier.  Aucun  ossemont  n'avait  été 
enlevé  depuis  le  commencement  du  siège.  A  l'intérieur  du 
village,   le   tableau   était   encore   plus  désolant.   Toute    une 
foule  affamée,  en  guenilles;  des  enfants,  des  vieillards  sur- 
tout, pouvant  à  peine   se   traîner,  entassés,    grouillant  au 
milieu  des  immondices,  et  n'ayant  môme  pas   la  force  do 
remercier  ceux  qui  venaient  les  délivrer.   Certes,  le  secours 


132  \Al   SÉNÉGAL 

élait  arrive  bien  juste  à  temps  M  »  Le  prestige  du  prophète 
n'en  était  pas  moins  à  tout  jamais  détruit.  Celui  de  la  France, 
au  contraire,  ne  devait  cesser  de  grandir. 

Faidhcrbe,  en  effet,  poursuivait  le  cours  de  ses  succès.  Cinq 
jours  après  la  délivrance  de  Médine,  il  livrait  bataille  à  toute 
l'armée  d'Omar  et  lui  enlevait  un  immense  convoi.  Le  pro- 
phète ne  voulut  plus  tenter  la  fortune  contre  le  chef  aux  qua- 
tre yeux,  Lamdo  diom  giiitte  naii,  ainsi  qu'il  avait  surnommé 
Faidherbo,  à  cause  des  lunettes  que  portait  le  gouverneur,  et 
s'enfonça  dans  le  Natiaga,  sous  prétexte  d'aller  chercher  des 
vivres,  11  revenait  dans  le  Fouta  l'année  suivante,  quand  il  ap- 
prit le  retour  à  Saint-Louis  de  son  redoutable  adversaire;  mais 
il  n'osa  pas  s'attaquer  à  nos  postes,  bien  organisés  et  solide- 
ment défendus.  En  avril  1859,  les  forts  de  Matam  et  de  Bakcl 
le  saluèrent  même  de  quelques  obus;  mais  il  ne  répondit  pas 
à  ces  provocations.  Un  jour  pourtant,  en  mai  1839,  il  trouva 
au  confluent  de  la  Falémé  un  brick  français,  le  Pilote. 
Croyant  que  c'était  une  proie  facile,  il  ordonne  de  tirer  sur 
le  cùble  qui  l'attache  au  rivage.  Le  navire  approche;  mais 
soudain  le  canon  tonne,  et  la  mitraille  éclaircit  les  rangs 
ennemis.  Omar  jura  de  ne  plus  s'attaquer  aux  keffirs  fran- 
çais. Il  s'enfonça  en  effet  dans  l'est,  et  passa  de  la  vallée  du 
Sénégal  dans  celle  du  Niger. 

De  grandes  destinées  lui  étaient  réservées  sur  ce  nouveau 
théâtre  d'opérations.  Le  roi  de  Ségou,  Ali,  s'imagina,  bien  à 
tort,  qu'il  lui  suffirait  pour  repousser  Omar  d'envoyer  contre 
lui  quelques-uns  de  ses  lieutenants.  Ils  furent  tous  battus. 
Omar,  changeant  de  tactique,  et  résolu  à  fonder  dans  cette 
ricbe  vallée  le  grand  empire  africain  qu'il  voulait  pour  lui  et 
pour  les  siens,  se  porta  aussitôt  contre  le  souverain,  dont  il 
s'était  promis  la  chute.  Afin  d'être  plus  libre  dans  ses  mouve- 
ments, il  avait  abandonné  comme  bouches  inutiles  les  femmes 
et  les  enfants  qui  suivaient  l'armée.  Plusieurs  milliers  de  ces 
malheureux  moururent  de  faim  dans  ce  pays  ruiné  par  la 
guerre.  Le  lieutenant  Mage,  en  1800,  recueillait  à  JMakhana 
plusieurs  centaines  de  ces  infortunées  victimes.  Suivi  par  un 

1.  i'iETiii,  les  Français  au  M'jer,  p.  04. 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS  133 

troupeau  de  femmes,  qu'on  chassait  Ions  les. soirs  comme  des 
chiens  affamés,  le  prophète  précipite  sa  marche,  s'empare  de 
la  place  forte  d'Oïtala,  entre  à  Sansandig,  dont  les  portes  lui 
sont  ouvertes  par  des  traîtres,  repousse  une  armée  que  le  roi 
du  Macina  envoie  au  secours  d'Ali,  et  fait  son  entrée  à  Ségou. 
Il  y  trouve  des  armes  anciennes,  des  meubles,  et  beaucoup  de 
pendules  qui  sans  doute  avaient  été  apportées  par  les  négo- 
ciants du  Sénégal  ou  de  Sierra-Lconc.  On  détruisit  impitoya- 
blement, comme  sacrilèges,  tous  ces  produits  de  l'industrie 
européenne,  et  le  conquérant  s'installa  dans  sa  nouvelle  capi- 
tale. Ahmadi-Ahmadou,  le  roi  du  Macina,  très  inquiet  du  voisi- 
nage, ne  tarda  pas  à  déclarer  la  guerre  au  nouveau  souve- 
rain. Omar  s'était  préparé  à  cette  lutte  suprême.  Avant  d'entrer 
en  campagne,  il  envoie  à  Dinguiray  toute  sa  famille,  installe 
à  Ségou  son  fils  Ahmadou,  auquel  il  laisse,  avec  les  insignes 
du  pouvoir,  deux  de  ses  quatre  canons,  puis  marche  contre 
son  redoutable  ennemi.  Deux  grandes  batailles  furent  livrées. 
Dans  le  dernier  combat  qui  eut  lieu,  à  la  fin  de  juin  18G2, 
Ahmadi-Ahmadou,  voyant  que  ses  efforts  ne  pourraient  rallier 
l'armée,  s'élança  en  avant,  et,  s'ouvrantun  passage  au  milieu 
des  talibés,  planta  trois  lances  dans  la  poitrine  de  trois  chefs, 
en  s'écriant  :  «Pour  mon  grand-père,  pour  mon  père,  pour 
moi!  »  C'étaient  en  effet  les  lances  de  sa  famille  dont  il  s'é- 
tait armé  pour  ce  combat  suprême.  Tant  d'héroïsme  fut  inu- 
tile. Il  fut  obligé  de  s'enfuir,  et  quand  il  fut  repris,  quelques 
jours  après  la  bataille,  Omar  ordonna  de  l'étrangler. 

Maître  du  Ségou,  du  Macina,  du  Bambouck,  Omar  possé-^ 
dait  alors  un  empire  qui  s'étendait  de  Médine  et  du  Fouta- 
Djallon  à  Tombouclou.  Celte  ville  tomba  môme  entre  ses 
mains  en  18G3.  Tousses  rêves  n'étaicntjils  pas  réalisés?  N'é- 
tait-il pas  le  maître  incontesté  d'un  immense  territoire,  où 
sa  volonté  avait  force  de  loi?  Pourtant  cette  grandeur  était 
éphémère,  et  les  populations  soumises  n'avaient  accepté 
qu'avec  répugnance  la  domination  étrangère.  En  1863  éclata 
dans  le  Macina  une  formidable  révolte.  Omar  fut  cerné  dans 
la  ville  d'IIamdallahi.  Longtemps  il  résista,  mais  finit  par  être 
tué  dans  une  sortie.  Le  mystère  de  sa  mort  n'a  jamais  été 
éclairci.  Lorsque  le  lieutenant  Mage  fut  envoyé  en  mission 


134  LE   SÉNÉGAL 

à  Ségou,  en  février  18G4,  on  était  depuis  neuf  mois  sans  nou- 
velles du  prophèle.  Son  fils  Ahmadou  aiïeclait  une  confiance 
qu'il  ne  ressentait  pas  et  annonçait  son  prochain  retour.  Les 
croyants  et  les  fidèles  racontaient  déjà  qu'Omar  n'avait  dis- 
paru que  pour  s'incarner  de  nouveau,  plus  glorieux  et  plus 
puissant  que  jamais.  Renouvelant,  sans  qu'il  s'en  doutât,  la 
légende  de  Barberousse,  voici  comment  un  de  ses  lieutenants 
les  plus  dévoués.  Samba  N'diaye',  racontait  h  Solcillet,  en 
1879,  les  derniers  moments  du  prophète  :  «  Se  voyant  sur  le 
point  d'être  pris,  il  appelle  un  enfant  et  lui  remet  sa  satalla; 
puis,  prenant  son  sabre,  il  se  dirige  vers  un  endroit  où  la 
montagne  est  taillée  perpendiculairement  comme  un  mur. 
«  Ce  qui  arrive  devait  arriver,  dit-il.  Je  reviendrai.  Il  descend 
des  marches  d'escalier  qui  se  forment  sous  ses  pas  et  dispa- 
raissent derrière  l'enfant  qui  le  suit.  Il  arrive  ainsi  au  fond  du 
précipice.  Là  se  trouve,  dans  la  direction  de  la  Mecque,  une 
muraille  très  haute  et  très  large,  sans  la  moindre  fissure, 
toute  d'une  pièce,  unie  comme  un  marbre  de  commode.  Placé 
devant  cette  muraille,  Omar  prend  la  satalla  des  mains  de 
l'enfant  et  lui  dit  :  «  Je  vais  prier.  »  Il  ôle  ensuite  ses  chaus- 
sures, s'évanouit,  s'anéantit  devant  la  muraille.  Est-il  encore 
dans  le  rocher?  est-il  retourné  à  la  IMecquc?  Ce  qui  est  cer- 
tain, c'est  qu'un  jour  il  reviendra,  et  que  l'on  verra  des  choses 
écrites  depuis  longtemps  et  que  peu  comprennent.  » 

Omar  n'était  plus,  mais  l'empire  qu'il  avait  fondé  restait 
debout,  et  les  soldats  qu'il  avait  si  souvent  conduits  à  la  ba- 
taille entendaient  bien  ne  pas  renoncer  à  leur  lucrative  pro- 
fession. Aussi,  pour  de  longues  années  encore,  les  malheu- 
reuses contrées  ravagées  par  le  prophète  allaient-elles  servir 
de  champ  de  bataille  à  tous  les  ambitieux  qui  se  partageaient 
ses  dépouilles.  Même  dans  les  contrées  directement  soumises 
à  la  France  ou  qui  acceptaient  son  protectorat,  de  nombreuses 
bandes  tinrent  longtemps  la  campagne.  11  fallut  deux  ans' 
de  courses  et  de  promenades  militaires  pour  en  purger  le 
Khasso,  le  Kaarta  et  le  Bondou.  Sambala,  notre  allié  de  Mé- 

1.  GRAviEn,  Voi/age  de  Solcillet  à  Ségou,  p.  3o9. 

2.  Ces  guerres  im-essaules  ont  ôlé  racontées  par  le  général  Faidhcrbe  dans 
le  beau  livre  qu'il  écrivit  sur  le  Sénégal  eu  1889,  p.  200-230. 


I:T    LK    SOUDAN    l'HANÇAIS  13j 

dinc,  et  Boubakar-Saada,  almamy  du  Bondoii,  nous  rendirent 
en  cette  circonstance  de  réels  services.  Non  seulement  ils 
•combattirent  à  nos  côtés,  mais,  pour  faciliter  l'œuvre  de  paci- 
lication  entreprise  par  la  France,  ils  nous  cédèrent  le  district 
aurifère  de  Kenicba,  Sénoudcbou,  et  tout  le  territoire  entre 
Bakel  et  la  Falémé.  Ils  consentirent  même  à  la  construction 
de  nouveaux  forts  h  ÎMatam  dans  le  Fouta  et  à  Saldé.  Enfin 
ils  nous  aidèrent  à  chasser  les  derniers  partisans  d'Omar,  qui 
s'étaient  réunis  à  Guemou,  non  loin  do  Bakcl,  et  avaient  orga- 
nisé dans  cette  citadelle  un  centre  de  résistance. 

Un  neveu  du  prophète,  un  certain  Siré-Adama,  avait  réuni 
autour  de  lui  près  de  six  cents  Toucoulcurs,  soldats  d'cHtc, 
vétérans  des  campagnes  passées,  et,  à  leur  tète,  exécutait 
jusque  dans  le  Bondou  d'incessantes  razzias.  Protégé  par  une 
longue  impunité,  non  seulement  il  avait  intercepté  les  rela- 
tions de  Bakel  avec  les  provinces  de  l'intérieur,  mais  encore 
maltraitait  et  ruinait  les  traitants  du  haut  Sénégal.  Guemou 
était  un  dang-er  pour  le  présent,  et  pouvait  devenir  une  me- 
nace pour  l'avenir.  La  chambre  de  commerce  de  Saint-Louis, 
composée  pourtant  de  négociants  pacifiques,  fît  savoir  à  Fai- 
dherbe  que  Bakel  et  le  haut  fleuve  seraient  délaissés  si  Gue- 
mou n'était  pas  détruit.  L'hésitation  n'était  plus  possible. 
Faidherbe  se  décida  aussitôt  à  envoyer  contre  la  citadelle 
toucouleur  une  colonne  expéditionnaire. 

Le  18  octobre  18S9,  la  flottille,  commandée  par  le  capitaine 
de  frégate  Gaston  Desmarais,  quittait  Saint-Louis,  avec  quatre 
cent  cinquante  tirailleurs  sénégalais,  deux  cent  cinquante 
soldats  d'infanterie  de  marine,  une  batterie  d'obusiers  de 
campagne,  une  demi-compagnie  de  fuséens,  vingt-cmq  spa- 
his et  deux  cent  cinquante  laptots,  en  tout  douze  cents  hom- 
mes, sous  la  direction  du  chef  de  bataillon  Faron.  Les  auxi- 
liaires de  Bakel  et  de  Bondou,  avec  l'almamy  Boubakar-Saada, 
devaient  rejoindre  en  route.  Tous  les  soldats  paraissaient- 
pleins  d'ardeur.  Malgré  l'ennui  et  les  lenteurs  de  la  naviga- 
tion en  remontant  le  Sénégal,  ils  passaient  assez  gaiement 
leurs  journées  à  s'exercer  à  la  cible  contre  les  caïmans,  les 
aigrettes  et  les  aigles  pêcheurs  du  fleuve.  En  cinq  jours  on 
arriva  à  Bakcl.  A  chaque  vilkigo,  les  indigènes  accouraient 


136  LE   SÉNÉGAL 

en  foule.  Ils  se  répandaient  en  protestations,  mais  bon  nom- 
bre d'entre  eux  formaient  des  vœux  secrets  contre  la  réussite 
de  l'entreprise.  De  Bakel  les  vaisseaux  remontèrent  encore  le 
Sénégal  pendant  une  quarantaine  de  kilomètres,  jusqu'aux  rui- 
nes du  village  de  Dioungou-Touré.  Le  débarquement  fut  aus- 
sitôt exécuté,  et  la  petite  armée  s'apprêta  à  franchir  vivement 
les  quatorze  kilomètres  qui  la  séparaient  encore  de  Guemou. 

La  marche  fut  pénible.  On  avait  sonné  la  diane  à  deux 
heures  du  matin,  afin  d'éviter  les  fortes  chaleurs.  On  traversa 
d'abord  une  grande  plaine,  en  partie  inondée  :  aussi  nos  sol- 
dats furent-ils  longtemps  arrêtés  et  par  l'obscurité  et  par  les 
fonds  vaseux.  Ils  n'arrivèrent  qu'à  quatre  heures  aux  pre- 
mières hauteurs,  que  couronnait  une  splondide  forêt.  Des  ar- 
bres énormes,  d'oii  pondaient  des  lianes  flexibles,  s'élevaient 
au-dessus  d'un  véritable  tapis  de  gazon  diapré  de  fleurs.  Des 
herbes  gigantesques,  propices  aux  embuscades,  car  elles 
étaient  plus  hautes  qu'un  homme  à  cheval,  formaient  parfois 
d'épais  bouquets.  Aucun  soulier  n'était  tracé.  Aussi  n'avan- 
çait-on qu'avec  la  plus  grande  prudence,  et  se  ralliait-on  aux 
sonneries  répétées  dos  clairons.  Enfin  on  arriva  devant  Gue- 
mou, et  le  commandant  Faron  prit  aussitôt  ses  dispositions 
d'attaque.  L'artillerie  battrait  en  brèche,  doux  colonnes  d'as- 
saut attaqueraient  de  deux  côtés  à  la  fois,  et  les  auxihaires 
indigènes  tourneraient  la  place,  afin  d'arrêter  la  fuite  de  ses 
défenseurs. 

Guemou  présentait  un  amas  confus  de  maisons  au-dessus 
desquelles  s'élevaient  deux  constructions  assez  hautes,  sans 
doute  la  maison  de  Siré-Adama  et  la  mosquée.  Une  muraille 
crénelée,  en  forme  de  trapèze,  l'entourait  comme  d'une  cein- 
ture. Chaque  quartier  était  fortifié,  afin  de  prolonger  la  dé- 
fense. En  avant  de  la  façade  principale  s'étendaient  de  larges 
mares  d'eau.  «  Le  silence  le  plus  profond  régnait  dans  la 
plaine,  lisons-nous  dans  la  relation  d'un  des  assiégeants,  lo 
futur  amiral  Aube  ',  et  nul  être  vivant,  nulle  figure  humaine 
ne  troublait  la  solitude  du  paysage.  On  eût  dit  une  ville  en- 
dormie ou  abandonnée  la  veille  par  tous  ses  habitants.  »  A  la 

i .  Aude,  Entre  deux  campafjne.t,  p.  C3. 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS  137 

première  docliarg-e,  des  vautours  à  col  chauve  lourhillonnbrcnt 
au-dessus  de  Guomou,  mais  personne  ne  riposta.  Déjà  les  fu- 
sées et  les  obus  avaient  allumé  quelques  incendies,  et  aucun  cri 
n'avait  encore  été  proféré.  Faron  donne  alors  ses  ordres  pour 
l'assaut  ;  mais  à  peine  la  première  colonne  s'est-elle  élancée 
que  cinq  cents  fusiU  parlent  à  la  fois  et  que  des  faces  noires 
se  montrent  à  tous  les  créneaux.  La  seconde  colonne  est  éça- 
Icment  arrêtée  par  des  feux  habilement  dirigés  ;  mais  le  com- 
mandant Faron  accourt  avec  une  réserve.  Les  soldats  pénè- 
trent dans  les  deux  brèches.  Ils  opèrent  bientôt  leur  jonction, 
(juemou  est  pris. 

Restait  au  milieu  de  la  ville  le  tala  de  Siré-Adama,  grosse 
tour  en  terre,  casematée,  adossée  à  un  énorme  baobab.  Un 
puits  avait  été  creusé  à  l'intérieur.  Des  vivres  et  des  munitions 
avaient  été  accumulés;  une  muraille  en  terre  percée  de  meur- 
trières et  une  palissade  en  branches  de  gonaké,  aussi  dures 
que  du  fer,  complétaient  la  défense.  On  ne  soupçonnait  pas, 
l'importance  de  ce  réduit.  Au  moment  où  Faron  donnait  ses 
derniers  ordres,  il  fut  grièvement  blessé  à  la  tête  et  renversé 
de  cheval.  Aussitôt  éclatèrent  les  cris  de  joie  des  femmes 
renfermées  dans  le  lata,  et  les  notes  graves  et  prolongées  du 
tam-tam  appelèrent  à  la  résistance  les  derniers  défenseurs 
de  Guemou.  Il  fallut  ouvrir  la  brèche  à  quinze  pas  seulement 
de  la  palissade  et  ensevelir  sous  les  ruines  du  lata  les  soldats 
de  Siré-Adama,  pour  triompher  de  leur  obstination.  Presque 
tous,  et  à  leur  tête  le  neveu  du  prophète,  se  firent  bravement 
tuer,  nou  sans  avoir  mis  le  feu  à  des  amas  de  poudre  qui 
firent  de  nombreuses  victimes. 

Le  soir  était  venu.  Vainqueurs  et  vaincus  s'étendirent  au 
hasard  dans  les  ruines  du  village.  Seuls  nos  auxiliaires,  fidèles 
aux  habitudes  de  la  guerre  africaine,  profitèrent  de  la  victoire 
pour  ramasser  du  butin  et  faire  des  prisonniers.  C'était  un 
grand  succès,  mais  il  avait  été  chèrement  payé  par  la  mort  de 
soixante-sept  de  nos  soldats.  En  outre,  cent  quatre-vingts 
Français  ou  auxiliaires  avaient  reçu  des  blessures.  Le  lende- 
main, de  grand  matin,  on  rendit  les  derniers  honneurs  à 
ceux  qui  avaient  payé  leur  dette  à  la  patrie.  Chaque  soldat 
avait  apporté  deux  grosses  pierres  et  les  jetait  en  passant  sur 

18 


138  LE   SÉNÉGAL   ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS 

la  tombe  de  ses  camarades.  C'est  ainsi  que  fut  improvisé  un 
lumulus;  il  existe  encore  à  l'heure  actuelle,  comme  au 
temps  des  guerres  préhistoriques  de  nos  ancêtres.  Aussitôt 
après  cette  cérémonie  douloureuse,  les  murs  du  tata,  minés 
à  l'avance,  sautaient  en  l'air,  et  c'est  au  bruit  de  ces  sourdes 
détonations  que  l'armée  reprenait  le  chemin  du  fleuve.  Le 
2  novembre  la  colonne  expéditionnaire  était  de  retour  à  Saint- 
Louis.  En  moins  de  deux  semaines  la  campagne  avait  été 
décidée,  exécutée  et  terminée. 

Ces  foudroyants  succès  eurent  un  retentissement  extraordi- 
naire. Ils  nous  valurent  la  prépondérance  dans  toute  l'Afrique 
occidentale.  Faidherbeput  des  lors  aborder  la  seconde  partie 
de  son  programme,  le  développement  des  ressources  de  la 
colonie,  et  sa  réorganisation  administrative. 


Vlil 

llÉFORMES    ADMINISTRATIVES    DU    GÉNÉRAL    FAIDIIEUBli 

Comprenant  que  la  France  ne  prêterait  au  Sénégal  qu'une 
attention  pour  ainsi  dire  intermittente,  et  qu'il  était  nécessaire 
que  la  colonie  pût  se  suffire  à  elle-même,  le  gouverneur  avait 
tout  d'abord  résolu  de  créer  un  corps  de  troupes  indigènes, 
qui  combattraient  à  côté  de  nos  soldats  réguliers  et  comble- 
raient les  vides  trop  fréquents  ouverts  dans  les  rangs  de  l'ar- 
mée, soit  par  la  maladie  ou  le  feu  de  l'ennemi,  soit  par  la 
faiblesse  du  recrutement.  C'étaient  d'abord  des  volontaires, 
auxquels  le  butin  servait  de  solde,  qui  s'étaient  associés  à  nos 
hommes  et  les  avaient  suivis  dans  leurs  campagnes;  mais 
leur  concours  n'était  que  temporaire,  et,  en  cas  de  revers, 
ces  prétendus  auxiliaires  seraient  vite  devenus  des  ennemis. 
Faidherbe  préféra  organiser  un  corps  de  troupes  recevant 
une  solde  fixe,  enrégimentés  et  soumis  à  la  discipline  fran- 
çaise. Les  tirailleurs  sénégalais,  ainsi  qu'on  les  nomma,  se 
recrutèrent  facilement  et  devinrent  vite  d'excellents  soldats. 
Les  noirs,  en  effet,  sont  braves.  Ils  s'altachcnl  à  leurs  chefs,  si 


Le  séûéral  Faulherbc. 


LE  SÉNÉGAL   ET   LE   SOUDAN   FRANÇAIS  141 

on  les  Iraile  avec  douceur.  Ces  nouveaux  soldais,  fiers  de  lotir 
uniforme  et  de  leurs  armes  perfeclionnécs,  heureux  d'ùlre 
Irailés  par  les  nôtres  comme  des  égaux,  1res  saLisfails  des 
avantages  matériels  qu'on  leur  assurait,  nous  ont  rendu  dans 
toutes  les  campagnes  du  Sénégal  et  du  Soudan  d'inapprécia- 
bles services.  Leur  création  remonte  à  l'année  '18o7.  Bon 
nombre  d'entre  eux  se  sont  signalés  par  des  actes  d'héroïsme 
ou  de  dévouement,  et  le  ruban  rouge  qui  orne  leur  poitrine  a 
été  bien  mérité. 

Un  des  prédécesseurs  de  Faidhcrbe,  Bouët-Vuillaumcz, 
avait  déjà  créé  le  corps  des  spahis  indigènes.  Faidhcrbe  le  con- 
serva et  même  en  augmenta  les  cadres.  Les  spahis,  dans  sa 
pensée,  devaient  servir  non  seulement  do  cavaliers  pendant 
la  guerre,  mais  aussi  do  gendarmes  en  temps  do  paix.  En 
elTet,  le  manteau  rouge  do  ces  hommes  d'élite  est  aujourd'hui 
respecté  dans  toute  l'Afrique  occidentale  à  l'égal  du  tricorne 
et  du  baudrier  jaune  do  nos  gendarmes.  Ce  sont  d'utiles 
serviteurs,  belliqueux  et  dévoués. 

Les  laptots  ou  marins  du  fleuve,  bien  qu'ils  n'aient  pas 
été  enrégimentés,  ont  souvent  combattu  à  côté  des  tirailleurs 
et  des  spahis,  et  peuvent  être  considérés  comme  des  soldats 
de  la  France.  Les  laptots  aiment  les  eaux  tranquilles;  ce  sont 
dos  rameurs  infatigables,  mais  ils  ne  s'aventurent  pas  volon- 
tiers sur  la  mer.  S'agit-il  au  contraire  do  remonter  le  fleuve, 
ils  marcheront  à  la  cordelle  le  long  de  ses  berges  ou  rame- 
ront pendant  dos  journées  entières  ;  on  les  emploie  également 
comme  porteurs  de  bagages  ou  convoyeurs,  et,  en  cas  de 
besoin,  ils  font  volontiers  le  coup  de  fusil. 

Une  autre  création  de  Faidhcrbe,  délaissée  bien  à  tort,  car 
elle  a  donné  d'excellents  résultats,  fut  l'Ecole  des  otages  ins- 
tallée à  Saint-Louis.  Le  gouverneur  avait  demandé  leurs  fils 
aux  principaux  chefs  africains,  promettant  do  les  instruire 
et  espérant  qu'ils  deviendraient  les  partisans  et  les  propaga- 
teurs de  la  civilisation  française.  Sans  doute,  quelques-uns  de 
ces  élèves  se  sont  montrés  rebelles  à  tout  enseignement,  et 
se  sont  considérés  comme  de  vrais  otages,  c'est-à-dire  comme 
des  victimes  à  l'avance  désignées  aux  vengeances  françaises; 
d'autres  ont  abusé   de  nos  leçons,  comme  ce  Lat-Dior  qui 


ii2  LK    SENEGAL 

pendant  si  longtemps  lutta  contre  nous  dans  le  Cayor;  mais 
la  plupart  d'entre  eux  se  sont  montrés  reconnaissants,  Ely, 
par  exemple,  le  roi  des  Maures  Trarzas,  qui  s'est  toujours 
déclaré  l'enfant  de  la  Franco.  On  a  depuis  renoncé,  sous  pré- 
texte d'insuffisance  de  crédits,  à  celte  Ecole  des  otages.  Nous 
ne  pouvons  que  regretter  la  disparition  de  cet  excellent  ins- 
trument d'influence  et  de  domination. 

Aussi  bien,  le  gouverneur  du  Sénégal  était  tellement  per- 
suadé de  la  nécessité  d'étendre  à  tout  prix  l'instruction,  que, 
bien  avant  qu'on  eût  décrété  en  France  l'instruction  gra- 
tuite et  obligatoire,  il  en  avait  doté  le  Sénégal.  Il  est  vrai  que 
cette  universalité  de  l'instruction  devait  n'exister  qu'à  l'état  de 
lettre  morte,  car  les  instituteurs,  si  les  élèves  no  manquaient 
pas,  faisaient  absolument  défaut.  Mais  lo  principe  était  posé. 
El  n'était-ce  pas  déjà  un  progrès  singulier  dans  Ce  pays  encore 
barbare  et  qui  s'ouvrait  à  peine  à  la  civilisation  française? 

C'est  encore  le  général  Faidherbe  qui  fonda  à  Saint-Louis 
(l8o7)  une  imprimerie  et  un  journal,  ISIoniteur  du  Sénégal; 
lui  qui  commença  en  1854  la  série  de  ces  Annuaires  du  Séné- 
gal où  l'on  trouve  de  si  précieux  renseignements  sur  la  colo- 
nie; lui  enfin  qui  consacra  ses  rares  moments  do  loisir  à  réunir 
les  éléments  d'ouvrages  qui  ont  renouvelé  l'bisloire,  la  lin- 
guistique et  l'économie  politique  do  l'Afrique  occidentale.  La 
première  de  ces  notices  parut  en  février  1834,  dans  Xa  Bulle- 
tin de  la  Société  de  géographie  de  Paris.  Elle  est  intitulée  les 
Berbers  et  les  Arabes  des  bords  du  Sénégal.  En  1856,  Faidlierbe 
reprit  le  même  sujet  avec  plus  d'étendue,  et  s'occupa  non 
seulement  de  tous  les  peuples  de  race  blancbe ,  Arabes  et 
Dcrbères,  répandus  dans  les  oasis  jusqu'au  Sénégal,  mais 
encore  dos  nègres  qui  depuis  le  Sénégal  occupent  le  reste  de 
l'Afrique  tropicale.  Son  livre  Considéralions  sur  les  popula- 
tions de  l'Afrique  septentrionale  peut  être  discuté  sur  certains 
points,  mais  il  est  en  quelque  sorte  resté  classique  et  fait  au- 
torité dans  la  matière.  Il  y  a  encore  beaucoup  à  glaner  dans 
une  Notice  sur  la  colonie  du  Sénégal,  qui  fut  publiée  dans 
V Annuaire  du  Sénégal  Aa  1858  ;  dans  le  mémoire  intitulé  :  Ren- 
seignements géographiques  sur  la  partie  du  Sénégal  coinprise 
entj'e  l'Oucd-Noun  et  le  Sénégal  [Annales  des  voyages,  1859), 


KT   LE   SOUDAN    FRANÇAIS 


143 


qui  forme  comme  le  complément  du  Mémoire  de  18o4  sur  les 
Berbers  et  Arabes.  Cilons  encore  un  Mémoire  sur  les  popula- 
tions noires  des  bassins  du  Sénégal  et  du  haut  Niger  (Société 
do  géographie  de  Paris,  ISoG),  une  Notice  historique  sur  le 
Catjor  [id.,  1883),  et  surtout  toute  une  série  d'études  philolo- 
giques* et  de  vocabulaires  des  tribus  sénégalaises,  contribu- 
tion de  la  plus  haute  importance  à  la  grammaire  générale. 


Saint-Louis. 

Ces  travaux  de  l'éminent  gouverneur  ne  sont  pas  des  études 
purement  spéculatives  :  ce  qui  leur  donne,  au  contraire,  un 
caractère  tout  spécial,  c'est  qu'ils  ont  un  côté  pratique  qui 
ne  peut  qu'être  utile  à  nos  négociants,  à  nos  soldats  et  à  nos 
administrateurs.  C'est  ainsi  qu'en  améliorant  le  présent,  Fai- 
dherbe  ne  négligeait  pas  le  passé  et  se  préoccupait  de  l'avenir. 
La  meilleure  preuve  que  ces  recherches  ne  détournaient 
nullement  le  gouverneur  de  travaux  plus  pratiques,  et  que  le 

l.  Vocabulaire  français-woloff;  1S54.  —  Étude  sur  la  langue  kéguem  ou  sérâre- 
sine;  lS6o.  —  Essai  sur  la  langue  poul;  grammaire  et  vocabulaire;  1875.  —  Le 
Zcnaga  des  tribus  sénégalaises,  contribution  à  l'étude  de  la  langue  berbère;  1817. 


144  I,K    SÉNÉGAL 

théoricien  ne  passait  pas  avant  radministrdtcur,  c'est  que 
Faidhcrbe  ne  négligea  pas  pour  autant  les  intérêts  matériels. 
C'est  ainsi  qu'il  s'appliqua  à  transformer  Saint-Louis,  et  qu'il 
essaya  de  construire  une  ville  à  la  place  d'une  agglomération 
de  huiles  en  paille.  Des  quais  furent  partout  bâtis  qui  prévinrent 
les  inondations  et  facilitèrent  les  transactions  commerciales. 
Deux  ponts  furent  jetés  sur  le  flouve  :  celui  de  Saint-Louis  à 
Gueldnar,  sur  la  pointe  de  Barbarie,  elle  pont  Faidhcrbe, 
sur  le  grand  bras  du  fleuve,  dans  la  direction  du  Cayor.  Ces 
utiles  conslruclions  non  seulement  reliaient  Saint-Louis  à  la 
terre  ferme,  mais  encore  permetlaicnt  à  nos  soldais  de  débou- 
cher rapidement  dans  les  provinces  voisines.  Des  travaux 
furent  également  commencés  pour  donner  à  la  ville  l'eau 
potable  qui  lui  manquait.  Un  essai  de  puits  artésien  ne  réus- 
sit pas.  Il  fallut  construire  un  barrage  au  marigot  de  Lamp- 
sar,  à  seize  kilomètres  en  amont,  et  commencer  un  canal,  qui 
n'est  pas  encore  achevé.  Des  routes  et  des  lignes  télégraphi- 
ques relièrent  la  capitale  aux  postes  les  plus  voisins.  Le 
magnifique  port  de  Dakar  fut  aménagé  (1863)  et  dolé  de  trois 
phares.  De  toutes  parts  une  vie  nouvelle  circula,  et,  sous  la 
féconde  impulsion  du  gouvernement,  la  colonie  prit  un  essor 
inatlendu. 

Malgré  les  essais  infructueux  à  la  suite  desquels  s'était 
répandu  le  préjugé  que  le  Sénégal  ne  pourrait  devenir  colo- 
nie agricole,  Faidhcrbe  s'ciïorça  de  développer  des  cultures 
nouvelles.  Celle  du  coton  et  celle  de  l'indigo  ne  réussirent  que 
médiocrement,  mais  celle  des  arachides  prit  un  développe- 
ment considérable,  et  à  l'heure  actuelle  le  Sénégal  est  un 
des  centres  les  plus  importants  de  la  production  oléagineuse. 
Le  gouverneur  se  préoccupa  également  de  la  question  indus- 
trielle, et  par  son  ordre  les  gisemenls  aurifères  du  Bam- 
bouck  furent  recherchés  avec  soin.  A  cette  œuvre  multiple, 
et  sans  se  soucier  de  sa  santé,  Faidherbc  consacrait  tout  son 
temps.  Le  Sénégal  renaissait  sous  cette  direction  vigoureuse. 
Peu  à  peu  se  créait  une  France  nouvelle  dans  l'Afrique  occi- 
dentale. 

A  parlir  de  18o9,  tout  étant  relativement  Iranquille,  le  gou- 
verneur résolut  de  reprendre  l'œuvre  ébauchée  par  André 


ET   Ll-:   SOUDAN    FUANÇAIS  145 

Bruc  et  envoya  dans  loulcs  les  directions  quelques-uns  des 
plus  dévoués  et  des  plus  vaillants  de  ses  collaborateurs  pour 
explorer  les  régions  encore  inconnues,  et  compléter  les  notions 
encore  peu  étendues  que  nous  possédions  sur  cette  parlie  de 
l'Afrique.  Nous  citerons  parmi  ces  ouvriers  de  la  première 
heure  le  capitaine  d'élat-major  Vincent*,  envoyé  dansl'Adrar, 
c'est-à-diiG  dans  la  grande  oasis  de  l'extrémité  occidentale 
du  Sahara,  entre  le  Sénégal  et  le  Maroc.  Vincent  ne  reçut  pas 
un  accueil  très  empressé.  Le  chef  du  pays,  Ould-Aïda,  no 
l'admit  à  son  audience  qu'après  plusieurs  jours  d'attente,  et 
lui  prodigua  tout  d'abord  les  humiliations  et  même  les  insul- 
tes. Notre  envoyé  courut  do  grands  dangers,  car  on  essaya  k 
diverses  reprises  d'empoisonner  sa  nourriture  avec  des  têtes 
de  vipère.  Les  renseignements  qu'il  rapporta  sont  nombreux 
et  importants.  On  sait  grâce  à  lui  que  les  indigènes  de  l'Adrar, 
bien  qu'ils  se  vantent  d'être  Maures,  appartiennent  plutôt  à 
la  race  berbère  et  se  rapprochent  des  Touaregs.  On  retrouve 
chez  eux  les  trois  classes  des  Touaregs  :  les  Iiàsoun  ou  guer- 
riers, qui  n'ont  d'intelligence  que  pour  le  mal  et  se  signalent 
par  une  rapacité  inouïe;  les  tolbas  ou  marabouts,  assez  peu 
considérés,  et  les  azounougs  ou  serfs.  Ces  derniers  sont  en- 
core appelés  lahmés,  ou  morceaux  de  viande  à  manger  :  ils 
constituent,  en  effet,  vis-à-vis  des  deux  premières  classes,  un 
véritable  troupeau  taillable  et  corvéable  à  merci. 

Presque  au  même  moment,  Faidherbe  envoyait  deux  autres 
officiers,  Mage^  et  BourreP,  chez  les  Maures  Douaichs  et 
Braknas.  Le  premier  s'avançait  jusqu'à  l'oasis  de  Tagant, 
très  avant  dans  l'intérieur  du  pays,  et  renouvelait  en  partie 
la  carte  de  cette  région  africaine.  Enfm  un  indigène,  Bou-el- 
Moghdad  '*,  était  dirigé  de  Saint-Louis  àMogador,  et  exécutait 
son  difficile  voyage.  En  envoyant  ainsi  ces  intelligents  auxi- 
liaires au  nord  de  notre  colonie,  ce  n'était  pas  tant  l'alliance 

1.  Vi.NCPNT,  Voyar]3  dans  l'Adrar  (Revue  maritime  et  coloniale,  18C0,  t.  111, 
p.  445-49i;  —  Tour'du  monde,' {%<ài,  p.  49). 

2.  Mage,  Voyage  au  Toyrt/ii  (Afrique  centrale),  cfecemAre  18S9,  janvier  I8G0 
{Revue  algérienne  et  coloniale,  t.  III,  1860). 

3.  BouRHEL,  Voyage  dans  le  pays  des  M aures  Braknas ,  rive  dwite  du  Siindrjai, 
juia-octobre  18G0  [Revue  maritime  et  coloniale,  septembre  1S61). 

4.  Bou-EL-.MooHDAD,  Voyage  entre  le  Sénégal  et  le  Maroc  [Nouvelles  Annales  des 
voyages,  1861  ;  Revue  maritime  et  coloniale,  1861). 

