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LES ORIGINES
Il F. I. A
FRANCE CONTEMPORAINE
IV
LES
ORIGINES DE LA FRANCE CONTEMPORAINE
Onze volumes in-16 brochés, à 3 fr. 50 le volume.
I' Partie : L Ancien Régime Deux volumes.
J- Partie : La Révolution Six volumes.
L'Anarchie. lieux volumes.
La Conquête jacobine. I»>'u\ volumes.
Le Gouvernement révolutionnaire. Deux volumes.
3* Partie : Le Régime moderne Trois volumes.
Index général des onze volumes, in-16, broche. . I IV.
Impi nu. i ie l.vm i ► . 9, i ne de Pleurus Pari
LES ORIGINES
FRANCE CONTEMPORAINE
PAR
H. TA1NE
DE LACADÉMIE FRANÇAISE
1\
LA REVOLUTION
L'ANARCHIE
TOME DEUXIÈME
VINGT-SIXIEME EDITION
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET
TU, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1910
Droîta .U traduction et de reproduction r£Bei*e»
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LA RÉVOLUTION
L'ANARCHIE
II
LA RÉVOLUTION. Il T. IV. — I
LA RÉVOLUTION
LIVRE DEUXIÈME
L ASSEMBLÉE CONSTITUANTE ET SON ŒUVRE
CHAPITRE 111
Les constructions. — La Constitution de 1791. — I. Les pouvoirs
du centre. — Principe de l'Assemblée sur la séparation des
pouvoirs. — Rupture de tout lien entre la législature et le roi
— Principe de l'Assemblée sur la subordination du pouvoir exé-
cutif. — Comment elle l'annule. — Certitude d'un conflit. —
Déchéance inévitable du roi. — II. Les pouvoirs administratifs.
— Principe de l'Assemblée sur la hiérarchie. — Annulation des
supérieurs. — Les pouvoirs sont collectifs. — Introduction de
l'élection et de l'influence des subordonnés dans tous les ser-
vices. — Désorganisation certaine. — Le pouvoir aux mains des
corps municipaux. — III. Les corps municipaux. — Énormité
de leur tâche. — Leur incapacité. — Faiblesse de leur autorité.
— Insuffisance de leur instrument. — Rôle de la garde natio-
nale. — IV. L'électeur garde national. — Grandeur de ses pou-
voirs. — Grandeur de sa tâche. — Quantité du travail imposée
aux citoyens actifs. — Ils s'y dérobent. — V. La minorité agis-
sante. — Ses éléments. — Les clubs. — Leur ascendant. —
Comment ils interprètent la Déclaration des Droits de l'homme.
— Leurs usurpations et leurs attentats. — VI. Résumé sur 1 cu-
. vre de l'Assemblée constituante.
Ce qu'on appelle un gouvernement, c'est un concert
de pouvoirs, qui, chacun dans un office distinct, tra-
\ LA RÉVOLUTION
vaillent ensemble à une œuvre finale et totale. Que le
gouvernement fasse cette œuvre, voilà tout son mérite;
une machine ne vaut que par son effet. Ce qui importe,
ce n'est pas qu'elle soit bien dessinée sur le papier, mais
c'est qu'elle fonctionne bien sur le terrain. En vain les
constructeurs allégueraient la beauté de leur plan et
l'enchaînement de leurs théorèmes ; on ne leur a demandé
ni plans ni théorèmes, mais un outil. — Pour que cet
outil soit maniable et efficace, deux conditions sont
requises. En premier lieu, il faut que les pouvoirs pu-
blics s'accordent : sans quoi ils s'annulent. En second
lieu, il faut que les pouvoirs publics soient obéis : sans
quoi ils sont nuls. La Constituante n'a pourvu ni à celte
concorde ni à cette obéissance. Dans la machine qu'elle
a faite, les moteurs se contrarient; l'impulsion ne se
transmet pas; du centre aux extrémités l'engrenage fait
défaut; les grandes roues du centre et du haut tournent
à vide; les innombrables petites roues qui touchent le
sol s'y faussent ou s'y brisent ' en vertu de son méca-
nisme même, elle reste en place, inutile, surchauffée,
sous des torrents de fumée vaine, avec des grincements
et des craquements qui croissent et annoncent qu'elle
va sanlef.
I
Considérons d'abord les deux pouvoirs du centre,
l'Assemblée et le roi. — Ordinairement, quand nue
Constitution établit des pouvoirs distincts et d'origine
différente, elle leur prépare, par l'institution d'une
L'ASSEMBLEE CONSTITUANTE ET SON ŒUVRE 5
Chambre haute, un arbitre en cas de conflit. — À tout
le moins, elle leur donne des prises mutuelles. Il en faut
une à l'Assemblée sur le roi : c'est le droit de refuser
l'impôt. Il en faut une au roi sur l'Assemblée : c'est le
droit de la dissoudre. Sinon, l'un des deux étant dé-
sarmé, l'autre devient tout-puissant et, par suite, fou.
En ceci le péril est aussi grand pour une Assemblée
omnipotente que pour un roi absolu. Si elle veut garder
sa raison, elle a besoin comme lui de répression et de
contrôle, et, s'il est bon qu'elle puisse le contraindre
en lui refusant les subsides, il est bon qu'il puisse se
défendre contre elle en appelant d'elle aux électeurs.
— Mais, outre ces moyens extrêmes, dont l'emploi est
dangereux et rare, il en est un autre dont l'usage est
journalier et sûr.: c'est le droit pour le roi de prendre
son ministère dans la Chambre. Le plus souvent ce sont
alors les chefs de la majorité qui deviennent ministres,
et, par leur nomination, l'accord se trouve fait entre le
roi et l'Assemblée : car ils sont tout à la fois les hommes
de l'Assemblée et les hommes du roi. Grâce à cet expé-
dient, non seulement l'Assemblée est rassurée, puisque
ses conducteurs administrent, mais encore elle est con-
tenue, parce que ceux-ci deviennent du même coup com-
pétents et responsables. Placés au centre des services,
ils peuvent juger si la loi est utile ou applicable; obligés
de l'exécuter, ils en calculent les effets avant de la pro-
poser ou de l'accepter. Rien de plus sain pour une majo-
rité que le ministère de ses chefs; rien de plus efficace
pour réprimer ses témérités ou ses intempérances. Un
C LA RÉVOLUTION
conducteur de train ne souffre pas volontiers qu'on ôte
le charbon à sa machine, ni qu'on casse les rails sur les-
quels il va rouler. — Avec toutes ses insuffisances et tous
ses inconvénients, ce procédé est encore le meilleur qu'ait
trouvé l'expérience humaine pour préserver les sociétés
du despotisme et de l'anarchie. Au pouvoir absolu qui
les fonde ou les sauve, mais qui les opprime ou les
épuise, on a substitué peu à peu des pouvoirs distincts
reliés entre eux par un tiers arbitre, par une dépendance
réciproque et par un organe commun.
Mais, aux yeux des constituants, l'expérience n'a pas
de poids, et, au nom des principes, ils tranchent succes-
sivement tous les liens qui pourraient forcer les deux
pouvoirs à marcher d'accord. — Point de Chambre haute ■
elle serait un asile ou une pépinière d'aristocratie. D'ail-
leurs, « la volonté nationale étant une », il répugne « de
lui donner des organes différents ». C'est ainsi qu'ils
procèdent avec des définitions et des distinctions d'idéo-
logie, appliquant des formules et des métaphores toutes
faites. — Nulle prise au roi sur le corps législatif: l'exé-
cutif est un bras qui ne doit qu'obéir, et il serait ridicule,
que le bras pût en quelque façon contraindre ou con-
duire la tète. A peine si l'on concède au monarque un
veto suspensif; encore Siéyès proteste, déclarant que
<i c'est là une lettre de cachet lancée contre la volonté
« générale », et l'on soustrait à ce veto les articles de la
Constitution, les lois de finance et d'autres lois encore.
— Ce n'est pas le monarque qui convoque l'Assemblée
ni les électeurs de l'Assemblée ; il n'a rien à dire ni à
L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE ET SON ŒUVRE 7
voir clans les opérations qui la forment ; les électeurs se
réunissent et votent sans qu'il les appelle ouïes surveille.
Une fois l'Assemblée élue, il ne peut ni l'ajourner ni la
dissoudre. Il ne peut pas même lui proposer une loi1, il
lui est seulement permis « de l'inviter à prendre un
« objet en considération ». On le confine dans son emploi
exécutii ; bien mieux, on bâtit une sorte de muraille entre
lui et l'Assemblée, et l'on bouche soigneusement la fis-
sure par laquelle elle et lui pourraient se donner la main.
■ — Défense aux députés de devenir ministres pendant
toute la durée de leur mandat et deux ans après son
terme : au contact de la cour, on craint qu'ils ne se
laissent corrompre, et, de plus, quels que soient les mi-
nistres, on ne veut pas subir leur ascendant2. Si l'un
d'eux est introduit dans l'Assemblée, ce ne sera pas pour
y donner des conseils, mais seulement pour fournir des
renseignements, pour répondre à des interrogatoires,
pour protester de son zèle en termes humbles et en pos-
ture douteuse3. Car, à titre d'agent royal, il est suspect
comme le roi lui-même, et on séquestre le ministre dans
ses bureaux comme on séquestre le roi dans son palais.
1. L'initiative reste au roi sur un point : la guerre ne peut être
décrétée par l'Assemblée que sur sa proposition préalable et for-
melle. Cette exception ne fut obtenue qu'après un combat violent
et par un effort suprême de Mirabeau.
2. Discours de Lanjuinais, 7 novembre 1789. a Nous avons voulu
« la séparation des pouvoirs. Comment donc nous propose-t-on
« de réunir dans la personne des ministres le pouvoir législatif au
a pouvoir exécutif? »
3. Voir les comparutions de ministres devant l'Assemblée légis-
lative.
8 LA RÉVOLUTION
— Tel est l'esprit de la Constitution1 : en vertu de la
théorie et pour mieux assurer la séparation des pouvoirs,
on a détruit à jamais leur entente volontaire, et, pour
suppléer à leur concorde impossible, il ne reste plus qu'à
faire de l'un le maître et de l'autre le commis.
On n'y a pas manqué, et, pour plus de sûreté, on a fait
de celui-ci un commis honoraire. C'est en apparence et
de nom qu'on lui a donné le pouvoir exécutif; de fait il
ne l'a pas, on a eu soin de le remettre à d'autres. — En
effet tous les agents d'exécution, tous les pouvoirs secon-
daires et locaux, sont électifs. Directement ou indirecte-
ment, le roi n'a aucune part au choix des juges, accu-
sateurs publics, évêques, curés, percepteurs et receveurs
de l'impôt, commissaires de police, administrateurs de
district et de département, maires et officiers munici-
paux. Tout au plus, lorsqu'un administrateur viole la
loi, il peut annuler ses actes, le suspendre; encore l'As-
semblée, pouvoir supérieur, a-t-elle le droit de lever
cette suspension. — Quant à la force armée dont il est
censé le commandant en chef, elle lui échappe tout en-
tière : la garde nationale n'a pas d'ordre à recevoir de
lui ; la gendarmerie et la troupe sont tenues d'obéir aux
réquisitions des autorités municipales qu'il ne peut ni
choisir ni révoquer. Bref, toute action locale, c'est-à-dire
toute action effective, lui est retirée. — On a brisé de
1. « Toute société dans laquelle la séparation des pouvoirs n'est
« pas déterminée n'a point de Constitution. » (Déclaration des
Droits, article XVI). — Ce principe est emprunté à un texte de
Montesquieu et à la Constitution américaine. Pour tout le reste on
a suivi la théorie de liousseau
L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE ET SON ŒUVRE 9
parti pris l'instrument exécutif; on a rompu le lien qui
attachait les rouages des extrémités à la poignée du
centre, et désormais, incapable d'imprimer l'impulsion,
cette poignée, aux mains du monarque, reste inerte ou
pousse dans le vide. « Chef suprême de l'administration
« générale et de l'armée de terre et de mer, gardien de
« l'ordre et de la tranquillité publique, représentant héré-
« ditaire de la nation » , en dépit de tous ces beaux titres,
le roi n'a aucun moyen d'appliquer sur place ses pré-
tendus pouvoirs, de faire dresser le tableau des imposi-
tions dans telle commune récalcitrante, de faire payer
l'impôt à tel contribuable en retard, de faire circuler un
convoi de blé, exécuter un jugement rendu, réprimer
une émeute, protéger les propriétés et les personnes.
Car sur les agents qu'on lui déclare subordonnés il ne
peut exercer de contrainte; ses seules ressources sont
les avertissements et la persuasion. Il envoie à chaque
assemblée de département les décrets qu'il a sanctionnés,
l'invite à les transmettre et à les faire exécuter, reçoit
ses correspondances, la blâme ou l'approuve. Rien de
plus : il n'est qu'un intermédiaire impuissant, un héraut
ou moniteur public, sorte d'écho central, sonore et vain,
où les nouvelles arrivent et d'où les lois partent pour
retentir comme un simple bruit.
Tel que le voilà, et tout amoindri qu'il est, on le trouve
encore trop fort. On lui ôte le droit de grâce, « ce qui
« coupe la dernière artère du gouvernement monarchi-
« que1 ». On multiplie contre lui les précautions. Il ne
1 Mercure de France, mot de Mallet du Pan.
JO LA RÉVOLUTION
peut déclarer la guerre que sur un décret de l'Assem-
blée. Il est obligé de cesser la guerre sur un décret de
l'Assemblée. Il ne peut conclure un traité de paix, d'al-
liance ou même de commerce qu'avec la ratification de
l'Assemblée. On déclare expressément qu'il ne nomme
que les deux tiers des contre-amiraux, la moitié des
lieutenants généraux, maréebaux de camp, capitaines de
vaisseau et colonels de la gendarmerie, le tiers des co-
lonels et lieutenants-colonels de la ligne, le sixième des
lieutenants de vaisseau. Il ne pourra faire séjourner ou
passer de troupes qu'à 50 000 toises de l'Assemblée. Il
n'aura qu'une garde de 1800 hommes, tous vérifiés et
garantis contre ses séductions par le serment civique.
Son héritier présomptif ne sortira pas du royaume sans
la permission de l'Assemblée. C'est l'Assemblée qui, par
une loi, réglera l'éducation de son fils mineur. — A toutes
ces précautions on ajoute des menaces : contre lui, cinq
cas de déchéance; contre ses ministres responsables,
huit cas de condamnation à douze et à vingt ans de gêne,
cinq cas de condamnation à mort1. — Partout, entre les
lignes de la Constitution, on lit la perpétuelle préoccu-
pation de se mettre en garde, l'arrière-pensée d'une tra-
hison, la persuasion que le pouvoir exécutif, quel qu'il
soit, est par nature un ennemi public. — Si on lui refuse
la nomination des juges, c'est en alléguant que « la cour
« et les ministres sont la partie la plus méprisable de la
1. Constitution de 1791, chap. n. articles 5, 6, 7. —
Décret du '.',') septembre-6 octobre 1791, section m, articles -'>
L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE ET SON ŒUVRE 11
nation1 ». Si on lui a concédé la nomination des mi-
nistres, c'est en alléguant que « des ministres nommés
« par le peuple seraient nécessairement trop estimés ».
— Il est de principe que « le corps législatif doit seul
« avoir la confiance du peuple », que l'autorité royale
corrompt son dépositaire, que le pouvoir exécutif est tou-
jours tenté d'abuser et de conspirer. Si on l'introduit
dans la Constitution, c'est à regret, par nécessité, à con-
dition de l'envelopper d'entraves : il sera d'autant moins
nuisible qu'il sera plus restreint, plus surveillé, plus
intimidé et plus dénoncé. — Visiblement un pareil rôle
était intolérable, et il fallait un homme aussi passif que
Louis XVI pour s'y résigner. Mais, quoi qu'il fasse, il ne
peut le rendre tenable. Il a beau s'y renfermer scrupu-
leusement et exécuter la Constitution à la lettre; parce
qu'il est impuissant, l'Assemblée le juge tiède et lui im-
pute les tiraillements d'une machine qu'il ne mène pas.
S'il ose une fois se servir de son veto, c'est rébellion,
rébellion d'un fonctionnaire contre son supérieur qui est
l'Assemblée, rébellion d'un sujet contre son souverain
qui est le peuple. En ce cas sa déchéance est de droit;
l'Assemblée n'a plus qu'à la prononcer : le peuple n'a
plus qu'à l'exécuter, et la Constitution aboutit à une ré-
volution. — Un pareil mécanisme se détruit par son
propre jeu. Conformément à la théorie philosophique, on
a voulu séparer les deux rouages du gouvernement ; pour
cela il a fallu les dessouder et les isoler l'un de l'autre.
1. Discours de Barnave et de Rœderer à l'Assemblée consti-
tuante. — Discours de Barnave et de Duport aux Jacobins.
12 LA RÉVOLITION
Conformément au dogme populaire, ou a voulu subor-
donner le rouage actif et amortir tous ses effets; pour
cela, il a fallu le réduire au minimum, rompre ses arti-
culations, et le suspendre en l'air pour y tourner connue
un jouet ou comme un obstacle. Infailliblement, on finira
par le briser à titre d'obstacle, après l'avoir froissé a
titre de jouet.
Il
Descendons du centre aux extrémités, et voyons les
administrations en exercice1. — Pour qu'un service se
fasse bien et avec précision, il faut d'abord qu'il ait un
chef unique, et ensuite que ce chef puisse nommer,
récompenser, punir et révoquer ses subordonnés. — Car,
d'une part, étant unique, il se sent responsable, et il
porte dans la conduite des affaires une attention, une ini-
tiative, une cohérence, un tact que ne peut avoir une
commission; les sottises ou défaillances collectives n'en-
gagent personne, et le commandement n'est efficace que
dans une seule main. — D'autre part, étant maître, il
peut compter sur les subalternes qu'il a choisis, qu'il
1. Principaux textes (Duvergicr, Collection des lois et décrets).
— Lois sur l'organisation municipale et administrative, 14 décem-
bre et 22 décembre 1789, 12-20 août 1790, 15 mars 1791. Sur
l'organisation municipale de Paris, 21 mai-27 juin 1790. — Lois
sur l'organisation judiciaire, 1 0-2 i août 1790, 16-29 septembre
1791, 29 Beptembre-21 octobre 1791. — Lois sur l'organisation
militaire, 23 septembre -29 octobre 1790, 16 janvier 1791, 27-
28 juillet 1791. — Luis sur l'organisation financière, li-2J novem-
bre 1790, 23 novembre 1790, 17 mars 1791, 20 Beptembre-2 ocio-
bre 1701.
L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE ET SON ŒUVRE 13
maintient par l'espérance et par la crainte, et qu'il ren-
voie s'ils fonctionnent mal; sinon, il ne les tient pas, ils
ne sont pas des outils sûrs. — A cette condition seule-
ment, un directeur de chemin de fer peut promettre que
ses aiguilleurs seront à leur poste. A cette condition seu-
lement, un directeur d'usine peut s'engager à livrer une
commande au jour fixé. Dans toute entreprise privée ou
publique, la contrainte directe et rapide est le seul
moyen connu, humain, possible, d'assurer l'obéissance
et la ponctualité des agents. — C'est ainsi qu'en tout
pays on a toujours administré, par un ou plusieurs atte-
lages de fonctionnaires, chacun sous un conducteur cen-
tral qui tient toutes les guides rassemblées en ses seules
mains.
Tout au rebours dans la Constitution nouvelle. Aux
yeux de nos législateurs, l'obéissance doit toujours être
spontanée, jamais forcée, et, pour supprimer le despo-
tisme, ils suppriment le gouvernement. Règle générale,
dans la hiérarchie qu'ils établissent, les subordonnés
sont indépendants de leur supérieur; car celui-ci ne les
nomme pas et ne peut les destituer; il ne garde sur eux
qu'un droit de conseil et de remontrance. Tout au plus,
en certains cas, il lui est permis d'annuler leurs actes,
de leur infliger une suspension provisoire, révocable et
contestée. — Ainsi qu'on l'a vu, aucun pouvoir local
n'est délégué par le pouvoir central ; celui-ci ressemble
à un homme sans mains ni bras dans un fauteuil doré. Le
ministre des finances ne peut nommer ni destituer un
seul percepteur ou receveur; le ministre de l'intérieur,
1 | LA RÉVOLUTION
un seul administrateur de département, de district ou
de commune; le ministre de la justice, un seul juge ou
accusateur public. Dans ces trois services, le roi n'a
qu'un homme à lui, le commissaire chargé de requérir
auprès des tribunaux l'observation des lois, et, après
sentence, l'exécution des jugements rendus. — De ce
coup, tous les muscles du pouvoir central sont tranchés,
et désormais chaque département est un petit État qui
vit. à part.
Mais, dans le département lui-même, une amputation
pareille a coupé de même tous les liens par lesquels le
supérieur pouvait maintenir et conduire le subordonné.
— Si les administrateurs du département peuvent agir
sur ceux des districts, et ceux du district sur ceux des
municipalités, ce n'est aussi que par voie de réquisition
et de semonce. Nulle part le supérieur n'est un com-
mandant qui ordonne et contraint; partout il n'est
qu'un censeur qui avertit et gronde. — Pour affaiblir
encore cette autorité déjà si affaiblie, à chaque degré de
la biérarchie on l'a divisée entre plusieurs. Ce sont des
conseils superposés qui administrent le département, le
district et la commune. Dans aucun de ces conseils il
n'y a de tête dirigeante. Partout l'exécution et la per-
manence appartiennent à des directoires de quatre ou
iniit membres, à un bureau de deux, trois, quatre, six
el tep! membres, dont le chef élu, président ou maire*,
1. Décrété du I i décembre 1789, du 22 décembre 1789. Excep-
tion : « Dana les municipalités réduites à trois membres (com-
« mune au dessous de 500 habitants), l'exécution sera conliée au
t maire seul. >
L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE ET SON ŒUVRE 15
n'a qu'une primauté honorifique. Partout la décision et
l'action, émoussées, ralenties, écourtées, par le bavar-
dage et les procédures de la délibération, ne peuvent
jaillir qu'après l'accord pénible et tumultueux de plu-
sieurs volontés discordantes. — Tout électifs et collec-
tifs que soient ces pouvoirs, on se prémunit encore
contre eux. Non seulement on les soumet au contrôle
d'un conseil élu, non seulement on les renouvelle par
moitié tous les deux ans, mais encore le maire et le
procureur de la commune après quatre ans d'exercice,
le procureur-syndic de département ou de district après
huit ans d'exercice, le receveur de district après six
ans d'exercice, ne sont plus réélus. Tant pis pour les
affaires et pour le public s'ils ont mérité et gagné la
confiance des électeurs, s'ils ont acquis par la pratique
une compétence rare et précieuse; on ne veut pas qu'ils
s'ancrent dans leur poste. Peu importe que leur main-
tien introduise dans leur service l'esprit de suite et la
prévoyance; on craint qu'ils ne prennent trop d'in-
fluence, et la loi les chasse dès qu'ils deviennent
experts et autorisés. — Jamais la jalousie et le soupçon
n'ont été plus en éveil contre le pouvoir même légal et
légitime. On le mine et on le sape jusque dans les ser-
vices où l'on en reconnaît la nécessité, jusque dans
l'armée et dans la gendarmerie1. — Dans l'armée, pour
nommer un sous-officier, les sous-officiers forment une
1. Lois du 23 septembre- 29 octobre 1790, du 16 janvier 1791
(Titres II et VII). — Cf. les prescriptions de la loi sur les tribu-
naux militaires. Dans tout jury d'accusation ou de jugement, un
septième des jurés est pris parmi les sous-officiers, et un sep-
16 LA RÉVOLUTION
liste, et le capitaine en extrait trois sujets, entre les-
quels le colonel choisit. Pour choisir un sous-lieutenant,
/nus les officiers volent, et il est nommé à la majorité
des suffrages. — Dans la gendarmerie, pour nommer un
gendarme, le directoire du département fait une liste,
le colonel y désigne cinq noms, et le directoire en
choisit un. Pour choisir un brigadier , un maréchal des
1 « ».l; i s ou un lieutenant, voici, outre le directoire et le
colonel, une autre intervention, celle des sous-officiers
et officiers. C'est un système compliqué d'élections et de
triages, qui, remettant une portion du choix à l'autorité
civile et aux subordonnés militaires, ne laisse au colo-
nel que le tiers ou le quart de son ancien ascendant. —
Quant à la garde nationale, le principe nouveau y est
appliqué sans réserve. Tous les sous-officiers et les
officiers, jusqu'au grade de capitaine, sont élus par
leurs hommes. Tous les officiers supérieurs sont élus
par les officiers inférieurs. Tous les sous-officiers et tous
les officiers inférieurs et supérieurs sont élus pour un
an seulement, et ne peuvent être réélus qu'après un an
d'intervalle, pendant lequel ils auront servi comme
simples gardes1. — La conséquence est manifeste :
dans tout l'ordre civil et dans tout l'ordre militaire, le
commandement est énervé; les subalternes ne sont
j >l us des instruments exacts et sûrs; le chef n'a plus
sur eux de prise efficace. Partant, ses ordres ne ren-
lième parmi les soldats: de plus, selon le grade de l'accusé, on
double le n bre des jurés de son grade.
1. Loi du 28 jufflet-12 août 1791,
L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE ET SON ŒUVRE 17
rouiront qu'une obéissance molle, une déférence dou-
teuse, parfois une résistance ouverte; leur exécution
demeure languissante, incertaine, incomplète, jusqu'à
ce qu'elle devienne nulle, et la désorganisation latente,
puis flagrante, est instituée par la loi.
De degré en degré dans la hiérarchie, le pouvoir a
glissé, et, en vertu de la Constitution, il appartient
désormais aux magistrats qui siègent au plus bas de
l'échelle. Ce n'est pas le roi, ce n'est pas le ministre, ce
n'est pas le directoire du département ou du district
qui commandent dans la commune; ce sont les officiers
municipaux, et ils y régnent autant qu'on peut régner
dans une petite république indépendante. Seuls ils ont
cette main-forte, qui fouille dans la poche du contri-
buable récalcitrant et assure le recouvrement de l'im-
pôt, qui saisit l'émeutier au collet et sauvegarde les
propriétés et les vies, bref qui convertit en actes les
promesses ou les menaces de la loi. Sur leur réquisition,
toute force armée, garde nationale, troupe, gendarme-
rie, doit marcher. Seuls parmi les administrateurs, ils
ont ce droit souverain; le département et le district ne
peuvent que les- inviter à s'en servir. Ce sont eux qui
proclament la loi martiale. Ainsi la poignée de l'épée
est dans leurs mains1. — Assistés de commissaires que
nomme le conseil général de la commune, ils dressent
le tableau de l'imposition mobilière et foncière, fixent
1. Lois du 14 novembre 1789 (art. 52), du 10-14 août 1789. —
Instruction du 10-20 août 1790, § 8. — Loi du 21 octobre-21 no-
vembre 1789.
LA REVOLUTION. Il,
T. IV . — 2
18 LA RÉVOLUTION
la quote-part de chaque contribuable, adjugent la per-
ception, vérifient les registres et la caisse du per-
cepteur, visent ses quittances, déchargent les insol-
vables, répondent des rentrées et autorisent les con-
traintes1. Ainsi la bourse des particuliers est à leur
discrétion, et ils y puisent ce qu'ils jugent appar-
tenir au public. — Ayant la bourse et l'épée, rien
ne leur manque pour être maîtres, d'autant plus qu'en
toute loi l'application leur appartient, que nulle injonc-
tion de l'Assemblée au roi, du roi aux ministres, des
ministres aux départements, du département aux dis-
tricts, du district aux communes, n'aboutit à l'effet
local et réel que par eux, que chaque mesure générale
subit leur interprétation particulière, et peut toujours
être défigurée, amortie, exagérée, au gré de leur timi-
dité et de leur inertie, de leur violence et de leur par-
tialité. -- Aussi bien ils ne tardent guère à sentir leur
force. De toutes parts on les voit argumenter contre leurs
supérieurs, contre les ordres du district, du départe-
ment, des ministres, de l'Assemblée elle-même, allé-
guer les circonstances, leur manque de moyens, leur
danger, le salut public, ne; pas obéir, agir d'eux-mêmes,
désobéir en face, se glorifier d'avoir désobéi et réclamer
f-n droit la toute-puissance qu'ils exercent en fait. Ceux
deTroyes*, à la fête de la Fédération, refusent de subir
1. Lois du M novembre, 23 novembre 1700, du 1~> janvier,
26 Bepl imbre, 9 octobre 1791.
lj. Albert Babeuu, 1, 327 (Fôte de la Fédération «lu -Il juil-
let 1790). — Archives nationales, F7, 5215 (17 mai 1791, délibé-
ration du conseil général de la commune de bivst. 17 et 10 mai,
L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE ET SON ŒUVRE 10
la préséance du département, et la réclament pour eux-
m<mies, comme « immédiats représentants du peuple ».
Ceux de Brest, malgré les défenses réitérées du district,
envoient quatre cents hommes et deux canons pour
soumettre une commune voisine à son curé assermenté.
Ceux d'Arnay-le-Duc arrêtent Mesdames, malgré leur
passeport signé des ministres, les retiennent malgré
les ordres du district et du département, persistent à
leur barrer le passage malgré le décret spécial de
l'Assemblée nationale, et envoient deux députés à Paris
pour faire prévaloir leur décision. Arsenaux pillés,
citadelles envahies, convois arrêtés, courriers retenus,
lettres interceptées, insubordination incessante et crois-
sante, usurpations sans trêve ni mesure, les municipa-
lités s'arrogent toute licence dans leur territoire et par-
fois hors de leur territoire. — Désormais il y a qua-
rante mille corps souverains dans le royaume. On leur a
mis la force en main, et ils en usent. Ils en usent si
bien, que l'un d'eux, celui de Paris, profilant du voisi-
nage, assiégera, mutilera, gouvernera la Convention
nationale, et, par celle-ci, la France.
III
Suivons ces rois municipaux dans leur domaine : leur
tâche est immense et au delà de ce que les forces hu-
lettres du directoire du district). — Mercure, n° du 5 mars 1791.
« Mesdames sont retenues, jusqu'au retour des deux députés que
t la République d'Arnay-le-Duc envoie aux représentants de la
20 LA REVOLUTION
maincs peuvent porter. Car tous les détails de l'exécu-
tion leur sont confiés, et il ne s'agit pas pour eux d'une
petite routine à suivre, mais d'un ordre social tout en-
tier à défaire, et d'un ordre social tout entier à consti-
tuer.— Ils ont quatre milliards de biens ecclésiastiques,
mobiliers et immobiliers, bientôt deux milliards et
demi de biens d'émigrés à séquestrer, évaluer, gérer,
inventorier, dépecer, vendre et faire payer. Ils ont sept
ou buit mille religieux et trente mille religieuses à dé-
placer, installer, autoriser et pourvoir. Ils ont quarante-
six mille ecclésiastiques, évoques, chanoines, curés,
vicaires, à déposséder, à remplacer, souvent de force,
plus tard à expulser, interner, emprisonner et nourrir.
Ils sont obligés de discuter, tracer, apprendre, ensei-
gner au public les nouvelles circonscriptions territo-
riales, celle de la commune, celle du district, celle du
département. Il leur faut convoquer, loger, protéger les
nombreuses assemblées primaires et secondaires, sur-
veiller leurs opérations qui parfois durent plusieurs se-
maines, installer leurs élus, juges de paix, officiers de
la garde nationale, juges, accusateurs publics, curés,
évoques, administrateurs de district et de département.
Ils doivent dresser à nouveau le tableau de tous les con-
tribuables, répartir (Mitre eux suivant un mode nouveau
des impôts tout nouveaux, mobiliers et fonciers, statuer
sur les réclamations, nommer un percepteur, vérifier
régulièrement sa caisse et ses livres, lui prêter main-
f iKitinn. pour leur démontrer la nécessité d'enfermer les lantea
« du roi dans le royaume. »
L'ASSEMBLEE CONSTITUANTE ET SON ŒUVRE 21
forte, prêter main-forte à la perception des aides et de
la gabelle, qui, vainement réduites, égalisées, transfor-
mées par l'Assemblée nationale, ne rentrent plus malgré
ses décrets. Ils ont à trouver des fonds pour habiller,
équiper, armer la garde nationale, à intervenir entre
elle et les commandants militaires, à maintenir l'accord
entre ses divers bataillons. Ils ont à défendre les forêts
du pillage, à empêcher l'envahissement des communaux,
à maintenir l'octroi, à protéger les anciens fonction-
naires, les ecclésiastiques et les nobles suspects et me-
nacés, par-dessus tout à pourvoir, n'importe comment,
à l'approvisionnement de la commune qui manque de
subsistances, par suite à provoquer des souscriptions, à
négocier des achats au loin et jusqu'à l'étranger, à faire
marcher des escortes, à dédommager les boulangers, à
garnir le marché chaque semaine, malgré la disette,
malgré l'insécurité des routes et malgré la résistance des
cultivateurs. — C'est à peine si un chef absolu, envoyé
de loin et d'en haut, le plus énergique et le plus expert,
soutenu par la force armée la plus disciplinée et la
plus obéissante, viendrait à bout d'une pareille besogne,
et, à sa place, il n'y a qu'une municipalité à qui tout
manque, l'autorité, l'instrument, l'expérience, la capa-
cité et la volonté.
Dans la campagne, dit un orateur à la tribune1, « sur
« 40 000 municipalités, il y en a l20 000 où les officiers
« municipaux ne savent ni lire ni écrire ». En effet, le
1. Moniteur, X, 132, discours de M. de Labergerie, 8 novem-
bre 1791
22 LA REVOLUTION
curé en est exclu par la loi, et, sauf en Vendée, le sei-
gneur en est exclu par l'opinion. D'ailleurs, en beaucoup
de provinces, on ne parle que patois1; le français, sur-
tout le français philosophique et abstrait des lois et pro-
clamations nouvelles, demeure un grimoire. Impossible
d'entendre et d'appliquer les décrets compliqués, les
instructions savantes qui arrivent de Paris. — Ils vien-
nent à la ville, se font expliquer et commenter tout au
long l'office dont ils sont chargés, tâchent de compren-
dre, paraissent avoir compris, puis, la semaine suivante,
reviennent n'ayant rien compris du tout, ni la façon de
tenir les registres de l'état civil, ni la manière de dres-
ser le rôle des impôts, ni la distinction des droits féo-
daux abolis et des droits féodaux maintenus, ni les
règles qu'ils doivent faire observer dans les opérations
électorales, ni les limites que la loi pose à leur subor-
dination et à leurs pouvoirs. Rien de tout cela n'entre
dans leur cervelle brute et novice; au lieu d'un paysan
qui vient de quitter ses bœufs, il faudrait ici un homme
de loi, aidé d'un commis exercé. — A leur ignorance,
ajoutez leur prudence; ils ne veulent pas se faire d'en-
nemis dans leur commune, et ils s'abstiennent, surtout
en matière d'impôt. Neuf mois après le décret sur la
contribution patriotique, « 28 000 municipalités sont en
0 retard, et n'ont (encore) envoyé ni rôles ni aperçus' ».
i. A Slontauban, dans le salon de l'intendant, les dames du pays
ne parlaient que patois, et la grand'mère de la personne lus
bien élevée qui m'a raconté ce l'ait u'entendail pas d'autre langue.
Moniteur, V, 103, séance du 18 juillet 1790, Discours de
M l.e Couteulx, rapporteur.
L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE ET SON ŒUVRE 25
A la fin de janvier 179*2, « sur 40 911 municipalités,
« 5448 seulement ont déposé leurs matrices, 2560 rôles
« seulement sont définitifs et en recouvrement. Un
« grand nombre n'ont pas même commencé leurs états
« de sections1 ». — C'est bien pis quand ils croient
avoir compris et se mettent en devoir d'appliquer. Dans
leur esprit incapable d'abstractions, la loi se transforme
et se déforme par des interprétations extraordinaires.
On verra ce qu'elle y devient quand il s'agit des droits
féodaux, des forêts, des communaux, de la circulation
des blés, du taux des denrées, de la surveillance des
aristocrates, de la protection des personnes et des pro-
priétés. Selon eux, elle les autorise et les invite à faire,
de force et à l'instant tout ce dont ils ont besoin ou
envie pour le moment. — Plus affiné, et capable le plus
souvent d'entendre les décrets, l'officier municipal des
gros bourgs et des villes n'est guère plus en état de les
bien mettre en pratique. Sans doute il est intelligent,
plein de bonne volonté, zélé pour le bien public. En
somme, pendant les deux premières années de la Révo-
lution, c'est la portion la plus instruite et la plus libé-
rale de la bourgeoisie qui, à la municipalité comme au
département et au district, arrive aux affaires. Presque
tous sont des hommes de loi, avocats, notaires, procu-
1. Moniteur, XI, 283, séance du 2 février 1792, discours de
Cambon : « Ils s'en retournent croyant entendre ce qu'on leur a
« bien expliqué, mais reviennent le lendemain pour recevoir de
« nouvelles explications. Des avoués refusent de se rendre sur
« les lieux pour diriger les municipalités, disant qu'ils n'y enten-
c dent rien. »
24 LA RÉVOLUTION
reurs, avec un petit nombre d'anciens privilégiés imbus
du même esprit, un chanoine à Besançon, un gentil-
homme à Nîmes. Ils ont les meilleures intentions, ils
aiment l'ordre et la liberté, ils donnent leur temps et
leur argent, ils siègent en permanence, ils accomplis-
sent un travail énorme; souvent même ils s'exposent
volontairement à de grands dangers. — Mais ce sont
des bourgeois philosophes, semblables en cela à leurs
députés de l'Assemblée nationale, et, à ce double titre,
aussi incapables que leurs députés de gouverner une
nation dissoute. A ce double titre, ils sont malveillants
pour l'ancien régime, hostiles au calholicisme et aux
droits féodaux, défavorables au clergé et à la noblesse,
enclins à étendre la portée et à exagérer la rigueur
des décrets récents, partisans des droits de l'homme,
par suite humanitaires, optimistes, disposés à excuser
les méfaits du peuple, hésitants, tardifs et souvent
timides en face de l'émeute, bref excellents pour écrire,
exhorter et raisonner, mais non pour casser des tètes et
pour se faire casser les os. Rien ne les a préparés à
devenir, du jour au lendemain, des hommes d'action.
Jusqu'ici ils ont toujours vécu en administrés passifs,
en particuliers paisibles, en gens de cabinet et de bu-
reau, casaniers, discoureurs et polis, à qui les phrases
cachaient les choses et qui, le soir, sur le mail, à la
promenade, agitaient les grands principes du gouverne-
ment sans prendre garde au mécanisme effectif qui,
avec la maréchaussée pour dernier rouage, protégeait
leur sécurité, leur promenade et leur conversation. Ils
L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE ET SON ŒUVRE 25
n'ont point ce sentiment du danger social qui fait le
chef véritable et qui subordonne les émotions de la
pitié nerveuse aux exigences du devoir public. Ils ne
savent pas qu'il vaut mieux faire tuer cent citoyens hon-
nêtes que leur laisser pendre un coupable non jugé.
Entre leurs mains, la répression n'a ni promptitude, ni
raideur, ni constance. Ils restent à l'hôtel de ville ce
qu'ils étaient avant d'y entrer, des légistes et des scri-
bes, féconds en proclamations, en rapports, en corres-
pondances. C'est là tout leur rôle, et, si quelqu'un
d'entre eux, plus énergique, veut en sortir, les prises
lui manquent sur cette commune que, d'après la Con-
stitution, il doit conduire, et sur cette force armée qu'on
lui confie pour faire observer la loi.
En effet, pour qu'une autorité soit respectée, il ne
faut pas qu'elle naisse sur place et sous la main des su-
bordonnés. Lorsque ceux qui la font sont précisément
ceux qui la subissent, elle perd son prestige avec son
indépendance; car, en la subissant, ils se souviennent
qu'ils l'ont faite. Tout à l'heure, un tel, candidat, solli-
citait leurs suffrages ; à présent, magistrat, il leur
donne des ordres, et cette transformation si brusque est
leur œuvre. Difficilement ils passeront du rôle d'élec-
teurs souverains à celui d'administrés dociles ; difficile-
ment ils reconnaîtront leur commandant dans leur
créature. Tout au rebours, ils n'accepteront son ascen-
dant que sous bénéfice d'inventaire, et se réserveront
en fait les pouvoirs qu'ils lui ont délégués en droit.
« Nous l'avons nommé, c'est piur qu'il fasse nosvolon-
26 LA RÉVOLUTION
« tés » : rien de plus naturel que ce raisonnement
populaire. Il s'applique à l'officier municipal ceint de
son écharpe, comme à l'officier de la garde nationale
muni de son épaulette, parce que l'écharpe, comme
l'épaulelte, conférée par l'arbitraire des électeurs, leur
semble toujours un don révocable à leur bon plaisir.
Toujours, et notamment en cas de danger ou de grande
éinotion publique, le supérieur, s'il est directement
nommé par ceux à qui il commande, leur apparaît comme
leur commis. — Voilà l'autorité municipale, telle qu'elle
est alors, intermittente, incertaine et débile, d'autant
plus débile que l'épée, dont les hommes de l'hôtel de
ville semblent tenir la poignée, ne sort pas toujours du
fourreau à leur volonté. Eux seuls, ils requièrent la
garde nationale; mais elle ne dépend point d'eux, et ils
ne disposent pas d'elle. Pour qu'ils puissent compter
sur son aide, il faut que ses chefs indépendants veuillent
bien obéira la réquisition; il faut que les hommes veuil-
lent bien obéir à leurs officiers élus; il faut que ces mi-
litaires improvisés consentent à quitter leur charrue,
leur atelier, leur boutique ou leur bureau, à perdre
leur journée, à faire patrouille la nuit, à recevoir des
volées de pierres, à tirer sur une foule ameutée dont
souvent ils partagent les colères ou les préjugés. —
Sans doute ils feront feu quelquefois; mais ordinaire-
ment ils resteront l'arme au bras. A la fin, ils se lasse-
ront d'un service pénible, dangereux, perpétuel, odieux
et pour lequel ils ne sont pas faits. Ils ne viendront pas,
ou ils arriveront trop tard et en trop petit nombre. En
L'ASSEMBLEE CONSTITUANTE ET SON ŒUVRE 27
ce cas, la troupe requise comme eux restera immobile
à leur exemple, et le magistrat municipal, entre les
mains duquel l'épée aura glissé, ne pourra que mander
douloureusement à ses supérieurs du district et du
département les violences populaires dont il aura été
l'inutile témoin. — En d'autres cas, et surtout dans les
campagnes, sa condition est pire. Tambour en tète, la
garde nationale vient le prendre à la maison commune,
afin d'autoriser par sa présence et de légaliser par ses
arrêtés les attentats qu'elle veut commettre. Il marebe
saisi au collet, et signe sous les baïonnettes. Cette fois,
son instrument, non seulement s'est dérobé, mais s'est
retourné; au lieu d'en tenir la poignée, il en sent la
pointe, et la force armée, dont il devrait se servir, se
sert de lui.
IV
Voici donc le vrai souverain, l'électeur garde national
et votant. C'est bien lui que la Constitution a voulu faire
roi; à tous les degrés de la hiérarchie, il est là, avec
son suffrage pour déléguer l'autorité, et avec son fusil
pour en assurer l'exercice. — Par son libre choix, il
crée tous les pouvoirs locaux, intermédiaires et centraux,
législatifs, administratifs, ecclésiastiques et judiciaires.
Directement et dans les assemblées primaires, il nomme
le maire, le corps municipal, le procureur et le conseil
de la commune, le juge de paix et ses assesseurs, les
électeurs du second degré. Indirectement et par ces
électeurs élus, il nomme les administrateurs et procu-
28 LA RÉVOLUTION
reurs-syndics du district et du département, les juges
au civil et au criminel, l'accusateur public, les évêques
et curés, les membres de l'Assemblée nationale, les
jurés de la haute cour nationale1. — Tous ces mandais
qu'il confère sont à courte échéance, et les principaux,
ceux: d'officier municipal, d'électeur, de député, r.e
durent que deux ans; au bout de ce bref délai, ses man-
dataires sont ramenés sous son vote, afin que, s'ils lui
déplaisent, il puisse les remplacer par d'autres. Il ne
faut pas que ses choix l'enchaînent, et, dans une maison
bien tenue, le propriétaire légitime doit être à même de
renouveler librement, aisément, fréquemment son per-
sonnel de commis. — On n'a confiance qu'en lui et, pour
plus de sûreté, on lui a remis les armes. Quand ses
commis doivent employer la force, c'est lui qui la leur
prête. Ce qu'il a voulu comme électeur, il l'exécute
comme garde national. A deux reprises, il intervient,
toujours d'une façon décisive, et son ascendant sur les
pouvoirs légaux est irrésistible, puisqu'ils ne naissent
que par son vote et ne sont obéis (pie par son concours.
— Mais tous ces droits sont en même temps des charges.
f.a Constitution le qualifie de citoyen aclif, et, par excel-
lence, il l'est ou doit l'être, puisque l'action publique
ne commence et n'aboutit que par lui. puisque tout dé-
pend de sa capacité ri de son zèle, puisque la machine
n'est bonne et n'opère qu'à proportion de son discerne-
ment, dt1 sa ponctualité, de son sang-froid, de sa fermeté,
de sa discipline au scrutin et dans les rangs. La lui lui
4. Lot du 11-1 j mai 1701,
L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE ET SON ŒUVRE 29
demande un service incessant de jour et de nuit, de
corps et d'esprit, comme gendarme et comme électeur.
— Ce que doit peser ce service de gendarme, on en peut
juger par le nombre des émeutes. Combien est pesant
ce service d'électeur, la liste des élections va le montrer.
En février, mars, avril et mai 1789, assemblées de
paroisse très longues pour eboisir les électeurs et écrire
les doléances; assemblées de bailliage encore plus lon-
gues pour choisir les députés et rédiger le cabier. —
En juillet et août 1789, assemblées spontanées pour
élire ou confirmer les corps municipaux; autres assem-
blées spontanées par lesquelles les milices se forment
et nomment leurs officiers; puis, dans la suite, assem-
blées incessantes de ces mêmes milices, pour se fondre
en une seule garde nationale, pour renouveler leurs offi-
ciers, pour députer aux fédérations. — En décembre 1789
et janvier 1790, assemblées primaires pour élire les
officiers municipaux et leur conseil. — En mai 1790,
assemblées primaires et secondaires pour nommer les
administrateurs de département et de district. — En
octobre 1790, assemblées primaires pour élire le juge
de paix et ses assesseurs, assemblées secondaires pour
élire le tribunal de district. — En novembre 1790, as-
semblées primaires pour renouveler une moitié du corp.
municipal. — En février et mars 1791, assemblées se-
condaires pour nommer l'évèque et les curés. — En juin,
juillet, août et septembre 1791, assemblées primaires et
secondaires pour renouveler une moitié des administra-
teurs de département et de district, pour nommer le
30 LA RÉVOLUTION
président, l'accusateur public et le greffier du tribunal
criminel, pour choisir les députés. — En novembre 1 791,
assemblées primaires pour renouveler une moitié du
conseil municipal. — Notez que beaucoup de ces élec-
tions traînent, parce que les votants manquent d'expé-
rience, parce que les formalités sont compliquées, parce
que l'opinion est divisée. En août et septembre 1791, à
Tours, elles se prolongent pendant treize jours1; àTroyes,
en janvier 1790, au lieu de trois jours, elles occupent trois
semaines ; à Paris, en septembre et octobre 1791, rien
que pour choisir les députés, elles durent trente-sept
jours; en nombre d'endroits, elles sont contestées, cas-
sées et recommencent. — A ces convocations univer-
selles qui mettent en mouvement toute la France, joignez
les convocations locales par lesquelles une commune
s'assemble pour approuver ou contredire ses officiers
municipaux, pour réclamer auprès du département, du
roi, ou de l'Assemblée, pour demander le maintien de
son curé, l'approvisionnement de son marché, la venue
ou le renvoi d'un détachement militaire, et songez à
tout ce que ces convocations, pétitions, nominations
supposent de comités préparatoires, de réunions préala-
bles, de débats préliminaires. Toute représentation pu-
blique commence par des répétitions à huis clos. On ne
s'entend pas du premier coup pour choisir un candidat,
il surtout une liste de candidats, pour nommer dans
chaque commune de trois à vingt et un officiers muni-
1. Procès-verbal de l'assemblée électorale du département
d'Indre-et-Loire { 1 7 U 1 , imprimé).
L'ASSEMM.ÉE CONSTITUANTE ET SON ŒUVRE 31
cipaux et de six à quarante-deux notables, pour nommer
douze administrateurs au district et trente-six adminis-
trateurs au département, d'autant plus que la liste doit
être double et contenir deux fois autant de noms qu'il y
a de places à remplir. En toute élection importante, on
peut compter qu'un mois d'avance les électeurs seront
en branle, et que quatre semaines de discussions, ma-
nœuvres, conciliabules ne sont pas de trop pour l'examen
des candidatures et pour le racolage des voix. — Ajoutez
donc cette longue préface à chacune de ces élections si
longues, si souvent répétées, et maintenant faites une
masse de tous les dérangements et déplacements, de
toutes les pertes de temps, de tout le travail que l'opé-
ration réclame. Chaque convocation des assemblées
primaires appelle, pendant une ou plusieurs journées, à
la maison commune ou au chef-lieu de canton, environ
trois millions cinq cent mille électeurs du premier
degré. Chaque convocation des assemblées du second
degré fait venir et séjourner au chef-lieu de leur dépar-
tement, puis au chef-lieu de leur district, environ qua-
rante mille électeurs élus. Chaque remaniement ou réé-
lection dans la garde nationale assemble sur la place
publique ou fait défiler au scrutin de la maison com-
mune trois ou quatre millions de gardes nationaux.
Chaque fédération, après avoir exigé le même rassem-
blement ou le même défilé, envoie, aux chefs-lieux des
districts et des départements, des délégués par centaines
de mille, et, à Paris, des délégués par dizaines de mille.
— Institués au prix de tant d'efforts, les pouvoirs ne
32 LA REVOLUTION
fonctionnent que par un effort égal : dans une seule
branche d'administration1, ils occupent 2988 adminis-
trateurs au département, 6950 au district, 1 175 000 à
la commune, en tout près de 1 200 000 administrateurs,
et l'on a vu si leur office est une sinécure. Jamais ma-
chine n'a requis pour s'établir et marcher une aussi
prodigieuse dépense de forces. Aux Etats-Unis, où main-
tenant elle se fausse par son propre jeu, on a calculé
que, pour satisfaire au vœu de la loi et maintenir chaque
rouage à sa place exacte, il faudrait que chaque citoyen
donnât par semaine un jour entier, un sixième de son
temps aux affaires publiques. En France, où le régime
est nouveau, où le désordre est universel, où le service
de garde national vient compliquer le service d'élec-
teur et d'administrateur, j'estime qu'il faudrait deux
jours. A cela aboutit la Constitution ; telle est son injonc-
tion latente et finale : chaque citoyen actif donnera aux
affaires publiques un tiers de son temps.
Or ces douze cent mille administrateurs, ces trois ou
quatre millions d'électeurs ».t de gardes nationaux sont
justement les hommes de France qui ont le moins de
loisir. En effet, dans la classe des citoyens actifs sont
compris presque tous les hommes qui travaillent de leur
esprit ou de leurs bras. La loi n'a mis à l'écart que les
domestiques appliqués au service de la personne et
les simples manœuvres qui, dépourvus de toute pro-
priété ou de revenu, gagnent moins de vingt et un sous
par jour. Partant, un garçon meunier attaché au service
1. Ferrières, I, 367.
L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE ET SON ŒUVRE 33
du moulin, le moindre métayer, tout villageois proprié-
taire d'une chaumière ou d'un carré de légumes, l'ou-
vrier ordinaire vote aux assemblées primaires et peut
devenir officier municipal. De plus, s'il paye dix francs
par an de contribution directe, s'il est fermier ou métayer
d'un bien qui rapporte quatre cents livres, si son loyer
est de cent à cent cinquante francs, il peut être électeur
élu, administrateur de district et de département. A ce
taux les éligibles sont innombrables : dans le Doubs, en
17901, ils forment les deux tiers des citoyens actifs.
Ainsi, à tous ou presque à tous, le chemin de tous les
offices est ouvert, et la loi n'a pris aucune précaution
pour en réserver ou en ménager l'entrée à l'élite qui
pourrait le mieux les remplir. Au contraire, dans la
pratique, nobles, dignitaires ecclésiastiques, parlemen-
taires, grands fonctionnaires de l'ancien régime, haute
bourgeoisie, presque tous les gens riches qui ont des
loisirs sont exclus des élections par la violence, et des
places par l'opinion; bientôt ils se cantonnent dans la
vie privée, et, par découragement ou dégoût, par scru-
pules monarchiques ou religieux, ils renoncent à la vie
publique. — Par suite tout le faix des fonctions nou-
velles retombe sur les plus occupés, négociants, indus-
triels, gens de loi, employés, boutiquiers, artisans,
cultivateurs. Ce sont eux qui doivent donner un tiers
de leur temps déjà tout pris, négliger leur besogne pri-
vée pour un travail public, quitter leur moisson, leur
établi, leur échoppe ou leurs dossiers, pour escorter des
1. Sauzay, I, 191 (21 711 éligibles sur 32 288 citoyens inscrits).
LA RÉVOLUTION. Il T. IV. — 3
51 LA RÉVOLUTION
convois et faire patrouille, pour courir, séjourner et sié-
ger à la maison commune, au chef-lieu de canton, de
district ou de département1, sous une pluie de phrases
et de paperasses, avec le sentiment qu'ils font une
corvée gratuite, et que cette corvée ne profite guère au
public. — Pendant les six premiers mois, ils la font de
bon cœur : pour écrire les cahiers, pour s'armer contre
les brigands, pour supprimer les impôts, les redevances
el la dîme, leur zèle est très vif. Mais, cela obtenu ou
extorqué, décrété en droit ou accompli en fait, qu'on
ne les dérange plus. Ils ont besoin de tout leur temps .
ils ont leur récolte à rentrer, leurs chalands à servir,
leurs commandes à livrer, leurs écritures à faire, leurs
échéances à payer, toutes besognes urgentes qu'on ne
peut ni ne doit abandonner ou interrompre. Sous le
fouet de la nécessité et de l'occasion, ils ont donné un
grand coup de collier, et, si on les en croit, désem-
bourbé la charrette publique; mais ce n'est pas pour
s'y atteler à perpétuité et la traîner eux-mêmes. Con-
finés depuis des siècles dans la vie privée, chacun d'eux
1. Procès-verbal de l'assemblée électorale du département d'In-
dre-et-Loire, 27 août 1791. « Un membre de l'assemblée a fait la
a motion que tous les membres qui la composent fussent indem-
u nisés de la dépense que leur occasionneraient leur déplacc-
i ment et le loii£ séjour qu'ils devaient faire dans la ville OÙ
« l'assemblée tenait séance. Il a observé que les habitants de la
campagne étaient ceux qui souffraienl le plus, leurs travaux
« étanï leur unique richesse; que, si l'on fermait l'œil à celte
lamation, ils seraient, malgré leur patriotisme, forcés de se
o retirer et d'abandonner leur importante mission; qu'alors les
« assemblées <leetorales seraient désertes, ou seraient composées
« de ceux à qui leurs facultés permettraient ce sacrifice. »
L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE ET SON ŒUVRE 35
a sa petite brouette qu'il pousse, et c'est de celle-ci
d'abord et surtout qu'il se croit responsable. Dès le
commencement de 1790, le relevé des votes montre au-
tant d'absents que de présents : à Besançon, sur 5200 in-
scrits il n'y a que 959 votants; quatre mois après, plus
de la moitié des électeurs manque au scrutin1, et, dans
toute la France, à Paris même, la tiédeur ne fera que
croître. Des administrés de Louis XV et de Louis XVI ne
deviennent pas du jour au lendemain des citoyens de
Florence ou d'Athènes. On n'improvise pas, clans le
cœiir et l'esprit de trois ou quatre millions d'hommes,
des facultés et des habitudes capables de détourner un
tiers de leurs forces vers un travail nouveau, dispropor-
tionné, gratuit et de surcroit. — Au fond de toutes les
combinaisons politiques que l'on fait et que, pendant
dix ans, l'on va faire, git un chiffre faux, d'une fausseté
monstrueuse. Arbitrairement, et sans y avoir regardé,
on attribue au métal humain qu'on emploie tel poids et
telle résistance. Il se trouve à l'épreuve que le métal a
dix fois moins de résistance et vingt fois plus de poids.
A défaut du grand nombre qui se dérobe, c'est le
petit nombre qui fait le service et prend le pouvoir. Par
la démission de la majorité, la minorité devient souve-
raine, et la besogne publique, désertée par la multitude
indécise, inerte, absente, échoit au groupe résolu, agis-
1. Sauzay, I, 147, 192.
36 LA RÉVOLUTION
sant, présent, qui trouve le loisir et qui a la volonté de
s'en charger. Dans un régime où toutes les places sont
électives et où les élections sont fréquentes, la politique
devient une carrière pour ceux qui lui subordonnent
leurs intérêts privés ou y trouvent leur avantage per-
sonnel ; il y en a cinq ou six dans chaque village, vingt
ou trente dans chaque bourg, quelques centaines dans
chaque ville, quelques milliers à Paris1. Voilà les vrais
citoyens actifs. Eux seuls donnent tout leur temps et
toute leur attention aux affaires publiques, correspon-
dent avec les journaux et avec les députés de Paris, re-
çoivent et colportent sur chaque grande question le mot
d'ordre, tiennent des conciliabules, provoquent des
réunions, font des motions, rédigent des adresses, sur-
veillent, gourmandent, ou dénoncent les magistrats lo-
caux, se forment en comités, lancent et patronnent des
candidatures, vont dans les faubourgs et dans les cam-
pagnes pour recruter des voix. — En récompense de ce
travail, ils ont la puissance; car ils mènent les élections
et sont élus aux offices ou pourvus de places par leurs
candidats élus. Il y a un nombre prodigieux de ces offices
et de ces places, non seulement celles d'officiers de la
garde nationale et d'administrateurs de la commune, du
district ou du département, qui sont gratuites ou peu s'en
faut, mais quantité d'autres qui sont payées*; 8ô d'évè-
qués, 7.M) de députés, 400 déjuges au criminel, 5700 de
1. Pour le détail de ces chiiïres, voir Sa Conquête jacobine,
tome \ I, livre IV.
