THE UNIVERSITY
OF ILLINOIS
LIBRARY
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University of Illinois Library
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TROIS FEMMES
DE
LA RÉVOLUTION
L’auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de repro-
duction et de traduction en France et dans tous les pays étrangers,
j compris la Suède et la Norvège.
Ce volume a été déposé au ministère de l’Intérieur (section de la
librairie) en avril 4900.
PARIS. — TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE. — 1035.
LES ORIGINES DU FÉMINISME CONTEMPORAIN
TROIS FEMMES
DE
LA RÉVOLUTION
OLYMPE DE GOUGES
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
ROSE LACOMRE
LÉOPOLD LACOUR
Avec cinq portraits
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT et C'% IMPRIMEURS-ÉDITEURS
RUL GARANCI ÈRE, 8
1900
Digitized by the Internet Archive
in 2017 with funding from
University of Illinois Urbana-Champaign Alternâtes
https://archive.org/details/lesoriginesdufemOOIaco
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i
AYANT-PROPOS
Les trois essais historiques et biographiques dont
se compose ce volume n’ont pas seulement entre eux
le lien que manifeste le titre : Trois femmes de la Révo-
lution. On n’a pas choisi ces femmes simplement à la
requête de leur psychologie et de leurs aventures
parmi le décor changeant du Paris d’épopée où diver-
sement, et très inégalement, elles marquèrent ; elles
représentent chacune un aspect distinct de l’effort de
la femme vers une part d’influence, de collaboration
civique, aux premières années de l'incomparable
crise ; et les trois moments de cet effort, qu’elles per-
sonnifient, se succèdent dans l’ordre qui les range
w elles-mêmes chronologiquement devant l’historien :
^ si bien que, de l’ouverture des États généraux à la
fin de 1793, les trois biographies arrivent à donner
une image à peu près complète de ce que fut l’action ^
^ de la Citoyenne.
«
AVANT-PROPOS
1 [
Non tout à fait complète, et ce serait pour nous un
regret vif si, tout de meme, par échappées, ne se lais-
sait voir le moment dont la vie d’Olympe, ni celle de
Théroigne, ni celle de Lacombe n ont permis la pein-
ture; nous voulons dire l’époque où naquirent et se
multiplièrent les Sociétés fraternelles des deux sexes.
Pour nous procurer le cadre au tableau de ces éclo-
sion et multiplication, issues du mouvement démocra-
tique de 1790-1791, il aurait fallu augmenter ce livre
d’une quatrième biographie, ou plutôt d’une seconde
entre la première et les deux autres, car la femme
que nous aurions eu à raconter, Mme Robert Keralio,
\/ sœur Louise Robert , comme elle s’appela en 1791,
journaliste démocrate et muse du parti républicain à
son aurore, était plus jeune qu’Olympe de dix ans
révolus et moins que Théroigne d’environ quatre
ans. Mais deux articles de M. Aulard nous eussent
condamné à des apparences de plagiat (1). Au con-
traire, les études dont Olympe et Théroigne ont été
l’objet, même celle, réputée à peu près définitive, de
M. Marcellin Pellet sur Théroigne, étaient à refaire
d’après la méthode scientifique qu’on applique main-
tenant à T histoire de la Révolution. Quant à Lacombe,
(1) Revue Bleue du 19 mars 1898, article intitulé : le Féminisme pen-
dant la Révolution. (Nous l'avons d’ailleurs cité p. 338.) La Révolution
française d’octobre 1898, article intitulé : la Formation du parti républi-
cain (17 90-17 9 1). Ceux qui voudraient se renseigner sur les Sociétés
fraternelles avant 1792, et sur le rôle de Mme Robert Keralio, trouve-
ront là tout l’essentiel.
A Y A N T-P K 0 P 0 S
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elle était vraiment comme inconnue ; et cependant,
au point de vue proprement historique, c’est peut-
être, de nos Trois femmes , la plus intéressante. Les deux
autres sont beaucoup plus curieuses par elles-mêmes ;
T enragée Lacombe leur est supérieure comme docu-
ment révolutionnaire, avec le club tout féminin auquel
le nom de cette belle Pyrénéenne est attaché, avec le
club des Républicaines révolutionnaires , dont Robes-
pierre eut peur.
Les trois biographies ont encore entre elles un lien,
que nous avons souligné de cette inscription au-dessus
du titre : les Origines du féminisme contemporain. C’est
en effet dans la Révolution française que se trouvent
les véritables origines du mouvement féministe ^
actuel ; car si l’idée qu’il y a égalité intellectuelle
entre l’homme et la femme est bien antérieure à
la Révolution, si elle précéda le christianisme, c’est
seulement du jour où furent proclamés les Droits de
l’homme, du jour, au moins, où se leva sur le monde
la grande espérance de l’émancipation de l’homme,
qu’une doctrine parut et put paraître de l’émancipa-
tion parallèle de la femme, suivie d’un mouvement pour
essayer de réaliser cette thèse intégrale.
Jusqu’en 1789, ou plutôt jusqu’à la veille de la
convocation des États généraux, des voix isolées
revendiquèrent bien pour la femme le droit au déve-
loppement libre et à l’emploi même politique de toutes
ses facultés cérébrales ; mais ce féminisme, en appa-
IY
AVANT-PROPOS
rence complet, restait aristocratique : ses professeurs
de l'un ou de l’autre sexe ne songeaient et ne pouvaient
guère songer qu’à une élite sociale, tout au plus,
après les grandes dames, aux bourgeoises de haute
bourgeoisie. L’approche de la Révolution puis celle-
ci démocratisèrent la théorie et suscitèrent, des pro-
fondeurs du peuple féminin, un élan héroïque vers la
conquête du droit de cité. Elles le suscitèrent en pro-
vince comme à Paris, dans un grand nombre de
villes, ainsi qu’il nous a été loisible d’en grouper
des exemples à l’occasion du club des Républicaines
révolutionnaires . Grâce à Olympe de Gouges, d’autre
part, nous aArons précisé la doctrine, exposée d’abord
par Condorcet, puis, mais originalement, par cette
originale qui fut tantôt une folle et tantôt une
voyante.
De cette manière s’est trouvé rempli le dessein
(jui nous avait fait commencer nos recherches. Car
nous ne sommes pas devenu historien pour le plai-
sir, et l’aveu n’est pas d’orgueil, au contraire : il
faut aimer l’histoire pour elle-même, et une des
conditions de l’excellence, aussi bien en histoire
qu’en poésie, est le désintéressement. Nous n’étions
pas désintéressé, cet ouvrage fut conçu telle une
sorte d’illustration à donner à un livre d’idées :
Humanisme intégral, le duel des sexes, la Cité future,
publié peu auparavant. C’est plus tard que ce des-
sein, sans se renoncer, s’élargit ; que l’élevèrent
AYANT-PROPOS
V
l’émotion pure de l’histoire, l’ivresse de la vérité
poursuivie contre tant d’erreurs consacrées ou de
mensonges. Nous sentîmes la nécessité de la plus
rigoureuse méthode. Notre éloignement s’accrut pour
l’histoire romanesque — et pour les synthèses
faciles où se pavane l’ignorance dogmatique ou
lyrique.
Voilà, d’ailleurs, une trentaine d’années que l’his-
toire de la Révolution est entrée dans sa phase scien-
tifique, qu’elle se fait par un concours d’études très
poussées, auxquelles s’ajoutent d’abondants recueils
de documents (1) : tous matériaux qu’utilisera, — dans
cinquante ou soixante ans, — pour une construction
définitive, un Taine impartial ou un Michelet impar-
tial aussi et sans romantisme. Car il va de soi qu’a-
près une longue période d’analyse et de recherches
il y aura l’heure de la synthèse sérieuse pour un
homme de génie ou de grand talent pleinement docu-
menté.
Aujourd’hui, les meilleurs travaux sont ceux qui
osent le plus être critiques, qui donnent tout l’utile des
textes, et toujours le moyen au lecteur, par des réfé-
rences précises, d’aller, s’il lui plaît, aux sources pour
juger des déductions et conclusions de l’auteur. D’un
mot, c’en est fini des ouvrages de seconde main, quels
(1) La facilitent les si utiles et vraiment admirables répertoires de
MM. Tourneux et Tuetey.
Y I
AVANT-PROPOS
qu’ils soient, comme des belles histoires ou philoso-
phies de l’histoire de la Révolution, polies... et qu’il
faut croire.
Avril 1900.
Léopold Lacoür.
P. -S. — En leur dédiant nos études, nous avons témoigné
à MM. Aulard , Tourneux et Monin notre reconnaissance
pour l’aide qu’ils n’ont jamais refusée à la préparation de ce
livre. Nous aurions voulu pouvoir, d’une autre dédicace,
nous acquitter mieux qu’il n’a été possible de le faire dans
« Théroigne de Méricourt » envers M. Winter, directeur des
Archives impériales et royales devienne. Une des premières
pages de « Rose Lacombe » dit ce que nous devons àM. Bernard
Lazare; une note de la même étude remercie le savant biblio-
graphe M. Paul Lacombe. Dans l 'Appendice, deux autres con-
frères, MM. Alfred Bégis et Léonce Grasilier, trouveront nos
remerciements. Ailleurs et plus tôt, le marquis de Persan et
M. Arthur Chuquet. Il nous reste à nommer, pour leur savante
obligeance, Mlle Louise Lévi, MM. Mouton-Duvernet, Wels-
chinger, Perroud, Biré, Lenotre, Isambert, de Nolhac, J.
L’Hermitte, le Dr Cabanès et le baron de Batz ; à déposer
l’hommage d’une gratitude attristée sur une tombe récente,
celle de M. Jules Flammermont; enfin à parler d’un portrait
que nous a communiqué M. Édouard Forestié, de Montauban.
« Olympe de Gouges » était imprimée quand M. Forestié
nous apprit qu’il avait possédé une miniature qu’on pou-
vait attribuer à Ingres père et regarder comme un portrait
de la fameuse Montalbanaise. Il avait reçu du marchand qui
lui vendit cette miniature l’assurance qu’elle venait d’une
famille de Montauban nommée Mouisset.Or, la mère d’Olympe
s’appelait Mouisset. Il fit photographier la jolie petite pein-
ture et la décrivit ainsi dans une notice sur Ingres père (1886) :
« C’est le portrait d’une jeune femme * représentée « dans
le costume des premières années de la Révolution : coiffure
poudrée, robe à l’anglaise avec fichu de linon, capote desoie
AYANT-PROPOS
VII
tricolore garnie d’une guirlande de roses ». A ce moment, il
n’était donc pas encore persuadé que ce pût être une image
de l’héroïne; mais plus tard le frappèrent, nous a-t-il écrit,
de « nombreux traits de ressemblance » entre ce portrait et
un portrait à l’huile de Le Franc de Pompignan, qui, bien
probablement, comme on le verra dans notre étude, fut le
père d’Olympe. Nous avons fait reproduire la photographie
conservée par M. Forestié, sans modifier le passage où nous
disons (p. 23) qu’il n’y a aucun portrait connu, soit de la
femme de lettres, soit de la courtisane, car l’hypothèse de
M. Forestié... n’est qu’une hypothèse. — Le portrait mis en
tête d’un article d’Alphonse Daudet sur Olympe, dans le
Figaro illustré de 1887-1888, est entièrement « de fantaisie »,
nous a déclaré l’auteur, M. Pierre Vidal.
L. L.
OLYMPE DE GOUGES
A Monsieur A. Aulard .
OLYMPE DE GOUGES
D’après une conjecture
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OLYMPE DE GOUGES
(1748-1793)
I
POURQUOI ELLE APPARTIENT A L’HISTOIRE
Condamnée à mort par le tribunal révolutionnaire
le 12 brumaire an II (2 novembre 4793), Olympe de
Gouges fut guillotinée le lendemain. Follement héroïque,
elle avait bravé Féchafaud jusqu’à le mériter. Son
fils, Pierre Aubry, ancien ingénieur devenu officier, la
renia le 17 brumaire dans une Profession de foi civique ,
de lâcheté monstrueuse; et, le 27, un journal des plus
violents, la Feuille du salut public , traçait d’elle ce
portrait justifiant le jugement qui l’avait frappée :
«Olympe de Gouges, née avec une imagination exaltée,
prit son délire pour une inspiration de la nature. Elle
commença par déraisonner et finit par adopter le projet
des perfides qui voulaient diviser la France ; elle
voulut être homme d’Etat, et il semble que la loi ait
puni cette conspiratrice d’avoir oublié les vertus qui
conviennent à son sexe ».
Le même jour, à la Commune, Chaumette, rabrouant
une députation de femmes en bonnets rouges, s’écriait :
« Rappelez-vous l’impudente Olympe de Gouges, qui, la
4
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
première, institua des Sociétés de femmes, qui aban-
donna les soins de son ménage pour se mêler de la répu-
blique et dont la tête a tombé (sic) sous le fer vengeur
des lois. » Ainsi que la Feuille du salut public , il la
rapprochait de Madame Roland, guillotinée le 18 (8 no-
vembre), « la Roland », disait-il, « cette femme hau-
taine d’un époux sot et perfide ». Il ne manquait à la
rude semonce qu’un autre exemple tragique, le plus
illustre, celui de Marie-Antoinette, décapitée le 16 oc-
tobre et dont la Feuille du salut jmblic n’avait pas
omis de rappeler le supplice. Et l’article et le discours,
cités dans le même numéro du Moniteur (29 brumaire),
sont à la fois deux témoignages précieux du furieux
antiféminisme de la plupart des hommes de la Révo-
lution, et deux preuves de l’importance d’Olympe de
Gouges, de sa célébrité en 1793 h
Cette femme, qui n’est plus que l’ombre d’un nom,
sauf pour de rares curieux, appartient donc à l’histoire,
qui l’a jusqu’ici trop dédaignée. Elle ne fut jamais
populaire, mais elle marqua dans la tourmente. Elle
n’y joua point, comme Théroigne, un rôle sanglant
d’amazone. Ce fut une amazone, mais de la plume, une
Bradamante bleue. Aveugle souvent en ses jugements
tout d’instinct sur les hommes et les choses; ridicule
plus souvent encore dans l’expression de ses enthou-
siasmes ou de ses haines ; d’ailleurs à moitié folle d’orgueil
et aussi, par instants, bien près du délire de la persé-
cution : mais une des âmes les plus hautes et les plus
généreuses de l’époque, l’amour le plus vrai pour les
1. D’après les Révolutions de Paris (n° 216), la phrase de Chaumette
sur Olympe aurait été celle-ci : « Rappelez-vous cette virago, cette
femme-homme, l’impudente Olympe de Gouges, qui la première insti-
tua des assemblées de femmes, voulut politique!* et commit des crimes. »
OLYMPE DE GOUGES
humbles, la passion du bien public, et tout à coup une
clairvoyance politique étonnante, s’élevant, lors du
procès du roi, jusqu’au don de prophétie, et se rehaus-
sant en outre, cette fois-là, d’une sublimité de courage
qui suffirait pour le rachat des pires extravagances
d’admiration de soi.
Puis, Olympe de Gouges fut la première parmi les
héroïnes de la Révolution à demander à celle-ci d’être
logique en proclamant les droits de la femme et de la
citoyenne. Elle traça une Déclaration de ces droits.
Elle est le grand aïeul féminin du Féminisme intégral.
Malheureusement, elle n’arriva jamais à écrire , n’eut
pas même le désir d’y arriver. Et le style, par quoi
seul durent les pages les plus hardies même d’inspira-
tion, l’a fatalement punie de l’avoir méprisé. Elle périt
avec son œuvre, qui ne pouvait lui survivre.
Comme ce fut une toquée dans ses mauvais jours,
trop nombreux, ce fut une gâcheuse dans ses meil-
leurs. Mais, à son imagination fertile et brûlante, à
son cœur d’apôtre, donnez des moyens d’expression
patiemment acquis, elle apparaît supérieure même à
Mme Roland par l’étendue et la nouveauté des vues. La
politique ne borne point sa pensée : l’idée totale de
justice l’enivre, puisqu’elle construit sur le droit
humain , non sur celui d’un sexe, la Cité fatidique.
6
TKOTS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
II
LA MONTALBANATSE. SON VÉRITABLE NOM. SA FAMILLE. SON
MARIAGE. — LA COURTISANE. SA BEAUTÉ. LA MÈRE.
Elle était née à Montauban, le 7 mai 1748. Lors-
qu’elle parut devant le tribunal révolutionnaire, elle
avait donc quarante-cinq ans, et non pas trente-huit
comme elle le déclara : car un courage manqua devant
ses juges à cette femme héroïque, celui de son âge.
Faiblesse innocente, curieuse cependant, surtout
quand on sait que des amours violentes, le travail, des
ambitions déçues, puis la gêne, l'imminence de la
pauvreté avaient prématurément vieilli Olympe de
Gouges. Il ne restait plus trace, sur ce visage, d’une
beauté qui fut célèbre. Les cheveux étaient tout gris.
Mais il importait peu au tribunal, et l’amusant men-
songe prit rang de vérité par son inscription tranquille
au procès-verbal de l’audience.
Le piquant est que le Bulletin du tribunal révo-
lutionnaire et d’autres journaux, Moniteur , Révolutions
de Paris, etc., ayant enregistré à leur tour, dans une
indifférence absolue, la parole d’obstinée coquetterie,
les biographes se la sont transmise, avec leur ordi-
naire fidélité dans le dévouement à l’erreur. En effet,
si Olympe de Gouges avait dit vrai, c’est en 1755
qu’elle serait née, et c’est bien cette année-là que
tous les dictionnaires la font naître, — à l’exception
d’un seul ( Grand dictionnaire universel). Michelet lui-
même fut dupe.
On doit féliciter M, Wallon. Avant d’écrire sur
OLYMPE DE GOUGES
7
Olympe, dans son Histoire du Tribunal révolutionnaire ,
il prit la peine d’interroger sur elle les Archives
nationales : il y trouva, dans un dossier d’une cinquan-
taine de pièces (W. 293, dossier 210), un jugement du
tribunal civil de Ja Seine daté du 4 fructidor an VI, et
rectifiant le procès-verbal de l’audience quant à l’âge
et aussi quant au nom de famille de la condamnée.
Mais il faut croire qu’il est impossible d’être pleine-
ment exact, car M. Wallon, malgré ce document déci-
sif, nous dit qu’elle s’appelait Marie Gouge, alors que
le nom très nettement substitué à celui d’Olympe de
Gouges est Marie Gouze. Même faute dans un ouvrage
d’intérêt local : Galerie biographique des personnages
célèbres de T arn-et- Garonne, où c’est même en la
transcription de l’acte de naissance que l’on commit
l’erreur. Cet acte se trouve aux registres des paroisses
de Montauban et nous apprend que le père de Marie
Gouze, Pierre Gouze, était boucher. La femme de ce
boucher s’appelait, de son nom de famille, Mouissct;
son prénom était Olympe.
D’où vint le bruit, pendant la Révolution, qu’Olympe
de Gouges était bâtarde de Louis XV? En octobre 1792,
Léonard Bourdon ayant donné à cette légende un
retentissement dangereux, elle se fâcha. Seulement
voici ce qu’elle publiait : « Je ne suis point la tille
d’un roi, mais d’une tête couronnée de lauriers, je
suis la fille d’un homme célèbre, tant par ses vertus
que par ses talents littéraires ». [Compte moral rendu).
Et le 4 juin 1793, dans son Testament politique, si elle
laissait encore à deviner le nom, si même, plus mysté-
rieuse, elle n’indiquait cette fois ni l’une ni l’autre des
sortes d’illustration du personnage, elle se plaignait,
fièrement gémissante, d’avoir été frustrée, par le « fana-
8
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
tisme », de la « fortune » et du « nom d’un père
célèbre ». Véritable énigme pour qui n’avait pas lu un
roman d’Olympe de Gouges, paru en 1788 et intitulé :
M ëmoire de Madame de Valmont sur V ingratitude et la
cruauté de la famille des Flaucourt envers la sienne ,
etc., car cet ouvrage bizarre, bâclé, affreusement écrit,
intéressant quand meme, est, à n’en pas douter, une
autobiographie déguisée, plus ou moins libre en de
certains endroits; et c’est un réquisitoire contre la
famille des Pompignan, très reconnaissable sous le
nom de famille des Flaucourt ; et le marquis de
Flaucourt, poète tragique, lyrique et catholique, père
de Madame de Valmont, c’est-à-dire d’Olympe, n’est
autre, évidemment, que le poète marquis Le Franc
de Pompignan, né à Montauban en 1709 et mort en
1784.
Sous ce titre : Vers de Madame de Valmont en recevant
la triste nouvelle de la mort de son père, on trouve à la
tin du Mémoire un résumé, involontairement comique,
des doléances filiales de l’auteur :
D’un mortel vertueux, oui, j’ai reçu le jour,
Mais l’affreux fanatisme étouffa son amour;
La mort me l’a ravi, sans que de la nature
Son cœur glacé par l’âge ait senti le murmure.
Cependant, quand mes yeux commençaient à s’ouvrir,
Sur mon sort malheureux il parut s’attendrir.
Et, l’orgueil l’emportant sur les regrets inutiles,
Olympe s’écrie :
Je dois à ce grand homme, admiré par la France,
D’un esprit naturel la vive intelligence,
OLYMPE DE GOUGES
9
Elle prétendait môme lui ressembler physiquement.
Peignant dans le Mémoire sa toute première enfance,
elle disait : « Le marquis poussa la tendresse pour
moi jusqu’à renoncer aux bienséances en m’appelant
publiquement sa fille. En effet, il eût été difficile de
déguiser la vérité : une ressemblance frappante était
une preuve trop évidente. »
Mais enfin, née de l’adultère, comment pouvait-elle
dans son Testament parler de ses « droits » méconnus
« à la fortune et au nom » de son vrai père? « Au
nom » cela semble absurde. On verra ce que cela signi-
fiait pour elle, quand nous nous occuperons de son
féminisme. Dans le Mémoire , l’adultère est conté,
même gaiement, après cette légère précaution : « De
quelles expressions puis-je me servir pour ne pas bles-
ser la pudeur, le préjugé et les lois, en accusant la
vérité ? » L’excuse de la mère est qu’elle se donne,
mariée, à un homme que, jeune fille, elle avait aimé,
qui l'adorait, voulait l’épouser, et qu’on avait séparé
d’elle, envoyé à Paris, d’où il revenait illustre, mais
non guéri de l’ancienne passion, après environ quinze
ans. Telle est en effet — pour rendre aux personnages
le nom qu’ils portent dans le roman — l’histoire des
amours du marquis de Flaucourt et d’Olinde, mère de
Madame de Valmont. Et, circonstance encore atténuante,
si l’on veut, le mari d’Olinde était absent quand revint
le marquis. Il rentra chez lui « le jour même » où sa
femme lui faisait cadeau d’une petite fille qui ressem-
blait si fort à M. de Flaucourt. « Bien loin de s’en
plaindre, ajoute Madame de Valmont, le nouvel Amphi-
tryon prit la chose en homme de cour. »
Nous devons à l’obligeance de la mairie de Montau-
10
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
ban l’acte de mariage de Pierre Gouze et d’Olympe
Mouisset (31 décembre 1737). Pierre Gouze avait vingt
et un ans, Olympe Mouisset vingt-quatre (*I)1; c’est
donc à trente-quatre ans — Marie Gouze étant, on se le
rappelle, de 1748 — qu’elle serait devenue la maî-
tresse de Le Franc de Pompignan, alors peu éloigné de
la quarantaine.
On peut se demander, en effet, si Olympe de Gouges n’a
pas menti en s’attribuant une origine paternelle double-
ment flatteuse. Il y a dans le Mémoire, sur d’autres
points, des embellissements de la vérité connue ou
probable, qui, sans justifier un scepticisme total, pro-
voqueraient chez des esprits chagrins un excès de
méfiance. Non seulement orgueilleuse, mais vaniteuse,
et de façon démesurée, et meme démente quelquefois,
Olympe de Gouges apparaîtrait à ces juges moroses,
dans leur peur d’être dupes, tout à fait capable de la
somptueuse imposture que serait l’invention, intrépi-
dement soutenue, d’une telle origine. Nous sommes
persuadé qu’on lui ferait injure. Le Mémoire ayant lit-
térairement la forme d’un roman, rhéroïne-autcur
usait, après tout, de son droit en corrigeant la vérité,
là où celle-ci, pour une raison ou pour une autre, lui
déplaisait; et, à coup sûr, la raison était soit de vanité,
soit d’intérêt, comme, dès maintenant, pour la vanité
l’exemple s’en offre de Madame de Valmont disant :
« Je sors d’une famille riche, dont les événements ont
changé la fortune. Ma mère était fille d’un avocat » ;
mensonge trahi par l’acte de mariage d’Olympe Mouis-
set, la déclarant « fille de Jacques Mouisset, tondeur » ;
mais des retouches de ce genre, précisément, sont
1. Les chiffres romains précédés d’un astérisque renvoient à V Appen-
dice.
OLYMPE DE GOUGES
11
d’un véniel qui ne permet pas d’en induire l'inexcusable
d’une revendication de gloire filiale, issue toute d’un
délire d’amour-propre.
Si Olympe de Gouges souffrait d’une vanitite aux
crises suraiguës, et s’il y avait en elle, d’ailleurs, un
goût dangereux pour le romanesque, il faut songer
que c’était, malgré tout, la nature la plus franche, la
plus loyale ; que, du moins, dans toutes les circons-
tances de sa vie littéraire et politique où l’historien
peut la juger avec certitude, elle a belle figure à' hon-
nête homme , cette femme si puérile par des travers
d’esprit, des faiblesses qu’elle ne sut pas cacher, dont
elle fit meme, à son grand préjudice, ostentation; et,
plus on regarde les hauts côtés de son caractère, plus
il semble inadmissible qu’elle ait péché contre la
vérité, contre l’honneur aux dépens, à la fois, de sa
mère, de son père et du poète célèbre accusé par elle
de l’avoir « oubliée au berceau »L
L’infamie qu’elle aurait commise en se fabriquant
cet état civil d’orgueil excéderait meme l’odieux dans
la dernière partie du Mémoire : car c’est là que les
Pompignan, nous voulons dire la veuve, le frère et le
fils du poète, sont attaqués, Olympe de Gouges leur
reprochant une dureté de cœur ou une déloyauté abo-
minables ; et, si l’on devait penser qu’elle les calomnie,
qu’elle n’avait pas et savait n’avoir pas le droit de se
prétendre la demi-sœur, selon la nature, de ce fils légi-
time, il n’y aurait pas de mépris assez vigoureux pour
l’auteur de ce réquisitoire de mensonge.
L’insistance d’Olympe de Gouges sur des griefs tout
pécuniaires a déjà, par soi seule, quelque chose de cho-
1. Mary Lafon, qui était du Tarn-et-Garonne et qui s’est occupé de la
Montalbanaise, croyait bien qu’elle était fille de Le Franc de Pompignan,
12
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
quant. On préférerait qu’ils ne fussent qu’indiqués.
Surtout on serait ravi d’une sorte d’indifférence hau-
taine chez Olympe pour cette question d’argent, remuée
au contraire avec une amertume furieuse. Néanmoins,
on comprend que la fongueuse méridionale, extrême
en toutes ses impressions, et qui n’eut jamais la force
de ne pas les crier, se soit vengée comme elle l’a fait :
si toutefois elle n’eut pas, de son côté, quelques torts,
et peut-être elle en eut de graves, avec ce tempéra-
ment d' impulsive et ce qu’on pourrait appeler son
génie de réclamation et de lamentation. Quoi qu’il en
soit, voici — dans son français piteux — ce que la
pseudo-Madame de Yalmont raconte : « Si M. le marquis
de Flaucourt n’a pas rendu avant sa mort ce qu’il
devait à ma mère, s’il n’a pas adouci sa misère dans
sa vieillesse, la faute en est à sa cruelle épouse, à qui
il en a remis le sort... Pourquoi cette femme pieuse
a-t-elle donné [après la mort du marquis) trois cent
mille livres aux couvents ou à ceux qui ont su la trom-
per, sans songer à acquitter les dettes de son époux et
ses engagements? » Et c’est ensuite le frère du mar-
quis, l’archevêque — on sait que le frère cadet du
poète Le Franc de Pompignan fut évêque du Puy, et
ensuite archevêque de Vienne - — inutilement sollicité
par Madame de Valmont, en faveur de la pauvre vieille
Olinde, sa sœur de lait cependant; et, enfin, c’est le
fils oubliant la promesse qu’il avait faite d’une partie de
sa fortune à « sa très chère sœur », comme il appelait
cette Valmont. Trio de mauvais riches, où le manque
de pitié s’aggrave, chez le fils et la veuve, d’un manque
de foi. Olinde écrit à sa fille qui fait pour elle d’inces-
sants sacrifices : « Sans toi, que deviendrais-je dans
l’affreuse indigence où je suis réduite? » Car Olympe
OLYMPE DE GOUGES
13
de Gouges ne le laisse point ignorer : elle se saigne
pour sa mère.
Le bouclier Pierre Gouze était mort jeune. Quand, au
juste? nous l’ignorons; mais lorsque Marie Gouze, à
dix-sept ans, se maria, Olympe Mouisset était veuve.
C’est à Montauban, et non point à Paris, comme le
disent certains dictionnaires, que la future Bradamante
bleue devint Mmc Aubry, du nom de son mari (24 oc-
tobre 1765). Union qui, d’ailleurs, ne pouvait pas
flatter son jeune orgueil. Nous lisons dans l’acte de
mariage : « Louis-Yves Aubry, officier de bouche de
messire de Gourgues, intendant de Montauban... » L Et,
sans doute, il était fier, Lui , de servir un personnage
aussi important; pour Elle, ambitieuse de naissance, si
l’on ose dire, en était-il moins domestique? Ecoutons
Madame de Valmont. Elle se garde de préciser, mais cette
déclaration suffit : « L’on me maria à un homme que
je n’aimais point, et qui n’était ni riche ni bien né. Je
fus sacrifiée sans aucunes raisons qui pussent balancer
la répugnance que j’avais pour cet homme. » Ni riche,
ni bien né ! Traduction encore vaniteuse du désespoir
de vanité de Marie Gouze, lorsqu’elle dut accepter la
main de 1’ « officier de bouche ». Quant à sa « répu-
gnance » pour la personne même de cet Aubry, était-ce
l’effet seulement de la vulgarité probable, à tous
égards, d’un homme d’aussi basse condition, qualifié
nettement de <' cuisinier » dans l’acte de naissance de
son fils, Pierre Aubry, le 29 août 1766 ?2
L’intelligence inculte mais alerte et fiévreuse de la
foute jeune fille souffrit certainement du contraste ;
elle se sentait d’avance incomprise , comme on devait
1. Mairie de Montauban, Registres des paroisses.
2. Ibid.
14
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
dire en 1830, et ce mariage, pour elle forcé, lui
apparaissait ce qu’il y a de plus triste peut-être :
l’emprisonnement d’une pensée de femme, avide d’es-
pace, auprès d’un mari lourd, véritable geôlier spiri-
tuel ; mais il est également vraisemblable qu’il s’ajou-
tait à ces motifs d’aversion une disproportion d’âge
choquante pour ses dix-sept ans, pour son éclatante et
fraîche beauté méridionale, et, l’on nous passera le mot,
— nous dirons bientôt quelle ardente amoureuse fut
Olympe de Gouges, — pour ses rêves de chair. Louis-Yves
Aubry, en effet, qui à Paris, où il était né, avait été
traiteur, ne vint sans doute âMontauban qu’assez tard;
et s’il n’était pas vieux, comme on l’a prétendu, c’était,
peut-on croire, un homme très mûr.
Le fait est qu’elle s’enfuit du domicile conjugal.
Madame de Yalmont le confesse, sans indiquer, mal-
heureusement, la date du coup d’Etat. « Forcée à fuir
un époux qui m’était odieux... », écrit-elle au marquis
de Flaucourt, et il nous faut deviner l’époque; mais,
comme Olympe de Gouges, avant d’être femme de
lettres, fut des années la courtisane dont nous parle-
rons, il est évident que sa patience d’épouse fut brève,
et l’on a le droit d’imaginer qu’à vingt ans elle s’était
affranchie.
L’excuse d’un de ses biographes, Lairtullier1, qui la
libère au bout d’un an par la mort de l’ancien traiteur,
est dans ces mots d’Olympe de Gouges en 1789 : « Veuve
à seize ans et devenue ma maîtresse... » [Avis pressant) ;
mais on sait qu’à seize ans elle n’était pas encore
mariée, et il est bien probable qu’en 1789, ayant passé
1. Les Femmes célèbres de 1189 à 1195, par Lairtullier, 2 vol. 1840.
L’étude sur Olympe de Gouges est la seconde du deuxième volume
(pp. 49-142).
OLYMPE DE GOUGES
15
la quarantaine, elle se rajeunissait déjà de six ou sept
ans : ce qui ferait supposer qu’elle en avait vingt-deux
ou vingt-trois quand Louis-Yves Aubry mourut. La
mairie de Montauban n’a pu nous découvrir l’acte de
décès, et cela permettrait peut-être de penser qu’après
la fuite de la jeune femme Y « officier de bouche » quitta
la ville. Lairtullier, du reste, prend cet Aubry pour un
commerçant retiré après fortune faite, et qui aurait
laissé à sa veuve une soixantaine de mille livres.
Mêmes erreurs chez Monselet, dont l’étude sur Olympe
de Gouges (les Oubliés et les Dédaignés ) est jolie,
coquette et d’une finesse exacte dans certaines pages,
mais superficielle au point de vue historique, avec un
début vraiment trop de fantaisie : car il faut pour Mon-
selet que le vieux « gargotier retiré » ait trépassé au
plein « de sa lune de miel ».
Eut-elle cependant de Louis-Yves Aubry un autre
enfant? Elle dira, le 2 novembre 1793, aux médecins
du tribunal révolutionnaire, qu’elle éprouve depuis
quelques jours les mêmes symptômes qu’au « com-
mencement » de ses « deux précédentes grossesses ».
Et la preuve que la seconde aussi aboutit est dans ces
lignes de la postface de Molière chez Ninon (1788) : « Je
n’ai qu’un reproche à faire au sort : c’est de m’avoir
rendu mère d’enfants plus touchants que ceux en littéra-
ture (sic). » Elle eut donc au moins deux enfants ; mais
quand naquit le deuxième ? était-ce un garçon ou une
fille ? que devint-il ? On doit penser que, fille ou gar-
çon, il naquit hors mariage et mourut jeune. Sans
doute, on pourrait croire qu’il vivait encore en 1788,
d'après cette autre phrase de la même postface de Molière
chez Ninon : « Une mère essentielle veut produire ses
enfants, veut les élever dans un état honnête, et tout
16
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
cela est bien difficile sans fortune, sans bassesse... » ;
mais, plus loin, elle ne parle que de Pierre Aubry. En
admettant que X autre fût alors trop jeune pour qu’elle
parlât de lui comme de l’ainé, ce serait donc bien
d’abord qu’elle ne l’aurait pas eu de son mari. —
(Notons qu’en 1791 elle s’écriera : « Une femme...
douée des vertus de l’âme et du cœur... est-elle sans
fortune, elle est trompée par un scélérat...; en a-t-elle
des enfants, elle se voit disputer leur existence . .. ». (Sera-
t-il roi? ne le sera-t-il pas?) : c’est à un épisode de sa
vie qu’elle songeait probablement). — Puis il faudrait
admettre qu’il mourut au moins avant le Testament
politique où elle institue Pierre Aubry l’unique héritier
des « pauvres débris » de sa fortune; mais, s’il était
mort entre 1788 et la date de ce Testament (juin 1793,
pour le rappeler), elle en aurait gémi dans quelque
brochure.
