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Full text of "Les origines de la France contemporaine"

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LES    ORIGINES 

Il  F.      I.  A 

FRANCE  CONTEMPORAINE 

IV 


LES 

ORIGINES   DE    LA    FRANCE  CONTEMPORAINE 

Onze  volumes  in-16  brochés,  à  3  fr.  50  le  volume. 


I'    Partie  :  L  Ancien  Régime Deux  volumes. 

J-   Partie  :  La  Révolution Six  volumes. 

L'Anarchie.  lieux  volumes. 

La  Conquête  jacobine.  I»>'u\  volumes. 

Le  Gouvernement  révolutionnaire.  Deux  volumes. 

3*  Partie  :  Le  Régime  moderne Trois  volumes. 

Index    général   des  onze  volumes,  in-16,  broche.    .      I   IV. 


Impi  nu.  i  ie  l.vm  i  ► .  9,  i  ne  de  Pleurus    Pari 


LES    ORIGINES 


FRANCE  CONTEMPORAINE 


PAR 

H.    TA1NE 

DE     LACADÉMIE     FRANÇAISE 
1\ 


LA    REVOLUTION 

L'ANARCHIE 

TOME      DEUXIÈME 


VINGT-SIXIEME    EDITION 


PARIS 

LIBRAIRIE   HACHETTE  ET 

TU,    BOULEVARD    SAINT-GERMAIN,    79 

1910 

Droîta  .U  traduction   et  de  reproduction  r£Bei*e» 


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LA    RÉVOLUTION 

L'ANARCHIE 

II 


LA    RÉVOLUTION.    Il  T.    IV.    —   I 


LA   RÉVOLUTION 


LIVRE   DEUXIÈME 

L  ASSEMBLÉE   CONSTITUANTE   ET    SON    ŒUVRE 


CHAPITRE   111 

Les  constructions.  —  La  Constitution  de  1791.  —  I.  Les  pouvoirs 
du  centre.  —  Principe  de  l'Assemblée  sur  la  séparation  des 
pouvoirs.  —  Rupture  de  tout  lien  entre  la  législature  et  le  roi 

—  Principe  de  l'Assemblée  sur  la  subordination  du  pouvoir  exé- 
cutif. —  Comment  elle  l'annule.  —  Certitude  d'un  conflit.  — 
Déchéance  inévitable  du  roi.  —  II.  Les  pouvoirs  administratifs. 

—  Principe  de  l'Assemblée  sur  la  hiérarchie.  —  Annulation  des 
supérieurs.  —  Les  pouvoirs  sont  collectifs.  —  Introduction  de 
l'élection  et  de  l'influence  des  subordonnés  dans  tous  les  ser- 
vices. —  Désorganisation  certaine.  —  Le  pouvoir  aux  mains  des 
corps  municipaux.  —  III.  Les  corps  municipaux.  —  Énormité 
de  leur  tâche.  —  Leur  incapacité.  —  Faiblesse  de  leur  autorité. 

—  Insuffisance  de  leur  instrument.  —  Rôle  de  la  garde  natio- 
nale. —  IV.  L'électeur  garde  national.  —  Grandeur  de  ses  pou- 
voirs. —  Grandeur  de  sa  tâche.  —  Quantité  du  travail  imposée 
aux  citoyens  actifs.  —  Ils  s'y  dérobent.  —  V.  La  minorité  agis- 
sante. —  Ses  éléments.  —  Les  clubs.  —  Leur  ascendant.  — 
Comment  ils  interprètent  la  Déclaration  des  Droits  de  l'homme. 

—  Leurs  usurpations  et  leurs  attentats.  —  VI.  Résumé  sur  1  cu- 
.    vre  de  l'Assemblée  constituante. 


Ce  qu'on  appelle  un  gouvernement,  c'est  un  concert 
de  pouvoirs,  qui,  chacun  dans  un  office  distinct,  tra- 


\  LA  RÉVOLUTION 

vaillent  ensemble  à  une  œuvre  finale  et  totale.  Que  le 
gouvernement  fasse  cette  œuvre,  voilà  tout  son  mérite; 
une  machine  ne  vaut  que  par  son  effet.  Ce  qui  importe, 
ce  n'est  pas  qu'elle  soit  bien  dessinée  sur  le  papier,  mais 
c'est  qu'elle  fonctionne  bien  sur  le  terrain.  En  vain  les 
constructeurs  allégueraient  la  beauté  de  leur  plan  et 
l'enchaînement  de  leurs  théorèmes  ;  on  ne  leur  a  demandé 
ni  plans  ni  théorèmes,  mais  un  outil.  —  Pour  que  cet 
outil  soit  maniable  et  efficace,  deux  conditions  sont 
requises.  En  premier  lieu,  il  faut  que  les  pouvoirs  pu- 
blics s'accordent  :  sans  quoi  ils  s'annulent.  En  second 
lieu,  il  faut  que  les  pouvoirs  publics  soient  obéis  :  sans 
quoi  ils  sont  nuls.  La  Constituante  n'a  pourvu  ni  à  celte 
concorde  ni  à  cette  obéissance.  Dans  la  machine  qu'elle 
a  faite,  les  moteurs  se  contrarient;  l'impulsion  ne  se 
transmet  pas;  du  centre  aux  extrémités  l'engrenage  fait 
défaut;  les  grandes  roues  du  centre  et  du  haut  tournent 
à  vide;  les  innombrables  petites  roues  qui  touchent  le 
sol  s'y  faussent  ou  s'y  brisent  '  en  vertu  de  son  méca- 
nisme même,  elle  reste  en  place,  inutile,  surchauffée, 
sous  des  torrents  de  fumée  vaine,  avec  des  grincements 
et  des  craquements  qui  croissent  et  annoncent  qu'elle 
va  sanlef. 

I 

Considérons  d'abord  les  deux  pouvoirs  du  centre, 
l'Assemblée  et  le  roi.  —  Ordinairement,  quand  nue 
Constitution  établit  des  pouvoirs  distincts  et  d'origine 
différente,  elle  leur  prépare,   par  l'institution   d'une 


L'ASSEMBLEE  CONSTITUANTE  ET  SON  ŒUVRE  5 

Chambre  haute,  un  arbitre  en  cas  de  conflit.  —  À  tout 
le  moins,  elle  leur  donne  des  prises  mutuelles.  Il  en  faut 
une  à  l'Assemblée  sur  le  roi  :  c'est  le  droit  de  refuser 
l'impôt.  Il  en  faut  une  au  roi  sur  l'Assemblée  :  c'est  le 
droit  de  la  dissoudre.  Sinon,  l'un  des  deux  étant  dé- 
sarmé, l'autre  devient  tout-puissant  et,  par  suite,  fou. 
En  ceci  le  péril  est  aussi  grand  pour  une  Assemblée 
omnipotente  que  pour  un  roi  absolu.  Si  elle  veut  garder 
sa  raison,  elle  a  besoin  comme  lui  de  répression  et  de 
contrôle,  et,  s'il  est  bon  qu'elle  puisse  le  contraindre 
en  lui  refusant  les  subsides,  il  est  bon  qu'il  puisse  se 
défendre  contre  elle  en  appelant  d'elle  aux  électeurs. 
—  Mais,  outre  ces  moyens  extrêmes,  dont  l'emploi  est 
dangereux  et  rare,  il  en  est  un  autre  dont  l'usage  est 
journalier  et  sûr.:  c'est  le  droit  pour  le  roi  de  prendre 
son  ministère  dans  la  Chambre.  Le  plus  souvent  ce  sont 
alors  les  chefs  de  la  majorité  qui  deviennent  ministres, 
et,  par  leur  nomination,  l'accord  se  trouve  fait  entre  le 
roi  et  l'Assemblée  :  car  ils  sont  tout  à  la  fois  les  hommes 
de  l'Assemblée  et  les  hommes  du  roi.  Grâce  à  cet  expé- 
dient, non  seulement  l'Assemblée  est  rassurée,  puisque 
ses  conducteurs  administrent,  mais  encore  elle  est  con- 
tenue, parce  que  ceux-ci  deviennent  du  même  coup  com- 
pétents et  responsables.  Placés  au  centre  des  services, 
ils  peuvent  juger  si  la  loi  est  utile  ou  applicable;  obligés 
de  l'exécuter,  ils  en  calculent  les  effets  avant  de  la  pro- 
poser ou  de  l'accepter.  Rien  de  plus  sain  pour  une  majo- 
rité que  le  ministère  de  ses  chefs;  rien  de  plus  efficace 
pour  réprimer  ses  témérités  ou  ses  intempérances.  Un 


C  LA  RÉVOLUTION 

conducteur  de  train  ne  souffre  pas  volontiers  qu'on  ôte 
le  charbon  à  sa  machine,  ni  qu'on  casse  les  rails  sur  les- 
quels il  va  rouler.  —  Avec  toutes  ses  insuffisances  et  tous 
ses  inconvénients,  ce  procédé  est  encore  le  meilleur  qu'ait 
trouvé  l'expérience  humaine  pour  préserver  les  sociétés 
du  despotisme  et  de  l'anarchie.  Au  pouvoir  absolu  qui 
les  fonde  ou  les  sauve,  mais  qui  les  opprime  ou  les 
épuise,  on  a  substitué  peu  à  peu  des  pouvoirs  distincts 
reliés  entre  eux  par  un  tiers  arbitre,  par  une  dépendance 
réciproque  et  par  un  organe  commun. 

Mais,  aux  yeux  des  constituants,  l'expérience  n'a  pas 
de  poids,  et,  au  nom  des  principes,  ils  tranchent  succes- 
sivement tous  les  liens  qui  pourraient  forcer  les  deux 
pouvoirs  à  marcher  d'accord. — Point  de  Chambre  haute  ■ 
elle  serait  un  asile  ou  une  pépinière  d'aristocratie.  D'ail- 
leurs, «  la  volonté  nationale  étant  une  »,  il  répugne  «  de 
lui  donner  des  organes  différents  ».  C'est  ainsi  qu'ils 
procèdent  avec  des  définitions  et  des  distinctions  d'idéo- 
logie, appliquant  des  formules  et  des  métaphores  toutes 
faites.  —  Nulle  prise  au  roi  sur  le  corps  législatif:  l'exé- 
cutif est  un  bras  qui  ne  doit  qu'obéir,  et  il  serait  ridicule, 
que  le  bras  pût  en  quelque  façon  contraindre  ou  con- 
duire la  tète.  A  peine  si  l'on  concède  au  monarque  un 
veto  suspensif;  encore  Siéyès  proteste,  déclarant  que 
<i  c'est  là  une  lettre  de  cachet  lancée  contre  la  volonté 
«  générale  »,  et  l'on  soustrait  à  ce  veto  les  articles  de  la 
Constitution,  les  lois  de  finance  et  d'autres  lois  encore. 
—  Ce  n'est  pas  le  monarque  qui  convoque  l'Assemblée 
ni  les  électeurs  de  l'Assemblée  ;   il  n'a  rien  à  dire  ni  à 


L'ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE  ET  SON  ŒUVRE  7 

voir  clans  les  opérations  qui  la  forment  ;  les  électeurs  se 
réunissent  et  votent  sans  qu'il  les  appelle  ouïes  surveille. 
Une  fois  l'Assemblée  élue,  il  ne  peut  ni  l'ajourner  ni  la 
dissoudre.  Il  ne  peut  pas  même  lui  proposer  une  loi1,  il 
lui  est  seulement  permis  «  de  l'inviter  à  prendre  un 
«  objet  en  considération  ».  On  le  confine  dans  son  emploi 
exécutii  ;  bien  mieux,  on  bâtit  une  sorte  de  muraille  entre 
lui  et  l'Assemblée,  et  l'on  bouche  soigneusement  la  fis- 
sure par  laquelle  elle  et  lui  pourraient  se  donner  la  main. 
■ —  Défense  aux  députés  de  devenir  ministres  pendant 
toute  la  durée  de  leur  mandat  et  deux  ans  après  son 
terme  :  au  contact  de  la  cour,  on  craint  qu'ils  ne  se 
laissent  corrompre,  et,  de  plus,  quels  que  soient  les  mi- 
nistres, on  ne  veut  pas  subir  leur  ascendant2.  Si  l'un 
d'eux  est  introduit  dans  l'Assemblée,  ce  ne  sera  pas  pour 
y  donner  des  conseils,  mais  seulement  pour  fournir  des 
renseignements,  pour  répondre  à  des  interrogatoires, 
pour  protester  de  son  zèle  en  termes  humbles  et  en  pos- 
ture douteuse3.  Car,  à  titre  d'agent  royal,  il  est  suspect 
comme  le  roi  lui-même,  et  on  séquestre  le  ministre  dans 
ses  bureaux  comme  on  séquestre  le  roi  dans  son  palais. 


1.  L'initiative  reste  au  roi  sur  un  point  :  la  guerre  ne  peut  être 
décrétée  par  l'Assemblée  que  sur  sa  proposition  préalable  et  for- 
melle. Cette  exception  ne  fut  obtenue  qu'après  un  combat  violent 
et  par  un  effort  suprême  de  Mirabeau. 

2.  Discours  de  Lanjuinais,  7  novembre  1789.  a  Nous  avons  voulu 
«  la  séparation  des  pouvoirs.  Comment  donc  nous  propose-t-on 
«  de  réunir  dans  la  personne  des  ministres  le  pouvoir  législatif  au 
a  pouvoir  exécutif?  » 

3.  Voir  les  comparutions  de  ministres  devant  l'Assemblée  légis- 
lative. 


8  LA  RÉVOLUTION 

—  Tel  est  l'esprit  de  la  Constitution1  :  en  vertu  de  la 
théorie  et  pour  mieux  assurer  la  séparation  des  pouvoirs, 
on  a  détruit  à  jamais  leur  entente  volontaire,  et,  pour 
suppléer  à  leur  concorde  impossible,  il  ne  reste  plus  qu'à 
faire  de  l'un  le  maître  et  de  l'autre  le  commis. 

On  n'y  a  pas  manqué,  et,  pour  plus  de  sûreté,  on  a  fait 
de  celui-ci  un  commis  honoraire.  C'est  en  apparence  et 
de  nom  qu'on  lui  a  donné  le  pouvoir  exécutif;  de  fait  il 
ne  l'a  pas,  on  a  eu  soin  de  le  remettre  à  d'autres.  —  En 
effet  tous  les  agents  d'exécution,  tous  les  pouvoirs  secon- 
daires et  locaux,  sont  électifs.  Directement  ou  indirecte- 
ment, le  roi  n'a  aucune  part  au  choix  des  juges,  accu- 
sateurs publics,  évêques,  curés,  percepteurs  et  receveurs 
de  l'impôt,  commissaires  de  police,  administrateurs  de 
district  et  de  département,  maires  et  officiers  munici- 
paux. Tout  au  plus,  lorsqu'un  administrateur  viole  la 
loi,  il  peut  annuler  ses  actes,  le  suspendre;  encore  l'As- 
semblée, pouvoir  supérieur,  a-t-elle  le  droit  de  lever 
cette  suspension.  —  Quant  à  la  force  armée  dont  il  est 
censé  le  commandant  en  chef,  elle  lui  échappe  tout  en- 
tière :  la  garde  nationale  n'a  pas  d'ordre  à  recevoir  de 
lui  ;  la  gendarmerie  et  la  troupe  sont  tenues  d'obéir  aux 
réquisitions  des  autorités  municipales  qu'il  ne  peut  ni 
choisir  ni  révoquer.  Bref,  toute  action  locale,  c'est-à-dire 
toute  action  effective,  lui  est  retirée.  —  On  a  brisé  de 

1.  «  Toute  société  dans  laquelle  la  séparation  des  pouvoirs  n'est 
«  pas  déterminée  n'a  point  de  Constitution.  »  (Déclaration  des 
Droits,  article  XVI).  —  Ce  principe  est  emprunté  à  un  texte  de 
Montesquieu  et  à  la  Constitution  américaine.  Pour  tout  le  reste  on 
a  suivi  la  théorie  de  liousseau 


L'ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE  ET  SON  ŒUVRE  9 

parti  pris  l'instrument  exécutif;  on  a  rompu  le  lien  qui 
attachait  les  rouages  des  extrémités  à  la  poignée  du 
centre,  et  désormais,  incapable  d'imprimer  l'impulsion, 
cette  poignée,  aux  mains  du  monarque,  reste  inerte  ou 
pousse  dans  le  vide.  «  Chef  suprême  de  l'administration 
«  générale  et  de  l'armée  de  terre  et  de  mer,  gardien  de 
«  l'ordre  et  de  la  tranquillité  publique,  représentant  héré- 
«  ditaire  de  la  nation  » ,  en  dépit  de  tous  ces  beaux  titres, 
le  roi  n'a  aucun  moyen  d'appliquer  sur  place  ses  pré- 
tendus pouvoirs,  de  faire  dresser  le  tableau  des  imposi- 
tions dans  telle  commune  récalcitrante,  de  faire  payer 
l'impôt  à  tel  contribuable  en  retard,  de  faire  circuler  un 
convoi  de  blé,  exécuter  un  jugement  rendu,  réprimer 
une  émeute,  protéger  les  propriétés  et  les  personnes. 
Car  sur  les  agents  qu'on  lui  déclare  subordonnés  il  ne 
peut  exercer  de  contrainte;  ses  seules  ressources  sont 
les  avertissements  et  la  persuasion.  Il  envoie  à  chaque 
assemblée  de  département  les  décrets  qu'il  a  sanctionnés, 
l'invite  à  les  transmettre  et  à  les  faire  exécuter,  reçoit 
ses  correspondances,  la  blâme  ou  l'approuve.  Rien  de 
plus  :  il  n'est  qu'un  intermédiaire  impuissant,  un  héraut 
ou  moniteur  public,  sorte  d'écho  central,  sonore  et  vain, 
où  les  nouvelles  arrivent  et  d'où  les  lois  partent  pour 
retentir  comme  un  simple  bruit. 

Tel  que  le  voilà,  et  tout  amoindri  qu'il  est,  on  le  trouve 
encore  trop  fort.  On  lui  ôte  le  droit  de  grâce,  «  ce  qui 
«  coupe  la  dernière  artère  du  gouvernement  monarchi- 
«  que1  ».  On  multiplie  contre  lui  les  précautions.  Il  ne 

1    Mercure  de  France,  mot  de  Mallet  du  Pan. 


JO  LA  RÉVOLUTION 

peut  déclarer  la  guerre  que  sur  un  décret  de  l'Assem- 
blée. Il  est  obligé  de  cesser  la  guerre  sur  un  décret  de 
l'Assemblée.  Il  ne  peut  conclure  un  traité  de  paix,  d'al- 
liance ou  même  de  commerce  qu'avec  la  ratification  de 
l'Assemblée.  On  déclare  expressément  qu'il  ne  nomme 
que  les  deux  tiers  des  contre-amiraux,  la  moitié  des 
lieutenants  généraux,  maréebaux  de  camp,  capitaines  de 
vaisseau  et  colonels  de  la  gendarmerie,  le  tiers  des  co- 
lonels et  lieutenants-colonels  de  la  ligne,  le  sixième  des 
lieutenants  de  vaisseau.  Il  ne  pourra  faire  séjourner  ou 
passer  de  troupes  qu'à  50  000  toises  de  l'Assemblée.  Il 
n'aura  qu'une  garde  de  1800  hommes,  tous  vérifiés  et 
garantis  contre  ses  séductions  par  le  serment  civique. 
Son  héritier  présomptif  ne  sortira  pas  du  royaume  sans 
la  permission  de  l'Assemblée.  C'est  l'Assemblée  qui,  par 
une  loi,  réglera  l'éducation  de  son  fils  mineur.  —  A  toutes 
ces  précautions  on  ajoute  des  menaces  :  contre  lui,  cinq 
cas  de  déchéance;  contre  ses  ministres  responsables, 
huit  cas  de  condamnation  à  douze  et  à  vingt  ans  de  gêne, 
cinq  cas  de  condamnation  à  mort1.  —  Partout,  entre  les 
lignes  de  la  Constitution,  on  lit  la  perpétuelle  préoccu- 
pation de  se  mettre  en  garde,  l'arrière-pensée  d'une  tra- 
hison, la  persuasion  que  le  pouvoir  exécutif,  quel  qu'il 
soit,  est  par  nature  un  ennemi  public.  —  Si  on  lui  refuse 
la  nomination  des  juges,  c'est  en  alléguant  que  «  la  cour 
«  et  les  ministres  sont  la  partie  la  plus  méprisable  de  la 


1.  Constitution    de    1791,    chap.    n.    articles    5,    6,    7.    — 
Décret   du  '.',')  septembre-6  octobre   1791,   section  m,  articles  -'> 


L'ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE  ET  SON  ŒUVRE  11 

nation1  ».  Si  on  lui  a  concédé  la  nomination  des  mi- 
nistres, c'est  en  alléguant  que  «  des  ministres  nommés 
«  par  le  peuple  seraient  nécessairement  trop  estimés  ». 
—  Il  est  de  principe  que  «  le  corps  législatif  doit  seul 
«  avoir  la  confiance  du  peuple  »,  que  l'autorité  royale 
corrompt  son  dépositaire,  que  le  pouvoir  exécutif  est  tou- 
jours tenté  d'abuser  et  de  conspirer.  Si  on  l'introduit 
dans  la  Constitution,  c'est  à  regret,  par  nécessité,  à  con- 
dition de  l'envelopper  d'entraves  :  il  sera  d'autant  moins 
nuisible  qu'il  sera  plus  restreint,  plus  surveillé,  plus 
intimidé  et  plus  dénoncé.  —  Visiblement  un  pareil  rôle 
était  intolérable,  et  il  fallait  un  homme  aussi  passif  que 
Louis  XVI  pour  s'y  résigner.  Mais,  quoi  qu'il  fasse,  il  ne 
peut  le  rendre  tenable.  Il  a  beau  s'y  renfermer  scrupu- 
leusement et  exécuter  la  Constitution  à  la  lettre;  parce 
qu'il  est  impuissant,  l'Assemblée  le  juge  tiède  et  lui  im- 
pute les  tiraillements  d'une  machine  qu'il  ne  mène  pas. 
S'il  ose  une  fois  se  servir  de  son  veto,  c'est  rébellion, 
rébellion  d'un  fonctionnaire  contre  son  supérieur  qui  est 
l'Assemblée,  rébellion  d'un  sujet  contre  son  souverain 
qui  est  le  peuple.  En  ce  cas  sa  déchéance  est  de  droit; 
l'Assemblée  n'a  plus  qu'à  la  prononcer  :  le  peuple  n'a 
plus  qu'à  l'exécuter,  et  la  Constitution  aboutit  à  une  ré- 
volution. —  Un  pareil  mécanisme  se  détruit  par  son 
propre  jeu.  Conformément  à  la  théorie  philosophique,  on 
a  voulu  séparer  les  deux  rouages  du  gouvernement  ;  pour 
cela  il  a  fallu  les  dessouder  et  les  isoler  l'un  de  l'autre. 

1.  Discours  de  Barnave  et  de  Rœderer  à  l'Assemblée  consti- 
tuante. —  Discours  de  Barnave  et  de  Duport  aux  Jacobins. 


12  LA  RÉVOLITION 

Conformément  au  dogme  populaire,  ou  a  voulu  subor- 
donner le  rouage  actif  et  amortir  tous  ses  effets;  pour 
cela,  il  a  fallu  le  réduire  au  minimum,  rompre  ses  arti- 
culations, et  le  suspendre  en  l'air  pour  y  tourner  connue 
un  jouet  ou  comme  un  obstacle.  Infailliblement,  on  finira 
par  le  briser  à  titre  d'obstacle,  après  l'avoir  froissé  a 
titre  de  jouet. 

Il 

Descendons  du  centre  aux  extrémités,  et  voyons  les 
administrations  en  exercice1.  —  Pour  qu'un  service  se 
fasse  bien  et  avec  précision,  il  faut  d'abord  qu'il  ait  un 
chef  unique,  et  ensuite  que  ce  chef  puisse  nommer, 
récompenser,  punir  et  révoquer  ses  subordonnés.  —  Car, 
d'une  part,  étant  unique,  il  se  sent  responsable,  et  il 
porte  dans  la  conduite  des  affaires  une  attention,  une  ini- 
tiative, une  cohérence,  un  tact  que  ne  peut  avoir  une 
commission;  les  sottises  ou  défaillances  collectives  n'en- 
gagent personne,  et  le  commandement  n'est  efficace  que 
dans  une  seule  main.  —  D'autre  part,  étant  maître,  il 
peut  compter  sur  les  subalternes  qu'il  a  choisis,  qu'il 


1.  Principaux  textes  (Duvergicr,  Collection  des  lois  et  décrets). 
—  Lois  sur  l'organisation  municipale  et  administrative,  14  décem- 
bre et  22  décembre  1789,  12-20  août  1790,  15  mars  1791.  Sur 
l'organisation  municipale  de  Paris,  21  mai-27  juin  1790.  —  Lois 
sur  l'organisation  judiciaire,  1 0-2 i  août  1790,  16-29  septembre 
1791,  29  Beptembre-21  octobre  1791.  —  Lois  sur  l'organisation 
militaire,  23  septembre -29  octobre  1790,  16  janvier  1791,  27- 
28  juillet  1791.  —  Luis  sur  l'organisation  financière,  li-2J  novem- 
bre 1790,  23  novembre  1790,  17  mars  1791,  20  Beptembre-2  ocio- 
bre  1701. 


L'ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE  ET  SON  ŒUVRE  13 

maintient  par  l'espérance  et  par  la  crainte,  et  qu'il  ren- 
voie s'ils  fonctionnent  mal;  sinon,  il  ne  les  tient  pas,  ils 
ne  sont  pas  des  outils  sûrs.  —  A  cette  condition  seule- 
ment, un  directeur  de  chemin  de  fer  peut  promettre  que 
ses  aiguilleurs  seront  à  leur  poste.  A  cette  condition  seu- 
lement, un  directeur  d'usine  peut  s'engager  à  livrer  une 
commande  au  jour  fixé.  Dans  toute  entreprise  privée  ou 
publique,  la  contrainte  directe  et  rapide  est  le  seul 
moyen  connu,  humain,  possible,  d'assurer  l'obéissance 
et  la  ponctualité  des  agents.  —  C'est  ainsi  qu'en  tout 
pays  on  a  toujours  administré,  par  un  ou  plusieurs  atte- 
lages de  fonctionnaires,  chacun  sous  un  conducteur  cen- 
tral qui  tient  toutes  les  guides  rassemblées  en  ses  seules 
mains. 

Tout  au  rebours  dans  la  Constitution  nouvelle.  Aux 
yeux  de  nos  législateurs,  l'obéissance  doit  toujours  être 
spontanée,  jamais  forcée,  et,  pour  supprimer  le  despo- 
tisme, ils  suppriment  le  gouvernement.  Règle  générale, 
dans  la  hiérarchie  qu'ils  établissent,  les  subordonnés 
sont  indépendants  de  leur  supérieur;  car  celui-ci  ne  les 
nomme  pas  et  ne  peut  les  destituer;  il  ne  garde  sur  eux 
qu'un  droit  de  conseil  et  de  remontrance.  Tout  au  plus, 
en  certains  cas,  il  lui  est  permis  d'annuler  leurs  actes, 
de  leur  infliger  une  suspension  provisoire,  révocable  et 
contestée.  —  Ainsi  qu'on  l'a  vu,  aucun  pouvoir  local 
n'est  délégué  par  le  pouvoir  central  ;  celui-ci  ressemble 
à  un  homme  sans  mains  ni  bras  dans  un  fauteuil  doré.  Le 
ministre  des  finances  ne  peut  nommer  ni  destituer  un 
seul  percepteur  ou  receveur;  le  ministre  de  l'intérieur, 


1 |  LA  RÉVOLUTION 

un  seul  administrateur  de  département,  de  district  ou 
de  commune;  le  ministre  de  la  justice,  un  seul  juge  ou 
accusateur  public.  Dans  ces  trois  services,  le  roi  n'a 
qu'un  homme  à  lui,  le  commissaire  chargé  de  requérir 
auprès  des  tribunaux  l'observation  des  lois,  et,  après 
sentence,  l'exécution  des  jugements  rendus.  —  De  ce 
coup,  tous  les  muscles  du  pouvoir  central  sont  tranchés, 
et  désormais  chaque  département  est  un  petit  État  qui 
vit.  à  part. 

Mais,  dans  le  département  lui-même,  une  amputation 
pareille  a  coupé  de  même  tous  les  liens  par  lesquels  le 
supérieur  pouvait  maintenir  et  conduire  le  subordonné. 
—  Si  les  administrateurs  du  département  peuvent  agir 
sur  ceux  des  districts,  et  ceux  du  district  sur  ceux  des 
municipalités,  ce  n'est  aussi  que  par  voie  de  réquisition 
et  de  semonce.  Nulle  part  le  supérieur  n'est  un  com- 
mandant qui  ordonne  et  contraint;  partout  il  n'est 
qu'un  censeur  qui  avertit  et  gronde.  —  Pour  affaiblir 
encore  cette  autorité  déjà  si  affaiblie,  à  chaque  degré  de 
la  biérarchie  on  l'a  divisée  entre  plusieurs.  Ce  sont  des 
conseils  superposés  qui  administrent  le  département,  le 
district  et  la  commune.  Dans  aucun  de  ces  conseils  il 
n'y  a  de  tête  dirigeante.  Partout  l'exécution  et  la  per- 
manence  appartiennent  à  des  directoires  de  quatre  ou 
iniit  membres,  à  un  bureau  de  deux,  trois,  quatre,  six 
el  tep!  membres,  dont  le  chef  élu,  président  ou  maire*, 

1.  Décrété  du  I  i  décembre  1789,  du  22  décembre  1789.  Excep- 
tion :  «  Dana  les  municipalités  réduites  à  trois  membres  (com- 
«  mune  au  dessous  de  500  habitants),  l'exécution  sera  conliée  au 
t  maire  seul.  > 


L'ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE  ET  SON  ŒUVRE  15 

n'a  qu'une  primauté  honorifique.  Partout  la  décision  et 
l'action,  émoussées,  ralenties,  écourtées,  par  le  bavar- 
dage et  les  procédures  de  la  délibération,  ne  peuvent 
jaillir  qu'après  l'accord  pénible  et  tumultueux  de  plu- 
sieurs volontés  discordantes.  —  Tout  électifs  et  collec- 
tifs que  soient  ces  pouvoirs,  on  se  prémunit  encore 
contre  eux.  Non  seulement  on  les  soumet  au  contrôle 
d'un  conseil  élu,  non  seulement  on  les  renouvelle  par 
moitié  tous  les  deux  ans,  mais  encore  le  maire  et  le 
procureur  de  la  commune  après  quatre  ans  d'exercice, 
le  procureur-syndic  de  département  ou  de  district  après 
huit  ans  d'exercice,  le  receveur  de  district  après  six 
ans  d'exercice,  ne  sont  plus  réélus.  Tant  pis  pour  les 
affaires  et  pour  le  public  s'ils  ont  mérité  et  gagné  la 
confiance  des  électeurs,  s'ils  ont  acquis  par  la  pratique 
une  compétence  rare  et  précieuse;  on  ne  veut  pas  qu'ils 
s'ancrent  dans  leur  poste.  Peu  importe  que  leur  main- 
tien introduise  dans  leur  service  l'esprit  de  suite  et  la 
prévoyance;  on  craint  qu'ils  ne  prennent  trop  d'in- 
fluence, et  la  loi  les  chasse  dès  qu'ils  deviennent 
experts  et  autorisés.  —  Jamais  la  jalousie  et  le  soupçon 
n'ont  été  plus  en  éveil  contre  le  pouvoir  même  légal  et 
légitime.  On  le  mine  et  on  le  sape  jusque  dans  les  ser- 
vices où  l'on  en  reconnaît  la  nécessité,  jusque  dans 
l'armée  et  dans  la  gendarmerie1.  —  Dans  l'armée,  pour 
nommer  un  sous-officier,  les  sous-officiers  forment  une 

1.  Lois  du  23  septembre- 29  octobre  1790,  du  16  janvier  1791 
(Titres  II  et  VII).  —  Cf.  les  prescriptions  de  la  loi  sur  les  tribu- 
naux militaires.  Dans  tout  jury  d'accusation  ou  de  jugement,  un 
septième  des  jurés  est  pris  parmi  les  sous-officiers,  et  un  sep- 


16  LA  RÉVOLUTION 

liste,  et  le  capitaine  en  extrait  trois  sujets,  entre  les- 
quels le  colonel  choisit.  Pour  choisir  un  sous-lieutenant, 
/nus  les  officiers  volent,  et  il  est  nommé  à  la  majorité 
des  suffrages.  —  Dans  la  gendarmerie,  pour  nommer  un 
gendarme,  le  directoire  du  département  fait  une  liste, 
le  colonel  y  désigne  cinq  noms,  et  le  directoire  en 
choisit  un.  Pour  choisir  un  brigadier ,  un  maréchal  des 
1  « ».l; i s  ou  un  lieutenant,  voici,  outre  le  directoire  et  le 
colonel,  une  autre  intervention,  celle  des  sous-officiers 
et  officiers.  C'est  un  système  compliqué  d'élections  et  de 
triages,  qui,  remettant  une  portion  du  choix  à  l'autorité 
civile  et  aux  subordonnés  militaires,  ne  laisse  au  colo- 
nel que  le  tiers  ou  le  quart  de  son  ancien  ascendant.  — 
Quant  à  la  garde  nationale,  le  principe  nouveau  y  est 
appliqué  sans  réserve.  Tous  les  sous-officiers  et  les 
officiers,  jusqu'au  grade  de  capitaine,  sont  élus  par 
leurs  hommes.  Tous  les  officiers  supérieurs  sont  élus 
par  les  officiers  inférieurs.  Tous  les  sous-officiers  et  tous 
les  officiers  inférieurs  et  supérieurs  sont  élus  pour  un 
an  seulement,  et  ne  peuvent  être  réélus  qu'après  un  an 
d'intervalle,  pendant  lequel  ils  auront  servi  comme 
simples  gardes1.  —  La  conséquence  est  manifeste  : 
dans  tout  l'ordre  civil  et  dans  tout  l'ordre  militaire,  le 
commandement  est  énervé;  les  subalternes  ne  sont 
j >l us  des  instruments  exacts  et  sûrs;  le  chef  n'a  plus 
sur  eux  de  prise  efficace.  Partant,  ses  ordres  ne  ren- 

lième  parmi  les  soldats:  de  plus,  selon  le  grade  de  l'accusé,  on 

double  le  n bre  des  jurés  de  son  grade. 

1.  Loi  du  28  jufflet-12  août  1791, 


L'ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE  ET  SON  ŒUVRE  17 

rouiront  qu'une  obéissance  molle,  une  déférence  dou- 
teuse, parfois  une  résistance  ouverte;  leur  exécution 
demeure  languissante,  incertaine,  incomplète,  jusqu'à 
ce  qu'elle  devienne  nulle,  et  la  désorganisation  latente, 
puis  flagrante,  est  instituée  par  la  loi. 

De  degré  en  degré  dans  la  hiérarchie,  le  pouvoir  a 
glissé,  et,  en  vertu  de  la  Constitution,  il  appartient 
désormais  aux  magistrats  qui  siègent  au  plus  bas  de 
l'échelle.  Ce  n'est  pas  le  roi,  ce  n'est  pas  le  ministre,  ce 
n'est  pas  le  directoire  du  département  ou  du  district 
qui  commandent  dans  la  commune;  ce  sont  les  officiers 
municipaux,  et  ils  y  régnent  autant  qu'on  peut  régner 
dans  une  petite  république  indépendante.  Seuls  ils  ont 
cette  main-forte,  qui  fouille  dans  la  poche  du  contri- 
buable récalcitrant  et  assure  le  recouvrement  de  l'im- 
pôt, qui  saisit  l'émeutier  au  collet  et  sauvegarde  les 
propriétés  et  les  vies,  bref  qui  convertit  en  actes  les 
promesses  ou  les  menaces  de  la  loi.  Sur  leur  réquisition, 
toute  force  armée,  garde  nationale,  troupe,  gendarme- 
rie, doit  marcher.  Seuls  parmi  les  administrateurs,  ils 
ont  ce  droit  souverain;  le  département  et  le  district  ne 
peuvent  que  les-  inviter  à  s'en  servir.  Ce  sont  eux  qui 
proclament  la  loi  martiale.  Ainsi  la  poignée  de  l'épée 
est  dans  leurs  mains1.  —  Assistés  de  commissaires  que 
nomme  le  conseil  général  de  la  commune,  ils  dressent 
le  tableau  de  l'imposition  mobilière  et  foncière,  fixent 

1.  Lois  du  14  novembre  1789  (art.  52),  du  10-14  août  1789.  — 
Instruction  du  10-20  août  1790,  §  8.  —  Loi  du  21  octobre-21  no- 
vembre 1789. 


LA    REVOLUTION.    Il, 


T.  IV .  —  2 


18  LA  RÉVOLUTION 

la  quote-part  de  chaque  contribuable,  adjugent  la  per- 
ception, vérifient  les  registres  et  la  caisse  du  per- 
cepteur, visent  ses  quittances,  déchargent  les  insol- 
vables, répondent  des  rentrées  et  autorisent  les  con- 
traintes1. Ainsi  la  bourse  des  particuliers  est  à  leur 
discrétion,  et  ils  y  puisent  ce  qu'ils  jugent  appar- 
tenir au  public.  —  Ayant  la  bourse  et  l'épée,  rien 
ne  leur  manque  pour  être  maîtres,  d'autant  plus  qu'en 
toute  loi  l'application  leur  appartient,  que  nulle  injonc- 
tion de  l'Assemblée  au  roi,  du  roi  aux  ministres,  des 
ministres  aux  départements,  du  département  aux  dis- 
tricts, du  district  aux  communes,  n'aboutit  à  l'effet 
local  et  réel  que  par  eux,  que  chaque  mesure  générale 
subit  leur  interprétation  particulière,  et  peut  toujours 
être  défigurée,  amortie,  exagérée,  au  gré  de  leur  timi- 
dité et  de  leur  inertie,  de  leur  violence  et  de  leur  par- 
tialité. --  Aussi  bien  ils  ne  tardent  guère  à  sentir  leur 
force.  De  toutes  parts  on  les  voit  argumenter  contre  leurs 
supérieurs,  contre  les  ordres  du  district,  du  départe- 
ment, des  ministres,  de  l'Assemblée  elle-même,  allé- 
guer les  circonstances,  leur  manque  de  moyens,  leur 
danger,  le  salut  public,  ne;  pas  obéir,  agir  d'eux-mêmes, 
désobéir  en  face,  se  glorifier  d'avoir  désobéi  et  réclamer 
f-n  droit  la  toute-puissance  qu'ils  exercent  en  fait.  Ceux 
deTroyes*,  à  la  fête  de  la  Fédération,  refusent  de  subir 

1.  Lois  du  M  novembre,  23  novembre  1700,  du  1~>  janvier, 
26  Bepl  imbre,  9  octobre  1791. 

lj.  Albert  Babeuu,  1, 327  (Fôte  de  la  Fédération  «lu  -Il  juil- 
let 1790).  —  Archives  nationales,  F7,  5215  (17  mai  1791,  délibé- 
ration du  conseil  général  de  la  commune  de  bivst.  17  et  10  mai, 


L'ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE  ET  SON  ŒUVRE  10 

la  préséance  du  département,  et  la  réclament  pour  eux- 
m<mies,  comme  «  immédiats  représentants  du  peuple  ». 
Ceux  de  Brest,  malgré  les  défenses  réitérées  du  district, 
envoient  quatre  cents  hommes  et  deux  canons  pour 
soumettre  une  commune  voisine  à  son  curé  assermenté. 
Ceux  d'Arnay-le-Duc  arrêtent  Mesdames,  malgré  leur 
passeport  signé  des  ministres,  les  retiennent  malgré 
les  ordres  du  district  et  du  département,  persistent  à 
leur  barrer  le  passage  malgré  le  décret  spécial  de 
l'Assemblée  nationale,  et  envoient  deux  députés  à  Paris 
pour  faire  prévaloir  leur  décision.  Arsenaux  pillés, 
citadelles  envahies,  convois  arrêtés,  courriers  retenus, 
lettres  interceptées,  insubordination  incessante  et  crois- 
sante, usurpations  sans  trêve  ni  mesure,  les  municipa- 
lités s'arrogent  toute  licence  dans  leur  territoire  et  par- 
fois hors  de  leur  territoire.  —  Désormais  il  y  a  qua- 
rante mille  corps  souverains  dans  le  royaume.  On  leur  a 
mis  la  force  en  main,  et  ils  en  usent.  Ils  en  usent  si 
bien,  que  l'un  d'eux,  celui  de  Paris,  profilant  du  voisi- 
nage, assiégera,  mutilera,  gouvernera  la  Convention 
nationale,  et,  par  celle-ci,  la  France. 

III 

Suivons  ces  rois  municipaux  dans  leur  domaine  :  leur 
tâche  est  immense  et  au  delà  de  ce  que  les  forces  hu- 

lettres  du  directoire  du  district).  —  Mercure,  n°  du  5  mars  1791. 
«  Mesdames  sont  retenues,  jusqu'au  retour  des  deux  députés  que 
t  la  République   d'Arnay-le-Duc  envoie  aux   représentants  de  la 


20  LA  REVOLUTION 

maincs  peuvent  porter.  Car  tous  les  détails  de  l'exécu- 
tion leur  sont  confiés,  et  il  ne  s'agit  pas  pour  eux  d'une 
petite  routine  à  suivre,  mais  d'un  ordre  social  tout  en- 
tier à  défaire,  et  d'un  ordre  social  tout  entier  à  consti- 
tuer.—  Ils  ont  quatre  milliards  de  biens  ecclésiastiques, 
mobiliers  et  immobiliers,  bientôt  deux  milliards  et 
demi  de  biens  d'émigrés  à  séquestrer,  évaluer,  gérer, 
inventorier,  dépecer,  vendre  et  faire  payer.  Ils  ont  sept 
ou  buit  mille  religieux  et  trente  mille  religieuses  à  dé- 
placer, installer,  autoriser  et  pourvoir.  Ils  ont  quarante- 
six  mille  ecclésiastiques,  évoques,  chanoines,  curés, 
vicaires,  à  déposséder,  à  remplacer,  souvent  de  force, 
plus  tard  à  expulser,  interner,  emprisonner  et  nourrir. 
Ils  sont  obligés  de  discuter,  tracer,  apprendre,  ensei- 
gner au  public  les  nouvelles  circonscriptions  territo- 
riales, celle  de  la  commune,  celle  du  district,  celle  du 
département.  Il  leur  faut  convoquer,  loger,  protéger  les 
nombreuses  assemblées  primaires  et  secondaires,  sur- 
veiller leurs  opérations  qui  parfois  durent  plusieurs  se- 
maines,  installer  leurs  élus,  juges  de  paix,  officiers  de 
la  garde  nationale,  juges,  accusateurs  publics,  curés, 
évoques,  administrateurs  de  district  et  de  département. 
Ils  doivent  dresser  à  nouveau  le  tableau  de  tous  les  con- 
tribuables, répartir  (Mitre  eux  suivant  un  mode  nouveau 
des  impôts  tout  nouveaux,  mobiliers  et  fonciers,  statuer 
sur  les  réclamations,  nommer  un  percepteur,  vérifier 
régulièrement  sa  caisse  et  ses  livres,  lui  prêter  main- 

f  iKitinn.  pour  leur  démontrer  la  nécessité  d'enfermer  les  lantea 

«  du  roi  dans  le  royaume.  » 


L'ASSEMBLEE  CONSTITUANTE  ET  SON  ŒUVRE  21 

forte,  prêter  main-forte  à  la  perception  des  aides  et  de 
la  gabelle,  qui,  vainement  réduites,  égalisées,  transfor- 
mées par  l'Assemblée  nationale,  ne  rentrent  plus  malgré 
ses  décrets.  Ils  ont  à  trouver  des  fonds  pour  habiller, 
équiper,  armer  la  garde  nationale,  à  intervenir  entre 
elle  et  les  commandants  militaires,  à  maintenir  l'accord 
entre  ses  divers  bataillons.  Ils  ont  à  défendre  les  forêts 
du  pillage,  à  empêcher  l'envahissement  des  communaux, 
à  maintenir  l'octroi,  à  protéger  les  anciens  fonction- 
naires, les  ecclésiastiques  et  les  nobles  suspects  et  me- 
nacés, par-dessus  tout  à  pourvoir,  n'importe  comment, 
à  l'approvisionnement  de  la  commune  qui  manque  de 
subsistances,  par  suite  à  provoquer  des  souscriptions,  à 
négocier  des  achats  au  loin  et  jusqu'à  l'étranger,  à  faire 
marcher  des  escortes,  à  dédommager  les  boulangers,  à 
garnir  le  marché  chaque  semaine,  malgré  la  disette, 
malgré  l'insécurité  des  routes  et  malgré  la  résistance  des 
cultivateurs.  —  C'est  à  peine  si  un  chef  absolu,  envoyé 
de  loin  et  d'en  haut,  le  plus  énergique  et  le  plus  expert, 
soutenu  par  la  force  armée  la  plus  disciplinée  et  la 
plus  obéissante,  viendrait  à  bout  d'une  pareille  besogne, 
et,  à  sa  place,  il  n'y  a  qu'une  municipalité  à  qui  tout 
manque,  l'autorité,  l'instrument,  l'expérience,  la  capa- 
cité et  la  volonté. 

Dans  la  campagne,  dit  un  orateur  à  la  tribune1,  «  sur 
«  40  000  municipalités,  il  y  en  a  l20  000  où  les  officiers 
«  municipaux  ne  savent  ni  lire  ni  écrire  ».  En  effet,  le 

1.  Moniteur,  X,  132,  discours  de  M.  de  Labergerie,  8  novem- 
bre 1791 


22  LA  REVOLUTION 

curé  en  est  exclu  par  la  loi,  et,  sauf  en  Vendée,  le  sei- 
gneur en  est  exclu  par  l'opinion.  D'ailleurs,  en  beaucoup 
de  provinces,  on  ne  parle  que  patois1;  le  français,  sur- 
tout le  français  philosophique  et  abstrait  des  lois  et  pro- 
clamations nouvelles,  demeure  un  grimoire.  Impossible 
d'entendre  et  d'appliquer  les  décrets  compliqués,  les 
instructions  savantes  qui  arrivent  de  Paris.  —  Ils  vien- 
nent à  la  ville,  se  font  expliquer  et  commenter  tout  au 
long  l'office  dont  ils  sont  chargés,  tâchent  de  compren- 
dre, paraissent  avoir  compris,  puis,  la  semaine  suivante, 
reviennent  n'ayant  rien  compris  du  tout,  ni  la  façon  de 
tenir  les  registres  de  l'état  civil,  ni  la  manière  de  dres- 
ser le  rôle  des  impôts,  ni  la  distinction  des  droits  féo- 
daux abolis  et  des  droits  féodaux  maintenus,  ni  les 
règles  qu'ils  doivent  faire  observer  dans  les  opérations 
électorales,  ni  les  limites  que  la  loi  pose  à  leur  subor- 
dination et  à  leurs  pouvoirs.  Rien  de  tout  cela  n'entre 
dans  leur  cervelle  brute  et  novice;  au  lieu  d'un  paysan 
qui  vient  de  quitter  ses  bœufs,  il  faudrait  ici  un  homme 
de  loi,  aidé  d'un  commis  exercé.  —  A  leur  ignorance, 
ajoutez  leur  prudence;  ils  ne  veulent  pas  se  faire  d'en- 
nemis dans  leur  commune,  et  ils  s'abstiennent,  surtout 
en  matière  d'impôt.  Neuf  mois  après  le  décret  sur  la 
contribution  patriotique,  «  28  000  municipalités  sont  en 
0  retard, et  n'ont  (encore)  envoyé  ni  rôles  ni  aperçus'  ». 

i.  A  Slontauban,  dans  le  salon  de  l'intendant,  les  dames  du  pays 

ne  parlaient  que  patois,  et  la   grand'mère  de  la  personne  lus 

bien  élevée  qui  m'a  raconté  ce  l'ait  u'entendail  pas  d'autre  langue. 

Moniteur,  V,  103,   séance  du    18   juillet    1790,    Discours    de 

M   l.e  Couteulx,  rapporteur. 


L'ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE  ET  SON  ŒUVRE  25 

A  la  fin  de  janvier  179*2,  «  sur  40  911  municipalités, 
«  5448  seulement  ont  déposé  leurs  matrices,  2560  rôles 
«  seulement  sont  définitifs  et  en  recouvrement.  Un 
«  grand  nombre  n'ont  pas  même  commencé  leurs  états 
«  de  sections1  ».  —  C'est  bien  pis  quand  ils  croient 
avoir  compris  et  se  mettent  en  devoir  d'appliquer.  Dans 
leur  esprit  incapable  d'abstractions,  la  loi  se  transforme 
et  se  déforme  par  des  interprétations  extraordinaires. 
On  verra  ce  qu'elle  y  devient  quand  il  s'agit  des  droits 
féodaux,  des  forêts,  des  communaux,  de  la  circulation 
des  blés,  du  taux  des  denrées,  de  la  surveillance  des 
aristocrates,  de  la  protection  des  personnes  et  des  pro- 
priétés. Selon  eux,  elle  les  autorise  et  les  invite  à  faire, 
de  force  et  à  l'instant  tout  ce  dont  ils  ont  besoin  ou 
envie  pour  le  moment.  —  Plus  affiné,  et  capable  le  plus 
souvent  d'entendre  les  décrets,  l'officier  municipal  des 
gros  bourgs  et  des  villes  n'est  guère  plus  en  état  de  les 
bien  mettre  en  pratique.  Sans  doute  il  est  intelligent, 
plein  de  bonne  volonté,  zélé  pour  le  bien  public.  En 
somme,  pendant  les  deux  premières  années  de  la  Révo- 
lution, c'est  la  portion  la  plus  instruite  et  la  plus  libé- 
rale de  la  bourgeoisie  qui,  à  la  municipalité  comme  au 
département  et  au  district,  arrive  aux  affaires.  Presque 
tous  sont  des  hommes  de  loi,  avocats,  notaires,  procu- 

1.  Moniteur,  XI,  283,  séance  du  2  février  1792,  discours  de 
Cambon  :  «  Ils  s'en  retournent  croyant  entendre  ce  qu'on  leur  a 
«  bien  expliqué,  mais  reviennent  le  lendemain  pour  recevoir  de 
«  nouvelles  explications.  Des  avoués  refusent  de  se  rendre  sur 
«  les  lieux  pour  diriger  les  municipalités,  disant  qu'ils  n'y  enten- 
c  dent  rien.  » 


24  LA  RÉVOLUTION 

reurs,  avec  un  petit  nombre  d'anciens  privilégiés  imbus 
du  même  esprit,  un  chanoine  à  Besançon,  un  gentil- 
homme à  Nîmes.  Ils  ont  les  meilleures  intentions,  ils 
aiment  l'ordre  et  la  liberté,  ils  donnent  leur  temps  et 
leur  argent,  ils  siègent  en  permanence,  ils  accomplis- 
sent un  travail  énorme;  souvent  même  ils  s'exposent 
volontairement  à  de  grands  dangers.  —  Mais  ce  sont 
des  bourgeois  philosophes,  semblables  en  cela  à  leurs 
députés  de  l'Assemblée  nationale,  et,  à  ce  double  titre, 
aussi  incapables  que  leurs  députés  de  gouverner  une 
nation  dissoute.  A  ce  double  titre,  ils  sont  malveillants 
pour  l'ancien  régime,  hostiles  au  calholicisme  et  aux 
droits  féodaux,  défavorables  au  clergé  et  à  la  noblesse, 
enclins  à  étendre  la  portée  et  à  exagérer  la  rigueur 
des  décrets  récents,  partisans  des  droits  de  l'homme, 
par  suite  humanitaires,  optimistes,  disposés  à  excuser 
les  méfaits  du  peuple,  hésitants,  tardifs  et  souvent 
timides  en  face  de  l'émeute,  bref  excellents  pour  écrire, 
exhorter  et  raisonner,  mais  non  pour  casser  des  tètes  et 
pour  se  faire  casser  les  os.  Rien  ne  les  a  préparés  à 
devenir,  du  jour  au  lendemain,  des  hommes  d'action. 
Jusqu'ici  ils  ont  toujours  vécu  en  administrés  passifs, 
en  particuliers  paisibles,  en  gens  de  cabinet  et  de  bu- 
reau, casaniers,  discoureurs  et  polis,  à  qui  les  phrases 
cachaient  les  choses  et  qui,  le  soir,  sur  le  mail,  à  la 
promenade,  agitaient  les  grands  principes  du  gouverne- 
ment sans  prendre  garde  au  mécanisme  effectif  qui, 
avec  la  maréchaussée  pour  dernier  rouage,  protégeait 
leur  sécurité,  leur  promenade  et  leur  conversation.  Ils 


L'ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE  ET  SON  ŒUVRE  25 

n'ont  point  ce  sentiment  du  danger  social  qui  fait  le 
chef  véritable  et  qui  subordonne  les  émotions  de  la 
pitié  nerveuse  aux  exigences  du  devoir  public.  Ils  ne 
savent  pas  qu'il  vaut  mieux  faire  tuer  cent  citoyens  hon- 
nêtes que  leur  laisser  pendre  un  coupable  non  jugé. 
Entre  leurs  mains,  la  répression  n'a  ni  promptitude,  ni 
raideur,  ni  constance.  Ils  restent  à  l'hôtel  de  ville  ce 
qu'ils  étaient  avant  d'y  entrer,  des  légistes  et  des  scri- 
bes, féconds  en  proclamations,  en  rapports,  en  corres- 
pondances. C'est  là  tout  leur  rôle,  et,  si  quelqu'un 
d'entre  eux,  plus  énergique,  veut  en  sortir,  les  prises 
lui  manquent  sur  cette  commune  que,  d'après  la  Con- 
stitution, il  doit  conduire,  et  sur  cette  force  armée  qu'on 
lui  confie  pour  faire  observer  la  loi. 

En  effet,  pour  qu'une  autorité  soit  respectée,  il  ne 
faut  pas  qu'elle  naisse  sur  place  et  sous  la  main  des  su- 
bordonnés. Lorsque  ceux  qui  la  font  sont  précisément 
ceux  qui  la  subissent,  elle  perd  son  prestige  avec  son 
indépendance;  car,  en  la  subissant,  ils  se  souviennent 
qu'ils  l'ont  faite.  Tout  à  l'heure,  un  tel,  candidat,  solli- 
citait leurs  suffrages  ;  à  présent,  magistrat,  il  leur 
donne  des  ordres,  et  cette  transformation  si  brusque  est 
leur  œuvre.  Difficilement  ils  passeront  du  rôle  d'élec- 
teurs souverains  à  celui  d'administrés  dociles  ;  difficile- 
ment ils  reconnaîtront  leur  commandant  dans  leur 
créature.  Tout  au  rebours,  ils  n'accepteront  son  ascen- 
dant que  sous  bénéfice  d'inventaire,  et  se  réserveront 
en  fait  les  pouvoirs  qu'ils  lui  ont  délégués  en  droit. 
«  Nous  l'avons  nommé,  c'est  piur  qu'il  fasse  nosvolon- 


26  LA  RÉVOLUTION 

«  tés  »  :  rien  de  plus  naturel  que  ce  raisonnement 
populaire.  Il  s'applique  à  l'officier  municipal  ceint  de 
son  écharpe,  comme  à  l'officier  de  la  garde  nationale 
muni  de  son  épaulette,  parce  que  l'écharpe,  comme 
l'épaulelte,  conférée  par  l'arbitraire  des  électeurs,  leur 
semble  toujours  un  don  révocable  à  leur  bon  plaisir. 
Toujours,  et  notamment  en  cas  de  danger  ou  de  grande 
éinotion  publique,  le  supérieur,  s'il  est  directement 
nommé  par  ceux  à  qui  il  commande,  leur  apparaît  comme 
leur  commis. — Voilà  l'autorité  municipale,  telle  qu'elle 
est  alors,  intermittente,  incertaine  et  débile,  d'autant 
plus  débile  que  l'épée,  dont  les  hommes  de  l'hôtel  de 
ville  semblent  tenir  la  poignée,  ne  sort  pas  toujours  du 
fourreau  à  leur  volonté.  Eux  seuls,  ils  requièrent  la 
garde  nationale;  mais  elle  ne  dépend  point  d'eux,  et  ils 
ne  disposent  pas  d'elle.  Pour  qu'ils  puissent  compter 
sur  son  aide,  il  faut  que  ses  chefs  indépendants  veuillent 
bien  obéira  la  réquisition;  il  faut  que  les  hommes  veuil- 
lent bien  obéir  à  leurs  officiers  élus;  il  faut  que  ces  mi- 
litaires improvisés  consentent  à  quitter  leur  charrue, 
leur  atelier,  leur  boutique  ou  leur  bureau,  à  perdre 
leur  journée,  à  faire  patrouille  la  nuit,  à  recevoir  des 
volées  de  pierres,  à  tirer  sur  une  foule  ameutée  dont 
souvent  ils  partagent  les  colères  ou  les  préjugés.  — 
Sans  doute  ils  feront  feu  quelquefois;  mais  ordinaire- 
ment ils  resteront  l'arme  au  bras.  A  la  fin,  ils  se  lasse- 
ront d'un  service  pénible,  dangereux,  perpétuel,  odieux 
et  pour  lequel  ils  ne  sont  pas  faits.  Ils  ne  viendront  pas, 
ou  ils  arriveront  trop  tard  et  en  trop  petit  nombre.  En 


L'ASSEMBLEE  CONSTITUANTE  ET  SON  ŒUVRE  27 

ce  cas,  la  troupe  requise  comme  eux  restera  immobile 
à  leur  exemple,  et  le  magistrat  municipal,  entre  les 
mains  duquel  l'épée  aura  glissé,  ne  pourra  que  mander 
douloureusement  à  ses  supérieurs  du  district  et  du 
département  les  violences  populaires  dont  il  aura  été 
l'inutile  témoin.  —  En  d'autres  cas,  et  surtout  dans  les 
campagnes,  sa  condition  est  pire.  Tambour  en  tète,  la 
garde  nationale  vient  le  prendre  à  la  maison  commune, 
afin  d'autoriser  par  sa  présence  et  de  légaliser  par  ses 
arrêtés  les  attentats  qu'elle  veut  commettre.  Il  marebe 
saisi  au  collet,  et  signe  sous  les  baïonnettes.  Cette  fois, 
son  instrument,  non  seulement  s'est  dérobé,  mais  s'est 
retourné;  au  lieu  d'en  tenir  la  poignée,  il  en  sent  la 
pointe,  et  la  force  armée,  dont  il  devrait  se  servir,  se 
sert  de  lui. 

IV 

Voici  donc  le  vrai  souverain,  l'électeur  garde  national 
et  votant.  C'est  bien  lui  que  la  Constitution  a  voulu  faire 
roi;  à  tous  les  degrés  de  la  hiérarchie,  il  est  là,  avec 
son  suffrage  pour  déléguer  l'autorité,  et  avec  son  fusil 
pour  en  assurer  l'exercice.  —  Par  son  libre  choix,  il 
crée  tous  les  pouvoirs  locaux,  intermédiaires  et  centraux, 
législatifs,  administratifs,  ecclésiastiques  et  judiciaires. 
Directement  et  dans  les  assemblées  primaires,  il  nomme 
le  maire,  le  corps  municipal,  le  procureur  et  le  conseil 
de  la  commune,  le  juge  de  paix  et  ses  assesseurs,  les 
électeurs  du  second  degré.  Indirectement  et  par  ces 
électeurs  élus,  il  nomme  les  administrateurs  et  procu- 


28  LA  RÉVOLUTION 

reurs-syndics  du  district  et  du  département,  les  juges 
au  civil  et  au  criminel,  l'accusateur  public,  les  évêques 
et  curés,  les  membres  de  l'Assemblée  nationale,  les 
jurés  de  la  haute  cour  nationale1.  —  Tous  ces  mandais 
qu'il  confère  sont  à  courte  échéance,  et  les  principaux, 
ceux:  d'officier  municipal,  d'électeur,  de  député,  r.e 
durent  que  deux  ans;  au  bout  de  ce  bref  délai,  ses  man- 
dataires sont  ramenés  sous  son  vote,  afin  que,  s'ils  lui 
déplaisent,  il  puisse  les  remplacer  par  d'autres.  Il  ne 
faut  pas  que  ses  choix  l'enchaînent,  et,  dans  une  maison 
bien  tenue,  le  propriétaire  légitime  doit  être  à  même  de 
renouveler  librement,  aisément,  fréquemment  son  per- 
sonnel de  commis.  —  On  n'a  confiance  qu'en  lui  et,  pour 
plus  de  sûreté,  on  lui  a  remis  les  armes.  Quand  ses 
commis  doivent  employer  la  force,  c'est  lui  qui  la  leur 
prête.  Ce  qu'il  a  voulu  comme  électeur,  il  l'exécute 
comme  garde  national.  A  deux  reprises,  il  intervient, 
toujours  d'une  façon  décisive,  et  son  ascendant  sur  les 
pouvoirs  légaux  est  irrésistible,  puisqu'ils  ne  naissent 
que  par  son  vote  et  ne  sont  obéis  (pie  par  son  concours. 
—  Mais  tous  ces  droits  sont  en  même  temps  des  charges. 
f.a  Constitution  le  qualifie  de  citoyen  aclif,  et,  par  excel- 
lence, il  l'est  ou  doit  l'être,  puisque  l'action  publique 
ne  commence  et  n'aboutit  que  par  lui.  puisque  tout  dé- 
pend de  sa  capacité  ri  de  son  zèle,  puisque  la  machine 
n'est  bonne  et  n'opère  qu'à  proportion  de  son  discerne- 
ment, dt1  sa  ponctualité,  de  son  sang-froid,  de  sa  fermeté, 
de  sa  discipline  au  scrutin  et  dans  les  rangs.  La  lui  lui 
4.   Lot  du  11-1  j  mai  1701, 


L'ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE  ET  SON  ŒUVRE  29 

demande  un  service  incessant  de  jour  et  de  nuit,  de 
corps  et  d'esprit,  comme  gendarme  et  comme  électeur. 
—  Ce  que  doit  peser  ce  service  de  gendarme,  on  en  peut 
juger  par  le  nombre  des  émeutes.  Combien  est  pesant 
ce  service  d'électeur,  la  liste  des  élections  va  le  montrer. 
En  février,  mars,  avril  et  mai  1789,  assemblées  de 
paroisse  très  longues  pour  eboisir  les  électeurs  et  écrire 
les  doléances;  assemblées  de  bailliage  encore  plus  lon- 
gues pour  choisir  les  députés  et  rédiger  le  cabier.  — 
En  juillet  et  août  1789,  assemblées  spontanées  pour 
élire  ou  confirmer  les  corps  municipaux;  autres  assem- 
blées spontanées  par  lesquelles  les  milices  se  forment 
et  nomment  leurs  officiers;  puis,  dans  la  suite,  assem- 
blées incessantes  de  ces  mêmes  milices,  pour  se  fondre 
en  une  seule  garde  nationale,  pour  renouveler  leurs  offi- 
ciers, pour  députer  aux  fédérations.  —  En  décembre  1789 
et  janvier  1790,  assemblées  primaires  pour  élire  les 
officiers  municipaux  et  leur  conseil.  — En  mai  1790, 
assemblées  primaires  et  secondaires  pour  nommer  les 
administrateurs  de  département  et  de  district.  —  En 
octobre  1790,  assemblées  primaires  pour  élire  le  juge 
de  paix  et  ses  assesseurs,  assemblées  secondaires  pour 
élire  le  tribunal  de  district.  —  En  novembre  1790,  as- 
semblées primaires  pour  renouveler  une  moitié  du  corp. 
municipal.  —  En  février  et  mars  1791,  assemblées  se- 
condaires pour  nommer  l'évèque  et  les  curés.  —  En  juin, 
juillet,  août  et  septembre  1791,  assemblées  primaires  et 
secondaires  pour  renouveler  une  moitié  des  administra- 
teurs de  département  et  de  district,  pour  nommer  le 


30  LA  RÉVOLUTION 

président,  l'accusateur  public  et  le  greffier  du  tribunal 
criminel,  pour  choisir  les  députés.  —  En  novembre  1 791, 
assemblées  primaires  pour  renouveler  une  moitié  du 
conseil  municipal.  —  Notez  que  beaucoup  de  ces  élec- 
tions traînent,  parce  que  les  votants  manquent  d'expé- 
rience, parce  que  les  formalités  sont  compliquées,  parce 
que  l'opinion  est  divisée.  En  août  et  septembre  1791,  à 
Tours,  elles  se  prolongent  pendant  treize  jours1;  àTroyes, 
en  janvier  1790,  au  lieu  de  trois  jours,  elles  occupent  trois 
semaines  ;  à  Paris,  en  septembre  et  octobre  1791,  rien 
que  pour  choisir  les  députés,  elles  durent  trente-sept 
jours;  en  nombre  d'endroits,  elles  sont  contestées,  cas- 
sées et  recommencent.  —  A  ces  convocations  univer- 
selles qui  mettent  en  mouvement  toute  la  France,  joignez 
les  convocations  locales  par  lesquelles  une  commune 
s'assemble  pour  approuver  ou  contredire  ses  officiers 
municipaux,  pour  réclamer  auprès  du  département,  du 
roi,  ou  de  l'Assemblée,  pour  demander  le  maintien  de 
son  curé,  l'approvisionnement  de  son  marché,  la  venue 
ou  le  renvoi  d'un  détachement  militaire,  et  songez  à 
tout  ce  que  ces  convocations,  pétitions,  nominations 
supposent  de  comités  préparatoires,  de  réunions  préala- 
bles, de  débats  préliminaires.  Toute  représentation  pu- 
blique commence  par  des  répétitions  à  huis  clos.  On  ne 
s'entend  pas  du  premier  coup  pour  choisir  un  candidat, 
il  surtout  une  liste  de  candidats,  pour  nommer  dans 
chaque  commune  de  trois  à  vingt  et  un  officiers  muni- 

1.  Procès-verbal    de    l'assemblée    électorale    du    département 
d'Indre-et-Loire  { 1 7 U 1 ,  imprimé). 


L'ASSEMM.ÉE  CONSTITUANTE  ET  SON  ŒUVRE  31 

cipaux  et  de  six  à  quarante-deux  notables,  pour  nommer 
douze  administrateurs  au  district  et  trente-six  adminis- 
trateurs au  département,  d'autant  plus  que  la  liste  doit 
être  double  et  contenir  deux  fois  autant  de  noms  qu'il  y 
a  de  places  à  remplir.  En  toute  élection  importante,  on 
peut  compter  qu'un  mois  d'avance  les  électeurs  seront 
en  branle,  et  que  quatre  semaines  de  discussions,  ma- 
nœuvres, conciliabules  ne  sont  pas  de  trop  pour  l'examen 
des  candidatures  et  pour  le  racolage  des  voix.  —  Ajoutez 
donc  cette  longue  préface  à  chacune  de  ces  élections  si 
longues,  si  souvent  répétées,  et  maintenant  faites  une 
masse  de  tous  les  dérangements  et  déplacements,  de 
toutes  les  pertes  de  temps,  de  tout  le  travail  que  l'opé- 
ration réclame.  Chaque  convocation  des  assemblées 
primaires  appelle,  pendant  une  ou  plusieurs  journées,  à 
la  maison  commune  ou  au  chef-lieu  de  canton,  environ 
trois  millions  cinq  cent  mille  électeurs  du  premier 
degré.  Chaque  convocation  des  assemblées  du  second 
degré  fait  venir  et  séjourner  au  chef-lieu  de  leur  dépar- 
tement, puis  au  chef-lieu  de  leur  district,  environ  qua- 
rante mille  électeurs  élus.  Chaque  remaniement  ou  réé- 
lection dans  la  garde  nationale  assemble  sur  la  place 
publique  ou  fait  défiler  au  scrutin  de  la  maison  com- 
mune trois  ou  quatre  millions  de  gardes  nationaux. 
Chaque  fédération,  après  avoir  exigé  le  même  rassem- 
blement ou  le  même  défilé,  envoie,  aux  chefs-lieux  des 
districts  et  des  départements,  des  délégués  par  centaines 
de  mille,  et,  à  Paris,  des  délégués  par  dizaines  de  mille. 
—  Institués  au  prix  de  tant  d'efforts,  les  pouvoirs  ne 


32  LA  REVOLUTION 

fonctionnent  que  par  un  effort  égal  :  dans  une  seule 
branche  d'administration1,  ils  occupent  2988  adminis- 
trateurs au  département,  6950  au  district,  1 175  000  à 
la  commune,  en  tout  près  de  1  200  000  administrateurs, 
et  l'on  a  vu  si  leur  office  est  une  sinécure.  Jamais  ma- 
chine n'a  requis  pour  s'établir  et  marcher  une  aussi 
prodigieuse  dépense  de  forces.  Aux  Etats-Unis,  où  main- 
tenant elle  se  fausse  par  son  propre  jeu,  on  a  calculé 
que,  pour  satisfaire  au  vœu  de  la  loi  et  maintenir  chaque 
rouage  à  sa  place  exacte,  il  faudrait  que  chaque  citoyen 
donnât  par  semaine  un  jour  entier,  un  sixième  de  son 
temps  aux  affaires  publiques.  En  France,  où  le  régime 
est  nouveau,  où  le  désordre  est  universel,  où  le  service 
de  garde  national  vient  compliquer  le  service  d'élec- 
teur et  d'administrateur,  j'estime  qu'il  faudrait  deux 
jours.  A  cela  aboutit  la  Constitution  ;  telle  est  son  injonc- 
tion latente  et  finale  :  chaque  citoyen  actif  donnera  aux 
affaires  publiques  un  tiers  de  son  temps. 

Or  ces  douze  cent  mille  administrateurs,  ces  trois  ou 
quatre  millions  d'électeurs  ».t  de  gardes  nationaux  sont 
justement  les  hommes  de  France  qui  ont  le  moins  de 
loisir.  En  effet,  dans  la  classe  des  citoyens  actifs  sont 
compris  presque  tous  les  hommes  qui  travaillent  de  leur 
esprit  ou  de  leurs  bras.  La  loi  n'a  mis  à  l'écart  que  les 
domestiques  appliqués  au  service  de  la  personne  et 
les  simples  manœuvres  qui,  dépourvus  de  toute  pro- 
priété ou  de  revenu,  gagnent  moins  de  vingt  et  un  sous 
par  jour.  Partant,  un  garçon  meunier  attaché  au  service 

1.  Ferrières,  I,  367. 


L'ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE  ET  SON  ŒUVRE  33 

du  moulin,  le  moindre  métayer,  tout  villageois  proprié- 
taire d'une  chaumière  ou  d'un  carré  de  légumes,  l'ou- 
vrier ordinaire  vote  aux  assemblées  primaires  et  peut 
devenir  officier  municipal.  De  plus,  s'il  paye  dix  francs 
par  an  de  contribution  directe,  s'il  est  fermier  ou  métayer 
d'un  bien  qui  rapporte  quatre  cents  livres,  si  son  loyer 
est  de  cent  à  cent  cinquante  francs,  il  peut  être  électeur 
élu,  administrateur  de  district  et  de  département.  A  ce 
taux  les  éligibles  sont  innombrables  :  dans  le  Doubs,  en 
17901,  ils  forment  les  deux  tiers  des  citoyens  actifs. 
Ainsi,  à  tous  ou  presque  à  tous,  le  chemin  de  tous  les 
offices  est  ouvert,  et  la  loi  n'a  pris  aucune  précaution 
pour  en  réserver  ou  en  ménager  l'entrée  à  l'élite  qui 
pourrait  le  mieux  les  remplir.  Au  contraire,  dans  la 
pratique,  nobles,  dignitaires  ecclésiastiques,  parlemen- 
taires, grands  fonctionnaires  de  l'ancien  régime,  haute 
bourgeoisie,  presque  tous  les  gens  riches  qui  ont  des 
loisirs  sont  exclus  des  élections  par  la  violence,  et  des 
places  par  l'opinion;  bientôt  ils  se  cantonnent  dans  la 
vie  privée,  et,  par  découragement  ou  dégoût,  par  scru- 
pules monarchiques  ou  religieux,  ils  renoncent  à  la  vie 
publique.  —  Par  suite  tout  le  faix  des  fonctions  nou- 
velles retombe  sur  les  plus  occupés,  négociants,  indus- 
triels, gens  de  loi,  employés,  boutiquiers,  artisans, 
cultivateurs.  Ce  sont  eux  qui  doivent  donner  un  tiers 
de  leur  temps  déjà  tout  pris,  négliger  leur  besogne  pri- 
vée pour  un  travail  public,  quitter  leur  moisson,  leur 
établi,  leur  échoppe  ou  leurs  dossiers,  pour  escorter  des 
1.  Sauzay,  I,  191  (21  711  éligibles  sur  32  288  citoyens  inscrits). 

LA   RÉVOLUTION.    Il  T.    IV.    —    3 


51  LA  RÉVOLUTION 

convois  et  faire  patrouille,  pour  courir,  séjourner  et  sié- 
ger à  la  maison  commune,  au  chef-lieu  de  canton,  de 
district  ou  de  département1,  sous  une  pluie  de  phrases 
et  de  paperasses,  avec  le  sentiment  qu'ils  font  une 
corvée  gratuite,  et  que  cette  corvée  ne  profite  guère  au 
public.  —  Pendant  les  six  premiers  mois,  ils  la  font  de 
bon  cœur  :  pour  écrire  les  cahiers,  pour  s'armer  contre 
les  brigands,  pour  supprimer  les  impôts,  les  redevances 
el  la  dîme,  leur  zèle  est  très  vif.  Mais,  cela  obtenu  ou 
extorqué,  décrété  en  droit  ou  accompli  en  fait,  qu'on 
ne  les  dérange  plus.  Ils  ont  besoin  de  tout  leur  temps  . 
ils  ont  leur  récolte  à  rentrer,  leurs  chalands  à  servir, 
leurs  commandes  à  livrer,  leurs  écritures  à  faire,  leurs 
échéances  à  payer,  toutes  besognes  urgentes  qu'on  ne 
peut  ni  ne  doit  abandonner  ou  interrompre.  Sous  le 
fouet  de  la  nécessité  et  de  l'occasion,  ils  ont  donné  un 
grand  coup  de  collier,  et,  si  on  les  en  croit,  désem- 
bourbé  la  charrette  publique;  mais  ce  n'est  pas  pour 
s'y  atteler  à  perpétuité  et  la  traîner  eux-mêmes.  Con- 
finés depuis  des  siècles  dans  la  vie  privée,  chacun  d'eux 

1.  Procès-verbal  de  l'assemblée  électorale  du  département  d'In- 
dre-et-Loire, 27  août  1791.  «  Un  membre  de  l'assemblée  a  fait  la 
a  motion  que  tous  les  membres  qui  la  composent  fussent  indem- 
u  nisés  de  la  dépense  que  leur  occasionneraient  leur  déplacc- 
i  ment  et  le  loii£  séjour  qu'ils  devaient  faire  dans  la  ville  OÙ 
«  l'assemblée  tenait  séance.  Il  a  observé  que  les  habitants  de  la 

campagne  étaient  ceux  qui  souffraienl  le  plus,  leurs  travaux 
«  étanï  leur  unique  richesse;  que,  si  l'on  fermait  l'œil  à  celte 
lamation,  ils  seraient,  malgré  leur  patriotisme,  forcés  de  se 
o  retirer  et  d'abandonner  leur  importante  mission;  qu'alors  les 
«  assemblées  <leetorales  seraient  désertes,  ou  seraient  composées 
«  de  ceux  à  qui  leurs  facultés  permettraient  ce  sacrifice.  » 


L'ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE  ET  SON  ŒUVRE  35 

a  sa  petite  brouette  qu'il  pousse,  et  c'est  de  celle-ci 
d'abord  et  surtout  qu'il  se  croit  responsable.  Dès  le 
commencement  de  1790,  le  relevé  des  votes  montre  au- 
tant d'absents  que  de  présents  :  à  Besançon,  sur  5200  in- 
scrits il  n'y  a  que  959  votants;  quatre  mois  après,  plus 
de  la  moitié  des  électeurs  manque  au  scrutin1,  et,  dans 
toute  la  France,  à  Paris  même,  la  tiédeur  ne  fera  que 
croître.  Des  administrés  de  Louis  XV  et  de  Louis  XVI  ne 
deviennent  pas  du  jour  au  lendemain  des  citoyens  de 
Florence  ou  d'Athènes.  On  n'improvise  pas,  clans  le 
cœiir  et  l'esprit  de  trois  ou  quatre  millions  d'hommes, 
des  facultés  et  des  habitudes  capables  de  détourner  un 
tiers  de  leurs  forces  vers  un  travail  nouveau,  dispropor- 
tionné, gratuit  et  de  surcroit.  —  Au  fond  de  toutes  les 
combinaisons  politiques  que  l'on  fait  et  que,  pendant 
dix  ans,  l'on  va  faire,  git  un  chiffre  faux,  d'une  fausseté 
monstrueuse.  Arbitrairement,  et  sans  y  avoir  regardé, 
on  attribue  au  métal  humain  qu'on  emploie  tel  poids  et 
telle  résistance.  Il  se  trouve  à  l'épreuve  que  le  métal  a 
dix  fois  moins  de  résistance  et  vingt  fois  plus  de  poids. 


A  défaut  du  grand  nombre  qui  se  dérobe,  c'est  le 
petit  nombre  qui  fait  le  service  et  prend  le  pouvoir.  Par 
la  démission  de  la  majorité,  la  minorité  devient  souve- 
raine, et  la  besogne  publique,  désertée  par  la  multitude 
indécise,  inerte,  absente,  échoit  au  groupe  résolu,  agis- 

1.  Sauzay,  I,  147,  192. 


36  LA  RÉVOLUTION 

sant,  présent,  qui  trouve  le  loisir  et  qui  a  la  volonté  de 
s'en  charger.  Dans  un  régime  où  toutes  les  places  sont 
électives  et  où  les  élections  sont  fréquentes,  la  politique 
devient  une  carrière  pour  ceux  qui  lui  subordonnent 
leurs  intérêts  privés  ou  y  trouvent  leur  avantage  per- 
sonnel ;  il  y  en  a  cinq  ou  six  dans  chaque  village,  vingt 
ou  trente  dans  chaque  bourg,  quelques  centaines  dans 
chaque  ville,  quelques  milliers  à  Paris1.  Voilà  les  vrais 
citoyens  actifs.  Eux  seuls  donnent  tout  leur  temps  et 
toute  leur  attention  aux  affaires  publiques,  correspon- 
dent  avec  les  journaux  et  avec  les  députés  de  Paris,  re- 
çoivent et  colportent  sur  chaque  grande  question  le  mot 
d'ordre,  tiennent  des  conciliabules,  provoquent  des 
réunions,  font  des  motions,  rédigent  des  adresses,  sur- 
veillent, gourmandent,  ou  dénoncent  les  magistrats  lo- 
caux, se  forment  en  comités,  lancent  et  patronnent  des 
candidatures,  vont  dans  les  faubourgs  et  dans  les  cam- 
pagnes pour  recruter  des  voix.  —  En  récompense  de  ce 
travail,  ils  ont  la  puissance;  car  ils  mènent  les  élections 
et  sont  élus  aux  offices  ou  pourvus  de  places  par  leurs 
candidats  élus.  Il  y  a  un  nombre  prodigieux  de  ces  offices 
et  de  ces  places,  non  seulement  celles  d'officiers  de  la 
garde  nationale  et  d'administrateurs  de  la  commune,  du 
district  ou  du  département,  qui  sont  gratuites  ou  peu  s'en 
faut,  mais  quantité  d'autres  qui  sont  payées*;  8ô  d'évè- 
qués,  7.M)  de  députés,  400  déjuges  au  criminel,  5700  de 

1.  Pour   le  détail  de  ces  chiiïres,   voir  Sa  Conquête  jacobine, 
tome  \  I,  livre  IV. 

2.  Ferrières,  1,307.  Ci.  les  diverses  lois  ci-dessus. 


L'ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE  ET  SON  ŒUVRE  37 

juges  au  civil,  5000  de  juges  de  paix,  20  000  d'asses- 
seurs aux  juges  de  paix,  40  000  de  percepteurs  commu- 
naux, 46  000  de  curés,  sans  compter  les  emplois  acces- 
soires ou  infimes  qui  sont  par  dizaines  et  par  centaines 
de  mille,  depuis  les  secrétaires,  greffiers,  huissiers  et 
notaires,  jusqu'aux  gendarmes,  recors,  garçons  de  bu- 
reau, bedeaux,  fossoyeurs,  gardiens  de  séquestre.  La  pâ- 
ture est  immense  pour  les  ambitieux  ;  elle  n'est  pas  mince 
pour  les  besogneux,  et  ils  la  saisissent.  —  Telle  est  ia 
règle  dans  la  démocratie  pure  :  c'est  ainsi  que  pullule 
aux  États-Unis  la  fourmilière  des  polilicians.  Quand  la 
loi  appelle  incessamment  tous  les  citoyens  à  l'action  po- 
litique, quelques-uns  seulement  s'y  adonnent.  Dans  cette 
œuvre  spéciale,  ceux-ci  deviennent  spéciaux,  par  suite 
prépondérants.  Mais,  en  échange  de  leur  peine,  il  leur 
faut  un  salaire,  et  l'élection  leur  donne  les  places,  parce 
qu'ils  ont  manipulé  l'élection. 

