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I
LES NOUVELLES
DROLAT1Q.UES
) \C.i.«N~No\^v^^N ■ "V =<:
LES NOUVELLES
DROLATIQUES
DE
MARC DE iMONTIFAUD
Icy, n'y a que pour rire.
BÉROALDt DE VsRVILLl.
Jm Délices de VEspril-Saint et la Bassifioir^
Le Cali:e de Af"" de Tri^onec.
Bi'J FORTE DE HANRIOT
PARIS
M.DCCC.LXX.N
Droits réseï vlS
BIBLIOTHECA
iv ans'
LES
DÉLICES DE L'ESPillT-SAÎXT
ET LA BASSINOIRH
LES
DÉLICES DE L'ESPRIT-SAINT
ET LA BASSINOIRE
Ma chère mignonne,
EPUis que j'ai quitté le couvent, il
s'est passé tant de choses, que tu
cxCLiseras mon long silence ; et
je conviens qu'il est de nature à étonner
une charmante amie comme toi. Mais qu'y
a-t-il de surprenant à cela ? Prête à revêtir
bientôt le voile des novices, je me vois
tout cà coup quittant la communauté, par
ordre supérieur, pour faire l'épreuve de
vie mondaine, imposée à toute religieuse
avant de prononcer des vœux irrévocables.
NOUVELLES DROLATIQ.UES
Au moment de partir avec mescoasines^
Louise et Juliette, j'allai dire adieu à notre
supérieure, qui me retint quelques ins-
tants.
— Vous êtes absolument décidée, ma
fille, me demanda-t-elle, à ne rien livrer
de votre personne à la convoitise des
hommes, ces ennemis de la sainteté du
célibat ?
— Certes ! ma mère !
— Vous vous rappelez que, dans vos
paroles, vous ne devez prononcer le nom
d'aucune partie de votre corps dans la
crainte de commettre une impureté ?
— Parfaitement! ma mère! Et, déplus,
je sais par cœur de quelles dénominations
nous devons nous servir, nous les épouses
du Christ, pour ne pas dire : mes bras,
mon cou, mon ventre, mes jambes et
tout le reste, afin de ne pas pécher même
en paroles.
— Voyons un peu, ma fille, si votre
mémoire est aussi fidèle que vous me l'as-
surez.
NOUVELLES DROLATiaUES
— C'est fort simple, ma mère :
cette partie de notre buste qui commence
à pousser, et qui doit rester emprison-
née dans notre guimpe de novice, se
nomme « les délices du Saint-Esprit )).
— Très-bien, mon enfant ! Et cette
autre sur laquelle on s'assied ?
— ...Attendez donc un peu... Ah!
j'y suis. C'est « la bassinoire ».
— Et celle qui lui est opposée... tout
à fait ?
— Pour celle-là, ma mère, je crois
qu'elle s'appelle... «l'intransigeant»,
parce qu'en effet c'est cet endroit, sur-
tout, qui ne doit jamais pactiser avec...
Ah ! ma foi, je ne sais plus avec quoi,
par exemple !
— Peu importe, ma fille, peu importe.
Ce qu'il ne faut pas oubHcr, c'est qu'il ne
doit jamais exister pour «l'intransigeant»
aucune... entente possible, aucune con-
cession à accorder. Enfin, mon enfant, je
souhaite que cette vertu d'intransigeance
remplisse votre personne enjv*èjr€ 4« sécu-
IC NOUVELLES DROLATIQ.UE5
rite; car, voyez-vous, deux secondes,
oui, deux secondes suffiraient pour vous
l'enlever.
— Vous me faites frémir, ma mère.
Mais ma cousine Louise et ma cousine
Juliette, qui m'accompagnent, est-ce que
leurs intransigeants, à elles, courent le
même danger que le mien ?
— Absolument.
— Alors, je vais les avertir.
— C'est inutile, se hâta de me répondre
notre supérieure, je m'en suis chargée.
Au revoir, mon enfant ! Ainsi n'oubliez
pas que « les délices du Saint-Esprit » ne
doivent jamais attirer les regards des
hommes. Cestle vrai secret de protéger...
tout le reste.
Là-dessus, Louise et Juliette entrèrent.
Notre mère nous donna sa bénédiction,
et la voiture nous emporta, ainsi que
sœur Perpétue qui nous accompagnait.
Arrivée ici, ce fut encore une autre
affaire. Croirais-tu que ma tante voulait
absolument échancrer mon corsage et
NOUVELLES DROLATIQUES II
découvrir « les délices du Saint-Esprit » ?
Tu dois te figurer ma stupéfaction. Mal-
heureusement mes supplications ont été
inutiles. Il avait été convenu qu'on nous
rendait au monde pour les épreuves à su-
bir, force nous fut donc, hélas! de livrer
aux regards impudiques ce que notre vé-
nérable supérieure nous avait si nette-
ment enjoint de dissimuler.
Je descendis au salon les larmes aux
yeux. Il me parut que Louise et Juliette
n'étaient point si torturées que moi. Elles
riaient, causaient même, sans s'aperce-
voir que leur corsage dévoilait des choses
à épouvanter. Oi\ les pria de chanter
et de valser, et elles s'exécutèrent très-
gracieusement.
Le souper arriva. Non, te dire ce que
j'ai vu de femmes étalant superbement ce
que je m'efl'orçais de faire disparaître dans
mon corsage est impossible. Quand on
pense qu'elles profanaient ainsi d'une façon
cynique ce qui n'a été créé que pour
être becqueté par la colombe céleste 1
NOUVELLES DROLATiaUES
Qiiand on pense que mon cousin, qui a,
je crois, vingt-cinq ans, était si près, si
près de la grosse présidente Jonzac, qu'il
aurait pu poser son assiette dessus s'il avait
voulu ! J'étais outrée. On ressentait une
chaleur telle que, ne pouvant supporter de
rester à table, j'allai un instant dans le fu-
moir, sûre qu'on ne m'y dérangerait pas,
Crcirais-tu qu'au moment où je débouton-
nais le dernier bouton et où je commençais
àm'éventer, la fenêtre ouverte, mon cou-
sin Jacques entra en chantonnant, et, me
voyant croiser mes deux mains sur ma poi-
trine, s'écria en se moquant :
— Bah! ma cousine, tout ce que l'on
cache ne vaudrait certainement pas la
peine d'être servi sur un plat d'argent.
L'insolent! Je ne pouvais cependant
pas lui prouver que c'était précisément
parce que ça en valait la peine, que je le
gardais pour le Saint-Esprit. Ennuyée
de cet incident, je remontai au premier
étage. Imagine toi qu'en passant dans un
couloir, j'entendis sœur Perpétue, no-
NOUVELLES DROLATIQUES I3
tre converse, qui criait à l'autre bout :
— Finiscez, ^Monsieur, finissez ! je ne
veux pas qu'on touche à ma « bassinoire ».
1:11e aussi, il paraît qu'elle courait un
danger dans cet affreux château de n\a
tante. Quelqu'un essayait-il après elle quel-
que tentative criminelle ? Je courus à son
secours, mais je n'entendis plus rien qu'un
son de voix étouffé, une porte qu'on ver-
rouillait. Enfin le silence se ht.