19 


146  LE   SÉNÉGAL 

OU  le  protectorat  de  la  France  que  Faielbcrbe  voulait  imposer 
à  ces  barbares:  il  cbercbait  plus  encore  à  consolider  de  bons 
rapports  réciproques,  et  surtout  à  reconnaître  le  pays,  dans 
lequel  pourraient  un  jour  ou  l'autre  aller  nos  soldats  et  nos 
négociants. 

Tel  fut  également  le  but  des  missions  confiées  au  capitaine 
(lu  génie  Fulcrand',  qui,  en  octobre  1800,  étudia  les  parages 
•du  cap  Blanc  et  de  la  baie  d'Arguin;  au  capitaine  de  frégate 
Vallon-,  qui  explora  les  lleuves  au  sud  de  la  Gambie;  au  capi- 
taine Azan^,  qui  étudia  avec  le  plus  grand  soin  le  Oualo,  et 
au  lieutenant  de  vaisseau  Mage'*,  qui,  h  peine  de  retour  de 
Tagant,  visita  les  rivières  de  Sine  et  de  Saloum. 

Dans  les  vastes  projets  d'avenir  formés  par  Faidherbe,  ce 
n'étaient  pas  seulement  les  pays  directement  soumis  à  l'in- 
fluence française  qui  devaient  être  ainsi  étudiés.  Le  gouver- 
neur s'élançait  dans  son  imagination  bien  au  delà  des  limites 
actuelles  de  la  colonie.  Toute  la  vallée  du  haut  Sénégal,  en- 
core fermée  à  notre  commerce  et  à  nos  armes  ;  le  Foula- 
Djallon,  ce  mystérieux  pâté  de  montagnes,  celte  Suisse  afri- 
caine, d'oii  s'écoulent  dans  toutes  les  directions  des  rivières 
considérables,  et  surtout  le  Niger,  cette  magnifique  voie  de  pé- 
nétration vers  l'Afrique  centrale,  tels  étaient  les  pays  qui  l'at- 
tiraient, telles  étaient  les  régions  où  il  aurait  voulu  que  flottât 
le  pavillon  national.  De  là  de  nouvelles  missions,  plus  impor- 
tantes que  les  précédentes,  car  elles  ont  préparé  l'avenir. 

Le  lieutenant  d'infanterie  de  marine  Pascal ^  envoyé  dans 
le  Bambouck,  partit  de  Bakel,  remonta  la  Falémé  jusqu'à 
Koloba,  et  se  rendit  àMédinc,  après  avoir  visité  la  cataracte 
de  Gouina.  La  région  qu'il  visita  présentait  toutes  les  appa- 
rences de  la  richesse  et  de  la  fécondité  :  forêts  luxuriantes, 
vallées  gracieuses,  prairies  à  perte  de  vue;  mais  l'invasion 
d'Al-lIadji-Omar  avait  couvert  le  pays  de  ruines.  11  n'y  avait 

1.  Fllcuand,  Exploration  de  la  Laie  d'Arguin  [Revue  maritime  et  coloniale, 
mai  18G1). 

2.  A.  Vallon,  la  Côte  occidentale  d'Afrique  [Revue  maritime  et  coloniale,  no- 
vembre et  tlécenibre  1863). 

3.  AzAN,  Notice  sur  le  Oualo  [Revue  maritime  et  coloniale,  1864). 

4.  E.  .Maoe,  les  Riviâres  de  Sina  et  de  Scdoufn  [Revue  murilime  et  coloniale, 
avril  18C3). 

5.  Pascal,  Voyage  au  Bambouck  [Tour  du  monde,  ISGI). 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS  147 

pas  un  seul  village  qui  ne  portât  les  traces  des  dévastations 
systématiques  ordonnées  par  le  prophète.  Aussi  les  habitants 
attendaient-ils  avec  impatience  la  venue  des  Français,  et  ne 
cachaient  pas  leurs  espérances  à  l'envoyé  du  gouverneur. 

Le  lieutenant  Lambert',  chargé  de  nouer  des  relations 
d'amitié  avec  un  des  plus  puissants  souverains  africains, 
l'almamy  de  Fouta-Djallon,  fut  ég^alement  heureux  dans  sa 
mission.  Nous  aurons  à  la  raconter  plus  lard. 

Dans  la  direction  du  Nig'er,  ce  fut  un  traitant  indigène,  de 
Médine,  dont  Faidhcrbe  avait  deviné  les  rares  aptitudes  et 
au  courage  duquel  il  aimait  à  rendre  justice,  un  certain 
Alioun-Sal,  qui  fraya  la  voie  ;  mais  il  fut  oblig^é  de  s'arrêter 
à  quarante  kilomètres  au  nord  de  Tombouctou,  à  Araouan,  et 
tomba,  premier  martyr  nèg-re  de  la  géographie.  Faidherbe  ne 
se  laissa  pas  décourager  par  ce  premier  insuccès,  car  il  était 
intimement  convaincu  de  la  nécessité  do  relier  le  Sénég^al  au 
Niger,  et  confia  à  un  de  ses  auxiliaires  les  plus  éprouvés, 
au  lieutenant  de  vaisseau  Mage^,  auquel  fut  adjoint  le  docteur 
Quintin,  la  délicate  mission  de  pénétrer  jusqu'à  Ségou,  sur  le 
Niger,  près  du  sultan  Ahmadou,  le  fds  de  notre  ancien  ennemi 
Omar,  et  de  signer  avec  lui  un  traité.  Cette  mission  réussit 
au  gré  de  ses  désirs  :  nous  aurons  occasion  de  revenir  sur 
cette  importante  question. 

A  l'écho  de  ces  lointains  succès,  l'opinion  publique  se  mo- 
difiait peu  peu  dans  la  métropole.  On  commença  à  se  rendre 
compte  en  haut  lieu  de  l'importance  des  résultats  acquis, 
et  on  ne  marchanda  plus  au  gouverneur  les  renforts  et  les 
subsides  qu'il  réclamait.  La  presse  ne  dédaigna  plus  les 
informations  du  Sénégal.  De  jour  en  jour  se  formait  un  cou- 
rant favorable.  Le  gouverneur  n'avait  plus  qu'à  profiter  de 
ces  dispositions  nouvelles,  et  le  Sénégal  allait  prendre  son 
essor;  mais  dix  ans  de  séjour  à  peu  près  sans  interruption 
dans  la  colonie,  des  campagnes,  des  voyages,  des  études  sans 
cesse  renouvelées,  avaient  usé  la  santé  de  Faidherbe.  Il  avait 


1.  Lambert,  Voyaçje  dans  le  Foula-Djallon  [Tour  du  inonde,  1861). 

2.  Mage,  Relation  d'un  voyage  d'exp'oration  au  Soudan  [Revue  marilime  et 
coloniale,  i8GG-C7;  —  Société  de  géographie  de  Paris,  18G8;  —  Tour  du  monde, 
1808). 


148  LE   SÉNI':GAL 

gagné  le  droit  de  demander  son  rappel.  Grâce  à  lui  nous 
étions,  non  plus  tolérés,  mais  solidement  assis,  et  sur  un  ter- 
rain qui  nous  appartenait.  Les  entraves  commerciales  avaient 
disparu;  les  souverains  indigènes  acceptaient  notre  prépondé- 
rance; en  un  mot,  la  base  d'opérations  était  créée,  et  nous 
pouvions  marcher  à  la  conquête  du  Soudan.  Lorsque  Fai- 
dhcrbe  dut  se  résig-ner  à  rentrer  en  France  (12  juillet  1863),  il 
put  se  vanter  d'avoir  plus  fait  pour  le  Sénégal  que  tous  ses 
prédécesseurs  réunis. 


LE    SÉNÉGAL    DE     1874    A     NOS    JOURS 

La  tâche  des  successeurs  de  Faidherbe  élait  facile'.  Ils 
n'avaient  qu'à  se  conformer  à  sa  politique  à  la  fois  ferme  et 
prudente.  Ils  n'avaient  surtout  qu'à  aimer  le  Sénégal.  Peut- 
être  n'ont-ils  pas  tous  aussi  bien  réussi.  Peut-être  môme  des 
fautes  ont-elles  été  commises.  Aussi  bien,  les  circonstances 
furent  plus  difficiles.  Au  moment  oij  la  métropole  se  débattait 
contre  l'invasion  étrangère,  la  colonie  ne  pouvait  que  se  suf- 
lire  à  elle-même.  L'impulsion  donnée  avait  été  pourtant  si 
vigoureuse,  que  les  progrès  continuèrent. 

Les  Maures  furent  défmilivement  cantonnés  sur  la  rive 
droite  du  Sénégal,  et  les  Maures  Trarzas  furent  punis  de 
leurs  velléités  de  révolte  en  se  voyant  privés  de  toutes  leurs 
escales  de  commerce,  à  l'exception  de  Dagana  (1880).  Cette 
fermeté  leur  en  imposa  tellement,  que  lorsqu'un  des  chefs 
du  Oualo,  qui  pourtant  avait  été  élevé  à  l'européenne,  au 
lycée  d'Alger,  et  nommé  officier  dans  les  tirailleurs  séné- 
galais, un  certain  Sidia,  essaya  de  soulever  contre  nous  celte 
province,  le  roi  des  Maures  Trarzas,  Ely,  refusa  non  seulement 
de  s'allier  avec  lui,  mais  même  de  le  recevoir  dans  ses  Etals. 

1.  Les  gouverneurs  du  S(''nc'gal  après  Faidlicrhc  ont  été  :  Pinct-Laprade 
(1"  mai  1865-17  août  18G9),  Vallièrc  (22  septembre  1809-20  avril  181G),  Brièrc  de 
l'Isic  (20  avril  187C-4  mars  1880),  Delanncau  (4  mars  1880-20  août  1881),  colo- 
nel Canard-Vallon  (20  août  1882-20  octobre  1882,  Scrvalius  (20  octobre  1882- 
25  juillet  1883),  Seiguac-Lesseps,  Geuouilie  (24  juillet  1883),  etc. 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS  i49 

Les  Iribus  iiùgrcs  rosislcrcnt  davanlagc,  mais  finirent  par 
se  résigner.  C'est  dans  le  Cayor  et  dans  le  Fouta  que  luttèrent 
avec  le  plus  d'énergie  les  derniers  défenseurs  de  Tindépen- 
dancc  nationale. 

On  sait  que  le  damel  dépossédé  du  Cayor,  notre  implacable 
adversaire  Lat-Dior,  malgré  les  échecs  sanglants  et  répétés 
qu'il  avait  éprouvés,  tenait  toujours  la  campagne.  Ambitieux 
et  fanatique,  mais  convaincu  de  la  légitimité  de  sa  mission, 
Lat-Dior,  comme  autrefois  Abd-el-Kader  en  Algérie,  était 
toujours  vaincu,  mais  retrouvait  toujours  des  partisans  et  des 
soldais.  De  1864  à  18G9  l'histoire  du  Cayor  est  celle  des  prises 
d'armes  de  notre  adversaire,  et  des  répressions  impitoyables 
de  la  France.  L'insurrection  de  1870  fut  particulièrement 
terrible  ;  mais  nos  soldats  venaient  d'être  armés  du  fameux 
chassepot,  et  les  armes  à  tir  rapide  «  firent  merveille  »,  mieux 
qu'à  Mentana,  contre  les  bandes  indisciplinées  de  Lat-Dior. 
Ce  dernier,  malgré  ces  défaites  successives,  allait  pourtant 
recevoir  le  prix  de  sa  persévérance,  et  c'était  la  France  qui, 
par  un  singulier  retour,  allait  être  l'unique  auteur  de  ce 
changement  inattendu. 

Le  gouverneur  Pinet-Laprade,  un  des  plus  énergiques 
successeurs  de  Faidherbo,  venait  de  mourir  du  choléra 
(17  août  1869).  Il  eut  pour  successeur  le  colonel  d'infanterie 
de  marine  Yallière,  qui,  bien  mal  inspiré,  adopta  la  plus  fu- 
neste des  politiques.  Renonçant,  en  effet,  à  traiter  en  ennemi 
Lat-Dior,  non  seulement  il  fit  la  paix  avec  lui  et  le  reconnut 
seul  et  unique  damel,  mais  encore  il  lui  restitua  la  majeure 
partie  des  provinces  annexées  par  Faidherbe  et  par  Pinet- 
Laprade.  C'était  un  recul  do  dix  années,  et  qui  n'était  justifié 
par  rien.  La  stupeur  de  nos  désastres  dans  la  guerre  d'Alle- 
magne peut  seule  expliquer,  de  la  part  d'un  officier  aussi 
brave  et  aussi  intelligent  que  le  colonel  Yallière,  cette  grosse 
erreur,  qui  devait  couler  à  la  colonie  plusieurs  années  de 
troubles  et  de  désorganisation. 

Lat-Dior  profita  de  notre  incroyable  condescendance.  Non 
seulement  les  tiédos  qui  l'avaient  soutenu  eurent  toute  licence 
de  piller  et  de  pressurer  les  malheureux  indigènes  qui  avaient 
eu  le  malheur  de  se  croire  à  l'abri  de  toute  vexation  sous  le 


150  LE   SÉNÉGAL 

drapeau  de  la  France,  mais  encore  le  nouveau  damel,  nous 
jugeant  d'après  ses  propres  passions,  afTecla  de  nous  dé- 
daigner cl  de  ne  plus  tenir  compte  de  nos  observations.  Il 
ordonna  le  pillage  d'un  royaume  allié,  le  Baol.  Il  envoya 
jusqu'à  Rufisque  pour  réclamer  les  anciennes  coutumes.  En 
août  d872,  apprenant  que  des  élections  allaient  avoir  lieu  à 
Saint-Louis,  — il  s'agissait  de  nommer  des  conseillers  munici- 
paux, —  ne  s'imagina-t-ii  pas,  dans  son  ignorance  de  despote 
africain,  qu'il  n'y  avait  plus  de  gouverneur  à  Saint-Louis,  et 
que,  par  conséquent,  l'occasion  était  excellente  pour  con- 
quérir le  Oualo,  le  Dimar  et  toutes  les  possessions  françaises? 
Aussitôt  il  marcha  contre  notre  capitale,  mais  reconnut  bien 
vite  son  erreur  et  envoya  de  plates  excuses. 

Nous  aurions  dû  profiter  de  cette  fausse  manœuvre  pour 
déposséder  Lat-Dior,  et  reprendre  hardiment  la  grande  poli- 
tique inaugurée  par  Faidherbe,  On  crut  plus  habile  de  simuler 
la  confiance.  On  poussa  même  l'oubli  des  injures  jusqu'à 
venir  à  son  aide  contre  l'almamy  du  Foula,  Ahmadou-Sékou, 
qui  venait  de  proclamer  la  guerre  sainte  contre  les  blancs  et 
conlre  leurs  amis,  cl  avait  inauguré  la  campagne  en  dépos- 
sédant Lat-Dior.  Le  gouverneur,  excilé  par  un  général  ins- 
pecleur  alors  en  tournée  au  Sénégal,  le  général  Pélissier,  ne 
crut  pas  pouvoir  se  dispenser  d'agir,  et  organisa  une  colonne 
expéditionnaire.  Le  commandement  en  fut  confié  au  colonel 
Bègin.  Il  partit  de  Saint-Louis  le  4  février  1875,  avec  cinq 
cents  hommes  d'infanterie,  deux  canons  et  quelques  cavaliers, 
rallia  en  passant  les  partisans  de  Lat-Dior,  et,  le  11  février, 
livra  aux  ennemis  la  grande  bataille  do  Coki  ou  Bomdon.  Les 
g-ens  d'Ahmadou-Sékou  essuyèrent  bravement  le  feu  des 
chassepots,  et  ne  nous  cédèrent  le  champ  de  bataille  qu'après 
l'avoir  jonché  des  cadavres  de  cinq  cents  des  leurs.  Nous 
avions,  de  notre  côté,  perdu  près  de  cent  soldats.  Jamais 
^'ombat  en  rase  campagne  n'avait  encore  été  plus  vivement 
discuté  au  Sénégal. 

Nous  n'avions,  après  celle  victoire,  qu'à  reprendre  le  Cayor. 
On  commit  la  faute  de  tout  rendre  à  Lat-Dior  :  en  sorte  qu'aux 
yeux  des  Africains,  nous  ne  nous  étions  battus  que  pour  ré- 
tablir un  souverain  détesté.  Nous  n'eûmes  même  pas  la  salis- 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS  loi 

faction  d'inspirer  à  noire  protégé  des  sentiments  de  recon- 
naissance. En  1879,  lorsque  la  France  s'occupa  de  construire 
un  cliomin  de  fer  de  Dakar  à  Saint-Louis,  Lat-Dior,  qui  avait 
d'abord  consenti  et  donné  toutes  les  autorisations  nécessaires, 
revint  brusquement  sur  sa  détermination.  «  Le  territoire  do 
la  banlieue  de  Saint-Louis  est  h  moi,  écrivait-il  insolemment 
au  nouveau  gouverneur,  Scrvatius.  Je  ne  soulîrirai  pas  que 
le  chemin  de  fer  y  passe.  Si  je  vous  laisse  cette  banlieue,  c'est 
à  cause  des  bonnes  relations  que  nous  avons  toujours  eues. 
Je  ne  veux  pas  de  chemin  de  fer.  Ne  le  construis  pas,  et  nous 
vivrons  en  paix.  »  Lat-Dior  s'imaginait  que  la  construction 
du  chemin  de  fer  amènerait  l'émancipation  des  esclaves,  en 
quoi  il  ne  se  trompait  pas;  mais  il  ne  voulait  à  aucun  prix 
consentir  à  cette  diminulion  de  puissance.  Malgré  la  frayeur 
qu'inspiraient  h  cet  ivrogne  les  wagons,  qu'il  se  représentait 
comme  des  frégates  montées  sur  des  roues  et  traînant  do 
formidables  canons,  il  déclara  «  qu'il  serait  aussi  difficile  de 
faire  passer  une  voie  ferrée  dans  le  Cayor  qu'un  chameau 
par  le  trou  d'une  aiguille  »  et  bouleversa  tous  les  chantiers. 
A  cette  insolente  provocation  il  n'y  avait  à  répondre  que 
par  la  guerre.  Une  colonne  expéditionnaire  fut  envoyée  dans 
le  Cayor  sous  les  ordres  du  colonel  Wendling.  Lat-Dior 
n'essaya  même  pas  de  résister  et  s'enfuit  dans  le   Djolof. 

Cette  fois  encore  les  leçons  do  l'expérience  furent  inutiles. 
Au  lieu  do  prononcer  l'annexion  définitive  du  Cayor,  le  gou- 
verneur Servatius  préféra  installer  un  nouveau  damel,  Amadi- 
Ngoué-Fal,  qui  fut  aussitôt  renversé  par  un  neveu  do  Lat- 
Dior,  Samba-Laobé,  et  chassé  jusqu'à  Gandiolo,  tout  près  de 
Saint-Louis.  Cette  fois  l'injure  fut  vivement  ressentie.  En  trois 
jours  une  colonne  expéditionnaire  était  organisée,  sous  le 
commandement  du  chef  de  bataillon  d'infanterie  do  marine 
Dodds,  et  alors  commença,  sans  trêve  ni  merci,  une  véri- 
table chasse  à  l'homme.  Montés  sur  de  rapides  dromadaires, 
nos  soldats  ne  laissèrent  aucun  relâche  à  Samba-Laobé.  Ils 
finirent  par  l'atteindre,  et  le  forcèrent  à  se  rendre  sans  condi- 
tions (2  mai  1883). 

Samba-Laobé  est  depuis  devenu  notre  ami.  Lorsque  son 
oncle  Lat-Dior  reparut  dans  le  Cayor,  il  marcha  contre  lui 


152  LE   SÉNÉGAL 

sans  l'aide  de  nos  soldais  cl  le  refoula  dans  le  désert.  Il  a,  de 
plus,  conscnli  à  l'exéculion  des  travaux  du  chemin  de  fer 
entre  Dakar  et  Saint-Louis.  Il  a  même  fourni  des  ouvriers, 
et  aidé,  par  tous  les  moyens  possibles,  à  rachèvemcnt  de  la 
ligne.  Cette  voie,  à  la  fois  stratégique  et  commerciale,  est 
aujourd'hui  achevée.  Elle  met,  à  vrai  dire,  le  Cayor  entre  nos 
mains,  et  rend  difficile  toute  insurrection  des  indigènes;  mais 
Samba-Laobé  ne  resta  pas  longtemps  notre  allié.  Dès  l'année 
1886  il  rançonnait  les  colons  français  établis  sur  son  territoire 
et  élevait  des  prétentions  inadmissibles  sur  la  propriété  de 
la  voie  ferrée.  On  essaya  d'abord  de  la  conciliation.  Toutes 
les  tentatives  échouèrent.  Le  G  octobre  1886,  un  peloton  de 
nos  spahis,  commandé  par  le  capitaine  Spitzer,  rencontra  à 
Tiwawane  le  damel  et  son  escorte.  Les  deux  troupes  enga- 
gèrent aussitôt  le  combat.  Samba-Laobé  dut  bientôt  chercher 
son  salut  dans  la  fuite;  mais,  poursuivi  à  outrance  par  le 
lieutenant  Chauvet,  il  fut  transpercé  et  mourut  en  brave. 

Le  gouverneur  du  Sénégal,  décidé  à  mettre  un  terme  h  ces 
figitations,  qui  pouvaient  devenir  dangereuses,  et  soutenu 
d'ailleurs  par  la  majorité  des  indigènes,  qui  préféraient  à  une 
indépendance  nominale  le  calme  et  la  sécurité  sous  la  domi- 
nation française,  prononça  aussitôt  la  division  du  Cayor  en 
six  provinces,  gouvernées  chacune  par  un  chef  à  notre  dévo- 
tion. Lat-Dior  protesta  et  rentra  en  campagne.  Le  capitaine 
Vallon  fut  envoyé  à  sa  poursuite,  et  l'atteignit  au  puits  de 
Dekkelé  (26  octobre  1886).  Lat-Dior  vendit  chèrement  sa  vie, 
mais  il  fut  tué  avec  ses  fils  et  les  plus  courageux  de  ses  par- 
tisans. Dès  lors  la  paix  n'a  plus  été  troublée  au  Cayor.  Sans 
doute  l'annexion  n'a  pas  encore  été  prononcée;  mais  le  sys- 
tème des  damcls  a  fini  son  temps,  et  les  six  chefs,  nommés 
par  nous  et  protégés  par  nous,  ont  tout  intérêt  à  nous  rester 
fidèles.  Le  protectorat,  de  la  sorte,  prépare  et  annonce  une 
prochaine  annexion. 

Pinet-Lapradc  avait  été  mieux  inspiré,  en  1865,  lors  de 
l'affaire  restée  célèbre  dans  riiistoirc  du  Sénégal  sous  le  nom 
d'expédition  du  Uip'.  Un  des  damels  dépossédés  du  Cayor, 

1.  X.,  l'c.rpt'dilion  du  Bip  {Revue  maritime  cl  coloniale,  t.  XVI,  p.  850). 


ET    LE    SOUDAN    FRANÇAIS 


153 


Macodoii,  s'ctaiL  associé  à  un  faux  propliclc,  Maba,  cl  tous 
deux,  unissant  leurs  rcsscnliments  cl  leurs  convoitises,  avaient 
chassé  un  de  nos  alliés,  le  roi  du  Rip,  qui  s'enfuit  dans  un  de 
nos  postes,  Kaolack,  sur  le  Saloum.  Ils  vinrent  aussitôt  l'y 
assiéger.  Kaolack  n'était  défondu  que  par  un  sergent  français, 
Burg-,  et  douze  soldats.  Ces  braves  repoussèrent  l'assaut,  qui 
dura  tout  un  jour  et  une  partie  do  la  nuit  (3  octobre  1862). 
Maba,  blessé,  fut  obligé  do  se  retirer,  après  avoir  perdu  trois 


Dakar. 


cents  de  ses  partisans.  Rendu  furieux  par  ce  honteux  échec, 
il  se  débarrassa,  sans  doute  en  le  faisant  empoisonner,  de 
son  associé  Macodou,  et,  resté  seul  maître  du  Saloum  et  du 
Rip,  envahit  le  Djolof  (juin  18GS)  et  se  prépara  à  conquérir 
le  Baol  et  le  Cayor.  Il  avait  déjà  entamé  des  négociations  avec 
lesToucouleurs  duFouta  et  même  avec  les  Maures  du  désert. 
Il  devenait  le  chef  d'une  vaste  confédération  formée  par  tous 
nos  ennemis,  et  annonçait  hautement  son  intention  d'exter- 
miner tous  les  blancs.  Le  danger  devenait  grave,  car  le  Cayor 
était  encore  insoumis,  et  nos  nouveaux  ennemis  pouvaient 
donner  la  main  aux  Toucoulours  d'Al-IIadji-Omar  et  de  son 

20 


Ib4  LE    SENEGAL 

fils  Ahmadou.  Il  n'élait  que  temps  de  rompre  par  un  coup 
d'éclat  celle  coalition  naissante. 

Pinet-Laprade  quitta  Dakar  en  octobre  1865,  rallia  en  pas- 
sant les  contingents  du  Baol  et  du  Sine,  et  marcha  contre 
Maba  à  la  tèle  de  huit  mille  hommes  environ.  C'était  l'armée 
française  la  plus  considérable  qui  jusqu'alors  eût  paru  dans  le 
Sénégal.  «  Dans  le  pays  que  traverse  pour  la  première  fois 
une  colonne  de  blancs,  lisons-nous  dans  le  récit  d'un  témoin 
oculaire',  la  première  impression  est  une  crainte  bien  na- 
turelle de  la  part  de  gens  pour  lesquels  la  présence  d'une 
troupe  armée  est  presque  toujours  le  signal  d'un  pillage; 
mais  l'ordre  qui  règne  dans  notre  colonne,  la  discipline  de 
nos  soldats,  qu'observent  les  volontaires  eux-mêmes,  vigou- 
reusement contenus,  le  respect  de  la  propriclé  que  nous 
gardons  scrupuleusement,  et  la  nouvelle  qui  se  répand  de 
proche  en  proche  que  nous  marchons  pour  les  protéger  et  les 
défendre,  change  bientôt  cette  crainte  en  un  sentiment  de 
reconnaissance  et  de  sympathie,  dont  nous  avons  la  preuve 
en  voyant  accourir  sous  nos  drapeaux,  pour  marcher  avec 
nous,  tous  les  hommes  armés  des  pays  par  lesquels  nous 
passons.  »  Arrivés  à  Kaolack  le  23  novembre,  nos  soldats 
marchaient  sur  la  capitale  improvisée  de  Maba,  Maka,  s'en 
emparaient  (24  novembre),  pénétraient  dans  le  Rip,  rem- 
portaient une  victoire  décisive  dans  la  forêt  de  Ngapackh 
(30  novembre),  et  poussaient  jusqu'à  Nioro,  à  quelques  kilo- 
mètres de  la  Gambie,  brûlant  sur  leur  chemin  une  trentaine 
de  beaux  villages  qui  regorgaient  des  récoltes  de  l'année. 
Le  6  décembre  ils  étaient  de  retour  à  Kaolack. 

Cette  courte  et  brillante  campagne  rendit  à  la  France  sa 
grande  situation  dans  l'Afrique  occidentale.  Elle  nous  assu- 
rait un  territoire  considérable,  et  faisait  de  nos  gouverneurs 
les  arbitres  incontestés  et  redoutés  des  dilTcrcnts  Etats  indi- 
gènes. La  fermeté  et  la  décision  ne  sont-elles  pas  toujours 
la  meilleure  des  politiques? 

Les  tribus  riveraines  du  Sénégal  furent  traitées  de  même-; 

i.  Annales  sénf^r/alaiies,  p.  334. 

2.  X.,  OjX'ralions  mUilaircs  dans  la  colonie  du  S(fn(^gal  et  dépendances  pendant 
les  années  /S62,  ISG3,  ISCi  (Annales  inaiilimes  cl  coloniales,  août  1864). 


ET    LK   SOUDAN    FRANÇAIS  lo5 

ce  fut  à  leur  avantage  et  au  nôtre  :  non  pas  les  tribus  du  bas 
fleuve,  qui  entretinrent  toujours  avec  nous  de  bonnes  rela- 
tions, mais  celles  du  moyen  Sénégal,  plus  remuantes,  plus 
belliqueuses,  et  qui  avaient  besoin  d'être  plus  surveillées. 
Les  chefs  du  Foula  n'avaient  pas  été  corrigés  par  les  défaites 
que  leur  avait  infligées,  à  Loumbel  et  dans  la  forêt  de  Toul- 
dégal,  Jauréguiberry,  gouverneur  intérimaire  du  Sénégal.  Ils 
avaient  sans  doute  signé  la  paix,  le  20  mars  1803,  à  Moctar 
Salam,  et  consenti  h  l'annexion  du  Toro;  mais  ils  n'avaient 
pas  oublié  leur  humiliation  et  n'attendaient  qu'une  occasion 
pour  rentrer  en  campagne.  Les  haines  françaises  se  grou- 
pèrent autour  d'un  certain  Abdoul-Boubakar,  et  dans  la 
tribu  des  féroces  et  orgueilleux  Bosséyabés.  Enhardis  par 
une  impunité  relative,  les  Bosséyabés,  sous  prétexte  de  guerre 
sainte,  ravageaient  tout  le  Sénégal.  Ils  insultaient  nos  négo- 
ciants et  nos  explorateurs.  A  Saldé,  ils  prélevaient  d'énormes 
droits  de  passage,  jusqu'à  quinze  cents  francs  par  navire  de 
commerce.  En  juin  1864,  huit  de  nos  chalands  avaient  échoué 
en  face  de  Daoudel,  à  six  lieues  au-dessus  de  Saldé.  Ils  fu- 
rent attaqués  par  Ould-Eyba,  le  chef  des  Bosséyabés.  Après 
un  combat  de  plusieurs  heures,  quatre  des  patrons  eurent  la 
sottise  de  se  rendre,  car  il  était  bien  imprudent  de  se  met- 
tre à  la  merci  de  vrais  brigands;  les  autres,  mieux  inspirés, 
réussirent  à  s'enfuir.  Il  était  impossible  de  tolérer  plus  long- 
temps, en  pleine  paix,  de  pareils  brigandages.  Une  expédition 
fut  résolue. 

Le  15  juillet  18G4,  le  capitaine  do  frégate  Aube  et  le  co- 
lonel Despallières  quittaient  Saint-Louis,  à  la  tête  de  huit 
cent  six  hommes.  Le  18,  un  premier  engagement  avait  lieu 
à  Daouadel,  et  le  village  était  brûlé.  Le  19,  le  colonel  Des- 
pallières cernait  l'immense  village  de  Kaidi,  sur  la  rive  droite, 
et  brûlait  deux  cents  tentes  de  Maures  et  près  de  deux  mille 
cases  de  Toucouleurs,  avec  tout  ce  qu'elles  contenaient.  Le 
lendemain  20,  c'était  le  tour  des  villages  bosséyabés,  dont 
l'incendie  annonçait  aux  riverains  que  la  France  était  désor- 
mais résolue  à  venger  ses  injures.  Les  Bosséyabés,  terrifiés, 
implorèrent  leur  pardon,  et  nos  soldats  rentrèrent  à  Saint- 
Louis  (24  juillet).  Cette  fois  encore  nous  étions  vainqueurs; 


136  LE   SÉNÉGAL 

mais  noire  vicloirc  allait  demeurer  stérile,  car  ces  barbares 
ne  connaissent  que  le  droit  de  la  force.  A  peine  ont-ils  recon- 
struit leurs  huttes  qu'ils  recommencent  leurs  déprédations. 
C'est  pour  eux  une  question  de  vie  ou  de  mort.  Le  pillage 
est  en  quelque  sorte  leur  industrie  nationale.  Il  faut  ou  les 
exterminer  ou  les  réduire  à  l'impuissance  par  une  occupation 
définitive. 

Abdoul-Boubakar,  sans  doute  excité  par  les  Toucouleurs 
de  Ségou  et  de  K-aarla,  ne  se  laissa  pas  intimider  par  l'exé- 
cution des  Bosséyabés.  Rêvant  de  reconstituer  à  son  prolit 
l'ancien  royaume  du  Foula,  il  redoubla  d'insolence  à  notre 
égard.  Il  en  arriva  même  bientôt  à  des  insultes  directes.  Non 
content  de  brûler,  à  diverses  reprises,  les  poteaux  de  la  ligne 
télégraphique  entre  Saldô  et  Bakel,  il  accabla  de  vexations 
nos  négociants  et  annonça  qu'il  allait  bientôt  entrer  en  cam- 
pagne pour  jeter  les  Français  à  la  mer.  La  faiblesse  du  gou- 
verneur Vallièrc  l'encourageait  dans  ses  prétentions.  Il  se 
persuada,  non  sans  une  apparence  de  raison,  que  le  gouver- 
neur hésiterait  à  se  prononcer  contre  lui,  et  même  qu'il  re- 
noncerait au  Foula,  comme  il  venait  de  renoncer  au  Cayor; 
mais  il  allait  se  heurter  contre  une  volonté  bien  arrêtée,  et 
ses  espérances  furent  bientôt  dissipées. 

Briôre  de  l'Isle  avait  succédé  à  Vallicre  en  1876.  Convaincu 
de  la  nécessité  de  réagir  contre  les  reculs  inexplicables  de 
son  prédécesseur,  il  se  détermina  à  comprimer  ces  velléités 
de  révolte.  Dès  1877,  une  colonne  d'observation  était  envoyée 
contre  Abdoul-Boubakar;  mais  le  chef  toucouleur  signait 
aussitôt  à  Galoyo  (octobre  1871)  une  trêve  par  laquelle  les 
différents  chefs  du  Toro  reconnaissaient  les  traités  anté- 
rieurs et  acceptaient  notre  suprématie.  La  trêve  était  presque 
aussitôt  rompue  par  Abdoul-Boubakar,  qui  annonçait  qu'il 
s'opposerait  par  la  force  à  l'établissement  d'une  ligne  télégra- 
phique de  Saldé  à  Matam.  Il  fallait  châtier  cette  insolence. 
En  février  1881,  le  colonel  Pons  était  envoyé  contre  un  des 
villages  toucouleurs  les  plus  compromis,  Orefonda.  Un  grave 
échec  marqua  les  débuts  de  l'expédition.  Le  capitaine  Baden- 
huyer,  avec  cinquante  spahis  et  trente  disciplinaires,  avait  élé 
envoyé  chercher  des  vivres   à  bord  de   la  llollille,   restée  ii 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS  157 

l'ancre  près  du  village  de  Mbirboyan.  Il  fut  surpris  à  N'dour- 
babian  par  des  forces  supérieures,  et  fut  tué,  après  une  résis- 
tance héroïque,  avec  vingt-deux  de  ses  lionnnies.  Le  colonel 
Pons  le  vengea.  11  parcourut  le  Fouta,  brûla  trente  villages  et 
fil  de  nombreux  prisonniers.  Réduit  à  la  dernière  extrémité, 
Abdoul-Boubakar  signa  un  traité  par  lequel  il  s'engageait, 
moyennant  un  traitement  annuel,  à  proléger  nos  négociants 
et  à  laisser  exécuter  la  ligne  télégraphique.  Il  est  vrai  que 
ce  traité  ne  devait  être  qu'une  lettre  morte,  et  que  notre  infa- 
tigable adversaire  allait  se  joindre  à  de  nouveaux  ennemis 
de  la  France,  à  l'almamy  Samory  et  à  Mabmadou  Lamine, 
dont  nous  aurons  à  raconter  bientôt  les  dangereuses  entre- 
prises; mais  l'impression  n'en  était  pas  moins  produite,  et 
dans  tout  le  Fouta  on  comprenait  la  nécessité  de  respecter 
les  volontés  de  la  France. 

Brière  de  Tlsle  fit  également  respecter  notre  drapeau  par 
les  tribus  du  haut  fleuve.  Aux  environs  de  Médine,  le  chef  du 
Logo,  Niamody,  avait  fait  de  sa  capitale  Sabouciré,  h  seize 
kilomètres  en  amont  de  Médine,  un  centre  de  résistance.  11 
avait  même  provoqué  notre  commandant  de  Médine,  en  lui 
écrivant  qu'il  mettrait  à  mort  tout  Français,  blanc  ou  noir, 
qui  pénélrcrait  dans  ses  Etats,  et  il  s'était  répandu  en  épou- 
vantables menaces  contre  notre  fidèle  allié,  le  vieux  Sambala. 
Une  colonne  expéditionnaire,  commandée  par  un  vaillant 
officier,  le  lieutenant-colonel  d'infanterie  de  marine  Reybaud, 
fut  aussitôt  dirigée  contre  Sabouciré.  Elle  comptait  cinq  cent 
quatre-vingt-cinq  hommes,  quatre-vingts  chevaux  et  quatre 
canons.  Partie  de  Saint-Louis  le  10  septembre  1878,  elle  arri- 
vait le  22  septembre  devant  la  citadelle  nègre.  Un  violent 
combat  s'engagea.  Il  dura  cinq  heures,  et  se  termina  par  la 
prise  et  la  destruction  de  Sabouciré.  Niamody  fut  tué  dans 
la  bataille,  et  à  ses  côtés  tombèrent  cent  cinquante  Toucou- 
Icurs,  sans  compter  ceux  qui  se  noyèrent  dans  le  fleuve.  Nous 
avions  eu  treize  tués,  dont  deux  officiers,  et  cinquante  et  un 
blessés.  Cette  exécution  sommaire  rétablit  notre  crédit  com- 
promis, mais  la  victoire  nous  coûta  bien  cher;  car  «  les  trou- 
pes s'étaient  à  peine  embarquées  sur  nos  avisos  pour  rejoin- 
dre Saint-Louis  que  la  fièvre  jaune  s'était  abattue,  sombre  et 


158  LE   SÉNÉGAL 

implacable,  sur  les  officiers  eL  les  soldais  qu'avaient  épargnés 
les  balles  des  Malinkés  ou  les  fièvres  du  Logo.  Les  bateaux 
s'arrêtaient  sans  cesse  pour  permettre  de  creuser  sur  la  berge 
les  lombes  des  victimes,  ensevelies  dans  de  simples  toiles  de 
hamac.  »  (Rapport  du  capitaine  Gallieni.) 

En  résumé,  grâce  à  ces  énergiques  manifestations,  tous  les 
Etals  riverains  du  Sénégal  sont  aujourd'hui  ou  directement 
administrés  par  nos  agents  ou  soumis  à  notre  influence.  C'est 
un  immense  progrès  qui  a  été  réalisé  en  peu  d'années. 