2. Ferrières, 1,307. Ci. les diverses lois ci-dessus.
L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE ET SON ŒUVRE 37
juges au civil, 5000 de juges de paix, 20 000 d'asses-
seurs aux juges de paix, 40 000 de percepteurs commu-
naux, 46 000 de curés, sans compter les emplois acces-
soires ou infimes qui sont par dizaines et par centaines
de mille, depuis les secrétaires, greffiers, huissiers et
notaires, jusqu'aux gendarmes, recors, garçons de bu-
reau, bedeaux, fossoyeurs, gardiens de séquestre. La pâ-
ture est immense pour les ambitieux ; elle n'est pas mince
pour les besogneux, et ils la saisissent. — Telle est ia
règle dans la démocratie pure : c'est ainsi que pullule
aux États-Unis la fourmilière des polilicians. Quand la
loi appelle incessamment tous les citoyens à l'action po-
litique, quelques-uns seulement s'y adonnent. Dans cette
œuvre spéciale, ceux-ci deviennent spéciaux, par suite
prépondérants. Mais, en échange de leur peine, il leur
faut un salaire, et l'élection leur donne les places, parce
qu'ils ont manipulé l'élection.
Deux sortes d'hommes recrutent cette minorité domi-
nante : d'une part les exaltés, et de l'autre les dé-
classés. Vers la fin de 1789, les gens modérés, occu-
pés, rentrent au logis, et, chaque jour, sont moins
disposés à en sortir. La place publique appartient aux
autres, à ceux qui, par zèle et passion politique, aban-
donnent leurs affaires, et à ceux qui, comprimés dar.s
leur case sociale ou refoulés hors des compartiments
ordinaires, n'attendaient qu'une issue nouvelle pour
s'élancer. — En ce temps d'utopie et de révolution, ni les
uns ni les autres ne manquent. Lancé à pleines poignées,
le dogme de la souveraineté populaire est tombé, comme
38 LA RÉVOLUTION
une semonce, à travers l'espace, et a végété dans les
tètes chaudes, dans les esprits courts et précipités, qui,
une fois pris par une pensée, y demeurent clos et
captifs, chez les raisonneurs qui, partis d'un principe,
foncent en avant comme un cheval à qui on a mis des
œillères, notamment chez les gens de loi qui, par mé-
tier, sont hahitués à déduire, chez le procureur de vil-
lage, le moine défroqué, le curé intrus et excommunié,
surtout chez le journaliste ou l'orateur local, qui, pour
la première fois, trouve un auditoire, des applaudisse-
ments, un ascendant et un avenir. ïl n'y a qu'eux pour
faire le travail compliqué et perpétuel que comporte la
nouvelle Constitution ; car il n'y a qu'eux dont les espé-
rances soient illimitées, dont le rêve soit cohérent, dont
la doctrine soit simple, dont l'enthousiasme soit conta-
gieux, dont les scrupules soient nuls et dont la pré-
somption soit parfaite. Ainsi s'est forgée et trempée
en eux la volonté raidie, le ressort intérieur qui, chaque
jour, se bande davantage et les pousse vers tous les
postes de la propagande et de l'action. — Pendant la
seconde moitié de 1790, on les voit partout, à l'exemple
des Jacobins de Paris et sous le nom d'amis de la
Constitution, se grouper en sociétés populaires. Dans
chaque ville ou bourgade naît un club de patriotes, qui,
tous les soirs ou plusieurs soirs par semaine, s'assem-
blent « pour coopérer au salut de la chose publique1 ».
1. Constant, Histoire d'un club jacobin en province (Fontaine-
bleau), p. 15. (Procès verbaui de la fondation des clubs de Uoret,
Thornery, Nemours, Uontereau.]
L'ASSEMBLEE CONSTITUANTE ET SON ŒUVRE 3G
Cest un organe nouveau, spontané, supplémentaire et
parasite, qui, à côté des organes légaux, se développe
cans le corps social. Insensiblement, il va grossir, tirer
à soi la substance des autres, les employer à ses fins, se
substituer à eux, agir par lui-même et pour lui seul,
sorte d'excroissance dévorante dont l'envabissement est
irrésistible, non seulement parce que les circonstances
et le jeu de la Constitution la nourrissent, mais encore
parce que son germe, déposé à de grandes profon-
deurs, est une portion vivante de la Constitution.
En effet, en tête de la Constitution et des décrets qui
s'y rattachent, s'étale la Déclaration des Droits de
l'homme. — Dès lors, et de l'aveu des législateurs eux-
mêmes, il faut distinguer deux parties dans la loi :
l'une supérieure, éternelle, inviolable, qui est le prin-
cipe évident par lui-même; l'autre inférieure, passa-
gère, discutable, qui comprend les applications plus ou
moins exactes ou erronées. Nulle application ne vaut si
elle déroge au principe. Nulle institution ou autorité ne
mérite obéissance si elle est contraire aux droits qu'elle
a pour but de garantir. Antérieurs à la société, ces
droits sacrés priment toute convention sociale, et,
quand nous voulons savoir si l'injonction légale est
légitime, nous n'avons qu'à vérifier si elle est conforme
au droit naturel. Reportons-nous donc, en chaque cas
douteux ou difficile, vers cet évangile philosophique,
vers ce catéchisme incontesté, vers ces articles de foi
primordiaux que l'Assemblée nationale a proclamés. —
Elle-même, expressément, nous y invite. Car elle nous
40 LA RÉVOLUTION
avertit que (< l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits
« de l'homme sont les seules causes des malheurs pii-
« hlics et de la corruption des gouvernements ». Ele
déclare que « le but de toute association politique est
« la conservation de ces droits naturels et imprescrip-
« tibles ». Elle les énonce « afin que les actes du pouvoir
a législatif et ceux du pouvoir exécutif puissent être 4
« chaque instant comparés avec le but de toute insti-
« tution politique ». Elle veut « que sa déclaration soit
a constamment présente à tous les membres du corps
« social ». — C'est nous dire de contrôler les applica-
tions par le principe, et nous fournir la règle d'après
laquelle nous pourrons et nous devrons accorder, me-
surer ou même refuser notre soumission, notre défé-
rence, notre tolérance aux institutions établies et au
pouvoir légal.
Quels sont-ils, ces droits supérieurs, et, en cas de
contestation, qui prononcera comme arbitre? — Ici
rien de semblable aux déclarations précises de la Consti-
tution américaine1, à ces prescriptions positives qui
peuvent servir de support à une réclamation judiciaire,
à ces interdictions expresses qui empêchent d'avance
plusieurs sortes de lois, qui tracent une limite à l'action
des pouvoirs publics, qui circonscrivent des territoires
1. Cf. la Déclaration d'indépendance du i juillet 1776 (sauf la
première phrase, qui est une réclame de circonstance ù l'adresse
des philosophes européens). — Pour la Constitution du 4 mais
1789, Jeflerson proposa une Déclaration des Droits qui fut refusée.
On se contenta d'y ajouter les onze amendements qui énoncent
Jes libellés fondamentales du citoyen.
L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE ET SON ŒUVRE 41
où l'État ne peut entrer, parce qu'ils sont réservés à
l'individu. Au contraire, dans la déclaration de l'Assem-
blée nationale, la plupart des articles ne sont que des
dogmes abstraits, des définitions métaphysiques, des
axiomes plus ou moins littéraires, c'est-à-dire plus ou
moins faux, tantôt vagues et tantôt contradictoires,
susceptibles de plusieurs sens et susceptibles de sens
opposés, bons pour une harangue d'apparat et non pour
un usage effectif, simple décor, sorte d'enseigne pom-
peuse, inutile et pesante, qui, guindée sur la devanture
de là maison constitutionnelle et secouée tous les jours
par des mains violentes, ne peut manquer de tomber
bientôt sur la tête des passants1. — On n'a rien fait
pour parer à ce danger visible. Rien de semblable ici à
cette Cour suprême qui aux États-Unis est la gardienne
de la Constitution, même contre le Congrès, qui, au nom
de la Constitution, peut invalider en fait une loi même
votée et sanctionnée par tous les pouvoirs et dans toutes
les formes, qui reçoit la plainte du particulier lésé par
la loi inconstitutionnelle, qui arrête la main du shérif
ou du percepteur levée sur lui, et qui lui assigne sur
eux des intérêts et dommages. On a proclamé des droits
1. Article I". « Les hommes naissent et demeurent libres et
« égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fon-
« dues que sur l'utilité commune. »
La première phrase condamne la royauté héréditaire consacrée
par la Constitution. Au moyen de la seconde phrase, on peut
légitimer la monarchie et l'aristocratie héréditaires. — Articles
10 et 11 sur la manifestation des opinions religieuses, sur la
liberté de la parole et de la presse. — En vertu de ces deux
articles, on peut soumettre les cultes, la parole et la presse au
régime le plus répressif, etc.
42 LA REVOLUTION
indéfinis et discordants, sans pourvoir à leur interpré-
tation, à leur application, à leur sanction. On ne leur a
point ménagé d'organe spécial. On n'a point chargé un
tribunal distinct d'accueillir leurs réclamations, de
terminer leurs litiges légalement, pacifiquement, en
dernier ressort, par un arrêté définitif qui devienne un
précédent et serre le sens lâche du texte. On charge de
tout cela tout le monde, c'est-à-dire ceux qui veulent
s'en charger, en d'autres termes la minorité délibé-
rante et agissante. — Ainsi, dans chaque ville ou bour-
gade, c'est le club local qui, avec l'autorisation du légis-
lateur lui-même, devient le champion, l'arbitre, l'inter-
prète, le ministre des droits de l'homme, et qui, au
nom de ces droits supérieurs, peut protester ou s'insur-
ger, si bon lui semble, non seulement contre les actes
légitimes des pouvoirs légaux, mais encore contre le
texte authentique de la Constitution et des lois.
Considérez en effet ces droits tels qu'on les proclame,
avec le commentaire du harangueur qui les explique au
club, devant des esprits échauffés et entreprenants, ou
dans la rue, devant une foule surexcitée et grossière.
Tous les articles de la Déclaration sont des poignards
dirigés contre la société humaine, et il n'y a qu'à pous-
ser le manche pour faire entrer la lame1. — Parmi
« ces droits naturels et imprescriptibles », le législa-
teur a mis « la résistance à l'oppression ». Nous sommes
1. Bûchez et Roux, Vf, 'J"»7 (Discours de Halouet, à propos de la
revision, "> août 1791). « Vous donnez continuellement au peuple
li tentation de la souveraineté, sans lui en confier imniédiate-
a nient l'exercice. »
L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE ET SON ŒUVRE 43
opprimés, résistons et levons-nous en armes. — Selon
le législateur, « la société a le droit de demander
« compte à tout agent public de son administration ».
Allons à l'hôtel de ville, interrogeons nos magistrats
tièdes ou suspects, surveillons leurs séances, vérifions
s'ils poursuivent les prêtres et s'ils désarment les
aristocrates, empêchons-les de machiner contre le
peuple, et faisons marcher ces mauvais commis. —
Selon le législateur, « tous les citoyens ont le droit de
« concourir personnellement ou par leurs représentants
« à la formation de la loi ». Ainsi, plus d'électeurs pri-
vilégiés par leurs trois francs de contribution ; à bas la
nouvelle aristocratie des citoyens actifs; restituons à
deux millions de prolétaires le droit de suffrage que la
Constitution leur a frauduleusement dérobé. — Selon le
législateur, « les hommes naissent et demeurent libres
« et égaux en droits ». Par conséquent, que nul ne soit
exclu de la garde nationale; à tous, même aux indi-
gents, une arme, pique ou fusil, pour défendre leur
liberté. — Aux termes mêmes de la Déclaration, « il n'y
« a plus ni vénalité ni hérédité d'aucun office public ».
Ainsi la royauté héréditaire est illégitime : allons aux
Tuileries et jetons le trône à bas. — Aux termes mêmes
de la Déclaration, « la loi est l'expression de la volonté
« générale ». Écoutez ces clameurs de la place publique,
ces pétitions qui arrivent de toutes les villes : voilà la
volonté générale qui est la loi vivante et qui abolit la
loi écrite. A ce titre, les meneurs de quelques clubs de
Paris déposeront le roi, violenteront l'Assemblée législa-
44 LA RÉVOLUTION
tive, décimeront la Convention nationale. — En d'autres
termes, la minorité bruyante et factieuse va supplanter
la nation souveraine, et désormais rien ne lui manque
pour faire ce qui lui plait quand il lui plaît. Car le jeu
de la Constitution lui a donné la réalité du pouvoir, et
le préambule de la Constitution lui donne l'apparence
du droit.
VI
Telle est l'œuvre de l'Assemblée constituante. Par
plusieurs lois, surtout par celles qui intéressent la vie
privée, par l'institution de l'état civil, par le code pénal
et le code rural1, par les premiers commencements et
la promesse d'un code civil uniforme, par l'énoncé de
quelques régies simples en matière d'impôt, de procé-
dure et d'administration, elle a semé de bons germes.
Mais, en tout ce qui regarde les institutions politiques
et l'organisation sociale, elle a opéré comme une aca-
démie d'utopistes et non comme une législature de pra-
ticiens. — Sur le corps malade qui lui était confié, elle
a exécuté des amputations aussi inutiles que démesu-
rées, et appliqué des bandages aussi insuffisants que
malfaisants. Sauf deux ou trois restrictions admises par
inconséquence, sauf le maintien d'une royauté de
parade et l'obligation d'un petit cens électoral, elle a
suivi jusqu'au bout son principe, qui est celui de Rous-
seau. De parti pris, elle a refusé de considérer l'homme
I. Décret» du 25 Beptembre-6 octobre 1791, 28 scptembre-G oo>
tulire 17'Jl
I/ASSEMBLÉE CONSTITUANTE ET SON (EUVRE 45
réel qui était sous ses yeux, et s'est obstinée à ne voir en
lui que l'être abstrait créé par les livres. — Par suite,
avec un aveuglement et une raideur de chirurgien spé-
culatif, elle a détruit, dans la société livrée à son bis-
touri et à ses théories, non seulement les tumeurs, les
disproportions et les froissements des organes, mais
encore les organes eux-mêmes et jusqu'à ces noyaux
vivants et directeurs autour desquels les cellules s'or-
donnent pour recomposer un organe détruit, d'un côté
ces groupes anciens, spontanés et persistants que la
géographie, l'histoire, la communauté d'occupations
et d'intérêts avaient formés, d'un autre côté ces chefs
naturels que leur nom, leur illustration, leur éducation,
leur indépendance, leur bonne volonté, leurs aptitudes
désignaient pour le premier rôle. D'une part, elle dé-
pouille, laisse ruiner et proscrire toute la classe su-
périeure, noblesse, parlementaires, grande bourgeoisie.
D'autre part, elle dépossède et dissout tous les corps
historiques ou naturels, congrégations religieuses,
clergé, provinces, parlements, corporations d'art, de
profession ou de métier. — L'opération faite, tout lien
ou attache entre les hommes se trouve coupé, toute
subordination ou hiérarchie a disparu. Il n'y a plus de
cadres et il n'y a plus de chefs. Il ne reste que des
individus, vingt-six millions d'atomes égaux et disjoints.
Jamais matière plus désagrégée et plus incapable de
résistance ne fut offerte aux mains qui voudront la
pétrir; il leur suffira pour réussir d'être dures et vio-
lentes. — Elles sont prêtes, ces mains brutales, et
40 LA RÉVOLUTION
l'Assemblée qui a fait la poussière a préparé aussi Je
pilon. Aussi maladroite pour construire que pour
détruire, elle invente, pour remettre l'ordre dans une
société bouleversée, une machine qui, à elle seule,
mettrait le désordre dans une société tranquille. Ce
n'était point trop du gouvernement le plus absolu et le
plus concentré pour opérer sans trouble un tel nivel-
lement des rangs, une telle décomposition des groupes,
un tel déplacement de la propriété. A moins d'une
armée bien commandée, obéissante et partout présente,
on ne fait point pacifiquement une grande transforma-
tion sociale; c'est ainsi que le tsar Alexandre a pu
affranchir les paysans russes. — Tout au rebours, la
Constitution nouvelle1 réduit le roi au rôle de président
honoraire, suspect et contesté d'un Etat désorganisé.
Entre lui et le corps législatif elle ne met que des
occasions de conflit et supprime tous les moyens de
concorde. Sur les administrations qu'il doit diriger, le
monarque n'a point de prise, et, du centre aux exttv-
1. Sur l'absurdité de la Constitution, les contemporains impar-
tiaux et compétents sont unanimes.
a La Constitution était un vrai monstre. Il y avaîl trop de monar-
a chic pour une république et trop de république pour une
monarchie. Le roi était un hors-d'œuvre ; il était partout en
a apparence et n'avait aucun pouvoir réel. » (Duinont, 559.)
a La conviction générale et presque universelle est que cette
« Constitution est inexécutable. Du premier jusqu'au dernier,
a ceux qui l'ont faite la condamnent. » (G. Morris, 50 septem-
bre 1791.)
' « Chaque jour montre plus clairement que leur nouvelle Con-
<i stitution n'est bonne à rien. » [Id., 27 décembre IT'.il.)
Cf. le discours si judicieux et prophétique de Malouet (5 août
1791 ; Bûchez et Houx, XI, 27.7).
L'ASSEMBLEE CONSTITUANTE ET SON ŒUVRE 47
mités de l'État, l'indépendance mutuelle des pouvoirs
intercale partout la tiédeur, l'inertie, la désobéissance
entre l'injonction et l'exécution. La France est une
fédération de quarante mille municipalités souve-
raines, où l'autorité des magistrats légaux vacille selon
les caprices des citoyens actifs, où les citoyens actifs,
trop chargés, se dérobent à leur emploi public, où une
minorité de fanatiques et d'ambitieux accapare la
parole, l'influence, les suffrages, le pouvoir, l'action,
et autorise ses usurpations multipliées, son despo-
tisme sans frein, ses attentats croissants, par la Décla-
ration des Droits de l'homme. — Le chef-d'œuvre de la
raison spéculative et de la déraison pratique est
accompli; en vertu de la Constitution, l'anarchie spon-
tanée devient l'anarchie légale. Celle-ci est parfaite; on
n'en a pas vu de plus belle depuis le neuvième siècle.
LIVIIE I
LA CONSTITUTION APPLIQUEE
La niivoLiîio.v ii
T. IV. —
LIVRE TROISIEME
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE
CHAPITRE I
ï. Les fédérations. — Application populaire de la théorie philoso-
phique. — Célébration idyllique du contrat social. — Différence
de la volonté superficielle et de la volonté profonde. — Perma-
nence du désordre. — II. Indépendance des municipalités. —
Causes de leur initiative. — Le sentiment du danger. — Issy-
l'Évêque en 1789. — L'exaltation de l'orgueil. — La Bretagne
en 1790. — Usurpation des municipalités. — Prise des cita-
delles. — Violences contre les commandants. — Arrestation des
convois. — Impuissance des directoires. — Impuissance des
ministres. — Marseille en 1790. — III. Indépendance des
groupes. — Causes de leur initiative. — Le peuple délibérant.
— Impuissance des municipalités. — Violences qu'elles subis-
- sent. — Aix en 1790. — Le gouvernement partout désobéi ou
perverti.
Si jamais utopie parut applicable, bien mieux, appli-
quée, convertie en fait, instituée à demeure, c'est celle
de Rousseau en 1789 et dans les trois années qui sui-
vent. Car non seulement ses principes ont passé dans
les lois et son esprit anime la Constitution tout entière,
mais encore il semble que la nation ait pris au sérieux
50 LA RÉVOLUTION
son jeu d'idéologie, sa fiction abstraite. Cette fiction, elle
l'exécute de point en point. Un contrat social effectif et
spontané, une immense assemblée d'bommes qui, pour
la première fois, viennent librement s'associer entre eux,
reconnaître leurs droits respectifs, s'engager par un
pacte explicite, se lier par un serment solennel, telle est
la recelte sociale prescrite par les pbilosopbes : on la
suit à la lettre. — Bien plus, comme la recelte est répu-
tée infaillible, l'imagination entre en branle, et la sen-
sibilité du temps fait son office. Il est admis que les
hommes, en redevenant égaux, sont redevenus frères1.
Une subite et merveilleuse concorde de toutes les volon-
tés et de toutes les intelligences va ramener .l'âge d'or
sur la terre. Il convient donc que le contrat social soit
une fête, une touchante et sublime idylle, où, d'un bout
de la France à l'autre, tous, la main dans la main,
viennent jurer le nouveau pacte, avec des chants, des
danses, des larmes d'attendrissement, des cris d'allé-
gresse, dignes prémices de la félicité publique. En
effet, d'un accord unanime, l'idylle se joue comme
d'après un programme écrit.
Le 29 novembre 1789, à L'Etoile près de Valence, les
fédérations ont commencé*. Douze mille gardes natio-
naux des deux rives du Rhône se promettent « de rester
1. Adresse de la Commune de Paris, 5 juin 1790. « Qu'au
a môme jour (l'anniversaire de la prise de la Ilastille) un cri
« ]>lus touchant se lusse entendre: o Français, nous sommes tous
g frères! Oui, nous sommes frères, nous sommes libres, nous
« avons une patrie I d [Bûchez et Roux, VI, 275.)
2. Bûchez él Roux, IV. 3, 309; V. 123; VI. 274, 309. — Duver-
giér, Collection des Ims et décrets. Décuat du 8-9 juin 1790.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 51
« à jamais unis, de protéger la circulation des subsis-
« tances et de soutenir les lois émanées de l'Assem-
« blée nationale ». — Le 15 décembre, à Montélimart, six
mille hommes, représentants de vingt-sept mille autres,
font un serment pareil, et se confédèrent avec leurs de-
vanciers. — Là-dessus, de mois en mois et de province
en province, l'ébranlement se propage. Les quatorze
villes bailliagères de la Franche-Comté forment une
ligue patriotique. A Pontivy, la Bretagne se fédère avec
l'Anjou. Cent mille gardes nationaux du Yivarais et du
Languedoc envoient leurs délégués à Voûte. Quatre-vingt
mille des Vosges ont leurs députés à Épinal. En février,
mars, avril et mai 1790, dans l'Alsace, la Champagne,
le Dauphiné, l'Orléanais, la Touraine, le Lyonnais, la
Provence, même spectacle. A Draguignan, huit mille
gardes nationaux jurent en présence de vingt mille spec-
tateurs. A Lyon, cinquante mille hommes, délégués de
plus de cinq cent mille autres, font le serment civique.
— Mais, pour former la France, ce n'est pas assez des
unions locales : il faut encore l'union générale de tous
les Français. Nombre de gardes nationales ont écrit
déjà pour s'affilier à celle de Paris, et le 5 juin, sur la
proposition de la municipalité parisienne, l'Assemblée
décrète la Fédération universelle. Elle se fera le 14 juil-
let, partout à la fois, aux extrémités et au centre. Il y
en aura une au chef-lieu de chaque district, une au
chef-lieu de chaque département, une au chef-lieu du
royaume. Pour celle-ci, chaque garde nationale députe
à Paris un homme sur deux cents, chaque régiment un
52 LA REVOLUTION
officier, un sous-officier et quatre soldats. — Au Champ-
de-Mars, théâtre de la fête, on voit arriver quatorze
mille représentants de la garde nationale des provinces,
onze à douze mille représentants de l'armée de terre et
de mer, outre la garde nationale de Paris, outre cent
soixante mille spectateurs sur les tertres de l'enceinte,
outre une foule encore plus grande sur les amphithéâ-
tres de Ghaillot et de Passy. Tous ensemble se lèvent,
jurent fidélité à la nation, à la loi, au roi, à la Constitu-
tion nouvelle. Au bruit du canon qui annonce leur ser-
ment, les Parisiens qui sont demeurés au logis, hom-
mes, femmes, enfants, lèvent la main du côté du Champ-
de-Mars, en criant qu'ils jurent aussi. De tous les chefs-
lieux de département et de district, de toutes les com-
munes de France part, le même jour, le même serment.
— Jamais pacte social n'a été plus expressément conclu.
Aux yeux des spectateurs, voici, pour la première fois
dans le monde, une société véritable et légitime; car
elle est constituée par des engagements libres, par des
stipulations solennelles, par des consentements positifs.
On en possède l'acte authentique et le procès-verbal
daté.
11 y a plus : à ne considérer que les dehors et le mo-
ment, les cœurs sont unis. Il semble que toutes les bar-
rières qui séparent les hommes soient tombées et sans
elfort. Plus d'antagonisme provincial : les fédérés de la
Bretagne et de l'Anjou écrivent qu'ils ne veulent plus
être Angevins ni bretons, mais seulement français. Pins
de discordes religieuses : à Saint-Jean-du-Gard, près
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 53
d'Alais, le curé et le pasteur s'embrassent à l'autel ; dans
l'église, le pasteur siège à la première place, et, dans
ressemblée des protestants, le curé, à la place d'hon-
neur, écoute le prêche du pasteur1. Plus de distinctions
ae rang ni de condition : à Saint-Andéol, « l'honneur
« de prêter le serinent à la tête du peuple est déféré à
« deux vieillards de quatre-vingt-treize et quatre-vingt-
« quatorze ans, l'un noble et colonel de la garde na-
« tionale, l'autre simple laboureur ». ■ — A Paris, deux
cent mille personnes de tout état, de tout âge et de tout
sexe, officiers et soldats, moines et comédiens, écoliers et
maîtres, élégants et déguenillés, grandes dames et pois-
sardes, ouvriers de tous les métiers, paysans de toute
la banlieue, sont venus s'offrir pour remuer la terreau
Champ-de-Mars qui n'était pas prêt, et, en sept jours,
d'une plaine unie, ils ont fait une vallée entre deux
collines, tous égaux, camarades, volontairement attelés
à la même besogne, roulant la brouette et maniant la
pioche. — A Strasbourg, le général en chef, Lûckner,
habit bas* a travaillé comme le plus vigoureux terras-
iier, pendant une après-midi entière. Sur toutes les
routes, les fédérés sont nourris, hébergés, défrayés. A
paris, les aubergistes et les maîtres d'hôtels garnis ont
d'eux-mêmes baissé leurs prix, et ne songent point à
rançonner leurs nouveaux hôtes. Bien mieux, « les dis-
« tricts festoient à l'envi les provinciaux2; il y a tous
« les jours des repas de douze cents à quinze cents cou-
1. Micbelet, Histoire de la Révolution française, II, 470, 474.
2. Ferrières, II, 91. —Albert Dabeau, I, 340. (Lettre adressée
5t LA RÉVOLUTION
« verts ». Provinciaux, Parisiens, militaires, bourgeois,
attablés et confondus, trinquent et s'embrassent. Sur-
tout les soldats, les sous-officiers sont entourés, acc.a-
més, régalés, jusqu'à en perdre la raison, la santé, ?t
plus encore. Tel, « vieux cavalier qui compte plus (k
« cinquante ans de service, meurt au retour, brûlé de
« liqueurs et excédé de plaisirs ». — Bref, l'allégresse
déborde, comme il convient dans le jour unique où
le vœu d'un siècle entier s'est accompli. Voilà bien le
bonheur idéal, tel que les livres et les estampes du
temps le montraient. L'homme naturel, enterré sous la
civilisation artificielle, s'est dégagé, et reparaît comme
aux premiers jours, comme à Otaïti, comme dans les
pastorales philosophiques et littéraires, comme dans
les opéras bucoliques et mythologiques, confiant, ai-
mant, heureux. « L'âme se sent affaissée sous le poids
« d'une délicieuse ivresse à l'aspect de tout ce peuple
« redescendu aux doux sentiments de la fraternité pri-
« mitive», et le Français, bien plus gai, bien plus enfant
qu'aujourd'hui, s'abandonne, sans arrière-pensée, à ses
instincts de sociabilité, de sympathie et d'expansion.
Tout ce que l'imagination du temps lui fournit pour
ajouter à son émotion, tout le décor classique, oratoire
et théâtral dont il dispose, il l'emploie pour embellir sa
Côte. Déjà exalté, il veut encore s'exalter davantage. —
A Lyon, les cinquante mille fédérés du Midi se rangent
en bataille autour d'un rocher artificiel haut de cin-
au chevalier de I'oterat, 18 juillet 1790.) — Dampmartin, Événe-
ments qui se sont passés SOUS mes yeit.r, etc., I, 155.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 55
quantc pieds et couvert d'arbustes, que surmontent un
temple de la Concorde et une statue colossale de la Li-
berté; on apporte les drapeaux sur les gradins du
rocher, et une messe solennelle précède le serment
civique. — A Paris, au milieu du Champ-de-Mars trans-
formé en cirque colossal, s'élève l'autel de la Patrie ;
alentour sont les troupes de ligne et les fédérations des
départements; en face est le roi sur un trône avec la
reine et le dauphin, près de là les princes et les prin-
cesses dans une tribune, l'Assemblée nationale sur un
amphithéâtre. Deux cents prêtres vêtus d'aubes avec des
ceintures tricolores officient autour de l'évêque d'Au-
tun; trois cents tambours et douze cents musiciens
jouent ensemble ; quarante pièces de canon tonnent
d'un seul coup ; quatre cent mille vivats partent à la
fois. Jamais on n'a tant fait pour enivrer tous les sens,
pour faire vibrer la machine nerveuse au delà de ce
qu'elle peut porter. — Au même degré et plus haut
encore vibre la machine morale. Depuis plus d'un an,
les harangues, les proclamations, les adresses, les jour-
naux, les événements la montent tous les jours d'un ton.
Cette fois, des milliers de discours, multipliés par des
millions de gazettes, la tendent jusqu'à l'enthousiasme.
De toutes parts, dans toute la France, la déclamation
roule à gros bouillons dans un lit de rhétorique uni-
forme. En cet état d'excitation, on ne distingue plus
l'emphase de la sincérité, le faux du vrai, la parole de
Faction. La fédération devient un opéra que l'on joue
sérieusement et dans la rue : on y enrôle des enfants,
50 LA REVOLUTION
on ne s'aperçoit pa < qu'ili sont des pantins, on prend
pour des paroles du cœur les périodes apprises que l'on
met dans leur bou< ne. — • A Besançon, au retour des
fédérés, des centaines de « jeunes citoyens1 », âgés de
douze à quatorze ai s, en uniforme national, « le sabre
« ù la main », viennent au-devant de l'étendard de la Li-
berté. Trois fillette» de onze à treize ans, deux garçon-
nets de neuf ans prononcent chacun « un discours plein
« de feu et ne respirant que le patriotisme » ; puis une
demoiselle de quatorze ans, élevant la voix et montrant
le drapeau, harangoe tour ù tour l'assemblée, les dépu-
tés, la garde nationale, le maire, le commandant des
troupes, et la scène finit par un bal. C'est là le finale
universel : partout nommes et femmes, enfants et adul-
tes, gens du peuple et gens du monde, chefs et subor-
donnés, tous se trémoussent comme dans une pastorale
de théâtre au dernier acte. — A Paris, écrit un témoin
oculaire, « j'ai vu des chevaliers de Saint-Louis et des
« aumôniers danser dans la rue avec les individus de
« leur département1 ». Au Champ-de-Mars, le jour de
la Fédération, malgré la pluie qui tombe à flots, « les
« premiers arrivés commencent ù danser; ceux qui
<( suivent se joignent à eux et forment une ronde <|iii
« embrasse bientôt une partie du Champ-de-Mars....
« Trois cent mille spectateurs battaient la mesure avec
« les mains ». Les jours suivants, au Champ-de-Mars et
dans les rues, on danse encore, on boit, on chante;
t. Sauzay, I, 202.
2. Albert Babeau, ib., I, 339. — Ferrières, II, 92.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 57
cl il y a bal et rafraîchissement à la Halle au Blé, bal
« sur l'emplacement de la Bastille ». — A Tours, où
cinquante-deux détachements des provinces voisines se
sont assemblés1, vers quatre heures du soir, par un élan
irrésistible de gaieté folle, « les officiers, bas officiers
« et soldats, pêle-mêle, se mettent à courir dans les
« rues, les uns le sabre à la main, les autres formant
h des danses, criant Vive le roi! Vive la nation! jetant
« leurs chapeaux en l'air, et forçant à danser toutes
« les personnes qu'ils rencontrent sur leur chemin. Un
;( chanoine de la cathédrale qui passait tranquillement
« est affublé d'un bonnet de grenadier », entraîné dans
la ronde; après lui, deux religieux; « on les embrasse
« beaucoup », puis on les laisse aller. Arrivent les voi-
tures du maire et de la marquise de Montausier : on
monte dedans, derrière, sur les sièges du haut, tant
qu'ils peuvent contenir, et l'on force les cochers à para-
der ainsi dans les principales rues. Ce n'est point
malice, mais gaminerie, accès de verve. « Personne ne
« fut maltraité ni insulté, quoique tout le monde fût
« ivre. » — Pourtant, symptôme fâcheux, le lende-
main, les soldats du régiment d'Anjou sortent de leurs
casernes, « et passent toute la nuit dehors, sans qu'on
« puisse les en empêcher ». — Symptôme plus grave :
à Orléans, après que les milices nationales ont dansé le
soir sur la place, « un grand nombre de volontaires
« courent la ville avec des tambours en criant de toutes
4. Archives nationales, H, 1453. Correspondance de M. de Ber-
cheny, 23 mai 1790.
58 LA REVOLUTION
« leurs forces qu'il faut détruire l'aristocratie, mettre
« à la lanterne les catholiques et les aristocrates ». Us
entrent clans un café suspect, en chassent les habitués
avec injures, mettent la main sur un gentilhomme qui
passe pour n'avoir pas crié aussi correctement et aussi
fort qu'eux-mêmes : peu s'en faut qu'il ne soit pendu1.
— Tel est le fruit de la sensibilité et de la philosophie
du dix-huitième siècle : les hommes ont cru que, pour
instituer une société parfaite, pour établir à demeure la
liberté, la justice et le bonheur sur la terre, il leur suf-
lisait d'un élan de cœur et d'un acte de volonté. Ils
viennent d'avoir cet élan et de faire cet acte; ils ont
été transportés, ravis, guindés au-dessus d'eux-mêmes.
A présent, par contre-coup, il faut bien qu'ils retombent
en eux-mêmes. Leur effort a produit tout ce qu'il pou-
vait produire, c'est-à-dire un déluge d'effusions et de
phrases, un contrat verbal et non réel, une fraternité
d'apparat et d'épiderme, une mascarade de bonne foi,
une ébullition de sentiment qui s'évapore par son
propre étalage, bref un carnaval aimable et qui dure
un jour.
C'est que, dans la volonté humaine, il y a deux cou-
1. Arc/iires nationales, ib., \7> mai 1790. « M. de la Rifaudière
« a été tiré de sa voiture et mené au corps de panie, qui fut aus-
« sitôt rempli de monde. On n'entendait que crier : A la lanterne,
« l'aristocrate! — Le fait est qu'après avoir crié vingt fois : Vive
« le Roi et la Nation! comme on voulait lui faire crier : Vive lu
a Nation toute seule, il a crié : Vive la Nation tant quelle
a. pourra! » — A Blois, le jour de la fédération, un attroupement
promène dans les rues une tête de bois coiffée d*ime perruque,
avec un écriteau portant qu'il faut couper le cou aux aristocrates.
LA C0NSTITU1I0N APPLIQUEE 59
ches, l'une superficielle dont les hommes ont conscience,
l'autre profonde dont ils n'ont pas conscience : la pre-
mière fragile et vacillante comme une terre meuble, la
seconde stable et fixe comme une roche que leurs fan-
taisies et leurs agitations n'atteignent pas. Celle-ci
détermine seule la pente générale du sol, et tout le
gros courant de l'action humaine roule forcément sur
le versant ainsi préparé. — Certainement ils se sont
embrassés et ils ont juré; mais, après comme avant la
cérémonie, ils sont ce que les ont faits des siècles de
sujétion administrative et un siècle de littérature poli-
tique. Ils gardent leur ignorance et leur présomption,
leurs préjugés, leurs rancunes et leurs défiances, leurs
habitudes invétérées d'esprit et de cœur. Ils sont hom-
mes, et leur estomac a besoin d'être rempli tous les
jours. Ils ont de l'imagination, et, si le pain est rare,
ils craignent de manquer de pain. Ils aiment mieux
garder leur argent que de le donner : partant, ils re-
gimbent contre la créance que l'État et les particuliers
ont sur eux ; ils se dispensent le plus qu'ils peuvent de
payer leurs dettes; ils font volontiers leur main sur les
choses publiques quand elles sont mal défendues; enfin,
ils sont disposés à croire que les gendarmes et les pro-
priétaires sont nuisibles, d'autant plus qu'on leur répète
cela tous les jours, et depuis un an. — D'autre part, la
situation n'a pas changé. Ils vivent toujours dans une
société désorganisée, sous une Constitution imprati-
cable, et les passions qui démolissent tout ordre public
n'ont fait que s'aviver par le simulacre de fraternité
GO LA RÉVOLUTION
sous lequel elles ont paru s'amortir. On ne persuade pas
impunément aux hommes que le millènium est accom-
pli ; car ils veulent en jouir tout de suite, et ne tolèrent
pas d*être déçus dans leur attente. En cet état violent
d'espérances illimitées, toutes leurs volontés leur sem-
blent légitimes, et toutes leurs opinions certaines. Ils
ne savent plus se défier d'eux-mêmes, se contenir ; dans
leur cerveau regorgeant d'émotions et d'enthousiasme,
il n'y a de place que pour une seule idée, intense, ab-
sorbante et fixe. Chacun abonde et surabonde dans son
propre sens ; tous deviennent emportés, absolus, intrai-
tables. Ayant admis que tous les obstacles sont levés,
ils s'indignent contre chaque obstacle qu'ils rencon-
trent; quel qu'il soit, à l'instant ils le brisent, et leur
imagination surexcitée recouvre du beau nom de patrio-
tisme leurs appétits naturels de despotisme et d'usur-
pation.
Aussi bien, pendant les trois années qui suivent ta
prise de la Bastille, c'est un étrange spectacle que celui
de la France. Tout est philanthropie dans les mots et
symétrie clans les lois; tout est violence dans les actes
et désordre clans les choses. De loin, c'est le règne de la
philosophie; de près, c'est la dislocation carlovingieime.
« Les étrangers, dit un témoin', ne savent pas que, si
« nous avons donné une grande extension à nos droits
« politiques, la liberté individuelle est, dans le droit,
(i réduite à rien, et, dans le fait, livrée à l'arbitraire de
1. Mercure de France, articles de Mallct du Pan (18 juin et
0 août 1791 ; ami 1702).
LA CONSTITUTION APP) IQUÉE Cl
« soixante mille assemblées constitutionnelles; que rien
« ne peut mettre un citoyen à l'abri des vexations de ces
« corps populaires; que, suivant l'opinion qu'ils se font
« des choses et des personnes, ils agissent dans un endroit
« d'une façon et dansun autre d'une autre.... Ici, c'est un
« département qui, de son chef et sans en référer, met
« un embargo sur les navires; là, un autre département
« qui ordonne l'expulsion d'un détachement militaire
« nécessaire à la sûreté des lieux dévastés par les bri-
« gands, et un ministre qui répond aux réclamations des
« intéressés : le Département le veut. Ailleurs, ce sont
« des corps administratifs qui, à l'instant où l'Assemblée
« nationale décrète le repos des consciences et la liberté
« des prêtres non assermentés, les chassent tous de leur
« domicile en vingt-quatre heures. Toujours en avant ou
« en arrière des lois, alternativement audacieux ou pusil-
« lanimes, osant tout lorsque la licence publique les
« seconde et n'osant rien faire pour la réprimer, se hà-
« tant d'abuser de leur autorité du moment contre les
« faibles pour se faire des titres à venir de popularité,
« ne sachant maintenir l'ordre qu'au prix de la tran-
« quillité et de la sûreté publiques, embarrassés dans les
« rênes de leur administration nouvelle et compliquée,
« joignant la fougue des passions à l'incapacité et ù
« l'inexpérience : tels sont, en grande partie, ces hom-
« mes sortis du néant, vides d'idées et ivres de préten-
« tions, sur lesquels reposent maintenant le soin de la
« force et de la richesse publiques, l'intérêt de la sûreté
a et les bases de la puissance du gouvernement. Dans
G2 LÀ RÉVOLUTION
« toutes les divisions de l'empire, dans toutes les bran-
« ches de l'administration, dans chaque rapport, on aper-
« çoit la confusion des autorités, l'incertitude de l'obéis-
« sance, la dissolution de tous les freins, le vide des
« ressources, la déplorable complication des ressorts
« énervés, pas un moyen de force réelle, et, pour tout
« appui, des lois qui, en supposant la France peuplée
« d'hommes sans vices et sans passions, ont aban-
« donné l'humanité à son indépendance originelle. »
— Quelques mois après, au commencement de 179'J,
Malouet résumait tout en une phrase . « C'est la Régence
« d'Alger, moins le Dey ».
II
Les choses ne sauraient aller autrement. Car, avant
le 6 octobre et la captivité du roi à Paris, le gouverne-
ment était déjà détruit en fait; maintenant, par les dé-
crets successifs de l'Assemblée, il est détruit en droit,
et chaque groupe local est confié à lui-même. — Les in-
tendants sont en fuite; les commandants militaires ne
sont pas obéis; les bailliages n'osent juger; les parle-
ments sont suspendus; sept mois s'écoulent avant que
les administrations de district et de département soient
élues ; un an se passe avant que les nouveaux juges soient
institués, et, après comme auparavant, tout le pouvoir
effectif est aux mains de la commune. — A elle de s'armer,
de choisir ses chefs, de s'approvisionner, de se garder
contre les brigands, de nourrir ses pauvres. A elle de
Vendre ses biens nationaux, d'installer le curé conslilu-
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 63
lionnel, d'opérer la transformation par laquelle la société
nouvelle se substitue à la société ancienne, au milieu de
tant de passions avides et de tant d'intérêts froissés A elle
de parer seule aux dangers perpétuels ou renaissants qui
l'assaillent ou qu'elle imagine. — Ils sont grands, et elle
se les exagère encore. Elle est alarmée et elle est novice.
Rien d'étonnant si, dans cet exercice d'un pouvoir impro-
visé, elle outrepasse ses bornes naturelles ou légales, si
elle franchit sans s'en apercevoir la limite métaphysique
que la Constitution pose entre ses droits et les droits de
l'État. La faim, la peur, la colère, aucune passion popu-
laire ne sait attendre; on n'a pas le temps d'en référer à
Paris. Il faut agir, agir tout de suite et avec les moyens
qu'on a ; on se sauve comme on peut. Tel maire de vil-
lage va se trouver général et législateur. Telle petite ville
se donne une charte, comme Laon ou Vézelay au dou-
zième siècle. — Le 6 octobre 17891, près d'Autun, le
bourg d'Issy-l'Évêque s'érige en État indépendant. M. Ca-
rion, curé, a convoqué l'assemblée de la paroisse; on l'a
nommé membre du comité administratif et de l'état-major
nouveau. Séance tenante, il fait adopter un statut complet,
politique, judiciaire, pénal et militaire, en soixante ar-
ticles. Rien n'y manque; on y lit des règlements « sur
« la police de la ville, sur les alignements des rues et des
o places publiques, sur la réparation des prisons, sur
« les corvées et les prix des grains, sur l'administration
1. Moniteur, IV, 500 (séance du 5 juin 1790), rapport «Je
M. Fréteau. « Ces faits sont prouvé» pat ciiitiuante témoins, i —
Cf. n° du 19 avril 1791.
LA REVOLUTION. H- T. IV. — 5
61 LA RÉVOLUTION
« de la justice, sur les amendes et confiscntions, sur le
« régime des gardes nationales ». C'est un Solon de pro-
vince, zélé pour le bien public et homme d'exécution. En
eliaire il explique ses ordonnances et menace les récal-
citrants. A la maison de ville, il décrète et juge. Hors de
la ville, à la tète de la garde nationale et sabre en main,
il va prêter main-forte à ses arrêtés. Il fait décider que,
sur un ordre écrit du comité, tout citoyen pourra être
emprisonné. Il établit et perçoit des octrois, il fait abattre
des murs de clôture, il va chez les cultivateurs lever (1rs
réquisitions de grains, il saisit les convois de ceux qui
n'ont pas déposé leur quote-part dans son grenier d'abon-
dance. Un matin, précédé d'un tambour, il se transporte
bors des murs, y proclame « ses lois agraires », procède
sur-le-cbamp au partage, et s'adjuge lui-même une part
de territoire à titre d'ancien bien communal ou curial :
le tout publiquement, en conscience, appelant notaire et
tabellion pour dresser procès-verbal de ses actes, per-
suadé que, la société humaine ayant cessé, chaque groupe
local a le droit de la recommencer à sa guise et de pra-
tiquer, sans en référer à personne, la constitution qu'il
s'est donnée. — Sans doute celui-ci parle trop haut, va
trop vite, et le bailliage, puis le Châtelet, puis l'Assem-
blée nationale arrêtent provisoirement ses entreprises.
Mais son principe est populaire, et les quarante mille
communes de France vont agir comme autant de répu-
bliques distinctes sous les réprimandes sentimentales et
de pins en plus vaines du pouvoir central.
C est que maintenant les hommes, agités et redresses
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 05
par un sentiment nouveau, s'abandonnent à l'orgueil-
leux plaisir de se sentir indépendants et puissants. Nulle
part ce plaisir n'est si vif que chez les chefs locaux, offi-
ciers municipaux et commandants des gardes natio-
nales. Car jamais une si haute autorité et une si grande
importance ne sont venues tout d'un coup revêtir des
hommes auparavant si nuls ou si soumis. — Jadis com-
mis de l'intendant ou du subdélégué, désignés, main-
tenus, rudoyés par lui, tenus en dehors de toute affaire
considérable, n'ayant que les représentations humbles
pour se défendre contre les aggravations de taxes, occu-
pés de préséances et de conflits d'étiquette1, simples
citadins ou paysans auxquels l'idée ne fût jamais venue
d'intervenir dans la chose militaire, les voilà désormais
souverains dans le militaire et dans le civil. — Tel,
maire d'une bourgade ou syndic d'une paroisse, petit
bourgeois ou villageois en sarrau, que l'intendant et le
commandant militaire faisaient à volonté mettre en pri-
son, requiert à présent un gentilhomme, capitaine de
dragons, de marcher ou de rester, et, sur sa réquisition,
le capitaine reste ou marche. De ce môme bourgeois ou
1. Archives nationales, KK, 1105. Correspondance de M. de
Tbiard, commandant militaire de la Bretagne (septembre 1789).
« Il y a, dans toutes les petites villes, trois puissances qui s'entie-
« choquent, le présidial, la milice bourgeoise et le comité perrna-
« nent. Chacune veut avoir le pas sur l'autre, et, à cette occasion,
« il m'est arrivé à Landivisiau une scène qui aurait pu devenir
« sanglante, et qui n'a été que ridicule. Il s'est élevé une dispute
a fort vive entre les trois harangueurs, pour savoir qui parlerait
« le premier. On s'en est l'apporté à moi pour la décision. Tour
« n'offenser aucune des parties, j'ai prononcé qu'ils parleraient
« tous les trois ensemble : ce qui a été ponctuellement exécuté. >
C6 LA RÊV0LUTI03
villageois dépend la sûreté du château voisin, du grand
propriétaire et de sa famille, du prélat, de tous les per-
sonnages du canton. Pour qu'ils soient à l'abri, il faut
qu'il les protège; ils seront pillés si, en cas d'émeute, il
n'envoie pas à leur secours la garde nationale et la
troupe. C'est lui qui, avec son conseil communal, fixe
au taux qu'il lui plaît leurs impositions. C'est lui qui,
leur accordant ou leur refusant un passeport, les
oblige à rester ou leur permet de partir. C'est lui qui,
prêtant ou refusant la force publique à la perception de
leurs fermages, leur donne ou leur ôte les moyens de
vivre. 11 règne donc, et à la seule condition de gouver-
ner au gré de ses pareils, de la multitude bruyante, du
groupe remuant et dominant qui l'a élu. — Dans les
villes surtout, et notamment dans les grandes villes, le
contraste est immense entre ce qu'il était et ce qu'il
est, puisque à la plénitude du pouvoir s'ajoute pour lui
l'étendue de l'action. Jugez de l'effet sur sa cervelle, à
Marseille, Bordeaux, Nantes, Rouen, Lyon, où il tient
dans sa main les biens et les vies de quatre-vingt ou cent
mille personnes. D'autant plus que, parmi ces ofliciers
municipaux des villes, les trois quarts, procureurs ou
avocats, sont imbus des dogmes nouveaux et persuadés
qu'en eux seuls, élus directs du peuple, réside l'auto-
rité légitime. Éblouis par leur grandeur récente, om-
brageux comme des parvenus, révoltés contre tous 1* s
pouvoirs anciens ou rivaux, ils sont en outre alarmés
par leur imagination et par leur ignorance, vaguement
Uoublés par la disproportion de leur rôle passé et de
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 67
leur rôle présent, inquiets pour l'État, inquiets pour
eux-mêmes, et ils ne trouvent de sécurité que dans
l'usurpation. Sur des bruits de café, des municipalités
jugen* les ministres, décident qu'ils sont traîtres. Avec
une raideur de conviction et une intrépidité de pré-
somption extraordinaires, elles se croient en droit d'agir
sans leurs ordres, contre leurs ordres, contre les ordres
de l'Assemblée elle-même, comme si, dans la France
dissoute, chacune d'elles était la nation.
Aussi bien, si la force armée obéit maintenant à quel-
qu'un, c'est à elles et à elles seules, non seulement la
garde nationale, mais encore la troupe, qui, soumise à
leurs réquisitions par un décret de l'Assemblée natio-
nale1, ne veut plus déférer qu'à leurs réquisitions. —
Dés le mois de septembre 1789, les commandants mili-
taires des provinces se déclarent impuissants : entre
leurs ordres et celui d'une municipalité, c'est celui de
la municipalité que les troupes exécutent. « Si pressant
« que soit le besoin de les porter aux lieux où leurpré-
« sence est nécessaire, elles sont arrêtées par la résis-
« tance du comité de leur village2. » — « Sans aucun
« motif raisonnable, écrit le commandant de la Bre-
« tagne, Vannes et Auray se sont opposées au détache-
« ment que je croyais sage d'envoyer à Belle-Ile pour en
« remplacer un autre.... Le gouvernement ne peut plus
« faire un pas sans rencontrer des obstacles.... Le mi-
1. Décret du 10-14 août 1789.
2. Arcliives nationales, KK, 1105. Correspondance de M. de
Thiard, 11 seplembre 1789. « Les troupes n'obéissent plus qu'aux
c municipalités. » — 50 juillet, 11 août 1790.
C8 LA REVOLUTION
« nistre de la guerre n'est plus le maître de faire mou-
« voir les troupes.... Aucun ordre n'est exécuté.... Tout
« le monde veut commander, personne ne veut obéir....
« Comment le roi, le gouvernement et le ministre de la
« guerre pourraient-ils combiner les besoins des places
a et l'emplacement des troupes, si les villes se croient
« autorisées à donner des contre-ordres aux. régiments,
« et à changer leur destination? » — Bien pis1, « sur
« la fausse supposition de brigands et de complots
« qui n'existent pas, on me demande dans les villes et
« dans les villages des armes, et même du canon....
« liientôt toute la Bretagne sera dans un appareil de
« guerre effrayant par ses suites : car, n'ayant réelle-
« ment aucuns ennemis, ils tourneront leurs armes con-
« tre eux-mêmes». — Peu importe; la panique est
« une épidémie » ; on veut croire « aux brigands el aux
« ennemis ». On répète à Nantes que les Espagnols vont
débarquer, que des régiments français vont attaquer,
qu'une année de bandits approche, que le château est
menacé, qu'il est menaçant, qu'il renferme trop d'en-
gins de guerre. En vain le commandant de la province
écrit au maire pour le rassurer, et pour lui représenter
que « la municipalité, étant maîtresse du château, l'est
« aussi de tous les magasins qu'il renferme. Pourquoi
« donc conçoit-elle des alarmes pour des objets qui
« sont entre ses mains? Pourquoi s'étonner qu'il y ait
« des armes et de la poudre dans un arsenal »? — Rien
1. Archives nationales, RE, 1 105. Correspondance de M. de Thiard,
11 et '25 septembre, 20 novembre, 25 ci 30 décembre l'.s'J.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 09
n'y fait; le château est envahi; deux cents ouvriers se
mettent à en démolir les fortifications ; la peur n'écoute
rien et ne croit pouvoir prendre trop de précautions.
Si inofftnsives que soient les citadelles, on les tient pour
dangereuses ; si accommodants que soient les chefs mi-
litaires, on les tient pour suspects. On regimbe contre
la bride même lâche et flottante ; on la casse et on la
jette à .erre, pour qu'à l'occasion aucune main ne
puisse ta serrer. Chaque municipalité, chaque garde
nationae veut régner chez elle, à l'abri de tout con-
trôle âranger; c'est là ce qu'elle appelle la liberté.
Partam son adversaire est le pouvoir central ; il faut le
désarner, de peur qu'il n'intervienne, et de tous côtés,
avec m instinct sûr et persistant, par la prise des forte-
resses, par le pillage des arsenaux, par la séduction des
soldats, par l'expulsion des généraux, la cité assure son
omnipotence, en se garantissant d'avance contre toute
répression.
A Brest, la municipalité veut qu'on livre au peuple un
officier de marine, et, sur le refus du lieutenant du roi,
le comité permanent ordonne à la garde nationale de
charger ses fusils1. A Nantes, la municipalité refuse de
reconnaître M. d'Hervilly, envoyé pour commander un
camp, et les villes de la province écrivent pour déclarer
qu'elles ne souffriront pas sur leur territoire d'autres
troupes que leurs fédérés. A Lille, le comité permanent
1. Bûchez et Roux, V, 594 (avril 1790). — Archives nationales.
Papiers du Comité des recherches, DXXIX, I (note de M. de la Tour-
du-Pin, 28 octobre 1789). — Bûchez et Roux, IV, 3 (1er décem-
bre 1789); IV, 390 (février 1790); VI, 179 (avril et mai 1790).
70 LA REVOLUTION
veut que tous les soirs l'autorité militaire lui remette
les clefs de la ville, et, quelques mois après, la garde
nationale, jointe aux soldats révoltés, s'empare de la
citadelle, ainsi que du commandant Livarot. À Toulon,
le commandant de l'arsenal, M. de Rioms, et plusieurs
officiers de marine sont mis au cachot. A Montpellier,
la citadelle est surprise, et le club écrit à l'Assemblée
nationale pour en demander la démolition. A Aalence,
le commandant, M. de Voisins, qui veut se mettre en
défense, est massacré, et désormais c'est la municipa-
lité qui donne les ordres à la garnison. A Bastia, h colo-
nel de Pkully tombe sous une grêle de balles, et la garde
nationale s'empare de la citadelle et du magasin l pou-
dre. — Ce ne sont pas là des échauffourées passagères :
au bout de deux ans, le même esprit d'insubordimtion
se retrouve partout1. En vain les commissaires de 1 As-
semblée nationale veulent faire sortir de Metz le régi-
ment de Nassau : Sedan refuse de le recevoir; Thion-
ville déclare que, s'il vient, elle lèvera les ponts;
Sarrelouis menace, s'il approche, de tirer ses canons.
A Caen, ni la municipalité ni le directoire n'osent appli-
quer la loi qui remet le château aux troupes de ligne;
la garde nationale refuse d'en sortir et défend au direc-
teur de l'artillerie d'y inspecter les munitions. — En cet
état des choses, un gouvernement subsiste encore de
nom, mais non plus de fait; car il n'a plus les moyens
1. Mercure de France. Rapport de M. Einmery, séance du
21 juillet 1790, n° du 31 juillet. — Archives nationales, F7, 3200.
Lettre du directoire du Calvados, 26 septembre et 20 octobre 1791.
LA CONSTITUTION APPIJQUËE 71
d'imposer l'obéissance. Chaque commune s'arroge le
droit de suspendre ou d'empêcher l'exécution des
ordres les plus urgents et les plus simples. En dépit de
tous les passeports et de toutes les injonctions légales,
Arnay-le-Duc a retenu Mesdames ; Arcis-sur-Aube retient
Necker ; Montigny va retenir M. Caillard, ambassadeur
de France1. — Au mois de juin 1791, un convoi de
quatre-vingt mille écus de six livres part de Paris pour
la Suisse; c'est un remboursement du gouvernement
français au gouvernement de Soleure; la date du verse-
ment est fixée, l'itinéraire est décrit; toutes les pièces
nécessaires sont fournies, il faut arriver pour l'échéance ;
mais on a compté sans les municipalités et sans les
gardes nationales. Arrêté à Bar-sur-Aube, c'est seule-
ment au bout d'un mois et sur un décret de l'Assemblée
nationale que le convoi peut se remettre en marche.
A Belfort, il est saisi de nouveau, et, au mois de no-
vembre, il y est encore. Vainement le directoire du
Bas-Rhin a ordonné de le relâcher; la municipalité de
Belfort n'a pas tenu compte de cet ordre. Vainement
le même directoire a envoyé sur place un commissaire ;
ce commissaire a manqué d'être écharpé. Il faut que le
général Lùckner intervienne en personne, à main-forte,
et le convoi ne franchit la frontière qu'après cinq mois
de délai2. — Au mois de juillet 1791, sur la route de
Rouen à Caudebec, un navire français qu'on dit chargé
1. Archives nationales, F7, 5207. Lettre du ministre Dumouriez,
15 juin 1792. Rapport de M. Caillard, 29 mai 1792.
2. Mercure de France, n° du 16 juillet 1791 (séance du 6) ;
n°' du 5 novembre et du 2(3 novembre 1791.