— Après tout, pcnsai-je, on n'attaque
que « la bassinoire » de sœur Perpétue !...
ce n'est rien, absolument rien. Ne son-
geons qu'à mettre en sûreté les « délices
de l'Esprit-Saint ».
Là-dessus, une idée me vint.
Tu sais que ma chambre de fillette se
trouve dans la tour du nord? Je n'étais
pas très-rassurée. Il était minuit. Je me
lins ce petit raisonnement :
— Au fait, personne ne songera à se
retirer avant demain sept heures du matin.
J'ai le temps de dormir dans n'importe
quel lit, puisque tout le monde est en
14 NOUVELLES DROIATiaUH =
train de rire et de danser. Demain, à six
heures et demie, je me lèverai et je céde-
rai la place au premier qui se présentera.
Mieux vaut cela que de monter seule là-
haut où j'aurais vraiment peur.
Je me déshabillai lentement, l'ouïe
caressée lointainement de certaine valse
de Strauss qui donne envie de se manger
de caresses à soi tout seul. J'avais, vois-tu,
ma belle, l'âme chaude comme un matin
de juin; et quand je m'agenouillai pour
implorer du Seigneur la grâce de celles
que la vertu d'intransigeance ne remplis-
sait pas, je me demandai, en me relevant
et en serrant mon crucifix aux maigres
petits membres étendus, si je ne devais ja-
mais avoir d'autres bras pendus à mon cou
que ceux-là.
Comme j'entrais dans un de ces grands
lits à la Le Nôtre que tu connais, en ré-
citant une dernière action de grâces,
figure-toi ma surprise en découvrant le
vicomte de Juvisy, debout du côté de la
ruelle, en vêtements de bal.
NOUVELLES DROLATiaUHS I^
— Jésus, Maria! criai-je en déses-
pérée.
— Pardon, Mademoiselle, mais cette
chambre étant la mienne, je ne pouvais
savoir... M'expliquerez-vous, uu moins,
comment il se tait que j'aie le bonheur
de vous y posséder ?
Le bonheur de m'y posséder... Je
m'empresse de lui raconter que si je suis
là, c'est qu'il s'agissait pour moi de sau-
ver à tout prix les diverses parties de ma
personne de la profanation de cous les re-
gards. Et, prompte comme la foudre, je
pensai alors : — Sauvons, du moins, ce
qui est pour le divin pigeon, si nous ne
pouvons sauver le reste. — Alors, je
m'empressai de remonter ma couverrure
sous mon menton.
Mais ce fut lui qui me répliqua avec un
grand sérieux :
— Rassurez-vous, Mademoiselle, je ne
tiens nullement à enlever le voile que
vous étendez sur... et les délices de
l'Esprit-Saint ».
l6 NOUVELLES DROLATIQ.UES
Il n'y tenait pas. Alors je respirai al-
lègrement.
— Mais, poursuivit-il, je désire seule-
ment que vous vouliez bien me permettre
de veiller sur votre « intransigeant » le
reste de la nuit. Je vais m'étendre dans ce
fauteuil; car, voyez-vous, Mademoiselle,
le château est si plein de monde qu'un
ami dévoué ne sera pas de trop à vos
côtés.
Que te dirai-] e ? Lui marquer de la dé-
fiance, à lui, l'élève du P. Z..., ne lui ferais-
je point la plus sanglante des injures ? Je
réfléchis qu'il était vraiment chevaleresque,
à lui, de consentir à quitter cette soirée
pour veiller près d'une petite pension-
naire ; et, comme il s'asseyait loin de moi,
décidé, m'assurait-il, à reposer, je songeai,
en vertu de toute convenance, à en fliire
autant, plutôt que de prolonger indéfini-
ment la conversation. Alors, je me coulai
du côté du mur et, fermant les yeux, je
m'endormis, pendant que M. de Juvisy,
étendu, je te le répète, sur un siq£^q, à
NOUVELLES DROLATIQUES , 17
l'autre bout de la chambre, sommeillait de
son côté.
Je ne sais pourquoi, deux ou trois
heures après, je ressentis je ne sais quel
trouble, quelle émotion... J'étais seule, et
cependant il me sembla un instant que
quelqu'un m'avait parlé. Te dire la sin-
gularité de l'émotion, et la nature du
plaisir, je ne l'oserai jamais. J'en vins à
penser que ce devait être un rêve ; car...
mon Dieu, comment m'expliquer?... En-
fin, figure-toi que le plaisir m' ad vint pré-
cisément du côté de... mon intransi-
geance. Je n'aurais jamais soupçonné que
quelque chose... d'amusant... pût surgir
parla. Ce qu'il y a de certain, c'est que
notre mère a complètement oublié de
m'cnseigner ce singulier phénomène. —
Peut-être, m.e répétais-je, est-ce parce que
j'ai défendu si hardiment « les délices dv.:
TEsprit-Saint » qu'il m'en récompense en
s'occupant de cette partie de sa créature
qui ne doit pactiser avec personne.
l^Q plus surprenant, ce fut quand mes
l8 NOUVELLES DROLATIQUES
« délices » et ma « bassinoire » répondi-
rent comme à des appels réitérés et s'en-
tendirent dans un accord de complicité
admirable pour faire éprouver à mon in-
transigeant.. . des choses sur lesquelles
je ne comptais absolument pas. Bientôt
il n'y eut qu'un concert effréné de cha-
que région de mon corps, et aucune de
celles nommées par notre mère supérieure
n'oublia de vibrer dans le jeu harmonique
et ensorcelant des régions les moins soup-
çonnées, au point que je ne sus en réa-
lité de quel côté partait le plaisir ; je crois
qu'il naissait de tous les côtés à la fois. Du
reste, ma chère, il me fut facile de me
rendre compte de la vérité ; car la singu-
larité de ces sensations paraissait dépendre
d'une sensation antérieure qui, un instant
avant, les avait soudain invitées, entraî-
nées; après, les autres s'étaient montrées
promptes à la riposte, sans avoir besoin
d'y être sollicitées... Enfin, à l'étrangeté
du plaisir succéda une telle prostration,
que je me rendormis. Et le jour flam-
NOUVELLES DROLATiaUES I9
boyait à mes paupières, quand je me ré-
veillai ; tu comprends que le vicomte dis-
parut certainement dès l'aube.
Malgré mes occupations, cette nuit,
cette nuit merveilleuse, hallucinante, ex-
tiaordinaire, hantait si vivement mes
souvenirs, que je ne pouvais cesser d'y
penser.
Dans la journée, je m'aperçus que le
jeune Edgard de Juvisy prenait quelque
complaisance à me regarder. J'éprouvais
tant d'affectueuse attirance vers lui; je
devinais si complètement qu'il devait être
mon allié que, dans un moment de cou-
rage, je lui fis signe d'approcher; ce à
quoi il s'empressa d'obéir.
— De quoi s'agit-il. Mademoiselle ?
me demanda-t-il très-respectueusement.
