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LES ORIGINES
riE LA
FRANCE CONTEMPORAINE
II
LES
ORIGINES DE Lk FI{\NCE CONTEMPORAINE
Onze volumes in-10 brochés, à ô fr. 50 le volume.
1" Parlio : L'Ancien Régime. Deux volumes.
'2"^ Purlie: La Révolution. Six volumes :
L'Aiiajchie. Deux volumes.
La Conquête jacobine. Deux volumes.
Le Gouvcrncinenl rcroliilionnaire. Deux volumes.
ô<= l'arlie. Le Régime moderne. Trois Vdiumos.
Table analytique, lu vol. iu-lO, l)i-oclié 1 fi
OjOOI. — lin]irinierie Lahire, rue de Fleurus, 9, à Taris.
LES ORIGINES
FRANCE CONTEMPORAINE
H. TAIISE
DE l'académie française
II
L'ANCIEN REGIME
TOME DEUXIEME
VINGT-SEPTIEME EDIIION
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET C'«
79, BOULEVARD SAINÏ-GERMA1N, 79
1910
Droila de traducfton et de reproduotiou réservés.
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L'ANCIEN RÉGIME
II
L'ANCIEN RÉGIME
LIVRE TROISIEME
L ESPRIT ET LA DOCTRINE
CHAPITRE III
Combinaison des deux éléments. — I. La doctrine, ses préten-
tions et son caractère. — Autorité nouvelle de la raison dans
le gouvernement des choses humaines. — Jusqu'ici ce gouver-
nement appartenait à la tradition. — II. Origine, nature et
valeur du préjugé héréditaire. — En quoi la coutume, la reli-
gion et l'État sont légitimes. — III. La raison classique ne peut
se mettre à ce point de vue. — Les titres passés et présents
de la tradition sont méconnus. — La raison entreprend do la
détruire. — IV. Deux stades dans cette opération. — Premier
stade. Voltaire, Montesquieu, les déistes et les réformatem^s. —
Ce qu'ils détruisent et ce qu'ils respectent. — V. Deuxième
stade, le retour à la nature. — Diderot, d'Holbach et les ma-
térialistes. — Théorie de la matière vivante et de l'organisation
spontanée. — Morale de l'instinct animal et de l'intérêt bien
entendu. — VI. Rousseau et les spiritualistes. — Bonté origi-
nelle de l'homme. — Erreur de la civilisation. — Injustice de
la propriété et de la société. — VII. Les enfants perdus du
parti philosophique. — Naigeon, Sylvain Maréchal, Mably, Mo-
relly. — Discrédit complet de la tradition et des institutions
qui en dérivent.
I
De l'acquis scientifique que l'on a vu. élaboré par
l'esprit que l'on vient de décrire, naquit une doctrine qui
ASC. RKG. a. T. II. — 1
2 L'ANCIEN RÉGIME
parut une révélation et qui, à ce titre, prétendit au gou-
vernement des choses humaines. Aux approches de 1 789,
il est admis qu'on vit « dans le siècle des lumières »,
dans « l'âge de la raison », qu'auparavant le genre hu-
main était dans l'enfance, qu'aujourd'hui il est devenu
« majeur ». Enfin la vérité s'est manifestée et, pour la
première fois, on va voir son règne sur la terre. Son
droit est suprême, puisqu'elle est la vérité. Elle doil
commander à tous, car, par nature, elle est universelle.
Par ces deux croyances, la philosophie du dix-huilièiiie
siècle ressemble à une religion, au puritanisme du dix-
septième, au mahométisme du septième. Même élan de
foi, d'espérance et d'enthousiasme, même esprit de pio-
pagandeet de domination, même raideur et même inlo-
lérance,méme ambition de refondre l'honmie et de mo-
deler toute la vie humaine d'après un type préconçu. I.a
doctrine nouvelle aura aussi ses docteurs, ses dogmes,
son catéchisme populaire, ses fanatiques, ses inquisi-
teurs et ses martyrs. Elle parlera aussi haut que les
précédentes, en -oouveraine légitime à qui la dictature
appartient de naissance, et contre laquelle toute révolte
est un crime ou uue folie. Mais elle diffère des précé-
dentes en ce qu'elle s'impose au nom de la raison, au
lieu de s'imposer au nom de Dieu.
En effet, l'autorité était nouvelle. Jusqu'alors, dans le
gouvernement des actions et des opinions humaines, la
raison n'avait eu qu'une part subordonnée et petite. Le
ressort et la direction venaient d'ailleurs; la croyance et
l'obéissance étaient des héritages; un homme était chrc-
L'ESPUIT ET LA DOCTRINE 5
lien et sujet parce qu'il était né chrétien et sujet. —
Autour de la philosophie naissante et de la raison qui
entreprend son grand examen, il y a des lois observées,
un pouvoir reconnu, une religion régnante; dans cet
édifice, toutes les pierres se tiennent, et chaque étage
s'appuie sur le précédent. Mais quel est le ciment com-
mun, et où se trouve le fondement premier? — Toutes
ces règles civiles auxquelles sont assujettis les ma-
riages, les testaments, les successions, les contrats, les
propriétés et les personnes, règles bizarres et parfois
contradictoires, qui les autorise? D'abord la coutume
innuéinoriale, diflérente selon la province, selon le titre
de la terre, selon la qualité et la condition de l'individu;
ensuite la volonté du roi qui a fait écrire et qui a sanc-
tionné la coutume. — Cette volonté elle-même, cette
souveraineté du prince, ce premier des pouvoirs publics,
qui l'autorise? D'abord une possession de huit siècles,
un droit héréditaire semblable à celui par lequel chacun
jouit de son domaine et de son champ, une propriété
fixée dans une famille et transmise d'ahié en aîné, de-
puis le premier fondateur de l'État jusqu'à son dernier
successeur vivant; ensuite la religion qui ordonne aux
hommes de se soumettre aux pouvoirs établis. — Cette
religion enfin, qui l'autorise? D'abord une tradition de
dix-huit siècles, la série immense des témoignages an-
térieurs et concordants, la croyance continue des soixante
générations précédentes; ensuite, à l'origine, la pré-
sence et les instructions du Christ, puis, au delà, dès
l'origine du monde, le commandement et la parole de
4 L'ANCIEN REGIME
Dieu. — Ainsi, dans tout l'ordre social et moral, le
passé justifie le présent; l'antiquité sert de titre, et si,
au-dessous de toutes ces assises consolidées par l'âge,
on cherche dans les profondeurs souterraines le dernier
roc primordial, on le trouve dans la volonté divine. —
Pendant tout le dix-septième siècle, cette théorie sub-
siste encore au fond de toutes les âmes sous forme d'ha-
bitude fixe et de respect inné ; on ne la soumet pas à
l'examen. On est devant elle comme devant le cœur
vivant de l'organisme humain ; au moment d'y porter la
main, on recule; on sent vaguement que, si l'on y tou-
chait, peut-être il cesserait de battre. Les plus indépen-
dants, Descartes en tête, « seraient bien marris » d'être
confondus avec ces spéculatifs chimériques qui, au lieu
de suivre la grande route frayée par l'usage, se lancent
à l'aveugle, en ligne droite, « à travers les montagnes
« et les précipices ». Non seulement, quand ils livrent
leurs croyances au doute méthodique, ils exceptent et
mettent à part, comme en un sanctuaire, « les vérités
« de la foi' » ; mais encore le dogme qu'ils pensent avoir
écarté demeure en leur esprit, efficace et latent, pour
les conduire à leur insu, et faire de leur philosophie
une préparation ou une confirmation du christianisme'.
— En somme, au dix-septième siècle, ce qui fournil les
idées mères, c'est la foi, c'est la pratique, c'est l'établis-
sement religieux et politique. Qu'elle l'avoue ou qu'elle
i. Discours de la méthode.
2. Cela est visible chez Descartes et dès son second pas
(Théorie de Tespiil pur, idée de Dieu, preuve de son existence,
véracité de notre intelligtiice prouvée parla véracité de Dieu, etc.).
L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 5
l'ignore, la raison n'est qu'un subalterne, un orateur,
un metteur en œuvre, que la religion et la monarchie
font travailler à leur service. Sauf La Fontaine qui, jie
crois, est unique en cela comme dans le reste, les plus
grands et les plus indépendants, Pascal, Descartes, Bos-
suet, La Bruyère, empruntent au régime établi leur con-
ception première de la nature, de l'homme, de la so'
ciété, du droit, du gouvernement*. Tant que la raison
se réduit à cet office, son œuvre est celle d'un conseiller
d'État, d'un prédicateur extraordinaire que ses supé-
rieurs envoient en tournée et en mission dans le dépar-
tement de la philosophie et de la littérature. Bien loin
de détruire, elle consolide; en effet, jusqu'à la Bégence,
son principal emploi consiste à faire de bons chrétiens
et de fidèles sujets.
Mais voici que les rôles s'intervertissent ; du premier
rang, la tradition descend au second, et du second rang,
la raison monte au premier. — D'un côté la religion et
la monarchie, par leurs excès et leurs méfaits sous
Louis XIV, par leur relâchement et leur insuffisance
sous Louis XV, démolissent pièce à pièce le fond de vé-
nération héréditaire et d'obéissance filiale qui leur ser-
vait de base et qui les soutenait dans une région supé-
rieure, au-dessus de toute contestation et de tout exa-
men; c'est pourquoi, insensiblement, l'autorité de la
1. Pascal, Pensées (sur l'origine de la propriété et des rangs),
Provinciales (sur l'homicide et le droit de tuer). — Nicole,
Deuxième traité de la charité et de V amour-propre (sur l'homme
naturel et le but de la société). Bossuet [Politique tirée de l'Écri-
ture sainte). La Bruyère [des Esprits forts).
6 L'ANCIEN REGIME
tradition dôcroît et disp^arail. Do l'autre côté la science,
par ses découvertes grandioses et multipliées, construit
pièce à pièce le fond de confiance et de déférence uni-
verselles qui, de l'état de curiosité intéressante, l'élève
au rang de pouvoir public; ainsi, par degrés, l'autorité
de la raison grandit et prend toute la place. — 11 arrive
un moment où, la seconde autorité ayant dépossédé la
première, les idées mères que la tradition se réservait
tombent sous les prises de la raison. L'examen pénètre
dans le sanctuaire interdit. Au lieu de s'incliner, on vé-
rifie, et la religion, l'État, la loi, la coutume, bref, tous
les organes de la vie morale et de la vie pratique, vont
être soumis à l'analyse pour être conservés, redressés
ou i-emplacés, selon que la nouvelle doctrine aura pres-
crit.
II
Rien de mieux, si la doctrine eût été complète, et si
la raison, instruite par l'histoire, devenue critique, eût
été en état de comprendre la rivale qu'elle remplaçait.
Car alors, au lieu de voir en elle une usurpatrice qu'il
fallait expulser, elle eût reconnu en elle une sœur ainée
à qui l'on doit laisser sa part. Le préjugé héréditaire
est une sorte de raison qui s'ignore. Il a ses titres aussi
bien que la raison elle-même; mais il ne sait pas les
retrouver; à la place des bons, il en allègue d'apo-
cryphes. Ses archives sont enterrées; il faut pour les
dégager des recherches dont il n'est pas capable; elles
L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 7
subsistent pourtant, et aujourd'hui l'histoire les remet
01) lumière. — Quand on le considère de près, on trouve
(juc, comme la science, il a pour source une longue accu-
iimlation d'expériences : les hommes, après une mul-
titude de tâtonnements et d'essais, ont fini par éprouver
que telle façon de vivre ou de penser était la seule ac-
commodée à leur situation, la plus praticable de toutes,
la plus bienfaisante, et le régime ou dogme qui aujour-
d'hui nous semble une convention arl)itraire a d'abord
élé un expédient avéré de salut public. Souvent même il
l'est encore; à tout le moins, dans ses grands traits, il
est indispensable, et l'on peut dire avec certitude que,
si dans une société les principaux préjugés disparais-
saient tout d'un coup, l'homme, privé du legs précieux
que lui a transmis la sagesse des siècles, retomberait
subitement à l'état sauvage et redeviendrait ce qu'il fut
d'abord, je veux dire un loup inquiet, affamé, vagabond
et poursuivi. Il fut un temps où cet héritage manquait;
aujourd'hui encore il y a des peuplades où il manque
entièrement'. Ne pas manger de chair humaine, ne pas
tuer les vieillards inutiles ou incommodes, ne pas expo-
ser, vendre ou tuer les enfants dont on n'a que faire,
être le seul mari d'une seule femme, avoir horreur de
l'inceste et des mœurs contre nature, être le propriétaire
unique et reconnu d'un champ distinct, écouter les voix
supérieures de la pudeur, de l'humanité, de l'honneur,
de la conscience, toutes ces pratiques, jadis inconnues
1. Cf. Sir Jdlin Ltibbock, Origine de la civilisation. — Giraud-
Tculon, les Origines de la famille.
8 L'ANCIEN RÉGIME
et lentement établies, composent la civilisation des
âmes. Parce que nous les acceptons de confiance, elles
n'en sont pas moins saintes, et elles n'en deviennent
que plus saintes lorsque, soumises à l'examen et sui-
vies à travers l'histoire, elles se révèlent à nous comme
la force secrète qui, d'un troupeau de brutes, a fait une
société d'iionnnes. — En général, plus un usage est
universel et ancien, plus il est fondé sur des niolifs
profonds, motifs de physiologie, d'hygiène, de pré-
voyance^ sociale. Tantôt, comme dans la séparation des
castes, il fallait conserver pure une race héroïque ou
pensante, en prévenant les mélanges par lesquels un
sang inférieur lui eût apporté la débilité mentale et les
instincts bas*. Tantôt, comme dans l'interdiction des
spiritueux ou des viandes, il fallait s'accommoder au
climat qui prescrivait un régime végétal ou au tempéra-
ment de la race pour qui les boissons fortes étaient
funestes*. Tantôt, comme dans l'institution du droit
d'ahiesse, il fallait former et désigner d'avance le com-
mandant militaire auquel obéirait la bande, ou le chef
civil qui conserverait le domaine, conduirait l'exploita-
tion et soutiendrait la famille^ — S'il y a des raisons
valables pour légitimer la coutume, il y en a de supé-
1. Principe des castes dans l'Inde; oontrasto des Aryens et des
aborigènes, Soiidras et Parias.
2. D'après ce principe, aux îles llawaï, les habitants ont porté
nue loi qui défend de vendre des spiritueux aux indigènes et qui
permet d'en vendre aux Européens. (Ch. de Varigny, Quatorze
ans aux îles Sandwich.)
3. Cf. Le Play, de l'Organisation de la famille (Histoire d'un
domaine dans les Pyrénées).
L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 9
rieures pour consacrer la religion. Considérez-la, non
pas en général et d'après une notion vague, mais sur le
vif, à sa naissance, dans les textes, en prenant pour
exemple une de celles qui maintenant régnent sur le
monde, christianisme, brahmanisme, loi de Mahomet ou
de Bouddha. A certains moments critiques de l'histoire,
des hommes, sortant de leur petite vie étroite et routi-
nière, ont saisi par une vue d'ensemble l'univers infini;
la face auguste de la nature éternelle s'est dévoilée tout
d'un coup; dans leur émotion sublime, il leur a semblé
qu'ils apercevaient son principe; du moins ils en ont
aperçu quelques traits. Et, par une rencontre admirable,
ces traits étaient justement les seuls que leur siècle,
leur race, un groupe de races, un fragment de l'huma-
nité fût en état de comprendre. Leur point de vue était
le seul auquel les multitudes échelonnées au-dessous
d'eux pouvaient se mettre. Pour des millions d'hommes,
pour des centaines de générations, il n'y avait d'accès
que par leur voie aux choses divines. Ils ont prononcé
la parole unique, héroïque ou tendre, enthousiaste ou
assoupissante, la seule qu'autour d'eux et après eux le
cœur et l'esprit voulussent entendre, la seule qui fût
adaptée à des besoins profonds, à des aspirations accu-
mulées, à des facultés héréditaires, à toute une struc-
ture mentale et morale, là-bas à celle de l'Indou ou du
Mongol, ici à celle du Sémite ou de l'Européen, dans
notre Europe à celle du Germain, du Latin ou du Slave;
en sorte que ses contradictions, au lieu de la condam-
ner, la justifient, puisque sa diversité produit son adap-
10 L'ANCIEN RÉGIME
talion, et que son adaptation produit ses bienfaits. —
Celte parole n'est pas une formule nue. Un sentiment si
grandiose, une divination si compréhensive et si péné-
trante, une pensée par laquelle l'homme embrassant
l'immensité et la profondeur des choses, dépasse de si
loin les bornes ordinaires de sa condition mortelle, res-
semble à une illumination; elle se change aisément en
vision, elle n'est jamais loin de l'extase, elle ne peut
s'exprimer que par des symboles, elle évoque les figures
divines'. La religion est de sa nature un poème méta-
physique accompagné de croyance. C'est à ce titre
(ju'elle est efficace et populaire; car, sauf pour uns
élile imperceptible, une pure idée n'est qu'un mot vide,
et la vérité, pour devenir sensible, est obligée de revêtir
un corps. Il lui faut un culte, une légende, des cérémo-
nies, afin de parler au peuple, aux femmes, aux eniïmts,
aux simples, h tout homme engagé dans la vie pratique,
à l'esprit humain lui-même dont les idées, involontaire-
ment, se traduisent en images. Grâce à cette forme pal-
pable, elle peut jeter son poids énorme dans la con-
science , contrebalancer l'égoïsme naturel , enrayer
l'impulsion folle des passions brutales, emporter la
volonté vers l'abnégation et le dévouement, arracher
l'homme à lui-même pour le mettre tout entioi" nu
scM'vice de la vérité ou au service d'aufrui, faire «les
ascètes et des martyrs, des sœurs de charité et des
nhssionnaircs. Ainsi, dans toute société, la religion est
1. Voir noi;nnmoiil il.iis la littrTalnro ttraliiiKiiiiiiU'? les gi'aiuls
poiiiios nM'Iapliysiiiues et les Poiiraïuis.
LTSPRIT ET LA DOCTRINE 11
un organe à la fois précieux et naturel. D'une part, les
hommes ont besoin d'elle pour penser l'infini et pour
bien vivre; si elle manquait tout d'un coup, il y aurait
dans leur âme un grand vide douloureux et ils se fe-
raient plus de mal les uns aux autres. D'autre part, on
essayerait en vain de l'arracher; les mains qui se porte-
raient sur elle n'atteindraient que son enveloppe; elle
repousserait après une opération sanglante ; son germe
est trop profond pour qu'on puisse l'extirper. — Si en-
fin, après la religion et la coutume, nous envisageons
l'État, c'est-à-dire le pouvoir armé qui a la force phy-
sique en même temps que l'autorité morale, nous lui
trouvons une source presque aussi noble. En Europe du
moins, de la Russie au Portugal, et de la Norvège aux
Deux-Siciles,il est par origine et par essence un établis-
sement militaire où l'héroïsme s'est fait le champion du
droit. Çà et là, dans le chaos des races mélangées et des
sociétés croulantes, un homme s'est rencontré qui, par
son ascendant, a rallié autour de lui une bande de
fidèles, chassé les étrangers, dompté les brigands, réta-
bli la sécurité, restauré l'agriculture, fondé la patrie et
transmis comme une propriété à ses descendants son
emploi de justicier héréditaire et de général-né. Par
cette délégation permanente, un grand office public est
soustrait aux compétitions, fixé dans une famille, sé-
questré en des mains sûres; désormais la nation possède
un centre vivant, et chaque droit trouve un protecteur
visible. Si le prince se renferme dans ses attributions,
s'il est retenu sur la pente de l'arbitraire, s'il ne verse
l'2 L'ANCIEN RÉGIME
pas dans l'égoïsme, il fournit au pays l'un des meilleurs
gouvernements que l'on ait vus dans le monde, non seu-
lement le plus stable, le plus capable de suite, le plus
propre à maintenir ensemble vingt ou trente millions
d'hommes, mais encore l'un des plus beaux, puisque le
dévouement y ennoblit le commandement et l'obéis-
sance, et que, par un prolongement de la tradition mi-
litaire, la fidélité et l'honneur rattachent de grade en
grade le chef à son devoir et le soldat à son chef. —
Tels sont les liti'es très valables du préjugé héréditaire;
on voit qu'il est, comme l'instinct, une forme aveugle
de la raison. Et ce qui achève de le légitimer, c'est que,
pour devenir efficace, la raison elle-même doit lui em-
prunter sa forme. Une doctrine ne devient active qu'on
devenant aveugle. Pour entrer dans la pratique, pour
prendre le gouvernement des âmes, pour se transformer
en un ressort d'action, il faut qu'elle se dépose dans les
esprits à l'état de croyance faite, d'habitude prise, d'in-
clination établie, de tradition domestique, et que, des
hauteurs agitées de l'intelligence, elle descende et s'in-
cruste dans les bas-fonds immobiles de la volonté ; alors
seulement elle fait partie du caractère et devient une
force sociale. Mais, du même coup, elle a cessé d'être
critique et clairvoyante ; elle ne tolère plus les contra-
dictions ou le doute, elle n'admet plus les restrictions
ni les nuances; elle ne sait plus ou elle apprécie mal
ses preuves. Nous croyons aujourd'hui au progrès indé-
fini à peu près comme on croyait jadis à la chute origi-
nelle; nous recevons encore d'en haut nos opinions
L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 15
toutes faites, et l'Académie des sciences tient à beau-
coup d'égards la place des anciens conciles. Toujours,
sauf chez quelques savants spéciaux, la croyance tt
l'obéissance seront irréfléchies, et la raison s'indigne-
rait à tort de ce que le préjugé conduit les choses
humaines, puisque, pour les conduire, elle doit elle-
même devenir un préjugé.
III
Par malheur, au dix-huitième siècle, la raison était
classique, et les aptitudes aussi bien que les documents
lui. manquaient pour comprendre la tradition. — D'abord
on ignorait l'histoire ; l'érudition rebutait parce qu'elle
est ennuyeuse et lourde; on dédaignait les doctes com-
pilations, les grands recueils de textes, le lent travail
de la critique. Voltaire raillait les Bénédictins. Pour
faire passer son Esprit des lois, Montesquieu faisait de
l'esprit sur les lois. Raynal, afin de donner la vogue à
son histoire du commerce dans les Indes, avait le soin
d'y coudre les déclamations de Diderot. L'abbé Barthé-
lémy devait étaler l'uniformité de son vernis littéraire
sur la vérité des mœurs grecques. La science était te-
nue d'être épigrammatique ou oratoire; le détail tech-
nique ou cru aurait déplu à un public de gens du
"'monde; le beau style omettait ou faussait les petits faits
significatifs qui donnent aux caractères anciens leur
tour propre et leur relief original. — Quand même on
aurnit osé les noter, on n'en aurait pas démêlé le sens
14 L'ANCIEN' REGIME
cl la portée. L'imagination sympathique était absente;
on no savait pas sortir de soi-même, se transporter en
des points de vue distants, se figurer les états étranges
et violents de l'esprit Immain, les moments décisifs et
féconds pendant lesquels il enfante une créature viable,
une religion destinée à l'empire, un Etat qui doit durer.
L'homme n'imagine rien qu'avec son expérience, et dans
quelle portion de leur expérience les gens de ce monde
auraient-ils trouvé des matériaux pour imaginer les con-
vulsions de l'accouchement? Comment des esprits aussi
policés et aussi aimables auraiont-ils pu épouser les
sentiments d'un apôtre, d'un moine, d'un fondalonr
barbare ou féodal, les voir dans le milieu qui les
explique et les justifie, se représenter la foule environ-
nante, d'abord des âmes désolées, hantées par le rêve
mystique, puis des cerveaux bruts et violents, livrés à
l'instinct et aux images, qui pensaient par demi-visions,
et qui pour volonté avaient des impulsions irrésistibles?
La raison raisonnante ne concevait pas de pareilles
figures; pour les faire rentrer dans son cadre rectiligne,
il fallait les réduire et les refaire; le Macbeth de Shakes-
peare devenait celui de Ducis, et le Mahomet du Coran,
celui de Voltaire. Par suite, faute de voir les âmes, on
méconnaissait les institutions; on ne soupçonnait pas
que la vérité n'avait pu s'exprimer que par la légende,
que la justice n'avait pu s'é*ablir que par la force, que
la rcîligion avait dû revêtir la forme sacerdotale, que
l'Llat avait dû prendre la forme militaire, et que l'édi-
fice gothique avait, aussi bien qu'un autre, son arclii-
L'ESPRIT ET LA DOCTRLNE 15
tecture, ses proportions, son équilibre, sa solidité, son
utilité et même sa beauté. — Par suite encore, faute de
comprendre le passé, on ne comprenait pas le présent.
On n'avait aucune idée juste du paysan, de l'ouvrier, du
bourgeois provincial ou même du petit noble de cam-
pagne; on ne les apercevait que de loin, demi-elTacés,
tout transformés par la théorie philosophique et par le
brouillard sentimental. « Deux ou trois mille* » gens
du monde et lettrés faisaient le cercle des honnêtes
gens et ne sortaient pas de leur cercle. Si parfois, de
leur château et en voyage, ils avaient entrevu le peuple,
c'était en passant, à peu près comme leurs chevaux de
poste ou les bestiaux de leurs fermes, avec compassion
sans doute, mais sans deviner ses pensées troubles et
ses instincts obscurs. On n'imaginait pas la structure
de son esprit encore primitif, la rareté et la ténacité de
ses idées, l'étroitesse de sa vie routinière, machinale,
livrée au travail manuel, absorbée par le souci du pain
quotidien, confinée dans les limites de l'horizon visible,
son attachement au saint local, aux rites, au prêtre, ses
rancunes profondes, sa défiance invétérée, sa crédulité
fondée sur l'imagination, son incapacité de concevoir le
droit abstrait et les événements publics, le sourd travail
par lequel les nouvelles politiques se transformaient
dans sa tête en contes de revenant ou de nourrice, ses
affolements contagieux pareils à ceux des moutons, ses
fureurs aveugles pareilles à celles d'un taureau, et tous
1. Voltaire, Dictionnaire Philosophique, article Supplices.
46 L'ANCIEN RÉGIME
ces traits de caractère que la Révolution allait mettre au
jour. Vingt millions d'hommes et davantage avaient à
peine dépassé l'état mental du moyen âge; c'est pour-
quoi, dans ses grandes lignes, l'édifice social qu'ils
pouvaient habiter devait être du moyen âge. Il fallait
assainir celui-ci, le nettoyer, y percer des fenêtres, y
abattre des clôtures, mais en garder les fondements, le
gros œuvre et la distribution générale; sans quoi, après
l'avoir démoli et avoir campé dix ans en plein air, à la
façon des sauvages, ses hôtes devaient être forcés de le
rebâtir presque sur le même plan. Dans les âmes incultes
qui ne sont point arrivées jusqu'à la réflexion , la
croyance ne s'attache qu'au symbole corporel et l'obéis-
sance ne se produit que par la contrainte physique; il
n'y a de religion que par Je curé et d'État que par le
gendarme. — Un seul écrivain, Montesquieu, le mieux
instruit, le plus sagace et le plus équilibré de tous les
esprits du siècle, démêlait ces vérités, parce qu'il était
à la fois érudit, observateur, historien et jurisconsulte.
Mais il parlait comme un oracle, par sentences et en
énigmes; il courait, comme sur des charbons ardents,
toutes les fois qu'il touchait aux choses de son pays cl
de son temps. C'est pourquoi il demeurait respecté
mais isolé, et sa célébiité n'était point une influence.
— La raison classique refusait' d'aller si loin pour étu
dier si péniblement l'homme ancien et l'homme actuel.
Elle trouvait plus court et plus commode de suivre sa
1. flésumé des calncrs, par Pn:i.lhomnie, Préface, 1789.
L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 17
pente originelle, de fermer les yeux sur l'homme réel,
de rentrer dans son magasin de notions courantes, d'en
tirer la notion de l'homme en général, et de bâtir là-
dessus dans les espaces. — Par cet aveuglement naturel
et définitif, elle cesse de voir les racines antiques et
vivantes des institutions contemporaines; ne les voyant
plus, elle nie qu'il y en ait. Pour elle, le préjugé héré-
ditaire devient un préjugé pur ; la tradition n'a plus de
titres, et sa royauté n'est qu'une usurpation. Voilà dé-
sormais la raison armée en guerre contre sa devancière,
pour lui arracher le gouvernement des âmes et pour
substituer au règne du mensonge le règne de la vérité.
IV
Dans cette grande expédition, il y a deux étapes. Par
bon sens ou par timidité, les uns s'arrêtent à mi-che-
min. Par passion ou par logique, les autres vont jusqu'au
bout. — Une première campagne enlève à l'ennemi ses
défenses extérieures et ses forteresses de frontière ; c'est
Voltaire qui conduit l'armée philosophique. Pour com-
battre le préjugé héréditaire, on lui en oppose d'autres
dont l'empire est aussi étendu et dont l'autorité n'est pas
moins reconnue. Montesquieu regarde la France par les
yeux d'un Persan, et Voltaire, revenant d'Angleterre,
décrit les Anglais, espèce inconnue. En face du dogme
et du culte régnants, on développe, avec une ironie
ouverte ou déguisée, ceux des diverses sectes chré-
tiennes, anglicans, quakers, presbytériens, sociniens,
ANC. RÉC. II. T. H. — 2
^H L'ANCIEN RÉGIME
ceux dos peuples anciens ou lointains. Grecs, Romains,
Égyptiens, Mahométans, Guèbres, adorateurs de Brahnia,
Chinois, simples idolâtres. En regard de la loi positive
,ît de la pratique établie, on expose, avec des intentions
visibles, les autres constitutions et les autres mœurs,
despotisme, monarchie limitée, république, ici l'Eglise
soumise à l'État, là-bas l'Église détachée de l'État, en
tel pays des castes, dans tel autre la polygamie, et, de
contrée à contrée, de siècle à siècle, la diversité, la
contradiction, l'antagonisme des coutumes fondamen-
tales qui, chacune chez elle, sont toutes également
consacrées par la tradition et forment toutes légitime-
ment le droit public. Dès ce moment, le charme est
rompu. Les antiques institutions perdent leur prestige
(Hvin; elles ne sont plus que des œuvres humaines,
fruits du lieu et du moment, nées d'une convenance et
d'une convention. Le scepticisme entre par toutes les
brèches. A l'endroit du christianisme, il se change
tout de suite en hostilité pure, en polémique prolongée
et acharnée; car, à titre de religion d'État, celui-ci
occupe la place, censure la libre pensée, fait brûler les
écrits, exile, emprisonne, ou inquiète les auteurs, et se
trouve partout l'adversaire naturel et officiel. En outre^
à titre de religion ascétique, il condamne, non seulement
les mœurs gaies et relâchées que la nouvelle philosophie
tolère, mais encore les penchants naturels qu'elle auto-
rise et les promesses de bonheur terrestre qu'elle fait
briller à tous les regards. Ainsi contre lui le cœur et
l'esprit sont d'accord. — Les textes dans la main, Vol-
L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 10
taire le poursuit d'un bout à l'autre de son histoire,
depuis les premiers récits bibliques jusqu'aux dernières
bulles, avec une animosité et une verv^ implacables, en
critique, en historien, en géographe, on logicien, en
moraliste, contrôlant les sources, opposant les témoi-
gnages, enfonçant le ridicule, comme un pic, dans tous
endroits faibles où l'instinct révolté heurte sa prison
mystique, et dans tous les endroits douteux où des
placages ultérieurs ont défiguré l'édifice primitif. — •
Mais il en respecte la première assise, et en cela les
plus grands écrivains du siècle feront comme lui. Sous
les religions positives qui sont fausses, il y a la religion
naturelle qui est vraie. Elle est le texte authentique et
simple doDt les autres sont les traductions altérées et
amplifiées. Otez les surcharges ultérieures et divergen-
tes; il reste l'original, et cet extrait commun, par lequel
toutes les copies concordent, est le déisme. — Même
opération sur les lois civiles et politiques. En France,
où tant d'institutions survivent à leur utilité, où les
privilèges ne sont plus justifiés par les services, où les
droits se sont changés en abus, quelle architecture
incohérente que celle de la vieille maison gothique!
Comme elle est mal faite pour un peuple moderne! A
quoi bon, dans un état uni et unique, tous ces compar-
timents féodaux qui séparent les ordres, les corpora-
tions, les provinces? Un archevêque suzerain d'une
demi-province, un chapitre propriétaire de douze mille
serfs, un abbé de salon bien rente sur un monas-
tère qu'il n'a jamais vu, un seigneur largement
20 L'ANCIEN RÉGIME
pensionné pour figurer dans les antichambres, un
magistrat qui achète le droit de rendre la justice, un
colonel qui sort du collège pour venir commander son
régiment héréditaire, un négociant de Paris qui, ayant
loué pour un an une maison de Franche-Comté, aliène
par cela seul la propriété de ses biens et de sa personne,
quels paradoxes vivants! Et, dans toute l'Europe, il y en
a de pareils. Ce qu'on peut dire de mieux en faveur
« d'une nation policée* », c'est que ses lois, coutumes et
pratiques se composent « pour moitié d'abus, et pour
« moitié d'usages tolérables ». — Mais sous ces législa-
tions positives qui toutes se contredisent entre elles
et dont chacune se contredit elle-même, il est une loi
naturelle sous-entendue dans les codes, appliquée dans
les mœurs, écrite dans les cœurs. « Montrez-moi un
(( pays où il soit honnête de me ravir le fruit de mon
(. travail, de violer sa promesse, de mentir pour nuire,
(( de calomnier, d'assassiner, d'empoisonner, d'être
({ ingrat envers son bienfaiteur, de battre son père et sa
<( mère quand ils vous présentent à manger. » — « Ce
« qui est juste ou injuste paraît tel à l'univers entier »,
et, dans la pire société, toujours la force se met à
queUpies égards au service du droit, de même que,
dans la pire religion, toujours le dogme extravagant
proclame en quelque faron un architecte suprême. —
Ainsi les religions et les sociétés, dissoutes par l'examen,
laissent apercevoir au fond du creuset, les unes un
1. Vollniic, Dialogues, En/retiens entre A, B, C.
L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 2ï
résidu de vérité, les autres un résidu de justice, reli-
quat petit, mais précieux, sorte de lingot d'or que la
tradition conserve, que la raison épure, et qui, peu à
peu, dégagé de ses alliages, élaboré, employé à tous les
usages, doit fournir seul toute la substance de la reli-
gion et tous les fils de la sociélé.
Ici commence la seconde expédition philosophique.
Elle se compose de deux armées : la première est celle
des Encyclopédistes, les uns sceptiques comme d'Alem-
bert, les autres à demi panthéistes comme Diderot et
Lamarck, d'autres Irancs athées et matérialistes secs
comme d'Holbach, La Mettrie, Helvétius, plus tard Con-
dorcet, Lalande et Volney, tous divers et indépendants
les uns des autres, mais tous unanimes en ceci, que la
tradition est l'ennemi. Tel est l'effet des hostilités pro-
longées : en durant, la guerre s'exaspère; on veut tout
prendre, pousser l'adversaire à bout, le chasser de tous
ses postes. On refuse d'admettre que la raison et la tra-
dition puissent ensemble et d'accord défendre la même
citadelle ; dès que l'une entre, il faut que l'autre sorte ;
désormais un préjugé s'est établi contre le préjugé. —
A la vérité. Voltaire « le patriarche ne veut pas se
« départir de son Dieu rémunérateur et vengeur* »:
i. Voltaire, Dictionnaire Philosophique, article Religion, n Si
c vous avez une bourgade à gouverner, il faut au'elle ait une
t religion. >
22 L'ANCIEN RÉGIME
tolérons en lui ce reste de superstition en souvenir de ses
grands services; mais considérons en hommes le fan-
tôme qu'il regarde avec des yeux d'enfant. Nous le rece-
vons dans notre esprit par la foi, et la foi est toujours
suspecte. Il a été forgé par l'ignorance, par la crainte,
par l'imagination, toutes puissances trompeuses. 11
n'était d'abord que le fétiche d'un sauvage; vainement
nous l'avons épuré et agrandi, il se sent toujours de ses
origines; son histoire est celle d'un songe héréditaire
qui, né dans le cerveau affolé et brut, s'est prolongé de
générations en générations, et dure encore dans le cer-
veau cultivé et sain. Voltaire veut que ce rêve soit vrai,
parce qu'autrement il ne peut expliquer le bel arrange-
ment du monde et qu'une horloge suppose un horloger ;
il faudrait d'abord prouver que le monde est une horloge
et chercher si l'arrangement, tel quel, incomplet, qu'on
y observe ne s'explique pas mieux par une supposition
plus simple et plus conforme à l'expérience, celle d'une
matière éternelle en qui le mouvement est éternel. Des
particules mobiles et mouvantes dont les diverses sortes
ont divers étals d'équilibre, voilà les minéraux, la
substance inanimée, marbre, chaux, air, eau, charbon'.,
J'en fais de l'humus, « j'y sème des pois, des fèves, des
« choux » ; les plantes se nourrissent de l'humus « et je
« me nourris des plantes ». A chacun de mes repas, en
moi, par moi, une matière inanimée devient vivante;
« j'en fais de la chair, je l'animalise, je la rends sen-
1 Le rfive de d'Alembcrl, par Lidcrot, pastim.
L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 23
« sible ». Il y avait en elle une sensibilité latente,
incomplète, qui s'achève et devient manifeste. L'orga-
nisation est la cause, la vie et la sensation sont les eflèts ;
je n'ai pas besoin d'une monade spirituelle pour expli-
quer les effets, puisque je tiens la cause. « Voye/i cet
« œuf, c'est avec cela qu'on renverse toutes les écoles
« de théologie et tous les temples de la terre. Qu'est-ce
« que cet œuf? Une masse insensible avant que le germe
« y soit introduit. Et après que le germe y est introduit,
« qu'est-ce encore? Une masse insensible, un fluide
« inerte. » Ajoutez-y de la chaleur, tenez le tout dans
un four, laissez l'opération se faire : vous aurez un pou-
let, c'est-à-dire « de la sensibilité, de la vie, de la
« mémoire, de la conscience, des passions, de la pensée » .
Ce que vous appelez l'âme, c'est le centre nerveux auquel
aboutissent tous les filets sensibles. Les vibrations qu'ils
lui transmettent font ses sensations ; une sensation réveil-
lée ou renaissante est un souvenir; des sensations, des
souvenirs et des signes, font toutes nos idées. Ainsi, ce
n'est pas une intelligence qui arrange la matière, c'est
la matière qui en s'arrangeant produit les intelligences.
Mettons donc l'intelligence oîi elle est, dans le corps
organisé ; n'allons pas la détacher de son support, pour
la jucher dans le ciel, sur un trône imaginaire. Car cet
hôte disproportionné, une fois introduit dans notre esprir,
finit par déconcerter le jeu naturel de nos sentiments, et,
comme un parasite monstrueux, tire à soi toute notre
substance*. Le premier intérêt de l'homme sain est de
1. « Si un misanthrope s'était proposé de faire le malheur du
24 L'ANCIEN RÉGIME
s'en délivrer, d'écarter toute superstition, toute « crainte
(( de puissances invisibles* ». — Alors seulement il peut
fonder une morale, démêler « la loi naturelle ». Puis-
que le ciel est vide, nous n'avons plus besoin de la cher-
cher dans un commandement d'en-haut. Regardons en
bas sur la terre; considérons l'homme lui-même, tel
qu'il est aux yeux du naturaliste, c'est-à-dire le corps
organisé, l'animal sensible, avec ses besoins, ses appétits
et ses instincts. Non seulement ils sont indestructibles,
mais encore ils sont légitimes. Ouvrons la prison où le
préjugé les enferme ; donnons-leur l'espace et l'air libre ;
qu'ils se déploient dans toute leur force, et tout sera
bien. Selon Diderot*, le mariage perpétuel est un abus;
c'est « la tyrannie de l'homme qui a converti en pro-
« priété la possession de la femme ». La pudeur, coiiuiie
le vêtement, est une invention et une convention^; il
n'y a de bonheur et de mœurs que dans les pays où
la loi autorise l'instinct, à Otaiti par exemple, où le
mariage dure un ;nois, souvent un jour, parfois un
quart d'heure, où l'on se prend et l'on se quitte
il volonté, où, par hospitalité, le soir, on offre ses filles
et sa femme à son hôte, où le fils épouse la mère par
c genre humain, qu'aiirait-il pu inventer de mieux que la
« croyance en un être incompréhensible, sur lequel les hommes
( n'auraient jamais pu s'entendre, et auquel ils auraient attaché
B plus d'importance qu'à leur propre vie? » Diderot, Enlrrti'm
d'un philosophe avec ta Maréchale de
il. CI'. Catéchisme iiinve7-sel, j)ar Saint-Lambert, et la Loi na-
tiirrllr nu Catéchisme du citoyen français, par Vohiey.
'2. Supplément au voyage de liougainville.
7). Cf. Mémoires de Mme d'Epinay, conversation avec Duclos et
Sainl-!,andjcrt chez Mlle Quinault. — lîousscau, Confessions, pre-
L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 25
politesse, où l'union des sexes est une fête religieuse
que l'on célèbre en public. — Et le logicien poussant à
bout les conséquences finit par cinq ou six pages
(( capables de faire dresser les cheveux* », avouant lui-
même que sa doctrine « n'est pas bonne à prêcher aux
« enfants ni aux grandes personnes ». — A tout le moins,
chez Diderot, ces paradoxes ont des correctifs. Quand il
peint les mœurs modernes, c'est en moraliste. Non seu-
lement il connaît toutes les cordes du clavier humain,
mais il les classe chacune ù son rang. Il aime les sons
beaux et purs, il est plein d'enthousiasme pour les har-
monies nobles, il a autant de cœur que de génie ^ Bien
mieux, quand il s'agit de démêler les impulsions primi-
tives, il garde, à côté de l'amour-propre, une place indé-
pendante et supérieure pour la pitié, la sympathie, la
bienveillance, « la bienfaisance », pour toutes les affec-
tions généreuses du cœur qui se donne et se dévoue sans
calcul ni retour sur soi. — Mais auprès de lui, en voici
d'autres, froids et bornés, qui, selon la méthode mathé-
matique des idéologues^, construisent la morale à la
façon de Hobbes. Il ne leur faut qu'un seul mobile, le
plus simple et le plus palpable, tout grossier, presque
niière partie, livre V. — Ce sont là justement les principes en-
seignés par M. de Tavel à Mme de Warens.
1. Suite du rêve de d'Alembert, Entrelien entre Mlle de Lespi-
nasse et Bordeu. — Mémoires de Diderot, Lettre à Mlle Volant,
III, 66.
2. Cf. ses admirables contes, Entretiens d'un père avec ses en-
fants et le Neveu de Rarneau.
3. Volney, Ibid. a La loi naturelle... consiste tout entière en
f faits dont la démonstration peut sans cesse se renouveler aux
26 L'ANCIEN RÉGIME
mécanique, tout physiologique, l'inclination naturelle
qui porte l'animal à fuir la douleur et à chercher le
plaisir. « La douleur et le plaisir, dit Helvétius, sont les
« seuls ressorts de l'univers moral, et le sentiment de
« l'amour de soi est la seule base sur laquelle on puisse
« jeter les fondements d'une morale utile.... Quel autre
« motif que l'intérêt personnel pourrait déterminer un
« homme à des actions généreuses? 11 lui est aussi im-
« possible d'aimer le bien pour le bien que d'aimer le
« mal pour le mal'. » — « Les principes de la loi natu-
« relie-, disent les disciples, se réduisent à un principe
« fondamental et unique, la conservation de soi-même. »
« Se conserver, obtenir le bonheur », voilà l'instinct, le
droit et le devoir. « 0 vous', dit la nature, qui, par l'im-
« pulsion que je vous donne, tendez vers le bonheur à
« chaque instant de votre durée, ne résistez pas à ma
« loi souveraine, travaillez à votre félicité, jouissez sans
« crainte, soyez heureux. » Mais, pour être heureux,
contribuez au bonhçur des autres ; si vous voulez qu'ils
vous soient utiles, soyez-leur utile; votre intérêt bien
entendu vous commande de les servir. « Depuis la nais-
« sance jusqu à la mort, tout homme a besoin des hom-
« mes. » — « Vivez donc pour eux, afin qu'ils vivent pour
« vous. » — « Soyez bons, parce que la bonté enchahie
« tous les cœurs ; soyez doux, parce que la douceur attire
a spns el composer une science aussi précise, aussi exacte que
€ la géométrie et les matliéniati(iues. »
1. Helvétius, de l'Esprit, passim.
2. Volney, ib., ch. m. — Saint-Lambert, ib., premier dialogue.
3. Baron d'Holbach, Système de ta nature, II, 408 493
L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 27
« l'afTection; soyez modestes, parce que l'orgueil révolLc
« des êtres remplis d'eux-mêmes. . . . Soyez citoyens, parce
(( que la patrie est nécessaire à votre sûreté et à votre
« bien-être. Défendez votre pays, parce que c'est lui qui
« vous rend heureux et renferme vos biens. » Ainsi la
vertu n'est que l'égoïsme muni d'une longue-\'ue ;
l'homme n'a d'autre raison pour bien faire que la crainte
de se faire mal, et, quand il se dévoue, c'est à son inté-
rêt. On va vite et loin sur cette pente. Sitôt que pour
chacun l'unique règle est d'être heureux, chacun veut
l'être à l'instant, à sa guise; le troupeau des appétits
lâchés se rue en avant et renverse d'abord les barrières.
D'autant plus qu'on lui a prouvé que toute barrière est
nuisible, inventée par des pâtres rusés et malfaisants
pour mieux traire et tondre le troupeau. « L'état de
« société est un état de guerre du souverain contre
« tous, et de chacun des membres contre les autres*....
({ Nous ne voyons sur la face du globe que des souve-
« rains injustes, incapables, amollis par le luxe, corrom-
« pus par la flatterie, dépravés par la licence et l'im-
« punité, dépourvus de talents, de mœurs et de vertus....
« L'homme est méchant, non parce qu'il est méchant,
« mais parce qu'on l'a rendu tel. » — « Voulez-vous* sa-
« voir l'histoire abrégée de presque toute notre misère?
« La voici : Il existait un homme naturel, on a introduit
« au dedans de cet homme un homme artificiel, et il
« s'est élevé dans la caverne une guerre civile qui dure
1. Baron d'Holbach, Système de la nature, I, 347.
2. Diderot, Supplément au voyage de Dougainville.
28 L'ANCIEN RÉGIME
« toute la vie.... Si vous vous proposez d'être son
« tyran..., empoisonnez-le de votre mieux d'une morale
« contraire à la nature, faites-lui des entraves de toute
« espèce, embarrassez ses mouvements de mille obsta-
« clés; attachez-lui des fantômes qui l'effrayent.... Le
« voulez-vous heureux et libre, ne vous mêlez pas de ses
« affaires.... Et demeurez à jamais convaincu que ce
« n'est pas pour vous, mais pour eux que ces sages
« législateurs vous ont pétri et maniéré comme vous
« l'êtes. J'en appelle à toutes les institutions politiques,
« civiles et religieuses; examinez-les profondément, et
« je me trompe fort, ou vous verrez l'espèce humaine
« pliée do siècle en siècle au joug qu'une poignée de fii-
« pons se permettait de lui imposer.... Méfiez-vous de
« celui qui veut mettre l'ordre ; ordonner, c'est toujours
« se rendre maître des autres en les gênant. » Plus do
gêne; les passions sont bonnes, et, si le troupeau veut
enfin manger à pleine bouche, son premier soin sera de
fouler sous ses sabots les animaux mitres et couronnés
qui le parquent pour l'exploiter*.
1. Diderot : Les Eleuthéromanes.
« El ses mains, ourdissant les entrailles du prôlre,
« En feraient un cordon pour le dernier des rois. »
Drissot : « Le besoin étant notre seul titre de propriété, il en
€ résulte que, lorsqu'il est satisfait, l'homme n'est plus pro-
a priotairc.... Dsux besoins essentiels résultent de la constitution
« de l'animal, la nutrition et l'évacuation.... Les hommes peuvent-
« «Is se nourrir de leurs semblables? Oui, car les êtres ont
« droit de se nourrir de toute matière propre à satisfaire leurs
€ besoins.... Homme de la nature, suis ton vœu, écoute ton be-
« soin, c'est ton seul maître, ton seul guide. Sens-tu s'allumer
« dans tes veines un feu secret à l'aspect d'un objet charmanl.'
L'ESPRIT ET LA L jGTRINE 20
VI
Retour à la nature, c'est-à-dire abolition de la société :
tel est le cri de guerre de tout le bataillon encyclopé-
dique. Voici que d'un autre côté le même cri s'élève ; c'est
le bataillon de Rousseau et des socialistes qui, à son
tour, vient donner l'assaut au régime établi. La sape que
celui-ci pratique au pied des murailles semble plus bor-
née, mais n'en est que plus efficace, et la machine de
destruction qu'il emploie est aussi une idée neuve de la
nature humaine. Cette idée, Rousseau l'a tirée tout en-
tière du spec'acle de son propre cœur' : homme étrange,
original et supérieur, mais qui, dès l'enfance, portait en
soi un germe de folie et qui à la fin devint fou tout à fait;
esprit admirable et mal équilibré, en qui les sensations,
les émotions et les images étaient trop fortes : à la fois
aveugle et perspicace, véritable poète et poète malade,
qui, au lieu des choses, voyait ses rêves, vivait dans un
roman et mourut sous le cauchemar qu'il s'était forgé;
incapable de se maîtriser et de se conduire, prenant ses
résolutions pour des actes, ses velléités pour des réso-
lutions et le rôle qu'il se donnait pour le caractère qu'il
croyait avoir ; en tout disproportionné au train courant
a II est à toi, tes caresses sont innocentes, tes baisers sont purs,
a L'amour est le seul titre de la jouissance, comme la faim l'est
a de la propriété. » (Essai publié en 1780, reproduit en 1782
dans la Bibliothèque du législateur, cité pSiT Bûchez et Roux, Ilis'
loire parlementaire, XIII, 431.
1. Ce sont les propres paroles de Rousseau [Rousseau juge de
Jean-Jacques, troisième dialogue, 193). < D'où le peintre et l'a-
50 L'ANCIEN RÉGIME
du monde, s'alicurlant, se blessant, se salissant à toutes
les bornes du chemin ; ayant commis des extravagances,
des vilenies et des crimes, et néanmoins gardant jusqu'au
l)out la sensibilité délicate et profonde, l'humanité,
l'attendrissement, le don des larmes, la faculté d'aimer,
la passion de la justice, lé sentiment religieux, l'enthou-
siasme, comme autant de racines vivaces où fermente
toujours la sève généreuse pendant que la tige et les ra-
meaux avortent, se déforment ou se flétrissent sous l'in-
clémence de l'air. Comment expliquer un tel contraste?
Comment Rousseau l'explique-t-il lui-même? Un critique,
un psychologue ne verrait là qu'un cas singulier, l'effet
d'une structure mentale extraordinaire et discordante,
analogue à celle d'Hamlet, de Chatterton, de René, de
Werther, propre à la poésie, impropre à la vie. Rousseau
généralise : préoccupé de soi jusqu'à la manie et ne voyant
dans le monde que lui-même, il imagine l'homme d'après
lui-même et « le décrit tel qu'il se sent ». A cela d'ail-
leurs l'amour-propre trouve son compte ; on est bien aise
d'être le type de l'homme; la statue qu'on se dresse en
prend plus d'importance ; on se relève à ses propres yeux
quand, en se confessant, on croit confesser le genre hu-
main. Rousseau convoque les générations par la trom-
pette du jugement dernier et s'y présente hardiment aux
yeux des hommes et du souverain juge : « Qu'un seul le
« dise, s'il l'ose : Je fus meilleur que cet homme-là'! »
a pblogiste de la nature, aujourd'hui si défigurée et si calom-
t niée, a-t-il pu lircr son modèle, si ce n'est de son propre
« cœur? »
1. Confessions. Livre I, 1,et fin du V' livre. — Première lettre
L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 31
Toutes les souillures qu'il a contractées lui viennent du
dehors ; c'est aux circonstances qu'il faut attribuer ses
bassesses et ses vices : « Si j'étais tombé dans les mains
(( d'un meilleur maître..., j'aurais été bon chrétien, bon
« père de famille, bon ami, bon ouvrier, bon homme en
« toutes choses. » Ainsi la société seule a tous les torts.
— Pareillement, dans l'homme en général, la nature est
bonne. « Ses premiers mouvements sont toujours
« droits.... Le principe fondamental de toute morale, sur
<( lequel j'ai raisonné dans mes écrits, est que l'honime
(( est un être naturellement bon, aimant la justice et l'or-
« cire.... h' Emile en particulier n'est qu'un traité de la
(( bonté originelle de l'homme, destiné à montrer com-
« nient le vice et l'erreur, étrangers à sa constitution, s'y
« introduisent du dehors et l'altèrent insensiblement....
« La nature a fait l'homme heureux et bon, la société le
0 déprave et le fait misérable'. » — Dépouillez-le, par la
pensée, de ses habitudes factices, de sesbesoins surajoutés,
de ses préjugés faux; écartez les systèmes, rentrez dans
votre propre cœur, écoutez le sentiment intime, laissez-
à M. de Malesherbes. « Je connais mes grands défauts, et je
tt sens vivement tous mes vices. Avec tout cela, je mourrai per-
a suadé que, de tous les hommes que j'ai connus en ma vie,
« nul ne fut meilleur que moi. » — A Mme B. 10 mars 1770.
« Vous m'avez accordé de l'estime sur mes écrits; vous m'en
« accorderiez plus encore sur ma vie si elle vous était connue, et
0 davantage encore sur mon cœur s'il était ouvert à vos yeux. Il
a n'en fut jamais un meilleur, un plus tendre, un plus juste....
« Tous mes malheurs ne me viennent que de mes vertus. » — A
Mme de la Tour. « Celui qui ne s'enthousiasme pas pour moi
« n'est pas digne de moi. »
1. Lettre à M. de Beaiimont, 24. — Rousseau Juge de Jean-
Jacques, troisième entrelien. 193.
52 L'ANCIEN RÉGIME
VOUS guider par la lumière de l'instinct et de la con-
science ; et vous rcti-ouverez cet Adam primitif, semblalile
à une statue de marbre incorruptible qui, tombée dans
un marais, a disparu depuis longtemps sous une croûte
de moisissures et de vase, mais qui, délivrée de sa gaine
fangeuse, peut remonter sur son piédestal avec toute
la perfection de sa forme et toute la pureté de sa blan-
cheur.
Autour de cette idée centrale se reforme la doctrine
spiritualiste. — Un être si noble ne peut pas être un simple
assemblage d'organes; il y a en lui quelque chose de
plus que la matière; les impressions qu'il reçoit par les
sens ne le constituent pas tout entier. « Je ne suis pas
« seulement un être sensitif et passif, mais un être actif
« et intelligent, et, quoi qu'en dise la philosophie, j'ose-
« rai prétendre à l'honneur de penser. » Bien mieux, ce
principe pensant est, en l'homme du moins, d'espèce su-
périeure. « Qu'on me montre un autre animal sur la terre
« qui sache faire du feu et qui sache admirer le soleil.
« Quoi! je puis observer, connaître les êtres et leurs
« rapports ; je puis sentir ce qu'est ordre, beauté, vertu ;
« je puis contempler l'univers, m'élever à la main qui le
« gouverne ; je puis aimer le bien, le faire, et je me com-
« parerais aux bêtes! » L'homme est libre, capable de
choisir entre deux actions, partant créateur de ses actes ;
il est donc une cause originale et première, « une sub-
« «lance immatérielle », distincte du corps, une ànie que
1. Emile. Profession de foi du vicaire savoyard, passim.
L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 33
le corps gêne et qui peut survivre au corps. — Cette âme
immortelle engagée dans la chair a pour voix la con-
science. « Conscience! instinct divin, immortelle et cé-
« leste voix, guide assuré d'un être ignorant et borné,
« mais intelligent et libre, juge infaillible du bien et du
« mal qui rends l'homme semblable à Dieu, c'est toi qui
« fais l'excellence de sa nature. » — A côté de l'amour-
propre, par lequel nous subordonnons le tout à nous-
mêmes, il y a l'amour de l'ordre, par lequel nous nous
subordonnons au tout. A côté de l'égoïsme, par lequel
l'homme cherche son bonheur même aux dépens des
autres, il y a la sympathie, par laquelle il cherche le bon-'
lieur des autres même aux dépens du sien. La jouissance
personnelle ne lui suffit pas ; il lui faut encore la paix
de la conscience et les effusions du cœur. — Voilà l'homme
tel que Dieu l'a fait et l'a voulu ; il n'y a point de défaut
dans sa structure. Les pièces inférieures y servent comme
les supérieures ; toutes sont nécessaires, proportionnées,
en place, non seulement le cœur, la conscience, la raison
et les facultés par lesquelles nous surpassons les brutes,
mais encore les inclinations qui nous sont communes
avec l'animal, l'instinct de conservation et de défense, le
besoin de mouvement physique, l'appétit du sexe, et le
reste des impulsions primitives, telles qu'on les constate
dans l'enfant, dans le sauvage, dans l'homme inculte'.
Aucune d'elles, prise en soi, n'est vicieuse ou nuisible.
Aucune d'elles n'est trop forte, même l'amour de soi.
1. Emile, li\Te I, et Lettre à M. de Dcaumont, passira.
ASC. RÉG. II. T. II. 3
3» L'ANCIEN RÉGIME
Aucune n'entre en jeu hors de saison. Si nous n'interve-
nions pas, si nous ne leur imposions pas de contrainte, si
nous laissions toutes ces sources vives couler sur leur
pente, si nous ne les emprisonnions pas dans nos con-
duits artificiels et sales, nous ne les verrions jamais écu-
nier ni se ternir. Nous nous étonnons de leurs souillures
et de leurs ravages; nous oublions qu'à leur origine elles
étaient inoffensives et pures. La faute est à nous, aux
compartiments sociaux, aux canaux encroûtés et rigides
par lesquels nous les dévions, nous les contournons,
nous les faisons croupir ou bondir. « Ce sont vos gouver-
« nements mêmes qui font les maux auxquels vous pré-
« tendez remédier par eux.... Sceptres de fer! lois inscn-
« sées ! c'est à vous que nous reprochons de n'avoii' pu
« j'emplir nos devoirs sur la terre! » Otez ces digues,
œuvres de la tyrannie et de la routine; la nature déli-
vrée reprendra tout de suite son allure droite et saine,
et, sans effort, l'homme se trouvera, non seulement heu-
reux, mais vertueux '.
Sur ce principe, l'attaque commence : il n'y en a pas
qui pénètre plus avant ni qui soit conduite avec une plus
âpre hostilité. Jusqu'ici on ne présentait les institutions
régnantes que comme gênantes et déraisonnables; à pré-
sent on les accuse d'être en outre injustes et corruptrices.
Il n'y avait de soulevés que la raison et les appétits; on
révolte encore la conscience etl'orgueil. Avec Voltaire ei
1. 4 Article l. Tous les Français seront vertueux. — Article II.
c Tous les Français seront heureux. » (Projet de Constitution re-
trouvé dans les papiers de Sismondi, alors écolier.)
L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 35
Montesquieu, tout ce que je pouvais espérer, c'étaient des
maux un peu moindres. Avec Diderot et d'IIolbacli, je
ne distinguais à l'horizon qu'un Eldorado brillant ou une
Cythère commode. Avec Rousseau, je vois à portée de ma
main un Éden où du premier coup je retrouverai ma
noblesse inséparable de mon bonheur. J'y ai droit; la na-
ture et la Providence m'y appellent; il est mon héritage.
Seule une institution arbitraire m'en écarle et fait mes
vices en même temps que mon malheur. Avec quelle
colère et de quel élan vais-je me jeter contre la vieille
jjarrière! — On s'en aperçoit au ton véhément, au style
amer, à l'éloquence sombre de la doctrine nouvelle. Il ne
s'agit plus de plaisanter, de polissonner; le sérieux est
continu; on s'indigne, et la voix puissante qui s'élève
perce au delà des salons jusqu'à la foule souffrante et
grossière, à qui nul ne s'est encore adressé, dont les res-
sentiments sourds rencontrent pour la première fois un
interprète, et dont les instincts destructeurs vont bientôt
s'ébranler à l'appel de son héraut. — Rousseau est du
peuple et il n'est pas du monde. Dans un salon il se trouve
gêné'; il ne sait pas causer, être aimable; il n'a de jolis
mots qu'après coup, sur l'escalier; il se tait d'un air
maussade ou dit des balourdises, et ne se sauve de la
1. Confessions. Partie II, livre IX, 3C8. « Je ne comprends pas
a comment on ose parler dans un cercle.... Je me hâte de Lalbu-
« tiei" promptement des paroles sans idées, trop heureux quand
« elles ne signifient rien du tout.... J'aimerais la société tout
a comme un autre, si je n'étais sûr de m'y montrer, non seule-
« ment à mon désavantage, mais tout autre que je ne suis. » —
Cf. Nouvelle Héloïse, 2° partie, Lettre de Saint-Preux sur Pans,
et Emile, fin du livre IV.
36 L'AN'CIEN RÉGIME
maladresse que par des boutades de rustre ou des sen-
tences de cuistre. L'élégance lui déplaît, le luxe l'incom-
mode, la politesse lui semble un mensonge, la conver-
sation un bavardage, le bon ton une grimace, la gaieté
une convention, l'esprit une parade, la science un char-
latanisme, la philosophie une affectation, les mœurs une
pourriture. Tout y est factice, faux et malsain*, depuis
le fard, la toilette et la beauté des femmes jusqu'à l'air
des appartements et aux ragoûts des tables, le sentiment
comme le plaisir, la littérature comme la musique, le
gouvernement comme la religion. Cette civilisation qui
s'applaudit de son éclat n'est qu'un trémoussement de
singes surexcités et scrviles qui s'imitent les uns les
autres et se gâtent les uns les autres pour arriver par le
raffinement au malaise et à l'ennui. Ainsi, par elle-même,
la culture humaine est mauvaise, et les fruits qu'elle fait
naître ne sont que des excroissances ou des poisons. —
A "quoi bon les sciences? Incertaines, inutiles, elles ne
1. Confessions, 2* partie, IX, 561. a J'étais si ennuyé des salons,
« des jets d'eau, des bosquets, des parterres et des plus ennuyeux
« montreurs de tout cela; j'étais si excédé de brochures, de cla-
« vecin, de tri, de nœuds, de sots bons mots, de fades minaude-
4 ries, de petits conteurs et de çrand^ soupers, que, quand je
a lorgnais du coin de l'œil un simple pauvre buisson d'épines,
a une haie, une grange, un pré, quand je humais, en traversant
a un hameau, la vapeur d'une bonne omelette au cerfeuil..., je
4 donnais au diable le rouge, les falbalas et l'ambre, et, regrettant
(I le diner de la ménagère et le vin du cru, j'aurais de bon cœur
a paumé la gueule à Monsieur le chef et à Monsieur le maître qui
a' me faisaient dîner a l'heure où je soupe et souper à l'heure où
a je dors, mais surtout à Messieurs les laquais qui dévoraient des
4 yeux mes morceaux, et, sous peine de mourir de soif, me ven-
4 daient le vin drogué de leur maître, dix fois plus cher que je
c n'en aurais payé de meilleur au cabaret. »
L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 37
sont qu'une pâture pour les dispuleurs et les oisifs '. « Qui
« voudrait passer sa vie en de stériles contemplations,
« si chacun, ne consultant que les devoirs de l'homme
« et les besoins de la nature, n'avait de temps que pour
« la patrie, pour les malheureux et pour ses amis. » —
A quoi bon les beaux-arts? Ils ne sont qu'une flatterie
publique des passions régnantes. « Plus la comédie est
« agréablï et parfaite, plus son effet est funeste », et le
théâtre, même chez Molière, est une école de mauvaises
mœurs, « puisqu'il excite les âmes perfides à punir, sous
« le nom de sottise, la candeur des honnêtes gens ». La
tragédie, qu'on dit morale, dépense en efl'usions fausses
le peu de vertu qui nous reste encore. « Quand un homme
« est allé admirer de belles actions dans des fables,
« qu'a-t-on encore à exiger de lui? Ne s'est-il pas ac-
« quitté de tout ce qu'il doit à la vertu par l'hommage
« qu'il vient de lui rendre? Que voudrait-on qu'il fit de
(( plus? Qu'il la pratiquât lui-même? Il n'a pas de rôle à
« jouer, il n'est pas comédien. » — Sciences, beaux-arts,
arts de luxe, philosophie, littérature, tout cela n'est bon
qu'à efféminer et dissiper l'âme ; tout cela n'est fait que
pour le petit troupeau d'insectes brillants ou bruyants
qui bourdonnent au sommet de la société et sucent
toute la substance publique. — En fait de sciences, une
seule est nécessaire, celle de nos devoirs, et, sans tant
de subtilité ou d'études, le sentiment intime suffit
pour nous l'enseigner. — En fait d'arts, il n'y a de tolé-
i. Discours sur l'influence des sciences et des arts. — Lettre à
d'Alemherl sur les spectacles.
58 L'ANCIEN RÉGIME
rahles que ceux qui, fournissant à nos premiers besoins,
nous donnent du pain pour nous nourrir, un toit pour
nous abriter, un vètonicnt pour nous couvrir, des
armes pour nous dêl'endre. — En fait de vie, il n'en est
qu'une saine, celle que l'on mène aux cliamps, sans
apprêt, sans éclat, en famille, dans les occupations de la
culture, sur les provisions que fournit la terre, parmi des
voisins qu'on traite en égaux et des serviteurs qu'on traite
en amis. — En fait de classes, il n'y en a qu'une respec-
table, celle des bonnnes qui travaillent, surtout celle des
liommes qui travaillent de leurs mains, artisans, labou-
reurs, les seuls qui soient véritablement utiles, les seuls
qui, rappiocliés par leur condition de l'état naturel, gai-
dent, sous une enveloppe rude, la cbaleur, la bonté et la
droiture des instincts primitifs. — Appelez donc de leur
vrai nom cette élégance, ce luxe, cette urbanité, cette déli-
catesse littéraire, ce dévergondage pliilosopliique que le
pi'éjugé admire comme la lleui- de la vie bumaine; ils
n'en sont que la moisissure. Pareillement estimez à son
juste prix l'essaim qui s'en nourrit, je veux dire l'aiis-
locratie désœuvrée, tout le beau monde, les privilégiés
qui commandent et représentent, les oisifs de salon qui
causent, jouissent et se croient l'élite de l'bumanité; ils
n'en sont que les parasites. Parasites et moisissure, l'un
attire l'autre, et l'arbre ne se portera bien que lorsque
nous l'aurons débarrassé de tous les deux.
Si la civilisation est mauvaise, la société est pire*. Car
1. « La SDciûlé est naturelle à l'espèce liuiuaino, coniiiie la dé-
t créiiilude à l'individu. Il faut des arts, des lois, des çouvenie-
L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 59
elle ne s'établit qu'en détruisant l'égalité primitive, et
ses deux institutions principales, la propriété et le gou-
vernement, sont des usurpations. « Le premier* qui, ayant
« enclos un terrain, s'avisa de dire ceci est à moi, et
« trouva des gens assez simples pour le croire, fut le
« vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de
« guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs
« n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arra-
« chant les pieux et comblant le fossé, eût crié à ses
« semblables : Gardez-vous d'écouter cet imposteur;
« vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à
a tous et que la terre n'est à personne! » — La pre-
mière propriété fut un vol par lequel l'individu dérobait
à la communauté une partie de la chose publique, lîien
ne justifiait son attentat, ni son industrie, ni sa peine,
ni la valeur qu'il a pu ajouter au sol. « 11 avait beau
« dii'e : C'est moi qui ai bâti ce mur, j'ai gagné ce ter-
« rain par mon travail. — Qui vous a donné les aligne-
« ments, pouvait-on lui répondre, et en vertu de quoi
« prétendez-vous être payé d'un travail que nous ne vous
« avons point imposé? Ignorez-vous qu'une multitude de
« vos frères périt ou souffre du besoin de ce que vous
« avez de trop, et qu'il vous fallait un consentement
« exprès et unanime du genre humain pour vous appro-
« prier, sur la subsistance commune, tout ce qui allait
« au delà de la vôtre? » — On reconnaît, à travers la
4 ments aux peuples, comme il faut des béquilles aui vieillards.
[Lettre à M. P/iilopolis, 2i8.)
1. Discours sur l'origine de l'inégalité, passim.
40 L'ANCIEN REGIME
théorie, i'accent personnel, la rancune du plébéien pauvre,
aigri, qui, entrant dans le monde, a trouvé les places
prises et n'a pas su se faire la sienne, qui marque dans ses
confessions le jour à partir duquel il a cessé de sentir
la faim, qui, faute de mieux, vit en concubinage avec
une servante et met ses cinq enfants à l'hôpital, tour à
tour valet, commis, bohème, précepteur, copiste, tou-
jours aux aguets et aux expédients pour maintenir son
indépendance, révolté par le contraste de la condition
qu'il subit et de l'âme qu'il se sent, n'échappant à l'envie
que par le dénigrement, et gardant au fond de son cœur
une amertume ancienne « contre les riches et les heu-
« reux du monde, comme s'ils l'eussent été à ses dépens
« et que leur prétendu bonheur eût été usurpé sur le
« sien* ». — Non seulement la propriété est injuste jiar
son origine, mais encore, par une seconde injustice,
elle attire à soi la puissance, et sa malfaisance grandit
comme un chancre sous la partialité de la loi. « Tous
« les avantages dé la société* ne sont-ils pas pour les
« puissants et pour les riches? Tous les emplois lucra-
« tifs ne sont-ils pas remplis par eux seuls? Et l'auto-
« rite publique n'est-elle pas toute en leur faveur?
« Qu'un homme de considération vole ses créanciers
« ou fasse d'autres friponneries, n'est-il passûrde l'im-
« punité? Les coups de bâton qu'il distribue, les vio-
(d lences qu'il commet, les meurtres et les assassinats
fl dont il se rend coupable, ne sont-ce pas des affaires
1. Emile, livre IV. Récit de Rousseau, 13.
2. Discours sur l'Économie politique, 326.
L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 41
<r qu'on assoupit et dont au bout de six mois il n'est
« plus question? — Que ce même homme soit volé,
« toute la police est aussitôt en mouvement, et malheur
tf aux innocents qu'il soupçonne ! — Passe-t-il dans un
« lieu dangereux, voilà les escortes en campagne. —
« L'essieu de sa chaise vient-il à se rompre, toul vole à
« son secours. — Fait-on du bruit à sa porte, il dit un
« mot et tout se tait. — La foule l'incommode-t-elle, il
« fait un signe et tout se range. — Un charretier se
(( trouve-t-il sur son passage, ses gens sont prêts à l'as-
« sommer, et cinquante honnêtes piétons seraient plutôt
« écrasés qu'un faquin retardé dans son équipage. — •
« Tous ces égards ne lui coûtent pas un sol; ils sont
« le droit de l'homme riche, et non le prix de la richesse.