72 LA REVOLUTION
de barils d'or et d'argent est arrêté. Vérification faite, il
a le droit de partir ; tous ses papiers sont en règle, et
le département requiert le district de faire observer la
loi. Mais le district répond que cela est impossible :
« toutes les municipalités des côtes de la Seine atten-
« dent armées le navire au passage », et l'Assemblée
nationale elle-même est obligée de décréter que le na-
vire sera déchargé.
Si telle est la rébellion des petites communes, que
doit être celle des grandes1? Départements et districts
ont beau requérir, la municipalité désobéit ou n'obéit
pas. — « Depuis l'ouverture de ses séances, écrit le
« directoire de Saône-et-Loire, la municipalité de Mâcon
« n'a pas fait une démarche à notre égard qui n'ait été
« nue infraction, n'a pas dit un mot qui ne soit une
« injure, n'a pas pris une délibération qui ne soit un
« outrage » — « Si le régiment d'Aunis ne nous est pas
« rendu sur-le-champ, écrit le directoire du Calvados,
« s'il n'est pas pris des mesures efficaces et promptes
« pour nous procurer une force publique, nous aban-
« donnerons tous un poste où il ne nous est plus per-
« mis de tenir au milieu de l'insubordination, de la
1. Albert Babeau, Histoire de Troijes, t. I, passim. — Archives
nationales, F7, 5257. Adressse du directoire de Saône-et-Loire à
l'Assemblée nationale, 1er novembre 1790. — F7, 5200. Lettre du
directoire du Calvados, 9 novembre 1791. — F7, 3195. Procès-
verbal de la municipalité d'Aix, 1er mars 1792 (sur les évé-
nements du 26 février); lettre de M. Villardy, président du
directoire. 10 mars 1792. — F7, .VJ'JO. Extrait des délibérations
du directoire du Gers, et lettre au roi, 28 janvier 1792. Lettre de
M. Lafitau, président du directoire, 50 janvier. (Il a été traîné
par les cheveux et obligé de quitter la ville.)
LÀ CONSTITUTION APPLIQUÉE 73
« licence, du mépris de toutes les autorités, et consé-
« quemment de l'impossibilité absolue de remplir les
« fonctions qui nous sont confiées. » — Le directoire
ties Bouches-du-fthône, envahi, s'enfuit devant les baïon-
nettes de Marseille. Le directoire du Gers, en conflit avec
la municipalité d'Auch, est presque assommé. — Quant
aux ministres, suspects par institution, ils sont encore
moins respectés que les directoires. Incessamment on
les dénonce à l'Assemblée ; des municipalités leur ren-
voient leurs lettres, sans avoir daigné les décacheter1;
et, vers la fin de 1791, leur impuissance croissante
arrive à l'anéantissement parfait. Qu'on en juge par un
seul exemple. — Au mois de décembre 1791, Limoges
ne peut enlever les grains qu'elle vient d'acheter dans
l'Indre; il faudrait soixante cavaliers pour en protéger
le transport et le directoire de l'Indre demande instam-
ment aux ministres de lui procurer cette petite troupe*.
Après trois semaines d'efforts, le ministre répond que la
chose est au delà de son pouvoir : il a frappé inutile-
ment à toutes les portes. « J'ai indiqué, dit-il, à MM. les
« députés de votre département à l'Assemblée nationale
« un moyen qui consisterait à retirer d'Orléans la com-
« pagnie du 20e régiment de cavalerie, et je lesaienga-
« gés à traiter cet objet avec MM. les députés du Loi-
« ret. » Pas de réponse encore; il faut que les députés
des deux départements soient tombés d'accord, sinon le
1. Mercure de France, n° du 30 octobre 1790.
2. Archives nationales, F7, 3226. Lettre du directoire de l'Indre
à M. Cahier, ministre, 6 décembre 1791. — Lettre de M. de Les-
sart, ministre, au directoire de l'Indre, 31 décembre 1791.
74 LA RÉVOLUTION
ministre n'osera déplacer soixante hommes et protéger
un convoi de grains. Il est clair qu'il n y a plus de pou-
voir exécutif, plus d'autorité centrale, plus de France,
mais seulement des communes désagrégées et indépen-
dantes, Orléans et Limoges qui, par leurs représentants,
négocient entre elles, l'une pour ne pas manquer de
troupes, l'autre pour ne pas manquer de pain.
Considérons sur place et dans un cas circonstancié
cette dissolution générale. Le 18 janvier 1790, à Mar-
seille, la nouvelle municipalité entre en fonctions. Selon
l'usage, la majorité des électeurs n'a pas pris part au
scrutin1, et le maire Martin n'a été élu que par un hui-
tième des citoyens actifs. Mais, si la minorité domi-
nante est petite, elle est résolue et entend n'être gênée
en rien. « A peine constituée'2 », elle députe au roi pour
qu'il relire ses troupes de Marseille; celui-ci, toujours
accommodant et faible, fmitpar y consentir: on prépare
les ordres de marche, et la municipalité en est avertie.
Mais elle ne veut tolérer aucun délai, et sur-le-champ
« elle rédige, imprime et débite une dénonciation à
« l'Assemblée nationale » contre le commandant et les
deux ministres, coupables, selon elle, d'avoir supposé
ou supprimé des ordres du roi. En même temps, elle
s'équipe et se fortifie comme pour un combat. Iles ses
débuts, elle a cassé la garde bourgeoise trop amie de
l'ordre, et institué une garde nationale où bientôt les
1. Fabre, Histoire de Marseille, II, 4l22. Martin n'eut que ".">:.:>
voix, et, un peu après, la garde nationale comptait 24 000 hommes.
2. Archives nationales, V, ôiuo. Lettre du ministre, H. île
Saint-Priest, au président de l'Assemblée nationale, H niai 17'JU-
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 75
gens sans propriété seront admis. « Chaque jour elle
« ajoute à son appareil militaire1; les retranchements,
« les barricades de l'hôtel de ville s'accroissent, l'artil-
« lerie s'augmente, l'intérieur de la ville est dans
« l'agitation d'un cantonnement militaire très près de
h l'ennemi. » Ayant ainsi la force, elle en use, et
d'abord contre la justice. — Une insurrection popu-
laire avait été réprimée au mois d'août 1789, et les
trois principaux meneurs, Rébecqui, Pascal, Granet,
étaient détenus au château d'If. Ce sont des amis de la
municipalité; il faut qu'elle les délivre. A sa demande,
l'affaire est retirée des mains du grand prévôt, et remise
à la sénéchaussée; mais, en attendant, le grand prévôt
et ses assesseurs seront punis d'avoir fait leur office.
De sa propre autorité, la municipalité leur interdit
toutes fonctions. Ils sont dénoncés publiquement,
« menacés de poignards, d echafauds et de tout genre
« d'assassinat2 ». Aucun imprimeur n'ose publier leur
justification, par crainte des « vexations municipales ».
Bientôt le procureur du roi et l'assesseur en sont
réduits à chercher un asile dans le fort Saint-Jean; le
grand prévôt, après avoir tenu un peu plus longtemps,
quitte iMarseille, afin d'avoir la vie sauve. Quant aux
trois détenus, la municipalité les visite en corps, ré-
clame leur liberté provisoire; l'un d'eux s étant évadé,
elle refuse au commandant l'ordre de le ressaisir; les
1. Archives nationales, F7, 519G. Lettres du commandant mili-
taire, M. de Miran, G, 14, 30 mars 1790.
2. Archives nationales, F7, 5190. Lettre de M. de Bournissac,
grand prévôt, 0 mars 1790.
76 LA RÉVOLUTION
doux autres, le 11 avril, sortent en triomphe du châ-
teau d'If, escortés par huit cents gardes nationaux; ils
se rendent pour la forme aux prisons de la sénéchaus-
sée; dés le lendemain, ils sont mis en liberté, et, à
leur endroit, toute instruction cesse. — En revanche, le
colonel de Royal-Marine, M. d'Ambert, coupable d'un
mot trop vif contre la garde nationale et acquitté par le
tribunal devant lequel on l'a traduit, ne peut être élargi
qu'en secret et sous la protection de deux mille soldats;
la populace veut brûler la maison du lieutenant criminel
qui a osé l'absoudre; ce magistrat lui-même est en dan-
ger et forcé de se réfugier dans la maison du comman-
dant militaire1. — Cependant, imprimés, écrits à la
main, libelles injurieux de la municipalité et du club,
délibérations séditieuses ou violentées des districts,
quantité de pamphlets sont distribués gratis au peuple
et aux soldats : de parti pris, on insurge d'avance les
troupes contre leurs chefs. — En vain ceux-ci se font
doux, conciliants, réservés. En vain le commandant en
chef est parti avec la moitié des troupes. 11 s'agit
maintenant de déloger le régiment qui est dans les trois
forts. Le club en fait la motion, et; de force ou de gré,
il faut que la volonté populaire s'accomplisse. Le
29 avril, deux comédiens, aidés de cinquante volon-
taires, surprennent une sentinelle et s'emparent de Notre-
Dame de la Garde. Le même jour, six mille gardes natio-
naux investissent les forts Saint-Jean et Saint-Nicolas.
1. Archives nationales, F7, 3196< Lettres du M. de Uiraa, 11 et
10 avril, 1" mai 17U0.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 77
Sommée de faire respecter les forteresses, la muni-
cipalité répond par la réquisition d'ouvrir les portes et
d'admettre la garde nationale à faire le service conjoin-
tement avec les soldats. Les commandants hésitent,
allèguent la loi, demandent à consulter leur supérieur.
Deuxième réquisition plus urgente : les commandants
seront responsables des troubles que provoquera leur
refus, et, s'ils résistent, ils sont déclarés fauteurs de
guerre civile1. Ils cèdent, signent une capitulation. Un
seul d'entre eux, le chevalier de Bausset, major du fort
Saint-Jean, s'y est opposé et a refusé sa signature; le
lendemain, au moment où il vient à l'hôtel de ville, il
est saisi, massacré; sa tête est portée au bout d'une
pique, et la bande des assassins, soldats et gens du
peuple, danse avec des cris de joie autour de ses
débris. — « Accident fâcheux, écrit la municipalité2.
« Par quel revers faut-il qu'après avoir jusqu'ici
« mérité et obtenu des éloges, un Bausset que nous
« n'avons pu soustraire au décret de la Providence
« vienne flétrir nos lauriers? Parfaitement étrangers à
« cette scène tragique, ce n'était point à nous à en
« poursuivre les auteurs. » D'ailleurs, il était « cou-
« pable..., rebelle, condamné par l'opinion publique,
« et la Providence elle-même semble l'avoir abandonné
« au décret irrévocable de sa vengeance ». — Quant à
la prise des forts, rien de plus légitime. « Ces places
1. Archives nationales, F7, 3196. Procès-verbal de la journée
du 30 avril.
2. Archives nationales, F7, 3196. Lettres de la municipalité de
Marseille à l'Assemblée nationale, 5 et 20 mai 1790.
78 LA REVOLUTION
« étaient au pouvoir des ennemis de l'Etat; maintenant
« elles sont entre les mains des défenseurs de la Con-
« stitution de l'empire. Malheur à qui voudrait nous les
« ravir, pour en faire encore le foyer d'une contre-
<( révolution! » — Il est vrai que le commandant de la
province, M. de Miran, a réclamé. Mais « peut-on voir
« sans une espèce de pitié la réquisition faite par un
« sieur de Miran, au nom du Roi qu'il trahit, de rendre
« aux troupes de Sa Majesté les places qui, désormais
« en notre pouvoir, garantissent à la Nation, à la Loi, au
« Roi, la sécurité puhlique? » — C'est en vain que le
roi, sur l'invitation de l'Àssemhlée nationale1, ordonne
à la municipalité de restituer les forts aux comman-
dants et d'en faire sortir les gardes nationaux. La muni-
cipalité s'indigne et résiste. Selon elle, tout le tort est
aux commandants et aux ministres. Ce sont les com-
mandants qui « par l'appareil menaçant de leurs cita-
« délies, par leur accumulation de provisions et d'ar-
« tillerie, ontlrouhléla tranquillité puhlique. Que pré-
» tend donc le ministre en voulant faire sortir de nos
« forts les troupes nationales pour en confier la garde à
l. Archives nationales, F7, 5196. Ordre du roi, 10 mai. Lettre
de M. de Saint-Priest à l'Assemblée nationale, 11 mai. Décret de
l'Assemblée nationale, 12 mai. Lettre de la municipalité au mi,
50 mai. Lettre de M. lUibum, 20 mai. Note envoyée de Marseille,
"I mai. — Adresse de la municipalité au président des Amis de
la Constitution à Paris, ? mai. Dans son récit de la prise des
Iris, on lit la phrase suivante : « Nous nous portâmes sans obs-
« tacle jusqu'auprès du commandant, cpie nous réduisîmes à la
« concorde, au moyen de l'influence que la force, la crainte et la
< raison donnent à la persuasion. »
LA CONSTITUTION APPLIQUEE *?9
dos troupes étrangères? Ce projet dénote son inten-
« tion... : il voulait allumer la guerre civile ». — « Tous
« les malheurs de Marseille ont dû leur origine à l'in-
« telligence secrète des ministres avec les ennemis de
«. l'Etat. » — Enfin voilà la municipalité obligée d'éva-
cuer les forts; mais elle est bien décidée à ne pas les
rendre, et, le lendemain du jour où elle a reçu le dé-
cret de l'Assemblée, elle imagine de les démolir. — Le
47 mai, deux cents ouvriers, payés d'avance, commen-
cent la destruction. Pour la forme et par un faux sem-
blant de déférence, la municipalité, à onze heures du
matin, se transporte sur les lieux et leur dit de cesser.
Mais, elle partie, ils continuent, et, à six heures du
soir, elle décide que « pour empêcher la démolition
« entière de la citadelle, il est convenable d'autoriser
« celle de la partie qui regarde la ville ». — Le 18 mai,
le club jacobin, agent, complice et conseil de la mu-
nicipalité, oblige les particuliers à contribuer aux
frais de la démolition, « envoie dans tous les domiciles
a et auprès des syndics de tous les corps pour exiger
« leur quote-part et faire signer un écrit par lequel
« tous les citoyens paraissent avouer la conduite de la
« municipalité et l'en remercier.... Il a fallu signer,
« payer et se taire : malheur à qui aurait refusé! » —
Le 20 mai, la municipalité ose bien écrire à l'Assemblée
nationale que « cette citadelle menaçante, ce monument
« odieux d'un despotisme superbe va rentrer dans le
« néant » ; et, afin de justifier sa désobéissance, elle
fait remarquer que « l'amour de la patrie est pour les
LA REVOLUTION. II. T. IV. G
80 LA RÉVOLUTION
« empires le plus fort et le plus durable de leurs
« remparts ». — Le 28 mai, elle fait jouer, sur deux
théâtres et au profit des ouvriers démolisseurs, une
pièce qui représente la prise des forts de Marseille. —
Cependant elle a appelé les Jacobins de Paris à son
aide; elle a délibéré d'inviter la fédération de Lyon et
toutes les municipalités du royaume à dénoncer le
ministre; elle a forcé M. de Miran, menacé de mort et
attendu par un guet-apens sur la route, à quitter Aix,
puis à demander son rappel1, et c'est le 6 juin seule-
ment que, sur un ordre exprès de l'Assemblée nationale,
elle se décide à suspendre la démolition à peu près
finie. — On ne se joue pas plus impudemment des
autorités auxquelles on doit obéissance. Mais le but est
atteint : il n'y a plus de citadelle- les troupes sont par-
1. Archives nationales, F7, 5190. Lettre de M. de Miran, 5 mai.
— Le ton du parti régnant à Marseille est indiqué par plusieurs
imprimés joints au dossier, entre autres par une « Requête à
Desmoulins, procureur général de la Lanterne ». Il s'agit d'une
« écritoire patriotique », récemment fabriquée avec les pierres de
la citadelle démolie, et représentant une hydre à quatre tètes, qui
sont la noblesse, le clergé, les ministres et les juges. « C'est
< dans ces quatre crânes patriotiques de l'hydre que doit être
« puisée l'encre do proscription pour les ennemis de la Constitu-
.( tion. Cette écriti re, taillée dans la première pierrede la démo-
a lition du fort Saint-Nicolas, est destinée à rassemblée patrio-
« tique de Marseille. L'art enchanteur du héros de la liberté mar-
« seillaise, de ce Renaud qui, sous le masque de la dévotion,
« surprit la sentinelle bien éveillée de Notre-Dame de la Garde,
d et décida par son mâle courage et sa ruse la conquête de cette
o clé du grand foyer de la contre-révolution, vient de mettre au
a jour un nouveau trait de son génie : nouveau Deucalion, il a
«i personnifié cette pierre que la Liberté a l'ait tomber du haut do
« nos Bastilles menaçantes, etc. »
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE CI
tics; le régiment d'Ernest, qui reste seul, va être tra-
vaillé, puis insulté, puis renvoyé. Retiré à Aix, la garde
nationale de Marseille s'y transportera pour le désarmer
et le dissoudre. Désormais la municipalité a les coudées
franches, « n'observe que les lois qui lui conviennent,
« se permet d'en faire à sa guise, bref gouverne de la
',< façon la plus despotique et la plus arbitraire1 », non
seulement à Marseille, mais dans tout le département,
où, de sa seule autorité, à main armée, elle fait des
expéditions, des coups de main et des razzias.
III
Si du moins la dissolution s'arrêtait là ! — Mais tant
s'en faut que chaque commune soit un petit État paci-
fique sous des magistrats obéis. Les causes qui révoltent
les municipalités contre l'autorité du centre révoltent
les individus contre l'autorité du lieu. Eux aussi, ils se
sentent en danger et veulent pourvoir à leur salut. Eux
aussi, de par la Constitution et les circonstances, ils se
croient chargés de sauver la patrie. Eux aussi, ils se
jugent en état de tout décider par eux-mêmes et en droit
de tout exécuter par leurs propres mains. Électeur et
garde national, muni de son vote et de son arme, le
boutiquier, l'ouvrier, le paysan est devenu tout d'un
coup l'égal et le maître de ses supérieurs ; au lieu d'o-
béir, il commande, et les observateurs qui le revoient
1. Archives nationales, F7, 3198. Lettres des commissaires du
roi, 13 et 15 avril 1791.
82 LA REVOLUTION
après quelques années d'absence trouvent que « dans
« son maintien, dans son geste, tout est changé ». —
« Un mouvement extraordinaire, dit M. de Ségur1, ré-
« gnait partout. J'apercevais dans les rues, sur les
« places, des groupes d'hommes qui se parlaient avec
« vivacité. Le bruit du tambour frappait mes oreilles
« au milieu des villages, et les bourgs m'étonnaient par
« le grand nombre d'hommes armés que j'y rencontrais.
« Si j'interrogeais quelques individus des classes infé-
(( rieures, ils me répondaient avec un regard fier, un
« ton haut, hardi. Partout je voyais l'empreinte de ces
« sentiments d'égalité, de liberté, devenus alors des
« passions si violentes. » — Ainsi relevés à leurs propres
veux, ils se croient appelés à tout conduire, non seule-
ment dans leurs affaires locales, mais encore dans les
affaires générales. C'est à eux de régir la France : en vertu
de la Constitution, ils s'en arrogent le droit, et, à force
d'ignorance, ils s'en attribuent la capacité. Un torrent
d'idées neuves, informes et disproportionnées, s'est en
quelques mois déversé dans leurs cervelles. Il s'agit d'in-
térêts immenses auxquels ils n'avaient jamais pensé, du
gouvernement, de la royauté, de l'Eglise, du dogme, des
puissances étrangères, des périls intérieurs et extérieurs,
de ce qui se passe à Paris et à Coblentz, de l'insurrection
des Pays-Bas, des cabinets de Londres, Vienne, Madrid,
Berlin, et, de tout cela, ils s'enquièrent comme ils peu-
vent. Un officier* qui traverse la France raconte que les
1. Ségur, Mémoires, III, 482 [premiers inuis do 17'JO).
2. Dauipmartin, I, 484 (janvier 1791).
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 83
maîtres de poste lui faisaient attendre des chevaux jus-
qu'à ce qu'il leur eût « donné des détails. Les paysans
« arrêtaient ma voiture au milieu du chemin et m'acca-
« blaient de questions. A Autun, il me fallut, malgré la
« rigueur du froid, parler d'une fenêtre qui donnait sur la
« grande place, et raconter ce que je savais sur l'Assem-
« blée ». — Tous ces on dit s'altèrent et s'amplifient
en passant de bouche en bouche. A la fin, ils se fixent
en légendes circonstanciées, appropriées au moule
mental qui les reçoit et à la passion dominante qui les
propage. Suivez l'effet de ces fables acceptées, chez un
paysan, chez une poissarde, dans un village écarté, dans
un faubourg populeux, en des cervelles brutes, ou pres-
que brutes, et, de plus, vives, chaudes, surexcitées : cet
effet est formidable. Car, en de tels esprits, la croyance
aboutit tout de suite à l'action, à l'action brutale et
meurtrière. C'est le sang-froid acquis, la réflexion et la
culture qui, entre la croyance et l'action, interposent le
souci de l'intérêt social, l'observation des formes et le
respect de la loi. Tous ces freins manquent dans le nou-
veau souverain. Il ne sait pas s'arrêter et ne souffre pas
qu'on l'arrête. Pourquoi tant de délais, quand le péril
presse? A quoi bon l'observation des formes, quand il
s'agit de sauver le peuple? Qu'y a-t-il de sacré dans la
loi, quand elle couvre des ennemis publics? Quoi de
plus pernicieux que la déférence passive et l'attente
inerte sous des magistrats timides ou aveugles? Quoi de
plus juste que de se faire, à l'instant et sur place, jus-
tice à soi-même? — A leurs yeux, la précipitation et
Si LA REVOLUTION
l'emportement sont des devoirs et des mérites. Un jour
a la milice de Lorient arrête de se mettre en marche
« pour Versailles et Paris, sans calculer comment elle
« Fera cette course ni ce qu'elle demandera à son arri-
« vée1 ». Si le gouvernement central était à portée, ils
mettraient tous la main sur lui. Faute de mieux, ils se
substituent à lui dans leur territoire, et font avec con-
viction tous ses offices, principalement ceux de gen-
darme, de juge et de bourreau.
Au mois d'octobre 1789, à Paris, après l'assassinat
du boulanger François, le principal meurtrier, portefaix
au port au Blé, déclare « qu'il a voulu venger la nation »,
et très probablement sa déclaration est sincère : dans
son esprit, l'assassinat est l'une des formes du patrio-
tisme, et sa façon de penser ne tardera pas à prévaloir.
— En temps ordinaire, dans les cerveaux incultes, les
idées sociales et politiques sommeillent à l'état d'anti-
pathies vagues, d'aspirations contenues, de velléités
passagères : les voilà qui s'éveillent, énergiques, impé-
rieuses, opiniâtres et débridées. Nulle opposition ou
objection ne leur semble tolérable; pour elles, tout dis-
sentiment est une marque sûre de trahison. — A propos
des prêtres insermentés*, cinq cent vingt-sept gaules
1. Archives nationales, KK, 1I0.J. Correspondance de M. de
Tliiard (12 octobre 1789).
2. Aicliins nationales, F7, 5250. Procès-verbal du directoire
du département, 18 mars 1792. « Comme la fermentation était
a au plus haut point, et qu'il était à craindre qu'il ne s'ensuivit
« les plus grands malheurs, M. le président, avec l'accent de la
douleur, » déclara qu'il cédait et rendait l'arrêté inconstitution-
nel. — Réponse du ministre, 23 juin : « Si les pouvoirs consti-
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 85
nationaux d'Arras écrivent « qu'on ne saurait douter de
« leur scélératesse, sans mériter d'être soupçonné leur
« complice.... Toute la ville se réunirait pour former
fl ua vœu contraire à celui que nous vous exprimons,
« que cela prouverait seulement qu'elle est remplie
« d'ennemis de la Constitution » ; et, séance tenante,
malgré la loi, malgré les remontrances des autorités,
ils e;igent la fermeture des églises. — A Boulogne-sur-
Mer,un navire anglais ayant embarqué des volailles, du
gibier et des œufs, « la garde nationale, de son autorité
« privée », se transporte à bord et enlève la cargaison.
Là-dessus, la municipalité accommodante approuve le
coup de main, déclare la cargaison confisquée, ordonne
cu'elle soit vendue, et en adjuge le produit moitié à la
5.arde nationale, moitié aux bureaux de charité. Vaine
concession : la garde nationale juge que moitié est trop
oeu, « injurie et menace les officiers municipaux », et
sur-le-champ procède elle-même au partage du tout en
nature : chacun s'en retourne chez soi avec son lot de
lièvres et de poulets volés1; devant les fusils de leurs
administrés, il faut bien que les magistrats se taisent.
— Tantôt, et c'est le cas le plus fréquent, ils sont timi-
des, et n'essayent pas même de résister. A Douai2, les
a. tués sont ainsi forcés de céder à la volonté arbitraire d'une
a multitude égarée, il n'y a plus de gouvernement, nous sommes
« dans la plus affligeante anarchie. — Si vous le croyez plus
a convenable, je proposerai au roi la cassation de votre dernier
« arrêté. »
1. Archives nationales, F7, 3250. Lettre de M. Duport, ministre
de la justice, 24 décembre 1791.
2. Archives nationales, F7, 5218. Procès-verbal des membres
86 LA RÉVOLUTION
officiers municipaux, sommés ù trois reprises de pro-
clamer la loi martiale, refusent à trois reprises, et finis-
sent par avouer qu'ils n'osent déployer le drapeau
rouge : « Si l'on prenait ce parti, nous serions tous sa-
« crifiés à l'instant. » En effet, ni la troupe ni la sarde
nationale ne sont sûres; dans cette tiédeur univerjelle,
le champ reste libre aux furieux, et un marchand de
blé est pendu. — Tantôt les administrations tâchent de
lutter, mais elles finissent par plier sous la violence.
« Pendant plus de six heures, écrit un des membres du
« district d'Étampes1, nous avons été serrés de baion-
« nettes, mis en joue, et le pistolet sur la poitrine; » il
a fallu signer le renvoi des troupes qui venaient pro-
téger le marche. A présent, « nous sommes tous absents
« d'Étampes; il n'y a plus de district, il n'y a plus cb
« municipalité » ; presque tous ont donné leur démis-
sion, ou ne reviendront que pour la donner. — Tantôt-,
et ce cas est le plus rare, les magistrats font leur devoir
jusqu'au bout, et ils y périssent. Six mois plus tard,
du département, terminé le 18 mars 1791. — Bûchez et Roux, IX,
210 (Rapport de M. Alquicr).
1. Archives nationale*, Y". 3268. Extrait du registre des déli-
bérations du directoire de Scine-et-Oise, avec toutes les pièces de
l'insurrection d'Étampes, du 16 septembre 1791. — Lettre de
M. Venard, administrateur du district, 20 septembre, a Je ne
« remettrai les pieds à Ltampes que lorsque le calme et la
o sûreté y seront rétablis, et la première opération que j'y ferai
c sera de consigner ma démission sur le registre. Je suis las de
t me tuer pour des ingrats. i>
2. Moniteur, n° du 16 unis 1792. — Mortimcr-Ternaux. ///.«-
toire de la Terreur (Procédure contre les assassins de Simo-
neau), I, 381.
LA CONSTITUTION ArPLIQUÊE 87
dans la même ville, le maire Simoneau, ayant refusé de
taxer le blé, est assommé à coups de bâtons ferrés, et la
bande des meurtriers vient décharger ses fusils sur le
cadavre. — Avis aux municipalités qui se mettront en
travers du torrent : bientôt, à la moindre opposition, il
y va pour elles de la vie. En Touraine1, « à mesure que
« les rôles d'imposition se publient », on se soulève
contre les municipalités, on les force à livrer les rôles
qu'elles ont dressés, on déchire leurs écritures. Bien
mieux, « on tue, on assassine les municipaux » ; dans
telle grosse commune, hommes et femmes les « excè-
« dent de coups de pieds, de poings et de sabots.... Le
« maire en est très malade ; le procureur de la corn-
et mune en est mort sur les neuf à dix heures du ma-
« tin; Véteau, officier municipal, a reçu l'extrême-onc-
« tion ce matin » ; les autres sont en fuite, les menaces
de mort et d'incendie ne cessent pas contre eux. Aussi
n'osent-ils rentrer, et « c'est à qui maintenant ne sera
« ni maire ni administrateur ». — Ainsi, tous les atten-
tats que les municipalités commettent contre leurs supé-
rieurs, on les commet contre elles, et la garde nationale,
le peuple attroupé, la faction maîtresse, s'arrogent dans
la commune la même souveraineté violente que la com-
mune s'arroge dans l'État.
Je ne finirais pas si j'entreprenais d'énumérer les
1. Archives nationales, F7, 5226. Lettre et Mémoire de Chenan-
tin, cultivateur, 7 novembre 1792. — Extrait des délibérations du
directoire du district de Langeais, 5 novembre 1792 (sédition à la
Chapelle-Blanche, près Langeais, 5 octobre 1792).
88 LA RÉVOLUTION
émeutes où les magistrats sont contraints de tolérer ou
de sanctionner les usurpations populaires, de fermer les
églises, de chasser ou emprisonner les prêtres, de sup-
primer les octrois, de taxer les grains, de laisser pen-
dre, assommer ou égorger les commis, les boulangers,
les marchands de blé, les ecclésiastiques, les nobles et
les officiers. Aux Archives nationales, quatre-vingt-qua-
torze liasses épaisses sont remplies de ces violences et
n'en contiennent pas les deux tiers. Il vaut mieux consi-
dérer encore une fois un cas particulier, détaillé, véri-
fié, qui serve de spécimen, et présente en raccourci
l'image de la France pendant une année tranquille. —
A Aix, au mois de décembre 1790 ', en face des deux
clubs jacobins, un club d'opposants s'était formé, avait
rempli les formalités et, comme le club des Monarchiens
à Paris, prétendait avoir le droit de s'assembler au
même titre que les autres. Mais, ici comme à Paris, les
Jacobins ne veulent de droits que pour eux-mêmes, et
1. Archives nationmies, F7, 51'Jj. Rapport des commissaires
envoyés par l'Assemblée nationale et le roi, 23 lévrier 1791. [Sur
les événements des 12 et li décembre 1790.) — Mercure de
France, n° du '29 lévrier 1791. (Lettres d'Aix, et notamment lettre
des sept officiers détenus dans les [irisons d'Aix, 50 janvier 1791.)
— Le plus ancien club jacobin, formé en février 1790, avait poui
titre Club de* vrais amis de la Constitution. — Le second club
jacobin, formé en octobre 1790, fut « composé, dés le principe,
« d'artisans et de cultivateurs des faubourgs et des environs d. Il
avait pour litre : Société des frères antipolitiques, ou frire* vrais,
justes et utiles à la patrie. — Le cercle opposant, formé en
décembre 1790, s'intitulait, selon les uns, les Amis du roi, de la
paix et de la religion; selon les autres, les Amis de la paix]
selon d'autres enfin, les Défenseurs de la religion, des personnes
et des propriétés.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 89
refusent d'admettre leurs adversaires au bénéfice de la
loi. — D'ailleurs des bruits alarmants se sont répandus.
Un particulier venant de Nice dit « avoir ouï dire qu'il
« y a, de Turin à Nice, vingt mille hommes soudoyés
« par les émigrants, et qu'à Nice on fait une neuvaine à
« saint François de Paule pour prier Dieu d'éclairer les
« Français ». Certainement une contre-révolution se
prépare. Des aristocrates ont dit, « avec un air de triom-
« plie, que les gardes nationales et les municipalités
« sont un jeu et que tout cela ne tiendra pas ». Un des
principaux membres du nouveau club, M. de Guiramand,
vieil officier de soixante-dix-huit ans, parle publique-
ment contre l'Assemblée nationale, essaye d'enrôler des
ouvriers dans son parti, « affecte de porter à son cha-
« peau un bouton blanc défendu par des épingles dont
« les pointes sont saillantes » ; et l'on raconte qu'il a
fait chez plusieurs marchandes de modes une grande
commande de cocardes blanches. A la vérité, après per-
quisition, on n'en découvrira aucune dans aucune bou-
tique, et tous les marchands de rubans, interrogés, ré-
pondront qu'ils n'ont aucune connaissance de la chose.
Mais cela prouve seulement que le coupable est très dis-
simulé, d'autant plus dangereux, et qu'il est urgent de
s mver la patrie. — Le 12 décembre, à quatre heures du
s:jir, les deux clubs jacobins fraternisent, et passent en
grand cortège devant le cercle, a où plusieurs membres,
« quelques officiers du régiment de Lyonnais, quelques
« particuliers jouaient paisiblement ou regardaient
& jouer ». La foule hue, ils se taisent; elle repasse et
00 LA RÉVOLUTIOK
Iiue de nouveau en criant : « A bas les aristocrates ! à
« la lanterne! » Deux ou trois officiers, qui étaient sur
le seuil de la porte, s'indignent; l'un d'eux, tirant l'épée,
menace un jeune homme de le frapper s'il continue.
Aussitôt la foule crie : « A la garde! au secours! a l'as-
« sassin ! » s'élance contre l'officier qui rentre en appe-
lant aux armes. Ses camarades, l'épée à la main, des-
cendent pour défendre l'entrée ; M. de Guiramand lâche
deux coups de pistolets, reçoit un coup de fusil dans la
cuisse. Une grêle de pierres fait voler les fenêtres en
éclats, la porte est sur le point d'être enfoncée, plu-
sieurs membres du cercle se sauvent par les toits. Une
douzaine d'autres, la plupart officiers, se forment en
peloton, et percent la foule, l'épée haute, frappant,
frappés : cinq sont blessés, mais s'échappent. — Sur
quoi la municipalité fait murer à l'instant les fenêtres
et les portes du cercle, renvoie de la ville le régiment
de Lyonnais, fait décréter sept officiers et M. de Guira-
mand de prise de corps, tout cela en quelques heures
et sans autre témoignage que celui des vainqueurs.
Mais ces mesures si promptes, si fortes et si partiales,
ne suffisent point au club ; il y a d'autres conspirateurs à
saisir ; c'est lui qui les désigne et va les prendre. — Trois
mois auparavant, M. Pascalis, avocat, haranguant avec
plusieurs de ses confrères le parlement dissous, avait
déploré l'aveuglement du peuple « exalté par des pré-
rogatives dont il ne connaît pas le danger ». Manifes-
ement un homme qui a osé parler ainsi est un traître.
— 11 en est un autre, M. Morellet de la Roquette, qui a
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 91
refusé d'appartenir au cercle proscrit; mais ses anciens
vassaux ont dû l'actionner en justice pour lui faire ac-
cepter le rachat de ses droits féodaux, et, six ans aupa-
ravant, sa voiture, en passant sur le cours, a écrasé un
enfant : lui aussi, il est donc l'ennemi du peuple. Pen-
dant que la municipalité délibère, « quelques membres
« du club » se réunissent, décident qu'il faut mettre la
main sur MM. Pascalis et de la Roquette. Dès onze heu-
res du soir, quatre-vingts gardes nationaux de bonne
volonté et conduits par le président du club vont à
une lieue de là les saisir dans leur lit, et les amènent aux
prisons de la ville. — Un si grand zèle ne laisse pas
d'être inquiétant, et, si la municipalité tolère les arres-
tations, elle voudrait bien empêcher les meurtres. En
conséquence, le lendemain 15 décembre, elle mande
de Marseille quatre cents Suisses du régiment d'Ernest
et quatre cents gardes nationaux; elle leur adjoint la
garde nationale d'Aix, et les requiert de garder la pri-
son contre toute violence. Mais, avec les gardes na-
tionaux de Marseille, sont venus quantité de gens armés,
volontaires du désordre ; dans l'après-midi du 15, un
premier attroupement essaye de forcer la prison, et, le
lendemain matin, de nouveaux pelotons se forment,
demandant la tête de M. Pascalis. En avant sont les
hommes du club, avec « une foule d'inconnus venus du
« dehors qui commandent et qui exécutent ». La popu-
lace d'Aix a été travaillée pendant la nuit, et toutes les
digues se rompent à la fois. Aux premières clameurs,
les gardes nationaux qui sont de service sur le cours
92 LA REVOLUTION
se débandent et se dispersent; aucun signal ne ras-
semble les autres; malgré les règlements, la générale
n'est point battue. « La majeure partie de la garde
« nationale s'éloigne, afin de ne point paraître auto-
ci riser par sa présence les attentats qu'elle n'a pas
« l'ordre d'empêcher. Les citoyens paisibles sont dans
« la consternation » ; chacun fuit ou s'enferme chez
soi; les rues sont désertes et silencieuses. — Cepen-
dant la porte de la prison est ébranlée par les coups
de hache. Le procureur-syndic du département, qui
invite le commandant des Suisses à protéger les pri-
sonniers, est empoigné, emmené, et court risque de
la vie. Trois officiers municipaux, qui arrivent en
écharpe, n'osent donner L'ordre que réclame le com-
mandant : faire couler le sang, faire tuer tant d'hom-
mes; il est clair qu'en ce moment décisif leur respon-
sabilité leur fait peur. « Nous n'avons pas d'ordres à
« donner. » — Alors, dans cette cour de caserne qui en-
toure la prison, un spectacle extraordinaire se déroule.
Du côté de la loi sont huit cents hommes armés,
les quatre cents Suisses et les quatre cents gardes na-
tionaux de Marseille, tous rangés en bataille et le fusil
au bras, avec une consigne expresse, répétée la veille
et à trois reprises par la municipalité, par le district,
par le département, avec les sympathies de tous les
habitants honnêtes et de la majeure partie de la garde
nationale. Mais la phrase légale et indispensable ne sort
point des lèvres qui, en vertu de la Constitution, ont
charge de la prononcer, et une petite troupe de force-
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 9">
ncis se trouve souveraine. A leur tour, sous les yeux de
leurs soldats qui restent immobiles, les trois officiers
municipaux sont saisis, et, « la baïonnette sur la poi-
« trine, ils signent, comme contraints, l'ordre de livrer
« au peuple M. Pascalis ». M. de la Roqv/ette est livré
par surcroît. « Ce qui a paru de la garde nationale
« d'Àix », c'est-à-dire la minorité jacobine, se forme eu
cercle autour de la porte de la prison, et s'érige en
conseil de guerre : les voilà tout à la fois « accusateurs,
« témoins, juges et bourreaux ». Un capitaine emmène
les deux condamnés sur le cours; ils sont pendus.
Presque aussitôt le vieux M. de Guiramand, que la garde
nationale de son village amenait prisonnier à Aix, est
pendu de même. — Aucune information contre les
assassins : le nouveau tribunal, effrayé ou prévenu, s'est
rangé depuis longtemps dans le parti populaire; en
conséquence, c'est contre les opprimés, contre les mem-
bres du cercle lapidé, qu'il instrumente. Décrets de
prise de corps ou d'ajournement personnel, perquisi-
tions, saisies de correspondances, les procédures pieu-
vent sur eux. Trois cents témoins sont interrogés. Des
officiers arrêtés sont « chargés de chaînes et jetés dans
« les cachots ». — Désormais le club règne et « fait
« trembler tout le monde1 •> . — « Du 25 au 27 décembre,
« plus de deux mille passeports sont délivrés à Aix. »
-- « Si les émigrations continuent, écrivent les com-
(i missaires, il ne restera plus bientôt à Aix que des
1. Archives nationales, V, 3195 Lettres des commissaires,
11 février, 20 mars, 10 mai 1791.
9i LA RÉVOLUTION
« ouvriers sans travail et sans aucune ressource.... Des
« rues entières restent inhabitées.... Tant que l'irnpu-
« nité paraîtra assurée à de tels forfaits, la crainte éloi-
« gnera de cette ville quiconque aura quelques moyens
« de subsister ailleurs. » — Plusieurs sont revenus
après l'arrivée des commissaires, espérant par eux
sûreté et justice. Mais, « si l'information n'est pas
« ordonnée, à peine aurons-nous quitté Aix, que trois
a cents ou quatre cents familles l'abandonneront.... Et
« quel homme sensé oserait garantir que bientôt eba-
« que village n'aura pas son pendu?... Des valets de
« campagne arrêtent leurs maîtres.... L'espérance de
« l'impunité porte les habitants des villages à se per-
« mettre toute espèce de dégâts dans les forêts, ce qui
« est du plus grand danger dans un pays où les bois
« sont très rares. Ils établissent tous les jours les pré-
ci tentions les plus absurdes et les plus injustes vis-à-
« vis des riches propriétaires, et le fatal cordon est
« toujours l'interprète et le signal de leur volonté. » —
l'oint de refuge contre ces attentats. « Le département,
« les districts, les municipalités n'administrent que
« conformément aux pétitions multipliées du club. » —
Aux yeux de tous, en un jour solennel, leur défaite
éclatante a manifesté leur faiblesse, et, courbés sous
leurs nouveaux maîtres, les magistrats ne gardent leur
autorité légale qu'à condition de la mettre au service
du parti vainqueur.
CHAPITRE II
Souveraineté des passions libres. — I. Les vieilles haines reli-
gieuses. — Montauban et Nîmes en 1790. — II. La passion
dominante. — Sa forme aiguë, la crainte de la faim. — Les
grains ne circulent plus. — Intervention et usurpation des
assemblées électorales. — Maximum et code rural en Nivernais.
— Les quatre provinces du Centre en 1790. — Cause perma-
nente delà cherté. — L'anxiété et l'insécurité. — Stagnation des
grains. — Les départements voisins de Paris en 1791. — Le
blé prisonnier, taxé et requis par force. — Grosseur des attrou-
pements en 1792. — Les armées villageoises de l'Eure, de la
Seine-Inférieure et de l'Aisne. — Recrudescence du désordre
après le 10 août. — La dictature de l'instinct lâché. — Ses expé-
dients pratiques et politiques. — III. L'égoïsme du contribua-
ble. — Issoudun en 1790. — Révolte contre l'impôt. — Les
perceptions indirectes en 1789 et 1790. — Abolition de la
gabelle, des aides et des octrois. — Les perceptions directes en
1789 et 1790. — Insuffisance et retard des versements. — Les
contributions nouvelles en 1791 et 1792. — Retards, partialité
et dissimulations dans la confection des rôles. — Insuffisance
et lenteur des recouvrements. — Payement en assignats. — Le
contribuable se libère à moitié prix. — Dévastation des forêls.
— Partage des biens communaux. — IV. La cupidité du tenan-
cier. — La troisième et la quatrième jacquerie. — La Bretagne,
le Limousin, le Quercy, le Périgord et les provinces voisines en
1790 et 1791. — L'attaque et l'incendie des châteaux. — Les
titres brûlés. — Les redevances refusées. — Les étangs détruits.
— Caractère principal, moteur premier et passion maîtresse de
la Révolution.
En cet état de choses, les passions sont libres; il suf-
fit qu'il y en ait une énergique et capable de grouper
LA RÉVOUTTION. II. T. IV. — 7
96 LA REVOLUTION
quelques centaines d'hommes, pour faire une faction
ou une bande qui se lance à travers les fils dénoués ou
fragiles du gouvernement passif ou méconnu. Une
grande expérience va se faire sur la société humaine :
grâce au relâchement des freins réguliers qui la main-
tiennent, on pourra mesurer la force des instincts per-
manents qui l'attaquent. Ils sont toujours là, même en
temps ordinaire; nous ne les remarquons point, parce
qu'ils sont refoulés, mais ils n'en sont pas moins actifs,
efficaces, bien mieux, indestructibles. Sitôt qu'ils cessent
d'être réprimés, leur malfaisance se déclare connue
celle de l'eau qui porte une barque et qui, à la pre-
mière fissure, entre pour tout submerger.
I
Et d'abord ce n'est pas avec des fédérations, des em-
brassades, des effusions de fraternité, que l'on con-
tiendra les passions religieuses. Dans le Midi, où les
protestants sont persécutés depuis plus d'un siècle, il y
a des haines vieilles de cent ans1. — Vainement les
édits odieux qui les opprimaient sont depuis vingt ans
tombés en désuétude. Vainement, depuis 1787, tous les
droits civils leur ont été restitués. Le passé survit dans
les souvenirs qui le transmettent, et deux groupes sont
en fa,ce l'un de l'autre, celui des protestants et celui
1. Mot de Jeanbon-Saint-André à Mathieu Dumas, envoyé pour
rétablir la paix à Montauban (1790) : « C'est le jour de la ven-
u geance, et nous l'attendons depuis cent ans. » [Mémoires de
\i ithieu Dumas.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 97
des catholiques, chacun d'eux défiant, hostile, prompt
à se mettre en défense, interprétant comme un plan
d'attaque tous les préparatifs de son adversaire : en de
telles circonstances, les fusils partent tout seuls. — Sur
une alarme à Uzès1, on verra tout d'un coup les catho-
liques, au nomhre de deux mille, s'emparer de l'évèché
et de l'hôtel de ville, les protestants, au nombre de
quatre cents, s'assembler hors des murs sur l'Espla-
nade, et passer ainsi la nuit l'arme au bras, chaque
troupe persuadée que l'autre va la massacrer, et appe-
lant au secours l'une les catholiques de Jalès, l'autre les
protestants de la Gardonnenque. — Entre deux partis
ainsi disposés, il n'y aurait qu'un moyen d'empêcher la
guerre civile : ce serait l'ascendant d'un tiers arbitre,
étranger, présent, énergique. A cet effet, le comman-
dant militaire du Languedoc propose un plan efficace :
selon lui2, les boutefeux sont, d'un côté les évoques
du bas Languedoc, de l'autre côté MM. Rabaut-Saint-
Étienne, le père et les deux fils, tous les trois pasteurs;
qu'on les rende responsables « sur leurs têtes » de tout
attroupement, insurrection, ou tentative pour débau-
cher l'armée; qu'un tribunal de douze juges soit choisi
par les municipalités des douze villes; qu'on traduise
devant lui les délinquants ; qu'il prononce en dernier
ressort et que la sentence soit exécutable à l'instant
même. — Mais c'est justement le système inverse qui
1. Dampmartin, I, 187 (témoin oculaire).
2. Archives nationales, F7, 3223, et 3216. Lettres de M. de Bou-
zols, maréchal de camp, en résidence à Montpellier, 21, 25 et
28 mai 1790.
08 LA RÉVOLUTION
est de mode. Organisés en milices et confiés à eux-
mêmes, les deux partis ne peuvent manquer de tirer
l'un sur l'autre, d'autant plus que les nouvelles lois
ecclésiastiques viennent, de mois en mois, frapper,
comme autant de marteaux, sur la sensibilité catho-
lique, et faire jaillir une pluie d'étincelles sur les
amorces de tant de fusils chargés.
A Montauban, le 10 mai 1790, jour de l'inventaire et
de l'expropriation des communautés religieuses1, les
commissaires ne peuvent entrer ; des femmes en délire
se sont couchées en travers des portes ; il faudrait leur
passer sur le corps, et un grand attroupement se forme
aux Cordeliers, où l'on signe une pétition pour le main-
tien des couvents. — Témoins de cette effervescence,
les protestants prennent peur : quatre-vingts de leurs
gardes nationaux marchent sur l'hôtel de ville, et s'em-
parent à main armée du poste qui le couvre. La muni-
cipalité leur ordonne de se retirer ; ils refusent. — Là-
dessus, les catholiques assemblés aux Cordeliers se pré-
cipitent en tumulte, lancent des pavés, ébranlent les
portes à coups de poutres. Quelqu'un crie que les pro-
testants réfugiés dans le corps de garde tirent par la
fenêlre. Aussitôt la multitude furieuse envahit l'arsenal,
s'arme de tout ce qu'elle y trouve, fusille le corps de
garde ; cinq protestants sont tués, vingt-quatre blessés.
Un officier municipal et la maréchaussée sauvent les
autres, mais on les oblige à venir deux à deux, en che-
1. Mary Lafon, Histoire d'une ville protestante (avec les pièces
originales, extraites des archives de Montauban).
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 90
mise, a genoux, faire amende honorable devant la cathé-
drale, et, au sortir de là, on les met en prison. — Pen-
dant le tumulte, des cris politiques ont été proférés; on
a crié : Vive la noblesse ! Vive l'aristocratie ! A bas la
nation ! A bas le drapeau tricolore! et Bordeaux, jugeant
que Montauban est en révolte contre la France, envoie
quinze cents hommes de sa garde nationale pour élargir
les détenus. Toulouse veut aider Bordeaux ; la fermen-
tation est terrible; quatre mille protestants se sauvent
de Montauban ; des cités arme'es vont se combattre
comme jadis en Italie. 11 faut qu'un commissaire de
l'Assemblée nationale et du roi, Mathieu Dumas, vienne
haranguer le peuple de Montauban, obtenir la déli-
vrance des prisonniers et rétablir la paix.
Un mois après, à Nîmes1, l'échauffourée, plus san-
glante, tourne contre les catholiques. — A la vérité,
sur cinquante-quatre mille habitants, les protestants
ne sont que douze mille; mais le grand commerce
est entre leurs mains : ils tiennent les manufactures;
ils font vivre trente mille ouvriers, et, aux élections
de 1789, ils ont fourni cinq députés sur huit.
1. Archives nationales, F7, 3216. Procès-verbal de la municipalité
de Nîmes, et rapport de l'abbé de Belmont. — Rapport des com-
missaires administrateurs, 28 juin 1790. — Pétition des catholi-
ques, 20 avril. — Lettres de la municipalité, des commissaires ei
de M. de Nausel sur les événements des 2 et 5 mai. — Lettre d(
M. Rabaut-Saint-É tienne, 12 mai. — Pétition de la veuve Cas.
50 juillet. — Rapport (imprimé) de M. Alquier, 19 février 179 1
— Mémoire (imprimé) du massacre des catholiques de Nîmes, pai
Froment (1790). — Nouvelle adresse de la municipalité de Nîmes,
présentée par le maire, M. de Margueritte, député (1790), impri-
mée. — Mercure de France, 2"> février 1791.
100 LA RÉVOLUTION
En ce temps-là les sympathies étaient pour eux ; per-
sonne n'imaginait alors que l'Église régnante pût
courir un risque. A son tour, elle est attaquée, et
voilà les deux partis qui s'affrontent. — Les catho-
liques signent une pétition1, racolent les maraîchers
du fauhourg, gardent la cocarde blanche, et, lors-
qu'elle est interdite, la remplacent par un pouf
rouge, autre signe de reconnaissance. À leur tète est
Froment, homme énergique, qui a de grands projets;
mais, sur le sol miné où il marche, l'explosion ne sau-
rait être conduite. Elle se fait d'elle-même, au hasard,
par le simple choc de deux défiances égales, et, avant
le jour final, elle a commencé et recommencé déjà vingt
fois par des provocations mutuelles, dénonciations,
insultes, libelles, rixes, coups de pierre et coups de
fusil. — Le 15 juwi 1700, il s'agit de savoir quel parti
(li limera des administrateurs au district et au départe-
ment; à propos des élections, le combat s'engage. Au
poste de l'évéché où se tient l'assemblée électorale, les
dragons protestants et patriotes sont venus « trois fois
« plus nombreux qu'à l'ordinaire, mousquetons et pis-
« tolcts chargés, la giberne bien garnie », et ils font
patrouille dans les alentours. De leur côté, les pouls
rouges, royalistes et catholiques, se plaignent detre
menacés, « nargués ». Ils font avertir le suisse « de ne
« plus laisser entrer aucun dragon à pied ni à cheval,
t. La pétition est signée par 3127 personnes, outre 1500 qui ont
apposé leur croix, déclarant ne savoir écrire. — La contre-péti-
tion iln club est signée de 1G'2 noms.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 101
« sous peine de vie », et déclarent que « l'évêché n'est
« pas fait pour servir de corps de garde ». — Attroupe-
ments, cris sous les fenêtres : des pierres sont jetées;
la trompette d'un dragon qui sonnait le rappel est
brisée ; deux coups de fusil partent1. Aussitôt les dra-
gons font une décharge générale qui blesse beaucoup
d'hommes et en tue sept. — A partir de ce moment,
pendant toute la soirée et toute la nuit, on tire dans
toute la ville, chaque parti croyant que l'autre veut
l'exterminer, les protestants persuadés que c'est une
Saint-Barthélémy, les catholiques que c'est « uneMiche-
lade ». Personne pour se jeter entre eux. Bien loin de
donner des ordres, la municipalité en reçoit : on la
rudoie, on la bouscule, on la fait marcher comme un
domestique. Les patriotes viennent prendre à l'hôtel de
ville l'abbé de Belmont, officier municipal, lui comman
dent, sous peine de mort, de proclamer la loi martiale,
et lui mettent en main le drapeau rouge. « Mardis
« donc, calotin, b..., j... f...! Plus haut le drapeau,
« plus haut encore, tu es assez grand pour cela. » Et
des bourrades, des coups de crosse. Il crache le sang
n'importe, il faut qu'il soit en tête, bien visible, en façon
de cible, tandis que, prudemment, ses conducteurs
restent en arrière. Il avance ainsi, à travers les balles,
tenant le drapeau, et se trouve prisonnier des poufs
rouges, qui le relâchent en gardant son drapeau. —
1. Ce dernier fait, affirmé dans le rapport de M. Alquier, est
nié par la municipalité. Selon elle, les poufs rouges attroupés
autour de l'évêché n'avaient pas de fusils.
102 LA P. ÉVOLUTION
Second drapeau rouge tenu par le valet de ville, seconde
promenade, .nouveaux coups de fusil, les poufs rouges
capturant encore ce drapeau, ainsi qu'un autre officier
municipal. — Le reste de la municipalité et un commis-
saire du roi se réfugient aux casernes et font sortir la
troupe. Cependant Froment et ses trois compagnies,
cantonnés dans leurs tours et leurs maisons du rempart,
résistent en désespérés. Mais le jour a paru, le tocsin a
onné, la générale a battu, les milices patriotes du voi-
sinage, les protestants de la montagne, rudes Cévenols,
arrivent en foule. Les poufs rouges sont assiégés ; un
couvent de capucins, d'où l'on prétend qu'ils ont tiré,
est dévasté, cinq capucins sont tués. La tour de Froment
est démolie à coups de canon, prise d'assaut; son frère
est massacré, jeté en bas des murailles; un couvent de
jacobins attenant aux remparts est saccagé. Vers le soir,
tous les poufs rouges qui ont combattu sont tués ou en
fuite; il n'y a plus de résistance. — Mais la fureur sub-
siste, et les quinze mille campagnards qui ont afllué dans
la ville jugent qu'ils n'ont pas travaillé suffisamment.
En vain on leur représente que les quinze autres com-
pagnies de poufs rouges n'ont pas bougé, que les prés
tendus agresseurs « ne se sont pas même mis en état
« de défense », que, pendant toute la bataille, ils sont
restés au logis, qu'ensuite, par surcroît de précaution,
la municipalité leur a fait rendre leurs armes. En vain
l'assemblée électorale, précédée d'un drapeau blanc,
vient sur la place publique exhorter les citoyens à la
concorde, « Sous prétexte de fouiller les maisons sus-
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 103
a pectes, on pille, on dévaste ; tout ce qui ne peut être
« enlevé est brisé. » A Nîmes seulement, cent vingt mai-
sons sont saccagées ; mômes ravages aux environs ; au
bout de trois jours, le dégât monte à sept ou huit cent
mille livres. Nombre de malheureux sont égorgés chez
eux, ouvriers, marchands, vieillards, infirmes ; il y en a
qui, « retenus dans leur lit depuis plusieurs années,
a sont traînés sur le seuil de leur porte pour y être
« fusillés ». D'autres sont pendus sur l'Esplanade, au
Cours Neuf, d'autres hachés vivants à coups de faux et
de 'sabres, les oreilles, le nez, les pieds, les poignets
coupés. Selon l'usage, des légendes horribles provoquent
des actions atroces. Un cabaretier, qui a refusé de dis-
tribuer les listes anticatholiques, passe pour avoir dans
sa cave une mine toute prête de barils de poudre et de
mèches soufrées ; on le dépèce à coups de hache et de
sabre; on décharge vingt fusils sur son cadavre; on l'ex-
pose devant sa maison avec un pain long sur la poitrine,
et on le perce encore de baïonnettes en lui disant : « Mange,
« b..., mange donc! » — Plus de cent cinquante catho-
liques ont été assassinés; beaucoup d'autres, tout san-
glants, « sont entassés dans les prisons », et l'on conti-
nue les perquisitions contre les proscrits; dès qu'on les
aperçoit, on tire sur eux comme sur des loups. Aussi
des milliers d'habitants demandent leurs passeports et
quittent la ville. — Cependant, de leur côté, les campa-
gnards catholiques des environs massacrent six protes-
tants, un vieillard de quatre-vingt-deux ans, un jeune
homme de quinze ans, un mari et sa femme dans leur
1(1} LA REVOLUTION
métairie. — Pour arrêter les meurtres, il faut l'interven-
tion de la garde nationale de Montpellier. Mais, si l'ordre
est rétabli, ce n'est qu'au profit du parti vainqueur. Les
trois cinquièmes des électeurs se sont enfuis; un tiers
des administrateurs du district et du département a été
nommé en leur absence, et la majorité des nouveaux
directoires est prise dans le club patriote. C'est pourquoi
les détenus sont traités d'avance en coupables : « Nul
« huissier n'ose leur prêter son ministère, ils ne sont pas
« admis à faire la preuve de leurs faits justificatifs, et
« personne n'ignore que les juges ne sont pas libres1. »
— Ainsi finissent partout les commencements ou les
éclats de la discoïde religieuse et politique. Le vainqueur
bâillonne la loi quand elle va parler pour ses adversaires,
et, sous l'iniquité légale de son administration perma-
nente, il écrase ceux qu'il a terrassés par la violence illé-
gale de ses coups de main.
