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Full text of "Les origines de la France contemporaine"

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LES   ORIGINES 

riE    LA 

FRANCE  CONTEMPORAINE 

II 


LES 

ORIGINES  DE  Lk  FI{\NCE  CONTEMPORAINE 

Onze  volumes  in-10  brochés,  à  ô  fr.  50  le  volume. 


1"  Parlio  :  L'Ancien  Régime.  Deux  volumes. 

'2"^  Purlie:  La  Révolution.  Six  volumes  : 

L'Aiiajchie.  Deux  volumes. 

La  Conquête  jacobine.  Deux  volumes. 

Le  Gouvcrncinenl  rcroliilionnaire.   Deux  volumes. 
ô<=  l'arlie.  Le  Régime  moderne.  Trois  Vdiumos. 

Table  analytique,  lu  vol.  iu-lO,  l)i-oclié 1  fi 


OjOOI.  —  lin]irinierie  Lahire,  rue  de  Fleurus,  9,  à  Taris. 


LES    ORIGINES 


FRANCE  CONTEMPORAINE 


H.   TAIISE 

DE     l'académie     française 
II 


L'ANCIEN    REGIME 


TOME    DEUXIEME 


VINGT-SEPTIEME     EDIIION 


PARIS 

LIBRAIRIE  HACHETTE  ET    C'« 

79,   BOULEVARD    SAINÏ-GERMA1N,    79 

1910 

Droila  de  traducfton    et  de  reproduotiou  réservés. 


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L'ANCIEN  RÉGIME 


II 


L'ANCIEN  RÉGIME 


LIVRE    TROISIEME 

L  ESPRIT    ET    LA    DOCTRINE 


CHAPITRE    III 

Combinaison  des  deux  éléments.  —  I.  La  doctrine,  ses  préten- 
tions et  son  caractère.  —  Autorité  nouvelle  de  la  raison  dans 
le  gouvernement  des  choses  humaines.  —  Jusqu'ici  ce  gouver- 
nement appartenait  à  la  tradition.  —  II.  Origine,  nature  et 
valeur  du  préjugé  héréditaire.  —  En  quoi  la  coutume,  la  reli- 
gion et  l'État  sont  légitimes.  —  III.  La  raison  classique  ne  peut 
se  mettre  à  ce  point  de  vue.  —  Les  titres  passés  et  présents 
de  la  tradition  sont  méconnus.  —  La  raison  entreprend  do  la 
détruire.  —  IV.  Deux  stades  dans  cette  opération.  —  Premier 
stade.  Voltaire,  Montesquieu,  les  déistes  et  les  réformatem^s.  — 
Ce  qu'ils  détruisent  et  ce  qu'ils  respectent.  —  V.  Deuxième 
stade,  le  retour  à  la  nature.  —  Diderot,  d'Holbach  et  les  ma- 
térialistes. —  Théorie  de  la  matière  vivante  et  de  l'organisation 
spontanée.  —  Morale  de  l'instinct  animal  et  de  l'intérêt  bien 
entendu.  —  VI.  Rousseau  et  les  spiritualistes.  —  Bonté  origi- 
nelle de  l'homme.  —  Erreur  de  la  civilisation.  —  Injustice  de 
la  propriété  et  de  la  société.  —  VII.  Les  enfants  perdus  du 
parti  philosophique.  —  Naigeon,  Sylvain  Maréchal,  Mably,  Mo- 
relly.  —  Discrédit  complet  de  la  tradition  et  des  institutions 
qui  en  dérivent. 

I 

De  l'acquis  scientifique  que  l'on  a  vu.  élaboré  par 
l'esprit  que  l'on  vient  de  décrire,  naquit  une  doctrine  qui 
ASC.  RKG.  a.  T.  II.  —  1 


2  L'ANCIEN   RÉGIME 

parut  une  révélation  et  qui,  à  ce  titre,  prétendit  au  gou- 
vernement des  choses  humaines.  Aux  approches  de  1 789, 
il  est  admis  qu'on  vit  «  dans  le  siècle  des  lumières  », 
dans  «  l'âge  de  la  raison  »,  qu'auparavant  le  genre  hu- 
main était  dans  l'enfance,  qu'aujourd'hui  il  est  devenu 
«  majeur  ».  Enfin  la  vérité  s'est  manifestée  et,  pour  la 
première  fois,  on  va  voir  son  règne  sur  la  terre.  Son 
droit  est  suprême,  puisqu'elle  est  la  vérité.  Elle  doil 
commander  à  tous,  car,  par  nature,  elle  est  universelle. 
Par  ces  deux  croyances,  la  philosophie  du  dix-huilièiiie 
siècle  ressemble  à  une  religion,  au  puritanisme  du  dix- 
septième,  au  mahométisme  du  septième.  Même  élan  de 
foi,  d'espérance  et  d'enthousiasme,  même  esprit  de  pio- 
pagandeet  de  domination,  même  raideur  et  même  inlo- 
lérance,méme  ambition  de  refondre  l'honmie  et  de  mo- 
deler toute  la  vie  humaine  d'après  un  type  préconçu.  I.a 
doctrine  nouvelle  aura  aussi  ses  docteurs,  ses  dogmes, 
son  catéchisme  populaire,  ses  fanatiques,  ses  inquisi- 
teurs et  ses  martyrs.  Elle  parlera  aussi  haut  que  les 
précédentes,  en  -oouveraine  légitime  à  qui  la  dictature 
appartient  de  naissance,  et  contre  laquelle  toute  révolte 
est  un  crime  ou  uue  folie.  Mais  elle  diffère  des  précé- 
dentes en  ce  qu'elle  s'impose  au  nom  de  la  raison,  au 
lieu  de  s'imposer  au  nom  de  Dieu. 

En  effet,  l'autorité  était  nouvelle.  Jusqu'alors,  dans  le 
gouvernement  des  actions  et  des  opinions  humaines,  la 
raison  n'avait  eu  qu'une  part  subordonnée  et  petite.  Le 
ressort  et  la  direction  venaient  d'ailleurs; la  croyance  et 
l'obéissance  étaient  des  héritages;  un  homme  était  chrc- 


L'ESPUIT  ET  LA  DOCTRINE  5 

lien  et  sujet  parce  qu'il  était  né  chrétien  et  sujet.  — 
Autour  de  la  philosophie  naissante  et  de  la  raison  qui 
entreprend  son  grand  examen,  il  y  a  des  lois  observées, 
un  pouvoir  reconnu,  une  religion  régnante;  dans  cet 
édifice,  toutes  les  pierres  se  tiennent,  et  chaque  étage 
s'appuie  sur  le  précédent.  Mais  quel  est  le  ciment  com- 
mun, et  où  se  trouve  le  fondement  premier?  —  Toutes 
ces  règles  civiles  auxquelles  sont  assujettis  les  ma- 
riages, les  testaments,  les  successions,  les  contrats,  les 
propriétés  et  les  personnes,  règles  bizarres  et  parfois 
contradictoires,  qui  les  autorise?  D'abord  la  coutume 
innuéinoriale,  diflérente  selon  la  province,  selon  le  titre 
de  la  terre,  selon  la  qualité  et  la  condition  de  l'individu; 
ensuite  la  volonté  du  roi  qui  a  fait  écrire  et  qui  a  sanc- 
tionné la  coutume.  —  Cette  volonté  elle-même,  cette 
souveraineté  du  prince,  ce  premier  des  pouvoirs  publics, 
qui  l'autorise?  D'abord  une  possession  de  huit  siècles, 
un  droit  héréditaire  semblable  à  celui  par  lequel  chacun 
jouit  de  son  domaine  et  de  son  champ,  une  propriété 
fixée  dans  une  famille  et  transmise  d'ahié  en  aîné,  de- 
puis le  premier  fondateur  de  l'État  jusqu'à  son  dernier 
successeur  vivant;  ensuite  la  religion  qui  ordonne  aux 
hommes  de  se  soumettre  aux  pouvoirs  établis.  —  Cette 
religion  enfin,  qui  l'autorise?  D'abord  une  tradition  de 
dix-huit  siècles,  la  série  immense  des  témoignages  an- 
térieurs et  concordants,  la  croyance  continue  des  soixante 
générations  précédentes;  ensuite,  à  l'origine,  la  pré- 
sence et  les  instructions  du  Christ,  puis,  au  delà,  dès 
l'origine  du  monde,  le  commandement  et  la  parole  de 


4  L'ANCIEN  REGIME 

Dieu.  —  Ainsi,  dans  tout  l'ordre  social  et  moral,  le 
passé  justifie  le  présent;  l'antiquité  sert  de  titre,  et  si, 
au-dessous  de  toutes  ces  assises  consolidées  par  l'âge, 
on  cherche  dans  les  profondeurs  souterraines  le  dernier 
roc  primordial,  on  le  trouve  dans  la  volonté  divine.  — 
Pendant  tout  le  dix-septième  siècle,  cette  théorie  sub- 
siste encore  au  fond  de  toutes  les  âmes  sous  forme  d'ha- 
bitude fixe  et  de  respect  inné  ;  on  ne  la  soumet  pas  à 
l'examen.  On  est  devant  elle  comme  devant  le  cœur 
vivant  de  l'organisme  humain  ;  au  moment  d'y  porter  la 
main,  on  recule;  on  sent  vaguement  que,  si  l'on  y  tou- 
chait, peut-être  il  cesserait  de  battre.  Les  plus  indépen- 
dants, Descartes  en  tête,  «  seraient  bien  marris  »  d'être 
confondus  avec  ces  spéculatifs  chimériques  qui,  au  lieu 
de  suivre  la  grande  route  frayée  par  l'usage,  se  lancent 
à  l'aveugle,  en  ligne  droite,  «  à  travers  les  montagnes 
«  et  les  précipices  ».  Non  seulement,  quand  ils  livrent 
leurs  croyances  au  doute  méthodique,  ils  exceptent  et 
mettent  à  part,  comme  en  un  sanctuaire,  «  les  vérités 
«  de  la  foi'  »  ;  mais  encore  le  dogme  qu'ils  pensent  avoir 
écarté  demeure  en  leur  esprit,  efficace  et  latent,  pour 
les  conduire  à  leur  insu,  et  faire  de  leur  philosophie 
une  préparation  ou  une  confirmation  du  christianisme'. 
—  En  somme,  au  dix-septième  siècle,  ce  qui  fournil  les 
idées  mères,  c'est  la  foi,  c'est  la  pratique,  c'est  l'établis- 
sement religieux  et  politique.  Qu'elle  l'avoue  ou  qu'elle 

i.  Discours  de  la  méthode. 

2.  Cela  est  visible  chez  Descartes  et  dès  son  second  pas 
(Théorie  de  Tespiil  pur,  idée  de  Dieu,  preuve  de  son  existence, 
véracité  de  notre  intelligtiice prouvée  parla  véracité  de  Dieu,  etc.). 


L'ESPRIT  ET  LA  DOCTRINE  5 

l'ignore,  la  raison  n'est  qu'un  subalterne,  un  orateur, 
un  metteur  en  œuvre,  que  la  religion  et  la  monarchie 
font  travailler  à  leur  service.  Sauf  La  Fontaine  qui,  jie 
crois,  est  unique  en  cela  comme  dans  le  reste,  les  plus 
grands  et  les  plus  indépendants,  Pascal,  Descartes,  Bos- 
suet,  La  Bruyère,  empruntent  au  régime  établi  leur  con- 
ception première  de  la  nature,  de  l'homme,  de  la  so' 
ciété,  du  droit,  du  gouvernement*.  Tant  que  la  raison 
se  réduit  à  cet  office,  son  œuvre  est  celle  d'un  conseiller 
d'État,  d'un  prédicateur  extraordinaire  que  ses  supé- 
rieurs envoient  en  tournée  et  en  mission  dans  le  dépar- 
tement de  la  philosophie  et  de  la  littérature.  Bien  loin 
de  détruire,  elle  consolide;  en  effet, jusqu'à  la  Bégence, 
son  principal  emploi  consiste  à  faire  de  bons  chrétiens 
et  de  fidèles  sujets. 

Mais  voici  que  les  rôles  s'intervertissent  ;  du  premier 
rang,  la  tradition  descend  au  second,  et  du  second  rang, 
la  raison  monte  au  premier.  —  D'un  côté  la  religion  et 
la  monarchie,  par  leurs  excès  et  leurs  méfaits  sous 
Louis  XIV,  par  leur  relâchement  et  leur  insuffisance 
sous  Louis  XV,  démolissent  pièce  à  pièce  le  fond  de  vé- 
nération héréditaire  et  d'obéissance  filiale  qui  leur  ser- 
vait de  base  et  qui  les  soutenait  dans  une  région  supé- 
rieure, au-dessus  de  toute  contestation  et  de  tout  exa- 
men; c'est  pourquoi,  insensiblement,  l'autorité  de  la 

1.  Pascal,  Pensées  (sur  l'origine  de  la  propriété  et  des  rangs), 
Provinciales  (sur  l'homicide  et  le  droit  de  tuer).  —  Nicole, 
Deuxième  traité  de  la  charité  et  de  V amour-propre  (sur  l'homme 
naturel  et  le  but  de  la  société).  Bossuet  [Politique  tirée  de  l'Écri- 
ture sainte).  La  Bruyère  [des  Esprits  forts). 


6  L'ANCIEN   REGIME 

tradition  dôcroît  et  disp^arail.  Do  l'autre  côté  la  science, 
par  ses  découvertes  grandioses  et  multipliées,  construit 
pièce  à  pièce  le  fond  de  confiance  et  de  déférence  uni- 
verselles qui,  de  l'état  de  curiosité  intéressante,  l'élève 
au  rang  de  pouvoir  public;  ainsi,  par  degrés,  l'autorité 
de  la  raison  grandit  et  prend  toute  la  place.  —  11  arrive 
un  moment  où,  la  seconde  autorité  ayant  dépossédé  la 
première,  les  idées  mères  que  la  tradition  se  réservait 
tombent  sous  les  prises  de  la  raison.  L'examen  pénètre 
dans  le  sanctuaire  interdit.  Au  lieu  de  s'incliner,  on  vé- 
rifie, et  la  religion,  l'État,  la  loi,  la  coutume,  bref,  tous 
les  organes  de  la  vie  morale  et  de  la  vie  pratique,  vont 
être  soumis  à  l'analyse  pour  être  conservés,  redressés 
ou  i-emplacés,  selon  que  la  nouvelle  doctrine  aura  pres- 
crit. 


II 

Rien  de  mieux,  si  la  doctrine  eût  été  complète,  et  si 
la  raison,  instruite  par  l'histoire,  devenue  critique,  eût 
été  en  état  de  comprendre  la  rivale  qu'elle  remplaçait. 
Car  alors,  au  lieu  de  voir  en  elle  une  usurpatrice  qu'il 
fallait  expulser,  elle  eût  reconnu  en  elle  une  sœur  ainée 
à  qui  l'on  doit  laisser  sa  part.  Le  préjugé  héréditaire 
est  une  sorte  de  raison  qui  s'ignore.  Il  a  ses  titres  aussi 
bien  que  la  raison  elle-même;  mais  il  ne  sait  pas  les 
retrouver;  à  la  place  des  bons,  il  en  allègue  d'apo- 
cryphes. Ses  archives  sont  enterrées;  il  faut  pour  les 
dégager  des  recherches  dont  il  n'est  pas  capable;  elles 


L'ESPRIT  ET  LA  DOCTRINE  7 

subsistent  pourtant,  et  aujourd'hui  l'histoire  les  remet 
01)  lumière.  — Quand  on  le  considère  de  près,  on  trouve 
(juc,  comme  la  science,  il  a  pour  source  une  longue  accu- 
iimlation  d'expériences  :  les  hommes,  après  une  mul- 
titude de  tâtonnements  et  d'essais,  ont  fini  par  éprouver 
que  telle  façon  de  vivre  ou  de  penser  était  la  seule  ac- 
commodée à  leur  situation,  la  plus  praticable  de  toutes, 
la  plus  bienfaisante,  et  le  régime  ou  dogme  qui  aujour- 
d'hui nous  semble  une  convention  arl)itraire  a  d'abord 
élé  un  expédient  avéré  de  salut  public.  Souvent  même  il 
l'est  encore;  à  tout  le  moins,  dans  ses  grands  traits,  il 
est  indispensable,  et  l'on  peut  dire  avec  certitude  que, 
si  dans  une  société  les  principaux  préjugés  disparais- 
saient tout  d'un  coup,  l'homme,  privé  du  legs  précieux 
que  lui  a  transmis  la  sagesse  des  siècles,  retomberait 
subitement  à  l'état  sauvage  et  redeviendrait  ce  qu'il  fut 
d'abord,  je  veux  dire  un  loup  inquiet,  affamé,  vagabond 
et  poursuivi.  Il  fut  un  temps  où  cet  héritage  manquait; 
aujourd'hui  encore  il  y  a  des  peuplades  où  il  manque 
entièrement'.  Ne  pas  manger  de  chair  humaine,  ne  pas 
tuer  les  vieillards  inutiles  ou  incommodes,  ne  pas  expo- 
ser, vendre  ou  tuer  les  enfants  dont  on  n'a  que  faire, 
être  le  seul  mari  d'une  seule  femme,  avoir  horreur  de 
l'inceste  et  des  mœurs  contre  nature,  être  le  propriétaire 
unique  et  reconnu  d'un  champ  distinct,  écouter  les  voix 
supérieures  de  la  pudeur,  de  l'humanité,  de  l'honneur, 
de  la  conscience,  toutes  ces  pratiques,  jadis  inconnues 

1.  Cf.  Sir  Jdlin  Ltibbock,  Origine  de  la  civilisation.  —  Giraud- 
Tculon,  les  Origines  de  la  famille. 


8  L'ANCIEN  RÉGIME 

et  lentement  établies,  composent  la  civilisation  des 
âmes.  Parce  que  nous  les  acceptons  de  confiance,  elles 
n'en  sont  pas  moins  saintes,  et  elles  n'en  deviennent 
que  plus  saintes  lorsque,  soumises  à  l'examen  et  sui- 
vies à  travers  l'histoire,  elles  se  révèlent  à  nous  comme 
la  force  secrète  qui,  d'un  troupeau  de  brutes,  a  fait  une 
société  d'iionnnes.  —  En  général,  plus  un  usage  est 
universel  et  ancien,  plus  il  est  fondé  sur  des  niolifs 
profonds,  motifs  de  physiologie,  d'hygiène,  de  pré- 
voyance^ sociale.  Tantôt,  comme  dans  la  séparation  des 
castes,  il  fallait  conserver  pure  une  race  héroïque  ou 
pensante,  en  prévenant  les  mélanges  par  lesquels  un 
sang  inférieur  lui  eût  apporté  la  débilité  mentale  et  les 
instincts  bas*.  Tantôt,  comme  dans  l'interdiction  des 
spiritueux  ou  des  viandes,  il  fallait  s'accommoder  au 
climat  qui  prescrivait  un  régime  végétal  ou  au  tempéra- 
ment de  la  race  pour  qui  les  boissons  fortes  étaient 
funestes*.  Tantôt,  comme  dans  l'institution  du  droit 
d'ahiesse,  il  fallait  former  et  désigner  d'avance  le  com- 
mandant militaire  auquel  obéirait  la  bande,  ou  le  chef 
civil  qui  conserverait  le  domaine,  conduirait  l'exploita- 
tion et  soutiendrait  la  famille^  —  S'il  y  a  des  raisons 
valables  pour  légitimer  la  coutume,  il  y  en  a  de  supé- 

1.  Principe  des  castes  dans  l'Inde;  oontrasto  des  Aryens  et  des 
aborigènes,  Soiidras  et  Parias. 

2.  D'après  ce  principe,  aux  îles  llawaï,  les  habitants  ont  porté 
nue  loi  qui  défend  de  vendre  des  spiritueux  aux  indigènes  et  qui 
permet  d'en  vendre  aux  Européens.  (Ch.  de  Varigny,  Quatorze 
ans  aux  îles  Sandwich.) 

3.  Cf.  Le  Play,  de  l'Organisation  de  la  famille  (Histoire  d'un 
domaine  dans  les  Pyrénées). 


L'ESPRIT  ET  LA  DOCTRINE  9 

rieures  pour  consacrer  la  religion.  Considérez-la,  non 
pas  en  général  et  d'après  une  notion  vague,  mais  sur  le 
vif,  à  sa  naissance,  dans  les  textes,  en  prenant  pour 
exemple  une  de  celles  qui  maintenant  régnent  sur  le 
monde,  christianisme,  brahmanisme,  loi  de  Mahomet  ou 
de  Bouddha.  A  certains  moments  critiques  de  l'histoire, 
des  hommes,  sortant  de  leur  petite  vie  étroite  et  routi- 
nière, ont  saisi  par  une  vue  d'ensemble  l'univers  infini; 
la  face  auguste  de  la  nature  éternelle  s'est  dévoilée  tout 
d'un  coup;  dans  leur  émotion  sublime,  il  leur  a  semblé 
qu'ils  apercevaient  son  principe;  du  moins  ils  en  ont 
aperçu  quelques  traits.  Et,  par  une  rencontre  admirable, 
ces  traits  étaient  justement  les  seuls  que  leur  siècle, 
leur  race,  un  groupe  de  races,  un  fragment  de  l'huma- 
nité fût  en  état  de  comprendre.  Leur  point  de  vue  était 
le  seul  auquel  les  multitudes  échelonnées  au-dessous 
d'eux  pouvaient  se  mettre.  Pour  des  millions  d'hommes, 
pour  des  centaines  de  générations,  il  n'y  avait  d'accès 
que  par  leur  voie  aux  choses  divines.  Ils  ont  prononcé 
la  parole  unique,  héroïque  ou  tendre,  enthousiaste  ou 
assoupissante,  la  seule  qu'autour  d'eux  et  après  eux  le 
cœur  et  l'esprit  voulussent  entendre,  la  seule  qui  fût 
adaptée  à  des  besoins  profonds,  à  des  aspirations  accu- 
mulées, à  des  facultés  héréditaires,  à  toute  une  struc- 
ture mentale  et  morale,  là-bas  à  celle  de  l'Indou  ou  du 
Mongol,  ici  à  celle  du  Sémite  ou  de  l'Européen,  dans 
notre  Europe  à  celle  du  Germain,  du  Latin  ou  du  Slave; 
en  sorte  que  ses  contradictions,  au  lieu  de  la  condam- 
ner, la  justifient,  puisque  sa  diversité  produit  son  adap- 


10  L'ANCIEN  RÉGIME 

talion,  et  que  son  adaptation  produit  ses  bienfaits.  — 
Celte  parole  n'est  pas  une  formule  nue.  Un  sentiment  si 
grandiose,  une  divination  si  compréhensive  et  si  péné- 
trante, une  pensée  par  laquelle  l'homme  embrassant 
l'immensité  et  la  profondeur  des  choses,  dépasse  de  si 
loin  les  bornes  ordinaires  de  sa  condition  mortelle,  res- 
semble à  une  illumination;  elle  se  change  aisément  en 
vision,  elle  n'est  jamais  loin  de  l'extase,  elle  ne  peut 
s'exprimer  que  par  des  symboles,  elle  évoque  les  figures 
divines'.  La  religion  est  de  sa  nature  un  poème  méta- 
physique accompagné  de  croyance.  C'est  à  ce  titre 
(ju'elle  est  efficace  et  populaire;  car,  sauf  pour  uns 
élile  imperceptible,  une  pure  idée  n'est  qu'un  mot  vide, 
et  la  vérité,  pour  devenir  sensible,  est  obligée  de  revêtir 
un  corps.  Il  lui  faut  un  culte,  une  légende,  des  cérémo- 
nies, afin  de  parler  au  peuple,  aux  femmes,  aux  eniïmts, 
aux  simples,  h  tout  homme  engagé  dans  la  vie  pratique, 
à  l'esprit  humain  lui-même  dont  les  idées,  involontaire- 
ment, se  traduisent  en  images.  Grâce  à  cette  forme  pal- 
pable, elle  peut  jeter  son  poids  énorme  dans  la  con- 
science ,  contrebalancer  l'égoïsme  naturel ,  enrayer 
l'impulsion  folle  des  passions  brutales,  emporter  la 
volonté  vers  l'abnégation  et  le  dévouement,  arracher 
l'homme  à  lui-même  pour  le  mettre  tout  entioi"  nu 
scM'vice  de  la  vérité  ou  au  service  d'aufrui,  faire  «les 
ascètes  et  des  martyrs,  des  sœurs  de  charité  et  des 
nhssionnaircs.  Ainsi,  dans  toute  société,  la  religion  est 

1.  Voir  noi;nnmoiil  il.iis  la  littrTalnro  ttraliiiKiiiiiiU'?  les  gi'aiuls 
poiiiios  nM'Iapliysiiiues  et  les  Poiiraïuis. 


LTSPRIT  ET  LA  DOCTRINE  11 

un  organe  à  la  fois  précieux  et  naturel.  D'une  part,  les 
hommes  ont  besoin  d'elle  pour  penser  l'infini  et  pour 
bien  vivre;  si  elle  manquait  tout  d'un  coup,  il  y  aurait 
dans  leur  âme  un  grand  vide  douloureux  et  ils  se  fe- 
raient plus  de  mal  les  uns  aux  autres.  D'autre  part,  on 
essayerait  en  vain  de  l'arracher;  les  mains  qui  se  porte- 
raient sur  elle  n'atteindraient  que  son  enveloppe;  elle 
repousserait  après  une  opération  sanglante  ;  son  germe 
est  trop  profond  pour  qu'on  puisse  l'extirper.  —  Si  en- 
fin, après  la  religion  et  la  coutume,  nous  envisageons 
l'État,  c'est-à-dire  le  pouvoir  armé  qui  a  la  force  phy- 
sique en  même  temps  que  l'autorité  morale,  nous  lui 
trouvons  une  source  presque  aussi  noble.  En  Europe  du 
moins,  de  la  Russie  au  Portugal,  et  de  la  Norvège  aux 
Deux-Siciles,il  est  par  origine  et  par  essence  un  établis- 
sement militaire  où  l'héroïsme  s'est  fait  le  champion  du 
droit.  Çà  et  là,  dans  le  chaos  des  races  mélangées  et  des 
sociétés  croulantes,  un  homme  s'est  rencontré  qui,  par 
son  ascendant,  a  rallié  autour  de  lui  une  bande  de 
fidèles,  chassé  les  étrangers,  dompté  les  brigands,  réta- 
bli la  sécurité,  restauré  l'agriculture,  fondé  la  patrie  et 
transmis  comme  une  propriété  à  ses  descendants  son 
emploi  de  justicier  héréditaire  et  de  général-né.  Par 
cette  délégation  permanente,  un  grand  office  public  est 
soustrait  aux  compétitions,  fixé  dans  une  famille,  sé- 
questré en  des  mains  sûres;  désormais  la  nation  possède 
un  centre  vivant,  et  chaque  droit  trouve  un  protecteur 
visible.  Si  le  prince  se  renferme  dans  ses  attributions, 
s'il  est  retenu  sur  la  pente  de  l'arbitraire,  s'il  ne  verse 


l'2  L'ANCIEN   RÉGIME 

pas  dans  l'égoïsme,  il  fournit  au  pays  l'un  des  meilleurs 
gouvernements  que  l'on  ait  vus  dans  le  monde,  non  seu- 
lement le  plus  stable,  le  plus  capable  de  suite,  le  plus 
propre  à  maintenir  ensemble  vingt  ou  trente  millions 
d'hommes,  mais  encore  l'un  des  plus  beaux,  puisque  le 
dévouement  y  ennoblit  le  commandement  et  l'obéis- 
sance, et  que,  par  un  prolongement  de  la  tradition  mi- 
litaire, la  fidélité  et  l'honneur  rattachent  de  grade  en 
grade  le  chef  à  son  devoir  et  le  soldat  à  son  chef.  — 
Tels  sont  les  liti'es  très  valables  du  préjugé  héréditaire; 
on  voit  qu'il  est,  comme  l'instinct,  une  forme  aveugle 
de  la  raison.  Et  ce  qui  achève  de  le  légitimer,  c'est  que, 
pour  devenir  efficace,  la  raison  elle-même  doit  lui  em- 
prunter sa  forme.  Une  doctrine  ne  devient  active  qu'on 
devenant  aveugle.  Pour  entrer  dans  la  pratique,  pour 
prendre  le  gouvernement  des  âmes,  pour  se  transformer 
en  un  ressort  d'action,  il  faut  qu'elle  se  dépose  dans  les 
esprits  à  l'état  de  croyance  faite,  d'habitude  prise,  d'in- 
clination établie,  de  tradition  domestique,  et  que,  des 
hauteurs  agitées  de  l'intelligence,  elle  descende  et  s'in- 
cruste dans  les  bas-fonds  immobiles  de  la  volonté  ;  alors 
seulement  elle  fait  partie  du  caractère  et  devient  une 
force  sociale.  Mais,  du  même  coup,  elle  a  cessé  d'être 
critique  et  clairvoyante  ;  elle  ne  tolère  plus  les  contra- 
dictions ou  le  doute,  elle  n'admet  plus  les  restrictions 
ni  les  nuances;  elle  ne  sait  plus  ou  elle  apprécie  mal 
ses  preuves.  Nous  croyons  aujourd'hui  au  progrès  indé- 
fini à  peu  près  comme  on  croyait  jadis  à  la  chute  origi- 
nelle; nous  recevons  encore  d'en  haut  nos   opinions 


L'ESPRIT  ET  LA  DOCTRINE  15 

toutes  faites,  et  l'Académie  des  sciences  tient  à  beau- 
coup d'égards  la  place  des  anciens  conciles.  Toujours, 
sauf  chez  quelques  savants  spéciaux,  la  croyance  tt 
l'obéissance  seront  irréfléchies,  et  la  raison  s'indigne- 
rait à  tort  de  ce  que  le  préjugé  conduit  les  choses 
humaines,  puisque,  pour  les  conduire,  elle  doit  elle- 
même  devenir  un  préjugé. 

III 

Par  malheur,  au  dix-huitième  siècle,  la  raison  était 
classique,  et  les  aptitudes  aussi  bien  que  les  documents 
lui. manquaient  pour  comprendre  la  tradition. — D'abord 
on  ignorait  l'histoire  ;  l'érudition  rebutait  parce  qu'elle 
est  ennuyeuse  et  lourde;  on  dédaignait  les  doctes  com- 
pilations, les  grands  recueils  de  textes,  le  lent  travail 
de  la  critique.  Voltaire  raillait  les  Bénédictins.  Pour 
faire  passer  son  Esprit  des  lois,  Montesquieu  faisait  de 
l'esprit  sur  les  lois.  Raynal,  afin  de  donner  la  vogue  à 
son  histoire  du  commerce  dans  les  Indes,  avait  le  soin 
d'y  coudre  les  déclamations  de  Diderot.  L'abbé  Barthé- 
lémy devait  étaler  l'uniformité  de  son  vernis  littéraire 
sur  la  vérité  des  mœurs  grecques.  La  science  était  te- 
nue d'être  épigrammatique  ou  oratoire;  le  détail  tech- 
nique ou  cru  aurait  déplu  à  un  public  de  gens  du 
"'monde;  le  beau  style  omettait  ou  faussait  les  petits  faits 
significatifs  qui  donnent  aux  caractères  anciens  leur 
tour  propre  et  leur  relief  original.  —  Quand  même  on 
aurnit  osé  les  noter,  on  n'en  aurait  pas  démêlé  le  sens 


14  L'ANCIEN'   REGIME 

cl  la  portée.  L'imagination  sympathique  était  absente; 
on  no  savait  pas  sortir  de  soi-même,  se  transporter  en 
des  points  de  vue  distants,  se  figurer  les  états  étranges 
et  violents  de  l'esprit  Immain,  les  moments  décisifs  et 
féconds  pendant  lesquels  il  enfante  une  créature  viable, 
une  religion  destinée  à  l'empire,  un  Etat  qui  doit  durer. 
L'homme  n'imagine  rien  qu'avec  son  expérience,  et  dans 
quelle  portion  de  leur  expérience  les  gens  de  ce  monde 
auraient-ils  trouvé  des  matériaux  pour  imaginer  les  con- 
vulsions de  l'accouchement?  Comment  des  esprits  aussi 
policés  et  aussi  aimables  auraiont-ils  pu  épouser  les 
sentiments  d'un  apôtre,  d'un  moine,  d'un  fondalonr 
barbare  ou  féodal,  les  voir  dans  le  milieu  qui  les 
explique  et  les  justifie,  se  représenter  la  foule  environ- 
nante, d'abord  des  âmes  désolées,  hantées  par  le  rêve 
mystique,  puis  des  cerveaux  bruts  et  violents,  livrés  à 
l'instinct  et  aux  images,  qui  pensaient  par  demi-visions, 
et  qui  pour  volonté  avaient  des  impulsions  irrésistibles? 
La  raison  raisonnante  ne  concevait  pas  de  pareilles 
figures;  pour  les  faire  rentrer  dans  son  cadre  rectiligne, 
il  fallait  les  réduire  et  les  refaire;  le  Macbeth  de  Shakes- 
peare devenait  celui  de  Ducis,  et  le  Mahomet  du  Coran, 
celui  de  Voltaire.  Par  suite,  faute  de  voir  les  âmes,  on 
méconnaissait  les  institutions;  on  ne  soupçonnait  pas 
que  la  vérité  n'avait  pu  s'exprimer  que  par  la  légende, 
que  la  justice  n'avait  pu  s'é*ablir  que  par  la  force,  que 
la  rcîligion  avait  dû  revêtir  la  forme  sacerdotale,  que 
l'Llat  avait  dû  prendre  la  forme  militaire,  et  que  l'édi- 
fice gothique  avait,  aussi  bien  qu'un  autre,  son  arclii- 


L'ESPRIT  ET  LA  DOCTRLNE  15 

tecture,  ses  proportions,  son  équilibre,  sa  solidité,  son 
utilité  et  même  sa  beauté.  —  Par  suite  encore,  faute  de 
comprendre  le  passé,  on  ne  comprenait  pas  le  présent. 
On  n'avait  aucune  idée  juste  du  paysan,  de  l'ouvrier,  du 
bourgeois  provincial  ou  même  du  petit  noble  de  cam- 
pagne; on  ne  les  apercevait  que  de  loin,  demi-elTacés, 
tout  transformés  par  la  théorie  philosophique  et  par  le 
brouillard  sentimental.  «  Deux  ou  trois  mille*  »  gens 
du  monde  et  lettrés  faisaient  le  cercle  des  honnêtes 
gens  et  ne  sortaient  pas  de  leur  cercle.  Si  parfois,  de 
leur  château  et  en  voyage,  ils  avaient  entrevu  le  peuple, 
c'était  en  passant,  à  peu  près  comme  leurs  chevaux  de 
poste  ou  les  bestiaux  de  leurs  fermes,  avec  compassion 
sans  doute,  mais  sans  deviner  ses  pensées  troubles  et 
ses  instincts  obscurs.  On  n'imaginait  pas  la  structure 
de  son  esprit  encore  primitif,  la  rareté  et  la  ténacité  de 
ses  idées,  l'étroitesse  de  sa  vie  routinière,  machinale, 
livrée  au  travail  manuel,  absorbée  par  le  souci  du  pain 
quotidien,  confinée  dans  les  limites  de  l'horizon  visible, 
son  attachement  au  saint  local,  aux  rites,  au  prêtre,  ses 
rancunes  profondes,  sa  défiance  invétérée,  sa  crédulité 
fondée  sur  l'imagination,  son  incapacité  de  concevoir  le 
droit  abstrait  et  les  événements  publics,  le  sourd  travail 
par  lequel  les  nouvelles  politiques  se  transformaient 
dans  sa  tête  en  contes  de  revenant  ou  de  nourrice,  ses 
affolements  contagieux  pareils  à  ceux  des  moutons,  ses 
fureurs  aveugles  pareilles  à  celles  d'un  taureau,  et  tous 

1.  Voltaire,  Dictionnaire  Philosophique,  article  Supplices. 


46  L'ANCIEN   RÉGIME 

ces  traits  de  caractère  que  la  Révolution  allait  mettre  au 
jour.  Vingt  millions  d'hommes  et  davantage  avaient  à 
peine  dépassé  l'état  mental  du  moyen  âge;  c'est  pour- 
quoi, dans  ses  grandes  lignes,  l'édifice  social  qu'ils 
pouvaient  habiter  devait  être  du  moyen  âge.  Il  fallait 
assainir  celui-ci,  le  nettoyer,  y  percer  des  fenêtres,  y 
abattre  des  clôtures,  mais  en  garder  les  fondements,  le 
gros  œuvre  et  la  distribution  générale;  sans  quoi,  après 
l'avoir  démoli  et  avoir  campé  dix  ans  en  plein  air,  à  la 
façon  des  sauvages,  ses  hôtes  devaient  être  forcés  de  le 
rebâtir  presque  sur  le  même  plan.  Dans  les  âmes  incultes 
qui  ne  sont  point  arrivées  jusqu'à  la  réflexion  ,  la 
croyance  ne  s'attache  qu'au  symbole  corporel  et  l'obéis- 
sance ne  se  produit  que  par  la  contrainte  physique;  il 
n'y  a  de  religion  que  par  Je  curé  et  d'État  que  par  le 
gendarme.  —  Un  seul  écrivain,  Montesquieu,  le  mieux 
instruit,  le  plus  sagace  et  le  plus  équilibré  de  tous  les 
esprits  du  siècle,  démêlait  ces  vérités,  parce  qu'il  était 
à  la  fois  érudit,  observateur,  historien  et  jurisconsulte. 
Mais  il  parlait  comme  un  oracle,  par  sentences  et  en 
énigmes;  il  courait,  comme  sur  des  charbons  ardents, 
toutes  les  fois  qu'il  touchait  aux  choses  de  son  pays  cl 
de  son  temps.  C'est  pourquoi  il  demeurait  respecté 
mais  isolé,  et  sa  célébiité  n'était  point  une  influence. 
—  La  raison  classique  refusait'  d'aller  si  loin  pour  étu 
dier  si  péniblement  l'homme  ancien  et  l'homme  actuel. 
Elle  trouvait  plus  court  et  plus  commode  de  suivre  sa 

1.  flésumé  des  calncrs,  par  Pn:i.lhomnie,  Préface,  1789. 


L'ESPRIT  ET  LA  DOCTRINE  17 

pente  originelle,  de  fermer  les  yeux  sur  l'homme  réel, 
de  rentrer  dans  son  magasin  de  notions  courantes,  d'en 
tirer  la  notion  de  l'homme  en  général,  et  de  bâtir  là- 
dessus  dans  les  espaces.  —  Par  cet  aveuglement  naturel 
et  définitif,  elle  cesse  de  voir  les  racines  antiques  et 
vivantes  des  institutions  contemporaines;  ne  les  voyant 
plus,  elle  nie  qu'il  y  en  ait.  Pour  elle,  le  préjugé  héré- 
ditaire devient  un  préjugé  pur  ;  la  tradition  n'a  plus  de 
titres,  et  sa  royauté  n'est  qu'une  usurpation.  Voilà  dé- 
sormais la  raison  armée  en  guerre  contre  sa  devancière, 
pour  lui  arracher  le  gouvernement  des  âmes  et  pour 
substituer  au  règne  du  mensonge  le  règne  de  la  vérité. 

IV 

Dans  cette  grande  expédition,  il  y  a  deux  étapes.  Par 
bon  sens  ou  par  timidité,  les  uns  s'arrêtent  à  mi-che- 
min. Par  passion  ou  par  logique,  les  autres  vont  jusqu'au 
bout.  —  Une  première  campagne  enlève  à  l'ennemi  ses 
défenses  extérieures  et  ses  forteresses  de  frontière  ;  c'est 
Voltaire  qui  conduit  l'armée  philosophique.  Pour  com- 
battre le  préjugé  héréditaire,  on  lui  en  oppose  d'autres 
dont  l'empire  est  aussi  étendu  et  dont  l'autorité  n'est  pas 
moins  reconnue.  Montesquieu  regarde  la  France  par  les 
yeux  d'un  Persan,  et  Voltaire,  revenant  d'Angleterre, 
décrit  les  Anglais,  espèce  inconnue.  En  face  du  dogme 
et  du  culte  régnants,  on  développe,  avec  une  ironie 
ouverte  ou  déguisée,  ceux  des  diverses  sectes  chré- 
tiennes, anglicans,  quakers,   presbytériens,   sociniens, 

ANC.  RÉC.  II.  T.   H.  —  2 


^H  L'ANCIEN   RÉGIME 

ceux  dos  peuples  anciens  ou  lointains.  Grecs,  Romains, 
Égyptiens,  Mahométans,  Guèbres,  adorateurs  de  Brahnia, 
Chinois,  simples  idolâtres.  En  regard  de  la  loi  positive 
,ît  de  la  pratique  établie,  on  expose,  avec  des  intentions 
visibles,  les  autres  constitutions  et  les  autres  mœurs, 
despotisme,  monarchie  limitée,  république,  ici  l'Eglise 
soumise  à  l'État,  là-bas  l'Église  détachée  de  l'État,  en 
tel  pays  des  castes,  dans  tel  autre  la  polygamie,  et,  de 
contrée  à  contrée,  de  siècle  à  siècle,  la  diversité,  la 
contradiction,  l'antagonisme  des  coutumes  fondamen- 
tales qui,  chacune  chez  elle,  sont  toutes  également 
consacrées  par  la  tradition  et  forment  toutes  légitime- 
ment le  droit  public.  Dès  ce  moment,  le  charme  est 
rompu.  Les  antiques  institutions  perdent  leur  prestige 
(Hvin;  elles  ne  sont  plus  que  des  œuvres  humaines, 
fruits  du  lieu  et  du  moment,  nées  d'une  convenance  et 
d'une  convention.  Le  scepticisme  entre  par  toutes  les 
brèches.  A  l'endroit  du  christianisme,  il  se  change 
tout  de  suite  en  hostilité  pure,  en  polémique  prolongée 
et  acharnée;  car,  à  titre  de  religion  d'État,  celui-ci 
occupe  la  place,  censure  la  libre  pensée,  fait  brûler  les 
écrits,  exile,  emprisonne,  ou  inquiète  les  auteurs,  et  se 
trouve  partout  l'adversaire  naturel  et  officiel.  En  outre^ 
à  titre  de  religion  ascétique,  il  condamne,  non  seulement 
les  mœurs  gaies  et  relâchées  que  la  nouvelle  philosophie 
tolère,  mais  encore  les  penchants  naturels  qu'elle  auto- 
rise et  les  promesses  de  bonheur  terrestre  qu'elle  fait 
briller  à  tous  les  regards.  Ainsi  contre  lui  le  cœur  et 
l'esprit  sont  d'accord.  —  Les  textes  dans  la  main,  Vol- 


L'ESPRIT  ET  LA  DOCTRINE  10 

taire  le  poursuit  d'un  bout  à  l'autre  de  son  histoire, 
depuis  les  premiers  récits  bibliques  jusqu'aux  dernières 
bulles,  avec  une  animosité  et  une  verv^  implacables,  en 
critique,  en  historien,  en  géographe,  on  logicien,  en 
moraliste,  contrôlant  les  sources,  opposant  les  témoi- 
gnages, enfonçant  le  ridicule,  comme  un  pic,  dans  tous 
endroits  faibles  où  l'instinct  révolté  heurte  sa  prison 
mystique,  et  dans  tous  les  endroits  douteux  où  des 
placages  ultérieurs  ont  défiguré  l'édifice  primitif.  — • 
Mais  il  en  respecte  la  première  assise,  et  en  cela  les 
plus  grands  écrivains  du  siècle  feront  comme  lui.  Sous 
les  religions  positives  qui  sont  fausses,  il  y  a  la  religion 
naturelle  qui  est  vraie.  Elle  est  le  texte  authentique  et 
simple  doDt  les  autres  sont  les  traductions  altérées  et 
amplifiées.  Otez  les  surcharges  ultérieures  et  divergen- 
tes; il  reste  l'original,  et  cet  extrait  commun,  par  lequel 
toutes  les  copies  concordent,  est  le  déisme.  —  Même 
opération  sur  les  lois  civiles  et  politiques.  En  France, 
où  tant  d'institutions  survivent  à  leur  utilité,  où  les 
privilèges  ne  sont  plus  justifiés  par  les  services,  où  les 
droits  se  sont  changés  en  abus,  quelle  architecture 
incohérente  que  celle  de  la  vieille  maison  gothique! 
Comme  elle  est  mal  faite  pour  un  peuple  moderne!  A 
quoi  bon,  dans  un  état  uni  et  unique,  tous  ces  compar- 
timents féodaux  qui  séparent  les  ordres,  les  corpora- 
tions, les  provinces?  Un  archevêque  suzerain  d'une 
demi-province,  un  chapitre  propriétaire  de  douze  mille 
serfs,  un  abbé  de  salon  bien  rente  sur  un  monas- 
tère   qu'il    n'a    jamais    vu,    un    seigneur    largement 


20  L'ANCIEN   RÉGIME 

pensionné  pour  figurer  dans  les  antichambres,  un 
magistrat  qui  achète  le  droit  de  rendre  la  justice,  un 
colonel  qui  sort  du  collège  pour  venir  commander  son 
régiment  héréditaire,  un  négociant  de  Paris  qui,  ayant 
loué  pour  un  an  une  maison  de  Franche-Comté,  aliène 
par  cela  seul  la  propriété  de  ses  biens  et  de  sa  personne, 
quels  paradoxes  vivants!  Et,  dans  toute  l'Europe,  il  y  en 
a  de  pareils.  Ce  qu'on  peut  dire  de  mieux  en  faveur 
«  d'une  nation  policée*  »,  c'est  que  ses  lois,  coutumes  et 
pratiques  se  composent  «  pour  moitié  d'abus,  et  pour 
«  moitié  d'usages  tolérables  ».  —  Mais  sous  ces  législa- 
tions positives  qui  toutes  se  contredisent  entre  elles 
et  dont  chacune  se  contredit  elle-même,  il  est  une  loi 
naturelle  sous-entendue  dans  les  codes,  appliquée  dans 
les  mœurs,  écrite  dans  les  cœurs.  «  Montrez-moi  un 
((  pays  où  il  soit  honnête  de  me  ravir  le  fruit  de  mon 
(.  travail,  de  violer  sa  promesse,  de  mentir  pour  nuire, 
((  de  calomnier,  d'assassiner,  d'empoisonner,  d'être 
({  ingrat  envers  son  bienfaiteur,  de  battre  son  père  et  sa 
<(  mère  quand  ils  vous  présentent  à  manger.  »  —  «  Ce 
«  qui  est  juste  ou  injuste  paraît  tel  à  l'univers  entier  », 
et,  dans  la  pire  société,  toujours  la  force  se  met  à 
queUpies  égards  au  service  du  droit,  de  même  que, 
dans  la  pire  religion,  toujours  le  dogme  extravagant 
proclame  en  quelque  faron  un  architecte  suprême.  — 
Ainsi  les  religions  et  les  sociétés,  dissoutes  par  l'examen, 
laissent  apercevoir  au  fond   du  creuset,  les  unes  un 

1.  Vollniic,  Dialogues,  En/retiens  entre  A,  B,  C. 


L'ESPRIT  ET  LA  DOCTRINE  2ï 

résidu  de  vérité,  les  autres  un  résidu  de  justice,  reli- 
quat petit,  mais  précieux,  sorte  de  lingot  d'or  que  la 
tradition  conserve,  que  la  raison  épure,  et  qui,  peu  à 
peu,  dégagé  de  ses  alliages,  élaboré,  employé  à  tous  les 
usages,  doit  fournir  seul  toute  la  substance  de  la  reli- 
gion et  tous  les  fils  de  la  sociélé. 


Ici  commence  la  seconde  expédition  philosophique. 
Elle  se  compose  de  deux  armées  :  la  première  est  celle 
des  Encyclopédistes,  les  uns  sceptiques  comme  d'Alem- 
bert,  les  autres  à  demi  panthéistes  comme  Diderot  et 
Lamarck,  d'autres  Irancs  athées  et  matérialistes  secs 
comme  d'Holbach,  La  Mettrie,  Helvétius,  plus  tard  Con- 
dorcet,  Lalande  et  Volney,  tous  divers  et  indépendants 
les  uns  des  autres,  mais  tous  unanimes  en  ceci,  que  la 
tradition  est  l'ennemi.  Tel  est  l'effet  des  hostilités  pro- 
longées :  en  durant,  la  guerre  s'exaspère;  on  veut  tout 
prendre,  pousser  l'adversaire  à  bout,  le  chasser  de  tous 
ses  postes.  On  refuse  d'admettre  que  la  raison  et  la  tra- 
dition puissent  ensemble  et  d'accord  défendre  la  même 
citadelle  ;  dès  que  l'une  entre,  il  faut  que  l'autre  sorte  ; 
désormais  un  préjugé  s'est  établi  contre  le  préjugé.  — 
A  la  vérité.  Voltaire  «  le  patriarche  ne  veut  pas  se 
«  départir  de  son  Dieu  rémunérateur  et  vengeur*  »: 

i.  Voltaire,  Dictionnaire  Philosophique,  article  Religion,  n  Si 
c  vous  avez  une  bourgade  à  gouverner,  il  faut  au'elle  ait  une 
t  religion.  > 


22  L'ANCIEN   RÉGIME 

tolérons  en  lui  ce  reste  de  superstition  en  souvenir  de  ses 
grands  services;  mais  considérons  en  hommes  le  fan- 
tôme qu'il  regarde  avec  des  yeux  d'enfant.  Nous  le  rece- 
vons dans  notre  esprit  par  la  foi,  et  la  foi  est  toujours 
suspecte.  Il  a  été  forgé  par  l'ignorance,  par  la  crainte, 
par  l'imagination,  toutes  puissances  trompeuses.  11 
n'était  d'abord  que  le  fétiche  d'un  sauvage;  vainement 
nous  l'avons  épuré  et  agrandi,  il  se  sent  toujours  de  ses 
origines;  son  histoire  est  celle  d'un  songe  héréditaire 
qui,  né  dans  le  cerveau  affolé  et  brut,  s'est  prolongé  de 
générations  en  générations,  et  dure  encore  dans  le  cer- 
veau cultivé  et  sain.  Voltaire  veut  que  ce  rêve  soit  vrai, 
parce  qu'autrement  il  ne  peut  expliquer  le  bel  arrange- 
ment du  monde  et  qu'une  horloge  suppose  un  horloger  ; 
il  faudrait  d'abord  prouver  que  le  monde  est  une  horloge 
et  chercher  si  l'arrangement,  tel  quel,  incomplet,  qu'on 
y  observe  ne  s'explique  pas  mieux  par  une  supposition 
plus  simple  et  plus  conforme  à  l'expérience,  celle  d'une 
matière  éternelle  en  qui  le  mouvement  est  éternel.  Des 
particules  mobiles  et  mouvantes  dont  les  diverses  sortes 
ont  divers  étals  d'équilibre,  voilà  les  minéraux,  la 
substance  inanimée,  marbre,  chaux,  air,  eau,  charbon'., 
J'en  fais  de  l'humus,  «  j'y  sème  des  pois,  des  fèves,  des 
«  choux  »  ;  les  plantes  se  nourrissent  de  l'humus  «  et  je 
«  me  nourris  des  plantes  ».  A  chacun  de  mes  repas,  en 
moi,  par  moi,  une  matière  inanimée  devient  vivante; 
«  j'en  fais  de  la  chair,  je  l'animalise,  je  la  rends  sen- 

1    Le  rfive  de  d'Alembcrl,  par  Lidcrot,  pastim. 


L'ESPRIT  ET  LA  DOCTRINE  23 

«  sible  ».  Il  y  avait  en  elle  une  sensibilité  latente, 
incomplète,  qui  s'achève  et  devient  manifeste.  L'orga- 
nisation est  la  cause,  la  vie  et  la  sensation  sont  les  eflèts  ; 
je  n'ai  pas  besoin  d'une  monade  spirituelle  pour  expli- 
quer les  effets,  puisque  je  tiens  la  cause.  «  Voye/i  cet 
«  œuf,  c'est  avec  cela  qu'on  renverse  toutes  les  écoles 
«  de  théologie  et  tous  les  temples  de  la  terre.  Qu'est-ce 
«  que  cet  œuf?  Une  masse  insensible  avant  que  le  germe 
«  y  soit  introduit.  Et  après  que  le  germe  y  est  introduit, 
«  qu'est-ce  encore?  Une  masse  insensible,  un  fluide 
«  inerte.  »  Ajoutez-y  de  la  chaleur,  tenez  le  tout  dans 
un  four,  laissez  l'opération  se  faire  :  vous  aurez  un  pou- 
let, c'est-à-dire  «  de  la  sensibilité,  de  la  vie,  de  la 
«  mémoire,  de  la  conscience,  des  passions,  de  la  pensée  » . 
Ce  que  vous  appelez  l'âme,  c'est  le  centre  nerveux  auquel 
aboutissent  tous  les  filets  sensibles.  Les  vibrations  qu'ils 
lui  transmettent  font  ses  sensations  ;  une  sensation  réveil- 
lée ou  renaissante  est  un  souvenir;  des  sensations,  des 
souvenirs  et  des  signes,  font  toutes  nos  idées.  Ainsi,  ce 
n'est  pas  une  intelligence  qui  arrange  la  matière,  c'est 
la  matière  qui  en  s'arrangeant  produit  les  intelligences. 
Mettons  donc  l'intelligence  oîi  elle  est,  dans  le  corps 
organisé  ;  n'allons  pas  la  détacher  de  son  support,  pour 
la  jucher  dans  le  ciel,  sur  un  trône  imaginaire.  Car  cet 
hôte  disproportionné,  une  fois  introduit  dans  notre  esprir, 
finit  par  déconcerter  le  jeu  naturel  de  nos  sentiments,  et, 
comme  un  parasite  monstrueux,  tire  à  soi  toute  notre 
substance*.  Le  premier  intérêt  de  l'homme  sain  est  de 
1.  «  Si  un  misanthrope  s'était  proposé  de  faire  le  malheur  du 


24  L'ANCIEN   RÉGIME 

s'en  délivrer,  d'écarter  toute  superstition,  toute  «  crainte 
((  de  puissances  invisibles*  ».  —  Alors  seulement  il  peut 
fonder  une  morale,  démêler  «  la  loi  naturelle  ».  Puis- 
que le  ciel  est  vide,  nous  n'avons  plus  besoin  de  la  cher- 
cher dans  un  commandement  d'en-haut.  Regardons  en 
bas  sur  la  terre;  considérons  l'homme  lui-même,  tel 
qu'il  est  aux  yeux  du  naturaliste,  c'est-à-dire  le  corps 
organisé,  l'animal  sensible,  avec  ses  besoins,  ses  appétits 
et  ses  instincts.  Non  seulement  ils  sont  indestructibles, 
mais  encore  ils  sont  légitimes.  Ouvrons  la  prison  où  le 
préjugé  les  enferme  ;  donnons-leur  l'espace  et  l'air  libre  ; 
qu'ils  se  déploient  dans  toute  leur  force,  et  tout  sera 
bien.  Selon  Diderot*,  le  mariage  perpétuel  est  un  abus; 
c'est  «  la  tyrannie  de  l'homme  qui  a  converti  en  pro- 
«  priété  la  possession  de  la  femme  ».  La  pudeur,  coiiuiie 
le  vêtement,  est  une  invention  et  une  convention^;  il 
n'y  a  de  bonheur  et  de  mœurs  que  dans  les  pays  où 
la  loi  autorise  l'instinct,  à  Otaiti  par  exemple,  où  le 
mariage  dure  un  ;nois,  souvent  un  jour,  parfois  un 
quart  d'heure,  où  l'on  se  prend  et  l'on  se  quitte 
il  volonté,  où,  par  hospitalité,  le  soir,  on  offre  ses  filles 
et  sa  femme  à  son  hôte,  où  le  fils  épouse  la  mère  par 

c  genre  humain,  qu'aiirait-il  pu  inventer  de  mieux  que  la 
«  croyance  en  un  être  incompréhensible,  sur  lequel  les  hommes 
(  n'auraient  jamais  pu  s'entendre,  et  auquel  ils  auraient  attaché 
B  plus  d'importance  qu'à  leur  propre  vie?  »  Diderot,  Enlrrti'm 
d'un  philosophe  avec  ta  Maréchale  de 

il.  CI'.  Catéchisme  iiinve7-sel,  j)ar  Saint-Lambert,  et  la  Loi  na- 
tiirrllr  nu  Catéchisme  du  citoyen  français,  par  Vohiey. 

'2.  Supplément  au  voyage  de  liougainville. 

7).  Cf.  Mémoires  de  Mme  d'Epinay,  conversation  avec  Duclos  et 
Sainl-!,andjcrt  chez  Mlle  Quinault.  —  lîousscau,  Confessions,  pre- 


L'ESPRIT  ET  LA  DOCTRINE  25 

politesse,  où  l'union  des  sexes  est  une  fête  religieuse 
que  l'on  célèbre  en  public.  —  Et  le  logicien  poussant  à 
bout  les  conséquences  finit  par  cinq  ou  six  pages 
((  capables  de  faire  dresser  les  cheveux*  »,  avouant  lui- 
même  que  sa  doctrine  «  n'est  pas  bonne  à  prêcher  aux 
«  enfants  ni  aux  grandes  personnes  ».  —  A  tout  le  moins, 
chez  Diderot,  ces  paradoxes  ont  des  correctifs.  Quand  il 
peint  les  mœurs  modernes,  c'est  en  moraliste.  Non  seu- 
lement il  connaît  toutes  les  cordes  du  clavier  humain, 
mais  il  les  classe  chacune  ù  son  rang.  Il  aime  les  sons 
beaux  et  purs,  il  est  plein  d'enthousiasme  pour  les  har- 
monies nobles,  il  a  autant  de  cœur  que  de  génie ^  Bien 
mieux,  quand  il  s'agit  de  démêler  les  impulsions  primi- 
tives, il  garde,  à  côté  de  l'amour-propre,  une  place  indé- 
pendante et  supérieure  pour  la  pitié,  la  sympathie,  la 
bienveillance,  «  la  bienfaisance  »,  pour  toutes  les  affec- 
tions généreuses  du  cœur  qui  se  donne  et  se  dévoue  sans 
calcul  ni  retour  sur  soi.  —  Mais  auprès  de  lui,  en  voici 
d'autres,  froids  et  bornés,  qui,  selon  la  méthode  mathé- 
matique des  idéologues^,  construisent  la  morale  à  la 
façon  de  Hobbes.  Il  ne  leur  faut  qu'un  seul  mobile,  le 
plus  simple  et  le  plus  palpable,  tout  grossier,  presque 


niière  partie,  livre  V.  —  Ce  sont  là  justement  les  principes  en- 
seignés par  M.  de  Tavel  à  Mme  de  Warens. 

1.  Suite  du  rêve  de  d'Alembert,  Entrelien  entre  Mlle  de  Lespi- 
nasse  et  Bordeu.  —  Mémoires  de  Diderot,  Lettre  à  Mlle  Volant, 
III,  66. 

2.  Cf.  ses  admirables  contes,  Entretiens  d'un  père  avec  ses  en- 
fants et  le  Neveu  de  Rarneau. 

3.  Volney,  Ibid.  a  La  loi  naturelle...  consiste  tout  entière  en 
f  faits  dont  la  démonstration  peut  sans  cesse  se  renouveler  aux 


26  L'ANCIEN   RÉGIME 

mécanique,  tout  physiologique,  l'inclination  naturelle 
qui  porte  l'animal  à  fuir  la  douleur  et  à  chercher  le 
plaisir.  «  La  douleur  et  le  plaisir,  dit  Helvétius,  sont  les 
«  seuls  ressorts  de  l'univers  moral,  et  le  sentiment  de 
«  l'amour  de  soi  est  la  seule  base  sur  laquelle  on  puisse 
«  jeter  les  fondements  d'une  morale  utile....  Quel  autre 
«  motif  que  l'intérêt  personnel  pourrait  déterminer  un 
«  homme  à  des  actions  généreuses?  11  lui  est  aussi  im- 
«  possible  d'aimer  le  bien  pour  le  bien  que  d'aimer  le 
«  mal  pour  le  mal'.  »  —  «  Les  principes  de  la  loi  natu- 
«  relie-,  disent  les  disciples,  se  réduisent  à  un  principe 
«  fondamental  et  unique,  la  conservation  de  soi-même.  » 
«  Se  conserver,  obtenir  le  bonheur  »,  voilà  l'instinct,  le 
droit  et  le  devoir.  «  0  vous',  dit  la  nature,  qui,  par  l'im- 
«  pulsion  que  je  vous  donne,  tendez  vers  le  bonheur  à 
«  chaque  instant  de  votre  durée,  ne  résistez  pas  à  ma 
«  loi  souveraine,  travaillez  à  votre  félicité,  jouissez  sans 
«  crainte,  soyez  heureux.  »  Mais,  pour  être  heureux, 
contribuez  au  bonhçur  des  autres  ;  si  vous  voulez  qu'ils 
vous  soient  utiles,  soyez-leur  utile;  votre  intérêt  bien 
entendu  vous  commande  de  les  servir.  «  Depuis  la  nais- 
«  sance  jusqu  à  la  mort,  tout  homme  a  besoin  des  hom- 
«  mes.  »  —  «  Vivez  donc  pour  eux,  afin  qu'ils  vivent  pour 
«  vous.  »  —  «  Soyez  bons,  parce  que  la  bonté  enchahie 
«  tous  les  cœurs  ;  soyez  doux,  parce  que  la  douceur  attire 

a  spns  el  composer  une  science  aussi  précise,  aussi  exacte  que 
€  la  géométrie  et  les  matliéniati(iues.  » 

1.  Helvétius,  de  l'Esprit,  passim. 

2.  Volney,  ib.,  ch.  m.  —  Saint-Lambert,  ib.,  premier  dialogue. 

3.  Baron  d'Holbach,  Système  de  ta  nature,  II,  408  493 


L'ESPRIT  ET  LA  DOCTRINE  27 

«  l'afTection;  soyez  modestes,  parce  que  l'orgueil  révolLc 
«  des  êtres  remplis  d'eux-mêmes. . . .  Soyez  citoyens,  parce 
((  que  la  patrie  est  nécessaire  à  votre  sûreté  et  à  votre 
«  bien-être.  Défendez  votre  pays,  parce  que  c'est  lui  qui 
«  vous  rend  heureux  et  renferme  vos  biens.  »  Ainsi  la 
vertu  n'est  que  l'égoïsme  muni  d'une  longue-\'ue  ; 
l'homme  n'a  d'autre  raison  pour  bien  faire  que  la  crainte 
de  se  faire  mal,  et,  quand  il  se  dévoue,  c'est  à  son  inté- 
rêt. On  va  vite  et  loin  sur  cette  pente.  Sitôt  que  pour 
chacun  l'unique  règle  est  d'être  heureux,  chacun  veut 
l'être  à  l'instant,  à  sa  guise;  le  troupeau  des  appétits 
lâchés  se  rue  en  avant  et  renverse  d'abord  les  barrières. 
D'autant  plus  qu'on  lui  a  prouvé  que  toute  barrière  est 
nuisible,  inventée  par  des  pâtres  rusés  et  malfaisants 
pour  mieux  traire  et  tondre  le  troupeau.  «  L'état  de 
«  société  est  un  état  de  guerre  du  souverain  contre 
«  tous,  et  de  chacun  des  membres  contre  les  autres*.... 
({  Nous  ne  voyons  sur  la  face  du  globe  que  des  souve- 
«  rains  injustes,  incapables,  amollis  par  le  luxe,  corrom- 
«  pus  par  la  flatterie,  dépravés  par  la  licence  et  l'im- 
«  punité,  dépourvus  de  talents,  de  mœurs  et  de  vertus.... 
«  L'homme  est  méchant,  non  parce  qu'il  est  méchant, 
«  mais  parce  qu'on  l'a  rendu  tel.  »  —  «  Voulez-vous*  sa- 
«  voir  l'histoire  abrégée  de  presque  toute  notre  misère? 
«  La  voici  :  Il  existait  un  homme  naturel,  on  a  introduit 
«  au  dedans  de  cet  homme  un  homme  artificiel,  et  il 
«  s'est  élevé  dans  la  caverne  une  guerre  civile  qui  dure 

1.  Baron  d'Holbach,  Système  de  la  nature,  I,  347. 

2.  Diderot,  Supplément  au  voyage  de  Dougainville. 


28  L'ANCIEN   RÉGIME 

«  toute  la  vie....  Si  vous  vous  proposez  d'être  son 
«  tyran...,  empoisonnez-le  de  votre  mieux  d'une  morale 
«  contraire  à  la  nature,  faites-lui  des  entraves  de  toute 
«  espèce,  embarrassez  ses  mouvements  de  mille  obsta- 
«  clés;  attachez-lui  des  fantômes  qui  l'effrayent....  Le 
«  voulez-vous  heureux  et  libre,  ne  vous  mêlez  pas  de  ses 
«  affaires....  Et  demeurez  à  jamais  convaincu  que  ce 
«  n'est  pas  pour  vous,  mais  pour  eux  que  ces  sages 
«  législateurs  vous  ont  pétri  et  maniéré  comme  vous 
«  l'êtes.  J'en  appelle  à  toutes  les  institutions  politiques, 
«  civiles  et  religieuses;  examinez-les  profondément,  et 
«  je  me  trompe  fort,  ou  vous  verrez  l'espèce  humaine 
«  pliée  do  siècle  en  siècle  au  joug  qu'une  poignée  de  fii- 
«  pons  se  permettait  de  lui  imposer....  Méfiez-vous  de 
«  celui  qui  veut  mettre  l'ordre  ;  ordonner,  c'est  toujours 
«  se  rendre  maître  des  autres  en  les  gênant.  »  Plus  do 
gêne;  les  passions  sont  bonnes,  et,  si  le  troupeau  veut 
enfin  manger  à  pleine  bouche,  son  premier  soin  sera  de 
fouler  sous  ses  sabots  les  animaux  mitres  et  couronnés 
qui  le  parquent  pour  l'exploiter*. 

1.  Diderot  :  Les  Eleuthéromanes. 

«  El  ses  mains,  ourdissant  les  entrailles  du  prôlre, 
«  En  feraient  un  cordon  pour  le  dernier  des  rois.  » 

Drissot  :  «  Le  besoin  étant  notre  seul  titre  de  propriété,  il  en 
€  résulte  que,  lorsqu'il  est  satisfait,  l'homme  n'est  plus  pro- 
a  priotairc....  Dsux  besoins  essentiels  résultent  de  la  constitution 
«  de  l'animal,  la  nutrition  et  l'évacuation....  Les  hommes  peuvent- 
«  «Is  se  nourrir  de  leurs  semblables?  Oui,  car  les  êtres  ont 
«  droit  de  se  nourrir  de  toute  matière  propre  à  satisfaire  leurs 
€  besoins....  Homme  de  la  nature,  suis  ton  vœu,  écoute  ton  be- 
«  soin,  c'est  ton  seul  maître,  ton  seul  guide.  Sens-tu  s'allumer 
«  dans  tes  veines  un  feu  secret  à  l'aspect  d'un  objet  charmanl.' 


L'ESPRIT  ET  LA  L  jGTRINE  20 


VI 

Retour  à  la  nature,  c'est-à-dire  abolition  de  la  société  : 
tel  est  le  cri  de  guerre  de  tout  le  bataillon  encyclopé- 
dique. Voici  que  d'un  autre  côté  le  même  cri  s'élève  ;  c'est 
le  bataillon  de  Rousseau  et  des  socialistes  qui,  à  son 
tour,  vient  donner  l'assaut  au  régime  établi.  La  sape  que 
celui-ci  pratique  au  pied  des  murailles  semble  plus  bor- 
née, mais  n'en  est  que  plus  efficace,  et  la  machine  de 
destruction  qu'il  emploie  est  aussi  une  idée  neuve  de  la 
nature  humaine.  Cette  idée,  Rousseau  l'a  tirée  tout  en- 
tière du  spec'acle  de  son  propre  cœur'  :  homme  étrange, 
original  et  supérieur,  mais  qui,  dès  l'enfance,  portait  en 
soi  un  germe  de  folie  et  qui  à  la  fin  devint  fou  tout  à  fait; 
esprit  admirable  et  mal  équilibré,  en  qui  les  sensations, 
les  émotions  et  les  images  étaient  trop  fortes  :  à  la  fois 
aveugle  et  perspicace,  véritable  poète  et  poète  malade, 
qui,  au  lieu  des  choses,  voyait  ses  rêves,  vivait  dans  un 
roman  et  mourut  sous  le  cauchemar  qu'il  s'était  forgé; 
incapable  de  se  maîtriser  et  de  se  conduire,  prenant  ses 
résolutions  pour  des  actes,  ses  velléités  pour  des  réso- 
lutions et  le  rôle  qu'il  se  donnait  pour  le  caractère  qu'il 
croyait  avoir  ;  en  tout  disproportionné  au  train  courant 

a  II  est  à  toi,  tes  caresses  sont  innocentes,  tes  baisers  sont  purs, 
a  L'amour  est  le  seul  titre  de  la  jouissance,  comme  la  faim  l'est 
a  de  la  propriété.  »  (Essai  publié  en  1780,  reproduit  en  1782 
dans  la  Bibliothèque  du  législateur,  cité  pSiT  Bûchez  et  Roux,  Ilis' 
loire  parlementaire,  XIII,  431. 

1.  Ce  sont  les  propres  paroles  de   Rousseau  [Rousseau  juge  de 
Jean-Jacques,  troisième  dialogue,  193).  <  D'où  le  peintre  et  l'a- 


50  L'ANCIEN   RÉGIME 

du  monde,  s'alicurlant,  se  blessant,  se  salissant  à  toutes 
les  bornes  du  chemin  ;  ayant  commis  des  extravagances, 
des  vilenies  et  des  crimes,  et  néanmoins  gardant  jusqu'au 
l)out  la  sensibilité  délicate  et  profonde,  l'humanité, 
l'attendrissement,  le  don  des  larmes,  la  faculté  d'aimer, 
la  passion  de  la  justice,  lé  sentiment  religieux,  l'enthou- 
siasme, comme  autant  de  racines  vivaces  où  fermente 
toujours  la  sève  généreuse  pendant  que  la  tige  et  les  ra- 
meaux avortent,  se  déforment  ou  se  flétrissent  sous  l'in- 
clémence de  l'air.  Comment  expliquer  un  tel  contraste? 
Comment  Rousseau  l'explique-t-il  lui-même?  Un  critique, 
un  psychologue  ne  verrait  là  qu'un  cas  singulier,  l'effet 
d'une  structure  mentale  extraordinaire  et  discordante, 
analogue  à  celle  d'Hamlet,  de  Chatterton,  de  René,  de 
Werther,  propre  à  la  poésie,  impropre  à  la  vie.  Rousseau 
généralise  :  préoccupé  de  soi  jusqu'à  la  manie  et  ne  voyant 
dans  le  monde  que  lui-même,  il  imagine  l'homme  d'après 
lui-même  et  «  le  décrit  tel  qu'il  se  sent  ».  A  cela  d'ail- 
leurs l'amour-propre  trouve  son  compte  ;  on  est  bien  aise 
d'être  le  type  de  l'homme;  la  statue  qu'on  se  dresse  en 
prend  plus  d'importance  ;  on  se  relève  à  ses  propres  yeux 
quand,  en  se  confessant,  on  croit  confesser  le  genre  hu- 
main. Rousseau  convoque  les  générations  par  la  trom- 
pette du  jugement  dernier  et  s'y  présente  hardiment  aux 
yeux  des  hommes  et  du  souverain  juge  :  «  Qu'un  seul  le 
«  dise,  s'il  l'ose  :  Je  fus  meilleur  que  cet  homme-là'!  » 

a  pblogiste  de  la  nature,  aujourd'hui   si   défigurée  et   si  calom- 
t  niée,  a-t-il  pu    lircr    son    modèle,  si  ce  n'est  de    son  propre 
«  cœur?  » 
1.  Confessions.  Livre  I,  1,et  fin  du  V' livre.  —  Première  lettre 


L'ESPRIT  ET  LA  DOCTRINE  31 

Toutes  les  souillures  qu'il  a  contractées  lui  viennent  du 
dehors  ;  c'est  aux  circonstances  qu'il  faut  attribuer  ses 
bassesses  et  ses  vices  :  «  Si  j'étais  tombé  dans  les  mains 
((  d'un  meilleur  maître...,  j'aurais  été  bon  chrétien,  bon 
«  père  de  famille,  bon  ami,  bon  ouvrier,  bon  homme  en 
«  toutes  choses.  »  Ainsi  la  société  seule  a  tous  les  torts. 
—  Pareillement,  dans  l'homme  en  général,  la  nature  est 
bonne.  «  Ses  premiers  mouvements  sont  toujours 
«  droits....  Le  principe  fondamental  de  toute  morale,  sur 
<(  lequel  j'ai  raisonné  dans  mes  écrits,  est  que  l'honime 
((  est  un  être  naturellement  bon,  aimant  la  justice  et  l'or- 
«  cire....  h' Emile  en  particulier  n'est  qu'un  traité  de  la 
((  bonté  originelle  de  l'homme,  destiné  à  montrer  com- 
«  nient  le  vice  et  l'erreur,  étrangers  à  sa  constitution,  s'y 
«  introduisent  du  dehors  et  l'altèrent  insensiblement.... 
«  La  nature  a  fait  l'homme  heureux  et  bon,  la  société  le 
0  déprave  et  le  fait  misérable'.  »  — Dépouillez-le,  par  la 
pensée,  de  ses  habitudes  factices,  de  sesbesoins  surajoutés, 
de  ses  préjugés  faux;  écartez  les  systèmes,  rentrez  dans 
votre  propre  cœur,  écoutez  le  sentiment  intime,  laissez- 

à  M.  de  Malesherbes.  «  Je  connais  mes  grands  défauts,  et  je 
tt  sens  vivement  tous  mes  vices.  Avec  tout  cela,  je  mourrai  per- 
a  suadé  que,  de  tous  les  hommes  que  j'ai  connus  en  ma  vie, 
«  nul  ne  fut  meilleur  que  moi.  »  —  A  Mme  B.  10  mars  1770. 
«  Vous  m'avez  accordé  de  l'estime  sur  mes  écrits;  vous  m'en 
«  accorderiez  plus  encore  sur  ma  vie  si  elle  vous  était  connue,  et 
0  davantage  encore  sur  mon  cœur  s'il  était  ouvert  à  vos  yeux.  Il 
a  n'en  fut  jamais  un  meilleur,  un  plus  tendre,  un  plus  juste.... 
«  Tous  mes  malheurs  ne  me  viennent  que  de  mes  vertus.  »  —  A 
Mme  de  la  Tour.  «  Celui  qui  ne  s'enthousiasme  pas  pour  moi 
«  n'est  pas  digne  de  moi.  » 

1.  Lettre  à  M.  de  Beaiimont,  24.  —  Rousseau  Juge  de  Jean- 
Jacques,  troisième  entrelien.  193. 


52  L'ANCIEN   RÉGIME 

VOUS  guider  par  la  lumière  de  l'instinct  et  de  la  con- 
science ;  et  vous  rcti-ouverez  cet  Adam  primitif,  semblalile 
à  une  statue  de  marbre  incorruptible  qui,  tombée  dans 
un  marais,  a  disparu  depuis  longtemps  sous  une  croûte 
de  moisissures  et  de  vase,  mais  qui,  délivrée  de  sa  gaine 
fangeuse,  peut  remonter  sur  son  piédestal  avec  toute 
la  perfection  de  sa  forme  et  toute  la  pureté  de  sa  blan- 
cheur. 

Autour  de  cette  idée  centrale  se  reforme  la  doctrine 
spiritualiste.  —  Un  être  si  noble  ne  peut  pas  être  un  simple 
assemblage  d'organes;  il  y  a  en  lui  quelque  chose  de 
plus  que  la  matière;  les  impressions  qu'il  reçoit  par  les 
sens  ne  le  constituent  pas  tout  entier.  «  Je  ne  suis  pas 
«  seulement  un  être  sensitif  et  passif,  mais  un  être  actif 
«  et  intelligent,  et,  quoi  qu'en  dise  la  philosophie,  j'ose- 
«  rai  prétendre  à  l'honneur  de  penser.  »  Bien  mieux,  ce 
principe  pensant  est,  en  l'homme  du  moins,  d'espèce  su- 
périeure. «  Qu'on  me  montre  un  autre  animal  sur  la  terre 
«  qui  sache  faire  du  feu  et  qui  sache  admirer  le  soleil. 
«  Quoi!  je  puis  observer,  connaître  les  êtres  et  leurs 
«  rapports  ;  je  puis  sentir  ce  qu'est  ordre,  beauté,  vertu  ; 
«  je  puis  contempler  l'univers,  m'élever  à  la  main  qui  le 
«  gouverne  ;  je  puis  aimer  le  bien,  le  faire,  et  je  me  com- 
«  parerais  aux  bêtes!  »  L'homme  est  libre,  capable  de 
choisir  entre  deux  actions,  partant  créateur  de  ses  actes  ; 
il  est  donc  une  cause  originale  et  première,  «  une  sub- 
«  «lance  immatérielle  »,  distincte  du  corps,  une  ànie  que 

1.  Emile.  Profession  de  foi  du  vicaire  savoyard,  passim. 


L'ESPRIT  ET  LA  DOCTRINE  33 

le  corps  gêne  et  qui  peut  survivre  au  corps.  —  Cette  âme 
immortelle  engagée  dans  la  chair  a  pour  voix  la  con- 
science. «  Conscience!  instinct  divin,  immortelle  et  cé- 
«  leste  voix,  guide  assuré  d'un  être  ignorant  et  borné, 
«  mais  intelligent  et  libre,  juge  infaillible  du  bien  et  du 
«  mal  qui  rends  l'homme  semblable  à  Dieu,  c'est  toi  qui 
«  fais  l'excellence  de  sa  nature.  »  —  A  côté  de  l'amour- 
propre,  par  lequel  nous  subordonnons  le  tout  à  nous- 
mêmes,  il  y  a  l'amour  de  l'ordre,  par  lequel  nous  nous 
subordonnons  au  tout.  A  côté  de  l'égoïsme,  par  lequel 
l'homme  cherche  son  bonheur  même  aux  dépens  des 
autres,  il  y  a  la  sympathie,  par  laquelle  il  cherche  le  bon-' 
lieur  des  autres  même  aux  dépens  du  sien.  La  jouissance 
personnelle  ne  lui  suffit  pas  ;  il  lui  faut  encore  la  paix 
de  la  conscience  et  les  effusions  du  cœur.  —  Voilà  l'homme 
tel  que  Dieu  l'a  fait  et  l'a  voulu  ;  il  n'y  a  point  de  défaut 
dans  sa  structure.  Les  pièces  inférieures  y  servent  comme 
les  supérieures  ;  toutes  sont  nécessaires,  proportionnées, 
en  place,  non  seulement  le  cœur,  la  conscience,  la  raison 
et  les  facultés  par  lesquelles  nous  surpassons  les  brutes, 
mais  encore  les  inclinations  qui  nous  sont  communes 
avec  l'animal,  l'instinct  de  conservation  et  de  défense,  le 
besoin  de  mouvement  physique,  l'appétit  du  sexe,  et  le 
reste  des  impulsions  primitives,  telles  qu'on  les  constate 
dans  l'enfant,  dans  le  sauvage,  dans  l'homme  inculte'. 
Aucune  d'elles,  prise  en  soi,  n'est  vicieuse  ou  nuisible. 
Aucune  d'elles  n'est  trop  forte,  même  l'amour  de  soi. 

1.  Emile,  li\Te  I,  et  Lettre  à  M.  de  Dcaumont,  passira. 

ASC.    RÉG.    II.  T.    II.    3 


3»  L'ANCIEN  RÉGIME 

Aucune  n'entre  en  jeu  hors  de  saison.  Si  nous  n'interve- 
nions pas,  si  nous  ne  leur  imposions  pas  de  contrainte,  si 
nous  laissions  toutes  ces  sources  vives  couler  sur  leur 
pente,  si  nous  ne  les  emprisonnions  pas  dans  nos  con- 
duits artificiels  et  sales,  nous  ne  les  verrions  jamais  écu- 
nier  ni  se  ternir.  Nous  nous  étonnons  de  leurs  souillures 
et  de  leurs  ravages;  nous  oublions  qu'à  leur  origine  elles 
étaient  inoffensives  et  pures.  La  faute  est  à  nous,  aux 
compartiments  sociaux,  aux  canaux  encroûtés  et  rigides 
par  lesquels  nous  les  dévions,  nous  les  contournons, 
nous  les  faisons  croupir  ou  bondir.  «  Ce  sont  vos  gouver- 
«  nements  mêmes  qui  font  les  maux  auxquels  vous  pré- 
«  tendez  remédier  par  eux....  Sceptres  de  fer!  lois  inscn- 
«  sées  !  c'est  à  vous  que  nous  reprochons  de  n'avoii'  pu 
«  j'emplir  nos  devoirs  sur  la  terre!  »  Otez  ces  digues, 
œuvres  de  la  tyrannie  et  de  la  routine;  la  nature  déli- 
vrée reprendra  tout  de  suite  son  allure  droite  et  saine, 
et,  sans  effort,  l'homme  se  trouvera,  non  seulement  heu- 
reux, mais  vertueux '. 

Sur  ce  principe,  l'attaque  commence  :  il  n'y  en  a  pas 
qui  pénètre  plus  avant  ni  qui  soit  conduite  avec  une  plus 
âpre  hostilité.  Jusqu'ici  on  ne  présentait  les  institutions 
régnantes  que  comme  gênantes  et  déraisonnables;  à  pré- 
sent on  les  accuse  d'être  en  outre  injustes  et  corruptrices. 
Il  n'y  avait  de  soulevés  que  la  raison  et  les  appétits;  on 
révolte  encore  la  conscience  etl'orgueil.  Avec  Voltaire  ei 

1.  4  Article  l.  Tous  les  Français  seront  vertueux.  —  Article  II. 
c  Tous  les  Français  seront  heureux.  »  (Projet  de  Constitution  re- 
trouvé dans  les  papiers  de  Sismondi,  alors  écolier.) 


L'ESPRIT  ET  LA  DOCTRINE  35 

Montesquieu,  tout  ce  que  je  pouvais  espérer,  c'étaient  des 
maux  un  peu  moindres.  Avec  Diderot  et  d'IIolbacli,  je 
ne  distinguais  à  l'horizon  qu'un  Eldorado  brillant  ou  une 
Cythère  commode.  Avec  Rousseau,  je  vois  à  portée  de  ma 
main  un  Éden  où  du  premier  coup  je  retrouverai  ma 
noblesse  inséparable  de  mon  bonheur.  J'y  ai  droit;  la  na- 
ture et  la  Providence  m'y  appellent;  il  est  mon  héritage. 
Seule  une  institution  arbitraire  m'en  écarle  et  fait  mes 
vices  en  même  temps  que  mon  malheur.  Avec  quelle 
colère  et  de  quel  élan  vais-je  me  jeter  contre  la  vieille 
jjarrière!  —  On  s'en  aperçoit  au  ton  véhément,  au  style 
amer,  à  l'éloquence  sombre  de  la  doctrine  nouvelle.  Il  ne 
s'agit  plus  de  plaisanter,  de  polissonner;  le  sérieux  est 
continu;  on  s'indigne,  et  la  voix  puissante  qui  s'élève 
perce  au  delà  des  salons  jusqu'à  la  foule  souffrante  et 
grossière,  à  qui  nul  ne  s'est  encore  adressé,  dont  les  res- 
sentiments sourds  rencontrent  pour  la  première  fois  un 
interprète,  et  dont  les  instincts  destructeurs  vont  bientôt 
s'ébranler  à  l'appel  de  son  héraut.  —  Rousseau  est  du 
peuple  et  il  n'est  pas  du  monde.  Dans  un  salon  il  se  trouve 
gêné';  il  ne  sait  pas  causer,  être  aimable;  il  n'a  de  jolis 
mots  qu'après  coup,  sur  l'escalier;  il  se  tait  d'un  air 
maussade  ou  dit  des  balourdises,  et  ne  se  sauve  de  la 

1.  Confessions.  Partie  II,  livre  IX,  3C8.  «  Je  ne  comprends  pas 
a  comment  on  ose  parler  dans  un  cercle....  Je  me  hâte  de  Lalbu- 
«  tiei"  promptement  des  paroles  sans  idées,  trop  heureux  quand 
«  elles  ne  signifient  rien  du  tout....  J'aimerais  la  société  tout 
a  comme  un  autre,  si  je  n'étais  sûr  de  m'y  montrer,  non  seule- 
«  ment  à  mon  désavantage,  mais  tout  autre  que  je  ne  suis.  »  — 
Cf.  Nouvelle  Héloïse,  2°  partie,  Lettre  de  Saint-Preux  sur  Pans, 
et  Emile,  fin  du  livre  IV. 


36  L'AN'CIEN   RÉGIME 

maladresse  que  par  des  boutades  de  rustre  ou  des  sen- 
tences de  cuistre.  L'élégance  lui  déplaît,  le  luxe  l'incom- 
mode,  la  politesse  lui  semble  un  mensonge,  la  conver- 
sation un  bavardage,  le  bon  ton  une  grimace,  la  gaieté 
une  convention,  l'esprit  une  parade,  la  science  un  char- 
latanisme, la  philosophie  une  affectation,  les  mœurs  une 
pourriture.  Tout  y  est  factice,  faux  et  malsain*,  depuis 
le  fard,  la  toilette  et  la  beauté  des  femmes  jusqu'à  l'air 
des  appartements  et  aux  ragoûts  des  tables,  le  sentiment 
comme  le  plaisir,  la  littérature  comme  la  musique,  le 
gouvernement  comme  la  religion.  Cette  civilisation  qui 
s'applaudit  de  son  éclat  n'est  qu'un  trémoussement  de 
singes  surexcités  et  scrviles  qui  s'imitent  les  uns  les 
autres  et  se  gâtent  les  uns  les  autres  pour  arriver  par  le 
raffinement  au  malaise  et  à  l'ennui.  Ainsi,  par  elle-même, 
la  culture  humaine  est  mauvaise,  et  les  fruits  qu'elle  fait 
naître  ne  sont  que  des  excroissances  ou  des  poisons.  — 
A  "quoi  bon  les  sciences?  Incertaines,  inutiles,  elles  ne 

1.  Confessions,  2*  partie,  IX,  561.  a  J'étais  si  ennuyé  des  salons, 
«  des  jets  d'eau,  des  bosquets,  des  parterres  et  des  plus  ennuyeux 
«  montreurs  de  tout  cela;  j'étais  si  excédé  de  brochures,  de  cla- 
«  vecin,  de  tri,  de  nœuds,  de  sots  bons  mots,  de  fades  minaude- 
4  ries,  de  petits  conteurs  et  de  çrand^  soupers,  que,  quand  je 
a  lorgnais  du  coin  de  l'œil  un  simple  pauvre  buisson  d'épines, 
a  une  haie,  une  grange,  un  pré,  quand  je  humais,  en  traversant 
a  un  hameau,  la  vapeur  d'une  bonne  omelette  au  cerfeuil...,  je 
4  donnais  au  diable  le  rouge,  les  falbalas  et  l'ambre,  et,  regrettant 
(I  le  diner  de  la  ménagère  et  le  vin  du  cru,  j'aurais  de  bon  cœur 
a  paumé  la  gueule  à  Monsieur  le  chef  et  à  Monsieur  le  maître  qui 
a' me  faisaient  dîner  a  l'heure  où  je  soupe  et  souper  à  l'heure  où 
a  je  dors,  mais  surtout  à  Messieurs  les  laquais  qui  dévoraient  des 
4  yeux  mes  morceaux,  et,  sous  peine  de  mourir  de  soif,  me  ven- 
4  daient  le  vin  drogué  de  leur  maître,  dix  fois  plus  cher  que  je 
c  n'en  aurais  payé  de  meilleur  au  cabaret.  » 


L'ESPRIT  ET  LA  DOCTRINE  37 

sont  qu'une  pâture  pour  les  dispuleurs  et  les  oisifs  '.  «  Qui 
«  voudrait  passer  sa  vie  en  de  stériles  contemplations, 
«  si  chacun,  ne  consultant  que  les  devoirs  de  l'homme 
«  et  les  besoins  de  la  nature,  n'avait  de  temps  que  pour 
«  la  patrie,  pour  les  malheureux  et  pour  ses  amis.  »  — 
A  quoi  bon  les  beaux-arts?  Ils  ne  sont  qu'une  flatterie 
publique  des  passions  régnantes.  «  Plus  la  comédie  est 
«  agréablï  et  parfaite,  plus  son  effet  est  funeste  »,  et  le 
théâtre,  même  chez  Molière,  est  une  école  de  mauvaises 
mœurs,  «  puisqu'il  excite  les  âmes  perfides  à  punir,  sous 
«  le  nom  de  sottise,  la  candeur  des  honnêtes  gens  ».  La 
tragédie,  qu'on  dit  morale,  dépense  en  efl'usions  fausses 
le  peu  de  vertu  qui  nous  reste  encore.  «  Quand  un  homme 
«  est  allé  admirer  de  belles  actions  dans  des  fables, 
«  qu'a-t-on  encore  à  exiger  de  lui?  Ne  s'est-il  pas  ac- 
«  quitté  de  tout  ce  qu'il  doit  à  la  vertu  par  l'hommage 
«  qu'il  vient  de  lui  rendre?  Que  voudrait-on  qu'il  fit  de 
((  plus?  Qu'il  la  pratiquât  lui-même?  Il  n'a  pas  de  rôle  à 
«  jouer,  il  n'est  pas  comédien.  »  —  Sciences,  beaux-arts, 
arts  de  luxe,  philosophie,  littérature,  tout  cela  n'est  bon 
qu'à  efféminer  et  dissiper  l'âme  ;  tout  cela  n'est  fait  que 
pour  le  petit  troupeau  d'insectes  brillants  ou  bruyants 
qui  bourdonnent  au  sommet  de  la  société  et  sucent 
toute  la  substance  publique.  —  En  fait  de  sciences,  une 
seule  est  nécessaire,  celle  de  nos  devoirs,  et,  sans  tant 
de  subtilité  ou  d'études,  le  sentiment  intime  suffit 
pour  nous  l'enseigner.  —  En  fait  d'arts,  il  n'y  a  de  tolé- 

i.  Discours  sur  l'influence  des  sciences  et  des  arts.  —  Lettre  à 
d'Alemherl  sur  les  spectacles. 


58  L'ANCIEN  RÉGIME 

rahles  que  ceux  qui,  fournissant  à  nos  premiers  besoins, 
nous  donnent  du  pain  pour  nous  nourrir,  un  toit  pour 
nous  abriter,  un  vètonicnt  pour  nous  couvrir,  des 
armes  pour  nous  dêl'endre.  —  En  fait  de  vie,  il  n'en  est 
qu'une  saine,  celle  que  l'on  mène  aux  cliamps,  sans 
apprêt,  sans  éclat,  en  famille,  dans  les  occupations  de  la 
culture,  sur  les  provisions  que  fournit  la  terre,  parmi  des 
voisins  qu'on  traite  en  égaux  et  des  serviteurs  qu'on  traite 
en  amis.  —  En  fait  de  classes,  il  n'y  en  a  qu'une  respec- 
table, celle  des  bonnnes  qui  travaillent,  surtout  celle  des 
liommes  qui  travaillent  de  leurs  mains,  artisans,  labou- 
reurs, les  seuls  qui  soient  véritablement  utiles,  les  seuls 
qui,  rappiocliés  par  leur  condition  de  l'état  naturel,  gai- 
dent,  sous  une  enveloppe  rude,  la  cbaleur,  la  bonté  et  la 
droiture  des  instincts  primitifs.  —  Appelez  donc  de  leur 
vrai  nom  cette  élégance,  ce  luxe,  cette  urbanité,  cette  déli- 
catesse littéraire,  ce  dévergondage  pliilosopliique  que  le 
pi'éjugé  admire  comme  la  lleui-  de  la  vie  bumaine;  ils 
n'en  sont  que  la  moisissure.  Pareillement  estimez  à  son 
juste  prix  l'essaim  qui  s'en  nourrit,  je  veux  dire  l'aiis- 
locratie  désœuvrée,  tout  le  beau  monde,  les  privilégiés 
qui  commandent  et  représentent,  les  oisifs  de  salon  qui 
causent,  jouissent  et  se  croient  l'élite  de  l'bumanité;  ils 
n'en  sont  que  les  parasites.  Parasites  et  moisissure,  l'un 
attire  l'autre,  et  l'arbre  ne  se  portera  bien  que  lorsque 
nous  l'aurons  débarrassé  de  tous  les  deux. 

Si  la  civilisation  est  mauvaise,  la  société  est  pire*.  Car 

1.  «  La  SDciûlé  est  naturelle  à  l'espèce  liuiuaino,  coniiiie  la  dé- 
t  créiiilude  à  l'individu.  Il  faut  des  arts,  des  lois,   des  çouvenie- 


L'ESPRIT  ET  LA  DOCTRINE  59 

elle  ne  s'établit  qu'en  détruisant  l'égalité  primitive,  et 
ses  deux  institutions  principales,  la  propriété  et  le  gou- 
vernement, sont  des  usurpations.  «  Le  premier*  qui, ayant 
«  enclos  un  terrain,  s'avisa  de  dire  ceci  est  à  moi,  et 
«  trouva  des  gens  assez  simples  pour  le  croire,  fut  le 
«  vrai  fondateur  de  la  société  civile.  Que  de  crimes,  de 
«  guerres,  de  meurtres,  que  de  misères  et  d'horreurs 
«  n'eût  point  épargnés  au  genre  humain  celui  qui,  arra- 
«  chant  les  pieux  et  comblant  le  fossé,  eût  crié  à  ses 
«  semblables  :  Gardez-vous  d'écouter  cet  imposteur; 
«  vous  êtes  perdus  si  vous  oubliez  que  les  fruits  sont  à 
a  tous  et  que  la  terre  n'est  à  personne!  »  —  La  pre- 
mière propriété  fut  un  vol  par  lequel  l'individu  dérobait 
à  la  communauté  une  partie  de  la  chose  publique,  lîien 
ne  justifiait  son  attentat,  ni  son  industrie,  ni  sa  peine, 
ni  la  valeur  qu'il  a  pu  ajouter  au  sol.  «  11  avait  beau 
«  dii'e  :  C'est  moi  qui  ai  bâti  ce  mur,  j'ai  gagné  ce  ter- 
«  rain  par  mon  travail.  —  Qui  vous  a  donné  les  aligne- 
«  ments,  pouvait-on  lui  répondre,  et  en  vertu  de  quoi 
«  prétendez-vous  être  payé  d'un  travail  que  nous  ne  vous 
«  avons  point  imposé?  Ignorez-vous  qu'une  multitude  de 
«  vos  frères  périt  ou  souffre  du  besoin  de  ce  que  vous 
«  avez  de  trop,  et  qu'il  vous  fallait  un  consentement 
«  exprès  et  unanime  du  genre  humain  pour  vous  appro- 
«  prier,  sur  la  subsistance  commune,  tout  ce  qui  allait 
«  au  delà  de  la  vôtre?  »  —  On  reconnaît,  à  travers  la 


4  ments  aux  peuples,  comme  il  faut  des  béquilles  aui  vieillards. 
[Lettre  à  M.  P/iilopolis,  2i8.) 
1.  Discours  sur  l'origine  de  l'inégalité,  passim. 