Nous ne saurions du reste passer sous silence un
article plus que méchant, grossier, tout de môme
curieux, du Petit dictionnaire des grands hommes et
des grandes choses qui ont rapport à la Révolution( 1791),
où nous avons lu : « Elle donne de temps en temps,
quoique veuve, des petits citoyens à la nation . Mal-
heureusement, ceux qu’elle a faits avant la Révolution
doivent être aristocrates, puisque quelques-uns sont
sortis des écuries d’Orléans. Ainsi personne ne lui
disputera la qualité de citoyenne active. »
Pour revenir à Montauban, il y aurait peut-être un
excès de naïveté à supposer qu’elle s'en évada sans
quelque tendre protecteur. Le silence du Mémoire sur
ce point favoriserait plutôt l’hypothèse contraire. Ma-
dame de Valmont prétend avoir été poussée « à venir
habiter la capitale » par les « conseils d’une sœur et
OLYMPE DE GOUGES
17
d’un beau-frère » ; ce n’est pas affirmer que ces con-
seils furent les seules prières et les plus persuasives.
Il fautse représenter Olympe de Gouges avant sa fuite,
dans son ménage, comme une Bovary du Midi, précoce.
A dix-huit ou dix-neuf ans, elle rêve le grand amour,
la passion lyrique et débridée. On pourrait dire qu’elle
attend son Rodolphe. Il vint sans doute. Mais du Midi,
lui aussi, très différent du viveur de Flaubert, il enleva
sa brune maîtresse, née guerrière, — à moins que ce
ne soit elle qui l’ait enlevé.
Un mot de Madame de Valmont est pleinement
d'une Bovary : « Je me sentais dès lors au-dessus de
mon état. » Elle parle aussi d’un « homme de qualité » à
qui sa mère la refusa. Les particules, les titres de
noblesse éblouissaient la petite provinciale exaltée, de
si humble bourgeoisie, qu’était Marie Gouze. En 1788,
la femme de lettres ne semble pas consolée encore de
ce mariage dont on ne voulut point pour la jeune fille.
Nous nous demandons, il est vrai, si « l’homme de
qualité » ne se trouva pas sur la route, non de celle-ci,
mais de la jeune et mécontente épouse du cuisinier.
Quoi qu’il en soit, l’authenticité de cette union légi-
time avec l’ex-traiteur, en 1765, fait choir une légende
qui avançait le début d’Olympe de Gouges dans la vie
d’aventures.
Non mariée, mais démunie par ruse de ce que Dumas
fils eût appelé son capital, elle serait partie pour Paris
avec son séducteur, un monsieur riche. Le détail, extrê-
mement gaulois, de l’étrange séduction est dans Restif
de la Bretonne, qui n’osait pourtant rien garantir.
(L’ Année des dames nationales , 1794). (MI). D’ailleurs
Restif détestait Olympe. Il la traite de fille pour la
première partie de son existence. « C’était, ajoute-t-il,
18
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
une méchante femme ». On aurait pu l’appeler :
« Furie de Gouges » ; et ü assure qu’il refusa toujours
« de la voir », — ce qui, par parenthèse, enlève beau-
coup d’autorité à Y éreintement .
Est-ce tout de suite après son départ de Montauban
qu’elle se fit son nom de guerre ? Probablement. Elle
admirait le prénom de sa mère, sonore, pompeux, trop
fait pour exciter sa romanesque envie ; elle dira même
beaucoup plus tard que, si l’on trouve dans ses « dis-
cours toutes les vertus de l’égalité », dans sa « physio-
nomie les traits de la liberté », il y a dans ce nom
d’Oiympe « quelque chose de céleste ». Elle conserva,
d'ailleurs, celui de Marie. Au tribunal révolutionnaire
elle déclarera: « Marie-Olympe de Gouges, veuve Au-
bry ». Pour changer « Gouze » en « de Gouges », il lui
fallait une faible dépense d’imagination. Orné ou dépour-
vu de la particule, « Gouges » est de terroir, en quelque
sorte, au Quercy. Il y eut à la Constituante un Gouges
Cartou, député de la sénéchaussée de Lauzerte (géné-
ralité de Montauban). Et certainement on a été frappé du
nom de l’intendant que servait Aubry : Gourgues , lequel
paraîtrait une corruption âprement féodale de Gouges,
si l’on ne devait plutôt voir dans celui-ci une atténua-
tion euphonique du premier.
Enfin, alla-t-elle directement à Paris, comme elle
l’affirme? Un pamphlétaire royaliste, pendant la Révo-
lution, racontait ceci : « Elle plut à un riche marchand
de Toulouse, qui se ruina pour elle, passa dans les bras
d’un autre négociant dont elle dérangea aussi la for-
tune », puis « vint à Paris ». ( Folies d'un mois, 8e mois,
n° 3). L’auteur de ces Folies, l’abbé de Bouyon, se dis-
tingua contre Olympe, dans la presse réactionnaire, par
une vivacité d’antipathie commandant la défiance; pour-
OLYMPE DE GOUGES
19
tant, il n’y a rien d’inadmissible aux deux brèves anec-
dotes qui montrent une mangeuse d’argent dans la
très jeune émancipée... Puis, d’où seraient venues à
l’héroïne de lettres, pins tard, les quatre-vingt mille
livres, valeur du mobilier y comprise, qu’elle avait
« encore » en 1788, à ce que déclare son Testament
'politique? Un contemporain évidemment impartial, le
libraire Desessarts, le dit expressément : elle fut d’abord
une femme galante vivant dans le luxe. Il parle de
ses succès « dans la carrière de la galanterie ». ( Procès
fameux jugés depuis la Révolution , an Vil, t. VII,
pp. 166-180). Et c’est ce mot de « galanterie » qu’em-
ployaient déjà les Mémoires secrets , en 1786, dans un
curieux article dont voici les dernières lignes : « Après
avoir occupé une place passagère dans les fastes de
Cythère, elle (Mme de Gouges ) désire en obtenir une
plus durable dans les fastes du Parnasse ». Toutefois
si, à cause d’elle, quelqu’un se ruina, notre convic-
tion, fondée sur l’analyse du caractère d’Olympe d’après
ses œuvres, est que, dans aucune liaison, elle ne porta
l’avidité basse d’une créature de proie, toute à la volonté
de s’enrichir. Elle fut très aimée, on lui fut libéral, elle
gaspilla beaucoup et sut, néanmoins, sauver une espèce
de fortune; voilà, pour nous, la vérité. C’était une
amoureuse au témoignagne encore de Desessarts, —
et aussi de l’avocat Duveyrier, auteur contre elle d’une
épigramme, d’ailleurs mauvaise, commençant ainsi :
Folle de tout et surtout de l’amour ;
enlin, d’un ami, qui avait été peut-être un amant,
Cubières. Dans une épître qu’il lui adressait « en lui
envoyant le poème des Abeilles» (1792), Cubières célé^
20
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
brait « ce cœur », tout patriote alors, soumis jadis au
« fils de Cythérée » :
Oui, le patriotisme a sur tes sentiments
L’empire qu’autrefois obtenaient les amants.
Tristes vers, mais précieux de notre point de vue bio-
graphique. Il n’y avait dans l’éloge qu’un mot de trop,
le premier: « Belle Marie », car elle n'était plus belle.
Desessarts assure même qu’elle avait cessé de l'être
« de bonne heure». Mais, précisément, c’étaient, dit-il,
« les passions les plus ardentes et les plus impé-
tueuses » qui l’avaient « flétrie » avant le temps. Il
est vrai qu’ignorant l’âge d’Olympe de Gouges, puisque
tranquillement il enregistre à son tour la déclaration
de l’intéressée au tribunal révolutionnaire, il a pu
s’exagérer la rapidité de cette décadence de beauté, et
se tromper encore en attribuant à la seule action
d’amours trop violentes ce dont la fuite des ans était
aussi un peu coupable. Mais enfin, selon lui, c’est
avant 1789 — donc avant la quarantaine — qu’elle n’au-
rait plus été la Belle Marie chantée par Cubières ; et,
déjà en 1786, les Mémoires sécréta la montraient « sur
le retour », « aimable » encore cependant, et « suscep-
tible de faire des passions »; et, l’on n’en peut douter,
elle fut si passionnée, corps et cœur, dès le printemps de
sa vie, qu’elle l’abrégea de ce double excès d’ardeur
enivrante. Sa chaude jeunesse se consuma. Elle avait
dans le sang le soleil de son Midi, et ce soleil trop fort,
avant l’été, avant les ambitions et les déceptions, dès
son mois de mai, commença de la flétrir. Monselet la
compare à une « bacchante affolée ». Pas si folle,
puisque malgré tout, encore une fois, elle épargna, mais
« bacchante » ; donc courtisane, mais point fille.
ÔLYMPE DE GOUGES
2T
L’aveu de Cette nuance se chercherait inutilement,
cela va de soi, au Mémoire de Madame de Valmont. Il
est déjà beau que la Sosie-truchement de l’auteur ne
s’y cache pas d’avoir été « sensible ». Elle écrit à
M. de Flaucourt : « Je tiens de vous au moins par le
cœur ». Si elle se vante quand même d’ « une conduite
régulière », il faut le pardonner à Olympe, qui,
en 1788, ayant des relations précieuses dans le monde
littéraire, et même dans la haute société, ne pouvait
pas vraiment ne pas maquiller fort son passé de péche-
resse. C’eût été folie pure que de l’exposer sans fard.
Aussi bien, à quelle femme de lettres ayant débuté,
comme elle, parla galanterie, permet-on la franchise?
En dehors même de ce cas, est-ce qu’une des misères
du métier d’auteur pour la femme n’est pas dans une
curiosité et une cruauté spéciale de l’opinion, au nom
d’une morale qui se pourrait baptiser morale de sexe ,
puisqu’elle n’existe point pour l’homme.
C’est, du reste, pour se défendre contre cette morale
qu’Olympe rusera toujours sur le chapitre de ses
amours. En 1789, c’est parce qu’on lui reproche d’avoir
eu des amants qu’elle veut avoir été veuve si jeune,
« plus exposée qu’une autre » par conséquent. En 1790,
elle raconte cette histoire : Elle avait vingt ans — c’est-
à-dire vingt-six ou ving-sept — lorsqu’un personnage,
d’ailleurs ridicule, n’ayant « d’un homme ni l’organe
ni la figure », Moreton de Chabrillan, se vengea de ses
dédains en répandant qu’il lui avait plu tout à fait, mais
il dut, chez elle, « à genoux, au milieu d’un cercle de
quarante personnes », lui demander pardon de l’« im-
posture». ( Départ de M. Necker et de Mme de Gouges ).
A l’épigramme de Duveyrier, débutant comme on sait et
finissant par ce vers :
22
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
Le ciel vous fit pour n’être que jolie,
elle répondra : « Le miroir est plus vrai » ; quant à
l’amour, « ce petit fripon a pu me séduire quelquefois,
mais il ne m’a jamais tourné la tête ». [Observation à
M. Duveyrier). En 1792, à propos de ses premières bro-
chures patriotiques, elle dira : « Les merveilleux de la
cour prétendirent qu’il valait mieux que je fisse l’amour
que des livres. J’aurais pu les en croire, s’ils avaient été
en état de mêle persuader », mais «je n’aime que les
vertus ». (Le Couvent ou les Vœux forcés, Préface.) Enfin,
en janvier 1793, des « intrigantes à trente-six aven-
tu res » lui donnant, paraît-il, « des amoureux » dans la
Convention, comme elles lui en avaient donné dans la
Constituante et la Législative, elle s’écriera: « Je pense
avoir fait quelques conquêtes, mais je déclare qu’aucun
législateur n’a fait la mienne. .. Je ne vois pas qu’il y ait
d’homme digne de moi. » [Avis pressant à la Convention.)
Et cependant, l’orgueilleuse, qui le prend de si haut
avec les hommes, en même temps qu’elle oublie ou feint
d’oublier que sa beauté n'est plus, elle va, en juillet,
dédier son placard : les Trois urnes , au plus beau des
Conventionnels, à l’Adonis de la Montagne, Hérault de
Sécbelles. Le manuscrit est aux Archives, et l'on y lit,
rayée, d'autant plus significative, cette déclaration naï-
vement hypocrite en son conditionnel : « Toi, qui serais
mon héros, si j’étais femme ». Suit cette espece
d'excuse, rayée aussi : « Le physique ajoute beaucoup
aux talents, aux vertus. » Elle n’était donc restée que
trop femme, quoi qu’elle prétendît et que Cubières eût
affirmé. Comment imaginer d’ailleurs qu’ayant eu la
folie de l’amour, elle n’en eût pas au moins le regret,
avec la faculté, peut-être, d'aimer encore. Et, d’aulrc
OLYMPE DE GOUGES
23
part, sous le vieillissement du visage, il y avait sura-
bondance de vitalité. C’était une nervoso-sanguine
ayant besoin quotidiennement de « bains de pieds ou
de corps », ainsi quelle l’écrivit à l’administrateur de
police Marino, après son arrestation.
Le désolant est qu’il est impossible de rien savoir
quant aux circonstances et aux objets des passions où
sa beauté se fana si vite. Sur cette beauté même
aucune indication chez Desessarts, non plus que chez
deux autres contemporains, Proussinalle et Dulaure,
disant aussi qu’Olympe de Gouges fut belle. Et comme,
malheur autrement grave, on ne possède aucun por-
trait, si l’on ne trouvait ces mots dans les Mémoires
secrets : « C’est une superbe femme », il resterait juste
un mot vide, tel un cadre laissé par des voleurs qui
auraient pris le tableau. Les voleurs sont, ici, le temps,
l’indifférence probable de certaines personnes, amis ou
parents, le demi-oubli dans lequel tomba le nom de la
Montalbanaise après sa mort, que sait-on? car il y eut
au moins un portrait d’elle. Dans une de ses dernières
brochures, elle en parle. Elle dit au ci-devant
duc d’Orléans, devenu Philippe-Egalité : « Je finirai,
Philippe, par te retirer l’hommage que je t’ai fait, dans
ton exil, de mes œuvres. Ces œuvres renferment mon
portrait, et tu sais que mon portrait n’est pas un hom-
mage de femme. Je n’ai rien eu de particulier avec
toi... » [Œuvres de la citoyenne de Gouges dédiées à Phi-
lippe, 1793). Dans quelles mains cet hommage du
« talent » à « un prince patriote » passa-t-il, soit après le
supplice de l’ancienne Altesse accusée de complicité avec
les Girondins, soit même de son vivant1?
1. Au moment où nous allions livrer ce travail à la composition,
Mme veuve Mary Lafon nous a fait savoir que son mari, peu avant de
24
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
On ne peut douter que le fils d’Olympe de
Gouges n’ait eu, de son côté, un portrait de sa mère.
Elle adorait ce Pierre Aubry. « Ah! que ne puis-je
voir mon fils fixé dans son état! soupire-t-elle en 1788.
(Postface de Molière chez Ninon). Les comédiens et le
grand monde ne troubleraient plus mes plaisirs soli-
taires. » Phrase ridicule, venue tout de meme d’un
ardent amour inquiet pour ce grand garçon de vingt
et un ans, que la littérature semble attirer, mais qu’elle
désire caser solidement. En 1789, elle lui fait obtenir un
poste d’ingénieur dans l’apanage du duc d’Orléans, et,
sans doute, elle n’abandonna pas le monde ni le théâtre
pour cela, mais elle s’écrie : « Le seul bonheur que j’ai
sur la terre est celui de mon fils ». ( Lettre aux repré-
sentants de la nation). Il est vrai qu’elle lui fait retirer
l’emploi dans l’année même, ayant accusé le duc de
paraître aspirer au rôle de Cromwell. [Lettre à Monsei-
gneur le duc d' Orléans). Mais, dès lors, elle ne va plus
cesser de solliciter pour cette « victime du patriotisme
le plus évident » ( Bouquet national), jusqu’au jour où
le ministre de la guerre, Narbonne, nommera Pierre
Aubry officier (mars 1792). En 1793 il était adjudant
général chef de bataillon. Il devait cet avancement à
des Montagnards, et sa mère les remercie. ( Testament
politique). Elle l’avait cru mort peu auparavant ; mais
« arraché de dessous les cadavres et les chevaux de
l’ennemi », raconte-t-elle, il « vole à Paris pour y
chercher sa mère et demander de nouveau de l’em-
ploi ». Ce qu’elle ignorait, semble-t-il, et ce que nous a
révélé une pièce curieuse des Archives (AF n 317), c’est
mourir, avait songé à acheter le volume où se trouvait ce portrait ;
volume appartenant alors (1884) à M. Forget, libraire à Niort. Le por-
trait existe donc.
OLYMPË DË GO EUES
qu*il avait mal débuté. Le 30 juillet 1792, il avait été
suspendu de ses fonctions dans l’armée de l’Ouest pour
des menaces, un peu trop militaires, proférées contre
l’administration départementale d’Indre-et-Loire et
« pour plusieurs autres faits ». Ce qu’elle ignorera, et
ce que nous a appris la même pièce des Archives, c est
que, le 24 septembre 1793, à l’armée du Rhin, il fut de
nouveau suspendu de ses fonctions. Et cette fois les
motifs étaient graves. La Société populaire de Metz,
s’appuyant sur un extrait des registres du conseil de
défense de Longwy, l’avait dénoncé pour « des propos
alarmants ■>.* et « des fuites honteuses en présence de
l’ennemi » et, aussi, pour une tentative d’escroquerie :
du moins, « un commissaire des guerres l’accusait
d’avoir tenté de lui surpendre des bons de fourrage
pour des chevaux qu’il n’avait pas, à l’aide de certifi-
cats simulés ». Olympe était alors en prison, attendant,
frémissante, qu’on la jugeât. Arrêtée (juillet), elle avait
écrit à son fils. Elle lui avait envoyé le placard qui
motiva son arrestation. Elle n’eut pas de réponse, mais
comment aurait-elle douté de l’amour, voire de l’admi-
ration du tant aimé? Il ne se faisait point appeler Aubry,
mais de Gouges. Il avait signé Gouges fils un Mémoire
adressé, en juillet 1792, à l’Assemblée législative sur
« un plan de fortifications » proposé par lui « pour
garantir Paris en cas d’invasion de la part des puis-
sances étrangères ». ( Procès-verbaux de V Assemblée
législative , 28 juillet). Aussi terminait-elle un autre
placard, à l’Abbaye, par cet appel : « Et toi, mon fils,
de qui j’ignore la destinée, viens, en vrai républicain,
te joindre à une mère qui t’honore ; frémis du traite-
ment inique qu’on lui fait éprouver ; crains que mes
ennemis ne fassent rejaillir sur toi les effets de leurs
26
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
calomnies... Si tu n’es pas tombé sous les coups de
l’ennemi, si le sort te conserve pour essuyer mes larmes...
viens, en vrai républicain, demander la loi du talion
contre les persécuteurs de ta mère ». (Arcli. Nat.,
W. 293, dossier 210). Condamnée, mais s’étant pré-
tendue enceinte, elle s’adresse à la Convention :
« Sans doute ma douleur et la longue persécu-
tion que j’éprouve ne me feront point arriver à mon
terme, mais du moins j’aurai la douceur, avant ma der-
nière heure, de recevoir des nouvelles de mon fils... Je
demande à la Convention, au nom de la nature et d’une
victime férocement précipitée dans les tombeaux, de
me faire donner des nouvelles de ce fils ». ( Ibid .,
W. 134). Elle lui écrit, à lui : « Je meurs, mon cher
fils, victime de mon idolâtrie pour la patrie et pour le
peuple... Je meurs, mon fils, mon cher fils, je meurs
innocente... ». [Ibid., W. 131). 11 ne reçut pas cette
lettre, où elle lui racontait ce qui s’était passé au
tribunal révolutionnaire; et probablement il n’avait
pas reçu la lettre de juillet et le placard de l’Abbaye.
Mais il sut assez tôt la condamnation du 2 novembre
pour que, le 7, fut rédigé la Profession de foi civique où,
non content d’approuver cette condamnation, il déclarait
ne plus reconnaître Olympe pour mère et reprendre
son nom d’Aubry. Il envoya l’abominable factum à la
Convention, en ajoutant qu’il avait été « destitué par
cela seul » qu’Olympe « lui avait donné le jour».
[Moniteur du 26 brumaire : 16 novembre). Ce men-
songe achève de le peindre, mais n’eut pas le succès
espéré. Sur la proposition de Merlin de Thionville,
l’Assemblée invita bien le ministre de la guerre à
rendre Aubry à ses fonctions, mais s'il n’y avait pas
eu « d'autres motifs » de le destituer « que la condam-
OLYMPE DE GOUGES
27
nation de sa mère ». En ventôse an III (février-
mars 1795), il n’était pas encore réintégré dans ses
fonctions. Il avait cependant réussi à obtenir une place
d’inspecteur des transports militaires. Nous n’avons pu
le suivre plus loin (* III). Mais, pour revenir à notre point
de départ sur lui, on doit penser que, s’il avait un por-
trait d’ülympe, ce qui est moralement certain, il le
détruisit; et voilà, par une supposition trop plausible,
la plus triste raison pour laquelle la beauté de cette
femme célèbre est vraiment, et depuis longtemps,
bien morte, puisque, d’autre part, sous la forme simple-
ment suggestive d’une phrase un peu artiste, d’une
ligne, il n’en subsiste pas meme une ombre, le plus
léger reflet.
Pourtant, qu’elle fût brune, comme nous nous
sommes risqué à l’écrire, on a le droit en effet de le
supposer. Son caractère autorise l’induction, autant
que son Midi. Ce fut une âme brune1.
Le : « Superbe femme », des Mémoires secrets prouve
du moins qu’elle était grande. D’ailleurs, la montrant
suivie d’un groupe de femmes dans une fête nationale,
les Révolutions de Paris (n° 152) se moquent de son
« maintien » un peu trop comparable à « celui des
tambours-majors à la tête de leurs troupes bruyantes ».
Enfin, si l’on peut se fier aux prétendus Mémoires de
Fleury , ouvrage amusant et tout de même précieux
de J. -B. Lafitte (1835-1837), elle était maigre. Elle
avait, lisons-nous, la poitrine « remarquable par la
plus grande concision ». Elle portait un corset « garni».
Non pour tromper les gens sans doute. Elle ne se
cachait pas de l’artifice. Même il lui arrivait, trop
\ . M,ue Mary Lal'on nous a cependant assuré qu’Olympe était blonde.
TROiS fëMmës dë la révolution
â8
« muse » et trop pétulante « d’accorder plus de saillie
d’un côté, à l’objet qui, de l’autre, semblait affecter une
plus humble forme ». (T. IV, ch. 5).
Une anecdote — « je ne sais si elle n’est pas un peu
exagérée », conviennent les prétendus Mémoires —
nous rend tout à fait sympathique, oserons-nous dire,
ce corset d’hypocrisie comiquement sincère. C’était à
un concert de Garat. Une dame, non loin d’Olympe, est
prise d’une rage de dents. On lui passe un flacon
« d’eau de la reine d’Hongrie », mais il faudrait un
peu d’ouate, et voilà ce qu’on ne trouve pas. La dame,
pleurant de douleur et aussi du chagrin de quitter le
concert, s’en allait donc, quand Olympe, « avec sa
vivacité méridionale », s’écrie : « Attendez ! » Alors
?
« elle plonge héroïquement sa main dans les fourni-
tures de sa couturière et, devant deux cents personnes,
en retire une poignée de coton de première qualité »,
qu’elle offre avec ces mots : « Prenez, prenez, Madame!
Ça sert toujours à quelque chose. »
Mais l’Olympe de J. -B. Lafitte est la femme déjà
mûre, vieillissante, non plus la courtisane.
L’ordinaire âpreté méprisante des Folies d'un mois ,
contre « la pauvre Mme de Gouges bien sotte, bien
vieille, bien laide et bien folle1 », fait plus précieuse
l’affirmation que voici : « Tout le temps qu’elle a été
jeune et jolie », elle a vécu « avec des gens bien
nés, riches et honnêtes »-\ La même gazette dit encore :
« à Paris » elle vit « les grands ».3 Desessarts, parlant
de ses dons intellectuels, ajoute qu elle les « perfec-
tionna » par « l’usage du monde »,
Seplième mois, numéro 4.
2. Idem , numéro ü.
-3. Huitième mois, numéro 3.
OLYMPE DE GOUGES
29
Il donne un renseignement d’un autre ordre, fort
curieux : « Les emportements et les fureurs dont elle
accompagnait ses amours » — traduisez : ses jalousies,
son despotisme ombrageux, orageux — contribuèrent
aussi à écourter sa période de gloire galante, en éloi-
gnant des hommes que son esprit, sa vive et souple ima-
gination eussent attirés ou retenus au déclin prématuré
de sa « fraîcheur ». On trouve d’ailleurs ce vers dans
l’épître de Gubières :
Comme ta voix jadis grondait les infidèles!
Le premier rêve d’Olympe de Gouges avait été d’être
la Ninon de son siècle. Mais elle était née pour échouer
dans tous ses desseins, à commencer par celui-là. Le
souvenir de la grande séductrice l’inspirera du moins
assez heureusement dans Molière chez Ninon , la meil-
leure de ses pièces de théâtre, ou plutôt la seule qui
ne soit pas mauvaise.
IÏI
MÉTAMORPHOSE DE LA COURTISANE EN FEMME DE LETTRES.
OLYMPE ET BEAUMARCHAIS. OLYMPE ET MERCIER. OLYMPE
ET LA COMÉDIE FRANÇAISE. LA VÉSUVIENNE DU THÉÂTRE.
Pour ce rôle de courtisane-reine où elle ne put se
hausser, elle avait cependant, avec sa beauté, avec ses
dons d’intelligence et d’imagination, une qualité de sur-
croît : l’esprit de mots. Ce n’était pas l'étincelant
bonheur, les trouvailles d’épigrammes, de lazzis du
30
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
merveilleux gavroche que fut Sophie Arnould. Mais
elle avait ses rencontres de moraliste et parfois, de prime-
saut, l’image assez heureuse. Ainsi, un jour, racontent
les Mémoires de Fleury , « à propos de certaines femmes
qui se vantaient beaucoup, tout en dénigrant les Ninons
modernes », elle dit à Mmc de Montesson : « La diffé-
rence qui existe entre ces prudes et les femmes fran-
chement galantes est celle qu’on remarque entre l’artiste
et l’amateur ». Une autre fois, elle appelait des vertus en
plein vent , celles qui, naïves et sans apprêt, résistent à
tous les assauts; et les vertus de charlatanisme, vertus
en espalier. Surtout, contre les gens qui lui déplai-
saient, à qui elle en voulait, ou qui se moquaient
d’elle, c’étaient des ripostes cinglantes, de mordantes
ironies, une verve à l’emporte-pièce. Elle avait
même plus de verve que d’esprit, au sens précis du
terme. C’était une éloquente, s'abandonnant au Ilot de
son intarissable parole; plutôt encore une stupéfiante
bavarde. « Elle parlait beaucoup à la fois, disent joli-
ment les Mémoires cle Fleury... Elle parlait en triples
croches, sans tousser ni moucher, pour ne point avoir
d’intervalle; sans gestes, et sans ponctuation aussi,
ayant calculé que sur chaque point et sur chaque vir-
gule, on pouvait rattraper une syllabe ». Ce que rou-
lait ce fleuve oratoire impétueux n’était pas toujours
mauvais, « au contraire », ajoutent les amusants
Mémoires : « Le chevalier Richard aurait trouvé de temps
en temps qu’elle n’était parente du bon sens qu’au
sixième degré ; mais il aurait trouvé, parfois aussi, que
d’elle on aurait pu dire : « C’est un vieux château où
il revient des esprits1 ».
1. L’abbé de Bouyon avait écrit, mais de la révolutionnaire : « Lasse,
fatiguée, elle assomme tous ceux qui ont le malheur de ne pas
OLYMPE DE GOUGES
31
Avec cela, quand on ne l’irritait pas, ou quand la
jalousie ne la rendait pas furieuse, la meilleure femme
du monde, et charmante de gaîté.
En outre, du temps de sa vie galante, une coquette-
rie agitée, chercheuse , dont il nous reste dans la préface
d’une de ses pièces cette confession gentille : « Je fai-
sais à la journée des toilettes éternelles pour m’em-
bellir. »
Un sourire de sa jeunesse est demeuré sur cette
phrase.
Quant aux toilettes, elles devaient être assez excen-
triques. A l’époque où la saisissent les Mémoires de
Fleury , elle se coiffait d’une « gaze libre et indépen-
dante », qui « bouillonnait sur sa tête et lui donnait
l’apparence d’une femme qui aurait reçu sur les cheveux
toute la mousse du savon d’un plat à barbe ». Il est
vrai qu’en ce temps-là, ayant réfléchi sur la circulation
du sang, elle ne voulait point la « gêner, et sur leur
trône obstruer les idées ».
Gomment, et quand au juste s’opéra la transforma-
tion de la courtisane en femme de lettres? En 1784,
la Comédie-Française reçut, sans d’ailleurs savoir
qu’Olympe de Gouges en était l’auteur, un drame,
Zamor et Mirza ou V Heureux Naufrage , qui finit par
être représenté en décembre 1789, sous le titre clair et,
alors, passionnant : V Esclavage des Nègres. C’était le
coup d’essai littéraire de l’amoureuse, et même Olympe
assure qu’elle fit cette première pièce en 1782. Elle
avait donc ou allait avoir trente-quatre ans, lorsque
lui vint l’envie — ardente, cela va sans dire — d’une
pouvoir lui échapper, fait la mouche du coche, bavarde, bavarde,
bavarde, qu’elle en sue et pue ». ( Folies d'un mois, 8° mois, n° 3).
32
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
gloire nouvelle et supérieure. La crise était fatale,
mais peut-être n’eût-elle éclaté que vers la quarantaine
si la beauté de la fougueuse Lais, plus résistante,
n’avait pas connu son automne si tôt. Aux premiers
avertissements trop sévères du miroir, la passion maî-
tresse de cette âme de feu, l’ambition, la jeta naturel-
lement au Satan de la littérature. Le cas littéraire
d’Olympe de Gouges, analogue à beaucoup d’autres en
l’histoire des femmes écrivains, semble, en effet, un
cas de possession. Rien ne put exorciser la malheu-
reuse, pas meme la Révolution, qui lui ouvrit, au con-
traire, une carrière nouvelle d’écrivain patriote, sans
la détacher de la littérature proprement dite, du théâtre,
du roman.
Joignons le désir d’augmenter ses ressources, à
l’heure où elle sent qu'elle ne peut plus compter sur
des amours prodigues. Ce sera bientôt l’hiver, et elle
en a le frisson, malgré l’espèce de fortune qui lui reste,
car, pour une femme habituée au luxe, à la dépense,
c’est peu.
Sur les quatre-vingt mille francs qu’elle aurait eus
« encore » en 1788, trente mille étaient représentés
par ses meubles; mettons qu’en 1782 elle possédât, ce
mobilier mis à part, près de cent mille livres. C’est
nous montrer, sans doute, généreux; et, à coup sûr,
pour une simple bourgeoise, c’eût été réellement une
fortune. Mais Olympe dira en 1789 : « Je suis pauvre »,
et elle sera sincère. Elle ajoutera non moins sincère-
ment : « J’ai la fierté qui convient à mon sort ». Son
orgueil, en effet, la soutint; mais, certainement, le
théâtre avait dû lui apparaître comme une source à la
fois de gloire et de revenus. Peut-être, aussi, sa cons-
cience, éveillée par l’approche de la retraite forcée,
OLYMPE DE GOUGES
33
commença-t-elle à lui montrer, vers 1782, comme peu
noble le métier de la galanterie. En 1789, du moins,
elle s’écriera : « Oui, citoyens, n’ayant pas de fortune,
j’ai entrepris de m’en procurer une par une noble
émulation. » Meme, l’année précédente, elle avait
déclaré : « Je prétends à l’émulation honorable des
hommes de mérite qui ont joint beaucoup de gloire à
une honnête aisance ». (Préface du Philosophe corrige).
Et déjà féministe : « Ne sera-t-il donc jamais permis
aux femmes d’échapper aux horreurs de l’indigence
que par des moyens vils? » Des moyens vils ! les seuls
auxquels elle dut, précisément, de n’être pas indi-
gente, quoi qu’elle prétendît. Jusqu’au bout, d’ailleurs,
de quoi vécut-elle? sinon des restes de sa prospérité de
courtisane, car le théâtre la déçut doublement, s’il l’avait
doublement attirée.
Joignons encore l’influence de ses relations dans le
monde des lettres. Peu à peu elle s’était fait un salon
littéraire. Et elle se répandait, en quête d’amitiés et
d’admirations d’écrivains. « Elle avait des vapeurs,
lisons-nous aux Mémoires de Fleury , lorsque dans le
monde elle ne se voyait pas environnée d’auteurs et
d’académiciens, non pas pour se laisser instruire par
eux, mais pour en être entourée, pour jeter sur eux son
éclat. Elle voulait les avoir, à peu près comme un
monarque a des gardes du corps. »
Elle lit présenter Y Heureux Naufrage à la Comédie
,par Suard, membre de l’Académie française et cen-
seur.
Dans une querelle avec l’acteur Florence de la Comé-
die, en 1787, semble-t-il, on la voit au bras de Cubières.
Puis la préface de Molière chez Ninon (1788) nous
apprend qu’avant de lire cette pièce au comité elle la
3
34
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
soumit à la critique des auteurs « les plus recomman-
dables du siècle », dont Palissot, Mercier, Lemierre.
Elle avait essayé de se faire un protecteur de Beau-
marchais, un collaborateur aussi, masqué. Elle lui
porta ou lui envoya, manuscrites, « ses premières pro-
ductions », sollicitant des conseils. Il en donna « par
écrit ». Mais il eut le malheur de trouver détestable une
pièce qui l’était, le Mariage inattendu de Chérubin.
L’hommage discipulaire, poussé jusqu’à l’emprunt des
personnages, l’avait môme, pensons-nous, quelque peu
irrité. Un jour, elle alla chez lui pour réclamer son
aide contre la Comédie, qui différait sans cesse la repré-
sentation de Zamor et Mirza : il ne voulut pas la rece-
voir, il la fit congédier par son suisse. Alors elle jura
de se venger. Nous n’avons pu mettre la main sur une
petite pièce, Réminiscence , où, paraît-il, sa rancune
s’épanchait; ce jet de bile ne ridiculisa, d'ailleurs,
aucune scène. Mais, ayant raconté sa visite dans la
préface du Mariage inattendu de Chérubin (1786), —
c’était une préfacière terrible, — elle accuse tout net
Beaumarchais, deux ans plus tard, de jalousie litté-
raire : « J’étais rivale de ses talents » et, pour ce pro-
tecteur du Sexe, « j’en devenais un homme redou-
table ». (Préface du Philosophe corrigé).
Il avait alors commis le crime de répandre le bruit
qu’elle n’était pas l’auteur de scs pièces; qu’elle avait
pour le moins des « teinturiers ». Elle en écume de rage
et fait à son ennemi la délirante proposition suivante :
« Je parie cent louis, vous en mettrez mille. En com-
paraison de nos deux fortunes, c’est vous faire une
offre très raisonnable. Je gage donc de composer, en
présence de tout Paris assemblé, s’il se peut, dans un
même lieu, une pièce de théâtre, sur tel sujet qu’on
OLYMPE DE GOUGES
35
voudra me le donner, ou de mon invention, quand on
me prendrait même au dépourvu. » IL faut détacher le
dernier trait, qui n’est plus de folie, mais d’un comique
touchant : « Les cent louis ou les mille louis du per-
dant seront employés à marier six jeunes filles. »
En 1788 elle connaissait, plus ou moins, Gailhava,
La Harpe et maints petits auteurs, faiseurs de vaude-
villes, gazetiers, critiques, pour lesquels, prétendra le
Petit dictionnaire des grands hommes et des grandes
choses qui ont rapport à la Révolution (1791), « elle se
serait fendue en deux ».
Elle connaît ou connaîtra Dulaure. En 1792, Bernar-
din de Saint-Pierre lui dira : « Vous êtes un ange de
paix. » Mais de tous les hommes de lettres qui, à des
degrés divers, furent les amis d’OIympe, c’est Mercier
qu’elle préférera, qui seul l’aima d’amitié vraie.