Deux  sortes  d'hommes  recrutent  cette  minorité  domi- 
nante :  d'une  part  les  exaltés,  et  de  l'autre  les  dé- 
classés. Vers  la  fin  de  1789,  les  gens  modérés,  occu- 
pés, rentrent  au  logis,  et,  chaque  jour,  sont  moins 
disposés  à  en  sortir.  La  place  publique  appartient  aux 
autres,  à  ceux  qui,  par  zèle  et  passion  politique,  aban- 
donnent leurs  affaires,  et  à  ceux  qui,  comprimés  dar.s 
leur  case  sociale  ou  refoulés  hors  des  compartiments 
ordinaires,  n'attendaient  qu'une  issue  nouvelle  pour 
s'élancer.  —  En  ce  temps  d'utopie  et  de  révolution,  ni  les 
uns  ni  les  autres  ne  manquent.  Lancé  à  pleines  poignées, 
le  dogme  de  la  souveraineté  populaire  est  tombé,  comme 


38  LA  RÉVOLUTION 

une  semonce,  à  travers  l'espace,  et  a  végété  dans  les 
tètes  chaudes,  dans  les  esprits  courts  et  précipités,  qui, 
une  fois  pris  par  une  pensée,  y  demeurent  clos  et 
captifs,  chez  les  raisonneurs  qui,  partis  d'un  principe, 
foncent  en  avant  comme  un  cheval  à  qui  on  a  mis  des 
œillères,  notamment  chez  les  gens  de  loi  qui,  par  mé- 
tier, sont  hahitués  à  déduire,  chez  le  procureur  de  vil- 
lage, le  moine  défroqué,  le  curé  intrus  et  excommunié, 
surtout  chez  le  journaliste  ou  l'orateur  local,  qui,  pour 
la  première  fois,  trouve  un  auditoire,  des  applaudisse- 
ments, un  ascendant  et  un  avenir.  ïl  n'y  a  qu'eux  pour 
faire  le  travail  compliqué  et  perpétuel  que  comporte  la 
nouvelle  Constitution  ;  car  il  n'y  a  qu'eux  dont  les  espé- 
rances soient  illimitées,  dont  le  rêve  soit  cohérent,  dont 
la  doctrine  soit  simple,  dont  l'enthousiasme  soit  conta- 
gieux, dont  les  scrupules  soient  nuls  et  dont  la  pré- 
somption soit  parfaite.  Ainsi  s'est  forgée  et  trempée 
en  eux  la  volonté  raidie,  le  ressort  intérieur  qui,  chaque 
jour,  se  bande  davantage  et  les  pousse  vers  tous  les 
postes  de  la  propagande  et  de  l'action.  —  Pendant  la 
seconde  moitié  de  1790,  on  les  voit  partout,  à  l'exemple 
des  Jacobins  de  Paris  et  sous  le  nom  d'amis  de  la 
Constitution,  se  grouper  en  sociétés  populaires.  Dans 
chaque  ville  ou  bourgade  naît  un  club  de  patriotes,  qui, 
tous  les  soirs  ou  plusieurs  soirs  par  semaine,  s'assem- 
blent «  pour  coopérer  au  salut  de  la  chose  publique1  ». 

1.  Constant,  Histoire  d'un  club  jacobin  en  province  (Fontaine- 
bleau), p.  15.  (Procès  verbaui  de  la  fondation  des  clubs  de  Uoret, 
Thornery,  Nemours,  Uontereau.] 


L'ASSEMBLEE  CONSTITUANTE  ET  SON  ŒUVRE  3G 

Cest  un  organe  nouveau,  spontané,  supplémentaire  et 
parasite,  qui,  à  côté  des  organes  légaux,  se  développe 
cans  le  corps  social.  Insensiblement,  il  va  grossir,  tirer 
à  soi  la  substance  des  autres,  les  employer  à  ses  fins,  se 
substituer  à  eux,  agir  par  lui-même  et  pour  lui  seul, 
sorte  d'excroissance  dévorante  dont  l'envabissement  est 
irrésistible,  non  seulement  parce  que  les  circonstances 
et  le  jeu  de  la  Constitution  la  nourrissent,  mais  encore 
parce  que  son  germe,  déposé  à  de  grandes  profon- 
deurs, est  une  portion  vivante  de  la  Constitution. 

En  effet,  en  tête  de  la  Constitution  et  des  décrets  qui 
s'y  rattachent,  s'étale  la  Déclaration  des  Droits  de 
l'homme.  —  Dès  lors,  et  de  l'aveu  des  législateurs  eux- 
mêmes,  il  faut  distinguer  deux  parties  dans  la  loi  : 
l'une  supérieure,  éternelle,  inviolable,  qui  est  le  prin- 
cipe évident  par  lui-même;  l'autre  inférieure,  passa- 
gère, discutable,  qui  comprend  les  applications  plus  ou 
moins  exactes  ou  erronées.  Nulle  application  ne  vaut  si 
elle  déroge  au  principe.  Nulle  institution  ou  autorité  ne 
mérite  obéissance  si  elle  est  contraire  aux  droits  qu'elle 
a  pour  but  de  garantir.  Antérieurs  à  la  société,  ces 
droits  sacrés  priment  toute  convention  sociale,  et, 
quand  nous  voulons  savoir  si  l'injonction  légale  est 
légitime,  nous  n'avons  qu'à  vérifier  si  elle  est  conforme 
au  droit  naturel.  Reportons-nous  donc,  en  chaque  cas 
douteux  ou  difficile,  vers  cet  évangile  philosophique, 
vers  ce  catéchisme  incontesté,  vers  ces  articles  de  foi 
primordiaux  que  l'Assemblée  nationale  a  proclamés.  — 
Elle-même,  expressément,  nous  y  invite.  Car  elle  nous 


40  LA  RÉVOLUTION 

avertit  que  (<  l'ignorance,  l'oubli  ou  le  mépris  des  droits 
«  de  l'homme  sont  les  seules  causes  des  malheurs  pii- 
«  hlics  et  de  la  corruption  des  gouvernements  ».  Ele 
déclare  que  «  le  but  de  toute  association  politique  est 
«  la  conservation  de  ces  droits  naturels  et  imprescrip- 
«  tibles  ».  Elle  les  énonce  «  afin  que  les  actes  du  pouvoir 
a  législatif  et  ceux  du  pouvoir  exécutif  puissent  être  4 
«  chaque  instant  comparés  avec  le  but  de  toute  insti- 
«  tution  politique  ».  Elle  veut  «  que  sa  déclaration  soit 
a  constamment  présente  à  tous  les  membres  du  corps 
«  social  ».  —  C'est  nous  dire  de  contrôler  les  applica- 
tions par  le  principe,  et  nous  fournir  la  règle  d'après 
laquelle  nous  pourrons  et  nous  devrons  accorder,  me- 
surer ou  même  refuser  notre  soumission,  notre  défé- 
rence, notre  tolérance  aux  institutions  établies  et  au 
pouvoir  légal. 

Quels  sont-ils,  ces  droits  supérieurs,  et,  en  cas  de 
contestation,  qui  prononcera  comme  arbitre?  —  Ici 
rien  de  semblable  aux  déclarations  précises  de  la  Consti- 
tution américaine1,  à  ces  prescriptions  positives  qui 
peuvent  servir  de  support  à  une  réclamation  judiciaire, 
à  ces  interdictions  expresses  qui  empêchent  d'avance 
plusieurs  sortes  de  lois,  qui  tracent  une  limite  à  l'action 
des  pouvoirs  publics,  qui  circonscrivent  des  territoires 

1.  Cf.  la  Déclaration  d'indépendance  du  i  juillet  1776  (sauf  la 
première  phrase,  qui  est  une  réclame  de  circonstance  ù  l'adresse 
des  philosophes  européens).  —  Pour  la  Constitution  du  4  mais 
1789,  Jeflerson  proposa  une  Déclaration  des  Droits  qui  fut  refusée. 
On  se  contenta  d'y  ajouter  les  onze  amendements  qui  énoncent 
Jes  libellés  fondamentales  du  citoyen. 


L'ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE  ET  SON  ŒUVRE  41 

où  l'État  ne  peut  entrer,  parce  qu'ils  sont  réservés  à 
l'individu.  Au  contraire,  dans  la  déclaration  de  l'Assem- 
blée nationale,  la  plupart  des  articles  ne  sont  que  des 
dogmes  abstraits,  des  définitions  métaphysiques,  des 
axiomes  plus  ou  moins  littéraires,  c'est-à-dire  plus  ou 
moins  faux,  tantôt  vagues  et  tantôt  contradictoires, 
susceptibles  de  plusieurs  sens  et  susceptibles  de  sens 
opposés,  bons  pour  une  harangue  d'apparat  et  non  pour 
un  usage  effectif,  simple  décor,  sorte  d'enseigne  pom- 
peuse, inutile  et  pesante,  qui,  guindée  sur  la  devanture 
de  là  maison  constitutionnelle  et  secouée  tous  les  jours 
par  des  mains  violentes,  ne  peut  manquer  de  tomber 
bientôt  sur  la  tête  des  passants1.  —  On  n'a  rien  fait 
pour  parer  à  ce  danger  visible.  Rien  de  semblable  ici  à 
cette  Cour  suprême  qui  aux  États-Unis  est  la  gardienne 
de  la  Constitution,  même  contre  le  Congrès,  qui,  au  nom 
de  la  Constitution,  peut  invalider  en  fait  une  loi  même 
votée  et  sanctionnée  par  tous  les  pouvoirs  et  dans  toutes 
les  formes,  qui  reçoit  la  plainte  du  particulier  lésé  par 
la  loi  inconstitutionnelle,  qui  arrête  la  main  du  shérif 
ou  du  percepteur  levée  sur  lui,  et  qui  lui  assigne  sur 
eux  des  intérêts  et  dommages.  On  a  proclamé  des  droits 

1.  Article  I".  «  Les  hommes  naissent  et  demeurent  libres  et 
«  égaux  en  droits.  Les  distinctions  sociales  ne  peuvent  être  fon- 
«  dues  que  sur  l'utilité  commune.  » 

La  première  phrase  condamne  la  royauté  héréditaire  consacrée 
par  la  Constitution.  Au  moyen  de  la  seconde  phrase,  on  peut 
légitimer  la  monarchie  et  l'aristocratie  héréditaires.  —  Articles 
10  et  11  sur  la  manifestation  des  opinions  religieuses,  sur  la 
liberté  de  la  parole  et  de  la  presse.  —  En  vertu  de  ces  deux 
articles,  on  peut  soumettre  les  cultes,  la  parole  et  la  presse  au 
régime  le  plus  répressif,  etc. 


42  LA  REVOLUTION 

indéfinis  et  discordants,  sans  pourvoir  à  leur  interpré- 
tation, à  leur  application,  à  leur  sanction.  On  ne  leur  a 
point  ménagé  d'organe  spécial.  On  n'a  point  chargé  un 
tribunal  distinct  d'accueillir  leurs  réclamations,  de 
terminer  leurs  litiges  légalement,  pacifiquement,  en 
dernier  ressort,  par  un  arrêté  définitif  qui  devienne  un 
précédent  et  serre  le  sens  lâche  du  texte.  On  charge  de 
tout  cela  tout  le  monde,  c'est-à-dire  ceux  qui  veulent 
s'en  charger,  en  d'autres  termes  la  minorité  délibé- 
rante et  agissante.  —  Ainsi,  dans  chaque  ville  ou  bour- 
gade, c'est  le  club  local  qui,  avec  l'autorisation  du  légis- 
lateur lui-même,  devient  le  champion,  l'arbitre,  l'inter- 
prète, le  ministre  des  droits  de  l'homme,  et  qui,  au 
nom  de  ces  droits  supérieurs,  peut  protester  ou  s'insur- 
ger, si  bon  lui  semble,  non  seulement  contre  les  actes 
légitimes  des  pouvoirs  légaux,  mais  encore  contre  le 
texte  authentique  de  la  Constitution  et  des  lois. 

Considérez  en  effet  ces  droits  tels  qu'on  les  proclame, 
avec  le  commentaire  du  harangueur  qui  les  explique  au 
club,  devant  des  esprits  échauffés  et  entreprenants,  ou 
dans  la  rue,  devant  une  foule  surexcitée  et  grossière. 
Tous  les  articles  de  la  Déclaration  sont  des  poignards 
dirigés  contre  la  société  humaine,  et  il  n'y  a  qu'à  pous- 
ser le  manche  pour  faire  entrer  la  lame1.  —  Parmi 
«  ces  droits  naturels  et  imprescriptibles  »,  le  législa- 
teur a  mis  «  la  résistance  à  l'oppression  ».  Nous  sommes 

1.  Bûchez  et  Roux,  Vf,  'J"»7  (Discours  de  Halouet,  à  propos  de  la 
revision,  ">  août  1791).  «  Vous  donnez  continuellement  au  peuple 

li  tentation  de  la  souveraineté,  sans  lui  en  confier  imniédiate- 

a  nient  l'exercice.  » 


L'ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE  ET  SON  ŒUVRE  43 

opprimés,  résistons  et  levons-nous  en  armes.  —  Selon 
le   législateur,    «   la  société  a  le  droit  de   demander 
«  compte  à  tout  agent  public  de  son  administration  ». 
Allons  à  l'hôtel  de  ville,  interrogeons  nos  magistrats 
tièdes  ou  suspects,  surveillons  leurs  séances,  vérifions 
s'ils   poursuivent   les    prêtres   et   s'ils    désarment   les 
aristocrates,    empêchons-les    de   machiner    contre   le 
peuple,  et  faisons  marcher  ces   mauvais   commis.   — 
Selon  le  législateur,  «  tous  les  citoyens  ont  le  droit  de 
«  concourir  personnellement  ou  par  leurs  représentants 
«  à  la  formation  de  la  loi  ».  Ainsi,  plus  d'électeurs  pri- 
vilégiés par  leurs  trois  francs  de  contribution  ;  à  bas  la 
nouvelle  aristocratie  des  citoyens  actifs;  restituons  à 
deux  millions  de  prolétaires  le  droit  de  suffrage  que  la 
Constitution  leur  a  frauduleusement  dérobé.  —  Selon  le 
législateur,  «  les  hommes  naissent  et  demeurent  libres 
«  et  égaux  en  droits  ».  Par  conséquent,  que  nul  ne  soit 
exclu  de  la  garde  nationale;  à  tous,  même  aux  indi- 
gents, une  arme,  pique  ou  fusil,  pour  défendre  leur 
liberté.  —  Aux  termes  mêmes  de  la  Déclaration,  «  il  n'y 
«  a  plus  ni  vénalité  ni  hérédité  d'aucun  office  public  ». 
Ainsi  la  royauté  héréditaire  est  illégitime  :  allons  aux 
Tuileries  et  jetons  le  trône  à  bas.  —  Aux  termes  mêmes 
de  la  Déclaration,  «  la  loi  est  l'expression  de  la  volonté 
«  générale  ».  Écoutez  ces  clameurs  de  la  place  publique, 
ces  pétitions  qui  arrivent  de  toutes  les  villes  :  voilà  la 
volonté  générale  qui  est  la  loi  vivante  et  qui  abolit  la 
loi  écrite.  A  ce  titre,  les  meneurs  de  quelques  clubs  de 
Paris  déposeront  le  roi,  violenteront  l'Assemblée  législa- 


44  LA  RÉVOLUTION 

tive,  décimeront  la  Convention  nationale.  —  En  d'autres 
termes,  la  minorité  bruyante  et  factieuse  va  supplanter 
la  nation  souveraine,  et  désormais  rien  ne  lui  manque 
pour  faire  ce  qui  lui  plait  quand  il  lui  plaît.  Car  le  jeu 
de  la  Constitution  lui  a  donné  la  réalité  du  pouvoir,  et 
le  préambule  de  la  Constitution  lui  donne  l'apparence 
du  droit. 

VI 

Telle  est  l'œuvre  de  l'Assemblée  constituante.  Par 
plusieurs  lois,  surtout  par  celles  qui  intéressent  la  vie 
privée,  par  l'institution  de  l'état  civil,  par  le  code  pénal 
et  le  code  rural1,  par  les  premiers  commencements  et 
la  promesse  d'un  code  civil  uniforme,  par  l'énoncé  de 
quelques  régies  simples  en  matière  d'impôt,  de  procé- 
dure et  d'administration,  elle  a  semé  de  bons  germes. 
Mais,  en  tout  ce  qui  regarde  les  institutions  politiques 
et  l'organisation  sociale,  elle  a  opéré  comme  une  aca- 
démie d'utopistes  et  non  comme  une  législature  de  pra- 
ticiens. —  Sur  le  corps  malade  qui  lui  était  confié,  elle 
a  exécuté  des  amputations  aussi  inutiles  que  démesu- 
rées, et  appliqué  des  bandages  aussi  insuffisants  que 
malfaisants.  Sauf  deux  ou  trois  restrictions  admises  par 
inconséquence,  sauf  le  maintien  d'une  royauté  de 
parade  et  l'obligation  d'un  petit  cens  électoral,  elle  a 
suivi  jusqu'au  bout  son  principe,  qui  est  celui  de  Rous- 
seau. De  parti  pris,  elle  a  refusé  de  considérer  l'homme 

I.  Décret»  du  25  Beptembre-6  octobre  1791,  28  scptembre-G  oo> 
tulire  17'Jl 


I/ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE  ET  SON  (EUVRE  45 

réel  qui  était  sous  ses  yeux,  et  s'est  obstinée  à  ne  voir  en 
lui  que  l'être  abstrait  créé  par  les  livres.  —  Par  suite, 
avec  un  aveuglement  et  une  raideur  de  chirurgien  spé- 
culatif, elle  a  détruit,  dans  la  société  livrée  à  son  bis- 
touri et  à  ses  théories,  non  seulement  les  tumeurs,  les 
disproportions  et  les  froissements  des  organes,  mais 
encore  les  organes  eux-mêmes  et  jusqu'à  ces  noyaux 
vivants  et  directeurs  autour  desquels  les  cellules  s'or- 
donnent pour  recomposer  un  organe  détruit,  d'un  côté 
ces  groupes  anciens,  spontanés  et  persistants  que  la 
géographie,  l'histoire,  la  communauté  d'occupations 
et  d'intérêts  avaient  formés,  d'un  autre  côté  ces  chefs 
naturels  que  leur  nom,  leur  illustration,  leur  éducation, 
leur  indépendance,  leur  bonne  volonté,  leurs  aptitudes 
désignaient  pour  le  premier  rôle.  D'une  part,  elle  dé- 
pouille, laisse  ruiner  et  proscrire  toute  la  classe  su- 
périeure, noblesse,  parlementaires,  grande  bourgeoisie. 
D'autre  part,  elle  dépossède  et  dissout  tous  les  corps 
historiques  ou  naturels,  congrégations  religieuses, 
clergé,  provinces,  parlements,  corporations  d'art,  de 
profession  ou  de  métier.  —  L'opération  faite,  tout  lien 
ou  attache  entre  les  hommes  se  trouve  coupé,  toute 
subordination  ou  hiérarchie  a  disparu.  Il  n'y  a  plus  de 
cadres  et  il  n'y  a  plus  de  chefs.  Il  ne  reste  que  des 
individus,  vingt-six  millions  d'atomes  égaux  et  disjoints. 
Jamais  matière  plus  désagrégée  et  plus  incapable  de 
résistance  ne  fut  offerte  aux  mains  qui  voudront  la 
pétrir;  il  leur  suffira  pour  réussir  d'être  dures  et  vio- 
lentes. —  Elles  sont  prêtes,   ces  mains  brutales,  et 


40  LA  RÉVOLUTION 

l'Assemblée  qui  a  fait  la  poussière  a  préparé  aussi  Je 
pilon.  Aussi  maladroite  pour  construire  que  pour 
détruire,  elle  invente,  pour  remettre  l'ordre  dans  une 
société  bouleversée,  une  machine  qui,  à  elle  seule, 
mettrait  le  désordre  dans  une  société  tranquille.  Ce 
n'était  point  trop  du  gouvernement  le  plus  absolu  et  le 
plus  concentré  pour  opérer  sans  trouble  un  tel  nivel- 
lement des  rangs,  une  telle  décomposition  des  groupes, 
un  tel  déplacement  de  la  propriété.  A  moins  d'une 
armée  bien  commandée,  obéissante  et  partout  présente, 
on  ne  fait  point  pacifiquement  une  grande  transforma- 
tion sociale;  c'est  ainsi  que  le  tsar  Alexandre  a  pu 
affranchir  les  paysans  russes.  —  Tout  au  rebours,  la 
Constitution  nouvelle1  réduit  le  roi  au  rôle  de  président 
honoraire,  suspect  et  contesté  d'un  Etat  désorganisé. 
Entre  lui  et  le  corps  législatif  elle  ne  met  que  des 
occasions  de  conflit  et  supprime  tous  les  moyens  de 
concorde.  Sur  les  administrations  qu'il  doit  diriger,  le 
monarque  n'a  point  de  prise,  et,  du  centre  aux  exttv- 

1.  Sur  l'absurdité  de  la  Constitution,  les  contemporains  impar- 
tiaux et  compétents  sont  unanimes. 

a  La  Constitution  était  un  vrai  monstre.  Il  y  avaîl  trop  de  monar- 
a  chic    pour    une  république  et   trop  de   république    pour  une 

monarchie.  Le  roi  était  un  hors-d'œuvre ;  il  était  partout  en 
a  apparence  et  n'avait  aucun  pouvoir  réel.  »  (Duinont,  559.) 

a  La  conviction  générale  et  presque  universelle  est  que  cette 
«  Constitution  est  inexécutable.  Du  premier  jusqu'au  dernier, 
a  ceux  qui  l'ont  faite  la  condamnent.  »  (G.  Morris,  50  septem- 
bre 1791.) 

'  «  Chaque  jour  montre  plus  clairement  que  leur  nouvelle  Con- 
<i  stitution  n'est  bonne  à  rien.  »  [Id.,  27  décembre  IT'.il.) 

Cf.  le  discours  si  judicieux  et  prophétique  de  Malouet  (5  août 
1791  ;  Bûchez  et  Houx,  XI,  27.7). 


L'ASSEMBLEE  CONSTITUANTE  ET  SON  ŒUVRE  47 

mités  de  l'État,  l'indépendance  mutuelle  des  pouvoirs 
intercale  partout  la  tiédeur,  l'inertie,  la  désobéissance 
entre  l'injonction  et  l'exécution.  La  France  est  une 
fédération  de  quarante  mille  municipalités  souve- 
raines, où  l'autorité  des  magistrats  légaux  vacille  selon 
les  caprices  des  citoyens  actifs,  où  les  citoyens  actifs, 
trop  chargés,  se  dérobent  à  leur  emploi  public,  où  une 
minorité  de  fanatiques  et  d'ambitieux  accapare  la 
parole,  l'influence,  les  suffrages,  le  pouvoir,  l'action, 
et  autorise  ses  usurpations  multipliées,  son  despo- 
tisme sans  frein,  ses  attentats  croissants,  par  la  Décla- 
ration des  Droits  de  l'homme.  —  Le  chef-d'œuvre  de  la 
raison  spéculative  et  de  la  déraison  pratique  est 
accompli;  en  vertu  de  la  Constitution,  l'anarchie  spon- 
tanée devient  l'anarchie  légale.  Celle-ci  est  parfaite;  on 
n'en  a  pas  vu  de  plus  belle  depuis  le  neuvième  siècle. 


LIVIIE  I 


LA    CONSTITUTION    APPLIQUEE 


La  niivoLiîio.v  ii 


T.  IV.  — 


LIVRE   TROISIEME 

LA    CONSTITUTION    APPLIQUÉE 


CHAPITRE  I 

ï.  Les  fédérations.  —  Application  populaire  de  la  théorie  philoso- 
phique. —  Célébration  idyllique  du  contrat  social.  —  Différence 
de  la  volonté  superficielle  et  de  la  volonté  profonde.  —  Perma- 
nence du  désordre.  —  II.  Indépendance  des  municipalités.  — 
Causes  de  leur  initiative.  —  Le  sentiment  du  danger.  —  Issy- 
l'Évêque  en  1789.  —  L'exaltation  de  l'orgueil.  —  La  Bretagne 
en  1790.  —  Usurpation  des  municipalités.  —  Prise  des  cita- 
delles. —  Violences  contre  les  commandants.  —  Arrestation  des 
convois.  —  Impuissance  des  directoires.  —  Impuissance  des 
ministres.  —  Marseille  en  1790.  —  III.  Indépendance  des 
groupes.  —  Causes  de  leur  initiative.  —  Le  peuple  délibérant. 
—  Impuissance  des  municipalités.  —  Violences  qu'elles  subis- 

-  sent.  —  Aix  en  1790.  —  Le  gouvernement  partout  désobéi  ou 
perverti. 


Si  jamais  utopie  parut  applicable,  bien  mieux,  appli- 
quée, convertie  en  fait,  instituée  à  demeure,  c'est  celle 
de  Rousseau  en  1789  et  dans  les  trois  années  qui  sui- 
vent. Car  non  seulement  ses  principes  ont  passé  dans 
les  lois  et  son  esprit  anime  la  Constitution  tout  entière, 
mais  encore  il  semble  que  la  nation  ait  pris  au  sérieux 


50  LA  RÉVOLUTION 

son  jeu  d'idéologie,  sa  fiction  abstraite.  Cette  fiction, elle 
l'exécute  de  point  en  point.  Un  contrat  social  effectif  et 
spontané,  une  immense  assemblée  d'bommes  qui,  pour 
la  première  fois,  viennent  librement  s'associer  entre  eux, 
reconnaître  leurs  droits  respectifs,  s'engager  par  un 
pacte  explicite,  se  lier  par  un  serment  solennel,  telle  est 
la  recelte  sociale  prescrite  par  les  pbilosopbes  :  on  la 
suit  à  la  lettre.  —  Bien  plus,  comme  la  recelte  est  répu- 
tée infaillible,  l'imagination  entre  en  branle,  et  la  sen- 
sibilité du  temps  fait  son  office.  Il  est  admis  que  les 
hommes,  en  redevenant  égaux,  sont  redevenus  frères1. 
Une  subite  et  merveilleuse  concorde  de  toutes  les  volon- 
tés et  de  toutes  les  intelligences  va  ramener  .l'âge  d'or 
sur  la  terre.  Il  convient  donc  que  le  contrat  social  soit 
une  fête,  une  touchante  et  sublime  idylle,  où,  d'un  bout 
de  la  France  à  l'autre,  tous,  la  main  dans  la  main, 
viennent  jurer  le  nouveau  pacte,  avec  des  chants,  des 
danses,  des  larmes  d'attendrissement,  des  cris  d'allé- 
gresse, dignes  prémices  de  la  félicité  publique.  En 
effet,  d'un  accord  unanime,  l'idylle  se  joue  comme 
d'après  un  programme  écrit. 

Le  29  novembre  1789,  à  L'Etoile  près  de  Valence,  les 
fédérations  ont  commencé*.  Douze  mille  gardes  natio- 
naux des  deux  rives  du  Rhône  se  promettent  «  de  rester 

1.  Adresse  de  la  Commune  de  Paris,  5  juin  1790.  «  Qu'au 
a  môme  jour  (l'anniversaire  de  la  prise  de  la  Ilastille)  un  cri 
«  ]>lus  touchant  se  lusse  entendre:  o  Français,  nous  sommes  tous 
g  frères!  Oui,  nous  sommes  frères,  nous  sommes  libres,  nous 
«  avons  une  patrie I  d  [Bûchez  et  Roux,  VI,  275.) 

2.  Bûchez  él  Roux,  IV.  3,  309;  V.  123;  VI.  274,  309.  —  Duver- 
giér,  Collection  des  Ims  et  décrets.  Décuat  du  8-9  juin  1790. 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  51 

«  à  jamais  unis,  de  protéger  la  circulation  des  subsis- 
«  tances  et  de  soutenir  les  lois  émanées  de  l'Assem- 
«  blée  nationale  ».  —  Le  15 décembre,  à  Montélimart,  six 
mille  hommes,  représentants  de  vingt-sept  mille  autres, 
font  un  serment  pareil,  et  se  confédèrent  avec  leurs  de- 
vanciers. —  Là-dessus,  de  mois  en  mois  et  de  province 
en  province,  l'ébranlement  se  propage.  Les  quatorze 
villes  bailliagères  de  la  Franche-Comté  forment  une 
ligue  patriotique.  A  Pontivy,  la  Bretagne  se  fédère  avec 
l'Anjou.  Cent  mille  gardes  nationaux  du  Yivarais  et  du 
Languedoc  envoient  leurs  délégués  à  Voûte.  Quatre-vingt 
mille  des  Vosges  ont  leurs  députés  à  Épinal.  En  février, 
mars,  avril  et  mai  1790,  dans  l'Alsace,  la  Champagne, 
le  Dauphiné,  l'Orléanais,  la  Touraine,  le  Lyonnais,  la 
Provence,  même  spectacle.  A  Draguignan,  huit  mille 
gardes  nationaux  jurent  en  présence  de  vingt  mille  spec- 
tateurs. A  Lyon,  cinquante  mille  hommes,  délégués  de 
plus  de  cinq  cent  mille  autres,  font  le  serment  civique. 
—  Mais,  pour  former  la  France,  ce  n'est  pas  assez  des 
unions  locales  :  il  faut  encore  l'union  générale  de  tous 
les  Français.  Nombre  de  gardes  nationales  ont  écrit 
déjà  pour  s'affilier  à  celle  de  Paris,  et  le  5  juin,  sur  la 
proposition  de  la  municipalité  parisienne,  l'Assemblée 
décrète  la  Fédération  universelle.  Elle  se  fera  le  14  juil- 
let, partout  à  la  fois,  aux  extrémités  et  au  centre.  Il  y 
en  aura  une  au  chef-lieu  de  chaque  district,  une  au 
chef-lieu  de  chaque  département,  une  au  chef-lieu  du 
royaume.  Pour  celle-ci,  chaque  garde  nationale  députe 
à  Paris  un  homme  sur  deux  cents,  chaque  régiment  un 


52  LA  REVOLUTION 

officier,  un  sous-officier  et  quatre  soldats.  —  Au  Champ- 
de-Mars,  théâtre  de  la  fête,  on  voit  arriver  quatorze 
mille  représentants  de  la  garde  nationale  des  provinces, 
onze  à  douze  mille  représentants  de  l'armée  de  terre  et 
de  mer,  outre  la  garde  nationale  de  Paris,  outre  cent 
soixante  mille  spectateurs  sur  les  tertres  de  l'enceinte, 
outre  une  foule  encore  plus  grande  sur  les  amphithéâ- 
tres de  Ghaillot  et  de  Passy.  Tous  ensemble  se  lèvent, 
jurent  fidélité  à  la  nation,  à  la  loi,  au  roi,  à  la  Constitu- 
tion nouvelle.  Au  bruit  du  canon  qui  annonce  leur  ser- 
ment, les  Parisiens  qui  sont  demeurés  au  logis,  hom- 
mes, femmes,  enfants,  lèvent  la  main  du  côté  du  Champ- 
de-Mars,  en  criant  qu'ils  jurent  aussi.  De  tous  les  chefs- 
lieux  de  département  et  de  district,  de  toutes  les  com- 
munes de  France  part,  le  même  jour,  le  même  serment. 
—  Jamais  pacte  social  n'a  été  plus  expressément  conclu. 
Aux  yeux  des  spectateurs,  voici,  pour  la  première  fois 
dans  le  monde,  une  société  véritable  et  légitime;  car 
elle  est  constituée  par  des  engagements  libres,  par  des 
stipulations  solennelles,  par  des  consentements  positifs. 
On  en  possède  l'acte  authentique  et  le  procès-verbal 
daté. 

11  y  a  plus  :  à  ne  considérer  que  les  dehors  et  le  mo- 
ment, les  cœurs  sont  unis.  Il  semble  que  toutes  les  bar- 
rières qui  séparent  les  hommes  soient  tombées  et  sans 
elfort.  Plus  d'antagonisme  provincial  :  les  fédérés  de  la 
Bretagne  et  de  l'Anjou  écrivent  qu'ils  ne  veulent  plus 
être  Angevins  ni  bretons,  mais  seulement  français.  Pins 
de    discordes  religieuses  :  à  Saint-Jean-du-Gard,   près 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  53 

d'Alais,  le  curé  et  le  pasteur  s'embrassent  à  l'autel  ;  dans 
l'église,  le  pasteur  siège  à  la  première  place,  et,  dans 
ressemblée  des  protestants,  le  curé,  à  la  place  d'hon- 
neur, écoute  le  prêche  du  pasteur1.  Plus  de  distinctions 
ae  rang  ni  de  condition  :  à  Saint-Andéol,  «  l'honneur 
«  de  prêter  le  serinent  à  la  tête  du  peuple  est  déféré  à 
«  deux  vieillards  de  quatre-vingt-treize  et  quatre-vingt- 
«  quatorze  ans,  l'un  noble  et  colonel  de  la  garde  na- 
«  tionale,  l'autre  simple  laboureur  ».  ■ —  A  Paris,  deux 
cent  mille  personnes  de  tout  état,  de  tout  âge  et  de  tout 
sexe,  officiers  et  soldats,  moines  et  comédiens,  écoliers  et 
maîtres,  élégants  et  déguenillés,  grandes  dames  et  pois- 
sardes, ouvriers  de  tous  les  métiers,  paysans  de  toute 
la  banlieue,  sont  venus  s'offrir  pour  remuer  la  terreau 
Champ-de-Mars  qui  n'était  pas  prêt,  et,  en  sept  jours, 
d'une  plaine  unie,  ils  ont  fait  une  vallée  entre  deux 
collines,  tous  égaux,  camarades,  volontairement  attelés 
à  la  même  besogne,  roulant  la  brouette  et  maniant  la 
pioche.  —  A  Strasbourg,  le  général  en  chef,  Lûckner, 
habit  bas*  a  travaillé  comme  le  plus  vigoureux  terras- 
iier,  pendant  une  après-midi  entière.  Sur  toutes  les 
routes,  les  fédérés  sont  nourris,  hébergés,  défrayés.  A 
paris,  les  aubergistes  et  les  maîtres  d'hôtels  garnis  ont 
d'eux-mêmes  baissé  leurs  prix,  et  ne  songent  point  à 
rançonner  leurs  nouveaux  hôtes.  Bien  mieux,  «  les  dis- 
«  tricts  festoient  à  l'envi  les  provinciaux2;  il  y  a  tous 
«  les  jours  des  repas  de  douze  cents  à  quinze  cents  cou- 

1.  Micbelet,  Histoire  de  la  Révolution  française,  II,  470,  474. 

2.  Ferrières,  II,  91.  —Albert  Dabeau,  I,  340.  (Lettre  adressée 


5t  LA  RÉVOLUTION 

«  verts  ».  Provinciaux,  Parisiens,  militaires,  bourgeois, 
attablés  et  confondus,  trinquent  et  s'embrassent.  Sur- 
tout les  soldats,  les  sous-officiers  sont  entourés,  acc.a- 
més,  régalés,  jusqu'à  en  perdre  la  raison,  la  santé,  ?t 
plus  encore.  Tel,  «  vieux  cavalier  qui  compte  plus  (k 
«  cinquante  ans  de  service,  meurt  au  retour,  brûlé  de 
«  liqueurs  et  excédé  de  plaisirs  ».  —  Bref,  l'allégresse 
déborde,  comme  il  convient  dans  le  jour  unique  où 
le  vœu  d'un  siècle  entier  s'est  accompli.  Voilà  bien  le 
bonheur  idéal,  tel  que  les  livres  et  les  estampes  du 
temps  le  montraient.  L'homme  naturel,  enterré  sous  la 
civilisation  artificielle,  s'est  dégagé,  et  reparaît  comme 
aux  premiers  jours,  comme  à  Otaïti,  comme  dans  les 
pastorales  philosophiques  et  littéraires,  comme  dans 
les  opéras  bucoliques  et  mythologiques,  confiant,  ai- 
mant, heureux.  «  L'âme  se  sent  affaissée  sous  le  poids 
«  d'une  délicieuse  ivresse  à  l'aspect  de  tout  ce  peuple 
«  redescendu  aux  doux  sentiments  de  la  fraternité  pri- 
«  mitive»,  et  le  Français,  bien  plus  gai,  bien  plus  enfant 
qu'aujourd'hui,  s'abandonne,  sans  arrière-pensée,  à  ses 
instincts  de  sociabilité,  de  sympathie  et  d'expansion. 

Tout  ce  que  l'imagination  du  temps  lui  fournit  pour 
ajouter  à  son  émotion,  tout  le  décor  classique,  oratoire 
et  théâtral  dont  il  dispose,  il  l'emploie  pour  embellir  sa 
Côte.  Déjà  exalté,  il  veut  encore  s'exalter  davantage.  — 
A  Lyon,  les  cinquante  mille  fédérés  du  Midi  se  rangent 
en  bataille  autour  d'un  rocher  artificiel  haut  de  cin- 

au  chevalier  de  I'oterat,  18  juillet  1790.)  —   Dampmartin,  Événe- 
ments qui  se  sont  passés  SOUS  mes  yeit.r,  etc.,  I,  155. 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  55 

quantc  pieds  et  couvert  d'arbustes,  que  surmontent  un 
temple  de  la  Concorde  et  une  statue  colossale  de  la  Li- 
berté; on  apporte  les  drapeaux  sur  les  gradins  du 
rocher,  et  une  messe  solennelle  précède  le  serment 
civique.  —  A  Paris,  au  milieu  du  Champ-de-Mars  trans- 
formé en  cirque  colossal,  s'élève  l'autel  de  la  Patrie  ; 
alentour  sont  les  troupes  de  ligne  et  les  fédérations  des 
départements;  en  face  est  le  roi  sur  un  trône  avec  la 
reine  et  le  dauphin,  près  de  là  les  princes  et  les  prin- 
cesses dans  une  tribune,  l'Assemblée  nationale  sur  un 
amphithéâtre.  Deux  cents  prêtres  vêtus  d'aubes  avec  des 
ceintures  tricolores  officient  autour  de  l'évêque  d'Au- 
tun;  trois  cents  tambours  et  douze  cents  musiciens 
jouent  ensemble  ;  quarante  pièces  de  canon  tonnent 
d'un  seul  coup  ;  quatre  cent  mille  vivats  partent  à  la 
fois.  Jamais  on  n'a  tant  fait  pour  enivrer  tous  les  sens, 
pour  faire  vibrer  la  machine  nerveuse  au  delà  de  ce 
qu'elle  peut  porter.  —  Au  même  degré  et  plus  haut 
encore  vibre  la  machine  morale.  Depuis  plus  d'un  an, 
les  harangues,  les  proclamations,  les  adresses,  les  jour- 
naux, les  événements  la  montent  tous  les  jours  d'un  ton. 
Cette  fois,  des  milliers  de  discours,  multipliés  par  des 
millions  de  gazettes,  la  tendent  jusqu'à  l'enthousiasme. 
De  toutes  parts,  dans  toute  la  France,  la  déclamation 
roule  à  gros  bouillons  dans  un  lit  de  rhétorique  uni- 
forme. En  cet  état  d'excitation,  on  ne  distingue  plus 
l'emphase  de  la  sincérité,  le  faux  du  vrai,  la  parole  de 
Faction.  La  fédération  devient  un  opéra  que  l'on  joue 
sérieusement  et  dans  la  rue  :  on  y  enrôle  des  enfants, 


50  LA  REVOLUTION 

on  ne  s'aperçoit  pa  <  qu'ili  sont  des  pantins,  on  prend 
pour  des  paroles  du  cœur  les  périodes  apprises  que  l'on 
met  dans  leur  bou<  ne.  — •  A  Besançon,  au  retour  des 
fédérés,  des  centaines  de  «  jeunes  citoyens1  »,  âgés  de 
douze  à  quatorze  ai  s,  en  uniforme  national,  «  le  sabre 
«  ù  la  main  »,  viennent  au-devant  de  l'étendard  de  la  Li- 
berté. Trois  fillette»  de  onze  à  treize  ans,  deux  garçon- 
nets de  neuf  ans  prononcent  chacun  «  un  discours  plein 
«  de  feu  et  ne  respirant  que  le  patriotisme  »  ;  puis  une 
demoiselle  de  quatorze  ans,  élevant  la  voix  et  montrant 
le  drapeau,  harangoe  tour  ù  tour  l'assemblée,  les  dépu- 
tés, la  garde  nationale,  le  maire,  le  commandant  des 
troupes,  et  la  scène  finit  par  un  bal.  C'est  là  le  finale 
universel  :  partout  nommes  et  femmes,  enfants  et  adul- 
tes, gens  du  peuple  et  gens  du  monde,  chefs  et  subor- 
donnés, tous  se  trémoussent  comme  dans  une  pastorale 
de  théâtre  au  dernier  acte.  —  A  Paris,  écrit  un  témoin 
oculaire,  «  j'ai  vu  des  chevaliers  de  Saint-Louis  et  des 
«  aumôniers  danser  dans  la  rue  avec  les  individus  de 
«  leur  département1  ».  Au  Champ-de-Mars,  le  jour  de 
la  Fédération,  malgré  la  pluie  qui  tombe  à  flots,  «  les 
«  premiers  arrivés  commencent  ù  danser;  ceux  qui 
<(  suivent  se  joignent  à  eux  et  forment  une  ronde  <|iii 
«  embrasse  bientôt  une  partie  du  Champ-de-Mars.... 
«  Trois  cent  mille  spectateurs  battaient  la  mesure  avec 
«  les  mains  ».  Les  jours  suivants,  au  Champ-de-Mars  et 
dans  les  rues,  on  danse  encore,  on  boit,  on  chante; 

t.  Sauzay,  I,  202. 

2.  Albert  Babeau,  ib.,  I,  339.  —  Ferrières,  II,  92. 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  57 

cl  il  y  a  bal  et  rafraîchissement  à  la  Halle  au  Blé,  bal 
«  sur  l'emplacement  de  la  Bastille  ».  —  A  Tours,  où 
cinquante-deux  détachements  des  provinces  voisines  se 
sont  assemblés1,  vers  quatre  heures  du  soir,  par  un  élan 
irrésistible  de  gaieté  folle,  «  les  officiers,  bas  officiers 
«  et  soldats,  pêle-mêle,  se  mettent  à  courir  dans  les 
«  rues,  les  uns  le  sabre  à  la  main,  les  autres  formant 
h  des  danses,  criant  Vive  le  roi!  Vive  la  nation!  jetant 
«  leurs  chapeaux  en  l'air,  et  forçant  à  danser  toutes 
«  les  personnes  qu'ils  rencontrent  sur  leur  chemin.  Un 
;(  chanoine  de  la  cathédrale  qui  passait  tranquillement 
«  est  affublé  d'un  bonnet  de  grenadier  »,  entraîné  dans 
la  ronde;  après  lui,  deux  religieux;  «  on  les  embrasse 
«  beaucoup  »,  puis  on  les  laisse  aller.  Arrivent  les  voi- 
tures du  maire  et  de  la  marquise  de  Montausier  :  on 
monte  dedans,  derrière,  sur  les  sièges  du  haut,  tant 
qu'ils  peuvent  contenir,  et  l'on  force  les  cochers  à  para- 
der ainsi  dans  les  principales  rues.  Ce  n'est  point 
malice,  mais  gaminerie,  accès  de  verve.  «  Personne  ne 
«  fut  maltraité  ni  insulté,  quoique  tout  le  monde  fût 
«  ivre.  »  —  Pourtant,  symptôme  fâcheux,  le  lende- 
main, les  soldats  du  régiment  d'Anjou  sortent  de  leurs 
casernes,  «  et  passent  toute  la  nuit  dehors,  sans  qu'on 
«  puisse  les  en  empêcher  ».  —  Symptôme  plus  grave  : 
à  Orléans,  après  que  les  milices  nationales  ont  dansé  le 
soir  sur  la  place,  «  un  grand  nombre  de  volontaires 
«  courent  la  ville  avec  des  tambours  en  criant  de  toutes 

4.  Archives  nationales,  H,  1453.  Correspondance  de  M.  de  Ber- 
cheny,  23  mai  1790. 


58  LA  REVOLUTION 

«  leurs  forces  qu'il  faut  détruire  l'aristocratie,  mettre 
«  à  la  lanterne  les  catholiques  et  les  aristocrates  ».  Us 
entrent  clans  un  café  suspect,  en  chassent  les  habitués 
avec  injures,  mettent  la  main  sur  un  gentilhomme  qui 
passe  pour  n'avoir  pas  crié  aussi  correctement  et  aussi 
fort  qu'eux-mêmes  :  peu  s'en  faut  qu'il  ne  soit  pendu1. 
—  Tel  est  le  fruit  de  la  sensibilité  et  de  la  philosophie 
du  dix-huitième  siècle  :  les  hommes  ont  cru  que,  pour 
instituer  une  société  parfaite,  pour  établir  à  demeure  la 
liberté,  la  justice  et  le  bonheur  sur  la  terre,  il  leur  suf- 
lisait  d'un  élan  de  cœur  et  d'un  acte  de  volonté.  Ils 
viennent  d'avoir  cet  élan  et  de  faire  cet  acte;  ils  ont 
été  transportés,  ravis,  guindés  au-dessus  d'eux-mêmes. 
A  présent,  par  contre-coup,  il  faut  bien  qu'ils  retombent 
en  eux-mêmes.  Leur  effort  a  produit  tout  ce  qu'il  pou- 
vait produire,  c'est-à-dire  un  déluge  d'effusions  et  de 
phrases,  un  contrat  verbal  et  non  réel,  une  fraternité 
d'apparat  et  d'épiderme,  une  mascarade  de  bonne  foi, 
une  ébullition  de  sentiment  qui  s'évapore  par  son 
propre  étalage,  bref  un  carnaval  aimable  et  qui  dure 
un  jour. 

C'est  que,  dans  la  volonté  humaine,  il  y  a  deux  cou- 

1.  Arc/iires  nationales,  ib.,  \7>  mai  1790.  «  M.  de  la  Rifaudière 
«  a  été  tiré  de  sa  voiture  et  mené  au  corps  de  panie,  qui  fut  aus- 
«  sitôt  rempli  de  monde.  On  n'entendait  que  crier  :  A  la  lanterne, 
«  l'aristocrate!  —  Le  fait  est  qu'après  avoir  crié  vingt  fois  :  Vive 
«  le  Roi  et  la  Nation!  comme  on  voulait  lui  faire  crier  :  Vive  lu 
a  Nation  toute  seule,  il  a  crié  :  Vive  la  Nation  tant  quelle 
a.  pourra!  »  —  A  Blois,  le  jour  de  la  fédération,  un  attroupement 
promène  dans  les  rues  une  tête  de  bois  coiffée  d*ime  perruque, 
avec  un  écriteau  portant  qu'il  faut  couper  le  cou  aux  aristocrates. 


LA  C0NSTITU1I0N  APPLIQUEE  59 

ches,  l'une  superficielle  dont  les  hommes  ont  conscience, 
l'autre  profonde  dont  ils  n'ont  pas  conscience  :  la  pre- 
mière fragile  et  vacillante  comme  une  terre  meuble,  la 
seconde  stable  et  fixe  comme  une  roche  que  leurs  fan- 
taisies et  leurs  agitations  n'atteignent  pas.  Celle-ci 
détermine  seule  la  pente  générale  du  sol,  et  tout  le 
gros  courant  de  l'action  humaine  roule  forcément  sur 
le  versant  ainsi  préparé.  —  Certainement  ils  se  sont 
embrassés  et  ils  ont  juré;  mais,  après  comme  avant  la 
cérémonie,  ils  sont  ce  que  les  ont  faits  des  siècles  de 
sujétion  administrative  et  un  siècle  de  littérature  poli- 
tique. Ils  gardent  leur  ignorance  et  leur  présomption, 
leurs  préjugés,  leurs  rancunes  et  leurs  défiances,  leurs 
habitudes  invétérées  d'esprit  et  de  cœur.  Ils  sont  hom- 
mes, et  leur  estomac  a  besoin  d'être  rempli  tous  les 
jours.  Ils  ont  de  l'imagination,  et,  si  le  pain  est  rare, 
ils  craignent  de  manquer  de  pain.  Ils  aiment  mieux 
garder  leur  argent  que  de  le  donner  :  partant,  ils  re- 
gimbent contre  la  créance  que  l'État  et  les  particuliers 
ont  sur  eux  ;  ils  se  dispensent  le  plus  qu'ils  peuvent  de 
payer  leurs  dettes;  ils  font  volontiers  leur  main  sur  les 
choses  publiques  quand  elles  sont  mal  défendues;  enfin, 
ils  sont  disposés  à  croire  que  les  gendarmes  et  les  pro- 
priétaires sont  nuisibles,  d'autant  plus  qu'on  leur  répète 
cela  tous  les  jours,  et  depuis  un  an.  —  D'autre  part,  la 
situation  n'a  pas  changé.  Ils  vivent  toujours  dans  une 
société  désorganisée,  sous  une  Constitution  imprati- 
cable, et  les  passions  qui  démolissent  tout  ordre  public 
n'ont  fait  que  s'aviver  par  le  simulacre  de  fraternité 


GO  LA  RÉVOLUTION 

sous  lequel  elles  ont  paru  s'amortir.  On  ne  persuade  pas 
impunément  aux  hommes  que  le  millènium  est  accom- 
pli ;  car  ils  veulent  en  jouir  tout  de  suite,  et  ne  tolèrent 
pas  d*être  déçus  dans  leur  attente.  En  cet  état  violent 
d'espérances  illimitées,  toutes  leurs  volontés  leur  sem- 
blent légitimes,  et  toutes  leurs  opinions  certaines.  Ils 
ne  savent  plus  se  défier  d'eux-mêmes,  se  contenir  ;  dans 
leur  cerveau  regorgeant  d'émotions  et  d'enthousiasme, 
il  n'y  a  de  place  que  pour  une  seule  idée,  intense,  ab- 
sorbante et  fixe.  Chacun  abonde  et  surabonde  dans  son 
propre  sens  ;  tous  deviennent  emportés,  absolus,  intrai- 
tables. Ayant  admis  que  tous  les  obstacles  sont  levés, 
ils  s'indignent  contre  chaque  obstacle  qu'ils  rencon- 
trent; quel  qu'il  soit,  à  l'instant  ils  le  brisent,  et  leur 
imagination  surexcitée  recouvre  du  beau  nom  de  patrio- 
tisme leurs  appétits  naturels  de  despotisme  et  d'usur- 
pation. 

Aussi  bien,  pendant  les  trois  années  qui  suivent  ta 
prise  de  la  Bastille,  c'est  un  étrange  spectacle  que  celui 
de  la  France.  Tout  est  philanthropie  dans  les  mots  et 
symétrie  clans  les  lois;  tout  est  violence  dans  les  actes 
et  désordre  clans  les  choses.  De  loin,  c'est  le  règne  de  la 
philosophie;  de  près,  c'est  la  dislocation  carlovingieime. 
«  Les  étrangers,  dit  un  témoin',  ne  savent  pas  que,  si 
«  nous  avons  donné  une  grande  extension  à  nos  droits 
«  politiques,  la  liberté  individuelle  est,  dans  le  droit, 
(i  réduite  à  rien,  et,  dans  le  fait,  livrée  à  l'arbitraire  de 

1.  Mercure  de  France,  articles  de  Mallct  du  Pan  (18  juin  et 
0  août  1791  ;  ami  1702). 


LA  CONSTITUTION  APP)  IQUÉE  Cl 

«  soixante  mille  assemblées  constitutionnelles;  que  rien 
«  ne  peut  mettre  un  citoyen  à  l'abri  des  vexations  de  ces 
«  corps  populaires;  que,  suivant  l'opinion  qu'ils  se  font 
«  des  choses  et  des  personnes,  ils  agissent  dans  un  endroit 
«  d'une  façon  et  dansun  autre  d'une  autre....  Ici,  c'est  un 
«  département  qui,  de  son  chef  et  sans  en  référer,  met 
«  un  embargo  sur  les  navires;  là,  un  autre  département 
«  qui  ordonne  l'expulsion  d'un  détachement  militaire 
«  nécessaire  à  la  sûreté  des  lieux  dévastés  par  les  bri- 
«  gands,  et  un  ministre  qui  répond  aux  réclamations  des 
«  intéressés  :  le  Département  le  veut.  Ailleurs,  ce  sont 
«  des  corps  administratifs  qui,  à  l'instant  où  l'Assemblée 
«  nationale  décrète  le  repos  des  consciences  et  la  liberté 
«  des  prêtres  non  assermentés,  les  chassent  tous  de  leur 
«  domicile  en  vingt-quatre  heures.  Toujours  en  avant  ou 
«  en  arrière  des  lois,  alternativement  audacieux  ou  pusil- 
«  lanimes,  osant  tout  lorsque  la  licence  publique  les 
«  seconde  et  n'osant  rien  faire  pour  la  réprimer,  se  hà- 
«  tant  d'abuser  de  leur  autorité  du  moment  contre  les 
«  faibles  pour  se  faire  des  titres  à  venir  de  popularité, 
«  ne  sachant  maintenir  l'ordre  qu'au  prix  de  la  tran- 
«  quillité  et  de  la  sûreté  publiques,  embarrassés  dans  les 
«  rênes  de  leur  administration  nouvelle  et  compliquée, 
«  joignant  la  fougue  des  passions  à  l'incapacité  et  ù 
«  l'inexpérience  :  tels  sont,  en  grande  partie,  ces  hom- 
«  mes  sortis  du  néant,  vides  d'idées  et  ivres  de  préten- 
«  tions,  sur  lesquels  reposent  maintenant  le  soin  de  la 
«  force  et  de  la  richesse  publiques,  l'intérêt  de  la  sûreté 
a  et  les  bases  de  la  puissance  du  gouvernement.  Dans 


G2  LÀ  RÉVOLUTION 

«  toutes  les  divisions  de  l'empire,  dans  toutes  les  bran- 
«  ches  de  l'administration,  dans  chaque  rapport,  on  aper- 
«  çoit  la  confusion  des  autorités,  l'incertitude  de  l'obéis- 
«  sance,  la  dissolution  de  tous  les  freins,  le  vide  des 
«  ressources,  la  déplorable  complication  des  ressorts 
«  énervés,  pas  un  moyen  de  force  réelle,  et,  pour  tout 
«  appui,  des  lois  qui,  en  supposant  la  France  peuplée 
«  d'hommes  sans  vices  et  sans  passions,  ont  aban- 
«  donné  l'humanité  à  son  indépendance  originelle.  » 
—  Quelques  mois  après,  au  commencement  de  179'J, 
Malouet  résumait  tout  en  une  phrase  .  «  C'est  la  Régence 
«  d'Alger,  moins  le  Dey  ». 

II 

Les  choses  ne  sauraient  aller  autrement.  Car,  avant 
le  6  octobre  et  la  captivité  du  roi  à  Paris,  le  gouverne- 
ment était  déjà  détruit  en  fait;  maintenant,  par  les  dé- 
crets successifs  de  l'Assemblée,  il  est  détruit  en  droit, 
et  chaque  groupe  local  est  confié  à  lui-même.  —  Les  in- 
tendants sont  en  fuite;  les  commandants  militaires  ne 
sont  pas  obéis;  les  bailliages  n'osent  juger;  les  parle- 
ments sont  suspendus;  sept  mois  s'écoulent  avant  que 
les  administrations  de  district  et  de  département  soient 
élues  ;  un  an  se  passe  avant  que  les  nouveaux  juges  soient 
institués,  et,  après  comme  auparavant,  tout  le  pouvoir 
effectif  est  aux  mains  de  la  commune.  —  A  elle  de  s'armer, 
de  choisir  ses  chefs,  de  s'approvisionner,  de  se  garder 
contre  les  brigands,  de  nourrir  ses  pauvres.  A  elle  de 
Vendre  ses  biens  nationaux,  d'installer  le  curé  conslilu- 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  63 

lionnel,  d'opérer  la  transformation  par  laquelle  la  société 
nouvelle  se  substitue  à  la  société  ancienne,  au  milieu  de 
tant  de  passions  avides  et  de  tant  d'intérêts  froissés  A  elle 
de  parer  seule  aux  dangers  perpétuels  ou  renaissants  qui 
l'assaillent  ou  qu'elle  imagine.  —  Ils  sont  grands,  et  elle 
se  les  exagère  encore.  Elle  est  alarmée  et  elle  est  novice. 
Rien  d'étonnant  si,  dans  cet  exercice  d'un  pouvoir  impro- 
visé, elle  outrepasse  ses  bornes  naturelles  ou  légales,  si 
elle  franchit  sans  s'en  apercevoir  la  limite  métaphysique 
que  la  Constitution  pose  entre  ses  droits  et  les  droits  de 
l'État.  La  faim,  la  peur,  la  colère,  aucune  passion  popu- 
laire ne  sait  attendre;  on  n'a  pas  le  temps  d'en  référer  à 
Paris.  Il  faut  agir,  agir  tout  de  suite  et  avec  les  moyens 
qu'on  a  ;  on  se  sauve  comme  on  peut.  Tel  maire  de  vil- 
lage va  se  trouver  général  et  législateur.  Telle  petite  ville 
se  donne  une  charte,  comme  Laon  ou  Vézelay  au  dou- 
zième siècle.  —  Le  6  octobre  17891,  près  d'Autun,  le 
bourg  d'Issy-l'Évêque  s'érige  en  État  indépendant.  M.  Ca- 
rion,  curé,  a  convoqué  l'assemblée  de  la  paroisse;  on  l'a 
nommé  membre  du  comité  administratif  et  de  l'état-major 
nouveau.  Séance  tenante,  il  fait  adopter  un  statut  complet, 
politique,  judiciaire,  pénal  et  militaire,  en  soixante  ar- 
ticles. Rien  n'y  manque;  on  y  lit  des  règlements  «  sur 
«  la  police  de  la  ville,  sur  les  alignements  des  rues  et  des 
o  places  publiques,  sur  la  réparation  des  prisons,  sur 
«  les  corvées  et  les  prix  des  grains,  sur  l'administration 

1.  Moniteur,  IV,  500  (séance  du  5  juin  1790),  rapport  «Je 
M.  Fréteau.  «  Ces  faits  sont  prouvé»  pat  ciiitiuante  témoins,  i  — 
Cf.  n°  du  19  avril  1791. 

LA    REVOLUTION.    H-  T.    IV.    —   5 


61  LA  RÉVOLUTION 

«  de  la  justice,  sur  les  amendes  et  confiscntions,  sur  le 
«  régime  des  gardes  nationales  ».  C'est  un  Solon  de  pro- 
vince, zélé  pour  le  bien  public  et  homme  d'exécution.  En 
eliaire  il  explique  ses  ordonnances  et  menace  les  récal- 
citrants. A  la  maison  de  ville,  il  décrète  et  juge.  Hors  de 
la  ville,  à  la  tète  de  la  garde  nationale  et  sabre  en  main, 
il  va  prêter  main-forte  à  ses  arrêtés.  Il  fait  décider  que, 
sur  un  ordre  écrit  du  comité,  tout  citoyen  pourra  être 
emprisonné.  Il  établit  et  perçoit  des  octrois,  il  fait  abattre 
des  murs  de  clôture,  il  va  chez  les  cultivateurs  lever  (1rs 
réquisitions  de  grains,  il  saisit  les  convois  de  ceux  qui 
n'ont  pas  déposé  leur  quote-part  dans  son  grenier  d'abon- 
dance. Un  matin,  précédé  d'un  tambour,  il  se  transporte 
bors  des  murs,  y  proclame  «  ses  lois  agraires  »,  procède 
sur-le-cbamp  au  partage,  et  s'adjuge  lui-même  une  part 
de  territoire  à  titre  d'ancien  bien  communal  ou  curial  : 
le  tout  publiquement,  en  conscience,  appelant  notaire  et 
tabellion  pour  dresser  procès-verbal  de  ses  actes,  per- 
suadé que,  la  société  humaine  ayant  cessé,  chaque  groupe 
local  a  le  droit  de  la  recommencer  à  sa  guise  et  de  pra- 
tiquer, sans  en  référer  à  personne,  la  constitution  qu'il 
s'est  donnée.  —  Sans  doute  celui-ci  parle  trop  haut,  va 
trop  vite,  et  le  bailliage,  puis  le  Châtelet,  puis  l'Assem- 
blée nationale  arrêtent  provisoirement  ses  entreprises. 
Mais  son  principe  est  populaire,  et  les  quarante  mille 
communes  de  France  vont  agir  comme  autant  de  répu- 
bliques distinctes  sous  les  réprimandes  sentimentales  et 
de  pins  en  plus  vaines  du  pouvoir  central. 
C  est  que  maintenant  les  hommes,  agités  et  redresses 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  05 

par  un  sentiment  nouveau,  s'abandonnent  à  l'orgueil- 
leux plaisir  de  se  sentir  indépendants  et  puissants.  Nulle 
part  ce  plaisir  n'est  si  vif  que  chez  les  chefs  locaux,  offi- 
ciers municipaux  et  commandants  des  gardes  natio- 
nales. Car  jamais  une  si  haute  autorité  et  une  si  grande 
importance  ne  sont  venues  tout  d'un  coup  revêtir  des 
hommes  auparavant  si  nuls  ou  si  soumis.  —  Jadis  com- 
mis de  l'intendant  ou  du  subdélégué,  désignés,  main- 
tenus, rudoyés  par  lui,  tenus  en  dehors  de  toute  affaire 
considérable,  n'ayant  que  les  représentations  humbles 
pour  se  défendre  contre  les  aggravations  de  taxes,  occu- 
pés de  préséances  et  de  conflits  d'étiquette1,  simples 
citadins  ou  paysans  auxquels  l'idée  ne  fût  jamais  venue 
d'intervenir  dans  la  chose  militaire,  les  voilà  désormais 
souverains  dans  le  militaire  et  dans  le  civil.  —  Tel, 
maire  d'une  bourgade  ou  syndic  d'une  paroisse,  petit 
bourgeois  ou  villageois  en  sarrau,  que  l'intendant  et  le 
commandant  militaire  faisaient  à  volonté  mettre  en  pri- 
son, requiert  à  présent  un  gentilhomme,  capitaine  de 
dragons,  de  marcher  ou  de  rester,  et,  sur  sa  réquisition, 
le  capitaine  reste  ou  marche.  De  ce  môme  bourgeois  ou 

1.  Archives  nationales,  KK,  1105.  Correspondance  de  M.  de 
Tbiard,  commandant  militaire  de  la  Bretagne  (septembre  1789). 
«  Il  y  a,  dans  toutes  les  petites  villes,  trois  puissances  qui  s'entie- 
«  choquent,  le  présidial,  la  milice  bourgeoise  et  le  comité  perrna- 
«  nent.  Chacune  veut  avoir  le  pas  sur  l'autre,  et,  à  cette  occasion, 
«  il  m'est  arrivé  à  Landivisiau  une  scène  qui  aurait  pu  devenir 
«  sanglante,  et  qui  n'a  été  que  ridicule.  Il  s'est  élevé  une  dispute 
a  fort  vive  entre  les  trois  harangueurs,  pour  savoir  qui  parlerait 
«  le  premier.  On  s'en  est  l'apporté  à  moi  pour  la  décision.  Tour 
«  n'offenser  aucune  des  parties,  j'ai  prononcé  qu'ils  parleraient 
«  tous  les  trois  ensemble  :  ce  qui  a  été  ponctuellement  exécuté.  > 


C6  LA  RÊV0LUTI03 

villageois  dépend  la  sûreté  du  château  voisin,  du  grand 
propriétaire  et  de  sa  famille,  du  prélat,  de  tous  les  per- 
sonnages du  canton.  Pour  qu'ils  soient  à  l'abri,  il  faut 
qu'il  les  protège;  ils  seront  pillés  si,  en  cas  d'émeute, il 
n'envoie  pas  à  leur  secours  la  garde  nationale  et  la 
troupe.  C'est  lui  qui,  avec  son  conseil  communal,  fixe 
au  taux  qu'il  lui  plaît  leurs  impositions.  C'est  lui  qui, 
leur  accordant  ou  leur  refusant  un  passeport,  les 
oblige  à  rester  ou  leur  permet  de  partir.  C'est  lui  qui, 
prêtant  ou  refusant  la  force  publique  à  la  perception  de 
leurs  fermages,  leur  donne  ou  leur  ôte  les  moyens  de 
vivre.  11  règne  donc,  et  à  la  seule  condition  de  gouver- 
ner au  gré  de  ses  pareils,  de  la  multitude  bruyante,  du 
groupe  remuant  et  dominant  qui  l'a  élu.  —  Dans  les 
villes  surtout,  et  notamment  dans  les  grandes  villes,  le 
contraste  est  immense  entre  ce  qu'il  était  et  ce  qu'il 
est,  puisque  à  la  plénitude  du  pouvoir  s'ajoute  pour  lui 
l'étendue  de  l'action.  Jugez  de  l'effet  sur  sa  cervelle,  à 
Marseille,  Bordeaux,  Nantes,  Rouen,  Lyon,  où  il  tient 
dans  sa  main  les  biens  et  les  vies  de  quatre-vingt  ou  cent 
mille  personnes.  D'autant  plus  que,  parmi  ces  ofliciers 
municipaux  des  villes,  les  trois  quarts,  procureurs  ou 
avocats,  sont  imbus  des  dogmes  nouveaux  et  persuadés 
qu'en  eux  seuls,  élus  directs  du  peuple,  réside  l'auto- 
rité légitime.  Éblouis  par  leur  grandeur  récente,  om- 
brageux comme  des  parvenus,  révoltés  contre  tous  1*  s 
pouvoirs  anciens  ou  rivaux,  ils  sont  en  outre  alarmés 
par  leur  imagination  et  par  leur  ignorance,  vaguement 
Uoublés  par  la  disproportion  de  leur  rôle  passé  et  de 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  67 

leur  rôle  présent,  inquiets  pour  l'État,  inquiets  pour 
eux-mêmes,  et  ils  ne  trouvent  de  sécurité  que  dans 
l'usurpation.  Sur  des  bruits  de  café,  des  municipalités 
jugen*  les  ministres,  décident  qu'ils  sont  traîtres.  Avec 
une  raideur  de  conviction  et  une  intrépidité  de  pré- 
somption extraordinaires,  elles  se  croient  en  droit  d'agir 
sans  leurs  ordres,  contre  leurs  ordres,  contre  les  ordres 
de  l'Assemblée  elle-même,  comme  si,  dans  la  France 
dissoute,  chacune  d'elles  était  la  nation. 

Aussi  bien,  si  la  force  armée  obéit  maintenant  à  quel- 
qu'un, c'est  à  elles  et  à  elles  seules,  non  seulement  la 
garde  nationale,  mais  encore  la  troupe,  qui,  soumise  à 
leurs  réquisitions  par  un  décret  de  l'Assemblée  natio- 
nale1, ne  veut  plus  déférer  qu'à  leurs  réquisitions. — 
Dés  le  mois  de  septembre  1789,  les  commandants  mili- 
taires des  provinces  se  déclarent  impuissants  :  entre 
leurs  ordres  et  celui  d'une  municipalité,  c'est  celui  de 
la  municipalité  que  les  troupes  exécutent.  «  Si  pressant 
«  que  soit  le  besoin  de  les  porter  aux  lieux  où  leurpré- 
«  sence  est  nécessaire,  elles  sont  arrêtées  par  la  résis- 
«  tance  du  comité  de  leur  village2.  »  —  «  Sans  aucun 
«  motif  raisonnable,  écrit  le  commandant  de  la  Bre- 
«  tagne,  Vannes  et  Auray  se  sont  opposées  au  détache- 
«  ment  que  je  croyais  sage  d'envoyer  à  Belle-Ile  pour  en 
«  remplacer  un  autre....  Le  gouvernement  ne  peut  plus 
«  faire  un  pas  sans  rencontrer  des  obstacles....  Le  mi- 

1.  Décret  du  10-14  août  1789. 

2.  Arcliives  nationales,  KK,  1105.  Correspondance  de  M.  de 
Thiard,  11  seplembre  1789.  «  Les  troupes  n'obéissent  plus  qu'aux 
c  municipalités.  »  —  50  juillet,  11  août  1790. 


C8  LA  REVOLUTION 

«  nistre  de  la  guerre  n'est  plus  le  maître  de  faire  mou- 
«  voir  les  troupes....  Aucun  ordre  n'est  exécuté.... Tout 
«  le  monde  veut  commander,  personne  ne  veut  obéir.... 
«  Comment  le  roi,  le  gouvernement  et  le  ministre  de  la 
«  guerre  pourraient-ils  combiner  les  besoins  des  places 
a  et  l'emplacement  des  troupes,  si  les  villes  se  croient 
«  autorisées  à  donner  des  contre-ordres  aux.  régiments, 
«  et  à  changer  leur  destination?  »  —  Bien  pis1,  «  sur 
«  la  fausse  supposition  de  brigands  et  de  complots 
«  qui  n'existent  pas,  on  me  demande  dans  les  villes  et 
«  dans  les  villages  des  armes,  et  même  du  canon.... 
«  liientôt  toute  la  Bretagne  sera  dans  un  appareil  de 
«  guerre  effrayant  par  ses  suites  :  car,  n'ayant  réelle- 
«  ment  aucuns  ennemis,  ils  tourneront  leurs  armes  con- 
«  tre  eux-mêmes».  —  Peu  importe;  la  panique  est 
«  une  épidémie  »  ;  on  veut  croire  «  aux  brigands  el  aux 
«  ennemis  ».  On  répète  à  Nantes  que  les  Espagnols  vont 
débarquer,  que  des  régiments  français  vont  attaquer, 
qu'une  année  de  bandits  approche,  que  le  château  est 
menacé,  qu'il  est  menaçant,  qu'il  renferme  trop  d'en- 
gins de  guerre.  En  vain  le  commandant  de  la  province 
écrit  au  maire  pour  le  rassurer,  et  pour  lui  représenter 
que  «  la  municipalité,  étant  maîtresse  du  château,  l'est 
«  aussi  de  tous  les  magasins  qu'il  renferme.  Pourquoi 
«  donc  conçoit-elle  des  alarmes  pour  des  objets  qui 
«  sont  entre  ses  mains?  Pourquoi  s'étonner  qu'il  y  ait 
«  des  armes  et  de  la  poudre  dans  un  arsenal  »?  —  Rien 

1.  Archives  nationales,  RE,  1 105.  Correspondance  de  M.  de  Thiard, 
11  et  '25  septembre,  20  novembre,  25  ci  30 décembre  l'.s'J. 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  09 

n'y  fait;  le  château  est  envahi;  deux  cents  ouvriers  se 
mettent  à  en  démolir  les  fortifications  ;  la  peur  n'écoute 
rien  et  ne  croit  pouvoir  prendre  trop  de  précautions. 
Si  inofftnsives  que  soient  les  citadelles,  on  les  tient  pour 
dangereuses  ;  si  accommodants  que  soient  les  chefs  mi- 
litaires, on  les  tient  pour  suspects.  On  regimbe  contre 
la  bride  même  lâche  et  flottante  ;  on  la  casse  et  on  la 
jette  à  .erre,  pour  qu'à  l'occasion  aucune  main  ne 
puisse  ta  serrer.  Chaque  municipalité,  chaque  garde 
nationae  veut  régner  chez  elle,  à  l'abri  de  tout  con- 
trôle âranger;  c'est  là  ce  qu'elle  appelle  la  liberté. 
Partam  son  adversaire  est  le  pouvoir  central  ;  il  faut  le 
désarner,  de  peur  qu'il  n'intervienne,  et  de  tous  côtés, 
avec  m  instinct  sûr  et  persistant,  par  la  prise  des  forte- 
resses, par  le  pillage  des  arsenaux,  par  la  séduction  des 
soldats,  par  l'expulsion  des  généraux,  la  cité  assure  son 
omnipotence,  en  se  garantissant  d'avance  contre  toute 
répression. 

A  Brest,  la  municipalité  veut  qu'on  livre  au  peuple  un 
officier  de  marine,  et,  sur  le  refus  du  lieutenant  du  roi, 
le  comité  permanent  ordonne  à  la  garde  nationale  de 
charger  ses  fusils1.  A  Nantes,  la  municipalité  refuse  de 
reconnaître  M.  d'Hervilly,  envoyé  pour  commander  un 
camp,  et  les  villes  de  la  province  écrivent  pour  déclarer 
qu'elles  ne  souffriront  pas  sur  leur  territoire  d'autres 
troupes  que  leurs  fédérés.  A  Lille,  le  comité  permanent 

1.  Bûchez  et  Roux,  V,  594  (avril  1790).  —  Archives  nationales. 
Papiers  du  Comité  des  recherches,  DXXIX,  I  (note  de  M.  de  la  Tour- 
du-Pin,  28  octobre  1789).  —  Bûchez  et  Roux,  IV,  3  (1er  décem- 
bre 1789);  IV,  390  (février  1790);  VI,  179  (avril  et  mai  1790). 


70  LA  REVOLUTION 

veut  que  tous  les  soirs  l'autorité  militaire  lui  remette 
les  clefs  de  la  ville,  et,  quelques  mois  après,  la  garde 
nationale,  jointe  aux  soldats  révoltés,  s'empare  de  la 
citadelle,  ainsi  que  du  commandant  Livarot.  À  Toulon, 
le  commandant  de  l'arsenal,  M.  de  Rioms,  et  plusieurs 
officiers  de  marine  sont  mis  au  cachot.  A  Montpellier, 
la  citadelle  est  surprise,  et  le  club  écrit  à  l'Assemblée 
nationale  pour  en  demander  la  démolition.  A  Aalence, 
le  commandant,  M.  de  Voisins,  qui  veut  se  mettre  en 
défense,  est  massacré,  et  désormais  c'est  la  municipa- 
lité qui  donne  les  ordres  à  la  garnison.  A  Bastia,  h  colo- 
nel de  Pkully  tombe  sous  une  grêle  de  balles,  et  la  garde 
nationale  s'empare  de  la  citadelle  et  du  magasin  l  pou- 
dre. —  Ce  ne  sont  pas  là  des  échauffourées  passagères  : 
au  bout  de  deux  ans,  le  même  esprit  d'insubordimtion 
se  retrouve  partout1.  En  vain  les  commissaires  de  1  As- 
semblée nationale  veulent  faire  sortir  de  Metz  le  régi- 
ment de  Nassau  :  Sedan  refuse  de  le  recevoir;  Thion- 
ville  déclare   que,    s'il    vient,   elle  lèvera  les  ponts; 
Sarrelouis  menace,  s'il  approche,  de  tirer  ses  canons. 
A  Caen,  ni  la  municipalité  ni  le  directoire  n'osent  appli- 
quer la  loi  qui  remet  le  château  aux  troupes  de  ligne; 
la  garde  nationale  refuse  d'en  sortir  et  défend  au  direc- 
teur de  l'artillerie  d'y  inspecter  les  munitions.  —  En  cet 
état  des  choses,  un  gouvernement  subsiste  encore  de 
nom,  mais  non  plus  de  fait;  car  il  n'a  plus  les  moyens 


1.  Mercure  de  France.  Rapport  de  M.  Einmery,  séance  du 
21  juillet  1790,  n°  du  31  juillet.  —  Archives  nationales,  F7,  3200. 
Lettre  du  directoire  du  Calvados,  26  septembre  et  20  octobre  1791. 


LA  CONSTITUTION  APPIJQUËE  71 

d'imposer  l'obéissance.  Chaque  commune  s'arroge  le 
droit  de  suspendre  ou  d'empêcher  l'exécution  des 
ordres  les  plus  urgents  et  les  plus  simples.  En  dépit  de 
tous  les  passeports  et  de  toutes  les  injonctions  légales, 
Arnay-le-Duc  a  retenu  Mesdames  ;  Arcis-sur-Aube  retient 
Necker  ;  Montigny  va  retenir  M.  Caillard,  ambassadeur 
de  France1.  —  Au  mois  de  juin  1791,  un  convoi  de 
quatre-vingt  mille  écus  de  six  livres  part  de  Paris  pour 
la  Suisse;  c'est  un  remboursement  du  gouvernement 
français  au  gouvernement  de  Soleure;  la  date  du  verse- 
ment est  fixée,  l'itinéraire  est  décrit;  toutes  les  pièces 
nécessaires  sont  fournies,  il  faut  arriver  pour  l'échéance  ; 
mais  on  a  compté  sans  les  municipalités  et  sans  les 
gardes  nationales.  Arrêté  à  Bar-sur-Aube,  c'est  seule- 
ment au  bout  d'un  mois  et  sur  un  décret  de  l'Assemblée 
nationale  que  le  convoi  peut  se  remettre  en  marche. 
A  Belfort,  il  est  saisi  de  nouveau,  et,  au  mois  de  no- 
vembre, il  y  est  encore.  Vainement  le  directoire  du 
Bas-Rhin  a  ordonné  de  le  relâcher;  la  municipalité  de 
Belfort  n'a  pas  tenu  compte  de  cet  ordre.  Vainement 
le  même  directoire  a  envoyé  sur  place  un  commissaire  ; 
ce  commissaire  a  manqué  d'être  écharpé.  Il  faut  que  le 
général  Lùckner  intervienne  en  personne,  à  main-forte, 
et  le  convoi  ne  franchit  la  frontière  qu'après  cinq  mois 
de  délai2.  —  Au  mois  de  juillet  1791,  sur  la  route  de 
Rouen  à  Caudebec,  un  navire  français  qu'on  dit  chargé 

1.  Archives  nationales,  F7,  5207.  Lettre  du  ministre  Dumouriez, 
15  juin  1792.  Rapport  de  M.  Caillard,  29  mai  1792. 

2.  Mercure  de  France,  n°  du  16  juillet  1791    (séance    du  6)  ; 
n°'  du  5  novembre  et  du  2(3  novembre  1791. 


72  LA  REVOLUTION 

de  barils  d'or  et  d'argent  est  arrêté.  Vérification  faite,  il 
a  le  droit  de  partir  ;  tous  ses  papiers  sont  en  règle,  et 
le  département  requiert  le  district  de  faire  observer  la 
loi.  Mais  le  district  répond  que  cela  est  impossible  : 
«  toutes  les  municipalités  des  côtes  de  la  Seine  atten- 
«  dent  armées  le  navire  au  passage  »,  et  l'Assemblée 
nationale  elle-même  est  obligée  de  décréter  que  le  na- 
vire sera  déchargé. 

Si  telle  est  la  rébellion  des  petites  communes,  que 
doit  être  celle  des  grandes1?  Départements  et  districts 
ont  beau  requérir,  la  municipalité  désobéit  ou  n'obéit 
pas.  —  «  Depuis  l'ouverture  de  ses  séances,  écrit  le 
«  directoire  de  Saône-et-Loire,  la  municipalité  de  Mâcon 
«  n'a  pas  fait  une  démarche  à  notre  égard  qui  n'ait  été 
«  nue  infraction,  n'a  pas  dit  un  mot  qui  ne  soit  une 
«  injure,  n'a  pas  pris  une  délibération  qui  ne  soit  un 
«  outrage  » —  «  Si  le  régiment  d'Aunis  ne  nous  est  pas 
«  rendu  sur-le-champ,  écrit  le  directoire  du  Calvados, 
«  s'il  n'est  pas  pris  des  mesures  efficaces  et  promptes 
«  pour  nous  procurer  une  force  publique,  nous  aban- 
«  donnerons  tous  un  poste  où  il  ne  nous  est  plus  per- 
«  mis  de  tenir  au  milieu  de  l'insubordination,  de  la 

1.  Albert  Babeau,  Histoire  de  Troijes,  t.  I,  passim.  —  Archives 
nationales,  F7,  5257.  Adressse  du  directoire  de  Saône-et-Loire  à 
l'Assemblée  nationale,  1er  novembre  1790.  —  F7,  5200.  Lettre  du 
directoire  du  Calvados,  9  novembre  1791.  —  F7,  3195.  Procès- 
verbal  de  la  municipalité  d'Aix,  1er  mars  1792  (sur  les  évé- 
nements du  26  février);  lettre  de  M.  Villardy,  président  du 
directoire.  10  mars  1792.  —  F7,  .VJ'JO.  Extrait  des  délibérations 
du  directoire  du  Gers,  et  lettre  au  roi,  28  janvier  1792.  Lettre  de 
M.  Lafitau,  président  du  directoire,  50  janvier.  (Il  a  été  traîné 
par  les  cheveux  et  obligé  de  quitter  la  ville.) 