40  L'ANCIEN  REGIME 

théorie,  i'accent  personnel,  la  rancune  du  plébéien  pauvre, 
aigri,  qui,  entrant  dans  le  monde,  a  trouvé  les  places 
prises  et  n'a  pas  su  se  faire  la  sienne,  qui  marque  dans  ses 
confessions  le  jour  à  partir  duquel  il  a  cessé  de  sentir 
la  faim,  qui,  faute  de  mieux,  vit  en  concubinage  avec 
une  servante  et  met  ses  cinq  enfants  à  l'hôpital,  tour  à 
tour  valet,  commis,  bohème,  précepteur,  copiste,  tou- 
jours aux  aguets  et  aux  expédients  pour  maintenir  son 
indépendance,  révolté  par  le  contraste  de  la  condition 
qu'il  subit  et  de  l'âme  qu'il  se  sent,  n'échappant  à  l'envie 
que  par  le  dénigrement,  et  gardant  au  fond  de  son  cœur 
une  amertume  ancienne  «  contre  les  riches  et  les  heu- 
«  reux  du  monde,  comme  s'ils  l'eussent  été  à  ses  dépens 
«  et  que  leur  prétendu  bonheur  eût  été  usurpé  sur  le 
«  sien*  ».  —  Non  seulement  la  propriété  est  injuste  jiar 
son  origine,  mais  encore,  par  une  seconde  injustice, 
elle  attire  à  soi  la  puissance,  et  sa  malfaisance  grandit 
comme  un  chancre  sous  la  partialité  de  la  loi.  «  Tous 
«  les  avantages  dé  la  société*  ne  sont-ils  pas  pour  les 
«  puissants  et  pour  les  riches?  Tous  les  emplois  lucra- 
«  tifs  ne  sont-ils  pas  remplis  par  eux  seuls?  Et  l'auto- 
«  rite  publique  n'est-elle  pas  toute  en  leur  faveur? 
«  Qu'un  homme  de  considération  vole  ses  créanciers 
«  ou  fasse  d'autres  friponneries,  n'est-il  passûrde  l'im- 
«  punité?  Les  coups  de  bâton  qu'il  distribue,  les  vio- 
(d  lences  qu'il  commet,  les  meurtres  et  les  assassinats 
fl  dont  il  se  rend  coupable,  ne  sont-ce  pas  des  affaires 

1.  Emile,  livre  IV.  Récit  de  Rousseau,  13. 

2.  Discours  sur  l'Économie  politique,  326. 


L'ESPRIT  ET  LA  DOCTRINE  41 

<r  qu'on  assoupit  et  dont  au  bout  de  six  mois  il  n'est 
«  plus  question?  —  Que  ce  même  homme  soit  volé, 
«  toute  la  police  est  aussitôt  en  mouvement,  et  malheur 
tf  aux  innocents  qu'il  soupçonne  !  —  Passe-t-il  dans  un 
«  lieu  dangereux,  voilà  les  escortes  en  campagne.  — 
«  L'essieu  de  sa  chaise  vient-il  à  se  rompre,  toul  vole  à 
«  son  secours.  —  Fait-on  du  bruit  à  sa  porte,  il  dit  un 
«  mot  et  tout  se  tait.  —  La  foule  l'incommode-t-elle,  il 
«  fait  un  signe  et  tout  se  range.  —  Un  charretier  se 
((  trouve-t-il  sur  son  passage,  ses  gens  sont  prêts  à  l'as- 
«  sommer,  et  cinquante  honnêtes  piétons  seraient  plutôt 
«  écrasés  qu'un  faquin  retardé  dans  son  équipage.  — • 
«  Tous  ces  égards  ne  lui  coûtent  pas  un  sol;  ils  sont 
«  le  droit  de  l'homme  riche,  et  non  le  prix  de  la  richesse. 
«  —  Que  le  tableau  du  pauvre  est  différent  !  Plus  l'hu- 
«  manité  lui  doit,  plus  la  société  lui  refuse.  Toutes  les 
«  portes  lui  sont  fermées  même  quand  il  a  le  droit  de 
«  les  faire  ouvrir,  et,  s'il  obtient  quelquefois  justice,  c'est 
«  avec  plus  de  peine  qu'un  autre  obtiendrait  grâce.  S'il  y 
«  a  des  corvées  à  faire,  une  milice  à  lever,  c'est  à  lui 
«  qu'on  donne  la  préférence.  Il  porte  toujours,  outre  sa 
«  charge,  celle  dont  son  voisin  plus  riche  a  le  crédit  de 
«  se  faire  exempter.  Au  moindre  accident  qui  lui  arrive, 
«  chacun  s'éloigne  de  lui.  Que  sa  pauvre  charrette  ren- 
«  verse,  je  le  tiens  heureux  s'il  évite  en  passant  les 
«  avanies  des  gens  lestes  d'un  jeune  duc.  En  un  mot, 
«  toute  assistance  gratuite  le  fuit  au  besoin,  précisé- 
«  ment  parce  qu'il  n'a  pas  de  quoi  la  payer.  Mais  je  le 
«  tiens  pour  un  homme  perdu,  s'il  a  le  malheur  d'avoir 


42  L'ANCIEN  RÉGIME 

«  l'àme  lionnôle,  une  fille  aimable  et  un  puissant  voi- 
«  sin.  —  Résumons  en  quatre  mots  le  pacte  social  des 
«  deux  états  :  Vous  avez  besoin  de  moi,  car  je  suis  riche 
«  et  vous  êtes  pauvre  :  faisons  donc  un  accord  entre 
«  nous;  je  permettrai  que  vous  ayez  l'honneur  de  me 
«  servir,  à  condition  que  vous  me  donnerez  le  peu  qui 
((  vous  reste  pour  la  peine  que  je  prends  de  vous  com- 
((  mander.  » 

Ceci  nous  montre  l'esprit,  le  but  et  l'effet  de  la  société 
politique.  —  A  l'origine,  selon  Rousseau,  elle  fut  un 
contrat  inique  qui,  conclu  entre  le  liclie  adroit  et  le  faible 
dupé,  ((  donna  de  nouvelles  entraves  au  faible,  de  nou- 
«  voiles  forces  au  riche  »,  et,  sous  le  nom  de  propi'iété 
légitime,  consacra  l'usurpation  du  sol.  —  Aujourd'hui  elle 
est  un  contrat  plus  inique,  «  grâce  auquel  un  enfant  com- 
«  mande  à  un  vieillard,  un  imbécile  conduit  des  hommes 
«  sages,  une  poignée  de  gens  regorge  de  superfluités, 
«  tandis  que  la  multitude  alfamée  manque  du  nécessaire  » . 
Il  est  dans  la  nature  de  l'égalilé  de  s'accroître;  c'est  pour- 
quoi l'autorité  des  uns  a  grandi  en  même  temps  que  la 
dépendance  des  autres,  tant  qu'enlln,  les  deux  conditions 
étant  arrivées  à  l'extrême,  la  sujétion  héréditaire  et  perpé- 
tuelle du  peuple  a  semblé  de  droit  divin  comme  le  despo- 
tisme héréditaire  et  perpétuel  du  roi.  —  Voilà  l'état  pré- 
sent, et,  s'il  change,  c'est  en  pis.  «  Car*,  toute  l'occupation 
«  des  rois  ou  de  ceux  qu'ils  chargent  de  leurs  fonctions 
«  se  rapporte  à  deux  seuls  objets,  étendre  leur  domina- 

i.  Discours  sur  l'origine  de  l'inéi/alilé,  178.  —  Contrat  social. 
I,  cil.  IV. 


L'ESPRIT  ET  LA  DOCTRINE  43 

fl  tion  au  dehors,  et  la  rendre  plus  absolue  au  dedans.  » 
Quand  ils  allèguent  un  autre  but,  c'est  prétexte.  «  Les 
«  mots  bien  public,  bonheur  des  sujets,  gloire  de  la  nation , 
((  si  lourdement  employés  dans  les  édits  publics,  n'an- 
((  noncent  jamais  que  des  ordres  funestes,  et  le  peuple 
«  gémit  d'avance,  quand  ses  maîtres  lui  parlent  de  leurs 
«  soins  paternels.  »  —  Mais,  arrivé  à  ce  terme  fatal,  «  le 
«  contrat  du  gouvernement  est  dissous;  le  despote  n'est 
«  maître  qu'aussi  longtemps  qu'i.'est  le  plus  fort,  et,  sitôt 
«  qu'on  peut  l'expulser,  il  n'a  point  à  réclamer  contre  la 
«  violence  ».  Car  il  n'y  a  de  droit  que  par  consentement, 
et  il  n'y  a  ni  consentement  ni  droit  d'esclave  à  maître. 
«  Soit  d'un  homme  à  un  hommft,  soit  d'un  homme  à  un 
«  peuple,  ce  discours  sera  toujours  également  insensé  : 
«  Je  fais  avec  toi  une  convention  toute  à  ta  charge  et 
«  toute  à  mon  profit,  que  j'observerai  tant  quil  me  plaira 
«  et  que  tu  observeras  tant  quil  me  plaira.  »  —  Que 
des  fous  signent  ce  traité;  puisqu'ils  sont  fous,  ils  sont 
hors  d'état  de  contracter,  et  leur  signature  n'est  pas 
valable.  Que  des  vaincus  à  terre  et  l'épée  sur  la  gorge 
acceptent  ces  conditions;  puisqu'ils  sont  contraints,  leur 
promesse  est  nulle.  Que  des  vaincus  ou  des  fous  aient,  il 
y  a  mille  ans,  engagé  le  consentement  de  toutes  les  géné- 
rations suivantes  :  si  l'on  contracte  pour  un  mineur,  on 
ne  contracte  pas  pour  un  adulte,  et,  quand  l'enfant  est 
parvenu  à  l'âge  de  raison,  il  n'appartient  plus  qu'à  lui- 
même.  A  la  fin  nous  voici  adultes,  et  nous  n'avons  qu'à 
faire  acte  de  raison  pour  rabattre  à  leur  valeur  les  pré- 
tentions de  celle  autorité  qui  se  dit  légitime.  Elle  a  la 


4i  L'ANCIEN   RÉGIME 

puissance,  rien  de  plus.  Mais  «  un  pistolet  aux  mains  d'un 
«  brigand  est  aussi  une  puissance  »  ;  direz-vous  qu'en 
conscience  je  suis  obligé  de  lui  donner  ma  bourse?  — 
Je  n'obéis  que  par  force,  et  je  lui  reprendrai  ma  bourse 
sitôt  que  je  pourrai  lui  prendre  son  pistolet. 

VII 

Arrêtons-nous  ici  ;  ce  n'est  pas  la  peine  de  suivre  les 
enfants  perdus  du  parti,  Naigeon  et  Sylvain  Maréchal, 
Mably  et  Morelly,  les  fanatiques  qui  érigent  l'athéisme  en 
dogme  obligatoire  et  en  devoir  supérieur,  les  socialistes 
qui,  pour  supprimer  l'égoïsme,  proposent  la  communauté 
des  biens  et  fondent  une  république  où  tout  homme  qui 
voudra  rétablir  «  la  détestable  propriété  »  sera  déclaré 
ennemi  de  l'humanité,  traité  «  en  fou  furieux  »  et  pour 
la  vie  renfermé  dans  un  cachot.  11  suffit  d'avoir  suivi  les 
corps  d'armée  et  les  grands  sièges.  —  Avec  des  engins 
différents  et  des  tactiques  contraires,  les  diverses  attaques 
ont  abouti  au  même  effet.  Toutes  les  institutions  ont  été 
sapées  par  la  base.  La  philosophie  régnante  a  retiré  toute 
autorité  à  la  coutume,  à  la  religion  et  à  l'État.  Il  est  admis, 
non  seulement  qu'en  elle-même  la  tradition  est  fausse, 
mais  encore  que  par  ses  œuvres  elle  est  malfaisante, 
que  sur  l'erreur  elle  bâtit  l'injustice  et  que  par  l'aveu- 
glement elle  conduit  l'homme  à  l'oppression.  Désormais 
la  voilà  proscrite.  «  Écrasons  l'infâme  »  et  ses  fauteurs. 
Elle  est  le  mal  dans  l'espèce  humaine,  et,  quand  le  mal 
sera  supprimé,  il  ne  restera  plus  que  du  bien.  «  Il  airi- 


L'ESPRIT  ET  LA  DOCTRINE  45 

«  vera  donc  ce  moment'  où  le  soleil  n'éclairera  plus  sur 
«  la  terre  que  des  hommes  libres,  ne  reconnaissant  pour 
«  maîtres  que  leur  raison;  où  les  tyrans  et  les  esclaves. 
«  les  prêtres  et  leurs  stupides  ou  hypocrites  instruments 
((  n'existeront  plus  que  dans  l'histoire  et  sur  les  théâ- 
((  1res;  où  l'on  ne  s'en  occupera  plus  que  pour  plaindre 
«  leurs  victimes  et  leurs  dupes,  pour  s'entretenir  par 
«  l'horreur  de  leurs  excès  dans  une  utile  vigilance,  pour 
«  savoir  reconnaître  et  étouffer  sous  le  poids  de  la  raison 
«  les  premiers  germes  de  la  superstition  et  de  la  tyran- 
«  nie,  si  jamais  ils  osaient  reparaître.  »  —  Le  millénium 
va  s'ouvrir,  et  c'est  encore  la  raison  qui  doit  le  con- 
struire. Ainsi  nous  devrons  tout  à  son  autorité  salutaire, 
la  fondation  de  l'ordre  nouveau  comme  la  destruction 
de  l'ordre  ancien. 

1.  Condorcet,  Tableau  des  progrès  de  lespiil  liumuin.  Dixiûnit 
époque. 


CHAPITRE  IV 

Construction  de  la  société  future.  —  I.  Méthode  mathématique.  — 
Définition  de  l'homme  abstrait.  —  Contrat  social.  —  Indépen- 
dance et  égalité  des  contractants.  —  Tous  seront  égaux  devant 
la  loi,  et  chacun  aura  une  part  dans  la  souveraineté.  —  II.  Pre- 
mières conséquences.  —  L'application  de  cette  théorie  est  aisée. 

—  Motifs  de  confiance,  persuasion  que  l'homme  est  par  essence 
raisonnable  et  bon.  —  III.  Insuffisance  et  fragilité  de  la  raison 
dans  l'homme.  —  Insuffisance  et  rareté  de  la  raison  dans  Ihu- 
manité.  —  PiôIe  subalterne  de  la  raison  dans  la  conduite  de 
l'homme.  —  Les  puissances  brutes  et  dangereuses.  —  Nature 
et  utilité  du  gouvernement.  —  Par  la  théorie  nouvelle  le  gou- 
vernement devient  impossible.  —  IV.  Secondes  conséquences.  — 
Par  la  théorie  nouvelle  l'État  devient  despote.  —  Précédents  de 
cette  théorie.  —  La  centralisation  administrative.  —  L'utopie 
des  économistes.  —  Nul  droit  antérieur  n'est  valable.  —  Nulle 
association  collatérale  n'est  tolérée.  —  Aliénation  totale  de 
l'individu  à  la  communauté.  —  Droits  de  l'État  sur  la  pro- 
priété, l'éducation  et  la  religion.  —  L'État  couvent   Spartiate. 

—  V.  Triomphe  complet  et  derniers  excès  de  la  raison  cliis- 
sique.  —  Comment  elle  devient  une  nionomanie.  —  Pourquoi 
son  œuvre  n'est  pas  viable. 

I 

'  Considérez  donc  la  socicMé  future  telle  qu'elle  appa- 
raît à  cet  instant  à  nos  législateurs  de  cabinet,  et  songez 
qu'elle  apparaîtra  bientôt  sous  le  même  aspect  aux  légis- 
lateurs d'assemblée. —  A  leurs  yeux  le  moment  décisif  esl 


L'ESPRIT  ET  LA  DOCTRINE  47 

arrivé.  Désormais  il  y  aura  deux  histoires',  l'une  celle  du 
passé,  l'autre  celle  de  l'avenir,  auparavant  l'histoire  de 
l'homme  encore  dépourvu  de  raison,  maintenant  l'histoire 
de  l'homme  raisonnable.  Enfin  le  règne  du  droit  va  com- 
mencer. De  tout  ce  que  le  passé  a  fondé  et  transmis,  rien 
n'est  légitime.  Par-dessus  l'homme  naturel,  il  a  créé  un 
homme  artificiel,  ecclésiastique  ou  laïque,  noble  ou  ro- 
turier, roi  ou  sujet,  propriétaire  ou  prolétaire,  ignorant 
ou  lettré,  paysan  ou  citadin,  esclave  ou  maître,  toutes  qua- 
lités factices  dont  il  ne  faut  point  tenir  compte,  puisque 
leur  origine  est  entachée  de  violence  et  de  dol.  OtDns 
ces  vêlements  surajoutés;  prenons  l'homme  en  soi,  le 
même  dans  toutes  les  conditions,  dans  toutes  les  situa- 
tions, dans  tous  les  pays,  dans  tous  les  siècles,  et  cher- 
chons le  genre  d'association  qui  lui  convient.  Le  problème 
ainsi  posé,  tout  le  reste  suit. —  Conformément  aux  habi- 
tudes de  l'esprit  classique  et  aux  préceptes  de  l'idéologie 
régnante,  on  construit  la  politique  sur  le  modèle  des  ma- 
thématiques^  On  isole  une  donnée  simple,  très  générale, 
très  accessible  à  l'observation,  très  familière,  et  que 
l'écolier  le  plus  inattentif  et  le  plus  ignorant  peut  aisément 
saisir.  Retranchez  toutes  les  différences  qui  séparent  un 
homme  des  autres  ;  ne  conservez  de  lui  que  la  portion 


1.  Barère.  Point  dujoiir,  n"  1  (15juinl789).  «Vous  êtes  appelés 
a  à  recommencer  l'histoire.  » 

2.  Condorcet,  76.  «  Les  mélhodes  des  sciences  mathématiques, 
d  appliquées  à  de  nouveaux  objets,  ont  ouvert  des  routes  nouvelles 
a  aux  sciences  politiques  et  morales.  »  —  Cf.  dans  Rousseau, 
Contrat  social,  le  calcul  mathématique  de  la  fraction  de  souve- 
raineté qui  revient  à  chacun. 


43  L'ANCIEN   REGIME 

commune  à  lui  et  aux  autres.  Ce  reliquat  est  l'homme  en 
général,  en  d'autres  termes  «  un  être  sensible  et  raison- 
«  nable,  qui  en  cette  qualité  évite  la  douleur,  cherche  le 
«  plaisir  »,  et  partant  aspire  «  au  bonheur,  c'est-à-dire  à 
«  un  état  sta])le  dans  lequel  on  éprouve  plus  de  plaisir  que 
«  de  peine*  »,  ou  bien  encore  «  c'est  un  être  sensible, 
((  capable  de  former  des  raisonnements  et  d'acquérir  des 
«  idées  morales*  ».  Le  premier  venu  peut  trouver  cette 
notion  dans  son  expérience  et  la  vérifier  lui-même  du  pre- 
mier regard.  Telle  est  l'unité  sociale;  réunissons-en  plu- 
sieurs, mille,  cent  mille,  un  million,  vingt-six  millions,  et 
voilà  le  peuple  français.  On  suppose  des  hommes  nés  à 
vingt  et  un  ans,  sans  parents,  sans  pajsé,  sans  tradition, 
sans  obligations,  sans  patrie,  et  qui,  assemblés  pour  la 
première  fois,  vont  pour  la  première  fois  traiter  entre  eux . 
En  cet  état,  et  au  moment  de  contracter  ensemble,  tous 
sont  égaux  ;  car,  par  définition ,  nous  avons  écarté  les  qua- 
lités  extrinsèques  et  postichrs  par  lesquelles  seules  ils 
différaient.  Tous  sontlibres  ;  car,  par  définition,  nous  avons 
supprimé  les  sujétions  injustes  que  la  force  brutale  et  le 
préjugé  héréditaire  leur  imposaient.  —  Mais,  tous  étant 
égaux,  il  n'y  a  aucune  raison  pour  que,  par  leur  contrat, 
ils  concèdent  des  avantages  particuliers  à  l'un  plutôt 
qu'à  l'autre.  Ainsi  tous  seront  égaux  devant  la  loi;  nulle 
personne,  famille  ou  classe,  n'aura  de  privilège;  nul  ne 
, pourra  réclamer  un  droit  dont  un  autre  serait  privé;  nul 


\.  Saiiit-Lanihort,  Callirrlnsme  vitivn-srl,  preiiiier  dinlogue,  17. 

2.  Condorcet.  Ihtd.  Neuvième  époque,  a  De   rctte  seule  vérité, 

«  les  publicistes  sont  parvenus  à  déduire  les  droits  de  l'homme.  » 


L'ESPRIT  ET  LA  DOCTRINE  49 

ne  devra  porter  une  charge  dont  un  autre  serait  exempt.  — 
D'autre  part,  tous  étant  libres,  chacun  entre  avec  sa  vo- 
lonté propre  dans  le  faisceau  de  volontés  qui  constitue  la 
société  nouvelle;  il  faut  que,  dans  les  résolutions  com- 
munes, il  intervienne  pour  sa  part.  Il  ne  s'est  engagé 
qu'à  cette  condition  ;  il  n'est  tenu  de  respecter  les  lois  que 
parce  qu'il  a  contribué  à  les  faire,  et  d'obéir  aux  magis- 
trats que  parce  qu'il  a  contribué  à  les  élire.  Au  fond  de 
toute  autorité  légitime,  on  doit  retrouver  son  consente- 
ment ou  son  vote,  et,  dans  le  citoyen  le  plus  humble,  les 
plus  hauts  pouvoirs  publics  sont  obligés  de  reconnaître 
un  des  membres  de  leur  souverain.  Nul  ne  peut  aliéner 
ni"  perdre  cette  part  de  souveraineté;  elle  est  inséparable 
de  sa  personne,  et,  quand  il  en  délègue  l'usage,  il  en 
garde  la  propriété.  —  Liberté,  égalité,  souveraineté  du 
peuple,  ce  sont  là  les  premiers  articles  du  contrat  social. 
On  les  a  déduits  rigoureusement  d'une  définition  pri- 
mordiale; on  déduira  d'eux  non  moins  rigoureusement 
les  autres  droits  du  citoyen,  les  grands  traits  de  la  con- 
stitution, les  principales  lois  politiques  ou  civiles,  bref 
l'ordre,  la  forme  et  l'esprit  de  l'Ëtat  nouveau. 

II 

De  là  deux  conséquences.  —  En  premier  lieu,  la  so- 
ciété ainsi  construite  est  la  seule  juste;  car,  à  l'inverse 
de  toutes  les  autres,  elle  n'est  pas  l'œuvre  d'une  tradi- 
tion aveuglément  subie,  mais  d'un  contrat  conclu  entre 
égaux,  examiné  en  pleine  lumière  et  consenti  en  pleine 

ANC.    RÉG.    II.  T.    II.    —   4 


50  r/ANCTEN   REGIME 

liberté'.  Composé  de  théorèmes  prouvés,  le  contrat  social 
a  l'autorité  de  la  géométrie  ;  c'est  pourquoi  il  vaut  comme 
elle  en  tous  temps,  en  tous  lieux,  pour  tout  peuple;  son 
établissement  est  de  droit.  Quiconque  y  fait  obstacle  est 
l'ennemi  du  genre  humain;  gouvernement,  aristocratie, 
clergé,  quel  qu'il  soit,  il  faut  l'abattre.  Contre  lui  la  ré- 
volte n'est  qu'une  juste  défense;  quand  nous  nous  ôtoiis 
de  ses  mains,  nous  ne  faisons  que  reprendre  ce  qu'il  dé- 
tient à  tort  et  ce  qui  est  légitimement  à  nous.  —  En  se- 
cond lieu,  le  code  social,  tel  qu'on  vient  de  l'exposer,  va, 
une  fois  promulgué,  s'appliquer  sans  obscurité  ni  résis- 
tance :  car  il  est  une  sorte  de  géométrie  morale  plus 
simple  que  l'autre,  réduite  aux  premiers  éléments,  fondée 
sur  la  notion  la  plus  claire  et  la  plus  vulgaire,  et  condui- 
sant en  quatre  pas  aux  vérités  capitales.  Pour  comprendie 
et  appliquer  ces  vérités,  il  n'est  pas  besoin  d'étude  préa- 
lable ou  de  réflexion  profonde:  il  suffit  du  bon  sens  et 
môme  du  sens  commun.  Le  préjugé  et  l'intérêt  pourraient 

i.  Rousseau  admirait  encore  Montesquieu,  tout  en  faisant  ses 
réserves;  mais,  depuis,  la  théorie  s'est  développée  et  l'on  rejolle 
tout  droit  liistoriciue.  «  Alors,  dit  Condorcet  [Ib.  Neuvième  épo- 
que), on  se  vit  obligé  de  renoncer  à  cette  politique  astucieiise 
«  et  fausse  qui,  oubliant  tiue  les  hommes  tiennent  des  droits 
«  égaux  de  leur  nature  même,  voulait  tantôt  mesurer  l'étendue 
a  de  ceux  qu'il  fallait  leur  laisser  sur  la  grandeur  du  territoire, 
«  sur  la  température  du  climat,  sur  le  caractère  national,  sur  la 
«  l'ichesse  du  peuple,  sur  le  degré  de  perfection  du  connnerce  et 
k  de  l'industrie,  et  tantôt  partager  avec  inégalité  les  mêmes  droits 
«  entre  diverses  classes  d'hommes,  en  accorder  à  la  naissance,  à 
«  la  l'ichesse,  à  la  profession,  et  créer  ainsi  des  intérêts  con- 
«  traires,  des  pouvoirs  opposés,  pour  établir  ensuite  entre  eux  un 
«  é(piilibre  que  ces  institutions  soûles  ont  rendu  nécessaire  el 
«  qui  n'en  corrige  même  pas  les  iiilluenccs  dangeiouscs.  » 


L'ESPRIT  ET  LA  UOCTRIKE  51 

seuls  en  ternir  l'évidence;  mais  jamais  cette  évidence  ne 
manquera  à  une  tête  saine  et  à  un  cœur  droit.  Expliquez 
à  un  ouvrier,  à  un  paysan  les  droits  de  l'homme,  et  tout 
de  suite  il  deviendra  un  bon  politique;  faites  réciter  aux 
enfants  le  catéchisme  du  citoyen  et,  au  sortir  de  l'école, 
ils  sauront  leurs  devoirs  et  leurs  droits  aussi  bien  que 
les  quatre  règles.  —  Là-dessus  l'espérance  ouvre  ses  ailes 
toutes  grandes;  tous  les  obstacles  semblent  levés.  Il  est 
admis  que,  d'elle-même  et  par  sa  propre  force,  la  théorie 
engendre  la  pratique,  et  qu'il  suffit  aux  hommes  de  dé- 
créter ou  d'accepter  le  pacte  social  pour  acquérir  du 
même  coup  la  capacité  de  le  comprendre  et  la  volonté 
de  l'accomplir. 

Confiance  merveilleuse,  inexplicable  au  premier  abord, 
et  qui  suppose  à  l'endroit  de  l'homme  une  idée  que  nous 
n'avons  plus.  En  effet,  on  le  croyait  raisonnable  et  même 
bon  par  essence.  —  Raisonnable,  c'est-à-dire  capable  de 
donner  son  assentiment  à  un  principe  clair,  de  suivre  la 
filière  des  raisonnements  ultérieurs,  d'entendre  et  d'ac- 
cepter la  conclusion  finale,  pour  en  tirer  soi-même  à  l'oc- 
casion les  conséquences  variées  qu'elle  renferme  :  tel  est 
l'homme  ordinaire  aux  yeux  des  écrivains  du  temps  : 
c'est  qu'ils  le  jugent  d'après  eux-mêmes.  Pour  eux,  l'es- 
prit humain,  c'est  leur  esprit,  l'esprit  classique.  Depuis 
cent  cinquante  ans,  il  règne  dans  la  littérature,  dans  la 
philosophie,  dans  la  science,  dans  l'éducation,  dans  la 
conversation,  en  vertu  de  la  tradition,  de  l'habitude  et 
du  bon  goût.  On  n'en  tolère  pas  d'autre,  on  n'en  imagine 
pas  d'autre,  et  si.  dans  ce  cercle  fermé,  un  étranger  par- 


52  L'ANCIEN  RÉGIME 

vient  à  s'introduire,  c'est  à  la  condition  d'employé 
l'idiome  oratoire  que  la  raison  raisonnante  impose  à  tous 
ses  hôtes,  Grecs,  Anglais,  barbares,  paysans  et  sauvages, 
si  différents  qu'ils  soient  entre  eux,  et  si  différents  qu'ils 
soient  d'elle-même.  Dans  Buffon,  le  premier  honnne,  ra- 
contant les  premières  heures  de  sa  vie,  analyse  ses  sen- 
sations, ses  émotions,  ses  motifs  aussi  finement  que  ferait 
Condillac  lui-même.  Chez  Diderot,  Otou  l'Otaïlien,  chez 
Bernardin  de  Saint-Pierre,  un  demi-sauvage  de  l'Indous- 
tan  et  un  vieux  colon  de  l'Ile-de-France,  chez  Rousseau, 
un  vicaire  decampagne,unjardinier,  un  joueur  de  gobe- 
lois,  sont  des  discoureurs  et  des  moralistes  accomplis. 
Chez  Marmontel,  Florian,  dans  toute  la  petite  litléi'alure 
(jiii  [)récède  ou  accompagne  la  Révolution,  dans  tout  le 
théâtre  tragique  ou  comique,  le  personnage,  quel  qu'il 
soit,  villageois  inculte,  barbare  tatoué,  sauvage  nu,  a 
pour  premier  fond  le  talent  de  s'expliquer,  de  raisonner, 
de  suivre  avec  intelligence  et  avec  attention  un  discours 
abstrait,  d'enfiler  de  lui-même  ou  sur  les  pas  d'un  guide 
l'allée  rectiligne  des  idées  générales.  Ainsi,  pour  les 
spectateurs  du  dix-huitième  siècle,  la  raison  est  partout, 
et  il  n'y  a  qu'elle  au  monde.  Une  forme  d'esprit  si  univeN 
selle  ne  peut  manquer  de  leur  sembler  naturelle  ;  ils  sont 
comme  des  gens  qui,  no  parlant  qu'une  langue  et  ayant 
toujours  parlé  aisément,  ne  conçoivent  pas  qu'on  puisse 
parler  une  autre  langue,  ni  qu'il  y  ait  auprès  d'eux  des 
muets  ou  des  sourds.  —  D'autant  plus  que  la  théorie  au- 
torise leur  préjugé.  Selon  l'idéologie  nouvelle,  tout  esprit 
est  à  la  portée  He  toute  vérité.  S'il  n'y  atteint  pas,  la  faille 


L'ESrUIT  ET  LA  DOCTKLNE  53 

est  à  nous  qui  l'avons  mal  préparé;  il  y  arrivera,  si  nous 
prenons  la  peine  de  l'y  conduire.  Car  il  a  des  sens  comme 
nous,  et  les  sensations  rappelées,  combinées,  notées  par 
des  signes,  suffisent  pour  former  «  non  seulement  toutes 
«  nos  idées,  mais  encore  toutes  nos  facultés'  ».  Une 
filiation  exacte  et  continue  rattache  à  nos  perceptions  les 
plus  simples  les  sciences  les  plus  compliquées,  et,  du  plus 
bas  degré  au  plus  élevé,  on  peut  poser  une  échelle;  quand 
l'écolier  s'arrête  en  chemin,  c'est  que  nous  avons  laissé 
trop  d'intervalle  entre  deux  échelons;  n'omettons  aucun 
intermédiaire,  et  il  montera  jusqu'au  sommet.  —  A  cette 
haute  idée  des  facultés  de  l'homme  s'ajoute  une  idée  non 
moins  haute  de  son  cœur.  Rousseau  a  déclaré  qu'il  est 
bon,  et  le  beau  monde  s'est  jeté  dans  cette  croyance  avec 
toutes  les  exagérations  de  la  mode  et  toute  la  sentimen- 
talité des  salons.  On  est  convaincu  que  l'homme,  surtout 
l'homme  du  peuple,  est  naturellement  sensible,  affec- 
tueux, que  toutde  suite  il  est  touché  par  les  bienfaits  et 
disposé  à  les  reconnaître,  qu'il  s'attendrit  à  la  moindre 
marque  d'intérêt,  qu'il  est  capable  de  toutes  les  délica- 
tesses. Les  estampes^  représentent  dans  une  chaumière 
délabrée  deux  enfants,  l'un  de  cinq  ans,  l'autre  de  trois, 
auprès  de  leur  grand'mère  infirme,  l'un  lui  soulevant  la 
tête,  l'autre  lui  donnant  à  boire;  le  père  et  la  mère  qui 
rentrent  voient  ce  spectacle  touchant,  et  «  ces  bonnes 
«  gens  se  trouvent  alors  si  heureux  d'avoir  de  tels  en- 


1.  Condillac,  Logique. 

2.  Histoire    de    France  par  Estampes,  1789  (au  Cabinet  des 
Estampes). 


34  L'ANCIEN   RÉGIME 

«  fanls  qu'ils  oublient  qu'ils  sont  pauvres».  —  «  0  mon 
«  père', s'écrie  un  jeune  pâtre  des  Pyrénées,  recevez  ce 
«  chien  fidèle  qui  m'obéit  depuis  sept  ans;  qu'à  l'avenir 
((  il  vous  suive  et  vous  défende;  il  ne  m'aura  jamais  plus 
«  utilement  servi.  »  —  Il  serait  trop  long  de  suivre  dans 
la  littérature  de  la  fin  du  siècle,  depuis  Marmontel  jus- 
qu'à Bernardin  de  Saint-Pierre,  depuis  Florian  jusqu'à 
Berquin  et  Bitaubé,  la  répétition  interminable  de  ces 
douceurs  et  de  ces  fadeurs.  —  L'illusion  gagne  jusqu'aux 
hommes  d'État.  «  Sire,  dit  Turgot  en  présentant  au  roi 
((  un  plan  d'éducation  politique*,j'ose  vous  répondre  que 
«  dans  dix  ans  votre  nation  ne  sera  plusreconnaissable, 
«  et  que,  par  les  lumières,  les  bonnes  mœurs,  par  le  zèle 
«  éclairé  pour  votre  service  et  pour  celui  de  la  patrie, 
«  elle  sera  au-dessus  des  autres  peuples.  Les  enfants  qui 
«  ont  actuellement  dix  ans  se  trouveront  alors  des  hommes 
«  préparés  pour  l'État,  affectionnés  à  leur  pays,  soumis, 
«  non  par  crainte,  mais  par  raison,  à  l'autorité,  secou- 
fl  râbles  envers  leurs  concitoyens,  accoutumés  à  recon- 
«  naître  et  à  respecter  la  justice.  »  —  Au  mois  de  jan- 
vier 1789^,  Necker,  à  qui  M.   de  Bouille  montrait  le 

1.  Mme  de  Genlis,  Souvenirs  de  Félicie,  371-391. 

2.  Tocqueville,  L'ancien  régime,  '257.  —  Cf.  L'an  24i0,  par 
Mercier.  3  vol.  On  y  verra  tout  le  détail  d'un  de  ces  beaux  rêves. 
L'ouvrage  fut  publié  d'abord  en  1770.  «  La  Révolution,  dit  un  des 
0  personnages,  s'est  opérée  sans  effort,  par  l'héroïsme  d'un  grand 
«  lionune,  d'un  roi  philosophe  digne  du  pouvoir,  parce  qu'il  le 
i  dédaignait,  etc.  »  (Tome  II,  109.) 

3.  Mémoires  de  M.  de  Bouille,  70.  —  Cf.  M.  de  Barante,  Tableau 
de  la  littérature  française  au  dix-huitième  siècle,  518.  a  On 
t  s'imaginait  que  la  civilisation  et  les  lumières  avaient  amorti 
<  toutes  les  passions,  adouci  tous  les  caractères.  Il  semi)lait  que 


L'ESPRIT  ET  LA  DOCTRINE  55 

dnngcr  imminent  et  les  entreprises  immanquables  du 
Tiers,  «  répondait  froidement  et  en  levant  les  yeux  au 
«  ciel  qu'il  fallait  bien  compter  sur  les  vertus  morales 
«  des  hommes  ». —  Au  fond,  quand  on  voulait  se  repré- 
senter la  fondation  d'une  société  humaine,  on  imaginait 
vaguement  une  scène  demi-bucolique,  demi-théâtrale, 
à  peu  près  semblable  à  celle  qu'on  voyait  sur  le  frontis- 
pice des  livres  illustrés  de  morale  et  de  politique.  Des 
hommes  demi-nus  ou  vêtus  de  peaux  de  bêtes  sont 
assemblés  sous  un  grand  chêne;  au  milieu  d'eux,  un 
vieillard  vénérable  se  lève,  et  leur  parle  «  le  langage  de 
la  nature  et  de  la  raison  »  ;  il  leur  propose  de  s'unir,  et 
Içur  explique  à  quoi  ils  s'obligent  par  cet  engagement 
mutuel  ;  il  leur  montre  l'accord  de  l'intérêt  public  et  de 
l'intérêt  privé,  et  finit  en  leur  faisant  sentir  les  beautés 
de  la  vertu'.  Tous  aussitôt  poussent  des  cris  d'allé- 
gresse, s'embrassent,  s'empressent  autour  de  lui  et  le 
choisissent  pour  magistrat  ;  de  toutes  parts  on  danse  sous 
les  ormeaux,  et  la  félicité  désormais  est  établie  sur  la 
terre.  —  Je  n'exagère  pas.  Les  adresses  de  l'Assemblée 
nationale  à  la  nation  seront  des  harangues  de  ce  style. 
Pendant  des  années,  le  gouvernement  parlera  au  peuple 
comme  à  un  berger  de  Gessner.  On  priera  les  paysans  de 
ne  plus  brûler  les  châteaux,  parce  que  cela  fait  de  la  peine 


a  la  morale  était  devenue  facile  à  pratiquer  et  que  la  balance 
a  de  l'ordre  social  était  si  bien  établie  que  rien  ne  pourrait  I3 
a  déranger.  » 

t.  Voir  dans  Rousseau  [Lettre  à  M.  de  Beaumont)  une  scène  de 
ce  genre,  l'établissement  du  déisme  et  de  la  tolérance,  à  la  suite 
d'un  discours  comme  celui-ci. 


55  L'ANCIEN   RÉlGIME 

i'i  leur  bon  roi.  On  les  exhortera  «  à  l'étonner  par  leurs 
«  vertus,  pour  qu'il  reçoive  plus  tôt  le  prix  des  siennes  *  ». 
Au  plus  fort  de  la  Jacquerie,  les  sages  du  temps  suppo- 
seront toujours  qu'ils  vivent  en  pleine  églogue,  et  qu'avec 
un  air  de  flûte  ils  vont  ramener  dans  la  bergerie  la  meute 
hurlante  des  colères  bestiales  et  des  appétits  déchaînés. 


III 

Il  est  triste,  quand  on  s'endort  dans  une  bergerie,  de 

trouver  à  son  réveil  les  moutons  changés  en  loups;  et 

cependant,  en  cas  de  révolution,  on  peut  s'y  attendre. 

Ce  que  dans  l'homme  nous  appelons  la  raison  n'est  point 

un  don  inné,  primitif  et  persistant,  mais  une  acquisition 

tardive  et  un  composé  fragile.  Il  suffit  des  moindres 

notions  physiologiques  pour  savoir  qu'elle  est  un  élat 

d'équilibre  instable,  lequel  dépend  de  l'état  non  moins 

instable  du  cerveau,  des  nerfs,  du  sang  et  de  l'estomac. 

Prenez  des  femmes  qui  ont  faim  et  des  hommes  qui  ont 

bu;  mettez-en  mille  ensemble,  laissez-les  s'échauffer  par 

leurs  cris,  par  l'attente,  par  la  contagion  mutuelle  de 

leur  émotion  croissante;  au  bout  de  quelques  heures, 

vous  n'aurez  plus  qu'une  cohue  de  fous  dangereux;  dès 

1789  on  le  saura  et  de  reste.  —  Maintenant,  interrogez  la 

psychologie  :  la  plus  simple  opération  mentale,  une  per- 
1 

1.  Biicliez  et  l{ouTi,  Histoire  parlrmentaire,  IV,  322,  adresse  du 
II  février  1790.  a  Touchante  et  suljlimo  adresse  »,  dit  un  député. 
Elle  fut  accueillie  de  l'assemblée  a  par  des  applaudissements  sans 
€  excmjiie  b.  Il  faudrait  pouvoir  la  ciler  tout  onliùre. 


i 


L'ESrniT  ET  LA  DOCTRINE  57 

cepUoii  des  sens,  un  souvenir,  l'application  d  un  nom, 
un  jugement  ordinaire  est  le  jeu  d'une  mécanique  com- 
pliquée, l'œuvre  commune  et  finale'  de  plusieurs  mil- 
lions de  rouages  qui,  pareils  à  ceux  d'une  horloge,  tirent 
et  poussent  à  l'aveugle,  chacun  pour  soi,  chacun  entraîné 
par  sa  propre  force,  chacun  maintenu  dans  son  office  par 
des  compensations  et  des  contrepoids.  Si  l'aiguille  marque 
l'heure  à  peu  près  juste,  c'est  par  l'effet  d'une  rencontre 
qui  est  une  merveille,  pour  ne  pas  dire  un  miracle,  et 
l'hallucination,  le  délire,  la  monomanie,  qui  habitent  à 
notre  porte,  sont  toujours  sur  le  point  d'entrer  en  nous. 
A  proprement  parler,  l'homme  est  fou,  comme  le  corps 
est  malade,  par  nature  ;  la  santé  de  notre  esprit,  comme 
la  santé  de  nos  organes,  n'est  qu'une  réussite  fréquente 
et  un  bel  accident.  Si  telle  est  la  chance  pour  la  trame  et 
le  canevas  grossier,  pour  les  gros  fils  à  peu  près  solides 
de  notre  intelligence,  quels  doivent  être  les  hasards  pour 
la  broderie  ultérieure  et  superposée,  pour  le  réseau  subtil 
et  compliqué  qui  est  la  raison  proprement  dite  et  se  com- 
pose d'idées  générales?  Formées  par  un  lent  et  délicat 
tissage,  à  travers  un  long  appareil  de  signes,  parmi  les 
tiraillements  de  l'orgueil,  de  l'enthousiasme  et  de  l'entê- 
tement dogmatique,  combien  de  chances  pour  que,  dans 
la  meilleure  tête,  ces  idées  correspondent  mal  aux  choses  ! 
Là-dessus,  dès  à  présent,  il  suffit  de  voir  chez  nos  philo- 
sophes, chez  nos  politiques,  l'idylle  en  vogue.  —  Si  tels 

1.  On  évalue  le  nombre  des  cellules  cérébrales  (couche  corti- 
cale], à  douze  cents  millions,  et  celui  des  fibres  qui  les  relient  à 
qualre  milliards. 


58  L'ANCIEN  RÉGIME 

sont  les  esprits  supérieurs,  que  dirons-nous  de  la  foule, 
du  peuple,  des  cerveaux  bruts  et  demi-bruts?  Autant  la 
raison  est  boiteuse  dans  l'bomme,  autant  elle  est  rare 
dans  l'humanité.  Les  idées  générales  et  le  raisonnement 
suivi  ne  se  rencontrent  que  chez  une  petite  élite.  Pour 
acquérir  l'intelligence  des  mots  abstraits  et  l'habitude  des 
déductions  suivies,  il  faut  au  préalable  une  préparation 
spéciale,  un  exercice  prolongé,  une  pratique  ancienne, 
outre  cela,  s'il  s'agit  de  politique,  le  sang-froid  qui,  lais- 
sant à  la  réflexion  toutes  ses  prises,  permet  cà  l'homme  de 
se  détacher  un  instant  de  lui-même  pour  considérer  ses 
intérêts  en  spectateur  désintéressé.  Si  l'une  de  ces  con- 
ditions manque,  la  raison,  surtout  la  raison  politique,  est 
absente. — Chez  le  paysan,  chez  le  villageois,  chez  l'homme 
appliqué  dès  son  enfance  au  travail  manuel,  non  seulement 
le  réseau  des  conceptions  supérieures  fait  défaut,  mais 
encore  les  instruments  internes  qui  pourraient  le  tisser 
ne  sont  pas  formés.  Accoutumé  au  grand  air  et  à  l'exer- 
cice des  membres,  s'il  reste  immobile,  au  bout  d'un 
quart  d'heure  son  attention  défaille  ;  les  phrases  géné- 
rales n'entrent  plus  en  lui  que  comme  un  bruit;  les  com- 
binaisons mentales  qu'elles  devraient  provoquer  ne  peu- 
vent se  faire.  Il  s'assoupit,  à  moins  que  la  voix  vibrante 
ne  réveille  en  lui  par  contagion  les  instincts  de  la  chair 
et  du  sang,  les  convoitises  personnelles,  les  sourdes  ini- 
mitiés qui,  contenues  par  une  discipline  extérieure,  sont 
toujours  prêtes  à  se  débrider.  —  Chez  le  demi-lettré,  même 
chez  l'homme  qui  se  croit  cultivé  et  lit  les  journaux, 
presque  toujours  les  principes  sont  des  hôtes  dispropor- 


L'ESPRIT  ET  LA  DOCTRINE  59 

lionnes;  ils  dépassent  sa  compréhension;  en  vain  il 
récite  ses  dogmes;  il  n'en  peut  mesurer  la  portée,  il  n'en 
saisit  pas  les  limites,  il  en  oublie  les  restrictions,  il  en 
fausse  les  applications.  Ce  sont  des  composés  de  labora- 
toire qui  restent  inoffensifs  dans  le  cabinet  et  sous  la 
main  du  chimiste,  mais  qui  deviennent  terribles  dans  la 
rue  et  sous  les  pieds  du  passant. — On  ne  s'en  apercevra 
que  trop  bien  tout  à  l'heure,  quand  les  explosions  iront 
se  propageant  sur  tous  les  points  du  territoire,  quand, 
au  nom  de  la  souveraineté  du  peuple,  chaque  commune, 
chaque  attroupement  se  croira  la  nation  et  agira  en  con- 
séquence, quand  la  raison,  aux  mains  de  ses  nouveaux 
interprètes,  instituera  à  demeure  l'émeute  dans  les  rues 
et  la  jacquerie  dans  les  champs. 

C'est  qu'à  son  endroit  les  philosophes  du  siècle  se  sont 
mépris  de  deux  façons.  Non  seulement  la  raison  n'est  point 
naturelle  à  l'homme  ni  universelle  dans  l'humanité;  mais 
encore,  dans  la  conduite  de  l'homme  et  de  l'humanité,  son 
iniluence  est  petite.  Sauf  chez  quelques  froides  et  lucides 
intelligences,  un  Fontenelle,  un  Hume,  un  Gibbon,  en 
qui  elle  peut  régner  parce  qu'elle  ne  rencontre  pas  de 
rivales,  elle  est  bien  loin  de  jouer  le  premier  rôle  ;  il  ap- 
partient à  d'autres  puissances,  nées  avec  nous,  et  qui,  à 
titre  de  premiers  occupants,  restent  en  possession  du 
logis.  La  place  que  la  raison  y  obtient  est  toujours  étroite; 
l'office  qu'elle  y  remplit  est  le  plus  souvent  secondaire 
Ouvertement  ou  en  secret,  elle  n'est  qu'un  subalterne 
commode,  un  avocat  domestique  et  perpétuellement 
suborné,  que  les  propriétaires  emploient  à  plaider  leurs 


GO  L'ANCIEN   RÉnDIE 

aiïairos;  s'ils  lui  cèdent  le  pas  en  public,  c'est  par  bien- 
séance. Ils  ontbeaula  proclamer  souveraine  légitime,  ils 
ne  lui  laissent  jamais  sur  eux  qu'une  autorité  passagère, 
et,  sous  son  gouvernement  nominal,  ils  sont  les  maîtres  de 
la  maison.  Ces  maîtres  de  l'Iiomme  sont  le  tempérament 
pliysique,  les  besoins  corporels,  l'instinct  animal,  le  pré- 
jugé héréditaire,  l'imagination,  en  général  la  passion 
dominante,  plus  particulièrement  l'intérêt  personnel  ou 
l'intérêt  de  famille,  de  caste,  de  parti.  Nous  nous  trompe- 
rions gravement  si  nous  pensions  qu'ils  sont  bons  par  na- 
ture, généreux,  sympathiques,  ou,  tout  au  moip.s,  doux, 
maniables,  prompts  à  se  subordonner  à  l'intérêt  social 
ou  à  l'intérêt  d'autrui.  Il  y  en  a  plusieurs,  et  des  plus 
forts,  qui,  livrés  ù  eux-mêmes,  ne  feraient  que  du  ravage. 
—  En  premier  lieu,  s'il  n'est  pas  sûr  que  l'homme  soit 
par  le  sang  un  cousin  éloigné  du  singe,  du  moins  il  est 
cei'lain  que,  par  sa  structure,  il  est  un  animal  très  voisin 
du  singe,  muni  de  canines,  Carnivore  et  carnassier,  jadis 
cannibale,  par  suite  chasseur  et  belliqueux.  De  là  en  lui 
un  fonds  persistant  de  brutalité,  de  férocité,  d'instincts 
violents  et  destructeurs,  auxquels  s'ajoutent,  s'il  est  Fran- 
çais, la  gaieté,  le  rire,  et  le  plus  étrange  besoin  de  gam- 
bader, de  polissonner au  milieu  des  dégâts  qu'il  fait;  on 
le  verra  à  l'œuvre.  —  En  second  lieu,  dès  l'origine,  sa 
condition  l'a  jeté  nu  et  dépourvu  sur  une  terre  ingrate 
oîi  la  subsistance  est  difficile,  où,  sous  peine  de  moi't,  il 
est  tenu  de  faire  des  provisions  et  des  épargnes.  De  là 
pour  lui  la  préoccupation  constante  et  l'idée  fixe  d'ac- 
quéiir,  d'amasser  et  de  posséder,  la  rapacité  et  l'avarice, 


L'ESPRIT  ET  LA  DOCTRINE  Cl 

notamment  dans  la  classe  qui,  collée  à  la  glèbe,  jeûne 
depuis  soixante  générations  pour  nourrir  les  autres 
classes,  et  dont  les  mains  crochues  s'étendent  incessam- 
ment pour  saisir  ce  sol  où  elles  font  pousser  les  fruits; 
on  la  verra  à  l'œuvre.  —  En  dernier  lieu,  son  organisa- 
lion  mentale  plus  fine  a  fait  de  lui,  dès  les  premiers  jours, 
un  être  Imaginatif  en  qui  les  songes  pullulants  se  déve- 
loppent d'eux-mêmes  en  chimères  monstrueuses,  pour 
amplifier  au  delà  de  toute  mesure  ses  craintes,  ses  espé- 
rances et  ses  désirs.  De  là  en  lui  un  excès  de  sensibilité, 
des  afflux  soudains  d'émotion,  de  transports  contagieux, 
des  courants  de  passion  irrésistible,  des  épidémies  de 
crédulité  et  de  soupçon,  bref  l'enthousiasme  et  la  panique, 
surtout  s'il  est  Français,  c'est-à-dire  excitable  et  commu- 
nicatif,  aisément  jeté  hors  de  son  assiette  et  prompt  à  i"cce- 
voir  les  impulsions  étrangères,  dépourvu  du  lest  naturel 
que  le  tempérament  flegmatique  et  la  concentration  de  la 
pensée  solitaire  entretiennent  chez  ses  voisins  Germains 
ou  Latins  ;  on  verra  tout  cela  à  l'œuvre.  —  Voilà  quelques- 
unes  des  puissances  brutes  qui  gouvernent  la  vie  hu- 
maine. En  temps  ordinaire,  nous  ne  les  remarquons  pas; 
comme  elles  sont  contenues,  elles  ne  nous  semblent  plus 
redoutables.  Nous  supposons  qu'elles  sont  apaisées,  amor- 
ties ;  nous  voulons  croire  que  la  discipline  imposée  leur 
est  devenue  naturelle,  et  qu'à  force  de  couler  entre  .des 
digues  elles  ont  pris  l'habitude  de  rester  dans  leur  lit. 
La  vérité  est  que,  comme  toutes  les  puissances  brutes, 
comme  un  fleuve  ou  un  torrent,  elles  n'y  restent  que 
par  contrainte;  c'est  la  digue  qui,  par  sa  résistance,  fail 


62  L•A^XIEN  RÉGIME 

leur  modération.  Contre  leurs  débordements  et  leurs  dé- 
vastations, il  a  fallu  installer  une  force  égale  à  leur  force, 
graduée  selon  leur  degré,  d'autant  plus  rigide  qu'elles 
sont  plus  menaçantes,  despotique  au  besoin  contre  leur 
despotisme,  en  tout  cas  contraignante  et  répressive,  à 
l'origine  un  chef  de  bande,  plus  tard  un  chef  d'armée, 
de  toutes  façons  un  gendarme  élu  ou  héréditaire,  aux 
yeux  vigilants,  aux  mains  rudes,  qui,  par  des  voies  de  fait, 
inspire  la  crainte  et,  par  la  crainte,  maintienne  la  paix. 
Pour  diriger  et  limiter  ses  coups,  on  emploie  divers  mé- 
canismes, constitution  préalable,  division  des  pouvoirs, 
code,  tribunaux,  formes  légales.  Au  bout  de  tous  ces 
rouages  apparaît  toujours  le  ressort  final,  l'instrument 
efficace,  je  veux  dire  le  gendarme  armé  contre  le  sau- 
vage, le  brigand  et  le  fou  que  chacun  de  nous  recèle, 
endormis  ou  enchahiés,  mais  toujours  vivants,  dans  la 
caverne  de  son  propre  cœur. 

Au  contraire,  dans  la  théorie  nouvelle,  c'est  contre  le 
gendarme  que  tous  les  principes  sont  promulgués,  toutes 
les  précautions  prises,  toutes  les  défiances  éveillées. 
Au  nom  de  la  souveraineté  du  peuple,  on  retire  au  gou- 
vcîrnement  toute  autorité,  toute  prérogative,  toute  initia- 
tive, toute  durée  et  toute  force.  Le  peuple  est  souverain, 
et  le  gouvernement  n'est  que  son  commis,  moins  que  son 
conuuis,  son  domestique.  —  Entre  eux  «  point  de  contrat  » 
Indéfini  ou  au  moins  durable,  «  et  qui  ne  puisse  être  an- 
«  nulé  que  par  un  consentement  mutuel  ou  par  l'inlidc- 
«  lité  d'une  des  deux  parties  ».  —  «  Il  est  contre  la  nature 
«  (la  corps  politique  qui'  le  souverain  s'impose  une  loi 


L'ESPRIT  ET  LA  DOCTRINE  63 

«  qu'il  ne  puisse  jamais  enfreindre.  »  —  Point  de  charle 
consacrée  et  inviolable  «  qui  enchaîne  un  peuple  aux  for- 
«  mes  de  constitution  une  fois  établies  ».  —  «  Le  droit 
«  de  les  changer  est  la  première  garantie  de  tous  les  au- 
((  très.  »  —  «  Il  n'y  a  pas,  il  ne  peut  y  avoir  aucune  loi 
«  fondamentale  obligatoire  pour  le  corps  du  peuple,  pas 
«  même  le  contrat  social.  »  —  C'est  par  usurpation  et 
mensonge  qu'un  prince,  une  assemblée,  des  magistrats 
30  disent  les  représentants  du  peuple.  «  La  souveraineté 
«  ne  peut  être  représentée,  par  la  même  raison  qu'elle  ne 
«  peut  être  aliénée....  A  l'instant  qu'un  peuple  se  donne 
«  des  représentants,  il  n'est  plus  libre,  il  n'est  plus....  Le 
«  peuple  anglais  pense  être  libre,  il  se  trompe  fort;  il  ne 
«  l'est  que  durant  l'élection  des  membres  du  Parlement; 
((  sitôt  qu'ils  sont  élus,  il  est  esclave,  il  n'est  rien....  Los 
((  députés  du  peuple  ne  sont  donc  ni  ne  peuvent  être  ses 
«  représentants;  ils  ne  sont  que  ses  commissaires,  ils  ne 
«  peuvent  rien  conclure  définitivement.  Toute  loi  que  le 
«  peuple  en  personne  n'a  pas  ratifiée  est  nulle,  ce  n'est 
«  pas  une  loi'.  »  —  «  Il  ne  suffit  pas  que  le  peuple  assem- 
«  blé  ait  une  fois  fixé  la  constitution  de  l'État  en  donnant 
«  sa  sanction  à  un  corps  de  lois;  il  faut  encore  qu'il  y  ait 
«  des  assemblées  fixes  et  périodiques  que  rien  ne  puisse 
«  abolir  ni  proroger,  tellement  qu'au  jour  marqué  le 
«  peuple  soit  légitimement  convoqué  par  la  loi,  sans  qu'il 
«  soit  besoin  pour  cela  d'aucune  autre  convocation  foi-- 
«  melle....  A  l'instant  que  le  peuple  est  ainsi  assemblé, 

1.  Rousseau,  Contrat  social,  I,  ch.    7;  III,  ch.  13,  14,  15,  18, 
IV,  ch.  1.  —  Condorcet,  ibid.,  9*  époque. 


64  L'ANCIEN  ÏIÉGIME 

a  toute  juridiction  du  gouvernement  cesse,  la  puissance 
«  executive  est  suspendue  »,  la  société  recommence,  et 
les  citoyens,  rendus  à  leur  indépendance  piimilivc,  re- 
font à  leur  volonté,  pour  une  période  qu'ils  fixent,  le 
contrat  provisoire  qu'ils  n'avaient  conclu  que  pour  une 
période  fixée.  «  L'ouverture  de  ces  assemblées  qui 
«  n'ont  pour  objet  que  le  maintien  du  traité  social  doit 
«  toujours  se  faire  par  deux  propositions  qu'on  ne  puisse 
«  jamais  supprimer  et  qui  passent  séparément  par  les 
((  sufl'rages  :  la  première,  s'il  plaît  au  souverain  de  con- 
((  server  la  présente  forme  de  (jouvernemenl;  la  seconde, 
«  s'il  plait  au  peuple  d'en  laisser  l' administralion  à  ceux 
«  qui  en  sont  actuellement  chargés.  »  —  Ainsi  «  lacle  par 
«  lequel  un  peuple  se  soumet  à  des  chefs  n'est  absolu- 
«  ment  qu'une  cunmiission,  un  emploi  dans  lequel,  sim- 
•  «  pies  officiers  du  souverain,  ils  exercent  en  son  nom  le 
«  pouvoir  dont  il  les  a  faits  dépositaires  et  qu'il  peut 
«  modifier,  limiter,  reprendre  quand  il  lui  plaît'  ».  Non 
seulement  il  gardé  toujours  pour  lui  seul  «  la  puissance 
«  législative  qui  lui  appartient  et  ne  peut  appartenir  (jnà 
«  lui  »,  mais  encore  il  délègue  et  retire  à  son  gré  la  puis- 
sance executive.  Ceux  qui  l'exercent  sont  ses  employés. 
«  Il  peut  les  établir  et  les  destituer  quand  il  lui  plaît.  » 
Vis-à-vis  de  lui,  ils  n'ont  aucun  droit.  «  Il  n'est  point 
((  question  pour  eux  de  contracter,  mais  d'obéir  »  ;  ils 
in'ont  pas  de  «  conditions  »  à  lui  faire;  ils  ne  peuvent 
réclamer  de  lui  aucun  engagement. —  Ne  dites  pas  qu'à 

t.  Rousseau,  Contrat  socia:.  !IÎ,  1,  18;  IV.  3. 


L'ESPRIT  ET  LA  DOCTUINE  65 

ce  compte  aucun  homme  un  peu  fier  et  bien  élevé  ne 
voudra  de  nos  charges  et  que  nos  chefs  devront  avoir  un 
caractère  de  laquais.  Nous  ne  leur  laissons  pas  la  liberté 
de  refuser  ou  d'accepter  un  office  ;  nous  les  en  chargeons 
d'autorité.  «  Dans  toute  véritable  démocratie,  la  magis- 
«  trature  n'est  pas  un  avantage,  mais  une  charge  oné- 
((  reuse,  qu'on  ne  peut  justement  imposer  à  un  particu- 
«  lier  plutôt  qu'à  un  autre.  »  Nous  mettons  la  main  sur 
nos  magistrats  ;  nous  les  prenons  au  collet  pour  les  as- 
seoir sur  leurs  sièges.  De  gré  ou  de  force,  ils  sont  les 
corvéables  de  l'État,  plus  disgraciés  qu'uî:  vale*  ou  un 
manœuvre,  puisque  le  manœuvre  travaille  à  conditions 
débattues  et  que  le  valet  chassé  peut  réclamer  ses  huit 
jours.  Sitôt  que  le  gouvernement  sort  de  cette  humble 
attitude,  il  usurpe,  et  les  constitutions  vont  proclamer 
qu'en  ce  cas  l'insurrection  est  non  seulement  le  plus 
saint  des  droits,  mais  encore  le  premier  des  devoirs.  — 
Là-dessus  la  pratique  accompagne  la  théorie,  et  le  dogme 
de  la  souveraineté  du  peuple,  interprété  par  la  foule,  va 
produire  la  parfaite  anarchie,  jusqu'au  moment  où,  in- 
terprété par  les  chefs,  il  produira  le  despotisme  parfait. 

IV 

Car  la  théorie  a  deux  faces,  et,  tandis  que  d'un  côté 
elle  conduit  à  la  démolition  perpétuelle  du  gouverne- 
ment, elle  aboutit  de  l'autre  à  la  dictature  illimitée  de 
rÉlat.  Le  nouveau  contrat  n'est  point  un  pacte  historique, 
comme  la  Déclaration  des  Droits  de  1688  en  Angleterre, 

Aise.    RKG.    U.  T.    n.    —  5 


66  L'ANCIEN   RÉGIME 

comme  la  Fédération  de  1579  en  Hollande,  conclu  entre 
des  hommes  réels  et  vivants,  admettant  des  situations  ac- 
quises, des  groupes  formés  et  des  institutions  établies,  ré- 
digé pour  reconnaître,  préciser,  garantir  et  compléter  un 
droit  antérieur.  Antérieurement  au  contrat  social,  il  n'y  a 
pas  de  droit  véritable;  car  le  droit  véritable  ne  naît  que 
par  le  contrat  social,  seul  valable,  puisqu'il  est  le  seul  qui 
soit  dressé  entre  des  êtres  parlailement  égaux  et  parfai- 
tement libres,  êtres  abstraits,  sortes  d'unités  mathémati- 
ques, toutes  de  même  valeur,  toutes  ayant  le  même  rôle, 
et  dont  nulle  inégalité  ou  contrainte  ne  vient  troubler  les 
conventions.  C'est  pourquoi,  au  moment  où  il  se  conclut, 
tous  les  autres  pactes  deviennent  nuls.  Propriété,  fa- 
mille, Eglise,  aucune  des  institutions  anciennes  ne  peut 
invoquer  de  droit  contre  l'État  nouveau.  L'emplace- 
ment où  nous  le  bâtissons  doit  être  considéré  comme 
vide;  si  nous  y  laissons  subsister  une  partie  des  vieilles 
constructions,  ce  sera  en  son  nom  et  à  son  profit,  pour 
les  enfermer  dans  son  enceinte  et  les  approprier  à  son 
usage;  tout  le  sol  humain  est  à  lui.  —  D'autre  part,  il 
n'est  pas,  selon  la  doctrine  américaine,  une  compagnie 
d'assurance  mutuelle,  une  société  semblable  aux  i;iu- 
tres,  bornée  dans  son  objet,  restreinte  dans  son  office, 
limitée  dans  ses  pouvoirs,  et  par  laquelle  les  individus, 
conservant  pour  eux-mêmes  la  meilleure  part  de  leurs 
ibiens  et  de  leurs  personnes,  se  cotisent  afin  d'entretenir 
une  armée,  une  maréchaussée,  des  tribunaux,  des  gran- 
des routes,  des  écoles,  bref  les  plus  gros  instruments  de 
sûreté  et  d'utilité  publiques,  mais  réservent  le  demcu- 


L'ESPRIT  ET  LA  DOCTRINE  67 

rant  des  services  locaux  et  généraux,  spirituels  et  ma- 
tériels, à  l'initiative  privée  et  aux  associations  sponta- 
nées qui  se  formeront  au  fur  et  à  mesure  des  occasions  et 
des  besoins.  Notre  État  n'est  point  une  simple  machine 
utilitaire,  un  outil  commode  à  la  main,  dont  l'ouvrier  se 
sert  sans  renoncer  à  l'emploi  indépendant  de  sa  main  ou 
à  l'emploi  simultané  d'autres  outils.  Premier-né,  fils 
unique  et  seul  représentant  de  la  raison,  il  doit,  pour  la 
faire  régner,  ne  rien  laisser  hors  de  ses  prises.  —  En  ceci 
l'ancien  régime  conduit  au  nouveau,  et  la  pratique  éta- 
blie incline  d'avance  les  esprits  vers  la  théorie  naissante. 
Déjà,  depuis  longtemps,  par  la  centralisation  adminis- 
trative, l'État  a  la  main  partout*.  «  Sachez,  disait  Law  au 
«  marquis  d'Argenson,  que  ce  royaume  de  France  est 
«  gouverné  par  trente  intendants.  Vous  n'avez  ni  Parle- 
((  ments,  ni  États,  ni  gouverneurs  ;  ce  sont  trente  maîtres 
((  des  requêtes,  commis  aux  provinces,  de  qui  dépendent 
«  le  bonheur  ou  le  malheur  de  ces  provinces,  leur  abon- 
«  dance  ou  leur  stérilité.  »  En  fait,  le  roi,  souverain,  père 
et  tuteur  universel,  conduit  par  ses  délégués  les  affaires 
locales,  et  intervient  par  ses  lettres  de  cachet  ou  par  ses 
grâces  jusque  dans  les  affaires  privées.  Sur  cet  exemple 
et  dans  celte  voie,  les  imaginations  s'échauffent  depuis 
un  demi-siècle.  Rien  de  plus  commode  qu'un  tel  instru- 
ment pour  faire  les  réformes  en  grand  et  d'un  seul  coup. 
C'est  pourquoi,  bien  loin  de  restreindre  le  pouvoir  cen- 
tral, les  économistes  ont  voulu  l'étendre.  Au  lieu  de  lui 

1.  Tocqueville,  l'Ancien  régime,  livre  II  tout  entier;  et  livre  III, 
ch.  3. 


08  L  ANCIEN   REGIME 

opposer  des  digues  nouvelles,  ils  ont  songé  à  détruire  les 
vieux  restes  de  digues  qui  le  gt'naient  encore.  «  Dans  un 
'.(  gouvernement,  disent  Quesnay  et  ses  disciples,  le  sys- 
«  tème  des  contre-forces  est  une  idée  funeste. . . .  Les  spé- 
«  culations  d'après  lesquelles  on  a  imaginé  le  système  des 
«  contrepoids  sont  chimériques. . . .  Que  l'État  comprenne 
«  bien  ses  devoirs,  et  alors  qu'on  le  laisse  libre....  Il  faut 
«  que  l'État  gouverne  selon  les  règles  de  l'ordre  essen- 
«  tiel,  et,  quand  il  en  est  ainsi,  il  faut  qu'il  soit  tout- 
«  puissant.  »  —  Aux  approches  de  la  Révolution,  la  même 
doctrine  reparaît,  sauf  un  nom  remplacé  par  un  autre. 
A  la  souveraineté  du  roi,  le  Contrat  social  substitue  la 
souveraineté  du  peuple.  Mais  la  seconde  est  encore  plus 
absolue  que  la  première,  et,  dans  le  couvent  démocra- 
tique que  Rousseau  construit  sur  le  modèle  de  Sparte  et 
de  Rome,  l'individu  n'est  rien,  l'État  est  tout. 

En  effet,  «  les  clauses  du  contrat  social  se  réduisent 
«  toutes  à  une  seule  ',  savoir,  l'aliénation  totale  de  chaque 
«  associé  avec-  tous  ses  droits  à  la  communauté  ». 
Chacun  se  donne  tout  entier,  «  tel  qu'il  se  trouve  actuel- 
«  lement,  lui  et  toutes  ses  forces,  dont  les  biens  qu'il 
((  possède  font  pai'tie  ».  Nulle  exception  ni  réserve; 
rion  de  ce  qu'il  était  ou  de  ce  qu'il  avait  auparavant  ne 
lui  apj»arlient  plus  en  piopre.  Ce  que  désormais  il  sera 
et  aura  ne  lui  sera  dévolu  que  par  la  délégation  du  corps 
,  «ocial,  propriélaire  universel  et  iiiaîlrc  absolu.  Il  f;mt 
que  l'Klat  ait  tous  les  droits  el  que  les  particuliers  n'en 

1.  Rousseau,  Contrat  iocial,  l,  C. 


L'ESPRIT  ET  LA  DOCTRINE  69 

aient  aucun;  sinon,  il  y  aurait  entre  eux  et  lui  des 
litiges,  et,  «  comme  il  n'y  a  aucun  supérieur  commun 
«  qui  puisse  prononcer  entre  eux  et  lui  »,  ces  litiges  ne 
finiraient  pas.  Au  contraire,  par  la  donation  complète 
que  chacun  fait  de  soi,  «  l'union  est  aussi  parfaite  que 
«  possible  »  ;  ayant  renoncé  à  tout  et  à  lui-même,  «  il 
«  n'a  plus  rien  à  réclamer  ». 

Cela  posé,  suivons  les  conséquences.  —  En  premier 
lieu,  je  ne  suis  propriétaire  de  mon  bien  que  par  tolé- 
rance et  de  seconde  main;  car,  par  le  contrat  social,  je 
l'ai  aliéné';  «  il  fait  maintenant  partie  du  bien  public  »  ; 
si  en  ce  moment  j'en  conserve  l'usage,  c'est  par  une 
concession  de  l'État  qui  m'en  fait  le  «  dépositaire  ».  — 
Et  ne  dites  pas  que  cette  grâce  soit  une  restitulion. 
«  Loin  qu'en  acceptant  les  biens  des  particuliers,  la 
«  société  les  en  dépouille,  elle  ne  fait  que  changer 
«  l'usurpation  en  véritable  droit,  la  jouissance  en  pro- 
«  priété.  »  Avant  le  contrat  social,  j'étais  possesseur, 
non  de  droit,  mais  de  fait,  et  même  injustement  si  ma 
part  était  large;  car  «  tout  homme  a  naturellement  droit 
«  à  tout  ce  qui  lui  est  nécessaire  »  ;  et  je  volais  les 
autres  hommes  de  tout  ce  que  je  possédais  au  delà  de 
ma  subsistance.  C'est  pourquoi,  bien  loin  que  l'État  soit 
mon  obligé,  je  suis  le  sien,  et  ce  n'est  pas  mon  bien 
qu'il  me  rend,  c'est  son  bien  qu'il  m'octroie.  D'oîi  il 
suit  qu'il  peut  mettre  des  conditions  à  son  cadeau,  limi- 


1.  Ibidem,  I,  9.  s  L'État,  à  l'égard  de  ses  membres,  est  maître 
c  de  tous  leurs  biens  par  le  contrat  social....  Les  possesseurs 
«  sont  considérés  comme  dépositaires  du  bien  public.  > 


'd  L'ANCIEN  REGIME 

ter  à  son  gré  l'usage  que  j'en  ferai,  restreindre  et  régler 
ma  faculté  de  donner,  de  tester.  «  Par  nature',  le  droit 
«  de  propriété  ne  s'étend  pas  au  delà  de  la  vie  du  pro- 
«  priétaire;  à  l'instant  qu'un  homme  est  mort,  son  bien 
«  ne  lui  appartient  plus.  Ainsi,  lui  prescrire  les  condi- 
«  tions  sous  lesquelles  il  peut  disposer,  c'est  au  fond 
«  moins  altérer  son  droit  en  apparence  que  l'étendre 
«  en  effet.  »  En  tous  cas,  comme  mon  titre  est  un  effet 
du  contrat  social,  il  est  précaire  comme  ce  contrat  lui- 
môme;  une  stipulation  nouvelle  suffira  pour  le  res- 
treindre ou  le  détruire.  «  Le  souverain^  peut  légitime- 
«  ment  s'emparer  des  biens  de  tous,  comme  cela  se  fit 
«  à  Sparte  au  temps  de  Lycurgue.  »  Dans  notre  couvent 
i.ïique,  tout  ce  que  chaque  moine  possède  est  un  don 
révocable  du  couvent. 

En  second  lieu,  ce  couvent  est  un  séminaire.  Je  n'ai 
pas  le  (h'oit  d'élever  mes  enfants  chez  moi  et  de  la  faron 
qui  me  semble  bonne.  «  Comme  on  ne  laisse  pas  la  rai- 
«  sourde  chaque  homme  unique  arbitre  de  ses  devoirs, 
((  on  doit  d'autant  moins  abandonner  aux  lumières  et 
«  aux  préjugés  des  pères  l'éducation  des  enfants,  qu'elle 
«  importe  à  l'Etat  encore  plus  qu'aux  pères.  »  —  «  Si 
«  l'autorité  publique,  en  prenant  la  place  des  pères  et 
((  en  se  chargeant  de  cette  importante  fonction,  acquiert 
((  leurs  droits  en  remplissant  leurs  devoirs,  ils  ont 
'«  d'autant  moins  de  sujet  de  s'en  plaindre   qu'à   cet 


1.  lîousscau,  Discours  sur  l'Économie  politique,  308. 

2.  Rousseau,  Emile,  livre  V,  175. 

3.  Rousseau,  Discours  sur  i Économie  politique,  302. 


LESPRIT  ET  LA  DOCTRINE  ''^ 

c  égard  ils  ne  font  proprement  que  changer  de  nom  et 
«  qu'ils  auront  en  commun,  sous  le  nom  de  citoyens,  la 
«  même  autorité  sur  leurs  enfants  qu'ils  exerçaient 
«  séparément  sous  le  nom  de  pères.  »  En  d'autres  ter- 
mes, vous  cessez  d'être  père,  mais,  en  échange,  vous 
devenez  inspecteur  des  écoles;  l'un  vaut  l'autre;  de  quoi 
vous  plaignez-vous  ?  C'était  le  cas  dans  l'armée  perma- 
nente qu'on  appelle  Sparte;  là  les  enfants,  vrais  enfants 
de  troupe,  obéissaient  tous  également  à  tous  les  hommes 
faits.  «  Ainsi  l'éducation  publique,  dans  des  règles  pres- 
«  crites  par  le  gouvernement,  et  sous  des  magistrats 
«  établis  par  le  souverain,  est  une  des  maximes  fonda- 
«  mentales  du  gouvernement  populaire  ou  légitime.  » 
—  C'est  par  elle  qu'on  forme  d'avance  le  citoyen.  «  C'est 
«  elle'  qui  doit  donner  aux  âmes  la  forme  nationale. 
«  Les  peuples  sont  à  la  longue  ce  que  le  gouvernement 
«  les  fait  être  :  guerriers,  citoyens,  hommes  quand  il  le 
((  veut,  populace,  canaille  quand  il  lui  plaît  »,  et  c'est 
par  l'éducation  qu'il  les  façonne.  «  Voulez-vous  prendre 
«  une  idée  de  l'éducation  publique,  lisez  la  République 
«  de  Platon'....  Les  bonnes  institutions  sociales  sont 
«  celles  qui  savent  le  mieux  dénaturer  l'homme,  lui  ôter 
«  son  existence  absolue  pour  lui  en  donner  une  relative, 
«  et  transporter  le  moi  dans  l'unité  commune,  en  sorte 
«  que  chaque  particulier  ne  se  croie  plus  un,  mais  par- 
«  tie  de  l'unité,  et  ne  soit  plus  sensible  que  dans  le  tout. 
«  Un  enfant,  en  ouvrant  les  yeux,  doit  voir  la  patrie,  et, 

1.  Rousseau,  sur  le  Gouvernement  de  Pologne,  277,  283,  287. 

2.  Rousseau,  Emile,  livre  I. 


72  L'ANCIEN  RÉGIME 

fl  jusqu'à  la  mort,  ne  doit  voir  qu'elle....  On  doit  l'çxcr- 
«  cer  à  ne  jamais  regarder  son  individu  que  dans  ses 
«  relations  avec  le  corps  de  l'État.  »  Telle  était  la  pra- 
tique de  Sparte  et  l'unique  but  du  «  grand  Lycurgue  ». 
—  «  Tous  étant  égaux  par  la  constitution,  ils  doivent 
((  être  élevés  ensemble  et  de  la  même  manière.  »  —  «  La 
((  loi  doit  régler  la  matière,  l'ordre  et  la  forme  de  leurs 
«  études.  »  A  tout  le  moins,  ils  doivent  tous  prendre 
part  aux  exercices  publics,  aux  courses  à  cbeval,  aux 
jeux  de  force  et  d'adresse  institués  «  pour  les  accoutu- 
«  mer  à  la  règle,  à  l'égalité,  à  la  fraternité,  aux  con- 
«  currences  »,  pour  leur  apprendre  «  à  vivre  sous  les 
«  yeux  de  leurs  concitoyens  et  à  désirer  l'approbation 
«  publique  ».  Par  ces  jeux,  dès  la  première  adolescence, 
ils  sont  déjà  démocrates,  puisque,  les  prix  étant  décornés, 
non  par  l'arbitraire  des  maîtres,  mais  par  les  acclama- 
tions des  «spectateurs,  ils  s'habituent  à  reconnaître  pour 
souveraine  la  souveraine  légitime,  qui  est  la  décision  du 
peuple  assemblé.  Le  premier  intérêt  de  l'État  sera  tou- 
jours de  former  les  volontés  par  lesquelles  il  dure,  de 
préparer  les  votes  qui  le  maintiendront,  de  déraciner 
dans  les  âmes  les  passions  qui  lui  seraient  contraires.' 
d'implanter  dans  les  âmes  des  passions  qui  lui  seront 
favorables,  d'établir  à  demeure,  dans  ses  citoyens  futurs, 
les  sentiments  et  les  préjugés  dont  il  aura  besoin'.  S'il 
ne' tient  pas  les  enfants,  il  n'aura  pas  les  adultes.  Dans 

1.  Morelly,  Code  de  la  nature.  «  A  cinq  ans,  tous  les  enfnnts 
«  seront  enlevés  à  la  famille  et  élevés  en  conunnn  aux  frai»  de 
<i  l'État  d'une  façon  uniforme.  »  On  a  trouvé  un  projet  analogue 
et  tout  Spartiate  dans  les  papiers  de  Saint-Just. 


L'ESrrUT  ET  LA  DOCTRINE  73 

un  couvent,  il  faut  que  les  novices  soient  élevés  en 
moines;  sinon,  quand  ils  auront  grandi,  il  n'y  aura  plus 
de  couvent. 

En  dernier  lieu,  notre  couvent  laïque  a  sa  religion, 
une  religion  laïque.  Si  j'en  professe  une  autre,  c'est  sous 
son  bon  plaisir  et  avec  des  restrictions.  Par  nature,  il 
est  hostile  aux  associations  autres  que  lui-même  ;  elles 
sont  des  rivales,  elles  le  gênent,  elles  accaparent  la 
volonté  et  faussent  le  vote  de  leurs  membres.  «  Il 
«  importe,  pour  bien  avoir  l'énoncé  de  la  volonté  géné- 
«  raie,  qu'il  n'y  ait  pas  de  société  partielle  dans  l'État, 
«  et  que  chaque  citoyen  n'opine  que  d'après  lui'.  » 
«  Tout  ce  qui  rompt  l'unité  sociale  ne  vaut  rien  »,  et  il 
vaudrait  mieux  pour  l'État  qu'il  n'y  eût  point  d'Église. 
—  Non  seulement  toute  Église  est  suspecte,  mais,  si  je 
suis  chrétien,  ma  croyance  est  vue  d'un  mauvais  œil. 
Selon  le  nouveau  législateur,  «  rien  n'est  plus  contraire 
«  que  le  christianisme  à  l'esprit  social...  :  une  société  de 
«  vrais  chrétiens  ne  serait  plus  une  société  d'iiommes..  » 
Car  «  la  patrie  du  chrétien  n'est  pas  de  ce  monde  ».  Il 
ne  peut  pas  être  zélé  pour  l'État  et  il  est  tenu  en  con- 
science de  supporter  les  tyrans.  Sa  loi  «  ne  prêche  que 
«  servitude  et  dépendance...  il  est  fait  pour  être  esclave  », 
et  d'un  esclave  on  ne  fera  jamais  un  citoyen.  «  Répu- 
'(  hlique  chrétienne,  chacun  de  ces  deux  mots  exclut 
«  l'autre.  »  Partant,  si  la  future  république  me  permet 
d'être  chrétien,  c'est  à  la  condition  sous-entendue  que 

1.  Rousseau,  Contrat  social,  II,  3,  IV,  8. 


7*  L'ANCIEN   RÉGIME 

ma  doctrine  restera  confinée  dans  mon  esprit,  sans  des- 
cendre jusque  dans  mon  cœur.  —  Si  je  suis  catholiciue 
(et,  sur  vingt-six  millions  de  Français,  vingt-cinq  mil- 
lions sont  dans  mon  cas),  ma  condition  est  pire.  Car  le 
pacte  social  ne  tolère  pas  une  religion  intolérante;  une 
secte  est  l'ennemi  public  quand  elle  damne  les  autres 
sectes  ;  «  quiconque  ose  dire  hors  de  l'Église  point  de  salut 
«  doit  être  chassé  de  l'État  ».  —  Si  enfin  je  suis  libre- 
penseur,  positiviste  ou  sceptique,  ma  situation  n'est 
guère  meilleure.  «  11  y  a  une  religion  civile  »,  un  caté- 
chisme, «  une  profession  de  foi  dont  il  appartient  au 
«  souverain  de  fixer  les  articles,  non  pas  précisément 
«  comme  dogmes  de  religion,  mais  comme  sentiments 
«  de  sociabilité,  sans  lesquels  il  est  impossible  d'être 
«  bon  citoyen  ou  sujet  fidèle  ».  Cesaiticles  sont  «  l'exis- 
«  tence  de  la  divinité  puissante,  intelligente,  bienfai- 
«  santé,  prévoyante  et  pourvoyante,  la  vie  à  venir,  le 
((  bonheur  des  justes,  le  châtiment  des  méchants,  la 
«  sainteté  du  contrat  social  et  des  lois'.  Sans  pouvoir 
«  obliger  personne  à  les  croire,  il  faut  bannir  de  l'État 
«  quiconque  ne  les  croit  pas;  il  faut  le  bannir  non 
«  comme  impie,  mais  comme  insociable,  comme  inca- 
«  pable  d'aimer  sincèrement  les  lois,  la  justice,  et  d'im- 
«  moler  au  besoin  sa  vie  à  son  devoir  ».  —  Prenez 
garde  que  cette  profession  de  foi  n'est  point  une  céré- 
imonie  vaine  :  une  inquisition  nouvelle  en  va  surveiller 

1.  Cf.  Mercier,  L'an  2240,  I,  cli.  17  et  18.  Dès  1770,  il  trace  le 
programme  d'une  rolipion  et  d'un  culte  semblables  à  ceux  des 
Tlu'opliilantliropcs,  et  sou  cliaj)iti"e  est  intitulé  •  l'as  si  éloigné 
qu'on  le  pense. 


I/ESPRIT  ET  LA  DOCTRINE  75 

la  sincérité.  «  Si  quelqu'un,  après  avoir  reconnu  publi- 
«  quement  ces  mêmes  dogmes,  se  conduit  comme  ne  les 
«  croyant  pas,  qu'il  soit  puni  de  mort;  il  a  commis  le 
«  plus  grand  des  crimes  :  il  a  menti  devant  les  lois.  » 
—  Je  le  disais  bien,  nous  sommes  au  couvent. 


Tous  ces  articles  sont  des  suites  forcées  du  contrat 
social.  Du  moment  oîi,  entrant  dans  un  corps,  je  ne  ré- 
serve rien  de  moi-même,  je  renonce  par  cela  seul  à  mes 
biens,  à  mes  enfants,  à  mon  Église,  à  mes  opinions.  Je 
cesse  d'être  propriétaire,  père,  chrétien,  philosophe. 
C'est  l'État  qui  se  substitue  à  moi  dans  toutes  ces  fonc- 
tions. A  la  place  de  ma  volonté,  il  y  a  désormais  la 
volonté  publique,  c'est-à-dire,  en  théorie,  l'arbitraire 
changeant  de  la  majorité  comptée  par  têtes,  en  fait, 
l'arbitraire  rigide  de  l'assemblée,  de  la  faction,  de  l'in- 
dividu qui  détient  le  pouvoir  public.  —  Sur  ce  principe, 
l'infatuation  débordera  hors  de  toutes  limites.  Dès  la 
première  année,  Grégoire  dira  à  la  tribune  de  l'Assem- 
blée constituante  :  «  Nous  pourrions,  si  nous  le  voulions, 
«  changer  la  religion,  mais  nous  ne  le  voulons  pas.  »  Un 
peu  plus  tard,  on  le  voudra,  on  le  fera,  on  établira  celle 
d"Ilolbach,  puis  celle  de  Rousseau,  et  l'on  osera  bien 
davantage.  Au  nom  de  la  raison  que  l'État  seul  repré- 
sente et  interprète,  on  entreprendra  de  défaire  et  de 
refaire,  conformément  à  la  raison  et  à  la  seule  raison, 
tous  les  usages,  les  fêtes,  les  cérémonies,  les  costumes, 


7G  L'ANCIEN   REGIME 

l'i're,  le  calenclrier,  les  poids,  les  mesures,  les  noms  des 
saisons,  des  mois,  des  semaines,  des  jours,  des  lieux  et 
des  monuments,  les  noms  de  famille  et  de  baptême,  les 
titres  de  politesse,  le  ton  des  discours,  la  manière  de 
saluer,  de  s'aborder,  de  parler  et  d'écrire,  de  telle  façon 
que  le  Finançais,  comme  jadis  le  puritain  ou  le  quaker, 
refondu  jusque  dans  sa  substance  intime,  manifeste  par 
les  moindres  détails  de  son  action  et  de  ses  dehors  la 
domination  du  tout-puissant  principe  qui  le  renouvelle 
et  de  la  logique  inflexible  qui  le  régit.  Ce  sera  là  l'œuvre 
finale  et  le  triomphe  complet  de  la  raison  classique. 
Installée  dans  des  cerveaux  étroits  et  qui  ne  peuvent 
contenir  deux  idées  ensemble,  elle  va  devenir  une 
monomanie  froide  ou  furieuse,  acharnée  à  l'anéantisse- 
ment du  passé  qu'elle  maudit  et  à  l'établissement  du 
millénium  qu'elle  poursuit  :  tout  cela  au  nom  d'un  con- 
trat imaginaire,  à  la  fois  anarchique  et  despotique,  qui 
(léchahie  l'insurrection  et  justifie  la  dictature;  tout  cela 
pour  aboutir  à  un  ordre  social  contradictoire  qui  res- 
semble tantôt  à  une  bacchanale  d'énergumènes  et  tan- 
tôt à  un  couvent  Spartiate;  tout  cela  pour  substituer  à 
l'homme  vivant,  durable  et  formé  lentement  par  l'his- 
toire, un  automate  inqirovisé  qui  s'écroulera  de  lui- 
même,  sitôt  que  la  force  extérieure  et  mécanique  par 
laquelle  il  était  dressé  ne  le  soutiendra  plus. 


LIVRE   IV 

LA    PROPAGATION   DE   LA   DOCTRINE 


LIVRE  QUATRIÈME 

LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE 


CHAPITRE  I 

Succès  de  cette  philosophie  en  France.  —  Insuccès  de  la  même 
philosophie  en  Angleterre.  —  I.  Causes  de  cette  dilTérence.  — 
L'art  d'écrire  en  France.  —  A  cette  époque  il  est  supéiùeur.  — 
Il  sert  de  véhicule  aux  idées  nouvelles.  —  Les  livres  sont  écrits 
pour  les  gens  du  monde.  —  Les  philosophes  sont  gens  du 
monde  et  par  suite  écrivains.  —  C'est  pourquoi  la  philosophie 
descend  dans  les  salons.  —  II.  Grâce  à  la  méthode,  elle  devient 
populaire.  —  III.  Grâce  au  style,  elle  devient  agréable.  — 
Deux  assaisonnements  particuliers  au  xvni°  siècle,  la  gravelure 
et  la  plaisanterie.  —  lY.  Art  et  procédés  des  maîtres.  —  Mon- 
tesquieu. —  Voltaire.  —  Diderot.  —  Rousseau.  —  Le  Mariage 
de  Figaro. 

Des  théories  analogues  ont  plusieurs  fois  traversé 
l'imagination  des  hommes,  et  des  théories  analogues  la 
traverseront  encore  plus  d'une  fois.  En  tout  temps  et  en 
tout  pays,  il  suffit  qu'un  changement  considérable  s'in- 
troduise dans  la  conception  de  la  nature  humaine,  pour 
que,  par  contre-coup,  on  voie  aussitôt  l'utopie  et  la 
découverte  germer  sur  les  territoires  de  la  politique  et 
de  la  religion.  —  Mais  cela  ne  suffit  pas  pour  que  la 
doctrine  nouvelle  se  propage,  ni  surtout  pour  que,  de  la 


78  L'ANCIEN  REGIME 

spéculation,  elle  passe  à  l'application.  Née  en  Angleterre, 
îa  philosophie  du  dix-huitième  siècle  n'a  pu  se  développer 
en  Angleterre  ;  la  fièvre  de  démolition  et  de  reconstruc- 
tion y  est  restée  superficielle  et  momentanée.  Déisme, 
athéisme,  matérialisme,  scepticisme,  idéologie,  théorie 
du  retour  à  la  nature,  proclamation  des  droits  de 
l'homme,  toutes  les  témérités  de  Bolinghroke,  Collins, 
Tuland,  Tindal  et  Mandeville,  toutes  les  hardiesses  de 
Hume,  Hartley,  James  Mill  et  Bentham,  toutes  les  doc- 
trines révoluliuiinaircs  y  ont  été  des  plantes  de  serre, 
écloses  çà  et  là  dans  les  cahinets  isolés  de  quelques 
penseurs  :  à  l'air  libre,  elles  ont  avorté,  après  une 
courte  floraison,  sous  la  concurrence  trop  forle  do 
l'antique  végétation  à  qui  déjà  le  sol  appartenait'.  — 
Au  contraire,  en  France,  la  graine  importée  d'Angleterre 
végète  et  pullule  avec  une  vigueur  extraordinaire.  Dès 
la  Régence,  elle  est  en  fleur-.  Comme  une  espèce  favo- 
risée par  le  sol  et  le  climat,  elle  envahit  tous  les  terrains, 
elle  accapare  l'air  et  le  jour  pour  elle  seule,  et  soun"re 
à  peine  sous  son  ombre  quelques  avortons  d'une  espèce 
ennemie,  un  survivant  d'une  flore  ancienne  comme  Ilol- 
lin,  un  spécimen  d'une  flore  excentrique  comme  Saint- 
Martin.  Par  ses  grands  arbres,  par  ses  taillis  serrés,  par 
l'innombrable  armée  de  ses  broussailles  et  de  ses  basses 

i.  «  Wio  boni  wilhiii  thelast  forty  years  liasread  a  word  of  Col- 
«  lins,  and  Toland,  and  Tindal,  and  tliat  whole  race,  wiio  called 
V  thcniselves  (Vee  thinkers?  »  (Duike,  He/lexions  on  (lie  Frcnch 
revolulioii,  1790.) 

2.  L'Œdipe  de  Voltaire  est  df  1718,  et  ses  Lettres  sur  les  An- 
glais, de  1728.  Les  Lettres  persanes  de  Muntesquieu,  publiées  on 
1721,  contiennent  en  germe  toutes  les  idées  importantes  du  siùtle. 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  70 

plantes,  par  Voltaire,  Montesquieu,  Rousseau,  Diderot, 
d'Alembert  et  Buffon,  par  Duclos,  Mably,  Condillac, 
Turgot,  Beaumarchais,  Bernardin  de  Saint-Pierre,  Bar- 
thélémy et  Thomas,  par  la  foule  de  ses  journalistes,  de 
ses  compilateurs  et  de  ses  causeurs,  par  l'élite  et  la 
populace  de  la  philosophie,  de  la  science  et  de  la  litté- 
rature, elle  occupe  l'académie,  le  théâtre,  les  salons  et 
la  conversation.  Toutes  les  hautes  têtes  du  siècle  sont 
ses  rejetons,  et,  parmi  celles-ci,  quelques-unes  sont  au 
nombre  des  plus  hautes  qu'ait  produites  l'espèce  hu- 
maine. —  C'est  que  la  nouvelle  semence  est  tombée  sur 
le  terrain  qui  lui  convient,  je  veux  dire  dans  la  patrie 
de  l'esprit  classique.  En  ce  pays  de  raison  raisonnante, 
elle  ne  rencontre  plus  les  rivales  qui  l'étouiïaient  de 
l'autre  côté  de  la  Manche,  et  tout  de  suite  elle  acquiert, 
non  seulement  la  force  de  sève,  mais  encore  l'organe  de 
propagation  qui  lui  manquait. 

I 

Cet  organe  est  «  l'art  de  la  parole,  l'éloquence  appli- 
«  quée  aux  sujets  les  plus  sérieux,  le  talent  de  tout 
«  éclaircir'  ».  —  «  Les  bons  écrivains  de  cette  nation, 
«  dit  leur  grand  adversaire,  expriment  les  choses  mieux 
«  que  ceux  de  toute  autre  nation....  »  —  «  Leurs  livres 
«  apprennent  peu  de  chose  aux  véritables  savants  », 
mais  ((  c'est  par  l'art  de  la  parole  qu'on  règne  sur  les 

1.  Joseph  de  Maistre,  Œuvres  inédites,  8,  H. 

ik.Nc.  r,ÉG.  II.  T.  II.  —  ft 


RO  L'ANCIEN  RÉGIME 

«  hommes  »,  et  «  la  masse  dos  hommes,  continuelle- 
«  ment  repoiissée  du  sanctuaire  des  sciences  par  le 
«  style  dur  et  le  goût  détestable  des  (autres)  ouvrages 
i(  scientifiques,  ne  résiste  pas  aux  séductions  du  style  et 
«  de  la  méthode  française  ».  Ainsi  l'esprit  classique  qui 
fournit  les  idées  fournit  aussi  leur  véhicule,  et  les  théo- 
ries du  dix-huitième  siècle  sont  comme  ces  semences 
pourvues  d'ailes,  qui  volent  d'elles-mêmes  sur  tous  les 
terrains.  Point  de  livre  alors  qui  ne  soit  écrit  pour  des 
gens  du  monde  et  môme  pour  des  femmes  du  monde. 
Dans  les  entretiens  de  Fontenellc  sur  la  Pluralité  da 
mondes,  le  personnage  central  est  une  marquise.  Voltaire 
compose  sa  Métaphysique  et  son  Essai  sur  les  mœurs 
pour  Mme  du  Chàtelet,  et  Rousseau  son  Emile  pour 
Mme  d'Épinay.  Condillac  écrit  le  Traité  des  sensations 
d'après  les  idées  de  Mlle  Ferrand,  et  donne  aux  jeunes 
filles  des  conseils  sur  la  manière  de  lire  sa  Logique. 
Baudeau  adresse  et  explique  à  une  dame  son  Tableau 
économique.  Le  plus  profond  des  écrits  de  Diderot  est 
une  conversation  de  Mlle  de  l'Espinasse  avec  d'Alembcrt 
et  Bordeu*.  Au  milieu  de  son  Esprit  des  lois,  Montes- 
quieu avait  placé  une  invocation  aux  Muses.  Presque  tous 
les  ouvrages  sortent  d'un  salon,  et  c'est  toujours  un 
salon  qui,  avant  le  public,  en  a  eu  les  prémices.  A  cet 
égard,  l'habitude  est  si  forte,  qu'elle  dure  encore  à  la  fin 
de  1789;  les  harangues  qu'on  va  débiter  à  l'Assemblée 
nationale  sont  aussi  des  morceaux  de  bravoure  qu'on 

1.  Ses  lettres  sur  les  Aveugles  et  sur  les  Sourds  et  Muets  so  ' 
en  tout  ou  en  partie  adressées  à  des  leniines. 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  81 

répète  au  préalable,  en  soirée,  devant  les  dames.  L'am- 
bassadeur américain',  homme  pratique,  explique  à 
Washington  avec  une  ironie  grave  la  jolie  parade  acadé- 
mique et  littéraire  qui  précède  le  tournoi  politique  et 
public.  ((  Les  discours  sont  lus  d'avance  dans  une  petite 
«  société  de  jeunes  gens  et  de  femmes,  au  nombre  des- 
«  quelles  se  trouve  ordinairement  la  belle  amie  de  l'ora- 
«  teur  ou  la  belle  dont  il  désire  faire  son  amie;  et  la 
«  société  accorde  très  poliment  son  approbation,  à  moins 
«  que  la  dame  qui  donne  le  ton  au  petit  cercle  ne  trouve 
«  à  blâmer  quelque  chose,  ce  qui  naturellement  conduit 
«  l'auteur  à  remanier  son  œuvre,  je  ne  dis  pas  l'amé- 
«  liorer.  » 

Rien  d'étonnant  si,  parmi  de  pareilles  mœurs,  les 
philosophes  de  profession  deviennent  des  hommes  du 
monde.  Jamais  et  nulle  part  ils  ne  l'ont  été  si  habituel- 
lement et  au  même  degré.  «  Pour  un  homme  de  science 
«  et  de  génie,  dit  un  voyageur  anglais,  ici  le  principal 
«  plaisir  est  de  régner  dans  le  cercle  brillant  des  gens  à  la 
«  mode^  ))  Tandis  qu'en  Angleterre  ils  s'enterrent  moro- 
semcnt  dans  leurs  livres,  vivent  entre  eux  et  ne  figurent 
dans  la  société  qu'à  la  condition  de'  «  faire  une  corvée 

1.  Correspondance  de  Gouverneur  Morris  (en  anglais),  II,  89. 
(2  i  janvier  1790.) 

2.  .4  comparative  view,  etc.  by  John  Andrews  (1785).  —  Arthur 
Young,  I,  12Ô.  «Je  plaindrais  volontiers  l'homme  qui  croirait  être 
a  Lien  reçu  dans  un  cercle  brillant  de  Londres  sans  compter  sur 
«  d'autres  raisons  que  sur  son  titre  de  membre  de  la  Société 
«  royale.  Il  n'en  serait  pas  de  même  à  Paris  pour  un  membre 
«  de  l'Académie  des  sciences;  il  est  assuré  partout  d'un  excellent 
a  accueil.  » 


51  L'ANCIEN   RÉGIME 

politique,  »  celle  de  journaliste  ou  de  pamphlétaire  au 
service  d'un  parti,  en  France,  tous  les  soirs,  ils  soupent 
en  ville,  et  sont  l'ornement,  l'amusement  des  salons  où 
ils  vont  causer'.  Parmi  les  maisons  où  l'on  dîne,  il  n'y 
en  a  pas  qui  n'ait  son  philosophe  en  titre,  un  peu  plus 
tard  son  économiste,  son  savant.  Dans  les  correspon- 
dances et  les  mémoires,  on  les  suit  à  la  trace,  de  salon 
en  salon,  de  château  en  château.  Voltaire  à  Cirey  chez 
Mme  du  Châtelct,  puis  chez  lui  à  Ferney,  où  il  a  un 
théâtre  et  reçoit  toute  l'Europe,  Rousseau  chez  Mme  d'Kpi- 
nay  et  chez  M.  de  Luxembourg,  l'abbé  Barthélémy  chez 
la  duchesse  de  Choiseul,  Thomas,  Marmontel  et  Gibbon 
chez  Mme  Necker,  les  encyclopédistes  aux  amples  dîners 
de  d'Holbach,  aux  sages  et  discrets  dîners  de  Mme  Geof- 
frin,  dans  le  petit  salon  de  Mlle  de  Lespinasse,  tous 
dans  le  grand  salon  officiel  et  central,  je  veux  dire  à 
l'Académie  française,  où  chaque  élu  nouveau  vient  faire 
parade  de  style  çt  recevoir  de  la  société  polie  son  bre- 
vet de  maître  dans  l'art  de  discourir.  —  Un  tel  public 
impose  à  un  auteur  l'obligation  d'être  écrivain  encore 
plus  que  philosophe.  Le  penseur  est  tenu  de  se  préoccu- 
per de  ses  phrases  au  moins  autant  que  de  ses  idées;  11 
ne  lui  est  point  permis  de  n'être  qu'un  homme  de  cabi- 

1.  «  Je  rencontrais  à  Paris  les  d'Alonibort,  les  Marmontel, les  Raiily 
,«  chez  les diicliesses;  celait  un  immense  avanla^rc pour  eux  et  pour 
Q.  elles....  Quand  un  honmie  chez  nous  se  met  à  faire  des  livres, 
«  on  le  considère  comme  renonçant  t'galemcnt  à  la  société  des 
«  gens  qui  gouvernent  et  des  gens  qui  rient....  A  la  vanité  lilté- 
a  raire  près,  la  vie  de  vos  d'Alembert  et  de  vos  Pailly  était  aussi 
«  gaie  que  celle  de  vos  seigneurs.  ><  (Stendhal,  Itomr,  Naples  et 
Florence,  577,  récit  du  colonel  Fornylh.) 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  83 

not.  Il  n'est  pas  un  simple  érudit,  plongé  dans  ses  in- 
folio à  la  façon  allemande,  un  métaphysicien  enseveli 
dans  ses  méditations,  ayant  pour  auditoire  des  élèves 
qui  prennent  des  notes,  et  pour  lecteurs  des  hommes 
d'étude  qui  consentent  à  se  donner  de  la  peine,  un  Kant 
qui  se  fait  une  langue  à  part,  attend  que  le  puhlic  l'ap- 
prenne, et  ne  sort  de  la  chambre  où  il  travaille  que 
pour  aller  dans  la  salle  où  il  fait  ses  cours.  Ici  au  con- 
traire, en  fait  de  paroles,  tous  sont  experts  et  même 
profès.  Le  mathématicien  d'Alembert  publie  de  petits 
traités  sur  l'élocution;  le  naturaliste  Buffon  prononce  un 
discours  sur  le  style;  le  légiste  Montesquieu  compose 
■un  essai  sur  le  goût;  le  psychologue  Condillac  écrit  un 
volume  sur  l'art  d'écrire.  —  En  ceci  consiste  leur  plus 
grande  gloire;  la  philosophie  leur  doit  son  entrée  dans 
le  monde.  Ils  l'ont  retirée  du  cabinet,  du  cénacle  et  de 
l'école  pour  l'introduire  dans  la  société  et  dans  la  con- 
versation. 