II
Des passions comme celle-ci sont l'œuvre de la culture
humaine et ne se déchaînent que sur un territoire res-
treint. Il est une autre passion qui n'est ni historique ni
locale, mais naturelle et universelle, la plus indomptable,
la plus impérieuse, la plus redoutable de toutes, je veux
t. Archives nationales, F7, 3216. Lettre de M. de Lespin, major
à Mines, au commandant de laProvence, M. de Périgord, '27 juil-
let 1790. o Les trames, les conspirations, que l'on avait attri-
« buées au parti vaincu et que l'on croyait découvrir dans les
« dépositions de quatre cents hommes emprisonnés, s'évanouis-
u sent à mesure que la procédure avance. Les véritables COupa-
« blés ne se rencontreront que dans les dénonciateurs. »
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 105
dire la crainte de la faim. Car elle ne sait ni attendre, ni
raisonner, ni voir au delà d'elle-même. A chaque canton
ou commune il faut son pain, son approvisionnement sur
et indéfini. Que le voisin se pourvoie comme il pourra;
nous d'abord, ensuite les autres. Et, par des arrêtés,
par des coups de force, chaque groupe garde chez lui les
subsistances qu'il a, ou va prendre chez les autres les
subsistances qu'il n'a pas.
A la fin de 1789 l, « le Roussillon refuse des secours au
<{ Languedoc ; le haut Languedoc au reste d- la province,
« la Bourgogne au Lyonnais ; le Dauphiné se cerne ; une
« partie de la Normandie retient les blés achetés pour
« secourir Paris ». A Paris, il y a des sentinelles à la porte
de tous les boulangers; le 21 octobre, l'un d'eux est lan-
terné, et sa tête portée au bout d'une pique. Le 27 octobre,
à Vernon, c'est le tour d'un négociant en blé, Planter,
qui, l'hiver précédent, a nourri les pauvres de six lieues
à la ronde ; en ce moment, ils ne lui pardonnent pas d'en-
voyer des farines à Paris; pendu deux fois, il est sauvé,
parce que deux fois la corde casse. — Ce n'est que par
force et sous escorte que l'on peut faire arriver du grain
dans une ville; incessamment les gardes nationales ou
le peuple soulevé le saisissent au passage. En Norman-
die*, la milice de Caen arrête sur les grands chemins le
1. Bûchez et P.oux, III, 240 [mémoire des ministres, 28 ccto-
bre 1789). — Archives nationales, D, XXIX, 5. Délibération du
conseil municipal de Vernon (4 novembre 1789).
2. Arcliives nationales, KK, 1105. Correspondance de M. de
Tlii.ird, 4 novembre 1789. — Autres faits semblables, 4 septem-
bre, 23 octobre, 4 et 19 novembre 1789, 27 janvier et 27 mars 1790.
!06 LA RÉVOLUTION
blé qu'on porte à Harcourt et ailleurs. En Bretagne,
Auray et Vannes retiennent les convois de Nantes; Lan-
nion, ceux de Brest. Brest ayant voulu négocier, ses com-
missaires sont pris au collet; couteau sur la gorge, on
les contraint à signer l'abandon pur et simple des grains
qu'ils ont payés, et ils sont reconduits hors de Lannion
à coups de pierres. Là-dessus, 1 800 hommes sortent de
Brest avec quatre canons, et vont reprendre leur bien,
fusils chargés. Ce sont les mœurs des grandes famines
féodales, et, d'un bout à l'autre de la France, sans
compter les émeutes des affamés à l'intérieur des villes,
on ne trouve qu'attentats semblables ou revendications
pareilles. — « Le peuple armé de Nantua, Saint-Claude et
« Septmoncel, dit une dépêche1, a de nouveau coupé les
« vivres au pays de Gex; il n'y vient de blé d'aucun
« côté; tous les passages sont gardés. Sans le secours
« du gouvernement de Genève qui veut bien prêter
« 800 coupées de blé à ce pays, il faudrait ou mourir de
« faim, ou aller, à main armée, enlever le grain aux
« municipalités qui le retiennent. » Narbonne affame
Tmilon; sur le canal du Languedoc, la navigation est
interceptée; les populations riveraines repoussent deux
compagnies de soldats, brûlent un grand bâtiment, veu-
lent « détruire le canal lui-même ». — Bateaux arrêtés,
voitures pillées, pain taxé de force, coups de pierres cl
coups de fusil, combats de la populace contre la garde
nationale, des paysans contre les citadins, des acbeteurs
1. Archives nationales, F7, ZTol . IcUvc de Gex, 29 mai 1700.
— lînchez et Roux, VII, 198, 3G9 (soi tembre-octobre 1790).
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 107
contre les marchands, des ouvriers et des journaliers
contre les fermiers et les propriétaires, à Castelnaudary,
à Niort, à Saint-Étienne, dans l'Aisne, dans le Pas-de-
Calais, principalement sur la longue ligne qui va de
Montbrison à Angers, c'est-à-dire dans presque toute
l'étendue de l'immense bassin de la Loire, tel est le spec-
tacle que présente l'année 1790. — Et pourtant la récolte
n'a point été mauvaise. Mais le blé ne circule plus;
chaque petit centre s'est contracté pour accaparer l'ali-
ment : de là le jeûne des autres et les convulsions de
tout l'organisme, premier effet de l'indépendance plé-
nière que la Constitution et les circonstances confèrent
à chaque groupe local.
« On nous dit de nous assembler, de voter, de nom-
ci mer des gens qui feront nos affaires : faisons-les nous-
« mêmes. Assez de bavardages et de simagrées : le pain
« à deux sous, et allons chercher le blé où il y en a. » —
Ainsi raisonnent les paysans, et, dans le Nivernais, le
Bourbonnais, le Berry, la Touraine, les réunions électo-
rales sont le boutefeu des insurrections1. A Saint-
Sauge, « avant tout travail, l'assemblée primaire oblige
« les officiers municipaux, sous peine d'être décollés, à
« taxer le blé; » àSaint-Géran,lepain, le blé et la viande;
à Châtillon-en-Bazois, toutes les denrées, et toujours à
un tiers ou moitié au-dessous du cours, sans parler
1. Archives nationales, H, 1453. Correspondance de M. de Iier-
cheny, commandant des quatre provinces du Centre. Lettres du
25 mai, 11, 19, 27 juin 1790. — Archives nationales, D, XXIX, 4.
Délibération des administrateurs du district de Bourbon-Lancy,
26 mai.
108 LA RÉVOLUTION
d'autres exigences. — Par degrés, ils en viennent à dresser
un tarif de toutes les valeurs qu'ils connaissent, et pro-
clament un maximum anticipé, par suite un code com-
plet d'économie rurale et sociale : dans sa rédaction tu-
multueuse et décousue, on y voit leurs volontés et leurs
sentiments comme dans un miroir1. C'est le programme
villageois : avec des variantes locales, il faut que ses
divers articles s'exécutent, tantôt l'un, tantôt l'autre,
selon l'occasion, le besoin, le moment, en premier lieu
l'article qui concerne les vivres. — Comme à l'ordinaire,
le désir a produit la légende : les paysans se croient auto-
risés, ici par un décret de l'Assemblée nationale et du
roi, là par une commission expresse donnée au comte
d'Estrées. Déjà, au marché de Saint- Amand, « un homme
« monté sur un tas de blé a crié : Au nom du Roi et de la
<i Nation, le blé à moitié au-dessous du cours! » De plus,
1. Archives nationales, H, 1453. Proccs-vcrbal d'une dizaine
de paroisses du Nivernais, 4 juin. La livre de pain blanc à 2 sous
et de pain bis à 1 sou et demi. Les laboureurs à 50 sous, les fau-
cheurs à 10 sous, les charrons à 10 sous, les huissiers à G sens
par lieue. Le beurre à 8 sous, la viande à 5 sous, le lard à
8 sous, l'huile à 8 sous la pinte. La toise de maçonnerie à 40 sous,
la paire de grands sabots à 3 sous. « Rendre tous les usages et
« pacages qui ont été pris par justice. Les chemins seront libres
« partout comme auparavant. Toutes les rentes seigneuriales
« seront supprimées. Les meuniers ne prendront que le treute-
« deuxième du boisseau. Les seigneurs de notre département ren-
(i dront tous les bordelapes et biens mal acquis. Le curé de Uièze
« n'aura d'autre emploi que de dire sa Blesse à oeuf heures et
c les vôpres à deux heures, en été comme en hiver; il mariera
< el enterrera gratis, sauf à nous de lui payer sa pension. Les
a messes loi seront pavées 6 sous; il ne sortira de sa cure
« que pour dire son bréviaire et visiter honnêtement ses parois-
« siens ci paroissiennes. Les chapeaux de 3 livres à 50 sous. La
« (crosse de rions d'emballage à 3 livres. Les curés ne tiendront
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 109
il est avéré qu'un chevalier de Saint-Louis, ancien offi-
cier des grenadiers royaux, marche à la tête de plusieurs
paroisses et publie des ordonnances en son nom et au nom
du roi, avec amende de huit livres pour quiconque refu-
sera de se joindre à lui. — De toutes parts, il se fait un
fourmillement de blouses et la résistance est vaine; il y
en a trop, la maréchaussée est noyée sous leur flot. Car
ces législatures rurales sont la garde nationale elle-
même, et quand elles ont voté la taxe ou la réquisition
des vivres, elles ont des fusils pour l'imposer.
Bon gré, mal gré, il faut bien que les officiers muni-
cipaux prêtent aux insurgés leur ministère. Au Donjon,
l'assemblée électorale a saisi le maire de l'endroit, avec
menace de le tuer et d'incendier sa maison, s'il ne met
pas la coupée de blé à 40 sous : il signe, et tous les
maires présents avec lui, « sous peine de vie ». Aussi-
tôt, « au son des fifres et des tambours », les paysans
a que des servantes sages de cinquante ans. Les curés n'iront ni
« aux foires, ni aux marchés. Tous les curés auront la même
a condition que celui de Bièze. Il n'y aura plus de gros mar-
« chands de blé. Les commis qui auront fait des prises injustes
« rendront l'argent. Les fermiers finiront à la Saint-Martin. M. le
« comte, quoique absent, M. de Tontenelle et M. le commandant
« signeront sans difficulté. M. le curé de Mingot résiliera par
« écrit sa cure; (il) s'est sauvé avec sa servante, il a même man-
te que sa messe le premier vendredi de la Fête-Dieu, et il est à
« présumer qu'il a couché dans les bois. Les menuisiers seront
« taxés au prix des charrons. Les courroies de bœuf à 40 sous,
s les jougs à 10 sous. Les maîtres payeront la moitié des tailles.
« Les notaires ne prendront que la moitié de ce qu'ils prenaient
« autrefois, ainsi que les contrôleurs. La commune proteste se
« pourvoir contre ce qu'elle aurait oublié dans le présent article,
o soit de fait, soit de droit. » (Signé par une vingtaine de per-
sonnes, dont plusieurs maires ou greflicrs de municipalités.)
110 LA RÉVOLUTION
se répandent dans les paroisses voisines, se font délivrer
le blé à 40 sous, et leur mine est si résolue, que quatre
brigades de gendarmerie, envoyées contre eux, ne trou-
vent rien de mieux à faire que de se retirer. — Non
contents de se garnir les mains, ils se ménagent des
réserves. Le blé est prisonnier : dans le Nivernais et le
Bourbonnais, les paysans tracent une ligne de démarca-
tion que nul sac du pays ne doit franchir; en cas de
contravention, la corde et la torche sont là pour le
délinquant. — Reste à surveiller l'application du règle-
ment : dans le Berri, les paysans viennent par bandes à
chaque marché pour maintenir partout leur tarif. En
vain on leur représente qu'ils vont rendre les marchés
déserts : « ils répondent qu'ils sauront bien faire venir
« du grain, qu'ils iront en prendre chez tous les parti-
« culiers, et même de l'argent, s'ils en ont besoin ».
De l'ait, « un grand nombre de personnes ont leurs grc-
« niers et leurs caves pillés » ; on contraint les fer-
miers à porter leur récolte dans un grenier commun;
on rançonne les riches; « on fait contribuer les sei-
« gneurs; on oblige à faire des donations de domaines
« entiers; on enlève les bestiaux; on veut ôter la vit>
« aux propriétaires »;et, comme les villes défendent
leurs magasins et leurs marchés, on les attaque à force
ouverte1. Bourbon-Lancy, Bourbon-l'Archambault, Saint-
1. Archives nationales, II, l-i.">3. Même correspondance, 20 niai,
41 et 17 juin, 15 septembre 171)0. — lb., F7, ~^:>7. Lettre des
officiels municipaux de Marsigny, ~> mai ; des ofliciers municipaux
de Bourbon-Lancy, 5 juin. Extrait des lettres écrites à' M. Amelot,
1" juin.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE ni
Pierre-le-Moutier, Montluçon, Saint-Amand, Château-
Gontier, Decize, chaque petite cité est un îlot assailli
par la marée montante de l'insurrection campagnarde.
La milice y passe la nuit sous les armes ; des détache-
ments de la garde nationale des grandes villes, des
troupes réglées y viennent tenir garnison. A Bourbon-
Lancy, pendant huit jours, le drapeau rouge est en per-
manence, et les canons restent sur la place chargés et
braqués. Le 24 mai, Saint-Pierre-le-Moutier est attaqué,
et, toute la nuit, des deux côtés on se fusille. Le 2 juin,
Saint-Amand, menacé par vingt-sept paroisses, n'est
sauvé que par ses préparatifs et par sa garnison. Vers le
même temps, Bourbon-Lancy est attaqué par douze pa-
roisses réunies, Château-Gontier par les sabotiers des
forêts voisines; une bande de quatre à cinq cents villa-
geois arrête les convois de Saint-Amand et fait capituler
leurs escortes ; une autre bande se fortifie dans le châ-
teau de la Fin, et y tiraille un jour entier contre la
troupe et la garde nationale. — Les grandes villes elles-
mêmes ne sont pas en sûreté. Trois à quatre cents cam-
pagnards, conduits par leurs officiers municipaux,
entrent de force à Tours pour contraindre la municipa-
lité à baisser d'un tiers le prix du blé et à diminuer le
prix des baux. Deux mille ardoisiers, armés de fusils,
de broches et de fourches, pénètrent dans Angers pour
obtenir un rabais du pain, tirent sur la garde, sont
chargés par la garde nationale et la troupe; nombre
d'entre eux restent sur le carreau, deux sont pendus le
soir même, et le drapeau rouge demeure exposé huit
la klvolctios. u. T. IV. — 8
112 LA RÉVOLUTION
jours. « Sans le régiment de Picardie, disent les dépê-
« ches, la ville était pillée et incendiée. » — Par bon-
heur, comme la récolte s'annonce bien, les prix bais-
sent; comme les assemblées électorales sont closes, la
lermentation se ralentit, et, vers la fin de l'année, ainsi
qu'une éclaircie dans un orage permanent, on voit
poindre une trêve dans la guerre civile de la faim.
Rompue en vingt endroits par des explosions isolées,
la trêve n'est pas longue, et, vers le mois de juillet
1791, les troubles que provoque l'incertitude des sub-
sistances recommencent pour ne plus cesser. Dans ce
désordre universel, considérons seulement un groupe.,
celui des huit ou dix départements qui entourent et
nourrissent Paris. — Là sont de riches pays à blé, la
Brie, la Beauce, et, non seulement la récolte de 1700 a
été bonne, mais la récolte de 1791 est très ample. On
écrit de Laon au ministre1 que, dans le département de
l'Aisne, « il y a du blé pour deux années », que « les
« granges, ordinairement vides au mois d'avril, ne le
« seront pas cette année avant juillet », et que, p ai
conséquent, « les subsistances sont assurées ». Mais
cela ne suffit point; car la cause du mal n'est pas da us
le manque de blé. — Pour que dans une vaste et popu-
leuse contrée, où les terrains, les cultures et les métier?
diffèrent, chacun puisse manger, il faut que l'aliment
arrive à la portée de ceux qui ne le produisent pas.
Pour qu'il y arrive sans encombre, de lui-même, par Le
1. Archives nationales, F7, 5185 et SlSti. Lettre du président
du tribunal du district de Laon, 8 février 1702.
LA CONSTITUTION APPLIQUEE 113
seul effet de l'offre et de la demande, il faut une police
capable de protéger les propriétés, les transactions et
les transports. A mesure que dans un État l'autorité
devient plus faible, la sécurité devient moindre; à me-
sure que la sécurité devient moindre, la répartition des
subsistances devient plus difficile, et la gendarmerie
est un rouage indispensable dans la machine qui nous
apporte chaque jour notre pain quotidien. — C'est
pourquoi, en 1791, le pain quotidien manque à beau-
coup d'hommes. Par le seul jeu de la Constitution, aux
extrémités et au centre, tous les freins, déjà si lâches,
se sont desserrés et se desserrent chaque jour davan-
tage. Les municipalités, qui sont les vraies souveraines,
répriment plus mollement le peuple, les unes parce
qu'il est plus hardi et qu'elles sont plus timides, les
autres parce qu'elles sont plus radicales et qu'elles lui
donnent toujours raison. La garde nationale s'est lassée,
ne vient pas, ou refuse de faire usage de ses armes. Les
citoyens actifs sont dégoûtés et restent chez eux. A
Étampes1, où ils sont tous convoqués par les commis-
saires du département pour aviser aux moyens de réta-
blir un ordre quelconque, il ne s'en présente que vingt;
les autres disent, pour s'excuser, que, si la populace
les savait contraires à ses volontés, « elle brûlerait
f< leurs maisons », et ils s'abstiennent. « Ainsi, écri-
« vent les commissaires, la chose publique est aban-
c donnée à la discrétion des artisans et des ouvriers,
1. Archives nationales, F7, 52C8. Procès-verbal et observations
Jes deux commissaires envoyés à Étampes, 22-25 septembre 17W1.
114 LA KEVOLUTION
« dont les vues sont bornées à leur simple existence. »
— C'est donc le bas peuple qui règne, et les renseigne-
ments d'après lesquels il rend ses décrets sont des
rumeurs qu'il adopte ou qu'il fabrique, pour recouvrir
Stras une apparence de raison les attentats de sa cupi-
dité ou les brutalités de sa faim. A Étampes, « on lui a
(i insinué que les blés vendus pour nourrir les dépar-
ti tements au-dessous de la Loire sont embarqués à
« Paimbœuf. et de là conduits hors du royaume, pour
« être vendus à l'étranger ». Aux environs de Rouen, il
se figure « qu'on engloutit' les grains » tout exprès dans
« les mares, dans les étangs et dans les marnières ».
Auprès de Laon,des comités imbéciles et jacobins attri-
buent la cherté des subsistances à l'avidité des riches et
à la malveillance des aristocrates : selon eux, « des
« millionnaires jaloux s'enrichissent aux dépens du
« peuple. Ils appréhendent ses forces », et, n'osant se
mesurer avec lui « dans un combat honorable », ils
ont recours « à la trahison ». Afin de le vaincre plus
aisément, ils ont résolu de l'exténuer d'avance par
l'excès de la misère et par la longueur du jeûne ; c'est
pourquoi ils accaparent tout, « blés, seigles et farines,
« savons, sucre et eaux-dc-vie1 ». — De pareils bruits
1. Archives nationales, F", 3265. Le document suivant, entre
beaucoup d'autres, montrera les conceptions et les expédients de
l'imagination populaire. — Pétition de plusieurs haLitants de la
commune de Forges (Seine-Inférieure) : « au bon et incorrup-
« lible ministre de l'intérieur ». (10 octobre 1792.) Après trois
bonnes recuites successives, la disette dure toujours. Sous l'ancien
régime, le blé regorgeait, on en nourrissait les porcs, on engrais-
sait les veaux avec du pain. Il est donc certain que le blé est
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 115
suffisent pour lancer dans les voies de fait une foule
souffrante, et il est inévitable qu'elle prenne pour con-
seillers et conducteurs ceux qui la poussent du côté où
déjà elle penche. Il faut toujours des chefs au peuple,
et il les prend où il les trouve, tantôt dans son élite,
tantôt dans sa canaille. A présent que la noblesse est
chassée, que la bourgeoisie se retire, que les gros culti-
vateurs sont suspects, que le besoin animal exerce son
despotisme intermittent et aveugle, ses ministres appro-
priés sont les aventuriers et les bandits. Il n'est pas
nécessaire qu'ils soient très nombreux : dans un lieu
plein de combustible, quelques boulefeux suffisent
pour allumer l'incendie. On en compte « une vingtaine
« au plus dans chacune des villes d'Étampes et de
« Dourdan,.... hommes n'ayant rien à perdre et tout a
« gagner dans les troubles : ce sont eux qui excitent
« toujours la fermentation et le désordre, et les autres
« citoyens, par leur indifférence, leur en fournissent
« les moyens ». Parmi les nouveaux guides de la foule,
ceux dont on sait les noms sont presque tous des repris
de justice, habitués par leur métier antérieur aux coups
de main, aux violences, souvent au meurtre et toujours
au mépris de la loi. — A Brunoy1, les chefs de l'émeute
détourné par les accapareurs et les ennemis du nouveau régime.
Les Termes sont trop grandes : divisez-les. Il y a trop de pâtu-
rages : mettez tout en Lié. Forcez chaque propriétaire ou fermier
à déclarer sa récolte; qu'on en proclame le chilfre au prune; en
cas de mensonge, que l'homme soit mis à mort ou en prison, et
son blé confisqué. Obligez tous les cultivateurs des environs à ne
vendre qu'à Forges, etc., etc.
1. Archives nationales, F7, 32b8. Rapport des commissaires
116 LA RÉVOLUTION
sont « deux déserteurs du 18e régiment, condamnés,
« décrétés, impunis, qui, associés aux plus mauvais
« sujets et aux plus déterminés de la paroisse, mar-
(i client toujours armés et menaçants ». — A Étampes,
les deux principaux assassins du maire sont un bracon-
nier condamné plusieurs fois pour braconnage, et un
ancien carabinier renvoyé de son régiment avec de
mauvaises notes. Autour d'eux sont des artisans « sans
« domicile connu », ouvriers nomades, compagnons,
apprentis, gens sans aveu, rôdeurs de route, qui, les
jours de marché, affluent dans les villes et sont toujours
prêts lorsqu'il y a quelque mauvais coup à faire. En
effet, maintenant les vagabonds pullulent dans la cam-
pagne, et contre eux toute répression a cessé.
a Depuis un an, écrivent plusieurs paroisses voi-
a sines de Versailles1, on n'a pas vu de gendarmes,
« sauf celui qui apporte les décrets » ; c'est pourquoi,
d'Étampes à Versailles, sur les routes et dans la campa-
gne, « les meurtres et les brigandages » se multiplient.
Des bandes de treize, quinze, vingt et vingt-deux men-
diants dépouillent les vignobles, entrent le soir dans les
fermes, se font donner de force à souper et à coucher,
reviennent ainsi tous les quinze jours, et les fermes ou
envoyés par le département, H mars 1792 (à propos de l'insur-
rection du 4 mars). — Mortimer-Ternaux, I, 581.
1. Archives nationales, F7, 5208. Lettres de plusieurs mains,
administrateurs de district, cultivateurs de Yélizy, Villacoulilay, la
Celle-Saint-Cloud, Montigny, eic, 12 novembre 1791. — Lettre de
M. de Narbonnc, 15 janvier 1792; de M. Sureau, jupe do paix du
canton d'Étampes, 17 septembre 1791. — Lettre de Bruyères-le-
Cbâtel, 28 janvier 1792.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 117
maisons isolées sont leur proie. Aux environs de Ver-
sailles, le 26 septembre 1791, un ecclésiastique a été
tué chez lui; le même jour, un bourgeois et sa femme
ont été garrottés, puis volés. Le 22 septembre, près de
Saint-Remy-1'Honoré, huit bandits ont fait leur main
chez un fermier. Le 25 septembre, à Yilliers-le-Sec, treize
autres ont dévalisé un autre fermier, puis ajouté en
manière de compliment : « Vos maîtres sont bien heu-
« reux de ne pas se trouver ici; nous les aurions grillés
« au grand feu que voilà ». En moins d'un mois, dans
un rayon de trois ou quatre lieues, il y a six attaques
semblables, à main armée, à domicile, avec des propos
de chauffeurs. « Après des entreprises aussi fortes et
« aussi audacieuses, écrivent les gens du pays, il n'est
« pas un habitant de la campagne un peu aisé qui
« puisse compter sur une heure de sûreté chez lui.
« Déjà plusieurs de nos meilleurs cultivateurs aban-
« donnent leur exploitation, et d'autres menacent d'en
« faire autant, si ces désordres continuent. » — Ce qui
est plus grave encore, c'est que, dans ces attaques, la
plupart de ces bandits étaient « en uniforme national » .
Ainsi la portion la plus indigente, la plus ignorante et
la plus exaltée de la garde nationale s'enrôle pour le
pillage. Il est si naturel de croire que l'on a droit à ce
dont on a besoin, que les possesseurs du blé en sont les
accapareurs, que le superflu des riches appartient aux
pauvres! C'est ce que disent les paysans qui dévastent
la forêt de Bruyères-le-Châtel : « Nous n'avons ni bois,
a ni pain, ni travail ; nécessité n'a pas de loi. »
118 LA RÉVOLUTION
Impossible d'avoir les vivres à bas prix sous un pareil
régime; l'anxiété est trop grande, la propriété est trop
précaire, le commerce est trop empêché, l'achat, la
vente, le départ, l'arrivée et le payement sont trop
incertains. Comment emmagasiner et transporter dans
une contrée où ni le gouvernement central, ni l'admi-
nistration locale, ni la garde nationale, ni la troupe ne
font leur office, et où tonte opération sur les subsis-
tances, même la plus légale, même la plus utile, est
subordonnée au caprice de vingt drôles qu'une populace
suit? Le blé demeure en grange, se cache, attend, et
ne se glisse qu'à la dérobée vers les mains assez riches
pour payer, outre son prix, le prix de son risque.
Ainsi refoulé dans un canal étroit, il monte à un tain
que la dépréciation des assignats élève encore, et non
seulement la cherté se maintient, mais elle croit. —
Là-dessus, pour guérir le mal, l'instinct populaire
invente un remède qui l'aggrave : désormais le blé ne
voyagera plus; il est séquestré dans le canton où on le
récolte. A Laon, « le peuple a juré de mourir plnlùt
« que de laisser enlever ses subsistances ». A Étampes,
où la municipalité d'Angers envoie un administrateur
de son Hôtel-Dieu pour acheter deux cent cinquante
sacs de farine, la commission ne peut être exécutée;
même, pendant plusieursjours, le délégué n'ose avouer
le motif de sa venue; seulement « il se rend incognito
« et de nuit chez les différents fariniers de la ville ».
Ceux-ci « s'offriraient bien à remplir la fourniture »,
mais « ils craignent pour leur vie, ils ri osent même pas
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 419
« sortir de chez eux ». — Mêmes violences dans le
cercle de départements plus lointains, qui enveloppe ce
premier cercle. A Aubigny, dans le Cher, les voitures de
grains sont arrêtées, les administrateurs du district
menacés, deux têtes sont mises à prix: une partie de la
garde nationale est avec les mutins1. A Chaumont, dans
la Haute-Marne c'est toute la garde nationale qui se
mutine; un convoi de [tins de trois cents sacs est
retenu, l'hôtel de ville forcé, l'insurrection dure quatre
jours, le directoire du département est en fuite, le
peuple s'empare de la poudre et des canons. A Douai,
dans le Nord, pour sauver un marchand de grains, on
le conduit en prison ; la foule force les portes, les sol-
dats refusent de tirer, l'homme est pendu, le directoire
du département se réfugie à Lille. A Montreuil-sur-Mer,
dans le Pas-de-Calais, les deux chefs de rémeute, un
chaudronnier et un maréchal ferrant, « Béquelin dit
« Petit-Gueux », celui-ci sabre en main, répondent aux
sommations de la municipalité que « pas un grain ne
« sortira, qu'à présent ils sont les maîtres », et que, si
les ofiiciers municipaux osent encore faire de pareilles
proclamations, « on leur f... la tète à bas ». Nul moyen
1. Archives nationales, F7, 3203. Lettre du directoire du Cher,
2.'» août 1791. — F7, 5240. Lettre du directoire de la Haute-
Marne, 6 novembre 1791. — F7, 5248. Procès-verbal des mem-
bres du département du Nord, 18 mars 1791. — F7, 3250. Procès-
verbal des officiers municipaux de Montreuil-sur-Mer, 16 octo-
bre 1791. — F7, 52G5. Lettre du directoire de la Seine-Inférieure,
22 juillet 1791. — D, XXIX, 4. Remontrances des municipalités
assemblées à Tostes, 21 juillet 1791. — Pétition des ofiiciers
municipaux des districts de Dieppe, Cany et Caudebec, 22 juil-
let 1791
120 LA RÉVOLUTION
de résister; la garde nationale convoquée ne vient pas;
les volontaires requis lèvent la crosse en l'air; la foule
attroupée sous les fenêtres crie vivat. Tant pis pour la
loi quand elle s'oppose aux passions populaires ; « nous
« n'y obéirons pas, disent-ils, on fait des lois comme
« on veut ». — Effectivement, dans la Seine-Inférieure,
à Tostes, six mille hommes des paroisses environnantes
forment un corps délibérant et armé; pour mieux éta-
blir leurs droits, ils ont amené sur des charrettes deux
canons attachés avec des cordes. Alentour marchent
vingt-doux gardes nationales, chacune sous son drapeau;
on a forcé les habitants paisibles à venir, « sous peine
« de vie » ; les officiers municipaux sont en tête. Ce
parlement improvisé édicté sur les grains une loi com-
plète, qu'il envoie, pour la forme, à l'acceptation du
département et. de l'Assemblée nationale, et l'un des
articles porte que défense, sera faite aux laboureurs
« de vendre leur blé ailleurs qu'aux marchés ». N'ayant
plus d'autre débouché, il faudra bien que le blé vienne
aux halles, et, quand les halles seront pleines, il faudra
bien qu'il baisse de prix.
Déception profonde : même dans le grenier de la
France le blé reste cher, et coûte environ un tiers de
plus qu'il ne faudrait pour que le pain, conformément à
la volonté du peuple, soit à deux sous la livre. — Là-
dessus4, à Gonesse, à Dourdan, à Corbeil, à Mennecy, à
Brunoy, à Limours, à Brie-Comle-Robert, surtout à
Étampes et Montlhéry, presque chaque semaine, à force
1. Archives nationales, F7, 32G8 et 3209, passim.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 121
de clameurs et de violences, on contraint les vendeurs
à baisser leurs prix d'un tiers et davantage. Impossible
aux administrations de maintenir dans leur halle la
liberté de l'achat et de la vente. Le peuple a d'avance
écarté la troupe de ligne : quelle que soit la tolérance
ou la connivence des soldats, il sent vaguement qu'ils
ne sont pas là pour laisser éventrer les sacs ou prendre
les fermiers à la gorge ; afin de se débarrasser de toute
entrave ou surveillance, il emploie la municipalité elle-
même, et la force à se désarmer de ses propres mains.
— Assiégés dans la maison commune, parfois sous les
pistolets et les baïonnettes1, les officiers municipaux
expédient au détachement qu'ils attendaient l'ordre de
s'en retourner, et supplient le directoire de ne plus leur
envoyer de troupes; car, s'il en vient, on leur a déclaré
« qu'ils auraient à s'en repentir ». Point de troupes :
à Étampes le peuple répète « qu'elles sont demandées
« et payées par les marchands de farine » ; à Mont-
lhéry, « qu'elles ne servent qu'à armer les citoyens les
« uns contre les autres » ; à Limours, « qu'elles feront
« renchérir les grains ». Sur cet article, tous les pré-
textes semblent bons; la volonté populaire est absolue,
1. Archives nationales, F7, 5268 et 5269, passim. Délibération
du directoire de Seine-et-Oise, 20 septembre 1791 (à propos de
l'insurrection du 16 septembre à Étampes). — Lettre de Charpen-
tier, président du district, 19 septembre. — P.apport des com-
missaires du département, 11 mars 1792 (sur l'insurrection de
Brunoy du 4 mars). — Rapport des commissaires du département,
4 mars 1792 (sur les insurrections de Montlhéry des 15 et
20 février). — Délibération du directoire de Seine-et-Oise, 16 sep-
tembre 1791 (sur l'insurrection de Corbeil). — Lettres des maires
de Limours, de Lonjumeau, etc.
122 LA RÉVOLUTION
et, cornplaisamment, les autorités vont an-devant dû
ses décrets. A Montlhéry, la municipalité, « pour évi-
« ter du sang », confine la gendarmerie aux portes de
la ville, et c'est par son ordre que l'émeute a libre jeu.
• — Mais les administrateurs n'en sont pas quittes pour
laisser faire le peuple ; il faut encore qu'ils sanctionnent
ses exigences par leurs arrêtés. On va les prendre à
l'hôtel de ville; on les transporte sur la place du mar-
ché, et là, séance tenante, sous la dictée de la clameur
qui fixe les prix, simples greffiers, ils proclament la
taxe. Bien mieux, quand, dans un village, une troupe
armée se met en route pour tyranniser le marché voi-
sin, elle emmène son maire, bon gré mal gré, comme
un instrument officiel qui lui appartient1. « Contre la
« force, point de résistance, écrit celui de Vert-le-PetiL ;
« il nous a fallu partir à l'instant. » — « Ils m'ont
« déclaré, écrit celui de Fontenay, que, si je ne leur
« obéissais pas, ils allaient me pendre. » — Si quelque
officier municipal hasarde une remontrance, on lui dit
« qu'il devient aristocrate ». Aristocrate et pendu, l'ar-
gument est irrésistible, d'autant plus qu'en fait on
l'applique. — A Corbeil, le procureur-syndic qui ré-
clamé pour la loi est presque assommé, et trois maisons
où on le cherche sont bouleversées. A Montlhéry, \u\
\. Archives nationales, F7, 52G8 et 520'J, passim. — Procès-
vi bal de la municipalité de Montlhéry, 28 février 1792. o Nous
« ne pouvons vous faire un plus grand détail, sans nous exposer
« à des extrémités qui ne pourraient que nous être tres-fàchcii-
a ses. » — Lettre du juge de paix du canton, 25 février. « La
<t clameur publique m'apprend que, si j'envoie des mandats d'ar-
a rêt à ceux qui ont massacré Tlrbault, le peuple se soulèvera. »
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 123
marchand grainetier, que l'on accuse d'avoir mélangé
avec de la farine de blé de la farine de fèves (deux fois
plus chère), est massacré dans sa maison. A Étampes.
le maire qui proclame la loi est tué à coups de trique.
Les attroupements ne parlent « que d'incendier et de
« détruire », et les laboureurs, violentés, taxés, honnis,
menacés de mort et volés, se sauvent en disant qu'ils ne
reviendront plus au marché.
Tel est le premier effet de la dictature populaire;
comme toutes les forces dépourvues d'intelligence, elle
opère à l'inverse de son objet : à la cherté elle ajoute la
disette, et vide les marchés au lieu de les remplir. Il y
avait parfois quinze ou seize cents sacs de blé sur celui
d'Étampes; dans la semaine qui suit cette insurrection,
il n'en vient plus que soixante. A Montlhéry, où six
mille hommes se sont attroupés, chacun d'eux, partage
fait, n'obtient qu'un minot, et les boulangers de la ville
n'ont pas de quoi cuire. — Là-dessus, les gardes natio-
naux en fureur disent aux fermiers qu'ils iront les
visiter dans leurs fermes. En effet, ils y vont1; le tam-
bour roule sur les routes, autour de Montlhéry, de
Limours et des autres grands marchés. On voit passer
des colonnes de deux cents, trois cents, quatre cents
hommes sous la conduite de leur commandant et de
leur maire qu'ils conduisent. Ils entrent dans chaque
ferme, montent dans les greniers, constatant la quan-
1. Archives nationales, F7, 5268 et 5269, passim. Rapports de
la gendarmerie, 24 février 1792 et jours suivants. — Lettre du
brigadier de Limours, 2 mars ; du régisseur de la ferme de Ples-
sis-le-Comte, 23 février.
124 LA RÉVOLUTION
tité de grain battu, font signer au propriétaire la pro-
messe de l'apporter au marché la semaine suivante.
Parfois, comme ils ont appétit, ils se font donner à
boire et à manger sur place, et il ne faut pas les mettre
en colère : tel fermier et sa femme manquent d être
pendus dans leur propre grenier. — Peine inutile : on
a beau séquestrer et pourchasser le blé, il se terre ou
s'esquive comme un animal effarouché. En vain les
insurrections continuent; en vain, dans tous les mar-
chés du département1, des attroupements armés sou-
mettent les grains à la taxe. De mois en mois, le blé
plus rare devient plus cher, et, de 26 francs, monte
à 55. C'est que le laboureur violenté « n'apporte plus
« que très peu », juste « ce qu'il lui faut sacrifier pour
« se soustraire aux menaces; il vend chez lui ou dans
« les auberges aux larmiers de Paris ». — Ainsi, en
courant après l'abondance, le peuple est tombé plus
avant dans la disette; ses brutalités ont empiré sa
misère, et c'est lui-même qui s'est affamé. Mais il est
bien loin d'attribuer la faute à son insubordination; ce
sont ses magistrats qu'il accuse; à ses yeux, « ils sont
« de connivence avec les accapareurs ». Sur cette pente
il ne peut s'arrêter; sa détresse accroît sa fureur, sa
fureur accroît sa détresse, et, par une descente fatale,
ses attentats le précipitent dans d'autres atttentats.
A partir du mois de février 1792, on ne peut plus les
1. Archives nationales, F7, 32C8 et 32f>9, passim. — Mémoire à
l'Assemblée nationale i>ar les citoyens de Rambouillet, 1? sep-
lembre 1792.
LÀ CONSTITUTION APPLIQUÉE 125
compter, et les attroupements qui viennent requérir ou
taxer les grains sont des armées. Il y en a une de six
mille hommes qui vient gouverner le marché de Mont-
lhéry1. Il y en a une de sept à huit mille hommes qui
envahit le marché de Yerneuil. Il y en a une de dix
mille, puis de vingt-cinq mille hommes qui, pendant
dix jours, reste organisée près de Laon. — Là, cent cin-
quante paroisses ont sonné le tocsin, et l'insurrection
s'étend sur douze lieues à la ronde. Cinq bateaux de
grains ont été arrêtés, et, malgré les injonctions du
district, du département, du ministre, du roi, de
l'Assemblée nationale, on refuse de les rendre. En
attendant, on en use et on en jouit. « Les officiers mu-
et nicipaux des différentes paroisses rassemblées se sont
« fait payer de leurs vacations, savoir : 100 sous par
« jour pour le maire, 5 livres pour les officiers muni-
« cipaux, 2 livres 10 sous pour les gardes, 2 livres pour
« les porteurs. Ils ont arrêté que ces sommes seraient
« payées en grains, et ils taxent, dit-on, les grains à
« 15 livres le sac. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'ils se
« les partagent et qu'il y a déjà quatorze cents sacs de
« distribués. » Vainement les commissaires de l'Assem-
blée nationale leur font un discours de trois heures; le
discours fini, on délibère devant eux s'ils seront pendus,
1. Archives nationales, F7, 52G8 et 5269, pa-ssim. Procès-verbal
de la municipalité de Montlliéry, 27 février 1792. — Bûchez et
Houx, XIII, 421 (mars 1792), et XIII, 317. — Mercure de France,
25 février 1792. (Lettres de M. Dauchy, président du directoire
du département ; de M. de Gouy, envoyé du ministre, etc.) —
Moniteur, séance du 15 février 1792.
126 LA REVOLUTION
ou noyés, ou coupés en morceaux et leurs têtes plantées
sur les cinq piques du milieu dans la grille de l'abbaye.
Contre la force militaire dont on les menace, ils ont fait
leurs dispositions. Neuf cents hommes qui se relayent
veillent jour et nuit au centre de ralliement, dans un
camp bien choisi, permanent, et des guetteurs, postés
dans les clochers de tous les villages circonvoisins,
n'ont qu'à faire un signal pour y amener en quelques
heures vingt-cinq mille hommes. — Tant que le gou-
vernement reste debout, il combat de son mieux; mais,
de mois en mois, il s'affaisse, et, après le 10 août,
quand il est à terre, c'est l'attroupement, souverain
universel et incontesté, qui prend sa place. A partir de
ce moment, non seulement la loi qui protège les sub-
sistances est sans force contre les perturbateurs de la
circulation et de la vente, mais, en fait, l'Assemblée
autorise les révoltés, puisque, par décret1, elle éteint
les procès commencés contre eux, abolit les sentences
rendues, élargit tous ceux qui sont en prison ou aux
fers. — Voilà les administrations, les marchands, les
propriétaires, les fermiers, abandonnés aux affamés, aux
furieux, aux brigands : désormais les subsistances sont
à qui veut et peut les prendre. « On vous dira, dit une
« pétition2, que nous violons la loi. Nous répondrons à
« ces insinuations perfides que le salut du peuple est
« la suprême loi. Nous venons pour faire approvisionner
1. Décret du 3 septembre 1792.
2. Arcliivcs nationales, F7, 32G8 et 32G9. Pétition des citoyens
rie MoiUfort-l'Amaury, Saint-Léger, Gros-Rouvre, Gelin, Laqueue,
Méié, aux citoyens municipaux de Rambouillet.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 127
« les halles et que les prix du blé soient égaux dans
« toute la République. Car, n'en doutez pas, ie patrio-
« tisme le plus pure (sic) s'éteint lorsqu'on n'a pas de
« pain.... Résistance à l'oppression, oui, résistance à
« l'oppression, c'est le plus saint des devoirs; est-il
« une oppression plus terrible que celle de manquer de
« pain? Non, sans doute.... Joignez-vous à nous, et ça
« ira, ça ira : nous ne pouvons mieux finir cette péti-
« tion que par cet air patriotique. » La supplique a été
écrite sur un tambour, au milieu d'un cercle de fusils;
avec de tels accompagnements, elle vaut un ordre. —
— Ils le savent bien, et parfois, de leur autorité privée,
ils se confèrent, non seulement le droit, mais encore le
litre. Dans Loir-et-Cher1, une bande de quatre à cinq
mille hommes prend le nom de « Pouvoir souverain ».
Ils vont de marché en marché, à Saint-Calais, à Mont-
doubleau, à Blois, à Vendôme, pour taxer les vivres, et
leur troupe fait boule de neige ; car ils menacent « de
« brûler les meubles et d'incendier les propriétés de
« ceux qui n'auront pas le même courage qu'eux » . —
En cet état de décomposition sociale, l'émeute est une
gangrène où les parties saines sont infectées par les
parties malades ; les attroupements se produisent et se
reproduisent partout et sans cesse, gros et petits,
pareils à des abcès pullulants, et renaissants, qui
finissent par se rejoindre et se froisser douloureuse-
1. Archives nationales, F7, 5250. Lettre d'un administrateur
du district de Vendôme, avec délibération de la commune de
Vendôme, 24 novembre 1792.
LA RÉVOLUTION, u. T. IV. — 9
128 LA RÉVOLUTION
ment les uns les autres. Il y en a des villes contre les
campagnes et des campagnes contre les villes. D'une
part, « tout laboureur qui porte au marché passe (chez
« lui) pour aristocrate1, et devient en horreur à ses
« concitoyens » du village. D'autre part, la garde natio-
nale des villes se répand dans les campagnes et y fait
des razzias pour ne pas mourir de faim2. Il est admis
dans les campagnes que chaque municipalité a le droit
de s'isoler. Il est admis dans les villes que chaque ville
a le droit de se faire approvisionner par les campagnes.
Il est admis par les indigents de chaque commune que
la commune doit leur fournir le pain gratuitement ou à
bon marché. Là-dessus, les pierres pleuvent et les
coups de fusil partent : département contre départe-
ment, district contre district, canton contre canton, on
se dispute l'aliment, et les plus forts le prennent ou le
gardent. — Et je n'ai décrit que le Nord, où depuis
trois ans la récolte est bonne! Et j'ai omis le Midi, où
la circulation est interrompue dans le canal des Deux-
Mers, où le procureur-syndic de l'Aude vient délie
1. Archives nationales, F7, 3255. Lettre des administrateurs du
département de Seine-Inférieure, 23 octobre 4792. — Lettres du
comité spécial de Rouen, 22 et 23 octobre 1792. « Il semble que,
« plus on stimule le zèle et le patriotisme des cultivateurs, plus
« ils s'opiniàtrent à fuir les balles, qui sont toujours dans un
« dénûment absolu. i>
2. Archives nationales, F7, 52G.*>. Lettre de David, cultivateur,
10 octobre 1792. — Lettre des administrateurs du département,
13 octobre 1792, etc. — Lettre (imprimée) du ministre à la Con-
vention, 4 novembre. — Proclamation du Conseil exécutif provi-
soire, 51 octobre 1792. (Le setier de grain de deux cent quarante
livres poids se vend 60 francs dans le Midi, et moitié moins dans
le Nord.)
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 129
massacré pour avoir voulu protéger le passage d'un
convoi, où la moisson a été médiocre, où, en beaucoup
d'endroits, le pain coûte six sous la livre, où, dans
presque tous les départements, le setier de blé se vend
deux fois plus cher que dans le Nord !
Spectacle étrange et le plus instructif de tous, car on
y voit le fond de l'homme. Comme sur un radeau de
naufragés sans vivres, il est retombé à l'état de nature;
le mince tissu d'habitudes et d'idées raisonnables
dans lequel la civilisation l'enveloppait s'est déchiré et
flotte en lambeaux autour de lui; les bras nus du sau-
vage ont reparu, et il les agite. Pour les employer et
pour se conduire, il n'a plus qu'un guide, celui des pre-
miers jours, l'instinct alarmé de son estomac souffrant.
Désormais ce qui règne en lui et par lui, c'est le besoin
animal, avec son cortège de suggestions violentes et bor-
nées, tantôt sanguinaires et tantôt grotesques. Imbécile
ou effaré, et toujours semblable à un roi nègre, ses
seuls expédients politiques sont des procédés de bou-
cherie ou des imaginations de carnaval. Deux commis-
saires que Roland, ministre de l'intérieur, envoie à
Lyon, peuvent voir à quelques jours de distance le car-
naval et la boucherie1. — D'une part, sur la route, les
paysans arrêtent tout le monde ; dans chaque voyageur
le peuple voit un aristocrate qui se sauve, et tant pis
pour ceux qui tombent sous sa main! Près d'Autun,
quatre prêtres qui, pour obéir à la loi, se rendaient à
1. Archives nationales, F7, 3255. Lettres de Bonnemant, H sep-
tembre 1792; de Laussel, 22 septembre 1792.
130 U REVOLUTION
la frontière, ont été mis en prison « pour leur sûreté » ;
un quart d'heure après, ils en sont tirés, et, malgré
trente-deux cavaliers de la maréchaussée, on les mas-
sacre. « Leur voiture brûlait encore lorsque je passai,
« et les cadavres étaient étendus non loin de là. Leur
« conducteur était encore détenu, et ce fut en vain que
« je sollicitai son élargissement. » D'autre part, à Lyon,
pendant trois jours, l'autorité vient de tomber aux
mains des filles de la rue. « Elles se sont emparées du
« club central; elles se sont érigées en commissaires
« de police; elles ont signé des affiches en cette qua-
« lité; elles ont fait des visites dans les magasins » ;
elles ont rédigé un tarif de tous les vivres, depuis le
pain et la viande « jusqu'aux pêches fines et aux
« pêches communes. Elles ont annoncé que quiconque
« oserait s'y opposer serait regardé comme traître à la
« patrie, adhérent à la liste civile et poursuivi comme
« tel » : tout cela publié, proclamé, appliqué par « des
« commissaires de police femelles », elles-mêmes la
plus basse fange des derniers bas-fonds. Les bonnes mé-
nagères et les travailleuses n'en étaient pas, ni « les
« ouvriers d'aucune classe ». Dans cette parodie d'admi-
nistration, les seuls acteurs étaient « des coquines, des
« souteneurs en petit nombre et quelques femmes de
« la lie ». — A cela aboutit la dictature de l'instinct
lâché, là-bas, sur la grande route, à un massacre de
prêtres, ici, dans la seconde ville de France, au gouver-
nement des câlins.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 131
III
La crainte de manquer de pain n'est que la forme
aiguë d'une passion plus générale, qui est l'envie de pos-
séder et la volonté de ne pas se dessaisir. Aucun instinct
populaire n'avait été froissé plus longtemps, plus rude-
ment, plus universellement, sous l'ancien régime; et il
n'en est aucun qui bouillonne davantage sous la con-
trainte, aucun qui, pour être contenu, exige une digue
publique plus baute, plus épaisse, et tout entière bâtie
de blocs durs. C'est pourquoi, dès le commencement,
celui-ci crève ou submerge la mince et basse bordure,
les levées de terre friable et croulante entre lesquelles
la Constitution prétendait l'enserrer. — Le premier flot
noie les créances de l'État, du clergé et de la noblesse.
Aux yeux du peuple, elles sont abolies; du moins, il
s'en donne quittance. Là-dessus son idée est faite et fixe;
pour lui, c'est en cela que consiste la Révolution. Il n'a
plus de créanciers, il ne veut plus en avoir, il n'en
payera aucun, et d'abord il ne payera plus l'État.
Le 14 juillet 1790, jour de la Fédération, à Issoudun
en Berry, la population, solennellement convoquée,
venait prêter le beau serment qui devait assurer pour
toujours la paix publique, la concorde sociale et le res-
pect de la loi1. Probablement, ici comme ailleurs, on
1. Archives nationales. H, 1453. Correspondance de M. de Ber-
cheny, 28 juillet, 24 et 26 octobre 1790. — Cette disposition a
persisté. Après les journées de juillet 1830, il y eut une grande
insurrection à Issoudun contre les droits réunis ; sept à huit mille
132 LA RÉVOLUTION
avait préparé une cérémonie touchante : il y avait des
jeunes filles en blanc; des magistrats lettrés et sensibles
devaient prononcer des harangues philosophiques. Voilà
qu'ils découvrent que le peuple rassemblé sur la place
s'est muni de bâtons, de faux et de haches, et que la
garde nationale ne l'empêchera pas de s'en servir; au
contraire, car elle aussi se compose presque tout entière
de vignerons et de gens intéressés à la suppression des
droits sur le vin, tonneliers, aubergistes, cabaretiers,
ouvriers en futailles, charretiers des tonneaux, et autres
de la même espèce, rudes gaillards qui entendent le
contrat social à leur façon. Tant de décrets, d'arrêtés et
de phrases qu'on leur expédie de Paris ou que leur
débitent les autorités nouvelles ne valent pas un sou
d'impôt maintenu sur chaque bouteille de vin. Plus de
droits d'aides : ils ne font le serment civique qu'à cette
condition expresse, et, le soir, ils pendent en effigie
leurs deux députés, qui, à l'Assemblée nationale, « n'ont
« pas soutenu leurs intérêts ». Quelques mois plus tard,
de toute la garde nationale convoquée pour protéger les
commis, il ne vient à l'appel que le commandant et
deux officiers. — S'il se rencontre un contribuable do-
cile, on ne lui permet même pas de payer les droits;
cela semble une défection, presque une trahison. Trois
vignerons brûleront les archives, les bureaux des droits, et trai-
nèrent dans les rues un employé, en disant à chaque réverbère :
o II faut le pendre. » Le général, envoyé pour réprimer l'émeute,
n'entra que par capitulation; au moment où il arrivait à l'hôtel
de ville, un homme du faubourg de Home lui passa sa grosse
Berpe au cou en disant : u Plus de commis, ou il n'y a rien de
tait. >
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 133
poinçons ayant été déclarés, on les défonce à coups <le
pierres, on en boit une partie, on porte le reste à la
caserne pour débaucher les soldats; on menace le com-
mandant de Pioyal-Roussillon, M. de Sauzay, qui a eu
l'auiace de sauver des commis, et, pour ce méfait, il
marque d'être pendu lui-même. Requise de s'interposer
et Remployer la force, la municipalité répond « que,
« pjur si peu de chose, ce n'est pas la peine de compro-
« nettre la vie des citoyens », et la troupe de ligne,
mandée à l'hôtel de ville, est obligée par les ordres du
peaple de n'y aller que la crosse en l'air. Cinq jours
après, les vitres du bureau des aides sont défoncées,
Jécriteau arraché; la fermentation ne cesse pas, et
M. de Sauzay écrit que pour contenir la ville il faudrait
un régiment. — A Saint-Amand, l'émeute éclate tout à
fait, et n'est comprimée que par la violence. A Saint-
Étienne-en-Forez, Berthéas, commis aux aides, et d'ail-
leurs accusé faussement d'accaparer les grains1, es
défendu inutilement par la garde nationale. Selon la cou-
tume, pour lui sauver la vie on l'a mené en prison, et,
pour plus de sûreté, la foule a exigé qu'on l'y attachât
avec un collier de fer. Mais tout d'un coup, se ravisant,
elle enfonce la porte, le traîne dehors et l'assomme.
Étendu à terre, il remuait encore la tête et y portait la
main, lorsqu'une femme, ramassant une grosse pierre,
lui brisa le crâne. — Ce ne sont point là des faits isolés.
1. Archives nationales, F7, 3203. Lettre du directoire du Cher,
9 avril 1790. — Ib., F7, 5255. Lettre du 4 août 1790. Jugement
du présidial, 4 novembre 1790. — Lettre de la municipalité de
Saint-É tienne, 5 août 1790.
134 LA RÉVOLUTION
Aux mois de juillet et d'août 1789, dans presque toutes
les villes du royaume, les barrières ont été brûlées, et
l'Assemblée nationale a beau ordonner de les rétaolir,
maintenir les droits et les octrois, expliquer au peuple
les besoins publics, lui rappeler pathétiquement qu'elle
l'a déjà soulagé d'ailleurs, le peuple aime bien mieux se
soulager lui-même, tout de suite et tout à fait. Plus
d'impôts sur les objets de consommation, ni au profit de
l'État, ni au profit des villes. « Les perceptions d'en-
« trées sur les vins et les bestiaux, écrit la municipalité
« de Saint-Etienne, sont presque nulles, et nos fortes
« insuffisantes pour les appuyer. » — A Cambrai1,
deux émeutes successives ont obligé le bureau des aidei
et le magistrat de la ville à diminuer de moitié les droits
sur la bière. Mais « le mal, borné d'abord à un coin de
« la province, s'est bientôt propagé » ; à présent, écri-
vent les grands baillis de Lille, Douai et Orchies, « nous
« n'avons presque plus de bureaux qui n'aient essuyé
« des avanies et où l'impôt ne soit absolument à la dis-
« crétion du peuple ». Ceux-là seuls payent qui le veu-
lent bien; aussi « la fraude ne saurait être plus grand,
« qu'elle n'est ». — En effet, les contribuables sont in-
génieux pour se défendre, et trouvent des arguments ou
des arguties pour se soustraire aux droits. A Cambrai
ils alléguaient que, puisque maintenant les privilégiés
payent comme les autres, le trésor doit être assez riche*.
1. Archives nationales, F7, 5248. Initie de M. Sénac de Meil
han, 10 avril 1790. — Lettre des grands baillis, 30 juin 1790.
2. Bûchez et Roui, VI, 403. Rapport de Cliabroud sur l'insur-
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 135
A Noyon, Ham, Chauny et dans les paroisses circonvoi-
sines, les bouchers, cabaretiers et aubergistes coalisés
qui ont refusé les aides distinguent dans le décret spé-
cial par lequel l'Assemblée les assujettit à la loi, et il
faut un second décret spécial pour réduire ces nouveaux
légistes. A Lyon, le procédé est plus simple : les trente-
deux sections ont nommé des commissaires ; ceux-ci se
prononcent contre l'octroi et invitent la municipalité à
l'abolir. Il faut bien qu'elle y consente, car le peuple
est là et furieux. Du reste, en attendant l'autorisation,
il l'a prise, il s'est porté aux barrières, il a chassé les
commis, et de grandes provisions de denrées, qui, « par
« une prédestination singulière », attendaient aux por-
tes, entrent en franchise. — Contre cette mauvaise vo-
lonté universelle du contribuable, contre ces irruptions
ou ces infiltrations de la fraude, le Trésor se défend
comme il peut, répare sa digue emportée, bouche ses
fissures, et la perception recommence. Mais comment
serait-elle régulière et complète dans un Etat où les tri-
bunaux n'osent juger les délinquants, où les pouvoirs
publics n'osent soutenir les tribunaux1, où la faveur
populaire protège, contre les tribunaux et contre les
rection de Lyon des 9 et 10 juillet 1790. — Duvergier, Collection
des décrets. Décrets des 4 et 15 août 1790.
1. Archives nationales, F7, 3255. Lettre du ministre, 2 juil-
let 1790, au directoire de Rhône-et-Loire. n Le roi est informé
« que, dans l'étendue de votre département, et notamment dans
« les districts de Saint-Étienne et de Montbrison, la licence est
a -portée au comble, que les juges n'osent poursuivre, qu'en plu-
t sieurs endroits les officiers municipaux sont à la tête du désor-
« dre, que, dans les autres, les gardes nationales n'obéissent pas
136 LA RÉVOLUTION
pouvoirs publics, les bandits les mieux avérés et les
vagabonds les plus malfaisants? — A Paris, où, après
huit mois d'impunité, l'instruction a commencé contre
les pillards qui, le 15 août 1789, ont brûlé les barrières,
les officiers de l'élection, « considérant que leurs au-
o diences sont devenues très tumultueuses, que l'af-
« fluence du peuple est inquiétante, que l'on a entendu
« des menaces de nature à donner de justes alarmes » ,
sont contraints de surseoir, en réfèrent à l'Assemblée
nationale; et celle-ci, considérant que, « si l'on autorise
« les poursuites pour Paris, il faut les autoriser pour
« tout le royaume », se décide « à voiler la statue de
« la Loi1 ».
Non seulement elle la voile, mais encore elle la défait,
la refait et la mutile selon les exigences de la volonté
populaire, et, en matière d'impôts indirects, tous ses
décrets lui sont extorqués. — Dès l'origine, l'insurrec-
tion a été terrible contre la gabelle : dans l'Anjou seul,
soixante mille hommes étaient ligués pour la détruire,
et il a bien fallu abaisser le prix du sel de seize à six
sous5. Mais cela ne suffit pas au peuple; il a tant pâti
de ce monopole qu'il ne veut pas en souffrir les restes,
o aux réquisitions. » — Lettre du 5 septembre 1790. « Dans le
<i bourg de Thizy, des brigands se sont portés dans divers établis-
« sements de filature de coton, les ont détruits en partie, et,
« après avoir pillé les marchandises, les ont publiquement ven-
n dues à l'encan. »
i. Bûchez et Houx, VI, 3i5. Rapport de M. Muguet, 1er juil-
let 1790.