— Monsieur, lui répliquai-je, vous êtes
le seul de tous ces messieurs à qui j'ose
adresser la parole; car vous êtes bon,
vous êtes pieux, vous avez une élévation
d'idées qui...
]c m'arrêtai dans l'énumération de ses
20 NOUVELLES DROLATIQUES
qualités, en le voyant baisser les yeux par
modestie.
— Achevez, Mademoiselle, achevez,
de grâce ! murmura-t-il en me coulant un
regard qui dégrafa mes vêtements de la
nuque à la pointe des pieds.
— Eh bien. Monsieur, je voudrais que
vous me répondissiez franchement.
— Sur quoi, Mademoiselle ?
— Sur un sujet tellement inattendu,
tellement surprenant..., que, peut-être,
vous n'y avez jamais pensé.
— Tant mieux. Mademoiselle ! j'aurai
le plaisir de l'approfondir avec vous.
Et il se rapprocha si près de moi que,
sous je ne sais quelle bizarre association
d'idées, la sensation de la nuit précédente
me courut à fleur de peau. Comme je
gardais le silence, il poursuivit :
— Ne voulez-vous point m'informer
de ce qui vous inquiète, de ce qui vouî*
tourmente ?
Que sa voix était douce et enivrante !
ce n'est pas mon confesseur, le P. Ventru,
NOUVELLES DROLATIQUES
qui déployait une si délicieuse fliçon
de m'encourager à l'aveu d'une faute ; il
me criait, au contraire :
— Allons, allons, ma fille, est-ce que
vous comptez me faire coucher ici ? Du
courage, et enlevons cette confession vi-
goureusement.
Non, mille fois non ! Cet organe, d'une
suavité pénétrante, ne pouvait offrir aucun
rapport et supporter aucune comparaison
à côté de la grosse voix des hommes vénérés
que, toi et moi, avons tant de fois en-
tendue résonner sous les murs saints de
notre couvent. Alors, levant les yeux vers
le vicomte, je pris le parti de lui demc^n-
der, d'une façon détournée, si, par
hasard, certains rêves... assez agréables
ne le hantaient pas quelquefois l'espace
d'une journée, au point de ne les pouvoir
chasser de sa mémoire.
Il m'avoua aussitôt qu'en effet, cela lui
arrivait souvent ; et, pour m'épargner la
peine de lui en expliquer davantage, il
reprit :
22 KOUVELLES DROLATiaUES
— Vous êtes sans doute sous l'empire
d*un de ces rêves, n'est-ce pas, Mademoi-
selle ? Et c'est ce qui est cause que vous
vous absorbez, comme vous le faites de-
puis ce matin, dans vos méditations.
— Précisément, Monsieur. Et ce qu'il
y a de bizarre, c'est qu'il me semble que
si ce rêve ne recommençait point pour
moi chaque nuit, je serais désespérée.
Cette fois il me contempla d'un air si
étrange, si scrutateur, si narquois et en
même temps si tendre, que je restai
bouche close. A mon tour je lui demandai
à quoi il pensait. Il répHqua, en se levant
comme sous l'empire d'une exaltation
contenue :
— Et vous avez été très-heureuse...
dans ce rêve, n'est-ce pas ?
— Dieu, si j'ai été heureuse ! C'est-à-
dire que je manque absolument de signes
et de mots pour vous le traduire.
— Et vous souhaiteriez que toutes les
nuits il revînt... vous toucher à la même
place ?
NOUVELLES DROLATIQ.UES 23
— Ne m'en parlez pas ! S'il cesse de me
hanter, ]e demande au Seigneur la grâce
de mourir.
Il s'approchait de ma chaise en trem-
blant ; et moi, interdite par son attitude,
je me sentais la respiration entrecoupée,
lorsque tout à coup, et comme il ouvrait
les lèvres, ma tante accourut :
— Berthe, ma chère enfant, que signi-
fie votre fuite du salon depuis ce matin ?
Venez donc accompagner Juliette qui
va nous chanter la Gâ!;^^^ Ladra. Et
vous, vicomte, le P. Z... vous demande
instamment.
C'était, ma pauvre amie, un ordre de
nous séparer. Et nous le comprîmes l'un
et l'autre aussitôt, car le vicomte se leva
et, m'ayant saluée, non sans émotion,
sortit du boudoir à la hâte.
Ma tante qui, un instant avant, s'apprê-
tait, j'en suis certaine, à me faire quel-
ques observations, m'emmena alors sans
prononcer un mot.
L'attitude tremblante de M. de Juvisy,
24 NOUVELLES DROLATIQ.UES
les regards de ma tante, la nuit dont je
Lne cessais de me rappeler, quelque chose
qui se trouvait en moi et qui, je m'en
souvenais parfaitement, n'y était pas la
veille : tout cela, ah ! vois-tu, tout cela
m'agitait jusqu'à la fièvre. C'est au point
que, quittant le piano, et ne sachant que
devenir, j'avisai le P. Z... qui venait
d'entretenir le vicomte, et lui demandai
de m' entendre de suite en confession.
— Sur l'heure, mon enfant, sur l'heure!
me répliqua ce brave homme. Allez
m'attendre à la chapelle.
J'étais décidée à tenter l'impossible afin
d'avoir l'exphcation de la pensée qui m'ob-
sédait. Un tel rêve n'était-il pas une pré-
disposition merveilleuse à l'état de sain-
teté qui m'attendait? Et n'expHquait-il pas
les ineffables jouissances que l'on devait
retirer a être l'épouse du Christ ? Si cela
existait, si je ne me trompais point, je
devais abréger mon épreuve mondaine et
retourner au couvent immédiatement.
Tu peux t'imaginer mon saisissement.
NOUVELLES DROLATIQ.UES 2$
quand l'abbé, m' ayant entendue, se con-
tenta de me jeter... m bizarre et intradui-
sible regard.
— Vous parlez sérieusement, mon en-
fant ?
— Oh! grand Dieu! mon père, sup-
posez-vous que je mente, ici, au tribunal
de la pénitence ?
— Et \ous m'assurez que « les délices
de l'Esprit-Saint... » et votre « intransi-
geant « eurent une telle entente entre eux
que cela a été comme une symphonie cé-
leste de votre personne entière ?
— Symphonie n'exprime pas assez.
Cest torrent de volupté , c'est abîme de
plaisir qu'on devrait dire.
— Ma fille, il faut vous m.arier, fit gra-
vement l'abbé.
L'hébétement me cloua sur place. Me
marier ! moi ! pour cesser d'éprouver
pareille jouissance ! Me marier ! Quelle
plaisanterie amère, quelle torture pou-
vait-on m'infliger qui équivalût à celle-là ?
— Mon père, repris-je en me redres-
26 NOUVELLES DROLATIQUES
sant, je ne renoncerai jamais à ne pas
retrouver cette nuit phénoménale, cette
nuit délirante, cette nuit où j'ai été véri-
tablement considérée avec complaisance
par r Esprit-Saint, qui a fait de moi un
banquet de délices où il m'a invitée à
m'asseoir... Une nuit, mon père...