Fut-il son amant? L’inventaire officiel des papiers de
toute espèce ayant appartenu à Olympe de Gouges fut
déposé au greffe du tribunal révolutionnaire, le 22 fri-
maire an II (12 décembre 1793); la pièce est aux
Archives nationales (W. 293, dossier 210). Il y est
fait mention d’un paquet de lettres, « sur lequel
Mercier et Mme Degouge ». Il se trouvait d’ailleurs,
parmi ces papiers, bien d’autres choses qui, sans doute,
eussent permis d’élucider en cette biographie les points
obscurs, notamment un paquet de « vieilles lettres »,
une liasse « de lettres amoureuses », des lettres encore,
dont plusieurs de Duport, — évidemment Duport-
Dutertre, qu’Olympe sollicita pour son fils, — un Pré-
cis de la vie de V auteur ; sans compter des comédies et
des drames manuscrits, en abondance. Nous avons fait
des recherches ; nous en avons fait faire : tout semble
perdu. Mais il y a plus que de l’amitié, semble-t-il, dans
36
TROTS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
cette phrase d’Olympe, en 1788 : « M. Mercier, que je
chéris et que j’estime à plus d’un titre, est un parfait
honnête homme ». [Réflexions sur les hommes nègres).
En 1788, Mercier, qui publiait depuis six ans, à ses
heures, les volumes successifs de son admirable
Tableau de Paris, avait quarante-huit ans. Monselet,
dans une étude piquante sur l’homme et l’œuvre, —
celui-là aussi original que celle-ci, — dit qu’il était
alors « un peu gros » ; mais il avait la physionomie
la plus expressive, « l’œil ouvert et souriant, le
nez mobile, la bouche serrée, fine et spirituelle, un
grand air de franchise ». De son côté, bien que fort
défraîchie, Olympe, avec sa verve, son diable au corps,
— qui sait même si ce corps, de temps à autre, ne
se souvenait pas d’avoir été celui d une bacchante?
— pouvait séduire peut-être un écrivain de cet âge, au
caractère bizarre et fier, comme elle, et comme elle
très bavard. Et il y avait entre eux tant d’autres affi-
nités! J. -B. Lafitte a pu dire, dans les Mémoires de
Fleury : « Il me semblait voir en elle le frère cadet de
Mercier, ayant pris cornette et jupon, avec cette diffé-
rence que, pour écrire, Mme de G*** semblait mettre
toujours un fourreau à sa plume, et que Mercier ôtait
souvent ce fourreau qui fait écrire mat; mais, comme
Mercier, elle avait des idées de l’autre monde, qu’elle
pouvait faire adopter aux gens de celui-ci. Comme
Mercier, elle élait généreuse, bonne, compatissante,
humaine. »
Mercier, croyait-il à la transmigration des âmes?
C’était une des « idées de l'autre monde » d’Olympe
de Gouges, et Lafitte s’en amuse longuement. Elle
aurait eu chez elle une véritable ménagerie d’animaux
domestiques, chiens, chats, singes, perroquets, bou-
OLŸAJPE DE GOUGES
37
vreuils, et elle causait avec eux, leur faisait la lecture ;
elle leur avait donné des noms fameux, persuadée
qu’ils avaient, en des temps ignorés, vécu chacun une
vie d’homme ou de femme, illustre et douloureuse.
Son danois avait dû être un grand ambitieux; sûre-
ment il expiait un orgueil coupable sous cette peau de
chien. D’autre part, elle dira sérieusement que Mira-
beau fut une réincarnation de Démosthènes. ( Mirabeau
aux Champs-Élysees) .
11 se peut, d’ailleurs, qu’Olympe et Mercier se soient
connus deux ou trois ans plus tôt que nous n’avons
dit. C’est même à croire. En 1781, sans doute, il était
allé s’établir en Suisse, à Neufchàtel. Mais avant son
retour définitif, il rompit certainement plus d’une fois
son ban tout volontaire.
Et une singulière analogie de destinée put faire
naître avant 1788 la liaison, peut-être amoureuse, de
la femme auteur et de l’ancien dramaturge. 11 avait
eu dans sa jeunesse, contre la Comédie Française ,
des griefs pareils à ceux qui, de 1784 à 1790, s'accumu-
lèrent sur la route calamiteuse de la pauvre Olympe.
On avait ajourné indéfiniment la représentation d’une
pièce de lui reçue ; on en avait refusé deux ou trois
autres. N'arrivant pas à faire jouer /’ Heureux Naufrage ,
Olympe lut un acte, Lucinde et Cardenio , qu’on
n’accepta point, puis Molière chez Ninon, qu’on aurait
pu recevoir, mais dont le refus concerté s’aggrava
d’insolences comiques assez lâches. La victime se
vengea brillamment, du reste, dans la préface de la
pièce et encore mieux dans une brochure de cinquante
pages, les Comédiens démasqués (1790), récit complet
des vexations et perfidies qu’elle avait eu à subir.
Ce réquisitoire plein de verve montrait l’acteur
t'kois ëeMmës dë là révolution
38
Mole, à la ville, dans un rôle de fourbe et d’cxploiteuT
d’autant plus fâcheux que l’auteur berné et rançonné
était une femme. Elle disait ses cadeaux au puissant
comédien qui lui avait jovialement suggéré l’idée de
l’achat coûteux d’un « Parnasse en biscuit de porce-
laine » et de beaux orangers. Pour les dindes aux truffes,
venues de Montauban, qu’il avait digérées sans le
moindre remords, c’est elle qui avait eu l’initiative
totale. Volontiers nous soupçonnerions Mercier d’avoir
conseillé de fort près son amie dans cette œuvre de si
heureuse vengeance, où il devait goûter un plaisir
personnel rétrospectif. Il passait pour son teinturier
ordinaire. Selon nous, sauf peut-être à Molière chez
Ninon , il ne mit sérieusement la main à aucune pièce
d’Ülympe.
Sans parler de Zamor et Mirza , le Mariage inattendu
de Chérubin, V Homme généreux (1786), le Philosophe
corrigé (1788) et, de 1790 à 1793, le Couvent ou les Vœux
forcés, Mirabeau aux Champs-Elgsées, F Entrée de Dumou-
riez à Bruxelles — c’est à peu près tout ce qui fut imprimé
— composent un théâtre vraiment trop mauvais. D’autre
part, à la suivre il n’aurait plus eu d’heures pour lui-
même. « L’activité de dix secrétaires ne suffirait pas à
la fécondité de mon imagination — déclarait-elle dans
la préface du Mariage inattendu de Chérubin. — J’ai
trente pièces au moins. » Elle en convenait : beaucoup
étaient loin d’être bonnes, mais « j’en ai dix qui ne sont
pas dépourvues de sens commun ». En 1789, elle ne se
vantera pas encore d’avoir dramatiquement produit
davantage; seulement les trente pièces seront dignes
cette fois d’être mises « à l’étude»; — et en juin 1793,
dans son Testament politigue, il s’agira de « quelques
centaines » de manuscrits dont elle dira tranquille-
OLYMPE i)É GÔÜGEâ
39
ment : « Je les donne à la Comédie-Française. »
Certes, là, elle hâblait, et ferme. Mais quoi ! voici plus
fort, et c’est de 1792 : « Si quelque financier, amaleur
d’esprit et de gloire d’autrui, voulait faire l’acquisition
de mille et un manuscrits, je suis prête à traiter avec lui à
bon compte. » Or nous avons biendit qu’on trouva d’elle
quantité de pièces manuscrites ; mais quinze ou seize,
c’est beaucoup, il nous semble. Ajoutons-y des actes,
deux ou trois, comme les Démocrates et les Aristocrates ,
et un drame en cinq actes, le Danger du préjugé ou
r Ecole des hommes , non mentionné dans l’inventaire ju-
diciaire du 12 décembre, mais dont elle parle dans une
brochure de 1790 : on demeure étrangement loin au-
dessous du chiffre formidable accusé par elle.
Puis, les pièces de l’inventaire, est-ce qu’elles étaient
finies, toutes? IL y a aux Archives nationales une copie
du premier acte et des quatre premières scènes du
second d’un drame, la France saucée ou le t grande trôné,
qui devait avoir cinq actes; les eut-il? — Ce que l’on
possède est d’ailleurs absurde et fou. Avec la compli-
cité de Marat et de Robespierre, la reine a organisé
pour la nuit qui va venir, du 9 au 10 août, un abomi-
nable guet-apens où seront massacrés des milliers de
Jacobins, lancés contre le château par les deux traîtres.
«J'aime ces hommes entreprenants, dit l’Autrichienne,
comme l’appelaient les feuilles révolutionnaires, ils
possèdent l’art de tromper profondément les faibles
humains. » Barnave, par amour, mais plus encore far
ambition, veut enlever Madame Elisabeth, sœur du roi,
et l’épouser. Celle-ci n’a pas la force de résister au trou-
blant orateur, qu’elle adore. « Il faut, s’écrie-t-elle,
céder à vos transports... je suivrai mon époux. »
Olympe s’était donné un rôle dans ce drame. Elle
40
TROIS FEMMES DE LA REVOLUTION
se présente au château, demandant à voir la reine : son
but est d’essayer de sauver la monarchie d’un crime, en
montrant au bout la catastrophe. Elle est reçue par la
princesse de Lamballe, hautaine ; mais de son ironie
civique elle foudroie cette superbe; elle dit ce qu’elle
est venue dire, et elle sort fièrement, sur ce mot à un
domestique choqué de l’attitude : « Baisse les yeux,
rampant valet d’une esclave. » La reine, qui écoutait
cachée, va s’avouer « émue, frappée ».
Si Olympe avait voulu, du reste, elle aurait fait les
centaines de pièces dont elle s’attribuait la maternité
dans son Testament. Quatre heures lui suffisaient pour
un acte, vingt-quatre pour une grande pièce. Molière
chez Ninon lui prit six jours.
Infortuné Mercier, s’il avait dû tout lire et corriger !
Mais, pour le pamphlet contre les Comédiens, plus on y
réfléchit, plus l’on s’assure qu’il y collabora.
Avec un don réel de blague , une puissante gaîté ven-
geresse, en ses bonnes heures, Olympe de Gouges,
restée « peuple» et trop méridionale1, ignorante au sur-
plus, avait à être défendue contre elle-même en une
telle attaque de sa part, pour l’entier succès. Elle
n’eût pas réussi toute seule à se préserver, en ces cin-
quante pages, de ses graves défaillances ordinaires
d’écrivain tout d’instinct, de ses puérilités de véhé-
mence, des naïvetés extravagantes par où, si aisément,
elle se blessait de ses propres armes.
Dans la préface de Molière chez Ninon , il y a de ces
incartades : « Si j’avais été homme, il y aurait eu du
sang de répandu. Que d’oreilles j’aurais coupées! »
Plus loin, l’acteur Fleury lui ayant parlé avec inso-
1. Pourtant la caractéristique des Çuercinoises est le bon sens, la
solidité et la netteté de l’esprit.
OLYMPE DE GOUGES
41
lence : « Il ne m’aurait fallu qu’une épée et j’aurais
bientôt été une autre chevalière d’Eon. »
Dulaure assure qu’elle ne savait ni lire ni écrire.
C’est une erreur, mais il est vrai qu’on ne lui avait
pas meme appris à lire dans son enfance. Elle disait
en 1790 : « Moi qui à peine sais épeler le français. »
(. Départ de M. Necker et de Mme de Gouges). Ce n’était
point une vantardise à rebours, bien qu’elle fût trop
glorieuse de ne rien devoir qu’à la nature, et qu’elle
tint violemment à ce que nul n’ignorât son ignorance.
Cet orgueil à la publier, pour faire ressortir ce
qu’elle nommait sans peur son « génie », avait
assurément une habile doublure de précaution, et, par
là, demandait grâce au lecteur pour la surabondance
des solécismes, des termes impropres, des gaucheries
de tours. A l’occasion, elle retournait le lier vêtement
et montrait cette doublure, l’étalait. Combien plus
sage si elle s’était mise tout bonnement à s’instruire
de l’indispensable ! Un peu de grammaire l’eût mieux
servie qu’une intrépidité d’estime de soi, faisant « tro-
phée » de ne rien savoir, pour en présenter, l’instant
d’après, ses excuses. Et la lecture attentive de quelques
bons livres, en lui donnant le respect et, sans doute, la
jalousie du style, l’eut corrigée de son impuissance à
se corriger, qui l’empêcha de laisser même quelques
pages absolument écrites. C’était une improvisatrice,
parfois heureuse, ordinairement fort téméraire.
Pièces de théâtre, romans, brochures politiques,
placards, tout fut dicté. On a un petit billet de sa main,
aux Archives nationales ; mais l’écriture de ce billet,
les signatures qui se trouvent au même carton et
qui, d’ailleurs, varient — tantôt elle signe de Gouge ou
de Gouges avec Olirnpc ou Olympe, tantôt Olimpe
4 Ï
Trois fëmmës dë la révolution
Degouges — témoignent assez que le maniement de la
plume lui fut jusqu’à la lin très pénible. Il s’est vendu,
à différentes époques, des lettres d’elle; nous ne les
connaissons pas, mais Y Amateur d' autographes nous
en est garant : une seule exceptée, d’une page, entiè-
rement de la main d'Olympe, il n’y avait d’autographe
dans les autres que la signature. — Même, arrêtée, de
la Mairie où elle est détenue, elle dicte ses lettres ;
elle les dictera dans ses deux prisons, enfin à la Con-
ciergerie, le 2 novembre, après sa condamnation, et
le 3, où elle fut décapitée. Sa dernière lettre, — à son
fils, pour lui crier parmi ses larmes son désespoir de
mère, — elle essaiera, il est vrai, de la finir elle-même.
Elle tracera difficilement quelques lignes, une dizaine,
d’une orthographe encore pire que l’écriture. Celle-ci
monte laborieuse, volontaire, celle-là rend presque
indéchiffrables des mots importants. Misérable adieu,
plus douloureux au cœur de l’être tant au regard. Nous
l’oubliions il y a un instant; il faut le joindre au petit
billet que nous avons dit...
En 1848, il y eut des femmes qui s’appelèrent les
Vésuviennes. Avec son ignorance dans ses illusions,
avec sa déplorable fougue de fécondité, Olympe de
Gouges apparaît en définitive, dans son théâtre, Molière
chez Ninon restant à part, la Vésuvienne du puéril
ou du hanal, du médiocre ou du pire. Cependant elle
n’avait pas tort quand elle parlait de ses dons. Il
y avait dans cette tête brûlante du génie en puissance;
il y resta.
ÔLŸMPE DE GOUGES
43
IV
OLYMPE ET LA RÉVOLUTION. LA ROYALISTE PATRIOTE. LA
RÉPUBLICAINE. ELLE VEUT DÉFENDUE LOUIS XVI.
SON ARRESTATION.
« Personne n’ignore que j’ai élevé publiquement la
voix la première contre le despotisme ». ( L’esprit
français , 1792). A partir de la Révolution, ce fut un de
ses orgueils : non seulement elle l’avait prévue, — et
« depuis quinze ans », assurait-elle, — mais elle avait
énergiquement contribué à la préparer. Pour un peu
elle eût dit qu’on la lui devait. Combien de fois rap-
pela-t-elle ses premières brochures patriotiques, anté-
rieures effectivement à l’ouverture des Etats généraux!
Deux, même, sont de 1788. Ce qu’elle oubliait, c’est
qu’il y avait eu cette année-là beaucoup d’autres ou-
vrages politiques, nés comme les siens du grand souftle
précurseur de la Révolution.
Mais elle faisait remonter ses titres de pionnière
« patriote » jusqu’à son drame de Zarrtor et Mirza.
« Cette production, devenue célèbre par les Sociétés
qu’elle a produites, disait-elle après le 10 août,
dans le Compte inoral rendu , où elle répondait aux
accusations de Léonard Bourdon, n’est pas, pour con-
fondre mes ennemis, une demi-preuve pour moi.
D’ailleurs, poursuivait-elle, « ma démocratie et ma
philosophie effrayaient depuis longtemps les esclaves
de la cour ; mes remarques, mes bons mots sur la
dépravation de cette cour perfide sont connus : on les
a cités dans différentes circonstances ».
44
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
Le certain est que Zamor et Mirza, littérairement
ridicule, était une pièce révolutionnaire de tendance.
Pour larmoyant qu’il fût, et compliqué d’une his-
toire de reconnaissance entre une tille naturelle et son
père, le plaidoyer en faveur de deux Noirs aboutissait
sentimentalement à la condamnation de l’esclavage.
Or, l’esclavage, la Révolution n’osa l’abolir que le
16 pluviôse an 11 (4 février 1794). La représentation
du drame, en décembre 1789, sous le titre que l’on
sait : L’ Esclavage des Nègres , ne fut pas troublée seu-
lement par ceux qu’il ennuyait ou qu’il amusait trop,
mais par des colons ou de leurs amis. Olympe pré-
tendra qu’une cabale avait été organisée par eux.
Bornons-nous à la note du Moniteur sur cette première :
« Vingt fois les clameurs opposées de deux partis,
dont l’un était protecteur et l’autre persécuteur, ont
pensé l’interrompre. Avant le lever du rideau, le
trouble était dans la salle ». (Numéro du 31 décembre).
Olympe était donc bien, à ses yeux, une révolution-
naire, non pas de la veille, comme on dirait mainte-
nant, mais de l’avant-veille.
Quant au « don de prophétie », par où, antérieure-
ment à la conception meme de Zamor et Mirza , elle
aurait annoncé les changements de 1789, elle en citait
cette preuve dans la préface de Mirabeau aux Champs-
Elysées : — Se trouvant, en 1777 ou 1778, à la porte de
la Comédie-Française, au moment où la reine y arri-
vait, « jeune, élégante », semblable « à nos petites
maîtresses les plus recherchées », ce qui faisait courir
dans la foule un léger murmure, elle s’écria : « Adieu
la majesté royale ! Un jour, cette reine versera des
larmes de sang sur son inconséquence. »
Cependant, sa première brochure : Lettre au peuple
OLYMPE DE GOUGES
45
ou Projet d'une caisse patriotique, était aussi modérée
sous le point de vue politique que sagace et généreuse
au point de vue social. Elle blâmait les « discours » ou
« écrits séditieux » par lesquels on excitait le peuple.
Elle louait la bonté, la clémence du Roi. Elle ne vou-
lait pas qu’on fît aucune réforme dans la maison du
maître de « la première cour de l'Europe » ; elle en
considérait l'éclat comme nécessaire pour « la vénéra-
tion » dont les sujets devaient entourer le monarque,
et aussi pour inspirer à l’étranger « la plus haute idée
des ressources de la Nation ». Mais par là elle était
d’accord avec le sentiment général du Tiers. Ce qui
lui fait grand honneur en ce premier opuscule patrio-
tique, c’est Tardent souci qu’elle y montre de la misère
populaire, à Paris et en province. On la sent émue
d’une pitié large et profonde. Ce que nous appellerions,
d’un terme alors inconnu, son altruisme , ou encore,
sa passion de solidarité, se manifestent en des lignes
qui la font aimer, et dans la proposition d’un impôt
volontaire comme remède au déficit.
Peu après cette Lettre au 'peuple , parurent ses
Remarques patriotiques , puis le Bonheur primitif de
l'homme. « Le premier de ces deux ouvrages, dit-elle
dans sa réponse à Bourdon, traitait énergiquement des
misères du peuple (c’était à l’entrée du grand hiver).
Cet imprimé effraya les riches particuliers et la cour.
La bienfaisance se répandit avec profusion sur les
pauvres manouvriers sans travail. Je proposai les
ateliers publics ; on les adopta; et je puis me glorilier
d’avoir électrisé les cœurs de cette sainte humanité. »
De la première des deux brochures, citons quelques
traits : « Le peuple soutire et le monarque gémit...
Dans une semblable calamité, barons, marquis, comtes,
46
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
ducs, princes, évêques, archevêques, éminences, tout
doit être citoyen. » — Une « quantité innombrable
d’ouvriers » sont « sans état et sans pain... Le riche
impitoyable cache son argent. » — 11 faut faire des
« exemples effrayants » contre les agioteurs et les
accapareurs ; ouvrir des maisons de refuge « pour les
vieillards sans force, les enfants sans appui », pour les
veuves de la classe ouvrière « qui perdent leurs maris
subitement », procurer du travail aux ouvriers valides
dans ces mômes asiles, livrer enfin les terres en friche,
soit à des sociétés, soit à des individus qui en rece-
vraient chacun « la portion qu’il pourrait cultiver ».
Et elle revient sur son projet de Caisse patriotique, en
y joignant un projet d’impôt sur le luxe... Mais,
d’autre part, c’est le royalisme enthousiaste de la
Lettre au peuple , encore plus exalté, plus tendrement
confiant. Elle a vu, dans un songe, le Roi et la Reine
sur un char; à côté d’eux, un arbre pliant sous le faix
de fruits « superbes » ; la Reine secoue les branches
merveilleuses, et les fruits tombent aux mains du
peuple qui s’agenouille.
« La révolution s’opère », autrement dit, les Etats
généraux se sont réunis. — Elle court à Versailles.
C’en est fait, du moins elle le croit, des rêves de succès
dramatiques. « Laissant là comités, tripoteries, rôles,
pièces, acteurs et actrices, je ne vois plus que plans de
bonheur public ! » [Les Comédiens démasqués). Cepen-
dant elle n’avait pas oublié, dans les Remarques patrio-
tiques, les dieux et déesses du tripot, dont elle propo-
sait qu’on prît « la moitié de leurs profits tous les ans
jusqu’à la liquidation de la dette nationale ». Elle
étendait sans doute l’idée d’un impôt sur les théâtres
à toutes les scènes parisiennes et de province. Dans
OLYMPE DE GOUGES
47
le Bonheur primitif de l'homme , elle demandait la
création d’an second Théâtre Français ; on l’appellerait
le Théâtre National ; et dans le plan qu’elle traçait
pour l’organisation et le fonctionnement de cette
nouvelle institution dramatique d’Etat, se donnait car-
rière son féminisme. Elle voulait que ce second Théâtre
Français fût «celui des femmes». On n’y jouerait que des
piècesde femmes. Si, toutefois, la production féminine ne
suffisait point, on se rabattrait sur les pièces « morales »
d’auteurs masculins « estimables » ; et cette espèce
de parenthèse contre une objection à prévoir lui est
une occasion de citer Mercier, de publier ici l’admira-
tion de son amitié pour le théâtre de ce dédaigné de la
Comédie, où se trouve, déclare-t-elle, un sentiment
« vrai », « des situations déchirantes ».
En politique elle demeure d’une modération telle
qu’elle dictera huit pages sous ce titre : Pour sauver la
pairie , il faut respecter les trois ordres. Puis c’est le
Cri du sage , où elle dénie au Tiers « le droit de légi-
férer à lui seul ». Et c’est le Discours de V aveugle aux
Français , où, secrètement entichée d’ aristocratie , béton-
nante patriote demande : « Qu’importe au roi, qu’im-
porte au citoyen affligé, qu’importe au peuple malheu-
reux, qu'on délibère par tête ou par ordre ? »
Cependant, les trois ordres s’étant réunis le 27 juin,
X Assemblée nationale — suivant le nom que le Tiers
s’était donné le 17 — se trouva réellement formée.
Olympe en est ravie. Elle exprime sa joie dans Mes
vœux sont remplis. Mais quelle idée, peu après, de
demander la suspension des séances pendant « un
mois ou six semaines » ! Ce n’eût pas été le bon
moyen de calmer les têtes, ainsi qu’elle l’espérait : au
contraire; mais cela prouve combien elle était, à son
48
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
insu, réactionnaire politiquement, en 1789. A son
insu et, tour à tour, de façon très consciente.
Elle veut la suppression des « abus » ; elle rêve et
propose des réformes humanitaires qui pourraient faire
dire qu’elle était socialiste — ses « ateliers publics »,
n’est-ce point les « ateliers nationaux » de 1848 ? —
et d’un autre côte elle tremble d’une peur religieuse
au pressentiment d’innovations successives dans l'ordre
politique, gagnant peu à peu jusqu’aux « fondations »,
ainsi qu’elle parlait, de « la monarchie française ».
L’édifice monarchique, tel que Louis XIV l’avait
achevé, était pour elle presque tout sacré. « Quatorze
siècles de travaux n’ont fait qu’améliorer sa bonne
constitution. » C’est folie de penser à le changer. Et on
y pense, se lamente-t-elle : « Quel temps! » ( Discours de
l'aveugle). Elle admire Necker, mais il faudraitrappeler
Calonne,« véritable homme d’Etat, et qui me paraît inno-
cent ». Elle voudrait « les unir, les voir placés tous deux
à la tête du Conseil ». Bailly lui impose : c’estun «homme
de poids, de mérite », il a le « ton noble ». Mirabeau,
pour l’instant, lui plaît beaucoup moins. Elle se pas-
sionnera pour La Fayette ; mais quelle horreur pour
les journées d’octobre, pour les « infâmes brigands qui
ont assailli et repoussé les gardes du corps, enfoncé les
portes du palais de nos rois, égorgé sans pitié des sen-
tinelles qui devaient mourir dans leur poste, violé
l’appartement du souverain et poursuivi la reine jusque
dans son lit »! (. Départ de M. Necker et de Mme de
Gouges). Dans la même brochure elle parle avec enthou-
siasme du marquis de Favras, iniquement condamné
d’ailleurs. Croyant son roi en danger, se dévouant à
préparer la fuite de la famille royale, il fut « la vic-
time d’un héroïsme louable », et il est mort « en grand
OLYMPE DE GOUGES
49
homme ». Elle prédit la contre-révolution pour avant
peu, si l’on n’enraie pas; sur la France de cette année
1790 elle « verse des larmes de sang ».
Un mot résumerait tout : c’est une femme de l’an-
cienne France. La Révolution l’attire et l’épouvante.
Elle va bien au-delà, sous des points de vue qui lui sont
propres : en philosophe sensible ou, à mieux dire, en
créature de grand cœur; mais la vieille société monar-
chique et aristocratique avait pénétré son imagination
du charme qu’un mot de Talleyrand a immortalisé sur
la douceur de vivre aux années brillantes d’avant 1789.
Elle est « peuple », mais également aristocrate; elle
est xviii6 siècle.
Le départ des princes après le |14 juillet et les journées
d’octobre la désole. Elle supplie le Roi de les inviter
à revenir, de leur en donner l’ordre. Gela tournera
chez elle à l’idée fixe. Elle voudra un jour que
Louis XYI l’envoie auprès de Monsieur et du comte
d’Artois pour les ramener en France. Elle était, bien
entendu, pour le veto royal absolu.
Mais ces brochures qui se succédaient si rapidement
trouvaient-elles beaucoup de lecteurs? faisaient-elles à
Olympe un public politique ? On l’a vue se vanter du suc-
cès des deux premières ; pourtant, avant la fin de 1789,
elle gémit déjà de ce qu’on « dédaigne les projets d’une
femme », — En avril 1791, elle se plaindra de l’Assem-
blée nationale avec un orgueil amer : « Je dénonce,
dira-t-elle, son indifférence pour moi à la postérité-
Elle a reçu la collection de mes ouvrages, chaque
membre en particulier; le seul qui m’a témoigné sa
gratitude est l’incomparable Mirabeau. » Mirabeau, en
effet, lui avait écrit en 1789, à propos du Discours de
l'aveugle aux Français : « Jusqu’ici, j’avais cru que les
50
TROIS FËMMËS dë la révolution
grâces ne se paraient que de fleurs, mais une concep-
tion facile, une tête forte, ont élevé vos idées; et votre
marche, aussi rapide que la Révolution, est marquée,
comme elle, par des succès. » — En septembre 1791,
nouvelles lamentations. On l’accuse d’aristocratie, et
même certains députés « opinent, m’a-t-on dit, que je
suis folle ». Elle se défend, hélas! comme il suit, dans
son Repentir de Mme de Gouges : « Occupée depuis
quelques jours à donner la dernière main à un ouvrage
majeur, j’apprends dans ma solitude que l’Assemblée
nationale a terminé la Constitution. Désespérée de
voir ce chef-d’œuvre achevé avant d’avoir pu commu-
niquer mes idées, une noire vapeur s’empare tout à
coup de mes sens et de ma raison; je sors de chez
moi, avec l’intention de faire un mauvais coup; j’allais
me précipiter dans la rivière et je tombe dans l’écueil
aristocratique. Que pouvais-je faire de pis? j’arrive
chez mon imprimeur sans manuscrit; je dicte au com-
positeur Y Avis pressant au roi , je ne le quitte pas qu’il
n’ait fait gémir la presse. » Et cet Avis pressant, qu’elle
va « porter partout », excite les colères ou les risées
qu’elle aurait dû craindre et dont se désole son Repen-
tir, non moins fou dans cette franchise boutïonne
d’explications.
Ses premières brochures étaient anonymes. Cela peut
surprendre de sa vanité. Mais elle avoue qu’elle met-
tait ses amis dans la confidence, et aussi « tous ceux »
à qui elle adressait ces « productions ». Les journaux
les recevaient, il va sans dire, avec prière d’en parler.
Et quelquefois la requête avait le ton d’un ordre. Le
Journal de Paris n’ayant pas rendu compte de la
Lettre au peuple, ni des Remarques patriotiques , Olympe
se fâche, menace. Pourtant il vaut mieux se taire que
OLYMPE DE GOUGES
51
la railler. Au rédacteur du Petit Almanach de nos
Grandes femmes (1789), qui a eu ce dernier courage,
elle propose un duel au pistolet « à trois pieds dans
la terre et à quatre de distance ». Elle ajoute même
dans sa fureur et son mépris : « Je vous donnerai
l’avantage du premier coup, persuadée que vous trem-
blerez assez pour me manquer. » Puis devinerait-on
pourquoi elle avait d’abord résolu de garder l’anonyme
devant le public? Parce que, disait-elle, son nom « de-
viendrait trop fameux », ce qui pourrait l’enorgueillir,
lui enlever sa « simplicité » naturelle. La foule ayant
mis peu d’empressement à la troubler dans cette « sim-
plicité »,elle signa. L o, Discours de V aveugle aux Fran-
çais parut avec son nom, qu’elle se décidait « à faire
sortir du sein des ténèbres », afin, selon elle, qu’on ne
lui contestât plus la paternité de ses ouvrages.
En 1790, elle fut un instant si découragée que l’idée
lui vint de quitter la France. Mais, à travers tout, sa foi
dans son «génie» en politique resta entière. Elle pourra
dire qu’elle est née malheureuse, se croire persécutée des
hommes et du destin, elle demeurera convaincue que «le
ciel l’inspire ».
En réalité sa première illumination est du 21 juin 1791,
jour où la fuite du roi la lit brusquement républicaine.
La duplicité de Louis XVI qui, le 23 avril précédent,
avait dit à une députation de la Constituante : « Si
l’Assemblée pouvait lire au fond de mon cœur, elle n’y
verrait que des sentiments propres à justifier la con-
liance de la nation », fit une telle impression sur la
sensibilité d’Olympe que subitement cette royaliste-
patriote se trouva d’accord avec le Paris révolutionnaire
le plus avancé, pourdemander la déchéance du « traître ».
Le mot est d’elle. Or, la déchéance, suivie de la procla-
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
52
mation de la République, ce n’était pas une folie ;
c’était la Révolution sauvée des crises par lesquelles il
lui fallut passer l’année suivante pour se libérer de la
royauté, et qui rendirent fatale, après le 10 août, la
condamnation du roi vaincu et prisonnier, puis l’exé-
cution de la sentence le 21 janvier 1793. Il est vrai que
Louis XYI, ramené de Varennes à Paris, consigné aux
Tuileries sous la garde de La Fayette, et suspendu de
toutes ses fonctions par l’Assemblée qui en avait assumé
le poids dès le 21 juin, émut de pitié la républicaine
d’un jour, la refit royaliste. Avec un tendre et subtil
repentir, elle distingua dans la brochure : Sera-t-il roi?
ne le sera-t-il pas? entre l’homme et le roi, celui-ci
coupable, celui-là poussé à bout par « des vexations
continuelles », égaré par des conseils perfides, bref, in-
nocent. Conclusion à la fois illogique et prévue : il faut
rendre au roi son pouvoir. C’est d’ailleurs, comme on
sait, ce que fit l’Assemblée, profondément monarchiste.
Cependant l’irréparable malheur que fut l’arres-
tation de Varennes avait désolé Olympe de Gouges. Du
moins, après le 10 août, jugeant avec un sens politique
remarquable l’erreur de la Constituante à l’égard de la
royauté maintenue, mais dégradée, Olympe affirmera
qu’elle avait « prévu » les résultats inévitables et
lamentables d’une telle contradiction. Elle trouvera
cette formule heureuse : « L’Assemblée constituante
avilissait les tyrans et les conservait » ; d’oû, néces-
sairement, dira-t-elle, « un gouvernement monstrueux»,
puis la journée de sang où sombra ce qu’on s’était
obstiné à garder de monarchie.
Une des raisons du succès de la Révolution , d’Edgar
Quinet, fut le développement de cette vue d’Olympe.
Non pas, certes, que l’historien-philosophe si con-
OLYMPE DE GOUGES
53
vaincu, si probe, doive être soupçonné de plagiat. Sans
aucun doute il ignorait le Compte moral rendu , où
se trouve la juste et forte idée, mais la rencontre
est curieuse. « Que de sang n’eut-on pas épargné ! »
s’écrie-t-il, si l’on avait prononcé le divorce entre le
principe monarchique et le droit nouveau ou national,
le jour où il n’y eut plus « d’alliance ni de réconcilia-
tion possible ». 11 est vrai que ce jour, Quinet le fixe
presque au début du grand conflit, en 1789, après l’insur-
rection triomphante des 5 et 6 octobre. Il n’a pas tort,
mais c’est après le 21 juin surtout qu’il rend sensible
l’incompatibilité des deux principes. Relisez le cha-
pitre de la Révolution intitulé : Faux jugements portés
sur T évasion de Louis XVI. C’estd’une admirable dialec-
tique. Or, non seulement dans une brochure d’Olympe
de Gouges, dont nous n’avons pas encore parlé et qu’il
faut rapprocher du Compte moral rendu , — la Fierté de
! innocence (1792), — il y a ce cri, motivé par le 10 août :
« Si l’on avait voulu m’écouter ( lors de la fuite du roi
spécialement ), que de sang on aurait épargné! » mais
c’est aussi dans cette Fierté de V innocence , qualifiée
par Michelet de « très noble pamphlet », qu’il y a sur
Louis XVI reconnu à Varennes : « Combien j’ai maudit
son arrestation ! »
Une nouvelle et bizarre idée féministe e$t à noter
maintenant dans : Sera-t-il roi ? ne le sera-t-il pas? En
rendant au malheureux ses fonctions constitutionnelles,
disait Olympe, on exigerait qu’il réformât sa maison,
et surtout celle de Marie-Antoinette, auprès de qui l’on
remplacerait les ci-devant duchesses, princesses et
marquises par une « garde nationale de femmes ». Ces
citoyennes armées surveilleraient également Madame
Royale et Madame Élisabeth,
TROTS FEMMES DE LÀ RÉVOLUTION
54
Jusqu’au 10 août, elle va désormais battre la campagne.
Tantôt réactionnaire, tantôt Girondine ; partisan d’une
guerre de propagande, déclarant : « La France, étant
devenue la mère de tous les peuples, doit détruire tous
les tyrans de la terre » (avril 1792), puis, dans la même
brochure, le Bon sens français, condamnant la fête des
soldats de Châteauvieux, qui fut une manifestation pa-
cifique enthousiaste des sentiments du Paris populaire.
Elle avait dédié le Bon sens français aux Jacobins.
Ceux-ci ayant refusé l’hommage, elle les attaqua furieu-
sement, sans penser qu’elle se rendait ridicule. Elle
appelait leur club « un repaire de scélérats », « une
caverne de brigands ». ( Grande éclipse du soleil jacobi-
niste et de la lune feuillantine , mai 1792).
Enfin, le dimanche 3 juin, elle eut la gloire fâcheuse
de parader dans une cérémonie officielle, qui sembla,
suivant le mot de Robespierre, « une représaille à
la fête de la liberté des soldats de Châteauvieux ».