2. Procès-verbaux de l'Assemblée nationale (séance du 24 octo-
bre 178!)). — Décret du 27 septembre 1789, applicable le 1" oc-
tobre. Autres adoucissements applicables le !•' janvier 1790.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 137
et il est toujours pour les contrebandiers contre les
Commis. — Au mois de janvier 1790, à Béziers, trente-
deux employés, qui avaient saisi sur des contrebandiers
armés une charge de faux-sel1, sont poursuivis par la
foule jusque dans l'hôtel de ville; les consuls refusent
de les défendre et se sauvent; la troupe les défend, mais
en vain. Cinq sont suppliciés, horriblement mutilés,
puis pendus. — Au mois de mars 1790, Necker déclare
que, d'après les re/evés du dernier trimestre, le déficit
dans le recouvrement de la gabelle monte à plus de
quatre millions par mois, c'est-à-dire aux quatre cin-
quièmes de la recette ordinaire, et le monopole du tabac
n'est pas mieux respecté que celui du sel. — A Tours5,
la milice bourgeoise refuse de donner main-forte aux
employés, « protège ouvertement la contrebande », « et
« le tabac de contrebande se vend publiquement à la
« foire, sous les yeux de la municipalité qui n'ose s'y
« opposer ». — Par suite3, toutes les recettes indirectes
1. Mercure de France, 27 février 1790 (mémoire du garde des
sceaux, 16 janvier). — Observations de M. Necker sur le rapport
fait par le Comité des finances, dans la séance du 12 mars 1790.
2. Archives nationales, II, 1453. Correspondance de M. de Ber-
cheny, 24 avril, 4 et 6 mai 1790. « Il est bien à craindre que l'im-
« pôt du tabac n'ait le même sort que celui du sel. »
5. Mercure de France, 31 juillet 1790 (séance du 10 juillet).
M. Lambert, contrôleur général des finances, informe l'Assemblée
« des obstacles que des insurrections continuelles, des brigan-
a dages, des maximes de liberté anarchique, imposent, d'un bout
« delà France à l'autre, à la perception des taxes. D'un côté, on
« persuade au peuple qu'en refusant avec fermeté un impôt con-
« traire à ses droits il en obtiendra l'abolition. Ailleurs, la contre-
« bande se fait à force ouverte; le peuple la protège, et les
« gardes nationales refusent de marcher contre la nation. En
t d'autres lieux, on excite des haines, des divisions entre les
138 LA RÉVOLUTION
baissent à la fois. Du 1er mai 1789 au 1er mai 1790, la
ferme générale, au lieu de 150 millions, n'en produit
que 127; les aides et droits réunis, au lieu de 50 mil-
lions, n'en rendent que 51. Les ruisseaux qui venaient
remplir le trésor public sont de plus en plus obstrués
par les résistances populaires, et, sous la pression po-
pulaire, l'Assemblée finit par les boucher tout à fait. Au
mois de mars 17901, elle abolit la gabelle, les traites,
les droits sur les cuirs, l'huile, l'amidon et la marque
des fers. Aux mois de février et de mars 1791, elle
abolit les octrois et droits d'entrée dans toutes les villes
et bourgs du royaume, tous les droits d'aides ou réunis
aux aides, notamment toutes les taxes qui pèsent sur la
fabrication, la vente ou la circulation des boissons. —
A la fin le peuple l'a emporté, et, le 1er mai 1791, jour
de l'application du décret, la garde nationale de Paris
fait le tour des murs en jouant des airs patriotiques. Le
canon des Invalides et celui du Pont-Neuf tonnent comme
pour une victoire. .Le soir, on illumine; toute la nuit,
on boit, et la kermesse est universelle. En effet la bière
est à trois sous le pot, le vin à six sous la pinte; c'est
une baisse de moitié, et il n'y a pas de conquête plus
populaire, puisqu'elle met l'ivresse à la portée de toi.s
les gosiers*.
a troupes et les préposés aux barrières : ceux-ci sont massacré?,
« les bureaux incendiés, pillés, et les prisons forcées. » — Mémoire
à l'Assemblée nationale, par M. Nccker, 21 juillet 1790.
1. Décrets des 21 et 22 mars 1790, applicables le 21 avril sui-
vant. — Décrets des 19 février et 2 mars 1791, applicables le
1er mai suivant.
2. E. et J. de Concourt, La société française pendant la Révo-
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 139
Reste à pourvoir aux charges que défrayait l'octroi sup-
primé. En 1790, celui de Paris avait produit 55 910 859
livres, dont 25 059 446 pour l'État et 10 851413 pour
la ville. Comment la ville va-t-elle maintenant payer son
guet, ses réverbères, le balayage de ses rues et l'entre-
tien de ses hôpitaux? Comment vont faire les douze
cents autres villes et bourgs qui, du même coup, se
trouvent dans le même cas? Comment va faire l'Etat
qui, par l'abolition de la ferme générale, des entrées et
des aides, s'est privé tout d'un coup des deux cinquiè-
mes de son revenu? — Au mois de mars 1790, quand
l'Assemblée a supprimé la gabelle et autres droits, elle
a établi en remplacement une taxe de 50 millions à ré-
partir sur l'impôt direct et sur les entrées des villes.
Par conséquent, à présent que les entrées sont abolies,
cette charge nouvelle tout entière retombe sur l'impôt
direct. Est-il rentré, et rentrera-t-il ? — Certainement,
à travers tant d'émeutes, l'impôt indirect est difficile à
percevoir. Pourtant il révolte moins que l'autre, parce
que les prélèvements de l'État y disparaissent dans le
prix de la denrée, et que le fisc y cache sa main sous la
main du marchand. Hier l'employé a passé dans la bou-
tique, présenté son papier timbré : le débitant a payé
sans trop de répugnance, sachant que demain il sera
remboursé et au delà par le chaland ; la perception in-
directe est achevée. S'il y a maintenant difficulté et dé-
bat, ce sera entre le débitant et le contribuable qui
lution, 20 i. — Maxime du Camp, Paris, sa vie et ses organes,
VI, II.
140 LA RÉVOLUTION
vient à la boutique faire ses petites provisions; celui-ci
gronde, mais contre la cherté, parce qu'il la sent, et
peut-être contre le débitant qui empoche sa pièce blan-
che ; il ne s'en prend point à l'employé du fisc qu'il ne
voit pas et qui n'est plus là. — Au contraire, dans la
perception de l'impôt direct, c'est l'employé visible et
présent qui lui enlève cette précieuse pièce blanche. De
plus ce voleur autorisé ne lui donne rien en échange :
sa perte est sèche; quand il sortait de la boutique,
c'était avec une cruche de vin, un pot de sel, ou autres
denrées semblables; quand il sort du bureau, il n'a
dans la main qu'une quittance, un mauvais morceau de
papier griffonné. — Or, à présent, il est maître dans sa
commune, électeur, garde national, maire, seul autorisé
à employer la force armée et chargé de se taxer lui-
même. Venez donc lui demander de déterrer le magot
enfoui où il a mis tout son cœur et toute son âme, le
pot de terre où ses pièces blanches sont venues s'en-
tasser une à une et qu'il a sauvé pendant tant d'années,
au prix de tant de misères et de jeûnes, à la barbe du
garnisaire, à travers les persécutions du subdélégué, de
l'élu, du collecteur et du commis!
Du 1er mai 1789 au Ier mai 1790', les recettes générales,
taille, accessoires de la taille, capitation, vingtièmes, au
lieu de ICI millions, n'en rapportent que 28; dans les
1. Compte des revenus et dépenses au 1" mai 1789. — Mémoire
de M. Necker, 21 juillet 1790. — Mémoires présentés par M. de
Montesquiou, 9 septembre 1791 . — Comptes rendus, par le ministre
Clnviére, 5 octobre 1792. 1" février 1795. — Rapport de Cambon,
février 1793.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 141
pays d'États, au lieu de 28 millions, le trésor en touche 6.
Sur la contribution patriotique qui devait prélever le
quart de tous les revenus au delà de 400 livres et 2 1/2
pour 100 de l'argenterie, des bijoux, de tout l'or et de
tout l'argent monnayé que chacun avait en réserve, l'État
a reçu 9 700 000 livres. Quant aux dons patriotiques, leur
total, y compris les boucles d'argent des députés, n'at-
teint que 561 587 francs ; et plus on examine les alen-
tours de ces chiffres, plus on voit se réduire l'apport du
villageois, de l'artisan, de l'ancien taillable. — En effet,
depuis le mois d'octobre 1789, les privilégiés sont por-
tés au rôle des contributions, et certainement ils forment
la classe la plus aisée, la plus sensible aux idées générales,
la plus véritablement patriote. Il est donc probable que,
sur les 45 millions qui rentrent de l'impôt direct et de
la contribution patriotique, ils ont versé la plus grosse
part, peut-être les deux tiers, peut-être les trois quarts.
En ce cas, pendant la première année de la Révolution,
le paysan, l'ancien contribuable, n'aura rien ou presque
rien tiré de sa poche. Par exemple, pour la contribution
patriotique, l'Assemblée a laissé à la conscience de
cbacun le soin de fixer sa cote : au bout de six mois,
elle découvre que les consciences sont trop larges, et se
trouve obligée de confier ce droit aux municipalités. Par
suite1, tel qui se taxait à quarante-huit livres est taxé à
cent cinquante; tel autre, cultivateur, qui avait offert six
livres, est jugé capable d'en verser cent. Dans un régi-
ment, ce sont toujours les mêmes, une petite élite de
1. Doivin-Champeaux, 231.
142 LA RÉVOLUTION
braves, qui vont au-devant des balles. Dans un Ltat,
ce sont toujours les mêmes, une petite élite de gens
probes, qui vont au-devant du percepteur. Il faut une
contrainte efficace dans le régiment pour suppléer à la
bravoure de ceux qui n'en ont guère, dans l'État pour
suppléer à la probité de ceux qui n'en ont pas. — C'est
pourquoi, pendant les huit mois qui suivent, du 1er mai
1790 au 1er janvier 1791, la contribution patriotique ne
fournit que 11 millions. Deux ans après, le 1er février
1793, sur les quarante mille rùles communaux qui doi-
vent la répartir, il y en a sept mille qui ne sont pas
encore faits; sur 180 millions qu'elle devrait produire,
73 millions sont encore dus. — Or, dans toutes les bran-
ches de la recette, la résistance du contribuable produit
un déficit semblable et des retards pareils1. Au mois de
juin 1790, un député déclare à la tribune que, « sur
« trente-six millions d'impositions qu'on devrait rece-
« voir par mois, on n'en reçoit que neuf*. » Au mois de
novembre 1791, un rapporteur du budget dit que les
recettes, qui devraient monter à quarante ou quarante-
huit millions par mois, ne dépassent pas onze millions
et demi. Au 1er février 1793, sur les impôts directs de
1789 et 1790, il reste encore dû cent soixante-seize mil-
lions. — Visiblement, contre les anciennes taxes, même
1. Mercure de France, 28 mai 1791 (séance du 22 mai). — Dis-
Cours de M. d'AUarde : a La Bourgogne n'a encore rien payé
de 1790. »
2. Moniteur, séance du l,rjuin 1790. Discours de M. Fréteau.
— Mercure de France, 26 novembre 1791. Rapport de Lallon-de»
ladébat
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 143
autorisées et prolongées par l'Assemblée constituante,
le peuple lutte de toute sa force, et l'on n'obtient de lui
que ce qu'on peut lui arracher.
Sera-t-il plus docile aux taxes nouvelles? L'Assemblée
l'y exhorte et lui représente que, soulagé comme il l'est
et patriote comme il doit l'être, il peut et doit s'acquitter.
Il le peut; car, étant dispensé de la dîme, des droits féo-
daux, de la gabelle, des octrois et des aides, à présent il
est à son aise. Il le doit, car les impôts adoptés sont in-
dispensables à l'État, équitables, répartis sur tous à pro-
portion des fortunes, encaissés et dépensés sous un con-
trôle sévère, sans détournement ni gaspillage, selon des
comptes exacts, clairs, périodiques et vérifiés. Sans nul
doute, à partir du 1er janvier 1791, date du nouveau
régime financier, chaque contribuable s'empressera de
payer en bon citoyen, et les deux cent quarante millions
du nouvel impôt foncier, les soixante millions du nouvel
impôt mobilier, sans compter les autres, droits d'enre-
gistrement, de patente et de douane, rentreront d'eux-
mêmes, aisément et régulièrement.
Par malheur, avant que le percepteur puisse toucher
les deux premières contributions, il faut qu'elles soient
réparties, et à travers la complication des écritures, des
formalités, des réclamations, parmi les résistances et les
ignorances locales, l'opération se prolonge indéfiniment.
L'impôt mobilier et foncier de 1791 n'est distribué par
l'Assemblée entre les départements qu'au mois de juin
1791. Il n'est distribué par les départements entre les
districts qu'aux mois de juillet, août et septembre 1791. Il
LA REVOLUTION. II. T. IV. — 10
144 LA RÉVOLUTION
n'est distribué par les districts entreles communes qu'aux
mois d'octobre, novembre et décembre 1791. Ainsi, aux
derniers mois de 1791, iln'est pas encore distribué par les
communes entre les contribuables; d'où il suit que, sur
l'exercice de 1791 , pendant toute l'année 1791 , le contri-
buable n'a rien payé. — Enfin, en 1792, cbacun commence
à recevoir sa cote. Avec quelle partialité et quelles dissi-
mulations ces cotes sont faites, il faudrait un volume pour
le dire. C'est que d'abord l'emploi de répartiteur est dan-
gereux, et que les municipalités, chargées d'appliquer à
chacun sa quote-part, ne sont pas à leur aise dans la
maison commune. Déjà en 1790 i les officiers municipaux
de Montbazon ont été menacés de mort, si, au rôle de la
taille, ils osaient taxer l'industrie, et ils se sont sauvés
à Tours au milieu de la nuit. A Tours même, trois ou
quatre cents insurgés du voisinage, traînant avec eux les
officiers municipaux de trois bourgades, sont venus dé-
clarer aux autorités de la ville « que, pour toute imposi-
« tion, ils ne voulaient payer que quarante-cinq sous par
« ménage ». J'ai conté comment en 1792, dans le même
1. Archives nationales, II, 1455. Correspondance de M. de Ber-
cheny, 5 juin 1790, etc. — F7, 5226. Lettres de Chenantin, culti-
vateur, 7 novembre 1792, et du procureur syndic, 6 novembre. —
F7, 5269. Procès-verbal de la municipalité de Clugnac, 5 août 1792.
— F7, 5202. Lettre du ministre de la justice Duport, 5 jan-
vier 1792. a Le défaut absolu de force publique dans le district
a de Montargis y rend absolument impossible toute opération du
« gouvernement et toute exécution des lois. L'arriéré des impôts
« à recouvrer y est très considérable, et les contraintes dange-
a reuses à décerner et impossibles à mettre à exécution, tint
« par la crainte des huissiers qui n'osent s'en charger, que par
a la violence des contribuables auxquels on n'a aucun frein à
t opposer. »
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 145
département, « on tue, on assassine les municipaux » qui
ont la hardiesse de publier les rôles de la contribution
mobilière. Dans la Creuse, à Clugnac, au moment où le
greffier en donne lecture, des femmes se jettent sur lui,
lui arrachent le rôle, « le déchirent avec mille impréca-
tions » ; le conseil municipal est assailli ; deux cents per-
sonnes lui lancent des pierres; un de ses membres est
renversé; on lui rase les cheveux, et on le promène avec
dérision dans le village. — Quand le petit contribuable
se défend ainsi, on est averti de le ménager. Aussi bien,
dans ces conseils de villageois, la répartition se fait de
compère à compère. On se décharge en chargeant autrui :
« on taxe les propriétaires ; on veut leur faire supporter
« tout l'impôt ». Surtout on taxe à outrance le noble,
l'ancien seigneur, tellement qu'en plusieurs endroits son
revenu ne suffit pas à payer sa cote. — D'autre part, on
se fait pauvre; on fausse ou l'on esquive les prescriptions
de la loi. « Dans la plupart des municipalités, les maisons,
« bâtiments, usines1, ne sont évalués qu'en raison de la
« valeur de la superficie, estimée comme terre de pre-
« mière classe, ce qui réduit leur cote à presque rien. »
Et cette fraude n'a pas été pratiquée seulement dans les
villages. « On pourrait citer des communes de huit à dix
« mille âmes de population, qui se sont si bien concertées
« à cet égard, qu'il ne s'y trouve point de maison estimée
« au-dessus de cinquante sous. » — Dernier expédient :
i. Rapport au Comité des finances, par Ramel, 19 floréa
an «. (La Constituante avait fixé la contribution foncière d'une
maison au sixième de sa valeur locative.)
ii6 LA RÉVOLUTION
la commune diffère le plus qu'elle peut la confection de
ses rôles. Le 50 janvier 1792, sur 40 911, il n'y en a
encore que 2 5G0 définitifs ; au 5 octobre 1792, dans 4 800
municipalités, les matrices ne sont pas faites; et notez
qu'il s'agit d'un exercice terminé depuis plus de neuf
mois. A la même date, il y a plus de six mille communes
qui n'ont pas encore commencé à percevoir la contribu-
tion foncière de 1791 , plus de quinze mille communes qui
n'ont pas encore commencé à percevoir la contribution
mobilière de 1791 ; sur ces deux impositions, le Trésor
et les départements n'ont encore loucbé que 152 millions,
il en reste dû 222. Au 1er février 1795, sur le même exer-
cice, il reste encore dû 161 millions, et, des 50 millions
établis en 1790 pour remplacer la gabelle et autres droits
supprimés, on en a touché 2. Enfin à cette même date, sur
les deux contributions directes de 1792, qui devaient
produire 500 millions, on a recouvré moins de 4 millions.
— C'est un adage de débiteur qu'il ne faut payer que le
plus tard possible. Quel que soit le créancier, État ou
particulier, à force de traîner en longueur, on en tirera
pied ou aile. L'adage est vrai, et, cette fois encore, le
succès en va prouver la justesse. Pendant l'année 1792,
le paysan commence à solder une portion de son arriéré,
mais c'est en assignats. Or, en janvier, février et mars 1792,
les assignats perdent trente-quatre, quarante et quarante-
sept pour cent ; en janvier, février et mars 1795, quarante-
cinq et cinquante pour cent; en mai, juin et juillet 1795,
cinquante-quatre, soixante et soixante-sept pour cent.
Ainsi la vieille créance de l'État a fondu entre ses mains;
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 147
ceux qui ont gardé leurs écus gagnent cinquante pour
cent et davantage. Bien mieux, plus ils atermoient, plus
leur dette diminue, et déjà, à force de délais, ils ont
trouvé le moyen de se libérer à moitié prix.
En attendant, ils font main basse sur les biens fonciers
mal défendus de ce créancier trop faible. — Il est toujours
difficile à des cerveaux bruts de se figurer comme une
personne véritable, comme un propriétaire légitime, cet
être abstrait, vague, invisible, qu'on nomme l'État, sur-
tout quand on leur répète que l'État c'est tout le monde.
Ce qui est à tout le monde est à chacun, et. puisque les
forêts sont au public, le premier venu a le droit d'en user.
Au mois de décembre 1789 l, dans les bois de Boulogne
et de Vincennes, des bandes de soixante hommes et da-
vantage abattent les arbres. Au mois d'avril 1790, dans
la forêt de Saint-Germain, « jour et nuit, les patrouilles
« arrêtent des délinquants de tout genre » ; remis aux
gardes nationales voisines et aux municipalités, ils sont
« relâchés presque aussitôt, même avec les bois coupés
« en fraude ». Contre « les insultes et les menaces réi-
« térées du bas peuple », nulle répression; un attroupe-
ment de femmes excitées par un ancien garde-française
vient piller, à la barbe de l'escorte, une voiture de fagots
confisquée au profit d'un hospice, et, dans la forêt, des
t. Mercure deFratice, 12 décembre 1789. — Archives nationales
F7, 32G8. Mémoire des officiers commandant le détachement de
la garde nationale parisienne en station à Conflans-Sainte-Hono-
rine (avril 1790). Certificat des officiers municipaux de Poissy,
51 mars.
148 LA REVOLUTION
bandes de maraudeurs font feu sur les patrouilles. —
A Chantilly, trois officiers de chasse1 sont blessés mortel-
lement ; pendant dix-huit jours consécutifs, les deux parcs
sont dévastés; tout le gibier est tué, transporté à Paris,
vendu. — AChambord, le lieutenant de la maréchaussée
écrit pour annoncer son impuissance; les bois sont rava-
gés et même incendiés ; ce sont les braconniers qui main-
tenant sont les seigneurs du lieu; ils ont fait brèche aux
murs et dessèchent les étangs pour mettre le poisson à
sec. — A Claix, en Dauphiné, un officier de la maîtrise,
ayant obtenu contre les habitants la défense de couper
du bois dans les îlots affermés, est saisi, supplicié pen-
dant cinq heures, puis assommé à coups de pierres. —
Vainement l'Assemblée nationale, par trois décrets et
règlements, a mis les forêts sous la surveillance et la
protection des corps administratifs ; ils ont trop peur de
leurs administrés. Entre le pouvoir central qui est débile
et lointain et le peuple qui est fort et présent, c'est pour
le peuple qu'ils se décident. Des cinq municipalités qui
entourent Chantilly, aucune ne veut prêter main-forte à
la loi, et le directoire du district, le directoire du dépar-
tement, autorisent leur inertie. — Pareillement, près de
1. Mercure de France, 12 et 26 mars 1791. — Archives natio-
nales, \\, 1455. Lettre du lieutenant de la maréchaussée de Dlois,
22 avril 1790. — Mercure de France, 24 juillet 1790. Deux des
meurtriers disaient à ceux qui voulaient sauver l'officier de la
maîtrise : « On pend bien à Paris. Allez, vous êtes des aristo-
<i crates. On parlera de nous dans les gazettes de Paris. » (Dépo-
sitions des témoins.) — Décrets et proclamations pour la protec-
tion des forêts, 5 novembre et 11 décembre 1789. — Autre en
octobre 1790. — Autre le 29 janvier 1791.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 140
Toulouse1, où la superbe forêt de Larramet est dévastée
en plein jour et à main armée, où le gaspillage populaire
n'a rien laissé du taillis et des futaies que « quelques
« arbres épars et des restes de troncs coupés à diverses
« hauteurs », les municipalités de Toulouse et de Tour-
nefeiiille refusent toute assistance. Bien pis, en d'autres
provnces, par exemple en Alsace, « des municipalités
« entières, leurs maires en tête, coupent les bois qui sont
« à bur bienséance et les emportent2 ». — Si quelque tri-
bunal veut appliquer la loi, c'est sans effet, à ses propres
risques, au risque de ne pouvoir juger ou d'être contraint
de se déjuger. A Paris, la sentence préparée contre les
incendiaires de l'octroi n'a pu être rendue. A Montargis,
la sentence rendue contre les maraudeurs, qui volaient
des charretées de bois dans les forêts nationales, a dû
être réformée, et par les juges eux-mêmes. Au moment
où le tribunal prononçait la confiscation des charrettes
rt des bêtes saisies, des cris de fureur se sont élevés
• ontre lui ; il a été insulté par l'assistance; les condamnés
♦>nt déclaré tout haut qu'ils reprendraient de force leurs
rharrettes et leurs bêtes. Sur quoi « les juges se retirent
« dans la chambre du conseil, et bientôt après, remon-
(i tant sur leurs sièges, annulent dans leur jugement tout
« ce qui regarde la confiscation ».
Pourtant cette justice, si dérisoire et si violentée
1. Archives nationales, F7, 3219. Lettre du bailli de Virieu,
26 janvier 1792.
2. Mercure de France, 3 décembre 1791 (lettre de Sarrelouis,
du 15 novembre 1791). — Archives nationales, F7, 3223. Lettre
des officiers municipaux de Montargis, 8 janvier 1792.
150 LA REVOLUTION
qu'elle soit, est encore un reste de barrière. Quand elle
tombe avec le gouvernement, tout est en proie ; il n'y a
plus de propriétés publiques. — A partir du 10 août
1792, chaque commune ou particulier s'en approprie
ce qui lui convient, produit ou sol. Les dépréda.eurs
vont jusqu'à dire que, puisque le gouvernement ne les
réprime plus, il les autorise1. « Ils ont détruit jusqu'à
« des plantations récentes de jeunes arbres. » Te vil-
lage près de Fontainebleau s'est partagé et a défiiché
un morceau entier de la futaie. A Rambouillet, du
10 août à la fin d'octobre, « la perte est de plus de
« 100000 écus », et les agitateurs ruraux demandent
avec menaces le partage de la forêt entre les habitants.
Partout « les dévastations sont énormes », prolonges
pendant des mois entiers, et telles, dit le ministre, que
cette source de revenu public est pour longtemps tarie.
— Les biens communaux ne sont pas plus respectés que
les biens nationaux. Dans chaque commune, les gens
hardis et besogneux, la populace rurale les exploite et
en jouit, par privilège. Non contente de la jouissance,
elle en veut encore la propriété, et, quatre jours après
la chute du roi, l'Assemblée législative, perdant pied
dans la débâcle universelle, donne aux indigents la
faculté de pratiquer la loi agraire *. Désormais il suffira
1. Archives nationales, F7, 7>2G8. Lettre du directeur des
domaines nationaux à Rambouillet, 51 orlobre 1792. — Compte
rendu du ministre Clavière, 1" février ÎT1.»."».
2. Décrets du 14 août 1792, du 10 juin 17'.iT>. — Archives natio-
nales. Missions des Représentants, D, § 1. (Délibération du dis-
trict de Troyes, 2 ventôse an m.) — A Theimelieres, le tirage des
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 151
que, dans une commune, le tiers des habitants des deux
sexes, servantes, manouvriers, bergers, valets de ferme
ou d'écurie, et même pauvres à l'aumône, demande le
partage des communaux. Tous les communaux, sauf les
édifices publics et les bois, seront partagés en autant de
lots égaux qu'il y aura de tètes; les lots seront tirés au
sort, et chaque individu prendra possession de son mor-
ceau. L'opération s'exécute, car « elle flatte infiniment
« les habitants les moins aisés ». Dans le district d'Ar-
cis-sur-Aube, sur quatre-vingt-dix communes, il n'y en
a qu'une douzaine où plus des deux tiers des votants
aient eu le bon sens de se prononcer contre elle. Doré-
navant, la commune cesse d'être un propriétaire indé-
pendant; elle n'a plus de réserve. En cas de détresse, il
faut qu'elle se taxe et touche, si elle peut, les sous ad-
ditionnels. Son revenu futur réside à présent dans la
poche bien fermée des nouveaux propriétaires. — Cette
fois encore, des convoitises privées ont fait prévaloir
leurs courtes vues. National ou communal, c'est tou-
jours l'intérêt public qui succombe, et il succombe tou-
jours sous l'usurpation des minorités indigentes, tantôt
par la faiblesse du pouvoir public qui n'ose s'opposer à
leurs violences, tantôt par la complicité du pouvoir pu-
blic qui leur confère les droits de la majorité.
lots a eu lieu le 10 fructidor an n, et on l'a recommencé en
faveur de la servante de Billy, officier municipal très influent, et
qui « était l'âme de ses collègues ». — Ib., Précis des opérations
du district d'Arcis-sur-Aube, au 50 pluviôse an m. « Les deux
« tiers des communes ont de ces sortes de biens. La majeure
t partie a voté et effectué le partage, ou s'en occupe actuelle-
« ment. >
152 LA REVOLUTION
IV
Quand la force publique manque pour protéger les
propriétés publiques, elle manque aussi pour protéger
les propriétés privées ; car les mêmes convoitises et les
mêmes besoins s'attaquent aux unes et aux autres. Que
l'on doive à l'État ou à un particulier, la tentation de ne
pas payer est toujours égale. Dans les deux cas, il suffit
de trouver un prétexte pour nier la dette, et, pour trou-
ver ce prétexte, la cupidité du tenancier vaut l'égoïsme
du contribuable. « Puisque le régime féodal est aboli, il
faut que rien n'en subsiste; plus de créances seigneu-
riales. Si là-bas, à Paris, l'Assemblée en a maintenu
plusieurs, c'est par mégarde ou par corruption; nous
apprendrons bientôt qu'elle les a supprimées toutes. En
attendant, faisons-nous donner quittance, étalions brû-
ler les titres là où ils sont. »
Sur ce raisonnement, la jacquerie recommence; à
vrai dire, elle est universelle et permanente. Comme
dans un corps où les éléments derniers de la substance
vivante sont altérés par un trouble organique, on dé-
mêle le mal dans les parties qui semblent saines; là où
il n'éclate pas, il est sur le point d'éclater; une anxiété
continuelle, un malaise profond, une fièvre sourde,
dénotent sa présence. Ici le débiteur ne paye pas, et le
créancier n'ose poursuivre. Ailleurs ce sont des érup-
tions isolées : à Auxon1, dans un domaine épargné par
1. Mercure de France, 7 janvier 1700. (Chùteau d'Auson, dans
LA CONSTITUTION APPLIQUEE 153
la grande jacquerie de juillet 1789, les bois sont rava-
gés, et les paysans, furieux dêtre dénoncés par les
gardes, marchent sur le château occupé par un vieillard
et par une enfant. Tout le village est venu, hommes et
femmes ; à coups de hache ils défoncent la porte barri-
cadée et tirent sur les voisins qui viennent au secours.
— En d'autres endroits, dans les districts de Saint-
Etienne et de Montbrison, « on enlève impunément les
« arbres des propriétaires, on démolit leurs murs do
« clôture et de terrasse ; ceux qui se plaignent sont me-
« nacés de mort et de voir abattre leurs maisons ».
Très de Paris, autour de Montargis, Nemours et Fontai-
nebleau, nombre de paroisses refusent d'acquitter les
droits de dime et de champart que l'Assemblée vient de
consacrer une seconde fois ; on dresse des potences,
avec menace d'y accrocher les percepteurs, et, aux envi-
rons de Tonnerre, les redevables attroupés tirent sur la
maréchaussée qui vient protéger les redevances. — Là-
bas, près d'Amiens, la comtesse de la Mire1, dans sa
terre de Davencourt, voit arriver chez elle la municipa-
lité du village qui l'invite à renoncer à ses droits de
champart et de tiers. Elle refuse; on insiste. Elle refuse
encore; on l'avertit « qu'il lui arrivera malheur ». En
la Haute-Saône.) — Archives nationales, F7, 3255 (lettre du minis-
tre au directoire de Rhône-et-Loire, 2 juillet 1790). — Mercure
de France, 17 juillet 1790 (rapport de M. de Broglie, 13 juillet,
et décret des 13-18 juillet). — Archives nationales, II, 1453
(correspondance de M. de Bercheny, 21 juillet 1790).
1. Mercure de France, 19 mars 1790. Lettre d'Amiens, 28 fé-
vrier. (Mallet du Pan ne publie dans le Mercure que des lettres
signées et authentiques.)
154 LA REVOLUTION
effet, deux officiers municipaux font sonnerie tocsin, et
le village accourt avec des armes. Un domestique a le
bras cassé par une balle ; pendant trois heures, la com-
tesse et ses deux enfants sont chargés d'avanies et de
coups; on la force à signer un papier qu'on ne lui per-
met pas de lire; en parant un coup de sabre, elle a le
bras fendu, du coude au poignet; le château est pillé;
elle ne parvient à s'évader que grâce au zèle de quel-
ques domestiques. — En même temps, de larges érup-
tions s'étalent sur des provinces entières; presque sans
interruption l'une succède à l'autre, et la fièvre reprend
des portions qu'on croyait guéries, tant qu'enfin ces
ulcères confluents se rejoignent et font une seule plaie
de toute la surface du corps social.
A la fin de décembre 1789, la fermentation chro-
nique devient aiguë en Bretagne. Selon l'ordinaire, les
imaginations ont forgé un complot, et, au dire du
peuple, si le peuple attaque, c'est pour se défendre. Le
bruit a couru1 que M. de Goyon, près de Lamballe,
vient de réunir dans son château nombre de gentils-
hommes et six cents soldats. Aussitôt le maire cl la
garde nationale de Lamballe sont partis en force; ils
l'ont trouvé chez lui tout pacifique, sans autre compa-
gnie que deux ou trois amis, et sans autres armes que
quatre fusils de chasse. — Mais le branle est donné, et,
le 15 janvier, la grande Fédération de Pontivy a exalté
1. Archives nationales, KK, 110.r> (correspondance de M. de
Thiard; lettres du chevalier de Bévy, 26 décembre 1789, cl autres,
jusqu'au .r> avril 1790). — Moniteur, séance du 9 février I7'.'0. —
Mercure de France, 0 février et 6 mars 1790 (liste des chàteuui).
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 155
les cervelles. On a bu, chanté, crié, célébré les décrets
nouveaux, devant des paysans armés qui n'entendent
pas le français, encore bien moins les termes légaux, et
qui, au retour, raisonnant entre eux en bas-breton,
interprètent la loi d'une étrange manière. « A leur
« sens, un décret de l'Assemblée nationale est un dé~
« cret de prise de corps; » or les principaux décrets
de l'Assemblée sont contre les nobles; donc ce sont là,
contre les nobles, autant de décrets de prise de corps.
— Quelques jours après, vers la fin de janvier, pendant
tout le mois de février et jusqu'au mois d'avril, l'opéra-
tion s'exécute tumultuairement, par des attroupements
de villageois et de vagabonds, autour de Nantes, Auray,
Redon, Dinan, Ploërmel, Rennes, Guingamp, et d'autres
villes encore. Partout, écrit le maire de Nantes1, « les
« gens de la campagne croient s'affranchir de leurs
« redevances en brûlant les titres ; dans cette persua-
« sion, les meilleurs d'entre eux y concourent », ou
laissent faire ; et les excès sont énormes, parce que plu-
sieurs exercent « des vengeances particulières, et que
« tous sont échauffés par le vin ». A Reuvres, « les
« paysans et vassaux de la seigneurie, après avoir
a brûlé les titres, s'établissent dans le château et me-
« nacent de l'incendier, si on ne leur livre d'autres
« papiers qu'ils prétendent qu'on leur cache ». Près de
Redon, l'abbaye de Saint-Sauveur est réduite en cen-
1. Archives nationales, KK, 1105, (correspondance de M. de
Tlnard). — Lettres du maire de Nantes, 16 février 1790, de la
municipalité de Redon, 19 lévrier, etc.
156 REVOLUTION
dres. Redon est menace; Ploërmel est presque assiégé.
Au bout d'un mois, on compte trente-neuf châteaux
attaqués, vingt-cinq où les titres ont été brûlés, dôme
où les propriétaires ont dû signer l'abandon de leurs
droits. Deux châteaux qui commençaient à flamber 01 £
été sauvés par la garde nationale. Celui du Bois-au
Voyer a été incendié tout à fait; plusieurs ont été sac-
cagés. Par surcroît, « plus de quinze procureurs fis-
« eaux, greffiers, notaires, officiers de justice seigneu-
« riale, ont été pillés ou brûlés », et les propriétaires
se réfugient dans les villes parce que la campagne est
maintenant inhabitable pour eux.
En même temps, sur un autre point, une seconde
tumeur s'est ouverte1. Elle a percé dans le bas Limou-
sin dès le commencement de janvier; de là l'inflamma-
tion purulente a gagné le Quercy, le haut Languedoc, le
Périgord, le Rouergue, et, au mois de février, depuis
Tulle jusqu'à Montauban, depuis Agen jusqu'à Péri-
gueux et Cahors, elle couvre trois départements. — Là
aussi, selon la règle, l'attente a créé son objet. A force
de souhaiter une loi qui supprime toutes les redevances,
on se figure qu'elle est faite ; et l'on répèle que « le roi
« et l'Assemblée nationale ont ordonné des députations
« pour planter le Mai et pour éclairer les châteaux »
1. Mercure de France, 6 et 27 février 1790 (discours de M. de
Foucault, séances des 2 et G février). — Moniteur (mêmes dates)
(rapport de Grégoire, 9 février, discours de M. Sallé-de-Chcux et
de M. de Noailles, 9 février). — Mémoire des députés de la ville
de Tulle, rédigé par l'abbé Morellet (d'après les délibérations et
adresses des quatre-vingt-trois bourgs et villes de la province).
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 157
— De plus, et toujours selon l'usage, les bandits, les
gens sans aveu sont en tête avec les furieux, et condui-
sent l'opération à leur manière. Dès qu'une bande s'est
formée, elle arrête sur les chemins, dans les champ?,
dans les chaumières isolées, les campagnards tranquilles
qu'elle aura soin de mettre en avant, si l'on en vient
aux coups. — A la contrainte elle ajoute la terreur. Des
potences sont dressées pour quiconque payera les droits
casuels ou les redevances annuelles, et des paroisses du
Quercy menacent leurs voisins du Périgord de les met-
tre à feu et à sang sous huitaine, s'ils ne font pas en
Périgord ce qu'elles font en Quercy. — Le tocsin sonne,
le tambour bat, et, de commune en commune, « la
« cérémonie » s'accomplit. On prend de force au curé
les clefs de l'église, on en brûle les bancs et parfois les
boiseries marquées aux armes du seigneur. On va chez
le seigneur, on arrache ses girouettes et on l'oblige à
fournir son plus bel arbre avec plumes et rubans pour
l'orner, sans oublier les trois mesures avec lesquelles
il prélève ses redevances en grains ou farine. On plante
ce mai sur la place du village, on attache au sommet
les girouettes, les rubans, les plumes, les trois mesures
et cette inscription : « Par ordre du roi et de l'Assem-
« blée nationale, quittance finale des rentes. » Cela fait,
il est visible que le seigneur, n'ayant plus ni girouettes,
ni banc à l'église, ni mesures à prélèvement, n'est plus
seigneur et ne pourra plus rien prélever. Partant, accla-
mations, kermesse et orgie sur la place. Seigneur,
curé, riches, quiconque peut payer est mis à contribu-
158 LA RÉVOLUTION,
tion; on mange, on boit, « le peuple ne désenivre pas».
— En cet état, comme il a des armes, il frappe, et,
quand on lui résiste, il incendie. Dans l'Agénois, unchû-
teau au marquis de Lameth, un autre à M. d'Aiguillon
dans le haut Languedoc celui de M. de Bournazel, dans
le Périgord celui de M. de Bar, sont brûlés; M. de Bar
est assommé de coups; six autres sont tués dans le
Quercy. Nombre de châteaux aux environs de Montau-
ban et dans le Limousin sont assiégés à coups de fusil ;
plusieurs sont pillés. — Des bandes de douze cents
hommes sont en campagne : « on en veut à toutes les
« propriétés » ; on répare les torts : « on juge à nou-
« veau des procès jugés depuis trente ans, et l'on rend
« des sentences qu'on exécute ». — Si quelqu'un
manque au nouveau code, il est puni, et au profit des
nouveaux souverains : dans l'Agénois, un gentilhomme
ayant payé la rente que comportait son fief, le peuple
lui prend sa quittance, le met à l'amende d'une somme
égale à celle qu'il a versée, et vient sous ses fenêtres
manger cet argent, en triomphe et avec dérision.
Contre ces fourmilières soulevées d'usurpateurs bru-
taux, plusieurs gardes nationales encore énergiques,
Deaucoup de municipalités encore amies de l'ordre, nom-
bre de gentilshommes encore résidants usent de leurs
armes. Quelques brigands, arrêtés en flagrant délit, sont
jugés prévôtalement, et, sur-le-cbamp, exécutés pour
l'exemple. Pour tous les gens du pays, le péril social est
manifeste et pressant : si de tels attentats restaient im-
punis, il n'y aurait plus de propriétés ni de lois en
LA C0NSTI1UTI0N APPLIQUEE 159
l'rance. Aussi bien le parlement de Bordeaux requiert
des poursuites; quatre-vingt-trois bourgs et villes
signent des adresses et envoient à l'Assemblée natio-
nale une députation extraordinaire pour demander que
l'on continue les procédures commencées, que l'on pu-
nisse les coupables détenus, et surtout que l'on main-
tienne les prévôtés. — En réponse, l'Assemblée inflige
l'improbation la plus rude au parlement de Bordeaux,
et commence la démolition de tout l'ordre judiciaire1
Dès à présent, elle sursoit à l'exécution de tous les juge-
ments prévôtaux. Quelques mois plus tard, elle obligera
le roi à déclarer que les procédures instruites contre la
jacquerie de la Bretagne seront regardées comme non
avenues, et que les mutins arrêtés seront mis en liberté.
Pour toute répression, elle expédie au peuple français
une exhortation sentimentale, douze pages de fadeurs
littéraires, qui semblent écrites par Florian pour ses
Estelle et ses Némorin 2. — Par une conséquence inévi-
table, aux alentours du brasier mal éteint, de nouveaux
foyers s'allument. Dans le district de Saintes3, M. Du-
paly, conseiller au parlement de Bordeaux, après avoir
épuisé les voies de douceur, avait fini par assigner ceux
1. Moniteur, séance du 4 mars 1790. — Duvergier, Décrets du
G mars 1790 et des 6-10 août 1790.
2. L'adresse est du 11 février 1790. Cette pièce, d'un comique
extraordinaire, suffirait pour faire comprendre toute l'histoire de
la Révolution.
3. Archives nationales, F7, 5203. Lettres du commissaire du
roi, 50 avril et 9 mai 1790. — Lettre du duc de Maillé, 6 mai. —
l'rocès-verbaux des administrateurs du département, 12 novem-
bre 1790. — Moniteur, VI, 515.
L* REVOLUTION. H. T. IV. — 11
ICO LA RÉVOLUTION
de ses tenanciers qui ne voulaient pas lui payer ses
rentes; là-dessus, la paroisse de Saint-Thomas de Cos-
nac, jointe à cinq ou six autres, s'ébranle et vient
assaillir ses deux châteaux de Rois-Roche et de Saint-
Georges-des-Agouts ; ils sont saccagés, puis brûlés; son
fils s'échappe à travers les coups de fusil. Le notaire et
régisseur Martin est visité de même; ses meubles cl
son argent sont pillés; « sa fille éprouve les outrages
« les plus affreux», et un détachement, poussant jusque
chez le marquis de Cumont, l'oblige, sous peine d'être
incendié, à donner décharge de toutes les redevances.
En tête des incendiaires sont les officiers municipaux
de Saint-Thomas, excepté le maire, qui s'est sauvé.
— C'est que le régime électoral institué par l'Assem-
blée constituante commence à produire ses effets.
« Presque partout, écrit le commissaire du roi, on
« a éliminé les grands propriétaires, et les emplois
« sont occupés par des hommes qui remplissent stric-
« tement les conditions d'éligibilité. Il en résulte une
« sorte d'acharnement des gens peu riches à vexer ceux
« qui ont des héritages considérables. » — Six mois
plus tard, dans le même département, à Aujac, Migron,
Varaise, les gardes nationales et les autorités villa-
geoises décident qu'on ne payera plus ni dîmes, ni
agriers, ni champarts, ni aucun des droits conservés.
En vain le département casse leur arrêté, envoie des
commissaires, des gendarmes, un huissier. Les com-
missaires sont chassés, on tire sur l'huissier et sur les
gendarmes; le vice-prcsidcnt du district, qui allait faire
LA CONSTITUTION APPLIQUEE ICI
son rapport au département, est saisi en route, et con-
traint de donner sa démission. Sept paroisses se sont
coalisées avec Aujac, dix avec Migron; Yaraise a sonné
le tocsin, les villages sont soulevés à quatre lieues à la
ronde, quinze cents hommes armés de fusils, de faux,
de cognées et de fourches, apprêtent leurs bras. 11
s'agit de délivrer le principal meneur de Varaise, Plan-
che, qui a été arrêté, et de punir Latierce, maire de Va-
raise, que l'on soupçonne d'avoir dénoncé Planche.
Latierce est roué de coups, on lui « fait subir mille
« tourments pendant trente heures » ; puis on se met
en marche avec lui sur Saint-Jean-d'Angély, et l'on exige
l'élargissement de Planche. La municipalité, qui d'abord
a refusé, finit par consentir, à condition qu'on lui rendra
Latierce en échange. En conséquence, Planche est mis
en liberté, reçu avec des cris de triomphe. Mais Latierce
n'est pas rendu; au contraire, on le supplicie une heure
durant, puis on le massacre, et le directoire du district,
moins soumis que la municipalité, est forcé de fuir. —
De tels symptômes ne sont pas douteux, et il y en a de
pareils en Bretagne : évidemment, les âmes sont tou-
jours insurgées. Au lieu de se vider, l'abcès social se
remplit et se gonfle; il va crever une seconde fois aux
mêmes places, et, en 1791 comme en 1790, la jacquerie
s'étale sur la Bretagne comme sur le Limousin.
C'est que la volonté du paysan est d'une autre nature
que la nôtre, bien plus fixe et bien plus tenace. Quand
une pensée s'accroche en lui, elle y prend naissance par
une croissance obscureet profonde, surlaquelle la parole
162 LA RÉVOLUTION
et le raisonnement n'ont pas de prise ; une fois implantée,
elle végète à sa guise, non à la nôtre, et nul texte légis-
latif, nul arrêté judiciaire, nulle remontrance administra-
tive ne peut changer l'espèce de fruit qu'elle produit.
Ce fruit, élaboré depuis des siècles, est le sentiment
d'une spoliation excessive, et partant le besoin d'une
décharge complète. Ayant trop payé à tout le monde,
ils ne veulent plus rien payer à personne, et cette idée,
vainement comprimée, se redresse toujours à la façon
d'un instinct. — Au mois de janvier 1791 \ les bandes
se reforment en Bretagne; c'est que les propriétaires
d'anciens fiefs ont réclamé l'acquittement de leurs
rentes. D'abord les paroisses coalisées refusent de rien
payer aux régisseurs; puis les gardes nationales rusli-
qucs viennent dans les châteaux contraindre les pro-
priétaires. Le plus souvent c'est le commandant de la
garde nationale, parfois c'est le procureur de la com-
mune qui dicte au seigneur la renonciation ; de plus on
lui fait souscrire des billets au profit de la paroisse ou
de divers particuliers. Selon eux, c'est restitution et
dédommagement : puisque tous les droits féodaux sont
abolis, il est tenu de leur rendre ce qu'il a reçu d'eux
l'année dernière ; puisqu'ils se sont dérangés, il est
tenu de « les salarier pour leur course ». — Deux
troupes principales, l'une de quinze cents hommes,
opèrent ainsi autour de Dinan et de Saint-Malo ; pour plus
1. Archives nationales, F7, 3225. Lettre du directoire d'Ille-et-
Vilaine, 10 janvier 1791, et lettre de Dinan, 29 janvier. — Mer-
cure de France, 2 et 16 avril 1791. Lettres de Rennes, 20 niais;
de Redon, 12 mars.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 163
de sûreté, dans les châteaux de Saint-Tual, Besso. Beau-
manoir, la Rivière, la Bellière, Châteauneuf, Chenay,
Chausavoir, Tourdelin et Chalonge, ils brûlent les litres;
par surcroit, ils mettaient le feu à Châteauneuf, quand
la troupe arriva. — Aux débuts, une vague idée d'ordre
social et légal semble encore flotter dans leurs cerveaux :
à Saint-Tual, avant de prendre 2000 livres à l'homme
d'affaires, ils obligent le maire à leur en donner la per-
mission écrite; à Yvignac, leur chef, requis de présenter
ses pouvoirs, déclare « qu'il est autorisé par la volonté
« -générale de la populace de la nation » l. — Mais, au
bout d'un mois, battus par la troupe, furieux des coups
qu'ils ont donnés et qu'ils ont reçus, excités par la fai-
blesse des municipalités qui relâchent les prisonniers,
ils deviennent des bandits de la pire espèce. Dans la nuit
du 22 au 25 février, le château de Yillefranche, à trois
lieues de Malestroit, est attaqué; trente-deux coquins, le
visage masqué, conduits par un chef en uniforme na-
tional, enfoncent la porte. Les domestiques sont gar-
rottés; le propriétaire, M. de la Bourdonnaye, un vieil-
lard, sa femme, âgée de soixante ans, sont meurtris de
coups, liés sur leur lit; puis on approche leurs pieds du
feu, et on les chauffe. Cependant, argenterie, linge,
étoffes, bijoux, deux mille francs en argent, jusqu'aux
montres, boucles et bagues, tout est pillé, chargé sur
les onze chevaux des écuries, emporté. — Quand il
s'agit de la propriété, un genre d'attentat entraîne tous
1. Expressions du procès-verbaL
1C4 LA KÈVOLUTION
les autres, et la cupidité limitée du censitaire s'achève
par la rapacité illimitée du brigand.
Cependant, dans les provinces du Sud-Ouest, les mêmes
causes ont produit les mêmes effets, et, vers la fin de
l'automne, quand, la récolte faite, les propriétaires ont
demandé leurs rentes en argent ou en nature, le pay-
san, immuable dans son idée fixe, a de nouveau refusé1.
A l'entendre, s'il y a une loi contre lui, elle n'est pas de
l'Assemblée nationale ; ce sont les ci-devant seigneurs
qui l'ont extorquée ou fabriquée; elle est donc nulle.
Que les administrateurs du département et du district la
proclament autant de lois qu'ils voudront ; il n'en a cure,
et, à l'occasion, il saura bien les en punir. Composées
de censitaires comme lui, les gardes nationales de vil-
lage sont avec lui, et, au lieu de le réprimer, le soutien-
nent. Pour commencer, il replante les Mais en signe
d'affranchissement et les potences en signe de menace.
— Dans le district de Gourdon, la troupe et la maré-
chaussée ayant été envoyées pour les abattre, aussitôt
le tocsin sonne; un flot de paysans, quatre à cinq mille
hommes, armés de faux et de fusils, arrivent de toutes
les paroisses environnantes; les cent soldats, retirés
dans une église, capitulent après un siège de vingt-
quatre heures, et sont contraints de nommer les pro-
priétaires qui ont demandé au district leur interven-
1. Moniteur, séance du 15 décembre IT'.K» (adresse «lu dépar-
tement «lu Lot, 7 décembre). — Séance du '20 décembre («lis-
cours de 51. de Foucault). — Mercure de France, 18 décem-
bre 17'JO (lettre de Belves en Périgord, 7 décembre). — lb.,
22 janvier et 2(J janvier 17U1 (lettre de M. de Clarac, 18 janvier).
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 165
tion : ce sont MM. Hébray, de Fontanges, et encore
d'autres. Toutes leurs maisons sont détruites de fond en
comble, ils se sauvent pour ne pas être pendus; les châ-
teaux de Repaire et de Salviat sont brûlés. Au bout de
huit jours, le Quercy est en feu, trente châteaux sont
délruits. — Le chef d'une garde nationale rustique,
Joseph Linard, à la tête de l'armée villageoise, pénètre
dans Gourdon, s'installe à l'hôtel de ville, se déclare
protecteur du peuple contre le directoire du district,
écrit au département, au nom de « ses frères d'armes »,
et vante son patriotisme. En attendant, il commande en
conquérant, ouvre les prisons, promet que, si l'on con-
gédie la maréchaussée et la troupe, il va se retirer, lui
et ses gens, en bon ordre. — Mais ces sortes d'autorités
tumultuaires, instituées par acclamation pour l'attaque,
sont impuissantes pour la résistance. A peine Linard
s'cst-il retiré, que la sauvagerie se déchaîne. « La tête
« des administrateurs est mise à prix; leurs maisons
« sont les premières dévastées ; toutes les maisons des
« citoyens riches sont mises au pillage; il en est de
« même des châteaux et des habitations de campagne
« qui annoncent quelque aisance. » — Contre cette
jacquerie qui se propage, quinze gentilshommes,
réunis à Castel chez M. d'Escayrac1, font appel à tous
les bons citoyens pour marcher au secours des proprié-
taires attaqués; mais il y a trop peu de propriétaires
dans la campagne, et chaque ville n'a pas trop des siens
pour se garderelle-même. Après quelques escarmouches,
1. 17 décembre 1790.
1GG LA REVOLUTION
M. d'Escayrac, abandonné par la municipalité de son
village, blessé, se retire en Languedoc chez le comte de
Chirac, maréchal de camp. Là aussi, le château est en-
touré1, bloqué, assiégé par la garde nationale du lieu.
M. de Clarac descend, parlemente; on lui tire des conps
de fusil. Il remonte et jette de l'argent par la fenêtre ; on
ramasse l'argent et l'on tire de nouveau sur lui. Le feu
est mis au château; M. d'Escayrac est tué de cinq coups
de fusil; M. de Clarac et un autre, réfugiés dans un sou-
terrain voûté, presque étouffés, n'en sont retirés que le
surlendemain matin par les gardes nationales du voisi-
nage; celles-ci les emmènent à Toulouse, où on les
retient en prison, et où l'accusateur public informe
contre eux. En même temps, le château de Bagat, près
de Montcuq, est démoli ; l'abbaye d'Espagnac, près de
Figeac, est attaquée à coups de fusil; on force l'abbesse
à restituer toutes les rentes qu'elle a perçues et à
rembourser quatre mille livres pour les frais d'un
procès que le couvent a gagné il y a vingt ans.
Après de pareils succès, il est inévitable que la révolte
s'étende, et, au bout de quelques semaines ou de quel-
ques mois, elle est permanente dans les trois départe-
ments voisins. — Dans la Creuse2, on menace les jugos
de mort s'ils ordonnent le payement des cens, et l'on
1. 7 janvier 1791.
2. Archives révolutionnaires du département de la Creuse, par
Duval (lettre des administrateurs du département, 51 mars 1791).
— Archives nationales, F7, 5209. Délibération du directoire du
département, 12 mai 1791. — Procès-verbal de la municipalité de
La Souterraine, 25 août 1791
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 167
promet le même sort aux propriétaires qui réclameront
leurs rentes. En plusieurs endroits, surtout dans la
montagne, les paysans, « considérant qu'ils sont la na-
« tion et que les biens du clergé sont nationaux », veu-
lent qu'au lieu de les vendre on les leur partage. Cin-
quante paroisses, autour de La Souterraine, ont reçu
des lettres incendiaires qui les invitent à venir en armes
à la ville « pour se faire exhiber par force et au péril de
« leur sang tous les titres des rentes foncières ». De
huit lieues à la ronde, les paysans s'ébranlent au son du
tocsin, précédés de leurs officiers municipaux en
écharpe; ils sont plus de quatre mille et traînent avec
eux un chariot plein d'armes ; c'est pour reviser et con-
stituer à nouveau la propriété du sol. — Dans la Dor-
dogne1, des arbitres qui se sont désignés eux-mêmes
s'interposent impérieusement entre le propriétaire et le
métayer au moment de la récolte, pour empêcher le
propriétaire de réclamer et le métayer de fournir la
dîme et le rêve : toute convention de cette espèce est
interdite; quiconque dérogera au nouveau système, pro-
priétaire ou métayer, sera pendu. A cet effet, dans les
districts de Bergerac, Excideuil, Ribérac, Mussidan,
Montignac et Périgueux, les milices rurales, conduites
par les officiers municipaux, vont de commune en com-
mune, pour faire signer aux propriétaires leur désistc-
1. Archives nationales, V, 5269. — Arrêté du directoire du
district de Ribérac, 5 août 1791, et réquisition du procureur-syn-
dic, 4 août. — Lettres du même directoire, 9 et 22 août. — Let-
tres du procureur-syndic du département, 24 août et 11 sep-
tembre. — Lettre du commissaire du roi, 22 août.
1GS LA RÉVOLUTION
ment, et ces visites « sont toujours accompagnées de
« vols, d'outrages et de mauvais traitements, auxquels
« on n'échappe que par une soumission absolue ». De
plus, ils demandent l'abolition « de toute espèce d'im-
« pots et le partage des terres ». — Impossible « aux
« propriétaires un peu riches » de rester à la campagne ;
de tous côtés, ils se réfugient à Périgueux, et là, formés
en corps de troupe, avec la gendarmerie et la garde na-
tionale de la ville, ils parcourent les cantons pour réta-
blir l'ordre. Mais il n'y a nul moyen de persuader aux
paysans que c'est l'ordre qu'on rétablit. Avec cette opi-
niâtreté d'imagination que nul obstacle n'arrête et qui,
comme une source vive, finit toujours par trouver une
issue, le peuple déclare que « les gendarmes et les
« gardes nationales » qui sont venus le contraindre
« étaient des prêtres et des gentilshommes déguisés ».
— D'ailleurs les théories nouvelles sont descendues
jusque dans les bas-fonds, et rien de plus facile que d'en
tirer l'abolition des dettes ou même la loi agraire. A Ri-
bérac, où les paroisses voisines ont fait invasion, l'ora-
teur des séditieux, un tailleur de village, tirant de sa
poche le catéchisme de la Constitution, argumente avec
le procureur-syndic et lui prouve que les insurgés ne
font qu'exercer les droits de l'homme. En premier lieu,
il est dit dans le livre que « les Français sont égaux et
« frères, qu'ils doivent se secourir » les uns les autres;
« donc, les maîtres doivent partager, surtout cette année
« qui est disetteuse. En second lieu, il est écrit que tous
n les biens appartiennent à la nation », et c'est pour
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 169
cela « qu'elle s'est emparée des biens de l'Église; or
« la nation se compose de tous les Français » et la con-
clusion est claire. Aux yeux du tailleur, puisque les biens
des particuliers français appartiennent à tous les Fran-
çais, il y a droit, lui tailleur, au moins pour sa quote-
part. — On va vite et loin sur cette pente ; car chaque
attroupement entend jouir tout de suite et à sa façon.
Nul souci des voisins, ni des conséquences, même im-
médiates et physiques, et, en vingt endroits, la pro-
priété usurpée périt elle-même sous la main des usur-
pateurs.