L'abbé ferma si brusquement le guichet
que je fus obligée de me retirer. Stupéfiée
d'un pareil accueil, je sortis du confes-
sionnal. On ne pouvait être plus malheu-
reuse, plus perplexe, plus désespérée.
Alors, je m'enfuis de la chapelle et allai
me réfugier dans ma chambre.
Il n'y avait pas un quart d'heure que je
m'y trouvais, lorsque sœur Perpétue entra
comme une folle.
— Bon Dieu! ma sœur, quel malheur
venez-vous m'annoncer ?
— Ah! Mademoiselle! je vous cherche
depuis ce matin. Vous pouvez me rendre
le calme. Répondez-moi aussi vite que
possible. Dites, répondez-moi.
— Je ne demande pas mieux. Mais
NOUVELLES DROLATIQUES 27
indiquez-moi le sujet sur lequel j'ai à vous
répondre.
— C'est assez scabreux, Mademoiselle.
Seulement, ici vous êtes chez vous... et
puis nous sommes venues ensemble ;
alors, vous m'éclairerez certainement, car
vous ne pouvez pas avoir changé pour
moi...
— Ma sœur, revenez à vous, je suis
tout oreilles.
— Voici le fait. C'est fort simple. Hier,
madame votre tante m'appelle : — Sœur
Perpétue, vous allez mettre une bassinoire
très-chaude dans le lit de M. le comte de
Saint-Aignan. Moi, je tire une révérence
et je vais trouver Catherine : — Donnez-
moi donc votre bassinoire, Catherine,
c'est madame qui m'ordonne de la pren-
dre. — Qu'en voulez - vous faire? —
Pardi! je veux bassiner le lit de M. le
comte de Saint-Aignan. — Nenni da !
s'exclame Catherine. Ma bassinoire est
pour le jeune M. de Rosez qui, lui, ne
lésine pas comme votre Saint-Aignan. Il
28 NOUVELLES DROLATiaUES
s'en passera, je vous le jure ! — J'ai beau
faire; j'ai beau insister, cette fille tient
bon. Du reste, Mademoiselle, je cherchais
aux murs: pas plus de bassinoire que...
sur moi. — C'est-à-dire, non, j e me trompe,
j'ai une « bassinoire » par derrière; alors, ma
comparaison n'est point juste. — J'insiste
uniquement pour vous répéter qu'il n'y
avait aucun ustensile de ce genre dans la
cuisine.
— Ma sœur, je vous en prie, arrivez au
fait.
— Au fait, au fait ; c'est facile à deman-
der. Quand je me vis dans l'impossibilité de
bassiner le lit de M. de Saint- Aignan, je
me tins ce raisonnement: Avant tout,
l'obéissance. Donc^ je dois bassiner le lit
de M. le comte; donc, pour cela, je vais
me servir de la chaleur de ma propre
« bassinoire » à moi. — Dame ! n'auriez-
vous point agi ainsi. Mademoiselle ?
— Mais continuez donc, sœur Perpé-
tue !
— Doux Jésus! comme Mademoiselle
NOUVELLES DROLATIQUES 2^
s'impatiente ! J'allai donc à la chambre de
M. de Saint-Aignan, et là, ma toi^ faute
de mieux, je me répétai encore : — Ce bon
vieillard a besoin d'avoir chaud; au nom
de la très-sainte charité, je vais faire servir
mon corps à cette œuvre de bienfaisance.
Là-dessus, je m'insinuai sous la couver-
ture et me roulai consciencieusement
dans tous les endroits froids des draps.
Quand une place était tiède, paf ! je me
glissais dans une autre, tant et si absolu-
ment que le lit devint bientôt un bra-
sier.
— Abrégeons, abrégeons, ma sœur.
Que vous arriva-t-il ?
— Il arriva. Mademoiselle, que je
m'endormis, et qu'au milieu de mon
sommeil... Jésus!...
— Vous me faites frémir... Poursuivez,
poursuivez.
Sœur Perpétue s'essuya le front. Au
bout d'une minute, elle continua d'une
voix étranglée :
— Au milieu de mon sommeil, j'éprou-
30 NOUVELLES DROLATIQUES
vai distinctement la sensation d'une
étreinte très-accentuée autour de ma
« bassinoire ».
— C'est affreux! m'écriai-je. Et vous
vous débarrassâtes de l'importun qui s'é-
tait permis une telle privauté, n'est-ce pas?
Sœur Perpétue baissa les yeux.
— Hélas ! finit-elle par dire, mon bon
ange voulut que là où je ne devais ressen-
tir que de l'horreur, ce fut, au contraire,
une impression délicieuse qui m'étreignit
de la tête aux pieds. Il m' advint, si je puis
m'exprimer ainsi, la même chose qu'à
ces vierges martyres qui, lancées au mi-
lieu d'un bûcher, au lieu d'être dévorées
par les flammes vives, se trouvaient bai-
sées par les colombes.
— Dieu a permis ce miracle, ma sœur,
n'en doutez pas. C'est sa protection au-
guste qui s'est étendue entre vous et
un odieux attentat commis sur... votre
« bassinoire ». — Voilà donc pourquoi je
vous ai entendu crier cette nuit dans \h
couloir ?
NOUVELLES DROLATIQ.UES 3I
— Ah ! vous avez entendu ? murmura
sœur Perpétue assez confuse...
— Croyez-moi, mettons-nous à genoux
et remercions le Seigneur de ne nous
avoir point abandonnées.
Sœur Perpétue me comprit à merveille
et vint s'agenouiller à mes côtés. Alors,
nous récitâmes dévotement un Paler et un
Ave en guise d'actions de grâces au Sei-
gneur qui nous avait servies cette nuit
extraordinaire d'une façon si éclatante.
Après quoi nous nous embrassâmes.
— La paix soit avec vous, ma sœur !
— Amen! repiqua sœur Perpétue en se
retirant.
Comme elle sortait, ma tante entra à
son tour.
C'était décidé, on en voulait à mon repos.
— Ma fille, écoutez le P. Z..., mur-
mura-t-elle doucement en m'attirant; il
ne veut que votre bonheur.
— Ma tante, le P. Z... désire me voir
renoncer à être l'épouse de Jésus-Christ.
Jamais je n'y consentirai.
32 NOUVELLES DROLATIdUES
— Même pour le vicomte ? interrogea
ma tante, en me considérant fixement.
Ce « même pour le vicomte » eut
comme résultat de me coller la langue au
palais.
— J'aurais dû, continua-t-elie toute en
larmes, j'aurais dû me douter qu'à votre
âge l'esprit est prompt et la chair est fai-
ble. Mais, qui aurait cru que ce jeune
homme, un élève du P. Z..., abuserait
ainsi de notre hospitalité? Enfin!... Il
est heureux que sa famille et la vôtre
puissent s'entendre j sans cela quel irré-
parable malheur !
J'eus positivement la pensée que ma
pauvre tante divaguait.
— Encore une fois, ma tante, je veux
être l'épouse de Jésus-Christ.
— Je vais vous envoyer M. de Juvisy,
ajouta-r-elle d'un ton indigné , et vous
réfléchirez, au nom de votre propre di-
gnité, si votre famille n'entre pour rien
dans vos décisions.