LÀ  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  73 

«  licence,  du  mépris  de  toutes  les  autorités,  et  consé- 
«  quemment  de  l'impossibilité  absolue  de  remplir  les 
«  fonctions  qui  nous  sont  confiées.  »  —  Le  directoire 
ties  Bouches-du-fthône,  envahi,  s'enfuit  devant  les  baïon- 
nettes de  Marseille.  Le  directoire  du  Gers,  en  conflit  avec 
la  municipalité  d'Auch,  est  presque  assommé. —  Quant 
aux  ministres,  suspects  par  institution,  ils  sont  encore 
moins  respectés  que  les  directoires.  Incessamment  on 
les  dénonce  à  l'Assemblée  ;  des  municipalités  leur  ren- 
voient leurs  lettres,  sans  avoir  daigné  les  décacheter1; 
et,  vers  la  fin  de  1791,  leur  impuissance  croissante 
arrive  à  l'anéantissement  parfait.  Qu'on  en  juge  par  un 
seul  exemple.  —  Au  mois  de  décembre  1791,  Limoges 
ne  peut  enlever  les  grains  qu'elle  vient  d'acheter  dans 
l'Indre;  il  faudrait  soixante  cavaliers  pour  en  protéger 
le  transport  et  le  directoire  de  l'Indre  demande  instam- 
ment aux  ministres  de  lui  procurer  cette  petite  troupe*. 
Après  trois  semaines  d'efforts,  le  ministre  répond  que  la 
chose  est  au  delà  de  son  pouvoir  :  il  a  frappé  inutile- 
ment à  toutes  les  portes.  «  J'ai  indiqué,  dit-il,  à  MM.  les 
«  députés  de  votre  département  à  l'Assemblée  nationale 
«  un  moyen  qui  consisterait  à  retirer  d'Orléans  la  com- 
«  pagnie  du  20e  régiment  de  cavalerie,  et  je  lesaienga- 
«  gés  à  traiter  cet  objet  avec  MM.  les  députés  du  Loi- 
«  ret.  »  Pas  de  réponse  encore;  il  faut  que  les  députés 
des  deux  départements  soient  tombés  d'accord,  sinon  le 

1.  Mercure  de  France,  n°  du  30  octobre  1790. 

2.  Archives  nationales,  F7,  3226.  Lettre  du  directoire  de  l'Indre 
à  M.  Cahier,  ministre,  6  décembre  1791.  —  Lettre  de  M.  de  Les- 
sart,  ministre,  au  directoire  de  l'Indre,  31  décembre  1791. 


74  LA  RÉVOLUTION 

ministre  n'osera  déplacer  soixante  hommes  et  protéger 
un  convoi  de  grains.  Il  est  clair  qu'il  n  y  a  plus  de  pou- 
voir exécutif,  plus  d'autorité  centrale,  plus  de  France, 
mais  seulement  des  communes  désagrégées  et  indépen- 
dantes, Orléans  et  Limoges  qui,  par  leurs  représentants, 
négocient  entre  elles,  l'une  pour  ne  pas  manquer  de 
troupes,  l'autre  pour  ne  pas  manquer  de  pain. 

Considérons  sur  place  et  dans  un  cas  circonstancié 
cette  dissolution  générale.  Le  18  janvier  1790,  à  Mar- 
seille, la  nouvelle  municipalité  entre  en  fonctions.  Selon 
l'usage,  la  majorité  des  électeurs  n'a  pas  pris  part  au 
scrutin1,  et  le  maire  Martin  n'a  été  élu  que  par  un  hui- 
tième des  citoyens  actifs.  Mais,  si  la  minorité  domi- 
nante est  petite,  elle  est  résolue  et  entend  n'être  gênée 
en  rien.  «  A  peine  constituée'2  »,  elle  députe  au  roi  pour 
qu'il  relire  ses  troupes  de  Marseille;  celui-ci,  toujours 
accommodant  et  faible,  fmitpar  y  consentir:  on  prépare 
les  ordres  de  marche,  et  la  municipalité  en  est  avertie. 
Mais  elle  ne  veut  tolérer  aucun  délai,  et  sur-le-champ 
«  elle  rédige,  imprime  et  débite  une  dénonciation  à 
«  l'Assemblée  nationale  »  contre  le  commandant  et  les 
deux  ministres,  coupables,  selon  elle,  d'avoir  supposé 
ou  supprimé  des  ordres  du  roi.  En  même  temps,  elle 
s'équipe  et  se  fortifie  comme  pour  un  combat.  Iles  ses 
débuts,  elle  a  cassé  la  garde  bourgeoise  trop  amie  de 
l'ordre,  et  institué  une  garde  nationale  où  bientôt  les 

1.  Fabre,  Histoire  de  Marseille,  II,  4l22.  Martin  n'eut  que  ".">:.:> 
voix,  et,  un  peu  après,  la  garde  nationale  comptait 24 000  hommes. 

2.  Archives  nationales,  V,  ôiuo.  Lettre  du  ministre,  H.  île 
Saint-Priest,  au  président  de  l'Assemblée  nationale,  H  niai  17'JU- 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  75 

gens  sans  propriété  seront  admis.  «  Chaque  jour  elle 
«  ajoute  à  son  appareil  militaire1;  les  retranchements, 
«  les  barricades  de  l'hôtel  de  ville  s'accroissent,  l'artil- 
«  lerie  s'augmente,  l'intérieur  de  la  ville  est  dans 
«  l'agitation  d'un  cantonnement  militaire  très  près  de 
h  l'ennemi.  »  Ayant  ainsi  la  force,  elle  en  use,  et 
d'abord  contre  la  justice.  —  Une  insurrection  popu- 
laire avait  été  réprimée  au  mois  d'août  1789,  et  les 
trois  principaux  meneurs,  Rébecqui,  Pascal,  Granet, 
étaient  détenus  au  château  d'If.  Ce  sont  des  amis  de  la 
municipalité;  il  faut  qu'elle  les  délivre.  A  sa  demande, 
l'affaire  est  retirée  des  mains  du  grand  prévôt,  et  remise 
à  la  sénéchaussée;  mais,  en  attendant,  le  grand  prévôt 
et  ses  assesseurs  seront  punis  d'avoir  fait  leur  office. 
De  sa  propre  autorité,  la  municipalité  leur  interdit 
toutes  fonctions.  Ils  sont  dénoncés  publiquement, 
«  menacés  de  poignards,  d  echafauds  et  de  tout  genre 
«  d'assassinat2  ».  Aucun  imprimeur  n'ose  publier  leur 
justification,  par  crainte  des  «  vexations  municipales  ». 
Bientôt  le  procureur  du  roi  et  l'assesseur  en  sont 
réduits  à  chercher  un  asile  dans  le  fort  Saint-Jean;  le 
grand  prévôt,  après  avoir  tenu  un  peu  plus  longtemps, 
quitte  iMarseille,  afin  d'avoir  la  vie  sauve.  Quant  aux 
trois  détenus,  la  municipalité  les  visite  en  corps,  ré- 
clame leur  liberté  provisoire;  l'un  d'eux  s  étant  évadé, 
elle  refuse  au  commandant  l'ordre  de  le  ressaisir;  les 

1.  Archives  nationales,  F7,  519G.  Lettres  du  commandant  mili- 
taire, M.  de  Miran,  G,  14,  30  mars  1790. 

2.  Archives  nationales,  F7,   5190.  Lettre  de  M.  de  Bournissac, 
grand  prévôt,  0  mars  1790. 


76  LA  RÉVOLUTION 

doux  autres,  le  11  avril,  sortent  en  triomphe  du  châ- 
teau d'If,  escortés  par  huit  cents  gardes  nationaux;  ils 
se  rendent  pour  la  forme  aux  prisons  de  la  sénéchaus- 
sée; dés  le  lendemain,  ils  sont  mis  en  liberté,  et,  à 
leur  endroit,  toute  instruction  cesse.  —  En  revanche,  le 
colonel  de  Royal-Marine,  M.  d'Ambert,  coupable  d'un 
mot  trop  vif  contre  la  garde  nationale  et  acquitté  par  le 
tribunal  devant  lequel  on  l'a  traduit,  ne  peut  être  élargi 
qu'en  secret  et  sous  la  protection  de  deux  mille  soldats; 
la  populace  veut  brûler  la  maison  du  lieutenant  criminel 
qui  a  osé  l'absoudre;  ce  magistrat  lui-même  est  en  dan- 
ger et  forcé  de  se  réfugier  dans  la  maison  du  comman- 
dant militaire1.  —  Cependant,  imprimés,  écrits  à  la 
main,  libelles  injurieux  de  la  municipalité  et  du  club, 
délibérations  séditieuses  ou  violentées  des  districts, 
quantité  de  pamphlets  sont  distribués  gratis  au  peuple 
et  aux  soldats  :  de  parti  pris,  on  insurge  d'avance  les 
troupes  contre  leurs  chefs.  —  En  vain  ceux-ci  se  font 
doux,  conciliants,  réservés.  En  vain  le  commandant  en 
chef  est  parti  avec  la  moitié  des  troupes.  11  s'agit 
maintenant  de  déloger  le  régiment  qui  est  dans  les  trois 
forts.  Le  club  en  fait  la  motion,  et;  de  force  ou  de  gré, 
il  faut  que  la  volonté  populaire  s'accomplisse.  Le 
29  avril,  deux  comédiens,  aidés  de  cinquante  volon- 
taires, surprennent  une  sentinelle  et  s'emparent  de  Notre- 
Dame  de  la  Garde.  Le  même  jour,  six  mille  gardes  natio- 
naux investissent  les  forts  Saint-Jean  et  Saint-Nicolas. 

1.  Archives  nationales,  F7,  3196<  Lettres  du  M.  de  Uiraa,  11  et 

10  avril,  1"  mai  17U0. 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  77 

Sommée  de  faire  respecter  les  forteresses,  la  muni- 
cipalité répond  par  la  réquisition  d'ouvrir  les  portes  et 
d'admettre  la  garde  nationale  à  faire  le  service  conjoin- 
tement avec  les  soldats.  Les  commandants  hésitent, 
allèguent  la  loi,  demandent  à  consulter  leur  supérieur. 
Deuxième  réquisition  plus  urgente  :  les  commandants 
seront  responsables  des  troubles  que  provoquera  leur 
refus,  et,  s'ils  résistent,  ils  sont  déclarés  fauteurs  de 
guerre  civile1.  Ils  cèdent,  signent  une  capitulation.  Un 
seul  d'entre  eux,  le  chevalier  de  Bausset,  major  du  fort 
Saint-Jean,  s'y  est  opposé  et  a  refusé  sa  signature;  le 
lendemain,  au  moment  où  il  vient  à  l'hôtel  de  ville,  il 
est  saisi,  massacré;  sa  tête  est  portée  au  bout  d'une 
pique,  et  la  bande  des  assassins,  soldats  et  gens  du 
peuple,  danse  avec  des  cris  de  joie  autour  de  ses 
débris.  —  «  Accident  fâcheux,  écrit  la  municipalité2. 
«  Par  quel  revers  faut-il  qu'après  avoir  jusqu'ici 
«  mérité  et  obtenu  des  éloges,  un  Bausset  que  nous 
«  n'avons  pu  soustraire  au  décret  de  la  Providence 
«  vienne  flétrir  nos  lauriers?  Parfaitement  étrangers  à 
«  cette  scène  tragique,  ce  n'était  point  à  nous  à  en 
«  poursuivre  les  auteurs.  »  D'ailleurs,  il  était  «  cou- 
«  pable...,  rebelle,  condamné  par  l'opinion  publique, 
«  et  la  Providence  elle-même  semble  l'avoir  abandonné 
«  au  décret  irrévocable  de  sa  vengeance  ».  —  Quant  à 
la  prise  des  forts,  rien  de  plus  légitime.  «  Ces  places 

1.  Archives  nationales,  F7,  3196.  Procès-verbal  de  la  journée 
du  30  avril. 

2.  Archives  nationales,  F7,  3196.  Lettres  de  la  municipalité  de 
Marseille  à  l'Assemblée  nationale,  5  et  20  mai  1790. 


78  LA  REVOLUTION 

«  étaient  au  pouvoir  des  ennemis  de  l'Etat;  maintenant 
«  elles  sont  entre  les  mains  des  défenseurs  de  la  Con- 
«  stitution  de  l'empire.  Malheur  à  qui  voudrait  nous  les 
«  ravir,  pour  en  faire  encore  le  foyer  d'une  contre- 
<(  révolution!  »  —  Il  est  vrai  que  le  commandant  de  la 
province,  M.  de  Miran,  a  réclamé.  Mais  «  peut-on  voir 
«  sans  une  espèce  de  pitié  la  réquisition  faite  par  un 
«  sieur  de  Miran,  au  nom  du  Roi  qu'il  trahit,  de  rendre 
«  aux  troupes  de  Sa  Majesté  les  places  qui,  désormais 
«  en  notre  pouvoir,  garantissent  à  la  Nation,  à  la  Loi,  au 
«  Roi,  la  sécurité  puhlique?  »  —  C'est  en  vain  que  le 
roi,  sur  l'invitation  de  l'Àssemhlée  nationale1,  ordonne 
à  la  municipalité  de  restituer  les  forts  aux  comman- 
dants et  d'en  faire  sortir  les  gardes  nationaux.  La  muni- 
cipalité s'indigne  et  résiste.  Selon  elle,  tout  le  tort  est 
aux  commandants  et  aux  ministres.  Ce  sont  les  com- 
mandants qui  «  par  l'appareil  menaçant  de  leurs  cita- 
«  délies,  par  leur  accumulation  de  provisions  et  d'ar- 
«  tillerie,  ontlrouhléla  tranquillité  puhlique.  Que  pré- 
»  tend  donc  le  ministre  en  voulant  faire  sortir  de  nos 
«  forts  les  troupes  nationales  pour  en  confier  la  garde  à 


l.  Archives  nationales,  F7,  5196.  Ordre  du  roi,  10  mai.  Lettre 
de  M.  de  Saint-Priest  à  l'Assemblée  nationale,  11  mai.  Décret  de 
l'Assemblée  nationale,  12  mai.  Lettre  de  la  municipalité  au  mi, 
50  mai.  Lettre  de  M.  lUibum,  20  mai.  Note  envoyée  de  Marseille, 
"I  mai.  —  Adresse  de  la  municipalité  au  président  des  Amis  de 
la  Constitution  à  Paris,  ?  mai.  Dans  son  récit  de  la  prise  des 
Iris,  on  lit  la  phrase  suivante  :  «  Nous  nous  portâmes  sans  obs- 
«  tacle  jusqu'auprès  du  commandant,  cpie  nous  réduisîmes  à  la 
«  concorde,  au  moyen  de  l'influence  que  la  force,  la  crainte  et  la 
<  raison  donnent  à  la  persuasion.  » 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUEE  *?9 

dos  troupes  étrangères?  Ce  projet  dénote  son  inten- 
«  tion...  :  il  voulait  allumer  la  guerre  civile  ».  —  «  Tous 
«  les  malheurs  de  Marseille  ont  dû  leur  origine  à  l'in- 
«  telligence  secrète  des  ministres  avec  les  ennemis  de 
«.  l'Etat.  »  — Enfin  voilà  la  municipalité  obligée  d'éva- 
cuer les  forts;  mais  elle  est  bien  décidée  à  ne  pas  les 
rendre,  et,  le  lendemain  du  jour  où  elle  a  reçu  le  dé- 
cret de  l'Assemblée,  elle  imagine  de  les  démolir.  —  Le 
47  mai,  deux  cents  ouvriers,  payés  d'avance,  commen- 
cent la  destruction.  Pour  la  forme  et  par  un  faux  sem- 
blant de  déférence,  la  municipalité,  à  onze  heures  du 
matin,  se  transporte  sur  les  lieux  et  leur  dit  de  cesser. 
Mais,  elle  partie,  ils  continuent,  et,  à  six  heures  du 
soir,  elle  décide  que  «  pour  empêcher  la  démolition 
«  entière  de  la  citadelle,  il  est  convenable  d'autoriser 
«  celle  de  la  partie  qui  regarde  la  ville  ».  — Le  18  mai, 
le  club  jacobin,  agent,  complice  et  conseil  de  la  mu- 
nicipalité, oblige  les  particuliers  à  contribuer  aux 
frais  de  la  démolition,  «  envoie  dans  tous  les  domiciles 
a  et  auprès  des  syndics  de  tous  les  corps  pour  exiger 
«  leur  quote-part  et  faire  signer  un  écrit  par  lequel 
«  tous  les  citoyens  paraissent  avouer  la  conduite  de  la 
«  municipalité  et  l'en  remercier....  Il  a  fallu  signer, 
«  payer  et  se  taire  :  malheur  à  qui  aurait  refusé!  »  — 
Le  20  mai,  la  municipalité  ose  bien  écrire  à  l'Assemblée 
nationale  que  «  cette  citadelle  menaçante,  ce  monument 
«  odieux  d'un  despotisme  superbe  va  rentrer  dans  le 
«  néant  »  ;  et,  afin  de  justifier  sa  désobéissance,  elle 
fait  remarquer  que  «  l'amour  de  la  patrie  est  pour  les 

LA    REVOLUTION.    II.  T.     IV.    G 


80  LA  RÉVOLUTION 

«  empires  le  plus  fort  et  le  plus  durable  de  leurs 
«  remparts  ».  —  Le  28  mai,  elle  fait  jouer,  sur  deux 
théâtres  et  au  profit  des  ouvriers  démolisseurs,  une 
pièce  qui  représente  la  prise  des  forts  de  Marseille.  — 
Cependant  elle  a  appelé  les  Jacobins  de  Paris  à  son 
aide;  elle  a  délibéré  d'inviter  la  fédération  de  Lyon  et 
toutes  les  municipalités  du  royaume  à  dénoncer  le 
ministre;  elle  a  forcé  M.  de  Miran,  menacé  de  mort  et 
attendu  par  un  guet-apens  sur  la  route,  à  quitter  Aix, 
puis  à  demander  son  rappel1,  et  c'est  le  6  juin  seule- 
ment que,  sur  un  ordre  exprès  de  l'Assemblée  nationale, 
elle  se  décide  à  suspendre  la  démolition  à  peu  près 
finie.  —  On  ne  se  joue  pas  plus  impudemment  des 
autorités  auxquelles  on  doit  obéissance.  Mais  le  but  est 
atteint  :  il  n'y  a  plus  de  citadelle-  les  troupes  sont  par- 


1.  Archives  nationales,  F7,  5190.  Lettre  de  M.  de  Miran,  5  mai. 
—  Le  ton  du  parti  régnant  à  Marseille  est  indiqué  par  plusieurs 
imprimés  joints  au  dossier,  entre  autres  par  une  «  Requête  à 
Desmoulins,  procureur  général  de  la  Lanterne  ».  Il  s'agit  d'une 
«  écritoire  patriotique  »,  récemment  fabriquée  avec  les  pierres  de 
la  citadelle  démolie,  et  représentant  une  hydre  à  quatre  tètes,  qui 
sont  la  noblesse,  le  clergé,  les  ministres  et  les  juges.  «  C'est 
<  dans  ces  quatre  crânes  patriotiques  de  l'hydre  que  doit  être 
«  puisée  l'encre  do  proscription  pour  les  ennemis  de  la  Constitu- 
.(  tion.  Cette  écriti  re,  taillée  dans  la  première  pierrede  la  démo- 
a  lition  du  fort  Saint-Nicolas,  est  destinée  à  rassemblée  patrio- 
«  tique  de  Marseille.  L'art  enchanteur  du  héros  de  la  liberté  mar- 
«  seillaise,  de  ce  Renaud  qui,  sous  le  masque  de  la  dévotion, 
«  surprit  la  sentinelle  bien  éveillée  de  Notre-Dame  de  la  Garde, 
d  et  décida  par  son  mâle  courage  et  sa  ruse  la  conquête  de  cette 
o  clé  du  grand  foyer  de  la  contre-révolution,  vient  de  mettre  au 
a  jour  un  nouveau  trait  de  son  génie  :  nouveau  Deucalion,  il  a 
«i  personnifié  cette  pierre  que  la  Liberté  a  l'ait  tomber  du  haut  do 
«  nos  Bastilles  menaçantes,  etc.  » 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  CI 

tics;  le  régiment  d'Ernest,  qui  reste  seul,  va  être  tra- 
vaillé, puis  insulté,  puis  renvoyé.  Retiré  à  Aix,  la  garde 
nationale  de  Marseille  s'y  transportera  pour  le  désarmer 
et  le  dissoudre.  Désormais  la  municipalité  a  les  coudées 
franches,  «  n'observe  que  les  lois  qui  lui  conviennent, 
«  se  permet  d'en  faire  à  sa  guise,  bref  gouverne  de  la 
',<  façon  la  plus  despotique  et  la  plus  arbitraire1  »,  non 
seulement  à  Marseille,  mais  dans  tout  le  département, 
où,  de  sa  seule  autorité,  à  main  armée,  elle  fait  des 
expéditions,  des  coups  de  main  et  des  razzias. 


III 

Si  du  moins  la  dissolution  s'arrêtait  là  !  —  Mais  tant 
s'en  faut  que  chaque  commune  soit  un  petit  État  paci- 
fique sous  des  magistrats  obéis.  Les  causes  qui  révoltent 
les  municipalités  contre  l'autorité  du  centre  révoltent 
les  individus  contre  l'autorité  du  lieu.  Eux  aussi,  ils  se 
sentent  en  danger  et  veulent  pourvoir  à  leur  salut.  Eux 
aussi,  de  par  la  Constitution  et  les  circonstances,  ils  se 
croient  chargés  de  sauver  la  patrie.  Eux  aussi,  ils  se 
jugent  en  état  de  tout  décider  par  eux-mêmes  et  en  droit 
de  tout  exécuter  par  leurs  propres  mains.  Électeur  et 
garde  national,  muni  de  son  vote  et  de  son  arme,  le 
boutiquier,  l'ouvrier,  le  paysan  est  devenu  tout  d'un 
coup  l'égal  et  le  maître  de  ses  supérieurs  ;  au  lieu  d'o- 
béir, il  commande,  et  les  observateurs  qui  le  revoient 

1.  Archives  nationales,  F7,  3198.  Lettres  des  commissaires  du 
roi,  13  et  15  avril  1791. 


82  LA  REVOLUTION 

après  quelques  années  d'absence  trouvent  que  «  dans 
«  son  maintien,  dans  son  geste,  tout  est  changé  ».  — 
«  Un  mouvement  extraordinaire,  dit  M.  de  Ségur1,  ré- 
«  gnait  partout.  J'apercevais  dans  les  rues,  sur  les 
«  places,  des  groupes  d'hommes  qui  se  parlaient  avec 
«  vivacité.  Le  bruit  du  tambour  frappait  mes  oreilles 
«  au  milieu  des  villages,  et  les  bourgs  m'étonnaient  par 
«  le  grand  nombre  d'hommes  armés  que  j'y  rencontrais. 
«  Si  j'interrogeais  quelques  individus  des  classes  infé- 
((  rieures,  ils  me  répondaient  avec  un  regard  fier,  un 
«  ton  haut,  hardi.  Partout  je  voyais  l'empreinte  de  ces 
«  sentiments  d'égalité,  de  liberté,  devenus  alors  des 
«  passions  si  violentes.  »  — Ainsi  relevés  à  leurs  propres 
veux,  ils  se  croient  appelés  à  tout  conduire,  non  seule- 
ment dans  leurs  affaires  locales,  mais  encore  dans  les 
affaires  générales.  C'est  à  eux  de  régir  la  France  :  en  vertu 
de  la  Constitution,  ils  s'en  arrogent  le  droit,  et,  à  force 
d'ignorance,  ils  s'en  attribuent  la  capacité.  Un  torrent 
d'idées  neuves,  informes  et  disproportionnées,  s'est  en 
quelques  mois  déversé  dans  leurs  cervelles.  Il  s'agit  d'in- 
térêts immenses  auxquels  ils  n'avaient  jamais  pensé,  du 
gouvernement,  de  la  royauté,  de  l'Eglise,  du  dogme,  des 
puissances  étrangères,  des  périls  intérieurs  et  extérieurs, 
de  ce  qui  se  passe  à  Paris  et  à  Coblentz,  de  l'insurrection 
des  Pays-Bas,  des  cabinets  de  Londres,  Vienne,  Madrid, 
Berlin,  et,  de  tout  cela,  ils  s'enquièrent  comme  ils  peu- 
vent. Un  officier*  qui  traverse  la  France  raconte  que  les 

1.  Ségur,  Mémoires,  III,  482  [premiers  inuis  do  17'JO). 

2.  Dauipmartin,  I,  484  (janvier  1791). 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  83 

maîtres  de  poste  lui  faisaient  attendre  des  chevaux  jus- 
qu'à ce  qu'il  leur  eût  «  donné  des  détails.  Les  paysans 
«  arrêtaient  ma  voiture  au  milieu  du  chemin  et  m'acca- 
«  blaient  de  questions.  A  Autun,  il  me  fallut,  malgré  la 
«  rigueur  du  froid,  parler  d'une  fenêtre  qui  donnait  sur  la 
«  grande  place,  et  raconter  ce  que  je  savais  sur  l'Assem- 
«  blée  ».  —  Tous  ces  on  dit  s'altèrent  et  s'amplifient 
en  passant  de  bouche  en  bouche.  A  la  fin,  ils  se  fixent 
en    légendes   circonstanciées,    appropriées    au    moule 
mental  qui  les  reçoit  et  à  la  passion  dominante  qui  les 
propage.  Suivez  l'effet  de  ces  fables  acceptées,  chez  un 
paysan,  chez  une  poissarde,  dans  un  village  écarté,  dans 
un  faubourg  populeux,  en  des  cervelles  brutes,  ou  pres- 
que brutes,  et,  de  plus,  vives,  chaudes,  surexcitées  :  cet 
effet  est  formidable.  Car,  en  de  tels  esprits,  la  croyance 
aboutit  tout  de  suite  à  l'action,  à  l'action  brutale  et 
meurtrière.  C'est  le  sang-froid  acquis,  la  réflexion  et  la 
culture  qui,  entre  la  croyance  et  l'action,  interposent  le 
souci  de  l'intérêt  social,  l'observation  des  formes  et  le 
respect  de  la  loi.  Tous  ces  freins  manquent  dans  le  nou- 
veau souverain.  Il  ne  sait  pas  s'arrêter  et  ne  souffre  pas 
qu'on  l'arrête.  Pourquoi  tant  de  délais,  quand  le  péril 
presse?  A  quoi  bon  l'observation  des  formes,  quand  il 
s'agit  de  sauver  le  peuple?  Qu'y  a-t-il  de  sacré  dans  la 
loi,  quand  elle  couvre  des  ennemis  publics?  Quoi  de 
plus   pernicieux  que  la  déférence  passive  et  l'attente 
inerte  sous  des  magistrats  timides  ou  aveugles?  Quoi  de 
plus  juste  que  de  se  faire,  à  l'instant  et  sur  place,  jus- 
tice à  soi-même?  —  A  leurs  yeux,  la  précipitation  et 


Si  LA  REVOLUTION 

l'emportement  sont  des  devoirs  et  des  mérites.  Un  jour 
a  la  milice  de  Lorient  arrête  de  se  mettre  en  marche 
«  pour  Versailles  et  Paris,  sans  calculer  comment  elle 
«  Fera  cette  course  ni  ce  qu'elle  demandera  à  son  arri- 
«  vée1  ».  Si  le  gouvernement  central  était  à  portée,  ils 
mettraient  tous  la  main  sur  lui.  Faute  de  mieux,  ils  se 
substituent  à  lui  dans  leur  territoire,  et  font  avec  con- 
viction tous  ses  offices,  principalement  ceux  de  gen- 
darme, de  juge  et  de  bourreau. 

Au  mois  d'octobre  1789,  à  Paris,  après  l'assassinat 
du  boulanger  François,  le  principal  meurtrier,  portefaix 
au  port  au  Blé,  déclare  «  qu'il  a  voulu  venger  la  nation  », 
et  très  probablement  sa  déclaration  est  sincère  :  dans 
son  esprit,  l'assassinat  est  l'une  des  formes  du  patrio- 
tisme, et  sa  façon  de  penser  ne  tardera  pas  à  prévaloir. 
—  En  temps  ordinaire,  dans  les  cerveaux  incultes,  les 
idées  sociales  et  politiques  sommeillent  à  l'état  d'anti- 
pathies vagues,  d'aspirations  contenues,  de  velléités 
passagères  :  les  voilà  qui  s'éveillent,  énergiques,  impé- 
rieuses, opiniâtres  et  débridées.  Nulle  opposition  ou 
objection  ne  leur  semble  tolérable;  pour  elles,  tout  dis- 
sentiment est  une  marque  sûre  de  trahison.  — A  propos 
des  prêtres   insermentés*,  cinq  cent  vingt-sept  gaules 

1.  Archives  nationales,  KK,  1I0.J.  Correspondance  de  M.  de 
Tliiard  (12  octobre  1789). 

2.  Aicliins  nationales,  F7,  5250.  Procès-verbal  du  directoire 
du  département,  18  mars  1792.  «  Comme  la  fermentation  était 
a  au  plus  haut  point,  et  qu'il  était  à  craindre  qu'il  ne  s'ensuivit 
«  les  plus   grands  malheurs,  M.  le  président,  avec  l'accent  de  la 

douleur,  »  déclara  qu'il  cédait  et  rendait  l'arrêté  inconstitution- 
nel. —  Réponse  du  ministre,  23  juin  :  «  Si  les  pouvoirs  consti- 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  85 

nationaux  d'Arras  écrivent  «  qu'on  ne  saurait  douter  de 
«  leur  scélératesse,  sans  mériter  d'être  soupçonné  leur 
«  complice....  Toute  la  ville  se  réunirait  pour  former 
fl  ua  vœu  contraire  à  celui  que  nous  vous  exprimons, 
«  que  cela  prouverait  seulement  qu'elle  est  remplie 
«  d'ennemis  de  la  Constitution  »  ;  et,  séance  tenante, 
malgré  la  loi,  malgré  les  remontrances  des  autorités, 
ils  e;igent  la  fermeture  des  églises.  —  A  Boulogne-sur- 
Mer,un  navire  anglais  ayant  embarqué  des  volailles,  du 
gibier  et  des  œufs,  «  la  garde  nationale,  de  son  autorité 
«  privée  »,  se  transporte  à  bord  et  enlève  la  cargaison. 
Là-dessus,  la  municipalité  accommodante  approuve  le 
coup  de  main,  déclare  la  cargaison  confisquée,  ordonne 
cu'elle  soit  vendue,  et  en  adjuge  le  produit  moitié  à  la 
5.arde  nationale,  moitié  aux  bureaux  de  charité.  Vaine 
concession  :  la  garde  nationale  juge  que  moitié  est  trop 
oeu,  «  injurie  et  menace  les  officiers  municipaux  »,  et 
sur-le-champ  procède  elle-même  au  partage  du  tout  en 
nature  :  chacun  s'en  retourne  chez  soi  avec  son  lot  de 
lièvres  et  de  poulets  volés1;  devant  les  fusils  de  leurs 
administrés,  il  faut  bien  que  les  magistrats  se  taisent. 
—  Tantôt,  et  c'est  le  cas  le  plus  fréquent,  ils  sont  timi- 
des, et  n'essayent    pas  même  de  résister.  A  Douai2,  les 

a.  tués  sont  ainsi  forcés  de  céder  à  la  volonté  arbitraire  d'une 
a  multitude  égarée,  il  n'y  a  plus  de  gouvernement,  nous  sommes 
«  dans  la  plus  affligeante  anarchie.  —  Si  vous  le  croyez  plus 
a  convenable,  je  proposerai  au  roi  la  cassation  de  votre  dernier 
«  arrêté.  » 

1.  Archives  nationales,  F7,  3250.  Lettre  de  M.  Duport,  ministre 
de  la  justice,  24  décembre  1791. 

2.  Archives  nationales,  F7,   5218.  Procès-verbal  des  membres 


86  LA  RÉVOLUTION 

officiers  municipaux,  sommés  ù  trois  reprises  de  pro- 
clamer la  loi  martiale,  refusent  à  trois  reprises,  et  finis- 
sent par  avouer  qu'ils  n'osent  déployer  le  drapeau 
rouge  :  «  Si  l'on  prenait  ce  parti,  nous  serions  tous  sa- 
«  crifiés  à  l'instant.  »  En  effet,  ni  la  troupe  ni  la  sarde 
nationale  ne  sont  sûres;  dans  cette  tiédeur  univerjelle, 
le  champ  reste  libre  aux  furieux,  et  un  marchand  de 
blé  est  pendu.  —  Tantôt  les  administrations  tâchent  de 
lutter,  mais  elles  finissent  par  plier  sous  la  violence. 
«  Pendant  plus  de  six  heures,  écrit  un  des  membres  du 
«  district  d'Étampes1,  nous  avons  été  serrés  de  baion- 
«  nettes,  mis  en  joue,  et  le  pistolet  sur  la  poitrine;  »  il 
a  fallu  signer  le  renvoi  des  troupes  qui  venaient  pro- 
téger le  marche.  A  présent,  «  nous  sommes  tous  absents 
«  d'Étampes;  il  n'y  a  plus  de  district,  il  n'y  a  plus  cb 
«  municipalité  »  ;  presque  tous  ont  donné  leur  démis- 
sion, ou  ne  reviendront  que  pour  la  donner.  —  Tantôt-, 
et  ce  cas  est  le  plus  rare,  les  magistrats  font  leur  devoir 
jusqu'au  bout,  et  ils  y  périssent.  Six  mois  plus  tard, 


du  département,  terminé  le  18  mars  1791.  —  Bûchez  et  Roux,  IX, 
210  (Rapport  de  M.  Alquicr). 

1.  Archives  nationale*,  Y".  3268.  Extrait  du  registre  des  déli- 
bérations du  directoire  de  Scine-et-Oise,  avec  toutes  les  pièces  de 
l'insurrection  d'Étampes,  du  16  septembre  1791.  —  Lettre  de 
M.  Venard,  administrateur  du  district,  20  septembre,  a  Je  ne 
«  remettrai  les  pieds  à  Ltampes  que  lorsque  le  calme  et  la 
o  sûreté  y  seront  rétablis,  et  la  première  opération  que  j'y  ferai 
c  sera  de  consigner  ma  démission  sur  le  registre.  Je  suis  las  de 
t  me  tuer  pour  des  ingrats.  i> 

2.  Moniteur,  n°  du  16  unis  1792.  — Mortimcr-Ternaux.  ///.«- 
toire  de  la  Terreur  (Procédure  contre  les  assassins  de  Simo- 
neau),  I,  381. 


LA  CONSTITUTION  ArPLIQUÊE  87 

dans  la  même  ville,  le  maire  Simoneau,  ayant  refusé  de 
taxer  le  blé,  est  assommé  à  coups  de  bâtons  ferrés,  et  la 
bande  des  meurtriers  vient  décharger  ses  fusils  sur  le 
cadavre.  —  Avis  aux  municipalités  qui  se  mettront  en 
travers  du  torrent  :  bientôt,  à  la  moindre  opposition,  il 
y  va  pour  elles  de  la  vie.  En  Touraine1,  «  à  mesure  que 
«  les  rôles  d'imposition  se  publient  »,  on  se  soulève 
contre  les  municipalités,  on  les  force  à  livrer  les  rôles 
qu'elles  ont  dressés,  on  déchire  leurs  écritures.  Bien 
mieux,  «  on  tue,  on  assassine  les  municipaux  »  ;  dans 
telle  grosse  commune,  hommes  et  femmes  les  «  excè- 
«  dent  de  coups  de  pieds,  de  poings  et  de  sabots....  Le 
«  maire  en  est  très  malade  ;  le  procureur  de  la  corn- 
et mune  en  est  mort  sur  les  neuf  à  dix  heures  du  ma- 
«  tin;  Véteau,  officier  municipal,  a  reçu  l'extrême-onc- 
«  tion  ce  matin  »  ;  les  autres  sont  en  fuite,  les  menaces 
de  mort  et  d'incendie  ne  cessent  pas  contre  eux.  Aussi 
n'osent-ils  rentrer,  et  «  c'est  à  qui  maintenant  ne  sera 
«  ni  maire  ni  administrateur  ».  —  Ainsi,  tous  les  atten- 
tats que  les  municipalités  commettent  contre  leurs  supé- 
rieurs, on  les  commet  contre  elles,  et  la  garde  nationale, 
le  peuple  attroupé,  la  faction  maîtresse,  s'arrogent  dans 
la  commune  la  même  souveraineté  violente  que  la  com- 
mune s'arroge  dans  l'État. 

Je  ne  finirais  pas  si  j'entreprenais  d'énumérer  les 


1.  Archives  nationales,  F7,  5226.  Lettre  et  Mémoire  de  Chenan- 
tin,  cultivateur,  7  novembre  1792.  —  Extrait  des  délibérations  du 
directoire  du  district  de  Langeais,  5  novembre  1792  (sédition  à  la 
Chapelle-Blanche,  près  Langeais,  5  octobre  1792). 


88  LA  RÉVOLUTION 

émeutes  où  les  magistrats  sont  contraints  de  tolérer  ou 
de  sanctionner  les  usurpations  populaires,  de  fermer  les 
églises,  de  chasser  ou  emprisonner  les  prêtres,  de  sup- 
primer les  octrois,  de  taxer  les  grains,  de  laisser  pen- 
dre, assommer  ou  égorger  les  commis,  les  boulangers, 
les  marchands  de  blé,  les  ecclésiastiques,  les  nobles  et 
les  officiers.  Aux  Archives  nationales,  quatre-vingt-qua- 
torze liasses  épaisses  sont  remplies  de  ces  violences  et 
n'en  contiennent  pas  les  deux  tiers.  Il  vaut  mieux  consi- 
dérer encore  une  fois  un  cas  particulier,  détaillé,  véri- 
fié, qui  serve  de  spécimen,  et  présente  en  raccourci 
l'image  de  la  France  pendant  une  année  tranquille.  — 
A  Aix,  au  mois  de  décembre  1790 ',  en  face  des  deux 
clubs  jacobins,  un  club  d'opposants  s'était  formé,  avait 
rempli  les  formalités  et,  comme  le  club  des  Monarchiens 
à  Paris,  prétendait  avoir  le  droit  de  s'assembler  au 
même  titre  que  les  autres.  Mais,  ici  comme  à  Paris,  les 
Jacobins  ne  veulent  de  droits  que  pour  eux-mêmes,  et 

1.  Archives  nationmies,  F7,  51'Jj.  Rapport  des  commissaires 
envoyés  par  l'Assemblée  nationale  et  le  roi,  23  lévrier  1791.  [Sur 
les  événements  des  12  et  li  décembre  1790.)  —  Mercure  de 
France,  n°  du  '29  lévrier  1791.  (Lettres  d'Aix,  et  notamment  lettre 
des  sept  officiers  détenus  dans  les  [irisons  d'Aix,  50  janvier  1791.) 
—  Le  plus  ancien  club  jacobin,  formé  en  février  1790,  avait  poui 
titre  Club  de*  vrais  amis  de  la  Constitution.  —  Le  second  club 
jacobin,  formé  en  octobre  1790,  fut  «  composé,  dés  le  principe, 
«  d'artisans  et  de  cultivateurs  des  faubourgs  et  des  environs  d.  Il 
avait  pour  litre  :  Société  des  frères  antipolitiques,  ou  frire*  vrais, 
justes  et  utiles  à  la  patrie.  —  Le  cercle  opposant,  formé  en 
décembre  1790,  s'intitulait,  selon  les  uns,  les  Amis  du  roi,  de  la 
paix  et  de  la  religion;  selon  les  autres,  les  Amis  de  la  paix] 
selon  d'autres  enfin,  les  Défenseurs  de  la  religion,  des  personnes 
et  des  propriétés. 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  89 

refusent  d'admettre  leurs  adversaires  au  bénéfice  de  la 
loi.  —  D'ailleurs  des  bruits  alarmants  se  sont  répandus. 
Un  particulier  venant  de  Nice  dit  «  avoir  ouï  dire  qu'il 
«  y  a,  de  Turin  à  Nice,  vingt  mille  hommes  soudoyés 
«  par  les  émigrants,  et  qu'à  Nice  on  fait  une  neuvaine  à 
«  saint  François  de  Paule  pour  prier  Dieu  d'éclairer  les 
«  Français  ».  Certainement  une  contre-révolution  se 
prépare.  Des  aristocrates  ont  dit,  «  avec  un  air  de  triom- 
«  plie,  que  les  gardes  nationales  et  les  municipalités 
«  sont  un  jeu  et  que  tout  cela  ne  tiendra  pas  ».  Un  des 
principaux  membres  du  nouveau  club,  M.  de  Guiramand, 
vieil  officier  de  soixante-dix-huit  ans,  parle  publique- 
ment contre  l'Assemblée  nationale,  essaye  d'enrôler  des 
ouvriers  dans  son  parti,  «  affecte  de  porter  à  son  cha- 
«  peau  un  bouton  blanc  défendu  par  des  épingles  dont 
«  les  pointes  sont  saillantes  »  ;  et  l'on  raconte  qu'il  a 
fait  chez  plusieurs  marchandes  de  modes  une  grande 
commande  de  cocardes  blanches.  A  la  vérité,  après  per- 
quisition, on  n'en  découvrira  aucune  dans  aucune  bou- 
tique, et  tous  les  marchands  de  rubans,  interrogés,  ré- 
pondront qu'ils  n'ont  aucune  connaissance  de  la  chose. 
Mais  cela  prouve  seulement  que  le  coupable  est  très  dis- 
simulé, d'autant  plus  dangereux,  et  qu'il  est  urgent  de 
s  mver  la  patrie.  —  Le  12  décembre,  à  quatre  heures  du 
s:jir,  les  deux  clubs  jacobins  fraternisent,  et  passent  en 
grand  cortège  devant  le  cercle,  a  où  plusieurs  membres, 
«  quelques  officiers  du  régiment  de  Lyonnais,  quelques 
«  particuliers  jouaient  paisiblement  ou  regardaient 
&  jouer  ».  La  foule  hue,  ils  se  taisent;  elle  repasse  et 


00  LA  RÉVOLUTIOK 

Iiue  de  nouveau  en  criant  :  «  A  bas  les  aristocrates  !  à 
«  la  lanterne!  »  Deux  ou  trois  officiers,  qui  étaient  sur 
le  seuil  de  la  porte,  s'indignent;  l'un  d'eux,  tirant  l'épée, 
menace  un  jeune  homme  de  le  frapper  s'il  continue. 
Aussitôt  la  foule  crie  :  «  A  la  garde!  au  secours!  a  l'as- 
«  sassin  !  »  s'élance  contre  l'officier  qui  rentre  en  appe- 
lant aux  armes.  Ses  camarades,  l'épée  à  la  main,  des- 
cendent pour  défendre  l'entrée  ;  M.  de  Guiramand  lâche 
deux  coups  de  pistolets,  reçoit  un  coup  de  fusil  dans  la 
cuisse.  Une  grêle  de  pierres  fait  voler  les  fenêtres  en 
éclats,  la  porte  est  sur  le  point  d'être  enfoncée,  plu- 
sieurs membres  du  cercle  se  sauvent  par  les  toits.  Une 
douzaine  d'autres,  la  plupart  officiers,  se  forment  en 
peloton,  et  percent  la  foule,  l'épée  haute,  frappant, 
frappés  :  cinq  sont  blessés,  mais  s'échappent.  —  Sur 
quoi  la  municipalité  fait  murer  à  l'instant  les  fenêtres 
et  les  portes  du  cercle,  renvoie  de  la  ville  le  régiment 
de  Lyonnais,  fait  décréter  sept  officiers  et  M.  de  Guira- 
mand de  prise  de  corps,  tout  cela  en  quelques  heures 
et  sans  autre  témoignage  que  celui  des  vainqueurs. 

Mais  ces  mesures  si  promptes,  si  fortes  et  si  partiales, 
ne  suffisent  point  au  club  ;  il  y  a  d'autres  conspirateurs  à 
saisir  ;  c'est  lui  qui  les  désigne  et  va  les  prendre.  —  Trois 
mois  auparavant,  M.  Pascalis,  avocat,  haranguant  avec 
plusieurs  de  ses  confrères  le  parlement  dissous,  avait 
déploré  l'aveuglement  du  peuple  «  exalté  par  des  pré- 
rogatives dont  il  ne  connaît  pas  le  danger  ».  Manifes- 
ement  un  homme  qui  a  osé  parler  ainsi  est  un  traître. 
—  11  en  est  un  autre,  M.  Morellet  de  la  Roquette,  qui  a 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  91 

refusé  d'appartenir  au  cercle  proscrit;  mais  ses  anciens 
vassaux  ont  dû  l'actionner  en  justice  pour  lui  faire  ac- 
cepter le  rachat  de  ses  droits  féodaux,  et,  six  ans  aupa- 
ravant, sa  voiture,  en  passant  sur  le  cours,  a  écrasé  un 
enfant  :  lui  aussi,  il  est  donc  l'ennemi  du  peuple.  Pen- 
dant que  la  municipalité  délibère,  «  quelques  membres 
«  du  club  »  se  réunissent,  décident  qu'il  faut  mettre  la 
main  sur  MM.  Pascalis  et  de  la  Roquette.  Dès  onze  heu- 
res du  soir,  quatre-vingts  gardes  nationaux  de  bonne 
volonté  et  conduits  par  le  président  du  club  vont  à 
une  lieue  de  là  les  saisir  dans  leur  lit,  et  les  amènent  aux 
prisons  de  la  ville.  —  Un  si  grand  zèle  ne  laisse  pas 
d'être  inquiétant,  et,  si  la  municipalité  tolère  les  arres- 
tations, elle  voudrait  bien  empêcher  les  meurtres.  En 
conséquence,  le  lendemain  15  décembre,  elle  mande 
de  Marseille  quatre  cents  Suisses  du  régiment  d'Ernest 
et  quatre  cents  gardes  nationaux;  elle  leur  adjoint  la 
garde  nationale  d'Aix,  et  les  requiert  de  garder  la  pri- 
son contre  toute  violence.  Mais,  avec  les  gardes  na- 
tionaux de  Marseille,  sont  venus  quantité  de  gens  armés, 
volontaires  du  désordre  ;  dans  l'après-midi  du  15,  un 
premier  attroupement  essaye  de  forcer  la  prison,  et,  le 
lendemain  matin,  de  nouveaux  pelotons  se  forment, 
demandant  la  tête  de  M.  Pascalis.  En  avant  sont  les 
hommes  du  club,  avec  «  une  foule  d'inconnus  venus  du 
«  dehors  qui  commandent  et  qui  exécutent  ».  La  popu- 
lace d'Aix  a  été  travaillée  pendant  la  nuit,  et  toutes  les 
digues  se  rompent  à  la  fois.  Aux  premières  clameurs, 
les  gardes  nationaux  qui  sont  de  service  sur  le  cours 


92  LA  REVOLUTION 

se  débandent  et  se  dispersent;  aucun  signal  ne  ras- 
semble les  autres;  malgré  les  règlements,  la  générale 
n'est  point  battue.  «  La  majeure  partie  de  la  garde 
«  nationale  s'éloigne,  afin  de  ne  point  paraître  auto- 
ci  riser  par  sa  présence  les  attentats  qu'elle  n'a  pas 
«  l'ordre  d'empêcher.  Les  citoyens  paisibles  sont  dans 
«  la  consternation  »  ;  chacun  fuit  ou  s'enferme  chez 
soi;  les  rues  sont  désertes  et  silencieuses.  — Cepen- 
dant la  porte  de  la  prison  est  ébranlée  par  les  coups 
de  hache.  Le  procureur-syndic  du  département,  qui 
invite  le  commandant  des  Suisses  à  protéger  les  pri- 
sonniers, est  empoigné,  emmené,  et  court  risque  de 
la  vie.  Trois  officiers  municipaux,  qui  arrivent  en 
écharpe,  n'osent  donner  L'ordre  que  réclame  le  com- 
mandant :  faire  couler  le  sang,  faire  tuer  tant  d'hom- 
mes; il  est  clair  qu'en  ce  moment  décisif  leur  respon- 
sabilité leur  fait  peur.  «  Nous  n'avons  pas  d'ordres  à 
«  donner.  »  —  Alors,  dans  cette  cour  de  caserne  qui  en- 
toure la  prison,  un  spectacle  extraordinaire  se  déroule. 
Du  côté  de  la  loi  sont  huit  cents  hommes  armés, 
les  quatre  cents  Suisses  et  les  quatre  cents  gardes  na- 
tionaux de  Marseille,  tous  rangés  en  bataille  et  le  fusil 
au  bras,  avec  une  consigne  expresse,  répétée  la  veille 
et  à  trois  reprises  par  la  municipalité,  par  le  district, 
par  le  département,  avec  les  sympathies  de  tous  les 
habitants  honnêtes  et  de  la  majeure  partie  de  la  garde 
nationale.  Mais  la  phrase  légale  et  indispensable  ne  sort 
point  des  lèvres  qui,  en  vertu  de  la  Constitution,  ont 
charge  de  la  prononcer,  et  une  petite  troupe  de  force- 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  9"> 

ncis  se  trouve  souveraine.  A  leur  tour,  sous  les  yeux  de 
leurs  soldats  qui  restent  immobiles,  les  trois  officiers 
municipaux  sont  saisis,  et,  «  la  baïonnette  sur  la  poi- 
«  trine,  ils  signent,  comme  contraints,  l'ordre  de  livrer 
«  au  peuple  M.  Pascalis  ».  M.  de  la  Roqv/ette  est  livré 
par  surcroît.  «  Ce  qui  a  paru  de  la  garde  nationale 
«  d'Àix  »,  c'est-à-dire  la  minorité  jacobine,  se  forme  eu 
cercle  autour  de  la  porte  de  la  prison,  et  s'érige  en 
conseil  de  guerre  :  les  voilà  tout  à  la  fois  «  accusateurs, 
«  témoins,  juges  et  bourreaux  ».  Un  capitaine  emmène 
les  deux  condamnés  sur  le  cours;  ils  sont  pendus. 
Presque  aussitôt  le  vieux  M.  de  Guiramand,  que  la  garde 
nationale  de  son  village  amenait  prisonnier  à  Aix,  est 
pendu  de  même.  —  Aucune  information  contre  les 
assassins  :  le  nouveau  tribunal,  effrayé  ou  prévenu,  s'est 
rangé  depuis  longtemps  dans  le  parti  populaire;  en 
conséquence,  c'est  contre  les  opprimés,  contre  les  mem- 
bres du  cercle  lapidé,  qu'il  instrumente.  Décrets  de 
prise  de  corps  ou  d'ajournement  personnel,  perquisi- 
tions, saisies  de  correspondances,  les  procédures  pieu- 
vent  sur  eux.  Trois  cents  témoins  sont  interrogés.  Des 
officiers  arrêtés  sont  «  chargés  de  chaînes  et  jetés  dans 
«  les  cachots  ».  —  Désormais  le  club  règne  et  «  fait 
«  trembler  tout  le  monde1  •> .  —  «  Du  25  au  27  décembre, 
«  plus  de  deux  mille  passeports  sont  délivrés  à  Aix.  » 
--  «  Si  les  émigrations  continuent,  écrivent  les  com- 
(i  missaires,  il  ne  restera  plus  bientôt  à  Aix  que  des 

1.  Archives  nationales,  V,    3195    Lettres   des  commissaires, 
11  février,  20  mars,  10  mai  1791. 


9i  LA  RÉVOLUTION 

«  ouvriers  sans  travail  et  sans  aucune  ressource....  Des 
«  rues  entières  restent  inhabitées....  Tant  que  l'irnpu- 
«  nité  paraîtra  assurée  à  de  tels  forfaits,  la  crainte  éloi- 
«  gnera  de  cette  ville  quiconque  aura  quelques  moyens 
«  de  subsister  ailleurs.  »  —  Plusieurs  sont  revenus 
après  l'arrivée  des  commissaires,  espérant  par  eux 
sûreté  et  justice.  Mais,  «  si  l'information  n'est  pas 
«  ordonnée,  à  peine  aurons-nous  quitté  Aix,  que  trois 
a  cents  ou  quatre  cents  familles  l'abandonneront....  Et 
«  quel  homme  sensé  oserait  garantir  que  bientôt  eba- 
«  que  village  n'aura  pas  son  pendu?...  Des  valets  de 
«  campagne  arrêtent  leurs  maîtres....  L'espérance  de 
«  l'impunité  porte  les  habitants  des  villages  à  se  per- 
«  mettre  toute  espèce  de  dégâts  dans  les  forêts,  ce  qui 
«  est  du  plus  grand  danger  dans  un  pays  où  les  bois 
«  sont  très  rares.  Ils  établissent  tous  les  jours  les  pré- 
ci  tentions  les  plus  absurdes  et  les  plus  injustes  vis-à- 
«  vis  des  riches  propriétaires,  et  le  fatal  cordon  est 
«  toujours  l'interprète  et  le  signal  de  leur  volonté.  »  — 
l'oint  de  refuge  contre  ces  attentats.  «  Le  département, 
«  les  districts,  les  municipalités  n'administrent  que 
«  conformément  aux  pétitions  multipliées  du  club.  »  — 
Aux  yeux  de  tous,  en  un  jour  solennel,  leur  défaite 
éclatante  a  manifesté  leur  faiblesse,  et,  courbés  sous 
leurs  nouveaux  maîtres,  les  magistrats  ne  gardent  leur 
autorité  légale  qu'à  condition  de  la  mettre  au  service 
du  parti  vainqueur. 


CHAPITRE  II 

Souveraineté  des  passions  libres.  —  I.  Les  vieilles  haines  reli- 
gieuses. —  Montauban  et  Nîmes  en  1790.  —  II.  La  passion 
dominante.  —  Sa  forme  aiguë,  la  crainte  de  la  faim.  —  Les 
grains  ne  circulent  plus.  —  Intervention  et  usurpation  des 
assemblées  électorales.  —  Maximum  et  code  rural  en  Nivernais. 

—  Les  quatre  provinces  du  Centre  en  1790.  —  Cause  perma- 
nente delà  cherté. — L'anxiété  et  l'insécurité.  —  Stagnation  des 
grains.  —  Les  départements  voisins  de  Paris  en  1791.  —  Le 
blé  prisonnier,  taxé  et  requis  par  force.  —  Grosseur  des  attrou- 
pements en  1792.  —  Les  armées  villageoises  de  l'Eure,  de  la 
Seine-Inférieure  et  de  l'Aisne.  —  Recrudescence  du  désordre 
après  le  10  août.  —  La  dictature  de  l'instinct  lâché.  —  Ses  expé- 
dients pratiques  et  politiques.  —  III.  L'égoïsme  du  contribua- 
ble. —  Issoudun  en  1790.  —  Révolte  contre  l'impôt.  —  Les 
perceptions  indirectes  en  1789  et  1790.  —  Abolition  de  la 
gabelle,  des  aides  et  des  octrois.  —  Les  perceptions  directes  en 

1789  et  1790.  —  Insuffisance  et  retard  des  versements.  —  Les 
contributions  nouvelles  en  1791  et  1792.  —  Retards,  partialité 
et  dissimulations  dans  la  confection  des  rôles.  —  Insuffisance 
et  lenteur  des  recouvrements.  —  Payement  en  assignats.  —  Le 
contribuable  se  libère  à  moitié  prix.  —  Dévastation  des  forêls. 

—  Partage  des  biens  communaux.  —  IV.  La  cupidité  du  tenan- 
cier. —  La  troisième  et  la  quatrième  jacquerie.  —  La  Bretagne, 
le  Limousin,  le  Quercy,  le  Périgord  et  les  provinces  voisines  en 

1790  et  1791.  —  L'attaque  et  l'incendie  des  châteaux.  —  Les 
titres  brûlés. —  Les  redevances  refusées.  —  Les  étangs  détruits. 

—  Caractère  principal,  moteur  premier  et  passion  maîtresse  de 
la  Révolution. 


En  cet  état  de  choses,  les  passions  sont  libres;  il  suf- 
fit qu'il  y  en  ait  une  énergique  et  capable  de  grouper 

LA    RÉVOUTTION.    II.  T.     IV.    —   7 


96  LA  REVOLUTION 

quelques  centaines  d'hommes,  pour  faire  une  faction 
ou  une  bande  qui  se  lance  à  travers  les  fils  dénoués  ou 
fragiles  du  gouvernement  passif  ou  méconnu.  Une 
grande  expérience  va  se  faire  sur  la  société  humaine  : 
grâce  au  relâchement  des  freins  réguliers  qui  la  main- 
tiennent, on  pourra  mesurer  la  force  des  instincts  per- 
manents qui  l'attaquent.  Ils  sont  toujours  là,  même  en 
temps  ordinaire;  nous  ne  les  remarquons  point,  parce 
qu'ils  sont  refoulés,  mais  ils  n'en  sont  pas  moins  actifs, 
efficaces,  bien  mieux,  indestructibles.  Sitôt  qu'ils  cessent 
d'être  réprimés,  leur  malfaisance  se  déclare  connue 
celle  de  l'eau  qui  porte  une  barque  et  qui,  à  la  pre- 
mière fissure,  entre  pour  tout  submerger. 


I 

Et  d'abord  ce  n'est  pas  avec  des  fédérations,  des  em- 
brassades, des  effusions  de  fraternité,  que  l'on  con- 
tiendra les  passions  religieuses.  Dans  le  Midi,  où  les 
protestants  sont  persécutés  depuis  plus  d'un  siècle,  il  y 
a  des  haines  vieilles  de  cent  ans1.  —  Vainement  les 
édits  odieux  qui  les  opprimaient  sont  depuis  vingt  ans 
tombés  en  désuétude.  Vainement,  depuis  1787,  tous  les 
droits  civils  leur  ont  été  restitués.  Le  passé  survit  dans 
les  souvenirs  qui  le  transmettent,  et  deux  groupes  sont 
en  fa,ce  l'un  de  l'autre,  celui  des  protestants  et  celui 

1.  Mot  de  Jeanbon-Saint-André  à  Mathieu  Dumas,  envoyé  pour 
rétablir  la  paix  à  Montauban  (1790)  :  «  C'est  le  jour  de  la  ven- 
u  geance,  et  nous  l'attendons  depuis  cent  ans.  »  [Mémoires  de 
\i  ithieu  Dumas. 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  97 

des  catholiques,  chacun  d'eux  défiant,  hostile,  prompt 
à  se  mettre  en  défense,  interprétant  comme  un  plan 
d'attaque  tous  les  préparatifs  de  son  adversaire  :  en  de 
telles  circonstances,  les  fusils  partent  tout  seuls.  —  Sur 
une  alarme  à  Uzès1,  on  verra  tout  d'un  coup  les  catho- 
liques, au  nomhre  de  deux  mille,  s'emparer  de  l'évèché 
et  de  l'hôtel  de  ville,  les  protestants,  au  nombre  de 
quatre  cents,  s'assembler  hors  des  murs  sur  l'Espla- 
nade, et  passer  ainsi  la  nuit  l'arme  au  bras,  chaque 
troupe  persuadée  que  l'autre  va  la  massacrer,  et  appe- 
lant au  secours  l'une  les  catholiques  de  Jalès,  l'autre  les 
protestants  de  la  Gardonnenque.  —  Entre  deux  partis 
ainsi  disposés,  il  n'y  aurait  qu'un  moyen  d'empêcher  la 
guerre  civile  :  ce  serait  l'ascendant  d'un  tiers  arbitre, 
étranger,  présent,  énergique.  A  cet  effet,  le  comman- 
dant militaire  du  Languedoc  propose  un  plan  efficace  : 
selon  lui2,  les  boutefeux  sont,  d'un  côté  les  évoques 
du  bas  Languedoc,  de  l'autre  côté  MM.  Rabaut-Saint- 
Étienne,  le  père  et  les  deux  fils,  tous  les  trois  pasteurs; 
qu'on  les  rende  responsables  «  sur  leurs  têtes  »  de  tout 
attroupement,  insurrection,  ou  tentative  pour  débau- 
cher l'armée;  qu'un  tribunal  de  douze  juges  soit  choisi 
par  les  municipalités  des  douze  villes;  qu'on  traduise 
devant  lui  les  délinquants  ;  qu'il  prononce  en  dernier 
ressort  et  que  la  sentence  soit  exécutable  à  l'instant 
même.  —  Mais  c'est  justement  le  système  inverse  qui 

1.  Dampmartin,  I,  187  (témoin  oculaire). 

2.  Archives  nationales,  F7,  3223,  et  3216.  Lettres  de  M.  de  Bou- 
zols,  maréchal  de  camp,  en  résidence  à  Montpellier,  21,  25  et 
28  mai  1790. 


08  LA  RÉVOLUTION 

est  de  mode.  Organisés  en  milices  et  confiés  à  eux- 
mêmes,  les  deux  partis  ne  peuvent  manquer  de  tirer 
l'un  sur  l'autre,  d'autant  plus  que  les  nouvelles  lois 
ecclésiastiques  viennent,  de  mois  en  mois,  frapper, 
comme  autant  de  marteaux,  sur  la  sensibilité  catho- 
lique, et  faire  jaillir  une  pluie  d'étincelles  sur  les 
amorces  de  tant  de  fusils  chargés. 

A  Montauban,  le  10  mai  1790,  jour  de  l'inventaire  et 
de  l'expropriation  des  communautés  religieuses1,  les 
commissaires  ne  peuvent  entrer  ;  des  femmes  en  délire 
se  sont  couchées  en  travers  des  portes  ;  il  faudrait  leur 
passer  sur  le  corps,  et  un  grand  attroupement  se  forme 
aux  Cordeliers,  où  l'on  signe  une  pétition  pour  le  main- 
tien des  couvents.  —  Témoins  de  cette  effervescence, 
les  protestants  prennent  peur  :  quatre-vingts  de  leurs 
gardes  nationaux  marchent  sur  l'hôtel  de  ville,  et  s'em- 
parent à  main  armée  du  poste  qui  le  couvre.  La  muni- 
cipalité leur  ordonne  de  se  retirer  ;  ils  refusent.  —  Là- 
dessus,  les  catholiques  assemblés  aux  Cordeliers  se  pré- 
cipitent en  tumulte,  lancent  des  pavés,  ébranlent  les 
portes  à  coups  de  poutres.  Quelqu'un  crie  que  les  pro- 
testants réfugiés  dans  le  corps  de  garde  tirent  par  la 
fenêlre.  Aussitôt  la  multitude  furieuse  envahit  l'arsenal, 
s'arme  de  tout  ce  qu'elle  y  trouve,  fusille  le  corps  de 
garde  ;  cinq  protestants  sont  tués,  vingt-quatre  blessés. 
Un  officier  municipal  et  la  maréchaussée  sauvent  les 
autres,  mais  on  les  oblige  à  venir  deux  à  deux,  en  che- 

1.  Mary  Lafon,  Histoire  d'une  ville  protestante  (avec  les  pièces 
originales,  extraites  des  archives  de  Montauban). 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  90 

mise,  a  genoux,  faire  amende  honorable  devant  la  cathé- 
drale, et,  au  sortir  de  là,  on  les  met  en  prison.  —  Pen- 
dant le  tumulte,  des  cris  politiques  ont  été  proférés;  on 
a  crié  :  Vive  la  noblesse  !  Vive  l'aristocratie  !  A  bas  la 
nation  !  A  bas  le  drapeau  tricolore!  et  Bordeaux,  jugeant 
que  Montauban  est  en  révolte  contre  la  France,  envoie 
quinze  cents  hommes  de  sa  garde  nationale  pour  élargir 
les  détenus.  Toulouse  veut  aider  Bordeaux  ;  la  fermen- 
tation est  terrible;  quatre  mille  protestants  se  sauvent 
de  Montauban  ;  des  cités  arme'es  vont  se  combattre 
comme  jadis  en  Italie.  11  faut  qu'un  commissaire  de 
l'Assemblée  nationale  et  du  roi,  Mathieu  Dumas,  vienne 
haranguer  le  peuple  de  Montauban,  obtenir  la  déli- 
vrance des  prisonniers  et  rétablir  la  paix. 

Un  mois  après,  à  Nîmes1,  l'échauffourée,  plus  san- 
glante, tourne  contre  les  catholiques.  —  A  la  vérité, 
sur  cinquante-quatre  mille  habitants,  les  protestants 
ne  sont  que  douze  mille;  mais  le  grand  commerce 
est  entre  leurs  mains  :  ils  tiennent  les  manufactures; 
ils  font  vivre  trente  mille  ouvriers,  et,  aux  élections 
de    1789,     ils    ont    fourni     cinq    députés   sur    huit. 

1.  Archives  nationales,  F7, 3216.  Procès-verbal  de  la  municipalité 
de  Nîmes,  et  rapport  de  l'abbé  de  Belmont.  —  Rapport  des  com- 
missaires administrateurs,  28  juin  1790.  —  Pétition  des  catholi- 
ques, 20  avril.  —  Lettres  de  la  municipalité,  des  commissaires  ei 
de  M.  de  Nausel  sur  les  événements  des  2  et  5  mai.  —  Lettre  d( 
M.  Rabaut-Saint-É  tienne,  12  mai.  —  Pétition  de  la  veuve  Cas. 
50  juillet.  —  Rapport  (imprimé)  de  M.  Alquier,  19  février  179 1 
—  Mémoire  (imprimé)  du  massacre  des  catholiques  de  Nîmes,  pai 
Froment  (1790). —  Nouvelle  adresse  de  la  municipalité  de  Nîmes, 
présentée  par  le  maire,  M.  de  Margueritte,  député  (1790),  impri- 
mée. —  Mercure  de  France,  2">  février  1791. 


100  LA  RÉVOLUTION 

En  ce  temps-là  les  sympathies  étaient  pour  eux  ;  per- 
sonne n'imaginait  alors  que  l'Église  régnante  pût 
courir  un  risque.  A  son  tour,  elle  est  attaquée,  et 
voilà  les  deux  partis  qui  s'affrontent.  —  Les  catho- 
liques signent  une  pétition1,  racolent  les  maraîchers 
du  fauhourg,  gardent  la  cocarde  blanche,  et,  lors- 
qu'elle est  interdite,  la  remplacent  par  un  pouf 
rouge,  autre  signe  de  reconnaissance.  À  leur  tète  est 
Froment,  homme  énergique,  qui  a  de  grands  projets; 
mais,  sur  le  sol  miné  où  il  marche,  l'explosion  ne  sau- 
rait être  conduite.  Elle  se  fait  d'elle-même,  au  hasard, 
par  le  simple  choc  de  deux  défiances  égales,  et,  avant 
le  jour  final,  elle  a  commencé  et  recommencé  déjà  vingt 
fois  par  des  provocations  mutuelles,  dénonciations, 
insultes,  libelles,  rixes,  coups  de  pierre  et  coups  de 
fusil.  —  Le  15  juwi  1700,  il  s'agit  de  savoir  quel  parti 
(li limera  des  administrateurs  au  district  et  au  départe- 
ment; à  propos  des  élections,  le  combat  s'engage.  Au 
poste  de  l'évéché  où  se  tient  l'assemblée  électorale,  les 
dragons  protestants  et  patriotes  sont  venus  «  trois  fois 
«  plus  nombreux  qu'à  l'ordinaire,  mousquetons  et  pis- 
«  tolcts  chargés,  la  giberne  bien  garnie  »,  et  ils  font 
patrouille  dans  les  alentours.  De  leur  côté,  les  pouls 
rouges,  royalistes  et  catholiques,  se  plaignent  detre 
menacés,  «  nargués  ».  Ils  font  avertir  le  suisse  «  de  ne 
«  plus  laisser  entrer  aucun  dragon  à  pied  ni  à  cheval, 

t.  La  pétition  est  signée  par  3127  personnes,  outre  1500  qui  ont 
apposé  leur  croix,  déclarant  ne  savoir  écrire.  —  La  contre-péti- 
tion iln  club  est  signée  de  1G'2  noms. 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  101 

«  sous  peine  de  vie  »,  et  déclarent  que  «  l'évêché  n'est 
«  pas  fait  pour  servir  de  corps  de  garde  ».  —  Attroupe- 
ments, cris  sous  les  fenêtres  :  des  pierres  sont  jetées; 
la  trompette  d'un  dragon  qui  sonnait  le  rappel  est 
brisée  ;  deux  coups  de  fusil  partent1.  Aussitôt  les  dra- 
gons font  une  décharge  générale  qui  blesse  beaucoup 
d'hommes  et  en  tue  sept.  —  A  partir  de  ce  moment, 
pendant  toute  la  soirée  et  toute  la  nuit,  on  tire  dans 
toute  la  ville,  chaque  parti  croyant  que  l'autre  veut 
l'exterminer,  les  protestants  persuadés  que  c'est  une 
Saint-Barthélémy,  les  catholiques  que  c'est  «  uneMiche- 
lade  ».  Personne  pour  se  jeter  entre  eux.  Bien  loin  de 
donner  des  ordres,  la  municipalité  en  reçoit  :  on  la 
rudoie,  on  la  bouscule,  on  la  fait  marcher  comme  un 
domestique.  Les  patriotes  viennent  prendre  à  l'hôtel  de 
ville  l'abbé  de  Belmont,  officier  municipal,  lui  comman 
dent,  sous  peine  de  mort,  de  proclamer  la  loi  martiale, 
et  lui  mettent  en  main  le  drapeau  rouge.  «  Mardis 
«  donc,  calotin,  b...,  j...  f...!  Plus  haut  le  drapeau, 
«  plus  haut  encore,  tu  es  assez  grand  pour  cela.  »  Et 
des  bourrades,  des  coups  de  crosse.  Il  crache  le  sang 
n'importe,  il  faut  qu'il  soit  en  tête,  bien  visible,  en  façon 
de  cible,  tandis  que,  prudemment,  ses  conducteurs 
restent  en  arrière.  Il  avance  ainsi,  à  travers  les  balles, 
tenant  le  drapeau,  et  se  trouve  prisonnier  des  poufs 
rouges,  qui  le  relâchent  en  gardant  son  drapeau.  — 

1.  Ce  dernier  fait,  affirmé  dans  le  rapport  de  M.  Alquier,  est 
nié  par  la  municipalité.  Selon  elle,  les  poufs  rouges  attroupés 
autour  de  l'évêché  n'avaient  pas  de  fusils. 


102  LA  P. ÉVOLUTION 

Second  drapeau  rouge  tenu  par  le  valet  de  ville,  seconde 
promenade, .nouveaux  coups  de  fusil,  les  poufs  rouges 
capturant  encore  ce  drapeau,  ainsi  qu'un  autre  officier 
municipal.  —  Le  reste  de  la  municipalité  et  un  commis- 
saire du  roi  se  réfugient  aux  casernes  et  font  sortir  la 
troupe.  Cependant  Froment  et  ses  trois  compagnies, 
cantonnés  dans  leurs  tours  et  leurs  maisons  du  rempart, 
résistent  en  désespérés.  Mais  le  jour  a  paru,  le  tocsin  a 
onné,  la  générale  a  battu,  les  milices  patriotes  du  voi- 
sinage, les  protestants  de  la  montagne,  rudes  Cévenols, 
arrivent  en  foule.  Les  poufs  rouges  sont  assiégés  ;  un 
couvent  de  capucins,  d'où  l'on  prétend  qu'ils  ont  tiré, 
est  dévasté,  cinq  capucins  sont  tués.  La  tour  de  Froment 
est  démolie  à  coups  de  canon,  prise  d'assaut;  son  frère 
est  massacré,  jeté  en  bas  des  murailles;  un  couvent  de 
jacobins  attenant  aux  remparts  est  saccagé.  Vers  le  soir, 
tous  les  poufs  rouges  qui  ont  combattu  sont  tués  ou  en 
fuite;  il  n'y  a  plus  de  résistance.  —  Mais  la  fureur  sub- 
siste, et  les  quinze  mille  campagnards  qui  ont  afllué  dans 
la  ville  jugent  qu'ils  n'ont  pas  travaillé  suffisamment. 
En  vain  on  leur  représente  que  les  quinze  autres  com- 
pagnies de  poufs  rouges  n'ont  pas  bougé,  que  les  prés 
tendus  agresseurs  «  ne  se  sont  pas  même  mis  en  état 
«  de  défense  »,  que,  pendant  toute  la  bataille,  ils  sont 
restés  au  logis,  qu'ensuite,  par  surcroît  de  précaution, 
la  municipalité  leur  a  fait  rendre  leurs  armes.  En  vain 
l'assemblée  électorale,  précédée  d'un  drapeau  blanc, 
vient  sur  la  place  publique  exhorter  les  citoyens  à  la 
concorde,  «  Sous  prétexte  de  fouiller  les  maisons  sus- 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  103 

a  pectes,  on  pille,  on  dévaste  ;  tout  ce  qui  ne  peut  être 
«  enlevé  est  brisé.  »  A  Nîmes  seulement,  cent  vingt  mai- 
sons sont  saccagées  ;  mômes  ravages  aux  environs  ;  au 
bout  de  trois  jours,  le  dégât  monte  à  sept  ou  huit  cent 
mille  livres.  Nombre  de  malheureux  sont  égorgés  chez 
eux,  ouvriers,  marchands,  vieillards,  infirmes  ;  il  y  en  a 
qui,  «  retenus  dans  leur  lit  depuis  plusieurs  années, 
a  sont  traînés  sur  le  seuil  de  leur  porte  pour  y  être 
«  fusillés  ».  D'autres  sont  pendus  sur  l'Esplanade,  au 
Cours  Neuf,  d'autres  hachés  vivants  à  coups  de  faux  et 
de  'sabres,  les  oreilles,  le  nez,  les  pieds,  les  poignets 
coupés.  Selon  l'usage,  des  légendes  horribles  provoquent 
des  actions  atroces.  Un  cabaretier,  qui  a  refusé  de  dis- 
tribuer les  listes  anticatholiques,  passe  pour  avoir  dans 
sa  cave  une  mine  toute  prête  de  barils  de  poudre  et  de 
mèches  soufrées  ;  on  le  dépèce  à  coups  de  hache  et  de 
sabre;  on  décharge  vingt  fusils  sur  son  cadavre;  on  l'ex- 
pose devant  sa  maison  avec  un  pain  long  sur  la  poitrine, 
et  on  le  perce  encore  de  baïonnettes  en  lui  disant  :  «  Mange, 
«  b...,  mange  donc!  »  —  Plus  de  cent  cinquante  catho- 
liques ont  été  assassinés;  beaucoup  d'autres,  tout  san- 
glants, «  sont  entassés  dans  les  prisons  »,  et  l'on  conti- 
nue les  perquisitions  contre  les  proscrits;  dès  qu'on  les 
aperçoit,  on  tire  sur  eux  comme  sur  des  loups.  Aussi 
des  milliers  d'habitants  demandent  leurs  passeports  et 
quittent  la  ville.  —  Cependant,  de  leur  côté,  les  campa- 
gnards catholiques  des  environs  massacrent  six  protes- 
tants, un  vieillard  de  quatre-vingt-deux  ans,  un  jeune 
homme  de  quinze  ans,  un  mari  et  sa  femme  dans  leur 


1(1}  LA  REVOLUTION 

métairie.  —  Pour  arrêter  les  meurtres,  il  faut  l'interven- 
tion de  la  garde  nationale  de  Montpellier.  Mais,  si  l'ordre 
est  rétabli,  ce  n'est  qu'au  profit  du  parti  vainqueur.  Les 
trois  cinquièmes  des  électeurs  se  sont  enfuis;  un  tiers 
des  administrateurs  du  district  et  du  département  a  été 
nommé  en  leur  absence,  et  la  majorité  des  nouveaux 
directoires  est  prise  dans  le  club  patriote.  C'est  pourquoi 
les  détenus  sont  traités  d'avance  en  coupables  :  «  Nul 
«  huissier  n'ose  leur  prêter  son  ministère,  ils  ne  sont  pas 
«  admis  à  faire  la  preuve  de  leurs  faits  justificatifs,  et 
«  personne  n'ignore  que  les  juges  ne  sont  pas  libres1.  » 
—  Ainsi  finissent  partout  les  commencements  ou  les 
éclats  de  la  discoïde  religieuse  et  politique.  Le  vainqueur 
bâillonne  la  loi  quand  elle  va  parler  pour  ses  adversaires, 
et,  sous  l'iniquité  légale  de  son  administration  perma- 
nente, il  écrase  ceux  qu'il  a  terrassés  par  la  violence  illé- 
gale de  ses  coups  de  main. 

II 

Des  passions  comme  celle-ci  sont  l'œuvre  de  la  culture 
humaine  et  ne  se  déchaînent  que  sur  un  territoire  res- 
treint.  Il  est  une  autre  passion  qui  n'est  ni  historique  ni 
locale,  mais  naturelle  et  universelle,  la  plus  indomptable, 
la  plus  impérieuse,  la  plus  redoutable  de  toutes,  je  veux 

t.  Archives  nationales,  F7,  3216.  Lettre  de  M.  de  Lespin,  major 
à  Mines,  au  commandant  de  laProvence,  M.  de  Périgord,  '27  juil- 
let 1790.  o  Les  trames,  les  conspirations,  que  l'on  avait  attri- 
«  buées  au  parti  vaincu  et  que  l'on  croyait  découvrir  dans  les 
«  dépositions  de  quatre  cents  hommes  emprisonnés,  s'évanouis- 
u  sent  à  mesure  que  la  procédure  avance.  Les  véritables  COupa- 
«  blés  ne  se  rencontreront  que  dans  les  dénonciateurs.  » 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  105 

dire  la  crainte  de  la  faim.  Car  elle  ne  sait  ni  attendre,  ni 
raisonner,  ni  voir  au  delà  d'elle-même.  A  chaque  canton 
ou  commune  il  faut  son  pain,  son  approvisionnement  sur 
et  indéfini.  Que  le  voisin  se  pourvoie  comme  il  pourra; 
nous  d'abord,  ensuite  les  autres.  Et,  par  des  arrêtés, 
par  des  coups  de  force,  chaque  groupe  garde  chez  lui  les 
subsistances  qu'il  a,  ou  va  prendre  chez  les  autres  les 
subsistances  qu'il  n'a  pas. 

A  la  fin  de  1789 l,  «  le  Roussillon  refuse  des  secours  au 
<{  Languedoc  ;  le  haut  Languedoc  au  reste  d-  la  province, 
«  la  Bourgogne  au  Lyonnais  ;  le  Dauphiné  se  cerne  ;  une 
«  partie  de  la  Normandie  retient  les  blés  achetés  pour 
«  secourir  Paris  ».  A  Paris,  il  y  a  des  sentinelles  à  la  porte 
de  tous  les  boulangers;  le  21  octobre,  l'un  d'eux  est  lan- 
terné, et  sa  tête  portée  au  bout  d'une  pique.  Le  27  octobre, 
à  Vernon,  c'est  le  tour  d'un  négociant  en  blé,  Planter, 
qui,  l'hiver  précédent,  a  nourri  les  pauvres  de  six  lieues 
à  la  ronde  ;  en  ce  moment,  ils  ne  lui  pardonnent  pas  d'en- 
voyer des  farines  à  Paris;  pendu  deux  fois,  il  est  sauvé, 
parce  que  deux  fois  la  corde  casse.  —  Ce  n'est  que  par 
force  et  sous  escorte  que  l'on  peut  faire  arriver  du  grain 
dans  une  ville;  incessamment  les  gardes  nationales  ou 
le  peuple  soulevé  le  saisissent  au  passage.  En  Norman- 
die*, la  milice  de  Caen  arrête  sur  les  grands  chemins  le 

1.  Bûchez  et  P.oux,  III,  240  [mémoire  des  ministres,  28  ccto- 
bre  1789).  —  Archives  nationales,  D,  XXIX,  5.  Délibération  du 
conseil  municipal  de  Vernon  (4  novembre  1789). 