« — Que le tableau du pauvre est différent ! Plus l'hu-
« manité lui doit, plus la société lui refuse. Toutes les
« portes lui sont fermées même quand il a le droit de
« les faire ouvrir, et, s'il obtient quelquefois justice, c'est
« avec plus de peine qu'un autre obtiendrait grâce. S'il y
« a des corvées à faire, une milice à lever, c'est à lui
« qu'on donne la préférence. Il porte toujours, outre sa
« charge, celle dont son voisin plus riche a le crédit de
« se faire exempter. Au moindre accident qui lui arrive,
« chacun s'éloigne de lui. Que sa pauvre charrette ren-
« verse, je le tiens heureux s'il évite en passant les
« avanies des gens lestes d'un jeune duc. En un mot,
« toute assistance gratuite le fuit au besoin, précisé-
« ment parce qu'il n'a pas de quoi la payer. Mais je le
« tiens pour un homme perdu, s'il a le malheur d'avoir
42 L'ANCIEN RÉGIME
« l'àme lionnôle, une fille aimable et un puissant voi-
« sin. — Résumons en quatre mots le pacte social des
« deux états : Vous avez besoin de moi, car je suis riche
« et vous êtes pauvre : faisons donc un accord entre
« nous; je permettrai que vous ayez l'honneur de me
« servir, à condition que vous me donnerez le peu qui
(( vous reste pour la peine que je prends de vous com-
(( mander. »
Ceci nous montre l'esprit, le but et l'effet de la société
politique. — A l'origine, selon Rousseau, elle fut un
contrat inique qui, conclu entre le liclie adroit et le faible
dupé, (( donna de nouvelles entraves au faible, de nou-
« voiles forces au riche », et, sous le nom de propi'iété
légitime, consacra l'usurpation du sol. — Aujourd'hui elle
est un contrat plus inique, « grâce auquel un enfant com-
« mande à un vieillard, un imbécile conduit des hommes
« sages, une poignée de gens regorge de superfluités,
« tandis que la multitude alfamée manque du nécessaire » .
Il est dans la nature de l'égalilé de s'accroître; c'est pour-
quoi l'autorité des uns a grandi en même temps que la
dépendance des autres, tant qu'enlln, les deux conditions
étant arrivées à l'extrême, la sujétion héréditaire et perpé-
tuelle du peuple a semblé de droit divin comme le despo-
tisme héréditaire et perpétuel du roi. — Voilà l'état pré-
sent, et, s'il change, c'est en pis. « Car*, toute l'occupation
« des rois ou de ceux qu'ils chargent de leurs fonctions
« se rapporte à deux seuls objets, étendre leur domina-
i. Discours sur l'origine de l'inéi/alilé, 178. — Contrat social.
I, cil. IV.
L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 43
fl tion au dehors, et la rendre plus absolue au dedans. »
Quand ils allèguent un autre but, c'est prétexte. « Les
« mots bien public, bonheur des sujets, gloire de la nation ,
(( si lourdement employés dans les édits publics, n'an-
(( noncent jamais que des ordres funestes, et le peuple
« gémit d'avance, quand ses maîtres lui parlent de leurs
« soins paternels. » — Mais, arrivé à ce terme fatal, « le
« contrat du gouvernement est dissous; le despote n'est
« maître qu'aussi longtemps qu'i.'est le plus fort, et, sitôt
« qu'on peut l'expulser, il n'a point à réclamer contre la
« violence ». Car il n'y a de droit que par consentement,
et il n'y a ni consentement ni droit d'esclave à maître.
« Soit d'un homme à un hommft, soit d'un homme à un
« peuple, ce discours sera toujours également insensé :
« Je fais avec toi une convention toute à ta charge et
« toute à mon profit, que j'observerai tant quil me plaira
« et que tu observeras tant quil me plaira. » — Que
des fous signent ce traité; puisqu'ils sont fous, ils sont
hors d'état de contracter, et leur signature n'est pas
valable. Que des vaincus à terre et l'épée sur la gorge
acceptent ces conditions; puisqu'ils sont contraints, leur
promesse est nulle. Que des vaincus ou des fous aient, il
y a mille ans, engagé le consentement de toutes les géné-
rations suivantes : si l'on contracte pour un mineur, on
ne contracte pas pour un adulte, et, quand l'enfant est
parvenu à l'âge de raison, il n'appartient plus qu'à lui-
même. A la fin nous voici adultes, et nous n'avons qu'à
faire acte de raison pour rabattre à leur valeur les pré-
tentions de celle autorité qui se dit légitime. Elle a la
4i L'ANCIEN RÉGIME
puissance, rien de plus. Mais « un pistolet aux mains d'un
« brigand est aussi une puissance » ; direz-vous qu'en
conscience je suis obligé de lui donner ma bourse? —
Je n'obéis que par force, et je lui reprendrai ma bourse
sitôt que je pourrai lui prendre son pistolet.
VII
Arrêtons-nous ici ; ce n'est pas la peine de suivre les
enfants perdus du parti, Naigeon et Sylvain Maréchal,
Mably et Morelly, les fanatiques qui érigent l'athéisme en
dogme obligatoire et en devoir supérieur, les socialistes
qui, pour supprimer l'égoïsme, proposent la communauté
des biens et fondent une république où tout homme qui
voudra rétablir « la détestable propriété » sera déclaré
ennemi de l'humanité, traité « en fou furieux » et pour
la vie renfermé dans un cachot. 11 suffit d'avoir suivi les
corps d'armée et les grands sièges. — Avec des engins
différents et des tactiques contraires, les diverses attaques
ont abouti au même effet. Toutes les institutions ont été
sapées par la base. La philosophie régnante a retiré toute
autorité à la coutume, à la religion et à l'État. Il est admis,
non seulement qu'en elle-même la tradition est fausse,
mais encore que par ses œuvres elle est malfaisante,
que sur l'erreur elle bâtit l'injustice et que par l'aveu-
glement elle conduit l'homme à l'oppression. Désormais
la voilà proscrite. « Écrasons l'infâme » et ses fauteurs.
Elle est le mal dans l'espèce humaine, et, quand le mal
sera supprimé, il ne restera plus que du bien. « Il airi-
L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 45
« vera donc ce moment' où le soleil n'éclairera plus sur
« la terre que des hommes libres, ne reconnaissant pour
« maîtres que leur raison; où les tyrans et les esclaves.
« les prêtres et leurs stupides ou hypocrites instruments
(( n'existeront plus que dans l'histoire et sur les théâ-
(( 1res; où l'on ne s'en occupera plus que pour plaindre
« leurs victimes et leurs dupes, pour s'entretenir par
« l'horreur de leurs excès dans une utile vigilance, pour
« savoir reconnaître et étouffer sous le poids de la raison
« les premiers germes de la superstition et de la tyran-
« nie, si jamais ils osaient reparaître. » — Le millénium
va s'ouvrir, et c'est encore la raison qui doit le con-
struire. Ainsi nous devrons tout à son autorité salutaire,
la fondation de l'ordre nouveau comme la destruction
de l'ordre ancien.
1. Condorcet, Tableau des progrès de lespiil liumuin. Dixiûnit
époque.
CHAPITRE IV
Construction de la société future. — I. Méthode mathématique. —
Définition de l'homme abstrait. — Contrat social. — Indépen-
dance et égalité des contractants. — Tous seront égaux devant
la loi, et chacun aura une part dans la souveraineté. — II. Pre-
mières conséquences. — L'application de cette théorie est aisée.
— Motifs de confiance, persuasion que l'homme est par essence
raisonnable et bon. — III. Insuffisance et fragilité de la raison
dans l'homme. — Insuffisance et rareté de la raison dans Ihu-
manité. — PiôIe subalterne de la raison dans la conduite de
l'homme. — Les puissances brutes et dangereuses. — Nature
et utilité du gouvernement. — Par la théorie nouvelle le gou-
vernement devient impossible. — IV. Secondes conséquences. —
Par la théorie nouvelle l'État devient despote. — Précédents de
cette théorie. — La centralisation administrative. — L'utopie
des économistes. — Nul droit antérieur n'est valable. — Nulle
association collatérale n'est tolérée. — Aliénation totale de
l'individu à la communauté. — Droits de l'État sur la pro-
priété, l'éducation et la religion. — L'État couvent Spartiate.
— V. Triomphe complet et derniers excès de la raison cliis-
sique. — Comment elle devient une nionomanie. — Pourquoi
son œuvre n'est pas viable.
I
' Considérez donc la socicMé future telle qu'elle appa-
raît à cet instant à nos législateurs de cabinet, et songez
qu'elle apparaîtra bientôt sous le même aspect aux légis-
lateurs d'assemblée. — A leurs yeux le moment décisif esl
L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 47
arrivé. Désormais il y aura deux histoires', l'une celle du
passé, l'autre celle de l'avenir, auparavant l'histoire de
l'homme encore dépourvu de raison, maintenant l'histoire
de l'homme raisonnable. Enfin le règne du droit va com-
mencer. De tout ce que le passé a fondé et transmis, rien
n'est légitime. Par-dessus l'homme naturel, il a créé un
homme artificiel, ecclésiastique ou laïque, noble ou ro-
turier, roi ou sujet, propriétaire ou prolétaire, ignorant
ou lettré, paysan ou citadin, esclave ou maître, toutes qua-
lités factices dont il ne faut point tenir compte, puisque
leur origine est entachée de violence et de dol. OtDns
ces vêlements surajoutés; prenons l'homme en soi, le
même dans toutes les conditions, dans toutes les situa-
tions, dans tous les pays, dans tous les siècles, et cher-
chons le genre d'association qui lui convient. Le problème
ainsi posé, tout le reste suit. — Conformément aux habi-
tudes de l'esprit classique et aux préceptes de l'idéologie
régnante, on construit la politique sur le modèle des ma-
thématiques^ On isole une donnée simple, très générale,
très accessible à l'observation, très familière, et que
l'écolier le plus inattentif et le plus ignorant peut aisément
saisir. Retranchez toutes les différences qui séparent un
homme des autres ; ne conservez de lui que la portion
1. Barère. Point dujoiir, n" 1 (15juinl789). «Vous êtes appelés
a à recommencer l'histoire. »
2. Condorcet, 76. « Les mélhodes des sciences mathématiques,
d appliquées à de nouveaux objets, ont ouvert des routes nouvelles
a aux sciences politiques et morales. » — Cf. dans Rousseau,
Contrat social, le calcul mathématique de la fraction de souve-
raineté qui revient à chacun.
43 L'ANCIEN REGIME
commune à lui et aux autres. Ce reliquat est l'homme en
général, en d'autres termes « un être sensible et raison-
« nable, qui en cette qualité évite la douleur, cherche le
« plaisir », et partant aspire « au bonheur, c'est-à-dire à
« un état sta])le dans lequel on éprouve plus de plaisir que
« de peine* », ou bien encore « c'est un être sensible,
(( capable de former des raisonnements et d'acquérir des
« idées morales* ». Le premier venu peut trouver cette
notion dans son expérience et la vérifier lui-même du pre-
mier regard. Telle est l'unité sociale; réunissons-en plu-
sieurs, mille, cent mille, un million, vingt-six millions, et
voilà le peuple français. On suppose des hommes nés à
vingt et un ans, sans parents, sans pajsé, sans tradition,
sans obligations, sans patrie, et qui, assemblés pour la
première fois, vont pour la première fois traiter entre eux .
En cet état, et au moment de contracter ensemble, tous
sont égaux ; car, par définition , nous avons écarté les qua-
lités extrinsèques et postichrs par lesquelles seules ils
différaient. Tous sontlibres ; car, par définition, nous avons
supprimé les sujétions injustes que la force brutale et le
préjugé héréditaire leur imposaient. — Mais, tous étant
égaux, il n'y a aucune raison pour que, par leur contrat,
ils concèdent des avantages particuliers à l'un plutôt
qu'à l'autre. Ainsi tous seront égaux devant la loi; nulle
personne, famille ou classe, n'aura de privilège; nul ne
, pourra réclamer un droit dont un autre serait privé; nul
\. Saiiit-Lanihort, Callirrlnsme vitivn-srl, preiiiier dinlogue, 17.
2. Condorcet. Ihtd. Neuvième époque, a De rctte seule vérité,
« les publicistes sont parvenus à déduire les droits de l'homme. »
L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 49
ne devra porter une charge dont un autre serait exempt. —
D'autre part, tous étant libres, chacun entre avec sa vo-
lonté propre dans le faisceau de volontés qui constitue la
société nouvelle; il faut que, dans les résolutions com-
munes, il intervienne pour sa part. Il ne s'est engagé
qu'à cette condition ; il n'est tenu de respecter les lois que
parce qu'il a contribué à les faire, et d'obéir aux magis-
trats que parce qu'il a contribué à les élire. Au fond de
toute autorité légitime, on doit retrouver son consente-
ment ou son vote, et, dans le citoyen le plus humble, les
plus hauts pouvoirs publics sont obligés de reconnaître
un des membres de leur souverain. Nul ne peut aliéner
ni" perdre cette part de souveraineté; elle est inséparable
de sa personne, et, quand il en délègue l'usage, il en
garde la propriété. — Liberté, égalité, souveraineté du
peuple, ce sont là les premiers articles du contrat social.
On les a déduits rigoureusement d'une définition pri-
mordiale; on déduira d'eux non moins rigoureusement
les autres droits du citoyen, les grands traits de la con-
stitution, les principales lois politiques ou civiles, bref
l'ordre, la forme et l'esprit de l'Ëtat nouveau.
II
De là deux conséquences. — En premier lieu, la so-
ciété ainsi construite est la seule juste; car, à l'inverse
de toutes les autres, elle n'est pas l'œuvre d'une tradi-
tion aveuglément subie, mais d'un contrat conclu entre
égaux, examiné en pleine lumière et consenti en pleine
ANC. RÉG. II. T. II. — 4
50 r/ANCTEN REGIME
liberté'. Composé de théorèmes prouvés, le contrat social
a l'autorité de la géométrie ; c'est pourquoi il vaut comme
elle en tous temps, en tous lieux, pour tout peuple; son
établissement est de droit. Quiconque y fait obstacle est
l'ennemi du genre humain; gouvernement, aristocratie,
clergé, quel qu'il soit, il faut l'abattre. Contre lui la ré-
volte n'est qu'une juste défense; quand nous nous ôtoiis
de ses mains, nous ne faisons que reprendre ce qu'il dé-
tient à tort et ce qui est légitimement à nous. — En se-
cond lieu, le code social, tel qu'on vient de l'exposer, va,
une fois promulgué, s'appliquer sans obscurité ni résis-
tance : car il est une sorte de géométrie morale plus
simple que l'autre, réduite aux premiers éléments, fondée
sur la notion la plus claire et la plus vulgaire, et condui-
sant en quatre pas aux vérités capitales. Pour comprendie
et appliquer ces vérités, il n'est pas besoin d'étude préa-
lable ou de réflexion profonde: il suffit du bon sens et
môme du sens commun. Le préjugé et l'intérêt pourraient
i. Rousseau admirait encore Montesquieu, tout en faisant ses
réserves; mais, depuis, la théorie s'est développée et l'on rejolle
tout droit liistoriciue. « Alors, dit Condorcet [Ib. Neuvième épo-
que), on se vit obligé de renoncer à cette politique astucieiise
« et fausse qui, oubliant tiue les hommes tiennent des droits
« égaux de leur nature même, voulait tantôt mesurer l'étendue
a de ceux qu'il fallait leur laisser sur la grandeur du territoire,
« sur la température du climat, sur le caractère national, sur la
« l'ichesse du peuple, sur le degré de perfection du connnerce et
k de l'industrie, et tantôt partager avec inégalité les mêmes droits
« entre diverses classes d'hommes, en accorder à la naissance, à
« la l'ichesse, à la profession, et créer ainsi des intérêts con-
« traires, des pouvoirs opposés, pour établir ensuite entre eux un
« é(piilibre que ces institutions soûles ont rendu nécessaire el
« qui n'en corrige même pas les iiilluenccs dangeiouscs. »
L'ESPRIT ET LA UOCTRIKE 51
seuls en ternir l'évidence; mais jamais cette évidence ne
manquera à une tête saine et à un cœur droit. Expliquez
à un ouvrier, à un paysan les droits de l'homme, et tout
de suite il deviendra un bon politique; faites réciter aux
enfants le catéchisme du citoyen et, au sortir de l'école,
ils sauront leurs devoirs et leurs droits aussi bien que
les quatre règles. — Là-dessus l'espérance ouvre ses ailes
toutes grandes; tous les obstacles semblent levés. Il est
admis que, d'elle-même et par sa propre force, la théorie
engendre la pratique, et qu'il suffit aux hommes de dé-
créter ou d'accepter le pacte social pour acquérir du
même coup la capacité de le comprendre et la volonté
de l'accomplir.
Confiance merveilleuse, inexplicable au premier abord,
et qui suppose à l'endroit de l'homme une idée que nous
n'avons plus. En effet, on le croyait raisonnable et même
bon par essence. — Raisonnable, c'est-à-dire capable de
donner son assentiment à un principe clair, de suivre la
filière des raisonnements ultérieurs, d'entendre et d'ac-
cepter la conclusion finale, pour en tirer soi-même à l'oc-
casion les conséquences variées qu'elle renferme : tel est
l'homme ordinaire aux yeux des écrivains du temps :
c'est qu'ils le jugent d'après eux-mêmes. Pour eux, l'es-
prit humain, c'est leur esprit, l'esprit classique. Depuis
cent cinquante ans, il règne dans la littérature, dans la
philosophie, dans la science, dans l'éducation, dans la
conversation, en vertu de la tradition, de l'habitude et
du bon goût. On n'en tolère pas d'autre, on n'en imagine
pas d'autre, et si. dans ce cercle fermé, un étranger par-
52 L'ANCIEN RÉGIME
vient à s'introduire, c'est à la condition d'employé
l'idiome oratoire que la raison raisonnante impose à tous
ses hôtes, Grecs, Anglais, barbares, paysans et sauvages,
si différents qu'ils soient entre eux, et si différents qu'ils
soient d'elle-même. Dans Buffon, le premier honnne, ra-
contant les premières heures de sa vie, analyse ses sen-
sations, ses émotions, ses motifs aussi finement que ferait
Condillac lui-même. Chez Diderot, Otou l'Otaïlien, chez
Bernardin de Saint-Pierre, un demi-sauvage de l'Indous-
tan et un vieux colon de l'Ile-de-France, chez Rousseau,
un vicaire decampagne,unjardinier, un joueur de gobe-
lois, sont des discoureurs et des moralistes accomplis.
Chez Marmontel, Florian, dans toute la petite litléi'alure
(jiii [)récède ou accompagne la Révolution, dans tout le
théâtre tragique ou comique, le personnage, quel qu'il
soit, villageois inculte, barbare tatoué, sauvage nu, a
pour premier fond le talent de s'expliquer, de raisonner,
de suivre avec intelligence et avec attention un discours
abstrait, d'enfiler de lui-même ou sur les pas d'un guide
l'allée rectiligne des idées générales. Ainsi, pour les
spectateurs du dix-huitième siècle, la raison est partout,
et il n'y a qu'elle au monde. Une forme d'esprit si univeN
selle ne peut manquer de leur sembler naturelle ; ils sont
comme des gens qui, no parlant qu'une langue et ayant
toujours parlé aisément, ne conçoivent pas qu'on puisse
parler une autre langue, ni qu'il y ait auprès d'eux des
muets ou des sourds. — D'autant plus que la théorie au-
torise leur préjugé. Selon l'idéologie nouvelle, tout esprit
est à la portée He toute vérité. S'il n'y atteint pas, la faille
L'ESrUIT ET LA DOCTKLNE 53
est à nous qui l'avons mal préparé; il y arrivera, si nous
prenons la peine de l'y conduire. Car il a des sens comme
nous, et les sensations rappelées, combinées, notées par
des signes, suffisent pour former « non seulement toutes
« nos idées, mais encore toutes nos facultés' ». Une
filiation exacte et continue rattache à nos perceptions les
plus simples les sciences les plus compliquées, et, du plus
bas degré au plus élevé, on peut poser une échelle; quand
l'écolier s'arrête en chemin, c'est que nous avons laissé
trop d'intervalle entre deux échelons; n'omettons aucun
intermédiaire, et il montera jusqu'au sommet. — A cette
haute idée des facultés de l'homme s'ajoute une idée non
moins haute de son cœur. Rousseau a déclaré qu'il est
bon, et le beau monde s'est jeté dans cette croyance avec
toutes les exagérations de la mode et toute la sentimen-
talité des salons. On est convaincu que l'homme, surtout
l'homme du peuple, est naturellement sensible, affec-
tueux, que toutde suite il est touché par les bienfaits et
disposé à les reconnaître, qu'il s'attendrit à la moindre
marque d'intérêt, qu'il est capable de toutes les délica-
tesses. Les estampes^ représentent dans une chaumière
délabrée deux enfants, l'un de cinq ans, l'autre de trois,
auprès de leur grand'mère infirme, l'un lui soulevant la
tête, l'autre lui donnant à boire; le père et la mère qui
rentrent voient ce spectacle touchant, et « ces bonnes
« gens se trouvent alors si heureux d'avoir de tels en-
1. Condillac, Logique.
2. Histoire de France par Estampes, 1789 (au Cabinet des
Estampes).
34 L'ANCIEN RÉGIME
« fanls qu'ils oublient qu'ils sont pauvres». — « 0 mon
« père', s'écrie un jeune pâtre des Pyrénées, recevez ce
« chien fidèle qui m'obéit depuis sept ans; qu'à l'avenir
(( il vous suive et vous défende; il ne m'aura jamais plus
« utilement servi. » — Il serait trop long de suivre dans
la littérature de la fin du siècle, depuis Marmontel jus-
qu'à Bernardin de Saint-Pierre, depuis Florian jusqu'à
Berquin et Bitaubé, la répétition interminable de ces
douceurs et de ces fadeurs. — L'illusion gagne jusqu'aux
hommes d'État. « Sire, dit Turgot en présentant au roi
(( un plan d'éducation politique*,j'ose vous répondre que
« dans dix ans votre nation ne sera plusreconnaissable,
« et que, par les lumières, les bonnes mœurs, par le zèle
« éclairé pour votre service et pour celui de la patrie,
« elle sera au-dessus des autres peuples. Les enfants qui
« ont actuellement dix ans se trouveront alors des hommes
« préparés pour l'État, affectionnés à leur pays, soumis,
« non par crainte, mais par raison, à l'autorité, secou-
fl râbles envers leurs concitoyens, accoutumés à recon-
« naître et à respecter la justice. » — Au mois de jan-
vier 1789^, Necker, à qui M. de Bouille montrait le
1. Mme de Genlis, Souvenirs de Félicie, 371-391.
2. Tocqueville, L'ancien régime, '257. — Cf. L'an 24i0, par
Mercier. 3 vol. On y verra tout le détail d'un de ces beaux rêves.
L'ouvrage fut publié d'abord en 1770. « La Révolution, dit un des
0 personnages, s'est opérée sans effort, par l'héroïsme d'un grand
« lionune, d'un roi philosophe digne du pouvoir, parce qu'il le
i dédaignait, etc. » (Tome II, 109.)
3. Mémoires de M. de Bouille, 70. — Cf. M. de Barante, Tableau
de la littérature française au dix-huitième siècle, 518. a On
t s'imaginait que la civilisation et les lumières avaient amorti
< toutes les passions, adouci tous les caractères. Il semi)lait que
L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 55
dnngcr imminent et les entreprises immanquables du
Tiers, « répondait froidement et en levant les yeux au
« ciel qu'il fallait bien compter sur les vertus morales
« des hommes ». — Au fond, quand on voulait se repré-
senter la fondation d'une société humaine, on imaginait
vaguement une scène demi-bucolique, demi-théâtrale,
à peu près semblable à celle qu'on voyait sur le frontis-
pice des livres illustrés de morale et de politique. Des
hommes demi-nus ou vêtus de peaux de bêtes sont
assemblés sous un grand chêne; au milieu d'eux, un
vieillard vénérable se lève, et leur parle « le langage de
la nature et de la raison » ; il leur propose de s'unir, et
Içur explique à quoi ils s'obligent par cet engagement
mutuel ; il leur montre l'accord de l'intérêt public et de
l'intérêt privé, et finit en leur faisant sentir les beautés
de la vertu'. Tous aussitôt poussent des cris d'allé-
gresse, s'embrassent, s'empressent autour de lui et le
choisissent pour magistrat ; de toutes parts on danse sous
les ormeaux, et la félicité désormais est établie sur la
terre. — Je n'exagère pas. Les adresses de l'Assemblée
nationale à la nation seront des harangues de ce style.
Pendant des années, le gouvernement parlera au peuple
comme à un berger de Gessner. On priera les paysans de
ne plus brûler les châteaux, parce que cela fait de la peine
a la morale était devenue facile à pratiquer et que la balance
a de l'ordre social était si bien établie que rien ne pourrait I3
a déranger. »
t. Voir dans Rousseau [Lettre à M. de Beaumont) une scène de
ce genre, l'établissement du déisme et de la tolérance, à la suite
d'un discours comme celui-ci.
55 L'ANCIEN RÉlGIME
i'i leur bon roi. On les exhortera « à l'étonner par leurs
« vertus, pour qu'il reçoive plus tôt le prix des siennes * ».
Au plus fort de la Jacquerie, les sages du temps suppo-
seront toujours qu'ils vivent en pleine églogue, et qu'avec
un air de flûte ils vont ramener dans la bergerie la meute
hurlante des colères bestiales et des appétits déchaînés.
III
Il est triste, quand on s'endort dans une bergerie, de
trouver à son réveil les moutons changés en loups; et
cependant, en cas de révolution, on peut s'y attendre.
Ce que dans l'homme nous appelons la raison n'est point
un don inné, primitif et persistant, mais une acquisition
tardive et un composé fragile. Il suffit des moindres
notions physiologiques pour savoir qu'elle est un élat
d'équilibre instable, lequel dépend de l'état non moins
instable du cerveau, des nerfs, du sang et de l'estomac.
Prenez des femmes qui ont faim et des hommes qui ont
bu; mettez-en mille ensemble, laissez-les s'échauffer par
leurs cris, par l'attente, par la contagion mutuelle de
leur émotion croissante; au bout de quelques heures,
vous n'aurez plus qu'une cohue de fous dangereux; dès
1789 on le saura et de reste. — Maintenant, interrogez la
psychologie : la plus simple opération mentale, une per-
1
1. Biicliez et l{ouTi, Histoire parlrmentaire, IV, 322, adresse du
II février 1790. a Touchante et suljlimo adresse », dit un député.
Elle fut accueillie de l'assemblée a par des applaudissements sans
€ excmjiie b. Il faudrait pouvoir la ciler tout onliùre.
i
L'ESrniT ET LA DOCTRINE 57
cepUoii des sens, un souvenir, l'application d un nom,
un jugement ordinaire est le jeu d'une mécanique com-
pliquée, l'œuvre commune et finale' de plusieurs mil-
lions de rouages qui, pareils à ceux d'une horloge, tirent
et poussent à l'aveugle, chacun pour soi, chacun entraîné
par sa propre force, chacun maintenu dans son office par
des compensations et des contrepoids. Si l'aiguille marque
l'heure à peu près juste, c'est par l'effet d'une rencontre
qui est une merveille, pour ne pas dire un miracle, et
l'hallucination, le délire, la monomanie, qui habitent à
notre porte, sont toujours sur le point d'entrer en nous.
A proprement parler, l'homme est fou, comme le corps
est malade, par nature ; la santé de notre esprit, comme
la santé de nos organes, n'est qu'une réussite fréquente
et un bel accident. Si telle est la chance pour la trame et
le canevas grossier, pour les gros fils à peu près solides
de notre intelligence, quels doivent être les hasards pour
la broderie ultérieure et superposée, pour le réseau subtil
et compliqué qui est la raison proprement dite et se com-
pose d'idées générales? Formées par un lent et délicat
tissage, à travers un long appareil de signes, parmi les
tiraillements de l'orgueil, de l'enthousiasme et de l'entê-
tement dogmatique, combien de chances pour que, dans
la meilleure tête, ces idées correspondent mal aux choses !
Là-dessus, dès à présent, il suffit de voir chez nos philo-
sophes, chez nos politiques, l'idylle en vogue. — Si tels
1. On évalue le nombre des cellules cérébrales (couche corti-
cale], à douze cents millions, et celui des fibres qui les relient à
qualre milliards.
58 L'ANCIEN RÉGIME
sont les esprits supérieurs, que dirons-nous de la foule,
du peuple, des cerveaux bruts et demi-bruts? Autant la
raison est boiteuse dans l'bomme, autant elle est rare
dans l'humanité. Les idées générales et le raisonnement
suivi ne se rencontrent que chez une petite élite. Pour
acquérir l'intelligence des mots abstraits et l'habitude des
déductions suivies, il faut au préalable une préparation
spéciale, un exercice prolongé, une pratique ancienne,
outre cela, s'il s'agit de politique, le sang-froid qui, lais-
sant à la réflexion toutes ses prises, permet cà l'homme de
se détacher un instant de lui-même pour considérer ses
intérêts en spectateur désintéressé. Si l'une de ces con-
ditions manque, la raison, surtout la raison politique, est
absente. — Chez le paysan, chez le villageois, chez l'homme
appliqué dès son enfance au travail manuel, non seulement
le réseau des conceptions supérieures fait défaut, mais
encore les instruments internes qui pourraient le tisser
ne sont pas formés. Accoutumé au grand air et à l'exer-
cice des membres, s'il reste immobile, au bout d'un
quart d'heure son attention défaille ; les phrases géné-
rales n'entrent plus en lui que comme un bruit; les com-
binaisons mentales qu'elles devraient provoquer ne peu-
vent se faire. Il s'assoupit, à moins que la voix vibrante
ne réveille en lui par contagion les instincts de la chair
et du sang, les convoitises personnelles, les sourdes ini-
mitiés qui, contenues par une discipline extérieure, sont
toujours prêtes à se débrider. — Chez le demi-lettré, même
chez l'homme qui se croit cultivé et lit les journaux,
presque toujours les principes sont des hôtes dispropor-
L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 59
lionnes; ils dépassent sa compréhension; en vain il
récite ses dogmes; il n'en peut mesurer la portée, il n'en
saisit pas les limites, il en oublie les restrictions, il en
fausse les applications. Ce sont des composés de labora-
toire qui restent inoffensifs dans le cabinet et sous la
main du chimiste, mais qui deviennent terribles dans la
rue et sous les pieds du passant. — On ne s'en apercevra
que trop bien tout à l'heure, quand les explosions iront
se propageant sur tous les points du territoire, quand,
au nom de la souveraineté du peuple, chaque commune,
chaque attroupement se croira la nation et agira en con-
séquence, quand la raison, aux mains de ses nouveaux
interprètes, instituera à demeure l'émeute dans les rues
et la jacquerie dans les champs.
C'est qu'à son endroit les philosophes du siècle se sont
mépris de deux façons. Non seulement la raison n'est point
naturelle à l'homme ni universelle dans l'humanité; mais
encore, dans la conduite de l'homme et de l'humanité, son
iniluence est petite. Sauf chez quelques froides et lucides
intelligences, un Fontenelle, un Hume, un Gibbon, en
qui elle peut régner parce qu'elle ne rencontre pas de
rivales, elle est bien loin de jouer le premier rôle ; il ap-
partient à d'autres puissances, nées avec nous, et qui, à
titre de premiers occupants, restent en possession du
logis. La place que la raison y obtient est toujours étroite;
l'office qu'elle y remplit est le plus souvent secondaire
Ouvertement ou en secret, elle n'est qu'un subalterne
commode, un avocat domestique et perpétuellement
suborné, que les propriétaires emploient à plaider leurs
GO L'ANCIEN RÉnDIE
aiïairos; s'ils lui cèdent le pas en public, c'est par bien-
séance. Ils ontbeaula proclamer souveraine légitime, ils
ne lui laissent jamais sur eux qu'une autorité passagère,
et, sous son gouvernement nominal, ils sont les maîtres de
la maison. Ces maîtres de l'Iiomme sont le tempérament
pliysique, les besoins corporels, l'instinct animal, le pré-
jugé héréditaire, l'imagination, en général la passion
dominante, plus particulièrement l'intérêt personnel ou
l'intérêt de famille, de caste, de parti. Nous nous trompe-
rions gravement si nous pensions qu'ils sont bons par na-
ture, généreux, sympathiques, ou, tout au moip.s, doux,
maniables, prompts à se subordonner à l'intérêt social
ou à l'intérêt d'autrui. Il y en a plusieurs, et des plus
forts, qui, livrés ù eux-mêmes, ne feraient que du ravage.
— En premier lieu, s'il n'est pas sûr que l'homme soit
par le sang un cousin éloigné du singe, du moins il est
cei'lain que, par sa structure, il est un animal très voisin
du singe, muni de canines, Carnivore et carnassier, jadis
cannibale, par suite chasseur et belliqueux. De là en lui
un fonds persistant de brutalité, de férocité, d'instincts
violents et destructeurs, auxquels s'ajoutent, s'il est Fran-
çais, la gaieté, le rire, et le plus étrange besoin de gam-
bader, de polissonner au milieu des dégâts qu'il fait; on
le verra à l'œuvre. — En second lieu, dès l'origine, sa
condition l'a jeté nu et dépourvu sur une terre ingrate
oîi la subsistance est difficile, où, sous peine de moi't, il
est tenu de faire des provisions et des épargnes. De là
pour lui la préoccupation constante et l'idée fixe d'ac-
quéiir, d'amasser et de posséder, la rapacité et l'avarice,
L'ESPRIT ET LA DOCTRINE Cl
notamment dans la classe qui, collée à la glèbe, jeûne
depuis soixante générations pour nourrir les autres
classes, et dont les mains crochues s'étendent incessam-
ment pour saisir ce sol où elles font pousser les fruits;
on la verra à l'œuvre. — En dernier lieu, son organisa-
lion mentale plus fine a fait de lui, dès les premiers jours,
un être Imaginatif en qui les songes pullulants se déve-
loppent d'eux-mêmes en chimères monstrueuses, pour
amplifier au delà de toute mesure ses craintes, ses espé-
rances et ses désirs. De là en lui un excès de sensibilité,
des afflux soudains d'émotion, de transports contagieux,
des courants de passion irrésistible, des épidémies de
crédulité et de soupçon, bref l'enthousiasme et la panique,
surtout s'il est Français, c'est-à-dire excitable et commu-
nicatif, aisément jeté hors de son assiette et prompt à i"cce-
voir les impulsions étrangères, dépourvu du lest naturel
que le tempérament flegmatique et la concentration de la
pensée solitaire entretiennent chez ses voisins Germains
ou Latins ; on verra tout cela à l'œuvre. — Voilà quelques-
unes des puissances brutes qui gouvernent la vie hu-
maine. En temps ordinaire, nous ne les remarquons pas;
comme elles sont contenues, elles ne nous semblent plus
redoutables. Nous supposons qu'elles sont apaisées, amor-
ties ; nous voulons croire que la discipline imposée leur
est devenue naturelle, et qu'à force de couler entre .des
digues elles ont pris l'habitude de rester dans leur lit.
La vérité est que, comme toutes les puissances brutes,
comme un fleuve ou un torrent, elles n'y restent que
par contrainte; c'est la digue qui, par sa résistance, fail
62 L•A^XIEN RÉGIME
leur modération. Contre leurs débordements et leurs dé-
vastations, il a fallu installer une force égale à leur force,
graduée selon leur degré, d'autant plus rigide qu'elles
sont plus menaçantes, despotique au besoin contre leur
despotisme, en tout cas contraignante et répressive, à
l'origine un chef de bande, plus tard un chef d'armée,
de toutes façons un gendarme élu ou héréditaire, aux
yeux vigilants, aux mains rudes, qui, par des voies de fait,
inspire la crainte et, par la crainte, maintienne la paix.
Pour diriger et limiter ses coups, on emploie divers mé-
canismes, constitution préalable, division des pouvoirs,
code, tribunaux, formes légales. Au bout de tous ces
rouages apparaît toujours le ressort final, l'instrument
efficace, je veux dire le gendarme armé contre le sau-
vage, le brigand et le fou que chacun de nous recèle,
endormis ou enchahiés, mais toujours vivants, dans la
caverne de son propre cœur.
Au contraire, dans la théorie nouvelle, c'est contre le
gendarme que tous les principes sont promulgués, toutes
les précautions prises, toutes les défiances éveillées.
Au nom de la souveraineté du peuple, on retire au gou-
vcîrnement toute autorité, toute prérogative, toute initia-
tive, toute durée et toute force. Le peuple est souverain,
et le gouvernement n'est que son commis, moins que son
conuuis, son domestique. — Entre eux « point de contrat »
Indéfini ou au moins durable, « et qui ne puisse être an-
« nulé que par un consentement mutuel ou par l'inlidc-
« lité d'une des deux parties ». — « Il est contre la nature
« (la corps politique qui' le souverain s'impose une loi
L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 63
« qu'il ne puisse jamais enfreindre. » — Point de charle
consacrée et inviolable « qui enchaîne un peuple aux for-
« mes de constitution une fois établies ». — « Le droit
« de les changer est la première garantie de tous les au-
(( très. » — « Il n'y a pas, il ne peut y avoir aucune loi
« fondamentale obligatoire pour le corps du peuple, pas
« même le contrat social. » — C'est par usurpation et
mensonge qu'un prince, une assemblée, des magistrats
30 disent les représentants du peuple. « La souveraineté
« ne peut être représentée, par la même raison qu'elle ne
« peut être aliénée.... A l'instant qu'un peuple se donne
« des représentants, il n'est plus libre, il n'est plus.... Le
« peuple anglais pense être libre, il se trompe fort; il ne
« l'est que durant l'élection des membres du Parlement;
(( sitôt qu'ils sont élus, il est esclave, il n'est rien.... Los
(( députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses
« représentants; ils ne sont que ses commissaires, ils ne
« peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le
« peuple en personne n'a pas ratifiée est nulle, ce n'est
« pas une loi'. » — « Il ne suffit pas que le peuple assem-
« blé ait une fois fixé la constitution de l'État en donnant
« sa sanction à un corps de lois; il faut encore qu'il y ait
« des assemblées fixes et périodiques que rien ne puisse
« abolir ni proroger, tellement qu'au jour marqué le
« peuple soit légitimement convoqué par la loi, sans qu'il
« soit besoin pour cela d'aucune autre convocation foi--
« melle.... A l'instant que le peuple est ainsi assemblé,
1. Rousseau, Contrat social, I, ch. 7; III, ch. 13, 14, 15, 18,
IV, ch. 1. — Condorcet, ibid., 9* époque.
64 L'ANCIEN ÏIÉGIME
a toute juridiction du gouvernement cesse, la puissance
« executive est suspendue », la société recommence, et
les citoyens, rendus à leur indépendance piimilivc, re-
font à leur volonté, pour une période qu'ils fixent, le
contrat provisoire qu'ils n'avaient conclu que pour une
période fixée. « L'ouverture de ces assemblées qui
« n'ont pour objet que le maintien du traité social doit
« toujours se faire par deux propositions qu'on ne puisse
« jamais supprimer et qui passent séparément par les
(( sufl'rages : la première, s'il plaît au souverain de con-
(( server la présente forme de (jouvernemenl; la seconde,
« s'il plait au peuple d'en laisser l' administralion à ceux
« qui en sont actuellement chargés. » — Ainsi « lacle par
« lequel un peuple se soumet à des chefs n'est absolu-
« ment qu'une cunmiission, un emploi dans lequel, sim-
• « pies officiers du souverain, ils exercent en son nom le
« pouvoir dont il les a faits dépositaires et qu'il peut
« modifier, limiter, reprendre quand il lui plaît' ». Non
seulement il gardé toujours pour lui seul « la puissance
« législative qui lui appartient et ne peut appartenir (jnà
« lui », mais encore il délègue et retire à son gré la puis-
sance executive. Ceux qui l'exercent sont ses employés.
« Il peut les établir et les destituer quand il lui plaît. »
Vis-à-vis de lui, ils n'ont aucun droit. « Il n'est point
(( question pour eux de contracter, mais d'obéir » ; ils
in'ont pas de « conditions » à lui faire; ils ne peuvent
réclamer de lui aucun engagement. — Ne dites pas qu'à
t. Rousseau, Contrat socia:. !IÎ, 1, 18; IV. 3.
L'ESPRIT ET LA DOCTUINE 65
ce compte aucun homme un peu fier et bien élevé ne
voudra de nos charges et que nos chefs devront avoir un
caractère de laquais. Nous ne leur laissons pas la liberté
de refuser ou d'accepter un office ; nous les en chargeons
d'autorité. « Dans toute véritable démocratie, la magis-
« trature n'est pas un avantage, mais une charge oné-
(( reuse, qu'on ne peut justement imposer à un particu-
« lier plutôt qu'à un autre. » Nous mettons la main sur
nos magistrats ; nous les prenons au collet pour les as-
seoir sur leurs sièges. De gré ou de force, ils sont les
corvéables de l'État, plus disgraciés qu'uî: vale* ou un
manœuvre, puisque le manœuvre travaille à conditions
débattues et que le valet chassé peut réclamer ses huit
jours. Sitôt que le gouvernement sort de cette humble
attitude, il usurpe, et les constitutions vont proclamer
qu'en ce cas l'insurrection est non seulement le plus
saint des droits, mais encore le premier des devoirs. —
Là-dessus la pratique accompagne la théorie, et le dogme
de la souveraineté du peuple, interprété par la foule, va
produire la parfaite anarchie, jusqu'au moment où, in-
terprété par les chefs, il produira le despotisme parfait.
IV
Car la théorie a deux faces, et, tandis que d'un côté
elle conduit à la démolition perpétuelle du gouverne-
ment, elle aboutit de l'autre à la dictature illimitée de
rÉlat. Le nouveau contrat n'est point un pacte historique,
comme la Déclaration des Droits de 1688 en Angleterre,
Aise. RKG. U. T. n. — 5
66 L'ANCIEN RÉGIME
comme la Fédération de 1579 en Hollande, conclu entre
des hommes réels et vivants, admettant des situations ac-
quises, des groupes formés et des institutions établies, ré-
digé pour reconnaître, préciser, garantir et compléter un
droit antérieur. Antérieurement au contrat social, il n'y a
pas de droit véritable; car le droit véritable ne naît que
par le contrat social, seul valable, puisqu'il est le seul qui
soit dressé entre des êtres parlailement égaux et parfai-
tement libres, êtres abstraits, sortes d'unités mathémati-
ques, toutes de même valeur, toutes ayant le même rôle,
et dont nulle inégalité ou contrainte ne vient troubler les
conventions. C'est pourquoi, au moment où il se conclut,
tous les autres pactes deviennent nuls. Propriété, fa-
mille, Eglise, aucune des institutions anciennes ne peut
invoquer de droit contre l'État nouveau. L'emplace-
ment où nous le bâtissons doit être considéré comme
vide; si nous y laissons subsister une partie des vieilles
constructions, ce sera en son nom et à son profit, pour
les enfermer dans son enceinte et les approprier à son
usage; tout le sol humain est à lui. — D'autre part, il
n'est pas, selon la doctrine américaine, une compagnie
d'assurance mutuelle, une société semblable aux i;iu-
tres, bornée dans son objet, restreinte dans son office,
limitée dans ses pouvoirs, et par laquelle les individus,
conservant pour eux-mêmes la meilleure part de leurs
ibiens et de leurs personnes, se cotisent afin d'entretenir
une armée, une maréchaussée, des tribunaux, des gran-
des routes, des écoles, bref les plus gros instruments de
sûreté et d'utilité publiques, mais réservent le demcu-
L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 67
rant des services locaux et généraux, spirituels et ma-
tériels, à l'initiative privée et aux associations sponta-
nées qui se formeront au fur et à mesure des occasions et
des besoins. Notre État n'est point une simple machine
utilitaire, un outil commode à la main, dont l'ouvrier se
sert sans renoncer à l'emploi indépendant de sa main ou
à l'emploi simultané d'autres outils. Premier-né, fils
unique et seul représentant de la raison, il doit, pour la
faire régner, ne rien laisser hors de ses prises. — En ceci
l'ancien régime conduit au nouveau, et la pratique éta-
blie incline d'avance les esprits vers la théorie naissante.
Déjà, depuis longtemps, par la centralisation adminis-
trative, l'État a la main partout*. « Sachez, disait Law au
« marquis d'Argenson, que ce royaume de France est
« gouverné par trente intendants. Vous n'avez ni Parle-
(( ments, ni États, ni gouverneurs ; ce sont trente maîtres
(( des requêtes, commis aux provinces, de qui dépendent
« le bonheur ou le malheur de ces provinces, leur abon-
« dance ou leur stérilité. » En fait, le roi, souverain, père
et tuteur universel, conduit par ses délégués les affaires
locales, et intervient par ses lettres de cachet ou par ses
grâces jusque dans les affaires privées. Sur cet exemple
et dans celte voie, les imaginations s'échauffent depuis
un demi-siècle. Rien de plus commode qu'un tel instru-
ment pour faire les réformes en grand et d'un seul coup.
C'est pourquoi, bien loin de restreindre le pouvoir cen-
tral, les économistes ont voulu l'étendre. Au lieu de lui
1. Tocqueville, l'Ancien régime, livre II tout entier; et livre III,
ch. 3.
08 L ANCIEN REGIME
opposer des digues nouvelles, ils ont songé à détruire les
vieux restes de digues qui le gt'naient encore. « Dans un
'.( gouvernement, disent Quesnay et ses disciples, le sys-
« tème des contre-forces est une idée funeste. . . . Les spé-
« culations d'après lesquelles on a imaginé le système des
« contrepoids sont chimériques. . . . Que l'État comprenne
« bien ses devoirs, et alors qu'on le laisse libre.... Il faut
« que l'État gouverne selon les règles de l'ordre essen-
« tiel, et, quand il en est ainsi, il faut qu'il soit tout-
« puissant. » — Aux approches de la Révolution, la même
doctrine reparaît, sauf un nom remplacé par un autre.
A la souveraineté du roi, le Contrat social substitue la
souveraineté du peuple. Mais la seconde est encore plus
absolue que la première, et, dans le couvent démocra-
tique que Rousseau construit sur le modèle de Sparte et
de Rome, l'individu n'est rien, l'État est tout.
En effet, « les clauses du contrat social se réduisent
« toutes à une seule ', savoir, l'aliénation totale de chaque
« associé avec- tous ses droits à la communauté ».
Chacun se donne tout entier, « tel qu'il se trouve actuel-
« lement, lui et toutes ses forces, dont les biens qu'il
(( possède font pai'tie ». Nulle exception ni réserve;
rion de ce qu'il était ou de ce qu'il avait auparavant ne
lui apj»arlient plus en piopre. Ce que désormais il sera
et aura ne lui sera dévolu que par la délégation du corps
, «ocial, propriélaire universel et iiiaîlrc absolu. Il f;mt
que l'Klat ait tous les droits el que les particuliers n'en
1. Rousseau, Contrat iocial, l, C.
L'ESPRIT ET LA DOCTRINE 69
aient aucun; sinon, il y aurait entre eux et lui des
litiges, et, « comme il n'y a aucun supérieur commun
« qui puisse prononcer entre eux et lui », ces litiges ne
finiraient pas. Au contraire, par la donation complète
que chacun fait de soi, « l'union est aussi parfaite que
« possible » ; ayant renoncé à tout et à lui-même, « il
« n'a plus rien à réclamer ».
Cela posé, suivons les conséquences. — En premier
lieu, je ne suis propriétaire de mon bien que par tolé-
rance et de seconde main; car, par le contrat social, je
l'ai aliéné'; « il fait maintenant partie du bien public » ;
si en ce moment j'en conserve l'usage, c'est par une
concession de l'État qui m'en fait le « dépositaire ». —
Et ne dites pas que cette grâce soit une restitulion.
« Loin qu'en acceptant les biens des particuliers, la
« société les en dépouille, elle ne fait que changer
« l'usurpation en véritable droit, la jouissance en pro-
« priété. » Avant le contrat social, j'étais possesseur,
non de droit, mais de fait, et même injustement si ma
part était large; car « tout homme a naturellement droit
« à tout ce qui lui est nécessaire » ; et je volais les
autres hommes de tout ce que je possédais au delà de
ma subsistance. C'est pourquoi, bien loin que l'État soit
mon obligé, je suis le sien, et ce n'est pas mon bien
qu'il me rend, c'est son bien qu'il m'octroie. D'oîi il
suit qu'il peut mettre des conditions à son cadeau, limi-
1. Ibidem, I, 9. s L'État, à l'égard de ses membres, est maître
c de tous leurs biens par le contrat social.... Les possesseurs
« sont considérés comme dépositaires du bien public. >
'd L'ANCIEN REGIME
ter à son gré l'usage que j'en ferai, restreindre et régler
ma faculté de donner, de tester. « Par nature', le droit
« de propriété ne s'étend pas au delà de la vie du pro-
« priétaire; à l'instant qu'un homme est mort, son bien
« ne lui appartient plus. Ainsi, lui prescrire les condi-
« tions sous lesquelles il peut disposer, c'est au fond
« moins altérer son droit en apparence que l'étendre
« en effet. » En tous cas, comme mon titre est un effet
du contrat social, il est précaire comme ce contrat lui-
môme; une stipulation nouvelle suffira pour le res-
treindre ou le détruire. « Le souverain^ peut légitime-
« ment s'emparer des biens de tous, comme cela se fit
« à Sparte au temps de Lycurgue. » Dans notre couvent
i.ïique, tout ce que chaque moine possède est un don
révocable du couvent.
En second lieu, ce couvent est un séminaire. Je n'ai
pas le (h'oit d'élever mes enfants chez moi et de la faron
qui me semble bonne. « Comme on ne laisse pas la rai-
« sourde chaque homme unique arbitre de ses devoirs,
(( on doit d'autant moins abandonner aux lumières et
« aux préjugés des pères l'éducation des enfants, qu'elle
« importe à l'Etat encore plus qu'aux pères. » — « Si
« l'autorité publique, en prenant la place des pères et
(( en se chargeant de cette importante fonction, acquiert
(( leurs droits en remplissant leurs devoirs, ils ont
'« d'autant moins de sujet de s'en plaindre qu'à cet
1. lîousscau, Discours sur l'Économie politique, 308.
2. Rousseau, Emile, livre V, 175.
3. Rousseau, Discours sur i Économie politique, 302.
LESPRIT ET LA DOCTRINE ''^
c égard ils ne font proprement que changer de nom et
« qu'ils auront en commun, sous le nom de citoyens, la
« même autorité sur leurs enfants qu'ils exerçaient
« séparément sous le nom de pères. » En d'autres ter-
mes, vous cessez d'être père, mais, en échange, vous
devenez inspecteur des écoles; l'un vaut l'autre; de quoi
vous plaignez-vous ? C'était le cas dans l'armée perma-
nente qu'on appelle Sparte; là les enfants, vrais enfants
de troupe, obéissaient tous également à tous les hommes
faits. « Ainsi l'éducation publique, dans des règles pres-
« crites par le gouvernement, et sous des magistrats
« établis par le souverain, est une des maximes fonda-
« mentales du gouvernement populaire ou légitime. »
— C'est par elle qu'on forme d'avance le citoyen. « C'est
« elle' qui doit donner aux âmes la forme nationale.
« Les peuples sont à la longue ce que le gouvernement
« les fait être : guerriers, citoyens, hommes quand il le
(( veut, populace, canaille quand il lui plaît », et c'est
par l'éducation qu'il les façonne. « Voulez-vous prendre
« une idée de l'éducation publique, lisez la République
« de Platon'.... Les bonnes institutions sociales sont
« celles qui savent le mieux dénaturer l'homme, lui ôter
« son existence absolue pour lui en donner une relative,
« et transporter le moi dans l'unité commune, en sorte
« que chaque particulier ne se croie plus un, mais par-
« tie de l'unité, et ne soit plus sensible que dans le tout.
« Un enfant, en ouvrant les yeux, doit voir la patrie, et,
1. Rousseau, sur le Gouvernement de Pologne, 277, 283, 287.
2. Rousseau, Emile, livre I.
72 L'ANCIEN RÉGIME
fl jusqu'à la mort, ne doit voir qu'elle.... On doit l'çxcr-
« cer à ne jamais regarder son individu que dans ses
« relations avec le corps de l'État. » Telle était la pra-
tique de Sparte et l'unique but du « grand Lycurgue ».
— « Tous étant égaux par la constitution, ils doivent
(( être élevés ensemble et de la même manière. » — « La
(( loi doit régler la matière, l'ordre et la forme de leurs
« études. » A tout le moins, ils doivent tous prendre
part aux exercices publics, aux courses à cbeval, aux
jeux de force et d'adresse institués « pour les accoutu-
« mer à la règle, à l'égalité, à la fraternité, aux con-
« currences », pour leur apprendre « à vivre sous les
« yeux de leurs concitoyens et à désirer l'approbation
« publique ». Par ces jeux, dès la première adolescence,
ils sont déjà démocrates, puisque, les prix étant décornés,
non par l'arbitraire des maîtres, mais par les acclama-
tions des «spectateurs, ils s'habituent à reconnaître pour
souveraine la souveraine légitime, qui est la décision du
peuple assemblé. Le premier intérêt de l'État sera tou-
jours de former les volontés par lesquelles il dure, de
préparer les votes qui le maintiendront, de déraciner
dans les âmes les passions qui lui seraient contraires.'
d'implanter dans les âmes des passions qui lui seront
favorables, d'établir à demeure, dans ses citoyens futurs,
les sentiments et les préjugés dont il aura besoin'. S'il
ne' tient pas les enfants, il n'aura pas les adultes. Dans
1. Morelly, Code de la nature. « A cinq ans, tous les enfnnts
« seront enlevés à la famille et élevés en conunnn aux frai» de
<i l'État d'une façon uniforme. » On a trouvé un projet analogue
et tout Spartiate dans les papiers de Saint-Just.
L'ESrrUT ET LA DOCTRINE 73
un couvent, il faut que les novices soient élevés en
moines; sinon, quand ils auront grandi, il n'y aura plus
de couvent.
En dernier lieu, notre couvent laïque a sa religion,
une religion laïque. Si j'en professe une autre, c'est sous
son bon plaisir et avec des restrictions. Par nature, il
est hostile aux associations autres que lui-même ; elles
sont des rivales, elles le gênent, elles accaparent la
volonté et faussent le vote de leurs membres. « Il
« importe, pour bien avoir l'énoncé de la volonté géné-
« raie, qu'il n'y ait pas de société partielle dans l'État,
« et que chaque citoyen n'opine que d'après lui'. »
« Tout ce qui rompt l'unité sociale ne vaut rien », et il
vaudrait mieux pour l'État qu'il n'y eût point d'Église.
— Non seulement toute Église est suspecte, mais, si je
suis chrétien, ma croyance est vue d'un mauvais œil.
Selon le nouveau législateur, « rien n'est plus contraire
« que le christianisme à l'esprit social... : une société de
« vrais chrétiens ne serait plus une société d'iiommes.. »
Car « la patrie du chrétien n'est pas de ce monde ». Il
ne peut pas être zélé pour l'État et il est tenu en con-
science de supporter les tyrans. Sa loi « ne prêche que
« servitude et dépendance... il est fait pour être esclave »,
et d'un esclave on ne fera jamais un citoyen. « Répu-
'( hlique chrétienne, chacun de ces deux mots exclut
« l'autre. » Partant, si la future république me permet
d'être chrétien, c'est à la condition sous-entendue que
1. Rousseau, Contrat social, II, 3, IV, 8.
7* L'ANCIEN RÉGIME
ma doctrine restera confinée dans mon esprit, sans des-
cendre jusque dans mon cœur. — Si je suis catholiciue
(et, sur vingt-six millions de Français, vingt-cinq mil-
lions sont dans mon cas), ma condition est pire. Car le
pacte social ne tolère pas une religion intolérante; une
secte est l'ennemi public quand elle damne les autres
sectes ; « quiconque ose dire hors de l'Église point de salut
« doit être chassé de l'État ». — Si enfin je suis libre-
penseur, positiviste ou sceptique, ma situation n'est
guère meilleure. « 11 y a une religion civile », un caté-
chisme, « une profession de foi dont il appartient au
« souverain de fixer les articles, non pas précisément
« comme dogmes de religion, mais comme sentiments
« de sociabilité, sans lesquels il est impossible d'être
« bon citoyen ou sujet fidèle ». Cesaiticles sont « l'exis-
« tence de la divinité puissante, intelligente, bienfai-
« santé, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, le
(( bonheur des justes, le châtiment des méchants, la
« sainteté du contrat social et des lois'. Sans pouvoir
« obliger personne à les croire, il faut bannir de l'État
« quiconque ne les croit pas; il faut le bannir non
« comme impie, mais comme insociable, comme inca-
« pable d'aimer sincèrement les lois, la justice, et d'im-
« moler au besoin sa vie à son devoir ». — Prenez
garde que cette profession de foi n'est point une céré-
imonie vaine : une inquisition nouvelle en va surveiller
1. Cf. Mercier, L'an 2240, I, cli. 17 et 18. Dès 1770, il trace le
programme d'une rolipion et d'un culte semblables à ceux des
Tlu'opliilantliropcs, et sou cliaj)iti"e est intitulé • l'as si éloigné
qu'on le pense.
I/ESPRIT ET LA DOCTRINE 75
la sincérité. « Si quelqu'un, après avoir reconnu publi-
« quement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les
« croyant pas, qu'il soit puni de mort; il a commis le
« plus grand des crimes : il a menti devant les lois. »
— Je le disais bien, nous sommes au couvent.
Tous ces articles sont des suites forcées du contrat
social. Du moment oîi, entrant dans un corps, je ne ré-
serve rien de moi-même, je renonce par cela seul à mes
biens, à mes enfants, à mon Église, à mes opinions. Je
cesse d'être propriétaire, père, chrétien, philosophe.
C'est l'État qui se substitue à moi dans toutes ces fonc-
tions. A la place de ma volonté, il y a désormais la
volonté publique, c'est-à-dire, en théorie, l'arbitraire
changeant de la majorité comptée par têtes, en fait,
l'arbitraire rigide de l'assemblée, de la faction, de l'in-
dividu qui détient le pouvoir public. — Sur ce principe,
l'infatuation débordera hors de toutes limites. Dès la
première année, Grégoire dira à la tribune de l'Assem-
blée constituante : « Nous pourrions, si nous le voulions,
« changer la religion, mais nous ne le voulons pas. » Un
peu plus tard, on le voudra, on le fera, on établira celle
d"Ilolbach, puis celle de Rousseau, et l'on osera bien
davantage. Au nom de la raison que l'État seul repré-
sente et interprète, on entreprendra de défaire et de
refaire, conformément à la raison et à la seule raison,
tous les usages, les fêtes, les cérémonies, les costumes,
7G L'ANCIEN REGIME
l'i're, le calenclrier, les poids, les mesures, les noms des
saisons, des mois, des semaines, des jours, des lieux et
des monuments, les noms de famille et de baptême, les
titres de politesse, le ton des discours, la manière de
saluer, de s'aborder, de parler et d'écrire, de telle façon
que le Finançais, comme jadis le puritain ou le quaker,
refondu jusque dans sa substance intime, manifeste par
les moindres détails de son action et de ses dehors la
domination du tout-puissant principe qui le renouvelle
et de la logique inflexible qui le régit. Ce sera là l'œuvre
finale et le triomphe complet de la raison classique.
Installée dans des cerveaux étroits et qui ne peuvent
contenir deux idées ensemble, elle va devenir une
monomanie froide ou furieuse, acharnée à l'anéantisse-
ment du passé qu'elle maudit et à l'établissement du
millénium qu'elle poursuit : tout cela au nom d'un con-
trat imaginaire, à la fois anarchique et despotique, qui
(léchahie l'insurrection et justifie la dictature; tout cela
pour aboutir à un ordre social contradictoire qui res-
semble tantôt à une bacchanale d'énergumènes et tan-
tôt à un couvent Spartiate; tout cela pour substituer à
l'homme vivant, durable et formé lentement par l'his-
toire, un automate inqirovisé qui s'écroulera de lui-
même, sitôt que la force extérieure et mécanique par
laquelle il était dressé ne le soutiendra plus.
LIVRE IV
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE
LIVRE QUATRIÈME
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE
CHAPITRE I
Succès de cette philosophie en France. — Insuccès de la même
philosophie en Angleterre. — I. Causes de cette dilTérence. —
L'art d'écrire en France. — A cette époque il est supéiùeur. —
Il sert de véhicule aux idées nouvelles. — Les livres sont écrits
pour les gens du monde. — Les philosophes sont gens du
monde et par suite écrivains. — C'est pourquoi la philosophie
descend dans les salons. — II. Grâce à la méthode, elle devient
populaire. — III. Grâce au style, elle devient agréable. —
Deux assaisonnements particuliers au xvni° siècle, la gravelure
et la plaisanterie. — lY. Art et procédés des maîtres. — Mon-
tesquieu. — Voltaire. — Diderot. — Rousseau. — Le Mariage
de Figaro.
Des théories analogues ont plusieurs fois traversé
l'imagination des hommes, et des théories analogues la
traverseront encore plus d'une fois. En tout temps et en
tout pays, il suffit qu'un changement considérable s'in-
troduise dans la conception de la nature humaine, pour
que, par contre-coup, on voie aussitôt l'utopie et la
découverte germer sur les territoires de la politique et
de la religion. — Mais cela ne suffit pas pour que la
doctrine nouvelle se propage, ni surtout pour que, de la
78 L'ANCIEN REGIME
spéculation, elle passe à l'application. Née en Angleterre,
îa philosophie du dix-huitième siècle n'a pu se développer
en Angleterre ; la fièvre de démolition et de reconstruc-
tion y est restée superficielle et momentanée. Déisme,
athéisme, matérialisme, scepticisme, idéologie, théorie
du retour à la nature, proclamation des droits de
l'homme, toutes les témérités de Bolinghroke, Collins,
Tuland, Tindal et Mandeville, toutes les hardiesses de
Hume, Hartley, James Mill et Bentham, toutes les doc-
trines révoluliuiinaircs y ont été des plantes de serre,
écloses çà et là dans les cahinets isolés de quelques
penseurs : à l'air libre, elles ont avorté, après une
courte floraison, sous la concurrence trop forle do
l'antique végétation à qui déjà le sol appartenait'. —
Au contraire, en France, la graine importée d'Angleterre
végète et pullule avec une vigueur extraordinaire. Dès
la Régence, elle est en fleur-. Comme une espèce favo-
risée par le sol et le climat, elle envahit tous les terrains,
elle accapare l'air et le jour pour elle seule, et soun"re
à peine sous son ombre quelques avortons d'une espèce
ennemie, un survivant d'une flore ancienne comme Ilol-
lin, un spécimen d'une flore excentrique comme Saint-
Martin. Par ses grands arbres, par ses taillis serrés, par
l'innombrable armée de ses broussailles et de ses basses
i. « Wio boni wilhiii thelast forty years liasread a word of Col-
« lins, and Toland, and Tindal, and tliat whole race, wiio called
V thcniselves (Vee thinkers? » (Duike, He/lexions on (lie Frcnch
revolulioii, 1790.)
2. L'Œdipe de Voltaire est df 1718, et ses Lettres sur les An-
glais, de 1728. Les Lettres persanes de Muntesquieu, publiées on
1721, contiennent en germe toutes les idées importantes du siùtle.
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 70
plantes, par Voltaire, Montesquieu, Rousseau, Diderot,
d'Alembert et Buffon, par Duclos, Mably, Condillac,
Turgot, Beaumarchais, Bernardin de Saint-Pierre, Bar-
thélémy et Thomas, par la foule de ses journalistes, de
ses compilateurs et de ses causeurs, par l'élite et la
populace de la philosophie, de la science et de la litté-
rature, elle occupe l'académie, le théâtre, les salons et
la conversation. Toutes les hautes têtes du siècle sont
ses rejetons, et, parmi celles-ci, quelques-unes sont au
nombre des plus hautes qu'ait produites l'espèce hu-
maine. — C'est que la nouvelle semence est tombée sur
le terrain qui lui convient, je veux dire dans la patrie
de l'esprit classique. En ce pays de raison raisonnante,
elle ne rencontre plus les rivales qui l'étouiïaient de
l'autre côté de la Manche, et tout de suite elle acquiert,
non seulement la force de sève, mais encore l'organe de
propagation qui lui manquait.
I
Cet organe est « l'art de la parole, l'éloquence appli-
« quée aux sujets les plus sérieux, le talent de tout
« éclaircir' ». — « Les bons écrivains de cette nation,
« dit leur grand adversaire, expriment les choses mieux
« que ceux de toute autre nation.... » — « Leurs livres
« apprennent peu de chose aux véritables savants »,
mais (( c'est par l'art de la parole qu'on règne sur les
1. Joseph de Maistre, Œuvres inédites, 8, H.
ik.Nc. r,ÉG. II. T. II. — ft
RO L'ANCIEN RÉGIME
« hommes », et « la masse dos hommes, continuelle-
« ment repoiissée du sanctuaire des sciences par le
« style dur et le goût détestable des (autres) ouvrages
i( scientifiques, ne résiste pas aux séductions du style et
« de la méthode française ». Ainsi l'esprit classique qui
fournit les idées fournit aussi leur véhicule, et les théo-
ries du dix-huitième siècle sont comme ces semences
pourvues d'ailes, qui volent d'elles-mêmes sur tous les
terrains. Point de livre alors qui ne soit écrit pour des
gens du monde et môme pour des femmes du monde.
Dans les entretiens de Fontenellc sur la Pluralité da
mondes, le personnage central est une marquise. Voltaire
compose sa Métaphysique et son Essai sur les mœurs
pour Mme du Chàtelet, et Rousseau son Emile pour
Mme d'Épinay. Condillac écrit le Traité des sensations
d'après les idées de Mlle Ferrand, et donne aux jeunes
filles des conseils sur la manière de lire sa Logique.
Baudeau adresse et explique à une dame son Tableau
économique. Le plus profond des écrits de Diderot est
une conversation de Mlle de l'Espinasse avec d'Alembcrt
et Bordeu*. Au milieu de son Esprit des lois, Montes-
quieu avait placé une invocation aux Muses. Presque tous
les ouvrages sortent d'un salon, et c'est toujours un
salon qui, avant le public, en a eu les prémices. A cet
égard, l'habitude est si forte, qu'elle dure encore à la fin
de 1789; les harangues qu'on va débiter à l'Assemblée
nationale sont aussi des morceaux de bravoure qu'on
1. Ses lettres sur les Aveugles et sur les Sourds et Muets so '
en tout ou en partie adressées à des leniines.
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 81
répète au préalable, en soirée, devant les dames. L'am-
bassadeur américain', homme pratique, explique à
Washington avec une ironie grave la jolie parade acadé-
mique et littéraire qui précède le tournoi politique et
public. (( Les discours sont lus d'avance dans une petite
« société de jeunes gens et de femmes, au nombre des-
« quelles se trouve ordinairement la belle amie de l'ora-
« teur ou la belle dont il désire faire son amie; et la
« société accorde très poliment son approbation, à moins
« que la dame qui donne le ton au petit cercle ne trouve
« à blâmer quelque chose, ce qui naturellement conduit
« l'auteur à remanier son œuvre, je ne dis pas l'amé-
« liorer. »
Rien d'étonnant si, parmi de pareilles mœurs, les
philosophes de profession deviennent des hommes du
monde. Jamais et nulle part ils ne l'ont été si habituel-
lement et au même degré. « Pour un homme de science
« et de génie, dit un voyageur anglais, ici le principal
« plaisir est de régner dans le cercle brillant des gens à la
« mode^ )) Tandis qu'en Angleterre ils s'enterrent moro-
semcnt dans leurs livres, vivent entre eux et ne figurent
dans la société qu'à la condition de' « faire une corvée
1. Correspondance de Gouverneur Morris (en anglais), II, 89.
(2 i janvier 1790.)
2. .4 comparative view, etc. by John Andrews (1785). — Arthur
Young, I, 12Ô. «Je plaindrais volontiers l'homme qui croirait être
a Lien reçu dans un cercle brillant de Londres sans compter sur
« d'autres raisons que sur son titre de membre de la Société
« royale. Il n'en serait pas de même à Paris pour un membre
« de l'Académie des sciences; il est assuré partout d'un excellent
a accueil. »
51 L'ANCIEN RÉGIME
politique, » celle de journaliste ou de pamphlétaire au
service d'un parti, en France, tous les soirs, ils soupent
en ville, et sont l'ornement, l'amusement des salons où
ils vont causer'. Parmi les maisons où l'on dîne, il n'y
en a pas qui n'ait son philosophe en titre, un peu plus
tard son économiste, son savant. Dans les correspon-
dances et les mémoires, on les suit à la trace, de salon
en salon, de château en château. Voltaire à Cirey chez
Mme du Châtelct, puis chez lui à Ferney, où il a un
théâtre et reçoit toute l'Europe, Rousseau chez Mme d'Kpi-
nay et chez M. de Luxembourg, l'abbé Barthélémy chez
la duchesse de Choiseul, Thomas, Marmontel et Gibbon
chez Mme Necker, les encyclopédistes aux amples dîners
de d'Holbach, aux sages et discrets dîners de Mme Geof-
frin, dans le petit salon de Mlle de Lespinasse, tous
dans le grand salon officiel et central, je veux dire à
l'Académie française, où chaque élu nouveau vient faire
parade de style çt recevoir de la société polie son bre-
vet de maître dans l'art de discourir. — Un tel public
impose à un auteur l'obligation d'être écrivain encore
plus que philosophe. Le penseur est tenu de se préoccu-
per de ses phrases au moins autant que de ses idées; 11
ne lui est point permis de n'être qu'un homme de cabi-
1. « Je rencontrais à Paris les d'Alonibort, les Marmontel, les Raiily
,« chez les diicliesses; celait un immense avanla^rc pour eux et pour
Q. elles.... Quand un honmie chez nous se met à faire des livres,
« on le considère comme renonçant t'galemcnt à la société des
« gens qui gouvernent et des gens qui rient.... A la vanité lilté-
a raire près, la vie de vos d'Alembert et de vos Pailly était aussi
« gaie que celle de vos seigneurs. >< (Stendhal, Itomr, Naples et
Florence, 577, récit du colonel Fornylh.)
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 83
not. Il n'est pas un simple érudit, plongé dans ses in-
folio à la façon allemande, un métaphysicien enseveli
dans ses méditations, ayant pour auditoire des élèves
qui prennent des notes, et pour lecteurs des hommes
d'étude qui consentent à se donner de la peine, un Kant
qui se fait une langue à part, attend que le puhlic l'ap-
prenne, et ne sort de la chambre où il travaille que
pour aller dans la salle où il fait ses cours. Ici au con-
traire, en fait de paroles, tous sont experts et même
profès. Le mathématicien d'Alembert publie de petits
traités sur l'élocution; le naturaliste Buffon prononce un
discours sur le style; le légiste Montesquieu compose
■un essai sur le goût; le psychologue Condillac écrit un
volume sur l'art d'écrire. — En ceci consiste leur plus
grande gloire; la philosophie leur doit son entrée dans
le monde. Ils l'ont retirée du cabinet, du cénacle et de
l'école pour l'introduire dans la société et dans la con-
versation.