Nos  gouverneurs  ne  se  sont  pas  contentés  d'annexer  ou  de 
réduire  à  l'obéissance  les  Étals  riverains  du  Sénégal.  Ils  ont 
également  cherché  h.  étcndie  les  possessions  françaises  sur 
loulcs  les  contrées  baignées  par  les  fleuves  parallèles  au  Sé- 
négal qui  s'étendent  entre  Goréc  et  Sierra-Leone.  C'est  ainsi 
que  les  vallées  de  laCasamance,  duRio-Nunez,  de  Rio-Pongo, 
de  laMellacorée,  etc.,  ont  été  successivement  ajoutées  à  notre 
domaine  colonial  ;  mais  c'est  surtout  dans  la  vallée  du  haut 
Sénégal  et  dans  celle  du  Niger,  c'est-à-dire  dans  le  Soudan, 
que  s'est  exercée  notre  activilé.  Do  là  un  double  courant  d'opé- 
rations de  guerre  ou  d'entreprises  commerciales  qu'il  importe 
d'exposer  avec  quelque  détail,  car  nous  assistons  depuis  peu 
à  une  vigoureuse  reprise  en  avant  du  mouvement  colonial  ; 
et  comme  de  nouvelles  contrées  s'ouvrent  aux  ardentes  inves- 
tigations de  nos  soldats  et  de  nos  négociants,  il  est  nécessaire 
de  présenter  avec  quelque  développement  ces  épisodes,  dont 
la  portée  économique  et  politique  n'échappera  à  aucun  de  nos 
lecteurs. 


X 

VOYAGES  DE  PÉNÉTRATION  AU  SOUDAN 

L'idée  de  joindre  le  Sénégal  au  Niger  par  une  série  de 
postes  à  la  fois  commerciaux  et  politiques,  et  de  faire 
rayonner  au  loin  dans  le  Sahara,  et  par  conséquent  dans 
l'Afrique  centrale,  rinfluence  et  la  civilisation  françaises,  n'est 
pas  une  idée  nouvelle.  André  Brue,  au  dernier  siècle,  avait 


liT   IK   SOUDAN    FRANÇAIS  li>^ 

déjà  essayé  do  la  réaliser.  Le  général  Faidherbc,  dès  qu'il  eut 
triomphé  des  difficullés  do  la  première  heure  et  assis  sur  des 
bases  désormais  inébranlables  la  domination  de  la  métropole, 
s'empressa  de  reprendre  le  grand  projet  qui  était  en  quelque 
sorte  le  couronnement  de  ses  entreprises  antérieures.  «  Il  nous 
faudrait,  écrivait-il  à  Mage  le  7  août  18G3,  une  ligne  do  postes 
distante  d'une  trentaine  de  lieues  entre  Médinc  et  Bamakou, 
outout  autre  point  duhaut  Niger  qui  paraîtra  convenable  pour 
établir  un  centre  commercial  sur  le  Ileuve.  »  C'est  seulement 
dans  les  dix  dernières  années  que  du  domaine  théorique  ce 
projet  passa  dans  la  réalité,  et  qu'une  succession  d'explo- 
rations hardies  et  de  campagnes  heureuses  non  seulement 
nous  a  conduits  sur  les  bords  du  Niger,  mais  encore  nous  a 
permis  de  fonder  en  pleine  Afrique  un  véritable  empire  et 
a  ouvert  aux  légitimes  espérances  de  nos  économistes  et  de 
nos  hommes  d'État  un  champ  pour  ainsi  dire  illimité.  Si,  en 
effet,  nous  savons  nous  servir  du  merveilleux  instrument  do 
renaissance  coloniale  que  notre  bonne  fortune  met  en  ce  mo- 
ment entre  nos  mains,  c'est  sur  les  bords  du  Niger  et  dans  la  di- 
rection du  Soudan  que  nous  trouverons  nos  Indes  africaines. 

Nous  ne  saurions  oublier  les  ouvriers  de  la  première  heure, 
ceux  de  nos  compatriotes  qui  ont  frayé  la  voie  aux  dépens 
de  leur  santé,  parfois  de  leur  vie,  et  qui,  de  gaieté  de  coeur,  se 
sont  exposés,  pour  la  plus  grande  gloire  de  la  patrie,  aux 
hasards  ou  plutôt  aux  dangers  d'une  exploration  à  travers 
des  pays  ennemis  ou  barbares.  Parmi  ces  héroïques  pionniers 
de  la  civilisation  brille  au  premier  rang  René  Caillié.  Nul 
aussi  bien  que  lui  ne  mérite  une  place  à  part  parmi  les 
voyageurs,  tant  il  a  déployé  de  courage,  tant  il  a  su,  sans 
attache  officielle,  faire  avec  simplicité  de  grandes  choses. 

René  Caillié*  naquit  à  Mauzé,  dans  les  Doux-Sèvres,  le 
19  novembre  1799.  Il  appartenait  à  une  humble  famille.  Son 
père  était  boulanger,  et  encore  le  perdit-il  de  bonne  heure,  et 
fut-il  obligé  de  gagner  sa  vie  en  devenant,  à  l'âge  de  onze  ans, 
apprenti  cordonnier.  Le  vieil  instituteur  qui  lui  avait  appris 

1.  RenéCailué,  Journal  d'un  voj/age  à  Tcmlioctou  et  à  Jennd,  dans  l'Afrique 
centrale,  préccdé  d'observations  faites  chez  les  Maures  Braknas,  les  Naloiiset  d'au- 
tres peuples,  pendantles  années  /S24  à  JS3S;  3  vol.  ia-8°,  Paris,  1830. 


160  LE   SÉNÉGAL 

à  lire  exerça  sur  lui  une  incroyable  influence  en  lui  racontant, 
à  la  veillée,  les  exploils  des  conquistadores  espagnols  et  les 
voyages  de  Cook  et  de  Lapérouse.  Il  brûlait  déjà  du  désir  de 
les  imiter,  et  se  passionnait  pour  leurs  aventures.  La  lecture 
de  Robinson  Ci'usoé  ï\i  sur  lui  une  impression  profonde.  «  Je 
brûlais  d'avoir  des  aventures,  a-t-il  écrit  plus  tard;  déjà  même 
je  sentais  naître  dans  mon  cœur  l'ambition  de  me  signaler 
par  quelque  découverte  importante.  »  Aussi  se  prépara-t-il  de 
bonne  heure  à  chercher  fortune  hors  de  France.  Malgré  les 
représentations  de  sa  famille,  il  s'embarqua  à  Rochefort,  à  l'âge 
de  seize  ans,  ayant  en  poche  pour  toute  fortune  soixante 
francs  qu'il  avait  économisés  à  grand'pcine  et  en  se  privant 
de  tout  plaisir. 

La  gabare  la  Loire,  sur  laquelle  était  embarqué  Gaillié, 
marchait  de  conserve  avec  la  Méduse,  de  sinistre  mémoire. 
C'était  un  fâcheux  début.  A  peine  arrivé  à  Saint-Louis, 
Caillié  apprend  qu'une  expédition  anglaise,  commandée  par 
le  major  Gray,  est  à  la  veille  de  partir  pour  le  Niger.  Il  se  met 
aussitôt  en  route  pour  la  rejoindre  en  Gambie,  et  n'hésite  pas 
à  s'engager  à  pied  dans  les  solitudes  sablonneuses  du  Cayor. 
Celte  première  course  fut  très  douloureuse,  à  cause  do  l'ex- 
trême fatigue  et  surtout  du  manque  d'eau.  Elle  fut,  de  plus, 
inutile,  car,  à  peine  arrivé  à  Dakar,  Caillié  apprenait  le  départ 
de  la  caravane  anglaise  et  était  obligé  do  revenir  à  Saint- 
Louis.  11  quitta  celte  ville  presque  aussitôt  et  alla  à  la  Gua- 
deloupe, où  il  ramassa  quelque  argent;  mais  la  lecture  de  la 
relation  do  voyage  de  Mango-Park  exerça  sur  lui  une  telle 
fascination,  qu'il  renonça  à  sa  naissante  fortune  et  ne  songea 
plus  qu'à  se  lancer  sur  les  traces  de  l'héroïque  Ecossais. 

Dès  1818  nous  retrouvons  Caillié  au  Sénégal.  Il  s'engage 
dans  la  caravane  Partarrieu,  qui  allait  rejoindre  le  major  Gray. 
Celte  fois  encore  le  voyage  échoua,  et  les  soulîrances  endurées 
le  furent  en  pure  perte.  «  On  m'a  dit  depuis  que  j'avais  les 
yeux  hagards,  que  j'étais  haletant,  que  ma  langue  pendait 
hors  do  ma  bouche.  Pour  moi,  jo  me  rappelle  qu'à  chaque 
halle  je  tombais  par  terre,  épuisé,  et  n'ayant  pas  môme  la 
force  do  manger.  »  Arrivés  à  Bakcl,  les  explorateurs  furent 
obligés  de  descendre  le  fleuve  et  de  retourner  en  France. 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS  161 

Malgré  co  double  échec,  Caillié  était  toujours  possédé  par 
la  passion  des  voyag-es.  Après  un  court  séjour  aux  Antilles, 
il  revenait  une  troisième  fois  à  Saint-Louis,  à  titre  d'employé 
dans  les  bureaux  do  la  direction  de  l'artillerie  (1824);  mais  il 
rêvait  toujours  de  s'enfoncer  dans  le  centre  inconnu  du  con- 
tinent africain.  Le  point  lumineux  qui  l'attirait  était  Tom- 
bouclou,  cette  ville  légendaire,  ce  rendez-vous  mystérieux 
des  caravanes,  dont  aucun  Européen  n'avait  encore  aperçu  les 
monuments,  et  que  les  géographes  ne  connaissaient  que 
par  les  trafiquants  arabes.  Pénétrer  jusqu'à  Tombouctou 
était  le  rêve  qui  tourmentait  Caillié.  Plusieurs  voyageurs, 
tous  des  Anglais,  avaient  déjà  tenté  de  le  réaliser,  Mungo- 
Park,  Denham,  Oudney,  Glapperton,  Gordon- Laing.  Seuls 
Denham  et  Glapperton  étaient  revenus  en  Europe,  mais  après 
des  elforts  surhumains  et  sans  avoir  pu  satisfaire  leur  curio- 
sité. Ges  Anglais  avaient  eu  l'appui  de  leur  gouvernement; 
ils  s'étaient  fait  accompagner  d'escortes  chèrement  recrutées; 
ils  apportaient  avec  eux  de  riches  présents  pour  payer  leur 
passage.  Gaillié,  bien  que  traité  avec  égards  parle  gouverneur 
d'alors,  baron  Roger,  n'avait  pour  toute  ressource  que  deux 
mille  francs,  produit  de  ses  économies  personnelles.  II  était 
seul,  sans  autre  secours  do  la  part  de  ses  compatriotes  que 
celui  de  M.  Gastagnet,  riche  négociant  français  établi  à  Ka- 
kondy.  Mais  il  avait  pour  lui  une  invincible  opiniâtreté,  un 
courage  à  toute  épreuve  et  une  présence  d'esprit  sans  laquelle 
il  lui  eût  été  impossible  de  sortir  des  mauvais  pas  qu'il  ren- 
contra si  souvent  sur  son  chemin.  De  plus,  il  savait  très  bien 
la  langue  arabe  et  n'hésita  pas  à  se  lier  avec  des  négociants 
nègres,  desMandingues,  venus  à  Kakondy  avec  de  la  poudre 
d'or.  Pour  se  concilier  leur  confiance,  il  inventa  une  fable 
qui  réussit  parfaitement  près  de  ses  nouveaux  amis. 

«  Un  jour,  d'un  air  mystérieux.  Usons-nous  dans  sa  relation, 
je  leur  révélai,  sous  le  sceau  du  secret,  que  j'étais  né  en  Egypte 
de  parents  arabes,  et  que  j'avais  été  emmené  en  Europe  dès 
mon  plus  bas  âge,  par  des  Français  faisant  partie  de  l'armée 
qui  avait  conquis  l'Egypte;  que  depuis  j'avais  été  conduit  au 
Sénégal  pour  y  faire  les  affaires  commerciales  de  mon  maître, 
qui,  satisfait  de  mes  services,  m'avait  affranchi.  «  Maintenant, 

21 


162  LE   SÉNÉGAL 

«  ajoiilai-jc,  libre  d'aller  où  je  veux,  je  désire  naturellement 
«  retourner  en  Egypte  pour  y  retrouver  ma  famille  et  repren- 
«  dre  la  religion  musulmane.  »  Si,  au  premier  abord,  mes 
auditeurs  purent  nourrir  quelques  doutes  à  l'égard  de  mon 
histoire  et  de  mon  zèle  religieux,  ils  n'en  conservèrent  aucun 
dès  qu'ils  m'entendirent  réciter  par  cœur  plusieurs  passages 
du  Coran,  et  qu'ils  m'eurent  vu  chaque  soir  faire  le  salam 
avec  eux.  Ils  finirent  par  se  dire  l'un  à  l'autre  que  j'étais  bon 
musulman.  C'est  celte  fable,  répétée  chaque  fois  que  j'en  ai 
eu  besoin,  qui  m'a  servi  de  passeport  de  Kakondy  à  Timé, 
de  Timé  à  Tombouctou  et  de  là  à  Tanger*.  » 

Ce  fut  donc  sous  le  couvert  d'une  apostasie  simulée  que 
Caillié  put  accomplir  son  merveilleux  voyage.  D'autres  l'a- 
vaient essayé  aussi,  et  n'avaient  pas  réussi,  notamment  Watt 
et  AVinterbattone,  qui,  en  1794,  avaient  pénétré  jusqu'à  Timbo 
déguisés  en  chérifs,  mais  qui,  reconnus  pour  chrétiens,  avaient 
été  trop  heureux  d'en  être  quittes  pour  être  ignominieusement 
chassés.  Caillié  connaissait  donc  le  danger  de  son  déguise- 
ment; mais  il  avait  fait  de  la  langue,  de  l'écriture  et  des  usa- 
ges musulmans  une  étude  si  scrupuleuse,  qu'il  put  prolonger 
l'illusion  jusqu'au  bout,  et  se  faire  accepter  par  tous  comme 
un  derviche  mendiant.  Le  plus  difficile  pour  lui  pendant  tout 
son  voyage  devait  être  de  prendre  des  notes.  Il  avait  ima- 
giné d'emporter  des  feuillets  de  Coran  en  arabe,  imprimés 
seulement  sur  le  recto.  Il  s'écartait  de  ses  compagnons,  et, 
sous  prétexte  de  lire  le  livre  sacré,  prenait  en  hâte  toutes  ses 
notes.  «  Elles  seraient  devenues  contre  moi,  a-t-il  écrit,  une 
pièce  de  conviction  inexorable,  si  j'avais  été  surpris  traçant 
des  caractères  étrangers,  et  dévoilant  aux  blancs  les  mystères 
de  ces  contrées.  Je  portais  toujours  dans  mon  sac  mon  arrêt 
de  mort,  et  combien  de  fois  ce  sac  a  dû  être  confié  à  des 
mains  ennemies!  »  En  outre,  Caillié  n'avait  reçu  qu'une  ins- 
truction très  élémentaire,  et,  comme  instruments  de  précision, 
il  n'emportait  avec  lui  que  deux  boussoles  de  poche,  un  bâton 
qui  avait  juste  un  mètre  de  longueur,  deux  ou  trois  cordons 
avec  un  fil  à  plomb  et  des  crayons.  Pourtant  il  recueillit  par- 

1.  Journal,  t.  Io%  p.  217. 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS  163 

tout  des  ronscig-ncmonls  très  précis,  et  il  s'était  habitué  à 
évaluer,  rien  qu'en  marchant,  les  distances  avec  une  telle 
exactitude,  qu'on  a  pu  dresser  la  carte  et  retracer  l'itinéraire 
de  son  voyage. 

Le  d9  avril  1827,  Caillié  partait  de  Boké,  sur  le  Rio-Nunez, 
plein  d'espérance  dans  la  réussite  de  ses  projets.  Après  vingt 
jours  de  marche,  il  arrivait  en  plein  massif  du  Foula-Djallon. 
Il  lui  fallut  trois  mois  pour  franchir  ce  massif,  jusqu'alors  in- 
connu aux  Européens.  Dans  ces  petites  républiques  man din- 
gues, chez  ces  Foulahs,  pâtres  ou  laboureurs,  Caillié  n'eut 
pas  toujours  à  se  louer  de  l'hospitalité  des  habitants.  Aussi 
arriva-t-il  à  Time  harassé  de  fatigue,  affaibli  par  les  priva- 
tions et  le  manque  de  soins.  Une  blessure  au  pied  l'obligea 
même  à  un  repos  que  ses  forces  épuisées  rendaient  nécessaire. 
Loin  de  pouvoir  profiter  de  cette  halte,  il  fut  pris  par  une 
fièvre  maligne  qui  lui  enleva  le  reste  de  ses  forces  et  le  re- 
tint longtemps  chez  une  vieille  négresse,  qui  se  montra  pleine 
de  complaisance  et  d'égards  à  son  endroit.  Grâce  aux  bons 
soins  de  cette  pauvre  femme,  Caillié  finit  par  se  remettre. 
Après  un  mois  de  convalescence,  il  se  trouva  assez  fort  pour 
continuer  son  voyage,  et  se  diriger  sur  Jenné,  ville  impor- 
tante située  sur  les  bords  du  Nisrer. 

Il  allait  parlir  et  n'attendait  plus  qu'une  occasion  favorable, 
quand  un  nouveau  malheur  vint  le  frapper.  Le  scorbut  l'at- 
taqua et  le  conduisit  aux  portes  du  tombeau.  «  Que  l'on  s'i- 
magine ma  position^  écrivait-il  :  perdu  dans  l'intérieur  d'une 
contrée  sauvage,  couché  sur  la  terre  humide,  n'ayant  d'autre 
oreiller  que  le  sac  de  cuir  qui  contenait  mon  bagage,  sans 
autres  soins  que  ceux  que  m'accordait  la  bonne  vieille  mère 
Baba.  Je  fus  bientôt  réduit  à  l'état  de  squelette.  Je  perdis 
toute  mon  énergie.  Le  mal  seul  absorbait  mes  idées.  11  ne 
me  restait  que  deux  pensées,  celles  de  la  mort  et  de  Dieu*.  » 

Certes  il  était  dur  pour  un  homme  aussi  vigoureusement 
trempé  de  se  voir  mourir,  emporté  par  une  lente  maladie, 
sans  secours,  loin  des  siens,  au  milieu  de  cette  ténébreuse 
Afrique,  et  cela  quand  il  était  en  si  bon  chemin  et  avait  l'as- 

1.  Journal,  t.  Il,  p.  23. 


dG4  LE   SÉNÉGAL 

surance  de  terminer  heureusement  son  voyage.  Telle  était 
pourtant  sa  résolution  que  même  la  perspective  d'une  mort 
prochaine  ne  pouvait  triompher  de  son  obstination.  «  J'aimais 
mieux  mourir,  écrit-il,  que  retourner  sur  mes  pas  sans  avoir 
fait  de  plus  grandes  découvertes,  sans  avoir  navigué  sur  une 
partie  encore  inexplorée  du  Niger  et  avoir  touché  à  Tombouc- 
tou,  celte  ville  mystérieuse,  but  principal  de  mon  entre- 
prise'. » 

Heureusement  pour  lui,  une  vieille  femme,  amie  de  son 
hôtesse,  connaissait  un  remède  à  son  horrible  maladie.  Tou- 
chée de  compassion,  elle  prit  à  tâche  de  le  guérir.  Le  trai- 
tement fut  énergique,  mais  efficace.  Peu  à  peu  Caillié  re- 
prit ses  forces.  Une  lente  convalescence  le  rétablit  tout  à 
fait,  et  la  belle  saison  qui  revint  acheva  de  lui  rendre  la 
santé .  Alors,  sans  attendre  davantage,  profitant  d'une  cara- 
vane qui  venait  des  montagnes  du  sud,  Caillié  se  mit  en  route 
pour  Jenné  (9  janvier  1828),  non  sans  avoir  fait  à  ses  bien- 
faitrices les  cadeaux  que  lui  permettait  son  dénuement. 

La  caravane  passait  par  le  Bambara.  Pendant  les  longues 
journées  du  voyage,  Caillié  eut  le  loisir  d'examiner  les  con- 
trées pittoresques  qu'il  traversait,  et  d'étudier  les  mœurs 
indigènes,  souvent  curieuses  pour  un  Européen.  Quoique  la 
défiance  de  ses  compagnons  de  roule  l'empêchât  la  plupart 
du  temps  de  prendre  des  notes,  et  que  diverses  circonstances 
l'aient  privé  plus  tard  de  presque  toutes  celles  qu'il  avait 
recueillies,  sa  mémoire  était  si  grande  qu'à  son  retour  il  put 
écrire  une  relation  détaillée  et  fort  exacte  de  son  voyage.  Il 
avait  tout  remarqué  et  n'avait  rien  oublié.  Aussi  son  ouvrage 
contient-il  les  renseignements  les  plus  intéressants  et  les  plus 
variés.  On  y  trouve,  avec  des  aperçus  historiques  et  ethno- 
logiques, tout  ce  qui  intéresse  le  commerce,  l'agriculture,  les 
coutumes  domestiques.  Il  décrit  les  fêtes  auxquelles  il  a 
assisté,  les  danses  et  les  modes  féminines.  Il  se  rappelle  avec 
gaieté  les  ornements  bizarres  qui  font  l'orgueil  des  beautés 
bambaras,  les  grelots  qui  sonnent  à  la  ceinture,  les  draperies 
bleu  foncé  qui  cachent  les  cheveux,  et  la  botoque,  mor- 

1.  Journal,  t.  II,  p.  25 


ET   LE  SOUDAN   FRANÇAIS  IG:i 

ceaii  d'élain  pointu  qui  traverse  la  lèvre  inférieure  et  la  force 
à  se  pencher  peu  gracieusement.  «■  Souvent,  ajoute  Caillié,  je 
fus  tentd  de  rire  en  pensant  à  l'étrange  effet  que  cet  orne- 
ment ferait  sur  les  lèvres  blanches  et  vermeilles  de  nos  jolies 
Françaises.  » 

Depuis  Timé,  la  caravane  mit  deux  mois  à  atteindre 
Jenné.  C'est  une  place  de  commerce  importante  ;  les  cara- 
vanes de  tous  pays  s'y  croisent,  y  vendent  leurs  marchandises 
et  en  prennent  de  nouvelles.  La  ville  était  alors  au  pouvoir 
d'un  prophète  fanatique,  Sego-Ahmadou.  Caillié  n'était  pas 
sans  quelque  appréhension  en  pénétrant  sur  le  territoire  de 
ce  convertisseur  par  le  sabre.  Heureusement  Caillié  avait 
emporté  avec  lui  un  modeste  parapluie.  Le  prophète,  émer- 
veillé par  cet  instrument  de  la  civilisation  européenne,  pria 
avec  instance  le  voyageur  de  le  lui  céder.  Caillié  y  consentit 
et  devint  a.uss\l6i pe?'son)îa  g)'ata.  Non  seulement  il  fut  direc- 
tement protégé,  mais  encore  il  reçut  une  lettre  de  recomman- 
dation pour  Tombouctou.  En  outre,  les  marchands  de  Jenné  lui 
firent  bon  accueil.  Toute  sa  pacotille  européenne  fut  échangée 
contre  des  produits  indigènes,  et  il  fut  défrayé  de  toutes  ses  dé- 
penses ;  puis  on  l'embarqua  pour  Tombouctou,  le  22  mars  1 828. 

De  Jenné  à  Tombouctou  le  voyage  fut  pénible  pour  Caillié. 
La  chaleur  était  accablante,  l'air  manquait,  et,  de  plus,  le 
patron  de  la  barque  qui  portait  notre  compatriote  était  un 
véritable  tyran.  «  Non  seulement  il  me  fit  jeûner  plus  que  de 
droit  et,  m'interdisant  l'intérieur  de  la  pirogue,  me  força  à 
coucher  sur  le  pont,  oii  les  atteintes  du  serein  et  les  intem- 
péries de  la  nuit  altérèrent  profondément  ma  santé,  mais  il 
ne  négligea  aucune  occasion  de  m'insulter  grossièrement  et 
d'exciter  contre  moi  par  son  exemple  les  gens  de  l'équipage, 
et  jusqu'aux  esclaves,  malheureux  toujours  prêts  à  imiter  les 
défauts  de  leurs  maîtres'.  »  La  navigation  sur  le  Niger  était 
lente  et  pénible.  Les  grandes  barques  qui  composaient  la 
flottille  étaient  extrêmement  lourdes  et,  n'ayant  pas  de  voiles, 
ne  pouvaient  avancer  en  temps  de  calme  ;  d'un  autre  côté,  elles 
étaient  si  fragiles  que  le  moindre  vent  menaçait  de  les  faire 

1.  Journal,  t.  II,  p.  2o5. 


166  LE   SENEGAL 

chavirer.  Les  matelots  bambaras  tiraient  ces  barques  avec 
des  cordes,  ou,  lorsque  la  nature  des  rives  rendait  impossible 
ce  moyen  primitif  de  locomotion,  se  servaient  de  perches 
pour  pousser  en  avant  leurs  embarcations.  Les  rives  du  fleuve 
ne  présentaient  rien  de  pittoresque  ni  d'attrayant.  Le  Niger 
coulait  dans  une  immense  plaine,  sans  qu'aucun  accident 
de  terrain  vînt  léveiller  l'attention  du  voyageur.  Parfois  il 
était  obligé  de  se  cacher  à  fond  de  cale  pour  éviter  les  visites 
intéressées  des  Touaregs  Sourgous,  voleurs  sans  scrupules, 
tout  disposés  à  piller  également  chrétiens  ou  musulmans. 

Ce  fut  dans  ce  triste  équipage  que  Caillié  descendit  le 
Niger,  traversa  le  lac  Debou,  belle  nappe  d'eau  que  tous  les 
matelots  saluèrent  de  coups  de  fusil  et  du  cri  de  «  Salem  ! 
salem  !  »  passa  devant  Sa,  riche  port  commerçant,  et,  le  19  avril 
1828,  arriva  à  Cabra,  port  de  Tombouctou,  situé  à  dix  milles 
de  cette  ville.  Le  lendemain,  au  coucher  du  soleil,  il  réalisait 
son  rêve  et  faisait  son  entrée  à  Tombouctou,  entouré  d'une 
brillante  escorte  que  lui  avait  envoyée  l'hôte  auquel  il  avait  été 
recommandé  par  le  chérif  do  Jenné.  «  Je  voyais  donc  cette 
capitale  du  Soudan  qui  depuis  si  longtemps  était  le  but  de 
tous  mes  désirs.  En  entrant  dans  cette  cité  mystérieuse, 
objet  des  recherches  des  nations  civilisées  de  l'Europe,  je  fus 
saisi  d'un  sentiment  inexprimable  de  satisfaction  ;  je  n'avais 
jamais  éprouvé  une  sensation  pareille  et  ma  joie  était  extrême. 
Mais  il  fallut  en  comprimer  les  élans.  Ce  fut  au  sein  de  Dieu 
que  je  confiai  mes  transports;  avec  quelle  ardeur  je  le  remer- 
ciai de  l'heureux  succès  dont  il  avait  couronné  mon  entre- 
prise! Que  d'actions  de  grâces  j'avais  à  lui  rendre  pour  la 
protection  éclatante  qu'il  m'avait  accordée,  au  milieu  de  tant 
d'obstacles  et  de  périls,  qui  paraissaient  insurmontables'.  » 

Revenu  de  son  enthousiasme,  Caillié  ne  tarda  pas  à  trouver 
que  le  spectacle  qu'il  avait  sous  les  yeux  ne  répondait  pas  à 
son  attente.  Pour  une  cité  bâtie  au  milieu  des  sables,  Tom- 
bouctou est  une  belle  cité,  mais  fort  triste,  car  elle  est  entou- 
rée par  d'immenses  plaines  de  sables  mouvants,  d'un  blanc 
tirant  sur  le  jaune,  et  d'une  aridité  désespérante.  Les  maisons 

1.  Journal,  t.  II,  p.  300. 


ET   LE    SOUDAN   FRANÇAIS 


167 


sont  grandes,  mais  peu  élevées.  Il  n'entre  dans  leur  construc- 
tion ni  pierres  ni  fer;  les  murs  sont  en  briques  roulées  dans 
les  mains  et  séchées  au  soleil.  On  y  comptait  jusqu'à  sept 
mosquées,  mais  fort  délabrées  et  d'une  architecture  rudimen- 
lairc.  Le  fond  de  la  population  est  formé  par  les  Nègres 
Sonrays.  Les  Maures  y  jouent  le  même  rôle  que  les  Européens 
dans  les  colonies,  et  servent  de  correspondants  aux  marchands 
du  Maroc,  du  Tafilet,  et  même  du  littoral  méditerranéen. 


Navigation  sur  le  Niger. 

Quoique  le  commerce  soit  moins  important  à  Tombouctou 
qu'à  Jenné,  les  Maures  y  font  rapidement  de  belles  alfaires  ; 
et  quand  ils  se  jugent  assez  riches,  ils  quittent  la  ville  pour 
aller  jouir  de  leur  fortune  dans  leur  pays  natal. 

L'hôte  de  Caillié,  Sidi  Abdalhah  Chébri,  fut  plein  de  préve- 
nances et  de  soins  pour  lui.  Il  était  doux  et  tranquille.  Sa 
réserve  surtout  plaisait  fort  à  Caillié,  car  il  comprenait  que  si 
on  arrivait  à  connaître  sa  véritable  origine  et  sa  véritable 
religion,  il  serait  immédiatement  massacré.  Aussi  résolut-il 
de  hâter  son  départ.  Son  hôte  le  pressait  de  rester  à  Tom- 


168  LE   SÉNÉGAL 

bouctou.  Il  lui  proposait  même  de  l'intéresser  à  quelque  af- 
faire commerciale  et  de  lui  fournir  les  moyens  de  faire  for- 
tune :  «  Les  craintes  que  j'avais  d'êlre  découvert,  jointes  au 
désir  de  revoir  ma  patrie,  m'engagèrent  à  refuser  ces  géné- 
reuses propositions  *.  D'ailleurs  mon  départ  pour  l'intérieur 
de  l'Afrique,  n'étant  point  connu  authentiquement,  tomberait 
dans  l'oubli  si  je  venais  à  périr,  et  les  observations  que  j'avais 
pu  faire  seraient  perdues  pour  mon  pays.  » 

Une  occasion  se  présenta  bientôt.  Une  caravane  allait  se 
rendre  au  Tafilct  par  le  Sahara.  Caillié  liésitait  à  s'engager 
dans  ce  désert  immense;  mais  le  désir  de  revoir  sa  patrie  et 
la  crainte  d'être  découvert  le  décidèrent  à  tout  braver.  La 
bienveillance  de  son  hôte  pourvut  à  ses  besoins.  Il  lui  assura 
un  guide,  un  chameau  et  sa  nourriture  pour  toute  la  traver- 
sée du  Sahara.  Il  le  recommanda  même  à  son  correspondant 
d'El-Arouan.  «  Le  convoi  destiné  pour  cette  ville,  et  dont  je 
faisais  partie^,  écrit  Caillié,  devait  se  mettre  en  route  le  4  mai 
au  lever  du  soleil.  Mon  bote  fut  debout  de  si  bonne  heure, 
qu'il  eut  le  temps  avant  le  départ  de  m'emmener  déjeuner 
chez  lui  avec  du  thé,  du  pain  frais  et  du  beurre.  C'est  sous 
l'impression  agréable  de  ce  repas  peu  africain  que  je  quittai 
Tombouctou,  où  j'avais  passé  quatorze  jours  (4  mai).  » 

La  traversée  du  Sahara  fut  longue  et  dangereuse  pour 
Caillié  :  tempêtes  de  sable  brûlant,  solitudes  désolées,  raille- 
ries ou  mépris  des  Maures  grossiers  et  ignorants  de  la  cara- 
vane, rien  ne  lui  fut  épargné.  Le  manque  d'eau  surtout  fut 
pénible.  On  fut  obligé  de  boire  l'eau  qui  avait  servi  à  pan- 
ser les  plaies  des  animaux,  et  de  tuer  un  chameau  pour  se 
partager  la  boisson  conservée  dans  son  estomac.  L'espoir 
du  retour  le  soutenait.  Ce  n'était  plus  à  Tombouctou  qu'il  son- 
geait, mais  à  la  France,  à  la  Franco  qui  allait  l'acclamer. 

Après  avoir  traversé  les  territoires  de  Drah  et  d'El-Harib, 
où  il  étudia  les  mœurs  des  Berbers,  Caillié  franchit  les  passes 
de  l'Atlas,  visita  Fez,  Mequinez,  Rabat,  et  arriva  enfin  à  Tan- 
ger. Là  encore  il  était  entouré  de  sectaires  qui  lui  auraient 
fait  payer  cher  son  déguisement,  s'ils  l'avaient  soupçonné. 

i.  Journal,  t.  II,  p.  333. 
2.  Journal,  t.  H,  p.  337. 


ET   LE    SOUDAN    FRANÇAIS  169 

Il  lui  fallut  user  do  la  plus  grande  prudence  pour  échapper  à 
leur  allcnlion.  Il  réussit  enfin  à  se  jeter  chez  notre  consul, 
Delaporte,  qui  lui  facilita  les  moyens  de  s'embarquer  pour 
Toulon,  où  il  arriva  le  8  octobre. 

Caillié  avait  donc  accompli,  avec  un  bonheur  presque  mira- 
culeux, cet  audacieux  voyage  du  Sénégal  au  Maroc  par  Tom- 
bouctou.  Il  avait  parcouru  un  chemin  énorme  au  milieu  de 
contrées  jusqu'alors  inconnues.  Le  premier  parmi  les  Euro- 
péens qui  avaient  pu  parvenir  dans  la  cité  mystérieuse,  il  était 
assez  heureux  pour  apporter  au  monde  savant  les  résultats 
de  son  voyage.  Après  un  moment  d'hésitation  ou  plutôt  de 
surprise,  la  France  le  reçut  en  triomphateur.  Il  obtint  le  prix 
de  dix  mille  francs  proposé  par  la  Société  de  géographie  à 
celui  qui  le  premier  reviendrait  de  Tombouctou.  Il  fut  acca- 
blé d'autant  d'honneurs  qu'il  avait  subi  d'épreuves.  Il  aurait 
certes  pu  se  poser  en  héros  d'aventures.  Il  préféra  rentrer 
dans  la  vie  privée,  et  acheta  d'abord  à  Beurlay,  dans  la  Cha- 
rente-Inférieure, puis  à  la  Badère,  une  propriété  qu'il  se  mit 
à  cultiver  lui-même.  De  temps  à  autre  son  ardeur  se  réveil- 
lait. Il  aurait  voulu  aller  à  Bamakou,  puis  explorer  les  mines 
du  Bouré  ;  mais  sa  famille  le  retenait.  Une  attaque  de  para- 
lysie l'emporta,  le  47  mai  1838.  Des  monuments  ont  été  élevés 
en  son  honneur  à  Mauzé  et  à  Pont-l'Abbé,  où  il  |fut  enterré, 
ainsi  qu'une  colonne  àBoké,  sur  le  Rio-Nunez,  d'où  il  partit 
pour  son  grand  voyage,  et  une  plaque  commémorative  dans 
l'enceinte  du  lycée  Fontanes,  à  Niort.  La  France  a  le  droit  de 
s'enorgueillir  de  ce  succès.  Aussi  bien,  n'est-ce  pas  à  Caillié 
qu'elle  doit  d'être,  encore  aujourd'hui,  la  seule  nation  qui  entre- 
tienne avec  Tombouctou  des  relations  quelque  peu  suivies  ? 

Le  lieutenant  de  vaisseau  Mage  et  son  compagnon  le  doc- 
teur Quintin  sont  les  successeurs  immédiats  de  René  Caillié, 
et  encore  leur  voyage  n'eut-il  lieu  qu'en  1864,  trente-six  ans 
seulement  après  celui  de  Caillié.  Le  général  Faidherbe  fut  le 
promoteur  de  celte  importante  expédition.  Ainsi  qu'il  l'écri- 
vait en  1863  dans  VAvejii?'  du  Sahara,  «  relier  le  Sénégal  à 
l'Algérie  à  travers  au  moins  quatre  cents  lieues  de  désert, 
quelle  que  soit  la  route  que  l'on  suive,  c'est  chose  impossible 
ou  qui  du  moins  n'aurait  pas  de  conséquences  sérieuses,  par 


170  LE    SÉNÉGAL 

suite  des  frais  énormes  du  transport  à  dos  de  chameau.  Pour 
s'emparer  du  commerce  si  important  du  Soudan,  et  particuliè- 
rement du  coton  qui,  au  dire  des  voyageurs,  s'y  trouve  en 
grande  abondance  et  à  vil  prix,  il  faut  s'emparer  du  haut 
Niger  en  établissant  une  ligne  de  postes  pour  le  rattacher  au 
Sénégal  entre  Médine  et  Bamakou.  »  Le  lieutenant  Mage  fut 
chargé  de  préparer  l'exécution  de  ce  projet  hardi  en  allant 
reconnaître  le  pays  et  en  signant,  si  faire  se  pouvait,  un  traité 
d'alliance  avec  notre  ancien  adversaire  do  Médine,  Al-Hadji- 
Omar,  le  nouveau  possesseur  de  Ségou.  Mage  était  l'homme 
de  la  situation.  Il  avait  déjà  vécu  cinq  ans  au  Sénégal  et 
deux  sur  le  littoral.  Il  avait  été  chargé  de  diverses  missions, 
qu'il  avait  toutes  remplies  avec  honneur  et  profit.  Il  venait  de 
passer  neuf  mois  à  Makhana,  entre  Kakel  et  Médine,  au  mi- 
lieu des  noirs  du  haut  fleuve,  et  s'était  familiarisé  avec  leur 
langue  et  leurs  usages.  Il  s'était  même  fait  aimer  par  eux  en 
les  protégeant,  avec  sa  canonnière  la  Coidevrijie,  contre  les 
bandes  d'Omar,  qui  tenaient  encore  le  pays.  D'un  courage  à 
toute  épreuve,  plein  de  foi  dans  l'œuvre  qu'il  entreprenait,  il 
avait  toutes  les  qualités  nécessaires  pour  réussir.  Son  compa- 
gnon le  docteur  Quintin,  froid,  mais  résolu,  peu  brillant,  mais 
solide,  le  secondait  à  merveille.  Il  eut  en  outre  la  bonne  for- 
tune d'être  escorté  par  des  serviteurs  indigènes  très  braves, 
très  dévoués,  très  fiers  d'avoir  été  choisis  entre  beaucoup 
pour  accompagner  les  deux  officiers  blancs. 

Faidherbe  leur  avait  donné  comme  instructions  de  recon- 
naître la  route  de  Médine  à  Bamakou  par  Bafoulabé,  afin  d'y 
créer  un  courant  commercial  entre  le  Soudan  et  les  possessions 
françaises,  de  négocier  un  traité  de  commerce  et  au  besoin  une 
alliance  avec  le  maître  de  Ségou,  et  de  revenir,  suivant  les 
circonstances,  soit  en  descendant  le  Niger  jusqu'à  son  embou- 
chure, soit  en  regagnant  Tunis,  Alger  ou  le  Maroc.  Ce  pro- 
gramme ne  put  être  exécuté  de  point  en  point;  mais  l'œuvre 
de  nos  explorateurs  fut  suffisamment  grande,  et  il  faut  leur 
savoir  gré  de  ne  pas  avoir  connu  un  instant  de  défaillance  au 
milieu  des  épreuves  qui  les  attendaient. 