2.  Arcliives  nationales,  KK,  1105.  Correspondance  de  M.  de 
Tlii.ird,  4  novembre  1789.  —  Autres  faits  semblables,  4  septem- 
bre, 23  octobre,  4  et  19  novembre  1789,  27  janvier  et  27  mars  1790. 


!06  LA  RÉVOLUTION 

blé  qu'on  porte  à  Harcourt  et  ailleurs.  En  Bretagne, 
Auray  et  Vannes  retiennent  les  convois  de  Nantes;  Lan- 
nion,  ceux  de  Brest.  Brest  ayant  voulu  négocier,  ses  com- 
missaires sont  pris  au  collet;  couteau  sur  la  gorge,  on 
les  contraint  à  signer  l'abandon  pur  et  simple  des  grains 
qu'ils  ont  payés,  et  ils  sont  reconduits  hors  de  Lannion 
à  coups  de  pierres.  Là-dessus,  1  800  hommes  sortent  de 
Brest  avec  quatre  canons,  et  vont  reprendre  leur  bien, 
fusils  chargés.  Ce  sont  les  mœurs  des  grandes  famines 
féodales,  et,  d'un  bout  à  l'autre  de  la  France,  sans 
compter  les  émeutes  des  affamés  à  l'intérieur  des  villes, 
on  ne  trouve  qu'attentats  semblables  ou  revendications 
pareilles.  —  «  Le  peuple  armé  de  Nantua,  Saint-Claude  et 
«  Septmoncel,  dit  une  dépêche1,  a  de  nouveau  coupé  les 
«  vivres  au  pays  de  Gex;  il  n'y  vient  de  blé  d'aucun 
«  côté;  tous  les  passages  sont  gardés.  Sans  le  secours 
«  du  gouvernement  de  Genève  qui  veut  bien  prêter 
«  800  coupées  de  blé  à  ce  pays,  il  faudrait  ou  mourir  de 
«  faim,  ou  aller,  à  main  armée,  enlever  le  grain  aux 
«  municipalités  qui  le  retiennent.  »  Narbonne  affame 
Tmilon;  sur  le  canal  du  Languedoc,  la  navigation  est 
interceptée;  les  populations  riveraines  repoussent  deux 
compagnies  de  soldats,  brûlent  un  grand  bâtiment,  veu- 
lent «  détruire  le  canal  lui-même  ».  —  Bateaux  arrêtés, 
voitures  pillées,  pain  taxé  de  force,  coups  de  pierres  cl 
coups  de  fusil,  combats  de  la  populace  contre  la  garde 
nationale,  des  paysans  contre  les  citadins,  des  acbeteurs 

1.  Archives  nationales,  F7,  ZTol .  IcUvc    de  Gex,  29  mai    1700. 
—  lînchez  et  Roux,  VII,  198,  3G9  (soi  tembre-octobre  1790). 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  107 

contre  les  marchands,  des  ouvriers  et  des  journaliers 
contre  les  fermiers  et  les  propriétaires,  à  Castelnaudary, 
à  Niort,  à  Saint-Étienne,  dans  l'Aisne,  dans  le  Pas-de- 
Calais,  principalement  sur  la  longue  ligne  qui  va  de 
Montbrison  à  Angers,  c'est-à-dire  dans  presque  toute 
l'étendue  de  l'immense  bassin  de  la  Loire,  tel  est  le  spec- 
tacle que  présente  l'année  1790.  —  Et  pourtant  la  récolte 
n'a  point  été  mauvaise.  Mais  le  blé  ne  circule  plus; 
chaque  petit  centre  s'est  contracté  pour  accaparer  l'ali- 
ment :  de  là  le  jeûne  des  autres  et  les  convulsions  de 
tout  l'organisme,  premier  effet  de  l'indépendance  plé- 
nière  que  la  Constitution  et  les  circonstances  confèrent 
à  chaque  groupe  local. 

«  On  nous  dit  de  nous  assembler,  de  voter,  de  nom- 
ci  mer  des  gens  qui  feront  nos  affaires  :  faisons-les  nous- 
«  mêmes.  Assez  de  bavardages  et  de  simagrées  :  le  pain 
«  à  deux  sous,  et  allons  chercher  le  blé  où  il  y  en  a.  »  — 
Ainsi  raisonnent  les  paysans,  et,  dans  le  Nivernais,  le 
Bourbonnais,  le  Berry,  la  Touraine,  les  réunions  électo- 
rales sont  le  boutefeu  des  insurrections1.  A  Saint- 
Sauge,  «  avant  tout  travail,  l'assemblée  primaire  oblige 
«  les  officiers  municipaux,  sous  peine  d'être  décollés,  à 
«  taxer  le  blé;  »  àSaint-Géran,lepain,  le  blé  et  la  viande; 
à  Châtillon-en-Bazois,  toutes  les  denrées,  et  toujours  à 
un  tiers  ou  moitié  au-dessous  du  cours,  sans  parler 

1.  Archives  nationales,  H,  1453.  Correspondance  de  M.  de  Iier- 
cheny,  commandant   des  quatre  provinces   du  Centre.  Lettres  du 

25  mai,  11,  19,  27  juin  1790.  —  Archives  nationales,  D,  XXIX,  4. 
Délibération  des  administrateurs   du  district   de  Bourbon-Lancy, 

26  mai. 


108  LA  RÉVOLUTION 

d'autres  exigences.  —  Par  degrés,  ils  en  viennent  à  dresser 
un  tarif  de  toutes  les  valeurs  qu'ils  connaissent,  et  pro- 
clament un  maximum  anticipé,  par  suite  un  code  com- 
plet d'économie  rurale  et  sociale  :  dans  sa  rédaction  tu- 
multueuse et  décousue,  on  y  voit  leurs  volontés  et  leurs 
sentiments  comme  dans  un  miroir1.  C'est  le  programme 
villageois  :  avec  des  variantes  locales,  il  faut  que  ses 
divers  articles  s'exécutent,  tantôt  l'un,  tantôt  l'autre, 
selon  l'occasion,  le  besoin,  le  moment,  en  premier  lieu 
l'article  qui  concerne  les  vivres.  —  Comme  à  l'ordinaire, 
le  désir  a  produit  la  légende  :  les  paysans  se  croient  auto- 
risés, ici  par  un  décret  de  l'Assemblée  nationale  et  du 
roi,  là  par  une  commission  expresse  donnée  au  comte 
d'Estrées.  Déjà,  au  marché  de  Saint- Amand,  «  un  homme 
«  monté  sur  un  tas  de  blé  a  crié  :  Au  nom  du  Roi  et  de  la 
<i  Nation,  le  blé  à  moitié  au-dessous  du  cours!  »  De  plus, 

1.  Archives  nationales,  H,  1453.  Proccs-vcrbal  d'une  dizaine 
de  paroisses  du  Nivernais,  4  juin.  La  livre  de  pain  blanc  à  2  sous 
et  de  pain  bis  à  1  sou  et  demi.  Les  laboureurs  à  50  sous,  les  fau- 
cheurs à  10  sous,  les  charrons  à  10  sous,  les  huissiers  à  G  sens 
par  lieue.  Le  beurre  à  8  sous,  la  viande  à  5  sous,  le  lard  à 
8  sous,  l'huile  à  8  sous  la  pinte.  La  toise  de  maçonnerie  à  40  sous, 
la  paire  de  grands  sabots  à  3  sous.  «  Rendre  tous  les  usages  et 
«  pacages  qui  ont  été  pris  par  justice.  Les  chemins  seront  libres 
«  partout  comme  auparavant.  Toutes  les  rentes  seigneuriales 
«  seront  supprimées.  Les  meuniers  ne  prendront  que  le  treute- 
«  deuxième  du  boisseau.  Les  seigneurs  de  notre  département  ren- 
(i  dront  tous  les  bordelapes  et  biens  mal  acquis.  Le  curé  de  Uièze 
«  n'aura  d'autre  emploi  que  de  dire  sa  Blesse  à  oeuf  heures  et 
c  les  vôpres  à  deux  heures,  en  été  comme  en  hiver;  il  mariera 
<  el  enterrera  gratis,  sauf  à  nous  de  lui  payer  sa  pension.  Les 
a  messes  loi  seront  pavées  6  sous;  il  ne  sortira  de  sa  cure 
«  que  pour  dire  son  bréviaire  et  visiter  honnêtement  ses  parois- 
«  siens  ci  paroissiennes.  Les  chapeaux  de  3  livres  à  50  sous.  La 
«  (crosse  de  rions  d'emballage  à  3  livres.  Les   curés  ne  tiendront 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  109 

il  est  avéré  qu'un  chevalier  de  Saint-Louis,  ancien  offi- 
cier des  grenadiers  royaux,  marche  à  la  tête  de  plusieurs 
paroisses  et  publie  des  ordonnances  en  son  nom  et  au  nom 
du  roi,  avec  amende  de  huit  livres  pour  quiconque  refu- 
sera de  se  joindre  à  lui.  —  De  toutes  parts,  il  se  fait  un 
fourmillement  de  blouses  et  la  résistance  est  vaine;  il  y 
en  a  trop,  la  maréchaussée  est  noyée  sous  leur  flot.  Car 
ces  législatures  rurales  sont  la  garde  nationale  elle- 
même,  et  quand  elles  ont  voté  la  taxe  ou  la  réquisition 
des  vivres,  elles  ont  des  fusils  pour  l'imposer. 

Bon  gré,  mal  gré,  il  faut  bien  que  les  officiers  muni- 
cipaux prêtent  aux  insurgés  leur  ministère.  Au  Donjon, 
l'assemblée  électorale  a  saisi  le  maire  de  l'endroit,  avec 
menace  de  le  tuer  et  d'incendier  sa  maison,  s'il  ne  met 
pas  la  coupée  de  blé  à  40  sous  :  il  signe,  et  tous  les 
maires  présents  avec  lui,  «  sous  peine  de  vie  ».  Aussi- 
tôt, «  au  son  des  fifres  et  des  tambours  »,  les  paysans 

a  que  des  servantes  sages  de  cinquante  ans.  Les  curés  n'iront  ni 
«  aux  foires,  ni  aux  marchés.  Tous  les  curés  auront  la  même 
a  condition  que  celui  de  Bièze.  Il  n'y  aura  plus  de  gros  mar- 
«  chands  de  blé.  Les  commis  qui  auront  fait  des  prises  injustes 
«  rendront  l'argent.  Les  fermiers  finiront  à  la  Saint-Martin.  M.  le 
«  comte,  quoique  absent,  M.  de  Tontenelle  et  M.  le  commandant 
«  signeront  sans  difficulté.  M.  le  curé  de  Mingot  résiliera  par 
«  écrit  sa  cure;  (il)  s'est  sauvé  avec  sa  servante,  il  a  même  man- 
te que  sa  messe  le  premier  vendredi  de  la  Fête-Dieu,  et  il  est  à 
«  présumer  qu'il  a  couché  dans  les  bois.  Les  menuisiers  seront 
«  taxés  au  prix  des  charrons.  Les  courroies  de  bœuf  à  40  sous, 
s  les  jougs  à  10  sous.  Les  maîtres  payeront  la  moitié  des  tailles. 
«  Les  notaires  ne  prendront  que  la  moitié  de  ce  qu'ils  prenaient 
«  autrefois,  ainsi  que  les  contrôleurs.  La  commune  proteste  se 
«  pourvoir  contre  ce  qu'elle  aurait  oublié  dans  le  présent  article, 
o  soit  de  fait,  soit  de  droit.  »  (Signé  par  une  vingtaine  de  per- 
sonnes, dont  plusieurs  maires  ou  greflicrs  de  municipalités.) 


110  LA  RÉVOLUTION 

se  répandent  dans  les  paroisses  voisines,  se  font  délivrer 
le  blé  à  40  sous,  et  leur  mine  est  si  résolue,  que  quatre 
brigades  de  gendarmerie,  envoyées  contre  eux,  ne  trou- 
vent rien  de  mieux  à  faire  que  de  se  retirer.  —  Non 
contents  de  se  garnir  les  mains,  ils  se  ménagent  des 
réserves.  Le  blé  est  prisonnier  :  dans  le  Nivernais  et  le 
Bourbonnais,  les  paysans  tracent  une  ligne  de  démarca- 
tion que  nul  sac  du  pays  ne  doit  franchir;  en  cas  de 
contravention,  la  corde  et  la  torche  sont  là  pour  le 
délinquant.  —  Reste  à  surveiller  l'application  du  règle- 
ment :  dans  le  Berri,  les  paysans  viennent  par  bandes  à 
chaque  marché  pour  maintenir  partout  leur  tarif.  En 
vain  on  leur  représente  qu'ils  vont  rendre  les  marchés 
déserts  :  «  ils  répondent  qu'ils  sauront  bien  faire  venir 
«  du  grain,  qu'ils  iront  en  prendre  chez  tous  les  parti- 
«  culiers,  et  même  de  l'argent,  s'ils  en  ont  besoin  ». 
De  l'ait,  «  un  grand  nombre  de  personnes  ont  leurs  grc- 
«  niers  et  leurs  caves  pillés  »  ;  on  contraint  les  fer- 
miers à  porter  leur  récolte  dans  un  grenier  commun; 
on  rançonne  les  riches;  «  on  fait  contribuer  les  sei- 
«  gneurs;  on  oblige  à  faire  des  donations  de  domaines 
«  entiers;  on  enlève  les  bestiaux;  on  veut  ôter  la  vit> 
«  aux  propriétaires  »;et,  comme  les  villes  défendent 
leurs  magasins  et  leurs  marchés,  on  les  attaque  à  force 
ouverte1.  Bourbon-Lancy,  Bourbon-l'Archambault,  Saint- 

1.  Archives  nationales,  II,  l-i.">3.  Même  correspondance,  20  niai, 
41  et  17  juin,  15  septembre  171)0.  —  lb.,  F7,  ~^:>7.  Lettre  des 
officiels  municipaux  de  Marsigny,  ~>  mai  ;  des  ofliciers  municipaux 
de  Bourbon-Lancy,  5  juin.  Extrait  des  lettres  écrites  à' M.  Amelot, 
1"  juin. 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  ni 

Pierre-le-Moutier,  Montluçon,  Saint-Amand,  Château- 
Gontier,  Decize,  chaque  petite  cité  est  un  îlot  assailli 
par  la  marée  montante  de  l'insurrection  campagnarde. 
La  milice  y  passe  la  nuit  sous  les  armes  ;  des  détache- 
ments de  la  garde  nationale  des  grandes  villes,  des 
troupes  réglées  y  viennent  tenir  garnison.  A  Bourbon- 
Lancy,  pendant  huit  jours,  le  drapeau  rouge  est  en  per- 
manence, et  les  canons  restent  sur  la  place  chargés  et 
braqués.  Le  24  mai,  Saint-Pierre-le-Moutier  est  attaqué, 
et,  toute  la  nuit,  des  deux  côtés  on  se  fusille.  Le  2  juin, 
Saint-Amand,  menacé  par  vingt-sept  paroisses,  n'est 
sauvé  que  par  ses  préparatifs  et  par  sa  garnison.  Vers  le 
même  temps,  Bourbon-Lancy  est  attaqué  par  douze  pa- 
roisses réunies,  Château-Gontier  par  les  sabotiers  des 
forêts  voisines;  une  bande  de  quatre  à  cinq  cents  villa- 
geois arrête  les  convois  de  Saint-Amand  et  fait  capituler 
leurs  escortes  ;  une  autre  bande  se  fortifie  dans  le  châ- 
teau de  la  Fin,  et  y  tiraille  un  jour  entier  contre  la 
troupe  et  la  garde  nationale.  —  Les  grandes  villes  elles- 
mêmes  ne  sont  pas  en  sûreté.  Trois  à  quatre  cents  cam- 
pagnards, conduits  par  leurs  officiers  municipaux, 
entrent  de  force  à  Tours  pour  contraindre  la  municipa- 
lité à  baisser  d'un  tiers  le  prix  du  blé  et  à  diminuer  le 
prix  des  baux.  Deux  mille  ardoisiers,  armés  de  fusils, 
de  broches  et  de  fourches,  pénètrent  dans  Angers  pour 
obtenir  un  rabais  du  pain,  tirent  sur  la  garde,  sont 
chargés  par  la  garde  nationale  et  la  troupe;  nombre 
d'entre  eux  restent  sur  le  carreau,  deux  sont  pendus  le 
soir  même,  et  le  drapeau  rouge  demeure  exposé  huit 

la  klvolctios.  u.  T.  IV.  —  8 


112  LA  RÉVOLUTION 

jours.  «  Sans  le  régiment  de  Picardie,  disent  les  dépê- 
«  ches,  la  ville  était  pillée  et  incendiée.  »  —  Par  bon- 
heur, comme  la  récolte  s'annonce  bien,  les  prix  bais- 
sent; comme  les  assemblées  électorales  sont  closes,  la 
lermentation  se  ralentit,  et,  vers  la  fin  de  l'année,  ainsi 
qu'une  éclaircie  dans  un  orage  permanent,  on  voit 
poindre  une  trêve  dans  la  guerre  civile  de  la  faim. 

Rompue  en  vingt  endroits  par  des  explosions  isolées, 
la  trêve  n'est  pas  longue,  et,  vers  le  mois  de  juillet 
1791,  les  troubles  que  provoque  l'incertitude  des  sub- 
sistances recommencent  pour  ne  plus  cesser.  Dans  ce 
désordre  universel,  considérons  seulement  un  groupe., 
celui  des  huit  ou  dix  départements  qui  entourent  et 
nourrissent  Paris.  —  Là  sont  de  riches  pays  à  blé,  la 
Brie,  la  Beauce,  et,  non  seulement  la  récolte  de  1700  a 
été  bonne,  mais  la  récolte  de  1791  est  très  ample.  On 
écrit  de  Laon  au  ministre1  que,  dans  le  département  de 
l'Aisne,  «  il  y  a  du  blé  pour  deux  années  »,  que  «  les 
«  granges,  ordinairement  vides  au  mois  d'avril,  ne  le 
«  seront  pas  cette  année  avant  juillet  »,  et  que,  p ai 
conséquent,  «  les  subsistances  sont  assurées  ».  Mais 
cela  ne  suffit  point;  car  la  cause  du  mal  n'est  pas  da  us 
le  manque  de  blé.  —  Pour  que  dans  une  vaste  et  popu- 
leuse contrée,  où  les  terrains,  les  cultures  et  les  métier? 
diffèrent,  chacun  puisse  manger,  il  faut  que  l'aliment 
arrive  à  la  portée  de  ceux  qui  ne  le  produisent  pas. 
Pour  qu'il  y  arrive  sans  encombre,  de  lui-même,  par  Le 

1.  Archives  nationales,   F7,    5185  et    SlSti.  Lettre  du  président 
du  tribunal  du  district  de  Laon,  8  février  1702. 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUEE  113 

seul  effet  de  l'offre  et  de  la  demande,  il  faut  une  police 
capable  de  protéger  les  propriétés,  les  transactions  et 
les  transports.  A  mesure  que  dans  un  État  l'autorité 
devient  plus  faible,  la  sécurité  devient  moindre;  à  me- 
sure que  la  sécurité  devient  moindre,  la  répartition  des 
subsistances  devient  plus  difficile,  et  la  gendarmerie 
est  un  rouage  indispensable  dans  la  machine  qui  nous 
apporte  chaque  jour  notre  pain  quotidien.  —  C'est 
pourquoi,  en  1791,  le  pain  quotidien  manque  à  beau- 
coup d'hommes.  Par  le  seul  jeu  de  la  Constitution,  aux 
extrémités  et  au  centre,  tous  les  freins,  déjà  si  lâches, 
se  sont  desserrés  et  se  desserrent  chaque  jour  davan- 
tage. Les  municipalités,  qui  sont  les  vraies  souveraines, 
répriment  plus  mollement  le  peuple,  les  unes  parce 
qu'il  est  plus  hardi  et  qu'elles  sont  plus  timides,  les 
autres  parce  qu'elles  sont  plus  radicales  et  qu'elles  lui 
donnent  toujours  raison.  La  garde  nationale  s'est  lassée, 
ne  vient  pas,  ou  refuse  de  faire  usage  de  ses  armes.  Les 
citoyens  actifs  sont  dégoûtés  et  restent  chez  eux.  A 
Étampes1,  où  ils  sont  tous  convoqués  par  les  commis- 
saires du  département  pour  aviser  aux  moyens  de  réta- 
blir un  ordre  quelconque,  il  ne  s'en  présente  que  vingt; 
les  autres  disent,  pour  s'excuser,  que,  si  la  populace 
les  savait  contraires  à  ses  volontés,  «  elle  brûlerait 
f<  leurs  maisons  »,  et  ils  s'abstiennent.  «  Ainsi,  écri- 
«  vent  les  commissaires,  la  chose  publique  est  aban- 
c  donnée  à  la  discrétion  des  artisans  et  des  ouvriers, 

1.  Archives  nationales,  F7,  52C8.  Procès-verbal  et  observations 
Jes  deux  commissaires  envoyés  à  Étampes,  22-25  septembre  17W1. 


114  LA  KEVOLUTION 

«  dont  les  vues  sont  bornées  à  leur  simple  existence.  » 
—  C'est  donc  le  bas  peuple  qui  règne,  et  les  renseigne- 
ments d'après  lesquels  il  rend  ses  décrets  sont  des 
rumeurs  qu'il  adopte  ou  qu'il  fabrique,  pour  recouvrir 
Stras  une  apparence  de  raison  les  attentats  de  sa  cupi- 
dité ou  les  brutalités  de  sa  faim.  A  Étampes,  «  on  lui  a 
(i  insinué  que  les  blés  vendus  pour  nourrir  les  dépar- 
ti tements  au-dessous  de  la  Loire  sont  embarqués  à 
«  Paimbœuf.  et  de  là  conduits  hors  du  royaume,  pour 
«  être  vendus  à  l'étranger  ».  Aux  environs  de  Rouen,  il 
se  figure  «  qu'on  engloutit' les  grains  »  tout  exprès  dans 
«  les  mares,  dans  les  étangs  et  dans  les  marnières  ». 
Auprès  de  Laon,des  comités  imbéciles  et  jacobins  attri- 
buent la  cherté  des  subsistances  à  l'avidité  des  riches  et 
à  la  malveillance  des  aristocrates  :  selon  eux,  «  des 
«  millionnaires  jaloux  s'enrichissent  aux  dépens  du 
«  peuple.  Ils  appréhendent  ses  forces  »,  et,  n'osant  se 
mesurer  avec  lui  «  dans  un  combat  honorable  »,  ils 
ont  recours  «  à  la  trahison  ».  Afin  de  le  vaincre  plus 
aisément,  ils  ont  résolu  de  l'exténuer  d'avance  par 
l'excès  de  la  misère  et  par  la  longueur  du  jeûne  ;  c'est 
pourquoi  ils  accaparent  tout,  «  blés,  seigles  et  farines, 
«  savons,  sucre  et  eaux-dc-vie1  ».  —  De  pareils  bruits 

1.  Archives  nationales,  F",  3265.  Le  document  suivant,  entre 
beaucoup  d'autres,  montrera  les  conceptions  et  les  expédients  de 
l'imagination  populaire.  —  Pétition  de  plusieurs  haLitants  de  la 
commune  de  Forges  (Seine-Inférieure)  :  «  au  bon  et  incorrup- 
«  lible  ministre  de  l'intérieur  ».  (10  octobre  1792.)  Après  trois 
bonnes  recuites  successives, la  disette  dure  toujours.  Sous  l'ancien 
régime,  le  blé  regorgeait,  on  en  nourrissait  les  porcs,  on  engrais- 
sait les  veaux  avec  du  pain.  Il  est  donc   certain  que   le  blé  est 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  115 

suffisent  pour  lancer  dans  les  voies  de  fait  une  foule 
souffrante,  et  il  est  inévitable  qu'elle  prenne  pour  con- 
seillers et  conducteurs  ceux  qui  la  poussent  du  côté  où 
déjà  elle  penche.  Il  faut  toujours  des  chefs  au  peuple, 
et  il  les  prend  où  il  les  trouve,  tantôt  dans  son  élite, 
tantôt  dans  sa  canaille.  A  présent  que  la  noblesse  est 
chassée,  que  la  bourgeoisie  se  retire,  que  les  gros  culti- 
vateurs sont  suspects,  que  le  besoin  animal  exerce  son 
despotisme  intermittent  et  aveugle,  ses  ministres  appro- 
priés sont  les  aventuriers  et  les  bandits.  Il  n'est  pas 
nécessaire  qu'ils  soient  très  nombreux  :  dans  un  lieu 
plein  de  combustible,  quelques  boulefeux  suffisent 
pour  allumer  l'incendie.  On  en  compte  «  une  vingtaine 
«  au  plus  dans  chacune  des  villes  d'Étampes  et  de 
«  Dourdan,....  hommes  n'ayant  rien  à  perdre  et  tout  a 
«  gagner  dans  les  troubles  :  ce  sont  eux  qui  excitent 
«  toujours  la  fermentation  et  le  désordre,  et  les  autres 
«  citoyens,  par  leur  indifférence,  leur  en  fournissent 
«  les  moyens  ».  Parmi  les  nouveaux  guides  de  la  foule, 
ceux  dont  on  sait  les  noms  sont  presque  tous  des  repris 
de  justice,  habitués  par  leur  métier  antérieur  aux  coups 
de  main,  aux  violences,  souvent  au  meurtre  et  toujours 
au  mépris  de  la  loi.  —  A  Brunoy1,  les  chefs  de  l'émeute 

détourné  par  les  accapareurs  et  les  ennemis  du  nouveau  régime. 
Les  Termes  sont  trop  grandes  :  divisez-les.  Il  y  a  trop  de  pâtu- 
rages :  mettez  tout  en  Lié.  Forcez  chaque  propriétaire  ou  fermier 
à  déclarer  sa  récolte;  qu'on  en  proclame  le  chilfre  au  prune;  en 
cas  de  mensonge,  que  l'homme  soit  mis  à  mort  ou  en  prison,  et 
son  blé  confisqué.  Obligez  tous  les  cultivateurs  des  environs  à  ne 
vendre  qu'à  Forges,  etc.,  etc. 
1.  Archives  nationales,  F7,  32b8.  Rapport    des   commissaires 


116  LA  RÉVOLUTION 

sont  «  deux  déserteurs  du  18e  régiment,  condamnés, 
«  décrétés,  impunis,  qui,  associés  aux  plus  mauvais 
«  sujets  et  aux  plus  déterminés  de  la  paroisse,  mar- 
(i  client  toujours  armés  et  menaçants  ».  —  A  Étampes, 
les  deux  principaux  assassins  du  maire  sont  un  bracon- 
nier condamné  plusieurs  fois  pour  braconnage,  et  un 
ancien  carabinier  renvoyé  de  son  régiment  avec  de 
mauvaises  notes.  Autour  d'eux  sont  des  artisans  «  sans 
«  domicile  connu  »,  ouvriers  nomades,  compagnons, 
apprentis,  gens  sans  aveu,  rôdeurs  de  route,  qui,  les 
jours  de  marché,  affluent  dans  les  villes  et  sont  toujours 
prêts  lorsqu'il  y  a  quelque  mauvais  coup  à  faire.  En 
effet,  maintenant  les  vagabonds  pullulent  dans  la  cam- 
pagne, et  contre  eux  toute  répression  a  cessé. 

a  Depuis  un  an,  écrivent  plusieurs  paroisses  voi- 
a  sines  de  Versailles1,  on  n'a  pas  vu  de  gendarmes, 
«  sauf  celui  qui  apporte  les  décrets  »  ;  c'est  pourquoi, 
d'Étampes  à  Versailles,  sur  les  routes  et  dans  la  campa- 
gne, «  les  meurtres  et  les  brigandages  »  se  multiplient. 
Des  bandes  de  treize,  quinze,  vingt  et  vingt-deux  men- 
diants dépouillent  les  vignobles,  entrent  le  soir  dans  les 
fermes,  se  font  donner  de  force  à  souper  et  à  coucher, 
reviennent  ainsi  tous  les  quinze  jours,  et  les  fermes  ou 

envoyés  par  le  département,  H    mars   1792  (à  propos  de  l'insur- 
rection du  4  mars).  —  Mortimer-Ternaux,  I,  581. 

1.  Archives  nationales,  F7,  5208.  Lettres  de  plusieurs  mains, 
administrateurs  de  district,  cultivateurs  de  Yélizy,  Villacoulilay,  la 
Celle-Saint-Cloud,  Montigny,  eic,  12  novembre  1791.  —  Lettre  de 
M.  de  Narbonnc,  15  janvier  1792;  de  M.  Sureau,  jupe  do  paix  du 
canton  d'Étampes,  17  septembre  1791.  —  Lettre  de  Bruyères-le- 
Cbâtel,  28  janvier  1792. 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  117 

maisons  isolées  sont  leur  proie.  Aux  environs  de  Ver- 
sailles, le  26  septembre  1791,  un  ecclésiastique  a  été 
tué  chez  lui;  le  même  jour,  un  bourgeois  et  sa  femme 
ont  été  garrottés,  puis  volés.  Le  22  septembre,  près  de 
Saint-Remy-1'Honoré,  huit  bandits  ont  fait  leur  main 
chez  un  fermier.  Le  25  septembre,  à  Yilliers-le-Sec,  treize 
autres  ont  dévalisé  un  autre  fermier,  puis  ajouté  en 
manière  de  compliment  :  «  Vos  maîtres  sont  bien  heu- 
«  reux  de  ne  pas  se  trouver  ici;  nous  les  aurions  grillés 
«  au  grand  feu  que  voilà  ».  En  moins  d'un  mois,  dans 
un  rayon  de  trois  ou  quatre  lieues,  il  y  a  six  attaques 
semblables,  à  main  armée,  à  domicile,  avec  des  propos 
de  chauffeurs.  «  Après  des  entreprises  aussi  fortes  et 
«  aussi  audacieuses,  écrivent  les  gens  du  pays,  il  n'est 
«  pas  un  habitant  de  la  campagne  un  peu  aisé  qui 
«  puisse  compter  sur  une  heure  de  sûreté  chez  lui. 
«  Déjà  plusieurs  de  nos  meilleurs  cultivateurs  aban- 
«  donnent  leur  exploitation,  et  d'autres  menacent  d'en 
«  faire  autant,  si  ces  désordres  continuent.  »  —  Ce  qui 
est  plus  grave  encore,  c'est  que,  dans  ces  attaques,  la 
plupart  de  ces  bandits  étaient  «  en  uniforme  national  » . 
Ainsi  la  portion  la  plus  indigente,  la  plus  ignorante  et 
la  plus  exaltée  de  la  garde  nationale  s'enrôle  pour  le 
pillage.  Il  est  si  naturel  de  croire  que  l'on  a  droit  à  ce 
dont  on  a  besoin,  que  les  possesseurs  du  blé  en  sont  les 
accapareurs,  que  le  superflu  des  riches  appartient  aux 
pauvres!  C'est  ce  que  disent  les  paysans  qui  dévastent 
la  forêt  de  Bruyères-le-Châtel  :  «  Nous  n'avons  ni  bois, 
a  ni  pain,  ni  travail  ;  nécessité  n'a  pas  de  loi.  » 


118  LA  RÉVOLUTION 

Impossible  d'avoir  les  vivres  à  bas  prix  sous  un  pareil 
régime;  l'anxiété  est  trop  grande,  la  propriété  est  trop 
précaire,  le  commerce  est  trop  empêché,  l'achat,  la 
vente,  le  départ,  l'arrivée  et  le  payement  sont  trop 
incertains.  Comment  emmagasiner  et  transporter  dans 
une  contrée  où  ni  le  gouvernement  central,  ni  l'admi- 
nistration locale,  ni  la  garde  nationale,  ni  la  troupe  ne 
font  leur  office,  et  où  tonte  opération  sur  les  subsis- 
tances, même  la  plus  légale,  même  la  plus  utile,  est 
subordonnée  au  caprice  de  vingt  drôles  qu'une  populace 
suit?  Le  blé  demeure  en  grange,  se  cache,  attend,  et 
ne  se  glisse  qu'à  la  dérobée  vers  les  mains  assez  riches 
pour  payer,  outre  son  prix,  le  prix  de  son  risque. 
Ainsi  refoulé  dans  un  canal  étroit,  il  monte  à  un  tain 
que  la  dépréciation  des  assignats  élève  encore,  et  non 
seulement  la  cherté  se  maintient,  mais  elle  croit.  — 
Là-dessus,  pour  guérir  le  mal,  l'instinct  populaire 
invente  un  remède  qui  l'aggrave  :  désormais  le  blé  ne 
voyagera  plus;  il  est  séquestré  dans  le  canton  où  on  le 
récolte.  A  Laon,  «  le  peuple  a  juré  de  mourir  plnlùt 
«  que  de  laisser  enlever  ses  subsistances  ».  A  Étampes, 
où  la  municipalité  d'Angers  envoie  un  administrateur 
de  son  Hôtel-Dieu  pour  acheter  deux  cent  cinquante 
sacs  de  farine,  la  commission  ne  peut  être  exécutée; 
même,  pendant  plusieursjours,  le  délégué  n'ose  avouer 
le  motif  de  sa  venue;  seulement  «  il  se  rend  incognito 
«  et  de  nuit  chez  les  différents  fariniers  de  la  ville  ». 
Ceux-ci  «  s'offriraient  bien  à  remplir  la  fourniture  », 
mais  «  ils  craignent  pour  leur  vie,  ils  ri  osent  même  pas 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  419 

«  sortir  de  chez  eux  ».  —  Mêmes  violences  dans  le 
cercle  de  départements  plus  lointains,  qui  enveloppe  ce 
premier  cercle.  A  Aubigny,  dans  le  Cher,  les  voitures  de 
grains  sont  arrêtées,  les  administrateurs  du  district 
menacés,  deux  têtes  sont  mises  à  prix:  une  partie  de  la 
garde  nationale  est  avec  les  mutins1.  A  Chaumont,  dans 
la  Haute-Marne  c'est  toute  la  garde  nationale  qui  se 
mutine;  un  convoi  de  [tins  de  trois  cents  sacs  est 
retenu,  l'hôtel  de  ville  forcé,  l'insurrection  dure  quatre 
jours,  le  directoire  du  département  est  en  fuite,  le 
peuple  s'empare  de  la  poudre  et  des  canons.  A  Douai, 
dans  le  Nord,  pour  sauver  un  marchand  de  grains,  on 
le  conduit  en  prison  ;  la  foule  force  les  portes,  les  sol- 
dats refusent  de  tirer,  l'homme  est  pendu,  le  directoire 
du  département  se  réfugie  à  Lille.  A  Montreuil-sur-Mer, 
dans  le  Pas-de-Calais,  les  deux  chefs  de  rémeute,  un 
chaudronnier  et  un  maréchal  ferrant,  «  Béquelin  dit 
«  Petit-Gueux  »,  celui-ci  sabre  en  main,  répondent  aux 
sommations  de  la  municipalité  que  «  pas  un  grain  ne 
«  sortira,  qu'à  présent  ils  sont  les  maîtres  »,  et  que,  si 
les  ofiiciers  municipaux  osent  encore  faire  de  pareilles 
proclamations,  «  on  leur  f...  la  tète  à  bas  ».  Nul  moyen 

1.  Archives  nationales,  F7,  3203.  Lettre  du  directoire  du  Cher, 
2.'»  août  1791.  —  F7,  5240.  Lettre  du  directoire  de  la  Haute- 
Marne,  6  novembre  1791.  —  F7,  5248.  Procès-verbal  des  mem- 
bres du  département  du  Nord,  18  mars  1791.  —  F7,  3250.  Procès- 
verbal  des  officiers  municipaux  de  Montreuil-sur-Mer,  16  octo- 
bre 1791. —  F7,  52G5.  Lettre  du  directoire  de  la  Seine-Inférieure, 
22  juillet  1791.  —  D,  XXIX,  4.  Remontrances  des  municipalités 
assemblées  à  Tostes,  21  juillet  1791.  —  Pétition  des  ofiiciers 
municipaux  des  districts  de  Dieppe,  Cany  et  Caudebec,  22  juil- 
let 1791 


120  LA  RÉVOLUTION 

de  résister;  la  garde  nationale  convoquée  ne  vient  pas; 
les  volontaires  requis  lèvent  la  crosse  en  l'air;  la  foule 
attroupée  sous  les  fenêtres  crie  vivat.  Tant  pis  pour  la 
loi  quand  elle  s'oppose  aux  passions  populaires  ;  «  nous 
«  n'y  obéirons  pas,  disent-ils,  on  fait  des  lois  comme 
«  on  veut  ».  —  Effectivement,  dans  la  Seine-Inférieure, 
à  Tostes,  six  mille  hommes  des  paroisses  environnantes 
forment  un  corps  délibérant  et  armé;  pour  mieux  éta- 
blir leurs  droits,  ils  ont  amené  sur  des  charrettes  deux 
canons  attachés  avec  des  cordes.  Alentour  marchent 
vingt-doux  gardes  nationales,  chacune  sous  son  drapeau; 
on  a  forcé  les  habitants  paisibles  à  venir,  «  sous  peine 
«  de  vie  »  ;  les  officiers  municipaux  sont  en  tête.  Ce 
parlement  improvisé  édicté  sur  les  grains  une  loi  com- 
plète, qu'il  envoie,  pour  la  forme,  à  l'acceptation  du 
département  et.  de  l'Assemblée  nationale,  et  l'un  des 
articles  porte  que  défense,  sera  faite  aux  laboureurs 
«  de  vendre  leur  blé  ailleurs  qu'aux  marchés  ».  N'ayant 
plus  d'autre  débouché,  il  faudra  bien  que  le  blé  vienne 
aux  halles,  et,  quand  les  halles  seront  pleines,  il  faudra 
bien  qu'il  baisse  de  prix. 

Déception  profonde  :  même  dans  le  grenier  de  la 
France  le  blé  reste  cher,  et  coûte  environ  un  tiers  de 
plus  qu'il  ne  faudrait  pour  que  le  pain,  conformément  à 
la  volonté  du  peuple,  soit  à  deux  sous  la  livre.  —  Là- 
dessus4,  à  Gonesse,  à  Dourdan,  à  Corbeil,  à  Mennecy,  à 
Brunoy,  à  Limours,  à  Brie-Comle-Robert,  surtout  à 
Étampes  et  Montlhéry,  presque  chaque  semaine,  à  force 

1.  Archives  nationales,  F7,  32G8  et  3209,  passim. 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  121 

de  clameurs  et  de  violences,  on  contraint  les  vendeurs 
à  baisser  leurs  prix  d'un  tiers  et  davantage.  Impossible 
aux  administrations  de   maintenir  dans  leur   halle  la 
liberté  de  l'achat  et  de  la  vente.  Le  peuple  a  d'avance 
écarté  la  troupe  de  ligne  :  quelle  que  soit  la  tolérance 
ou  la  connivence  des  soldats,  il  sent  vaguement  qu'ils 
ne  sont  pas  là  pour  laisser  éventrer  les  sacs  ou  prendre 
les  fermiers  à  la  gorge  ;  afin  de  se  débarrasser  de  toute 
entrave  ou  surveillance,  il  emploie  la  municipalité  elle- 
même,  et  la  force  à  se  désarmer  de  ses  propres  mains. 
—  Assiégés  dans  la  maison  commune,  parfois  sous  les 
pistolets  et  les  baïonnettes1,  les  officiers  municipaux 
expédient  au  détachement  qu'ils  attendaient  l'ordre  de 
s'en  retourner,  et  supplient  le  directoire  de  ne  plus  leur 
envoyer  de  troupes;  car,  s'il  en  vient,  on  leur  a  déclaré 
«  qu'ils  auraient  à  s'en  repentir  ».  Point  de  troupes  : 
à  Étampes  le  peuple  répète  «  qu'elles  sont  demandées 
«  et  payées  par  les  marchands  de  farine  »  ;  à  Mont- 
lhéry,  «  qu'elles  ne  servent  qu'à  armer  les  citoyens  les 
«  uns  contre  les  autres  »  ;  à  Limours,  «  qu'elles  feront 
«  renchérir  les  grains  ».  Sur  cet  article,  tous  les  pré- 
textes semblent  bons;  la  volonté  populaire  est  absolue, 

1.  Archives  nationales,  F7,  5268  et  5269,  passim.  Délibération 
du  directoire  de  Seine-et-Oise,  20  septembre  1791  (à  propos  de 
l'insurrection  du  16  septembre  à  Étampes).  —  Lettre  de  Charpen- 
tier, président  du  district,  19  septembre.  —  P.apport  des  com- 
missaires du  département,  11  mars  1792  (sur  l'insurrection  de 
Brunoy  du  4  mars).  —  Rapport  des  commissaires  du  département, 
4  mars  1792  (sur  les  insurrections  de  Montlhéry  des  15  et 
20  février).  —  Délibération  du  directoire  de  Seine-et-Oise,  16  sep- 
tembre 1791  (sur  l'insurrection  de  Corbeil).  —  Lettres  des  maires 
de  Limours,  de  Lonjumeau,  etc. 


122  LA  RÉVOLUTION 

et,  cornplaisamment,  les  autorités  vont  an-devant  dû 
ses  décrets.  A  Montlhéry,  la  municipalité,  «  pour  évi- 
«  ter  du  sang  »,  confine  la  gendarmerie  aux  portes  de 
la  ville,  et  c'est  par  son  ordre  que  l'émeute  a  libre  jeu. 
• —  Mais  les  administrateurs  n'en  sont  pas  quittes  pour 
laisser  faire  le  peuple  ;  il  faut  encore  qu'ils  sanctionnent 
ses  exigences  par  leurs  arrêtés.  On  va  les  prendre  à 
l'hôtel  de  ville;  on  les  transporte  sur  la  place  du  mar- 
ché, et  là,  séance  tenante,  sous  la  dictée  de  la  clameur 
qui  fixe  les  prix,  simples  greffiers,  ils  proclament  la 
taxe.  Bien  mieux,  quand,  dans  un  village,  une  troupe 
armée  se  met  en  route  pour  tyranniser  le  marché  voi- 
sin, elle  emmène  son  maire,  bon  gré  mal  gré,  comme 
un  instrument  officiel  qui  lui  appartient1.  «  Contre  la 
«  force,  point  de  résistance,  écrit  celui  de  Vert-le-PetiL  ; 
«  il  nous  a  fallu  partir  à  l'instant.  »  —  «  Ils  m'ont 
«  déclaré,  écrit  celui  de  Fontenay,  que,  si  je  ne  leur 
«  obéissais  pas,  ils  allaient  me  pendre.  »  —  Si  quelque 
officier  municipal  hasarde  une  remontrance,  on  lui  dit 
«  qu'il  devient  aristocrate  ».  Aristocrate  et  pendu,  l'ar- 
gument est  irrésistible,  d'autant  plus  qu'en  fait  on 
l'applique.  —  A  Corbeil,  le  procureur-syndic  qui  ré- 
clamé pour  la  loi  est  presque  assommé,  et  trois  maisons 
où  on  le  cherche  sont  bouleversées.  A  Montlhéry,  \u\ 

\.  Archives  nationales,  F7,  52G8  et  520'J,  passim.  —  Procès- 
vi  bal  de  la  municipalité  de  Montlhéry,  28  février  1792.  o  Nous 
«  ne  pouvons  vous  faire  un  plus  grand  détail,  sans  nous  exposer 
«  à  des  extrémités  qui  ne  pourraient  que  nous  être  tres-fàchcii- 
a  ses.  »  —  Lettre  du  juge  de  paix  du  canton,  25  février.  «  La 
<t  clameur  publique  m'apprend  que,  si  j'envoie  des  mandats  d'ar- 
a  rêt  à  ceux  qui  ont  massacré  Tlrbault,  le  peuple  se  soulèvera.  » 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  123 

marchand  grainetier,  que  l'on  accuse  d'avoir  mélangé 
avec  de  la  farine  de  blé  de  la  farine  de  fèves  (deux  fois 
plus  chère),  est  massacré  dans  sa  maison.  A  Étampes. 
le  maire  qui  proclame  la  loi  est  tué  à  coups  de  trique. 
Les  attroupements  ne  parlent  «  que  d'incendier  et  de 
«  détruire  »,  et  les  laboureurs,  violentés,  taxés,  honnis, 
menacés  de  mort  et  volés,  se  sauvent  en  disant  qu'ils  ne 
reviendront  plus  au  marché. 

Tel  est  le  premier  effet  de  la  dictature  populaire; 
comme  toutes  les  forces  dépourvues  d'intelligence,  elle 
opère  à  l'inverse  de  son  objet  :  à  la  cherté  elle  ajoute  la 
disette,  et  vide  les  marchés  au  lieu  de  les  remplir.  Il  y 
avait  parfois  quinze  ou  seize  cents  sacs  de  blé  sur  celui 
d'Étampes;  dans  la  semaine  qui  suit  cette  insurrection, 
il  n'en  vient  plus  que  soixante.  A  Montlhéry,  où  six 
mille  hommes  se  sont  attroupés,  chacun  d'eux,  partage 
fait,  n'obtient  qu'un  minot,  et  les  boulangers  de  la  ville 
n'ont  pas  de  quoi  cuire.  —  Là-dessus,  les  gardes  natio- 
naux en  fureur  disent  aux  fermiers  qu'ils  iront  les 
visiter  dans  leurs  fermes.  En  effet,  ils  y  vont1;  le  tam- 
bour roule  sur  les  routes,  autour  de  Montlhéry,  de 
Limours  et  des  autres  grands  marchés.  On  voit  passer 
des  colonnes  de  deux  cents,  trois  cents,  quatre  cents 
hommes  sous  la  conduite  de  leur  commandant  et  de 
leur  maire  qu'ils  conduisent.  Ils  entrent  dans  chaque 
ferme,  montent  dans  les  greniers,  constatant  la  quan- 

1.  Archives  nationales,  F7,  5268  et  5269,  passim.  Rapports  de 
la  gendarmerie,  24  février  1792  et  jours  suivants.  —  Lettre  du 
brigadier  de  Limours,  2  mars  ;  du  régisseur  de  la  ferme  de  Ples- 
sis-le-Comte,  23  février. 


124  LA  RÉVOLUTION 

tité  de  grain  battu,  font  signer  au  propriétaire  la  pro- 
messe de  l'apporter  au  marché  la  semaine  suivante. 
Parfois,  comme  ils  ont  appétit,  ils  se  font  donner  à 
boire  et  à  manger  sur  place,  et  il  ne  faut  pas  les  mettre 
en  colère  :  tel  fermier  et  sa  femme  manquent  d  être 
pendus  dans  leur  propre  grenier.  —  Peine  inutile  :  on 
a  beau  séquestrer  et  pourchasser  le  blé,  il  se  terre  ou 
s'esquive  comme  un  animal  effarouché.  En  vain  les 
insurrections  continuent;  en  vain,  dans  tous  les  mar- 
chés du  département1,  des  attroupements  armés  sou- 
mettent les  grains  à  la  taxe.  De  mois  en  mois,  le  blé 
plus  rare  devient  plus  cher,  et,  de  26  francs,  monte 
à  55.  C'est  que  le  laboureur  violenté  «  n'apporte  plus 
«  que  très  peu  »,  juste  «  ce  qu'il  lui  faut  sacrifier  pour 
«  se  soustraire  aux  menaces;  il  vend  chez  lui  ou  dans 
«  les  auberges  aux  larmiers  de  Paris  ».  —  Ainsi,  en 
courant  après  l'abondance,  le  peuple  est  tombé  plus 
avant  dans  la  disette;  ses  brutalités  ont  empiré  sa 
misère,  et  c'est  lui-même  qui  s'est  affamé.  Mais  il  est 
bien  loin  d'attribuer  la  faute  à  son  insubordination;  ce 
sont  ses  magistrats  qu'il  accuse;  à  ses  yeux,  «  ils  sont 
«  de  connivence  avec  les  accapareurs  ».  Sur  cette  pente 
il  ne  peut  s'arrêter;  sa  détresse  accroît  sa  fureur,  sa 
fureur  accroît  sa  détresse,  et,  par  une  descente  fatale, 
ses  attentats  le  précipitent  dans  d'autres  atttentats. 
A  partir  du  mois  de  février  1792,  on  ne  peut  plus  les 


1.  Archives  nationales,  F7,  32C8  et  32f>9,  passim.  —  Mémoire  à 
l'Assemblée  nationale  i>ar  les  citoyens  de  Rambouillet,  1?  sep- 
lembre  1792. 


LÀ  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  125 

compter,  et  les  attroupements  qui  viennent  requérir  ou 
taxer  les  grains  sont  des  armées.  Il  y  en  a  une  de  six 
mille  hommes  qui  vient  gouverner  le  marché  de  Mont- 
lhéry1.  Il  y  en  a  une  de  sept  à  huit  mille  hommes  qui 
envahit  le  marché  de  Yerneuil.  Il  y  en  a  une  de  dix 
mille,  puis  de  vingt-cinq  mille  hommes  qui,  pendant 
dix  jours,  reste  organisée  près  de  Laon.  —  Là,  cent  cin- 
quante paroisses  ont  sonné  le  tocsin,  et  l'insurrection 
s'étend  sur  douze  lieues  à  la  ronde.  Cinq  bateaux  de 
grains  ont  été  arrêtés,  et,  malgré  les  injonctions  du 
district,  du  département,  du  ministre,  du  roi,  de 
l'Assemblée  nationale,  on  refuse  de  les  rendre.  En 
attendant,  on  en  use  et  on  en  jouit.  «  Les  officiers  mu- 
et nicipaux  des  différentes  paroisses  rassemblées  se  sont 
«  fait  payer  de  leurs  vacations,  savoir  :  100  sous  par 
«  jour  pour  le  maire,  5  livres  pour  les  officiers  muni- 
«  cipaux,  2  livres  10  sous  pour  les  gardes,  2  livres  pour 
«  les  porteurs.  Ils  ont  arrêté  que  ces  sommes  seraient 
«  payées  en  grains,  et  ils  taxent,  dit-on,  les  grains  à 
«  15  livres  le  sac.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  qu'ils  se 
«  les  partagent  et  qu'il  y  a  déjà  quatorze  cents  sacs  de 
«  distribués.  »  Vainement  les  commissaires  de  l'Assem- 
blée nationale  leur  font  un  discours  de  trois  heures;  le 
discours  fini,  on  délibère  devant  eux  s'ils  seront  pendus, 

1.  Archives  nationales,  F7,  52G8  et  5269,  pa-ssim.  Procès-verbal 
de  la  municipalité  de  Montlliéry,  27  février  1792.  —  Bûchez  et 
Houx,  XIII,  421  (mars  1792),  et  XIII,  317.  —  Mercure  de  France, 
25  février  1792.  (Lettres  de  M.  Dauchy,  président  du  directoire 
du  département  ;  de  M.  de  Gouy,  envoyé  du  ministre,  etc.)  — 
Moniteur,  séance  du  15  février  1792. 


126  LA  REVOLUTION 

ou  noyés,  ou  coupés  en  morceaux  et  leurs  têtes  plantées 
sur  les  cinq  piques  du  milieu  dans  la  grille  de  l'abbaye. 
Contre  la  force  militaire  dont  on  les  menace,  ils  ont  fait 
leurs  dispositions.  Neuf  cents  hommes  qui  se  relayent 
veillent  jour  et  nuit  au  centre  de  ralliement,  dans  un 
camp  bien  choisi,  permanent,  et  des  guetteurs,  postés 
dans  les  clochers  de  tous  les  villages  circonvoisins, 
n'ont  qu'à  faire  un  signal  pour  y  amener  en  quelques 
heures  vingt-cinq  mille  hommes.  —  Tant  que  le  gou- 
vernement reste  debout,  il  combat  de  son  mieux;  mais, 
de  mois  en  mois,  il  s'affaisse,  et,  après  le  10  août, 
quand  il  est  à  terre,  c'est  l'attroupement,  souverain 
universel  et  incontesté,  qui  prend  sa  place.  A  partir  de 
ce  moment,  non  seulement  la  loi  qui  protège  les  sub- 
sistances est  sans  force  contre  les  perturbateurs  de  la 
circulation  et  de  la  vente,  mais,  en  fait,  l'Assemblée 
autorise  les  révoltés,  puisque,  par  décret1,  elle  éteint 
les  procès  commencés  contre  eux,  abolit  les  sentences 
rendues,  élargit  tous  ceux  qui  sont  en  prison  ou  aux 
fers.  —  Voilà  les  administrations,  les  marchands,  les 
propriétaires,  les  fermiers,  abandonnés  aux  affamés,  aux 
furieux,  aux  brigands  :  désormais  les  subsistances  sont 
à  qui  veut  et  peut  les  prendre.  «  On  vous  dira,  dit  une 
«  pétition2,  que  nous  violons  la  loi.  Nous  répondrons  à 
«  ces  insinuations  perfides  que  le  salut  du  peuple  est 
«  la  suprême  loi.  Nous  venons  pour  faire  approvisionner 

1.  Décret  du  3  septembre  1792. 

2.  Arcliivcs  nationales,  F7,  32G8  et  32G9.  Pétition  des  citoyens 
rie  MoiUfort-l'Amaury,  Saint-Léger,  Gros-Rouvre,  Gelin,  Laqueue, 
Méié,  aux  citoyens  municipaux  de  Rambouillet. 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  127 

«  les  halles  et  que  les  prix  du  blé  soient  égaux  dans 
«  toute  la  République.  Car,  n'en  doutez  pas,  ie  patrio- 
«  tisme  le  plus  pure  (sic)  s'éteint  lorsqu'on  n'a  pas  de 
«  pain....  Résistance  à  l'oppression,  oui,  résistance  à 
«  l'oppression,  c'est  le  plus  saint  des  devoirs;  est-il 
«  une  oppression  plus  terrible  que  celle  de  manquer  de 
«  pain?  Non,  sans  doute....  Joignez-vous  à  nous,  et  ça 
«  ira,  ça  ira  :  nous  ne  pouvons  mieux  finir  cette  péti- 
«  tion  que  par  cet  air  patriotique.  »  La  supplique  a  été 
écrite  sur  un  tambour,  au  milieu  d'un  cercle  de  fusils; 
avec  de  tels  accompagnements,  elle  vaut  un  ordre.  — 
—  Ils  le  savent  bien,  et  parfois,  de  leur  autorité  privée, 
ils  se  confèrent,  non  seulement  le  droit,  mais  encore  le 
litre.  Dans  Loir-et-Cher1,  une  bande  de  quatre  à  cinq 
mille  hommes  prend  le  nom  de  «  Pouvoir  souverain  ». 
Ils  vont  de  marché  en  marché,  à  Saint-Calais,  à  Mont- 
doubleau,  à  Blois,  à  Vendôme,  pour  taxer  les  vivres,  et 
leur  troupe  fait  boule  de  neige  ;  car  ils  menacent  «  de 
«  brûler  les  meubles  et  d'incendier  les  propriétés  de 
«  ceux  qui  n'auront  pas  le  même  courage  qu'eux  » .  — 
En  cet  état  de  décomposition  sociale,  l'émeute  est  une 
gangrène  où  les  parties  saines  sont  infectées  par  les 
parties  malades  ;  les  attroupements  se  produisent  et  se 
reproduisent  partout  et  sans  cesse,  gros  et  petits, 
pareils  à  des  abcès  pullulants,  et  renaissants,  qui 
finissent  par  se  rejoindre  et  se  froisser  douloureuse- 


1.  Archives  nationales,  F7,  5250.  Lettre  d'un  administrateur 
du  district  de  Vendôme,  avec  délibération  de  la  commune  de 
Vendôme,  24  novembre  1792. 

LA   RÉVOLUTION,  u.  T.   IV.  —  9 


128  LA  RÉVOLUTION 

ment  les  uns  les  autres.  Il  y  en  a  des  villes  contre  les 
campagnes  et  des  campagnes  contre  les  villes.  D'une 
part,  «  tout  laboureur  qui  porte  au  marché  passe  (chez 
«  lui)  pour  aristocrate1,  et  devient  en  horreur  à  ses 
«  concitoyens  »  du  village.  D'autre  part,  la  garde  natio- 
nale des  villes  se  répand  dans  les  campagnes  et  y  fait 
des  razzias  pour  ne  pas  mourir  de  faim2.  Il  est  admis 
dans  les  campagnes  que  chaque  municipalité  a  le  droit 
de  s'isoler.  Il  est  admis  dans  les  villes  que  chaque  ville 
a  le  droit  de  se  faire  approvisionner  par  les  campagnes. 
Il  est  admis  par  les  indigents  de  chaque  commune  que 
la  commune  doit  leur  fournir  le  pain  gratuitement  ou  à 
bon  marché.  Là-dessus,  les  pierres  pleuvent  et  les 
coups  de  fusil  partent  :  département  contre  départe- 
ment, district  contre  district,  canton  contre  canton,  on 
se  dispute  l'aliment,  et  les  plus  forts  le  prennent  ou  le 
gardent.  —  Et  je  n'ai  décrit  que  le  Nord,  où  depuis 
trois  ans  la  récolte  est  bonne!  Et  j'ai  omis  le  Midi,  où 
la  circulation  est  interrompue  dans  le  canal  des  Deux- 
Mers,  où  le  procureur-syndic  de   l'Aude   vient  délie 

1.  Archives  nationales,  F7,  3255.  Lettre  des  administrateurs  du 
département  de  Seine-Inférieure,  23  octobre  4792.  —  Lettres  du 
comité  spécial  de  Rouen,  22  et  23  octobre  1792.  «  Il  semble  que, 
«  plus  on  stimule  le  zèle  et  le  patriotisme  des  cultivateurs,  plus 
«  ils  s'opiniàtrent  à  fuir  les  balles,  qui  sont  toujours  dans  un 
«  dénûment  absolu.  i> 

2.  Archives  nationales,  F7,  52G.*>.  Lettre  de  David,  cultivateur, 
10  octobre  1792.  —  Lettre  des  administrateurs  du  département, 
13  octobre  1792,  etc.  —  Lettre  (imprimée)  du  ministre  à  la  Con- 
vention, 4  novembre.  —  Proclamation  du  Conseil  exécutif  provi- 
soire, 51  octobre  1792.  (Le  setier  de  grain  de  deux  cent  quarante 
livres  poids  se  vend  60  francs  dans  le  Midi,  et  moitié  moins  dans 
le  Nord.) 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  129 

massacré  pour  avoir  voulu  protéger  le  passage  d'un 
convoi,  où  la  moisson  a  été  médiocre,  où,  en  beaucoup 
d'endroits,  le  pain  coûte  six  sous  la  livre,  où,  dans 
presque  tous  les  départements,  le  setier  de  blé  se  vend 
deux  fois  plus  cher  que  dans  le  Nord  ! 

Spectacle  étrange  et  le  plus  instructif  de  tous,  car  on 
y  voit  le  fond  de  l'homme.  Comme  sur  un  radeau  de 
naufragés  sans  vivres,  il  est  retombé  à  l'état  de  nature; 
le  mince  tissu  d'habitudes  et  d'idées  raisonnables 
dans  lequel  la  civilisation  l'enveloppait  s'est  déchiré  et 
flotte  en  lambeaux  autour  de  lui;  les  bras  nus  du  sau- 
vage ont  reparu,  et  il  les  agite.  Pour  les  employer  et 
pour  se  conduire,  il  n'a  plus  qu'un  guide,  celui  des  pre- 
miers jours,  l'instinct  alarmé  de  son  estomac  souffrant. 
Désormais  ce  qui  règne  en  lui  et  par  lui,  c'est  le  besoin 
animal,  avec  son  cortège  de  suggestions  violentes  et  bor- 
nées, tantôt  sanguinaires  et  tantôt  grotesques.  Imbécile 
ou  effaré,  et  toujours  semblable  à  un  roi  nègre,  ses 
seuls  expédients  politiques  sont  des  procédés  de  bou- 
cherie ou  des  imaginations  de  carnaval.  Deux  commis- 
saires que  Roland,  ministre  de  l'intérieur,  envoie  à 
Lyon,  peuvent  voir  à  quelques  jours  de  distance  le  car- 
naval et  la  boucherie1.  —  D'une  part,  sur  la  route,  les 
paysans  arrêtent  tout  le  monde  ;  dans  chaque  voyageur 
le  peuple  voit  un  aristocrate  qui  se  sauve,  et  tant  pis 
pour  ceux  qui  tombent  sous  sa  main!  Près  d'Autun, 
quatre  prêtres  qui,  pour  obéir  à  la  loi,  se  rendaient  à 

1.  Archives  nationales,  F7,  3255.  Lettres  de  Bonnemant,  H  sep- 
tembre 1792;  de  Laussel,  22  septembre  1792. 


130  U  REVOLUTION 

la  frontière,  ont  été  mis  en  prison  «  pour  leur  sûreté  »  ; 
un  quart  d'heure  après,  ils  en  sont  tirés,  et,  malgré 
trente-deux  cavaliers  de  la  maréchaussée,  on  les  mas- 
sacre. «  Leur  voiture  brûlait  encore  lorsque  je  passai, 
«  et  les  cadavres  étaient  étendus  non  loin  de  là.  Leur 
«  conducteur  était  encore  détenu,  et  ce  fut  en  vain  que 
«  je  sollicitai  son  élargissement.  »  D'autre  part,  à  Lyon, 
pendant  trois  jours,  l'autorité  vient  de  tomber  aux 
mains  des  filles  de  la  rue.  «  Elles  se  sont  emparées  du 
«  club  central;  elles  se  sont  érigées  en  commissaires 
«  de  police;  elles  ont  signé  des  affiches  en  cette  qua- 
«  lité;  elles  ont  fait  des  visites  dans  les  magasins  »  ; 
elles  ont  rédigé  un  tarif  de  tous  les  vivres,  depuis  le 
pain  et  la  viande  «  jusqu'aux  pêches  fines  et  aux 
«  pêches  communes.  Elles  ont  annoncé  que  quiconque 
«  oserait  s'y  opposer  serait  regardé  comme  traître  à  la 
«  patrie,  adhérent  à  la  liste  civile  et  poursuivi  comme 
«  tel  »  :  tout  cela  publié,  proclamé,  appliqué  par  «  des 
«  commissaires  de  police  femelles  »,  elles-mêmes  la 
plus  basse  fange  des  derniers  bas-fonds.  Les  bonnes  mé- 
nagères et  les  travailleuses  n'en  étaient  pas,  ni  «  les 
«  ouvriers  d'aucune  classe  ».  Dans  cette  parodie  d'admi- 
nistration, les  seuls  acteurs  étaient  «  des  coquines,  des 
«  souteneurs  en  petit  nombre  et  quelques  femmes  de 
«  la  lie  ».  —  A  cela  aboutit  la  dictature  de  l'instinct 
lâché,  là-bas,  sur  la  grande  route,  à  un  massacre  de 
prêtres,  ici,  dans  la  seconde  ville  de  France,  au  gouver- 
nement des  câlins. 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  131 


III 


La  crainte  de  manquer  de  pain  n'est  que  la  forme 
aiguë  d'une  passion  plus  générale,  qui  est  l'envie  de  pos- 
séder et  la  volonté  de  ne  pas  se  dessaisir.  Aucun  instinct 
populaire  n'avait  été  froissé  plus  longtemps,  plus  rude- 
ment, plus  universellement,  sous  l'ancien  régime;  et  il 
n'en  est  aucun  qui  bouillonne  davantage  sous  la  con- 
trainte, aucun  qui,  pour  être  contenu,  exige  une  digue 
publique  plus  baute,  plus  épaisse,  et  tout  entière  bâtie 
de  blocs  durs.  C'est  pourquoi,  dès  le  commencement, 
celui-ci  crève  ou  submerge  la  mince  et  basse  bordure, 
les  levées  de  terre  friable  et  croulante  entre  lesquelles 
la  Constitution  prétendait  l'enserrer.  —  Le  premier  flot 
noie  les  créances  de  l'État,  du  clergé  et  de  la  noblesse. 
Aux  yeux  du  peuple,  elles  sont  abolies;  du  moins,  il 
s'en  donne  quittance.  Là-dessus  son  idée  est  faite  et  fixe; 
pour  lui,  c'est  en  cela  que  consiste  la  Révolution.  Il  n'a 
plus  de  créanciers,  il  ne  veut  plus  en  avoir,  il  n'en 
payera  aucun,  et  d'abord  il  ne  payera  plus  l'État. 

Le  14  juillet  1790,  jour  de  la  Fédération,  à  Issoudun 
en  Berry,  la  population,  solennellement  convoquée, 
venait  prêter  le  beau  serment  qui  devait  assurer  pour 
toujours  la  paix  publique,  la  concorde  sociale  et  le  res- 
pect de  la  loi1.  Probablement,  ici  comme  ailleurs,  on 

1.  Archives  nationales.  H,  1453.  Correspondance  de  M.  de  Ber- 
cheny,  28  juillet,  24  et  26  octobre  1790.  —  Cette  disposition  a 
persisté.  Après  les  journées  de  juillet  1830,  il  y  eut  une  grande 
insurrection  à  Issoudun  contre  les  droits  réunis  ;  sept  à  huit  mille 


132  LA  RÉVOLUTION 

avait  préparé  une  cérémonie  touchante  :  il  y  avait  des 
jeunes  filles  en  blanc;  des  magistrats  lettrés  et  sensibles 
devaient  prononcer  des  harangues  philosophiques.  Voilà 
qu'ils  découvrent  que  le  peuple  rassemblé  sur  la  place 
s'est  muni  de  bâtons,  de  faux  et  de  haches,  et  que  la 
garde  nationale  ne  l'empêchera  pas  de  s'en  servir;  au 
contraire,  car  elle  aussi  se  compose  presque  tout  entière 
de  vignerons  et  de  gens  intéressés  à  la  suppression  des 
droits  sur  le  vin,  tonneliers,  aubergistes,  cabaretiers, 
ouvriers  en  futailles,  charretiers  des  tonneaux,  et  autres 
de  la  même  espèce,  rudes  gaillards  qui  entendent  le 
contrat  social  à  leur  façon.  Tant  de  décrets,  d'arrêtés  et 
de  phrases  qu'on  leur  expédie  de  Paris  ou  que  leur 
débitent  les  autorités  nouvelles  ne  valent  pas  un  sou 
d'impôt  maintenu  sur  chaque  bouteille  de  vin.  Plus  de 
droits  d'aides  :  ils  ne  font  le  serment  civique  qu'à  cette 
condition  expresse,  et,  le  soir,  ils  pendent  en  effigie 
leurs  deux  députés,  qui,  à  l'Assemblée  nationale,  «  n'ont 
«  pas  soutenu  leurs  intérêts  ».  Quelques  mois  plus  tard, 
de  toute  la  garde  nationale  convoquée  pour  protéger  les 
commis,  il  ne  vient  à  l'appel  que  le  commandant  et 
deux  officiers.  —  S'il  se  rencontre  un  contribuable  do- 
cile, on  ne  lui  permet  même  pas  de  payer  les  droits; 
cela  semble  une  défection,  presque  une  trahison.  Trois 

vignerons  brûleront  les  archives,  les  bureaux  des  droits,  et  trai- 
nèrent  dans  les  rues  un  employé,  en  disant  à  chaque  réverbère  : 
o  II  faut  le  pendre.  »  Le  général,  envoyé  pour  réprimer  l'émeute, 
n'entra  que  par  capitulation;  au  moment  où  il  arrivait  à  l'hôtel 
de  ville,  un  homme  du  faubourg  de  Home  lui  passa  sa  grosse 
Berpe  au  cou  en  disant  :  u  Plus  de  commis,  ou  il  n'y  a  rien  de 
tait.  > 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  133 

poinçons  ayant  été  déclarés,  on  les  défonce  à  coups  <le 
pierres,  on  en  boit  une  partie,  on  porte  le  reste  à  la 
caserne  pour  débaucher  les  soldats;  on  menace  le  com- 
mandant de  Pioyal-Roussillon,  M.  de  Sauzay,  qui  a  eu 
l'auiace  de  sauver  des  commis,  et,  pour  ce  méfait,  il 
marque  d'être  pendu  lui-même.  Requise  de  s'interposer 
et  Remployer  la  force,  la  municipalité  répond  «  que, 
«  pjur  si  peu  de  chose,  ce  n'est  pas  la  peine  de  compro- 
«  nettre  la  vie  des  citoyens  »,  et  la  troupe  de  ligne, 
mandée  à  l'hôtel  de  ville,  est  obligée  par  les  ordres  du 
peaple  de  n'y  aller  que  la  crosse  en  l'air.  Cinq  jours 
après,  les  vitres  du  bureau  des  aides  sont  défoncées, 
Jécriteau  arraché;  la  fermentation  ne  cesse  pas,  et 
M.  de  Sauzay  écrit  que  pour  contenir  la  ville  il  faudrait 
un  régiment.  —  A  Saint-Amand,  l'émeute  éclate  tout  à 
fait,  et  n'est  comprimée  que  par  la  violence.  A  Saint- 
Étienne-en-Forez,  Berthéas,  commis  aux  aides,  et  d'ail- 
leurs accusé  faussement  d'accaparer  les  grains1,  es 
défendu  inutilement  par  la  garde  nationale.  Selon  la  cou- 
tume, pour  lui  sauver  la  vie  on  l'a  mené  en  prison,  et, 
pour  plus  de  sûreté,  la  foule  a  exigé  qu'on  l'y  attachât 
avec  un  collier  de  fer.  Mais  tout  d'un  coup,  se  ravisant, 
elle  enfonce  la  porte,  le  traîne  dehors  et  l'assomme. 
Étendu  à  terre,  il  remuait  encore  la  tête  et  y  portait  la 
main,  lorsqu'une  femme,  ramassant  une  grosse  pierre, 
lui  brisa  le  crâne.  —  Ce  ne  sont  point  là  des  faits  isolés. 

1.  Archives  nationales,  F7,  3203.  Lettre  du  directoire  du  Cher, 
9  avril  1790.  —  Ib.,  F7,  5255.  Lettre  du  4  août  1790.  Jugement 
du  présidial,  4  novembre  1790.  —  Lettre  de  la  municipalité  de 
Saint-É tienne,  5  août  1790. 


134  LA  RÉVOLUTION 

Aux  mois  de  juillet  et  d'août  1789,  dans  presque  toutes 
les  villes  du  royaume,  les  barrières  ont  été  brûlées,  et 
l'Assemblée  nationale  a  beau  ordonner  de  les  rétaolir, 
maintenir  les  droits  et  les  octrois,  expliquer  au  peuple 
les  besoins  publics,  lui  rappeler  pathétiquement  qu'elle 
l'a  déjà  soulagé  d'ailleurs,  le  peuple  aime  bien  mieux  se 
soulager  lui-même,  tout  de  suite  et  tout  à  fait.  Plus 
d'impôts  sur  les  objets  de  consommation,  ni  au  profit  de 
l'État,  ni  au  profit  des  villes.  «  Les  perceptions  d'en- 
«  trées  sur  les  vins  et  les  bestiaux,  écrit  la  municipalité 
«  de  Saint-Etienne,  sont  presque  nulles,  et  nos  fortes 
«  insuffisantes  pour  les  appuyer.  »  —  A  Cambrai1, 
deux  émeutes  successives  ont  obligé  le  bureau  des  aidei 
et  le  magistrat  de  la  ville  à  diminuer  de  moitié  les  droits 
sur  la  bière.  Mais  «  le  mal,  borné  d'abord  à  un  coin  de 
«  la  province,  s'est  bientôt  propagé  »  ;  à  présent,  écri- 
vent les  grands  baillis  de  Lille,  Douai  et  Orchies,  «  nous 
«  n'avons  presque  plus  de  bureaux  qui  n'aient  essuyé 
«  des  avanies  et  où  l'impôt  ne  soit  absolument  à  la  dis- 
«  crétion  du  peuple  ».  Ceux-là  seuls  payent  qui  le  veu- 
lent bien;  aussi  «  la  fraude  ne  saurait  être  plus  grand, 
«  qu'elle  n'est  ».  —  En  effet,  les  contribuables  sont  in- 
génieux pour  se  défendre,  et  trouvent  des  arguments  ou 
des  arguties  pour  se  soustraire  aux  droits.  A  Cambrai 
ils  alléguaient  que,  puisque  maintenant  les  privilégiés 
payent  comme  les  autres,  le  trésor  doit  être  assez  riche*. 

1.  Archives  nationales,   F7,    5248.   Initie  de   M.  Sénac  de  Meil 
han,  10  avril  1790.  —  Lettre  des  grands  baillis,  30  juin  1790. 

2.  Bûchez  et  Roui,  VI,  403.  Rapport  de   Cliabroud  sur  l'insur- 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  135 

A  Noyon,  Ham,  Chauny  et  dans  les  paroisses  circonvoi- 
sines,  les  bouchers,  cabaretiers  et  aubergistes  coalisés 
qui  ont  refusé  les  aides  distinguent  dans  le  décret  spé- 
cial par  lequel  l'Assemblée  les  assujettit  à  la  loi,  et  il 
faut  un  second  décret  spécial  pour  réduire  ces  nouveaux 
légistes.  A  Lyon,  le  procédé  est  plus  simple  :  les  trente- 
deux  sections  ont  nommé  des  commissaires  ;  ceux-ci  se 
prononcent  contre  l'octroi  et  invitent  la  municipalité  à 
l'abolir.  Il  faut  bien  qu'elle  y  consente,  car  le  peuple 
est  là  et  furieux.  Du  reste,  en  attendant  l'autorisation, 
il  l'a  prise,  il  s'est  porté  aux  barrières,  il  a  chassé  les 
commis,  et  de  grandes  provisions  de  denrées,  qui,  «  par 
«  une  prédestination  singulière  »,  attendaient  aux  por- 
tes, entrent  en  franchise.  —  Contre  cette  mauvaise  vo- 
lonté universelle  du  contribuable,  contre  ces  irruptions 
ou  ces  infiltrations  de  la  fraude,  le  Trésor  se  défend 
comme  il  peut,  répare  sa  digue  emportée,  bouche  ses 
fissures,  et  la  perception  recommence.  Mais  comment 
serait-elle  régulière  et  complète  dans  un  Etat  où  les  tri- 
bunaux n'osent  juger  les  délinquants,  où  les  pouvoirs 
publics  n'osent  soutenir  les  tribunaux1,  où  la  faveur 
populaire  protège,  contre  les  tribunaux  et  contre  les 

rection  de  Lyon  des  9  et  10  juillet  1790.  —  Duvergier,  Collection 
des  décrets.  Décrets  des  4  et  15  août  1790. 

1.  Archives  nationales,  F7,  3255.  Lettre  du  ministre,  2  juil- 
let 1790,  au  directoire  de  Rhône-et-Loire.  n  Le  roi  est  informé 
«  que,  dans  l'étendue  de  votre  département,  et  notamment  dans 
«  les  districts  de  Saint-Étienne  et  de  Montbrison,  la  licence  est 
a  -portée  au  comble,  que  les  juges  n'osent  poursuivre,  qu'en  plu- 
t  sieurs  endroits  les  officiers  municipaux  sont  à  la  tête  du  désor- 
«  dre,  que,  dans  les  autres,  les  gardes  nationales  n'obéissent  pas 


136  LA  RÉVOLUTION 

pouvoirs  publics,  les  bandits  les  mieux  avérés  et  les 
vagabonds  les  plus  malfaisants?  —  A  Paris,  où,  après 
huit  mois  d'impunité,  l'instruction  a  commencé  contre 
les  pillards  qui,  le  15  août  1789,  ont  brûlé  les  barrières, 
les  officiers  de  l'élection,  «  considérant  que  leurs  au- 
o  diences  sont  devenues  très  tumultueuses,  que  l'af- 
«  fluence  du  peuple  est  inquiétante,  que  l'on  a  entendu 
«  des  menaces  de  nature  à  donner  de  justes  alarmes  » , 
sont  contraints  de  surseoir,  en  réfèrent  à  l'Assemblée 
nationale;  et  celle-ci,  considérant  que,  «  si  l'on  autorise 
«  les  poursuites  pour  Paris,  il  faut  les  autoriser  pour 
«  tout  le  royaume  »,  se  décide  «  à  voiler  la  statue  de 
«  la  Loi1  ». 

Non  seulement  elle  la  voile,  mais  encore  elle  la  défait, 
la  refait  et  la  mutile  selon  les  exigences  de  la  volonté 
populaire,  et,  en  matière  d'impôts  indirects,  tous  ses 
décrets  lui  sont  extorqués.  —  Dès  l'origine,  l'insurrec- 
tion a  été  terrible  contre  la  gabelle  :  dans  l'Anjou  seul, 
soixante  mille  hommes  étaient  ligués  pour  la  détruire, 
et  il  a  bien  fallu  abaisser  le  prix  du  sel  de  seize  à  six 
sous5.  Mais  cela  ne  suffit  pas  au  peuple;  il  a  tant  pâti 
de  ce  monopole  qu'il  ne  veut  pas  en  souffrir  les  restes, 

o  aux  réquisitions.  »  —  Lettre  du  5  septembre  1790.  «  Dans  le 
<i  bourg  de  Thizy,  des  brigands  se  sont  portés  dans  divers  établis- 
«  sements  de  filature  de  coton,  les  ont  détruits  en  partie,  et, 
«  après  avoir  pillé  les  marchandises,  les  ont  publiquement  ven- 
n  dues  à  l'encan.  » 

i.  Bûchez  et  Houx,  VI,  3i5.  Rapport  de  M.  Muguet,  1er  juil- 
let 1790. 

2.  Procès-verbaux  de  l'Assemblée  nationale  (séance  du  24  octo- 
bre 178!)).  —  Décret  du  27  septembre  1789,  applicable  le  1"  oc- 
tobre. Autres  adoucissements  applicables  le  !•'  janvier  1790. 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  137 

et  il  est  toujours  pour  les  contrebandiers  contre  les 
Commis.  —  Au  mois  de  janvier  1790,  à  Béziers,  trente- 
deux  employés,  qui  avaient  saisi  sur  des  contrebandiers 
armés  une  charge  de  faux-sel1,  sont  poursuivis  par  la 
foule  jusque  dans  l'hôtel  de  ville;  les  consuls  refusent 
de  les  défendre  et  se  sauvent;  la  troupe  les  défend,  mais 
en  vain.  Cinq  sont  suppliciés,  horriblement  mutilés, 
puis  pendus.  —  Au  mois  de  mars  1790,  Necker  déclare 
que,  d'après  les  re/evés  du  dernier  trimestre,  le  déficit 
dans  le  recouvrement  de  la  gabelle  monte  à  plus  de 
quatre  millions  par  mois,  c'est-à-dire  aux  quatre  cin- 
quièmes de  la  recette  ordinaire,  et  le  monopole  du  tabac 
n'est  pas  mieux  respecté  que  celui  du  sel.  —  A  Tours5, 
la  milice  bourgeoise  refuse  de  donner  main-forte  aux 
employés,  «  protège  ouvertement  la  contrebande  »,  «  et 
«  le  tabac  de  contrebande  se  vend  publiquement  à  la 
«  foire,  sous  les  yeux  de  la  municipalité  qui  n'ose  s'y 
«  opposer  ».  —  Par  suite3,  toutes  les  recettes  indirectes 

1.  Mercure  de  France,  27  février  1790  (mémoire  du  garde  des 
sceaux,  16  janvier).  —  Observations  de  M.  Necker  sur  le  rapport 
fait  par  le  Comité  des  finances,  dans  la  séance  du  12  mars  1790. 