II
« Madame la maréchale, dît un des personnages de
« Diderot*, il faudra que je reprenne les choses d'un peu
« haut. — De si haut que vous voudrez, pourvu que je
« puisse vous entendre. — Si vous ne m'entendiez pas,
« ce serait bien ma faute. — Cela est poli, mais il faut
« que vous sachiez que je n'ai jamais lu que mes Heiires. »
— 11 n'importe, et la jolie femme, bien conduite, va
1. Entretien d'un philosophe avec la maréchale de....
84 L'ANCIEIS RÉGIME
philosopher sans le savoir, trouver sans effort la défini-
tion du bien et du mal, comprendre et juger les plus
hautes doctrines de la morale et de la religion. — Tel
est l'art du dix-huitième siècle et l'art d'écrire. On
s'adresse à des gens qui savent très bien la vie et qui,
le plus souvent, ne savent pas l'orthographe, qui sont
curieux de tout et ne sont préparés sur rien ; il s'agit de
faire descendre la vérité jusqu'à eux. Point de termes
scientifiques ou trop abstraits; ils ne tolèrent que les
mots de leur conversation ordinaire. Et ceci n'est pas
un obstacle : il est plus aisé avec cette langue de parler
philosophie que préséances et chiffons. Car, dans toute
question générale, il y a quelque notion capitale et
simple de laquelle le reste dépend, celles d'unité, de
mesure, de masse, de mouvement en mathématiques,
celles d'organe, de fonction, de vie en physiologie, celles
de sensation, de peine, de plaisir, de désir en psycho-
logie, celles d'utilité, de contrat, de loi en politique et
en morale, celles d'avances, de produit, de valeur,
d'échange en économie politique, et de même dans les
autres sciences, toutes notions tirées de l'expérience
courante, d'où il suit qu'en faisant appel à l'expérience'
ordinaire, au moyen de quelques exemples familiers,
avec des historiettes, des anecdotes, de petits récits qui
peuvent être agréables, on peut reformer ces notions et
les préciser. Cela fait, presque tout est fait; car il n'y
a plus qu'à mener l'auditeur pas à pas, de gradin en
gradin, jusqu'aux dernières conséquences. — « Madame
« la maréchale aura-t-elle la bonté de se souvenir de sa
LA rnOPAGATION DE LA DOCTRINE 85
« définition? — Je m'en souviendrai : vous appelez cela
« une définition? — Oui. — C'est donc de la philoso-
« phie? — Excellente. — Et j'ai fait de la philosophie!
« — Comme on fait de la prose, sans y penser. » — Le
reste n'est qu'une affaire de raisonnement, c'est-à-dire
de conduite, de hon ordre dans les questions, de progrès
dans l'analyse. De la notion ainsi renouvelée et rectifiée,
on fait sortir la vérité la plus prochaine, puis, de celle-ci,
une seconde vérité contiguë à la première, et ainsi de
suite jusqu'au bout, sans autre obligation que le soin
d'avancer pied à pied et de n'omettre aucun intermé-
diaire. — Avec celte méthode, on peut tout expliquer,
tout faire comprendre, même à des femmes, même à
des femmes du monde. C'est elle qui au dix-huitième
siècle, fait toute la substance des talents, toute la trame
des chefs-d'œuvre, toute la clarté, toute la popularité,
toute l'autorité de la philosophie. C'est elle qui a con-
struit les Éloges de Fontenclle, le Philosophe ignorant
et le Principe d'aclion de Voltaire, la Lettre à M. de
Deaumont et le Vicaire savoyard de Rousseau, le Traité
de r homme et les Époques de la nature de Buffon, les
Dialogues sur les blés de Galiani, les Considérations de
d'Alembert sur les mathématiques, la Langue des calculs
et la Logique de Condillac, un peu plus tard r£'a7;osî7io?i
du système du Èlonde de Laplace et les Discours généraux
de Bichat et de Cuvier'. C'est elle enfin que Condillac
1. Même procédé de nos jours dans les Sophismes économiques
de Dasiiat, dans les Éloges historiques de FÎourens, dans le Pro-
grès d'Edmond About.
80 L'ANCIEN RÉGIME
érige en tliéorie, qui, sous le nom d'Idéologie, aura
bientôt l'ascendant d'un dogme, et qui semble alors
résumer toute métliode. A tout le moins, elle résume
le procédé par lequel les pliilosoplies du siècle ont
gagné leur public, propagé leur doctrine et conquis leur
succès.
m
Grâce à cette métliode on est compris; mais, poui
être In, il faut encore autre cliose. Je compare le dix-
luiitièmc siècle à une société de gens qui sont à table;
il ne suffit pas que l'aliment soit devant eux, préparé,
présenté, aisé à saisir et à digérer; il faut encore qu'il
soit un mets, ou mieux une friandise. L'esprit est un
gourmet; servons-lui des plats savoureux, délicats,
accommodés à son goût; il mangera d'autant plus que
la sensualité aiguisera l'appétit. Deux condiments parti-
culiers entrent dans la cuisine du siècle, et, selon la
main qui les emploie, fournissent à tous les mets lillé-
raires un assaisonnement gros ou fin. — Dans une
société épicurienne à qui l'on préclie le retour à la
nature et les droits de l'instinct, les images et les idées
voluptueuses s'offrent d'elles-mêmes ; c'est la boîte aux
épices appétissantes et irritantes. Cliacun alors en use et
fen abuse; plusieurs la vident tout entière sur leur plat.
Et je ne parle pas seulement de la littérature secrète,
des livres extraordinaires que lit Mme d'Andlau, gou-
vernante des enfants de France et qui s'égarent aux
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 87
mains des filles de Louis XV*, ni d'autres livres plus
singuliers encore^ où le raisonnement philosophique
apparaît comme un intermède entre des ordures et des
gravelures, et que des dames de la cour ont sur leur toi-
lette avec ce titre : Heures de Paris. Il ne s'agit ici que
des grands hommes, des maîtres de l'esprit public. Sauf
Buffon, tous mettent dans leur sauce des piments, c'est-
à-dire des gravelures ou des crudités. On en rencontre-
rait jusque dans l'Esprit des lois; il y en a d'énormes,
concertées et compassées, au milieu des Lettres persanes.
Dans ses deux grands romans, Diderot les jette à pleines
mains, comme en un jour d'orgie. A toutes les pages de
Voltaire, ils craquent sous la dent, comme autant de
grains de poivre. Vous les retrouvez, non pas piquants,
mais acres et d'une saveur brûlante, dans la Nouvelle
Héloïse, en vingt endroits de YÉmile, et d'un bout à
l'autre des Confessions. C'était le goût du temps; M. de
Malesherbes, si honnête et si grave, savait par cœur et
récitait la Pucelle; du plus sombre des Montagnards,
Saint-Just, on a un poème aussi lubrique que celui de
Voltaire, et le plus noble des Girondins, Mme Roland, a
laissé des confessions aussi risquées, aussi détaillées
que celles de Rousseau^ — D'autre part, voici une
seconde boîte, celle qui contient le vieux sel gaulois, je
veux dire la plaisanterie et la raillerie. Elle s'ouvre toute
1. Le poi'tier des Chartreux.
2. Thérèse philosoplie. Il y a toute une littérature de cette
espèce.
3. Voyez l'édition de M. Dauban, qui a rétabli les morceaux sup-
primés.
88 L'ANCIEN REGIME
grande aux mains d'une philosophie qui proclame la
souveraineté de la raison. Car ce qui est contraire à la
raison est absurde, partant ridicule. Sitôt qu'un geste
adroit a fait brusquement tomber le masque héréditaire
et solennel qui couvrait une sottise, nous éprouvons cette
élrange convulsion qui écarte les deux coins de la bouche
et qui secoue violemment la poitrine, en nous donnant
le sentiment d'une détente soudaine, d'une délivrance
inattendue, d'une supériorité reconquise, d'une ven-
geance accomplie et d'une justice faite. Mais, selon la
façon dont le masque est ôté, le rire peut être tour à
tour léger ou bruyant, contenu ou déboutonné, tantôt
aimable et gai, tantôt amer et sardonique. La plaisante-
rie comporte toutes les nuances, depuis la bouffonnerie
jusqu'à l'indignation; il n'y a point d'assaisonnement
littéraire qui fournisse tant de variétés et de mixtures,
ni qui se combine si bien avec le précédent. — Les deux
ensemble ont été, dès le moyen âge, les principaux
ingrédients dont l'a cuisine française a composé ses plus
agréables friandises, fabliaux, contes, bons mots, gau-
diioles et malices, héritage éternel d'une race grivoise
et narquoise, que La Fontaine a conservé à travers la
pompe et le sérieux du dix-septième siècle, et qui, au
dix-huitième siècle, reparait partout dans le festin phi-
losophique. Devant cette table si bien servie, l'attrait est
vif pour la brillante société dont la grande affaire est le
plaisir et l'anmsement. 11 est d'autant plus vif que, cette
fois, la di'îposition passagère est d'accord avec l'instinct
héréditaire, et, que le goùl de l'époque vient fortiiicr le
U PROPAGATION DE LA DOCTRINE 89
goût national. Joignez à cela l'art exquis des cuisiniers,
leur talent pour mélanger, proportionner et dissimuler
les condiments, pour diversifier et ordonner les mets,
leur sûreté de main, leur finesse de palais, leur expé-
rience des procédés, la tradition et la pratique qui,
depuis cent ans déjà, font de la prose française le plus
délicat aliment de l'esprit. Rien d'étrange si vous les
trouvez habiles pour apprêter la parole humaine, pour
en exprimer tout le suc et pour en distiller tout l'agré-
ment.
A" cet égard, quatre d'entre eux sont supérieurs,
Montesquieu, Voltaire, Diderot et Rousseau. Il semble
qu'il suffise de les nommer; l'Europe moderne n'a pas
d'écrivains plus grands; et pourtant il faut regarder de
près leur talent, si l'on veut bien comprendre leur puis-
sance. — Pour le ton et les façons, Montesquieu est le
premier. Point d'écrivain qui soit plus maître de soi,
plus calme d'extérieur, plus sûr de sa parole. Jamais sa
voix n'a d'éclats; il dit avec mesure les choses les plus
fortes. Point de gestes; les exclamations, l'emporte-
ment de la verve, tout ce qui serait contraire aux bien-
séances répugne à son tact, à sa réserve, à sa fierté. Il
semble qu'il parle toujours devant un petit cercle choisi
de gens très fins et de façon à leur donner à chaque
instant l'occasion de sentir leur finesse. Nulle flatterie
plus délicate ; nous lui savons gré de nous rendre con-
tents de notre esprit. II faut en avoir pour le lire : car,
90 L'ANCIEN RÉGIME
de parti pris, il écourte les développements, il omet les
transitions; à nous de les suppléer, d'entendre ses sous-
entendus. L'ordre est rigoureux chez lui, mais il esl
caché, et ses phrases discontinues défilent, chacune à
part, comme autant de cassettes ou d'écrins, tantôt
simples et nues d'aspect, tantôt magnifiquement déco-
rées et ciselées, mais toujours pleines. Ouvrez-les;
chacune d'elles est un trésor; il y a mis, dans un étroit
espace, un long amas de réflexions, d'émotions, de dé-
couvertes, et notre jouissance est d'autant plus vive que
tout cela, saisi en une minute, tient aisément dans le
creux de notre main. « Ce qui fait ordinairement une
« grande pensée, dit-il lui-même, c'est lorsqu'on dit
« une chose qui en fait voir un grand nomhre d'autres,
(( et qu'on nous fait découvrir tout d'un coup ce que
(( nous ne pouvions espérer qu'après une longue lec-
« ture. » En effet, telle est sa manière; il pense par
résumés : dans un chapitre de trois lignes, il concentre
toute l'essence dii despotisme. Souvent même le résumé
a un air d'énigme, et l'agrément est douhle, puisque,
avec le plaisir de comprendre, nous avons la satisfaction
de deviner. En tout sujet, il garde cette suprême dis-
crétion, cet art d'indiquer sans appuyer, ces réticences,
ce sourire qui ne va pas jusqu'au rire. « Dans ma Dé-
(( fense de l'Esprit des lois, disait-il, ce qui me plaît, ce
1 « n'est pas de voir les vénérahles théologiens mis à terre,
« c'est de les y voir couler tout doucement. » Il excelle
dans l'ironie tranquille, dans le dédain poli', dans le
1. Esprit des lois, cb. XV. livre 5 [raisons en faveur de l'escla-
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 91
sarcasme déguisé. Ses Persans jugent la France en Per-
sans, et nous sourions de leurs méprises; par malheur,
ce n'est pas d'eux, maie de nous qu'il faut rire; car il
se trouve que leur erreur est une vérité'. Telle lettre
d'un grand sérieux semble une comédie à leurs dépens,
sans aucun rapport à nous, toute pleine des préjugés
mahométans et d'infatuation orientale- : réfléchissez;
sur le même sujet, notre infatuation n'est pas moindre.
Des coups d'une force et d'une portée extraordinaires
sont lancés, en passant et comme sans y songer, contre
les institutions régnantes, contre le catholicisme altéré
qui, « dans l'état présent où est l'Europe, ne peut sub-
sister cinq cents ans », contre la monarchie gâtée qui
fait jeûner les citoyens utiles pour engraisser les cour-
tisans parasites^. Toute la philosophie nouvelle éclùt
sous sa main avec un air d'innocence, dans un roman
pastoral, dans une prière naïve, dans une lettre in-
génue''. Aucun des dons par lesquels on peut frapper et
retenir l'attention ne manque à ce style, ni l'imagination
grandiose, ni le sentiment profond, ni la vivacité du
trait, ni la délicatesse des nuances, ni la précision
vigoureuse, ni la grâce enjouée, ni le burlesque im-
prévu, ni la variété de la mise en scène. Mais, parmi
vage). Défense de VEsprit des lois. I, Réponse à la 2' objection.
Il, Réponse à la 4° objection.
1. Lettre 24 (sur Louis XIV).
2. Lettre 18 (sur la pureté et l'impureté des choses). Lettre 39
(preuves de la mission de Mahomet).
3. Lettres 75 et 118.
4. Lettres 98 (sur les sciences modernes), 46 (sur le véritable
culte),. 11 à 14 (sui" la nature de la justice).
02 L'ANCIEN RÉGIME
lunt de tours ingénieux, apologues, contes, portraits,
dialogues, dans le sérieux comme dans la mascarade,
la tenue demeure irréprochable et le ton parfait. Si
l'auteur développe le paradoxe, c'est avec une gravité
presque anglaise. S'il étale toute l'indécence des choses,
c'est avec toute la décence des mots. Au plus fort de la
bouffonnerie comme au plus fort de la licence, il reste
homme de bonne compagnie, né et élevé dans ce cercle
aristocratique où la liberté est complète, mais où le
savoir-vivre est suprême, où toute pensée est permise,
mais où toute parole est pesée, où l'on a le droit de
tout dire, mais à condition de ne jamais s'oublier.
Un pareil cercle est étroit et ne comprend qu'une
élite; pour être entendu de la foule, il faut parler d'un
autre ton. La philosophie a besoin d'un écrivain qui se
donne pour premier emploi le soin de la répandre, qui
ne puisse la contenir en lui-même, qui l'épanché hors
de soi à la façon d'une fontaine regorgeante, qui la
verse à tous, tous les jours et sous toutes les formes, à
larges flots, en fines gouttelettes, sans jamais tarir ni
se ralentir, par tous les orifices et tous les canaux,
prose, poésie, grands et petits vers, théâtre, histoire,
romans, pamphlets, plaidoyers, traités, brochures, dic-
tionnaire, correspondance, en public, en secret, pour*
qu'elle pénètre à toute profondeur et dans tous les ter-
rains : c'est Voltaire. — « J'ai fait plus en mon temps,
dil-il quelque part, que Luther et Calvin », et en cela
il se trompe. La vérité est pourtant qu'il a quelque
chose de leur esprit. Il vent comme eux changer la
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE W
religion régnante, il se contluil en fondateur de secle,
il recrute et ligue des prosélytes, il écrit des lettres
d'exliorlalion, de prédication et de direction, il fait cir-
culer les mots d'ordre, il donne « aux frères » une
devise ; sa passion ressemble au zèle d'un apôtre et
d'un prophète. — Un pareil esprit n'est pas capable de
réserve; il est par nature militant et emporté; il apos-
trophe, il injurie, il improvise, il écrit sous la dictée
de son impression, il se permet tous les mots, au besoin
les plus crus. Il pense par explosions; ses émotions
sont des sursauts, ses images sont des étincelles; il se
lâche tout entier, il se livre au lecteur, c'est pourquoi
il te prend. Impossible de lui résister, la contagion est
trop forte. Créature d'air et de flamme, la plus exci-
table qui fut jamais, composée d'atomes plus éthérés et
plus vibrants que ceux des autres hommes, il n'y en a
point dont la structure mentale soit plus fine ni dont
l'équilibre soit à la fois plus instable et plus juste. On
peut le comparer à ces balances de précision qu'un
souffle dérange, mais auprès desquelles tous les autres
appareils de mesure sont inexacts et grossiers. — Dans
cette balance délicate, il ne faut mettre que des poids
très légers, de petits échantillons; c'est à cette condi-
tion qu'elle pèse rigoureusement toutes les substances;
ainsi fait Voltaire, involontairement, par besoin d'esprit
et pour lui-même autant que pour ses lecteurs. Une
philosophie complète, une théologie en dix tomes, une
science abstraite, une bibliothèque spéciale, une grande
branche de l'érudition, de l'expérience ou de l'invention
î>4 L'ANCIEN REGIME
humaine se réduit ainsi sous sa main à une phrase ou
à un vers. De rénoniic masse rugueuse et empalée de
scories, il a extrait tout l'essentiel, un grain d'or ou de
cuivre, spécimen du reste, et il nous le présente sous
la forme la plus maniable et la plus commode, dans
une comparaison, dans une métaphore, dans une épi-
gramme qui devient un proverbe. En ceci, nul écrivain
ancien ou moderne n'approche de lui; pour simplifier
et vulgariser, il n'a pas son égal au monde. Sans sortir
du ton de la conversation ordinaire et comme en se
jouant, il met en petites phrases portatives les plus
grandes découvertes et les plus grandes hypothèses de
l'esprit humain, les théories de Descartes, Malebranche,
Loibnitz, Locke et Newton, les diverses religions de
l'antiquité et des temps modernes, tous les systèmes
connus de physique, de physiologie, de géologie, de
morale, de droit naturel, d'économie politique', bref,
en tout ordre de connaissances, toutes les conceptions
d'ensemble que ' l'espèce humaine au dix-huitième
siècle avait atteintes. — Sa pente est si forte de ce
enté, qu'elle l'entrahie trop loin ; il rapetisse les grandes
choses à force de les rendre accessibles. On ne peiU
mettre ainsi en menue monnaie courante la religion, h
légende, l'antique poésie populaire, les créations spon-
tanées de l'instinct, les demi-visions des âges primitifs;
elles ne sont pas des sujets de conversation amusante
1. Cf. Miaoniàgas, L'homme aux quarante écus. Dialogues
entre A, D et C, Uicliouuaire j>hilosoptii(pie, passim. — En vers,
Ia-s systèmes, La loi naturtllc, Le pour et le contre, Discours
sur l homme, etc.
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 95
et vive. Un mot piquant ne peut pas en être l'expres-
sion; il n'en est que la parodie. Mais quel attrait pour
des Français, pour des gens du monde, et quel lecteur
s'abstiendra d'un livre oîi tout le savoir humain est
rassemblé en mots piquants? — Car c'est bien tout le
savoir humain, et je ne vois pas quelle idée importante
manquerait à un homme qui aurait pour bréviaire les
Dialogues, le Dictionnaire et les Romans. Relisez-les
cinq ou six fois, et alors seulement vous vous rendrez
compte de tout ce qu'ils contiennent. Non seulement
les vues sur le monde et sur l'homme, les idées géné-
rales de toute espèce y abondent, mais encore les ren-
seignements positifs et même techniques y fourmillent,
petits faits semés par milliers, détails multipliés et
précis sur l'astronomie, la physique, la géographie, la
physiologie, la statistique, l'histoire de tous les peuples,
expériences innombrables et personnelles d'un homme
qui par lui-même a lu les textes, manié les instru-
ments, visité les pays, touché les industries, pratiqué
les hommes, et qui, par la netteté de sa merveilleuse
mémoire, par la vivacité de son imagination toujours
flambante, revoit ou voit, comme avec les yeux de la
tôle, tout ce qu'il dit à mesure qu'il le dit. Talent
unique, le plus rare en un siècle classique, le plus pré-
cieux de tous, puisqu'il consiste à se représenter les
êtres, non pas à travers le voile grisâtre des phrases
générales, mais en eux-mêmes, tels qu'ils sont dans la
nature et dans l'histoire, avec leur couleur et leur
forme sensibles, avec leur saillie et leur relief indi-
i5r- via. u. T. II. — 7
9IS L'ANCIEN REGIME
vidunls. avec leurs accessoires et leurs alentours dans
le temps et dans l'espace, un paysan à sa charrue, un
quaker dans sa congrégation, un baron allemand dans
son château, des Hollandais, des Anglais, des Espagnols,
des Italiens, des Français chez eux', une grande dame,
une intrigante, des provinciaux, des soldats, des fdles-,
et le reste du pêle-mêle humain, à tous les degrés de
l'escalier social, chacun en raccourci et dans la lumière
fuyante d'un éclair.
Car c'est là le trait le plus fi-appant de ce stylo, la
rapidité prodigieuse, le défilé éblouissant et vertigineux
de choses toujours nouvelles, idées, images, événe-
ments, paysages, récits, dialogues, petites peintures
abréviatives, qui se suivent en courant comme dans une
lanterne magique, presque aussitôt retirées que pré-
sentées par le magicien impatient qui en un clin d'œil
fait le tour du monde, et qui, enchevêtrant coup sur
coup l'histoire, la fable, la vérité, la fantaisie, le temps
présent, le temps passé, encadre son œuvre tantôt dans
une parade aussi saugrenue que celles de la foire,
tantôt dans une féerie plus magnifique que toutes celles
de l'Opéra. Amuser, s'amuser, « faire passer son âme
« par tous les modes imaginables », comme un foyer
ardent où l'on jette tour à tour les substances les plus
, 1. Traité de métaphysique, cliap. i, 1 (sur les paysans). —
Lettres sur les Anglais, passim. — Candide, passim. — La prin-
cesse de Bahijlone, cli. vu, viii, ix, x et xi.
2. Dictionnaire philosopliique, articles Maladie (Réponses de
la princesse). — Candide chez Mme de l'arolignac, Le matelot
dans le naufraf^e, Récit de l'aquetfe. — L'Ingâ^nu, premiers clia-
pitresv
LV PROPAGATION DE LA DOCTRINE 97
diverses pour lui faire rendre toutes les flammes, tous
les pétillements et tous les parfums, voilà son premier
instinct. « La vie, dit-il encore, est un enfant qu'il faut
« bercer jusqu'à ce qu'il s'endorme. )) Il n'y eut jamais
de créature mortelle plus excitée et plus excitante,
plus impropre au silence et plus hostile à l'ennui',
mieux douée pour la conversation, plus visiblement
destinée à devenir la reine d'un siècle sociable oij, avec
six jolis contes, trente bons mots et un peu d'usage, un
homme avait son passeport mondain et la certitude
d'être bien accueilli partout. Il n'y eut jamais d'écrivain
qui ait possédé à un si haut degré et en pareille abon-
dance tous les dons du causeur, l'art d'animer et
d'égayer la parole, le talent de plaire aux gens du
monde. Du meilleur ton quand il le veut, et s'enfer-
mant sans gêne dans les plus exactes bienséances, d'une
politesse achevée, d'une galanterie exquise, respectueux
sans bassesse, caressant sans fadeur^ et toujours aisé,
il lui suffit d'être en public pour prendre naturellement
l'accent mesuré, les façons discrètes, le demi-sourire
1. Candide, dernier chapitre : « Quand on ne disputait pas,
« l'ennui était si excessif que la vieille osa un jour lui dire : « Je
« voudrais bien savoir lequel est le pire, ou d'être violée cent fois
« par des pirates nègres, d'avoir une fesse coupée, de passer par
K les baguettes chez les Bulgares, d'être fouetté et pendu dans
« un autodafé, d'être disséqué, de ramer aux galères, d'éprouver
a enfin toutes les misères par lesquelles nous avons passé, ou
« bien de rester ici à ne rien faire? — C'est une grande ques-
« tion, dit Candide. »
2. Par exemple, la préface d'Alzire adressée à Mme du Châte*
let, les veîs à la princesse Uirique :
€ Souvent un peu de vérité, etc. »
08 L'ANCIEN RÉGIME
engageant de l'homme bien élevé qui, introduisant les
lecteurs dans sa pensée, leur fait les honneurs du logis.
Ètcs-vous familier avec lui, et du petit cercle intime
dans lequel il s'épanche en toute liberté, portes closes,
le rire ne vous quittera plus. Brusquement, d'une main
sûre et sans avoir l'air d'y toucher, il enlève le voile
qui couvre un abus, un préjugé, une sottise, bref quel-
qu'une des idoles humaines. Sous cette lumière subite,
la vraie figure, difforme, odieuse ou plate, apparaît;
nous haussons les épaules. C'est le rire de la raison
agile et victorieuse. En voici un autre, celui du tempé-
rament gai, de l'improvisateur bouffon, de l'homme qui
reste jeune, enfant et même gamin jusqu'à son dernier
jour, et « fait des gambades sur son tombeau ». 11
aime les caricatures, il charge les traits des visages, il
met en scène des grotesques*, il les promène en tous
sens comme des marionnettes, il n'est jamais las de les
reprendre et de les faire danser sous de nouveaux cos-
tumes; au plus fort de sa philosophie, de sa propagande
et de sa polémique, il installe en plein vent son théâtre
de poche, ses fantoches, un bachelier, un moine, un
inquisiteur, Maupertuis, Pompignan, Nonotte, Fréron,
le roi David, et tant d'autres qui viennent devant nous
pirouetter et gesticuler en habit de scaramouche et
d'arlequin. — Quand le talent de la farce s'ajoute ainsi
'au besoin de la vérité, la plaisanterie devient toute-
1. Le bachelier dans le dialogue des Mais [Jenmj). — Canoni-
sation de saint Cucufin. — Conseils à frère Pediculoso. — Dia-
tribe du docteur Akakia. — Conversation de l'empereur de Chine
avec frère Higolo, etc.
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 09
puissante; car elle donne satisfaction à des instincts
universels et profonds de la nature humaine, à la curio-
sité maligne, à l'esprit de dénigrement, à l'aversiou
pour la gène, à ce fonds de mauvaise humeur que lais-
sent en nous la convention, l'étiquette et l'obligation
sociale de porter le lourd manteau de la décence et
du respect; il y a des moments dans la vie où le plus
sage n'est pas fâché de le rejeter à demi et même tout
à fait. — A chaque page, tantôt avec un mouvement
rude de naturaliste hardi, tantôt avec un geste preste
de singe polisson. Voltaire écarte la draperie sérieuse
ou solennelle, et nous montre l'homme, pauvre bimane,
dans quelles attitudes'! Swift seul a risqué de pareils
tableaux. A l'origine ou au terme de tous nos senti-
monts exaltés, quelles crudités physiologiques! Quelle
disproportion entre notre raison si faible et nos instincts
si forts! Dans quels bas-fonds de garde-robe la politique
et la religion vont-elles cacher leur linge sale! — De
tout cela il faut rire pour ne pas pleurer, et encore,
sous ce rire, il y a des larmes; il finit en ricanement;
il recouvre la tristesse profonde, la pitié douloureuse.
A ce degré et en de tels sujets, il n'est plus qu'un effet
de l'habitude et du parti pris, une manie de la verve,
un état fixe de la machine nerveuse lancée à travers
tout, sans frein et à toute vitesse. — Prenons-y garde
pourtant : la gaieté est encore un ressort, le dernier er,
1. Dictionnaire philosophique, article Ignorance. — Les oreil-
les du comte de Chesterfield. — L'homme aux quarante icus
cbap. TU et xi
100 L'ANCIEN RÉGIME
France qui maintienne l'iiomme debout, le meilleur
pour garder à l'âme son ton, sa résistance et sa force,
le plus intact dans un siècle où les hommes, les femmes
elles-mêmes, se croyaient tenus de mourir en personnes
de bonne compagnie, avec un sourire et sur un bon
mot'.
Quand le talent de l'écrivain rencontre ainsi l'incli-
nation du public, peu importe qu'il dévie et glisse,
puisque c'est sur la pente universelle. 11 a beau s'égarer
ou se salir; il n'en convient que mieux à son auditoire,
et ses défauts lui servent autant que ses qualités. —
Après une première génération d'esprits sains, voici la
seconde, où l'équilibre mental n'est plus exact. Diderot,
dit Voltaire, est « un four trop chaud qui brûle tout ce
qu'il cuit » ; ou plutôt, c'est un volcan en éruption qui,
pendant quarante ans, dégorge les idées de tout ordre
et de toute espèce, bouillonnantes et mêlées, inélaux
précieux, scories grossières, boues fétides; le torrent
continu se déverse à l'aventure, selon les accidents du
terrain, mais toujours avec l'éclat rouge et les fumées
acres d'une lave ardente. 11 ne possède pas ses idées,
mais ses idées le possèdent; il les subit; pour en ré-
primer la fougue et les ravages, il n'a pas ce fond solide
de bon sens pratique, cette digue intérieure de pru
dence sociale qui, chez Montesquieu et même chez Vol-
taire, barre la voie aux débordements. Tout déborde
chez lui, hors du cratère trop pliùn, sans choix, par 1?
1- Bachaumont, III, lOi. (Mort du comte de Maugiron.)
LA PROPAGATION DE LA DOCTI'.INE 101
Drcniière fissure ou crevasse qui se rencontre, selon les
hasards d'une leclure, d'une lettre, d'une conversation,
d'une improvisation, non pas en petits jets multipliés
comme chez Voltaire, mais en larges coulées qui rou-
lent aveuglément sur le versant le plus escarpé du
siècle. Non seulement il descend ainsi jusqu'au fond de
la doctrine antireligieuse et antisociale, avec toute la
raideur de la logique et du paradoxe, plus impétueuse-
ment et plus bruyamment que d'Holbach lui-même;
mais encore il tombe et s'étale dans le bourbier du
siècle qui est la gravelure, et dans la grande ornière du
siècle qui est la déclamation. Dans ses grands romans,
il. développe longuement l'équivoque sale ou la scène
lubrique. La crudité chez lui n'est point atténuée par la
malice ou recouverte par l'élégance. Il n'est ni un, ni
piquant; il ne sait point, comme Crébillon fils, peindre
de jolis polissons. C'est un nouveau venu, un parvenu
dans le vrai monde; vous voyez en lui un plébéien,
puissant penseur, infatigable ouvrier et grand artiste,
que le.s mœurs du temps ont introduit dans un souper
de viveurs à la mode. Il y prend le dé de la conver-
sation, conduit l'orgie, et par contagion, par gageure,
dit à lui seul plus d'ordures et plus de « gueulées )) que
tous les convives'. — Pareillement, dans ses drames,
1. « Les romans de Crébillon fils étaiciil à la mode. Mon père
« causait avec Mme de Puisicux sur la facilité de composer les
« ouvrap;cs libres; il prétendait qu'il ne s'açissait que de trouver
c une idée plaisante, cheville de tout le reste, où le libertinage
a do l'esprit remplacerait le g:oùt. Elle le défia d'en produire un
€ de ce genre. Au bout de quinze jours, il lui apporta Les bijoux
t indiscrets et cinquante louis. » [Mémoires sur Diderot par sa
102 L'ANCIEN RÉGIME
dans ses Essais sur Claude et Néron, dans son Commen-
taire sur Sénèque, dans ses additions à l'Histoire philo-
sophique de Raynal, il force le ton. Ce ton, qui règne
alors en vertu de l'esprit classique et de la mode nou-
velle, est celui de la rhétorique sentimentale. Diderot le
pousse à bout jusque dans l'emphase larmoyante ou
furibonde, par des exclamations, des apostrophes, des
attendrissements, des violences, des indignations, dos
enthousiasmes, des tirades à grand orchestre, où I;i
fougue de sa cervelle trouve une issue et un emploi. —
En revanche, parmi tant d'écrivains supérieurs, il est
le seul qui soit un véritable artiste, un créateur d'âmes,
un esprit en qui les objets, les événements et les per-
sonnages naissent et s'organisent d'eux-mêmes, par
leurs seules forces, en vertu de leurs affinités natu-
relles, involontairement, sans intervention étrangère, de
façon à vivre pour eux-mêmes et par eux-mêmes, à
l'abri des calculs et en dehors des combinaisons de
l'auteur. L'homme qui a écrit les Salons, les Petits
Romaiis, les Entretiens, le Paradoxe du Comédien,
surtout le Rêve de dAlembert et le Neveu de Rameau,
est d'espèce unique en son temps. Si alertes et si bril-
lants que soient les personnages de Voltaire, ce sont
toujours des mannequins; leur mouvement est em-
prunté; on entrevoit toujours derrière eux l'auteur qui
tire la ficelle. Chez Diderot, ce fil est coupé; il ne parle
point par la bouche de ses personnages, ils ne sont pas
fille.) — La Religieuse a uiie origine semblable; il s'agissait de
mystifier M. de Croismare.
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 103
pour lui des porte-voix ou des pantins comiques, mais
des êtres indépendants et détaches, à qui leur action
appartient, dont l'accent est personnel, ayant en propre
leur tempérament, leurs passions, leurs idées, leur
philosophie, leur style et leur âme parfois, comme le
Neveu de Rameau, une âme si originale, si complexe,
w complète, si vivante et si difforme, qu'elle devient
dans l'histoire naturelle de l'homme un monstre incom-
parable et un document immortel. Il a dit tout sur la
nature', sur l'art, la morale et la vie^, en deux opus-
cules dont vingt lectures successives n'usent pas l'attrait
et n'épuisent pas le sens : trouvez ailleurs, si vous
pouvez, un pareil tour de force et un plus grand chef-
d'œuvre; « rien de plus fou et de plus profond^ ». —
Voilà l'avantage de ces génies qui n'ont pas l'empire
d'eux-mêmes : le discernement leur manque, mais ils
ont l'inspiration; parmi vingt œuvres fangeuses, in-
formes ou malsaines, ils en font une qui est une création,
bien mieux une créature, un être animé, viable par lui-
môme, auprès duquel les autres, fabriqués par les
simples gens d'esprit, ne sont que des mannequins bien
habillés. — C'est pour cela que Diderot est un si grand
conteur, un maître du dialogue, en ceci l'égal de Vol-
taire, et, par un talent tout opposé, croyant tout ce
qu'il dit au moment où il le dit, s'oubliant lui-même,
emporté par son propre récit, écoutant des voix inlé-
1. Le Rêve de d'Alembert.
2. Le Neveu de Rameau.
5. Paroles de Diderot lui-même, à propos du Piêve de d'Alem*
beit.
104 L'ANCIEN REGIME
lieures, surpris par des répliques qui lui vienneut à
rimproviste, conduit coiuinc sur un fleuve inconnu par
le cours de l'aclion, par les sinuosités de l'entretien qui
se développe en lui à son insu, soulevé par l'afflux des
idées et par le sursaut du moment jusqu'aux images les
plus inattendues, les plus burlesques ou les plus ma-
gnifiques, tantôt lyrique jusqu'à fournir une strophe
presque entière à Musset', tantôt bouffon et saugrenu
avec des éclats qu'on n'avait point vus depuis Rabelais,
toujours de bonne foi, toujours à la merci de son sujet,
de son invention et de son émotion, le plus naturel des
écrivains dans cet âge de littérature artificielle, pareil à
un arbre étranger qui, transplanté dans un parterre de
l'époque, se boursoufle et pourrit par une moitié de sa
lige, mais dont cinq ou six branches, élancées en pleine
lumière, surpassent tous les taillis du voisinage par la*
fraîcheur de leur sève et par la vigueur de leur jet.
lîousscau aussi est un artisan, un honniie du peuple
mal adapté au monde élégant et délicat, hors de chez
lui dans un salon, de plus mal né, mal élevé, sali par
sa vilaine et précoce expérience, d'une sensualité
échauffée et déplaisante, malade d'âme et de corps,
tourmenté par des facultés supérieures et discordantes,
dépourvu de tact, et portant les souillures de son ima-
gination, de son tempérament et de son passé jusque
dnis sa morale la plus austère et dans ses idylles- les
1. L'une clos plus belles slrtijilics de Souvent?- est pi'CS(|i!e
triiiscrilo (iiiYo!oiil;iireiiieiit, je suppose) du dialogue sur Otaïli.
2. Nouvelle Uéloïse, passiin, et iiolammcnt la leltre eiU'aordi-
LA l'ROPAGATION DE I.A IMICTRINE 105
l)!us pures; sans verve d'ailleurs, et en cela le con-
traire parfait de Diderot, avouant lui-même « que ses
« idées s'arrangent dans sa lèle avec la plus incroyable,
(( difficulté, que telle de ses périodes a été tournée et
retournée cinq ou six nuits dans sa tête avant qu'elle
fût en état d'être mise sur le papier, qu'une lettre
« sur les moindres sujets lui coûte des heures de
(( fatigue )), qu'il ne peut attraper le ton agréable et
léger, ni réussir ailleurs que « dans les ouvrages qui
« demandent du travail' ». — Par contre, dans ce foyer
brûlant, sous les prises de cette méditation prolongée
et intense, le style, incessamment forgé et reforgé,
prend une densité et une trempe qu'il n'a pas ailleurs.
On n'a point vu depuis La Biuyère une phrase si pleine,
si mâle, où la colère, l'admiration, l'indignation, la
passion, réfléchies et concentrées, fassent saillie avec
une précision plus rigoureuse et un relief plus fort. Il
est presque l'égal de La Bruyère pour la conduite des
effets ménagés, pour l'artifice calculé des dcveloppe-
iiaire de Julie, Deuxième Partie, 11° 15. — Emile, discours du
précepteur à Emile et à Sophie, le lendemain de leur mariage. —
Lettre de la comtesse de Boufflers à Gustave III, publiée par
Geffroy [Gustave III et la cour de France). « Je charge, quoique
« avec répugnance, le baron de Cederhielm de vous porter un
« livre qui vient de paraître : ce sont les infâmes mémoires de
« Piousscau, intitulés Confessions. Il me paraît que ce peut être
« celles d'un valet de basse-cour, et même au-dessous de cet
« état, maussade en tout point, lunatique et vicieux de la ma-
« uière la plus dégoûtante. Je ne reviens pas du culte que je lui
« ai rendu (car c'en était un) ; je ne me consolerai pas qu'il en
« ait coûté la vie à l'illustre David Hume qui, pour me complaire,
« se chargea de conduire en Angleterre cet animal immonde. »
1. Confissions, {larlie I, li\rc 111.
106 I. ANCIEN RÉGIME
incnts, pour la brièveté des résumés poignants, pour la
raideur assommante des ripostes inattendues, pour la
multitude des réussites littéraires, pour l'exécution de
tous ces morceaux de bravoure, portraits, descriptions,
parallèles, invectives, où, comme dans un crescendo
musical, la même idée, diversifiée par une série
d'expressions toujours plus vives, atteint ou dépasse
dans la note finale tout ce qu'elle comporte d'énergie et
d'éclat. Enfin, ce qui manque à La Bruyère, ses mor-
ceaux s'enchaînent; il écrit, non seulement des pages,
mais encore des livres; il n'y a pas de logicien plus
serré. Sa démonstration se noue, maille à maille, pen-
dant un, deux, trois volumes, comme un énorme filet
sans issue, oîi, bon gré, malgré, on reste pris. C'est un
systématique qui, replié sur lui-même et les yeux obsti-
nément fixés sur son rêve ou sur son principe, s'y
enfonce chaque jour davantage, en dévide une à une les
conséquences, et tient toujours sous sa main le réseau
enlier. N'y touchez pas. Comme une araignée effarouchée
et solitaire, il a tout ourdi de sa propre substance, avec
les plus chères convictions de son esprit, avec les plus
intimes émotions de son cœur. Au moindre choc,'
frémit, et, dans la défense, il est terrible', hors de lui',
venimeux même, par exaspération contenue, par sensi-
bilité blessée, acharné sur l'adversaire qu'il étouffe dans
1. Lrltre à M. de Benumont.
2. Emile, letlre IV, 19Ô. « FI f;iiit bien que les gens du monde
se (iéguisenl; s'ils se inoulraieiit tels qu'ils sont, ils feraient hor-
reur, etc. f
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 107
les fils tenaces et multipliés de sa toile, mais plus re-
doutable encore à lui-même qu'à ses ennemis, bientôt
enlacé dans son propre rets*, persuadé que la France et
l'univers sont conjurés contre lui, déduisant avec une
subtilité prodigieuse toutes les preuves de cette conspi-
ration chimérique, à la fin désespéré par son roman
trop plausible, et s'étranglant dans le lacs admirable
qu'à force de logique et d'imagination il s'est construit.
Avec de telles armes on court risque de se tuer, mais
on est bien puissant. Rousseau l'a été, autant que Vol-
taire, et l'on peut dire que la seconde moitié du siècle
lui appartient. Étranger, protestant, original de tempé-
rament, d'éducation, de cœur, d'esprit et de mœurs, à
la fois philanthrope et misanthrope, habitant d'un monde
idéal qu'il a bâti à l'inverse du monde réel, il se trouve
à un point de vue nouveau. Nul n'est si sensible aux
vices et aux maux de la société présente. Nul n'est si
louché du bonheur et des vertus de la société future.
C'est pourquoi il a deux prises sur l'esprit public, l'une
par la satire, l'autre par l'idylle. — Sans doute aujour-
d'hui ces deux prises sont moindres ; la substance
qu'elles saisissaient s'est dérobée ; nous ne sommes plus
les auditeurs auxquels il s'adressait. Les célèbres dis-
cours sur l'influence des lettres et sur l'origine de l'iné-
galité nous semblent des amplifications de collège; il
nous faut un efl'ort de volonté pour lire la Nouvelle
1. Voyez notamment son li\Te intitulé Rousseau juge de Jean-
Jacques, son affaire avec Hume, et les derniers livres des Con-
fessions.
i08 L'ANCIEN P.ÉGniE
Iléloise. L'auteur nous rebute par la continuité de son
aigreur ou par l'exagération de son enthousiasme. 11 est
toujours dans les extrêmes, tantôt maussade elle sourcil
froncé, tantôt la larme à l'œil et levant de grands bras
au ciel. L'hyperbole, la prosopopée et les autres ma-
chines littéraires jouent chez lui trop souvent et de
parti pris. Nous sommes tentés de voir en lui tantôt un
sophiste qui s'ingénie, tnnlôt un rliéteur qui s'évertue,
tantôt un prédicateur qui s'écliauiïe, c'est-à-dire, dans
tous les cas, un acteur qui soutient une thèse, prend
des attitudes et cherche des elîets. Enfin, sauf dans les
Confessions, son style nous fatigue vite; il est ti-op
étudié, incessamment tendu. L'auteur est toujours
auteur, et communique son défaut à ses personnages;
sa Julie plaide et disserte pendant vingt pages de suite
sur le duel, sur l'amour, sur le devoir, avec une logique,
un talent et des phrases qui feraient honneur à un aca-
démicien moraliste. Partout des lieux connnuns, des
thèmes généraux, des enfilades de sentences et de rai-
sonnements abstraits, c'est-à-dire des vérités plus ou
moins vides et des paradoxes plus ou moins creux. Le
moindre fait circonstancié, des anecdotes, des traits de
mœurs, feraient bien mieux notre afiiure; c'est qu'au-
jourd'hui nous préférons l'éloquence précise des choses
à l'éloquence lâche des mots. Au dix-huitième siècle,
il en était autrement, et, pour tout écrivain, ce style
oi'atoire était justement le costume de cérémonie.
l'habit habillé qu'il fallait endosser pour ê'.re admis
dans la compagnie des honnêtes gens. Ce qui nous
LA PROPAGATION DE LA DOCTr.I>'E 100
semble de l'apprôt n'était alors que de la tenue ; en un
siècle classique, la période parfaite et le développement
soutenu sont des convenances et par suite des obliga-
tions. — Notez d'ailleurs que cette draperie littéraire
qui nous cache aujourd'hui la vérité ne la cachait pas
aux contemporains; ils voyaient sous elle le trait exact,
le détail sensible que nous ne voyons plus. Tous les
abus, tous les vices, tous les excès de raffinement et de
culture, toute cette maladie sociale et morale, que
Rousseau flagellait en phrases d'auteur, étaient là sous
leurs yeux, dans leurs cœurs, visible et manifestée par
des milliers d'exemples quotidiens et domestiques. Pour
appliquer la satire, ils n'avaient qu'à regarder ou à se
souvenir. Leur expérience complétait le livre, et, par la
collaboration de ses lecteurs, l'auteur avait la puissance
qui lui manque aujourd'hui. Mettons-nous à leur place,
et nous retrouverons leurs impressions. Ses boutades,
ses sarcasmes, les duretés de toute espèce qu'il adresse
aux grands, aux gens à la mode et aux femmes, son ton
raide et tranchant font scandale, mais ne déplaisent pas.
Au contraire, après tant de compliments, de fadeurs et
de petits vers, tout cela l'éveille le palais blasé ; c'est la
sensation d'un vin fort et rude, après un long régime
d'orgeat et de cédrats confits. Aussi son premier dis-
cours contre les arts et les lettres « prend tout de suite
« par-dessus les nues ». Mais son idylle touche les
cœurs encore plus fortement que ses satires. Si les
hommes écoutent le moraliste qui gronde, ils se préci-
pitent sur les pas du magicien qui les charme; les
110 L'ANCIEN RÉCniE
femmes surtout, les jeunes gens sont à celui qui leur
fait voir la terre promise. Tous les mécontentements
accumulés, la fatigue du présent, l'ennui, le dégoût
vague, une multitude de désirs enfouis jaillissent,
pareils à des eaux souterraines sous le coup de sonde
qui pour la première fois les appelle au jour. Ce coup
de sonde, Rousseau l'a donné juste et à fond, par ren-
contre et par génie. Dans une société tout artificielle,
où les gens sont des pantins de salon et oîi la vie con-
siste à parader avec grâce d'après un modèle convenu,
il prêche le retour à la nature, l'indépendance, le
sérieux, la passion, les effusions, la vie mâle, active,
ardente, heureuse et libre en plein soleil et au grand
air. Quel débouché pour les facultés comprimées, pour
la riche et large source qui coule toujours au fond de
l'homme et à qui ce joli monde ne laisse pas d'issue!
— Une femme de la cour a vu près d'elle l'amour tel
qu'on le pratique alors, simple goût, parfois simple
passe-temps, pure galanterie, dont la politesse exquise
recouvre mal la faiblesse, la froideur et parfois la
méchanceté, bref des aventures, des amusements et des
personnages comme en décrit Crébillon fils. Un soir, au
moment de partir pour le bal de l'Opéra, elle trouve
sur la toilette la Nouvelle Héloïse';']e ne m'étonne point
' i. Confessions, partie II, li\TC XI. a Les femmes s'enivrèrent
a du livre et de l'auteur, au point qu'il y en avait peu, môme
« dans les hauts rangs, dont je n'eusse fait la conquête, si je
« l'eusse entreprise. J'ai de cela dos preuves que je ne veux
« pas écrire et qui, sans avoir eu besoin de l'expérience, auto-
« risent mon opinion. » Cf. G. Sand- Histoire de ma vie, I, 73.
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 111
si elle fait attendre d'heure en heure ses chevaux et ses
gens, si, à quatre heures du matin, elle ordonne de
dételer, si elle passe le reste de la nuit à lire, si elle est
élouiïée par ses larmes; pour la première fois, elle
vient de voir un homme qui aime. — Pareillement, si
vous voulez comprendre le succès de VÉmile, rappelez-
vous les enfants que nous avons décrits, de petits Mes-
sieurs brodés, dorés, pomponnés, poudrés à blanc,
garnis d'une épée à nœud, le chapeau sous le bras, fai-
sant la révérence, offrant la main, étudiant devant la
glace les altitudes charmantes, répétant des 'compli-
ments appris, jolis mannequins en qui tout est l'a.'uvre
du tailleur, du coiffeur, du précepteur et du maître à
danser; à côté d'eux, de petites Madames de six ans,
encore plus factices, serrées dans un corps de baleine,
enharnachées d'un lourd panier rempli de crin et cerclé
de fer, affublées d'une coiffure haute de deux pieds,
véritables poupées auxquelles on met du rouge et dont
chaque matin la mère s'amuse un quart d'heure pour
les laisser toute la journée aux femmes de chambre'.
Cette mère vient de lire VÉmile; rien d'étonnant si tout
de suite elle déshabille la pauvrette, et fait le projet de
nourrir elle-même son prochain enfant. — C'est par ces
contrastes que Rousseau s'est trouvé si fort. Il faisait
voir l'aurore a des gens qui ne s'étaient jamais levés
qu'à midi, le paysage à des yeux qui ne s'étaient encore
i. Estampe de Moreau, Les petits parrains. — Berquin, passtni,
enU'e autres L'épce. — Remarquez les phrases toutes faites, le
style d'auteur habituel aux enl'aiits, dans Berquin et Mme de
Geiilis.
AKc. RtG. a.
T. II.
112 L'ANCIEN REGIME
arrêtés que sur des salons et des palais, le jardin
naturel à des hommes qui ne s'étaient jamais promenés
qu'entre des charmilles tondues et des plates-bandes
rectilignes, la campagne, la solitude, la famille, le
peuple, les plaisirs afiectueux et simples à des citadins
lassés par la sécheresse du monde, par l'excès et les
complications du luxe, par la comédie uniforme que,
sous cent bougies, ils jouaient tous les soirs chez eux
ou chez autrui*. Des auditeurs ainsi disposés ne distin-
guent pas nettement entre l'emphase et la sincérité,
entre la sensibilité et la sensiblerie. Ils suivent leur
auteur, comme un révélateur, comme un prophète,
jusqu'au bout de son monde idéal, encore plus pour ses
exagérations que pour ses découvertes, aussi loin sur la
route de l'erreur que dans la voie de la vérité.
Ce sont là les grandes puissances littéraires du siècle.
Avec des réussites moindres, et par des combinaisons
de toute sorte, les éléments qui ont formé les talents
principaux forment aussi les talents secondaires : au-
dessous de Rousseau, les écrivains éloquents et sensibles,
Bernardin de Saint-Pierre, Raynal, Thomas, Marmontel,
Mably, Florian, Dupaty, Mercier, Mme de Staël; au-deè-
sous de Voltaire, les gens d'esprit vif et piquant, Duclos,
Piron, Galiani, le président de Brosses, Rivarol, Cliam-
forl, et, à parler exactement, tout le monde. Chaque
fois qu'une veine de talent, si mince qu'elle soit, jaillit
1. Description du soleil levant dans Émtlr, de l'Elysée (uii jar-
din naturel) dans la Nouvrllr Hcloïsr. — Voyez surtout dans
Emile, lui du livre IV, les iilaisirs de Ilousscau s'il était riche.
LA PROPAGATION DE U DOCTRliNE 113
de terre, c'est pour propager, porter plus avant la doc-
trine nouvelle; on trouverait à peine deux ou trois petits
ruisseaux qui coulent en sens contraire, le journal de
Fréron, une comédie de Palissot, une satire de Gilbert.
La philosophie s'insinue et déborde par tous les canaux
publics et secrets, par les manuels d'impiété, les Théo-
logies portatives et les romans lascifs qu'on colporte
sous le manteau, par les petits vers malins, les épi-
grammes et les chansons qui chaque matin sont la nou-
velle du jour, par les parades de la foire' et les ha-
rangues d'académie, par la tragédie et par l'opéra,
depuis le commencement jusqu'à la fin du siècle, depuis
VOEdipe de Voltaire jusqu'au Tarare de Beaumarchais.
U semble qu'il n'y ait plus qu'elle au monde; du moins
elle est partout et elle inonde tous les genres littéraires;
on ne s'inquiète pas si elle les déforme, il suffit qu'ils
lui servent de conduits. En 17G5, dans la tragédie de
Manco-Capac'^ , « le principal rôle, écrit un conîem-
« porain, est celui d'un sauvage qui débite en vers tout
« ce que nous avons lu épars dans Y Emile et le Con~
« Irat social sur les rois, sur la liberté, sur les droits
« de l'homme, sur l'inégalité des conditions ». Ce ver-
tueux sauvage sauve le fils du roi sur lequel un grand-
prêtre levait le poignard, puis, désignant tour à tour le
grand-prêtre et lui-même, il s'écrie : « Voilà l'homme
1 . Voyez déjà dans Marivaux (La double inconstance] la satire
de la cour, des courtisans et du grand monde gâté, opposé aux
petites gens qui ont conservé la bonté primitive, villageois et vil-
lageoises.
2. Bachaumont, I, 254.
Ul L'ANCIEN RÉGIME
civil; voici l'homme sauvage. » Sur ce vers, applau-
dissements, grand succès, tellement que la pièce est
dLMiiandée à Versailles et jouée devant la cour.
11 reste à dire la même chose avec adresse, éclat,
gaieté, verve et scandale : ce sera le Mariage de Figaro.
Jamais la pensée du siècle ne s'est montrée sous un
déguisement qui la rendit plus visihle, ni sous une
parure qui la rendît plus attrayante. Le titre est la
Folle journée, et en effet c'est une soirée de folie, un
après-souper comme il y en avait alors dans le beau
monde, une mascarade de Français en habits d'Espa-
gnols, avec un défilé de costumes, des décors ciian-
geanls, des couplets, un ballet, un village qui danse et
qui chante, une bigarrure de personnages, gentils-
hommes, domestiques, duègnes, juges, greffiers, avo-
cats, mailres de musique, jardiniers, pâtoureaux, brei
un spectacle pour les oreilles, pour les yeux, pour
tous les sens, le contraire de la comédie régnante, où
trois personnages de carton, assis sur des fauteuils
classiques, échangent des raisonnements didactiques
dans un salon abstrait. Bien mieux, c'est un imbroglio
où l'action surabonde, parmi des intrigues qui se croi-
sent, se cassent et se renouent, à travers un pêle-mêle
de travestissements, de reconnaissances, de surprises,
de méprises, de sauts par la fenêtre, de prises de bec
e't de soufflets, tout cela dans un style élincelant où
chaque phrase scintille par toutes ses facettes, où les
rêpli(|ues semblent taillées par une main de lapidaire,
où les yeux s'uublieruiout ù contempler les brillants
LA rnOPAGATION DE LA DOCTRINE 115
muUiplics du langage, si l'esprit n'était entraîné par la
npidilé du dialogue et par la pélulance de l'action.
M lis voici un bien autre attrait, le plus pénétrant de
ous pour un monde qui raffole de Parny; selon le
comte d'Artois dont je n'ose citer le mot, c'est l'appel
dux sens, l'éveil des sens qui fait toute la verdeur et
toute la saveur de la pièce. Le fruit mûrissant, savou-
reux, suspendu à la branche, n'y tombe pas, mais
semble toujours sur le point de tomber; toutes les
mains se tendent pour le cueillir, et la volupté un peu
voilée, mais d'autant plus provocante, pointe, de scène
en scène, dans la galanterie du comte, dans le trouble
de la comtesse, dans la naïveté de Fanchette, dans les
gaillardises de Figaro, dans les libertés de Suzanne,
pour s'achever dans la précocité de Chérubin. Joignez à
cela un double sens perpétuel, l'auteur caché derrière
ses personnages, la vérité mise dans la bouche d'un
grotesque, des malices enveloppées dans des naïvetés,
le maître dupé, mais sauvé du ridicule par ses belles
façons, le valet révolté, mais préservé de l'aigreur par
sa gaieté, et vous comprendrez comment Beaumarchais
a pu jouer l'ancien régime devant les chefs de l'ancien
régime, mettre sur la scène la satire politique et
sociale, attacher publiquement sous chaque abus un
mot qui devient proverbe et qui fait pétard*, ramasser
1. a II fallait un calculateur pour remplir la place, ce fut un
« danseur qui l'obtint. — C'est un grand abus que de vendre les
e charges. — Oui, on ferait bien mieux de les donner pour rien.
« — Il n'y a que les petits hommes qui crnignent les petits
« écrits. — Le hasard fit les distances, l'esprit seul peut to it
116 L'ANCIEN RÉGIME
en quelques traits toute la polémique des philosophes
contre les prisons d'État, contre la censure des écrits,
contre la vénalité des charges, contre les privilèges de
naissance, contre l'arbitraire des ministres, contre l'in-
capacité des gens en place, bien mieux, résumer en un
seul personnage toutes les réclamations publiques,
donner le premier rôle à un plébéien, bâtard, bohème
et valet, qui, ù force de dextérité, de courage et de
bonne humeur, se soutient, surnage, remonte le cou-
rant, fde en avant sur sa petite barque, esquive le choc
des gros vaisseaux, et devance même celui de son
maître en lançant à chaque coup de rames une pluie de
bons mots sur tous ses rivaux. — Après tout, en France
du moins, l'esprit est la première puissance. Il suftit
toujours que la littérature se mette au service de la
philosophie. Devant leur complicité, le public ne fait
guère de résistance, et la maîtresse n'a pas de peine à
convaincre ceux que la servante a déjà séduits.
t changer. — Courtisan, on dit que c'est un métier bien diffTcile.
0 — Recevoir, prendre et demander, voilà le secret en trois
« mots, etc. » — Et tout le monologue de Figaro, toutes les
scènes avec Bridoisou.
CHAPITRE II
Le public en France. — I. L'aristocratie. — Ordinairement elle
répugne aux nouveautés. — Conditions de cette répugnance. —
Exemple en Angleterre. — II. Les conditions contraires se ren-
contrent en France. — Désœuvrement de la haute classe. — La
philosophie semble un exercice d'esprit. — De plus, elle est
l'aliment de la conversation. — La conversation philosophique
au xvni° siècle. — Sa supériorité et son charme. — Attrait qu'elle
exerce. — III. Autre elTet du désœuvrement. — L'esprit scep-
tique, libertin et frondeur. — Anciens ressentiments et mécon-
tentements nouveaux contre l'ordre établi. — Sympathies pour
les théories qui l'attaquent. — Jusqu'à quel point ehes sont
adoptées. — lY. Leur propagation dans la haute classe. —
Progrès de l'incrédulité en religion. — Ses origines. — Elle
éclate sous la Régence. — Irritation croissante contre le clergé.
— Le matérialisme dans les salons. — Vogue des sciences. —
Opinion finale sur la religion. — Scepticisme du haut clergé.
— V. Progrès de l'opposition en politique. — Ses origines. —
Les économistes et les parlementaires. — Ils frayent la voie
aux philosophes. — Fronde des salons. — Libéralisme des
femmes. — VI. Espérances infinies et vagues. — Générosité
des sentiments et de la conduite. — Douceur et bonnes inten-
tions du gouvernement — Aveuglement et optimisme.
I
Encore faut-il que ce public veuille bien se laisser
convaincre et séduire ; il ne croit que lorsqu'il est dis-
posé à croire, et, dans le succès des livres, sa part est
118 1/ANCIEN RÉGIME
souvent plus grande que colle de l'autour. Quand vous
parlez à des liomnies de religion ou de poliliquo,
presque toujours leur opinion est faile; leurs préjuges,
(ours intérêts, leur situation les ont engagés d'avance ;
ils ne vous écoutent que si vous leur dites tout haut ce
qu'ils pensent tout bas. Proposez de démolir le grand
édifice social pour le rebâtir à neuf sur un plan tout
opposé : ordinaircniont vous n'aurez pour auditeurs
que les gens mal logés ou sans gîte, ceux qui vivent
dans les soupentes et les caves, ou qui couchent à la
belle étoile, dans les terrains vagues, aux alentours de
la maison. Quant au commun des habitants dont le
logis est étroit, mais passable, ils craignent les démé-
nagements, ils tiennent à leurs habitudes. La difficulté
sera plus grande encore auprès de la haute classe qui
occupe tous les beaux appartements; pour qu'elle
accepte votre projet, il faudra que son aveuglement ou
son désintéressement soient extrêmes. — En Angleterre,
elle s'aperçoit très vite du danger. La philosophie a
beau y être précoce et indigène; elle ne s'y acclimate
pas. En 1729, Montesquieu écrivait sur son carnet de
voyage : « Point de religion en Angleterre; quatre où
« cinq de la Chambre des Communes vont à la messe
« ou au sermon de la Chambre.... Si quelqu'un parle
« de religion, tout le monde se met à rire. Un honuue
«'ayjnt dit de mon temps : Je crois cola comme article
fl (le foi, tout le monde se mit à rire.... Il y a un
« comité pour considérer l'état de la religion, mais
« cela est regardé comme ridicule. » Cinquante ans
LA rr.OPAGATION DE LA DOCTRINE 11'.)
plus tard, l'esprit public s'est retourné; « tous ceux
« qui ont sur leur tête un bon toit et sur leur dos un
« bon liabit' » ont vu la portée des nouvelles doctrines.
En tout cas, ils sentent que des spéculations de cabinet
ne doivent pas devenir des prédications de carrefour.
L'impiété leur semble une indiscrétion ; ils considèrent
la religion comme le ciment de l'ordre public. C'est
qu'ils sont eux-mêmes des bommes publics, engages
dans l'action, ayant part au gouvernement, instruits
par l'expérience quotidienne et personnelle. La pratique
les a prémunis contre les cbimères des tbéoriciens; ils
ont éprouvé par eux-mêmes combien il est difficile de
mener et de contenir les hommes. Ayant manié la ma-
chine, ils savent comment elle joue, ce qu'elle vaut, ce
qu'elle coûte, et ne sont point tentés de la je!er au
rebut, pour en essayer une autre qu'on dit supérieure,
mais qui n'existe encore que sur le papier. Le baronnet
ou squire, qui est justice sur son domaine, n'a pas de
peine à démêler dans le ministre de la paroisse son
collaborateur indispensable et son allié naturel. Le duc
ou marquis qui siège à la Chambre Haute à côté des
évêques a besoin de leurs votes pour faire passer un
bill, et de leur assistance pour rallier à son parti les
quinze iliille curés qui disposent des voix rurales. Ainsi
tous ont la main sur quelque rouage social, grand ou
petit, principal ou accessoire, ce qui leur donne le
sérieux, la prévoyance et le bon sens. Quand on opère
•i. Mot de Macaulay.
120 I;ANCIEN IIEGIME
sur les choses réelles, on n'est pas tenté de planer dans
le monde imaginaire; par cela seul qu'on est à l'ouvrage
sur la terre solide, on répugne aux promenades aériennes
dans l'espace vide. Plus on est occupé, moins on rêve,
et, pour des hommes d'affaires, la géométrie du Contrat
social n'est qu'un pur jeu de l'esprit pur.
II
Tout au rebours en France. « J'y arrivai en 1774',
« dit un gentilhomme anglais, sortant de la maison de
« mon père qui ne rentrait jamais du Parlement qu'à
« trois heures du matin, que je voyais occupé toute la
fi matinée à corriger des épreuves de ses discours pour
« les journaux, et qui, après nous avoir embrassés à la
« hâte et d'un air distrait, courait à un dîner poli-
« tique.... En France, je trouvai les hommes de la plus
« haute naissance jouissant du plus beau loisir. Ils
« voyaient les ministres, mais c'était pour leur adresser
« des choses aimables et en recevoir des respects ; du
« reste aussi étrangers aux affaires de la France qu'à
« celles du Japon », et encore plus aux alfaires locales
qu'aux affaires générales, ne connaissant leurs paysans
que par les comptes de leur régisseur. Si l'un d'eux,
avec le titre de gouverneur, allait dans une province, on
d vu que c'était pour la montre ; pendant que l'inten-
dant administrait, il représentait avec grâce et magnifi-
\. Sfciullial, Home, Napl' / Florence, 3'}.
LA PROPAGATION DE Lu DOCTRINE 121
conce, recevait, donnait à dîner. Recevoir, donner à
dîner, entretenir agréablement des hôtes, voilà tout
l'emploi d'un grand seigneur; c'est pourquoi la religion
et le gouvernement ne sont pour lui que des sujets
d'entretien. D'ailleurs, la conversation est entre lui et
ses pareils, et on a le droit de tout dire en bonne com-
pagnie. Ajoutez que la mécanique sociale tourne d'elle-
même, comme le soleil, de temps immémorial, par sa
propre force; sera-t-elle dérangée par des paroles de
salon? En tout cas, ce n'est pas lui qui la mène, il n'est
pas responsable de son jeu. Ainsi point d'arrière-penséc
inquiète, point de préoccupations moroses. Légèrement,
hardiment, il marche sur les pas de ses philosophes;
détaché des choses, il peut se livrer aux idées, à peu
près comme un jeune homme de famille qui, sortant du
collège, sais-it un principe, tire les conséquences, et se
fait un système, sans s'embarrasser des applications*.
Rien de plus agréable que cet élan spéculatif. L'esprit
plane sur les sommets comme s'il avait des ailes; d'un
regard, il embrasse les plus vastes horizons, toute la
vie humaine, toute l'économie du monde, le principe
de l'univers, des religions, des sociétés. Aussi bien,
comment causer si on s'abstient de philosophie? Qu'est-
ce qu'un cercle oîi la haute politique et la critique
supérieure ne sont point admises? Et quel motif peut
\. Morellct, Mémoire, I, 159 (sur les écrits et les entretiens de
Diderot, d'Holbach et des athées). « Tout semblait alors innocent
a dans cette philosophie qui demeurait contenue dans l'enceinte
« des spéculations, et ne cherchait, dans ses plus grandes har-
« diesses, qu'un exercice paisible de l'esprit. >
1Î2 L'ANCIEN REGIME
r'iinir des gens d'esprit, sinon le dôsir d'agiter en-
s iiible les questions majeures? — Depuis deux siècles
*>, ! France la conversation touche à tout cela; c'est
P'urquoi elle a tant d'attraits. Les étrangers n'y ré-
^istent pas; ils n'ont l'ien de pareil chez eux; Lord
Chesterfield la propose en exemple. « Elle roule tou-
(( jours, dit-il, sur quelques points d'histoire, de cri-
« tique ou même de philosophie, qui conviennent
« niieux à des êtres raisonnables que nos dissertations
« anglaises sur le temps et sur le whist. » Rousseau,
si grognon, avoue « qu'un article de morale ne serait
« pas mieux discute dans une société de philosophes
« que dans celle d'une jolie femme de Paris ». Sans
doute, on y babille; mais, au plus fort des caquets,
« qu'un homme de poids avance un propos grave ou
« agite une question sérieuse, l'attention commence à
(( se fixer à ce nouvel objet; hommes, femmes, vieil-
« lards, jeunes gpns, tous se prêtent à le considérer
« sous toutes les faces, et l'on est étonné du bon sens
« et de la raison qui sortent comme à l'envi de ces
« têtes folâtres ». — A dire vrai, dans cette fête per-
manente que cette brillante société se donne à elle-
même, la philosophie est la pièce principale. Sans la
philosophie, le badinage ordinaire serait fade. Elle est
une sorte d'opéra supérieur où défdent et s'entre-
choquent, tantôt en costume grave, tantôt sous un
d''guisement comique, toutes les grandes idées qui
p:?uvent intéresser une tête pensante. La tragédie du
temps n'en diffère presque pas, sauf en ceci qu'elle a
LA TROrAGATION DE LA DOCTRINE 123
toujours l'air solennel et ne se joue qu'au tliéàlrc;
l'autre prend toutes les physionomies et se trouve par-
tout, puisque la conversation est partout. Point de
diucr ni de souper où elle n'ait sa place. On est à table
au milieu d'un luxe délicat, parmi des femmes sou-
riantes et parées, avec des hommes instruits et aimables,
dans une société choisie où l'intelligence est prompte
et le commerce est sûr. Dès le second service, la verve
fait explosion, les saillies éclatent, les esprits flambent
ou pétillent. Peut-on s'empêcher au dessert de mellre
en bons mots les choses les plus graves? Vers le café
arrive la question de l'immortalité de l'âme et de l'exis-
tence de Dieu.
Pour nous figurer cette conversation hardie et char-
mante, il nous faut prendre les correspondances, les
petits traités, les dialogues de Diderot et de Voltaire, ce
qu'il y a de plus vif, de plus fin, de plus piquant et de
plus profond dans la littérature du siècle; encore n'est-
ce là qu'un résidu, un débris mort. Toute cette philo-
sophie écrite a été dite, et elle a été dite avec l'accenl,
l'entrain, le naturel inimitable de l'improvisation, avec
les gestes et l'expression mobile de la malice et de l'en-
thousiasme. Aujourd'hui, refroidie et sur le papier, elle
enlève et séduit encore; qu'était-ce alors qu'elle sortait
vivante et vibrante de la bouche de Voltaire et de
Diderot? Il y avait chaque jour à Paris des soupers
comme celui que décrit Voltaire' où « deux philosophes,
1. L'Homme aux (/uaraiite cens. — Cf. Voltaire, Mcmoiics,
soupers chez Frcdcric II. « Jamais on ne parla en aucun lieu du
124 L'ANCIEN REGIME
« trois dames d'esprit, M. Pinto célèbre juif, le chape-
a lain de la chapelle réformée de l'ambassadeur balave,
« le secrétaire de M. le prince Galitzin du rite grec, un
« capitaine suisse calviniste », réunis autour de la
même table, échangeaient, pendant quatre heures,
K'urs anecdotes, leurs traits d'esprit, leurs remarques
et leurs jugements « sur tous les objets de curiosité, de
« science et de goût ». Chez le baron d'Holbach arri-
vaient tour à tour les étrangers les plus lettrés et les
plus marquants. Hume, Wilkes, Sterne, Beccaria, Yerri,
l'abbé Galiani, Garrick, Franklin, Priestley, Lord Shel-
burne, le comte de Creulz, le prince de Brunswick, le
futur électeur de Mayence. Pour fonds de société le
baron avait Diderot, Rousseau, Helvétius, Duclos, Bay-
nal, Suard, Marmontel, Boulanger, le chevalier de
Chastellux, La Condamine le voyageur, Barlliez le méde-
cin. Rouelle le chimiste. Deux fois par semaine, le
dimanche et le jeudi, « sans préjudice des autres
(( jours », on dhiG chez lui à deux heures, selon l'usage,
usage significatif qui réserve pour l'entretien et la gaieté
toute la force de l'honune et les meilleurs moments du
jour. En ce temps-là on ne relègue pas la conversation
dans les heures tardives et nocturnes; on n'est pas forcé
comme aujourd'hui de la subordonner aux exigences
du travail et de l'argent, de la Chambre et de la Bourse :
c^iusercstla grande allaire. — « Arrivés à deux heures,
« dit Morellet, nous y étions encore presque tous de
0 monde avec tant de lib(>rtc de toutes les superstitions dos
a hommes. »
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE i25
(( sept à huit heures du soir....* C'est là qu'il fallait
« entendre la conversation la plus libre, la plus animée
« et la plus instructive qui fut jamais.... Point de har-
« diesse politique ou religieuse qui ne fût mise en
« avant et discutée pro et contra.... Souvent un seul y
(i[ prenait la parole et proposait sa théorie paisiblement
« et sans être interrompu. D'autres fois c'était un
« combat singulier en forme, dont tout le reste de la
« société était tranquille spectateur. C'est là que j'ai
« entendu Roux et Darcet exposer leur théorie de la
« terre, Marmontel les excellents principes qu'il a ras-
« semblés dans les Éléments de la Littérature, Raynal
(( nous dire à livres, sous et deniers, le commerce des
« Espagnols à la Yera-Cruz et de l'Angleterre dans ses
« colonies », Diderot improviser sur les arts, la morale,
la métaphysique, avec cette fougue incomparable, cette
surabondance d'expression, ce débordement d'images
et de logique, ces trouvailles de style, cette mimique
qui n'appartenaient qu'à lui, et dont trois ou quatre
seulement de ses écrits nous ont conservé l'image
affaiblie. Au milieu d'eux le secrétaire d'ambassade de
Naples, Galiani, un joli nain de génie, sorte de « Platon
« ou de Machiavel avec la verve et les gestes d'arle-
(( quin », inépuisable en contes, admirable bouffon,
parfait sceptique, « ne croyant à rien, en rien, sur
« rien* », pas même à la philosophie nouvelle, défie
les athées du salon, rabat leurs dithyrambes par des
1. Morellet, Mémoires, I, 133.
2. Galiani, Correspondance, passim.
126 L'ANCIEN RÉGIME
calembours, et, sa perruque à la main, les deux jambes
croisées sur le fauteuil où il perche, leur prouve par
un apologue comique qu'ils « raisonnent ou résonnent,
sinon comme des cruches, du moins comme des clo-
ches », en tout cas presque aussi mal que des théolo-
giens. (( C'était, dit un assistant, la plus piquante chose
(( du monde; cela valait le meilleur des spectacles et le
« meilleur des amusements. »
Le moyen, pour des nobles qui passent leur vie à cau-
ser, de no [)as reclierclier des gens qui causent si bien!