II 

«  Madame  la  maréchale,  dît  un  des  personnages  de 
«  Diderot*,  il  faudra  que  je  reprenne  les  choses  d'un  peu 
«  haut.  —  De  si  haut  que  vous  voudrez,  pourvu  que  je 
«  puisse  vous  entendre.  —  Si  vous  ne  m'entendiez  pas, 
«  ce  serait  bien  ma  faute.  —  Cela  est  poli,  mais  il  faut 
«  que  vous  sachiez  que  je  n'ai  jamais  lu  que  mes  Heiires.  » 
—  11  n'importe,  et  la  jolie  femme,  bien  conduite,  va 

1.  Entretien  d'un  philosophe  avec  la  maréchale  de.... 


84  L'ANCIEIS  RÉGIME 

philosopher  sans  le  savoir,  trouver  sans  effort  la  défini- 
tion du  bien  et  du  mal,  comprendre  et  juger  les  plus 
hautes  doctrines  de  la  morale  et  de  la  religion.  —  Tel 
est  l'art  du  dix-huitième  siècle  et  l'art  d'écrire.  On 
s'adresse  à  des  gens  qui  savent  très  bien  la  vie  et  qui, 
le  plus  souvent,  ne  savent  pas  l'orthographe,  qui  sont 
curieux  de  tout  et  ne  sont  préparés  sur  rien  ;  il  s'agit  de 
faire  descendre  la  vérité  jusqu'à  eux.  Point  de  termes 
scientifiques  ou  trop  abstraits;  ils  ne  tolèrent  que  les 
mots  de  leur  conversation  ordinaire.  Et  ceci  n'est  pas 
un  obstacle  :  il  est  plus  aisé  avec  cette  langue  de  parler 
philosophie  que  préséances  et  chiffons.  Car,  dans  toute 
question  générale,  il  y  a  quelque  notion  capitale  et 
simple  de  laquelle  le  reste  dépend,  celles  d'unité,  de 
mesure,  de  masse,  de  mouvement  en  mathématiques, 
celles  d'organe,  de  fonction,  de  vie  en  physiologie,  celles 
de  sensation,  de  peine,  de  plaisir,  de  désir  en  psycho- 
logie, celles  d'utilité,  de  contrat,  de  loi  en  politique  et 
en  morale,  celles  d'avances,  de  produit,  de  valeur, 
d'échange  en  économie  politique,  et  de  même  dans  les 
autres  sciences,  toutes  notions  tirées  de  l'expérience 
courante,  d'où  il  suit  qu'en  faisant  appel  à  l'expérience' 
ordinaire,  au  moyen  de  quelques  exemples  familiers, 
avec  des  historiettes,  des  anecdotes,  de  petits  récits  qui 
peuvent  être  agréables,  on  peut  reformer  ces  notions  et 
les  préciser.  Cela  fait,  presque  tout  est  fait;  car  il  n'y 
a  plus  qu'à  mener  l'auditeur  pas  à  pas,  de  gradin  en 
gradin,  jusqu'aux  dernières  conséquences.  —  «  Madame 
«  la  maréchale  aura-t-elle  la  bonté  de  se  souvenir  de  sa 


LA  rnOPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  85 

«  définition?  —  Je  m'en  souviendrai  :  vous  appelez  cela 
«  une  définition?  —  Oui.  —  C'est  donc  de  la  philoso- 
«  phie?  —  Excellente.  —  Et  j'ai  fait  de  la  philosophie! 
«  —  Comme  on  fait  de  la  prose,  sans  y  penser.  »  —  Le 
reste  n'est  qu'une  affaire  de  raisonnement,  c'est-à-dire 
de  conduite,  de  hon  ordre  dans  les  questions,  de  progrès 
dans  l'analyse.  De  la  notion  ainsi  renouvelée  et  rectifiée, 
on  fait  sortir  la  vérité  la  plus  prochaine,  puis,  de  celle-ci, 
une  seconde  vérité  contiguë  à  la  première,  et  ainsi  de 
suite  jusqu'au  bout,  sans  autre  obligation  que  le  soin 
d'avancer  pied  à  pied  et  de  n'omettre  aucun  intermé- 
diaire. —  Avec  celte  méthode,  on  peut  tout  expliquer, 
tout  faire  comprendre,  même  à  des  femmes,  même  à 
des  femmes  du  monde.  C'est  elle  qui  au  dix-huitième 
siècle,  fait  toute  la  substance  des  talents,  toute  la  trame 
des  chefs-d'œuvre,  toute  la  clarté,  toute  la  popularité, 
toute  l'autorité  de  la  philosophie.  C'est  elle  qui  a  con- 
struit les  Éloges  de  Fontenclle,  le  Philosophe  ignorant 
et  le  Principe  d'aclion  de  Voltaire,  la  Lettre  à  M.  de 
Deaumont  et  le  Vicaire  savoyard  de  Rousseau,  le  Traité 
de  r homme  et  les  Époques  de  la  nature  de  Buffon,  les 
Dialogues  sur  les  blés  de  Galiani,  les  Considérations  de 
d'Alembert  sur  les  mathématiques,  la  Langue  des  calculs 
et  la  Logique  de  Condillac,  un  peu  plus  tard  r£'a7;osî7io?i 
du  système  du  Èlonde  de  Laplace  et  les  Discours  généraux 
de  Bichat  et  de  Cuvier'.  C'est  elle  enfin  que  Condillac 


1.  Même  procédé  de  nos  jours  dans  les  Sophismes  économiques 
de  Dasiiat,  dans  les  Éloges  historiques  de  FÎourens,  dans  le  Pro- 
grès d'Edmond  About. 


80  L'ANCIEN   RÉGIME 

érige  en  tliéorie,  qui,  sous  le  nom  d'Idéologie,  aura 
bientôt  l'ascendant  d'un  dogme,  et  qui  semble  alors 
résumer  toute  métliode.  A  tout  le  moins,  elle  résume 
le  procédé  par  lequel  les  pliilosoplies  du  siècle  ont 
gagné  leur  public,  propagé  leur  doctrine  et  conquis  leur 
succès. 


m 

Grâce  à  cette  métliode  on  est  compris;  mais,  poui 
être  In,  il  faut  encore  autre  cliose.  Je  compare  le  dix- 
luiitièmc  siècle  à  une  société  de  gens  qui  sont  à  table; 
il  ne  suffit  pas  que  l'aliment  soit  devant  eux,  préparé, 
présenté,  aisé  à  saisir  et  à  digérer;  il  faut  encore  qu'il 
soit  un  mets,  ou  mieux  une  friandise.  L'esprit  est  un 
gourmet;  servons-lui  des  plats  savoureux,  délicats, 
accommodés  à  son  goût;  il  mangera  d'autant  plus  que 
la  sensualité  aiguisera  l'appétit.  Deux  condiments  parti- 
culiers entrent  dans  la  cuisine  du  siècle,  et,  selon  la 
main  qui  les  emploie,  fournissent  à  tous  les  mets  lillé- 
raires  un  assaisonnement  gros  ou  fin.  —  Dans  une 
société  épicurienne  à  qui  l'on  préclie  le  retour  à  la 
nature  et  les  droits  de  l'instinct,  les  images  et  les  idées 
voluptueuses  s'offrent  d'elles-mêmes  ;  c'est  la  boîte  aux 
épices  appétissantes  et  irritantes.  Cliacun  alors  en  use  et 
fen  abuse;  plusieurs  la  vident  tout  entière  sur  leur  plat. 
Et  je  ne  parle  pas  seulement  de  la  littérature  secrète, 
des  livres  extraordinaires  que  lit  Mme  d'Andlau,  gou- 
vernante des  enfants  de  France  et  qui  s'égarent  aux 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  87 

mains  des  filles  de  Louis  XV*,  ni  d'autres  livres  plus 
singuliers  encore^  où  le  raisonnement  philosophique 
apparaît  comme  un  intermède  entre  des  ordures  et  des 
gravelures,  et  que  des  dames  de  la  cour  ont  sur  leur  toi- 
lette avec  ce  titre  :  Heures  de  Paris.  Il  ne  s'agit  ici  que 
des  grands  hommes,  des  maîtres  de  l'esprit  public.  Sauf 
Buffon,  tous  mettent  dans  leur  sauce  des  piments,  c'est- 
à-dire  des  gravelures  ou  des  crudités.  On  en  rencontre- 
rait jusque  dans  l'Esprit  des  lois;  il  y  en  a  d'énormes, 
concertées  et  compassées,  au  milieu  des  Lettres  persanes. 
Dans  ses  deux  grands  romans,  Diderot  les  jette  à  pleines 
mains,  comme  en  un  jour  d'orgie.  A  toutes  les  pages  de 
Voltaire,  ils  craquent  sous  la  dent,  comme  autant  de 
grains  de  poivre.  Vous  les  retrouvez,  non  pas  piquants, 
mais  acres  et  d'une  saveur  brûlante,  dans  la  Nouvelle 
Héloïse,  en  vingt  endroits  de  YÉmile,  et  d'un  bout  à 
l'autre  des  Confessions.  C'était  le  goût  du  temps;  M.  de 
Malesherbes,  si  honnête  et  si  grave,  savait  par  cœur  et 
récitait  la  Pucelle;  du  plus  sombre  des  Montagnards, 
Saint-Just,  on  a  un  poème  aussi  lubrique  que  celui  de 
Voltaire,  et  le  plus  noble  des  Girondins,  Mme  Roland,  a 
laissé  des  confessions  aussi  risquées,  aussi  détaillées 
que  celles  de  Rousseau^  —  D'autre  part,  voici  une 
seconde  boîte,  celle  qui  contient  le  vieux  sel  gaulois,  je 
veux  dire  la  plaisanterie  et  la  raillerie.  Elle  s'ouvre  toute 

1.  Le  poi'tier  des  Chartreux. 

2.  Thérèse  philosoplie.  Il   y  a  toute  une  littérature    de  cette 
espèce. 

3.  Voyez  l'édition  de  M.  Dauban,  qui  a  rétabli  les  morceaux  sup- 
primés. 


88  L'ANCIEN   REGIME 

grande  aux  mains  d'une  philosophie  qui  proclame  la 
souveraineté  de  la  raison.  Car  ce  qui  est  contraire  à  la 
raison  est  absurde,  partant  ridicule.  Sitôt  qu'un  geste 
adroit  a  fait  brusquement  tomber  le  masque  héréditaire 
et  solennel  qui  couvrait  une  sottise,  nous  éprouvons  cette 
élrange  convulsion  qui  écarte  les  deux  coins  de  la  bouche 
et  qui  secoue  violemment  la  poitrine,  en  nous  donnant 
le  sentiment  d'une  détente  soudaine,  d'une  délivrance 
inattendue,  d'une  supériorité  reconquise,  d'une  ven- 
geance accomplie  et  d'une  justice  faite.  Mais,  selon  la 
façon  dont  le  masque  est  ôté,  le  rire  peut  être  tour  à 
tour  léger  ou  bruyant,  contenu  ou  déboutonné,  tantôt 
aimable  et  gai,  tantôt  amer  et  sardonique.  La  plaisante- 
rie comporte  toutes  les  nuances,  depuis  la  bouffonnerie 
jusqu'à  l'indignation;  il  n'y  a  point  d'assaisonnement 
littéraire  qui  fournisse  tant  de  variétés  et  de  mixtures, 
ni  qui  se  combine  si  bien  avec  le  précédent.  —  Les  deux 
ensemble  ont  été,  dès  le  moyen  âge,  les  principaux 
ingrédients  dont  l'a  cuisine  française  a  composé  ses  plus 
agréables  friandises,  fabliaux,  contes,  bons  mots,  gau- 
diioles  et  malices,  héritage  éternel  d'une  race  grivoise 
et  narquoise,  que  La  Fontaine  a  conservé  à  travers  la 
pompe  et  le  sérieux  du  dix-septième  siècle,  et  qui,  au 
dix-huitième  siècle,  reparait  partout  dans  le  festin  phi- 
losophique. Devant  cette  table  si  bien  servie,  l'attrait  est 
vif  pour  la  brillante  société  dont  la  grande  affaire  est  le 
plaisir  et  l'anmsement.  11  est  d'autant  plus  vif  que,  cette 
fois,  la  di'îposition  passagère  est  d'accord  avec  l'instinct 
héréditaire,  et,  que  le  goùl  de  l'époque  vient  fortiiicr  le 


U  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  89 

goût  national.  Joignez  à  cela  l'art  exquis  des  cuisiniers, 
leur  talent  pour  mélanger,  proportionner  et  dissimuler 
les  condiments,  pour  diversifier  et  ordonner  les  mets, 
leur  sûreté  de  main,  leur  finesse  de  palais,  leur  expé- 
rience des  procédés,  la  tradition  et  la  pratique  qui, 
depuis  cent  ans  déjà,  font  de  la  prose  française  le  plus 
délicat  aliment  de  l'esprit.  Rien  d'étrange  si  vous  les 
trouvez  habiles  pour  apprêter  la  parole  humaine,  pour 
en  exprimer  tout  le  suc  et  pour  en  distiller  tout  l'agré- 
ment. 

A"  cet  égard,  quatre  d'entre  eux  sont  supérieurs, 
Montesquieu,  Voltaire,  Diderot  et  Rousseau.  Il  semble 
qu'il  suffise  de  les  nommer;  l'Europe  moderne  n'a  pas 
d'écrivains  plus  grands;  et  pourtant  il  faut  regarder  de 
près  leur  talent,  si  l'on  veut  bien  comprendre  leur  puis- 
sance. —  Pour  le  ton  et  les  façons,  Montesquieu  est  le 
premier.  Point  d'écrivain  qui  soit  plus  maître  de  soi, 
plus  calme  d'extérieur,  plus  sûr  de  sa  parole.  Jamais  sa 
voix  n'a  d'éclats;  il  dit  avec  mesure  les  choses  les  plus 
fortes.  Point  de  gestes;  les  exclamations,  l'emporte- 
ment de  la  verve,  tout  ce  qui  serait  contraire  aux  bien- 
séances répugne  à  son  tact,  à  sa  réserve,  à  sa  fierté.  Il 
semble  qu'il  parle  toujours  devant  un  petit  cercle  choisi 
de  gens  très  fins  et  de  façon  à  leur  donner  à  chaque 
instant  l'occasion  de  sentir  leur  finesse.  Nulle  flatterie 
plus  délicate  ;  nous  lui  savons  gré  de  nous  rendre  con- 
tents de  notre  esprit.  II  faut  en  avoir  pour  le  lire  :  car, 


90  L'ANCIEN  RÉGIME 

de  parti  pris,  il  écourte  les  développements,  il  omet  les 
transitions;  à  nous  de  les  suppléer,  d'entendre  ses  sous- 
entendus.  L'ordre  est  rigoureux  chez  lui,  mais  il  esl 
caché,  et  ses  phrases  discontinues  défilent,  chacune  à 
part,  comme  autant  de  cassettes  ou  d'écrins,  tantôt 
simples  et  nues  d'aspect,  tantôt  magnifiquement  déco- 
rées et  ciselées,  mais  toujours  pleines.  Ouvrez-les; 
chacune  d'elles  est  un  trésor;  il  y  a  mis,  dans  un  étroit 
espace,  un  long  amas  de  réflexions,  d'émotions,  de  dé- 
couvertes, et  notre  jouissance  est  d'autant  plus  vive  que 
tout  cela,  saisi  en  une  minute,  tient  aisément  dans  le 
creux  de  notre  main.  «  Ce  qui  fait  ordinairement  une 
«  grande  pensée,  dit-il  lui-même,  c'est  lorsqu'on  dit 
«  une  chose  qui  en  fait  voir  un  grand  nomhre  d'autres, 
((  et  qu'on  nous  fait  découvrir  tout  d'un  coup  ce  que 
((  nous  ne  pouvions  espérer  qu'après  une  longue  lec- 
«  ture.  »  En  effet,  telle  est  sa  manière;  il  pense  par 
résumés  :  dans  un  chapitre  de  trois  lignes,  il  concentre 
toute  l'essence  dii  despotisme.  Souvent  même  le  résumé 
a  un  air  d'énigme,  et  l'agrément  est  douhle,  puisque, 
avec  le  plaisir  de  comprendre,  nous  avons  la  satisfaction 
de  deviner.  En  tout  sujet,  il  garde  cette  suprême  dis- 
crétion, cet  art  d'indiquer  sans  appuyer,  ces  réticences, 
ce  sourire  qui  ne  va  pas  jusqu'au  rire.  «  Dans  ma  Dé- 
((  fense  de  l'Esprit  des  lois,  disait-il,  ce  qui  me  plaît,  ce 
1  «  n'est  pas  de  voir  les  vénérahles  théologiens  mis  à  terre, 
«  c'est  de  les  y  voir  couler  tout  doucement.  »  Il  excelle 
dans  l'ironie  tranquille,  dans  le  dédain  poli',  dans  le 

1.  Esprit  des  lois,  cb.  XV.  livre  5  [raisons  en  faveur  de  l'escla- 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  91 

sarcasme  déguisé.  Ses  Persans  jugent  la  France  en  Per- 
sans, et  nous  sourions  de  leurs  méprises;  par  malheur, 
ce  n'est  pas  d'eux,  maie  de  nous  qu'il  faut  rire;  car  il 
se  trouve  que  leur  erreur  est  une  vérité'.  Telle  lettre 
d'un  grand  sérieux  semble  une  comédie  à  leurs  dépens, 
sans  aucun  rapport  à  nous,  toute  pleine  des  préjugés 
mahométans  et  d'infatuation  orientale-  :  réfléchissez; 
sur  le  même  sujet,  notre  infatuation  n'est  pas  moindre. 
Des  coups  d'une  force  et  d'une  portée  extraordinaires 
sont  lancés,  en  passant  et  comme  sans  y  songer,  contre 
les  institutions  régnantes,  contre  le  catholicisme  altéré 
qui,  «  dans  l'état  présent  où  est  l'Europe,  ne  peut  sub- 
sister cinq  cents  ans  »,  contre  la  monarchie  gâtée  qui 
fait  jeûner  les  citoyens  utiles  pour  engraisser  les  cour- 
tisans parasites^.  Toute  la  philosophie  nouvelle  éclùt 
sous  sa  main  avec  un  air  d'innocence,  dans  un  roman 
pastoral,  dans  une  prière  naïve,  dans  une  lettre  in- 
génue''. Aucun  des  dons  par  lesquels  on  peut  frapper  et 
retenir  l'attention  ne  manque  à  ce  style,  ni  l'imagination 
grandiose,  ni  le  sentiment  profond,  ni  la  vivacité  du 
trait,  ni  la  délicatesse  des  nuances,  ni  la  précision 
vigoureuse,  ni  la  grâce  enjouée,  ni  le  burlesque  im- 
prévu, ni  la  variété  de  la  mise  en  scène.  Mais,  parmi 

vage).  Défense  de  VEsprit  des  lois.  I,  Réponse  à  la  2'  objection. 
Il,  Réponse  à  la  4°  objection. 

1.  Lettre  24  (sur  Louis  XIV). 

2.  Lettre  18  (sur  la  pureté  et  l'impureté  des  choses).  Lettre  39 
(preuves  de  la  mission  de  Mahomet). 

3.  Lettres  75  et  118. 

4.  Lettres  98  (sur  les  sciences  modernes),  46  (sur  le  véritable 
culte),.  11  à  14  (sui"  la  nature  de  la  justice). 


02  L'ANCIEN  RÉGIME 

lunt  de  tours  ingénieux,  apologues,  contes,  portraits, 
dialogues,  dans  le  sérieux  comme  dans  la  mascarade, 
la  tenue  demeure  irréprochable  et  le  ton  parfait.  Si 
l'auteur  développe  le  paradoxe,  c'est  avec  une  gravité 
presque  anglaise.  S'il  étale  toute  l'indécence  des  choses, 
c'est  avec  toute  la  décence  des  mots.  Au  plus  fort  de  la 
bouffonnerie  comme  au  plus  fort  de  la  licence,  il  reste 
homme  de  bonne  compagnie,  né  et  élevé  dans  ce  cercle 
aristocratique  où  la  liberté  est  complète,  mais  où  le 
savoir-vivre  est  suprême,  où  toute  pensée  est  permise, 
mais  où  toute  parole  est  pesée,  où  l'on  a  le  droit  de 
tout  dire,  mais  à  condition  de  ne  jamais  s'oublier. 

Un  pareil  cercle  est  étroit  et  ne  comprend  qu'une 
élite;  pour  être  entendu  de  la  foule,  il  faut  parler  d'un 
autre  ton.  La  philosophie  a  besoin  d'un  écrivain  qui  se 
donne  pour  premier  emploi  le  soin  de  la  répandre,  qui 
ne  puisse  la  contenir  en  lui-même,  qui  l'épanché  hors 
de  soi  à  la  façon  d'une  fontaine  regorgeante,  qui  la 
verse  à  tous,  tous  les  jours  et  sous  toutes  les  formes,  à 
larges  flots,  en  fines  gouttelettes,  sans  jamais  tarir  ni 
se  ralentir,  par  tous  les  orifices  et  tous  les  canaux, 
prose,  poésie,  grands  et  petits  vers,  théâtre,  histoire, 
romans,  pamphlets,  plaidoyers,  traités,  brochures,  dic- 
tionnaire, correspondance,  en  public,  en  secret,  pour* 
qu'elle  pénètre  à  toute  profondeur  et  dans  tous  les  ter- 
rains :  c'est  Voltaire.  —  «  J'ai  fait  plus  en  mon  temps, 
dil-il  quelque  part,  que  Luther  et  Calvin  »,  et  en  cela 
il  se  trompe.  La  vérité  est  pourtant  qu'il  a  quelque 
chose  de  leur  esprit.  Il  vent  comme  eux  changer  la 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  W 

religion  régnante,  il  se  contluil  en  fondateur  de  secle, 
il  recrute  et  ligue  des  prosélytes,  il  écrit  des  lettres 
d'exliorlalion,  de  prédication  et  de  direction,  il  fait  cir- 
culer les  mots  d'ordre,  il  donne  «  aux  frères  »  une 
devise  ;  sa  passion  ressemble  au  zèle  d'un  apôtre  et 
d'un  prophète.  —  Un  pareil  esprit  n'est  pas  capable  de 
réserve;  il  est  par  nature  militant  et  emporté;  il  apos- 
trophe, il  injurie,  il  improvise,  il  écrit  sous  la  dictée 
de  son  impression,  il  se  permet  tous  les  mots,  au  besoin 
les  plus  crus.  Il  pense  par  explosions;  ses  émotions 
sont  des  sursauts,  ses  images  sont  des  étincelles;  il  se 
lâche  tout  entier,  il  se  livre  au  lecteur,  c'est  pourquoi 
il  te  prend.  Impossible  de  lui  résister,  la  contagion  est 
trop  forte.  Créature  d'air  et  de  flamme,  la  plus  exci- 
table qui  fut  jamais,  composée  d'atomes  plus  éthérés  et 
plus  vibrants  que  ceux  des  autres  hommes,  il  n'y  en  a 
point  dont  la  structure  mentale  soit  plus  fine  ni  dont 
l'équilibre  soit  à  la  fois  plus  instable  et  plus  juste.  On 
peut  le  comparer  à  ces  balances  de  précision  qu'un 
souffle  dérange,  mais  auprès  desquelles  tous  les  autres 
appareils  de  mesure  sont  inexacts  et  grossiers.  —  Dans 
cette  balance  délicate,  il  ne  faut  mettre  que  des  poids 
très  légers,  de  petits  échantillons;  c'est  à  cette  condi- 
tion qu'elle  pèse  rigoureusement  toutes  les  substances; 
ainsi  fait  Voltaire,  involontairement,  par  besoin  d'esprit 
et  pour  lui-même  autant  que  pour  ses  lecteurs.  Une 
philosophie  complète,  une  théologie  en  dix  tomes,  une 
science  abstraite,  une  bibliothèque  spéciale,  une  grande 
branche  de  l'érudition,  de  l'expérience  ou  de  l'invention 


î>4  L'ANCIEN  REGIME 

humaine  se  réduit  ainsi  sous  sa  main  à  une  phrase  ou 
à  un  vers.  De  rénoniic  masse  rugueuse  et  empalée  de 
scories,  il  a  extrait  tout  l'essentiel,  un  grain  d'or  ou  de 
cuivre,  spécimen  du  reste,  et  il  nous  le  présente  sous 
la  forme  la  plus  maniable  et  la  plus  commode,  dans 
une  comparaison,  dans  une  métaphore,  dans  une  épi- 
gramme  qui  devient  un  proverbe.  En  ceci,  nul  écrivain 
ancien  ou  moderne  n'approche  de  lui;  pour  simplifier 
et  vulgariser,  il  n'a  pas  son  égal  au  monde.  Sans  sortir 
du  ton  de  la  conversation  ordinaire  et  comme  en  se 
jouant,  il  met  en  petites  phrases  portatives  les  plus 
grandes  découvertes  et  les  plus  grandes  hypothèses  de 
l'esprit  humain,  les  théories  de  Descartes,  Malebranche, 
Loibnitz,  Locke  et  Newton,  les  diverses  religions  de 
l'antiquité  et  des  temps  modernes,  tous  les  systèmes 
connus  de  physique,  de  physiologie,  de  géologie,  de 
morale,  de  droit  naturel,  d'économie  politique',  bref, 
en  tout  ordre  de  connaissances,  toutes  les  conceptions 
d'ensemble  que  '  l'espèce  humaine  au  dix-huitième 
siècle  avait  atteintes.  —  Sa  pente  est  si  forte  de  ce 
enté,  qu'elle  l'entrahie  trop  loin  ;  il  rapetisse  les  grandes 
choses  à  force  de  les  rendre  accessibles.  On  ne  peiU 
mettre  ainsi  en  menue  monnaie  courante  la  religion,  h 
légende,  l'antique  poésie  populaire,  les  créations  spon- 
tanées de  l'instinct,  les  demi-visions  des  âges  primitifs; 
elles  ne  sont  pas  des  sujets  de  conversation  amusante 

1.  Cf.  Miaoniàgas,  L'homme  aux  quarante  écus.  Dialogues 
entre  A,  D  et  C,  Uicliouuaire  j>hilosoptii(pie,  passim.  —  En  vers, 
Ia-s  systèmes,  La  loi  naturtllc,  Le  pour  et  le  contre,  Discours 
sur  l  homme,  etc. 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  95 

et  vive.  Un  mot  piquant  ne  peut  pas  en  être  l'expres- 
sion; il  n'en  est  que  la  parodie.  Mais  quel  attrait  pour 
des  Français,  pour  des  gens  du  monde,  et  quel  lecteur 
s'abstiendra  d'un  livre  oîi  tout  le  savoir  humain  est 
rassemblé  en  mots  piquants?  —  Car  c'est  bien  tout  le 
savoir  humain,  et  je  ne  vois  pas  quelle  idée  importante 
manquerait  à  un  homme  qui  aurait  pour  bréviaire  les 
Dialogues,  le  Dictionnaire  et  les  Romans.  Relisez-les 
cinq  ou  six  fois,  et  alors  seulement  vous  vous  rendrez 
compte  de  tout  ce  qu'ils  contiennent.  Non  seulement 
les  vues  sur  le  monde  et  sur  l'homme,  les  idées  géné- 
rales de  toute  espèce  y  abondent,  mais  encore  les  ren- 
seignements positifs  et  même  techniques  y  fourmillent, 
petits  faits  semés  par  milliers,  détails  multipliés  et 
précis  sur  l'astronomie,  la  physique,  la  géographie,  la 
physiologie,  la  statistique,  l'histoire  de  tous  les  peuples, 
expériences  innombrables  et  personnelles  d'un  homme 
qui  par  lui-même  a  lu  les  textes,  manié  les  instru- 
ments, visité  les  pays,  touché  les  industries,  pratiqué 
les  hommes,  et  qui,  par  la  netteté  de  sa  merveilleuse 
mémoire,  par  la  vivacité  de  son  imagination  toujours 
flambante,  revoit  ou  voit,  comme  avec  les  yeux  de  la 
tôle,  tout  ce  qu'il  dit  à  mesure  qu'il  le  dit.  Talent 
unique,  le  plus  rare  en  un  siècle  classique,  le  plus  pré- 
cieux de  tous,  puisqu'il  consiste  à  se  représenter  les 
êtres,  non  pas  à  travers  le  voile  grisâtre  des  phrases 
générales,  mais  en  eux-mêmes,  tels  qu'ils  sont  dans  la 
nature  et  dans  l'histoire,  avec  leur  couleur  et  leur 
forme  sensibles,  avec  leur  saillie  et  leur  relief  indi- 

i5r-  via.  u.  T.  II.  —  7 


9IS  L'ANCIEN   REGIME 

vidunls.  avec  leurs  accessoires  et  leurs  alentours  dans 
le  temps  et  dans  l'espace,  un  paysan  à  sa  charrue,  un 
quaker  dans  sa  congrégation,  un  baron  allemand  dans 
son  château,  des  Hollandais,  des  Anglais,  des  Espagnols, 
des  Italiens,  des  Français  chez  eux',  une  grande  dame, 
une  intrigante,  des  provinciaux,  des  soldats,  des  fdles-, 
et  le  reste  du  pêle-mêle  humain,  à  tous  les  degrés  de 
l'escalier  social,  chacun  en  raccourci  et  dans  la  lumière 
fuyante  d'un  éclair. 

Car  c'est  là  le  trait  le  plus  fi-appant  de  ce  stylo,  la 
rapidité  prodigieuse,  le  défilé  éblouissant  et  vertigineux 
de  choses  toujours  nouvelles,  idées,  images,  événe- 
ments, paysages,  récits,  dialogues,  petites  peintures 
abréviatives,  qui  se  suivent  en  courant  comme  dans  une 
lanterne  magique,  presque  aussitôt  retirées  que  pré- 
sentées par  le  magicien  impatient  qui  en  un  clin  d'œil 
fait  le  tour  du  monde,  et  qui,  enchevêtrant  coup  sur 
coup  l'histoire,  la  fable,  la  vérité,  la  fantaisie,  le  temps 
présent,  le  temps  passé,  encadre  son  œuvre  tantôt  dans 
une  parade  aussi  saugrenue  que  celles  de  la  foire, 
tantôt  dans  une  féerie  plus  magnifique  que  toutes  celles 
de  l'Opéra.  Amuser,  s'amuser,  «  faire  passer  son  âme 
«  par  tous  les  modes  imaginables  »,  comme  un  foyer 
ardent  où  l'on  jette  tour  à  tour  les  substances  les  plus 

,  1.  Traité  de  métaphysique,  cliap.  i,  1  (sur  les  paysans).  — 
Lettres  sur  les  Anglais,  passim.  —  Candide,  passim.  —  La  prin- 
cesse  de  Bahijlone,  cli.  vu,  viii,  ix,  x  et  xi. 

2.  Dictionnaire  philosopliique,  articles  Maladie  (Réponses  de 
la  princesse).  —  Candide  chez  Mme  de  l'arolignac,  Le  matelot 
dans  le  naufraf^e,  Récit  de  l'aquetfe.  —  L'Ingâ^nu,  premiers  clia- 
pitresv 


LV  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  97 

diverses  pour  lui  faire  rendre  toutes  les  flammes,  tous 
les  pétillements  et  tous  les  parfums,  voilà  son  premier 
instinct.  «  La  vie,  dit-il  encore,  est  un  enfant  qu'il  faut 
«  bercer  jusqu'à  ce  qu'il  s'endorme.  ))  Il  n'y  eut  jamais 
de  créature  mortelle  plus  excitée  et  plus  excitante, 
plus  impropre  au  silence  et  plus  hostile  à  l'ennui', 
mieux  douée  pour  la  conversation,  plus  visiblement 
destinée  à  devenir  la  reine  d'un  siècle  sociable  oij,  avec 
six  jolis  contes,  trente  bons  mots  et  un  peu  d'usage,  un 
homme  avait  son  passeport  mondain  et  la  certitude 
d'être  bien  accueilli  partout.  Il  n'y  eut  jamais  d'écrivain 
qui  ait  possédé  à  un  si  haut  degré  et  en  pareille  abon- 
dance tous  les  dons  du  causeur,  l'art  d'animer  et 
d'égayer  la  parole,  le  talent  de  plaire  aux  gens  du 
monde.  Du  meilleur  ton  quand  il  le  veut,  et  s'enfer- 
mant  sans  gêne  dans  les  plus  exactes  bienséances,  d'une 
politesse  achevée,  d'une  galanterie  exquise,  respectueux 
sans  bassesse,  caressant  sans  fadeur^  et  toujours  aisé, 
il  lui  suffit  d'être  en  public  pour  prendre  naturellement 
l'accent  mesuré,  les  façons  discrètes,  le  demi-sourire 


1.  Candide,  dernier  chapitre  :  «  Quand  on  ne  disputait  pas, 
«  l'ennui  était  si  excessif  que  la  vieille  osa  un  jour  lui  dire  :  «  Je 
«  voudrais  bien  savoir  lequel  est  le  pire,  ou  d'être  violée  cent  fois 
«  par  des  pirates  nègres,  d'avoir  une  fesse  coupée,  de  passer  par 
K  les  baguettes  chez  les  Bulgares,  d'être  fouetté  et  pendu  dans 
«  un  autodafé,  d'être  disséqué,  de  ramer  aux  galères,  d'éprouver 
a  enfin  toutes  les  misères  par  lesquelles  nous  avons  passé,  ou 
«  bien  de  rester  ici  à  ne  rien  faire?  —  C'est  une  grande  ques- 
«  tion,  dit  Candide.  » 

2.  Par  exemple,  la  préface  d'Alzire  adressée  à  Mme  du  Châte* 
let,  les  veîs  à  la  princesse  Uirique  : 

€  Souvent  un  peu  de  vérité,  etc.  » 


08  L'ANCIEN  RÉGIME 

engageant  de  l'homme  bien  élevé  qui,  introduisant  les 
lecteurs  dans  sa  pensée,  leur  fait  les  honneurs  du  logis. 
Ètcs-vous  familier  avec  lui,  et  du  petit  cercle  intime 
dans  lequel  il  s'épanche  en  toute  liberté,  portes  closes, 
le  rire  ne  vous  quittera  plus.  Brusquement,  d'une  main 
sûre  et  sans  avoir  l'air  d'y  toucher,  il  enlève  le  voile 
qui  couvre  un  abus,  un  préjugé,  une  sottise,  bref  quel- 
qu'une des  idoles  humaines.  Sous  cette  lumière  subite, 
la  vraie  figure,  difforme,  odieuse  ou  plate,  apparaît; 
nous  haussons  les  épaules.  C'est  le  rire  de  la  raison 
agile  et  victorieuse.  En  voici  un  autre,  celui  du  tempé- 
rament gai,  de  l'improvisateur  bouffon,  de  l'homme  qui 
reste  jeune,  enfant  et  même  gamin  jusqu'à  son  dernier 
jour,  et  «  fait  des  gambades  sur  son  tombeau  ».  11 
aime  les  caricatures,  il  charge  les  traits  des  visages,  il 
met  en  scène  des  grotesques*,  il  les  promène  en  tous 
sens  comme  des  marionnettes,  il  n'est  jamais  las  de  les 
reprendre  et  de  les  faire  danser  sous  de  nouveaux  cos- 
tumes; au  plus  fort  de  sa  philosophie,  de  sa  propagande 
et  de  sa  polémique,  il  installe  en  plein  vent  son  théâtre 
de  poche,  ses  fantoches,  un  bachelier,  un  moine,  un 
inquisiteur,  Maupertuis,  Pompignan,  Nonotte,  Fréron, 
le  roi  David,  et  tant  d'autres  qui  viennent  devant  nous 
pirouetter  et  gesticuler  en  habit  de  scaramouche  et 
d'arlequin.  —  Quand  le  talent  de  la  farce  s'ajoute  ainsi 
'au  besoin  de  la  vérité,  la  plaisanterie  devient  toute- 

1.  Le  bachelier  dans  le  dialogue  des  Mais  [Jenmj).  —  Canoni- 
sation de  saint  Cucufin.  —  Conseils  à  frère  Pediculoso.  —  Dia- 
tribe du  docteur  Akakia.  —  Conversation  de  l'empereur  de  Chine 
avec  frère  Higolo,  etc. 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  09 

puissante;  car  elle  donne  satisfaction  à  des  instincts 
universels  et  profonds  de  la  nature  humaine,  à  la  curio- 
sité maligne,  à  l'esprit  de  dénigrement,  à  l'aversiou 
pour  la  gène,  à  ce  fonds  de  mauvaise  humeur  que  lais- 
sent en  nous  la  convention,  l'étiquette  et  l'obligation 
sociale  de  porter  le  lourd  manteau  de  la  décence  et 
du  respect;  il  y  a  des  moments  dans  la  vie  où  le  plus 
sage  n'est  pas  fâché  de  le  rejeter  à  demi  et  même  tout 
à  fait.  —  A  chaque  page,  tantôt  avec  un  mouvement 
rude  de  naturaliste  hardi,  tantôt  avec  un  geste  preste 
de  singe  polisson.  Voltaire  écarte  la  draperie  sérieuse 
ou  solennelle,  et  nous  montre  l'homme,  pauvre  bimane, 
dans  quelles  attitudes'!  Swift  seul  a  risqué  de  pareils 
tableaux.  A  l'origine  ou  au  terme  de  tous  nos  senti- 
monts  exaltés,  quelles  crudités  physiologiques!  Quelle 
disproportion  entre  notre  raison  si  faible  et  nos  instincts 
si  forts!  Dans  quels  bas-fonds  de  garde-robe  la  politique 
et  la  religion  vont-elles  cacher  leur  linge  sale!  — De 
tout  cela  il  faut  rire  pour  ne  pas  pleurer,  et  encore, 
sous  ce  rire,  il  y  a  des  larmes;  il  finit  en  ricanement; 
il  recouvre  la  tristesse  profonde,  la  pitié  douloureuse. 
A  ce  degré  et  en  de  tels  sujets,  il  n'est  plus  qu'un  effet 
de  l'habitude  et  du  parti  pris,  une  manie  de  la  verve, 
un  état  fixe  de  la  machine  nerveuse  lancée  à  travers 
tout,  sans  frein  et  à  toute  vitesse.  —  Prenons-y  garde 
pourtant  :  la  gaieté  est  encore  un  ressort,  le  dernier  er, 

1.  Dictionnaire  philosophique,  article  Ignorance.  —  Les  oreil- 
les du  comte  de  Chesterfield.  —  L'homme  aux  quarante  icus 
cbap.  TU  et  xi 


100  L'ANCIEN   RÉGIME 

France  qui  maintienne  l'iiomme  debout,  le  meilleur 
pour  garder  à  l'âme  son  ton,  sa  résistance  et  sa  force, 
le  plus  intact  dans  un  siècle  où  les  hommes,  les  femmes 
elles-mêmes,  se  croyaient  tenus  de  mourir  en  personnes 
de  bonne  compagnie,  avec  un  sourire  et  sur  un  bon 
mot'. 

Quand  le  talent  de  l'écrivain  rencontre  ainsi  l'incli- 
nation du  public,  peu  importe  qu'il  dévie  et  glisse, 
puisque  c'est  sur  la  pente  universelle.  11  a  beau  s'égarer 
ou  se  salir;  il  n'en  convient  que  mieux  à  son  auditoire, 
et  ses  défauts  lui  servent  autant  que  ses  qualités.  — 
Après  une  première  génération  d'esprits  sains,  voici  la 
seconde,  où  l'équilibre  mental  n'est  plus  exact.  Diderot, 
dit  Voltaire,  est  «  un  four  trop  chaud  qui  brûle  tout  ce 
qu'il  cuit  »  ;  ou  plutôt,  c'est  un  volcan  en  éruption  qui, 
pendant  quarante  ans,  dégorge  les  idées  de  tout  ordre 
et  de  toute  espèce,  bouillonnantes  et  mêlées,  inélaux 
précieux,  scories  grossières,  boues  fétides;  le  torrent 
continu  se  déverse  à  l'aventure,  selon  les  accidents  du 
terrain,  mais  toujours  avec  l'éclat  rouge  et  les  fumées 
acres  d'une  lave  ardente.  11  ne  possède  pas  ses  idées, 
mais  ses  idées  le  possèdent;  il  les  subit;  pour  en  ré- 
primer la  fougue  et  les  ravages,  il  n'a  pas  ce  fond  solide 
de  bon  sens  pratique,  cette  digue  intérieure  de  pru 
dence  sociale  qui,  chez  Montesquieu  et  même  chez  Vol- 
taire, barre  la  voie  aux  débordements.  Tout  déborde 
chez  lui,  hors  du  cratère  trop  pliùn,  sans  choix,  par  1? 

1-  Bachaumont,  III,  lOi.  (Mort  du  comte  de  Maugiron.) 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTI'.INE  101 

Drcniière  fissure  ou  crevasse  qui  se  rencontre,  selon  les 
hasards  d'une  leclure,  d'une  lettre,  d'une  conversation, 
d'une  improvisation,  non  pas  en  petits  jets  multipliés 
comme  chez  Voltaire,  mais  en  larges  coulées  qui  rou- 
lent aveuglément  sur  le  versant  le  plus  escarpé  du 
siècle.  Non  seulement  il  descend  ainsi  jusqu'au  fond  de 
la  doctrine  antireligieuse  et  antisociale,  avec  toute  la 
raideur  de  la  logique  et  du  paradoxe,  plus  impétueuse- 
ment et  plus  bruyamment  que  d'Holbach  lui-même; 
mais  encore  il  tombe  et  s'étale  dans  le  bourbier  du 
siècle  qui  est  la  gravelure,  et  dans  la  grande  ornière  du 
siècle  qui  est  la  déclamation.  Dans  ses  grands  romans, 
il.  développe  longuement  l'équivoque  sale  ou  la  scène 
lubrique.  La  crudité  chez  lui  n'est  point  atténuée  par  la 
malice  ou  recouverte  par  l'élégance.  Il  n'est  ni  un,  ni 
piquant;  il  ne  sait  point,  comme  Crébillon  fils,  peindre 
de  jolis  polissons.  C'est  un  nouveau  venu,  un  parvenu 
dans  le  vrai  monde;  vous  voyez  en  lui  un  plébéien, 
puissant  penseur,  infatigable  ouvrier  et  grand  artiste, 
que  le.s  mœurs  du  temps  ont  introduit  dans  un  souper 
de  viveurs  à  la  mode.  Il  y  prend  le  dé  de  la  conver- 
sation, conduit  l'orgie,  et  par  contagion,  par  gageure, 
dit  à  lui  seul  plus  d'ordures  et  plus  de  «  gueulées  ))  que 
tous  les  convives'.  —  Pareillement,  dans  ses  drames, 

1.  «  Les  romans  de  Crébillon  fils  étaiciil  à  la  mode.  Mon  père 
«  causait  avec  Mme  de  Puisicux  sur  la  facilité  de  composer  les 
«  ouvrap;cs  libres;  il  prétendait  qu'il  ne  s'açissait  que  de  trouver 
c  une  idée  plaisante,  cheville  de  tout  le  reste,  où  le  libertinage 
a  do  l'esprit  remplacerait  le  g:oùt.  Elle  le  défia  d'en  produire  un 
€  de  ce  genre.  Au  bout  de  quinze  jours,  il  lui  apporta  Les  bijoux 
t  indiscrets  et  cinquante  louis.  »   [Mémoires  sur  Diderot  par  sa 


102  L'ANCIEN   RÉGIME 

dans  ses  Essais  sur  Claude  et  Néron,  dans  son  Commen- 
taire sur  Sénèque,  dans  ses  additions  à  l'Histoire  philo- 
sophique de  Raynal,  il  force  le  ton.  Ce  ton,  qui  règne 
alors  en  vertu  de  l'esprit  classique  et  de  la  mode  nou- 
velle, est  celui  de  la  rhétorique  sentimentale.  Diderot  le 
pousse  à  bout  jusque  dans  l'emphase  larmoyante  ou 
furibonde,  par  des  exclamations,  des  apostrophes,  des 
attendrissements,  des  violences,  des  indignations,  dos 
enthousiasmes,  des  tirades  à  grand  orchestre,  où  I;i 
fougue  de  sa  cervelle  trouve  une  issue  et  un  emploi.  — 
En  revanche,  parmi  tant  d'écrivains  supérieurs,  il  est 
le  seul  qui  soit  un  véritable  artiste,  un  créateur  d'âmes, 
un  esprit  en  qui  les  objets,  les  événements  et  les  per- 
sonnages naissent  et  s'organisent  d'eux-mêmes,  par 
leurs  seules  forces,  en  vertu  de  leurs  affinités  natu- 
relles, involontairement,  sans  intervention  étrangère,  de 
façon  à  vivre  pour  eux-mêmes  et  par  eux-mêmes,  à 
l'abri  des  calculs  et  en  dehors  des  combinaisons  de 
l'auteur.  L'homme  qui  a  écrit  les  Salons,  les  Petits 
Romaiis,  les  Entretiens,  le  Paradoxe  du  Comédien, 
surtout  le  Rêve  de  dAlembert  et  le  Neveu  de  Rameau, 
est  d'espèce  unique  en  son  temps.  Si  alertes  et  si  bril- 
lants que  soient  les  personnages  de  Voltaire,  ce  sont 
toujours  des  mannequins;  leur  mouvement  est  em- 
prunté; on  entrevoit  toujours  derrière  eux  l'auteur  qui 
tire  la  ficelle.  Chez  Diderot,  ce  fil  est  coupé;  il  ne  parle 
point  par  la  bouche  de  ses  personnages,  ils  ne  sont  pas 

fille.)  —  La  Religieuse  a  uiie  origine  semblable;  il  s'agissait  de 
mystifier  M.  de  Croismare. 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  103 

pour  lui  des  porte-voix  ou  des  pantins  comiques,  mais 
des  êtres  indépendants  et  détaches,  à  qui  leur  action 
appartient,  dont  l'accent  est  personnel,  ayant  en  propre 
leur  tempérament,  leurs  passions,  leurs  idées,  leur 
philosophie,  leur  style  et  leur  âme  parfois,  comme  le 
Neveu  de  Rameau,  une  âme  si  originale,  si  complexe, 
w  complète,  si  vivante  et  si  difforme,  qu'elle  devient 
dans  l'histoire  naturelle  de  l'homme  un  monstre  incom- 
parable et  un  document  immortel.  Il  a  dit  tout  sur  la 
nature',  sur  l'art,  la  morale  et  la  vie^,  en  deux  opus- 
cules dont  vingt  lectures  successives  n'usent  pas  l'attrait 
et  n'épuisent  pas  le  sens  :  trouvez  ailleurs,  si  vous 
pouvez,  un  pareil  tour  de  force  et  un  plus  grand  chef- 
d'œuvre;  «  rien  de  plus  fou  et  de  plus  profond^  ».  — 
Voilà  l'avantage  de  ces  génies  qui  n'ont  pas  l'empire 
d'eux-mêmes  :  le  discernement  leur  manque,  mais  ils 
ont  l'inspiration;  parmi  vingt  œuvres  fangeuses,  in- 
formes ou  malsaines,  ils  en  font  une  qui  est  une  création, 
bien  mieux  une  créature,  un  être  animé,  viable  par  lui- 
môme,  auprès  duquel  les  autres,  fabriqués  par  les 
simples  gens  d'esprit,  ne  sont  que  des  mannequins  bien 
habillés.  —  C'est  pour  cela  que  Diderot  est  un  si  grand 
conteur,  un  maître  du  dialogue,  en  ceci  l'égal  de  Vol- 
taire, et,  par  un  talent  tout  opposé,  croyant  tout  ce 
qu'il  dit  au  moment  où  il  le  dit,  s'oubliant  lui-même, 
emporté  par  son  propre  récit,  écoutant  des  voix  inlé- 

1.  Le  Rêve  de  d'Alembert. 

2.  Le  Neveu  de  Rameau. 

5.  Paroles  de  Diderot  lui-même,  à  propos  du  Piêve  de  d'Alem* 
beit. 


104  L'ANCIEN  REGIME 

lieures,  surpris  par  des  répliques  qui  lui  vienneut  à 
rimproviste,  conduit  coiuinc  sur  un  fleuve  inconnu  par 
le  cours  de  l'aclion,  par  les  sinuosités  de  l'entretien  qui 
se  développe  en  lui  à  son  insu,  soulevé  par  l'afflux  des 
idées  et  par  le  sursaut  du  moment  jusqu'aux  images  les 
plus  inattendues,  les  plus  burlesques  ou  les  plus  ma- 
gnifiques, tantôt  lyrique  jusqu'à  fournir  une  strophe 
presque  entière  à  Musset',  tantôt  bouffon  et  saugrenu 
avec  des  éclats  qu'on  n'avait  point  vus  depuis  Rabelais, 
toujours  de  bonne  foi,  toujours  à  la  merci  de  son  sujet, 
de  son  invention  et  de  son  émotion,  le  plus  naturel  des 
écrivains  dans  cet  âge  de  littérature  artificielle,  pareil  à 
un  arbre  étranger  qui,  transplanté  dans  un  parterre  de 
l'époque,  se  boursoufle  et  pourrit  par  une  moitié  de  sa 
lige,  mais  dont  cinq  ou  six  branches,  élancées  en  pleine 
lumière,  surpassent  tous  les  taillis  du  voisinage  par  la* 
fraîcheur  de  leur  sève  et  par  la  vigueur  de  leur  jet. 

lîousscau  aussi  est  un  artisan,  un  honniie  du  peuple 
mal  adapté  au  monde  élégant  et  délicat,  hors  de  chez 
lui  dans  un  salon,  de  plus  mal  né,  mal  élevé,  sali  par 
sa  vilaine  et  précoce  expérience,  d'une  sensualité 
échauffée  et  déplaisante,  malade  d'âme  et  de  corps, 
tourmenté  par  des  facultés  supérieures  et  discordantes, 
dépourvu  de  tact,  et  portant  les  souillures  de  son  ima- 
gination, de  son  tempérament  et  de  son  passé  jusque 
dnis  sa  morale  la  plus  austère  et  dans  ses  idylles-  les 

1.  L'une  clos  plus  belles  slrtijilics  de  Souvent?-  est  pi'CS(|i!e 
triiiscrilo  (iiiYo!oiil;iireiiieiit,  je  suppose)  du  dialogue  sur  Otaïli. 

2.  Nouvelle  Uéloïse,  passiin,  et  iiolammcnt  la  leltre  eiU'aordi- 


LA  l'ROPAGATION  DE  I.A  IMICTRINE  105 

l)!us  pures;  sans  verve  d'ailleurs,  et  en  cela  le  con- 
traire parfait  de  Diderot,  avouant  lui-même  «  que  ses 
«  idées  s'arrangent  dans  sa  lèle  avec  la  plus  incroyable, 
((  difficulté,  que  telle  de  ses  périodes  a  été  tournée  et 
retournée  cinq  ou  six  nuits  dans  sa  tête  avant  qu'elle 
fût  en  état  d'être  mise  sur  le  papier,  qu'une  lettre 
«  sur  les  moindres  sujets  lui  coûte  des  heures  de 
((  fatigue  )),  qu'il  ne  peut  attraper  le  ton  agréable  et 
léger,  ni  réussir  ailleurs  que  «  dans  les  ouvrages  qui 
«  demandent  du  travail'  ».  — Par  contre,  dans  ce  foyer 
brûlant,  sous  les  prises  de  cette  méditation  prolongée 
et  intense,  le  style,  incessamment  forgé  et  reforgé, 
prend  une  densité  et  une  trempe  qu'il  n'a  pas  ailleurs. 
On  n'a  point  vu  depuis  La  Biuyère  une  phrase  si  pleine, 
si  mâle,  où  la  colère,  l'admiration,  l'indignation,  la 
passion,  réfléchies  et  concentrées,  fassent  saillie  avec 
une  précision  plus  rigoureuse  et  un  relief  plus  fort.  Il 
est  presque  l'égal  de  La  Bruyère  pour  la  conduite  des 
effets  ménagés,  pour  l'artifice  calculé  des   dcveloppe- 

iiaire  de  Julie,  Deuxième  Partie,  11°  15.  —  Emile,  discours  du 
précepteur  à  Emile  et  à  Sophie,  le  lendemain  de  leur  mariage.  — 
Lettre  de  la  comtesse  de  Boufflers  à  Gustave  III,  publiée  par 
Geffroy  [Gustave  III  et  la  cour  de  France).  «  Je  charge,  quoique 
«  avec  répugnance,  le  baron  de  Cederhielm  de  vous  porter  un 
«  livre  qui  vient  de  paraître  :  ce  sont  les  infâmes  mémoires  de 
«  Piousscau,  intitulés  Confessions.  Il  me  paraît  que  ce  peut  être 
«  celles  d'un  valet  de  basse-cour,  et  même  au-dessous  de  cet 
«  état,  maussade  en  tout  point,  lunatique  et  vicieux  de  la  ma- 
«  uière  la  plus  dégoûtante.  Je  ne  reviens  pas  du  culte  que  je  lui 
«  ai  rendu  (car  c'en  était  un)  ;  je  ne  me  consolerai  pas  qu'il  en 
«  ait  coûté  la  vie  à  l'illustre  David  Hume  qui,  pour  me  complaire, 
«  se  chargea  de  conduire  en  Angleterre  cet  animal  immonde.  » 
1.  Confissions,  {larlie  I,  li\rc  111. 


106  I.  ANCIEN  RÉGIME 

incnts,  pour  la  brièveté  des  résumés  poignants,  pour  la 
raideur  assommante  des  ripostes  inattendues,  pour  la 
multitude  des  réussites  littéraires,  pour  l'exécution  de 
tous  ces  morceaux  de  bravoure,  portraits,  descriptions, 
parallèles,  invectives,  où,  comme  dans  un  crescendo 
musical,  la  même  idée,  diversifiée  par  une  série 
d'expressions  toujours  plus  vives,  atteint  ou  dépasse 
dans  la  note  finale  tout  ce  qu'elle  comporte  d'énergie  et 
d'éclat.  Enfin,  ce  qui  manque  à  La  Bruyère,  ses  mor- 
ceaux s'enchaînent;  il  écrit,  non  seulement  des  pages, 
mais  encore  des  livres;  il  n'y  a  pas  de  logicien  plus 
serré.  Sa  démonstration  se  noue,  maille  à  maille,  pen- 
dant un,  deux,  trois  volumes,  comme  un  énorme  filet 
sans  issue,  oîi,  bon  gré,  malgré,  on  reste  pris.  C'est  un 
systématique  qui,  replié  sur  lui-même  et  les  yeux  obsti- 
nément fixés  sur  son  rêve  ou  sur  son  principe,  s'y 
enfonce  chaque  jour  davantage,  en  dévide  une  à  une  les 
conséquences,  et  tient  toujours  sous  sa  main  le  réseau 
enlier.  N'y  touchez  pas.  Comme  une  araignée  effarouchée 
et  solitaire,  il  a  tout  ourdi  de  sa  propre  substance,  avec 
les  plus  chères  convictions  de  son  esprit,  avec  les  plus 
intimes  émotions  de  son  cœur.  Au  moindre  choc,' 
frémit,  et,  dans  la  défense,  il  est  terrible',  hors  de  lui', 
venimeux  même,  par  exaspération  contenue,  par  sensi- 
bilité blessée,  acharné  sur  l'adversaire  qu'il  étouffe  dans 


1.  Lrltre  à  M.  de  Benumont. 

2.  Emile,  letlre  IV,  19Ô.  «  FI  f;iiit  bien  que  les  gens  du  monde 
se  (iéguisenl;  s'ils  se  inoulraieiit  tels  qu'ils  sont,  ils  feraient  hor- 
reur, etc.  f 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  107 

les  fils  tenaces  et  multipliés  de  sa  toile,  mais  plus  re- 
doutable encore  à  lui-même  qu'à  ses  ennemis,  bientôt 
enlacé  dans  son  propre  rets*,  persuadé  que  la  France  et 
l'univers  sont  conjurés  contre  lui,  déduisant  avec  une 
subtilité  prodigieuse  toutes  les  preuves  de  cette  conspi- 
ration chimérique,  à  la  fin  désespéré  par  son  roman 
trop  plausible,  et  s'étranglant  dans  le  lacs  admirable 
qu'à  force  de  logique  et  d'imagination  il  s'est  construit. 
Avec  de  telles  armes  on  court  risque  de  se  tuer,  mais 
on  est  bien  puissant.  Rousseau  l'a  été,  autant  que  Vol- 
taire, et  l'on  peut  dire  que  la  seconde  moitié  du  siècle 
lui  appartient.  Étranger,  protestant,  original  de  tempé- 
rament, d'éducation,  de  cœur,  d'esprit  et  de  mœurs,  à 
la  fois  philanthrope  et  misanthrope,  habitant  d'un  monde 
idéal  qu'il  a  bâti  à  l'inverse  du  monde  réel,  il  se  trouve 
à  un  point  de  vue  nouveau.  Nul  n'est  si  sensible  aux 
vices  et  aux  maux  de  la  société  présente.  Nul  n'est  si 
louché  du  bonheur  et  des  vertus  de  la  société  future. 
C'est  pourquoi  il  a  deux  prises  sur  l'esprit  public,  l'une 
par  la  satire,  l'autre  par  l'idylle.  —  Sans  doute  aujour- 
d'hui ces  deux  prises  sont  moindres  ;  la  substance 
qu'elles  saisissaient  s'est  dérobée  ;  nous  ne  sommes  plus 
les  auditeurs  auxquels  il  s'adressait.  Les  célèbres  dis- 
cours sur  l'influence  des  lettres  et  sur  l'origine  de  l'iné- 
galité nous  semblent  des  amplifications  de  collège;  il 
nous  faut  un  efl'ort  de  volonté  pour  lire  la  Nouvelle 

1.  Voyez  notamment  son  li\Te  intitulé  Rousseau  juge  de  Jean- 
Jacques,  son  affaire  avec  Hume,  et  les  derniers  livres  des  Con- 
fessions. 


i08  L'ANCIEN   P.ÉGniE 

Iléloise.  L'auteur  nous  rebute  par  la  continuité  de  son 
aigreur  ou  par  l'exagération  de  son  enthousiasme.  11  est 
toujours  dans  les  extrêmes,  tantôt  maussade  elle  sourcil 
froncé,  tantôt  la  larme  à  l'œil  et  levant  de  grands  bras 
au  ciel.  L'hyperbole,  la  prosopopée  et  les  autres  ma- 
chines littéraires  jouent  chez  lui  trop  souvent  et  de 
parti  pris.  Nous  sommes  tentés  de  voir  en  lui  tantôt  un 
sophiste  qui  s'ingénie,  tnnlôt  un  rliéteur  qui  s'évertue, 
tantôt  un  prédicateur  qui  s'écliauiïe,  c'est-à-dire,  dans 
tous  les  cas,  un  acteur  qui  soutient  une  thèse,  prend 
des  attitudes  et  cherche  des  elîets.  Enfin,  sauf  dans  les 
Confessions,  son  style  nous  fatigue  vite;  il  est  ti-op 
étudié,  incessamment  tendu.  L'auteur  est  toujours 
auteur,  et  communique  son  défaut  à  ses  personnages; 
sa  Julie  plaide  et  disserte  pendant  vingt  pages  de  suite 
sur  le  duel,  sur  l'amour,  sur  le  devoir,  avec  une  logique, 
un  talent  et  des  phrases  qui  feraient  honneur  à  un  aca- 
démicien moraliste.  Partout  des  lieux  connnuns,  des 
thèmes  généraux,  des  enfilades  de  sentences  et  de  rai- 
sonnements abstraits,  c'est-à-dire  des  vérités  plus  ou 
moins  vides  et  des  paradoxes  plus  ou  moins  creux.  Le 
moindre  fait  circonstancié,  des  anecdotes,  des  traits  de 
mœurs,  feraient  bien  mieux  notre  afiiure;  c'est  qu'au- 
jourd'hui nous  préférons  l'éloquence  précise  des  choses 
à  l'éloquence  lâche  des  mots.  Au  dix-huitième  siècle, 
il  en  était  autrement,  et,  pour  tout  écrivain,  ce  style 
oi'atoire  était  justement  le  costume  de  cérémonie. 
l'habit  habillé  qu'il  fallait  endosser  pour  ê'.re  admis 
dans   la   compagnie   des  honnêtes  gens.  Ce   qui  nous 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTr.I>'E  100 

semble  de  l'apprôt  n'était  alors  que  de  la  tenue  ;  en  un 
siècle  classique,  la  période  parfaite  et  le  développement 
soutenu  sont  des  convenances  et  par  suite  des  obliga- 
tions. —  Notez  d'ailleurs  que  cette  draperie  littéraire 
qui  nous  cache  aujourd'hui  la  vérité  ne  la  cachait  pas 
aux  contemporains;  ils  voyaient  sous  elle  le  trait  exact, 
le  détail  sensible  que  nous  ne  voyons  plus.  Tous  les 
abus,  tous  les  vices,  tous  les  excès  de  raffinement  et  de 
culture,  toute  cette  maladie  sociale  et  morale,  que 
Rousseau  flagellait  en  phrases  d'auteur,  étaient  là  sous 
leurs  yeux,  dans  leurs  cœurs,  visible  et  manifestée  par 
des  milliers  d'exemples  quotidiens  et  domestiques.  Pour 
appliquer  la  satire,  ils  n'avaient  qu'à  regarder  ou  à  se 
souvenir.  Leur  expérience  complétait  le  livre,  et,  par  la 
collaboration  de  ses  lecteurs,  l'auteur  avait  la  puissance 
qui  lui  manque  aujourd'hui.  Mettons-nous  à  leur  place, 
et  nous  retrouverons  leurs  impressions.  Ses  boutades, 
ses  sarcasmes,  les  duretés  de  toute  espèce  qu'il  adresse 
aux  grands,  aux  gens  à  la  mode  et  aux  femmes,  son  ton 
raide  et  tranchant  font  scandale,  mais  ne  déplaisent  pas. 
Au  contraire,  après  tant  de  compliments,  de  fadeurs  et 
de  petits  vers,  tout  cela  l'éveille  le  palais  blasé  ;  c'est  la 
sensation  d'un  vin  fort  et  rude,  après  un  long  régime 
d'orgeat  et  de  cédrats  confits.  Aussi  son  premier  dis- 
cours contre  les  arts  et  les  lettres  «  prend  tout  de  suite 
«  par-dessus  les  nues  ».  Mais  son  idylle  touche  les 
cœurs  encore  plus  fortement  que  ses  satires.  Si  les 
hommes  écoutent  le  moraliste  qui  gronde,  ils  se  préci- 
pitent sur   les   pas   du  magicien  qui  les  charme;  les 


110  L'ANCIEN   RÉCniE 

femmes  surtout,  les  jeunes  gens  sont  à  celui  qui  leur 
fait  voir  la  terre  promise.  Tous  les  mécontentements 
accumulés,  la  fatigue  du  présent,  l'ennui,  le  dégoût 
vague,  une  multitude  de  désirs  enfouis  jaillissent, 
pareils  à  des  eaux  souterraines  sous  le  coup  de  sonde 
qui  pour  la  première  fois  les  appelle  au  jour.  Ce  coup 
de  sonde,  Rousseau  l'a  donné  juste  et  à  fond,  par  ren- 
contre et  par  génie.  Dans  une  société  tout  artificielle, 
où  les  gens  sont  des  pantins  de  salon  et  oîi  la  vie  con- 
siste à  parader  avec  grâce  d'après  un  modèle  convenu, 
il  prêche  le  retour  à  la  nature,  l'indépendance,  le 
sérieux,  la  passion,  les  effusions,  la  vie  mâle,  active, 
ardente,  heureuse  et  libre  en  plein  soleil  et  au  grand 
air.  Quel  débouché  pour  les  facultés  comprimées,  pour 
la  riche  et  large  source  qui  coule  toujours  au  fond  de 
l'homme  et  à  qui  ce  joli  monde  ne  laisse  pas  d'issue! 
—  Une  femme  de  la  cour  a  vu  près  d'elle  l'amour  tel 
qu'on  le  pratique  alors,  simple  goût,  parfois  simple 
passe-temps,  pure  galanterie,  dont  la  politesse  exquise 
recouvre  mal  la  faiblesse,  la  froideur  et  parfois  la 
méchanceté,  bref  des  aventures,  des  amusements  et  des 
personnages  comme  en  décrit  Crébillon  fils.  Un  soir,  au 
moment  de  partir  pour  le  bal  de  l'Opéra,  elle  trouve 
sur  la  toilette  la  Nouvelle  Héloïse';']e  ne  m'étonne  point 

'  i.  Confessions,  partie  II,  li\TC  XI.  a  Les  femmes  s'enivrèrent 
a  du  livre  et  de  l'auteur,  au  point  qu'il  y  en  avait  peu,  môme 
«  dans  les  hauts  rangs,  dont  je  n'eusse  fait  la  conquête,  si  je 
«  l'eusse  entreprise.  J'ai  de  cela  dos  preuves  que  je  ne  veux 
«  pas  écrire  et  qui,  sans  avoir  eu  besoin  de  l'expérience,  auto- 
«  risent  mon  opinion.  »  Cf.  G.  Sand-  Histoire  de  ma  vie,  I,  73. 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  111 

si  elle  fait  attendre  d'heure  en  heure  ses  chevaux  et  ses 
gens,  si,  à  quatre  heures  du  matin,  elle  ordonne  de 
dételer,  si  elle  passe  le  reste  de  la  nuit  à  lire,  si  elle  est 
élouiïée  par  ses  larmes;  pour  la  première  fois,  elle 
vient  de  voir  un  homme  qui  aime.  —  Pareillement,  si 
vous  voulez  comprendre  le  succès  de  VÉmile,  rappelez- 
vous  les  enfants  que  nous  avons  décrits,  de  petits  Mes- 
sieurs brodés,  dorés,  pomponnés,  poudrés  à  blanc, 
garnis  d'une  épée  à  nœud,  le  chapeau  sous  le  bras,  fai- 
sant la  révérence,  offrant  la  main,  étudiant  devant  la 
glace  les  altitudes  charmantes,  répétant  des  'compli- 
ments appris,  jolis  mannequins  en  qui  tout  est  l'a.'uvre 
du  tailleur,  du  coiffeur,  du  précepteur  et  du  maître  à 
danser;  à  côté  d'eux,  de  petites  Madames  de  six  ans, 
encore  plus  factices,  serrées  dans  un  corps  de  baleine, 
enharnachées  d'un  lourd  panier  rempli  de  crin  et  cerclé 
de  fer,  affublées  d'une  coiffure  haute  de  deux  pieds, 
véritables  poupées  auxquelles  on  met  du  rouge  et  dont 
chaque  matin  la  mère  s'amuse  un  quart  d'heure  pour 
les  laisser  toute  la  journée  aux  femmes  de  chambre'. 
Cette  mère  vient  de  lire  VÉmile;  rien  d'étonnant  si  tout 
de  suite  elle  déshabille  la  pauvrette,  et  fait  le  projet  de 
nourrir  elle-même  son  prochain  enfant.  —  C'est  par  ces 
contrastes  que  Rousseau  s'est  trouvé  si  fort.  Il  faisait 
voir  l'aurore  a  des  gens  qui  ne  s'étaient  jamais  levés 
qu'à  midi,  le  paysage  à  des  yeux  qui  ne  s'étaient  encore 

i.  Estampe  de  Moreau,  Les  petits  parrains.  — Berquin,  passtni, 
enU'e  autres  L'épce.  —  Remarquez  les  phrases  toutes  faites,  le 
style  d'auteur  habituel  aux  enl'aiits,  dans  Berquin  et  Mme  de 
Geiilis. 


AKc.  RtG.  a. 


T.  II. 


112  L'ANCIEN  REGIME 

arrêtés  que  sur  des  salons  et  des  palais,  le  jardin 
naturel  à  des  hommes  qui  ne  s'étaient  jamais  promenés 
qu'entre  des  charmilles  tondues  et  des  plates-bandes 
rectilignes,  la  campagne,  la  solitude,  la  famille,  le 
peuple,  les  plaisirs  afiectueux  et  simples  à  des  citadins 
lassés  par  la  sécheresse  du  monde,  par  l'excès  et  les 
complications  du  luxe,  par  la  comédie  uniforme  que, 
sous  cent  bougies,  ils  jouaient  tous  les  soirs  chez  eux 
ou  chez  autrui*.  Des  auditeurs  ainsi  disposés  ne  distin- 
guent pas  nettement  entre  l'emphase  et  la  sincérité, 
entre  la  sensibilité  et  la  sensiblerie.  Ils  suivent  leur 
auteur,  comme  un  révélateur,  comme  un  prophète, 
jusqu'au  bout  de  son  monde  idéal,  encore  plus  pour  ses 
exagérations  que  pour  ses  découvertes,  aussi  loin  sur  la 
route  de  l'erreur  que  dans  la  voie  de  la  vérité. 

Ce  sont  là  les  grandes  puissances  littéraires  du  siècle. 
Avec  des  réussites  moindres,  et  par  des  combinaisons 
de  toute  sorte,  les  éléments  qui  ont  formé  les  talents 
principaux  forment  aussi  les  talents  secondaires  :  au- 
dessous  de  Rousseau,  les  écrivains  éloquents  et  sensibles, 
Bernardin  de  Saint-Pierre,  Raynal,  Thomas,  Marmontel, 
Mably,  Florian,  Dupaty,  Mercier,  Mme  de  Staël;  au-deè- 
sous  de  Voltaire,  les  gens  d'esprit  vif  et  piquant,  Duclos, 
Piron,  Galiani,  le  président  de  Brosses,  Rivarol,  Cliam- 
forl,  et,  à  parler  exactement,  tout  le  monde.  Chaque 
fois  qu'une  veine  de  talent,  si  mince  qu'elle  soit,  jaillit 

1.  Description  du  soleil  levant  dans  Émtlr,  de  l'Elysée  (uii  jar- 
din naturel)  dans  la  Nouvrllr  Hcloïsr.  —  Voyez  surtout  dans 
Emile,  lui  du  livre  IV,  les  iilaisirs  de  Ilousscau  s'il  était  riche. 


LA  PROPAGATION  DE  U  DOCTRliNE  113 

de  terre,  c'est  pour  propager,  porter  plus  avant  la  doc- 
trine nouvelle;  on  trouverait  à  peine  deux  ou  trois  petits 
ruisseaux  qui  coulent  en  sens  contraire,  le  journal  de 
Fréron,  une  comédie  de  Palissot,  une  satire  de  Gilbert. 
La  philosophie  s'insinue  et  déborde  par  tous  les  canaux 
publics  et  secrets,  par  les  manuels  d'impiété,  les  Théo- 
logies portatives  et  les  romans  lascifs  qu'on  colporte 
sous  le  manteau,  par  les  petits  vers  malins,  les  épi- 
grammes  et  les  chansons  qui  chaque  matin  sont  la  nou- 
velle du  jour,  par  les  parades  de  la  foire'  et  les  ha- 
rangues d'académie,  par  la  tragédie  et  par  l'opéra, 
depuis  le  commencement  jusqu'à  la  fin  du  siècle,  depuis 
VOEdipe  de  Voltaire  jusqu'au  Tarare  de  Beaumarchais. 
U  semble  qu'il  n'y  ait  plus  qu'elle  au  monde;  du  moins 
elle  est  partout  et  elle  inonde  tous  les  genres  littéraires; 
on  ne  s'inquiète  pas  si  elle  les  déforme,  il  suffit  qu'ils 
lui  servent  de  conduits.  En  17G5,  dans  la  tragédie  de 
Manco-Capac'^ ,  «  le  principal  rôle,  écrit  un  conîem- 
«  porain,  est  celui  d'un  sauvage  qui  débite  en  vers  tout 
«  ce  que  nous  avons  lu  épars  dans  Y  Emile  et  le  Con~ 
«  Irat  social  sur  les  rois,  sur  la  liberté,  sur  les  droits 
«  de  l'homme,  sur  l'inégalité  des  conditions  ».  Ce  ver- 
tueux sauvage  sauve  le  fils  du  roi  sur  lequel  un  grand- 
prêtre  levait  le  poignard,  puis,  désignant  tour  à  tour  le 
grand-prêtre  et  lui-même,  il  s'écrie  :  «  Voilà  l'homme 

1 .  Voyez  déjà  dans  Marivaux  (La  double  inconstance]  la  satire 
de  la  cour,  des  courtisans  et  du  grand  monde  gâté,  opposé  aux 
petites  gens  qui  ont  conservé  la  bonté  primitive,  villageois  et  vil- 
lageoises. 

2.  Bachaumont,  I,  254. 


Ul  L'ANCIEN   RÉGIME 

civil;  voici  l'homme  sauvage.  »  Sur  ce  vers,  applau- 
dissements, grand  succès,  tellement  que  la  pièce  est 
dLMiiandée  à  Versailles  et  jouée  devant  la  cour. 

11  reste  à  dire  la  même  chose  avec  adresse,  éclat, 
gaieté,  verve  et  scandale  :  ce  sera  le  Mariage  de  Figaro. 
Jamais  la  pensée  du  siècle  ne  s'est  montrée  sous  un 
déguisement  qui  la  rendit  plus  visihle,  ni  sous  une 
parure  qui  la  rendît  plus  attrayante.  Le  titre  est  la 
Folle  journée,  et  en  effet  c'est  une  soirée  de  folie,  un 
après-souper  comme  il  y  en  avait  alors  dans  le  beau 
monde,  une  mascarade  de  Français  en  habits  d'Espa- 
gnols, avec  un  défilé  de  costumes,  des  décors  ciian- 
geanls,  des  couplets,  un  ballet,  un  village  qui  danse  et 
qui  chante,  une  bigarrure  de  personnages,  gentils- 
hommes, domestiques,  duègnes,  juges,  greffiers,  avo- 
cats, mailres  de  musique,  jardiniers,  pâtoureaux,  brei 
un  spectacle  pour  les  oreilles,  pour  les  yeux,  pour 
tous  les  sens,  le  contraire  de  la  comédie  régnante,  où 
trois  personnages  de  carton,  assis  sur  des  fauteuils 
classiques,  échangent  des  raisonnements  didactiques 
dans  un  salon  abstrait.  Bien  mieux,  c'est  un  imbroglio 
où  l'action  surabonde,  parmi  des  intrigues  qui  se  croi- 
sent, se  cassent  et  se  renouent,  à  travers  un  pêle-mêle 
de  travestissements,  de  reconnaissances,  de  surprises, 
de  méprises,  de  sauts  par  la  fenêtre,  de  prises  de  bec 
e't  de  soufflets,  tout  cela  dans  un  style  élincelant  où 
chaque  phrase  scintille  par  toutes  ses  facettes,  où  les 
rêpli(|ues  semblent  taillées  par  une  main  de  lapidaire, 
où  les  yeux  s'uublieruiout  ù  contempler  les  brillants 


LA  rnOPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  115 

muUiplics  du  langage,  si  l'esprit  n'était  entraîné  par  la 
npidilé  du  dialogue  et  par  la  pélulance  de  l'action. 
M  lis  voici  un  bien  autre  attrait,  le  plus  pénétrant  de 
ous  pour  un  monde  qui  raffole  de  Parny;  selon  le 
comte  d'Artois  dont  je  n'ose  citer  le  mot,  c'est  l'appel 
dux  sens,  l'éveil  des  sens  qui  fait  toute  la  verdeur  et 
toute  la  saveur  de  la  pièce.  Le  fruit  mûrissant,  savou- 
reux, suspendu  à  la  branche,  n'y  tombe  pas,  mais 
semble  toujours  sur  le  point  de  tomber;  toutes  les 
mains  se  tendent  pour  le  cueillir,  et  la  volupté  un  peu 
voilée,  mais  d'autant  plus  provocante,  pointe,  de  scène 
en  scène,  dans  la  galanterie  du  comte,  dans  le  trouble 
de  la  comtesse,  dans  la  naïveté  de  Fanchette,  dans  les 
gaillardises  de  Figaro,  dans  les  libertés  de  Suzanne, 
pour  s'achever  dans  la  précocité  de  Chérubin.  Joignez  à 
cela  un  double  sens  perpétuel,  l'auteur  caché  derrière 
ses  personnages,  la  vérité  mise  dans  la  bouche  d'un 
grotesque,  des  malices  enveloppées  dans  des  naïvetés, 
le  maître  dupé,  mais  sauvé  du  ridicule  par  ses  belles 
façons,  le  valet  révolté,  mais  préservé  de  l'aigreur  par 
sa  gaieté,  et  vous  comprendrez  comment  Beaumarchais 
a  pu  jouer  l'ancien  régime  devant  les  chefs  de  l'ancien 
régime,  mettre  sur  la  scène  la  satire  politique  et 
sociale,  attacher  publiquement  sous  chaque  abus  un 
mot  qui  devient  proverbe  et  qui  fait  pétard*,  ramasser 

1.  a  II  fallait  un  calculateur  pour  remplir  la  place,  ce  fut  un 
«  danseur  qui  l'obtint.  —  C'est  un  grand  abus  que  de  vendre  les 
e  charges.  —  Oui,  on  ferait  bien  mieux  de  les  donner  pour  rien. 
«  —  Il  n'y  a  que  les  petits  hommes  qui  crnignent  les  petits 
«  écrits.  —  Le  hasard  fit  les  distances,  l'esprit  seul  peut   to  it 


116  L'ANCIEN  RÉGIME 

en  quelques  traits  toute  la  polémique  des  philosophes 
contre  les  prisons  d'État,  contre  la  censure  des  écrits, 
contre  la  vénalité  des  charges,  contre  les  privilèges  de 
naissance,  contre  l'arbitraire  des  ministres,  contre  l'in- 
capacité des  gens  en  place,  bien  mieux,  résumer  en  un 
seul  personnage  toutes  les  réclamations  publiques, 
donner  le  premier  rôle  à  un  plébéien,  bâtard,  bohème 
et  valet,  qui,  ù  force  de  dextérité,  de  courage  et  de 
bonne  humeur,  se  soutient,  surnage,  remonte  le  cou- 
rant, fde  en  avant  sur  sa  petite  barque,  esquive  le  choc 
des  gros  vaisseaux,  et  devance  même  celui  de  son 
maître  en  lançant  à  chaque  coup  de  rames  une  pluie  de 
bons  mots  sur  tous  ses  rivaux.  —  Après  tout,  en  France 
du  moins,  l'esprit  est  la  première  puissance.  Il  suftit 
toujours  que  la  littérature  se  mette  au  service  de  la 
philosophie.  Devant  leur  complicité,  le  public  ne  fait 
guère  de  résistance,  et  la  maîtresse  n'a  pas  de  peine  à 
convaincre  ceux  que  la  servante  a  déjà  séduits. 

t  changer.  —  Courtisan,  on  dit  que  c'est  un  métier  bien  diffTcile. 
0  —  Recevoir,  prendre  et  demander,  voilà  le  secret  en  trois 
«  mots,  etc.  »  —  Et  tout  le  monologue  de  Figaro,  toutes  les 
scènes  avec  Bridoisou. 


CHAPITRE  II 

Le  public  en  France.  —  I.  L'aristocratie.  —  Ordinairement  elle 
répugne  aux  nouveautés.  —  Conditions  de  cette  répugnance.  — 
Exemple  en  Angleterre.  —  II.  Les  conditions  contraires  se  ren- 
contrent en  France.  —  Désœuvrement  de  la  haute  classe.  —  La 
philosophie  semble  un  exercice  d'esprit.  —  De  plus,  elle  est 
l'aliment  de  la  conversation.  —  La  conversation  philosophique 
au  xvni°  siècle.  —  Sa  supériorité  et  son  charme.  —  Attrait  qu'elle 
exerce.  —  III.  Autre  elTet  du  désœuvrement.  —  L'esprit  scep- 
tique, libertin  et  frondeur.  —  Anciens  ressentiments  et  mécon- 
tentements nouveaux  contre  l'ordre  établi.  —  Sympathies  pour 
les  théories  qui  l'attaquent.  —  Jusqu'à  quel  point  ehes  sont 
adoptées.  —  lY.  Leur  propagation  dans  la  haute  classe.  — 
Progrès  de  l'incrédulité  en  religion.  —  Ses  origines.  —  Elle 
éclate  sous  la  Régence.  —  Irritation  croissante  contre  le  clergé. 

—  Le  matérialisme  dans  les  salons.  —  Vogue  des  sciences.  — 
Opinion  finale  sur  la  religion.  —  Scepticisme  du  haut  clergé. 

—  V.  Progrès  de  l'opposition  en  politique.  —  Ses  origines.  — 
Les  économistes  et  les  parlementaires.  —  Ils  frayent  la  voie 
aux  philosophes.  —  Fronde  des  salons.  —  Libéralisme  des 
femmes.  —  VI.  Espérances  infinies  et  vagues.  —  Générosité 
des  sentiments  et  de  la  conduite.  —  Douceur  et  bonnes  inten- 
tions du  gouvernement  —  Aveuglement  et  optimisme. 


I 

Encore  faut-il  que  ce  public  veuille  bien  se  laisser 
convaincre  et  séduire  ;  il  ne  croit  que  lorsqu'il  est  dis- 
posé à  croire,  et,  dans  le  succès  des  livres,  sa  part  est 


118  1/ANCIEN  RÉGIME 

souvent  plus  grande  que  colle  de  l'autour.  Quand  vous 
parlez  à  des  liomnies  de  religion  ou  de  poliliquo, 
presque  toujours  leur  opinion  est  faile;  leurs  préjuges, 
(ours  intérêts,  leur  situation  les  ont  engagés  d'avance  ; 
ils  ne  vous  écoutent  que  si  vous  leur  dites  tout  haut  ce 
qu'ils  pensent  tout  bas.  Proposez  de  démolir  le  grand 
édifice  social  pour  le  rebâtir  à  neuf  sur  un  plan  tout 
opposé  :  ordinaircniont  vous  n'aurez  pour  auditeurs 
que  les  gens  mal  logés  ou  sans  gîte,  ceux  qui  vivent 
dans  les  soupentes  et  les  caves,  ou  qui  couchent  à  la 
belle  étoile,  dans  les  terrains  vagues,  aux  alentours  de 
la  maison.  Quant  au  commun  des  habitants  dont  le 
logis  est  étroit,  mais  passable,  ils  craignent  les  démé- 
nagements, ils  tiennent  à  leurs  habitudes.  La  difficulté 
sera  plus  grande  encore  auprès  de  la  haute  classe  qui 
occupe  tous  les  beaux  appartements;  pour  qu'elle 
accepte  votre  projet,  il  faudra  que  son  aveuglement  ou 
son  désintéressement  soient  extrêmes.  —  En  Angleterre, 
elle  s'aperçoit  très  vite  du  danger.  La  philosophie  a 
beau  y  être  précoce  et  indigène;  elle  ne  s'y  acclimate 
pas.  En  1729,  Montesquieu  écrivait  sur  son  carnet  de 
voyage  :  «  Point  de  religion  en  Angleterre;  quatre  où 
«  cinq  de  la  Chambre  des  Communes  vont  à  la  messe 
«  ou  au  sermon  de  la  Chambre....  Si  quelqu'un  parle 
«  de  religion,  tout  le  monde  se  met  à  rire.  Un  honuue 
«'ayjnt  dit  de  mon  temps  :  Je  crois  cola  comme  article 
fl  (le  foi,  tout  le  monde  se  mit  à  rire....  Il  y  a  un 
«  comité  pour  considérer  l'état  de  la  religion,  mais 
«  cela  est  regardé  comme  ridicule.  »  Cinquante   ans 


LA  rr.OPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  11'.) 

plus  tard,  l'esprit  public  s'est  retourné;  «  tous  ceux 
«  qui  ont  sur  leur  tête  un  bon  toit  et  sur  leur  dos  un 
«  bon  liabit'  »  ont  vu  la  portée  des  nouvelles  doctrines. 
En  tout  cas,  ils  sentent  que  des  spéculations  de  cabinet 
ne  doivent  pas  devenir  des  prédications  de  carrefour. 
L'impiété  leur  semble  une  indiscrétion  ;  ils  considèrent 
la  religion  comme  le  ciment  de  l'ordre  public.  C'est 
qu'ils  sont  eux-mêmes  des  bommes  publics,  engages 
dans  l'action,  ayant  part  au  gouvernement,  instruits 
par  l'expérience  quotidienne  et  personnelle.  La  pratique 
les  a  prémunis  contre  les  cbimères  des  tbéoriciens;  ils 
ont  éprouvé  par  eux-mêmes  combien  il  est  difficile  de 
mener  et  de  contenir  les  hommes.  Ayant  manié  la  ma- 
chine, ils  savent  comment  elle  joue,  ce  qu'elle  vaut,  ce 
qu'elle  coûte,  et  ne  sont  point  tentés  de  la  je!er  au 
rebut,  pour  en  essayer  une  autre  qu'on  dit  supérieure, 
mais  qui  n'existe  encore  que  sur  le  papier.  Le  baronnet 
ou  squire,  qui  est  justice  sur  son  domaine,  n'a  pas  de 
peine  à  démêler  dans  le  ministre  de  la  paroisse  son 
collaborateur  indispensable  et  son  allié  naturel.  Le  duc 
ou  marquis  qui  siège  à  la  Chambre  Haute  à  côté  des 
évêques  a  besoin  de  leurs  votes  pour  faire  passer  un 
bill,  et  de  leur  assistance  pour  rallier  à  son  parti  les 
quinze  iliille  curés  qui  disposent  des  voix  rurales.  Ainsi 
tous  ont  la  main  sur  quelque  rouage  social,  grand  ou 
petit,  principal  ou  accessoire,  ce  qui  leur  donne  le 
sérieux,  la  prévoyance  et  le  bon  sens.  Quand  on  opère 

•i.  Mot  de  Macaulay. 


120  I;ANCIEN  IIEGIME 

sur  les  choses  réelles,  on  n'est  pas  tenté  de  planer  dans 
le  monde  imaginaire;  par  cela  seul  qu'on  est  à  l'ouvrage 
sur  la  terre  solide,  on  répugne  aux  promenades  aériennes 
dans  l'espace  vide.  Plus  on  est  occupé,  moins  on  rêve, 
et,  pour  des  hommes  d'affaires,  la  géométrie  du  Contrat 
social  n'est  qu'un  pur  jeu  de  l'esprit  pur. 

II 

Tout  au  rebours  en  France.  «  J'y  arrivai  en  1774', 
«  dit  un  gentilhomme  anglais,  sortant  de  la  maison  de 
«  mon  père  qui  ne  rentrait  jamais  du  Parlement  qu'à 
«  trois  heures  du  matin,  que  je  voyais  occupé  toute  la 
fi  matinée  à  corriger  des  épreuves  de  ses  discours  pour 
«  les  journaux,  et  qui,  après  nous  avoir  embrassés  à  la 
«  hâte  et  d'un  air  distrait,  courait  à  un  dîner  poli- 
«  tique....  En  France,  je  trouvai  les  hommes  de  la  plus 
«  haute  naissance  jouissant  du  plus  beau  loisir.  Ils 
«  voyaient  les  ministres,  mais  c'était  pour  leur  adresser 
«  des  choses  aimables  et  en  recevoir  des  respects  ;  du 
«  reste  aussi  étrangers  aux  affaires  de  la  France  qu'à 
«  celles  du  Japon  »,  et  encore  plus  aux  alfaires  locales 
qu'aux  affaires  générales,  ne  connaissant  leurs  paysans 
que  par  les  comptes  de  leur  régisseur.  Si  l'un  d'eux, 
avec  le  titre  de  gouverneur,  allait  dans  une  province,  on 
d  vu  que  c'était  pour  la  montre  ;  pendant  que  l'inten- 
dant administrait,  il  représentait  avec  grâce  et  magnifi- 

\.  Sfciullial,  Home,  Napl'     /  Florence,  3'}. 


LA  PROPAGATION  DE  Lu  DOCTRINE  121 

conce,  recevait,  donnait  à  dîner.  Recevoir,  donner  à 
dîner,  entretenir  agréablement  des  hôtes,  voilà  tout 
l'emploi  d'un  grand  seigneur;  c'est  pourquoi  la  religion 
et  le  gouvernement  ne  sont  pour  lui  que  des  sujets 
d'entretien.  D'ailleurs,  la  conversation  est  entre  lui  et 
ses  pareils,  et  on  a  le  droit  de  tout  dire  en  bonne  com- 
pagnie. Ajoutez  que  la  mécanique  sociale  tourne  d'elle- 
même,  comme  le  soleil,  de  temps  immémorial,  par  sa 
propre  force;  sera-t-elle  dérangée  par  des  paroles  de 
salon?  En  tout  cas,  ce  n'est  pas  lui  qui  la  mène,  il  n'est 
pas  responsable  de  son  jeu.  Ainsi  point  d'arrière-penséc 
inquiète,  point  de  préoccupations  moroses.  Légèrement, 
hardiment,  il  marche  sur  les  pas  de  ses  philosophes; 
détaché  des  choses,  il  peut  se  livrer  aux  idées,  à  peu 
près  comme  un  jeune  homme  de  famille  qui,  sortant  du 
collège,  sais-it  un  principe,  tire  les  conséquences,  et  se 
fait  un  système,  sans  s'embarrasser  des  applications*. 
Rien  de  plus  agréable  que  cet  élan  spéculatif.  L'esprit 
plane  sur  les  sommets  comme  s'il  avait  des  ailes;  d'un 
regard,  il  embrasse  les  plus  vastes  horizons,  toute  la 
vie  humaine,  toute  l'économie  du  monde,  le  principe 
de  l'univers,  des  religions,  des  sociétés.  Aussi  bien, 
comment  causer  si  on  s'abstient  de  philosophie?  Qu'est- 
ce  qu'un  cercle  oîi  la  haute  politique  et  la  critique 
supérieure  ne  sont  point  admises?  Et  quel  motif  peut 

\.  Morellct,  Mémoire,  I,  159  (sur  les  écrits  et  les  entretiens  de 
Diderot,  d'Holbach  et  des  athées).  «  Tout  semblait  alors  innocent 
a  dans  cette  philosophie  qui  demeurait  contenue  dans  l'enceinte 
«  des  spéculations,  et  ne  cherchait,  dans  ses  plus  grandes  har- 
«  diesses,  qu'un  exercice  paisible  de  l'esprit.  > 


1Î2  L'ANCIEN   REGIME 

r'iinir  des  gens  d'esprit,  sinon  le  dôsir  d'agiter  en- 
s  iiible  les  questions  majeures?  —  Depuis  deux  siècles 
*>, !  France  la  conversation  touche  à  tout  cela;  c'est 
P'urquoi  elle  a  tant  d'attraits.  Les  étrangers  n'y  ré- 
^istent  pas;  ils  n'ont  l'ien  de  pareil  chez  eux;  Lord 
Chesterfield  la  propose  en  exemple.  «  Elle  roule  tou- 
((  jours,  dit-il,  sur  quelques  points  d'histoire,  de  cri- 
«  tique  ou  même  de  philosophie,  qui  conviennent 
«  niieux  à  des  êtres  raisonnables  que  nos  dissertations 
«  anglaises  sur  le  temps  et  sur  le  whist.  »  Rousseau, 
si  grognon,  avoue  «  qu'un  article  de  morale  ne  serait 
«  pas  mieux  discute  dans  une  société  de  philosophes 
«  que  dans  celle  d'une  jolie  femme  de  Paris  ».  Sans 
doute,  on  y  babille;  mais,  au  plus  fort  des  caquets, 
«  qu'un  homme  de  poids  avance  un  propos  grave  ou 
«  agite  une  question  sérieuse,  l'attention  commence  à 
((  se  fixer  à  ce  nouvel  objet;  hommes,  femmes,  vieil- 
«  lards,  jeunes  gpns,  tous  se  prêtent  à  le  considérer 
«  sous  toutes  les  faces,  et  l'on  est  étonné  du  bon  sens 
«  et  de  la  raison  qui  sortent  comme  à  l'envi  de  ces 
«  têtes  folâtres  ».  —  A  dire  vrai,  dans  cette  fête  per- 
manente que  cette  brillante  société  se  donne  à  elle- 
même,  la  philosophie  est  la  pièce  principale.  Sans  la 
philosophie,  le  badinage  ordinaire  serait  fade.  Elle  est 
une  sorte  d'opéra  supérieur  où  défdent  et  s'entre- 
choquent,  tantôt  en  costume  grave,  tantôt  sous  un 
d''guisement  comique,  toutes  les  grandes  idées  qui 
p:?uvent  intéresser  une  tête  pensante.  La  tragédie  du 
temps  n'en  diffère  presque  pas,  sauf  en  ceci  qu'elle  a 


LA  TROrAGATION  DE  LA  DOCTRINE  123 

toujours  l'air  solennel  et  ne  se  joue  qu'au  tliéàlrc; 
l'autre  prend  toutes  les  physionomies  et  se  trouve  par- 
tout, puisque  la  conversation  est  partout.  Point  de 
diucr  ni  de  souper  où  elle  n'ait  sa  place.  On  est  à  table 
au  milieu  d'un  luxe  délicat,  parmi  des  femmes  sou- 
riantes et  parées,  avec  des  hommes  instruits  et  aimables, 
dans  une  société  choisie  où  l'intelligence  est  prompte 
et  le  commerce  est  sûr.  Dès  le  second  service,  la  verve 
fait  explosion,  les  saillies  éclatent,  les  esprits  flambent 
ou  pétillent.  Peut-on  s'empêcher  au  dessert  de  mellre 
en  bons  mots  les  choses  les  plus  graves?  Vers  le  café 
arrive  la  question  de  l'immortalité  de  l'âme  et  de  l'exis- 
tence de  Dieu. 