2.  Archives  nationales,  II,  1453.  Correspondance  de  M.  de  Ber- 
cheny,  24  avril,  4  et  6  mai  1790.  «  Il  est  bien  à  craindre  que  l'im- 
«  pôt  du  tabac  n'ait  le  même  sort  que  celui  du  sel.  » 

5.  Mercure  de  France,  31  juillet  1790  (séance  du  10  juillet). 
M.  Lambert,  contrôleur  général  des  finances,  informe  l'Assemblée 
«  des  obstacles  que  des  insurrections  continuelles,  des  brigan- 
a  dages,  des  maximes  de  liberté  anarchique,  imposent,  d'un  bout 
«  delà  France  à  l'autre,  à  la  perception  des  taxes.  D'un  côté,  on 
«  persuade  au  peuple  qu'en  refusant  avec  fermeté  un  impôt  con- 
«  traire  à  ses  droits  il  en  obtiendra  l'abolition.  Ailleurs,  la  contre- 
«  bande  se  fait  à  force  ouverte;  le  peuple  la  protège,  et  les 
«  gardes  nationales  refusent  de  marcher  contre  la  nation.  En 
t  d'autres  lieux,  on   excite  des  haines,  des  divisions  entre  les 


138  LA  RÉVOLUTION 

baissent  à  la  fois.  Du  1er  mai  1789  au  1er  mai  1790,  la 
ferme  générale,  au  lieu  de  150  millions,  n'en  produit 
que  127;  les  aides  et  droits  réunis,  au  lieu  de  50  mil- 
lions, n'en  rendent  que  51.  Les  ruisseaux  qui  venaient 
remplir  le  trésor  public  sont  de  plus  en  plus  obstrués 
par  les  résistances  populaires,  et,  sous  la  pression  po- 
pulaire, l'Assemblée  finit  par  les  boucher  tout  à  fait.  Au 
mois  de  mars  17901,  elle  abolit  la  gabelle,  les  traites, 
les  droits  sur  les  cuirs,  l'huile,  l'amidon  et  la  marque 
des  fers.  Aux  mois  de  février  et  de  mars  1791,  elle 
abolit  les  octrois  et  droits  d'entrée  dans  toutes  les  villes 
et  bourgs  du  royaume,  tous  les  droits  d'aides  ou  réunis 
aux  aides,  notamment  toutes  les  taxes  qui  pèsent  sur  la 
fabrication,  la  vente  ou  la  circulation  des  boissons.  — 
A  la  fin  le  peuple  l'a  emporté,  et,  le  1er  mai  1791,  jour 
de  l'application  du  décret,  la  garde  nationale  de  Paris 
fait  le  tour  des  murs  en  jouant  des  airs  patriotiques.  Le 
canon  des  Invalides  et  celui  du  Pont-Neuf  tonnent  comme 
pour  une  victoire. .Le  soir,  on  illumine;  toute  la  nuit, 
on  boit,  et  la  kermesse  est  universelle.  En  effet  la  bière 
est  à  trois  sous  le  pot,  le  vin  à  six  sous  la  pinte;  c'est 
une  baisse  de  moitié,  et  il  n'y  a  pas  de  conquête  plus 
populaire,  puisqu'elle  met  l'ivresse  à  la  portée  de  toi.s 
les  gosiers*. 

a  troupes  et  les  préposés  aux  barrières  :  ceux-ci  sont  massacré?, 
«  les  bureaux  incendiés,  pillés,  et  les  prisons  forcées.  »  —  Mémoire 
à  l'Assemblée  nationale,  par  M.  Nccker,  21  juillet  1790. 

1.  Décrets  des  21  et  22  mars  1790,  applicables  le  21  avril  sui- 
vant. —  Décrets  des  19  février  et  2  mars  1791,  applicables  le 
1er  mai  suivant. 

2.  E.  et  J.  de  Concourt,  La  société  française  pendant  la  Révo- 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  139 

Reste  à  pourvoir  aux  charges  que  défrayait  l'octroi  sup- 
primé. En  1790,  celui  de  Paris  avait  produit  55  910  859 
livres,  dont  25  059  446  pour  l'État  et  10  851413  pour 
la  ville.  Comment  la  ville  va-t-elle  maintenant  payer  son 
guet,  ses  réverbères,  le  balayage  de  ses  rues  et  l'entre- 
tien de  ses  hôpitaux?  Comment  vont  faire  les  douze 
cents  autres  villes  et  bourgs  qui,  du  même  coup,  se 
trouvent  dans  le  même  cas?  Comment  va  faire  l'Etat 
qui,  par  l'abolition  de  la  ferme  générale,  des  entrées  et 
des  aides,  s'est  privé  tout  d'un  coup  des  deux  cinquiè- 
mes de  son  revenu? —  Au  mois  de  mars  1790,  quand 
l'Assemblée  a  supprimé  la  gabelle  et  autres  droits,  elle 
a  établi  en  remplacement  une  taxe  de  50  millions  à  ré- 
partir sur  l'impôt  direct  et  sur  les  entrées  des  villes. 
Par  conséquent,  à  présent  que  les  entrées  sont  abolies, 
cette  charge  nouvelle  tout  entière  retombe  sur  l'impôt 
direct.  Est-il  rentré,  et  rentrera-t-il ? —  Certainement, 
à  travers  tant  d'émeutes,  l'impôt  indirect  est  difficile  à 
percevoir.  Pourtant  il  révolte  moins  que  l'autre,  parce 
que  les  prélèvements  de  l'État  y  disparaissent  dans  le 
prix  de  la  denrée,  et  que  le  fisc  y  cache  sa  main  sous  la 
main  du  marchand.  Hier  l'employé  a  passé  dans  la  bou- 
tique, présenté  son  papier  timbré  :  le  débitant  a  payé 
sans  trop  de  répugnance,  sachant  que  demain  il  sera 
remboursé  et  au  delà  par  le  chaland  ;  la  perception  in- 
directe est  achevée.  S'il  y  a  maintenant  difficulté  et  dé- 
bat, ce  sera  entre  le  débitant  et  le  contribuable  qui 

lution,  20 i.  —  Maxime  du  Camp,    Paris,  sa  vie  et  ses  organes, 
VI,  II. 


140  LA  RÉVOLUTION 

vient  à  la  boutique  faire  ses  petites  provisions;  celui-ci 
gronde,  mais  contre  la  cherté,  parce  qu'il  la  sent,  et 
peut-être  contre  le  débitant  qui  empoche  sa  pièce  blan- 
che ;  il  ne  s'en  prend  point  à  l'employé  du  fisc  qu'il  ne 
voit  pas  et  qui  n'est  plus  là.  —  Au  contraire,  dans  la 
perception  de  l'impôt  direct,  c'est  l'employé  visible  et 
présent  qui  lui  enlève  cette  précieuse  pièce  blanche.  De 
plus  ce  voleur  autorisé  ne  lui  donne  rien  en  échange  : 
sa  perte  est  sèche;  quand  il  sortait  de  la  boutique, 
c'était  avec  une  cruche  de  vin,  un  pot  de  sel,  ou  autres 
denrées  semblables;  quand  il  sort  du  bureau,  il  n'a 
dans  la  main  qu'une  quittance,  un  mauvais  morceau  de 
papier  griffonné.  —  Or,  à  présent,  il  est  maître  dans  sa 
commune,  électeur,  garde  national,  maire,  seul  autorisé 
à  employer  la  force  armée  et  chargé  de  se  taxer  lui- 
même.  Venez  donc  lui  demander  de  déterrer  le  magot 
enfoui  où  il  a  mis  tout  son  cœur  et  toute  son  âme,  le 
pot  de  terre  où  ses  pièces  blanches  sont  venues  s'en- 
tasser une  à  une  et  qu'il  a  sauvé  pendant  tant  d'années, 
au  prix  de  tant  de  misères  et  de  jeûnes,  à  la  barbe  du 
garnisaire,  à  travers  les  persécutions  du  subdélégué,  de 
l'élu,  du  collecteur  et  du  commis! 

Du  1er  mai  1789  au  Ier  mai  1790',  les  recettes  générales, 
taille,  accessoires  de  la  taille,  capitation,  vingtièmes,  au 
lieu  de  ICI  millions,  n'en  rapportent  que  28;  dans  les 

1.  Compte  des  revenus  et  dépenses  au  1"  mai  1789.  — Mémoire 
de  M.  Necker,  21  juillet  1790.  —  Mémoires  présentés  par  M.  de 
Montesquiou,  9  septembre  1791 .  —  Comptes  rendus,  par  le  ministre 
Clnviére,  5  octobre  1792.  1"  février  1795. —  Rapport  de  Cambon, 
février  1793. 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  141 

pays  d'États,  au  lieu  de  28  millions,  le  trésor  en  touche  6. 
Sur  la  contribution  patriotique  qui  devait  prélever  le 
quart  de  tous  les  revenus  au  delà  de  400  livres  et  2  1/2 
pour  100  de  l'argenterie,  des  bijoux,  de  tout  l'or  et  de 
tout  l'argent  monnayé  que  chacun  avait  en  réserve,  l'État 
a  reçu  9  700  000  livres.  Quant  aux  dons  patriotiques,  leur 
total,  y  compris  les  boucles  d'argent  des  députés,  n'at- 
teint que  561  587  francs  ;  et  plus  on  examine  les  alen- 
tours de  ces  chiffres,  plus  on  voit  se  réduire  l'apport  du 
villageois,  de  l'artisan,  de  l'ancien  taillable.  —  En  effet, 
depuis  le  mois  d'octobre  1789,  les  privilégiés  sont  por- 
tés au  rôle  des  contributions,  et  certainement  ils  forment 
la  classe  la  plus  aisée,  la  plus  sensible  aux  idées  générales, 
la  plus  véritablement  patriote.  Il  est  donc  probable  que, 
sur  les  45  millions  qui  rentrent  de  l'impôt  direct  et  de 
la  contribution  patriotique,  ils  ont  versé  la  plus  grosse 
part,  peut-être  les  deux  tiers,  peut-être  les  trois  quarts. 
En  ce  cas,  pendant  la  première  année  de  la  Révolution, 
le  paysan,  l'ancien  contribuable,  n'aura  rien  ou  presque 
rien  tiré  de  sa  poche.  Par  exemple,  pour  la  contribution 
patriotique,  l'Assemblée  a  laissé  à  la  conscience  de 
cbacun  le  soin  de  fixer  sa  cote  :  au  bout  de  six  mois, 
elle  découvre  que  les  consciences  sont  trop  larges,  et  se 
trouve  obligée  de  confier  ce  droit  aux  municipalités.  Par 
suite1,  tel  qui  se  taxait  à  quarante-huit  livres  est  taxé  à 
cent  cinquante;  tel  autre,  cultivateur,  qui  avait  offert  six 
livres,  est  jugé  capable  d'en  verser  cent.  Dans  un  régi- 
ment, ce  sont  toujours  les  mêmes,  une  petite  élite  de 
1.  Doivin-Champeaux,  231. 


142  LA  RÉVOLUTION 

braves,  qui  vont  au-devant  des  balles.  Dans  un  Ltat, 
ce  sont  toujours  les  mêmes,  une  petite  élite  de  gens 
probes,  qui  vont  au-devant  du  percepteur.  Il  faut  une 
contrainte  efficace  dans  le  régiment  pour  suppléer  à  la 
bravoure  de  ceux  qui  n'en  ont  guère,  dans  l'État  pour 
suppléer  à  la  probité  de  ceux  qui  n'en  ont  pas.  —  C'est 
pourquoi,  pendant  les  huit  mois  qui  suivent,  du  1er  mai 
1790  au  1er  janvier  1791,  la  contribution  patriotique  ne 
fournit  que  11  millions.  Deux  ans  après,  le  1er  février 
1793,  sur  les  quarante  mille  rùles  communaux  qui  doi- 
vent la  répartir,  il  y  en  a  sept  mille  qui  ne  sont  pas 
encore  faits;  sur  180  millions  qu'elle  devrait  produire, 
73  millions  sont  encore  dus.  —  Or,  dans  toutes  les  bran- 
ches de  la  recette,  la  résistance  du  contribuable  produit 
un  déficit  semblable  et  des  retards  pareils1.  Au  mois  de 
juin  1790,  un  député  déclare  à  la  tribune  que,  «  sur 
«  trente-six  millions  d'impositions  qu'on  devrait  rece- 
«  voir  par  mois,  on  n'en  reçoit  que  neuf*.  »  Au  mois  de 
novembre  1791,  un  rapporteur  du  budget  dit  que  les 
recettes,  qui  devraient  monter  à  quarante  ou  quarante- 
huit  millions  par  mois,  ne  dépassent  pas  onze  millions 
et  demi.  Au  1er  février  1793,  sur  les  impôts  directs  de 
1789  et  1790,  il  reste  encore  dû  cent  soixante-seize  mil- 
lions. —  Visiblement,  contre  les  anciennes  taxes,  même 


1.  Mercure  de  France,  28  mai  1791  (séance  du  22  mai).  —  Dis- 
Cours  de  M.  d'AUarde  :  a  La  Bourgogne  n'a  encore  rien  payé 
de  1790.  » 

2.  Moniteur,  séance  du  l,rjuin  1790.  Discours  de  M.  Fréteau. 
—  Mercure  de  France,  26  novembre  1791.  Rapport  de  Lallon-de» 
ladébat 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  143 

autorisées  et  prolongées  par  l'Assemblée  constituante, 
le  peuple  lutte  de  toute  sa  force,  et  l'on  n'obtient  de  lui 
que  ce  qu'on  peut  lui  arracher. 

Sera-t-il  plus  docile  aux  taxes  nouvelles?  L'Assemblée 
l'y  exhorte  et  lui  représente  que,  soulagé  comme  il  l'est 
et  patriote  comme  il  doit  l'être,  il  peut  et  doit  s'acquitter. 
Il  le  peut;  car,  étant  dispensé  de  la  dîme,  des  droits  féo- 
daux, de  la  gabelle,  des  octrois  et  des  aides,  à  présent  il 
est  à  son  aise.  Il  le  doit,  car  les  impôts  adoptés  sont  in- 
dispensables à  l'État,  équitables,  répartis  sur  tous  à  pro- 
portion des  fortunes,  encaissés  et  dépensés  sous  un  con- 
trôle sévère,  sans  détournement  ni  gaspillage,  selon  des 
comptes  exacts,  clairs,  périodiques  et  vérifiés.  Sans  nul 
doute,  à  partir  du  1er  janvier  1791,  date  du  nouveau 
régime  financier,  chaque  contribuable  s'empressera  de 
payer  en  bon  citoyen,  et  les  deux  cent  quarante  millions 
du  nouvel  impôt  foncier,  les  soixante  millions  du  nouvel 
impôt  mobilier,  sans  compter  les  autres,  droits  d'enre- 
gistrement, de  patente  et  de  douane,  rentreront  d'eux- 
mêmes,  aisément  et  régulièrement. 

Par  malheur,  avant  que  le  percepteur  puisse  toucher 
les  deux  premières  contributions,  il  faut  qu'elles  soient 
réparties,  et  à  travers  la  complication  des  écritures,  des 
formalités,  des  réclamations,  parmi  les  résistances  et  les 
ignorances  locales,  l'opération  se  prolonge  indéfiniment. 
L'impôt  mobilier  et  foncier  de  1791  n'est  distribué  par 
l'Assemblée  entre  les  départements  qu'au  mois  de  juin 
1791.  Il  n'est  distribué  par  les  départements  entre  les 
districts  qu'aux  mois  de  juillet,  août  et  septembre  1791.  Il 

LA    REVOLUTION.    II.  T.    IV.    —  10 


144  LA  RÉVOLUTION 

n'est  distribué  par  les  districts  entreles  communes  qu'aux 
mois  d'octobre,  novembre  et  décembre  1791.  Ainsi,  aux 
derniers  mois  de  1791,  iln'est  pas  encore  distribué  par  les 
communes  entre  les  contribuables;  d'où  il  suit  que,  sur 
l'exercice  de  1791 ,  pendant  toute  l'année  1791 ,  le  contri- 
buable n'a  rien  payé. —  Enfin,  en  1792,  cbacun  commence 
à  recevoir  sa  cote.  Avec  quelle  partialité  et  quelles  dissi- 
mulations ces  cotes  sont  faites,  il  faudrait  un  volume  pour 
le  dire.  C'est  que  d'abord  l'emploi  de  répartiteur  est  dan- 
gereux, et  que  les  municipalités,  chargées  d'appliquer  à 
chacun  sa  quote-part,  ne  sont  pas  à  leur  aise  dans  la 
maison  commune.  Déjà  en  1790 i  les  officiers  municipaux 
de  Montbazon  ont  été  menacés  de  mort,  si,  au  rôle  de  la 
taille,  ils  osaient  taxer  l'industrie,  et  ils  se  sont  sauvés 
à  Tours  au  milieu  de  la  nuit.  A  Tours  même,  trois  ou 
quatre  cents  insurgés  du  voisinage,  traînant  avec  eux  les 
officiers  municipaux  de  trois  bourgades,  sont  venus  dé- 
clarer aux  autorités  de  la  ville  «  que,  pour  toute  imposi- 
«  tion,  ils  ne  voulaient  payer  que  quarante-cinq  sous  par 
«  ménage  ».  J'ai  conté  comment  en  1792,  dans  le  même 

1.  Archives  nationales,  II,  1455.  Correspondance  de  M.  de  Ber- 
cheny,  5  juin  1790,  etc.  —  F7,  5226.  Lettres  de  Chenantin,  culti- 
vateur, 7  novembre  1792,  et  du  procureur  syndic,  6  novembre.  — 
F7,  5269.  Procès-verbal  de  la  municipalité  de  Clugnac,  5  août  1792. 
—  F7,  5202.  Lettre  du  ministre  de  la  justice  Duport,  5  jan- 
vier 1792.  a  Le  défaut  absolu  de  force  publique  dans  le  district 
a  de  Montargis  y  rend  absolument  impossible  toute  opération  du 
«  gouvernement  et  toute  exécution  des  lois.  L'arriéré  des  impôts 
«  à  recouvrer  y  est  très  considérable,  et  les  contraintes  dange- 
a  reuses  à  décerner  et  impossibles  à  mettre  à  exécution,  tint 
«  par  la  crainte  des  huissiers  qui  n'osent  s'en  charger,  que  par 
a  la  violence  des  contribuables  auxquels  on  n'a  aucun  frein  à 
t  opposer.  » 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  145 

département,  «  on  tue,  on  assassine  les  municipaux  »  qui 
ont  la  hardiesse  de  publier  les  rôles  de  la  contribution 
mobilière.  Dans  la  Creuse,  à  Clugnac,  au  moment  où  le 
greffier  en  donne  lecture,  des  femmes  se  jettent  sur  lui, 
lui  arrachent  le  rôle,  «  le  déchirent  avec  mille  impréca- 
tions »  ;  le  conseil  municipal  est  assailli  ;  deux  cents  per- 
sonnes lui  lancent  des  pierres;  un  de  ses  membres  est 
renversé;  on  lui  rase  les  cheveux,  et  on  le  promène  avec 
dérision  dans  le  village.  —  Quand  le  petit  contribuable 
se  défend  ainsi,  on  est  averti  de  le  ménager.  Aussi  bien, 
dans  ces  conseils  de  villageois,  la  répartition  se  fait  de 
compère  à  compère.  On  se  décharge  en  chargeant  autrui  : 
«  on  taxe  les  propriétaires  ;  on  veut  leur  faire  supporter 
«  tout  l'impôt  ».  Surtout  on  taxe  à  outrance  le  noble, 
l'ancien  seigneur,  tellement  qu'en  plusieurs  endroits  son 
revenu  ne  suffit  pas  à  payer  sa  cote.  —  D'autre  part,  on 
se  fait  pauvre;  on  fausse  ou  l'on  esquive  les  prescriptions 
de  la  loi.  «  Dans  la  plupart  des  municipalités,  les  maisons, 
«  bâtiments,  usines1,  ne  sont  évalués  qu'en  raison  de  la 
«  valeur  de  la  superficie,  estimée  comme  terre  de  pre- 
«  mière  classe,  ce  qui  réduit  leur  cote  à  presque  rien.  » 
Et  cette  fraude  n'a  pas  été  pratiquée  seulement  dans  les 
villages.  «  On  pourrait  citer  des  communes  de  huit  à  dix 
«  mille  âmes  de  population,  qui  se  sont  si  bien  concertées 
«  à  cet  égard,  qu'il  ne  s'y  trouve  point  de  maison  estimée 
«  au-dessus  de  cinquante  sous.  »  —  Dernier  expédient  : 

i.  Rapport  au  Comité  des  finances,  par  Ramel,  19  floréa 
an  «.  (La  Constituante  avait  fixé  la  contribution  foncière  d'une 
maison  au  sixième  de  sa  valeur  locative.) 


ii6  LA  RÉVOLUTION 

la  commune  diffère  le  plus  qu'elle  peut  la  confection  de 
ses  rôles.  Le  50  janvier  1792,  sur  40  911,  il  n'y  en  a 
encore  que  2  5G0  définitifs  ;  au  5  octobre  1792,  dans  4  800 
municipalités,  les  matrices  ne  sont  pas  faites;  et  notez 
qu'il  s'agit  d'un  exercice  terminé  depuis  plus  de  neuf 
mois.  A  la  même  date,  il  y  a  plus  de  six  mille  communes 
qui  n'ont  pas  encore  commencé  à  percevoir  la  contribu- 
tion foncière  de  1791 ,  plus  de  quinze  mille  communes  qui 
n'ont  pas  encore  commencé  à  percevoir  la  contribution 
mobilière  de  1791  ;  sur  ces  deux  impositions,  le  Trésor 
et  les  départements  n'ont  encore  loucbé  que  152  millions, 
il  en  reste  dû  222.  Au  1er  février  1795,  sur  le  même  exer- 
cice, il  reste  encore  dû  161  millions,  et,  des  50  millions 
établis  en  1790  pour  remplacer  la  gabelle  et  autres  droits 
supprimés,  on  en  a  touché  2.  Enfin  à  cette  même  date,  sur 
les  deux  contributions  directes  de  1792,  qui  devaient 
produire  500  millions,  on  a  recouvré  moins  de  4  millions. 
—  C'est  un  adage  de  débiteur  qu'il  ne  faut  payer  que  le 
plus  tard  possible.  Quel  que  soit  le  créancier,  État  ou 
particulier,  à  force  de  traîner  en  longueur,  on  en  tirera 
pied  ou  aile.  L'adage  est  vrai,  et,  cette  fois  encore,  le 
succès  en  va  prouver  la  justesse.  Pendant  l'année  1792, 
le  paysan  commence  à  solder  une  portion  de  son  arriéré, 
mais  c'est  en  assignats.  Or,  en  janvier,  février  et  mars  1792, 
les  assignats  perdent  trente-quatre,  quarante  et  quarante- 
sept  pour  cent  ;  en  janvier,  février  et  mars  1795,  quarante- 
cinq  et  cinquante  pour  cent;  en  mai,  juin  et  juillet  1795, 
cinquante-quatre,  soixante  et  soixante-sept  pour  cent. 
Ainsi  la  vieille  créance  de  l'État  a  fondu  entre  ses  mains; 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  147 

ceux  qui  ont  gardé  leurs  écus  gagnent  cinquante  pour 
cent  et  davantage.  Bien  mieux,  plus  ils  atermoient,  plus 
leur  dette  diminue,  et  déjà,  à  force  de  délais,  ils  ont 
trouvé  le  moyen  de  se  libérer  à  moitié  prix. 

En  attendant,  ils  font  main  basse  sur  les  biens  fonciers 
mal  défendus  de  ce  créancier  trop  faible.  —  Il  est  toujours 
difficile  à  des  cerveaux  bruts  de  se  figurer  comme  une 
personne  véritable,  comme  un  propriétaire  légitime,  cet 
être  abstrait,  vague,  invisible,  qu'on  nomme  l'État,  sur- 
tout quand  on  leur  répète  que  l'État  c'est  tout  le  monde. 
Ce  qui  est  à  tout  le  monde  est  à  chacun,  et.  puisque  les 
forêts  sont  au  public,  le  premier  venu  a  le  droit  d'en  user. 
Au  mois  de  décembre  1789 l,  dans  les  bois  de  Boulogne 
et  de  Vincennes,  des  bandes  de  soixante  hommes  et  da- 
vantage abattent  les  arbres.  Au  mois  d'avril  1790,  dans 
la  forêt  de  Saint-Germain,  «  jour  et  nuit,  les  patrouilles 
«  arrêtent  des  délinquants  de  tout  genre  »  ;  remis  aux 
gardes  nationales  voisines  et  aux  municipalités,  ils  sont 
«  relâchés  presque  aussitôt,  même  avec  les  bois  coupés 
«  en  fraude  ».  Contre  «  les  insultes  et  les  menaces  réi- 
«  térées  du  bas  peuple  »,  nulle  répression;  un  attroupe- 
ment de  femmes  excitées  par  un  ancien  garde-française 
vient  piller,  à  la  barbe  de  l'escorte,  une  voiture  de  fagots 
confisquée  au  profit  d'un  hospice,  et,  dans  la  forêt,  des 


t.  Mercure  deFratice,  12  décembre  1789.  —  Archives  nationales 
F7,  32G8.  Mémoire  des  officiers  commandant   le  détachement  de 
la  garde  nationale  parisienne  en    station  à  Conflans-Sainte-Hono- 
rine  (avril  1790).    Certificat  des  officiers   municipaux  de  Poissy, 
51  mars. 


148  LA  REVOLUTION 

bandes  de  maraudeurs  font  feu  sur  les  patrouilles.  — 
A  Chantilly,  trois  officiers  de  chasse1  sont  blessés  mortel- 
lement ;  pendant  dix-huit  jours  consécutifs,  les  deux  parcs 
sont  dévastés;  tout  le  gibier  est  tué,  transporté  à  Paris, 
vendu.  —  AChambord,  le  lieutenant  de  la  maréchaussée 
écrit  pour  annoncer  son  impuissance;  les  bois  sont  rava- 
gés et  même  incendiés  ;  ce  sont  les  braconniers  qui  main- 
tenant sont  les  seigneurs  du  lieu;  ils  ont  fait  brèche  aux 
murs  et  dessèchent  les  étangs  pour  mettre  le  poisson  à 
sec.  —  A  Claix,  en  Dauphiné,  un  officier  de  la  maîtrise, 
ayant  obtenu  contre  les  habitants  la  défense  de  couper 
du  bois  dans  les  îlots  affermés,  est  saisi,  supplicié  pen- 
dant cinq  heures,  puis  assommé  à  coups  de  pierres.  — 
Vainement  l'Assemblée  nationale,  par  trois  décrets  et 
règlements,  a  mis  les  forêts  sous  la  surveillance  et  la 
protection  des  corps  administratifs  ;  ils  ont  trop  peur  de 
leurs  administrés.  Entre  le  pouvoir  central  qui  est  débile 
et  lointain  et  le  peuple  qui  est  fort  et  présent,  c'est  pour 
le  peuple  qu'ils  se  décident.  Des  cinq  municipalités  qui 
entourent  Chantilly,  aucune  ne  veut  prêter  main-forte  à 
la  loi,  et  le  directoire  du  district,  le  directoire  du  dépar- 
tement, autorisent  leur  inertie.  —  Pareillement,  près  de 

1.  Mercure  de  France,  12  et  26  mars  1791.  —  Archives  natio- 
nales, \\,  1455.  Lettre  du  lieutenant  de  la  maréchaussée  de  Dlois, 
22  avril  1790.  —  Mercure  de  France,  24  juillet  1790.  Deux  des 
meurtriers  disaient  à  ceux  qui  voulaient  sauver  l'officier  de  la 
maîtrise  :  «  On  pend  bien  à  Paris.  Allez,  vous  êtes  des  aristo- 
<i  crates.  On  parlera  de  nous  dans  les  gazettes  de  Paris.  »  (Dépo- 
sitions des  témoins.)  —  Décrets  et  proclamations  pour  la  protec- 
tion des  forêts,  5  novembre  et  11  décembre  1789.  —  Autre  en 
octobre  1790.  —  Autre  le  29  janvier  1791. 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  140 

Toulouse1,  où  la  superbe  forêt  de  Larramet  est  dévastée 
en  plein  jour  et  à  main  armée,  où  le  gaspillage  populaire 
n'a  rien  laissé  du  taillis  et  des  futaies  que  «  quelques 
«  arbres  épars  et  des  restes  de  troncs  coupés  à  diverses 
«  hauteurs  »,  les  municipalités  de  Toulouse  et  de  Tour- 
nefeiiille  refusent  toute  assistance.  Bien  pis,  en  d'autres 
provnces,  par  exemple  en  Alsace,  «  des  municipalités 
«  entières,  leurs  maires  en  tête,  coupent  les  bois  qui  sont 
«  à  bur  bienséance  et  les  emportent2  ». —  Si  quelque  tri- 
bunal veut  appliquer  la  loi,  c'est  sans  effet,  à  ses  propres 
risques,  au  risque  de  ne  pouvoir  juger  ou  d'être  contraint 
de  se  déjuger.  A  Paris,  la  sentence  préparée  contre  les 
incendiaires  de  l'octroi  n'a  pu  être  rendue.  A  Montargis, 
la  sentence  rendue  contre  les  maraudeurs,  qui  volaient 
des  charretées  de  bois  dans  les  forêts  nationales,  a  dû 
être  réformée,  et  par  les  juges  eux-mêmes.  Au  moment 
où  le  tribunal  prononçait  la  confiscation  des  charrettes 
rt  des  bêtes  saisies,  des  cris  de  fureur  se  sont  élevés 
•  ontre  lui  ;  il  a  été  insulté  par  l'assistance;  les  condamnés 
♦>nt  déclaré  tout  haut  qu'ils  reprendraient  de  force  leurs 
rharrettes  et  leurs  bêtes.  Sur  quoi  «  les  juges  se  retirent 
«  dans  la  chambre  du  conseil,  et  bientôt  après,  remon- 
(i  tant  sur  leurs  sièges,  annulent  dans  leur  jugement  tout 
«  ce  qui  regarde  la  confiscation  ». 
Pourtant  cette  justice,  si    dérisoire  et  si  violentée 

1.  Archives  nationales,  F7,  3219.  Lettre  du  bailli  de  Virieu, 
26  janvier  1792. 

2.  Mercure  de  France,  3  décembre  1791  (lettre  de  Sarrelouis, 
du  15  novembre  1791).  —  Archives  nationales,  F7,  3223.  Lettre 
des  officiers  municipaux  de  Montargis,  8  janvier  1792. 


150  LA  REVOLUTION 

qu'elle  soit,  est  encore  un  reste  de  barrière.  Quand  elle 
tombe  avec  le  gouvernement,  tout  est  en  proie  ;  il  n'y  a 
plus  de  propriétés  publiques.  —  A  partir  du  10  août 
1792,  chaque  commune  ou  particulier  s'en  approprie 
ce  qui  lui  convient,  produit  ou  sol.  Les  dépréda.eurs 
vont  jusqu'à  dire  que,  puisque  le  gouvernement  ne  les 
réprime  plus,  il  les  autorise1.  «  Ils  ont  détruit  jusqu'à 
«  des  plantations  récentes  de  jeunes  arbres.  »  Te  vil- 
lage près  de  Fontainebleau  s'est  partagé  et  a  défiiché 
un  morceau  entier  de  la  futaie.  A  Rambouillet,  du 
10  août  à  la  fin  d'octobre,  «  la  perte  est  de  plus  de 
«  100000  écus  »,  et  les  agitateurs  ruraux  demandent 
avec  menaces  le  partage  de  la  forêt  entre  les  habitants. 
Partout  «  les  dévastations  sont  énormes  »,  prolonges 
pendant  des  mois  entiers,  et  telles,  dit  le  ministre,  que 
cette  source  de  revenu  public  est  pour  longtemps  tarie. 
—  Les  biens  communaux  ne  sont  pas  plus  respectés  que 
les  biens  nationaux.  Dans  chaque  commune,  les  gens 
hardis  et  besogneux,  la  populace  rurale  les  exploite  et 
en  jouit,  par  privilège.  Non  contente  de  la  jouissance, 
elle  en  veut  encore  la  propriété,  et,  quatre  jours  après 
la  chute  du  roi,  l'Assemblée  législative,  perdant  pied 
dans  la  débâcle  universelle,  donne  aux  indigents  la 
faculté  de  pratiquer  la  loi  agraire  *.  Désormais  il  suffira 

1.  Archives  nationales,  F7,  7>2G8.  Lettre  du  directeur  des 
domaines  nationaux  à  Rambouillet,  51  orlobre  1792.  —  Compte 
rendu  du  ministre  Clavière,  1"  février  ÎT1.»."». 

2.  Décrets  du  14  août  1792,  du  10  juin  17'.iT>.  —  Archives  natio- 
nales. Missions  des  Représentants,  D,  §  1.  (Délibération  du  dis- 
trict de  Troyes,  2  ventôse  an  m.)  —  A  Theimelieres,  le  tirage  des 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  151 

que,  dans  une  commune,  le  tiers  des  habitants  des  deux 
sexes,  servantes,  manouvriers,  bergers,  valets  de  ferme 
ou  d'écurie,  et  même  pauvres  à  l'aumône,  demande  le 
partage  des  communaux.  Tous  les  communaux,  sauf  les 
édifices  publics  et  les  bois,  seront  partagés  en  autant  de 
lots  égaux  qu'il  y  aura  de  tètes;  les  lots  seront  tirés  au 
sort,  et  chaque  individu  prendra  possession  de  son  mor- 
ceau. L'opération  s'exécute,  car  «  elle  flatte  infiniment 
«  les  habitants  les  moins  aisés  ».  Dans  le  district  d'Ar- 
cis-sur-Aube,  sur  quatre-vingt-dix  communes,  il  n'y  en 
a  qu'une  douzaine  où  plus  des  deux  tiers  des  votants 
aient  eu  le  bon  sens  de  se  prononcer  contre  elle.  Doré- 
navant, la  commune  cesse  d'être  un  propriétaire  indé- 
pendant; elle  n'a  plus  de  réserve.  En  cas  de  détresse,  il 
faut  qu'elle  se  taxe  et  touche,  si  elle  peut,  les  sous  ad- 
ditionnels. Son  revenu  futur  réside  à  présent  dans  la 
poche  bien  fermée  des  nouveaux  propriétaires.  —  Cette 
fois  encore,  des  convoitises  privées  ont  fait  prévaloir 
leurs  courtes  vues.  National  ou  communal,  c'est  tou- 
jours l'intérêt  public  qui  succombe,  et  il  succombe  tou- 
jours sous  l'usurpation  des  minorités  indigentes,  tantôt 
par  la  faiblesse  du  pouvoir  public  qui  n'ose  s'opposer  à 
leurs  violences,  tantôt  par  la  complicité  du  pouvoir  pu- 
blic qui  leur  confère  les  droits  de  la  majorité. 

lots  a  eu  lieu  le  10  fructidor  an  n,  et  on  l'a  recommencé  en 
faveur  de  la  servante  de  Billy,  officier  municipal  très  influent,  et 
qui  «  était  l'âme  de  ses  collègues  ».  —  Ib.,  Précis  des  opérations 
du  district  d'Arcis-sur-Aube,  au  50  pluviôse  an  m.  «  Les  deux 
«  tiers  des  communes  ont  de  ces  sortes  de  biens.  La  majeure 
t  partie  a  voté  et  effectué  le  partage,  ou  s'en  occupe  actuelle- 
«  ment.  > 


152  LA  REVOLUTION 


IV 

Quand  la  force  publique  manque  pour  protéger  les 
propriétés  publiques,  elle  manque  aussi  pour  protéger 
les  propriétés  privées  ;  car  les  mêmes  convoitises  et  les 
mêmes  besoins  s'attaquent  aux  unes  et  aux  autres.  Que 
l'on  doive  à  l'État  ou  à  un  particulier,  la  tentation  de  ne 
pas  payer  est  toujours  égale.  Dans  les  deux  cas,  il  suffit 
de  trouver  un  prétexte  pour  nier  la  dette,  et,  pour  trou- 
ver ce  prétexte,  la  cupidité  du  tenancier  vaut  l'égoïsme 
du  contribuable.  «  Puisque  le  régime  féodal  est  aboli,  il 
faut  que  rien  n'en  subsiste;  plus  de  créances  seigneu- 
riales. Si  là-bas,  à  Paris,  l'Assemblée  en  a  maintenu 
plusieurs,  c'est  par  mégarde  ou  par  corruption;  nous 
apprendrons  bientôt  qu'elle  les  a  supprimées  toutes.  En 
attendant,  faisons-nous  donner  quittance,  étalions  brû- 
ler les  titres  là  où  ils  sont.  » 

Sur  ce  raisonnement,  la  jacquerie  recommence;  à 
vrai  dire,  elle  est  universelle  et  permanente.  Comme 
dans  un  corps  où  les  éléments  derniers  de  la  substance 
vivante  sont  altérés  par  un  trouble  organique,  on  dé- 
mêle le  mal  dans  les  parties  qui  semblent  saines;  là  où 
il  n'éclate  pas,  il  est  sur  le  point  d'éclater;  une  anxiété 
continuelle,  un  malaise  profond,  une  fièvre  sourde, 
dénotent  sa  présence.  Ici  le  débiteur  ne  paye  pas,  et  le 
créancier  n'ose  poursuivre.  Ailleurs  ce  sont  des  érup- 
tions isolées  :  à  Auxon1,  dans  un  domaine  épargné  par 

1.  Mercure  de  France,  7  janvier  1700.  (Chùteau  d'Auson,  dans 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUEE  153 

la  grande  jacquerie  de  juillet  1789,  les  bois  sont  rava- 
gés, et  les  paysans,  furieux  dêtre  dénoncés  par  les 
gardes,  marchent  sur  le  château  occupé  par  un  vieillard 
et  par  une  enfant.  Tout  le  village  est  venu,  hommes  et 
femmes  ;  à  coups  de  hache  ils  défoncent  la  porte  barri- 
cadée et  tirent  sur  les  voisins  qui  viennent  au  secours. 
—  En  d'autres  endroits,  dans  les  districts  de  Saint- 
Etienne  et  de  Montbrison,  «  on  enlève  impunément  les 
«  arbres  des  propriétaires,  on  démolit  leurs  murs  do 
«  clôture  et  de  terrasse  ;  ceux  qui  se  plaignent  sont  me- 
«  nacés  de  mort  et  de  voir  abattre  leurs  maisons  ». 
Très  de  Paris,  autour  de  Montargis,  Nemours  et  Fontai- 
nebleau, nombre  de  paroisses  refusent  d'acquitter  les 
droits  de  dime  et  de  champart  que  l'Assemblée  vient  de 
consacrer  une  seconde  fois  ;  on  dresse  des  potences, 
avec  menace  d'y  accrocher  les  percepteurs,  et,  aux  envi- 
rons de  Tonnerre,  les  redevables  attroupés  tirent  sur  la 
maréchaussée  qui  vient  protéger  les  redevances.  —  Là- 
bas,  près  d'Amiens,  la  comtesse  de  la  Mire1,  dans  sa 
terre  de  Davencourt,  voit  arriver  chez  elle  la  municipa- 
lité du  village  qui  l'invite  à  renoncer  à  ses  droits  de 
champart  et  de  tiers.  Elle  refuse;  on  insiste.  Elle  refuse 
encore;  on  l'avertit  «  qu'il  lui  arrivera  malheur  ».  En 

la  Haute-Saône.)  —  Archives  nationales,  F7,  3255  (lettre  du  minis- 
tre au  directoire  de  Rhône-et-Loire,  2  juillet  1790).  —  Mercure 
de  France,  17  juillet  1790  (rapport  de  M.  de  Broglie,  13  juillet, 
et  décret  des  13-18  juillet).  —  Archives  nationales,  II,  1453 
(correspondance  de  M.  de  Bercheny,  21  juillet  1790). 

1.  Mercure  de  France,  19  mars  1790.  Lettre  d'Amiens,  28  fé- 
vrier. (Mallet  du  Pan  ne  publie  dans  le  Mercure  que  des  lettres 
signées  et  authentiques.) 


154  LA  REVOLUTION 

effet,  deux  officiers  municipaux  font  sonnerie  tocsin,  et 
le  village  accourt  avec  des  armes.  Un  domestique  a  le 
bras  cassé  par  une  balle  ;  pendant  trois  heures,  la  com- 
tesse et  ses  deux  enfants  sont  chargés  d'avanies  et  de 
coups;  on  la  force  à  signer  un  papier  qu'on  ne  lui  per- 
met pas  de  lire;  en  parant  un  coup  de  sabre,  elle  a  le 
bras  fendu,  du  coude  au  poignet;  le  château  est  pillé; 
elle  ne  parvient  à  s'évader  que  grâce  au  zèle  de  quel- 
ques domestiques.  —  En  même  temps,  de  larges  érup- 
tions s'étalent  sur  des  provinces  entières;  presque  sans 
interruption  l'une  succède  à  l'autre,  et  la  fièvre  reprend 
des  portions  qu'on  croyait  guéries,  tant  qu'enfin  ces 
ulcères  confluents  se  rejoignent  et  font  une  seule  plaie 
de  toute  la  surface  du  corps  social. 

A  la  fin  de  décembre  1789,  la  fermentation  chro- 
nique devient  aiguë  en  Bretagne.  Selon  l'ordinaire,  les 
imaginations  ont  forgé  un  complot,  et,  au  dire  du 
peuple,  si  le  peuple  attaque,  c'est  pour  se  défendre.  Le 
bruit  a  couru1  que  M.  de  Goyon,  près  de  Lamballe, 
vient  de  réunir  dans  son  château  nombre  de  gentils- 
hommes et  six  cents  soldats.  Aussitôt  le  maire  cl  la 
garde  nationale  de  Lamballe  sont  partis  en  force;  ils 
l'ont  trouvé  chez  lui  tout  pacifique,  sans  autre  compa- 
gnie que  deux  ou  trois  amis,  et  sans  autres  armes  que 
quatre  fusils  de  chasse.  —  Mais  le  branle  est  donné,  et, 
le  15  janvier,  la  grande  Fédération  de  Pontivy  a  exalté 

1.  Archives  nationales,  KK,  110.r>  (correspondance  de  M.  de 
Thiard;  lettres  du  chevalier  de  Bévy,  26  décembre  1789,  cl  autres, 
jusqu'au  .r>  avril  1790).  —  Moniteur,  séance  du  9  février  I7'.'0.  — 
Mercure  de  France,  0  février  et  6  mars  1790  (liste  des  chàteuui). 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  155 

les  cervelles.  On  a  bu,  chanté,  crié,  célébré  les  décrets 
nouveaux,  devant  des  paysans  armés  qui  n'entendent 
pas  le  français,  encore  bien  moins  les  termes  légaux,  et 
qui,  au  retour,  raisonnant  entre  eux  en  bas-breton, 
interprètent  la  loi  d'une  étrange  manière.  «  A  leur 
«  sens,  un  décret  de  l'Assemblée  nationale  est  un  dé~ 
«  cret  de  prise  de  corps;  »  or  les  principaux  décrets 
de  l'Assemblée  sont  contre  les  nobles;  donc  ce  sont  là, 
contre  les  nobles,  autant  de  décrets  de  prise  de  corps. 
—  Quelques  jours  après,  vers  la  fin  de  janvier,  pendant 
tout  le  mois  de  février  et  jusqu'au  mois  d'avril,  l'opéra- 
tion s'exécute  tumultuairement,  par  des  attroupements 
de  villageois  et  de  vagabonds,  autour  de  Nantes,  Auray, 
Redon,  Dinan,  Ploërmel,  Rennes,  Guingamp,  et  d'autres 
villes  encore.  Partout,  écrit  le  maire  de  Nantes1,  «  les 
«  gens  de  la  campagne  croient  s'affranchir  de  leurs 
«  redevances  en  brûlant  les  titres  ;  dans  cette  persua- 
«  sion,  les  meilleurs  d'entre  eux  y  concourent  »,  ou 
laissent  faire  ;  et  les  excès  sont  énormes,  parce  que  plu- 
sieurs exercent  «  des  vengeances  particulières,  et  que 
«  tous  sont  échauffés  par  le  vin  ».  A  Reuvres,  «  les 
«  paysans  et  vassaux  de  la  seigneurie,  après  avoir 
a  brûlé  les  titres,  s'établissent  dans  le  château  et  me- 
«  nacent  de  l'incendier,  si  on  ne  leur  livre  d'autres 
«  papiers  qu'ils  prétendent  qu'on  leur  cache  ».  Près  de 
Redon,  l'abbaye  de  Saint-Sauveur  est  réduite  en  cen- 

1.  Archives  nationales,  KK,  1105,  (correspondance  de  M.  de 
Tlnard).  —  Lettres  du  maire  de  Nantes,  16  février  1790,  de  la 
municipalité  de  Redon,  19  lévrier,  etc. 


156  REVOLUTION 

dres.  Redon  est  menace;  Ploërmel  est  presque  assiégé. 
Au  bout  d'un  mois,  on  compte  trente-neuf  châteaux 
attaqués,  vingt-cinq  où  les  titres  ont  été  brûlés,  dôme 
où  les  propriétaires  ont  dû  signer  l'abandon  de  leurs 
droits.  Deux  châteaux  qui  commençaient  à  flamber  01  £ 
été  sauvés  par  la  garde  nationale.  Celui  du  Bois-au 
Voyer  a  été  incendié  tout  à  fait;  plusieurs  ont  été  sac- 
cagés. Par  surcroît,  «  plus  de  quinze  procureurs  fis- 
«  eaux,  greffiers,  notaires,  officiers  de  justice  seigneu- 
«  riale,  ont  été  pillés  ou  brûlés  »,  et  les  propriétaires 
se  réfugient  dans  les  villes  parce  que  la  campagne  est 
maintenant  inhabitable  pour  eux. 

En  même  temps,  sur  un  autre  point,  une  seconde 
tumeur  s'est  ouverte1.  Elle  a  percé  dans  le  bas  Limou- 
sin dès  le  commencement  de  janvier;  de  là  l'inflamma- 
tion purulente  a  gagné  le  Quercy,  le  haut  Languedoc,  le 
Périgord,  le  Rouergue,  et,  au  mois  de  février,  depuis 
Tulle  jusqu'à  Montauban,  depuis  Agen  jusqu'à  Péri- 
gueux  et  Cahors,  elle  couvre  trois  départements.  —  Là 
aussi,  selon  la  règle,  l'attente  a  créé  son  objet.  A  force 
de  souhaiter  une  loi  qui  supprime  toutes  les  redevances, 
on  se  figure  qu'elle  est  faite  ;  et  l'on  répèle  que  «  le  roi 
«  et  l'Assemblée  nationale  ont  ordonné  des  députations 
«  pour  planter  le  Mai  et  pour  éclairer  les  châteaux  » 


1.  Mercure  de  France,  6  et  27  février  1790  (discours  de  M.  de 
Foucault,  séances  des  2  et  G  février).  —  Moniteur  (mêmes  dates) 
(rapport  de  Grégoire,  9  février,  discours  de  M.  Sallé-de-Chcux  et 
de  M.  de  Noailles,  9  février).  —  Mémoire  des  députés  de  la  ville 
de  Tulle,  rédigé  par  l'abbé  Morellet  (d'après  les  délibérations  et 
adresses  des  quatre-vingt-trois  bourgs  et  villes  de  la  province). 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  157 

—  De  plus,  et  toujours  selon  l'usage,  les  bandits,  les 
gens  sans  aveu  sont  en  tête  avec  les  furieux,  et  condui- 
sent l'opération  à  leur  manière.  Dès  qu'une  bande  s'est 
formée,  elle  arrête  sur  les  chemins,  dans  les  champ?, 
dans  les  chaumières  isolées,  les  campagnards  tranquilles 
qu'elle  aura  soin  de  mettre  en  avant,  si  l'on  en  vient 
aux  coups.  —  A  la  contrainte  elle  ajoute  la  terreur.  Des 
potences  sont  dressées  pour  quiconque  payera  les  droits 
casuels  ou  les  redevances  annuelles,  et  des  paroisses  du 
Quercy  menacent  leurs  voisins  du  Périgord  de  les  met- 
tre à  feu  et  à  sang  sous  huitaine,  s'ils  ne  font  pas  en 
Périgord  ce  qu'elles  font  en  Quercy.  —  Le  tocsin  sonne, 
le  tambour  bat,  et,  de  commune  en  commune,  «  la 
«  cérémonie  »  s'accomplit.  On  prend  de  force  au  curé 
les  clefs  de  l'église,  on  en  brûle  les  bancs  et  parfois  les 
boiseries  marquées  aux  armes  du  seigneur.  On  va  chez 
le  seigneur,  on  arrache  ses  girouettes  et  on  l'oblige  à 
fournir  son  plus  bel  arbre  avec  plumes  et  rubans  pour 
l'orner,  sans  oublier  les  trois  mesures  avec  lesquelles 
il  prélève  ses  redevances  en  grains  ou  farine.  On  plante 
ce  mai  sur  la  place  du  village,  on  attache  au  sommet 
les  girouettes,  les  rubans,  les  plumes,  les  trois  mesures 
et  cette  inscription  :  «  Par  ordre  du  roi  et  de  l'Assem- 
«  blée  nationale,  quittance  finale  des  rentes.  »  Cela  fait, 
il  est  visible  que  le  seigneur,  n'ayant  plus  ni  girouettes, 
ni  banc  à  l'église,  ni  mesures  à  prélèvement,  n'est  plus 
seigneur  et  ne  pourra  plus  rien  prélever.  Partant,  accla- 
mations, kermesse  et  orgie  sur  la  place.  Seigneur, 
curé,  riches,  quiconque  peut  payer  est  mis  à  contribu- 


158  LA  RÉVOLUTION, 

tion;  on  mange,  on  boit,  «  le  peuple  ne  désenivre  pas». 
—  En  cet  état,  comme  il  a  des  armes,  il  frappe,  et, 
quand  on  lui  résiste,  il  incendie.  Dans  l'Agénois,  unchû- 
teau  au  marquis  de  Lameth,  un  autre  à  M.  d'Aiguillon 
dans  le  haut  Languedoc  celui  de  M.  de  Bournazel,  dans 
le  Périgord  celui  de  M.  de  Bar,  sont  brûlés;  M.  de  Bar 
est  assommé  de  coups;  six  autres  sont  tués  dans  le 
Quercy.  Nombre  de  châteaux  aux  environs  de  Montau- 
ban  et  dans  le  Limousin  sont  assiégés  à  coups  de  fusil  ; 
plusieurs  sont  pillés.  —  Des  bandes  de  douze  cents 
hommes  sont  en  campagne  :  «  on  en  veut  à  toutes  les 
«  propriétés  »  ;  on  répare  les  torts  :  «  on  juge  à  nou- 
«  veau  des  procès  jugés  depuis  trente  ans,  et  l'on  rend 
«  des  sentences  qu'on  exécute  ».  —  Si  quelqu'un 
manque  au  nouveau  code,  il  est  puni,  et  au  profit  des 
nouveaux  souverains  :  dans  l'Agénois,  un  gentilhomme 
ayant  payé  la  rente  que  comportait  son  fief,  le  peuple 
lui  prend  sa  quittance,  le  met  à  l'amende  d'une  somme 
égale  à  celle  qu'il  a  versée,  et  vient  sous  ses  fenêtres 
manger  cet  argent,  en  triomphe  et  avec  dérision. 

Contre  ces  fourmilières  soulevées  d'usurpateurs  bru- 
taux, plusieurs  gardes  nationales  encore  énergiques, 
Deaucoup  de  municipalités  encore  amies  de  l'ordre,  nom- 
bre de  gentilshommes  encore  résidants  usent  de  leurs 
armes.  Quelques  brigands,  arrêtés  en  flagrant  délit,  sont 
jugés  prévôtalement,  et,  sur-le-cbamp,  exécutés  pour 
l'exemple.  Pour  tous  les  gens  du  pays,  le  péril  social  est 
manifeste  et  pressant  :  si  de  tels  attentats  restaient  im- 
punis, il  n'y  aurait  plus  de  propriétés  ni  de  lois  en 


LA  C0NSTI1UTI0N  APPLIQUEE  159 

l'rance.  Aussi  bien  le  parlement  de  Bordeaux  requiert 
des  poursuites;  quatre-vingt-trois  bourgs  et  villes 
signent  des  adresses  et  envoient  à  l'Assemblée  natio- 
nale une  députation  extraordinaire  pour  demander  que 
l'on  continue  les  procédures  commencées,  que  l'on  pu- 
nisse les  coupables  détenus,  et  surtout  que  l'on  main- 
tienne les  prévôtés.  —  En  réponse,  l'Assemblée  inflige 
l'improbation  la  plus  rude  au  parlement  de  Bordeaux, 
et  commence  la  démolition  de  tout  l'ordre  judiciaire1 
Dès  à  présent,  elle  sursoit  à  l'exécution  de  tous  les  juge- 
ments prévôtaux.  Quelques  mois  plus  tard,  elle  obligera 
le  roi  à  déclarer  que  les  procédures  instruites  contre  la 
jacquerie  de  la  Bretagne  seront  regardées  comme  non 
avenues,  et  que  les  mutins  arrêtés  seront  mis  en  liberté. 
Pour  toute  répression,  elle  expédie  au  peuple  français 
une  exhortation  sentimentale,  douze  pages  de  fadeurs 
littéraires,  qui  semblent  écrites  par  Florian  pour  ses 
Estelle  et  ses  Némorin 2.  —  Par  une  conséquence  inévi- 
table, aux  alentours  du  brasier  mal  éteint,  de  nouveaux 
foyers  s'allument.  Dans  le  district  de  Saintes3,  M.  Du- 
paly,  conseiller  au  parlement  de  Bordeaux,  après  avoir 
épuisé  les  voies  de  douceur,  avait  fini  par  assigner  ceux 

1.  Moniteur,  séance  du  4  mars  1790.  —  Duvergier,  Décrets  du 
G  mars  1790  et  des  6-10  août  1790. 

2.  L'adresse  est  du  11  février  1790.  Cette  pièce,  d'un  comique 
extraordinaire,  suffirait  pour  faire  comprendre  toute  l'histoire  de 
la  Révolution. 

3.  Archives  nationales,  F7,  5203.  Lettres  du  commissaire  du 
roi,  50  avril  et  9  mai  1790.  —  Lettre  du  duc  de  Maillé,  6  mai.  — 
l'rocès-verbaux  des  administrateurs  du  département,  12  novem- 
bre 1790.  —  Moniteur,  VI,  515. 

L*   REVOLUTION.    H.  T.    IV.    —   11 


ICO  LA  RÉVOLUTION 

de  ses  tenanciers  qui  ne  voulaient  pas  lui  payer  ses 
rentes;  là-dessus,  la  paroisse  de  Saint-Thomas  de  Cos- 
nac,  jointe  à  cinq  ou  six  autres,  s'ébranle  et  vient 
assaillir  ses  deux  châteaux  de  Rois-Roche  et  de  Saint- 
Georges-des-Agouts ;  ils  sont  saccagés,  puis  brûlés;  son 
fils  s'échappe  à  travers  les  coups  de  fusil.  Le  notaire  et 
régisseur  Martin  est  visité  de  même;  ses  meubles  cl 
son  argent  sont  pillés;  «  sa  fille  éprouve  les  outrages 
«  les  plus  affreux»,  et  un  détachement,  poussant  jusque 
chez  le  marquis  de  Cumont,  l'oblige,  sous  peine  d'être 
incendié,  à  donner  décharge  de  toutes  les  redevances. 
En  tête  des  incendiaires  sont  les  officiers  municipaux 
de  Saint-Thomas,  excepté  le  maire,  qui  s'est  sauvé. 
—  C'est  que  le  régime  électoral  institué  par  l'Assem- 
blée constituante  commence  à  produire  ses  effets. 
«  Presque  partout,  écrit  le  commissaire  du  roi,  on 
«  a  éliminé  les  grands  propriétaires,  et  les  emplois 
«  sont  occupés  par  des  hommes  qui  remplissent  stric- 
«  tement  les  conditions  d'éligibilité.  Il  en  résulte  une 
«  sorte  d'acharnement  des  gens  peu  riches  à  vexer  ceux 
«  qui  ont  des  héritages  considérables.  »  —  Six  mois 
plus  tard,  dans  le  même  département,  à  Aujac,  Migron, 
Varaise,  les  gardes  nationales  et  les  autorités  villa- 
geoises décident  qu'on  ne  payera  plus  ni  dîmes,  ni 
agriers,  ni  champarts,  ni  aucun  des  droits  conservés. 
En  vain  le  département  casse  leur  arrêté,  envoie  des 
commissaires,  des  gendarmes,  un  huissier.  Les  com- 
missaires sont  chassés,  on  tire  sur  l'huissier  et  sur  les 
gendarmes;  le  vice-prcsidcnt  du  district,  qui  allait  faire 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUEE  ICI 

son  rapport  au  département,  est  saisi  en  route,  et  con- 
traint de  donner  sa  démission.  Sept  paroisses  se  sont 
coalisées  avec  Aujac,  dix  avec  Migron;  Yaraise  a  sonné 
le  tocsin,  les  villages  sont  soulevés  à  quatre  lieues  à  la 
ronde,  quinze  cents  hommes  armés  de  fusils,  de  faux, 
de  cognées  et  de  fourches,  apprêtent  leurs  bras.  11 
s'agit  de  délivrer  le  principal  meneur  de  Varaise,  Plan- 
che, qui  a  été  arrêté,  et  de  punir  Latierce,  maire  de  Va- 
raise, que  l'on  soupçonne  d'avoir  dénoncé  Planche. 
Latierce  est  roué  de  coups,  on  lui  «  fait  subir  mille 
«  tourments  pendant  trente  heures  »  ;  puis  on  se  met 
en  marche  avec  lui  sur  Saint-Jean-d'Angély,  et  l'on  exige 
l'élargissement  de  Planche.  La  municipalité,  qui  d'abord 
a  refusé,  finit  par  consentir,  à  condition  qu'on  lui  rendra 
Latierce  en  échange.  En  conséquence,  Planche  est  mis 
en  liberté,  reçu  avec  des  cris  de  triomphe.  Mais  Latierce 
n'est  pas  rendu;  au  contraire,  on  le  supplicie  une  heure 
durant,  puis  on  le  massacre,  et  le  directoire  du  district, 
moins  soumis  que  la  municipalité,  est  forcé  de  fuir.  — 
De  tels  symptômes  ne  sont  pas  douteux,  et  il  y  en  a  de 
pareils  en  Bretagne  :  évidemment,  les  âmes  sont  tou- 
jours insurgées.  Au  lieu  de  se  vider,  l'abcès  social  se 
remplit  et  se  gonfle;  il  va  crever  une  seconde  fois  aux 
mêmes  places,  et,  en  1791  comme  en  1790,  la  jacquerie 
s'étale  sur  la  Bretagne  comme  sur  le  Limousin. 

C'est  que  la  volonté  du  paysan  est  d'une  autre  nature 
que  la  nôtre,  bien  plus  fixe  et  bien  plus  tenace.  Quand 
une  pensée  s'accroche  en  lui,  elle  y  prend  naissance  par 
une  croissance  obscureet  profonde,  surlaquelle  la  parole 


162  LA  RÉVOLUTION 

et  le  raisonnement  n'ont  pas  de  prise  ;  une  fois  implantée, 
elle  végète  à  sa  guise,  non  à  la  nôtre,  et  nul  texte  légis- 
latif, nul  arrêté  judiciaire,  nulle  remontrance  administra- 
tive ne  peut  changer  l'espèce  de  fruit  qu'elle  produit. 
Ce  fruit,  élaboré  depuis  des  siècles,  est  le  sentiment 
d'une  spoliation  excessive,  et  partant  le  besoin  d'une 
décharge  complète.  Ayant  trop  payé  à  tout  le  monde, 
ils  ne  veulent  plus  rien  payer  à  personne,  et  cette  idée, 
vainement  comprimée,  se  redresse  toujours  à  la  façon 
d'un  instinct.  —  Au  mois  de  janvier  1791  \  les  bandes 
se  reforment  en  Bretagne;  c'est  que  les  propriétaires 
d'anciens  fiefs  ont  réclamé  l'acquittement  de  leurs 
rentes.  D'abord  les  paroisses  coalisées  refusent  de  rien 
payer  aux  régisseurs;  puis  les  gardes  nationales  rusli- 
qucs  viennent  dans  les  châteaux  contraindre  les  pro- 
priétaires. Le  plus  souvent  c'est  le  commandant  de  la 
garde  nationale,  parfois  c'est  le  procureur  de  la  com- 
mune qui  dicte  au  seigneur  la  renonciation  ;  de  plus  on 
lui  fait  souscrire  des  billets  au  profit  de  la  paroisse  ou 
de  divers  particuliers.  Selon  eux,  c'est  restitution  et 
dédommagement  :  puisque  tous  les  droits  féodaux  sont 
abolis,  il  est  tenu  de  leur  rendre  ce  qu'il  a  reçu  d'eux 
l'année  dernière  ;  puisqu'ils  se  sont  dérangés,  il  est 
tenu  de  «  les  salarier  pour  leur  course  ».  —  Deux 
troupes  principales,  l'une  de  quinze  cents  hommes, 
opèrent  ainsi  autour  de  Dinan  et  de  Saint-Malo  ;  pour  plus 

1.  Archives  nationales,  F7,  3225.  Lettre  du  directoire  d'Ille-et- 
Vilaine,  10  janvier  1791,  et  lettre  de  Dinan,  29  janvier.  —  Mer- 
cure  de  France,  2  et  16  avril  1791.  Lettres  de  Rennes,  20  niais; 
de  Redon,  12  mars. 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  163 

de  sûreté,  dans  les  châteaux  de  Saint-Tual,  Besso.  Beau- 
manoir,  la  Rivière,  la  Bellière,  Châteauneuf,  Chenay, 
Chausavoir,  Tourdelin  et  Chalonge,  ils  brûlent  les  litres; 
par  surcroit,  ils  mettaient  le  feu  à  Châteauneuf,  quand 
la  troupe  arriva.  —  Aux  débuts,  une  vague  idée  d'ordre 
social  et  légal  semble  encore  flotter  dans  leurs  cerveaux  : 
à  Saint-Tual,  avant  de  prendre  2000  livres  à  l'homme 
d'affaires,  ils  obligent  le  maire  à  leur  en  donner  la  per- 
mission écrite;  à  Yvignac,  leur  chef,  requis  de  présenter 
ses  pouvoirs,  déclare  «  qu'il  est  autorisé  par  la  volonté 
«  -générale  de  la  populace  de  la  nation  »  l.  —  Mais,  au 
bout  d'un  mois,  battus  par  la  troupe,  furieux  des  coups 
qu'ils  ont  donnés  et  qu'ils  ont  reçus,  excités  par  la  fai- 
blesse des  municipalités  qui  relâchent  les  prisonniers, 
ils  deviennent  des  bandits  de  la  pire  espèce.  Dans  la  nuit 
du  22  au  25  février,  le  château  de  Yillefranche,  à  trois 
lieues  de  Malestroit,  est  attaqué;  trente-deux  coquins, le 
visage  masqué,  conduits  par  un  chef  en  uniforme  na- 
tional, enfoncent  la  porte.  Les  domestiques  sont  gar- 
rottés; le  propriétaire,  M.  de  la  Bourdonnaye,  un  vieil- 
lard, sa  femme,  âgée  de  soixante  ans,  sont  meurtris  de 
coups,  liés  sur  leur  lit;  puis  on  approche  leurs  pieds  du 
feu,  et  on  les  chauffe.  Cependant,  argenterie,  linge, 
étoffes,  bijoux,  deux  mille  francs  en  argent,  jusqu'aux 
montres,  boucles  et  bagues,  tout  est  pillé,  chargé  sur 
les  onze  chevaux  des  écuries,  emporté.  —  Quand  il 
s'agit  de  la  propriété,  un  genre  d'attentat  entraîne  tous 

1.  Expressions  du  procès-verbaL 


1C4  LA  KÈVOLUTION 

les  autres,  et  la  cupidité  limitée  du  censitaire  s'achève 

par  la  rapacité  illimitée  du  brigand. 

Cependant,  dans  les  provinces  du  Sud-Ouest,  les  mêmes 
causes  ont  produit  les  mêmes  effets,  et,  vers  la  fin  de 
l'automne,  quand,  la  récolte  faite,  les  propriétaires  ont 
demandé  leurs  rentes  en  argent  ou  en  nature,  le  pay- 
san, immuable  dans  son  idée  fixe,  a  de  nouveau  refusé1. 
A  l'entendre,  s'il  y  a  une  loi  contre  lui,  elle  n'est  pas  de 
l'Assemblée  nationale  ;  ce  sont  les  ci-devant  seigneurs 
qui  l'ont  extorquée  ou  fabriquée;  elle  est  donc  nulle. 
Que  les  administrateurs  du  département  et  du  district  la 
proclament  autant  de  lois  qu'ils  voudront  ;  il  n'en  a  cure, 
et,  à  l'occasion,  il  saura  bien  les  en  punir.  Composées 
de  censitaires  comme  lui,  les  gardes  nationales  de  vil- 
lage sont  avec  lui,  et,  au  lieu  de  le  réprimer,  le  soutien- 
nent. Pour  commencer,  il  replante  les  Mais  en  signe 
d'affranchissement  et  les  potences  en  signe  de  menace. 
—  Dans  le  district  de  Gourdon,  la  troupe  et  la  maré- 
chaussée ayant  été  envoyées  pour  les  abattre,  aussitôt 
le  tocsin  sonne;  un  flot  de  paysans,  quatre  à  cinq  mille 
hommes,  armés  de  faux  et  de  fusils,  arrivent  de  toutes 
les  paroisses  environnantes;  les  cent  soldats,  retirés 
dans  une  église,  capitulent  après  un  siège  de  vingt- 
quatre  heures,  et  sont  contraints  de  nommer  les  pro- 
priétaires  qui  ont  demandé  au  district  leur  interven- 

1.  Moniteur,  séance  du  15  décembre  IT'.K»  (adresse  «lu  dépar- 
tement «lu  Lot,  7  décembre).  —  Séance  du  '20  décembre  («lis- 
cours  de  51.  de  Foucault).  —  Mercure  de  France,  18  décem- 
bre 17'JO  (lettre  de  Belves  en  Périgord,  7  décembre).  —  lb., 
22  janvier  et  2(J  janvier  17U1  (lettre  de  M.  de  Clarac,  18  janvier). 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  165 

tion  :  ce  sont  MM.  Hébray,  de  Fontanges,  et  encore 
d'autres.  Toutes  leurs  maisons  sont  détruites  de  fond  en 
comble,  ils  se  sauvent  pour  ne  pas  être  pendus;  les  châ- 
teaux de  Repaire  et  de  Salviat  sont  brûlés.  Au  bout  de 
huit  jours,  le  Quercy  est  en  feu,  trente  châteaux  sont 
délruits.  —  Le  chef  d'une  garde  nationale  rustique, 
Joseph  Linard,  à  la  tête  de  l'armée  villageoise,  pénètre 
dans  Gourdon,  s'installe  à  l'hôtel  de  ville,  se  déclare 
protecteur  du  peuple  contre  le  directoire  du  district, 
écrit  au  département,  au  nom  de  «  ses  frères  d'armes  », 
et  vante  son  patriotisme.  En  attendant,  il  commande  en 
conquérant,  ouvre  les  prisons,  promet  que,  si  l'on  con- 
gédie la  maréchaussée  et  la  troupe,  il  va  se  retirer,  lui 
et  ses  gens,  en  bon  ordre.  —  Mais  ces  sortes  d'autorités 
tumultuaires,  instituées  par  acclamation  pour  l'attaque, 
sont  impuissantes  pour  la  résistance.  A  peine  Linard 
s'cst-il  retiré,  que  la  sauvagerie  se  déchaîne.  «  La  tête 
«  des  administrateurs  est  mise  à  prix;  leurs  maisons 
«  sont  les  premières  dévastées  ;  toutes  les  maisons  des 
«  citoyens  riches  sont  mises  au  pillage;  il  en  est  de 
«  même  des  châteaux  et  des  habitations  de  campagne 
«  qui  annoncent  quelque  aisance.  »  —  Contre  cette 
jacquerie  qui  se  propage,  quinze  gentilshommes, 
réunis  à  Castel  chez  M.  d'Escayrac1,  font  appel  à  tous 
les  bons  citoyens  pour  marcher  au  secours  des  proprié- 
taires attaqués;  mais  il  y  a  trop  peu  de  propriétaires 
dans  la  campagne,  et  chaque  ville  n'a  pas  trop  des  siens 
pour  se  garderelle-même.  Après  quelques  escarmouches, 
1.  17  décembre  1790. 


1GG  LA  REVOLUTION 

M.  d'Escayrac,  abandonné  par  la  municipalité  de  son 
village,  blessé,  se  retire  en  Languedoc  chez  le  comte  de 
Chirac,  maréchal  de  camp.  Là  aussi,  le  château  est  en- 
touré1, bloqué,  assiégé  par  la  garde  nationale  du  lieu. 
M.  de  Clarac  descend,  parlemente;  on  lui  tire  des  conps 
de  fusil.  Il  remonte  et  jette  de  l'argent  par  la  fenêtre  ;  on 
ramasse  l'argent  et  l'on  tire  de  nouveau  sur  lui.  Le  feu 
est  mis  au  château;  M.  d'Escayrac  est  tué  de  cinq  coups 
de  fusil;  M.  de  Clarac  et  un  autre,  réfugiés  dans  un  sou- 
terrain voûté,  presque  étouffés,  n'en  sont  retirés  que  le 
surlendemain  matin  par  les  gardes  nationales  du  voisi- 
nage; celles-ci  les  emmènent  à  Toulouse,  où  on  les 
retient  en  prison,  et  où  l'accusateur  public  informe 
contre  eux.  En  même  temps,  le  château  de  Bagat,  près 
de  Montcuq,  est  démoli  ;  l'abbaye  d'Espagnac,  près  de 
Figeac,  est  attaquée  à  coups  de  fusil;  on  force  l'abbesse 
à  restituer  toutes  les  rentes  qu'elle  a  perçues  et  à 
rembourser  quatre  mille  livres  pour  les  frais  d'un 
procès  que  le  couvent  a  gagné  il  y  a  vingt  ans. 

Après  de  pareils  succès,  il  est  inévitable  que  la  révolte 
s'étende,  et,  au  bout  de  quelques  semaines  ou  de  quel- 
ques mois,  elle  est  permanente  dans  les  trois  départe- 
ments voisins.  —  Dans  la  Creuse2,  on  menace  les  jugos 
de  mort  s'ils  ordonnent  le  payement  des  cens,  et  l'on 


1.  7  janvier  1791. 

2.  Archives  révolutionnaires  du  département  de  la  Creuse,  par 
Duval  (lettre  des  administrateurs  du  département,  51  mars  1791). 
—  Archives  nationales,  F7,  5209.  Délibération  du  directoire  du 
département,  12  mai  1791.  — Procès-verbal  de  la  municipalité  de 
La  Souterraine,  25  août  1791 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  167 

promet  le  même  sort  aux  propriétaires  qui  réclameront 
leurs  rentes.  En  plusieurs  endroits,  surtout  dans  la 
montagne,  les  paysans,  «  considérant  qu'ils  sont  la  na- 
«  tion  et  que  les  biens  du  clergé  sont  nationaux  »,  veu- 
lent qu'au  lieu  de  les  vendre  on  les  leur  partage.  Cin- 
quante paroisses,  autour  de  La  Souterraine,  ont  reçu 
des  lettres  incendiaires  qui  les  invitent  à  venir  en  armes 
à  la  ville  «  pour  se  faire  exhiber  par  force  et  au  péril  de 
«  leur  sang  tous  les  titres  des  rentes  foncières  ».  De 
huit  lieues  à  la  ronde,  les  paysans  s'ébranlent  au  son  du 
tocsin,  précédés  de  leurs  officiers  municipaux  en 
écharpe;  ils  sont  plus  de  quatre  mille  et  traînent  avec 
eux  un  chariot  plein  d'armes  ;  c'est  pour  reviser  et  con- 
stituer à  nouveau  la  propriété  du  sol.  —  Dans  la  Dor- 
dogne1,  des  arbitres  qui  se  sont  désignés  eux-mêmes 
s'interposent  impérieusement  entre  le  propriétaire  et  le 
métayer  au  moment  de  la  récolte,  pour  empêcher  le 
propriétaire  de  réclamer  et  le  métayer  de  fournir  la 
dîme  et  le  rêve  :  toute  convention  de  cette  espèce  est 
interdite;  quiconque  dérogera  au  nouveau  système,  pro- 
priétaire ou  métayer,  sera  pendu.  A  cet  effet,  dans  les 
districts  de  Bergerac,  Excideuil,  Ribérac,  Mussidan, 
Montignac  et  Périgueux,  les  milices  rurales,  conduites 
par  les  officiers  municipaux,  vont  de  commune  en  com- 
mune, pour  faire  signer  aux  propriétaires  leur  désistc- 

1.  Archives  nationales,  V,  5269.  —  Arrêté  du  directoire  du 
district  de  Ribérac,  5  août  1791,  et  réquisition  du  procureur-syn- 
dic, 4  août.  —  Lettres  du  même  directoire,  9  et  22  août.  —  Let- 
tres du  procureur-syndic  du  département,  24  août  et  11  sep- 
tembre. —  Lettre  du  commissaire  du  roi,  22  août. 


1GS  LA  RÉVOLUTION 

ment,  et  ces  visites  «  sont  toujours  accompagnées  de 
«  vols,  d'outrages  et  de  mauvais  traitements,  auxquels 
«  on  n'échappe  que  par  une  soumission  absolue  ».  De 
plus,  ils  demandent  l'abolition  «  de  toute  espèce  d'im- 
«  pots  et  le  partage  des  terres  ».  —  Impossible  «  aux 
«  propriétaires  un  peu  riches  »  de  rester  à  la  campagne  ; 
de  tous  côtés,  ils  se  réfugient  à  Périgueux,  et  là,  formés 
en  corps  de  troupe,  avec  la  gendarmerie  et  la  garde  na- 
tionale de  la  ville,  ils  parcourent  les  cantons  pour  réta- 
blir l'ordre.  Mais  il  n'y  a  nul  moyen  de  persuader  aux 
paysans  que  c'est  l'ordre  qu'on  rétablit.  Avec  cette  opi- 
niâtreté d'imagination  que  nul  obstacle  n'arrête  et  qui, 
comme  une  source  vive,  finit  toujours  par  trouver  une 
issue,  le  peuple  déclare  que  «  les  gendarmes  et  les 
«  gardes  nationales  »  qui  sont  venus  le  contraindre 
«  étaient  des  prêtres  et  des  gentilshommes  déguisés  ». 
—  D'ailleurs  les  théories  nouvelles  sont  descendues 
jusque  dans  les  bas-fonds,  et  rien  de  plus  facile  que  d'en 
tirer  l'abolition  des  dettes  ou  même  la  loi  agraire.  A  Ri- 
bérac,  où  les  paroisses  voisines  ont  fait  invasion,  l'ora- 
teur des  séditieux,  un  tailleur  de  village,  tirant  de  sa 
poche  le  catéchisme  de  la  Constitution,  argumente  avec 
le  procureur-syndic  et  lui  prouve  que  les  insurgés  ne 
font  qu'exercer  les  droits  de  l'homme.  En  premier  lieu, 
il  est  dit  dans  le  livre  que  «  les  Français  sont  égaux  et 
«  frères,  qu'ils  doivent  se  secourir  »  les  uns  les  autres; 
«  donc,  les  maîtres  doivent  partager,  surtout  cette  année 
«  qui  est  disetteuse.  En  second  lieu,  il  est  écrit  que  tous 
n  les  biens  appartiennent  à  la  nation  »,  et  c'est  pour 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  169 

cela  «  qu'elle  s'est  emparée  des  biens  de  l'Église;  or 
«  la  nation  se  compose  de  tous  les  Français  »  et  la  con- 
clusion est  claire.  Aux  yeux  du  tailleur,  puisque  les  biens 
des  particuliers  français  appartiennent  à  tous  les  Fran- 
çais, il  y  a  droit,  lui  tailleur,  au  moins  pour  sa  quote- 
part.  —  On  va  vite  et  loin  sur  cette  pente  ;  car  chaque 
attroupement  entend  jouir  tout  de  suite  et  à  sa  façon. 
Nul  souci  des  voisins,  ni  des  conséquences,  même  im- 
médiates et  physiques,  et,  en  vingt  endroits,  la  pro- 
priété usurpée  périt  elle-même  sous  la  main  des  usur- 
pateurs. 

C'est  dans  le  troisième  département,  celui  de  la  Cor- 
rèze,  qu'on  peut  le  mieux  observer  cette  destruction 
gratuite1.  Non  seulement,  depuis  le  commencement  de 
la  Révolution,  les  paysans  y  ont  refusé  de  payer  les 
rentes  ;  non  seulement  ils  ont  «  planté  des  Mais  armés 
«  de  crocs  de  fer  pour  pendre  »  le  premier  qui  oserait  les 
réclamer  ou  les  payer;  non  seulement  les  violences,  qui 
sont  de  toute  espèce,  sont  commises  «  par  des  corn- 
et munes  entières  »,  et  «  la  garde  nationale  des  petites 
«  communes  y  participe  »  ;  non  seulement  les  coupa- 
bles décrétés  de  prise  de  corps  restent  libres,  et  «  on 
«  ne  parle  que  de  pendre  les  huissiers  qui  feront  des 
«  actes  »,  mais  encore,  avec  la  propriété  des  eaux,  la 

1  Archives  nationales,  F7,  3204.  —  Lettres  du  directoire  du 
département,  2  juin  1791,  8  et  22  septembre.  —  Du  ministre  de 
la  justice,  15  mai  1791.  —  De  M.  de  Lentilliac,  2  septembre.  — 
De  M.  Melon  de  Pradou,  commissaire  du  roi,  8  septembre.  —  Mer- 
cure de  France,  14  ma*  1791  (lettre  d'un  témoin,  M.  de  Loyac, 
25  avril  1791). 


170  LA  RÉVOLUTION 

réserve,  la  conduite,  la  distribution  des  eaux  sont  bou- 
leversées, et,  dans  un  pays  où  les  pentes  sont  raides,  on 
imagine  les  suites  d'une  pareille  opération.  —  A  trois 
lieues  de  Tulle,  dans  un  vallon  formant  demi-cercle,  un 
étang  profond  de  vingt  pieds  sur  une  étendue  de  trois 
cents  arpents  était  fermé  par  une  épaisse  chaussée  du 
côté  d'une  gorge  très  profonde,  toute  peuplée  de  mai- 
sons, de  moulins  et  de  cultures.  Le  17  avril  1791,  une 
troupe,  assemblée  au  son  du  tambour,  cinq  cents 
hommes  armés  des  tioïs  villages  voisins  se  mettent  à 
démolir  la  digue.  Le  propriétaire,  député  suppléant  à 
l'Assemblée  nationale,  M.  de  Sedières,  n'est  averti  qu'à 
onze  heures  du  soir  ;  il  monte  à  cheval  avec  ses  hôtes  et 
ses  domestiques,  charge  les  misérables  fous,  et,  à  coups 
de  pistolet,  de  fusil,  les  disperse;  il  était  temps  :  la 
tranchée  qu'ils  creusaient  avait  déjà  huit  pieds  de  pro- 
fondeur; l'eau  affleurait  presque;  une  demi-heure  plus 
tard,  l'effroyable  masse  roulante  se  déversait  sur  les 
habitants  de  la  gorge.  —  Mais,  contre  l'attaque  univer- 
selle et  continue,  de  tels  coups  de  main,  rares  et  rare- 
ment heureux,  ne  sont  pas  une  défense.  La  troupe  de 
ligne  et  la  gendarmerie,  toutes  deux  en  voie  de  refonte 
ou  de  décomposition,  sont  peu  sortis  ou  trop  faibles.  Il 
n'y  a  que  trente  hommes  de  cavalerie  dans  la  Creuse  et 
autant  dans  la  Convze.  La  garde  nationale  des  villes 
est  surmenée  par  tant  d'expéditions  dans  la  campagne, 
et  l'argent  manque  pour  lui  payer  ses  déplacements. 
Enfin,  l'élection  aux  mains  du  peuple  amène  au  pouvoir 
des  hommes  disposés  à  tolérer  tous  les  excès  populaires. 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUEE  171 

A  Tulle,  les  électeurs  du  second  degré,  choisis  presque 
tous  parmi  les  cultivateurs,  et  de  plus  catéchisés  par  le 
club,  ne  nomment  pour  députés  et  pour  accusateur  pu- 
blic que  des  candidats  déclarés  contre  les  rentes  et 
contre  les  étangs.  —  Aussi  bien,  vers  le  mois  de  mai, 
la  démolition  générale  des  digues  a  commencé.  A  une 
lieue  et  demie  du  chef-lieu,  sur  un  vaste  étang,  l'opéra- 
tion dure,  sans  opposition,  une  semaine  entière;  ail- 
leurs, quand  les  gardes  ou  la  gendarmerie  arrivent,  on 
tire  dessus.  Vers  la  fin  de  septembre,  dans  tout  le  dépar- 
tement, toutes  les  chaussées  sont  rompues  :  à  la  place 
des  étangs,  il  reste  des  marais  infects  ;  les  moulins  ne 
tournent  plus;  l'arrosage  manque  aux  prairies.  Mais  les 
démolisseurs  emportent  des  panerées  de  poissons,  et  le 
sol  de  l'étang  rentre  dans  leurs  communaux.  —  Ce  n'est 
pas  encore  la  haine  qui  les  pousse,  c'est  l'instinct  d'ac- 
quisition :  toutes  ces  mains  violentes,  qui  se  tendent  et 
se  raidissent  à  travers  la  loi,  en  veulent  à  la  propriété, 
et  non  au  propriétaire  :  elles  sont  avides  bien  plutôt 
qu'hostiles.  L'un  des  seigneurs  de  la  Corrèze,  M.  de  Saint- 
Victour,  est  absent  depuis  cinq  ans  ;  dès  le  commence- 
ment de  la  Révolution,  quoique  ses  rentes  féodales 
fissent  la  moitié  du  revenu  de  sa  terre,  il  a  défendu 
d'employer,  pour  les  percevoir,  les  moyens  de  rigueur; 
par  suite,  depuis  1789,  il  n'en  a  perçu  aucune.  De  plus, 
ayant  beaucoup  de  blé  en  réserve,  il  a  prêté  pour  quatre 
mille  francs  de  grains  à  ceux  de  ses  tenanciers  qui  en 
manquaient.  Enfin,  il  est  libéral,  et,  dans  la  ville  voi- 
sine, à  Ussel,  il  passe  même  pour  Jacobin.  Malgré  tout 


172  LA  RÉVOLUTION 

cela,  il  est  traité  comme  les  autres;  c'est  que  les  pa- 
roisses de  sa  terre  sont  «  clubistes  »,  gouvernées  par 
une  compagnie  de  niveleurs  ruraux  et  pratiques;  clans 
l'une  d'elles  «  les  brigands,  s'étant  constitués  en  muni- 
«  cipalité  »,  ont  choisi  leur  chef  pour  procureur-syndic. 
Partant,  le  22  août,  quatre-vingts  paysans  armés  ont  ou- 
vert la  chaussée  de  son  grand  étang,  au  risque  de  sub- 
merger le  village  voisin,  qui  est  venu  la  refermer.  Dans 
les  deux  semaines  suivantes,  ses  cinq  autres  étangs  ont 
été  démolis;  quatre  à  cinq  mille  francs  de  poisson  ont 
été  volés;  le  reste  pourrit  dans  les  herbes1.  Pour  mieux 
assurer  l'expropriation,  on  a  voulu  brûler  ses  titres;  son 
château,  assailli  dans  la  nuit  et  à  deux  reprises,  n'a  été 
sauvé  que  par  la  garde  nationale  d'Ussel.  A  présent  ses 
métayers  et  domestiques  hésitent  à  cultiver,  ils  sont 
venus  demander  au  régisseur  s'ils  pouvaient  faire  les 
semailles.  Nul  recours  auprès  des  autorités  :  les  admi- 
nistrateurs, les  juges,  même  lorsqu'il  s'agit  de  leurs 
propres  biens,  «  n'osent  se  montrer  ouvertement  », 
parce  «  qu'ils  ne  se  voient  pas  en  sûreté  sous  le  bou- 
«  cher  de  la  loi  ».  —  A  travers  la  loi  ancienne  ou  nou- 
velle, la  volonté  populaire  poursuit  opiniâtrement  son 
œuvre  et  atteint  forcément  son  objet. 