Autant vaudrait prescrire à leurs fenunes, qui tous les
soirs vont au tbêàlre et jouent la comédie à domicile, de
ne pas attirer chez elles les acteurs et chanteurs en re-
nom, Jelyotte, Sainval, Préville, le jeune Mole qui, ma-
lade et ayant besoin de réconfortants, « reçoit en un
(( jour plus de deux mille bouteilles de vins de toute
« espèce des différentes dames de la cour », Mlle Clai-
ron qui, enfermée par ordre à For TÉvéque, y attire
« une affluence pi^odigieuse de carrosses », et trône, au
milieu du plus beau cercle, dans le plus bel apparte-
ment de la prison'. Quand on prend la vie de la sorte,
un philosophe avec toutes ses idées est aussi nécessaire
dans un salon qu'un lustre avec toutes ses lumières. Il
fait partie du luxe nouveau; on l'exporte. Les souverains,
au milieu de leur magnificence et au plus fort de leurs
succès, l'appellent chez eux pour goûter une fois dans
leur vie le plaisir de la conversation libre et parfaite.
\. r.acliamnont, III, 1)3 (17GG), II, 20'2 [17G5].
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 127
Lorsque Voltaire arrive en Prusse, Frédéric II veut lui
baiser la main, l'adule comme une maîtresse, et plus
tard, après tant d'égratignures mutuelles, ne peut se
passer de causer par lettres avec lui. Catherine II lait
venir Diderot, et, tous les jours, pendant deux ou trois
heures, joue avec lui le grand jeu de l'esprit. Gus-
tave III, en France, est intime avec Marmontel, et reçoit
comme un honneur insigne une visite de Rousseau'. On
dit avec vérité de Voltaire qu'il a dans la main « son
« brelan de rois quatrième », Prusse, Suède, Danemark,
Russie, sans compter les cartes secondaires, princes et
princesses, grands-ducs et margraves qu'il tient dans
son jeu. — Visiblement, dans ce monde, le premier
rôle est aux écrivains ; on ne s'entretient que de leurs
faits et gestes ; on ne se lasse pas de leur rendre hom-
mage. « Ici, écrit Hume à RobertsonS je ne me nourris
« que d'ambroisie, ne bois que du nectar, ne respire
« que de l'encens et ne marche que sur des fleurs. Tout
« homme que je rencontre, et encore plus toute femme,
« croirait manquer au plus indispensable des devoirs,
« si elle ne m'adressait un long et ingénieux discours à
« ma gloire. » Présenté à Versailles, le futur Louis XVI
âgé de dix ans, le futur Louis XVIII âgé de huit ans et
le futur Charles X âgé de quatre ans, lui récitent chacun
un compliment sur son livre. — Je n'ai pas besoin de
conter le retour de Voltaire, son triomphe, l'Académie
. GefTroy, Gustave III, I, 114.
z. Villcmain, Tableau de la littérature au dix-huitième siècle,
IV, 40'J.
ànc. RÉG. n. T. II. — 9
vu L'ANCIEN REGIME
en corps venant le recevoir, sa voiture arrêtée par la
foule, les rues comblées, les fenêtres, les escaliers el
les balcons chargés d'admirateurs, au théâtre une salle
enivrée qui ne cesse de l'applaudir, au dehors un
peuple entier qui le reconduit avec des vivats, dans ses
salons une aflluence aussi continue que chez le roi, de
grands seigneurs pressés contre la porte et tendant
l'oreille pour saisir un de ses mots, de grandes dames
debout sur la pointe du pied épiant son moindre geste*.
« Pour concevoir ce que j'éprouvais, dit un des assis-
(( tants, il faudrait être dans l'atmosphère oîi je vivais :
« c'était celle de l'enlhousiasine. » — « Je lui ai parlé »,
ce seul mot faisait alors du premier venu un person-
nage. En effet, il avait vu le merveilleux chef d'orchestre
qui, depuis cinquante ans, menait le bal tourbillonnant
des idées graves ou court-vélues, et qui, toujours en
scène, toujours en tête, conducteur reconnu de la con-
versation universelle, fournissait les motifs, donnait le
ton, marquait la mesure, imprimait l'élan et lançait le
premier coup d'archet.
IIÎ
Notez les cris qui l'accueillent : « Vive l'auteur de
i« la Henriade, le défenseur des Calas, l'auteur de la
« Pucelle! » Personne aujourd'hui ne pousserait le i)re-
mier ni surtout le dernier bravo. Ceci nous iiulitjue la
1. Griniiii, CorrcspoïKliiiut' liltcraire, IV, 170. — Cuiiile (la
Sugur, Mcinoitcs, I, Uj.
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 120
pente du siècle; on demandait alors aux écrivains non
seulement des pensées, mais encore des pensées d'oppo-
sition. Désœuvrer une aristocratie, c'est la rendre fron-
deuse; l'homme n'accepte volontairement la règle que
lorsqu'il contribue à l'appliquer. Voulez-vous le rallier
au gouvernement, faites qu'il y ait part. Sinon, devenu
spectateur, il n'en verra que les fautes, il n'en sentira
que les froissements, il ne sera disposé qu'à critiquer et
à siffler. En effet, dans ce cas, il est comme au théâtre;
or au théâtre on veut s'amuser, et d'abord ne pas être
gêné. Que de gènes dans l'ordre établi, et même dans
tout ordre établi! — En premier lieu, la religion. Pour
lès aimables « oisifs » que décrit Voltaire*, pour « les
« cent mille personnes qui n'ont rien à faire qu'à jouer
(( et à se divertir », elle est le pédagogue le plus dé-
plaisant, toujours grondeur, hostile au plaisir sensible,
hostile au raisonnement libre, brûlant les livres qu'on
voudrait lire, imposant des dogmes qu'on n'entend plus.
A proprement parler, c'est la bêle noire; quiconque lui
lance un trait est le bien venu. — Autre chaîne, la
morale des se^es. Elle semble bien lourde à des hommes
(le plaisir, aux compagnons de Richelieu, Lauzun et
Tilly, aux héros de Crébillon fils, à tout ce monde galant
et libertin pour qui l'irrégularité est devenue la règle.
Nos gens de bel air adopteront sans difficulté une théorie
qui justifie leur pratique. Ils seront bien aises d'ap-
prendre que le mariage est une convention et un pré-
i. Princesse de Babylone. — Cf. le Mondain.
130 L'ANCIEN RÉGIME
jugé. Ils applaudiront Saint-Lambert lorsqu'à souper,
levant un verre de Champagne, il proposera le retour à
la nature et aux mœurs d'Olaïti*. — Dernière entrave,
le gouvernement, la plus gênante de toutes; car elle
applique les autres et comprime l'homme de tout son
poids joint à tout leur poids. Celui-ci est absolu, il est
centralisé, il procède par faveurs, il est arriéré, il com-
met des fautes, il a des revers : que de causes de mé-
contentement en peu de mots! lia contre lui les ressen-
timents vagues et sourds des anciens pouvoirs qu'il a
dépossédés, états provinciaux, parlements, grands per-
sonnages de province, nobles de la vieille roche qui,
comme des Mirabeau, conservent l'esprit féodal, et,
comme le père de Chateaubriand , appellent l'abbé
Raynal un « maître homme ». Il a contre lui le dépit
de tous ceux qui se croient frustrés dans la distribution
des emplois et des grâces, non seulement la noblesse
de province qui reste à la porte* pendant que la noblesse
de cour mange le festin royal, mais encore le plus grand
nombre des courtisans, réduits à des bribes, tandis que
les favoris du petit cercle intime engloutissent tous les
gros morceaux. Il a contre lui la mauvaise humeur de
ses administrés, qui, lui voyant prendre le rôle de la
1. Mme d'Épinay, Éd. Uoitcau, I, '210, souper chez Mlle Quiiiault
lia coinédieiiiie, avec Saiul-LaiuLcit, le prince de..., Duclos et
Mme d'Épinay.
2. Par exemple, le père de Mannont, pcntiiliomme, militaire,
qui, ayant gagné à 28 ans la croix de Saint-Louis, quitle le service,
parce que tout lavancement est pour les gens de cour. — lletiro»
dans sa terre, il est libéral et enseigne à lire à son (ils dans k
Compte rendu de Neckcr. (Maréchal Mannont, Mcinoiics, I, 0.)
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 131
Providence et se charger de tout, mettent tout à sa
charge, la cherté du pain comme le délabrement d'une
route. Il a contre lui l'humanité nouvelle, qui, dans les
salons les plus élégants, l'accuse de maintenir les restes
surannés d'une époque barbare, impôts mal assis, mal
répartis et mal perçus, lois sanguinaires, procédures
aveugles, supplices atroces, persécution des protestants,
lettres de cachet, prisons d'État. — Et j'ai laissé de côté
ses excès, ses scandales, ses désastres et ses hontes,
Ilosbach, le traité de Paris, Mme du Barry, la banque-
route. — Le dégoût vient; décidément, tout est mal.
Les spectateurs de la pièce se disent entre eux, non
seulement que la pièce est mauvaise, mais que le théâtre
est mal construit, incommode, étouffant, étriqué, à tel
point que, pour être à l'aise, il faudra le démolir et le
rebâtir depuis les caves jusqu'aux greniers.
A ce moment interviennent les architectes nouveaux,
avec leurs raisonnements spécieux et leurs plans tout
faits, démontrant que tous les grands édifices publics,
religions, morales, sociétés, ne peuvent manquer d'être
grossiers et malsains, puisque jusqu'ici ils ont été
bâtis de pièces et de morceaux, au fur et à mesure, le
plus souvent par des fous et par des barbares, en tout
cas par des maçons, et toujours au hasard, à tâtons,
sans principes. Pour eux, ils sont architectes et ils ont
des principes, à savoir la raison, la nature, les droits de
l'homme, principes simples et féconds que chacun peut
entendre et dont il suffit de tirer les conséquences pour
substituer aux informes bâtisses du passé l'édifice admi-
\7,2 L'ANCIEN r.F.niME
rnblo (lo Tavciiir. — La Iciitalion est grande pour des
mécontents, peu dévots, épicuriens et philanllu'opes.
Ils adoptent aisément des maximes qui semblent con-
formes à leurs secrets désirs; du moins ils les adoptent
en théorie et en paroles. Les grands mots, liberté, jus-
lice, bonheur public, dignité de l'homme, sont si beaux
et en outre si vagues! Quel cœur peut s'empêcher de
les aimer, et quelle intelligence peut en prévoir toutes
les applications? D'autant plus que, jusqu'au dernier
moment, la théorie ne descend pas des hauteurs, qu'elle
leste confinée dans ses abstractions, qu'elle ressemble
à une dissertation académique, qu'il s'agit toujours de
riionnnc en soi, du contrat social, de la cité imaginaire
et parfaite. Y a-t-il à Versailles un courtisan qui refuse
de décréter l'égalité dans Salente? — Entre les deux
étages de l'esprit humain, le supérieur où se tissent les
raisonnements purs et l'inférieur où siègent les croyances
actives, la commuilication n'est ni complète ni prompte.
Nond)re de principes ne sortent pas de l'étage supérieur;
ils y demeurent à l'état de curiosités; ce sont des méca-
ni(]iies délicates, ingénieuses, dont volontiers on fait
paradt^ mais dont presque jamais on ne fait emploi. Si
parfois le propriétaire les transporte à l'étage inférieur,
il ne s'en sert qu'à demi; des habitudes établies, des
intérêts ou des instincts antérieurs et plus forts en
restreignent l'usage. En cela il n'est pas de mauvaise
foi, il est homme; chacun de nous professe des vérités
qu'il ne pratique pas. Un soir, le lourd avocat Target
ayant pris du tabac dans la tabaîièi'c de la maréchale
LA rnOPAGATION DE LA DOCTRINE i33
de Boauvau , celle-ci, dont le salon est un petit club
dôrnocratiqiie, reste suiïoquée d'une familiarité si nion-
slrucuse. Plus tard, Mirabeau, qui rentre cbez lui ayant
voté l'abolition des titres de noblesse, saisit son valet
de cbambre par l'oreille et lui crie en riant de sa voix
tonnante : « Ab çà ! drôle, j'espère bien que pour toi je
« suis toujours monsieur le comte. » — Ceci montre
jusqu'à quel point, dans une tête aristocratique, les
nouvelles tbéories sont admises. Elles occupent tout
l'étage supérieur, et là elles tissent, avec un bruit
joyeux, la trame de la conversation interminable; leur
bourdonnement est continu pendant tout le siècle; jamais
on n'a vu dans les salons un tel déroulement de pbrases
générales et de beaux mots. Il en tombe quelque cbose
dans l'étage inférieur, ne serait-ce que la poussièi'e, je
veux dire l'espérance, la confiance en l'avenir, la
croyance à la raison, le goût de la vérité, la bonne vo-
lonté juvénile et généreuse, l'entbousiasme qui passe
vite, mais qui peut s'exalter parfois jusqu'à l'abnégation
et au dévouement.
IV
Suivons les progrès de la philosophie dans la haute
classe. C'est la religion qui reçoit les premiers et les
plus grands coups. Le petit groupe de sceptiques qu'on
apercevait à peine sous Louis XIV a fait ses recrues
dans l'ombre; en 1698, la Palatine, mère du Piègent,
écrit déjà « qu'on ne voit presque plus maintenant un
134 L'ANCIEN RÉGIME
« seul jeune homme qui ne veuille être alliée' ». Avec
la Régence, « l'incrédulité se produit au grand jour ».
« Je ne crois pas, dit encore la Palatine en 1722, qu'il \
« ait à Paris, tant « parmi les ecclésiastiques que parmi
« les laïques, cent personnes qui aient la véritable foi
« ou qui croient même en Notre Seigneur. Cela fait
« frémir.... » Déjà, dans le monde, le rôle d'un ecclé-
siastique est difficile; il semble qu'il y soit un pantin
ou un plastron*. « Dès que nous y paraissons, dit l'un
« d'eux, on nous fait disputer; on nous fait entre-
« prendre, par exemple, de prouver l'utilité de la prière
(( à un homme qui ne croit pas en Dieu, la nécessité du
« jeûne à un homme qui a nié toute sa vie l'immortalité
« de l'âme; l'entreprise est laborieuse, et les rieurs ne
« sont pas pour nous. » — Bientôt le scandale prolongé
des billets de confession et l'obstination des évêques h
ne point souffrir qu'on taxe les biens ecclésiastiques
soulèvent l'opinion, contre le clergé et, par suite, contre
la religion. « 11 est à craindre, dit Barbier en 1751, que
« cola ne finisse sérieusement; on pourrait voir un jour
« dans ce pays-ci une révolution pour embrasser la
« religion protestante'. » — « La haine contre les prê-
« très, écrit d'Argenson en 1755, va au dernier excès.
« A peine osent-ils se montrer dans les rues sans être
« hués.... Comme notre nation et notre s-iècle sont bien
« autrement éclairés » qu'au temps de Luther, « on ira
1. Aubertin, l'Esprit public au dix-huitième siècle, 7.
2. Moritesiiuieu, Lettres pnsanes. (Lettre 61.)' — Cf. Yol'.airr
(Diiicr du comte de Doiilaiiivillicrs].
3. Aubertin. 281. 282, 285, 28U.
LA rr.OPAGATION DE LA DOCTRINE l'ô
(( jusqu'où on doit aller; on bannira tous prêtres, tout
« sacerdoce, toute révélation, tout mystère.... » — « On
« n'ose plus parler pour le clergé dans les bonnes com-
« pagnies; on est honni et regardé comme des familiers
(( de l'inquisition.... Les prêtres ont remarqué celte
« année une diminution de plus d'un tiers dans le
« nombre de leurs communiants. Le collège des jésuites
« devient désert; cent vingt pensionnaires ont été reti-
« rés à ces moines si tarés.... On a observé aussi pen-
ce dant le carnaval de Paris que jamais on n'avait vu tant
« de masques au bal contrefaisant les habits ecclésias-
« .tiques, en évêques, abbés, moines, religieuses. » —
L'antipathie est si grande, que les plus médiocres livres
font fureur dès qu'ils sont antichrétiens et condamnés
comme tels. En 1748, un ouvrage de Toussaint en faveur
de la religion naturelle, les Mœurs, devient tout d'un
coup si célèbre, « qu'il n'y a personne dans un certain
« monde, dit Barbier, homme ou femme se piquant
« d'esprit, qui ne veuille le voir. On s'aborde aux pro-
« menades en se disant : Avez-vous lu les Mœursl » —
Dix ans plus tard on a dépassé le déisme. « Le matéria-
« lisnie, dit encore Barbier, c'est le grand grief..., » —
« Presque tous les gens d'étude et de bel esprit, écrit
« d'Argenson, se déchaînent contre notre sainte reli-
« gion.... Elle est secouée de toutes parts, et, ce qui
« anime davantage les incrédules, ce sont les efforts
« que font les dévots pour obliger à croire. Ils font des
« livres qu'on ne lit guères; on ne dispute plus, on se
« rit de tout, et l'on persiste dans le matérialisme. »
1,-f) L'ANCIEN RÉGIME
Horace Walpole', qui en 1705 revient en France el dont
le bon sens prévoit le danger, s'étonne de tant d'iiiiprii-
dencc : « J'ai diné aujourd'hui, dit-il, avec une dou-
« zaine de savants; quoique tous les domestiques fus-
« sent là pour nous servir, la conversation a été bcau-
(( coup plus libre, niétne sur l'Ancien Testament, que je
« ne le souffrirais à ma propre table en Angleten-e, n'y
(( eût-il pour l'écouter qu'un valet de pied. » On dog-
matise partout. « Le rire est aussi démodé que les
« pantins ou le bilboquet. Nos bonnes gens n'ont plus
« le temps d'être gais, ils ont trop à faire; il faut
(( d'abord qu'ils mettent par terre Dieu et le roi ; tous
(( et chacun, hommes et femmes, s'emploient en con-
(( science à la démolition. A leurs yeux je suis un iiili-
« dèle, parce quej'ai encore quelques croyancesdebout. »
— « Savez-vous ce que sont les philosophes et ce que ce
« mot signifie ici? D'abord il comprend presque tout le
« monde; ensuite il désigne les gens qui se déclarent
« ennemis du papisme, mais qui, pour la plupart, ont
a [)our objet le renversement de toute religion. » —
« Ces savants, je leur demande pardon, ces philosophes
« sont insupportables, superficiels, arrogants et fana-
(( ticpies. Ils prêchent incessamment, vous ne saui'iez
« croire avec quelle liberté, et leur doctrine avouée est
((, l'athéisme.... Voltaire lui-même ne les satisfait plus;
« une de leurs dames prosélytes me disait de lui : 11 est
« bigot, c'est un déiste. »
1. Hornce Walpole, Lti/ns and correspondance. 27 soiUein-
lirc 17Gr>, 18 et '28 ort(ii)i-e, l'J niivoinliro ITliG.
LA rhOPAGATION DE LA DOCTRINE 157
Ceci est bien fort, et pourtant nous ne sommes pas au
bout : car, jusqu'ici, l'impiété est moins une conviction
qu'une mode. Walpole, bon observateur, ne s'y est pas
trompé. «D'après ce que je vous ai dit de leurs opinions
« religieuses ou plutôt irréligieuses, ne concluez pas,
« écrit-il, que les personnes de qualité, les hommes du
« moins, soient athées. Heureusement pour eux, pau-
(( vres âmes ! Ils ne sont pas capables de pousser le
« raisonnement si loin, mais ils disent oui à beaucoup
« d'énormités, parce que c'est la mode et qu'ils ne
« savent comment contredire. » A présent que « les
«■petits maîtres sont surannés » et que tout le monde
« est philosophe », ils sont philosophes; il faut bien
être comme tout le monde. Mais ce qu'ils goûtent dans
le matérialisme nouveau, c'est le piquant du paradoxe
et la liberté du plaisir. Ce sont des écoliers de bonne
maison qui font des niches à leur précepteur ecclésias-
tique. Ils empruntent aux théories savantes de quoi lui
mettre un bonnet d'âne, et leurs fredaines leur plaisent
davantage quand elles sont assaisonnées d'impiété. Un
seigneur de la cour ayant vu le tableau de Doyen, Sainte
Geneviève et les pestiférés, fait le lendemain venir le
peintre dans sa petite maison chez sa maîtresse' : « Je
« voudrais, lui dit-il, que vous peignissiez madame sur
« une escarpolette qu'un évèque mettrait en branle;
« vous me placeriez, moi, de façon que je sois à portée
« de voir les jambes de cette belle enfant, et même
1. Journal et mémoires de Collé publiés par H. Bonhomme, II,
2i (octobre 1755] et III, 165 (octobre 1767).
1-8 L'ANCIEN REGIME
« mieux, si vous voulez égayer davantage votre tableau. »
La chanson si leste sur Marotte a court avec fureur » ; —
« au bout de quinze jours que je l'ai donnée, dit Collé,
« je n'ai rencontré personne qui n'en eût une copie; et
« c'est le vaudeville, je veux dire l'assemblée du clergé,
« qui fait toute sa vogue » . — Plus un livre licencieux
est irréligieux, plus il est goûté; quand on ne peut
l'avoir imprimé, on le copie. Collé compte « peut-être
« deux mille copies manuscrites de la Pucelle de Vol-
« taire, qui en un mois se sont répandues à Paris ».
Les magistrats eux-mêmes ne brûlent que pour la
forme. « Ne croyez pas que monsieur l'exécuteur des
(( hautes œuvres ait la permission de jeter au feu les
« livres dont les titres figurent dans l'arrêt de la Cour.
« Messieurs seraient très fâchés de priver leurs biblio-
« thèques d'un exemplaire de chacun de ces ouvrages
« qui leur revient de droit, et le greffier y supplée par
« quelques malheureux rôles de chicane dont la provi-
« sion ne lui manque pas'. »
Mais, à mesure que le siècle avance, l'incrédulité,
moins bruyante, devient plus ferme. Elle se retrempe
aux sources ; les femmes elles-mêmes se prennent d'en-
gouement pour les sciences. En 1782* un personnage
de Mme de Genlis écrit : « Il y a cinq ans je les avais
« laissées ne songeant qu'à leur parure, à l'arrange-
« ment de leurs soupers; je les retrouve toutes savantes
1. Correspondance lidnairr par Griiiim (septembre, oclo-
l.re 1770).
2. Mme de Genlis, Adèle et Théodore, I, 312.
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 159
« et beaux-esprits. » Dans le cabinet d'une dame à la
mode, on trouve, à côté d'un petit autel dédié à la
Bienfaisance ou à l'Amitié, un dictionnaire d'histoire
naturelle, des traités de physique et de chimie. Une
femme ne se fait plus peindre en déesse sur un nuage,
mais dans un laboratoire, assise parmi des équerres et
des télescopes'. La marquise de Nesle, la comtesse de
Rrancas, la comtesse de Pons, la marquise de Polignac
sont chez Rouelle lorsqu'il entreprend de fondre et de
volatiliser le diamant. Des sociétés de vingt et vingt-cinq
personnes se forment dans les salons, pour suivre un
CQurs de physique ou de chimie appliquée, de minéra-
logie ou de botanique. A la séance publique de l'Aca-
démie des Inscriptions, les femmes du monde applau-
dissent des dissertations sur le bœuf Apis, sur le rapport
dos langues égyptienne, phénicienne et grecque. Enfin,
en 1786, elles se font ouvrir les portes du Collège de
France. Rien ne les rebute. Plusieurs manient la lan-
cette et même le scalpel; la marquise de Yoyer voit
disséquer, et la jeune comtesse de Coigny dissèque de
ses propres mains. — Sur ce fondement qui est celui
de la philosophie régnante, l'incrédulité mondaine prend
un nouveau point d'appui. Vers la fin du siècle- « on
« voit de jeunes personnes, qui sont dans le monde
« depuis six ou sept ans, se piquer ouvertement d'irré-
« ligion, croyant que l'impiété tient lieu d'esprit, et
1. E. etJ. de Concourt, la Femme au dix-huitième siècletZli-Z'ij
— Byclmumont, I, 22i (13 avril 1703).
2. Mme du Genlis, Adule et Théodore, II, 320.
140 L'ANCIEN P.EGIME
(( qu'être athée, c'est être philosophe ». Sans doute il y
a beaucoup de déistes, surtout depuis Rousseau ; mais
je ne crois pas que, sur cent personnes du monde, on
trouve encore à Paris dix chrétiens ou chrétiennes.
« Depuis dix ans*, dit Mercier en 1785, le beau monde
« ne va plus à la messe; on n'y vaque le dimanclie
« pour ne pas scandaliser les laquais, et les laquais
« savent qu'on n'y va que pour eux. » Le duc de Cui-
gny^, dans ses terres auprès d'Amiens, refuse de laisser
prier pour lui, et menace son curé, s'il prend celle
licence, de le faire jeter en bas de sa chaire ; son lils
tombe malade, il empêche qu'on apporte les sacrements ;
ce (ils meurt, il interdit les obsèques et fait enterrer le
corps dans son jardin; malade lui-même, il ferme sa
porte à l'évéque d'Amiens qui se présente douze fois
pour le voir, et meurt comme il a vécu. — Sans dciulc
un tel scandale est noté, c'est-à-dire rai'e; piesque tous
et presque toutes « allient à l'indépendance des idées la
« convenance des formes^ ». Quand la femme de cham-
bre annonce : « Mme la duchesse, le bon Dieu est là,
« permettez-vous qu'on le fasse entrer? 11 souhaiterait
« avoir l'honneur de vous administrer »; on conserve
les apparences. On introduit l'impoitun, on est poli
avec lui. Si on l'esquive, c'est sous un prétexte déceni ;
mais, si on lui conq)lait, ce n'est que i)ar bienséance;
«' à Surate, quand on meurt, on doit tenir la queue
\. Mercier, Tableau de Pans, III, ii.
2. Métra, Correspondance secrète, xvii, 587 (7 luai'S 1782).
5. E. et J. (le Guncourl, ib. 450. — Vicomtesse de Noailles, Vie
de la princesse de Poix, née de Deauvau.
LA PROrAGATION DE LA DOCTRINE 141
« d'une vache dans sa main ». Jamais société n'a été
plus détachée du christianisme. A ses yeux une religion
positive n'est qu'une superstition populaire, bonne pour
les enfants et les simples, non pour « les honnêtes
gens » et les grandes personnes. Vous devez un coup de
chapeau à la procession qui passe, mais vous ne lui
devez qu'un coup de chapeau.
Dernier signe et le plus grave de tous. — Si les curés
qui travaillent et sont du peuple ont la foi du peuple,
les prélats qui causent et sont du monde ont les opi-
nions du monde. Et je ne parle pas seulement ici des
abbés de salon, courtisans domestiques, colporteurs de
nouvelles, faiseurs de petits vers, complaisants de bou-
doir, qui dans une compagnie servent d'écho, et de salon
à salon servent de porte-voix; un écho, un porte-voix ne
fait que répéter la phrase, sceptique ou non, qu'on lui
jette '. Il s'agit des dignitaires, et, sur ce point, tous les
témoignages sont d'accord. Au mois d'août 17G7, l'ablié
Bassinet, grand vicaire de Caliors, prononçant dans la
chapelle du Louvre le panégyrique de saint Louis', « a
« supprimé jusqu'au signe de la croix. Point de texte,
« aucune citation de l'Écriture, pas un mot du bon Dieu
« ni des saints. Il n'a envisagé Louis IX que du côté des
« vertus politiques, guerrières et morales. 11 a frondé
1. L'abbé de Lattaignant, chanoine de Reinis, auteur de poésies
lésères et de chansons de soupers,» vient de faire pour le théâtre
(1 de Nicûiet une parade où l'intrigue est soutenue de beaucoup
1 de saillies polissonnes très à la mode aujourd'hui. Les courti-
« sans qui donnent le ton à ce théâtre trouvent le chanoine de
t Piciins délicieux. y> (Bachaumont, IV, 174, novendjre 1768.)
2. Bachaumont, III, 253. — Chateaubriand, Mciiioires, I, 246.
142 L'ANCIEN RÉGIME
(( les croisades, il en a fait voir l'absurdité, la cruauté,
(( l'injustice même. Il a heurté de front et sans aucun
« ménagement la cour de Rome ». D'autres « évitent en
« chaire le nom de Jésus-Christ et ne parlent plus que
« du législateur des chrétiens ». Dans le code que l'opi-
nion du monde et la décence sociale imposent au clcj'gé,
un observateur délicat' précise ainsi les distinctions
de rang et les nuances de conduite : « Un simple prêtre,
« un curé doit croire un peu, sinon on le trouverait
« hypocrite; mais il ne doit pas non plus être sur
« de son fait, sinon on le trouverait intolérant. Au
« contraire, le grand vicaire peut sourire à un propos
fv contre la religion, l'évêque en rira tout à fait, le
« cardinal y joindra son mot. » — « Il y a quelque
« temps, raconte la chronique, on disait à l'un des
« plus respectables curés de Paris : Croyez-vous que
« les évèques, qui mettent toujours la religion en
« avant, en aient, beaucoup? — Le bon paslcur, apiès
« avoir hésité un moment, répondit : 11 peut y en avoir
« quatre ou cinq qui croient encore. » — Pour qui connaît
leur naissance, leurs sociétés, leurs habitudes et leurs
goûts, cela n'a rien d'invraisemblable. « DomCoUignon,
« représentant de labbaye de Mettlach, seigneur haut-
« justicier et curé de Valmunster », bel homme, beau
diseur, aimable maître de maison, évite le scandale, et
ne fait dîner ses deux maitiesses à sa table qu'en petit
comité ; du reste aussi peu dévot que possible et bien
1. Chaiuroil, 27a.
LA PROPAGATION DE LA <0OCTRINE i'd
moins encore que le vicaire savoyard, « ne voyant du
« mal que dans l'injustice et dans le défaut de charité ».
ne considérant la religion que comme un établissement
politique et un frein moral, .l'en citerais nombre
d'autres, M. de Grimaldi, le'jeune et galant évoque du
Mans, qui prend pour grands vicaires ses jeunes et
galants camarades de classe, et fait de sa maison de
campagne à Coulans un rendez-vous de jolies dames*.
Concluez des mœurs aux croyances. — En d'autres
cas on n'a pas la peine de conclure. Chez le cardinal
de Rohan, chez M. de Brienne, archevêque de Sens,
chez M. de Talleyrand, évêque d'Autun, chez l'abbé
Maury, défenseur du clergé, le scepticisme est notoire.
Iiivarol*, sceptique lui-même, déclare qu'aux approches
de la Révolution « les lumières du clergé égalaient celles
« des philosophes ». — « Le corps qui a le moins de pré-
« jugés, dit Mercier^, qui le croirait? c'est le clergé. »
Et l'archevêque de Narbonne expliquant la résistance du
haut clergé en 1791 \ l'attribue, non à la foi, mais au
point d'honneur. « Nous nous sommes conduits alors en
« vrais gentilshommes; car, de la plupart d'entre nous,
« on ne peut pas dire que ce fût par religion. »
1. Merlin de Thionville, Vie et correspondance, par Jean Reynaud.
[La chartreuse du Val-Saint-Pierre . Tout le passage est à lire.] —
Souvenirs manuscrits par le chancelier Pasquier.
'2. Rivarol, Mémoires, I, 344.
5. Mercier, IV, 142. — En Auvergjie, dit M. de Montlosier, s je
4 me composai une société de prêtres beaux-esprits dont quel-
« ques-uns étaient déistes, et d'autres franchement athées, avec
« lesquels je m'exerçai à lutter contre mon frère ». [Mémoires,
I, 57.)
4. M. de la Favctle, Mémoires, III, 58.
AKC. RÉG. II. X. II. 10
144 I/ANCIEN RÉGIME
De raulcl au trône la distance est courte, et pourtant
l'opinion met trente ans à la franchir. Pendant la pre-
mière moitié du siècle, il n'y a point encore de fronde
politique ou sociale. L'ironie des Lettres persanes est
aussi mesurée que délicate ; Y Esprit des Lois est con-
servateur. Quant à l'abbé de Saint-Pierre, on sourit de
ses rêveries, et l'Académie le raye de sa liste lorsqu'il
s'avise de blâmer Louis XIV- A la fin les économistes
d'un côté et les parlementaires de l'autre donnent le
signal. — « Vers 1750, dit Voltaire*, la nation rassasiée
« de vers, de tragédies, de comédies, de romans,
<{ d'opéras, d'histoires romanesques, de réflexions mo-
« raies plus romanesques encore, et de disputes sur la
« grâce et les convulsions, se mit à raisonner sur les
« blés. » D'où vient la cherté du pain? Pourquoi le
laboureur est-il si misérable? Quelle est la matière et la
limite de l'impôt? Toute terre ne doit-elle pas payer, et
une terre peut-elle payer au delà de son produit net?
Voilà les questions qui entrent dans les salons sous les
auspices du roi, par l'organe de Quesnay, son médecin.
« son penseur », fondateur d'un système qui agrandit
je prince pour soulager le peuple, et qui multiplie les
imposés pour alléger l'impôt. — En même temps, par
la porte opposée, arrivent d'autres questions non moins
1. Dictionnaire phîloso/)fii'r/iir, nv[\r\c Blé. — L'ouvrage princi-
pal de Quesnay (Tableau économique) est de 1758.
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 145
neuves. « La France* est-elle une monarchie tempérée
a. et représentative, ou un gouvernement à la Turque?
« Vivons-nous sous la loi d'un maître absolu, ou somincs-
« nous régis par un pouvoir limité et contrôlé? » — « Les
« parlementaires exilés... se sont mis à étudier le droit
« public dans ses sources, et ils en confèrent comme
« dans des académies. Dans l'esprit public et par leurs
« éludes, s'établit l'opinion que la nation est au-dessus
« du roi, comme l'Église universelle est au-dessus du
« pope. » — Le changement est frappant, presque subit.
« 11 a y cinquante ans, dit encore d'Argenson, le public
« n'était nullement curieux des nouvelles d'État. Aujour-
« d'hui chacun lit sa Gazette de Paris, même dans les
« provinces. On raisonne à tort et à travers de la poli-
« tique, mais enfin on s'en occupe. » — Une fois que la
conversation a saisi cet aliment, elle ne le lâche plus, et
les salons s'ouvrent à la philosophie politique, par suite
au Contrat social, à l'Encyclopédie, aux prédications de
Rousseau, Mably, d'Holbach, Raynal et Diderot. En 1759,
d'Argenson, qui s'échauffe, se croit déjà proche du mo-
ment final. « Il nous souffle un vent philosophique de
« gouvernement libre et antimonarchique; cela passe
« dans les esprits, et il peut se faire que ce gouverne-
<!- ment soit déjà dans les têtes pour l'exécuter à la pre-
« mière occasion. Peut-être la Révolution se ferait avec
1. Marquis d'Argenson, Mémoires, IV, 141; VI, 320, 465; VII,
23; VIII, 153 (1752, 1755, 1754). — Le discours de Rousseau sur
l'inégalité est aussi de 1755. — Sur ce pas décisif de l'opinion,
consultez l'excellent livre d'Auhertin, l'Esprit public au dix'
huitième siècle.
746 L'ANCIEN REGIME
« moins de contestations qu'on ne pense; cela se ferait
(( par acclamation '. »
Non pas encore ; mais la semence lève. Bacliaumont,
en 1702, note un déluge de pamphlets, brochures et
dissertations politiques, « une fureur de raisonner en
« matière de finance et de gouvernement ». En 1765,
Walpole constate que les athées, qui tiennent alors le
dé de la conversation, se déchahient autant contre les
rois que contre les prêtres. Un mot redoutable, celui de
citoyen, importé par Rousseau, est entré dans le langage
ordinaire, et, ce qui est décisif, les fennnes s'en parent
comme d'une cocarde. « Vous savez cond3ien je suis
« citoyenne, écrit une jeune fille à son amie. Comme
« citoyenne et comme amie, pouvais-je recevoir de plus
« agréables nouvelles que celles de la santé de ma chère
« petite et de la paix*? » — Autre mot non moins signi-
ficatif, celui d'énergie qui, jadis ridicule, devient à la
mode et se place' à tout propos^. — Avec le langage, les
sentiments sont changés, et les plus grandes dames
passent à l'opposition. En 1771, dit le moqueur Besen-
val après l'exil du Parlement, « les assemblées , de
« société ou de plaisir étaient devenues de petits États
<! Généraux, où les femmes, transformées en législateurs,
« établissaient des prémisses et débitaient avec assu-
1 (( raiice des maximes de droit jinblic. » La comtesse
i. La nuit du 4 août 1789 semble prédite ici.
2. f'.nrrcxpoïKlnnce de Laurelle de Midlioissicre, puliliéo par la
marquise de la Gi'ange (4 septembre 17()2, 8 novembre 170'J).
5. Lettre de Mme du DelTand à Mme de Clioiseul (citée parGef-
froy, Gustave III et la cour de France, I, '27'J)
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 1 47
d'Egmont, correspondante du roi de Suède, lui envoie
un mémoire sur les lois fondamentales de la France,
on faveur du Parlement, dernier défenseur des libertés
nationales, contre les attentats du chancelier Maupeou.
« M. le chancelier, dit-elle', a, depuis six mois, fail
« apprendre l'histoire de France à des gens qui seraient
« morts sans l'avoir sue. » — « Je n'en doute pas, sii'o,
« ajoute-t-elle; vous n'abuserez pas de ce pouvoir qu'un
« peuple enivré vous a confié sans limites.... Puisse
« votre règne devenir l'époque du rétablissement du
« gouvernement libre et indépendant, mais n'être jamais
« la source d'une autorité absolue. » Nombre d'autres
femmes du premier rang, Mmes de la Marck, de Bouf-
llers, de Brienne, de Mesmes, de Luxembourg, de Croy,
pensent et écrivent de même. « Le pouvoir absolu, dit
« l'une d'elles, est une maladie mortelle qui, en corrom-
« pant insensiblement les qualités morales, fmit par dé-
« truire les États.... Les actions des souverains sont
« soumises à la censure de leurs propres sujets comme
« à celle de l'univers.... La France est détruite, si l'ad-
« ministration présente subsiste^. » — Lorsque, sous
Louis XYI, une nouvelle administration avance et retire
des velléités de réformes, leur critique demeure aussi
ferme. « Enfance, faiblesse, inconséquence continuelle,
« écrit une autre', nous changeons sans cesse et pour
i. Geffroy, ib., I, 252, 241,245.
2. Gcll'roy, ib., I, 2G7, 281. Lettres de Mme de Boufflers (octo-
bre 1772, juiUet 1774).
3. Ibid., I, 285. Lettres de Mme de la Marck (1776, 1777, 1779).
148 L'ANCIEN REGIME
<( être plus mal que nous n'étions d'abord. Monsieur et
c M. le comte d'Artois viennent de voyager dans nos
fl provinces, mais comme ces gens-là voyagent, avec
« une dépense affreuse et la dévastation sur tout leur
« passage, n'en rapportant d'ailleurs qu'une graisse
(( surprenante : Monsieur est devenu gros comme un
« tonneau; pour M. le comte d'Artois, il y met bon
« ordre par la vie qu'il mène. » — Un souflle d'huma-
nité en même temps que de liberté a pénétré dans les
cœurs féminins. Elles s'intéressent aux pauvres, aux
petits, au peuple; Mme d'Egmont recommande à Gus-
tave III de planter la Dalécarlie en pommes de terre.
Lorsque paraît l'estampe publiée au profit des Calas,
« toute la France, et même toute l'Europe, s'empresse
« de souscrire, l'impératrice de Russie pour 5000 li-
« vres'. » — « L'agriculture, l'économie, les réforjnes,
« la philosophie, écrit Walpole, sont de ho7i ton, même
« à la cour. » — ' Le président Dupaty ayant fait un mé-
moire pour trois innocents condanmés à la « roue, on
« ne parle plus que de cela dans le monde » ; « ces con-
« versations de société, dit une correspondante de
« Gustave III *, ne sont plus oiseuses, puisque c'est par
« elles que l'opinion publique se forme. Les paroles sont
« devenues des actions, et tous les cœurs sensibles van-
, « tent avec transport un mémoire que l'humanité anime
« et qui parait plein de talent, parce qu'il est plein
1. Bachaumoiit, III, 14 (28 mars 1766. — Walpole, 6 octo-
bre 17751.
2. Geffroy ib. Lettre de Mme de Staël (1786).
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE i49
« d'âme ». Lorsque Latude sort de Bicêlre, Mme de
Luxembourg, Mme de Boufflers et Mme de Staël veulent
diner avec Mme Legros, Tépicière qui « depuis trois
années a remué ciel et terre » pour délivrer le prison-
nier. C'est grâce aux femmes, à leur attendrissement,
à leur zèle, à la conspiration de leurs sympathies,
que M. de Lally parvient à faire réhabiliter son père.
Quand elles s'éprennent, elles s'engouent : Mme de
Lauzun, si timide, va jusqu'à dire des injures en public
à un homme qui parle mal de Necker. — Rappelez-vous
qu'en ce siècle les femmes étaient reines, faisaient la
naode, donnaient le ton, menaient la conversation, par
suite les idées, par suite l'opinion*. Quand on les trouve
en avant sur le terrain politique, on peut être sûr que
les hommes suivent : chacune d'elles entraîne avec soi
tout son saloD.
Une aristocratie imbue de maximes humanitaires et ra-
dicales, des courtisans hostiles à la coar, des privilégiés
qui contribuent à saper les privilèges, il faut voir dans les
témoignages du temps cet étrange spectacle. « Il est de
« principe, dit un contemporain, que tout doit être changé
« et bouleversé*. » Au plus haut, au plus bas, dans les as-
semblées, dans les lieux publics, on ne rencontre parmi
1. Collé, Journal, III, 457 (1770) : « Les femmes ont tellement
€ pris le dessus chez les Français, elles les ont tellement subju-
c gués, qu'ils ne pensent et ne sentent plus que d'après elles. »
2. Coirespondance, par Metra, III, 200; IV, 131.
i:,o L'ANCIEN rëgi:.;e
les privilégiés que des opposants et des réforinatoui's.
« En 1787, presque tout ce qu'il y avait de marquant dans
« la pairie se déclara dans le Parlement pour la résis-
« tance.... J'ai vu mettre en avant dans les dîners qui
« nous réunissaient alors presque toutes les idées qui
« devaient bientôt se produire avec tant d'éclat'. » Déjà
en 1774, M. de Vaublanc, allant à Metz, trouvait dans la
diiigence un ecclésiastique et un comte colonel de hus-
saids qui ne cessaient de parler économie politique*
« C'était alors la mode; tout le monde était économiste,
« on ne s'entretenait que de philosophie, d'économie
« politique, surtout d'humanité, et des moyens de sou-
« lager le bon peuple ; ces deux derniers mots étaient
« dans toutes les bouches. » Ajoutez-y celui d'égalité;
Thomas, dans un éloge du maréchal de Saxe, disait :
« Je ne puis le dissinmler, il était du sang des rois » ;
et l'on admirait cette phrase. — Seuls quelques chefs
de vieilles familles parlementaires ou seigneuriales
conservent le vieil esprit nobiliaire et monarchique;
toute la génération nouvelle est gagnée aux nouveautés.
« Pour nous, dit l'un d'eux, jeune noblesse française %
« sans regret pour le passé, sans inquiétude pour l'avenir,
« nous marchions gaiement sur un tapis de fleurs qui
« nous cachait un abîme. Riants frondeurs des modes
« anciennes, de l'orgueil féodal de nos pères et de leurs
« graves étiquettes, tout ce qui était antique nous pa-
1. Souvenirs manuscrils du chancelier Pasiiuicr.
'2. Comte de Vaublanc, Souvenirs, I, 117, 577.
3. Comte de Ségur, Mémoires, I, 17.
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE IM
« raissait gênant et ridicule. La gravité des anciennes
« doctrines nous pesait. La riante philosophie de Vol-
et taire nous entrahiait en nous anuisant. Sans appro-
« fondir celle des écrivains plus graves, nous l'adiui-
(T rions comme empreinte de courage et de résistance
« au pouvoir arbitraire.... La liberté, quel que fût son
« langage, nous plaisait par son courage; l'égalité, par
« sa commodité. On trouve du plaisir à descendre tant
« qu'on croit pouvoir remonter dès qu'on veut; et, sans
« prévoyance, nous goûtions à la fois les avantages du
« patriciat et les douceurs d'une philosophie plébéienne,
(c Ainsi, quoique ce fussent nos privilèges, les débris
« de notre ancienne puissance que l'on minait sous nos
« pas, cette petite guerre nous plaisait. Nous n'en éprou-
« vions pas les atteintes, nous n'en avions que le spec-
(i tacle. Ce n'étaient que combats de plume et de paroles
« qui ne nous paraissaient pouvoir faire aucun dommage
« à la supériorité d'existence dont nous jouissions et
« qu'une possession de plusieurs siècles nous faisait
« croire inébranlable. Les formes de l'édifice restant
« intactes, nous ne voyions pas qu'on le minait en de-
« dans. Nous riions des graves alarmes de la vieille
(( cour et du clergé qui tonnaient contre cet esprit
« d'innovation. Nous applaudissions les scènes républi-
« caines de nos théâtres', les discours philosophiques
« de nos Académies, les ouvrages hardis de nos littéra-
« teurs. » — Si l'inégalité durait encore dans la distri-
1. Ségur, ib., I, 151. a J'entendis toute la cour, dans la salle
( de spectacle du château de Versailles, applaudir avec enîhou-
152 L'ANCIEN RÉGIML'
billion des charg-es et des places, « l'égalité commençait
« à régner dans les sociétés. En beaucoup d'occasions,
(( les litres littéraires avaient la préférence sur les
« titres de noblesse. Les courtisans, serviteurs de la
« mode, venaient faire la cour à Marmontel, à d'Alem-
« bert, à Raynal. On voyait fréquemment dans le monde
« des hommes de lettres du deuxième et troisième rang
« être accueillis et traités avec des égards que n'obte-
« naient pas les nobles de province.... Les institutions
« restaient monarchiques, mais les mœurs devenaient
« républicaines. Nous préférions un mot d'éloge de
« d'Alembert, de Diderot, à la faveur la plus signalée
« d'un prince... 11 était impossible dépasser la soirée
« chez d'Alembert, d'aller à l'hôtel de La Rochefoucauld
« chez les amis de Turgot, d'assister au déjeuner de
« l'abbé Raynal, d'être admis dans la société et la fa-
(( mille de M. de Malesherbes, enfin d'approcher de la
« reine la plus aimable et du roi le plus vertueux, sans
(( croire que nous entrions dans une sorte d'âge d'or
« dont les siècles précédents ne nous donnaient aucune
fi idée... Nous étions éblouis par le prisme des idées
« et des doctrines nouvelles, rayonnants d'espérance,
(( brûlants d'ardeur pour toutes les gloires, d'enthou-
(( siasme pour tous les talents et bercés des rêves sé-
« duisants d'une philosophie qui voulait assurer le
« bonheur du genre humain. Loin de prévoir des mal-
« siasme Brutus, trai^^édie de Voltaire, et particulièremenl ces
• deux vers :
Je suis fils Je Briilus et je porte en mon cœur
La liberté gravée et les rois eu horreur. »
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 153
« heurs, des excès, des crimes, des renversements de
« trônes et de principes, nous ne voyions dans l'avenir
« que tous les biens qui pouvaient être assurés à l'hu-
« manité par le règne de la raison. On laissait un libre
« cours à tous les écrits réformateurs, à tous les projets
« d'innovation, aux pensées les plus libérales, aux sys-
« lèines les plus hardis. Chacun croyait marcher à la
« perfection, sans s'embarrasser des obstacles et sans
« les craindre. Nous étions fiers d'être Français et encore
« plus d'être Français du dix-huitième siècle.... Jamais
« réveil plus terrible ne fut précédé par un sommeil
(( plus doux et par des songes plus séduisants ».
lis ne s'en tiennent pas à des songes, à de purs sou-
haits, à des espérances passives. Ils agissent, ils sont
vraiment généreux; il suffit qu'une cause soit belle pour
que leur dévouement lui soit acquis. A la nouvelle de
l'insurrection américaine, le marquis de la Fayette, lais-
sant sa jeune femme enceinte, s'échappe, brave les
défenses de la cour, achète une frégate, traverse l'Océan
et vient se battre aux côtés de Washington. « Dès que je
« connus la querelle, dit-il, mon cœur fut enrôlé et je ne
« songeai plus qu'à rejoindre mes drapeaux. » Quantité
de gentilshommes le suivent. Sans doute ils aiment le
danger ; « une probabilité d'avoir des coups de fusil est
« trop précieuse pour qu'on la néglige*. » Mais il s'agit
en outre d'affranchir des opprimés ; « c'est comme pa-
c ladins, dit l'un d'eux, que nous nous montrions phi-
1. Duc de Lauzuii, 80 (à propos de son expédition en Corse).
\:>i L'ANCIEN REGIME
losoplics', » et l'esprit chevaleresque se met au service
(le la liberté. — D'autres services, plus sédentaires et
moins brillants, ne les trouvent pas moins zélés. Aux
assemblées provinciales*, les plus grands personnages
de la province, cvêques, archevêques, abbés, ducs,
comtes, marquis, joints aux notables les plus opulents
et les plus instruits du Tiers-état, en tout un millier
d'hommes, bref l'élite sociale, toute la haute classe
convoquée parle roi, établit le budget, défend le contri-
buable contre le fisc, dresse le cadastre, égalise la
taille, remplace la corvée, pourvoit à la voirie, mul-
tiplie les ateliers de charité, instruit les agriculteurs,
propose, encourage et dirige toutes les réformes.
J'ai lu les vingt volumes de leurs procès-verbaux .
on ne peut voir de meilleurs citoyens, des administra-
teurs plus intègres, plus appliqués, et qui se donnent
gratuitement plus de peine, sans autre objet que le Ijicn
public. La bonne vqlonté est complète. Jamais l'aristocra-
tie n'a été si digne du pouvoir qu'au moment où elle allait
le perdre; les privilégiés, tirés de leur désœuvrement,
redevenaient des hommes publics, et, rendus à leur fonc-
tion, revenaient à leur devoir. En 1778, dans la première
assemblée du Berry, l'abbé de Séguiran% rapporteur, ose
■1. Ségur, I, 87.
2. Les asseiiiblces du Berry et de la Haute-Guyenne commen-
cent en 1778 et 1779, celles des autres généralités en 1787. Toutes
fonctionnent jusqu'en 1789. (Cf. Léonce de Lavergne, Les assem-
blces jyrovincialcs.)
7>. Léonce de Lavcrgne, i6., 2G, 55, 183. Le bureau des impol's
de rassemblée [irovinciale de Tours réclame aussi contre les pil-
vjlèges en fait d'impôts
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 155
(lire que « la répartition de l'impôt doit être un parlago
« fraternel des charges publiques ». En 1780, les abbés,
prieurs et chapitres de la même province ollrenl
60000 livres de leur argent, et quelques gentilshommes,
en moins de vingt-quatre heures, 17 000 livres. En 1787,
dans l'assemblée d'Alençon, la noblesse et le clergé se
cotisent de 50 000 livres pour soulager d'autant les tail-
lables indigents de chaque paroisse*. Au mois d'avril
1787, le roi, dans l'Assemblée des Notables, parle de
« l'empressement avec lequel les archevêques et évêques
« ont déclaré ne prétendre à aucune exemption pour
« leur contribution aux charges publiques ». Au mois
de mars 1789, dès l'ouverture des assemblées de bail-
liage, le clergé tout entier, la noblesse presque tout
entière, bref le corps des privilégiés, renonce spontané-
ment à ses privilèges en fait d'impôt. Le sacrifice est
voté par acclamation ; ils viennent d'eux-mêmes l'oftrir
au Tiers-état et il faut voir dans les procès- verbaux
manuscrits leur accent généreux et sympathique, a L'or-
« dre de la noblesse du bailliage de Tours, dit le mar-
« quis de Lusignan^, considérant que ses membres sont
« hommes et citoyens avant que d'être nobles, ne peut
1. Procès-verbaux de l'assemblée provinciale de Normandie,
généralité d'Alençon, 252. — Cf. Archives nationales, II, H49 :
en 1778, dans la généralité de Moulins, trente-neuf personnes, la
plupart nobles, ajoutent de leur argent 18 950 livres aux 60 000 al-
louées par le roi pour les routes et ateliers de charité.
2. Archives nationales, procès-verbaux et cahiers des États
généraux, t. XLIX, 712, 7U (noblesse et clergé de Dijon). T. XVI,
183 (noblesse d'Auxerre). T. XXIX, 552, 455, 458 (clergé et no-
blesse du Berry). T. CL, 266 (clergé et noblesse de Tours). T. XXIX,
clergé et noblesse de Chàteauroux (29 janvier 1789), 572 à 582.
1.j6 L'ANCIEN RÉGIME
a se dédommager, d'une manière plus conforme h
(i l'esprit de justice et de patriotisme qui l'anime,
« du long silence auquel l'abus du pouvoir ministériel
« l'avait condamné, qu'en déclarant à ses concitoyens
(( qu'elle n'entend plus jouir à l'avenir d'aucun des
<( privilèges pécuniaires que l'usage lui avait conser-
« vés, et qu'elle fait par acclamation le vœu solennel de
« supporter dans une parfaite égalité, et chacun en pro-
« portion de sa fortune, les impôts et contributions géné-
« raies qui seront consenties par la nation. » — « Je vous
« le répète, dit le comte de Buzançois au Tiers-état du
« Berry, nous sommes tous frères, nous voulons parta-
« ger vos charges.... Nous désirons ne porter qu'un seul
« vœu aux états et, par là, montrer l'union et l'harmo-
([ nie qui doivent y régner. Je suis chargé de vous offrir
« de vous réunir à nous pour ne faire qu'un seul cahier. »
— ({ Il faut trois qualités à un député, dit le marquis de
(( Darbançon au nom de la noblesse de Châteauroux .
« probité, fermeté, connaissances; les deux premières se
« trouvent également dans les députés des trois ordres;
« mais les connaissances se rencontreront plus génér
« raloment dans le Tiers-état, dont l'esprit est exercé aux
« adaires. » — « Un nouvel ordre de choses se déploie à
« nos yeux, dit l'abbé Legrand au nom du clergé de Châ-
« |eauroux; le voile du préjugé est déchiré, la raison en
« a pris la place. Elle s'empare de tous les cœurs fran-
« rais, sape par le pied tout ce qui n'était fondé que
T XIII, 705 (nol)losso d'Aiilnii). — Pour l'ensemble, voyez Hé-
suiiié des cahiers, pnr l'i'iuilioiiinie, 3 vol.
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 157
« sur les anciennes opinions et tire sa force d'ellc-
« même. » Non seulement les privilégiés font les avances,
mais ils les font sans effort; ils parlent la même langue
que les gens du Tiers, ils sont disciples des mêmes phi-
losophes, ils semblent partir des mômes principes. La
noblesse de Clermont en Beauvoisis ' ordonne à ses députés
« de demander avant tout qu'il soit fait une décla-
« ration explicite des droits qui appartiennent à tous les
« hommes ». La noblesse de Mantes et Meulan affirme
« que les principes de la politique sont aussi absolus
« que ceux de la morale,* puisque les uns et les autres ont
«.pour base commune la raison ». La noblesse de Reims
demande « que le roi soit supplié de vouloir bien ordon-
« ner la démolition de la Bastille ». — Maintes fois,
après des vœux et des prévenances semblables, les délé-
gués de la noblesse et du clergé sont accueillis dans les
assemblées du Tiers par des battements de mains, « des
« larmes », des transports. Quand on voit ces effusions,
comment ne pas croire à la concorde? Et comment pré-
voir qu'on va se battre au premier tournant de la route
où, fraternellement, l'on entre la main dans la main?
Ils n'ont pas celte triste sagesse. Ils posent en principe
que l'homme, surtout l'homme du peuple, est bon ; pour-
quoi supposer qu'il puisse vouloir du mal à ceux qui lui
1. Prudhomme, ib.,U, 59. 51, 59. — Léonce de Lavergne, 38 i
En 1788, deux cents gentilshommes des premières familles du
Daupliiiié signent, conjointement avec le clergé et le Tiers-état de
la province, une adresse au roi où se trouve la phrase suivante :
« iSi le temps, ni les liens ne peuvent légitimer le despotisme;
c Les droits des hommes dérivent de la nature seule et sont indé-
€ pendants de leurs conventions. >
158 L'ANCIEN REGIME
veulcnl du bien? Ils ont conscience a son endroit de leur
bienveillance et de leur sympalbic. Non seulement ils
parlent de leurs sentiments, mais ils les éprouvent. A ce
moment, dit un contemporain', « la pitié la plus active
« remplissait les âmes; ce que craignaient le plus les
« bommes opulents, c'était de passer pour insensibles ».
L'arcbevêque de Paris, qu'on poursuivra à coups de pier-
res, a donné cent mille écus pour améliorer l'IIôtel-Dieu.
L'intendant Bertier, qu'on massacrera, a cadastré l'Ile-
de-France pour égaliser la taille, ce qui lui a permis d'en
abaisser le taux d'abord d'un huitième, puis d'un quarts
Le financier Bcaujon bâtit un hôpital. Necker refuse les
appointements de sa place et prête au trésor deux millions
pour rétablir le crédit. Le duc de Charost, dès 1770"",
abolit sur ses terres les corvées seigneuriales et fonde
un hôpital dans sa seigneurie de Meillant. Le prince de
Daulîremont, les présidents de Yczet, de ChamoUes, de
Cbaillot, nombre d'autres seigneurs en Franche-Comté,
suivent l'exemple du roi en affranchissant leurs serfs*.
L'évêque de Saint-Claude réclame, malgré son chapitre,
l'affranchissement de ses mainmortables. Le marquis de
Mirabeau établit dans son domaine du Limousin un bu-
reau gratuit de conciliation pour arranger les procès, et
chaque jour, à Fleury, fabrique neui cents livres de pain
1. Lacretellc, Histoire de France au dix-huitième siècle, V, 2.
2. Procès-verbaux de l'assenihlcr provinciale de l'Ile-de-Frnnce
(1787), 127.
.". Léonce de Lavergne, Ib., 52 36'J.
4. Le cri de la raison, par Clcrgct, curé d'Ornans (HSCJ,
2.58.
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 159
économique à l'usage « du pauvre peuple qui se bat à
qui en aura* ». M. de Barrai, évêque de Castres, prescrit
à tous ses curés de prêcher et propager la culture des
pommes de terre. Le marquis de Guerchy monte avec
Arthur Young sur les tas de foin pour apprendre à bien
faire une meule. Le comte de Lasteyrie importe en
France la lithographie. Nombre de grands seigneurs et
de prélats figurent dans les sociétés d'agriculture,
écrivent ou traduisent des livres utiles, suivent les
applications des sciences, étudient l'économie politique,
s'informent de l'industrie, s'intéressent en amateurs ou
en promoteurs à toutes les améliorations publiques.
« Jamais, dit encore Lacretelle, les Français n'avaient
« été plus ligués pour combattre tous les maux dont la
(( nature nous impose le tribut, et ceux qui pénètrent
fi par mille voies dans les instilutions sociales. » Peut-
on admettre que tant de bonnes intentions réunies abou-
tissent à tout détruire? Tous se rassurent, le gouverne-
ment comme la haute classe, en songeant au bien qu'ils
ont fait ou voulu faire. Le roi se rappelle qu'il a rendu
l'état civil aux protestants, aboli la question préparatoire,
supprimé la corvée en nature, établi la libre circulation
des grains, institué les assemblées provinciales, relevé la
marine, secouru les Américains, affranchi ses propres
serfs, diminué les dépenses de sa maison, employé
Malesherbes, Turgot et Necker, lâché la bride à la
i. Lucas de Montigny, Mémoires de Mirabeau, T, 290, 3GS. —
Théron de Montaugé, L'agriculture et les classes rurales dans le
paijs Toulousain, 14.
ANC. RÉC. U. 1. Il- 11
ICO L'ANCIEN RF.CIME
presse, écouté l'opinion publique'. Aucun gouverneinLiil
ne s'est montré plus doux : le 1-4 juillet 1789, il n y
avait à la Bastille que sept prisonniers, dont un idiol,
un détenu sur la demande de sa famille, et (nialio
accusés de faux^ Aucun prince n'a été plus luunaiii
plus cliaiitablc, plus préoccupé des malheureux. En
1784, année d'inondations et d'épidémies, il fait distri-
buer pour trois millions de secours. On s'adresse à lui,
même pour les accidents privés; le 8 juin 4785, il
envoie deux cents livres à la femme d'un laboureur
breton, qui, ayant déjà deux enfants, vient d'en mettre
au monde trois en une seule couche'. Pendant un hiver
rigoureux, il laisse chaque jour les pauvres envahir
ses cuisines. Très probablement, il est, après Turgot,
l'homme de son temps qui a le plus aimé le peuple. — ■
Au-dessous de lui, ses délégués se conforment h ses vues ;
j'ai lu quantité de lettres d'intendants qui tâchent d'être
de petits Turgots.'(( Tel construit un hôpital, un autre
« fonde des prix pour les laboureui-s; celui-ci admet
« des artisans à sa table ^ » ; celui-là entreprend le défri-
i. a La plupart des étrangers ont peine à se faire une idée de
« l'autorité <i n'exerce en France aujourd'hui l'opinion publiiiuc,
t ils conipii'iinent difficilement ce que c'est que cette puissance
« invisible (jui commande jusque dans le palais du roi. 11 CJi est
< pourtant ainsi. » (Necker (178i), cité par Tocqueville.)
2. Granier de Gassagnac, II, 230. — Au commencement du
rigne de Louis XVI, M. de Malcslierbes visita, selon l'usage, les
maisons qui contenaient des prisonniers d'État, a II m'a dit à
moi-inême qu'il n'en avait fait sortir que deux, n (Sénac de Meil-
lian, Du gouvernement, des mœurs et des conditions en France.]
3. Archives riationales, II, lil8, 11 i9, F. 14, 2073 (Secours à
diverses provinces et localités malheureuses).
4. Auborlin, •iSi (d'après Itachaumont).
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 101
chcment d'un marais. M. de la Tour, en Provence, a fait
tant de bien pendant quarante ans, que, malgré lui, le
Tiers-état lui vote une médaille d'or'. Un gouverneur fait
un cours de boulangerie économique. — Quel danger de
pareils pasteurs peuvent-ils courir au milieu de leur
troupeau? Quand le roi convoque les États Généraux, nul
n'est « en défiance », ni ne s'effraye de l'avenir. « On
« parlait^ de l'établissement d'une nouvelle constitution
« de l'État comme d'une œuvre facile, comme d'un
« événement naturel. » — « Les bommes les meilleurs
« et les plus vertueux y voyaient le commencement
« d'une nouvelle ère de bonbcur pour la France et pour
(( tout le monde civilisé. Les ambitieux se réjouissaient
« de la large carrière qui allait s'ouvrir à leurs espé-
« rances. Mais on n'aurait pas trouvé un individu, le
« plus morose, le plus timide, le plus enthousiaste, qui
« prévît un seul des événements extraordinaires vers
(( lesquels les États assemblés allaient être conduits. »
i. Léonce de Lavergne, 472.
2. Matliieu Dumas, Mémoires, I, 426. — Sir Samuel Romilly,
Mémoires, l, 99. — « La sécurité alla justju'à l'extravagance. »
(Mme de GenVis, Mémoires.) — Le 29 juin 1789, Necker disait dans
le conseil du roi, à Marly : a Quoi de plus frivole que les craintes
4 conçues à raison de l'organisation des États Généraux? Rien ne
« peut y être statué sans l'assentiment du roi. » (JI. de Baren-
tin, Mémoires, 187.) — Adresse de l'Assemblée nationale à ses
commettants, 2 octobre 1789 : a Une grande révolution, dont le
« projet eût paru chimérique ily a quelques mois, s'est opérée au
« milieu de nous. >
CHAPITRE III
I. La classe moyenne. — Ancien esprit du Tiers. — Les afTaires
publiques ne regardaient que le roi. — Limites de l'opposition
janséniste et parlementaire. — H. Changement dans la condi-
tion du bourgeois. — Il s'enrichit. — Il prête à l'État. — Dan-
ger de sa créance. — Il s'intéresse aux affaires publicpies. —
III. Il monte dans l'échelle sociale. — Le noble se rapproche
de lui. — II se rapproche du noble. — II se cultive. — Il est
du monde. — Il se sent l'égal du noble. — Il est gêné par les
privilèges. — IV. Entrée de la philosophie dans les esprits ainsi
préparés. — A ce moment celle de Rousseau est en vogue. —
Concordance de cette philosophie et des besoins nouveaux. —
Elle est adoptée par le Tiers. — V. Effet qu'elle produit sur lui.
— Formation des passions révolutionnaires. — Instincts de
nivehemont. — Besoin de domination. — Le Tiers décide qu'il
est la nation. — Chimères, ignorance, exaltation. — YI, Résumé.
I
Pendant longtemps, la pliilosophie nouvelle, enformoe
dans un cercle choisi, n'avait été qu'un luxe de bonne
compagnie. Négociants, fabricants et boutiquiers, avo-
cats, procureurs et médecins, comédiens, professeurs ou
curés, fonctionnaires, employés et conuuis, toute la
classe moyenne était à sa besogne. L'horizon de chacun
était restreint; c'était celui de la profession ou du métier
LA TROPAGATIOiN DE LA DOCTRINE 163
qu'on exerçait, de la corporation dans laquelle on était
compris, de la ville où l'on était né et tout au plus de la
province où l'on habitait'. La disette des idées et la
modestie du cœur confinaient le bourgeois dans son
enclos héréditaire. Ses yeux ne se hasardaient guère au
delà, dans le territoire interdit et dangereux des choses
d'État; à peine s'il y coulait un regard furtif et rare;
les aflaires publiques étaient « les affaires du roi ». —
Point de fronde alors, sauf dans le barreau, satellite
obligé du Parlement et enlrahié dans son orbite. En
1718, après un lit de justice, les avocats de Paris s'étant
mis en grève, le régent s'écriait avec colère et surprise .
« Quoi ! ces drôles-là s'en mêlent aussi * ! » Encore faut-
il remarquer que, le plus souvent, beaucoup d'entre eux
se tenaient cois. « Mon père et moi, écrit plus tardl'avo-
« cat Barbier, nous ne nous sommes pas mêlés dans ces
« tapages, parmi ces esprits caustiques et turbulents. »
— Et il ajoute celte profession de foi significative : « Je
« crois qu'il faut faire son emploi avec honneur, sans
(( se mêler d'affaires d'État sur lesquelles on n'a ni pou-
« voir ni mission. » — Dans toute la première moitié
du dix-huitième siècle, je ne vois dans le Tiers-état que
ce seul foyer d'opposition, le Parlement et, autour de
lui, pour attiser le feu, le vieil esprit gallican ou jansé-
niste. « La bonne ville de Paris, écrit Barbier en 1755,
1. J'ai pu moi-même constater ces sentiments par les récits de
vieillards morts il y a vingt ans. — Cf. Les Mémoires manuscrits
du libraire Hardy (analysés par Aubertin) et les Voyages d'Arthut
Yowig.
2. Aubertin. Ib., 180, 362.
104 L'ANCIEN RÉGIME
(( est janséniste de la tête aux pieds, » non seulement
les magistrats, les avocats, les professeurs, toute l'élite
de la bourgeoisie, « mais encore tout le gros de Paris,
« hommes, femmes, petits enfants, qui tiennent pour cette
« doctrine, sans savoir la matière, sans rien entendre
« aux distinctions et interprétations, par haine contre
« Rome et les jésuites. Les femmes, femmelettes et jus-
« qu'aux femmes de chambre s'y feraient hacher.... Ce
« parti s'est grossi des honnêtes gens du royaume qui
« détestent les persécutions et l'injustice. » — Aussi , quand
toutes les chambres de magistrature, jointes aux avocats,
donnent leur démission et défdent hors du palais « au
« milieu d'un monde infini, le public dit : Voilà devrais
(( Romains, les pères de la patrie; on bat des mains au
(( passage des deux conseillers Pucelle et Menguy et on
« leur jette des couronnes ». — Incessamment lalluniée,
la querelle du Parlement et de la Cour sera l'une des
naininèches qui provoqueront la grande explosion finale,
et les brandons jansénistes qui couvent sous la cendre
trouveront leur emploi en 1791 lorsqu'on attaquera
l'édifice ecclésiastique. — Mais, dans cet antique foyer,
il ne peut y avoir que des cendres chaudes, des tisons
enfouis, parfois des pétillements et des feux de paille;
j)ar lui-même et à lui seul, il n'est point incendiaire.
Sa structure emprisonne sa flamme et ses aliments
liuiilent sa chaleur. Le janséniste est trop fidèle chré-
liiMi pour ne pas respecter les puissances instituées d'en
haut. Le parlenienlaire, conservateur par état, aurait
horreur de renverser l'ordre établi. Tous les deux
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 105
combattent pour la tradition et contre la nouveauté ; c'est
pourquoi, après avoir défendu le passé contre le pouvoir
arbitraire, ils le défendront contre la violence révolu-
tionnaire et tomberont, l'un dans l'impuissance et
l'autre dans l'oubli.