— Seraient-ils tous devenus fous, en
NOUVELLES DROLATIQ.L'ES 33
punition de leurs fautes passées? me répé-
tais-je en joignant les mains. Seigneur, pré-
servez-moi de la contagion. Il y a là-des-
sous quelque chose d'abominable.
Er ce moment le vicomte poussait dou-
cement la porte de ma chambre.
— Oïl dit que je vous épouse, Made-
moiselle, fit-il en me baisant la main.
— On le dit, en effet. Monsieur; mais
vous m'expliquerez peut-être pourquoi,
hier, nous connaissant à peine, il survient
qu'aujourd'hui on trouve qu'il est néces-
saire de nous allier?
— Nécessaire..., murmura-t-il; ne
mettriez - vous pas autre chose que ce
mot dans une promesse d'union avec
moi ?
— Vous me rappelez ce jeu de nos
veillées au couvent : — Je vous vends mon
corbillon. — Qu'y met-on ?
— Le pardon, répUqua tout bas le vi-
comte, en recommençant à me baiser les
doigts.
— Mais... vous ne m'avez point
I
34 NOUVELLES DROLATIdUES
fat de mal, et je n'ai rien à vous pardon-
ner.
— J'achève, alors. Sachez, Mademoi-
selle, qu'être l'épouse de Jésus-Christ ou
la mienne, cela reviendra exactement au
même.
Il me sembla que le vicomte commettait
un sacrilège.
— Écoutez-moi, reprit-il en posant un
genou en terre, écoutez-moi, ma chère
Eerthe. Ce qui est fait est fait; ne récri-
minons pas, j'ai eu tort. Mais vous étiez
si chaste dans votre sommeil que... tout
élève du P. Z... que je sois..., mon
Dieu !... nous sommes tous faibles, n'est-
ce pas? et sujets à pécher sept fois par
jour.
— Sans doute, répliquai-je très-émue,
en recommençant à sentir le même vertige
qui m'avait enveloppée la nuit précédente.
Mais enhn, en quoi mon mariage peut-il
arriver ici comme le résultat d'une faute
corrmise par vous ?
Cette fois, il se releva brusquement,
NOUVELLES DROLAî^O.UES 35
plongea son œil d'aigle dans mes yeux,
me tint sous la projection de son regard
pendant une minute, et répéta à voix
basse ces mots incompréhensibles :
— Eh bien, vrai, jamais je ne l'aurais
cru!
Soudain, ce singulier vicomte, que
je supposais si édifiant de conduite et
de discours, approcha sa bouche de mon
oreille, et, sous l'empire de je ne sais
quelle diabolique pensée, murmura pres-
que dans mon cou :
— Si vous n'avez jamais laissé tomber
Athalk pour prendre un autre livre ;
si vous n'avez jamais brodé de bourse
bleue ; si la journée s'est toujours
terminée pour vous aussitôt votre prière
à la chapelle; si vous n'avez rien inter-
rompu d'agréable dans vos pensées chaque
fois qu'on vous ordonnait d'ouvrir votre
livre de messe ; si le gland de soie que
vous cousiez pour le bonnet grec de votre
grand-père ne vous a jamais chatouillé les
doigts ;
36 NOUVELLES DROLATIQ.UES
VOUS n'avez point cherché, sous votre
guhnpe de religieuse, le petit morceau de
papier étroit, chiffonné, imperceptible,
où la main d'un étourdi aura griffonné :
«Je vous aime...» alors, oh! alors...
vous avez raison, Berthe ; le divin Mutilé
dont vous portez l'image sur la poitrine
peut seul vous convenir...
Comme j'étais résignée à entendre cha-
cun extravaguer ce jour-là, je me con-
tentai de le laisser parler entre ses dents
tant qu'il voulut.
Ce que voyant, il changea de ton, el
poursuivit :
— Je vous assure, Berthe, que si cela
vous fait le moindre plaisir, lorsque vous
serez ma femme, il vous sera loisible
d'être tout à votre aise l'épouse de Jésus-
Christ. Je prends l'engagement de vous
laisser en tête-à-tête avec mon rival, jus-
qu'au jour où vous me demanderez de le
faire cesser.
— Dans ces conditions-là, Monsieur...
NOUVELLES DROLATIQUES ^7
je pense, je veux dire... j'espère que
notre mariage deviendrait possible.
Croirais-tu qu'au lieu de rester quel-
ques instants près de moi, il me serra
presque respectueusement dans ses bras et
sortit en courant?
Trois semaines après, ma chère, en reve-
nant de l'église où mon mariage s'était
célébré à minuit, je quittais ma robe de
faille blanche et je me disposais à entrer
dans ce même lit oii j'avais déjà couché
cette bienheureuse nuit, me répétant inté-
rieurement :
— Nous allons voir si ce que mon
mari m'a assuré est sérieux, et si, comme
je n'ai pas lieu de douter de sa loyauté, je
passerai une heure aussi agréable que le
jour mémorable qui a suivi l'instant f.;-
meux où mon mariage a été décidé.
H n'y avait pas dix minutes que je
sommeillais, quand le vicomte m'appe-
lait^ et se penchait sur moi pour m'e:::-
brasser.
NOUVELLES DROLATIQUES
— Monsieur, dis-je très-sévèrement,
Monsieur, je vous croyais un honnête
garçon ?
— Est-ce que Jésus-Christ n*est pas en-
core venu, Madame ? me demanda M. de
Juvisy sans s'émouvoir.
— Pas encore venu... que signi^e ?
— Je vois de suite que non. Permettez-
moi, je vous en prie, de prendre sa place.
S'il fait mine seulement de se montrer, je
vous jure que je suis trop bien né pour ne
pas la lui céder. D'ailleurs, vous savez,
ma chère, rien ne donne envie à un
absent trop supplié, comme de se présen-
ter dès qu'on ne l'attend plus.
Naturellement, j'avais le rouge au vi-
sage. Mais mon mari continua imperturba-
blement :
— Croyez-moi, dès qu'il verra T en-
droit occupé, votre céleste infidèle se dé-
cidera à me sommer de partir immédiate-
ment.
Ma chère, c'est au milieu de la nuit
JSOUVELLtS DROLATIQ.UES
que le même phénomène se produisit
pour la seconde fois... C'est au milieu de
la nuit que la prédiction du vicomte se
réalisa. Mais qu'ajouterai-je? Rien que tu
ne devines, sans doute. Toutes les intran-
sigeances s'étaient trouvées foudroyées
dans ma couche nuptiale, et il est abso-
lument certain que la vérité fondit autour
de ma personne, l'abima d'évidences, la
combla de délices. On irait comme cela
jusqu'à la vie éternelle, avec la même fu-
reur que la grâce s'abattit sur saint Paul,
sans crier gare.
Si tu es sur le point de prononcer tes
vœux, viens me voir avant. J'ai déjà
averti sœur Perpétue qui doit épouser
notre intendant. Pour toi, ma chérie, le
P. Z... a encore d'autres élèves.
A toi toujours^
V"' DE JuvisY.