Aussi  bien,  quels  que  soient  les  grands  noms,  libellé, 
égalité,  fraternité,  dont  la  Révolution  se  décore,  elle  est 
par  essence  une  translation  de  lapropriété  :  en  cela  con- 

1.  Archives  nationales,  F7,  Ô20i.  Lettres  de  M.  de  Saint-Victour, 
25  septembre,  2  et  10  octobre  1791.  —  Lettre  du  régisseur  de  la 
terre  de  Saint-Victour,  18  septembre. 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  173 

siste  son  support  intime,  sa  force  permanente,  son  mo- 
teur premier,  et  son  sens  historique.  —  Jadis,  dans 
l'antiquité,  on  avait  vu  des  exécutions  pareilles,  les 
dettes  abolies  ou  réduites,  les  biens  des  riches  confis- 
qués, les  terres  publiques  partagées;  mais  l'opération 
se  renfermait  dans  une  cité,  et  se  bornait  à  un  petit  ter- 
ritoire. Pour  la  première  fois,  elle  s'accomplit  en  grand 
et  dans  un  État  moderne.  —  Jusqu'ici,  dans  ces  vastes 
États,  lorsque  les  couches  profondes  se  soulevaient, 
c'était  toujours  contre  la  domination  de  l'étranger  ou 
contre  l'oppression  des  consciences.  En  France,  au  quin- 
zième siècle,  en  Hollande  au  seizième,  en  Angleterre  au 
dix-septième,  le  paysan,  l'artisan,  le  manœuvre  avait 
pris  les  armes  contre  l'ennemi  ou  pour  sa  foi.  Au  zèle 
religieux  ou  patriotique  a  succédé  le  besoin  de  bien-être, 
et  le  nouveau  motif  est  aussi  puissant  que  les  autres; 
car,  dans  nos  sociétés  industrielles,  démocratiques, 
utilitaires,  c'est  lui  qui  désormais  gouverne  presque 
toutes  les  vies  et  provoque  presque  tous  les  efforts. 
Refoulée  pendant  des  siècles,  la  passion  s'est  redressée 
en  secouant  les  deux  grands  poids  qui  l'accablaient, 
gouvernement  et  privilèges.  A  présent,  elle  se  débande 
impétueusement  de  tout  son  jeu,  comme  une  force  brute, 
à  travers  toutes  les  propriétés  légales  et  légitimes,  pu- 
bliques ou  privées.  Les  obstacles  qu'elle  rencontre  ne 
font  que  la  rendre  plus  destructive  :  par  delà  les  pro- 
priétés, elle  s'attaque  aux  propriétaires,  et  achève  les 
spoliations  par  les  proscriptions. 


CHAPITRE  III 

Développement  de  la  passion  maîtresse.  —  I.  Attitude  des  nobles 

—  Modération  de  leur  résistance.  —  II.  Travail  de  l'imagina- 
tion populaire  à  leur  endroit.  —  Monomanie  du  soupçon.  — Les 
nobles  suspects  et  traités  en  ennemis.  —  Situation  d'un  gentil- 
homme dans  son  domaine.  —  Affaire  de  M.  de  Iiussy.  —  III 
Visites  domiciliaires.  —  La  cinquième  jacquerie.  —  La  Bour- 
gogne et  le  Lyonnais  en  1791.  —  Affaires  de  M.  de  Chaponay  et 
de  M.  Guillin-Dumontet.  —  IV.  Les  nobles  obligés  de  quitter  la 
campagne.  —  Ils  se  réfugient  dans  les  villes.  —  Dangers  qu'ils 
y  courent.  —  Les  quatre-vingt-deux  gentilshommes  de  Caen.  — 
V.  Persécutions  qu'ils  subissent  dans  la  vie  privée.  —  VI.  Con- 
duite des  officiers.  —  Leur  abnégation.  —  Dispositions  des  sol- 
dats. —  Les  émeutes  militaires.  —  Propagation  et  accroisse- 
ment de  l'indiscipline.  —  Démission  des  officiers.  —  VII.  L'émi- 
gration et  ses  causes.  —  Premières  lois  contre  les  émigrés.  — 
VIII.  Attitude  des  prêlres  insermentés.  —  Comment  ils  devien- 
nent suspects.  —  Arrêtés  illégaux  des  administrations  locales. 

—  Violence  ou  connivence  des  gardes  nationales.  —  Attentats 
de  la  populace.  —  I.e  Pouvoir  exécutif  dans  le  Midi.  —  I.a 
sixième  jacquerie.  —  Ses  deux  causes.  —  Éruptions  isolées 
dans  le  Nord,  l'Est  et  l'Ouest.  —  Eruption  générale  dans  le 
Centre  et  le  Midi.  —  IX.  Etat  des  esprits.  —  Les  trois  convois 
de  prêtres  insermentés  sur  la  Seine.  —  Psychologie  de  la  Révo- 
lution. 

I 

Si  la  passion  populaire  aboutit  aux  meurtres,  ce  n'est 
fias  que  la  résistance  soit  grandi'  ni  violente.  Au  con- 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  175 

traire,  jamais  aristocratie  n'a  souffert  sa  dépossession 
avec  tant  de  patience,  et  n'a  moins  employé  la  force 
pour  défendre  ses  prérogatives  ou  même  ses  propriétés. 
A  parler  exactement,  celle-ci  reçoit,  les  coups  sans  les 
rendre,  et,  quand  elle  s'arme,  c'est  presque  toujours 
avec  la  bourgeoisie  et  la  garde  nationale,  sur  l'invita- 
tion des  magistrats,  conformément  à  la  loi,  pour  sau- 
vegarder les  personnes  et  les  biens.  Les  nobles  tâchent 
de  ne  pas  être  tués,  ni  volés,  rien  de  plus;  pendant 
près  de  trois  ans,  ils  ne  lèvent  aucun  drapeau  politique. 
Dans  les  villes  où  ils  ont  l'ascendant  et  que  l'on  dénonce 
comme  des  révoltées,  par  exemple  Mende  et  Arles,  leur 
opposition  se  borne  à  réprimer  l'émeute,  à  contenir  la 
plèbe  et  à  faire  respecter  la  loi.  Ce  n'est  point  contre 
l'ordre  nouveau,  c'est  contre  le  désordre  brutal  qu'ils 
se  liguent.  —  «  A  Mende,  dit  la  municipalité1,  nous 
«  avons  eu  la  gloire  de  solder  les  premiers  les  contri- 
«  butions  de  1790.  Nous  avons  remplacé  notre  évêque; 
«  nous  avons  installé  son  successeur  sans  aucun  trou- 
«  ble  et  sans  le  secours  d'aucune  force  étrangère.... 
«  Nous  avons  dispersé  les  membres  d'une  cathédrale 
«  auxquels  nous  tenions  tous  par  les  liens  du  sang  ou 
a  de  l'amitié;  nous  avons  renvoyé  depuis  l'évêque  jus- 
c.  qu'aux  enfants  de  chœur.  Nous  n'avions  que  trois 
«  maisons  de  religieux  mendiants,  elles  ont  été  toutes 
«  les  trois  supprimées.  Nous  avons  vendu  tous  les  biens 

1.  Moniteur,  XI,  763  (séance  du  28  mars  1792).  —  Archives  na- 
tionales, F7,  3235.  —  Délibération  du  directoire  du  département, 
29  novembre  1791  et  27  janvier  1792.  —  Pétition  de  la  munici- 
palité de  Mende  et  de  quarante-trois  autres.  30  novembre  1791. 

LA  RÉVOLUTION,   ii.  T     IV.  —  12 


176  LA  RÉVOLUTION 

«  nationaux  sans  aucune  exception.  »  —  A  la  vérité  le 
commandant  de  leur  gendarmerie  est  un  ancien  garde 
du  corps,  et  les  officiers  supérieurs  de  leur  garde  na- 
tionale sont  des  gentilshommes  ou  des  croix  de  Saint- 
Louis.  Mais,  visiblement,  s'ils  se  défendent  contre  les 
Jacobins,  ils  ne  s'insurgent  pas  contre  l'Assemblée.  — 
Dans  Arles  qui  a  dompté  sa  populace  \  qui  s'est  armée, 
qui  a  fermé  ses  portes  et  qui  passe  pour  un  foyer  de 
conspiration  royaliste,  les  commissaires  envoyés  par  le 
Roi  et  par  l'Assemblée  nationale,  gens  circonspects  et 
de  poids,  ne  trouvent,  après  un  mois  d'examen,  que 
soumission  aux  décrets  et  zèle  pour  la  chose  publique. 
«  Voilà,  disent-ils,  les  hommes  qu'on  a  calomniés, 
«  parce  que,  chérissant  la  Constitution,  ils  avaient  pris 
«  en  horreur  le  fanatisme,  les  démagogues  et  l'anar- 
«  chie.  Si  les  citoyens  ne  s'étaient  pas  réveillés  au 
«  moment  du  danger,  ils  auraient  été  égorgés  comme 
«  leurs  voisins  (d'Avignon).  C'est  cette  insurrection 
«  contre  le  crime  que  des  brigands  ont  noircie.  »  S'ils 
ont  fermé  leurs  portes,  c'est  parce  que  «  les  gardes 
«  nationaux  de  Marseille,  les  mêmes  qui  s'étaient  si  mal 
«  conduits  dans  le  Comtat,  accouraient,  sous  prétexte 
«  de  maintenir  la  liberté  et  de  prévenir  la  contre-révo- 
«  lution,  mais  en  réalité  pour  piller  la  ville  ».  Aux 

1.  Archives  nationales,  F7,  5108.  Procès-verbal  des  officiers 
municipaux  d'Arles,  2  septembre  1791.  —  Lettres  des  commis- 
saires du  roi  et  de  l'Assemblée  nationale,  2i  octobre,  14,  17, 
21  novembre  et  21  décembre  1791.  —  Par  impartialité,  les  com- 
missaires vont  tour  à  tour  à  la  messe  d'un  insermenté  et  à  la 
messe  d'un  assermenté.  Pour  la  première,  «  l'église  est  remplie  »; 
pour  la  seconde,  «  elle  est  toujours  déserte  ». 


Là  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  177 

élections  très  sages  et  très  calmes  qui  viennent  d'avoir 
lieu,  on  n'a  crié  que  Vive  la  Nation,  la  Loi  et  le  Roi. 
«  On  a  parlé  de  l'attachement  des  citoyens  à  la  Consti- 
«  tution....  »  «  L'obéissance  aux  lois,  l'empressement 
«  le  plus  vif  à  acquitter  les  contributions  publiques, 
«  voilà  ce  que  nous  avons  remarqué  chez  ces  préten- 
«  dus  contre-révolutionnaires.  Tous  ceux  qui  sont  sujets 
«  à  l'impôt  des  patentes  se  rendent  en  foule  à  l'hôtel 
«  de  ville.  »  A  peine  «  le  bureau  des  recettes  a-t-il  été 
«  ouvert,  que  les  honnêtes  gens  y  ont  afflué;  au  con- 
«  traire  les  soi-disant  bons  patriotes,  républicains  ou 
«  anarchistes,  n'ont  pas  brillé  dans  cette  occasion  :  un 
«  très  petit  nombre  d'entre  eux  ont  fait  soumission.  Les 
«  autres  sont  tout  étonnés  qu'on  leur  demande  de  l'ar- 
«  gent  :  on  les  avait  flattés  d'un  espoir  si  différent  !  » 

Bref,  pendant  plus  de  trente  mois,  sous  une  pluie 
continue  de  menaces,  de  spoliations  et  d'outrages,  les 
nobles  qui  sont  demeurés  ea  France  ne  commettent  et 
n'entreprennent  aucune  hostilité  contre  le  gouverne- 
ment qui  les  persécute.  Aucun  d'eux,  pas  même  M.  de 
Bouille,  ne  tente  d'exécuter  un  véritable  plan  de  guerre 
civile;  à  cette  date  et  dans  leurs  rangs,  je  ne  trouve 
qu'un  homme  résolu,  prêt  à  l'action  et  qui,  contre  un 
parti  militant,  travaille  à  former  un  parti  militant;  il 
est  vraiment  politique  et  conspirateur,  il  s'entend  avec 
le  comte  d'Artois,  il  fait  signer  des  pétitions  pour  la  li- 
berté du  Roi  et  de  l'Église,  il  organise  des  compagnies 
armées,  il  embauche  des  paysans,  il  prépare  une  Ven- 
dée du  Languedoc  et  de  la  Provence  ;  et  c'est  un  bour- 


178  LA  RÉVOLUTION 

geois,  Froment  de  Nîmes1.  Mais,  au  moment  de  l'action, 
sur  dix-huit  compagnies  qu'il  croyait  acquises  à  sa 
cause,  il  ne  s'en  trouve  que  trois  pour  marcher  avec 
lui.  Les  autres  restent  au  logis,  jusqu'à  ce  que,  Froment 
vaincu,  on  vienne  les  égorger  à  domicile,  et  les  survi- 
vants qui  se  sauvent  à  Jalès  y  trouvent  non  une  place 
forte,  mais  un  asile  temporaire,  où  ils  ne  parviennent 
jamais  à  transformer  leurs  velléités  en  volontés  *.  — 
Eux  aussi,  comme  les  autres  Français,  les  nohles  ont 
subi  la  longue  pression  de  la  centralisation  monarchi- 
que. Ils  ne  font  plus  un  corps,  ils  ont  perdu  l'instinct 
d'association.  Ils  ne  savent  plus  agir  d'eux-mêmes,  ils 
sont  des  administrés,  ils  attendent  l'impulsion  du 
centre,  et,  au  centre,  le  roi,  leur  général  héréditaire, 
captif  du  peuple,  leur  commande  de  se  résigner,  de  ne 
rien  faire.  D'ailleurs,  comme  les  autres  Français,  ils  ont 
été  élevés  dans  la  philosophie  du  dix-huitième  siècle  : 
a  La  liberté  est  si  précieuse,  écrivait  le  duc  de  Brissac3, 
«  qu'il  faut  bien  l'acheter  par  quelques  peines  ;  la  féo- 
«  dalité   détruite  n'empêchera   pas  d'être  respecté  et 

1.  Mémoire  de  M.  de  Mérilhou  pour  Froment,  passi?n.  —  Rap- 
port tLe  M.  Alquier,  54.  —  Dampmartin,  I,  208. 

2  Dampmartin,  I,  208.  Ils  disaient  aux  paysans  catholiques  : 
«  Allons,  mes  enfants,  vive  le  Roi!  »  —  Cris  d'enthousiasme.  — 
■  Ces  scéléra-ts  de  démocrates,  il  faut  en  faire  un  exemple,  reta- 
•  blir  les  droits  sacrés  du  trône  et  de  l'autel.  »  —  a  Comme 
'<  vous  voudrez,  répliquaient  les  campagnards  dans  leur  patois  : 
«  mais  il  faut  garder  la  Révolution,  car  là  dedans  il  y  a  de  bonnes 
i   choses.  r>> —  Us  se   tiennent  en  repos,  refusent  de  marcher  au 

i  cours  il'Uzès,  et  rentrent  dans  leurs  montagnes  à  la  première 
approche  de  la  garde  nationale. 

3.  Dauban,  In  Dimarjogie  à  Paris,  598.  Lettre  de  M.  de  Cris- 
sac,  23  août  1789. 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  179 

«  aimé,  ce  qui  est  le  bon  et  le  certain.  »  —  Pendant 
longtemps  ils  persistent  dans  cette  illusion  :  ils  restent 
optimistes.  Ils  ne  comprennent  pas  qu'étant  eux-mêmes 
bienveillants  pour  le  peuple,  le  peuple  puisse  être  mal- 
veillant pour  eux;  ils  s'obstinent  à  croire  que  les  trou- 
bles sont  passagers.  Aussitôt  que  la  Constitution  est 
proclamée,  d'Espagne,  de  Belgique,  d'Allemagne,  ils 
reviennent  en  foule;  pendant  quelques  jours  la  poste  df 
Troyes  ne  peut  fournir  assez  de  chevaux  aux  émigrés 
qui  rentrent1.  Ainsi,  ils  acceptent  non  seulement  l'abo- 
lition de  la  féodalité  et  l'égalité  civile,  mais  encore 
l'égalité  politique  et  la  souveraineté  du  nombre.  — 
Très  probablement  des  égards,  quelques  respects 
extérieurs,  des  saluts  les  auraient  ralliés  de  cœur 
à  l'institution  démocratique.  Ils  consentiraient  même  à 
être  confondus  dans  la  foule,  à  subir  le  niveau  com- 
mun, à  vivre  en  simples  particuliers.  S'ils  étaient  traités 
comme  le  bourgeois  ou  le  paysan  leurs  voisins,  si  leurs 
propriétés  et  leurs  personnes  étaient  respectées,  ils  sup- 
porteraient sans  aigreur  le  nouveau  régime.  Que  les 
grands  seigneurs  émigrés,  que  les  gens  de  l'ancienne 
cour  intriguent  à  Coblcntz  ou  à  Turin  :cela  est  naturel, 
puisqu'ils  ont  tout  perdu,  autorité,  places,  pensions, 
sinécures,  plaisirs  et  le  reste.  Mais,  pour  la  petite  et 
moyenne  noblesse  de  province,  chevaliers  de  Saint- 
Louis,  officiers  subalternes,  propriétaires  résidants,  la 
perte  est  petite.  La  loi  a  supprimé  la  moitié  de  leurs 

1.  Moniteur,  X,  559  [Journal  de  Troyes  et  lettre  de  Perpignan, 
novembre  1791). 


ISO  LA  RÉVOLUTION 

droits  seigneuriaux;  mais,  en  vertu  de  la  même  lui, 
leurs  terres  sont  affranchies  de  la  dîme.  Ils  n'auront 
pas  les  places  dans  l'élection  populaire,  mais  ils  ne  les 
avaient  pas  sous  l'arbitraire  ministériel.  Ministériel  ou 
populaire,  peu  leur  importe  que  le  pouvoir  ait  changé 
de  main  ;  ils  ne  sont  pas  habitués  à  ses  faveurs,  et  ils 
continueront  leur  vie  ordinaire,  chasse,  promenades, 
lectures,  visites,  conversations,  pourvu  qu'ils  trouvent, 
comme  le  premier  venu,  comme  l'épicier  du  coin, 
comme  leur  valet  de  ferme,  protection,  sûreté,  sécurilé, 
sur  la  voie  publique  et  dans  leur  logis1. 


II 

Par  malheur,  la  passion  populaire  est  une  puissance 
aveugle,  et  faute  de  lumières  elle  se  laisse  guider  par 
ses  visions.  Les  imaginations  travaillent,  et  travaillent 
conformément  à  la  structure  de  la  cervelle  échauffée  qui 
les  enfante.  Si  l'ancien  régime  revenait!  S'il  nous  fallait 
rendre  les  biens  du  clergé!  Si  nous  étions  obligés  de 
nouveau  de  payer  la  gabelle,  les  aides,  la  taille,  les 
redevances  que  grâce  à  la  loi  nous  ne  payons  plus,  et 

1.  Mercure  de  France,  n°  du  5  septembre  1791.  a  Qu'on  nous 
«  présente  la  liberté,  et  toute  la  France  sera  à  genoux  devant  elle; 
«  mais  les  cœurs  nobles  et  fiers  résisteront  éternellement  à  l'op- 
«  pression  qui  se  couvre  de  ce  masque  sacré.  Ils  invoqueront  la 
«  liberté,  mais  la  liberté  sans  crimes,  la  liberté  qui  se  soutient 
«  sans  cahots,  sans  inquisiteurs,  sans  incendiaires,  sans  brigands, 
«  sans  serments  forcés,  sans  coalitions  illégales,  sans  supplices 
«  populaires;  la  liberté  enfin  qui  ne  laisse  impuni  aucun  oppres- 
«  seur  et  qui  n'écrase  pas  les  citoyens  paisibles  sous  le  poids  des 
«  chaînes  qu'elle  a  brisées.  i> 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  181 

les  autres  impôts  ou  redevances  que  nous  ne  payons 
plus  malgré  la  loi  !  Si  tant  de  nobles  dont  on  a  brûlé  les 
châteaux  ou  qui,  le  couteau  sur  la  gorge,  ont  donné 
quittance  de  leurs  rentes,  trouvaient  moyen  de  se  ven- 
ger et  de  rentrer  dans  leurs  anciens  droits  !  Certaine- 
ment, ils  y  songent,  ils  s'entendent  entre  eux,  ils  com- 
plotent avec  l'étranger;  au  premier  jour,  ils  vont  fondre 
sur  nous;  il  faut   les  surveiller,  les  réprimer  et  au 
besoin  les  détruire.  —  Dès  les  premiers  jours,  ce  rai- 
sonnement instinctif  a  prévalu,  et,  à  mesure   que   la 
licence  augmente,  il  prévaut  davantage.  Le  seigneur  est 
toujours  le  créancier  passé,  présent,  futur,  ou  tout  au 
moins  possible,  c'est-à-dire  le  pire  et  le  plus  odieux 
ennemi.  Toutes  ses  démarches  sont  suspectes,  et  jus- 
qu'à son  oisiveté  même;  quoi  qu'il  fasse,  c'est  pour 
s'armer.  —  A  une  lieue  de  Romans,  en  Dauphiné1,  M.  de 
Gilliers,  établi  là  avec  sa  sœur  et  sa  femme,  s'amusait 
à  planter  des  arbres  et  des  fleurs;  à  quinze  pas  de  sa 
maison,  dans  une  autre  campagne,  M.  de  Montchorel, 
vieux  militaire,  M.  Osmond,  vieil  avocat  de  Paris,  avec 
leurs  femmes  et  leurs  enfants,  occupaient  leurs  loisirs 
à  peu  près  de  même.  M.  de  Gilliers  ayant  fait  venir  des 
tuyaux  de  bois  pour  conduire  l'eau,  le  bruit  se  répand 
que  ce  sont  des  canons.  Son  hôte,  M.  Servan,  reçoit 
une  malle  de  voyage  à  l'anglaise;  on  dit  qu'elle  est 
pleine  de  pistolets.  M.  Osmond  et  M.  Servan  s'étant  pro- 
menés dans  la  campagne  avec  du  papier  à  dessiner  et 

1.  Rivarol,  Mémoires,   367   (lettre  de  M.  Servan,  publiée  dans 
les  Actes  des  Apôtres). 


182  LA  RÉVOLUTION 

des  crayons,  il  est  avéré  qu'ils  dressent  des  plans  du 
pays  pour  les  Espagnols  et  les  Savoyards.  Les  quatre 
voitures  des  deux  familles  vont  à  Romans  chercher  des 
invités;  au  lieu  de  quatre  voitures,  il  y  en  a  dix-neuf, 
et  elles  ramènent  des  aristocrates  qui  viennent  se  ca- 
cher dans  les  souterrains.  M.  de  Senneville,  cordon 
rouge,  fait  visite  en  revenant  d'Alger;  c'est  un  cordon 
hleu,  et  ce  cordon  bleu  est  le  comte  d'Artois  en  per- 
sonne. Conspiration  évidente;  à  cinq  heures  du  matin, 
dix-huit  communes,  deux  mille  hommes  en  armes  arri- 
vent aux  portes  des  deux  maisons;  les  cris,  les  menaces 
de  mort  durent  pendant  huit  heures;  un  coup  de  fusil 
tiré  à  quatre  pas  sur  les  suspects  rate  par  accident;  un 
paysan  qui  les  vise  dit  à  son  voisin  :  «  Donne-moi  une 
«  pièce  de  vingt-quatre  sous,  et  je  leur  mettrai  mes 
«  deux  balles  dans  le  corps.  »  Enfin,  M.  de  Gilliers,  qui 
était  absent  pour  un  baptême,  revient  avec  les  chas- 
seurs royaux  de  Dauphiné,  avec  la  garde  nationale  de 
Romans,  et,  grâce  à  leur  aide,  délivre  sa  famille.  — 
C'est  seulement  dans  les  villes,  dans  quelques  villes,  et 
pour  très  peu  de  temps,  qu'un  noble  inofîensif  et  atta- 
qué trouve  encore  un  peu  de  secours  :  les  fantômes 
qu'on  s'y  forge  sont  moins  grossiers  ;  des  demi-lumières, 
un  reste  de  bon  sens,  empêchent  l'éclosion  des  contes 
trop  absurdes.  —  Mais  dans  les  ténèbres  profondes  des 
cervelles  rustiques  rien  n'arrête  la  monomanie  du 
soupçon.  Le  rêve  y  pullule,  comme  une  mauvaise  herbe 
dans  un  trou  sombre  ;  il  s'y  enracine,  il  y  végète  jus- 
qu'à devenir  croyance,  conviction,  certitude;  il  y  pro- 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUEE  183 

duit  ses  fruits,  qui  sont  l'hostilité,  la  haine,  les  pensées 
homicides  et  incendiaires.  A  force  de  regarder  le  châ- 
teau, le  village  y  voit  une  Bastille  armée  qu'il  faut 
prendre,  et,  au  lieu  de  saluer  le  seigneur,  il  ne  songe 
plus  qu'à  lui  tirer  un  coup  de  fusil. 

Suivons  en  détail  une  de  ces  histoires  locales1.  Au 
mois  de  juillet  1789,  pendant  la  jacquerie  du  Maçon- 
nais, la  paroisse  de  Yilliers  a  réclamé  l'aide  de  son  sei- 
gneur, M.  de  Bussy,  ancien  colonel  de  dragons;  il  est 
revenu,  il  a  donné  à  dîner  aux  gens  du  village,  il  a 
essayé  de  les  former  en  garde  bourgeoise  contre  les 
incendiaires  et  les  brigands:  avec  les  hommes  de  bonne 
volonté,  il  a  «  fait  patrouille  tous  les  soirs  pour  tran- 
«  quilliser  sa  paroisse  ».  Le  bruit  ayant  couru  «  qu'on 
«  empoisonnait  les  puits  »,  il  a  mis  des  gardes  à  tous  les 
puits,  excepté  aux  siens,  afin  de  «  prouver  que  c'était 
«  pour  sa  paroisse  qu'il  travaillait,  et  non  pour  lui  ». 
Bref,  il  a  fait  de  son  mieux  pour  se  concilier  les  villa- 
geois et  pour  les  employer  au  salut  commun.  —  Mais,  à 
titre  de  seigneur  et  de  militaire,  il  est  suspect,  et  c'est 
Perron,  syndic  de  la  commune,  que  maintenant  la  com- 
mune écoute.  Perron  annonce  que,  le  roi  «  ayant  retiré 
«  sa  parole  jurée  »,  on  ne  peut  plus  avoir  confiance  en 
lui,  ni  par  conséquent  en  ses  officiers  et  gentilshommes. 
M.  de  Bussy  proposant  aux  gardes  nationaux  de  secourir 
le  château  du  Thil  qui  brûle,  Perron  les  en  empêche  : 

t.  Archives  nationales,  F7,  3757.  Procès-verbaux,  interrogatoires 
et  correspondances  relatives  à  l'affaire  de  M.  de  Bussy  (octo- 
bre 1790). 


184  LA  RÉVOLUTION 

«  C'est  la  noblesse  et  le  clergé,  dit-il,  qui  allument  les 
«  incendies.  »  M.  de  Bussy  insiste,  supplie,  offre 
d'abandonner  «  son  terrier  »,  c'est-à-dire  tous  ses 
droits  seigneuriaux,  si  l'on  veut  marcher  avec  lui  pour 
arrêter  le  fléau;  on  refuse.  Il  persévère, et,  ayant  appris 
que  le  château  de  Juillenas  est  en  péril,  il  réunit,  à 
force  d'instances,  cent  cinquante  hommes  de  sa  pa- 
roisse, marche  avec  eux,  arrive,  sauve  le  château  qu'un 
attroupement  voulait  incendier.  Mais  l'effervescence 
populaire  qu'il  vient  de  calmer  à  Juillenas  a  gagné  sa 
propre  troupe;  les  brigands  ont  séduit  ses  hommes, 
«  ce  qui  l'oblige  à  les  remmener,  et,  tout  le  long  de  la 
a  route,  on  fait  des  motions  pour  lui  tirer  dessus  ».  — 
Revenu  au  logis,  il  est  menacé  jusque  chez  lui;  une 
bande  vient  attaquer  son  château,  puis,  le  trouvant  en 
défense,  demande  qu'on  la  laisse  aller  à  celui  de  Cour- 
celles.  —  Au  milieu  de  toutes  ces  violences,  M.  de 
Bussy,  avec  une  quinzaine  d'amis  et  de  serviteurs,  par- 
vient à  se  préserver,  et,  à  force  de  patience,  d'énergie, 
de  sang-froid,  sans  tuer  ni  blesser  un  seul  homme,  finit 
par  rétablir  la  sûreté  dans  tout  le  canton.  La  jacquerie 
s'apaise,  il  semble  que  l'ordre  nouveau  va  s'affermir;  il 
l'ait  revenir  Mme  de  Bussy,  et  quelques  mois  s'écoulent. 
■ —  Mais  les  imaginations  populaires  sont  empoisonnées, 
et,  quoi  que  fasse  un  gentilhomme,  il  n'est  plus  toléré 
dans  sa  terre.  A  quelques  lieues  de  là,  le  29  avril  1790, 
M.  de  Bois-d'Aisy,  député  à  l'Assemblée  nationale,  reve- 
nait  dans  sa  paroisse  uour  voter  aux  élections  nouvelles1. 
1.  Mercure  de  France,  15  mai    17'JO  (lettre  du  baron  de  Dois- 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  185 

«  A  peine  arrivé  »,  la  commune  de  Bois-d'Aisy  lui 
fait  signifier  par  son  maire  «  qu'elle  ne  veut  pas  qu'il 
«  soit  éligible  ».  Il  vient  à  l'assemblée  électorale  qui  s'est 
réunie  dans  l'église;  là,  du  haut  de  la  chaire, un  officier 
municipal  invective  contre  les  nobles,  les  prêtres,  et 
déclare  qu'ils  ne  doivent  point  prendre  part  aux  élec- 
tions. Tous  les  yeux  se  tournent  vers  M.  de  Bois-d'Aisy, 
seul  noble  de  l'assistance  ;  néanmoins  il  prête  le  ser- 
ment civique,  et  peu  s'en  faut  que  cela  ne  lui  coûte 
cher;  car  on  murmure  autour  de  lui,  et  nombre  de 
paysans  disent  que  pour  l'en  empêcher  il  aurait  fallu  le 
pendre,  comme  le  seigneur  de  Sainte-Colombe.  En  effet, 
la  veille  même,  celui-ci,  M.  de  Yiteaux,  vieillard  de 
soixante-quatorze  ans,  a  été  chassé  de  l'assemblée  pri- 
maire, puis  arraché  de  la  maison  où  il  s'était  réfugié,  et 
meurtri  à  coups  de  bâton  ;  on  l'a  traîné  dans  les  rues, 
puis  sur  la  place;  on  lui  a  enfoncé  du  fumier  dans  la 
bouche  et  un  bâton  dans  les  oreilles;  «  il  a  expiré  après 
«  un  martyre  de  trois  heures  ».  Le  même  jour,  dans 
l'église  des  Capucins,  à  Semur,  les  paroisses  rurales  as- 
semblées ont  exclu  par  les  mêmes  moyens  leurs  prêtres 
et  leurs  gentilshommes  :  M.  de  Damas  et  M.  de  Sainte- 
Maure  ont  été  assommés  à  coups  de  bâton  et  de  pierres  ; 
le  curé  de  Massigny  est  mort  de  six  coups  de  couteau; 
M.  de  Virieu  s'est  sauvé  comme  il  a  pu.  —  Après  de  tels 
exemples,  il  est  probable  que  beaucoup  de  nobles   ne 

d'Aisy,  29  avril,  lue  à  l'Assemblée  nationale).  —  Moniteur,  IV, 
502,  séance  du  6  mai.  Procès-verbal  du  juge  de  paix  de  Viteaux, 
28  avril. 


186  LA  RÉVOLUTION 

tiendront  plus  à  exercer  leur  droit  de  suffrage.  M.  de 
Bussy  n'y  prétend  point  ;  seulement  il  essaye  de  consta- 
ter qu'il  est  fidèle  à  la  nation  et  ne  médite  rien  contre 
la  garde  nationale  ou  le  peuple.  Dès  les  commencements 
il  a  proposé  aux  volontaires  de  Màcon  de  s'affilier  à  eux, 
?ui  et  sa  petite  troupe;  ils  ont  refusé;  ainsi,  de  ce  côté, 
la  faute  n'est  pas  sienne.  Le  14  juillet  1790,  jour  de  la 
Fédération  dans  son  domaine,  il  envoie  à  Villiers  tous 
ses  gens,  munis  de  la  cocarde  tricolore.  Lui-même,  avec 
trois  amis,  il  vient  à  la  cérémonie  pour  prêter  le  ser- 
ment, tous  les  quatre  en  uniforme,  cocarde  au  chapeau, 
sans  autre  arme  que  leur  épée,et  une  badine  à  la  main. 
Ils  saluent  les  gardes  nationaux  assemblés  des  trois 
paroisses  voisines  et  se  tiennent  hors  de  l'enceinte  pour 
ne  pas  donner  ombrage.  Mais  ils  ont  compté  sans  les 
préventions  et  l'animosité  des  municipalités  nouvelles. 
Perron,  l'ancien  syndic,  est  devenu  maire;  un  autre  of- 
ficier municipal  est  Bailly,  cordonnier  du  village  ;  leur 
conseil  est  un  ancien  dragon,  probablement  l'un  de  ces 
soldats  déserteurs  ou  licenciés  qui  sont  les  brandons  de 
presque  toute  émeute.  Un  peloton  de  douze  ou  quinze 
hommes  se  détache  des  rangs  et  marche  vers  les  quatre 
gentilshommes;  ils  vont  au-devant,  le  chapeau  à  la 
main.  Tout  d'un  coup,  le  peloton  les  couche  en  joue,  et 
Bailly,  d'un  air  furieux,  leur  demande  «  ce  qu'ils  viennent 
«  f....  ici  ».  M.  deBussy  répond  qu'ayant  été  informé  de 
la  Fédération,  il  y  vient  pour  prêter  serment,  comme  les 
autres.  Bailly  demande  pourquoi  il  y  vient  armé.  M.  de 
Bussy  fait  observer  «  qu'ayant  servi,  l'épée  est  insépa- 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUEE  187 

«  rable  de  l'uniforme  »,  et  que  c'eût  été  leur  manquer 
que  de  venir  sans  cet  insigne;  du  reste,  ils  doivent 
remarquer  qu'il  n'a  point  d'autres  armes.  Bailly,  tou- 
jours furieux  et,  de  plus,  exaspéré  par  ces  raisons  trop 
bonnes,  se  tourne,  le  fusil  à  la  main,  vers  le  chef  du 
peloton,  et  lui  demande  à  trois  reprises  :  «  Mon  com- 
mandant, faut-il?  »  —  Le  commandant  n'ose  prendre 
sur  lui  un  meurtre  si  gratuit,  se  tait  et  finit  par  ordon- 
ner à  M.  de  Bussy  «  de  f....  le  camp  »  ;  —  «  ce  que  je 
«  fis  »,  dit  M.  de  Bussy.  —  Néanmoins, arrivé  chez  lui, 
il  écrit  à  la  municipalité  pour  bien  marquer  le  motif 
de  sa  venue  et  pour  demander  l'explication  d'un  parei\ 
traitement.  Le  maire  Perron  jette  la  lettre  sans  vouloir 
la  lire,  et  le  lendemain,  au  sortir  de  la  messe,  la  gard*> 
nationale  vient,  en  signe  de  menace,  charger  ses  arme? 
devant  M.  de  Bussy,  tout  autour  de  son  jardin.  —  Quel- 
ques jours  après,  à  l'instigation  de  Bailly,  deux  autres 
propriétaires  du  voisinage  sont  assassinés  chez  eu... 
Enfin,  dans  un  voyage  à  Lyon,  M.  de  Bussy  apprend 
«  que  l'on  rebrûle  les  châteaux  dans  le  Poitou,  et  qu'on 
«  va  recommencer  partout  ».  —  Alarmé  par  tous  ces 
indices,  «  il  prend  décidément  son  parti  pour  former 
«  une  troupe  de  volontaires  qui,  restant  dans  son  ch-- 
«  teau,  pourront  venir  au  secours  du  canton,  sur  réqui* 
«  sition  légale  ».  11  estime  que  quinze  hommes  braves 
suffiront.  Au  mois  d'octobre  1790,  il  en  a  déjà  six  avec 
lui  ;  des  habits  verts  ont  été  commandés  pour  eux  ;  dos 
boutons  d'uniforme  ont  été  achetés.  Sept  ou  huit  domes- 
tiques pourront  faire  nombre.   En  fait  d'armes  et  d»' 


188  LA  RÉVOLUTION 

munitions,  le  château  renferme  deux  barils  de  poudre 
qui  s'y  trouvaient  avant  1789,  sept  mousquetons  et  cinq 
sabres  de  cavalerie  que  les  anciens  dragons  de  M.  de 
Bussy  y  ont  laissés  en  passant  ;  ajoutez-y  deux  fusils  de 
chasse  doubles,  trois  fusils  de  munition,  cinq  paires  de 
pistolets,  deux  mauvais  fusils  simples,  deux  vieilles 
épées,  un  couteau  de  chasse  :  voilà  toute  la  garnison, 
tout  l'arsenal,  et  ce  sont  ces  préparatifs  si  justifiés,  si 
bornés,  que  le  préjugé,  joint  aux  commérages,  va  trans- 
former en  un  grand  complot. 

En  effet,  dès  le  premier  jour,  le  village  a  soupçonné 
le  château  ;  tous  ses  hôtes,  toutes  leurs  entrées  et  sor- 
ties, tous  leurs  tenants  et  aboutissants  ont  été  espion- 
nés, dénoncés,  grossis  et  défigurés.  Si,  par  la  mala- 
dresse ou  l'imprudence  de  tant  de  gardes  nationaux 
improvisés,  un  jour,  en  plein  midi,  une  balle  égarée  est 
arrivée  dans  une  grange,  elle  vient  du  château;  ce  sont 
les  aristocrates  qui  ont  tiré  sur  les  paysans.  —  Mêmes 
soupçons  dans  les  villes  voisines.  La  municipalité  de 
Valence,  ayant  appris  que  deux  jeunes  gens  font  faire 
des  habits  «  dont  la  couleur  paraît  suspecte  »,  mande 
le  tailleur;  celui-ci  avoue  et  ajoute  «  qu'on  s'est  réservé 
«  de  mettre  les  boutons  ».  Un  tel  détail  est  alarmant. 
L'enquête  s'ouvre  et  accroît  les  alarmes  :  on  a  vu  passer 
des  gens  en  uniforme  inconnu,  ils  vont  au  château  de 
Villiers;  de  là,  quand  ils  seront  deux  cents,  ils  iront 
rejoindre  la  garnison  de  Besançon;  ils  voyageront  qua- 
tre par  quatre  pour  dérouter  la  surveillance.  A  Besan- 
çon, ils  trouveront  un  corps  de  quarante  mille  hommes 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  189 

commandé  par  M.  d'Autichamp;  ce  corps  se  portera  à 
Paris  pour  enlever  le  roi  et  dissoudre  l'Assemblée 
nationale.  Sur  toute  la  route,  il  s'adjoindra  par  force 
les  gardes  nationales.  A  une  certaine  distance,  chaque 
homme  touchera  1  200  livres;  à  la  fin  de  l'expédition, 
il  sera  nommé  garde  d'Artois,  sinon  renvoyé  avec  une 
gratification  de  12  000  livres.  Cependant  le  prince  de 
Condé,  avec  quarante  mille  hommes,  viendra  par  Pont- 
Saint-Esprit  en  Languedoc,  ralliera  les  malveillants  de 
Carpentras  et  du  camp  de  Jalès,  occupera  Cette  et  les 
autres  ports.  Enfin,  de  son  côté,  le  comte  d'Artois  en- 
trera par  Pont-de-Beauvoisin  avec  trente  mille  hommes. 
—  Terrible  découverte  :  la  municipalité  de  Valence  en 
donne  avis  à  celles  de  Lyon,  de  Besançon,  de  Châlons, 
de  Màcon  et  à  d'autres  encore.  Là-dessus,  la  municipa- 
lité de  Màcon,  «  considérant  que  les  ennemis  de  la 
«  Révolution  font  toujours  les  efforts  les  plus  grands 
«  pour  anéantir  la  Constitution  qui  fait  le  bonheur  de 
«  cet  empire  »,  persuadée  «  qu'il  est  très  important  de 
«  déjouer  leurs  projets  »,  envoie  deux  cents  hommes 
de  sa  garde  nationale  au  château  de  Villiers,  «  avec 
«  autorisation  de  déployer  la  force  des  armes  en  cas  de 
a  résistance  ».  Pour  plus  de  sûreté,  cette  troupe 
ramasse  les  gardes  nationales  des  trois  paroisses  voisi- 
nes. M.  de  Bussy,  averti  qu'elles  escaladent  son  jardin, 
prend  un  fusil,  met  en  joue,  ne  tire  pas,  puis,  la  réqui- 
sition étant  légale,  laisse  tout  visiter.  On  trouve  chez  lui 
six  habits  verts,  sept  douzaines  de  gros  boutons  et 
quinze  douzaines  de  petits  :  preuve  manifeste.  Il  expli- 


190  LA  REVOLUTION 

que  son  projet  et  donne  son  motif  :  pur  prétexte.  Il 
donne  par  signe  un  ordre  à  son  valet  de  chambre  : 
complicité  certaine.  M.  de  Bussy,  ses  six  hôtes,  son  valet 
de  chambre,  sont  arrêtés,  transportés  à  Mâcon.  Là,  pro- 
cès, dépositions,  interrogatoires  :  la  vérité  y  éclate, 
même  à  travers  les  témoignages  les  plus  malveillants  ; 
il  est  clair  que  M.  de  Bussy  n'a  jamais  songé  qu'à  se 
défendre.  —  Mais  le  préjugé  est  un  bandeau  pour  des 
yeux  hostiles;  on  ne  veut  pas  admettre  que,  sous  la 
Constitution  qui  est  parfaite,  un  innocent  ait  pu  courir 
des  dangers;  on  lui  objecte  «  qu'il  n'est  pas  naturel  de 
«  former  une  compagnie  armée  pour  s'opposer  à  une 
«  dévastation  dont  rien  ne  le  menace  »  ;  on  est  sûr 
d'avance  qu'il  est  coupable.  Sur  un  décret  de  l'Assem- 
blée nationale,  le  ministre  avait  ordonné  que  les  accusés 
sciaient  conduits  à  Paris  par  la  maréchaussée  et  les 
hussards;  la  garde  nationale  de  Mâcon,  «  dans  le  plus 
«  grand  désordre  »,  déclare  que,  «  M.  de  Bussy  ayant  été 
«  arrêté  par  elle,  elle  n'entend  pas  que  sa  translation  ait 
«  lieu  par  un  autre  corps....  Sans  doute,  le  projet  est 
«  de  le  faire  évader  en  route  »  ;mais  elle  saura  garder  sa 
capture.  En  effet,  de  sa  propre  autorité,  elle  escorte  M.  de 
Bussy  jusqu'à  Paris,  dans  les  prisons  de  l'Abbaye,  où  il 
reste  détenu  pendant  plusieurs  mois,  tant  qu'enfin,  après 
nouvelle  enquête  et  procès,  l'absurdité  de  l'accusation 
devenant  trop  palpable,  on  est  obligé  de  l'élargir.  — 
Telle  est  la  situation  de  la  plupart  des  gentilshommes 
dans  leur  domaine,  et  M.  de  Bussy,  même  acquitté  et 
justifié,  fera  sajement  de  ne  pas  retourner  dans  le  sien. 


r  A  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  101 


III 


Aussi  bien,  il  n'y  serait  qu'un  otage.  Seul  contre 
mille,  seul  représentant  et  survivant  d'un  régime  aboli 
que  tous  détestent,  c'est  au  seigneur  qu'on  s'en  prend 
lorsqu'une  secousse  politique  semble  ébranler  le  régime 
nouveau.  À  tout  le  moins,  comme  il  pourrait  être  dan- 
gereux, on  le  désarme,  et,  dans  ces  exécutions  popu- 
laires, la  brutalité  ou  la  convoitise  selâcbent  comme  un 
taureau  qui  crève  une  porte  et  se  lance  à  travers  une 
maison.  —  Dans  ce  même  département1,  quelques  mois 
plus  tard,  à  la  nouvelle  de  l'arrestation  du  roi  à  Varen- 
nes,  «  tous  les  prêtres  insermentés  et  les  ci-devant  sei- 
«  gneurs  sont  en  butte  à  toutes  les  horreurs  de  la  per- 
«  sécution  ».  Des  bandes  entrent  de  force  chez  eux 
pour  saisir  leurs  armes;  Commarin,  Grosbois,  Montcu- 
lot,  Chaudenay,  Créance,  Toisy,  Chatellenot  et  d'autres 
maisons  sont  ainsi  visitées  et  plusieurs  saccagées.  Dans 
la  nuit  du  26  au  27  juin  1791,  au  château  de  Créance, 

1.  Archives  nationales,  DXXIX,  4.  Lettre  de  M.  Le  lîelin-Chatel- 
lcnot  (près  d'Arnay-le-Duc)  au  président  de  l'Assemblée  nationale, 
1er  juillet  1791.  «  Dans  le  royaume  de  la  liberté,  nous  vivons  sous 
«  la  tyrannie  la  plus  cruelle  et  l'anarchie  la  plus  complète,  et  les 
a  corps  administratifs  et  de  police,  encore  dans  leur  enfance,  ont 
«  l'air  de  n'agir  qu'en  tremblant....  Jusqu'à  présent,  dans  tous  les 
«  crimes,  ils  sont  plus  occupés  d'atténuer  les  faits  que  de  punir 
«  les  délits.  En  conséquence,  les  coupables  n'ont  été  retenus  que 
a  par  quelques  adresses  doucereuses,  comme  :  Chers  frères  et 
«  amis,  vous  êtes  dans  l'erreur,  prenez  garde,  etc.  »  —  Ib.,  F7, 
3220.  Lettre  du  directoire  du  département  de  la  Marne,  13  juil- 
let 1791.  (Perquisitions  par  les  gardes  nationales  dans  les  châteaux 

U.   RÉVOLUTIO».    11.  T-    IV-    *•> 


102  LA  RÉVOLUTION 

«  tout  est  pillé,  les  glaces  sont  brisées,  les  tableaux 
«  lacérés,  les  portes  enloncées  ».  Le  maître  du  logis, 
«  M.  de  Comeau-Créancé,  chevalier  de  Saint-Louis,  hor- 
«  riblement  maltraité,  est  traîné  au  bas  de  l'escalier  où 
«  il  reste  comme  mort  »  ;  auparavant,  «  on  l'a  forcé  a 
«  une  contribution  considérable  et  à  la  restitution  de 
a  toutes  les  amendes  qu'il  avait  perçues,  avant  la  Révo- 
«  lution,  comme  seigneur  du  lieu  ».  —  Deux  autres 
propriétaires  du  voisinage,  chevaliers  de  Saint-Louis, 
ont  été  traités  de  même  :  «  Voilà  trois  anciens  et  bra- 
«  ves  militaires  bien  récompensés  de  leurs  services.  » 
—  Un  quatrième,  homme  pacifique,  s'est  sauvé  d'avance, 
laissant  les  clefs  aux  serrures  et  son  jardinier  dans  la 
maison.  Néanmoins  les  portes  et  les  armoires  ont  été 
brisées,  le  pillage  a  duré  cinq  heures  et  demie,  on  a 
menacé  de  mettre  le  feu,  si  le  seigneur  ne  comparais- 
sait pas;  on  s'informait  «  s'il  allait  à  la  messe  du  nou- 
«  veau  curé,  s'il  avait  jadis  fait  payer  des  amendes, 
a  enfin  si  quelque  habitant  avait  à  se  plaindre  de  lui  ». 
Aucune  plainte;  au  contraire,  il  est  plutôt  aimé.  — 
Mais,  dans  ces  sortes  de  tumultes,  cent  furieux  et  cin- 
quante drôles  font  la  loi  aux  indifférents  et  aux  timi- 

et  désarmement  des  anciens  privilégiés.)  <i  Aucun  de  nos  arrêtés 
«  n'a  été  respecté.  »  Par  exemple,  bris  et  violences  chez  M.  ue 
Guinaumont,  à  Merry;  on  a  même  enlevé  le  fusil,  le  plomb  et  la 
poudre  du  garde-chasse,  «  M.  de  Guinaumont  n'a  plus  aucuu 
«  moyen  de  se  défendre  contre  un  chien  enragé  ou  autre  brie 
«  féroce  qui  viendrait  dans  ses  bois  ou  dans  sa  cour.  »  Le  maùfl 
(I  ■  Merry  était  avec  la  garde  nationale,  par  force,  et  leur  disant 
en  vain  que  cela  était  contre  la  loi.  —  Pétition  de  Mme  d'Ambly, 
femme  du  député,  28  juin  1791.  A  défaut  des  fusils  qu'elle  avait 
remis  déjà,  on  lui  fait  payer  loi)  francs. 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  103 

des.  Les  malfaiteurs  ont  déclaré  «  qu'ils  avaient  de 
«  bons  ordres  ;  ils  ont  forcé  le  maire  et  le  procureur- 
«  syndic  d'assister  à  leur  pillage;  ils  ont  eu  aussi  la 
«  précaution  de  forcer,  par  les  plus  grandes  menaces, 
«  quelques  honnêtes  citoyens  à  marcher  avec  eux  ». 
Ceux-ci  viennent  le  lendemain  en  faire  leurs  excuses  au 
propriétaire  pillé,  et  les  officiers  municipaux  dressent 
procès-verbal  de  la  violence  qu'on  leur  a  faite.  Mais  la 
violence  est  faite,  et,  comme  elle  reste  impunie,  il  est 
sûr  qu'on  recommencera. 

On  a  déjà  commencé  et  achevé  dans  les  deux  dépar- 
tements voisins;  là,  surtout  au  Sud,  rien  de  plus  in- 
structif que  l'entraînement  par  lequel  l'émeute,  lancée 
d'abord  au  nom  de  l'intérêt  public,  dégénère  tout  de 
suite  sous  l'impulsion  de  l'intérêt  privé  et  aboutit  au 
crime.  —  Autour  de  Lyon1,  sous  le  même  prétexte,  à  la 
même  date,  des  attroupements  semblables  opèrent  des 
visites  pareilles,  et,  dans  toutes  ces  visites,  a  on  brûle 
«  les  terriers,  on  pille  et  incendie  les  maisons.  L'auto- 
«  torité  municipale,  créée  pour  garantir  les  propriétés, 
o  n'est,  dans  beaucoup  de  mains,  qu'un  moyen  de  plus 
a  de  les  violer.  La  garde  nationale  ne  paraît  armée  que 
«  pour  protéger  le  désordre  et  le  pillage  ».  —  Depuis 
plus  de  trente  ans,  M.  de  Chaponay,  père  de  six  enfants 
dont  trois  au  service,  dépensait  son  vaste  revenu  dans 
sa  terre  de  Beaulieu,  y  occupait  nombre  de  personnes, 

1.  Archives  nationales,  DXXIX,  4.  Lettres  des  administrateurs 
du  département  de  Rhône-et-Loire,  6  juillet  4791.  (M.  Vitet  est  un 
des  signataires.)  — Mercure  de  France,  8  octobre  1791. 


194  LA  RÉVOLUTION 

hommes,  femmes  et  enfants.  Après  la  grêle  de  1761, 
qui  avait  presque  détruit  le  village  de  Moranée,  il  avait 
reconstruit  trente-trois  maisons,  fourni  à  d'autres  des 
bois  de  charpente,  procuré  du  blé  à  la  commune,  obtenu 
aux  habitants,  pour  plusieurs  années,  une  diminution 
des  tailles.  En  1790,  il  a  célébré  magnifiquement  la  fête 
de  la  Fédération  et  donné  deux  banquets,  l'un  de  cent 
trente  couverts  pour  les  municipalités  et  les  officiers 
des  gardes  nationales  voisines,  l'autre  de  mille  couverts 
pour  les  simples  gardes.  Certainement,  si  quelque  gen- 
tilhomme peut  se  croire  populaire  et  en  sûreté,  c'est 
celui-ci.  —  Le  24  juin  1791,  les  municipalités  de  Mo- 
ranée, Lucenay  et  Chasselay,  avec  leurs  maires  et  leurs 
gardes  nationales,  environ  deux  mille  hommes,  arrivent 
au  château,  tambours  battants  et  drapeaux  déployés. 
M.  de  Chaponay  va  au-devant  d'eux  et  leur  demande  ce 
qui  lui  vaut  «  le  plaisir  »  de  leur  visite.  Ils  répondent 
qu'ils  ne  viennent  pas  pour  l'offenser,  mais  pour  exécu- 
ter les  arrêtés  du  district  qui  leur  a  commandé  de 
s'emparer  du  château  et  d'y  mettre  soixante  hommes  de 
garde  :  demain  le  district  et  la  garde  nationale  de  Ville- 
franche  viendront  en  faire  la  visite.  —  Notez  que  cet 
ordre  est  imaginaire,  car  M.  de  Chaponay  a  beau  le 
réclamer,  ils  ne  peuvent  le  produire.  Très  probable- 
ment, s'ils  se  sont  mis  en  marche,  c'est  sur  le  bruit  faux 
que  la  garde  nationale  de  Villefranche  va  venir,  et  leur 
dérober  un  butin  sur  lequel  ils  ont  compté.  —  Néan- 
moins M.  de  Chaponay  se  soumet;  il  prie  seulement  les 
officiers  municipaux  de  faire  eux-mêmes  les  perquisi- 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  193 

tions  et  en  bon  ordre.  Sur  quoi,  le  commandant  de  la 
garde  nationale  de  Lucenay  s'écrie  avec  emportement 
«  que  tous  sont  égaux,  que  tous  entreront  »,  et,  au 
même  instant,  tous  se  précipitent.  «  M.  de  Chaponay 
«  faisait  ouvrir  les  appartements;  on  les  refermait 
«  exprès  pour  que  les  sapeurs  en  jetassent  les  portes 
a  bas  à  coups  de  hacbe.  »  —  Tout  est  pillé,  «  argen- 
«  terie,  assignats,  linge  en  quantité,  dentelles  et  autres 
«  effets,  les  arbres  des  avenues  mutilés  et  coupés,  les 
«  caves  vidées.  J"s  tonneaux  roulés  sur  la  terrasse,  tout 
«  le  vin  répandu,  le  donjon  démoli....  Les  officiers 
«  encourageaient  ceux  qui  se  ralentissaient  ».  —  Vers 
neuf  heures  du  soir,  M.  de  Chaponay  est  averti  par  ses 
domestiques  que  les  municipalités  ont  résolu  de  lui 
faire  signer  l'abandon  de  ses  droits  féodaux  et  de  lui 
couper  la  tête  ensuite.  Il  se  sauve  avec  sa  femme 
par  la  seule  porte  non  gardée,  erre  toute  la  nuit  sous 
les  coups  de  fusil  des  pelotons  qui  le  traquent,  et  n'ar- 
rive à  Lyon  que  le  lendemain.  —  Cependant  les  pillards 
lui  font  signifier  que,  s'il  n'abandonne  pas  son  ter- 
rier, ils  abattront  ses  forêts,  et  mettront  le  feu  partout 
dans  son  domaine.  En  effet,  à  trois  reprises  diffé- 
rentes, le  feu  est  mis  au  château;  dans  l'intervalle,  la 
bande  en  a  saccagé  un  autre  à  Bayère,  et,  repassant 
chez  M.  de  Chaponay,  démolit  une  écluse  de  10000  li- 
vres. —  De  son  côté,  l'accusateur  public  reste  muet, 
quelques  instances  qu'on  lui  fasse  :  sans  doute  il  se  dit 
que,  pour  un  gentilhomme  visité,  c'est  beaucoup 
d'avoir  la  vie  sauve,  et  que   d'autres,   par  exemple 


196  LA  RÉVOLUTION 

M.  Guillin-Dumontet,  n'ont  pas  été  aussi  heureux. 
Celui-ci,  jadis  capitaine  d'un  vaisseau  de  la  Compa- 
gnie des  Indes,  puis  commandant  au  Sénégal,  mainte- 
nant retiré  de  la  vie  active,  habitait  son  château  de  Po- 
leymieux,  avec  sa  jeune  femme  et  ses  deux  enfants  en 
bas  âge,  ses  sœurs,  ses  nièces  et  sa  belle-sœur  :  en  tout 
dix  femmes  de  sa  famille  et  de  son  service,  un  domes- 
tique nègre,  et  lui-même  vieillard  de  plus  de  soixante 
ans1;  voilà  le  repaire  de  conspirateurs  militants  qu'il 
faut  désarmer  au  plus  vite.  —  Par  malheur,  un  frère  de 
M.  Guillin,  accusé  de  lèse-nation,  a  été  arrêté  dix  mois 
auparavant,  et  cela  suffît  aux  clubs  du  voisinage.  Déjà, 
au  mois  de  décembre  1790,  le  château  a  été  fouillé  par 
les  paroisses  environnantes;  elles  n'ont  rien  trouvé,  et 
le  département  a  blâmé,  puis  interdit  ces  perquisitions 
arbitraires.  Cette  fois  elles  s'y  prendront  mieux.  —  Le 
2C>  juin  1791.  à  dix  heures  du  matin,  on  voit  approcher 
la  municipalité  de  Poleymieux  avec  deux  autres  en 
écharpe  et  trois  cents  gardes  nationaux,  toujours  sous 
le  prétexte  de  rechercher  les  armes.  Mme  Guillin  se 
présente,  leur  rappelle  la  défense  du  département, 
demande  l'ordre  légal  qui  les  autorise.  On  refuse. 
M.  Guillin  descend  à  son  tour,  offre  d'ouvrir  si  on  lui 
présente  cet  ordre.  On  n'a  pas  d'ordre  à  lui  montrer.  — 
Pendant  le  colloque,  un  certain  Rosier,  ancien  soldat 
qui  a  déserté  deux  fois  et  qui  maintenant  commande 

i.  Mercure  de  France,  20  août  1791,  article  de  Mallet  du  Pan. 
t  Tous  les  traits  du  tableau  que  je  viens  d'esquisser  m'ont  été 
«  fournis  par  Mme  Duinontet  elle-même.  »  Je  suis  a  autorisé  par 

«  sa  signature  à  garantir  l'exactitude  de  ce  râcit  ». 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  107 

une  garde  nationale,  saisit  M.  Guillin  au  collet  :  le  vieux 
capitaine  se  défend,  menace  l'autre  d'un  pistolet  qui  ne 
part  pas,  et,  se  débarrassant  des  mains  qui  le  serrent, 
rentre  en  refermant  la  porte.  —  Aussitôt  le  tocsin  sonne 
aux  environs,  trente  paroisses  s'ébranlent,  deux  mille 
hommes  arrivent.  Mme  Guillin,  suppliante,  obtient  que 
des  délégués,  choisis  par  la  foule,  feront  la  visite  du 
châ.eau.  Ces  délégués,  après  avoir  parcouru  tous  les 
appartements,  déclarent  qu'ils  n'y  ont  trouvé  que  des 
armes  ordinaires.  Déclaration  inutile  :  la  multitude  s'est 
échauffée  par  l'attente;  elle  sent  sa  force  et  n'entend 
pas  retourner  à  vide.  Une  grêle  de  coups  de  fusil  crible 
les  fenêtres  du  château.  —  Par  un  dernier  effort, 
Mme  Guillin,  tenant  ses  deux  enfants  dans  ses  bras, 
sjrt,  arrive  jusqu'aux  officiers  municipaux,  les  somme 
«e  faire  leur  devoir.  Bien  loin  de  là,  ils  la  retiennent 
afin  d'avoir  un  otage,  et  la  placent  de  façon  qu'elle 
reçoive  les  balles,  si  l'on  tire  du  château.  —  Cependant 
les  portes  sont  enfoncées,  la  maison  est  pillée  de  fond 
en  comble,  puis  incendiée;  M.  Guillin,  qui  s'est  réfugié 
dans  le  donjon,  va  être  atteint  par  les  flammes.  A  ce 
moment  quelques-uns  des  assaillants,  moins  féroces 
que  les  autres,  l'encouragent  à  descendre,  répondent  de 
sa  vie  ;  à  peine  s'est-il  montré,  que  les  autres  se  jettent 
sur  lui  ;  on  crie  qu'il  faut  le  tuer,  qu'il  a  56  000  francs 
de  rente  viagère  sur  l'État,  que  «  ce  sera  autant  de  ga- 
«  gné  pour  la  Nation  »  ;  «  on  le  hache  en  pièces  vi- 
«  vant  »  ;  on  lui  coupe  la  tête,  on  la  porte  au  bout  d'une 
pique,  on  dépèce  son  cadavre,  on  e.nvoie  un  morceau  du 


108  LA  REVOLUTION 

corps  à  chaque  paroisse  ;  plusieurs  trempent  leurs  mains 
dans  son  sang  et  s'en  barbouillent  le  visage.  Il  semble 
que  le  tumulte,  les  clameurs,  l'incendie,  le  vol  et  le 
meurtre  aient  réveillé  en  eux,  non  seulement  les  ins- 
tincts cruels  du  sauvage,  mais  encore  les  appétits  car- 
nassiers de  la  bête  :  quelques-uns,  saisis  par  la  gendar- 
merie à  Chasselay,  avaient  fait  rôtir  l'avant-bras  du 
mort,  et  le  dévoraient  à  table'.  —  Mme  Guillin,  sauvée 
par  la  compassion  de  deux  habitants,  parvient,  à  tra\ers 
de  grands  dangers,  à  gagner  Lyon  :  elle  et  ses  enfants 
ont  tout  perdu,  «  château,  dépendances,  récolte  de  l'an- 
«  née  précédente,  vins,  grains,  mobilier,  argenterie, 
«  argent  comptant,  assignats,  billets,  contrats  »,  et,  dix 
jours  plus  tard,  le  département  avertit  l'Assemblée  na- 
tionale que  «  les  mêmes  projets  se  forment  et  se  combi- 
«  nent  encore,  que  l'on  menace  (toujours)  de  brûler  les 
«  châteaux  et  les  terriers  »,  que  là-dessus  nul  doute 
n'est  permis  ni  possible  :  «  Les  habitants  de  la  campa- 
«  gne  n'attendent  qu'une  occasion  pour  renouveler  ces 
«  scènes  d'horreur*.  » 

IV 

Devant  la  jacquerie  multipliée  et  renaissante,  il  n'y  a 
plus  qu'à  fuir,  et  les  nobles,  chassés  de  la  campagne, 

1.  Mercure  de  France,  20  août  1791,  article  de  Mallet  du  Pan. 
«  La  procédure  instruite  à  Lyon  a  constaté  ce  festin  d'anthropo- 
«  pliapes.  » 

2.  La  lettre  du  département  finit  par  celte  naïveté  ou  cette 
ironie  :  u  II  vous  reste  une  conquête  i  faire,  celle  de  l'obéissance 
«  et  do.  la  soumission  du  peuple  à  la  loi.  > 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  190 

cherchent  un  refuge  dans  les  villes.  Mais  là  aussi  une 
jacquerie  les  attend.  —  A  mesure  que  les  effets  de  la 
Constitution  se  sont  développés,  les  administrations  re- 
nouvelées sont  devenues  plus  faibles  ou  plus  partiales  ; 
la  populace  lâchée  est  devenue  plus  excitable  et  plus 
violente;  le  club  intronisé  est  devenu  plus  soupçonneux 
et  plus  despotique.  C'est  lui  qui  désormais,  à  travers  ou 
par-dessus  les  administrations,  conduit  la  populace,  et 
les  nobles  vont  la  trouver  aussi  hostile  que  leurs  paysans. 
Tous  leurs  cercles,  même  libéraux,  sont  fermés,  comme 
celui  de  Paris,  par  l'intervention  illégale  du  peuple  at- 
troupé ou  par  l'intervention  inique  des  magistrats 
populaires.  Toutes  leurs  associations,  même  légales  et 
salutaires,  sont  brisées  par  la  force  brutale  ou  par  l'in- 
tolérance municipale.  On  les  punit  d'avoir  songé  à  se 
défendre,  et  on  les  tue  parce  qu'ils  essayent  de  se  déro- 
ber au  couteau.  —  Trois  ou  quatre  cents  gentilshommes, 
menacés  dans  leurs  terres,  ont  cherché,  avec  leurs  fa- 
milles, un  asile  à  Caen1  ;  et  ils  ont  cru  l'y  trouver,  car, 
par  trois  arrêtés  successifs,  la  municipalité  leur  a  pro- 
mis aide  et  protection.  Par  malheur,  le  club  est  d'un 


1.  Archives  nationales,  F7,  3200.  Pièces  concernant  l'affaire  du 
5  novembre  1791  et  les  événements  précédents  ou  suivants,  entre 
autres  :  Lettres  du  directoire  et  du  procureur-syndic  du  départe- 
ment; Pétition  et  Mémoire  pour  les  détenus;  Lettres  d'un  témoin, 
M.  de  Morant.  —  Moniteur,  X,  556.  Procès-verbal  de  la  municipa- 
lité de  Caen,  et  du  directoire  du  département,  XI,  164,  200. 
Rapport  de  Guadet  et  pièces  du  procès.  —  Archives  nationales, 
ib.  —  Lettres  de  M.  Cahier,  ministre  de  l'intérieur,  26  janvier  1792, 
de  M.  Doulcet  de  Pontécoulant,  président  du  directoire  du  dépar- 
tement, 3  février  1792.  —  Proclamation  du  directoire. 


200  LA  RÉVOLUTION 

autre  avis,  et,  le  25  août  1791 ,  il  imprime  et  affiche  la 
liste  de  leurs  noms  et  de  leurs  demeures,  déclarant  que, 
puisque  «  leurs  opinions  suspectes  les  ont  engagés  à 
«  quitter  la  campagne  »,  ils  sont  «  des  émigrants  dans 
«  l'intérieur  »  ;  d'où  il  suit  qu'il  faut  «  surveiller  scru- 
«  puleusement  leur  conduite  »,  parce  «  qu'elle  peut 
«  être  l'effet  de  quelque  trame  dangereuse  contre  la 
«  patrie  ».  Quinze  surtout  sont  signalés,  entre  autres 
«  le  ci-devant  curé  de  Saint-Loup,  grand  limier  des 
«  aristocrates  :  toutes  personnes  très  suspectes,  ayant 
«  les  plus  mauvaises  intentions  ».  —  Ainsi  dénoncés  et 
désignés,  on  comprend  qu'ils  ne  peuvent  plus  dormir 
tranquilles;  d'ailleurs,  depuis  que  leurs  adresses  ont 
été  publiées,  ils  sont  menacés  tout  haut  de  visites  et  de 
violences  à  domicile.  Quant  aux  administrations,  il  n'y  a 
pas  à  compter  sur  leur  entremise;  le  département  lui- 
même  annonce  au  ministre  qu'il  ne  peut,  conformément 
à  la  loi,  remettre  le  château  aux  troupes  de  ligne1;  ce 
serait,  dit-il,  soulever  la  garde  nationale.  «  Gomment 
«  d'ailleurs,  sans  force  publique,  arracher  ce  poste  des 
«  mains  qui  s'en  sont  emparées?  La  chose  nous  serait 
«  impossible  avec  les  seuls  moyens  que  nous  donne  la 
«  Constitution.  »  Ainsi,  pour  défendre  les  opprimés,  la 
Constitution  est  une  lettre  morte.  —  C'est  pourquoi  les 
gentilshommes  réfugiés,  ne  trouvant  de  protection  qu'en 
eux-mêmes,  entreprennent  de  se  secourir  les  uns  les 

1.  Archives  nationales,  F7,  3200.  Lettre  du  20  srplenibre  1791. 
—  Lettre  trouvée  sur  un  des  gentilshommes  arrêtés  :  «  Une  bour 
«  geoisie  sans  courage,  des  directeurs  dans  les  caves,  une  muni 
c  cipalité  clubiste  nous  faisant  la  guerre  la  plus  illégale.  » 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  201 

autres.  Nulle  association  mieux  justifiée,  plus  pacifique, 
plus  innocente.  Son  objet  est  «  de  réclamer  l'exécution 
«  des  lois  à  chaque  instant  violées  et  de  protéger  les 
«  propriétés  et  les  personnes  ».  Dans  chaque  quartier 
on  tâchera  de  réunir  «  les  honnêtes  gens  »  ;  on  formera 
un  comité  de  huit  membres,  et,  dans  chaque  comité, 
il  y  aura  toujours  «  un  officier  de  justice,  ou  un  membre 
«  d'un  corps  administratif,  avec  un  officier  ou  sous- 
«  officier  de  la  garde  nationale  ».  Si  quelque  citoyen  est 
attaqué  dans  sa  personne  ou  dans  ses  biens,  l'association 
fera  une  pétition  en  sa  faveur.  Si  quelque  violence  par- 
ticulière nécessite  l'emploi  de  la  force  publique,  les 
membres  du  quartier  s'assembleront,  sous  la  conduite 
de  l'officier  de  justice  et  de  l'officier  de  la  garde  natio- 
nale, pour  venir  prêter  main-forte.  «  Dans  tous  les  cas 
«  possibles  »,  ils  «  auront  la  plus  grande  attention  à 
«  éviter  toute  insulte  particulière  ;  ils  considéreront  que 
«  leur  réunion  n'a  pour  but  que  d'assurer  la  tranquillité 
«  publique  et  la  protection  que  chaque  citoyen  doit 
«  attendre  de  la  loi.  »  —  Bref,  ce  sont  des  constables 
volontaires  :  une  municipalité  hostile  et  un  tribunal 
prévenu  auront  beau  tourner  et  retourner  l'enquête  :  on 
n'y  trouvera  pas  autre  chose.  Le  seul  indice  contre  un 
des  chefs  est  une  lettre  par  laquelle  il  détourne  un  gen- 
tilhomme d'aller  à  Coblentz  et  lui  montre  qu'il  sera  plus 
utile  à  Caen.  Le  principal  témoignage  contre  l'associa- 
tion est  celui  d'un  bourgeois  que  l'on  a  voulu  enrôler 
et  à  qui  l'on  a  demandé  quelles  étaient  ses  opinions  ; 
il  a  dit  qu'il  était  pour  l'exécution  des  lois,  et  on  lui 


202  LA  RÉVOLUTION 

a  répondu  :  «  En  ce  cas,  vous  êtes  des  nôtres,  vous 
«  êtes  bien  plus  aristocrate  que  vous  ne  pensez.  » 
Effectivement,  toute  leur  aristocratie  consiste  à  em- 
pêcher le  brigandage.  Nulle  prétention  n'est  plus  ré- 
voltante, puisqu'elle  oppose  une  barrière  à  l'arbitraire 
d'un  parti  qui  se  croit  tout  permis.  —  Le  4  octobre, 
le  régiment  d'Aunis  a  quitté  la  ville,  et  les  honnêtes 
gens  sont  livrés  à  la  milice,  «  habillée  ou  non  »,  qui 
seule  est  en  possession  des  armes.  Ce  jour-là,  pour 
la  première  fois  depuis  longtemps,  M.  Bunel,  ancien 
curé  de  Saint-Jean,  avec  l'autorisation  et  l'assistance  de 
son  successeur  assermenté,  a  dit  la  messe  :  grand  con- 
cours d'orthodoxes;  cela  inquiète  les  patriotes.  Le  len- 
demain, M.  Bunel  doit  encore  dire  la  messe;  par  l'or- 
gane de  la  municipalité,  les  patriotes  lui  défendent  d'of- 
ficier; il  se  soumet.  —  Mais,  faute  d'avertissement,  une 
foule  de  fidèles  sont  arrivés,  et  l'église  est  pleine.  Attrou- 
pement dangereux;  les  patriotes  et  les  gardes  natio- 
naux arrivent  «  pour  rétablir  l'ordre  »  qui  n'est  pas 
troublé,  et  ils  le  troublent.  Des  propos  menaçants  sont 
échangés  entre  les  domestiques  des  nobles  et  la  garde 
nationale.  Celle-ci  dégaine;  un  jeune  homme  est  sabré, 
foulé  aux  pieds  ;  M.  de  Saffray,  qui  vient  sans  armes  à 
son  secours,  est  sabré  lui-même,  percé  de  baïonnettes; 
deux  autres  sont  blessés.  —  Cependant,  dans  une  rue 
voisine,  M.  Achard  de  Vagogne,  voyant  des  gens  armés 
maltraiter  un  homme,  approche  pour  mettre  la  paix; 
l'homme  est  tué  d'un  coup  de  fusil  ;  M.  Achard  est  criblé 
de  coups  de  baïonnette  et  de  sabre;  «  il  n'y  a  pas  un  lil 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  203 

«  sur  lui  qui  ne  soit  teint  de  son  sang  qui  ruisselle  jus- 
«  que  dans  ses  souliers  ».  En  cet  état,  avec  M.  de  Saf- 
fray,  il  est  conduit  au  château;  d'autres  enfoncent  la 
porte  de  M.  du  Rozel,  vieil  officier  de  soixante-quinze 
ans,  qui  en  a  cinquante-neuf  de  service,  et  le  poursui- 
vent jusque  par-dessus  le  mur  de  son  jardin.  Un  qua- 
trième peloton  saisit  M.  d'IIéricy,  autre  officier  septua- 
génaire, qui,  comme  M.  du  Rozel,  ignorait  tout,  et  par- 
tait paisiblement  pour  sa  maison  de  campagne.  —  La 
ville  est  pleine  de  tumulte,  et,  par  les  ordres  de  la  mu- 
nicipalité, la  générale  bat. 