[Le Défenseur de la Constitution , n° 4). C’était effecti-
vement la fête de la Loi , célébrée en l’honneur de
Simoneau, maire d’Etampes, assassiné le 3 mars,
sur la place du Marché d’Etampes, dans une émeute
provoquée par la rareté des subsistances et la cherté
des grains. Le 18 mars, l’Assemblée avait décrété
qu’il serait décerné à Simoneau des honneurs funèbres,
puis, le 12 mai, que la cérémonie serait « natio-
nale », « consacrée au respect de la loi ». Le 20 mai,
Olympe de Gouges se présenta, suivie d’un petit
groupe de citoyennes, à la barre de l’Assemblée, et
lut une pétition patriotico-féministe, dont voici le plus
intéressant : « Que toutes les femmes, couvertes du
crêpe de la douleur, précèdent le sarcophage, et qu’une
bannière, où sera représentée l’action héroïque de ce
OLYMPE DE GOUGES
grand homme, avec celte inscription : A Simoneau les
femmes reconnaissantes , soit déposée par elles au Pan-
théon français, si le Champ de Mars nous est fermé.
Rappelez-vous que, chez les peuples les plus fameux,
les femmes couronnaient les héros... Ouvrez-nous la
barrière de l’honneur, et nous vous montrerons le che-
min de toutes les vertus. » Cela fut applaudi, mais il
n’y eut guère, le 3 juin, derrière Olympe, que le petit
groupe féministe du 20 mai.
L’ardente publiciste avait rêvé mieux. Elle avait
envoyé au Courrier des quatre -vingt-tr ois départements
un «Projet de cortège des dames », où, Perrette poli-
tique, elle s’admirait déjà conduisant deux longues
colonnes de femmes et de jeunes filles. Son imagination
s’enchantait du spectacle des couleurs, les jeunes filles
tout en blanc, les femmes mariées en robe blanche,
mais de noir voilées, et couronnées de roses, la ceinture
tricolore, et les veuves tout en noir, avec « une cou-
ronne de saule pleureur ». Et elle voyait cent de ces
jeunes femmes suivant la bannière, « avec des corbeilles
pleines de fleurs et des vases remplis de parfums »,
d’autres portant des couronnes de laurier, entrelacées
de myrte, les veuves autour du sarcophage, les jeunes
filles en grand nombre derrière une magnifique cou-
ronne civique, portée par l’une d’elles.
Hélas ! (mot qu’on est trop souvent tenté d’écrire
dans une biographie d’Olympe) le même journal qui
publiait ce Projet y opposait, en sa description de la
fête, une « réalité » d’autant plus triste que les dix ou
douze suivantes de la pauvre Perrette n’avaient nulle-
ment brillé parleur tenue. « C’est au public qui les a
vues, disait-il, à juger, par leur extérieur, ce qu’elles
pouvaient être. »
56
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
L’organisatrice de ce fiasco y gagna seulement de
devenir plus impopulaire — de l’impopularité mala-
droitement accrue d’une Pompe funèbre où, raconte
encore le même journal, on vit la Loi tenant à la
main une épée nue, et aussi « un monstre menaçant,
gueule béante armée de dents, et traversé d’une pique »,
dont on put se demander s’il ne figurait pas injurieuse-
ment le Peuple. Néanmoins les Révolutions de Paris
du 21 juillet 1792 montrent « la dame de Gouges » para-
dant de nouveau, dans le cortège du 14, « à la tête
d’un groupe de femmes »L
Elle avait écrit à Petion le 18 juin pour qu’il empê-
chât « la descente du faubourg Saint-Antoine aux Tui-
leries ». « Je n’aime pas pins le roi des Tuileries que
le roi du faubourg Saint- Antoine... Mais la Constitution
nous donne celui des Tuileries ; il faut savoir le res-
pecter. » (Arcb. nat., W. 293, dossier 210). La journée
du 20 juin la désola donc. Mais elle qualifiera de
« sainte » l’insurrection du 10 août, qui la refit répu-
blicaine1 2. Elle le fut à sa manière, il est vrai, jusqu’à
1. « Elle semblait dire aux spectateurs curieux de la connaître : —
Regardez-moi bien; c’est pourtant moi qui m’olfris pour médiatrice à
nos députés ; c’est moi qui, la première, leur présentai le rameau
d’olivier. » En effet, « huit jours auparavant », elle « avait mis son
nom au bas d’un placard précurseur de la fameuse motion de l’évêque
Lamourette » ; motion qui, le 7 juillet, réconcilia... pour quelques
heures, comme on sait, Feuillants, Brissotins et Robespierristes , dans
la Législative. Ce fut la séance du baiser Lamourette. Quant au
placard dont parlent les Révolutions de Paris , il était intitulé : Pacte
national.
Il en est question dans les Proces-verbaux de la Législative à la date
du 5 juillet (séance du soir) : « Madame Degouge (sic), citoyenne de
Paris, propose un pacte social pour abolir toutes les factions. Son
Adresse est renvoyée au Comité des pétitions. »
2. Adresse au Don Quichotte du Nord, 1792. Après l’établissement de
la République, une de ses prétentions fut même d’être « née avec un
caractère républicain ». ( Œuvres de la citoyenne de Gouges, dédiées à
Philippe ).
0LY3IPE DE GOUGES
57
vouloir défendre Louis XYI. Elle s’offrit pour cette
tâche à la Convention, le 15 décembre ; et ce fut le coup
dont elle-même s’acheva dans l’opinion des clubs et
des journaux. Cependant, c’est bien l’acte sublime de
sa vie.
Doublement sublime, car il ne jaillit pas de la seule
pitié, mais, plus encore, d’une seconde et supérieure
illumination politique chez Olympe de Gouges.
Le malheur est que la lettre où l’héroïque voyante fit
son offre à la Convention laisse tant à désirer au point
de vue littéraire. Deux ou trois formules y sont cepen-
dant remarquables. Nous la donnons ici, non d’après
le Moniteur , où elle parut tronquée, mais d’après le
manuscrit, exposé sous vitrine au Musée des Archives
nationales :
« Citoyen Président,
« L’univers a les yeux fixés sur le procès du premier et du
dernier roi des Français. Je m’empresse de faire passer à la
Convention nationale les lettres originales qui m’ont été
écrites par les sieurs Brissac et Laporte. — J’y joins cinq
cents exemplaires de mon Compte rendu .
« Citoyen Président, un intérêt plus grand m’occupe
aujourd’hui : celui de la gloire de mon pays. Je m’offre, après
le courageux Malesherbes, pour être le défenseur de Louis.
Laissons à part mon sexe ; l’héroïsme et la générosité sont
aussi le partage des femmes, et la Révolution en offre plus
d’un exemple. Mais je suis franche et loyale républicaine,
sans tache et sans reproche ; personne n’en doute, pas même
ceux qui feignent de méconnaître mes vertus civiques. Je
puis donc me charger de cette cause.
« Je crois Louis fautif comme Roi ; mais dépouillé de ce
titre proscrit, il cesse d’être coupable aux yeux de la Répu-
blique. Ses ancêtres avaient comblé la mesure des maux de
la France ; malheureusement la coupe s’est brisée dans ses
mains, et tous les éclats ont rejailli sur sa tête. Je pourrais
58
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
ajouter que, sans la perversité de sa cour, il eût été peut-
être un roi vertueux. Il suffit de se rappeler qu’il détesta
les grands, qu’il sut les forcer à payer leur dettes, et qu’il
fut le seul de nos tyrans qui n’eut point de courtisanes et
qui eut des mœurs primitives. Il fut faible ; il fut trompé ; il
nous a trompés ; il s’est trompé lui-même. En deux mots
voilà son procès.
« Citoyen Président, je ne déduirai point ici les raisons
que j'ai à alléguer pour sa défense. Je ne désire que d’être
admise par la Convention et par Louis Capet à seconder un
vieillard de près de quatre-vingts années, dans une fonction
pénible qui me paraît digne de toute la force et de tout le
courage d’un âge vert. Sans doute, je ne serais point entrée
en lice avec un tel défenseur, si la cruauté aussi froide
qu’égoïste du sieur Target n’avait enflammé mon héroïsme
et excité ma sensibilité. Je puis mourir actuellement; une
de mes pièces républicaines est au moment de sa représen-
tation. Si je suis privée du jour à cette époque peut-être glo-
rieuse pour moi, et qu’après ma mort il règne encore des
lois, on bénira ma mémoire, et mes assassins, détrompés,
répandront quelques larmes sur ma tombe. Mon zèle pourra
paraître suspect à Louis Capet : ses infâmes courtisans
n’ont, sans doute, pas manqué de me peindre à son esprit
comme une cannibale altérée de sang ; mais qu’il est beau de
détromper ainsi l’homme malheureux et sans appui !
« Qu’il me soit permis d’ouvrir à la Convention nationale
une opinion qui m’a paru digne de toute son attention !
« Louis le Dernier est-il plus dangereux à la République
que ses frères, que son fils ? Ses frères sont encore coalisés
avec les puissances étrangères, et ne travaillent actuellement
que pour eux-mêmes. Le fils de Louis Capet est innocent, et
il survivra à son père ; que de siècles de divisions et de
partis les prétendants ne peuvent-ils pas enfanter ! Les
Anglais occupent dans l’histoire une place bien différente de
celle des Romains. Les Anglais sont déshonorés, aux yeux
de la postérité, par le supplice de Charles Ier ; les Romains
se sont immortalisés par l’exil de Tarquin. Mais les vrais
républicains eurent toujours des maximes bien plus élevées
OLYMPE DE GOUGES
59
que celles des esclaves. 11 ne suffit pas de faire tomber la
tête d’un roi pour le tuer ; il vit encore longtemps après sa
mort; mais il est mort véritablement quand il survit à sa
chute. Je m’arrête ici pour laisser faire à la Convention
nationale toutes les réflexions que présentent celles que je
viens de lui soumettre.
Cet avis, tout ensemble humain et prophétique, appuyé
sur l’histoire, qu’il fallait exiler Louis XVI, et non le
guillotiner, parce qu’un roi n’est pas mort dont on a
fait choir la tête, mais l’est réellement si on l’a chassé,
c’est encore une des idées qu’on admira dans la Révo-
lution d’Edgar Quinet.
« La condamnation d’un roi n’a jamais servi qu’à
relever la royauté, dit Quinet. Jacques II, Charles X
ne sont pas revenus de l’exil ; mais Charles Ier,
Louis XVI sont revenus de l’échafaud sous les figures
de Charles II et de Louis XVIII. » On avouera qu’Olympe
ne pouvait pas parler de Charles X; mais elle annonçait
celui qui s’appela Louis XVI! L
Elle faillit payer cher son initiative. La Convention
avait dédaigneusement passé à l’ordre du jour, mais,
racontent les Mémoires de Fleury , des furieux s’ameu-
tèrent devant sa porte. « Une autre se serait cachée,
elle descendit. » Quelqu'un la saisit, l’étreint, fait
voler sa cornette, et, découvrant une tête chenue,
s’écrie : « A vingt-quatre sous la tête de Mme de Gouges ! »
Son esprit dans le courage la sauva. « Mon ami, dit-elle,
montrant la tranquillité d’une personne qui cause dans
un salon, mon ami, je mets la pièce de trente sous... »
On rit, et l’homme la lâcha. Il faut dire qu’elle avait
fait afficher sa lettre, et l’avait, de plus, commentée
dans cette affiche, Avis pressant à la Convention , où
elle osait déclarer : « J’opine qu’aucun vrai républicain
60
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
ne votera pour sa mort {la mort de l'infortuné « cou-
pable »)... Le plus grand des crimes de Louis Capet
fut... de naître dans un temps où la philosophie pré-
parait en silence les fondements de la République. »
La justesse profonde de cette dernière phrase n’en pou-
vait être l’excuse pour le peuple ; et les Révolutions de
Paris , qui se moquaient lourdement de la noble lettre,
et se plaisaient à noter qu’elle avait « bien amusé la
Convention, même les femmes qui s’y trouvaient », les
Révolutions de Paris félicitaient le peuple de déchirer
« l’affiche, en disant : — De quoi se mêle-t-elle? Qu’elle
tricote plutôt des pantalons pour nos braves sans-
culottes » ! (N°180, 22 décembre 1792). C’était d’ailleurs
l’occasion, pour le très antiféministe journal, d’une
pointe joyeuse contre le féminisme politique de Con-
dorcet : « Qu’on imagine, à la Convention, deux cents
femmes de l’espèce d’Olympe de Gouges, assises à côté
de l’évêque Fanchet, de l’auteur de Faublas , de Thuriot,
de Chabot, d’Egalité, de Condorcet même, etc... Nous
laissons à nos lecteurs le plaisir d’en calculer les
suites. »
Une autre feuille, la Correspondance littéraire secrète,
faisait au moins, à la citoyenne, l’espèce d’honneur de
cette brève leçon : « Si Mad. de Gouges avait un peu
plus de politique, elle aurait pu réfléchir que celte
mesure ( le bannissement de Louis XVI) serait le moyen
d’éterniser une guerre sanglante. » (N° du 18 décembre).
Mais, aussitôt après, cette plaisanterie : « Il eut été
singulier que Mad. de Gouges eût été choisie pour un
des défenseurs du roi et que l’arrêté de la municipalité,
qui portait que les conseils du ci-devant roi seraient
visités jusque dans les endroits les plus secrets, eût été
exécuté. » Ainsi, la malheureuse, le jour où se marqua
OLYMPE DE GOUGES
61
le mieux sa grandeur d’âme, — soutenue sans doute
de la passion de la gloire, — ne rencontra que la haine
ou l’ironie, nous allions écrire : la blague.
Dans la première partie de son Avis pressant à la
Convention , elle avait repris une de ses idées chères :
« Montagne, Plaine, Rolandistes, Brissotins, Girondistes,
Robespierristes, Maratistes, disparaissez, épithètes
infâmes! » Cette belle chimère d’une réconciliation
des républicains la hanta jusqu’à la chute de la Gironde.
Le 26 mars 1793, elle adjurera les Conventionnels de
se « réunir ». « O sentiments fraternels! ô nation, ô
justice... descendez au milieu de nos législateurs! »
(Arch. nat., D XL, 23). Mais, avant tout, ce qu’elle eût
voulu, c’est que la République ne fît pas régner la guil-
lotine. Sa grande haine fut la Terreur. Elle avait rêvé
« une révolution philosophique, digne de la sainte
humanité ». ( Compte moral rendu). A ceux qui di-
saient : « Le sang fait les révolutions », elle répondait :
« Le sang, même des coupables, souille éternellement
les révolutions. » Dans sa dernière brochure elle
s’écriera : « Les échafauds, les bourreaux, seraient-ce
donc là les résultats d’une révolution qui devait faire
la gloire de la France, s’étendre indistinctement sur les
deux sexes et servir de modèle à l’univers? »
On s’étonne même, quand on a lu certaines brochures
d’Olympe de Gouges, parues à la lin de 1792 et en
1793, qu’elle ait pu vivre jusqu’au 3 novembre de cette
dernière année.
Elle disait de Marat, dans les Fantômes de V opinion
publique : « Jamais physionomie ne porta plus horrible^
ment l’empreinte du crime. De quelque côté qu’on
l’observe, on croit voir le forfait glisser sur son visage,
comme les grâces sur la bouche d’une jolie femme. »
62
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
Et plus loin, dans une note : « Un avorton de l’huma-
nité, qui n’a ni le physique, ni le moral de l’homme. »
Néanmoins, fidèle à ses principes d’humanité, elle
blâma Charlotte Corday [les Trois urnes) ; et comme on
accusait les Girondins réfugiés à Caen d’avoir en quelque
sorte armé la main de la jeune fille, elle déclarait que,
s’il était vrai, « assassins et victime », lui seraient
« également odieux ». (Arch. Nat., W. 293, 210). Elle
ajoutait meme : « Celui qui tombe sous le poignard a
toujours des droits à ma sensibilité » ; et elle s’atten-
drissait effectivement, l’instant d’après, sur « un
ennemi faible et mourant qui traçait, au moment de
sa mort, quelques lignes en faveur meme de son assas-
sin ». Elle avait d’ailleurs une raison de surcroît pour
désapprouver l’acte de Charlotte Corday : il avait pro-
duit un effet terrible sur la Montagne et dans la presse
contre les revendications féministes , et Olympe de
Gouges ne trouvait que cette réponse : En fermant à
la femme « la porte des honneurs, des emplois, de la
fortune », on l’a pour ainsi dire condamnée à s’ouvrir
« celle du crime ».
Encore plus que Marat, elle hait Robespierre.
Au début de novembre 1792, elle faisait afficher sous
le nom de Polyme, anagramme d’Olympe, un Pronostic
sur Maximilien Robespierre par un animal amphibie , où
on lisait : « Tu te dis l’unique auteur de la Révolution,
tu n’en fus, tu n’en es, tu n’en seras éternellement que
l’opprobre et l’exécration... Fuis le grand jour, imite
Marat, rentre avec lui dans son infâme repaire... »
Puis : « Tu voudrais assassiner Louis le Dernier, pour
l’empêcher d’être jugé légalement ; tu voudrais assassi-
ner Petion, Roland, Vergniaud, Condorcet, Rrissot,
Lasource, Guadet, Hérault-Séchelles, en un mot tous les
OLYMPE DE GOUGES
63
flambeaux de la République et du patriotisme » : cela
pour monter au « rang suprême », mais « ton trône
sera l’échafaud ». Quelques jours après, c’était une
Réponse à la justification de Maximilien Robespierre ,
adressée à Jérôme Pétion par Olympe Degoug es : « Sais-tu
la distance qu’il y a de toi à Caton? Celle de Marat à Mira-
beau... du maringouin à l’aigle et de l’aigle au soleil... »
Et elle lui criait, la brave ennemie : « C’est moi,
moi, Maximilien, qui suis l’auteur de ton Pronostic. »
Elle avait le tort de finir sur une proposition d’un tragi-
comique surtout burlesque : « Prenons ensemble un bain
dans la Seine... Nous attacherons des boulets de seize
ou de vingt-quatre à nos pieds... Ta mort calmera les
esprits, et le sacrifice d’une vie pure désarmera le
Ciel ».
Notons que la plupart de ses brochures tapis-
sèrent en placards, comme le Pronostic et sa lettre
du 15 décembre, les murs de Paris. Elle épuisait
dans ces orgies d’affiches les restes de sa fortune.
Elle envoyait d’ailleurs aux Jacobins, aux Conven-
tionnels, ainsi qu’elle avait fait pour les Constituants
et pour les membres de la Législative, ses productions
patriotiques : toutes, il va de soi, imprimées à ses
frais1. Dans son Testament politique , elle déclarera
qu’elle n’a plus que quinze ou seize mille livres. Ajou-
tez-y la « paisible chaumière environnée de six à sept
arpents de terre en bon rapport », dont elle parle en
septembre 1793, dans une lettre écrite à la Petite-Force.
« J’y ai fait passer le peu de mobilier précieux qui me
restait », dit-elle. C’était un de ses orgueils gémissants
de s’être « ruinée pour la Révolution ».
1. Elle en envoya aussi à la Commune. ( Actes de la Commune de Paris
pendant la Révolution , par Sigismond Lacroix, t. 111, p. 661).
64
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
Sa dernière admiration — Hérault de Sèche lies mis à
part — fut pour Danton. Elle lui reconnaissait un
« profond discernement », un « grand caractère ». Mais,
on l’a vu, son cœur de républicaine appartenait aux
Girondins. Vaincue le 2 juin 1793, la Gironde trouvait
dans cette femme héroïque, le surlendemain, un cour-
tisan passionné de sa défaite1. Gela ne saurait sur-
prendre, mais achève dejustilier l’hommage qu’elle se
rendait en 1790 : « Il est dans mon caractère de me
ranger dans le parti du plus faible et de l’opprimé ».
(. Départ de M. Necker et de Mme de Gouges).
Connut-elle les chefs de la Gironde? On le lui
demanda dans son premier interrogatoire, puis le
6 août ; elle répondit qu’elle connaissait Vergniaud seu-
lement, mais depuis quinze ou vingt ans : encore ne
l’a-t-ellevu qu’une fois « depuis qu’il est législateur2».
On l’avait arrêtée le 20 juillet 1793, près du Palais de
Justice, rue delà Barillerie, comme elle menait chez elle,
rue de Harlay (* IV), un colporteur rencontré sur le pont
Saint-Michel, pour lui donner à afficher les Trois urnes
ou le Salut de la patrie. Conduite à la Mairie, on l’y
interrogea, et on l’y garda au secret. (Arch. Nat.,
W. 293, 210).
1. « Jamais il n entrera dans ma tête que les hommes qu’on a voulu
envelopper dans une affreuse proscription fussent les complices des
tyrans couronnés ; eux qui périraient les premiers sur l’échafaud si
ces tyrans l’emportaient sur nos efforts républicains. Mais ils ont du
talent, des vertus et du caractère; voilà leurs crimes. » Ce sont « les
sages de la République ». ( Testament politique).
2. L’auteur des Mémowes de Fleury dit avoir « vu dans les mains de
Vergniaud, grand amateur de théâtre », la pièce d’Olympe : Molière
chez Ninon. Sans doute Olympe l’avait envoyée au célèbre orateur.
OLYMPE DE GOUGES
65
V
DÉTENTION, JUGEMENT, CONDAMNATION ET EXÉCUTION d’oLYMPE
De tous les amis qu’elle avait eus, Cubières, secré-
taire-greffier de la Commune, pouvait seul agir pour
elle. Elle s’empressa de dicter une lettre où elle l’infor-
mait de son arrestation et lui rappelait « l’éloge public »
qu’il avait fait de son « républicanisme ». (Arch. Nat.,
W. 293, 210). Là encore elle parlait de Charlotte Corday,
qui venait d’être exécutée. « Une femme monstre vient de
montrer un courage peu commun; elle n’a reçu que la
récompense de son crime » ; mais elle, Ulympe, « l’être
sensible et humain » qui avait « tout sacrifié au bien de
son pays », qui n’avait eupourbut que « la paix » et «le
bonheur de la République », la persécuter! l’avoir vouée
peut-être à la mort! « Je ne possède pas le calme du
crime, disait-elle en finissant, et ce que j’éprouve
m’indigne et me fait frémir pour la patrie. » Cette lettre
ne parvint pas sans doute à son destinataire ; mais il ne
dut pas ignorer longtemps l’arrestation de sa « Belle
Marie ». En éprouva-t-il quelque émotion? essaya-t-il
de quelque démarche ? nous ne savons. Le cas d’Olympe
était grave. Outre la haine assez justifiée de Robespierre
et de deux ou trois autres montagnards, il y avait contre
elle les Trois urnes , où elle proposait un plébiscite,
sur ces trois termes : « Gouvernement républicain un et
indivisible, gouvernement fédératif, gouvernement
monarchique ». C’était l’application presque assurée de
l’article premier de la loi du 29 mars : « Quiconque
06
TltOlS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
sera convaincu d’avoir composé ou imprimé des
ouvrages ou écrits qui provoquent la dissolution de la
représentation nationale, le rétablissement de la
royauté, ou de tout autre pouvoir attentatoire à la sou-
veraineté du peuple, sera traduit au tribunal révolu-
tionnaire et puni de mort. » Elle disait même dans ces
Trois urnes : « Le gouvernement constitutionnel, un et
indivisible, est en minorité. »
Plus de trois mois durant, elle fut toute seule à
lutter, à souffrir. — Dès son premier interrogatoire,
où l’administrateur de police Marino fut contre elle
« un lion rugissant», elle s’était défendue avec force et
non sans habileté. Le 22 juillet, on l’interrogea pour la
seconde fois à la Mairie, puis on perquisitionna chez
elle. Le 25, ordre de la transférer à l’Abbaye ; c’est de
là que, le 6 août, elle fut conduite au tribunal révolu-
tionnaire pour y être entendue, à huis clos, par le juge
Ardouin. Onia réintégra le même jour àl’Abbaye. ( Ibid .)
Elle était souffrante. Dans une lettre au tribunal révo-
lutionnaire, non datée, mais qui est sûrement du 4 ou
du 5, elle avait demandé à être placée chez un chirur-
gien. ( Ibid .) Elle se plaignait des suitesd’une chute, faite
la veille de son arrestation et causée par un coup de sang.
Un dépôt s’était formé dans le mollet gauche. Et, comme
elle l’avait écrit à Marino, il lui fallait des douches, des
bains. Le 6, lettre à Fouquier-Tinville, parlant aussi de
cette chute «dangereuse», mais seulement pour qu’il fit
« accélérer» l’instruction. (Arch. Nat., W. 151). Elle lui
disait, comme à Cubières, qu’elle avait tout sacrifié à
la patrie. Elle ajoutait, ce qui n’était pas adroit :
« Des hommes de mauvaise foi, payés sans doute par nos
ennemis com/?z?m.s,ont trouvé jour denoircir l’innocence.»
Quant au tribunal, il n’avait pas eu encore à «se pro-
OLYMPE DE GOUGES
67
noncer sur une cause aussi intéressante ». Un mot est
bien: « Je ne demande ni pitié, ni indulgence pour mon
sexe ». Le 17, les médecins « l’ayant questionnée et exa-
minée», lui conseillèrent de se « faire tirer un peu de
sang» et de « mettre ses pieds dans l’eau», mais con-
clurent : «Son état n’est nullement inquiétant. » (W. 293,
210). Cependant, le 21, des soins ayant paru nécessaires,
on la transfère à la Petite-Force. Mais, à l’Abbaye,
elle avait encore aggravé son cas, n’ayant pu se retenir
de dicter une afliche : Olympe de Gouges au Tribunal
révolutionnaire , d’une fierté, d’une violence, qui serait
superbe avec du style. « Robespierre m’a toujours paru
un ambitieux, sans génie, sans âme. Je l’ai vu toujours
prêt à sacrifier la nation entière pour parvenir à la
dictature; je n’ai pu supporter cette ambition folle et
sanguinaire, et je l’ai poursuivi comme j’ai poursuivi
les tyrans. » ( Ibidem ).
Ue la Petite-Force, elle écrivit pour la seconde fois
au tribunal révolutionnaire, demandant son jugement
ou sa mise en liberté sous caution. La requête fut com-
muniquée à Fouquier-Tin ville le 30 août. [Ibidem). Le
9 septembre, deuxième lettre à Fouquier-Tinville ; mais
il ne s’agit plus de mise en liberté, elle veut seule-
ment qu’on la juge : il en est temps « après deux mois
et demi de détention et de persécution inouïe » , ose-t-elle
dire. [Ibid.). Encore une lettre, pour le président du tri-
bunal, non datée, mais qui fut communiquée à Fouquier
le 21; puis plus rien aux Archives nationales jus-
qu’au 6 brumaire (27 octobre), date de l’acte d’accusa-
tion. Mais Lairtullier a reproduit une autre lettre du
22 septembre, adressée aux sections, et qui est curieuse.
Il en devait la communication au colonel Maurin. On
y lit : « Acceptez l’édition entière de mes œuvres, et
68
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
qu’il me soit permis de demander que chaque exem-
plaire reste déposé dans la section, pour que tous les
membres qui la composent et la composeront puissent
éternellement rendre compte de cet amour pour la
liberté dont j’ai électrisé, la première, votre sexe et le
mien. » Elle espérait qu’en récompense de ses « tra-
vaux patriotiques » les sections voudraient bien
envoyer p3ur elle « une députation à la barre du
Sénat ».
L’acte d’accusation ne s’appuyait pas seulement sur
les Trois urnes , mais encore sur d’autres écrits, dont le
placard de l’Abbaye et le drame intitulé : la France
saucée ou le Tyran détrôné, qu’on avait saisi dans la per-
quisition du 22 juillet. Il montrait dans Olympe une
royaliste, et une fédéraliste, qui, de plus, avait « cherché
à avilir les autorités constituées, calomnié les amis et
les défenseurs du peuple et de la liberté, et cherché à
semer la défiance entre les représentants et les repré-
sentés : ce qui est contraire aux lois et notamment à
celle du 4 décembre 1792 ».
Le 8 brumaire, ordre « au concierge de la Concierge-
rie » de recevoir « de Gouges qui lui est envoyée de
la maison du citoyen Lescubiac ». Elle n’est donc plus
à la Petite-Force. Nous avons trouvé l’ordre à la
Préfecture de police, sur un registre de la Concier-
gerie. Il y a, d’ailleurs, dans sa lettre du 3 novembre à
son fils : « Après cinq moi s de captivité ( cinq pour trois),
je fus transférée dans une maison de santé où j’ai été
libre comme chez moi ». Ainsi la maison du citoyen
Lescubiac était une maison de santé ; et c’est, vraisem-
blablement, entre le 15 et le 20 octobre qu’elle fut
placée dans cette maison, d’où, assure-t-elle, il lui eût
été facile de s’évader.
OLY PR DE GOUGES
69
On la jugea le 2 novembre, comme on sait, dans la ma-
tinée. L’accusateur n’était pas Fouquier-Tinville, mais
le substitut Naulin. Quant à l’avocat dont elle avait fait
choix, il n’était pas là. « J’en demande un autre, raconte-
t-elle dans sa lettre du 3 novembre; on me dit
que j’ai assez d’esprit pour me défendre. » On n’avait
pas tort, bien que la réponse fût abominable.
Olympe se défendit supérieurement, habile et véhé-
mente tour à tour ou tout ensemble. Elle exagère
à peine en disant à son fils : « Vingt fois j’ai fait pâlir
mes bourreaux ». Sénar affirme dans ses Mémoires,
que, « si le tribunal n’eût rétréci sa défense et ne l’eût
comme obscurcie, elle avait disposé en sa faveur l’au-
ditoire et confondu le tribunal ». Du reste, il suffit de
lire le compte rendu de l’audience dans le Bulletin du
Tribunal révolutionnaire : tout sec et partial qu’il est, ce
compte rendu laisse voir qu’elle eut plus d’une réponse
triomphante. Elle dut avouer cependant que, si les Trois
urnes n’avaient pas été affichées, c’est que l’afficheurde
la Commune s’était dérobé.
Trois témoins seulement furent entendus, dont cet
afficheur.
« Pendant que l’accusateur public faisait le résumé
des charges dirigées contre elle, on la voyait tantôt
hausser les épaules, puis joindre les mains et élever les
yeux vers le ciel, puis elle passait tout d’un coup dans
un geste expressif, manifestant l’étonnement, puis,
regardant l’auditoire, elle souriait aux spectateurs. »
(. Procès fameux jugés depuis la Révolution ). Elle ne
croyait pas qu’on pût la condamner ; mais les jurés
votèrent : oui, sur les deux questions qui leur étaient
posées:
70
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
Existe-t-il au procès des écrits tendant à l’établissement
d’un pouvoir attentatoire à la souveraineté du peuple?
Olympe Gouges (sic), se disant veuve Aubry, est-elle con-
vaincue d’être l’auteur de ces écrits?
Alors, elle s’écria : « Mes ennemis n’auront pas la
gloire de voir couler mon sang; je suis enceinte et
donnerai à la République un citoyen ou une citoyenne. »
On sursit à l’exécution du jugement, pour la visite
et le rapport des gens de l’art. Michelet, ici, est bien
amusant : « Un ami lui aurait rendu, en pleurant, le
triste office, dont on prévoyait l’inutilité. »
Dans le rapport du chirurgien Naury, du médecin
Théry et de la sage-femme Paquin, qui se trouve aux
Archives nationales ( W. 293, 210), il est question simple-
ment d’une « occasion », où, « environ trois semaines
auparavant », elle se serait mise « dans le cas de devenir
grosse ». Et à la Convention, dans la lettre où elle sup-
pliait qu’on lui donnât des nouvelles de son fils, elle
se bornait à déclarer, faisant plus récente encore la date
de l’accident : « Je suis enceinte de quelques jours par
des signes non équivoques ». Ils parurent, au contraire,
fort douteux aux trois compétences assermentées, puis-
qu’elles conclurent, s’avouant incompétentes, qu’il était
« impossible de porter un jugement positif ». Fouquier-
Tinville ne s’embarrassa point de l’hésitation : le débat
se tranchait si bien, la tête tranchée ! Il décida
qu’Olympe de Gouges étant détenue depuis des mois,
et les règlements des maisons d’arrêt interdisant
toute communication entre les sexes, à l’intérieur
comme à l’extérieur, « l’occasion » d’amour ne pou-
vait s’être présentée. [Ibidem). 11 oubliait le séjour
d’Olympe dans une maison de santé, avant son entrée
à la Conciergerie, et il feignait d’ignorer ce qui se
OLYMPE DE GOUGES
71
passait dans les prisons, non seulement dans celles
que X Almanach des prisons appelle les muscadines
(le Luxembourg, Port-Libre, les Carmes, les Bénédic-
tins anglais, Saint-Lazare, les Anglaises du fau-
bourg Saint- Antoine), « où d’heureux détenus n’ont
connu longtemps de chaînes que celles de l’amour »,
mais dans les jacobines même, en dépit des obstacles,
et jusqu’à la Conciergerie, dont le sinistre parloir fut
une Cythère. « Les plus tendres baisers étaient sans
cesse pris et rendus sans résistance comme sans scru-
pule, dit X Almanach. A la faveur d’un peu d’obscurité
et des vêtements larges, l’amour a vu couronner ses
plus tendres désirs. »
Le 3 novembre, à quatre heures, Olympe de Gouges
avait vécu.
Sa force d’âme ne l’avait pas abandonnée devant
l’échafaud. Montant les marches, elle regarda le peuple
fixement, et dit : « Enfants de la patrie, vous vengerez
ma mort. »
« Vive la République! » répondit la foule (*V).
VI
OLYMPE ET LES SOCIÉTÉS DE FEMMES. — SON FÉMINISME
Un problème se pose. Le Bulletin du Tribunal révolu-
tionnaire assure qu’au nombre de ses services patrio-
tiques elle plaça l’honneur d’avoir fondé les premières
Sociétés de femmes.
L’affirmation du Bulletin devait faire fortune.
Desessarts la recueille ; puis des faiseurs de diction-
72 TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
naires, notamment une dame Fortunée Briquet, dans
un Dictionnaire historique des Françaises (1804). Le
Dictionnaire de la Conversation accusera meme l’anti-
jacobine Olympe d’avoir été « l’organisatrice et l’âme
d’une société de mégères » jacobines, qui fut «le noyau
des tricoteuses ».
C’était bien la peine d’avoir tant insulté Robespierre.
Lairtullier veut aussi qu’elle ait créé des clubs de
femmes ; et on dirait qu’il l’entend parler, tellement il
s’échauffe à l’applaudir. En réalité, il applaudissait
comme un sourd. — La légende arriva ainsi à Michelet,
qui la consacra.
Sans doute, il y a la phrase de Chaumette, citée au
début de ce travail. Mais c’est la preuve simplement que
le procureur de la Commune avait lu le Bulletin.
Les clubs fondés par Olympe l’auraient été, selon
Michelet, « vers 1790 et 1791 »; et le fait est qu’en 1790
et 1791 il se forma des Sociétés, non exclusivement
féminines mais fraternelles , dont la première fut celle
qui s’établit aux Jacobins. Mais ce n’est pas Olympe, ni
d’ailleurs une autre femme qui fonda cette Société fra-
ternelle de 'patriotes de F un et de Vautre sexe ; c’est un
maître de pension, Claude Dansard. Et, même, Olympe
ne semble pas avoir jamais été membre de cette Société,
non plus que d’aucune autre du même genre ( Société
fraternelle des deux sexes de Sainte-Geneviève , Société
fraternelle des Halles , Société fraternelle des Minimes ,
etc.). On n’a pas, il est vrai, les registres des délibéra-
tions de ces sociétés ; mais les documents que l’on
possède, imprimés et manuscrits, relatifs à leurs actes
— sans compter ce qu’on peut recueillir dans les jour-
naux, dans les Mémoires, etc. — permettent de suppo-
ser, quoique peu nombreux, qu’Olympe de Gouges dédai-
OLYMPE DE GOUGES
73
gna de participer à ce mouvement fraternel. Il ne semble
pas davantage qu’elle se soit fait inscrire au Cercle social,
fondé par l’abbé Fauchet (octobre 1790), où les femmes
étaient admises et qui retentit, dès novembre, des pre-
mières revendications féministes portées à une tribune.