Nous  ne  pouvons  suivre  ce  voyage  dans  tous  ses  détails  '. 

1.  Relation,  p.  30. 


ET   LE    SOUDAN    FRANÇAIS  171 

Il  nous  suffira  de  rappeler  que,  partis  de  Saint-Louis  le  12  oc- 
tobre 18G3,  Mage  et  Quintin  arrivaient  à  Scgou  seulement  le 
28  février  48G4.  Chemin  faisant,  ils  prenaient  des  renseigne- 
ments précis  sur  les  ressources  locales,  sur  les  besoins  com- 
merciaux, sur  les  chances  qu'avait  la  France  d'ùtre  bien 
accueillie.  Le  grand  trafic  était  celui  des  esclaves,  surtout  des 
captifs  de  guerre,  dont  le  nombre  avait  singulièrement  aug- 
menté depuis  les  grandes  dévastations  d'Omar.  Les  captifs 
étaient  même  devenus  comme  une  monnaie  courante.  Un  che- 
val, un  bœuf  étaient  estimés  un  esclave,  un  demi-esclave,  etc., 
et  nos  compatriotes  furent  même  obligés  de  cheminer  quelque 
temps  avec  un  trafiquant  de  chair  humaine.  «  Possesseur  d'une 
petite  fortune,  lisons-nous  dans  \b. Relation,  cet  homme  s'était 
mis  en  marche,  achetant  d'abord  une  esclave  dont  il  avait  fait 
sa  femme,  et  qui,  lui  ayant  donné  un  enfant,  s'était  élevée  au 
rang  de  femme  libre.  Un  fort  captif  portait  l'enfant,  puis  trois 
autres  jeunes  filles,  éclopées  parla  longue  route  qu'elles  ve- 
naient de  faire,  les  jambes  enflées,  suivaient,  s'aidant  d'un 
bâton.  Outre  cela,  un  malheureux  enfant  de  trois  à  quatre  ans, 
aux  membres  maigres,  courait  entre  les  jambes  des  chevaux, 
faisant  des  marches  de  cinq  à  six  lieues;  le  docteur  avait  pris 
cet  enfant  en  amitié  et  souvent  il  le  mettait  devant  lui  à  che- 
val. Quant  aux  femmes,  quelque  endurci  que  je  fusse,  je 
ne  pouvais  voir  ces  malheureuses  au  moment  du  départ,  les 
membres  engourdis,  trop  faibles  pour  se  lever;  souvent  leur 
maître  arrivait,  les  frappait,  et  une  larme  coulait  silencieu- 
sement le  long  de  leurs  joues.  Sans  doute  elles  pensaient  au 
lieu  de  leur  naissance,  à  la  case  de  leur  mère,  et  lentement, 
péniblement,  elles  se  mettaient  en  marche.  »  Tout  en  déplo- 
rant cet  abaissement  de  la  dignité  humaine,  Mage  et  Quintin 
ne  pouvaient  s'empêcher  d'admirer  les  types  superbes  qu'ils 
rencontraient  de  temps  à  autre.  Sauf  le  front  bombé  à  l'excès 
et  les  pommettes  saillantes,  tel  de  ces  indigènes  aurait  pu 
rivaliser  pour  la  beauté  accomplie  des  formes  avec  les  modèles 
de  l'art  ancien.  Nos  explorateurs  admiraient  aussi  les  magni- 
ficences delà  nature  :  «  La  plaine  splendide  du  Natiaga  se  dé- 
roulait au  loin,  et  allait  se  perdre  dans  des  gorges  étroites, 
surmontées  de  pics  nombreux..  Je  ne  pouvais  me  lasser  d'ad- 


172  LE   SÉNÉGAL 

mirer  ce  pays  où  la  Providence  a  semé  ses  biens  avec  une 
prodigalité  peu  commune.  La  terre  y  est  d'une  richesse 
incroyable  ;  l'eau  y  abonde  et  y  fournit  des  poissons  succu- 
lents. L'or  est  à  quelques  pas  du  défilé  que  je  vois  à  ma 
gauche  ;  le  fer  partout.  Le  fleuve  abonde  en  chutes  dont  la 
force  motrice  serait  incalculable  ;  mais  la  main  des  hommes 
n'a  rien  fait  de  ce  monde  de  richesses;  les  indigènes  n'ont 
pas  su  seulement  tirer  de  quoi  se  vêtir  proprement  *.  » 

Lorsque  Mage  et  Quintin  arrivèrent  à  Ségou,  ils  n'y  ren- 
contrèrent pas  Omar,  qui  était  parti  pour  la  conquête  du 
Macina,  mais  son  fils  Ahmadou,  auquel  il  avait  délégué  tous 
ses  pouvoirs.  Des  bruits  de  défaite  et  même  de  mort  com- 
mençaient à  circuler  :  ils  n'étaient  que  trop  fondés,  puisque 
Omar  venait  en  effet  d'être  tué  à  Ilamdallahi;  mais  son  fils 
affectait  une  imperturbable  confiance,  et,  sous  prétexte  que 
les  envoyés  français  n'avaient  été  accrédités  qu'auprès  de  la 
personne  de  son  père,  il  les  retint  à  Ségou.  Ressentait-il  la 
confiance  dont  il  se  targuait,  et  attendait-il  réellement  des 
nouvelles  du  théâtre  de  la  guerre,  ou  bien  redoulait-il  que 
nos  envoyés,  s'il  les  rclâcbait,  ne  fussent  trop  vite  au  courant 
de  la  vérité?  Cédait-il  encore  à  un  sentiment  de  méfiance  au- 
quel le  poussait  un  de  ses  conseillers  intimes,  ou  obéissait-il 
à  ce  fatalisme  musulman  qui  aime  à  reculer  les  décisions  im- 
portantes? Toujours  est-il  que  les  représentants  de  la  France 
voyaient  les  mois  s'ajouter  aux  mois,  et  qu'on  les  retenait  à 
Ségou,  prisonniers  avec  les  apparences  de  la  liberté,  et  même 
entourés  d'honneurs,  mais  prisonniers.  Ahmadou  leur  proposa 
même  de  le  suivre  dans  les  expéditions  qu'il  préparait  contre 
des  rebelles.  Cédant  aux  ennuis  de  l'inaction,  nos  envoyés 
crurent  pouvoir  se  départir  de  la  neutralité  que  leur  comman- 
daient les  fonctions  dont  ils  étaient  investis,  et  acceptèrent 
les  offres  du  maître  de  Ségou. 

De  toutes  ces  campagnes  africaines,  les  plus  dramatiques 
furent  marquées  par  la  bataille  de  Togbou  et  par  le  siège  de 
Sansandig. 

Un  prince  africain,  Mari,  s'était  révolté,  et  avait  poussé 

2.  Relation,  p.  14. 


ET    LE   SOUDAN    FRANÇAIS  173 

jusqu'à  huit  lieues  de  la  capitale,  jusqu'au  village  fortifié  de 
Toghou.  Ahmadou  se  contenta  d'envoyer  contre  lui  une  simple 
division,  commandée  par  un  certain  Tierno  Alafane  ;  mais 
elle  fut  dispersée,  et  l'insurrection  prit  tout  à  coup  un  carac- 
tère inquiétant.  Ahmadou  concentra  aussitôt  quatre  mille 
cavaliers  et  six  mille  fantassins,  et,  à  leur  tête,  marcha  con- 
tre les  rebelles.  Avant  d'engager  le  combat,  il  ordonna,  sui- 
vant le  rite  introduit  par  son  père,  une  confession  géné- 
rale et  publique,  la  fameuse  cérémonie  des  Jcouloulniis\  ou 
restitution  des  objets  pillés  à  la  guerre  et  soustraits  au  par- 
tage général  :  «  Cette  opération  fut  longue  ;  nul  soldat  ne  se 
décidait  à  commencer;  enfin,  lentement,  très  lentement,  on 
en  vit  se  lever  :  l'un  restituait  un  peigne,  l'autre  une  outre  en 
peau  de  bouc,  un  couteau,  un  chapelet;  enfin  l'un  avoua  qu'il 
avait  vendu  un  fusil  cinq  mille  cauris,  disant  que,  s'il  était 
tué,  il  avait  un  esclave  qui  représentait  plus  que  cette  valeur; 
un  autre  confessa  le  détournement  d'un  capLif,  dont  il  avait 
dissipé  le  prix.  » 

Pendant  ce  temps  les  révoltés  avaient  pris  leurs  dispositions 
pour  résister;  mais  Ahmadou  avait  ordonné  à  ses  soldats  de 
ne  tirer  qu'à  bout  portant.  L'effet  produit  par  cette  décharge 
sur  une  foule  compacte  fut  incroyable.  En  un  clin  d'œil  toute 
l'armée  ennemie  fut  enfoncée  et  rejetée  aux  portes  de  Toghou, 
oii  ils  tombèrent  en  rangs  serrés  les  uns  sur  les  autres.  On 
n'eut  plus  que  la  peine  de  les  tuer  avec  des  fusils  chargés  de 
douze  à  quinze  balles.  Mage  et  Quintin,  qui  avaient  pris  part 
à  la  bataille,  pénétrèrent  dans  Toghou  en  même  temps  que 
les  vainqueurs,  mais  ils  en  rapportèrent  une  impression  pro- 
fonde de  répugnance  :  «  Dans  les  maisons,  dans  les  rues,  les 
cadavres  étaient  étendus  dans  toutes  les  positions.  Au  réduit 
011  l'on  s'était  si  longtemps  défendu,  chaque  case  était  trans- 
formée en  un  charnier  infect.  Les  toitures,  enflammées  par  le 
haut,  avaient  brûlé  des  centaines  de  malheureux,  dont  les  cris 
sourds  avaient  seuls  révélé  l'agonie.  Dans  quelques  cases  on 
s'était  pendu  de  désespoir.  A  une  des  portes  de  la  ville,  plus 
de  cinq  cents  cadavres  étaient  couchés  les  uns  sur  les  autres  : 

1.  Relation,  p.  90. 


174  LE   SÉNÉGAL 

c'élait  la  porte  allaquée  par  les  lalibés.  Plus  tard  j'allai  dans 
les  broussailles.  Le  sol  n'y  était,  comme  celui  du  village, 
qu'une  litière  de  morts,  et  le  lendemain,  lorsque  de  dessous 
les  décombres  enllammés  on  eut  retiré  ces  cadavres  à  demi 
brûlés  et  qu'on  les  eut  traînés  dans  la  plaine,  l'odeur  infecte 
qui  s'en  exhalait  empestait  l'air  à  une  grande  distance'.  » 

Les  scènes  de  vengeance  ou  de  pillage  qui  suivirent  la  vic- 
toire furent  plus  odieuses  encore.  Tous  les  prisonniers  furent 
froidement  égorgés.  Après  un  interrogatoire  sommaire,  on 
les  conduisait  au  bourreau,  un  nègre  de  taille  gigantesque,  à 
la  figure  bestiale,  qui  d'un  seul  coup  de  sabre  enlevait  la 
tête  de  la  victime.  Mage  remarqua  que  presque  tous  les  cada- 
vres avaient  la  figure  souriante.  «  Leurs  yeux  avaient  une 
inexprimable  expression  de  douceur.  Peut-être  ces  victimes 
du  despotisme  et  de  la  barbarie,  qui  n'ont  jamais  été  mises  en 
contact  avec  une  religion  plus  élevée,  et  dont  le  bon  sens  re- 
pousse l'islamisme,  ont-elles  eu  conscience,  au  moment  de  la 
mort,  d'une  seconde  vie  meilleure;  peut-être  un  horizon  lumi- 
neux leur  est-il  apparu.  »  Quant  au  pillage,  il  fut  exécuté  avec 
conscience.  Les  vainqueurs  emportèrent  tout,  jusqu'aux  chan- 
deliers du  pays,  tiges  en  fer  munies  de  coquilles,  où  brûle, 
trempée  dans  de  Taracliide  ou  du  beurre  de  karité,  une  mèche 
de  coton.  Les  femmes  réduites  en  esclavage,  vieilles  ou  jeu- 
nes, furent  chargées  de  leurs  propres  dépouilles,  et  ce  bétail 
humain  prit  le  chemin  de  Ségou.  Toutes  celles  qui  manifes- 
taient la  moinde  velléité  de  mécontentement  ou  la  moindre 
fatigue  étaient  aussitôt  assassinées.  «  Je  fus  témoin  d'un 
acte  de  ce  genre,  écrit  Mage^,  et  il  me  fallut  rester  calme  et 
ne  pas  faire  sauter  la  tête  du  misérable  qui  venait  de  le  com- 
mettre. Nos  laptots  et  quelques  talibés  même  en  étaient  indi- 
gnés; mais  ils  formaient  l'exception,  et  la  masse  passait,  ne 
donnant  à  la  victime  qu'un  signe  de  dédain,  accompagné  de 
cette  exclamation,  qui  devait  être  sa  seule  épitaphe  :  «  Keffir  !  » 

Le  siège  de  Sansandig  fut  fécond  en  épisodes  plus  drama- 
tiques encore.  Pendant  soixante-douze  jours  les  assiégeants 
campèrent  sous  les  murs  de  la  ville,  qui  était  en  proie  à  toutes 

1.  Relation,  p.  94. 

2.  Relation,  p.  94. 


ET   LE   SOUDAN   FRANÇAIS  175 

les  horreurs  de  la  famine;  car  les  habitants  furent  réduits  à  se 
nourrir  de  peaux  de  bœuf  et  de  chevaux  crevés,  exposés  à  des 
pluies  tropicales  et  décimés  par  la  peste.  «  Sur  le  fleuve  dé- 
rivaient, à  demi  cousus  dans  des  nattes,  les  cadavres  venus 
de  la  ville,  et  dont  le  nombre  augmentait  tous  les  jours.  De 
quelque  côté  que  vînt  la  bise,  elle  nous  apportait  des  odeurs 
nauséabondes  et  des  miasmes  putrides.  Ces  cadavres  empes- 
taient le  camp,  et  semblaient  chargés  de  venger  les  souffran- 
ces de  leurs  compatriotes.  Néanmoins  tout  le  monde  dans 
l'armée  dévorait  Sansandig  des  yeux,  comme  une  proie  qu'on 
tenait  enfin.  »  Plusieurs  assauts  furent  livrés,  tous  sans  résul- 
tat, à  cause  des  fautes  stratégiques  d'Ahmadou.  «  Ses  irréso- 
lutions laissèrent  toujours  échapper  les  occasions  favorables 
d'attaquer  l'ennemi,  et  sa  barbarie  implacable,  qui  n'épar- 
g-nait  aucun  prisonnier,  quelle  que  fût  son  origine,  retrempa 
toujours,  au  moment  décisif,  dans  la  haine  et  le  désespoir, 
la  résolution  ébranlée  de  ses  adversaires  aux  abois.  »  Sur- 
vint une  armée  de  secours,  qui  remporta  sur  les  troupes 
d'Ahmadou  un  succès  inespéré,  mais  ne  sut  pas  profiter  de 
la  victoire.  Le  sultan  de  Ségou  se  décida  pourtant  à  battre 
en  retraite,  mais  fièrement  et  sans  se  laisser  entamer. 

Pendant  ce  temps  le  bruit  de  la  mort  d'Omar  àHamdallahi 
prenait  de  la  consistarîce.  Ahmadou  était  certainement  in- 
formé de  cette  catastrophe,  qui  réduisait  sa  puissance  ;  mais 
il  ne  voulait  rien  laisser  paraître  de  sa  déception,  surtout  aux 
yeux  des  Français.  D'un  autre  côté,  il  ne  pouvait  indéfini- 
ment les  retenir  auprès  de  lui.  Prétextant  le  retour  des  ser- 
viteurs nègres  de  Mage,  qui  étaient  revenus  de  Saint-Louis 
et  annonçaient  que  Faidherbe  rappelait  auprès  de  lui  ses  en- 
voyés, Ahmadou  se  détermina,  malgré  la  prétendue  absence 
de  son  père,  à  signer  avec  eux  un  traité  et  à  leur  rendre  la 
liberté.  Voici  les  termes  de  cette  convention,  le  premier  ins- 
trument diplomatique  régulier  que  la  France  ait  signé  avec 
un  des  maîtres  du  Soudan. 

Traité  passé  entre  MM.  Mage  et  Quintin,  envoyés  du  gouverneur  du  Sénégal, 
et  S.  M.  Ahmadou,  fils  de  Cheick-El-Uadji-Omar,  roi  de  Ségou. 

I.  —  La  paix  est  faite  entre  tous  les  pays  respectifs  où  demeurent  les 
deux  chefs. 


176  LE   SÉNÉGAL 

H.  —  Les  hommes  du  gouverneur  du  Sénégal  pourront  circuler  libre- 
ment dans  tous  les  pays  où  commande  Ahmadou,  dans  tous  ceux  où 
il  pourra  commander  plus  lard,  et  y  seront  protégés,  qu'ils  viennent 
pour  commerce,  missions  ou  simple  curiosité. 

IIL  —  Une  fois  qu'ils  auront  payé  le  droit  d'un  dixième  auquel  sont 
soumises  toutes  les  caravanes  entrant  dans  les  Étals  d'Ahmadou,  les 
duilas  ou  marchands  du  Sénégal  n'auront  plus  rien  à  payer  à  qui  que 
ce  soit  pendant  tout  leur  séjour, 

IV.  —  Ahmadou  promet  d'ouvrir  toutes  les  routes  du  pays  qu'il  com- 
mande vers  nos  comptoirs. 

V.  —  Le  gouverneur  du  Sénégal  promet  que  la  route  du  Fouta  aux 
pays  d'Ahn'iadou  sera  ouverte  et  que  les  hommes  ou  femmes  pourront 
y  circuler  librement  sans  qu'aucun  chef  puisse  les  arrêter. 

VL  —  Les  hommes  envoyés  par  Ahmadou  à  Saint-Louis  pourront  y 
acheter  ce  dont  ils  auront  besoin,  et  recevront  dans  la  route  protection 
contre  tous  ceux  qui  voudraient  les  maltraiter. 

VIL  —  Tous  les  marchands  venant  du  Sénégal  dans  un  pays  où  com- 
mande Ahmadou  payeront  le  droit  d'entrée  dans  le  chef-lieu  qui  sera 
le  but  de  leur  voyage,  Dinguiray,  Koundian,  Mourgoula,  Kouniakary, 
Nioro,  Diolo,  Tambacara,  Diangouté,  Farabougou  bu  Ségou-Sikoro. 

Telle  fut  cette  première  exploration  officielle  de  la  France 
dans  le  Soudan.  Certes,  rien  encore  n'annonçait  ni  même  ne 
faisait  prévoir  la  future  prise  de  possession  de  cette  immense 
contrée  par  la  France  ;  mais  un  puissant  souverain  indigène 
s'était  engagé  par  un  acte  solennel,  et  la  porte  était  ouverte 
sur  le  mystérieux  continent.  Restait  à  compléter  ce  premier 
et  grand  résultat,  si  rapidement  obtenu,  en  se  lançant  réso- 
lument à  la  conquête  pacifique  de  la  région. 

Bien  des  années  pourtant  devaient  encore  s'écouler  avant 
que  les  successeurs  de  Faidherbe  aient  songé  à  profiter  des 
clauses  du  traité  de  Scgou.  C'est  un  simple  particulier  qui, 
presque  sans  ressources,  osa  s'aventurer  de  nouveau  dans  ce 
pays  ou  trop  oublié  ou  trop  dédaigné,  et,  comme  autrefois 
Caillié,  força  le  gouvernement  à  sortir  de  son  indifférence 
systématique.  Ce  nouveau  pionnier  de  la  civilisation]  est  Paul 
Soleillet,  qu'une  mort  prématurée  vient  d'enlever  à  la  science, 
qu'il  honorait,  et  à  sa  patrie,  qu'il  adorait.  Ce  fut  un  grand 
cœur  et  un  noble  esprit.  Nous  avons  eu  l'honneur  de  compter 
au  nombre  de  nos  amis  cet  héroïque  découvreur.  On  nous 
pardonnera  do  ne  rappeler  son  souvenir  qu'avec  une  sympa- 
thique émotion.  Jamais  nous  n'oublierons  sa  parole  chaude 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS  177 

et  vibrante,  ses  gestes  simples  et  nobles,  et  son  patriotisme 
convaincu.  Ce  n'était  pas  un  chercheur  de  mots,  un  entasseur 
de  périodes  ronflantes  :  il  racontait  ce  qu'il  avait  fait,  mais 
que  de  grandes  choses  il  avait  faites!  C'est  par  l'Algérie  qu'il 
commença  à   attaquer  le  mystérieux  continent  qui  semble 
s'ouvrir  avec  tant  de  peine  à  nos  investigations.  En  18G.5,  186G 
et  1867,  il  parcourut  dans  tous  les  sens  notre  belle  colonie. 
En  1872,  il  visita  successivement  les  oasis  du  Sahara  algérien, 
les  Ksours  du  Djebel-Amour,  la  ville  sainte  d'Aïn-Madlii,  lô 
Mzab  et  le  pays  des   Chambâas.  Dans  ce  dernier  voyage  il 
acquit  la  conviction  qu'un  simple  particulier,  n'appartenant  ni 
au  gouvernement  ni  à  l'armée,  pouvait,  tout  en  conservant 
sa  qualité  de  Français  et  de  chrétien,  voyager  dans  tout  le 
Sahara,  pourvu  qu'il    acceptât  les  mœurs  et  coutumes  des 
indigènes  et  se  présentât  à  eux  sans  escorte.  En  effet,  dès 
l'année  suivante  il  se  mettait  en  marche  pour  Insalah,  avec 
l'espoir  de  gagner  de  là  Tombouctou  et  le  Sénégal.  Les  Insa- 
liens  ne  voulurent  pas  le  recevoir  dans  leurs  murs,  bien  qu'il 
fût  arrivé  en  vue  de  la  mystérieuse  cité,  et  il  fut  obligé  do 
rentrer  précipitamment  en  Algérie.  Il  n'avait  fait,  comme  il 
l'a  dit  plus  tard,  qu'entrevoir  la  terre  promise;  mais    son 
voyage  ne  fut  cependant  pas  stérile.  Il  en  rapporta  une  foi 
profonde  dans  la  possibilité  d'établir  un  chemin  de  fer  à  tra- 
vers le  Sahara,  et  de  joindre  par  conséquent  l'Algérie  au 
Sénégal.  Seulement,  au  lieu  de  s'obstiner  à  rester  en  Algérie, 
il  changea  tout  à  coup  de  plan,  et  résolut  de  porter  vers  le 
Sénégal  toute  Faclivité  et  tout  le  dévouement  dont  il  se  sen- 
tait capable. 

Le  8  avril  1878,  Soleillet  débarquait  à  Saint-Louis,  bien 
déterminé  à  gagner  Alger  en  passant  par  le  Niger.  «  Un 
inconnu  le  prie  de  lui  écrire  un  mot  en  souvenir  de  son 
départ,  et  Soleillet  trace  sur  un  chiffon  de  papier  cette 
phrase  qui  se  passe  de  tout  commentaire  :  «  Si  je  ne  réussis 
pas,  je  recommencerai'.  »  Il  partait  sans  autre  escorte  qu'un 
tirailleur  sénégalais,  accompagné  do  trois  bœufs  pour  trans- 
porter son  bagage.  Aucune  arme,  au  moins  apparente.  Aucun 

i.  Gravier,  ouvrage  cite,  p.  23. 

23 


178  LE   SÉNÉGAL 

appareil.  Il  poussait  la  simplicité  jusqu'à  adopter  le  costume 
du  pays,  persuadé  que  la  confiance  qu  il  témoignait  aux  indi- 
gènes en  venant  ainsi  au  milieu  d'eux  flatterait  leur  amour- 
propre  et  faciliterait  la  tâche  qu'il  s'était  imposée.  Ses  pré- 
visions se  réalisèrent.  Partout  il  reçut  un  accueil  empressé, 
môme  de  la  part  de  populations  notoirement  hostiles,  môme 
dans  des  contrées  qui  ne  reconnaissaient  pas  notre  supréma- 
tie. On  se  pressait  autour  de  lui,  on  le  consultait,  car  tous  les 
nègres  croient  à  la  supériorité  médicale  des  Européens.  Au 
moins  ce  docteur  improvisé  n'eut-il  à  se  reprocher  aucune 
ordonnance  maladroite.  Il  n'opérait  qu'à  coup  sur,  et  ses  pres- 
criptions étaient  uniquement  hygiéniques.  Les  nègres  se  mon- 
traient reconnaissants  et  subvenaient  à  tous  ses  besoins. Ils  lui 
servaient  même  de  guides  et  le  recommandaient  à  leurs  amis 
d'un  village  à  l'autre.  Un  seul  jour,  le  6  août,  dans  le  village 
de  Dziongo,  il  fut  brutalement  repoussé  parle  chef  indigène, 
qui  ne  voulut  ni  lui  fournir  une  case  ni  lui  donner  des  vivres. 
Soleillet,  avec  une  grande  présence  d'esprit,  se  dirige  aussitôt 
vers  le  tata  du  chef  récalcitrant,  y  choisit  une  case  qui  lui  pa- 
raît en  bon  état,  donne  l'ordre  de  la  balayer  et  s'y  installe.  Le 
chef,  surpris,  se  dirigea  vers  lui,  et  dès  ce  moment  se  montra 
plein  de  prévenances*.  «  Cet  Européen,  racontait-il  plus  tard 
aux  notables,  est  un  chef;  vous  l'avez  vu,  sans  armes,  agir 
comme  s'il  était  chez  lui,  sans  se  fâcher,  sans  crier.  Nous 
avons  eu  tort  envers  lui,  et  cependant  il  m'a  bien  reçu.  » 

Malgré  la  fatigue  du  voyage,  malgré  la  fièvre  qui  brisait 
ses  forces,  malgré  les  lenteurs  qui  entravaient  sa  marche, 
Soleillet  se  rapprochait  chaque  jour  de  Ségou.  «  J'avoue,  a-t-il 
écrite  qu'il  me  faut  résister  aux  conseils  de  la  bête,  qui  déjà 
m'a  fait  faire  bien  des  sottises.  Elle  voudrait  aller  passer  quel- 
ques jours  à  Médine,  pour  aller  se  faire  soigner  par  le  bon 
docteur.  L'autre  lui  répond  :  «  Mademoiselle,  vous  êtes  une 
((  douillette.  Vous  ne  pensez  qu'à  vos  aises.  A  Ségou,  ma  belle, 
«  et  vile!  »  Le  30  septembre  Soleillet  arrivait  sur  le  Niger,  à 
Yamina,  et  s'embarquait  aussitôt  pour  descendre  le  fleuve. 
Le  lendemain  il  était  en  vue  de  Ségou.  «  Je  me  préparai  avec 

1.  Gravier,  ouvrage  citd,  p.  211. 

2.  Gravier,  ouvrage  citd,  p.  172. 


ET    LE    SOUDAN    FRANÇAIS 


179 


émotion,  écrit  Solcillct,  à  entrer  dans  celle  grande  ville.  Je 
crus  que  le  moment  était  venu  de  déployer  le  drapeau  de  la 
France  sur  un  fleuve  où  aucun  pavillon  européen  n'a  encore 
été  vu...  Je  fis  donc  arborer  à  l'arrière  de  ma  barque  un  dra- 
peau tricolore  que  mon  interprète  avait  confectionné.  On  tire 
un  coup  de  fusil  pour  le  saluer,  et  je  m'incline  avec  respect 
et  attendrissement  devant  le  pavillon  national.  »  Le  sultan  de 
Ségou,  Ahmadou,  prévenu  de  son  arrivée,  envoya  aussitôt. 


Paul  Soleillet. 


«  pour  faire  honneur  au  drapeau  »,  douze  à  quinze  cents  sol- 
dats, qui  le  saluèrent  en  déchargeant  leurs  armes  et  en  pous- 
sant des  cris. 

Ce  bon  accueil  dura  les  cent  douze  jours  du  séjour  de  notre 
voyageur  à  Ségou.  Il  est  vrai  qu'Ahmadou,  jaloux  de  conser- 
ver dans  tout  le  Soudan  oriental  le  prestige  que  lui  donnaient 
ses  relations  avec  la  France,  ne  voulut  pas  lui  permettre 
de  pousser  jusqu'à  Tombouctou;  mais  il  le  laissa  librement 
circuler  dans  ses   Etats,  prendre   des   notes,  recueiUir  des 


180  LE  SENEGAL 

observations  et  former  avec  ses  sujets  des  relations  qui  ne 
pourront  être,  un  jour  ou  l'autre,  que  très  utiles  à  nos  nég^o- 
ciants.  Solcillet,  en  effet,  est  revenu  de  son  voyage  à  Ségou 
avec  le  même  succès,  mais  bien  persuadé  que  rien  n'était  plus 
facile  que  d'établir  un  courant  d'affaires  entre  le  Sénégal  et  le 
■Niger.  Peut-être  était-il  trop  affirmatif,  ou,  si  l'on  préfère, 
trop  plein  d'illusions;  mais  la  route  indiquée  par  lui  n'en  est 
pas  moins  tracée  aujourd'hui,  et  ce  n'est  plus  à  l'arrière  d'une 
humble  pirogue,  mais  dans  un  fort  gardé  par  une  garnison 
française  et  défendu  par  des  canons  français,  que  flotte  sur 
le  Niger  le  pavillon  tricolore.  Solcillet  a  donc  été  un  précur- 
seur, et  c'eût  été  la  pire  des  injustices  que  de  l'oublier  dans 
un  livre  destiné  à  remettre  en  lumière  ceux  de  nos  compa- 
triotes qui  ont  bien  mérité  de  la  patrie  en  Afrique. 

Aussi  bien,  la  relation  du  voyage  de  Solcillet,  composée  sur 
ses  manuscrits  par  un  de  ses  amis  les  plus  dévoués,  Gabriel 
Gravier,  achève  de  nous  faire  aimer  l'homme  et  apprécier 
le  citoyen.  Il  est  peu  de  récits  aussi  attachants  dans  leur  sim- 
plicité. Il  en  est  peu  qui  nous  initient  davantage  aux  détails 
d'une  civilisation  si  différente  de  la  nôtre.  Solcillet  fut  en 
effet  doué  du  talent  d'observation,  et  ses  études  de  mœurs 
présentent  un  côté  humoristique  qui  les  grave  dans  l'esprit. 
Avec  lui  on  assiste  aux  danses  nationales,  la  maJioudrais, 
pas  de  caractère  dans  le  genre  noble;  la  shnonkam,  pas  co- 
mique, charge  de  la  précédente,  et  le  diumfollo  ou  danse  des 
esclaves,  provocante  et  lubrique.  On  écoule  les  griots  battre 
leur  tambour,  le  tama,  qui  se  place  sous  le  bras  gauche 
et  se  joue  soit  avec  les  doigts  de  la  main  gauche  ,  soit 
avec  un  bâton  recourbé  et  de  la  main  droite;  le  ndioiin- 
ndioun,  espèce  de  tambourin  que  l'on  frappe  avec  des  ins- 
truments qui  ressemblent  à  des  castagnettes,  et  le  tantango 
ou  grosse  caisse.  On  voit  les  jeunes  filles  s'occuper  de  leur 
toilette  et  se  frotter  les  dents,  pour  les  conserver,  avec 
des  morceaux  de  bois  tendre  d'essence  aromatique,  ou  se 
percer  les  gencives  avec  de  petites  aiguilles,  ce  qui  les  rend 
bleuâtres.  Solcillet  les  suit  à  la  pêche,  et  s'étonne  de  leur 
façon  de  procéder  :  «  Elles  sont  assises  dans  l'eau  et  attendent 
que    les    poissons   passent    à    leur    portée.    Elles    étendent 


KT   LI-:   SOUDAN   FRANÇAIS 


181 


les  bras,  et,  paraît-il,  ce  procédé  n'est  pas  sans  réussir.  >, 
Il  a  grand  soin  de  noter  au  passage  les  coutumes  origi- 
nales :  ((  Quand  un  caplif  est  mécontent  de  son  maître  il 
coupe  un  morceau  de  l'oreille  au  fils  aîné  de  l'homme  auquel 
il  veut  appartenir.  Par  le  seul  fait  de  cette  mutilation,  il  passe 
de  suite,  et  pour  la  vie,  dans  la  famille  de  l'enfant,  sans  que 
son  ancien  maître  puisse  s'y  opposer.  Les  captifs  ne  recou- 
rent à  cet  expédient  que  pour  entrer  dans  de  grandes  maisons, 
pour  appartenir  à  des  chefs  honorés  efpuissants.  Pour  cette 
raison,  les  chefs  noirs  du  Foula  sont  très  fiers  d'avoir  des 
bouts  d'oreille  en  moins,  et  le  roi  Ismaël  est  fort  orgueilleux 
d'en  avoir  perdu  une  presque  tout  entière.  » 

Il  serait  facile  de  multiplier  les  citations,  de  montrer  notre 
voyageur  au  milieu  des  captifs,  aux  souffrances  desquels  il 
compatit,  entouré  de  malades  auxquels  il  distribue  sans  rire 
d'inoffensifs  médicaments.  Ce  qui  se  dég-age  de  cette  lecture, 
c'est  une  impression  de  sympathie  profonde  pour  l'homme  et 
pour  l'écrivain.  Soleillet  était  un  vrai  Français,  qui  fit  partout 
sur  son  passage  aimer  le  nom  de  la  France  ,  et  qui  n'eut 
qu'un  tort,  celui  de  ne  pas  vivre  assez  pour  récolter  ce  qu'il 
avait  semé. 

On  eût  dit  que  Soleillet  avait  le  pressentiment  de  sa  fin 
prochame,  car,  à  peine  arrivé  à  Saint-Louis,  il  entreprenait 
un  nouveau  voyage,  toujours  avec  l'arrière-pensée  d'ouvrir 
entre  nos  colonies  de  nouveaux  débouchés.   Il  voulait  cette 
fois  gagner  Tombouctou,  non  plus  par  la  vallée  du  Sénégal 
mais  par  les  oasis  d'Adrar,  de  Tichit  et  de  Oualata.  Repous- 
sant toute  intervention  officielle,  toute  escorte  armée,  il  se 
contenta  de  quelques  lettres  de  recommandation  que  lui  don- 
nèrent le  gouverneur  du  Sénégal  et  le  marabout  Bou-el-Mogh- 
dad,  le  chancelier  de  la  légation  de  France  à  Tanger,  IIcc- 
quart,  et  Crémieux,  le  président  de  l'alliance  Israélite  uni- 
verselle  pour  les  communautés  juives    du  Sahara  central. 
Il  s'était  également  muni  d'un  sauf-conduit  du  chérif  de  la 
Mecque  et  d'un  passeport  délivré  par  le  chérif  d'Ouazzan,  le 
grand  maître  de  la  puissante  confrérie  de  Mouley-Taïeb.  ' 

Parti   de  Saint-Louis  le  16  février  1880,  Soleillet  arrivait 
sans  encombre  dans  le  pays  des  Maures  Trarzas,   dont  le 


182  LE   SENEGAL 

chef,  notre  allié  Ely,  le  reçut  très  cordialement,  et  lui  donna 
même  l'hospitalité  dans  sa  tente.  Elle  était  fort  grande,  de 
couleur  noire,  en  épaisse  étoITe  de  laine  et  poil  de  chameau, 
doublée  à  l'intérieur  de  peau  tannée  avec  des  dessins  noirs  et 
rouges.  Soleillet  fut  même  présenté  à  la  reine,  belle  Maures- 
que, affligée  d'un  énorme  embonpoint;  mais  elle  en  tirait 
vanité,  car  la  beauté  suprême  consiste  à  ne  plus  pouvoir  se 
mouvoir  à  force  d'obésité.  Lorsqu'une  fille  maure  est  sur  le 
point  de  se  marier,  elle  reste  plusieurs  mois  sous  la  tente, 
chaudement  couchée,  et,  de  gré  ou  de  force,  avale  dos  bou- 
lettes de  beurre  et  boit  du  lait  du  matin  au  soir,  Ely  vivait 
en  patriarche  au  milieu  de  sa  fam.ille  et  de  ses  domestiques. 
Il  accabla  Soleillet  de  ses  protestations  de  fidélité,  et  le  pria 
de  le  considérer  comme  un  compatriote. 