LE
CALICE DE M-^ DE TRIGOXEC
LE
CALICE DE M"' DE TRIGOXEC
2[^^L s'agissait d'assurer un échec au
^M^\ P'irti républicain, et M. de Trigo-
,^^0 nec qui vivait depuis sept ou huit
années sous la coupe absolue de la com-
munauté de Saint-Gildas, desservie par les
pères jésuites, se voyait à la veille d'être
abandonné de ses puissants protecteurs
qui, tout à coup, se refusaient à avancer
les sommes nécessaires pour patronner sa
candidature. Soit que ces messieurs jugeas-
sent Trigonec comme prédestiné à un
44 NOUVELLES DROLATIQUES
échec certain; soit qu'ils craignissent une
rupture déloyale de sa part après l'avoir
fait élire, le conseil se décidait à se tenir
à l'écart et à laisser tout bonnement
passer le candidat du gouvernement.
M. de Trigonec avait accepté jus-
que - là de représenter le parti des
bons pères ; mais, s'apercevant que ses
dîners, ses complaisances, les assiduités
de sa femme au confessionnal du P. Lo-
reau n'aboutissaient qu'à grever sa for-
tune d'un déficit assez considérable chaque
jour, il résolut, tout en courant le ris-
que de se perdre à jamais, d'un seul
trait, dans l'esprit de la communauté, de
regagner son prestige devant l'opinion
par un coup d'audace. Il ne se dissimulait
guère '^"^'au cas où il ne réussirait pas, il
serait obngé de quitter la ville ; mais, du
moins, gardait-il la certitude qu'il mettrait,
de toutes les façons, les rieurs dans son
camp.
L'on ne rompt pas facilement avec les
traditions qui vous tiennent par des fils
NOUVELLES DROLATIQUES 45
plus ténus^ plus subtils que des fils de la
Vierge. Aussi, le jour où M. de Trigonec
feignit d'engager sa femme à se montrer
moins ascidue au confessionnal du P. Lo-
reau, M"^ de Trigonec s'empressa-t-elle
d'y courir afin d'avertir son directeur du
chan2:ement sur\'enu dans la conduite de
son mari.
— Nous nous en doutions., lui répondit
le révérend; c'est pourquoi nous avons
décidé de lui retirer notre toute-puissante
intervention. Votre mari, ma cbière en-
fant, n'eût pas rempli jusqu'au bout son
mandat religieux. Tôt ou tard il aurait
pactise avec l'Elysée, et nous n'avons pas
ledroitde disposer aveuglément des fonds
de notre ordre, lorsqu'il s'agit d'un tiède
ou d'un irrésolu.
— Mais, mon père, d*où tenez-vous
ces détails ?
— Eh ! eh 1 le maître d'école m'a assuré
que M. de Trigonec lui avait parlé en
faveur des institutions laïques.
46 NOUVELLES DROLATiaUES
M°' de Trigonec sentit ses mâchoire-
claquer d'horreur.
— Mon père, ne puis-je par des sacri-
fices matériels, des dons faits à l'église,
racheter ce que la conduite de mon mari
oftVe de scandaleux?
Le père sourit gracieusement.
— Vous le pouvez, ma chère enfant,
et soyez sûre que l'âme de M. de Tri-
gonec sera bientôt en bonne voie de
guérison, grâce à nos prières.
— Je ne nie point l'eflicacité de vos
prières, mais il me semble que j'y par-
ticiperais pour une plus large part si je
joignais un don sérieux aux efforts que
vous allez faire pour ramener M. de Tri-
gonec.
— Dans ce cas, je n*ai aucune hésitation
ï vous avouer que toute la ville étant sous
le coup du scandale résultant des dis-
cours détestables attribués à votre mari, un
don de votre main, officiellement^ an-
'^^ncè chez nous au prône de dimanche,
NOUVELLES DROLATIQ.UES 47
serait d'un exemple qui vous porterait
très-haut dans l'opinion.
M""^ de Trigonec se leva et partit.
Le P. Loreau savait à qui il s'adres-
sait, et quelles fibres orgueilleuses il tou-
chait chez son aristocratique pénitente.
On peut renoncer à ne pas être femme
d'un député quand on a la perspective
d'être donnée en exemple dans une pe-
tite ville comme Q.uimper.
M"^ de Trigonec commença d'abord à
parler mystérieusement des dispositions
affectées par son mari; elle se fit plain-
dre; on la vitse vêtir de couleurs sombres;
marcher lentement, tète baissée, dans les
allées solitaires; chacun la montrait avec
respect en se disant : « Comme cette
femme porte noblement son malheur!
Voyez, nulle récrimination; elle se con-
tente de prier. Q.uel exemple! » Les jeunes
filles en arrivaient à échafauder des plans
pour l'avenir, comme si elles s'étaient déjà
senti poindre au front les palmes du mar-
tyre conjugal, ce qui équivalait à sui?-
48 NOUVELLE} DROLATIQUES
poser que la moitié des futurs époux de
ces dames, quoique inconnus, devraient
être des scélérats, des riens de rien.
Le dimanche suivant, le P. Loreau
prit pour texte de son prône le portrait
de l'épouse chrétienne. Il la suivit dans
les moindres détails de sa vie domesti-
que, la montrant depuis le matin sous le
poids de ces innombrables tourments
qu'un époux athée accumulait sur son
passage. Le mécréant T abreuvait d'en-
nuis et de douleurs; il s'asseyait à table
sans réciter son B.nedici.e, mangeait
comme quatre et buvait comme un son-
neur. Dans la journée, il forçait sa femme
à subir son odieux contact, alors qu'elle
eût préféré s'enfermer dans sa chambre et
s'entretenir avec Jésus-Christ. Partait-il
pour la chasse? A son retour, il n'éprou-
vait qu'un appétit bestial qu'il ne deman-
dait qu'à assouvir, au Heu d'avoir faim
et soif de justice et de s'en saouler tout
à son aise. Ah bien, oui! L'épouse chré-
tienne était obligée de le voir en-
NOU\'ELLES DROLATIQUES 49
gloutir ainsi qu'un goinfre, et assistait les
yeux résignés à ces scènes de voracité, —
déplorable exemple donné aux serviteurs,
— et ce n'était qu'après ce dernier acte
qui terminait la journée, qu'elle obtenait
enfin la permission tacite d'aller verser
ses larmes aux pieds de son Dieu.
L'auditoire entier frémit. Le P. Loreau
ne garda pas son aménité habituelle en
descendant de la chaire ; il se retira d'un
air courroucé. Les maris présents se re-
gardèrent, complètement ahuris; et les
femmes eurent un port si majestueux et
des regards si foudroyants à jeter sur ces
messieurs, que la cérémonie s'acheva dans
un trouble indescriptible. Les malheureux,
écrasés sous l'anathème, paraissaient de-
mander aux voûtes de l'église ce qui avait
pu déterminer cette trombe à leur adresse.
Quelques-uns revinrent chez eux dé-
sespères, convaincus que le pasteur de-
vait connaître certaines de leurs pecca-
dilles restées secrètes jusque-là et s' atten-
dant à de terribles -scènes.