— L’orateur, sans doute, était un homme, Rousseau,
«jeune élégant », dit le voyageur allemand Halem, et
« il ne put arriver au bout, sa gesticulation théâtrale et
son long exorde plein de fades flatteries » ayant rebuté
la partie masculine de l’auditoire; mais les femmes
l’applaudirent « bruyamment » et lui témoignèrent « un
tel intérêt que quelques-unes montèrent à la tribune »
pour reprocher aux hommes leur impolitesse. Si
Olympe avait été de ces femmes, on le saurait par elle ;
et, du reste, si elle avait fréquenté au Cercle social, elle
n’aurait pas laissé prendre le rôle de défenseur du
féminisme , après ce Rousseau, à la Hollandaise Ella
Palm, née Aelders, ou d’Aelders, qui fut, en effet,
plusieurs fois, en 1790 et 1791, l’avocat écouté des droits
de la femme dans ce club du Palais-Royal. Du moins,
elle aurait parlé, elle aussi, et, comme ceux d’EttaPalm,
on aurait ses discours. En supposant même qu’ils
eussent péri, il s’en trouverait des échos dans le journal
de Fauchet, la Bouche de fer, et peut-être dans d’autres
journaux.
Une phrase malvenue de Desessarts explique l’halluci-
nation enthousiaste de l’ouïe dont Lairtullier fut victime.
« Elle avait l’ambition de rivaliser à la tribune avec les
plus célèbres orateurs de l’Assemblée constituante », dit
Desessarts, et Lairtullier comprend et traduit que, dans
les sociétés fondées par elle, « dans les autres clubs, et
souvent même à l’Assemblée nationale », elle s’éleva « à
la hauteur des plus grands maîtres de la parole ». —
74 TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
« Dans les autres clubs » ! pas un où l’on puisse croire
qu elle ait parlé. « A l’Assemblée nationale » ! elle ne
parut point à la barre de la Constituante, mais seule-
ment à celle de la Législative, le 20 mai 1792, comme
on sait, et une seconde fois , peut-être, le 13 septembre
suivant, pour présenter « un vieillard délivré des cachots
de Bicêtre », où il avait été injustement enfermé. Peut-
être , disons-nous, parce que le paragraphe du procès-
verbal de la séance relatant le fait est ambigu, en ce sens
qu’il s’appliquerait presque aussi bien à une «pétition »
adressée à l’Assemblée et lue par un secrétaire qu’à une
« pétition » lue à la barre. Puis, si Olympe était
naturellement éloquente, si elle se défendit admirable-
ment au tribunal révolutionnaire, elle écrivait cependant
à son fils, le 3 novembre : Moi, qui n’ai pas « l’art de
parler en public » et qui ressemble à Jean-Jacques par
là comme « par ses vertus » ! Et c’est la preuve que, si
cette autre affirmation de Desessarts est exacte : qu’elle
étonna souvent « ses auditeurs par l’énergie de son
éloquence et la fécondité de ses pensées », ces succès
furent de salon, non pas de tribune. Enfin, si l’on voulait
quand même qu’elle pût avoir fondé quelque Société de
femmes, dont il ne serait pas demeuré trace, nous
répondrions qu’il y en aurait trace au moins dans son
œuvre.
Est-ce que son histoire pendant la Révolution n’est
pas tout entière dans ses brochures patriotiques? Jamais
écrivain n’a eu l’art de se raconter davantage, ne se mit
en scène avec une telle intempérance de personnalité,
en s’occupant de questions d’intérêt général. Jamais, à
parler net, plus beau cas d’hypertrophie du « moi » en
des écrits politiques et sociaux. C’est un long panégy-
rique brisé, mais repris sans cesse, ces brochures, qui,
OLYMPE DE GOUGES
réunies, pourraient s’intituler: Mon génie, par Olympe
de Gouges. Et l’on voudrait que nulle part, meme en
quelques lignes, elle ne se fût glorifiée d’une création
aussi curieuse que celle qu’on lui prête ! Nous sommes
bien tranquille. Cette malade de l'auto-idolâtrie n’a rien
laissé à découvrir dont elle eût pu se faire honneur.
Le seul jour, du moins, où l’on comprendrait qu’elle
ne se fût pas vantée de l’intéressante initiative, est ce
2 novembre 1793, où, devant le tribunal révolutionnaire,
— s’il fallait accepter la tradition, — elle s’en serait
applaudie pour la première fois. Car, le 30 octobre, la
Convention avait décrété : « Les Clubs et les Sociétés
populaires de femmes, sous quelque dénomination que
ce soit, sont défendus. »
Olympe pouvait ignorer un décret si récent? Mettons.
Mais, contre la légende, il suffit de notre premier
argument.
Ce qui ne veut pas dire qu elle n’eut pas, un moment,
son petit cercle de femmes patriotes. Les quelques dames
dont elle fut l’orateur à la barre de la Législative, le
20 mai 1792, et le chef dans la pompe funèbre du 3 juin
et le 14 juillet suivant, se réunirent plus d’une fois
chez elle, c’est probable. Mais, si elle rêva de faire
sortir un club de ces réunions, là encore elle fut déçue.
Elle n’avait pas l’esprit organisateur. Son échec
au 3 juin, précisément, dénonce en elle ce manque.
C’était une agitée, non pas une femme d'action.
On ne la voit réaliser ni le projet qu'elle avait eu
en 1789 de fonder un journal, ni celui qu’elle eut plus
tard de créer un bataillon d’amazones.
Car, devançant Théroigne de Méricourt, elle s’était
écriée en 1791 : « Je veux former une légion de
femmes ».
76
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
Dès cette époque, elle reprochait à la Révolution de
n’avoir rien fait pour la Femme. Et sans doute elle
avait un peu tort, car la Constituante fit quelque chose
en abolissant les vœux monastiques perpétuels et sur-
tout en établissant le partage égal des biens ; mais une
femme écrivain de ce siècle, Daniel Stern, ayant rendu
cette justice à la Constituante et rappelé aussi que la
Législative décréta le divorce, a pu trop justement
ajouter : « Ces questions de partage égal, de vœu per-
pétuel et de liens indissolubles ne touchaient point la
filJe du peuple... Les idées qui intéressent la généra-
lité des femmes et leurs droits dans toutes les situa-
tions sociales » laissèrent la Révolution indifférente,
ou se heurtèrent à une hostilité brutale et invincible.
Olympe, d’ailleurs, n’avait pas méconnu l’importance
relative de l’abolition des vœux monastiques perpétuels,
puisqu’elle dicta le drame : le Couvent ou les Vœux
forcés , qui fut joué en octobre 1790. Mais ce qui la
remplissait d’amertume, ce qu’elle voulait dire quand
elle gémissait : « O mon pauvre sexe, ô femmes, qui
n’avez rien acquis dans cette révolution... », c’est que,
politiquement, la Femme n’y avait rien gagné. On pour-
rait môme soutenir qu’elle y avait perdu. Le Règle-
ment royal du 24 janvier 1789, pour l’élection des
députés aux Etats généraux, ne donnait-il pas le droit
de vote à plusieurs catégories de privilégiées? On
l’ignore trop : des femmes, des filles — dont celles des
« chapitres et communautés de filles », et celles qui
faisaient partie des « corps et communautés ecclé-
« siastiques rentés, réguliers, des deux sexes » — con-
coururent aux opérations électorales. » Les articles IX,
XI et XX du Règlement seraient à en détacher
pour une histoire de la Femme pendant la Révo-
OLYMPE DE GOUGES
77
lution ; le plus remarquable est l’article XX : « Les
femmes possédant divisément, les Filles et les veuves,
ainsi que les mineures jouissant de la noblesse, pourvu
que lesdites femmes, filles, veuves et mineures pos-
sèdent des fiefs, pourront se faire représenter par des
procureurs pris dans l’ordre de la noblesse. » Et, à
coup sûr, ce droit de vote tout aristocratique devait
être supprimé par la Révolution, mais non comme droit,
comme privilège. Autrement dit, il fallait commencer
à le démocratiser. Il fallait l’étendre, créer dans le Tiers
des milliers et des milliers de femmes électeurs, et
préparer ainsi à l’idée d’un suffrage réellement universel.
La Révolution naissante avait séduit la Femme, l’avait
enivrée; il s’agissait de la fixer, de la lier, et les seuls
liens politiques durables ne sont-ils pas ceux de l’inté-
rêt tout ensemble et de la dignité? Mais la Révolution
eut peur très vite de la Femme ; surtout elle fut hypno-
tisée en quelque sorte, et chaque jour davantage jus-
qu’au 10 août, par l’image de sa grande ennemie, la
reine; et cela fit que la Constituante n’exclut pas les
femmes de la couronne seulement, mais de la régence
même. Elle remit bien le dépôt de la Constitution à la
vigilance des épouses et des mères ; mais, la Femme
restant hors la Cité, cet hommage a presque l’air d’une
ironie.
L’indignation ou l’affliction d’Olympe s’explique d’au-
tant mieux que son féminisme, comme on dit aujour-
d'hui, ne souffrait pas de réserves. C’était un féminisme
absolu. Il ne demandait pas des droits , mais la totalité
du droit pour l’universalité des femmes.
En 1787, Condorcet, le premier, avait ainsi posé
intégralement la revendication. « N’est-cc pas, écrivait-
il, en qualité d’êtres sensibles, capables de raison, ayant
78
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
des idées morales, que les hommes ont des droits? Les
femmes doivent donc avoir absolument les mêmes.
(. Lettres d'un bourgeois de New-Haven à un citoyen de
Virginie. Lettre II).
L’année suivante, il y revenait. ( Essai sur la consti-
tution et les fonctions des Assemblées provinciales). Il y
revenait encore, avec une force nouvelle, en juillet 1790,
dans un article Sur V admission des femmes au droit de
cité , que publia le Journal de la Société de 1789 et qui
renferme cette double formule, de précision définitive :
« Ou aucun individu de l’espèce humaine n’a de
véritables droits, ou tous ont les mêmes; et celui qui
vote contre les droits d’un autre, quels que soient sa
religion, sa couleur ou son sexe, a dès lors abjuré les
siens. »
Mais il faut dire que de ce principe il descendit jus-
qu’à n’accorder le « droit de cité » — ou droit de
suffrage — qu’aux femmes propriétaires. On lit dans
YEssai : « D’après le Règlement provisoire donné aux
Assemblées provinciales, les femmes propriétaires d’une
seigneurie ont été admises à jouir des mêmes droits
que les seigneurs, en les faisant exercer par les repré-
sentants; mais celles qui n’ont qu’une propriété ter-
ritoriale ne partagent point cet avantage; de manière
qu’on fait dépendre le droit de cité pour elles, non de
la qualité de propriétaires, mais de la nature de leurs
propriétés : distinction qui paraîtrait absurde, si les
antiques idées féodales n’avaient familiarisé avec elle. »
Puis, dans l’article de 1790 : « Plusieurs de nos députés
nobles doivent à des dames l’honneur de siéger parmi
les représentants de la nation. Pourquoi, au lieu d’ôter
ce droit aux femmes propriétaires de fiefs, ne pas
l’étendre à toutes celles qui ont des propriétés? » Donc
OLYMPE DE GOL’GES
79
il s’agit seulement de communiquer à la propriété
féminine bourgeoise la vertu politique du fief féminin.
A un privilège féodal Condorcet substitue un privilège
censitaire plus large, voilà tout. Et il ne se croit pas
inconséquent, ne demandant pas plus pour les hommes
que pour les femmes, ayant professé dans Y Essai :
« On doit regarder les propriétaires comme étant seuls
les véritables citoyens. »
En un mot, son tort fut de n’être pas encore devenu
démocrate en 1790 ; cela condamna son féminisme à
se trahir, même à cette date, pour rester bourgeois.
Il est vrai que les Constituants ne furent pas plus
logiques à l’égard de l’homme que Condorcet à l’égard
des deux sexes. Ayant déclaré tous les hommes égaux
en droits, n’exclurent-ils pas du droit de cité, sous
le nom de citoyens passifs , tous les pauvres? Mais,
par suite, il est probable que, s’ils avaient admis à ce
droit de cité, selon le vœu de Condorcet, les femmes
propriétaires, il serait arrivé pour la femme ce qui
arriva pour l’homme : le jour où le suffrage uni-
versel remplaça pour celui-ci le suffrage censitaire
(10 août 1792), il l’aurait également remplacé pour
celle-là. Enfin les restrictions politiques du philosophe
féministe doivent disparaître, après avoir été signa-
lées, devant la grandeur initiale de la thèse. Cela seul
doit compter finalement pour l’historien.
Le féminisme d’Olympe n’en a pas moins la supé-
riorité de ne s’être point trahi politiquement. Nous
sommes d’ailleurs persuadé qu’elle ignora les pages
de Condorcet. Elle l’aurait, dans quelque brochure,
félicité et blâmé, si elle les avait connues.
Quant aux discours d’Etta-Paim au Cercle social, ils
furent sans doute imprimés l’un après l’autre, puis
80
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
réunis dans une brochure qui parut en septembre 1791,
sous ce titre : Appel aux Françaises sur la régénération
des mœurs et nécessité de V influence des femmes dans un
gouvernement libre ; mais, Olympe les eût-elles lus, il
n’importerait guère. Aucun de ces discours, pourtant
curieux, n’a réellement l’importance d’un manifeste1.
D’autre part, nous savons bien que, dans les premiers
mois de 1789, il y eut un commencement d’agitation
féministe. Tournée en ridicule dans certains pamphlets,
la question des droits de la femme en suscita de fort
sérieux. ( Requête des femmes pour leur admission aux
États généraux , Protestation des dames françaises contre
la tenue des États prétendus généraux , De V influence
des femmes dans l' ordre civil et politique, etc...). Mais un
des rares historiens qui se soient occupés de ces manifes-
tations écrites d’une idée de justice universelle, d’égalité
véritablement humaine , M. Chassin, estime que « le
branle » fut donné par les Remarques patriotiques
d’Olympe de Gouges; il voulait dire : par le Bonheur
primitif de V homme ou les Rêveries patriotiques , où elle
s’écriait : « Ce sexe trop faible et trop longtemps opprimé
est prêt à secouer le joug d’un esclavage honteux. Je
me mets à la tête ». Il n’y avait pas de féminisme, à
1. Nous n’avions pas à parler ici du célèbre ouvrage féministe de
Mary Wollstonecraft : A vindicalion of the Rigths of Woman; car, s’il
fut immédiatement traduit en français ( Revendication des droits de la
femme), il ne parut qu’en 1792. Sur Mary Wollstonecraft, qui vint à
Paris en 1792 précisément, et qui aurait voulu prendre à la Révolution
une part active, consulter Shelley , sa vie et ses œuvres , par Félix Rabbe,
et lire une étude de M. Charles Morice dans la Grande Revue du
1er mars 1899. On sait que la seconde fille de Mary Wollstonecraft,
Mary Godwin, devint la femme de Shelley. Quant à l’auleur des Rights
of Woman , elle était née en 1759 ; elle mourut à trente-huit ans, en 1797,
quelques jours après la naissance de Mary Godwin. Elle était belle,
d'une « beauté sérieuse, imposante » ( Southey ), avec des yeux noirs
d'une étonnante lumière. Ses Droits de la Femme sont encore à lire.
OLYMPE DE GOUGES
81
proprement parler, dans les Remarques 'patriotiques;
mais il y en avait déjà dans la Lettre au Peuple. Et,
deux ans même avant cette Lettre, elle en avait mis
dans le drame en cinq actes : l'Homme généreux , car
elle y protestait, par la bouche de Mme de Valmont,
contre l’exclusion des femmes « de tout pouvoir, de
tout savoir ». — Dans le Philosophe corrigé (1788), ce
philosophe prononçait : « Je pense que deux êtres, indé-
pendants par le rang, ainsi que par la fortune, et que
1 hymen a unis, doivent être également maîtres de leur
sort et de leurs actions. » Une vieille gouvernante, dans
la même pièce, Mme Pinçon, affirmait : « Qu’on nous
mette des haut-de-chausses, et qu’on nous envoie au
collège, vous verrez si on ne fera pas de nous des mil-
liers de héros. »
Le féminisme d’Olympe lui fut donc bien personnel.
La Révolution l’élargit, le compléta, mais il était né
du développement naturel de la pensée chez l’éman-
cipée, pleine à la fois d’orgueil et du sentiment de la
justice. Orgueilleuse, au point de l’être pour toutes les
femmes, leur servitude l’humiliait — et aussi leur
lâcheté, leur frivolité. Elle déclarera dans le Cri du
Sage que la plupart des hommes « ont le cœur flétri,
l’âme abjecte, l’esprit énervé et le génie malfaiteur » !
mais, s’adressant aux femmes — aux mondaines — :
« Qu’avez-vous fait? » leur dira-t-elle, en disciple
exaspéré de Jean-Jacques : « Vous avez abandonné les
rênes de vos maisons, vous avez éloigné vos enfants de
vos seins maternels... Dans les bras de serviteurs
corrompus, ils ont appris à vous haïr, à vous mépriser. »
Et, dans l'Esprit français (1792) : « Les femmes sont
d’étranges animaux », n’ayant « que l’art d’intriguer et
de séduire les hommes ». Elle les accuse de corrompre
82
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
(c les ministres de la Révolution » ; elle veut qu’on
punisse ces « ci-devant comtesses et marquises » qui se
mêlent « nocturnement des affaires de l’Etat ». L’année
précédente, et dans la brochure même où se trouve
la Déclaration des Droits de la Femme et de la Citoyenne ,
elle avait dit : « Les femmes ont fait plus de mal que
de bien » depuis des siècles, en France surtout; car « le
gouvernement français » a presque toujours « dépendu
de l’administration nocturne des femmes ». Nocturne!
Nocturnement! Le féminisme d’Olympe était loyal; il
l’était même jusqu’à la brutalité dans cette brochure :
les Droits de la Femme , dédiée « à la Reine ». Mais,
s’assurait la terrible féministe, « je sers mon sexe en
le persécutant ». [V Esprit français).
Elle avait dicté un roman « oriental», le Prince philo-
sophe, — la publication prochaine en était annoncée
dans le Bonheur primitif , — pour enseigner que la
femme serait au moins l’égale de l’homme à tous égards,
siellel’étaitcivilement, politiquement et par l’éducation.
Mais elle ne battait pas les femmes, là non plus ; seu-
lement, leurs (( honteux » défauts, paresse, coquette-
rie, etc., étaient mis au compte de l’homme, et tout le
mal qu’elles ont pu faire présenté comme une sorte de
revanche fatale de leur servitude. — « Qu’a produit
l’impuissance et l’infériorité de la femme? Des traverses
de toute espèce. Ce qu’elle a perdu par la force, elle l’a
recouvré par l’adresse. On lui a refusé l’art de la guerre,
quand on lui a appris l’art de l’allumer »; et, de façon
générale, si les femmes n’ont aucun pouvoir public,
« elles commandent despotiquement dans le mystère ».
C’est désastreux, mais donnez « aux jeunes demoiselles
la même éducation qu’aux jeunes gens », et ouvrez à la
femme ainsi élevée toutes les carrières, ne l’excluez
OLYMPE DE GOUGES
83
d’aucune fonction, elle ne sera plus ce tyran frivole.
Même, elle remplira mieux ses devoirs domestiques.
« Les femmes, à qui l’on n’a réservé que le soin du
ménage, le conduiraient bien mieux, si elles étaient
versées dans toutes les affaires... Sans cesse occupées
de ce qui peut les embellir, elles négligent » jusqu’aux
« choses les plus essentielles ». Ainsi raisonne, tru-
chement d’Olympe, la reine Idamée, convaincue que,
des femmes supérieures, l’amour de la gloire ferait
« des guerriers intrépides, des magistrats intègres,
des ministres sages et incorruptibles ».
C’est aussi l’opinion du roi Almoladin, et tellement,
qu’il refuse sa sanction aux projets révolutionnaires de
la reine, les trouvant dangereux pour l’homme. « Il
sentit bien que, si l’on donnait aux femmes des moyens
d’ajouter à leurs charmes, le courage, les lumières pro-
fondes et utiles à l’Etat, elles pourraient un jour s’em-
parer de la supériorité, et rendre, à leur tour, les
hommes faibles et timides. »
Est-ce pour cela qu’Idamée le trompe avec un man-
darin? Ce personnage, d’ailleurs jeune et beau, et très
galant, s’est montré enthousiaste des idées de sa reine.
Tout de même, Olympe aurait dû songer que l'adultère
de la féministe couronnée avec ce Lauzun de la cour
de Siam pouvait faire sourire.
Elle glissa du féminisme dans son Mirabeau aux
Champs-Elysées , pièce en un acte représentée le
15 avril 1791 par les Comédiens italiens ordinaires du
Roi. Mme de Sévigné — qui a d’ailleurs oublié le fran-
çais et parle un charabia épouvantable — demande à
Mirabeau s’il a laissé en mains sûres le « plan » dans
lequel il destinait à la femme « un passage utile à son
bonheur et à sa gloire », - — Pour comprendre* il faut
84
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
savoir qu’un Travail sur V éducation publique , composé
de quatre discours, fut trouvé dans les papiers du grand
tribun et publié par Cabanis (1791). Mirabeau se dis-
posait à y mettre la dernière main, quand il mourut.
On s’entretenait vaguement de ce Travail. Mais, loin
de s’y rallier au féminisme, Mirabeau avait écrit, dans
le premier discours : « Je proposerai peu de chose sur
l’éducation des femmes. Les hommes, destinés aux
affaires, doivent être élevés en public. Les femmes,
au contraire, destinées à la vie intérieure, ne doivent
peut-être sortir de la maison maternelle que dans
quelques cas rares... » Sans doute il ajoutait : « Je ne
demande pas la suppression de toutes les maisons
d’éducation qui leur sont consacrées » ; mais ces mai-
sons lui paraissaient au moins inutiles : « Il suffirait de
conserveries écoles de lecture, d’écriture et d’arithmé-
tique qui existent pour les filles, et d’en former de
semblables dans toutes les municipalités qui n’en
ont pas ». Cependant, un peu plus haut, partant de
l’idée que la femme « doit régner dans l’intérieur de sa
maison », il avait regretté qu’on n’eût point admis les
femmes « au conseil de famille», dont elles devraient,
pensait-il, « être l’âme ». Olympe fut certainement
navrée quand elle connut ce discours. Le Mirabeau de
sa pièce tenait un autre langage. A Mmc de Sévigné, à
Mme Deshoulières, à Ninon de Lenclos, groupées autour
de lui, il disait qu’il faudrait beaucoup de femmes comme
elles « pour opérer en France une grande et heureuse
révolution ». Et Ninon de répondre : « Tu as raison...
Tant qu’on ne fera rien pour élever l’âme des femmes...
l’Etat ne peut prospérer ».
Mais l’écrit capital, celui qui fait d’Olympe de Gouges
l’incomparable précurseur du mouvement féministe
ÔLYMPE DE GOUGES"
80
actuel, c’est, comme nous l’avons dit, la Déclaration
des droits de la Femme et de la Citoyenne , impro-
visée en septembre 1791, après que la Constituante
eut achevé de reviser et de codifier la Constitution.
Droits « naturels, inaliénables et sacrés » développes
en dix-sept articles, dont les principaux sont les sui-
vants :
Article premier. — La femme naît libre et demeure égale
à l’homme en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être
fondées que sur futilité commune.
Art. 6. — La loi doit être l’expression de la volonté géné-
rale; toutes les citoyennes et tous les citoyens étant égaux
à ses yeux doivent concourir personnellement ou par leurs
représentants à sa formation. Elle doit être la même pour
tous : toutes les citoyennes et tous les citoyens doivent être
également admissibles à toutes dignités, places et emplois
publics, selon leurs capacités et sans autres distinctions que
celles de leurs vertus et de leurs talents.
Art. 10. — La femme a le droit de monter sur l’écha-
faud : elle doit avoir également celui de monter à la tri-
bune.
L’article 11 demandait la recherche de la paternité,
et que les filles-mères, ou les veuves également rendues
mères, n’eussent plus à rougir sous « un préjugé bar-
bare »; puis, dans un « postambule », où elle affirmait
que le mariage est « le tombeau de la confiance et de
l’amour », Olympe proposait le plus hardi, le plus
étrange Contrat social de l'Homme et de la Femme. Les
contractants déclaraient mettre leurs biens en com-
mun, mais se réservaient expressément la faculté « de
les séparer » en faveur de leurs enfants — et de ceux
qu’ils pourraient avoir « d’une inclination particulière ».
Donc le mariage, si l’on peut encore employer ce mot,
86
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
devait s’accommoder de l’adultère : ou plutôt, il n’y
avait plus d’adultère. L’enfant, issu d’une « inclination
particulière », ayant droit à une part du bien particu-
lier de celui des deux associés qui était ou son père ou
sa mère, ces inclinations se trouvaient par là meme,
d’avance, légitimées. Olympe ne sut pas le dire avec
la précision qui, au contraire, et comme par miracle,
distingue, en sa Déclaration des droits, les articles que
nous avons cités ; cependant, pour saisir toute sa pen-
sée, il suffit de lire attentivement ces lignes : « Recon-
naissant mutuellement que notre bien appartient à nos
enfants, de quelque lit qu'ils sortent , et que tous, indis-
tinctement, ont le droit de porter le nom des père et
mère qui les ont avoués. » C’était, pour l’homme, —
écrirons-nous marié? — qui avait un enfant d’une
maîtresse, le droit et le devoir proclamés de reconnaître
cet enfant ; et c’était, pour la femme — mariée de
même — rendue mère par un amant, le droit et le
devoir également proclamés de déclarer à son associé :
Cet enfant n’est pas de toi; son père et moi, nous le
reconnaissons.
Voilà pourquoi, dans son Testament politique, Olympe
osa parler de ses « droits » méconnus « à la fortune et
au nom » de son vrai père. Elle semblait dire une
absurdité : c’était faute d’avoir averti qu’elle se pla-
çait au point de vue de son projet de Contrat. Mais,
non seulement la plainte du Testament se conçoit, si
l’on rapproche les deux textes : il apparaît de plus que
l’idée du Contrat vint tout entière à la féministe de ses
griefs moraux et pécuniaires d’enfant de l’amour née
dans le mariage. Preuve nouvelle de la personnalité
du féminisme d’Olympe. Preuve encore, par suite, de
ce qu’on pourrait appeler X autocentrisme intellectuel de
OLYMPE DE GOUGES
87
cette femme ; car, s’il est vrai que son féminisme jaillit
d’elle, ce fut pour graviter autour d’elle, qui se regar-
dait comme le symbole vivant du multiple martyre de
la femme sous la loi de l’homme. Et ainsi le fémi-
nisme intégral de cette grande aïeule des émancipatrices
d’aujourd’hui fut, en définitive, le merveilleux satel-
lite de son « moi » douloureux et hautain.
Quelle n’eût pas été son indignation si l’on eût taxé
d’immoralité son projet de Contrat! L’immoralité, eût-
elle répondu, n’est-ce pas qu’un enfant de l’adultère
porte le nom du mari, et — les cas exceptés où celui-
ci n’est pas dupe de sa paternité légale, mais feint de
l’être — lui vole innocemment son affection, tant de
soins divers et prolongés, moyennant parfois de lourds
sacrifices, enfin hérite de lui, par une dernière escro-
querie involontaire? Elle aurait eu raison; mais son
erreur était grande de se figurer qu’en légitimant
l’adultère, elle mettait plus de moralité dans l’iinion.
Elle déplaçait le mal et l’aggravait, car un libertinage
effréné serait le résultat fatal d’un pacte de mutuelle
liberté charnelle. L’idéal vraiment révolutionnaire est
aussi loin de cette fausse conception de la liberté que
des antiques idées de contrainte. Selon cet idéal, l’union
doit se rompre, qui n’est plus de cœur. Fondée sur
l’amour libre, elle n’y saurait survivre par de lâches
complaisances où elle se renierait soi-même et qui
toujours, d’ailleurs, furent parmi les hontes, prétendues
élégantes, des aristocraties en décadence. Le véritable
idéal révolutionnaire n’est pas, en un mot, que les
époux aient le droit de s'amuser, mais que l’union d’un
homme et d’une femme, sans contrat d'aucune sorte ,
puise dans sa liberté une dignité supérieure par l’éléva-
tion des consciences, et dans cette dignité une force de
88
i’ROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
durée qui témoignerait, cela va sans dire, du bonheur
du couple et d’un sérieux progrès de l’amour humain.
Olympe de Gouges, dans son projet de Contrat , son-
geait surtout aux enfants; et c’est la noble et touchante
excuse de son erreur. Mais la véritable doctrine révo-
lutionnaire, que des adversaires déloyaux ou ignorants
accusent de se désintéresser du sort moral et matériel
de l’enfant, proclame le droit de tons les enfants à la
protection sociale, à l’absolu et tendre respect de leur
développement harmonique, c’est-à-dire à la fois orga-
nique, intellectuel, éthique et, par suite, à la culture,
comme pieuse, de tout leur être, — et, cependant, elle
supprime l’héritage, objet suprême de l’attention
d'Olympe, qui demeurait classique, malgré tout, par
sa conception capitaliste de la famille, comme du reste
elle se révélait encore xvme siècle, au sens aristo-
cratique et galant de l’expression, par sa théorie des
inclinations particulières dans l’union des « fortunes ».
On pourrait dire en effet qu’il y a de Y Embarquement
pour Cythère en son projet de Contrat.
D’autant plus curieuse la sévérité bourgeoise du
« postambule » pour les filles publiques. La police
devrait leur assigner certains quartiers. C’était, d’ail-
leurs, un vœu déjà émis par le Bonheur primitif et que
nous avons aussi rencontré dans plusieurs autres bro-
chures du début de la Révolution. Il faut, disait le
Bonheur primitif, « balayer les rues de Paris des filles
publiques, les éloigner des jardins royaux et les tenir
dans des quartiers où la police sera faite à l’insu des
femmes honnêtes, des filles de marchands qui sont tous
les jours spectatrices du débordement de ces viles créa-
tures et de leur affreuse situation ». Comment la fémi-
niste se fût-elle défendue de toute pitié? La reléga-
6LYMPE de douces
8i)
tion qu’elle proposait, sous l’œil et la main d’une police
pour ainsi dire sans contrôle, eût aggravé cependant
de façon barbare la « situation » qu’elle jugeait
« affreuse ». Singulière inconséquence. Elle aurait dû
la regretter dans les Droits de la Femme , et même, logi-
quement, y aboutir à cette vue : que, sans doute,
c’étaient des créatures bien avilies, les filles de débauche,
du nom dont les marquaient les ordonnances de police,
mais que, néanmoins, c’étaient des femmes, — et que
tout essai de réglementation de la prostitution , comme
on dit maintenant, est d’abord une consécration, immo-
ralement légale, de leur avilissement.
Au féminisme d’aujourd’hui, la prostitution apparaît
justement, avant tout, un crime de l’homme et des
sociétés. Même réellement complice, parce que vicieuse,
paresseuse ou cupide, la prostituée a donc l’excuse
d’être, plus encore, une victime. Et combien ne sont
que victimes! Si l'on veut combattre la prostitution,
c'est dans ses causes économiques et au cœur même
de l’homme qu’il faut l’atteindre. En attendant, pour les
malheureuses qu’elle dégrade et dévore, la paix dans
le droit commun, et non des règlements de terreur et
d’infamie, ajoutant au crime de la société, allant jus-
qu’à faire une institution d’Etat d’un mal impudem-
ment déclaré nécessaire.
Mais nous n’avons que trop insisté sur les points
faibles du « postambule ». Ce n’est pas ce post-scriptum
qu’on doit retenir.
Dans Sera-t-il roi ? ne le sera-t-il pas? il était question
d’un roman — ou d’une pièce de théâtre — qu’elle
voulait publier sous ce titre : h Ami des femmes , ce que
Dumas fils ignorait certainement quand il donna sous le
même titre la comédie que l’on sait. U Ami des femmes ,
90
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
d’Olympe, ne parut jamais et ne figure pas sur la liste
des manuscrits trouvés chez elle.
Pour la dernière fois son féminisme monta sur la
scène en janvier 1793, avec V Entrée de Dumouriez à
Bruxelles, où les demoiselles Fernig avaient un rôle;
les jeunes Fernig, héroïnes du camp de Maulde, dont
Dumouriez a dit, dans ses Mémoires , qu’elles étaient
« encore plus extraordinaires par leur pudeur et leur
vertu que par leur courage ». — La cadette, Théophile,
n’avait pas dix-sept ans en mai 1792, lorsqu’elle se fit
soldat ; l’aînée, Félicité, en avait vingt-deux. — Et ce
n’était pas assez, pour Olympe, de l’intrépidité de ces
deux vierges ; X Entrée de Dumouriez à Bruxelles leur
donnait une rivale dans une amoureuse de seize ans,
Charlotte, qui, travestie en officier, tuait deux Autri-
chiens. Ce trio de guerrières ne sauva pas la pièce,
mélo militaire incohérent, reçu, on se demande pour-
quoi, par le Théâtre de la République. Il n’y eut que
deux représentations. La seconde même ne put s’ache-
ver : le parterre envahit la scène et se mit à y
danser la Carmagnole. Le public de la première
s’était contenté de siffler — du moins jusqu’au mo-
ment où Mlle Candeille s’avançant pour nommer
l’auteur. Olympe, de sa loge, s’écria frémissante :
« C’est moi, citoyens ! Mais si ma pièce vous a paru
mauvaise, c’est qu’elle a été horriblement jouée. »
Tempête, alors, d’éclats de rire et de huées. La pauvre
femme en fut poursuivie dans les coulisses ; et, quand
elle se retira, sa conviction était faite qu’il y avait eu
contre elle un abominable « complot » des « sociétaires
du prétendu théâtre de la République » Elle dévoila ce
complot, quelques jours après, dans une préface, où
elle s’écriait : « J’ai failli être assassinée, pour prix
OLYMPE DE GOUGES
91
de mon civisme, par une bande de leurs satellites ». On
n’avait pas représenté son œuvre, mais une « panto-
mime » de la façon des conjurés; et cela, pour plaire
à Mlle Candeille, monstre de perfidie jalouse. Il
faut dire que Julie Candeille, peu auparavant, sur
ce même théâtre de la République, avait remporté un
succès extraordinaire, d’interprète et d’auteur à la fois,
avec la Belle Fermière, comédie en trois actes. C’était,
du reste, une femme charmante ; mais « le génie »,
disait Olympe, — après s’être qualifiée de « grand
homme », — « les vertus héroïques, la probité sans
tache sont des dons que la nature » joint rarement
« aux charmes que l’on porte dans la société ».
Elle vouait aussi au mépris des gens de cœur d’« in-
fâmes journalistes », comme le rédacteur des Petites
Affiches, qui avait pris parti pour le théâtre. Et elle se
promettait de les « livrer tout vifs » dans sa Femme
; persécutée . — Est-ce cette pièce qu’on trouva parmi
ses manuscrits, sous le titre : la Femme misanthrope ?
Pour elle, Y Entrée cle Dumouriez à Bruxelles était
un drame « à la Shakespeare » ; Mercier, dont elle parle
à ce propos pour la dernière fois, le lui avait assuré.
L’anecdote est-elle authentique? Bonaparte consul
ayant dit à Mme de Condorcet : « Je n’aime pas que les
femmes se mêlent de politique » ,1a veuve du philo-
sophe aurait prestement répondu : « Dans un pays où
on leur coupe la tête, il est naturel qu’elles aient envie
desavoir pourquoi. » C’était, mondanisé, le mot d’Olympe
de Gouges sur l’échafaud et la tribune. Mme de Condorcet
l avait-elle lu, — qui pouvait l’avoir lu et l’avoir
oublié? — ou bien en donnait-elle cette version
piquante sans le connaître? Michelet n’eut pas tort de
02
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
le trouver « sublime ». Il le refit , il est vrai, croyant
l’embellir : en réalité, il l’affaiblit, faisant dire à Olympe:
« Elles [les femmes ) ont bien le droit de monter à la
tribune puisqu’elles ont celui de monter à l’écha-
faud. » Les citations de Michelet sont presque tou-
jours des traductions, brillantes infidèles , énervant par-
fois un texte fort. L’article 10 de la Déclaration des
droits de la Femme et de la Citoyenne résume en effet,
avec la netteté la plus vigoureuse, le féminisme
d’Olympe; cette Déclaration même y est en quelque sorte
cristallisée. Mais l’égalité devant l’échafaud est la seule
que la Révolution établit réellement pour la femme. La
guillotine, pourrait-on dire d’un terrible jeu de mot, fut
seule humaine. — Nous croyons bien cependant que
l’abus qui fut fait de cette humanité-là , dans le mépris
contradictoire et im politique de l’âme féminine, aban-
donnée aux idées hostiles, au prêtre, fut la principale
cause de la réaction définitive.