C'est dans le troisième département, celui de la Cor-
rèze, qu'on peut le mieux observer cette destruction
gratuite1. Non seulement, depuis le commencement de
la Révolution, les paysans y ont refusé de payer les
rentes ; non seulement ils ont « planté des Mais armés
« de crocs de fer pour pendre » le premier qui oserait les
réclamer ou les payer; non seulement les violences, qui
sont de toute espèce, sont commises « par des corn-
et munes entières », et « la garde nationale des petites
« communes y participe » ; non seulement les coupa-
bles décrétés de prise de corps restent libres, et « on
« ne parle que de pendre les huissiers qui feront des
« actes », mais encore, avec la propriété des eaux, la
1 Archives nationales, F7, 3204. — Lettres du directoire du
département, 2 juin 1791, 8 et 22 septembre. — Du ministre de
la justice, 15 mai 1791. — De M. de Lentilliac, 2 septembre. —
De M. Melon de Pradou, commissaire du roi, 8 septembre. — Mer-
cure de France, 14 ma* 1791 (lettre d'un témoin, M. de Loyac,
25 avril 1791).
170 LA RÉVOLUTION
réserve, la conduite, la distribution des eaux sont bou-
leversées, et, dans un pays où les pentes sont raides, on
imagine les suites d'une pareille opération. — A trois
lieues de Tulle, dans un vallon formant demi-cercle, un
étang profond de vingt pieds sur une étendue de trois
cents arpents était fermé par une épaisse chaussée du
côté d'une gorge très profonde, toute peuplée de mai-
sons, de moulins et de cultures. Le 17 avril 1791, une
troupe, assemblée au son du tambour, cinq cents
hommes armés des tioïs villages voisins se mettent à
démolir la digue. Le propriétaire, député suppléant à
l'Assemblée nationale, M. de Sedières, n'est averti qu'à
onze heures du soir ; il monte à cheval avec ses hôtes et
ses domestiques, charge les misérables fous, et, à coups
de pistolet, de fusil, les disperse; il était temps : la
tranchée qu'ils creusaient avait déjà huit pieds de pro-
fondeur; l'eau affleurait presque; une demi-heure plus
tard, l'effroyable masse roulante se déversait sur les
habitants de la gorge. — Mais, contre l'attaque univer-
selle et continue, de tels coups de main, rares et rare-
ment heureux, ne sont pas une défense. La troupe de
ligne et la gendarmerie, toutes deux en voie de refonte
ou de décomposition, sont peu sortis ou trop faibles. Il
n'y a que trente hommes de cavalerie dans la Creuse et
autant dans la Convze. La garde nationale des villes
est surmenée par tant d'expéditions dans la campagne,
et l'argent manque pour lui payer ses déplacements.
Enfin, l'élection aux mains du peuple amène au pouvoir
des hommes disposés à tolérer tous les excès populaires.
LA CONSTITUTION APPLIQUEE 171
A Tulle, les électeurs du second degré, choisis presque
tous parmi les cultivateurs, et de plus catéchisés par le
club, ne nomment pour députés et pour accusateur pu-
blic que des candidats déclarés contre les rentes et
contre les étangs. — Aussi bien, vers le mois de mai,
la démolition générale des digues a commencé. A une
lieue et demie du chef-lieu, sur un vaste étang, l'opéra-
tion dure, sans opposition, une semaine entière; ail-
leurs, quand les gardes ou la gendarmerie arrivent, on
tire dessus. Vers la fin de septembre, dans tout le dépar-
tement, toutes les chaussées sont rompues : à la place
des étangs, il reste des marais infects ; les moulins ne
tournent plus; l'arrosage manque aux prairies. Mais les
démolisseurs emportent des panerées de poissons, et le
sol de l'étang rentre dans leurs communaux. — Ce n'est
pas encore la haine qui les pousse, c'est l'instinct d'ac-
quisition : toutes ces mains violentes, qui se tendent et
se raidissent à travers la loi, en veulent à la propriété,
et non au propriétaire : elles sont avides bien plutôt
qu'hostiles. L'un des seigneurs de la Corrèze, M. de Saint-
Victour, est absent depuis cinq ans ; dès le commence-
ment de la Révolution, quoique ses rentes féodales
fissent la moitié du revenu de sa terre, il a défendu
d'employer, pour les percevoir, les moyens de rigueur;
par suite, depuis 1789, il n'en a perçu aucune. De plus,
ayant beaucoup de blé en réserve, il a prêté pour quatre
mille francs de grains à ceux de ses tenanciers qui en
manquaient. Enfin, il est libéral, et, dans la ville voi-
sine, à Ussel, il passe même pour Jacobin. Malgré tout
172 LA RÉVOLUTION
cela, il est traité comme les autres; c'est que les pa-
roisses de sa terre sont « clubistes », gouvernées par
une compagnie de niveleurs ruraux et pratiques; clans
l'une d'elles « les brigands, s'étant constitués en muni-
« cipalité », ont choisi leur chef pour procureur-syndic.
Partant, le 22 août, quatre-vingts paysans armés ont ou-
vert la chaussée de son grand étang, au risque de sub-
merger le village voisin, qui est venu la refermer. Dans
les deux semaines suivantes, ses cinq autres étangs ont
été démolis; quatre à cinq mille francs de poisson ont
été volés; le reste pourrit dans les herbes1. Pour mieux
assurer l'expropriation, on a voulu brûler ses titres; son
château, assailli dans la nuit et à deux reprises, n'a été
sauvé que par la garde nationale d'Ussel. A présent ses
métayers et domestiques hésitent à cultiver, ils sont
venus demander au régisseur s'ils pouvaient faire les
semailles. Nul recours auprès des autorités : les admi-
nistrateurs, les juges, même lorsqu'il s'agit de leurs
propres biens, « n'osent se montrer ouvertement »,
parce « qu'ils ne se voient pas en sûreté sous le bou-
« cher de la loi ». — A travers la loi ancienne ou nou-
velle, la volonté populaire poursuit opiniâtrement son
œuvre et atteint forcément son objet.
Aussi bien, quels que soient les grands noms, libellé,
égalité, fraternité, dont la Révolution se décore, elle est
par essence une translation de lapropriété : en cela con-
1. Archives nationales, F7, Ô20i. Lettres de M. de Saint-Victour,
25 septembre, 2 et 10 octobre 1791. — Lettre du régisseur de la
terre de Saint-Victour, 18 septembre.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 173
siste son support intime, sa force permanente, son mo-
teur premier, et son sens historique. — Jadis, dans
l'antiquité, on avait vu des exécutions pareilles, les
dettes abolies ou réduites, les biens des riches confis-
qués, les terres publiques partagées; mais l'opération
se renfermait dans une cité, et se bornait à un petit ter-
ritoire. Pour la première fois, elle s'accomplit en grand
et dans un État moderne. — Jusqu'ici, dans ces vastes
États, lorsque les couches profondes se soulevaient,
c'était toujours contre la domination de l'étranger ou
contre l'oppression des consciences. En France, au quin-
zième siècle, en Hollande au seizième, en Angleterre au
dix-septième, le paysan, l'artisan, le manœuvre avait
pris les armes contre l'ennemi ou pour sa foi. Au zèle
religieux ou patriotique a succédé le besoin de bien-être,
et le nouveau motif est aussi puissant que les autres;
car, dans nos sociétés industrielles, démocratiques,
utilitaires, c'est lui qui désormais gouverne presque
toutes les vies et provoque presque tous les efforts.
Refoulée pendant des siècles, la passion s'est redressée
en secouant les deux grands poids qui l'accablaient,
gouvernement et privilèges. A présent, elle se débande
impétueusement de tout son jeu, comme une force brute,
à travers toutes les propriétés légales et légitimes, pu-
bliques ou privées. Les obstacles qu'elle rencontre ne
font que la rendre plus destructive : par delà les pro-
priétés, elle s'attaque aux propriétaires, et achève les
spoliations par les proscriptions.
CHAPITRE III
Développement de la passion maîtresse. — I. Attitude des nobles
— Modération de leur résistance. — II. Travail de l'imagina-
tion populaire à leur endroit. — Monomanie du soupçon. — Les
nobles suspects et traités en ennemis. — Situation d'un gentil-
homme dans son domaine. — Affaire de M. de Iiussy. — III
Visites domiciliaires. — La cinquième jacquerie. — La Bour-
gogne et le Lyonnais en 1791. — Affaires de M. de Chaponay et
de M. Guillin-Dumontet. — IV. Les nobles obligés de quitter la
campagne. — Ils se réfugient dans les villes. — Dangers qu'ils
y courent. — Les quatre-vingt-deux gentilshommes de Caen. —
V. Persécutions qu'ils subissent dans la vie privée. — VI. Con-
duite des officiers. — Leur abnégation. — Dispositions des sol-
dats. — Les émeutes militaires. — Propagation et accroisse-
ment de l'indiscipline. — Démission des officiers. — VII. L'émi-
gration et ses causes. — Premières lois contre les émigrés. —
VIII. Attitude des prêlres insermentés. — Comment ils devien-
nent suspects. — Arrêtés illégaux des administrations locales.
— Violence ou connivence des gardes nationales. — Attentats
de la populace. — I.e Pouvoir exécutif dans le Midi. — I.a
sixième jacquerie. — Ses deux causes. — Éruptions isolées
dans le Nord, l'Est et l'Ouest. — Eruption générale dans le
Centre et le Midi. — IX. Etat des esprits. — Les trois convois
de prêtres insermentés sur la Seine. — Psychologie de la Révo-
lution.
I
Si la passion populaire aboutit aux meurtres, ce n'est
fias que la résistance soit grandi' ni violente. Au con-
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 175
traire, jamais aristocratie n'a souffert sa dépossession
avec tant de patience, et n'a moins employé la force
pour défendre ses prérogatives ou même ses propriétés.
A parler exactement, celle-ci reçoit, les coups sans les
rendre, et, quand elle s'arme, c'est presque toujours
avec la bourgeoisie et la garde nationale, sur l'invita-
tion des magistrats, conformément à la loi, pour sau-
vegarder les personnes et les biens. Les nobles tâchent
de ne pas être tués, ni volés, rien de plus; pendant
près de trois ans, ils ne lèvent aucun drapeau politique.
Dans les villes où ils ont l'ascendant et que l'on dénonce
comme des révoltées, par exemple Mende et Arles, leur
opposition se borne à réprimer l'émeute, à contenir la
plèbe et à faire respecter la loi. Ce n'est point contre
l'ordre nouveau, c'est contre le désordre brutal qu'ils
se liguent. — « A Mende, dit la municipalité1, nous
« avons eu la gloire de solder les premiers les contri-
« butions de 1790. Nous avons remplacé notre évêque;
« nous avons installé son successeur sans aucun trou-
« ble et sans le secours d'aucune force étrangère....
« Nous avons dispersé les membres d'une cathédrale
« auxquels nous tenions tous par les liens du sang ou
a de l'amitié; nous avons renvoyé depuis l'évêque jus-
c. qu'aux enfants de chœur. Nous n'avions que trois
« maisons de religieux mendiants, elles ont été toutes
« les trois supprimées. Nous avons vendu tous les biens
1. Moniteur, XI, 763 (séance du 28 mars 1792). — Archives na-
tionales, F7, 3235. — Délibération du directoire du département,
29 novembre 1791 et 27 janvier 1792. — Pétition de la munici-
palité de Mende et de quarante-trois autres. 30 novembre 1791.
LA RÉVOLUTION, ii. T IV. — 12
176 LA RÉVOLUTION
« nationaux sans aucune exception. » — A la vérité le
commandant de leur gendarmerie est un ancien garde
du corps, et les officiers supérieurs de leur garde na-
tionale sont des gentilshommes ou des croix de Saint-
Louis. Mais, visiblement, s'ils se défendent contre les
Jacobins, ils ne s'insurgent pas contre l'Assemblée. —
Dans Arles qui a dompté sa populace \ qui s'est armée,
qui a fermé ses portes et qui passe pour un foyer de
conspiration royaliste, les commissaires envoyés par le
Roi et par l'Assemblée nationale, gens circonspects et
de poids, ne trouvent, après un mois d'examen, que
soumission aux décrets et zèle pour la chose publique.
« Voilà, disent-ils, les hommes qu'on a calomniés,
« parce que, chérissant la Constitution, ils avaient pris
« en horreur le fanatisme, les démagogues et l'anar-
« chie. Si les citoyens ne s'étaient pas réveillés au
« moment du danger, ils auraient été égorgés comme
« leurs voisins (d'Avignon). C'est cette insurrection
« contre le crime que des brigands ont noircie. » S'ils
ont fermé leurs portes, c'est parce que « les gardes
« nationaux de Marseille, les mêmes qui s'étaient si mal
« conduits dans le Comtat, accouraient, sous prétexte
« de maintenir la liberté et de prévenir la contre-révo-
« lution, mais en réalité pour piller la ville ». Aux
1. Archives nationales, F7, 5108. Procès-verbal des officiers
municipaux d'Arles, 2 septembre 1791. — Lettres des commis-
saires du roi et de l'Assemblée nationale, 2i octobre, 14, 17,
21 novembre et 21 décembre 1791. — Par impartialité, les com-
missaires vont tour à tour à la messe d'un insermenté et à la
messe d'un assermenté. Pour la première, « l'église est remplie »;
pour la seconde, « elle est toujours déserte ».
Là CONSTITUTION APPLIQUÉE 177
élections très sages et très calmes qui viennent d'avoir
lieu, on n'a crié que Vive la Nation, la Loi et le Roi.
« On a parlé de l'attachement des citoyens à la Consti-
« tution.... » « L'obéissance aux lois, l'empressement
« le plus vif à acquitter les contributions publiques,
« voilà ce que nous avons remarqué chez ces préten-
« dus contre-révolutionnaires. Tous ceux qui sont sujets
« à l'impôt des patentes se rendent en foule à l'hôtel
« de ville. » A peine « le bureau des recettes a-t-il été
« ouvert, que les honnêtes gens y ont afflué; au con-
« traire les soi-disant bons patriotes, républicains ou
« anarchistes, n'ont pas brillé dans cette occasion : un
« très petit nombre d'entre eux ont fait soumission. Les
« autres sont tout étonnés qu'on leur demande de l'ar-
« gent : on les avait flattés d'un espoir si différent ! »
Bref, pendant plus de trente mois, sous une pluie
continue de menaces, de spoliations et d'outrages, les
nobles qui sont demeurés ea France ne commettent et
n'entreprennent aucune hostilité contre le gouverne-
ment qui les persécute. Aucun d'eux, pas même M. de
Bouille, ne tente d'exécuter un véritable plan de guerre
civile; à cette date et dans leurs rangs, je ne trouve
qu'un homme résolu, prêt à l'action et qui, contre un
parti militant, travaille à former un parti militant; il
est vraiment politique et conspirateur, il s'entend avec
le comte d'Artois, il fait signer des pétitions pour la li-
berté du Roi et de l'Église, il organise des compagnies
armées, il embauche des paysans, il prépare une Ven-
dée du Languedoc et de la Provence ; et c'est un bour-
178 LA RÉVOLUTION
geois, Froment de Nîmes1. Mais, au moment de l'action,
sur dix-huit compagnies qu'il croyait acquises à sa
cause, il ne s'en trouve que trois pour marcher avec
lui. Les autres restent au logis, jusqu'à ce que, Froment
vaincu, on vienne les égorger à domicile, et les survi-
vants qui se sauvent à Jalès y trouvent non une place
forte, mais un asile temporaire, où ils ne parviennent
jamais à transformer leurs velléités en volontés *. —
Eux aussi, comme les autres Français, les nohles ont
subi la longue pression de la centralisation monarchi-
que. Ils ne font plus un corps, ils ont perdu l'instinct
d'association. Ils ne savent plus agir d'eux-mêmes, ils
sont des administrés, ils attendent l'impulsion du
centre, et, au centre, le roi, leur général héréditaire,
captif du peuple, leur commande de se résigner, de ne
rien faire. D'ailleurs, comme les autres Français, ils ont
été élevés dans la philosophie du dix-huitième siècle :
a La liberté est si précieuse, écrivait le duc de Brissac3,
« qu'il faut bien l'acheter par quelques peines ; la féo-
« dalité détruite n'empêchera pas d'être respecté et
1. Mémoire de M. de Mérilhou pour Froment, passi?n. — Rap-
port tLe M. Alquier, 54. — Dampmartin, I, 208.
2 Dampmartin, I, 208. Ils disaient aux paysans catholiques :
« Allons, mes enfants, vive le Roi! » — Cris d'enthousiasme. —
■ Ces scéléra-ts de démocrates, il faut en faire un exemple, reta-
• blir les droits sacrés du trône et de l'autel. » — a Comme
'< vous voudrez, répliquaient les campagnards dans leur patois :
« mais il faut garder la Révolution, car là dedans il y a de bonnes
i choses. r>> — Us se tiennent en repos, refusent de marcher au
i cours il'Uzès, et rentrent dans leurs montagnes à la première
approche de la garde nationale.
3. Dauban, In Dimarjogie à Paris, 598. Lettre de M. de Cris-
sac, 23 août 1789.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 179
« aimé, ce qui est le bon et le certain. » — Pendant
longtemps ils persistent dans cette illusion : ils restent
optimistes. Ils ne comprennent pas qu'étant eux-mêmes
bienveillants pour le peuple, le peuple puisse être mal-
veillant pour eux; ils s'obstinent à croire que les trou-
bles sont passagers. Aussitôt que la Constitution est
proclamée, d'Espagne, de Belgique, d'Allemagne, ils
reviennent en foule; pendant quelques jours la poste df
Troyes ne peut fournir assez de chevaux aux émigrés
qui rentrent1. Ainsi, ils acceptent non seulement l'abo-
lition de la féodalité et l'égalité civile, mais encore
l'égalité politique et la souveraineté du nombre. —
Très probablement des égards, quelques respects
extérieurs, des saluts les auraient ralliés de cœur
à l'institution démocratique. Ils consentiraient même à
être confondus dans la foule, à subir le niveau com-
mun, à vivre en simples particuliers. S'ils étaient traités
comme le bourgeois ou le paysan leurs voisins, si leurs
propriétés et leurs personnes étaient respectées, ils sup-
porteraient sans aigreur le nouveau régime. Que les
grands seigneurs émigrés, que les gens de l'ancienne
cour intriguent à Coblcntz ou à Turin :cela est naturel,
puisqu'ils ont tout perdu, autorité, places, pensions,
sinécures, plaisirs et le reste. Mais, pour la petite et
moyenne noblesse de province, chevaliers de Saint-
Louis, officiers subalternes, propriétaires résidants, la
perte est petite. La loi a supprimé la moitié de leurs
1. Moniteur, X, 559 [Journal de Troyes et lettre de Perpignan,
novembre 1791).
ISO LA RÉVOLUTION
droits seigneuriaux; mais, en vertu de la même lui,
leurs terres sont affranchies de la dîme. Ils n'auront
pas les places dans l'élection populaire, mais ils ne les
avaient pas sous l'arbitraire ministériel. Ministériel ou
populaire, peu leur importe que le pouvoir ait changé
de main ; ils ne sont pas habitués à ses faveurs, et ils
continueront leur vie ordinaire, chasse, promenades,
lectures, visites, conversations, pourvu qu'ils trouvent,
comme le premier venu, comme l'épicier du coin,
comme leur valet de ferme, protection, sûreté, sécurilé,
sur la voie publique et dans leur logis1.
II
Par malheur, la passion populaire est une puissance
aveugle, et faute de lumières elle se laisse guider par
ses visions. Les imaginations travaillent, et travaillent
conformément à la structure de la cervelle échauffée qui
les enfante. Si l'ancien régime revenait! S'il nous fallait
rendre les biens du clergé! Si nous étions obligés de
nouveau de payer la gabelle, les aides, la taille, les
redevances que grâce à la loi nous ne payons plus, et
1. Mercure de France, n° du 5 septembre 1791. a Qu'on nous
« présente la liberté, et toute la France sera à genoux devant elle;
« mais les cœurs nobles et fiers résisteront éternellement à l'op-
« pression qui se couvre de ce masque sacré. Ils invoqueront la
« liberté, mais la liberté sans crimes, la liberté qui se soutient
« sans cahots, sans inquisiteurs, sans incendiaires, sans brigands,
« sans serments forcés, sans coalitions illégales, sans supplices
« populaires; la liberté enfin qui ne laisse impuni aucun oppres-
« seur et qui n'écrase pas les citoyens paisibles sous le poids des
« chaînes qu'elle a brisées. i>
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 181
les autres impôts ou redevances que nous ne payons
plus malgré la loi ! Si tant de nobles dont on a brûlé les
châteaux ou qui, le couteau sur la gorge, ont donné
quittance de leurs rentes, trouvaient moyen de se ven-
ger et de rentrer dans leurs anciens droits ! Certaine-
ment, ils y songent, ils s'entendent entre eux, ils com-
plotent avec l'étranger; au premier jour, ils vont fondre
sur nous; il faut les surveiller, les réprimer et au
besoin les détruire. — Dès les premiers jours, ce rai-
sonnement instinctif a prévalu, et, à mesure que la
licence augmente, il prévaut davantage. Le seigneur est
toujours le créancier passé, présent, futur, ou tout au
moins possible, c'est-à-dire le pire et le plus odieux
ennemi. Toutes ses démarches sont suspectes, et jus-
qu'à son oisiveté même; quoi qu'il fasse, c'est pour
s'armer. — A une lieue de Romans, en Dauphiné1, M. de
Gilliers, établi là avec sa sœur et sa femme, s'amusait
à planter des arbres et des fleurs; à quinze pas de sa
maison, dans une autre campagne, M. de Montchorel,
vieux militaire, M. Osmond, vieil avocat de Paris, avec
leurs femmes et leurs enfants, occupaient leurs loisirs
à peu près de même. M. de Gilliers ayant fait venir des
tuyaux de bois pour conduire l'eau, le bruit se répand
que ce sont des canons. Son hôte, M. Servan, reçoit
une malle de voyage à l'anglaise; on dit qu'elle est
pleine de pistolets. M. Osmond et M. Servan s'étant pro-
menés dans la campagne avec du papier à dessiner et
1. Rivarol, Mémoires, 367 (lettre de M. Servan, publiée dans
les Actes des Apôtres).
182 LA RÉVOLUTION
des crayons, il est avéré qu'ils dressent des plans du
pays pour les Espagnols et les Savoyards. Les quatre
voitures des deux familles vont à Romans chercher des
invités; au lieu de quatre voitures, il y en a dix-neuf,
et elles ramènent des aristocrates qui viennent se ca-
cher dans les souterrains. M. de Senneville, cordon
rouge, fait visite en revenant d'Alger; c'est un cordon
hleu, et ce cordon bleu est le comte d'Artois en per-
sonne. Conspiration évidente; à cinq heures du matin,
dix-huit communes, deux mille hommes en armes arri-
vent aux portes des deux maisons; les cris, les menaces
de mort durent pendant huit heures; un coup de fusil
tiré à quatre pas sur les suspects rate par accident; un
paysan qui les vise dit à son voisin : « Donne-moi une
« pièce de vingt-quatre sous, et je leur mettrai mes
« deux balles dans le corps. » Enfin, M. de Gilliers, qui
était absent pour un baptême, revient avec les chas-
seurs royaux de Dauphiné, avec la garde nationale de
Romans, et, grâce à leur aide, délivre sa famille. —
C'est seulement dans les villes, dans quelques villes, et
pour très peu de temps, qu'un noble inofîensif et atta-
qué trouve encore un peu de secours : les fantômes
qu'on s'y forge sont moins grossiers ; des demi-lumières,
un reste de bon sens, empêchent l'éclosion des contes
trop absurdes. — Mais dans les ténèbres profondes des
cervelles rustiques rien n'arrête la monomanie du
soupçon. Le rêve y pullule, comme une mauvaise herbe
dans un trou sombre ; il s'y enracine, il y végète jus-
qu'à devenir croyance, conviction, certitude; il y pro-
LA CONSTITUTION APPLIQUEE 183
duit ses fruits, qui sont l'hostilité, la haine, les pensées
homicides et incendiaires. A force de regarder le châ-
teau, le village y voit une Bastille armée qu'il faut
prendre, et, au lieu de saluer le seigneur, il ne songe
plus qu'à lui tirer un coup de fusil.
Suivons en détail une de ces histoires locales1. Au
mois de juillet 1789, pendant la jacquerie du Maçon-
nais, la paroisse de Yilliers a réclamé l'aide de son sei-
gneur, M. de Bussy, ancien colonel de dragons; il est
revenu, il a donné à dîner aux gens du village, il a
essayé de les former en garde bourgeoise contre les
incendiaires et les brigands: avec les hommes de bonne
volonté, il a « fait patrouille tous les soirs pour tran-
« quilliser sa paroisse ». Le bruit ayant couru « qu'on
« empoisonnait les puits », il a mis des gardes à tous les
puits, excepté aux siens, afin de « prouver que c'était
« pour sa paroisse qu'il travaillait, et non pour lui ».
Bref, il a fait de son mieux pour se concilier les villa-
geois et pour les employer au salut commun. — Mais, à
titre de seigneur et de militaire, il est suspect, et c'est
Perron, syndic de la commune, que maintenant la com-
mune écoute. Perron annonce que, le roi « ayant retiré
« sa parole jurée », on ne peut plus avoir confiance en
lui, ni par conséquent en ses officiers et gentilshommes.
M. de Bussy proposant aux gardes nationaux de secourir
le château du Thil qui brûle, Perron les en empêche :
t. Archives nationales, F7, 3757. Procès-verbaux, interrogatoires
et correspondances relatives à l'affaire de M. de Bussy (octo-
bre 1790).
184 LA RÉVOLUTION
« C'est la noblesse et le clergé, dit-il, qui allument les
« incendies. » M. de Bussy insiste, supplie, offre
d'abandonner « son terrier », c'est-à-dire tous ses
droits seigneuriaux, si l'on veut marcher avec lui pour
arrêter le fléau; on refuse. Il persévère, et, ayant appris
que le château de Juillenas est en péril, il réunit, à
force d'instances, cent cinquante hommes de sa pa-
roisse, marche avec eux, arrive, sauve le château qu'un
attroupement voulait incendier. Mais l'effervescence
populaire qu'il vient de calmer à Juillenas a gagné sa
propre troupe; les brigands ont séduit ses hommes,
« ce qui l'oblige à les remmener, et, tout le long de la
a route, on fait des motions pour lui tirer dessus ». —
Revenu au logis, il est menacé jusque chez lui; une
bande vient attaquer son château, puis, le trouvant en
défense, demande qu'on la laisse aller à celui de Cour-
celles. — Au milieu de toutes ces violences, M. de
Bussy, avec une quinzaine d'amis et de serviteurs, par-
vient à se préserver, et, à force de patience, d'énergie,
de sang-froid, sans tuer ni blesser un seul homme, finit
par rétablir la sûreté dans tout le canton. La jacquerie
s'apaise, il semble que l'ordre nouveau va s'affermir; il
l'ait revenir Mme de Bussy, et quelques mois s'écoulent.
■ — Mais les imaginations populaires sont empoisonnées,
et, quoi que fasse un gentilhomme, il n'est plus toléré
dans sa terre. A quelques lieues de là, le 29 avril 1790,
M. de Bois-d'Aisy, député à l'Assemblée nationale, reve-
nait dans sa paroisse uour voter aux élections nouvelles1.
1. Mercure de France, 15 mai 17'JO (lettre du baron de Dois-
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 185
« A peine arrivé », la commune de Bois-d'Aisy lui
fait signifier par son maire « qu'elle ne veut pas qu'il
« soit éligible ». Il vient à l'assemblée électorale qui s'est
réunie dans l'église; là, du haut de la chaire, un officier
municipal invective contre les nobles, les prêtres, et
déclare qu'ils ne doivent point prendre part aux élec-
tions. Tous les yeux se tournent vers M. de Bois-d'Aisy,
seul noble de l'assistance ; néanmoins il prête le ser-
ment civique, et peu s'en faut que cela ne lui coûte
cher; car on murmure autour de lui, et nombre de
paysans disent que pour l'en empêcher il aurait fallu le
pendre, comme le seigneur de Sainte-Colombe. En effet,
la veille même, celui-ci, M. de Yiteaux, vieillard de
soixante-quatorze ans, a été chassé de l'assemblée pri-
maire, puis arraché de la maison où il s'était réfugié, et
meurtri à coups de bâton ; on l'a traîné dans les rues,
puis sur la place; on lui a enfoncé du fumier dans la
bouche et un bâton dans les oreilles; « il a expiré après
« un martyre de trois heures ». Le même jour, dans
l'église des Capucins, à Semur, les paroisses rurales as-
semblées ont exclu par les mêmes moyens leurs prêtres
et leurs gentilshommes : M. de Damas et M. de Sainte-
Maure ont été assommés à coups de bâton et de pierres ;
le curé de Massigny est mort de six coups de couteau;
M. de Virieu s'est sauvé comme il a pu. — Après de tels
exemples, il est probable que beaucoup de nobles ne
d'Aisy, 29 avril, lue à l'Assemblée nationale). — Moniteur, IV,
502, séance du 6 mai. Procès-verbal du juge de paix de Viteaux,
28 avril.
186 LA RÉVOLUTION
tiendront plus à exercer leur droit de suffrage. M. de
Bussy n'y prétend point ; seulement il essaye de consta-
ter qu'il est fidèle à la nation et ne médite rien contre
la garde nationale ou le peuple. Dès les commencements
il a proposé aux volontaires de Màcon de s'affilier à eux,
?ui et sa petite troupe; ils ont refusé; ainsi, de ce côté,
la faute n'est pas sienne. Le 14 juillet 1790, jour de la
Fédération dans son domaine, il envoie à Villiers tous
ses gens, munis de la cocarde tricolore. Lui-même, avec
trois amis, il vient à la cérémonie pour prêter le ser-
ment, tous les quatre en uniforme, cocarde au chapeau,
sans autre arme que leur épée,et une badine à la main.
Ils saluent les gardes nationaux assemblés des trois
paroisses voisines et se tiennent hors de l'enceinte pour
ne pas donner ombrage. Mais ils ont compté sans les
préventions et l'animosité des municipalités nouvelles.
Perron, l'ancien syndic, est devenu maire; un autre of-
ficier municipal est Bailly, cordonnier du village ; leur
conseil est un ancien dragon, probablement l'un de ces
soldats déserteurs ou licenciés qui sont les brandons de
presque toute émeute. Un peloton de douze ou quinze
hommes se détache des rangs et marche vers les quatre
gentilshommes; ils vont au-devant, le chapeau à la
main. Tout d'un coup, le peloton les couche en joue, et
Bailly, d'un air furieux, leur demande « ce qu'ils viennent
« f.... ici ». M. deBussy répond qu'ayant été informé de
la Fédération, il y vient pour prêter serment, comme les
autres. Bailly demande pourquoi il y vient armé. M. de
Bussy fait observer « qu'ayant servi, l'épée est insépa-
LA CONSTITUTION APPLIQUEE 187
« rable de l'uniforme », et que c'eût été leur manquer
que de venir sans cet insigne; du reste, ils doivent
remarquer qu'il n'a point d'autres armes. Bailly, tou-
jours furieux et, de plus, exaspéré par ces raisons trop
bonnes, se tourne, le fusil à la main, vers le chef du
peloton, et lui demande à trois reprises : « Mon com-
mandant, faut-il? » — Le commandant n'ose prendre
sur lui un meurtre si gratuit, se tait et finit par ordon-
ner à M. de Bussy « de f.... le camp » ; — « ce que je
« fis », dit M. de Bussy. — Néanmoins, arrivé chez lui,
il écrit à la municipalité pour bien marquer le motif
de sa venue et pour demander l'explication d'un parei\
traitement. Le maire Perron jette la lettre sans vouloir
la lire, et le lendemain, au sortir de la messe, la gard*>
nationale vient, en signe de menace, charger ses arme?
devant M. de Bussy, tout autour de son jardin. — Quel-
ques jours après, à l'instigation de Bailly, deux autres
propriétaires du voisinage sont assassinés chez eu...
Enfin, dans un voyage à Lyon, M. de Bussy apprend
« que l'on rebrûle les châteaux dans le Poitou, et qu'on
« va recommencer partout ». — Alarmé par tous ces
indices, « il prend décidément son parti pour former
« une troupe de volontaires qui, restant dans son ch--
« teau, pourront venir au secours du canton, sur réqui*
« sition légale ». 11 estime que quinze hommes braves
suffiront. Au mois d'octobre 1790, il en a déjà six avec
lui ; des habits verts ont été commandés pour eux ; dos
boutons d'uniforme ont été achetés. Sept ou huit domes-
tiques pourront faire nombre. En fait d'armes et d»'
188 LA RÉVOLUTION
munitions, le château renferme deux barils de poudre
qui s'y trouvaient avant 1789, sept mousquetons et cinq
sabres de cavalerie que les anciens dragons de M. de
Bussy y ont laissés en passant ; ajoutez-y deux fusils de
chasse doubles, trois fusils de munition, cinq paires de
pistolets, deux mauvais fusils simples, deux vieilles
épées, un couteau de chasse : voilà toute la garnison,
tout l'arsenal, et ce sont ces préparatifs si justifiés, si
bornés, que le préjugé, joint aux commérages, va trans-
former en un grand complot.
En effet, dès le premier jour, le village a soupçonné
le château ; tous ses hôtes, toutes leurs entrées et sor-
ties, tous leurs tenants et aboutissants ont été espion-
nés, dénoncés, grossis et défigurés. Si, par la mala-
dresse ou l'imprudence de tant de gardes nationaux
improvisés, un jour, en plein midi, une balle égarée est
arrivée dans une grange, elle vient du château; ce sont
les aristocrates qui ont tiré sur les paysans. — Mêmes
soupçons dans les villes voisines. La municipalité de
Valence, ayant appris que deux jeunes gens font faire
des habits « dont la couleur paraît suspecte », mande
le tailleur; celui-ci avoue et ajoute « qu'on s'est réservé
« de mettre les boutons ». Un tel détail est alarmant.
L'enquête s'ouvre et accroît les alarmes : on a vu passer
des gens en uniforme inconnu, ils vont au château de
Villiers; de là, quand ils seront deux cents, ils iront
rejoindre la garnison de Besançon; ils voyageront qua-
tre par quatre pour dérouter la surveillance. A Besan-
çon, ils trouveront un corps de quarante mille hommes
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 189
commandé par M. d'Autichamp; ce corps se portera à
Paris pour enlever le roi et dissoudre l'Assemblée
nationale. Sur toute la route, il s'adjoindra par force
les gardes nationales. A une certaine distance, chaque
homme touchera 1 200 livres; à la fin de l'expédition,
il sera nommé garde d'Artois, sinon renvoyé avec une
gratification de 12 000 livres. Cependant le prince de
Condé, avec quarante mille hommes, viendra par Pont-
Saint-Esprit en Languedoc, ralliera les malveillants de
Carpentras et du camp de Jalès, occupera Cette et les
autres ports. Enfin, de son côté, le comte d'Artois en-
trera par Pont-de-Beauvoisin avec trente mille hommes.
— Terrible découverte : la municipalité de Valence en
donne avis à celles de Lyon, de Besançon, de Châlons,
de Màcon et à d'autres encore. Là-dessus, la municipa-
lité de Màcon, « considérant que les ennemis de la
« Révolution font toujours les efforts les plus grands
« pour anéantir la Constitution qui fait le bonheur de
« cet empire », persuadée « qu'il est très important de
« déjouer leurs projets », envoie deux cents hommes
de sa garde nationale au château de Villiers, « avec
« autorisation de déployer la force des armes en cas de
a résistance ». Pour plus de sûreté, cette troupe
ramasse les gardes nationales des trois paroisses voisi-
nes. M. de Bussy, averti qu'elles escaladent son jardin,
prend un fusil, met en joue, ne tire pas, puis, la réqui-
sition étant légale, laisse tout visiter. On trouve chez lui
six habits verts, sept douzaines de gros boutons et
quinze douzaines de petits : preuve manifeste. Il expli-
190 LA REVOLUTION
que son projet et donne son motif : pur prétexte. Il
donne par signe un ordre à son valet de chambre :
complicité certaine. M. de Bussy, ses six hôtes, son valet
de chambre, sont arrêtés, transportés à Mâcon. Là, pro-
cès, dépositions, interrogatoires : la vérité y éclate,
même à travers les témoignages les plus malveillants ;
il est clair que M. de Bussy n'a jamais songé qu'à se
défendre. — Mais le préjugé est un bandeau pour des
yeux hostiles; on ne veut pas admettre que, sous la
Constitution qui est parfaite, un innocent ait pu courir
des dangers; on lui objecte « qu'il n'est pas naturel de
« former une compagnie armée pour s'opposer à une
« dévastation dont rien ne le menace » ; on est sûr
d'avance qu'il est coupable. Sur un décret de l'Assem-
blée nationale, le ministre avait ordonné que les accusés
sciaient conduits à Paris par la maréchaussée et les
hussards; la garde nationale de Mâcon, « dans le plus
« grand désordre », déclare que, « M. de Bussy ayant été
« arrêté par elle, elle n'entend pas que sa translation ait
« lieu par un autre corps.... Sans doute, le projet est
« de le faire évader en route » ;mais elle saura garder sa
capture. En effet, de sa propre autorité, elle escorte M. de
Bussy jusqu'à Paris, dans les prisons de l'Abbaye, où il
reste détenu pendant plusieurs mois, tant qu'enfin, après
nouvelle enquête et procès, l'absurdité de l'accusation
devenant trop palpable, on est obligé de l'élargir. —
Telle est la situation de la plupart des gentilshommes
dans leur domaine, et M. de Bussy, même acquitté et
justifié, fera sajement de ne pas retourner dans le sien.
r A CONSTITUTION APPLIQUÉE 101
III
Aussi bien, il n'y serait qu'un otage. Seul contre
mille, seul représentant et survivant d'un régime aboli
que tous détestent, c'est au seigneur qu'on s'en prend
lorsqu'une secousse politique semble ébranler le régime
nouveau. À tout le moins, comme il pourrait être dan-
gereux, on le désarme, et, dans ces exécutions popu-
laires, la brutalité ou la convoitise selâcbent comme un
taureau qui crève une porte et se lance à travers une
maison. — Dans ce même département1, quelques mois
plus tard, à la nouvelle de l'arrestation du roi à Varen-
nes, « tous les prêtres insermentés et les ci-devant sei-
« gneurs sont en butte à toutes les horreurs de la per-
« sécution ». Des bandes entrent de force chez eux
pour saisir leurs armes; Commarin, Grosbois, Montcu-
lot, Chaudenay, Créance, Toisy, Chatellenot et d'autres
maisons sont ainsi visitées et plusieurs saccagées. Dans
la nuit du 26 au 27 juin 1791, au château de Créance,
1. Archives nationales, DXXIX, 4. Lettre de M. Le lîelin-Chatel-
lcnot (près d'Arnay-le-Duc) au président de l'Assemblée nationale,
1er juillet 1791. « Dans le royaume de la liberté, nous vivons sous
« la tyrannie la plus cruelle et l'anarchie la plus complète, et les
a corps administratifs et de police, encore dans leur enfance, ont
« l'air de n'agir qu'en tremblant.... Jusqu'à présent, dans tous les
« crimes, ils sont plus occupés d'atténuer les faits que de punir
« les délits. En conséquence, les coupables n'ont été retenus que
a par quelques adresses doucereuses, comme : Chers frères et
« amis, vous êtes dans l'erreur, prenez garde, etc. » — Ib., F7,
3220. Lettre du directoire du département de la Marne, 13 juil-
let 1791. (Perquisitions par les gardes nationales dans les châteaux
U. RÉVOLUTIO». 11. T- IV- *•>
102 LA RÉVOLUTION
« tout est pillé, les glaces sont brisées, les tableaux
« lacérés, les portes enloncées ». Le maître du logis,
« M. de Comeau-Créancé, chevalier de Saint-Louis, hor-
« riblement maltraité, est traîné au bas de l'escalier où
« il reste comme mort » ; auparavant, « on l'a forcé a
« une contribution considérable et à la restitution de
a toutes les amendes qu'il avait perçues, avant la Révo-
« lution, comme seigneur du lieu ». — Deux autres
propriétaires du voisinage, chevaliers de Saint-Louis,
ont été traités de même : « Voilà trois anciens et bra-
« ves militaires bien récompensés de leurs services. »
— Un quatrième, homme pacifique, s'est sauvé d'avance,
laissant les clefs aux serrures et son jardinier dans la
maison. Néanmoins les portes et les armoires ont été
brisées, le pillage a duré cinq heures et demie, on a
menacé de mettre le feu, si le seigneur ne comparais-
sait pas; on s'informait « s'il allait à la messe du nou-
« veau curé, s'il avait jadis fait payer des amendes,
a enfin si quelque habitant avait à se plaindre de lui ».
Aucune plainte; au contraire, il est plutôt aimé. —
Mais, dans ces sortes de tumultes, cent furieux et cin-
quante drôles font la loi aux indifférents et aux timi-
et désarmement des anciens privilégiés.) <i Aucun de nos arrêtés
« n'a été respecté. » Par exemple, bris et violences chez M. ue
Guinaumont, à Merry; on a même enlevé le fusil, le plomb et la
poudre du garde-chasse, « M. de Guinaumont n'a plus aucuu
« moyen de se défendre contre un chien enragé ou autre brie
« féroce qui viendrait dans ses bois ou dans sa cour. » Le maùfl
(I ■ Merry était avec la garde nationale, par force, et leur disant
en vain que cela était contre la loi. — Pétition de Mme d'Ambly,
femme du député, 28 juin 1791. A défaut des fusils qu'elle avait
remis déjà, on lui fait payer loi) francs.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 103
des. Les malfaiteurs ont déclaré « qu'ils avaient de
« bons ordres ; ils ont forcé le maire et le procureur-
« syndic d'assister à leur pillage; ils ont eu aussi la
« précaution de forcer, par les plus grandes menaces,
« quelques honnêtes citoyens à marcher avec eux ».
Ceux-ci viennent le lendemain en faire leurs excuses au
propriétaire pillé, et les officiers municipaux dressent
procès-verbal de la violence qu'on leur a faite. Mais la
violence est faite, et, comme elle reste impunie, il est
sûr qu'on recommencera.
On a déjà commencé et achevé dans les deux dépar-
tements voisins; là, surtout au Sud, rien de plus in-
structif que l'entraînement par lequel l'émeute, lancée
d'abord au nom de l'intérêt public, dégénère tout de
suite sous l'impulsion de l'intérêt privé et aboutit au
crime. — Autour de Lyon1, sous le même prétexte, à la
même date, des attroupements semblables opèrent des
visites pareilles, et, dans toutes ces visites, a on brûle
« les terriers, on pille et incendie les maisons. L'auto-
« torité municipale, créée pour garantir les propriétés,
o n'est, dans beaucoup de mains, qu'un moyen de plus
a de les violer. La garde nationale ne paraît armée que
« pour protéger le désordre et le pillage ». — Depuis
plus de trente ans, M. de Chaponay, père de six enfants
dont trois au service, dépensait son vaste revenu dans
sa terre de Beaulieu, y occupait nombre de personnes,
1. Archives nationales, DXXIX, 4. Lettres des administrateurs
du département de Rhône-et-Loire, 6 juillet 4791. (M. Vitet est un
des signataires.) — Mercure de France, 8 octobre 1791.
194 LA RÉVOLUTION
hommes, femmes et enfants. Après la grêle de 1761,
qui avait presque détruit le village de Moranée, il avait
reconstruit trente-trois maisons, fourni à d'autres des
bois de charpente, procuré du blé à la commune, obtenu
aux habitants, pour plusieurs années, une diminution
des tailles. En 1790, il a célébré magnifiquement la fête
de la Fédération et donné deux banquets, l'un de cent
trente couverts pour les municipalités et les officiers
des gardes nationales voisines, l'autre de mille couverts
pour les simples gardes. Certainement, si quelque gen-
tilhomme peut se croire populaire et en sûreté, c'est
celui-ci. — Le 24 juin 1791, les municipalités de Mo-
ranée, Lucenay et Chasselay, avec leurs maires et leurs
gardes nationales, environ deux mille hommes, arrivent
au château, tambours battants et drapeaux déployés.
M. de Chaponay va au-devant d'eux et leur demande ce
qui lui vaut « le plaisir » de leur visite. Ils répondent
qu'ils ne viennent pas pour l'offenser, mais pour exécu-
ter les arrêtés du district qui leur a commandé de
s'emparer du château et d'y mettre soixante hommes de
garde : demain le district et la garde nationale de Ville-
franche viendront en faire la visite. — Notez que cet
ordre est imaginaire, car M. de Chaponay a beau le
réclamer, ils ne peuvent le produire. Très probable-
ment, s'ils se sont mis en marche, c'est sur le bruit faux
que la garde nationale de Villefranche va venir, et leur
dérober un butin sur lequel ils ont compté. — Néan-
moins M. de Chaponay se soumet; il prie seulement les
officiers municipaux de faire eux-mêmes les perquisi-
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 193
tions et en bon ordre. Sur quoi, le commandant de la
garde nationale de Lucenay s'écrie avec emportement
« que tous sont égaux, que tous entreront », et, au
même instant, tous se précipitent. « M. de Chaponay
« faisait ouvrir les appartements; on les refermait
« exprès pour que les sapeurs en jetassent les portes
a bas à coups de hacbe. » — Tout est pillé, « argen-
« terie, assignats, linge en quantité, dentelles et autres
« effets, les arbres des avenues mutilés et coupés, les
« caves vidées. J"s tonneaux roulés sur la terrasse, tout
« le vin répandu, le donjon démoli.... Les officiers
« encourageaient ceux qui se ralentissaient ». — Vers
neuf heures du soir, M. de Chaponay est averti par ses
domestiques que les municipalités ont résolu de lui
faire signer l'abandon de ses droits féodaux et de lui
couper la tête ensuite. Il se sauve avec sa femme
par la seule porte non gardée, erre toute la nuit sous
les coups de fusil des pelotons qui le traquent, et n'ar-
rive à Lyon que le lendemain. — Cependant les pillards
lui font signifier que, s'il n'abandonne pas son ter-
rier, ils abattront ses forêts, et mettront le feu partout
dans son domaine. En effet, à trois reprises diffé-
rentes, le feu est mis au château; dans l'intervalle, la
bande en a saccagé un autre à Bayère, et, repassant
chez M. de Chaponay, démolit une écluse de 10000 li-
vres. — De son côté, l'accusateur public reste muet,
quelques instances qu'on lui fasse : sans doute il se dit
que, pour un gentilhomme visité, c'est beaucoup
d'avoir la vie sauve, et que d'autres, par exemple
196 LA RÉVOLUTION
M. Guillin-Dumontet, n'ont pas été aussi heureux.
Celui-ci, jadis capitaine d'un vaisseau de la Compa-
gnie des Indes, puis commandant au Sénégal, mainte-
nant retiré de la vie active, habitait son château de Po-
leymieux, avec sa jeune femme et ses deux enfants en
bas âge, ses sœurs, ses nièces et sa belle-sœur : en tout
dix femmes de sa famille et de son service, un domes-
tique nègre, et lui-même vieillard de plus de soixante
ans1; voilà le repaire de conspirateurs militants qu'il
faut désarmer au plus vite. — Par malheur, un frère de
M. Guillin, accusé de lèse-nation, a été arrêté dix mois
auparavant, et cela suffît aux clubs du voisinage. Déjà,
au mois de décembre 1790, le château a été fouillé par
les paroisses environnantes; elles n'ont rien trouvé, et
le département a blâmé, puis interdit ces perquisitions
arbitraires. Cette fois elles s'y prendront mieux. — Le
2C> juin 1791. à dix heures du matin, on voit approcher
la municipalité de Poleymieux avec deux autres en
écharpe et trois cents gardes nationaux, toujours sous
le prétexte de rechercher les armes. Mme Guillin se
présente, leur rappelle la défense du département,
demande l'ordre légal qui les autorise. On refuse.
M. Guillin descend à son tour, offre d'ouvrir si on lui
présente cet ordre. On n'a pas d'ordre à lui montrer. —
Pendant le colloque, un certain Rosier, ancien soldat
qui a déserté deux fois et qui maintenant commande
i. Mercure de France, 20 août 1791, article de Mallet du Pan.
t Tous les traits du tableau que je viens d'esquisser m'ont été
« fournis par Mme Duinontet elle-même. » Je suis a autorisé par
« sa signature à garantir l'exactitude de ce râcit ».
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 107
une garde nationale, saisit M. Guillin au collet : le vieux
capitaine se défend, menace l'autre d'un pistolet qui ne
part pas, et, se débarrassant des mains qui le serrent,
rentre en refermant la porte. — Aussitôt le tocsin sonne
aux environs, trente paroisses s'ébranlent, deux mille
hommes arrivent. Mme Guillin, suppliante, obtient que
des délégués, choisis par la foule, feront la visite du
châ.eau. Ces délégués, après avoir parcouru tous les
appartements, déclarent qu'ils n'y ont trouvé que des
armes ordinaires. Déclaration inutile : la multitude s'est
échauffée par l'attente; elle sent sa force et n'entend
pas retourner à vide. Une grêle de coups de fusil crible
les fenêtres du château. — Par un dernier effort,
Mme Guillin, tenant ses deux enfants dans ses bras,
sjrt, arrive jusqu'aux officiers municipaux, les somme
«e faire leur devoir. Bien loin de là, ils la retiennent
afin d'avoir un otage, et la placent de façon qu'elle
reçoive les balles, si l'on tire du château. — Cependant
les portes sont enfoncées, la maison est pillée de fond
en comble, puis incendiée; M. Guillin, qui s'est réfugié
dans le donjon, va être atteint par les flammes. A ce
moment quelques-uns des assaillants, moins féroces
que les autres, l'encouragent à descendre, répondent de
sa vie ; à peine s'est-il montré, que les autres se jettent
sur lui ; on crie qu'il faut le tuer, qu'il a 56 000 francs
de rente viagère sur l'État, que « ce sera autant de ga-
« gné pour la Nation » ; « on le hache en pièces vi-
« vant » ; on lui coupe la tête, on la porte au bout d'une
pique, on dépèce son cadavre, on e.nvoie un morceau du
108 LA REVOLUTION
corps à chaque paroisse ; plusieurs trempent leurs mains
dans son sang et s'en barbouillent le visage. Il semble
que le tumulte, les clameurs, l'incendie, le vol et le
meurtre aient réveillé en eux, non seulement les ins-
tincts cruels du sauvage, mais encore les appétits car-
nassiers de la bête : quelques-uns, saisis par la gendar-
merie à Chasselay, avaient fait rôtir l'avant-bras du
mort, et le dévoraient à table'. — Mme Guillin, sauvée
par la compassion de deux habitants, parvient, à tra\ers
de grands dangers, à gagner Lyon : elle et ses enfants
ont tout perdu, « château, dépendances, récolte de l'an-
« née précédente, vins, grains, mobilier, argenterie,
« argent comptant, assignats, billets, contrats », et, dix
jours plus tard, le département avertit l'Assemblée na-
tionale que « les mêmes projets se forment et se combi-
« nent encore, que l'on menace (toujours) de brûler les
« châteaux et les terriers », que là-dessus nul doute
n'est permis ni possible : « Les habitants de la campa-
« gne n'attendent qu'une occasion pour renouveler ces
« scènes d'horreur*. »
IV
Devant la jacquerie multipliée et renaissante, il n'y a
plus qu'à fuir, et les nobles, chassés de la campagne,
1. Mercure de France, 20 août 1791, article de Mallet du Pan.
« La procédure instruite à Lyon a constaté ce festin d'anthropo-
« pliapes. »
2. La lettre du département finit par celte naïveté ou cette
ironie : u II vous reste une conquête i faire, celle de l'obéissance
« et do. la soumission du peuple à la loi. >
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 190
cherchent un refuge dans les villes. Mais là aussi une
jacquerie les attend. — A mesure que les effets de la
Constitution se sont développés, les administrations re-
nouvelées sont devenues plus faibles ou plus partiales ;
la populace lâchée est devenue plus excitable et plus
violente; le club intronisé est devenu plus soupçonneux
et plus despotique. C'est lui qui désormais, à travers ou
par-dessus les administrations, conduit la populace, et
les nobles vont la trouver aussi hostile que leurs paysans.
Tous leurs cercles, même libéraux, sont fermés, comme
celui de Paris, par l'intervention illégale du peuple at-
troupé ou par l'intervention inique des magistrats
populaires. Toutes leurs associations, même légales et
salutaires, sont brisées par la force brutale ou par l'in-
tolérance municipale. On les punit d'avoir songé à se
défendre, et on les tue parce qu'ils essayent de se déro-
ber au couteau. — Trois ou quatre cents gentilshommes,
menacés dans leurs terres, ont cherché, avec leurs fa-
milles, un asile à Caen1 ; et ils ont cru l'y trouver, car,
par trois arrêtés successifs, la municipalité leur a pro-
mis aide et protection. Par malheur, le club est d'un
1. Archives nationales, F7, 3200. Pièces concernant l'affaire du
5 novembre 1791 et les événements précédents ou suivants, entre
autres : Lettres du directoire et du procureur-syndic du départe-
ment; Pétition et Mémoire pour les détenus; Lettres d'un témoin,
M. de Morant. — Moniteur, X, 556. Procès-verbal de la municipa-
lité de Caen, et du directoire du département, XI, 164, 200.
Rapport de Guadet et pièces du procès. — Archives nationales,
ib. — Lettres de M. Cahier, ministre de l'intérieur, 26 janvier 1792,
de M. Doulcet de Pontécoulant, président du directoire du dépar-
tement, 3 février 1792. — Proclamation du directoire.
200 LA RÉVOLUTION
autre avis, et, le 25 août 1791 , il imprime et affiche la
liste de leurs noms et de leurs demeures, déclarant que,
puisque « leurs opinions suspectes les ont engagés à
« quitter la campagne », ils sont « des émigrants dans
« l'intérieur » ; d'où il suit qu'il faut « surveiller scru-
« puleusement leur conduite », parce « qu'elle peut
« être l'effet de quelque trame dangereuse contre la
« patrie ». Quinze surtout sont signalés, entre autres
« le ci-devant curé de Saint-Loup, grand limier des
« aristocrates : toutes personnes très suspectes, ayant
« les plus mauvaises intentions ». — Ainsi dénoncés et
désignés, on comprend qu'ils ne peuvent plus dormir
tranquilles; d'ailleurs, depuis que leurs adresses ont
été publiées, ils sont menacés tout haut de visites et de
violences à domicile. Quant aux administrations, il n'y a
pas à compter sur leur entremise; le département lui-
même annonce au ministre qu'il ne peut, conformément
à la loi, remettre le château aux troupes de ligne1; ce
serait, dit-il, soulever la garde nationale. « Gomment
« d'ailleurs, sans force publique, arracher ce poste des
« mains qui s'en sont emparées? La chose nous serait
« impossible avec les seuls moyens que nous donne la
« Constitution. » Ainsi, pour défendre les opprimés, la
Constitution est une lettre morte. — C'est pourquoi les
gentilshommes réfugiés, ne trouvant de protection qu'en
eux-mêmes, entreprennent de se secourir les uns les
1. Archives nationales, F7, 3200. Lettre du 20 srplenibre 1791.
— Lettre trouvée sur un des gentilshommes arrêtés : « Une bour
« geoisie sans courage, des directeurs dans les caves, une muni
c cipalité clubiste nous faisant la guerre la plus illégale. »
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 201
autres. Nulle association mieux justifiée, plus pacifique,
plus innocente. Son objet est « de réclamer l'exécution
« des lois à chaque instant violées et de protéger les
« propriétés et les personnes ». Dans chaque quartier
on tâchera de réunir « les honnêtes gens » ; on formera
un comité de huit membres, et, dans chaque comité,
il y aura toujours « un officier de justice, ou un membre
« d'un corps administratif, avec un officier ou sous-
« officier de la garde nationale ». Si quelque citoyen est
attaqué dans sa personne ou dans ses biens, l'association
fera une pétition en sa faveur. Si quelque violence par-
ticulière nécessite l'emploi de la force publique, les
membres du quartier s'assembleront, sous la conduite
de l'officier de justice et de l'officier de la garde natio-
nale, pour venir prêter main-forte. « Dans tous les cas
« possibles », ils « auront la plus grande attention à
« éviter toute insulte particulière ; ils considéreront que
« leur réunion n'a pour but que d'assurer la tranquillité
« publique et la protection que chaque citoyen doit
« attendre de la loi. » — Bref, ce sont des constables
volontaires : une municipalité hostile et un tribunal
prévenu auront beau tourner et retourner l'enquête : on
n'y trouvera pas autre chose. Le seul indice contre un
des chefs est une lettre par laquelle il détourne un gen-
tilhomme d'aller à Coblentz et lui montre qu'il sera plus
utile à Caen. Le principal témoignage contre l'associa-
tion est celui d'un bourgeois que l'on a voulu enrôler
et à qui l'on a demandé quelles étaient ses opinions ;
il a dit qu'il était pour l'exécution des lois, et on lui
202 LA RÉVOLUTION
a répondu : « En ce cas, vous êtes des nôtres, vous
« êtes bien plus aristocrate que vous ne pensez. »
Effectivement, toute leur aristocratie consiste à em-
pêcher le brigandage. Nulle prétention n'est plus ré-
voltante, puisqu'elle oppose une barrière à l'arbitraire
d'un parti qui se croit tout permis. — Le 4 octobre,
le régiment d'Aunis a quitté la ville, et les honnêtes
gens sont livrés à la milice, « habillée ou non », qui
seule est en possession des armes. Ce jour-là, pour
la première fois depuis longtemps, M. Bunel, ancien
curé de Saint-Jean, avec l'autorisation et l'assistance de
son successeur assermenté, a dit la messe : grand con-
cours d'orthodoxes; cela inquiète les patriotes. Le len-
demain, M. Bunel doit encore dire la messe; par l'or-
gane de la municipalité, les patriotes lui défendent d'of-
ficier; il se soumet. — Mais, faute d'avertissement, une
foule de fidèles sont arrivés, et l'église est pleine. Attrou-
pement dangereux; les patriotes et les gardes natio-
naux arrivent « pour rétablir l'ordre » qui n'est pas
troublé, et ils le troublent. Des propos menaçants sont
échangés entre les domestiques des nobles et la garde
nationale. Celle-ci dégaine; un jeune homme est sabré,
foulé aux pieds ; M. de Saffray, qui vient sans armes à
son secours, est sabré lui-même, percé de baïonnettes;
deux autres sont blessés. — Cependant, dans une rue
voisine, M. Achard de Vagogne, voyant des gens armés
maltraiter un homme, approche pour mettre la paix;
l'homme est tué d'un coup de fusil ; M. Achard est criblé
de coups de baïonnette et de sabre; « il n'y a pas un lil
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 203
« sur lui qui ne soit teint de son sang qui ruisselle jus-
« que dans ses souliers ». En cet état, avec M. de Saf-
fray, il est conduit au château; d'autres enfoncent la
porte de M. du Rozel, vieil officier de soixante-quinze
ans, qui en a cinquante-neuf de service, et le poursui-
vent jusque par-dessus le mur de son jardin. Un qua-
trième peloton saisit M. d'IIéricy, autre officier septua-
génaire, qui, comme M. du Rozel, ignorait tout, et par-
tait paisiblement pour sa maison de campagne. — La
ville est pleine de tumulte, et, par les ordres de la mu-
nicipalité, la générale bat.