Pour  nous  figurer  cette  conversation  hardie  et  char- 
mante, il  nous  faut  prendre  les  correspondances,  les 
petits  traités,  les  dialogues  de  Diderot  et  de  Voltaire,  ce 
qu'il  y  a  de  plus  vif,  de  plus  fin,  de  plus  piquant  et  de 
plus  profond  dans  la  littérature  du  siècle;  encore  n'est- 
ce  là  qu'un  résidu,  un  débris  mort.  Toute  cette  philo- 
sophie écrite  a  été  dite,  et  elle  a  été  dite  avec  l'accenl, 
l'entrain,  le  naturel  inimitable  de  l'improvisation,  avec 
les  gestes  et  l'expression  mobile  de  la  malice  et  de  l'en- 
thousiasme. Aujourd'hui,  refroidie  et  sur  le  papier,  elle 
enlève  et  séduit  encore;  qu'était-ce  alors  qu'elle  sortait 
vivante  et  vibrante  de  la  bouche  de  Voltaire  et  de 
Diderot?  Il  y  avait  chaque  jour  à  Paris  des  soupers 
comme  celui  que  décrit  Voltaire' où  «  deux  philosophes, 

1.  L'Homme  aux  (/uaraiite  cens.  —  Cf.  Voltaire,  Mcmoiics, 
soupers  chez  Frcdcric  II.  «  Jamais  on  ne  parla  en  aucun  lieu  du 


124  L'ANCIEN  REGIME 

«  trois  dames  d'esprit,  M.  Pinto  célèbre  juif,  le  chape- 
a  lain  de  la  chapelle  réformée  de  l'ambassadeur  balave, 
«  le  secrétaire  de  M.  le  prince  Galitzin  du  rite  grec,  un 
«  capitaine  suisse  calviniste  »,  réunis  autour  de  la 
même  table,  échangeaient,  pendant  quatre  heures, 
K'urs  anecdotes,  leurs  traits  d'esprit,  leurs  remarques 
et  leurs  jugements  «  sur  tous  les  objets  de  curiosité,  de 
«  science  et  de  goût  ».  Chez  le  baron  d'Holbach  arri- 
vaient tour  à  tour  les  étrangers  les  plus  lettrés  et  les 
plus  marquants.  Hume,  Wilkes,  Sterne,  Beccaria,  Yerri, 
l'abbé  Galiani,  Garrick,  Franklin,  Priestley,  Lord  Shel- 
burne,  le  comte  de  Creulz,  le  prince  de  Brunswick,  le 
futur  électeur  de  Mayence.  Pour  fonds  de  société  le 
baron  avait  Diderot,  Rousseau,  Helvétius,  Duclos,  Bay- 
nal,  Suard,  Marmontel,  Boulanger,  le  chevalier  de 
Chastellux,  La  Condamine  le  voyageur,  Barlliez  le  méde- 
cin. Rouelle  le  chimiste.  Deux  fois  par  semaine,  le 
dimanche  et  le  jeudi,  «  sans  préjudice  des  autres 
((  jours  »,  on  dhiG  chez  lui  à  deux  heures,  selon  l'usage, 
usage  significatif  qui  réserve  pour  l'entretien  et  la  gaieté 
toute  la  force  de  l'honune  et  les  meilleurs  moments  du 
jour.  En  ce  temps-là  on  ne  relègue  pas  la  conversation 
dans  les  heures  tardives  et  nocturnes;  on  n'est  pas  forcé 
comme  aujourd'hui  de  la  subordonner  aux  exigences 
du  travail  et  de  l'argent,  de  la  Chambre  et  de  la  Bourse  : 
c^iusercstla  grande  allaire.  —  «  Arrivés  à  deux  heures, 
«  dit  Morellet,   nous  y  étions  encore  presque  tous  de 

0  monde  avec  tant  de  lib(>rtc  de  toutes  les  superstitions  dos 
a  hommes.  » 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  i25 

((  sept  à  huit  heures  du  soir....*  C'est  là  qu'il  fallait 
«  entendre  la  conversation  la  plus  libre,  la  plus  animée 
«  et  la  plus  instructive  qui  fut  jamais....  Point  de  har- 
«  diesse  politique  ou  religieuse  qui  ne  fût  mise  en 
«  avant  et  discutée  pro  et  contra....  Souvent  un  seul  y 
(i[  prenait  la  parole  et  proposait  sa  théorie  paisiblement 
«  et  sans  être  interrompu.  D'autres  fois  c'était  un 
«  combat  singulier  en  forme,  dont  tout  le  reste  de  la 
«  société  était  tranquille  spectateur.  C'est  là  que  j'ai 
«  entendu  Roux  et  Darcet  exposer  leur  théorie  de  la 
«  terre,  Marmontel  les  excellents  principes  qu'il  a  ras- 
«  semblés  dans  les  Éléments  de  la  Littérature,  Raynal 
((  nous  dire  à  livres,  sous  et  deniers,  le  commerce  des 
«  Espagnols  à  la  Yera-Cruz  et  de  l'Angleterre  dans  ses 
«  colonies  »,  Diderot  improviser  sur  les  arts,  la  morale, 
la  métaphysique,  avec  cette  fougue  incomparable,  cette 
surabondance  d'expression,  ce  débordement  d'images 
et  de  logique,  ces  trouvailles  de  style,  cette  mimique 
qui  n'appartenaient  qu'à  lui,  et  dont  trois  ou  quatre 
seulement  de  ses  écrits  nous  ont  conservé  l'image 
affaiblie.  Au  milieu  d'eux  le  secrétaire  d'ambassade  de 
Naples,  Galiani,  un  joli  nain  de  génie,  sorte  de  «  Platon 
«  ou  de  Machiavel  avec  la  verve  et  les  gestes  d'arle- 
((  quin  »,  inépuisable  en  contes,  admirable  bouffon, 
parfait  sceptique,  «  ne  croyant  à  rien,  en  rien,  sur 
«  rien*  »,  pas  même  à  la  philosophie  nouvelle,  défie 
les  athées  du  salon,  rabat  leurs  dithyrambes  par  des 

1.  Morellet,  Mémoires,  I,  133. 

2.  Galiani,  Correspondance,  passim. 


126  L'ANCIEN  RÉGIME 

calembours,  et,  sa  perruque  à  la  main,  les  deux  jambes 
croisées  sur  le  fauteuil  où  il  perche,  leur  prouve  par 
un  apologue  comique  qu'ils  «  raisonnent  ou  résonnent, 
sinon  comme  des  cruches,  du  moins  comme  des  clo- 
ches »,  en  tout  cas  presque  aussi  mal  que  des  théolo- 
giens. ((  C'était,  dit  un  assistant,  la  plus  piquante  chose 
((  du  monde;  cela  valait  le  meilleur  des  spectacles  et  le 
«  meilleur  des  amusements.  » 

Le  moyen,  pour  des  nobles  qui  passent  leur  vie  à  cau- 
ser, de  no  [)as  reclierclier  des  gens  qui  causent  si  bien! 
Autant  vaudrait  prescrire  à  leurs  fenunes,  qui  tous  les 
soirs  vont  au  tbêàlre  et  jouent  la  comédie  à  domicile,  de 
ne  pas  attirer  chez  elles  les  acteurs  et  chanteurs  en  re- 
nom, Jelyotte,  Sainval,  Préville,  le  jeune  Mole  qui,  ma- 
lade et  ayant  besoin  de  réconfortants,  «  reçoit  en  un 
((  jour  plus  de  deux  mille  bouteilles  de  vins  de  toute 
«  espèce  des  différentes  dames  de  la  cour  »,  Mlle  Clai- 
ron qui,  enfermée  par  ordre  à  For  TÉvéque,  y  attire 
«  une  affluence  pi^odigieuse  de  carrosses  »,  et  trône,  au 
milieu  du  plus  beau  cercle,  dans  le  plus  bel  apparte- 
ment de  la  prison'.  Quand  on  prend  la  vie  de  la  sorte, 
un  philosophe  avec  toutes  ses  idées  est  aussi  nécessaire 
dans  un  salon  qu'un  lustre  avec  toutes  ses  lumières.  Il 
fait  partie  du  luxe  nouveau;  on  l'exporte.  Les  souverains, 
au  milieu  de  leur  magnificence  et  au  plus  fort  de  leurs 
succès,  l'appellent  chez  eux  pour  goûter  une  fois  dans 
leur  vie  le  plaisir  de  la  conversation  libre  et  parfaite. 

\.  r.acliamnont,  III,  1)3  (17GG),  II,  20'2  [17G5]. 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  127 

Lorsque  Voltaire  arrive  en  Prusse,  Frédéric  II  veut  lui 
baiser  la  main,  l'adule  comme  une  maîtresse,  et  plus 
tard,  après  tant  d'égratignures  mutuelles,  ne  peut  se 
passer  de  causer  par  lettres  avec  lui.  Catherine  II  lait 
venir  Diderot,  et,  tous  les  jours,  pendant  deux  ou  trois 
heures,  joue  avec  lui  le  grand  jeu  de  l'esprit.  Gus- 
tave III,  en  France,  est  intime  avec  Marmontel,  et  reçoit 
comme  un  honneur  insigne  une  visite  de  Rousseau'.  On 
dit  avec  vérité  de  Voltaire  qu'il  a  dans  la  main  «  son 
«  brelan  de  rois  quatrième  »,  Prusse,  Suède,  Danemark, 
Russie,  sans  compter  les  cartes  secondaires,  princes  et 
princesses,  grands-ducs  et  margraves  qu'il  tient  dans 
son  jeu.  —  Visiblement,  dans  ce  monde,  le  premier 
rôle  est  aux  écrivains  ;  on  ne  s'entretient  que  de  leurs 
faits  et  gestes  ;  on  ne  se  lasse  pas  de  leur  rendre  hom- 
mage. «  Ici,  écrit  Hume  à  RobertsonS  je  ne  me  nourris 
«  que  d'ambroisie,  ne  bois  que  du  nectar,  ne  respire 
«  que  de  l'encens  et  ne  marche  que  sur  des  fleurs.  Tout 
«  homme  que  je  rencontre,  et  encore  plus  toute  femme, 
«  croirait  manquer  au  plus  indispensable  des  devoirs, 
«  si  elle  ne  m'adressait  un  long  et  ingénieux  discours  à 
«  ma  gloire.  »  Présenté  à  Versailles,  le  futur  Louis  XVI 
âgé  de  dix  ans,  le  futur  Louis  XVIII  âgé  de  huit  ans  et 
le  futur  Charles  X  âgé  de  quatre  ans,  lui  récitent  chacun 
un  compliment  sur  son  livre.  —  Je  n'ai  pas  besoin  de 
conter  le  retour  de  Voltaire,  son  triomphe,  l'Académie 

.  GefTroy,  Gustave  III,  I,  114. 

z.  Villcmain,  Tableau  de  la  littérature  au  dix-huitième  siècle, 
IV,  40'J. 

ànc.  RÉG.  n.  T.  II.  —  9 


vu  L'ANCIEN   REGIME 

en  corps  venant  le  recevoir,  sa  voiture  arrêtée  par  la 
foule,  les  rues  comblées,  les  fenêtres,  les  escaliers  el 
les  balcons  chargés  d'admirateurs,  au  théâtre  une  salle 
enivrée  qui  ne  cesse  de  l'applaudir,  au  dehors  un 
peuple  entier  qui  le  reconduit  avec  des  vivats,  dans  ses 
salons  une  aflluence  aussi  continue  que  chez  le  roi,  de 
grands  seigneurs  pressés  contre  la  porte  et  tendant 
l'oreille  pour  saisir  un  de  ses  mots,  de  grandes  dames 
debout  sur  la  pointe  du  pied  épiant  son  moindre  geste*. 
«  Pour  concevoir  ce  que  j'éprouvais,  dit  un  des  assis- 
((  tants,  il  faudrait  être  dans  l'atmosphère  oîi  je  vivais  : 
«  c'était  celle  de  l'enlhousiasine.  »  —  «  Je  lui  ai  parlé  », 
ce  seul  mot  faisait  alors  du  premier  venu  un  person- 
nage. En  effet,  il  avait  vu  le  merveilleux  chef  d'orchestre 
qui,  depuis  cinquante  ans,  menait  le  bal  tourbillonnant 
des  idées  graves  ou  court-vélues,  et  qui,  toujours  en 
scène,  toujours  en  tête,  conducteur  reconnu  de  la  con- 
versation universelle,  fournissait  les  motifs,  donnait  le 
ton,  marquait  la  mesure,  imprimait  l'élan  et  lançait  le 
premier  coup  d'archet. 


IIÎ 

Notez  les  cris  qui  l'accueillent  :  «  Vive  l'auteur  de 
i«  la  Henriade,  le  défenseur  des  Calas,  l'auteur  de  la 
«  Pucelle!  »  Personne  aujourd'hui  ne  pousserait  le  i)re- 
mier  ni  surtout  le  dernier  bravo.  Ceci  nous  iiulitjue  la 

1.  Griniiii,  CorrcspoïKliiiut'  liltcraire,  IV,  170.  —  Cuiiile  (la 
Sugur,  Mcinoitcs,  I,  Uj. 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  120 

pente  du  siècle;  on  demandait  alors  aux  écrivains  non 
seulement  des  pensées,  mais  encore  des  pensées  d'oppo- 
sition. Désœuvrer  une  aristocratie,  c'est  la  rendre  fron- 
deuse; l'homme  n'accepte  volontairement  la  règle  que 
lorsqu'il  contribue  à  l'appliquer.  Voulez-vous  le  rallier 
au  gouvernement,  faites  qu'il  y  ait  part.  Sinon,  devenu 
spectateur,  il  n'en  verra  que  les  fautes,  il  n'en  sentira 
que  les  froissements,  il  ne  sera  disposé  qu'à  critiquer  et 
à  siffler.  En  effet,  dans  ce  cas,  il  est  comme  au  théâtre; 
or  au  théâtre  on  veut  s'amuser,  et  d'abord  ne  pas  être 
gêné.  Que  de  gènes  dans  l'ordre  établi,  et  même  dans 
tout  ordre  établi!  —  En  premier  lieu,  la  religion.  Pour 
lès  aimables  «  oisifs  »  que  décrit  Voltaire*,  pour  «  les 
«  cent  mille  personnes  qui  n'ont  rien  à  faire  qu'à  jouer 
((  et  à  se  divertir  »,  elle  est  le  pédagogue  le  plus  dé- 
plaisant, toujours  grondeur,  hostile  au  plaisir  sensible, 
hostile  au  raisonnement  libre,  brûlant  les  livres  qu'on 
voudrait  lire,  imposant  des  dogmes  qu'on  n'entend  plus. 
A  proprement  parler,  c'est  la  bêle  noire;  quiconque  lui 
lance  un  trait  est  le  bien  venu.  —  Autre  chaîne,  la 
morale  des  se^es.  Elle  semble  bien  lourde  à  des  hommes 
(le  plaisir,  aux  compagnons  de  Richelieu,  Lauzun  et 
Tilly,  aux  héros  de  Crébillon  fils,  à  tout  ce  monde  galant 
et  libertin  pour  qui  l'irrégularité  est  devenue  la  règle. 
Nos  gens  de  bel  air  adopteront  sans  difficulté  une  théorie 
qui  justifie  leur  pratique.  Ils  seront  bien  aises  d'ap- 
prendre que  le  mariage  est  une  convention  et  un  pré- 

i.  Princesse  de  Babylone.  —  Cf.  le  Mondain. 


130  L'ANCIEN   RÉGIME 

jugé.  Ils  applaudiront  Saint-Lambert  lorsqu'à  souper, 
levant  un  verre  de  Champagne,  il  proposera  le  retour  à 
la  nature  et  aux  mœurs  d'Olaïti*.  —  Dernière  entrave, 
le  gouvernement,  la  plus  gênante  de  toutes;  car  elle 
applique  les  autres  et  comprime  l'homme  de  tout  son 
poids  joint  à  tout  leur  poids.  Celui-ci  est  absolu,  il  est 
centralisé,  il  procède  par  faveurs,  il  est  arriéré,  il  com- 
met des  fautes,  il  a  des  revers  :  que  de  causes  de  mé- 
contentement en  peu  de  mots!  lia  contre  lui  les  ressen- 
timents vagues  et  sourds  des  anciens  pouvoirs  qu'il  a 
dépossédés,  états  provinciaux,  parlements,  grands  per- 
sonnages de  province,  nobles  de  la  vieille  roche  qui, 
comme  des  Mirabeau,  conservent  l'esprit  féodal,  et, 
comme  le  père  de  Chateaubriand ,  appellent  l'abbé 
Raynal  un  «  maître  homme  ».  Il  a  contre  lui  le  dépit 
de  tous  ceux  qui  se  croient  frustrés  dans  la  distribution 
des  emplois  et  des  grâces,  non  seulement  la  noblesse 
de  province  qui  reste  à  la  porte*  pendant  que  la  noblesse 
de  cour  mange  le  festin  royal,  mais  encore  le  plus  grand 
nombre  des  courtisans,  réduits  à  des  bribes,  tandis  que 
les  favoris  du  petit  cercle  intime  engloutissent  tous  les 
gros  morceaux.  Il  a  contre  lui  la  mauvaise  humeur  de 
ses  administrés,  qui,  lui  voyant  prendre  le  rôle  de  la 

1.  Mme  d'Épinay,  Éd.  Uoitcau,  I,  '210,  souper  chez  Mlle  Quiiiault 
lia   coinédieiiiie,   avec   Saiul-LaiuLcit,  le  prince    de...,  Duclos    et 

Mme  d'Épinay. 

2.  Par  exemple,  le  père  de  Mannont,  pcntiiliomme,  militaire, 
qui,  ayant  gagné  à  28  ans  la  croix  de  Saint-Louis,  quitle  le  service, 
parce  que  tout  lavancement  est  pour  les  gens  de  cour.  —  lletiro» 
dans  sa  terre,  il  est  libéral  et  enseigne  à  lire  à  son  (ils  dans  k 
Compte  rendu  de  Neckcr.  (Maréchal  Mannont,  Mcinoiics,  I,  0.) 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  131 

Providence  et  se  charger  de  tout,  mettent  tout  à  sa 
charge,  la  cherté  du  pain  comme  le  délabrement  d'une 
route.  Il  a  contre  lui  l'humanité  nouvelle,  qui,  dans  les 
salons  les  plus  élégants,  l'accuse  de  maintenir  les  restes 
surannés  d'une  époque  barbare,  impôts  mal  assis,  mal 
répartis  et  mal  perçus,  lois  sanguinaires,  procédures 
aveugles,  supplices  atroces,  persécution  des  protestants, 
lettres  de  cachet,  prisons  d'État.  — Et  j'ai  laissé  de  côté 
ses  excès,  ses  scandales,  ses  désastres  et  ses  hontes, 
Ilosbach,  le  traité  de  Paris,  Mme  du  Barry,  la  banque- 
route. —  Le  dégoût  vient;  décidément,  tout  est  mal. 
Les  spectateurs  de  la  pièce  se  disent  entre  eux,  non 
seulement  que  la  pièce  est  mauvaise,  mais  que  le  théâtre 
est  mal  construit,  incommode,  étouffant,  étriqué,  à  tel 
point  que,  pour  être  à  l'aise,  il  faudra  le  démolir  et  le 
rebâtir  depuis  les  caves  jusqu'aux  greniers. 

A  ce  moment  interviennent  les  architectes  nouveaux, 
avec  leurs  raisonnements  spécieux  et  leurs  plans  tout 
faits,  démontrant  que  tous  les  grands  édifices  publics, 
religions,  morales,  sociétés,  ne  peuvent  manquer  d'être 
grossiers  et  malsains,  puisque  jusqu'ici  ils  ont  été 
bâtis  de  pièces  et  de  morceaux,  au  fur  et  à  mesure,  le 
plus  souvent  par  des  fous  et  par  des  barbares,  en  tout 
cas  par  des  maçons,  et  toujours  au  hasard,  à  tâtons, 
sans  principes.  Pour  eux,  ils  sont  architectes  et  ils  ont 
des  principes,  à  savoir  la  raison,  la  nature,  les  droits  de 
l'homme,  principes  simples  et  féconds  que  chacun  peut 
entendre  et  dont  il  suffit  de  tirer  les  conséquences  pour 
substituer  aux  informes  bâtisses  du  passé  l'édifice  admi- 


\7,2  L'ANCIEN   r.F.niME 

rnblo  (lo  Tavciiir.  —  La  Iciitalion  est  grande  pour  des 
mécontents,  peu  dévots,  épicuriens  et  philanllu'opes. 
Ils  adoptent  aisément  des  maximes  qui  semblent  con- 
formes à  leurs  secrets  désirs;  du  moins  ils  les  adoptent 
en  théorie  et  en  paroles.  Les  grands  mots,  liberté,  jus- 
lice,  bonheur  public,  dignité  de  l'homme,  sont  si  beaux 
et  en  outre  si  vagues!  Quel  cœur  peut  s'empêcher  de 
les  aimer,  et  quelle  intelligence  peut  en  prévoir  toutes 
les  applications?  D'autant  plus  que,  jusqu'au  dernier 
moment,  la  théorie  ne  descend  pas  des  hauteurs,  qu'elle 
leste  confinée  dans  ses  abstractions,  qu'elle  ressemble 
à  une  dissertation  académique,  qu'il  s'agit  toujours  de 
riionnnc  en  soi,  du  contrat  social,  de  la  cité  imaginaire 
et  parfaite.  Y  a-t-il  à  Versailles  un  courtisan  qui  refuse 
de  décréter  l'égalité  dans  Salente?  —  Entre  les  deux 
étages  de  l'esprit  humain,  le  supérieur  où  se  tissent  les 
raisonnements  purs  et  l'inférieur  où  siègent  les  croyances 
actives,  la  commuilication  n'est  ni  complète  ni  prompte. 
Nond)re  de  principes  ne  sortent  pas  de  l'étage  supérieur; 
ils  y  demeurent  à  l'état  de  curiosités; ce  sont  des  méca- 
ni(]iies  délicates,  ingénieuses,  dont  volontiers  on  fait 
paradt^  mais  dont  presque  jamais  on  ne  fait  emploi.  Si 
parfois  le  propriétaire  les  transporte  à  l'étage  inférieur, 
il  ne  s'en  sert  qu'à  demi;  des  habitudes  établies,  des 
intérêts  ou  des  instincts  antérieurs  et  plus  forts  en 
restreignent  l'usage.  En  cela  il  n'est  pas  de  mauvaise 
foi,  il  est  homme;  chacun  de  nous  professe  des  vérités 
qu'il  ne  pratique  pas.  Un  soir,  le  lourd  avocat  Target 
ayant  pris  du  tabac  dans  la  tabaîièi'c  de  la  maréchale 


LA  rnOPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  i33 

de  Boauvau ,  celle-ci,  dont  le  salon  est  un  petit  club 
dôrnocratiqiie,  reste  suiïoquée  d'une  familiarité  si  nion- 
slrucuse.  Plus  tard,  Mirabeau,  qui  rentre  cbez  lui  ayant 
voté  l'abolition  des  titres  de  noblesse,  saisit  son  valet 
de  cbambre  par  l'oreille  et  lui  crie  en  riant  de  sa  voix 
tonnante  :  «  Ab  çà  !  drôle,  j'espère  bien  que  pour  toi  je 
«  suis  toujours  monsieur  le  comte.  »  —  Ceci  montre 
jusqu'à  quel  point,  dans  une  tête  aristocratique,  les 
nouvelles  tbéories  sont  admises.  Elles  occupent  tout 
l'étage  supérieur,  et  là  elles  tissent,  avec  un  bruit 
joyeux,  la  trame  de  la  conversation  interminable;  leur 
bourdonnement  est  continu  pendant  tout  le  siècle;  jamais 
on  n'a  vu  dans  les  salons  un  tel  déroulement  de  pbrases 
générales  et  de  beaux  mots.  Il  en  tombe  quelque  cbose 
dans  l'étage  inférieur,  ne  serait-ce  que  la  poussièi'e,  je 
veux  dire  l'espérance,  la  confiance  en  l'avenir,  la 
croyance  à  la  raison,  le  goût  de  la  vérité,  la  bonne  vo- 
lonté juvénile  et  généreuse,  l'entbousiasme  qui  passe 
vite,  mais  qui  peut  s'exalter  parfois  jusqu'à  l'abnégation 
et  au  dévouement. 

IV 

Suivons  les  progrès  de  la  philosophie  dans  la  haute 
classe.  C'est  la  religion  qui  reçoit  les  premiers  et  les 
plus  grands  coups.  Le  petit  groupe  de  sceptiques  qu'on 
apercevait  à  peine  sous  Louis  XIV  a  fait  ses  recrues 
dans  l'ombre;  en  1698,  la  Palatine,  mère  du  Piègent, 
écrit  déjà  «  qu'on  ne  voit  presque  plus  maintenant  un 


134  L'ANCIEN   RÉGIME 

«  seul  jeune  homme  qui  ne  veuille  être  alliée'  ».  Avec 
la  Régence,  «  l'incrédulité  se  produit  au  grand  jour  ». 
«  Je  ne  crois  pas,  dit  encore  la  Palatine  en  1722,  qu'il  \ 
«  ait  à  Paris,  tant  «  parmi  les  ecclésiastiques  que  parmi 
«  les  laïques,  cent  personnes  qui  aient  la  véritable  foi 
«  ou  qui  croient  même  en  Notre  Seigneur.  Cela  fait 
«  frémir....  »  Déjà,  dans  le  monde,  le  rôle  d'un  ecclé- 
siastique est  difficile;  il  semble  qu'il  y  soit  un  pantin 
ou  un  plastron*.  «  Dès  que  nous  y  paraissons,  dit  l'un 
«  d'eux,  on  nous  fait  disputer;  on  nous  fait  entre- 
«  prendre,  par  exemple,  de  prouver  l'utilité  de  la  prière 
((  à  un  homme  qui  ne  croit  pas  en  Dieu,  la  nécessité  du 
«  jeûne  à  un  homme  qui  a  nié  toute  sa  vie  l'immortalité 
«  de  l'âme;  l'entreprise  est  laborieuse,  et  les  rieurs  ne 
«  sont  pas  pour  nous.  »  — Bientôt  le  scandale  prolongé 
des  billets  de  confession  et  l'obstination  des  évêques  h 
ne  point  souffrir  qu'on  taxe  les  biens  ecclésiastiques 
soulèvent  l'opinion,  contre  le  clergé  et,  par  suite,  contre 
la  religion.  «  11  est  à  craindre,  dit  Barbier  en  1751,  que 
«  cola  ne  finisse  sérieusement;  on  pourrait  voir  un  jour 
«  dans  ce  pays-ci  une  révolution  pour  embrasser  la 
«  religion  protestante'.  »  —  «  La  haine  contre  les  prê- 
«  très,  écrit  d'Argenson  en  1755,  va  au  dernier  excès. 
«  A  peine  osent-ils  se  montrer  dans  les  rues  sans  être 
«  hués....  Comme  notre  nation  et  notre  s-iècle  sont  bien 
«  autrement  éclairés  »  qu'au  temps  de  Luther,  «  on  ira 

1.  Aubertin,  l'Esprit  public  au  dix-huitième  siècle,  7. 

2.  Moritesiiuieu,  Lettres  pnsanes.  (Lettre  61.)'  —    Cf.  Yol'.airr 
(Diiicr  du  comte  de  Doiilaiiivillicrs]. 

3.  Aubertin.  281.  282,  285,  28U. 


LA  rr.OPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  l'ô 

((  jusqu'où  on  doit  aller;  on  bannira  tous  prêtres,  tout 
«  sacerdoce,  toute  révélation,  tout  mystère....  »  —  «  On 
«  n'ose  plus  parler  pour  le  clergé  dans  les  bonnes  com- 
«  pagnies;  on  est  honni  et  regardé  comme  des  familiers 
((  de  l'inquisition....  Les  prêtres  ont  remarqué  celte 
«  année  une  diminution  de  plus  d'un  tiers  dans  le 
«  nombre  de  leurs  communiants.  Le  collège  des  jésuites 
«  devient  désert;  cent  vingt  pensionnaires  ont  été  reti- 
«  rés  à  ces  moines  si  tarés....  On  a  observé  aussi  pen- 
ce dant  le  carnaval  de  Paris  que  jamais  on  n'avait  vu  tant 
«  de  masques  au  bal  contrefaisant  les  habits  ecclésias- 
«  .tiques,  en  évêques,  abbés,  moines,  religieuses.  »  — 
L'antipathie  est  si  grande,  que  les  plus  médiocres  livres 
font  fureur  dès  qu'ils  sont  antichrétiens  et  condamnés 
comme  tels.  En  1748,  un  ouvrage  de  Toussaint  en  faveur 
de  la  religion  naturelle,  les  Mœurs,  devient  tout  d'un 
coup  si  célèbre,  «  qu'il  n'y  a  personne  dans  un  certain 
«  monde,  dit  Barbier,  homme  ou  femme  se  piquant 
«  d'esprit,  qui  ne  veuille  le  voir.  On  s'aborde  aux  pro- 
«  menades  en  se  disant  :  Avez-vous  lu  les  Mœursl  »  — 
Dix  ans  plus  tard  on  a  dépassé  le  déisme.  «  Le  matéria- 
«  lisnie,  dit  encore  Barbier,  c'est  le  grand  grief...,  »  — 
«  Presque  tous  les  gens  d'étude  et  de  bel  esprit,  écrit 
«  d'Argenson,  se  déchaînent  contre  notre  sainte  reli- 
«  gion....  Elle  est  secouée  de  toutes  parts,  et,  ce  qui 
«  anime  davantage  les  incrédules,  ce  sont  les  efforts 
«  que  font  les  dévots  pour  obliger  à  croire.  Ils  font  des 
«  livres  qu'on  ne  lit  guères;  on  ne  dispute  plus,  on  se 
«  rit  de  tout,  et  l'on  persiste  dans  le  matérialisme.  » 


1,-f)  L'ANCIEN   RÉGIME 

Horace  Walpole',  qui  en  1705  revient  en  France  el  dont 
le  bon  sens  prévoit  le  danger,  s'étonne  de  tant  d'iiiiprii- 
dencc  :  «  J'ai  diné  aujourd'hui,  dit-il,  avec  une  dou- 
«  zaine  de  savants;  quoique  tous  les  domestiques  fus- 
«  sent  là  pour  nous  servir,  la  conversation  a  été  bcau- 
((  coup  plus  libre,  niétne  sur  l'Ancien  Testament,  que  je 
«  ne  le  souffrirais  à  ma  propre  table  en  Angleten-e,  n'y 
((  eût-il  pour  l'écouter  qu'un  valet  de  pied.  »  On  dog- 
matise partout.  «  Le  rire  est  aussi  démodé  que  les 
«  pantins  ou  le  bilboquet.  Nos  bonnes  gens  n'ont  plus 
«  le  temps  d'être  gais,  ils  ont  trop  à  faire;  il  faut 
((  d'abord  qu'ils  mettent  par  terre  Dieu  et  le  roi  ;  tous 
((  et  chacun,  hommes  et  femmes,  s'emploient  en  con- 
((  science  à  la  démolition.  A  leurs  yeux  je  suis  un  iiili- 
«  dèle,  parce  quej'ai  encore  quelques  croyancesdebout.  » 
—  «  Savez-vous  ce  que  sont  les  philosophes  et  ce  que  ce 
«  mot  signifie  ici?  D'abord  il  comprend  presque  tout  le 
«  monde;  ensuite  il  désigne  les  gens  qui  se  déclarent 
«  ennemis  du  papisme,  mais  qui,  pour  la  plupart,  ont 
a  [)our  objet  le  renversement  de  toute  religion.  »  — 
«  Ces  savants,  je  leur  demande  pardon,  ces  philosophes 
«  sont  insupportables,  superficiels,  arrogants  et  fana- 
((  ticpies.  Ils  prêchent  incessamment,  vous  ne  saui'iez 
«  croire  avec  quelle  liberté,  et  leur  doctrine  avouée  est 
((,  l'athéisme....  Voltaire  lui-même  ne  les  satisfait  plus; 
«  une  de  leurs  dames  prosélytes  me  disait  de  lui  :  11  est 
«  bigot,  c'est  un  déiste.  » 

1.  Hornce  Walpole,    Lti/ns    and    correspondance.    27    soiUein- 
lirc  17Gr>,  18  et  '28  ort(ii)i-e,  l'J  niivoinliro  ITliG. 


LA  rhOPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  157 

Ceci  est  bien  fort,  et  pourtant  nous  ne  sommes  pas  au 
bout  :  car,  jusqu'ici,  l'impiété  est  moins  une  conviction 
qu'une  mode.  Walpole,  bon  observateur,  ne  s'y  est  pas 
trompé.  «D'après  ce  que  je  vous  ai  dit  de  leurs  opinions 
«  religieuses  ou  plutôt  irréligieuses,  ne  concluez  pas, 
«  écrit-il,  que  les  personnes  de  qualité,  les  hommes  du 
«  moins,  soient  athées.  Heureusement  pour  eux,  pau- 
((  vres  âmes  !  Ils  ne  sont  pas  capables  de  pousser  le 
«  raisonnement  si  loin,  mais  ils  disent  oui  à  beaucoup 
«  d'énormités,  parce  que  c'est  la  mode  et  qu'ils  ne 
«  savent  comment  contredire.  »  A  présent  que  «  les 
«■petits  maîtres  sont  surannés  »  et  que  tout  le  monde 
«  est  philosophe  »,  ils  sont  philosophes;  il  faut  bien 
être  comme  tout  le  monde.  Mais  ce  qu'ils  goûtent  dans 
le  matérialisme  nouveau,  c'est  le  piquant  du  paradoxe 
et  la  liberté  du  plaisir.  Ce  sont  des  écoliers  de  bonne 
maison  qui  font  des  niches  à  leur  précepteur  ecclésias- 
tique. Ils  empruntent  aux  théories  savantes  de  quoi  lui 
mettre  un  bonnet  d'âne,  et  leurs  fredaines  leur  plaisent 
davantage  quand  elles  sont  assaisonnées  d'impiété.  Un 
seigneur  de  la  cour  ayant  vu  le  tableau  de  Doyen,  Sainte 
Geneviève  et  les  pestiférés,  fait  le  lendemain  venir  le 
peintre  dans  sa  petite  maison  chez  sa  maîtresse'  :  «  Je 
«  voudrais,  lui  dit-il,  que  vous  peignissiez  madame  sur 
«  une  escarpolette  qu'un  évèque  mettrait  en  branle; 
«  vous  me  placeriez,  moi,  de  façon  que  je  sois  à  portée 
«  de  voir  les  jambes  de  cette  belle  enfant,  et  même 

1.  Journal  et  mémoires  de  Collé  publiés  par  H.  Bonhomme,  II, 
2i  (octobre  1755]  et  III,  165  (octobre  1767). 


1-8  L'ANCIEN  REGIME 

«  mieux,  si  vous  voulez  égayer  davantage  votre  tableau.  » 
La  chanson  si  leste  sur  Marotte  a  court  avec  fureur  »  ;  — 
«  au  bout  de  quinze  jours  que  je  l'ai  donnée,  dit  Collé, 
«  je  n'ai  rencontré  personne  qui  n'en  eût  une  copie;  et 
«  c'est  le  vaudeville,  je  veux  dire  l'assemblée  du  clergé, 
«  qui  fait  toute  sa  vogue  » .  —  Plus  un  livre  licencieux 
est  irréligieux,  plus  il  est  goûté;  quand  on  ne  peut 
l'avoir  imprimé,  on  le  copie.  Collé  compte  «  peut-être 
«  deux  mille  copies  manuscrites  de  la  Pucelle  de  Vol- 
«  taire,  qui  en  un  mois  se  sont  répandues  à  Paris  ». 
Les  magistrats  eux-mêmes  ne  brûlent  que  pour  la 
forme.  «  Ne  croyez  pas  que  monsieur  l'exécuteur  des 
((  hautes  œuvres  ait  la  permission  de  jeter  au  feu  les 
«  livres  dont  les  titres  figurent  dans  l'arrêt  de  la  Cour. 
«  Messieurs  seraient  très  fâchés  de  priver  leurs  biblio- 
«  thèques  d'un  exemplaire  de  chacun  de  ces  ouvrages 
«  qui  leur  revient  de  droit,  et  le  greffier  y  supplée  par 
«  quelques  malheureux  rôles  de  chicane  dont  la  provi- 
«  sion  ne  lui  manque  pas'.  » 

Mais,  à  mesure  que  le  siècle  avance,  l'incrédulité, 
moins  bruyante,  devient  plus  ferme.  Elle  se  retrempe 
aux  sources  ;  les  femmes  elles-mêmes  se  prennent  d'en- 
gouement pour  les  sciences.  En  1782*  un  personnage 
de  Mme  de  Genlis  écrit  :  «  Il  y  a  cinq  ans  je  les  avais 
«  laissées  ne  songeant  qu'à  leur  parure,  à  l'arrange- 
«  ment  de  leurs  soupers;  je  les  retrouve  toutes  savantes 

1.  Correspondance  lidnairr  par  Griiiim  (septembre,  oclo- 
l.re  1770). 

2.  Mme  de  Genlis,  Adèle  et  Théodore,  I,  312. 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  159 

«  et  beaux-esprits.  »  Dans  le  cabinet  d'une  dame  à  la 
mode,  on  trouve,  à  côté  d'un  petit  autel  dédié  à  la 
Bienfaisance  ou  à  l'Amitié,  un  dictionnaire  d'histoire 
naturelle,  des  traités  de  physique  et  de  chimie.  Une 
femme  ne  se  fait  plus  peindre  en  déesse  sur  un  nuage, 
mais  dans  un  laboratoire,  assise  parmi  des  équerres  et 
des  télescopes'.  La  marquise  de  Nesle,  la  comtesse  de 
Rrancas,  la  comtesse  de  Pons,  la  marquise  de  Polignac 
sont  chez  Rouelle  lorsqu'il  entreprend  de  fondre  et  de 
volatiliser  le  diamant.  Des  sociétés  de  vingt  et  vingt-cinq 
personnes  se  forment  dans  les  salons,  pour  suivre  un 
CQurs  de  physique  ou  de  chimie  appliquée,  de  minéra- 
logie ou  de  botanique.  A  la  séance  publique  de  l'Aca- 
démie des  Inscriptions,  les  femmes  du  monde  applau- 
dissent des  dissertations  sur  le  bœuf  Apis,  sur  le  rapport 
dos  langues  égyptienne,  phénicienne  et  grecque.  Enfin, 
en  1786,  elles  se  font  ouvrir  les  portes  du  Collège  de 
France.  Rien  ne  les  rebute.  Plusieurs  manient  la  lan- 
cette et  même  le  scalpel;  la  marquise  de  Yoyer  voit 
disséquer,  et  la  jeune  comtesse  de  Coigny  dissèque  de 
ses  propres  mains.  —  Sur  ce  fondement  qui  est  celui 
de  la  philosophie  régnante,  l'incrédulité  mondaine  prend 
un  nouveau  point  d'appui.  Vers  la  fin  du  siècle-  «  on 
«  voit  de  jeunes  personnes,  qui  sont  dans  le  monde 
«  depuis  six  ou  sept  ans,  se  piquer  ouvertement  d'irré- 
«  ligion,  croyant  que  l'impiété  tient  lieu  d'esprit,  et 

1.  E.  etJ.  de  Concourt,  la  Femme  au  dix-huitième siècletZli-Z'ij 
—  Byclmumont,  I,  22i  (13  avril  1703). 

2.  Mme  du  Genlis,  Adule  et  Théodore,  II,  320. 


140  L'ANCIEN   P.EGIME 

((  qu'être  athée,  c'est  être  philosophe  ».  Sans  doute  il  y 
a  beaucoup  de  déistes,  surtout  depuis  Rousseau  ;  mais 
je  ne  crois  pas  que,  sur  cent  personnes  du  monde,  on 
trouve  encore  à  Paris  dix  chrétiens  ou  chrétiennes. 
«  Depuis  dix  ans*,  dit  Mercier  en  1785,  le  beau  monde 
«  ne  va  plus  à  la  messe;  on  n'y  vaque  le  dimanclie 
«  pour  ne  pas  scandaliser  les  laquais,  et  les  laquais 
«  savent  qu'on  n'y  va  que  pour  eux.  »  Le  duc  de  Cui- 
gny^,  dans  ses  terres  auprès  d'Amiens,  refuse  de  laisser 
prier  pour  lui,  et  menace  son  curé,  s'il  prend  celle 
licence,  de  le  faire  jeter  en  bas  de  sa  chaire  ;  son  lils 
tombe  malade,  il  empêche  qu'on  apporte  les  sacrements  ; 
ce  (ils  meurt,  il  interdit  les  obsèques  et  fait  enterrer  le 
corps  dans  son  jardin;  malade  lui-même,  il  ferme  sa 
porte  à  l'évéque  d'Amiens  qui  se  présente  douze  fois 
pour  le  voir,  et  meurt  comme  il  a  vécu.  —  Sans  dciulc 
un  tel  scandale  est  noté,  c'est-à-dire  rai'e;  piesque  tous 
et  presque  toutes  «  allient  à  l'indépendance  des  idées  la 
«  convenance  des  formes^  ».  Quand  la  femme  de  cham- 
bre annonce  :  «  Mme  la  duchesse,  le  bon  Dieu  est  là, 
«  permettez-vous  qu'on  le  fasse  entrer?  11  souhaiterait 
«  avoir  l'honneur  de  vous  administrer  »;  on  conserve 
les  apparences.  On  introduit  l'impoitun,  on  est  poli 
avec  lui.  Si  on  l'esquive,  c'est  sous  un  prétexte  déceni  ; 
mais,  si  on  lui  conq)lait,  ce  n'est  que  i)ar  bienséance; 
«'  à  Surate,  quand  on  meurt,  on  doit   tenir  la  queue 

\.  Mercier,  Tableau  de  Pans,  III,  ii. 
2.  Métra,  Correspondance  secrète,  xvii,  587  (7  luai'S  1782). 
5.  E.  et  J.  (le  Guncourl,  ib.  450.  —  Vicomtesse  de  Noailles,  Vie 
de  la  princesse  de  Poix,  née  de  Deauvau. 


LA  PROrAGATION  DE  LA  DOCTRINE  141 

«  d'une  vache  dans  sa  main  ».  Jamais  société  n'a  été 
plus  détachée  du  christianisme.  A  ses  yeux  une  religion 
positive  n'est  qu'une  superstition  populaire,  bonne  pour 
les  enfants  et  les  simples,  non  pour  «  les  honnêtes 
gens  »  et  les  grandes  personnes.  Vous  devez  un  coup  de 
chapeau  à  la  procession  qui  passe,  mais  vous  ne  lui 
devez  qu'un  coup  de  chapeau. 

Dernier  signe  et  le  plus  grave  de  tous.  —  Si  les  curés 
qui  travaillent  et  sont  du  peuple  ont  la  foi  du  peuple, 
les  prélats  qui  causent  et  sont  du  monde  ont  les  opi- 
nions du  monde.  Et  je  ne  parle  pas  seulement  ici  des 
abbés  de  salon,  courtisans  domestiques,  colporteurs  de 
nouvelles,  faiseurs  de  petits  vers,  complaisants  de  bou- 
doir, qui  dans  une  compagnie  servent  d'écho,  et  de  salon 
à  salon  servent  de  porte-voix;  un  écho, un  porte-voix  ne 
fait  que  répéter  la  phrase,  sceptique  ou  non,  qu'on  lui 
jette  '.  Il  s'agit  des  dignitaires,  et,  sur  ce  point,  tous  les 
témoignages  sont  d'accord.  Au  mois  d'août  17G7,  l'ablié 
Bassinet,  grand  vicaire  de  Caliors,  prononçant  dans  la 
chapelle  du  Louvre  le  panégyrique  de  saint  Louis',  «  a 
«  supprimé  jusqu'au  signe  de  la  croix.  Point  de  texte, 
«  aucune  citation  de  l'Écriture,  pas  un  mot  du  bon  Dieu 
«  ni  des  saints.  Il  n'a  envisagé  Louis  IX  que  du  côté  des 
«  vertus  politiques,  guerrières  et  morales.  11  a  frondé 

1.  L'abbé  de  Lattaignant,  chanoine  de  Reinis,  auteur  de  poésies 
lésères  et  de  chansons  de  soupers,»  vient  de  faire  pour  le  théâtre 
(1  de  Nicûiet  une  parade  où  l'intrigue  est  soutenue  de  beaucoup 
1  de  saillies  polissonnes  très  à  la  mode  aujourd'hui.  Les  courti- 
«  sans  qui  donnent  le  ton  à  ce  théâtre  trouvent  le  chanoine  de 
t  Piciins  délicieux.  y>  (Bachaumont,  IV,  174,  novendjre  1768.) 

2.  Bachaumont,  III,  253.  —  Chateaubriand,   Mciiioires,   I,  246. 


142  L'ANCIEN  RÉGIME 

((  les  croisades,  il  en  a  fait  voir  l'absurdité,  la  cruauté, 
((  l'injustice  même.  Il  a  heurté  de  front  et  sans  aucun 
«  ménagement  la  cour  de  Rome  ».  D'autres  «  évitent  en 
«  chaire  le  nom  de  Jésus-Christ  et  ne  parlent  plus  que 
«  du  législateur  des  chrétiens  ».  Dans  le  code  que  l'opi- 
nion du  monde  et  la  décence  sociale  imposent  au  clcj'gé, 
un  observateur  délicat'  précise  ainsi  les  distinctions 
de  rang  et  les  nuances  de  conduite  :  «  Un  simple  prêtre, 
«  un  curé  doit  croire  un  peu,  sinon  on  le  trouverait 
«  hypocrite;  mais  il  ne  doit  pas  non  plus  être  sur 
«  de  son  fait,  sinon  on  le  trouverait  intolérant.  Au 
«  contraire,  le  grand  vicaire  peut  sourire  à  un  propos 
fv  contre  la  religion,  l'évêque  en  rira  tout  à  fait,  le 
«  cardinal  y  joindra  son  mot.  »  —  «  Il  y  a  quelque 
«  temps,  raconte  la  chronique,  on  disait  à  l'un  des 
«  plus  respectables  curés  de  Paris  :  Croyez-vous  que 
«  les  évèques,  qui  mettent  toujours  la  religion  en 
«  avant,  en  aient,  beaucoup?  —  Le  bon  paslcur,  apiès 
«  avoir  hésité  un  moment,  répondit  :  11  peut  y  en  avoir 
«  quatre  ou  cinq  qui  croient  encore.  »  —  Pour  qui  connaît 
leur  naissance,  leurs  sociétés,  leurs  habitudes  et  leurs 
goûts,  cela  n'a  rien  d'invraisemblable.  «  DomCoUignon, 
«  représentant  de  labbaye  de  Mettlach,  seigneur  haut- 
«  justicier  et  curé  de  Valmunster  »,  bel  homme,  beau 
diseur,  aimable  maître  de  maison,  évite  le  scandale,  et 
ne  fait  dîner  ses  deux  maitiesses  à  sa  table  qu'en  petit 
comité  ;  du  reste  aussi  peu  dévot  que  possible  et  bien 

1.  Chaiuroil,  27a. 


LA  PROPAGATION  DE  LA  <0OCTRINE  i'd 

moins  encore  que  le  vicaire  savoyard,  «  ne  voyant  du 
«  mal  que  dans  l'injustice  et  dans  le  défaut  de  charité  ». 
ne  considérant  la  religion  que  comme  un  établissement 
politique  et  un  frein  moral,  .l'en  citerais  nombre 
d'autres,  M.  de  Grimaldi,  le'jeune  et  galant  évoque  du 
Mans,  qui  prend  pour  grands  vicaires  ses  jeunes  et 
galants  camarades  de  classe,  et  fait  de  sa  maison  de 
campagne  à  Coulans  un  rendez-vous  de  jolies  dames*. 
Concluez  des  mœurs  aux  croyances.  —  En  d'autres 
cas  on  n'a  pas  la  peine  de  conclure.  Chez  le  cardinal 
de  Rohan,  chez  M.  de  Brienne,  archevêque  de  Sens, 
chez  M.  de  Talleyrand,  évêque  d'Autun,  chez  l'abbé 
Maury,  défenseur  du  clergé,  le  scepticisme  est  notoire. 
Iiivarol*,  sceptique  lui-même,  déclare  qu'aux  approches 
de  la  Révolution  «  les  lumières  du  clergé  égalaient  celles 
«  des  philosophes  ».  —  «  Le  corps  qui  a  le  moins  de  pré- 
«  jugés,  dit  Mercier^,  qui  le  croirait?  c'est  le  clergé.  » 
Et  l'archevêque  de  Narbonne  expliquant  la  résistance  du 
haut  clergé  en  1791  \  l'attribue,  non  à  la  foi,  mais  au 
point  d'honneur.  «  Nous  nous  sommes  conduits  alors  en 
«  vrais  gentilshommes;  car,  de  la  plupart  d'entre  nous, 
«  on  ne  peut  pas  dire  que  ce  fût  par  religion.  » 

1.  Merlin  de  Thionville,  Vie  et  correspondance,  par  Jean  Reynaud. 
[La  chartreuse  du  Val-Saint-Pierre .  Tout  le  passage  est  à  lire.]  — 
Souvenirs  manuscrits  par  le  chancelier  Pasquier. 

'2.  Rivarol,  Mémoires,  I,  344. 

5.  Mercier,  IV,  142.  —  En  Auvergjie,  dit  M.  de  Montlosier,  s  je 
4  me  composai  une  société  de  prêtres  beaux-esprits  dont  quel- 
«  ques-uns  étaient  déistes,  et  d'autres  franchement  athées,  avec 
«  lesquels  je  m'exerçai  à  lutter  contre  mon  frère  ».  [Mémoires, 
I,  57.) 

4.  M.  de  la  Favctle,  Mémoires,  III,  58. 

AKC.   RÉG.  II.  X.   II.  10 


144  I/ANCIEN  RÉGIME 


De  raulcl  au  trône  la  distance  est  courte,  et  pourtant 
l'opinion  met  trente  ans  à  la  franchir.  Pendant  la  pre- 
mière moitié  du  siècle,  il  n'y  a  point  encore  de  fronde 
politique  ou  sociale.  L'ironie  des  Lettres  persanes  est 
aussi  mesurée  que  délicate  ;  Y  Esprit  des  Lois  est  con- 
servateur. Quant  à  l'abbé  de  Saint-Pierre,  on  sourit  de 
ses  rêveries,  et  l'Académie  le  raye  de  sa  liste  lorsqu'il 
s'avise  de  blâmer  Louis  XIV-  A  la  fin  les  économistes 
d'un  côté  et  les  parlementaires  de  l'autre  donnent  le 
signal.  —  «  Vers  1750,  dit  Voltaire*,  la  nation  rassasiée 
«  de  vers,  de  tragédies,  de  comédies,  de  romans, 
<{  d'opéras,  d'histoires  romanesques,  de  réflexions  mo- 
«  raies  plus  romanesques  encore,  et  de  disputes  sur  la 
«  grâce  et  les  convulsions,  se  mit  à  raisonner  sur  les 
«  blés.  »  D'où  vient  la  cherté  du  pain?  Pourquoi  le 
laboureur  est-il  si  misérable?  Quelle  est  la  matière  et  la 
limite  de  l'impôt?  Toute  terre  ne  doit-elle  pas  payer,  et 
une  terre  peut-elle  payer  au  delà  de  son  produit  net? 
Voilà  les  questions  qui  entrent  dans  les  salons  sous  les 
auspices  du  roi,  par  l'organe  de  Quesnay,  son  médecin. 
«  son  penseur  »,  fondateur  d'un  système  qui  agrandit 
je  prince  pour  soulager  le  peuple,  et  qui  multiplie  les 
imposés  pour  alléger  l'impôt.  —  En  même  temps,  par 
la  porte  opposée,  arrivent  d'autres  questions  non  moins 

1.  Dictionnaire  phîloso/)fii'r/iir,  nv[\r\c  Blé.  —  L'ouvrage  princi- 
pal de  Quesnay  (Tableau  économique)  est  de  1758. 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  145 

neuves.  «  La  France*  est-elle  une  monarchie  tempérée 
a.  et  représentative,  ou  un  gouvernement  à  la  Turque? 
«  Vivons-nous  sous  la  loi  d'un  maître  absolu,  ou  somincs- 
«  nous  régis  par  un  pouvoir  limité  et  contrôlé?  »  —  «  Les 
«  parlementaires  exilés...  se  sont  mis  à  étudier  le  droit 
«  public  dans  ses  sources,  et  ils  en  confèrent  comme 
«  dans  des  académies.  Dans  l'esprit  public  et  par  leurs 
«  éludes,  s'établit  l'opinion  que  la  nation  est  au-dessus 
«  du  roi,  comme  l'Église  universelle  est  au-dessus  du 
«  pope.  »  —  Le  changement  est  frappant,  presque  subit. 
«  11  a  y  cinquante  ans,  dit  encore  d'Argenson,  le  public 
«  n'était  nullement  curieux  des  nouvelles  d'État.  Aujour- 
«  d'hui  chacun  lit  sa  Gazette  de  Paris,  même  dans  les 
«  provinces.  On  raisonne  à  tort  et  à  travers  de  la  poli- 
«  tique,  mais  enfin  on  s'en  occupe.  »  —  Une  fois  que  la 
conversation  a  saisi  cet  aliment,  elle  ne  le  lâche  plus,  et 
les  salons  s'ouvrent  à  la  philosophie  politique,  par  suite 
au  Contrat  social,  à  l'Encyclopédie,  aux  prédications  de 
Rousseau,  Mably,  d'Holbach,  Raynal  et  Diderot.  En  1759, 
d'Argenson,  qui  s'échauffe,  se  croit  déjà  proche  du  mo- 
ment final.  «  Il  nous  souffle  un  vent  philosophique  de 
«  gouvernement  libre  et  antimonarchique;  cela  passe 
«  dans  les  esprits,  et  il  peut  se  faire  que  ce  gouverne- 
<!-  ment  soit  déjà  dans  les  têtes  pour  l'exécuter  à  la  pre- 
«  mière  occasion.  Peut-être  la  Révolution  se  ferait  avec 

1.  Marquis  d'Argenson,  Mémoires,  IV,  141;  VI,  320,  465;  VII, 
23;  VIII,  153  (1752,  1755,  1754).  —  Le  discours  de  Rousseau  sur 
l'inégalité  est  aussi  de  1755.  —  Sur  ce  pas  décisif  de  l'opinion, 
consultez  l'excellent  livre  d'Auhertin,  l'Esprit  public  au  dix' 
huitième  siècle. 


746  L'ANCIEN   REGIME 

«  moins  de  contestations  qu'on  ne  pense;  cela  se  ferait 
((  par  acclamation  '.  » 

Non  pas  encore  ;  mais  la  semence  lève.  Bacliaumont, 
en  1702,  note  un  déluge  de  pamphlets,  brochures  et 
dissertations  politiques,  «  une  fureur  de  raisonner  en 
«  matière  de  finance  et  de  gouvernement  ».  En  1765, 
Walpole  constate  que  les  athées,  qui  tiennent  alors  le 
dé  de  la  conversation,  se  déchahient  autant  contre  les 
rois  que  contre  les  prêtres.  Un  mot  redoutable,  celui  de 
citoyen,  importé  par  Rousseau,  est  entré  dans  le  langage 
ordinaire,  et,  ce  qui  est  décisif,  les  fennnes  s'en  parent 
comme  d'une  cocarde.  «  Vous  savez  cond3ien  je  suis 
«  citoyenne,  écrit  une  jeune  fille  à  son  amie.  Comme 
«  citoyenne  et  comme  amie,  pouvais-je  recevoir  de  plus 
«  agréables  nouvelles  que  celles  de  la  santé  de  ma  chère 
«  petite  et  de  la  paix*?  »  —  Autre  mot  non  moins  signi- 
ficatif, celui  d'énergie  qui,  jadis  ridicule,  devient  à  la 
mode  et  se  place'  à  tout  propos^.  —  Avec  le  langage,  les 
sentiments  sont  changés,  et  les  plus  grandes  dames 
passent  à  l'opposition.  En  1771,  dit  le  moqueur  Besen- 
val  après  l'exil  du  Parlement,  «  les  assemblées ,  de 
«  société  ou  de  plaisir  étaient  devenues  de  petits  États 
<!  Généraux,  où  les  femmes,  transformées  en  législateurs, 
«  établissaient  des  prémisses  et  débitaient  avec  assu- 
1  ((  raiice  des  maximes  de  droit  jinblic.   »  La  comtesse 

i.  La  nuit  du  4  août  1789  semble  prédite  ici. 

2.  f'.nrrcxpoïKlnnce  de  Laurelle  de  Midlioissicre,  puliliéo  par  la 
marquise  de  la  Gi'ange  (4  septembre  17()2,  8  novembre  170'J). 

5.  Lettre  de  Mme  du  DelTand  à  Mme  de  Clioiseul  (citée  parGef- 
froy,  Gustave  III  et  la  cour  de  France,  I,  '27'J) 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  1 47 

d'Egmont,  correspondante  du  roi  de  Suède,  lui  envoie 
un  mémoire  sur  les  lois  fondamentales  de  la  France, 
on  faveur  du  Parlement,  dernier  défenseur  des  libertés 
nationales,  contre  les  attentats  du  chancelier  Maupeou. 
«  M.  le  chancelier,  dit-elle',  a,  depuis  six  mois,  fail 
«  apprendre  l'histoire  de  France  à  des  gens  qui  seraient 
«  morts  sans  l'avoir  sue.  »  —  «  Je  n'en  doute  pas,  sii'o, 
«  ajoute-t-elle;  vous  n'abuserez  pas  de  ce  pouvoir  qu'un 
«  peuple  enivré  vous  a  confié  sans  limites....  Puisse 
«  votre  règne  devenir  l'époque  du  rétablissement  du 
«  gouvernement  libre  et  indépendant,  mais  n'être  jamais 
«  la  source  d'une  autorité  absolue.  »  Nombre  d'autres 
femmes  du  premier  rang,  Mmes  de  la  Marck,  de  Bouf- 
llers,  de  Brienne,  de  Mesmes,  de  Luxembourg,  de  Croy, 
pensent  et  écrivent  de  même.  «  Le  pouvoir  absolu,  dit 
«  l'une  d'elles,  est  une  maladie  mortelle  qui,  en  corrom- 
«  pant  insensiblement  les  qualités  morales,  fmit  par  dé- 
«  truire  les  États....  Les  actions  des  souverains  sont 
«  soumises  à  la  censure  de  leurs  propres  sujets  comme 
«  à  celle  de  l'univers....  La  France  est  détruite,  si  l'ad- 
«  ministration  présente  subsiste^.  »  —  Lorsque,  sous 
Louis  XYI,  une  nouvelle  administration  avance  et  retire 
des  velléités  de  réformes,  leur  critique  demeure  aussi 
ferme.  «  Enfance,  faiblesse,  inconséquence  continuelle, 
«  écrit  une  autre',  nous  changeons  sans  cesse  et  pour 


i.  Geffroy,  ib.,  I,  252,  241,245. 

2.  Gcll'roy,  ib.,  I,  2G7,  281.  Lettres  de  Mme  de  Boufflers  (octo- 
bre 1772,  juiUet  1774). 

3.  Ibid.,  I,  285.  Lettres  de  Mme  de  la  Marck  (1776,  1777,  1779). 


148  L'ANCIEN  REGIME 

<(  être  plus  mal  que  nous  n'étions  d'abord.  Monsieur  et 
c  M.  le  comte  d'Artois  viennent  de  voyager  dans  nos 
fl  provinces,  mais  comme  ces  gens-là  voyagent,  avec 
«  une  dépense  affreuse  et  la  dévastation  sur  tout  leur 
«  passage,  n'en  rapportant  d'ailleurs  qu'une  graisse 
((  surprenante  :  Monsieur  est  devenu  gros  comme  un 
«  tonneau;  pour  M.  le  comte  d'Artois,  il  y  met  bon 
«  ordre  par  la  vie  qu'il  mène.  »  —  Un  souflle  d'huma- 
nité en  même  temps  que  de  liberté  a  pénétré  dans  les 
cœurs  féminins.  Elles  s'intéressent  aux  pauvres,  aux 
petits,  au  peuple;  Mme  d'Egmont  recommande  à  Gus- 
tave III  de  planter  la  Dalécarlie  en  pommes  de  terre. 
Lorsque  paraît  l'estampe  publiée  au  profit  des  Calas, 
«  toute  la  France,  et  même  toute  l'Europe,  s'empresse 
«  de  souscrire,  l'impératrice  de  Russie  pour  5000  li- 
«  vres'.  »  —  «  L'agriculture,  l'économie,  les  réforjnes, 
«  la  philosophie,  écrit  Walpole,  sont  de  ho7i  ton,  même 
«  à  la  cour.  »  — '  Le  président  Dupaty  ayant  fait  un  mé- 
moire pour  trois  innocents  condanmés  à  la  «  roue,  on 
«  ne  parle  plus  que  de  cela  dans  le  monde  »  ;  «  ces  con- 
«  versations  de  société,  dit  une  correspondante  de 
«  Gustave  III  *,  ne  sont  plus  oiseuses,  puisque  c'est  par 
«  elles  que  l'opinion  publique  se  forme.  Les  paroles  sont 
«  devenues  des  actions,  et  tous  les  cœurs  sensibles  van- 
,  «  tent  avec  transport  un  mémoire  que  l'humanité  anime 
«  et  qui  parait  plein  de  talent,  parce  qu'il  est  plein 

1.  Bachaumoiit,  III,    14    (28    mars  1766.  —  Walpole,   6  octo- 
bre 17751. 

2.  Geffroy    ib.  Lettre  de  Mme  de  Staël  (1786). 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  i49 

«  d'âme  ».  Lorsque  Latude  sort  de  Bicêlre,  Mme  de 
Luxembourg,  Mme  de  Boufflers  et  Mme  de  Staël  veulent 
diner  avec  Mme  Legros,  Tépicière  qui  «  depuis  trois 
années  a  remué  ciel  et  terre  »  pour  délivrer  le  prison- 
nier. C'est  grâce  aux  femmes,  à  leur  attendrissement, 
à  leur  zèle,  à  la  conspiration  de  leurs  sympathies, 
que  M.  de  Lally  parvient  à  faire  réhabiliter  son  père. 
Quand  elles  s'éprennent,  elles  s'engouent  :  Mme  de 
Lauzun,  si  timide,  va  jusqu'à  dire  des  injures  en  public 
à  un  homme  qui  parle  mal  de  Necker.  —  Rappelez-vous 
qu'en  ce  siècle  les  femmes  étaient  reines,  faisaient  la 
naode,  donnaient  le  ton,  menaient  la  conversation,  par 
suite  les  idées,  par  suite  l'opinion*.  Quand  on  les  trouve 
en  avant  sur  le  terrain  politique,  on  peut  être  sûr  que 
les  hommes  suivent  :  chacune  d'elles  entraîne  avec  soi 
tout  son  saloD. 


Une  aristocratie  imbue  de  maximes  humanitaires  et  ra- 
dicales, des  courtisans  hostiles  à  la  coar,  des  privilégiés 
qui  contribuent  à  saper  les  privilèges,  il  faut  voir  dans  les 
témoignages  du  temps  cet  étrange  spectacle.  «  Il  est  de 
«  principe,  dit  un  contemporain,  que  tout  doit  être  changé 
«  et  bouleversé*.  »  Au  plus  haut,  au  plus  bas,  dans  les  as- 
semblées, dans  les  lieux  publics,  on  ne  rencontre  parmi 

1.  Collé,  Journal,  III,  457  (1770)  :  «  Les  femmes  ont  tellement 
€  pris  le  dessus  chez  les  Français,  elles  les  ont  tellement  subju- 
c  gués,  qu'ils  ne  pensent  et  ne  sentent  plus  que  d'après  elles.  » 

2.  Coirespondance,  par  Metra,  III,  200;  IV,  131. 


i:,o  L'ANCIEN  rëgi:.;e 

les  privilégiés  que  des  opposants  et  des  réforinatoui's. 
«  En  1787,  presque  tout  ce  qu'il  y  avait  de  marquant  dans 
«  la  pairie  se  déclara  dans  le  Parlement  pour  la  résis- 
«  tance....  J'ai  vu  mettre  en  avant  dans  les  dîners  qui 
«  nous  réunissaient  alors  presque  toutes  les  idées  qui 
«  devaient  bientôt  se  produire  avec  tant  d'éclat'.  »  Déjà 
en  1774,  M.  de  Vaublanc,  allant  à  Metz,  trouvait  dans  la 
diiigence  un  ecclésiastique  et  un  comte  colonel  de  hus- 
saids  qui  ne  cessaient  de  parler  économie  politique* 
«  C'était  alors  la  mode;  tout  le  monde  était  économiste, 
«  on  ne  s'entretenait  que  de  philosophie,  d'économie 
«  politique,  surtout  d'humanité,  et  des  moyens  de  sou- 
«  lager  le  bon  peuple  ;  ces  deux  derniers  mots  étaient 
«  dans  toutes  les  bouches.  »  Ajoutez-y  celui  d'égalité; 
Thomas,  dans  un  éloge  du  maréchal  de  Saxe,  disait  : 
«  Je  ne  puis  le  dissinmler,  il  était  du  sang  des  rois  »  ; 
et  l'on  admirait  cette  phrase.  —  Seuls  quelques  chefs 
de  vieilles  familles  parlementaires  ou  seigneuriales 
conservent  le  vieil  esprit  nobiliaire  et  monarchique; 
toute  la  génération  nouvelle  est  gagnée  aux  nouveautés. 
«  Pour  nous,  dit  l'un  d'eux,  jeune  noblesse  française  % 
«  sans  regret  pour  le  passé,  sans  inquiétude  pour  l'avenir, 
«  nous  marchions  gaiement  sur  un  tapis  de  fleurs  qui 
«  nous  cachait  un  abîme.  Riants  frondeurs  des  modes 
«  anciennes,  de  l'orgueil  féodal  de  nos  pères  et  de  leurs 
«  graves  étiquettes,  tout  ce  qui  était  antique  nous  pa- 

1.  Souvenirs  manuscrils  du  chancelier  Pasiiuicr. 
'2.  Comte  de  Vaublanc,  Souvenirs,  I,  117,  577. 
3.  Comte  de  Ségur,  Mémoires,  I,  17. 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  IM 

«  raissait  gênant  et  ridicule.  La  gravité  des  anciennes 
«  doctrines  nous  pesait.  La  riante  philosophie  de  Vol- 
et taire  nous  entrahiait  en  nous  anuisant.  Sans  appro- 
«  fondir  celle  des  écrivains  plus  graves,  nous  l'adiui- 
(T  rions  comme  empreinte  de  courage  et  de  résistance 
«  au  pouvoir  arbitraire....  La  liberté,  quel  que  fût  son 
«  langage,  nous  plaisait  par  son  courage;  l'égalité,  par 
«  sa  commodité.  On  trouve  du  plaisir  à  descendre  tant 
«  qu'on  croit  pouvoir  remonter  dès  qu'on  veut;  et,  sans 
«  prévoyance,  nous  goûtions  à  la  fois  les  avantages  du 
«  patriciat  et  les  douceurs  d'une  philosophie  plébéienne, 
(c  Ainsi,  quoique  ce  fussent  nos  privilèges,  les  débris 
«  de  notre  ancienne  puissance  que  l'on  minait  sous  nos 
«  pas,  cette  petite  guerre  nous  plaisait.  Nous  n'en  éprou- 
«  vions  pas  les  atteintes,  nous  n'en  avions  que  le  spec- 
(i  tacle.  Ce  n'étaient  que  combats  de  plume  et  de  paroles 
«  qui  ne  nous  paraissaient  pouvoir  faire  aucun  dommage 
«  à  la  supériorité  d'existence  dont  nous  jouissions  et 
«  qu'une  possession  de  plusieurs  siècles  nous  faisait 
«  croire  inébranlable.  Les  formes  de  l'édifice  restant 
«  intactes,  nous  ne  voyions  pas  qu'on  le  minait  en  de- 
«  dans.  Nous  riions  des  graves  alarmes  de  la  vieille 
((  cour  et  du  clergé  qui  tonnaient  contre  cet  esprit 
«  d'innovation.  Nous  applaudissions  les  scènes  républi- 
«  caines  de  nos  théâtres',  les  discours  philosophiques 
«  de  nos  Académies,  les  ouvrages  hardis  de  nos  littéra- 
«  teurs.  »  —  Si  l'inégalité  durait  encore  dans  la  distri- 

1.  Ségur,  ib.,  I,  151.  a  J'entendis  toute  la   cour,  dans  la   salle 
(  de  spectacle  du  château  de  Versailles,  applaudir  avec  enîhou- 


152  L'ANCIEN  RÉGIML' 
billion  des  charg-es  et  des  places,  «  l'égalité  commençait 

«  à  régner  dans  les  sociétés.  En  beaucoup  d'occasions, 

((  les   litres   littéraires    avaient  la  préférence  sur  les 

«  titres  de  noblesse.  Les  courtisans,  serviteurs  de  la 

«  mode,  venaient  faire  la  cour  à  Marmontel,  à  d'Alem- 

«  bert,  à  Raynal.  On  voyait  fréquemment  dans  le  monde 

«  des  hommes  de  lettres  du  deuxième  et  troisième  rang 

«  être  accueillis  et  traités  avec  des  égards  que  n'obte- 

«  naient  pas  les  nobles  de  province....  Les  institutions 

«  restaient  monarchiques,  mais  les  mœurs  devenaient 

«  républicaines.   Nous  préférions  un  mot   d'éloge  de 

«  d'Alembert,  de  Diderot,  à  la  faveur  la  plus  signalée 

«  d'un  prince...   11  était  impossible  dépasser  la  soirée 

«  chez  d'Alembert,  d'aller  à  l'hôtel  de  La  Rochefoucauld 

«  chez  les  amis  de  Turgot,  d'assister  au  déjeuner  de 

«  l'abbé  Raynal,  d'être  admis  dans  la  société  et  la  fa- 

((  mille  de  M.  de  Malesherbes,  enfin  d'approcher  de  la 

«  reine  la  plus  aimable  et  du  roi  le  plus  vertueux,  sans 

((  croire  que  nous  entrions  dans  une  sorte  d'âge  d'or 

«  dont  les  siècles  précédents  ne  nous  donnaient  aucune 

fi  idée...    Nous  étions  éblouis  par  le  prisme  des  idées 

«  et  des  doctrines  nouvelles,  rayonnants  d'espérance, 

((  brûlants  d'ardeur  pour  toutes  les  gloires,  d'enthou- 

((  siasme  pour  tous  les  talents  et  bercés  des  rêves  sé- 

«  duisants    d'une  philosophie  qui  voulait  assurer   le 

«  bonheur  du  genre  humain.  Loin  de  prévoir  des  mal- 

«  siasme    Brutus,  trai^^édie  de  Voltaire,  et  particulièremenl    ces 
•  deux  vers  : 

Je  suis  fils  Je  Briilus  et  je  porte  en  mon  cœur 

La  liberté  gravée  et  les  rois  eu  horreur.  » 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  153 

«  heurs,  des  excès,  des  crimes,  des  renversements  de 
«  trônes  et  de  principes,  nous  ne  voyions  dans  l'avenir 
«  que  tous  les  biens  qui  pouvaient  être  assurés  à  l'hu- 
«  manité  par  le  règne  de  la  raison.  On  laissait  un  libre 
«  cours  à  tous  les  écrits  réformateurs,  à  tous  les  projets 
«  d'innovation,  aux  pensées  les  plus  libérales,  aux  sys- 
«  lèines  les  plus  hardis.  Chacun  croyait  marcher  à  la 
«  perfection,  sans  s'embarrasser  des  obstacles  et  sans 
«  les  craindre.  Nous  étions  fiers  d'être  Français  et  encore 
«  plus  d'être  Français  du  dix-huitième  siècle....  Jamais 
«  réveil  plus  terrible  ne  fut  précédé  par  un  sommeil 
((  plus  doux  et  par  des  songes  plus  séduisants  ». 

lis  ne  s'en  tiennent  pas  à  des  songes,  à  de  purs  sou- 
haits, à  des  espérances  passives.  Ils  agissent,  ils  sont 
vraiment  généreux;  il  suffit  qu'une  cause  soit  belle  pour 
que  leur  dévouement  lui  soit  acquis.  A  la  nouvelle  de 
l'insurrection  américaine,  le  marquis  de  la  Fayette,  lais- 
sant sa  jeune  femme  enceinte,  s'échappe,  brave  les 
défenses  de  la  cour,  achète  une  frégate,  traverse  l'Océan 
et  vient  se  battre  aux  côtés  de  Washington.  «  Dès  que  je 
«  connus  la  querelle,  dit-il,  mon  cœur  fut  enrôlé  et  je  ne 
«  songeai  plus  qu'à  rejoindre  mes  drapeaux.  »  Quantité 
de  gentilshommes  le  suivent.  Sans  doute  ils  aiment  le 
danger  ;  «  une  probabilité  d'avoir  des  coups  de  fusil  est 
«  trop  précieuse  pour  qu'on  la  néglige*.  »  Mais  il  s'agit 
en  outre  d'affranchir  des  opprimés  ;  «  c'est  comme  pa- 
c  ladins,  dit  l'un  d'eux,  que  nous  nous  montrions  phi- 

1.  Duc  de  Lauzuii,  80  (à  propos  de  son  expédition  en  Corse). 


\:>i  L'ANCIEN  REGIME 

losoplics',  »  et  l'esprit  chevaleresque  se  met  au  service 
(le  la  liberté.  —  D'autres  services,  plus  sédentaires  et 
moins  brillants,  ne  les  trouvent  pas  moins  zélés.  Aux 
assemblées  provinciales*,  les  plus  grands  personnages 
de  la  province,  cvêques,  archevêques,  abbés,  ducs, 
comtes,  marquis,  joints  aux  notables  les  plus  opulents 
et  les  plus  instruits  du  Tiers-état,  en  tout  un  millier 
d'hommes,  bref  l'élite  sociale,  toute  la  haute  classe 
convoquée  parle  roi,  établit  le  budget, défend  le  contri- 
buable contre  le  fisc,  dresse  le  cadastre,  égalise  la 
taille,  remplace  la  corvée,  pourvoit  à  la  voirie,  mul- 
tiplie les  ateliers  de  charité,  instruit  les  agriculteurs, 
propose,  encourage  et  dirige  toutes  les  réformes. 
J'ai  lu  les  vingt  volumes  de  leurs  procès-verbaux  . 
on  ne  peut  voir  de  meilleurs  citoyens,  des  administra- 
teurs plus  intègres,  plus  appliqués,  et  qui  se  donnent 
gratuitement  plus  de  peine,  sans  autre  objet  que  le  Ijicn 
public.  La  bonne  vqlonté  est  complète.  Jamais  l'aristocra- 
tie n'a  été  si  digne  du  pouvoir  qu'au  moment  où  elle  allait 
le  perdre;  les  privilégiés,  tirés  de  leur  désœuvrement, 
redevenaient  des  hommes  publics,  et,  rendus  à  leur  fonc- 
tion, revenaient  à  leur  devoir.  En  1778,  dans  la  première 
assemblée  du  Berry,  l'abbé  de  Séguiran%  rapporteur,  ose 

■1.  Ségur,  I,  87. 

2.  Les  asseiiiblces  du  Berry  et  de  la  Haute-Guyenne  commen- 
cent en  1778  et  1779,  celles  des  autres  généralités  en  1787.  Toutes 
fonctionnent  jusqu'en  1789.  (Cf.  Léonce  de  Lavergne,  Les  assem- 
blces  jyrovincialcs.) 

7>.  Léonce  de  Lavcrgne,  i6.,  2G,  55,  183.  Le  bureau  des  impol's 
de  rassemblée  [irovinciale  de  Tours  réclame  aussi  contre  les  pil- 
vjlèges  en  fait  d'impôts 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  155 

(lire  que  «  la  répartition  de  l'impôt  doit  être  un  parlago 
«  fraternel  des  charges  publiques  ».  En  1780,  les  abbés, 
prieurs  et  chapitres  de  la  même  province  ollrenl 
60000  livres  de  leur  argent,  et  quelques  gentilshommes, 
en  moins  de  vingt-quatre  heures,  17  000  livres.  En  1787, 
dans  l'assemblée  d'Alençon,  la  noblesse  et  le  clergé  se 
cotisent  de  50  000  livres  pour  soulager  d'autant  les  tail- 
lables  indigents  de  chaque  paroisse*.  Au  mois  d'avril 
1787,  le  roi,  dans  l'Assemblée  des  Notables,  parle  de 
«  l'empressement  avec  lequel  les  archevêques  et  évêques 
«  ont  déclaré  ne  prétendre  à  aucune  exemption  pour 
«  leur  contribution  aux  charges  publiques  ».  Au  mois 
de  mars  1789,  dès  l'ouverture  des  assemblées  de  bail- 
liage, le  clergé  tout  entier,  la  noblesse  presque  tout 
entière,  bref  le  corps  des  privilégiés,  renonce  spontané- 
ment à  ses  privilèges  en  fait  d'impôt.  Le  sacrifice  est 
voté  par  acclamation  ;  ils  viennent  d'eux-mêmes  l'oftrir 
au  Tiers-état  et  il  faut  voir  dans  les  procès- verbaux 
manuscrits  leur  accent  généreux  et  sympathique,  a  L'or- 
«  dre  de  la  noblesse  du  bailliage  de  Tours,  dit  le  mar- 
«  quis  de  Lusignan^,  considérant  que  ses  membres  sont 
«  hommes  et  citoyens  avant  que  d'être  nobles,  ne  peut 

1.  Procès-verbaux  de  l'assemblée  provinciale  de  Normandie, 
généralité  d'Alençon,  252.  —  Cf.  Archives  nationales,  II,  H49  : 
en  1778,  dans  la  généralité  de  Moulins,  trente-neuf  personnes,  la 
plupart  nobles,  ajoutent  de  leur  argent  18  950  livres  aux  60  000  al- 
louées par  le  roi  pour  les  routes  et  ateliers  de  charité. 

2.  Archives  nationales,  procès-verbaux  et  cahiers  des  États 
généraux,  t.  XLIX,  712,  7U  (noblesse  et  clergé  de  Dijon).  T.  XVI, 
183  (noblesse  d'Auxerre).  T.  XXIX,  552,  455,  458  (clergé  et  no- 
blesse du  Berry).  T.  CL,  266  (clergé  et  noblesse  de  Tours).  T.  XXIX, 
clergé   et   noblesse  de  Chàteauroux  (29  janvier  1789),  572  à  582. 


1.j6  L'ANCIEN  RÉGIME 

a  se  dédommager,  d'une  manière  plus  conforme  h 
(i  l'esprit  de  justice  et  de  patriotisme  qui  l'anime, 
«  du  long  silence  auquel  l'abus  du  pouvoir  ministériel 
«  l'avait  condamné,  qu'en  déclarant  à  ses  concitoyens 
((  qu'elle  n'entend  plus  jouir  à  l'avenir  d'aucun  des 
<(  privilèges  pécuniaires  que  l'usage  lui  avait  conser- 
«  vés,  et  qu'elle  fait  par  acclamation  le  vœu  solennel  de 
«  supporter  dans  une  parfaite  égalité,  et  chacun  en  pro- 
«  portion  de  sa  fortune,  les  impôts  et  contributions  géné- 
«  raies  qui  seront  consenties  par  la  nation.  »  —  «  Je  vous 
«  le  répète,  dit  le  comte  de  Buzançois  au  Tiers-état  du 
«  Berry,  nous  sommes  tous  frères,  nous  voulons  parta- 
«  ger  vos  charges....  Nous  désirons  ne  porter  qu'un  seul 
«  vœu  aux  états  et,  par  là,  montrer  l'union  et  l'harmo- 
([  nie  qui  doivent  y  régner.  Je  suis  chargé  de  vous  offrir 
«  de  vous  réunir  à  nous  pour  ne  faire  qu'un  seul  cahier.  » 
—  ({ Il  faut  trois  qualités  à  un  député,  dit  le  marquis  de 
((  Darbançon  au  nom  de  la  noblesse  de  Châteauroux  . 
«  probité,  fermeté,  connaissances;  les  deux  premières  se 
«  trouvent  également  dans  les  députés  des  trois  ordres; 
«  mais  les  connaissances  se  rencontreront  plus  génér 
«  raloment  dans  le  Tiers-état,  dont  l'esprit  est  exercé  aux 
«  adaires.  »  —  «  Un  nouvel  ordre  de  choses  se  déploie  à 
«  nos  yeux,  dit  l'abbé  Legrand  au  nom  du  clergé  de  Châ- 
«  |eauroux;  le  voile  du  préjugé  est  déchiré,  la  raison  en 
«  a  pris  la  place.  Elle  s'empare  de  tous  les  cœurs  fran- 
«  rais,  sape  par  le  pied  tout  ce  qui  n'était  fondé  que 

T  XIII,  705  (nol)losso  d'Aiilnii).  —  Pour  l'ensemble,  voyez  Hé- 
suiiié  des  cahiers,  pnr  l'i'iuilioiiinie,  3  vol. 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  157 

«  sur  les  anciennes  opinions  et  tire  sa  force  d'ellc- 
«  même.  »  Non  seulement  les  privilégiés  font  les  avances, 
mais  ils  les  font  sans  effort;  ils  parlent  la  même  langue 
que  les  gens  du  Tiers,  ils  sont  disciples  des  mêmes  phi- 
losophes, ils  semblent  partir  des  mômes  principes.  La 
noblesse  de  Clermont  en  Beauvoisis  '  ordonne  à  ses  députés 
«  de  demander  avant  tout  qu'il  soit  fait  une  décla- 
«  ration  explicite  des  droits  qui  appartiennent  à  tous  les 
«  hommes  ».  La  noblesse  de  Mantes  et  Meulan  affirme 
«  que  les  principes  de  la  politique  sont  aussi  absolus 
«  que  ceux  de  la  morale,* puisque  les  uns  et  les  autres  ont 
«.pour  base  commune  la  raison  ».  La  noblesse  de  Reims 
demande  «  que  le  roi  soit  supplié  de  vouloir  bien  ordon- 
«  ner  la  démolition  de  la  Bastille  ».  —  Maintes  fois, 
après  des  vœux  et  des  prévenances  semblables,  les  délé- 
gués de  la  noblesse  et  du  clergé  sont  accueillis  dans  les 
assemblées  du  Tiers  par  des  battements  de  mains,  «  des 
«  larmes  »,  des  transports.  Quand  on  voit  ces  effusions, 
comment  ne  pas  croire  à  la  concorde?  Et  comment  pré- 
voir qu'on  va  se  battre  au  premier  tournant  de  la  route 
où,  fraternellement,  l'on  entre  la  main  dans  la  main? 
Ils  n'ont  pas  celte  triste  sagesse.  Ils  posent  en  principe 
que  l'homme,  surtout  l'homme  du  peuple,  est  bon  ;  pour- 
quoi supposer  qu'il  puisse  vouloir  du  mal  à  ceux  qui  lui 

1.  Prudhomme,  ib.,U,  59.  51,  59.  — Léonce  de  Lavergne,  38  i 
En  1788,  deux  cents  gentilshommes  des  premières  familles  du 
Daupliiiié  signent,  conjointement  avec  le  clergé  et  le  Tiers-état  de 
la  province,  une  adresse  au  roi  où  se  trouve  la  phrase  suivante  : 
«  iSi  le  temps,  ni  les  liens  ne  peuvent  légitimer  le  despotisme; 
c  Les  droits  des  hommes  dérivent  de  la  nature  seule  et  sont  indé- 
€  pendants  de  leurs  conventions.  > 


158  L'ANCIEN   REGIME 

veulcnl  du  bien?  Ils  ont  conscience  a  son  endroit  de  leur 
bienveillance  et  de  leur  sympalbic.  Non  seulement  ils 
parlent  de  leurs  sentiments,  mais  ils  les  éprouvent.  A  ce 
moment,  dit  un  contemporain',  «  la  pitié  la  plus  active 
«  remplissait  les  âmes;  ce  que  craignaient  le  plus  les 
«  bommes  opulents,  c'était  de  passer  pour  insensibles  ». 
L'arcbevêque  de  Paris,  qu'on  poursuivra  à  coups  de  pier- 
res, a  donné  cent  mille  écus  pour  améliorer  l'IIôtel-Dieu. 
L'intendant  Bertier,  qu'on  massacrera,  a  cadastré  l'Ile- 
de-France  pour  égaliser  la  taille,  ce  qui  lui  a  permis  d'en 
abaisser  le  taux  d'abord  d'un  huitième,  puis  d'un  quarts 
Le  financier  Bcaujon  bâtit  un  hôpital.  Necker  refuse  les 
appointements  de  sa  place  et  prête  au  trésor  deux  millions 
pour  rétablir  le  crédit.  Le  duc  de  Charost,  dès  1770"", 
abolit  sur  ses  terres  les  corvées  seigneuriales  et  fonde 
un  hôpital  dans  sa  seigneurie  de  Meillant.  Le  prince  de 
Daulîremont,  les  présidents  de  Yczet,  de  ChamoUes,  de 
Cbaillot,  nombre  d'autres  seigneurs  en  Franche-Comté, 
suivent  l'exemple  du  roi  en  affranchissant  leurs  serfs*. 
L'évêque  de  Saint-Claude  réclame,  malgré  son  chapitre, 
l'affranchissement  de  ses  mainmortables.  Le  marquis  de 
Mirabeau  établit  dans  son  domaine  du  Limousin  un  bu- 
reau gratuit  de  conciliation  pour  arranger  les  procès,  et 
chaque  jour,  à  Fleury,  fabrique  neui  cents  livres  de  pain 


1.  Lacretellc,  Histoire  de  France  au  dix-huitième  siècle,  V,  2. 

2.  Procès-verbaux  de  l'assenihlcr  provinciale  de  l'Ile-de-Frnnce 
(1787),  127. 

.".  Léonce  de  Lavergne,  Ib.,  52   36'J. 

4.  Le  cri  de  la    raison,    par  Clcrgct,    curé   d'Ornans    (HSCJ, 
2.58. 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  159 

économique  à  l'usage  «  du  pauvre  peuple  qui  se  bat  à 
qui  en  aura*  ».  M.  de  Barrai,  évêque  de  Castres,  prescrit 
à  tous  ses  curés  de  prêcher  et  propager  la  culture  des 
pommes  de  terre.  Le  marquis  de  Guerchy  monte  avec 
Arthur  Young  sur  les  tas  de  foin  pour  apprendre  à  bien 
faire  une  meule.  Le  comte  de  Lasteyrie  importe  en 
France  la  lithographie.  Nombre  de  grands  seigneurs  et 
de  prélats  figurent  dans  les  sociétés  d'agriculture, 
écrivent  ou  traduisent  des  livres  utiles,  suivent  les 
applications  des  sciences,  étudient  l'économie  politique, 
s'informent  de  l'industrie,  s'intéressent  en  amateurs  ou 
en  promoteurs  à  toutes  les  améliorations  publiques. 
«  Jamais,  dit  encore  Lacretelle,  les  Français  n'avaient 
«  été  plus  ligués  pour  combattre  tous  les  maux  dont  la 
((  nature  nous  impose  le  tribut,  et  ceux  qui  pénètrent 
fi  par  mille  voies  dans  les  instilutions  sociales.  »  Peut- 
on  admettre  que  tant  de  bonnes  intentions  réunies  abou- 
tissent à  tout  détruire?  Tous  se  rassurent,  le  gouverne- 
ment comme  la  haute  classe,  en  songeant  au  bien  qu'ils 
ont  fait  ou  voulu  faire.  Le  roi  se  rappelle  qu'il  a  rendu 
l'état  civil  aux  protestants,  aboli  la  question  préparatoire, 
supprimé  la  corvée  en  nature,  établi  la  libre  circulation 
des  grains,  institué  les  assemblées  provinciales,  relevé  la 
marine,  secouru  les  Américains,  affranchi  ses  propres 
serfs,  diminué  les  dépenses  de  sa  maison,  employé 
Malesherbes,   Turgot  et   Necker,    lâché   la   bride  à  la 


i.  Lucas  de  Montigny,  Mémoires  de  Mirabeau,  T,  290,  3GS.  — 
Théron  de  Montaugé,  L'agriculture  et  les  classes  rurales  dans  le 
paijs  Toulousain,  14. 

ANC.    RÉC.    U.  1.    Il-  11 


ICO  L'ANCIEN   RF.CIME 

presse, écouté  l'opinion  publique'.  Aucun  gouverneinLiil 
ne  s'est  montré  plus  doux  :  le  1-4  juillet  1789,  il  n  y 
avait  à  la  Bastille  que  sept  prisonniers,  dont  un  idiol, 
un  détenu  sur  la  demande  de  sa  famille,  et  (nialio 
accusés  de  faux^  Aucun  prince  n'a  été  plus  luunaiii 
plus  cliaiitablc,  plus  préoccupé  des  malheureux.  En 
1784,  année  d'inondations  et  d'épidémies,  il  fait  distri- 
buer pour  trois  millions  de  secours.  On  s'adresse  à  lui, 
même  pour  les  accidents  privés;  le  8  juin  4785,  il 
envoie  deux  cents  livres  à  la  femme  d'un  laboureur 
breton,  qui,  ayant  déjà  deux  enfants,  vient  d'en  mettre 
au  monde  trois  en  une  seule  couche'.  Pendant  un  hiver 
rigoureux,  il  laisse  chaque  jour  les  pauvres  envahir 
ses  cuisines.  Très  probablement,  il  est,  après  Turgot, 
l'homme  de  son  temps  qui  a  le  plus  aimé  le  peuple.  — ■ 
Au-dessous  de  lui,  ses  délégués  se  conforment  h  ses  vues  ; 
j'ai  lu  quantité  de  lettres  d'intendants  qui  tâchent  d'être 
de  petits  Turgots.'((  Tel  construit  un  hôpital,  un  autre 
«  fonde  des  prix  pour  les  laboureui-s;  celui-ci  admet 
«  des  artisans  à  sa  table ^  »  ;  celui-là  entreprend  le  défri- 

i.  a  La  plupart  des  étrangers  ont  peine  à  se  faire  une  idée  de 
«  l'autorité  <i n'exerce  en  France  aujourd'hui  l'opinion  publiiiuc, 
t  ils  conipii'iinent  difficilement  ce  que  c'est  que  cette  puissance 
«  invisible  (jui  commande  jusque  dans  le  palais  du  roi.  11  CJi  est 
<  pourtant  ainsi.  »  (Necker  (178i),  cité  par  Tocqueville.) 

2.  Granier  de  Gassagnac,  II,  230.  —  Au  commencement  du 
rigne  de  Louis  XVI,  M.  de  Malcslierbes  visita,  selon  l'usage,  les 
maisons  qui  contenaient  des  prisonniers  d'État,  a  II  m'a  dit  à 
moi-inême  qu'il  n'en  avait  fait  sortir  que  deux,  n  (Sénac  de  Meil- 
lian,  Du  gouvernement,  des  mœurs  et  des  conditions  en  France.] 

3.  Archives  riationales,  II,  lil8,  11  i9,  F.  14,  2073  (Secours  à 
diverses  provinces  et  localités  malheureuses). 

4.  Auborlin,  •iSi  (d'après  Itachaumont). 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  101 

chcment  d'un  marais.  M.  de  la  Tour,  en  Provence,  a  fait 
tant  de  bien  pendant  quarante  ans,  que,  malgré  lui,  le 
Tiers-état  lui  vote  une  médaille  d'or'.  Un  gouverneur  fait 
un  cours  de  boulangerie  économique.  —  Quel  danger  de 
pareils  pasteurs  peuvent-ils  courir  au  milieu  de  leur 
troupeau?  Quand  le  roi  convoque  les  États  Généraux,  nul 
n'est  «  en  défiance  »,  ni  ne  s'effraye  de  l'avenir.  «  On 
«  parlait^  de  l'établissement  d'une  nouvelle  constitution 
«  de  l'État  comme  d'une  œuvre  facile,  comme  d'un 
«  événement  naturel.  »  —  «  Les  bommes  les  meilleurs 
«  et  les  plus  vertueux  y  voyaient  le  commencement 
«  d'une  nouvelle  ère  de  bonbcur  pour  la  France  et  pour 
((  tout  le  monde  civilisé.  Les  ambitieux  se  réjouissaient 
«  de  la  large  carrière  qui  allait  s'ouvrir  à  leurs  espé- 
«  rances.  Mais  on  n'aurait  pas  trouvé  un  individu,  le 
«  plus  morose,  le  plus  timide,  le  plus  enthousiaste,  qui 
«  prévît  un  seul  des  événements  extraordinaires  vers 
((  lesquels  les  États  assemblés  allaient  être  conduits.  » 

i.  Léonce  de  Lavergne,  472. 

2.  Matliieu  Dumas,  Mémoires,  I,  426.  —  Sir  Samuel  Romilly, 
Mémoires,  l,  99.  —  «  La  sécurité  alla  justju'à  l'extravagance.  » 
(Mme  de  GenVis,  Mémoires.)  —  Le  29  juin  1789,  Necker  disait  dans 
le  conseil  du  roi,  à  Marly  :  a  Quoi  de  plus  frivole  que  les  craintes 
4  conçues  à  raison  de  l'organisation  des  États  Généraux?  Rien  ne 
«  peut  y  être  statué  sans  l'assentiment  du  roi.  »  (JI.  de  Baren- 
tin,  Mémoires,  187.)  —  Adresse  de  l'Assemblée  nationale  à  ses 
commettants,  2  octobre  1789  :  a  Une  grande  révolution,  dont  le 
«  projet  eût  paru  chimérique  ily  a  quelques  mois,  s'est  opérée  au 
«  milieu  de  nous.  > 


CHAPITRE  III 

I.  La  classe  moyenne.  —  Ancien  esprit  du  Tiers.  —  Les  afTaires 
publiques  ne  regardaient  que  le  roi.  —  Limites  de  l'opposition 
janséniste  et  parlementaire.  —  H.  Changement  dans  la  condi- 
tion du  bourgeois.  —  Il  s'enrichit.  —  Il  prête  à  l'État.  —  Dan- 
ger de  sa  créance.  —  Il  s'intéresse  aux  affaires  publicpies.  — 
III.  Il  monte  dans  l'échelle  sociale.  —  Le  noble  se  rapproche 
de  lui.  —  II  se  rapproche  du  noble.  —  II  se  cultive.  —  Il  est 
du  monde.  —  Il  se  sent  l'égal  du  noble.  —  Il  est  gêné  par  les 
privilèges.  —  IV.  Entrée  de  la  philosophie  dans  les  esprits  ainsi 
préparés.  —  A  ce  moment  celle  de  Rousseau  est  en  vogue.  — 
Concordance  de  cette  philosophie  et  des  besoins  nouveaux.  — 
Elle  est  adoptée  par  le  Tiers.  —  V.  Effet  qu'elle  produit  sur  lui. 
—  Formation  des  passions  révolutionnaires.  —  Instincts  de 
nivehemont.  —  Besoin  de  domination.  —  Le  Tiers  décide  qu'il 
est  la  nation.  —  Chimères,  ignorance,  exaltation. — YI,  Résumé. 


I 

Pendant  longtemps,  la  pliilosophie  nouvelle,  enformoe 
dans  un  cercle  choisi,  n'avait  été  qu'un  luxe  de  bonne 
compagnie.  Négociants,  fabricants  et  boutiquiers,  avo- 
cats, procureurs  et  médecins,  comédiens,  professeurs  ou 
curés,  fonctionnaires,  employés  et  conuuis,  toute  la 
classe  moyenne  était  à  sa  besogne.  L'horizon  de  chacun 
était  restreint;  c'était  celui  de  la  profession  ou  du  métier 


LA  TROPAGATIOiN  DE  LA  DOCTRINE  163 

qu'on  exerçait,  de  la  corporation  dans  laquelle  on  était 
compris,  de  la  ville  où  l'on  était  né  et  tout  au  plus  de  la 
province  où  l'on  habitait'.  La  disette  des  idées  et  la 
modestie  du  cœur  confinaient  le  bourgeois  dans  son 
enclos  héréditaire.  Ses  yeux  ne  se  hasardaient  guère  au 
delà,  dans  le  territoire  interdit  et  dangereux  des  choses 
d'État;  à  peine  s'il  y  coulait  un  regard  furtif  et  rare; 
les  aflaires  publiques  étaient  «  les  affaires  du  roi  ».  — 
Point  de  fronde  alors,  sauf  dans  le  barreau,  satellite 
obligé  du  Parlement  et  enlrahié  dans  son  orbite.  En 
1718,  après  un  lit  de  justice,  les  avocats  de  Paris  s'étant 
mis  en  grève,  le  régent  s'écriait  avec  colère  et  surprise  . 
«  Quoi  !  ces  drôles-là  s'en  mêlent  aussi  *  !  »  Encore  faut- 
il  remarquer  que,  le  plus  souvent,  beaucoup  d'entre  eux 
se  tenaient  cois.  «  Mon  père  et  moi,  écrit  plus  tardl'avo- 
«  cat  Barbier,  nous  ne  nous  sommes  pas  mêlés  dans  ces 
«  tapages,  parmi  ces  esprits  caustiques  et  turbulents.  » 
—  Et  il  ajoute  celte  profession  de  foi  significative  :  «  Je 
«  crois  qu'il  faut  faire  son  emploi  avec  honneur,  sans 
((  se  mêler  d'affaires  d'État  sur  lesquelles  on  n'a  ni  pou- 
«  voir  ni  mission.  »  —  Dans  toute  la  première  moitié 
du  dix-huitième  siècle,  je  ne  vois  dans  le  Tiers-état  que 
ce  seul  foyer  d'opposition,  le  Parlement  et,  autour  de 
lui,  pour  attiser  le  feu,  le  vieil  esprit  gallican  ou  jansé- 
niste. «  La  bonne  ville  de  Paris,  écrit  Barbier  en  1755, 

1.  J'ai  pu  moi-même  constater  ces  sentiments  par  les  récits  de 
vieillards  morts  il  y  a  vingt  ans.  —  Cf.  Les  Mémoires  manuscrits 
du  libraire  Hardy  (analysés  par  Aubertin)  et  les  Voyages  d'Arthut 
Yowig. 