Pour  les  constables  volontaires,  le  moment  d'agir  est 
venu;  environ  soixante  gentilshommes,  avec  quelques 
marchands  et  artisans,  se  mettent  en  marche.  Selon  les 
statuts  de  leur  association  et  avec  un  scrupule  signifi- 
catif, ils  prient  un  officier  de  la  garde  nationale  qui  pas- 
sait là  de  se  mettre  à  leur  tête,  arrivent  sur  la  place 
Saint-Sauveur,  rencontrent  l'officier  major  envoyé  vers 
eux  par  la  municipalité,  et,  à  sa  première  injonction,  se 
laissent  conduire  par  lui  à  l'hôtel  de  ville.  Là,  sans  qu'ils 
fassent  aucune  résistance,  ils  sont  arrêtés,  désarmés, 
fouillés.  On  saisit  sur  eux  les  statuts  de  leur  ligue  : 
évidemment,  ils  tramaient  une  contre-révolution.  La 
clameur  est  terrible  contre  eux;  on  est  obligé,  «  pour 
«  leur  sûreté  »,  de  les  conduire  au  château,  et,  dans  le 
trajet,  plusieurs  sont  cruellement  maltraités  par  la  mul- 
titude. D'autres,  pris  chez  eux,  M.  Levaillant,  un  domes- 
tique de  M.  d'Héricy,  sont  transportés  tout  sanglants, 
percés  de   baïonnettes.  Quatre-vingt-deux  prisonniers 


'204  LA  IlÉVOLUTION 

sont  ainsi  entassés,  et  l'on  craint  toujours  qu'ils  ne 
s'échappent;  «  on  coupe  leur  pain  et  leur  viande  par 
«  morceaux  pour  voir  si  rien  n'y  est  enfermé;  on  inter- 
«  dit  l'accès  à  des  chirurgiens  que  l'on  traite  aussi  d'a- 
«  ristocrates  ».  En  même  temps  les  maisons  sont  visi- 
tées de  nuit;  ordre  à  tout  étranger  de  venir  à  l'hôtel  de 
ville  pour  donner  les  motifs  de  sa  résidence  et  déposer 
ses  armes;  défense  à  tout  prêtre  insermenté  de  dire  la 
messe.  Le  département,  qui  voudrait  résister,  a  la  main 
forcée,  et  confesse  son  impuissance.  «  Le  peuple, 
«  écrit-il,  connaît  sa  force,  il  sait  que  nous  n'en  avons 
«  aucune  :  agité  par  les  mauvais  citoyens,  il  se  per- 
«  mettra  tout  ce  qui  servira  sa  passion  ou  son  intérêt; 
«  il  influencera  nos  délibérations,  et  nous  arrachera 
«  celles  que,  dans  une  position  différente,  nous  nous 
«  serions  bien  gardés  de  prendre.  »  —  Trois  jours  après, 
les  vainqueurs  célèbrent  leur  triomphe  :  «  avec  tam- 
«  hours,  musique  et  flambeaux  allumés,  le  peuple  va 
«  détruire  à  coups  de  marteau  les  armes  qui  étaient  sur 
«  les  hôtels  et  qui  avaient  été  ci-devant  enduites  de 
«  plâtre  »  ;  la  défaite  des  aristocrates  est  achevée.  — 
Pourtant  leur  innocence  est  si  manifeste  que  l'Assemblée 
législative  elle-même  n'a  pu  s'empêcher  de  la  recon- 
naître. Après  onze  semaines  de  détention,  ordre  est 
donné  de  les  élargir,  sauf  deux,  un  jeune  homme  de 
moins  de  dix-huit  ans  et  un  vieillard  presque  octogénaire, 
sur  lesquels  deux,  lettres  mal  entendues  laissent  encore 
planer  l'ombre  d'un  soupçon.  —  Mais  il  n'est  pas  sûr 
que  le  peuple  veuille  les  rendre.  La  garde  nationale  a 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  205 

refusé  de  les  élargir  en  plein  jour  et  de  leur  faire 
escorte.  La  veille  même,  «  des  groupes  nombreux  de 
«  femmes,  entremêlés  de  quelques  hommes,  parlent  de 
«  massacrer  tous  ces  gens-là,  au  moment  où  ils  mettront 
«  le  pied  hors  du  château  ».  On  est  obligé  de  les  faire 
sortir  à  deux  heures  du  matin,  en  secret,  sous  une  forte 
garde,  et  tout  de  suite  ils  quittent  la  ville,  comme,  six 
mois  auparavant,  ils  ont  quitté  la  campagne.  —  Ni  à  la 
campagne,  ni  à  la  ville1,  ils  ne  sont  couverts  par  la  loi 
civile  ou  religieuse,  et  un  gentilhomme,  qui  n'est  pas 
compromis  dans  l'affaire,  remarque  que  leur  situation 
est  pire  que  cède  des  protestants  et  des  vagabonds  aux 
pires  années  de  l'ancien  régime  :  «  N'est-ce  pas  la  loi 
«  qui  a  laissé  aux  prêtres  (insermentés)  la  liberté  de 
«  dire  la  messe?  Pourquoi  donc,  sans  péril  de  sa  vie, 
«  n'ose-t-on  entendre  leur  messe?  —  N'est-ce  pas  la  loi 
«  qui  commande  à  tous  les  citoyens  de  protéger  la 
«  tranquillité  publique?  Pourquoi  donc  ceux  que  le  cri 
«  Aux  armes!  a  fait  sortir  armés  pour  protéger  l'ordre 
«  sont-ils  assaillis  en  qualité  d'aristocrates?  —  Pour- 
«  quoi,  sans  ordres,  ni  dénonciation,  ni  apparence  de 
«  délit,  viole-t-on  l'asile  des  citoyens  que  les  décrets 

1.  Archives  nationales,  F7,  5200.  Lettre  du  procureur-syndic 
de  Baveux,  14  mai  1792,  et  du  directoire  de  Bayeux,  21  mai  1792. 
—  A  Bayeux  aussi,  les  réfugiés  sont  dénoncés  et  en  péril.  D'après 
leurs  déclarations  vériliées,  ils  sont  à  peine  cent,  a  A  la  vérité,  il 
«  se  trouve  parmi  eux  plusieurs  prêtres  insermentés.  (Mais)  le 
«  reste  est  formé,  pour  la  plupart,  de  chefs  de  famille  connus 
«  pour- habiter  ordinairement  les  districts  voisins,  et  qui  ont  été 
«  forcés  de  quitter  leurs  foyers,  après  avoir  été  ou  craignant  de 
«  devenir  les  victimes  de  l'intolérance  religieuse  ou  des  menaces 
«  des  factieux  et  des  brigands.  » 


206  LA  RÉVOLUTION 

«  ont  déclaré  sacré?  —  Pourquoi  désarmer  de  préfé- 
«  rence  tout  ce  qu'il  y  a  de  notables  et  de  gens  aisés? 
«  Les  armes  ne  sont-elles  exclusivement  faites  que  pour 
«  ceux  qui  naguère  en  étaient  privés  et  qui  en  abusent? 
«  Pourquoi  serait-on  égal  pour  payer,  et  distingué  pour 
«  être  vexé  et  insulté?  »  —  Il  a  dit  le  mot  juste.  Ce  qui 
règne  désormais,  c'est  une  aristocratie  à  rebours,  con- 
traire à  la  loi,  encore  plus  contraire  à  la  nature.  Car, 
dans  l'échelle  graduée  de  la  civilisation  et  de  la  culture, 
à  présent,  par  un  renversement  brusque,  les  échelons 
inférieurs  se  trouvent  en  haut,  et  les  échelons  supérieurs 
se  trouvent  en  bas.  Supprimée  par  la  Constitution,  l'iné- 
galité s'est  rétablie  au  sens  contraire.  Plus  arbitraire- 
ment, plus  brutalement,  plus  injustement  que  les  vieux 
barons  féodaux,  la  populace  des  campagnes  et  des  villes 
taxe,  emprisonne,  pille  ou  tue,  et  pour  serfs  ou  vilains 
elle  a  ses  anciens  chefs. 


Supposons  que,  pour  ne  pis  donner  prise  aux  soup- 
çons, ils  se  résignent  à  ne  plus  avoir  d'armes,  à  ne 
point  faire  de  groupes,  à  ne  point  paraître  aux  élections, 
à  s'enfermer  au  logis,  à  se  confiner  étroitement  dans  le 
cercle  inoffensif  de  la  vie  privée.  La  même  défiance  et 
la  même  animosité  les  y  poursuivent.  —  A  Cahors1,  où 
la  municipalité  vient,  malgré  la  loi,  d'expulser  les 
Chartreux  qui,  avec  la  permission  de  la  loi,  optaient 

1.  Mercure  de  France,  4  juin  1790  (lettre  de  Cahors,  du 
17  mai;  arrêté  de  la  municipalité  du  10  mai  1790). 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  207 

pour  la  résidence  et  la  vie  commune,  deux  religieux, 
avant  de  partir,  donnent  à  M.  de  Beaumont,  leur  voisin 
et  ami,  quatre  poiriers  nains  et  des  oignons  à  fleur  de 
leur  jardin.  Là-dessus,  la  municipalité  arrête  que  «  le 
«  sieur  Louis  de  Beaumont,  ci-devant  comte,  est  cou- 
«  pahle  d'avoir  dégradé  les  biens  nationaux  téméraire- 
«  ment  et  malicieusement  »,  le  condamne  à  500  livres 
d'amende,  ordonne  «  que  les  quatre  poiriers  arrachés 
«  dans  la  ci-devant  Chartreuse  seront  portés  demain, 
«  jour  de  mercredi,  devant  la  porte  dudit  sieur  de 
«.Beaumont,  pour  y  rester  pendant  quatre  jours  consé- 
a  cutifs,  et  y  être  gardés  à  vue,  nuit  et  jour,  par  deux 
«  fusiliers,  aux  frais  et  dépens  dudit  sieur  de  Beaumont, 
«  sur  lesquels  arbres  sera  placé  un  écriteau  portant 
«  cette  inscription  :  Louis  de  Beaumont  dégradateur 
a  des  biens  nationaux.  Et  sera  le  présent  arrêté  imprimé 
«  au  nombre  de  mille  exemplaires,  lu,  publié,  affiché 
«  aux  frais  et  dépens  dudit  sieur  de  Beaumont,  pour 
«  être  adressé,  dans  tout  le  département  du  Lot,  aux 
«  districts  et  municipalités  dont  il  est  composé,  ainsi 
«  qu'à  toutes  les  sociétés  des  Amis  de  la  Constitution 
«  et  de  la  Liberté  ».  A  chaque  ligne  de  cette  invective 
légale,  perce  l'envie  haineuse  du  plumitif  local  qui  se 
venge  d'avoir  jadis  salué  trop  bas.  —  L'année  suivante, 
M.  de  Beaumont  ayant  racheté  par-devant  notaire  une 
église  vendue  par  le  district  avec  tous  les  ornements  et 
objets  de  culte  qu'elle  renferme,  le  maire  et  les  officiers 
municipaux,  suivis  d'ouvriers,  y  viennent  tout  enlever 
et  détruire,  confessionnaux,  autels  et  jusqu'au  corps 
"•  T.  IV.  —  14 


208  LA  RÉVOLUTION 

canonisé  du  saint  enseveli  là  depuis  cent  cinquante  ans, 
si  bien  qu'après  leur  départ  «  l'édifice  ressemble  à  une 
«  vaste  grange  remplie  de  démolitions  et  de  décom- 
«  bres1  ».  Notez  qu'en  ce  moment  M.  de  Beaumont 
est  commandant  militaire  du  Périgord  :  par  le  traite- 
ment qu'il  subit,  jugez  de  celui  qu'on  réserve  aux  no- 
bles ordinaires;  je  ne  leur  conseille  pas  de  se  présenter 
aux  adjudications2.  —  Seront-ils  au  moins  libres  dans 
leurs  amusements  domestiques,  et,  quand  ils  vont  dans 
un  salon,  sont-ils  sûrs  d'y  passer  tranquillement  leur 
soirée?  —  A  Paris  même,  dans  un  liôtel  du  faubourg 
Saint-Honoré,  nombre  de  personnes  de  la  bonne  com- 
pagnie, parmi  elles  les  ambassadeurs  de  Danemark  et 
de  Venise,  écoutaient  un  concert  donné  par  un  virtuose 
étranger;  entre  une  charrette  avec  cinquante  bottes  dtj 
loin  qui  sont  la  provision  du  mois  pour  les  chevaux.  Un 
patriote,  qui  a  vu  entrer  la  charrette,  imagine  que  le 

1.  Archives  nationales,  F7,  5223.  Lettre  du  comte  Louis  de 
Deaumont,  9  novembre  1791.  Sa  lettre,  fort  modérée,  liait  ainsi  : 
<i  Convenez,  monsieur,  que  tout  cela  est  fort  désagréable  et  même 
a  incroyable  que  les  officiers  municipaux  soient  les  auteurs  de 
«  tous  les  désordres  qui  se  passent  dans  cette  ville.  » 

2.  Mercure  de  France,  7  janvier  1792.  M.  Granchier,  de  Riom, 
adresse  au  directoire  de  son  département  une  pétition  à  l'effet 
d'acheter  le  cimetière  où  son  père  a  été  enterré  quatre  années 
auparavant;  c'est  pour  empêcher  la  fouille  décrétée  du  cimetière 
et  pour  conserver  le  tombeau  de  sa  famille.  Il  demande  en  même 
temps  à  acheter  l'église  Saint-Paul,  alin  d'y  acquitter  les  messes 
fondées  pour  l'âme  de  son  père.  —  Le  directoire  répond  (.*>  dé- 
cembre 1791)  :  a  Considérant  que  le*  moyens  qui  ont  déterminé 
<i  l'exposant  à  faire  sa  déclaration  sont  le  simulacre  d'une  bon- 
ci  homie  dans  laquelle  le  prestige  impuissant  pour  séduire  la 
a  saine  raison  est  enveloppé,  le  directoire  arrête  qu'il  n'y  a  lieu 
a  à  accueillir  la  demande  du  sieur  Granchier.  » 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  209 

roi,  caché  sous  les  bottes,  vient  dans  l'hôtel  pour  s'en- 
tendre avec  les  aristocrates  et  comploter  sa  fuite.  Attrou- 
pement :  un  commissaire  vient  avec  la  garde  nationale  ; 
la  charrette  est  gardée  à  vue  par  quatre  grenadiers. 
Cependant  le  commissaire  visite  tout  l'hôtel,  y  voit  des 
pupitres  à  musique  et  les  apprêts  d'un  souper,  revient, 
fait  décharger  la  charrette,  déclare  au  peuple  qu'il  n'a 
rien  trouvé  de  suspect.  Le  peuple  ne  le  croit  pas,  et 
réclame  une  seconde  visite.   Seconde  visite  faite  par 
vingt-quatre  délégués;  de  plus  on  compte  les  bottes  do 
paille,  on  en  délie  plusieurs,  le  tout  en  vain.  Irritée  de 
sa  déception  et  ayant  compté  sur  un  spectacle,  la  foule 
exige  que  tous  les  invités,  hommes  et  femmes,  sortent 
à  pied  et  ne  remontent  dans  leurs  voitures  qu'au  bout 
de  la  rue.  «  Les  voitures  vides  défilent  les  premières  », 
puis  les  invités  en  costume  de  soirée,  les  femmes  en 
grande  toilette,  «  tremblantes  de  peur,  les  yeux  baissés, 
«  entre  deux  haies  d'hommes,  de  femmes  et  d'enfants 
«  qui  les  regardent  sous  le  nez  et  les  accablent  d'in- 
«  jures1  ».  —  Suspect  de  conciliabules  à  domicile  et 
recherché  jusque  dans  son  hôtel,  le  noble  a-t-il  au 
moins  le  droit  de  fréquenter  une  salle   publique,  de 
manger    au  restaurant,    d'y  prendre    le   frais   sur   le 
balcon?  —  Le  vicomte  de  Mirabeau,  qui  vient  de  dîner 
au  Palais-Royal,  se  met  à  la  fenêtre  pour  respirer;  il  est 
reconnu;  bientôt  un  rassemblement  crie  :  à  bas  Mira- 
beau-Tonneau 2  !  «  On  lui  lance  de  tous  côtés  des  gra- 

1.  Ferrières,  II,  268  (19  avril  1791). 

2.  Montlosier,  II,  307,  309,  312. 


210  LA  RÉVOLUTION 

a  viers  et  quelquefois  des  pierres  :  une  pierre  casse 
<f  un  carreau  de  vitre  ;  lui  aussitôt  de  prendre  la  pierre, 
<i  de  la  montrer  à  la  multitude,  et,  en  même  temps,  de 
<(  la  poser  tranquillement  sur  le  bord  de  la  fenêtre,  en 
«  signe  de  modération.  »  Des  vociférations  éclatent; 
ses  amis  le  font  rentrer  et  il  faut  que  le  maire  Bailly 
vienne  en  personne  pour  apaiser  les  agresseurs.  —  En 
effet  ceux-ci  ont  de  justes  motifs  de  haine.  Le  gentil- 
homme qu'ils  lapident  est  un  bon  vivant,  gros  et  gras, 
qui  soupe  volontiers,  amplement,  savamment,  et  là- 
dessus  la  populace  se  l'est  figuré  comme  un  monstre, 
bien  pis  comme  un  ogre.  A  l'endroit  de  ces  nobles  dont 
le  plus  grand  tort  est  d'être  trop  policés  et  trop  mon- 
dains, l'imagination  surexcitée  reforge  des  contes  de 
nourrice.  Logé  rue  Richelieu,  M.  de  Montlosier  se  voyait 
suivi  des  yeux  lorsqu'il  allait  à  l'Assemblée  nationale. 
Une  femme  surtout,  de  trente  à  trente-deux  ans,  et  ven- 
dant de  la  viande  à  un  étal,  passage  Saint-Guillaume, 
«  le  regardait  avec  une  attention  particulière.  Iles 
«  qu'elle  le  voyait  arriver,  elle  prenait  un  large  et  long 
«  couteau  qu'elle  aiguisait  devant  lui,  en  lui  lançant  des 
«  regards  furieux  ».  Il  interroge  sa  maîtresse  d'hôtel  ; 
deux  enfants  du  quartier  ont  disparu,  enlevés  par  (]*■> 
bohémiens,  et  c'est  maintenant  un  bruit  répandu  que 
M.  de  Montlosier,  le  vicomte  de  Mirabeau,  d'autres 
députés  du  côté  droit  «  se  rassemblent  pour  faire  des 
«  orgies  dans  lesquelles  ils  mangent  de  petits  enfants  ». 
En  cet  état  de  l'opinion,  il  n'est  pas  un  crime  qu'on 
ne  leur  impute,  pas  un  outrage  mi'on  ne  leur  prodigue. 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  211 

Traîtres,  tyrans,  conspirateurs,  assassins,  tel  est  à  leur 
endroit  le  vocabulaire  courant  des  clubs  et  des  gazettes. 
Aristocrate  signifie  tout  cela,  et  quiconque  ose  démen- 
tir la  calomnie  est  lui-même  un  aristocrate.  —  Au 
Palais-Royal,  on  répète  que  M.  de  Castries,  dans  son 
dernier  duel,  s'est  servi  d'une  épée  empoisonnée,  et  un 
officier  de  marine  qui  proteste  contre  ce  bruit  faux,  est 
accusé  lui-même,  juge  sur  place,  condamné  «  à  être 
«  consigné  au  corps  de  garde  ou  jeté  dans  le  bassin1  ». 
—  Que  les  nobles  se  gardent  bien  de  défendre  leur  hon- 
neur à  la  façon  ordinaire  et  de  répondre  à  une  insulte 
par  une  provocation.  A  Castelnau  près  de  Cahors2,  l'un 
de  ceux  qui,  l'année  précédente,  ont  marché  contre  les 
incendiaires,  M.  de  Bellud,  chevalier  de  Saint-Louis, 
arrivant  sur  la  place  publique  avec  son  frère,  garde  du 
corps,  est  accueilli  par  des  cris  :  A  l'aristocrate!  A  la 
lanterne!  Son  frère  est  en  redingote  du  matin  et  en 
pantoufles  :  ils  ne  veulent  point  se  faire  d'affaires,  ils 
ne  disent  mot.  Un  peloton  de  garde  nationale  qui  passe 
répète  le  cri;  ils  se  taisent  encore.  Le  chant  continue; 
au  bout  de  quelque  temps,  M.  de  Bellud  prie  le  com- 
mandant d'imposer  silence  à  ses  hommes.  Celui-ci 
refuse,  et  M.  de  Bellud  lui  demande  réparation  hors  de 
la  ville.  A  ce  mot,  les  gardes  nationaux  fondent  sur 
M.  de  Bellud,  la  baïonnette  en  avant.  Son  frère  reçoit 
un  coup  de  sabre  au  col;  lui,  se  défendant  de  l'épée, 

1.  Moniteur,  VI,    556.   Lettre  de  M.  d'Aymar,  chef  d'escadre, 
18  novembre  1790. 

2.  Mercure   de   France,   28  mai   et  16  juin  1791.   Lettres   de 
Cahors  et  de  Castelnau,  18  mai. 


212  LA  DÉVOLUTION 

blesse  légèrement  le  commandant  et  un  garde.  Seuls 
contre  tous,  les  deux  frères  battent  en  retraite  jusque 
dans  leur  maison,  où  ils  sont  bloqués.  Vers  sept  heures 
du  soir,  deux  ou  trois  cents  gardes  nationaux  de  Cahors 
arrivent  pour  renforcer  les  assiégeants.  La  maison  est 
prise,  le  garde  du  corps,  se  sauvant  à  travers  champs, 
se  foule  le  pied,  est  capturé.  M.  de  Bellud,  qui  a  gagné 
une  autre  maison,  continue  à  s'y  défendre;  on  y  met  le 
feu,  elle  brûle  avec  les  deux  voisines.  Réfugié  dans  une 
cave,  il  tire  toujours;  on  jette,  par  le  soupirail,  des 
bottes  de  paille  enflammées.  Presque  étouffé,  il  sort, 
tue  d'un  coup  de  pistolet  le  premier  assaillant,  et  de 
l'autre  coup  se  tue  lui-même.  On  lui  coupe  la  tête, 
ainsi  qu'à  son  domestique;  on  fait  baiser  les  deux  têtes 
au  garde  du  corps,  et,  comme  il  demande  un  verre 
d'eau,  on  lui  verse  dans  la  bouche  le  sang  qui  dégoutte 
de  la  tête  coupée  de  son  frère.  Puis  la  troupe  victorieuse 
se  met  en  marche  vers  Cahors,  avec  les  deux  têtes  sur 
des  baïonnettes  et  le  garde  du  corps  sur  une  charrette. 
Klle  s'arrête  devant  la  maison  où  s'assemble  un  cercle 
littéraire  suspect  au  club  jacobin  ;  on  fait  descendre  le 
blessé,  on  le  pend,  on  décharge  les  fusils  sur  son  corps, 
puis  on  brise  tout  dans  le  cercle,  «  on  jelte  les  meubles 
«  par  les  fenêtres,  on  démolit  la  maison  ».  —  Toutes 
les  exécutions  populaires  sont  de  cette  nature,  à  la  fois 
promptes  et  complètes,  pareilles  à  celles  d'un  roi 
d'Orient  qui,  de  ses  propres  mains,  à  l'instant,  sans 
enquête  ni  jugement,  venge  sa  majesté  offensée,  et, 
pour  toute  offense,  ne  connaît  qu'un  châtiment,  la  mort. 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  213 

Alulle1,  M.  de  Massey,  lieutenant  de  Royal-Navarre,  qui 
a  fiappé  un  insulteur,  est  saisi  dans  la  maison  où  il 
s'est  réfugié,  et,  malgré  les  trois  corps  administratifs, 
massacré  sur-le-champ.  A  Brest,  deux  caricatures  anti- 
révolutionnaires ayant  été  charbonnées  sur  les  murs  du 
café  militaire,  la  foule  ameutée  s'en  prend  à  tous  les 
ofibiers.  L'un  d'eux,  M.  Patry,  se  dénonce,  et,  sur  le 
poi.it  d'être  déchiré,  veut  se  tuer  lui-même.  On  le  dé- 
sarme; mais,  quand  la  municipalité  arrive  à  son  secours, 
elle  trouve  qu'il  «  vient  d'expirer  d'un  nombre  infini  de 
'«  blessures  »,  et  voit  sa  tête  promenée  au  bout  d'une 
pique2.  —  Mieux  vaudrait  vivre  sous  un  roi  d'Orient; 
car  il  n'est  point  partout,  ni  toujours  furieux  et  fou 
comme  la  populace.  Ni  dans  la  vie  publique,  ni  dans  la 
vie  privée,  ni  à  la  campagne,  ni  à  la  ville,  ni  réunis,  ni 
séparés,  les  nobles  ne  sont  à  l'abri.  Comme  un  nuage 
noir  et  menaçant,  l'hostilité  populaire  pèse  sur  eux,  et, 
d'un  bout  à  l'autre  du  territoire,  l'orage  s'abat  par  une 
grêle  continue  de  vexations,  d'outrages,  de  diffamations, 
de  spoliations  et  de  violences;  çà  et  là,  et  presque  jour- 
nellement, des  coups  de  tonnerre  meurtriers  tombent 
au  hasard  sur  la  tête  la  plus  inoffensive,  sur  un  vieux 
gentilhomme  endormi,  sur  un  chevalier  de  Saint-Louis 

1.  Mercure  de  France,  n°  du  28  mai  1791.  A  !a  fête  de  la  Fédé- 
ration, M.  de  Massey  n'avait  pas  voulu  commander  à  ses  cavaliers 
de  mettre  leurs  chapeaux  au  bout  de  leurs  sabres,  manœuvre 
difficile.  Pour  ce  fait,  on  l'avait  accusé  de  lèse-nation,  et  il  avait 
dû  quitter  Tulle  pendant  plusieurs  mois.  —  Archives  nationales, 
F7,  5204.  Extrait  des  minutes  du  tribunal  de  Tulle,  10  mai   1791. 

2.  Archives  nationales,  F7,  3215.  Procès-verbal  des  officiers 
municipaux  de  Brest,  23  juin  1791. 


214  LA  REVOLUTION 

qui  se  promène,  sur  une  famille  qui  prie  à  l'églse. 
Mais,  dans  cette  noblesse  écrasée  par  places  et  meur- 
trie partout,  la  foudre  trouve  un  groupe  prédestiné  qui 
l'attire  et  sur  lequel  incessamment  elle  frappe  :  cet 
le  corps  des  officiers. 

VI 

Sauf  un  petit  nombre  de  fats,  habitués  des  salons, 
favoris  de  cour  et  portés  aux  premiers  grades  par  des 
intrigues  d'antichambre,  c'est  dans  ce  groupe,  surtout 
dans  les  rangs  moyens  de  ce  groupe,  que  l'on  trouvait 
alors  le  plus  de  noblesse  morale.  Nulle  part  en  France 
il  n'y  avait  tant  de  mérite  éprouvé  et  solide  ;  un  homim 
de  génie  qui  les  a  fréquentés  dans  sa  jeunesse  leur  a 
rendu  ce  témoignage  :  beaucoup  d'entre  eux  étaient  des 
gens  «  du  caractère  le  plus  aimable  et  de  l'esprit  le 
«  plus  élevé1  ».  —  En  effet,  pour  la  plupart,  le  service 
militaire  n'était  pas  une  carrière  d'ambition,  mais  un 
devoir  de  naissance.  Dans  chaque  famille  noble,  il  était 
de  règle  qu'un  fils  fût  à  l'année;  peu  importait  qu'il  y 
avançât.  Il  payait  la  dette  de  son  rang  ;  cela  lui  suffisait, 
et,  après  vingt  ou  trente  ans  de  service,  une  croix  ce 

1.  Mémoires  de  Cuvier  (Éloges  historiques  par  Flourens),  J, 
177.  Cuvier,  qui  était  alors  au  Havre  (1788),  avait  fait  des  étudts 
supérieures  dans  une  école  administrulive  allemande,  a  M.  ce 
a  Surville,  dit-il,  officier  au  régiment  d'Artois,  était  l'un  desespriis 
«  les  plus  élevés  et  des  caractères  les  plus  aimables  que  j'aie 
a  rencontrés.  Il  y  en  avait  beaucoup  de  ce  genre  parmi  ses  cani;  - 
«  rades,  et  je  suis  toujours  étonné  que  de  pareils  hommes  aient 
<i  pu  végéter  dans  les  rangs  obscurs  de  quelque  régiment  d'il»» 
«  taillerie.  » 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  215 

Saint-Louis,  parfois  une  maigre  pension,  étaient  tout  ce 
qu'il  avait  le  droit  d'attendre.  —  Sur  neuf  à  dix  mille 
officiers,  le  plus  grand  nombre,  sortis  de  la  petite  et 
pauvre  noblesse  provinciale,  gardes  du  corps,  lieute- 
nants, capitaines,  majors,  lieutenants-colonels  et  même 
colonels,  n'ont  pas  d'autre  prétention.  Résignés  aux 
passe-droits1,  confinés  dans  leur  grade  secondaire,  ils 
laissent  les  très  hauts  emplois  aux  héritiers  des  grandes 
familles,  aux  assidus  ou  aux  parvenus  de  Versailles, 
et  se  contentent  d'être  de  bons  gardiens  de  l'ordre 
public  et  de  braves  défenseurs  de  l'État.  A  ce  régime, 
quand  le  cœur  n'est  pas  très  bas,  il  s'élève  :  on  se  fait 
un  point  d'honneur  de  servir  sans  récompense  ;  on  n'a 
plus  en  vue  que  l'intérêt  public,  d'autant  plus  qu'en  ce 
moment  il  est  l'objet  de  toutes  les  préoccupations  et  de 
tous  les  écrits.  Nulle  part  la  philosophie  pratique,  celle 
qui  consiste  dans  l'esprit  d'abnégation,  n'a  pénétré 
plus  profondément  que  dans  cette  élite  méconnue.  Sous 
des  dehors  polis,  brillants  et  parfois  frivoles,  ils  ont 
l'âme  sérieuse  ;  leur  vieil  honneur  est  devenu  du  patrio- 
tisme. Préposés  à  l'exécution  des  lois,  ayant  en  main  la 
force  pour  maintenir  la  paix  par  la  crainte,  ils  sentent 

1.  Dampmartin,  I,  133.  Au  commencement  de  1790,  a  les  offi- 
«  ciers  simples  disaient  :  Nous  devrions  faire  des  réclamations  ; 
«  car  nos  griefs  sont  au  moins  aussi  nombreux  que  ceux  de  nos 
a  cavaliers  ».  —  M.  de  la  Piochejaquelein  disait  après  ses  grands 
succès  de  Vendée  :  a  J'espère  que  le  roi,  une  fois  rétabli,  me  don- 
«  nera  un  régiment.  »  Il  n'aspirait  à  rien  de  plus.  [Mémoires  de 
Mme  de  la  Rochejaquelein.)  —  Cf.  Un  officier  royaliste  au  service 
de  la  République,  par  SI.  de  Bezancenet,  lettres  et  biographie  du 
général  de  Dommartin,  tué  dans  l'expédition  d'Egypte. 


216  LA  REVOLUTION 

toute  l'importance  de  leur  office,  et,  pendant  deux  ans, 
ils  persistent  à  le  remplir  avec  une  modération,  une 
douceur,  une  patience  extraordinaires,  non  seulement 
au  péril  de  leur  vie,  mais  à  travers  des  humiliations 
('•normes  et  multipliées,  par  le  sacrifice  de  leur  autorité 
et  de  leur  amour-propre,  par  la  soumission  de  leur 
volonté  capable  à  la  dictature  incapable  des  nouveaux 
maîtres  qui  leur  sont  infligés.  Il  est  dur  à  un  officier 
noble  d'obéir  aux  réquisitions  d'une  municipalité  bour- 
geoise et  improvisée  \  de  subordonner  sa  compétence, 
son  courage  et  sa  prudence  aux  maladresses  et  aux 
alarmes  de  cinq  ou  six  procureurs  novices,  effarés  et 
timides,  de  mettre  son  initiative  et  son  énergie  au  ser- 
vice de  leur  présomption,  de  leur  indécision  et  de  leur 
faiblesse,  même  quand  leurs  ordres  ou  refus  d'ordres 
sont  manifestement  absurdes  et  malfaisants,  môme 
quand  ils  sont  contraires  aux  instructions  antérieures 
de  son  général  et  de  son  ministre,  même  quand  ils 
aboutissent  au  pillage  d'un  marché,  à  l'incendie  d'un 
cbâteau,  a  l'assassinat  d'un  innocent,  même  quand  ils 
lui  imposent  l'obligation  d'assister  au  crime,  l'épée  au 
fourreau  et  les  bras  croisés*.  Il  est  dur  à  un  officier 


1.  Correspondances  de  MM.  de  Thiard,  ae  Caraman,  de  Miran, 
de  Bercheny,  etc.,  citées  ci-dessus,  passim.  —  Correspondance  de 
M.  de  Thiard,  5  mai  1790  :  «  La  ville  de  Vannes  a  un  style  auto- 
ratif  qui  commence  à  me  déplaire  :  elle  veut  que  le  roi  lui  four- 
nisse des  baguettes  de  tambour;  la  première  bùclie  le  ferait  avec 
plus  de  promptitude  et  de  facilité.  t> 

2.  Archives  nationales,  F7,  5248,  16  mars  1791.  A  Douai,  Nico- 
lon,  marchand  de  blé,  est  pendu,  parce  que  la  municipalité  n'a 
pas  osé  proclamer  la  loi  martiale.  Le  commandant,  M.  de  Lanouc, 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUEE  21T 

noble  de  voir  se  former  en  face  de  sa  troupe  une  troupe 
indépendante,  populaire,  bourgeoise,  rivale  et  même 
hostile,  en  tout  cas  dix  fois  plus  nombreuse  et  non 
moins  exigeante  que  susceptible,  d'être  tenu  envers 
elle  aux  complaisances  et  aux  déférences,  de  lui  céder 
les  postes,  les  arsenaux,  les  citadelles,  de  traiter  ses 
chefs  en  égaux,  quelle  que  soit  leur  ignorance  ou  leur 
indignité,  quels  qu'ils  soient,  ici  un  avocat,  là  un 
capucin,  ailleurs  un  brasseur  ou  un  cordonnier,  le  plus 
souvent  un  démagogue,  et  dans  maint  bourg  ou  village 
un  déserteur,  un  soldat  chassé  du  régiment  pour 
inconduite,  peut-être  tel  de  ses  propres  hommes, 
mauvais  sujet  qu'il  a  renvoyé  jadis  avec  la  cartouche 
jaune,  en  lui  disant  d'aller  se  faire  pendre  ailleurs.  Il 
est  dur  à  un  officier  noble  d'être  diffamé  publiquement 
et  journellement  à  raison  de  son  grade  et  de  son  titre, 
d'être  qualifié  de  traître  au  club  et  dans  les  gazettes, 
d'être  désigné  par  son  nom  aux  soupçons  et  aux  fureurs 
populaires,  d'être  hué  dans  la  rue  et  au  théâtre,  de 
subir  la  désobéissance  de  ses  soldats,  d'être  dénoncé, 
insulté,  arrêté,  rançonné,  chassé,  meurtri  par  eux  et 
par  la  populace,  d'avoir  en  perspective  une  mort  atroce, 
ignoble  et  sans  vengeance,  celle  de  M.  de  Launey  mas- 
sacré à  Paris,  de  M.  de  Belsimce  massacré  à  Caen,  de 
M.  de  Bausset  massacré  à  Marseille,  de  M.  de  Voisins 
massacré  à  Valence,  de  M.  de  Rully  massacré  à  Bastia, 
de    M.    de  Rochetaillée   massacré  à   Saint-Étienne,    de 

n'avait  pas  le  droit  de  faire  marcher  ses  grenadiers,  et  le  meurtre 
s'est  accompli  sous  ses  yeux. 


218  LA  RÉVOLUTION 

M.  de  Mauduit  massacré  à  Port-au-Prince1.  Tout  cela, 
les  officiers  nobles  le  supportent.  Pas  une  seule  muni- 
cipalité, même  jacobine,  ne  trouve  un  prétexte  pour 
leur  imputer  un  refus  d'obéissance.  A  force  de  tact  et 
il' égards,  ils  évitent  tout  conflit  avec  les  gardes  natio- 
nales. Jamais  ils  ne  provoquent,  et,  même  provoqués, 
il  est  rare  qu'ils  se  défendent.  Des. conversations  impru- 
dentes, des  vivacités  de  langage,  des  mots  plaisants, 
voilà  leurs  plus  grandes  fautes.  Comme  de  bons  chiens 
de  garde  au  milieu  d'un  troupeau  effarouché  qui  les 
foule  sous  ses  sabots  ou  les  perce  de  ses  cornes,  ils  se 
laissent  percer  et  fouler  sans  mordre,  et  ils  resteraient 
jusqu'au  bout  attachés  à  leur  poste  si  l'on  ne  venait  les 
en  chasser. 

Rien  n'y  fait  :  doublement  suspects  comme  membres 
d'une  classe  proscrite  et  comme  chefs  de  la  force 
armée,  c'est  contre  eux  que  la  méfiance  publique 
allume  le  plus  d'explosions;  d'autant  plus  que  l'instru- 
ment qu'ils  manient  est  singulièrement  explosible. 
Recrutée  par  des  engagements  volontaires,  «  dans  un 
«  peuple  ardent,  turbulent  et  un  peu  débauché  », 
l'armée  se  compose  «  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  ardent,  de 
o  plus  turbulent  et  de  plus  débauché  dans  la  nation1  ». 

1.  Ce  dernier,  notamment,  est  mort  avec  une  douceur  héroïque. 
—  {Mercure  de  France,  18  juin  1791.  Séance  du  9  juin,  discours 
de  deux  officiers  du  régiment  de  Port-au-Prince,  l'un  témoin 
oculaire.) 

2.  Dampmartin,  II,  214.  La  désertion  est  énorme,  même  en 
temps  ordinaire,  et  fournit  aux  armées  étrangères  a  le  quart  de 
leur  effectif  ».  —  Vers  la  fin  de  1789,  Dubois  de  Crancé,  ancien 
mousquetaire  et  l'un  des  futurs  montagnards,  disait  à  l'Assemblée 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  219 

Ajoutez-y  la  balayure  des  dépôts  de  mendicité  :  voilà 
beaucoup  de  chenapans  sous  l'uniforme.  Si  l'on  réflé- 
chit que  la  solde  est  petite,  la  nourriture  mauvaise,  la 
discipline  dure,  l'avancement  nul  et  la  désertion  endé- 
mique, on  ne  s'étonne  plus  de  la  débandade  :  pour  de 
tels  hommes,  l'attrait  de  la  licence  est  trop  fort.  Dès  le 
commencement,  avec  du  vin,  des  fdles  et  de  l'argent, 
on  leur  a  fait  tourner  casaque,  et,  de  Paris,  la  conta- 
gion a  gagné  la  province.  En  Bretagne1,  les  grenadiers 
et  chasseurs  de  l'Ile-de-France  «  vendent  leurs  habits, 
«  leurs  armes  et  leurs  souliers,  exigent  le  prêt  pour  le 
«  manger  au  cabaret  »  ;  cinquante-six  soldats  de  Pen- 
thièvre  «  ont  voulu  massacrer  leurs  officiers  »  et  l'on 
prévoit  que,  livrés  à  eux-mêmes,  bientôt,  faute  de  solde, 
«  ils  iront  voler  et  assassiner  sur  les  grands  chemins  ». 
Dans  l'Eure-et-Loir,  des  dragons2,  sabres  et  pistolets  en 
main,  vont  chez  des  fermiers  prendre  du  pain  et  de 
l'argent,  et  les  fantassins  de  Royal-Comtois,  les  dragons 
de  Colonel-Général  désertent  par  bandes  pour  aller  à 
Paris,  où  l'on  s'amuse.  Pour  eux,  avant  tout,  il  s'agit  de 

nationale  que  l'ancien  système  de  recrutement  peuplait  l'armée 
de  «  gens  sans  aveu,  sans  domicile,  qui  souvent  se  faisaient  sol- 
<i  dats  pour  éviter  les  punitions  civiles.  »  [Moniteur,  II,  376,  381, 
séance  du  12  décembre  1789.) 

1.  Archives  nationales,  KK,  1105.  Correspondance  de  M.  de 
Thiard,  4  et  7  septembre  1789,  20  novembre  1789,  28  avril  et 
29  mai  1790.  «  L'esprit  d'insubordination  qui  commence  à  se 
«  montrer  dans  le  régiment  de  Bassigny  est  une  maladie  épidé- 
«  mique  qui  gagne  insensiblement  toutes  les  troupes....  Toutes  les 
a  troupes  sont  gangrenées  et  toutes  les  municipalités  s'opposent 
«  aux  ordres  qu'elles  reçoivent  pour  les  mouvements.  » 

2.  Archives  nationales,  H,  1433.  Correspondance  de  M.  de  Ber- 
cheny,  12  juillet  1790. 


220  LA  RÉVOLUTION 

«  faire  la  noce  ».  En  effet,  les  grandes  insurrections 
militaires  des  premiers  temps,  celles  de  Paris,  de  Ver- 
sailles, de  Besançon,  de  Strasbourg,  ont  commencé  ou 
fini  par  des  kermesses.  —  Sur  ce  fond  de  convoitises 
grossières,  des  ambitions  légitimes  ou  naturelles  ont 
germé.  Depuis  une  vingtaine  d'années,  beaucoup  de  sol- 
dats savent  lire  et  se  croient  capables  d'être  officiers. 
D'ailleurs  un  quart  des  engagés  sont  des  jeunes  gens  nés 
avec  quelque  aisance,  et  qu'un  coup  de  tête  a  jetés 
dans  l'armée.  Ils  étouffent  dans  ce  couloir  étroit,  bas, 
noir,  terme,  où  les  privilégiés  de  naissance  leur  bou- 
cbent  toute  issue,  et  ils  marcheront  sur  leurs  chefs 
pour  avancer.  Voilà  des  mécontents,  des  raisonneurs, 
des  harangueurs  de  chambrée,  et  tout  de  suite,  entre 
ces  politiques  de  la  caserne  et  les  politiques  de  la  rue, 
l'alliance  s'est  faite.  —  Partis  du  même  point,  ils  vont 
au  même  but,  par  la  même  voie,  et  le  travail  d'imagi- 
nation qui  a  noirci  le  gouvernement  dans  l'esprit  du 
peuple,  noircit  les  officiers  dans  l'esprit  des  soldais. 

Le  trésor  est  à  sec,  il  y  a  des  arriérés  dans  la  solde. 
Les  villes  obérées  ne  peuvent  livrer  leur  quote-part  de 
fournitures,  et  à  Orléans,  devant  la  détresse  de  la-muni- 
cipalité, les  Suisses  de  Châteauvieux  ont  dû  s'imposer 
une  retenue  d'un  sou  par  jour  et  par  homme  pour  avoir 
du  bois  en  hiver1.  Les  grains  sont  rares,  les  Farines 

1.  Mémoire  justificatif  (par  Grégoire)  pour  deux  soldats,  Émerj 

et  Delisle. —  Bouille,  Mémoires.  —  Dampmartin,  1,  128,  144.  — 
Archives  nationales,  KK,  1105.  Correspondance  de  M.  de  Thiard, 
2  et  9  juillet  1790.  —  Moniteur,  séances  du  4  juin  et  du  3  scjh 
tembre  1790 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  221 

gâtées,  et  le  pain  de  munition,  qui  était  mauvais,  est 
devenu  pire.  L'administration,  vermoulue  d'abus  anciens, 
est  détraquée  par  le  désordre  nouveau,  et  les  soldats 
pâtissent  de  sa  dissolution  comme  de  ses  gaspillages. 
—  Ils  se  croient  volés,  ils  se  plaignent,  d'abord  avec 
modération,  et  l'on  fait  droit  à  leurs  réclamations  fon- 
dées. Bientôt  ils  exigent  des  comptes,  et  on  leur  en  rend. 
A  Strasbourg,  vérification  faite  devant  Kellermann  et 
un  commissaire  de  l'Assemblée  nationale,  il  est  prouvé 
qu'on  ne  leur  a  pas  fait  tort  d'un  sou;  néanmoins  on 
les  gratifie  de  six  francs  par  tête,  et  ils  crient  qu'ils 
sont  contents,  qu'ils  n'ont  rien  à  redemander.  Quelques 
mois  après,  nouvelles  plaintes,  nouvelle  vérification  : 
un  porte-étendard,  accusé  de  malversation  et  qu'ils  vou- 
laient pendre,  est  jugé  en  leur  présence;  toute  sa 
comptabilité  est  nette;  nul  d'entre  eux  ne  peut  articuler 
contre  lui  un  grief  prouvé,  et,  cette  fois  encore,  ils  se 
taisent.  D'autres  fois,  après  avoir  entendu  pendant  plu- 
sieurs heures  la  lecture  des  registres,  ils  bâillent, 
cessent  d'écouter  et  s'en  vont  dehors  pour  boire  un 
coup.  —  Mais  le  chiffre  de  leurs  réclamations,  tel  que 
l'ont  arrêté  leurs  calculateurs  de  chambrée,  demeure 
implanté  dans  leurs  cervelles  ;  il  y  a  pris  racine  et 
repousse  incessamment,  sans  qu'aucun  compte  ni  réfu- 
tation puisse  l'extirper.  Plus  d'écritures  ni  de  discours  : 
c'est  de  l'argent  qu'il  leur  faut,  11000  livres  au  régi- 
ment de  Beaune,  51)500  livres  à  celui  de  Forez,  44000  à 
celui  de  Salm,  200000  à.  celui  de  Châteauvieux,  et  de 
même  aux  autres.  —  Tant  pis  pour  les  officiers  si  la 


222  LA  RÉVOLUTION 

caisse  n'y  suffit  pas;  qu'ils  se  cotisent  ou  qu'ils  em- 
pruntent sur  leur  signature,  à  la  municipalité,  aux 
riches  de  la  ville.  —  Pour  plus  de  garanties  en  divers 
endroits,  les  soldats  enlèvent  la  caisse  militaire, 
montent  la  garde  alentour  :  elle  est  à  eux,  puisqu'ils 
sont  le  régiment,  et  en  tout  cas  elle  sera  mieux  entre 
leurs  mains  qu'entre  des  mains  suspectes.  —  Déjà,  le 
4  juin  1790,  le  ministre  de  la  guerre  annonce  à  l'Assem- 
blée «  que  le  corps  militaire  menace  de  tomber  dans  la 
«  plus  complète  anarchie  ».  Son  rapport  montre  «  les 
«  prétentions  les  plus  inouïes  affichées  sans  détours,  les 
«  ordonnances  sans  force,  les  chefs  sans  autorité,  la 
«  caisse  militaire  et  les  drapeaux  enlevés,  les  ordres 
«  du  roi  lui-même  bravés  hautement,  les  officiers  mé- 
«  prisés,  avilis,  menacés,  chassés,  quelques-uns  même 
«  captifs  au  milieu  de  leur  propre  troupe,  y  traînant 
«  une  vie  précaire  au  scindes  dégoûts  et  des  humilia- 
«  tions,  et,  pour  comble  d'horreur,  des  commandai! I s 
«  égorgés  sous  les  yeux  et  jusque  dans  les  bras  de  leurs 
«  propres  soldats  ». 

C'est  bien  pis  après  la  Fédération  de  Juillet.  Régalés, 
caressés  et  endoctrinés  aux  clubs,  leurs  délégués,  bas 
officiers  et  soldats,  reviennent  jacobins  au  régiment,  et 
désormais  correspondent  avec  les  jacobins  de  Paris, 
«  recevant  leurs  instructions  et  leur  rendant  compte1  ». 


1.  Bouille,  127.  —  Moniteur,  séante  du  27  mai  1790,  et  séance 
du  6  août  1790.  —  Grands  détails,  par  pièces  authentiques,  de 
[[affaire  de  Nancy,  passim. —  Rapport  de  M.Emmery,  16  août  1790, 
et  autres  pièces  dans  Ducliez  et  Roux,  VII,  59-162.  —  Bezancenet, 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  223 

Trois  semaines  plus  tard,  le  ministre  de  la  guerre 
vient  avertir  l'Assemblée  nationale  que  dans  l'armée  la 
licence  n'a  plus  de  bornes.  «  A  chaque  instant,  il  arrive 
«  des  courriers  porteurs  d'une  nouvelle  plainte.  »  Ici, 
«  on  demande  le  compte  des  masses  et  l'on  propose  de 
«  les  partager  ».  Ailleurs,  une  garnison,  tambour  bat- 
tant, sort  de  la  ville,  dépose  ses  officiers,  et  rentre 
clans  la  ville  le  sabre  à  la  main.  Chaque  régiment 
est  gouverné  par  un  comité  de  soldats  :  «  c'est  là 
«  que  s'est  deux  fois  préparée  la  détention  du  lieute- 
«  nant-colonel  de  Poitou;  c'est  là  que  Royal-Champagne 
«  a  conçu  l'insurrection  »  par  laquelle  il  a  refusé  de 
reconnaître  un  sous-lieutenant  qu'on  lui  envoyait. 
«  Tous  les  jours,  le  cabinet  du  ministre  est  rempli  de 
«  soldats  députés  vers  lui  qui  viennent  fièrement  lui 
«  intimer  les  volontés  de  leurs  commettants.  »  Enfin,  à 
Strasbourg,  sept  régiments,  représentés  chacun  par 
trois  délégués,  ont  formé  un  congrès  militaire.  —  Le 
même  mois,  éclate  la  terrible  insurrection  de  Nancy  • 
trois  régiments  révoltés,  la  populace  avec  eux,  l'arse- 
nal pillé,  trois  heures  de  combat  furieux  dans  les  rues, 


35.  Lettres  de  M.  de  Dommarlin  (Metz,  4  août  1790).  «  La  Fédéra- 
«  tion  s'était  passée  tranquillement  ici  ;  seulement,  peu  de  temps 
«  après,  des  soldats  d'un  régiment  se  sont  mis  en  tête  de  se  par- 
ce tager  la  masse,  et  aussitôt  ils  placent  des  sentinelles  à  la  porte 
«  de  l'officier  chargé  de  la  caisse  et  l'obligent  à  désacquer.  Un 
o  autre  régiment  a  mis  depuis  tous  ses  officiers  aux  arrêts.  Un 
«  troisième  s'est  mutiné  et  voulait  conduire  tous  ses  chevaux  sur 
«  le  marché  pour  les  vendre....  On  entend  partout  les  soldats 
a  dire  que,  lorsqu'ils  manqueront  d'argent,  ils  sauront  bien  en 
«  trouver.  » 

Li    RÉVOLUTION.    H.  T.    IV.    —    15 


224  LA  RÉVOLUTION 

les  insurgés  tirant  par  les  fenêtres  des  maisons  et  par 
les  soupiraux  des  caves,  cinq  cents  morts  parmi  les 
vainqueurs,  trois  mille  morts  parmi  les  vaincus.  —  Le 
mois  suivant  et  pendant  six  semaines1,  c'est  une  autre 
insurrection,  moins  sanglante,  mais  plus  vaste,  plus 
concertée,  plus  obstinée,  celle  de  toute  l'escadre, 
vingt  mille  hommes  mutinés  à  Brest,  d'abord  contre 
leur  amiral  et  leurs  officiers,  puis  contre  le  nouveau 
code  pénal  et  contre  l'Assemblée  nationale  elle-même 
qui,  après  de  vaines  remontrances,  est  obligée,  non  seu- 
lement de  ne  pas  sévir,  mais  encore  de  remanier  sa 
loi*. 

A  partir  de  ce  moment,  dans  la  flotte  et  dans  l'armée, 
je  ne  compte  plus  les  émeutes  incessantes.  —  Avec  l'auto- 

1.  Archives  nationales,  F7,  5215.  Lettres  des  commissaires  du 
roi,  27  septembre,  1",  4,  8,  11  octobre  1790.  «  Quels  sont  les 
a  moyens  de  quatre  commissaires  pour  convaincre  20  000  hommes 
«  dont  le  plus  grand  nombre  est  séduit  par  les  véritables  ennemis 
«  du  bien  public?  Les  équipages  sont,  en  grande  partie,  par 
«  l'effet  du  remplacement,  composés  de  gens  presque  étrangers  à 
«  la  mer,  qui  ne  connaissent  point  les  règles  de  la  subordination, 
«  et  qui,  dans  le  commencement  de  la  Révolution,  ont  eu  le  plus 
n  de  part  aux  insurrections  intérieures.  » 

2.  Mercure  de  France,  2  octobre  1790.  Lettre  de  l'amiral, 
M.  d'Albert  de  Rions,  1G  septembre.  Les  soldats  du  Majestueux 
ont  refusé  de  faire  la  manœuvre  et  les  matelots  du  Patriote  refu- 
sent d'obéir.  —  a  J'ai  voulu  m'informer  auparavant  s'ils  avaient 
a  à  se  plaindre  de  leur  capitaine?  —  Non.  —  S'ils  se  plaignaient 
«  de  moi?  —  Non.  —  S'ils  avaient  des  plaintes  à  faire  contre 
«  leurs  officiers?  —  Non.  »  —  C'est  la  révolte  d'une  classe  contre 
une  autre  classe;  ils  crient  seulement  Vive  la  Nation,  les  arislo~ 
oalcs  à  la  lanterne!  La  multitude  a  planté  une  potence  devant 
la  maison  de  M.  de  Marigny,  major-général  de  la  marine;  il  a 
donné  sa  démission.  M.  d'Albert  offre  la  sienne.  —  /fc.,18  juin  1791. 
Lettre  de  Dunkerque  du  5  juin. 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  225 

risation  du  ministre,  le  soldat  va  au  club,  où  on  lui  répète 
que  ses  officiers,, étant  des  aristocrates,  sont  des  traîtres; 
à  Dunkerque,  on  lui  enseigne  en  plus  les  moyens  de  se 
défaire  d'eux.  Clameurs,  dénonciations,  insultes,  coups 
de  fusil,  ce  sont  là  les  procédés  naturels,  et  on  les  pra- 
tique; mais  il  en  est  un  autre,  récemment  découvert,  pour 
chasser  un  officier  énergique  et  redouté.  On  se  procure 
un  bretteur  patriote  qui  vient  le  provoquer.  Si  l'officier 
se  bat  et  n'est  pas  tué,  la  municipalité  le  traduit  en  jus- 
tice, et  ses  chefs  le  font  partir  avec  ses  seconds,  «  pour  ne 
«  pas  troubler  l'harmonie  du  militaire  et  du  citoyen  ». 
S'il  refuse  le  duel  proposé,  le  mépris  de  ses  soldats  l'oblige 
à  quitter  le  régiment.  Ainsi,  dans  les  deux  cas,  on  est 
débarrassé  de  lui1.  —  Point  de  scrupule  à  son  endroit  : 
présent  ou  absent,  on  est  sûr  qu'un  officier  noble  con- 
spire avec  ses  camarades  émigrés  ;  là-dessus  une  légende 
s'est  bâtie.  Jadis,  pour  prouver  que  l'on  jetait  les  sacs 
de  farine  à  la  rivière,  les  soldats  alléguaient  que  ces  sacs 
étaient  liés  avec  des  cordons  bleus.  A  présent,  pour  croire 
qu'un  officier  conspire  avec  Coblentz,  il  suffit  de  consta- 
ter qu'il  monte  un  cheval  blanc;  tel  capitaine,  à  Stras- 
bourg, manque  d'être  écharpé  pour  ce  crime  :  «  le  diable 
«  ne  leur  ôterait  pas  de  la  tête  qu'il  fait  le  métier  d'espion , 
«  et  que  la  petite  levrette  »  qui  l'accompagne  dans  ses 
promenades  «  sert  pour  donner  des  signaux  ».  —  l)n 
an  après,  au  moment  où  l'Assemblée  nationale  achève 

1.  Dampmartin,  I,  219  et  222.  —  Mercure  de  France,  3  septem- 
bre 1791  (séance  du  23  août)  ;  cf.  Moniteur  (même  date).  —  L'An 
cien  régime,  II,  276- 


226  LA  RÉVOLUTION 

son  œuvre,  M.  de  Lameth,  M.  Fréteau,  M.  Alquier,  con- 
statent devant  elle  que  Lûckner,  Rochambeau  et  les  géné- 
raux les  plus  populaires  «  ne  répondent  plus  de  rien  ». 
Le  régiment  d'Auvergne  a  chassé  ses  officiers  et  forme 
une  société  particulière  qui  n'obéit  à  personne.  Le  second 
bataillon  de  Beaune  est  sur  le  point  d'incendier  Arras. 
On  est  presque  obligé  d'assiéger  Phalsbourg,  dont  la  gar- 
nison s'est  mutinée.  Ici,  «  la  désobéissance  aux  ordres  du 
«  général  est  formelle  ».  Là  «  ce  sont  des  soldats  qu'il  faut 
«  prier  instamment  de  rester  en  sentinelle,  qu'on  n'ose 
«  pas  mettre  à  la  chambre  de  discipline,  qui  menacent 
«  de  faire  feu  sur  leurs  officiers,  qui  s'écartent  de  la 
«  route,  pillent  tout,  et  couchent  en  joue  le  caporal  qui 
«  veut  les  ramener  ».  A  Blois,  une  partie  du  régiment 
«  vient  d'arriver  sans  bardes  et  sans  armes,  les  soldats 
«  ayant  tout  vendu  chemin  faisant,  pour  fournir  à  leurs 
«  débauches  ».  Tel  d'entre  eux,  délégué  par  ses  cama- 
rades, propose  aux  Jacobins  de  Paris  de  «  désaristocra- 
«  tiser  »  l'armée,  en  cassant  tous  les  nobles.  Tel  autre, 
aux  applaudissements  du  club,  déclare  que,  «  sur  la 
«  manière  dont  sont  faites  les  palissades  de  Givet, 
«  il  va  dénoncer  le  ministre  de  la  guerre  au  tribunal  du 
«  sixième  arrondissement  de  Paris  > 

Il  est  manifeste  que,  pour  les  officiers  nobles,  la  place 
n'est  plus  tenable.  Après  vingt-trois  mois  de  patience, 
beaucoup  sont  partis  par  conscience,  lorsque  l'Assemblée 
nationale,  leur  imposant  un  troisième  serment,  a  effacé 
de  sa  formule  le  nom  du  roi,  leur  général-né1.  —  D'autres 

1.  Maréchal  Marmont,  Mémoires,  I,   2-4.  «    J'avais  pour  la   per- 


LÀ  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  227  ■ 

s'en  vont  à  la  fin  de  la  Constituante,  parce  qu'ils  sont 
«  en  danger  d'être  pendus  ».  Un  grand  nombre  donnent 
leur  démission  à  la  fin  de  1791  et  dans  les  premiers  mois 
de  1792,  à  mesure  que  le  nouveau  code  et  le  nouveau 
recrutement  de  l'armée  développent  leurs  conséquences*. 
En  effet,  d'un  côté,  les  soldats  et  les  sous-officiers  ayant 
une  part  dans  l'élection  de  leurs  chefs  et  un  siège  dans 
les  tribunaux  militaires,  «  l'ombre  de  la  discipline  n'existe 
a  plus;  le  pur  caprice  prononce  dans  les  jugements;  le 
«  soldat  contracte  l'habitude  de  dédaigner  ses  supérieurs 
'.<  dont  il  ne  craint  aucune  peine  et  dont  il  n'attend 
«  aucune  récompense  ;  les  officiers  sont  paralysés  au  point 
«  d'être  des  personnages  entièrement  superflus  » .  —  D'un 
autre  côté,  la  majorité  des  volontaires  nationaux  se  com- 
pose «  d'hommes  achetés  par  les  communes  »  et  par  les 

«  sonne  du  Roi  un  sentiment  difficile  à  définir...  (Celait)  un  sen- 
«  timent  de  dévouement  avec  un  caractère  presque  religieux,  un 
a  respect  inné,  comme  dû  à  un  être  d'ordre  supérieur.  Le  mot 
«  de  Roi  avait  alors  une  magie  et  une  puissance  que  rien  n'avait 
a  altéré  dans  les  cœurs  droits  et  purs.  Cette  ileur  de  sensation., 
a  existait  encore  dans  la  masse  de  la  nation,  surtout  parmi  les 
«  gens  bien  nés  qui,  placés  à  une  assez  grande  distance  du  pou- 
«  voir,  étaient  plutôt  frappés  de  son  éclat  que  de  ses  imperfec- 
«  tions.  »  —  Bezancenet,  27.  Lettre  de  M.  de  Dommartin,  24  août 
1790.  «  Nous  venons  de  renouveler  notre  serment;  je  ne  sais 
«  trop  ce  que  cela  signifie;  moi,  militaire,  je  ne  connaissais  que 
«  mon  Roi  ;  actuellement  j'obéis  à  deux  maîtres  qui  doivent,  nous 
«  dit-on,  faire  mon  bonheur  et  celui  de  mes  frères,  s'ils  sont 
«  d'accord.  » 

1.  Dampmartin,  I,  179.  Voir  le  détail  de  sa  démission  (III,  185), 
après  le  20  juin  1792.  —  Mercure  de  France,  14  avril  1792.  Lettre 
des  officiers  du  bataillon  des  chasseurs  royaux  de  Provence 
(9  mars).  Ils  ont  été  consignés  par  leurs  soldats  qui  leur  ont 
refusé  toute  obéissance,  et  déclarent  que  c'est  à  cause  de  cela 
qu'ils  quittent  le  service  et  la  France. 


228  LA  RÉVOLUTION 

corps  administratifs,  mauvais  sujets  du  coin  des  rues, 
«  vagabonds  des  campagnes  qu'on  fait  marcher  par  le 
«  sort  ou  par  argent1  »,  avec  eux  des  exaltés,  des  fana- 
tiques, tellement  qu'à  partir  de  mars  1792,  depuis  leur 
lieu  d'engagement  jusqu'à  la  frontière,  leur  trace  est 
partout  marquée  par  des  pillages,  des  vols,  des  dévasta- 
tions et  des  assassinats.  Naturellement,  en  route  et  à  la 
frontière,  ils  dénoncent,  chassent,  emprisonnent  ou  mas- 
sacrent leurs  officiers,  surtout  les  nobles.  —  Et  pourtant, 
en  cette  extrémité,  nombre  d'officiers  nobles,  surtout 
dans  l'artillerie  et  le  génie,  s'obstinent  à  leur  poste,  les 
uns  par  principes  libéraux,  les  autres  par  respect  de  la 
consigne,  même  après  le  10  août,  même  après  le  2  sep- 
tembre, même  après  le  21  janvier,  comme  leurs  géné- 
raux Biron,  Custine,  Fiers,  Broglie,  Montesquiou,  avec 
la  perspective  incessante  de  la  guillotine  qui  viendra  les 
prendre  au  sortir  du  champ  de  bataille  et  jusque  dans 
les  bureaux  de  Carnot. 

VII 

11  faut  donc  que  les  officiers  et  les  nobles  s'en  aillent 
et  qu'ils  s'en  aillent  à  l'étranger,  non  seulement  eux,  mais 
leur  famille.  «  Des  gentilshommes  ayant  à  peine  six  cents 
«  livres  de  rente  partent  à  pied*  »,  et,  sur  le  motif  de 

1.  Rousset,  les  Volontaires  de  1791  à  1794,  100.  Lettre  de 
H.  de  Biron  au  ministre  (août  1792);  225,  lettre  de  Vezu,  chef  du 
5'  bataillon  de  Paris  à  l'armée  du  Nord  (24  juillet  1793).  —  A 
Résidence  in  France  from  1792  to  1793  (septembre  1792,  Arras). 
—  Pour  les  détails  de  ces  violences,  voir  les  notes  à  la  lin  du 
Bixième  volume. 

2.  Mercure  de  France,  5  mars,  4  Juin,  3   septembre,  22  octo» 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  229 

leur  départ,  on  ne  peut  se  méprendre.  «  Quiconque  con- 
«  sidérera  impartialement  les  seules  et  véritables  causes 
«  de  l'émigration,  dit  un  honnête  homme,  les  trouvera 
«  dans  l'anarchie.  Si  la  liberté  individuelle  n'était  pas 
«  journellement  menacée,  si,  »  dans  l'ordre  civil  comme 
dans  l'ordre  militaire,  «  l'on  n'avait  pas  mis  en  pratique  le 
c  dogme  insensé,  prêché  par  les  factieux,  que  les  crimes 
«  de  la  multitude  sont  les  jugements  du  ciel,  la  France 
«  eût  conservé  les  trois  quarts  de  ses  fugitifs.  Exposés 
«  depuis  deux  ans  à  des  dangers  ignominieux,  à  des  ou- 
«  trages  de  tout  genre,  à  des  persécutions  innombrables, 
«  au  fer  des  assassins,  au  brandon  des  incendiaires,  aux 
«  plus  infâmes  délations  »,  aux  dénonciations  de  «  leurs 
«  serviteurs  corrompus,  aux  visites  domiciliaires  »  pro- 
voquées par  le  premier  bruit  de  la  rue,  «  aux  emprison- 
«  nements  arbitraires  du  Comité  des  recherches  »,  privés 
de  leurs  droits  civiques,  chassés  des  assemblées  pri- 
maires, «  on  leur  demande  compte  de  leurs  murmures, 
«  et  on  les  punit  d'une  sensibilité  qui  toucherait  en  des 
«  animaux  souffrants  ».  —  «  Aucune  résistance  ne  s'est 
«  présentée;  depuis  le  trône  du  prince  jusqu'au  pres- 


bre  1791  (Articles  de  Mallet  du  Pan).  —  Ib.,  14  avril  1792.  Tins 
de  600  officiers  de  marine  ont  donné  leur  démission,  après  l'in- 
surrection de  l'escadre  de  Brest,  a  Vingt-deux  faits  d'insurrection 
a  capitale  dans  les  ports  sont  restés  impunis,  plusieurs  par  sen- 
«  tence  du  jury  maritime.  »  —  a  II  est  sans  exemple  qu'aucune 
«  insurrection,  dans  les  ports  ou  sur  les  vaisseaux,  qu'aucun  at- 
«  tentât  contre  les  officiers  de  marine  ait  été  puni....  Il  ne  faut 
«  pas  chercher  ailleurs  la  cause  de  l'abandon  du  service  par  les 
«  officiers  de  marine.  D'après  leurs  lettres,  tous  offrent  leur  sang 
«  à  la  France,  mais  refusent  de  commander  à   qui  n'obéit  pas.  » 


230  LA  RÉVOLUTION 

«  bytèré  du  curé,  l'ouragan  a  prosterné  les  mécontent1» 
«  dans  la  résignation.  »  Abandonnés  «  à  la  fureur  inquiète 
«  des  clubs,  des  délateurs,  des  administrateurs  intimidés, 
«  ils  trouvent  des  bourreaux  partout  où  la  prudence  et  le 
«  salut  de  l'État  leur  ont  prescrit  de  ne  pas  même  voir 
«  des  ennemis...  Quiconque  a  détesté  les  énormités  di 
«  fanatisme  et  de  la  férocité  publique,  quiconque  a  ac- 
«  cordé  sa  pitié  aux  victimes  entassées  sous  les  débris  de 
«  tant  dedroits  légitimes  et  d'abus  odieux,  quiconque  enfin 
«  a  osé  élever  un  doute  ou  une  plainte,  a  été  affîcbé  ennemi 
«  de  la  nation.  Après  avoir  présenté  ainsi  les  mécontents 
«  comme  autant  de  conspirateurs,  on  a  légitimé  dans 
«  l'opinion  tous  les  crimes  dirigés  contre  eux.  La  con- 
«  science  publique,  formée  par  les  factieux  et  par  cette 
«  bande  d'écumeurs  politiques  qui  seraient  l'opprobre 
«  d'une  nation  barbare,  n'a  plus  considéré  les  attentats 
«  contre  les  propriétés  et  les  villes  que  comme  une  jus- 
«  tice  nationale,  et,  plus  d'une  fois,  l'on  a  entendu  la  nou- 
«  velle  d'un  meurtre  ou  la  sentence  qui  menaçait  de  mort 
«  un  innocent  faire  éclater  des  hurlements  d'allégresse. 
«  Il  fut  donc  établi  deux  droits  naturels,  deux  justices, 
«  deux  moralités;  par  l'une,  il  est  permis  de  faire  contre 
«  son  semblable,  réputé  aristocrate^  tout  ce  qui  serait  cri- 
«  minel  s'il  était  patriote....  Avait-on  prévu  qu'au  boni  de 
«  deux  ans  la  France,  peuplée  de  lois,  de  magistrats,  de 
«  tribunaux,  de  gardes  citoyennes  liées  par  des  serments 
«  solennels  à  la  défense  de  l'ordre  et  de  la  sûreté  publique, 
«  serait  encore  et  toujours  une  arène  où  des  bêles  féroces 
a  dévoreraient  des  hommes  désarmés?  »  —  A  tous,  même 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUEE  231 

aux  vieillards,  aux  veuves,  aux  enfants,  on  fait  un  crime 
de  se  dérober  à  leurs  griffes.  Sans  distinguer  entre  ceux 
qui  se  sauvent  pour  ne  pas  devenir  une  proie  et  ceux  qui 
s'arment  pour  attaquer  la  frontière,  la  Constituante  et  la 
Législative  condamnent  tous  les  absents.  La  Constituante1 
a  triplé  leurs  impositions  foncières  et  mobilières,  et  pres- 
crit une  retenue  triple  sur  leurs  rentes  et  redevances.  La 
Législative  séquestre,  confisque,  met  en  vente  leurs  biens, 
meubles  et  immeubles,  près  de  quinze  cents  millions  de 
valeurs  liquides.  Qu'ils  reviennent  se  mettre  sous  les  cou- 
teaux de  la  populace  ;  sinon,  ils  seront  des  mendiants,  eux 
et  toute  leur  postérité'. — Ace  coup,  l'indignation  déborde, 
et  unbourgeois,  un  libéral,  un  étranger,  Mallet  du  Pan, 
s'écrie2  :  «  Quoi!  vingt  mille  familles  absolument  étran- 
«  gères  aux  projets  de  Coblentz  et  à  ses  rassemblements, 
«  vingt  mille  familles  dispersées  sur  toute  la  face  de 
«  l'Europe  par  les  fureurs  des  clubs,  par  les  crimes  des 
a  brigands,  par  le  défaut  constant  de  sûreté,  par  la  stu- 
«  pide  et  lâche  inertie  des  autorités  pétrifiées,  par  le  pil- 
«  lage  des  propriétés,  par  l'insolence  d'une  cohorte  de 
«  tyrans  sans  pain  et  sans  habits,  par  les  assassinats  et 
«  les  incendies,  par  la  basse  servilité  des  ministres  silen- 
«  cieux,  par  tout  le  cortège  des  fléaux  de  la  Révolution, 
«  quoi,  ces  vingt  mille  familles  désolées,  des  femmes, 

1.  Duvergier,  Décrets  du  ler-6  août  1791;  du  9-H  février  1792; 
du  30  mars-8  avril  1792;  du  24-28  juillet  1792;  du  28  mars-5 
avril  1793.  —  Compte  rendu  de  Pioland,  6  janvier  1793.  Il  évalue 
ces  biens  à  4800  millions,  dont  il  faudra  distraire  1800  millions 
pour  les  créanciers  des  émigrés  ;  restent  5  milliards.  Or,  à  cette 
date,  les  assignats  perdent  55  pour  100  de  leur  chiure  nominal. 

2.  Mercure  de  France,  18  février  1792. 


232  LA  RÉVOLUTION 

a  des  vieillards,  verront  leurs  héritages  devenir  la  proie 
«  des  gaspillages  nationaux!  Quoi  !  Mme  Guillin,  qui  a  dû 
«  fuir  avec  horreur  la  terre  où  des  monstres  ont  hrûlé  sa 
<(  demeure,  égorgé  et  mangé  son  mari,  et  vivent  impuné- 
«  ment  à  côté  de  son  domicile,  Mme  Guillin  verra  sa  for- 
«  tune  confisquée  au  profit  des  communautés  auxquelles 
«  elle  doit  ses  épouvantables  infortunes  !  M.  de  Clarac  ira, 
«  sous  peine  du  même  châtiment,  relever  les  ruines  de 
«  son  château  où  une  armée  de  scélérats  n'a  pu  parvenir  à 
«  l'étouffer  1  »  —  Tant  pis  pour  eux  s'ils  n'osent  rentrer. 
Us  vont  être  frappés  de  mort  civile,  bannis  à  perpétuité, 
et,  s'ils  rompent  leur  ban,  livrés  à  la  guillotine,  avec 
eux  d'autres  qui,  encore  plus  innocemment,  ont  quitté 
le  territoire,  magistrats,  simples  riches,  bourgeois  ou 
paysans  catholiques  et  notamment  une  classe  entière, 
le  clergé  insermenté,  depuis  l'archevêque-cardinal  jus- 
qu'au simple  vicaire  de  village,  tous  poursuivis,  puis 
écrasés  par  la  même  oppression  populaire  et  par  la  même 
oppression  législative,  chacune  des  deux  persécutions 
provoquant  et  aggravant  l'autre,  tant  qu'enfin  la  popu- 
lace et  la  loi,  complices  l'une  de  l'autre,  ne  laissent  plus 
ni  un  toit,  ni  un  morceau  de  pain,  ni  une  heure  de  vie 
sauve  à  un  gentilhomme  ou  à  un  curé. 

VIII 

C'est  que  la  passion  régnante  s'en  prend  à  tous  les 
obstacles,  même  à  ceux  qu'elle  a  mis  elle-même  en  Ira- 
vers  de  son  chemin.  Par  une  usurpation  énorme,  la  mi  no- 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  233 

rite  incrédule,  indifférente  ou  tiède  a  voulu  imposer  sa 
forme  ecclésiastique  à  la  majorité  catholique,  et  la  situa- 
lion  qu'elle  a  faite  au  prêtre  orthodoxe  est  telle  qu'à  moins 
de  devenir  schismatique  il  ne  peut  manquer  d'apparaître 
comme  un  ennemi.  — Vainement  il  a  obéi,  il  s'est  laissé 
prendre  ses  biens,  il  a  quitté  son  presbytère,  il  a  remis 
à  son  successeur  les  clefs  de  son  église,  il  se  tient  à  l'écart, 
il  n'enfreint,  ni  par  omission,  ni  par  commission,  aucun 
article  d'aucun  décret.  Vainement  il  use  de  son  droit  lé- 
gal en  s'abstenant  de  faire  un  serment  qui  répugne  à  sa 
conscience.  Par  cela  seul,  il  semble  refuser  le  serment 
civique  dans  lequel  est  compris  le  serment  ecclésiastique, 
rejeter  la  Constitution  qu'il  accepte  tout  entière  moins  un 
chapitre  parasite,  conspirer  contre  le  nouvel  ordre  social 
et  politique  que  souvent  il  approuve  et  auquel  presque  tou- 
jours il  se  soumet1.  —  Vainement  il  se  confine  dans  son 
domaine  propre  et  reconnu,  qui  est  la  direction  spirituelle. 
Par  cela  seul,  il  résiste  aux  législateurs  nouveaux  qui  pré- 

1.  Cf.  sur  cette  attitude  générale  du  clergé,  Sauzay,  tomes  I  et  II, 
tout  entiers.  —  Mercure  de  France,  10  septembre  1791  :  a  II 
a  n'échappera  à  aucun  homme  impartial  qu'au  milieu  de  cette 
a  oppression,  au  milieu  de  tant  d'accusations  fanatiques  qui  s'au- 
«  torisent  par  le  reproche  de  fanatisme  et  de  révolte,  il  ne  s'est 
<i  pas  encore  manifesté  un  seul  acte  de  résistance.  Des  délateurs, 
<l  des  municipalités  gouvernées  par  les  clubs  ont  fait  jeter  dans 
«  les  cachots  un  grand  nombre  de  non-jureurs.  Ils  en  sont  tous 
«  sortis  ou  ils  y  gémissent  sans  jugement,  et  nul  tribunal  n'a 
s  trouvé  de  coupables.  »  —  Happort  de  M.  Cahier,  ministre  de 
l'intérieur,  18  février  1792.  «  Il  déclare  n'avoir  eu  connaissance 
a  d'aucun  prêtre  puni  par  les  tribunaux  comme  perturbateur  du 
<i  repos  public,  quoique  plusieurs  aient  subi  des  accusations.  »  — 
Moniteur,  6  mai  1792  (Rapport  de  Français  de  Nantes)  •  *  Depuis 
a  trente  mois,  pas  un  seul  n'a  été  puni.  » 


234  LA  RÉVOLUTION 

tendent  en  donner  une;  car,  en  qualité  d'orthodoxe,  il 
doit  croire  que  leur  élu  est  excommunié,  que  son  minis- 
tère est  illégitime,  et,  en  qualité  de  pasteur,  il  doit  em- 
pêcher ses  ouailles  d'aller  hoire  à  la  mauvaise  source.  — 
Vainement  il  leur  prêcherait  la  modération  et  le  respect. 
Par  cela  seul  que  le  schisme  est  fait,  ses  conséquences  se 
déroulent  et  les  paysans  ne  seront  pas  toujours  aussi  pa- 
tients que  leur  curé.  Ils  le  connaissent  depuis  vingt  ans, 
il  les  a  haptisés  et  mariés,  ils  croient  que  sa  messe  est  la 
seule  honne,  ils  ne  sont  pas  contents  d'être  obligés  d'aller 
en  chercher  une  autre  à  deux  ou  trois  lieues,  et  de  laisser 
l'église,  leur  église  que  jadis  ils  ont  bâtie  et  où,  de  prie 
en  fils,  ils  prient  depuis  des  siècles,  aux  mains  d'un 
étranger,  nouveau  venu,  hérétique,  qui  officie  devant 
des  bancs  presque  vides,  et  que  les  gendarmes,  fusil  en 
main,  ont  installé.  Certainement,  quand  il  passera  dans 
la  rue,  ils  le  regarderont  de  travers;  rien  d'étonnant  si 
bientôt  des  femmes  et  des  enfants  le  huent,  si  la  nuit  on 
jette  des  pierres  dans  ses  vitres,  si,  dans  les  départements 
très  catholiques.  Haut  et  Bas-Rhin,  Doubs  et  Jura,  Lozère, 
Deux-Sèvres  et  Vendée,  Finistère,  Morbihan  et  Côtes-du- 
Nord,  il  est  accueilli  par  la  désertion  universelle,  puis 
expulsé  par  la  malveillance  publique,  si  sa  messe  est 
interrompue,  si  sa  personne  est  menacée1,  si  la  désaffcç- 

1.  Sur  ces  brutalités  spontanées  des  paysans  catholiques,  cf. 
Archives  nationales,  F7,  3236  [Lozère,  juillet-novembre  1791); 
délibération  du  district  de  Florac,  ti  juillet  1791,  et  procès-verbal 
du  commissaire  du  département  sur  les  troubles  d'Espagnac.  Le 
5  juillet,  Richard,  curé  constitutionnel,  requiert  la  municipalité  de 
procéder  à  sou   installation.  «  La  cérémonie  n'a  pu  être  laite,  à 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  235 

tîon,  qui  jusqu'ici  n'avait  atteint  que  la  haute  classe, 
descend  jusque  dans  les  couches  populaires,  si,  d'un 
bout  à  l'autre  de  la  France,  une  hostilité  sourde  gronde 
contre  les  institutions  nouvelles,  depuis  que  la  constitu- 
tion politique  et  sociale  s'est  soudée  à  la  constitution 
ecclésiastique  comme  un  édifice  à  sa  flèche,  et,  par  cette 
pointe  aiguë,  va  chercher  l'orage  jusque  dans  les  nuages 


«  cause  des  huées  des  femmes  et  des  enfants,  et  des  menaces 
«  faites  par  diverses  personnes  qui  disaient:  Il  faut  le  tuer, 
«  il  faut  l'étrangler;  c'est  un  protestant,  il  est  marié,  il  a  des 
«  enfants;  et  à  cause  de  l'impossibilité  d'entrer  dans  l'église 
o  dont  les  portes  étaient  obstruées  par  le  grand  nombre  de 
a  femmes  qui  s'étaient  rendues  au-devant  d'icelles.  »  —  Le  6  juil- 
let, on  l'installe,  mais  difficilement.  «  Dans  l'intérieur  de  l'église 
a  une  troupe  de  femmes  faisaient  les  hauts  cris  et  se  lamentaient 
«  sur  le  remplacement  de  leur  curé.  Au  retour,  dans  les  rues,  un 
«  grand  nombre  de  femmes  égarées  à  l'aspect  du  curé  constitu- 
«  tionnel  détournaient  la  figure...  et  se  contentaient  de  pronon- 
«  cer  des  mots  entrecoupés...  sans  se  permettre  d'autres  mouve- 
o  ments  que  de  se  couvrir  la  figure  avec  leurs  chapeaux  et  de  se 
«  jeter  par  terre.  »  —  15  juillet.  Le  clerc  ne  veut  plus  servir  la 
messe  ni  sonneries  cloches;  le  curé  Richard  ayant  voulu  les 
sonner  lui-même,  le  peuple  le  menace  de  le  maltraiter  s'il  s'y 
hasarde.  —  8  septembre  1791.  Lettre  du  curé  de  Fau,  district  de 
Saint-Chély.  «  Cette  nuit,  j'ai  été  à  deux  doigts  de  la  mort  par 
«  une  troupe  de  bandits  qui  m'ont  exspolié  la  cure,  après  avoir 
o  fracassé  les  portes  et  les  vitres,  »  —  30  décembre  1791.  Un 
autre  curé  qui  vient  prendre  possession  de  sa  cure  est  assailli  a 
coups  de  pierres  par  soixante  femmes  et  poursuivi  ainsi  jusques 
hors  de  la  paroisse.  —  5  août  1791.  Pétition  de  l'évêque  consti- 
tutionnel de  Mende  et  de  ses  quatre  vicaires.  «  Il  ne  se  passe  pas 
«  de  jour  que  nous  ne  soyons  insultés  dans  nos  fonctions;  nous 
a  ne  pouvons  faire  un  pas  sans  entendre  des  huées.  Si  nous 
«  sortons,  nous  sommes  menacés  d'être  assassinés  lâchement, 
«  d'être  assommés  à  coups  de  bâton.  »  —  F7,  5253  (Bas-Rhin, 
lettre  du  directoire  du  département,  9  avril  1792)  :  s  Les 
t  1 0/1 1  "•  au  moins  des  catholiques  refusent  de  reconnaître  les 
«  prêtres  assermentée  - 


236  LA  RÉVOLUTION 

noircissants  du  ciel.  Tout  le  mal  vient  de  cette  soudure 
maladroite,  gratuite,  forcée,  et,  par  conséquent,  de  ceux 
qui  l'ont  faite.  —  Mais  jamais  un  parti  vainqueur  n'ad- 
mettra qu'il  ait  pu  se  tromper.  Aux  yeux  de  celui-ci,  les 
prêtres  insermentés  sont  les  seuls  coupables;  il  s'irrite 
contre  leur  conscience  factieuse,  et,  pour  écraser  la 
rébellion  jusque  dans  le  sanctuaire  inaccessible  de  la 
pensée  intime,  il  n'est  point  de  violence  légale  ou  bru- 
tale à  laquelle  il  ne  se  laisse  emporter. 