II
Aussi bien, l'embrasement est tardif dans la classe
moyenne, et, pour qu'il s'y propage, il faut qu'au préa-
lable, par une transformation graduelle, les matériaux
réfraclaires soient devenus combustibles. — Un grand
cbangcment s'opère au dix-buitième siècle dans la con-
dition du Tiers-état. Le bourgeois a travaillé, fabriqué,
connnercé, gagné, épargné, et tous les jours il s'en-
ricliit davantage*. On peut dater de Law ce grand essor
des entreprises, du négoce, de la spéculation et dos
fortunes; arrêté par la guerre, il reprend plus vif et plus
fort à cbaque intervalle de paix, après le traité d'Aix-la-
1. Vollaire, Siècle de Louis XV, cli. xxxi; Siècle de Louis XIV,
cil. XXX. a L'industrie augmoiile tous les jours; à voir le luxe des
« particuliers, ce nombre prodigieux de maisons agréables bâties
« dans Paris et dans les provinces, cette quantité d'équipages,
c( ces commodités, ces rechercbes qu'on appelle luxe, on croirait
« (jue l'opulence est vingt fois plus grande qu'autrefois. Tout cela
« est le fruit d'un travail ingénieux encore plus que de la ri-
« cliesse.... Le moyen ordre s'est enrichi par l'industi'ie.... Les
« gains du commerce ont augmenté. Il s'est trouvé moins d'opu-
« lence qu'autrefois chez les grands et plus dans le moyen ordre,
a et cela a mis moins de distance enti-e les hommes. Il n'y avait
a autrefois d'autre ressource pour les petits que de servir le;
« grands; aujourd'hui l'industrie a ouvert mille chemins qu'on ne
c connaissait pas il y a cent ans. »
166 L'ANCIEN REGIME
Chapelle en 1748, après le traité de Paris en 1705, et
surtout à partir du règne de Louis XYl. L'exportation
française, qui en 1720 était de 106 millions, en 1755 do
124, en 1748 de 192, est de 257 millions en 1755, de 50'J
en 1776, de 554 en 1788. En 1786, Saint-Domingue seul
envoie à la métropole pour 151 millions de ses produits
et en reçoit pour 44 millions de marchandises'. Sur ces
échanges, on voit, à Nantes, à Bordeaux, se fonder des
maisons colossales. « Je tiens Bordeaux, écrit Arthur
« Young, pour plus riche et plus commerçante qu'au-
« cune ville d'Angleterre, excepté Londres.... Dans ces
« derniers temps, les progrès du commerce maritime
« ont été plus rapides en France qu'en Angleterre même. »
Selon un administrateur du temps, si les taxes de con-
sommation rapportent tous les jours davantage, c'est
que depuis 1774 les divers genres d'industrie se déve-
loppent tous les jours davantage ^ Et ce progrès est
régulier, soutenul « On peut compter, dit Necker en 1781,
« que le produit de tous les droits de consommation
« augmente de deux millions par an. » — Dans ce grand
effort d'invention, de labeur et de génie, Paris, qui
grossit sans cesse, est l'atelier central. Bien plus encore
qu'aujourd'hui, il a le monopole de tout ce qui est œuvre
d'intelligence et de goût, livres, tableaux, estampes,
'Statues, bijoux, parures, toilettes, voitures, ameuble-
ments, articles de curiosité et de mode, agréments et
décors de la vie élégante et mondaine; c'est lui qui
1. Arthur Younp, II. 5G0. 313.
2. Tocqueville, 253.
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 1G7
fournit l'Europe. En 1774, son commerce de librairie
était évalué à 43 millions, et celui de Londres au quart
seulement*. Sur les bénéfices s'élèvent beaucoup de
grandes fortunes, encore plus de fortunes moyennes, et
les capitaux ainsi formés cherchent un emploi. — Ju;,-
tement, voici que les plus nobles mains du royaume s'é-
tendent pour les recevoir, nobles, princes du sang, états
provinciaux, assemblées du clergé, au premier rang le
roi, qui, étant le plus besogneux de tous, emprunte à
dix pour cent et est toujours en quête de nouveaux pré-
teurs. Déjà sous Fleury la dette s'est accrue de 18 mil-
lions de rente, et, pendant la guerre de Sept Ans, de
54 autres millions de rente. Sous Louis XVI, M. Neckcr
emprunte en capital 550 millions, M. Joly de Fleury
500 millions, M. de Galonné 800 millions, en tout 1 G50 mil-
lions en dix ans. L'intérêt de la dette, qui n'était que de
43 millions en 1755, s'élève à 106 millions en 1776, et
monte à 206 millions en 1789^ Que de créanciers indi-
qués par ce peu de chiffres! Et remarquez que, le Tiers-
état étant le seul corps qui gagne et épargne, presque
tous ces créanciers sont du Tiers-état. Ajoutez-en des
milliers d'autres : en premier lieu, les financiers qui
font au gouvernement des avances de fonds, avances
indispensables, puisque, de temps immémorial, il mange
son blé en herbe, et que toujours l'année courante ronge
1. Aubertin, 482.
2. Bûchez et Roux, Histoire parlementaire. Extrait des élnts
dressés par les contrôleurs généraux, I, 175, 205. — Rapport de
Necker, I, 376. — Aux 206 millions, il faut ajouter 15 800000
pour les frais et intérêts des anticipations.
168 L'ANCIEN REGIME
d'avance le produit des années suivantes : il y a 80 mil-
lions d'anticipations en iToO, et 170 en 1785. En second
lieu, tant de fournisseurs, grands et petits, qui, sur tous
les points du territoire, sont en compte avec l'État pour
leurs travaux et fournitures, véritable armée qui s'accroît
tous les jours, depuis que le gouvernement, entraîné par
la centralisation, se charge seul de toutes les entreprises,
et que, sollicité par l'opinion, il multiplie les entreprises
utiles au public : sous Louis XV, l'État fait six mille
lieues de routes, et, sous Louis XYI, en 1788, afin de
parer à la famine, il achète pour quarante millions do
grains.
Par cet accroissement de son action et par cet emprunt
de capitaux, il devient le débiteur universel ; dès lors
les alï'aires publiques ne sont plus seulement les affaires
du roi. Ses créanciers s'inquiètent de ses dépenses, car
c'est leur argent qu'il gaspille; s'il gère mal, ils seront
ruinés. Ils voudraient bien connaître son budget, vérifier
ses livres : un prêteur a toujours le droit de surveiller
son gage. Voilà donc le bourgeois qui relève la tête et
qui commence à considérer de près la grande machine
dont le jeu, dérobé à tous les regards vulgaires, était
jus(ju'ici un secret d'État. Il devient politique et, du
même coup, il devient mécontent. — Car, on ne peut le
nier, ces affaires où il est si fort intéressé sont mal con-
duites. Un fils de famille qui mènerait les siennes de la
même façon mériterait d'être interdit. Toujours, dans
l'administration de l'État, la dépense a dépassé la
recette. D'après les aveux officiels, le déficit annuel
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 109
était de soixante-dix millions en 1770, de quatre-vingts
en 1785' : quand on a tenté de le réduire, c'a été par des
banqueroutes, l'une de deux milliards à la fin de
Louis XIV, l'autre presque égale au temps de Law, une
autre du tiers et de moitié sur toutes les rentes au temps
de Terray, sans compter les suppressions de détail, les
réductions, les retards indéfinis de payement, et tous
les procédés violents ou frauduleux qu'un débiteur puis-
sant emploie impunément contre un créancier faible.
« On compte cinquante-six violations de la foi publique
« depuis Henri lY jusqu'au ministère de M. de Loménie
« inclusivement* » et l'on aperçoit à l'horizon une der-
nière banqueroute plus effroyable que toutes les autres.
Plusieurs, Besenval, Linguet, la conseillent hautement
comme une amputation nécessaire et salutaire. Non
seulement il y a des précédents, et en cela le gouver-
nement ne fera que suivre son propre exemple; mais
telle est sa règle quotidienne, puisqu'il ne vit qu'au jour
le jour, à force d'expédients et de délais, creusant un
trou pour en boucher un autre, et ne se sauvant de la
faillite que par la patience forcée qu'il impose à ses
créanciers. Avec lui, dit un contemporain, ils n'étaient
jamais sûrs de rien, et il fallait toujours atlendie'.
« Plaçaient-ils leurs capitaux dans ses emprunts, ils ne
« pouvaient jamais compter sur une époque fixe pour le
• payement des intérêts. Construisaient-ils ses vais-
i. Bûchez et Roux, I, 190. Rapport de ÎI. de Galonné.
2. Chamfort, 103.
3. TocqueviUe, 2Gi.
170 L'ANCIEN RÉGIME
« seaux, réparaient-ils ses roules, vêtaient-ils ses sol-
« dats, ils restaient sans garanties de leurs avances,
« sans échéances pour le remboursement, réduits à
« calculer les chances d'un contrat avec les ministres
« comme celles d'un prêt fait à la grosse aventure. »
On ne paye que si l'on peut et quand on peut, même les
gens de la maison, les fournisseurs de la table, les ser-
viteurs de la personne. En 1755, les domestiques de
Louis XV n'avaient rien reçu depuis trois années. On
a vu que ses palefreniers allaient mendier pendant la
nuit dans les rues de Versailles, que ses pourvoyeurs
« se cachaient », que, sous Louis XVI, en 1778, il était
dû 7926'iO francs au marchand de vin, et 5467 980 francs
au fournisseur de poisson et de viande'. En 1788, la
détresse est telle, que le ministre de Loménie prend et
dépense les fonds d'une souscription faite par des par-
ticuliers pour les hospices; au moment où il se retire,
le Trésor est vide, sauf quatre cent mille fi-ancs dont il
met la moitié dans sa poche. Quelle administration ! —
Devant ce débiteur qui manifestement devient insolvable,
tous les gens qui, de près ou de loin, sont engagés dans
ses affaires, se consultent avec alarme, et ils sont innom-
brables, banquiers, négociants, fabricants, employés,
prêteurs de toute espèce et de tout degré : au premier
^rang les rentiers, qui ont mis chez lui tout leur avoir en
viager et qui seront à l'aumône s'il ne leur paye pas
chaque année les 44 millions qu'il leur doit, les
1. Marquis d'Arpcnsoii, 12 avril 1752, 11 février 1753, 2i Juil-
let 1753, 7 ilécL'iiibre 1753. — Arcltivcs ttalionales, 0', 738.
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 171
industriels et marchands, qui lui ont confié leur honneur
commercial et auraient horreur de faillir par contre-
coup; derrière ceux-ci, leurs créanciers, leurs commis,
leurs ouvriers, leurs proches, bref la plus grande par-
lie de la classe laborieuse et paisible, qui jusqu'ici
obéissait sans murmure et ne songeait point à contrôler
le régime établi. Désormais elle va le contrôler avec
attention, avec défiance, avec colère; et malheur à ceux
qu'elle prendra en faute, car elle sait qu'ils la ruinent
en ruinant l'État!
III
En même temps elle a monté dans l'échelle sociale,
et, par son élite, elle rejoint les plus haut placés. Jadis,
enlre Dorante et M. Jourdain, entre don Juan et M. Diman-
che, entre M. de Sotenville lui-même et George Dandin,
l'intervalle était immense: habits, logis, mœurs, carac-
tère, point d'honneur, idées, langage, tout différait. Main-
tenant la distance est presque insensible. D'une part, les
nobles se sont rapprochés du Tiers-état; d'autre part, le
Tiers-état s'est rapproché des nobles, et l'égalité de fiit a
précédé l'égalité de droit. — Aux approches de 1789, on
aurait peine à les distinguer dans la rue. A la ville, les
gentilshommes ne portent plus l'épée; ils ont quitté les
broderies, les galons, et se promènent en frac uni, ou cou-
rent dans un cabriolet qu'ils conduisent eux-mêmes*. « La
« simplicité des coutumes anglaises » et les usages du
1. Ségur, I, 17.
172 L'ANCIEN RÉGIME
Tiers leur ont paru plus commodes pour la vie piivéo.
Leur ôclal les gênait, ils étaient las d'être toujours en
représentation. Désormais ils acceptent la familiaritépour
avoir le sans-gêne, et sont contents « de se mêler sans
« faste et sans entraves à tous leurs concitoyens ». —
Certes, l'indice est grave, et les vieilles âmes féodales
avaient raison de gronder. Le marquis de Mirabeau,
apprenant que son fds veut être son propre avocat, ne se
console qu'en voyant d'autres, et de plus grands, faire
pis encore*. « Quoique ayant de la peine à avaler l'idée
({ que le petil-fils de notre grand-père, tel que nous l'a-
« vons vu passer sur le Cours, toute la foule, petits et
« grands, ôtant de loin le chapeau, va maintenant figu-
« rer à la barre de l'avant-cour, disputant la pratique
« aux aboyeurs de chicane, je me suis dit ensuite que
« Louis XIV serait un peu plus étonné s'il voyait la
« femme de son arrière-successeur, en habit de paysanne
(( et en tablier, sans suite, sans pages ni personne, cou-
« rant le palais et les terrasses, demander au premier
« polisson en frac de lui donner la main que celui-ci
« lui prêle S'julemcnt jusqu'au bas de l'escalier. » — En
effet, le nivellement des façons et des dehors ne fait que
manifester le nivellement des esprits et des âmes. Si l'an-
cien décor se défait, c'est que les sentiments qu'il annon-
çait se défont. Il annonçait le sérieux, la dignité, l'habi-
tude de se contraindre et d'être en public, l'autorité, le
conuuandement. Celait la parade fastueuse et rigi(i(>d'un
\. Lucas de Montit^iiy, Lellre du inat-quis de Miialjoau du
2j mars 1783.
lA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 175
état-major social. A présent la parade tombe, parce que
l'état-major s'est dissous. Si les nobles s'habillentenbour-
geois, c'est qu'ils sont eux-mêmes devenus des bourgeois,
je veux dire des oisifs qui, retirés des affaires, causent et
s'amusent. — Sans doute ils s'amusent en gens de goûl
et causent en gens de bonne compagnie. Mais la difficulté
ne sjira pas grande de les égaler en cela. Depuis que le
Tiers s'est enricbi, beaucoup de roturiers sont devenus
gens du monde. Les successeurs de Samuel Bernard ne
sont plus des Turcaret, mais des Pâris-Duverney, des
Saint-James, des Laborde, affinés, cultivés de cœur et
d'esprit, ayant du tact, de la littérature, de la pbilosopbie,
de la bienfaisances donnant des fêtes, sacliant recevoir.
A une nuance près, on trouve chez eux la même société
que chez un grand seigneur, les mêmes idées, le même
ton. Leurs fils, MM. de Villemur, deFrancueil, d'Épinay,
jettent l'argent par les fenêtres aussi élégamment que les
jeunes ducs avec lesquels ils soupent. Avec de l'argent et
de l'esprit, un parvenu se dégourdit vite, et son fils, si-
non lui, sera initié : quelques années d'exercices à l'aca-
démie, un maître de danse, une des quatre mille charges
qui confèrent la noblesse lui donneront les dehors qui
lui manquent. Or, en ce temps-là, dès qu'on sait obser-
ver les bienséances, saluer et causer, on a son brevet
d'entrée partout. Un Anglais- remarque que l'un des pre-
1. Mme Vigée-Lebrun, I, 269, 231 (Intérieui' de deux fermiers
généraux, M. de Verdun à Colombes, M. de Saint-James à Neuiiiy).
— Le type supérieur du bourgeois, du négociant, a déjà été mis
au théâtre par Sedaine (le P/tilosophe sans le savoir).
2. A Comparative view, by Jobii Andrews, 58.
174 L'ANCIEN REGIME
iiiicrs mots que l'on emploie pour louer un homme est
de dire « qu'il se présente parfaitement bien ». La maré-
chale de Luxembourg, si fière, choisit toujours Laharpe
pour cavalier; en effet, « il donne si bien le bras! » —
Non seulement le plébéien entre au salon s'il a de l'usage,
mais il y trône s'il a du talent. La première place
dans la conversation et même dans la considération pu-
blique est pour Voltaire, fils d'un notaire, pour Diderot,
fils d'un coutelier, pour Rousseau, fils d'un horloger,
pour d'Alembert, enfant-trouvé recueilli par un vitrier;
et quand, après la mort des grands hommes, il n'y a
plus que des écrivains de second ordre, les premières
duchesses sont encore contentes d'avoir à leur table
Chamfort, autre enfant-trouvé, Beaumarchais, autre fils
d'horloger, Laharpe, nourri et élevé par charité, Mar-
montel, fils d'un tailleur de village, quantité d'autres
moins notables, bref tous les parvenus de l'esprit.
Pour s'achever, la noblesse leur emprunte leur plume
et aspire ù leurs succès. « Ouest revenu, disait le prince
« de Hénin, de ces préjugés gothiques et absurdes sur la
« culture des lettres'. Quant à moi, j'écrirais demain une
« comédie si j'en avais le talent, et, si l'on me mettait un
(( peu en colère, je la jouerais. » Et, de fait, « le vicomte
« de Ségur, fils du ministre de la guerre, joue le rôle
(( d'amant dans Nina sur le théâtre de iMlle Guimard, avec
« tous les acteurs de la comédie italienne* ». Un per-
sonnage de Mme de Genlis, revenant à Paris après cinq
1. Comte de Tilly, Mémoires, I, j1.
2. Geflroy, Gustave III. Lettre de Mme de Staël (août 1786).
LA rnorAGATION DE LA DOCTRINE 175
lis d'absoncc, dit a qu'il a laissé les hommes uniqiie-
( ment occupés de jeu, de chasse, de leurs petites mai-
« sons, et qu'il les retrouve tous auteurs' ». Ils colpor-
tent de salon en salon leurs tragédies, comédies, romans,
églogues, dissertations et considérations de toute espèce,
lis tâchent de faire représenter leurs pièces, ils subissent
le jugement préalable des comédiens, ils sollicitent un
mot d'éloge au Mercure, ils lisent des fables aux séances
de l'Académie. Ils s'engagent dans les tracasseries, dans
les glorioles, dans les petitesses de la vie littéraire, bien
pis, de la vie théâtrale, puisque, sur cent théâtres de
sociéLé, ils sont acteurs et jouent avec les vrais acteurs.
Ajoutez à cela, si vous voulez, leurs autres petits talents
d'amateurs : peindre à la gouache, faire des chansons,
jouer de la ilûlc. — Après ce mélange des classes et ce
déplacement des rôles, quelle supériorité reste à la
noblesse? Par quel mérite spécial, par quelle capacité
reconnue se fera-elle respecter du Tiers? Hors une fleur
de suprême bon ton et quelques raffinements dans le
savoir-vivre, en quoi diffère-t-elle de lui? Quelle éduca-
tion supérieure, quelle habitude des affaires, quelle expé-
rience du gouvernement, quelle instruction politique,
quel ascendant local, quelle autorité morale peut-elle
alléguer pour autoriser ses prétentions à la première
place? — En fait de praliques, c'est déjà le Tiers qui fait
1. Mme de Genlis, Adèle et Théodore (1782), I,51'2. — Déjà en
1TG2, Bachaumont cite un grand nombre de pièces écrites par des
grands seigneurs : Clyienmeslre, par le comle de Laurugiiais;
Alexandre, par le chevalier de Féuelon; Don Carlos, par le mar-
quis de Ximénès.
ANC. Riia. II T. II. — 12
176 L'ANCIEN RÉGIME
la besogne et fournit les lionnnes spéciaux, intendants,
rcmicrs connnis des ministères, administrateurs laï-
ques et ecclésiastiques, travailleurs ell'ectifs de toute
espèce et de tout degré. Rappelez-vous ce marquis dont on
parlait tout à l'heure, ancien capitaine aux gardes fian-
çaiscs, homme de cœur et loyal, avouant aux élections
de 1789 que les connaissances essentielles à un député
(( se rencontreront plus généralement dans le Tiers-état,
(( dont l'esprit est exercé aux affaires ». — Quant à la
théorie, le roturier en sait autant que les nobles, et il
croit en savoir davantage ; car, ayant lu les mômes livres
et pénétré des mêmes principes, il ne s'arrête pas comme
eux à mi-chemin sur la pente des conséquences, mais
plonge en avant, tête baissée, jusqu'au fond de la doc-
trine, persuadé que sa logique est de la clairvoyance et
qu'il a d'autant plus de lumières qu'il a moins de préju-
gés. — Considérez les jeunes gens qui ont vingt ans aux
environs de 1780, nés dans une maison laborieuse, accou-
tumés à l'effort, capables de travailler douze heures par
jour, un Barnave, un Carnot, un Ilœderer, un Merlin de
Thionville, un Robespierre, race énergique qui sent sa
force, qui juge ses rivaux, qui sait leur faiblesse, qui
compare son application et son instruction à leur légè-
reté et à leur insuffisance, et qui, au moment où gronde
en elle l'ambition de la jeunesse, se voit d'avance exclue
de toutes les hautes places, reléguée à perpétuité dans les
emplois subalternes, primée en toute carrière par des
supérieurs en qui elle reconnaît à peine des égaux. Aux
examens d'aitillerie, où Chérin, généalogiste, refuse les
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 177
roturiers, et où l'abbé Bossut, mathématicien, refuse lea
ignorants, on découvre que la capacité manque aux élè-
ves nobles, et la noblesse aux élèves capables*; gentil-
homme et instruit, ces deux qualités semblent s'exclure;
sur cent élèves, quatre ou cinq réunissent les deux
conditions. Or, à présent que la société est mêlée, de
pareilles épreuves sont fréquentes et faciles. Avocat,
médecin, littérateur, l'homme du Tiers avec lequel un duc
s'entretient familièrement, qui voyage en diligence côte
à côte avec un comte colonel de hussards ^ peut appré-
cier son interlocuteur ou son voisin, compter ses idées,
vérifier son mérite, l'estimer à sa valeur; et je suis sûr
qu'il ne le surfera pas. — Depuis que la noblesse, ayant
perdu la capacité spéciale, et que le Tiers ayant acquis
la capacité générale, se trouvent de niveau par l'éduca-
tion et par les aptitudes, l'inégalité qui les sépare est
devenue blessante en devenant inutile. Instituée par la
coutume, elle n'est plus consacrée par la conscience, et
le Tiers s'irrite à bon droit contre des privilèges que
rien ne justifie, ni la capacité du noble, ni l'incapacité
du bourgeois.
IV
Défiance et colère à l'endroit du gouvernement qui
compromet toutes les fortunes, rancune et hostilité contre
1. Chamfort, 119.
2. Comte de Vaublanc, I, 117. — Bciignot, Mémoires (premier
et deuxiùine morceau, la sucictc cliez M. de liriemie et chez le
duc de Ponlliièvre).
178 L'ANCIEN REGIME
la noblesse qui barre tous les chemins, voilà donc les
sentiments qui grandissent dans la classe moyenne par le
seul progrès de sa richesse et de sa culture. — Sur cette
matière ainsi disposée, on devine quel sera l'effet de la
philosophie nouvelle. Enfermée d'abord dans le réservoir
aristocratique, la doctrine a filtré par tous les interstices
comme une eau glissante, et se répand insensiblement
dans tout l'étage inférieur. — Déjà en 1727, Barbier, qui
est un bourgeois de l'ancienne roche et ne connaît guèie
que de nom la philosophie et les philosophes, écrit dans
son journal: «On retranche à cent pauvres familles des
« rentes viagères qui les laisaient subsister, acquises avec
« des effets dont le roi était débiteur et dont le fonds
« est éteint; on donne cinquante-six mille livres de pen-
« sion à des gens qui ont été dans les grands postes où
« ils ont amassé des biens considérables, toujours aux
« dépens du peuple, et cela pour se reposer et ne rien
« faire' ». — Une à une, les idées de réforme pénètrent
dans son cabinet d'avocat consultant; il a suffi de la
convei'sation pour les propager, et le gros sens commun
n'a pas besoin de philosophie pour les admettre, a La taxe
(( des impositions sur les biens, dit-il en 1750, doit être
« proportionnelle et répartie également sur tous les
« sujets du roi et membres de l'État, à proportion des
«'biens que chacun possède réellement dans le royaume ;
1. Barbier, II, 16; III, 255 (mai 1751). a Le roi est pillé par
« Ions les seigriieurs qui rciivirounent, surtout dans tous ses
0 voyajres à ses dillércnts châleaux, 1l's(]uo1s sont fré(iueiits. » —
Et scptombro 1750. — Cf. AuLertin, ti'Ji, 415 [Miinoires iiiauus-
crils de Hardy).
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 170
« en Angleterre, les terres delà noblesse, du clergé et d;i
« Tiers-état payent également sans distinction; rien n'csl
« plus juste. » — Dans les dix années qui suivent, le flo;
grossit; on parle en mal du gouvernement dans les
cafés, aux promenades, et la police n'ose arrêter les fron-
deurs, <i parce qu'il faudrait arrêter tout le monde » . Jus-
qu'à la fin du règne, la désaffection va croissant. « En
« 17-44, dit le libraire Hardy, pendant la maladie du roi a
« Metz, des particuliers font dire et payent à la sacristie
« de Notre-Dame six mille messes pour sa guérison; en
« 1757, après l'attentat de Damiens, le nombre des messes
« demandées n'est plus que de six cents; en 1774, pen-
« dant la maladie dont il meurt, ce nombre tombe à
« trois. » ■ — Discrédit complet du gouvernement, succès
immense de Rousseau, de ces deux événements simul-
tanés on peut dater la conversion du Tiers à la philoso-
phie'. — Au commencement du règne de Louis XVI, un
voyageur qui rentrait après quelques années d'absence,
et à qui l'on demandait quel changement il remarquait
dans la nation, répondit : « Rien autre chose, sinon que
« ce qui se disait dans les salons se répèle dans les
« rues^ ». — Et ce qu'on répète dans les rues, c'est la
doctrine de Rousseau, h; Biscoufs sur Vinégalilé, le Con-
trat social amplifié, vulgarisé et répété par les disciples
i. Trailés de Paris et d'IIubcrshourg, 1763. — Procès de la
Clialotais, 1765 — Banqueroute de Terray, 1770. — Destruction du
Parlement, 1771. — Premier partage de la Pologne, 1772. —
Rousseau, Discours sur l'inégali/é, 1755. — La Nouvelle Iléloïse,
1759. — Emile et Contrat social, 17C2.
1. Baron de Baranfe, Tableau de la littérature française an
dix-huit iètne siècle, 312.
180 L'ANCIEN RÉGIME
sur tous les tons et sous toutes les formes. Quoi de
plus séduisant pour le Tiers? — Non seulement celle
théorie a la vogue, et c'est elle qu'il rencontre au moment
décisif où ses regards, pour la première fois, se lèvent
vers les idées générales; mais de plus, contre l'inégalilé
sociale et contre l'arbitraire politique, elle lui fournit des
armes, et des armes plus tranchantes qu'il n'en a besoin.
Pour des gens qui veulent contrôler le pouvoir et abolir
les privilèges, quel maître plus sympathique que l'écri-
vain de génie, le logicien puissant, l'orateur passionné
qui établit le droit naturel, qui nie le droit historique,
qui proclame l'égalité des hommes, qui revendique la
souveraineté du peuple, qui dénonce à chaque page l'usur-
pation, les vices, l'inutilité, la malfaisance des grands et
des rois ! — Et j'omets les traits par lesquels il agrée aux
fils d'une bourgeoisie laborieuse et sévère, aux hommes
nouveaux qui travaillent et s'élèvent, son sérieux
continu, son ton âpre et amer, son éloge des mœurs
simples, des vertus domestiques, du mérite personnel,
de l'énergie virile; c'est un plébéien qui parle à des
plébéiens. — Rien d'étonnant s'ils le prennent pour
guide, et s'ils acceptent ses doctrines avec cette ferveur
de croyance qui est l'enthousiasme et qui toujours
accompagne la première idée comme le premier amour.
Un juge compétent, témoin oculaire, Mallet du Pan',
écrit en 1799 : « Dans les classes mitoyennes et infé-
« rieures, Rousseau a eu cent fois plus de lecteurs que
(( Voltaire. C'est lui seul qui a inoculé chez les Français la
i. Mercure brilaimique, t. II, 360.
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 181
« doctrine de la souveraineté du peuple et de ses consé-
0 quences les plus extrêmes. J'aurais peine à citer un
« seul révolutionnaire qui ne fût transporté de ces Ihéo-
« rèmes anarchiques et qui ne brûlât du désir de les réa-
« liser. Ce Contrat social, qui dissout les sociétés, fut le
« Coran des discoureurs apprêtés de 1789, des jacobins
« de 1790, des républicains de 1791 et des forcenés les
« plus atroces.... J'ai entendu Marat en 1788 lire et com-
« menter le Contrat social dans les promenades publiques
« aux applaudissements d'un auditoire enthousiaste. » —
La même année, dans la foule immense qui remplit la
Grand'Salle du Palais, Lacretelle entend le même livre
cité, ses dogmes allégués* « par des clercs de la Basoche,
« par de jeunes avocats, par tout le petit peuple lettré
« qui fourmille de publicistesde nouvelle date ». On voit
par cent détails qu'il est dans toutes les mains comme
un catéchisme. En 1784% des fils de magistrats allant
prendre leur première leçon de droit chez un agrégé,
M. Sareste, c'est le Contrat social que leur maître leur
donne en guise de manuel. Ceux qui trouvent trop ardue
la nouvelle géométrie politique en apprennent au moins
les axiomes, et, si les axiomes rebutent, on en trouve les
conséquences palpables, les équivalents commodes, la
menue monnaie courante dans la littérature en vogue,
théâtre, histoire et romans'. Par les Éloges de Thomas,
i. Lacretelle, Dix ans d'épreuves, 21.
2. Souvenirs manuscrits, par le chancelier Pasquier.
3. Le Compère Mathieu, par Dulaurens (17G6). a Nous ne de-
c vons nos malheurs qu'à la façon dont nous avons été élevés,
c c'est-à-dire à l'état de société dans lequel nous sommes nés .
182 L'ANCIEN RÉGIME
par les pastorales de Bernardin de Saint-Pierre, par la
compilation de Raynal, par les comédies de Beaumar-
chais, même par le Jeune Anacharsis et par la vogue
nouvelle de l'antiquité grecque et romaine, les dogmes
d'égalité et de liberté fdtrent et pénètrent dans toute la
classe qui sait lire*. « Ces jours derniers, dit Metra^ il y
« avait un dîner de quarante ecclésiastiques de campa-
« gne chez le curé d'Orangis, à cinq lieues de Paris. Au
« dessert et dans la vérité du vin, ils sont tous conve-
« nus qu'ils étaient venus à Paris voir le Mariage de Fi-
(( (jaro.... Il semble que jusqu'ici les auteurs comiques
« ont toujours eu l'intention de faire rire les grands aux
« dépens des petits; ici au coatraire ce sont les petits qui
« rient aux dépens des grands. » De là le succès de la
pièce. — Tel régisseur d'un château a trouvé un Raynal
dans la bibliothèque, et les déclamations furibondes qu'il
y rencontre le ravissent à ce point que, trente ans après,
il les récitera encore sans broncher. Tel sergent aux
gardes françaises brode la nuit des gilets pour gagner
de quoi acheter les nouveaux livres. — Après la peinture
galante de boudoir, voici la peinture austère et patrio-
tique : le Délisaire et les Iloraces de David indiquent
l'esprit nouveau du public et des ateliers'. C'est l'esprit
« Or, puisque cet état est la source de tous les maux, sa dissolu--
c tion ne peut être que celle de tous les biens. »
1. hcTableau de Paris, par Mercier (12 vol.), est la peinlure
la plus exacte et la plus abondante des idées et des aspii-alions
de la classe moyenne de 1781 à 1788.
2. Correspondance, par Meira, XVll, 87 (20 août 178i).
3. Le Délisaire est de 1780. le Serment des Iloraces est de 1785.
LA rnOPAGATION DE LA DOCTRINE iSj
de Rousseau, « l'esprit républicain' » ; il a gagné toute
la classe moyenne, artistes, employés, curés, médecins,
procureurs, avocats, lettrés, journalistes, et il a pour
aliments les pires passions aussi bien que les mcil-
îeures, l'ambition, l'envie, le besoin de liberté, le zèle
du bien public et la conscience du droit.
Toutes ces passions s'exaltent les unes par les autres,
liien n'est tel qu'un passe-droit pour aviver le sen-
timent de la justice. Rien n'est tel que le sentiment de la
justice pour aviver la douleur d'un passe-droit. A présent
que le Tiers se juge privé de la place qui lui appartient,
il se trouve mal à la place qu'il occupe, et il souffre de
mille petits chocs que jadis il n'aurait pas sentis. Quand
on se sent citoyen, on s'irrite d'être traité en sujet, et nul
n'accepte d'être l'inférieur de celui dont il se croit l'égal.
C'est pourquoi, pendant les vingt dernières années, l'an-
cien régime a beau s'alléger, il semble plus pesant, et ses
piqûres exaspèrent comme des blessures. On en citerait
vingt cas pour un. — Au théâtre de Grenoble, Rarnave
enfant'^ était avec sa mère dans une loge que le duc de
Tonnerre, gouverneur de la province, destinait à l'un de
1. GelTroy, Gustave III et la cour de France. « Paris, avec
c son esprit républicain, applaudit ordinairement ce qui est
0 tombé à Fontainebleau. » (Lettre de Mme de Staël, du 17 sep-
tembre 178G.)
2. Sainte-Dcuve, Causeries du lundi, II, 2i. (Étude sur Bar-
nave.)
iU L'ANCIEN REGIME
SCS complaisants. Le directeur du théâtre, puis l'officier
de garde viennent prier Mme Barnave de se retirer; elle
refuse; par ordre du gouverneur, quatre fusiliers arri-
vent pour l'y con!raindre. Déjà le parterre prenait parti
et l'on pouvait craindre des violences, lorsque M. Bar-
nave, averti dt l'affront, vint emmener sa femme et dit
tout haut : « Je sors par ordre du gouverneur ». Le pu-
blic, toute la bourgeoisie indignée s'engagea à ne revenir
au spectacle qu'après satisfaction, et en effet le théâlie
resta vide pendant plusieurs mois, jusqu'à ce que
Mme Barnave eût consenti à y reparaître. Le futur député
se souvint plus tard de l'outrage, et dès lors se jura « de
« relever la caste à laquelle il appartenait de l'hurniHa-
« tion à laquelle elle semblait condamnée ». — Pareille-
ment Lacroix, le futur conventionnel', pousse, à la sor-
tie du théâtre, par un gentilhomme qui donne le bras
à une jolie femme, se plaint tout haut. — « Qui êtes-
« vous? » — Lui, encore provincial, a la bonhomie de
défder tout au long ses nom, prénoms et qualités. —
« Eh bien, dit l'autre, c'est très bien fait îi vous d'être
« tout cela; moi, je suis le comte de Chabannes et je
« suis très pressé. » Sur quoi, «riant démesurément», il
remonte en voiture. « Ah ! monsieur, disait Lacroix encore
« tout chaud de sa mésaventure, l'affreuse distance que
« l'orgueil et les préjugés mettent entre les hommes! »
-»- Soyez sûr que chez Marat, chirurgien aux écuries du
comte d'Artois, chez Robespierre, protégé de l'évéque
1. Tilly, Mémoires, I, 2i3.
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 1^5
d'Arras, cIigz Danton, petit avocat « chargé de dettes »,
chez tous les autres, en vingt rencontres, l'amour-
propre avait saigné de même. L'amertume concentrée qui
pénètre les Mémoires de Mme Roland n'a pas d'aulre
cause. « Elle ne* pardonnait pas à la société la place
« inférieure qu'elle y avait longtemps occupée*. » Grâce
à Rousseau, la vanité, si naturelle à l'homme, si sensible
chez un Français, est devenue plus sensible. La moindre
nuance, un ton de voix, semble une marque de dédain.
« Un jour ^ que l'on parlait devant le ministre de la guerre
« d'un officier général parvenu à ce grade par son mérite :
« Ah oui, dit le ministre, officier général de fortune! »
« -^ Ce mot fut répété, commenté, et fit bien du mal. »
Les grands ont beau condescendre, « accueillir avec une
1. Paroles de Fontancs, qui l'avait connue et l'admirait (Sainle-
BcuvG, Nouveaux lundis, YIII, 221).
2. Mémoires de Mme Roland, passim. A quatorze ans, pré-
sentée à Mme de Boismorel, elle est blessée d'entendre appeler
sa grand'maman s mademoiselle ». — « Un peu après, dit-elle,
« je ne pouvais me dissimuler que je valais mieux que Mlle d'IIan-
M naclies dont les soixante ans et la généalogie ne lui donnaient
« jias la faculté de faire une lettre qui eût le sens commun ou
« qui fût lisible. » — Vers la même époque, elle passe liuit
jours à Versailles chez une femme de la Dauphine, et dit à sa
mère : o Encore quelques jours et je détesterai si fort ces gens-
« là, que je ne saurai plus que faire de ma haine. — Quel mal te
« font-ils donc? — Sentir l'injustice et contempler à tout nio-
f ment l'absurdité, s — Au château de Fontenay, invitée à diner,
on la fait manger, elle et sa mère, à l'office, etc. — En 1818,
dans une petite ville du nord, le comte de..., dînant chez un
sous-prcfct bourgeois et placé à table à côté de la maîtresse de
la maison, lui dit en acceptant du potage : « Merci, rnon cœur ».
Mais la Révolution a donné bec et ongles à la petite bourgeoise
et, un instant après, elle lui dit avec son plus beau sourire :
« Voulez-vous du poulet, mon cœur? >
3. Vaublanc, I, 153.
186 L'ANCIEN RÉGIME
« égale et douce l)onté tous ceux qui leur sont pré-
« seules » ; chez le duc de Pentliièvre les nobles uiangeiil
avec le maître de la maison, les rotuiiers dinent chez
son premier gentilhomme et ne viennent au salon que
pour le café. Là ils « trouvent en force et le ton haut »
les autres qui ont eu l'honneur de manger avec Son
Allesse et « qui ne manquent pas de saluer les arrivanls
« avec une complaisance pleine de protection' ». Cela
suffit; le duc a beau « pousser les attentions jusqu'à la
« recherche » ; Beugnot, si pliant, n'a nulle envie de
revenir. — On leur garde rancune, non seulement des
saints trop courts qu'ils font, mais encore des révé-
l'ences trop grandes qu'on leur fait. Chamfort conle
avec aigreur que d'Alembert, au plus haut de sa réputa-
tion, étant chez Mme du Deffand avec le président
Hénault et M. de Pont-de-Veyle, arrive un médecin
noiiinié Fournier, qui en entrant dit à Mme du Deffand :
(( Madame, j'ai Vhonneur de vous présenter mon Irès-
« humble respect » ; au président Hénault : « Monsieur,
« j'ai bien l'honneur de vous saluer » ; à M. de Pont-de-
Veyle : « Monsieur, je suis votre très-humble serviteur »,
et à d'Alembert : « Bonjour, Monsieur* ». Quand le
i. Ueiignot, Mémoires, I, 77.
2. Chainfoi't, 10. — « Qui le croirait? Ce ne sont ni les impôts,
a ni les lellres de cachet, ni tous les autres abus de l'autorité,
« ce ne sont point les vexations des intendants et les longueurs
a ruineuses de la justice qui ont le plus irrité la nation : c'est le
a préjugé de la noblesse pour leiiuel elle a maniTesté plus de
u îiaine. Ce qui le prouve évidenunent, c'est que ce sont les
i bourgeois, les gens de lettres, les gens de finances, enfin lous
1 ceux qui jalousaient la noblesse, qui ont soulevé contre elle le
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 187
cœur est révolté, tout est pour lui sujet de ressenti-
ment. Le Tiers, à l'exemple de Rousseau, sait aux nobles
mauvais gré de tout ce qu'ils font, bien mieux, de tout
ce qu'ils sont, de leur luxe, de leur élégance, de leur
badinage, de leurs façons fines et brillantes. Clianifor!
est aigri par les politesses dont ils l'ont accablé. Siéyès
leur en veut de l'abbaye qu'on lui a promise et qu'on
ne lui a pas donnée. Chacun, outre le griet général, v.
son griof personnel. Leur froideur comme leur fami-
liarité, leurs attentions comme leurs inattentions, sonl
des offenses, et sous ces millions de coups d'épingle,
réels ou imaginaires, la poche au fiel s'emplit.
En 1781), elle est pleine et va crever. « Le titre le
« plus respectable de la noblesse française, écrit Cham-
« fort, c'est de descendre immédiatement de quelque
« trente mille hommes casqués, cuirassés, brassardés,
« cuissardes, qui, sur de grands chevaux bardés de fer,
({ foulaient aux pieds huit ou dix millions d'hommes
a nus, ancêtres de la nation actuelle. Voilà un droit
« bien avéré au respect et à l'amour de leurs dcscon-
« daiits! Et, pour achever de rendre cette noblesse rcs-
« peclable, elle se recrute et se régénère par l'adoption
« de ces hommes qui ont accru leur fortune en dépouil-
« lant la cabane du pauvre hors d'état de payer ses
« impositions'. » — « Pourquoi le Tiers, dit Siéyès, ne
« renverrait-il pas dans les forêts de la Franconie toutes
« pclit peuple dans les villes et les paysans dans les campagnes. »
(llivai'ol, Mémoires.]
1. Chanifort, 533.
1S8 LAN'CIEN RÉGIME
« ces familles qui conservent la folle prétention d'être
« issues de la race des conquérants et de succéder à
« des droits de conquête*? Je suppose qu'à défaut de
« police Cartouche se fût rétabli plus solidement sur un
« grand chemin ; aurait-il acquis un véritable droit de
« péage? S'il avait eu le temps de vendre cette sorte de
fl monopole, jadis assez commun, à un successeur de
« bonne foi, son droit serait-il devenu beaucoup plus
« respectable entre les mains de l'acquéreur?... Tout
« privilège est, de sa nature, injuste, odieux et con-
({ traire au pacte social. Le sang bouillonne à la seule
« idée qu'il fut possible de consacrer légalement à la
« fin du dix-huitième siècle les abominables fruits de
({ l'abominable féodalité.... La caste des nobles est véri-
« tablcment un peuple à part, mais un faux peuple qui,
« ne pouvant, faute d'organes utiles, exister par lui-
« même, s'attache à une nation réelle, comme ces
(( tumeurs végétales qui ne peuvent vivre que de la sève
(( des plantes qu'elles fatiguent et dessèchent. » — Ils
sucent tout, il n'y a rien que pour eux. a Toutes les
« branches du pouvoir exécutif sont tombées dans' la
« caste qui fournit (déjà) l'église, la robe et l'épée. Une
« sorte de confraternité ou de compérage fait que les
« nobles se préfèrent entre eux et pour tout au reste de
<( la nation.... C'est la coui" qui a régné et non le nio-
« narque. C'est la cour qui ciée et distribue les places.
« Et qu'est-ce que la coui', sinon la télé de celle ijuniensr
i. Siéyès, Qucsl-ce que le Ticr^y 17, 41, 131), IGG.
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 18'J
« arislocralic qui couvre toutes les parties de la France,
« qui, par ses membres, atteint à tout, et exerce par-
« tout ce qu'il y a d'essentiel dans toutes les parties de
« la puissance publique? » — Mettons fin « à ce crime
« social, à ce long parricide qu'une classe s'honore de
« commettre journellement contre les autres.... Ne
« demandez plus quelle place enfin les privilégiés
« doivent occuper dans l'ordre social; c'est demander
« quelle place on veut assigner dans le corps d'un
« malade à l'humeur maligne qui le mine et le tour-
« mente,... à la maladie affreuse qui dévore sa chair
«.vive ». — La conséquence sort d'elle-même : extir-
pons l'ulcère, ou tout au moins balayons la vermine.
Le Tiers, à lui seul et par lui-même, est « une nation
« complète », à qui ne manque aucun organe, qui n'a
besoin d'aucune aide pour subsister ou se conduire, el
qui recouvrera la santé lorsqu'il aura secoué les para-
sites incrustés dans sa peau.
« Qu'est-ce que le Tiers? Tout. Qu'a-t-il éié jusqu'^
« présent dans l'ordre politique? Rien. Que demande-
« t-il? A y devenir quelque chose. » — Non pas quelque
chose, mais tout. Son ambition politique est aussi grande
que son ambition sociale, et il aspire à l'autorité aussi
bien qu'à l'égalité. Si les privilèges sont mauvais, celui
1. a La noblesse, disent les nobles, est un intermédiaire entre
« lo roi et le peuple. — Oui, comme le chien de chasse est un
« inlormédiaire entre le chasseur et les lièvres. » (Cliamfort.)
2. l'rudhoinme, III, 2 (Tiers-état du Nivernais et passir»]. Cf.
p.T' rontre les cahiers de la noblesse du Dugcy et de la noblcfsse
d'ÀJcncon.
190 L'ANCIEN Rl'GIME
du prince est le pire, car il est le plus énorme, et la
dignité humaine, blessée par les prérogatives du noble,
périt sous l'arbitraire du roi. Peu importe qu'il en use
à peine, et que son gouvernement, docile à l'opinion
publique, soit celui d'un père indécis et indulgent.
Affranchi du despotisme réel, le Tiers s'indigne contre
le despotisme possible, et il croirait être esclave s'il
conscr.tait à rester sujet. L'orgueil souffrant s'est re-
dressé, s'est raidi, et, pour mieux assurer son droit, va
revendiquer tous les droits. Il est si doux, si cnivranl,
pour l'homme qui, de toute antiquité, a subi dos maî-
tres, de se mettre à leur place, de les mettre à sa place,
de se dire qu'ils sont ses mandataires, de se croire
membre du souverain, roi de France pour sa quote-
part, seul auteur légitime de tout droit et de tout pou-
voir! — Conformément aux doctrines de Rousseau, les
cahiers du Tiers déclarent à Tunanimité qu'il faut don-
ner une constitution à la France; elle n'en a pas, ou, du
moins, celle qu'elle a n'est pas valable. Jusqu'ici « les
« conditions du pacte social étaient ignorées' )) ; à pré-
sent qu'on les a découvertes, il faut les écrire. 11 n'est
pas vrai de dire, comme les nobles d'après Monlesquièu.
que la constitution existe, que ses grands traits ne doi-
vent pointêtre altérés, qu'il s'agit seulement de réformer
les abus, que les États Généraux n'ont qu'un pouvoir
limité, qu'ils sont iiiCDmpétents pour substituer à la
monarchie un autre régime. Tacitement ou expressé-
ment, le Tiers refuse de restreindre son mandat, et
n'admet pas qu'on lui opjjose des barrières. Par suite,
LA rr.OPAGATIOlN DE LA DOCTRINE \91
à l'iinnniniilô, il exige que les députés votent, « non par
(' (ifdre. mais par tête et conjointement ». — « Dans le
« cas où les députés du clergé et de la noblesse refu-
« seraient d'opiner en commun et par tête, les députés
« du Tiers, qui représentent 24 millions d'hommes,
« pouvant et devant toujours se dire l'Assemblée natio-
« nale malgré la scission des représentants de 400000
« individus, offriront au roi, de concert avec ceux du
« clergé et de la noblesse qui voudront se joindre à
« eux, leur secours à l'effet de subvenir aux besoins de
« l'État, et les impôts ainsi consentis seront répartis
« entre tous les sujets du roi indistinctement*. » — « Le
« Tiers, disent d'autres cahiers, étant les 99 pour 100
« de la nation, n'est pas un ordre. Désormais, avec ou
« sans les privilégiés, il sera, sous la même dénomi-
(( nation, appelé le peuple ou la nation. » — N'objectez
pas qu'un peuple ainsi mutilé devient une foule, que
des chefs ne s'improvisent pas, qu'on se passe diffici-
lement de ses conducteurs naturels, qu'à tout prendre ce
clergé et cette noblesse sont encore une élite, que les
deux cinquièmes du sol sont dans leurs mains, que la
moitié des hommes intelligents et instruits sont dans
leurs rangs, que leur bonne volonté est grande, et que ces
vieux corps historiques ont toujours fourni aux consti-
tutions libres leurs meilleurs soutiens. Selon le principe
de Rousseau, il ne faut pas évaluer les hommes, mais
les compter; en politique, le nombre seul est respec-
1. Ib. Cahiers du Tiers-état de Dijon, de Dax, de Bayoïme et de
S^iiui-Scvcr, de Rennes, etc.
A.NC. RL»;. 11. T. II. — 13
102 L'ANCIEN REGIME,
lablo; ni la naissance, ni la propriété, ni la fonction,
ni la capacité, ne sont des titres : grand ou petit, igno-
rant ou savant, général, soldat ou goujat, dans l'arniéi
sociale chaque individu n'est qu'une unité munie d'ur
vole; où vous voyez la majorité, là est le droit. C'est
pourquoi le Tiers pose son droit comme incontestable,
et, à son tour, dit comme Louis XIV : « L'Etat, c'est moi ».
Une fois le principe admis ou imposé, tout ira bien.
<( Il semblait, dit un témoin*, que c'était par des hom-
« mes de l'âge d'or qu'on allait être gouverné. Ce peuple
« libre, juste et sage, toujours d'accord avec lui-même,
« toujours éclaii'é dans le choix de ses ministres, modéré
« dans l'usage de sa force et de sa puissance, ne serait
« jamais égaré, jamais trompé, jamais dominé, asservi
« par les autorités qu'il leur aurait confiées. Ses volontés
« feraient ses lois, et ses lois feraient son bonheur. »
La nation va être régénérée : cette phrase est dans tous
les écrits et dans foutes les bouches. A Nangis^ Arthur
Young trouve qu'elle est le fond de la conversation poli-
tique. Le chapelain d'un régiment, curé dans le voisi-
nage, ne veut pas en démordre; quant à savoir ce qu'il
entend par là, c'est une autre alfaire. Impossible de
rien démêler dans ses explications, « sinon une perfec-
« lion théorique de gouvernement, douteuse à son point
<(, de départ, risquée dans ses développements etchimé-
« rique quant à ses fins ». Lorscjue l'Anglais leur pro-
pose eu exemple la Constitution anglaise, « ils en font
1. Marmontol, Mémoires, II, 2i7.
2. Ailliur Young, I, 222.
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE 193
(( bon marché », ils sourient du peu; cette Constitulion
no donne pas assez à la liberté; surtout elle n'est pas
conforme aux principes. — Et notez que nous sommes
ici cliez un grand seigneur, dans un cercle d'hommes
éclairés. A Uiom, aux assemblées d'élection', Malouet
voit « de petits bourgeois, des praticiens, des avocats
« «^ans aucune instruction sur les affaires puljlifjucs,
« citant le Contrat Social, déclamant avec véhémence
« contre la tyrannie, et proposant chacun uneConstitu-
« tion ». La plupart ne savent rien et ne sont que des
marchands de chicane; les plus instruits n'ont en poli-
■li(iue que des idées d'écoliers. Dans les collèges de
l'Université, on n'enseigne point l'histoire^ « Le nom
« de Henri IV, dit Lavalette, ne nous avait pas été pro-
« nonce une seule fois pendant mes huit années d'études,
« et, à dix-sept ans, j'ignorais encore à quelle époque
« et connnent la maison de Bourbon s'est établie sur le
(( trône. » Pour tout bagage, ils emportent, comme
Camille Desmoulins, des bi'ibes de latin, et ils entrent
dans le monde, la tête fai'cie « de maximes républi-
« caines », échauffés par les souvenirs de Dôme et de
Sparte, « pénétrés d'un profond mépris pour les gou-
« vernemenls monarchiques ». Ensuite, à l'Ecole de
Droit, ils ont appris un droit abstrait, ou n'ont rien .
appris. Aux cours de Paris, point d'auditeurs; le pro-
fesseur fait sa leçon devant des copistes qui vendent
1. Malouet, Mémoires, I, 279.
2. l.nvalelte, I, 7. — Souvenirs manuscrits par le chancelier
Pasiiu;'!- — Cf. Drissot, Mémoires, I.
104 L'ANCIEN REGIME
leurs cahiers. Un élève qui assisterait et rédigerait lui-
niénie sciait mal vu; on l'accuserait d'ôter aux copistes
leur gagne-pain. Par suite le diplôme est nul ; à Bourges
on l'obtienL en six mois; si le jeune homme finit par
savoir la loi, c'est plus lard par l'usage et la pratique.
— Des lois et institutions étrangères, nulle connaissance,
à peine une notion vague ou fausse. Malouet lui-même
se figure mal le Parlement anglais, et plusieurs, sur
l'étiquette, l'imaginent d'après le Parlement de France.
— Quant au mécanisme des constitutions libres ou aux
conditions de la liberté effective, cela est trop com-
pliqué. Depuis vingt ans, sauf dans les grandes familles
de magistrature, Montesquieu est suranné. A quoi bon
les études sur l'ancienne France? « Qu'est-il résulté de
({ tant et de si profondes recherches ? Des conjectures
« laborieuses et des raisons de douter*. » 11 est bien
plus commode de partir des droits de l'honmie et d'en
déduire les conséquences. A cela la logique de l'Ecole
suffit, et la rhétorique du collège fournira les tirades.
■ — Dans ce grand vide des intelligences, les mots indé-
finis de liberté, d'égalité, de souveraineté du peuple,
|es phrases ardentes de Rousseau et de ses successeurs,
tous les nouveaux axiomes llambent comme des char-
bons allumés, et dégagent une fumée chaude, une vapeur
enivrante. La parole gigantesque et vague s'interpose
entre l'esprit et les objets; tous lescontours sontbiouil-
lés et le vertige commence. Jamais les hommes n'ont
1. l'iuJhomiue, liésumé des cahier», [l'réjace par Jean Rou»-
tcau.)
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE. i05
perdu à ce point le sens dos choses réelles. Jamais ils
n'ont clé à la fois plus aveugles et plus chimériques.
Jamais leur vue troublée ne les a plus rassurés sur le
danger véritable, et plus alarmés sur le danger imagi-
naire. Les étrangers qui sont de sang-froid et qui assis-
lent à ce spectacle, Mallct du Pan, Dumont de Genève,
Arthur Young, Jefferson, Gouverneur Morris, écrivent
que les Français ont l'esprit dérangé. Dans ce délire
universel, Morris ne peut citer à Washington qu'une
seule tête saine, Marmontel, et Marmontel ne parle pas
autrement que Morris. Aux clubs préparatoires et aux
assemblées d'électeurs, il est le seul qui se lève contre
les propositions déraisonnables. Autour de lui, ce ne
sont que gens échauffés, exaltés à propos de rien, jus-
qu'au grotesque*. Dans tout usage du régime établi,
dans toute mesure de l'administration, « dans les règle-
« ments de police, dans les édils sur les finances, dans
« les autorisés graduelles sur lesquelles reposaient
« l'ordre et la tranquillité publiques, il n'y avait rien
« où l'on ne trouvât un caractèi-e de tyrannie.... Il
« s'agissait du mur d'enceinte et des barrières de Paris
« qu'on dénonçait comme un enclos de bêtes fauves,
(( trop injurieux pour des hommes ». — « J'ai \ti. dit
« l'un des orateurs, j'ai vu à la barrière Saint-Yictor,
« sur l'un des piliers en sculpture, le croiriez-vous ? j'ai
« vu l'énorme tête d'un lion, gueule béante, et vomis-
« sant des chaînes dont il menace les passants ; peut-on
1. Marmontel, II, 245.
196 L'ANCIEN RÉGIME
« imaginer un emblème plus effrayant do despotisme cl
« de servitude? » — L'orateur lui-même imitait « le
« rugissement du lion; tout l'auditoire était ému, et
« moi, qui passais si souvent à la barrière Saint-Yictor,
« je m'étonnais que cette image horrible ne m'eût pas
« frappé. J'y fis ce jour-là même une attention parlicu-
« lière, et, sur le pilastre, je vis pour ornement un
« bouclier, suspendu à une chaîne mince que le sculpteur
« avait attachée à un petit mufle de lion, comme on voit
« à des marteaux de porte ou à des robinets de fon-
« taine ». — Sensations perverties, conceptions déli-
rantes, ce seraient là pour un médecin des symptômes
d'aliénation mentale; et nous ne sommes encore qu'aux
premiers mois de 1789 ! — Dans des têtes si excitables
et tellement surexcitées, la magie souveraine des mots
va créer des fantômes, les uns hideux, l'aristocrate et
le tyran, les autres adorables, l'ami du peuple et le
palriote incorruptible, figures démesurées et forgées
par le rêve, mais qui prendront la place des figures
réelles et que l'halluciné va combler de ses honmiages
ou poursuivre de ses fureurs.
VI
1 Ainsi descend et se propage la philosophie du dix-
huitième siècle. — Au premier élage de la maison, dans
les beaux appartemenls doiés, les idées n'ont été que
(les illuminalioiis de soirée, des pétards de salon, des
feux de Dcngale anmsants; on a joué avec elles, on les
LA rnOPAGATION DE LA DOCTIUNE. 197
a lancées en riant par les fenclres. — riccueillics à
renlrcsol et au rez-de-chaussée, portées dans les bouti-
ques, dans les magasins et dans les cabinets d'aiïaircs,
elles y ont trouvé des matériaux combustibles, des tac;
(le bois accumulés depuis longtemps, et voici que de
grands feux s'allument. Il sendjle même qu'il y ait un
commencement d'incendie; car les cheminées ronflent
rudement, et une clarté rouge jaillit à travers les vitres.
— « Non, disent les gens d'en haut, ils n'auraient garde
« de mettre le feu à la maison, ils y habitent comme
« nous. Ce sont là des feux de paille, tout au plus des
.« feux de cheminée : mais, avec un seau d'eau froide,
a on les éteint; et d'ailleurs ces pelils accidents ncl-
(( loicnl les cheminées, font tomber la vieille suie. )
Prenez garde : dans les caves de la maison, sous les
vastes et profondes voûtes qui la perlent, il y a un
magasin de poudre.
LIVRE V
LE PEUPLE
LIVRE CINQUIEME
LE PEUPLE
CHAPITRE I
T. La miscre. — Sous Louis XIV. — Sous Louis XV. — Sous
Louis XYL — II. Coudilion du paysan pcndaut les trente der-
nières années de l'ancien régime. — Combien sa subsistance
est précaire. — État de l'agriculture. — Terres incultes. —
Mauvaise culture. — Salaires insufdsants. — Manque de bien-
être. — III. Aspect de la campagne et du paysan. — IV. Com-
ment le paysan devient propriétaire. — Il n'en est pas plus à
l'aise. — Aggravation de ses cbarges. — Dans l'ancien régime
il est le <i mulet ».
La lli'uyere écrivait juste un siècle avant 1789' :
« L'on voit certains animaux farouclics, des mâlos et
« des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides
« et tout brilles du soleil, attaches à la terre qu'ils
« fouillent et remuent avec une opiniâtreté invincible.
« Us ont comme une voix articulée, et, quand ils se
(( lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face
1. La Bruyère, édition Destailleurs, II, 97. Addition de la 4' édi-
tion '1G89].
200 lâxcien Régime
« humaine ; et en cllet ils sont des hommes. Ils se
« retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de
« pain noir, d'eau et de racines. Ils épargnent aux
« auîres hommes la peine de semer, de labourer et de
« recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas
« manquer de ce pain qu'ils ont semé. » — Ils en
manquent pendant les vingt-cinq années suivantes, et
meurent par troupeaux ; j'estime qu'en 1715 il en avait
péri près d'un tiers S six millions, de misère et de
faim. Ainsi, pour le premier quart du siècle qui pi'é-
cède la Révolution, la peinture, bien loin d'être trop
forte, est trop faible, et l'on va voir que pendant un
demi-siècle et davantage, jusqu'à la mort de Louis XY,
elle demeure exacte ; peut-être môme, au lieu de l'atté-
nuer, faudrait-il la charger.
En 1725, dit Saint-Simon, « au milieu des profusions
a de Strasbourg et de Chantilly, on vit en Normandie
1. L'oppression et la misère commencent vers 1G72. — A la fin
du dix-septième siècle (1G98), les mémoires dressés par les in-
tendants pour le duc de Bourgogne disent que beaucoup de dis-
tricts et provinces ont perdu le sixième, le cinquième, le quart,
le tiers et même la moitié de leur population. (Voir pour les dé-
tails la Correspondance des contrôleurs généraux de 1683 à 1698,
publiée par M. de Boislisle.) — Or, d'après les mémoires des in-
tendants (Vauban, Dime royale, cliap. vu, § 2), la population de
l'rance en 1698 était encore de 19 09i 146 babilanls. — De 1698
à 1715 elle va toujours baissant. Selon Forbonnais, il n'y avait
plus en France, sous le Régent, que 16 à 17 millions d'iiabitanls.
— A partir de cette époque, la population ne baisse plus, mais
pendant quarante ans elle croît à peine. En 1755 (Voltaire, Dic-
tionnaire 2^hilosopliique , article Population], le dénombrement
des feux donne 5 550 499 feux, outre 700 000 âmes à Paris, ce
qui l'ait de 16 à 17 millions d'habitants si l'on compte par feu
4 personnes 1/2, et de 18 à 19 millions si l'on en compte 5.
LE PEITLE 201
« d'liorl)os des champs. Le premier roi de l'Europe ne
« iieul êlre un grand roi s'il ne l'est que de gueux de
« (ouïes conditions, et si son royaume tourne en un
« vaste hôpital de mourants à qui on prend tout en
(( pleine paix*. » Au plus heau temps de Fleury et dans
la plus belle région de France, le paysan cache « son
« vin à cause des aides et son pain à cause de la taille »,
persuadé « qu'il est un homme perdu si l'on peut se
« douter qu'il ne meurt pas de faim* ». En 1759, d'Ar-
genson écrit dans son journal^ : « La disette vient
« d'occasionner trois soulèvements dans les pruvinces,
« à Ruiïec, à Caen et à Chinon. On a assassiné sur les
« chemins des femmes qui portaient du pain....
(( M. le duc d'Orléans porta l'autre jour au conseil un
« morceau de pain, le mit devant la table du roi et
(( dit : « Sire, voilà de quel pain se nourrissent aujour-
« d'hui vos sujets.... » — « Dans mon canton de Tou-
« raine, il y a déjà plus d'un an que les hommes
« mangent de l'herbe ». — De toutes parts la misère
se rapproche; « on en parle à Versailles plus que
« jamais. Le roi interrogeant l'évéque de Chartres sur
« l'état de ses peuples, celui-ci a répondu que la famine
0 et la mortalité y étaient telles, que les hommes man-
(( geaient l'herbe comme des moutons et crevaient
« comme des mouches ». En 1740 \ Massillon, évêque
1. Floquet, Histoire du parlement de Normandie, VIT, 402.
2. Rousseau, Confessions, i^" partie, cliap. iv (1752).
3. Marquis d'Argcnsou, 19 et 2i mai, 4 juillet et i" août 1759.
4. llcsumé de l'histoire d'Auvergne par un Auvergnat (M. Tail-
landier), 313.
2U2 L'ANCIEN RËGDIK
do Clei'Jiionl-Ferrand, écrit à Fleury : « Le peuple Ue
« nos campagnes vit dans une misère affreuse, sans
a liLs, sans meubles; la plupart même, la moitié de
« l'année, manquent du pain d'orge et d'avoine qui fait
« leur unique nourriture et qu'ils sont obligés d'arra-
« cher de leur bouche et décolle de leurs enfants pour
« payer les impositions. J'ai la douleur, chaque année,
« de voir ce triste spectacle devant mes yeux, dans mes
« visites. C'est à ce point que les nègres de nos îles
« sont infiniment plus heureux; car, en travaillant, ils
({ sont nourris et habillés, avec leurs femmes et leurs
« enfants; au lieu que nos paysans, les plus laborieux
« du royaume, ne peuvent, avec le ii'avail le plus dur
(( et le plus opiniâtre, avoir du pain pour eux et leur
« famille, et payer les subsides. » En 17iO', à Lille, à
propos de la sortie des grains, le peuple se révolte.
« Un intendant m'écrit que la misère augmente d'heure
(( en heure ; le moindre risque pour la récolle fait cet
« elfet depuis trois ans.... La Flandre est surtout bien
« embai'rassée ; on n'a pas de quoi attendre la récolte,
« qui ne sera que dans deux mois d'ici. Les meilleures
0 provinces ne sont pas en état d'en fournir aux autres.
« Dans chaque ville, on oblige chaque bourgeois à
« nourrir un ou deux pauvres et à lui donner quatorze
(( livr'os de pain par semaine. Dans la seule pelilo ville
« de Châtellei'ault ((jui est de quatre mille habitants),
« il y avait dix-huit cents pauvres cet hiver sur ce pied-
1. Jlarf|tiis d'Argonson, 1710, 28 mai, 7 et 21 août, 19 et 2i sep-
Iciiibrc, 7 noveiiibro.
LE PEUPLE 203
9 là.... La quanlité des pauvres surpasse celle des gens
« qui peuvent vivre sans mendier... et les rccouvrc-
« ments se font avec une rigueur sans exemple ; on
« enlève les habits des pauvres, leurs derniers bois-
« seaux de froment, les loquets des portes, etc....
« L'abbesse de Jouarre m'a dit hier que, dans son can-
« ton, en Brie, on n'avait pas pu ensemencer la plupart
« des terres. » — Piicn d'étonnant si la famine gagne
jusqu'à Paris. « On craint pour mercredi prochain.... 11
« n'y a plus de pain à Paris, sinon des farines gâtées,
« qui arrivent et qui brûlent (au four). On travaille
« jour et nuit à Belleville, aux moulins, à remoudre les
« vieilles farines gâtées. Le peuple est tout prêt à la
« révolte; le pain augmente -J'un sol par jour; aucun
« marchand n'ose ni ne veut apporter ici son blé. La
(( Halle, mercredi, étant presque révoltée, le pain y
« manqua dès sept heures du malin.... On avait retian-
« ché les vivres aux pauvres gens qui sont à Bicêlre,au
« point que, de trois quarterons de mauvais pain, on
« n'a plus voulu leur donner que demi-livre. Tout s'est
« révolté et a forcé les gardes; quanlité se sont
« échappés et vont inonder Paris. On y a appelé tout le
« guet et la maréchaussée des environs, qui ont été en
(( bataille contre ces pauvres misérables, à grands coups
« de fusil, baïonnette et sabre. On compte qu'il y en a
(-■ quarante ou cinquante sur le carreau; la révolle
û n'était pas encore finie hier malin. »
Dix ans plus lard, le mal est pire'. « De ma cam-
i. Marquis d'Argcnson, 4 octoljic 1749, 20 mai, 12 septembre,
204 L'ANCIEN RÉGi:,lE
« pn.Efne, à dix lieues de Paris, je retrouve le spocinrin
« do la misère et des plaintes continuelles bien redoii-
« blces ; qu'est-ce donc dans nos misérables provinces
« de l'intérieur du royaume?... Mon curé m'a dit que
« huit familles, qui vivaient de leur travail avant mon
« départ, mendient aujourd'hui leur pain. On ne trouve
« point à travailler. Les gens riches se retranchent à
({ proportion comme les pauvres. Avec cela on lève la
« taille avec une rigueur plus que militaire. Les collcc-
« teurs, avec les huissiers, suivis de serruriers, ouvrent
« les portes, enlèvent les meubles et vendent tout pour
« le quart de ce qu'il vaut, et les frais surpassent la
« faille.... » — «Je me trouve en ce moment en Touraine,
« dans mes terres. Je n'y vois qu'une misère effroyable;
« ce n'est plus le sentiment triste de la misère, c'est le
« désespoir qui possède les pauvres habitants : ils ne
« souhaitent que la mort et évitent de peupler.... On
« compte que par an le quart des journées des journa-
« liers va aux corvées, où il faut qu'ils se nourrissent :
« et de quoi?... Je vois les pauvres gens y périr de
« misère. On leur paye quinze sous ce qui vaut un écu
« pour leur voiture. On ne voit que villages ruinés ou
« abattus, et nulles maisons qui se relèvent.... Parce
« que m'ont dit mes voisins, la diminution des habi-
« fants va à plus du tiers.... Les journaliers prennent
a fous le parti d'aller se réfugier dans les petites villes.
« 11 y a quantité de villages oîi tout le monde aban-
« donne le lieu. J'ai plusieurs de mes paroisses où l'on
IS oclobre, 28 dccembre 1750, 16 juin, 22 docombre 1751, etc.
LE PEUPLE 205
9 doit trois années do (aille; mais, ce qui va toujours
« son train, ce sont les contraintes.... Les receveurs
« des tailles et du fisc font chaque année des frais pour
« la moitié en sus des impositions.... Un élu est venu
f dans le village où est ma maison de campagne, et a
« dit que cette paroisse devait être fort augmentée à la
« taille de cette année, qu'il y avait remarqué les
« paysans plus gras qu'ailleurs, qu'il avaitvu sur le pas
« des portes des plumages de volaille, qu'on y faisait
« donc bonne chère, qu'on y était bien, etc. — Yoilà ce
« qui décourage le paysan, voilà ce qui cause le
(( malheur du royaume. » — « Dans la campagne où je
« suis, j'enlends dire que le mariage et la peuplade y
(( périssent absolument de tous côtés. Dans ma paroisse,
(( qui a peu de feux, il y a plus de trente garçons ou
(( filles qui sont parvenus à l'âge plus. que nubile; il ne
« se fait aucuns mariages, et il n'en est pas seulement
« question entre eux. On les excite, et ils répondent
« tous la même chose, que ce n'est pas la peine de faire
« des malheureux comme eux. Moi-même j'ai essayé de
(( marier quelques filles en les assistant et j'y ai trouvé
« le même raisonnement comme si tous s'étaient donné
(( le mot'. )) — « Un de mes curés me mande qu'étant
(( le plus vieux de la province de Touraine, il a \u bien
(( des choses et d'excessives chertés de blé, mais qu'il
<( ne se souvient pas d'une aussi grande misère (même
« en 1709) que celle de cette année-ci.... Des seigneurs
1. Marquis d'Arg;enson, 21 juin 1749, 22 mai 1750, 14 février,
19 mars, 15 avril 1751, etc.