L’invincible faiblesse de la femme triompha d'une
Révolution en apparence irrésistible. Olympe de Gouges
ne fut que trop vengée.
« Fou héroïque », se sont bornés à dire sur elle les
Goncourt. Les grands fous sont les prophètes ; qui ose-
rait s’assurer que la féministe n’en fut pas, n’en est pas
un? La justice ne se scinde pas : c’est pour l’humanité
entière — unité vivante sous l’apparente dualité
sexuelle comme dans la variété des races et la diversité
merveilleuse et sans cesse renouvelée des individus
— qu’il faut la vouloir. Quand la majorité des hommes
en sera convaincue, dans le pays où cette idée du Droit
fut proclamée pour la première fois par Condorcet,
puis, d’un tel cœur, par Olympe de Gouges, le nom de
celle-ci, presque oublié maintenant, sera placé haut.
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
A Monsieur Maurice Tourneux.
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
Musée Carnavalet.
(Voir page 113.)
THE HSfrAKT
ÛF THE
HWVMXJTY Uf HJJSfilS
J
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
(1762-1817)
I
LA LÉGENDE DE SA BEAUTÉ
LES TEXTES. LES PORTRAITS
Dans son récit des journées d’octobre, Michelet dit :
« La jolie mademoiselle Théroigne de Méricourt... » —
« piquante, originale, étrange ». ( Histoire de la Révolu-
tion, liv. II, 1847). Il ne la dit pas belle. Mais, la retrou-
vant au 10 août, il parle de « sa beauté ». (Liv. VII).
Il assure que, fatale pour la royauté, cette beauté
« enivra la Révolution dans ses premiers jours ». Et
il y revint dans le volume intitulé : les Femmes de la
Révolution (1854), avec plus de feu encore : g Héroïque
beauté qui ravit le cœur de nos pères et leur fit voir
dans une femme l’image même de la liberté ». Gom-
ment expliquer la différence des deux portraits et ce
progrès de l’admiration du peintre? Simplement par
ceci, que Y Histoire des Girondins de Lamartine (1847)
avait, non pas créé, mais répandu la légende d’une
Théroigne connue du peuple en 1792 « sous le nom de
la belle Liégeoise. » Michelet eut la faiblesse de sacri-
fier à cette légende, après avoir fixé la vérité dans sa
96
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
première page sur l’amazone : car, s’il est certain
qu’elle n’était pas belle, il l’est également qu’elle était
jolie.
« Nous avons vu très souvent mademoiselle Thé-
roigne pendant le cours de la Révolution », déclarent
les Deux amis de la liberté , dans une note de leur
Histoire de la Révolution (1791-1803). Elle « était d’une
figure agréable, on peut môme dire jolie ». Et plus
loin, sans hésitation : « Théroigne était jolie ». La
note1 est probablement du royaliste Beaulieu, qui, dans
un autre ouvrage : Essais historiques sur les causes et
les effets de la Révolution de France (1801-1803), parle
de « sa jolie tête », après avoir un peu dédaigneuse-
ment prononcé : « jeune personne assez gentille » 2.
Restif de la Bretonne, malgré son mépris grossier pour
« La Teroueigne », comme il l’appelle, l’avait dite
« assez jolie », puis « jolie ». ( Année des dames natio-
nales, 1794). Dulaure écrira, dans sa vieillesse ( Esquisses
historiques des principaux événements de la Révolution
française , 1823-1825) : « jolie, brune » et portant « sur
son visage les caractères de la vivacité et de l’audace3 » ;
air de pétulance martiale dont fut frappé l’anglais John
Moore, quand il la vit aux Jacobins, après le 10 août.
(/I Journal during a résidence in France , 1793)4. Esqui-
roi, qui fut nommé en 1811 médecin de la Salpê-
trière, où il avait été d’abord interne de Pinel, et où
Théroigne — folle depuis 1794 — fut placée pour la
seconde fois et définitivement en 1807 ; Esquirol, qui
1. T. VIII, pp. 203-206. Ce tome parut en 1797.
2. T. II, p. 50.
3. T. 1, p. 331, deuxième édition.
4. « ... has a smart martial air, which in a man would not be disa-
greable. » T. I, p. 115.
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
97
a laissé sur cette folie une observation du plus poignant
intérêt, représente l’ancienne héroïne « les cheveux
châtains, les yeux grands et bleus, la physionomie mo-
bile, la démarche vive, dégagée et même élégante. »
{Des maladies mentales , 1838) h Et le vaudevilliste
Georges Duval, dans ses Souvenirs de la Terreur
(1841-1842), fantaisies contre-révolutionnaires à la
fois amusantes et irritantes, ne s’arrête un moment de
calomnier 1’ « infâme Théroigne » que pour vanter sa
« taille fine qu’on eût pu tenir dans les dix doigts » et,
de sa tête, offrir ce crayon : « Si ses traits n’étaient
pas tout à fait aussi réguliers que ceux de la Vénus
de Praxitèle, en revanche elle avait un minois chif-
fonné, un air malin qui lui allait à ravir, un de ces
nez retroussés qui changent la face des empires2». Or
il n’est pas impossible que Georges Duval, né en 1772,
ait vu la patriote , comme il l’affirme ; et l’amusante
esquisse, bien qu’on y sente le faiseur littéraire, n’est
point à écarter de parti pris.
Il y a, d’ailleurs, dans la presse royaliste de 1789 et
1790, des compliments qui, pour être ironiques, n’en
sont pas moins précieux. Ainsi, en novembre 1789, dans
les Actes des apôtres , Champcenetz s’amusait à conter
que, le hasard lui ayant fait connaître Théroigne,
« cette femme adorable » l’avait retenu auprès d’elle,
surtout sans doute par « son ardent amour pour la
liberté » et par « les grâces de son esprit », mais
aussi par « les charmes de sa ligure ». Il l’appelle la
« Muse de la démocratie »; ou plutôt, ajoute-t-il,
« c’est Vénus donnant des leçons de droit public ». En
1790, le Rôdeur réuni au Chroniqueur secret de la Révo-
1. T. I, pp. 445-451.
2. T. I, pp. 266-280.
7
98
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
liition (n° 39) feint de s’étonner qu’aucun des « hono-
rables architectes de la Constitution française », amis de
Théroigne qui mange avec eux ses « dix milles livres
de rente » en leur donnant à dîner pour qu’ils la
prônent, n’ait « osé publiquement prendre en main »,
contre « les quarante-cinq apôtres », « la cause de cette
nymphe adorable ». En 1790 également, le Martyrologe
national parle des « appas de Mlle Théroigne » (n° 18).
La Chronique du Manège dit meme : « Cette belle », —
« beauté vraiment nationale » puisqu’elle est Y « amante
de la nation », ayant toujours « à la fois trois cents
adorateurs ». Et la grossière plaisanterie n’empêche
pas que les mots « belle » et « beauté » soient à retenir,
à condition, cependant, de ne pas y voir plus que n’y
mit le pamphlétaire François Marchant.
D’autre part, on sait l’exclamation de Camille Des-
moulins dans les Révolutions de France et de Brabant :
« C’est la reine de Saba ! »
Deux contemporains seulement, parmi ceux dont le
témoignage fut connu de Michelet, rompent cet accord
d’indications plaisantes ou sérieuses. Le premier est
Tardent royaliste Peltier, qui avait fondé et jusqu’à la
tin dirigé les Actes des apôtres (novembre 1789-oc-
tobre 1791). Réfugié à Londres après le 10 août, il y
publia, en 1792 même, un Dernier tableau de Paris ou
Récit historique de la Révolution du 10 août , dans
lequel il montrait « la fille Théroigne de Méricourt »,
— « fille de mauvaise vie », appuyait-il, — « chétive,
malsaine, usée par la débauche », et n’ayant plus
en 1789 « qu’une révolution pour ressource ». Le
second est Maton de la Varenne, « l’un des proscrits
échappés de la Saint-Barthélemy de 1792», comme il
aimait à dire, ayant été emprisonné après le 10 août;
THÉROIGNE DE 3IÉRIC0URT
99
Maton de la Varenne, auteur des Crimes de Marat et
des autres égorgeurs (1795) et d’une Histoire particu-
lière des événements gui ont eu lieu en France pendant
les mois de juin , juillet , août et septembre 1792 (1806),
ouvrage où nous lisons : « Cette misérable,... âgée à
peine de trente ans, en paraissait avoir cinquante (en
juin 1792) », puis : « Ridée et cacochyme... », puis :
« Ne pouvant plus se livrer à la prostitution parce
qu’elle était rongée des maladies honteuses qui en
sont la suite... » (p. 25). Mais il est évident que le
pamphlétaire — Maton de la Varenne fut même un
pamphlétaire d’une déloyauté remarquable1 — avait
voulu renchérir sur Peltier; or, celui-ci, au moment de
brièvement peindre Théroigne, paraît l’avoir vue à
travers les injures et les polissonneries dont l’avaient
poursuivie certaines feuilles et notamment les Actes des
apôtres , aucune femme n’ayant été aussi moquée, aussi
outragée qu’elle dans cet important journal contre-
révolutionnaire, spirituellement ordurier.
Peltier n’aurait pu donner aucun renseignement sur
les années de « débauche » où elle se serait « usée ».
Théroigne, avant 1789, eut des amants, fut entretenue,
mais on verra qu’elle fut toujours, physiquement, avec
une âme ardente, plutôt froide. Pourtant il n’avait pas
tort de la dire « malsaine »; une découverte, encore
assez récente, a prouvé ce qu’avait imaginé ou deviné
la haine royaliste. Victime d une aventure inconnue
(en Italie, en 1788 ou 1789), la future amazone eut le
sang gâté. Enfin un témoignage ignoré de Michelet
1. Lamartine, par légèreté, s’est plus d’une fois inspiré de lui, et
Taine, ce qui est grave, l’a plus d’une fois cité comme une autorité.
Le bibliographe Barbier l’avait cependant convaincu d’imposture. ( Dic-
tionnaire des anonymes , 1806-1809).
100
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
est à rapprocher par un point de celui de Peltier.
L’ Intermédiaire des chercheurs publia en 1870 un do-
cument curieux sur Théroigne, extrait des mémoires
inédits du comte Thomas d’Espinchal, qui, l’ayant vue
avant et pendant la Révolution, écrivait qu’elle était
« peu jolie » et que même, trois ou quatre ans avant
1789, elle « avait déjà l’air usé ». ( Journal de voyages
et de faits relatifs à la Révolution , conservé à la biblio-
thèque de Clermont-Ferrand). D’autre part, si Maton de
la Varenne fut d’une mauvaise foi poussée à l’absurde
en voulant qu’elle parût cinquante ans dès le milieu de
1792, il faut reconnaître que, selon Beaulieu, « sur la
lin de sa carrière» (mai 1793), elle avait « absolument
perdu toutes scs grâces », étant alors « couperosée,
livide, décharnée ». ( Essais historiques).
Beaulieu lui-même, sans doute, rend quelque peu
suspect ce portrait de l’héroïne près de sa retraite, en
ajoutant : « Théroigne fut l’image ambulante de la
Révolution. Brillante dans ses commencements, éner-
gumène dans son cours, dégoûtante de fange et de
sang après le 10 août. » M. Marcellin Pcllet, dans son
Etude historique et biographique sur Théroigne de
Méricourt (1886), n’a pas craint d’accuser le peintre
d’avoir « sacrifié la vérité et même la vraisemblance »
au plaisir de cette « comparaison à effet ». Nous serons
moins affirmatif. Assurément Beaulieu, que la Révo-
lution avait d’abord attiré et qui avait été l’ami de
Théroigne au commencement de 1790, est heureux de
les montrer l’une et l’autre, d’abord séduisantes, puis
horribles; mais il n’a fait peut-être qu’exagérer la
vérité contre le physique de l’amazone à l’époque où
il veut que, moitié livide, moitié sanglante, elle fût
devenue ce spectre symbolique. Aucun autre contern-
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
ioi
porain ne l’a peinte précisément à cette date, c’est-à-
dire vers le temps où, déchue de sa popularité parce
que Brissotine (ou Girondine), des jacobines la fouet-
tèrent aux Tuileries et, ainsi, la tuèrent politiquement
pour elle-même; et il n’est pas du tout invraisemblable
que peu avant cette « fin de sa carrière », épuisée par
une activité qui fut prodigieuse, peut-être aussi tra-
vaillée profondément par la maladie qu’elle avait
rapportée d’Italie, et à laquelle on n’aurait pas tort,
croyons-nous, de demander une des explications de sa
folie, elle eût cessé d’être la jolie femme qu'elle était
encore en 1792 et que Georges Duval défendait en ces
termes : « Les aristocrates ont dit, ont écrit, ont crié
sur les toits que mon héroïne était... chétive, laide;
il y en a même qui ont imprimé qu’elle était vieille;
calomnie que tout cela!... »
Selon Duval, ces aristocrates — Maton de la Va-
renne évidemment et Peltier lui-même — « ne l’avaient
pas vue ». — « Ils auront cru, ces hommes sans expé-
rience, disait-il, qu’une femme... qui avait abjuré les
vertus modestes de son sexe pour afficher l’exaltation
d’une politique furibonde, devait nécessairement porter
sur sa figure l’empreinte des passions féroces qui rava-
geaient son âme. C’est en quoi ils se sont trompés. »
Tout de même, en voulant prouver qu’elle n’était pas
vieille, il la vieillissait : car, d’après lui, « elle occu-
pait le juste milieu de cette période décennale pendant
laquelle les femmes n’ont jamais que trente ans » ;
et, en réalité, elle ne les eut qu’aprôs le 10 août. Elle
venait de les avoir, quand John Moore lui en donna
non pas trente-cinq, mais trente et un ou trente-deux :
She seems about one or two and thirty ; témoignage
pouvant tout au plus disposer à penser que l’été de
102
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
1792 fut le moment où les « grâces » de Théroigne
commencèrent à se fatiguer.
En 1789 et 1790, loin de la trouver « usée », la plu-
part des contemporains la rajeunissaient. Beaulieu,
dans la note de Y Histoire de la Révolution par deux
amis de la liberté , lui suppose seulement, lors de
l’ouverture des Etats généraux, « vingt-trois ou vingt-
quatre ans ». Et elle n’en a que vingt-deux pour le
Rôdeur réuni au Chroniqueur secret de la Révolution
(n° 39). Mieux encore : dans un violent pamphlet ano-
nyme de 1790, intitulé : Précis historique sur la vie
de Mademoiselle Théroigne de Mèricour (sic), on la fai-
sait naître à la lin de 1768, ce qui lui donnait vingt
ans au début de la Révolution; et c’est l’âge également
qu’elle aurait eu d’après le Martyrologe national (n° 18).
Enfin, sans préciser, Y Observateur du 4 mars 1790 la
dit «jeune »; mot qu’on a vu déjà dans une citation
des Essais historiques et que répéta le vieux Dulaure.
11 y a d’ailleurs, du général baron Thiébault, une
déclaration bien curieuse; car, de façon singulièrement
avantageuse pour Théroigne, elle s’oppose au témoi-
gnage de John Moore. En effet, un récit du 10 août aux
Feuillants dans les Mémoires du général baron repré-
sente la Théroigne de cette journée comme une « très
jolie brune de vingt ans »h Thiébault, qui la rajeunit
ainsi de dix ans, en avait vingt-deux, lorsqu’il se
trouva face à face avec elle dans la cour des Feuillants,
ce matin-là. Sergent dans la compagnie de grenadiers
de la section, il essayait de sauver les prisonniers : elle
parut, « coiffée d’un chapeau de feutre noir, relevé à la
Henri IY, surmonté de plumes de la même couleur,
1. T. I, ch. IX. Ces Mémoires ont été publiés de 1893 à 1895 (chez
Plon).
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
103
vêtue d’une amazone de drap bleu... une paire de pisto-
lets et un poignard à la ceinture » ; et, la voyant dans
cet équipage fendre la foule, sauter sur un canon, c’est
du moins ce qu’il raconte, et, « en proie à un éréthisme
révolutionnaire » qui F « embellissait encore », exci-
ter au massacre, il fut saisi d’autant d’admiration que
d’horreur. Sans doute, il ne la revit pas ; mais il l’eut
devant lui une demi-heure, et il insiste deux fois, avec
une force extrême, sur la fidélité du souvenir tragique
et charmant que lui laissa la « furie ». Ce qu’il faut
croire, si Thiébault ne l’a pas tout de même un peu
flattée dans l’intérêt du contraste, c’est que les jours
de grande crise, parmi les piques, les fusils, les canons,
dans les clameurs d’un peuple furieux, effectivement
elle embellissait et rajeunissait. L’espèce de beauté
magique dont s’illuminent dans l’amour, dans le plai-
sir, certains visages de femmes, non pas même jolis,
agréables seulement, elle dut la recevoir de l’émeute,
et le 10 août surtout, car jamais davantage elle ne fut
ivre de la Révolution.
Au surplus, elle dut toujours être assez lunatique
d'expression en sa grâce délicate; et, sans doute, on la
caractériserait assez bien en disant que, physiquement,
c’était une grisette.
Elle était petite. Ce n’est pas seulement Peltier,
Maton de la Varenne et Thomas d’Espinchal qui l’af-
firment ; c’est aussi Beaulieu, l’appelant « la petite
Méricourt », après l’avoir appelée « la petite Thc-
roigne ». Non pas petite , petite , cependant. Dulaure
et Esquirol la disent même de « taille moyenne » ; et
John Moore, qui ne la vit qu’une fois, il est vrai, dit
plus, car elle lui sembla « un peu au-dessus de la taille
moyenne des femmes » : somewhat above the middle
lÔi TROIS FÊMMËS Ï)Ë LA RÉVOLUTION
size of women. Selon Duval, « elle portait cinq pieds
moins deux ou trois pouces », c’est-à-dire environ lm,50.
Thiébault, ici, n’intervient pas au débat ; mais un autre
contemporain, le conventionnel Marc-Antoine Baudot,
est venu à son tour la dire « petite ». C’est, du reste,
dans ses Notes historiques publiées par la veu ve d’Edgar
Quinet, en 1893, que se trouvent sur le physique de
Théroigne les indications les plus précieuses ; il faut
seulement y faire la part d’un certain antiféminisme
montagnard grognon. Une note de quelques lignes sur
Mme Roland, rudement qualifiée d’ « intrigante de
salon », finit ainsi : « Il faut que les femmes soient
femmes et qu’elles ne se fassent point chefs de parti
dans les discussions qui doivent se terminer par le
glaive, puisqu’elles ne peuvent pas le porter ». Il n’est
donc pas surprenant que, dans cette même note,
Théroigne soit traitée d’ « aventurière du coin des
rues », et que, dans la note assez importante dont elle
est l’objet ensuite, Baudot lui soit sévèr q comme peintre ,
malgré son évidente et minutieuse bonne foi :
J'ai beaucoup vu Mlle Théroigne de Méricourt dans les
rassemblements des Tuileries. Elle parlait plutôt en con-
fidence qu’avec le verbe de l’orateur. Elle était presque
toujours vêtue en amazone ; son vêtement de drap était fort
commun, de couleur vert foncé. Elle avait un chapeau avec
une plume noire. Ceux qui lui ont donné un costume ou
bizarre ou élégant ont fait du roman. Elle était petite, assez
bien prise dans sa taille, une figure mesquine, sans trait,
quoique sans défaut. Son teint avait la couleur nuance de la
poire rousselet, sans doute à cause de ses continuelles excur-
sions au grand air ; au demeurant, mieux que mal, mais sans
agrément. Elle était loin de prétendre au mérite des coquettes
de profession, la propreté; c’était sans doute un calcul de sa
position politique, mais elle le poussait un peu loin.
THÉROIGNE DE MÊRICOÜRT
105
Mieux que mal! On sent que Baudot ne peut se
décider à la trouver jolie. Mais, heureusement, l’épi-
thète reparaît dans les Mémoires et Notes d’un autre
conventionnel, Choudieu1. Quant au baron Hyde de
Neuville, qui est seul d’accord, jusqu’ici, avec la
légende de la belle Liégeoise , puisqu’il a écrit : « Sa
démarche était hardie, sa figure belle 2 », il faut songer
que, né en janvier 1776, il n’avait que dix-sept ans
quand Théroigne, sa popularité perdue, se retira de
l’action. Nous devons ajouter, il est vrai, que le savant
critique et historien M. Félix Rabhe nous a fait con-
naître, du ci-devant ministre Bertrand de Moleville,
retiré en Angleterre, un parallèle d’Helen Williams et
de Théroigne, où celle-ci est peinte « resplendissante
de jeunesse, de vigueur et de beauté3 »; mais Bertrand
de Moleville ne dit pas qu’il a vu Théroigne; il vante
sa beauté sur la foi d’on ne sait quel renseignement :
or, il se montre, quelques lignes plus loin, bien mal
informé, croyant que Théroigne, qu’il appelle « la
Jeanne d’Arc de la Bévolution », « fut confinée en
Allemagne par ordre de l’Empereur » en 1793. C’est en
1791 qu’elle fut incarcérée à Kufstein, d’où elle sortit
la même année. Il faut donc s’en tenir aux textes qui
s’accordent à la montrer jolie. Et ainsi, pour nous ré-
sumer, une charmante grisettc paraissant vingt-trois
ou vingt-quatre ans, la voilà physiquement au moment
où l’histoire de la Révolution la saisit.
Charmante grisette, non pas de Liège, car la légende
est fausse même en ce point, mais du pays de Luxem-
1. Ouvrage publié en 1897 (chez Plon) par M. Victor Barrucand.
2. Mémoires et Souvenirs, t. 1, pp. 12-13 (. 1 888, chez Plon).
3. A Réfutation of the Libel on the Memory of the late Kiny of
France (1806).
106
Trois femmes de la révôlütioX
bourg. Grisette wallonne, dont le charme légèrement
exotique était rendu encore plus piquant par un accent
de terroir et par ce que Beaulieu nomme « son jargon
moitié français, moitié flamand » [flamand pour wallon).
Grisette armée par la Révolution qui l’enflamma, et,
selon nous, bien plus intéressante esthétiquement sous
cet aspect réel que dans le mensonge pompeux d’une
beauté d’ « amazone de Rubens » ou de « Penthésilée
rayonnante », pour parler comme les Goncourt.
Mais quand donc naquit cette légende d’une amazone
superbe? Est-ce le poète Barthélemy qui en fut l’auteur
dans ses Douze journées de la Révolution (1832)? ou
simplement s’en empara-t-il? Le certain est qu’il fixa
le type, faisant de « l’ardente Méricourt », le 5 oc-
tobre 1789, une espèce de bacchante-reine de l’émeute :
Debout sur un canon comme sur son pavois,
Elle exalte les rangs du geste et delà voix.
On distingue au milieu de ses sœurs de bataille
La blancheur de son teint et le fût de sa taille.
A sa mâle vigueur la grâce n’a pas nui.
Désormais du boudoir fuyant le mot ennui,
Une lance à la main, la tête échevelée,
Elle marche aux périls comme Penthésilée.
Nul homme assez hardi, piéton ou cavalier,
Ne lutterait contre elle en combat singulier.
Le sabre et le fusil pendent à ses épaules.
On croirait voir passer la prêtresse des Gaules.
C’est la Pythie en feu qui, sur ce noir essaim,
Souffle le dieu caché qui suffoque son sein.
Un poète belge, Adolphe Mathieu, célébrera de
même, en 1847, la « Penthésilée » révolutionnaire et
s’écriera que jamais « la prêtresse des Gaules »
Yelléda n’apparut si belle aux vieux Gaulois.
THÉROIGNE DÉ MÉIÏICOÜRf
107
Puis, c’est Baudelaire, avec une éclatante sobriéié,
et sans parler de Velléda, ni de Penthésilée, évoquant
néanmoins l’image romantique de la belle Liégeoise ,
dans ce quatrain du sonnet Sisina :
Avez-vous vu Théroigne, amante du carnage,
Excitant à l’assaut un peuple sans souliers,
La joue et l’œil en feu, jouant son personnage,
Et montant, sabre au poing, les royaux escaliers?
Enfin, dans les Poèmes de la Révolution de M. Emma-
nuel des Essarts (1879), l 'Amazone, non plus d’octobre,
mais du Vingt juin, devient « l’antique Mimalone » :
La Mimalone antique à toute heure effrénée,
Sanglante de vin et de feu,
Mais sublime d’extase et tout illuminée
Par l’enthousiasme d’un Dieu.
Elle a des « bras d’acier », le « sein hardi », un
« beau rire de branle-bas ».
Mais l’étonnant, ce n’est pas que cette Théroigne de
panorama ou de mélodrame ait été chantée ; ce n’est
pas même que Carlyle, dans son étrange Histoire de la
Révolution [ The french Révolution , 1837), s’inspirant de
la légende avant Lamartine, ait donné le « port d’une
déesse païenne » à la prétendue héroïne des journées
d’octobre ; c’est que des historiens aussi épris de vérité
pittoresque et de nouveauté documentaire que les
Concourt, dans une étude presque entièrement com-
posée d’autographes de Théroigne, aient contribué,
pour leur part, à la propagation de cette légende d’une
espèce de Ménade magnifique de la Révolution. [Por-
traits intimes du XVIIP siècle , 1856). Le premier his-
torien qui réagit est Edgar (Juinet [la Révolution ,
108
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
1865), parce qu’il avait sous les yeux les mémoires
inédits de Baudot. Seulement il eut le tort d’une con-
fiance excessive en son auteur : il n’osa pas écrire de
l’amazone qu’elle était jolie, ce qui n’eût cependant
rien enlevé à la justesse d’une réflexion, due aussi à
Baudot, à cette « note » sur la belle Lacombe : « Elle
n'attirait pas la foule comme Mlle Théroigne, parce
qu’elle n’avait pas les bizarreries de son émule... La
beauté n’était rien, dans cette circonstance; il fallait
de la singularité. » Quinet traduit, en philosophe de
l’histoire : « Ce n’est pas la beauté qui agit sur la
foule, c’est l’extraordinaire. » Et, assurément, de même
qu’à nos yeux la jolie grisette que fut Théroigne phy-
siquement est plus intéressante qu’une Mimalone ou
une Penthésilée splendide, de même elle eut plus
d’ascendant sur le peuple de n’être point une belle
femme , mais une femme presque mignonne en son
rôle et dans son costume de guerrière.
Elle plut surtout, elle enleva les cœurs par le
piquant du contraste.
On ne le supposerait pas devant l’estampe de la
Bibliothèque nationale. Cette gravure à la manière
noire, au-dessous de laquelle se lit : il/110 Terouene , la
montre le visage un peu tourné vers la droite, le front
serré d’un madras, les cheveux tombant sur les épaules
en boucles épaisses, le sein gauche entièrement nu,
rond, ferme, la tête forte, le nez descendant large et
lourd sur une bouche sensuelle, l’œil noir, autoritaire,
toute la physionomie enfin, comme l’a dit Michelet,
matérielle . C’est une Pythie de faubourg qu’on a là
devant soi et déjà mûrissante, non pas la jolie brune
de Dulaure, la gentille « petite Méricourt » de Beau-
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
109
lieu. Une telle femme, belle, si l’on veut, mais de
beauté massive, brutale, pouvait avoir « l’éloquence du
tumulte », attribuée par Lamartine à Théroigne ; on ne
se la figure point dans les rassemblements des Tui-
leries parlant « en conlidence ».
Par parenthèse, une amusante erreur de Michelet est
dans la confusion qu’il a faite de cette gravure avec un
dessin exécuté à la Salpétrière en 1816 et qui, à l’heure
présente encore, demeure le seul portrait authen-
tique de Théroigne. Michelet croit, en effet, que la
virago au sein découvert est la pauvre démente ; et
cette méprise inexplicable lui inspire des réflexions
plutôt comiques. Ainsi, dans l’œil, qui l’étonne de
n’être pas hagard, il lit de l’amertume, un reproche
douloureux, le sentiment « d’une si grande ingrati-
tude » ! Puis, s’attendrissant au spectacle du sein :
« Dernière beauté qui reste, gémit-il, sein conservé de
formes pures, virginales, comme pour témoigner que
l’infortunée, prodiguée aux passions des autres, elle-
même usa peu de la vie. »
Elles sont pourtant bien différentes, l’estampe de la
Bibliothèque et la planche des Maladies mentales
d’Esquirol, reproduisant le portrait de Théroigne folle
par Gabriel. En admettant même l’inadmissible, c’est-à-
dire une ressemblance de l’estampe avec le modèle
prétendu, on ne saurait, dans la folle aux cheveux
coupés et pauvres, à l’œil éteint, aux rides de vieillesse
et de souffrance, dessinée de profil, reconnaître la
Teronene au madras.
L’auteur de cette Teronene est inconnu. En 1845,
l’éditeur Vignères la fit graver par Dewritz ; il croyait
à l’authenticité de cette soi-disant image de l’héroïne.
11 écrivit, en 1870, à /’ Intermédiaire des chercheurs :
MO
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
« Voici ce que m’a raconté le vieux Gabriel, dessina-
teur de portraits. 11 Ta vue et connue ( Théroigne ), n’a
jamais voulu faire son portrait dans sa splendeur,
car elle fit guillotiner l’auteur du seul qui ait été fait
de son vivant, gravé en manière noire avec un sein
découvert... Gabriel fut chargé par M. Esquirol de la
dessiner pendant sa folie, dans ses accès furieux et
dans le calme. Alors il ne craignit plus pour sa tête. »
Mais comment accepter la garantie indirecte de ce
témoignage sur l’estampe de la Bibliothèque? D’abord
l’histoire du peintre ou du dessinateur livré par Thé-
roigne à l’échafaud est une calomnie : aucun peintre,
aucun dessinateur ne fut traduit, soit au tribunal du
17 août 1792 (supprimé le 29 novembre), soit au tri-
bunal révolutionnaire avant la retraite de l’amazone.
Gabriel s’était laissé tromper. Et, à son tour, Vignères
se trompe : Gabriel n'avait pu lui dire qu’il avait vu
Théroigne furieuse pendant qu’il faisait son portrait.
« L’ayant fait dessiner en 1816, dit Esquirol, elle s est
prêtée à cette opération; elle n’a paru attacher aucune
importance à ce que faisait le dessinateur. » Tout ce
qu’on peut contrôler de la lettre de Vignères se trouve
donc faux; et, dès lors, il est impossible de se fier à
l'affirmation que l'estampe au madras est bien un por-
trait de Théroigne et le seul même qui ait été fait
avant le croquis de Gabriel. Si, d’ailleurs, la première
partie de l'affirmation était exacte, le portrait lourde-
ment infidèle devrait encore être écarté.
En autre, attribué à Greuze, fut exposé en 1878 au
Trocadéro. — 11 appartenait à Mme Furtado-Heine. —
M. Henry Jouin l’a décrit rapidement, ainsi qu’il suit,
dans son ouvrage : Portraits nationaux (1878) :
THÉROIGNE DE MERICOURT
D’après un portrait exposé au Trocadéro en 1878.
(Voir pages 1 10 et 111.)
THE IIBRARY
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THÉROIGNE DE MÉRICOURT
111
En buste, la tête tournée vers l’épaule gauche ; robe bleue,
ouverte; fichu croisé; ceinture blanche; grand bonnet sur
les cheveux (Fig. grand, nat.).
Nous ne savons à qui il appartient aujourd'hui, mais
la maison Braun en possède une photographie qui
nous a paru mériter d’être reproduite. Sous le bonnet
de gaze, le visage — d'une femme d’environ vingt-
cinq ans — respire bien « la vivacité » et « l’audace »
signalées par Dulaure comme les caractéristiques de la
physionomie de Théroigne. C’est le Smart martial air
dont fut frappé John Moore. Il y a, d'ailleurs, autant
d’intelligence que d’énergie dans le regard. La taille
est fine, l’ensemble a de l’élégance. Mais beaucoup de
femmes, au début de la Révolution, purent avoir sous
ce grand bonnet cet air joli de vivacité impétueuse.
Même l’attribution à Greuze serait discutable1.
M. Marcellin Pellet fit reproduire en tête de son
étude un portrait qu’il avait « découvert », et qui,
« dessiné d’après nature au physionotrace », devait
être considéré non seulement comme une image au-
thentique, mais comme « une image absolument res-
semblante » de la célèbre étrangère. 11 le décrivait dans
ce passage à citer tout entier : « Théroigne est de
profil, à gauche, en robe de linon ouverte sur la poi-
trine, les cheveux bouclés tombant sur les épaules, la
tête coiffée d’un bonnet. Elle a ainsi un faux air de
Mme Roland. La figure intelligente, chitfonnée, l’œil
pétillant d’intelligence, le nez retroussé, c’est bien la
1. En 1865, l’Intermédiaire des chercheurs demanda si quelqu’un
connaissait le portrait de Théroigne par Ducreux. Elève de La Tour et
peintre de Marie-Antoinelte, Ducreux a laissé des portraits remarquables
de Mirabeau, Barnave, Bailly, Robespierre, Saint-Just, Gouthon, etc...
Faudrait-il penser que la toile dont il s’agit ici lui avait été attribuée
quelque temps, avant de l’être à Greuze?
112
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
femme que nous dépeignent tous les contemporains. »
Il ajoutait : « Il existe, paraît-il, un second portrait
d’elle au physionotrace, en habit d’homme à larges
revers, avec une ample cravate, les cheveux à la Titus.
Le profil, obtenu par le meme procédé mécanique, est
identique1. » Malheureusement, on le sait, ce n’est
pas tous les contemporains qui dépeignent Théroigne
avec le nez retroussé et cette figure chiffonnée. M. Mar-
cellin Pellet n’a même, en réalité, pour garant que le
très suspect Duval. Si donc la ressemblance de ce por-
trait au physionotrace avec la jolie fille des Souvenirs
de la Terreur prouve seule qu’il représente Théroigne,
cette preuve est comme nulle ; et l’on doit bien penser
que M. Marcellin Pellet, s’il avait pu justifier sa con-
fiance par quelque autre raison, n’eût, pas gardé pour
lui ce qui eût persuadé son lecteur. Quant au buste
dont il parle aussi, — pour en dire, sans doute, que
l’authenticité en est « très contestable », — buste en
terre cuite qui faisait partie de la collection du comte
de La Béraudière et qui fut, lors de la vente de cette
collection (1885), porté au catalogue comme portrait
de Théroigne, on peut le voir aujourd’hui au musée
Carnavalet avec cette inscription : « Buste de femme
xvme siècle, don de Mme la marqse Arconati-Visconti ».
L’erreur a donc été reconnue. Il était, du reste,
absurde de vouloir retrouver l’héroïne, ou plutôt la
courtisane que fut d’abord Théroigne, dans cette femme
bizarrement laide, au visage anguleux et démesuré-
ment long sur un long cou maigre, au sourire grimaçant
sous un nez de ruse morose, aux seins maigres et bas.
1. Ces dernières lignes s’appuyaient, au bas de la page, des mots que
voici : << Note manuscrite du temps, au dos du portrait au physiono-
trace que nous possédons. »
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
143
Il y a, dans la môme salle du musée Carnavalet,
deux portraits à l’huile, achetés en 1897 comme étant
probablement des portraits de la célèbre révolution-
naire. M. Georges Cain, conservateur du musée, est
même convaincu de leur authenticité. Nous lui avons
demandé l’autorisation de reproduire celui qu’il at-
tribue à Vestier, et qui représente, de face, une jeune
femme jolie, l’air triste, les cheveux poudrés et rete-
nus sur la tête par un ruban, — cheveux châtains
sous la poudre, encadrant mollement le visage allongé,
jusqu’aux épaules cachées par un fichu de gaze à la
Marie-Antoinette. Ce fichu est jeté sur un corsage
jaune. Les yeux sont grands, avec on ne sait quoi d’un
peu hagard dans leur mélancolie. Le nez n’est pas
retroussé, mais assez long et fin ; la bouche fine, de
longueur moyenne, lèvres closes; le menton un peu de
travers à droite; le cou mince, assez long. Ce portrait,
qu’il soit ou non de Vestier, et que M. Georges Cain
ait raison ou tort d’y voir Théroigne, est l’œuvre d’un
artiste ; seulement il a été retouché et de façon peu
heureuse. Il pourrait être de 1788 ou de 1789. Le
second, anonyme aussi, sur fond noir, et lui-même
sombre, est d’une main lourde. La femme représentée
a le chapeau de feutre patriotique ; de la main droite
elle y attache une plume blanche, elle tient de la main
gauche une petite glace; le haut de la gorge, assez
largement découvert, en laisse deviner la rondeur sous
un corsage-cuirasse qui fait pointe sur le ventre ; et de
la taille ainsi emprisonnée jaillit une jupe en ballon.