Un  marabout  très  respecté,  Saad-Bou,  fit  également  un 
très  bon  accueil  à  notre  voyageur.  Saad-Bou  avait  organisé 
une  sorte  de  couvent  de  tahbés,  jeunes  étudiants  tout  à  sa 
dévotion.  On  lui  attribuait  des  pouvoirs  extraordinaires.  Il 
passait  pour  lire  dans  les  yeux  les  plus  secrètes  pensées. 
Il  voyait  en  dormant  ce  qui  se  passait  sur  toute  la  terre,  et 
n'était  pas  soumis  aux  lois  de  la  physique,  car  il  marchait 
sur  les  eaux.  Saad-Bou  ayant  déclaré  à  sa  première  entrevue 
avec  Soleillet  «  qu'il  avait  lu  avec  attention  dans  ses  yeux, 
qu'il  n'avait  trouvé  que  du  bien  en  lui,  et  qu'on  devait  le 
traiter  avec  les  mômes  égards  et  le  même  respect  que  les 
membres  de  sa  famille  »,  des  relations  intimes  s'établirent 
tout  de  suite  entre  eux.  Soleillet  lui  exposa  ses  vues  écono- 
miques, et  le  marabout  s'y  associa,  mais  en  lui  conseillant 
d'attendre  quelques  mois,  car  la  route  n'était  pas  sûre.  Noire 
voyageur  négligea  ce  prudent  avis,  et  il  eut  tort,  car  h.  peine 
s'était-il  remis  en  roule  pour  gagner  l'oasis  d'Atar,  d'oii  il  lui 
aurait  été  facile  de  se  joindre  à  des  caravanes  qui  l'auraient 
conduit  en  vingt  jours  à  Tombouctou,  qu'il  fut  attaqué  par 
une  bande  d'Ouled-Dlim,  et  dépouillé  de  tout  ce  qu'il  pos- 
sédait. Soleillet  aurait  pu  se  défendre,  mais  il  aurait  été  mas- 
sacré. Il  se  résigna  donc  et  fit  bien,  car  deux  des  frères  de 
Saad-Bou  accoururent  à  son  aide,  et  obtinrent  des  pillards 
non  seulement  qu'ils  respecteraient  sa  vie,  mais  encore  qu'ils 


ET   LE    SOUDAN    FRANÇAIS  183 

lui  rendraient  lous  ses  inslruments,  ses  papiers  et  ses  collec- 
tions. Soleillet  eut  un  moment  de  désespoir  :  «  Le  matin  à 
mon  réveil,  a-t-il  écrit,  en  voyant  ainsi  détruit  un  voyage 
dont  lo  succès  me  paraissait  assuré,  et  yurtout  en  réfléchis- 
sant que,  si  la  chance  m'avait  servi  deux  jours  de  plus,  j'étais 
à  Atar,  dans  la  famille  de  Saad-Bou,  dans  des  régions  dont 
les  chefs  vivent  en  honne  intelligence  avec  la  France,  que  si 
j'avais  pu  atteindre  Atar,  je  serais  revenu  au  moins  de  Tom- 
bouctou,  je  me  trouve  dans  un  état  de  prostration  complète, 
sans  volonté,  sans  force,  sans  énergie.  »  Sur  cette  âme  éner- 
gique le  découragement  n'avait  pas  de  prise.  Réconforté 
par  la  restitution  de  ses  papiers  et  de  ses  collections,  Soleillet 
retourna  auprès  de  son  ami,  qui  lui  promit  de  l'accompa- 
gner lui-même  au  prochain  hivernage.  Il  se  décida  alors  à 
reprendre  le  chemin  de  Saint-Louis,  où  il  arriva  le  12  avril, 
et  pria  le  gouverneur  de  nommer  une  commission  afin  de 
juger  sa  conduite.  On  lui  rendit  pleine  et  entière  justice.  Le 
témoignage  le  plus  favorable  fut  donné  par  un  de  ses  servi- 
teurs, Mohammcd-Moljar  :  «  J'ai  été  surpris  de  l'énergie  dont 
il  a  fait  constamment  preuve,  et  de  sa  sobriété,  qui  dépasse 
tout  ce  que  l'on  saurait  imaginer.  Je  ne  l'ai  jamais  entendu  se 
plaindre  ou  demander  un  arrêt  quelconque.  On  est  étonné 
qu'il  ait  pu  vivre  avec  deux  galettes  de  biscuit  par  jour,  du 
lait  et  un  peu  de  thé.  Je  ne  croyais  pas  qu'un  chrétien  pût  se 
contenter  de  si  peu,  » 

Dans  ce  voyage,  qui  dura  cinquante-cinq  jours,  Soleillet 
avait  parcouru  onze  cent  soixante-quatre  kilomètres.  Il  rap- 
portait quarante-quatre  échantillons  géologiques  et  quarante 
échantillons  botaniques,  dont  un,  la  gomme  de  fernan,  sem- 
ble appelé  à  devenir  très  important.  Le  fernan  est  un  figuier 
sans  feuillage,  dont  les  branches  sont  remplies  d'un  suc  lai- 
teux très  abondant,  qui,  lorsqu'il  coule  des  branches  incisées, 
a  l'apparence  et  la  consistance  du  caoutchouc.  Les  Maures 
de  la  côte  d'Arguin  s'en  servent  pour  calfater  leurs  barques. 
Soleillet  avait  également  signalé  le  tauriza,  arbuste  à  fleurs 
violettes,  dont  le  fruit,  plus  gros  que  le  poing,  contient  de  la 
soie  végétale.  Son  voyage  n'avait  donc  pas  été  inutile,  et 
d'ailleurs  il  était  tout  prêt  à  le  recommencer. 


isv  LK   SÉNÉGAL 

Le  minisire  des  travaux  publics  venait  de  mettre  vingt 
mille  francs  à  sa  disposition,  et  le  chargeait  officiellement  de 
se  rendre  à  Tombouclou  pour  y  frayer  la  voie  à  nos  négociants. 
Soleillet  reprit  aussitôt  son  bâton  de  voyage.  Tout  semblait 
annoncer  cette  fois  le  succès  définitif.  Ici  se  place  un  épisode 
qui  n'a  pas  encore  été  suffisamment  débrouillé.  On  apprit  tout 
à  coup  que  le  gouverneur  du  Sénégal,  Brière  de  Tlsle,  ordon- 
nait au  commandant  de  Médine  d'arrêter  Soleillet,  de  se  faire 
remettre  par  lui  tout  le  matériel  qui  était  en  sa  possession, 
et  de  le  renvoyer  à  Saint-Louis.  Celte  mesure  sévère  était, 
paraîL-il,  molivée  par  la  publication  en  France  d'une  lettre 
dans  laquelle  le  personnel  militaire  de  la  colonie  était  assez 
durement  apprécié.  Que  Soleillet  ait  été  coupable  d'impru- 
dence, nous  le  reconnaîtrons  avec  lui,  mais  il  est  facile  de 
plaider  les  circonslances  atténuantes.  Cette  lettre  était  adres- 
sée à  un  ami  intime  et  n'a  été  publiée  que  par  suite  d'une 
indiscrétion.  D'ailleurs  il  n'eût  pas  été  hors  de  propos  de  trai- 
ter avec  quelque  ménagement  un  homme  qui  depuis  quinze 
ans  était  sur  la  brèche  pour  l'exploration  de  l'Afrique.  Une 
observation  aurait  suffi ,  et  non  pas  un  brusque  rappel  en 
France.  Soleillet  n'eut  pas  de  peine  à  faire  accepter  sa  justi- 
fication, mais  il  ne  devait  jamais  revenir  au  Sénégal  :  c'est 
dans  une  autre  direction,  en  Abyssinie,  qu'il  allait  désormais 
concentrer  ses  efforts. 

René  Caillié,  Mage  et  Quintin,  Paul  Soleillet,  tels  furent 
les  hommes  qui  préparèrent  les  voies  à  l'action  française 
dans  le  Soudan.  Aussi  bien,  il  était  temps  que  le  gouverne- 
ment prît  la  haute  direction  de  l'entreprise  et  indiquât  réso- 
lument, non  plus  par  des  tentatives  isolées  et  par  des  pro- 
messes, mais  par  des  actes  énergiques,  qu'il  voulait  étendre 
rinfluencc  et  au  besoin  la  domination  française  dans  la  val- 
lée du  Niger.  Continuer  ce  qui  avait  été  si  bien  commencé, 
c'est-à-dire  étudier  soigneusement  le  terrain  pour  construire 
une  route  entre  Métlinc  et  un  point  à  déterminer  sur  le  Niger, 
tel  fut  dès  lors  le  projet  favori  de  nos  gouverneurs  du  Séné- 
gal. Bientôt  même  ce  ne  fut  plus  une  simple  route,  mais  une 
voie  ferrée  qu'ils  voulurent  construire.  En  se  précisant,  le 
projet  prit  de  l'extension.   Ce  ne  fut  plus    seulement  entre 


ET   LE    SOUDAN    FRANÇAIS  185 

Médine  et  le  Niger,  mais  entre  Dakar  et  Sainl-Louis  d'un 
cùlé,  entre  Saint-Louis  et  le  Niger  de  l'autre,  qu'on  songea  à 
construire  le  chemin  de  fer.  De  là  diverses  explorations,  dont 
quelques-unes  fort  importantes,  et  que  nous  allons  essayer 
de  résumer. 

Dans  la  voie  projetée  on  disting-uait  trois  sections  :  la  pre- 
mière de  Dakar  à  Saint-Louis  (deux  cent  soixante  kilomètres), 
la  seconde  de  Saint-Louis  à  Médine  (cinq  cent  quatre-vingts 
kilomètres),  et  la  troisième  de  Médine  au  Niger  (cinq  cent  vingt 
kilomètres).  Toutes  les  trois  furent  étudiées  séparément. 

Saint-Louis  est  la  capitale  du  Sénégal  et  la  ville  la  plus 
importante  de  notre  colonie.  Il  semble  donc,  au  premier  abord, 
assez  étrange  qu'on  n'ait  pas  choisi  cette  ville  comme  tête  de 
ligne.  Yoici  pourquoi.  Le  Sénégal,  en  se  jetant  à  la  mer, 
forme,  juste  en  face  de  Saint-Louis,  une  barre  mobile  qui 
gêne  beaucoup  la  navigation.  Le  passage  de  cette  barre  peut 
n'être  qu'un  jeu  pour  les  bateaux  à  vapeur,  mais  il  est  d'une 
extrême  difficulté  pour  tous  les  navires  à  voiles.  Il  faut  les 
décharger  et  leur  apporter  des  marchandises  de  retour;  mais, 
sans  parler  de  la  perte  de  temps  résultant  de  l'attente,  il  y  a 
doubles  frais  pour  le  chargement  et  le  déchargement  des 
marchandises  en  avant  de  la  barre.  Aussi  un  commerce 
sérieux  ne  s'établira  jamais  dans  de  pareilles  conditions.  C'est 
pour  parer  à  ces  inconvénients  qu'on  a  songé  à  Dakar. 

Dakar  se  trouve  dans  une  grande  rade,  protégée  contre  les 
vents  du  nord  et  de  l'ouest  par  une  île  célèbre  dans  notre  his- 
toire coloniale,  Gorée.  Dakar  est  de  création  récente.  Elle  n'a 
été  fondée  qu'en  1859.  Deux  jetées  artificielles,  défendues 
par  des  batteries  qui  croisent  leurs  feux  avec  la  citadelle  de 
Gorée,  protègent  l'entrée  du  port.  De  nombreux  phares  et  des 
balises  permettent  d'y  entrer  à  toute  heure,  avantage  inap- 
préciable sur  une  côte  encore  mal  connue.  Aussi  Dakar  a-t-elle 
pris  une  grande  importance,  et  c'est  avec  raison  que  le  gou- 
verneur du  Sénégal  l'avait  désignée  comme  tête  de  ligne  du 
futur  chemin  de  fer.  Seulement,  vu  l'importance  de  Saint-Louis, 
on  décida  qu'on  chercherait  tout  d'abord  à  unir  Dakar  à  Saint- 
Louis.  Une  difficulté  se  présentait.  Le  chemin  de  fer  projeté 
traversait  le  Cayor,  et  le  souverain  de   cette  province  était 


186  I-E    SÉNÉGAL 

noire  ennemi  secret  ou  déclaré,  le  damel  Lat-Dior.  Comme 
il  avait  conservé  l'amer  ressentiment  des  défaites  que  lui  avait 
autrefois,  et  à  plusieurs  reprises,  infligées  Faidherbe,  il  était 
à  craindre  qu'il  s'opposât  à  la  construction  d'une  voie  ferrée 
sur  son  territoire.  En  effet,  il  feignit  d'abord  de  se  rendre  aux 
raisons  que  lui  présenta  un  vieux  Yolof  ami  de  la  France, 
Bou-cl-Moghoad,  et  promit  non  seulement  de  nous  céder  gra- 
tuitement le  terrain,  mais  encore  de  faire  abattre  les  arbres 
nécessaires  à  la  construction,  et  de  nous  prêter  des  travail- 
leurs. A  peine  les  chantiers  élaient-ils  ouverts  que  Lat-Dior 
était  subitement  pris  de  scrupules  théologiques,  et" entrait  en 
campagne  II  fallut  diriger  contre  lui  plusieurs  expéditions. 
Il  devint  même  nécessaire  de  le  détrôner,  et  de  lui  donner 
pour  successeur  un  de  ses  rivaux,  Samba-Laobé,  qui,  lui  non 
plus,  ne  resta  pas  fidèle  à  ses  promesses  :  mais  Lat-Dior  et 
Samba-Laobé  ont  disparu,  et  le  chemin  projeté  à  travers  le 
Cayor  a  été  rapidement  achevé.  Les  communications  par  voie 
ferrée  sont  aujourd'hui  régulières  entre  Dakar  et  Saint-Louis. 
La  seconde  section  devait  joindre  Saint-Louis  à  Médine. 
De  Saint-Louis  à  Mérinaghcn,  aucune  difficulté  :  le  tracé 
était  tout  indiqué;  mais  à  partir  de  Mérinaghen  plusieurs 
directions  étaient  proposées,  et  il  fallait  toutes  les  étudier  avant 
de  se  décider.  Trois  missions,  dirigées  par  nos  officiers,  par- 
tirent donc  de  Mérinaghen.  La  première,  commandée  par 
les  lieutenants  Pietri  et  Marchi,  parcourut  la  région  plate, 
fertile,  boisée,  qui  sépare  Mérinaghen  de  Dagana.  Bien  ac- 
cueillie par  les  tribus  riveraines,  elle  exécuta  sans  peine  le 
travail  qui  lui  avait  été  confié.  La  seconde  mission,  comman- 
dée par  le  lieutenant  Jacquemart,  était  chargée  de  côtoyer, 
sur  la  rive  gauche  du  Sénégal,  la  limite  extrême  des  inonda- 
tions, afin  de  savoir  où  l'on  pourrait  sans  inconvénient  poser 
les  rails,  de  façon  à  n'avoir  rien  à  craindre  du  fleuve,  tout 
en  s'en  éloignant  le  moins  possible.  Jacquemart  a  distingué 
dans  la  vallée  trois  sortes  de  villages  :  les  premiers,  sur  les 
bords  du  fleuve,  sont  absolument  inhabitables;  les  seconds, 
sur  la  crête  des  petites  collines  riveraines,  sont  habités  loule 
l'année;  les  autres  sont  en  arrière,  sur  des  plateaux,  et  habi- 
tes seulement  en  temps  d'hiver   M.  Jacquemart  aurait  voulu 


ET    LE    SOUDAN    FRANÇAIS  187 

que  le  chemin  de  fer  suivît  la  ligne  des  villages  bâtis  sur  les 
collines.  Il  y  aurait  sans  doute  quelques  travaux  d'art  à  exé- 
cuter, mais  la  ligne  présenterait  l'immense  avantage  de  par- 
courir un  pays  accessible  en  toute  saison,  et  surtout  d'être 
assurée  d'un  trafic  constant,  car  la  région  est  très  habitée. 
Jacquemart  fut  partout  bien  accueilli  :  il  ne  rencontra  d'op- 
posilion  que  chez  les  tribus  loucouleurs,  qui  nous  détestent 
cordialement,  d'abord  parce  qu'elles  sont  fanatisées  par  les 
prédications  des  missionnaires  musulmans,  et  plus  encore 
parce  qu'elles  ont  gardé  le  ressentiment  des  défaites  que  nous 
avons  infligées  à  leur  chef  vénéré,  Omar-al-Hadji.  Lorsqu'il 
entra  sur  le  territoire  des  tribus  toucouleurs,  un  de  leurs 
chefs,  Abdul-Bou-Ccker,  défendit  à  Jacquemart  de  pénétrer 
plus  avant.  Celui-ci  ne  tint  aucun  compte  de  sa  défense;  mais 
le  Toucouleur  lui  déclara  qu'il  était  prêt  à  émigrer  avec 
toute  sa  tribu,  soit  sur  la  rive  droite  du  Sénégal,  soit  dans  les 
possessions  anglaises,  le  jour  où  l'on  poserait  le  premier 
rail.  Ce  ne  sont  pas  là  de  vaincs  menaces.  Les  Toucouleurs 
reculent  devant  notre  civilisation.  Plutôt  que  d'accepter  nos 
bienfaits,  ils  sont  disposés  à  nous  céder  la  place.  Soit!  qu'ils 
nous  la  cèdent!  Une  troisième  expédition,  commandée  par 
les  lieutenants  Monteil  et  Sorin,  partit  encore  de  Mérinaghen, 
mais  en  traversant  une  région  inexplorée,  le  Ferlo.  C'est  un 
immense  désert,  qui  forme  une  forêt  continue  de  gommiers 
acacias.  Depuis  Mollien,  qui  le  parcourut  en  1818,  aucun  Eu- 
ropéen ne  s'était  aventuré  dans  ses  solitudes.  Ce  sont  des 
bêtes  féroces,  et  surtout  des  éléphants,  qui  fréquentent  la 
région.  Le  pays  est  plat,  les  eaux  rares  et  saumâtres.  Le  seul 
avantage  que  présenterait  un  tracé  par  le  Ferlo  serait  d'abré- 
ger la  voie,  mais  cet  avantage  ne  compense  pas  la  pauvreté 
du  pays  traversé,  l'absence  des  matériaux  de  construction,  et 
le  petit  nombre  des  habitants. 

En  résumé,  depuis  Saint-Louis  jusqu'à  Bakel,  le  meilleur 
tracé  paraît  cire  celui  de  M.  Jacquemart.  De  Bakel  à  Médine, 
aucune  difficulté.  On  n'aura  qu'à  suivre  la  vallée  du  Sénégal, 
et  les  riverains,  habitués  à  notre  domination,  ne  deman- 
deront pas  mieux  que  de  voir  créer  une  voie  ferrée  qui  don- 
nera une   plus-value  considérable  à  leurs  produits,   tout  en 


188 


LE   SÉiNÉGAL 


leur  permcltanl    de  s'approvisionner  à  moins  de   frais  des 
produits  variés  de  notre  industrie. 

La  troisième  section  ya  de  Médine  au  Niger.  A  partir  de 
Médine  on  entrait  en  pays  inconnu,  ou  du  moins  à  peine 
entrevu.  C'est  dans  cette  direction  que  se  concentrèrent  les 
efforts  de  l'administration,  et  c'est  là  qu'on  obtint  les  résultats 
les  plus  complets  et  les  plus  inattendus. 


Village  dans  le  haut  fleuve. 

Tout  d'abord  quelques  mots  sur  la  région  qui  s'étend  de 
Médine  au  Niger.  Depuis  la  mort  d'Omar-al-Hadji,  qui  avait 
réussi  à  maintenir  sous  sa  domination  la  contrée  tout  entière 
(d864),  ses  fils  s'étaient  partagé  ses  domaines;  mais  les  héri 
tiers  de  cet  autre  Cbarlemagne  ne  surent  pas  garder  entre  eux 
la  concorde  nécessaire  pour  consolider  un  empire  aussi  rapi- 
dement improvisé.  Pendant  qu'Alimadou,  le  fils  aîné  du  pro- 
phète, se  maintenait  à  Ségou,  sur  le  Niger,  son  neveu  Tidiani 
s'installait  dans  le  Macina,  et  ses  autres  enfants  se  taillaient 
des  principautés  à  leur  fantaisie.  La  guerre  civile  était  en  per- 
manence, et  la  guerre  religieuse  compliquait  encore  la  situa- 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS  189 

lion,  car  les  néophytes  musulmans  poursuivaient  de  leur  haine 
ceux  de  leurs  compatriotes  qui  étaient  restés  fidèles  au  féti- 
chisme. Aux  horreurs  qu'entraîne  toujours  h  sa  suite  le  fana- 
tisme surexcité  se  joignaient  les  haines  de  race  elles  animo- 
sités  locales.  C'est  dans  cette  mêlée  confuse  de  religions  et  de 
nationalités  que  nous  allions  nous  engager,  sans  seulement 
connaître  nos  amis  et  nos  ennemis.  En  elfct,  le  plus  puissant 
de  ces  souverains  indigènes,  Ahmadou,  nous  accablait  de  ses 
protestations  d'amitié  et  ne  négligeait  aucune  occasion  de 
faire  savoir  à  Saint-Louis  combien  il  nous  était  dévoué  ;  mais 
aiï  fond  il  nous  délestait,  et  comme  musulman  et  comme 
Toucoulcur,  et  cherchait  sous  main  à  nous  nuire.  En  1878, 
bien  qu'il  se  soit  défendu  de  toute  intervention  contre  la 
France,  c'est  bien  lui  qui  avait  excité  contre  nous  une  dan- 
gereuse sédition  dans  la  province  du  Logo.  Il  avait  fallu  en- 
voyer contre  Sabouricié,  la  principale  cité  de  la  région,  une 
colonne  expéditionnaire  sous  le  commandement  des  colonels 
Raymond  et  Bourdiaux.  Sabouricié  fut  pris  et  détruit,  et  le 
chef  du  Logo  périt  dans  la  lutte.  Ahmadou  n'avait  pas  bougé, 
mais  il  avait  suivi  les  péripéties  de  la  lutte  avec  un  intérêt 
qui  dénonçait  ses  véritables  sentiments.  11  ne  faut  donc  tenir 
aucun  compte  de  l'alliance  du  maître  de  Ségou.  Ce  n'est 
qu'un  ennemi  caché.  D'un  autre  côté,  tous  les  chefs  indigènes 
restés  fidèles  au  félicliisme  détestent  Ahmadou,  leur  persécu- 
teur. Ils  devraient  être  nos  alliés  naturels;  mais  ils  se  défient 
de  nos  relations  avec  le  maître  de  Ségou,  et  se  tiennent  sur 
une  réserve  qui,  d'un  jour  à  l'autre,  peut  se  convertir  en  hos- 
tilité. 11  était  donc  fort  difficile  de  savoir  quelle  politique 
adopter.  Haines  mal  dissimulées  des  uns,  défiances  des  autres, 
à  vrai  dire  la  France  avait  tout  le  monde  contre  elle.  N'im- 
porte !  le  temps  était  venu  de  l'action.  On  se  décida  à  aller  de 
l'avant. 


190  LE    SÉNÉGAL   ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS 

CONQUÊTE     DU    SOUDAN     FRANÇAIS 

Il  s'agissait,  avant  tout,  de  trouver  plus  loin  que  Médinc 
un  nouveau  poste,  d'où  rayonnerait  notre  influence  dans  tous 
les  sens,  où  nous  pourrions  concentrer  nos  moyens  d'action, 
et,  au  besoin,  de  résistance,  et  qui  deviendrait  en  un  mot 
une  nouvelle  étape  dans  la  conquête  pacifique  de  la  région. 
On  se  décida  pour  Bafoulabé,  au  confluent  du  Bafing  et  du 
Bakoy,  à  peu  près  à  mi-chemin  entre  Médine  et  le  Niger. 
Le  capitaine  d'infanterie  de  marine  Gallicni  fut  chargé  de 
cette  délicate  mission  (1879).  Gallieni  devait,  sur  son  chemin, 
pacifier  les  tribus  du  Lago  et  du  Naliaga,  lâcher  de  conclure 
avec  leurs  chefs  des  traités  avantageux  et  étudier  le  prochain 
emplacement  de  la  voie.  Le  12  octobre  il  arrivait  à  Bafoulabé 
et  y  trouvait  tous  les  chefs  malinkés  de  la  région,  assemblés 
pour  assiéger  le  château  d'Oaliba,  où  s'était  renfermé  le 
renégat  Tiecoro,  vassal  d'Ahmadou.  Gallieni  pria  ces  chefs 
de  venir  le  trouver.  Ils  répondirent  à  son  appel.  Le  capitaine 
leur  exposa  ses  projets.  Les  chefs  malinkés  acceptèrent  avec 
empressement  sa  double  proposition  de  construire  un  poste 
fortifié  à  Bafoulabé  et  d'établir  un  chemin  de  fer  à  travers 
leur  pays.  Aussitôt  Gallieni  signa  avec  eux  une  série  de  trai- 
tés, en  vertu  desquels,  le  21  décembre  1879,  commencèrent 
les  travaux  de  construction  d'un  fort  à  Bafoulabé.  Ils  furent 
poussés  avec  tant  d'activité,  que  le  30  janvier  1880  tout  était 
prêt,  c'est-à-dire  que  les  fossés  étaient  creusés,  les  murailles 
debout,  ainsi  que  les  magasins  et  les  casernes.  Bafoukabé,  en 
un  mot,  pouvait  résister  à  une  attaque  de  vive  force.  C'était 
une  prise  de  possession  complète,  et,  par  cette  rapide  occu- 
pation, nous  nous  trouvions  déjà  à  mi-chemin  du  Niger. 

Restait  à  assurer  les  communications  entre  la  nouvelle 
citadelle  française  et  Médine.  Un  des  auxiliaires  de  Gallieni, 
le  lieutenant  Yullière,  avait  déjà  soigneusement  examiné  le 


LE  SENEGAL  ET  LE  SOUDAN  FRANÇAIS      193 

terrain  en  vue  do  la  prochaine  construction  soit  d'une  voie 
ferrée,  soit  d'une  ligne  télégraphique.  Il  était  difficile  d'impro- 
viser la  première,  car  les  bras  manquaient,  mais  plus  aisé  do 
planter  en  terre  des  poteaux  et  les  relier  par  des  fils  élec- 
triques. Cette  campagne  fut  rapidement  conduite,  et  bientôt 
on  put  expédier  des  dépêches  de  Saint-Louis  à  Bafoulabé. 
Celait  un  premier  résultat  obtenu,  qui  frappa  d'admiration 
les  indigènes,  et  servit  plus  à  consolider  notre  jeune  domina- 
tion que  ne  l'auraient  fait  plusieurs  expéditions  victorieuses. 

Il  s'agissait  maintenant  de  gagner  le  Niger,  et,  sur  le  Niger, 
le  point  le  plus  rapproché,  Bamakou.  Gallieni  avait  si  bien 
réussi  dans  sa  première  mission,  qu'on  n'hésita  pas  à  lui  en 
confier  une  seconde.  MM.  Pietri  et  Vallière,  officiers  qui 
avaient  déjà  fait  leurs  preuves  au  Sénégal,  les  docteurs  Bayol 
et  Taulain,  vingt  tirailleurs  et  sept  spahis  lui  furent  adjoints. 
En  outre,  un  nombre  assez  considérable  d'indigènes  furent 
chargés  do  porter  les  bagages  et,  au  besoin,  de  frayer  la  route. 
L'expédition  comptait  en  tout  cent  cinquante  personnes.  Le 
capitaine  Pietri  préparait  le  terrain,  le  lieutenant  Vallière 
dirigeait  l'itinéraire  topographique,  le  docteur  Bayol  était 
chargé  de  la  météorologie,  et  le  docteur  Tautain  de  l'astro- 
nomie. Le  but  do  la  mission  était  d'explorer  le  pays  entre 
Bafoulabé  et  Bamakou,  do  créer,  autant  que  possible ,  une 
nouvelle  station  fortifiée,  et  d'établir  des  relations  pacifiques 
avec  les  chefs  indigènes,  surtout  avec  Ahmadou. 

Le  30  janvier  1880,  départ  de  Saint-Louis;  le  22  mars,  arri- 
vée à  Médine  ;  quelques  jours  après,  à  Bafoulabé.  Les  chefs 
malinkés  ne  paraissaient  pas  mécontents  de  l'établissement 
du  fort.  Tous  signèrent  des  traités  par  lesquels  ils  se  sou- 
mettaient au  protectorat  exclusif  de  la  France.  A  partir  de 
Bafoulabé  on  entra  en  pays  inconnu.  A  cause  de  la  guerre 
qui  la  ravage  depuis  si  longtemps,  la  contrée  offrait  peu  de 
ressources;  néanmoins  les  populations  se  montraient  sym- 
pathiques, et  partout  nos  compatriotes  étaient  bien  accueil- 
lis. Chemin  faisant  ils  étudiaient  le  futur  tracé  de  la  voie,  et 
signaient  dos  traités  avec  les  petits  rois  indigènes,  ceux  de 
Fangalla(10  avril),  de  Gouniokoro  (14  avril),  de  Makadam- 
bougou  (19  avril).  Sur  le  parcours  on  retrouvait  les  traces  et 

2o 


194  LE   SÉNÉGAL 

le  souvenir  de  l'expédition  de  Mungo-Park  en  1803.  Dans  un  de 
ces  villages,  le  chef  réclama  un  cadeau  à  Gallieni,  sous  pré- 
texte que  son  père  en  avait  jadis  reçu  un  de  l'illustre  Écossais. 
Or  c'était  tout  le  contraire,  comme  Gallieni  le  découvrit  en 
lisant  l'itinéraire  de  Mungo-Park.  Aussi  les  indigènes  étaient- 
ils  stupéfaits  de  voir  nos  compatriotes  si  bien  renseignés. 

Le  20  avril  on  arriva  à  Kita.  C'est  un  poste  stratégique  et 
commercial,  le  point  de  convergence  des  routes  de  caravane 
entre  le  haut  Niger,  le  haut  Sénégal  et  le  Sahara.  Elle  est 
bâtie  sur  un  plateau  assez  élevé,  dont  la  température  res- 
semble à  s'y  méprendre  à  celle  de  la  France.  Or,  le  princi- 
pal obstacle  à  notre  domination  dans  le  Sénégal  ayant  été 
jusqu'à  présent  la  rigueur  du  climat  et  la  difficulté  pour  nos 
fonctionnaires  et  pour  nos  soldats  de  résister  aux  ardeurs 
dévorantes  du  soleil,  il  sera  facile  de  transporter  nos  malades 
à  Kita,  surtout  si  le  chemin  de  fer  était  construit.  Un  simple 
changement  d'air  les  guérira  sur-le-champ.  C'est  ainsi  que 
les  Anglais  établis  dans  l'Hindoustan  parviennent  à  s'y  main- 
tenir en  bonne  santé  en  se  transportant,  dès  qu'ils  ressen- 
tent les  premières  atteintes  de  la  maladie,  dans  les  fraîches 
vallées  de  l'Himalaya  ou  des  Yindhya.  Kita  pourrait  de  la 
sorte  devenir  le  grand  hôpital  de  la  colonie.  De  plus,  à  cause 
de  sa  situation  géographique,  il  sera  facile  d'y  établir  des 
marchés  et  des  foires.  Ce  sera  une  ville  de  transit.  Nous  en 
ferons  le  centre  de  notre  système  de  défense  et  d'approvision- 
nement dans  la  région.  Kila  marquera  en  outre  une  nouvelle 
étape  sur  la  route  du  Soudan.  Ces  considérations  déterminè- 
rent Gallieni  à  obtenir  du  chef  de  Kita  la  cession  d'une  partie 
de  son  territoire  pour  y  construire  un  fort  et  une  station. 
Après  force  palabres,  un  traité  de  cession  fut  en  effet  conclu 
(25  avril  1880),  et  aussitôt  commencèrent  les  travaux  d'instal- 
lation, aussi  rapidement  menés  qu'à  Bafoulabé. 

A  partir  de  Kita,  on  entrait  dans  le  Bambara,  région  bar- 
bare dont  les  habitants  avaient  jusqu'alors  repoussé  toutes 
nos  avances.  GaUieni  aurait  voulu  atteindre  le  Niger  en  pas- 
sant par  le  Nioro,  mais  le  pays  était  déchiré  par  la  guerre 
civile  :  il  lui  fallut  alors  se  rabattre  vers  le  sud-est  et  se  frayer 
un  chemin  dans  la  vallée  du  Bandingo.  La  population  est  en 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS 


I9:i 


grande  partie  composée  de  félichislcs,  très  altachés  à  leurs 
superstitions,  et  qui  ont  eu  beaucoup  à  souffrir  des  musulmans 
et  de  leurs  derniers  chefs  Omar  et  Ahmadou.  Or  les  Nègres, 
ainsi  que  toutes  les  races  primitives,  n'admettent  ni  tempéra- 
ments ni  accommodements.  Qui  n'est  pas  pour  eux  est  contre 
eux.  Ces  Français  qui  entraient  ainsi  sur  leur  territoire  en  se 
prétendant  leurs  amis,  et  pourtant  avouaient  que  le  but  do 


Kita. 

leur  voyage  était  la  capitale  du  sultan  abhorré,  fallait-il  ajouter 
foi  à  leurs  déclarations?  Était-il  possible  d'être  à  la  fois  l'ami 
des  Nègres  et  l'ami  d'Ahmadou?  Ces  étrangers  n'étaient  évi- 
demment que  des  espions  ou  des  traîtres,  et,  malgré  leurs 
armes  redoutables,  malgré  leur  tactique  savante,  il  fallait  à 
tout  prix  s'en  débarrasser.  Aussi  de  jour  en  jour  l'attitude  des 
indigènes  devint  hostile.  Le  5  mai,  à  Guisoumalé,  ils  ne  con- 
sentirent à  fournir  des  vivres  que  parce  que  le  docteur  Bayol 
leur  donna  des  consultations  gratuites  et  excita  leur  étonne- 
ment  par  les  décharges  d'une  pile  électrique.  Le  lendemain  G, 


196  LE   SENEGAL   ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS 

à  Ouoloni,  l'accueil  était  froid  et  embarrassé.  Le  chef  refusa 
des  guides,  et  sur  le  soir  une  rixe  éclata  entre  les  habitants 
du  village  et  l'arrière-garde,  commandée  par  le  docteur  Tau- 
tain.  Le  7  il  fallut  camper  dans  une  forêt.  Le  8,  à  Guinina, 
femmes  et  enfants  avaient  disparu.  Seuls  restaient  les  hommes, 
et  ils  étaient  tous  armés.  Sans  la  ferme  altitude  de  nos  com- 
patriotes, ils  auraient  été  attaqués  pendant  la  nuit. 

Le  H  ,  les  Français,  de  plus  en  plus  mal  accueillis,  et  serrés 
de  près  par  des  indigènes  dont  le  nombre  grossissait  d'heure 
en  heure,  venaient  de  quitter  le  village  de  Dio  et  de  s'enga- 
ger dans  un  terrain  fourré.  Le  guide  marchait  en  avant,  mais 
on  remarquait  que,  contrairement  à  l'usage  des  nègres,  qui 
vont  toujours  droit  devant  eux,  il  faisait  souvent  changer  de 
direction  à  la  colonne.  De  plus,  un  sourd  grouillement  sortait 
des  villages,  et  les  herbes  s'agitaient.  Tout  h  coup,  sur  les 
derrières  des  Français,  alors  espacés  sur  une  longueur  de 
six  à  sept  cents  mètres,  éclate  une  vive  fusillade.  C'étaient 
les  gens  de  Dio,  d'Ouoloni,  de  Guinina  et  de  vingt  autres 
villages  qui  nous  attaquaient,  dans  l'espoir  de  nous  extermi- 
ner et  de  piller  nos  bagages.  Le  premier  choc  fut  rude.  Le 
docteur  Tautain,  qui  commandait  l'arrière-garde,  réussit  à  se 
réfugier  dans  des  ruines,  y  organisa  la  résistance,  parvint  à 
rallier  tout  son  monde  et  bientôt  à  rejoindre  Gallieni;  mais 
quatorze  hommes  manquaient  à  l'appel,  et  presque  tous  les 
autres  étaient  blessés.  On  les  hissa,  au  détriment  des  baga- 
ges, sur  les  bêtes  de  somme,  et  on  précipita  la  marche  dans 
la  direction  du  fleuve.  On  en  était  éloigné  de  soixante  et  dix 
kilomètres,  et  la  retraite  n'était  pas  aisée  dans  un  pays  acci- 
denté et  peu  connu.  Par  bonheur,  les  indigènes  ne  se  battent 
que  pendant  le  jour;  mais  ils  suivirent  la  colonne  jusqu'au 
moment  oiî  elle  aperçut  le  Niger,  et  cela  sans  cesser  de  tirail- 
ler. Gallieni  ne  fut  sauvé  que  par  le  dévouement  de  ses  tirail- 
leurs sénégalais,  qui,  à  diverses  reprises,  le  couvrirent  de  leur 
corps.  Pietri  et  Vallière,  qu'il  avait  envoyés  à  l'avance,  étaient 
déjà  arrivés  à  Bamakou.  Ils  coururent  à  la  rencontre  du  chef 
de  l'expédition,  et  réussirent  à  opérer  leur  jonction.  La  co- 
lonne expéditionnaire  présentait  alors  un  aspect  peu  triom- 
phal. On  n'avait  plus  de  médicaments,  plus  de  vêlements  de 


LE  SÉNÉGAL  ET  LE  SOUDAN  FRANÇAIS      199 

rechange,  plus  de  cadeaux  à  distribuer.  Il  ne  restait  au  doc- 
leur  Bayol,  pour  ses  opérations  chirurgicales,  qu'un  mauvais 
canif.  Il  était  donc  nécessaire  do  hâter  la  marche  sur  Ségou, 
afin  de  rentrer  au  plus  vile  à  Saint-Louis.  Aussi  bien,  mal- 
gré la  débandade  de  Dio,  l'expédition  n'avait  pas  été  infruc- 
tueuse. Kita  avait  accepté  notre  protectorat,  les  affluents  du 
haut  Sénégal  avaient  été  reconnus,  et  jusqu'au  dernier  mo- 
ment les  Français,  ainsi  qu'ils  l'avaient  promis,  n'avaient 
pas  fait  usage  de  leurs  armes,  et  s'étaient  présentés  en  pion- 
niers de  la  civilisation. 

Le  15  mai  le  Niger  était  franchi,  non  loin  de  Nafadié.  C'est 
alors  un  beau  fleuve,  de  sept  cent  cinquante  mètres  do  large, 
rempli  d'îles  et  bordé  sur  les  deux  rives  de  belles  plaines. 
Gallieni  espérait  arriver  rapidement  à  Ségou  ;  mais  Ahmadou 
était  prévenu  contre  lui.  Ne  lui  avait-on  pas  fait  croire  que 
le  capitaine  avait  le  mauvais  œil?  L'entrée  de  la  capitale  fut 
donc  interdite  au  jettatore  inconscient.  Au  moius  lui  donna- 
t-on  tout  ce  dont  il  avait  besoin,  et  fut-il  nourri,  lui  et  ses 
hommes.  On  ne  lui  refusa  que  du  papier,  car  Ahmadou  ne 
voulait  pas  que  les  Français  prissent  des  notes  ou  des  levés  de 
terrain.  Nos  compatriotes  passèrent  dans  le  village  de  Nango 
tout  l'hiver,  et  il  fut  terrible,  à  cause  des  fièvres  et  du  dénue- 
ment général.  Enfin,  après  quatre  mois  d'hésitation,  appre- 
nant que  les  Français  s'étabUssaient  décidément  à  Kita,  Ah- 
madou se  décida  à  signer  avec  notre  représentant  un  traité 
qui  doit  opérer  une  révolution  dans  la  nature  de  nos  rela- 
tions avec  les  peuples  du  Niger.  En  voici  les  clauses  principa- 
les :  1°  les  Français  auront  le  droit,  à  l'exclusion  de  toutes  les 
nations  européennes,  de  s'établir  et  de  fonder  des  comptoirs 
dans  tout  l'empire  de  Ségou;  2°  ils  pourront  améliorer  les 
routes  et  ouvrir  des  voies  commerciales  vers  le  haut  Niger; 
3°  le  Niger  est  placé  sous  le  protectorat  exclusif  de  la  France, 
depuis  ses  sources  jusqu'à  Tombouctou;  4"  les  Français  au- 
ront seuls  le  droit  de  naviguer  et  de  créer  des  établissements 
sur  le  Niger;  5°  après  le  payement  de  la  première  annuité 
de  la  rente,  la  France  pourra,  s'il  lui  convient,  entretenir  à 
Ségou  un  résident,  représentant  du  protectorat  français.  D'un 
autre  côté,  nous  donnons  à  Ahmadou  quatre  canons  de  cam- 


200  LE   SÉNÉGAL 

pagne,  mille  fusils  à  pierre  et  une  rente  d'environ  vingt-cinq 
mille  francs. 