2.  Aubertin.  Ib.,  180,  362. 


104  L'ANCIEN   RÉGIME 

((  est  janséniste  de  la  tête  aux  pieds,  »  non  seulement 
les  magistrats,  les  avocats,  les  professeurs,  toute  l'élite 
de  la  bourgeoisie,  «  mais  encore  tout  le  gros  de  Paris, 
«  hommes,  femmes,  petits  enfants,  qui  tiennent  pour  cette 
«  doctrine,  sans  savoir  la  matière,  sans  rien  entendre 
«  aux  distinctions  et  interprétations,  par  haine  contre 
«  Rome  et  les  jésuites.  Les  femmes,  femmelettes  et  jus- 
«  qu'aux  femmes  de  chambre  s'y  feraient  hacher....  Ce 
«  parti  s'est  grossi  des  honnêtes  gens  du  royaume  qui 
«  détestent  les  persécutions  et  l'injustice.  »  —  Aussi ,  quand 
toutes  les  chambres  de  magistrature,  jointes  aux  avocats, 
donnent  leur  démission  et  défdent  hors  du  palais  «  au 
«  milieu  d'un  monde  infini,  le  public  dit  :  Voilà  devrais 
((  Romains,  les  pères  de  la  patrie;  on  bat  des  mains  au 
((  passage  des  deux  conseillers  Pucelle  et  Menguy  et  on 
«  leur  jette  des  couronnes  ».  —  Incessamment  lalluniée, 
la  querelle  du  Parlement  et  de  la  Cour  sera  l'une  des 
naininèches  qui  provoqueront  la  grande  explosion  finale, 
et  les  brandons  jansénistes  qui  couvent  sous  la  cendre 
trouveront  leur  emploi  en  1791  lorsqu'on  attaquera 
l'édifice  ecclésiastique.  —  Mais,  dans  cet  antique  foyer, 
il  ne  peut  y  avoir  que  des  cendres  chaudes,  des  tisons 
enfouis,  parfois  des  pétillements  et  des  feux  de  paille; 
j)ar  lui-même  et  à  lui  seul,  il  n'est  point  incendiaire. 
Sa  structure  emprisonne  sa  flamme  et  ses  aliments 
liuiilent  sa  chaleur.  Le  janséniste  est  trop  fidèle  chré- 
liiMi  pour  ne  pas  respecter  les  puissances  instituées  d'en 
haut.  Le  parlenienlaire,  conservateur  par  état,  aurait 
horreur  de  renverser   l'ordre    établi.   Tous   les   deux 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  105 

combattent  pour  la  tradition  et  contre  la  nouveauté  ;  c'est 
pourquoi,  après  avoir  défendu  le  passé  contre  le  pouvoir 
arbitraire,  ils  le  défendront  contre  la  violence  révolu- 
tionnaire et  tomberont,  l'un  dans  l'impuissance  et 
l'autre  dans  l'oubli. 


II 

Aussi  bien,  l'embrasement  est  tardif  dans  la  classe 
moyenne,  et,  pour  qu'il  s'y  propage,  il  faut  qu'au  préa- 
lable, par  une  transformation  graduelle,  les  matériaux 
réfraclaires  soient  devenus  combustibles.  —  Un  grand 
cbangcment  s'opère  au  dix-buitième  siècle  dans  la  con- 
dition du  Tiers-état.  Le  bourgeois  a  travaillé,  fabriqué, 
connnercé,  gagné,  épargné,  et  tous  les  jours  il  s'en- 
ricliit  davantage*.  On  peut  dater  de  Law  ce  grand  essor 
des  entreprises,  du  négoce,  de  la  spéculation  et  dos 
fortunes;  arrêté  par  la  guerre,  il  reprend  plus  vif  et  plus 
fort  à  cbaque  intervalle  de  paix,  après  le  traité  d'Aix-la- 

1.  Vollaire,  Siècle  de  Louis  XV,  cli.  xxxi;  Siècle  de  Louis  XIV, 
cil.  XXX.  a  L'industrie  augmoiile  tous  les  jours;  à  voir  le  luxe  des 
«  particuliers,  ce  nombre  prodigieux  de  maisons  agréables  bâties 
«  dans  Paris  et  dans  les  provinces,  cette  quantité  d'équipages, 
c(  ces  commodités,  ces  rechercbes  qu'on  appelle  luxe,  on  croirait 
«  (jue  l'opulence  est  vingt  fois  plus  grande  qu'autrefois.  Tout  cela 
«  est  le  fruit  d'un  travail  ingénieux  encore  plus  que  de  la  ri- 
«  cliesse....  Le  moyen  ordre  s'est  enrichi  par  l'industi'ie....  Les 
«  gains  du  commerce  ont  augmenté.  Il  s'est  trouvé  moins  d'opu- 
«  lence  qu'autrefois  chez  les  grands  et  plus  dans  le  moyen  ordre, 
a  et  cela  a  mis  moins  de  distance  enti-e  les  hommes.  Il  n'y  avait 
a  autrefois  d'autre  ressource  pour  les  petits  que  de  servir  le; 
«  grands;  aujourd'hui  l'industrie  a  ouvert  mille  chemins  qu'on  ne 
c  connaissait  pas  il  y  a  cent  ans.  » 


166  L'ANCIEN   REGIME 

Chapelle  en  1748,  après  le  traité  de  Paris  en  1705,  et 
surtout  à  partir  du  règne  de  Louis  XYl.  L'exportation 
française,  qui  en  1720  était  de  106  millions,  en  1755  do 
124,  en  1748  de  192,  est  de  257  millions  en  1755,  de  50'J 
en  1776,  de  554  en  1788.  En  1786,  Saint-Domingue  seul 
envoie  à  la  métropole  pour  151  millions  de  ses  produits 
et  en  reçoit  pour  44  millions  de  marchandises'.  Sur  ces 
échanges,  on  voit,  à  Nantes,  à  Bordeaux,  se  fonder  des 
maisons  colossales.  «  Je  tiens  Bordeaux,  écrit  Arthur 
«  Young,  pour  plus  riche  et  plus  commerçante  qu'au- 
«  cune  ville  d'Angleterre,  excepté  Londres....  Dans  ces 
«  derniers  temps,  les  progrès  du  commerce  maritime 
«  ont  été  plus  rapides  en  France  qu'en  Angleterre  même.  » 
Selon  un  administrateur  du  temps,  si  les  taxes  de  con- 
sommation rapportent  tous  les  jours  davantage,  c'est 
que  depuis  1774  les  divers  genres  d'industrie  se  déve- 
loppent tous  les  jours  davantage ^  Et  ce  progrès  est 
régulier,  soutenul  «  On  peut  compter,  dit  Necker  en  1781, 
«  que  le  produit  de  tous  les  droits  de  consommation 
«  augmente  de  deux  millions  par  an.  »  — Dans  ce  grand 
effort  d'invention,  de  labeur  et  de  génie,  Paris,  qui 
grossit  sans  cesse,  est  l'atelier  central.  Bien  plus  encore 
qu'aujourd'hui,  il  a  le  monopole  de  tout  ce  qui  est  œuvre 
d'intelligence  et  de  goût,  livres,  tableaux,  estampes, 
'Statues,  bijoux,  parures,  toilettes,  voitures,  ameuble- 
ments, articles  de  curiosité  et  de  mode,  agréments  et 
décors  de  la  vie  élégante  et  mondaine;  c'est  lui  qui 

1.  Arthur  Younp,  II.  5G0.  313. 

2.  Tocqueville,  253. 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  1G7 

fournit  l'Europe.  En  1774,  son  commerce  de  librairie 
était  évalué  à  43  millions,  et  celui  de  Londres  au  quart 
seulement*.  Sur  les  bénéfices  s'élèvent  beaucoup  de 
grandes  fortunes,  encore  plus  de  fortunes  moyennes,  et 
les  capitaux  ainsi  formés  cherchent  un  emploi.  —  Ju;,- 
tement,  voici  que  les  plus  nobles  mains  du  royaume  s'é- 
tendent pour  les  recevoir,  nobles,  princes  du  sang,  états 
provinciaux,  assemblées  du  clergé,  au  premier  rang  le 
roi,  qui,  étant  le  plus  besogneux  de  tous,  emprunte  à 
dix  pour  cent  et  est  toujours  en  quête  de  nouveaux  pré- 
teurs. Déjà  sous  Fleury  la  dette  s'est  accrue  de  18  mil- 
lions de  rente,  et,  pendant  la  guerre  de  Sept  Ans,  de 
54  autres  millions  de  rente.  Sous  Louis  XVI,  M.  Neckcr 
emprunte  en  capital  550  millions,  M.  Joly  de  Fleury 
500  millions,  M.  de  Galonné  800  millions,  en  tout  1 G50  mil- 
lions en  dix  ans.  L'intérêt  de  la  dette,  qui  n'était  que  de 
43  millions  en  1755,  s'élève  à  106  millions  en  1776,  et 
monte  à  206  millions  en  1789^  Que  de  créanciers  indi- 
qués par  ce  peu  de  chiffres!  Et  remarquez  que,  le  Tiers- 
état  étant  le  seul  corps  qui  gagne  et  épargne,  presque 
tous  ces  créanciers  sont  du  Tiers-état.  Ajoutez-en  des 
milliers  d'autres  :  en  premier  lieu,  les  financiers  qui 
font  au  gouvernement  des  avances  de  fonds,  avances 
indispensables,  puisque,  de  temps  immémorial,  il  mange 
son  blé  en  herbe,  et  que  toujours  l'année  courante  ronge 

1.  Aubertin,  482. 

2.  Bûchez  et  Roux,  Histoire  parlementaire.  Extrait  des  élnts 
dressés  par  les  contrôleurs  généraux,  I,  175,  205.  —  Rapport  de 
Necker,  I,  376.  —  Aux  206  millions,  il  faut  ajouter  15  800000 
pour  les  frais  et  intérêts  des  anticipations. 


168  L'ANCIEN   REGIME 

d'avance  le  produit  des  années  suivantes  :  il  y  a  80  mil- 
lions d'anticipations  en  iToO,  et  170  en  1785.  En  second 
lieu,  tant  de  fournisseurs,  grands  et  petits,  qui,  sur  tous 
les  points  du  territoire,  sont  en  compte  avec  l'État  pour 
leurs  travaux  et  fournitures,  véritable  armée  qui  s'accroît 
tous  les  jours,  depuis  que  le  gouvernement,  entraîné  par 
la  centralisation,  se  charge  seul  de  toutes  les  entreprises, 
et  que,  sollicité  par  l'opinion,  il  multiplie  les  entreprises 
utiles  au  public  :  sous  Louis  XV,  l'État  fait  six  mille 
lieues  de  routes,  et,  sous  Louis  XYI,  en  1788,  afin  de 
parer  à  la  famine,  il  achète  pour  quarante  millions  do 
grains. 

Par  cet  accroissement  de  son  action  et  par  cet  emprunt 
de  capitaux,  il  devient  le  débiteur  universel  ;  dès  lors 
les  alï'aires  publiques  ne  sont  plus  seulement  les  affaires 
du  roi.  Ses  créanciers  s'inquiètent  de  ses  dépenses,  car 
c'est  leur  argent  qu'il  gaspille;  s'il  gère  mal,  ils  seront 
ruinés.  Ils  voudraient  bien  connaître  son  budget,  vérifier 
ses  livres  :  un  prêteur  a  toujours  le  droit  de  surveiller 
son  gage.  Voilà  donc  le  bourgeois  qui  relève  la  tête  et 
qui  commence  à  considérer  de  près  la  grande  machine 
dont  le  jeu,  dérobé  à  tous  les  regards  vulgaires,  était 
jus(ju'ici  un  secret  d'État.  Il  devient  politique  et,  du 
même  coup,  il  devient  mécontent.  —  Car,  on  ne  peut  le 
nier,  ces  affaires  où  il  est  si  fort  intéressé  sont  mal  con- 
duites. Un  fils  de  famille  qui  mènerait  les  siennes  de  la 
même  façon  mériterait  d'être  interdit.  Toujours,  dans 
l'administration  de  l'État,  la  dépense  a  dépassé  la 
recette.  D'après  les  aveux   officiels,  le   déficit   annuel 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  109 

était  de  soixante-dix  millions  en  1770,  de  quatre-vingts 
en  1785'  :  quand  on  a  tenté  de  le  réduire,  c'a  été  par  des 
banqueroutes,  l'une  de  deux  milliards  à  la  fin  de 
Louis  XIV,  l'autre  presque  égale  au  temps  de  Law,  une 
autre  du  tiers  et  de  moitié  sur  toutes  les  rentes  au  temps 
de  Terray,  sans  compter  les  suppressions  de  détail,  les 
réductions,  les  retards  indéfinis  de  payement,  et  tous 
les  procédés  violents  ou  frauduleux  qu'un  débiteur  puis- 
sant emploie  impunément  contre  un  créancier  faible. 
«  On  compte  cinquante-six  violations  de  la  foi  publique 
«  depuis  Henri  lY  jusqu'au  ministère  de  M.  de  Loménie 
«  inclusivement*  »  et  l'on  aperçoit  à  l'horizon  une  der- 
nière banqueroute  plus  effroyable  que  toutes  les  autres. 
Plusieurs,  Besenval,  Linguet,  la  conseillent  hautement 
comme  une  amputation  nécessaire  et  salutaire.  Non 
seulement  il  y  a  des  précédents,  et  en  cela  le  gouver- 
nement ne  fera  que  suivre  son  propre  exemple;  mais 
telle  est  sa  règle  quotidienne,  puisqu'il  ne  vit  qu'au  jour 
le  jour,  à  force  d'expédients  et  de  délais,  creusant  un 
trou  pour  en  boucher  un  autre,  et  ne  se  sauvant  de  la 
faillite  que  par  la  patience  forcée  qu'il  impose  à  ses 
créanciers.  Avec  lui,  dit  un  contemporain,  ils  n'étaient 
jamais  sûrs  de  rien,  et  il  fallait  toujours  atlendie'. 
«  Plaçaient-ils  leurs  capitaux  dans  ses  emprunts,  ils  ne 
«  pouvaient  jamais  compter  sur  une  époque  fixe  pour  le 
•  payement  des  intérêts.    Construisaient-ils  ses    vais- 

i.  Bûchez  et  Roux,  I,  190.  Rapport  de  ÎI.  de  Galonné. 

2.  Chamfort,  103. 

3.  TocqueviUe,  2Gi. 


170  L'ANCIEN   RÉGIME 

«  seaux,  réparaient-ils  ses  roules,  vêtaient-ils  ses  sol- 
«  dats,  ils  restaient  sans  garanties  de  leurs  avances, 
«  sans  échéances  pour  le  remboursement,  réduits  à 
«  calculer  les  chances  d'un  contrat  avec  les  ministres 
«  comme  celles  d'un  prêt  fait  à  la  grosse  aventure.  » 
On  ne  paye  que  si  l'on  peut  et  quand  on  peut,  même  les 
gens  de  la  maison,  les  fournisseurs  de  la  table,  les  ser- 
viteurs de  la  personne.  En  1755,  les  domestiques  de 
Louis  XV  n'avaient  rien  reçu  depuis  trois  années.  On 
a  vu  que  ses  palefreniers  allaient  mendier  pendant  la 
nuit  dans  les  rues  de  Versailles,  que  ses  pourvoyeurs 
«  se  cachaient  »,  que,  sous  Louis  XVI,  en  1778,  il  était 
dû  7926'iO  francs  au  marchand  de  vin,  et  5467  980  francs 
au  fournisseur  de  poisson  et  de  viande'.  En  1788,  la 
détresse  est  telle,  que  le  ministre  de  Loménie  prend  et 
dépense  les  fonds  d'une  souscription  faite  par  des  par- 
ticuliers pour  les  hospices;  au  moment  où  il  se  retire, 
le  Trésor  est  vide,  sauf  quatre  cent  mille  fi-ancs  dont  il 
met  la  moitié  dans  sa  poche.  Quelle  administration  !  — 
Devant  ce  débiteur  qui  manifestement  devient  insolvable, 
tous  les  gens  qui,  de  près  ou  de  loin,  sont  engagés  dans 
ses  affaires,  se  consultent  avec  alarme,  et  ils  sont  innom- 
brables, banquiers,  négociants,  fabricants,  employés, 
prêteurs  de  toute  espèce  et  de  tout  degré  :  au  premier 
^rang  les  rentiers,  qui  ont  mis  chez  lui  tout  leur  avoir  en 
viager  et  qui  seront  à  l'aumône  s'il  ne  leur  paye  pas 
chaque   année    les    44   millions  qu'il   leur    doit,    les 

1.  Marquis  d'Arpcnsoii,  12  avril  1752,  11  février  1753,  2i  Juil- 
let 1753,  7  ilécL'iiibre  1753.  —  Arcltivcs  ttalionales,  0',  738. 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  171 

industriels  et  marchands,  qui  lui  ont  confié  leur  honneur 
commercial  et  auraient  horreur  de  faillir  par  contre- 
coup; derrière  ceux-ci,  leurs  créanciers,  leurs  commis, 
leurs  ouvriers,  leurs  proches,  bref  la  plus  grande  par- 
lie  de  la  classe  laborieuse  et  paisible,  qui  jusqu'ici 
obéissait  sans  murmure  et  ne  songeait  point  à  contrôler 
le  régime  établi.  Désormais  elle  va  le  contrôler  avec 
attention,  avec  défiance,  avec  colère;  et  malheur  à  ceux 
qu'elle  prendra  en  faute,  car  elle  sait  qu'ils  la  ruinent 
en  ruinant  l'État! 


III 

En  même  temps  elle  a  monté  dans  l'échelle  sociale, 
et,  par  son  élite,  elle  rejoint  les  plus  haut  placés.  Jadis, 
enlre  Dorante  et  M.  Jourdain,  entre  don  Juan  et  M.  Diman- 
che, entre  M.  de  Sotenville  lui-même  et  George  Dandin, 
l'intervalle  était  immense:  habits,  logis,  mœurs,  carac- 
tère, point  d'honneur,  idées,  langage,  tout  différait.  Main- 
tenant la  distance  est  presque  insensible.  D'une  part,  les 
nobles  se  sont  rapprochés  du  Tiers-état;  d'autre  part,  le 
Tiers-état  s'est  rapproché  des  nobles,  et  l'égalité  de  fiit  a 
précédé  l'égalité  de  droit.  —  Aux  approches  de  1789,  on 
aurait  peine  à  les  distinguer  dans  la  rue.  A  la  ville,  les 
gentilshommes  ne  portent  plus  l'épée;  ils  ont  quitté  les 
broderies,  les  galons,  et  se  promènent  en  frac  uni,  ou  cou- 
rent dans  un  cabriolet  qu'ils  conduisent  eux-mêmes*.  «  La 
«  simplicité  des  coutumes  anglaises  »  et  les  usages  du 

1.  Ségur,  I,  17. 


172  L'ANCIEN   RÉGIME 

Tiers  leur  ont  paru  plus  commodes  pour  la  vie  piivéo. 
Leur  ôclal  les  gênait,  ils  étaient  las  d'être  toujours  en 
représentation.  Désormais  ils  acceptent  la  familiaritépour 
avoir  le  sans-gêne,  et  sont  contents  «  de  se  mêler  sans 
«  faste  et  sans  entraves  à  tous  leurs  concitoyens  ».  — 
Certes,  l'indice  est  grave,  et  les  vieilles  âmes  féodales 
avaient  raison  de  gronder.  Le  marquis  de  Mirabeau, 
apprenant  que  son  fds  veut  être  son  propre  avocat,  ne  se 
console  qu'en  voyant  d'autres,  et  de  plus  grands,  faire 
pis  encore*.  «  Quoique  ayant  de  la  peine  à  avaler  l'idée 
({  que  le  petil-fils  de  notre  grand-père,  tel  que  nous  l'a- 
«  vons  vu  passer  sur  le  Cours,  toute  la  foule,  petits  et 
«  grands,  ôtant  de  loin  le  chapeau,  va  maintenant  figu- 
«  rer  à  la  barre  de  l'avant-cour,  disputant  la  pratique 
«  aux  aboyeurs  de  chicane,  je  me  suis  dit  ensuite  que 
«  Louis  XIV  serait  un  peu  plus  étonné  s'il  voyait  la 
«  femme  de  son  arrière-successeur,  en  habit  de  paysanne 
((  et  en  tablier,  sans  suite,  sans  pages  ni  personne,  cou- 
«  rant  le  palais  et  les  terrasses,  demander  au  premier 
«  polisson  en  frac  de  lui  donner  la  main  que  celui-ci 
«  lui  prêle  S'julemcnt  jusqu'au  bas  de  l'escalier.  »  —  En 
effet,  le  nivellement  des  façons  et  des  dehors  ne  fait  que 
manifester  le  nivellement  des  esprits  et  des  âmes.  Si  l'an- 
cien décor  se  défait,  c'est  que  les  sentiments  qu'il  annon- 
çait se  défont.  Il  annonçait  le  sérieux,  la  dignité,  l'habi- 
tude de  se  contraindre  et  d'être  en  public,  l'autorité,  le 
conuuandement.  Celait  la  parade  fastueuse  et  rigi(i(>d'un 

\.  Lucas   de   Montit^iiy,    Lellre    du    inat-quis   de    Miialjoau   du 
2j  mars  1783. 


lA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  175 

état-major  social.  A  présent  la  parade  tombe,  parce  que 
l'état-major  s'est  dissous.  Si  les  nobles  s'habillentenbour- 
geois,  c'est  qu'ils  sont  eux-mêmes  devenus  des  bourgeois, 
je  veux  dire  des  oisifs  qui,  retirés  des  affaires,  causent  et 
s'amusent.  —  Sans  doute  ils  s'amusent  en  gens  de  goûl 
et  causent  en  gens  de  bonne  compagnie.  Mais  la  difficulté 
ne  sjira  pas  grande  de  les  égaler  en  cela.  Depuis  que  le 
Tiers  s'est  enricbi,  beaucoup  de  roturiers  sont  devenus 
gens  du  monde.  Les  successeurs  de  Samuel  Bernard  ne 
sont  plus  des  Turcaret,  mais  des  Pâris-Duverney,  des 
Saint-James,  des  Laborde,  affinés,  cultivés  de  cœur  et 
d'esprit,  ayant  du  tact,  de  la  littérature,  de  la pbilosopbie, 
de  la  bienfaisances  donnant  des  fêtes,  sacliant  recevoir. 
A  une  nuance  près,  on  trouve  chez  eux  la  même  société 
que  chez  un  grand  seigneur,  les  mêmes  idées,  le  même 
ton.  Leurs  fils,  MM.  de  Villemur,  deFrancueil,  d'Épinay, 
jettent  l'argent  par  les  fenêtres  aussi  élégamment  que  les 
jeunes  ducs  avec  lesquels  ils  soupent.  Avec  de  l'argent  et 
de  l'esprit,  un  parvenu  se  dégourdit  vite,  et  son  fils,  si- 
non lui,  sera  initié  :  quelques  années  d'exercices  à  l'aca- 
démie, un  maître  de  danse,  une  des  quatre  mille  charges 
qui  confèrent  la  noblesse  lui  donneront  les  dehors  qui 
lui  manquent.  Or,  en  ce  temps-là,  dès  qu'on  sait  obser- 
ver les  bienséances,  saluer  et  causer,  on  a  son  brevet 
d'entrée  partout.  Un  Anglais-  remarque  que  l'un  des  pre- 

1.  Mme  Vigée-Lebrun,  I,  269,  231  (Intérieui'  de  deux  fermiers 
généraux,  M.  de  Verdun  à  Colombes,  M.  de  Saint-James  à  Neuiiiy). 
—  Le  type  supérieur  du  bourgeois,  du  négociant,  a  déjà  été  mis 
au  théâtre  par  Sedaine  (le  P/tilosophe  sans  le  savoir). 

2.  A  Comparative  view,  by  Jobii  Andrews,  58. 


174  L'ANCIEN   REGIME 

iiiicrs  mots  que  l'on  emploie  pour  louer  un  homme  est 
de  dire  «  qu'il  se  présente  parfaitement  bien  ».  La  maré- 
chale de  Luxembourg,  si  fière,  choisit  toujours  Laharpe 
pour  cavalier;  en  effet,  «  il  donne  si  bien  le  bras!  »  — 
Non  seulement  le  plébéien  entre  au  salon  s'il  a  de  l'usage, 
mais  il  y  trône  s'il  a  du  talent.  La  première  place 
dans  la  conversation  et  même  dans  la  considération  pu- 
blique est  pour  Voltaire,  fils  d'un  notaire,  pour  Diderot, 
fils  d'un  coutelier,  pour  Rousseau,  fils  d'un  horloger, 
pour  d'Alembert,  enfant-trouvé  recueilli  par  un  vitrier; 
et  quand,  après  la  mort  des  grands  hommes,  il  n'y  a 
plus  que  des  écrivains  de  second  ordre,  les  premières 
duchesses  sont  encore  contentes  d'avoir  à  leur  table 
Chamfort,  autre  enfant-trouvé,  Beaumarchais,  autre  fils 
d'horloger,  Laharpe,  nourri  et  élevé  par  charité,  Mar- 
montel,  fils  d'un  tailleur  de  village,  quantité  d'autres 
moins  notables,  bref  tous  les  parvenus  de  l'esprit. 

Pour  s'achever,  la  noblesse  leur  emprunte  leur  plume 
et  aspire  ù  leurs  succès.  «  Ouest  revenu,  disait  le  prince 
«  de  Hénin,  de  ces  préjugés  gothiques  et  absurdes  sur  la 
«  culture  des  lettres'.  Quant  à  moi,  j'écrirais  demain  une 
«  comédie  si  j'en  avais  le  talent,  et,  si  l'on  me  mettait  un 
((  peu  en  colère,  je  la  jouerais.  »  Et,  de  fait,  «  le  vicomte 
«  de  Ségur,  fils  du  ministre  de  la  guerre,  joue  le  rôle 
((  d'amant  dans  Nina  sur  le  théâtre  de  iMlle  Guimard,  avec 
«  tous  les  acteurs  de  la  comédie  italienne*  ».  Un  per- 
sonnage de  Mme  de  Genlis,  revenant  à  Paris  après  cinq 

1.  Comte  de  Tilly,  Mémoires,  I,  j1. 

2.  Geflroy,  Gustave  III.  Lettre  de  Mme  de  Staël  (août  1786). 


LA  rnorAGATION  DE  LA  DOCTRINE  175 

lis  d'absoncc,  dit  a  qu'il  a  laissé  les  hommes  uniqiie- 
(  ment  occupés  de  jeu,  de  chasse,  de  leurs  petites  mai- 
«  sons,  et  qu'il  les  retrouve  tous  auteurs'  ».  Ils  colpor- 
tent de  salon  en  salon  leurs  tragédies,  comédies,  romans, 
églogues,  dissertations  et  considérations  de  toute  espèce, 
lis  tâchent  de  faire  représenter  leurs  pièces,  ils  subissent 
le  jugement  préalable  des  comédiens,  ils  sollicitent  un 
mot  d'éloge  au  Mercure,  ils  lisent  des  fables  aux  séances 
de  l'Académie.  Ils  s'engagent  dans  les  tracasseries,  dans 
les  glorioles,  dans  les  petitesses  de  la  vie  littéraire,  bien 
pis,  de  la  vie  théâtrale,  puisque,  sur  cent  théâtres  de 
sociéLé,  ils  sont  acteurs  et  jouent  avec  les  vrais  acteurs. 
Ajoutez  à  cela,  si  vous  voulez,  leurs  autres  petits  talents 
d'amateurs  :  peindre  à  la  gouache,  faire  des  chansons, 
jouer  de  la  ilûlc.  —  Après  ce  mélange  des  classes  et  ce 
déplacement  des  rôles,  quelle  supériorité  reste  à  la 
noblesse?  Par  quel  mérite  spécial,  par  quelle  capacité 
reconnue  se  fera-elle  respecter  du  Tiers?  Hors  une  fleur 
de  suprême  bon  ton  et  quelques  raffinements  dans  le 
savoir-vivre,  en  quoi  diffère-t-elle  de  lui?  Quelle  éduca- 
tion supérieure,  quelle  habitude  des  affaires,  quelle  expé- 
rience du  gouvernement,  quelle  instruction  politique, 
quel  ascendant  local,  quelle  autorité  morale  peut-elle 
alléguer  pour  autoriser  ses  prétentions  à  la  première 
place?  —  En  fait  de  praliques,  c'est  déjà  le  Tiers  qui  fait 

1.  Mme  de  Genlis,  Adèle  et  Théodore  (1782),  I,51'2.  —  Déjà  en 
1TG2,  Bachaumont  cite  un  grand  nombre  de  pièces  écrites  par  des 
grands  seigneurs  :  Clyienmeslre,  par  le  comle  de  Laurugiiais; 
Alexandre,  par  le  chevalier  de  Féuelon;  Don  Carlos,  par  le  mar- 
quis de  Ximénès. 

ANC.  Riia.  II  T.  II.  —  12 


176  L'ANCIEN   RÉGIME 

la  besogne  et  fournit  les  lionnnes  spéciaux,  intendants, 
rcmicrs  connnis  des  ministères,  administrateurs  laï- 
ques et  ecclésiastiques,  travailleurs  ell'ectifs  de  toute 
espèce  et  de  tout  degré.  Rappelez-vous  ce  marquis  dont  on 
parlait  tout  à  l'heure,  ancien  capitaine  aux  gardes  fian- 
çaiscs,  homme  de  cœur  et  loyal,  avouant  aux  élections 
de  1789  que  les  connaissances  essentielles  à  un  député 
((  se  rencontreront  plus  généralement  dans  le  Tiers-état, 
((  dont  l'esprit  est  exercé  aux  affaires  ».  —  Quant  à  la 
théorie,  le  roturier  en  sait  autant  que  les  nobles,  et  il 
croit  en  savoir  davantage  ;  car,  ayant  lu  les  mômes  livres 
et  pénétré  des  mêmes  principes,  il  ne  s'arrête  pas  comme 
eux  à  mi-chemin  sur  la  pente  des  conséquences,  mais 
plonge  en  avant,  tête  baissée,  jusqu'au  fond  de  la  doc- 
trine, persuadé  que  sa  logique  est  de  la  clairvoyance  et 
qu'il  a  d'autant  plus  de  lumières  qu'il  a  moins  de  préju- 
gés. —  Considérez  les  jeunes  gens  qui  ont  vingt  ans  aux 
environs  de  1780,  nés  dans  une  maison  laborieuse,  accou- 
tumés à  l'effort,  capables  de  travailler  douze  heures  par 
jour,  un  Barnave,  un  Carnot,  un  Ilœderer,  un  Merlin  de 
Thionville,  un  Robespierre,  race  énergique  qui  sent  sa 
force,  qui  juge  ses  rivaux,  qui  sait  leur  faiblesse,  qui 
compare  son  application  et  son  instruction  à  leur  légè- 
reté et  à  leur  insuffisance,  et  qui,  au  moment  où  gronde 
en  elle  l'ambition  de  la  jeunesse,  se  voit  d'avance  exclue 
de  toutes  les  hautes  places,  reléguée  à  perpétuité  dans  les 
emplois  subalternes,  primée  en  toute  carrière  par  des 
supérieurs  en  qui  elle  reconnaît  à  peine  des  égaux.  Aux 
examens  d'aitillerie,  où  Chérin,  généalogiste,  refuse  les 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  177 

roturiers,  et  où  l'abbé  Bossut,  mathématicien,  refuse  lea 
ignorants,  on  découvre  que  la  capacité  manque  aux  élè- 
ves nobles,  et  la  noblesse  aux  élèves  capables*;  gentil- 
homme et  instruit,  ces  deux  qualités  semblent  s'exclure; 
sur  cent  élèves,  quatre  ou  cinq  réunissent  les  deux 
conditions.  Or,  à  présent  que  la  société  est  mêlée,  de 
pareilles  épreuves  sont  fréquentes  et  faciles.  Avocat, 
médecin,  littérateur,  l'homme  du  Tiers  avec  lequel  un  duc 
s'entretient  familièrement,  qui  voyage  en  diligence  côte 
à  côte  avec  un  comte  colonel  de  hussards  ^  peut  appré- 
cier son  interlocuteur  ou  son  voisin,  compter  ses  idées, 
vérifier  son  mérite,  l'estimer  à  sa  valeur;  et  je  suis  sûr 
qu'il  ne  le  surfera  pas.  — Depuis  que  la  noblesse,  ayant 
perdu  la  capacité  spéciale,  et  que  le  Tiers  ayant  acquis 
la  capacité  générale,  se  trouvent  de  niveau  par  l'éduca- 
tion et  par  les  aptitudes,  l'inégalité  qui  les  sépare  est 
devenue  blessante  en  devenant  inutile.  Instituée  par  la 
coutume,  elle  n'est  plus  consacrée  par  la  conscience,  et 
le  Tiers  s'irrite  à  bon  droit  contre  des  privilèges  que 
rien  ne  justifie,  ni  la  capacité  du  noble,  ni  l'incapacité 
du  bourgeois. 

IV 

Défiance  et  colère  à  l'endroit  du  gouvernement  qui 
compromet  toutes  les  fortunes,  rancune  et  hostilité  contre 

1.  Chamfort,  119. 

2.  Comte  de  Vaublanc,  I,  117.  —  Bciignot,  Mémoires  (premier 
et  deuxiùine  morceau,  la  sucictc  cliez  M.  de  liriemie  et  chez  le 
duc  de  Ponlliièvre). 


178  L'ANCIEN  REGIME 

la  noblesse  qui  barre  tous  les  chemins,  voilà  donc  les 
sentiments  qui  grandissent  dans  la  classe  moyenne  par  le 
seul  progrès  de  sa  richesse  et  de  sa  culture.  —  Sur  cette 
matière  ainsi  disposée,  on  devine  quel  sera  l'effet  de  la 
philosophie  nouvelle.  Enfermée  d'abord  dans  le  réservoir 
aristocratique,  la  doctrine  a  filtré  par  tous  les  interstices 
comme  une  eau  glissante,  et  se  répand  insensiblement 
dans  tout  l'étage  inférieur.  — Déjà  en  1727,  Barbier,  qui 
est  un  bourgeois  de  l'ancienne  roche  et  ne  connaît  guèie 
que  de  nom  la  philosophie  et  les  philosophes,  écrit  dans 
son  journal:  «On  retranche  à  cent  pauvres  familles  des 
«  rentes  viagères  qui  les  laisaient  subsister,  acquises  avec 
«  des  effets  dont  le  roi  était  débiteur  et  dont  le  fonds 
«  est  éteint;  on  donne  cinquante-six  mille  livres  de  pen- 
«  sion  à  des  gens  qui  ont  été  dans  les  grands  postes  où 
«  ils  ont  amassé  des  biens  considérables,  toujours  aux 
«  dépens  du  peuple,  et  cela  pour  se  reposer  et  ne  rien 
«  faire'  ».  —  Une  à  une,  les  idées  de  réforme  pénètrent 
dans  son  cabinet  d'avocat  consultant;  il  a  suffi  de  la 
convei'sation  pour  les  propager,  et  le  gros  sens  commun 
n'a  pas  besoin  de  philosophie  pour  les  admettre,  a  La  taxe 
((  des  impositions  sur  les  biens,  dit-il  en  1750,  doit  être 
«  proportionnelle  et  répartie  également  sur  tous  les 
«  sujets  du  roi  et  membres  de  l'État,  à  proportion  des 
«'biens  que  chacun  possède  réellement  dans  le  royaume  ; 

1.  Barbier,  II,  16;  III,  255  (mai  1751).  a  Le  roi  est  pillé  par 
«  Ions  les  seigriieurs  qui  rciivirounent,  surtout  dans  tous  ses 
0  voyajres  à  ses  dillércnts  châleaux,  1l's(]uo1s  sont  fré(iueiits.  »  — 
Et  scptombro  1750.  —  Cf.  AuLertin,  ti'Ji,  415  [Miinoires  iiiauus- 
crils  de  Hardy). 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  170 

«  en  Angleterre,  les  terres  delà  noblesse,  du  clergé  et  d;i 
«  Tiers-état  payent  également  sans  distinction;  rien  n'csl 
«  plus  juste.  »  — Dans  les  dix  années  qui  suivent,  le  flo; 
grossit;  on  parle  en  mal  du  gouvernement  dans  les 
cafés,  aux  promenades,  et  la  police  n'ose  arrêter  les  fron- 
deurs, <i  parce  qu'il  faudrait  arrêter  tout  le  monde  » .  Jus- 
qu'à la  fin  du  règne,  la  désaffection  va  croissant.  «  En 
«  17-44,  dit  le  libraire  Hardy,  pendant  la  maladie  du  roi  a 
«  Metz,  des  particuliers  font  dire  et  payent  à  la  sacristie 
«  de  Notre-Dame  six  mille  messes  pour  sa  guérison;  en 
«  1757,  après  l'attentat  de  Damiens,  le  nombre  des  messes 
«  demandées  n'est  plus  que  de  six  cents;  en  1774,  pen- 
«  dant  la  maladie  dont  il  meurt,  ce  nombre  tombe  à 
«  trois.  »  ■ —  Discrédit  complet  du  gouvernement,  succès 
immense  de  Rousseau,  de  ces  deux  événements  simul- 
tanés on  peut  dater  la  conversion  du  Tiers  à  la  philoso- 
phie'. —  Au  commencement  du  règne  de  Louis  XVI,  un 
voyageur  qui  rentrait  après  quelques  années  d'absence, 
et  à  qui  l'on  demandait  quel  changement  il  remarquait 
dans  la  nation,  répondit  :  «  Rien  autre  chose,  sinon  que 
«  ce  qui  se  disait  dans  les  salons  se  répèle  dans  les 
«  rues^  ».  —  Et  ce  qu'on  répète  dans  les  rues,  c'est  la 
doctrine  de  Rousseau,  h;  Biscoufs  sur  Vinégalilé,  le  Con- 
trat social  amplifié,  vulgarisé  et  répété  par  les  disciples 

i.  Trailés  de  Paris  et  d'IIubcrshourg,  1763.  —  Procès  de  la 
Clialotais,  1765  —  Banqueroute  de  Terray,  1770.  —  Destruction  du 
Parlement,  1771.  —  Premier  partage  de  la  Pologne,  1772.  — 
Rousseau,  Discours  sur  l'inégali/é,  1755.  —  La  Nouvelle  Iléloïse, 
1759.  —  Emile  et  Contrat  social,  17C2. 

1.  Baron  de  Baranfe,  Tableau  de  la  littérature  française  an 
dix-huit iètne  siècle,  312. 


180  L'ANCIEN    RÉGIME 

sur  tous  les  tons  et  sous  toutes  les  formes.  Quoi  de 
plus  séduisant  pour  le  Tiers?  —  Non  seulement  celle 
théorie  a  la  vogue,  et  c'est  elle  qu'il  rencontre  au  moment 
décisif  où  ses  regards,  pour  la  première  fois,  se  lèvent 
vers  les  idées  générales;  mais  de  plus,  contre  l'inégalilé 
sociale  et  contre  l'arbitraire  politique,  elle  lui  fournit  des 
armes,  et  des  armes  plus  tranchantes  qu'il  n'en  a  besoin. 
Pour  des  gens  qui  veulent  contrôler  le  pouvoir  et  abolir 
les  privilèges,  quel  maître  plus  sympathique  que  l'écri- 
vain de  génie,  le  logicien  puissant,  l'orateur  passionné 
qui  établit  le  droit  naturel,  qui  nie  le  droit  historique, 
qui  proclame  l'égalité  des  hommes,  qui  revendique  la 
souveraineté  du  peuple,  qui  dénonce  à  chaque  page  l'usur- 
pation, les  vices,  l'inutilité,  la  malfaisance  des  grands  et 
des  rois  !  —  Et  j'omets  les  traits  par  lesquels  il  agrée  aux 
fils  d'une  bourgeoisie  laborieuse  et  sévère,  aux  hommes 
nouveaux  qui  travaillent  et  s'élèvent,  son  sérieux 
continu,  son  ton  âpre  et  amer,  son  éloge  des  mœurs 
simples,  des  vertus  domestiques,  du  mérite  personnel, 
de  l'énergie  virile;  c'est  un  plébéien  qui  parle  à  des 
plébéiens.  —  Rien  d'étonnant  s'ils  le  prennent  pour 
guide,  et  s'ils  acceptent  ses  doctrines  avec  cette  ferveur 
de  croyance  qui  est  l'enthousiasme  et  qui  toujours 
accompagne  la  première  idée  comme  le  premier  amour. 
Un  juge  compétent,  témoin  oculaire,  Mallet  du  Pan', 
écrit  en  1799  :  «  Dans  les  classes  mitoyennes  et  infé- 
«  rieures,  Rousseau  a  eu  cent  fois  plus  de  lecteurs  que 
((  Voltaire.  C'est  lui  seul  qui  a  inoculé  chez  les  Français  la 

i.  Mercure  brilaimique,  t.  II,  360. 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  181 

«  doctrine  de  la  souveraineté  du  peuple  et  de  ses  consé- 
0  quences  les  plus  extrêmes.  J'aurais  peine  à  citer  un 
«  seul  révolutionnaire  qui  ne  fût  transporté  de  ces  Ihéo- 
«  rèmes  anarchiques  et  qui  ne  brûlât  du  désir  de  les  réa- 
«  liser.  Ce  Contrat  social,  qui  dissout  les  sociétés,  fut  le 
«  Coran  des  discoureurs  apprêtés  de  1789,  des  jacobins 
«  de  1790,  des  républicains  de  1791  et  des  forcenés  les 
«  plus  atroces....  J'ai  entendu  Marat  en  1788  lire  et  com- 
«  menter  le  Contrat  social  dans  les  promenades  publiques 
«  aux  applaudissements  d'un  auditoire  enthousiaste.  »  — 
La  même  année,  dans  la  foule  immense  qui  remplit  la 
Grand'Salle  du  Palais,  Lacretelle  entend  le  même  livre 
cité,  ses  dogmes  allégués*  «  par  des  clercs  de  la  Basoche, 
«  par  de  jeunes  avocats,  par  tout  le  petit  peuple  lettré 
«  qui  fourmille  de  publicistesde  nouvelle  date  ».  On  voit 
par  cent  détails  qu'il  est  dans  toutes  les  mains  comme 
un  catéchisme.  En  1784%  des  fils  de  magistrats  allant 
prendre  leur  première  leçon  de  droit  chez  un  agrégé, 
M.  Sareste,  c'est  le  Contrat  social  que  leur  maître  leur 
donne  en  guise  de  manuel.  Ceux  qui  trouvent  trop  ardue 
la  nouvelle  géométrie  politique  en  apprennent  au  moins 
les  axiomes,  et,  si  les  axiomes  rebutent,  on  en  trouve  les 
conséquences  palpables,  les  équivalents  commodes,  la 
menue  monnaie  courante  dans  la  littérature  en  vogue, 
théâtre,  histoire  et  romans'.  Par  les  Éloges  de  Thomas, 

i.  Lacretelle,  Dix  ans  d'épreuves,  21. 

2.  Souvenirs  manuscrits,  par  le  chancelier  Pasquier. 

3.  Le  Compère  Mathieu,  par  Dulaurens  (17G6).  a  Nous  ne  de- 
c  vons  nos  malheurs  qu'à  la  façon  dont  nous  avons  été  élevés, 
c  c'est-à-dire  à  l'état  de  société  dans  lequel  nous  sommes  nés . 


182  L'ANCIEN   RÉGIME 

par  les  pastorales  de  Bernardin  de  Saint-Pierre,  par  la 
compilation  de  Raynal,  par  les  comédies  de  Beaumar- 
chais, même  par  le  Jeune  Anacharsis  et  par  la  vogue 
nouvelle  de  l'antiquité  grecque  et  romaine,  les  dogmes 
d'égalité  et  de  liberté  fdtrent  et  pénètrent  dans  toute  la 
classe  qui  sait  lire*.  «  Ces  jours  derniers,  dit  Metra^  il  y 
«  avait  un  dîner  de  quarante  ecclésiastiques  de  campa- 
«  gne  chez  le  curé  d'Orangis,  à  cinq  lieues  de  Paris.  Au 
«  dessert  et  dans  la  vérité  du  vin,  ils  sont  tous  conve- 
«  nus  qu'ils  étaient  venus  à  Paris  voir  le  Mariage  de  Fi- 
((  (jaro....  Il  semble  que  jusqu'ici  les  auteurs  comiques 
«  ont  toujours  eu  l'intention  de  faire  rire  les  grands  aux 
«  dépens  des  petits;  ici  au  coatraire  ce  sont  les  petits  qui 
«  rient  aux  dépens  des  grands.  »  De  là  le  succès  de  la 
pièce.  —  Tel  régisseur  d'un  château  a  trouvé  un  Raynal 
dans  la  bibliothèque,  et  les  déclamations  furibondes  qu'il 
y  rencontre  le  ravissent  à  ce  point  que,  trente  ans  après, 
il  les  récitera  encore  sans  broncher.  Tel  sergent  aux 
gardes  françaises  brode  la  nuit  des  gilets  pour  gagner 
de  quoi  acheter  les  nouveaux  livres.  —  Après  la  peinture 
galante  de  boudoir,  voici  la  peinture  austère  et  patrio- 
tique :  le  Délisaire  et  les  Iloraces  de  David  indiquent 
l'esprit  nouveau  du  public  et  des  ateliers'.  C'est  l'esprit 

«  Or,  puisque  cet  état  est  la  source  de  tous  les  maux,  sa  dissolu-- 
c  tion  ne  peut  être  que  celle  de  tous  les  biens.  » 

1.  hcTableau  de  Paris,  par  Mercier  (12  vol.),  est  la  peinlure 
la  plus  exacte  et  la  plus  abondante  des  idées  et  des  aspii-alions 
de  la  classe  moyenne  de  1781  à  1788. 

2.  Correspondance,  par  Meira,  XVll,  87  (20  août  178i). 

3.  Le  Délisaire  est  de  1780.  le  Serment  des  Iloraces  est  de  1785. 


LA  rnOPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  iSj 

de  Rousseau,  «  l'esprit  républicain'  »  ;  il  a  gagné  toute 
la  classe  moyenne,  artistes,  employés,  curés,  médecins, 
procureurs,  avocats,  lettrés,  journalistes,  et  il  a  pour 
aliments  les  pires  passions  aussi  bien  que  les  mcil- 
îeures,  l'ambition,  l'envie,  le  besoin  de  liberté,  le  zèle 
du  bien  public  et  la  conscience  du  droit. 


Toutes  ces  passions  s'exaltent  les  unes  par  les  autres, 
liien  n'est  tel  qu'un  passe-droit  pour  aviver  le  sen- 
timent de  la  justice.  Rien  n'est  tel  que  le  sentiment  de  la 
justice  pour  aviver  la  douleur  d'un  passe-droit.  A  présent 
que  le  Tiers  se  juge  privé  de  la  place  qui  lui  appartient, 
il  se  trouve  mal  à  la  place  qu'il  occupe,  et  il  souffre  de 
mille  petits  chocs  que  jadis  il  n'aurait  pas  sentis.  Quand 
on  se  sent  citoyen,  on  s'irrite  d'être  traité  en  sujet,  et  nul 
n'accepte  d'être  l'inférieur  de  celui  dont  il  se  croit  l'égal. 
C'est  pourquoi,  pendant  les  vingt  dernières  années,  l'an- 
cien régime  a  beau  s'alléger,  il  semble  plus  pesant,  et  ses 
piqûres  exaspèrent  comme  des  blessures.  On  en  citerait 
vingt  cas  pour  un.  —  Au  théâtre  de  Grenoble,  Rarnave 
enfant'^  était  avec  sa  mère  dans  une  loge  que  le  duc  de 
Tonnerre,  gouverneur  de  la  province,  destinait  à  l'un  de 

1.  GelTroy,  Gustave  III  et  la  cour  de  France.  «  Paris,  avec 
c  son  esprit  républicain,  applaudit  ordinairement  ce  qui  est 
0  tombé  à  Fontainebleau.  »  (Lettre  de  Mme  de  Staël,  du  17  sep- 
tembre 178G.) 

2.  Sainte-Dcuve,  Causeries  du  lundi,  II,  2i.  (Étude  sur  Bar- 
nave.) 


iU  L'ANCIEN   REGIME 

SCS  complaisants.  Le  directeur  du  théâtre,  puis  l'officier 
de  garde  viennent  prier  Mme  Barnave  de  se  retirer;  elle 
refuse;  par  ordre  du  gouverneur,  quatre  fusiliers  arri- 
vent pour  l'y  con!raindre.  Déjà  le  parterre  prenait  parti 
et  l'on  pouvait  craindre  des  violences,  lorsque  M.  Bar- 
nave, averti  dt  l'affront,  vint  emmener  sa  femme  et  dit 
tout  haut  :  «  Je  sors  par  ordre  du  gouverneur  ».  Le  pu- 
blic, toute  la  bourgeoisie  indignée  s'engagea  à  ne  revenir 
au  spectacle  qu'après  satisfaction,  et  en  effet  le  théâlie 
resta  vide  pendant  plusieurs  mois,  jusqu'à  ce  que 
Mme  Barnave  eût  consenti  à  y  reparaître.  Le  futur  député 
se  souvint  plus  tard  de  l'outrage,  et  dès  lors  se  jura  «  de 
«  relever  la  caste  à  laquelle  il  appartenait  de  l'hurniHa- 
«  tion  à  laquelle  elle  semblait  condamnée  ».  —  Pareille- 
ment Lacroix,  le  futur  conventionnel',  pousse,  à  la  sor- 
tie du  théâtre,  par  un  gentilhomme  qui  donne  le  bras 
à  une  jolie  femme,  se  plaint  tout  haut.  —  «  Qui  êtes- 
«  vous?  »  —  Lui,  encore  provincial,  a  la  bonhomie  de 
défder  tout  au  long  ses  nom,  prénoms  et  qualités.  — 
«  Eh  bien,  dit  l'autre,  c'est  très  bien  fait  îi  vous  d'être 
«  tout  cela;  moi,  je  suis  le  comte  de  Chabannes  et  je 
«  suis  très  pressé.  »  Sur  quoi,  «riant  démesurément»,  il 
remonte  en  voiture.  «  Ah  !  monsieur,  disait  Lacroix  encore 
«  tout  chaud  de  sa  mésaventure,  l'affreuse  distance  que 
«  l'orgueil  et  les  préjugés  mettent  entre  les  hommes!  » 
-»-  Soyez  sûr  que  chez  Marat,  chirurgien  aux  écuries  du 
comte  d'Artois,  chez  Robespierre,  protégé  de  l'évéque 

1.  Tilly,  Mémoires,  I,  2i3. 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  1^5 

d'Arras,  cIigz  Danton,  petit  avocat  «  chargé  de  dettes  », 
chez  tous  les  autres,  en  vingt  rencontres,  l'amour- 
propre  avait  saigné  de  même.  L'amertume  concentrée  qui 
pénètre  les  Mémoires  de  Mme  Roland  n'a  pas  d'aulre 
cause.  «  Elle  ne*  pardonnait  pas  à  la  société  la  place 
«  inférieure  qu'elle  y  avait  longtemps  occupée*.  »  Grâce 
à  Rousseau,  la  vanité,  si  naturelle  à  l'homme,  si  sensible 
chez  un  Français,  est  devenue  plus  sensible.  La  moindre 
nuance,  un  ton  de  voix,  semble  une  marque  de  dédain. 
«  Un  jour  ^  que  l'on  parlait  devant  le  ministre  de  la  guerre 
«  d'un  officier  général  parvenu  à  ce  grade  par  son  mérite  : 
«  Ah  oui,  dit  le  ministre,  officier  général  de  fortune!  » 
«  -^  Ce  mot  fut  répété,  commenté,  et  fit  bien  du  mal.  » 
Les  grands  ont  beau  condescendre,  «  accueillir  avec  une 

1.  Paroles  de  Fontancs,  qui  l'avait  connue  et  l'admirait  (Sainle- 
BcuvG,  Nouveaux  lundis,  YIII,  221). 

2.  Mémoires  de  Mme  Roland,  passim.  A  quatorze  ans,  pré- 
sentée à  Mme  de  Boismorel,  elle  est  blessée  d'entendre  appeler 
sa  grand'maman  s  mademoiselle  ».  —  «  Un  peu  après,  dit-elle, 
«  je  ne  pouvais  me  dissimuler  que  je  valais  mieux  que  Mlle  d'IIan- 
M  naclies  dont  les  soixante  ans  et  la  généalogie  ne  lui  donnaient 
«  jias  la  faculté  de  faire  une  lettre  qui  eût  le  sens  commun  ou 
«  qui  fût  lisible.  »  —  Vers  la  même  époque,  elle  passe  liuit 
jours  à  Versailles  chez  une  femme  de  la  Dauphine,  et  dit  à  sa 
mère  :  o  Encore  quelques  jours  et  je  détesterai  si  fort  ces  gens- 
«  là,  que  je  ne  saurai  plus  que  faire  de  ma  haine.  —  Quel  mal  te 
«  font-ils  donc?  —  Sentir  l'injustice  et  contempler  à  tout  nio- 
f  ment  l'absurdité,  s  —  Au  château  de  Fontenay,  invitée  à  diner, 
on  la  fait  manger,  elle  et  sa  mère,  à  l'office,  etc.  —  En  1818, 
dans  une  petite  ville  du  nord,  le  comte  de...,  dînant  chez  un 
sous-prcfct  bourgeois  et  placé  à  table  à  côté  de  la  maîtresse  de 
la  maison,  lui  dit  en  acceptant  du  potage  :  «  Merci,  rnon  cœur  ». 
Mais  la  Révolution  a  donné  bec  et  ongles  à  la  petite  bourgeoise 
et,  un  instant  après,  elle  lui  dit  avec  son  plus  beau  sourire  : 
«  Voulez-vous  du  poulet,  mon  cœur?  > 

3.  Vaublanc,  I,  153. 


186  L'ANCIEN   RÉGIME 

«  égale  et  douce  l)onté  tous  ceux  qui  leur  sont  pré- 
«  seules  »  ;  chez  le  duc  de  Pentliièvre  les  nobles  uiangeiil 
avec  le  maître  de  la  maison,  les  rotuiiers  dinent  chez 
son  premier  gentilhomme  et  ne  viennent  au  salon  que 
pour  le  café.  Là  ils  «  trouvent  en  force  et  le  ton  haut  » 
les  autres  qui  ont  eu  l'honneur  de  manger  avec  Son 
Allesse  et  «  qui  ne  manquent  pas  de  saluer  les  arrivanls 
«  avec  une  complaisance  pleine  de  protection'  ».  Cela 
suffit;  le  duc  a  beau  «  pousser  les  attentions  jusqu'à  la 
«  recherche  »  ;  Beugnot,  si  pliant,  n'a  nulle  envie  de 
revenir.  —  On  leur  garde  rancune,  non  seulement  des 
saints  trop  courts  qu'ils  font,  mais  encore  des  révé- 
l'ences  trop  grandes  qu'on  leur  fait.  Chamfort  conle 
avec  aigreur  que  d'Alembert,  au  plus  haut  de  sa  réputa- 
tion, étant  chez  Mme  du  Deffand  avec  le  président 
Hénault  et  M.  de  Pont-de-Veyle,  arrive  un  médecin 
noiiinié  Fournier,  qui  en  entrant  dit  à  Mme  du  Deffand  : 
((  Madame,  j'ai  Vhonneur  de  vous  présenter  mon  Irès- 
«  humble  respect  »  ;  au  président  Hénault  :  «  Monsieur, 
«  j'ai  bien  l'honneur  de  vous  saluer  »  ;  à  M.  de  Pont-de- 
Veyle  :  «  Monsieur,  je  suis  votre  très-humble  serviteur  », 
et  à  d'Alembert  :  «  Bonjour,  Monsieur*  ».  Quand   le 


i.  Ueiignot,  Mémoires,  I,  77. 

2.  Chainfoi't,  10.  —  «  Qui  le  croirait?  Ce  ne  sont  ni  les  impôts, 
a  ni  les  lellres  de  cachet,  ni  tous  les  autres  abus  de  l'autorité, 
«  ce  ne  sont  point  les  vexations  des  intendants  et  les  longueurs 
a  ruineuses  de  la  justice  qui  ont  le  plus  irrité  la  nation  :  c'est  le 
a  préjugé  de  la  noblesse  pour  leiiuel  elle  a  maniTesté  plus  de 
u  îiaine.  Ce  qui  le  prouve  évidenunent,  c'est  que  ce  sont  les 
i  bourgeois,  les  gens  de  lettres,  les  gens  de  finances,  enfin  lous 
1  ceux  qui  jalousaient  la  noblesse,  qui  ont  soulevé  contre  elle  le 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  187 

cœur  est  révolté,  tout  est  pour  lui  sujet  de  ressenti- 
ment. Le  Tiers,  à  l'exemple  de  Rousseau,  sait  aux  nobles 
mauvais  gré  de  tout  ce  qu'ils  font,  bien  mieux,  de  tout 
ce  qu'ils  sont,  de  leur  luxe,  de  leur  élégance,  de  leur 
badinage,  de  leurs  façons  fines  et  brillantes.  Clianifor! 
est  aigri  par  les  politesses  dont  ils  l'ont  accablé.  Siéyès 
leur  en  veut  de  l'abbaye  qu'on  lui  a  promise  et  qu'on 
ne  lui  a  pas  donnée.  Chacun,  outre  le  griet  général,  v. 
son  griof  personnel.  Leur  froideur  comme  leur  fami- 
liarité, leurs  attentions  comme  leurs  inattentions,  sonl 
des  offenses,  et  sous  ces  millions  de  coups  d'épingle, 
réels  ou  imaginaires,  la  poche  au  fiel  s'emplit. 

En  1781),  elle  est  pleine  et  va  crever.  «  Le  titre  le 
«  plus  respectable  de  la  noblesse  française,  écrit  Cham- 
«  fort,  c'est  de  descendre  immédiatement  de  quelque 
«  trente  mille  hommes  casqués,  cuirassés,  brassardés, 
«  cuissardes,  qui,  sur  de  grands  chevaux  bardés  de  fer, 
({  foulaient  aux  pieds  huit  ou  dix  millions  d'hommes 
a  nus,  ancêtres  de  la  nation  actuelle.  Voilà  un  droit 
«  bien  avéré  au  respect  et  à  l'amour  de  leurs  dcscon- 
«  daiits!  Et,  pour  achever  de  rendre  cette  noblesse  rcs- 
«  peclable,  elle  se  recrute  et  se  régénère  par  l'adoption 
«  de  ces  hommes  qui  ont  accru  leur  fortune  en  dépouil- 
«  lant  la  cabane  du  pauvre  hors  d'état  de  payer  ses 
«  impositions'.  »  —  «  Pourquoi  le  Tiers,  dit  Siéyès,  ne 
«  renverrait-il  pas  dans  les  forêts  de  la  Franconie  toutes 

«  pclit  peuple  dans  les  villes  et  les  paysans  dans  les  campagnes.  » 
(llivai'ol,  Mémoires.] 
1.  Chanifort,  533. 


1S8  LAN'CIEN   RÉGIME 

«  ces  familles  qui  conservent  la  folle  prétention  d'être 
«  issues  de  la  race  des  conquérants  et  de  succéder  à 
«  des  droits  de  conquête*?  Je  suppose  qu'à  défaut  de 
«  police  Cartouche  se  fût  rétabli  plus  solidement  sur  un 
«  grand  chemin  ;  aurait-il  acquis  un  véritable  droit  de 
«  péage?  S'il  avait  eu  le  temps  de  vendre  cette  sorte  de 
fl  monopole,  jadis  assez  commun,  à  un  successeur  de 
«  bonne  foi,  son  droit  serait-il  devenu  beaucoup  plus 
«  respectable  entre  les  mains  de  l'acquéreur?...  Tout 
«  privilège  est,  de  sa  nature,  injuste,  odieux  et  con- 
({  traire  au  pacte  social.  Le  sang  bouillonne  à  la  seule 
«  idée  qu'il  fut  possible  de  consacrer  légalement  à  la 
«  fin  du  dix-huitième  siècle  les  abominables  fruits  de 
({  l'abominable  féodalité....  La  caste  des  nobles  est  véri- 
«  tablcment  un  peuple  à  part,  mais  un  faux  peuple  qui, 
«  ne  pouvant,  faute  d'organes  utiles,  exister  par  lui- 
«  même,  s'attache  à  une  nation  réelle,  comme  ces 
((  tumeurs  végétales  qui  ne  peuvent  vivre  que  de  la  sève 
((  des  plantes  qu'elles  fatiguent  et  dessèchent.  »  —  Ils 
sucent  tout,  il  n'y  a  rien  que  pour  eux.  a  Toutes  les 
«  branches  du  pouvoir  exécutif  sont  tombées  dans' la 
«  caste  qui  fournit  (déjà)  l'église,  la  robe  et  l'épée.  Une 
«  sorte  de  confraternité  ou  de  compérage  fait  que  les 
«  nobles  se  préfèrent  entre  eux  et  pour  tout  au  reste  de 
<(  la  nation....  C'est  la  coui"  qui  a  régné  et  non  le  nio- 
«  narque.  C'est  la  cour  qui  ciée  et  distribue  les  places. 
«  Et  qu'est-ce  que  la  coui',  sinon  la  télé  de  celle  ijuniensr 

i.  Siéyès,  Qucsl-ce  que  le  Ticr^y  17,  41,  131),  IGG. 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  18'J 

«  arislocralic  qui  couvre  toutes  les  parties  de  la  France, 
«  qui,  par  ses  membres,  atteint  à  tout,  et  exerce  par- 
«  tout  ce  qu'il  y  a  d'essentiel  dans  toutes  les  parties  de 
«  la  puissance  publique?  »  —  Mettons  fin  «  à  ce  crime 
«  social,  à  ce  long  parricide  qu'une  classe  s'honore  de 
«  commettre  journellement  contre  les  autres....  Ne 
«  demandez  plus  quelle  place  enfin  les  privilégiés 
«  doivent  occuper  dans  l'ordre  social;  c'est  demander 
«  quelle  place  on  veut  assigner  dans  le  corps  d'un 
«  malade  à  l'humeur  maligne  qui  le  mine  et  le  tour- 
«  mente,...  à  la  maladie  affreuse  qui  dévore  sa  chair 
«.vive  ».  —  La  conséquence  sort  d'elle-même  :  extir- 
pons l'ulcère,  ou  tout  au  moins  balayons  la  vermine. 
Le  Tiers,  à  lui  seul  et  par  lui-même,  est  «  une  nation 
«  complète  »,  à  qui  ne  manque  aucun  organe,  qui  n'a 
besoin  d'aucune  aide  pour  subsister  ou  se  conduire,  el 
qui  recouvrera  la  santé  lorsqu'il  aura  secoué  les  para- 
sites incrustés  dans  sa  peau. 

«  Qu'est-ce  que  le  Tiers?  Tout.  Qu'a-t-il  éié  jusqu'^ 
«  présent  dans  l'ordre  politique?  Rien.  Que  demande- 
«  t-il?  A  y  devenir  quelque  chose.  »  —  Non  pas  quelque 
chose,  mais  tout.  Son  ambition  politique  est  aussi  grande 
que  son  ambition  sociale,  et  il  aspire  à  l'autorité  aussi 
bien  qu'à  l'égalité.  Si  les  privilèges  sont  mauvais,  celui 


1.  a  La  noblesse,  disent  les  nobles,  est  un  intermédiaire  entre 
«  lo  roi  et  le  peuple.  —  Oui,  comme  le  chien  de  chasse  est  un 
«  inlormédiaire  entre  le  chasseur  et  les  lièvres.  »  (Cliamfort.) 

2.  l'rudhoinme,  III,  2  (Tiers-état  du  Nivernais  et  passir»].  Cf. 
p.T'  rontre  les  cahiers  de  la  noblesse  du  Dugcy  et  de  la  noblcfsse 
d'ÀJcncon. 


190  L'ANCIEN   Rl'GIME 

du  prince  est  le  pire,  car  il  est  le  plus  énorme,  et  la 
dignité  humaine,  blessée  par  les  prérogatives  du  noble, 
périt  sous  l'arbitraire  du  roi.  Peu  importe  qu'il  en  use 
à  peine,  et  que  son  gouvernement,  docile  à  l'opinion 
publique,  soit  celui  d'un  père  indécis  et  indulgent. 
Affranchi  du  despotisme  réel,  le  Tiers  s'indigne  contre 
le  despotisme  possible,  et  il  croirait  être  esclave  s'il 
conscr.tait  à  rester  sujet.  L'orgueil  souffrant  s'est  re- 
dressé, s'est  raidi,  et,  pour  mieux  assurer  son  droit,  va 
revendiquer  tous  les  droits.  Il  est  si  doux,  si  cnivranl, 
pour  l'homme  qui,  de  toute  antiquité,  a  subi  dos  maî- 
tres, de  se  mettre  à  leur  place,  de  les  mettre  à  sa  place, 
de  se  dire  qu'ils  sont  ses  mandataires,  de  se  croire 
membre  du  souverain,  roi  de  France  pour  sa  quote- 
part,  seul  auteur  légitime  de  tout  droit  et  de  tout  pou- 
voir! —  Conformément  aux  doctrines  de  Rousseau,  les 
cahiers  du  Tiers  déclarent  à  Tunanimité  qu'il  faut  don- 
ner une  constitution  à  la  France;  elle  n'en  a  pas,  ou,  du 
moins,  celle  qu'elle  a  n'est  pas  valable.  Jusqu'ici  «  les 
«  conditions  du  pacte  social  étaient  ignorées'  ))  ;  à  pré- 
sent qu'on  les  a  découvertes,  il  faut  les  écrire.  11  n'est 
pas  vrai  de  dire,  comme  les  nobles  d'après Monlesquièu. 
que  la  constitution  existe,  que  ses  grands  traits  ne  doi- 
vent pointêtre  altérés,  qu'il  s'agit  seulement  de  réformer 
les  abus,  que  les  États  Généraux  n'ont  qu'un  pouvoir 
limité,  qu'ils  sont  iiiCDmpétents  pour  substituer  à  la 
monarchie  un  autre  régime.  Tacitement  ou  expressé- 
ment, le  Tiers  refuse  de  restreindre  son  mandat,  et 
n'admet  pas  qu'on  lui  opjjose  des  barrières.  Par  suite, 


LA  rr.OPAGATIOlN  DE  LA  DOCTRINE  \91 

à  l'iinnniniilô,  il  exige  que  les  députés  votent,  «  non  par 
('  (ifdre.  mais  par  tête  et  conjointement  ».  —  «  Dans  le 
«  cas  où  les  députés  du  clergé  et  de  la  noblesse  refu- 
«  seraient  d'opiner  en  commun  et  par  tête,  les  députés 
«  du  Tiers,  qui  représentent  24  millions  d'hommes, 
«  pouvant  et  devant  toujours  se  dire  l'Assemblée  natio- 
«  nale  malgré  la  scission  des  représentants  de  400000 
«  individus,  offriront  au  roi,  de  concert  avec  ceux  du 
«  clergé  et  de  la  noblesse  qui  voudront  se  joindre  à 
«  eux,  leur  secours  à  l'effet  de  subvenir  aux  besoins  de 
«  l'État,  et  les  impôts  ainsi  consentis  seront  répartis 
«  entre  tous  les  sujets  du  roi  indistinctement*.  »  —  «  Le 
«  Tiers,  disent  d'autres  cahiers,  étant  les  99  pour  100 
«  de  la  nation,  n'est  pas  un  ordre.  Désormais,  avec  ou 
«  sans  les  privilégiés,  il  sera,  sous  la  même  dénomi- 
((  nation,  appelé  le  peuple  ou  la  nation.  »  —  N'objectez 
pas  qu'un  peuple  ainsi  mutilé  devient  une  foule,  que 
des  chefs  ne  s'improvisent  pas,  qu'on  se  passe  diffici- 
lement de  ses  conducteurs  naturels,  qu'à  tout  prendre  ce 
clergé  et  cette  noblesse  sont  encore  une  élite,  que  les 
deux  cinquièmes  du  sol  sont  dans  leurs  mains,  que  la 
moitié  des  hommes  intelligents  et  instruits  sont  dans 
leurs  rangs,  que  leur  bonne  volonté  est  grande,  et  que  ces 
vieux  corps  historiques  ont  toujours  fourni  aux  consti- 
tutions libres  leurs  meilleurs  soutiens.  Selon  le  principe 
de  Rousseau,  il  ne  faut  pas  évaluer  les  hommes,  mais 
les  compter;  en  politique,  le  nombre  seul  est  respec- 

1.  Ib.  Cahiers  du  Tiers-état  de  Dijon,  de  Dax,  de  Bayoïme  et  de 
S^iiui-Scvcr,  de  Rennes,  etc. 

A.NC.   RL»;.   11.  T.   II.  —  13 


102  L'ANCIEN  REGIME, 

lablo;  ni  la  naissance,  ni  la  propriété,  ni  la  fonction, 
ni  la  capacité,  ne  sont  des  titres  :  grand  ou  petit,  igno- 
rant ou  savant,  général,  soldat  ou  goujat,  dans  l'arniéi 
sociale  chaque  individu  n'est  qu'une  unité  munie  d'ur 
vole;  où  vous  voyez  la  majorité,  là  est  le  droit.  C'est 
pourquoi  le  Tiers  pose  son  droit  comme  incontestable, 
et,  à  son  tour,  dit  comme  Louis  XIV  :  «  L'Etat,  c'est  moi  ». 
Une  fois  le  principe  admis  ou  imposé,  tout  ira  bien. 
<(  Il  semblait,  dit  un  témoin*,  que  c'était  par  des  hom- 
«  mes  de  l'âge  d'or  qu'on  allait  être  gouverné.  Ce  peuple 
«  libre,  juste  et  sage,  toujours  d'accord  avec  lui-même, 
«  toujours  éclaii'é  dans  le  choix  de  ses  ministres,  modéré 
«  dans  l'usage  de  sa  force  et  de  sa  puissance,  ne  serait 
«  jamais  égaré,  jamais  trompé,  jamais  dominé,  asservi 
«  par  les  autorités  qu'il  leur  aurait  confiées.  Ses  volontés 
«  feraient  ses  lois,  et  ses  lois  feraient  son  bonheur.  » 
La  nation  va  être  régénérée  :  cette  phrase  est  dans  tous 
les  écrits  et  dans  foutes  les  bouches.  A  Nangis^  Arthur 
Young  trouve  qu'elle  est  le  fond  de  la  conversation  poli- 
tique. Le  chapelain  d'un  régiment,  curé  dans  le  voisi- 
nage, ne  veut  pas  en  démordre;  quant  à  savoir  ce  qu'il 
entend  par  là,  c'est  une  autre  alfaire.  Impossible  de 
rien  démêler  dans  ses  explications,  «  sinon  une  perfec- 
«  lion  théorique  de  gouvernement,  douteuse  à  son  point 
<(,  de  départ,  risquée  dans  ses  développements  etchimé- 
«  rique  quant  à  ses  fins  ».  Lorscjue  l'Anglais  leur  pro- 
pose eu  exemple  la  Constitution  anglaise,  «  ils  en  font 

1.  Marmontol,  Mémoires,  II,  2i7. 

2.  Ailliur  Young,  I,  222. 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE  193 

((  bon  marché  »,  ils  sourient  du  peu;  cette  Constitulion 
no  donne  pas  assez  à  la  liberté;  surtout  elle  n'est  pas 
conforme  aux  principes.  —  Et  notez  que  nous  sommes 
ici  cliez  un  grand  seigneur,  dans  un  cercle  d'hommes 
éclairés.  A  Uiom,  aux  assemblées  d'élection',  Malouet 
voit  «  de  petits  bourgeois,  des  praticiens,  des  avocats 
«  «^ans  aucune  instruction  sur  les  affaires  puljlifjucs, 
«  citant  le  Contrat  Social,  déclamant  avec  véhémence 
«  contre  la  tyrannie,  et  proposant  chacun  uneConstitu- 
«  tion  ».  La  plupart  ne  savent  rien  et  ne  sont  que  des 
marchands  de  chicane;  les  plus  instruits  n'ont  en  poli- 
■li(iue  que  des  idées  d'écoliers.  Dans  les  collèges  de 
l'Université,  on  n'enseigne  point  l'histoire^  «  Le  nom 
«  de  Henri  IV,  dit  Lavalette,  ne  nous  avait  pas  été  pro- 
«  nonce  une  seule  fois  pendant  mes  huit  années  d'études, 
«  et,  à  dix-sept  ans,  j'ignorais  encore  à  quelle  époque 
«  et  connnent  la  maison  de  Bourbon  s'est  établie  sur  le 
((  trône.  »  Pour  tout  bagage,  ils  emportent,  comme 
Camille  Desmoulins,  des  bi'ibes  de  latin,  et  ils  entrent 
dans  le  monde,  la  tête  fai'cie  «  de  maximes  républi- 
«  caines  »,  échauffés  par  les  souvenirs  de  Dôme  et  de 
Sparte,  «  pénétrés  d'un  profond  mépris  pour  les  gou- 
«  vernemenls  monarchiques  ».  Ensuite,  à  l'Ecole  de 
Droit,  ils  ont  appris  un  droit  abstrait,  ou  n'ont  rien  . 
appris.  Aux  cours  de  Paris,  point  d'auditeurs;  le  pro- 
fesseur fait  sa  leçon  devant  des  copistes  qui  vendent 

1.  Malouet,  Mémoires,  I,  279. 

2.  l.nvalelte,  I,  7.  —  Souvenirs  manuscrits  par  le  chancelier 
Pasiiu;'!-    —  Cf.  Drissot,  Mémoires,  I. 


104  L'ANCIEN   REGIME 

leurs  cahiers.  Un  élève  qui  assisterait  et  rédigerait  lui- 
niénie  sciait  mal  vu;  on  l'accuserait  d'ôter  aux  copistes 
leur  gagne-pain.  Par  suite  le  diplôme  est  nul  ;  à  Bourges 
on  l'obtienL  en  six  mois;  si  le  jeune  homme  finit  par 
savoir  la  loi,  c'est  plus  lard  par  l'usage  et  la  pratique. 

—  Des  lois  et  institutions  étrangères,  nulle  connaissance, 
à  peine  une  notion  vague  ou  fausse.  Malouet  lui-même 
se  figure  mal  le  Parlement  anglais,  et  plusieurs,  sur 
l'étiquette,  l'imaginent  d'après  le  Parlement  de  France. 

—  Quant  au  mécanisme  des  constitutions  libres  ou  aux 
conditions  de  la  liberté  effective,  cela  est  trop  com- 
pliqué. Depuis  vingt  ans,  sauf  dans  les  grandes  familles 
de  magistrature,  Montesquieu  est  suranné.  A  quoi  bon 
les  études  sur  l'ancienne  France?  «  Qu'est-il  résulté  de 
({  tant  et  de  si  profondes  recherches  ?  Des  conjectures 
«  laborieuses  et  des  raisons  de  douter*.  »  11  est  bien 
plus  commode  de  partir  des  droits  de  l'honmie  et  d'en 
déduire  les  conséquences.  A  cela  la  logique  de  l'Ecole 
suffit,  et  la  rhétorique  du  collège  fournira  les  tirades. 
■ —  Dans  ce  grand  vide  des  intelligences,  les  mots  indé- 
finis de  liberté,  d'égalité,  de  souveraineté  du  peuple, 
|es  phrases  ardentes  de  Rousseau  et  de  ses  successeurs, 
tous  les  nouveaux  axiomes  llambent  comme  des  char- 
bons allumés,  et  dégagent  une  fumée  chaude,  une  vapeur 
enivrante.  La  parole  gigantesque  et  vague  s'interpose 
entre  l'esprit  et  les  objets;  tous  lescontours  sontbiouil- 
lés  et  le  vertige  commence.  Jamais  les  hommes  n'ont 

1.  l'iuJhomiue,  liésumé  des  cahier»,  [l'réjace  par  Jean  Rou»- 
tcau.) 


LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE.  i05 

perdu  à  ce  point  le  sens  dos  choses  réelles.  Jamais  ils 
n'ont  clé  à  la  fois  plus  aveugles  et  plus  chimériques. 
Jamais  leur  vue  troublée  ne  les  a  plus  rassurés  sur  le 
danger  véritable,  et  plus  alarmés  sur  le  danger  imagi- 
naire. Les  étrangers  qui  sont  de  sang-froid  et  qui  assis- 
lent  à  ce  spectacle,  Mallct  du  Pan,  Dumont  de  Genève, 
Arthur  Young,  Jefferson,  Gouverneur  Morris,  écrivent 
que  les  Français  ont  l'esprit  dérangé.  Dans  ce  délire 
universel,  Morris  ne  peut  citer  à  Washington  qu'une 
seule  tête  saine,  Marmontel,  et  Marmontel  ne  parle  pas 
autrement  que  Morris.  Aux  clubs  préparatoires  et  aux 
assemblées  d'électeurs,  il  est  le  seul  qui  se  lève  contre 
les  propositions  déraisonnables.  Autour  de  lui,  ce  ne 
sont  que  gens  échauffés,  exaltés  à  propos  de  rien,  jus- 
qu'au grotesque*.  Dans  tout  usage  du  régime  établi, 
dans  toute  mesure  de  l'administration,  «  dans  les  règle- 
«  ments  de  police,  dans  les  édils  sur  les  finances,  dans 
«  les  autorisés  graduelles  sur  lesquelles  reposaient 
«  l'ordre  et  la  tranquillité  publiques,  il  n'y  avait  rien 
«  où  l'on  ne  trouvât  un  caractèi-e  de  tyrannie....  Il 
«  s'agissait  du  mur  d'enceinte  et  des  barrières  de  Paris 
«  qu'on  dénonçait  comme  un  enclos  de  bêtes  fauves, 
((  trop  injurieux  pour  des  hommes  ».  —  «  J'ai  \ti.  dit 
«  l'un  des  orateurs,  j'ai  vu  à  la  barrière  Saint-Yictor, 
«  sur  l'un  des  piliers  en  sculpture,  le  croiriez-vous ?  j'ai 
«  vu  l'énorme  tête  d'un  lion,  gueule  béante,  et  vomis- 
«  sant  des  chaînes  dont  il  menace  les  passants  ;  peut-on 

1.  Marmontel,  II,  245. 


196  L'ANCIEN   RÉGIME 

«  imaginer  un  emblème  plus  effrayant  do  despotisme  cl 
«  de  servitude?  »  —  L'orateur  lui-même  imitait  «  le 
«  rugissement  du  lion;  tout  l'auditoire  était  ému,  et 
«  moi,  qui  passais  si  souvent  à  la  barrière  Saint-Yictor, 
«  je  m'étonnais  que  cette  image  horrible  ne  m'eût  pas 
«  frappé.  J'y  fis  ce  jour-là  même  une  attention  parlicu- 
«  lière,  et,  sur  le  pilastre,  je  vis  pour  ornement  un 
«  bouclier,  suspendu  à  une  chaîne  mince  que  le  sculpteur 
«  avait  attachée  à  un  petit  mufle  de  lion,  comme  on  voit 
«  à  des  marteaux  de  porte  ou  à  des  robinets  de  fon- 
«  taine  ».  —  Sensations  perverties,  conceptions  déli- 
rantes, ce  seraient  là  pour  un  médecin  des  symptômes 
d'aliénation  mentale;  et  nous  ne  sommes  encore  qu'aux 
premiers  mois  de  1789  !  —  Dans  des  têtes  si  excitables 
et  tellement  surexcitées,  la  magie  souveraine  des  mots 
va  créer  des  fantômes,  les  uns  hideux,  l'aristocrate  et 
le  tyran,  les  autres  adorables,  l'ami  du  peuple  et  le 
palriote  incorruptible,  figures  démesurées  et  forgées 
par  le  rêve,  mais  qui  prendront  la  place  des  figures 
réelles  et  que  l'halluciné  va  combler  de  ses  honmiages 
ou  poursuivre  de  ses  fureurs. 

VI 

1  Ainsi  descend  et  se  propage  la  philosophie  du  dix- 
huitième  siècle.  —  Au  premier  élage  de  la  maison,  dans 
les  beaux  appartemenls  doiés,  les  idées  n'ont  été  que 
(les  illuminalioiis  de  soirée,  des  pétards  de  salon,  des 
feux  de  Dcngale  anmsants;  on  a  joué  avec  elles,  on  les 


LA  rnOPAGATION  DE  LA  DOCTIUNE.  197 

a  lancées  en  riant  par  les  fenclres.  —  riccueillics  à 
renlrcsol  et  au  rez-de-chaussée,  portées  dans  les  bouti- 
ques, dans  les  magasins  et  dans  les  cabinets  d'aiïaircs, 
elles  y  ont  trouvé  des  matériaux  combustibles,  des  tac; 
(le  bois  accumulés  depuis  longtemps,  et  voici  que  de 
grands  feux  s'allument.  Il  sendjle  même  qu'il  y  ait  un 
commencement  d'incendie;  car  les  cheminées  ronflent 
rudement,  et  une  clarté  rouge  jaillit  à  travers  les  vitres. 
—  «  Non,  disent  les  gens  d'en  haut,  ils  n'auraient  garde 
«  de  mettre  le  feu  à  la  maison,  ils  y  habitent  comme 
«  nous.  Ce  sont  là  des  feux  de  paille,  tout  au  plus  des 
.«  feux  de  cheminée  :  mais,  avec  un  seau  d'eau  froide, 
a  on  les  éteint;  et  d'ailleurs  ces  pelils  accidents  ncl- 
((  loicnl  les  cheminées,  font  tomber  la  vieille  suie.  ) 

Prenez  garde  :  dans  les  caves  de  la  maison,  sous  les 
vastes  et  profondes  voûtes  qui  la  perlent,  il  y  a  un 
magasin  de  poudre. 


LIVRE  V 

LE    PEUPLE 


LIVRE  CINQUIEME 

LE  PEUPLE 


CHAPITRE  I 

T.  La  miscre.  —  Sous  Louis  XIV.  —  Sous  Louis  XV.  —  Sous 
Louis  XYL  —  II.  Coudilion  du  paysan  pcndaut  les  trente  der- 
nières années  de  l'ancien  régime.  —  Combien  sa  subsistance 
est  précaire.  —  État  de  l'agriculture.  —  Terres  incultes.  — 
Mauvaise  culture.  —  Salaires  insufdsants.  —  Manque  de  bien- 
être.  —  III.  Aspect  de  la  campagne  et  du  paysan.  —  IV.  Com- 
ment le  paysan  devient  propriétaire.  —  Il  n'en  est  pas  plus  à 
l'aise.  —  Aggravation  de  ses  cbarges.  —  Dans  l'ancien  régime 
il  est  le  <i  mulet  ». 


La  lli'uyere  écrivait  juste  un  siècle  avant  1789'  : 
«  L'on  voit  certains  animaux  farouclics,  des  mâlos  et 
«  des  femelles,  répandus  par  la  campagne,  noirs,  livides 
«  et  tout  brilles  du  soleil,  attaches  à  la  terre  qu'ils 
«  fouillent  et  remuent  avec  une  opiniâtreté  invincible. 
«  Us  ont  comme  une  voix  articulée,  et,  quand  ils  se 
((  lèvent    sur    leurs    pieds,    ils    montrent    une    face 

1.  La  Bruyère,  édition  Destailleurs,  II,  97.  Addition  de  la  4' édi- 
tion '1G89]. 


200  lâxcien  Régime 

«  humaine  ;  et  en  cllet  ils  sont  des  hommes.  Ils  se 
«  retirent  la  nuit  dans  des  tanières  où  ils  vivent  de 
«  pain  noir,  d'eau  et  de  racines.  Ils  épargnent  aux 
«  auîres  hommes  la  peine  de  semer,  de  labourer  et  de 
«  recueillir  pour  vivre,  et  méritent  ainsi  de  ne  pas 
«  manquer  de  ce  pain  qu'ils  ont  semé.  »  —  Ils  en 
manquent  pendant  les  vingt-cinq  années  suivantes,  et 
meurent  par  troupeaux  ;  j'estime  qu'en  1715  il  en  avait 
péri  près  d'un  tiers  S  six  millions,  de  misère  et  de 
faim.  Ainsi,  pour  le  premier  quart  du  siècle  qui  pi'é- 
cède  la  Révolution,  la  peinture,  bien  loin  d'être  trop 
forte,  est  trop  faible,  et  l'on  va  voir  que  pendant  un 
demi-siècle  et  davantage,  jusqu'à  la  mort  de  Louis  XY, 
elle  demeure  exacte  ;  peut-être  môme,  au  lieu  de  l'atté- 
nuer, faudrait-il  la  charger. 

En  1725,  dit  Saint-Simon,  «  au  milieu  des  profusions 
a  de  Strasbourg  et  de  Chantilly,  on  vit  en  Normandie 

1.  L'oppression  et  la  misère  commencent  vers  1G72.  —  A  la  fin 
du  dix-septième  siècle  (1G98),  les  mémoires  dressés  par  les  in- 
tendants pour  le  duc  de  Bourgogne  disent  que  beaucoup  de  dis- 
tricts et  provinces  ont  perdu  le  sixième,  le  cinquième,  le  quart, 
le  tiers  et  même  la  moitié  de  leur  population.  (Voir  pour  les  dé- 
tails la  Correspondance  des  contrôleurs  généraux  de  1683  à  1698, 
publiée  par  M.  de  Boislisle.)  —  Or,  d'après  les  mémoires  des  in- 
tendants (Vauban,  Dime  royale,  cliap.  vu,  §  2),  la  population  de 
l'rance  en  1698  était  encore  de  19  09i  146  babilanls.  —  De  1698 
à  1715  elle  va  toujours  baissant.  Selon  Forbonnais,  il  n'y  avait 
plus  en  France,  sous  le  Régent,  que  16  à  17  millions  d'iiabitanls. 
—  A  partir  de  cette  époque,  la  population  ne  baisse  plus,  mais 
pendant  quarante  ans  elle  croît  à  peine.  En  1755  (Voltaire,  Dic- 
tionnaire 2^hilosopliique ,  article  Population],  le  dénombrement 
des  feux  donne  5  550  499  feux,  outre  700  000  âmes  à  Paris,  ce 
qui  l'ait  de  16  à  17  millions  d'habitants  si  l'on  compte  par  feu 
4  personnes  1/2,  et  de  18  à  19  millions  si  l'on  en  compte  5. 


LE   PEITLE  201 

«  d'liorl)os  des  champs.  Le  premier  roi  de  l'Europe  ne 
«  iieul  êlre  un  grand  roi  s'il  ne  l'est  que  de  gueux  de 
«  (ouïes  conditions,  et  si  son  royaume  tourne  en  un 
«  vaste  hôpital  de  mourants  à  qui  on  prend  tout  en 
((  pleine  paix*.  »  Au  plus  heau  temps  de  Fleury  et  dans 
la  plus  belle  région  de  France,  le  paysan  cache  «  son 
«  vin  à  cause  des  aides  et  son  pain  à  cause  de  la  taille  », 
persuadé  «  qu'il  est  un  homme  perdu  si  l'on  peut  se 
«  douter  qu'il  ne  meurt  pas  de  faim*  ».  En  1759,  d'Ar- 
genson  écrit  dans  son  journal^  :  «  La  disette  vient 
«  d'occasionner  trois  soulèvements  dans  les  pruvinces, 
«  à  Ruiïec,  à  Caen  et  à  Chinon.  On  a  assassiné  sur  les 
«  chemins  des  femmes  qui  portaient  du  pain.... 
((  M.  le  duc  d'Orléans  porta  l'autre  jour  au  conseil  un 
«  morceau  de  pain,  le  mit  devant  la  table  du  roi  et 
((  dit  :  «  Sire,  voilà  de  quel  pain  se  nourrissent  aujour- 
«  d'hui  vos  sujets....  »  —  «  Dans  mon  canton  de  Tou- 
«  raine,  il  y  a  déjà  plus  d'un  an  que  les  hommes 
«  mangent  de  l'herbe  ».  —  De  toutes  parts  la  misère 
se  rapproche;  «  on  en  parle  à  Versailles  plus  que 
«  jamais.  Le  roi  interrogeant  l'évéque  de  Chartres  sur 
«  l'état  de  ses  peuples,  celui-ci  a  répondu  que  la  famine 
0  et  la  mortalité  y  étaient  telles,  que  les  hommes  man- 
((  geaient  l'herbe  comme  des  moutons  et  crevaient 
«  comme  des  mouches  ».  En  1740  \  Massillon,  évêque 

1.  Floquet,  Histoire  du  parlement  de  Normandie,  VIT,  402. 

2.  Rousseau,  Confessions,  i^"  partie,  cliap.  iv  (1752). 

3.  Marquis  d'Argcnsou,  19  et  2i  mai,  4  juillet  et  i"  août  1759. 

4.  llcsumé  de  l'histoire  d'Auvergne  par  un  Auvergnat  (M.  Tail- 
landier), 313. 


2U2  L'ANCIEN   RËGDIK 

do  Clei'Jiionl-Ferrand,  écrit  à  Fleury  :  «  Le  peuple  Ue 
«  nos  campagnes  vit  dans  une  misère  affreuse,  sans 
a  liLs,  sans  meubles;  la  plupart  même,  la  moitié  de 
«  l'année,  manquent  du  pain  d'orge  et  d'avoine  qui  fait 
«  leur  unique  nourriture  et  qu'ils  sont  obligés  d'arra- 
«  cher  de  leur  bouche  et  décolle  de  leurs  enfants  pour 
«  payer  les  impositions.  J'ai  la  douleur,  chaque  année, 
«  de  voir  ce  triste  spectacle  devant  mes  yeux,  dans  mes 
«  visites.  C'est  à  ce  point  que  les  nègres  de  nos  îles 
«  sont  infiniment  plus  heureux;  car,  en  travaillant,  ils 
({  sont  nourris  et  habillés,  avec  leurs  femmes  et  leurs 
«  enfants;  au  lieu  que  nos  paysans,  les  plus  laborieux 
«  du  royaume,  ne  peuvent,  avec  le  ii'avail  le  plus  dur 
((  et  le  plus  opiniâtre,  avoir  du  pain  pour  eux  et  leur 
«  famille,  et  payer  les  subsides.  »  En  17iO',  à  Lille,  à 
propos  de  la  sortie  des  grains,  le  peuple  se  révolte. 
«  Un  intendant  m'écrit  que  la  misère  augmente  d'heure 
((  en  heure  ;  le  moindre  risque  pour  la  récolle  fait  cet 
«  elfet  depuis  trois  ans....  La  Flandre  est  surtout  bien 
«  embai'rassée  ;  on  n'a  pas  de  quoi  attendre  la  récolte, 
«  qui  ne  sera  que  dans  deux  mois  d'ici.  Les  meilleures 
0  provinces  ne  sont  pas  en  état  d'en  fournir  aux  autres. 
«  Dans  chaque  ville,  on  oblige  chaque  bourgeois  à 
«  nourrir  un  ou  deux  pauvres  et  à  lui  donner  quatorze 
((  livr'os  de  pain  par  semaine.  Dans  la  seule  pelilo  ville 
«  de  Châtellei'ault  ((jui  est  de  quatre  mille  habitants), 
«  il  y  avait  dix-huit  cents  pauvres  cet  hiver  sur  ce  pied- 

1.  Jlarf|tiis  d'Argonson,  1710,  28  mai,  7  et  21  août,  19  et  2i  sep- 
Iciiibrc,  7  noveiiibro. 


LE   PEUPLE  203 

9  là....  La  quanlité  des  pauvres  surpasse  celle  des  gens 

«  qui  peuvent  vivre   sans  mendier...  et  les  rccouvrc- 

«  ments  se  font   avec  une  rigueur  sans  exemple  ;  on 

«  enlève  les  habits  des  pauvres,  leurs  derniers  bois- 

«  seaux   de   froment,    les   loquets  des  portes,    etc.... 

«  L'abbesse  de  Jouarre  m'a  dit  hier  que,  dans  son  can- 

«  ton,  en  Brie,  on  n'avait  pas  pu  ensemencer  la  plupart 

«  des  terres.  »  —  Piicn  d'étonnant  si  la  famine  gagne 
jusqu'à  Paris.  «  On  craint  pour  mercredi  prochain....  11 

«  n'y  a  plus  de  pain  à  Paris,  sinon  des  farines  gâtées, 

«  qui  arrivent  et  qui  brûlent  (au   four).    On  travaille 

«  jour  et  nuit  à  Belleville,  aux  moulins,  à  remoudre  les 

«  vieilles  farines  gâtées.  Le  peuple  est  tout  prêt  à  la 

«  révolte;  le  pain  augmente  -J'un  sol  par  jour;  aucun 

«  marchand  n'ose  ni  ne  veut  apporter  ici  son  blé.  La 

((  Halle,   mercredi,  étant   presque  révoltée,  le  pain   y 

«  manqua  dès  sept  heures  du  malin....  On  avait  retian- 

«  ché  les  vivres  aux  pauvres  gens  qui  sont  à  Bicêlre,au 

«  point  que,  de  trois  quarterons  de  mauvais  pain,  on 

«  n'a  plus  voulu  leur  donner  que  demi-livre.  Tout  s'est 

«  révolté   et    a   forcé   les   gardes;    quanlité    se    sont 

«  échappés  et  vont  inonder  Paris.  On  y  a  appelé  tout  le 

«  guet  et  la  maréchaussée  des  environs,  qui  ont  été  en 

((  bataille  contre  ces  pauvres  misérables,  à  grands  coups 

«  de  fusil,  baïonnette  et  sabre.  On  compte  qu'il  y  en  a 

(-■  quarante   ou   cinquante   sur   le  carreau;  la    révolle 

û  n'était  pas  encore  finie  hier  malin.  » 
Dix  ans  plus  lard,  le  mal  est  pire'.  «  De  ma  cam- 

i.  Marquis  d'Argcnson,  4  octoljic  1749,  20  mai,  12  septembre, 


204  L'ANCIEN  RÉGi:,lE 

«  pn.Efne,  à  dix  lieues  de  Paris,  je  retrouve  le  spocinrin 

«  do  la  misère  et  des  plaintes  continuelles  bien  redoii- 

«  blces  ;  qu'est-ce  donc  dans  nos  misérables  provinces 

«  de  l'intérieur  du  royaume?...  Mon  curé  m'a  dit  que 

«  huit  familles,  qui  vivaient  de  leur  travail  avant  mon 

«  départ,  mendient  aujourd'hui  leur  pain.  On  ne  trouve 

«  point  à  travailler.  Les  gens  riches  se  retranchent  à 

({  proportion  comme  les  pauvres.  Avec  cela  on  lève  la 

«  taille  avec  une  rigueur  plus  que  militaire.  Les  collcc- 

«  teurs,  avec  les  huissiers,  suivis  de  serruriers,  ouvrent 

«  les  portes,  enlèvent  les  meubles  et  vendent  tout  pour 

«  le  quart  de  ce  qu'il  vaut,  et  les  frais  surpassent  la 

«  faille....  »  —  «Je  me  trouve  en  ce  moment  en  Touraine, 

«  dans  mes  terres.  Je  n'y  vois  qu'une  misère  effroyable; 

«  ce  n'est  plus  le  sentiment  triste  de  la  misère,  c'est  le 

«  désespoir  qui  possède  les  pauvres  habitants  :  ils  ne 

«  souhaitent  que  la  mort  et  évitent  de  peupler....  On 

«  compte  que  par  an  le  quart  des  journées  des  journa- 

«  liers  va  aux  corvées,  où  il  faut  qu'ils  se  nourrissent  : 

«  et  de  quoi?...  Je  vois  les  pauvres  gens  y  périr  de 

«  misère.  On  leur  paye  quinze  sous  ce  qui  vaut  un  écu 

«  pour  leur  voiture.  On  ne  voit  que  villages  ruinés  ou 

«  abattus,  et  nulles  maisons  qui  se  relèvent....  Parce 

«  que  m'ont  dit  mes  voisins,  la  diminution  des  habi- 

«  fants  va  à  plus  du  tiers....  Les  journaliers  prennent 

a  fous  le  parti  d'aller  se  réfugier  dans  les  petites  villes. 

«  11  y  a  quantité  de  villages  oîi  tout  le  monde  aban- 

«  donne  le  lieu.  J'ai  plusieurs  de  mes  paroisses  où  l'on 

IS  oclobre,  28  dccembre    1750,   16  juin,  22  docombre  1751,  etc. 