La figure est gracieuse avec un air de coquetterie
mutine. Elle ne ressemble pas de façon frappante à
celle de l’autre portrait. Cependant nous devons noter
que le menton est aussi légèrement de travers à droite.
8
114
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
Quant au pseudo-portrait gravé par Raffet pour
Y Histoire des Girondins, il n’y aurait pas à en parler
si l’œuvre n’était — et presque trop — charmante.
Sous un chapeau à la Henri IV, aux longues plumes,
les cheveux tombant sur les épaules, le poing gauche
sur la hanche, une paire de pistolets à la ceinture et
la main droite serrant la poignée d’un sabre nu incliné
vers le sol, cette Théroigne de fantaisie, au visage
délicat, est un peu, dans son élégante amazone, une
madone guerrière — qui pose.
Eniin, le musée de Lille possède un tableau de
L.-L. Boilly, Triomphe de Marat après son acquittement,
où se trouve, au premier plan, debout, une jeune
femme habillée en homme qui serait Théroigne, d’après
une tradition assez ancienne. Mais nous avons pu voir
chez Braun une photographie du tableau, et la tradition
nous a paru inadmissible. Cette jeune femme mince
est très grande ; elle est vêtue d’une carmagnole, et
aucun témoignage ne permet de supposer que Thé-
roigne porta jamais la carmagnole. Singulière idée,
aussi bien, celle du peintre qui eût fait de la Brissotine
une Maratiste.
Et, pour conclure, le seul portrait authentique étant
celui de la folle de 1816, on peut, certes, s’intéresser
à l’actuelle iconographie prétendue de la courtisane ou
de l’héroïne ; mais il faut avoir le courage de revenir
aux textes, et aux véridiques, malheureusement si brefs
ou si peu artistes
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
115
II
THÉROIGNE AVANT LA RÉVOLUTION
SA FAMILLE. SON ENFANCE
LA COURTISANE COSMOPOLITE. l’aSPIRANTE VIRTUOSE
Lairtuliier, dans ses Femmes célèbres de 1789 à 1795
(1840), faisait naître Théroigne en 1759. Mais, en 1851,
d après une lettre de M. Warlomont, « inspecteur de
l’enregistrement et des domaines pour la province de
Luxembourg », le Bulletin de ï Académie royale de Bel-
gique publiait l’acte de naissance suivant:
Anna Joseph filia légitima Pétri Theroigne et Elisabethæ
Lahaye nata fuit décima tertia Augusti 1762, quam susce-
perunt Josephus Lahaye avunculus ex Marcour et Francisca
Lahaye amita ex Magoster.
M. Warlomont l’avait découvert dans un registre de
la paroisse de Marcourt, village de la province de
Luxembourg, situé sur l’Ourthe, à cinquante kilo-
mètres environ de Liège.
En 1854, un autre chercheur belge, M. Th. Fuss,
professeur émérite à l’Université de Liège, publiait
l’acte de mariage des père et mère de Théroigne dans
le Bulletin de la Société scientifique et littéraire du
Limbourg :
Petrus Terwagne parochianus in Xlioris et Elisabetha
Delhaye nostrâ bannorum dispensatione coram me parocho
et testibus Domino Poignefert vicario et Francisca Fairon
1 1 6
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
ac Maria Joseph Lahaye quarta octobris 1761, matrimonii
sacramenti fuerunt juncti in ecclesià nostrà.
Terwagne , nom très répandu dans le pays de Liège
et dans le Luxembourg, se prononce Téroigne (ou Thé-
roigne). Il n’est donc pas étonnant qu’il y ait Theroigne
dans l’un des deux actes et Terwagne dans l’autre.
Il l’est encore moins que la fille de Pierre Terwagne ,
Anne-Josèphe, ait écrit son nom de famille comme il
se prononçait, car c’est bien du nom de Theroigne que
sont signées toutes les lettres d’elle actuellement con-
nues. — Au bas d’aucune de ces lettres il n’est suivi
des mots : de Méricourt.
Une observation plus importante, est que le nom de
Lambertine donné à Théroigne, soit comme prénom, soit
comme nom de famille, dans plus d’un écrit et notam-
ment par Lamartine, non seulement ne fut jamais pris
par elle, mais ne lui fut pas donné pendant la Révo-
lution L
Quant à la mère de Théroigne, on a remarqué que
son acte de mariage l’appelle Elisabeth Delhaye et
l’acte de naissance de sa fille Elisabeth Lahaye. Mais
ce nom de Lahaye se trouve trois fois dans ce deuxième
acte ( Elisabethæ Lahaye , Josephus Lahaye , Francisca
1. Il se trouverait, selon Lairtullier, sur les registres delà Salpêtrière.
C’est une erreur. Il y a deux mentions relatives à Théroigne dans ces
registres. Voici la première, à la date du 7 décembre 1807 (registres des
entrées) :
Anne Joseph (sic) Theroine, âgée de 48 ans, native de Méricourt, dépar* de l’Ourthe,
qui vient d’obtenir son admission sut la demande de l’agent de surveillance des Ménages :
En marge, à droite :
Morte le 8 juin 1817 à l'Inf* génale.
Et voici la seconde* à cette date du 8 juin 1817 (registres des décès) :
Theroine Anne-Josèphe, âgée de 58 ans, native de Méricourt, dépari1 de l’Ourthe, entrée
le 7 X'-’e 1807.
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
117
Lahaye ), et une fois clans le premier ( Maria Joseph
Lahaye). C’est donc bien Lahaye que s’appelait Elisa-
beth; et, au surplus, M. Warlomont assure qu’elle fut
baptisée sous les noms d’Anne-Elisabeth Lahaye.
La brève mais substantielle Notice de M. Warlo-
mont sur Théroigne de Méricourt apportait, du reste,
les dates et renseignements suivants :
Pierre Terwagnc, né le 4 octobre 1731 et baptisé
sous le nom de Pier Terwaine ;
Elisabeth Lahaye, baptisée le 30 juillet 1732;
L’ainé des frères d’Anne- Josèphe, Pierre-Joseph, né
deux ans après elle, le 25 décembre 1764;
Un second fils d’Elisabeth Lahaye, Joseph, le 28 sep-
tembre 1767;
Le 22 décembre 1767, mort d’Elisabeth ;
Le 20 mai 1773, second mariage de Pierre Terwagne,
qui épouse Thérèse Ponsard, d’Erpigny, et qui eut
d’elle jusqu’à neuf enfants : d’abord un fils, le
12 mars 17741.
Un autre curieux, M. Demarteau, dans une étude
sur Théroigne de Méricourt, que nous aurons plus
d’une fois l’occasion de citer et qui parut en 1882
dans la Revue générale belge , ajoute que le second fils
de Pierre Terwagne mourut près de Paris en 1850 et
que le troisième, appelé Pierrot en famille, mourut
soldat. C’est d’eux et de l’aîné, Pierre-Joseph, que
parle Théroigne dans une lettre de mars 1789, datée
de Gênes : « J’ai conduit avec moi (en Italie) mes trois
1. M. Warlomont ne donne pas les noms (ou le nom) de baptême de
ce fils et des huit autres enfants ; il nomme seulement Marie-Thérèse,
née le 10 janvier 1778, et Louise- Josèphe, née le 21 juin 1781. Il avait
« personnellement connu Marie-Thérèse, morte le 30 décembre 1842 ».
Quant à Louise-Josèphe, elle était encore « vivante en 1848 ». Ces deux
filles étaient le septième et le dixième enfants de Pierre Terwagne.
118
TROTS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
frères; l’an étudie la peinture et les deux autres le
commerce. » L’apprenti peintre était le second.
Elle ne mentait pas en se disant « fille d’un
riche laboureur ». [Histoire de la Révolution par
deux amis de la liberté). Pierre Terwagne était au
moins, comme l’a écrit Michelet, « un fermier aisé ».
Mais qu'il ait fait donner à la petite Anne-Josèphe
« l’éducation des classes élevées », comme l’a prétendu
Lamartine1, c'est là une légende absolument fausse.
Théroigne ne se vanta jamais d’avoir reçu pareille
éducation. Au contraire, interrogée, à Kufstein, sur
son enfance, le 31 mai 1791, par Je conseiller aulique
François de Blanc, elle déclara n’avoir appris à écrire
que fort tard. Cette déclaration se trouve dans un ou-
vrage très curieux et, pour ainsi dire, inconnu, qui
nous fut signalé par le directeur des Archives impé-
riales et royales de Vienne, M. Winter. Le titre : Les
Confessions de Théroigne de Méricourt , la belle Lié-
geoise, pourrait faire croire à une spéculation de
librairie; mais on lit, au-dessous du titre : Extrait du
proces-verbal inédit de son arrestation au pays de Liège,
gui fut dressé à Koufstein [ Tyrol ) en 1791 ; et, en effet,
l’auteur, M. Ferdinand de Strobl-Ravelsberg, puisa
tous les éléments de son récit à la source étonnam-
ment copieuse qu’est ce procès-verbal dont aucun
historien n’avait soupçonné l’existence. Pour avoir
l’idée qu’une pièce de ce genre pouvait exister, il
eût suffi cependant de faire attention au passage ci-
dessous d’une correspondance adressée de Vienne au
Moniteur, le 29 octobre 1791 : « M. de Plank [en réa-
lité, M. de Blanc), chargé des informations sur la
1. Histoire des Girondins , liv. XVI, ch. XI.
THÉROIGNE DE MÉRTCOURT
\ 19
fameuse M110 Théroigne de Méricourt, toujours enfer-
mée à Kulfstein (sic) sous prétexte d’attentats commis
contre la reine de France, vient d’arriver ici. 11 a remis
à l’empereur le protocole des interrogatoires et procé-
dures : il en résulte qu’on paraît avoir beaucoup trop
légèrement arrêté cette demoiselle et que les accusa-
tions portées contre elle n’ont aucun fondement ».
(. Moniteur du 16 novembre). Nous écrivîmes àM. Winter
pour lui demander si les Archives impériales et royales
de Vienne possédaient ce document, évidemment capi-
tal. Il nous répondit :
J’ai l’honneur de vous faire savoir que le protocole dont
vous faites mention est conservé aux Archives Impériales et
Royales. Il en résulte en effet que rien n’a été prouvé contre
MllG de Méricourt... De plus nous possédons les documents
suivants, touchant Mlle de Méricourt:
Les rapporls adressés par le conseiller Blanc au prince de
Kaunitz ;
Les expéditions du prince envoyées à Blanc ;
La correspondance de la Chancellerie d’Etat avec le Con-
seil de la guerre ;
Le contenu du portefeuille trouvé chez la Méricourt;
Une pièce intitulée : Notes instructives sur la Pythie du
siècle , rédigées par le baron de Mengin-Salabert, d. d.
Koufstein, le 8 juillet 1791 ;
Extraits de la procédure criminelle du Châtelet de Paris
sur les faits de la journée du 6 octobre 1789 en tant qu’elle
regarde Mlle de Méricourt;
Lettres diverses adressées à Théroigne de Méricourt
de 1788 et 1789;
Lettres diverses de celle-ci à Blanc et à Kaunitz ; de Fou-
lon à Blanc ; de Metternich à Kaunitz et à Cobenlz;
Autobiographie de Théroigne de Méricourt, écrite au
crayon ;
Lettres de La Valette (1791).
120
TKOIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
... Enfin je vous signale le livre suivant, fondé entière-
ment sur les documents de nos archives : Les Confessions de
Théroigne de Méricourt, la belle Liégeoise (Paris, 1892)...
Voilà comment nous eûmes connaissance de ce petit
volume précieux — et qui aurait pu l’être davantage.
M. Strobl-Ravelsberg a eu plusieurs torts, en effet : le
premier, c’est de ne pas avoir utilisé tous les docu-
ments dont on vient de lire l’énumération ; le second
est de n’avoir pas décrit l’énorme pièce d’où il a tiré
son livre, et dans laquelle il faut voir, sous le nom de
procès-verbal , ce que la correspondance de Vienne
citée plus haut, et M. Winter aussi, appelle « le pro-
tocole». Nous savons qu’elle se compose de 208 pages
in-folio, d’écriture assez serrée. L’autobiographie de
Théroigne y est transcrite presque tout entière1. Une
description détaillée d’un manuscrit officiel de cette
importance aurait dû être la préface ou l’appendice des
Confessions, qui n’ont ni appendice ni préface. Et même,
pour aller jusqu’au bout de notre pensée, nous avoue-
rons à M. Strobl-Ravelsberg qu’il eût rendu un service
bien supérieur en publiant, au lieu d’une espèce de
roman vrai, ce procès-verbal et une bonne analyse des
autres documents de l’opulent dossier. Malgré l’avertis-
sement qui forme le sous-titre du volume, et quoique
des pages entières soient entre guillemets, nous n’au-
rions pas eu pleinement confiance si, en nous signalant
ces Confessions, M. Winter ne nous en avait garanti
la véracité. On sera stupéfait quand nous aurons dit
qu’il ne s’y trouve pas la moindre note justificative.
C’est un tel parti pris de mystère que les Archives
1. Nous devons ces renseignements à l’obligeance de M. Julius Szeps,
directeur du grand journal autrichien Wiener Allgemeine Zeitung.
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
121
impériales et royales de Vienne ne sont pas nommées.
Mais enfin, ces observations faites, nous sommes heu-
reux de remercier l’auteur, dont nous mettrons sou-
vent l’ouvrage à contribution.
Pour revenir à l’enfance et à la toute première jeu-
nesse de Théroigne, elles furent à peu près ignorées
jusqu’à la publication de ce livre. La légende dont
s’inspira Lamartine dans la phrase qu’on a vue —
légende accréditée déjà par Lairtullier1 — voulait qu’à
dix-sept ans la charmante fille eût été séduite par un
jeune seigneur allemand, et presque aussitôt abandon-
née. Pour les deux écrivains, d’ailleurs, cette aventure
expliquait le rôle de la révolutionnaire, tel qu’ils se le
figuraient, horriblement aggravé, sur la foi de calom-
nies royalistes. L’amoureuse trahie « sentit s’allumer »
en elle « un foyer de haine inextinguible pour des ins-
titutions qui tuaient l’amour en ^uant l égalité », assu-
rait Lairtullier, qui ajoutait : « Nous verrons quelles
terribles flammes jeta plus tard cette première étin-
celle Et, selon Lamartine, précipitée « dans le dé-
sordre » par « l’amour outragé », mais rougissant du
« vice», qui « lui donnait la soif de la vengeance »,
la belle Liégeoise crut, « en frappant les aristocrates,...
réhabiliter son honneur. Elle lavait sa honte dans du
sang. »
Ils avaient trouvé cette belle histoire de séduction
et d’abandon dans un ouvrage de mystification histo-
rique paru en 1836 sous le titre : Théroigne de Méricourt ,
1. « Sa gentillesse, son esprit et ses grâces la rendirent de bonne
heure l’idole de ses parents ; elle fut élevée avec toute la délicatesse et
les soins d’une demoiselle de la ville. » [Les F emmes célèbres de 1789 à
1795, t. 1, p. 56).
122
TROTS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
la jolie Liégeoise, Correspondance publiée par le vicomte
de V... Y... ( Varie lery , pseudonyme de Lamothe-Lan-
gon). II y avait là trente et une lettres, fabriquées toutes
par Lamothe-Langon, mais soi-disant de Théroigne,
qui les aurait écrites de la Salpêtrière à Rose Lacombe.
« J’eus un amant par orgueil », déclarait la folle, pour-
tant lucide, dans la première lettre; et, dans la seconde,
c’était le récit de la ebute, avec, bien entendu, le por-
trait du vainqueur, et l’on voyait que Théroigne s’était
calomniée en imputant au seul orgueil une faute où
avait eu sa part, et très grande, et si naturelle, une
sorte d’enthousiasme esthétique et de sensuel vertige :
car ce vainqueur, Edouard de Telnange, n’était pas
seulement vicomte et colonel (autrichien), mais ses
vingt ans offraient cette double merveille : « le corps
d’Antinoüs » et « la tête d’Adonis ». La troisième lettre
disait l’abandon. L’éblouissant jeune homme épousait
la fille d’un prince; et la rustique petite Ariane, qui
avait rêvé d’être vicomtesse, — voilà surtout la part
de l’orgueil, il est vrai que le Thésée belge avait for-
mellement promis le mariage, — prenait « en horreur
la noblesse ». Des lettres ensuite la montraient quit-
tant le village, s’embarquant pour Londres, y deve-
nant la maîtresse du prince de Galles (plus tard
George IV), puis, riche des libéralités de l’Altesse, par-
tant pour Paris, où grondait la Révolution commencée;
mais, le 22juin de cette année 1789, coup de théâtre : dans
une fête chez le duc d’Orléans, au Palais-Royal, elle
rencontrait son séducteur! Lamartine, mystifié jusqu’au
bout, s’il ne feignit pas de l’être, a dit que ce fut « un
de ces hasards qui ressemblent aux vengeances prémé-
ditées de la destinée ». Théroigne en effet a senti se
réveiller toute sa haine pour le perfide; d’un regard
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
123
terrible elle la lui a montrée; et, comme ses relations
avec le duc et avec Mirabeau ont fait de la demi-mon-
daine une puissance, Edouard de Telnange ira chez
elle jouer le repentir, la supplier de pardonner. Alors
elle l’accablera d’un discours furieux, dont Lamartine
fut tellement frappé qu’on le retrouve tout entier dans
L Histoire des Girondins , corrigé sans doute, parlait.
Et il va de soi qu’il est authentique pour Lamartine.
Théroigne, certainement, s’était écriée : « Mon inno-
cence ravie, mon honneur perdu, celui de ma famille
terni, mon frère ( Lamartine n en connaissait qu'un) et
mes sœurs poursuivis dans leur pays par le sarcasme
de leurs proches, la malédiction de mon père, mon
exil de ma patrie, mon enrôlement dans l’infâme caste
des courtisanes, le sang dont je souille et dont je souil-
lerai mes mains, ma mémoire exécrée parmi les hommes,
cette immortalité de malédiction s’attachant à mon
nom à la place de cette immortalité de la vertu dont
vous m’avez appris à douter ; voilà ce que vous vou-
lez racheter! Voyons, connaissez-vous sur la terre un
prix capable de me payer tout cela? » Lamartine ajoute:
« Le coupable se tut. Théroigne n’eut pas la générosité
de lui pardonner. Il périt aux massacres de septembre. »
Chez Lamothe-Langon il n’est point parlé de cette
mort; mais c’est que la trente et unième lettre de
Lamothe-Langon laissait l’ouvrage interrompu à la fin
de 1789. Evidemment, s’il avait publié toute la préten-
due Correspondance de sa jolie Liégeoise , il aurait
longuement conté la vengeance de Théroigne tuant son
suborneur le 2 ou 3 septembre 1792 : car une légende,
dont nous nous occuperons dans un instant, faisait tuer
par l’amazone un de ses anciens amants pendant les
massacres; et c’est môme, peut-être, cette légende qui
124
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
avait suggéré à Lamothe-Langon l’idée du roman de
séduction et d’abandon ; et c’est assurément cette
légende que Lamartine rattacha, pour conclure, au
drame suspendu par la Correspondance incomplète.
Lamartine qui, sans nul doute, s’il y avait eu dans
une des pseudo-lettres à Rose Lacombe un récit par
avance de la mort tragique du séducteur, eut mis au
point ce récit comme il avait fait du discours.
Voici la légende, dans les termes où l’a rapportée
Esquirol : « Quoiqu’il ne soit pas prouvé qu’elle ( Thé -
r oigne) ait participé aux massacres, néanmoins on
raconte qu’elle se rendit dans la cour de l’Abbaye et
qu’elle trancha la tête, avec son sabre, à un malheureux
que l’on conduisait au tribunal de cette prison. On
assure que c’était un de ses anciens amants. » Théroigne
eut les mains pures du sang de septembre. Voilà la
vérité, qu’il nous sera facile d’établir à propos d’une
autre accusation cent fois plus horrible et dont Lamar-
tine se fit également l’écho. D’ailleurs il est à remar-
quer que la légende, de source royaliste, ne nommait
point l’ancien amant qu’aurait décapité le sabre fa-
meux; c’était prudence.
Mais quelqu’un, assez récemment, le dramaturge Fer-
dinand Dugué a trouvé mieux que l’aventure, après tout
banale, de la jolie Liégeoise séduite et abandonnée. Au
second acte d’une Théroigne en cinq actes et en vers,
que ce Ferdinand Dugué, ne pouvant pas arriver à la
faire jouer, essaya de faire lire en 1887, l’héroïne
raconte qu’à seize ans elle fut violée, et c’est d’un rare
comique involontaire :
Un jeune gentilhomme habitait près de nous,
Hautain, faisant tapage et redouté de tous,,.
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
125
Quand personne n'osait affronter sa colère,
Je l’osai !... J’avais eu le malheur de lui plaire...
Alors, de mes dédains voulant avoir raison,
11 fait par ses laquais envahir ma maison,
La nuit : on me bâillonne, on me lie, on m’emporte...
Et lorsque je revis ma mère, elle était morte !
Mon déshonneur l’avait tuée !...
On sait que Théroigne avait cinq ans lorsque mourut
Elisabeth Lahaye. — Mais qui donc a commis le crime ?
Le marquis de Saint-Huruge ! Voilà, au moins, de l’his-
toire ; nous voulons dire un personnage qui n’est pas
de fantaisie, le marquis démagogue que Michelet appelle
« un hurleur admirable » et dépeint « grand et gros,
armé d’un énorme bâton, aux émeutes souvent déguisé
en fort de la halle », effrayant « la canaille même ». Il
était né à Mâcon et n’eut jamais de château en Bel-
gique. Ce fut, du reste, un dantoniste sincère; mais,
vendu à la Cour dans l’étonnant drame de Ferdinand
Dugué, il est publiquement démasqué par son ancienne
victime, le 20 juin 1792, et abattu par elle d’un coup
de pistolet. En réalité, il mourut sous l’Empire.
Mais n’est-ce pas faire beaucoup d’honneur à de
telles extravagances que d’y accorder même un instant
d’ironie?
En 1794, Restif de la Bretonne avait raconté : « Cette
femme, assez jolie, avait été donnée à un ci-devant
qui la jugea digne d’être trompée par un faux ma-
riage. » Mais Restif de la Bretonne a beau sembler
garantir l’histoire, il se sentait si mal informé sur la
« Teroneigne » qu’il allait au-devant de la critique
dans cette bizarre conclusion : « Nous ne la croyons
pas assez importante pour faire des recherches à son
sujet... Il y a bien des inexactitudes dans ce que nous
126
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
venons d’indiquer; mais qu’importe au monde qu’une
intrigante soit fille d’un aubergiste, d’un boucher ou
d’un bourreau? » Combien d’erreurs, en effet! N’en
relevons qu’une pour l’instant : « Elle vint à Paris en
1790 ou 1791. »
Il n’y eut d’un peu sérieux sur la vie de l’enfant et
de la jeune tille, avant la publication des Confessions ,
que deux traditions locales, recueillies l’une par
M. Warlomont, l’autre par M. Fuss. Suivant la pre-
mière, Anne-Josèphe avait quitté, toute jeune, la maison
paternelle pour échapper à la dure tutelle de sa marâtre;
d’après la seconde, elle était entrée en service dans un
village du Condroz, d’où un Anglais l’avait emmenée
en Angleterre. Cette deuxième tradition, ajouta M. De-
marteau, voulait que l’Anglais eût inspiré à Théroigne
le désir d’une gloire d’artiste : elle se serait laissée
enlevée pour devenir chanteuse à Londres. Mais on
n’avait pas le droit de se lier à ces souvenirs locaux,
malgré leur vraisemblance. L’interrogatoire subi par
l’héroïne, à Kufstein, le 31 mai 1791, et résumé dans
les Confessions, les a ou confirmés — et en même
temps précisés — ou corrigés, si l’on peut dire : car,
là où le récit de la prisonnière semble rectifier la tra-
dition, c’est peut-être celle-ci qui, désintéressée, est
vraie. Ainsi Théroigne déclara bien avoir été servante
et même « vachère », mais non pas s’être en allée de
Belgique avec l’Anglais : elle l’aurait connu à Londres,
où, assurait-elle, l’avait emmenée une dame, dont elle
était, comme on dirait maintenant, la demoiselle de
compagnie; et l’historien, entre les deux versions, ne
peut choisir. De même, et nécessairement, il demeure
indécis sur un point lié au précédent, savoir si le
conseil de se faire chanteuse fut donné à la jolie fille,
THÉR01GNË t)Ë MÉRtCOÜRf
127
non par l’Anglais, mais par cette dame, comme le
raconte l’autobiographie, — écrite pourM. de Blanc, —
dans un passage complémentaire du récit du 31 mai.
Ce qui est acquis, c’est la liaison avec l’Anglais... Et
c’est que la première tradition était absolument exacte...
Mais voici, dans leur ordre, les faits à retenir, d’après
l’intéressée, jusqu’au jour de la chute aux bras du séduc-
teur de Londres (on verra plus loin qu’elle ne se plai-
gnit pas d’avoir été abandonnée, mais seulement d’avoir
été malheureuse avec ce jeune amant, et d’avoir dû le
quitter) :
Après la mort d’Elisabeth Lahaye, une tante, que
la petite Anne-Josèphe avait à Liège, la prit, puis
la mit au couvent : Anne-Josèphe y fit sa première
communion; quand elle en sortit, au bout d’un
an, elle ne savait qu’un peu de couture. Sa tante, qui
l’avait reprise, la maltraita ; la petite retourna chez
son père, où sa belle-mère la maltraita aussi; alors
dans sa quatorzième année [en 1775 ou en 1776 par
conséquent), elle s’enfuit, mais non pas seule : elle
emmena ses deux frères ; ou plutôt, avec le second, elle
se réfugia chez les parents de son père, à Xhoris l, tandis
que l’aîné allait demander l’hospitalité en Allemagne
à un parent du nom de Campinado [nom à ne pas oublier ,
car Théroigne s'' en décora , ou masqua , pendant ses
années de vie galante , en Angleterre et en France ).
A Xhoris, elle fut encore malheureuse; elle retourna
à Liège, mais sa tante ne la traita pas mieux que pré-
cédemment. C’est alors qu’elle se plaça comme vachère
dans un village du Limbourg. Puis elle fut coutu-
1. Village aujourd’hui de la province de Liège, alors de la principauté
de Stavelot.
128 TKOIS FEMMES DE LA «ÉVOLUTION
rière et « gouvernante d’enfants » chez une dame de
Liège. Puis, à Anvers, à seize ans ( donc en 1778 ou
1779), elle rencontra la dame qui la prit comme
demoiselle de compagnie. Cette « madame Colbert »,
qu’elle devait suivre à Londres quatre ans plus tard,
eut pour elle « les soins d’une mère ». « Elle me fit
apprendre la musique, écrivit Théroigne dans son auto-
biographie, d’abord pour concourir aux progrès de sa
fille, avec qui je chantais des duos, ensuite dans l’inten-
tion de me faire un état en chantant dans les concerts de
Londres. » Mais ce que Londres réservait aux vingt ans
d’Anne-Josèphe, c’était seulement l’aventure avec l’An-
glais. Elle le connut chez sa protectrice : il était beau
et devait être fort riche à sa majorité, qui était proche ;
aimée, elle aima; cependant elle résista un an; il dut
même l’enlever de force ou à peu près (1783). Il lui
avait promis de l’épouser quand il serait majeur.1 ( Et ,
certainement , parmi les différences , on a remarqué des
analogies entre cette confession plus ou moins sincère
et le commencement de la fable imaginée par Lamothe-
Lang on).
Mais nous devons dire qu’il y a dans les Confessions
un autre récit, moins avantageux, des débuts amou-
reux de la jolie Belge.
Emané du baron de Mengin-Salabert (en juillet 1791 ,
comme on sait par la lettre de M. Winter), ce récit la
donne pour maîtresse d’abord à un avocat chez lequel
elle était « servante » à Liège ; l’Anglais est le second
amant, et c’est à Liège aussi qu’il le devient. Il a été
« émerveillé par sa voix de sirène », un jour qu’elle
1. PP. 80, 84 et 90 des Confessions.
THÊR01GNE DE MÉRÎCÔURT
129
chantait au bord de la Meuse en blanchissant du linge.
Il l’emmène à Spa, puis à Londres, où il lui fait
apprendre la musique L Et cette première version, assez
piquante en son détail, de la tradition recueillie par
M. Fuss, n’a rien en soi d’inadmissible. Le moment
venu, il apparaîtra que le baron de Mengin-Salabert fut
un accusateur d’une crédulité ou d’une fantaisie éton-
nante contre la patriote de 1789 et de 1790; mais son
témoignage sur les antécédents de la révolutionnaire
n’est pas indigne d’attention. Cet ennemi fanatique
et jovial ne savait pas seulement, de façon plus ou
moins exacte, la liaison avec l’Anglais; il savait même
que 1a. « mignonne », comme il l’appelle, « à l’âge de
treize ou quatorze ans, gardait les vaches », et aussi que,
plus tard, comme nous le raconterons, elle avait paru
« dans les concerts ».
La suite du récit de la prisonnière à M. de Blanc fait
durer jusqu’en 1787 la liaison avec l’Anglais. Liaison
lamentable après un temps de félicité, sans que Théroi-
gne, s’il l’en fallait croire sur parole, eût eu le moindre
tort. A peine en possession de sa fortune, le jeune
homme avait changé : au lieu de se préparer à épouser
sa maîtresse, il avait voulu partir avec elle pour Paris,
où il s’était abandonné à tous les genres d’excès. Il
l’avait, il est vrai, dotée de 200.000 livres de France. Elle
réussit à le ramener en Angleterre, mais non à l’arracher
à la débauche. L’aimant toujours, mais n’ayant plus le
courage de vivre avec lui, elle le quitta.
Selon Mengin-Salabert, la rupture aurait eu lieu
beaucoup plus tôt, et c’est Théroigne qui aurait été
quittée. Le certain est qu’elle mentit à M. de Blanc en
1. P. 445.
9
130
TK01S FEMMES DE LA RÉVOLUTION
n’avouant pas qu’à Paris elle avait agréé un autre
amour, ou plutôt s’était laissée entretenir par un per-
sonnage dont, cependant, elle parla, mais comme d’un
soupirant d’abord timide, puis éconduit le jour où il
avait osé se déclarer. Peu après son arrivée à Paris, elle
avait, dit-elle, placé 50.000 livres à fonds perdus, à
10 0/0, chez un vieillard qui lui témoigna bientôt la
plus vive sympathie, mais avec une décence parfaite.
11 ne se trahit qu’au moment où il la vit prête à retour-
ner en Angleterre. Plus d’une fois elle avait eu, en
rentrant chez elle, la surprise de cadeaux d’une assez
grande valeur, sans pouvoir en deviner la source : le
vieillard la lui découvrit ce jour-là, dans son amer cha-
grin du départ résolu, et il lui ht des reproches aux-
quels elle répondit en le forçant de reprendre tout ce
que le mystère l’avait obligée à garder. Joli conte, dont
M. de Blanc fut dupe jusqu’à l’heure où il eut sous
les yeux des lettres du vieil amant, saisies lors de l’ar-
restation de l’héroïne et envoyées à Vienne. Sans doute,
Théroigne n’avait pas aimé l’homme qui les avait
gémies; mais ce n’en était que plus fâcheux : elle
apparaissait bien sous la ligure d’une courtisane, et dès
un temps où elle voulait avoir offert encore, auprès
d’un libertin, une noble image d’amour quand même.
Le malheureux vieillard était le marquis de Persan.
Devenue sa maîtresse en 1785, — peut-être l’année
précédente, — elle avait été aussi cruelle à sa « bourse »
qu’à son cœur : le mot est de lui, dans la quatrième et
dernière des élégies en prose que M. Strobl-Ravelsbcrg
aurait dû publier intégralement, mais dont il a donné
le plus curieux. La liaison, à demi brisée en 1787, fut
déhnitivement rompue en 1788.
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
131
Ce n’est pas, du reste, à M. Strobl-Ravelsberg, mais
aux Goncourt, qu’on doit la publication de la plus
ancienne des pièces connues, relatives à cette liaison.
Voici le document, acte notarié du 21 avril 1786,
auquel songeait Théroigne quand elle disait avoir placé
50.000 livres à 10 0/0 chez le vieillard qu'elle ne nom-
mait point :
Anne-Nicolas Doublet de Persan, chevalier, marquis de
Persan, comte de Dun et de Pateau, reconnaît à demoiselle
Anne-Josèphe Théroigne, mineure, demeurant rue de Bour-
bon-Villeneuve, cinq mille livres de rentes annuelles et
viagères exemptes de toute imposition, payables en deux
termes, de six mois en six mois : la présente constitution
faite sur le pied de cinquante mille livres que mondit sieur
marquis de Persan reconnaît et confesse avoir reçues de la
demoiselle Théroigne. Il pourra se libérer en rendant la
somme.
Evidemment, ce contrat reposait sur une fiction. Un
galant mensonge faisait du protecteur de la jeune
femme le débiteur qui lui pouvait décemment consti-
tuer cette rente. Et déjà, en 1785, le vieil amant avait
été si généreux qu’il put écrire en 1787 : « J’ai tout
sacrifié... il y a deux ans». Il avait «tout sacrifié»
pour la retenir, car elle voulait déjà le quitter : c’est
même ce qui nous a fait penser que la liaison pouvait
dater de 1784.
Mais quand, au juste, Théroigne était-elle venue à
Paris? Y avait-elle, réellement, suivi l’Anglais, ou bien
y vint-elle seule pour y chercher fortune, ou encore
avec un autre amant? Enfin, en Angleterre, quelle
avait été, véritablement, sa vie? Ces questions rece-
vront peut-être un jour, du hasard d’une découverte
i3â
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
ou d’un bonheur de recherches, des réponses assez
piquantes : par exemple si Ton apprenait qu’en An-
gleterre la future amazone s’était mariée. Les Confes-
sions (p. 182) ont révélé qu’elle eut une fille, appelée
Françoise-Louise dans un document et « feu mademoi-
selle Septenville » dans un autre; malheureusement,
les deux pièces, postérieures à la mort de l’enfant, —
l’une est du 18 avril 1788, l’autre du lendemain, —
sont simplement deux reçus, le premier d’une somme
de 360 livres qui payait à un nommé Kertzen la pen-
sion et les frais de maladie de la pauvre petite, le
second d’une somme de 67 livres touchée par Cervenon,
du collège royal de chirurgie, à Paris. On ne sait donc
ni où, ni quand, ni de quelle aventure était née cette
fille de Théroigne; mais, d’autre part, dans un con-
trat passé en 1787 avec un homme dont nous aurons à
nous occuper, le célèbre chanteur ïenducci, Théroigne
se faisait ou se laissait donner plusieurs noms : Le
Compte, Campinado et « Théroigne Spinster1 », comme
si elle avait été la femme d’un Spinster, ou même
l’était encore. Dans son autobiographie, elle raconta
qu’en 1787, ignorant la mort de son père2, et voulant
aller le voir et lui faire accepter une partie de sa for-
tune, — effectivement elle alla en Belgique cette
année-là, — elle avait « résolu de dire » qu’elle était
veuve et tenait tout son bien de son mari. « Si je
n’avais pas usé de cette précaution, assurait-elle, je
n’aurais pas osé paraître devant mon père... En consé-
quence je pris un nom anglais » 3, celui de Spinster,
inséré pour cette raison dans le contrat avec Tenducci.