50 NOUVELLES DROLATIQ.UES
2^me ^Q Trigonec savoura le plus doux
triomphe que, de mémoire de dévote, elle
se rappelait avoir goûté. Les vieilles filles
de Tarchiconfrérie de la Vierge, détrônées
de la sphère dans laquelle elles planaient
du haut de la puanteur de leur crasse virgi-
nale, ne furent point satisfaites delà palme
décernée à l'épouse chrétienne.
— Il indisposera la sainte Vierge et
sainte Geneviève contre lui, assuraient-
elles. Cest d'une criante injustice. Le cé-
Ubat n'est-il pas par- dessus tout l'état
agréable au Seigneur?
Le vicaire tâchait de mettre la paix, les
assurant qu'un célibat bien porté ne nui-
sait pas, au contraire; mais qu'un joug
marital non moins bien supporté n'était
point sans mérite. Ces demoiselles prirent
une attitude de componction, affectant de
marcher deux à deux, en bridant encore
davantage, s'il est possible, les jupes plates
collées à leurs inexpressibles.
Le résultat du sermon de l'abbé eut ce
dénouement : c'est que beaucoup ^ fem-
II
NOUVELLES DROLATIQ.UES 5I
mes, drapées dans leur fière mélancolie, pa-
raissaient des victimes vouées à une desti-
née effroyable; et, comme sous l'effet de la
reprise de la Case de V Oncle Tom à l'Am-
bigu, l'on entendit un jour la cuisinière du
percepteur des douanes répliquer à son
maître qui lui demandait un tire-bou-
chon :
— Monsieur, mon corps peut vous ap-
partenir, mais mon âme, jamais !
M. de Trigonec se frottait les mains ; il
avait ouï raconter le petit mouvement
exécuté par les bons pères ; il savait, en
outre, que M'"'' de Trigonec se disposait à
adresser un cadeau sérieux au P. Loreau.
Il résolut donc de frapper défmitivement
le grand coup.
— J'aurai raison de ces gredins-là, se
dit-il; je les tuerai sous le ridicule. Ht, si
j*échoue, j'en serai quitte pour partir im-
médiatement à Paris. Mais si j'ose ouver-
tement me moquer d'eux et que j'aie seu-
lement deux ou trois alliés, quel triom-
phe, et quelle réputation de bravo. .re \
52 NOUVELLES DROLATIQUES
Le gouvernement est capable de m'adres-
ser des offres.
Cependant M""^ de Trigonec faisait de-
mander à Paris, rue Saint- Sulpice^ un ca-
lice en vermeil aux ciselures richement
fouillées. Il s'agissait de^ graver le chiffre
du P. Loreau, ce qui occasionnait un léger
retard. Elle en profita pour écrire une let-
tre pesée, calculée, mûrie, qu'elle recom-
mença quatre ou cinq fois, se répétant
qu'elle écrivait en vue de la postérité.
M. de Trgonec, de son côté, ne per-
dait pas son temps ; il s'agissait de gagner
Svdonie, la femme de chambre de sa
femme. Faute de ce faible auxiliaire, tout
pouvait échouer.
— Sydonie, lui dit-il un matin en af-
fectant un ton très-grave, j'ai à vous parler,
mon enfant ; venez dans mon cabinet.
Sydonie suivit son maître, assez interlo-
quée.
— Ma fille, poursuivit celui-ci, vous
n'êtes pas sans avoir remarqué la mésin-
telligence qui s'est élevée entre votre maî-
NOUVELLES DROLATIQ.UES 53
tresse et moi. Vous m'envoyez excessive-
ment malheureux.
Flattée de recevoir une pareille confi-
dence, la soubrette baissa et releva alter-
nativement les yeux en poussant un petit
soupir.
— Savez-vous pourquoi je vous fais ve-
nir? Voici simplement mon projet. Je
veux me réconcilier avec ma femme.
— Ah ! Monsieur ! fit la femme de
chambre, tout le monde dit que ça ne
se peut plus.
— Bah ! quand je vous aurai communi-
qué mon idée...
— Monsieur est trop bon.
— Mon plan, Sydonie, est d'une exé-
cution facile. Je voudrais déposer un bil-
let de mille francs dans le caHce que Ma-
dame doit vous envoyer porter demain au
P. Loreau, y joindre ma carte et causer à
M"^ de Trigonec l'émotion fort légitime
et inespérée d'apprendre ainsi que je ces-
serai d'être un adversaire pour l'excellent
père. Vous êtes une personne intelligente,
54 NOUVELLES DROLATiaUES
mon enfant, et vous comprenez que je
n'ai pas de meilleure façon de terminer
cette querelle ridicule dont chacun glose
dans la ville.
— Monsieur est bien aimable de me
raconter ça. Si Monsieur veut, je lui ap-
porterai demain le calice ; il lui sera facile
de mettre l'argent dedans, et je ferai la
double commission de Monsieur et de
Madame.
— Non, non, Sydonie. Je veux, au
contraire, que l'envoi soit fait au nom
seul de M""* de Trigonec. Je tiens à m' ef-
facer derrière ma femme, et à lui causer
une véritable surprise, lorsqu'elle saura
qu'un don, qui ne peut venir que de
ma main, accompagnait son offrande.
— Soyez tranquille. Monsieur, je me
tairai. C'est égal, c'est quand même beau
à raconter. Si tous les maris de Qiiimper
agissaient comme Monsieur...
— Vous comprenez, Sydonie, que tou-
tes les femmes ne sont pas M™*" de Tri-
NOUVELLES DROLATIQ.UES $5
— C'est ce que je voulais dire à Mon-
sieur.
Là-dessus j Sydonie se retira très-im-
pressionnée.
— C'est embarrassant^ au fond, pen-
sait-elle. J'ai peut-être tort d'agir sans
consulter... Cependant c'est dans une in-
tention louable, et je n'ai pas de raison
pour refuser à Monsieur.
Vers le soir, agitée par sa conscience, la
femme de chambre demanda à aller se
confesser, et s'en fut à la communauté
trouver le P. Antoine auquel elle raconta
l'incident de la journée.
— Un billet de mille francs dans un ca-
lice d'or ! se récria le père. Je vous octroie
de suite mon autorisation pour nous l'ap-
porter. Vous ferez une œuvre méritoire
et dont Dieu vous tiendra compte.
On conçoit que la camériste n'hésita
pointa remettre à M. de Trigonec la petite
caisse en question, arrivée le matin de Pa-
ris, et dont il s'agissait de faire sauter le
couvercle afin de déposer le soi-disant billet
56 NOUVELLES DROLATIQ.'. ES
de mille francs. Sydonie pensait assistera
l'opération, mais elle avait compté sans
un certain ton impératif qui la priait
de sortir deux secondes.
Cependant toute la ville de Qj-iimper
était avertie que M"'^ de Trigonec allait
offrir un cadeau princier, consistant en un
merveilleux ouvrage d'orfèvrerie, que Ton
devait déposer le dimanche de Pâques à
la chapelle de la communauté.