LE   PEUPLE  205 

9  doit  trois  années  do  (aille;  mais,  ce  qui  va  toujours 
«  son  train,  ce  sont  les  contraintes....  Les  receveurs 
«  des  tailles  et  du  fisc  font  chaque  année  des  frais  pour 
«  la  moitié  en  sus  des  impositions....  Un  élu  est  venu 
f  dans  le  village  où  est  ma  maison  de  campagne,  et  a 
«  dit  que  cette  paroisse  devait  être  fort  augmentée  à  la 
«  taille  de  cette  année,  qu'il  y  avait  remarqué  les 
«  paysans  plus  gras  qu'ailleurs,  qu'il  avaitvu  sur  le  pas 
«  des  portes  des  plumages  de  volaille,  qu'on  y  faisait 
«  donc  bonne  chère,  qu'on  y  était  bien,  etc.  — Yoilà  ce 
«  qui  décourage  le  paysan,  voilà  ce  qui  cause  le 
((  malheur  du  royaume.  »  —  «  Dans  la  campagne  où  je 
«  suis,  j'enlends  dire  que  le  mariage  et  la  peuplade  y 
((  périssent  absolument  de  tous  côtés.  Dans  ma  paroisse, 
((  qui  a  peu  de  feux,  il  y  a  plus  de  trente  garçons  ou 
((  filles  qui  sont  parvenus  à  l'âge  plus. que  nubile;  il  ne 
«  se  fait  aucuns  mariages,  et  il  n'en  est  pas  seulement 
«  question  entre  eux.  On  les  excite,  et  ils  répondent 
«  tous  la  même  chose,  que  ce  n'est  pas  la  peine  de  faire 
«  des  malheureux  comme  eux.  Moi-même  j'ai  essayé  de 
((  marier  quelques  filles  en  les  assistant  et  j'y  ai  trouvé 
«  le  même  raisonnement  comme  si  tous  s'étaient  donné 
((  le  mot'.  ))  —  «  Un  de  mes  curés  me  mande  qu'étant 
((  le  plus  vieux  de  la  province  de  Touraine,  il  a  \u  bien 
((  des  choses  et  d'excessives  chertés  de  blé,  mais  qu'il 
<(  ne  se  souvient  pas  d'une  aussi  grande  misère  (même 
«  en  1709)  que  celle  de  cette  année-ci....  Des  seigneurs 

1.  Marquis  d'Arg;enson,  21  juin  1749,  22  mai  1750,  14  février, 
19  mars,  15  avril  1751,  etc. 

AXC.  nÉG.  u.  I.  II.  —  14 


206  L'ANCIEN  REGIME 

«  de  Touraine  m'ont  dit  que  voulant  occuper  les  habi- 
«  tants  par  des  travaux  à  la  campagne,  à  journées,  les 
«  habitants  se  trouvent  si  faibles  et  en  si  petit  nombre, 
«  qu'ils  ne  peuvent  travailler  de  leurs  bras.  » 

Ceux  qui  peuvent  s'en  aller  s'en  vont.  «  Une  personne 
«  du  Languedoc  m'a  dit  que  quantité  de  paysans  déser- 
«  tent  cette  province  et  se  réfugient  en  F'iémont,  Savoie, 
«  Espagne,  effrayés,  tourmentés  de  la  poursuite  du 
«  dixième  en  régie....  Les  maltôtiers  vendent  tout,  em- 
«  prisonnent  tout,  comme  housards  en  guerre,  et  même 
«  avec  plus  d'avidité  et  de  malice,  pour  gagner  eux- 
«  mêmes.  »  —  «  J'ai  vu  un  intendant  d'une  des  meil- 
«  leures  provinces  du  royaume,  qui  m'a  dit  qu'on  n'y 
«  trouvait  plus  de  fermiers,  que  les  pères  aimaient 
«  mieux  envoyer  leurs  enfants  vivre  dans  les  villes,  que 
«  le  séjour  de  la  campagne  devenait  chaque  jour  un 
«  séjour  plus  horrible  pour  les  habitants....  Un  homme 
«  instruit  dans  les  finances  m'a  dit  qu'il  était  sorti 
«  cette  année  plus  de  deux  cents  familles  de  Normandie, 
«  craignant  la  collecte  dans  leurs  villages.  »  —  A  Paris, 
«  on  fourmille  de  mendiants  ;  on  ne  saurait  s'arrêter  à 
«  une  porte  que  dix  gueux  ne  viennent  vous  relancer  de 
«  leurs  clameurs.  On  dit  que  ce  sont  tous  des  habitants 
«  de  la  campagne  qui,  n'y  pouvant  plus  tenir  par  les 
«  vexations  qu'ils  y  essuient,  viennent  se  réfugier  dans 
«  la  ville,...  préférant  la  mendicité  au  labeur.  »  — 
i'ourtant  le  peuple  des  villes  n'est  guère  plus  heureux 
que  celui  des  campagnes.  «  Un  officier  dont  la  troupe 
«  est  en  garnison  à  Mézières  m'a  dit  que  le  peuple  est 


LE   PEUPLE  tJ07 

«  si  misérable  dans  celte  ville,  que,  dès  qu'on  avait  servi 
«  le  diner  des  officiers  dans  les  auberges,  le  peuple  se 
«  jetait  dessus  et  le  pillait.  »  —  «  Il  y  a  plus  de  douze 
«  mille  ouvriers  mendiants  à  Rouen,  tout  autant  à 
«  Tours,  etc.  On  compte  plus  de  vingt  mille  de  ces 
«  ouvriers  qui  sont  sortis  du  royaume  depuis  trois  mois 
«  pour  aller  aux  étrangers,  Espagne,  Allemagne,  etc.  A 
«  Lyon,  il  y  a  plus  de  vingt  mille  ouvriers  en  soie  qui 
«  sont  consignés  aux  portes  ;  on  les  garde  à  vue,  de 
«  peur  qu'ils  ne  passent  à  l'étranger.  »  A  Rouen  *  et  en 
Normandie,  «  les  plus  aisés  ont  de  la  peine  à  avoir  du 
<(  pain  pour  leur  subsistance,  le  commun  du  peuple  en 
«  manque  totalement,  et  il  est  réduit,  pour  ne  pas 
«  mourir  de  faim,  à  se  former  des  nourritures  qui  font 
«  horreur  à  l'humanité  ».  —  «  A  Paris  même,  écrit  d'Ar- 
((  genson^,  j'apprends  que  le  jour  où  M.  le  Dauphin  et 
«  Mme  la  Dauphine  allèrent  à  Notre-Dame  de  Paris,  pas- 
«  sant  au  pont  de  la  Tournelle,  il  y  avait  plus  de  deux 
«  mille  femmes  assemblées  dans  ce  quartier-là  qui  leur 
«  crièrent  :  Donnez-nous  du  pain,  ou  nous  mourrons 
«  de  faim.  »  —  «  Un  des  vicaires  de  la  paroisse  Saiate- 
«  Marguerite  assure  qu'il  a  péri  plus  de  huit  cents  per- 
«  sonnes  de  misère  dans  le  faubourg  Saint-Antoine 
('  depuis  le  20  janvier  jusqu'au  20  février,  que  les 
«  pauvres  gens  expiraient  de  froid  et  de  faim  dans 
((  leurs  greniers,  et  que  des  prêtres,  venus  trop  tard, 

1.  Floquet,  ib.,  VIT,  410  (avril  1752,  Adresse  du  Parlement  de 
Normandie). 

2.  Marquis  d'Argensoii,  26  novembre  1751,  15  mars  1753. 


^03  L'ANCIEN   RÉGIME 

«  arrivaicnf  pour  les  voir  mourir  sans  qu'il  y  eût  du 
«  ronièdc.  »  —  Si  je  comptais  les  attroupements,  les 
séditions  d'aiïaiiiés,  les  pillages  de  magasins,  je  n'en 
finirais  pas  :  ce  sont  les  soubresauts  convulsifs  de  la 
créature  surmenée  ;  elle  a  jeûné  tant  qu'elle  a  pu  ;  à  la 
fin  l'instinct  se  révolte.  En  d747  ',  «  il  y  a  des  révoltes 
«  considérables  à  Toulouse  pour  le  pain  ;  en  Guyenne, 
«  il  y  en  a  à  cliaque  marcbé  ».  En  1750,  six  à  sept  mille 
hommes  en  Béarn  s'assemblent  derrière  une  rivièic 
pour  résister  aux  commis;  deux  compagnies  du  régi- 
ment d'Ai'tois  font  feu  sur  les  révoltés  et  en  tuent 
une  douzaine.  En  1752,  une  sédition  dure  trois  jours  à 
Rouen  et  dans  les  environs  ;  en  Dauphiné  et  en  Auver- 
gne, les  villageois  attroupés  forcent  les  greniers  et 
pi'oinienl  le  blé  au  prix  qu'ils  veulent  ;  la  même  année, 
à  Arles,  deux  mille  paysans  armés  viennent  demander 
du  pain  à  rhôlol  de  ville  et  sont  dispersés  par  les  sol- 
dats. Dans  la  seule  province  de  Normandie,  je  trouve 
des  séditions  en  1725,  en  1757,  en  1759,  en  1752, 
en  17Gi,  1705,  1700,  1707,  1708%  et  toujours  au  sujet 
du  pain.  «  Des  hameaux  entiers,  éci'it  le  Pai'lcment, 
«  manquant  des  choses  les  plus  nécessaires  à  la  vie, 
«  étaient  obligés,  par  le  besoin,  de  se  réduire  aux  ali- 
«  ments  des  bêtes....  Encore  deux  jours  et  Rouen  se 
«  trouvait  sans  provisions,  sans  grains  et  sans  pain.  » 
Aussi  la  dernière  émeute  est  terrible,  et,  cette  fois 
encore,  la  populace,  maîtresse  de  la  ville  pendant  trois 

1.  Marquis  d'Arpcnson,  IV,  12i;  VI,  IC5;  YII,  191.  etc. 

2.  rioiiuct,  ib.,  YI,  400  à  430. 


LE   PEUPLE  209 

jours,  pille  tous  les  greniers  publics,  tous  les  magasins 
des  communautés.  —  Jusqu'à  la  fin  et  au  delà,  en  1770 
à  Reims,  en  1775  à  Dijon,  Versailles,  Saint-Germain, 
Ponloise  et  Paris,  en  1782  à  Poitiers,  en  1785  à  Aix  en 
Provence,  en  1788  et  1789  à  Paris  et  dans  toute  la 
France,  vous  verrez  des  explosions  semblables'.  —  Sans 
doute,  sous  Louis  XYI,  le  gouvernement  s'adoucit,  les 
intendants  sont  humains,  l'administration  s'améliore, 
la  taille  devient  moins  inégale,  la  corvée  s'allège  en  se 
transformant,  bref  la  misère  est  moindre.  Et  pourtant 
elle  est  encore  au  delà  de  ce  que  la  nature  humaine 
peut  porter. 

Parcourez  les  correspondances  administratives  des 
trente  dernières  années  qui  précèdent  la  lîévolulion  : 
cent  indices  vous  révéleront  une  soulîrance  excessive, 
même  lorsqu'elle  ne  se  tourne  pas  en  fureur.  Visible- 
ment, pour  l'honmie  du  peuple,  paysan,  artisan, 
ouvrier,  qui  subsiste  par  le  travail  de  ses  bras,  la  vie  est 
précaire  ;  il  a  juste  le  peu  qu'il  faut  pour  ne  pasmouiir 
do  faim,  et  plus  d'une  fois  ce  peu  lui  manque*.  Ici, 
dans  quatre  élections,  «  les  habitants  ne  vivent  presque 
«  que  de  sarrasin  »,  et  depuis  cinq  ans  les  pommes 
ayant  manqué,  ils  n'ont  que  de  l'eau  pour  boisson.  Là, 
en  pays  de  vignobles  %  chaque  année  «  les  vignerons 


1.  Correspondance  par  Mctra,  I,   5â8,  311.  —  Ilippeau,  le  Gou- 
vernement de  Normandie,  IV,  62,  199,  558. 

2.  Procès-verbaux  de  l'assemblée  provinciale  de  Basse-Normandie 
(1787),  151. 

3.  Archives  nationales,  G, '5[d,  Élat  de  la  direction  dlssoudun, 
et  il  1149,  II  612,  II  1418. 


210  L'ANCIEN   RÉGIME 

«  sont  en  grande  partie  réduits  à  mendier  leur  pain 
«  dans  la  saison  morte  ».  Ailleurs,  les  ouvriers,  journa- 
liers et  manœuvres  ayant  été  obligés  de  vendre  leurs 
effets  et  leurs  meubles,  plusieurs  sont  morts  de  froid  ; 
la  nourriture  insuffisante  et  malsaine  a  répandu  des 
maladies,  et  dans  deux  élections  on  en  compte  trente- 
cinq  mille  à  l'aumône'.  Dans  un  canton  reculé,  les 
paysans  coupent  les  blés  encore  verts  et  les  font  sécher 
au  four,  parce  que  leur  faim  ne  peut  attendre.  L'inten- 
dant de  Poitiers  écrit  que,  «  dès  que  les  ateliers  de  clia- 
((  rite  sont  ouverts,  il  s'y  précipite  un  nombre  prodi- 
((  gieux  de  pauvres,  quelque  soin  qu'on  ait  pris  pour 
«  réduire  les  prix  et  n'admetire  à  ce  travail  que  les  plus 
«  nécessiteux  ».  L'intendant  de  Bourges  marque  qu'un 
grand  nombre  de  métayers  ont  vendu  leurs  meubles, 
que  «  des  familles  entières  ont  passé  doux  jours  sans 
«  manger  »,  que,  dans  plusieurs  paroisses,  les  affamés 
restent  au  lit  la  plus,  grande  partie  du  jour  pour  soud'rir 
moins.  L'intendant  d'Orléans  annonce  «  qu'en  Sologne 
((  de  pauvres  veuves  ont  brûlé  leurs  bois  de  lit,  d'autres 
((  leurs  arbres  fruitiers  »,  pour  se  préserver  du  froid  et 
il  ajoute  :  «  Rien  n'est  exagéré  dans  ce  tableau,  le  cri 
«  du  besoin  ne  peut  se  rendre,  il  faut  voir  de  près 
a  la  misère  des  campagnes  pour  s'en  faire  une  idée.  » 

i.  Archives  iiaiionnlrs.  Lotircs  do  M.  de  Crosne,  intendant  de 
Rouen  [il  février  '178i);  de  M.  de  RIossac,  intendant  de  Poitiers 
(U  mai  178ij;  de  M.  de  Villeneuve,  intendant  de  liourges  ('28  mars 
178i);  de  M.  de  Cypierrc,  intendant  d'Orléans  (28  mai  178'n- 
de  M.  de  Mazirot,  intendant  de  Moulins  (28  juin  I78G),  de  M.  de 
l'ont,  intendant  de  Moulins  (IG  novembre  1779),  etc. 


LE   PELTLE  211 

De  Riom,  de  La  Rochelle,  de  Limoges,  de  Lyon,  deMon- 
tauban,  de  Caen,  d'Alençon,  des  Flandres,  de  Moulins, 
les  autres  intendants  mandent  des  nouvelles  semblables. 
On  dirait  un  glas  funèbre  qui  s'interrompt  pour  repren- 
dre ;  même  lorsque  l'année  n'est  pas  désastreuse,  on 
l'entend  de  toutes  parts.  En  Bourgogne,  près  de  Châtil- 
lon-sur-Seine,  «  les  impôts,  les  droits  seigneuriaux  et 
«  dîmes,  les  frais  de  culture  partagent  par  tiers  les 
«  productions  de  la  terre  et  ne  laissent  rien  aux  mal- 
«  heureux  cultivateurs,  qui  auraient  abandonné  leurs 
«  champs,  si  deux  entrepreneurs  suisses,  fabricants  de 
(t  toiles  peintes,  n'étaient  venus  jeter  par  an  quarante 
«  mille  francs  d'argent  comptant  dans  le  pays*  ».  En 
Auvergne,  les  campagnes  se  dépeuplent  journellement; 
plusieurs  villages  ont  perdu,  depuis  le  commencement 
du  siècle,  plus  d'un  tiers  de  leurs  habitants  ^  «  Si  on  ne 
((  se  hâtait  pas  d'alléger  le  fardeau  d'un  peuple  écrasé, 
«  dit  en  1787  l'assemblée  provinciale,  l'Auvergne  per- 
((  drait  à  jamais  sa  population  et  sa  culture.  »  Dans  le 
Comminges,  au  moment  de  la  Révolution,  des  commu- 
nautés menacent  de  faire  abandon  de  leurs  biens  si  on 
Qe  les  dégrève  pas  ^.  «  Personne  n'ignore,  dit  l'assemblée 
c  de  la  Haute-Guyenne  en  1784,  que  le  sort  des  com- 


1.  Archives  nationales,  H,  200  (Mémoire  de  M.  Amclot,  inten- 
dant de  Dijon  (178G). 

2.  Gaultier  de  Biauzat,  Doléances  sur  les  surcharges  que  portent 
les  gens  du  Tiers-état,  etc.  (1789),  188.  —  Procès-verbaux  de 
l'assemblée  provinciale  d'Auvergne  (1787),  175. 

5.  Tliéron  deMontaugé,  l'Agriculture  et  les  classes  rurales  dans 
le  Toulousain,  112. 


'111  L'ANCIEN   llh.GIME 

0  muiiaiilés  les  plus  imposées  est  si  rigoureux,  qu'on  a 
«  vu  plusieurs  fois  les  propriétaires  en  abandonner  le 
«  territoire ^  Qui  ne  se  rappelle  que  les  habitants  de 
«  Saint-Sernin  ont  fait  jusqu'à  dix  fois  l'abandon  de 
«  leurs  biens  et  menaçaient  encoi'e  de  revenir  à  celle 
«  résolution  affligeante,  lorsqu'ils  ont  eu  recours  à 
«  l'administration?  On  a  vu  il  y  a  quelques  années  un 
«  abandon  de  la  communauté  de  Boisse  combiné  entre 
«  les  habitants,  le  seigneur  et  le  décimateur  de  celle 
«  communauté  ;  »  et  la  désoi-(ion  serait  bien  plus 
grande  encore,  si  la  loi  ne  défendait  à  tous  les  lail- 
lables  d'abandonner  un  fonds  surchargé,  à  moins  de 
renoncer  en  même  temps  à  tout  ce  qu'ils  possèdent 
dans  la  même  communauté.  —  Dans  le  Soissoimais,  au 
rapport  de  l'assemblée  provinciale  ^  «  la  misère  est 
«  excessive  ».  Dans  la  Gascogne,  «  le  spcclacle  est  dé- 
fi chirant  ».  Aux  environs  de  Toul,  le  cultivateur,  apiès 
avoir  payé  l'impôt,  la  dime  et  les  redevances,  reste  les 
mains  vides.  «  L'agriculture  est  un  état  d'angoisses  et 
«  de  privations  conlinuelles  où  des  milliers  d'hommes 
«  sont  obligés  de  végéter  péniblement'.  Dans  tel  vil- 
({  lage  de  Normandie,  presque  tous  les  habitants,  sans 
«  en  excepter  les  fermiers  et  les  propriétaires,  mangent 
«  du  pain  d'orge  et  boivent  de  l'eau,  vivent  connue  les 
«  plus  malheureux  des  hommes,  ahn  de  subvenir  au 

1.  Proccs-vcrlnitx  de  l'assemblée  provinciale  de  la  lliiiilc- 
Gitijcniie,  I,  47,  7'J. 

'2.  Procès-verbaux  de  l'asseitiblcc  provinciale  du  Soitsonnais 
(17i>7),  457  ;  de  l'assemblée  provinciale  d'Auck,  2i. 

3.  hésumé  des  cahiers,  par  rrudliomme.  III,  271. 


LE  PELTLE  213 

fl  payement  des  impôts  dont  ils  sont  siirchai'gcs.  »  Dans 
la  iiièmc  province,  à  Forges,  «  bien  des  malheureux 
((  mangent  du  pain  d'avoine,  et  d'autres  du  son  mouillé, 
«  ce  qui  a  causé  la  mort  de  plusieurs  enfants*  ».  —  U 
est  clair  que  le  peuple  vit  au  jour  le  jour;  le  pain  lu' 
manque  sitôt  que  la  récolte  est  mauvaise.  Vienne  une 
gelée,  une  grêle,  une  inondation,  toute  une  province 
ne  sait  plus  comment  faire  pour  subsister  jusqu'à 
l'année  suivante  ;  en  beaucoup  d'endroits  il  suffit  de 
l'hiver,  même  ordinaire,  pour  amener  la  détresse.  De 
toutes  parts,  on  voit  des  bras  tendus  vers  le  roi,  qui  est 
l'aumônier  universel.  Le  peuple  ressemble  à  un  homme 
qui  marcherait  dans  un  étang,  ayant  de  l'eau  jusqu'à  la 
bouche  ;  à  la  moindre  dépression  du  sol,  au  moindre 
flot,  il  perd  pied,  enfonce  et  suffoque.  En  vain  la  charité 
ancienne  et  riiumanitc  nouvelle  s'ingénient  pour  lui 
venir  en  aide  :  l'eau  est  trop  haute.  Il  faudrait  que  son 
niveau  baissât,  et  que  l'étang  pût  se  dégorger  par 
quelque  large  issue.  Jusque-là  le  malheureux  ne  pourra 
respirer  que  par  intervalles,  et  à  chaque  moment  il 
courra  risque  de  se  noyé". 


li 

C'est  entre  1750  et  17G0-  que  les  oisifs  qui  soupent 
commencent  à  regarder  avec  compassion  et  avec  alarme 

1.  Ilippeau,  ib.,\'l,  74,  245  [Doléances  rédigées  parle  chevalier 
do  Ccitin). 
'2.  Article  Fermiers  et  Grains  dans  l'Encyclopédie,  par  Quesnay, 


214  L'ANCIEN   RÉGIME 

les  travaillciurs  qui  ne  dînent  pas.  Pourquoi  ceux-ci 
sonl-ils  si  pauvres,  et  par  quel  hasard,  sur  un  sol  aussi 
bon  que  la  France,  le  pain  manque-t-il  à  ceux  qui  font 
pousser  le  grain?  —  D'abord,  quantité  de  terres  sont 
Incultes  et,  ce  qui  est  pis,  abandonnées.  Selon  les  meil- 
leurs observateurs,  «  le  quart  du  sol  est  absolument  en 
«  friche....  Les  landes  et  les  bruyères  y  sont  le  plus 
«  souvent  rassemblées  en  grands  déserts,  par  centaines 
«  et  par  milliers  d'arpents*  ».  —  «  Que  l'on  parcoure 
«  l'Anjou,  le  Maine,  la  Bretagne,  le  Poitou,  le  Limousin, 
«  la  Marche,  le  Berry,  le  Nivernais,  le  Bourbonnais, 
«  l'Auvergne,  on  verra  qu'il  y  a  la  moitié  de  ces  pro- 
«  vinces  en  bruyères  qui  forment  des  plaines  immenses, 
«  qui  toutes  cependant  pourraient  être  cultivées.  »  En 
Touraine,  en  Poitou,  en  Berry,  ce  sont  des  solitudes  de 
trente  mille  arpents.  Dans  un  seul  canton,  près  de 
Prcuilly,  la  bruyère  couvre  quarante  mille  arpents  de 
bonne  terre.  La  Société  d'Agriculture  de  Rennes  déclare 
que  les  deux  tiers  de  la  Bretagne  sont  en  friche.  —  Ce 
n'est  pas  stérilité,  mais  décadence.  Le  régime  inventé 
par  Louis  XIY  a  fait  son  effet,  et  depuis  un  siècle  la  terre 
retourne  à  l'état  sauvage.  «  On  ne  voit  que  châteaux 
«  abandonnés  et  en  ruines;  tous  les  chefs-lieux  de  fiefs, 
(K  qui  autrefois  étaient  habités  par  une  noblesse  aisée, 
«  sont  aujourd'hui  occupés  par  de  pauvres  métayers 
«  pâtres,  dont  les  faibles  travaux  produisent  à  peine 
«  leur  subsistance  et  un  reste  d'impôt  prêt  à  s'anéantir 

i.  Théron  de  Moiitaugé,  15.  —  Épliéméridcs  du  citoyen,  III. 
190  (1166)  ;  IX,  15  (arlicle  de  M.  de  Butret,  1707). 


LE   PEUPLE  215 

«  par  la  ruine  des  propriétaires  et  la  désertion  des 
«  colons.  ))  Dans  l'élection  de  Confolens,  telle  terre 
affermée  295G  livres  en  1665,  n'est  plus  louée  que 
900  livres  en  1747.  Sur  les  confins  de  la  Marche  et  du 
Berry,  tel  domaine  qui  en  1660  faisait  vivre  honora- 
blement deux  familles  seigneuriales,  n'est  plus  qu'une 
mince  métairie  inproductive  ;  «  on  voit  encore  la  trace 
((  des  sillons  qu'imprimait  autrefois  le  soc  de  la  charrue 
«  sur  toutes  les  bruyères  des  alentours  ».  La  Sologne, 
jadis  florissante',  est  devenue  un  marécage  et  une  forêt; 
cent  ans  plus  tôt,  elle  produisait  trois  fois  autant  de 
grains;  les  deux  tiers  de  ses  moulins  ont  disparu;  il  n'y 
a  plus  vestige  de  ses  vignobles;  «  les  bruyères  ont  pris 
((  la  place  des  raisins  ».  Ainsi  délaissée  par  la  pioche  et 
la  charrue,  une  vaste  portion  du  sol  a  cessé  de  nourrir 
les  hommes,  et  le  reste,  mal  cultivé,  ne  fournit  qu'à 
peine  à  leurs  premiers  besoins*. 

En  premier  lieu,  si  la  récolte  manque,  ce  reste  de- 
meure inculte;  car  le  colon  est  trop  pauvre  pour  acheter 
les  semences,  et  maintes  fois  l'intendant  est  obligé  d'en 
distribuer;  sans  quoi,  au  désastre  de  l'année  courante 
s'ajouterait  la  stérilité  de  l'année  suivante^.  Aussi  bien, 

1.  Proccs-veibaux  de  iassetnblée  provinciale  de  l'Orléanais  [ilSl], 
mémoire  de  M.  d'Autroche. 

2.  «  On  s'élonnc  qu'un  peuple  si  nombreux  soit  nourri,  lorsque 
«  la  moitié  ou  le  quart  de  la  terre  arable  est  occupée  par  des  fri- 
0  ches  stériles.  »  (Ardiur  Young,  II,  157.) 

5.  Archives  nationales,  II,  1149.  Lettre  de  la  comtesse  de  Saint- 
Georges  (1772)  sur  les  conséquences  de  la  gelée  :  «  Les  terres 
n  vont  achever  cette  année  de  rester  incultes,  comme  il  y  en  s 
«  déjà  beaucoup,  dans  notre  paroisse  surtout.  »  —  Théron  de 
Montaugé,  ib.,  45,  80. 


'216  L'ANCIEN   RÉGIME 

en  ce  temps-là,  toute  calamité  pèse  sur  l'avenir  autant 
que  sur  le  présent;  pondant  deux  ans,  en  1784  et  1785, 
dans  le  Toulousain,  la  sécheresse  ayant  fait  périr  les 
animaux  de  trait,  nombre  de  cultivateurs  sont  obligés 
de  laisser  leurs  champs  en  friche.  —  En  second  lieu, 
quand  on  cultive,  c'est  à  la  façon  du  moyen  âge.  Arlhui 
Young,  en  1789,  juge  qu'en  France  «  l'agriculture  cl 
«  est  encore  au  dixième  siècle*  ».  Sauf  en  Flandre  et  dans 
la  plaine  d'Alsace,  les  champs  restent  en  jachère  un  an 
sur  trois,  et  souvent  un  an  sur  deux.  Mauvais  outils; 
point  de  charrues  en  fer  ;  en  maint  endi'oit,  on  s'en  lient 
à  la  charrue  de  Virgile.  L'essieu  des  charrettes  et  les 
cercles  des  roues  sont  en  bois,  et  plus  d'une  fois  la  herse 
est  une  échelle  de  charrette.  Peu  de  bestiaux,  peu 
de  fumures;  le  capital  appliqué  à  la  culture  est  trois 
fois  moindre  qu'aujourd'hui.  Faibles  produits  :  «  Nos 
((  terres  communes,  dit  un  bon  observateur,  donnent 
((  environ,  à  prendre  l'une  dans  l'autre,  six  fois  la  so- 
ft mence*.  »  En  1778,  dans  la  riche  contrée  qui  envi- 
ronne Toulouse,  le  blé  ne  rend  que  cinq  pour  un;  au- 
jourd'hui, c'est  huit,  et  davantage.  Arthur  Young  calcule 
que,  de  son  temps,  l'acre  anglaise  produit  vingt-liuil 
boisseaux  de  grain,  l'acre  française  dix-huit,  que  le  pj-o- 
duit  total  de  la  même  terre  pendant  le  même  laps  de 
de  temps  est  de  trente-six  livres  sterling  en  Angleterre, 
et  seulement  de  vingt-cinq  en  France.  —  Comme  les 
chemins  vicinaux  sont  affreux  et  que  les  transports  sont 

1.  Arllmr  Youn-,  II,  112,  115.  —  Tlicioii  ilo  Moiilau-r,  5'2,  lil. 

2.  Le  marquis  de  Miiabeau,  Tiailé  de  la  populalioii,  'l'J. 


LE   PEUPLE  217 

souvent  iinpralicablcs,  il  est  clair  que,  clans  les  cantons 
êcarlcs,  dans  les  mauvais  sols  qui  rendent  à  peine  trois 
fois  ia  semence,  il  n'y  a  pas  toujours  de  quoi  manger. 
Connncnt  vivre  jusqu'à  la  prochaine  récolte?  Telle  est 
la  préoccupation  constante  avant  et  pendant  la  Révolu- 
lion.  Dans  les  correspondances  manuscrites,  je  vois  les 
syndics  et  maires  de  village  estimer  la  quantité  des  sub- 
sistances locales,  tant  de  boisseaux  dans  les  greniers, 
tant  de  gerbes  dans  les  granges,  tant  de  bouches  à 
nourrir,  tant  de  jours  jusqu'aux  blés  d'août,  et  conclure 
qu'il  s'en  faut  de  deux,  trois,  quatre  mois  pour  que 
l'-approvisionnement  suffise.  —  Un  pareil  état  des  com- 
munications et  de  l'agriculture  condamne  un  pays  aux 
disettes  périodiques,  et  j'ose  dire  qu'à  côté  de 'la  petite 
vérole  qui,  sur  huit  morts,  en  cause  une,  on  trouve 
alors  une  maladie  endémique  aussi  régnante,  aussi 
meurtrière,  qui  est  la  faim. 

On  se  doute  bien  que  c'est  le  peuple,  et  surtout  le 
paysan,  qui  en  pâtit.  Sitôt  que  le  prix  du  pain  hausse, 
il  n'y  peut  plus  atteindre,  et  même  sans  hausse  il  n'y 
atteint  qu'avec  peine.  Le  pain  de  froment  coûte  comme 
aujourd'hui  de  trois  à  quatre  sous  la  livre*,  mais  la 
moyenne  d'une  journée  d'homme  n'est  que  de  dix-neuf 
sous  au  lieu  de  quarante,  en  sorte  qu'avec  le  môme  tra- 
vail, au  lieu  d'un  pain,  le  journalier  ne  peut  acheté" 
que  la  moitié  d'un  pain^  Tout  calculé,  et  les  salaires 

1.  Cf.  Galiani,  Dialogues  sur  le  commerce  des  blés  (1770),  193. 
Le  pain  de  froment  coûte  alors  quatre  sous  la  livre. 

2.  Arthur  Young.  11,  200,  201,  2G0  à  205.  —  Thérou  de  Mon- 
taugé,  r.9,  68,  75,  79,  81,  8i. 


218  L'ANCIEN  REGIME 

clant  ramenés  au  prix  du  grain,  on  trouve  que  le  travail 
annuel  exécuté  par  l'ouvrier  rural  pouvait  alors  lui 
procurer  neuf  cent  cinquante-neuf  litres  de  blé,  aujour 
d'hui  dix-huit  cent  cinquante  et  un;  ainsi,  son  bien-èli-e 
s'est  accru  de  95  pour  100.  Celui  d'un  maître  valet 
s'est  accru  de  70  pour  100;  celui  d'un  vigneron  de 
125  pour  100.  Cela  suffit  pour  montrer  quel  était  alors 
leur  malaise.  —  Et  ce  malaise  est  propre  à  la  France. 
Par  des  observations  et  des  calculs  analogues,  Arthur 
Young  arrive  à  montrer  qu'en  France  «  ceux  qui  vivent 
«  du  travail  des  champs,  et  ce  sont  les  plus  nombreux, 
«  sont  de  76  pour  100  moins  à  leur  aise  qu'en  Angle- 
«  terre,  de  76  pour  100  plus  mal  nourris,  plus  mal  vêtus, 
((  plus  mal  traités  en  santé  et  en  maladie  ».  — Aussi 
bien,  dans  les  sept  huitièmes  du  royaume,  il  n'y  a  pas 
de  fermiers,  mais  des  métayers.  Le  paysan  est  trop 
pauvre  pour  devenir  entrepreneur  de  culture;  il  n'a 
point  de  capital  agricole  *.  «  Le  propriétaire  qui  veut  faire 
«  valoir  sa  terre  ne  trouve  pour  la  cultiver  que  des 
«  malheureux  qui  n'ont  que  leurs  bras;  il  est  obligé 
«  de  faire  à  ses  frais  toutes  les  avances  de  la  culture, 
«  bestiaux,  instruments  et  semences,  d'avancer  même 
«  à  ce  métayer  de  quoi  le  nourrir  jusqu'à  la  première 
«  récolte.  »  —  «  A  Vatan,  par  exemple,  dans  le  Berry, 
«  presque  tous  les  ans  les  métayers  empruntent  du  pain 
«  au  propriétaire,  afin  de  pouvoir  attendre  la  moisson.  » 
—  «  11  est  très  rare  d'en  trouver  qui  ne  s'endettent  pas 
«  envers  leur  maître  d'au  moins  cent  livres  par  an.  » 

1.  Épkémérides  du  citoyen,  YI,  81  à  9i  (17C7),et  IX,  99(17G7J. 


LE   PEUPLE  219 

Plusieurs  fois,  cclai-ci  leur  propose  de  leur  laisser  toute 
la  recolle,  à  condition  qu'ils  ne  lui  demanderont  rien 
de  toute  l'année;  «  ces  misérables  »  ont  refusé;  livres 
à  eux  seuls,  ils  ne  seraient  pas  sûrs  de  vivre.  —  En 
Limousin  et  en  Angoumois,  leur  pauvreté  est  telle*, 
«  qu'ils  n'ont  pas,  déduction  faite  des  charges  qu'ils 
«  supportent,  plus  de  vingt-cinq  à  trente  livres  à  dé- 
«  penser  par  an  et  par  personne,  je  ne  dis  pas  en  argent, 
((  mais  en  comptant  tout  ce  qu'ils  consomment  en  nature 
«  sur  ce  qu'ils  ont  récolté.  Souvent  ils  ont  moins,  et, 
«  lorsqu'ils  ne  peuvent  absolument  subsister,  le  maître 
«  est  obligé  d'y  suppléer....  Le  métayer  est  toujours 
«  réduit  à  ce  qu'il  faut  absolument  pour  ne  pas  mourir 
«  de  faim  ».  —  Quant  au  petit  propriétaire,  au  villa- 
geois qui  laboure  lui-même  son  propre  champ,  sa  con- 
dition n'est  guère  meilleure.  «  L'agriculture^,  telle  que 
«  l'exercent  nos  paysans,  est  une  véritable  galère;  ils 
«  périssent  par  milliers  dès  l'enfance,  et,  dans  l'adoles- 
«  cence,  ils  cherchent  à  se  placer  partout  ailleurs  qu'oîi 
«  ils  devraient  être.  »  En  1785,  dans  toute  la  plaine  du 
Toulousain,  ils  ne  mangent  que  du  maïs,  de  la  mixture, 
de  menus  grains,  très  peu  de  blé;  pendant  la  moitié  de 
l'année,  ceux  des  montagnes  vivent  de  châtaignes;  la 
pomme  de  terre  est  à  peine  connue,  et,  selon  Arthur 
Young,  sur  cent  paysans,  quatre-vingt-dix-neuf  refuse- 
raient d'en  manger.  D'après  les  rapports  des  intendants, 
le  fond  de  la  nourriture  en  Normandie  est  l'avoine,  dans 

i.  Tui'got  {Collection  des  Économistes),  I,  5ii,  5i9. 
2.  Marquis  de  Mirabeau,  Traité  de  la  population.  83 


-20  L'ANCIEN   r.f.GIME 

rôlection  de  Troyos  le  sarrasin,  dans  la  Marche  et  le 
Limousin  le  sarrasin  avec  des  cliàlaignes  et  des  raves, 
en  Auvergne  le  sarrasin,  les  châtaignes,  le  lait  caillé  et 
un  peu  de  chèvre  salée  ;  en  Beauce,  un  mélange  d'orge 
et  de  seigle;  en  Berry,  un  mélange  d'orge  et  d'avoine. 
Point  de  pain  de  froment  :  le  paysan  ne  consomme  que 
les  farines  inférieures,  parce  qu'il  ne  peut  payer  son  pain 
que  deux  sous  la  livre.  Point  de  viande  de  boucherie  : 
tout  au  plus  il  tue  un  porc  par  an.  Sa  maison  est  en 
pisé,  couverte  de  chaume,  sans  fenêtres,  et  la  terre 
battue  en  est  le  plancher.  Même  quand  le  terrain  fournit 
de  bons  matériaux,  pierre,  ardoises  et  tuiles,  les  fenê- 
tres n'ont  point  de  vitres.  Dans  une  paroisse  de  Nor- 
mandie', en  1789,  «  la  plupart  sont  bâties  sur  quatre 
«  fourches  »  ;  souvent  ce  sont  des  élables  ou  des  granges 
«  où  l'on  a  élevé  une  cheminée  avec  quatre  gaules  et  de 
a  la  boue  ».  Pour  vêtements,  des  haillons,  et  souvent,  en 
hiver,  des  haillons  de  toile.  Dans  le  Qucrcy  et  ailleurs, 
point  de  bas,  ni  de  souliers,  ni  de  sabots.  «  Impossible, 
«  dit  Young,  pour  une  imagination  anglaise  de  se  flgu- 
«  rer  les  animaux  qui  nous  servirent  à  Souillaç,  à 
«  l'hôtel  du  Chapeau  Rouge;  des  êtres  appelés  fenunes 
«  par  la  courtoisie  des  habitants,  en  réalité  des  tas  de 
«  fumier  ambulanis.  Mais  ce  serait  en  vain  que  l'on 
«  chercherait  en  France  une  servante  d'hôtel  propre- 
«  ment  mise.  »  —  Lisez  quelques  descriptions  prises 
sur  place,  et  vous  verrez  qu'en  France  l'aspect  de  la 

i.  ITippeau,  "VI,  9i, 


LE   PEUPLE  221 

campngne  et  des  paysans  est  le  même  qu'en  Irlande,  du 
moins  dans  les  grands  traits. 


m 

Dans  les  contrées  les  plus  fertiles,  en  Liraagne  par 
exemple,  chaumières  et  visages,  tout  annonce  •  «  la 
((  misère  et  la  peine  ».  —  «  La  plupart  des  paysans  sont 
«  faibles,  exténués,  de  petite  stature.  »  Presque  tous  ré- 
coltent dans  leurs  héritages  du  blé  et  du  vin,  mais  sont 
forcés  de  les  vendre  pour  payer  leurs  rentes  et  leurs 
iuipositions;  ils  ne  mangent  qu'un  pain  noir  fait  de 
seigle  et  d'orge,  et  n'ont  pour  boisson  que  de  l'eau  jetée 
sur  le  restant  des  marcs.  «  Un  Anglais  ^  qui  n'a  pas 
«  quitté  son  pays  ne  peut  se  figurer  l'apparence  de  la 
«  majeure  partie  des  paysannes  en  France.  »  Arthur 
Young,  qui  cause  avec  l'une  d'entre  elles  en  Champagne, 
dit  que,  «  même  d'assez  près,  on  lui  eût  donné  de 
«  soixante  à  soixante-dix  ans,  tant  elle  était  courbée, 
«  tant  sa  figure  était  ridée  et  durcie  par  le  travail;  elle 
«  me  dit  n'en  avoir  que  vingt-huit  ».  Cette  femme,  son 
mari  et  son  ménage  sont  un  échantillon  assez  exact  de 
la  condition  du  petit  cultivateur  propriétaire.  Ils  ont 
pour  tout  bien  un  coin  de  terre,  une  vache  et  un  pauvre 
petit  cheval  ;  leurs  sept  enfants  consomment  tout  le  lait 
de  la  vache.  Ils  doivent  à  un  seigneur  un  franchord 
(42  livres)  de  froment  et  trois  poulets,  à  un  autre  trois 

1    Dulaure,  Description  de  l'Auvergne  (1789). 
2.  Artliui-  Young,  I.  2)5 

AKC.    RÉG.     II.  T.    IL     15 


L'22  L'ANCIEN   REGIME 

francliards  d'avoine,  un  poulet  et  un  sou,  à  quoi  il  faut 
joindre  la  taille  et  les  autres  impôts.  «  Dieu  nous  vienne 
«  en  aide,  disait-elle,  car  les  tailles  et  les  droits  nous 
«  écrasent!  »  —  Que  sera-ce  donc  dans  les  contrées  oîi 
la  terre  est  mauvaise?  —  «  Dos  Ormes  (près  de  Chàk'l- 
«  lerault)  jusqu'à  Poitiers,  écrit  une  dame*,  il  y  a 
«  beaucoup  de  terrain  qui  ne  rapporte  rien,  et,  depuis 
«  Poitiers  jusque  chez  moi  (en  Limousin),  il  y  a  vingt- 
«  cinq  mille  arpents  de  terrain  qui  ne  sont  que  de  la 
«  brandc  et  des  joncs  marins.  Les  paysans  y  vivent  de 
«  seigle  dont  on  n'ôte  pas  le  son,  qui  est  noir  et  lourd 
((  comme  du  plomb.  —  Dans  le  Poitou  et  ici,  on  ne 
«  laboure  que  l'épiderme  de  la  terre,  avec  une  petite 
«  vilaine  charrue  sans  roues....  Depuis  Poitiers  jusqu'à 
((  Montmorillon,  il  y  a  neuf  lieues,  qui  en  valent  seize 
((  de  Paris,  et  je  vous  assure  que  je  n'y  ai  vu  que  quatre 
«  hommes,  et  trois  de  Montmorillon  chez  moi,  où  il  y  a 
((  quatre  lieues  ;  'encore  ne  les  avons-nous  aperçus  que 
«  de  loin,  car  nous  n'en  avons  pas  trouvé  un  seul  sur  le 
((  chemin.  Vous  n'en  serez  pas  étonné  dans  un  tel  pays.... 
«  On  a  soin  de  les  marier  d'aussi  bonne  heure  que  les 
«  grands  seigneurs,  »  sans  doute  par  crainte  de  la  mi- 
lice. «  Mais  le  pays  n'en  est  pas  plus  peuplé,  car  presque 
«  tous  les  enfants  meurent.  Les  femmes  n'ayant  presque 
«  pas  de  lail,  îes  enfants  d'un  an  mangent  de  ce  pain 
«  dont  je  vous  ai  parlé;  aussi  une  fdle  de  quatre  ans  a 
«  le  ventre  gros  comme  une  femme   enceinte....   Les 

1.  Éphcmrrides  du  citoyen,  XX,    1 4G  (Lettre    de    la  marquise 
de....  17  août  17G7). 


LE   PEUPLE  223 

«  seigles  ont  été  gelés  cette  année,  le  jour  de  Pâques  :  il 
<(  y  a  peu  de  froment;  des  douze  métairies  qu'a  ma 
«  mère,  il  y  en  a  peut-être  dans  quatre.  Il  n'a  pas  plu 
«  depuis  Pâques  :  pas  de  foin,  pas  de  pâturage,  aucun 
((  légume,  pas  de  fruits;  voilà  l'état  du  pauvre  paysan; 
((  par  conséquent,  point  d'engrais,  de  bestiaux....  Ma 
«  mère,  qui  avait  toujours  plusieurs  de  ses  greniei's 
«  pleins,  n'y  a  pas  un  grain  de  blé,  parce  que,  depuis 
«  deux  ans,  elle  nourrit  tous  ses  métayers  et  les  pau- 
«  vres.  ))  —  «  On  secourt  le  paysan,  dit  un  seigneur  de 
«  la  même  province',  on  le  protège,  rarement  on  lui 
«  fait  tort,  mais  on  le  dédaigne.  On  l'assujettit  s'il  es> 
«  bon  et  facile;  on  l'aigrit  et  l'on  l'irrite  s'il  est  mé- 
«  cbant....  Il  est  tenu  dans  la  misère,  dans  l'abjection, 
«  par  des  bommesqui  ne  sont  rien  moins  qu'inbuniains, 
((  mais  dont  le  préjugé,  surtout  dans  la  noblesse,  est 
«  qu'il  n'est  pas  de  même  espèce  que  nous....  Le  pro- 
«  priétaire  tire  tout  ce  qu'il  peut  et,  dans  tous  les  cas, 
«  le  regardant  lui  et  ses  bœufs  conmie  bêtes  donicsli- 
«  ques,  il  les  cbarge  de  voitures  et  s'en  sert  dans  tous 
«  les  tempe  pour  tous  voyages,  cbarrois,  transports.  De 
«  son  côté,  ce  métayer  ne  songe  qu'à  vivre  avec  le  moins 
«  de  travail  posssible,  à  mettre  le  plus  de  terrain  qu'il 
((  peut  en  dépaître  ou  pacages,  attendu  que  le  produit 
((  provenant  du  croît  du  bétail  ne  lui  coûte  aucun  tra- 
('  vail.  Le  peu  qu'il  laboure,  c'est  pour  semer  des  den- 
((  rées  de  vil  prix,  propres  à  sa  nourriture,  le  blé  noir, 

1.  Lucas  de  Monligny,  Mémoires  de  Mirabeau,  I,  594. 


224  L'ANCIEN   RÉGIME 

f(  les  raves,  etc.  11  n'a  de  jouissance  que  sa  paresse  et  sa 
«  lenteur,  d'espérance  que  dans  une  bonne  année  de 
«  châtaignes,  et  d'occupation  volontaire  que  d'engcn- 
«  drer;  »  faute  de  pouvoir  louer  des  valets  de  ferme,  il 
fait  des  enfants.  —  Les  autres,  manœuvres,  ont  quelques 
petits  fonds,  et  surtout  a  vivent  sur  le  spontané  et  de 
((  quelques  chèvres  qui  dévorent  tout  ».  Encore  bien 
souvent,  et  sur  ordre  du  Parlement,  elles  sont  tuées  par 
les  gardes.  Une  femme  avec  deux  enfants  au  maillot, 
«  sans  lait,  sans  un  pouce  de  terre  »,  à  qui  l'on  a  tué 
ainsi  deux  chèvres,  son  unique  ressource,  une  autre  à 
qui  l'on  a  tué  sa  chèvre  unique  et  qui  est  à  l'aumône 
avec  son  fils,  viennent  pleurer  à  la  porte  du  château  ; 
l'une  reçoit  douze  livres,  l'autre  est  admise  comme 
servante,  et  désormais  «  ce  village  donne  de  grands 
«  coups  de  chapeau,  avec  une  physionomie  bien  riante  ». 
—  En  effet,  ils  ne  sont  pas  habitués  aux  bienfaits; 
pâtir  est  le  lot 'de  tout  ce  pauvre  monde.  «  Ils  croient 
a  inévitable,  comme  la  pluie  et  la  grêle,  la  nécessité 
«  d'être  opprimés  par  le  plus  fort,  le  plus  riche,  le  plus 
«  habile,  le  plus  accrédité,  et  c'est  ce  qui  leur  imprime, 
«  s'il  est  permis  de  parler  ainsi,  un  caractère  de  soulfre- 
«  douleur.  » 

En  Auvergne,  pays  féodal,  tout  couvert  de  grands 
domaines  ecclésiastiques  et  seigneuriaux,  la  misère  est 
égale.  A  Clermont-Feri-and',  «il  y  a  des  rues  qui,  pour  la 
«  couleur,  la  saleté  et  la  mauvaise  odeur,  ne  peuvent  se 

1.  Arlliur  Youiig,  I,  280,  289,  234. 


LE   PEUPLE  225 

a  comparer  qu'à  des  trancliées  dans  un  tas  de  fumier.  » 
Dans  les  auberges  des  gros  bourgs,  «  étroitesse,  misère, 
«  saleté,  ténèbres  )>.  Celle  de  Pradelles  est  «  l'une  des 
«  pires  de  France  ».  Celle  d'Aubenas,  dit  Young,  «  serait 
«  le  purgatoire  d'un  de  mes  pourceaux  ».  En  effet,  les 
sens  sont  bouchés  :  l'homme  primitif  est  content  dès 
qu'il  peut  dormir  et  se  repaître.  Il  se  repaît,  mais  de 
quelle  nourriture!  Pour  supporter  cette  pâtée  indigeste, 
il  faut  ici  au  paysan  un  estomac  plus  coriace  encore 
qu'on  Limousin;  dans  tel  village  où,  dix  ans  plus  tard, 
on  tuera  chaque  année  vingt-cinq  porcs,  on  n'en  mange 
que  deux  ou  trois  par  an'.  —  Quand  on  contemple  la 
rudesse  de  ce  tempérament  intact  depuis  Vercingétorix 
ef,  de  plus,  effarouché  par  la  souffrance,  on  ne  peut  se 
défendre  de  quelque  effroi.  Le  marquis  de  Mirabeau 
décrit  «  la  fête  votive  du  Mont-Dore,  les  sauvages  des- 
«  cendant  en  torrents  de  la  montagne  *,  le  curé  avec 
«  étole  et  surplis,  la  justice  en  perruque,  la  maré- 
«  chaussée,  le  sabre  à  la  main,  gardant  la  place  avani: 
((  de  permettre  aux  musettes  de  commencer;  la  danse 
«  interrompue  un  quart  d'heure  après  par  la  bataille  ; 
«  les  cris  et  les  sifflements  des  enfants,  des  débiles  et 
«  autres  assistants,  les  agaçant  comme  fait  la  canaille 
((  quand  les  chiens  se  battent;  des  hommes  affreux,  ou 
«  plutôt  des  bêtes  fauves,  couverts  de  savons  de  grosse 
«  laine,  avec  de  larges  ceintures  de  cuir  piquées  de  clous 
V  de  cuivre,  d'une  taille  gigantesque  rehaussée  par  de 

1.  La  Fayette,  Mémoires,  V,  553. 

2.  Lucas  de  Moiitigny,  ibid.  (Lettre  du  18  aoûl  1777.) 


220  L'ANCIEN  RÉGIME 

((  Imulssabols,  s'élevant  encore  pour  regarder  le  combat, 
((  trépignant  avec  progression,  se  frottant  les  flancs  avec 
((  les  coudes,  la  figure  hâve  et  couverte  de  longs  cheveux 
((  gras,  le  haut  du  visage  pâlissant  et  le  bas  se  déchii'ant 
«  pour  ébaucher  un  rire  cruel  et  une  sorte  d'impatience 
<(  féroce.  —  Et  ces  gens-là  payent  la  taille!  et  l'on  veut 
«  encore  leur  ôter  le  sel  !  Et  l'on  ne  sait  pas  ce  qu'on 
«  dépouille,  ce  qu'on  croit  gouverner,  ce  qu'à  coui)s 
«  d'une  plume  nonchalante  et  lâche  on  cro'ya,  jusqu'à 
((  la  catastrophe,  aflamer  toujours  impunément!  Pauvre 
((  Jean-Jacques,  me  disais-je,  qui  t'enverrait,  toi  et  ton 
«  système,  copier  de  la  musique  chez  ces  gens-là  aurait 
«  bien  durement  répondu  à  ton  discours.  »  Avertisse- 
ment prophétique,  prévoyance  admirable  que  l'excès  du 
mal  n'aveugle  point  sur  le  mal  du  remède.  Éclairé  par 
son  instinct  féodal  et  rural,  le  vieux  gentilhomme  juge 
du  même  coup  le  gouvernement  et  les  philosophes, 
rAncien  Régime  et  la  Révolution. 


IV 

Quand  l'homme  est  misérable,  il  s'aigrit;  mais  quand 
il  est  à  la  fois  propriétaire  et  misérable,  il  s'aigrit 
davantage.  11  a  pu  se  résigner  à  riiidigence,  il  ne  se 
résigne  pas  à  la  spoliation;  et  telle  était  la  situation  du 
paysan  en  1789;  cai',  pendant  tout  le  dix-huitième  siècle, 
il  avait  acquis  de  la  terre.  —  Comment  avait-il  fait,  dans 
\uv^.  l(!lle  détresse?La  chose  est  à  peine  croyable,  quoique 
cer'aiue;  on  ne  peut  l'expliquer  que  par  le  caractère  du 


LE   PELl'LE  227 

pnysan  français,  par  sa  sobriété,  sa  lùnacilé,  sa  dureLé 
pour  lui-même,  sa  dissiinulalion,  sa  passion  héréditaire 
pour  la  propriété  et  pour  la  terre.  Il  avait  vécu  de  pi'i- 
valions,  épargné  sou  sur  sou.  Chaque  année,  quelques 
pièces  blanches  allaient  rejoindre  son  petit  tas  d'écus 
enterré  au  coin  le  plus  secret  de  sa  cave;  certainement, 
le  paysan  de  Rousseau,  qui  cachait  son  vin  et  son  pain 
dans  un  silo,  avait  une  cachette  plus  mystérieuse  encoi'C  : 
un  peu  d'argent  dans  un  bas  de  laine  ou  dans  un  pot 
échappe  mieux  que  le  reste  à  l'inquisition  des  commis. 
En  guenilles,  pieds  nus,  ne  mangeant  que  du  pain  noir, 
mais  couvant  dans  son  cœur  le  petit  trésor  sur  lequel 
il  fondait  tant  d'espérances,  il  guettait  l'occasiGn,  et 
r(!Ccasion  ne  manquait  pas.  «  Malgré  tous  ses  privilèges, 
«  écrit  un  genlilhonnne  en  1755  ',  la  noblesse  se  ruine 
«  et  s'anéantit  tous  les  jours,  le  Tiers-état  s'empare  des 
«  fortunes.  »  Nombre  de  domaines  passent  ainsi,  par 
vente  forcée  ou  volontaire,  entre  les  mains  des  financiers, 
des  gens  de  plume,  des  négociants,  des  gros  bourgeois. 
Mais  il  est  sûr  qu'avant  de  subir  la  dépossession  totale, 
le  seigneur  obéré  s'est  résigné  aux  aliénations  partielles. 
Le  paysan,  qui  a  graissé  la  patte  du  régisseur,  se  trouve 
là  avec  son  magot.  «  Mauvaise  terre,  Monseigneur,  et 
«  qui  vous  coûte  plus  qu'elle  ne  vous  rapporte.  »  Il 
s'agit  d'un  lopin  isolé,  d'un  bout  de  champ  ou  de  pré. 
pai'fois  d'une  ferme  dont  le  fermier  ne  paye  plus,  pk;s 
souvent  d'une  métairie  dont  les  métayers  besogneux  et 

1.  TocqucviUe,  117. 


228  L'ANCIE>'  RÉGIME 

paresseux  tombent  chaque  année  à  la  charge  du  maître. 
Celui-ci  peut  se  dire  que  la  parcelle  aliénée  n'est  pas 
perdue  pour  lui,  puisqu'un  jour,  par  droit  de  rachat,  il 
pourra  la  reprendre,  et  puisqu'en  attendant  il  touchera 
un  cens,  des  redevances,  le  profit  des  lods  et  ventes. 
D'ailleurs,  il  y  a  chez  lui  et  autour  de  lui  de  grands 
espaces  vides  que  la  décadence  de  la  culture  et  la  dépo- 
pulation ont  laissés  déserts.  Pour  les  remettre  en  valeur, 
il  faut  en  céder  la  propriété;  nul  autre  moyen  de  rat- 
tacher l'homme  à  la  terre.  —  Et  le  gouvernement  aide 
à  l'opcralion  :  ne  percevant  plus  rien  sur  le  sol  aban- 
donné, il  consent  à  retirer  provisoirement  sa  main  trop 
pesante.  Par  Tédit  de  17GG,  une  terre  défrichée  reste 
affranchie  pour  quinze  ans  de  la  taille  d'exploitation, 
et,  la-dcssus,  dans  vingt-huit  provinces,  quatre  cent 
mille  arpents  sont  défrichés  en  trois  ans'. 

Voilà  comment,  par  degrés,  le  domaine  seigneurial 
s'émiette  et  s'amoindrit.  Vers  la  fin,  en  quantité  d'en- 
droits, sauf  le  chàlcau  et  la  petite  ferme  attenante  qui 
rapporte  deux  ou  trois  mille  francs  par  an*,  le  seigneur 
n'a  plus  que  ses  droits  féodaux;  tout  le  reste  du  sol  est 
au  paysan.  Déjà  vers  1750,  Forbonnais  note  que  beau- 
coup de  nobles  et  d'anoblis,  «  réduits  à  une  pauvreté 

1.  Proccs-veibaux  de  l'assemblée  provinciale  de  Basse  Norman- 
die (1787),  205. 

2.  Léonce  de  Lavcrgne,  26  (d'api-ès  les  tableaux  de  l'indcm- 
nité  accordée  aux  émigrés  en  1825).  —  Dans  la  terre  de  Blet 
(voir  noie  2  à  la  lin  du  tome  I*^),  vingt-deux  parcelles  sont  aliénées 
en  17G0.  —  Arthur  Young,  I,  508  (domaine  de  la  Tour-d'Aigncs, 
en  Provence),  et  II,  198,  214.  —  Doniol,  Ilisloire  des  classes 
rurales,  450.  —  Tocqueville,  5G. 


LE   PEUPLE  229 

a  extrême  avec  des  titres  de  propriété  immense,  »  ont 
vendu  au  petit  cultivateur  à  bas  prix,  souvent  pour  le 
montant  de  la  taille.  Vers  17G0,  un  quart  du  sol,  dit-on, 
avait  déjà  passé  aux  mains  des  travailleurs  agricoles. 
En  1772,  à  propos  du  vingtième  qui  se  'perçoit  sur  le 
revenu  net  des  immeubles,  l'intendant  de  Caen,  ayant 
fait  le  relevé  de  ses  cotes,  estime  que,  sur  cent  cin- 
quante mille,  «  il  y  en  a  peut-être  cinquante  mille  dont 
«  l'objet  n'excède  pas  cinq  sous  et  peut-être  encore  au- 
«  tant  qui  n'excèdent  pas  vingt  sous'.  »  Des  observa- 
teurs contemporains  constatent  celte  passion  du  paysan 
pour  la  propriété  foncière.  «  Toutes  les  épargnes  des 
«  basses  classes,  qui  ailleurs  sont  placées  sur  des  parti- 
((  culiers  et  dans  les  fonds  publics,  sont  destinées  en 
((  France  à  l'achat  des  terres.  »  —  «  Aussi  le  nombre  des 
petites  propriétés  rurales  va  toujours  croissant.  Neckcr 

1.  Archives  nationales  H,  1463  (Lettre  de  M.  de  Fontotte  du 
iC  novembre  1771).  —  Cf.  Cocliut,  Revue  des  Deux  Mondes,  sep- 
tembre 18  i8.  La  vente  des  biens  nationaux  ne  paraît  pas  avoir 
augmenté  sensiblement  le  nombre  des  petites  propriétés  ni  dimi- 
nué sensiblement  le  nombre  des  grandes;  ce  que  la  Révolution  a 
développé,  c'est  la  propriété  moyenne.  En  1848,  on  compte 
185  000  grandes  propriétés  (25  000  familles  payant  500  francs  de 
contributions  et  au-dessus  et  possédant  260  hectares  en  moyenne, 
160000  familles  payant  de  250  à  500  francs  de  contributions  et 
possédant  85  hectares  en  moyenne).  Ces  183  000  familles  possè- 
dent 18  millions  d'hectares.  —  En  outre,  700  000  propriétés 
moyennes  (payant  de  50  à  250  francs  d'impôt)  et  comprenant 
15  millions  d'hectares.  —  Enfin  3  900  000  petites,  comprenant 
15  millions  d'hectares  (900  000  payant  de  25  à  50  francs  d'impôt, 
moyenne  5  hectares  et  demi,  3  millions  payant  moins  de  25  francs, 
moyenne  3  hectares  1  neuvième).  —  D'après  les  relevés  partiels 
de  M.  de  Tocqueville,  le  nombre  des  propriétaires  fonciers  s'est 
accru  en  moyenne  de  5  douzièmes;  or  la  population  s'est  accrue 
eu  même  temps  de  5  treizièmes  (de  20  à  56  millious). 


230  L'ANCIEN   RÉGIME 

dil  qu'il  y  en  a  «  une  iinmcnsilé  )).  Aillmr  Yoiiiig,  en 
1 789,  s'étonne  de  leur  prodigieuse  mullilude  cl  «  penche 
«  à  croire  qu'elles  forment  le  tiers  du  royaume  ».  Ce 
serait  déjà  notre  chiiïre  actuel,  et  l'on  trouve  encore,  à 
peu  de  chose  près,  le  chiffre  actuel,  si  l'on  cherche  le 
nomhre  des  propriétaires  comparé  au  nomhre  des  ha- 
bitants. 

Mais,  en  acquérant  le  sol,  le  petit  cultivateur  en  prend 
pour  lui  les  charges.  Tant  qu'il  était  simple  journalier 
et  n'avait  que  ses  bras,  l'impôt  ne  l'atteignait  qu'à  demi 
«  où  il  n'y  a  rien,  le  roi  perd  ses  droits  ».  Maintenant, 
il  a  beau  être  pauvre  et  se  dire  encore  plus  pauvre,  le 
lise  a  piise  sur  lui  par  toute  l'étendue  de  sa  propriété 
nouvelle.  Les  collecteurs,  paysans  comme  lui  et  jaloux 
à  titre  de  voisins,  savent  ce  que  son  bien  au  soleil  lui  a 
rapporté;  c'est  pourquoi  on  lui  prend  tout  ce  qu'on 
peut  lui  prendre.  En  vain  il  a  travaillé  avec  une  àpreté 
nouvelle,  ses  mains  restent  aussi  vides,  et,  au  bout  de 
l'année,  il  découvre  que  son  champ  n'a  rien  produit 
pour  lui.  Plus  il  acquiert  et  produit,  plus  ses  charges 
deviennent  lourdes.  En  1715,  la  taille  et  la  capitatiqn, 
qu'il  paye  seul  ou  presque  seul,  étaient  de  60  millions; 
elles  sont  de  93  en  1759,  de  110  en  1789'.  En  1757, 
rinipôtestde28515G0001ivres;  en  1789,  de  470291000. 

1.  Compte  général  des  revenus  et  dépenses  fixes  au  X"'  mai  1789 
(Imprimerie  royale,  1789).  —Duc  de  Luyiics,  XVI,  49.  —  liiichcz 
el  Uoiiï,  I,  20G,  57i.  (Il  ne  s'agit  ici  que  des  pays  d'élcclioa; 
mais,  dans  les  pays  d'états,  l'augmeiitatioii  n'est  pas  moius  forte.) 
—  Archives  nationales,  11-,  KilO  (paroisse  du  Bourgct,  en  Anjou). 
Extrait  des  rôles  de  la  taille  pour  trois  métairies  à  M.  de  lluillé  • 
Impôts  en  17G2,  53i  livres  3  sous,  en  1783,  372  livres  15  sous. 


LE  PEUPLE  2.-.I 

—  Sans  doiito,  en  théorie,  par  liumaniLê  et  bon  sens, 
on  veut  le  soulager,  on  a  pitié  de  lui.  Mais  en  pratique, 
par  nécessité  et  routine,  on  le  traite,  selon  le  pi'éccij'e 
du  cardinal  de  Richelieu,  comme  une  bêle  de  sonune  à 
qui  Ton  mesure  l'avoine,  de  peur  qu'il  ne  soit  trop  fort 
et  regimbe,  «  comme  un  mulet  qui,  étant  accoutumé  à 
«  la  charge,  se  gâte  plus  par  un  long  repos  que  par  le 
«  travail  », 


CHAPITRE  II 

Principale  cause  de  la  misère:  l'impùt.  —  I.  Impôts  directs.  — 
Etal  de  divers  domaines  à  la  fin  de  Louis  XV.  —  Prélèvemenls 
du  décimaleur  et  du  fisc.  —  Ce  qui  reste  au  propriolairc.  — 
II.  État  de  plusieurs  provinces  au  moment  de  la  llévolulion.  — 
Taille,  accessoires,  capitalions,  vingtièmes,  impôt  des  corvées.  — 
Ce  que  chacune  de  ces  taxes  prélève  sur  le  revenu.  —  Énor- 
niité  du  prélèvement  total.  —  III.  Quatre  impôts  directs  sur  le 
taillabie,  qui  n'a  que  ses  bras.  —  IV.  La  collecte  et  les  saisies. 

—  V.  Impôts  indirects. —  Les  gabelles  et  les  aides. —  YI.  Pour- 
quoi l'impôt  est  si  pesant.  —  Les  exemptions  et  les  privilèges. 

—  Vil.  Octrois  des  villes.  —  La  charge    retombe  partout  sur 
les  plus  pauvres.  —  VIII.  Plaintes  des  cahier». 


I 

Considérons  de  près  les  extorsions  dont  il  soufTie: 
elles  sont  énormes  et  au  delà  de  tout  ce  que  nous  pou- 
vons imaginer.  Depuis  longtemps,  les  économistes  ont 
dressé  le  budget  d'une  terre  et  prouvé  par  des  cliiiïres 
l'excès  des  charges  dont  le  cultivateur  est  accablé.  —  Si 
l'on  veut  qu'il  continue  à  cultiver,  il  faut  lui  faire  sa 
part  dans  la  récolte,  part  inviolable,  qui  est  d'environ 
la  moitié  du  produit  brut,  et  de  laquelle  on  ne  peut  rien 
distraire  sans  le  ruiner.  En  elfet  elle  représente  juste, 


LE   PLITLE  2-3 

et  sans  un  sou  de  trop  :  en  premier  lieu,  l'intérêl  du 
capital  primitif  qu'il  a  mis  dans  son  exploitation,  bcs- 
(iaux,  meubles,  outils,  instruments  aratoires;  en  second 
lieu,  l'entretien  annuel  de  ce  même  capital,  qui  dépérit 
par  la  durée  et  par  l'usage;  en  troisième  lieu,  les 
avances  qu'il  a  faites  dans  l'année  courante,  semences, 
salaires  des  ouvriers,  nourriture  des  animaux  et  des 
hommes;  en  dernier  lieu,  la  compensation  qui  lui  est 
due  pour  ses  risques  et  ses  pertes.  Voilà  une  créance 
privilégiée  qu'il  faut  solder  au  préalable,  avant  toutes 
les  autres,  avant  celle  du  seigneur,  avant  celle  du  déci- 
mateur,  avant  celle  du  roi  lui-même;  car  elle  est  la 
créance  de  la  terre'.  C'est  seulement  après  l'avoir  rem- 
boursée qu'on  peut  toucher  au  reste,  qui  est  le  bénéfice 
véritable,  le  produit  net.  Or,  dans  l'état  où  est  l'agri- 
culture, le  décimateuret  le  roi  prennent  la  moitié  de  ce 
produit  net  si  la  terre  est  grande,  et  ils  le  prennent 
tout  entier  si  la  terre  est  petite '.  Telle  grosse  ferme 
de  Picardie,  qui  vaut  5600  livres  au  propriétaire,  paye 
1800  livres  au  roi  et  1511  livres  au  décimateur;  telle 
autre,  dans  le  Soissonnais,  louée  4500  livres,  paye 
2200  livres  d'impôt  et  plus  de  1000  écus  de  dîme.  Une 
métairie  moyenne  près  de  Nevers  donne  158  livres  au 
Trésor,  121  à  l'Église,  et  114  au  propriétaire.  Dans  une 
autre,  en  Poitou,  le  fisc  prend  548  livres,  et  le  proprié- 


1.  Collection  des  Économistes,  II,  832  (Tableau  économique  par 
Dcaudau). 

2.  Éphémérides  du   cilotjen,    IX,  15  (article   de   M.  de   Butret, 
1767). 


2-i  L'ANCIEN   REGIME 

taire  n'en  reçoit  que  ^38.  En  général,  dans  les  pays  de 
grandes  fermes,  le  propriétaire  touche  10  livres  par 
arpent  si  la  culture  est  très  bonne,  5  livres  si  elle  est 
ordinaire.  Dans  les  pays  de  petites  fermes  cl  de  métayage, 
il  touche  par  arpent  io  sous,  8  sous  et  même  G  sous.  — 
C'est  que  tout  le  profit  net  va  au  Clergé  et  au  Trésor. 

Et  cependant  ses  colons  ne  lui  coûtent  guère.  Dans 
cette  métairie  du  Poitou  qui  rapporte  8  sous  pararpenl, 
les  50  colons  consomment  chacun  par  an  pour  2G  francs 
de  seigle,  pour  2  francs  de  légumes,  huile  et  laitage, 
pour  2  francs  10  sous  de  porc;  en  tout,  par  année  cl 
par  personne,  16  livres  de  viande  et  5G  francs  de  dépense 
totale.  En  effet,  ils  ne  boivent  que  de  l'eau,  ils  s'éclairent 
et  font  la  soupe  avec  de  l'huile  de  navette,  ils  ne  goûtent 
jamais  de  beurre,  ils  s'habillent  de  la  laine  de  leurs 
ouailles  et  du  chanvre  qu'ils  cultivent;  ils  n'achètent 
rien,  sauf  la  main-d'œuvre  des  toiles  et  serges  dont  ils 
fournissent  la  matière.  —  Dans  une  autre  métairie  sur 
les  confins  de  la  Marche  et  du  Berry,  les  40  colons  coû- 
tent moins  encore,  car  chacun  d'eux  ne  consomme  que 
pour  25  francs  par  an.  Jugez  de  la  part  exorbitante  que 
s'adjugent  l'Église  et  l'État,  puisque,  avec  des  frais  de 
culture  si  minimes,  le  propriétaire  trouve  dans  sa  poche, 
à  la  fin  de  l'année,  G  ou  8  sous  par  arpent,  sur  quoi, 
lorsqu'il  est  roturier,  il  doit  encore  payer  les  redevances 
à  son  seigneur,  mettre  pour  la  milice  à  la  bourse  com- 
mune, acheter  son  sel  de  devoir,  faire  sa  corvée,  et  le 
reste.  Vers  la  fin  du  règne  de  Louis  XV,  en  Limousin, 
dit  TurgoL,  le  roi,  à  lui  seul,  lire  «  à  peu  près  aulanl 


LE   PEITLE  255 

«  de  la  terre  que  le  propriétaire*  ».  Il  y  a  telle  élcclion, 
celle  de  Tulle,  où  il  prélève  56  1/2  pour  JOO  du  pro- 
duit; il  n'eu  reste  à  l'autre  que  45  1/2;  par  suite,  «  une 
«  multitude  de  domaines  y  sont  abandonnés  ».  —  Et  ne 
croyez  pas  qu'avec  le  temps  la  charge  devienne  moins 
pesante,  ou  que  dans  les  autres  provinces  le  cultivateur 
soit  mieuxtraité.  Acet  égard  les  documents  sont  authen- 
tiques et  presque  de  la  dernière  heure.  Il  suffit  de  relever 
les  procès-verbaux  des  assemblées  provinciales  tenues 
en  1787  pour  apprendre  en  chiffres  officiels  jusqu'à 
quel  point  le  fisc  peut  abuser  des  hommes  qui  travail- 
lent, et  leur  ôter  de  la  bouche  le  pain  qu'ils  ont  gagné 
à  la  sueur  de  leur  front. 


II 

Il  ne  s'agit  ici  que  de  l'impôt  direct,  tailles,  acces- 
soires, capitation  taillable,  vingtièmes,  taxe  pécuniaire 
substituée  à  la  corvée^.  En  Champagne,  sur  100  livres 
de  revenu,  le  contribuable  paye  54  livres  15  sous  à  1  or- 
dinaire et  71  livres  15  sous  dans  plusieurs  paroisses^ 
Dans  l'Ile-de-France,  «  soit  un  habitant  taillable  de  vil- 
«  lage,    propriétaire   de   vingt   arpents  de  terre   qu'il 

1.  Collection  des  économistes,  \   551,  5G2. 

2.  Pîoccs-verbaux  de  l'assemblée  provinciale  de  Champagne, 
(1787),  24. 

5.  Cf.  Notice  Jiistorique  sur  la  Révolution  dans  le  département 
de  l'Eure,  par  Boivin-Champeaux,  57.  Cahier  de  la  paroisse 
d'Épreville  :  sur  100  francs  de  rente,  le  Trésor  prend  25  livres 
pour  la  laille,  16  pour  les  accessoires,  15  pour  la  capitaliou,  11 
pour  les  vingtièmes,  total  67  livres. 


236  l  ANCIEN   REGIME 

«  exploite  lui-môme  et  qui  sont  évalués  à  10  livres  de 
«  revenu  par  arpent;  on  le  suppose  aussi  propriétaire 
«  de  la  maison  qu'il  habite  et  dont  le  prix  de  location 
((  est  évalué  h  40  livres'  ».  Ce  laillable  paye  pour  sa 
taille  réelle,  personnelle  et  industrielle  5(î  livres  lisous, 
pour  les  accessoires  de  la  taille  17  livres  il  sous,  pour 
sa  capitalion  21  livres  8  sous,  pour  ses  vingtièmes 
24  livres  4  sous  :  en  tout  99  livres  3  sous;  à  quoi  il  faut 
ajouter  environ  5  livres  pour  le  remplacement  de  la 
corvée  :  en  tout  104  livres  pour  un  bien  qu'il  louerait 
240  livres,  plus  des  cinq  douzièmes  de  son  revenu.  — 
C'esl  bien  pis  si  l'on  fait  le  compte  pour  les  généralités 
pauvres.  Dans  la  Haute-Guyenne^,  «  tous  les  fonds  de 
«  terre  sont  taxés,  pour  la  taille,  les  accessoires  et  les 
«  vingtièmes,  à  plus  du  quart  du  revenu,  déduction 
«  faite  seulement  des  frais  de  culture,  et  les  maisons  au 
((  tiers  du  revenu,  déduction  faite  seulement  des  frais 
«  de  réparation' et  d'entretien;  à  quoi  il  faut  ajouter  la 
«  capitation,  qui  prend  environ  un  dixième  du  revenu, 
«  la  dîme  qui  en  prend  un  septième,  les  rentes  seigneu- 
«  riales,  qui  en  prennent  un  autre  septième,  rimpô,t  en 
«  remplacement  de  la  corvée,  les  frais  de  recouvrement 
a  forcé,  saisies,  séquestres  et  contraintes,  les  charges 
«  locales  ordinaires  et  extraordinaires.  Cela  défalqué, 
«  on  reconnaît  que,  dans  les  communautés  moyenne- 


\.  Procès-verbaux  de  l'assemblée  provinciale  de  l'Ile-de-France 
(1786),  131. 

2.  l'roccs-verbaux  de  l'assemblée  provi)iciale  de  la  Uanle- 
Guyenne  (1784),  tome  H,  17,40,  47. 


LE  PEUPLE  237 

((  ment  imposées,  il  ne  reste  pas  au  propriétaire  la 
«  jouissance  du  tiers  du  revenu,  et  que,  dans  les  com- 
((  munaulés  lésées  par  la  répartition,  les  propriétaires 
«  sont  réduits  à  la  condition  de  simples  fermiers  qui 
u  recueillent  à  peine  de  quoi  récupérer  les  frais  de 
«  culture  ».  En  Auvei'gne',  la  taille  monte  à  A  sous 
pour  livre  du  produit  net;  les  accessoires  et  la  capitalion 
emportent  4  autres  sous  et  3  deniers;  les  vingtièmes, 
2  sous  et  5  deniers;  la  contribution  pour  les  chemins 
royaux,  le  don  gratuit,  les  charges  locales  et  les  frais 
de  perception  prennent  encore  1  sou  1  denier  :  total, 
M  sous  et  7  deniers  par  livre  de  revenu,  sans  compter 
les  droits  seigneuriaux  et  la  dîine.  «  Bien  plus,  le  bureau 
«  a  reconnu  avec  douleur  que  plusieurs  collectes  payent 
«  à  raison  de  17  sous,  de  16  sous,  et  les  plus  modérées 
((  à  raison  de  14  sous  (par  livre).  Les  preuves  en  sont 
«  sur  le  bureau;  elles  sont  consignées  dans  les  registres 
«  de  la  Cour  des  Aides  et  des  sièges  des  élections.  Elles 
«  le  sont  encore  plus  dans  les  rôles  des  paroisses,  où 
«  l'on  trouve  une  infinité  de  cotes  faites  sur  des  biens 
«  abandonnés  que  les  collecteurs  afferment  et  dont  le 
(!  produit  souvent  ne  suffit  pas  pour  le  payement  de 
«  l'impôt.  »  —  De  pareils  chiffres  sont  d'une  éloquence 
terrible,  et  je  crois  pouvoir  les  résumer  en  un  seul.  Si 
l'on  met  ensemble  la  Normandie,  l'Orléanais,  le  Sois- 
sonnais,  la  Champagne,  l'Ile-de-France,  le  Berry,  le 

1.  Procès-verbaux  de  l'assemblée  provinciale  d'Auvergne  (1787), 
S.'ij.  —  Doléances,  par  Gaultier  de  Biauzat,  momln-e  du  conseil 
iionimé  par  l'assemblée  provinciale  d'Auvergne  (1788),  3. 

l^c.  ritii    n.  X    II    —  16 


238  L'ANCIEN  RÉGIME 

Poitou,  l'Auvergne,  le  Lyonnais,  la  Gascogne  et  la  llaute- 
Guycnnc,  bref  les  principaux  pays  d'élections,  on  ti'ou- 
vera  que,  sur  100  francs  de  revenu  net,  l'impôt  direct 
prenait  au  laillable'  55  francs,  plus  de  la  moitié.  C'est 
à  peu  près  cinq  fois  autant  qu'aujourd'hui. 


III 

Mais  le  fisc,  en  s'abattant  sur  la  propriété  taillable, 
n'a  pas  lâché  le  taillable  qui  est  sans  propriété.  A  défaut 
de  la  terre,  il  saisit  l'homme.  A  défaut  du  revenu,  on 
taxe  le  salaire.  Sauf  les  vingtièmes,  tous  les  impôts  pré- 
cédents atteignent  non  seulement  celui  qui  possède, 
mais  encore  celui  qui  ne  possède  pas.  En  Toulousain^, 
à  Saint-Pierre  de  Bajourville,  le  moindre  journalier, 
n'ayant  que  ses  bras  pour  vivre  et  gagnant  dix  sous  par 
jour,  paye  huit,  neuf,  dix  livres  de  capilation.  «  En 
«  Bourgogne',  il  est  ordinaire  de  voir  un  malheureux 
((  manœuvre,  sans  aucune  possession,  imposé  à  dix-huit 
«  ou  vingt  livres  de  capitation  et  de  taille.  »  En  Limou- 
sin*, tout  l'argent  que  les  maçons  rapportent  en  hiver 
sert  à  «  payer  les  impositions  de  leur  famille  )).  Quant 
aux  journaliers  de  campagne  et  aux  colons,  le  pi-oprié- 

1.  Voir  la  note  1  à  la  fin  du  volume. 

2.  Théron  de  Montaugé,  109  (1705).  A  celte  époque  le  salaire 
est  de  7  à  12  sous  par  jour  en  clé. 

5.  Archives  nationales.  Procès-verbaux  et  cahiers  des  Etats 
Généraux,  t.  59,  G.  Mémoire  à  M.  Nccker  par  M.  d'Orgcux,  conseil- 
ler honoraire  au  Parlement  de  Pouigogne,  25  octobre  1788. 

4.  Ibid.,  H,  l'ilS.  Letive  de  l'intendant  de  I.iniOr^es  du  26  fc- 
vrior  1784. 


LE   PEUPLE  239 

laire,  même  privilégié,  qui  les  emploie,  est  oblige  de 
«orendre  à  son  compte  une  partie  de  leur  cote;  sinon, 
n'ayant  pas  de  quoi  manger,  ils  ne  travailleraient  plus  '  ; 
même  dans  l'intérêt  du  maître,  il  faut  à  l'homme  sa 
ration  de  pain,  comme  au  bœuf  sa  ration  de  foin.  «  En 
«•Bretagnc^  c'est  une  vérité  notoire  que  les  neuf  dixiè- 
«  mes  des  artisans,  quoique  mal  nourris,  mal  vêtus, 
((  n'ont  pas  à  la  fin  de  l'année  un  écu  libre  de  dettes;  » 
la  capitalion  et  le  reste  leur  enlèvent  cet  unique  et 
dernier  écu.  A  Paris^,  «  le  cendrier,  le  marchand  de 
«  bouteilles  cassées,  le  gratte-ruisseau,  le  crieur  de 
((•  vieilles  ferrailles  et  de  vieux  chapeaux  »,  dès  qu'ils 
ont  un  gîte,  payent  la  capitalion,  trois  livres  dix  sous 
par  tête.  Pour  qu'ils  n'oublient  pas  de  la  payer,  le  loca- 
taire qui  leur  sous-loue  est  responsable.  De  plus,  en  cas 
de  retard,  on  leur  envoie  un  «  homme  bleu,  »  un  gar- 
nisaire,  dont  ils  payent  la  journée  et  qui  prend  domicile 
dans  leur  logis.  Mercier  cite  un  ouvrier,  nommé  Quatre- 
inain,  ayant  quatre  petits  enfants,  logé  au  sixième,  où 
il  avait  arrangé  une  cheminée  en  manière  d'alcôve  pour 
se  coucher  lui  et  sa  famille.  «  Un  jour,  j'ouvris  sa  porte, 
«  qui  n'avait  qu'un  loquet  ;  la  chambre  n'offrait  que  la 
((  muraille  et  un  étau;  cet  lionmie,  en  sortant  de  des- 
«  sous  sa  cheminée,  à  moitié  malade,  me  dit  :  «  Je 
«  croyais  que  c'était  garnison  pour  la  capitation  ».  — 
Ainsi,  quelle  que  soit  la  condition  du  taillable,  si  dégarni 

1.  Turgot,  II,  2.59. 

2.  Archives  nationales,  H,  420.  (P>emoutrauces'  du  l'arlenieat  de 
Dretagiie,  février  '1785.) 

3.  Mercier,  XI,  ÙJ;  X,  2G2. 


210  L'ANCIEN   UÊGDIE 

cl  si  demie  qu'il  puisse  être,  la  main  crochue  du  fisc  est 
sur  son  dos.  Il  n'y  a  point  à  s'y  méprendre  :  elle  ne  se 
déguise  pas,  elle  vient  au  jour  dit  s'appliquer  directement 
et  rudement  sur  les  épaules.  La  mansarde  et  la  cliau- 
mine,  aussi  bien  que  la  métairie,  la  ferme  et  la  maison, 
connaissent  le  collecteur,  l'huissier,  le  garnisaire;  nul 
taudis  n'échappe  à  la  détestable  engeance.  C'est  pour 
eux  qu'on  sème,  qu'on  récolte,  qu'on  travaille,  qu'on  se 
prive;  et,  si  les  liards  épai'gnés  péniblement  chaque 
semaine  finissent  au  bout  de  l'an  par  faire  une  pièce 
blanche,  c'est  dans  leur  sac  qu'elle  va  tomber. 


IV 

Il  f;!ut  voir  le  système  à  l'œuvic.  C'est  une  machine 
à  tondre,  giossière  et  mal  agencée,  qui  fait  autant  de 
mal  par  son  jeu  que  par  son  objet.  Et  ce  qu'il  y  a  de  pis, 
c'est  que,  dans  son  engrenage  grinçant,  les  taiilables, 
em[)loyés  comme  instrument  final,  doivent  eux-mêmes 
se  tondre  et  s'écorcher.  Dans  chaque  paroisse,  il  y  en  a 
deux,  trois,  cinq,  sept,  qui,  sous  le  nom  de  collecteurs 
et  sous  l'autorité  de  l'élu,  sont  tenus  de  répartir  et  de 
percevoir  l'impôt.  «  Nulle  charge  plus  onéreuse  '  »  ; 
chacun,  par  protection  ou  privilège,  tâche  de  s'y  sous- 
li'aire.  Les  conuinmaulés  j)laident  sans  cesse  contre  les 
rélraclairos,  et,  jjour  (pic  nul  ne  puisse  prétexier  son 

1.  Archives  nalionalcs,  II,  1425.  Leltrc  de  M.  d'Aîiie,  iiilciidaiit 
de  I.iinopcs  (17  février  178'j),  de  l'iiilcndaiit  de  Moulins  (avril  1779). 
rrocès  de  la  comiiiur.auté  de  Mullon  (Dordelais)  et  tableau  de  ses 
collecteurs. 


LE   TEUPLE  2H 

ignorance,  elles  dressent  d'avance,  pour  dix  et  quinze 
ans,  le  tableau  des  futurs  collecleurs.  Dans  les  paroisses 
de  second  ordre,  ce  sont  tous  «  de  petits  proprié'aii'es, 
«  et  chacun  d'eux  passe  à  la  collecte  à  peu  près  tous 
«  les  six  ans  ».  Dans  beaucoup  de  villages,  ce  sont  des 
artisans,  des  journaliers,  des  métayers,  qui  poui'lant 
auraient  besoin  de  tout  leur  temps  pour  gagner  leur 
vie.  En  Auvergne,  où  les  hommes  valides  s'expatrient 
riiiver  pour  chercher  du  travail,  on  prend  les  femmes  '  : 
dans  l'élection  de  Sainl-Flour,  il  y  a  tel  village  oîi  les 
quatre  collecleurs  sont  en  jupon.  —  Pour  tous  les 
recouvrements  qui  leur  sont  commis,  ils  sont  respon- 
sables sur  leurs  biens,  sur  leurs  meubles,  sur  leurs 
personnes,  et,  jusqu'à  Turgot,  chacun  est  solidaire  des 
autres;  jugez  de  leur  peine  et  de  leurs  risques  :  en  1785% 
dans  une  seule  élection  de  Champagne,  quatre-vingt- 
quinze  sont  mis  en  prison,  et  chaque  année  il  y  en  a 
deux  cent  mille  en  chemin.  «  Le  collecteur,  dit  l'as- 
«  semblée  provinciale  du  Derry',  passe  ordinairement 
«  pendant  deux  ans  la  moitié  de  sa  journée  à  courir  de 
«  porte  en  porte  chez  les  contribuables  en  retard.  » 
«  Cet  emploi,  écrit  Turgot  S  cause  le  désespoir  et  prcs- 
«  que  toujours  la  ruine  de  ceux  qu'on  en  charge  ;  on 
«  réduit  ainsi  successivement  à  la  misère  toutes  les 
«  familles  aisées  d'un  village.  »  En  effet,  il  n'y  a  point 

1.  Procès-verbaux  de  l'assemblée  provinciale  d'Auvergne,  26G. 

2.  Albert  Babeau,  Histoire  de  Troyes,  I,  72. 

5.  Procès-verbaux  de  l'assemblée    provinciale  de  Berry  (1778), 
t.  I,  72,  80. 
4.  Tociiucville,  187. 


2i2  L'ANCIEN   RÉGDIE 

de  collecteur  qui  ne  innrchc  par  force  et  ne  reçoive 
chaque  année'  «  huit  ou  dix  commandements  ».  Parfois 
on  le  met  en  prison  aux  frais  de  la  paroisse.  Parfois  on 
procède  contre  lui  et  contre  les  conlrihuahles  «  par 
«  êlahlissement  de  garnisons,  saisies,  saisies-arrèls, 
«  saisies-exécutions, |ef  ventes  de  meuhles  ».  —  a  Dans 
«  la  seule  élection  de  Yillefranche,  dit  l'assemblée  pro- 
((  vinciale  de  la  Haute-Guyenne,  on  comp!e  cent  six 
((  porteurs  de  contraintes  et  autres  recors  toujours  en 
«  chemin.  » 

La^chose  est  passée  en  usage,  et  la  paroisse  a  beau 
pâtir,  elle  pâtirait  davantage  si  elle  faisait  autrement. 
«  Près  d'Aurillac,  dit  le  marquis  de  Mirabeau-,  il  y  a 
«  de  l'industrie,  du  labeur,  de  l'économie,  et,  sans  cela, 
((  rien  que  misère  et  pauvreté.  Cela  fait  un  peuple 
«  mi-parti  d'insolvables  et  de  riches  honteux  qui  font 
«  les  pauvres,  crainte  de  surcharge.  La  taille  une  fois 
«  assise,  tout  le  /monde  gémit,  se  plaint,  et  personne 
«  ne  paye.  Le  terme  expiré,  à  l'heure  et  à  la  minute,  la 
«  contrainte  marche,  et  les  collecteurs,  quoique  aisés, 
<(  se  gardent  bien  de  la  renvoyer  en  la  payant,  quoiqu.e, 
<(  au  fond,  cette  garnison  soit  fort  chère.  Mais  ces  sortes 
«  de  frais  sont  d'habitude,  et  ils  y  comptent,  au  lieu 
«  qu'ils  craignent,  s'ils  devenaient  plus  exacts,  d'être 
((  plus  chargés  l'année  d'ensuite.  »  En  effet,  le  receveur, 
qui  paye  ses  garnisaii'es  un  franc  par  jour,  les  fait  payer 


1.  Trallc  delà  populallo)t,  2"  partie,  20. 

2.  Archives  ncUionalcs,  11,  liH.  (Lettre  de  M.  de  Cypierre,  intcn- 
duiil  d'Urléaas,  17  avril  1705.) 


LE   TEUPLE  2W 

doux  francs  et  gagne  la  différence.  C'est  pourquoi,  «  si 
((  certaines  paroisses  s'avisent  d'être  exactes  et  de  payer 
«  sans  attendre  la  contrainle,  le  receveur,  qui  se  voit 
«  ôtcr  le  plus  clair  de  son  bien,  se  met  de  mauvaise 
«  humeur,  et,  au  département  prochain,  entre  lui, 
«  MM.  les  élus,  le  subdélégué  et  autres  barbiers  de  la 
«  sorte,  on  s'arrange  de  façon  que  cette  exacte  paroisse 
((  porte  double  faix,  pour  lui  apprendre  à  vivre  ».  — 
Un  peuple  de  sangsues  administratives  vit  ainsi  sur  le 
paysan.  «  Dernièrement,  dit  un  intendant',  dans  l'élec- 
«  tion  de  Romorantin,  il  n'y  eut  rien  à  recevoir  par  les 
«  collecteurs  dans  une  vente  de  meubles  qui  se  montait 
((  à  six  cents  livres,  parce  qu'elle  fut  absorbée  en  frais. 
«  Dans  l'élection  de  Châteaudun,  il  en  fut  de  même 
«  d'une  autre  vente  qui  se  montait  ù  neuf  cents  livres, 
«  et  on  n'est  pas  informé  de  toutes  les  affaires  de  celte 
«  nature,  quelque  criantes  qu'elles  soient.  »  —  Au 
reste,  le  fisc  lui-même  est  impitoyable.  Le  même  inten- 
dant écrit,  en  1784,  année  de  famine^  :  «  On  a  vu  avec 
«  effroi,  dans  les  campagnes,  le  collecteur  disputer  à 
«  des  chefs  de  famille  le  prix  de  la  vente  des  meubles 
«  qu'ils  destinaient  à  arrêter  le  cri  du  besoin  de  leurs 
«  enfants.  »  —  C'est  que,  si  les  collecteurs  ne  saisis- 
saient pas,  ils  seraient  saisis  eux-mêmes.  Pressés  par  le 
receveur,  on  les  voit  dans  les  documents  solliciter, 
poursuivre,  persécuter   les  contribuables.  Chaque   di- 

i.  Archives    nationales,  II,    1il7.  (LcUre    de    M.  de   Cypiorre, 
inlcndant  d'Orléans,  du  17  avril  17G5. 
2.  Ihid.,  11,  1418.  (Lettre  du  28  mai  1784.) 


244  L'ANCIEN   RÉGIME 

manche  cl  chaque  jour  de  fêle,  ils  se  tiennent  à  la  sortie 
de  l'égliso,  avertissant  les  retardataires;  puis,  dans  la 
semaine,  ils  vont  de  chaumière  en  chaumière  pour 
obtenir  leur  di'i.  «  Communément,  ils  ne  savent  point 
«  écrire  et  mènent  avec  eux  un  scribe.  »  Sur  les  six 
cent  six  qui  courent  dans  l'élection  de  Saint-Flour,  il 
n'y  en  a  pas  dix  qui  puissent  lire  le  papier  officiel  et 
signer  un  acquit;  de  là  des  erreurs  et  des  friponneries 
sans  nombre.  Outre  le  scribe,  ils  ont  avec  eux  les  garni- 
saires,  gens  de  la  plus  basse  classe,  mauvais  ouvriers 
sans  ouvrage,  qui  se  sentent  haïs  et  qui  agissent  en 
conséquence.  «  Quelques  défenses  qu'on  leur  fasse  de 
«  rien  prendre,  de  se  faire  nourrir  par  les  habitants  ou 
«  d'aller  dans  les  cabarets  avec  les  collecteurs,  »  le  pli 
est  pris,  «  l'abus  continuera  toujours'  ».  Mais,  si 
pesants  que  soient  les  garnisaires,  on  se  garde  bien  de 
les  éviter.  A  cet  égard,  écrit  un  intendant,  «  l'endurcis- 
((  sèment  est  étrapge  ».  —  «  Aucun  particulier,  mande 
un  receveur-,  ne  paye  le  collecteur  qu'il  ne  voie  la  gar- 
«  nison  établie  chez  lui.  »  Le  paysan  ressemble  à  son 
âne,  qui,  pour  marcher,  a  besoin  d'être  battu,  et,  en 
cela,  s'il  paraît  stupide,  il  est  politique.  Car  le  collec- 
teur, étant  responsable,  «  penche  naturellement  ù 
«  grossir  les  cotes  des  payeurs  exacts  au  profit  de  celles 
«  des  payeurs  négligents.  C'est  pourquoi  le  payeur  exact 
«  devient  négligent  à  son  tour,  et  laisse   inslrumen- 

1.  Arrhives  nationales,  II,  1417.  (Lettre  de  l'intendant  de  Tours 
du  15  juin  17G5.) 

2.  Ibid.  Mémoire  de  Randon,  receveur  des  tailles  de   l'élection 
de  Laon  (janvier  1764). 


LE   PCriLË  245 

«  1er  même  lorsqu'il  a  son  argent  dans  son  coffre*.  » 
Toiil  compte  (ait,  il  a  calculé  que  la  procédure,  même 
coûteuse,  lui  coûtera  moins  qu'une  surtaxe,  et,  de  deux 
maux,  il  choisit  le  moindre.  Contre  le  collecteur  et  le 
receveur  il  n'a  qu'une  ressource,  sa  pauvreté  simulée 
ou  réelle,  involontaire  ou  volontaire.  «  Tout  taillahle, 
«  dit  encore  l'assemblée  provinciale  du  Berry,  redoute 
«  de  montrer  ses  facultés;  il  s'en  refuse  l'usage  dans 
«  ses  meubles,  dans  ses  vêtements,  dans  sa  nourriture 
«  et  dans  tout  ce  qui  est  soumis  à  la  vue  d'aulrui.  »  — 
«  M.  de  Choiseul-Gouffier^  voulant  faire  à  ses  frais  cou- 
(t  vrir  de  tuiles  les  maisons  do  ses  paysans  exposées  à 
«  des  incendies,  ils  le  remercièrent  de  sa  bonté  et  le 
«  prièrent  de  laisser  leurs  maisons  comme  elles  étaient, 
«  disant  que,  si  elles  étaient  couvertes  de  tuiles  au  lieu 
«  de  chaume,  les  subdélégués  augmenteraient  leurs 
«  tailles.  ))  —  «  On  travaille,  mais  c'est  pour  satisfaire 
«  les  premiers  besoins....  La  crainte  de  payer  un  écu 
«  de  plus  fait  négliger  au  commun  des  hommes  un 
a  profit  qui  serait  quadruple^  »  —  «  ...  De  là,  de 
«  pauvres  bestiaux,  de  misérables  outils  et  des  fumiers 
((  mal  tenus,  même  chez  ceux  qui  en  pourraient  avoir 
«  d'autres \  »  —  «  Si  je  gagnais  davantage,  disait  un 
«  paysan,  ce  serait  pour  le  collecteur.  »  La  spoliation 
aiumelle  et  illimitée   «  leur  ôte  jusqu'au  désir  de  l'ai- 

1.  Procès-verbaux  de   l'assemblée  provinciale  de  Bcrry  (1778), 
I,  72. 

2.  Cliamfort,  93. 

3.  Procès-verbaux  de  Vassetnhlée  provinciale  de  Derry,  I,  77. 

4.  Arlliur  Young,  II,  205. 


246  L'ANCIEN   REGIME 

«  sauce  ».  La  plupart,  pusillanimes,  défiants,  engourdis, 
«  avilis  »,  «  peu  didércnls  des  anciens  serfs'  »,  res- 
semblent aux  fellahs  d'Egypte,  aux  laboureurs  de  l'In- 
doustan.  En  effet,  par  l'ai'bilraire  et  l'énormité  de  sa 
créance,  le  fisc  rend  toute  possession  précaire,  toute 
acquisition  vaine,  toute  épargne  dérisoire;  de  fait,  ils 
n'ont  à  eux  que  ce  qu'ils  peuvent  lui  dérober. 