Voilà  donc  une  nouvelle  chasse  ouverte,  et  le  gibier 
est  immense  ;  car  il  comprend  non  seulement  toutes  les 
robes  noires  ou  grises,  plus  de  quarante  mille  prêtres, 
plus  de  trente  mille  religieuses,  plusieurs  milliers  de 
moines,  mais  encore  tous  les  orthodoxes  un  peu  fer- 
vents, c'est-à-dire  toutes  les  femmes  de  la  classe  inté- 
rieure ou  moyenne,  et,  sans  compter  la  noblesse  pro- 
vinciale, la  majorité  delà  bourgeoisie  sérieuse  et  rangée, 
la  majorité  des  paysans,  la  population  presque  entière 
de  plusieurs  provinces  à  l'Est,  à  l'Ouest  et  au  Midi.  On 
leur  attache  un  nom,  comme  tout  à  l'heure  aux  nobles: 
c'est  celui  de  fanatique,  équivalent  à  celui  d'aristocrate, 
car  il  désigne  aussi  des  ennemis  publics  qu'il  met  aussi 
hors  la  loi.  —  Peu  importe  que  la  loi  soit  pour  eux; elle 
est  interprétée  contre  eux,  tordue  arbitrairement,  violée 
ouvertement  par  les  administrations  partiales  ou  intimi- 
dées que  la  Constitution  soustrait  à  l'autorité  du  pouvoir 
central  et  soumet  à  l'autorité  des  attroupements  popu- 
laires. Dès  les  premiers  mois  de  1791,  la  battue  com- 
mence, et  souvent  les  municipalités,  les  districts,  les 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  237 

départements  eux-mêmes  sont  a  la  tête  des  rabatteurs. 
Six  mois  plus  tard,  par  son  décret  du  29  novembre1, 
l'Assemblée  législative  sonne  l'hallali,  et,  malgré  le  veto 
du  roi,  de  toutes  parts  les  meutes  se  lancent.  Au  mois 
d'avril  1792,  quarante-deux  départements  ont  pris 
contre  les  prêtres  insermentés  «  des  arrêtés  qui  n'étaient 
«  ni  prescrits  ni  autorisés  par  la  Constitution  »,  et, 
avant  la  fin  de  la  Législative,  les  quarante-trois  autres 
auront  suivi  leur  exemple.  —  Par  cette  série  d'arrêtés 
illégaux,  sans  délit  ni  jugement,  les  insermentés  sont 
partout  en  France  expulsés  de  leur  paroisse,  internés  au 
chef-lieu  du  département  ou  du  district,  en  quelques 
endroits  emprisonnés,  assimilés  aux  émigrés,  dépouillés 
de  tous  leurs  biens,  meubles  et  immeubles*.  Il  ne 
manque  plus  contre  eux  que  le  décret  général  de  dépor- 
tation, qui  va  venir  sitôt  que  l'Assemblée  sera  débar- 
rassée du  roi. 

Cependant  les  gardes  nationales,  qui  ont  extorqué  les 
arrêtés,  se  mettent  en  devoir  de  les  appliquer  en  les 


1.  Duvergier,  décrets  (non  sanctionnés)  du  29  novembre  1791 
et  du  27  mai  1792.  —  Après  la  chute  du  trône,  décret  du 
26  août  1792.  —  Moniteur,  XII,  200  (séance  du  23  avril  1792), 
rapport  du  ministre  de  l'intérieur. 

2.  Lallier,  le  District  deMachecoul,  211,  203.  —  Archives  natio- 
nales, F7,  5254.  Réquisitoire  du  procureur  de  la  commune  de 
Tonneins  (21  décembre  1791),  pour  arrêter  ou  expulser  huit 
prêtres  «  au  moindre  acte  d'hostilité  intérieure  ou  extérieure  ». 
—  lb.,  F7,  5204.  Arrêté  du  Conseil  général  d'administration  de  la 
Corrèze  (16, 17,  18  juillet  1792),  pour  mettre  en  état  d'arrestation 
tous  les  prêtres  insermentés.  —  Entre  ces  deux  dates,  on  trouve 
dans  presque  tous  les  départements  des  arrêtés  de  diverses  sortes 
et  de  plus  en  plus  sévères  contre  les  insermentés. 


238  LA  RÉVOLUTION 

aggravant,  et  leur  animosité  n'a  rien  d'étrange.  Le  com- 
merce est  suspendu,  l'industrie  languit,  l'artisan  et  le 
boutiquier  souffrent,  et,  pour  expliquer  le  malaise  uni- 
versel, ils  ne  trouvent  que  l'insubordination  du  prêtre. 
Sans  son  opiniâtreté,  tout  irait  bien,  puisque  la  Consti- 
tution est  parfaite,  et  qu'il  est  seul  à  ne  pas  l'accepter. 
Mais,  puisqu'il  ne  l'accepte  pas,  il  l'attaque.  Il  est  donc 
le  dernier  obstacle  au  bonheur  public;  c'est  le  bouc 
émissaire  ;  sus  à  la  bête  noire,  et  l'on  voit  la  milice 
urbaine,  tantôt  de  son  autorité  privée,  tantôt  sous  l'in- 
stigation de  la  municipalité  complice,  troubler  les 
offices,  disperser  les  congrégations,  prendre  les  prêtres 
au  collet,  les  pousser  par  les  épaules  hors  de  la  ville, 
avec  menace  de  la  corde  si  jamais  ils  ont  l'audace  d'y 
rentrer.  —  A  Douai1,  le  fusil  à  la  main,  elle  force  le  di- 
rectoire du  département  à  ordonner  la  fermeture  de 
tous  les  oratoires  et  chapelles  des  hôpitaux  et  des  cou- 
vents. —  ACaen,  fusils  chargés  et  avec  un  canon,  elle 
se  met  en  marche  contre  la  paroisse  de  Verson  sa  voi- 
sine, force  des  maisons,  ramasse  quinze  suspects  d'or- 
thodoxie, chanoines,  marchands,  artisans,  manœuvres, 
femmes,  filles,  vieillards,  infirmes,  leur  coupe  les  che- 
veux, leur  donne  des  coups  de  crosse,  et  les  ramène  à 
Caen  attachés  à  la  queue  du  canon,  le  tout  parce  qu'un 
prêtre  insermenté  officie  encore  à  Verson  et  que,  de 
Caen,   beaucoup   de    personnes  pieuses   viennent  à  sa 

1.  Archives  nationales,  F7,  3250.  Procès-verbal  du  directoire  du 
département,  18  mars  1791,  avec  toutes  les  pièces  afférentes.  — 
F7,  3200.  Lettre  du  directoire  du  Calvados,  13  juin  1792,  avec  les 
interrogatoires.  Les  dégâts  sont  estimés  15  000  livres. 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  239 

messe  ;  d'où  il  suit  que  Yerson  est  un  foyer  d'attroupe- 
ments contre-révolutionnaires.  De  plus,  dans  les  mai- 
sons forcées,  les  meubles  ont  été  brisés,  les  tonneaux 
défoncés,  le  linge,  l'argent  et  la  vaisselle  volés  ;  c'est 
que  la  populace  de  Caen  s'était  adjointe  à  l'expédition. 

—  Ici  et  partout,  il  n'y  a  qu'à  la  laisser  faire,  et,  comme 
elle  travaille  sur  les  biens,  sur  la  liberté,  sur  la  vie, 
sur  la  pudeur  de  personnes  dangereuses,  la  milice  na- 
tionale se  garde  bien  de  la  déranger.  Par  suite,  les 
orthodoxes,  prêtres  et  fidèles,  hommes  et  femmes,  sont 
maintenant  à  sa  discrétion,  et,  grâce  à  la  connivence  de 
la  force  armée  qui  refuse  d'intervenir,  la  canaille  assou- 
vit sur  la  classe  proscrite  ses  instincts  ordinaires  de 
cruauté,  de  pillage,  de  lubricité  et  de  destruction. 

Public  ou  privé,  la  consigne  est  toujours  d'empêcher 
le  culte,  et  les  moyens  sont  dignes  des  exécuteurs.  — 

—  Ici,  un  prêtre  insermenté  ayant  eu  la  hardiesse  d'ad- 
ministrer un  malade,  la  maison  où  il  vient  d'entrer  est 
prise  d'assaut,  et  la  porte,  les  fenêtres  d'une  autre  mai- 
son habitée  par  un  autre  prêtre,  volent  en  éclats1.  — 
Là,  les  logements  de  deux  ouvriers,  que  l'on  accuse 


1.  Archives  nationales,  F7,  3234.  Arrêté  du  directoire  du  Lot, 
24  février  1792,  sur  les  troubles  de  Marmande.  —  F7,  3239.  Pro- 
cès-verbal de  la  municipalité  de  Reims,  5,  G,  7  novembre  1791. 
Les  deux  ouvriers  sont  un  bourrelier  et  un  cardeur  de  laine.  Le 
prêtre  qui  a  conféré  le  baptême  est  mis  en  prison  comme  pertur- 
bateur du  repos  public.  —  F7,  3219.  Lettre  du  commissaire  du 
roi  près  le  tribunal  de  Castelsarrasin,  5  mars  1792.  —  F7,  5203. 
Lettre  du  directoire  du  district  de  la  Rochelle,  l"juin  1792.  «  La 
a  force  armée,  témoin  de  ces  crimes  et  requise  d'arrêter  les  gens 
€  en  flagrant  délit,  a  refusé  d'obéir.  » 

LA    RÉVOLUTION.  T.    IV.   —   16 


240  La  révolution 

d'avoir  fait  baptiser  leurs  enfants  par  le  prêtre  réfrac- 
taire,  sont  saccagés  et  presque  démolis.  —  Ailleurs,  un 
attroupement  refuse  l'entrée  du  cimetière  au  corps  d'un 
vieux  curé  qui  est  mort  sans  avoir  juré.  Plus  loin,  une 
église  est  assaillie  au  milieu  des  vêpres,  et  tout  y  est 
mis  en  pièces;  le  lendemain,  c'est  le  tour  de  l'église 
voisine,  et,  pour  surcroît,  un  couvent  d'Ursulines  est 
dévasté.  —  A  Lyon,  le  jour  de  Pâques  1791,  au  sortir 
de  la  messe  de  six  heures,  une  troupe,  armée  de  fouets 
de  corde,  se  précipite  sur  les  femmes1.  Déshabillées, 
meurtries,  le  corps  renversé,  la  tête  dans  la  fange,  elles 
ne  sont  laissées  que  sanglantes,  demi-mortes;  une  jeune 
fille  en  meurt  tout  à  fait;  et  ce  genre  d'attentats  se  mul- 
tiplie tellement,  qu'à  Paris  même  des  dames  qui  vont  à 
la  messe  orthodoxe  ne  sortent  plus  qu'avec  leur  che- 
mise cousue  en  guise  de  caleçon.  —  Naturellement, 
pour  exploiter  la  proie  offerte,  il  se  forme  des  sociétés 
de  chasse.  Il  y  en  a  à  Montpellier,  Arles,  Uzès,  Alais, 
Nîmes,  Carpentras  et  dans  la  plupart  des  villes  ou 
bourgs  du  Gard,  du  Vaucluse  et  de  l'Hérault,  plus  ou 
moins  nombreuses  selon  la  population  de  la  cité,  les 
unes  de  dix  à  douze,  les  autres  de  deux  cents  à  trois 
cents  hommes  de  bonne  volonté  et  de  toute  provenance; 
parmi  eux  des  tape-dur,  anciens  brigands  et  repris  de 
justice,  ayant  encore  la  marque  sur  le  dos.  Quelques- 
unes  font  porter  ù  leurs  membres  un  signe  visible  de 

1.  Mémoire  par  Camille  Jordan  (Sainte-Beuve,  Causeries  du 
Lundi,  XII,  250).  La  garde  refuse  de  porter  secours,  ou  n'arrive 
que  trop  tard,  seulement  «  pour  contempler  le  désordre,  jamais 
.pour  le  réprimer  ».  —  Montlosier,  II,  ".no. 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  241 

reconnaissance,  une  médaille;  toutes  prennent  le  nom 
de  pouvoir  exécutif,  déclarent  qu'elles  agissent  de  leur 
propre  autorité  et  qu'il  faut  «  brusquer  la  loi  ».  Leur 
prétexte  est  la  protection  des  prêtres  jureurs,  et,  pen- 
dant vingt  mois,  à  partir  d'avril  1791,  elles  opèrent  à 
cet  effet,  «  avec  de  gros  bâtons  noueux  hérissés  de 
«  pointes  de  fer  »,  sans  compter  les  sabres  et  les 
baïonnettes  '.  Ordinairement  leurs  expéditions  sont  noc- 
turnes. Tout  d'un  coup  les  maisons  «  des  citoyens  sus- 
«  pectés  d'incivisme  »,  des  ecclésiastiques  insermentés, 
dés  frères  des  Écoles  chrétiennes  sont  envahies  ;  tout  est 
brisé  ou  volé  ;  ordre  au  propriétaire  de  vider  le  pays 
dans  les  vingt-quatre  heures;  quelquefois,  sans  doute 
par  un  surcroît  de  précaution,  il  est  assommé  surplace. 
Du  reste,  la  bande  travaille  aussi  de  jour  et  dans  les 
rues,  fustige  les  lemmes,  entre,  sabre  en  main,  dans  les 
églises,  chasse  l'insermenté  de  l'autel,  le  tout  au  su  et 
au  vu  des  autorités,  paralysées  ou  complaisantes,  par  une 
sorte  de  gouvernement  occulte  et  complémentaire  qui, 
non  seulement  comble  les  lacunes  de  la  loi  ecclésias- 
tique, mais  encore  fouille  dans  les  bourses  des  parti- 
culiers.  —  A  Nîmes,  sous  la  conduite  d'un  maître  à 

1.  Archives  nationales,  F7,  3217.  Lettres  du  curé  d'Uzès,  29  jan- 
vier 1792;  du  curé  d'Alais,  5  avril  1792;  des  administrateurs  du 
Gard,  28  juillet  1792;  du  procureur-syndic,  M.  Griolet,  2  juillet 
1792;  de  Castanet,  ancien  gendarme,  25  août  1792;  de  M.  Griolet, 
28  septembre  1792.  —  Ib.,  F7,  3223.  Pétition  par  MM.  Thuéri  et 
Devès,  au  nom  des  opprimés  de  Montpellier,  17  novembre  1791; 
lettre  des  mêmes  au  ministre,  28  octobre  1791  ;  lettre  de  M.  Du- 
pin,  procureur-syndic,  22  août  1791;  arrêté  du  département, 
9  août  1791  ;  pétition  des  habitants  de  Cournonterral,  25  août  1791. 


242  LA  RÉVOLUTION 

danser  patriote,  non  contents  «  de  décerner  des  pro- 
«  sentions,  de  tuer,  d'étriller  et  de  massacrer  sou- 
ci vent-  »,  ces  nouveaux  champions  de  l'Église  gallicane 
entreprennent  de  réchauffer  le  zèle  des  contribuables. 
Une  souscription  ayant  été  proposée  pour  soutenir  les 
familles  des  volontaires  qui  partent,  le  pouvoir  exécutif 
se  charge  de  reviser  la  liste  des  offrandes;  il  taxe  arbi- 
trairement ceux  qui  n'ont  pas  donné  ou  qui,  à  son  avis, 
ont  donné  trop  peu,  tels  «  pauvres  ouvriers,  à  cin- 
«  quante  livres,  tels  à  deux  cents,  trois  cents,  neuf 
«  cents,  mille  livres,  sous  peine  de  dévastation  et  de 
«  mauvais  traitements  ».  Ailleurs,  les  volontaires  de 
Baux  et  autres  communes  près  de  Tarascon  se  garnis- 
sent eux-mêmes  les  mains,  et,  «  sous  prétexte  qu'ils 
«  doivent  marcher  pour  la  défense  de  la  patrie,  ils 
«  lèvent  des  contributions  énormes  sur  les  proprié- 
«  taires  »,  sur  l'un  quatre  mille,  sur  l'autre  cinq  mille 
livres,  emportant,  à  défaut  de  payement,  tous  les  grains 
d'une  ferme  et  jusqu'à  la  réserve  de  semence,  menaçant 
de  tout  dévaster  et  incendier  en  cas  de  plainte,  si  bien 
que  les  propriétaires  n'osent  rien  dire,  et  que  le  procu- 
reur-syndic du  département  voisin,  craignant  pour  lui- 
même,  demande  que  sa  dénonciation  soit  tenue  secrète. 
—  Des  bas-fonds  des  villes,  la  jacquerie  s'est  répandue 
dans  les  campagnes.  Celle-ci  est  la  sixième,  et  l;i  plus 
\  vaste  que  l'on  ait  vue  depuis  trois  ans  l. 

1.  Moniteur,  XII,    10,  séance   du    1"  avril   1792.    Discours  de 

'M.  Laureau.  «    Voyez  les   provinces  eu  feu,  l'insurrection  dans 

«  dix-neuf  départements,  et  la  révolte  s'annonçant  partout....  La 

a  liberté  n'est  que  celle  du   brigandaget't!ous  u avons  ni  impôts, 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  2 43 

Deux  aiguillons  poussent  le  paysan. —  D'une  part,  les 
bruits  d'armes  et  les  annonces  multipliées  d'une  inva- 
sion prochaine  l'ont  effarouché.  Les  clubs  et  les  jour- 
naux depuis  la  déclaration  de  Pilnitz,  les  orateurs  de 
l'Assemblée  législative  depuis  quatre  mois,  le  tiennent 
en  alarmes  par  leurs  coups  de  trompette,  et  il  pousse 
ses  bœufs  dans  le  sillon,  en  criant  à  l'un  :  «  Hue  la 
«  Prusse  »,  à  l'autre  :  «  Va  donc,  Autriche  ».  Autriche  et 
Prusse,  rois  et  nobles  étrangers,  joints  aux  nobles  émi- 
grés, vont  entrer  de  force,  rétablir  la  gabelle,  les  aides, 
les  droits  féodaux,  les  dîmes,  reprendre  les  biens  natio- 
naux déjà  vendus  et  revendus,  avec  l'aide  des  gentils- 
hommes qui  ne  sont  point  partis  ou  qui  sont  rentrés, 
avec  la  complicité  des  prêtres  insermentés  qui  décla- 
rent la  vente  sacrilège  et  ne  veulent  pas  absoudre  les 
acquéreurs.  —  D'autre  part,  la  semaine  pascale  appro- 
che, et,  depuis  un  an,  la  conscience  des  acquéreurs 
s'est  beaucoup  chargée.  Au  24  mars  1791,  on  n'avait 
encore  vendu  que  pour  180  millions  de  biens  natio- 
naux; mais,  l'Assemblée  ayant  prorogé  l'époque  du 
payement  et  facilité  la  revente  au  détail,  la  tentation 
s'est  trouvée  trop  forte  pour  le  paysan  ;  tous  les  magots 
sont  sortis  du  bas  de  laine  ou  du  pot  enfoui.  Il  a  acheté 
en  sept  mois  pour  1546  millions1,  et  possède  enfin,  en 

a  ni  ordre,  ni  autorités.  »  —  Mercure  de  France,  7  avril  1792. 
«  Plus  de  vingt  départements  participent  maintenant  aux  horreurs 
«  de  l'anarchie  et  d'une  insurrection  plus  ou  moins  dévastatrice.  » 
1.  Moniteur,  XII,  30.  Discours  de  M.  Cailhasson.  Le  total  des 
Mens  vendus  au  1er  novembre  1791  est  de  1526  millions  ;  il  n'en 
reste  plus  à  vendre  que  pour  609  millions. 


244  LA  RÉVOLUTION 

pleine  et  franche  propriété,  le  lopin  de  terre  convoité 
par  lui  depuis  tant  d'années,  quelquefois  un  gros  lot 
inespéré,  un  bois,  un  moulin,  une  prairie.  A  présent,  il 
faut  qu'il  se  mette  en  règle  avec  l'Église,  et,  si  l'échéance 
pécuniaire  a  été  reculée,  l'échéance  catholique  arrive  à 
date  fixe.  De  par  la  tradition  immémoriale,  il  est  obligé 
de  faire  ses  pâques1,  sa  femme  aussi,  sa  mère  pareille- 
ment, et,  si  par  exception  il  n'y  tient  pas,  elles  y  tien- 
nent. D'ailleurs,  il  a  besoin  des  sacrements  pour  son 
vieux  père  malade,  pour  son  enfant  nouveau-né,  pour 
son  autre  enfant  qui  est  en  âge  de  faire  la  première 
communion.  Or,  communion,  baptême,  confession,  tous 
les  sacrements,  pour  être  de  bonne  qualité,  doivent  être 
de  provenance  sûre,  comme  la  farine  et  les  écus;  il  n'y 
a  déjà  que  trop  de  mauvaise  monnaie  dans  le  monde  et, 
tous  les  jours,  les  prêtres  jureurs  perdent  de  leur  crédit 
comme  les  assignats.  Force  est  donc  de  recourir  à  l'in- 
sermenté, qui  seul  peut  fournir  l'absolution  valable;  et 
justement  il  se  trouve  que,  non  seulement  il  la  refuse, 
mais  encore  qu'il  est  réputé  l'ennemi  de  tout  l'ordre 
nouveau.  —  Dans  cet  embarras,  le  paysan  a  recours  à 
son  procédé  ordinaire,  la  force  des  bras  ;  il  prend  son 
curé  à  la  gorge,  comme  jadis  son  seigneur,  et  il  extorque 
la  quittance  de  ses  péchés  comme  jadis  celle  de  ses  rede- 
vances. A  tout  le  moins,  il  veut  contraindre  les  inser- 

1.  Archives  nationales,  F7,  5225.  Lettre  du  directoire  d'Ille-et- 
Vilaine,  24  mars  1792.  a  C'est  un  purti  pris  par  les  gardes  natio- 
a  nales  du  district  d'expulser  tous  les  prêtres  non  sermentés  et 
«  non  remplacés,  sous  prétexte  du  mal  qu'ils  ne  manqueraient 
c  pas  de  faire  pendant  les  Pâques,  >» 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  245 

mentes  au  serment,  fermer  leurs  églises  particulières. 
—  Par  occasion,  il  s'en  prend  aussi  aux  partisans  des 
insermentés,  aux  châteaux,  aux  maisons  opulentes,  aux 
nobles,  aux  riches,  aux  propriétaires  de  toute  classe. 
Par  occasion  enfin,  comme,  depuis  l'amnistie  de  septem- 
bre 1791,  les  prisons  ont  lâché  leurs  habitants,  comme 
la  moitié  des  tribunaux  ne  sont  pas  encore  installés1, 
comme  depuis  trente  mois  il  n'y  a  plus  de  police,  les 
simples  voleurs,  les  bandits,  les  gens  sans  aveu  qui  pul- 
lulent sans  répression  ni  surveillance,  se  joignent  à 
l'attroupement  et  remplissent  leur  sac. 

Ici,  dans  le  Pas-de-Calais2,  trois  cents  villageois,  tam- 
bour en  tête,  enfoncent  les  portes  d'un  couvent  de  Char- 
treuses, volent  tout,  comestibles,  boissons,  linges,  meu- 
bles, effets,  pendant  que,  dans  la  paroisse  voisine,  une. 
autre  bande  opère  de  même  chez  le  maire  et  chez  l'an- 
cien curé,  menace  de  «  tout  tuer  et  brûler  »,  et  promet 
de  revenir  le  dimanche  suivant.  —  Là,  dans  le  Bas-Rhin, 
près  de  Fort-Louis,  vingt  maisons  d'aristocrates  sont 
pillées.  —  Ailleurs,  dans  l'Ille-et-Vilaine,  des  milices 
rurales  coalisées  vont  de  paroisse  en  paroisse,  et,  gros- 

1.  Moniteur,  XI,  420  (séance  du  18  février  1792),  rapport  de 
M.  Cahier,  ministre  de  l'intérieur. 

2.  Archives  nationales,  F7,  3250.  Déposition  des  officiers  muni- 
cipaux de  Gosnay  etd'IIesdigucl  (district  deBéthune),  18  mai  1702. 
Six  paroisses  ont  pris  part  à  cette  expédition  ;  la  femme  du  maire 
a  eu  la  corde  au  cou  et  a  failli  être  pendue.  —  Moniteur,  XII, 
lui,  n°  du  15  avril  1792.  —  Archives  nationales,  F7,  3225.  Lettre 
du  directoire  d'Ille-et-Vilaine,  24  mars  1792,  et  procès-verbal  des 
commissaires  pour  le  district  de  Vitré;  lettre  du  même  direc- 
toire, 21  avril  1792,  et  rapport  des  commissaires  envoyés  à  Acigné, 
6  avril. 


246  LA  RÉVOLUTION 

sissant  par  leur  violence  même  jusqu'à  former  des 
bandes  de  deux  mille  hommes,  ferment  les  églises,  chas- 
sent les  curés  insermentés,  enlèvent  le  battant  des  clo- 
ches, boivent  et  mangent  à  discrétion  aux  frais  des 
habitants,  et  parfois,  chez  le  maire  ou  le  receveur  de 
l'enregistrement,  se  donnent  le  plaisir  de  tout  casser.  Si 
quelque  officier  public  leur  fait  des  remontrances,  ils 
crient  «  A  l'aristocrate  !  »  l'un  de  ces  conseillers  malen- 
contreux reçoit  un  coup  de  crosse  da-ns  le  dos,  et  deux 
autres  sont  couchés  en  joue  ;  du  reste,  les  chefs  de  l'ex- 
pédition ne  sont  pas  en  meilleure  passe,  et,  de  leur  pro- 
pre aveu,  s'ils  sont  en  tête,  c'est  pour  ne  pas  être  eux- 
mêmes  pillés  ou  pendus.  Même  spectacle  dans  la  Mayenne, 
dans  l'Orne,  dans  la  Moselle,  dans  les  Landes1.  —  Mais 
ce  ne  sont  là  que  des  éruptions  isolées  et  presque  béni- 
gnes; au  Sud  et  au  Centre,  le  fléau  se  déclare  par  une 
énorme  plaque  de  lèpre  qui,  depuis  Avignon  jusqu'à 
Périgueux,  depuis  Aurillac  jusqu'à  Toulouse,  couvre  tout 
d'un  coup  et  presque  sans  discontinuité  dix  départe- 
ments, Vaucluse,  Ardèche,  Gard,  Cantal,  Corrèze,  Lot, 
Dordogne,  Gers,  Haute-Garonne,  Hérault.  Les  grosses 
masses  rurales  se  sont  ébranlées  toutes  à  la  fois,  de 
toutes  parts,  et  pour  les  mêmes  causes,  qui  sont  l'ap- 
proche de  la  guerre  et  l'approche  de  Pâques.  —  Dans  le 
Cantal,  à  l'assemblée  de  canton  tenue  à  Aurillac  pour  le 


1.  Moniteur,  XII,  200.  Rapport  do  M.  Cahier,  23  avril  1792.  Les 
directoires  de  ces  quatre  départements  refusent  de  retirer  leurs 
arrêtés  illégaux,  alléguant  que  a  leurs  gardes  nationales  armées 
t  poursuivent  les  prêtres  réfractaires  i. 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  247 

recrutement  de  l'armée1,  le  commandant  d'une  garde 
nationale  villageoise  a  demandé  vengeance  «  contre  ceux 
«  qui  ne  sont  pas  patriotes  »,  et  le  bruit  court  que  de 
Paris  il  est  venu  un  ordre  pour  détruire  les  châteaux. 
De  plus,  les  insurgés  allèguent  que  les  prêtres,  parleur  . 
refus  de  serment,  mènent  la  nation  à  la  guerre  civile  ; 
«  on  est  las  de  ne  pas  être  en  paix  à  cause  d'eux;  qu'ils 
«  deviennent  de  bons  citoyens,  et  que  tout  le  monde 
«  aille  à  la  messe  ».  Là-dessus,  les  insurgés  entrent 
dans  les  maisons,  rançonnent  les  habitants,  non  seule- 
ment a  les  prêtres,  les  ci-devant  nobles  »,  mais  encore 
«  ceux  qui  sont  soupçonnés  d'être  leurs  partisans,  ceux 
«  qui  n'assistent  point  à  la  messe  du  prêtre  constitu- 
«  tionnel  »,  et  jusqu'à  de  pauvres  gens,  artisans,  labou- 
reurs qu'ils  taxent  à  cinq,  dix,  vingt,  quarante  francs, 
et  dont  ils  vident  la  cave  ou  la  huche.  Dix-huit  châteaux 
sont  pillés,  incendiés  ou  démolis,  entre  autres  ceux  de 
plusieurs  gentilshommes  ou  dames  qui  n'ont  jamais 
quitté  le  pays.  L'un  d'eux,  M.  d'Humières,  est  un  vieil 
officier  de  quatre-vingts  ans  ;  Mme  de  Peyronencq  ne 
sauve  son  fds  qu'en  le  déguisant  en  paysan;  Mme  de 
Beauclerc,  qui  s'enfuit  à  travers  la  montagne,  voit  son 

1.  Mercure  de  France,  7  avril  1702,  lettres  écrites  d'Aurillac. 
—  Archives  nationales,  F7,  5202.  Lettre  du  directoire  du  dis- 
trict d'Aurillac,  27  mars  4792  (avec  sept  procès-verbaux)  ;  du 
directoire  du  district  de  Saint-Flour,  19  mars  (avec  le  rapport  de 
ses  commissaires)  ;  de  M.  Duranthon,  ministre  de  la  justice, 
22  avril;  pétition  de  M.  Lorus,  officier  municipal  d'Aurillac.  — 
Lettre  de  M.  Duranthon,  9  juin  1792.  «  Je  viens  d'être  informé  par 
«  le  commissaire  du  roi  près  le  district  de  Saint-Flour  que,  depuis 
«  le  départ  des  troupes,  les  magistrats  n'osent  plus  exercer  leurs 
«  fonctions  au  milieu  des  brigands  qui  les  environnent.  » 


248  LA  RÉVOLUTION 

enfant  malade  mourir  entre  ses  bras.  A  Aurillac,  des 
potences  sont  dressées  devant  les  principales  maisons; 
M.  de  Niossel,  ancien  lieutenant  criminel,  mis  en  prison 
pour  son  salut,  est  arraché  de  la  prison,  et  sa  tête  coupée 
est  jetée  sur  un  fumier;  M.  Collinet,  arrivant  de  Malte  et 
suspect  d'aristocratie,  est  éventré,  haché,  et  sa  tète  pro- 
menée au  bout  d'une  pique.  Enfin,  lorsque  les  officiers 
municipaux,  les  juges,  le  commissaire  du  roi,  commen- 
cent à  instruire  contre  les  assassins,  ils  se  trouvent  eux- 
mêmes  en  si  grand  danger,  qu'ils  sont  obligés  de  se  dé- 
mettre ou  de  se  sauver. 

Pareillement,  dans  la  Haute-Garonne1,  c'est  aussi 
«  contre  les  insermentés  et  leurs  sectateurs  »  que  l'in- 
surrection a  commencé.  D'autant  plus  qu'en  diverses 
paroisses  le  curé  constitutionnel  est  du  club  et  demande 
qu'on  le  débarrasse  de  ses  adversaires  ;  l'un  d'eux,  à 
Saint-Jean-Lorne,  «  monté  sur  une  charrette,  prêchait 
«  le  pillage  à  huit  cents  personnes  attroupées  ».  Par 
suite,  pour  débuter,  chaque  bande  expulse  les  prêtres 
réfractaires,  et  force  leurs  partisans  à  venir  à  la  messe 
de  l'assermenté.  — Mais  un  pareil  succès,  tout  abstrait  et 
sec,  n'est  guère  profitable,  et  des  paysans  soulevés  ne  se 
contentent  pas  à  si  bon  marché.  Quand  des  paroisses, 
par  douzaines,  se  mettent  en  marche  et.  emploient  leur 
journée  au  service  public,  il  leur  faut  un  dédommage- 


1.  Archives  nationales,  F",  3219.  Lettres  de  M.  Niel,  adminis- 
trateur du  département  de  la  Haute-Garonne,  27  février  1702  ;  de 
M.  Sa  in  l'ai,  4  mars;  du  directoire  du  département,  l°r  mais;  du 
commissaire  du  roi  près  le  tribunal  de  Castelsarrasin,  13  mars. 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUEE  2 M 

ment,  en  bois,  en  blé,  en  vin,  en  argent1,  et  les  frais  de 
l'expédition  sont  à  la  charge  des  aristocrates.  Sont  aris- 
tocrates, non  seulement  les  fauteurs  des  insermentés, 
par  exemple  telle  vieille  demoiselle  «  très  fanatique  et 
«  qui,  depuis  quarante  ans,  emploie  tous  ses  revenus  à 
«  des  actes  de  philantropie  »,  «  mais  encore  les  person- 
«  nés  aisées,  paysans  ou  messieurs  »  ;  car  ils  veulent 
faire  «  mourir  de  faim  »  le  pauvre  monde,  «  en  rete- 
«  nant  invendus  dans  leurs  greniers  et  dans  leurs  cel- 
«  liers  leur  grain  et  leur  vin,  et  en  ne  faisant  faire  que 
«  -les  travaux  indispensables,  afin  d'ôteraux  ouvriers  de 
«  la  campagne  leurs  moyens  de  subsistance  ».  Ainsi, 
plus  on  les  pille,  plus  on  rend  service  au  public.  Au 
dire  des  insurgés,  il  s'agit  «  d'atténuer  dans  les  mains 
«  des  ennemis  de  la  nation  les  revenus  dont  ils  jouis- 
«  sent,  afin  qu'ils  ne  puissent  plus  faire  passer  leurs 
«  revenus  à  Coblentzet  autres  lieux  hors  du  royaume  ». 

1.  Exemples  de  ces  convoitises  rustiques  : 

A  Lunel,  4000  paysans  et  gardes  nationaux  de  village  veulent 
entrer  pour  pendre  les  aristocrates  ;  leurs  femmes  sont  avec 
eux,  menant  leurs  ânes  avec  o  des  corbeilles  qu'elles  espèrent 
«  bien  remporter  pleines  ».  (Archives  nationales,  F7,  3223.  Lettre 
de  la  municipalité  de  Lunel,  4  novembre  1791.) 

A  Uzès,  on  a  grand'peine  à  se  débarrasser  des  paysans  qui  sont 
entrés  pour  chasser  les  catholiques  royalistes.  On  a  beau  «  les 
«  l'aire  bien  boire  et  bien  manger  »  ;  ils  s'en  vont  a  de  mauvaise 
«  humeur,  surtout  les  femmes,  qui  conduisaient  des  mulets  et 
«  des  Anes  pour  emporter  le  butin,  et  qui  n'avaient  pas  prévu 
«  qu'elles  retourneraient  les  mains  vides  t>.  (Dampmartin,  I,  195.) 

A  propos  du  siège  de  Nantes  par  les  Vendéens,  une  vieille 
t  femme  me  disait  :  «  Oh  oui,  j'y  étais,  au  siège  ;  ma  sœur  et  moi, 
«  nous  avions  apporté  nos  sacs.  Nous  comptions  bien  qu'on  entre- 
«  rait  tout  au  moins  jusqu'à  la  rue  de  la  Casserie.  n  (Rue  des 
bijoutiers  et  orfèvres.  Michelet,  V,  211.) 


'250  LA  RÉVOLUTION 

—  En  conséquence,  des  bandes  de  six  cents,  huit  cents 
et  mille  hommes  parcourent  les  districts  de  Toulouse  et 
de  Castelsarrasin  :  tous  les  propriétaires,  aristocrates 
et  patriotes,  sont  mis  à  contribution.  Ici,  chez  la  vieille 
fille  «  philantrope,  mais  fanatique,  on  enfonce  tout,  on 
«  brise  les  meubles,  on  prend  quatre-vingt-deux  setiers 
«  de  blé  et  seize  tonneaux  de  vin  ».  Ailleurs,  à  Roque- 
ferrière,  on  brûle  les  titres  féodaux,  on  pille  un  châ- 
teau. Plus  loin,  à  Lasserre,  on  exige  trente  mille  francs, 
on  emporte  tout  l'argent  comptant.  Presque  partout  les 
officiers  municipaux  en  écharpe,  bon  gré,  malgré,  auto- 
risent le  pillage.  De  plus,  ils  «  taxent  les  denrées  à  un 
«  prix  infiniment  moindre  en  assignats  que  leur  cours 
«  en  argent  »,  et  ils  élèvent  au  double  le  prix  de  la 
journée  de  travail.  —  Cependant  d'autres  bandes  dévas- 
tent les  forêts  nationales,  et  les  gendarmes,  pour  ne  pas 
être  appelés  aristocrates,  ne  songent  qu'à  saluer  les 
pillards. 

Après  cela,  il  est  manifeste  qu'il  n'y  a  plus  de  pro- 
priété pour  personne,  sauf  pour  les  indigents  et  les  vo- 
leurs.—  Effectivement,  dans  la  Dordogne',  «  sous  pré- 
ci  texte  de  chasser  les  curés  qui  n'ont  pas  prêté  le  ser- 

1.  Archives  nationales,  F7,  3209.  Lettres  du  commissaire  du  roi 
près  le  tribunal  de  Mussidan,  7  mars  1792;  du  procureur-syndic  du 
district  de  Saiiat,  janvier  1792.  —  lb.,  F7,520i.  Lettres  des  admi- 
nistrateurs du  district  de  Tulle,  15  avril  1792;  du  directoire  du 
département,  18  avril;  pétition  de  Jacques  Labrucet  de  sa  femme, 
avec  procès-verbal  du  juge  de  paix,  14  avril,  a  Toutes  ces  voies 
«  de  fait  ont  été  commises  sous  les  yeux  de  la  municipalité.  Elle 
«  n'y  a  mis  aucun  obstacle,  malgré  qu'elle  ait  été  requise  à 
t  temps.  » 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  251 

«  ment,  des  attroupements  fréquents  pillent  et  volent 
«  tout  ce  qui  leur  tombe  sous  la  main....  Les  grains  qui 
«  se  trouvent  dans  les  maisons  à  girouettes  sont  séques- 
«  très  ».  Les  campagnards  exploitent,  comme  bien  com- 
munal, toutes  les  forêts,  tous  les  biens  des  émigrés,  et 
cette  exploitation  est  radicale  ;  par  exemple,  une  bande 
trouvant  une  grange  neuve  dont  les  matériaux  lui  parais- 
sent bons,  la  démolit  pour  s'en  partager  les  bois  et  les 
tuiles.  —  Dans  la  Corrèze,  quinze  mille  paysans  armés, 
qui  sont  venus  à  Tulle  pour  désarmer  et  chasser  les 
partisans  des  insermentés,  cassent  tout  dans  les  maisons 
suspectes,  et  l'on  a  bien  de  la  peine  à  les  renvoyer  les 
mains  vides.  Aussitôt  qu'ils  sont  revenus  chez  eux,  ils 
dévastent  les  châteaux  de  Saint-Jal,  de  Seilhac,  de  Gour- 
don,  de  Saint-Basile,  de  la  Rochette,  outre  une  quantité 
de  maisons  de  campagne  appartenant  à  des  roturiers 
même  absents.  C'est  une  curée,  et  jamais  transport  de 
la  propriété  n'a  été  plus  complet.  Ils  enlèvent  soigneu- 
sement, dit  un  procès-verbal,  tout  ce  qui  peut  être 
enlevé,  meubles,  tapisseries,  glaces,  armoires,  tableaux, 
vins,  provisions,  jusqu'aux  planchers  et  boiseries, 
«  jusqu'aux  plus  petits  ferrements  et  objets  de 
«  menuiserie  »,  et  fracassent  le  reste,  tellement  que 
de  la  maison  «  il  ne  reste  que  les  quatre  murs,  le 
«  couvert  et  l'escalier  ».  —  Dans  le  Lot,  où  depuis 
deux  ans  l'insurrection  est  permanente,  les  dégâts 
sont  plus  grands  encore.  Pendant  la  nuit  du  50  au 
51  janvier,  «  toutes  les  meilleures  maisons  de  Souil- 
«  lac  sont  enfoncées,   saccagées,   pillées    de    fond  en 


252  LA  KEVOLUÎiON 

«  comble  '  »,  leurs  maîtres  obligés  de  s'enfuir,  et  il  y  a 
tant  d'émeutes  dans  le  département,  que  le  directoire 
n'a  pas  le  temps  de  rendre  compte  de  celles-ci  au  mi- 
nistre. Des  districts  entiers  sont  soulevés;  comme, 
«  dans  chaque  commune,  tous  les  habitants  sont  com- 
«  plices,  il  ne  se  trouve  pas  de  témoins  pour  asseoir 
«  une  procédure  criminelle,  et  le  délit  reste  impuni  ». 
Dans  le  canton  de  Cabrerets,  on  exige  la  restitution  des 
rentes  foncières  jadis  perçues  et  le  remboursement  des 
frais  payés  depuis  vingt  ans.  La  petite  ville  de  Lauzerte 
est  envahie  par  les  milices  environnantes,  et  ses  habi- 
tants désarmés  restent  à  la  discrétion  du  faubourg,  qui 
est  jacobin.  Pendant  trois  mois,  dans  le  district  de 
Figeac,  «  toutes  les  maisons  des  ci-devant  nobles  sont 
«  saccagées  et  incendiées  »  ;  puis  on  s'en  prend  aux 
pigeonniers  «  et  à  toutes  les  maisons  de  campagne  qui 
«  ont  un  peu  d'apparence  ».  Des  troupes  de  va-nu-pieds 
«  entrent  chez  les  gens  aisés,  médecins,  avocats,  mar- 
«  chands,  enfoncent  les  portes  des  caves,  boivent  le 
«  vin  »,  et  se  démènent  en  conquérants  ivres.  En  plu- 
sieurs communes,  ces  expéditions  sont  devenues  une 
coutume;  on  y  trouve  «  un  très  grand  nombre  d'imli- 
«  vidus  qui  ne  vivent  que  de  rapines  »,  et  le  club  leur 
donne  l'exemple.  Depuis  six  mois,  au   chef-lieu,    une 

1.  Archives  nationales,  F7,  5223.  Lettres  de  M.  Brisson,  com- 
missaire des  classes  de  la  marine  à  Souillac,  2  février  1702;  du 
directoire  du  département,  li  mars  1792.  —  Pétition  des  frères 
Barrié  (avec  pièces  à  l'appui),  11  octobre  1791.  —  Lettre  du  pro- 
cureur-syndic du  département,  i  avril  1702.  — Rapport  des  com- 
missaires envoyés  dans  le  district  de  Figeac,  5  janvier  1792.  — 
Lettre  d>s  administrateurs  du  département, 27  mai  17U2. 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  253 

coterie  de  la  garde  nationale,  qu'on  nomme  la  Bande 
noire,  expulse  les  gens  qui  lui  déplaisent,  «  pille  à 
«  son  gré  dans  les  maisons,  assomme,  blesse  ou  mutile 
«  à  coups  de  sabre  ceux  qui  ont  été  proscrits  dans  ses 
«  assemblées  »,sans  qu'aucun  huissier  ou  avoué  ose  se 
charger  d'une  plainte.  Le  brigandage,  empruntant  le 
masque  du  patriotisme,  et  le  patriotisme,  empruntant 
les  procédés  du  brigandage,  se  sont  unis  contre  la  pro- 
priété en  même  temps  que  contre  l'ancien  régime,  et, 
pour  se  délivrer  de  tout  ce  qui  peut  leur  inspirer  une 
crainte,  ils  se  saisissent  de  tout  ce  qui  peut  leur  fournir 
un  butin. 

Pourtant  ce  ne  sont  encore  là  que  les  alentours  de 
l'orage;  le  centre  est  ailleurs,  autour  de  Nîmes,  Avi- 
gnon, Arles  et  Marseille,  en  un  pays  où,  depuis  long- 
temps, le  conflit  des  cités  et  le  conflit  des  religions 
ont  amassé  et  enflammé  les  passions  haineuses1. 
A  regarder  les  trois  départements  du  Gard,  des 
Douches -du -Rhône  et  du  Vaucluse,  on  se  croirait 
en   pleine  guerre  barbare.    En   effet,    c'est  l'invasion 

1.  Archives  nationales,  F7,  3217.  Procès-verbal  des  commis- 
saires du  département  du  Gard,  1er,  2,  3,  6  avril  1792,  et  lettre 
du  0  avril.  Un  propriétaire  est  taxé  à  100000  livres.  —  10.,  F7, 
5223.  Lettre  de  M.  Dupin,  procureur-syndic  de  l'Hérault,  17  et 
20  février  1792.  Au  château  de  Pignan,  à  Mme  de  Lostanges,  a  il 
«  n'çst  pas  resté  de  tous  les  meubles  une  pièce  entière.  La  cause 
«  de  ces  troubles  est  dans  les  passions  religieuses.  Cinq  ou  six 
«  prêtres  insermentés  avaient  le  château  pour  retraite  j>. —  Moni- 
teur, séance  du  16  avril  1792,  lettre  du  directoire  du  déparlement 
du  Gard.  —  Dampmartin,  II,  85.  A  Uzès,  50  à  60  hommes  mas- 
qués envahissent  à  dix  heures  du  soir  le  château  ducal,  mettent  le 
feu  aux  archives,  et  le  château  est  incendié. 


254  LA  RÉVOLUTION 

des  jacobins  et  de  la  plèbe,  par  suite  la  conquête, 
l'expropriation,  l'extermination,  dans  le  Gard  un  four- 
millement de  gardes  nationales  qui  refont  la  jacque- 
rie, toute  la  lie  du  Comtat  qui  remonte  à  la  surface 
et  couvre  le  Vaucluse  de  son  écume,  une  armée  de  six 
mille  Marseillais  qui  s'abat  sur  Arles.  —  Dans  les  dis- 
tricts de  Nîmes,  Sommières,  Uzès,  Alais,  Jalais,  Saint- 
llippolyte,  les  titres  de  propriété  sont  brûlés,  les  pro- 
priétaires rançonnés,  les  officiers  municipaux  menacés 
de  mort  s'ils  essayent  de  s'interposer,  vingt  châteaux  et 
plus  de  quarante  maisons  de  campagne  dévastés,  incen- 
diés, démolis.  —  Le  même  mois,  Arles  et  Avignon1, 
livrés  aux  bandes  de  Marseille  et  du  Comtat,  voient 
approcher  les  confiscations  et  les  massacres.  —  Autour 
du  commandant  qui  a  reçu  l'ordre  d'évacuer  Arles*, 
«  les  habitants  de  tous  les  partis  »  accourent  en  sup- 
pliants, «  lui  serrent  les  mains,  le  conjurent,  les  larmes 
«  aux  yeux,  de  ne  point  les  abandonner;  des  femmes 
«  et  des  enfants  s'attachent  à  ses  bottes  »,  tellement 
qu'il  ne  sait  comment  se  dégager  sans  les  blesser;  lui 
parti,  douze  cents  familles  émigrent.  Après  l'entrée  des 
Marseillais,  on  voit  dix-huit  cents  électeurs  proscrits, 
leurs  maisons  de  campagne  sur  les  deux  rives  du  Rhône 

1.  Archives  nationales,  F7,  3190.  Procès-verbal  d'Augier  el 
Fabre,  administrateurs  des  Bouches-du-Rhône,  envoyés  à  Avignon, 
11  mai  1792.  (La  rentrée  de  Jourdan,  de  Mainviclle  et  des  assas- 
sins de  la  Glacière  avait  eu  lieu  le  29  avril.) 

2.  Dampmartin,  II,  63.  —  Portalis,  II  est  temps  de  parler 
(brochure),  passim.  —  Archives  nationales,  1  7,  7090.  Mémoire 
des  commissaires  de  l'administration  municipale  d'Arles,  an  IV, 
22  nivôse. 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUEE  25o 

pillées  «  connue  au  temps  des  pirates  sarrasins  »,  un 
taxe  de  1400  000  livres  levée  sur  tous  les  gens  aisés, 
absents  ou  présents,  des  femmes  et  des  filles  demi-nue.' 
promenées  sur  des  ânes  et  fouettées  publiquement. 
«  Un  comité  de  sabres  »  dispose  des  vies,  désigne  e  ' 
frappe;  c'est  le  règne  des  mariniers,  des/portefaix,  de 
la  dernière  populace.  — ■  A  Avignon  '  c'est  celui  des 
simples  briga-.ids,  incendiaires  et  assassins,  qui,  six 
mois  auparavant,  ont  fait  de  la  Glacière  un  charnier. 
Ils  reviennent  en  triomphe  et  disent  que  «  cette  fois  la 
«  Glacière  sera  pleine  ».  Déjà  avant  le  premier  massacre, 
cinq  cents  familles  se  sont  sauvées  en  France;  à  présent 
tout  le  demeurant  de  la  bourgeoisie  honnête,  douze 
cents  personnes  prennent  la  fuite,  et  la  terreur  est  si 
grande,  que  les  petites  villes  voisines  n'osent  recevoir 
les  émigranls.  En  effet,  à  partir  de  ce  moment,  les  deux 
départements  tout  entiers,  Vaucluse  et  Bouches-du- 
Rhùne,  sont  uneproie  :  des  bandes  de  deux  mille  hommes 
armés,  avec  femmes,  enfants  et  autres  acolytes  volon- 
taires, se  transportent  de  commune  en  commune  pour  y 
vivre  à  discrétion  aux  dépens  «  des  fanatiques  »  ;  et  ce 
ne  sont  pas  seulement  les  gens  bien  élevés  qu'ils  dépouil- 
lent. De  simples  cultivateurs,  taxés  à  10  000  livres, 
reçoivent  soixante  garnisaires;  on  tue  et  mange  leur 
bétail  sous  leurs  yeux,  on  brise  tout  cbez  eux;  ils  sont 

1.  Mercure  de  France,  19  mai  1792  (séance  du  4  mai),  pétition 
de  quarante  Avignonnais  à  la  barre  de  l'Assemblée  législative.  — 
Archives  nationales,  F7,  5195.  Lettre  des  commissaires  du  roi 
près  le  tribunal  d'Apt,  15  mars  1792;  procès-verbal  de  la  munir 
cipalilé,  21  mars;  lettre  du  directoire  d'Apt,  23  ut  28  mars  1792. 

LA    RÉVOLU  1UN.    11  T.    IV.        Il 


256  LA  RÉVOLUTION 

chassés  de  leur  logis,  ils  errent  en  fugitifs  dans  les  ose- 
raies  du  Rhône,  attendant  un  moment  de  répit  pour 
traverser  le  fleuve  et  se  réfugier  dans  le  département 
voisin1.  —  Ainsi,  dés  le  printemps  de  4  782,  lorsqu'un 
citoyen  est  suspect  de  malveillance  ou  seulement  d'in- 
différence envers  la  faction  maîtresse,  lorsque,  par  une 
seule  des  opinions  de  son  for  intérieur,  il  encourt  la 
possibilité  vague  d'une  méfiance  ou  d'un  soupçon,  il 
subit  l'hostilité  populaire,  la  spoliation,  l'exil  et  pis 
encore,  si  légale  que  soit  sa  conduite,  si  loyal  que 
soit  son  cœur,  si  désarmée  et  inoffensive  que  soit  sa 
personne,  quel  qu'il  soit,  noble,  bourgeois,  paysan, 
vieux  prêtre  ou  vieille  femme,  et  cela  quand  le  péril 
public  n'est  encore  ni  grand,  ni  présent,  ni  visible, 
puisque  la  France  est  toujours  en  paix  avec  l'Europe 
et  que  le  gouvernement  subiste  encore  dans  son  entier. 


IX 

Que  sera-ce  donc,  à  présent  que  le  péril,  devenu  pal- 
pable et  grave,  va  croissant  tous  les  jours,  que  la  guerre 
est  engagée,  que  l'armée  de  La  Fayette  recule  à  la  déban- 
dade, que  l'Assemblée  déclare  la  patrie  en  danger,  que 
le  roi  est  renversé,  que  La  Fayette  passe  à  l'étranger, 
•pie  le  sol  de  la  France  est  envahi,  que  les  forteresses 
de  la  frontière  se  rendent  sans  résistance,  que  les  Prus- 

1.  Archives  nationales,  ib.,  lettre  d'Amiel,  président  du  bureau 
de  conciliation  à  Avignon,  28  octobre  1792,  et  autres  lettres  au 
ministre  Roland.  —  I'7,  3*21 7.  Lettre  du  juge  de  paix  de  Roipie- 
maure  31  octobre  1792. 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUÉE  257 

siens  entrent  en  Champagne,  que  l'insurrection  de  la 
Vendée  ajoute  les  déchirements  de  la  guerre  civile  aux 
menaces  de  la  guerre  étrangère,  et  que  le  cri  de  tra- 
hison éclate  de  toutes  parts?  —  Déjà  le  14  mai,  à  Metz', 
M.  de  Ficquelmont,  ancien  chanoine,  ayant  causé  sur  la 
place  Saint-Jacques  avec  un  hussard,  a  été  taxé  d'em- 
hauchage  pour  les  princes,  enlevé  malgré  une  triple  haie 
de  gardes,  assommé,  percé,  haché,  à  coups  de  hâtons, 
de  haïonnettes  et  de  sabres  :  autour  des  meurtriers,  la 
multitude  forcenée  poussait  des  cris  de  rage,  et,  de 
mois  en  mois,  à  mesure  que  ses  craintes  augmentent, 
son  imagination  s'exalte  et  son  délire  s'accroît. —  Qu'on 
en  juge  par  un  seul  exemple.  Le  51  août  1 792 2,  huit  mille 
prêtres  insermentés,  chassés  de  leurs  paroisses,  sont  à 
Douen,  ville  moins  intolérante  que  les  autres,  et,  con- 
formément au  décret  qui  les  bannit,  se  préparent  à  sor- 
tir de  France.  Deux  navires  en  ont  déjà  emmené  une 
centaine;  cent  vingt  autres  s'embarquent  pour  Ostende 
sur  un  plus  grand  bâtiment.  Ils  n'emportent  rien  avec 
eux,  sauf  un  peu  d'argent,  quelques  bardes,  une,  ou 
tout  au  plus  deux  parties  de  leur  bréviaire,  parce  qu'ils 
comptent  revenir  bientôt.  Chacun  a  son  passeport  en 
règle,  et,  juste  au  moment  du  départ,  la  garde  nationale 
a  tout  visité  pour  ne  laisser  fuir  aucun  suspect.  —  Il 
n'importe  :  arrivés  à  Quillebœuf,  les  deux  premiers 
convois  sont  arrêtés.  En  effet,   le  bruit  s'est  répandu 

1.  Archives  nationales,  F7,  3246.  Procès-verbal  de  la  municipa- 
lité de  Metz  (avec  pièces  à  l'appui),  15  mai  1792. 

2.  Mémoires  de  l'abbé  Bâton,   l'un    des    prêtres  du  troisième 
convoi  (évèque  nommé  de  Séez),  233. 


258  LA  REVOLUTION 

que  les  prêtres  vont  rejoindre  l'ennemi,  s'enrôler,  et 
les  gens  du  pays,  se  jetant  dans  leurs  barques,  entou- 
rent les  navires.  Il  faut  que  les  prêtres  descendent,  sous 
une  tempête  «  de  hurlements,  de  blasphèmes,  d'injures 
«  et  de  mauvais  traitements  »;  l'un  d'eux,  vieillard  à 
cheveux  blancs,  étant  tombé  dans  la  vase,  les  cris  et  h  s 
huées  redoublent;  tant  mieux  s'il  se  noie  :  c'en  sera  un 
de  moins.  Débarqués,  on  les  jette  tous  en  prison,  sur  la 
pierre  nue,  sans  paille,  sans  pain,  et  l'on  écrit  à  Paris 
pour  savoir  ce  qu'il  faut  faire  de  tant  de  soutanes.  — 
Cependant  le  troisième  navire,  manquant  de  vivres, 
a  envoyé  deux  prêtres  à  Quillebœuf  et  Pont-Audemer 
pour  faire  cuire  douze  cents  livres  de  pain;  signalés  par 
des  milices  de  village,  ils  sont  pourchassés  comme  des 
bêles  fauves,  passent  la  nuit  dans  un  bois,  reviennent  à 
grand'peine  et  les  mains  vides.  —  Signalé  lui-même,  le 
navire  est  assiégé.  «  Dans  toutes  les  municipalités  rive- 
«  raines,  le  tambour  roule  sans  discontinuer,  pour 
«  engager  les  populations  à  se  tenir  sur  leurs  gardes. 
«  L'apparition  d'un  corsaire  d'Alger  ou  de  Tripoli  aurait 
«  causé  moins  de  rumeur  sur  les  côtes  de  l'Adriatique. 
«  Un  marin  du  bâtiment  a  publié  que  les  malles  des 
«  déportés  sont  pleines  d'armes  de  toute  espèce  »,  et  le 
peuple  des  campagnes  s'imagine  à  tout  instant  qu'ils 
vont  fondre  sur  lui,  le  sabre  et  le  pistolet  au  poing.  — 
Pendant  plusieurs  longues  journées,  le  convoi  affamé 
reste  au  milieu  du  fleuve  en  panne  et  gardé  à  vue.  Des 
iarques  chargées  de  volontaires  et  de  paysans  tournent 
alentour,  avec  des  injures   et  des  menaces;   dans  les 


LA  CuSSTITUTlUS  AJ'I'LHJL'EË  «259 

prairies  voisines,  les  gardes  nationales  se  forment  en 
bataille.  Enfin  on  se  décide  :  des  braves,  bien  armés, 
montent  dans  des  chaloupes,  approchent  avec  précau- 
tion, épient  l'endroit  et  le  moment  le  plus  favorable, 
s'élancent  à  l'abordage,  s'emparent  du  navire,  et  sont 
tout  étonnés  de  n'y  trouver  ni  ennemis  ni  armes.  — 
Néanmoins  les  prêtres  sont  consignés  à  bord,  et  leurs 
députés  doivent  comparaître  devant  le  maire.  Celui-ci, 
ancien  huissier  et  bon  jacobin,  étant  le  plus  effrayé,  est 
le  plus  violent;  il  refuse  de  valider  les  passeports,  et, 
voyant  deux  prêtres  approcher,  l'un  muni  d'une  canne  à 
épée,  l'autre  d'un  bâton  ferré,  il  croit  à  une  invasion 
soudaine.  «  En  voici  encore  deux,  s'écriait-il  avec  an- 
«  goisse;  ils  vont  tous  descendre;  messieurs,  la  ville 
«  est  en  danger.  »  —  A  ce  mot,  la  foule  s'alarme,  menace 
les  députés;  on  crie  :  A  la  lanterne!  et,  pour  les  sauver, 
des  gardes  nationaux  sont  obligés  de  les  conduire  en 
prison  dans  un  cercle  de  baïonnettes.  —  Remarquez 
que  ces  furieux  sont  «  au  fond  les  meilleures  gens  du 
«  monde  »  ;  après  l'abordage,  l'un  des  plus  terribles, 
barbier  de  son  état,  voyant  les  barbes  longues  de  ces 
pauvres  prêtres,  s'est  radouci  à  l'instant,  a  tiré  sa 
trousse,  et,  complaisamment,  s'est  mis  à  raser  pendant 
plusieurs  heures.  En  temps  ordinaire,  les  ecclésias- 
tiques ne  recevraient  que  des  saluts;  trois  ans  aupara- 
vant, ils  étaient  «  respectés  comme  des  pères  et  des 
«  guides  ».  Mais,  en  ce  moment,  le  campagnard, 
l'homme  du  peuple,  est  hors  de  son  assiette.  Par  force 
et  contre  nature,  on  a  fait  de  lui  un  théologien,  un  poli- 


260  LA  RÉVOLUTION 

tique,  un  capitaine  de  gendarnierie,  un  souverain  local 
et  indépendant  :  la  tête  lui  tourne  dans  un  pareil 
office.  —  Parmi  ces  gens  qui  semblent  avoir  perdu  la 
raison,  il  n'en  est  qu'un,  officier  de  la  garde  nationale, 
qui  conserve  son  sang-froid;  du  reste,  personnage  très 
poli,  d'excellente  tenue,  causeur  agréable,  qui  vient  le 
soir  rassurer  les  détenus  et  prendre  avec  eux  du  tbé 
dans  leur  prison;  en  effet,  il  a  l'habitude  des  tragédies, 
et,  grâce  à  son  métier,  ses  nerfs  sont  devenus  calmes  : 
c'est  le  bourreau.  Les  autres,  «  qu'on  prendrait  pour  des 
a  tigres  »,  sont  des  moutons  affolés;  mais  ils  n'en  sont 
pas  moins  dangereux;  car,  emportés  par  le  vertige,  ils 
foncent  de  toute  leur  masse  sur  tout  ce  qui  leur  porte 
ombrage.  —  Sur  la  route  de  Paris  à  Lyon1,  les  commis- 
saires de  Roland  sont  témoins  de  cet  effarement  terrible. 
«  Le  peuple  se  demande  sans  cesse  ce  que  font  nos 
«  généraux  et  nos  armées;  il  a  souvent  le  mot  de  ven- 
«  geance  à  la  bouche.  Oui,  dit-il,  nous  partirons,  mais 
a  (auparavant)  nous  purgerons  l'intérieur.  »  —  Quelque 
chose  d'effroyable  se  prépare  :  la  septième  jacquerie  va 
venir,  celle-ci  universelle  et  définitive,  d'abordbrutale, 
puis  légale  et  systématique,  entreprise  et  exécutée  en 
vertu  de  principes  abstraits  par  des  meneurs  dignes  de 
leurs  manoeuvres.  Il  n'y  eut  jamais  rien  d'égal  en  his- 
toire; pour  la  première  fois,  on  va  voir  des  brutes  deve- 
nues folles  travailler  en  grand  et  longtemps  sous  la 
conduite  de  sots  devenus  fous. 

1.  Archives  nationales,  F7,  5225.  Lettre  du  citoyen  Bonnemant, 
commissaire,  au  ministre  lloland.ll  septembre  1792. 


LA  CONSTITUTION  APPLIQUEE  CGI 

Il  est  une  maladie  étrange  qui  se  rencontre  ordinai- 
rement dans  les  quartiers  pauvres.  Un  ouvrier,  surmené 
de  travail,  misérable,  mal  nourri,  s'est  mis  à  boire; 
tous  les  jours  il  boit  davantage  et  des  liqueurs  plus 
fortes.  Au  bout  de  quelques  années,  son  appareil  ner- 
veux, déjà  appauvri  par  le  jeûne,  est  surexcité  et  se 
détraque.  Une  beure  arrive  où  le  cerveau,  frappé  d'un 
coup  soudain,  cesse  de  mener  la  machine  :  il  a  beau 
commander,  il  n'est  plus  obéi  ;  chaque  membre,  chaque 
articulation,  chaque  muscle,  agissant  à  par',  et  pour  soi, 
sursaute  convulsivement  par  des  secousses  discordantes. 
Cependant  l'homme  est  gai;  il  se  croit  millionnaire, 
roi.  aimé  et  admiré  de  tous;  il  ne  sent  pas  le  mal  qu'il 
se  fait,  il  ne  comprend  pas  les  cons.iils  qu'on  lui  donne, 
il  refuse  les  remèdes  qu  on  lui  offre,  il  chante  et  crie 
pendant  des  journées  entières,  et  surtout  il  boit  plus 
que  jamais.  —  À  la  fin,  son  visage  s'assombrit,  et  ses 
yeux  s'injectent.  Les  radieuses  visions  ont  fait  place 
aux  fantômes  monstrueux  et  noirs  :  il  ne  voit  plus  au- 
tour de  lui  que  des  figures  menaçantes,  des  traîtres  qui 
s'embusquent  pour  tomber  sur  lui  à  l'improviste,  des 
meurtriers  qui  lèvent  le  bras  pour  l'égorger,  des  bour- 
rvauxqui  lui  préparent  des  supplices,  et  il  lui  semble 
qu'il  marche  dans  une  mare  de  sang.  Alors  il  se  préci- 
pite, et,  pour  ne  pas  être  tué,  il  tue.  Nul  n'est  plus 
redoutable;  car  son  délire  le  soutient,  sa  force  est  pro- 
digieuse, ses  mouvementssont  imprévus, et  il  supporte, 
sans  y  faire  attention,  des  misères  et  des  blessures  sous 
lesquelles  succomberait  un  homme  sain.  —  De  même 


262  LA  RÉVOLUTION 

la  France,  épuisée  de  jeûnes  sous  la  monarchie,  enivrée 
par  la  mauvaise  eau-de-vie  du  Contrat  social  et  de  vingt 
autres  boissons  frelatées  ou  brillantes,  puis  subitement 
frappée  de  paralysie  à  la  tête  :  aussitôt  elle  a  trébuché 
de  tous  ses  membres  par  le  jeu  incohérent  et  par  les 
tiraillements  contradictoires  de  tous  ses  organes  désac- 
cordés. A  présent  elle  a  traversé  la  période  de  délire 
joyeux  et  va  entrer  dans  la  période  de  délire  sombre; 
la  voilà  capable  de  tout  oser,  souffrir  et  faire,  exploits 
inouïs  et  barbaries  abominables,  sitôt  que  ses  guides, 
aussi  égarés  qu'elle-même,  auront  désigné  un  ennemi 
ou  un  obstacle  à  sa  fureur. 


TABLE   DES  MATIERES 


TABLE  DES  MATIÈRES 


LIVRE   DEUXIEME 

L'ASSEMBLÉE    CONSTITUANTE    ET    SON    ŒUVRE 

(Suite) 

Chapitre  111 3 

Les  consl mêlions.  — La  Constitution  delT'Jl. — 1.  Lus  pouvoirs 
du  cenire.  —  Principe  de  l'Assemblée  sur  la  séparation  des 
pouvoirs.  —  Rupture  de  tout  lien  entre  la  législature  et  le  roi. 

—  Principe  de  l'Assemblée  sur  la  subordination  du  pouvoir 
exécutif.  —  Comment  elle  l'annule.  —  Certitude  d'un  conflit. 

—  Déchéance» inévitable  du  roi,  p.  4.  —  II.  Los  pouvoirs 
administratifs.  — Principe  de  l'Assemblée  sur  la  hiérarchie.  — 
Annulation  des  supérieurs.  —  Les  pouvoirs  sont  collectifs.  — 
Introduction  de  l'élection  et  de  l'influence  des  subordonnés 
dans  tous  les  services.  —  Désorganisation  certaine.  —  Le  pou- 
voir aux  mains  des  corps  municipaux,  p.  12.  —  III.  Les  corps 
municipaux.  —  Enormité  de  leur  tàcbc.  —  Leur  incapacité. 

—  Faiblesse  de  leur  autorité.  —  Insuffisance  de  leur  instru- 
ment. —  Pôle  de  la  garde  nationale,  p.  19.  —  IV.  L'électeur 
garde  national.  —  Grandeur  de  ses  pouvoirs.  —  Grandeur  de 
sa  tâcbe.  —  Quantité  de  travail  imposée  aux  citoyens   acLifs. 

—  Ils  s'y  dérobent,  p.  27.  —  V.  La  minorité  agissante.  — 
Ses  éléments.  —  Les  clubs.  —  Leur  ascendant.  —  Comment  ils 
interprètent  la  Déclaration  des  Droits  de  l'homme.  —  Leurs 
usurpations  et  leurs  attentats,  p.  55.  —  VI.  Résumé  sur 
l'œuvre  de  l'Assemblée  constituante,  p.  44. 


2g4  table  des  matières 

LIVRE   TROISIÈME 

LA    CONSTITUTION    APPLIQUÉE 

"hapitre  I 40 

!.  Les  fédéra  lions.  —  Application  populaire  de  la  théorie  philo- 
sophique. —  Célébration  idyllique  du  contrat  social.  —  Diffé- 
rence de  la  volonté  superficielle  et  de  la  volonté  profonde.  — 
Permanence  du  désordre,  p.  49.  —  II.  Indépendance  des 
municipalités.  — Causes  de  leur  initiative.  —  Le  sentiment  du 
danger.  —  Issy-1'Évêque  en  1789.  —  L'exaltation  de  l'orgueil. 

—  La  Bretagne  en  1790.  —  Usurpation  des  municipalités.  — 
Prise  des  citadelles.  —  Violences  contre  les  commandants. 
Arrestation  des  convois.  —  Impuissance  des  directoires.  — 
Impuissance  des  ministres.  —  Marseille  en  1790,  p.  62.  — 
III.  Indépendance  des  groupes.  —  Causes  de  leur  initiative. 

—  Le  peuple  délibérant.  —  Impuissance  des  municipalités. 

—  Violences  qu'elles  subissent.  —  Aix  on  1790.  —  Le  gou- 
vernement partout  désobéi  et  perverti,  p.  81. 

Chapitre  II 9.") 

Souveraineté  des  passions  libres.  —  I.  Les  vieilles  haines  reli- 
gieuses. —  Moutauban  et  Nimes  en  1790,  p.  90.  —  II.  La 
passion  dominante.  —  Sa  forme  aiguë,  la  crainte  de  la  faim. 
Les  grains  ne  circulent  plus.  —  Intervention  et  usurpations 
des  assemblées  électorales.  —  Maximum  et  code  rural  en  Niver- 
nais. —  Les  quatre  provinces  du  Centre  en  1790.  —  Cause 
permanente  de  la  cherté.  —  L'anxiété  et  l'insécurité.  —  Stag- 
nation des  grains.  —  Les  départements  voisins  de  Paris  en 
1791.  —  Le  blé  prisonnier,  taxé  et  requis  par  force.  —  Gros- 
seur des  attroupements  en  1792.  —  Les  armées  villageoises 
de  l'Eure,  de  la  Seine-Inférieure  et  de  l'Aisne.  —  Recrudes- 
cence du  désordre  après  le  10  août.  —  La  dictature  de  l'ins- 
tinct lâché.  —  Ses  expédients  pratiques  et  politiques,  p.  104. 

—  III.  L'égoïsme  du  contribuable.  —  Issoudun  en  1790.  — 
Révolte  contre  l'impôt.  —  Les  perceptions  indirectes  en  1789 
et  1790.  —  Abolition  de  la  gabelle,  des  aides  et  des  octrois. 

—  Les  perceptions  directes  en  1789  et  1790.  —  Insuffisance  et 
reiard  des  versements.  — Les  contributions  nouvelles  en  1791 
et  1792.  —  Retards,  partialité  et  dissimulations  dans  la  con- 
fection des  rôles.  —  Insuffisance  et  lenteur  des  recouvrements. 


TABLE   DES  MATIÊI'.ES  2G5 

—  Payement  en  assignats.  —  Le  contribuable  se  libère  à 
moitié  prix.  —  Dévastation  des  forêts.  —  Partage  des  biens 
communaux,  p.  131.  —  IV.  La  cupidité  du  tenancier.  —  La 
troisième  et  la  quatrième  jacquerie.  —  La  Bretagne,  le 
Limousin,  le  Quercy,  le  Périgord  et  les  provinces  voisines  en 
1790  et  1791.  —  L'attaque  et  l'incendie  des  châteaux.  —  Les 
titres  brûlés.  —  Les  redevances  refusées.  —  Les  étangs 
détruits.  —  Caractère  principal,  moteur  premier  et  passion 
maîtresse  de  la  Révolution,  p.  152. 

Chapitre  111 174 

Développement  de  la  passion  maîtresse.  —  I.  Attitude  des 
nobles.  —  Modération  de  leur  résistance,  p.  174.  —  II. 
Travail  de  l'imagination  populaire  à  leur  endroit.  —  Mono- 
manie  du  soupçon.  —  Les  nobles  suspects  et  traités  en 
ennemis.  —  Situation  d'un  gentilhomme  dans  son  domaine. 

'    —  Affaire  de  M.  de  Bussy,  p.  180.  —  III.  Visites  domiciliaires. 

—  La  cinquième  jacquerie.  — La  Bourgogne  et  le  Lyonnais  en 
1791.  —  Affaires  de  M.  de  Chaponay  et  de  M.  Guillin-Dumon- 
tet,  p.  191  —  IV.  Les  nobles  obligés  de  quitter  la  campagne. 
Us  se  réfugient  dans  les  villes.  —  Dangers  qu'ils  y  courent. 

—  Les  quatre-vingt-deux  gentilshommes  de  Caen,  p.  198.  — 
V.  Persécutions  qu'ils  subissent  dans  la  vie  privée,  p.  200. — 
VI  Conduite  des  officiers.  —  Leur  abnégation.  —  Dispositions 
des  soldats.  —  Les  émeutes  militaires.  —  Propagation  et 
accroissement  de  l'indiscipline.  —  Démission  des  officiers, 
p.  214.  —  VII.  L'émigration  et  ses  causes.  —  Premières  lois 
contre  les  émigrés,  p.  228.  —  VIII.  Altitude  des  prêtres  inser- 
mentés. —  Comment  ils  deviennent  suspects.  —  Arrêtés 
illégaux  dfs  administrations  locales.  — Violence  ou  connivence 
des  gardes  nationales.  —  Attentats  de  la  populace.  —  Le 
Pouvoir  exécutif  dans  le  Midi. —  La  sixième  jacquerie.  — Ses 
deux  causes.  —  Éruptions  isolées  dans  le  Nord,  l'Est  et 
l'Ouest.  —  Éruption  générale  dans  le  Centre  et  le  Midi,  p.  252. 

—  IX.  Étal  des  esprits.  —  Les  trois  convois  de  prêtres  inser- 
mentés sur  la  Seine.  —  Psychologie  de  la  Révolution,  p.  2.*>(i. 


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—  La  littérature  française,  des  ori- 
gines à  la  fin  du  xvr5  siècle  ;&  édi- 
liun.  1  vol. 

—  La  littérature  française  au 
xvne  siècle;  10e  édition.  1  vol. 

—  La  littérature  française  au 
xvm"  siècle;  9e  édition.  1  vol. 

—  La  littérature  française  au 
xix"  siècle;  les  origines  du  roman- 
tisme; T"  édition.  2  vol. 

—  Poêles  et  poésies;  3e   édit.  1  vol. 
Angellier   (Aug.)  :    Le    chemin    des 

saisons,  poésies.  1  vol. 

—  A  l'amie  perdue,  poé.-ies.  1  vol. 

—  Dans  lu  lumière  antique,  les  dia- 
logues d'amour,  l.vol. 

Angellier  (Aug.)  (suite)  :  Dans  la 
lumière  antique,  les  dialogues  civi- 
ques. 1  vol. 

Anthologie  grecque,  traduite  sur  le 
texte  publié   par  F.  Jacobs,   avec 


des    notices 
l'Anthologie. 


les     poètes    de 


Aristophane:  Œuvres  complètes,  tra- 
duction française  par  M.C.  Poyard; 
10e  édition.  1  vol. 

Aynard  (J.).  :  La  vie  d'un  poète  : 
S.  T.  Coleridge.  1  vol. 

Baldensperger  (F.)  :  Etudes  d'his- 
toire littéraire.  1  vol. 

Barckhaussen(H).  :  Montesquieu,ses 
idées  et  ses  œuvres,  d'après  les 
papiers  de  Brède.  i  vol. 

Barine     (Arvède)     :     Portraits    de 

femmes  (Mme  Carlyle.  —  George 
Eliot.  —  Une  détraquée.  —  Un 
couvent  de  femmes  en  Italie  au 
xvie  siècle.  —  Psychologie  d'une 
sainte);  4e  édition.  1  vol. 

—  Essais  et  fantaisies    1  vol. 

—  Bourgeois  et  gens  de  peu.  2e  édi- 
tion. 1  vol. 

—  Saint  François  d'Assise  et  la  lé- 
crende  des  trois  compagnons.  Sédi- 
tion. 1  vol. 

—  La  jeunesse  de  la  Grande  Made- 
moiselle{  1627-1652).  3"  édition.  1vol. 

—  Louis  XI V  et  la  Grande  Made- 
moiselle (16J2-16'J3).  1  vol. 

Benoist  |A.),  recteur  de  l'Académie 

de  Montpellier  :  Essai  de  critique 
dramatique  (George  Sand,  Musset, 
Feuillel.  Augier,  Dumas  Gis).  1  vol. 


Bl  I1L10TI1  KQOE     VAIUÉE 


Bentzon  (Th.)  :  Questions  améri- 
caines. 1  vol. 

—  Promenades  en  Russie.  1  vol. 
Berger  (A.)  :  Histoire  de  l'éloquence 

latine  depuis  l'origine  de  Home 
jusqu'à  Cicéron,  publiée  par  M.  V. 
Cuoheval;  4e  édition.  2  vol. 

Ouvrage      couronné      par      l'Académie 

française. 
Voir  Cuctieval. 

Berger  (Eutr.)  :  Le  vicomte  de  Mira- 
beau, Mirabeau-Tonneau  (1751- 
l/.l-Ji.   1  vol. 

Berger  (G.)  :  L'école  française  de 
peinture,  depuis  ses  origines  jus- 
qu'à la  fin  du  règne  de  Louis  XIV. 
1  vol. 

Berlioz  (II.)  :  Voir  Tiersot. 

Bersot  :  Mesmer,  le  magnétisme 
animal,  les  tables  tournantes  et 
les  esprits  ;  5e  édition.  1  vol. 

—  Un  moraliste,  études  et  pen- 
sées, précédées  d'une  notice  bio- 
grophique  par  Edmond  Sclierer 
et-d'une  photographie  de  M.  Bersot; 
5°  édition.  1  vol. 

Bertrand,  de  l'Académie  française  : 
Éloges  académiques,  t  vol. 

Bertrand  (L.),  professeur  de  rhéto- 
rique au  lycée  d'Alger  :  La  fin  du 
classicisme  et  le  retour  à  l'antique 
dans  la  seconde  moitié  du  xviu« 
siècle  et  dans  les  premières  années 
du  xix"  en    France.   1   vol. 

Bibesco  (Princesse  G.  V.)  :  Les  huit 
paradis.  Pe^e,  Asie  Mineure,  Cons- 
tanlinople,  1  vol. 

Binet  (Alf.),  directeur  adjoint  du 
laboratoire  de  Psychologie  des 
Hautes-Etudes  à  la  Sorbonne  : 
Psychologie  des  grands  calcula- 
teurs et  joueurs  d'échecs.  1  vol. 

Boissier,  de  l'Académie  française  : 
Cicéron  et  ses  amis;  13e  édition. 
1  vol. 

—  La  religion  romaine  d'Auguste 
aux    Anlonins;    6"  édition.   2  vol. 

—  Promenades  archéologiques  : 
Home  et  Pompéi;  8"  édit.    1   vol. 

—  Nouvelles  Promenades  archéolo- 
giques :  Horace  et  Virgile',h*  édi- 
tion .  1  vol. 

—  L'Afrique  romaine.  Promenades 
archéologiques  en  Algérie  et  en 
Tunisie.  3*  édition.    1   vol. 


Boissier  (suite)  :  L'opposition  sous  les 
Césars  ;  5"  éd.  1  vol. 

—  La  fin  du  paganisme;  ô'  édition. 
1  vol. 

—  Tacite.  2'  édition.  1  vol. 

—  La  Conjuration  de  Catilina.2*èd. 
lvol. 

Bonet-Maury  (G.)  :  Le  Congrès  ds 
religions  à   Chicago  (1893).   1   vol. 

—  L'Islamisme  et  le  Christianisme 
en  Afrique.  1  vol. 

—  France,  Christianisme  et  civili- 
sation. 1   Vol. 

Bossert  (A.),  inspecteur  général 
honoraire  de  l'instruction  publique: 

La  littérature  allemande  au  moyen 
âge  et  les  origines  de  l'épopée  ger- 
manique; 3e  édition.  1  vol. 

—  Goethe  et  Schiller;  5e  édit.  1   vol. 

—  Gœihe,  ses  précurseurs  et  ses 
contemporains;    4°  édition.   1   vol. 

—  La  légende  chevaleresque  de  Tris- 
tan et  Iseult.  Essai  de  littérature 
comparée.  1    vol. 

—  Schopenhauer,  l'homme  et  le  phi- 
losophe. 1  vol. 

Ouvrage    couronné     par    l'Académie 
Irançaise. 

—  Essais  sur  la  littérature  alle- 
mande. 1  vol. 

Bouché-Leclercq,  membre  de  l'Insti- 
tut :  Leçons  d'histoire  qrecaue. 
1  vol. 

Bouillier.  de  l'Institut  :  L'Institut  et 
les  Académies  île  province.  1  vol. 

—  Nouvelles  Eludes  familières  de 
psychologie  et  de  morale.  1  vol. 

—  Questions  de  morale  pratique.  1  vol. 
Bourdeau  (J.)  :  Poètes  et  humoristes 

d'Allemagne.  1  vol. 

Bourgain   :    Gréard.    Un   moraliste 

éducateur.   1  vol. 

Brèal  (M.),  de  l'Institut  :  Quelques 
inots  sur  l'instruction  publique  en 
France;  5"  édition.    1  vol. 

—  Essai  de  Sémantique,  science  des 
significations.  3e  édition,  revue. 
1  vol. 

—  IJour  mieux  connaître  Homère. 
1  vol. 

Brédii  (L.),  recteur  honoraire  de 
l'Académie  de  Besancon  :  L'élo- 
quence politique  in  t,fei;/>  iiios- 
thènt  ;   2«  édition.  1   vol. 


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251 
T26 
1909 

0.4 


Taine,  Hippolyte  Adolphe 

Les  origines  de  la 
France  contemporaine 


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