Pour les constables volontaires, le moment d'agir est
venu; environ soixante gentilshommes, avec quelques
marchands et artisans, se mettent en marche. Selon les
statuts de leur association et avec un scrupule signifi-
catif, ils prient un officier de la garde nationale qui pas-
sait là de se mettre à leur tête, arrivent sur la place
Saint-Sauveur, rencontrent l'officier major envoyé vers
eux par la municipalité, et, à sa première injonction, se
laissent conduire par lui à l'hôtel de ville. Là, sans qu'ils
fassent aucune résistance, ils sont arrêtés, désarmés,
fouillés. On saisit sur eux les statuts de leur ligue :
évidemment, ils tramaient une contre-révolution. La
clameur est terrible contre eux; on est obligé, « pour
« leur sûreté », de les conduire au château, et, dans le
trajet, plusieurs sont cruellement maltraités par la mul-
titude. D'autres, pris chez eux, M. Levaillant, un domes-
tique de M. d'Héricy, sont transportés tout sanglants,
percés de baïonnettes. Quatre-vingt-deux prisonniers
'204 LA IlÉVOLUTION
sont ainsi entassés, et l'on craint toujours qu'ils ne
s'échappent; « on coupe leur pain et leur viande par
« morceaux pour voir si rien n'y est enfermé; on inter-
« dit l'accès à des chirurgiens que l'on traite aussi d'a-
« ristocrates ». En même temps les maisons sont visi-
tées de nuit; ordre à tout étranger de venir à l'hôtel de
ville pour donner les motifs de sa résidence et déposer
ses armes; défense à tout prêtre insermenté de dire la
messe. Le département, qui voudrait résister, a la main
forcée, et confesse son impuissance. « Le peuple,
« écrit-il, connaît sa force, il sait que nous n'en avons
« aucune : agité par les mauvais citoyens, il se per-
« mettra tout ce qui servira sa passion ou son intérêt;
« il influencera nos délibérations, et nous arrachera
« celles que, dans une position différente, nous nous
« serions bien gardés de prendre. » — Trois jours après,
les vainqueurs célèbrent leur triomphe : « avec tam-
« hours, musique et flambeaux allumés, le peuple va
« détruire à coups de marteau les armes qui étaient sur
« les hôtels et qui avaient été ci-devant enduites de
« plâtre » ; la défaite des aristocrates est achevée. —
Pourtant leur innocence est si manifeste que l'Assemblée
législative elle-même n'a pu s'empêcher de la recon-
naître. Après onze semaines de détention, ordre est
donné de les élargir, sauf deux, un jeune homme de
moins de dix-huit ans et un vieillard presque octogénaire,
sur lesquels deux, lettres mal entendues laissent encore
planer l'ombre d'un soupçon. — Mais il n'est pas sûr
que le peuple veuille les rendre. La garde nationale a
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 205
refusé de les élargir en plein jour et de leur faire
escorte. La veille même, « des groupes nombreux de
« femmes, entremêlés de quelques hommes, parlent de
« massacrer tous ces gens-là, au moment où ils mettront
« le pied hors du château ». On est obligé de les faire
sortir à deux heures du matin, en secret, sous une forte
garde, et tout de suite ils quittent la ville, comme, six
mois auparavant, ils ont quitté la campagne. — Ni à la
campagne, ni à la ville1, ils ne sont couverts par la loi
civile ou religieuse, et un gentilhomme, qui n'est pas
compromis dans l'affaire, remarque que leur situation
est pire que cède des protestants et des vagabonds aux
pires années de l'ancien régime : « N'est-ce pas la loi
« qui a laissé aux prêtres (insermentés) la liberté de
« dire la messe? Pourquoi donc, sans péril de sa vie,
« n'ose-t-on entendre leur messe? — N'est-ce pas la loi
« qui commande à tous les citoyens de protéger la
« tranquillité publique? Pourquoi donc ceux que le cri
« Aux armes! a fait sortir armés pour protéger l'ordre
« sont-ils assaillis en qualité d'aristocrates? — Pour-
« quoi, sans ordres, ni dénonciation, ni apparence de
« délit, viole-t-on l'asile des citoyens que les décrets
1. Archives nationales, F7, 5200. Lettre du procureur-syndic
de Baveux, 14 mai 1792, et du directoire de Bayeux, 21 mai 1792.
— A Bayeux aussi, les réfugiés sont dénoncés et en péril. D'après
leurs déclarations vériliées, ils sont à peine cent, a A la vérité, il
« se trouve parmi eux plusieurs prêtres insermentés. (Mais) le
« reste est formé, pour la plupart, de chefs de famille connus
« pour- habiter ordinairement les districts voisins, et qui ont été
« forcés de quitter leurs foyers, après avoir été ou craignant de
« devenir les victimes de l'intolérance religieuse ou des menaces
« des factieux et des brigands. »
206 LA RÉVOLUTION
« ont déclaré sacré? — Pourquoi désarmer de préfé-
« rence tout ce qu'il y a de notables et de gens aisés?
« Les armes ne sont-elles exclusivement faites que pour
« ceux qui naguère en étaient privés et qui en abusent?
« Pourquoi serait-on égal pour payer, et distingué pour
« être vexé et insulté? » — Il a dit le mot juste. Ce qui
règne désormais, c'est une aristocratie à rebours, con-
traire à la loi, encore plus contraire à la nature. Car,
dans l'échelle graduée de la civilisation et de la culture,
à présent, par un renversement brusque, les échelons
inférieurs se trouvent en haut, et les échelons supérieurs
se trouvent en bas. Supprimée par la Constitution, l'iné-
galité s'est rétablie au sens contraire. Plus arbitraire-
ment, plus brutalement, plus injustement que les vieux
barons féodaux, la populace des campagnes et des villes
taxe, emprisonne, pille ou tue, et pour serfs ou vilains
elle a ses anciens chefs.
Supposons que, pour ne pis donner prise aux soup-
çons, ils se résignent à ne plus avoir d'armes, à ne
point faire de groupes, à ne point paraître aux élections,
à s'enfermer au logis, à se confiner étroitement dans le
cercle inoffensif de la vie privée. La même défiance et
la même animosité les y poursuivent. — A Cahors1, où
la municipalité vient, malgré la loi, d'expulser les
Chartreux qui, avec la permission de la loi, optaient
1. Mercure de France, 4 juin 1790 (lettre de Cahors, du
17 mai; arrêté de la municipalité du 10 mai 1790).
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 207
pour la résidence et la vie commune, deux religieux,
avant de partir, donnent à M. de Beaumont, leur voisin
et ami, quatre poiriers nains et des oignons à fleur de
leur jardin. Là-dessus, la municipalité arrête que « le
« sieur Louis de Beaumont, ci-devant comte, est cou-
« pahle d'avoir dégradé les biens nationaux téméraire-
« ment et malicieusement », le condamne à 500 livres
d'amende, ordonne « que les quatre poiriers arrachés
« dans la ci-devant Chartreuse seront portés demain,
« jour de mercredi, devant la porte dudit sieur de
«.Beaumont, pour y rester pendant quatre jours consé-
a cutifs, et y être gardés à vue, nuit et jour, par deux
« fusiliers, aux frais et dépens dudit sieur de Beaumont,
« sur lesquels arbres sera placé un écriteau portant
« cette inscription : Louis de Beaumont dégradateur
a des biens nationaux. Et sera le présent arrêté imprimé
« au nombre de mille exemplaires, lu, publié, affiché
« aux frais et dépens dudit sieur de Beaumont, pour
« être adressé, dans tout le département du Lot, aux
« districts et municipalités dont il est composé, ainsi
« qu'à toutes les sociétés des Amis de la Constitution
« et de la Liberté ». A chaque ligne de cette invective
légale, perce l'envie haineuse du plumitif local qui se
venge d'avoir jadis salué trop bas. — L'année suivante,
M. de Beaumont ayant racheté par-devant notaire une
église vendue par le district avec tous les ornements et
objets de culte qu'elle renferme, le maire et les officiers
municipaux, suivis d'ouvriers, y viennent tout enlever
et détruire, confessionnaux, autels et jusqu'au corps
"• T. IV. — 14
208 LA RÉVOLUTION
canonisé du saint enseveli là depuis cent cinquante ans,
si bien qu'après leur départ « l'édifice ressemble à une
« vaste grange remplie de démolitions et de décom-
« bres1 ». Notez qu'en ce moment M. de Beaumont
est commandant militaire du Périgord : par le traite-
ment qu'il subit, jugez de celui qu'on réserve aux no-
bles ordinaires; je ne leur conseille pas de se présenter
aux adjudications2. — Seront-ils au moins libres dans
leurs amusements domestiques, et, quand ils vont dans
un salon, sont-ils sûrs d'y passer tranquillement leur
soirée? — A Paris même, dans un liôtel du faubourg
Saint-Honoré, nombre de personnes de la bonne com-
pagnie, parmi elles les ambassadeurs de Danemark et
de Venise, écoutaient un concert donné par un virtuose
étranger; entre une charrette avec cinquante bottes dtj
loin qui sont la provision du mois pour les chevaux. Un
patriote, qui a vu entrer la charrette, imagine que le
1. Archives nationales, F7, 5223. Lettre du comte Louis de
Deaumont, 9 novembre 1791. Sa lettre, fort modérée, liait ainsi :
<i Convenez, monsieur, que tout cela est fort désagréable et même
a incroyable que les officiers municipaux soient les auteurs de
« tous les désordres qui se passent dans cette ville. »
2. Mercure de France, 7 janvier 1792. M. Granchier, de Riom,
adresse au directoire de son département une pétition à l'effet
d'acheter le cimetière où son père a été enterré quatre années
auparavant; c'est pour empêcher la fouille décrétée du cimetière
et pour conserver le tombeau de sa famille. Il demande en même
temps à acheter l'église Saint-Paul, alin d'y acquitter les messes
fondées pour l'âme de son père. — Le directoire répond (.*> dé-
cembre 1791) : a Considérant que le* moyens qui ont déterminé
<i l'exposant à faire sa déclaration sont le simulacre d'une bon-
ci homie dans laquelle le prestige impuissant pour séduire la
a saine raison est enveloppé, le directoire arrête qu'il n'y a lieu
a à accueillir la demande du sieur Granchier. »
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 209
roi, caché sous les bottes, vient dans l'hôtel pour s'en-
tendre avec les aristocrates et comploter sa fuite. Attrou-
pement : un commissaire vient avec la garde nationale ;
la charrette est gardée à vue par quatre grenadiers.
Cependant le commissaire visite tout l'hôtel, y voit des
pupitres à musique et les apprêts d'un souper, revient,
fait décharger la charrette, déclare au peuple qu'il n'a
rien trouvé de suspect. Le peuple ne le croit pas, et
réclame une seconde visite. Seconde visite faite par
vingt-quatre délégués; de plus on compte les bottes do
paille, on en délie plusieurs, le tout en vain. Irritée de
sa déception et ayant compté sur un spectacle, la foule
exige que tous les invités, hommes et femmes, sortent
à pied et ne remontent dans leurs voitures qu'au bout
de la rue. « Les voitures vides défilent les premières »,
puis les invités en costume de soirée, les femmes en
grande toilette, « tremblantes de peur, les yeux baissés,
« entre deux haies d'hommes, de femmes et d'enfants
« qui les regardent sous le nez et les accablent d'in-
« jures1 ». — Suspect de conciliabules à domicile et
recherché jusque dans son hôtel, le noble a-t-il au
moins le droit de fréquenter une salle publique, de
manger au restaurant, d'y prendre le frais sur le
balcon? — Le vicomte de Mirabeau, qui vient de dîner
au Palais-Royal, se met à la fenêtre pour respirer; il est
reconnu; bientôt un rassemblement crie : à bas Mira-
beau-Tonneau 2 ! « On lui lance de tous côtés des gra-
1. Ferrières, II, 268 (19 avril 1791).
2. Montlosier, II, 307, 309, 312.
210 LA RÉVOLUTION
a viers et quelquefois des pierres : une pierre casse
<f un carreau de vitre ; lui aussitôt de prendre la pierre,
<i de la montrer à la multitude, et, en même temps, de
<( la poser tranquillement sur le bord de la fenêtre, en
« signe de modération. » Des vociférations éclatent;
ses amis le font rentrer et il faut que le maire Bailly
vienne en personne pour apaiser les agresseurs. — En
effet ceux-ci ont de justes motifs de haine. Le gentil-
homme qu'ils lapident est un bon vivant, gros et gras,
qui soupe volontiers, amplement, savamment, et là-
dessus la populace se l'est figuré comme un monstre,
bien pis comme un ogre. A l'endroit de ces nobles dont
le plus grand tort est d'être trop policés et trop mon-
dains, l'imagination surexcitée reforge des contes de
nourrice. Logé rue Richelieu, M. de Montlosier se voyait
suivi des yeux lorsqu'il allait à l'Assemblée nationale.
Une femme surtout, de trente à trente-deux ans, et ven-
dant de la viande à un étal, passage Saint-Guillaume,
« le regardait avec une attention particulière. Iles
« qu'elle le voyait arriver, elle prenait un large et long
« couteau qu'elle aiguisait devant lui, en lui lançant des
« regards furieux ». Il interroge sa maîtresse d'hôtel ;
deux enfants du quartier ont disparu, enlevés par (]*■>
bohémiens, et c'est maintenant un bruit répandu que
M. de Montlosier, le vicomte de Mirabeau, d'autres
députés du côté droit « se rassemblent pour faire des
« orgies dans lesquelles ils mangent de petits enfants ».
En cet état de l'opinion, il n'est pas un crime qu'on
ne leur impute, pas un outrage mi'on ne leur prodigue.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 211
Traîtres, tyrans, conspirateurs, assassins, tel est à leur
endroit le vocabulaire courant des clubs et des gazettes.
Aristocrate signifie tout cela, et quiconque ose démen-
tir la calomnie est lui-même un aristocrate. — Au
Palais-Royal, on répète que M. de Castries, dans son
dernier duel, s'est servi d'une épée empoisonnée, et un
officier de marine qui proteste contre ce bruit faux, est
accusé lui-même, juge sur place, condamné « à être
« consigné au corps de garde ou jeté dans le bassin1 ».
— Que les nobles se gardent bien de défendre leur hon-
neur à la façon ordinaire et de répondre à une insulte
par une provocation. A Castelnau près de Cahors2, l'un
de ceux qui, l'année précédente, ont marché contre les
incendiaires, M. de Bellud, chevalier de Saint-Louis,
arrivant sur la place publique avec son frère, garde du
corps, est accueilli par des cris : A l'aristocrate! A la
lanterne! Son frère est en redingote du matin et en
pantoufles : ils ne veulent point se faire d'affaires, ils
ne disent mot. Un peloton de garde nationale qui passe
répète le cri; ils se taisent encore. Le chant continue;
au bout de quelque temps, M. de Bellud prie le com-
mandant d'imposer silence à ses hommes. Celui-ci
refuse, et M. de Bellud lui demande réparation hors de
la ville. A ce mot, les gardes nationaux fondent sur
M. de Bellud, la baïonnette en avant. Son frère reçoit
un coup de sabre au col; lui, se défendant de l'épée,
1. Moniteur, VI, 556. Lettre de M. d'Aymar, chef d'escadre,
18 novembre 1790.
2. Mercure de France, 28 mai et 16 juin 1791. Lettres de
Cahors et de Castelnau, 18 mai.
212 LA DÉVOLUTION
blesse légèrement le commandant et un garde. Seuls
contre tous, les deux frères battent en retraite jusque
dans leur maison, où ils sont bloqués. Vers sept heures
du soir, deux ou trois cents gardes nationaux de Cahors
arrivent pour renforcer les assiégeants. La maison est
prise, le garde du corps, se sauvant à travers champs,
se foule le pied, est capturé. M. de Bellud, qui a gagné
une autre maison, continue à s'y défendre; on y met le
feu, elle brûle avec les deux voisines. Réfugié dans une
cave, il tire toujours; on jette, par le soupirail, des
bottes de paille enflammées. Presque étouffé, il sort,
tue d'un coup de pistolet le premier assaillant, et de
l'autre coup se tue lui-même. On lui coupe la tête,
ainsi qu'à son domestique; on fait baiser les deux têtes
au garde du corps, et, comme il demande un verre
d'eau, on lui verse dans la bouche le sang qui dégoutte
de la tête coupée de son frère. Puis la troupe victorieuse
se met en marche vers Cahors, avec les deux têtes sur
des baïonnettes et le garde du corps sur une charrette.
Klle s'arrête devant la maison où s'assemble un cercle
littéraire suspect au club jacobin ; on fait descendre le
blessé, on le pend, on décharge les fusils sur son corps,
puis on brise tout dans le cercle, « on jelte les meubles
« par les fenêtres, on démolit la maison ». — Toutes
les exécutions populaires sont de cette nature, à la fois
promptes et complètes, pareilles à celles d'un roi
d'Orient qui, de ses propres mains, à l'instant, sans
enquête ni jugement, venge sa majesté offensée, et,
pour toute offense, ne connaît qu'un châtiment, la mort.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 213
Alulle1, M. de Massey, lieutenant de Royal-Navarre, qui
a fiappé un insulteur, est saisi dans la maison où il
s'est réfugié, et, malgré les trois corps administratifs,
massacré sur-le-champ. A Brest, deux caricatures anti-
révolutionnaires ayant été charbonnées sur les murs du
café militaire, la foule ameutée s'en prend à tous les
ofibiers. L'un d'eux, M. Patry, se dénonce, et, sur le
poi.it d'être déchiré, veut se tuer lui-même. On le dé-
sarme; mais, quand la municipalité arrive à son secours,
elle trouve qu'il « vient d'expirer d'un nombre infini de
'« blessures », et voit sa tête promenée au bout d'une
pique2. — Mieux vaudrait vivre sous un roi d'Orient;
car il n'est point partout, ni toujours furieux et fou
comme la populace. Ni dans la vie publique, ni dans la
vie privée, ni à la campagne, ni à la ville, ni réunis, ni
séparés, les nobles ne sont à l'abri. Comme un nuage
noir et menaçant, l'hostilité populaire pèse sur eux, et,
d'un bout à l'autre du territoire, l'orage s'abat par une
grêle continue de vexations, d'outrages, de diffamations,
de spoliations et de violences; çà et là, et presque jour-
nellement, des coups de tonnerre meurtriers tombent
au hasard sur la tête la plus inoffensive, sur un vieux
gentilhomme endormi, sur un chevalier de Saint-Louis
1. Mercure de France, n° du 28 mai 1791. A !a fête de la Fédé-
ration, M. de Massey n'avait pas voulu commander à ses cavaliers
de mettre leurs chapeaux au bout de leurs sabres, manœuvre
difficile. Pour ce fait, on l'avait accusé de lèse-nation, et il avait
dû quitter Tulle pendant plusieurs mois. — Archives nationales,
F7, 5204. Extrait des minutes du tribunal de Tulle, 10 mai 1791.
2. Archives nationales, F7, 3215. Procès-verbal des officiers
municipaux de Brest, 23 juin 1791.
214 LA REVOLUTION
qui se promène, sur une famille qui prie à l'églse.
Mais, dans cette noblesse écrasée par places et meur-
trie partout, la foudre trouve un groupe prédestiné qui
l'attire et sur lequel incessamment elle frappe : cet
le corps des officiers.
VI
Sauf un petit nombre de fats, habitués des salons,
favoris de cour et portés aux premiers grades par des
intrigues d'antichambre, c'est dans ce groupe, surtout
dans les rangs moyens de ce groupe, que l'on trouvait
alors le plus de noblesse morale. Nulle part en France
il n'y avait tant de mérite éprouvé et solide ; un homim
de génie qui les a fréquentés dans sa jeunesse leur a
rendu ce témoignage : beaucoup d'entre eux étaient des
gens « du caractère le plus aimable et de l'esprit le
« plus élevé1 ». — En effet, pour la plupart, le service
militaire n'était pas une carrière d'ambition, mais un
devoir de naissance. Dans chaque famille noble, il était
de règle qu'un fils fût à l'année; peu importait qu'il y
avançât. Il payait la dette de son rang ; cela lui suffisait,
et, après vingt ou trente ans de service, une croix ce
1. Mémoires de Cuvier (Éloges historiques par Flourens), J,
177. Cuvier, qui était alors au Havre (1788), avait fait des étudts
supérieures dans une école administrulive allemande, a M. ce
a Surville, dit-il, officier au régiment d'Artois, était l'un desespriis
« les plus élevés et des caractères les plus aimables que j'aie
a rencontrés. Il y en avait beaucoup de ce genre parmi ses cani; -
« rades, et je suis toujours étonné que de pareils hommes aient
<i pu végéter dans les rangs obscurs de quelque régiment d'il»»
« taillerie. »
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 215
Saint-Louis, parfois une maigre pension, étaient tout ce
qu'il avait le droit d'attendre. — Sur neuf à dix mille
officiers, le plus grand nombre, sortis de la petite et
pauvre noblesse provinciale, gardes du corps, lieute-
nants, capitaines, majors, lieutenants-colonels et même
colonels, n'ont pas d'autre prétention. Résignés aux
passe-droits1, confinés dans leur grade secondaire, ils
laissent les très hauts emplois aux héritiers des grandes
familles, aux assidus ou aux parvenus de Versailles,
et se contentent d'être de bons gardiens de l'ordre
public et de braves défenseurs de l'État. A ce régime,
quand le cœur n'est pas très bas, il s'élève : on se fait
un point d'honneur de servir sans récompense ; on n'a
plus en vue que l'intérêt public, d'autant plus qu'en ce
moment il est l'objet de toutes les préoccupations et de
tous les écrits. Nulle part la philosophie pratique, celle
qui consiste dans l'esprit d'abnégation, n'a pénétré
plus profondément que dans cette élite méconnue. Sous
des dehors polis, brillants et parfois frivoles, ils ont
l'âme sérieuse ; leur vieil honneur est devenu du patrio-
tisme. Préposés à l'exécution des lois, ayant en main la
force pour maintenir la paix par la crainte, ils sentent
1. Dampmartin, I, 133. Au commencement de 1790, a les offi-
« ciers simples disaient : Nous devrions faire des réclamations ;
« car nos griefs sont au moins aussi nombreux que ceux de nos
a cavaliers ». — M. de la Piochejaquelein disait après ses grands
succès de Vendée : a J'espère que le roi, une fois rétabli, me don-
« nera un régiment. » Il n'aspirait à rien de plus. [Mémoires de
Mme de la Rochejaquelein.) — Cf. Un officier royaliste au service
de la République, par SI. de Bezancenet, lettres et biographie du
général de Dommartin, tué dans l'expédition d'Egypte.
216 LA REVOLUTION
toute l'importance de leur office, et, pendant deux ans,
ils persistent à le remplir avec une modération, une
douceur, une patience extraordinaires, non seulement
au péril de leur vie, mais à travers des humiliations
('•normes et multipliées, par le sacrifice de leur autorité
et de leur amour-propre, par la soumission de leur
volonté capable à la dictature incapable des nouveaux
maîtres qui leur sont infligés. Il est dur à un officier
noble d'obéir aux réquisitions d'une municipalité bour-
geoise et improvisée \ de subordonner sa compétence,
son courage et sa prudence aux maladresses et aux
alarmes de cinq ou six procureurs novices, effarés et
timides, de mettre son initiative et son énergie au ser-
vice de leur présomption, de leur indécision et de leur
faiblesse, même quand leurs ordres ou refus d'ordres
sont manifestement absurdes et malfaisants, môme
quand ils sont contraires aux instructions antérieures
de son général et de son ministre, même quand ils
aboutissent au pillage d'un marché, à l'incendie d'un
cbâteau, a l'assassinat d'un innocent, même quand ils
lui imposent l'obligation d'assister au crime, l'épée au
fourreau et les bras croisés*. Il est dur à un officier
1. Correspondances de MM. de Thiard, ae Caraman, de Miran,
de Bercheny, etc., citées ci-dessus, passim. — Correspondance de
M. de Thiard, 5 mai 1790 : « La ville de Vannes a un style auto-
ratif qui commence à me déplaire : elle veut que le roi lui four-
nisse des baguettes de tambour; la première bùclie le ferait avec
plus de promptitude et de facilité. t>
2. Archives nationales, F7, 5248, 16 mars 1791. A Douai, Nico-
lon, marchand de blé, est pendu, parce que la municipalité n'a
pas osé proclamer la loi martiale. Le commandant, M. de Lanouc,
LA CONSTITUTION APPLIQUEE 21T
noble de voir se former en face de sa troupe une troupe
indépendante, populaire, bourgeoise, rivale et même
hostile, en tout cas dix fois plus nombreuse et non
moins exigeante que susceptible, d'être tenu envers
elle aux complaisances et aux déférences, de lui céder
les postes, les arsenaux, les citadelles, de traiter ses
chefs en égaux, quelle que soit leur ignorance ou leur
indignité, quels qu'ils soient, ici un avocat, là un
capucin, ailleurs un brasseur ou un cordonnier, le plus
souvent un démagogue, et dans maint bourg ou village
un déserteur, un soldat chassé du régiment pour
inconduite, peut-être tel de ses propres hommes,
mauvais sujet qu'il a renvoyé jadis avec la cartouche
jaune, en lui disant d'aller se faire pendre ailleurs. Il
est dur à un officier noble d'être diffamé publiquement
et journellement à raison de son grade et de son titre,
d'être qualifié de traître au club et dans les gazettes,
d'être désigné par son nom aux soupçons et aux fureurs
populaires, d'être hué dans la rue et au théâtre, de
subir la désobéissance de ses soldats, d'être dénoncé,
insulté, arrêté, rançonné, chassé, meurtri par eux et
par la populace, d'avoir en perspective une mort atroce,
ignoble et sans vengeance, celle de M. de Launey mas-
sacré à Paris, de M. de Belsimce massacré à Caen, de
M. de Bausset massacré à Marseille, de M. de Voisins
massacré à Valence, de M. de Rully massacré à Bastia,
de M. de Rochetaillée massacré à Saint-Étienne, de
n'avait pas le droit de faire marcher ses grenadiers, et le meurtre
s'est accompli sous ses yeux.
218 LA RÉVOLUTION
M. de Mauduit massacré à Port-au-Prince1. Tout cela,
les officiers nobles le supportent. Pas une seule muni-
cipalité, même jacobine, ne trouve un prétexte pour
leur imputer un refus d'obéissance. A force de tact et
il' égards, ils évitent tout conflit avec les gardes natio-
nales. Jamais ils ne provoquent, et, même provoqués,
il est rare qu'ils se défendent. Des. conversations impru-
dentes, des vivacités de langage, des mots plaisants,
voilà leurs plus grandes fautes. Comme de bons chiens
de garde au milieu d'un troupeau effarouché qui les
foule sous ses sabots ou les perce de ses cornes, ils se
laissent percer et fouler sans mordre, et ils resteraient
jusqu'au bout attachés à leur poste si l'on ne venait les
en chasser.
Rien n'y fait : doublement suspects comme membres
d'une classe proscrite et comme chefs de la force
armée, c'est contre eux que la méfiance publique
allume le plus d'explosions; d'autant plus que l'instru-
ment qu'ils manient est singulièrement explosible.
Recrutée par des engagements volontaires, « dans un
« peuple ardent, turbulent et un peu débauché »,
l'armée se compose « de ce qu'il y a de plus ardent, de
o plus turbulent et de plus débauché dans la nation1 ».
1. Ce dernier, notamment, est mort avec une douceur héroïque.
— {Mercure de France, 18 juin 1791. Séance du 9 juin, discours
de deux officiers du régiment de Port-au-Prince, l'un témoin
oculaire.)
2. Dampmartin, II, 214. La désertion est énorme, même en
temps ordinaire, et fournit aux armées étrangères a le quart de
leur effectif ». — Vers la fin de 1789, Dubois de Crancé, ancien
mousquetaire et l'un des futurs montagnards, disait à l'Assemblée
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 219
Ajoutez-y la balayure des dépôts de mendicité : voilà
beaucoup de chenapans sous l'uniforme. Si l'on réflé-
chit que la solde est petite, la nourriture mauvaise, la
discipline dure, l'avancement nul et la désertion endé-
mique, on ne s'étonne plus de la débandade : pour de
tels hommes, l'attrait de la licence est trop fort. Dès le
commencement, avec du vin, des fdles et de l'argent,
on leur a fait tourner casaque, et, de Paris, la conta-
gion a gagné la province. En Bretagne1, les grenadiers
et chasseurs de l'Ile-de-France « vendent leurs habits,
« leurs armes et leurs souliers, exigent le prêt pour le
« manger au cabaret » ; cinquante-six soldats de Pen-
thièvre « ont voulu massacrer leurs officiers » et l'on
prévoit que, livrés à eux-mêmes, bientôt, faute de solde,
« ils iront voler et assassiner sur les grands chemins ».
Dans l'Eure-et-Loir, des dragons2, sabres et pistolets en
main, vont chez des fermiers prendre du pain et de
l'argent, et les fantassins de Royal-Comtois, les dragons
de Colonel-Général désertent par bandes pour aller à
Paris, où l'on s'amuse. Pour eux, avant tout, il s'agit de
nationale que l'ancien système de recrutement peuplait l'armée
de « gens sans aveu, sans domicile, qui souvent se faisaient sol-
<i dats pour éviter les punitions civiles. » [Moniteur, II, 376, 381,
séance du 12 décembre 1789.)
1. Archives nationales, KK, 1105. Correspondance de M. de
Thiard, 4 et 7 septembre 1789, 20 novembre 1789, 28 avril et
29 mai 1790. « L'esprit d'insubordination qui commence à se
« montrer dans le régiment de Bassigny est une maladie épidé-
« mique qui gagne insensiblement toutes les troupes.... Toutes les
a troupes sont gangrenées et toutes les municipalités s'opposent
« aux ordres qu'elles reçoivent pour les mouvements. »
2. Archives nationales, H, 1433. Correspondance de M. de Ber-
cheny, 12 juillet 1790.
220 LA RÉVOLUTION
« faire la noce ». En effet, les grandes insurrections
militaires des premiers temps, celles de Paris, de Ver-
sailles, de Besançon, de Strasbourg, ont commencé ou
fini par des kermesses. — Sur ce fond de convoitises
grossières, des ambitions légitimes ou naturelles ont
germé. Depuis une vingtaine d'années, beaucoup de sol-
dats savent lire et se croient capables d'être officiers.
D'ailleurs un quart des engagés sont des jeunes gens nés
avec quelque aisance, et qu'un coup de tête a jetés
dans l'armée. Ils étouffent dans ce couloir étroit, bas,
noir, terme, où les privilégiés de naissance leur bou-
cbent toute issue, et ils marcheront sur leurs chefs
pour avancer. Voilà des mécontents, des raisonneurs,
des harangueurs de chambrée, et tout de suite, entre
ces politiques de la caserne et les politiques de la rue,
l'alliance s'est faite. — Partis du même point, ils vont
au même but, par la même voie, et le travail d'imagi-
nation qui a noirci le gouvernement dans l'esprit du
peuple, noircit les officiers dans l'esprit des soldais.
Le trésor est à sec, il y a des arriérés dans la solde.
Les villes obérées ne peuvent livrer leur quote-part de
fournitures, et à Orléans, devant la détresse de la-muni-
cipalité, les Suisses de Châteauvieux ont dû s'imposer
une retenue d'un sou par jour et par homme pour avoir
du bois en hiver1. Les grains sont rares, les Farines
1. Mémoire justificatif (par Grégoire) pour deux soldats, Émerj
et Delisle. — Bouille, Mémoires. — Dampmartin, 1, 128, 144. —
Archives nationales, KK, 1105. Correspondance de M. de Thiard,
2 et 9 juillet 1790. — Moniteur, séances du 4 juin et du 3 scjh
tembre 1790
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 221
gâtées, et le pain de munition, qui était mauvais, est
devenu pire. L'administration, vermoulue d'abus anciens,
est détraquée par le désordre nouveau, et les soldats
pâtissent de sa dissolution comme de ses gaspillages.
— Ils se croient volés, ils se plaignent, d'abord avec
modération, et l'on fait droit à leurs réclamations fon-
dées. Bientôt ils exigent des comptes, et on leur en rend.
A Strasbourg, vérification faite devant Kellermann et
un commissaire de l'Assemblée nationale, il est prouvé
qu'on ne leur a pas fait tort d'un sou; néanmoins on
les gratifie de six francs par tête, et ils crient qu'ils
sont contents, qu'ils n'ont rien à redemander. Quelques
mois après, nouvelles plaintes, nouvelle vérification :
un porte-étendard, accusé de malversation et qu'ils vou-
laient pendre, est jugé en leur présence; toute sa
comptabilité est nette; nul d'entre eux ne peut articuler
contre lui un grief prouvé, et, cette fois encore, ils se
taisent. D'autres fois, après avoir entendu pendant plu-
sieurs heures la lecture des registres, ils bâillent,
cessent d'écouter et s'en vont dehors pour boire un
coup. — Mais le chiffre de leurs réclamations, tel que
l'ont arrêté leurs calculateurs de chambrée, demeure
implanté dans leurs cervelles ; il y a pris racine et
repousse incessamment, sans qu'aucun compte ni réfu-
tation puisse l'extirper. Plus d'écritures ni de discours :
c'est de l'argent qu'il leur faut, 11000 livres au régi-
ment de Beaune, 51)500 livres à celui de Forez, 44000 à
celui de Salm, 200000 à. celui de Châteauvieux, et de
même aux autres. — Tant pis pour les officiers si la
222 LA RÉVOLUTION
caisse n'y suffit pas; qu'ils se cotisent ou qu'ils em-
pruntent sur leur signature, à la municipalité, aux
riches de la ville. — Pour plus de garanties en divers
endroits, les soldats enlèvent la caisse militaire,
montent la garde alentour : elle est à eux, puisqu'ils
sont le régiment, et en tout cas elle sera mieux entre
leurs mains qu'entre des mains suspectes. — Déjà, le
4 juin 1790, le ministre de la guerre annonce à l'Assem-
blée « que le corps militaire menace de tomber dans la
« plus complète anarchie ». Son rapport montre « les
« prétentions les plus inouïes affichées sans détours, les
« ordonnances sans force, les chefs sans autorité, la
« caisse militaire et les drapeaux enlevés, les ordres
« du roi lui-même bravés hautement, les officiers mé-
« prisés, avilis, menacés, chassés, quelques-uns même
« captifs au milieu de leur propre troupe, y traînant
« une vie précaire au scindes dégoûts et des humilia-
« tions, et, pour comble d'horreur, des commandai! I s
« égorgés sous les yeux et jusque dans les bras de leurs
« propres soldats ».
C'est bien pis après la Fédération de Juillet. Régalés,
caressés et endoctrinés aux clubs, leurs délégués, bas
officiers et soldats, reviennent jacobins au régiment, et
désormais correspondent avec les jacobins de Paris,
« recevant leurs instructions et leur rendant compte1 ».
1. Bouille, 127. — Moniteur, séante du 27 mai 1790, et séance
du 6 août 1790. — Grands détails, par pièces authentiques, de
[[affaire de Nancy, passim. — Rapport de M.Emmery, 16 août 1790,
et autres pièces dans Ducliez et Roux, VII, 59-162. — Bezancenet,
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 223
Trois semaines plus tard, le ministre de la guerre
vient avertir l'Assemblée nationale que dans l'armée la
licence n'a plus de bornes. « A chaque instant, il arrive
« des courriers porteurs d'une nouvelle plainte. » Ici,
« on demande le compte des masses et l'on propose de
« les partager ». Ailleurs, une garnison, tambour bat-
tant, sort de la ville, dépose ses officiers, et rentre
clans la ville le sabre à la main. Chaque régiment
est gouverné par un comité de soldats : « c'est là
« que s'est deux fois préparée la détention du lieute-
« nant-colonel de Poitou; c'est là que Royal-Champagne
« a conçu l'insurrection » par laquelle il a refusé de
reconnaître un sous-lieutenant qu'on lui envoyait.
« Tous les jours, le cabinet du ministre est rempli de
« soldats députés vers lui qui viennent fièrement lui
« intimer les volontés de leurs commettants. » Enfin, à
Strasbourg, sept régiments, représentés chacun par
trois délégués, ont formé un congrès militaire. — Le
même mois, éclate la terrible insurrection de Nancy •
trois régiments révoltés, la populace avec eux, l'arse-
nal pillé, trois heures de combat furieux dans les rues,
35. Lettres de M. de Dommarlin (Metz, 4 août 1790). « La Fédéra-
« tion s'était passée tranquillement ici ; seulement, peu de temps
« après, des soldats d'un régiment se sont mis en tête de se par-
ce tager la masse, et aussitôt ils placent des sentinelles à la porte
« de l'officier chargé de la caisse et l'obligent à désacquer. Un
o autre régiment a mis depuis tous ses officiers aux arrêts. Un
« troisième s'est mutiné et voulait conduire tous ses chevaux sur
« le marché pour les vendre.... On entend partout les soldats
a dire que, lorsqu'ils manqueront d'argent, ils sauront bien en
« trouver. »
Li RÉVOLUTION. H. T. IV. — 15
224 LA RÉVOLUTION
les insurgés tirant par les fenêtres des maisons et par
les soupiraux des caves, cinq cents morts parmi les
vainqueurs, trois mille morts parmi les vaincus. — Le
mois suivant et pendant six semaines1, c'est une autre
insurrection, moins sanglante, mais plus vaste, plus
concertée, plus obstinée, celle de toute l'escadre,
vingt mille hommes mutinés à Brest, d'abord contre
leur amiral et leurs officiers, puis contre le nouveau
code pénal et contre l'Assemblée nationale elle-même
qui, après de vaines remontrances, est obligée, non seu-
lement de ne pas sévir, mais encore de remanier sa
loi*.
A partir de ce moment, dans la flotte et dans l'armée,
je ne compte plus les émeutes incessantes. — Avec l'auto-
1. Archives nationales, F7, 5215. Lettres des commissaires du
roi, 27 septembre, 1", 4, 8, 11 octobre 1790. « Quels sont les
a moyens de quatre commissaires pour convaincre 20 000 hommes
« dont le plus grand nombre est séduit par les véritables ennemis
« du bien public? Les équipages sont, en grande partie, par
« l'effet du remplacement, composés de gens presque étrangers à
« la mer, qui ne connaissent point les règles de la subordination,
« et qui, dans le commencement de la Révolution, ont eu le plus
n de part aux insurrections intérieures. »
2. Mercure de France, 2 octobre 1790. Lettre de l'amiral,
M. d'Albert de Rions, 1G septembre. Les soldats du Majestueux
ont refusé de faire la manœuvre et les matelots du Patriote refu-
sent d'obéir. — a J'ai voulu m'informer auparavant s'ils avaient
a à se plaindre de leur capitaine? — Non. — S'ils se plaignaient
« de moi? — Non. — S'ils avaient des plaintes à faire contre
« leurs officiers? — Non. » — C'est la révolte d'une classe contre
une autre classe; ils crient seulement Vive la Nation, les arislo~
oalcs à la lanterne! La multitude a planté une potence devant
la maison de M. de Marigny, major-général de la marine; il a
donné sa démission. M. d'Albert offre la sienne. — /fc.,18 juin 1791.
Lettre de Dunkerque du 5 juin.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 225
risation du ministre, le soldat va au club, où on lui répète
que ses officiers,, étant des aristocrates, sont des traîtres;
à Dunkerque, on lui enseigne en plus les moyens de se
défaire d'eux. Clameurs, dénonciations, insultes, coups
de fusil, ce sont là les procédés naturels, et on les pra-
tique; mais il en est un autre, récemment découvert, pour
chasser un officier énergique et redouté. On se procure
un bretteur patriote qui vient le provoquer. Si l'officier
se bat et n'est pas tué, la municipalité le traduit en jus-
tice, et ses chefs le font partir avec ses seconds, « pour ne
« pas troubler l'harmonie du militaire et du citoyen ».
S'il refuse le duel proposé, le mépris de ses soldats l'oblige
à quitter le régiment. Ainsi, dans les deux cas, on est
débarrassé de lui1. — Point de scrupule à son endroit :
présent ou absent, on est sûr qu'un officier noble con-
spire avec ses camarades émigrés ; là-dessus une légende
s'est bâtie. Jadis, pour prouver que l'on jetait les sacs
de farine à la rivière, les soldats alléguaient que ces sacs
étaient liés avec des cordons bleus. A présent, pour croire
qu'un officier conspire avec Coblentz, il suffit de consta-
ter qu'il monte un cheval blanc; tel capitaine, à Stras-
bourg, manque d'être écharpé pour ce crime : « le diable
« ne leur ôterait pas de la tête qu'il fait le métier d'espion ,
« et que la petite levrette » qui l'accompagne dans ses
promenades « sert pour donner des signaux ». — l)n
an après, au moment où l'Assemblée nationale achève
1. Dampmartin, I, 219 et 222. — Mercure de France, 3 septem-
bre 1791 (séance du 23 août) ; cf. Moniteur (même date). — L'An
cien régime, II, 276-
226 LA RÉVOLUTION
son œuvre, M. de Lameth, M. Fréteau, M. Alquier, con-
statent devant elle que Lûckner, Rochambeau et les géné-
raux les plus populaires « ne répondent plus de rien ».
Le régiment d'Auvergne a chassé ses officiers et forme
une société particulière qui n'obéit à personne. Le second
bataillon de Beaune est sur le point d'incendier Arras.
On est presque obligé d'assiéger Phalsbourg, dont la gar-
nison s'est mutinée. Ici, « la désobéissance aux ordres du
« général est formelle ». Là « ce sont des soldats qu'il faut
« prier instamment de rester en sentinelle, qu'on n'ose
« pas mettre à la chambre de discipline, qui menacent
« de faire feu sur leurs officiers, qui s'écartent de la
« route, pillent tout, et couchent en joue le caporal qui
« veut les ramener ». A Blois, une partie du régiment
« vient d'arriver sans bardes et sans armes, les soldats
« ayant tout vendu chemin faisant, pour fournir à leurs
« débauches ». Tel d'entre eux, délégué par ses cama-
rades, propose aux Jacobins de Paris de « désaristocra-
« tiser » l'armée, en cassant tous les nobles. Tel autre,
aux applaudissements du club, déclare que, « sur la
« manière dont sont faites les palissades de Givet,
« il va dénoncer le ministre de la guerre au tribunal du
« sixième arrondissement de Paris >
Il est manifeste que, pour les officiers nobles, la place
n'est plus tenable. Après vingt-trois mois de patience,
beaucoup sont partis par conscience, lorsque l'Assemblée
nationale, leur imposant un troisième serment, a effacé
de sa formule le nom du roi, leur général-né1. — D'autres
1. Maréchal Marmont, Mémoires, I, 2-4. « J'avais pour la per-
LÀ CONSTITUTION APPLIQUÉE 227 ■
s'en vont à la fin de la Constituante, parce qu'ils sont
« en danger d'être pendus ». Un grand nombre donnent
leur démission à la fin de 1791 et dans les premiers mois
de 1792, à mesure que le nouveau code et le nouveau
recrutement de l'armée développent leurs conséquences*.
En effet, d'un côté, les soldats et les sous-officiers ayant
une part dans l'élection de leurs chefs et un siège dans
les tribunaux militaires, « l'ombre de la discipline n'existe
a plus; le pur caprice prononce dans les jugements; le
« soldat contracte l'habitude de dédaigner ses supérieurs
'.< dont il ne craint aucune peine et dont il n'attend
« aucune récompense ; les officiers sont paralysés au point
« d'être des personnages entièrement superflus » . — D'un
autre côté, la majorité des volontaires nationaux se com-
pose « d'hommes achetés par les communes » et par les
« sonne du Roi un sentiment difficile à définir... (Celait) un sen-
« timent de dévouement avec un caractère presque religieux, un
a respect inné, comme dû à un être d'ordre supérieur. Le mot
« de Roi avait alors une magie et une puissance que rien n'avait
a altéré dans les cœurs droits et purs. Cette ileur de sensation.,
a existait encore dans la masse de la nation, surtout parmi les
« gens bien nés qui, placés à une assez grande distance du pou-
« voir, étaient plutôt frappés de son éclat que de ses imperfec-
« tions. » — Bezancenet, 27. Lettre de M. de Dommartin, 24 août
1790. « Nous venons de renouveler notre serment; je ne sais
« trop ce que cela signifie; moi, militaire, je ne connaissais que
« mon Roi ; actuellement j'obéis à deux maîtres qui doivent, nous
« dit-on, faire mon bonheur et celui de mes frères, s'ils sont
« d'accord. »
1. Dampmartin, I, 179. Voir le détail de sa démission (III, 185),
après le 20 juin 1792. — Mercure de France, 14 avril 1792. Lettre
des officiers du bataillon des chasseurs royaux de Provence
(9 mars). Ils ont été consignés par leurs soldats qui leur ont
refusé toute obéissance, et déclarent que c'est à cause de cela
qu'ils quittent le service et la France.
228 LA RÉVOLUTION
corps administratifs, mauvais sujets du coin des rues,
« vagabonds des campagnes qu'on fait marcher par le
« sort ou par argent1 », avec eux des exaltés, des fana-
tiques, tellement qu'à partir de mars 1792, depuis leur
lieu d'engagement jusqu'à la frontière, leur trace est
partout marquée par des pillages, des vols, des dévasta-
tions et des assassinats. Naturellement, en route et à la
frontière, ils dénoncent, chassent, emprisonnent ou mas-
sacrent leurs officiers, surtout les nobles. — Et pourtant,
en cette extrémité, nombre d'officiers nobles, surtout
dans l'artillerie et le génie, s'obstinent à leur poste, les
uns par principes libéraux, les autres par respect de la
consigne, même après le 10 août, même après le 2 sep-
tembre, même après le 21 janvier, comme leurs géné-
raux Biron, Custine, Fiers, Broglie, Montesquiou, avec
la perspective incessante de la guillotine qui viendra les
prendre au sortir du champ de bataille et jusque dans
les bureaux de Carnot.
VII
11 faut donc que les officiers et les nobles s'en aillent
et qu'ils s'en aillent à l'étranger, non seulement eux, mais
leur famille. « Des gentilshommes ayant à peine six cents
« livres de rente partent à pied* », et, sur le motif de
1. Rousset, les Volontaires de 1791 à 1794, 100. Lettre de
H. de Biron au ministre (août 1792); 225, lettre de Vezu, chef du
5' bataillon de Paris à l'armée du Nord (24 juillet 1793). — A
Résidence in France from 1792 to 1793 (septembre 1792, Arras).
— Pour les détails de ces violences, voir les notes à la lin du
Bixième volume.
2. Mercure de France, 5 mars, 4 Juin, 3 septembre, 22 octo»
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 229
leur départ, on ne peut se méprendre. « Quiconque con-
« sidérera impartialement les seules et véritables causes
« de l'émigration, dit un honnête homme, les trouvera
« dans l'anarchie. Si la liberté individuelle n'était pas
« journellement menacée, si, » dans l'ordre civil comme
dans l'ordre militaire, « l'on n'avait pas mis en pratique le
c dogme insensé, prêché par les factieux, que les crimes
« de la multitude sont les jugements du ciel, la France
« eût conservé les trois quarts de ses fugitifs. Exposés
« depuis deux ans à des dangers ignominieux, à des ou-
« trages de tout genre, à des persécutions innombrables,
« au fer des assassins, au brandon des incendiaires, aux
« plus infâmes délations », aux dénonciations de « leurs
« serviteurs corrompus, aux visites domiciliaires » pro-
voquées par le premier bruit de la rue, « aux emprison-
« nements arbitraires du Comité des recherches », privés
de leurs droits civiques, chassés des assemblées pri-
maires, « on leur demande compte de leurs murmures,
« et on les punit d'une sensibilité qui toucherait en des
« animaux souffrants ». — « Aucune résistance ne s'est
« présentée; depuis le trône du prince jusqu'au pres-
bre 1791 (Articles de Mallet du Pan). — Ib., 14 avril 1792. Tins
de 600 officiers de marine ont donné leur démission, après l'in-
surrection de l'escadre de Brest, a Vingt-deux faits d'insurrection
a capitale dans les ports sont restés impunis, plusieurs par sen-
« tence du jury maritime. » — a II est sans exemple qu'aucune
« insurrection, dans les ports ou sur les vaisseaux, qu'aucun at-
« tentât contre les officiers de marine ait été puni.... Il ne faut
« pas chercher ailleurs la cause de l'abandon du service par les
« officiers de marine. D'après leurs lettres, tous offrent leur sang
« à la France, mais refusent de commander à qui n'obéit pas. »
230 LA RÉVOLUTION
« bytèré du curé, l'ouragan a prosterné les mécontent1»
« dans la résignation. » Abandonnés « à la fureur inquiète
« des clubs, des délateurs, des administrateurs intimidés,
« ils trouvent des bourreaux partout où la prudence et le
« salut de l'État leur ont prescrit de ne pas même voir
« des ennemis... Quiconque a détesté les énormités di
« fanatisme et de la férocité publique, quiconque a ac-
« cordé sa pitié aux victimes entassées sous les débris de
« tant dedroits légitimes et d'abus odieux, quiconque enfin
« a osé élever un doute ou une plainte, a été affîcbé ennemi
« de la nation. Après avoir présenté ainsi les mécontents
« comme autant de conspirateurs, on a légitimé dans
« l'opinion tous les crimes dirigés contre eux. La con-
« science publique, formée par les factieux et par cette
« bande d'écumeurs politiques qui seraient l'opprobre
« d'une nation barbare, n'a plus considéré les attentats
« contre les propriétés et les villes que comme une jus-
« tice nationale, et, plus d'une fois, l'on a entendu la nou-
« velle d'un meurtre ou la sentence qui menaçait de mort
« un innocent faire éclater des hurlements d'allégresse.
« Il fut donc établi deux droits naturels, deux justices,
« deux moralités; par l'une, il est permis de faire contre
« son semblable, réputé aristocrate^ tout ce qui serait cri-
« minel s'il était patriote.... Avait-on prévu qu'au boni de
« deux ans la France, peuplée de lois, de magistrats, de
« tribunaux, de gardes citoyennes liées par des serments
« solennels à la défense de l'ordre et de la sûreté publique,
« serait encore et toujours une arène où des bêles féroces
a dévoreraient des hommes désarmés? » — A tous, même
LA CONSTITUTION APPLIQUEE 231
aux vieillards, aux veuves, aux enfants, on fait un crime
de se dérober à leurs griffes. Sans distinguer entre ceux
qui se sauvent pour ne pas devenir une proie et ceux qui
s'arment pour attaquer la frontière, la Constituante et la
Législative condamnent tous les absents. La Constituante1
a triplé leurs impositions foncières et mobilières, et pres-
crit une retenue triple sur leurs rentes et redevances. La
Législative séquestre, confisque, met en vente leurs biens,
meubles et immeubles, près de quinze cents millions de
valeurs liquides. Qu'ils reviennent se mettre sous les cou-
teaux de la populace ; sinon, ils seront des mendiants, eux
et toute leur postérité'. — Ace coup, l'indignation déborde,
et unbourgeois, un libéral, un étranger, Mallet du Pan,
s'écrie2 : « Quoi! vingt mille familles absolument étran-
« gères aux projets de Coblentz et à ses rassemblements,
« vingt mille familles dispersées sur toute la face de
« l'Europe par les fureurs des clubs, par les crimes des
a brigands, par le défaut constant de sûreté, par la stu-
« pide et lâche inertie des autorités pétrifiées, par le pil-
« lage des propriétés, par l'insolence d'une cohorte de
« tyrans sans pain et sans habits, par les assassinats et
« les incendies, par la basse servilité des ministres silen-
« cieux, par tout le cortège des fléaux de la Révolution,
« quoi, ces vingt mille familles désolées, des femmes,
1. Duvergier, Décrets du ler-6 août 1791; du 9-H février 1792;
du 30 mars-8 avril 1792; du 24-28 juillet 1792; du 28 mars-5
avril 1793. — Compte rendu de Pioland, 6 janvier 1793. Il évalue
ces biens à 4800 millions, dont il faudra distraire 1800 millions
pour les créanciers des émigrés ; restent 5 milliards. Or, à cette
date, les assignats perdent 55 pour 100 de leur chiure nominal.
2. Mercure de France, 18 février 1792.
232 LA RÉVOLUTION
a des vieillards, verront leurs héritages devenir la proie
« des gaspillages nationaux! Quoi ! Mme Guillin, qui a dû
« fuir avec horreur la terre où des monstres ont hrûlé sa
<( demeure, égorgé et mangé son mari, et vivent impuné-
« ment à côté de son domicile, Mme Guillin verra sa for-
« tune confisquée au profit des communautés auxquelles
« elle doit ses épouvantables infortunes ! M. de Clarac ira,
« sous peine du même châtiment, relever les ruines de
« son château où une armée de scélérats n'a pu parvenir à
« l'étouffer 1 » — Tant pis pour eux s'ils n'osent rentrer.
Us vont être frappés de mort civile, bannis à perpétuité,
et, s'ils rompent leur ban, livrés à la guillotine, avec
eux d'autres qui, encore plus innocemment, ont quitté
le territoire, magistrats, simples riches, bourgeois ou
paysans catholiques et notamment une classe entière,
le clergé insermenté, depuis l'archevêque-cardinal jus-
qu'au simple vicaire de village, tous poursuivis, puis
écrasés par la même oppression populaire et par la même
oppression législative, chacune des deux persécutions
provoquant et aggravant l'autre, tant qu'enfin la popu-
lace et la loi, complices l'une de l'autre, ne laissent plus
ni un toit, ni un morceau de pain, ni une heure de vie
sauve à un gentilhomme ou à un curé.
VIII
C'est que la passion régnante s'en prend à tous les
obstacles, même à ceux qu'elle a mis elle-même en Ira-
vers de son chemin. Par une usurpation énorme, la mi no-
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 233
rite incrédule, indifférente ou tiède a voulu imposer sa
forme ecclésiastique à la majorité catholique, et la situa-
lion qu'elle a faite au prêtre orthodoxe est telle qu'à moins
de devenir schismatique il ne peut manquer d'apparaître
comme un ennemi. — Vainement il a obéi, il s'est laissé
prendre ses biens, il a quitté son presbytère, il a remis
à son successeur les clefs de son église, il se tient à l'écart,
il n'enfreint, ni par omission, ni par commission, aucun
article d'aucun décret. Vainement il use de son droit lé-
gal en s'abstenant de faire un serment qui répugne à sa
conscience. Par cela seul, il semble refuser le serment
civique dans lequel est compris le serment ecclésiastique,
rejeter la Constitution qu'il accepte tout entière moins un
chapitre parasite, conspirer contre le nouvel ordre social
et politique que souvent il approuve et auquel presque tou-
jours il se soumet1. — Vainement il se confine dans son
domaine propre et reconnu, qui est la direction spirituelle.
Par cela seul, il résiste aux législateurs nouveaux qui pré-
1. Cf. sur cette attitude générale du clergé, Sauzay, tomes I et II,
tout entiers. — Mercure de France, 10 septembre 1791 : a II
a n'échappera à aucun homme impartial qu'au milieu de cette
a oppression, au milieu de tant d'accusations fanatiques qui s'au-
« torisent par le reproche de fanatisme et de révolte, il ne s'est
<i pas encore manifesté un seul acte de résistance. Des délateurs,
<l des municipalités gouvernées par les clubs ont fait jeter dans
« les cachots un grand nombre de non-jureurs. Ils en sont tous
« sortis ou ils y gémissent sans jugement, et nul tribunal n'a
s trouvé de coupables. » — Happort de M. Cahier, ministre de
l'intérieur, 18 février 1792. « Il déclare n'avoir eu connaissance
a d'aucun prêtre puni par les tribunaux comme perturbateur du
<i repos public, quoique plusieurs aient subi des accusations. » —
Moniteur, 6 mai 1792 (Rapport de Français de Nantes) • * Depuis
a trente mois, pas un seul n'a été puni. »
234 LA RÉVOLUTION
tendent en donner une; car, en qualité d'orthodoxe, il
doit croire que leur élu est excommunié, que son minis-
tère est illégitime, et, en qualité de pasteur, il doit em-
pêcher ses ouailles d'aller hoire à la mauvaise source. —
Vainement il leur prêcherait la modération et le respect.