AXC. nÉG. u. I. II. — 14
206 L'ANCIEN REGIME
« de Touraine m'ont dit que voulant occuper les habi-
« tants par des travaux à la campagne, à journées, les
« habitants se trouvent si faibles et en si petit nombre,
« qu'ils ne peuvent travailler de leurs bras. »
Ceux qui peuvent s'en aller s'en vont. « Une personne
« du Languedoc m'a dit que quantité de paysans déser-
« tent cette province et se réfugient en F'iémont, Savoie,
« Espagne, effrayés, tourmentés de la poursuite du
« dixième en régie.... Les maltôtiers vendent tout, em-
« prisonnent tout, comme housards en guerre, et même
« avec plus d'avidité et de malice, pour gagner eux-
« mêmes. » — « J'ai vu un intendant d'une des meil-
« leures provinces du royaume, qui m'a dit qu'on n'y
« trouvait plus de fermiers, que les pères aimaient
« mieux envoyer leurs enfants vivre dans les villes, que
« le séjour de la campagne devenait chaque jour un
« séjour plus horrible pour les habitants.... Un homme
« instruit dans les finances m'a dit qu'il était sorti
« cette année plus de deux cents familles de Normandie,
« craignant la collecte dans leurs villages. » — A Paris,
« on fourmille de mendiants ; on ne saurait s'arrêter à
« une porte que dix gueux ne viennent vous relancer de
« leurs clameurs. On dit que ce sont tous des habitants
« de la campagne qui, n'y pouvant plus tenir par les
« vexations qu'ils y essuient, viennent se réfugier dans
« la ville,... préférant la mendicité au labeur. » —
i'ourtant le peuple des villes n'est guère plus heureux
que celui des campagnes. « Un officier dont la troupe
« est en garnison à Mézières m'a dit que le peuple est
LE PEUPLE tJ07
« si misérable dans celte ville, que, dès qu'on avait servi
« le diner des officiers dans les auberges, le peuple se
« jetait dessus et le pillait. » — « Il y a plus de douze
« mille ouvriers mendiants à Rouen, tout autant à
« Tours, etc. On compte plus de vingt mille de ces
« ouvriers qui sont sortis du royaume depuis trois mois
« pour aller aux étrangers, Espagne, Allemagne, etc. A
« Lyon, il y a plus de vingt mille ouvriers en soie qui
« sont consignés aux portes ; on les garde à vue, de
« peur qu'ils ne passent à l'étranger. » A Rouen * et en
Normandie, « les plus aisés ont de la peine à avoir du
<( pain pour leur subsistance, le commun du peuple en
« manque totalement, et il est réduit, pour ne pas
« mourir de faim, à se former des nourritures qui font
« horreur à l'humanité ». — « A Paris même, écrit d'Ar-
(( genson^, j'apprends que le jour où M. le Dauphin et
« Mme la Dauphine allèrent à Notre-Dame de Paris, pas-
« sant au pont de la Tournelle, il y avait plus de deux
« mille femmes assemblées dans ce quartier-là qui leur
« crièrent : Donnez-nous du pain, ou nous mourrons
« de faim. » — « Un des vicaires de la paroisse Saiate-
« Marguerite assure qu'il a péri plus de huit cents per-
« sonnes de misère dans le faubourg Saint-Antoine
(' depuis le 20 janvier jusqu'au 20 février, que les
« pauvres gens expiraient de froid et de faim dans
(( leurs greniers, et que des prêtres, venus trop tard,
1. Floquet, ib., VIT, 410 (avril 1752, Adresse du Parlement de
Normandie).
2. Marquis d'Argensoii, 26 novembre 1751, 15 mars 1753.
^03 L'ANCIEN RÉGIME
« arrivaicnf pour les voir mourir sans qu'il y eût du
« ronièdc. » — Si je comptais les attroupements, les
séditions d'aiïaiiiés, les pillages de magasins, je n'en
finirais pas : ce sont les soubresauts convulsifs de la
créature surmenée ; elle a jeûné tant qu'elle a pu ; à la
fin l'instinct se révolte. En d747 ', « il y a des révoltes
« considérables à Toulouse pour le pain ; en Guyenne,
« il y en a à cliaque marcbé ». En 1750, six à sept mille
hommes en Béarn s'assemblent derrière une rivièic
pour résister aux commis; deux compagnies du régi-
ment d'Ai'tois font feu sur les révoltés et en tuent
une douzaine. En 1752, une sédition dure trois jours à
Rouen et dans les environs ; en Dauphiné et en Auver-
gne, les villageois attroupés forcent les greniers et
pi'oinienl le blé au prix qu'ils veulent ; la même année,
à Arles, deux mille paysans armés viennent demander
du pain à rhôlol de ville et sont dispersés par les sol-
dats. Dans la seule province de Normandie, je trouve
des séditions en 1725, en 1757, en 1759, en 1752,
en 17Gi, 1705, 1700, 1707, 1708% et toujours au sujet
du pain. « Des hameaux entiers, éci'it le Pai'lcment,
« manquant des choses les plus nécessaires à la vie,
« étaient obligés, par le besoin, de se réduire aux ali-
« ments des bêtes.... Encore deux jours et Rouen se
« trouvait sans provisions, sans grains et sans pain. »
Aussi la dernière émeute est terrible, et, cette fois
encore, la populace, maîtresse de la ville pendant trois
1. Marquis d'Arpcnson, IV, 12i; VI, IC5; YII, 191. etc.
2. rioiiuct, ib., YI, 400 à 430.
LE PEUPLE 209
jours, pille tous les greniers publics, tous les magasins
des communautés. — Jusqu'à la fin et au delà, en 1770
à Reims, en 1775 à Dijon, Versailles, Saint-Germain,
Ponloise et Paris, en 1782 à Poitiers, en 1785 à Aix en
Provence, en 1788 et 1789 à Paris et dans toute la
France, vous verrez des explosions semblables'. — Sans
doute, sous Louis XYI, le gouvernement s'adoucit, les
intendants sont humains, l'administration s'améliore,
la taille devient moins inégale, la corvée s'allège en se
transformant, bref la misère est moindre. Et pourtant
elle est encore au delà de ce que la nature humaine
peut porter.
Parcourez les correspondances administratives des
trente dernières années qui précèdent la lîévolulion :
cent indices vous révéleront une soulîrance excessive,
même lorsqu'elle ne se tourne pas en fureur. Visible-
ment, pour l'honmie du peuple, paysan, artisan,
ouvrier, qui subsiste par le travail de ses bras, la vie est
précaire ; il a juste le peu qu'il faut pour ne pasmouiir
do faim, et plus d'une fois ce peu lui manque*. Ici,
dans quatre élections, « les habitants ne vivent presque
« que de sarrasin », et depuis cinq ans les pommes
ayant manqué, ils n'ont que de l'eau pour boisson. Là,
en pays de vignobles % chaque année « les vignerons
1. Correspondance par Mctra, I, 5â8, 311. — Ilippeau, le Gou-
vernement de Normandie, IV, 62, 199, 558.
2. Procès-verbaux de l'assemblée provinciale de Basse-Normandie
(1787), 151.
3. Archives nationales, G, '5[d, Élat de la direction dlssoudun,
et il 1149, II 612, II 1418.
210 L'ANCIEN RÉGIME
« sont en grande partie réduits à mendier leur pain
« dans la saison morte ». Ailleurs, les ouvriers, journa-
liers et manœuvres ayant été obligés de vendre leurs
effets et leurs meubles, plusieurs sont morts de froid ;
la nourriture insuffisante et malsaine a répandu des
maladies, et dans deux élections on en compte trente-
cinq mille à l'aumône'. Dans un canton reculé, les
paysans coupent les blés encore verts et les font sécher
au four, parce que leur faim ne peut attendre. L'inten-
dant de Poitiers écrit que, « dès que les ateliers de clia-
(( rite sont ouverts, il s'y précipite un nombre prodi-
(( gieux de pauvres, quelque soin qu'on ait pris pour
« réduire les prix et n'admetire à ce travail que les plus
« nécessiteux ». L'intendant de Bourges marque qu'un
grand nombre de métayers ont vendu leurs meubles,
que « des familles entières ont passé doux jours sans
« manger », que, dans plusieurs paroisses, les affamés
restent au lit la plus, grande partie du jour pour soud'rir
moins. L'intendant d'Orléans annonce « qu'en Sologne
(( de pauvres veuves ont brûlé leurs bois de lit, d'autres
(( leurs arbres fruitiers », pour se préserver du froid et
il ajoute : « Rien n'est exagéré dans ce tableau, le cri
« du besoin ne peut se rendre, il faut voir de près
a la misère des campagnes pour s'en faire une idée. »
i. Archives iiaiionnlrs. Lotircs do M. de Crosne, intendant de
Rouen [il février '178i); de M. de RIossac, intendant de Poitiers
(U mai 178ij; de M. de Villeneuve, intendant de liourges ('28 mars
178i); de M. de Cypierrc, intendant d'Orléans (28 mai 178'n-
de M. de Mazirot, intendant de Moulins (28 juin I78G), de M. de
l'ont, intendant de Moulins (IG novembre 1779), etc.
LE PELTLE 211
De Riom, de La Rochelle, de Limoges, de Lyon, deMon-
tauban, de Caen, d'Alençon, des Flandres, de Moulins,
les autres intendants mandent des nouvelles semblables.
On dirait un glas funèbre qui s'interrompt pour repren-
dre ; même lorsque l'année n'est pas désastreuse, on
l'entend de toutes parts. En Bourgogne, près de Châtil-
lon-sur-Seine, « les impôts, les droits seigneuriaux et
« dîmes, les frais de culture partagent par tiers les
« productions de la terre et ne laissent rien aux mal-
« heureux cultivateurs, qui auraient abandonné leurs
« champs, si deux entrepreneurs suisses, fabricants de
(t toiles peintes, n'étaient venus jeter par an quarante
« mille francs d'argent comptant dans le pays* ». En
Auvergne, les campagnes se dépeuplent journellement;
plusieurs villages ont perdu, depuis le commencement
du siècle, plus d'un tiers de leurs habitants ^ « Si on ne
(( se hâtait pas d'alléger le fardeau d'un peuple écrasé,
« dit en 1787 l'assemblée provinciale, l'Auvergne per-
(( drait à jamais sa population et sa culture. » Dans le
Comminges, au moment de la Révolution, des commu-
nautés menacent de faire abandon de leurs biens si on
Qe les dégrève pas ^. « Personne n'ignore, dit l'assemblée
c de la Haute-Guyenne en 1784, que le sort des com-
1. Archives nationales, H, 200 (Mémoire de M. Amclot, inten-
dant de Dijon (178G).
2. Gaultier de Biauzat, Doléances sur les surcharges que portent
les gens du Tiers-état, etc. (1789), 188. — Procès-verbaux de
l'assemblée provinciale d'Auvergne (1787), 175.
5. Tliéron deMontaugé, l'Agriculture et les classes rurales dans
le Toulousain, 112.
'111 L'ANCIEN llh.GIME
0 muiiaiilés les plus imposées est si rigoureux, qu'on a
« vu plusieurs fois les propriétaires en abandonner le
« territoire ^ Qui ne se rappelle que les habitants de
« Saint-Sernin ont fait jusqu'à dix fois l'abandon de
« leurs biens et menaçaient encoi'e de revenir à celle
« résolution affligeante, lorsqu'ils ont eu recours à
« l'administration? On a vu il y a quelques années un
« abandon de la communauté de Boisse combiné entre
« les habitants, le seigneur et le décimateur de celle
« communauté ; » et la désoi-(ion serait bien plus
grande encore, si la loi ne défendait à tous les lail-
lables d'abandonner un fonds surchargé, à moins de
renoncer en même temps à tout ce qu'ils possèdent
dans la même communauté. — Dans le Soissoimais, au
rapport de l'assemblée provinciale ^ « la misère est
« excessive ». Dans la Gascogne, « le spcclacle est dé-
fi chirant ». Aux environs de Toul, le cultivateur, apiès
avoir payé l'impôt, la dime et les redevances, reste les
mains vides. « L'agriculture est un état d'angoisses et
« de privations conlinuelles où des milliers d'hommes
« sont obligés de végéter péniblement'. Dans tel vil-
({ lage de Normandie, presque tous les habitants, sans
« en excepter les fermiers et les propriétaires, mangent
« du pain d'orge et boivent de l'eau, vivent connue les
« plus malheureux des hommes, ahn de subvenir au
1. Proccs-vcrlnitx de l'assemblée provinciale de la lliiiilc-
Gitijcniie, I, 47, 7'J.
'2. Procès-verbaux de l'asseitiblcc provinciale du Soitsonnais
(17i>7), 457 ; de l'assemblée provinciale d'Auck, 2i.
3. hésumé des cahiers, par rrudliomme. III, 271.
LE PELTLE 213
fl payement des impôts dont ils sont siirchai'gcs. » Dans
la iiièmc province, à Forges, « bien des malheureux
(( mangent du pain d'avoine, et d'autres du son mouillé,
« ce qui a causé la mort de plusieurs enfants* ». — U
est clair que le peuple vit au jour le jour; le pain lu'
manque sitôt que la récolte est mauvaise. Vienne une
gelée, une grêle, une inondation, toute une province
ne sait plus comment faire pour subsister jusqu'à
l'année suivante ; en beaucoup d'endroits il suffit de
l'hiver, même ordinaire, pour amener la détresse. De
toutes parts, on voit des bras tendus vers le roi, qui est
l'aumônier universel. Le peuple ressemble à un homme
qui marcherait dans un étang, ayant de l'eau jusqu'à la
bouche ; à la moindre dépression du sol, au moindre
flot, il perd pied, enfonce et suffoque. En vain la charité
ancienne et riiumanitc nouvelle s'ingénient pour lui
venir en aide : l'eau est trop haute. Il faudrait que son
niveau baissât, et que l'étang pût se dégorger par
quelque large issue. Jusque-là le malheureux ne pourra
respirer que par intervalles, et à chaque moment il
courra risque de se noyé".
li
C'est entre 1750 et 17G0- que les oisifs qui soupent
commencent à regarder avec compassion et avec alarme
1. Ilippeau, ib.,\'l, 74, 245 [Doléances rédigées parle chevalier
do Ccitin).
'2. Article Fermiers et Grains dans l'Encyclopédie, par Quesnay,
214 L'ANCIEN RÉGIME
les travaillciurs qui ne dînent pas. Pourquoi ceux-ci
sonl-ils si pauvres, et par quel hasard, sur un sol aussi
bon que la France, le pain manque-t-il à ceux qui font
pousser le grain? — D'abord, quantité de terres sont
Incultes et, ce qui est pis, abandonnées. Selon les meil-
leurs observateurs, « le quart du sol est absolument en
« friche.... Les landes et les bruyères y sont le plus
« souvent rassemblées en grands déserts, par centaines
« et par milliers d'arpents* ». — « Que l'on parcoure
« l'Anjou, le Maine, la Bretagne, le Poitou, le Limousin,
« la Marche, le Berry, le Nivernais, le Bourbonnais,
« l'Auvergne, on verra qu'il y a la moitié de ces pro-
« vinces en bruyères qui forment des plaines immenses,
« qui toutes cependant pourraient être cultivées. » En
Touraine, en Poitou, en Berry, ce sont des solitudes de
trente mille arpents. Dans un seul canton, près de
Prcuilly, la bruyère couvre quarante mille arpents de
bonne terre. La Société d'Agriculture de Rennes déclare
que les deux tiers de la Bretagne sont en friche. — Ce
n'est pas stérilité, mais décadence. Le régime inventé
par Louis XIY a fait son effet, et depuis un siècle la terre
retourne à l'état sauvage. « On ne voit que châteaux
« abandonnés et en ruines; tous les chefs-lieux de fiefs,
(K qui autrefois étaient habités par une noblesse aisée,
« sont aujourd'hui occupés par de pauvres métayers
« pâtres, dont les faibles travaux produisent à peine
« leur subsistance et un reste d'impôt prêt à s'anéantir
i. Théron de Moiitaugé, 15. — Épliéméridcs du citoyen, III.
190 (1166) ; IX, 15 (arlicle de M. de Butret, 1707).
LE PEUPLE 215
« par la ruine des propriétaires et la désertion des
« colons. )) Dans l'élection de Confolens, telle terre
affermée 295G livres en 1665, n'est plus louée que
900 livres en 1747. Sur les confins de la Marche et du
Berry, tel domaine qui en 1660 faisait vivre honora-
blement deux familles seigneuriales, n'est plus qu'une
mince métairie inproductive ; « on voit encore la trace
(( des sillons qu'imprimait autrefois le soc de la charrue
« sur toutes les bruyères des alentours ». La Sologne,
jadis florissante', est devenue un marécage et une forêt;
cent ans plus tôt, elle produisait trois fois autant de
grains; les deux tiers de ses moulins ont disparu; il n'y
a plus vestige de ses vignobles; « les bruyères ont pris
(( la place des raisins ». Ainsi délaissée par la pioche et
la charrue, une vaste portion du sol a cessé de nourrir
les hommes, et le reste, mal cultivé, ne fournit qu'à
peine à leurs premiers besoins*.
En premier lieu, si la récolte manque, ce reste de-
meure inculte; car le colon est trop pauvre pour acheter
les semences, et maintes fois l'intendant est obligé d'en
distribuer; sans quoi, au désastre de l'année courante
s'ajouterait la stérilité de l'année suivante^. Aussi bien,
1. Proccs-veibaux de iassetnblée provinciale de l'Orléanais [ilSl],
mémoire de M. d'Autroche.
2. « On s'élonnc qu'un peuple si nombreux soit nourri, lorsque
« la moitié ou le quart de la terre arable est occupée par des fri-
0 ches stériles. » (Ardiur Young, II, 157.)
5. Archives nationales, II, 1149. Lettre de la comtesse de Saint-
Georges (1772) sur les conséquences de la gelée : « Les terres
n vont achever cette année de rester incultes, comme il y en s
« déjà beaucoup, dans notre paroisse surtout. » — Théron de
Montaugé, ib., 45, 80.
'216 L'ANCIEN RÉGIME
en ce temps-là, toute calamité pèse sur l'avenir autant
que sur le présent; pondant deux ans, en 1784 et 1785,
dans le Toulousain, la sécheresse ayant fait périr les
animaux de trait, nombre de cultivateurs sont obligés
de laisser leurs champs en friche. — En second lieu,
quand on cultive, c'est à la façon du moyen âge. Arlhui
Young, en 1789, juge qu'en France « l'agriculture cl
« est encore au dixième siècle* ». Sauf en Flandre et dans
la plaine d'Alsace, les champs restent en jachère un an
sur trois, et souvent un an sur deux. Mauvais outils;
point de charrues en fer ; en maint endi'oit, on s'en lient
à la charrue de Virgile. L'essieu des charrettes et les
cercles des roues sont en bois, et plus d'une fois la herse
est une échelle de charrette. Peu de bestiaux, peu
de fumures; le capital appliqué à la culture est trois
fois moindre qu'aujourd'hui. Faibles produits : « Nos
(( terres communes, dit un bon observateur, donnent
(( environ, à prendre l'une dans l'autre, six fois la so-
ft mence*. » En 1778, dans la riche contrée qui envi-
ronne Toulouse, le blé ne rend que cinq pour un; au-
jourd'hui, c'est huit, et davantage. Arthur Young calcule
que, de son temps, l'acre anglaise produit vingt-liuil
boisseaux de grain, l'acre française dix-huit, que le pj-o-
duit total de la même terre pendant le même laps de
de temps est de trente-six livres sterling en Angleterre,
et seulement de vingt-cinq en France. — Comme les
chemins vicinaux sont affreux et que les transports sont
1. Arllmr Youn-, II, 112, 115. — Tlicioii ilo Moiilau-r, 5'2, lil.
2. Le marquis de Miiabeau, Tiailé de la populalioii, 'l'J.
LE PEUPLE 217
souvent iinpralicablcs, il est clair que, clans les cantons
êcarlcs, dans les mauvais sols qui rendent à peine trois
fois ia semence, il n'y a pas toujours de quoi manger.
Connncnt vivre jusqu'à la prochaine récolte? Telle est
la préoccupation constante avant et pendant la Révolu-
lion. Dans les correspondances manuscrites, je vois les
syndics et maires de village estimer la quantité des sub-
sistances locales, tant de boisseaux dans les greniers,
tant de gerbes dans les granges, tant de bouches à
nourrir, tant de jours jusqu'aux blés d'août, et conclure
qu'il s'en faut de deux, trois, quatre mois pour que
l'-approvisionnement suffise. — Un pareil état des com-
munications et de l'agriculture condamne un pays aux
disettes périodiques, et j'ose dire qu'à côté de 'la petite
vérole qui, sur huit morts, en cause une, on trouve
alors une maladie endémique aussi régnante, aussi
meurtrière, qui est la faim.
On se doute bien que c'est le peuple, et surtout le
paysan, qui en pâtit. Sitôt que le prix du pain hausse,
il n'y peut plus atteindre, et même sans hausse il n'y
atteint qu'avec peine. Le pain de froment coûte comme
aujourd'hui de trois à quatre sous la livre*, mais la
moyenne d'une journée d'homme n'est que de dix-neuf
sous au lieu de quarante, en sorte qu'avec le môme tra-
vail, au lieu d'un pain, le journalier ne peut acheté"
que la moitié d'un pain^ Tout calculé, et les salaires
1. Cf. Galiani, Dialogues sur le commerce des blés (1770), 193.
Le pain de froment coûte alors quatre sous la livre.
2. Arthur Young. 11, 200, 201, 2G0 à 205. — Thérou de Mon-
taugé, r.9, 68, 75, 79, 81, 8i.
218 L'ANCIEN REGIME
clant ramenés au prix du grain, on trouve que le travail
annuel exécuté par l'ouvrier rural pouvait alors lui
procurer neuf cent cinquante-neuf litres de blé, aujour
d'hui dix-huit cent cinquante et un; ainsi, son bien-èli-e
s'est accru de 95 pour 100. Celui d'un maître valet
s'est accru de 70 pour 100; celui d'un vigneron de
125 pour 100. Cela suffit pour montrer quel était alors
leur malaise. — Et ce malaise est propre à la France.
Par des observations et des calculs analogues, Arthur
Young arrive à montrer qu'en France « ceux qui vivent
« du travail des champs, et ce sont les plus nombreux,
« sont de 76 pour 100 moins à leur aise qu'en Angle-
« terre, de 76 pour 100 plus mal nourris, plus mal vêtus,
(( plus mal traités en santé et en maladie ». — Aussi
bien, dans les sept huitièmes du royaume, il n'y a pas
de fermiers, mais des métayers. Le paysan est trop
pauvre pour devenir entrepreneur de culture; il n'a
point de capital agricole *. « Le propriétaire qui veut faire
« valoir sa terre ne trouve pour la cultiver que des
« malheureux qui n'ont que leurs bras; il est obligé
« de faire à ses frais toutes les avances de la culture,
« bestiaux, instruments et semences, d'avancer même
« à ce métayer de quoi le nourrir jusqu'à la première
« récolte. » — « A Vatan, par exemple, dans le Berry,
« presque tous les ans les métayers empruntent du pain
« au propriétaire, afin de pouvoir attendre la moisson. »
— « 11 est très rare d'en trouver qui ne s'endettent pas
« envers leur maître d'au moins cent livres par an. »
1. Épkémérides du citoyen, YI, 81 à 9i (17C7),et IX, 99(17G7J.
LE PEUPLE 219
Plusieurs fois, cclai-ci leur propose de leur laisser toute
la recolle, à condition qu'ils ne lui demanderont rien
de toute l'année; « ces misérables » ont refusé; livres
à eux seuls, ils ne seraient pas sûrs de vivre. — En
Limousin et en Angoumois, leur pauvreté est telle*,
« qu'ils n'ont pas, déduction faite des charges qu'ils
« supportent, plus de vingt-cinq à trente livres à dé-
« penser par an et par personne, je ne dis pas en argent,
(( mais en comptant tout ce qu'ils consomment en nature
« sur ce qu'ils ont récolté. Souvent ils ont moins, et,
« lorsqu'ils ne peuvent absolument subsister, le maître
« est obligé d'y suppléer.... Le métayer est toujours
« réduit à ce qu'il faut absolument pour ne pas mourir
« de faim ». — Quant au petit propriétaire, au villa-
geois qui laboure lui-même son propre champ, sa con-
dition n'est guère meilleure. « L'agriculture^, telle que
« l'exercent nos paysans, est une véritable galère; ils
« périssent par milliers dès l'enfance, et, dans l'adoles-
« cence, ils cherchent à se placer partout ailleurs qu'oîi
« ils devraient être. » En 1785, dans toute la plaine du
Toulousain, ils ne mangent que du maïs, de la mixture,
de menus grains, très peu de blé; pendant la moitié de
l'année, ceux des montagnes vivent de châtaignes; la
pomme de terre est à peine connue, et, selon Arthur
Young, sur cent paysans, quatre-vingt-dix-neuf refuse-
raient d'en manger. D'après les rapports des intendants,
le fond de la nourriture en Normandie est l'avoine, dans
i. Tui'got {Collection des Économistes), I, 5ii, 5i9.
2. Marquis de Mirabeau, Traité de la population. 83
-20 L'ANCIEN r.f.GIME
rôlection de Troyos le sarrasin, dans la Marche et le
Limousin le sarrasin avec des cliàlaignes et des raves,
en Auvergne le sarrasin, les châtaignes, le lait caillé et
un peu de chèvre salée ; en Beauce, un mélange d'orge
et de seigle; en Berry, un mélange d'orge et d'avoine.
Point de pain de froment : le paysan ne consomme que
les farines inférieures, parce qu'il ne peut payer son pain
que deux sous la livre. Point de viande de boucherie :
tout au plus il tue un porc par an. Sa maison est en
pisé, couverte de chaume, sans fenêtres, et la terre
battue en est le plancher. Même quand le terrain fournit
de bons matériaux, pierre, ardoises et tuiles, les fenê-
tres n'ont point de vitres. Dans une paroisse de Nor-
mandie', en 1789, « la plupart sont bâties sur quatre
« fourches » ; souvent ce sont des élables ou des granges
« où l'on a élevé une cheminée avec quatre gaules et de
a la boue ». Pour vêtements, des haillons, et souvent, en
hiver, des haillons de toile. Dans le Qucrcy et ailleurs,
point de bas, ni de souliers, ni de sabots. « Impossible,
« dit Young, pour une imagination anglaise de se flgu-
« rer les animaux qui nous servirent à Souillaç, à
« l'hôtel du Chapeau Rouge; des êtres appelés fenunes
« par la courtoisie des habitants, en réalité des tas de
« fumier ambulanis. Mais ce serait en vain que l'on
« chercherait en France une servante d'hôtel propre-
« ment mise. » — Lisez quelques descriptions prises
sur place, et vous verrez qu'en France l'aspect de la
i. ITippeau, "VI, 9i,
LE PEUPLE 221
campngne et des paysans est le même qu'en Irlande, du
moins dans les grands traits.
m
Dans les contrées les plus fertiles, en Liraagne par
exemple, chaumières et visages, tout annonce • « la
(( misère et la peine ». — « La plupart des paysans sont
« faibles, exténués, de petite stature. » Presque tous ré-
coltent dans leurs héritages du blé et du vin, mais sont
forcés de les vendre pour payer leurs rentes et leurs
iuipositions; ils ne mangent qu'un pain noir fait de
seigle et d'orge, et n'ont pour boisson que de l'eau jetée
sur le restant des marcs. « Un Anglais ^ qui n'a pas
« quitté son pays ne peut se figurer l'apparence de la
« majeure partie des paysannes en France. » Arthur
Young, qui cause avec l'une d'entre elles en Champagne,
dit que, « même d'assez près, on lui eût donné de
« soixante à soixante-dix ans, tant elle était courbée,
« tant sa figure était ridée et durcie par le travail; elle
« me dit n'en avoir que vingt-huit ». Cette femme, son
mari et son ménage sont un échantillon assez exact de
la condition du petit cultivateur propriétaire. Ils ont
pour tout bien un coin de terre, une vache et un pauvre
petit cheval ; leurs sept enfants consomment tout le lait
de la vache. Ils doivent à un seigneur un franchord
(42 livres) de froment et trois poulets, à un autre trois
1 Dulaure, Description de l'Auvergne (1789).
2. Artliui- Young, I. 2)5
AKC. RÉG. II. T. IL 15
L'22 L'ANCIEN REGIME
francliards d'avoine, un poulet et un sou, à quoi il faut
joindre la taille et les autres impôts. « Dieu nous vienne
« en aide, disait-elle, car les tailles et les droits nous
« écrasent! » — Que sera-ce donc dans les contrées oîi
la terre est mauvaise? — « Dos Ormes (près de Chàk'l-
« lerault) jusqu'à Poitiers, écrit une dame*, il y a
« beaucoup de terrain qui ne rapporte rien, et, depuis
« Poitiers jusque chez moi (en Limousin), il y a vingt-
« cinq mille arpents de terrain qui ne sont que de la
« brandc et des joncs marins. Les paysans y vivent de
« seigle dont on n'ôte pas le son, qui est noir et lourd
(( comme du plomb. — Dans le Poitou et ici, on ne
« laboure que l'épiderme de la terre, avec une petite
« vilaine charrue sans roues.... Depuis Poitiers jusqu'à
(( Montmorillon, il y a neuf lieues, qui en valent seize
(( de Paris, et je vous assure que je n'y ai vu que quatre
« hommes, et trois de Montmorillon chez moi, où il y a
(( quatre lieues ; 'encore ne les avons-nous aperçus que
« de loin, car nous n'en avons pas trouvé un seul sur le
(( chemin. Vous n'en serez pas étonné dans un tel pays....
« On a soin de les marier d'aussi bonne heure que les
« grands seigneurs, » sans doute par crainte de la mi-
lice. « Mais le pays n'en est pas plus peuplé, car presque
« tous les enfants meurent. Les femmes n'ayant presque
« pas de lail, îes enfants d'un an mangent de ce pain
« dont je vous ai parlé; aussi une fdle de quatre ans a
« le ventre gros comme une femme enceinte.... Les
1. Éphcmrrides du citoyen, XX, 1 4G (Lettre de la marquise
de.... 17 août 17G7).
LE PEUPLE 223
« seigles ont été gelés cette année, le jour de Pâques : il
<( y a peu de froment; des douze métairies qu'a ma
« mère, il y en a peut-être dans quatre. Il n'a pas plu
« depuis Pâques : pas de foin, pas de pâturage, aucun
(( légume, pas de fruits; voilà l'état du pauvre paysan;
(( par conséquent, point d'engrais, de bestiaux.... Ma
« mère, qui avait toujours plusieurs de ses greniei's
« pleins, n'y a pas un grain de blé, parce que, depuis
« deux ans, elle nourrit tous ses métayers et les pau-
« vres. )) — « On secourt le paysan, dit un seigneur de
« la même province', on le protège, rarement on lui
« fait tort, mais on le dédaigne. On l'assujettit s'il es>
« bon et facile; on l'aigrit et l'on l'irrite s'il est mé-
« cbant.... Il est tenu dans la misère, dans l'abjection,
« par des bommesqui ne sont rien moins qu'inbuniains,
(( mais dont le préjugé, surtout dans la noblesse, est
« qu'il n'est pas de même espèce que nous.... Le pro-
« priétaire tire tout ce qu'il peut et, dans tous les cas,
« le regardant lui et ses bœufs conmie bêtes donicsli-
« ques, il les cbarge de voitures et s'en sert dans tous
« les tempe pour tous voyages, cbarrois, transports. De
« son côté, ce métayer ne songe qu'à vivre avec le moins
« de travail posssible, à mettre le plus de terrain qu'il
(( peut en dépaître ou pacages, attendu que le produit
(( provenant du croît du bétail ne lui coûte aucun tra-
(' vail. Le peu qu'il laboure, c'est pour semer des den-
(( rées de vil prix, propres à sa nourriture, le blé noir,
1. Lucas de Monligny, Mémoires de Mirabeau, I, 594.
224 L'ANCIEN RÉGIME
f( les raves, etc. 11 n'a de jouissance que sa paresse et sa
« lenteur, d'espérance que dans une bonne année de
« châtaignes, et d'occupation volontaire que d'engcn-
« drer; » faute de pouvoir louer des valets de ferme, il
fait des enfants. — Les autres, manœuvres, ont quelques
petits fonds, et surtout a vivent sur le spontané et de
(( quelques chèvres qui dévorent tout ». Encore bien
souvent, et sur ordre du Parlement, elles sont tuées par
les gardes. Une femme avec deux enfants au maillot,
« sans lait, sans un pouce de terre », à qui l'on a tué
ainsi deux chèvres, son unique ressource, une autre à
qui l'on a tué sa chèvre unique et qui est à l'aumône
avec son fils, viennent pleurer à la porte du château ;
l'une reçoit douze livres, l'autre est admise comme
servante, et désormais « ce village donne de grands
« coups de chapeau, avec une physionomie bien riante ».
— En effet, ils ne sont pas habitués aux bienfaits;
pâtir est le lot 'de tout ce pauvre monde. « Ils croient
a inévitable, comme la pluie et la grêle, la nécessité
« d'être opprimés par le plus fort, le plus riche, le plus
« habile, le plus accrédité, et c'est ce qui leur imprime,
« s'il est permis de parler ainsi, un caractère de soulfre-
« douleur. »
En Auvergne, pays féodal, tout couvert de grands
domaines ecclésiastiques et seigneuriaux, la misère est
égale. A Clermont-Feri-and', «il y a des rues qui, pour la
« couleur, la saleté et la mauvaise odeur, ne peuvent se
1. Arlliur Youiig, I, 280, 289, 234.
LE PEUPLE 225
a comparer qu'à des trancliées dans un tas de fumier. »
Dans les auberges des gros bourgs, « étroitesse, misère,
« saleté, ténèbres )>. Celle de Pradelles est « l'une des
« pires de France ». Celle d'Aubenas, dit Young, « serait
« le purgatoire d'un de mes pourceaux ». En effet, les
sens sont bouchés : l'homme primitif est content dès
qu'il peut dormir et se repaître. Il se repaît, mais de
quelle nourriture! Pour supporter cette pâtée indigeste,
il faut ici au paysan un estomac plus coriace encore
qu'on Limousin; dans tel village où, dix ans plus tard,
on tuera chaque année vingt-cinq porcs, on n'en mange
que deux ou trois par an'. — Quand on contemple la
rudesse de ce tempérament intact depuis Vercingétorix
ef, de plus, effarouché par la souffrance, on ne peut se
défendre de quelque effroi. Le marquis de Mirabeau
décrit « la fête votive du Mont-Dore, les sauvages des-
« cendant en torrents de la montagne *, le curé avec
« étole et surplis, la justice en perruque, la maré-
« chaussée, le sabre à la main, gardant la place avani:
(( de permettre aux musettes de commencer; la danse
« interrompue un quart d'heure après par la bataille ;
« les cris et les sifflements des enfants, des débiles et
« autres assistants, les agaçant comme fait la canaille
(( quand les chiens se battent; des hommes affreux, ou
« plutôt des bêtes fauves, couverts de savons de grosse
« laine, avec de larges ceintures de cuir piquées de clous
V de cuivre, d'une taille gigantesque rehaussée par de
1. La Fayette, Mémoires, V, 553.
2. Lucas de Moiitigny, ibid. (Lettre du 18 aoûl 1777.)
220 L'ANCIEN RÉGIME
(( Imulssabols, s'élevant encore pour regarder le combat,
(( trépignant avec progression, se frottant les flancs avec
(( les coudes, la figure hâve et couverte de longs cheveux
(( gras, le haut du visage pâlissant et le bas se déchii'ant
« pour ébaucher un rire cruel et une sorte d'impatience
<( féroce. — Et ces gens-là payent la taille! et l'on veut
« encore leur ôter le sel ! Et l'on ne sait pas ce qu'on
« dépouille, ce qu'on croit gouverner, ce qu'à coui)s
« d'une plume nonchalante et lâche on cro'ya, jusqu'à
(( la catastrophe, aflamer toujours impunément! Pauvre
(( Jean-Jacques, me disais-je, qui t'enverrait, toi et ton
« système, copier de la musique chez ces gens-là aurait
« bien durement répondu à ton discours. » Avertisse-
ment prophétique, prévoyance admirable que l'excès du
mal n'aveugle point sur le mal du remède. Éclairé par
son instinct féodal et rural, le vieux gentilhomme juge
du même coup le gouvernement et les philosophes,
rAncien Régime et la Révolution.
IV
Quand l'homme est misérable, il s'aigrit; mais quand
il est à la fois propriétaire et misérable, il s'aigrit
davantage. 11 a pu se résigner à riiidigence, il ne se
résigne pas à la spoliation; et telle était la situation du
paysan en 1789; cai', pendant tout le dix-huitième siècle,
il avait acquis de la terre. — Comment avait-il fait, dans
\uv^. l(!lle détresse?La chose est à peine croyable, quoique
cer'aiue; on ne peut l'expliquer que par le caractère du
LE PELl'LE 227
pnysan français, par sa sobriété, sa lùnacilé, sa dureLé
pour lui-même, sa dissiinulalion, sa passion héréditaire
pour la propriété et pour la terre. Il avait vécu de pi'i-
valions, épargné sou sur sou. Chaque année, quelques
pièces blanches allaient rejoindre son petit tas d'écus
enterré au coin le plus secret de sa cave; certainement,
le paysan de Rousseau, qui cachait son vin et son pain
dans un silo, avait une cachette plus mystérieuse encoi'C :
un peu d'argent dans un bas de laine ou dans un pot
échappe mieux que le reste à l'inquisition des commis.
En guenilles, pieds nus, ne mangeant que du pain noir,
mais couvant dans son cœur le petit trésor sur lequel
il fondait tant d'espérances, il guettait l'occasiGn, et
r(!Ccasion ne manquait pas. « Malgré tous ses privilèges,
« écrit un genlilhonnne en 1755 ', la noblesse se ruine
« et s'anéantit tous les jours, le Tiers-état s'empare des
« fortunes. » Nombre de domaines passent ainsi, par
vente forcée ou volontaire, entre les mains des financiers,
des gens de plume, des négociants, des gros bourgeois.
Mais il est sûr qu'avant de subir la dépossession totale,
le seigneur obéré s'est résigné aux aliénations partielles.
Le paysan, qui a graissé la patte du régisseur, se trouve
là avec son magot. « Mauvaise terre, Monseigneur, et
« qui vous coûte plus qu'elle ne vous rapporte. » Il
s'agit d'un lopin isolé, d'un bout de champ ou de pré.
pai'fois d'une ferme dont le fermier ne paye plus, pk;s
souvent d'une métairie dont les métayers besogneux et
1. TocqucviUe, 117.
228 L'ANCIE>' RÉGIME
paresseux tombent chaque année à la charge du maître.
Celui-ci peut se dire que la parcelle aliénée n'est pas
perdue pour lui, puisqu'un jour, par droit de rachat, il
pourra la reprendre, et puisqu'en attendant il touchera
un cens, des redevances, le profit des lods et ventes.
D'ailleurs, il y a chez lui et autour de lui de grands
espaces vides que la décadence de la culture et la dépo-
pulation ont laissés déserts. Pour les remettre en valeur,
il faut en céder la propriété; nul autre moyen de rat-
tacher l'homme à la terre. — Et le gouvernement aide
à l'opcralion : ne percevant plus rien sur le sol aban-
donné, il consent à retirer provisoirement sa main trop
pesante. Par Tédit de 17GG, une terre défrichée reste
affranchie pour quinze ans de la taille d'exploitation,
et, la-dcssus, dans vingt-huit provinces, quatre cent
mille arpents sont défrichés en trois ans'.
Voilà comment, par degrés, le domaine seigneurial
s'émiette et s'amoindrit. Vers la fin, en quantité d'en-
droits, sauf le chàlcau et la petite ferme attenante qui
rapporte deux ou trois mille francs par an*, le seigneur
n'a plus que ses droits féodaux; tout le reste du sol est
au paysan. Déjà vers 1750, Forbonnais note que beau-
coup de nobles et d'anoblis, « réduits à une pauvreté
1. Proccs-veibaux de l'assemblée provinciale de Basse Norman-
die (1787), 205.
2. Léonce de Lavcrgne, 26 (d'api-ès les tableaux de l'indcm-
nité accordée aux émigrés en 1825). — Dans la terre de Blet
(voir noie 2 à la lin du tome I*^), vingt-deux parcelles sont aliénées
en 17G0. — Arthur Young, I, 508 (domaine de la Tour-d'Aigncs,
en Provence), et II, 198, 214. — Doniol, Ilisloire des classes
rurales, 450. — Tocqueville, 5G.
LE PEUPLE 229
a extrême avec des titres de propriété immense, » ont
vendu au petit cultivateur à bas prix, souvent pour le
montant de la taille. Vers 17G0, un quart du sol, dit-on,
avait déjà passé aux mains des travailleurs agricoles.
En 1772, à propos du vingtième qui se 'perçoit sur le
revenu net des immeubles, l'intendant de Caen, ayant
fait le relevé de ses cotes, estime que, sur cent cin-
quante mille, « il y en a peut-être cinquante mille dont
« l'objet n'excède pas cinq sous et peut-être encore au-
« tant qui n'excèdent pas vingt sous'. » Des observa-
teurs contemporains constatent celte passion du paysan
pour la propriété foncière. « Toutes les épargnes des
« basses classes, qui ailleurs sont placées sur des parti-
(( culiers et dans les fonds publics, sont destinées en
(( France à l'achat des terres. » — « Aussi le nombre des
petites propriétés rurales va toujours croissant. Neckcr
1. Archives nationales H, 1463 (Lettre de M. de Fontotte du
iC novembre 1771). — Cf. Cocliut, Revue des Deux Mondes, sep-
tembre 18 i8. La vente des biens nationaux ne paraît pas avoir
augmenté sensiblement le nombre des petites propriétés ni dimi-
nué sensiblement le nombre des grandes; ce que la Révolution a
développé, c'est la propriété moyenne. En 1848, on compte
185 000 grandes propriétés (25 000 familles payant 500 francs de
contributions et au-dessus et possédant 260 hectares en moyenne,
160000 familles payant de 250 à 500 francs de contributions et
possédant 85 hectares en moyenne). Ces 183 000 familles possè-
dent 18 millions d'hectares. — En outre, 700 000 propriétés
moyennes (payant de 50 à 250 francs d'impôt) et comprenant
15 millions d'hectares. — Enfin 3 900 000 petites, comprenant
15 millions d'hectares (900 000 payant de 25 à 50 francs d'impôt,
moyenne 5 hectares et demi, 3 millions payant moins de 25 francs,
moyenne 3 hectares 1 neuvième). — D'après les relevés partiels
de M. de Tocqueville, le nombre des propriétaires fonciers s'est
accru en moyenne de 5 douzièmes; or la population s'est accrue
eu même temps de 5 treizièmes (de 20 à 56 millious).
230 L'ANCIEN RÉGIME
dil qu'il y en a « une iinmcnsilé )). Aillmr Yoiiiig, en
1 789, s'étonne de leur prodigieuse mullilude cl « penche
« à croire qu'elles forment le tiers du royaume ». Ce
serait déjà notre chiiïre actuel, et l'on trouve encore, à
peu de chose près, le chiffre actuel, si l'on cherche le
nomhre des propriétaires comparé au nomhre des ha-
bitants.
Mais, en acquérant le sol, le petit cultivateur en prend
pour lui les charges. Tant qu'il était simple journalier
et n'avait que ses bras, l'impôt ne l'atteignait qu'à demi
« où il n'y a rien, le roi perd ses droits ». Maintenant,
il a beau être pauvre et se dire encore plus pauvre, le
lise a piise sur lui par toute l'étendue de sa propriété
nouvelle. Les collecteurs, paysans comme lui et jaloux
à titre de voisins, savent ce que son bien au soleil lui a
rapporté; c'est pourquoi on lui prend tout ce qu'on
peut lui prendre. En vain il a travaillé avec une àpreté
nouvelle, ses mains restent aussi vides, et, au bout de
l'année, il découvre que son champ n'a rien produit
pour lui. Plus il acquiert et produit, plus ses charges
deviennent lourdes. En 1715, la taille et la capitatiqn,
qu'il paye seul ou presque seul, étaient de 60 millions;
elles sont de 93 en 1759, de 110 en 1789'. En 1757,
rinipôtestde28515G0001ivres; en 1789, de 470291000.
1. Compte général des revenus et dépenses fixes au X"' mai 1789
(Imprimerie royale, 1789). —Duc de Luyiics, XVI, 49. — liiichcz
el Uoiiï, I, 20G, 57i. (Il ne s'agit ici que des pays d'élcclioa;
mais, dans les pays d'états, l'augmeiitatioii n'est pas moius forte.)
— Archives nationales, 11-, KilO (paroisse du Bourgct, en Anjou).
Extrait des rôles de la taille pour trois métairies à M. de lluillé •
Impôts en 17G2, 53i livres 3 sous, en 1783, 372 livres 15 sous.
LE PEUPLE 2.-.I
— Sans doiito, en théorie, par liumaniLê et bon sens,
on veut le soulager, on a pitié de lui. Mais en pratique,
par nécessité et routine, on le traite, selon le pi'éccij'e
du cardinal de Richelieu, comme une bêle de sonune à
qui Ton mesure l'avoine, de peur qu'il ne soit trop fort
et regimbe, « comme un mulet qui, étant accoutumé à
« la charge, se gâte plus par un long repos que par le
« travail »,
CHAPITRE II
Principale cause de la misère: l'impùt. — I. Impôts directs. —
Etal de divers domaines à la fin de Louis XV. — Prélèvemenls
du décimaleur et du fisc. — Ce qui reste au propriolairc. —
II. État de plusieurs provinces au moment de la llévolulion. —
Taille, accessoires, capitalions, vingtièmes, impôt des corvées. —
Ce que chacune de ces taxes prélève sur le revenu. — Énor-
niité du prélèvement total. — III. Quatre impôts directs sur le
taillabie, qui n'a que ses bras. — IV. La collecte et les saisies.
— V. Impôts indirects. — Les gabelles et les aides. — YI. Pour-
quoi l'impôt est si pesant. — Les exemptions et les privilèges.
— Vil. Octrois des villes. — La charge retombe partout sur
les plus pauvres. — VIII. Plaintes des cahier».
I
Considérons de près les extorsions dont il soufTie:
elles sont énormes et au delà de tout ce que nous pou-
vons imaginer. Depuis longtemps, les économistes ont
dressé le budget d'une terre et prouvé par des cliiiïres
l'excès des charges dont le cultivateur est accablé. — Si
l'on veut qu'il continue à cultiver, il faut lui faire sa
part dans la récolte, part inviolable, qui est d'environ
la moitié du produit brut, et de laquelle on ne peut rien
distraire sans le ruiner. En elfet elle représente juste,
LE PLITLE 2-3
et sans un sou de trop : en premier lieu, l'intérêl du
capital primitif qu'il a mis dans son exploitation, bcs-
(iaux, meubles, outils, instruments aratoires; en second
lieu, l'entretien annuel de ce même capital, qui dépérit
par la durée et par l'usage; en troisième lieu, les
avances qu'il a faites dans l'année courante, semences,
salaires des ouvriers, nourriture des animaux et des
hommes; en dernier lieu, la compensation qui lui est
due pour ses risques et ses pertes. Voilà une créance
privilégiée qu'il faut solder au préalable, avant toutes
les autres, avant celle du seigneur, avant celle du déci-
mateur, avant celle du roi lui-même; car elle est la
créance de la terre'. C'est seulement après l'avoir rem-
boursée qu'on peut toucher au reste, qui est le bénéfice
véritable, le produit net. Or, dans l'état où est l'agri-
culture, le décimateuret le roi prennent la moitié de ce
produit net si la terre est grande, et ils le prennent
tout entier si la terre est petite '. Telle grosse ferme
de Picardie, qui vaut 5600 livres au propriétaire, paye
1800 livres au roi et 1511 livres au décimateur; telle
autre, dans le Soissonnais, louée 4500 livres, paye
2200 livres d'impôt et plus de 1000 écus de dîme. Une
métairie moyenne près de Nevers donne 158 livres au
Trésor, 121 à l'Église, et 114 au propriétaire. Dans une
autre, en Poitou, le fisc prend 548 livres, et le proprié-
1. Collection des Économistes, II, 832 (Tableau économique par
Dcaudau).
2. Éphémérides du cilotjen, IX, 15 (article de M. de Butret,
1767).
2-i L'ANCIEN REGIME
taire n'en reçoit que ^38. En général, dans les pays de
grandes fermes, le propriétaire touche 10 livres par
arpent si la culture est très bonne, 5 livres si elle est
ordinaire. Dans les pays de petites fermes cl de métayage,
il touche par arpent io sous, 8 sous et même G sous. —
C'est que tout le profit net va au Clergé et au Trésor.
Et cependant ses colons ne lui coûtent guère. Dans
cette métairie du Poitou qui rapporte 8 sous pararpenl,
les 50 colons consomment chacun par an pour 2G francs
de seigle, pour 2 francs de légumes, huile et laitage,
pour 2 francs 10 sous de porc; en tout, par année cl
par personne, 16 livres de viande et 5G francs de dépense
totale. En effet, ils ne boivent que de l'eau, ils s'éclairent
et font la soupe avec de l'huile de navette, ils ne goûtent
jamais de beurre, ils s'habillent de la laine de leurs
ouailles et du chanvre qu'ils cultivent; ils n'achètent
rien, sauf la main-d'œuvre des toiles et serges dont ils
fournissent la matière. — Dans une autre métairie sur
les confins de la Marche et du Berry, les 40 colons coû-
tent moins encore, car chacun d'eux ne consomme que
pour 25 francs par an. Jugez de la part exorbitante que
s'adjugent l'Église et l'État, puisque, avec des frais de
culture si minimes, le propriétaire trouve dans sa poche,
à la fin de l'année, G ou 8 sous par arpent, sur quoi,
lorsqu'il est roturier, il doit encore payer les redevances
à son seigneur, mettre pour la milice à la bourse com-
mune, acheter son sel de devoir, faire sa corvée, et le
reste. Vers la fin du règne de Louis XV, en Limousin,
dit TurgoL, le roi, à lui seul, lire « à peu près aulanl
LE PEITLE 255
« de la terre que le propriétaire* ». Il y a telle élcclion,
celle de Tulle, où il prélève 56 1/2 pour JOO du pro-
duit; il n'eu reste à l'autre que 45 1/2; par suite, « une
« multitude de domaines y sont abandonnés ». — Et ne
croyez pas qu'avec le temps la charge devienne moins
pesante, ou que dans les autres provinces le cultivateur
soit mieuxtraité. Acet égard les documents sont authen-
tiques et presque de la dernière heure. Il suffit de relever
les procès-verbaux des assemblées provinciales tenues
en 1787 pour apprendre en chiffres officiels jusqu'à
quel point le fisc peut abuser des hommes qui travail-
lent, et leur ôter de la bouche le pain qu'ils ont gagné
à la sueur de leur front.
II
Il ne s'agit ici que de l'impôt direct, tailles, acces-
soires, capitation taillable, vingtièmes, taxe pécuniaire
substituée à la corvée^. En Champagne, sur 100 livres
de revenu, le contribuable paye 54 livres 15 sous à 1 or-
dinaire et 71 livres 15 sous dans plusieurs paroisses^
Dans l'Ile-de-France, « soit un habitant taillable de vil-
« lage, propriétaire de vingt arpents de terre qu'il
1. Collection des économistes, \ 551, 5G2.
2. Pîoccs-verbaux de l'assemblée provinciale de Champagne,
(1787), 24.
5. Cf. Notice Jiistorique sur la Révolution dans le département
de l'Eure, par Boivin-Champeaux, 57. Cahier de la paroisse
d'Épreville : sur 100 francs de rente, le Trésor prend 25 livres
pour la laille, 16 pour les accessoires, 15 pour la capitaliou, 11
pour les vingtièmes, total 67 livres.
236 l ANCIEN REGIME
« exploite lui-môme et qui sont évalués à 10 livres de
« revenu par arpent; on le suppose aussi propriétaire
« de la maison qu'il habite et dont le prix de location
(( est évalué h 40 livres' ». Ce laillable paye pour sa
taille réelle, personnelle et industrielle 5(î livres lisous,
pour les accessoires de la taille 17 livres il sous, pour
sa capitalion 21 livres 8 sous, pour ses vingtièmes
24 livres 4 sous : en tout 99 livres 3 sous; à quoi il faut
ajouter environ 5 livres pour le remplacement de la
corvée : en tout 104 livres pour un bien qu'il louerait
240 livres, plus des cinq douzièmes de son revenu. —
C'esl bien pis si l'on fait le compte pour les généralités
pauvres. Dans la Haute-Guyenne^, « tous les fonds de
« terre sont taxés, pour la taille, les accessoires et les
« vingtièmes, à plus du quart du revenu, déduction
« faite seulement des frais de culture, et les maisons au
(( tiers du revenu, déduction faite seulement des frais
« de réparation' et d'entretien; à quoi il faut ajouter la
« capitation, qui prend environ un dixième du revenu,
« la dîme qui en prend un septième, les rentes seigneu-
« riales, qui en prennent un autre septième, rimpô,t en
« remplacement de la corvée, les frais de recouvrement
a forcé, saisies, séquestres et contraintes, les charges
« locales ordinaires et extraordinaires. Cela défalqué,
« on reconnaît que, dans les communautés moyenne-
\. Procès-verbaux de l'assemblée provinciale de l'Ile-de-France
(1786), 131.
2. l'roccs-verbaux de l'assemblée provi)iciale de la Uanle-
Guyenne (1784), tome H, 17,40, 47.
LE PEUPLE 237
(( ment imposées, il ne reste pas au propriétaire la
« jouissance du tiers du revenu, et que, dans les com-
(( munaulés lésées par la répartition, les propriétaires
« sont réduits à la condition de simples fermiers qui
u recueillent à peine de quoi récupérer les frais de
« culture ». En Auvei'gne', la taille monte à A sous
pour livre du produit net; les accessoires et la capitalion
emportent 4 autres sous et 3 deniers; les vingtièmes,
2 sous et 5 deniers; la contribution pour les chemins
royaux, le don gratuit, les charges locales et les frais
de perception prennent encore 1 sou 1 denier : total,
M sous et 7 deniers par livre de revenu, sans compter
les droits seigneuriaux et la dîine. « Bien plus, le bureau
« a reconnu avec douleur que plusieurs collectes payent
« à raison de 17 sous, de 16 sous, et les plus modérées
(( à raison de 14 sous (par livre). Les preuves en sont
« sur le bureau; elles sont consignées dans les registres
« de la Cour des Aides et des sièges des élections. Elles
« le sont encore plus dans les rôles des paroisses, où
« l'on trouve une infinité de cotes faites sur des biens
« abandonnés que les collecteurs afferment et dont le
(! produit souvent ne suffit pas pour le payement de
« l'impôt. » — De pareils chiffres sont d'une éloquence
terrible, et je crois pouvoir les résumer en un seul. Si
l'on met ensemble la Normandie, l'Orléanais, le Sois-
sonnais, la Champagne, l'Ile-de-France, le Berry, le
1. Procès-verbaux de l'assemblée provinciale d'Auvergne (1787),
S.'ij. — Doléances, par Gaultier de Biauzat, momln-e du conseil
iionimé par l'assemblée provinciale d'Auvergne (1788), 3.
l^c. ritii n. X II — 16
238 L'ANCIEN RÉGIME
Poitou, l'Auvergne, le Lyonnais, la Gascogne et la llaute-
Guycnnc, bref les principaux pays d'élections, on ti'ou-
vera que, sur 100 francs de revenu net, l'impôt direct
prenait au laillable' 55 francs, plus de la moitié. C'est
à peu près cinq fois autant qu'aujourd'hui.
III
Mais le fisc, en s'abattant sur la propriété taillable,
n'a pas lâché le taillable qui est sans propriété. A défaut
de la terre, il saisit l'homme. A défaut du revenu, on
taxe le salaire. Sauf les vingtièmes, tous les impôts pré-
cédents atteignent non seulement celui qui possède,
mais encore celui qui ne possède pas. En Toulousain^,
à Saint-Pierre de Bajourville, le moindre journalier,
n'ayant que ses bras pour vivre et gagnant dix sous par
jour, paye huit, neuf, dix livres de capilation. « En
« Bourgogne', il est ordinaire de voir un malheureux
(( manœuvre, sans aucune possession, imposé à dix-huit
« ou vingt livres de capitation et de taille. » En Limou-
sin*, tout l'argent que les maçons rapportent en hiver
sert à « payer les impositions de leur famille )). Quant
aux journaliers de campagne et aux colons, le pi-oprié-
1. Voir la note 1 à la fin du volume.
2. Théron de Montaugé, 109 (1705). A celte époque le salaire
est de 7 à 12 sous par jour en clé.
5. Archives nationales. Procès-verbaux et cahiers des Etats
Généraux, t. 59, G. Mémoire à M. Nccker par M. d'Orgcux, conseil-
ler honoraire au Parlement de Pouigogne, 25 octobre 1788.
4. Ibid., H, l'ilS. Letive de l'intendant de I.iniOr^es du 26 fc-
vrior 1784.
LE PEUPLE 239
laire, même privilégié, qui les emploie, est oblige de
«orendre à son compte une partie de leur cote; sinon,
n'ayant pas de quoi manger, ils ne travailleraient plus ' ;
même dans l'intérêt du maître, il faut à l'homme sa
ration de pain, comme au bœuf sa ration de foin. « En
«•Bretagnc^ c'est une vérité notoire que les neuf dixiè-
« mes des artisans, quoique mal nourris, mal vêtus,
(( n'ont pas à la fin de l'année un écu libre de dettes; »
la capitalion et le reste leur enlèvent cet unique et
dernier écu. A Paris^, « le cendrier, le marchand de
« bouteilles cassées, le gratte-ruisseau, le crieur de
((• vieilles ferrailles et de vieux chapeaux », dès qu'ils
ont un gîte, payent la capitalion, trois livres dix sous
par tête. Pour qu'ils n'oublient pas de la payer, le loca-
taire qui leur sous-loue est responsable. De plus, en cas
de retard, on leur envoie un « homme bleu, » un gar-
nisaire, dont ils payent la journée et qui prend domicile
dans leur logis. Mercier cite un ouvrier, nommé Quatre-
inain, ayant quatre petits enfants, logé au sixième, où
il avait arrangé une cheminée en manière d'alcôve pour
se coucher lui et sa famille. « Un jour, j'ouvris sa porte,
« qui n'avait qu'un loquet ; la chambre n'offrait que la
(( muraille et un étau; cet lionmie, en sortant de des-
« sous sa cheminée, à moitié malade, me dit : « Je
« croyais que c'était garnison pour la capitation ». —
Ainsi, quelle que soit la condition du taillable, si dégarni
1. Turgot, II, 2.59.
2. Archives nationales, H, 420. (P>emoutrauces' du l'arlenieat de
Dretagiie, février '1785.)
3. Mercier, XI, ÙJ; X, 2G2.
210 L'ANCIEN UÊGDIE
cl si demie qu'il puisse être, la main crochue du fisc est
sur son dos. Il n'y a point à s'y méprendre : elle ne se
déguise pas, elle vient au jour dit s'appliquer directement
et rudement sur les épaules. La mansarde et la cliau-
mine, aussi bien que la métairie, la ferme et la maison,
connaissent le collecteur, l'huissier, le garnisaire; nul
taudis n'échappe à la détestable engeance. C'est pour
eux qu'on sème, qu'on récolte, qu'on travaille, qu'on se
prive; et, si les liards épai'gnés péniblement chaque
semaine finissent au bout de l'an par faire une pièce
blanche, c'est dans leur sac qu'elle va tomber.
IV
Il f;!ut voir le système à l'œuvic. C'est une machine
à tondre, giossière et mal agencée, qui fait autant de
mal par son jeu que par son objet. Et ce qu'il y a de pis,
c'est que, dans son engrenage grinçant, les taiilables,
em[)loyés comme instrument final, doivent eux-mêmes
se tondre et s'écorcher. Dans chaque paroisse, il y en a
deux, trois, cinq, sept, qui, sous le nom de collecteurs
et sous l'autorité de l'élu, sont tenus de répartir et de
percevoir l'impôt. « Nulle charge plus onéreuse ' » ;
chacun, par protection ou privilège, tâche de s'y sous-
li'aire. Les conuinmaulés j)laident sans cesse contre les
rélraclairos, et, jjour (pic nul ne puisse prétexier son
1. Archives nalionalcs, II, 1425. Leltrc de M. d'Aîiie, iiilciidaiit
de I.iinopcs (17 février 178'j), de l'iiilcndaiit de Moulins (avril 1779).
rrocès de la comiiiur.auté de Mullon (Dordelais) et tableau de ses
collecteurs.
LE TEUPLE 2H
ignorance, elles dressent d'avance, pour dix et quinze
ans, le tableau des futurs collecleurs. Dans les paroisses
de second ordre, ce sont tous « de petits proprié'aii'es,
« et chacun d'eux passe à la collecte à peu près tous
« les six ans ». Dans beaucoup de villages, ce sont des
artisans, des journaliers, des métayers, qui poui'lant
auraient besoin de tout leur temps pour gagner leur
vie. En Auvergne, où les hommes valides s'expatrient
riiiver pour chercher du travail, on prend les femmes ' :
dans l'élection de Sainl-Flour, il y a tel village oîi les
quatre collecleurs sont en jupon. — Pour tous les
recouvrements qui leur sont commis, ils sont respon-
sables sur leurs biens, sur leurs meubles, sur leurs
personnes, et, jusqu'à Turgot, chacun est solidaire des
autres; jugez de leur peine et de leurs risques : en 1785%
dans une seule élection de Champagne, quatre-vingt-
quinze sont mis en prison, et chaque année il y en a
deux cent mille en chemin. « Le collecteur, dit l'as-
« semblée provinciale du Derry', passe ordinairement
« pendant deux ans la moitié de sa journée à courir de
« porte en porte chez les contribuables en retard. »
« Cet emploi, écrit Turgot S cause le désespoir et prcs-
« que toujours la ruine de ceux qu'on en charge ; on
« réduit ainsi successivement à la misère toutes les
« familles aisées d'un village. » En effet, il n'y a point
1. Procès-verbaux de l'assemblée provinciale d'Auvergne, 26G.
2. Albert Babeau, Histoire de Troyes, I, 72.
5. Procès-verbaux de l'assemblée provinciale de Berry (1778),
t. I, 72, 80.
4. Tociiucville, 187.
2i2 L'ANCIEN RÉGDIE
de collecteur qui ne innrchc par force et ne reçoive
chaque année' « huit ou dix commandements ». Parfois
on le met en prison aux frais de la paroisse. Parfois on
procède contre lui et contre les conlrihuahles « par
« êlahlissement de garnisons, saisies, saisies-arrèls,
« saisies-exécutions, |ef ventes de meuhles ». — a Dans
« la seule élection de Yillefranche, dit l'assemblée pro-
(( vinciale de la Haute-Guyenne, on comp!e cent six
(( porteurs de contraintes et autres recors toujours en
« chemin. »
La^chose est passée en usage, et la paroisse a beau
pâtir, elle pâtirait davantage si elle faisait autrement.
« Près d'Aurillac, dit le marquis de Mirabeau-, il y a
« de l'industrie, du labeur, de l'économie, et, sans cela,
(( rien que misère et pauvreté. Cela fait un peuple
« mi-parti d'insolvables et de riches honteux qui font
« les pauvres, crainte de surcharge. La taille une fois
« assise, tout le /monde gémit, se plaint, et personne
« ne paye. Le terme expiré, à l'heure et à la minute, la
« contrainte marche, et les collecteurs, quoique aisés,
<( se gardent bien de la renvoyer en la payant, quoiqu.e,
<( au fond, cette garnison soit fort chère. Mais ces sortes
« de frais sont d'habitude, et ils y comptent, au lieu
« qu'ils craignent, s'ils devenaient plus exacts, d'être
(( plus chargés l'année d'ensuite. » En effet, le receveur,
qui paye ses garnisaii'es un franc par jour, les fait payer
1. Trallc delà populallo)t, 2" partie, 20.
2. Archives ncUionalcs, 11, liH. (Lettre de M. de Cypierre, intcn-
duiil d'Urléaas, 17 avril 1705.)
LE TEUPLE 2W
doux francs et gagne la différence. C'est pourquoi, « si
(( certaines paroisses s'avisent d'être exactes et de payer
« sans attendre la contrainle, le receveur, qui se voit
« ôtcr le plus clair de son bien, se met de mauvaise
« humeur, et, au département prochain, entre lui,
« MM. les élus, le subdélégué et autres barbiers de la
« sorte, on s'arrange de façon que cette exacte paroisse
(( porte double faix, pour lui apprendre à vivre ». —
Un peuple de sangsues administratives vit ainsi sur le
paysan. « Dernièrement, dit un intendant', dans l'élec-
« tion de Romorantin, il n'y eut rien à recevoir par les
« collecteurs dans une vente de meubles qui se montait
(( à six cents livres, parce qu'elle fut absorbée en frais.
« Dans l'élection de Châteaudun, il en fut de même
« d'une autre vente qui se montait ù neuf cents livres,
« et on n'est pas informé de toutes les affaires de celte
« nature, quelque criantes qu'elles soient. » — Au
reste, le fisc lui-même est impitoyable. Le même inten-
dant écrit, en 1784, année de famine^ : « On a vu avec
« effroi, dans les campagnes, le collecteur disputer à
« des chefs de famille le prix de la vente des meubles
« qu'ils destinaient à arrêter le cri du besoin de leurs
« enfants. » — C'est que, si les collecteurs ne saisis-
saient pas, ils seraient saisis eux-mêmes. Pressés par le
receveur, on les voit dans les documents solliciter,
poursuivre, persécuter les contribuables. Chaque di-
i. Archives nationales, II, 1il7. (LcUre de M. de Cypiorre,
inlcndant d'Orléans, du 17 avril 17G5.
2. Ihid., 11, 1418. (Lettre du 28 mai 1784.)
244 L'ANCIEN RÉGIME
manche cl chaque jour de fêle, ils se tiennent à la sortie
de l'égliso, avertissant les retardataires; puis, dans la
semaine, ils vont de chaumière en chaumière pour
obtenir leur di'i. « Communément, ils ne savent point
« écrire et mènent avec eux un scribe. » Sur les six
cent six qui courent dans l'élection de Saint-Flour, il
n'y en a pas dix qui puissent lire le papier officiel et
signer un acquit; de là des erreurs et des friponneries
sans nombre. Outre le scribe, ils ont avec eux les garni-
saires, gens de la plus basse classe, mauvais ouvriers
sans ouvrage, qui se sentent haïs et qui agissent en
conséquence. « Quelques défenses qu'on leur fasse de
« rien prendre, de se faire nourrir par les habitants ou
« d'aller dans les cabarets avec les collecteurs, » le pli
est pris, « l'abus continuera toujours' ». Mais, si
pesants que soient les garnisaires, on se garde bien de
les éviter. A cet égard, écrit un intendant, « l'endurcis-
(( sèment est étrapge ». — « Aucun particulier, mande
un receveur-, ne paye le collecteur qu'il ne voie la gar-
« nison établie chez lui. » Le paysan ressemble à son
âne, qui, pour marcher, a besoin d'être battu, et, en
cela, s'il paraît stupide, il est politique. Car le collec-
teur, étant responsable, « penche naturellement ù
« grossir les cotes des payeurs exacts au profit de celles
« des payeurs négligents. C'est pourquoi le payeur exact
« devient négligent à son tour, et laisse inslrumen-
1. Arrhives nationales, II, 1417. (Lettre de l'intendant de Tours
du 15 juin 17G5.)
2. Ibid. Mémoire de Randon, receveur des tailles de l'élection
de Laon (janvier 1764).
LE PCriLË 245
« 1er même lorsqu'il a son argent dans son coffre*. »
Toiil compte (ait, il a calculé que la procédure, même
coûteuse, lui coûtera moins qu'une surtaxe, et, de deux
maux, il choisit le moindre. Contre le collecteur et le
receveur il n'a qu'une ressource, sa pauvreté simulée
ou réelle, involontaire ou volontaire. « Tout taillahle,
« dit encore l'assemblée provinciale du Berry, redoute
« de montrer ses facultés; il s'en refuse l'usage dans
« ses meubles, dans ses vêtements, dans sa nourriture
« et dans tout ce qui est soumis à la vue d'aulrui. » —
« M. de Choiseul-Gouffier^ voulant faire à ses frais cou-
(t vrir de tuiles les maisons do ses paysans exposées à
« des incendies, ils le remercièrent de sa bonté et le
« prièrent de laisser leurs maisons comme elles étaient,
« disant que, si elles étaient couvertes de tuiles au lieu
« de chaume, les subdélégués augmenteraient leurs
« tailles. )) — « On travaille, mais c'est pour satisfaire
« les premiers besoins.... La crainte de payer un écu
« de plus fait négliger au commun des hommes un
a profit qui serait quadruple^ » — « ... De là, de
« pauvres bestiaux, de misérables outils et des fumiers
(( mal tenus, même chez ceux qui en pourraient avoir
« d'autres \ » — « Si je gagnais davantage, disait un
« paysan, ce serait pour le collecteur. » La spoliation
aiumelle et illimitée « leur ôte jusqu'au désir de l'ai-
1. Procès-verbaux de l'assemblée provinciale de Bcrry (1778),
I, 72.
2. Cliamfort, 93.
3. Procès-verbaux de Vassetnhlée provinciale de Derry, I, 77.
4. Arlliur Young, II, 205.
246 L'ANCIEN REGIME
« sauce ». La plupart, pusillanimes, défiants, engourdis,
« avilis », « peu didércnls des anciens serfs' », res-
semblent aux fellahs d'Egypte, aux laboureurs de l'In-
doustan. En effet, par l'ai'bilraire et l'énormité de sa
créance, le fisc rend toute possession précaire, toute
acquisition vaine, toute épargne dérisoire; de fait, ils
n'ont à eux que ce qu'ils peuvent lui dérober.
En tout pays, le fisc a deux mains, l'une apparente,
qui directement fouille dans le coffre des conti'ibuables,
l'autre qui se dissimule et emploie la main d'un inter-
médiaire, pour ne pas se donner l'odieux d'une nouvelle
extorsion. Ici, nulle précaution de ce genre; la seconde
griffe est aussi visible que la première; d'après sa
structure et d'après les plaintes, je serais presque tenté
de cro-ire qu'elle est plus blessante. — D'abord, la
gabelle, les aides et les traites sont affermées, vendues
chaque année à des adjudicataires qui, par métier, son-
gent à tirer le plus d'argent possible de leur marché.
Vis-à-vis du contribuable, ils ne sont pas des adminis-
trateurs, mais des exploitants; ils l'ont acheté. Il est à
eux dans les termes de leur contrat; ils vont lui faire
suer non seulement leurs avances et les intérêts de
leurs avances, mais encore tout ce qu'ils pourront de
bénéfices. Cela suffit pour indiquer de quelle faeon les
1. Procès-verbaux de l'assemblée provinciale de la généralité
de Ilouen (1787), 271
LE PEUriE 217
perceptions indirectes sont conduites. — En second
lieu, par la gabelle et les aides, l'inquisition entre dans
chaque ménage. Dans les pays de grande gabelle, Ile-de-
France, Maine, Anjou, Touraine, Orléanais, Berry, Bour-
bonnais, Bourgogne, Champagne, Perche, Normandie,
Picardie, le sel coule treize sous la livre, quatre fois
autant et, si l'on tient compte de la valeur de l'argent,
huit fois autant qu'aujourd'hui '. Bien mieux, eu verlu
de l'ordonnance de 1G80, chaque personne au-dessus de
sept ans est tenue d'en acheter sept livres par an; à
quatre personnes par famille, cela fait chaque année
plus de dix-huit francs, dix-neuf journées de travail :
nouvel impôt direct, qui, comme la taille, met la main
du fisc dans la poche des contribuables et les oblige,
comme la taille, à se tourmenter mutuellement. En
effet, plusieurs d'entre eux sont nommés d'office pour
répartir ce sel de devoir, et, comme les collecteurs de
la taille, ils sont « solidairement responsables du prix
« du sel )). Au-dessous d'eux et toujours à l'exemple de
la taille, d'autres sont responsables. « Après que les
« premiers ont été discutés dans leurs personnes et
« dans leurs biens, le fermier est autorisé à exercer son
« action en solidarité contre les principaux habitants de
« la paroisse. » On a décrit tout à l'heure les effets de
1. Letrosne (1779). De V administration provinciale et de la
réforme de /'iwpdf, pages 59 à 262, et 13S. — Archives nationales,
II, 138 (1782). Cahier du Bugey. « Le sel revient à l'habitant des
campagnes, qui le prend chez les revendeurs au détail, depuis 15
jusqu'à 17 sous la livre, par la manière dont le mesurage est
fait. »
2i8 L'ANCIEN RÉGIME
ce mécanisme. Aussi bien, « en Normandie, dit le Par-
« lement de Rouen ', chaque jour on voit saisir, vendre,
« exécuter, pour n'avoir pas acheté de sel, des inallicu-
« reux qui n'ont pas de pain ».