C'est  là  un  fait  important,  et  qui  favorisera  singulière- 
ment notre  induenec  et  nos  intérêts  dans  cette  partie  de  l'A- 
frique. «  C'est  seulement  guides  par  l'intérêt  du  pays  que 
nous  avons  pu  franchir  le  Niger,  s'écriait  Gallieni  dans  la 
première  conférence  qu'il  fît  sur  son  voyage,  à  Bordeaux,  en 
juin  1881.  C'est  en  n'ayant  en  vue  que  la  patrie  que  nous 
avons  pu  rendre  nos  efforts  utiles.  »  Certes,  le  capitaine  a 
bien  mérité  de  la  patrie,  et  ce  ne  sera  que  justice  si  la  recon- 
naissance nationale  conserve  son  nom. 

Dans  cette  première  exploration  du  pays,  on  n'avait  en 
quelque  sorte  fait  qu'ébaucher  les  grandes  lignes.  Il  était 
nécessaire  de  compléter  cette  prise  de  possession,  d'abord  en 
étudiant  avec  soin  la  région  soumise  à  notre  influence,  puis 
en  faisant  respecter  partout  et  en  toute  circonstance  le  dra- 
peau national.  De  là  deux  sortes  d'entreprises  :  les  unes,  d'un 
caractère  plus  scientifique,  destinées  à  étendre  le  champ  de 
nos  connaissances,  et  à  préciser  nos  renseignements  sur  les 
ressources  de  la  contrée;  les  autres,  d'un  caractère  plus 
politique,  destinées  à  augmenter  le  respect  dû  à  la  France, 
et  à  l'imposer  au  besoin. 

Lcspremières  opérations  ont  été parliculièrementheureuses. 
Elles  ont  été  en  général  confiées  à  des  officiers  qui  s'étaient 
pour  ainsi  dire  acclimalés,  et  qui  portaient  à  leur  patrie  d'a- 
doption uneafl'ection  toute  filiale.  En  1880,  une  mission  topo- 
graphiqué  fut  organisée  sous  la  direction  du  commandant 
Derrien.  Elle  comprenait  trois  officiers  de  marine,  MM.  de 
Kersabicc,  Sorrin,  Hue;  six  officiers  de  l'armée,  MM.  Sever, 
de  Sourdeval,  Dclanncau,  Rivais,  Dcicroix,  Brossclard,  et  le 
docteur  Colin.  Elle  commençait  ses  opérations  à  Médine,  étu- 
diait le  cours  de  Bakoy,  arrivait  à  Kita*,  mais  ne  pouvait 
poursuivre  ses  opérations  jusqu'au  Niger,  à  cause  d'une  ré- 
volte des  indigènes.  Six  feuilles  à  l'échelle  du  cent  millième 

i.  Itinéraire  de  Kaycs  h  Kita.  —  Environs  de  Wédinc,  Bafovdahé,  Kita,  Mour- 
gonla,  Sitalcoto,  gué  île  Maliina,  Toiikoto,  .Maya.  —  Plans  de  Médine,  Sal)oiicir6, 
Fataù,  Konijakoto,  Koumakaua,  Ualié,  Médiua,  Niantcmso,  Guignagné  Gou- 
bauko,  Sila-Koto. 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS  201 

ont  été  dressées  par  elle,  ainsi  que  de  nombreux  plans  et  levés. 
Une  seconde  mission  topographique,  sous  la  direction  des  ca- 
pitaines Henri  et  Delanneau',  a,  de  1881  à  1882,  complété  ces 
premières  éludes  par  de  nouveaux  renseignements.  Une  troi- 
sième mission  topograpliique^  sous  la  direction  du  capilaine 
Bonnier,  a  cette  fois  poussé  jusqu'à  Bamakou,  et  dressé  sept 
feuilles  à  l'éclielle  du  cent  millième  et  une  à  celle  du  cinquante 
millième.  Ces  travaux  ont  été  difficiles,  dangereux  même,  non 
pas  tant  h  cause  de  l'hostililé  des  indigènes  que  parce  que  nos 
officiers  ont  souvent  opéré,  sous  un  soleil  de  feu,  tantôt  gra- 
vissant des  pentes  à  travers  des  fourrés  impénétrables,  tantôt 
stationnant  des  heures  entières  sur  des  rochers  dénudés,  afin 
d'établir  une  triangulation  exacte.  Les  conquêtes  de  la  science 
sont  moins  brillantes  que  celles  de  la  guerre,  mais  aussi  péni- 
bles et  toujours  plus  profitables. 

Aussi  bien,  la  France  ne  renonçait  pas  à  établir  son  prestige 
par  les  armes.  N'était-il  pas  nécessaire  de  rappeler  à  ces  im- 
pressionnables tribus  indigènes  que  nous  gardions  le  souvenir 
du  guct-apens  de  Dio  et  des  lenteurs  calculées  du  sultan  Ah- 
madou?  Le  moment  semblait  bien  choisi  pour  l'intervention 
française.  La  domination  des  ïoucouleurs  était  en  pleine  dé- 
cadence. Les  talibés  d'Omar  et  d'Ahmadou,  après  avoir  ra- 
vagé les  provinces  conquises,  après  les  avoir  épuisées  jusqu'à 
la  moelle,  s'étaient  rapprochés  de  Ségou.  Ils  ne  tenaient  plus 
garnison  que  dans  les  talas  de  Dinguiray,  de  Mourgoula  et 
de  Koundian.  Les  vaincus  commençaient  à  relever  la  tête  et 
à  espérer  une  prochaine  délivrance.  Précipiter  la  décadence 
des  Toucouleurs,  grouper  autour  de  la  France  les  tribus  nè- 
gres, qui  avaient  déjà  la  plus  haute  idée  de  nos  ressources 
militaires  et  de  nos  riclicsses,  se  les  attacher  par  les  liens 
si  multiples  de  la  reconnaissance  et  de  l'intérêt,  et  ne  pas  hé- 
siter à  briser  toutes  les  résistances  que  nous  rencontrerions, 
telles  ont  été  les  grandes  lignes  de  la  politique  suivie  au  Sou- 
dan dans  ces  dernières  années.,  tels  ont  été  les  principes  aux- 

1.  Itinéraires  de  Bakel  à  Kaycs  par  Sénoudcbou  et  par  le  Sénégal,  de  Kita  à 
Koundou,  au  Baoulé  et  à  Reniera.  —  Environs  de  Kita.  —  Bakoy  entre  Konia- 
kary  et  Dafoiilabé. 

2.  État  de  Bamakou.  États  de  Kita,  Sediau,  Kondou,  Bélédougou,  Robado, 
Fatafi,  Kobokoto. 

20 


202  LE    SÉNÉGAL 

quels  nous  avons  rigoureusement  subordonné  tous  nos  actes, 
el  qui  nous  ont  valu  une  série  de  victoires,  sans  doute  peu 
retentissantes,  mais  glorieuses  néanmoins,  et  dont  on  ne  con- 
naît pas  encore  toutes  les  conséquences. 

Le  colonel  Borgnis-Desbordes  fut  chargé  en  1880  de  con- 
duire dans  le  haut  Sénégal  une  reconnaissance  militaire. 
Cette  expédition  présentait  de  grandes  difficultés.  On  ne 
croyait  pas  à  sa  réussite.  Les  uns  prétendaient  que  nos  sol-- 
dats  n'iraient  même  pas  jusqu'à  Médine.  Les  plus  optimistes 
assuraient  qu'ils  ne  dépasseraient  pas  Bafoulabé.  Les  débuts 
furent  en  elTct  malheureux.  Le  colonel,  gravement  indisposé, 
fut  obligé  de  s'arrêter  à  mi-chemin,  à  Saldé,  jet  la  colonne 
expéditionnaire,  décimée  par  la  fièvre  typhoïde,  mit  cinquante 
jours  à  parcourir  la  route  entre  Saint-Louis  et  Médine  (11  no- 
yembre-27  décembre  1880).  Il  est  vrai  que  les  navires  sur 
lesquels  nos  soldats  devaient  remonter  le  Sénégal  ne  purent 
dépasser  Matam  à  cause  de  la  baisse  des  eaux,  et  qu'il  fallut 
s'entass'îr  sur  de  lourds  chalands  traînés  à  la  cordelle.  Enfin, 
après  bien  des  fatigues,  la  concentration  s'opéra  tant  bien  que 
mal  à  Médine.  Le  colonel  Borgnis-Desbordes,  remis  de  son 
indisposition,  put  reprendre  le  commandement.  Il  termina  les 
approvisionnements,  et  ce  n'était  pas  aisé,  car  il  fallait  tout 
emporter  avec  soi  dans  les  misérables  contrées  qu'on  allait 
traverser;  il  répartit  le  matériel  sur  un  convoi  de  douze 
cents  ânes  indigènes,  excellents  animaux  qui  rendirent  de 
grands  services,  et  donna  enfin  le  signal  du  départ  (9  jan- 
vier 1881). 

La  colonne  expéditionnaire  arrivait  à  Bafoulabé  le  17  jan- 
vier 1881.  Elle  traversait  aussitôt  le  Bafing  sur  des  pirogues, 
difficile  transbordement  qui  demanda  quatre  jours,  passait  le 
Bakoy  au  gué  de  Toukôto  le  22  du  même  mois,  et  arrivait  au 
rocher  de  Kita  le  9  février.  On  dirait  un  immense  quadrila- 
tère, sur  les  côtés  duquel  se  dressent  sans  ordre  des  blocs  à 
forme  bizarre,  tantôt  masses  compactes,  tantôt  gradins,  sem- 
blables aux  marches  d'un  gigantesque  escalier.  Au  sommet 
s'étend  un  vaste  plateau  qui  descend  en  pente  douce  vers  un 
point  central,  sorte  d'entonnoir  échancré  qui  donne  passage 
aux  eaux.  Tout  le  massif  est  couvert  d'une  végétation  rabou- 


I-:T   le   SOUDAN    FRANÇAIS  203 

gv'ic  qui  donne  asile  à  des  milliers  de  singes.  Ces  animaux  vi- 
rent arriver  les  Français  avec  peine.  Ils  troublôrcnl  à  diverses 
reprises  nos  travaux.  Leur  instinct  était  merveilleux  pour  dé- 
couvrir et  détruire  les  signaux  géodésiques.  On  eût  dit  qu'ils 
défendaient  un  des  sanctuaires  de  leur  race. 

C'est  sur  cette  importante  position  stratégique  que  le  colo- 
nel Borgnis-Dcsbordcs  résolut  d'installer  une  nouvelle  étape 
sur  le  chemin  de  Saint-Louis  au  Niger.  Depuis  le  traité  signé 
par  Gallieni  le  25  avril  1880,  nous  possédions  une  partie  du 
territoire.  Nos  soldats  s'improvisèrent  ouvriers,  et  la  cons- 
truction d'un  fort  fut  rapidement  menée.  Pour  ceux  qui  nient 
les  aptitudes  merveilleuses  de  notre  race  au  labeur  dur  et 
ingrat  de  la  colonisation,  il  suffirait  de  les  renvoyer  aux  prodi- 
gieux travaux  accomplis  par  nos  soldats  à  Kita.  Ils  transfor- 
mèrent des  affûts  de  canon  en  voitures  pour  le  transport  des 
matériaux;  ils  enlevèrent  les  fers  des  chevaux  et  des  mulets 
pour  fabriquer  les  instruments  qui  leur  manquaient;  ils  débi- 
tèrent avec  des  outils  minuscules  d'énormes  pièces  de  char- 
pente. Aussi  Kita  devint-elle  rapidement  une  importante  forte- 
resse, qui  assurait  à  nos  soldats  une  retraite  en  cas  d'insuccès, 
et  qui  leur  permettait  de  pousser  plus  avant  dans  la  direction 
du  Niger. 

Les  indigènes  avaient  d'abord  fait  bonne  figure;  mais,  exci- 
tés sous  main  par  les  émissaires  d'Ahmadou,  et  surtout  en- 
couragés à  la  résistance  par  un  chef  dont  nous  ne  soupçon- 
nions encore  ni  les  projets  ni  la  puissance,  un  certain  Samory, 
le  nouveau  maître  du  Ouassoulou,  ils  ne  tardèrent  pas  à 
couper  les  convois  de  vivres  et  à  engager  les  hostilités. 
C'étaient  surtout  les  gens  de  Goubanko,  village  fortifié  à  dix 
kilomètres  au  sud  de  Kita,  qui  se  signalaient  par  leur  audace. 
A  Goubanko  s'étaient  réfugiés  un  ramassis  de  pillards  peuls, 
bambaras  ou  mandingues,  déjà  compromis  par  leur  attitude 
à  l'égard  de  la  mission  Gallieni.  Non  seulement  ils  avaient 
déclaré  qu'ils  ne  voulaient  avoir  aucune  relation  avec  les 
Français,  mais  encore  avaient  pris  l'initiative  de  la  déclara- 
tion des  hostilités.  Suivant  l'usage  africain,  leur  chef  avait  fait 
hisser  sur  un  très  grand  arbre  un  poulet  avec  une  pierre  au 
cou,  annonçant  que  tous  les  Français  qui  dépasseraient  cette 


204  LE   SÉNÉGAL 

limite  auraionl  le  même  sort.  Un  exemple  devenait  nécessaire. 
Le  11  février,  Borgnis-Desbordes  marchait  contre  Goiibanko 
à  la  tète  de  soixante-dix  ouvriers,  cent  quatre-vingts  tirailleurs, 
vingt-cinq  spahis  et  quatre  pièces  de  quatre.  Le  feu  commençait 
à  sept  heures  du  matin  et  durait  jusqu'à  midi.  Nous  n'avions 
plus  que  trois  coups  à  tirer,  lorsque  enfin  la  brèche  fut  ou- 
verte, et  le  village, emporté.  C'était  la  première  fois  que  le 
canon  français  retentissait  si  loin  dans  le  Soudan.  Aussi  l'efTet 
produit  par  la  chute  de  Goubanko  fut-il  considérable.  Non 
seulement  tous  les  chefs  du  voisinage  firent  leur  soumission, 
mais  Alimadou,  qui  n'avait  pas  encore  signé  avec  Gallicni  le 
traité  de  Nango,  et  qui  le  retenait  auprès  de  lui  à  Ségou,  s'em- 
pressa de  terminer  les  négociations  et  de  renvoyer  les  repré- 
sentants de  la  France.  Les  travaux  de  construction  à  Kita 
furent  en  outre  très  rapidement  menés,  et,  grâce  à  la  prise 
de  Goubanko,  cette  première  campagne  se  termina  de  la  sorte 
tout  à  notre  avantage. 

Il  n'était  que  temps  d'affirmer  la  résolution  et  de  prouver 
la  puissance  de  la  France,  car,  au  moment  où  les  soldats  de 
Borgnis-Desbordcs  s'aventuraient  ainsi  en  plein  Soudan,  un 
grand  danger  les  menaçait.  Ils  furent  coupés  de  leurs  com- 
munications avec  Saint-Louis.  Un  chef  du  Bosséa,  Abdoul- 
Boubakar,  s'était  jeté  sur  une  de  nos  colonnes  engagée  dans 
le  Fouta.  Il  n'avait  pas,  il  est  vrai,  réussi  à  l'entamer,  grâce  à 
l'héroïque  résistance  de  quelques  spahis  à  N'da-Boyan,  mais 
il  avait  arrêté  la  marche  de  la  colonne.  En  outre,  il  avait  barré 
le  Sénégal  entre  Bakel  et  Médine.  Négociants,  approvision- 
nements, soldats  de  renfort,  rien  ne  pouvait  passer.  La  colo- 
nie était  comme  coupée  en  deux  tronçons  :  d'un  côté  Saint- 
Louis  et  Bakel,  de  l'autre  Médine,  Bafoulabé  et  Kita.  Aussi 
l'inquiétude  était-elle  fort  grande  à  Saint-Louis,  et  à  Kita 
surtout,  dans  l'autre  moitié  de  la  colonie  ;  la  situation  empi- 
rait de  jour  en  jour,  car  on  n'avait  plus  rien  à  manger,  et, 
devant  la  perspective  de  mourir  de  faim,  on  agita  sérieuse- 
ment la  question  de  faire  sauter  la  nouvelle  citadelle  et  de 
revenir  en  arrière.  C'eût  été  pour  la  France  un  recul  lamenta- 
ble et  la  destruction  de  tous  nos  projets  d'avenir  dans  le  Sou- 
dan. Le  gouverneur  du  Sénégal,  Dclanncau,  comprit  la  né- 


ET   LE   SOUDAN    FIlAiNÇAIS  203 

ccssilé  d'ag-ir.  Il  envoya  vers  Abdoul-Boubakar  (27  avril  1881) 
le  capitaine  Rémy  et  quelques-uns  des  principaux  nègres  de 
Saint-Louis,  le  menaçant  de  marcher  contre  lui  avec  toutes 
les  forces  dont  il  disposait,  s'il  ne  renonçait  pas  immédia- 
tement à  la  lutte.  Le  chef  du  Bosséa  prit  peur  et  accepta 
toutes  nos  conditions.  Aussitôt  les  passages  du  fleuve  rede- 
vinrent libres,  les  caravanes  circulèrent  de  nouveau,  Kita  put 
respirer,  et  la  France,  reprenant  ses  projets  contre  le  Soudan, 
organisa  une  seconde  expédition. 

Le  colonel  Borgnis-Desbordes  fut  de  nouveau  désigné  pour 
la  conduire.  Il  s'agissait  cette  fois  de  pénétrer  jusqu'au  Niger, 
et  de  faire  pour  la  région  comprise  entre  Kita  et  le  grand 
fleuve  ce  qui  venait  de  si  bien  réussir  pour  la  région  entre 
Kita  et  Bafoulabé.  Or  les  indigènes  ne  cachaient  pas  leur 
mauvais  vouloir,  et  nous  allions  nous  heurter,  presque  sans 
nous  en  douter,  contre  un  puissant  empire  improvisé  dans 
ces  dernières  années,  et  contre  un  homme  auquel  n'ont  man- 
qué ni  le  courage  du  conquérant  ni  les  talents  de  l'adminis- 
Iraleur.  Cet  empire  africain  est  le  Ouassoulou,  et  notre  nou- 
vel adversaire  se  nommait  Samory. 

Les  notions  précises  sur  le  Ouassoulou  ne  dépassent  pas 
l'année  1840.  Un  certain  Mahmadou,  de  Kankan,  lieutenant 
d'Al-IIadji-Omar,  s'était  initié,  sous  la  direction  du  prophète, 
à  la  tactique  et  en  même  temps  à  la  science  du  gouverne- 
ment. Il  le  quitta  aussitôt  après  le  siège  de  Dinguiray,  et  ré- 
solut de  reprendre,  mais  pour  son  propre  compte,  ce  qui  avait 
si  bien  réussi  à  Omar.  Il  réunit  sans  peine  de  nombreux  vo- 
lontaires, et  fonda  sur  la  rive  droite  du  Niger  un  État  indé- 
pendant dont  Kankan  fut  la  capitale.  Un  Bambara,  le  roi 
Dieri,  mécontent  de  ce  voisinage,  lui  déclara  la  guerre  et  vint 
l'assiéger  dans  sa  capitale.  La  place  allait  succomber  lorsqu'il 
fut  tué  dans  un  assaut.  Son  armée  se  dispersa  aussitôt.  Mah- 
madou réunit  aux  siens  les  plus  braves  de  ses  soldats,  et  se 
trouva  le  maître  incontesté  de  toute  la  région.  Pendant  dix 
ans  il  régna  en  paix,  et  trouva  le  temps,  tout  en  propageant 
rislam,  de  consolider  sa  puissance  et  de  donner  à  son  empire 
des  institutions  très  remarquables.  Son  fils  Dianaboufarina 
Modi  lui  succéda.  Il  n'avait  ni  l'intelligence  ni  la  fermeté  de 


206  LI-    SÉNI'GAL 

son  prédécesseur.  De  nombreuses  révollcs  éclatèrent,  et  la 
dislocation  du  royaume  de  Kankan  parut  imminente.  C'est 
à  ce  moment  que  Samory  entra  en  scène*.  Il  n'était  que  le 
fils  d'un  dioula  ou  marchand  de  Sanankorô,  ce  qui  était  fort 
mauvais  pour  ses  projets  ultérieurs,  car  les  tribus  souda- 
nicnnes  sont  très  fièrcs  de  la  pureté  de  leur  race,  et  ne  tien 
nent  qu'en  très  médiocre  estime  les  dioulas.  Mais  Samory 
était  bravo  et  déterminé.  Il  commença  par  faire  la  guerre 
sous  les  ordres  du  marabout  Sori  Ibrabima,  qui  s'était  taillé 
une  principauté  aux  dépens  de  Dianaboufarina  Modi ,  puis 
passa  au  service  d'un  autre  vassal  rebelle,  Bitike  Souané  ; 
mais  il  ne  tarda  pas  à  supplanter  son  nouveau  maître  et  à 
travailler  pour  son  propre  compte.  Bientôt  il  fut  rejoint  par 
les  meilleurs  soldats,  qui  comprenaient  qu'ils  avaient  tout  à 
gagner  sous  un  chef  entreprenant  et  sans  scrupule.  A  leur 
tête,  il  marche  contre  sa  ville  natale,  Sanankorô,  s'en  empare 
après  un  siège  de  six  mois,  et  conquiert,  moitié  par  violence, 
moitié  par  ruse,  la  belle  province  du  Ouassoulou  ;  c'est  à  ce 
moment  que  le  maître  légitime  de  la  contrée,  Dianaboufarina 
Modi,  réduit  aux  dernières  extrémités  par  ses  sujets  révoltés, 
et  assiégé  dans  la  dernière  place  qui  lui  restait,  dans  sa  capi- 
tale Kankan,  appela  Samory  à  son  aide.  Ce  dernier  accepta 
cette  proposition  inattendue.  Les  nouveaux  alliés  réussirent 
en  eiïet  à  débloquer  Kankan,  et  à  reprendre  quelques-unes 
des  provinces  usurpées.  Mais  Samory  se  fit  la  pari  du  lion,  et 
Dianaboufarina  Modi  ne  tarda  pas  à  comprendre  qu'il  avait 
fait  un  marché  de  dupe.  Il  est  probable  que  c'est  lui  qui 
excita  sous  main  le  marabout  Sori  Ibrabima  à  déclarer  la 
guerre  à  son  ancien  lieutenant.  Samory,  conformément  au 
traité  qui  le  liait  au  possesseur  de  Kankan,  demanda  son  con- 
cours. On  le  lui  refusa.  Samory  dissimula  sa  colère,  feignit 
d'accepter  les  excuses  de  Dianaboufarina  Modi,  battit  les  gé- 
néraux de  Sori  Ibrabima,  puis,  se  retournant  brusquement 
contre  son  ancien  allié,  le  somma  de  se  déclarer  son  vassal. 


l.  Voir.surlcs  commencements  de  Samory,  la  curieuse  notice,  rédigée  par  un 
traitant  mandingue,  Mohammcd-Saufo,  et  transmise  à  la  Société  de  géographie 
de  Marseille  (1888)  par  F.  Bohn,  directeur  de  la  Compagnie  française  de  l'Afri- 
que occidentale. 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS  207 

Aussitôt  le  roi  de  Kankan  appelle  à  son  aide  Sori  Ibraliima; 
mais  les  deux  souverains  sont  battus-,  et  Kankan  ouvre  ses 
portes  après  dix  uiois  de  siège. 

Apres  cette  victoire  décisive,  Samory,  maître  incontesté 
de  tout  le  bassin  du  Niger  supérieur,  et  de  la  région  qui 
s'étend  de  l'Atlantique  et  du  Fouta-Djallon  au  Sénégal  et  au 
Soudan,  prend  le  titre  d'almamy  du  Ouassoulou  et  A' émir 
al  moiimenin.  Il  se  donne  une  cour,  il  organise  ses  Etats  et 
fait  continuer  les  conquêtes  par  ses  lieutenants.  Le  Ouassou- 
lou forme  aujourd'hui  un  vaste  empire  de  trois  cent  cin- 
quante à  quatre  cent  mille  kilomètres  carrés,  peuplé  d'envi- 
ron dix-huit  cent  mille  à  deux  millions  d'habitants,  Peuls, 
Mandingues,  Malinkés,  Bambaras,  Soussous  et  Soninkés,  tous 
violemment  rapprochés  par  la  conquête,  n'ayant  de  lien 
commun  que  le  souvenir  des  dangers  courus  et  des  victoires 
remportées  ensemble.  A  cheval  sur  la  ligne  de  partage  des 
eaux  du  Niger  et  des  fleuves  de  l'Atlantique,  en  contact  à 
l'ouest  avec  la  république  de  Libéria,  Sierra-Leone,  le  Séné- 
gal et  le  Fouta-Djallon,  au  nord  avec  le  Soudan  français  et  le 
royaume  de  Ségou,  à  Test  et  au  sud  avec  un  État  indigène 
qu'on  ne  connaît  encore  que  très  imparfaitement,  le  Cana- 
dougou,  le  nouvel  empire  forme  un  vaste  plan  incliné,  dont 
l'arête  supérieure  suit  la  crête  des  monts  du  Loma  et  du  Fouta- 
Djallon,  et  dont  les  gradins  sont  constitués  par  des  étages 
successifs.  Bien  qu'il  soit  difficile  d'avoir  des  détails  précis 
sur  le  Ouassoulou,  attendu  que  les  sujets  de  Samory  se  savent 
surveillés  et  craignent  d'être  punis  de  leurs  indiscrétions, 
on  sait  que  l'empire  compte  cent  soixante  provinces,  et  dix 
grands  commandements,  disposés  en  secteurs  autour  de 
quatre  provinces  centrales.  Samory  s'est  réservé  l'adminis- 
tration directe  de  ces  quatre  provinces,  qui  sont  exemptes 
d'impôt  et  soumises  à  la  seule  obligation  d'héberger  les 
troupes  de  passage.  Les  dix  grands  commandements  sont 
confiés  soit  à  des  princes  de  la  famille  de  Samory,  soit  à  ses 
généraux.  Ils  sont  assistés  d'un  conseil  de  chefs  de  guerre,  de 
marabouts  et  de  griots,  dont  les  décisions  sont  valables  dans 
l'étendue  du  gouvernement.  La  justice  est  rendue  par  les 
assemblées  de  village,  de  province  ou  de  gouvernement,  et 


208  LE   SENEGAL 

par  Samory  en  personne.  Ce   dernier  ne  s'occupe  que  des 
crimes  d'État  ou  des  causes  qui  l'inlércssent. 

L'armée  a  été  l'objet  des  soins  tout  particuliers  du  conqué- 
rant. Elle  comprend  des  levées  temporaires,  astreintes  à  un 
service  dont  la  durée  est  indéterminée,  et  des  soldats  d'élite, 
les  sofas,  captifs  dressés  à  la  guerre  dés  leur  jeune  âge,  ou 
volontaires  libres.  Chaque  gouverneur  a  sa  garde  particu- 
lière de  sofas.  Samory  les  réunit  et  les  commande  lui-même 
en  cas  d'expédition  sérieuse.  Ils  sont  armés  de  fusils  à  pierre 
achetés  aux  Anglais  de  Sierra-Leone,  et  de  sabres  grossiers. 
Samory  a  en  outre  une  garde  personnelle  d'environ  mille 
fanatiques,  les  seuls  qui  portent  un  uniforme,  sarreau  et 
pantalon  noirs,  ceinture  et  chéchia  rouges.  Ce  sont  eux  qui 
fournissent  des  cadres  aux  levées  temporaires.  Une  quaran- 
taine d'entre  eux,  les  plus  braves  et  les  plus  habiles,  ont  des 
armes  à  tir  rapide  ou  des  espingoles  de  douanier.  Samory  ne 
s'est  inquiété  ni  des  marches,  qui  se  font  en  désordre,  ni  des 
bivouacs,  qui  se  dressent  au  hasard  ;  mais  il  paraît  avoir  in- 
venté une  manœuvre  de  combat  dont  reiïot  doit  être  irrésis- 
tible. Ses  hommes  se  rangent  en  trois,  six  ou  douze  lignes 
de  profondeur.  La  première  ligne,  quand  elle  a  tiré,  démasque 
la  seconde,  qui  tire  à  son  tour,  puis  va  se  reformer  en  arrière 
et  recharger  ses  armes,  en  sorte  que  le  feu  n'est  jamais  inter- 
rompu. Les  sofas  savent  môme  exécuter  des  feux  de  salve. 
En  temps  de  paix,  Samory  fournit  aux  besoins  de  ses  soldats; 
en  temps  de  guerre,  ils  vivent  aux  dépens  de  l'ennenii.  Celle 
lactique  barbare,  mais  supérieure  à  tout  ce  qui  existait  en 
Afrique,  explique  les  succès  rapides  remportés  par  les  soldats 
du  Ouassoulou. 

Samory  et  les  principaux  de  ses  lieutenants  pratiquent 
l'islamisme,  mais  défiguré  par  mille  jongleries  absurdes.  Les 
marabouts  ne  sont  que  des  sorciers,  mais  dont  le  pouvoir 
occulte  est  considérable.  Quelques-uns  d'entre  eux,  plus  intel- 
ligents et  plus  instruits,  ont  rompu  avec  ces  pratiques  ridi- 
cules, et  s'efforcent  de  ramener  le  peuple  à  la  stricte  obser- 
vation des  préceptes  du  Coran.  Ils  sont  bien  vus  par  Samory, 
qui  leur  accorde  sa  confiance,  écoute  volontiers  leurs  conseils 
et  leur  confie  l'éducalion  de  ses  enfants.  On  prétend  même 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS  209 

que,  nouveau  Charlemaçne,  il  ne  dédaigne  pas  de  suivre 
leurs  leçons,  et  s'exerce  à  écrire.  Les  jeunes  talibés,  instruits 
par  ces  marabouts,  deviendront  les  plus  fermes  soutiens  du 
Ouassoulou,  et  reconnaîtront  par  les  services  qu'ils  sont 
appelés  à  rendre  tout  le  prix  de  l'éducation  qu'ils  ont  reçue. 

Tel  est  cet  empire  improvisé  dans  l'Afrique  centrale,  et 
dont  les  progrès  ont  été  si  étonnants  ;  mais  il  semble  arrivé  à 
son  apogée.  Sans  doute  à  l'est  et  au  sud  s'étendent  devant 
lui  de  mystérieuses  contrées  oii  il  peut  encore  grandir,  mais 
à  l'ouest  il  se  heurte  contre  la  république  de  Libéria,  contre 
les  Anglais  de  Sierra-Leone ,  contre  le  Fouta-Djallon.  Au 
nord-est,  les  talibés  du  royaume  de  Ségou  ne  veulent  pas 
se  laisser  déposséder.  Au  nord-ouest  enfin  la  France  est  là, 
dont  les  progrès  sont  incessants,  et  qui  ne  veut  pas  laisser 
grandir  dans  son  voisinage  un  empire  africain  fortement 
constitué.  Il  est  vrai  que  nous  ne  soupçonnions  pas  l'impor- 
tance du  Ouassoulou  lorsque  nos  avant-postes  rencontrè- 
rent les  sofas  de  Samory.  Aux  premiers  coups  de  fusil  on 
reconnut  de  part  et  d'autre  que  la  partie  qui  s'engageait 
était  redoutable  et  que  c'était  la  suprématie  dans  l'Afrique 
occidentale  qu'allaient  se  disputer  les  deux  peuples.  Aussi 
des  deux  côtés  s'y  prépara-t-on  avec  ardeur  et  passion. 

Samory  entra  le  premier  en  campagne.  Il  lança  contre  Kita 
un  de  ses  alliés,  Abdallah,  l'almamy  de  Mourgoula,  et  vint 
mettre  le  siège  devant  la  forte  place  de  Reniera,  sur  la  rive 
droite  du  Niger.  Un  lieutenant  de  tirailleurs  sénégalais,  Alla- 
Kamessa,  lui  fut  envoyé,  pendant  l'hiver  de  1881,  afin  de  le 
décider  à  abandonner  le  siège  de  Reniera.  Samory  non  seule- 
ment ne  tint  aucun  compte  de  ses  menaces,  mais  le  retint 
prisonnier  et  parla  de  le  décapiter.  Alla-Ramessa  ne  parvint  à 
s'échapper  qu'après  une  dure  captivité  de  plus  de  deux  mois. 
Il  ne  restait  plus  qu'à  faire  parler  la  poudre,  ainsi  que  disent 
les  Orientaux. 

Le  colonel  Borgnis-Desbordes  était  parti  de  Saint-Louis  le 
17  octobre  1881.  Il  arrivait  à  Rayes  le  20  décembre,  imposait 
des  contributions  aux  chefs  rebelles  ou  brûlait  leurs  villages, 
et,  après  avoir  soumis  les  tribus  dont  nous  avions  besoin 
pour  assurer  le  ravitaillement  entre  Bafoulabé  et  Rita,  en- 


210  LE    SÉNÉGAL 

trait  dans  Kita  le  9  janvier  1882.  Poursuivant  aussitôt  ses 
avantages,  il  entrait  en  campagne  contre  Samory,  et,  bien 
que  ses  instructions  lui  enjoignissent  de  ne  pas  dépasser 
Kita,  n'hésitait  pas  à  marcher  au  secours  de  Keniera.  C'était 
une  entreprise  bien  hardie.  Il  n'amenait  avec  lui  que  deux 
cent  vingt  combattants  et  deux  canons.  Aucun  secours  à 
espérer  des  indigènes.  Ils  étaient  comme  hébétés  par  la  ter- 
reur. Le  colonel  ayant  dit  à  un  de  leurs  chefs  qu'il  allait 
enrôler  leurs  femmes  pour  l'aider  à  les  défendre  :  «  Tu  as 
raison,  lui  répondit-il,  nos  femmes  sont  plus  braves  que 
nous.  »  Puis  s'adressant  au  docteur  :  «  As-tu  un  médicament, 
lui  demanda-t-il,  qui  puisse  nous  donner  du  courage  à  moi 
et  à  mes  hommes?  »  Il  ne  fallait  pas  compter  sur  de  pareils 
auxiliaires  :  ils  n'auraient  été  dangereux  que  si  nous  eussions 
battu  en  retraite.  Le  colonel  Borgnis-Desbordes  connaissait 
trop  bien  les  tribus  soudaniennes  pour  ignorer  que  l'inaction 
était  périlleuse.  Aussi  se  décida-t-il  à  marcher  au  secours  de 
Keniera,  malgré  la  faiblesse  de  son  effectif  et  bien  que  le 
pays  à  traverser  fût  inconnu  sur  le  plus  long  parcours. 

Le  11  février  1882,  la  petite  colonne  se  mettait  en  mar- 
che. Elle  traversa  Mourgoula,  Niagassola,  Diassa,  et  arriva  le 
25  février  à  Falama,  sur  le  Niger.  En  deux  heures  le  grand 
fleuve  était  franchi,  et  nos  soldats  précipitaient  leur  marche 
dans  al  direction  de  Keniera,  espérant  qu'ils  arriveraient  à 
temps  pour  sauver  la  ville  et  prévenir  un  affreux  massacre. 
Ils  rencontrèrent  bientôt  les  premiers  cavaliers  de  Samory. 
En  quelques  minutes  l'action  devint  générale.  Comme  aux 
temps  homériques,  on  vit  les  hommes  des  deux  partis  se  pro- 
voquer et  s'injurier.  Entre  tous  se  signalait  le  lieutenant 
AUa-Kamessa,  qui  apostrophait  en  langue  malinké  ses  enne- 
mis, et  l'interprète  Mahmadou-Alpha,  qui  galopait  au-devant 
de  l'armée,  tout  en  exécutant  une  fantasia  désordonnée. 
Effrayés  par  l'élan  de  notre  attaque,  et  parle  bruit  du  canon 
et  l'effet  de  la  mitraille,  les  soldats  de  Samory  ne  tinrent 
nulle  part.  Ils  nous  abandonnèrent  le  champ  de  bataille,  et 
s'enfuirent  au  delà  de  Keniera. 

Il  était  trop  tard.  La  ville  venait  d'être  prise,  quelque 
temps  avant  l'arrivée  des  Français,  et  l'exécution  tant  rcdou- 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS  211 

téc  avait  eu  lion.  «  Enfin  on  voit  la  plaine  do  Reniera  et 
les  ruines  fumantes  du  villai^o'.  Le  spectacle  de  loin  était 
désolant:  à  mesure  qu'on  s'approchait,  il  devenait  horrible. 
Dans  la  plaine,  autour  du  village,  on  voyait  des  cadavres  et 
dos  têtes  coupées;  un  peu  plus  loin  s'élevait  un  bûcher, 
amoncellement  de  cendres,  de  tisons  encore  brûlants  et  d'os- 
sements noircis,  où  le  prophète  avait  jeté  nombre  de  vic- 
times, lorsque  les  puits  du  village  avaient  été  pleins  de 
cadavres.  Il  variait  ainsi  les  genres  de  supplice,  et  le  bûcher 
n'empêchait  pas  qu'on  ne  coupât  des  têtes.  Nos  soldats  trou- 
vèrent même  des  malheureux  râlant  encore,  portant  des  bles- 
sures difformes,  et  que  leurs  bourreaux  n'avaient  pas  eu  le 
temps  d'achever.  Toutes  ces  horreurs  n'étaient  pas  encore 
aussi  navrantes  que  la  vue  des  faméliques  tout  nus,  déchar- 
nés, vrais  squelettes  que  l'on  aurait  pu  prendre  pour  de 
vivantes  statues  de  la  Faim,  et  qui  tendaient  les  bras  vers  nos 
soldats  à  leur  approche.  Les  vieilles  femmes,  les  enfants  sur- 
tout, gisaient  sans  force,  exténués,  continuant  encore  leur 
plainte  de  la  veille  et  demandant  à  manger.  C'étaient  des 
aveugles  ou  des  infirmes,  que  l'ennemi  ne  pouvait  utiliser 
comme  captifs,  et  qu'il  laissait  ainsi  mourir  de  faim.  » 

Le  vainqueur  n'aurait  pas  mieux  demandé  que  de  pour- 
suivre à  outrance  Samory,  mais  la  colonne  expéditionnaire 
n'était  pas  assez  nombreuse.  La  retraite  sur  Kita  fut  donc 
ordonnée,  et  même  elle  ne  s'opéra  que  fort  lentement,  car 
notre  arrière-garde  était  sans  cesse  attaquée.  Nous  n'en 
avions  pas  moins,  par  notre  énergique  intervention,  arrêté 
les  progrès  de  Samory,  et  nettement  démontré  à  toutes  les 
tribus  soudaniennos  que  nous  songions  à  les  délivrer,  et  non 
pas  à  les  conquérir. 