Par cela seul que le schisme est fait, ses conséquences se
déroulent et les paysans ne seront pas toujours aussi pa-
tients que leur curé. Ils le connaissent depuis vingt ans,
il les a haptisés et mariés, ils croient que sa messe est la
seule honne, ils ne sont pas contents d'être obligés d'aller
en chercher une autre à deux ou trois lieues, et de laisser
l'église, leur église que jadis ils ont bâtie et où, de prie
en fils, ils prient depuis des siècles, aux mains d'un
étranger, nouveau venu, hérétique, qui officie devant
des bancs presque vides, et que les gendarmes, fusil en
main, ont installé. Certainement, quand il passera dans
la rue, ils le regarderont de travers; rien d'étonnant si
bientôt des femmes et des enfants le huent, si la nuit on
jette des pierres dans ses vitres, si, dans les départements
très catholiques. Haut et Bas-Rhin, Doubs et Jura, Lozère,
Deux-Sèvres et Vendée, Finistère, Morbihan et Côtes-du-
Nord, il est accueilli par la désertion universelle, puis
expulsé par la malveillance publique, si sa messe est
interrompue, si sa personne est menacée1, si la désaffcç-
1. Sur ces brutalités spontanées des paysans catholiques, cf.
Archives nationales, F7, 3236 [Lozère, juillet-novembre 1791);
délibération du district de Florac, ti juillet 1791, et procès-verbal
du commissaire du département sur les troubles d'Espagnac. Le
5 juillet, Richard, curé constitutionnel, requiert la municipalité de
procéder à sou installation. « La cérémonie n'a pu être laite, à
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 235
tîon, qui jusqu'ici n'avait atteint que la haute classe,
descend jusque dans les couches populaires, si, d'un
bout à l'autre de la France, une hostilité sourde gronde
contre les institutions nouvelles, depuis que la constitu-
tion politique et sociale s'est soudée à la constitution
ecclésiastique comme un édifice à sa flèche, et, par cette
pointe aiguë, va chercher l'orage jusque dans les nuages
« cause des huées des femmes et des enfants, et des menaces
« faites par diverses personnes qui disaient: Il faut le tuer,
« il faut l'étrangler; c'est un protestant, il est marié, il a des
« enfants; et à cause de l'impossibilité d'entrer dans l'église
o dont les portes étaient obstruées par le grand nombre de
a femmes qui s'étaient rendues au-devant d'icelles. » — Le 6 juil-
let, on l'installe, mais difficilement. « Dans l'intérieur de l'église
a une troupe de femmes faisaient les hauts cris et se lamentaient
« sur le remplacement de leur curé. Au retour, dans les rues, un
« grand nombre de femmes égarées à l'aspect du curé constitu-
« tionnel détournaient la figure... et se contentaient de pronon-
« cer des mots entrecoupés... sans se permettre d'autres mouve-
o ments que de se couvrir la figure avec leurs chapeaux et de se
« jeter par terre. » — 15 juillet. Le clerc ne veut plus servir la
messe ni sonneries cloches; le curé Richard ayant voulu les
sonner lui-même, le peuple le menace de le maltraiter s'il s'y
hasarde. — 8 septembre 1791. Lettre du curé de Fau, district de
Saint-Chély. « Cette nuit, j'ai été à deux doigts de la mort par
« une troupe de bandits qui m'ont exspolié la cure, après avoir
o fracassé les portes et les vitres, » — 30 décembre 1791. Un
autre curé qui vient prendre possession de sa cure est assailli a
coups de pierres par soixante femmes et poursuivi ainsi jusques
hors de la paroisse. — 5 août 1791. Pétition de l'évêque consti-
tutionnel de Mende et de ses quatre vicaires. « Il ne se passe pas
« de jour que nous ne soyons insultés dans nos fonctions; nous
a ne pouvons faire un pas sans entendre des huées. Si nous
« sortons, nous sommes menacés d'être assassinés lâchement,
« d'être assommés à coups de bâton. » — F7, 5253 (Bas-Rhin,
lettre du directoire du département, 9 avril 1792) : s Les
t 1 0/1 1 "• au moins des catholiques refusent de reconnaître les
« prêtres assermentée -
236 LA RÉVOLUTION
noircissants du ciel. Tout le mal vient de cette soudure
maladroite, gratuite, forcée, et, par conséquent, de ceux
qui l'ont faite. — Mais jamais un parti vainqueur n'ad-
mettra qu'il ait pu se tromper. Aux yeux de celui-ci, les
prêtres insermentés sont les seuls coupables; il s'irrite
contre leur conscience factieuse, et, pour écraser la
rébellion jusque dans le sanctuaire inaccessible de la
pensée intime, il n'est point de violence légale ou bru-
tale à laquelle il ne se laisse emporter.
Voilà donc une nouvelle chasse ouverte, et le gibier
est immense ; car il comprend non seulement toutes les
robes noires ou grises, plus de quarante mille prêtres,
plus de trente mille religieuses, plusieurs milliers de
moines, mais encore tous les orthodoxes un peu fer-
vents, c'est-à-dire toutes les femmes de la classe inté-
rieure ou moyenne, et, sans compter la noblesse pro-
vinciale, la majorité delà bourgeoisie sérieuse et rangée,
la majorité des paysans, la population presque entière
de plusieurs provinces à l'Est, à l'Ouest et au Midi. On
leur attache un nom, comme tout à l'heure aux nobles:
c'est celui de fanatique, équivalent à celui d'aristocrate,
car il désigne aussi des ennemis publics qu'il met aussi
hors la loi. — Peu importe que la loi soit pour eux; elle
est interprétée contre eux, tordue arbitrairement, violée
ouvertement par les administrations partiales ou intimi-
dées que la Constitution soustrait à l'autorité du pouvoir
central et soumet à l'autorité des attroupements popu-
laires. Dès les premiers mois de 1791, la battue com-
mence, et souvent les municipalités, les districts, les
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 237
départements eux-mêmes sont a la tête des rabatteurs.
Six mois plus tard, par son décret du 29 novembre1,
l'Assemblée législative sonne l'hallali, et, malgré le veto
du roi, de toutes parts les meutes se lancent. Au mois
d'avril 1792, quarante-deux départements ont pris
contre les prêtres insermentés « des arrêtés qui n'étaient
« ni prescrits ni autorisés par la Constitution », et,
avant la fin de la Législative, les quarante-trois autres
auront suivi leur exemple. — Par cette série d'arrêtés
illégaux, sans délit ni jugement, les insermentés sont
partout en France expulsés de leur paroisse, internés au
chef-lieu du département ou du district, en quelques
endroits emprisonnés, assimilés aux émigrés, dépouillés
de tous leurs biens, meubles et immeubles*. Il ne
manque plus contre eux que le décret général de dépor-
tation, qui va venir sitôt que l'Assemblée sera débar-
rassée du roi.
Cependant les gardes nationales, qui ont extorqué les
arrêtés, se mettent en devoir de les appliquer en les
1. Duvergier, décrets (non sanctionnés) du 29 novembre 1791
et du 27 mai 1792. — Après la chute du trône, décret du
26 août 1792. — Moniteur, XII, 200 (séance du 23 avril 1792),
rapport du ministre de l'intérieur.
2. Lallier, le District deMachecoul, 211, 203. — Archives natio-
nales, F7, 5254. Réquisitoire du procureur de la commune de
Tonneins (21 décembre 1791), pour arrêter ou expulser huit
prêtres « au moindre acte d'hostilité intérieure ou extérieure ».
— lb., F7, 5204. Arrêté du Conseil général d'administration de la
Corrèze (16, 17, 18 juillet 1792), pour mettre en état d'arrestation
tous les prêtres insermentés. — Entre ces deux dates, on trouve
dans presque tous les départements des arrêtés de diverses sortes
et de plus en plus sévères contre les insermentés.
238 LA RÉVOLUTION
aggravant, et leur animosité n'a rien d'étrange. Le com-
merce est suspendu, l'industrie languit, l'artisan et le
boutiquier souffrent, et, pour expliquer le malaise uni-
versel, ils ne trouvent que l'insubordination du prêtre.
Sans son opiniâtreté, tout irait bien, puisque la Consti-
tution est parfaite, et qu'il est seul à ne pas l'accepter.
Mais, puisqu'il ne l'accepte pas, il l'attaque. Il est donc
le dernier obstacle au bonheur public; c'est le bouc
émissaire ; sus à la bête noire, et l'on voit la milice
urbaine, tantôt de son autorité privée, tantôt sous l'in-
stigation de la municipalité complice, troubler les
offices, disperser les congrégations, prendre les prêtres
au collet, les pousser par les épaules hors de la ville,
avec menace de la corde si jamais ils ont l'audace d'y
rentrer. — A Douai1, le fusil à la main, elle force le di-
rectoire du département à ordonner la fermeture de
tous les oratoires et chapelles des hôpitaux et des cou-
vents. — ACaen, fusils chargés et avec un canon, elle
se met en marche contre la paroisse de Verson sa voi-
sine, force des maisons, ramasse quinze suspects d'or-
thodoxie, chanoines, marchands, artisans, manœuvres,
femmes, filles, vieillards, infirmes, leur coupe les che-
veux, leur donne des coups de crosse, et les ramène à
Caen attachés à la queue du canon, le tout parce qu'un
prêtre insermenté officie encore à Verson et que, de
Caen, beaucoup de personnes pieuses viennent à sa
1. Archives nationales, F7, 3250. Procès-verbal du directoire du
département, 18 mars 1791, avec toutes les pièces afférentes. —
F7, 3200. Lettre du directoire du Calvados, 13 juin 1792, avec les
interrogatoires. Les dégâts sont estimés 15 000 livres.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 239
messe ; d'où il suit que Yerson est un foyer d'attroupe-
ments contre-révolutionnaires. De plus, dans les mai-
sons forcées, les meubles ont été brisés, les tonneaux
défoncés, le linge, l'argent et la vaisselle volés ; c'est
que la populace de Caen s'était adjointe à l'expédition.
— Ici et partout, il n'y a qu'à la laisser faire, et, comme
elle travaille sur les biens, sur la liberté, sur la vie,
sur la pudeur de personnes dangereuses, la milice na-
tionale se garde bien de la déranger. Par suite, les
orthodoxes, prêtres et fidèles, hommes et femmes, sont
maintenant à sa discrétion, et, grâce à la connivence de
la force armée qui refuse d'intervenir, la canaille assou-
vit sur la classe proscrite ses instincts ordinaires de
cruauté, de pillage, de lubricité et de destruction.
Public ou privé, la consigne est toujours d'empêcher
le culte, et les moyens sont dignes des exécuteurs. —
— Ici, un prêtre insermenté ayant eu la hardiesse d'ad-
ministrer un malade, la maison où il vient d'entrer est
prise d'assaut, et la porte, les fenêtres d'une autre mai-
son habitée par un autre prêtre, volent en éclats1. —
Là, les logements de deux ouvriers, que l'on accuse
1. Archives nationales, F7, 3234. Arrêté du directoire du Lot,
24 février 1792, sur les troubles de Marmande. — F7, 3239. Pro-
cès-verbal de la municipalité de Reims, 5, G, 7 novembre 1791.
Les deux ouvriers sont un bourrelier et un cardeur de laine. Le
prêtre qui a conféré le baptême est mis en prison comme pertur-
bateur du repos public. — F7, 3219. Lettre du commissaire du
roi près le tribunal de Castelsarrasin, 5 mars 1792. — F7, 5203.
Lettre du directoire du district de la Rochelle, l"juin 1792. « La
a force armée, témoin de ces crimes et requise d'arrêter les gens
€ en flagrant délit, a refusé d'obéir. »
LA RÉVOLUTION. T. IV. — 16
240 La révolution
d'avoir fait baptiser leurs enfants par le prêtre réfrac-
taire, sont saccagés et presque démolis. — Ailleurs, un
attroupement refuse l'entrée du cimetière au corps d'un
vieux curé qui est mort sans avoir juré. Plus loin, une
église est assaillie au milieu des vêpres, et tout y est
mis en pièces; le lendemain, c'est le tour de l'église
voisine, et, pour surcroît, un couvent d'Ursulines est
dévasté. — A Lyon, le jour de Pâques 1791, au sortir
de la messe de six heures, une troupe, armée de fouets
de corde, se précipite sur les femmes1. Déshabillées,
meurtries, le corps renversé, la tête dans la fange, elles
ne sont laissées que sanglantes, demi-mortes; une jeune
fille en meurt tout à fait; et ce genre d'attentats se mul-
tiplie tellement, qu'à Paris même des dames qui vont à
la messe orthodoxe ne sortent plus qu'avec leur che-
mise cousue en guise de caleçon. — Naturellement,
pour exploiter la proie offerte, il se forme des sociétés
de chasse. Il y en a à Montpellier, Arles, Uzès, Alais,
Nîmes, Carpentras et dans la plupart des villes ou
bourgs du Gard, du Vaucluse et de l'Hérault, plus ou
moins nombreuses selon la population de la cité, les
unes de dix à douze, les autres de deux cents à trois
cents hommes de bonne volonté et de toute provenance;
parmi eux des tape-dur, anciens brigands et repris de
justice, ayant encore la marque sur le dos. Quelques-
unes font porter ù leurs membres un signe visible de
1. Mémoire par Camille Jordan (Sainte-Beuve, Causeries du
Lundi, XII, 250). La garde refuse de porter secours, ou n'arrive
que trop tard, seulement « pour contempler le désordre, jamais
.pour le réprimer ». — Montlosier, II, ".no.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 241
reconnaissance, une médaille; toutes prennent le nom
de pouvoir exécutif, déclarent qu'elles agissent de leur
propre autorité et qu'il faut « brusquer la loi ». Leur
prétexte est la protection des prêtres jureurs, et, pen-
dant vingt mois, à partir d'avril 1791, elles opèrent à
cet effet, « avec de gros bâtons noueux hérissés de
« pointes de fer », sans compter les sabres et les
baïonnettes '. Ordinairement leurs expéditions sont noc-
turnes. Tout d'un coup les maisons « des citoyens sus-
« pectés d'incivisme », des ecclésiastiques insermentés,
dés frères des Écoles chrétiennes sont envahies ; tout est
brisé ou volé ; ordre au propriétaire de vider le pays
dans les vingt-quatre heures; quelquefois, sans doute
par un surcroît de précaution, il est assommé surplace.
Du reste, la bande travaille aussi de jour et dans les
rues, fustige les lemmes, entre, sabre en main, dans les
églises, chasse l'insermenté de l'autel, le tout au su et
au vu des autorités, paralysées ou complaisantes, par une
sorte de gouvernement occulte et complémentaire qui,
non seulement comble les lacunes de la loi ecclésias-
tique, mais encore fouille dans les bourses des parti-
culiers. — A Nîmes, sous la conduite d'un maître à
1. Archives nationales, F7, 3217. Lettres du curé d'Uzès, 29 jan-
vier 1792; du curé d'Alais, 5 avril 1792; des administrateurs du
Gard, 28 juillet 1792; du procureur-syndic, M. Griolet, 2 juillet
1792; de Castanet, ancien gendarme, 25 août 1792; de M. Griolet,
28 septembre 1792. — Ib., F7, 3223. Pétition par MM. Thuéri et
Devès, au nom des opprimés de Montpellier, 17 novembre 1791;
lettre des mêmes au ministre, 28 octobre 1791 ; lettre de M. Du-
pin, procureur-syndic, 22 août 1791; arrêté du département,
9 août 1791 ; pétition des habitants de Cournonterral, 25 août 1791.
242 LA RÉVOLUTION
danser patriote, non contents « de décerner des pro-
« sentions, de tuer, d'étriller et de massacrer sou-
ci vent- », ces nouveaux champions de l'Église gallicane
entreprennent de réchauffer le zèle des contribuables.
Une souscription ayant été proposée pour soutenir les
familles des volontaires qui partent, le pouvoir exécutif
se charge de reviser la liste des offrandes; il taxe arbi-
trairement ceux qui n'ont pas donné ou qui, à son avis,
ont donné trop peu, tels « pauvres ouvriers, à cin-
« quante livres, tels à deux cents, trois cents, neuf
« cents, mille livres, sous peine de dévastation et de
« mauvais traitements ». Ailleurs, les volontaires de
Baux et autres communes près de Tarascon se garnis-
sent eux-mêmes les mains, et, « sous prétexte qu'ils
« doivent marcher pour la défense de la patrie, ils
« lèvent des contributions énormes sur les proprié-
« taires », sur l'un quatre mille, sur l'autre cinq mille
livres, emportant, à défaut de payement, tous les grains
d'une ferme et jusqu'à la réserve de semence, menaçant
de tout dévaster et incendier en cas de plainte, si bien
que les propriétaires n'osent rien dire, et que le procu-
reur-syndic du département voisin, craignant pour lui-
même, demande que sa dénonciation soit tenue secrète.
— Des bas-fonds des villes, la jacquerie s'est répandue
dans les campagnes. Celle-ci est la sixième, et l;i plus
\ vaste que l'on ait vue depuis trois ans l.
1. Moniteur, XII, 10, séance du 1" avril 1792. Discours de
'M. Laureau. « Voyez les provinces eu feu, l'insurrection dans
« dix-neuf départements, et la révolte s'annonçant partout.... La
a liberté n'est que celle du brigandaget't!ous u avons ni impôts,
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 2 43
Deux aiguillons poussent le paysan. — D'une part, les
bruits d'armes et les annonces multipliées d'une inva-
sion prochaine l'ont effarouché. Les clubs et les jour-
naux depuis la déclaration de Pilnitz, les orateurs de
l'Assemblée législative depuis quatre mois, le tiennent
en alarmes par leurs coups de trompette, et il pousse
ses bœufs dans le sillon, en criant à l'un : « Hue la
« Prusse », à l'autre : « Va donc, Autriche ». Autriche et
Prusse, rois et nobles étrangers, joints aux nobles émi-
grés, vont entrer de force, rétablir la gabelle, les aides,
les droits féodaux, les dîmes, reprendre les biens natio-
naux déjà vendus et revendus, avec l'aide des gentils-
hommes qui ne sont point partis ou qui sont rentrés,
avec la complicité des prêtres insermentés qui décla-
rent la vente sacrilège et ne veulent pas absoudre les
acquéreurs. — D'autre part, la semaine pascale appro-
che, et, depuis un an, la conscience des acquéreurs
s'est beaucoup chargée. Au 24 mars 1791, on n'avait
encore vendu que pour 180 millions de biens natio-
naux; mais, l'Assemblée ayant prorogé l'époque du
payement et facilité la revente au détail, la tentation
s'est trouvée trop forte pour le paysan ; tous les magots
sont sortis du bas de laine ou du pot enfoui. Il a acheté
en sept mois pour 1546 millions1, et possède enfin, en
a ni ordre, ni autorités. » — Mercure de France, 7 avril 1792.
« Plus de vingt départements participent maintenant aux horreurs
« de l'anarchie et d'une insurrection plus ou moins dévastatrice. »
1. Moniteur, XII, 30. Discours de M. Cailhasson. Le total des
Mens vendus au 1er novembre 1791 est de 1526 millions ; il n'en
reste plus à vendre que pour 609 millions.
244 LA RÉVOLUTION
pleine et franche propriété, le lopin de terre convoité
par lui depuis tant d'années, quelquefois un gros lot
inespéré, un bois, un moulin, une prairie. A présent, il
faut qu'il se mette en règle avec l'Église, et, si l'échéance
pécuniaire a été reculée, l'échéance catholique arrive à
date fixe. De par la tradition immémoriale, il est obligé
de faire ses pâques1, sa femme aussi, sa mère pareille-
ment, et, si par exception il n'y tient pas, elles y tien-
nent. D'ailleurs, il a besoin des sacrements pour son
vieux père malade, pour son enfant nouveau-né, pour
son autre enfant qui est en âge de faire la première
communion. Or, communion, baptême, confession, tous
les sacrements, pour être de bonne qualité, doivent être
de provenance sûre, comme la farine et les écus; il n'y
a déjà que trop de mauvaise monnaie dans le monde et,
tous les jours, les prêtres jureurs perdent de leur crédit
comme les assignats. Force est donc de recourir à l'in-
sermenté, qui seul peut fournir l'absolution valable; et
justement il se trouve que, non seulement il la refuse,
mais encore qu'il est réputé l'ennemi de tout l'ordre
nouveau. — Dans cet embarras, le paysan a recours à
son procédé ordinaire, la force des bras ; il prend son
curé à la gorge, comme jadis son seigneur, et il extorque
la quittance de ses péchés comme jadis celle de ses rede-
vances. A tout le moins, il veut contraindre les inser-
1. Archives nationales, F7, 5225. Lettre du directoire d'Ille-et-
Vilaine, 24 mars 1792. a C'est un purti pris par les gardes natio-
a nales du district d'expulser tous les prêtres non sermentés et
« non remplacés, sous prétexte du mal qu'ils ne manqueraient
c pas de faire pendant les Pâques, >»
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 245
mentes au serment, fermer leurs églises particulières.
— Par occasion, il s'en prend aussi aux partisans des
insermentés, aux châteaux, aux maisons opulentes, aux
nobles, aux riches, aux propriétaires de toute classe.
Par occasion enfin, comme, depuis l'amnistie de septem-
bre 1791, les prisons ont lâché leurs habitants, comme
la moitié des tribunaux ne sont pas encore installés1,
comme depuis trente mois il n'y a plus de police, les
simples voleurs, les bandits, les gens sans aveu qui pul-
lulent sans répression ni surveillance, se joignent à
l'attroupement et remplissent leur sac.
Ici, dans le Pas-de-Calais2, trois cents villageois, tam-
bour en tête, enfoncent les portes d'un couvent de Char-
treuses, volent tout, comestibles, boissons, linges, meu-
bles, effets, pendant que, dans la paroisse voisine, une.
autre bande opère de même chez le maire et chez l'an-
cien curé, menace de « tout tuer et brûler », et promet
de revenir le dimanche suivant. — Là, dans le Bas-Rhin,
près de Fort-Louis, vingt maisons d'aristocrates sont
pillées. — Ailleurs, dans l'Ille-et-Vilaine, des milices
rurales coalisées vont de paroisse en paroisse, et, gros-
1. Moniteur, XI, 420 (séance du 18 février 1792), rapport de
M. Cahier, ministre de l'intérieur.
2. Archives nationales, F7, 3250. Déposition des officiers muni-
cipaux de Gosnay etd'IIesdigucl (district deBéthune), 18 mai 1702.
Six paroisses ont pris part à cette expédition ; la femme du maire
a eu la corde au cou et a failli être pendue. — Moniteur, XII,
lui, n° du 15 avril 1792. — Archives nationales, F7, 3225. Lettre
du directoire d'Ille-et-Vilaine, 24 mars 1792, et procès-verbal des
commissaires pour le district de Vitré; lettre du même direc-
toire, 21 avril 1792, et rapport des commissaires envoyés à Acigné,
6 avril.
246 LA RÉVOLUTION
sissant par leur violence même jusqu'à former des
bandes de deux mille hommes, ferment les églises, chas-
sent les curés insermentés, enlèvent le battant des clo-
ches, boivent et mangent à discrétion aux frais des
habitants, et parfois, chez le maire ou le receveur de
l'enregistrement, se donnent le plaisir de tout casser. Si
quelque officier public leur fait des remontrances, ils
crient « A l'aristocrate ! » l'un de ces conseillers malen-
contreux reçoit un coup de crosse da-ns le dos, et deux
autres sont couchés en joue ; du reste, les chefs de l'ex-
pédition ne sont pas en meilleure passe, et, de leur pro-
pre aveu, s'ils sont en tête, c'est pour ne pas être eux-
mêmes pillés ou pendus. Même spectacle dans la Mayenne,
dans l'Orne, dans la Moselle, dans les Landes1. — Mais
ce ne sont là que des éruptions isolées et presque béni-
gnes; au Sud et au Centre, le fléau se déclare par une
énorme plaque de lèpre qui, depuis Avignon jusqu'à
Périgueux, depuis Aurillac jusqu'à Toulouse, couvre tout
d'un coup et presque sans discontinuité dix départe-
ments, Vaucluse, Ardèche, Gard, Cantal, Corrèze, Lot,
Dordogne, Gers, Haute-Garonne, Hérault. Les grosses
masses rurales se sont ébranlées toutes à la fois, de
toutes parts, et pour les mêmes causes, qui sont l'ap-
proche de la guerre et l'approche de Pâques. — Dans le
Cantal, à l'assemblée de canton tenue à Aurillac pour le
1. Moniteur, XII, 200. Rapport do M. Cahier, 23 avril 1792. Les
directoires de ces quatre départements refusent de retirer leurs
arrêtés illégaux, alléguant que a leurs gardes nationales armées
t poursuivent les prêtres réfractaires i.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 247
recrutement de l'armée1, le commandant d'une garde
nationale villageoise a demandé vengeance « contre ceux
« qui ne sont pas patriotes », et le bruit court que de
Paris il est venu un ordre pour détruire les châteaux.
De plus, les insurgés allèguent que les prêtres, parleur .
refus de serment, mènent la nation à la guerre civile ;
« on est las de ne pas être en paix à cause d'eux; qu'ils
« deviennent de bons citoyens, et que tout le monde
« aille à la messe ». Là-dessus, les insurgés entrent
dans les maisons, rançonnent les habitants, non seule-
ment a les prêtres, les ci-devant nobles », mais encore
« ceux qui sont soupçonnés d'être leurs partisans, ceux
« qui n'assistent point à la messe du prêtre constitu-
« tionnel », et jusqu'à de pauvres gens, artisans, labou-
reurs qu'ils taxent à cinq, dix, vingt, quarante francs,
et dont ils vident la cave ou la huche. Dix-huit châteaux
sont pillés, incendiés ou démolis, entre autres ceux de
plusieurs gentilshommes ou dames qui n'ont jamais
quitté le pays. L'un d'eux, M. d'Humières, est un vieil
officier de quatre-vingts ans ; Mme de Peyronencq ne
sauve son fds qu'en le déguisant en paysan; Mme de
Beauclerc, qui s'enfuit à travers la montagne, voit son
1. Mercure de France, 7 avril 1702, lettres écrites d'Aurillac.
— Archives nationales, F7, 5202. Lettre du directoire du dis-
trict d'Aurillac, 27 mars 4792 (avec sept procès-verbaux) ; du
directoire du district de Saint-Flour, 19 mars (avec le rapport de
ses commissaires) ; de M. Duranthon, ministre de la justice,
22 avril; pétition de M. Lorus, officier municipal d'Aurillac. —
Lettre de M. Duranthon, 9 juin 1792. « Je viens d'être informé par
« le commissaire du roi près le district de Saint-Flour que, depuis
« le départ des troupes, les magistrats n'osent plus exercer leurs
« fonctions au milieu des brigands qui les environnent. »
248 LA RÉVOLUTION
enfant malade mourir entre ses bras. A Aurillac, des
potences sont dressées devant les principales maisons;
M. de Niossel, ancien lieutenant criminel, mis en prison
pour son salut, est arraché de la prison, et sa tête coupée
est jetée sur un fumier; M. Collinet, arrivant de Malte et
suspect d'aristocratie, est éventré, haché, et sa tète pro-
menée au bout d'une pique. Enfin, lorsque les officiers
municipaux, les juges, le commissaire du roi, commen-
cent à instruire contre les assassins, ils se trouvent eux-
mêmes en si grand danger, qu'ils sont obligés de se dé-
mettre ou de se sauver.
Pareillement, dans la Haute-Garonne1, c'est aussi
« contre les insermentés et leurs sectateurs » que l'in-
surrection a commencé. D'autant plus qu'en diverses
paroisses le curé constitutionnel est du club et demande
qu'on le débarrasse de ses adversaires ; l'un d'eux, à
Saint-Jean-Lorne, « monté sur une charrette, prêchait
« le pillage à huit cents personnes attroupées ». Par
suite, pour débuter, chaque bande expulse les prêtres
réfractaires, et force leurs partisans à venir à la messe
de l'assermenté. — Mais un pareil succès, tout abstrait et
sec, n'est guère profitable, et des paysans soulevés ne se
contentent pas à si bon marché. Quand des paroisses,
par douzaines, se mettent en marche et. emploient leur
journée au service public, il leur faut un dédommage-
1. Archives nationales, F", 3219. Lettres de M. Niel, adminis-
trateur du département de la Haute-Garonne, 27 février 1702 ; de
M. Sa in l'ai, 4 mars; du directoire du département, l°r mais; du
commissaire du roi près le tribunal de Castelsarrasin, 13 mars.
LA CONSTITUTION APPLIQUEE 2 M
ment, en bois, en blé, en vin, en argent1, et les frais de
l'expédition sont à la charge des aristocrates. Sont aris-
tocrates, non seulement les fauteurs des insermentés,
par exemple telle vieille demoiselle « très fanatique et
« qui, depuis quarante ans, emploie tous ses revenus à
« des actes de philantropie », « mais encore les person-
« nés aisées, paysans ou messieurs » ; car ils veulent
faire « mourir de faim » le pauvre monde, « en rete-
« nant invendus dans leurs greniers et dans leurs cel-
« liers leur grain et leur vin, et en ne faisant faire que
« -les travaux indispensables, afin d'ôteraux ouvriers de
« la campagne leurs moyens de subsistance ». Ainsi,
plus on les pille, plus on rend service au public. Au
dire des insurgés, il s'agit « d'atténuer dans les mains
« des ennemis de la nation les revenus dont ils jouis-
« sent, afin qu'ils ne puissent plus faire passer leurs
« revenus à Coblentzet autres lieux hors du royaume ».
1. Exemples de ces convoitises rustiques :
A Lunel, 4000 paysans et gardes nationaux de village veulent
entrer pour pendre les aristocrates ; leurs femmes sont avec
eux, menant leurs ânes avec o des corbeilles qu'elles espèrent
« bien remporter pleines ». (Archives nationales, F7, 3223. Lettre
de la municipalité de Lunel, 4 novembre 1791.)
A Uzès, on a grand'peine à se débarrasser des paysans qui sont
entrés pour chasser les catholiques royalistes. On a beau « les
« l'aire bien boire et bien manger » ; ils s'en vont a de mauvaise
« humeur, surtout les femmes, qui conduisaient des mulets et
« des Anes pour emporter le butin, et qui n'avaient pas prévu
« qu'elles retourneraient les mains vides t>. (Dampmartin, I, 195.)
A propos du siège de Nantes par les Vendéens, une vieille
t femme me disait : « Oh oui, j'y étais, au siège ; ma sœur et moi,
« nous avions apporté nos sacs. Nous comptions bien qu'on entre-
« rait tout au moins jusqu'à la rue de la Casserie. n (Rue des
bijoutiers et orfèvres. Michelet, V, 211.)
'250 LA RÉVOLUTION
— En conséquence, des bandes de six cents, huit cents
et mille hommes parcourent les districts de Toulouse et
de Castelsarrasin : tous les propriétaires, aristocrates
et patriotes, sont mis à contribution. Ici, chez la vieille
fille « philantrope, mais fanatique, on enfonce tout, on
« brise les meubles, on prend quatre-vingt-deux setiers
« de blé et seize tonneaux de vin ». Ailleurs, à Roque-
ferrière, on brûle les titres féodaux, on pille un châ-
teau. Plus loin, à Lasserre, on exige trente mille francs,
on emporte tout l'argent comptant. Presque partout les
officiers municipaux en écharpe, bon gré, malgré, auto-
risent le pillage. De plus, ils « taxent les denrées à un
« prix infiniment moindre en assignats que leur cours
« en argent », et ils élèvent au double le prix de la
journée de travail. — Cependant d'autres bandes dévas-
tent les forêts nationales, et les gendarmes, pour ne pas
être appelés aristocrates, ne songent qu'à saluer les
pillards.
Après cela, il est manifeste qu'il n'y a plus de pro-
priété pour personne, sauf pour les indigents et les vo-
leurs.— Effectivement, dans la Dordogne', « sous pré-
ci texte de chasser les curés qui n'ont pas prêté le ser-
1. Archives nationales, F7, 3209. Lettres du commissaire du roi
près le tribunal de Mussidan, 7 mars 1792; du procureur-syndic du
district de Saiiat, janvier 1792. — lb., F7,520i. Lettres des admi-
nistrateurs du district de Tulle, 15 avril 1792; du directoire du
département, 18 avril; pétition de Jacques Labrucet de sa femme,
avec procès-verbal du juge de paix, 14 avril, a Toutes ces voies
« de fait ont été commises sous les yeux de la municipalité. Elle
« n'y a mis aucun obstacle, malgré qu'elle ait été requise à
t temps. »
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 251
« ment, des attroupements fréquents pillent et volent
« tout ce qui leur tombe sous la main.... Les grains qui
« se trouvent dans les maisons à girouettes sont séques-
« très ». Les campagnards exploitent, comme bien com-
munal, toutes les forêts, tous les biens des émigrés, et
cette exploitation est radicale ; par exemple, une bande
trouvant une grange neuve dont les matériaux lui parais-
sent bons, la démolit pour s'en partager les bois et les
tuiles. — Dans la Corrèze, quinze mille paysans armés,
qui sont venus à Tulle pour désarmer et chasser les
partisans des insermentés, cassent tout dans les maisons
suspectes, et l'on a bien de la peine à les renvoyer les
mains vides. Aussitôt qu'ils sont revenus chez eux, ils
dévastent les châteaux de Saint-Jal, de Seilhac, de Gour-
don, de Saint-Basile, de la Rochette, outre une quantité
de maisons de campagne appartenant à des roturiers
même absents. C'est une curée, et jamais transport de
la propriété n'a été plus complet. Ils enlèvent soigneu-
sement, dit un procès-verbal, tout ce qui peut être
enlevé, meubles, tapisseries, glaces, armoires, tableaux,
vins, provisions, jusqu'aux planchers et boiseries,
« jusqu'aux plus petits ferrements et objets de
« menuiserie », et fracassent le reste, tellement que
de la maison « il ne reste que les quatre murs, le
« couvert et l'escalier ». — Dans le Lot, où depuis
deux ans l'insurrection est permanente, les dégâts
sont plus grands encore. Pendant la nuit du 50 au
51 janvier, « toutes les meilleures maisons de Souil-
« lac sont enfoncées, saccagées, pillées de fond en
252 LA KEVOLUÎiON
« comble ' », leurs maîtres obligés de s'enfuir, et il y a
tant d'émeutes dans le département, que le directoire
n'a pas le temps de rendre compte de celles-ci au mi-
nistre. Des districts entiers sont soulevés; comme,
« dans chaque commune, tous les habitants sont com-
« plices, il ne se trouve pas de témoins pour asseoir
« une procédure criminelle, et le délit reste impuni ».
Dans le canton de Cabrerets, on exige la restitution des
rentes foncières jadis perçues et le remboursement des
frais payés depuis vingt ans. La petite ville de Lauzerte
est envahie par les milices environnantes, et ses habi-
tants désarmés restent à la discrétion du faubourg, qui
est jacobin. Pendant trois mois, dans le district de
Figeac, « toutes les maisons des ci-devant nobles sont
« saccagées et incendiées » ; puis on s'en prend aux
pigeonniers « et à toutes les maisons de campagne qui
« ont un peu d'apparence ». Des troupes de va-nu-pieds
« entrent chez les gens aisés, médecins, avocats, mar-
« chands, enfoncent les portes des caves, boivent le
« vin », et se démènent en conquérants ivres. En plu-
sieurs communes, ces expéditions sont devenues une
coutume; on y trouve « un très grand nombre d'imli-
« vidus qui ne vivent que de rapines », et le club leur
donne l'exemple. Depuis six mois, au chef-lieu, une
1. Archives nationales, F7, 5223. Lettres de M. Brisson, com-
missaire des classes de la marine à Souillac, 2 février 1702; du
directoire du département, li mars 1792. — Pétition des frères
Barrié (avec pièces à l'appui), 11 octobre 1791. — Lettre du pro-
cureur-syndic du département, i avril 1702. — Rapport des com-
missaires envoyés dans le district de Figeac, 5 janvier 1792. —
Lettre d>s administrateurs du département, 27 mai 17U2.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 253
coterie de la garde nationale, qu'on nomme la Bande
noire, expulse les gens qui lui déplaisent, « pille à
« son gré dans les maisons, assomme, blesse ou mutile
« à coups de sabre ceux qui ont été proscrits dans ses
« assemblées »,sans qu'aucun huissier ou avoué ose se
charger d'une plainte. Le brigandage, empruntant le
masque du patriotisme, et le patriotisme, empruntant
les procédés du brigandage, se sont unis contre la pro-
priété en même temps que contre l'ancien régime, et,
pour se délivrer de tout ce qui peut leur inspirer une
crainte, ils se saisissent de tout ce qui peut leur fournir
un butin.
Pourtant ce ne sont encore là que les alentours de
l'orage; le centre est ailleurs, autour de Nîmes, Avi-
gnon, Arles et Marseille, en un pays où, depuis long-
temps, le conflit des cités et le conflit des religions
ont amassé et enflammé les passions haineuses1.
A regarder les trois départements du Gard, des
Douches -du -Rhône et du Vaucluse, on se croirait
en pleine guerre barbare. En effet, c'est l'invasion
1. Archives nationales, F7, 3217. Procès-verbal des commis-
saires du département du Gard, 1er, 2, 3, 6 avril 1792, et lettre
du 0 avril. Un propriétaire est taxé à 100000 livres. — 10., F7,
5223. Lettre de M. Dupin, procureur-syndic de l'Hérault, 17 et
20 février 1792. Au château de Pignan, à Mme de Lostanges, a il
« n'çst pas resté de tous les meubles une pièce entière. La cause
« de ces troubles est dans les passions religieuses. Cinq ou six
« prêtres insermentés avaient le château pour retraite j>. — Moni-
teur, séance du 16 avril 1792, lettre du directoire du déparlement
du Gard. — Dampmartin, II, 85. A Uzès, 50 à 60 hommes mas-
qués envahissent à dix heures du soir le château ducal, mettent le
feu aux archives, et le château est incendié.
254 LA RÉVOLUTION
des jacobins et de la plèbe, par suite la conquête,
l'expropriation, l'extermination, dans le Gard un four-
millement de gardes nationales qui refont la jacque-
rie, toute la lie du Comtat qui remonte à la surface
et couvre le Vaucluse de son écume, une armée de six
mille Marseillais qui s'abat sur Arles. — Dans les dis-
tricts de Nîmes, Sommières, Uzès, Alais, Jalais, Saint-
llippolyte, les titres de propriété sont brûlés, les pro-
priétaires rançonnés, les officiers municipaux menacés
de mort s'ils essayent de s'interposer, vingt châteaux et
plus de quarante maisons de campagne dévastés, incen-
diés, démolis. — Le même mois, Arles et Avignon1,
livrés aux bandes de Marseille et du Comtat, voient
approcher les confiscations et les massacres. — Autour
du commandant qui a reçu l'ordre d'évacuer Arles*,
« les habitants de tous les partis » accourent en sup-
pliants, « lui serrent les mains, le conjurent, les larmes
« aux yeux, de ne point les abandonner; des femmes
« et des enfants s'attachent à ses bottes », tellement
qu'il ne sait comment se dégager sans les blesser; lui
parti, douze cents familles émigrent. Après l'entrée des
Marseillais, on voit dix-huit cents électeurs proscrits,
leurs maisons de campagne sur les deux rives du Rhône
1. Archives nationales, F7, 3190. Procès-verbal d'Augier el
Fabre, administrateurs des Bouches-du-Rhône, envoyés à Avignon,
11 mai 1792. (La rentrée de Jourdan, de Mainviclle et des assas-
sins de la Glacière avait eu lieu le 29 avril.)
2. Dampmartin, II, 63. — Portalis, II est temps de parler
(brochure), passim. — Archives nationales, 1 7, 7090. Mémoire
des commissaires de l'administration municipale d'Arles, an IV,
22 nivôse.
LA CONSTITUTION APPLIQUEE 25o
pillées « connue au temps des pirates sarrasins », un
taxe de 1400 000 livres levée sur tous les gens aisés,
absents ou présents, des femmes et des filles demi-nue.'
promenées sur des ânes et fouettées publiquement.
« Un comité de sabres » dispose des vies, désigne e '
frappe; c'est le règne des mariniers, des/portefaix, de
la dernière populace. — ■ A Avignon ' c'est celui des
simples briga-.ids, incendiaires et assassins, qui, six
mois auparavant, ont fait de la Glacière un charnier.
Ils reviennent en triomphe et disent que « cette fois la
« Glacière sera pleine ». Déjà avant le premier massacre,
cinq cents familles se sont sauvées en France; à présent
tout le demeurant de la bourgeoisie honnête, douze
cents personnes prennent la fuite, et la terreur est si
grande, que les petites villes voisines n'osent recevoir
les émigranls. En effet, à partir de ce moment, les deux
départements tout entiers, Vaucluse et Bouches-du-
Rhùne, sont uneproie : des bandes de deux mille hommes
armés, avec femmes, enfants et autres acolytes volon-
taires, se transportent de commune en commune pour y
vivre à discrétion aux dépens « des fanatiques » ; et ce
ne sont pas seulement les gens bien élevés qu'ils dépouil-
lent. De simples cultivateurs, taxés à 10 000 livres,
reçoivent soixante garnisaires; on tue et mange leur
bétail sous leurs yeux, on brise tout cbez eux; ils sont
1. Mercure de France, 19 mai 1792 (séance du 4 mai), pétition
de quarante Avignonnais à la barre de l'Assemblée législative. —
Archives nationales, F7, 5195. Lettre des commissaires du roi
près le tribunal d'Apt, 15 mars 1792; procès-verbal de la munir
cipalilé, 21 mars; lettre du directoire d'Apt, 23 ut 28 mars 1792.
LA RÉVOLU 1UN. 11 T. IV. Il
256 LA RÉVOLUTION
chassés de leur logis, ils errent en fugitifs dans les ose-
raies du Rhône, attendant un moment de répit pour
traverser le fleuve et se réfugier dans le département
voisin1. — Ainsi, dés le printemps de 4 782, lorsqu'un
citoyen est suspect de malveillance ou seulement d'in-
différence envers la faction maîtresse, lorsque, par une
seule des opinions de son for intérieur, il encourt la
possibilité vague d'une méfiance ou d'un soupçon, il
subit l'hostilité populaire, la spoliation, l'exil et pis
encore, si légale que soit sa conduite, si loyal que
soit son cœur, si désarmée et inoffensive que soit sa
personne, quel qu'il soit, noble, bourgeois, paysan,
vieux prêtre ou vieille femme, et cela quand le péril
public n'est encore ni grand, ni présent, ni visible,
puisque la France est toujours en paix avec l'Europe
et que le gouvernement subiste encore dans son entier.
IX
Que sera-ce donc, à présent que le péril, devenu pal-
pable et grave, va croissant tous les jours, que la guerre
est engagée, que l'armée de La Fayette recule à la déban-
dade, que l'Assemblée déclare la patrie en danger, que
le roi est renversé, que La Fayette passe à l'étranger,
•pie le sol de la France est envahi, que les forteresses
de la frontière se rendent sans résistance, que les Prus-
1. Archives nationales, ib., lettre d'Amiel, président du bureau
de conciliation à Avignon, 28 octobre 1792, et autres lettres au
ministre Roland. — I'7, 3*21 7. Lettre du juge de paix de Roipie-
maure 31 octobre 1792.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 257
siens entrent en Champagne, que l'insurrection de la
Vendée ajoute les déchirements de la guerre civile aux
menaces de la guerre étrangère, et que le cri de tra-
hison éclate de toutes parts? — Déjà le 14 mai, à Metz',
M. de Ficquelmont, ancien chanoine, ayant causé sur la
place Saint-Jacques avec un hussard, a été taxé d'em-
hauchage pour les princes, enlevé malgré une triple haie
de gardes, assommé, percé, haché, à coups de hâtons,
de haïonnettes et de sabres : autour des meurtriers, la
multitude forcenée poussait des cris de rage, et, de
mois en mois, à mesure que ses craintes augmentent,
son imagination s'exalte et son délire s'accroît. — Qu'on
en juge par un seul exemple. Le 51 août 1 792 2, huit mille
prêtres insermentés, chassés de leurs paroisses, sont à
Douen, ville moins intolérante que les autres, et, con-
formément au décret qui les bannit, se préparent à sor-
tir de France. Deux navires en ont déjà emmené une
centaine; cent vingt autres s'embarquent pour Ostende
sur un plus grand bâtiment. Ils n'emportent rien avec
eux, sauf un peu d'argent, quelques bardes, une, ou
tout au plus deux parties de leur bréviaire, parce qu'ils
comptent revenir bientôt. Chacun a son passeport en
règle, et, juste au moment du départ, la garde nationale
a tout visité pour ne laisser fuir aucun suspect. — Il
n'importe : arrivés à Quillebœuf, les deux premiers
convois sont arrêtés. En effet, le bruit s'est répandu
1. Archives nationales, F7, 3246. Procès-verbal de la municipa-
lité de Metz (avec pièces à l'appui), 15 mai 1792.
2. Mémoires de l'abbé Bâton, l'un des prêtres du troisième
convoi (évèque nommé de Séez), 233.
258 LA REVOLUTION
que les prêtres vont rejoindre l'ennemi, s'enrôler, et
les gens du pays, se jetant dans leurs barques, entou-
rent les navires. Il faut que les prêtres descendent, sous
une tempête « de hurlements, de blasphèmes, d'injures
« et de mauvais traitements »; l'un d'eux, vieillard à
cheveux blancs, étant tombé dans la vase, les cris et h s
huées redoublent; tant mieux s'il se noie : c'en sera un
de moins. Débarqués, on les jette tous en prison, sur la
pierre nue, sans paille, sans pain, et l'on écrit à Paris
pour savoir ce qu'il faut faire de tant de soutanes. —
Cependant le troisième navire, manquant de vivres,
a envoyé deux prêtres à Quillebœuf et Pont-Audemer
pour faire cuire douze cents livres de pain; signalés par
des milices de village, ils sont pourchassés comme des
bêles fauves, passent la nuit dans un bois, reviennent à
grand'peine et les mains vides. — Signalé lui-même, le
navire est assiégé. « Dans toutes les municipalités rive-
« raines, le tambour roule sans discontinuer, pour
« engager les populations à se tenir sur leurs gardes.
« L'apparition d'un corsaire d'Alger ou de Tripoli aurait
« causé moins de rumeur sur les côtes de l'Adriatique.
« Un marin du bâtiment a publié que les malles des
« déportés sont pleines d'armes de toute espèce », et le
peuple des campagnes s'imagine à tout instant qu'ils
vont fondre sur lui, le sabre et le pistolet au poing. —
Pendant plusieurs longues journées, le convoi affamé
reste au milieu du fleuve en panne et gardé à vue. Des
iarques chargées de volontaires et de paysans tournent
alentour, avec des injures et des menaces; dans les
LA CuSSTITUTlUS AJ'I'LHJL'EË «259
prairies voisines, les gardes nationales se forment en
bataille. Enfin on se décide : des braves, bien armés,
montent dans des chaloupes, approchent avec précau-
tion, épient l'endroit et le moment le plus favorable,
s'élancent à l'abordage, s'emparent du navire, et sont
tout étonnés de n'y trouver ni ennemis ni armes. —
Néanmoins les prêtres sont consignés à bord, et leurs
députés doivent comparaître devant le maire. Celui-ci,
ancien huissier et bon jacobin, étant le plus effrayé, est
le plus violent; il refuse de valider les passeports, et,
voyant deux prêtres approcher, l'un muni d'une canne à
épée, l'autre d'un bâton ferré, il croit à une invasion
soudaine. « En voici encore deux, s'écriait-il avec an-
« goisse; ils vont tous descendre; messieurs, la ville
« est en danger. » — A ce mot, la foule s'alarme, menace
les députés; on crie : A la lanterne! et, pour les sauver,
des gardes nationaux sont obligés de les conduire en
prison dans un cercle de baïonnettes. — Remarquez
que ces furieux sont « au fond les meilleures gens du
« monde » ; après l'abordage, l'un des plus terribles,
barbier de son état, voyant les barbes longues de ces
pauvres prêtres, s'est radouci à l'instant, a tiré sa
trousse, et, complaisamment, s'est mis à raser pendant
plusieurs heures. En temps ordinaire, les ecclésias-
tiques ne recevraient que des saluts; trois ans aupara-
vant, ils étaient « respectés comme des pères et des
« guides ». Mais, en ce moment, le campagnard,
l'homme du peuple, est hors de son assiette. Par force
et contre nature, on a fait de lui un théologien, un poli-
260 LA RÉVOLUTION
tique, un capitaine de gendarnierie, un souverain local
et indépendant : la tête lui tourne dans un pareil
office. — Parmi ces gens qui semblent avoir perdu la
raison, il n'en est qu'un, officier de la garde nationale,
qui conserve son sang-froid; du reste, personnage très
poli, d'excellente tenue, causeur agréable, qui vient le
soir rassurer les détenus et prendre avec eux du tbé
dans leur prison; en effet, il a l'habitude des tragédies,
et, grâce à son métier, ses nerfs sont devenus calmes :
c'est le bourreau. Les autres, « qu'on prendrait pour des
a tigres », sont des moutons affolés; mais ils n'en sont
pas moins dangereux; car, emportés par le vertige, ils
foncent de toute leur masse sur tout ce qui leur porte
ombrage. — Sur la route de Paris à Lyon1, les commis-
saires de Roland sont témoins de cet effarement terrible.
« Le peuple se demande sans cesse ce que font nos
« généraux et nos armées; il a souvent le mot de ven-
« geance à la bouche. Oui, dit-il, nous partirons, mais
a (auparavant) nous purgerons l'intérieur. » — Quelque
chose d'effroyable se prépare : la septième jacquerie va
venir, celle-ci universelle et définitive, d'abordbrutale,
puis légale et systématique, entreprise et exécutée en
vertu de principes abstraits par des meneurs dignes de
leurs manoeuvres. Il n'y eut jamais rien d'égal en his-
toire; pour la première fois, on va voir des brutes deve-
nues folles travailler en grand et longtemps sous la
conduite de sots devenus fous.
1. Archives nationales, F7, 5225. Lettre du citoyen Bonnemant,
commissaire, au ministre lloland.ll septembre 1792.
LA CONSTITUTION APPLIQUEE CGI
Il est une maladie étrange qui se rencontre ordinai-
rement dans les quartiers pauvres. Un ouvrier, surmené
de travail, misérable, mal nourri, s'est mis à boire;
tous les jours il boit davantage et des liqueurs plus
fortes. Au bout de quelques années, son appareil ner-
veux, déjà appauvri par le jeûne, est surexcité et se
détraque. Une beure arrive où le cerveau, frappé d'un
coup soudain, cesse de mener la machine : il a beau
commander, il n'est plus obéi ; chaque membre, chaque
articulation, chaque muscle, agissant à par', et pour soi,
sursaute convulsivement par des secousses discordantes.
Cependant l'homme est gai; il se croit millionnaire,
roi. aimé et admiré de tous; il ne sent pas le mal qu'il
se fait, il ne comprend pas les cons.iils qu'on lui donne,
il refuse les remèdes qu on lui offre, il chante et crie
pendant des journées entières, et surtout il boit plus
que jamais. — À la fin, son visage s'assombrit, et ses
yeux s'injectent. Les radieuses visions ont fait place
aux fantômes monstrueux et noirs : il ne voit plus au-
tour de lui que des figures menaçantes, des traîtres qui
s'embusquent pour tomber sur lui à l'improviste, des
meurtriers qui lèvent le bras pour l'égorger, des bour-
rvauxqui lui préparent des supplices, et il lui semble
qu'il marche dans une mare de sang. Alors il se préci-
pite, et, pour ne pas être tué, il tue. Nul n'est plus
redoutable; car son délire le soutient, sa force est pro-
digieuse, ses mouvementssont imprévus, et il supporte,
sans y faire attention, des misères et des blessures sous
lesquelles succomberait un homme sain. — De même
262 LA RÉVOLUTION
la France, épuisée de jeûnes sous la monarchie, enivrée
par la mauvaise eau-de-vie du Contrat social et de vingt
autres boissons frelatées ou brillantes, puis subitement
frappée de paralysie à la tête : aussitôt elle a trébuché
de tous ses membres par le jeu incohérent et par les
tiraillements contradictoires de tous ses organes désac-
cordés. A présent elle a traversé la période de délire
joyeux et va entrer dans la période de délire sombre;
la voilà capable de tout oser, souffrir et faire, exploits
inouïs et barbaries abominables, sitôt que ses guides,
aussi égarés qu'elle-même, auront désigné un ennemi
ou un obstacle à sa fureur.
TABLE DES MATIERES
TABLE DES MATIÈRES
LIVRE DEUXIEME
L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE ET SON ŒUVRE
(Suite)
Chapitre 111 3
Les consl mêlions. — La Constitution delT'Jl. — 1. Lus pouvoirs
du cenire. — Principe de l'Assemblée sur la séparation des
pouvoirs. — Rupture de tout lien entre la législature et le roi.
— Principe de l'Assemblée sur la subordination du pouvoir
exécutif. — Comment elle l'annule. — Certitude d'un conflit.
— Déchéance» inévitable du roi, p. 4. — II. Los pouvoirs
administratifs. — Principe de l'Assemblée sur la hiérarchie. —
Annulation des supérieurs. — Les pouvoirs sont collectifs. —
Introduction de l'élection et de l'influence des subordonnés
dans tous les services. — Désorganisation certaine. — Le pou-
voir aux mains des corps municipaux, p. 12. — III. Les corps
municipaux. — Enormité de leur tàcbc. — Leur incapacité.
— Faiblesse de leur autorité. — Insuffisance de leur instru-
ment. — Pôle de la garde nationale, p. 19. — IV. L'électeur
garde national. — Grandeur de ses pouvoirs. — Grandeur de
sa tâcbe. — Quantité de travail imposée aux citoyens acLifs.
— Ils s'y dérobent, p. 27. — V. La minorité agissante. —
Ses éléments. — Les clubs. — Leur ascendant. — Comment ils
interprètent la Déclaration des Droits de l'homme. — Leurs
usurpations et leurs attentats, p. 55. — VI. Résumé sur
l'œuvre de l'Assemblée constituante, p. 44.
2g4 table des matières
LIVRE TROISIÈME
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE
"hapitre I 40
!. Les fédéra lions. — Application populaire de la théorie philo-
sophique. — Célébration idyllique du contrat social. — Diffé-
rence de la volonté superficielle et de la volonté profonde. —
Permanence du désordre, p. 49. — II. Indépendance des
municipalités. — Causes de leur initiative. — Le sentiment du
danger. — Issy-1'Évêque en 1789. — L'exaltation de l'orgueil.
— La Bretagne en 1790. — Usurpation des municipalités. —
Prise des citadelles. — Violences contre les commandants.
Arrestation des convois. — Impuissance des directoires. —
Impuissance des ministres. — Marseille en 1790, p. 62. —
III. Indépendance des groupes. — Causes de leur initiative.
— Le peuple délibérant. — Impuissance des municipalités.
— Violences qu'elles subissent. — Aix on 1790. — Le gou-
vernement partout désobéi et perverti, p. 81.
Chapitre II 9.")
Souveraineté des passions libres. — I. Les vieilles haines reli-
gieuses. — Moutauban et Nimes en 1790, p. 90. — II. La
passion dominante. — Sa forme aiguë, la crainte de la faim.
Les grains ne circulent plus. — Intervention et usurpations
des assemblées électorales. — Maximum et code rural en Niver-
nais. — Les quatre provinces du Centre en 1790. — Cause
permanente de la cherté. — L'anxiété et l'insécurité. — Stag-
nation des grains. — Les départements voisins de Paris en
1791. — Le blé prisonnier, taxé et requis par force. — Gros-
seur des attroupements en 1792. — Les armées villageoises
de l'Eure, de la Seine-Inférieure et de l'Aisne. — Recrudes-
cence du désordre après le 10 août. — La dictature de l'ins-
tinct lâché. — Ses expédients pratiques et politiques, p. 104.
— III. L'égoïsme du contribuable. — Issoudun en 1790. —
Révolte contre l'impôt. — Les perceptions indirectes en 1789
et 1790. — Abolition de la gabelle, des aides et des octrois.
— Les perceptions directes en 1789 et 1790. — Insuffisance et
reiard des versements. — Les contributions nouvelles en 1791
et 1792. — Retards, partialité et dissimulations dans la con-
fection des rôles. — Insuffisance et lenteur des recouvrements.
TABLE DES MATIÊI'.ES 2G5
— Payement en assignats. — Le contribuable se libère à
moitié prix. — Dévastation des forêts. — Partage des biens
communaux, p. 131. — IV. La cupidité du tenancier. — La
troisième et la quatrième jacquerie. — La Bretagne, le
Limousin, le Quercy, le Périgord et les provinces voisines en
1790 et 1791. — L'attaque et l'incendie des châteaux. — Les
titres brûlés. — Les redevances refusées. — Les étangs
détruits. — Caractère principal, moteur premier et passion
maîtresse de la Révolution, p. 152.
Chapitre 111 174
Développement de la passion maîtresse. — I. Attitude des
nobles. — Modération de leur résistance, p. 174. — II.
Travail de l'imagination populaire à leur endroit. — Mono-
manie du soupçon. — Les nobles suspects et traités en
ennemis. — Situation d'un gentilhomme dans son domaine.
' — Affaire de M. de Bussy, p. 180. — III. Visites domiciliaires.
— La cinquième jacquerie. — La Bourgogne et le Lyonnais en
1791. — Affaires de M. de Chaponay et de M. Guillin-Dumon-
tet, p. 191 — IV. Les nobles obligés de quitter la campagne.
Us se réfugient dans les villes. — Dangers qu'ils y courent.
— Les quatre-vingt-deux gentilshommes de Caen, p. 198. —
V. Persécutions qu'ils subissent dans la vie privée, p. 200. —
VI Conduite des officiers. — Leur abnégation. — Dispositions
des soldats. — Les émeutes militaires. — Propagation et
accroissement de l'indiscipline. — Démission des officiers,
p. 214. — VII. L'émigration et ses causes. — Premières lois
contre les émigrés, p. 228. — VIII. Altitude des prêtres inser-
mentés. — Comment ils deviennent suspects. — Arrêtés
illégaux dfs administrations locales. — Violence ou connivence
des gardes nationales. — Attentats de la populace. — Le
Pouvoir exécutif dans le Midi. — La sixième jacquerie. — Ses
deux causes. — Éruptions isolées dans le Nord, l'Est et
l'Ouest. — Éruption générale dans le Centre et le Midi, p. 252.
— IX. Étal des esprits. — Les trois convois de prêtres inser-
mentés sur la Seine. — Psychologie de la Révolution, p. 2.*>(i.
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251
T26
1909
0.4
Taine, Hippolyte Adolphe
Les origines de la
France contemporaine
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