Mais, si la rigueur est aussi grande qu'en matière de
taille, les vexations sont dix fois pires; car elles sont
domestiques, minutieuses et do tous les jours. — Dé-
fense de détourner une once des sept livres obligatoires
pour un autre emploi que pour « pot et salière ». Si un
villageois a économisé sur le sel de sa soupe pour saler
un porc et manger un peu de viande en hiver, gare aux
commis ! Le porc est confisqué et l'amende est de
500 livres. Il faut que l'homme vienne au grenier acheter
de l'autre sel, fasse déclaration, rapporte un bulletin et
représente ce bulletin à toute visite. Tant pis pour lui
s'il n'a pas de quoi payer ce sel supplémentaire; il n'a
qu'à vendre sa bête et s'abstenir de viande à Noël; c'est
le cas le plus f^réquent, et j'ose dire que, pour les
métayers à vingt-cinq francs par an, c'est le cas ordi-
naire. — Défense d'employer pour pot et salière un
autre sel que celui des sept livres. « Je puis citer, dit
(( Letrosne, deux sœurs qui demeuraient à une lieue
(( d'une ville où le grenier n'ouvre que le samedi. Leur
<( provision de sel était finie. Pour passer trois ou
« quatre jours jusqu'au samedi, elles firent bouillir un
« reste de saumure, dont elles tirèrent quelques onces
([ de sel. Visite et procès-verbal des commis. A force
1. riocjiict, VI, Zol (10 mai 17G0).
LE rELTLE 249
k{ d'amis et de protection, il ne leur en a coulé que
« 48 livres. » — Défense de puiser de l'eau de la mer
cl des sources salées, à peine de 20 et 40 livres d'a-
mende. — Défense de mener les bestiaux dans les marais
el autres lieux où il y a du sel, ou de les faire boire
aux eaux de la mer, à peine de confiscation et de 500
livres d'amende. — Défense de mettre aucun sel dans le
ventre des maquereaux au retour de la pèche, ni entre
leurs lits superposés. Ordre de n'employer qu'une livre
et demie de sel par baril. Ordre de détruiie chaque
année le sel naturel qui se forme en certains cantons
du la Provence. Défense aux juges de modérer ou
réduire les amendes prononcées en matière de sel, à
peine d'en répondre et d'èlre interdits. — Je passe
quantité d'autres ordres et défenses : il y en a par cen-
taines. Celle législation tombe sur les contribuables
comme un rels serré aux mille mailles, cl le commis
qui le lance est intéressé à les trouver en faute. Là-
dessus, vous voyez le pêcheur obligé de défaire son
baril, la ménagère cherchant le bulletin de son jam-
bon, le « gabelou » inspectant le buffet, vérifiant la
saumure, goûtant la salière, déclarant, si le sel est trop
bon, qu'il est de contrebande, parce que celui de la
ferme, seul légitime, est ordinairement avarié et mé!é
de gravats.
Cependant d'aulres commis, ceux des aides, descen-
dent dans la cave. Il n'y en a pas de plus redoutables S
i. Coiviu-Champcaui, 4i. [Cahiers de Brau tl de Gamaclics.)
2jO L'ANCIEN REGIME
ni qui saisissent plus àpreinent tous les prétextes de
délit. « Que charitablement un citoyen donne une bou-
« teille de boisson à un pauvre languissant, et le voila
« exposé à un procès et à des amendes excessives....
« Un pauvre malade, qui intéressera son curé à lui
« aumùner une bouteille de vin, essuiera un procrs
« capable de ruiner non seulement le malheureux qui
« l'a obtenue, mais encore le bienfaiteur qui la lui aura
« donnée. Ceci n'est pas une histoire chimérique. » En
vertu du droit de gros manquant, les commis peuvent,
à toute heure, faire l'inventaire du vin, même chez le
vigneron propriétaire, lui marquer ce qu'il peut en
boire, le taxer pour le reste et pour le trop-bu : car la
ferme est l'associée du vigneron et a sa part dans sa
récolte. — Dans un vignoble à Épernay', sur quatre
pièces de vin, produit moyen d'un arpent et valant
GOO francs, elle perçoit d'abord 50 francs, puis, quand
les quatre piècesi sont vendues, 75 autres francs. Natu-
rellement, « les habitants emploient les ruses les plus
(( fines et les mieux combinées pour se soustraire » à
des droits si forts. Mais les commis sont alertes, soup-
çonneux, avertis, et fondent à Timprovisle sur toute
maison suspecte, leurs instructions portent qu'ils doi-
vent multiplier leurs visites et avoir des registres assez
exacts « pour voir d'un coup d'œil l'état de la cave de
« chaque habitant- ». — A présent que le vigneron a
1. Ai'lliur YoLui^', II, 175-178.
1. Atcltives natioiuilrs, G, 300, G, 519. (Mciiiuiros et instruc-
tions de divers directeurs locaux des aides à leurs successeurs.)
LE PEITLE 251
paye, c'est le tour du négociant. Celui-ci, pour envoyer
les quatre pièces au consommateur, verse encore à la
ferme 75 francs. — Le vin part, et la ferme lui prescrit
certaines routes; s'il s'en écarte, il est confisqué, et, à
chaque pas du chemin, il faut qu'il paye. « Un bateau
« devin du Languedoc', Dauphiné ou Roussillon, qui
« remonte le Rhône et descend la Loire pour aller à
(( Paris par le canal de Briarc, paye en roule, sans
(( compter les droits du Rhône, de trente-cinq à qua-
« rante sortes de droits, non compris les entrées de
« Paris. » Il les paye « en quinze ou seize endroits, et
« ces payements multipliés obligent les voituriers à
« employer douze ou quinze jours de plus par voyage
« qu'ils n'en mettraient si tous ces droits étaient réunis
« en un seul bureau ». — Les chemins par eau sont
particulièrement chargés, a De Pontarlier à Lyon, il y a
« vingt-cinq ou trente péages; de Lyon à Aigucs-Mortes,
« il y en a davantage, de sorte que ce qui coûte 10 sous
« en Bourgogne, revient à Lyon à io et 18 sous, et à
« Aigues-Mortes à plus de 25 sous. » — Enfin, le vin
arrive aux barrières de la ville où il sera bu. Là il paye
l'octroi, qui est de 47 francs par muid à Paris. — Il
entre et va dans la cave du cabaretier ou de l'aubergiste;
là il paye encore de 50 à 40€rancs pour droit de détail ;
à Rethel, c'est de 50 à 60 francs pour un poini^-on, jauge
de Reims. — Le total est exorbitant. A Rennes-, pour
1. Letrosiic, Ibid., 523.
2. Archives nationales, II, 426. '.Remontrances du Paiienient de
Brelapie, février 1785.)
2j2 L'ANCIEN RÉGHIE
« une barricjue de vin de Bordeaux, les druUs des
« devoirs et le cinquième en sus l'impôt, le billot, les
« 8 sous pour livre et les deniers doctrois montent à
« plus de 72 livres, non compris le prix d'achat; à
« quoi il faut ajouter les frais et droits dont le mar-
« chaud de Hennés fait l'avance et qu'il repi'ond sur
({ l'acheteur, sortie de Boi'deaux, fret, assurance, droit
« d'écluse, droit d'entrée pour la ville, droits d'entrée
« pour les hôpitaux, di'oits de jaugeage, de courtage,
« d'inspecteurs aux boissons. Total 200 livres au moins
« ù débourser par le cabaretier pour débiter une seule
« barrique de vin. » On devine si, à ce prix, le peuple
de Rennes peut en boire, et toutes ces charges l'elom-
bent sur le vigneron, puisque, si les consommateurs
n'achètent point, il ne vend pas.
Aussi bien, parmi les petits cullivateui's, ifestlejjlus
digne de pitié ; au témoignage d'Arthur Young, vigneron
et misérable sont alors deux termes équivalents. S.>
récolte manque souvent, et « toute récolte hasardeuse
« ruine l'homme qui n'a pas de capital ». En Bour-
gogne, en Berry, dans le Soissonnais, dans les Tl'oi^:-
Évêchés, en Champagne', je trouve par tous les r.'.p-
ports qu'il manque de pain et qu'il est à l'aumône. I^u
Champagne, les syndics de Bar-sur-Aube écrivent- que
1. Procès-verbaux de l'assemblée provinciale de Soissonnais
(1787), 45. — Archives nationales, H, 1515. (ricmoiitranccs du
Parleineiil do Metz, 1708.) « La classe des indigents forme plus
a des 12/15 de la totalité des villages de labour et le général de
« ceux de vignobles. » Ibidem, G, 519. (Tableau des directions de
Cliâlcauroux et d'issoudun.)
2. Albert Dabeau, I, 21, 8'J.
LE PEUPLE 253
plus d'une fois les habitants de La Ferté, pour échapper
aux droits, ont jeté leurs vins à la rivière, et l'assemblée
provinciale déclare que « dans la majeure partie de la
« province, la plus légère augmentation des droits
« ferait déserter les terres à tous les cultivateurs ». —
Telle est l'histoire du vin sous l'ancien régime. Depuis
le vigneron qui produit jusqu'au cabaretier qui débite,
que de gens vexés et quelles extorsions ! — Quant à la
gabelle, de l'aveu d'un contrôleur général S elle entraîne
chaque année 4000 saisies domiciliaires, 5400 empri-
sonnements, 500 condamnations au fouet, au bannisse-
nient, aux galères. — Si jamais il y eut deux impôts
bien combinés, non seulement pour dépouiller, mais
encore pour irriter les paysans, les pauvres et le peuple,
ce sont ces deux-là.
VI
Il est donc manifeste que la pesanteur de l'impôt est
la principale cause de la misère ; de là des haines accu-
mulées et profondes contre le fisc et ses agents, rece-
veurs, officiers des greniers, gens des aides, gens de
l'octroi, douaniers et commis. — 3Iais pourquoi l'impôt
est-il si pesant? La réponse n'est pas douteuse, et tant
de communes qui plaident chaque année contre mes-
sieurs tels ou tels pour les soumettre à la taille l'écrivent
tout au long dans leurs requêtes. Ce qui rend la charge
1. Mémoires présentés à l'Assemblée des Notables par M. de
Caloniie (1787), (37.
AKC. RÉG. II. T. II. — 17
254 L'ANCIEN RÉGIME
accablante, c'est que les plus forts et les plus cap9))le9
de la porter sont parvenus à s'y soustraire, et la misère
a pour première cause l'étendue des exemptions.
Suivons-les d'impôt en impôt. — En premier lieu,
non seulement les nobles et les ecclésiastiques sont
exempts de la taille personnelle, mais encore, ainsi
qu'on l'a déjà vu, ils sont exempts de la taille d'exploi-
tation pour les domaines qu'ils exploitent eux-mêmes
ou par leurs régisseurs. En Auvergne*, dans la seule
élection de Clermont, on compte cin(p.iante paroisses où,
grâce à cet arrangement, toutes les terres des privilé-
giés sont exemptes, en sorte que toute la taille retombe
sur les taillables. Bien mieux, il suffit aux privilégiés de
prétendre que leur fermier n'est qu'un régisseur : c'est
le cas, en Poitou, dans plusieurs paroisses ; le subdé-
légué et l'élu n'osent y regarder de trop près. De cette
façon, le privilégié s'affrancliit de la taille, lui et tout
son bien, y compris ses fermes. — Or, c'est la taille
qui, toujours accrue, fournit par ses délégations spé-
ciales à tant de services nouveaux. Il suffit de repasser
l'bistoire de ses crues périodiques pour montrer à
l'homme du Tiers que, seul ou presque seul, il a payé
et paye^ pour la conslruclion des ponts, chaussées, ca-
naux et palais de justice, pour le rachat des offices,
pour l'établissement et l'entretien des maisons de
refuge, des asiles d'aliénés, des pépinières, des postes
i. Gaultier de Biauzat, Doléances, 195, 225. — Vroccs-verbaux
de inasrmblce provinciale du Poitou (1787), 159.
2. Gaultier de Biauzat. Ibid.
LE PELTLE 255
aux chevaux, des académies d'escrime et d'équitation,
pour l'entreprise des boues et pavés de Paris, pour les
appointements des lieutenants généraux, gouverneurs et
commandants de province, pour les honoraires des
baillis, sénécliaux et vice-baillis, pour les traitements
des bureaux de finances, des bureaux d'élection et des
commissaires envoyés dans les provinces, pour les
salaires de la maréchaussée, des chevaliers du guet, et
pour je ne sais combien d'autres choses. — Dans les
pays d'Étals, où la taille sendde devoir être mieux répar-
tie, l'inégalité est pareille. En Bourgogne *, toutes les
d.épenses de la maréchaussée, des haras et des fêtes
publiques, toutes les sommes affectées aux cours de
chimie, botanique, anatomie et accouchements, à l'en-
couragement des arts, à l'abonnement des droits du
sceau, à l'affranchissement des ports de lettres, aux gra-
tifications des chefs et subalternes du commandement,
aux appointements des officiers des états, au secrétariat
du ministre, aux frais de perception et même aux
aumônes, bref 1 800 000 livres dépensées en services
puJjlics, sont à la charge du Tiers; les deux premiers
ordres n'en payent pas un sou.
En second lieu, pour la capitation, qui, à l'origine,
distribuée en vingt-deux classes, devait peser sur tous à
proportion de leurs fortunes, on sait que, dès l'aljord,
le clergé s'en est aiïranchi moyennant rachat ; et, quant
t. Archives nationales, procCs-verbaux et cahiers des États
Généraux, t. 59, 6. (Lettre de M. d'Org:eux à M. Necker.) T. 27.
500 à 574 (Cahiers du Tiers-état d'Aruay-le-Duc).
256 L'ANCIEN REGIME
aux nobles, ils ont si bien manœuvré, que leur taxe
s'est réduite à mesure que s'augmentait la charge du
Tiers. Tel comte ou marquis, intendant ou maître des
requêtes, à 40 000 livres de rente, qui, selon le tarif de
1095 •, devrait payer de 4700 à 2500 livres, n'en paye
que 400, et tel bourgeois à 6000 livres de revenu, qui,
selon le même tarif, ne devrait payer que 70 livres, en
paye 720, Ainsi, la capitation du privilégié a diminué
des trois quarts ou des cinq sixièmes, et celle des tail-
lables a décuplé. Dans l'Ile-de-France*, sur 240 livres
de revenu, elle prend au taillable 21 livres 8 sous, au
noble 5 livres, et l'intendant déclare lui-môme qu'il
ne taxe les nobles qu'au 80« de leur revenu ; celui de
l'Orléanais ne les taxe qu'au 100« ; en revanche le tail-
lable est taxé au H*. — Si l'on ajoute aux nobles les
autres privilégiés, officiers de justice, employés des
fermes, villes abonnées, on forme un groupe qui con-
tient presque tous les gens aisés ou riches, et dont le
revenu dépasse certainement de beaucoup celui de tous
les simples taillables. Or nous savons, par les budgets
des assemblées provinciales, ce que dans chaque pro-
vince la capitation prend à chacun des deux groupes :
dans le Lyonnais, aux taillables 898 000 livres, aux pri-
vilégiés 190 000; dans TIle-de-France, aux taillables
2 689 000 hvres, aux privilégiés 252000; dans la géné-
1. On a tenu comple dans ces chiffres de l'augmcntalion du
titre de la monnaie, le marc d'argent valant '29 francs en 1695,
et 49 francs dans la seconde moitié du xyiii" siècle.
2. Proccs-verbaux de l'assemblée provinciale de l'Ile-de-France
132, 158; de l'Orléanais, 96. 387.
LE PEUPLE 257
ralité d'Alençon, aux taillables 1067 000 livres, aux
privilégiés 122000; dans la Champagne, aux taillables
1577 000 livres, aux privilégiés 199 000; dans la
Haute-Guyenne, aux taillables 1 268 000 livres, aux
privilégiés 61 000 ; dans la généralité d'Auch, aux tail-
lables 797 000 livres, aux privilégiés 21 000; dans l'Au-
vergne, aux taillables 1 755000 livres, aux privilégiés
86 000; bref, si l'on fait les totaux pour dix provinces,
11 656000 livres au groupe pauvre, et 1 450000 livres
au groupe riche : celui-ci paye donc huit fois moins
qu'il ne devrait.
. Pour les vingtièmes, la disproportion est moindre, et
nous n'avons pas de chiffres précis ; néanmoins on peut
admettre que la cote des privilégiés est environ la moi-
tié de ce qu'elle devrait être. « En 1772 *, dit M. de Ca-
« lonne, il fut reconnu que les vingtièmes n'étaient pas
« portés à leur valeur. De fausses déclarations, des
« baux simulés, des traitements trop favorables accor-
« dés à presque tous les riches propriétaires, avaient
« entraîné des inégalités et des erreurs infmies.... La
« vérification de 4902 paroisses a démontré que le pro-
« duit des deux vingtièmes, qui est de 54 millions,
« devrait monter à 81. » Tel domaine seigneurial qui,
d'après son revenu avéré, devrait payer 2400 livres, n'en
paye que 1210. C'est bien pis pour les princes du sang;
on a vu que leurs domaines sont abonnés et ne payent
que 188 000 livres, au lieu de 2 400 000, Sous ce régime
1. Mémoire présenté à l'Assemblée des Notables (1787), 1. —
Voir note 2 à la fin du tome I" sur le domaine de Blet.
258 L'ANCIE>' P.r.GIME
qui accable les faibles pour alléger les forts, plus on
est capable do contribuer, moins on contribue. — C'est
riiistoire du quatrième et dernier impôt direct, je veux
dire de la taxe en remplacement des corvées. Altacliée
d'abord aux vingtièmes et par suite répartie sur tous les
propriétaires, elle vient, par arrêt du Conseil, d'être rat-
tacliée à la taille, et, par suite, mise sur les plus cliar-
gés*. Or cette taxe est une surcharge d'un quart ajoutée
au principal de la taille, et, pour prendre un exemple,
en Champagne, sur 100 livres de revenu, elle prend au
taillable G livres 5 sous. « Ainsi, dit l'assemblée pro-
(( vinciale, les routes dégradées par le poids d'un com-
« mcrce actif, par les courses multipliées des riches, ne
« sont réparées qu'avec la contribution des pauvres. »
— A mesure que les chiffres défilent sous les yeux, on
voit involontairement se dégager les deux figures de la
fable, le cheval et le mulet, compagnons de route : le
cheval a droit de piaffer à son aise ; c'est pourquoi on le
décharge pour charger l'autre, tant qu'enfin la bête de
somme s'abat sous le faix.
Non seulement, dans le corps des contribuables, les
privilégiés sont dégrevés au détriment des taillables,
mais encore, dans le corps des taillables, les riches sont
soulagés au détriment des pauvres, en sorte que la plus
grosse part du fardeau finit par retomber sur la classe
\. Proccs-verbaux de l'assemblée provinciale d'Alsace (1787),
IIG; de Cliampacjne, 192. (Par la déclaration du 2 juin 1787,
la luxe en reniplacement de la corvée peut être portée au 1/0 de
la taille, dos accessoires et de la cnpilalioii réunis.) — Ib. de
la (jénéralilé d'Alencon, 17'J; du Ikrry, I, 218.
LE PEUPLE '23a
la plus indigente et la plus laborieuse, sur le petit pro-
priétaire qui cultive son propre champ, sur le simple
artisan qui n'a que ses outils et ses mains, et, en géné-
ral, sur le villageois. — D'abord, en fait d'impôts,
nombre de villes sont abonnées ou franches. Pour la
taille et les accessoires, Compiègne, avec iG71 feux, ne
paye que 8000 francs, pendant que tel village aux envi-
rons, Canly, avec 148 feux, paye 4475 francs'. Pour la
capitation, Versailles, Saint-Germain, Beauvais,Étampes,
Pontoise, Saint-Denis, Compiègne, Fontainebleau, taxés
ensemble à 169 000 livres, sont aux deux tiers exempts
et ne versent guère que 1 franc au lieu de 3 francs
10 sous par tête d'habitant; à Versailles, c'est moins
encore, puisque, pour 70 000 habitants, sa capitation
n'est que de 51 COO francs*. En outre, dans tous les cas,
lorsqu'il s'agit de répartir une imposition, le bourgeois
de la ville se préfère à ses humbles voisins ruraux. Aussi
« les habitants des campagnes, qui dépendent de la ville
« et sont compris dans ses rôles, sont traités avec
« une rigueur dont il serait difficile de se former une
(( idée.... Le crédit des villes repousse sans cesse sur
« eux le fardeau dont elles cherchent à se soulager, et
« les citoyens les plus riches de la cité payent moins de
« taille que le colon le plus malheureux'. » C'est pour-
1. Archives nationales. G, 322 (Mémcire sur les droits d'aides
à Compiègne et aux environs, 1786).
2. Procès-verbaux de l'assemblée provinciale de l'Ile-de-France,
101.
5. Procès-verbaux de l'assemblée provinciale du Berry, I, 85 ;
II, 81. — de l'Orléanais, 225. — « L'arbitraire, l'injustice,
260 L'ANCIEN RÉGIME
quoi « l'effroi de la taille dépeuple les campagnes, con-
« centre dans les villes tous les talents et tous les capi-
^ taux* ». Même inégalité hors des villes. Chaque année,
les élus et leurs collecteurs, munis d'un pouvoir arbi-
traire, fixent la taille de la paroisse et la taille de chaque
habitant. Entre ces mains ignorantes et partiales, ce
n'est pas l'équité qui tient la balance, c'est l'intérêt
privé, la haine locale, le désir de la vengeance, le besoin
de ménager un ami, un parent, un voisin, un protecteur,
un patron, un homme puissant, un homme dangereux.
L'intendant de Moulins, arrivant dans sa généralité,
trouve que « les gens en crédit ne payent rien et que les
« malheureux sont surchargés ». Celui de Dijon écrit
que « les bases de la répartition sont arbitraires à un
« tel degré, qu'on ne doit pas laisser gémir plus long-
« temps les peuples de la province * » . Dans la généra-
lité de Rouen, « quelques paroisses payent plus de 4 sous
« pour livre et quelques-unes à peine 1 sou ' » . — « Depuis
a l'inégalité, sont inséparables de l'impôt de la taille à chaque
« changement de collecteur. »
1. Archives nationales, II, 015. Lettre de M. de Langourda,
gentilhomme breton, à M. Necker, 4 décembre 1780 : « Vous met-
« tez toujours les impôts sur la classe des hommes utiles et
« nécessaires, qui diminue tous les jours : ce sont les laboureurs.
0 Les campagnes sont devenues désertes et personne ne veut
« plus conduire la charrue. J'atteste à Dieu et à vous, Monsci-
« gneur, que nous avons perdu plus d'un tiers de nos blés nains
« à la dernière récolte, parce que nous n'avions pas d'hommes
0 pour travailler. »
Ib., 1149 (lettre de M. de Reverseaux, 16 mars 1781); II, 200
(lettre de M. Amelot, 2 novembre 178i).
3. Procès-verbaux de l'assemblée provinciale de la généralité de
Rouen, 91.
LE PEUPLK 261
(( trois ans que j'habite la campagne, écrit une dame du
t! même pays, j'ai remarqué que la plupart des riches
(( propriétaires sont les moins foulés ; ce sont ceux-là
ri qui sont appelés pour la répartition, et le peuple est
'; toujours vexé'. » — « J"habite une terre à dix lieues
t de Paris, écrivait d'Argenson, oîi l'on a voulu établir
0 la taille proportionnelle, mais tout n'a été qu'injus-
« tice ; les seigneurs ont prévalu pour alléger leurs fer-
« miers^ » Outre ceux qui, par faveur, font alléger
leur taille, il y a ceux qui, moyennant argent, s'en
délivrent tout à fait. Un intendant, visitant la subdélé-
gation de Bar-sur-Seine, remarque « que les riches cul-
« tivateurs parviennent à se faire pourvoir de petites
« charges chez le roi et jouissent des privilèges qui y
« sont attachés, ce qui fait retomber le poids des imposi-
« tions sur les autres^. » — « Une des principales causes
« de notre surtaxe prodigieuse, dit l'assemblée provin-
« ciale d'Auvergne, c'est le nombre inconcevable des
« privilégiés qui s'accroît chaque jour par le trafic et la
« location des charges; il y en a qui, en moins de
« vingt ans, ont anobli six familles. » Si cet abus conti-
nuait, « il finirait par anoblir en un siècle tous les
« contribuables le plus en état de porter la charge des
« contributions* ». Notez do plus qu'une infinité de
places et de fonctions, sans conférer la noblesse,
exemptent leur titulaire de la taille personnelle et
1. Ilippeau, VI, 22 (1788).
2. Marquis d'Argenson, VI, 37.
5. Archives nationales, II, 200 (Mémoire de M. Amelot, 1785).
A. Procès-verbaux de l'assemblée provinciale d'Auvergne, 2D3.
262 L'ANCIEN RÉGIME
réduisent sa capitation au quarantième de son revenu :
d'abord toutes les fonctions publiques, administratives
ou judiciaires, ensuite tous les emplois dans la gabelle,
dans les traites, dans les domaines, dans les postes,
dans les aides et dans les régies*. « Il est peu de
« paroisses, écrit un intendant, où il n'existe de ces
(( employés, et l'on en voit dans plusieurs jusqu'à deux
« ou trois ^. » Un maître de poste est exempt de taille
pour tous ses biens et facultés, et même pour ses
fermes jusqu'à concurrence de cent arpents. Les notaires
d'Angoulème sont affranchis de la corvée, de la collecte,
du logement des gens de guerre, et ni leurs fds, ni leurs
premiers clercs ne tirent à la milice. Lorsque dans les
correspondances administratives on examine de près le
grand filet fiscal, on découvre à chaque instant quelques
mailles par lesquelles, avec un peu d'industrie ou
d'effort, passent tous les poissons moyens ou gros ; le
fietin seul reste qu fond de la nasse. Un chirurgien non
apolliicaire, un fils de famille de quarante-cinq ans,
commerçant, mais demeurant chez son père et en pays
de droit écrit, échappent à la collecte. Même immunité
pour les quêteurs des religieux de la Merci et de
l'Ktroile Observance. Dans tout l'Est et le Midi, les par-
i. lîoiviii-Cliampeaux, Doléances de la paroisse de Tillrul-Lnm-
berl (Eure). « Une ([uantité de sortes de privilégiés, MM. des éloc-
« lions, MM. les maîtres de poste, MM. les présidents et autres
« attachés au grenier au sel, tous particuliers qui possèdent de
« grands biens, ne payent que le tiers ou la moitié des impôts
« qu'ils devraient payer. »
2. T()C(|ueville, 585. — Procès-verbaux de l'assemblée provin-
ciale du Lijoiutais, 5G.
LE TEITLE 2G3
ticiiliors aises achètent cette commission de quêteur
moyennant un louis ou dix écus, et mettent trois livres
dans un bassin qu'ils font promener dans une paroisse
quelconque* : dix habitants dans une petite ville de
la montagne, cinq habitants dans le seul village de Trei-
gnac ont de cette façon obtenu leur décharge. Par suite,
« la collecte retombe sur les pauvres, toujours impuis-
« sants, souvent insolvables », et tous ces privilèges,
qui font la ruine du contribuable, font le déficit du
Trésor.
VII
Encore un mot pour achever le tableau. C'est dans
les villes qu'on se réfugie, et, en effet, comparées aux
campagnes, les villes sont un refuge. Mais la misère y
suit les pauvres ; car, d'une part, elles sont obérées,
et, d'autre part, la coterie qui les administre assoit
l'impôt sur les indigents. Opprimées par le fisc,
elles oppriment le peuple, et rejettent sur lui la
charge que leur impose le roi. Sept fois en quatre-
vingts ans*, il leur a repris et revendu le droit de
nommer leurs officiers municipaux, et, pour payer
« cette finance énorme », elles ont doublé leurs octrois.
A présent, quoique libérées, elles payent encore ; la
charge annuelle est devenue perpétuelle ; jamais le fisc
i. Archives nationales, H, 1422 (Lettres de M. d'Aîne, inten-
dant, et du receveur de l'Élection de Tulle, 23 février 1783).
2. Tocqueville, 64, 363.
204 L'ANCIEN RÉGIME
ne lâche prise ; ayant sucé une fois, il suce toujours.
« C'est pourquoi, en Bretagne, dit un intendant', il n'y
« a aucune ville dont la dépense ne dépasse les reve-
(( nus. » Elles ne peuvent raccommoder leur pavé, elles ne
peuvent réparer leurs chemins, « leurs approches sont
« presque impraticables ». Comment feraient-elles pour
s'entretenir, obligées, comme elles le sont, à payer après
avoir payé déjà? Leurs octrois accrus en 1748 devaient
fournir en onze ans les 60G 000 livres convenues ; mais,
les onze ans écoulés, le fisc soldé a maintenu ses
exigences, si bien qu'en 1774 elles ont déjà versé
2 071 052 livres et que l'octroi provisoire dure toujours.
— Or cet octroi exorbitant pèse partout sur les choses
les plus indispensables à la vie, et de cette façon l'arti-
san est plus chargé que le bourgeois. A Paris, ainsi
qu'on l'a vu, le vin paye par muid 47 livres d'entrée ; au
taux oii est l'argent, c'est le double d'aujourd'hui. « Un
« turbot, sorti de la côte de Harfleur et arrivé en poste,
« paye d'entrée onze fois sa valeur ; partant, le peuple
u de la capitale est condamné à ne pas manger de pois-
« son de mer*. » Aux portes de Paris, dans la mince
paroisse d'Aubervilliers, je trouve « des droits excessifs
« sur le foin, la paille, les grains, le suif, la chandelle,
« les œufs, le sucre, le poisson, les fagots, le bois de
« chauffage ^ » . Compiègne paye toute sa taille au moyen
1. Archives nationales. H, 612, 614 (LeUrcs de M. Cize de la
Dove, H septembre et 2 décembre 1774, 28 juin 1777).
2. Mercier, II, 62.
3. Doléances de la paroisse d'Aubervilliers.
LE PEUPLE 205
d'un impôt sur les boissons et sur les bestiaux'. « Dans
« Toul et Verdun, les charges sont si pesantes, qu'il n'y
« a guère que ceux qui y sont retenus par leurs offices
« et par d'anciennes habitudes, qui consentent à y
« rester^. » A Coulommiers, « le marchand et lepeupl '
« sont si surchargés, qu'ils répugnent à faire des enhi
« prises ». Partout, contre les octrois, les barrières f
les commis, la haine populaire est profonde. Parlou
l'oligarchie bourgeoise songe à elle-même avant de
songer à ses administrés. A Nevers et à Moulins^, « tous
« les gens riches trouvent moyen de se soustraire à la
((• collecte par différentes commissions ou par le crédit
« qu'ils ont auprès des élus, de sorte qu'on prendrait
« pour de vrais mendiants les collecteurs de Nevers de
« cette année et de l'année précédente ; il n'y a point de
« petits villages dont les collecteurs ne soient plus sol-
« vables, puisqu'on y prend des métayers ». A Angers,
« indépendamment des jetons et de la bougie qui
« consomment le fonds annuel de 2127 livres, les
« deniers publics se dissipent et s'emploient au gré des
(( officiers municipaux en dépenses clandestines ». En
Provence, où. les communautés s'imposent librement et
devraient, ce semble, ménager le pauvre, « la plupart
« des villes, notamment Aix, Marseille et Toulon*, ne
4. Archives nationales, G, 500, G, 522 (Mémoires sur les droits
d'aides).
2. Piocès-verbaux de l'assemblée provinciale des Trots-Evéchés,
442.
5. Archives nationales, H, 1422 (Lettre de l'intendant de Mou-
lins, avril 1779).
4. Archives nationale», H, 1312 tLetti'es de M. d'Antheman,
266 L'ANCIEN REGIME
« payent leurs impositions » locales et générales « que
« par le droit de piquet ». C'est une taxe « sur toutes
(( les farines qui sont et se consomment sur leur ter-
(( roir » ; par exemple, sur 254897 livres que dépense
Toulon, le piquet en fournit 255 405. Ainsi, tout l'impôt
porte sur le peuple, et l'évêque, le marquis, le prési-
dent, le gros négociant payent moins pour leur dîner
de poisson fm et de becfigues que le calfat ou le porte-
faix pour ses deux livres de pain frotté d'ail ! Et le pain
dans ce pays stérile est déjà trop cher ! Et il est si mau-
vais, que Malouet, l'intendant de la maiine, le refuse
pour ses employés ! — « Sire, disait en chaire M. de la
« Faro, évêque de Nancy, le 4 mai 1789, sire, le peuple
(( sur lequel vous régnez a donné des preuves non équi-
« voques de sa patience.... C'est un peuple martyr, à
(( qui la vie sem])le n'avoir été laissée que pour le faire
« souffrir plus longtemps. i>
VIII
« Je suis misérable, parce qu'on me prend trop. Qn
me prend trop, parce qu'on ne prend pas assez aux pri-
vilégiés. Non seulement les pi'ivih''giés me font payer à
leur place, mais encore ils prélèvent sur moi huirs droils
ecclésiastiques et féodaux, (^naiid, sur mon revtMiu
de 100 francs, j'ai donné 55 fiancs et au delà au collec-
avocat général à la Cour des Comptes d'Aix (19 mai 1785) et de
l'archevêque d'Aix (15 juin 1783). — La Provence ne produisait de
blé que pour sa consonnnation pendant sept mois et demi.
LE PEUPLE 267
leur, il faut encore que j'en donne plus de 14 au sei-
gneur et plus de 14 pour la dime *, et, sur les 18 ou
19 francs qui me restent, je dois en outre satisfaire le
rat de cave et le gabelou. A moi seul, pauvre homme,
je paye deux gouvernements : l'un ancien, local, qui
aujourd'hui est absent, inutile, incommode, humiliant,
et n'agit plus que par ses gênes, ses passe-droits et ses
taxes; l'autre, récent, central, partout présent, qui, se
chargeant seul de tous les services, a des besoins
immenses et retombe sur mes maigres épaules de tout
son énorme poids. » — Telles sont, en paroles précises,
les idées vagues qui commencent à fermenter dans
les têtes populaires, et on les retrouve à chaque page
dans les cahiers des États généraux.
« Fasse le ciel, dit un village de Normandie-, que le
(( monarque prenne entre ses mains la défense dumisé-
« rable citoyen lapidé et tyrannisé par les commis, les
« seigneurs, la justice et le clergé. » — « Sire, éci'it
« un village de Champagne^, tout ce qu'on nous
« envoyait de votre part c'était toujours pour avoir de
\. On peut évaluer les droits féodaux au septième du revenu
net et la dîme aussi au septième. C'est le chiflre que donne l'As-
seniblce provinciale de la Haute-Guyenne {Procès-verbaux, 47).
— Dans les autres provinces, nombre d'exemples isolés indiquent
un chittre à peu près semblable. — La dime flotte du dixième au
trentième du produit brut, et ordinairement se rapproche plus
du dixième que du trentième. La moyenne est, à mon avis, du
quatorzième, et, comme il faut défalquer moitié du produit brut
pour les frais de culture, elle est du septième. Lelrosne dit le
cinquième et même le quart.
2. Boivin-Champeaux, 72.
0. Doléances de la communauté de Culmon (Élection de Lan-
gresl.
208 L'ANCIEN REGIME
« l'argent. On nous faisait bien espérer que cela finirait,
« mais tous les ans cela devenait plus fort. Nous ne
« nous en prenions pas à vous, tant nous vous aimions,
s mais à ceux que vous employez et qui savent mieux
« faire leurs affaires que les vôtres. Nous croyions qu'ils
« vous trompaient, et nous nous disions dans notre cha-
« grin : Si notre bon roi le savait!... Nous sommes
« accablés d'impôts de toute sorte ; nous vous avons
« donné jusqu'à présent une partie de notre pain, et il
(( va bientôt nous manquer si cela continue.... Si vous
« voyiez les pauvres chaumières que nous habitons, la
« pauvre nourriture que nous prenons, vous en seriez
« touché ; cela vous dirait mieux que nos paroles que
« nous n'en pouvons plus et qu'il faut nous diminuer....
« Ce qui nous fait bien de la peine, c'est que ceux qui
« ont le plus de bien payent le moins. Nous payons les
« tailles et tout plein d'ustensiles, et les ecclésiastiques
« et nobles, qu^ ont les plus beaux biens, ne payent
« rien de tout cela. Pourquoi donc est-ce que ce sont
« les riches qui payent le moins et les pauvres qui
« payent le plus? Est-ce que chacun ne doit pas payer
« selon son pouvoir? Sire, nous vous demandons que
(( cela soit ainsi, parce que cela est juste.... Si nous
« osions, nous entreprendrions de planter quelques
« vignes sur les coteaux ; mais nous sommes si tour-
(( mentes par les commis aux aides, que nous pense-
« rions plutôt à arracher celles qui sont plantées ; tout
« le vin que nous ferions serait pour eux, et il ne nous
c resterait que la peine. C'est un grand fléau que toute
LE PEUPLE 209
« cette maltôte-la, et, pour s en sauver, en aime mieux
* laisser les terres en friche.... Débarrassez-nous
« d'abord des maltôtiers et des gabelous ; nous souffrons
« beaucoup de toutes ces inventions-là ; voici le moment
« de les changer; tant que nous les aurons, nous ne
« serons jamais heureux. Nous vous le demandons, sire,
« avec tous vos autres sujets, qui sont aussi las que
« nous.... Nous vous demanderions encore bien d'autres
« choses, mais vous ne pouvez pas tout faire à la fois. »
— Les impôts et les privilèges, voilà, dans les cahiers
vraiment populaires, les deux ennemis contre lesquels
les plaintes ne tarissent pas*. « Nous sommes écrasés
« par les demandes de subsides..., nos impositions sont
« au delà de no's forces.... Nous ne nous sentons pas la
« force d'en supporter davantage..., nous périssons ter-
« rassés par les sacrifices qu'on exige de nous.... Le
« travail est assujetti à un taux et la vie oisive en est
« exempte.... Le plus désastreux des abus est la féod^-
« lité, et les maux qu'elle cause surpassent de beau-
« coup la foudre et la grêle.... Impossible de subsister,
« si l'on continue à enlever les trois quarts des mois-
« sons par champart, tcrrage, etc.... Le propriétaire a la
« quatrième partie, le dècimateur en prend la douzième,
« l'impôt la dixième, sans compter les dégâts d'un
« gibier innombrable qui dévore la campagne en ver-
« dure : il ne reste donc au malheureux cultivateur que
1. Boivin-Champeaux, 54, 36, 41, 48. — Paris [Doléances des
paioisses rurales de l'Artois, 501, 308). — Archives nationales,
procès-verbaux et cahiers des États généraux, t. xvii, 12 (Lettre
des habitants de Dracy-le-Yitreux).
ANC. mie. n. T. II. — 18
270 L'ANCIEN RÉGIME
« la peine et la douleur. » — Pourquoi le Tiers paye-t-il
seul pour les routes sur lesquelles la noblesse et le
clergé roulent en carrosse? Pourquoi les pauvres gens
sont-ils seuls astreints à la milice ? Pourquoi « le sub-
(( délégué ne fait-il tirer que les indéfendus et ceux qui
(( n'ont pas de protections »? Pourquoi suffit-il d'être le
domestique d'un privilégié pour échapper au service?
— Détruisez ces colombiers qui n'étaient autrefois que
des volières et qui maintenant renferment parfois jus-
qu'à 5000 paires de pigeons. Abolissez les droits bar-
bares de « motte, quevaise et domaine congéable, sous
« lesquels plus de cinq cent mille individus gémissent
« encore en Basse-Bretagne ». — « Vous avez dans vos
« armées, sire, plus de trente mille serfs franc-
« comtois » ; si l'un d'eux devient officier et quitte le
service avec une pension, il faut qu'il aille vivre dans la
hutte où il est né ; sinon, lorsqu'il mourra, le seigneur
prendra son pécule. Plus de prélats absents, ni d'abbés
commendataires. « Ce n'est point à nous à payer le
(( déficit actuel, c'est aux évêques, aux bénéficiers;
(( retranchez aux princes de l'Église les deux tiers de
« leurs revenus. » — « Que la féodalité soit abolie.
« L'homme, le paysan surtout, est tyranniquement
(( asservi sur la terre malheureuse oîi il languit dos-
(( séché.... Il n'y a point de liberté, de prospérité, de
« bonheur, là oîi les terres sont serves.... Abolissons
(( les lods et ventes, maltôte bursale et non féodale, taxe
(( mille fois remboursée aux privilégiés. Qu'il suffise à
« la féodalité de son sceptre de fer, sans qu'elle y
LE PEUPLE 271
<r joigne encore le poignard du traitant'. » — Ici, et
déjà depuis quelque temps, ce n'est plus le villageois
qui parle ; c'est le procureur, l'avocat qui lui prête ses
métaphores et ses théories. Mais l'avocat n'a fait que
traduire en langage littéraire les sentiments du villa-
geois.
i. Prudhomme, Résumé des Cahiers, lU,passim,et notamment
de 517 à 540.
CHAPITRE III
T. État des cerveaux populaires. — Incapacité mentale. — Comment
les idées se transforment en légendes. — II. Incapacité poli-
tique. — Comment les nouvelles politiques et les actes du gou-
vernement sont interprétés. — III. Impulsions destructives. —
A quoi s'acharne la colère aveugle. — Méfiance contre les chefs
naturels. — De suspects ils deviennent haïs. — Dispositions du
peuple en 1789. — IV. Recrues et chefs d'émeute. — Bra-
conniers. — Contrebandiers et faux-sauniers. — Bandits. —
Mendiants et vagabonds. — Apparition des brigands. — Le
peuple de Paris.
I
A présent, pour comprendre leurs actions, il fntulrait
voir l'état de leur esprit, le train courant de leurs idées,
la façon dont ils pensent. Mais, en vérité, est-il besoin
de faire leur portrait, et ne suffit-il pas des détails qu'on
vient de donner sur leur condition? On les connaîtra
plus tard et par leurs actions elles-mêmes, quand, en
Touraine, ils assommeront à coup de sabots le maire et
l'adjoint de leur choix, parce que, pour obéir à l'Assem-
blée nationale, ces deux pauvres gens ont dressé le
tableau des impositions, ou quand, ù Troyes, ils traîne-
ront et déchireront dans les rues le magistrat vénérable
LE PEUPLE 273
qui les nourrit en ce moment même et qui vient de
dresser son testament en leur faveur. — Prenez le cer-
veau encore si brut d'un de nos paysans contemporains,
et retranchez-en toutes les idées qui, depuis quatre-
vingts ans, y entrent par tant de voies, par l'école pri-
maire instituée dans chaque village, par le retour des
conscrits après sept ans de service, par la multiplica-
tion prodigieuse des livres, des journaux, des routes,
des chemins de fer, des voyages et des communications
de toute espèce '. Tâchez de vous figurer le paysan
d'alors, clos et parqué de père en fils dans son hameau,
sans chemins vicinaux, sans nouvelles, sans autre
enseignement que le prône du dimanche, tout entier
au souci du pain quotidien et de l'impôt, « avec son
« aspect misérable et desséché* », n'osant réparer sa
maison, toujours tourmenté, défiant, l'esprit rétréci et,
pour ainsi dire, raccorni par la misère. Sa condition est
presque celle de son bœuf ou de son âne, et il a les
idées de sa condition. Pendant longtemps il est resté
engourdi; il manque même d'inslinct'; » macliinale-
"1. Théron de Montaugc, 102, 113. Dans le Toulousain, sur cin-
quante paroisses, dix ont des écoles. — Dans la Gascogne, dit
l'Assemblée provinciale d'Auch (24), « la plupart des campagnes
a sont sans maîtres d'école ni presbytères ». — En 1778, le cour-
rier de Paris n'arrive à Toulouse que trois fois par semaine,
celui de Toulouse pour Alby, Piodez, etc., deux fois par semaine,
pour beaumont, Saint-Girons, etc., une fois. « A la campagne,
dit Théron de Mautaugé, on vit pour ainsi dire dans la solitude
et dans l'exil. » En 1789, le courrier de Paris n'arrive à Besançon
que trois fois par semaine (Arthur Young, I, 257).
2. Mot du marquis de Mirabeau.
3. Archives nationales. G, 300, lettre d'un directeur des aides
à Goulommiers (15 août 1781).
274 L'ANCIEN RÉGIME
ment et sans lever les yeux, il tire sa charrue hérédi-
taire. En 1751, d'Argenson écrivait sur son journal :
« Rien ne les pique aujourd'hui des nouvelles de la
a cour; ils ignorent le règne.... La dislance devient
« chaque jour plus grande de la capitale à la province....
« On ignore ici les événements les plus marqués qui
« nous ont le plus frappés à Paris.... Les habitants de
« la campagne ne sont plus que de pauvres esclaves,
« des bêles de trait attachées à un joug, qui marchent
« comme on les fouette, qui ne se soucient et ne s'em-
« barrassent de rien, pourvu qu'ils mangent et dorment
(( à leurs heures'. » Ils ne se plaignent pas, « ils ne
« songent pas même à se plaindre * » ; leurs maux leur
semblent une chose de nature, comme Ihiver ou la
grêle. Leur pensée, comme leur agriculture, est encore
du moyen âge. — En Toulousain^, pour découvrir l'auteur
d'un vol, pour guérir un homme ou une bête malade,
on a recours au' sorcier, qui devine au moyen d'un
crible. Le campagnard croit de tout son cœur aux
revenants, et, la nuit de la Toussaint, il met le couvert
pour les morts. — En Auvergne, au commencement de
la Révolution, une fièvre contagieuse s'étant déchirée,
il est clair que M. de Montiosier, sorcier avéré, en csf
la cause, et deux cents hommes se mettent en marche
pour démolir sa maison. Aussi bien leur religion est de
niveau : « Leurs prêtres boivent avec eux et leur vcu-
1. Mar([uis d'Arpcnsoii, VI, 425 (10 juin 1751).
2. Coiiilc de Moiillosier, I, lO'^, 140.
3. Tlici'uu de Muulau^é, 1U2.
LE PEUPLE 275
« dent l'absolution. Tous les dimanches, aux prônes, il
« se crie des lieutenances et des sous-lieutenances (de
(( saints) : à tant la lieutenance de saint Pierre ! — Si le
« paysan tarde à mettre le prix, vite un éloge de saint
« Pierre, et mes paysans de monter à l'envi'. » — A ces
cerveaux tout primitifs, vides d'idées et peuplés d'images,
il faut des idoles sur la terre comme dans le ciel. « Je
« ne doutais nullement, dit Rétif de la Bretonne', que
« le roi ne pût légalement obliger tout homme à me
« donner sa femme ou sa fille, et tout mon village
« (Sacy en Bourgogne) pensait comme moi. » Il n'y a
pas de. place en de pareilles têtes pour les conceptions
abstraites, pour la notion de l'ordre social ; ils le subis-
sent, rien de plus. « La grosse masse du peuple, écrit
(( Gouverneur Morris en 1789^, n'a pour religion que
« ses prêtres, pour loi que ses supérieurs, pour morale
(( que son intérêt; voilà les créatures qui, menées par
(( des curés ivres, sont maintenant sur le grand chemin
« de la liberté ; et le premier usage qu'elles en font,
« c'est de s'insurger de toutes parts parce qu'il y a
(( disette. »
Comment pourrait-il en être autrement? Avant de
prendre racine dans leur cervelle, toute idée doit de-
venir une légende, aussi absurde que simple, appropriée
à leur expérience, à leurs facultés, à leurs craintes, à
leurs espérances. Une fois plantée dans cette terre
i. Tableaux de la Révolution, par Schmidt, II, 7 (Rapport da
l'agent Perrière, qui a habité l'Auvergne).
2. Monsiem- Nicolas, I, 448.
3. Gouverneur Morris, II, 69 (29 avril 1789).
276 L'ANCIEN REGIME
inculte et féconde, elle y végète, elle s'y transforme,
elle se développe en excroissances sauvages, en feuil-
lages sombres, en fruits vénéneux. Plus elle est mons-
trueuse, plus elle est vivace, accrochée aux plus frêles
vraisemblances et tenace contre les plus fortes dé-
monstrations. — Sous Louis XV, pendant l'arrestalion
des vagabonds, quelques enfants ayant été enlevés par
abus ou par erreur, le bruit court que le roi prend des
bains de sang pour réparer ses organes usés, et la chose
paraît si évidente, que les fenmics, révoltées par l'in-
stinct maternel, se joignent à l'émeute : un exempt est
saisi, assommé, et, comme il demandait un confesseur,
une femme du peuple prend un pavé, crie qu'il ne faut
pas lui donner le temps d'aller en paradis, et lui casse
la tête, persuadée qu'elle fait justice'. — Sous Louis XVI,
il est avéré pour le peuple que la disette est factice :
en 1789 S un officier, écoutant les discours de ses
soldats, les entend répéter « avec une profonde convic-
a tien que les princes et les courtisans, pour affamer
« Paris, font jeter les farines dans la Seine ». Là-dessus,
se tournant vers le maréchal-des-logis, il lui demande
comment il peut croire à une pareille sottise. « C'est
« bien vrai, mon lieutenant, répond l'autre; la preuve,
<( c'est que les sacs de farine étaient attachés avec des
« cordons bleus. » L'argumentleur semblait décisif; rien
ne put les en faire ^démordre. — Il se forge ainsi dans
les bas-fonds de la société, à propos du pacte de famine,
1. Mercier, Tableau de Paris, XII, 83.
S. Yaublanc, 209.
lE PEUPLE 277
de la Bastille, des dépenses et des plaisirs de la cour,
un roman immonde et horrible, où Louis XVI, la reine
Marie-Antoinette, le comte d'Artois, Mme de Lamballe,
les Polignac, les traitants, les seigneurs, les grandes
dames, sont des vampires et des goules. J'en ai vu plu-
sieurs rédactions dans les pamphlets du temps, dans ^
les gravures secrètes, dans les estampes et dans les
enluminures populaires, celles-ci les plus efficaces de
toutes, car elles parlent aux yeux. Cela dépasse l'his-
toire de Mandrin ou de Cartouche, et cela convient jus-
tement à des hommes qui pour littérature ont la com-
plainte de Cartouche et de Mandrin.
II
lugez par ]h de leur intelligence politique. Tous les
objets leur apparaissent sous un jour faux; on dirait
des enfants qui, à chaque tournant du chemin, voient
dans un arbre, dans un buisson, un spectre épouvantable.
Arthur Young, visitant des sources près de Clermont,
est arrêté ', et l'on veut mettre en prison la femme qui
lui a servi de guide; plusieurs sont d'avis qu'il a été
« chargé par la reine de faire miner la ville pour la faire
« sauter, puis d'envoyer aux galères tous les habitants
« qui en réchapperont ». Six jours plus tard, au delà
du Puy, et malgré son passe-port, la garde bourgeoise
vient à onze heures du soir le saisir au lit; on lui dé-
1. ArLhur Young, I, 283 (13 août 1780), I, 289 (19 août 1789).
278 L'ANCIEN RÉGIME
clare « qu'il est sûrement de la conspiration tramée
« par la reine, le comte d'Artois et le comte d'Entra-
« gués, grand propriétaire du pays; qu'ils l'ont envoyé
(( comme arpenteur pour mesurer les champs, afin de
« doubler les taxes ». — Ici nous saississons sur le fait le
travail involontaire et redoutable de l'imagination popu-
laire : sur un indice, sur un mot, elle construit en l'air ses
châteaux ou ses cachots fantastiques, et sa vision lui
semble aussi solide que la réalité. Ils n'ont pas l'instru-
ment intérieur qui divise etdiscerne ; ils \)enscnl par blocs ;
le fait et le rêve leur apparaissent ensemble et conjoints
en un seul corps. — Au moment où l'on élit les députés,
le bruit court en Provence* « que le meilleur des rois
« veut que tout soit égal, qu'il n'y ait plus ni évoques,
« ni seigneurs, ni dîmes, ni droits seigneuriaux, qu'il
(( n'y ait plus de titres ni de distinctions, plus de droits
(( de chasse ni de pêche;... que le peuple va être dé-
<( chargé de tout, impôt, que les deux premiers ordres
« supportei'ont seuls les charges de l'Etat ». Là-dessus
quarante ou cinquante émeutes éclatent presque le
même jour. « Plusieurs communautés refusent à leur
(( trésorier de rien payer au delà des impositions
« royales. » D'autres font mieux : « lorsqu'on pillait la
(( caisse du receveur du droit sur les cuirs à BrignoUes,
« c'était avec les cris de : Vive le roi !» — « Le paysan
1. Archives nationales, U, 27i. Lettres do M. de Caraman (18
mars et 12 avril 1780), de M. d"Eymar de Montmeyran (2 avril),
de M. de la Tour (50 mars). « Le plus grand bieiil'ait du souve-
« rain a été interprété de la manière la plus Lizairc par une
« populace ignorante. »
LE PEUPLE 279
(i annonce sans cesse que le pillage et la destruction
« qu'il fait sont conformes à la volonté du roi. » — Un
peu plus tard, en Auvergne, les paysans qui brûlent les
châteaux montreront « beaucoup de répugnance » à
maltraiter ainsi « d'aussi bons seigneurs » ; mais ils allé-
gueront que « l'ordre est impératif, ils ont des avis que
« Sa Majesté le veut ainsi* ». — A Lyon, quand les caba-
retiers de la ville et les paysans des environs passent
sur le corps des douaniers, ils sont bien convaincus que
le roi a pour trois jours suspendu les droits d'entrée ^
— Autant leur imagination est grande, autant leur vue
est courte. « Du pain, plus de redevances, ni de taxes, »
c'est le cri unique, le cri du besoin, et le besoin exas-
péré fonce en avant comme un animal affolé. A bas
l'accapareur! Et les magasins sont forcés, les convois
de grains arrêtés, les marchés pillés, les boulangers
pendus, le pain taxé, en sorte qu'il n'arrive plus ou se
cache. A bas l'octroi! Et les barrières sont brisées, les
commis assommés, l'argent manque aux villes pour les
dépenses les plus urgentes. Au feu les registres d'impôt,
les livres de comptes, les archives des municipalités,
les chartriers des seigneurs, les parchemins des cou-
vents, toutes ces écritures maudites qui font partout
des débiteurs et des opprimés! Et le village lui-même
ne sait plus comment revendiquer ses communaux. —
Contre le papier griffonné, contre les agents publics,
1. Douiol, Histoire des classes rurales, 495 [Lettre du 5 août 4789
à M. de Clermont-Tonnerre).
2. Archives nationales, H, 1453 (Lettre d Lnibert-Colomès,
prévôt des marchands, du 5 juillet 1789).
280 L'ANCIEN REGIME
contre l'homme qui de près ou de loin touche au blé,
l'acharnement est aveugle et sourd. La brute lâchée
écrase tout en se blessant elle-même, et s'aheurte en
mugissant contre l'obstacle qu'il fallait tourner.
III
C'est que les conducteurs lui manquent, et que, faute
d'organisation, une multitude n'est qu'un troupeau.
Contre tous ses chefs naturels, contre les grands, les
riches, les gens en place et revêtus d'autorité, sa dé-
fiance est invétérée et incurable. Ils ont beau lui vouloir
du bien et lui en faire, elle refuse de croire à leur
humanité et à leur désinléressement. Elle a été trop
foulée ; elle a des préventions contre toutes les mesures
qui viennent d'eux, même les plus salutaires, même les
plus libérales. « Au seul nom des nouvelles assemblées,
« dit une commission provinciale en 1787 *, nous avons
« entendu un pauvre laboureur s'écrier : lié quoi!
« Encore de nouvelles mangeries ! » — Tous leurs supé-
rieurs leur sont suspects, et du soupçon à l'hostilité il
n'y a pas loin. En 1788 ^ Mercier déclare que, « depuis
« quelques années, l'insubordination est visible dans le
« peuple, et surtout dans les métiers.... Jadis, lorsque
« j'entrais dans une imprimerie, les garçons étaient leurs
\. Procès-verbaux de l'Assemblée provinciale de l'Orlcannis,
296. « Une défiance toujours tremblante règne encore dans les
« campagnes.... Vos premiers ordres d'assemblées de dépaiMo
c ment n'ont en quelcpies endroits réveillé que des soupçons.»
2. Tableau de Paris, XII, 186.
LE PEUPLE 28i
(( chapeaux. Aujourd'hui ils se contentent de vous re-
« garder et ricanent : à peine êtes-vous sur le seuil,
». que vous les entendez parler de vous d'une manière
« plus leste que si vous étiez leur camarade ». — Aux
environs de Paris, même attitude chez les paysans, el
Mme Yigée-Lehrun*, allant à Romainville chez le ma-
réchal de Ségur, en fait la remarque : « Non seulement
« ils ne nous étaient plus leurs chapeaux, mais ils nous
« regardaient avec insolence; quelques-uns même nous
(( menaçaient avec leurs gros bâtons. » — Au mois de
mars ou d'avril suivant, à un concert qu'elle donne, ses
invités arrivent consternés. « Le matin, à la promenade
« de Longchamps, la populace, rassemblée à la barrière
« de l'Étoile, a insulté de la façon la plus effrayante les
« gens qui passaient en voiture; des misérables mon-
« taient sur les marchepieds en criant : L'année pro-
« chaine, vous serez derrière vos carrosses et nous
« serons dedans. » — A la fin de 1788, le fleuve est
devenu torrent, et le torrent devient cataracte. Un in-
tendant^ écrit que, dans sa province, le gouvernement
doit opter, et opter dans le sens populaire, se détacher
de privilégiés, abandonner les vieilles formes, donner
au Tiers double vote. Clergé et noblesse sont détestés,
leur suprématie semble un joug. « Au mois de juillet
« dernier, dit-il, on eût reçu les (anciens) Étals avec
« transport, et leur formation n'eût trouvé que peu
1. Mme Yigée-Lebnin, I, 158 (1788), I, 185 (1789).
2. Archives nationales. II, 7'2ô (LeUre de M. de Caumartin, in-
tendant de Besançon, 5 décembre 1788).
282 L'ANCIEN RÉGIME
« d'obstacles. Depuis cinq mois, les esprits se sont
« éclairés, les intérêts respectifs ont été discutés, les
« ligues se sont formées. On vous a laissé, ignorer que,
« dans toutes les classes du Tiers-état, la fermentation
« est au comble, qu'une étincelle suffit pour allumer
« l'incendie.... Si la décision du roi est favorable aux
« deux premiers ordres, insurrection générale dans
« toutes les parties de la province, 600 000 hommes en
« armes et toutes les horreurs de la Jacquerie. » — Le
mot est prononcé et l'on aura la chose. Quand une mul-
titude soulevée repousse ses conducteurs naturels, il
faut qu'elle en prenne ou subisse d'autres. De même
une armée qui, entrant en campagne, casserait tous ses
officiers; les nouveaux grades sont pour les plus hardis,
les plus violents, les plus opprimés, pour ceux qui,
ayant le plus souffert du régime antérieur, crient « en
avant », marchent en tête et font les premières bandes.
En 1789, les bandes sont prêtes; car, sous le peuple
qui pâtit, il est un autre peuple qui pâtit encore davan-
tage, dont l'insurrection est permanente, et qui, ré-
primé, poursuivi, obscur, n'attend qu'une occasion
pour sortir de ses cachettes et se déchaîner au grand
jour.
TV
Gens sans aveu, réfractaires de tout genre, gibier de
justice ou de police, besaciers, porte-bâtons, rogneux,
teigneux, hâves et farouches, ils sont engendrés par les
LE PEUPLE 283
abus du système, et, sur chaque plaie sociale, ils pul-
lulent comme une vermine. — Quatre cents lieues de
capitaineries gardées et la sécurité du gibier innom-
brable qui broute les récoltes sous les yeux du proprié-
taire, provoquent au braconnage des milliers d'hommes
d'autant plus dangereux qu'ils bravent des lois terribles
et sont armés. Déjà en 1752*, autour de Paris, on en
voit « des rassemblements de cinquante à soixante, tous
« armés en guerre, se comportant comme à un fourrage
« bien ordonné, infanterie au centre et cavalerie aux
« ailes.... Ils habitent les forêts, ils y ont fait une en-
« ceinte retranchée et gardée, et payent exactement
« ce qu'ils prennent pour vivre ». En 1777*, près de
Sens en Bourgogne, le procureur général M. Terray,
chassant sur sa terre avec deux officiers, rencontre sept
braconniers qui tirent sur le gibier à leurs yeux et
bientôt tirent sur eux-mêmes : M. Terray est blessé,
l'un des officiers a son habit percé. Arrive la maré-
chaussée, les braconniers font ferme et la repoussent.
On fait venir les dragons de Provins, les braconniers en
tuent un, abattent trois chevaux, sont sabrés; quatre
d'entre eux restent sur la place et sept sont pris. — On
voit par les cahiers des États Généraux que, chaque
année, dans chaque grande forêt, tantôt par le fusil d'un
braconnier, tantôt et bien plus souvent par le fusil
d'un garde, il y a des meurtres d'hommes. — C'est la
guerre à demeure et à domicile; tout vaste domaine
i. Marquis d'Argenson, 15 mars 1752.
2. Correspondance, par Métra, V, 179 (22 novembre 1777).
284 L'ANCIEN r.EGIME
recèle ainsi ses révoltés qui ont de la poudre, des
balles et qui savent s'en servir.
Autre recrue d'émeute, les contrebandiers et les
faux sauniers*. Dès qu'une taxe est exorbitante, elle
invite à la fraude, et suscite un peuple de délinquants
contre son peuple de commis. Jugez ici du nombre des
fraudeurs par le nombre des surveillants : douze cents
lieues de douanes intérieures sont gardées par
50 000 hommes, dont 23000 soldats sans uniforme^
« Dans les pays de grande gabelle et dans les provinces
« des cinq grosses fermes, à quatre lieues de part et
« d'autre de long de la ligne de défense, » la culture
est abandonnée; tout le monde est douanier ou fi'au-
deur^. Plus l'impôt est excessif, plus la prime offei-te
aux violateurs de la loi devient haute, et, sur tous les
confins par lesquels la Bretagne louche ta la Normandie,
au Maine et à l'Anjou, quatre sous pour livre ajoutés à
la gabelle multiplient au delà de toute croyance le
nombre déjà énorme des faux sauniers. « Des bandes
« nombreuses^ d'iionuucs, armés de freltes ou longs
1. Beiignot, I, 142. « Pas un seul des habitants de la baroimie
a de Ciioiseul ne se mêla à ces bandes, composées des patriotes de
« Montigny, de contrebandiers ou de mauvais sujets des envi-
ci rons. » — V. sur les braconniers du temps, Les deux amis de
Bourbonne, par Diderot.
2. Galonné, Mémoires présentés à V Assemblée des Notables, n" 8.
— Necker, De l'Administration des Finances, I, 195.
3. Letrosne, De l'Administration des Finances, 50.
4. Archives nationales, II, 42G (Mémoires des fermiers péné-
raux, 13 janvier 1781, 15 septembre 1782). H, tJti (I.o,;re de
M. de Coëtlosquet, du 25 avril 1777). H. 1431, Rapport par les
fermiers généraux, du 9 mars 1787.
LE PEUPLE 285
« bâtons ferrés et quelquefois de pistolets ou de fusils,
« tentent par force de s'ouvrir un passage. Une mulli-
« tude de femmes et d'enfants de l'âge le plus tendre
« franchissent les lignes des brigades, et, d'un autre
« côté, des troupeaux de chiens conduits dans le pays
« libre, après y avoir été enfermés quelque temps sans
« aucune nourriture, sont chargés de sel, que, pressés
« par la faim, ils rapportent promptement chez leurs
(( maîtres. » — Vers ce métier si lucratif, les vaga-
bonds, les désespérés, les affamés accourent de loin
comme une meute. « Toute la lisière de Bretagne n'est
a. peuplée que d'émigrants, la plupart proscrits de leur
« patrie, et qui, après un an de domicile, jouissent de
« tous les privilèges bretons : leur unique occupation
« se borne à faire des amas de sel pour les revendre
« aux faux sauniers. » On aperçoit comme dans un
éclair d'orage ce long cordon de nomades inquiets,
nocturnes et traqués, toute une population mâle et
femelle de rôdeurs sauvages, habitués aux coups de
main, endurcis aux intempéries, déguenillés, « presque
« tous attaqués d'une gale opiniâtre », et j'en trouve
de pareils aux environs de Morlaix, de Lorient et des
autres ports, sur les frontières des autres provinces et
sur les frontières du royaume. De 1783 à 1787, dans le
Quercy, deux bandes alliées de soixante à quatre-vingts
contrebandiers fraudent la ferme de quarante milliers
de tabac, tuent deux douaniers et défendent, fusil en
main, leur entrepôt de la montagne; il faudrait pour
les réprimer des soldats que les commandants militaires
A-VC. RÉG. II. I. II. 19
288 L'ANCIhN RÉGIME
ne donnent pas. En 1789', une grosse troupe de con-
trebandiers travaille en permanence sur la frontière du
Maine et de l'Anjou; le commandant militaire écrit que
« leur chef est un bandit intelligent et redoutable, qu'il
« a déjà avec lui cinquante-quatre hommes, qu'il aura
« bientôt avec lui un corps embarrassant par la dispo-
« silion des esprits et la misère » ; il serait peut-être à
propos de corrompre quelques-uns de ses hommes, et
de se le faire livrer puisqu'on ne peut le prendre. Ce
sont là les procédés des pays où le brigandage est en-
démique. — Ici en effet, comme dans les Calabres, le
peuple est pour les brigands contre les gendarmes. On
rappelle les exploits de Mandrin en 1754*, sa troupe de
cent cinquante hommes qui apporte des ballots de con-
trebande et ne rançonne que les commis, ses quatre
expéditions qui durent sept mois à travers la Franche-
Comté, le Lyonnais, le Dourbonnais, l'Auvergne et la
Bourgogne, les vipgt-sept villes où il entre sans résis-
tance, délivre les détenus et vend ses marchandises; il
fallut, pour le vaincre, former un camp devant Valence
et envoyer 2 000 hommes; on ne le prit que par tra-
hison, et encore aujourd'hui des familles du pays s'ho-
norent de sa parenté, disant qu'il fut un libérateur. —
1. Archives nationales, II, 1453 (Lettre du baron de Bcsenval,
du 19 juin 1789).
2. Mandrin, par Paul Simian, passi?n. — Histoire de Beaune
par Rossignol, 453. — Mandrin, par Ch. Jarrin (1875). Le com-
mandant Fischer, qui atta(|ue et disperse la bande, écrit que la
chose était urgente; car sinon, « en remontant du coté du Forez,
a ils auraient trouvé deux ou trois cents vauriens n'attendant que
c le moment de se jomdre à eux » (47).
LE PEUPLE 281
Nul symptôme plus grave : quand le peuple préfèie les
ennemis de la loi aux défenseurs de la loi, la société se
décompose et les vers s'y mettent. — Ajoutez à ceux-ci
les vrais brigands, assassins et voleurs. « En 1782, la
« justice prévôtale de Montargis instruit le procès de
« llulin et de plus de 200 de ses complices qui, depuis
« dix ans, par des entreprises combinées, désolaient
« une partie du royaume'. » — Mercier compte en
France « une armée de plus de 10 000 brigands et
« vagabonds », contre lesquels la maréchaussée, com-
posée de 3756 hommes, est toujours en marche. « Tous
« les jours on se plaint, dit l'assemblée provinciale de
« la Haute-Guyenne, qu'il n'y ait aucune police dans la
« compagne. » Le seigneur absent n'y veille pas; ses
juges et officiers de justice se gardent bien d'instru-
menter gratuitement contre un criminel insolvable, et
« SCS terres deviennent l'asile de tous les scéléi-ats du
« canton* ». — Ainsi chaque abus enfante un danger,
la négligence mal placée comme la rigueur excessive,
la féodalité relâchée comme la monarchie trop tendue.
Toutes les institutions semblent d'accord pour multi-
plier ou tolérer les fauteurs de désordre, et pour pré-
parer, hors de l'enceinte sociale, les hommes d'exécution
qui viendront la forcer.
Mais leur effet d'ensemble est plus pernicieux encore;
car, de tant de travailleurs qu'elles ruinent, elles font
des mendiants qui ne veulent plus travailler, des fai-
1. Mercier, XI, 116.
2. Voir ci-dessus, livre I, 85.
288 L'ANCIEN REGIME
néants dangereux qui vont quêtant ou extorquant Teur
pain chez des paysans qui n'en ont pas trop pour eux-
mêmes. « Les vagabonds, dit Letrosne*, sont pour la
« campagne le fléau le plus terrible ; ce sont des troupes
« ennemies qui, répandues sur le territoire, y vivent à
« discrétion et y lèvent des contributions véritables....
« Ils rôdent continuellement dans les campagnes, ils
« examinent les approches des maisons et s'informent
(( des personnes qui les habitent et des facultés du
« maître. — Malheur à ceux qui ont la réputation
« d'avoir quelque argent!... Combien de vols de grand
« chemin et de vols avec effraction ! Combien de voya-
« geurs assassinés, de maisons et de portes enfoncées!
« Combien d'assassinats de curés, de laboureurs, de
« veuves qu'ils ont tourmentés pour savoir où était leur
« argent et qu'ils ont tués ensuite! » Vingt-cinq ans
avant la Révolution, il n'était pas rare d'en voir quinze
ou vingt « tomber dans une ferme pour y coucher,
(( intimider les fermiers, et en exiger tout ce qu'il leur
« plaisait ». — En 1764, le gouvernement prend contre
eux des mesures qui témoignent de l'excès du mal- :
« Sont réputés vagabonds et gens sans aveu, et con-
« damnés comme tels, ceux qui, depuis six mois
(( révolus, n'auront exercé ni profession ni métier, et
(( qui, n'ayant aucun état ni aucun bien pour subsister,
« ne pourront être avoués ni faire certifier de leurs
1. Letrosne, Ib. (1779), 5")1>.
2. Archives nationales, F"^, 905, et II, 892 (Ordonnance du
4 août 1764, instruction circulaire du 20 juillet 1707, Lettre du
lieutenant de la maréchaussée de Toulouse du 21 septembre 1787).
LE PEUPLE 289
« bonnes vies et mœurs par personnes dignes de foi....