Une  troisième  campagne  fut  préparée  dans  l'été  de  1882. 
On  était  cette  fois  résolu  à  pousser  jusqu'au  Niger,  afin  de 
consolider  notre  protectorat  sur  le  haut  Sénégal  et  de  pro- 
fiter du  traité  conclu  par  Gallieni  avec  Ahmadou.  Le  colo- 


1.  PiETRi,  les  Français  au  Niger,  p.  298.  —  Cf.  Delanneao,  Conférence  à  la 
Société  de  géographie  de  Douai  :  «  Nous  avons  pu  voir  des  trous  profonds,  dans 
lesquels  plusieurs  centaines  de  ces  malheureux  avaient  été  jetés  pieds  etpoiuys 
liés,  pêle-mêle  avec  de  la  paille  et  des  fagots  enflammés.  » 


212  LE   SÉNÉGAL 

nel  Borg-nis-Dcsbordes,  chargé  pour  la  troisième  fois  du 
commandement,  eut  beaucoup  de  peine  à  former  sa  colonne 
expéditionnaire.  Presque  tous  les  chevaux  moururent  d'une 
épizootie,  et  la  plupart  des  spahis  se  trouvèrent  démontés.  La 
petite  armée  ne  put  entrer  en  campagne  que  le  22  novem- 
bre 1882.  Ce  n'était  point  contre  Samory  qu'elle  se  dirigeait, 
ni  contre  Ahmadou,  mais  contre  une  des  citadelles  qui  obéis- 
saient encore  à  ce  dernier,  contre  Mourgoula,  la  capitale  du 
Birgo,  à  mi-chemin  entre  Kita  et  le  Niger,  dont  les  habitants 
n'avaient  pas  cacbé  leurs  sentiments  hostiles  à  l'égard  de  la 
France.  Abdallah,  le  maître  de  Mourgoula,  avait  réuni  autour 
de  lui  tous  les  bandits  toucouleurs  restés  disponibles  après 
les  grandes  guerres  d'Omar  et  d'Ahmadou.  Très  dévoué  à  son 
maître  Ahmadou,  il  ne  se  maintenait  que  par  la  terreur  et  les 
exactions.  Il  avait  fait  le  vide  autour  de  lui.  Des  cinquante 
villages  que  l'on  comptait  dans  le  Birgo  avant  l'arrivée  des 
Toucouleurs,  huit  seulement  restaient  encore  debout,  et  ils 
étaient  en  ruine.  Mourgoula  était  même  presque  démantelée. 
Des  trois  enceintes  qui  entouraient  jadis  cette  forteresse,  la 
première,  de  forme  pentagonale,  était  en  fort  mauvais  état; 
la  seconde,  de  forme  rectangulaire,  flanquée  aux  angles  de 
quatre  grosses  tours,  était  plus  soignée;  la  troisième,  qui 
comprenait  une  grosse  tour  et  le  palais  d'Abdallah,  était  seule 
en  état  de  résister;  mais  deux  cents  soldats  seulement  défen- 
daient la  place,  et  il  en  aurait  fallu  plus  de  mille  rien  que 
pour  la  première  enceinte.  Abdallah  ne  se  dissimulait  aucun 
des  dangers  de  la  situation.  Isolé  au  milieu  des  populations 
hostiles,  inquiété  par  le  voisinage  et  par  les  progrès  des 
Français,  il  était  résolu  à  défendre  jusqu'à  la  dernière  extré- 
mité le  poste  d'honneur  qu'on  lui  avait  confié,  mais  il  se  sen- 
tait vaincu  à  l'avance.  Il  avait  déjà  fait  part  de  ses  craintes 
d'avenir  au  capitaine  Vallière,  qui  lui  avait  été  envoyé  par 
Gallieni,  mais  ne  lui  avait  pas  caché  sa  détermination  de 
rester  fidèle  jusqu'au  bout  au  sultan  de  Ségou.  Borgnis-Des- 
bordes  ne  pouvait  laisser  en  arrière  un  ennemi  aussi  résolu 
et  une  citadelle  où,  en  cas  d'insuccès,  tous  les  ennemis  de  la 
France  auraient  couru  l'attendre  au  passage.  L'expédition 
fut  menée  avec  vigueur  et  dans  le  plus  grand  secret.  En  sept 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS  2i;j 

jours  furent  franchis  les  cent  trente  kilomètres  qui  séparaient 
Kita  de  Mourg-oula.  La  citadelle  toucoiilciir  ouvrit  presque 
aussitôt  ses  portes.  C'était  un  coup  droit  porté  contre  Ahma- 
dou,  un  véritable  défi  de  la  France.  Avec  Mourg-oula  déman- 
telée disparaissait  la  puissance  des  Toucoulcurs  dans  le  Birgo. 
La  France  n'avait  plus  qu'à  pousser  droit  au  Niger. 

Une  autre  forteresse  indigène  nous  barrait  encore  le  pas- 
sage, Daba,  où  s'était  retiré  le  Bambara  Nampa,  celui  qui 
avait  organisé  le  pillage  de  la  mission  Gallieni.  Très  fier  de 
son  succès,  il  avait  laissé  sous  les  murs  de  sa  ville  les  deux 
pierriers  et  les  deux  espingoles  enlevés  dans  la  déroute,  et, 
une  fois  possesseur  de  ces  armes  fatidiques,  qui  assuraient 
la  victoire,  il  se  vantait  d'exterminer  les  blancs  assez  hardis 
pour  s'approcher  du  Niger*. 

Daba  était  bien  fortifié.  «  Un  mur  en  banko,  haut  de  trois 
mètres  cinquante  à  quatre  mètres,  large  de  cinquante  centi- 
mètres en  moyenne,  fait  tout  le  tour  de  la  ville  et  n'est  inter- 
rompu que  par  les  portes  en  bois,  qui  sont  dissimulées  dans 
des  renfoncements;  il  est  à  peu  près  circulaire,  mais  présente 
de  nombreuses  sinuosités.  Des  maisons  en  terre,  avec  poutres 
et  solives  en  bois,  recouvertes  d'argile,  sont  appuyées  à  cette 
enceinte  sur  la  presque  totalité  de  son  pourtour,  en  sorte  que 
l'on  peut  abattre  une  grande  partie  du  mur  sans  avoir  pour 
cela  d'accès  dans  la  ville.  Toutes  les  maisons  sont  de  forme 
carrée  et  reliées  les  unes  aux  autres  par  une  petite  muraille 
d'un  mètre  cinquante  de  hauteur.  Il  n'y  a  pas  de  grande  rue, 
mais  seulement  des  sentiers  sinueux  qui  suivent  les  murs,  cré- 
nelés sur  tout  leur  parcours.  On  ne  trouve  pas  de  réduit  prin- 
cipal, mais  chaque  maison  peut  offrir  une  résistance  sérieuse. 
On  se  rend  facilement  compte  de  la  difficulté  de  prendre  d'as- 
saut une  ville  ainsi  construite;  on  ne  peut  y  mettre  le  feu 
avec  l'artillerie,  les  obus  mêmes  produisent  des  dégâts  insi- 
gnifiants. Les  Bambaras  n'ont,  heureusement,  que  des  fusils 
se  chargeant  par  la  bouche,  en  sorte  que,  leur  coup  tiré,  ils 
sont  à  la  merci  des  assaillants.  » 

Daba  ne  se  rendit  pourtant  qu'après  avoir  subi  un  siège  en 

1.  De  Poly,  Campagne  sur  le  haut  Niger,  de   fSS/  à  tSS3  (Xouvelle  Revue, 
1886). 


214  LE   SÉNÉGAL 

règle.  Un  parlementaire  fut  tué,  et  les  neuf  cents  à  mille 
défenseurs  de  la  place  dirig-èrent  un  feu  meurtrier  contre 
nos  arlillcurs.  Ce  n'est  qu'au  deux  cent  quatorzième  coup  de 
canon  que  la  brèche  fut  ouverte,  et  que  la  colonne  d'assaut, 
conduite  par  le  capilainc  Combes,  put  enfin  pénétrer  dans  la 
ville.  Encore  fallut-il  faire  le  siège  des  maisons.  Les  Bamba- 
ras  se  firent  bravement  tuer.  Le  vieux  Nampa,  son  frère 
Gouong  et  toute  sa  famille  donnèrent  l'exemple,  et  périrent 
les  armes  à  la  main.  Nos  pertes  furent  cruelles.  Presque  tous 
les  officiers  qui  avaient  pris  part  à  l'assaut  furent  blessés, 
l'un  d'entre  eux,  le  lieutenant  Piquart,  mortellement.  On 
rendit  aux  morts,  le  soir  même  de  la  victoire,  les  honneurs 
suprêmes.  Le  bois  des  cases  écroulées  forma  le  bûcher  où 
l'on  jeta  les  cadavres,  afin  de  leur  épargner  une  insulte  su- 
prême, car  on  les  aurait  déterrés  apr^s  notre  départ,  les  os 
des  blancs  passant  pour  communiquer  aux  amulettes  une 
vertu  toute  particulière. 

Les  survivants  de  Daba  s'étaient  enfuis  dans  les  villages 
voisins.  Le  capitaine  Combes  fut  envoyé  à  leur  recherche. 
Terrifiés,  les  indigènes  de  Soguierna-Bongou,  de  Siro-Coro- 
bougou  et  de  Tourodo  firent  aussitôt  leur  soumission.  Un  des 
prisonniers  se  signala  par  son  courage.  Il  refusa  obstiné- 
ment d'indiquer  la  retraite  où  se  cachait  un  chef  échappé  au 
carnage.  Menacé  de  mort,  et  conduit  devant  un  mur  avec  un 
peloton  de  tirailleurs,  il  resta  inébranlable,  et  ne  sourcilla 
pas  devant  les  fusils  qui  s'abaissaient.  Relâché  par  Borgnis- 
Desbordcs,  qui  rendait  hommage  à  son  grand  cœur,  il  avoua 
quelques  jours  plus  tard  qu'il  connaissait  la  retraite  de  son 
chef,  mais  qu'il  serait  mort  avant  de  l'indiquer.  De  pareils 
traits  honorent  les  Bambaras.  Ce  ne  sont  pas  des  adversaires 
indignes  de  la  France,  et  ils  pourront  devenir  d'utiles  alliés. 
Les  Bambaras,  en  effet,  sont  nos  alliés  naturels.  Maintenant 
que  leur  orgueil  a  été  humilié,  il  est  probable  non  seulement 
que  nous  n'aurons  plus  rien  à  redouter  de  leur  part,  mais 
encore  qu'ils  se  rapprocheront  de  nous. 

La  prise  de  Daba  produisit  un  grand  et  salutaire  effet  dans 
toute  la  région.  Nous  ne  devions  plus  rencontrer  de  résistance 
jusqu'au  Niger.  Ouoloni,  Guinina,  Dio,  Diako  et    tous  les 


ET   LE   SOUDAN   FUANÇAIS  215 

villag-es  dont  les  habitants  avaient  pris  part  au  pillage  de  la 
mission  Gallieni  n'essayèrent  môme  pas  un  simulacre  de  résis- 
tance. Ils  rendirent  tous  les  objets  volés  restés  en  leur  posses- 
sion, présentèrent  de  très  humbles  excuses,  et  se  soumirent  à 
nos  réquisitions.  Il  est  vrai  que  le  colonel  Borg-nis-Desbordes, 
fidèle  à  son  système  de  douceur,  ne  fut  pas  trop  sévère  dans 
ses  revendications.  C'est  ainsi  que  la  colonne  arriva  le  1"  fé- 
vrier à  Bamakou,  sur  le  Niger,  sans  être  inquiétée. 

Deux  tribus  rivales  se  disputaient  alors  Bamakou,  les  Sou- 
manas  et  les  Niarés.  Les  premiers  sont  de  pure  race  bambara. 
Cultivateurs  et  guerriers,  ils  conservent  la  suprématie  donnée 
par  l'origine  et  par  l'antique  possession  du  sol.  Bien  qu'assez 
actifs,  ils  aiment  à  se  pavaner  dans  de  belles  étoffes,  et  à 
humer  d'abondantes  prises  de  tabac,  allongés  sur  des  nattes 
au-devant  de  leurs  cases.  Ils  sont  menteurs  pour  l'amour  du 
mensonge.  «  A  quoi  me  servirait  d'avoir  menti?  »  répondait 
un  jour  un  chef  soumana  à  un  de  nos  officiers  qui  l'accusait 
de  s'être  fait  payer  deux  fois  le  même  objet.  Au  demeurant, 
accessibles  aux  sentiments  élevés,  peu  sanguinaires,  et  dis- 
posés à  bien  accueillir  les  Français.  Les  Niarés,  au  contraire, 
mélangés  de  Maures  et  de  Soninkés,  sont  surtout  des  com- 
merçants. Le  principal  objet  de  leur  négoce  est  la  traite  des 
esclaves.  Aussi  ne  voyaient-ils  qu'avec  peine  arriver  les  Fran- 
çais, et  leurs  vœux  secrets  étaient  pour  Ahmadou.  Ils  n'osaient 
cependant  se  prononcer  trop  ouvertement,  et  se  contentaient 
d'instruire  de  nos  faits  et  gestes  non  seulement  leur  maître, 
le  sultan  de  Ségou,  mais  aussi  notre  redoutable  ennemi  Sa- 
mory,  le  maître  du  Ouassoulou.  Ils  essayèrent  aussi  de  nous 
prendre  par  la  famine,  et  refusèrent  de  nous  céder  des  vivres 
en  échange  de  nos  monnaies,  que  pourtant  ils  connaissaient 
bien.  Le  colonel  passa  outre,  et  se  contenta  de  les  menacer  de 
réquisitions.  Le  service  des  subsistances  fut  aussitôt  assuré. 

Bamakou  n'avait  plus  la  même  importance  qu'au  temps 
où  Mungo-Park  la  visita.  Depuis  une  vingtaine  d'années,  la. 
guerre  avait  fermé  tous  ses  débouchés  et  tari  ses  sources  d'ap- 
provisionnement. Un  marché  rival,  espèce  de  village  neutre 
bâti  sur  la  rive  gauche  du  fleuve,  Koubkoro,  lui  faisait  une 
concurrence  désastreuse.  Il  est  vrai  que  Bamakou    occupe 


216  LE   SÉNÉGAL 

une  position  stratégique  importante,  au  point  de  croisement  de 
routes  nombreuses,  à  l'endroit  où  le  Niger  commence  à  être 
navigable.  Ces  considérations  engagèrent  le  colonel  Borgnis- 
Desbordcs  à  s'établir  à  Bamakou,  et  à  y  fonder  notre  premier 
établissement  sur  le  Niger.  Le  7  février,  entouré  de  tout  le 
corps  expéditionnaire,  il  posait  la  première  pierre  d'un  fort, 
et  prenait  possession  au  nom  de  la  France  de  toute  la  région 
environnante.  «  Nous  tirerons  onze  coups  de  canon,  avait-il 
dit  à  ses  compagnons,  pour  saluer  les  couleurs  françaises 
flottant  sur  les  bords  du  Niger.  Le  bruit  que  font  nos  petites 
bouches  à  feu  ne  dépassera  pas  les  montagnes  qui  sont  à  nos 
pieds;  et  cependant,  soyez-en  convaincus,  on  en  entendra 
l'écho  bien  au  delà  du  Sénégal.  Tous  les  Français  qui  mettent 
au-dessus  de  tout  la  grandeur  et  l'honneur  de  leur  pays,  ap- 
plaudiront sans  réserve  à  ceux  de  leurs  compatriotes  qui,  à 
force  d'énergie,  d'abnégation,  de  courage,  de  discipline,  se 
sont  montrés,  malgré  toutes  les  difficultés  qu'ils  ont  rencon- 
trées, à  la  hauteur  de  la  grande  œuvre  de  civilisation  dont 
l'exécution,  décidée  par  le  Parlement,  leur  a  été  confiée.  » 

En  1879,  Soleillet,  tout  seul,  descendait  le  Niger.  En  fé- 
vrier 1883,  une  petite  armée  française  campait  sur  les  bords  de 
l'immense  fleuve  ;  que  de  progrès  accomplis  en  quatre  années! 
Et  quel  n'est  pas  en  effet  l'avenir  réservé  à  la  France  dans 
l'Afrique  centrale,  si,  cette  fois  du  moins,  nous  ne  laissons 
pas  échapper  le  merveilleux  instrument  de  prospérité  et  de 
renaissance  coloniale  que  notre  bonne  fortune  met  de  nou- 
veau entre  nos  mains! 

L'arrivée  des  Français  à  Bamakou  eut  un  grand  retentis- 
sement. Le  sultan  de  Ségou,  tremblant  pour  lui-même,  n'osa 
pas  protester;  mais  il  excita  sous  main  nos  ennemis,  surtout 
l'insaisissable  Samory,  et  forma  contre  nous  une  véritable 
coalition.  Les  marchands  maures  de  Bamakou  étaient  de  con- 
nivence avec  nos  ennemis.  Ils  les  renseignaient  sur  tous  nos 
mouvements.  Afin  de  faire  cesser  ce  dangereux  espionnage, 
le  colonel  fit  saisir  trois  des  plus  compromis,  et  leur  annonça 
qu'ils  seraient  mis  à  mort  à  la  première  attaque  du  chef  nègre. 
Ces  marchands  restèrent  impassibles.  Ils  protestèrent  même 
de  leurs  sympathiespour  la  France.  On  vit  pourtant  leurs  faces 


ET   LE    SOUDAN    FRANÇAIS 


217 


noirâtres  bleuir  légèrement  sous  le  coup  de  l'émotion,  lors- 
qu'on les  conduisit  en  prison.  Il  n'était  que  temps  de  prendre 
ces  précautions,  car  Samory  avait  déjà  iilé  sur  nos  derrières, 
coupant  les  fils  télégraphiques  et  menaçant  nos  communica- 


Fcmme  de  Ségou. 

tions.  Deux  de  ses  lieutenants  eurent  môme  l'audace  de  nous 
provoquer  et  vinrent  nous  attaquer  presque  sous  les  murs  de 
Bamakou. 

Le  2  avril,  des  spahis  envoyés  en  reconnaissance  furent  vi- 
vement ramenés  en  arrière  par  des  masses  compactes  d'enne- 
mis. Avec  leurs  chevaux  fatigués,  s'ils  avaient  eu  l'impru- 

28 


218  LE   SENEGAL 

dence  de  fuir,  ils  étaient  perdus,  et  ce  premier  succès  aurait 
augmenté  la  confiance  des  soldats  du  Ouassoulou;  mais  ils 
tinrent  bon,  et  n'opérèrent  leur  retraite  que  lentement,  et 
toujours  en  bon  ordre,  jusqu'à  ce  qu'ils  fussent  secourus  par 
une  colonne  sortie  de  Bamakou.  Dès  le  lendemain  une  vraie 
bataille  s'engageait  à  Oueyako.  Les  Français  n'étaient  en 
tout  que  cent.  Ils  furent  aussitôt  tournés  et  enveloppés.  Obli- 
gés de  se  former  en  carré,  leur  situation  fut  un  instant  cri- 
tique. «  Plus  d'un  se  préparait  à  vendre  chèrement  sa  vie, 
a  écrit  l'un  d'eux,  M.  de  Poly,  et  je  ne  crois  pas  exagérer  en 
disant  que  chacun  de  nous  pensait  déjà  à  se  réserver  une  balle 
de  revolver,  pour  ne  pas  tomber  vivant  entre  les  mains  de  sau- 
vages qui  n'ignorent  aucun  des  raffinements  de  la  cruauté.  » 
Malgré  les  feux  de  salve,  malgré  les  décharges  de  la  mitraille, 
les  gens  de  Samory  tenaient  bon.  Les  Français  furent  obligés 
de  battre  en  retraite.  Sans  l'énergie  des  officiers,  sans  le 
dévouement  des  spahis,  cette  retraite  se  serait  convertie  en 
désastre,  car  nos  fantassins  étaient  épuisés  de  fatigue.  Bon 
nombre  d'entre  eux  avaient  même  quitté  le  carré,  et  atten- 
daient la  mort.  Ils  furent  tous  ramenés  par  les  spahis,  et  pu- 
rent enfin  arriver  jusqu'à  un  marigot,  où  il  était  plus  facile 
d'organiser  la  défense.  Les  pertes  de  l'ennemi  étaient  efi'roya- 
bles.  Le  sol  était  jonché  de  cadavres,  mais  les  Français 
avaient  reculé.  C'était  pour  Samory  un  véritable  succès. 

Pendant  quelques  jours  notre  situation  fut  très  précaire. 
Les  communications  étaient  interceptées.  Les  convois  de 
vivres  n'arrivaient  plus.  Toutes  nos  reconnaissances  étaient 
repoussées.  Enfin,  d'un  instant  à  l'autre,  il  fallait  s'attendre  à 
l'irruption  dans  nos  lignes  des  soldats  d'Alimadou.  Le  colonel 
Borgnis-Desbordes  comprit  qu'il  fallait  risquer  le  tout  pour  le 
tout,  et  prit  hardiment  l'ofTcnsive. 

Le  12  avril,  la  colonne  expéditionnaire  entrait  en  campagne. 
Elle  brûlait  sur  son  passage  de  nombreuses  huttes  en  paille, 
déjà  construites  par  l'ennemi  en  prévision  de  la  prochaine 
occupation  de  Bamakou,  et  sur  tous  les  points  refoulait  les 
soldats  de  Samory.  A  la  nouvelle  de  ces  succès  inespérés, 
plusieurs  centaines  de  Bambaras  auxiliaires  venaient  grossir 
nos  rangs,  pillards  plutôt  que  combaltanls,  mais  néanmoins 


ET   LE   SOUDAN   FRANÇAIS  219 

utiles  auxiliaires  pour  garder  nos  communications  et  assurer 
nos  subsistances.  Après  chaque  alTaire,  on  les  voyait  se  jeter 
sur  les  objets  abandonnés  par  l'ennemi.  Ils  s'acharnaient 
surtout  après  les  chiens  assez  nombreux  que  traînaient  à  leur 
suite  les  g-ens  du  Ouassoulou.  Ils  les  égorgeaient  sans  pitié, 
et  en  faisaient  le  plat  de  résistance  de  leurs  festins  du  soir.  La 
chair  de  ces  chiens,  nourris  de  glands  frais,  est  en  cifet  assez 
savoureuse,  et  plusieurs  de  nos  hommes  partagèrent  sans 
répugnance  les  plaisirs  gastronomiques  de  nos  auxiliaires 
improvisés. 

Le  19  avril,  grand  combat  à  Nafadié  et  victoire  des  Français; 
le  22,  incendie  du  village  de  Diougou-Fara;  le  23,  du  village 
de  Samaco.  Les  gens  du  Ouassoulou  étaient  décidément 
refoulés,  et  les  armes  françaises  avaient  retrouvé  leur  pres- 
tige. Borgnis-Desbordes  put  rentrer  à  Bamakou  sans  être 
inquiélé,  et  s'occupa  tout  aussitôt  de  rétablir  notre  ligne  de 
ravitaillement.  Kassaba,  Dilbouroula,  Donabougou,  furent 
successivement  repris.  On  installa  môme  un  poste  nouveau  à 
Koundou,  et  dans  toutes  les  directions  non  seulement  nous 
fûmes  dégagés,  mais  encore  libres  de  nous  porter  sur  tous 
les  points  menacés.  Aussi  l'impression  de  ces  victoires  mul- 
tipliées fut-elle  extraordinaire.  Notre  domination  sur  le  haut 
Niger  se  trouvait  assurée.  Bon  nombre  d'indigènes  se  rap- 
prochaient de  nous,  et  de  nos  deux  principaux  ennemis,  les 
maîtres  du  Ouassoulou  et  du  Ségou,  l'un,  Samory,  se  reti- 
rait de  la  lutte,  l'autre,  Ahmadou,  craignant  pour  sa  propre 
sûreté,  bien  qu'il  ne  fût  pas  entré  en  campagne,  abandonnait 
sa  capitale  et  se  retirait  à  Yamina. 

En  résumé,  quels  étaient  les  résultats  de  ces  trois  cam- 
pagnes ?  Nous  venions  de  nous  emparer  d'un  territoire  égal 
en  superficie  au  tiers  de  la  France.  Trois  forts  avaient  été 
construits,  à  Bafoulabé,  à  Kita  et  à  Bamakou.  Les  deux  cent 
quatre  kilomètres  qui  séparent  Bafoulabé  de  Kita,  et  les  deux 
cent  vingt-deux  qui  s'étendent  entre  Kita  et  Bamakou  étaient 
reliés  par  des  itinéraires  soigneusement  étudiés.  Deux  tron- 
çons de  route  étaient  même  commencés  entre  Bafoulabé  et 
Kita  d'une  part,  entre  le  gué  de  Toukoto  et  Kita  de  l'autre. 
Enfin  une  ligne  télégraphique  de  sept  cent  dix  kilomètres, 


Î20  LE   SENEGAL 

(Icsservic  par  dix  bureaux,  reliait  Bakel  à  Bamakou,  le  Sé- 
négal au  Niger,  la  France  au  Soudan.  Le  drapeau  national 
avait  été  victorieusement  promené  à  travers  toute  la  région, 
et  les  indigènes,  horriblement  foulés  depuis  longues  années 
par  tous  les  ambitieux  et  tous  les  bandits  de  l'Afrique  occi- 
dentale, s'habituaient  à  la  pensée  d'accepter  la  domination 
réparatrice  et  la  protection  efficace  de  la  France.  C'étaient 
là  d'heureux  débuts,  et  d'un  excellent  augure  pour  l'avenir. 

Tout  cependant  n'est  pas  encore  fini.  Dans  celte  marche 
rapide  de  Médine  à  Bamakou,  bien  que  les  stations  inter- 
médiaires les  plus  importantes  soient  entre  nos  mains,  la  dis- 
tance est  tellement  longue  qu'il  est  à  peu  près  impossible  de 
maintenir  sur  tout  le  parcours  une  sécurité  absolue.  On  est 
obligé  d'expédier,  à  des  intervalles  assez  rapprochés,  des 
colonnes  de  ravitaillement.  C'est  ainsi  qu'en  1884  le  colonel 
Boilève  alla  de  Saint-Louis  à  Kita  sans  rencontrer  de  résis- 
tance, et  par  une  route  assez  large  pour  que  quatre  cavaliers 
pussent  y  passer  de  front.  Dans  cette  quatrième  campagne 
on  décida  la  construction  du  fort  de  Koundou,  à  cent  dix  kilo- 
mètres de  Kita  et  à  cent  vingt  de  Bamakou.  C'est  une  bâtisse 
de  médiocre  importance,  moitié  en  terre,  moitié  en  pierre, 
mais  placée  sur  une  belle  position  et  commandant  la  route  et 
la  rivière  de  Baoulé.  Le  grand  inconvénient,  c'est  que  le  fort 
n'a  que  des  citernes  pour  sa  provision  d'eau.  En  cas  de 
siège  ou  même  d'investissement,  la  garnison  serait  fort  ex- 
posée. 

En  1883,  nouvelle  campagne  de  ravitaillement.  Le  31  mai, 
le  capitaine  Louvel  repoussait  les  bandes  de  Samory  entre 
Niagassola  et  Siguiri,  et  le  22  juin  le  commandant  Combes 
remportait  une  victoire  à  Sitakoto.  On  décidait  en  outre  la 
construction  d'une  forteresse  à  Niagassola,  non  loin  du  Niger, 
poste  d'observation  de  haute  importance  contre  le  Oouas- 
soulou  et  ses  remuants  soldats.  Ce  n'est  encore  qu'une  grosse 
maison,  à  peine  entourée  j)ar  un  mur  de  terre  sèche,  mais 
elle  est  défendue  par  une  petite  garnison.  Deux  canons  pro- 
tègent ses  abords,  et  une  ligne  télégraphique,  passant  par 
Mourgoula,  la  relie  déjà  à  Kita. 

Chacune  des  campagnes  du  Niger  marquait  de  la  sorte  une 


ET   LE   SOUDAN   FRANÇAIS  221 

étape  nouvelle  dans  la  prise  do  possession  du  pays.  D'année 
en  année  augmentait  le  nombre  de  nos  citadelles,  et  les  indi- 
gènes, se  groupant  sous  la  protection  de  nos  canons,  s'habi- 
tuaient à  se  considérer  comme  nos  clients. 


XII 


CONSOLIDATION  DE  LA  PUISSANCE  FRANÇAISE  AU  SÉNÉGAL 
ET  AU  SOUDAN 

Le  moyen  le  plus  pratique  d'affermir  à  tout  jamais  notre 
domination  dans  ces  contrées  encore  si  pleines  des  souvenirs 
de  leur  indépendance,  serait  de  les  traverser  de  part  en  part 
par  cette  fameuse  voie  ferrée  dont  la  construction  avait  été 
décidée  dès  l'année  1880.  En  effet,  le  5  février  1880,  l'amiral 
Jauréguiberry,  alors  ministre  de  la  marine,  avait  demandé 
un  crédit  de  cinquante-quatre  millions  cent  quatre-vingt-trois 
mille  francs  pour  la  construction  immédiate  de  la  ligne  entre 
Médinc  et  Bamakou.  La  demande  parut  prématurée,  et  on  ne 
vota  qu'un  million  trois  cent  mille  francs  pour  études  pré- 
paratoires. L'amiral  Cloué,  le  successeur  de  Jauréguiberry, 
ne  s'est  pas  tenu  pour  battu  par  le  rejet  de  cette  première 
demande.  Dans  la  séance  du  13  novembre  1880  il  réclama 
aux  députés,  et  obtint,  dans  la  séance  du  24  février  1881,  un 
crédit  de  huit  millions  cinq  cent  cinquante-deux  mille  sept 
cent  cinquante  francs  pour  amorcer  la  voie  ferrée  entre  Médine 
et  Bafoulabé.  Les  travaux  ont  immédiatement  commencé. 
Ils  n'ont  pas  abouti  d'abord,  parce  que  les  ouvriers  indigènes, 
dont  on  avait  essayé  d'utiliser  les  loisirs,  sont  d'une  indolence 
inouïe.  On  a  calculé  que  soixante  et  onze  journées  de  travail 
exécuté  par  des  indigènes  valaient  à  peine  une  journée  de 
travail  exécuté  par  un  Européen.  Après  une  campagne  de 
six  mois,  on  n'avait  réussi  à  construire  que  quatre  mille 
huit  cents  mètres  de  route.  En  second  lieu,  les  études  prépara- 
toires ont  été  par  trop  négligées.  Le  tracé  définitif  n'a  pas  été 
déterminé,   et  on  a  follement  gaspillé   des  sommes  impor- 


222  LE   SÉNÉGAL 

lantes.  Bref,  il  a  fallu  fermer  les  chantiers,  et  depuis  le  mois 
de  septembre  1884,  la  construction  de  la  voie  ferrée  du  haut 
fleuve  est  abandonnée.  Il  paraîtrait,  mais  les  renseignements 
sur  ce  point  manquent  de  précision,  que  l'aulorité  locale  aurait 
continué  les  travaux  grâce  à  certains  crédits  disponibles.  Il 
y  a  là,  comme  bonne  administration  financière,  une  irrégula- 
rité certaine  ;  mais  combien  serait-il  à  souhaiter  que  nos 
députés,  sans  se  laisser  arrêter  par  des  dépenses  dont  l'uti- 
lité présente  n'est  pas  démontrée,  mais  qui  engagent  et  assu- 
rent l'avenir,  revinssent  sur  leur  décision!  Adéfaut  de  chemins 
de  fer  à  grande  traction,  serait-il  donc  impossible  d'établir 
une  voie  ferrée  d'après  le  système  Decauville  analogue  au 
chemin  qui  relie  aujourd'hui  Kairoan  au  littoral,  et  qui  nous 
a  déjà  rendu  tant  de  services  en  Tunisie?  C'est  là  un  deside- 
ratum bien  modeste,  et  pourtant  cette  voie  de  pénétration  de 
la  France  dans  l'Afrique  centrale  ouvrirait  à  notre  fortune 
coloniale  des  perspectives  indéfinies. 

Si  le  chemin  de  fer  avait  été  créé,  nous  n'aurions  pas  eu 
tant  de  peine  à  triompher  des  insurrections  qui,  en  1886  et 
1887,  ont  failli  compromettre  notre  situation  non  pas  seule- 
ment sur  le  Niger,  mais  même  au  Sénégal.  Ce  n'est  pas  du 
Ségou  ou  du  Ouassoulou  que  cette  fois  s'est  déchaînée  la 
tempête,  c'est  au  Sénégal  même,  et  c'est  un  Sénégalais  qui 
s'est  cru  un  moment  à  la  veille  de  réaliser  le  rêve  jadis  formé 
par  Al-Hadji-Omar  ou  par  Samory.  Ce  nouvel  adversaire  de 
la  France  vient  de  succomber,  mais  il  a  vaillamment  lutté,  et 
nos  officiers  ont  eu  bien  de  la  peine  à  le  réduire. 

Mahmadou-Lamine  était  un  Sarakolé,  c'est-à-dire  qu'il 
appartenait  à  une  race  très  fière  de  son  intelligence  et  de  la 
supériorité  qu'elle  s'arroge.  Il  naquit  près  de  Kayes,  vers 
1837,  et  partit  de  très  bonne  heure  pour  la  Mecque.  Pendant  de 
longues  années,  il  parcourut  le  monde  musulman,  séjourna  à 
Conslantinople,  et  ne  revint  en  Afrique  qu'avec  un  trésor 
d'expérience  et  de  connaissances  chèrement  acquises.  Résolu  à 
fonder  un  empire  sur  les  ruines  de  celui  d'Al-IIadji-Omar  et 
d'Ahmadou,  il  eut  le  tort  do  dévoiler  trop  tût  ses  secrets  des- 
seins, car  le  maîlre  de  Ségou  le  retint  six  ans  dans  une  demi- 
captivité.  Mahmadou-Lamine,  à  peine  relâché,  tourna  aussitôt 


ET   LE   SOUDAN    FIIANÇAIS  223 

son  activité  contre  les  provinces  directement  soumises  à  la 
France.  Grand,  de  mise  imposante,  éloquent,  fort  instruit 
pour  un  ncgrc,  il  recruta  sans  peine  de  nombreux  adhérents, 
et  se  posa  tout  de  suite  comme  un  marabout  inspiré  et  comme 
un  fondateur  d'empire.  Rusé  dans  sa  propagande,  très  actif, 
il  aimait  à  raconter  aux  noirs  qu'il  avait,  à  la  Mecque,  couché 
à  côté  du  corps  de  Mahomet,  et  n'avait  que  deux  doigts  de 
moins  que  le  Prophète.  Il  insinuait  parla  que  son  rôle  serait 
presque  aussi  grand  que  le  sien.  Déjà  môme  il  avait  fait  des 
miracles.  Il  rassemblait  ses  prosélytes  autour  d'un  bassin 
rempli  d'eau,  et  faisait  défier  à  leurs  yeux  surpris,  grâce  à 
des  images  d'Epinal  collées  dans  la  paume  de  ses  mains, 
toute  une  série  d'uniformes  français.  On  agitait  alors  le  bas- 
sin, et  le  tableau  se  brouillait.  «  C'est  ce  que  nous  ferons  de 
l'armée  française!  »  s'écriait  alors  le  prophète  d'un  ton  con- 
vaincu, et  il  se  retirait  aussitôt,  sans  doute  pour  laver  ses 
mains  et  ne  pas  s'exposer  à  être  accusé  do  jonglerie.  Ces  gros- 
siers stratagèmes  valurent  à  Mabmadou-Lamine  une  immense 
réputation.  Les  mécontents  se  groupèrent  autour  de  lui.  Jeunes 
gens  avides  de  pillage,  bandits  de  toute  provenance,  fanati- 
ques et  exaltés  lui  promirent  leur  concours.  Les  bateliers  du 
fleuve,  qui  ne  nous  aiment  guère,  bien  que  nous  les  fassions 
vivre,  s'engagèrent  à  le  rejoindre  au  premier  signal.  Le 
marabout  ne  s'était  pas  encore  compromis,  et  il  était  déjà 
redoutable. 

En  novembre  1885,  le  colonel  Frey,  qui  conduisait  au  Niger 
une  colonne  de  ravitaillement  et  exécutait  une  sixième  cam- 
pagne, rencontra  Mahmadou-Lamine  à  Kayes.  Le  marabout 
protesta  de  son  dévouement,  et  il  était  peut-être  sincère,  car 
les  agitateurs  nègres  n'ont  pas  été  jusqu'à  présent  très  heu- 
reux contre  nous.  Il  annonça  même  son  intention  d'aller  raz- 
zier les  païens  de  la  Gambie  ;  mais  à  peine  le  colonel  Frey 
avait-il  poussé  sa  pointe  en  avant  que  Mahmadou-Lamine, 
profitant  de  l'éloignement  de  la  colonne  française  et  de  la  mort 
soudaine  de  notre  vieil  allié  Boubakar-Saada,  l'almamy  du 
Bondou,  prêchait  la  guerre  sainte,  s'emparait  par  surprise 
de  Sénoudébou  et  lançait  ses  avant-postes  jusqu'à  Kouguel,  à 
six  kilomètres  seulement  de  Bakel.  Il  avait  des  intelligences 


224  LE   SÉNÉGAL 

dans  la  place.  L'interprète,  Alpha-Séga,  lui  était  tout  dévoué. 
Ce  fut  sur  les  instigations  de  ce  traître  que,  dans  une  sortie 
imprudente,  nous  perdîmes  dix  tués,  vingt-cinq  blessés  et  un 
canon.  Aussitôt,  avec  la  mobilité  d'impression  qui  caracté- 
rise ces  peuples  primitifs,  les  Africains  se  soulèvent  en  masse. 
A  Bakel  même,  la  moitié  des  indigènes  se  déclarent  contre 
nous,  et  la  garnison  du  fort  ne  parvient  à  se  maintenir  qu'a- 
près un  sanglant  combat  dans  les  rues  de  la  petite  ville. 

Averti  par  le  télégrapbe,  le  colonel  Frey  s'empressa  d'ac- 
courir. Dès  le  2  avril  1886,  il  arrivait  à  Kayes  avec  quatre- 
vingts  soldats  blancs  et  près  de  quatre  cents  tirailleurs  et 
spahis.  Se  heurter  avec  celte  poignée  d'hommes  contre  les 
quinze  à  vingt  mille  hommes  que  le  marabout  avait  groupés 
autour  de  lui  eût  été  bien  imprudent.  Le  colonel  adopta  une 
lactique  plus  sûre.  11  se  décida  à  aller  ravager  successivement 
tous  les  villages  qui  avaient  envoyé  leurs  contingents  à  Mah- 
madou-Lamine.  Alors  commence  une  campagne  de  six  se- 
maines, très  intéressante  à  suivre  dans  ses  détails,  à  cause 
des  marches  forcées,  des  surprises  et  des  embuscades  dont  elle 
est  toute  remplie. 