La curiosité de connaître et de palpet
ce cadeau s'empara si vite de ces cervelles
à moitié fondues sous le soleil eucharis-
tique, qu'on décida qu'il resterait exposé
dans la sacristie, à la libre dévotion des
fidèles, qui seraient admis à le visiter à
tour de rôle.
L'archiconfrérie de la Vierge fut con-
voquée afin d'assister au déballage que l'on
annonça presque solennellement.
Les convenances exigeaient que M"*^ de
Trigonec s'abstint de paraître au prône
où elle savait que lecture serait faite, en
NOUVELLES DROLATIQUES 57
guise d'exhortation, de la lettre édifiante
qu'elle adressait au P. Loreau.
Le moment d'exhiber l'objet arriva en-
fin. Pendant cette délicate opération,
Fheureux révérend revêtit son surplis, se
disposant à monter en chaire. Le suisse
l'attendait respectueusement. Au moment
où il fi-appait ses trois appels de hallebarde
et où le P. Loreau quittait la sacristie, le
bedeau donnait le premier coup de mar-
teau à la caisse. Un second coup fit sauter
le couvercle. Une légère surprise se mani-
festa immédiatement. On s'attendait à
trouver dans la boite un riche écrin, di-
gne du précieux bijou annoncé. Tous les
yeux se fixèrent cependant pleins de con-
voitise sur l'objet, soigneusement enve-
loppé d'un triple papier de soie. Toutes
les lèvres s'ouvrirent et toutes les mains
s'avancèrent. Le P. Antoine déscntortilla
avec déférence le cadeau de M"-'= de Tri-
gonec et poussa soudain une sourde excla-
mation. L'horreur le disputait à la honte,
la honte à la colère ; son cou se raidit,
58 NOUVELLES DROLATIQUES
ses dents s^'entre-choquèrent, ses mains
frémirent, il faillit tomber. Le digne père
venait d'exhiber un irrigateur, d'un format
moyen, fort savamment entouré de son
conduit vert. Le bout d'ivoire, au lieu de
disparaître discrètement dans un angle de
la boîte, semblait se redresser animé d'une
provocante malice, et surgir dans le ser-
pentement du tuyau en caoutchouc,
en pointant de toute sa raideur au nez
du malheureux P. Antoine qui le regar-
dait d'un air abruti.
On se crut, un instant, dans la pieuse
assemblée, en proie à un formidable rêve,
à quelque chose de semblable àla violation
d*un vase sacré. Du reste, il n'y avait pas
à s'y méprendre, c'était bien là ce que
l'on avait voulu offrir au P. Loreau en
guise de cahce.
Et, pendant ce temps, on entendait la
voix retentissante du confesseur de M""^ de
Trigonec, clamant du haut de la chaire,
la lettre pieusement décachetée devant
l'assemblée des fidèles:
NOUVELLES DROLATIQUES 59
« Mon révérend, — disait la lettre, —
je souhaite qu*en élevant entre vos mains
vénérées cet objet précieux, vous daigniez
m'accorder la situation que je désire tenir
en votre esprit. Je serai près de vous, par
la pensée, chaque fois que vos doigts con-
sacrés effleureront le saint métal qu'j,vec
respect j'ai fait travailler pour l'usage et
la pratique que j'espère vous en voir faire
qu. tidiennement. Je vous en prie, ne
vous servez pas d'un autre calice que celui-
ci; prenez-le, du moins, de préférence à
aucun autre. J'ai cette pieuse jalousie de
désirer que le vase, consacré sous vos prati-
ques augustes, vous soit sans cesse présent
à la mémoire, comme un symbole conso-
lateur. Buvez, ô mon révérend père! bu-
vez, dansce vase que je vous présente, la
vie que je voudrais, à mon tour, qu'il me
fût permis de prendre sur ses bords. Je
n'aurai pas le bonheur d'en subir le con-
tact, une fois que vous vous en serez
su'yi, puisque les rites sacrés s'y opposent;
mais, du moment qu'il aura touché voti'e
60 NOUVELLES DROLATIQ.UES
sainte personne, qu'il l'aura accompagnée
aux processions, je suis convaincue que
rien qu'un seul attouchement de cet objet
dont vous êtes maintenant le légitime pro-
priétaire aura le pouvoir d'opérer des mi-
racles, de calmer la fureur des uns et l'im-
piété des autres.
« Puisse votre âme, mon révérend père,
monter à Dieu comme le saint calice que je
vous offre; c'est-à-dire, le suivre dans son
essor lorsque vous F élèverez entre vos
mains. Je souhaite qu'il soit vraiment pour
vous une source d'eau jaillissante, une
fontaine de grâce, une auge sacrée dans
laquelle vous retremperez toujours, et
sans cesse, votre existence terrestre, qui
nous est si nécessaire, mon révérend.
« Je souhaite enfin que votre bouche
s'approche, assoiffée d'ivresse, de l'orifice
sacré, qu'elle y boive la sagesse qui dicte
ses discours, l'abondance, la douceur et
l'onction qui nous les font chérir. »
Le P. Loreau continuait sa lecture, en
y apportant une telle conviction, qu'il ne
NOUVELLES DROLATIQUES 6l
se sentait pas tirer par son surplis. Il al-
lait, soulignant onctueusement certains
passages de la lettre de M""^ deTrigonec. Il
fallut qu'une interpellation d'un vicaire, un
peu accentuée, le forçât à retourner la tête.
— Mon père, disait le jeune vicaire,
terminez au plus vite, je vous prie. Il se
passe des choses inouïes.
Ne soupçonnant rien, le P. Loreau
s'empressa de recommander aux prières
de toiis la pieuse femme qui donnait un
pareil témoignage public de sa munifi-
cence envers l'Église. Et il termina en
récitant un Ave Maria qui précipita les
fidèles contre les dalles avec fracas.
Ce qui se passa fut simplement soiip-
çonné; car on venait d'entraîner le père
vers la sacristie, où les portes se refer-
mèrent derrière lui. On apprit seulement
qu'un coup de sang, une colère apoplec-
tique, — assurait malignement l'archi-
confrérie, — en atteignant subitement
l'abbé Loreau, le contraignaient à rester
enfermé chez lui durant une semaine.
NOUVELLES DRÛLA IQ.UES
Comment M""^ de Trigonec apprit-elle
la vérité? Nul ne saurait le dire encore à
Quimper. Ce ne fut certainement pas au
confessionnal. Mais, un mois après, le
P. Loreau recevait son changement; et
ceux qui se trouvèrent au courant du
scandale commis, virent M. de Trigonec
sortir un matin du cabinet du Préfet, la
satisfaction peinte en son visage.
Aux prochaines élections, il était porté
sur les listes des candidats du gouverne-
ment et présenté à l'Elysée. Il siège au-
jourd'hui parmi les députés gambettistes,
et s'est distingué dernièrement, au mo-
ment du décret rendu pour l'expulsion
des révérends pères. Sa femme doit lui
intenter un procès en séparation; mais
son principal grief à articuler contre lui
est si scabreux qu'on ne sait encore com-
ment elle s'y prendra. Et, dernièrement,
elle assurait sans malice qu'elle ne savait
de quelle façon son avocat aborderait la
quesiion des (f vases sacrés ».
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