En  tout  pays,  le  fisc  a  deux  mains,  l'une  apparente, 
qui  directement  fouille  dans  le  coffre  des  conti'ibuables, 
l'autre  qui  se  dissimule  et  emploie  la  main  d'un  inter- 
médiaire, pour  ne  pas  se  donner  l'odieux  d'une  nouvelle 
extorsion.  Ici,  nulle  précaution  de  ce  genre;  la  seconde 
griffe  est  aussi  visible  que  la  première;  d'après  sa 
structure  et  d'après  les  plaintes,  je  serais  presque  tenté 
de  cro-ire  qu'elle  est  plus  blessante.  —  D'abord,  la 
gabelle,  les  aides  et  les  traites  sont  affermées,  vendues 
chaque  année  à  des  adjudicataires  qui,  par  métier,  son- 
gent à  tirer  le  plus  d'argent  possible  de  leur  marché. 
Vis-à-vis  du  contribuable,  ils  ne  sont  pas  des  adminis- 
trateurs, mais  des  exploitants;  ils  l'ont  acheté.  Il  est  à 
eux  dans  les  termes  de  leur  contrat;  ils  vont  lui  faire 
suer  non  seulement  leurs  avances  et  les  intérêts  de 
leurs  avances,  mais  encore  tout  ce  qu'ils  pourront  de 
bénéfices.  Cela  suffit  pour  indiquer  de  quelle  faeon  les 

1.  Procès-verbaux  de  l'assemblée  provinciale  de  la  généralité 
de  Ilouen  (1787),  271 


LE   PEUriE  217 

perceptions  indirectes  sont  conduites.  —  En  second 
lieu,  par  la  gabelle  et  les  aides,  l'inquisition  entre  dans 
chaque  ménage.  Dans  les  pays  de  grande  gabelle,  Ile-de- 
France,  Maine,  Anjou,  Touraine,  Orléanais,  Berry,  Bour- 
bonnais, Bourgogne,  Champagne,  Perche,  Normandie, 
Picardie,  le  sel  coule  treize  sous  la  livre,  quatre  fois 
autant  et,  si  l'on  tient  compte  de  la  valeur  de  l'argent, 
huit  fois  autant  qu'aujourd'hui  '.  Bien  mieux,  eu  verlu 
de  l'ordonnance  de  1G80,  chaque  personne  au-dessus  de 
sept  ans  est  tenue  d'en  acheter  sept  livres  par  an;  à 
quatre  personnes  par  famille,  cela  fait  chaque  année 
plus  de  dix-huit  francs,  dix-neuf  journées  de  travail  : 
nouvel  impôt  direct,  qui,  comme  la  taille,  met  la  main 
du  fisc  dans  la  poche  des  contribuables  et  les  oblige, 
comme  la  taille,  à  se  tourmenter  mutuellement.  En 
effet,  plusieurs  d'entre  eux  sont  nommés  d'office  pour 
répartir  ce  sel  de  devoir,  et,  comme  les  collecteurs  de 
la  taille,  ils  sont  «  solidairement  responsables  du  prix 
«  du  sel  )).  Au-dessous  d'eux  et  toujours  à  l'exemple  de 
la  taille,  d'autres  sont  responsables.  «  Après  que  les 
«  premiers  ont  été  discutés  dans  leurs  personnes  et 
«  dans  leurs  biens,  le  fermier  est  autorisé  à  exercer  son 
«  action  en  solidarité  contre  les  principaux  habitants  de 
«  la  paroisse.  »  On  a  décrit  tout  à  l'heure  les  effets  de 

1.  Letrosne  (1779).  De  V administration  provinciale  et  de  la 
réforme  de  /'iwpdf,  pages  59  à  262,  et  13S.  — Archives  nationales, 
II,  138  (1782).  Cahier  du  Bugey.  «  Le  sel  revient  à  l'habitant  des 
campagnes,  qui  le  prend  chez  les  revendeurs  au  détail,  depuis  15 
jusqu'à  17  sous  la  livre,  par  la  manière  dont  le  mesurage  est 
fait.  » 


2i8  L'ANCIEN   RÉGIME 

ce  mécanisme.  Aussi  bien,  «  en  Normandie,  dit  le  Par- 
«  lement  de  Rouen  ',  chaque  jour  on  voit  saisir,  vendre, 
«  exécuter,  pour  n'avoir  pas  acheté  de  sel,  des  inallicu- 
«  reux  qui  n'ont  pas  de  pain  ». 

Mais,  si  la  rigueur  est  aussi  grande  qu'en  matière  de 
taille,  les  vexations  sont  dix  fois  pires;  car  elles  sont 
domestiques,  minutieuses  et  do  tous  les  jours.  —  Dé- 
fense de  détourner  une  once  des  sept  livres  obligatoires 
pour  un  autre  emploi  que  pour  «  pot  et  salière  ».  Si  un 
villageois  a  économisé  sur  le  sel  de  sa  soupe  pour  saler 
un  porc  et  manger  un  peu  de  viande  en  hiver,  gare  aux 
commis  !  Le  porc  est  confisqué  et  l'amende  est  de 
500  livres.  Il  faut  que  l'homme  vienne  au  grenier  acheter 
de  l'autre  sel,  fasse  déclaration,  rapporte  un  bulletin  et 
représente  ce  bulletin  à  toute  visite.  Tant  pis  pour  lui 
s'il  n'a  pas  de  quoi  payer  ce  sel  supplémentaire;  il  n'a 
qu'à  vendre  sa  bête  et  s'abstenir  de  viande  à  Noël;  c'est 
le  cas  le  plus  f^réquent,  et  j'ose  dire  que,  pour  les 
métayers  à  vingt-cinq  francs  par  an,  c'est  le  cas  ordi- 
naire. —  Défense  d'employer  pour  pot  et  salière  un 
autre  sel  que  celui  des  sept  livres.  «  Je  puis  citer,  dit 
((  Letrosne,  deux  sœurs  qui  demeuraient  à  une  lieue 
((  d'une  ville  où  le  grenier  n'ouvre  que  le  samedi.  Leur 
<(  provision  de  sel  était  finie.  Pour  passer  trois  ou 
«  quatre  jours  jusqu'au  samedi,  elles  firent  bouillir  un 
«  reste  de  saumure,  dont  elles  tirèrent  quelques  onces 
([  de  sel.  Visite  et  procès-verbal  des  commis.  A  force 

1.  riocjiict,  VI,  Zol  (10  mai  17G0). 


LE   rELTLE  249 

k{  d'amis  et  de  protection,  il  ne  leur  en  a  coulé  que 
«  48  livres.  »  —  Défense  de  puiser  de  l'eau  de  la  mer 
cl  des  sources  salées,  à  peine  de  20  et  40  livres  d'a- 
mende. —  Défense  de  mener  les  bestiaux  dans  les  marais 
el  autres  lieux  où  il  y  a  du  sel,  ou  de  les  faire  boire 
aux  eaux  de  la  mer,  à  peine  de  confiscation  et  de  500 
livres  d'amende.  —  Défense  de  mettre  aucun  sel  dans  le 
ventre  des  maquereaux  au  retour  de  la  pèche,  ni  entre 
leurs  lits  superposés.  Ordre  de  n'employer  qu'une  livre 
et  demie  de  sel  par  baril.  Ordre  de  détruiie  chaque 
année  le  sel  naturel  qui  se  forme  en  certains  cantons 
du  la  Provence.  Défense  aux  juges  de  modérer  ou 
réduire  les  amendes  prononcées  en  matière  de  sel,  à 
peine  d'en  répondre  et  d'èlre  interdits.  —  Je  passe 
quantité  d'autres  ordres  et  défenses  :  il  y  en  a  par  cen- 
taines. Celle  législation  tombe  sur  les  contribuables 
comme  un  rels  serré  aux  mille  mailles,  cl  le  commis 
qui  le  lance  est  intéressé  à  les  trouver  en  faute.  Là- 
dessus,  vous  voyez  le  pêcheur  obligé  de  défaire  son 
baril,  la  ménagère  cherchant  le  bulletin  de  son  jam- 
bon, le  «  gabelou  »  inspectant  le  buffet,  vérifiant  la 
saumure,  goûtant  la  salière,  déclarant,  si  le  sel  est  trop 
bon,  qu'il  est  de  contrebande,  parce  que  celui  de  la 
ferme,  seul  légitime,  est  ordinairement  avarié  et  mé!é 
de  gravats. 

Cependant  d'aulres  commis,  ceux  des  aides,  descen- 
dent dans  la  cave.  Il  n'y  en  a  pas  de  plus  redoutables  S 

i.  Coiviu-Champcaui,  4i.  [Cahiers  de  Brau  tl  de  Gamaclics.) 


2jO  L'ANCIEN   REGIME 

ni  qui  saisissent  plus  àpreinent  tous  les  prétextes  de 
délit.  «  Que  charitablement  un  citoyen  donne  une  bou- 
«  teille  de  boisson  à  un  pauvre  languissant,  et  le  voila 
«  exposé  à  un  procès  et  à  des  amendes  excessives.... 
«  Un  pauvre  malade,  qui  intéressera  son  curé  à  lui 
«  aumùner  une  bouteille  de  vin,  essuiera  un  procrs 
«  capable  de  ruiner  non  seulement  le  malheureux  qui 
«  l'a  obtenue,  mais  encore  le  bienfaiteur  qui  la  lui  aura 
«  donnée.  Ceci  n'est  pas  une  histoire  chimérique.  »  En 
vertu  du  droit  de  gros  manquant,  les  commis  peuvent, 
à  toute  heure,  faire  l'inventaire  du  vin,  même  chez  le 
vigneron  propriétaire,  lui  marquer  ce  qu'il  peut  en 
boire,  le  taxer  pour  le  reste  et  pour  le  trop-bu  :  car  la 
ferme  est  l'associée  du  vigneron  et  a  sa  part  dans  sa 
récolte.  —  Dans  un  vignoble  à  Épernay',  sur  quatre 
pièces  de  vin,  produit  moyen  d'un  arpent  et  valant 
GOO  francs,  elle  perçoit  d'abord  50  francs,  puis,  quand 
les  quatre  piècesi  sont  vendues,  75  autres  francs.  Natu- 
rellement, «  les  habitants  emploient  les  ruses  les  plus 
((  fines  et  les  mieux  combinées  pour  se  soustraire  »  à 
des  droits  si  forts.  Mais  les  commis  sont  alertes,  soup- 
çonneux, avertis,  et  fondent  à  Timprovisle  sur  toute 
maison  suspecte,  leurs  instructions  portent  qu'ils  doi- 
vent multiplier  leurs  visites  et  avoir  des  registres  assez 
exacts  «  pour  voir  d'un  coup  d'œil  l'état  de  la  cave  de 
«  chaque  habitant-  ».  — A  présent  que  le  vigneron  a 

1.  Ai'lliur  YoLui^',  II,  175-178. 

1.  Atcltives    natioiuilrs,  G,  300,  G,   519.  (Mciiiuiros   et  instruc- 
tions de  divers  directeurs  locaux  des  aides  à  leurs  successeurs.) 


LE   PEITLE  251 

paye,  c'est  le  tour  du  négociant.  Celui-ci,  pour  envoyer 
les  quatre  pièces  au  consommateur,  verse  encore  à  la 
ferme  75  francs.  —  Le  vin  part,  et  la  ferme  lui  prescrit 
certaines  routes;  s'il  s'en  écarte,  il  est  confisqué,  et,  à 
chaque  pas  du  chemin,  il  faut  qu'il  paye.  «  Un  bateau 
«  devin  du  Languedoc',  Dauphiné  ou  Roussillon,  qui 
«  remonte  le  Rhône  et  descend  la  Loire  pour  aller  à 
((  Paris  par  le  canal  de  Briarc,  paye  en  roule,  sans 
((  compter  les  droits  du  Rhône,  de  trente-cinq  à  qua- 
«  rante  sortes  de  droits,  non  compris  les  entrées  de 
«  Paris.  »  Il  les  paye  «  en  quinze  ou  seize  endroits,  et 
«  ces  payements  multipliés  obligent  les  voituriers  à 
«  employer  douze  ou  quinze  jours  de  plus  par  voyage 
«  qu'ils  n'en  mettraient  si  tous  ces  droits  étaient  réunis 
«  en  un  seul  bureau  ».  —  Les  chemins  par  eau  sont 
particulièrement  chargés,  a  De  Pontarlier  à  Lyon,  il  y  a 
«  vingt-cinq  ou  trente  péages;  de  Lyon  à  Aigucs-Mortes, 
«  il  y  en  a  davantage,  de  sorte  que  ce  qui  coûte  10  sous 
«  en  Bourgogne,  revient  à  Lyon  à  io  et  18  sous,  et  à 
«  Aigues-Mortes  à  plus  de  25  sous.  »  —  Enfin,  le  vin 
arrive  aux  barrières  de  la  ville  où  il  sera  bu.  Là  il  paye 
l'octroi,  qui  est  de  47  francs  par  muid  à  Paris.  —  Il 
entre  et  va  dans  la  cave  du  cabaretier  ou  de  l'aubergiste; 
là  il  paye  encore  de  50  à  40€rancs  pour  droit  de  détail  ; 
à  Rethel,  c'est  de  50  à  60  francs  pour  un  poini^-on,  jauge 
de  Reims.  —  Le  total  est  exorbitant.  A  Rennes-,  pour 

1.  Letrosiic,  Ibid.,  523. 

2.  Archives  nationales,  II,  426.  '.Remontrances  du  Paiienient  de 
Brelapie,  février  1785.) 


2j2  L'ANCIEN   RÉGHIE 

«  une  barricjue  de  vin  de  Bordeaux,  les  druUs  des 
«  devoirs  et  le  cinquième  en  sus  l'impôt,  le  billot,  les 
«  8  sous  pour  livre  et  les  deniers  doctrois  montent  à 
«  plus  de  72  livres,  non  compris  le  prix  d'achat;  à 
«  quoi  il  faut  ajouter  les  frais  et  droits  dont  le  mar- 
«  chaud  de  Hennés  fait  l'avance  et  qu'il  repi'ond  sur 
({  l'acheteur,  sortie  de  Boi'deaux,  fret,  assurance,  droit 
«  d'écluse,  droit  d'entrée  pour  la  ville,  droits  d'entrée 
«  pour  les  hôpitaux,  di'oits  de  jaugeage,  de  courtage, 
«  d'inspecteurs  aux  boissons.  Total  200  livres  au  moins 
«  ù  débourser  par  le  cabaretier  pour  débiter  une  seule 
«  barrique  de  vin.  »  On  devine  si,  à  ce  prix,  le  peuple 
de  Rennes  peut  en  boire,  et  toutes  ces  charges  l'elom- 
bent  sur  le  vigneron,  puisque,  si  les  consommateurs 
n'achètent  point,  il  ne  vend  pas. 

Aussi  bien,  parmi  les  petits  cullivateui's,  ifestlejjlus 
digne  de  pitié  ;  au  témoignage  d'Arthur  Young,  vigneron 
et  misérable  sont  alors  deux  termes  équivalents.  S.> 
récolte  manque  souvent,  et  «  toute  récolte  hasardeuse 
«  ruine  l'homme  qui  n'a  pas  de  capital  ».  En  Bour- 
gogne, en  Berry,  dans  le  Soissonnais,  dans  les  Tl'oi^:- 
Évêchés,  en  Champagne',  je  trouve  par  tous  les  r.'.p- 
ports  qu'il  manque  de  pain  et  qu'il  est  à  l'aumône.  I^u 
Champagne,  les  syndics  de  Bar-sur-Aube  écrivent-  que 

1.  Procès-verbaux  de  l'assemblée  provinciale  de  Soissonnais 
(1787),  45.  —  Archives  nationales,  H,  1515.  (ricmoiitranccs  du 
Parleineiil  do  Metz,  1708.)  «  La  classe  des  indigents  forme  plus 
a  des  12/15  de  la  totalité  des  villages  de  labour  et  le  général  de 
«  ceux  de  vignobles.  »  Ibidem,  G,  519.  (Tableau  des  directions  de 
Cliâlcauroux  et  d'issoudun.) 

2.  Albert  Dabeau,  I,  21,  8'J. 


LE  PEUPLE  253 

plus  d'une  fois  les  habitants  de  La  Ferté,  pour  échapper 
aux  droits,  ont  jeté  leurs  vins  à  la  rivière,  et  l'assemblée 
provinciale  déclare  que  «  dans  la  majeure  partie  de  la 
«  province,  la  plus  légère  augmentation  des  droits 
«  ferait  déserter  les  terres  à  tous  les  cultivateurs  ».  — 
Telle  est  l'histoire  du  vin  sous  l'ancien  régime.  Depuis 
le  vigneron  qui  produit  jusqu'au  cabaretier  qui  débite, 
que  de  gens  vexés  et  quelles  extorsions  !  —  Quant  à  la 
gabelle,  de  l'aveu  d'un  contrôleur  général  S  elle  entraîne 
chaque  année  4000  saisies  domiciliaires,  5400  empri- 
sonnements, 500  condamnations  au  fouet,  au  bannisse- 
nient,  aux  galères.  —  Si  jamais  il  y  eut  deux  impôts 
bien  combinés,  non  seulement  pour  dépouiller,  mais 
encore  pour  irriter  les  paysans,  les  pauvres  et  le  peuple, 
ce  sont  ces  deux-là. 


VI 

Il  est  donc  manifeste  que  la  pesanteur  de  l'impôt  est 
la  principale  cause  de  la  misère  ;  de  là  des  haines  accu- 
mulées et  profondes  contre  le  fisc  et  ses  agents,  rece- 
veurs, officiers  des  greniers,  gens  des  aides,  gens  de 
l'octroi,  douaniers  et  commis.  —  3Iais  pourquoi  l'impôt 
est-il  si  pesant?  La  réponse  n'est  pas  douteuse,  et  tant 
de  communes  qui  plaident  chaque  année  contre  mes- 
sieurs tels  ou  tels  pour  les  soumettre  à  la  taille  l'écrivent 
tout  au  long  dans  leurs  requêtes.  Ce  qui  rend  la  charge 

1.  Mémoires  présentés  à  l'Assemblée  des  Notables  par  M.  de 
Caloniie  (1787),  (37. 

AKC.   RÉG.   II.  T.    II.  —  17 


254  L'ANCIEN   RÉGIME 

accablante,  c'est  que  les  plus  forts  et  les  plus  cap9))le9 
de  la  porter  sont  parvenus  à  s'y  soustraire,  et  la  misère 
a  pour  première  cause  l'étendue  des  exemptions. 

Suivons-les  d'impôt  en  impôt.  —  En  premier  lieu, 
non  seulement  les  nobles  et  les  ecclésiastiques  sont 
exempts  de  la  taille  personnelle,  mais  encore,  ainsi 
qu'on  l'a  déjà  vu,  ils  sont  exempts  de  la  taille  d'exploi- 
tation pour  les  domaines  qu'ils  exploitent  eux-mêmes 
ou  par  leurs  régisseurs.  En  Auvergne*,  dans  la  seule 
élection  de  Clermont,  on  compte  cin(p.iante  paroisses  où, 
grâce  à  cet  arrangement,  toutes  les  terres  des  privilé- 
giés sont  exemptes,  en  sorte  que  toute  la  taille  retombe 
sur  les  taillables.  Bien  mieux,  il  suffit  aux  privilégiés  de 
prétendre  que  leur  fermier  n'est  qu'un  régisseur  :  c'est 
le  cas,  en  Poitou,  dans  plusieurs  paroisses  ;  le  subdé- 
légué et  l'élu  n'osent  y  regarder  de  trop  près.  De  cette 
façon,  le  privilégié  s'affrancliit  de  la  taille,  lui  et  tout 
son  bien,  y  compris  ses  fermes.  —  Or,  c'est  la  taille 
qui,  toujours  accrue,  fournit  par  ses  délégations  spé- 
ciales à  tant  de  services  nouveaux.  Il  suffit  de  repasser 
l'bistoire  de  ses  crues  périodiques  pour  montrer  à 
l'homme  du  Tiers  que,  seul  ou  presque  seul,  il  a  payé 
et  paye^  pour  la  conslruclion  des  ponts,  chaussées,  ca- 
naux et  palais  de  justice,  pour  le  rachat  des  offices, 
pour  l'établissement  et  l'entretien  des  maisons  de 
refuge,  des  asiles  d'aliénés,  des  pépinières,  des  postes 


i.  Gaultier  de   Biauzat,  Doléances,  195,  225.  —  Vroccs-verbaux 
de  inasrmblce  provinciale  du  Poitou  (1787),  159. 
2.  Gaultier  de  Biauzat.  Ibid. 


LE   PELTLE  255 

aux  chevaux,  des  académies  d'escrime  et  d'équitation, 
pour  l'entreprise  des  boues  et  pavés  de  Paris,  pour  les 
appointements  des  lieutenants  généraux,  gouverneurs  et 
commandants  de  province,  pour  les  honoraires  des 
baillis,  sénécliaux  et  vice-baillis,  pour  les  traitements 
des  bureaux  de  finances,  des  bureaux  d'élection  et  des 
commissaires  envoyés  dans  les  provinces,  pour  les 
salaires  de  la  maréchaussée,  des  chevaliers  du  guet,  et 
pour  je  ne  sais  combien  d'autres  choses.  —  Dans  les 
pays  d'Étals,  où  la  taille  sendde  devoir  être  mieux  répar- 
tie, l'inégalité  est  pareille.  En  Bourgogne  *,  toutes  les 
d.épenses  de  la  maréchaussée,  des  haras  et  des  fêtes 
publiques,  toutes  les  sommes  affectées  aux  cours  de 
chimie,  botanique,  anatomie  et  accouchements,  à  l'en- 
couragement des  arts,  à  l'abonnement  des  droits  du 
sceau,  à  l'affranchissement  des  ports  de  lettres,  aux  gra- 
tifications des  chefs  et  subalternes  du  commandement, 
aux  appointements  des  officiers  des  états,  au  secrétariat 
du  ministre,  aux  frais  de  perception  et  même  aux 
aumônes,  bref  1  800  000  livres  dépensées  en  services 
puJjlics,  sont  à  la  charge  du  Tiers;  les  deux  premiers 
ordres  n'en  payent  pas  un  sou. 

En  second  lieu,  pour  la  capitation,  qui,  à  l'origine, 
distribuée  en  vingt-deux  classes,  devait  peser  sur  tous  à 
proportion  de  leurs  fortunes,  on  sait  que,  dès  l'aljord, 
le  clergé  s'en  est  aiïranchi  moyennant  rachat  ;  et,  quant 

t.  Archives  nationales,  procCs-verbaux  et  cahiers  des  États 
Généraux,  t.  59,  6.  (Lettre  de  M.  d'Org:eux  à  M.  Necker.)  T.  27. 
500  à  574  (Cahiers  du  Tiers-état  d'Aruay-le-Duc). 


256  L'ANCIEN   REGIME 

aux  nobles,  ils  ont  si  bien  manœuvré,  que  leur  taxe 
s'est  réduite  à  mesure  que  s'augmentait  la  charge  du 
Tiers.  Tel  comte  ou  marquis,  intendant  ou  maître  des 
requêtes,  à  40  000  livres  de  rente,  qui,  selon  le  tarif  de 
1095 •,  devrait  payer  de  4700  à  2500  livres,  n'en  paye 
que  400,  et  tel  bourgeois  à  6000  livres  de  revenu,  qui, 
selon  le  même  tarif,  ne  devrait  payer  que  70  livres,  en 
paye  720,  Ainsi,  la  capitation  du  privilégié  a  diminué 
des  trois  quarts  ou  des  cinq  sixièmes,  et  celle  des  tail- 
lables  a  décuplé.  Dans  l'Ile-de-France*,  sur  240  livres 
de  revenu,  elle  prend  au  taillable  21  livres  8  sous,  au 
noble  5  livres,  et  l'intendant  déclare  lui-môme  qu'il 
ne  taxe  les  nobles  qu'au  80«  de  leur  revenu  ;  celui  de 
l'Orléanais  ne  les  taxe  qu'au  100«  ;  en  revanche  le  tail- 
lable est  taxé  au  H*.  —  Si  l'on  ajoute  aux  nobles  les 
autres  privilégiés,  officiers  de  justice,  employés  des 
fermes,  villes  abonnées,  on  forme  un  groupe  qui  con- 
tient presque  tous  les  gens  aisés  ou  riches,  et  dont  le 
revenu  dépasse  certainement  de  beaucoup  celui  de  tous 
les  simples  taillables.  Or  nous  savons,  par  les  budgets 
des  assemblées  provinciales,  ce  que  dans  chaque  pro- 
vince la  capitation  prend  à  chacun  des  deux  groupes  : 
dans  le  Lyonnais,  aux  taillables  898  000  livres,  aux  pri- 
vilégiés 190  000;  dans  TIle-de-France,  aux  taillables 
2  689  000  hvres,  aux  privilégiés  252000;  dans  la  géné- 

1.  On  a  tenu  comple  dans  ces  chiffres  de  l'augmcntalion  du 
titre  de  la  monnaie,  le  marc  d'argent  valant  '29  francs  en  1695, 
et  49  francs  dans  la  seconde  moitié  du  xyiii"  siècle. 

2.  Proccs-verbaux  de  l'assemblée  provinciale  de  l'Ile-de-France 
132,  158;  de  l'Orléanais,  96.  387. 


LE  PEUPLE  257 

ralité  d'Alençon,  aux  taillables  1067  000  livres,  aux 
privilégiés  122000;  dans  la  Champagne,  aux  taillables 
1577  000  livres,  aux  privilégiés  199  000;  dans  la 
Haute-Guyenne,  aux  taillables  1  268  000  livres,  aux 
privilégiés  61  000  ;  dans  la  généralité  d'Auch,  aux  tail- 
lables 797  000  livres,  aux  privilégiés  21  000;  dans  l'Au- 
vergne, aux  taillables  1  755000  livres,  aux  privilégiés 
86  000;  bref,  si  l'on  fait  les  totaux  pour  dix  provinces, 
11  656000  livres  au  groupe  pauvre,  et  1  450000  livres 
au  groupe  riche  :  celui-ci  paye  donc  huit  fois  moins 
qu'il  ne  devrait. 

.  Pour  les  vingtièmes,  la  disproportion  est  moindre,  et 
nous  n'avons  pas  de  chiffres  précis  ;  néanmoins  on  peut 
admettre  que  la  cote  des  privilégiés  est  environ  la  moi- 
tié de  ce  qu'elle  devrait  être.  «  En  1772  *,  dit  M.  de  Ca- 
«  lonne,  il  fut  reconnu  que  les  vingtièmes  n'étaient  pas 
«  portés  à  leur  valeur.  De  fausses  déclarations,  des 
«  baux  simulés,  des  traitements  trop  favorables  accor- 
«  dés  à  presque  tous  les  riches  propriétaires,  avaient 
«  entraîné  des  inégalités  et  des  erreurs  infmies....  La 
«  vérification  de  4902  paroisses  a  démontré  que  le  pro- 
«  duit  des  deux  vingtièmes,  qui  est  de  54  millions, 
«  devrait  monter  à  81.  »  Tel  domaine  seigneurial  qui, 
d'après  son  revenu  avéré,  devrait  payer  2400  livres,  n'en 
paye  que  1210.  C'est  bien  pis  pour  les  princes  du  sang; 
on  a  vu  que  leurs  domaines  sont  abonnés  et  ne  payent 
que  188  000  livres,  au  lieu  de  2  400  000,  Sous  ce  régime 

1.  Mémoire  présenté  à  l'Assemblée  des  Notables  (1787),  1.  — 
Voir  note  2  à  la  fin  du  tome  I"  sur  le  domaine  de  Blet. 


258  L'ANCIE>'   P.r.GIME 

qui  accable  les  faibles  pour  alléger  les  forts,  plus  on 
est  capable  do  contribuer,  moins  on  contribue.  —  C'est 
riiistoire  du  quatrième  et  dernier  impôt  direct,  je  veux 
dire  de  la  taxe  en  remplacement  des  corvées.  Altacliée 
d'abord  aux  vingtièmes  et  par  suite  répartie  sur  tous  les 
propriétaires,  elle  vient,  par  arrêt  du  Conseil,  d'être  rat- 
tacliée  à  la  taille,  et,  par  suite,  mise  sur  les  plus  cliar- 
gés*.  Or  cette  taxe  est  une  surcharge  d'un  quart  ajoutée 
au  principal  de  la  taille,  et,  pour  prendre  un  exemple, 
en  Champagne,  sur  100  livres  de  revenu,  elle  prend  au 
taillable  G  livres  5  sous.  «  Ainsi,  dit  l'assemblée  pro- 
((  vinciale,  les  routes  dégradées  par  le  poids  d'un  com- 
«  mcrce  actif,  par  les  courses  multipliées  des  riches,  ne 
«  sont  réparées  qu'avec  la  contribution  des  pauvres.  » 
—  A  mesure  que  les  chiffres  défilent  sous  les  yeux,  on 
voit  involontairement  se  dégager  les  deux  figures  de  la 
fable,  le  cheval  et  le  mulet,  compagnons  de  route  :  le 
cheval  a  droit  de  piaffer  à  son  aise  ;  c'est  pourquoi  on  le 
décharge  pour  charger  l'autre,  tant  qu'enfin  la  bête  de 
somme  s'abat  sous  le  faix. 

Non  seulement,  dans  le  corps  des  contribuables,  les 
privilégiés  sont  dégrevés  au  détriment  des  taillables, 
mais  encore,  dans  le  corps  des  taillables,  les  riches  sont 
soulagés  au  détriment  des  pauvres,  en  sorte  que  la  plus 
grosse  part  du  fardeau  finit  par  retomber  sur  la  classe 

\.  Proccs-verbaux  de  l'assemblée  provinciale  d'Alsace  (1787), 
IIG;  de  Cliampacjne,  192.  (Par  la  déclaration  du  2  juin  1787, 
la  luxe  en  reniplacement  de  la  corvée  peut  être  portée  au  1/0  de 
la  taille,  dos  accessoires  et  de  la  cnpilalioii  réunis.)  —  Ib.  de 
la  (jénéralilé  d'Alencon,  17'J;  du  Ikrry,  I,  218. 


LE   PEUPLE  '23a 

la  plus  indigente  et  la  plus  laborieuse,  sur  le  petit  pro- 
priétaire qui  cultive  son  propre  champ,  sur  le  simple 
artisan  qui  n'a  que  ses  outils  et  ses  mains,  et,  en  géné- 
ral, sur  le  villageois.  —  D'abord,  en  fait  d'impôts, 
nombre  de  villes  sont  abonnées  ou  franches.  Pour  la 
taille  et  les  accessoires,  Compiègne,  avec  iG71  feux,  ne 
paye  que  8000  francs,  pendant  que  tel  village  aux  envi- 
rons, Canly,  avec  148  feux,  paye  4475  francs'.  Pour  la 
capitation,  Versailles,  Saint-Germain,  Beauvais,Étampes, 
Pontoise,  Saint-Denis,  Compiègne,  Fontainebleau,  taxés 
ensemble  à  169  000  livres,  sont  aux  deux  tiers  exempts 
et  ne  versent  guère  que  1  franc  au  lieu  de  3  francs 
10  sous  par  tête  d'habitant;  à  Versailles,  c'est  moins 
encore,  puisque,  pour  70  000  habitants,  sa  capitation 
n'est  que  de  51  COO  francs*.  En  outre,  dans  tous  les  cas, 
lorsqu'il  s'agit  de  répartir  une  imposition,  le  bourgeois 
de  la  ville  se  préfère  à  ses  humbles  voisins  ruraux.  Aussi 
«  les  habitants  des  campagnes,  qui  dépendent  de  la  ville 
«  et  sont  compris  dans  ses  rôles,  sont  traités  avec 
«  une  rigueur  dont  il  serait  difficile  de  se  former  une 
((  idée....  Le  crédit  des  villes  repousse  sans  cesse  sur 
«  eux  le  fardeau  dont  elles  cherchent  à  se  soulager,  et 
«  les  citoyens  les  plus  riches  de  la  cité  payent  moins  de 
«  taille  que  le  colon  le  plus  malheureux'.  »  C'est  pour- 


1.  Archives  nationales.  G,  322  (Mémcire  sur  les  droits  d'aides 
à  Compiègne  et  aux  environs,  1786). 

2.  Procès-verbaux  de  l'assemblée  provinciale  de  l'Ile-de-France, 
101. 

5.  Procès-verbaux  de   l'assemblée  provinciale  du  Berry,  I,  85  ; 
II,   81.   —    de    l'Orléanais,    225.    —    «   L'arbitraire,    l'injustice, 


260  L'ANCIEN  RÉGIME 

quoi  «  l'effroi  de  la  taille  dépeuple  les  campagnes,  con- 
«  centre  dans  les  villes  tous  les  talents  et  tous  les  capi- 
^  taux*  ».  Même  inégalité  hors  des  villes.  Chaque  année, 
les  élus  et  leurs  collecteurs,  munis  d'un  pouvoir  arbi- 
traire, fixent  la  taille  de  la  paroisse  et  la  taille  de  chaque 
habitant.  Entre  ces  mains  ignorantes  et  partiales,  ce 
n'est  pas  l'équité  qui  tient  la  balance,  c'est  l'intérêt 
privé,  la  haine  locale,  le  désir  de  la  vengeance,  le  besoin 
de  ménager  un  ami,  un  parent,  un  voisin,  un  protecteur, 
un  patron,  un  homme  puissant,  un  homme  dangereux. 
L'intendant  de  Moulins,  arrivant  dans  sa  généralité, 
trouve  que  «  les  gens  en  crédit  ne  payent  rien  et  que  les 
«  malheureux  sont  surchargés  ».  Celui  de  Dijon  écrit 
que  «  les  bases  de  la  répartition  sont  arbitraires  à  un 
«  tel  degré,  qu'on  ne  doit  pas  laisser  gémir  plus  long- 
«  temps  les  peuples  de  la  province  *  » .  Dans  la  généra- 
lité de  Rouen,  «  quelques  paroisses  payent  plus  de  4  sous 
«  pour  livre  et  quelques-unes  à  peine  1  sou  '  » .  —  «  Depuis 

a  l'inégalité,  sont  inséparables  de  l'impôt  de  la  taille  à  chaque 
«  changement  de  collecteur.  » 

1.  Archives  nationales,  II,  015.  Lettre  de  M.  de  Langourda, 
gentilhomme  breton,  à  M.  Necker,  4  décembre  1780  :  «  Vous  met- 
«  tez  toujours  les  impôts  sur  la  classe  des  hommes  utiles  et 
«  nécessaires,  qui  diminue  tous  les  jours  :  ce  sont  les  laboureurs. 
0  Les  campagnes  sont  devenues  désertes  et  personne  ne  veut 
«  plus  conduire  la  charrue.  J'atteste  à  Dieu  et  à  vous,  Monsci- 
«  gneur,  que  nous  avons  perdu  plus  d'un  tiers  de  nos  blés  nains 
«  à  la  dernière  récolte,  parce  que  nous  n'avions  pas  d'hommes 
0  pour  travailler.  » 

Ib.,  1149  (lettre  de  M.  de  Reverseaux,  16  mars  1781);  II,  200 
(lettre  de  M.  Amelot,  2  novembre  178i). 

3.  Procès-verbaux  de  l'assemblée  provinciale  de  la  généralité  de 
Rouen,  91. 


LE  PEUPLK  261 

((  trois  ans  que  j'habite  la  campagne,  écrit  une  dame  du 
t!  même  pays,  j'ai  remarqué  que  la  plupart  des  riches 
((  propriétaires  sont  les  moins  foulés  ;  ce  sont  ceux-là 
ri  qui  sont  appelés  pour  la  répartition,  et  le  peuple  est 
';  toujours  vexé'.  »  —  «  J"habite  une  terre  à  dix  lieues 
t  de  Paris,  écrivait  d'Argenson,  oîi  l'on  a  voulu  établir 
0  la  taille  proportionnelle,  mais  tout  n'a  été  qu'injus- 
«  tice  ;  les  seigneurs  ont  prévalu  pour  alléger  leurs  fer- 
«  miers^  »  Outre  ceux  qui,  par  faveur,  font  alléger 
leur  taille,  il  y  a  ceux  qui,  moyennant  argent,  s'en 
délivrent  tout  à  fait.  Un  intendant,  visitant  la  subdélé- 
gation de  Bar-sur-Seine,  remarque  «  que  les  riches  cul- 
«  tivateurs  parviennent  à  se  faire  pourvoir  de  petites 
«  charges  chez  le  roi  et  jouissent  des  privilèges  qui  y 
«  sont  attachés,  ce  qui  fait  retomber  le  poids  des  imposi- 
«  tions  sur  les  autres^.  »  —  «  Une  des  principales  causes 
«  de  notre  surtaxe  prodigieuse,  dit  l'assemblée  provin- 
«  ciale  d'Auvergne,  c'est  le  nombre  inconcevable  des 
«  privilégiés  qui  s'accroît  chaque  jour  par  le  trafic  et  la 
«  location  des  charges;  il  y  en  a  qui,  en  moins  de 
«  vingt  ans,  ont  anobli  six  familles.  »  Si  cet  abus  conti- 
nuait, «  il  finirait  par  anoblir  en  un  siècle  tous  les 
«  contribuables  le  plus  en  état  de  porter  la  charge  des 
«  contributions*  ».  Notez  do  plus  qu'une  infinité  de 
places  et  de  fonctions,  sans  conférer  la  noblesse, 
exemptent  leur  titulaire   de  la  taille  personnelle  et 

1.  Ilippeau,  VI,  22  (1788). 

2.  Marquis  d'Argenson,  VI,  37. 

5.  Archives  nationales,  II,  200   (Mémoire  de  M.   Amelot,  1785). 
A.  Procès-verbaux  de  l'assemblée  provinciale  d'Auvergne,  2D3. 


262  L'ANCIEN  RÉGIME 

réduisent  sa  capitation  au  quarantième  de  son  revenu  : 
d'abord  toutes  les  fonctions  publiques,  administratives 
ou  judiciaires,  ensuite  tous  les  emplois  dans  la  gabelle, 
dans  les  traites,  dans  les  domaines,  dans  les  postes, 
dans  les  aides  et  dans  les  régies*.  «  Il  est  peu  de 
«  paroisses,  écrit  un  intendant,  où  il  n'existe  de  ces 
((  employés,  et  l'on  en  voit  dans  plusieurs  jusqu'à  deux 
«  ou  trois  ^.  »  Un  maître  de  poste  est  exempt  de  taille 
pour  tous  ses  biens  et  facultés,  et  même  pour  ses 
fermes  jusqu'à  concurrence  de  cent  arpents.  Les  notaires 
d'Angoulème  sont  affranchis  de  la  corvée,  de  la  collecte, 
du  logement  des  gens  de  guerre,  et  ni  leurs  fds,  ni  leurs 
premiers  clercs  ne  tirent  à  la  milice.  Lorsque  dans  les 
correspondances  administratives  on  examine  de  près  le 
grand  filet  fiscal,  on  découvre  à  chaque  instant  quelques 
mailles  par  lesquelles,  avec  un  peu  d'industrie  ou 
d'effort,  passent  tous  les  poissons  moyens  ou  gros  ;  le 
fietin  seul  reste  qu  fond  de  la  nasse.  Un  chirurgien  non 
apolliicaire,  un  fils  de  famille  de  quarante-cinq  ans, 
commerçant,  mais  demeurant  chez  son  père  et  en  pays 
de  droit  écrit,  échappent  à  la  collecte.  Même  immunité 
pour  les  quêteurs  des  religieux  de  la  Merci  et  de 
l'Ktroile  Observance.  Dans  tout  l'Est  et  le  Midi,  les  par- 

i.  lîoiviii-Cliampeaux,  Doléances  de  la  paroisse  de  Tillrul-Lnm- 
berl  (Eure).  «  Une  ([uantité  de  sortes  de  privilégiés,  MM.  des  éloc- 
«  lions,  MM.  les  maîtres  de  poste,  MM.  les  présidents  et  autres 
«  attachés  au  grenier  au  sel,  tous  particuliers  qui  possèdent  de 
«  grands  biens,  ne  payent  que  le  tiers  ou  la  moitié  des  impôts 
«  qu'ils  devraient  payer.  » 

2.  T()C(|ueville,  585.  —  Procès-verbaux  de  l'assemblée  provin- 
ciale du  Lijoiutais,  5G. 


LE   TEITLE  2G3 

ticiiliors  aises  achètent  cette  commission  de  quêteur 
moyennant  un  louis  ou  dix  écus,  et  mettent  trois  livres 
dans  un  bassin  qu'ils  font  promener  dans  une  paroisse 
quelconque*  :  dix  habitants  dans  une  petite  ville  de 
la  montagne,  cinq  habitants  dans  le  seul  village  de  Trei- 
gnac  ont  de  cette  façon  obtenu  leur  décharge.  Par  suite, 
«  la  collecte  retombe  sur  les  pauvres,  toujours  impuis- 
«  sants,  souvent  insolvables  »,  et  tous  ces  privilèges, 
qui  font  la  ruine  du  contribuable,  font  le  déficit  du 
Trésor. 


VII 

Encore  un  mot  pour  achever  le  tableau.  C'est  dans 
les  villes  qu'on  se  réfugie,  et,  en  effet,  comparées  aux 
campagnes,  les  villes  sont  un  refuge.  Mais  la  misère  y 
suit  les  pauvres  ;  car,  d'une  part,  elles  sont  obérées, 
et,  d'autre  part,  la  coterie  qui  les  administre  assoit 
l'impôt  sur  les  indigents.  Opprimées  par  le  fisc, 
elles  oppriment  le  peuple,  et  rejettent  sur  lui  la 
charge  que  leur  impose  le  roi.  Sept  fois  en  quatre- 
vingts  ans*,  il  leur  a  repris  et  revendu  le  droit  de 
nommer  leurs  officiers  municipaux,  et,  pour  payer 
«  cette  finance  énorme  »,  elles  ont  doublé  leurs  octrois. 
A  présent,  quoique  libérées,  elles  payent  encore  ;  la 
charge  annuelle  est  devenue  perpétuelle  ;  jamais  le  fisc 

i.  Archives  nationales,  H,  1422   (Lettres   de  M.  d'Aîne,  inten- 
dant, et  du  receveur  de  l'Élection  de  Tulle,  23  février  1783). 
2.  Tocqueville,  64,  363. 


204  L'ANCIEN  RÉGIME 

ne  lâche  prise  ;  ayant  sucé  une  fois,  il  suce  toujours. 
«  C'est  pourquoi,  en  Bretagne,  dit  un  intendant',  il  n'y 
«  a  aucune  ville  dont  la  dépense  ne  dépasse  les  reve- 
((  nus.  »  Elles  ne  peuvent  raccommoder  leur  pavé,  elles  ne 
peuvent  réparer  leurs  chemins,  «  leurs  approches  sont 
«  presque  impraticables  ».  Comment  feraient-elles  pour 
s'entretenir,  obligées,  comme  elles  le  sont,  à  payer  après 
avoir  payé  déjà?  Leurs  octrois  accrus  en  1748  devaient 
fournir  en  onze  ans  les  60G  000  livres  convenues  ;  mais, 
les  onze  ans  écoulés,  le  fisc  soldé  a  maintenu  ses 
exigences,  si  bien  qu'en  1774  elles  ont  déjà  versé 
2  071  052  livres  et  que  l'octroi  provisoire  dure  toujours. 
—  Or  cet  octroi  exorbitant  pèse  partout  sur  les  choses 
les  plus  indispensables  à  la  vie,  et  de  cette  façon  l'arti- 
san est  plus  chargé  que  le  bourgeois.  A  Paris,  ainsi 
qu'on  l'a  vu,  le  vin  paye  par  muid  47  livres  d'entrée  ;  au 
taux  oii  est  l'argent,  c'est  le  double  d'aujourd'hui.  «  Un 
«  turbot,  sorti  de  la  côte  de  Harfleur  et  arrivé  en  poste, 
«  paye  d'entrée  onze  fois  sa  valeur  ;  partant,  le  peuple 
u  de  la  capitale  est  condamné  à  ne  pas  manger  de  pois- 
«  son  de  mer*.  »  Aux  portes  de  Paris,  dans  la  mince 
paroisse  d'Aubervilliers,  je  trouve  «  des  droits  excessifs 
«  sur  le  foin,  la  paille,  les  grains,  le  suif,  la  chandelle, 
«  les  œufs,  le  sucre,  le  poisson,  les  fagots,  le  bois  de 
«  chauffage  ^  » .  Compiègne  paye  toute  sa  taille  au  moyen 


1.  Archives  nationales.  H,  612,  614  (LeUrcs  de  M.  Cize  de  la 
Dove,  H  septembre  et  2  décembre  1774,  28  juin  1777). 

2.  Mercier,  II,  62. 

3.  Doléances  de  la  paroisse  d'Aubervilliers. 


LE  PEUPLE  205 

d'un  impôt  sur  les  boissons  et  sur  les  bestiaux'.  «  Dans 
«  Toul  et  Verdun,  les  charges  sont  si  pesantes,  qu'il  n'y 
«  a  guère  que  ceux  qui  y  sont  retenus  par  leurs  offices 
«  et  par  d'anciennes  habitudes,  qui  consentent  à  y 
«  rester^.  »  A  Coulommiers,  «  le  marchand  et  lepeupl  ' 
«  sont  si  surchargés,  qu'ils  répugnent  à  faire  des  enhi 
«  prises  ».  Partout,  contre  les  octrois,  les  barrières  f 
les  commis,  la  haine  populaire  est  profonde.  Parlou 
l'oligarchie  bourgeoise  songe  à  elle-même  avant  de 
songer  à  ses  administrés.  A  Nevers  et  à  Moulins^,  «  tous 
«  les  gens  riches  trouvent  moyen  de  se  soustraire  à  la 
((•  collecte  par  différentes  commissions  ou  par  le  crédit 
«  qu'ils  ont  auprès  des  élus,  de  sorte  qu'on  prendrait 
«  pour  de  vrais  mendiants  les  collecteurs  de  Nevers  de 
«  cette  année  et  de  l'année  précédente  ;  il  n'y  a  point  de 
«  petits  villages  dont  les  collecteurs  ne  soient  plus  sol- 
«  vables,  puisqu'on  y  prend  des  métayers  ».  A  Angers, 
«  indépendamment  des  jetons  et  de  la  bougie  qui 
«  consomment  le  fonds  annuel  de  2127  livres,  les 
«  deniers  publics  se  dissipent  et  s'emploient  au  gré  des 
((  officiers  municipaux  en  dépenses  clandestines  ».  En 
Provence,  où.  les  communautés  s'imposent  librement  et 
devraient,  ce  semble,  ménager  le  pauvre,  «  la  plupart 
«  des  villes,  notamment  Aix,  Marseille  et  Toulon*,  ne 

4.  Archives  nationales,  G,  500,  G,  522  (Mémoires  sur  les  droits 
d'aides). 

2.  Piocès-verbaux  de  l'assemblée  provinciale  des  Trots-Evéchés, 
442. 

5.  Archives  nationales,  H,  1422  (Lettre  de  l'intendant  de  Mou- 
lins, avril  1779). 

4.  Archives  nationale»,  H,  1312  tLetti'es  de  M.   d'Antheman, 


266  L'ANCIEN   REGIME 

«  payent  leurs  impositions  »  locales  et  générales  «  que 
«  par  le  droit  de  piquet  ».  C'est  une  taxe  «  sur  toutes 
((  les  farines  qui  sont  et  se  consomment  sur  leur  ter- 
((  roir  »  ;  par  exemple,  sur  254897  livres  que  dépense 
Toulon,  le  piquet  en  fournit  255  405.  Ainsi,  tout  l'impôt 
porte  sur  le  peuple,  et  l'évêque,  le  marquis,  le  prési- 
dent, le  gros  négociant  payent  moins  pour  leur  dîner 
de  poisson  fm  et  de  becfigues  que  le  calfat  ou  le  porte- 
faix pour  ses  deux  livres  de  pain  frotté  d'ail  !  Et  le  pain 
dans  ce  pays  stérile  est  déjà  trop  cher  !  Et  il  est  si  mau- 
vais, que  Malouet,  l'intendant  de  la  maiine,  le  refuse 
pour  ses  employés  !  —  «  Sire,  disait  en  chaire  M.  de  la 
«  Faro,  évêque  de  Nancy,  le  4  mai  1789,  sire,  le  peuple 
((  sur  lequel  vous  régnez  a  donné  des  preuves  non  équi- 
«  voques  de  sa  patience....  C'est  un  peuple  martyr,  à 
((  qui  la  vie  sem])le  n'avoir  été  laissée  que  pour  le  faire 
«  souffrir  plus  longtemps.  i> 

VIII 

«  Je  suis  misérable,  parce  qu'on  me  prend  trop.  Qn 
me  prend  trop,  parce  qu'on  ne  prend  pas  assez  aux  pri- 
vilégiés. Non  seulement  les  pi'ivih''giés  me  font  payer  à 
leur  place,  mais  encore  ils  prélèvent  sur  moi  huirs  droils 
ecclésiastiques  et  féodaux,  (^naiid,  sur  mon  revtMiu 
de  100  francs,  j'ai  donné  55  fiancs  et  au  delà  au  collec- 

avocat  général  à  la  Cour  des  Comptes  d'Aix  (19  mai  1785)  et  de 
l'archevêque  d'Aix  (15  juin  1783).  —  La  Provence  ne  produisait  de 
blé  que  pour  sa  consonnnation  pendant  sept  mois  et  demi. 


LE  PEUPLE  267 

leur,  il  faut  encore  que  j'en  donne  plus  de  14  au  sei- 
gneur et  plus  de  14  pour  la  dime  *,  et,  sur  les  18  ou 
19  francs  qui  me  restent,  je  dois  en  outre  satisfaire  le 
rat  de  cave  et  le  gabelou.  A  moi  seul,  pauvre  homme, 
je  paye  deux  gouvernements  :  l'un  ancien,  local,  qui 
aujourd'hui  est  absent,  inutile,  incommode,  humiliant, 
et  n'agit  plus  que  par  ses  gênes,  ses  passe-droits  et  ses 
taxes;  l'autre,  récent,  central,  partout  présent,  qui,  se 
chargeant  seul  de  tous  les  services,  a  des  besoins 
immenses  et  retombe  sur  mes  maigres  épaules  de  tout 
son  énorme  poids.  »  — Telles  sont,  en  paroles  précises, 
les  idées  vagues  qui  commencent  à  fermenter  dans 
les  têtes  populaires,  et  on  les  retrouve  à  chaque  page 
dans  les  cahiers  des  États  généraux. 

«  Fasse  le  ciel,  dit  un  village  de  Normandie-,  que  le 
((  monarque  prenne  entre  ses  mains  la  défense  dumisé- 
«  rable  citoyen  lapidé  et  tyrannisé  par  les  commis,  les 
«  seigneurs,  la  justice  et  le  clergé.  »  —  «  Sire,  éci'it 
«  un  village  de  Champagne^,  tout  ce  qu'on  nous 
«  envoyait  de  votre  part  c'était  toujours  pour  avoir  de 

\.  On  peut  évaluer  les  droits  féodaux  au  septième  du  revenu 
net  et  la  dîme  aussi  au  septième.  C'est  le  chiflre  que  donne  l'As- 
seniblce  provinciale  de  la  Haute-Guyenne  {Procès-verbaux,  47). 
—  Dans  les  autres  provinces,  nombre  d'exemples  isolés  indiquent 
un  chittre  à  peu  près  semblable.  —  La  dime  flotte  du  dixième  au 
trentième  du  produit  brut,  et  ordinairement  se  rapproche  plus 
du  dixième  que  du  trentième.  La  moyenne  est,  à  mon  avis,  du 
quatorzième,  et,  comme  il  faut  défalquer  moitié  du  produit  brut 
pour  les  frais  de  culture,  elle  est  du  septième.  Lelrosne  dit  le 
cinquième  et  même  le  quart. 

2.  Boivin-Champeaux,  72. 

0.  Doléances  de  la  communauté  de  Culmon  (Élection  de  Lan- 
gresl. 


208  L'ANCIEN  REGIME 

«  l'argent.  On  nous  faisait  bien  espérer  que  cela  finirait, 

«  mais  tous  les  ans  cela  devenait  plus  fort.  Nous  ne 

«  nous  en  prenions  pas  à  vous,  tant  nous  vous  aimions, 

s  mais  à  ceux  que  vous  employez  et  qui  savent  mieux 

«  faire  leurs  affaires  que  les  vôtres.  Nous  croyions  qu'ils 

«  vous  trompaient,  et  nous  nous  disions  dans  notre  cha- 

«  grin  :  Si  notre   bon  roi  le  savait!...  Nous   sommes 

«  accablés  d'impôts  de  toute  sorte  ;  nous  vous  avons 

«  donné  jusqu'à  présent  une  partie  de  notre  pain,  et  il 

((  va  bientôt  nous  manquer  si  cela  continue....  Si  vous 

«  voyiez  les  pauvres  chaumières  que  nous  habitons,  la 

«  pauvre  nourriture  que  nous  prenons,  vous  en  seriez 

«  touché  ;  cela  vous  dirait  mieux  que  nos  paroles  que 

«  nous  n'en  pouvons  plus  et  qu'il  faut  nous  diminuer.... 

«  Ce  qui  nous  fait  bien  de  la  peine,  c'est  que  ceux  qui 

«  ont  le  plus  de  bien  payent  le  moins.  Nous  payons  les 

«  tailles  et  tout  plein  d'ustensiles,  et  les  ecclésiastiques 

«  et  nobles,  qu^  ont  les  plus  beaux  biens,  ne  payent 

«  rien  de  tout  cela.  Pourquoi  donc  est-ce  que  ce  sont 

«  les  riches   qui  payent  le  moins  et   les  pauvres  qui 

«  payent  le  plus?  Est-ce  que  chacun  ne  doit  pas  payer 

«  selon  son  pouvoir?  Sire,  nous  vous  demandons  que 

((  cela  soit  ainsi,  parce  que  cela  est  juste....  Si  nous 

«  osions,    nous   entreprendrions   de   planter  quelques 

«  vignes  sur  les  coteaux  ;  mais  nous  sommes  si  tour- 

((  mentes  par  les  commis  aux  aides,  que  nous  pense- 

«  rions  plutôt  à  arracher  celles  qui  sont  plantées  ;  tout 

«  le  vin  que  nous  ferions  serait  pour  eux,  et  il  ne  nous 

c  resterait  que  la  peine.  C'est  un  grand  fléau  que  toute 


LE   PEUPLE  209 

«  cette  maltôte-la,  et,  pour  s  en  sauver,  en  aime  mieux 
*  laisser  les  terres  en  friche....  Débarrassez-nous 
«  d'abord  des  maltôtiers  et  des  gabelous  ;  nous  souffrons 
«  beaucoup  de  toutes  ces  inventions-là  ;  voici  le  moment 
«  de  les  changer;  tant  que  nous  les  aurons,  nous  ne 
«  serons  jamais  heureux.  Nous  vous  le  demandons,  sire, 
«  avec  tous  vos  autres  sujets,  qui  sont  aussi  las  que 
«  nous....  Nous  vous  demanderions  encore  bien  d'autres 
«  choses,  mais  vous  ne  pouvez  pas  tout  faire  à  la  fois.  » 
—  Les  impôts  et  les  privilèges,  voilà,  dans  les  cahiers 
vraiment  populaires,  les  deux  ennemis  contre  lesquels 
les  plaintes  ne  tarissent  pas*.  «  Nous  sommes  écrasés 
«  par  les  demandes  de  subsides...,  nos  impositions  sont 
«  au  delà  de  no's  forces....  Nous  ne  nous  sentons  pas  la 
«  force  d'en  supporter  davantage...,  nous  périssons ter- 
«  rassés  par  les  sacrifices  qu'on  exige  de  nous....  Le 
«  travail  est  assujetti  à  un  taux  et  la  vie  oisive  en  est 
«  exempte....  Le  plus  désastreux  des  abus  est  la  féod^- 
«  lité,  et  les  maux  qu'elle  cause  surpassent  de  beau- 
«  coup  la  foudre  et  la  grêle....  Impossible  de  subsister, 
«  si  l'on  continue  à  enlever  les  trois  quarts  des  mois- 
«  sons  par  champart,  tcrrage,  etc....  Le  propriétaire  a  la 
«  quatrième  partie,  le  dècimateur  en  prend  la  douzième, 
«  l'impôt  la  dixième,  sans  compter  les  dégâts  d'un 
«  gibier  innombrable  qui  dévore  la  campagne  en  ver- 
«  dure  :  il  ne  reste  donc  au  malheureux  cultivateur  que 

1.  Boivin-Champeaux,  54,  36,  41,  48.  —  Paris  [Doléances  des 
paioisses  rurales  de  l'Artois,  501,  308).  —  Archives  nationales, 
procès-verbaux  et  cahiers  des  États  généraux,  t.  xvii,  12  (Lettre 
des  habitants  de  Dracy-le-Yitreux). 

ANC.  mie.  n.  T.  II.  —  18 


270  L'ANCIEN  RÉGIME 

«  la  peine  et  la  douleur.  »  —  Pourquoi  le  Tiers  paye-t-il 
seul  pour  les  routes  sur  lesquelles  la  noblesse  et  le 
clergé  roulent  en  carrosse?  Pourquoi  les  pauvres  gens 
sont-ils  seuls  astreints  à  la  milice  ?  Pourquoi  «  le  sub- 
((  délégué  ne  fait-il  tirer  que  les  indéfendus  et  ceux  qui 
((  n'ont  pas  de  protections  »?  Pourquoi  suffit-il  d'être  le 
domestique  d'un  privilégié  pour  échapper  au  service? 
—  Détruisez  ces  colombiers  qui  n'étaient  autrefois  que 
des  volières  et  qui  maintenant  renferment  parfois  jus- 
qu'à 5000  paires  de  pigeons.  Abolissez  les  droits  bar- 
bares de  «  motte,  quevaise  et  domaine  congéable,  sous 
«  lesquels  plus  de  cinq  cent  mille  individus  gémissent 
«  encore  en  Basse-Bretagne  ».  —  «  Vous  avez  dans  vos 
«  armées,  sire,  plus  de  trente  mille  serfs  franc- 
«  comtois  »  ;  si  l'un  d'eux  devient  officier  et  quitte  le 
service  avec  une  pension,  il  faut  qu'il  aille  vivre  dans  la 
hutte  où  il  est  né  ;  sinon,  lorsqu'il  mourra,  le  seigneur 
prendra  son  pécule.  Plus  de  prélats  absents,  ni  d'abbés 
commendataires.  «  Ce  n'est  point  à  nous  à  payer  le 
((  déficit  actuel,  c'est  aux  évêques,  aux  bénéficiers; 
((  retranchez  aux  princes  de  l'Église  les  deux  tiers  de 
«  leurs  revenus.  »  —  «  Que  la  féodalité  soit  abolie. 
«  L'homme,  le  paysan  surtout,  est  tyranniquement 
((  asservi  sur  la  terre  malheureuse  oîi  il  languit  dos- 
((  séché....  Il  n'y  a  point  de  liberté,  de  prospérité,  de 
«  bonheur,  là  oîi  les  terres  sont  serves....  Abolissons 
((  les  lods  et  ventes,  maltôte  bursale  et  non  féodale,  taxe 
((  mille  fois  remboursée  aux  privilégiés.  Qu'il  suffise  à 
«  la  féodalité  de   son  sceptre   de  fer,  sans  qu'elle  y 


LE  PEUPLE  271 

<r  joigne  encore  le  poignard  du  traitant'.  »  —  Ici,  et 
déjà  depuis  quelque  temps,  ce  n'est  plus  le  villageois 
qui  parle  ;  c'est  le  procureur,  l'avocat  qui  lui  prête  ses 
métaphores  et  ses  théories.  Mais  l'avocat  n'a  fait  que 
traduire  en  langage  littéraire  les  sentiments  du  villa- 
geois. 

i.  Prudhomme,  Résumé  des  Cahiers,  lU,passim,et  notamment 
de  517  à  540. 


CHAPITRE  III 

T.  État  des  cerveaux  populaires.  —  Incapacité  mentale.  —  Comment 
les  idées  se  transforment  en  légendes.  —  II.  Incapacité  poli- 
tique. —  Comment  les  nouvelles  politiques  et  les  actes  du  gou- 
vernement sont  interprétés.  —  III.  Impulsions  destructives.  — 
A  quoi  s'acharne  la  colère  aveugle.  —  Méfiance  contre  les  chefs 
naturels.  —  De  suspects  ils  deviennent  haïs.  —  Dispositions  du 
peuple  en  1789.  —  IV.  Recrues  et  chefs  d'émeute.  —  Bra- 
conniers. —  Contrebandiers  et  faux-sauniers.  —  Bandits.  — 
Mendiants  et  vagabonds.  —  Apparition  des  brigands.  —  Le 
peuple  de  Paris. 

I 

A  présent,  pour  comprendre  leurs  actions,  il  fntulrait 
voir  l'état  de  leur  esprit,  le  train  courant  de  leurs  idées, 
la  façon  dont  ils  pensent.  Mais,  en  vérité,  est-il  besoin 
de  faire  leur  portrait,  et  ne  suffit-il  pas  des  détails  qu'on 
vient  de  donner  sur  leur  condition?  On  les  connaîtra 
plus  tard  et  par  leurs  actions  elles-mêmes,  quand,  en 
Touraine,  ils  assommeront  à  coup  de  sabots  le  maire  et 
l'adjoint  de  leur  choix,  parce  que,  pour  obéir  à  l'Assem- 
blée nationale,  ces  deux  pauvres  gens  ont  dressé  le 
tableau  des  impositions,  ou  quand,  ù  Troyes,  ils  traîne- 
ront et  déchireront  dans  les  rues  le  magistrat  vénérable 


LE   PEUPLE  273 

qui  les  nourrit  en  ce  moment  même  et  qui  vient  de 
dresser  son  testament  en  leur  faveur.  —  Prenez  le  cer- 
veau encore  si  brut  d'un  de  nos  paysans  contemporains, 
et  retranchez-en  toutes  les  idées  qui,  depuis  quatre- 
vingts  ans,  y  entrent  par  tant  de  voies,  par  l'école  pri- 
maire instituée  dans  chaque  village,  par  le  retour  des 
conscrits  après  sept  ans  de  service,  par  la  multiplica- 
tion prodigieuse  des  livres,  des  journaux,  des  routes, 
des  chemins  de  fer,  des  voyages  et  des  communications 
de  toute  espèce  '.  Tâchez  de  vous  figurer  le  paysan 
d'alors,  clos  et  parqué  de  père  en  fils  dans  son  hameau, 
sans  chemins  vicinaux,  sans  nouvelles,  sans  autre 
enseignement  que  le  prône  du  dimanche,  tout  entier 
au  souci  du  pain  quotidien  et  de  l'impôt,  «  avec  son 
«  aspect  misérable  et  desséché*  »,  n'osant  réparer  sa 
maison,  toujours  tourmenté,  défiant,  l'esprit  rétréci  et, 
pour  ainsi  dire,  raccorni  par  la  misère.  Sa  condition  est 
presque  celle  de  son  bœuf  ou  de  son  âne,  et  il  a  les 
idées  de  sa  condition.  Pendant  longtemps  il  est  resté 
engourdi;  il  manque  même  d'inslinct';  »  macliinale- 

"1.  Théron  de  Montaugc,  102,  113.  Dans  le  Toulousain,  sur  cin- 
quante paroisses,  dix  ont  des  écoles.  —  Dans  la  Gascogne,  dit 
l'Assemblée  provinciale  d'Auch  (24),  «  la  plupart  des  campagnes 
a  sont  sans  maîtres  d'école  ni  presbytères  ».  —  En  1778,  le  cour- 
rier de  Paris  n'arrive  à  Toulouse  que  trois  fois  par  semaine, 
celui  de  Toulouse  pour  Alby,  Piodez,  etc.,  deux  fois  par  semaine, 
pour  beaumont,  Saint-Girons,  etc.,  une  fois.  «  A  la  campagne, 
dit  Théron  de  Mautaugé,  on  vit  pour  ainsi  dire  dans  la  solitude 
et  dans  l'exil.  »  En  1789,  le  courrier  de  Paris  n'arrive  à  Besançon 
que  trois  fois  par  semaine  (Arthur  Young,  I,  257). 

2.  Mot  du  marquis  de  Mirabeau. 

3.  Archives  nationales.  G,  300,  lettre  d'un  directeur  des  aides 
à  Goulommiers  (15  août  1781). 


274  L'ANCIEN   RÉGIME 

ment  et  sans  lever  les  yeux,  il  tire  sa  charrue  hérédi- 
taire. En  1751,  d'Argenson  écrivait  sur  son  journal  : 
«  Rien  ne  les  pique  aujourd'hui  des  nouvelles  de  la 
a  cour;  ils  ignorent  le  règne....  La  dislance  devient 
«  chaque  jour  plus  grande  de  la  capitale  à  la  province.... 
«  On  ignore  ici  les  événements  les  plus  marqués  qui 
«  nous  ont  le  plus  frappés  à  Paris....  Les  habitants  de 
«  la  campagne  ne  sont  plus  que  de  pauvres  esclaves, 
«  des  bêles  de  trait  attachées  à  un  joug,  qui  marchent 
«  comme  on  les  fouette,  qui  ne  se  soucient  et  ne  s'em- 
«  barrassent  de  rien,  pourvu  qu'ils  mangent  et  dorment 
((  à  leurs  heures'.  »  Ils  ne  se  plaignent  pas,  «  ils  ne 
«  songent  pas  même  à  se  plaindre  *  »  ;  leurs  maux  leur 
semblent  une  chose  de  nature,  comme  Ihiver  ou  la 
grêle.  Leur  pensée,  comme  leur  agriculture,  est  encore 
du  moyen  âge. —  En  Toulousain^,  pour  découvrir  l'auteur 
d'un  vol,  pour  guérir  un  homme  ou  une  bête  malade, 
on  a  recours  au' sorcier,  qui  devine  au  moyen  d'un 
crible.  Le  campagnard  croit  de  tout  son  cœur  aux 
revenants,  et,  la  nuit  de  la  Toussaint,  il  met  le  couvert 
pour  les  morts.  —  En  Auvergne,  au  commencement  de 
la  Révolution,  une  fièvre  contagieuse  s'étant  déchirée, 
il  est  clair  que  M.  de  Montiosier,  sorcier  avéré,  en  csf 
la  cause,  et  deux  cents  hommes  se  mettent  en  marche 
pour  démolir  sa  maison.  Aussi  bien  leur  religion  est  de 
niveau  :    «  Leurs  prêtres  boivent  avec  eux  et  leur  vcu- 

1.  Mar([uis  d'Arpcnsoii,  VI,  425  (10  juin  1751). 

2.  Coiiilc  de  Moiillosier,  I,  lO'^,  140. 

3.  Tlici'uu  de  Muulau^é,  1U2. 


LE   PEUPLE  275 

«  dent  l'absolution.  Tous  les  dimanches,  aux  prônes,  il 
«  se  crie  des  lieutenances  et  des  sous-lieutenances  (de 
((  saints)  :  à  tant  la  lieutenance  de  saint  Pierre  !  —  Si  le 
«  paysan  tarde  à  mettre  le  prix,  vite  un  éloge  de  saint 
«  Pierre,  et  mes  paysans  de  monter  à  l'envi'.  »  — A  ces 
cerveaux  tout  primitifs,  vides  d'idées  et  peuplés  d'images, 
il  faut  des  idoles  sur  la  terre  comme  dans  le  ciel.  «  Je 
«  ne  doutais  nullement,  dit  Rétif  de  la  Bretonne',  que 
«  le  roi  ne  pût  légalement  obliger  tout  homme  à  me 
«  donner  sa  femme  ou  sa  fille,  et  tout  mon  village 
«  (Sacy  en  Bourgogne)  pensait  comme  moi.  »  Il  n'y  a 
pas  de.  place  en  de  pareilles  têtes  pour  les  conceptions 
abstraites,  pour  la  notion  de  l'ordre  social  ;  ils  le  subis- 
sent, rien  de  plus.  «  La  grosse  masse  du  peuple,  écrit 
((  Gouverneur  Morris  en  1789^,  n'a  pour  religion  que 
«  ses  prêtres,  pour  loi  que  ses  supérieurs,  pour  morale 
((  que  son  intérêt;  voilà  les  créatures  qui,  menées  par 
((  des  curés  ivres,  sont  maintenant  sur  le  grand  chemin 
«  de  la  liberté  ;  et  le  premier  usage  qu'elles  en  font, 
«  c'est  de  s'insurger  de  toutes  parts  parce  qu'il  y  a 
((  disette.  » 

Comment  pourrait-il  en  être  autrement?  Avant  de 
prendre  racine  dans  leur  cervelle,  toute  idée  doit  de- 
venir une  légende,  aussi  absurde  que  simple,  appropriée 
à  leur  expérience,  à  leurs  facultés,  à  leurs  craintes,  à 
leurs   espérances.   Une   fois  plantée  dans  cette  terre 

i.  Tableaux  de  la  Révolution,  par  Schmidt,  II,  7  (Rapport  da 
l'agent  Perrière,  qui  a  habité  l'Auvergne). 

2.  Monsiem-  Nicolas,  I,  448. 

3.  Gouverneur  Morris,  II,  69  (29  avril  1789). 


276  L'ANCIEN   REGIME 

inculte  et  féconde,  elle  y  végète,  elle  s'y  transforme, 
elle  se  développe  en  excroissances  sauvages,  en  feuil- 
lages sombres,  en  fruits  vénéneux.  Plus  elle  est  mons- 
trueuse, plus  elle  est  vivace,  accrochée  aux  plus  frêles 
vraisemblances  et  tenace  contre  les  plus  fortes  dé- 
monstrations. —  Sous  Louis  XV,  pendant  l'arrestalion 
des  vagabonds,  quelques  enfants  ayant  été  enlevés  par 
abus  ou  par  erreur,  le  bruit  court  que  le  roi  prend  des 
bains  de  sang  pour  réparer  ses  organes  usés,  et  la  chose 
paraît  si  évidente,  que  les  fenmics,  révoltées  par  l'in- 
stinct maternel,  se  joignent  à  l'émeute  :  un  exempt  est 
saisi,  assommé,  et,  comme  il  demandait  un  confesseur, 
une  femme  du  peuple  prend  un  pavé,  crie  qu'il  ne  faut 
pas  lui  donner  le  temps  d'aller  en  paradis,  et  lui  casse 
la  tête,  persuadée  qu'elle  fait  justice'.  — Sous  Louis  XVI, 
il  est  avéré  pour  le  peuple  que  la  disette  est  factice  : 
en  1789  S  un  officier,  écoutant  les  discours  de  ses 
soldats,  les  entend  répéter  «  avec  une  profonde  convic- 
a  tien  que  les  princes  et  les  courtisans,  pour  affamer 
«  Paris,  font  jeter  les  farines  dans  la  Seine  ».  Là-dessus, 
se  tournant  vers  le  maréchal-des-logis,  il  lui  demande 
comment  il  peut  croire  à  une  pareille  sottise.  «  C'est 
«  bien  vrai,  mon  lieutenant,  répond  l'autre;  la  preuve, 
<(  c'est  que  les  sacs  de  farine  étaient  attachés  avec  des 
«  cordons  bleus.  »  L'argumentleur  semblait  décisif;  rien 
ne  put  les  en  faire  ^démordre.  —  Il  se  forge  ainsi  dans 
les  bas-fonds  de  la  société,  à  propos  du  pacte  de  famine, 

1.  Mercier,  Tableau  de  Paris,  XII,  83. 
S.  Yaublanc,  209. 


lE   PEUPLE  277 

de  la  Bastille,  des  dépenses  et  des  plaisirs  de  la  cour, 
un  roman  immonde  et  horrible,  où  Louis  XVI,  la  reine 
Marie-Antoinette,  le  comte  d'Artois,  Mme  de  Lamballe, 
les  Polignac,  les  traitants,  les  seigneurs,  les  grandes 
dames,  sont  des  vampires  et  des  goules.  J'en  ai  vu  plu- 
sieurs rédactions  dans  les  pamphlets  du  temps,  dans  ^ 
les  gravures  secrètes,  dans  les  estampes  et  dans  les 
enluminures  populaires,  celles-ci  les  plus  efficaces  de 
toutes,  car  elles  parlent  aux  yeux.  Cela  dépasse  l'his- 
toire de  Mandrin  ou  de  Cartouche,  et  cela  convient  jus- 
tement à  des  hommes  qui  pour  littérature  ont  la  com- 
plainte de  Cartouche  et  de  Mandrin. 


II 

lugez  par  ]h  de  leur  intelligence  politique.  Tous  les 
objets  leur  apparaissent  sous  un  jour  faux;  on  dirait 
des  enfants  qui,  à  chaque  tournant  du  chemin,  voient 
dans  un  arbre,  dans  un  buisson,  un  spectre  épouvantable. 
Arthur  Young,  visitant  des  sources  près  de  Clermont, 
est  arrêté  ',  et  l'on  veut  mettre  en  prison  la  femme  qui 
lui  a  servi  de  guide;  plusieurs  sont  d'avis  qu'il  a  été 
«  chargé  par  la  reine  de  faire  miner  la  ville  pour  la  faire 
«  sauter,  puis  d'envoyer  aux  galères  tous  les  habitants 
«  qui  en  réchapperont  ».  Six  jours  plus  tard,  au  delà 
du  Puy,  et  malgré  son  passe-port,  la  garde  bourgeoise 
vient  à  onze  heures  du  soir  le  saisir  au  lit;  on  lui  dé- 

1.  ArLhur  Young,  I,  283  (13  août  1780),  I,  289  (19  août  1789). 


278  L'ANCIEN  RÉGIME 

clare  «  qu'il  est  sûrement  de  la  conspiration  tramée 
«  par  la  reine,  le  comte  d'Artois  et  le  comte  d'Entra- 
«  gués,  grand  propriétaire  du  pays;  qu'ils  l'ont  envoyé 
((  comme  arpenteur  pour  mesurer  les  champs,  afin  de 
«  doubler  les  taxes  ».  —  Ici  nous  saississons  sur  le  fait  le 
travail  involontaire  et  redoutable  de  l'imagination  popu- 
laire :  sur  un  indice,  sur  un  mot,  elle  construit  en  l'air  ses 
châteaux  ou  ses  cachots  fantastiques,  et  sa  vision  lui 
semble  aussi  solide  que  la  réalité.  Ils  n'ont  pas  l'instru- 
ment intérieur  qui  divise  etdiscerne  ;  ils  \)enscnl par  blocs  ; 
le  fait  et  le  rêve  leur  apparaissent  ensemble  et  conjoints 
en  un  seul  corps.  —  Au  moment  où  l'on  élit  les  députés, 
le  bruit  court  en  Provence*  «  que  le  meilleur  des  rois 
«  veut  que  tout  soit  égal,  qu'il  n'y  ait  plus  ni  évoques, 
«  ni  seigneurs,  ni  dîmes,  ni  droits  seigneuriaux,  qu'il 
((  n'y  ait  plus  de  titres  ni  de  distinctions,  plus  de  droits 
((  de  chasse  ni  de  pêche;...  que  le  peuple  va  être  dé- 
<(  chargé  de  tout,  impôt,  que  les  deux  premiers  ordres 
«  supportei'ont  seuls  les  charges  de  l'Etat  ».  Là-dessus 
quarante  ou  cinquante  émeutes  éclatent  presque  le 
même  jour.  «  Plusieurs  communautés  refusent  à  leur 
((  trésorier  de  rien  payer  au  delà  des  impositions 
«  royales.  »  D'autres  font  mieux  :  «  lorsqu'on  pillait  la 
((  caisse  du  receveur  du  droit  sur  les  cuirs  à  BrignoUes, 
«  c'était  avec  les  cris  de  :  Vive  le  roi  !»  —  «  Le  paysan 

1.  Archives  nationales,  U,  27i.  Lettres  do  M.  de  Caraman  (18 
mars  et  12  avril  1780),  de  M.  d"Eymar  de  Montmeyran  (2  avril), 
de  M.  de  la  Tour  (50  mars).  «  Le  plus  grand  bieiil'ait  du  souve- 
«  rain  a  été  interprété  de  la  manière  la  plus  Lizairc  par  une 
«  populace  ignorante.  » 


LE   PEUPLE  279 

(i  annonce  sans  cesse  que  le  pillage  et  la  destruction 
«  qu'il  fait  sont  conformes  à  la  volonté  du  roi.  »  —  Un 
peu  plus  tard,  en  Auvergne,  les  paysans  qui  brûlent  les 
châteaux  montreront  «  beaucoup  de  répugnance  »  à 
maltraiter  ainsi  «  d'aussi  bons  seigneurs  »  ;  mais  ils  allé- 
gueront que  «  l'ordre  est  impératif,  ils  ont  des  avis  que 
«  Sa  Majesté  le  veut  ainsi*  ».  —  A  Lyon,  quand  les  caba- 
retiers  de  la  ville  et  les  paysans  des  environs  passent 
sur  le  corps  des  douaniers,  ils  sont  bien  convaincus  que 
le  roi  a  pour  trois  jours  suspendu  les  droits  d'entrée  ^ 
—  Autant  leur  imagination  est  grande,  autant  leur  vue 
est  courte.  «  Du  pain,  plus  de  redevances,  ni  de  taxes,  » 
c'est  le  cri  unique,  le  cri  du  besoin,  et  le  besoin  exas- 
péré fonce  en  avant  comme  un  animal  affolé.  A  bas 
l'accapareur!  Et  les  magasins  sont  forcés,  les  convois 
de  grains  arrêtés,  les  marchés  pillés,  les  boulangers 
pendus,  le  pain  taxé,  en  sorte  qu'il  n'arrive  plus  ou  se 
cache.  A  bas  l'octroi!  Et  les  barrières  sont  brisées,  les 
commis  assommés,  l'argent  manque  aux  villes  pour  les 
dépenses  les  plus  urgentes.  Au  feu  les  registres  d'impôt, 
les  livres  de  comptes,  les  archives  des  municipalités, 
les  chartriers  des  seigneurs,  les  parchemins  des  cou- 
vents, toutes  ces  écritures  maudites  qui  font  partout 
des  débiteurs  et  des  opprimés!  Et  le  village  lui-même 
ne  sait  plus  comment  revendiquer  ses  communaux.  — 
Contre  le  papier  griffonné,  contre  les  agents  publics, 

1.  Douiol,  Histoire  des  classes  rurales,  495  [Lettre  du  5  août  4789 
à  M.  de  Clermont-Tonnerre). 

2.  Archives    nationales,    H,    1453    (Lettre    d  Lnibert-Colomès, 
prévôt  des  marchands,  du  5  juillet  1789). 


280  L'ANCIEN   REGIME 

contre  l'homme  qui  de  près  ou  de  loin  touche  au  blé, 
l'acharnement  est  aveugle  et  sourd.  La  brute  lâchée 
écrase  tout  en  se  blessant  elle-même,  et  s'aheurte  en 
mugissant  contre  l'obstacle  qu'il  fallait  tourner. 

III 

C'est  que  les  conducteurs  lui  manquent,  et  que,  faute 
d'organisation,  une  multitude  n'est  qu'un  troupeau. 
Contre  tous  ses  chefs  naturels,  contre  les  grands,  les 
riches,  les  gens  en  place  et  revêtus  d'autorité,  sa  dé- 
fiance est  invétérée  et  incurable.  Ils  ont  beau  lui  vouloir 
du  bien  et  lui  en  faire,  elle  refuse  de  croire  à  leur 
humanité  et  à  leur  désinléressement.  Elle  a  été  trop 
foulée  ;  elle  a  des  préventions  contre  toutes  les  mesures 
qui  viennent  d'eux,  même  les  plus  salutaires,  même  les 
plus  libérales.  «  Au  seul  nom  des  nouvelles  assemblées, 
«  dit  une  commission  provinciale  en  1787  *,  nous  avons 
«  entendu  un  pauvre  laboureur  s'écrier  :  lié  quoi! 
«  Encore  de  nouvelles  mangeries  !  »  —  Tous  leurs  supé- 
rieurs leur  sont  suspects,  et  du  soupçon  à  l'hostilité  il 
n'y  a  pas  loin.  En  1788  ^  Mercier  déclare  que,  «  depuis 
«  quelques  années,  l'insubordination  est  visible  dans  le 
«  peuple,  et  surtout  dans  les  métiers....  Jadis,  lorsque 
«  j'entrais  dans  une  imprimerie,  les  garçons  étaient  leurs 

\.  Procès-verbaux  de  l'Assemblée  provinciale  de  l'Orlcannis, 
296.  «  Une  défiance  toujours  tremblante  règne  encore  dans  les 
«  campagnes....  Vos  premiers  ordres  d'assemblées  de  dépaiMo 
c  ment  n'ont  en  quelcpies  endroits  réveillé  que  des  soupçons.» 

2.  Tableau  de  Paris,  XII,  186. 


LE   PEUPLE  28i 

((  chapeaux.  Aujourd'hui  ils  se  contentent  de  vous  re- 
«  garder  et  ricanent  :  à  peine  êtes-vous  sur  le  seuil, 
».  que  vous  les  entendez  parler  de  vous  d'une  manière 
«  plus  leste  que  si  vous  étiez  leur  camarade  ».  —  Aux 
environs  de  Paris,  même  attitude  chez  les  paysans,  el 
Mme  Yigée-Lehrun*,  allant  à  Romainville  chez  le  ma- 
réchal de  Ségur,  en  fait  la  remarque  :  «  Non  seulement 
«  ils  ne  nous  étaient  plus  leurs  chapeaux,  mais  ils  nous 
«  regardaient  avec  insolence;  quelques-uns  même  nous 
((  menaçaient  avec  leurs  gros  bâtons.  »  —  Au  mois  de 
mars  ou  d'avril  suivant,  à  un  concert  qu'elle  donne,  ses 
invités  arrivent  consternés.  «  Le  matin,  à  la  promenade 
«  de  Longchamps,  la  populace,  rassemblée  à  la  barrière 
«  de  l'Étoile,  a  insulté  de  la  façon  la  plus  effrayante  les 
«  gens  qui  passaient  en  voiture;  des  misérables  mon- 
«  taient  sur  les  marchepieds  en  criant  :  L'année  pro- 
«  chaine,  vous  serez  derrière  vos  carrosses  et  nous 
«  serons  dedans.  »  —  A  la  fin  de  1788,  le  fleuve  est 
devenu  torrent,  et  le  torrent  devient  cataracte.  Un  in- 
tendant^ écrit  que,  dans  sa  province,  le  gouvernement 
doit  opter,  et  opter  dans  le  sens  populaire,  se  détacher 
de  privilégiés,  abandonner  les  vieilles  formes,  donner 
au  Tiers  double  vote.  Clergé  et  noblesse  sont  détestés, 
leur  suprématie  semble  un  joug.  «  Au  mois  de  juillet 
«  dernier,  dit-il,  on  eût  reçu  les  (anciens)  Étals  avec 
«  transport,  et  leur   formation  n'eût  trouvé  que   peu 

1.  Mme  Yigée-Lebnin,  I,  158  (1788),  I,  185  (1789). 

2.  Archives  nationales.  II,  7'2ô  (LeUre  de  M.  de  Caumartin,  in- 
tendant de  Besançon,  5  décembre  1788). 


282  L'ANCIEN  RÉGIME 

«  d'obstacles.  Depuis  cinq  mois,  les  esprits  se  sont 
«  éclairés,  les  intérêts  respectifs  ont  été  discutés,  les 
«  ligues  se  sont  formées.  On  vous  a  laissé,  ignorer  que, 
«  dans  toutes  les  classes  du  Tiers-état,  la  fermentation 
«  est  au  comble,  qu'une  étincelle  suffit  pour  allumer 
«  l'incendie....  Si  la  décision  du  roi  est  favorable  aux 
«  deux  premiers  ordres,  insurrection  générale  dans 
«  toutes  les  parties  de  la  province,  600  000  hommes  en 
«  armes  et  toutes  les  horreurs  de  la  Jacquerie.  »  —  Le 
mot  est  prononcé  et  l'on  aura  la  chose.  Quand  une  mul- 
titude soulevée  repousse  ses  conducteurs  naturels,  il 
faut  qu'elle  en  prenne  ou  subisse  d'autres.  De  même 
une  armée  qui,  entrant  en  campagne,  casserait  tous  ses 
officiers;  les  nouveaux  grades  sont  pour  les  plus  hardis, 
les  plus  violents,  les  plus  opprimés,  pour  ceux  qui, 
ayant  le  plus  souffert  du  régime  antérieur,  crient  «  en 
avant  »,  marchent  en  tête  et  font  les  premières  bandes. 
En  1789,  les  bandes  sont  prêtes;  car,  sous  le  peuple 
qui  pâtit,  il  est  un  autre  peuple  qui  pâtit  encore  davan- 
tage, dont  l'insurrection  est  permanente,  et  qui,  ré- 
primé, poursuivi,  obscur,  n'attend  qu'une  occasion 
pour  sortir  de  ses  cachettes  et  se  déchaîner  au  grand 
jour. 

TV 

Gens  sans  aveu,  réfractaires  de  tout  genre,  gibier  de 
justice  ou  de  police,  besaciers,  porte-bâtons,  rogneux, 
teigneux,  hâves  et  farouches,  ils  sont  engendrés  par  les 


LE  PEUPLE  283 

abus  du  système,  et,  sur  chaque  plaie  sociale,  ils  pul- 
lulent comme  une  vermine.  —  Quatre  cents  lieues  de 
capitaineries  gardées  et  la  sécurité  du  gibier  innom- 
brable qui  broute  les  récoltes  sous  les  yeux  du  proprié- 
taire, provoquent  au  braconnage  des  milliers  d'hommes 
d'autant  plus  dangereux  qu'ils  bravent  des  lois  terribles 
et  sont  armés.  Déjà  en  1752*,  autour  de  Paris,  on  en 
voit  «  des  rassemblements  de  cinquante  à  soixante,  tous 
«  armés  en  guerre,  se  comportant  comme  à  un  fourrage 
«  bien  ordonné,  infanterie  au  centre  et  cavalerie  aux 
«  ailes....  Ils  habitent  les  forêts,  ils  y  ont  fait  une  en- 
«  ceinte  retranchée  et  gardée,  et  payent  exactement 
«  ce  qu'ils  prennent  pour  vivre  ».  En  1777*,  près  de 
Sens  en  Bourgogne,  le  procureur  général  M.  Terray, 
chassant  sur  sa  terre  avec  deux  officiers,  rencontre  sept 
braconniers  qui  tirent  sur  le  gibier  à  leurs  yeux  et 
bientôt  tirent  sur  eux-mêmes  :  M.  Terray  est  blessé, 
l'un  des  officiers  a  son  habit  percé.  Arrive  la  maré- 
chaussée, les  braconniers  font  ferme  et  la  repoussent. 
On  fait  venir  les  dragons  de  Provins,  les  braconniers  en 
tuent  un,  abattent  trois  chevaux,  sont  sabrés;  quatre 
d'entre  eux  restent  sur  la  place  et  sept  sont  pris.  —  On 
voit  par  les  cahiers  des  États  Généraux  que,  chaque 
année,  dans  chaque  grande  forêt,  tantôt  par  le  fusil  d'un 
braconnier,  tantôt  et  bien  plus  souvent  par  le  fusil 
d'un  garde,  il  y  a  des  meurtres  d'hommes.  —  C'est  la 
guerre  à  demeure   et  à  domicile;  tout  vaste  domaine 

i.  Marquis  d'Argenson,  15  mars  1752. 

2.  Correspondance,  par  Métra,  V,  179  (22  novembre  1777). 


284  L'ANCIEN  r.EGIME 

recèle  ainsi  ses  révoltés  qui   ont  de  la  poudre,  des 
balles  et  qui  savent  s'en  servir. 

Autre  recrue  d'émeute,  les  contrebandiers  et  les 
faux  sauniers*.  Dès  qu'une  taxe  est  exorbitante,  elle 
invite  à  la  fraude,  et  suscite  un  peuple  de  délinquants 
contre  son  peuple  de  commis.  Jugez  ici  du  nombre  des 
fraudeurs  par  le  nombre  des  surveillants  :  douze  cents 
lieues  de  douanes  intérieures  sont  gardées  par 
50  000  hommes,  dont  23000  soldats  sans  uniforme^ 
«  Dans  les  pays  de  grande  gabelle  et  dans  les  provinces 
«  des  cinq  grosses  fermes,  à  quatre  lieues  de  part  et 
«  d'autre  de  long  de  la  ligne  de  défense,  »  la  culture 
est  abandonnée;  tout  le  monde  est  douanier  ou  fi'au- 
deur^.  Plus  l'impôt  est  excessif,  plus  la  prime  offei-te 
aux  violateurs  de  la  loi  devient  haute,  et,  sur  tous  les 
confins  par  lesquels  la  Bretagne  louche  ta  la  Normandie, 
au  Maine  et  à  l'Anjou,  quatre  sous  pour  livre  ajoutés  à 
la  gabelle  multiplient  au  delà  de  toute  croyance  le 
nombre  déjà  énorme  des  faux  sauniers.  «  Des  bandes 
«  nombreuses^  d'iionuucs,  armés  de  freltes  ou  longs 

1.  Beiignot,  I,  142.  «  Pas  un  seul  des  habitants  de  la  baroimie 
a  de  Ciioiseul  ne  se  mêla  à  ces  bandes,  composées  des  patriotes  de 
«  Montigny,  de  contrebandiers  ou  de  mauvais  sujets  des  envi- 
ci  rons.  »  —  V.  sur  les  braconniers  du  temps,  Les  deux  amis  de 
Bourbonne,  par  Diderot. 

2.  Galonné,  Mémoires  présentés  à  V Assemblée  des  Notables,  n"  8. 
—  Necker,  De  l'Administration  des  Finances,  I,  195. 

3.  Letrosne,  De  l'Administration  des  Finances,  50. 

4.  Archives  nationales,  II,  42G  (Mémoires  des  fermiers  péné- 
raux,  13  janvier  1781,  15  septembre  1782).  H,  tJti  (I.o,;re  de 
M.  de  Coëtlosquet,  du  25  avril  1777).  H.  1431,  Rapport  par  les 
fermiers  généraux,  du  9  mars  1787. 


LE  PEUPLE  285 

«  bâtons  ferrés  et  quelquefois  de  pistolets  ou  de  fusils, 
«  tentent  par  force  de  s'ouvrir  un  passage.  Une  mulli- 
«  tude  de  femmes  et  d'enfants  de  l'âge  le  plus  tendre 
«  franchissent  les  lignes  des  brigades,  et,  d'un  autre 
«  côté,  des  troupeaux  de  chiens  conduits  dans  le  pays 
«  libre,  après  y  avoir  été  enfermés  quelque  temps  sans 
«  aucune  nourriture,  sont  chargés  de  sel,  que,  pressés 
«  par  la  faim,  ils  rapportent  promptement  chez  leurs 
((  maîtres.  »  —  Vers  ce  métier  si  lucratif,  les  vaga- 
bonds, les  désespérés,  les  affamés  accourent  de  loin 
comme  une  meute.  «  Toute  la  lisière  de  Bretagne  n'est 
a.  peuplée  que  d'émigrants,  la  plupart  proscrits  de  leur 
«  patrie,  et  qui,  après  un  an  de  domicile,  jouissent  de 
«  tous  les  privilèges  bretons  :  leur  unique  occupation 
«  se  borne  à  faire  des  amas  de  sel  pour  les  revendre 
«  aux  faux  sauniers.  »  On  aperçoit  comme  dans  un 
éclair  d'orage  ce  long  cordon  de  nomades  inquiets, 
nocturnes  et  traqués,  toute  une  population  mâle  et 
femelle  de  rôdeurs  sauvages,  habitués  aux  coups  de 
main,  endurcis  aux  intempéries,  déguenillés,  «  presque 
«  tous  attaqués  d'une  gale  opiniâtre  »,  et  j'en  trouve 
de  pareils  aux  environs  de  Morlaix,  de  Lorient  et  des 
autres  ports,  sur  les  frontières  des  autres  provinces  et 
sur  les  frontières  du  royaume.  De  1783  à  1787,  dans  le 
Quercy,  deux  bandes  alliées  de  soixante  à  quatre-vingts 
contrebandiers  fraudent  la  ferme  de  quarante  milliers 
de  tabac,  tuent  deux  douaniers  et  défendent,  fusil  en 
main,  leur  entrepôt  de  la  montagne;  il  faudrait  pour 
les  réprimer  des  soldats  que  les  commandants  militaires 

A-VC.    RÉG.    II.  I.   II.    19 


288  L'ANCIhN  RÉGIME 

ne  donnent  pas.  En  1789',  une  grosse  troupe  de  con- 
trebandiers travaille  en  permanence  sur  la  frontière  du 
Maine  et  de  l'Anjou;  le  commandant  militaire  écrit  que 
«  leur  chef  est  un  bandit  intelligent  et  redoutable,  qu'il 
«  a  déjà  avec  lui  cinquante-quatre  hommes,  qu'il  aura 
«  bientôt  avec  lui  un  corps  embarrassant  par  la  dispo- 
«  silion  des  esprits  et  la  misère  »  ;  il  serait  peut-être  à 
propos  de  corrompre  quelques-uns  de  ses  hommes,  et 
de  se  le  faire  livrer  puisqu'on  ne  peut  le  prendre.  Ce 
sont  là  les  procédés  des  pays  où  le  brigandage  est  en- 
démique. —  Ici  en  effet,  comme  dans  les  Calabres,  le 
peuple  est  pour  les  brigands  contre  les  gendarmes.  On 
rappelle  les  exploits  de  Mandrin  en  1754*,  sa  troupe  de 
cent  cinquante  hommes  qui  apporte  des  ballots  de  con- 
trebande et  ne  rançonne  que  les  commis,  ses  quatre 
expéditions  qui  durent  sept  mois  à  travers  la  Franche- 
Comté,  le  Lyonnais,  le  Dourbonnais,  l'Auvergne  et  la 
Bourgogne,  les  vipgt-sept  villes  où  il  entre  sans  résis- 
tance, délivre  les  détenus  et  vend  ses  marchandises;  il 
fallut,  pour  le  vaincre,  former  un  camp  devant  Valence 
et  envoyer  2  000  hommes;  on  ne  le  prit  que  par  tra- 
hison, et  encore  aujourd'hui  des  familles  du  pays  s'ho- 
norent de  sa  parenté,  disant  qu'il  fut  un  libérateur.  — 

1.  Archives  nationales,  II,  1453  (Lettre  du  baron  de  Bcsenval, 
du  19  juin  1789). 

2.  Mandrin,  par  Paul  Simian,  passi?n.  —  Histoire  de  Beaune 
par  Rossignol,  453.  —  Mandrin,  par  Ch.  Jarrin  (1875).  Le  com- 
mandant Fischer,  qui  atta(|ue  et  disperse  la  bande,  écrit  que  la 
chose  était  urgente;  car  sinon,  «  en  remontant  du  coté  du  Forez, 
a  ils  auraient  trouvé  deux  ou  trois  cents  vauriens  n'attendant  que 
c  le  moment  de  se  jomdre  à  eux  »  (47). 


LE   PEUPLE  281 

Nul  symptôme  plus  grave  :  quand  le  peuple  préfèie  les 
ennemis  de  la  loi  aux  défenseurs  de  la  loi,  la  société  se 
décompose  et  les  vers  s'y  mettent.  —  Ajoutez  à  ceux-ci 
les  vrais  brigands,  assassins  et  voleurs.  «  En  1782,  la 
«  justice  prévôtale  de  Montargis  instruit  le  procès  de 
«  llulin  et  de  plus  de  200  de  ses  complices  qui,  depuis 
«  dix  ans,  par  des  entreprises  combinées,  désolaient 
«  une  partie  du  royaume'.  »  —  Mercier  compte  en 
France  «  une  armée  de  plus  de  10  000  brigands  et 
«  vagabonds  »,  contre  lesquels  la  maréchaussée,  com- 
posée de  3756  hommes,  est  toujours  en  marche.  «  Tous 
«  les  jours  on  se  plaint,  dit  l'assemblée  provinciale  de 
«  la  Haute-Guyenne,  qu'il  n'y  ait  aucune  police  dans  la 
«  compagne.  »  Le  seigneur  absent  n'y  veille  pas;  ses 
juges  et  officiers  de  justice  se  gardent  bien  d'instru- 
menter gratuitement  contre  un  criminel  insolvable,  et 
«  SCS  terres  deviennent  l'asile  de  tous  les  scéléi-ats  du 
«  canton*  ».  —  Ainsi  chaque  abus  enfante  un  danger, 
la  négligence  mal  placée  comme  la  rigueur  excessive, 
la  féodalité  relâchée  comme  la  monarchie  trop  tendue. 
Toutes  les  institutions  semblent  d'accord  pour  multi- 
plier ou  tolérer  les  fauteurs  de  désordre,  et  pour  pré- 
parer, hors  de  l'enceinte  sociale,  les  hommes  d'exécution 
qui  viendront  la  forcer. 

Mais  leur  effet  d'ensemble  est  plus  pernicieux  encore; 
car,  de  tant  de  travailleurs  qu'elles  ruinent,  elles  font 
des  mendiants  qui  ne  veulent  plus  travailler,  des  fai- 

1.  Mercier,  XI,  116. 

2.  Voir  ci-dessus,  livre  I,  85. 


288  L'ANCIEN  REGIME 

néants  dangereux  qui  vont  quêtant  ou  extorquant  Teur 
pain  chez  des  paysans  qui  n'en  ont  pas  trop  pour  eux- 
mêmes.  «  Les  vagabonds,  dit  Letrosne*,  sont  pour  la 
«  campagne  le  fléau  le  plus  terrible  ;  ce  sont  des  troupes 
«  ennemies  qui,  répandues  sur  le  territoire,  y  vivent  à 
«  discrétion  et  y  lèvent  des  contributions  véritables.... 
«  Ils  rôdent  continuellement  dans  les  campagnes,  ils 
«  examinent  les  approches  des  maisons  et  s'informent 
((  des  personnes  qui  les  habitent  et  des  facultés  du 
«  maître.  —  Malheur  à  ceux  qui  ont  la  réputation 
«  d'avoir  quelque  argent!...  Combien  de  vols  de  grand 
«  chemin  et  de  vols  avec  effraction  !  Combien  de  voya- 
«  geurs  assassinés,  de  maisons  et  de  portes  enfoncées! 
«  Combien  d'assassinats  de  curés,  de  laboureurs,  de 
«  veuves  qu'ils  ont  tourmentés  pour  savoir  où  était  leur 
«  argent  et  qu'ils  ont  tués  ensuite!  »  Vingt-cinq  ans 
avant  la  Révolution,  il  n'était  pas  rare  d'en  voir  quinze 
ou  vingt  «  tomber  dans  une  ferme  pour  y  coucher, 
((  intimider  les  fermiers,  et  en  exiger  tout  ce  qu'il  leur 
«  plaisait  ».  —  En  1764,  le  gouvernement  prend  contre 
eux  des  mesures  qui  témoignent  de  l'excès  du  mal-  : 
«  Sont  réputés  vagabonds  et  gens  sans  aveu,  et  con- 
«  damnés  comme  tels,  ceux  qui,  depuis  six  mois 
((  révolus,  n'auront  exercé  ni  profession  ni  métier,  et 
((  qui,  n'ayant  aucun  état  ni  aucun  bien  pour  subsister, 
«  ne  pourront  être  avoués  ni  faire  certifier  de  leurs 

1.  Letrosne,  Ib.  (1779),  5")1>. 

2.  Archives  nationales,  F"^,  905,  et  II,  892  (Ordonnance  du 
4  août  1764,  instruction  circulaire  du  20  juillet  1707,  Lettre  du 
lieutenant  de  la  maréchaussée  de  Toulouse  du  21  septembre  1787). 