Le  Gindimacko,  province  dépendant  du  sultan  de  Ségou, 
fut  le  premier  puni  de  sa  défection.  A  Bokkoro,  où  s'étaient 
réfugiés  les  révoltés  avec  force  butin,  s'engagea  un  violent 
combat.  Les  femmes  prirent  part  à  l'action.  On  les  entendit, 
toute  la  nuit  qui  suivit  la  défaite,  appeler  à  grands  cris  le  pro- 
phète à  leur  secours.  Mahmadou-Lamine  ne  se  décida  à  inter- 
rompre le  blocus  de  Bakel  que  lorsqu'il  apprit  que  la  colonne 
Frey  venait  de  remporter  de  nouveaux  succès  à  Guemou  et  à 
Bambella.  Il  vint  présenter  la  bataille  à  son  habile  adversaire, 
le  19  avril,  à  Tambouckhané.  Ce  fut  une  action  chaudement 
disputée.  Le  porte-drapeau  de  Mahmadou-Lamine  vint  tom- 
ber percé  de  coups  à  vingt  mètres  seulement  de  nos  lignes. 
Les  noirs  se  dispersèrent  après  avoir  subi  de  grandes  pertes. 
Les  contingents  désolés  regagnèrent  leurs  villages,  et  le  pro- 
phète s'enfuit  dans  le  Bondou,  serré  de  près  par  nos  soldats 
lancés  à  sa  poursuite. 

Deux  colonnes,  commandées  par  le  colonel  Frey  et  son 
lieutenant  le  commandant  Combes,  venaient  en  effet  de  com- 


ET    LE    SOUDAN    FRANÇAIS  225 

mcncer  contre  le  marabout  une  poursuite  sans  trêve  ni  merci. 
La  première  de  ces  colonnes,  pour  couper  au  plus  court  et  lui 
barrer  le  passage,  n'hésita  pas  à  traverser  le  désert  qui  s'étend 
entre  Sénoudébou  et  Makhana.  Les  souffrances  furent  extrê- 
mes. Il  fallut  marcher  quatorze  heures  de  suite.  Aussi  plu- 
sieurs auxiliaires  moururent-ils  de  soif  et  d'épuisement. 
Mahmadou-Lamine  venait  d'arriver  au  village  de  Kydira. 
Son  tam-tam  de  guerre  retentissait  dans  les  rues,  appelant  les 
indigènes  au  secours.  Tout  à  coup  éclatent  des  coups  de 
fusil.  Le  marabout,  croyant  à  un  engagement  sans  importance 
avec  les  nègres,  haussait  les  épaules  de  mépris;  mais  bientôt 
aux  détonations  isolées  succèdent  des  feux  de  salve.  Il  s'en- 
fuit aussitôt  vers  Sénoudébou.  Par,  bonheur  pour  lui,  le  gué 
de  Naé  restait  libre.  Nos  hommes,  furieux  de  leur  déconvenue, 
enlèvent  le  tata  oii  les  partisans  du  marabout  essayent  un  si- 
mulacre de  résistance,  et  font  un  immense  butin.  Près  de  six 
cents  femmes,  un  troupeau  innombrable,  des  bagages  et  la 
bibliothèque  de  Mahmadou  tombèrent  entre  leurs  mains.  Cette 
bibliothèque,  à  la  possession  de  laquelle  le  marabout  attachait 
une  sorte  de  respect  superstitieux,  se  composait  de  plusieurs 
centaines  d'exemplaires  du  Coran,  manuscrits  ou  imprimés, 
très  richement  reliés,  qu'il  avait  achetés  dans  ses  voyages  ou 
qui  lui  avaient  été  donnés  en  présent  par  les  princes  musul- 
mans. 

Pendant  que  le  nouvel  Abd-el-Kader,  privé  de  sa  smalah, 
s'enfuyait  d'abord  à  Sénoudébou,  puis  dans  le  Dioka,  nos  sol- 
dats victorieux  couraient  au  secours  de  Bakeltouj  ours  assiégé. 
Une  première  bataille  s'engageait  à  Manahel,  une  seconde  à 
Guemou,  et  une  troisième  à  Kemandao.  Les  indigènes,  persua- 
dés que  nous  ne  leur  accorderions  aucune  grâce,  nous  opposè- 
rent une  résistance  désespérée.  Ils  avaient  même  recouru  à  des 
pratiques  superstitieuses,  en  égorgeant  des  moutons  à  proxi- 
mité des  sentiers  choisis  pour  nous  tendre  des  embuscades. 
Un  des  conjurateurs  fut  tué  au  moment  même  où  il  lançait 
contre  nous  les  paroles  sacramentelles. 

A  la  fin  de  mai  non  seulement  Bakel  était  délivré  et  tous 
les  villages  révoltés  réduits  à  l'obéissance,  mais  le  marabout 
semblait  hors  d'état  de  jamais  rentrer  en  campagne.  Près  de 

29 


226  I-E   SÉNÉGAL 

trois  mille  nègres  avaient  payé  de  leur  vie  cette  folle  équipée. 
Peu  de  campagnes  avaient  été  plus  meurtrières.  Le  renom 
de  la  France  grandit  d'autant  plus  que  le  danger  avait  été 
plus  sérieux. 

Tous  les  périls  n'étaient  pas  encore  conjurés,  et  Mahmadou- 
Lamine  n'avait  pas  renoncé  à  la  lutte.  Lentement  et  pénible- 
ment il  reconstituait  ses  forces.  Installé  à  Dianah,  la  capitale 
du  Diaka,  il  y  avait  improvisé  une  citadelle  redoutable,  et, 
persuadé  que  la  France  n'irait  jamais  le  chercher  à  deux  cent 
cinquante  Idlomètres  de  Bakel,  continuait  ses  prédications  et 
ses  agitations.  Il  avait  même  l'audace  d'envahir  le  Bondou, 
où  il  surprenait  et  décapitait  notre  vieil  allié  Oumar-Penda. 
Peu  à  peu  se  formait  contre  nous  un  orage  menaçant. 

Depuis  septembre  1886,  le  nouveau  commandant  du  Sou- 
dan français  était  le  colonel  Gallieni,  le  héros  de  la  grande 
reconnaissance  de  1880.  Très  au  fait  des  pratiques  indigènes 
et  pénétré  de  la  nécessité  d'arrêter  par  un  retentissant  exemple 
toute  velléité  d'insurrection,  Gallieni  résolut  de  prendre  l'of- 
fensive en  opérant  une  marche  convergente  sur  Dianah. 
Deux  colonnes  furent  donc  organisées  qui,  partant  d'Arondon, 
en  aval  de  Kayes,  et  de  Diamon,  en  amont,  devaient,  malgré 
les  cent  cinquante  kilomètres  qui  les  séparaient,  se  réunir  à 
jour  fixe  sous  les  murs  de  Dianah.  L'opération  était  difficile, 
car  on  s'engageait  dans  un  pays  à  peu  près  inconnu  et  sans 
roule;  mais  Gallieni  apporta  les  soins  les  plus  minutieux  à  la 
préparation  de  l'entreprise.  Tous  les  Européens  furent  montés. 
On  leur  assura  une  distribution  journalière  de  soixante-quinze 
centilitres  de  vin,  et  du  pain  à  discrétion.  En  outre,  la  Société 
des  dames  de  France  leur  envoya  des  légumes  conservés,  du 
chocolat,  du  sucre,  etc. 

Quand  tout  fut  prêt,  le  12  décembre  1886,  les  deux  co- 
lonnes s'enfoncèrent  en  pays  ennemi,  diminuant  chaque  jour 
la  distance  qui  les  séparait.  Mahmadou-Lamine  avait  annoncé 
qu'il  écraserait  successivement  les  deux  colonnes.  C'était  en 
eiïet  la  seule  tactique  à  suivre  ;  mais  il  ne  sut  prévenir  leur 
jonction.  Le  24  décembre,  la  colonne  qui  avait  traversé  le 
Bondou  se  trouvait  à  Pétéboki,  dernière  étape  désignée  avant 
Dianah,  quand  elle  entendit  le  canon  do  la  seconde  colonne, 


ET    LE    SOUDAN    FIIANÇAIS  227 

celle  qui  venait  duBambouck  et  attaquait  le  village  de  Sarou- 
dian.  Nos  soldats  coururent  aussitôt  au  secours  de  leurs  ca- 
marades. Les  partisans  du  marabout,  pris  en  queue  et  sur  le 
flanc,  n'eurent  bientôt  plus  d'autre  ressource  que  de  s'enfuir 
en  désordre  dans  la  brousse.  Les  deux  colonnes  opérèrent 
leur  jonction  sur  le  champ  de  bataille,  et,  désormais  réunies, 
marchèrent  sur  Dianah.  Elles  arrivèrent  sous  les  murs  de  la 
place  le  25  décembre,  au  jour  précis  qu'avaient  prévu  les" 
instructions  de  Gallieni.  Le  prophète  n'essaya  même  pas  do 
résister,  et  s'enfuit  avec  ses  derniers  fidèles  dans  la  direction 
des  territoires  anglais  de  la  Gambie. 

Aussitôt  commença  la  poursuite.  Les  ennemis  s'arrêtèrent 
sur  un  plateau  découvert,  dont  les  pentes  tombaient  sur  un 
marig-ot  à  fond  vaseux,  le  marigot  de  Kaguibé.  Les  abords 
de  la  position  étaient  couverts  par  une  végétation  très  dense, 
favorable  aux  embuscades.  Nos  spahis,  lancés  en  éclaireurs, 
furent  reçus  par  une  fusillade  à  bout  portant,  et  vivement 
ramenés  sur  le  gros  de  la  colonne,  qui  se  forma  aussitôt  en 
carré  et  reprit  l'offensive.  Les  bords  du  marigot  et  les  abords 
du  plateau  furent  défendus  avec  énergie  ;  mais  nos  soldats 
balayèrent  par  des  feux  de  salve  les  clairières,  et  l'on  vit 
bientôt  s'enfuir  dans  toutes  les  directions  les  partisans  du 
prophète.  Quelques-uns  d'entre  eux,  à  l'arrière-garde,  se 
firent  bravement  tuer  pour  donner  à  leur  chef  aimé  le  temps 
de  s'enfuir.  En  effet,  cette  fois  encore  notre  insaisissable  en- 
nemi réussit  à  s'esquiver  ;  mais  il  ne  trouva  un  refuge  que 
chez  les  Sarakolès  de  Tebekouta,  dans  le  Niani,  qui  confine 
aux  possessions  anglaises.  Gallieni  ne  s'acharna  pas  à  sa 
poursuite.  Il  rentra  à  Dianah  et  ordonna  la  destruction  de 
cette  place.  Les  voisins,  épouvantés  par  cette  exécution  et 
croyant  aux  vengeances  françaises,  s'enfuirent  avec  leurs 
femmes  et  leurs  troupeaux  dans  les  bois.  On  voyait  dans  la 
nuit,  tout  autour  de  Dianah,  des  feux  de  bivouac  qui  attes- 
taient leur  présence.  Certes  Gallieni  pouvait  user  du  droit  de 
la  guerre,  brûleries  villages,  couper  les  récoltes  sur  pied,  et 
transformer  le  pays  en  désert.  Il  préféra  la  douceur.  Des 
émissaires,  choisis  parmi  nos  alliés,  furent  envoyés  dans  les 
bois,  porteurs  de  paroles  de  clémence.  Ils  furent  écoutés,  et, 


228  LE   SÉNÉGAL 

les  uns  après  les  autres,  les  gens  de  Nieri,  de  Tiali,  de  Gamon 
renlrèrentdans  leurs  villages  et  acceptèrent  notre  protectorat. 

Comprenant  que  rien  ne  serait  terminé  tant  que  Mahmadou- 
Lamine  tiendrait  la  campagne,  Gallieni  s'empressa  d'écrire  à 
loas  les  chefs  de  la  contrée  pour  les  menacer  des  vengeances 
françaises  s'ils  donnaient  asile  au  marabout.  C'est  ainsi  que 
nos  généraux  africains,  à  l'époque  où  ils  poursuivaient  Abd- 
ol-Kader,  avaient  défendu  aux  chefs  arabes  ou  marocains 
de  recevoir  l'émir.  Les  ordres  impératifs  de  Gallieni  furent 
exécutés.  Un  des  fils  de  Mahmadou-Lamine,  Soybou,  avait 
essayé  d'insurger  le  Guidimaka.  Il  fut  pris  les  armes  à  la 
main  au  gué  de  Dikokori,  et  passé  par  les  armes  avec  les 
plus  compromis  de  ses  compagnons.  Cet  acte  vigoureux 
n'augmenta  ni  le  nombre  ni  la  puissance  des  partisans  du 
marabout.  En  effet,  Mahmadou-Lamine  était  à  son  tour  chassé 
de  Tébékouta,  attaqué  et  battu  en  rase  campagne  par  les  in- 
digènes du  Ouli,  et  finalement  obligé  de  se  réfugier,  dénué 
de  tout,  à  Darsalanné,  près  du  poste  anglais  de  Mac-Carthy. 
Ne  se  trouvant  pas  en  sûreté,  il  se  retrancha  à  Baracounda, 
sur  la  rive  droite  de  la  Gambie,  à  environ  quatre-vingts  lieues 
de  la  mer.  C'est  là  qu'une  colonne  commandée  par  le  capi- 
taine Fortin,  partie  de  l'embouchure  de  la  Falémé,  est  venue 
l'atteindre,  après  une  marche  de  plus  de  deux  cents  kilomètres 
à  travers  un  pays  inconnu.  Le  8  décembre,  Baracounda  était 
pris,  et  Mahmadou-Lamine  tué.  Cet  événement  considérable 
nous  vaut  tout  le  bassin  supérieur  de  la  Gambie. 

Les  conséquences  de  cette  septième  campagne  furent  très 
importantes.  Au  point  de  vue  militaire,  il  était  démontré  qu'on 
pouvait  ravitailler  une  colonne  engagée  au  Soudan  fort  loin 
de  sa  base  d'opérations,  et  par  conséquent  ne  pas  se  contenter 
de  disperser,  mais  poursuivre  à  outrance  et  détruire  tous  les 
agitateurs  nègres  qui  voudraient  recommencer  la  lutte.  Au 
point  de  vue  politique,  la  frontière  était  reportée  à  trois  cent 
cinquante  kilomètres  au  sud  du  Sénégal;  la  fertile  province 
du  Bondou  était  rattachée  à  notre  influence,  et  nous  nous 
rapprochions  du  Fouta-Djallon,  qui  doit  devenir  le  foyer  de 
notre  puissance  au  Soudan.  Enlin  nous  occupions  un  pays 
fertile,  bien  arrosé,  peuplé  d'habitants  laborieux,  intelligents, 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS 


229 


très  susceptibles  de  progrès.  Des  voies  commerciales  nouvelles 
étaient  ouvertes  vers  Bakel  et  Médine,  et  il  est  à  présumer 
que  les  caravanes  reprendront  leurs  anciennes  traditions. 


Baobab. 


Deux  événements  importants  ont  encore  marqué  l'année 
4887.  Le  premier  est  la  signature  d'un  traité  avec  Samory, 
le  second  est  la  prise  de  possession  du  Niger  par  la  marine 
française. 

Des  l'année  1886,  des  négociations  avaient  été  entamées 


•2:^0  LI£   SÉiNÉGAL 

avec  Samory.  Trop  intelligent  pour  ne  pas  comprendre  qu'il 
avait  tout  à  gagner  à  des  relations  de  bon  voisinage  avec  la 
France,  le  maître  du  Ouassoulou  avait  signé  d'assez  bonne 
grâce  un  premier  traité  avec  le  capitaine  Tournier  ;  mais  ce 
n'étaient  en  quelque  sorte  que  les  préliminaires  de  la  paix, 
car  bien  des  questions  n'avaient  élé  qu'effleurées.  Gallieni 
résolut  de  dissiper  toutes  les  équivoques  et  organisa  une 
nouvelle  mission.  La  direction  en  fut  confiée  au  capitaine 
Peroz,  déjà  connu  de  Samory,  qui  devait  être  assisté  par  le 
lieutenant  Plat  et  le  docteur  Fras,  chargés  le  premier  de 
dresser  la  carte  du  pays,  et  le  second  de  ramasser  des  collec- 
tions scientifiques.  Afin  de  préparer  le  terrain,  on  envoya  en 
avant  un  des  fils  de  Samory,  le  prince  Karamoko,  jeune 
homme  qui  nous  avait  été  confié  par  son  père  et  qui  revenait 
d'un  voyage  en  France,  plein  de  reconnaissance  pour  le  bon 
accueil  qu'il  avait  reçu,  et  pénétré  d'admiration  et  de  respect 
pour  les  merveilles  de  notre  civilisation. 

La  mission  partit  de  Dianiou  le  S  décembre  1886.  Elle 
arrivait  à  Damko,  sur  le  Niger,  le  19  janvier  1887,  mais  ne 
recevait  que  le  28  du  même  mois  l'autorisation  de  continuer 
sa  marche.  Arrivé  à  Kankan,  l'ancienne  capitale,  le  capitaine 
Peroz  eut  l'heureuse  inspiration  d'accorder  une  récompense 
à  la  famille  indigène  qui,  en  1827,  avait  bien  accueilli  notre 
compatriote  René  Caillic.  Cette  générosité  rétrospective  pro- 
duisit une  excellente  impression,  et  nous  valut  de  nombreu- 
ses sympathies.  Les  Français  arrivèrent  bientôt  à  la  nouvelle 
capitale,  Bissandougou.  Ce  n'est  qu'une  réunion  de  cabanes 
semblable  à  tous  les  villages  nègres,  mais  très  propre  et  bien 
aérée.  Au  centre  est  bâtie  la  résidence  de  Samory.  Elle  se 
compose  d'un  double  rang  de  cases  défendues. par  un  rempart 
percé  de  trois  portes.  Au  centre,  dominant  le  tout,  se  dresse, 
comme  un  donjon  féodal,  une  vaste  tour  carrée,  où  résident 
les  favorites  et  où  l'on  a  ménagé  une  vaste  salle  de  réception. 
On  remarque  encore  une  mosquée  couvrant  quatre  cents 
mètres  de  superficie,  et  surmontée  par  un  toit  en  charpente 
ingénieusement  agencé.  En  avant  de  la  mosquée  s'étend  une 
place  rectangulaire,  plantée  d'arbres,  où  chaque  vendredi 
Samory  donne  audience  ou  assiste  h  des  fantasias. 


ET    LE   SOUDAN    FRANÇAIS  2:ji 

Les  nég-ociations  furent  rondement  menées.  Un  instant  tout 
sembla  compromis,  car  Samory  ne  voulait  accorder  aucune 
concession.  Grùce  au  bon  vouloir  du  prince  Karamoko,  et 
surtout  à  l'énergie  de  Gallieni,  dont  les  instructions  étaient 
formelles,  la  glace  finit  par  se  rompre,  et  un  traité  définitif 
fut  sig-néle  23  mars  1887.  Samory  acceptait  comme  limite  de 
ses  États  le  Tankisso,  affluent  de  la  rive  gauche  du  Aiger,  et 
plaçait  tout  le  Ouassoulou  sous  notre  protectorat  :  c'est-à-dire 
que  la  France  acquérait  du  jour  au  lendemain  une  situation 
prépondérante  dans  le  Soudan   occidental,  et  que  notre  en- 
nemi de  la  veille  devenait  le  plus  utile  des  alliés.  Or,  ce  qui 
semblerait  indiquer  que  Samory  est  disposé  à  exécuter  la  nou- 
velle convention,  c'est  qu'il  en  a  fail  connaître  les  conditions 
dans  les  contrées  de  la  rive  gauche  du  Niger  qui  lui  étaient 
jadis  soumises,  et  qu'il  a  comblé  de  prévenances  et  de  bons 
offices  tous  les  Français  qui  depuis  lors  se  sont  aventurés  dans 
le  Ouassoulou.  Nous  ne  pouvons  que  souhaiter  la  continua- 
tion- de  ces  bons  rapports,  car  Samory  est  un  organisateur 
de  premier  ordre  ;  et  s'il  consentait  à  devenir  le  porte-drapeau 
de  la  France  dans  le  Soudan,  nos  progrès  seraient  rapides. 
Il  est  vrai  que   les  couleurs  nationales  sont  aujourd'hui 
portées  dans  le  grand  fleuve  soudanien  par  deux  canonniè- 
res françaises,  le  Niger  et  le  Mage.  La  première  de  ces  embar- 
cations mesure  dix-huit  mètres  soixante  de  long  sur  deux 
naèlres  soixante  et  dix  de  large.  Son  poids  est  de  sept  mille 
cinq  cent  cinquante  kilogrammes,  et  elle  a  coûté  soixante-sept 
mille  francs.  Elle  fut  transportée  morceau  par  morceau  de 
Médine  à  Bamakou,  mais  au  prix  de  fatigues  inouïes.  L'en- 
seigne Froger,  chargé  du  transport,  déploya  de  rares  qualités 
d'énergie  et  de  persévérance,  car  il  n'avait  pour  auxiliaires 
que  des  nègres  indolents,  et  le  voyage  dura  quatre  longs  mois.   . 
Arrivé  à  Médine,  il   s'aperçut   que   des  pièces   importantes 
avaient  été  égarées.  On  remonta  néanmoins  l'embarcation, 
on  remplaça  par  des  tuyautages  provisoires  les  morceaux  qui 
manquaient,  et  la  canonnière  fut  enfin  mise  à  l'eau.  Elle  ne 
put  aUer  que  jusqu'à  Koulikoro,  à  quarante  kilomètres  en 
aval  de  Bamakou.  Ce  n'en  était  pas  moins  un  premier  suc- 
cès d'un  bon  augure  pour  l'avenir. 


232  LE   Sl'NÉGAL 

La  construclion  d'une  seconde  canonnière  avait  été  décidée, 
mais  celle  fois,  pour  éviter  les  frais  de  Iransporl,  le  chantier 
devait  cire  installé  à  Bamakou  môme.  En  eiïet,  sous  la  di- 
rection du  lieutenant  de  vaisseau  Caron  fut  rapidement  cons- 
truit un  nouveau  bateau  de  vingt-cinq  mètres  de  long  et  de 
cinq  mètres  de  large,  jaugeant  cent  tonneaux.  Le  4  avril  1887, 
Gallieni  présidait  au  baptême  de  la  canonnière,  à  laquelle  il 
donnait  le  nom  prédestiné  de  Mage.  «  Honneur  à  vous,  disait- 
il.  mes  chers  compatriotes,  qui  avez  reçu  la  mission,  enviée  de 
tous,  d'aller  montrer  les  couleurs  de  la  République  sur  le  Djo- 
liba,  aux  villes  inconnues  qui  en  bordent  le  cours.  Nos  vœux 
les  plus  ardents  vous  accompagnent  dans  votre  voyage,  et 
nos  cœurs  do  patriotes  se  réjouiront  quand  nous  recevrons 
la  nouvelle  de  votre  arrivée  au  but  tant  désiré.  »  Le  vœu 
de  Gallieni  s'est  réalisé.  Le  Nige?'  est  arrivé  jusqu'au  port  de 
Tombouctou,  et  désormais  le  grand  ileuve  africain  est  soumis 
à  noire  influence  depuis  Siguiri,  au  confluent  du  Tankisso  et 
du  Niger,  jusqu'à  la  mystérieuse  cité  où  si  peu  d'Européens 
ont  encore  abordé. 

Ce  fut  le  1"  juillet  1887  que  le  lieutenant  Caron  partit,  avec 
le  Mage,  de  Manambougou,  à  quarante  kilomètres  au-dessus 
de  Bamakou.  Il  arriva  sans  incident  à  Diafarabé,  oii  l'on  célè- 
bre joyeusement  l'anniversaire  du  14  juillet,  et  se  dirigea  sur 
Mopti  afin  de  déboucher  dans  le  lac  Dhéboé.  Le  Mage  péné- 
trait alors  dans  le  Macina,  territoire  soumis  à  Tidiani,  neveu 
d'Al-Hadji-Omar,  un  des  adversaires  les  plus  déterminés  de 
la  politique  française.  Caron  n'hésita  pas  à  prévenir  de  son 
arrivée  le  chef  toucouleur,  et  lui  demanda  l'autorisation  d'al- 
ler lui  rendre  visite  dans  sa  capitale  Bandiagara.  Tidiani  dé- 
teste la  France,  mais  il  n'osa  pas  repousser  les  ouvertures  de 
son  représentant.  Caron  se  dirigea  donc  sur  Bandiagara,  une 
des  dernières  citadelles  du  fanatisme  musulman,  et  y  arriva, 
après  un  voyage  des  plus  pénibles,  le  24  juillet.  Le  chef  tou- 
couleur pourvut  à  tous  ses  besoins,  mais  l'accueillit  avec  une 
grande  froideur,  et  répondit  à  ses  propositions  d'alliance  par 
un  refus  mal  déguisé.  11  est  évident  que  les  Toucouleurs  re- 
doutent notre  intervention.  Ils  ne  régnent  dans  le  Macina 
qu'en  s'imposant  par  la  terreur,  et  ils  craignent  qu'à  notre 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS 


233 


contact  les  Bambaras  et  les  Peuls  opprimés  ne  se  révoltent  en 
recourant  à  notre  protectorat.  Apres  une  semaine  de  pourpar- 
lers inutiles,  le  lieutenant  Garon  se  décida  à  quitter  Bandia- 
g-ara,  et  rejoignit  sa  canonnière. 

De  Bandiag-ara  au  lac  Dhéboé,  le  Nig-er  arrose  un  pays 
inhabité.  Aussi  l'cquipag^e  de  la  canonnière  avait-il  la  plus 
grande  peine  à  trouver  le  bois  nécessaire  au  chauiïage  de  la 
machine.  On  n'avait,  en  effet,  emporté  que  huit  tonnes  de  char- 


ToQibouctou. 

bon,  et  il  fallait  chaque  jour  descendre  à  terre  pour  couper 
du  bois,  au  risque  de  s'attirer  une  mauvaise  affaire  avec  le^ 
riverains,  excités  contre  nous  par  Tidiani.  Le  9  juillet,  les 
Français  arrivaient  dans  le  lac  Dhéboé,  nappe  d'eau  magni- 
fique, sur  les  rives  de  laquelle  se  pressent  de  nombreux  vil- 
lages; mais  Tidiani  avait  mis  partout  les  populations  en 
éveil,  et  jamais  les  Peuls  ou  les  Bambaras  ne  purent  appro- 
cher de  nos  compatriotes  ou  écouter  leurs  paroles  pacifiques. 
Le  15  août,  les  Français,  en  sortant  du  lac  Dhéboé,  entrè- 
rent dans  un  pays  soumis  depuis  peu  aux  Touaregs.  Le  chef 

30 


234  LE   SÉNÉGAL 

de  ces  Touaregs,  Alimsar,  avait  délégué  son  autorité  à  un 
certain  Rhiaïa,  qui  s'était  installé  à  Tombouctou  et  faisait 
peser  sur  les  indigènes  une  intolérable  tyrannie.  Aussi  les 
nègres  n'auraient-ils  pas  mieux  demandé  que  d'entrer  en  re- 
lations avec  le  lieutenant  Caron;  mais  ils  étaient  surveillés, 
et  les  Touaregs  se  montrèrent  nettement  opposés  à  notre 
intervention.  Ils  prirent  même  une  attitude  menaçante.  De 
nombreux  détachements  de  Touaregs  armés  de  lances  se 
montraient  dans  la  plaine.  Des  captifs,  conducteurs  d'ânes, 
stationnaient  au  bord  du  fleuve,  comme  s'ils  n'attendaient 
qu'un  signal  pour  emporter  le  butin.  Caron,  qui  ne  voulait 
pas  tomber  dans  un  guet-apens  semblable  à  celui  qui  avait 
causé,  quelques  années  auparavant,  la  catastrophe  du  colonel 
Flalters,  rompit  toute  communication  avec  la  terre,  et  refusa 
de  laisser  monter  aucun  Touareg  à  bord  de  la  canonnière. 
Les  chefs  de  Tombouctou  lui  ayant  fait  savoir  qu'ils  ne  vou- 
laient pas  que  la  Franco  intervint  dans  leurs  affaires,  le  lieu- 
tenant se  disposa  à  partir.  Le  17  septembre,  après  un  voyage 
fort  pénible,  et  dans  lequel  il  fallut  se  résigner  à  brûler  le 
chaland  qui  suivait  la  canonnière,  afm  d'alimenter  la  machine, 
car  les  inondations  empêchaient  de  faire  à  terre  la  provision 
de  combustible,  l'expédition  rentrait  à  Diafarabé,  et  le  6  octo- 
bre à  Mamanbougou.  Partout  elle  recevait  un  accueil  enthou- 
siaste. Les  riverains  apportaient  des  vivres  et  félicitaient  les 
voyageurs.  Aussi  bien  il  était  grand  temps  d'arriver.  Les  bar- 
reaux des  grilles  s'étaient  effondrés  et  le  bois  brûlait  sur  les 
cendriers.  Quant  à  l'équipage,  Européens  et  indigènes  étaient 
exténués. 

Les  résultats  de  l'expédition  étaient  fort  importants.  La 
latitude  de  Tombouctou  a  été  déterminée  avec  précision,  et 
elle  est  plus  au  sud  d'un  degré  environ,  et  plus  à  l'est  de 
trente  minutes  que  celle  que  l'on  fixait  d'habitude.  Près  de 
huit  cents  kilomètres  ont  été  levés,  qui  sont  entièrement 
nouveaux.  Le  lac  Dhéboé  ne  ressemble  plus  au  lac  tel  qu'il 
figurait  sur  les  anciennes  cartes.  De  nombreux  pays,  jus- 
qu'alors complètement  inconnus,  ont  été  indiqués  pour  la  pre- 
mière fois.  En  un  mot,  c'est  toute  une  révélation  géographique. 
Les  explorateurs  rapportent  en  outre  une  ample  moisson  de 


ET   LE   SOUDAN    FRANÇAIS  235 

renseignements  sur  le  commerce  de  la  rég-ion,  la  faime,  la 
flore,  le  régime  des  eaux;  et,  malgré  les  défiances  de  Tidiani, 
malgré  les  provocations  des  Touaregs,  ils  ont  rempli  leur 
mission  sans  tirer  un  coup  de  canon. 

En  résumé,  voici  quelle  serait,  aux  premiers  jours  de  1889, 
la  situation  de  la  France  dans  le  Soudan.  Du  Sénégal  au  Ni- 
ger sont  jetés  les  postes  de  Bafoulabé,  Kila,  Koundou  et 
Niagassoula.  Sur  le  Niger,  nous  possédons  Bamakou,  et,  de- 
puis peu,  Siguiry.  Cette  nouvelle  citadelle,  sur  laquelle  s'ap- 
puieront les  communications  entre  les  Rivières  du  Sud  et  le 
haut  Niger,  se  trouve  au  confluent  du  Niger  et  du  Tankisso, 
au  cœur  du  Bouré,  le  vrai  pays  de  l'or.  Sa  garnison  comprend 
une  compagnie  de  tirailleurs  avec  cent  mille  cartouches  el 
des  vivres  pour  un  an.  Elle  peut  résister  à  toutes  les  armées 
nègres  de  l'Afrique  centrale.  Samory  est  notre  allié.  Ahmadou 
nous  déteste,  mais  feint  de  nous  aimer.  Mahmadou-Lamine 
vient  d'être  tué.  Il  semble  que  de  longs  jours  de  prospérité 
nous  sont  promis,  et  que,  de  la  période  des  conquêtes,  nous 
entrons  dans  la  période  de  l'occupation  pacifique. 

Déjà  les  lieutenants  de  Gallieni  se  sont  mis  à  l'œuvre 
pour  reconnaître  le  pays.  MM.  Fortin  et  Lefort  ont  exploré 
le  Niéri  et  le  Bondou;  Quiquandon,  le  Tiali  et  le  Bambouck 
méridional;  Berhemberg,  la  haute  Falémé,  le  Koukandougou 
et  le  Bambougou;  Oberdorf,  le  Niokolo,  le  Djallon-Kadougou 
et  le  Dinguiray.  C'est  par  ces  pays  que  passe  la  route  la 
plus  directe  pour  se  rendre  d'un  côté  aux  oasis  du  sud  algé- 
rien, et  de  l'autre  aux  fleuves  qui  sortent  du  Fouta-Djallon. 
L'exploration  qui  paraît  avoir  été  la  plus  féconde  en  résultats 
inattendus  est  celle  du  capitaine  Binger'.  Cet  officier  voulait 
combler  la  grande  place  blanche  qui  dans  les  cartes  se  trouve 
encore  dans  la  boucle  du  Niger  entre  Siguiry,  Tombouclou, 
Sag  et  la  mer.  Il  désirait  relier  les  travaux  et  les  levés  exécutés 
sur  la  rive  droite  du  grand  fleuve  par  nos  officiers  avec  les 
itinéraires  de  Caillié  et  de  Barth.  Le  15  mai  1887  il  partait 
de  Kayes,  et  seulement  en  septembre  de  Bamakou;  car 
notre  allié  Samory,  prétextant  la  guerre  qu'il  soutenait  con- 

1.  X.,  Exploration  du  capitaine  Binger  (Revue  française  de  l'étranger  et  des 
colonies,  février  1889).  Cf.  Revue  des  Deux  Mondes  du  1"  février  1890. 


236  LE   SÉNÉGAL 

tre  son  voisin  de  l'est,  le  roi  Tieba,  avait  jusqu'alors  refusé 
de  le  laisser  passer.  Le  26  septembre,  Bing-cr  arrivait  à  Si- 
kasso,  qu'assiégeait  alors  Samory.  Le  pays  qu'il  venait  de 
traverser  était  ravag'é.  «  Les  deux  premiers  jours  qui  ont 
suivi  mon  départ  de  Tenetou,  a-t-il  écrit  dans  son  journal  de 
marche,  j'ai  compté  sept  et  dix  cadavres  sur  le  chemin  même, 
sans  parler  de  ceux  qui  se  trouvent  dans  la  brousse  à  une 
certaine  distance,  mais  que  l'on  devine  par  l'odeur  infecte 
qu'ils  répandent  dans  l'air.  Aujourd'hui  je  ne  les  compte  plus. 
Il  y  a  sur  la  route  depuis  le  squelette  blanchi  au  soleil  jus- 
qu'au moribond  ;  les  malheureux  qui  reviennent  de  la  colonne 
ont  le  rictus  de  l'agonie  sur  les  lèvres  en  me  saluant;  ils 
savent  qu'ils  ne  regag-ncront  jamais  leurs  villages,  et  mon 
peu  de  vivres  ne  me  permet  pas  de  les  secourir.  Dans  les 
rares  villages  oia  il  y  a  quelques  habitants ,  on  les  chasse 
pour  ne  pas  être  encombré  par  les  cadavres.  Beaucoup 
meurent  sur  les  bords  des  cours  d'eau,  n'ayant  pu  les  tra- 
verser à  la  nage...  Toutes  les  ruines  sont  encombrées  de  ca- 
davres. » 

Bingcr  aurait  voulu  jouer  le  rôle  de  médiateur;  mais  les 
chefs  africains  étaient  résolus  à  continuer  la  guerre.  Samory 
avait  juré  de  prendre  Sikasso,  dût-il  rester  plusieurs  années 
sous  les  murs  de  la  place,  et  Tieba  était  résolu  à  prolonger  la 
résistance.  Le  capitaine,  ne  pouvant  triompher  de  leur  obstina- 
tion et  risquant,  par  ses  démarches,  de  s'attirer  la  défiance 
des  deux  partis,  crut  prudent  de  rebrousser  chemin,  afin  de 
rendre  compte  de  ses  observations  au  colonel  Gallieni. 

Le  16  octobre  il  se  remettait  en  marche,  mais  n'arrivait  que 
le  17  janvier  1888  dans  les  Étals  de  Tieba,  et  le  3  février 
dans  la  ville  de  Kong.  C'est  une  agglomération  de  dix  mille 
noirs,  divisés  en  sept  grands  quartiers  et  quelques  faubourgs. 
Elle  est  placée  sous  la  suzeraineté  de  la  famille  Ouattara,  qui 
a  réussi  à  maintenir  dans  la  région  un  calme  relatif.  Aussi 
Kong  est-il  rapidement  devenu  un  centre  important  de  com- 
merce. Accueilli  d'abord  avec  défiance  par  la  population,  qui 
voyait  en  lui  un  émissaire  de  Samory,  Bingcr  se  mit  sous  la 
protection  des  marabouts,  qui  forment  la  classe  dirigeante. 
Dès  lors  sa  sécurité  fut  assurée,  et  il  put  à  son  aise  explorer 


ET   LE   SOUDAN   FRANÇAIS  237 

le  pays  et  regagner  la  côte.   On   ne  connaît  pas  encore  le 

détail  de  cette  belle  et  féconde  exploration. 

Aussi  bien,  les  différents  chefs  africains  paraissent  avoir 
renoncé  à  leurs  sentiments  hostiles  contre  les  Européens,  et 
spécialement  contre  les  Français.  Ainsi  que  l'écrivait  un  de 
nos  plus  vaillants  explorateurs,  le  docteur  Colin,  «  la  sécurité 
de  l'Européen  dans  le  Soudan  occidental  est  aujourd'hui  abso- 
lue. Je  m'en  irais  sans  hésitation,  avec  une  canne  pour  toute 
arme,  de  Bakel  au  Niger,  par  les  bords  du  fleuve,  par  le  Bam- 
bouck,  par  le  Gangaran,  peu  importe.  Je  suis  persuadé  que 
j'y  serais  non  seulement  respecté,  mais  encore  bien  accueilli.  » 
Les  Indes  africaines  s'ouvrent  donc  à  nous.  Il  y  a  un  siècle, 
nous  avons  perdu  l'occasion  de  nous  emparer  de  l'IIindous- 
tan.  Espérons  que  nous  profiterons  des  leçons  du  passé,  et 
que  nous  saisirons  l'occasion  inespérée  qui  s'offre  à  nous 
de  réparer  nos  pertes,  et  de  fonder  la  grandeur  coloniale  de 
la  France  en  Afrique. 


TABLE  DES  MATIERES 


Pages. 

I.  —  Géographie  physique  du  Sénégal -j 

II.  —  Géographie  économique 19 

III.  —  Géographie  politique 38 

IV.  —  Histoire  du  Sénégal  depuis  les  origines  jusqu'à  l'année  1815.  71 

V.  —  Histoire  du  Sénégal  de  1815  à  1854 82 

VI.  —  Conquête  du  Oualo.  —  Refoulement  des  Maures.  —  Expé- 

ditions du  Sine  et  du  Saloum.  —  Guerres  du  Cayor 101 

VII.  —  Guerres  contre  le  prophète  Al-Iladji-Omar  et  ses  successeurs.  120 

VIII.  —  Réformes  administratives  du  général  Faidherhe 138 

IX.  —  Le  Sénégal  de  1864  à  nos  jours 148 

X.  —  Voyages  de  pénétration  au  Soudan , , 158 

XI.  —  Conquête  du  Soudan  français 190 

XII.  —  Consolidation  de  la  puissance  française  au  Sénégal  et  au 

Soudan 221 


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Jules  Bardocz.   Directeur. 


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UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 


DT  Gaffarel,  Paul  Louis   Jacques 

54.9  Le  Sénégal  et  le  Soudan 

,2  français 

G3 
1890 


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