« L'intention de Sa Majesté n'est pas seulement qu'on
« arrête les vagabonds qui courent les campagnes,
« mais encore tous les mendiants, lesquels, n'ayant
« point de profession, peuvent être regardés comme
« suspects de vagabondage. » Pour les valides, trois
ans de galères; en cas de récidive, neuf ans; à la
seconde récidive, les galères à perpétuité. Pour les
invalides, trois ans de prison; en cas de récidive, neuf
ans; à la seconde récidive, la prison perpétuelle. Au-
dessous de seize ans, les enfants iront à l'hôpital. « Un
.« mendiant qui s'est exposé à être arrêté par la maré-
« chaussée, dit la circulaire, ne doit être relâché qu'a-
(( vec la plus grande certitude qu'il ne mendiera plus;
« on ne s'y déterminera donc que dans le cas où des
(( personnes dignes de foi et solvables répondraient du
« mendiant, s'engageraient à lui donner de l'occupation
« ou à le nourrir, et indiqueraient les moyens qu'elles
« ont pour l'empêcher de mendier. »
Tout cela fourni, il faut encore, par surcroît, l'auto-
risation spéciale de l'intendant. En vertu de cette loi,
50000 mendiants, dit-on, furent arrêtés tout d'un coup,
et, comme les hôpitaux et prisons ordinaires ne suffi-
saient pas à les contenir, il fallut construire des mai-
sons de force. Jusqu'à la fin de l'ancien régime, l'opé-
ration se poursuit avec des intermittences : dans le
Languedoc, en 1768, on en arrêtait encore 455 en six
mois, et, en 1787, 205 en quatre mois*. Vers la môme
1. Archives nationales, H, 724, H, 554, F*, 2397. F »6, 9G5. — Let-
200 L'ANCIEN REGIME
époque, il y en a, ait 300 au dépôt de Besançon, 500 au
dépôt de Rennes, 650 au dépôt de Saint-Denis. Leur
entretien coûtait au roi un million par an, et Dieu sait
comment ils étaient entretenus! De l'eau, de la paille,
du pain, deux onces de graisse salée, en tout cinq sous
par jour ; et, comme depuis vingt ans le prix des denrées
avait augmenté d'un tiers, il fallait que le concierge
chargé de la nourriture les fit jeûner ou se ruinât. —
Quant à la façon de remplir les dépôts, la police est
turque à l'endroit des gens du peuple ; elle frappe dans
le las, et ses coups de balai brisent autant qu'ils net-
toient. Par l'ordonnance de 1778, écrit un intendant*,
a les cavaliers de la maréchaussée doivent arrêter, non
« seulement les mendiants et vagabonds qu'ils ren-
(( contrent, mais encore ceux qu'on leur dénonce
« comme tels ou comme personnes suspectes. Le citoyen
« le plus irréprochable dans sa conduite et le moins
(» suspect de vagabondage ne peut donc se prometlie
(( de ne pas être enfermé au dépôt, puisque sa liberté
« est à la merci d'un cavalier de la maréchaussée
« constamment susceptible d'être trompé par une
(( fausse dénonciation ou corrompu à prix d'argent. J'ai
(( vu dans le dépôt de Rennes plusieurs maris arrêtés
<( sur la seule dénonciation de leurs femmes, et autant
« de femmes sur celle de leurs maris; plusieurs enfants
très des concierges des prisons de Carcassonne (22 juin 1789), de
Bézicrs (19 juillet 1786), de Nimes (1" juillet 1780), de riiiloa-
daut, M. d'Aine (19 mars 1780).
1. Archives nationales, II, Soi (Lellre do M. de Nerlraud, in-
tendant de Rennes, du 17 août 1785).
PEUPLE 291
« du premier lit à la sollicilalion de leur belle-mère;
<( beaucoup de servantes grosses des œuvres du maître
(( qu'elles servaient, enfermées sur sa dénonciation, et
<t des filles dans le même cas, sur la dénonciation de
« leur séducteur; des enfants sur la dénonciation de
(( leur père, et des pères sur la dénonciation de leurs
« enfants: tous sans la moindre preuve de vagabondage
« et de mendicité.... Il n'existe pas un seul jugement
« prévôtal qui ait rendu la liberté aux détenus, malgré
« le nombre infini de ceux qui ont été arrêtés injuste-
« ment. » — Supposons qu'un intendant bumain,
comme celui-ci, les élargisse : les voilà sur le pavé,
mendiants par la faute de la loi qui poursuit la men-
dicité et qui ajoute aux misérables qu'elle poursuit
les misérables qu'elle fait, aigris de plus, gâtés de
corps et d'âme. « Il arrive presque toujours, dit encore
« l'intendant, que les détenus, arrêtés à vingt-cinq ou
« trente lieues du dépôt, n'y sont renfermés que trois
« ou quatre mois après leur arrestation, et quelquefois
« plus longtemps. En attendant, ils sont transférés de
« brigade en brigade dans les prisons qui se trouvent
« sur la route, où ils séjournent jusqu'à ce qu'il en
« soit arrivé un assez grand nombre pour former un
(( convoi. Les bommcs et les femmes sont renfermés
« dans la même prison, et il en résulte toujours que
« celles qui n'étaient pas grosses quand elles ont été
« arrêtées le sont toujours quand elles arrivent au
« dépôt. Les prisons sont ordinairement malsaines;
« souvent la plupart des détenus en sortent malades; »
292 L•A^'CIE^' RÉGIME
plusieurs, au contact des scélérats, en sortent scélérats.
— Contagion morale et contagion physique : l'ulcère
grandit ainsi par le remède, et les centres de répression
deviennent des foyers de corruption.
Et cependant, avec toutes ses rigueurs, la loi n'atteint
pas son objet. « Nos villes, dit le parlement de Bre-
« tagneS sont tellement peuplées de mendiants, qu'il
(( semble que tous les projets formés pour bannir la
« mendicité n'ont fait que l'accroître. » — « Les
« grands chemins, écrit l'intendant, sont infestés de
« vagabonds dangereux, de gens sans aveu et de véri-
« tables mendiants que la maréchaussée n'arrête pas,
(( soit par négligence, soit parce que son ministère n'est
(( point provoqué par des sollicitations particulières. »
Qu'en ferait-on, si elle les arrêtait? Il y en a trop, on
ne saurait où les mettre. Et d'ailleurs comment em-
pêcher des gens à l'aumône de demander l'aumône? —
Sans doute l'effet en est lamentable, mais il est infail-
lible. A un certain degré, la misère est une gan^ène
lente où la partie malade mange la partie saine, et
l'homme qui subsiste à peine est rongé vif par l'homme
qui n'a pas de quoi subsister. « Le paysan est ruiné, il
« périt victime de l'oppression de la multitude des
« pauvres qui désolent les campagnes et se réfugient
(( dans les villes. De là ces attroupements dangereux à
« la sûreté publique; de là cette foule de fraudeurs, de
« vagabonds ; de là cette multitude d'hommes devenus
1. Archives nnlionalcs, H, 426. (Romontrancos du 4 févncrl783.)
— II, J)5i. (Lettre de M. de Bertrand du 17 août 1785.)
LE PEUPLE 293
« voleurs et assassins ui)iquement parce qu'ils man-
(( quent de pain. Ce n'est là encore qu'une légère idée
(( des désordres que j'ai vus sous mes yeux*. » — « Ex-
« cessive en elle-même, la misère des campagnes l'est
« encore dans les désordres qu'elle entraîne ; il ne faut
« point chercher ailleurs la source effrayante de la
« mendicité et de tous ses vices*. » — A quoi bon des
palliatifs ou des opérations violentes contre un mal qui
est dans le sang et qui tient à la constitution même du
corps social? Quelle police peut être efficace dans une
paroisse où le quart, le tiers des habitants n'ont pour
manger que ce qu'ils vont quêter de porte en porte? A
Argentré, en Bretagne^, « sur 2 500 habitants sans
(( industrie ni commerce, plus de la moitié ne sont
« rien moins qu'à l'aise et plus de 500 sont réduits à
« la mendicité ». A Dainville, en Artois, « sur 150 mai-
« sons, 60 sont sur la table des pauvres* », En Nor-
mandie, d'après les déclarations des curés, « sur
« 900 paroissiens de Saint-Malo, les trois quarts peuvent
« vivre, le reste est malheureux ». — « Sur 1 500 ha-
(( bitants de Saint-Patrice, 400 sont à l'aumône; sur
« 500 habitants de Saint-Laurent, les trois quarts sont
« à l'aumône. » A Marbœuf, dit le cahier, « sur
1. Archives nationales, 11,614. [Mémoire par René de Hauteville,
avocat au Parlement, Saint-Brieuc, 25 décembre 1776.)
2. Procès-verbaux de l'Assemblée provinciale du Soissonnau
(1787), 457.
5. Archives nationales, H, G16. (Lettre de M. Gaze de la Cove,
intendant de Rennes, du 23 avril 1774.)
4. Périn, la Jeunesse de Robespierre, 301. (Doléances des pa-
roisses rurales en 1789.)
294 ■ L'ANCIEN RÉGIME
« 500 personnes qui habitent notre paroisse, 100 sont
« réduites à la mendicité, et en outre nous voyons
« venir des paroisses voisines 50 ou 40 pauvres par
i( jour' ». A Boulbonne^ dans le Languedoc, il y a tous
les jours aux portes du couvent « une aumône générale
« à laquelle assistent 500 ou 400 pauvres, indépen-
« danunenî de celle qu'on fait aux vieillards et aux
« malades, qui est la plus abondante ». A Lyon, en
1787, « 50000 ouvriers attendent leur subsistance de
« la charité publique »; à Rennes, en 1788, après une
inondation, « les deux tiers des habitants sont dans la
« misère^ » ; à Paris, sur 650 000 habitants, le recen-
sement de 1791 comptera 118 784 indigents^ —
Vienne une gelée et une grêle comme en 1788, que la
récolte manque, que le pain soit à quatre sous la livre,
et qu'aux ateliers de charité l'ouvrier ne gagne que
douze sous par jour^; croyez-vous que ces gens-là se
résigneront à mourir de faim? Autour de Rouen, pen-
dant l'hiver de 1788, les forêts sont saccagées en plein
i. Ilippcau, le Gouvernemctit de Normandie, VU, 147 à 177
(1789). — Boivin-Champcaux, Notice liistorique sur la Ucvolulion
dans le département de l'Eure, 83 (1789).
2. Thoron de Montaugé, 87. (LetU-e du prieur du couvent,
mars 1789.)
5. Procès-verbaux de l'Assemblée provinciale du Lyonnais, 57.
— Archives nationales, F*, 2075. Mémoire du 2i janvier 1788.
« Les secours de la charilo r^ont très bornes, et les Étals de la
a province ne font aucun fonds pour de tels accidents. »
4. Levasseur, la France industrielle, ll'J. — En 1802, sur une
population prescpie triple (1 09t')000), il y avait 90 000 indigents.
5. Albert Babeau, Histoire de Troijes, I, 91 (Lettre du maire
llucz, 50 juillet 1788).
LE PEUriE 295
jour, le bois de Bagnères est coupé tout entier, les
arbres abattus sont vendus publiquement par les marau-
deurs'. Affamés et maraudeurs, tous marchent en-
semble, et le besoin se fait le complice du crime.
De province en province, on les suit à la trace : quatre
mois plus tard, aux environs d'Étampes, quinze bri-
gands forcent trois fermes avant la nuit, et les fermiers,
menacés d'incendie, sont obligés de donner, l'un
trois cents francs, l'autre cent cinquante, probablement
tout l'argent qu'ils ont en cofire*. « Voleurs, galériens,
« mauvais sujets de toute espèce », ce sont eux qui,
dans les insurrections, feront l'avant-garde, « et pous-
« seront le paysan aux dernières violences^ ». Après le
sac de la maison Réveillon à Paris, on remarque que,
« sur une quarantaine de mutins arrêtés, il n'en est
« presque point qui n'aient été précédemment des
« repris de justice, fouettés ou marqués* ». En toute
révolution, la lie d'une société monte à la surface. On
ne les avait jamais vus; comme des blaireaux de forêt
ou comme des rats d'égout, ils restaient dans leurs
tanières ou dans leurs bouges. Ils en sortent par
troupes, et tout d'un coup, dans Paris, quelles figures ^I
1. Floquet, VII, 506.
2. Archives nationales, H, 1453. (Letlre de M. de Saiutc-
Suzanne, du 29 avril 1789.)
5. Arthur Young, I, 256.
4. Correspondance secrète inédile de 1777 à 1792, publiée par
M. de Lcscure, II, 551 (8 mai 1789,. Cf. C. Desmoulins, la Lan-
terne : sur 100 émeutiers arrêtés à Lyon, 96 étaient marqués.
5. Besenval, II, 344, 350. — Dusaulx, la Prise de la Bas-
tille, 552. — Marmontel, II, ch. xiv, 2i9. — Mme Vigée-Lebrun,
I, 177, 188.
206 L'ANCIEN REGIME
« On ne se souvient pas d'en avoir rencontré de pa-
« reilles en plein jour.... D'où sortent-ils? Qui les a
<( tirés de leurs réduits ténébreux?... Étrangers de
« tous pays, armés de grands bâtons, déguenillés,...
« les uns presque nus, les autres bizarrement vêtus »
de loques disparates, « affreux à voir », voilà les chefs
ou comparses d'émeute, à six francs par tête, derrière
lesquels le peuple va marcher.
« A Paris, ditMercier*, il est mou, pâle, petit, rabou-
« gri, maltraité, et semble un corps séparé des
« autres ordres de l'État. Les riches et les grands qui
(( ont équipage ont le droit barbare de l'écraser ou de
(( le mutiler dans les rues.... Aucune commodité pour
« les gens de pied, point de trottoirs. Cent victimes
« expirent par an sous les roues des voitures. » — « Un
(( pauvre enfant, dit Arthur Young, a été écrasé sous
(( nos yeux et plusieurs fois j'ai été couvert de la tète
(( aux pieds par/l'eau du ruisseau. Si nos jeunes nobles
« allaient à Londres, dans les rues sans trottoir, du
« même train que leurs frères de Paris, ils se verraient
« bientôt et justement rossés de la bonne manière et
a traînés dans le ruisseau. » — Mercier s'inquiète en
face de ce populaire immense. « Il y a peut-être à Paris
« deux cent mille individus qui n'ont pas en propriété
« absolue la valeur intrinsèque de cinquante écus ; et la
« cité subsiste ! » Aussi bien l'ordre n'est maintenu que
par la force et la crainte, grâce aux soldats du guet que
1. Mercier, I, 32, VI, 15, X, 179, XI, 59, XII, 83. — Arthur
Youiig, I, 122.
LE PEUPLE 297
la multitude appelle tristes-à-patte. « Ce sobriquet met
(' en fureur cette espèce de milice, qui appesantit alors
(f les coups de bourrade et qui blesse indistinctement
(( tout ce qu'elle rencontre. Le petit peuple est toujours
« sur le point de lui faire la guerre, parce qu'il n'en a
« jamais été ménagé. » A la vérité, « une escouade du
(( guet dissipe souvent sans peine des pelotons de cinq
« à six cents hommes qui paraissent d'abord fort écliauf-
« fés, mais qui se fondent en un clin-d'œil dès que les
» soldats ont distribué quelques bourrades et gantelé
(( deux ou trois mutins. » — Néanmoins, « si l'on aban-
« donnait le peuple de Paris à son premier transport,
« s'il ne sentait plus derrière lui le guet à pied et à
« cheval, le commissaire et l'exempt, il ne mettrait
« aucune mesure dans son désordre. La populace, déli-
« vrée du frein auquel elle est accoutumée, s'abandon-
{( nerait à des violences d'autant plus cruelles qu'elle
« ne saurait elle-même où s'arrêter.... Tant que le pain
« de Gonesse ne manquera pas, la commotion ne sera
« pas générale; il faut que la halle* y soit intéressée,
« sinon les femmes demeureront calmes.... Mais si le
« pain de Gonesse venait à manquer pendant deux mar-
« chés de suite, le soulèvement serait universel, et il
« est impossible de calculer à quoi se porterait cette
1. Dialogues sur le commerce des blés, par Galiani (1770). « Si
a les forts de la halle sont contents, il n'arrivera aucun désastre
0 à l'administration. Les grands conspirent et se révoltent; les
a bourgeois se plaignent et vivent dans le célibat; les paysans et
< les artisans se désespèrent et s'en vont; les portefaix s'ameu-
c tent. >
20S L'AN'CIEN' REGIME
« grande muilitude aux abois, qui voudrait se délivrer
« de la famine, elle et ses enfants. » — En 1789, le
pain manque à Gonesse et dans toute la France.
CHAPITRE IV
I La force nriiiéc se 'lissout. — Comment l'armée est recrutôe.
— Comment le soldat est traité. — II. L'orfianisalion sociale
est dissoute. — Nul centre de ralliement. — Inertie de la pro-
vince. — Ascendant de Paris. — III. Direction du courant. —
L'iiomme du peuple conduit par l'avocat. — Les seuls pouvoirs
survivants sont la théorie et les piques. — Suicide de l'ancien
régime.
!
Contre la sédition universelle, où est la force? —
Dans les cent cinquante mille hommes qui maintiennent
l'ordre, les dispositions sont les mêmes que dans les
vingt-six millions d'hommes qui le subissent, et les
abus, la désaffection, toutes les causes qui dissolvent la
nation dissolvent aussi l'armée. Sur quatre-vingt-dix
millions^ de solde que chaque année elle coule au Trésor,
il y a 46 millions pour les officiers, 44 seulement pour
les soldats, et l'on sait qu'une ordonnance nouvelle
réserve tous les grades aux nobles vérifiés. Nulle part
cette inégalité, contre laquelle l'opinion publique se
révolte, n'éclate en traits si forts : d'un côté, pour le
i Kecker, de l'Administration des Finances, II, 422, 435.
300 L'ANCIEN RÉGIME
petit nombre, l'autorité, les honneurs, l'argent, le loi-
sir, la bonne chère, les plaisirs du monde, les comédies
de société; de l'autre, pour le grand nombre, l'assu-
jettissement, l'abjection, la fatigue, l'enrôlement par
contrainte ou surprise, nul espoir d'avancement, six sous
par jour*, un lit étroit pour deux, du pain de chien, et,
depuis quelques années, des coups comme à un chien-;
d'un côté est la plus haute noblesse, de l'autre est la
dernière populace. On dirait d'un fait exprès pour
assembler les contrastes et aigrir l'irritation. « La mé-
« diocrité de la solde du soldat, dit un économiste, la
« manière dont il est habillé, couché et nourri, son
« entière dépendance, rendraient trop cruel de prendre
« un autre homme qu'un homme du bas peuple'. » En
effet, on ne va le chercher que dans les bas-fonds. Sont
exempts du tirage, non seulement tous les nobles et
bourgeois, mais encore tous les employés de l'adminis-
tration des fermes et des ponts et chaussées, « tous les
« garde-chasse, garde-bois, domestiques et valets à
« gages des ecclésiastiques, des communautés, des mai-
« sons religieuses, des gentilshommes, des nobles* »,
et même des bourgeois vivant noblement, bien mieux.
1. En 1789, la paye avait été portée à 7 sous 4 deniers, sur les-
quels on retenait 2 sous 6 deniers pour le pain. (Mercure de
France, 7 mai 1791.)
2. Aubertin, 345. Lettre du comte de Saint-Germain (pendant la
guerre de Sept Ans).« La misère du soldat est si grande, qu'elle
« fait saigner le cœur; il passe ses jours dans un état abject et
« méprisé, il vit comme un chien enchaîné qu'on destine au
c combat. »
3. Tocqueville, 190, 191.
4. Archives nationales, II, 1591.
LÉ fEUPLE 301
les fils des cultivateurs aisés, et, en général, tous ceux
qui ont un crédit ou un protecteur quelconque. — Il ne
reste donc pour la milice que les plus pauvres, et ce
n'est pas de bon cœur qu'ils y entrent. Au contraire, le
service leur est si odieux, que souvent ils se sauvent
dans les bois, où il faut les poursuivre à main armée :
dans tel canton qui, trois ans plus tard, fournira en un
jour de cinquante à cent volontaires, les garçons se
coupent le pouce pour être exempts du tirage*. — A
cette vase de la société, on ajoute la balayure des dépôts
et maisons de force. Parmi les vagabonds qui les rem-
plissent, lorscju'on a évacué ceux qui peuvent faire con-
naître leur famille ou trouver des répondants, « il n'y a
(( plus, dit un intendant, que des gens absolument
(( inconnus ou dangereux; dans ce nombre on prend
« ceux qu'on regarde comme les moins vicieux, et l'on
(( cberche à les faire passer dans les troupes* ». —
Dernier affluent, l'embauchement demi-forcé, demi-
volontaire, qui le plus souvent ne verse dans les cadres
que l'écume des grandes villes, aventuriers, apprentis
renvoyés, fils de famille chassés, gens sans asile et sans
aveu. L'embaucheur, payé à tant par homme qu'il
1. Maréchal de Rocliambeau, M^??ioî>c.s, I, 427. — Marquis d'Ar-
gensoii, 24 décembre 1752. « Oa compte plus de 50 000 hommes
« suppliciés pour déserlioii depuis la p;iix de 1748; l'on attiibue
« cette grande désertion au nouvel exercice, qui fatigue et déscs-
« père les soldats, surtout les vieux soldats. » — Voltaire, D/c-
lionnaire philosophique, article Supplices. « Je fus effrayé un
e jour en voyant la liste des déserteurs depuis huit années seu-
« lement : on en comptait 60 000. »
2. Archives nationales, II, 55i. (Lettre de M. de Bertrand,
intendant de Rennes, du 17 août 178j.)
A>C. RtG u. T. II — 20
Û02 L'ANCIEN RÉCniE
recrute et à tant par pouce de taille au-dessus de cinq
pieds, « tient ses assises dans un cabaret, régale » et
fait l'article : « Mes amis, la soupe, l'entrée, le rôti, la
a salade, voilà l'ordinaire du régiment; » rien de plus,
« je ne vous trompe pas, le pâté et le vin d'Arbois sont
« l'extraordinaire*. » 11 fait boire, il paye le vin, au
besoin il cède sa maîtresse : « après quelques jours de
(( débauche, le jeune libertin qui n'a pas de quoi s'ac-
« quitter est obligé de se vendre, et l'ouvrier, trans-
« formé en soldat, va faire l'exercice sous le bâton ».
— Étranges recrues pour garder une société, toutes
choisies dans la classe qui l'attaque, paysans foulés,
vagabonds emprisonnés, gens déclassés, endettés, déses-
pérés, pauvres diables aisément tentés et de cervelle
chaude, qui, selon les circonstances, deviennent tantôt
des révoltés et tantôt des soldats.
Qui des deux a le meilleur lot? Le pain du soldat
n'est pas plus abondant que celui du détenu, et il est
pire; car on ôte le son pour faire le pain du vagabond
enfermé, et on le laisse pour faire le pain du soldat qui
l'enferme. — En cet état de choses, il ne faudrait pas
que le soldat réfléchît, et voilà justement que ses ofli-
ciers l'invitent à réfléchir. Eux aussi, ils sont devenus
politiques et frondeurs. Quelques années avant la Révo-
lution S « on parlait déjà » dans l'armée, « on raison-
« nait, on se plaignait, et, les idées nouvelles fermentant
« dans les tètes, une correspondance s'établit entre
1. Mercier, XI, 121.
2. VauLlanc, 149.
LE PEUPLE 503
« deux régiments. On recevait de Paris des nouvelles
« écrites à la main; elles étaient autorisées par le
*< ministre de la guerre, et coûtaient, je crois, douze
(( louis par an. Bientôt elles prirent un ton philoso-
« phique, elles dissertèrent, elles parlèrent des minis-
(( très, du gouvernement, des changements désirés, et
« n'en furent que plus répandues ». Certainement, des
sergents comme Hoche, des maîtres d'armes comme
Augereau, ont lu plus d'une fois ces nouvelles ouhliées
sur la table, et les ont commentées le soir même dans
les chambrées de soldats. Le mécontentement est ancien,
et déjà à la fin du dernier règne des mots accablants
ont éclaté. Dans un festin donné par un prince du
sang S la table de cent couverts, dressée sous une tente
immense, était servie par les grenadiers, et l'odeur
qu'ils répandaient offusqua la délicatesse du prince.
« Ces braves gens, dit-il un peu trop haut, sentent
« diablement le chausson. » Un grenadier répondit
brusquement : « C'est parce que nous n'en avons pas »,
et « un profond silence suivit cette réponse ». — Pen-
dant les vingt ans qui suivent, l'irritation couve et
grandit : les soldats de Rochambeau ont combattu côte
à côte avec les libres milices de l'Amérique et s'en sou-
viennent. En 1788% le maréchal de Vaux, devant le
soulèvement du Dauphiné, écrit au ministre « qu'il est
« impossible de compter sur les troupes », et, quatre
mois après l'ouverture des États Généraux, seize mille
i. Ségur, I, 20 (1767).
î. Augeard, Mémoires, 105.
504 L'ANCIEN RÉGIME
déserteurs, rôdant autour de Paris , conduiront les
émeutes au lieu de les réprimer*.
II
Une fois cette digue emportée, il n'y a plus de digue,
et l'inondation roule sur toute la France comme sur une
plaine unie. — En pareil cas, chez les autres peuples,
des obstacles se sont rencontrés : il y avait des lieux
élevés, des centres de refuge, quelques vieilles enceintes
où, dans relfarement universel, une partie de la popu-
lation trouvait des abris. — Ici le premier choc achève
d'en emporter les derniers restes, et, dans ces vingt-six
millions d'hommes dispersés, chacun est seul. Depuis
longtemps, et par un travail insensible, l'administration
de Richelieu et de Louis XIV a détruit les groupes natu-
rels qui, après un effondrement soudain, se reforment
d'eux-mêmes. Sauf en Vendée, je ne vois aucun endroit
ni aucune classe où beaucoup d'hommes, ayant con-
fiance en quelques hommes, puissent, à l'heure du
danger, se rallier autour d'eux pour faire un corps. Il
n'y a plus de patriotisme provincial ou municipal. Le
bas clergé est hostile aux prélats, les gentilshommes
de province à la noblesse de cour, le vassal au seigneur,
le paysan au citadin, la population urbaine à l'oligarchie
imuiicipale, la corporation à la corporation, la paroisse
à la paroisse, le voisin au voisin. Tous sont séparés par
leurs privilèges, par leurs jalousies, par la conscience
1. Horace Walpole (5 septembre 1789).
LE PEUPLE 505
qu'ils ont d'être cliargés ou frustrés au profit d'autrui.
L'ouvrier tailleur est aigri contre le maître tailleur qui
l'empêche d'aller en journée chez les bourgeois, les
garçons perruquiers contre le maître perruquier qui ne
leur permet pas de coiffer en ville, le pâtissier contre
le boulanger qui l'empêche de cuire les pâtés des ména-
gères, le villageois fileur contre les filateurs de la ville
qui voudraient briser son métier, les vignerons de cam-
pagne contre le bourgeois qui, dans un rayon de sept
lieues, voudrait faire arracher leurs vignes*, le village
contre le village voisin dont le dégrèvement l'a grevé,
"le paysan haut taxé contre le paysan taxé bas, la moitié
de la paroisse contre ses collecteurs, qui à son détri-
ment ont favorisé l'autre moitié. « La nation, disait
« tristement Turgot^, est une société composée de diffé-
« rcnts ordres mal unis, et d'un peuple dont les mem-
« bres n'ont entre eux que très peu de liens, et où, par
« conséquent, personne nest occupé que de son intérêt
(( particulier. Nulle part il n'y a d' intérêt commun
(( visible. Les villes, les villages n'ont pas plus de rap-
« port entre eux que les arrondissements auxquels ils
(( sont attribués ; ils ne peuvent même s'entendre entre
« eux pour mener les travaux publics qui leur sont
« nécessaires. » Depuis cent cinquante ans, le pouvoir
central a divisé pour régner. Il a tenu les hommes sépa-
rés, il les a empêchés de se concerter, il a si bien fait,
1. Laboulaye, de l'Administration française sous Louis XVI
[Revue des Cours littéraires, IV, 745). — Albert Babeau, I, Ml
[Doléances et voeux des corporations de Troyes).
2. Tocqueville, 158.
305 L'ANCIEN REGIME
qu'ils ne se connaissent plus, que chaque classe ignore
l'autre classe, que chacune se fait de l'autre un portrait
chimérique, chacune teignant l'autre des couleurs de
son imagination, l'une composant une idylle, l'autre se
forgeant un mélodrame, l'une imaginant les paysans
comme des bergers sensibles, l'autre persuadée que les
nobles sont d'affreux tyrans. — Par cette méconnais-
sance mutuelle et par cet isolement séculaire, les Fran-
çais ont perdu l'habitude, l'art et la faculté d'agir en-
semble. Us ne sont plus capables d'entente spontanée
et d'action collective. Au moment du danger, personne
n'ose compter sur ses voisins ou sur ses pareils. Per-
sonne ne saitoîi tourner les yeux pour trouver un guide.
« On n'aperçoit pas un homme qui puisse répondre
« pour le plus petit district; et, bien plus, on n'en voit
« pas un qui puisse répondre d'un autre homme*. »
La débandade est complète et sans remède. L'utopie
des théoriciens s'est accomplie, l'état sauvage a recom-
mencé. Il n'y a plus que des individus juxtaposés;
chaque homme retombe dans sa faiblesse originelle, et
SCS biens, sa vie sont à la merci de la première bande
qui saura se former. Il ne reste en lui pour le conduire
que l'habitude moutonnière d'être conduit, d'attendre
l'impulsion, de regarder du côté du centre ordinaire,
vers Paris, d'où sont toujours venus les ordres. Arthur
Young* est frappé de ce geste machinal. Partout l'igno-
rance et la docilité politiques sont parfaites. C'est lui,
1. Tocqueville, 30i. (Paroles de Hurke.)
2. Voyages en France, I, 2i0, 203.
LE PEUPLE 307
un étranger, qui apporte en Bourgogne les nouvelles
d'Alsace : l'insurrection y a été terrible; la populace a
saccagé l'hôtel de ville de Strasbourg, et personne n'en
sait un mot à Dijon. « Cependant, écrit-il, voilà neuf
« jours que la chose est arrivée; mais, quand il y en
« aurait dix-neuf, je doute qu'on eût été mieux rcn-
« seigné. » Point de journaux dans les cafés; nul centre
d'information, de résolution, d'action locale. La pro-
vince subit les événements de la capitale ; « les gens
« n'osent bouger, ils n'osent pas même se faire une
« opinion avant que Paris ait prononcé. » — C'est à
cela qu'aboutit la centralisation monarchique. Elle a ôté
aux groupes leur consistance et à l'individu son ressort.
Pieste une poussière humaine qui tourbillonne et qui,
avec une force irrésistible, roulera tout entière en une
seule masse, sous l'effort aveugle du vent.
III
Nous savons déjà de quel côté il souffle, et il suffît,
pour en être sûr, de voir comment les cahiers du Tiers
ont été faits. C'est l'homme de loi, le petit procureur de
campagne, l'avocat envieux et théoricien qui a conduit
le paysan. Celui-ci insiste pour que, dans le cahier, on
couche par écrit et tout au long ses griefs locaux et per-
sonnels, sa réclamation contre les impôts et redevan-
ces, sa requête pour délivrer ses chiens du billot, sa
volonté d'avoir un fusil contre les loups*. L'autre, qui
1. Beugnot, I, 115, 116.
308 L'ANCIEN- RÉGr.IE
suggère cl dirige, enveloppe le tout dans les Droits de
i'IIommc et dans la circulaire de Siéyès. « Depuis deux
« mois, écrit un commandant du Midi', les juges infè-
(( rieurs, les avocats dont toutes les villes et campagnes
« fourmillent, en vue de se faire élire aux États Géné-
(( raux, se sont mis après les gens du Tiers état, sous
« prétexte de les soutenir et d'éclairer leur ignorance....
« Ils se sont efforcés de leur persuader qu'aux États
« Généraux ils seraient les maîtres à eux seuls de régler
(( toutes les affaires du royaume, que le Tiers, en choi-
(( sissant ses députés parmi les gens de robe, aurait le
« droit et la force de primer, d'abolir la noblesse, de
« détruire tous ses droits et privilèges, qu'elle ne serait
« plus héréditaire, que tous les citoyens, en la méritant,
« auraient le droit d'y prétendre ; que, si le peuple les
« députait, ils feraient accorder au Tiers-état tout ce
« qu'il voudrait, parce que les curés, gens du Tiers,
« étant convenus de se détacher du haut clergé et de
« s'unir à eux, la noblesse et le clergé, unis ensemble,
« ne feraient qu'une voix contre deux du Tiers.... Si le
« Tiers avait choisi de sages bourgeois ou négociants,
« ils se seraient unis sans difficulté aux deux autres
« ordres. Mais les assemblées de bailliages et de séné-
« chaussées ont été farcies de gens de robe qui absor-
a baient les opinions et voulaient primer sur tout le
« monde, et chacun, de son côté, intriguait et cabalail
1. Archives nationales, procès-verbaux et caliiers des États
Généraux, t. XIII, 405. (Lettre du marquis de Faiuloas, coui-
maudaut de l'Armagnac, à M. îsecker, du 29 mai 178',).)
LE TEITLE 309
« pour se faire députer. » — « En Touraine, écrit l'inten-
« dantS l'avis de la plupart des votants a été commandé
« ou mendié. Les affidés mettaient, au moment du scru-
« tin, des billets tout écrits dans la main des votants,
« et leur avaient fait trouver, à leur arrivée aux auber-
« ges, tous les écrits et avis propres à exalter leurs
« tètes et à déterminer leur choix pour des gens du
« palais. )) — « Dans la sénéchaussée de Lectoure, une
« quantité de paroisses et de communautés n'ont point
« été assignées ni averties pour envoyer leurs cahiers
« et leurs députés à l'assemblée de la sénéchaussée,
(t Pour celles qui ont été averties, les avocats, procu-
« reurs et notaires des petites villes voisines ont fait
« leurs doléances de leur chef, sans assembler la com-
« munauté.... Sur un seul brouillon, ils faisaient pour
« toutes des copies pareilles qu'ils vendaient bien cher,
« aux conseils de chaque paroisse de campagne. » —
Symptôme alarmant et qui marque d'avance la voie que
va suivre la Révolution : l'homme du peuple est endoc-
triné par l'avocat, l'homme à pique se laisse mener par
l'homme à phrases.
Dès la première année, on peut voir l'effet de leur
association. En Franche-Comté*, sur la consultation
d'un nommé Rouget, les paysans du marquis de Chaila
« se déterminent à ne plus lui rien payer et à se par-
1. Archives nationales, tome CL, 174. (Lettre de l'intendant
de Tours du 25 mars 1789.)
2. Archives nationales. H. 78 i. (Lettres de M. de Langeron,
commandant militaire à Besançon, 1(5 et 18 octobre 1789. — La
consultation y est annexée.)
310 L'ANCIEN RÉGIME
« tager le produit des coupes de bois, sans y appeler la
(( maîtrise ». Dans son papier a l'avocat avance que
« toutes les communautés de la province sont décidées
« à en faire autant.... Sa consultation est tellement
« répandue dans les campagnes, que beaucoup de com-
« munautés sont convaincues qu'elles ne doivent plus
« rien au roi ni à leurs seigneurs. M. de Marnezia
« député à l'Assemblée (nationale), est venu (ici) passer
« quelques jours chez lui pour sa santé ; il y a été traité
« de la manière la plus dure et la plus scandaleuse ;
« l'on a même agité si on ne le conduirait pas à Paris
« sous escorte. Après son départ, son château a été
« attaqué, les portes ont été brisées et les murs de son
« jardin abattus. (Pourtant) aucun gentilhomme n'a
« autant fait pour les habitants de ses terres que M. le
« marquis de Marnezia.... Les excès en tout genre aug-
(( mentent; j'ai des plaintes perpétuelles sur l'abus que
« les milices nationales font de leurs armes, et je ne
« puis y remédier. » D'après une phrase prononcée à
l'Assemblée nationale, la maréchaussée croit qu'elle va
être dissoute et ne veut pas se faire d'ennemis. « Les
« bailliages sont aussi timides que la maréchaussée; je
« leur renvoie sans cesse des affaires, et aucun coupa-
c ble n'est puni.... » — « Aucune nation ne jouit d'une
« liberté si indéfinie et si funeste aux honnêtes gens;
« il est absolument contraire aux droits de l'homme de
« se voir perpétuellement dans le cas d'être égorgé par
d des scélérats qui confondent toute la journée la liberté
« et la licence. » — En d'autres termes, les passions,
LE PEUPLE 3H
pour s'autoriser, ont recours à la théorie, et la théorie,
pour s'appliquer, a recours aux passions. Par exemple,
près de Liancourt, le duc de la Rochefoucauld avait un
terrain inculte ; « dès le commencement de la Révo-
« lution', les pauvres de la ville déclarent que, puis-
(( qu'ils font partie de la nation, les terrains incultes,
« propriété de la nation, leur appartiennent », et tout
de suite, a sans autre formalité », ils entrent en posses-
sion, se partagent le sol, plantent des haies et défri-
chent. « Ceci, dit Arthur Young, montre l'esprit géné-
« rai.... Poussées un peu loin, les conséquences ne
((. seraient pas petites pour la propriété dans ce royau-
« me. » Déjà, l'année précédente, auprès de Rouen,
les maraudeurs, qui abattaient et vendaient les forêts,
disaient que « le peuple a le droit de prendre tout ce
« qui est nécessaire à ses besoins ». — On leur a prêché
qu'ils sont souverains, et ils agissent en souverains.
Étant donné leur état d'esprit, rien de plus naturel que
leur conduite. Plusieurs millions de sauvages sont ainsi
lancés par quelques milliers de parleurs, et la politique
de café a pour interprète et ministre l'attroupement de
la rue. D'une part la force brutale se met au service du
dogme radical. D'autre part le dogme radical se met au
service de la force brutale. Et voilà, dans la France dis-
soute, les deux seuls pouvoirs debout sur les débris du
reste.
1. Arthur Young, I, 344.
CHAPITRE V
Résumé.
I
Ils sont les successeurs et les exécuteurs de l'ancien
régime, et, quand on regarde la façon dont celui-ci les
a engendrés, couvés, nourris, intronisés, provoqués, on
ne peut s'empêcher de considérer son histoire comme
un long suicide : de même un homme qui, monté au
sommet d'une immense échelle, couperait sous ses
pieds l'échelle qui le soutient. — En pareil cas, les
bonnes intentions ne suffisent pas; il ne sert à rien
d'être libéral et môme généreux, d'ébaucher des demi-
réformes. Au contraire, par leurs qualités comme par
leurs défauts, par leurs vertus comme par leurs vices,
les privilégiés ont travaillé à leur chute, et leurs mérites
ont contribué à leur ruine aussi bien que leurs torts. —
Fondateurs de la société, ayant jadis mérité leurs avan-
tages par leurs services, ils ont gardé leur rang sans
continuer leur emploi ; dans le gouvernement local
comme dans le gouvernement central, leur place est
lE TEITLE 313
une sinécure, et leurs privilèges sont devenus des abus.
A leur tête, le roi, qui a fait la France en se dévouant
à elle comme à sa chose propre, finit par user d'elle
comme de sa chose propre ; l'argent public est son argent
de poche, et des passions, des vanités, des faiblesses
personnelles, des habitudes de luxe, des préoccupations
de famille, des intrigues de maîtresse, des caprices
d'épouse gouvernent un État de vingt-six millions
d'hommes avec un arbitraire, une incurie, une prodi-
galité, une maladresse, un manque de suite qu'on excu-
serait à peine dans la conduite d'un domaine privé. —
Rjoi et privilégiés, ils n'excellent qu'en un point, le
savoir-vivre, le bon goût, le bon ton, le talent de repré-
senter et de recevoir, le don de causer avec grâce,
finesse et gaieté, l'art de transformer la vie en une fêle
ingénieuse et brillante, comme si le monde était un
salon d'oisifs délicats où il suffit d'être spirituel et
aimable, tandis qu'il est un cirque où il faut être fort
pour combattre, et un laboratoire où il faut travailler
pour être utile. — Par cette habitude, cette perfection
et cet ascendant de la conversation polie, ils ont imprimé
à l'esprit français la forme classique, qui, combinée
avec le nouvel acquis scientifique, produit la philosophie
du dix-huitième siècle, le discrédit de la tradition, la
prétention de refondre toutes les institutions humaines
d'après la raison seule, l'application des méthodes ma-
thématiques à la politique et à la morale, le catéchisme
des droits de l'homme, et tous les dogmes anarchiques
et despotiques du Contrat social. — Une fois que la
314 L'ANCIEN RÉGIME
chimère est née, ils la recueillent chez eux comme un
passe-temps de salon ; ils jouent avec le monstre tout
petit, encore innocent, enrubanné comme un mouton
d'églogue ; ils n'imagincntpas qu'il puisse jamais devenir
une bête enragée et formidable ; ils le nourrissent, ils
le flattent, puis, de leur hôtel, ils le laissent descendre
dans la rue. — Là, chez une bourgeoisie que le gouvei'-
nement indispose en compromettant sa fortune, que les
privilèges heurtent en comprimant ses ambitions, que
l'inégalité blesse en froissant son amour-propre, la
théorie révolutionnaire prend des accroissements rapi-
des, une âpreté soudaine, et, au bout de quelques années,
se trouve la maîtresse incontestée de l'opinion. — A ce
moment et sur son appel, surgit un autre colosse, un
monstre aux millions de têtes, une brute effarouchée et
aveugle, tout un peuple pressuré, exaspéré et subite-
ment déchaîné contre le gouvernement dont les exactions
le dépouillent, contre les privilégiés dont les droits
l'affament, sans que, dans ces campagnes désertées par
leurs patrons naturels, il se rencontre une autorité
survivante, sans que, dans ces provinces pliées à ,1a
centralisation mécanique, il reste un groupe indépen-
dant, sans que, dans cette société désagrégée par le des-
potisme, il puisse se former des centres d'initiative et de
résistance, sans que, dans cette haute classe désarmée
par son humanité même, il se trouve un politique
exempt d'illusion et ciijialjle d'aclion, sans que tant do
bonnes volontés et de belles intelligences puissent se
défendre contre les deux ennemis de toute liberté el de
LE PEUPLE 315
tout ordre, contre la contagion du rêve démocratique
qui trouble les meilleures têtes et contre les irruptions
de la brutalité populaciôre qui pervertit les meilleures
lois. A l'instant où s'ouvrent les États Généraux, le cours
des idées et des événements est non seulement déter-
miné, mais encore visible. D'avance et à son insu,
chaque génération porte en elle-même son avenir et son
histoire ; à celle-ci, bien avant l'issue, on eût pu annoncer
ses destinées, et, si les détails tombaient sous nos prévi-
sions aussi bien que l'ensemble, on pourrait croire à la
fiction suivante que Laharpe converti inventa à la fin du
Directoire, en arrangeant ses souvenirs.
II
« Il me semble, dit-il, que c'était hier, et c'était
« cependant au commencement de 1788. Nous étions à
« table chez un de nos confrères à l'Académie, grand
« seigneur et homme d'esprit. La compagnie était nom-
« breuse et de tout état, gens de cour, gens de robe,
« gens de lettres, académiciens ; on avait fait grand'
c chère comme de coutume. Au dessert, les vins de
« Malvoisie et de Constance ajoutaient à la gaieté de
« bonne compagnie cette sorte de liberté qui n'en gar-
« dait pas toujours le ton. On en était alors venu dans
« le monde au point oii tout est permis pour faire rire.
« Chamfort nous avait lu ses contes impies et libertins,
(( et les grandes dames avaient écouté sans avoir même
(L recours à l'éventail. De là un déluge de plaisanteries
316 L'ANCIEN RÉGIME
« sur la religion ; l'un citait une tirade de la Pucelle ;
« l'autre rapportait certains vers philosophiques de
« Diderot.... Et d'applaudir.... La conversation devient
« plus sérieuse ; on se répand en admiration sur la
(( révolution qu'avait faite Voltaire, et l'on convient que
« c'était là le premier titre de sa gloire. « Il a donné
0 le ton à son siècle, et s'est fait lire dans l'antichambre
« comme dans le salon. » — Un des convives nous
« raconta, en pouffant de rire, qu'un coiffeur lui avait
« dit, tout en le poudrant : « Voyez-vous, monsieur,
« quoique je ne sois qu'un misérable carabin, je n'ai
« pas plus de religion qu'un autre. » — On conclut que
« la révolution ne tardera pas à se consommer, qu'il
« faut absolument que la superstition et le fanatisme
(( fassent place à la philosophie, et l'on en esta calculer
(( la probabilité de l'époque et quels seront ceux de la
« société qui verront le règne de la raison. — Les plus
« vieux se plaignaient de ne pouvoir s'en flatter ; les
« jeunes se réjouissaient d'en avoir une espéi-ance très
(( vraisemblable, et l'on félicitait surtout l'Académie
« d'avoir préparé le grand œuvre et d'avoir été le chcf-
« lieu, le centre, le mobile de la liberté de penser.
« Un seul des convives n'avait point pris de part à
« toute la joie de cette conversation.... C'était Cazotte,
« homme aimable et original, mais malheureusement
« infatué des rêveries des illuminés. Il prend la parole
« et, du ton le plus sérieux : « Messieurs, dit-il, soyez
« satisfaits; vous verrez tous cette grande révolution
(( que vous désirez tant. Vous savez que je suis un peu
LE PEUPLE 317
« propliète. je vous le répèle, vous la verrez.... Savez-
« vous ce qui arrivera de celle révolulion, ce qui in
« arrivera pour vous lous lanl que vous ôlcs ici ? » - -
« Ali! voyons, dit Condorcel avec son air et son riie
« sournois et niais, un philosophe n'est pas fâché de
« rencontrer un prophète. » — « Vous, monsieur de
« Condorcel, vous expirerez élendu sur le pavé d'un
« cachot, vous mourrez du poison que vous aurez pris
« pour vous dérober au bourreau, du poison que le
« bonheur de ce temps-là vous forcera àporler toujours
« sur vous. » — Grand élonnemenl d'abord, puis l'on
u rit de plus belle. Qu'est-ce que tout cela peut avoir
« de commun avec la philosophie el le règne de la
({ raison? — « C'est précisément ce que je vous dis :
« c'est au nom de la philosophie, de l'humanilé, de la
« liberté, c'est sous le règne de la raison qu'il vous
« arrivera de finir ainsi; et ce sera bien le règne de la
« raison, car elle aura des temples, cl même il n'y
(( aura plus dans toute la France, en ce temps-là, que
<( des temples de la raison..,. Vous, monsieur de Cham-
« fort, vous vous couperez les veines de vingt-deux
« coups de rasoir, et pourtant vous n'en mourrez que
« quelques mois après. Vous, monsieur Vicq-d'Azyr,
« vous ne vous ouvrirez pas les veines vous-même,
(( mais vous les ferez ouvrir six fois dans un jour, au
« milieu d'un accès de goutte, pour être plus sûr de
« votre fait, el vous mourrez dans la nuit. Vous, mon-
« sieur de Nicolaï, sur l'échafaud; vous, monsieur
« Bailly, sur l'échafaud ; vous, monsieur deMaleshcrbcs,
*jic. RÉG. II. T. n. — 2Î
518 L'ANCIEN RÉGIME
« sur l'échafaud;... vous, monsieur Rouclier, aussi sur
« récliafaud. » — « Mais nous serons donc subjugués
« par les Turcs et les Tartares? » — « Point du tout;
(( je vous l'ai dit, vous serez alors gouvernés par la seule
« philosophie et par la seule raison. Ceux qui vous Irai-
(( teront ainsi seront tous des philosophes, auront à
« tout moment à la bouche les phi'ascs que vous débitez
« depuis une heure, répéteront toutes vos maximes,
« citeront comme vous les vers de Diderot et de la
« Pucelle. » — « Et quand tout cola arrivera-t-il? » —
« Six ans ne se passeront pas que tout ce que je vous
« dis ne soit accompli. » — « Voilà bien des miracles,
« dit Laharpe, et vous ne m'y mettez pour rien. » —
« Vous y serez pour un miracle tout au moins aussi
« extraordinaire; vous serez alors chrétien. » — « Ah!
« reprit Chamfort, je suis rassuré; si nous ne devons
« mourir que quand Laharpe sera chrétien, nous som-
« mes immortels. » — « Pour ça, dit alors la duchesse
« de Gramont, nous sommes bien heureuses, nous
« autres femmes, de n'être pour rien dans les révolu-
« tions. Il est reçu qu'on ne s'en prend pas à nous et
« notre sexe.... » — « Votre sexe, mesdames, ne vous
« en défendra pas cette fois.... Vous serez traitées tout
« comme les hommes, sans aucune différence quol-
« conque.... Vous, madame la duchesse, vous serez
'.( conduite à l'échafaud, vous et beaucoup d'autres
« dames avec vous, dans la charrette et les mains liées
« derrière le dos. » — « Ah 1 j'ospère que dans ce cas-
« là j'aurai du moins un carrosse drapé de drap noir. \)
LE PEUPLE 319
« — « Non, madame, de plus grandes dames que vous
« iront conune vous en cliarrelte et les mains liées
(( comme vous. » — « De plus grandes dames ! Quoi !
(( les princesses du sang? » — « De plus grandes dames
« encore.... » — On commençait à trouver que la plai-
« santerie était forte. Madame de Gramont, pour dis-
« sipcr le nuage, n'insista pas sur celle dernièi'e l'éponse
(( et se contenta de dire de son ton le plus léger :
« Vous verrez qu'il ne me laissera seulement pas un
« confesseur. » — « Non, madame, vous n'en aurez pas,
« ni vous, ni personne; le dernier supplicié qui en aura
« un par grâce, sera.... » 11 s'arrêta un moment : « Eli
« bien, quel est donc l'heureux mortel qui aura cette
V prérogative? » — - « C'est la seule qui lui restera, el
« ce sera le roi de Fiance. »
NOTES
NOTES
Note i.
Sur le chiffre de l'impôt direct
• Les chiffres suivants sont extraits des procès-verbaux des
assemblées provinciales (1778-1787) :
Ile-de-France
Lyonnais
Généralité de Piouen.
Généralité de Cacn .
Berry
Poitou
Soissonnais
Orléanais
Champagne
Généralité d'Alençon
Auveigne
Généralité d'Auch .
Haute-Guyenne
Accessoirps
de la
taille
4,296,0t0
l,356,9oi
2,671,959
1,959,063
821,921
2,309,081
1,062,592
2,335,892
1,783,850
l,7i2,6o3
l,999,0i0
l,4i0,553
2,131,311
2,207,826
903,633
1,595,031
1,212,429
4i8,451
1,113,766
911,883
1,256,123
1,439,780
1.120,0il
1,599,678
931,261
1,267,619
Capilallon
laillable
2,689,287
898,089
1,713,592
1,187,823
464,933
1,403,402
734,899
1,483,720
1,377,371
1,067,849
1,733,026
797,268
1,268,833
Impôt dos
routes
319,989
513,869
598,238'
i".59,054
-256,900
520,000
162,885
586,583
807,280
455,657
510,468
516,909*
308,993»
2,25
2,61
2,46
2,56
2,50
2,30
2,9i
2,34
5
2,17
2,70
2,55
2,47
1. Ce chiffre n'est pas donné par l'assemblée provinciale; pour
suppléer à cette lacune, j'ai pris le dixième de la taille, des acces-
soires et de la capitation taillable; c'est le procédé que suit l'as-
semblée provinciale du Lyonnais. Par la déclaration du 2 juin 1787,
322 NOTES
La taille en principal élaiil 1, les chilTres de la dernière
colonne représentent, pour chaque province, le total des
quatre impositions par rapport à la taillj. — La moyciuie
entre tous ces cliillrcs est 2,53. Or les accessoires de la
taille, la capitation et l'impôt des routes sont fixés pour
chaque taillable au prorata de sa taille. Il ne reste donc
plus qu'à multiplier par 2,55 le chill're qui représentera la
part que le taille prélève sur le revenu net, pour savoir ce
que les quatre impôts mis ensemble prélèvent sur ce
revenu.
Cette part varie de province à province, de paroisse à i)a-
roisse, cl même d'individu à individu. Néanmoins on peut
estimer que la taille prélève en moyenne, surtout quand
elle s'attaque au paysan petit propriétaire, dépourvu de
protection et de crédit, un sixième du revenu net, soit
IG fr. 60 c. sur 100 fr. — Par exemple, d'après les déclara-
tions des assemblées provinciales, en Champagne elle pré-
lève 3 sous et 2/3 de denier par livre, ou 15 fr. 28 c. sur
<iOO; dans l'Ile-de-France, 55 livres 14 sous sur 240 livres
ou 14 fr. 87 sur 100; en Auvergne, 4 sous par livre du
revenu net, c'est-àydire 20 pour 100. Enfin, dans la géné-
ralité d'Auch, l'assemblée provinciale estime que la taille et
les accessoires prélèvent les trois dixièmes du produit net,
d'où l'on peut voir, en prenant les chiffres du budget de la
province, que la taille seule prélève 18 fr. 10 c. sur 100 fr.
de revenu.
Cela posé, si la taille en principal prélève un sixième du
revenu net du taillable, c'est-à-dire IG fr. 6G c. sur 100, le
total des quatre impôts ci-dessus prélève 10 fr. 00 c. x
2,53 = 42 fr. 15 c. sur 100 francs de revenu. A quoi il faut
l'impôt des roules peut être porté au sixième des trois précédents ;
ordiiinirernent il est du dixième ou, par rapport au principal de
la taille, du quart. — 2. Même remarque. — 5. L'assemblée pro-
vinciale porte ce cliilîic au onzième de la taille et access(>ires
réunis.
NOTES 32"
ajouter H Ir. pour les deux viuglièincs et les 4 sous pour
livre ajoutés au premier vinglièmc; lolal, 55 fr. 15 c. d'iui-
pôt direct sur 100 livres de rcvcuu taillabic.
La dinie, étant évaluée au soplième du revenu net, pré-
lève en outre 14 fr. 28 c. — Les droits féodaux, étant éva-
i liés à la même somme, prélèvent aussi 14 fr. 28 c; total,
28 fr. oG c.
Total général des prélèvements de l'impôt direct royal, de
la dîme ecclésiastique et des droits féodaux, 81 fr. 71 c.
sur 100 fr. de revenu net. —Reste au propriétaire taillable
1 S fr. 29 c.
TABLE DES MATIÈRES
TABLE DES MATIÈRES
LIVRE TROISIEME
L'ESPRIT ET LA DOCTRINE
{Suite)
r.iiAriTRE III 1
Combinaison ik's iloiix (!'lùiiieiils. — I. i.a dociriiie, ses |iiclcu-
lioiis, son caractère. — Aiitorilé nouvelle do la raison clans
le gonvcriicmciit des choses humaines. — Jusqu'ici ce pouver-
ncment appartenait à la tradition, p. 1. — II. Origine,
nature et valeur du pn'jugc héréditaire. — En quoi la cou-
tume, la religion et l'État sont légitimes, p. G. — III. I.a
raison classique ;ie peut se mettre à ce point de vue. — Los
titres passés cl présenls de la tradition sont méconnus. — la
raison entreprend de la détruire, p. 13. — lY. Deux stades
dans cette opéi-alion. — Premier stade. Voltaire, Montesquieu,
les déistes et les réformateurs. — Ce qu'ils détruisent cl ce
qu'ils respectent, p. 17. — V. Deuxième stade, le retoui- à la
nature. — Diderot, d'Holbach et les matérialistes. — Théorie
de la matière vivante et de l'organisation spontanée. — Jlorale
de l'instinct animal et de l'intérêt bien entendu, p. 21. — VI
l'.ousseau et les spirilualistes. — Bonté originelle de l'homme.
— Erreur de la civilisation. — Injustice de la propriété et de
la société, p. 29. — VII. Les enfants perdus du parti pliilo-
sophique. — Naigeon, Sylvain Maréchal, Mably, llorclly. —
Discrédit complet de la tradition et des institutions qui en
dérivent, p. 44.
526 TABLE DES MATIÈRES
Cir/.HTRE IV 40
Construction de la société future. — I. Méiliodc malliénialique
— Drlinition de l'Iioninie abstrait. — Contrat social. — Indt'-
pcndance et égalité des contiaclanis. — Tous seront égaux
devant la loi, et cliacun aura une part dans la souveraineté,
p. 40. — II. Premières consé(]ucnccs. — L'application de
ceti-'c théorie est aisée. — Motifs do confiance, persuasion
que riiomme est par essence raisonnable et bon, p. 49. —
m. Insuffisance et fragilité do la raison dans l'homme. —
Insuffisance et rareté de la raison dans l'hunianilé. — Rôle
subalterne de la raison dans la conduite de l'IionuTie. — Les
puissances brutes et dangereuses. — Nature et utilité du gou-
vernement. — Par la théorie nouvelle le gouvernement devient
impossible, p. 50. — IV. Secondes consé(iuences. — Par la
théorie nouvelle l'Étal devient despote. — Précédents de cette
théorie. — La centralisation administrative. — L'utopie des
é unomistc-3. — Nul droit autéi'ieur n'est valable. — Nulle
association collatérale n'est tolérée. — Aliénulion totale de l'in-
dividu à la communauté. — Droits de l'État sur la propriété,
l'éducation et la religion. — L'État couvent Spartiate, p. 05.
— Y. Triomphe complet et dei'uiers excès de la raison clas-
sique. — Comment elle devient une monomanie. — Pourquoi
son œuvre n'est pas viable, p. 75.
LIVRE QUATRIÈME
LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE
CllAPITIŒ I . 77
Succès de celte philoso[iliie en France. — Insuccès de la même
philosophie en Angleterre, p. 77. — I. Causes de celle dllfé-
rence — L'art d'écrire en France. — A cette é]>oque il est
supérieur. — Il sert de véhicule aux idées nouvelles. — Les
livres sont écrits pour les gens du monde — Les philosophes
sont gens du monde et par suite écrivains. — C'est pourquoi
l:i [)]iiloso])iiie descend dans les salons, p. 79. — II. Grâcu >) la
jiiélhode, elle devient populaire, p. 85. — III. Grâce au style,
elle devient agréable. — Deux assaisonnements particuliers
au dix-huitième siècle, la gravelure cl la plaisanterie, p. 80.
— IV. Art et procédés des maîtres. — Montesquieu. — Vollairy
— Diderot. — Rousseau. — Le Mariage de Figaro, p. 89.
TABLE DES MATIÈRES 327
Chapitre II 117
Le public en France. — I. L'aristocratie. — Ordinairement elle
répugne aux nouveautés. — Conrlitions de cette répugnance.
— Exemple en Angleterre, p. 117. — II. Les conditions con-
traires se rencontrent en France. — Désœuvrement de la
haute classe. — La p]iilosoi)liie semble un exercice d"esprit.
— De plus elle est l'aliinent de la conversation. — La conver-
sation philosopliique au dix-huitième siècle. — Sa supé-
riorité et son charme. — Allrait qu'elle exerce, p. 120. —
III. Autre eiret du désœuvrement. — L'esprit scoflique,
libertin et frondeur. — Anciens ressentiments et mr^conten-
tements nouveaux contre l'ordre établi. — Synip.n Lies pour
les théories qui l'atlaqncnt. — Jusqu'à quel point elles sont
adoptées, p. 128. — IV. Leur propagation dans la haute
classe. — Progrès de l'incrédulité en religion. — Ses ori-
gines. — Elle éclate sous la régence. — Irritaiion crois-
sante contre le clergé. — Le matérialisme dans les salons. —
Vogue des sciences. — Opinion fniale sur la religion. — Sep-
ticisme du haut clergé, p. 153. — V. Progrès de l'opposition
en politique. — Ses origines. — Les économistes et les par-
lementaires. Ils frayent la voie aux philosophes. — Fronde
des salons. — Libéralisme des femmes, p. 14i. — VI. Espé-
rances inlinies et vagues. — Générosité des sentiinenls et de
la conduite. — Douceur et bonnes intentions du gouverne-
ment. — Aveuglement et optimisme, p. 149.
Chapitre III 1C2
I. La classe moyenne. — Ancien esprit du Tiers. — Les alfaires
publiques ne regardaient que le roi. — Limites de l'opposition
janséniste et parlementaire, p. 162. — II. Changement dans
la condition du bourgeois. — Il s'enrichit. — Il prête à l'État.
— Danger de sa créance. — Il s'intéresse aux alfaires publi-
ques, p. 105. — III. Il monte dans l'échelle sociale. — Le
noble se rapproche de lui. — Il se rapproche du noble. — Il
se cultive. — Il est du monde. — Il se sent l'égal du noble - -
Il est gêné par les privilèges, p. 171. — IV. Entrée de la phi-
losophie dans les esprits ainsi préparés. — A ce moment celle
de Rousseau est en vogue. — Concordance de cette philosophie
et des besoins nouveaux. — Elle est adoptée par le Tiers,
p. 177. — V. Effet qu'elle produit sur lui. — Formation des pas-
sions révolutionnaires. — Instincts de nivellement. — Resoifi
de domination. — Le Tiers décide qu'il est la nation. — Chi-
mères, ignorance, exaltation p 183. — VI. Résumé, p. 106.
323 TADLE DES MATIERES
LIYKE CTNQUIÈME
LE PEUPLE
Chapitre T 100
I. La niisiJrc. — Sous Louis XIV. — Sous Louis XV. — Sous
Louis XVI, p. 19'J. — II. Condition du paysan pondant les
treille dernières années de l'ancien régime. — Combien sa
subsistance est précaire. — État de l'agricullure. — Terres
incultes. — Mauvaise culture. — Salaires insuffisants. — Man-
que de bien-être, p. 215. — III. Aspect de la campagne et du
paysan, p. 221. — IV. Comment le paysan devient proprié-
taire. — Il n'en est pas plus à l'aise. — Aggravation de ses
cliargcs. — Dans l'ancien régime il est le a mulet », p. 220.
CiiAriTiiii II 232
Principale cause de la misère : l'impôt. — I. Iiiipùts diiccls. —
Étal de divers domaines à la fin de Louis XY. — Prélèvements
du décimatear et du fisc. — Ce qui reste au propriétaire,
p. 252. — II. État de plusieurs provinces au moment de
la Ilévokilion. — Taille, accessoires, capitations, vingtièmes,
impôt des corvées. — Ce que chacune de ces ta.\os prélève
sur le revenu. — Énormité du prélèvement total, p. 235. —
III. Quatre ijnpôts directs sur le taillable, qui n'a que ses
bias, p. 238. — IV. La collecle et les saisies, p. 2i0. —
V. Impots indirccis. — Les gabelles et les aides, p. 2i0. —
VI. Pourquoi l'impôt est si pesant. — Les exemptions et les
privilèges, p. 253. — VII. Octrois des villes. — La charge re-
tombe partout sur les plus pauvres, p. 2G5. — YIII. Plaintes
des cahiers, p. 2CG.
CiiAPnnE MI 272
I. État des cerveaux populaires — Incapacité nieiilale. — Com-
ment les idées se transforment en légendes, p. 272. —
11. Incapacité poliliiiue. — Comment les nouvelles politiques
et les actes du gouvernement sont interprétés, p. 277. —
m. Impulsions destructives. — A quoi s'acharne la colère
aveugle. — Méfiance contre les chefs naturels. — De suspects,
ils deviennent haïs. — Disposilions du peuple en 1789, p. 280.
— IV. llecrucs et chefs d'émeute. — Braconniers. — Contre-
bandiers et faui-sauniers. — DaacUU — Mendiants et vaga-
TADLE DES MATIÈRES 329
bonds. — Apparition des brigands. — Le peuple de Paris,
p. 282.
CUAPITRE IV 209
I. La force armée se dissout. — Comment l'armée est recrutée.
— Comment le soldat est traité, p. 299. — II. L'organisation
sociale est dissoute. — >'ul centre de ralliement. — Inertie
de la province. — Ascendant de Paris, p. 30i. — III. Direc-
tion du courant. — L'iionime du peuple conduit par l'avocat.
— Les seuls pouvoirs survivants sont la théorie et les piipics.
— Suicide de l'ancien régime, p. 307.
Chapitre V 312
Résumé, I, p. 312. — H, p. 315.
NOTE
Note 1. Sur le chiffre de l'impôt direct ."21
AXC.RKfilME.K T. II.
Librairie HACHETTE et C % 79, boul.St Germain, à Paris
Nouvelle Publication
ERNEST LAVISSE
HISTOIRE
DE FRANCE
DEPUIS LES ORIGINES JUSQU'A LA RÉVOLUTION
PUBLIÉE AVEC LA COLLABORATION DE
MM. BAYET, BLOCH, CARRÉ, COVILLE,
KLEINCLAUSZ, LANGLOIS, LEMONNIER, LUCHAIRB,
MARIÉJOL, PETIT-DUTAILLIS, PFISTER,
REBELLIAU, SAGNAC, VIDAL DE LA BLACHE
Dix-huit volumes grand in-8, brochés, de 400 pages
CONDITIONS ET MODE DE LA PUBLICATION
L'Histoire de France comprendra 18 volumes
grand in-8, brochés, de 400 pages. Chaque
volume 6 fr.
Relié 10 fr.
L'ouvrage complet sera publié en 72 fascicules
d'environ 96 pages chacun. Chaque fasci-
cule 1 fr. 50
(Voir à la page 4 la Table de l'ouvrage.)
A NOS LECTEURS
DEPUIS qu'ont été écrites les dernières grandes
Histoires de France, depuis Henri Martin et
Michelet, sur nos provinces et sur nos villes, sur les
règnes et les institutions, sur les personnes et sur les
événements, un immense travail a été accompli.
Le moment était venu d'établir le résumé de ce demi-
siècle d'études et de coordonner dans une œuvre
d'ensemble les résultats de cette incomparable enquête.
Une pareille tâche ne pouvait être entreprise que
60US la direction d'un historien qui fût en même temps
un lettré. Nous rious sommes adressés à M. E. Lavisse,
qui a choisi ses collaborateurs parmi les maîtres de
nos jeunes Universités.
D'accord sur les principes d'une même méthode, ils
ont décrit les transformations politiques et sociales de
la France, l'évolution des mœurs et des idées et les
relations de notre peuple avec l'étranger, en s'attachant
aux grands faits de conséquence longue et aux per-
sonnages dont l'action a été considérable et persistante.
Ils n'ont eu ni passions ni préjugés.
Le temps n'est pas encore lointain où l'histoire de
l'ancienne France était un sujet de polémique entre les
amis et les ennemis de la Révolution.
A présent tous les hommes libres d'esi)rit pensent
qu'il est puéril de reprocher aux ancêtres d'avoir cru
à des idées et de s'être passionnés pour des sonliinents
qui ne sont pas les nôtres. L'historien, sachant que, de
tout temps, les hommes ont cherché de leur mieux les
meilleures conditions de vie, essaie de ne les pas juger
d'un esprit préconçu.
Pourtant l'historien n'est pas- il n'est pas d'ailleurs
souhaitable qu'il soit — un être impersonnel, émancipé
de toute influence, sans date et sans patrie. L'esprit de
son temps et de son pays est en lui ; il a soin de
ilccrire aussi exactement que possible la vie de nos
ancêtres comme ils l'ont vécue; mais à mesure qu'il
se rapproche de nos jours il s'intéresse de préférence
aux questions qui préoccupent ses contemporains.
S'il étudie le règne de Louis XIV, il s'arrête plus
longtemps à l'effort tenté par Colbert pour réformer la
société française et faire de la France le grand atelier
et le grand marché du monde, qu'à l'histoire diploma-
tique et militaire de la guerre de Hollande, affaire
depuis longtemps close. On ne s'étonnera donc pas si
Colbert — et ceci n'est qu'un exemple choisi entre
beaucoup — occupe dans notre récit une place plus
grande que de Lidnne ou Louvois.
Ainsi, à mesure que la vie générale se transforme et
que varie l'importance relative des phénomènes histo-
riques, la curiosité de l'historien, emportée par le
courant de la civilisation, se déplace et répond à des
sentiments nouveaux.
Les éditeurs de l'Histoire de France ont voulu donner
à la génération présente la plus sincère image qui
puisse lui être offerte de notre passé, glorieux de
toutes les gloires, traversé d'heures sombres, parfois
désespérées, mais d'oià la France toujours est sortie
plus forte, en quête de destinées nouvelles et entrai
liant les peuples vers une civilisation meilleure.
Us souhaitent avoir réussi.
Table de l'Histoire de France
Les uolumes en vente sont précédés d'un astérisque
TOM€ I.
*X. — Tableau géographique de la France, par M. P. VUal de La BUxche, pro-
fesseur à l'Université de Paris. *
'II. — Les origines; la Gaule indépendante et la Gaule romaine, par M. G. Dlocn,
professeur a l'Université de Lyon, chargé de conférences d'Histoire ancienne
à l'École normale supérieure.
TOME II.
"I. — te Christianisme, les Barbares. — Mérovingiens et Carolingiens, par
MM. E. Bayet, directeur de l'Enseignement supérieur, ancien professeur a
l'Université de Lyon, Pflster, professeur à l'Université de Nancy, et Klein-
clausz, cliargé de cours à l'Université de Dijon.
•II. — Les premiers Capétiens [981-1131), par M. A. Luchaire, de l'Académie des
Sciences morales et politiques, professeur à l'Université de Paris.
TOME III.
*I. — Louis VII, Philippe Auguste et Louis VIII (1137-1226), par M. A. Lucliaire,
de l'Académie des Sciences morales et politiques, professeur à l'Université
de Paris.
•II. — Saint Louis, P)iilippe le Bel, les derniers Capétiens directs {1226-
1328), par JL Ci.- V. Langlois, professeur adjoint à l'Université de Paris.
TOME IV.
•I.— Les premiers Valois et la Guerre de Cent Ans (1328-1422), par M. A. CoviU4,
professeur à l'Université de Lyon.
•II.— Charles VII, Louis XI et les premières années de Charles VIII {1422-1492 ).
par M. Ch. Petit- Dutaillis, professeur à l'Université de Lille.
TOME V.
■I.— Les guerres d'Italie. — La France sous Charles VIII, Louis XII et Fran-
çois 1" (1492-1547), par Jl H. Lemonnier, professeur à l'Université de Paris.
'II. — La lutte contre la Maison d'Autriche. — La France sous Henri II (1619-
1SS9), par M. H. Lemonnier.
TOME VI.
•I.— La Réforme et la Ligue. — L'Édit de Nantes (1BS9-1S98}, par il. Mirièjol,
professeur à l'Université de Lyon.
•II. — Henri IV et Louis XIII (1598-1643), par M. Mariéjol.
TOME VII.
•I. — Louis XIV. La Fronde. Le Roi. Colbert (1643-1685), pai M. E. Lavisst
de l'Académie française, professeur à l'Université de Paris.
• II.— Louis XIV. La Religion. Les Lettres et les Arts. La Guerre (1643-169! ),
par M. E. Lavisse.
TOME VIII.
I. — Lou/s XIV. La tin du règne (1685-17 15\, par M.M. E. Lavisse, A. Réhelliau
bibliothécaire de l'Institut, et /'. SavTUC, maitre de conférences à l'Université
de Lille.
U. ~ Loufs XV (1715-1774), par M. H. Carré, professeur à l'Université de Poitier»,
TOME IX.
I. - Louis XVI (1774-1789), par .M. H. Carré.
II. — CoacluBions, par M. E. Lavisse, et Tables analytiques.
Imprimerie Lauurs, rue de Fleurus, 9, i l'aris. — 8-1907.
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DC
251
T26
1909
t. 2
Taine, Hippol^rbe Adolphe
Les origines de la
France contemporaine
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