LE  PEUPLE  289 

«  bonnes  vies  et  mœurs  par  personnes  dignes  de  foi.... 
«  L'intention  de  Sa  Majesté  n'est  pas  seulement  qu'on 
«  arrête  les  vagabonds  qui  courent  les  campagnes, 
«  mais  encore  tous  les  mendiants,  lesquels,  n'ayant 
«  point  de  profession,  peuvent  être  regardés  comme 
«  suspects  de  vagabondage.  »  Pour  les  valides,  trois 
ans  de  galères;  en  cas  de  récidive,  neuf  ans;  à  la 
seconde  récidive,  les  galères  à  perpétuité.  Pour  les 
invalides,  trois  ans  de  prison;  en  cas  de  récidive,  neuf 
ans;  à  la  seconde  récidive,  la  prison  perpétuelle.  Au- 
dessous  de  seize  ans,  les  enfants  iront  à  l'hôpital.  «  Un 
.«  mendiant  qui  s'est  exposé  à  être  arrêté  par  la  maré- 
«  chaussée,  dit  la  circulaire,  ne  doit  être  relâché  qu'a- 
((  vec  la  plus  grande  certitude  qu'il  ne  mendiera  plus; 
«  on  ne  s'y  déterminera  donc  que  dans  le  cas  où  des 
((  personnes  dignes  de  foi  et  solvables  répondraient  du 
«  mendiant,  s'engageraient  à  lui  donner  de  l'occupation 
«  ou  à  le  nourrir,  et  indiqueraient  les  moyens  qu'elles 
«  ont  pour  l'empêcher  de  mendier.  » 

Tout  cela  fourni,  il  faut  encore,  par  surcroît,  l'auto- 
risation spéciale  de  l'intendant.  En  vertu  de  cette  loi, 
50000  mendiants,  dit-on,  furent  arrêtés  tout  d'un  coup, 
et,  comme  les  hôpitaux  et  prisons  ordinaires  ne  suffi- 
saient pas  à  les  contenir,  il  fallut  construire  des  mai- 
sons de  force.  Jusqu'à  la  fin  de  l'ancien  régime,  l'opé- 
ration se  poursuit  avec  des  intermittences  :  dans  le 
Languedoc,  en  1768,  on  en  arrêtait  encore  455  en  six 
mois,  et,  en  1787,  205  en  quatre  mois*.  Vers  la  môme 

1.  Archives  nationales,  H,  724,  H,  554,  F*,  2397.  F  »6,  9G5.  —  Let- 


200  L'ANCIEN   REGIME 

époque,  il  y  en  a, ait  300  au  dépôt  de  Besançon,  500  au 
dépôt  de  Rennes,  650  au  dépôt  de  Saint-Denis.  Leur 
entretien  coûtait  au  roi  un  million  par  an,  et  Dieu  sait 
comment  ils  étaient  entretenus!  De  l'eau,  de  la  paille, 
du  pain,  deux  onces  de  graisse  salée,  en  tout  cinq  sous 
par  jour  ;  et,  comme  depuis  vingt  ans  le  prix  des  denrées 
avait  augmenté  d'un  tiers,  il  fallait  que  le  concierge 
chargé  de  la  nourriture  les  fit  jeûner  ou  se  ruinât.  — 
Quant  à  la  façon  de  remplir  les  dépôts,  la  police  est 
turque  à  l'endroit  des  gens  du  peuple  ;  elle  frappe  dans 
le  las,  et  ses  coups  de  balai  brisent  autant  qu'ils  net- 
toient. Par  l'ordonnance  de  1778,  écrit  un  intendant*, 
a  les  cavaliers  de  la  maréchaussée  doivent  arrêter,  non 
«  seulement  les  mendiants  et  vagabonds  qu'ils  ren- 
((  contrent,  mais  encore  ceux  qu'on  leur  dénonce 
«  comme  tels  ou  comme  personnes  suspectes.  Le  citoyen 
«  le  plus  irréprochable  dans  sa  conduite  et  le  moins 
(»  suspect  de  vagabondage  ne  peut  donc  se  prometlie 
((  de  ne  pas  être  enfermé  au  dépôt,  puisque  sa  liberté 
«  est  à  la  merci  d'un  cavalier  de  la  maréchaussée 
«  constamment  susceptible  d'être  trompé  par  une 
((  fausse  dénonciation  ou  corrompu  à  prix  d'argent.  J'ai 
((  vu  dans  le  dépôt  de  Rennes  plusieurs  maris  arrêtés 
<(  sur  la  seule  dénonciation  de  leurs  femmes,  et  autant 
«  de  femmes  sur  celle  de  leurs  maris;  plusieurs  enfants 

très  des  concierges  des  prisons  de  Carcassonne  (22  juin  1789),  de 
Bézicrs  (19  juillet  1786),  de  Nimes  (1"  juillet  1780),  de  riiiloa- 
daut,  M.  d'Aine  (19  mars  1780). 

1.  Archives  nationales,  II,  Soi  (Lellre  do  M.  de  Nerlraud,  in- 
tendant de  Rennes,  du  17  août  1785). 


PEUPLE  291 

«  du  premier  lit  à  la  sollicilalion  de  leur  belle-mère; 
<(  beaucoup  de  servantes  grosses  des  œuvres  du  maître 
((  qu'elles  servaient,  enfermées  sur  sa  dénonciation,  et 
<t  des  filles  dans  le  même  cas,  sur  la  dénonciation  de 
«  leur  séducteur;  des  enfants  sur  la  dénonciation  de 
((  leur  père,  et  des  pères  sur  la  dénonciation  de  leurs 
«  enfants:  tous  sans  la  moindre  preuve  de  vagabondage 
«  et  de  mendicité....  Il  n'existe  pas  un  seul  jugement 
«  prévôtal  qui  ait  rendu  la  liberté  aux  détenus,  malgré 
«  le  nombre  infini  de  ceux  qui  ont  été  arrêtés  injuste- 
«  ment.  »  —  Supposons  qu'un  intendant  bumain, 
comme  celui-ci,  les  élargisse  :  les  voilà  sur  le  pavé, 
mendiants  par  la  faute  de  la  loi  qui  poursuit  la  men- 
dicité et  qui  ajoute  aux  misérables  qu'elle  poursuit 
les  misérables  qu'elle  fait,  aigris  de  plus,  gâtés  de 
corps  et  d'âme.  «  Il  arrive  presque  toujours,  dit  encore 
«  l'intendant,  que  les  détenus,  arrêtés  à  vingt-cinq  ou 
«  trente  lieues  du  dépôt,  n'y  sont  renfermés  que  trois 
«  ou  quatre  mois  après  leur  arrestation,  et  quelquefois 
«  plus  longtemps.  En  attendant,  ils  sont  transférés  de 
«  brigade  en  brigade  dans  les  prisons  qui  se  trouvent 
«  sur  la  route,  où  ils  séjournent  jusqu'à  ce  qu'il  en 
«  soit  arrivé  un  assez  grand  nombre  pour  former  un 
((  convoi.  Les  bommcs  et  les  femmes  sont  renfermés 
«  dans  la  même  prison,  et  il  en  résulte  toujours  que 
«  celles  qui  n'étaient  pas  grosses  quand  elles  ont  été 
«  arrêtées  le  sont  toujours  quand  elles  arrivent  au 
«  dépôt.  Les  prisons  sont  ordinairement  malsaines; 
«  souvent  la  plupart  des  détenus  en  sortent  malades;  » 


292  L•A^'CIE^'   RÉGIME 

plusieurs,  au  contact  des  scélérats,  en  sortent  scélérats. 

—  Contagion  morale  et  contagion  physique  :  l'ulcère 
grandit  ainsi  par  le  remède,  et  les  centres  de  répression 
deviennent  des  foyers  de  corruption. 

Et  cependant,  avec  toutes  ses  rigueurs,  la  loi  n'atteint 
pas  son  objet.  «  Nos  villes,  dit  le  parlement  de  Bre- 
«  tagneS  sont  tellement  peuplées  de  mendiants,  qu'il 
((  semble  que  tous  les  projets  formés  pour  bannir  la 
«  mendicité  n'ont  fait  que  l'accroître.  »  —  «  Les 
«  grands  chemins,  écrit  l'intendant,  sont  infestés  de 
«  vagabonds  dangereux,  de  gens  sans  aveu  et  de  véri- 
«  tables  mendiants  que  la  maréchaussée  n'arrête  pas, 
((  soit  par  négligence,  soit  parce  que  son  ministère  n'est 
((  point  provoqué  par  des  sollicitations  particulières.  » 
Qu'en  ferait-on,  si  elle  les  arrêtait?  Il  y  en  a  trop,  on 
ne  saurait  où  les  mettre.  Et  d'ailleurs  comment  em- 
pêcher des  gens  à  l'aumône  de  demander  l'aumône?  — 
Sans  doute  l'effet  en  est  lamentable,  mais  il  est  infail- 
lible. A  un  certain  degré,  la  misère  est  une  gan^ène 
lente  où  la  partie  malade  mange  la  partie  saine,  et 
l'homme  qui  subsiste  à  peine  est  rongé  vif  par  l'homme 
qui  n'a  pas  de  quoi  subsister.  «  Le  paysan  est  ruiné,  il 
«  périt  victime  de  l'oppression  de  la  multitude  des 
«  pauvres  qui  désolent  les  campagnes  et  se  réfugient 
((  dans  les  villes.  De  là  ces  attroupements  dangereux  à 
«  la  sûreté  publique;  de  là  cette  foule  de  fraudeurs,  de 
«  vagabonds  ;  de  là  cette  multitude  d'hommes  devenus 

1.  Archives  nnlionalcs,  H,  426.  (Romontrancos  du  4  févncrl783.) 

—  II,  J)5i.  (Lettre  de  M.  de  Bertrand  du  17  août  1785.) 


LE   PEUPLE  293 

«  voleurs  et  assassins  ui)iquement  parce  qu'ils  man- 
((  quent  de  pain.  Ce  n'est  là  encore  qu'une  légère  idée 
((  des  désordres  que  j'ai  vus  sous  mes  yeux*.  »  —  «  Ex- 
«  cessive  en  elle-même,  la  misère  des  campagnes  l'est 
«  encore  dans  les  désordres  qu'elle  entraîne  ;  il  ne  faut 
«  point  chercher  ailleurs  la  source  effrayante  de  la 
«  mendicité  et  de  tous  ses  vices*.  »  —  A  quoi  bon  des 
palliatifs  ou  des  opérations  violentes  contre  un  mal  qui 
est  dans  le  sang  et  qui  tient  à  la  constitution  même  du 
corps  social?  Quelle  police  peut  être  efficace  dans  une 
paroisse  où  le  quart,  le  tiers  des  habitants  n'ont  pour 
manger  que  ce  qu'ils  vont  quêter  de  porte  en  porte?  A 
Argentré,  en  Bretagne^,  «  sur  2  500  habitants  sans 
((  industrie  ni  commerce,  plus  de  la  moitié  ne  sont 
«  rien  moins  qu'à  l'aise  et  plus  de  500  sont  réduits  à 
«  la  mendicité  ».  A  Dainville,  en  Artois,  «  sur  150  mai- 
«  sons,  60  sont  sur  la  table  des  pauvres*  »,  En  Nor- 
mandie, d'après  les  déclarations  des  curés,  «  sur 
«  900  paroissiens  de  Saint-Malo,  les  trois  quarts  peuvent 
«  vivre,  le  reste  est  malheureux  ».  —  «  Sur  1  500  ha- 
((  bitants  de  Saint-Patrice,  400  sont  à  l'aumône;  sur 
«  500  habitants  de  Saint-Laurent,  les  trois  quarts  sont 
«  à  l'aumône.    »   A  Marbœuf,    dit  le   cahier,    «   sur 

1.  Archives  nationales,  11,614.  [Mémoire  par  René  de  Hauteville, 
avocat  au  Parlement,  Saint-Brieuc,  25  décembre  1776.) 

2.  Procès-verbaux  de  l'Assemblée  provinciale  du  Soissonnau 
(1787),  457. 

5.  Archives  nationales,  H,  G16.  (Lettre  de  M.  Gaze  de  la  Cove, 
intendant  de  Rennes,  du  23  avril  1774.) 

4.  Périn,  la  Jeunesse  de  Robespierre,  301.  (Doléances  des  pa- 
roisses rurales  en  1789.) 


294  ■         L'ANCIEN   RÉGIME 

«  500  personnes  qui  habitent  notre  paroisse,  100  sont 
«  réduites  à  la  mendicité,  et  en  outre  nous  voyons 
«  venir  des  paroisses  voisines  50  ou  40  pauvres  par 
i(  jour'  ».  A  Boulbonne^  dans  le  Languedoc,  il  y  a  tous 
les  jours  aux  portes  du  couvent  «  une  aumône  générale 
«  à  laquelle  assistent  500  ou  400  pauvres,  indépen- 
«  danunenî  de  celle  qu'on  fait  aux  vieillards  et  aux 
«  malades,  qui  est  la  plus  abondante  ».  A  Lyon,  en 
1787,  «  50000  ouvriers  attendent  leur  subsistance  de 
«  la  charité  publique  »;  à  Rennes,  en  1788,  après  une 
inondation,  «  les  deux  tiers  des  habitants  sont  dans  la 
«  misère^  »  ;  à  Paris,  sur  650  000  habitants,  le  recen- 
sement de  1791  comptera  118  784  indigents^  — 
Vienne  une  gelée  et  une  grêle  comme  en  1788,  que  la 
récolte  manque,  que  le  pain  soit  à  quatre  sous  la  livre, 
et  qu'aux  ateliers  de  charité  l'ouvrier  ne  gagne  que 
douze  sous  par  jour^;  croyez-vous  que  ces  gens-là  se 
résigneront  à  mourir  de  faim?  Autour  de  Rouen,  pen- 
dant l'hiver  de  1788,  les  forêts  sont  saccagées  en  plein 


i.  Ilippcau,  le  Gouvernemctit  de  Normandie,  VU,  147  à  177 
(1789).  —  Boivin-Champcaux,  Notice  liistorique  sur  la  Ucvolulion 
dans  le  département  de  l'Eure,  83  (1789). 

2.  Thoron  de  Montaugé,  87.  (LetU-e  du  prieur  du  couvent, 
mars  1789.) 

5.  Procès-verbaux  de  l'Assemblée  provinciale  du  Lyonnais,  57. 
—  Archives  nationales,  F*,  2075.  Mémoire  du  2i  janvier  1788. 
«  Les  secours  de  la  charilo  r^ont  très  bornes,  et  les  Étals  de  la 
a  province  ne  font  aucun  fonds  pour  de  tels  accidents.  » 

4.  Levasseur,  la  France  industrielle,  ll'J.  —  En  1802,  sur  une 
population  prescpie  triple  (1  09t')000),  il  y  avait  90  000  indigents. 

5.  Albert  Babeau,  Histoire  de  Troijes,  I,  91  (Lettre  du  maire 
llucz,  50  juillet  1788). 


LE   PEUriE  295 

jour,  le  bois  de  Bagnères  est  coupé  tout  entier,  les 
arbres  abattus  sont  vendus  publiquement  par  les  marau- 
deurs'. Affamés  et  maraudeurs,  tous  marchent  en- 
semble, et  le  besoin  se  fait  le  complice  du  crime. 
De  province  en  province,  on  les  suit  à  la  trace  :  quatre 
mois  plus  tard,  aux  environs  d'Étampes,  quinze  bri- 
gands forcent  trois  fermes  avant  la  nuit,  et  les  fermiers, 
menacés  d'incendie,  sont  obligés  de  donner,  l'un 
trois  cents  francs,  l'autre  cent  cinquante,  probablement 
tout  l'argent  qu'ils  ont  en  cofire*.  «  Voleurs,  galériens, 
«  mauvais  sujets  de  toute  espèce  »,  ce  sont  eux  qui, 
dans  les  insurrections,  feront  l'avant-garde,  «  et  pous- 
«  seront  le  paysan  aux  dernières  violences^  ».  Après  le 
sac  de  la  maison  Réveillon  à  Paris,  on  remarque  que, 
«  sur  une  quarantaine  de  mutins  arrêtés,  il  n'en  est 
«  presque  point  qui  n'aient  été  précédemment  des 
«  repris  de  justice,  fouettés  ou  marqués*  ».  En  toute 
révolution,  la  lie  d'une  société  monte  à  la  surface.  On 
ne  les  avait  jamais  vus;  comme  des  blaireaux  de  forêt 
ou  comme  des  rats  d'égout,  ils  restaient  dans  leurs 
tanières  ou  dans  leurs  bouges.  Ils  en  sortent  par 
troupes,  et  tout  d'un  coup,  dans  Paris,  quelles  figures  ^I 

1.  Floquet,  VII,  506. 

2.  Archives  nationales,  H,  1453.  (Letlre  de  M.  de  Saiutc- 
Suzanne,  du  29  avril  1789.) 

5.  Arthur  Young,  I,  256. 

4.  Correspondance  secrète  inédile  de  1777  à  1792,  publiée  par 
M.  de  Lcscure,  II,  551  (8  mai  1789,.  Cf.  C.  Desmoulins,  la  Lan- 
terne :  sur  100  émeutiers  arrêtés  à  Lyon,  96  étaient  marqués. 

5.  Besenval,  II,  344,  350.  —  Dusaulx,  la  Prise  de  la  Bas- 
tille, 552.  —  Marmontel,  II,  ch.  xiv,  2i9.  —  Mme  Vigée-Lebrun, 
I,  177,  188. 


206  L'ANCIEN   REGIME 

«  On  ne  se  souvient  pas  d'en  avoir  rencontré  de  pa- 
«  reilles  en  plein  jour....  D'où  sortent-ils?  Qui  les  a 
<(  tirés  de  leurs  réduits  ténébreux?...  Étrangers  de 
«  tous  pays,  armés  de  grands  bâtons,  déguenillés,... 
«  les  uns  presque  nus,  les  autres  bizarrement  vêtus  » 
de  loques  disparates,  «  affreux  à  voir  »,  voilà  les  chefs 
ou  comparses  d'émeute,  à  six  francs  par  tête,  derrière 
lesquels  le  peuple  va  marcher. 

«  A  Paris,  ditMercier*,  il  est  mou,  pâle,  petit,  rabou- 
«  gri,  maltraité,  et  semble  un  corps  séparé  des 
«  autres  ordres  de  l'État.  Les  riches  et  les  grands  qui 
((  ont  équipage  ont  le  droit  barbare  de  l'écraser  ou  de 
((  le  mutiler  dans  les  rues....  Aucune  commodité  pour 
«  les  gens  de  pied,  point  de  trottoirs.  Cent  victimes 
«  expirent  par  an  sous  les  roues  des  voitures.  »  —  «  Un 
((  pauvre  enfant,  dit  Arthur  Young,  a  été  écrasé  sous 
((  nos  yeux  et  plusieurs  fois  j'ai  été  couvert  de  la  tète 
((  aux  pieds  par/l'eau  du  ruisseau.  Si  nos  jeunes  nobles 
«  allaient  à  Londres,  dans  les  rues  sans  trottoir,  du 
«  même  train  que  leurs  frères  de  Paris,  ils  se  verraient 
«  bientôt  et  justement  rossés  de  la  bonne  manière  et 
a  traînés  dans  le  ruisseau.  »  —  Mercier  s'inquiète  en 
face  de  ce  populaire  immense.  «  Il  y  a  peut-être  à  Paris 
«  deux  cent  mille  individus  qui  n'ont  pas  en  propriété 
«  absolue  la  valeur  intrinsèque  de  cinquante  écus  ;  et  la 
«  cité  subsiste  !  »  Aussi  bien  l'ordre  n'est  maintenu  que 
par  la  force  et  la  crainte,  grâce  aux  soldats  du  guet  que 

1.  Mercier,  I,  32,  VI,  15,  X,  179,  XI,  59,  XII,  83.  —  Arthur 
Youiig,  I,  122. 


LE  PEUPLE  297 

la  multitude  appelle  tristes-à-patte.  «  Ce  sobriquet  met 

('  en  fureur  cette  espèce  de  milice,  qui  appesantit  alors 

(f  les  coups  de  bourrade  et  qui  blesse  indistinctement 

((  tout  ce  qu'elle  rencontre.  Le  petit  peuple  est  toujours 

«  sur  le  point  de  lui  faire  la  guerre,  parce  qu'il  n'en  a 

«  jamais  été  ménagé.  »  A  la  vérité,  «  une  escouade  du 

((  guet  dissipe  souvent  sans  peine  des  pelotons  de  cinq 

«  à  six  cents  hommes  qui  paraissent  d'abord  fort  écliauf- 

«  fés,  mais  qui  se  fondent  en  un  clin-d'œil  dès  que  les 

»  soldats  ont  distribué  quelques  bourrades  et  gantelé 

((  deux  ou  trois  mutins.  »  —  Néanmoins,  «  si  l'on  aban- 

«  donnait  le  peuple  de  Paris  à  son  premier  transport, 

«  s'il  ne  sentait  plus  derrière  lui  le  guet  à  pied  et  à 

«  cheval,  le  commissaire  et  l'exempt,  il  ne   mettrait 

«  aucune  mesure  dans  son  désordre.  La  populace,  déli- 

«  vrée  du  frein  auquel  elle  est  accoutumée,  s'abandon- 

{(  nerait  à  des  violences  d'autant  plus  cruelles  qu'elle 

«  ne  saurait  elle-même  où  s'arrêter....  Tant  que  le  pain 

«  de  Gonesse  ne  manquera  pas,  la  commotion  ne  sera 

«  pas  générale;  il  faut  que  la  halle*  y  soit  intéressée, 

«  sinon  les  femmes  demeureront  calmes....  Mais  si  le 

«  pain  de  Gonesse  venait  à  manquer  pendant  deux  mar- 

«  chés  de  suite,  le  soulèvement  serait  universel,  et  il 

«  est  impossible  de  calculer  à  quoi  se  porterait  cette 

1.  Dialogues  sur  le  commerce  des  blés,  par  Galiani  (1770).  «  Si 
a  les  forts  de  la  halle  sont  contents,  il  n'arrivera  aucun  désastre 
0  à  l'administration.  Les  grands  conspirent  et  se  révoltent;  les 
a  bourgeois  se  plaignent  et  vivent  dans  le  célibat;  les  paysans  et 
<  les  artisans  se  désespèrent  et  s'en  vont;  les  portefaix  s'ameu- 
c  tent.  > 


20S  L'AN'CIEN'   REGIME 

«  grande  muilitude  aux  abois,  qui  voudrait  se  délivrer 
«  de  la  famine,  elle  et  ses  enfants.  »  —  En  1789,  le 
pain  manque  à  Gonesse  et  dans  toute  la  France. 


CHAPITRE  IV 

I  La  force  nriiiéc  se  'lissout.  —  Comment  l'armée  est  recrutôe. 
—  Comment  le  soldat  est  traité.  —  II.  L'orfianisalion  sociale 
est  dissoute.  —  Nul  centre  de  ralliement.  —  Inertie  de  la  pro- 
vince. —  Ascendant  de  Paris.  —  III.  Direction  du  courant.  — 
L'iiomme  du  peuple  conduit  par  l'avocat.  —  Les  seuls  pouvoirs 
survivants  sont  la  théorie  et  les  piques.  —  Suicide  de  l'ancien 
régime. 

! 

Contre  la  sédition  universelle,  où  est  la  force?  — 
Dans  les  cent  cinquante  mille  hommes  qui  maintiennent 
l'ordre,  les  dispositions  sont  les  mêmes  que  dans  les 
vingt-six  millions  d'hommes  qui  le  subissent,  et  les 
abus,  la  désaffection,  toutes  les  causes  qui  dissolvent  la 
nation  dissolvent  aussi  l'armée.  Sur  quatre-vingt-dix 
millions^  de  solde  que  chaque  année  elle  coule  au  Trésor, 
il  y  a  46  millions  pour  les  officiers,  44  seulement  pour 
les  soldats,  et  l'on  sait  qu'une  ordonnance  nouvelle 
réserve  tous  les  grades  aux  nobles  vérifiés.  Nulle  part 
cette  inégalité,  contre  laquelle  l'opinion  publique  se 
révolte,  n'éclate  en  traits  si  forts  :  d'un  côté,  pour  le 

i    Kecker,  de  l'Administration  des  Finances,  II,  422,  435. 


300  L'ANCIEN   RÉGIME 

petit  nombre,  l'autorité,  les  honneurs,  l'argent,  le  loi- 
sir, la  bonne  chère,  les  plaisirs  du  monde,  les  comédies 
de  société;  de  l'autre,  pour  le  grand  nombre,  l'assu- 
jettissement, l'abjection,  la  fatigue,  l'enrôlement  par 
contrainte  ou  surprise,  nul  espoir  d'avancement,  six  sous 
par  jour*,  un  lit  étroit  pour  deux,  du  pain  de  chien,  et, 
depuis  quelques  années,  des  coups  comme  à  un  chien-; 
d'un  côté  est  la  plus  haute  noblesse,  de  l'autre  est  la 
dernière  populace.  On  dirait  d'un  fait  exprès  pour 
assembler  les  contrastes  et  aigrir  l'irritation.  «  La  mé- 
«  diocrité  de  la  solde  du  soldat,  dit  un  économiste,  la 
«  manière  dont  il  est  habillé,  couché  et  nourri,  son 
«  entière  dépendance,  rendraient  trop  cruel  de  prendre 
«  un  autre  homme  qu'un  homme  du  bas  peuple'.  »  En 
effet,  on  ne  va  le  chercher  que  dans  les  bas-fonds.  Sont 
exempts  du  tirage,  non  seulement  tous  les  nobles  et 
bourgeois,  mais  encore  tous  les  employés  de  l'adminis- 
tration des  fermes  et  des  ponts  et  chaussées,  «  tous  les 
«  garde-chasse,  garde-bois,  domestiques  et  valets  à 
«  gages  des  ecclésiastiques,  des  communautés,  des  mai- 
«  sons  religieuses,  des  gentilshommes,  des  nobles*  », 
et  même  des  bourgeois  vivant  noblement,  bien  mieux. 

1.  En  1789,  la  paye  avait  été  portée  à  7  sous  4  deniers,  sur  les- 
quels on  retenait  2  sous  6  deniers  pour  le  pain.  (Mercure  de 
France,  7  mai  1791.) 

2.  Aubertin,  345.  Lettre  du  comte  de  Saint-Germain  (pendant  la 
guerre  de  Sept  Ans).«  La  misère  du  soldat  est  si  grande,  qu'elle 
«  fait  saigner  le  cœur;  il  passe  ses  jours  dans  un  état  abject  et 
«  méprisé,  il  vit  comme  un  chien  enchaîné  qu'on  destine  au 
c  combat.  » 

3.  Tocqueville,  190,  191. 

4.  Archives  nationales,  II,  1591. 


LÉ  fEUPLE  301 

les  fils  des  cultivateurs  aisés,  et,  en  général,  tous  ceux 
qui  ont  un  crédit  ou  un  protecteur  quelconque.  —  Il  ne 
reste  donc  pour  la  milice  que  les  plus  pauvres,  et  ce 
n'est  pas  de  bon  cœur  qu'ils  y  entrent.  Au  contraire,  le 
service  leur  est  si  odieux,  que  souvent  ils  se  sauvent 
dans  les  bois,  où  il  faut  les  poursuivre  à  main  armée  : 
dans  tel  canton  qui,  trois  ans  plus  tard,  fournira  en  un 
jour  de  cinquante  à  cent  volontaires,  les  garçons  se 
coupent  le  pouce  pour  être  exempts  du  tirage*.  —  A 
cette  vase  de  la  société,  on  ajoute  la  balayure  des  dépôts 
et  maisons  de  force.  Parmi  les  vagabonds  qui  les  rem- 
plissent, lorscju'on  a  évacué  ceux  qui  peuvent  faire  con- 
naître leur  famille  ou  trouver  des  répondants,  «  il  n'y  a 
((  plus,  dit  un  intendant,  que  des  gens  absolument 
((  inconnus  ou  dangereux;  dans  ce  nombre  on  prend 
«  ceux  qu'on  regarde  comme  les  moins  vicieux,  et  l'on 
((  cberche  à  les  faire  passer  dans  les  troupes*  ».  — 
Dernier  affluent,  l'embauchement  demi-forcé,  demi- 
volontaire,  qui  le  plus  souvent  ne  verse  dans  les  cadres 
que  l'écume  des  grandes  villes,  aventuriers,  apprentis 
renvoyés,  fils  de  famille  chassés,  gens  sans  asile  et  sans 
aveu.    L'embaucheur,   payé  à   tant  par  homme   qu'il 

1.  Maréchal  de  Rocliambeau,  M^??ioî>c.s,  I,  427. —  Marquis  d'Ar- 
gensoii,  24  décembre  1752.  «  Oa  compte  plus  de  50  000  hommes 
«  suppliciés  pour  déserlioii  depuis  la  p;iix  de  1748;  l'on  attiibue 
«  cette  grande  désertion  au  nouvel  exercice,  qui  fatigue  et  déscs- 
«  père  les  soldats,  surtout  les  vieux  soldats.  »  —  Voltaire,  D/c- 
lionnaire  philosophique,  article  Supplices.  «  Je  fus  effrayé  un 
e  jour  en  voyant  la  liste  des  déserteurs  depuis  huit  années  seu- 
«  lement  :  on  en  comptait  60  000.  » 

2.  Archives  nationales,  II,  55i.  (Lettre  de  M.  de  Bertrand, 
intendant  de  Rennes,  du  17  août  178j.) 

A>C.  RtG    u.  T.  II    —  20 


Û02  L'ANCIEN   RÉCniE 

recrute  et  à  tant  par  pouce  de  taille  au-dessus  de  cinq 
pieds,  «  tient  ses  assises  dans  un  cabaret,  régale  »  et 
fait  l'article  :  «  Mes  amis,  la  soupe,  l'entrée,  le  rôti,  la 
a  salade,  voilà  l'ordinaire  du  régiment;  »  rien  de  plus, 
«  je  ne  vous  trompe  pas,  le  pâté  et  le  vin  d'Arbois  sont 
«  l'extraordinaire*.  »  11  fait  boire,  il  paye  le  vin,  au 
besoin  il  cède  sa  maîtresse  :  «  après  quelques  jours  de 
((  débauche,  le  jeune  libertin  qui  n'a  pas  de  quoi  s'ac- 
«  quitter  est  obligé  de  se  vendre,  et  l'ouvrier,  trans- 
«  formé  en  soldat,  va  faire  l'exercice  sous  le  bâton  ». 
—  Étranges  recrues  pour  garder  une  société,  toutes 
choisies  dans  la  classe  qui  l'attaque,  paysans  foulés, 
vagabonds  emprisonnés,  gens  déclassés,  endettés,  déses- 
pérés, pauvres  diables  aisément  tentés  et  de  cervelle 
chaude,  qui,  selon  les  circonstances,  deviennent  tantôt 
des  révoltés  et  tantôt  des  soldats. 

Qui  des  deux  a  le  meilleur  lot?  Le  pain  du  soldat 
n'est  pas  plus  abondant  que  celui  du  détenu,  et  il  est 
pire;  car  on  ôte  le  son  pour  faire  le  pain  du  vagabond 
enfermé,  et  on  le  laisse  pour  faire  le  pain  du  soldat  qui 
l'enferme.  —  En  cet  état  de  choses,  il  ne  faudrait  pas 
que  le  soldat  réfléchît,  et  voilà  justement  que  ses  ofli- 
ciers  l'invitent  à  réfléchir.  Eux  aussi,  ils  sont  devenus 
politiques  et  frondeurs.  Quelques  années  avant  la  Révo- 
lution S  «  on  parlait  déjà  »  dans  l'armée,  «  on  raison- 
«  nait,  on  se  plaignait,  et,  les  idées  nouvelles  fermentant 
«  dans  les  tètes,  une  correspondance   s'établit  entre 

1.  Mercier,  XI,  121. 

2.  VauLlanc,  149. 


LE  PEUPLE  503 

«  deux  régiments.  On  recevait  de  Paris  des  nouvelles 
«  écrites  à  la  main;  elles  étaient  autorisées  par  le 
*<  ministre  de  la  guerre,  et  coûtaient,  je  crois,  douze 
((  louis  par  an.  Bientôt  elles  prirent  un  ton  philoso- 
«  phique,  elles  dissertèrent,  elles  parlèrent  des  minis- 
((  très,  du  gouvernement,  des  changements  désirés,  et 
«  n'en  furent  que  plus  répandues  ».  Certainement,  des 
sergents  comme  Hoche,  des  maîtres  d'armes  comme 
Augereau,  ont  lu  plus  d'une  fois  ces  nouvelles  ouhliées 
sur  la  table,  et  les  ont  commentées  le  soir  même  dans 
les  chambrées  de  soldats.  Le  mécontentement  est  ancien, 
et  déjà  à  la  fin  du  dernier  règne  des  mots  accablants 
ont  éclaté.  Dans  un  festin  donné  par  un  prince  du 
sang  S  la  table  de  cent  couverts,  dressée  sous  une  tente 
immense,  était  servie  par  les  grenadiers,  et  l'odeur 
qu'ils  répandaient  offusqua  la  délicatesse  du  prince. 
«  Ces  braves  gens,  dit-il  un  peu  trop  haut,  sentent 
«  diablement  le  chausson.  »  Un  grenadier  répondit 
brusquement  :  «  C'est  parce  que  nous  n'en  avons  pas  », 
et  «  un  profond  silence  suivit  cette  réponse  ».  —  Pen- 
dant les  vingt  ans  qui  suivent,  l'irritation  couve  et 
grandit  :  les  soldats  de  Rochambeau  ont  combattu  côte 
à  côte  avec  les  libres  milices  de  l'Amérique  et  s'en  sou- 
viennent. En  1788%  le  maréchal  de  Vaux,  devant  le 
soulèvement  du  Dauphiné,  écrit  au  ministre  «  qu'il  est 
«  impossible  de  compter  sur  les  troupes  »,  et,  quatre 
mois  après  l'ouverture  des  États  Généraux,  seize  mille 

i.  Ségur,  I,  20  (1767). 

î.  Augeard,  Mémoires,  105. 


504  L'ANCIEN   RÉGIME 

déserteurs,   rôdant   autour  de   Paris ,   conduiront  les 
émeutes  au  lieu  de  les  réprimer*. 

II 

Une  fois  cette  digue  emportée,  il  n'y  a  plus  de  digue, 
et  l'inondation  roule  sur  toute  la  France  comme  sur  une 
plaine  unie.  —  En  pareil  cas,  chez  les  autres  peuples, 
des  obstacles  se  sont  rencontrés  :  il  y  avait  des  lieux 
élevés,  des  centres  de  refuge,  quelques  vieilles  enceintes 
où,  dans  relfarement  universel,  une  partie  de  la  popu- 
lation trouvait  des  abris.  —  Ici  le  premier  choc  achève 
d'en  emporter  les  derniers  restes,  et,  dans  ces  vingt-six 
millions  d'hommes  dispersés,  chacun  est  seul.  Depuis 
longtemps,  et  par  un  travail  insensible,  l'administration 
de  Richelieu  et  de  Louis  XIV  a  détruit  les  groupes  natu- 
rels qui,  après  un  effondrement  soudain,  se  reforment 
d'eux-mêmes.  Sauf  en  Vendée,  je  ne  vois  aucun  endroit 
ni  aucune  classe  où  beaucoup  d'hommes,  ayant  con- 
fiance en  quelques  hommes,  puissent,  à  l'heure  du 
danger,  se  rallier  autour  d'eux  pour  faire  un  corps.  Il 
n'y  a  plus  de  patriotisme  provincial  ou  municipal.  Le 
bas  clergé  est  hostile  aux  prélats,  les  gentilshommes 
de  province  à  la  noblesse  de  cour,  le  vassal  au  seigneur, 
le  paysan  au  citadin,  la  population  urbaine  à  l'oligarchie 
imuiicipale,  la  corporation  à  la  corporation,  la  paroisse 
à  la  paroisse,  le  voisin  au  voisin.  Tous  sont  séparés  par 
leurs  privilèges,  par  leurs  jalousies,  par  la  conscience 

1.  Horace  Walpole  (5  septembre  1789). 


LE   PEUPLE  505 

qu'ils  ont  d'être  cliargés  ou  frustrés  au  profit  d'autrui. 
L'ouvrier  tailleur  est  aigri  contre  le  maître  tailleur  qui 
l'empêche  d'aller  en  journée  chez  les  bourgeois,  les 
garçons  perruquiers  contre  le  maître  perruquier  qui  ne 
leur  permet  pas  de  coiffer  en  ville,  le  pâtissier  contre 
le  boulanger  qui  l'empêche  de  cuire  les  pâtés  des  ména- 
gères, le  villageois  fileur  contre  les  filateurs  de  la  ville 
qui  voudraient  briser  son  métier,  les  vignerons  de  cam- 
pagne contre  le  bourgeois  qui,  dans  un  rayon  de  sept 
lieues,  voudrait  faire  arracher  leurs  vignes*,  le  village 
contre  le  village  voisin  dont  le  dégrèvement  l'a  grevé, 
"le  paysan  haut  taxé  contre  le  paysan  taxé  bas,  la  moitié 
de  la  paroisse  contre  ses  collecteurs,  qui  à  son  détri- 
ment ont  favorisé  l'autre  moitié.  «  La  nation,  disait 
«  tristement  Turgot^,  est  une  société  composée  de  diffé- 
«  rcnts  ordres  mal  unis,  et  d'un  peuple  dont  les  mem- 
«  bres  n'ont  entre  eux  que  très  peu  de  liens,  et  où,  par 
«  conséquent,  personne  nest  occupé  que  de  son  intérêt 
((  particulier.  Nulle  part  il  n'y  a  d' intérêt  commun 
((  visible.  Les  villes,  les  villages  n'ont  pas  plus  de  rap- 
«  port  entre  eux  que  les  arrondissements  auxquels  ils 
((  sont  attribués  ;  ils  ne  peuvent  même  s'entendre  entre 
«  eux  pour  mener  les  travaux  publics  qui  leur  sont 
«  nécessaires.  »  Depuis  cent  cinquante  ans,  le  pouvoir 
central  a  divisé  pour  régner.  Il  a  tenu  les  hommes  sépa- 
rés, il  les  a  empêchés  de  se  concerter,  il  a  si  bien  fait, 

1.  Laboulaye,  de  l'Administration  française  sous  Louis  XVI 
[Revue  des  Cours  littéraires,  IV,  745).  —  Albert  Babeau,  I,  Ml 
[Doléances  et  voeux  des  corporations  de  Troyes). 

2.  Tocqueville,  158. 


305  L'ANCIEN   REGIME 

qu'ils  ne  se  connaissent  plus,  que  chaque  classe  ignore 
l'autre  classe,  que  chacune  se  fait  de  l'autre  un  portrait 
chimérique,  chacune  teignant  l'autre  des  couleurs  de 
son  imagination,  l'une  composant  une  idylle,  l'autre  se 
forgeant  un  mélodrame,  l'une  imaginant  les  paysans 
comme  des  bergers  sensibles,  l'autre  persuadée  que  les 
nobles  sont  d'affreux  tyrans.  —  Par  cette  méconnais- 
sance mutuelle  et  par  cet  isolement  séculaire,  les  Fran- 
çais ont  perdu  l'habitude,  l'art  et  la  faculté  d'agir  en- 
semble. Us  ne  sont  plus  capables  d'entente  spontanée 
et  d'action  collective.  Au  moment  du  danger,  personne 
n'ose  compter  sur  ses  voisins  ou  sur  ses  pareils.  Per- 
sonne ne  saitoîi  tourner  les  yeux  pour  trouver  un  guide. 
«  On  n'aperçoit  pas  un  homme  qui  puisse  répondre 
«  pour  le  plus  petit  district;  et,  bien  plus, on  n'en  voit 
«  pas  un  qui  puisse  répondre  d'un  autre  homme*.  » 
La  débandade  est  complète  et  sans  remède.  L'utopie 
des  théoriciens  s'est  accomplie,  l'état  sauvage  a  recom- 
mencé. Il  n'y  a  plus  que  des  individus  juxtaposés; 
chaque  homme  retombe  dans  sa  faiblesse  originelle,  et 
SCS  biens,  sa  vie  sont  à  la  merci  de  la  première  bande 
qui  saura  se  former.  Il  ne  reste  en  lui  pour  le  conduire 
que  l'habitude  moutonnière  d'être  conduit,  d'attendre 
l'impulsion,  de  regarder  du  côté  du  centre  ordinaire, 
vers  Paris,  d'où  sont  toujours  venus  les  ordres.  Arthur 
Young*  est  frappé  de  ce  geste  machinal.  Partout  l'igno- 
rance et  la  docilité  politiques  sont  parfaites.  C'est  lui, 

1.  Tocqueville,  30i.  (Paroles  de  Hurke.) 

2.  Voyages  en  France,  I,  2i0,  203. 


LE  PEUPLE  307 

un  étranger,  qui  apporte  en  Bourgogne  les  nouvelles 
d'Alsace  :  l'insurrection  y  a  été  terrible;  la  populace  a 
saccagé  l'hôtel  de  ville  de  Strasbourg,  et  personne  n'en 
sait  un  mot  à  Dijon.  «  Cependant,  écrit-il,  voilà  neuf 
«  jours  que  la  chose  est  arrivée;  mais,  quand  il  y  en 
«  aurait  dix-neuf,  je  doute  qu'on  eût  été  mieux  rcn- 
«  seigné.  »  Point  de  journaux  dans  les  cafés;  nul  centre 
d'information,  de  résolution,  d'action  locale.  La  pro- 
vince subit  les  événements  de  la  capitale  ;  «  les  gens 
«  n'osent  bouger,  ils  n'osent  pas  même  se  faire  une 
«  opinion  avant  que  Paris  ait  prononcé.  »  —  C'est  à 
cela  qu'aboutit  la  centralisation  monarchique.  Elle  a  ôté 
aux  groupes  leur  consistance  et  à  l'individu  son  ressort. 
Pieste  une  poussière  humaine  qui  tourbillonne  et  qui, 
avec  une  force  irrésistible,  roulera  tout  entière  en  une 
seule  masse,  sous  l'effort  aveugle  du  vent. 

III 

Nous  savons  déjà  de  quel  côté  il  souffle,  et  il  suffît, 
pour  en  être  sûr,  de  voir  comment  les  cahiers  du  Tiers 
ont  été  faits.  C'est  l'homme  de  loi,  le  petit  procureur  de 
campagne,  l'avocat  envieux  et  théoricien  qui  a  conduit 
le  paysan.  Celui-ci  insiste  pour  que,  dans  le  cahier,  on 
couche  par  écrit  et  tout  au  long  ses  griefs  locaux  et  per- 
sonnels, sa  réclamation  contre  les  impôts  et  redevan- 
ces, sa  requête  pour  délivrer  ses  chiens  du  billot,  sa 
volonté  d'avoir  un  fusil  contre  les  loups*.  L'autre,  qui 

1.  Beugnot,  I,  115,  116. 


308  L'ANCIEN-  RÉGr.IE 

suggère  cl  dirige,  enveloppe  le  tout  dans  les  Droits  de 
i'IIommc  et  dans  la  circulaire  de  Siéyès.  «  Depuis  deux 
«  mois,  écrit  un  commandant  du  Midi',  les  juges  infè- 
((  rieurs,  les  avocats  dont  toutes  les  villes  et  campagnes 
«  fourmillent,  en  vue  de  se  faire  élire  aux  États  Géné- 
((  raux,  se  sont  mis  après  les  gens  du  Tiers  état,  sous 
«  prétexte  de  les  soutenir  et  d'éclairer  leur  ignorance.... 
«  Ils  se  sont  efforcés  de  leur  persuader  qu'aux  États 
«  Généraux  ils  seraient  les  maîtres  à  eux  seuls  de  régler 
((  toutes  les  affaires  du  royaume,  que  le  Tiers,  en  choi- 
((  sissant  ses  députés  parmi  les  gens  de  robe,  aurait  le 
«  droit  et  la  force  de  primer,  d'abolir  la  noblesse,  de 
«  détruire  tous  ses  droits  et  privilèges,  qu'elle  ne  serait 
«  plus  héréditaire,  que  tous  les  citoyens,  en  la  méritant, 
«  auraient  le  droit  d'y  prétendre  ;  que,  si  le  peuple  les 
«  députait,  ils  feraient  accorder  au  Tiers-état  tout  ce 
«  qu'il  voudrait,  parce  que  les  curés,  gens  du  Tiers, 
«  étant  convenus  de  se  détacher  du  haut  clergé  et  de 
«  s'unir  à  eux,  la  noblesse  et  le  clergé,  unis  ensemble, 
«  ne  feraient  qu'une  voix  contre  deux  du  Tiers....  Si  le 
«  Tiers  avait  choisi  de  sages  bourgeois  ou  négociants, 
«  ils  se  seraient  unis  sans  difficulté  aux  deux  autres 
«  ordres.  Mais  les  assemblées  de  bailliages  et  de  séné- 
«  chaussées  ont  été  farcies  de  gens  de  robe  qui  absor- 
a  baient  les  opinions  et  voulaient  primer  sur  tout  le 
«  monde,  et  chacun,  de  son  côté,  intriguait  et  cabalail 

1.  Archives  nationales,  procès-verbaux  et  caliiers  des  États 
Généraux,  t.  XIII,  405.  (Lettre  du  marquis  de  Faiuloas,  coui- 
maudaut  de  l'Armagnac,  à  M.  îsecker,  du  29  mai  178',).) 


LE   TEITLE  309 

«  pour  se  faire  députer.  »  —  «  En  Touraine,  écrit  l'inten- 
«  dantS  l'avis  de  la  plupart  des  votants  a  été  commandé 
«  ou  mendié.  Les  affidés  mettaient,  au  moment  du  scru- 
«  tin,  des  billets  tout  écrits  dans  la  main  des  votants, 
«  et  leur  avaient  fait  trouver,  à  leur  arrivée  aux  auber- 
«  ges,  tous  les  écrits  et  avis  propres  à  exalter  leurs 
«  tètes  et  à  déterminer  leur  choix  pour  des  gens  du 
«  palais.  ))  —  «  Dans  la  sénéchaussée  de  Lectoure,  une 
«  quantité  de  paroisses  et  de  communautés  n'ont  point 
«  été  assignées  ni  averties  pour  envoyer  leurs  cahiers 
«  et  leurs  députés  à  l'assemblée  de  la  sénéchaussée, 
(t  Pour  celles  qui  ont  été  averties,  les  avocats,  procu- 
«  reurs  et  notaires  des  petites  villes  voisines  ont  fait 
«  leurs  doléances  de  leur  chef,  sans  assembler  la  com- 
«  munauté....  Sur  un  seul  brouillon,  ils  faisaient  pour 
«  toutes  des  copies  pareilles  qu'ils  vendaient  bien  cher, 
«  aux  conseils  de  chaque  paroisse  de  campagne.  »  — 
Symptôme  alarmant  et  qui  marque  d'avance  la  voie  que 
va  suivre  la  Révolution  :  l'homme  du  peuple  est  endoc- 
triné par  l'avocat,  l'homme  à  pique  se  laisse  mener  par 
l'homme  à  phrases. 

Dès  la  première  année,  on  peut  voir  l'effet  de  leur 
association.  En  Franche-Comté*,  sur  la  consultation 
d'un  nommé  Rouget,  les  paysans  du  marquis  de  Chaila 
«  se  déterminent  à  ne  plus  lui  rien  payer  et  à  se  par- 

1.  Archives  nationales,  tome  CL,  174.  (Lettre  de  l'intendant 
de  Tours  du  25  mars  1789.) 

2.  Archives  nationales.  H.  78  i.  (Lettres  de  M.  de  Langeron, 
commandant  militaire  à  Besançon,  1(5  et  18  octobre  1789.  —  La 
consultation  y  est  annexée.) 


310  L'ANCIEN  RÉGIME 

«  tager  le  produit  des  coupes  de  bois,  sans  y  appeler  la 
((  maîtrise  ».  Dans  son  papier  a  l'avocat  avance  que 
«  toutes  les  communautés  de  la  province  sont  décidées 
«  à  en  faire  autant....  Sa  consultation  est  tellement 
«  répandue  dans  les  campagnes,  que  beaucoup  de  com- 
«  munautés  sont  convaincues  qu'elles  ne  doivent  plus 
«  rien  au  roi  ni  à  leurs  seigneurs.  M.  de  Marnezia 
«  député  à  l'Assemblée  (nationale),  est  venu  (ici)  passer 
«  quelques  jours  chez  lui  pour  sa  santé  ;  il  y  a  été  traité 
«  de  la  manière  la  plus  dure  et  la  plus  scandaleuse  ; 
«  l'on  a  même  agité  si  on  ne  le  conduirait  pas  à  Paris 
«  sous  escorte.  Après  son  départ,  son  château  a  été 
«  attaqué,  les  portes  ont  été  brisées  et  les  murs  de  son 
«  jardin  abattus.  (Pourtant)  aucun  gentilhomme  n'a 
«  autant  fait  pour  les  habitants  de  ses  terres  que  M.  le 
«  marquis  de  Marnezia....  Les  excès  en  tout  genre  aug- 
((  mentent;  j'ai  des  plaintes  perpétuelles  sur  l'abus  que 
«  les  milices  nationales  font  de  leurs  armes,  et  je  ne 
«  puis  y  remédier.  »  D'après  une  phrase  prononcée  à 
l'Assemblée  nationale,  la  maréchaussée  croit  qu'elle  va 
être  dissoute  et  ne  veut  pas  se  faire  d'ennemis.  «  Les 
«  bailliages  sont  aussi  timides  que  la  maréchaussée;  je 
«  leur  renvoie  sans  cesse  des  affaires,  et  aucun  coupa- 
c  ble  n'est  puni....  »  —  «  Aucune  nation  ne  jouit  d'une 
«  liberté  si  indéfinie  et  si  funeste  aux  honnêtes  gens; 
«  il  est  absolument  contraire  aux  droits  de  l'homme  de 
«  se  voir  perpétuellement  dans  le  cas  d'être  égorgé  par 
d  des  scélérats  qui  confondent  toute  la  journée  la  liberté 
«  et  la  licence.  »  —  En  d'autres  termes,  les  passions, 


LE  PEUPLE  3H 

pour  s'autoriser,  ont  recours  à  la  théorie,  et  la  théorie, 
pour  s'appliquer,  a  recours  aux  passions.  Par  exemple, 
près  de  Liancourt,  le  duc  de  la  Rochefoucauld  avait  un 
terrain  inculte  ;  «  dès  le  commencement  de  la  Révo- 
«  lution',  les  pauvres  de  la  ville  déclarent  que,  puis- 
((  qu'ils  font  partie  de  la  nation,  les  terrains  incultes, 
«  propriété  de  la  nation,  leur  appartiennent  »,  et  tout 
de  suite,  a  sans  autre  formalité  »,  ils  entrent  en  posses- 
sion, se  partagent  le  sol,  plantent  des  haies  et  défri- 
chent. «  Ceci,  dit  Arthur  Young,  montre  l'esprit  géné- 
«  rai....  Poussées  un  peu  loin,  les  conséquences  ne 
((.  seraient  pas  petites  pour  la  propriété  dans  ce  royau- 
«  me.  »  Déjà,  l'année  précédente,  auprès  de  Rouen, 
les  maraudeurs,  qui  abattaient  et  vendaient  les  forêts, 
disaient  que  «  le  peuple  a  le  droit  de  prendre  tout  ce 
«  qui  est  nécessaire  à  ses  besoins  ».  —  On  leur  a  prêché 
qu'ils  sont  souverains,  et  ils  agissent  en  souverains. 
Étant  donné  leur  état  d'esprit,  rien  de  plus  naturel  que 
leur  conduite.  Plusieurs  millions  de  sauvages  sont  ainsi 
lancés  par  quelques  milliers  de  parleurs,  et  la  politique 
de  café  a  pour  interprète  et  ministre  l'attroupement  de 
la  rue.  D'une  part  la  force  brutale  se  met  au  service  du 
dogme  radical.  D'autre  part  le  dogme  radical  se  met  au 
service  de  la  force  brutale.  Et  voilà,  dans  la  France  dis- 
soute, les  deux  seuls  pouvoirs  debout  sur  les  débris  du 
reste. 

1.  Arthur  Young,  I,  344. 


CHAPITRE  V 

Résumé. 

I 

Ils  sont  les  successeurs  et  les  exécuteurs  de  l'ancien 
régime,  et,  quand  on  regarde  la  façon  dont  celui-ci  les 
a  engendrés,  couvés,  nourris,  intronisés,  provoqués,  on 
ne  peut  s'empêcher  de  considérer  son  histoire  comme 
un  long  suicide  :  de  même  un  homme  qui,  monté  au 
sommet  d'une  immense  échelle,  couperait  sous  ses 
pieds  l'échelle  qui  le  soutient.  —  En  pareil  cas,  les 
bonnes  intentions  ne  suffisent  pas;  il  ne  sert  à  rien 
d'être  libéral  et  môme  généreux,  d'ébaucher  des  demi- 
réformes.  Au  contraire,  par  leurs  qualités  comme  par 
leurs  défauts,  par  leurs  vertus  comme  par  leurs  vices, 
les  privilégiés  ont  travaillé  à  leur  chute,  et  leurs  mérites 
ont  contribué  à  leur  ruine  aussi  bien  que  leurs  torts.  — 
Fondateurs  de  la  société,  ayant  jadis  mérité  leurs  avan- 
tages par  leurs  services,  ils  ont  gardé  leur  rang  sans 
continuer  leur  emploi  ;  dans  le  gouvernement  local 
comme  dans  le  gouvernement  central,  leur  place  est 


lE  TEITLE  313 

une  sinécure,  et  leurs  privilèges  sont  devenus  des  abus. 
A  leur  tête,  le  roi,  qui  a  fait  la  France  en  se  dévouant 
à  elle  comme  à  sa  chose  propre,  finit  par  user  d'elle 
comme  de  sa  chose  propre  ;  l'argent  public  est  son  argent 
de  poche,  et  des  passions,  des  vanités,  des  faiblesses 
personnelles,  des  habitudes  de  luxe,  des  préoccupations 
de  famille,   des  intrigues  de  maîtresse,  des   caprices 
d'épouse    gouvernent    un   État  de    vingt-six   millions 
d'hommes  avec  un  arbitraire,  une  incurie,  une  prodi- 
galité, une  maladresse,  un  manque  de  suite  qu'on  excu- 
serait à  peine  dans  la  conduite  d'un  domaine  privé.  — 
Rjoi  et  privilégiés,  ils   n'excellent  qu'en  un  point,   le 
savoir-vivre,  le  bon  goût,  le  bon  ton,  le  talent  de  repré- 
senter  et  de   recevoir,  le  don  de  causer  avec  grâce, 
finesse  et  gaieté,  l'art  de  transformer  la  vie  en  une  fêle 
ingénieuse  et  brillante,  comme  si  le  monde  était  un 
salon   d'oisifs  délicats  où  il   suffit   d'être  spirituel  et 
aimable,  tandis  qu'il  est  un  cirque  où  il  faut  être  fort 
pour  combattre,  et  un  laboratoire  où  il  faut  travailler 
pour  être  utile.  —  Par  cette  habitude,  cette  perfection 
et  cet  ascendant  de  la  conversation  polie,  ils  ont  imprimé 
à  l'esprit  français  la  forme  classique,  qui,  combinée 
avec  le  nouvel  acquis  scientifique,  produit  la  philosophie 
du  dix-huitième  siècle,  le  discrédit  de  la  tradition,  la 
prétention  de  refondre  toutes  les  institutions  humaines 
d'après  la  raison  seule,  l'application  des  méthodes  ma- 
thématiques à  la  politique  et  à  la  morale,  le  catéchisme 
des  droits  de  l'homme,  et  tous  les  dogmes  anarchiques 
et  despotiques  du  Contrat  social.  —  Une  fois  que  la 


314  L'ANCIEN  RÉGIME 

chimère  est  née,  ils  la  recueillent  chez  eux  comme  un 
passe-temps  de  salon  ;  ils  jouent  avec  le  monstre  tout 
petit,  encore  innocent,  enrubanné  comme  un  mouton 
d'églogue  ;  ils  n'imagincntpas  qu'il  puisse  jamais  devenir 
une  bête  enragée  et  formidable  ;  ils  le  nourrissent,  ils 
le  flattent,  puis,  de  leur  hôtel,  ils  le  laissent  descendre 
dans  la  rue.  —  Là,  chez  une  bourgeoisie  que  le  gouvei'- 
nement  indispose  en  compromettant  sa  fortune,  que  les 
privilèges  heurtent  en  comprimant  ses  ambitions,  que 
l'inégalité  blesse  en  froissant  son  amour-propre,  la 
théorie  révolutionnaire  prend  des  accroissements  rapi- 
des, une  âpreté  soudaine,  et,  au  bout  de  quelques  années, 
se  trouve  la  maîtresse  incontestée  de  l'opinion.  —  A  ce 
moment  et  sur  son  appel,  surgit  un  autre  colosse,  un 
monstre  aux  millions  de  têtes,  une  brute  effarouchée  et 
aveugle,  tout  un  peuple  pressuré,  exaspéré  et  subite- 
ment déchaîné  contre  le  gouvernement  dont  les  exactions 
le  dépouillent,  contre  les  privilégiés  dont  les  droits 
l'affament,  sans  que,  dans  ces  campagnes  désertées  par 
leurs  patrons  naturels,  il  se  rencontre  une  autorité 
survivante,  sans  que,  dans  ces  provinces  pliées  à  ,1a 
centralisation  mécanique,  il  reste  un  groupe  indépen- 
dant, sans  que,  dans  cette  société  désagrégée  par  le  des- 
potisme, il  puisse  se  former  des  centres  d'initiative  et  de 
résistance,  sans  que,  dans  cette  haute  classe  désarmée 
par  son  humanité  même,  il  se  trouve  un  politique 
exempt  d'illusion  et  ciijialjle  d'aclion,  sans  que  tant  do 
bonnes  volontés  et  de  belles  intelligences  puissent  se 
défendre  contre  les  deux  ennemis  de  toute  liberté  el  de 


LE  PEUPLE  315 

tout  ordre,  contre  la  contagion  du  rêve  démocratique 
qui  trouble  les  meilleures  têtes  et  contre  les  irruptions 
de  la  brutalité  populaciôre  qui  pervertit  les  meilleures 
lois.  A  l'instant  où  s'ouvrent  les  États  Généraux,  le  cours 
des  idées  et  des  événements  est  non  seulement  déter- 
miné, mais  encore  visible.  D'avance  et  à  son  insu, 
chaque  génération  porte  en  elle-même  son  avenir  et  son 
histoire  ;  à  celle-ci,  bien  avant  l'issue,  on  eût  pu  annoncer 
ses  destinées,  et,  si  les  détails  tombaient  sous  nos  prévi- 
sions aussi  bien  que  l'ensemble,  on  pourrait  croire  à  la 
fiction  suivante  que  Laharpe  converti  inventa  à  la  fin  du 
Directoire,  en  arrangeant  ses  souvenirs. 

II 

«  Il  me  semble,  dit-il,  que  c'était  hier,  et  c'était 
«  cependant  au  commencement  de  1788.  Nous  étions  à 
«  table  chez  un  de  nos  confrères  à  l'Académie,  grand 
«  seigneur  et  homme  d'esprit.  La  compagnie  était  nom- 
«  breuse  et  de  tout  état,  gens  de  cour,  gens  de  robe, 
«  gens  de  lettres,  académiciens  ;  on  avait  fait  grand' 
c  chère  comme  de  coutume.  Au  dessert,  les  vins  de 
«  Malvoisie  et  de  Constance  ajoutaient  à  la  gaieté  de 
«  bonne  compagnie  cette  sorte  de  liberté  qui  n'en  gar- 
«  dait  pas  toujours  le  ton.  On  en  était  alors  venu  dans 
«  le  monde  au  point  oii  tout  est  permis  pour  faire  rire. 
«  Chamfort  nous  avait  lu  ses  contes  impies  et  libertins, 
((  et  les  grandes  dames  avaient  écouté  sans  avoir  même 
(L  recours  à  l'éventail.  De  là  un  déluge  de  plaisanteries 


316  L'ANCIEN   RÉGIME 

«  sur  la  religion  ;  l'un  citait  une  tirade  de  la  Pucelle  ; 

«  l'autre  rapportait   certains  vers   philosophiques   de 

«  Diderot....  Et  d'applaudir....  La  conversation  devient 

«  plus   sérieuse  ;  on  se  répand  en   admiration  sur  la 

((  révolution  qu'avait  faite  Voltaire,  et  l'on  convient  que 

«  c'était  là  le  premier  titre  de  sa  gloire.  «  Il  a  donné 

0  le  ton  à  son  siècle,  et  s'est  fait  lire  dans  l'antichambre 

«  comme   dans  le  salon.  »  —  Un  des  convives  nous 

«  raconta,  en  pouffant  de  rire,  qu'un  coiffeur  lui  avait 

«  dit,  tout  en  le  poudrant  :  «  Voyez-vous,  monsieur, 

«  quoique  je  ne  sois  qu'un  misérable  carabin,  je  n'ai 

«  pas  plus  de  religion  qu'un  autre.  »  —  On  conclut  que 

«  la  révolution  ne  tardera  pas  à  se  consommer,  qu'il 

«  faut  absolument  que  la  superstition  et  le  fanatisme 

((  fassent  place  à  la  philosophie,  et  l'on  en  esta  calculer 

((  la  probabilité  de  l'époque  et  quels  seront  ceux  de  la 

«  société  qui  verront  le  règne  de  la  raison.  —  Les  plus 

«  vieux  se  plaignaient  de  ne  pouvoir  s'en  flatter  ;  les 

«  jeunes  se  réjouissaient  d'en  avoir  une  espéi-ance  très 

((  vraisemblable,  et  l'on   félicitait   surtout  l'Académie 

«  d'avoir  préparé  le  grand  œuvre  et  d'avoir  été  le  chcf- 

«  lieu,  le  centre,  le  mobile  de  la  liberté  de  penser. 

«  Un  seul  des  convives  n'avait  point  pris  de  part  à 

«  toute  la  joie  de  cette  conversation....  C'était  Cazotte, 

«  homme  aimable  et  original,  mais  malheureusement 

«  infatué  des  rêveries  des  illuminés.  Il  prend  la  parole 

«  et,  du  ton  le  plus  sérieux  :  «  Messieurs,   dit-il,  soyez 

«  satisfaits;  vous  verrez  tous  cette  grande  révolution 

((  que  vous  désirez  tant.  Vous  savez  que  je  suis  un  peu 


LE  PEUPLE  317 

«  propliète.  je  vous  le  répèle,  vous  la  verrez....  Savez- 
«  vous  ce  qui  arrivera  de  celle  révolulion,  ce  qui  in 
«  arrivera  pour  vous  lous  lanl  que  vous  ôlcs  ici  ?  »  -  - 
«  Ali!  voyons,  dit  Condorcel  avec  son  air  et  son  riie 
«  sournois  et  niais,  un  philosophe  n'est  pas  fâché  de 
«  rencontrer  un  prophète.  »  —  «  Vous,  monsieur  de 
«  Condorcel,  vous  expirerez  élendu  sur  le  pavé  d'un 
«  cachot,  vous  mourrez  du  poison  que  vous  aurez  pris 
«  pour  vous  dérober  au  bourreau,  du  poison  que  le 
«  bonheur  de  ce  temps-là  vous  forcera  àporler  toujours 
«  sur  vous.  »  —  Grand  élonnemenl  d'abord,  puis  l'on 
u  rit  de  plus  belle.  Qu'est-ce  que  tout  cela  peut  avoir 
«  de  commun  avec  la  philosophie  el  le  règne  de  la 
({  raison?  —  «  C'est  précisément  ce  que  je  vous  dis  : 
«  c'est  au  nom  de  la  philosophie,  de  l'humanilé,  de  la 
«  liberté,  c'est  sous  le  règne  de  la  raison  qu'il  vous 
«  arrivera  de  finir  ainsi;  et  ce  sera  bien  le  règne  de  la 
«  raison,  car  elle  aura  des  temples,  cl  même  il  n'y 
((  aura  plus  dans  toute  la  France,  en  ce  temps-là,  que 
<(  des  temples  de  la  raison..,.  Vous,  monsieur  de  Cham- 
«  fort,  vous  vous  couperez  les  veines  de  vingt-deux 
«  coups  de  rasoir,  et  pourtant  vous  n'en  mourrez  que 
«  quelques  mois  après.  Vous,  monsieur  Vicq-d'Azyr, 
«  vous  ne  vous  ouvrirez  pas  les  veines  vous-même, 
((  mais  vous  les  ferez  ouvrir  six  fois  dans  un  jour,  au 
«  milieu  d'un  accès  de  goutte,  pour  être  plus  sûr  de 
«  votre  fait,  el  vous  mourrez  dans  la  nuit.  Vous,  mon- 
«  sieur  de  Nicolaï,  sur  l'échafaud;  vous,  monsieur 
«  Bailly,  sur  l'échafaud  ;  vous,  monsieur  deMaleshcrbcs, 
*jic.  RÉG.  II.  T.  n.  —  2Î 


518  L'ANCIEN   RÉGIME 

«  sur  l'échafaud;...  vous,  monsieur  Rouclier,  aussi  sur 

«  récliafaud.  »  —  «  Mais  nous  serons  donc  subjugués 

«  par  les  Turcs  et  les  Tartares?  »  —  «  Point  du  tout; 

((  je  vous  l'ai  dit,  vous  serez  alors  gouvernés  par  la  seule 

«  philosophie  et  par  la  seule  raison.  Ceux  qui  vous  Irai- 

((  teront  ainsi  seront  tous  des  philosophes,   auront  à 

«  tout  moment  à  la  bouche  les  phi'ascs  que  vous  débitez 

«  depuis  une  heure,  répéteront  toutes  vos  maximes, 

«  citeront  comme  vous   les  vers  de   Diderot  et  de   la 

«  Pucelle.  »  —  «  Et  quand  tout  cola  arrivera-t-il?  »  — 

«  Six  ans  ne  se  passeront  pas  que  tout  ce  que  je  vous 

«  dis  ne  soit  accompli.  »  —  «  Voilà  bien  des  miracles, 

«  dit  Laharpe,  et  vous  ne  m'y  mettez  pour  rien.  »  — 

«  Vous  y  serez  pour  un  miracle  tout  au  moins  aussi 

«  extraordinaire;  vous  serez  alors  chrétien.  »  —  «  Ah! 

«  reprit  Chamfort,  je  suis  rassuré;  si  nous  ne  devons 

«  mourir  que  quand  Laharpe  sera  chrétien,  nous  som- 

«  mes  immortels.  »  —  «  Pour  ça,  dit  alors  la  duchesse 

«  de  Gramont,   nous   sommes   bien   heureuses,   nous 

«  autres  femmes,  de  n'être  pour  rien  dans  les  révolu- 

«  tions.  Il  est  reçu  qu'on  ne  s'en  prend  pas  à  nous  et 

«  notre  sexe....  »  —  «  Votre  sexe,  mesdames,  ne  vous 

«  en  défendra  pas  cette  fois....  Vous  serez  traitées  tout 

«  comme  les  hommes,  sans  aucune   différence  quol- 

«  conque....   Vous,   madame   la  duchesse,  vous  serez 

'.(  conduite   à  l'échafaud,    vous   et  beaucoup  d'autres 

«  dames  avec  vous,  dans  la  charrette  et  les  mains  liées 

«  derrière  le  dos.  »  —  «  Ah  1  j'ospère  que  dans  ce  cas- 

«  là  j'aurai  du  moins  un  carrosse  drapé  de  drap  noir.  \) 


LE  PEUPLE  319 

«  —  «  Non,  madame,  de  plus  grandes  dames  que  vous 
«  iront  conune  vous  en  cliarrelte  et  les  mains  liées 
((  comme  vous.  »  —  «  De  plus  grandes  dames  !  Quoi  ! 
((  les  princesses  du  sang?  »  — «  De  plus  grandes  dames 
«  encore....  »  —  On  commençait  à  trouver  que  la  plai- 
«  santerie  était  forte.  Madame  de  Gramont,  pour  dis- 
«  sipcr  le  nuage,  n'insista  pas  sur  celle  dernièi'e  l'éponse 
((  et  se  contenta  de  dire  de  son  ton  le  plus  léger  : 
«  Vous  verrez  qu'il  ne  me  laissera  seulement  pas  un 
«  confesseur.  »  —  «  Non,  madame,  vous  n'en  aurez  pas, 
«  ni  vous,  ni  personne;  le  dernier  supplicié  qui  en  aura 
«  un  par  grâce,  sera....  »  11  s'arrêta  un  moment  :  «  Eli 
«  bien,  quel  est  donc  l'heureux  mortel  qui  aura  cette 
V  prérogative?  »  — -  «  C'est  la  seule  qui  lui  restera,  el 
«   ce  sera  le  roi  de  Fiance.  » 


NOTES 


NOTES 

Note  i. 
Sur  le  chiffre  de  l'impôt  direct 


•    Les  chiffres  suivants  sont  extraits  des  procès-verbaux  des 
assemblées  provinciales  (1778-1787)  : 


Ile-de-France  

Lyonnais 

Généralité  de  Piouen. 
Généralité  de  Cacn  . 

Berry 

Poitou 

Soissonnais 

Orléanais 

Champagne 

Généralité  d'Alençon 

Auveigne 

Généralité  d'Auch  . 
Haute-Guyenne 


Accessoirps 
de  la 

taille 


4,296,0t0 
l,356,9oi 
2,671,959 
1,959,063 
821,921 
2,309,081 
1,062,592 
2,335,892 
1,783,850 
l,7i2,6o3 
l,999,0i0 
l,4i0,553 
2,131,311 


2,207,826 

903,633 
1,595,031 
1,212,429 

4i8,451 
1,113,766 

911,883 
1,256,123 
1,439,780 
1.120,0il 
1,599,678 

931,261 
1,267,619 


Capilallon 
laillable 


2,689,287 

898,089 
1,713,592 
1,187,823 

464,933 
1,403,402 

734,899 
1,483,720 
1,377,371 
1,067,849 
1,733,026 

797,268 
1,268,833 


Impôt  dos 
routes 


319,989 

513,869 

598,238' 

i".59,054 

-256,900 

520,000 

162,885 

586,583 

807,280 

455,657 

510,468 

516,909* 

308,993» 


2,25 

2,61 

2,46 

2,56 

2,50 

2,30 

2,9i 

2,34 

5 

2,17 

2,70 

2,55 

2,47 


1.  Ce  chiffre  n'est  pas  donné  par  l'assemblée  provinciale;  pour 
suppléer  à  cette  lacune,  j'ai  pris  le  dixième  de  la  taille,  des  acces- 
soires et  de  la  capitation  taillable;  c'est  le  procédé  que  suit  l'as- 
semblée provinciale  du  Lyonnais.  Par  la  déclaration  du  2  juin  1787, 


322  NOTES 

La  taille  en  principal  élaiil  1,  les  chilTres  de  la  dernière 
colonne  représentent,  pour  chaque  province,  le  total  des 
quatre  impositions  par  rapport  à  la  taillj.  —  La  moyciuie 
entre  tous  ces  cliillrcs  est  2,53.  Or  les  accessoires  de  la 
taille,  la  capitation  et  l'impôt  des  routes  sont  fixés  pour 
chaque  taillable  au  prorata  de  sa  taille.  Il  ne  reste  donc 
plus  qu'à  multiplier  par  2,55  le  chill're  qui  représentera  la 
part  que  le  taille  prélève  sur  le  revenu  net,  pour  savoir  ce 
que  les  quatre  impôts  mis  ensemble  prélèvent  sur  ce 
revenu. 

Cette  part  varie  de  province  à  province,  de  paroisse  à  i)a- 
roisse,  cl  même  d'individu  à  individu.  Néanmoins  on  peut 
estimer  que  la  taille  prélève  en  moyenne,  surtout  quand 
elle  s'attaque  au  paysan  petit  propriétaire,  dépourvu  de 
protection  et  de  crédit,  un  sixième  du  revenu  net,  soit 
IG  fr.  60  c.  sur  100  fr.  —  Par  exemple,  d'après  les  déclara- 
tions des  assemblées  provinciales,  en  Champagne  elle  pré- 
lève 3  sous  et  2/3  de  denier  par  livre,  ou  15  fr.  28  c.  sur 
<iOO;  dans  l'Ile-de-France,  55  livres  14  sous  sur  240  livres 
ou  14  fr.  87  sur  100;  en  Auvergne,  4  sous  par  livre  du 
revenu  net,  c'est-àydire  20  pour  100.  Enfin,  dans  la  géné- 
ralité d'Auch,  l'assemblée  provinciale  estime  que  la  taille  et 
les  accessoires  prélèvent  les  trois  dixièmes  du  produit  net, 
d'où  l'on  peut  voir,  en  prenant  les  chiffres  du  budget  de  la 
province,  que  la  taille  seule  prélève  18  fr.  10  c.  sur  100  fr. 
de  revenu. 

Cela  posé,  si  la  taille  en  principal  prélève  un  sixième  du 
revenu  net  du  taillable,  c'est-à-dire  IG  fr.  6G  c.  sur  100,  le 
total  des  quatre  impôts  ci-dessus  prélève  10  fr.  00  c.  x 
2,53  =  42  fr.  15  c.  sur  100  francs  de  revenu.  A  quoi  il  faut 

l'impôt  des  roules  peut  être  porté  au  sixième  des  trois  précédents  ; 
ordiiinirernent  il  est  du  dixième  ou,  par  rapport  au  principal  de 
la  taille,  du  quart.  —  2.  Même  remarque.  —  5.  L'assemblée  pro- 
vinciale porte  ce  cliilîic  au  onzième  de  la  taille  et  access(>ires 
réunis. 


NOTES  32" 

ajouter  H  Ir.  pour  les  deux  viuglièincs  et  les  4  sous  pour 
livre  ajoutés  au  premier  vinglièmc;  lolal,  55  fr.  15  c.  d'iui- 
pôt  direct  sur  100  livres  de  rcvcuu  taillabic. 

La  dinie,  étant  évaluée  au  soplième  du  revenu  net,  pré- 
lève en  outre  14  fr.  28  c.  —  Les  droits  féodaux,  étant  éva- 
i  liés  à  la  même  somme,  prélèvent  aussi  14  fr.  28  c;  total, 
28  fr.  oG  c. 

Total  général  des  prélèvements  de  l'impôt  direct  royal,  de 
la  dîme  ecclésiastique  et  des  droits  féodaux,  81  fr.  71  c. 
sur  100  fr.  de  revenu  net.  —Reste  au  propriétaire  taillable 
1 S  fr.  29  c. 


TABLE    DES    MATIÈRES 


TABLE    DES   MATIÈRES 


LIVRE   TROISIEME 

L'ESPRIT     ET    LA    DOCTRINE 

{Suite) 

r.iiAriTRE    III 1 

Combinaison  ik's  iloiix  (!'lùiiieiils.  —  I.  i.a  dociriiie,  ses  |iiclcu- 
lioiis,  son  caractère.  —  Aiitorilé  nouvelle  do  la  raison  clans 
le  gonvcriicmciit  des  choses  humaines.  —  Jusqu'ici  ce  pouver- 
ncment  appartenait  à  la  tradition,  p.  1.  —  II.  Origine, 
nature  et  valeur  du  pn'jugc  héréditaire.  —  En  quoi  la  cou- 
tume, la  religion  et  l'État  sont  légitimes,  p.  G.  —  III.  I.a 
raison  classique  ;ie  peut  se  mettre  à  ce  point  de  vue.  —  Los 
titres  passés  cl  présenls  de  la  tradition  sont  méconnus.  —  la 
raison  entreprend  de  la  détruire,  p.  13.  —  lY.  Deux  stades 
dans  cette  opéi-alion.  — Premier  stade.  Voltaire,  Montesquieu, 
les  déistes  et  les  réformateurs.  —  Ce  qu'ils  détruisent  cl  ce 
qu'ils  respectent,  p.  17.  —  V.  Deuxième  stade,  le  retoui-  à  la 
nature.  —  Diderot,  d'Holbach  et  les  matérialistes.  —  Théorie 
de  la  matière  vivante  et  de  l'organisation  spontanée.  — Jlorale 
de  l'instinct  animal  et  de  l'intérêt  bien  entendu,  p.  21.  —  VI 
l'.ousseau  et  les  spirilualistes. —  Bonté  originelle  de  l'homme. 
—  Erreur  de  la  civilisation.  —  Injustice  de  la  propriété  et  de 
la  société,  p.  29.  —  VII.  Les  enfants  perdus  du  parti  pliilo- 
sophique.  —  Naigeon,  Sylvain  Maréchal,  Mably,  llorclly.  — 
Discrédit  complet  de  la  tradition  et  des  institutions  qui  en 
dérivent,  p.  44. 


526  TABLE  DES  MATIÈRES 

Cir/.HTRE  IV 40 

Construction  de  la  société  future.  —  I.  Méiliodc  malliénialique 

—  Drlinition  de  l'Iioninie  abstrait.  —  Contrat  social.  —  Indt'- 
pcndance  et  égalité  des  contiaclanis.  —  Tous  seront  égaux 
devant  la  loi,  et  cliacun  aura  une  part  dans  la  souveraineté, 
p.  40.  —  II.  Premières  consé(]ucnccs.  —  L'application  de 
ceti-'c  théorie  est  aisée.  —  Motifs  do  confiance,  persuasion 
que  riiomme  est  par  essence  raisonnable  et  bon,  p.  49.  — 
m.  Insuffisance  et  fragilité  do  la  raison  dans  l'homme.  — 
Insuffisance  et  rareté  de  la  raison  dans  l'hunianilé.  —  Rôle 
subalterne  de  la  raison  dans  la  conduite  de  l'IionuTie.  —  Les 
puissances  brutes  et  dangereuses.  —  Nature  et  utilité  du  gou- 
vernement. —  Par  la  théorie  nouvelle  le  gouvernement  devient 
impossible,  p.  50.  —  IV.  Secondes  consé(iuences.  —  Par  la 
théorie  nouvelle  l'Étal  devient  despote.  —  Précédents  de  cette 
théorie.  —  La  centralisation  administrative.  —  L'utopie  des 
é  unomistc-3.  —  Nul  droit  autéi'ieur  n'est  valable.  —  Nulle 
association  collatérale  n'est  tolérée.  —  Aliénulion  totale  de  l'in- 
dividu à  la  communauté.  —  Droits  de  l'État  sur  la  propriété, 
l'éducation  et  la  religion.  —  L'État  couvent  Spartiate,  p.  05. 

—  Y.  Triomphe  complet  et  dei'uiers  excès  de  la  raison  clas- 
sique. —  Comment  elle  devient  une  monomanie.  —  Pourquoi 
son  œuvre  n'est  pas  viable,  p.  75. 


LIVRE    QUATRIÈME 

LA  PROPAGATION  DE  LA  DOCTRINE 

CllAPITIΠ I .  77 

Succès  de  celte  philoso[iliie  en  France.  —  Insuccès  de  la  même 
philosophie  en  Angleterre,  p.  77.  —  I.  Causes  de  celle  dllfé- 
rence  —  L'art  d'écrire  en  France.  —  A  cette  é]>oque  il  est 
supérieur.  —  Il  sert  de  véhicule  aux  idées  nouvelles.  —  Les 
livres  sont  écrits  pour  les  gens  du  monde  —  Les  philosophes 
sont  gens  du  monde  et  par  suite  écrivains.  —  C'est  pourquoi 
l:i  [)]iiloso])iiie  descend  dans  les  salons,  p.  79.  —  II.  Grâcu  >)  la 
jiiélhode,  elle  devient  populaire,  p.  85.  —  III.  Grâce  au  style, 
elle  devient  agréable.  —  Deux  assaisonnements  particuliers 
au  dix-huitième  siècle,  la  gravelure  cl  la  plaisanterie,  p.  80. 

—  IV.  Art  et  procédés  des  maîtres.  —  Montesquieu.  — Vollairy 

—  Diderot.  —  Rousseau.  —  Le  Mariage  de  Figaro,  p.  89. 


TABLE  DES  MATIÈRES  327 

Chapitre  II 117 

Le  public  en  France.  —  I.  L'aristocratie.  —  Ordinairement  elle 
répugne  aux  nouveautés.  —  Conrlitions  de  cette  répugnance. 

—  Exemple  en  Angleterre,  p.  117.  —  II.  Les  conditions  con- 
traires se  rencontrent  en  France.  —  Désœuvrement  de  la 
haute  classe.  —  La  p]iilosoi)liie  semble   un  exercice  d"esprit. 

—  De  plus  elle  est  l'aliinent  de  la  conversation. —  La  conver- 
sation philosopliique  au  dix-huitième  siècle.  —  Sa  supé- 
riorité et  son  charme.  —  Allrait  qu'elle  exerce,  p.  120.  — 
III.  Autre  eiret  du  désœuvrement.  —  L'esprit  scoflique, 
libertin  et  frondeur.  —  Anciens  ressentiments  et  mr^conten- 
tements  nouveaux  contre  l'ordre  établi.  — Synip.n Lies  pour 
les  théories  qui  l'atlaqncnt.  —  Jusqu'à  quel  point  elles  sont 
adoptées,  p.  128.  —  IV.  Leur  propagation  dans  la  haute 
classe.  —  Progrès  de  l'incrédulité  en  religion.  —  Ses  ori- 
gines. —  Elle  éclate  sous  la  régence.  —  Irritaiion  crois- 
sante contre  le  clergé.  —  Le  matérialisme  dans  les  salons.  — 
Vogue  des  sciences. —  Opinion  fniale  sur  la  religion.  —  Sep- 
ticisme  du  haut  clergé,  p.  153.  —  V.  Progrès  de  l'opposition 
en  politique.  —  Ses  origines.  —  Les  économistes  et  les  par- 
lementaires. Ils  frayent  la  voie  aux  philosophes.  —  Fronde 
des  salons.  —  Libéralisme  des  femmes,  p.  14i.  —  VI.  Espé- 
rances inlinies  et  vagues.  — Générosité  des  sentiinenls  et  de 
la  conduite.  —  Douceur  et  bonnes  intentions  du  gouverne- 
ment. —  Aveuglement  et  optimisme,  p.  149. 

Chapitre  III 1C2 

I.  La  classe  moyenne.  —  Ancien  esprit  du  Tiers.  —  Les  alfaires 
publiques  ne  regardaient  que  le  roi.  —  Limites  de  l'opposition 
janséniste  et  parlementaire,  p.  162.  —  II.  Changement  dans 
la  condition  du  bourgeois.  —  Il  s'enrichit.  —  Il  prête  à  l'État. 
—  Danger  de  sa  créance.  —  Il  s'intéresse  aux  alfaires  publi- 
ques, p.  105.  —  III.  Il  monte  dans  l'échelle  sociale.  —  Le 
noble  se  rapproche  de  lui.  —  Il  se  rapproche  du  noble.  —  Il 
se  cultive.  —  Il  est  du  monde.  —  Il  se  sent  l'égal  du  noble  -  - 
Il  est  gêné  par  les  privilèges,  p.  171.  —  IV.  Entrée  de  la  phi- 
losophie dans  les  esprits  ainsi  préparés.  —  A  ce  moment  celle 
de  Rousseau  est  en  vogue.  —  Concordance  de  cette  philosophie 
et  des  besoins  nouveaux.  —  Elle  est  adoptée  par  le  Tiers, 
p.  177.  — V.  Effet  qu'elle  produit  sur  lui.  —  Formation  des  pas- 
sions révolutionnaires.  —  Instincts  de  nivellement.  —  Resoifi 
de  domination.  —  Le  Tiers  décide  qu'il  est  la  nation.  —  Chi- 
mères, ignorance,  exaltation   p    183.  —  VI.  Résumé,  p.  106. 


323  TADLE  DES  MATIERES 

LIYKE  CTNQUIÈME 
LE    PEUPLE 

Chapitre  T 100 

I.  La  niisiJrc.  —  Sous  Louis  XIV.  —  Sous  Louis  XV.  —  Sous 
Louis  XVI,  p.  19'J.  —  II.  Condition  du  paysan  pondant  les 
treille  dernières  années  de  l'ancien  régime.  —  Combien  sa 
subsistance  est  précaire.  —  État  de  l'agricullure.  —  Terres 
incultes.  —  Mauvaise  culture. —  Salaires  insuffisants.  — Man- 
que de  bien-être,  p.  215.  —  III.  Aspect  de  la  campagne  et  du 
paysan,  p.  221.  —  IV.  Comment  le  paysan  devient  proprié- 
taire. —  Il  n'en  est  pas  plus  à  l'aise.  —  Aggravation  de  ses 
cliargcs.  —  Dans  l'ancien  régime  il  est  le  a  mulet  »,  p.  220. 

CiiAriTiiii  II 232 

Principale  cause  de  la  misère  :  l'impôt.  —  I.  Iiiipùts  diiccls.  — 
Étal  de  divers  domaines  à  la  fin  de  Louis  XY.  —  Prélèvements 
du  décimatear  et  du  fisc.  —  Ce  qui  reste  au  propriétaire, 
p.  252.  —  II.  État  de  plusieurs  provinces  au  moment  de 
la  Ilévokilion.  —  Taille,  accessoires,  capitations,  vingtièmes, 
impôt  des  corvées.  —  Ce  que  chacune  de  ces  ta.\os  prélève 
sur  le  revenu.  —  Énormité  du  prélèvement  total,  p.  235.  — 
III.  Quatre  ijnpôts  directs  sur  le  taillable,  qui  n'a  que  ses 
bias,   p.  238.   —  IV.   La  collecle   et  les  saisies,   p.  2i0.  — 

V.  Impots  indirccis.  —  Les  gabelles  et  les  aides,  p.  2i0.  — 

VI.  Pourquoi  l'impôt  est  si  pesant.  —  Les  exemptions  et  les 
privilèges,  p.  253.  —  VII.  Octrois  des  villes. —  La  charge  re- 
tombe partout  sur  les  plus  pauvres,  p.  2G5.  —  YIII.  Plaintes 
des  cahiers,  p.  2CG. 

CiiAPnnE  MI 272 

I.  État  des  cerveaux  populaires  —  Incapacité  nieiilale.  —  Com- 
ment les  idées  se  transforment  en  légendes,  p.  272.  — 
11.  Incapacité  poliliiiue.  —  Comment  les  nouvelles  politiques 
et  les  actes  du  gouvernement  sont  interprétés,  p.  277.  — 
m.  Impulsions  destructives.  —  A  quoi  s'acharne  la  colère 
aveugle.  —  Méfiance  contre  les  chefs  naturels.  —  De  suspects, 
ils  deviennent  haïs. —  Disposilions  du  peuple  en  1789,  p.  280. 
—  IV.  llecrucs  et  chefs  d'émeute.  — Braconniers.  —  Contre- 
bandiers et  faui-sauniers.  —  DaacUU   —  Mendiants  et  vaga- 


TADLE  DES  MATIÈRES  329 

bonds.  —  Apparition  des  brigands.  —  Le  peuple  de  Paris, 
p.  282. 

CUAPITRE  IV 209 

I.  La  force  armée  se  dissout.  — Comment  l'armée  est  recrutée. 

—  Comment  le  soldat  est  traité,  p.  299.  —  II.  L'organisation 
sociale  est  dissoute.  —  >'ul  centre  de  ralliement.  —  Inertie 
de  la  province.  —  Ascendant  de  Paris,  p.  30i.  —  III.  Direc- 
tion du  courant.  —  L'iionime  du  peuple  conduit  par  l'avocat. 

—  Les  seuls  pouvoirs  survivants  sont  la  théorie  et  les  piipics. 

—  Suicide  de  l'ancien  régime,  p.  307. 

Chapitre  V 312 

Résumé,  I,  p.  312.  —  H,  p.  315. 


NOTE 

Note  1.  Sur  le  chiffre  de  l'impôt  direct ."21 


AXC.RKfilME.K  T.    II. 


Librairie  HACHETTE  et  C  %  79,  boul.St  Germain,  à  Paris 

Nouvelle  Publication 

ERNEST   LAVISSE 


HISTOIRE 

DE   FRANCE 

DEPUIS  LES  ORIGINES  JUSQU'A  LA  RÉVOLUTION 

PUBLIÉE  AVEC  LA  COLLABORATION  DE 

MM.  BAYET,  BLOCH,  CARRÉ,  COVILLE, 

KLEINCLAUSZ,  LANGLOIS,  LEMONNIER,  LUCHAIRB, 

MARIÉJOL,    PETIT-DUTAILLIS,    PFISTER, 

REBELLIAU,   SAGNAC,  VIDAL  DE  LA  BLACHE 


Dix-huit  volumes  grand  in-8,  brochés,  de  400  pages 


CONDITIONS  ET  MODE  DE  LA  PUBLICATION 

L'Histoire  de  France  comprendra  18  volumes 
grand  in-8,  brochés,  de  400  pages.  Chaque 
volume 6  fr. 

Relié 10  fr. 

L'ouvrage  complet  sera  publié  en  72  fascicules 
d'environ  96  pages  chacun.  Chaque  fasci- 
cule   1  fr.  50 

(Voir  à  la  page  4  la  Table  de  l'ouvrage.) 


A  NOS  LECTEURS 


DEPUIS  qu'ont  été  écrites  les  dernières  grandes 
Histoires  de  France,  depuis  Henri  Martin  et 
Michelet,  sur  nos  provinces  et  sur  nos  villes,  sur  les 
règnes  et  les  institutions,  sur  les  personnes  et  sur  les 
événements,  un  immense  travail  a  été  accompli. 

Le  moment  était  venu  d'établir  le  résumé  de  ce  demi- 
siècle  d'études  et  de  coordonner  dans  une  œuvre 
d'ensemble  les  résultats  de  cette  incomparable  enquête. 

Une  pareille  tâche  ne  pouvait  être  entreprise  que 
60US  la  direction  d'un  historien  qui  fût  en  même  temps 
un  lettré.  Nous  rious  sommes  adressés  à  M.  E.  Lavisse, 
qui  a  choisi  ses  collaborateurs  parmi  les  maîtres  de 
nos  jeunes  Universités. 

D'accord  sur  les  principes  d'une  même  méthode,  ils 
ont  décrit  les  transformations  politiques  et  sociales  de 
la  France,  l'évolution  des  mœurs  et  des  idées  et  les 
relations  de  notre  peuple  avec  l'étranger,  en  s'attachant 
aux  grands  faits  de  conséquence  longue  et  aux  per- 
sonnages dont  l'action  a  été  considérable  et  persistante. 

Ils  n'ont  eu  ni  passions  ni  préjugés. 

Le  temps  n'est  pas  encore  lointain  où  l'histoire  de 
l'ancienne  France  était  un  sujet  de  polémique  entre  les 
amis  et  les  ennemis  de  la  Révolution. 

A  présent  tous  les  hommes  libres  d'esi)rit  pensent 
qu'il  est  puéril  de  reprocher  aux  ancêtres  d'avoir  cru 
à  des  idées  et  de  s'être  passionnés  pour  des  sonliinents 
qui  ne  sont  pas  les  nôtres.  L'historien,  sachant  que,  de 
tout  temps,  les  hommes  ont  cherché  de  leur  mieux  les 
meilleures  conditions  de  vie,  essaie  de  ne  les  pas  juger 
d'un  esprit  préconçu. 


Pourtant  l'historien  n'est  pas-  il  n'est  pas  d'ailleurs 
souhaitable  qu'il  soit  —  un  être  impersonnel,  émancipé 
de  toute  influence,  sans  date  et  sans  patrie.  L'esprit  de 
son  temps  et  de  son  pays  est  en  lui  ;  il  a  soin  de 
ilccrire  aussi  exactement  que  possible  la  vie  de  nos 
ancêtres  comme  ils  l'ont  vécue;  mais  à  mesure  qu'il 
se  rapproche  de  nos  jours  il  s'intéresse  de  préférence 
aux  questions  qui  préoccupent  ses  contemporains. 

S'il  étudie  le  règne  de  Louis  XIV,  il  s'arrête  plus 
longtemps  à  l'effort  tenté  par  Colbert  pour  réformer  la 
société  française  et  faire  de  la  France  le  grand  atelier 
et  le  grand  marché  du  monde,  qu'à  l'histoire  diploma- 
tique et  militaire  de  la  guerre  de  Hollande,  affaire 
depuis  longtemps  close.  On  ne  s'étonnera  donc  pas  si 
Colbert  —  et  ceci  n'est  qu'un  exemple  choisi  entre 
beaucoup  —  occupe  dans  notre  récit  une  place  plus 
grande  que  de  Lidnne  ou  Louvois. 

Ainsi,  à  mesure  que  la  vie  générale  se  transforme  et 
que  varie  l'importance  relative  des  phénomènes  histo- 
riques, la  curiosité  de  l'historien,  emportée  par  le 
courant  de  la  civilisation,  se  déplace  et  répond  à  des 
sentiments  nouveaux. 

Les  éditeurs  de  l'Histoire  de  France  ont  voulu  donner 
à  la  génération  présente  la  plus  sincère  image  qui 
puisse  lui  être  offerte  de  notre  passé,  glorieux  de 
toutes  les  gloires,  traversé  d'heures  sombres,  parfois 
désespérées,  mais  d'oià  la  France  toujours  est  sortie 
plus  forte,  en  quête  de  destinées  nouvelles  et  entrai 
liant  les  peuples  vers  une  civilisation  meilleure. 

Us  souhaitent  avoir  réussi. 


Table  de  l'Histoire  de  France 

Les  uolumes  en  vente  sont  précédés  d'un  astérisque 

TOM€  I. 

*X.  —  Tableau  géographique  de  la  France,   par  M.  P.  VUal  de  La  BUxche,  pro- 
fesseur à  l'Université  de  Paris.  * 
'II.  —  Les  origines;  la  Gaule  indépendante  et  la  Gaule  romaine,  par  M.  G.  Dlocn, 
professeur  a  l'Université  de  Lyon,  chargé  de  conférences  d'Histoire  ancienne 
à  l'École  normale  supérieure. 

TOME  II. 

"I.  —  te  Christianisme,  les  Barbares.  —   Mérovingiens   et   Carolingiens,   par 

MM.  E.  Bayet,   directeur   de  l'Enseignement  supérieur,  ancien  professeur  a 
l'Université  de  Lyon,  Pflster,  professeur  à  l'Université  de  Nancy,  et  Klein- 
clausz,  cliargé  de  cours  à  l'Université  de  Dijon. 
•II.  —  Les  premiers  Capétiens  [981-1131),  par  M.  A.  Luchaire,  de  l'Académie  des 
Sciences  morales  et  politiques,  professeur  à  l'Université  de  Paris. 

TOME  III. 
*I.  —  Louis  VII,  Philippe  Auguste  et  Louis  VIII  (1137-1226),  par  M.  A.  Lucliaire, 

de  l'Académie   des  Sciences  morales  et  politiques,  professeur  à  l'Université 

de  Paris. 
•II.  —  Saint  Louis,  P)iilippe  le  Bel,     les  derniers    Capétiens    directs   {1226- 

1328),  par  JL  Ci.- V.  Langlois,  professeur  adjoint  à  l'Université  de  Paris. 

TOME    IV. 

•I.—  Les  premiers  Valois  et  la  Guerre  de  Cent  Ans  (1328-1422),  par  M.  A.  CoviU4, 

professeur  à  l'Université  de  Lyon. 
•II.—  Charles  VII,  Louis  XI  et  les  premières  années  de  Charles  VIII  {1422-1492  ). 

par  M.  Ch.  Petit- Dutaillis,  professeur  à  l'Université  de  Lille. 

TOME  V. 

■I.—  Les  guerres  d'Italie.  —  La  France  sous  Charles  VIII,  Louis  XII  et  Fran- 
çois 1"  (1492-1547),  par  Jl  H.  Lemonnier,  professeur  à  l'Université  de  Paris. 
'II.  —  La  lutte  contre  la  Maison  d'Autriche.  —  La  France  sous  Henri  II  (1619- 
1SS9),  par  M.  H.  Lemonnier. 

TOME  VI. 
•I.—  La  Réforme  et  la  Ligue.  —  L'Édit  de  Nantes  (1BS9-1S98},  par  il.  Mirièjol, 

professeur  à  l'Université  de  Lyon. 
•II.  —  Henri  IV  et  Louis  XIII  (1598-1643),  par  M.  Mariéjol. 

TOME  VII. 
•I.  —  Louis  XIV.  La  Fronde.    Le  Roi.    Colbert  (1643-1685),  pai  M.  E.  Lavisst 

de  l'Académie  française,  professeur  à  l'Université  de  Paris. 
•  II.—  Louis  XIV.  La  Religion.  Les  Lettres  et  les  Arts.  La  Guerre  (1643-169! ), 
par  M.   E.  Lavisse. 

TOME  VIII. 

I.  —  Lou/s  XIV.  La  tin  du  règne  (1685-17 15\,  par  M.M.  E.  Lavisse,  A.  Réhelliau 
bibliothécaire  de  l'Institut,  et  /'.  SavTUC,  maitre  de  conférences   à   l'Université 
de  Lille. 
U.  ~  Loufs  XV  (1715-1774),  par  M.  H.  Carré,  professeur  à  l'Université  de  Poitier», 

TOME  IX. 

I.  -  Louis  XVI  (1774-1789),  par  .M.  H.  Carré. 
II.   —  CoacluBions,  par  M.  E.  Lavisse,   et  Tables  analytiques. 


Imprimerie  Lauurs,  rue  de  Fleurus,  9,  i  l'aris.  —  8-1907. 


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DC 
251 
T26 
1909 
t. 2 


Taine,  Hippol^rbe  Adolphe 

Les  origines  de  la 
France  contemporaine 


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