1. Les Confessions , p. 90.
2. Pierre Terwagne mourut le 27 juin 1786.
3. Les Confessions , p. 89.
THÉROIGNE DE MÉRïCOURT
133
Mais il se pourrait que cette prétendue invention
de piété filiale eût été inventée par la prisonnière
afin de cacher à son juge certains points de sa
vie : autrement dit, qu’en 1787 Théroigne fût veuve
ou qu’elle eût un mari dont elle se serait séparée
ou qui l’aurait quittée pour des motifs d’un aveu
difficile pour elle; et, d’hypothèse en hypothèse,
on arriverait à se demander si ce mari — ce
Spinster — n’était pas encore vivant en 1791, et si la
crainte des révélations qu’il aurait pu faire n’expli-
querait pas l’explication fournie par l’héroïne de l’in-
sertion du nom dans le contrat. Aussi bien, on lit
vers la fin des Confessions que « le nommé Spinster »
avait appartenu et peut-être appartenait encore, en
1791, à un régiment d’infanterie anglais1. Mais, époux
ou seulement amant de la jeune aventurière, ce qu’on
voudrait savoir surtout, c’est quand il devint l’un ou
l’autre et s’il n’était pas le père de la fille qu’elle perdit
en 1788. Ce dernier problème se complique, il est vrai,
du nom de Septenville donné à la petite morte dans le
reçu du chirurgien. Enfin, l’origine du nom de guerre
Gampinado étant connue2, il reste à découvrir ce que
pouvait rappeler à Théroigne le nom de Le Compte.
Elle déclara ne l’avoir jamais pris avant le contrat
avec Tenducci; mais pourquoi l’aurait-elle pris à cette
occasion? Selon toute probabilité, il représentait aussi
une aventure, ou des aventures, qu’elle n’avait pas
envie de confesser à M. de Blanc. — Elle avait, d’ail-
leurs, bien le droit de les lui cacher, son rôle politique
1. C’est pourquoi nous n’avons point osé supposer que ce Spinster
fût le même que l’Anglais ravisseur. Cependant la supposition n’est
pas interdite.
2. Michelet s’était figuré qu’elle se le fit « en mémoire de son pays
(la Campine) »,
134
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
étant seul en cause. — Ajoutons qu’il est permis de se
demander si, à Londres, un moment, elle n’avait pas
été chanteuse, comme on verra qu’elle le fut à Gênes
peu avant la Révolution. C’est à Londres que Mengin-
Salabert la fait débuter « dans les concerts ». Et si, au
résumé, nos hypothèses semblent charger de trop
d’événements le temps qu’elle aurait passé en Angle-
terre, nous observerons qu’elle y passa peut-être un
plus long temps qu’elle ne le dit : rien ne prouve,
qu’elle eût déjà vingt ans lors de son départ de Bel-
gique.
A Paris, où, d’après son récit, elle serait arrivée,
comme on sait, avec 200.000 livres, et où M. de Persan
multiplia pour elle les sacrifices, elle aurait, selon
Beaulieu, ruiné plusieurs « personnages assez con-
sidérables ». Non pas, d’ailleurs, par avidité; « pour
ses menus plaisirs ». ( Essais historiques). Mais Beaulieu
ne nomme pas ces personnages, et peut-être n’eût-il pu
citer que le marquis. Dans la note de l’ Histoire de la
Révolution par deux amis de la liberté , il avait écrit
seulement de la « fille entretenue » : « Abandonnée
par un amant qu’elle avait ruiné. » Un amant ! et,
sans nul doute, M. de Persan, bien que celui-ci, au
vrai, n’eût pas abandonné la prodigue : il avait dû, ce
que Beaulieu ignorait, céder la place à Tenducci, qui,
vieux viveur endetté, le vengea en pillant Théroigne
de son mieux. D’autre part, si le Répertoire universel ,
historique , biographique des femmes célèbres mortes ou
vivantes (1826-1827) affirme : « Sa dernière conquête
fut le financier M. de Percans, qui, dès 1788, la
délaissa », l’erreur saute aux yeux : il faut lire M. de
Persan, qui n’était pas financier mais appartenait à
THÉROIGNE DE MÉRTCOÜRT
13o
l’administration générale des Finances, dont il diri-
geait un des départements ( Almanach royal). Et, en
définitive, on a le droit de supposer que, si la jolie fille
le ruina, — mot peut-être excessif malgré tout, — elle
eut la bonté de ne ruiner aucun autre homme en
même temps.
Georges Duval a bien prétendu qu’elle avait été la
maîtresse du « baron prussien Gloots » ; mais il place
la rencontre aux derniers jours de l’ancien régime.
Théroigne, dit-il, était « à peu près réduite à la misère
par Ja disparition successive de ses adorateurs »,
qu’elle avait comptés « par douzaines », quand elle
eut la chance de plaire au baron. 11 ajoute : « Tous
deux firent quelque temps bourse commune; mais elle
commençait à s’épuiser (la bourse) lorsque survint la
Révolution française, qui ouvrit une voie de salut à
tous les hommes perdus d’honneur et de dettes, aux
gens de sac et de corde de tous les pays... » ( Souvenirs
de la Terreur). Ce serait donc même après Tenducci
— elle rompit avec le chanteur à la fin de 1788 —
que la future patriote aurait eu le futur Orateur du
genre humain , Anacharsis Cloots. Mais, pour n’avoir
pas à reparler de cette histoire entièrement de fantai-
sie, nous ferons remarquer tout de suite : 1° que Jean-
Baptiste du Val-de-Grâce, baron de Cloots, né prussien
en effet, près de Glèves, en 1755, possédait 100.000 livres
de rente quand « survint la Révolution » ; 2° qu’à
l’époque où il serait devenu l’amant de Théroigne il
était au Maroc ou à Lisbonne ( Anacharsis Cloots , par
G. Avenel, livre I), et elle à Gênes. Il revint à Paris
après la prise de la Bastille; elle y était rentrée bien
avant, le 11 mai. (Les Confessions , p. 95).
136 TROIS FEMMES DE LA. RÉVOLUTION
Quant aux « douzaines » d’adorateurs qui auraient
joui de la belle, Duval, bien entendu, les laisse tous,
impartialement, à la cantonade; et l’on aurait beau
dire qu’on ne prête qu’aux riches, la demi-mondaine ne
paraît pas même avoir, pour le plaisir, trompé M. de
Persan avant 1787, année où Tenducci, bien que ce fût
un castrat, et laid, et vieux, la fit, selon Villiers, « raffo-
ler de sa personne ». ( Souvenirs d'un déporté , 1802).
Il y a cependant un point assez inquiétant. Quand,
pour la première fois, en 1785, elle voulut rompre avec
le marquis, elle s’était prise d’enthousiasme pour un
chanteur italien, le célèbre ténor Giacomo David, et
l’on peut se demander si cet enthousiasme n’alla point
de l’artiste à l’homme, qui avait trente-cinq ans. Elle
voulait le suivre en Italie pour y chanter avec lui. C’était
entre eux chose convenue1. Du reste, il est à noter
que les amitiés les plus vives de la protégée du mar-
quis — elle avait sans doute un salon comme la
'patriote en eut un — furent pour des Italiens ou
d’autres « étrangers ». « Vous m’avez toujours mal-
traité quand je ne vous faisais que du « bien, écrivait
« M.de Persan dans sa dernière lettre », et vous avez tou-
jours été la dupe de tous les italiens et étrangers dont
vous avez fait vos amis. » ( Les Confessions , p. 180).
Malheureusement David est le seul que l’on connaisse.
On ne l’avait pas encore entendu à Paris lorsque, en
1785 (quinzaine de Pâques), il parut au Concert spirituel ;
il n’y réussit pas pleinement, le public parisien n’étant
pas habitué aux broderies du chant à la mode en Italie;
la résistance ne tomba qu’au retour du grand artiste
l’année suivante. ( Mercure de France , 15 avril 1786).
1. Les Confessions , p. 178.
TIIÉ R OIGNE DE MÉRICOURT
137
Mais, probablement, Théroigne avait pris en Angleterre
le goût de ces ornements cle la virtuosité italienne,
non moins admirés à Londres qu’à Florence, Venise ou
Naples. Et, en admettant qu’elle ait aimé l’homme,
certainement c’est la dilettante , la musicienne, non la
femme, qui d’abord se passionna pour le ténor discuté ;
comme c’est la musicienne qui, deux ans plus tard,
livra la charmante au vieux castrat. Mais sa résolution
un moment d’aller chanter en Italie avec David pour
guide et maître, voilà le plus curieux de l’épisode, et
par où, d’avance, achève de s’expliquer l'aventure avec
Tenducci; car ce n’est pas seulement par une sorte de
vertige d’admiration pour le soprano que la courtisane
devint sa maîtresse, si l’on peut dire : elle voulut réali-
ser sous ses auspices le rêve de gloire, et aussi de for-
tune, dont les sacrifices du marquis n’avaient pu la
détacher qu’en apparence. Elle eut Tenducci pour pro-
fesseur, sans doute avant de l’avoir pour amant, et se
rendit avec lui à Gênes en 1788, le contrat de 1787 sti-
pulant même qu’elle chanterait au théâtre.
Evidemment, la future amazone était née ambitieuse,
et le « démon de la musique », suivant un mot de
M. de Persan, la posséda. La tradition d’après laquelle
l’Anglais l’aurait enlevée en lui inspirant le désir d’une
existence de virtuose est moralement vraie, s’il n’est pas
prouvé qu’elle le soit réellement. En tout cas, l’amour
du marquis fut un duel de trois ou quatre ans avec le
« démon» qui, selon cette tradition, l’aurait déclassée
en l’exilant puis jetée dans la galanterie. La dispro-
portion des âges fit le duel plus inégal, mais il n’en
faudrait pas exagérer la part d'influence. La passion
de Théroigne pour Tenducci indique assez que les
avantages de la jeunesse en amour n’avaient pas grand
138
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
prix aux yeux de l’exaltée. C'est là, d’ailleurs, un point
sur lequel nous aurons à revenir. Il suffit ici de cons-
tater que les soixante ans du marquis auraient pu ne
pas déplaire si la « fille entretenue » avait eu l’âme de
sa condition. M. de Persan, meme, n’eut soixante ans
qu’en 1788 E
Elle n'avait pas l’âme de sa condition. Voilà ce que
nous ne saurions trop souligner. Elle aimait le luxe, et
dans ses mains l'argent se volatilisait, pour ainsi dire ;
mais, dans la même lettre où — après la rupture —
le marquis gémissait: «Oui,... vous avez cruellement
affligé et mon cœur et ma bourse », il se montrait encore
non seulement épris, mais plein d’estime malgré tout
pour l’ingrate. « Adieu, chère amie, terminait-il,
1. On ne trouve la date de sa naissance ni dans le Dictionnaire de
la Noblesse , de La Chenaye-Desbois et Badier, ni dans Y Annuaire de la
Noblesse , de Borel d’Hauterive; mais le chef actuel du nom, arrière-
petit-neveu du personnage, M. le marquis de Persan, consul général à
Varsovie, nous a certifié que son arrière-grand-oncle était né en 1728.
M. Marcellin Pellet l’avait vieilli assez sensiblement en lui donnant
pour mère « cette Mmo Doublet de Persan dans le salon de laquelle prirent
naissance les fameux Mémoires secrets , dits de Bachaumont ». Cette
M me Doublet, née Legendre, mariée en 1698, était devenu veuve en 1723.
Son mari, du reste, était un Doublet de Breuillepont (et non de Persan);
et l’erreur initiale de M. Marcellin Pellet est d’avoir confondu ce Dou-
blet de Breuillepont, secrétaire des commandements du Régent, avec
Nicolas Doublet, marquis de Persan, conseillerau Parlement, puis maître
des requêtes et intendant du Commerce, qui épousa en 1724 Marie-
Madeleine Frezeau de la Frezelière; mariage d’où naquit d’abord le
futur protecteur de Théroigne.
Il faut dire pour l’excuse de M. Marcellin Pellet que les Breuillepont
et les Persan étaient issus de la même souche, laquelle avait fourni
trois branches: celle des seigneurs et marquis de Persan, celle des sei-
gneurs et marquis de Bandeville, celle des seigneurs (non marquis)
d’Olbot et Breuillepont. Le titre de marquis porté par les Persan ne fut
d’ailleurs régularisé, par lettres patentes, qu’en 1764, en faveur précisé-
ment de notre Anne-Nicolas Doublet de Persan, dont le père était mort
en 1757.
Les Goncourt n’avaient, eux, commis aucune erreur, n’ayant rien dit
de la famille ni du personnage, et M. Strobl-Ravelsberg ne s’est pas
trompé non plus, n’ayant pas été plus curieux.
TITÉROTCxNE de méricoürt
139
comptez sur les sentiments que vous m’avez inspirés
et qui, malgré vos torts envers moi, ne finiront qu’avec
la vie de celui qui vous aimera et vous honorera tou-
jours. » [Les Confessions, p. 180-181). C’est qu’il savait
toute la fierté de ce caractère, poussée jusqu'à un orgueil
dont il avait eu à se louer s’il avait eu à s’en plaindre.
Il s’était désolé de n’avoir pas obtenu au moins « la
douceur, cet abandon, cette confiance qu’un homme qui
aime doit attendre de la femme qui lui est attachée »
(; ibid ., p. 177); il avait maudit les « grands airs » où
souvent se heurtait sa pauvre tendresse presque inuti-
lement généreuse; mais cet orgueil de X artiste-née
déchue, comme certainement elle s’apparaissait à elle-
même dans l’impatience de son obscurité dorée, avait
tenu Théroigne à l’écart du monde des filles, et elle
n’avait pas compromis l’amant qui, marié1, père d’un
fils de plus de trente ans2, d’une fille de vingt3, maître
des requêtes4 et intendant du département des péages5,
devait si fortement désirer que sa liaison avec elle
demeurât secrète. Les Concourt ont fait une jolie
phrase, mais fausse, en écrivant : « Elle plaît à la mode,
le scandale la dote. » La mode l’ignora, et c’est le
mystère qui la dota. La preuve en est dans la page du
comte Thomas d’Espinchal qu’a publiée /’ Intermédiaire
des chercheurs : « Les personnes, qui, comme moi,
fréquentaient beaucoup les spectacles et les endroits
publics avant 1789, peuvent se rappeler que, peu
1. Il avait épousé en 1752 Anne-Adélaïde Aymeret de Gazeau.
2. Né en 1753, ce fils avait épousé en 1779 une demoiselle de Warge-
mont. (Voir les Mémoires de la baronne d’Oberkirch, ch. xxv).
3. Adélaïde-Félicité, née en 1766.
4. Depuis 1754. Il avait été reçu conseiller au Parlement en 1748.
5. Dans Y Almanach royal de 1789, il est intendant du Commerce,
mais toujours pour le département des péages, lequel, en 1786, — à
prendre l’année du plein de la liaison, — relevait des Finaqces,
140
TROIS FEMMES DE LA RÉYOLE TION
d’années avant, il parut fréquemment à l’Opéra, et
particulièrement au Concert spirituel, et seule dans
une grande loge, une inconnue se faisant appeler
Mme Campinados, couverte de diamants, ayant équi-
page, venant du pays étranger, ayant bien l’air d’une
fille entretenue, mais laissant ignorer la source de ses
dépenses. C’est la même personne qui, depuis la Révo-
lution, a reparu sous le nom de la Dlle Théroigne de
Méricourt. »
Les auteurs des Portraits intimes du xvme siècle
s’étaient fiés sans doute à un mot d’Esquirol : « célèbre
courtisane». Pourtant ils connaissaient la chronique
galante de l’époque, où il se trouverait bien sur la
courtisane, si elle avait marqué, une anecdote ou une
épigramme. Puis ils devaient savoir qu’en 1789 et 1790
aucun des hommes de lettres et des Constituants qui fré-
quentèrent chez elle ne soupçonna même la révolution-
naire d'avoir été ce qu’il y avait si peu qu’elle n’était
plus. Ils devaient savoir, enfin, que les pamphlétaires
royalistes de la Révolution ne purent soutenir leurs
fantaisies sur le passé de Théroigne d’une parcelle quel-
conque de vérité. — Du moins, tout ce qui fut connu
de certains de ces ennemis, dont nous dirons les inven-
tions bouffonnes ou obscènes, c’est qu’elle avait voyagé.
Encore témoignent-ils d’une ignorance bien remar-
quable en ne la faisant pas venir à Paris avant 1789.
Et, pour tous, sa renommée de courtisane commence
avec sa réputation de patriote. Même dans le pamphlet
qui lui attribue le plus d’aventures avant la Révolution
et les plus ignobles, dans le Précis historique sur la
vie de Mademoiselle Théroigne de Méricourt , ce n’est
qu’en prenant pour amants les députés les plus popu-
laires de 1789 qu’elle s’illustre comme femme galante.
THEROIGNE DE MÉR1CÔURT
141
Et voilà de quelles plaisanteries, assez misérables, sortit
la tradition qui fit écrire à Esquirol avec une entière
bonne foi : « Téroenne ou Théroigne de Méricourt était
une célèbre courtisane...» Car, nous avons eu tort
peut-être de ne pas donner tout de suite l’explication,
les mots célèbre courtisane s’appliquaient, dans la
pensée d’Esquirol, non particulièrement à la lillc entre-
tenue d’avant ia Révolution, mais aussi et surtout à
l’héroïne, qui, on le verra, fut chaste. Du reste, Esqui-
rol n’avait que vingt et un ans quand Théroigne dis-
parut de la scène politique. Il ne la vit qu’à la Salpê-
trière.
Mais les diamants étalés au Concert spirituel et à
l’Opéra par la prétendue « Campinados », son équipage,
tout le train de maison qu’on peut lui supposer, ce
serait donc enfin l'illustration des soupirs de ia
« bourse » du marquis ! et la preuve qu’en trois ou
quatre ans il put être ruiné. Nous appuyant sur des
traditions de famille, que l’arrière-petit-neveu de cet
Anne-Nicolas Doublet de Persan nous a permis d’uti-
liser, nous distinguerions volontiers entre les deux
questions. En effet, à tout ce luxe, à toutes ces
dépenses qu’il devait soutenir, la fortune du marquis
aurait peut-être résisté, si, à l’époque où il s’éprit de
Théroigne, la très considérable fortune avait été intacte ;
mais il est à croire qu’elle ne l’était plus; qu’il avait
fait plus d’une folie pour d'autres amours; que lui-
même avait un train excessif, et qu’en définitive la
future amazone acheva seulement la ruine du galant dis-
sipateur. Encore devons-nous préciser, car il y a ruine
et ruine. Celle du marquis ne fut pas totale. En 1790
ou 1791 il dut vendre le château de Persan (près de
l'Islc-Adam), et certainement ce fut le plus amer
142
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
sacrifice; mais, en 1793 et 1794, il possédait encore,
dans la Creuse, un château magnifique, le château
de Saint-Germain-Beaupré, deux fois historique,
d’abord par un séjour de Henri IV, qui l’avait fait
reconstruire, ensuite par un séjour de la Grande
Mademoiselle : terre et château où l’ancien protecteur
de la Luxembourgeoise put demeurer caché pendant
la Terreur; où même, selon Henri de Latouche, il
aurait un moment donné l’hospitalité au girondin
proscrit Grangeneuve. ( Grangeneiwe , roman, 1835,
t. II, p . 270-279). Lorsqu’il mourut — à quatre-vingt-
huit ans (1816) — il n’avait plus que l’hôtel de la rue
des Petits-Augustins (rue Bonaparte) qu’il habitait
quand il connut Théroigne. C’est là qu’il mourut.
Mais on n’a pu nous dire à quel moment il vendit
Saint-Germain-Beaupré; et, de ce dernier grand sacri-
fice, il serait au moins téméraire de vouloir rendre
responsable, même indirectement et partiellement, la
protégée de 1785-1788.
Puis, est-il sûr que Théroigne ait menti, à Kufstein,
en se disant riche de 200.000 livres lors de son arrivée
à Paris? Et une observation assez piquante, c’est que
peut-être elle n’aurait pas menti non plus en assurant
avoir prêté au « vieillard » une somme de 40.000 livres1
— à distinguer de celle, fictive, de 50.000 inscrite dans
Pacte notarié de 1786. Deux raisons nous ont inspiré
l’observation. 1° L’invention du prêt de ces 40.000
livres s’expliquerait aussi mal que se conçoit bien la
fidélité de la prisonnière à la fiction de l’acte ; 2° il y a
dans l’avant-dernière lettre du marquis (octobre 1787)
un passage pouvant faire supposer qu’en effet elle
1. Les Confessions , p. 85.
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
143
était venue sérieusement en aide, un jour, à l’homme
qui lui avait été généreux, comme il Fa écrit, « au-delà
de ses forces ». Voici le passage, après trois lignes sur
la rente de 5.000 livres constituée par l’acte : « Accordez-
moi un an pour le reste... Je paierai de six mois en
six mois avec l’intérêt, ainsi que votre rente ». [Les
Confessions , p. 178). A cette date, les embarras d’ar-
gent de M. de Persan étaient déjà considérables ; au
contraire, si prodigue qu’elle fût, Théroigne put placer
« dans les fonds publics », l’année suivante, 40.000
livres — peut-être les mêmes qu’elle aurait prêtées au
marquis et qu’il aurait rendues. Elle en eut « à 8 pour
cent » une rente de 3.200 livres, dont nous aurons
à reparler, moins, heureusement, que de la rente de
5.000, autour de laquelle s’engagea et se poursuivit, du
commencement de 1789 à la fin de 1790, un combat
lamentable entre les deux anciens amants. De plus
les diamants et l’« argenterie » de la jolie fille représen-
taient bien à ses yeux « 30.000 livres ». ( Ibidem , p. 89).
La catastrophe dont les embarras du marquis dès
1787 étaient le prélude fut du reste morale par contre-
coup. C’est-à-dire que, selon toute apparence, on le
força de résigner ses fonctions. Dans Y Almanach
royal de 1790, son nom ne se trouve plus sur la liste
des maîtres des requêtes et ne se trouve pas sur celle
des maîtres des requêtes honoraires; et il n’est plus
intendant du Commerce, il n’est plus rien. Mais, on Fa
vu par l’âge jusqu’où il vécut, il avait un tempéra-
ment d’une élasticité merveilleuse; et ceci nous ramène
à la phrase où Beaulieu accuse Théroigne d’avoir
ruiné plusieurs personnages, car c’est « de plus d’une
manière », jette-t-il gauloisement, qu’ils auraient été
sa proie. Incidente que précisent — d’une précision
144
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
superflue — ces mots tout de meme intéressants : « A
l’époque de la Révolution, fatiguée des jouissances
qu’on lui avait trop bien payées... ». Beaulieu savait
que la patriote n’eut pas d’amant ; mais d’abord il se
vengeait d’avoir à en convenir en enveloppant l’aveu
dans ce portrait : « La plus innocente galanterie lui
fait froncer le sourcil (en 1789-1790), et la voluptueuse
Gypris est... métamorphosée en une grave et sévère
Minerve. Cette adroite grimace en impose... à tout le
monde, pique l’amour-propre, agace meme le cœur de
ceux qui l’ont trouvée jolie ». ( Essais historiques ) h Puis
son royalisme voulait s’expliquer la métamorphose
surtout par une lassitude de la chair aux excès répétés
du plaisir : et, ainsi, la légende était vraie de la vie
de « débauche » dont avait parlé Peltier. Mais Peltier
et, à sa suite, Maton de la Varenne donnaient une rai-
son péremptoire du changement de leur débauchée ;
Beaulieu, qui, évidemment, ne croyait pas aux « ma-
ladies honteuses » de l’ancienne courtisane, se payait
de mots. Si Théroigne avait été une mangeuse d’hommes,
en meme temps qu’une dévoreuse de fortunes, ce
n’est pas à vingt-six ans qu’elle se serait refroidie. A
vingt-six ans, une Messaline est encore presque une
débutante, son passé de « jouissances » fût-il déjà
copieux. Et le certain, c’est que, pour un homme que
l’ardente « Gypris » eût épuisé, le vieux marquis dura
bien longtemps. Mais — ces amours, où elle n’aima
pas, mises à part — il faut enfin y insister : quand bien
même, de 1780, environ, au commencement de la
Révolution, Théroigne aurait eu plus d’aventures,
voire beaucoup plus, qu’on n’a le droit de lui en sup-
1. T. Il, pp. 51-52.
TII ÉR OIGNE DE MÉRICOURT
145
poser, ce ne serait pas à dire, avant la connaissance
d’une preuve, qu’elle fut sensuellement passionnée ;
car, jusqu’ici, la vraisemblance est que l’amoureuse
fut surtout une cérébrale. Très femme par ses facultés
d’enthousiasme, mais par là seulement, ou à peu près,
elle aurait naturellement trouvé dans la Révolution
l’emploi total et supérieur de ces facultés; la Révo-
lution les aurait absorbées en les développant; et les
surprises du cœur ou les amours de tête dont n’aurait
pu se défendre la possédée de la musique, — exemple
sa passion pour Tenducci, — l’envoûtée du patriotisme
en eût été superbement à l'abri.
Sans doute, à cette psycho-physiologie, il y a deux
objections possibles : l’une générale, l’autre cT espèce...
ou relative à la liaison avec le castrat. On pourrait, à
propos de cette liaison, insinuer que Théroigne était
peut-être en amour... une excentrique: soit de nature,
soit que des amants de l’âge du marquis lui eussent
peu à peu faussé le goût ; mais, vicieuse de complexion
ou dépravée, elle fût allée quelque jour, fatalement,
jusqu’où allèrent tant de courtisanes, d’actrices et
de cantatrices, ses contemporaines, qui cependant
retrouvaient le chemin de Cythère entre ces fugues à
Lesbos. Or Théroigne n’eut d’amitiés connues que
masculines. Surtout, elle n’aimait pas « les femmes
françaises » : Te mot est d'elle, cité par Dulaure1 ; et,
s’il peut surprendre quand on sait le féminisme mili-
tant et militaire de l’amazone de 1792, on reconnaîtra
que n’avoir pu découvrir encore, même à celle-ci, une
amie, c’est un résultat négatif fort significatif. Autour
de la citoyenne Lacombe, nous montrerons un état-
1. Esquisses historiques , t. ï, p. 331.
10
146
T U OIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
major de femmes; Théroigne, comme Olympe de
Gouges, appela les femmes à la liberté, à l’égalité
avec l’homme, elle ne se plut qu’avec des hommes. —
Quant à l’objection générale, on l'a devinée probable-
ment : c’est la raison que donnaient Peltier et Maton de
la Varenne, illustrée de la découverte que la chanteuse,
encore à moitié courtisane, revint malade d’Italie1. Et
ce serait là un argument décisif en effet, s’il en résul-
tait la preuve de ce qui ne paraît pas admissible :
savoir que la maîtresse du marquis et de Tenducci fut
une bacchante.
C’est à Londres que Théroigne connut Tenducci,
en 1787. Le marquis avait dû se résigner à la laisser
retourner en Angleterre « pour deux mois » ( les Con-
fessions, pp. 179-180); elle y resta une demi-année et
en ramena le soprano, son « maître de musique ».
Puis, de Paris, après un projet abandonné de voyage
artistique en Espagne avec ce « maître », elle partit
seule pour le voyage, dont nous avons parlé, au pays
natal; enfin, de retour à nouveau, avec scs frères et le
demi-frère qu’on connaît, elle repartit encore — pour
l’Italie (1788).
De Londres, elle avait sèchement informé le marquis
de son dessein, bien arrêté cette fois, de se vouer à
l’Art; ce qu’elle n’avait pas dit, c’est qu’elle s’était liée
1. P. 193 des Confessions. Malheureusement. M. Strobl-Ravelsberg a
remplacé par une phrase oratoire, mise dans la bouche d’un haut fonc-
tionnaire de la Chancellerie, à Vienne, les documents émanés de méde-
cins qui se trouvent aux Archives Impériales et Royales. « Votre sang
a été corrompu en Italie jadis, s’écrie ce fonctionnaire. On pourrait
vous faire enfermer, madame, pour préserver la santé publique. » Ce
qui, assurément, est clair; mais en histoire il n’y a pas de phrases qui
puissent tenir lieu de la preuve et du détail. Quel que soit ce détail,
l’histoire l’exige.
THÉR01GNE DE MÉRICOURT
447
avec Tenducci. Mais, semble-t-il, les deux hommes se
rencontrèrent chez elle, à Paris. M. de Persan soupi-
rait dans sa dernière lettre, adressée à la chanteuse de
Gênes : « A peine ai-je pu causer avec vous un quart-
d’heure, seul ! » Quant à décider s’il crut que l’Italien,
du rang de professeur, avait été promu à celui d’amant,
c’est impossible. Tenducci n’est pas même nommé
dans cette lettre, où deux fois pourtant il s’agit de
lui; la première fois il est appelé le «virtuose»,
la seconde « votre maître ». Et du reste, c’est seule-
ment sur la foi de Villiers — soutenue d'un ensemble
de probabilités — qu’on peut affirmer que l’élève fut
aussi la maîtresse de l’espèce de monstre. Le récit de
Villiers, tout seul, ne serait pas une garantie suffisante;
il est même taré d’erreurs qui le rendraient absolument
suspect : erreurs sur Tenducci, à qui Villiers inflige
plus de soixante ans en 1787, et qu’il fait mourir en
1789, quand la vérité est que le castrat, né vers 1736,
mourut après 1800; erreurs sur Théroigne, qui serait
revenue d Italie dépouillée de tout son argent, de tous
ses diamants et de toute son argenterie et qui, à Paris,
aurait été « le coryphée des tricoteuses de Robespierre »,
quand la vérité est que Tenducci lui escroqua seule-
ment de l’argent, et qu’elle ne fut jamais Robespier-
ristc. Néanmoins, si nous avons tracé de l’exaltée et
de la musicienne une image juste et vivante, le doute
n’est guère possible sur l’essentiel du récit. Tenducci
était encore en 1787 fort admiré du public anglais. On
n’ignore pas, d’ailleurs, que le xvme siècle, en Angle-
terre comme en Italie et en Allemagne, fut l’âge d’or
des castrats, qui avaient fait du chant pour le chant,
du bel canto , un art merveilleux, et dont, en outre, la
voix avait le privilège de pouvoir durer très longtemps;
148
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
parfois un demi-siècle. Les Italiens les nommaient les
premiers des hommes ( primi nomi Leurs bonnes for-
tunes étaient nombreuses et brillantes; et Tenducci,
précisément, peu avant l’époque où la jolie déclassée
enthousiaste se serait toquée de lui, avait enlevé,
paraît-il, une jeune héritière irlandaise.
A Gênes, que se passa-t-il, au juste, entre l’élève-maî-
tresse et le professeur-amant? La rupture semble avoir
suivi de près l'arrivée du couple paradoxal ; et elle fut
scandaleuse : il y eut un procès, Théroigne demandant
l'annulation du contrat de Londres qu’elle déclarait
avoir signé sans l avoir lu. Elle ne se serait pas enga-
gée sciemment, disait-elle, à chanter au théâtre. Les
juges annulèrent et le soprano disparut. Il devait à sa
dupe les frais de son voyage, qu’elle lui avait avancés,
et une autre avance, de « deux cents louis sur les
leçons qu’il avait encore à me donner ». [Les Confes-
sion.s, p. 94).
Ce voyage, encore bien obscur, de l’aspirante virtuose
en Italie, les Goncourt avaient commencé de le faire
connaître, mais ils ne croyaient pas qu’elle eût emme-
né Tenducci. Les deux lettres d’elle qu’ils publiaient,
adressées de Gênes au célèbre banquier parisien Per-
regaux en mars 1789, ne faisaient ni l’une ni l’autre
allusion à quoi que ce soit de pareil à ce qu’on vient
de lire. De son côté, M. Marcellin Pellet découvrit une
lettre du 2 juin 1788, datée de Gênes aussi, adressée
aussi à Perregaux ; et là, non plus, il n’était pas ques-
tion du castrat. — Dans cette lettre, dit M. Marcellin
Pellet, qui eut le tort de ne pas la donner intégrale-
ment, Théroigne « demande de l ’argent sur les arrérages
de la rente Persan, pour rembourser le marquis Jean-
Luque Durazzo, qui a « fourni à ses besoins » pendant
THÉ RO IG NE DE MER ICO DRT
iW
âôn séjour â Gênes ». Séjour qu’elle a l’intention
de prolonger, mais sans dire pourquoi elle est venue
« dans cette superbe ville ». Or on peut lire dans la
dernière lettre de M. de Persan : « Si vous avez cru
que je vous négligeais, il fallait me le marquer aussitôt
votre saison finie à Gênes », ce qui est décisif: elle était
partie pour Gênes avec un engagement de chanteuse,
et elle chanta, dans un concert probablement. Reste
à savoir jusqu’à quel point elle réussit. Le supposable
est que ses espérances furent déçues, l’autobiographie
racontant : « Le dédain qu’on a pour les chanteurs
en Italie et les désagréments que je venais d’éprouver
( son procès) me dégoûtèrent de suivre la carrière musi-
cale ». M. Strobl-Ravelsberg qualifie d’ « exercée » la
voix de la prisonnière de 1791, qui avait obtenu un
piano et « chantait tous les jours » en attendant l’ar-
rivée à Kufstein de M. de Blanc1; mais l’épithète
d’ « exercée » est assez froide. Peut-être Théroigne
s’était-elle trompée sur la qualité de sa voix; en tout
cas, il semble certain qu’elle ne parut devant le pu-
blic, en Italie, qu’à Gênes.
Un passage de la lettre du 2 juin 1788, textuelle-
ment cité par M. Marcellin Pellet, prouve que le
marquis financier plut beaucoup à la voyageuse. « Je
serais bien charmée, disait-elle à Perregaux, de pouvoir
être le moyen de vous faire agréer la correspondance
d’un si aimable seigneur qui fait des affaires immenses
chez vous ( à Paris)... » Durant tout son séjour à Gênes,
elle dut emprunter à V aimable seigneur , comme en
témoigne la première des deux lettres de mars 1789,
datée du 9 : « Je vous prie d’envoyer une traite de cent
1. P. 56
TROTS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
150
louis à votre correspondant à Gênes, avec ordre de
payer M. Durazo et de me donner le reste pour faire
mon voyage jusqu’à Rome. »
L’autre marquis, le français, pouvait de plus en
plus difficilement servir la rente bi-annuelle qu’il
devait regretter amèrement d’avoir faite « viagère ».
Mais il allait trouver dans Théroignc une créancière
impitoyable. Elle chargea Perregaux du recouvrement
des arrérages et finit même par lui prescrire la rigueur.
La lettre du 9 mars commençait ainsi : « Monsieur,
je suis fort reconnaissante des peines que vous vous
êtes données pour me faire payer de M. de Persan. Je
joins mon certificat de vie bien en forme, afin qu’il ne
puisse plus trouver de détours, et que vous puissiez,
en cas du moindre retard à me payer les six mois échus
et ceux qui vont échoir le mois d’avril prochain, que
vous soyez en droit, dis-je, d’en agir avec rigueur pour
le forcer à s’acquitter avec moi tout de suite1. »
Théroigne partit pour Rome à la fin de mars. Son
second frère, Lapprenti-peintre, l’y avait précédée. Elle
comptait y demeurer « quelque temps », puis aller à
Naples. Elle avait demandé des lettres de recomman-
dation pour ces deux villes à Perregaux et à un banquier
de Londres, Hammerslys, qui l’avait « déjà recom-
mandée à son correspondant à Gênes ». Elle aimait le
monde et « les marques d’estime ». Elle est manifeste-
ment heureuse de raconter à Perregaux, le 9 mars :
« J’ai eu l’honneur de dîner hier avec votre ami le
consul anglais, qui, à votre considération, m’a toujours
1. Nous avons trouvé le « certificat de vie » à la Bibliothèque natio-
nale, département des Manuscrits. ( Nouvelles acquisitions françaises,
t. VIII, p. 137). Il est daté du 2 mars, signé Raulin, consul général de
France à Gênes ; et on y voit que Théroigne demeurait « rue et parvis
Saint-Jacques de Carignan ».
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
15
fait beaucoup de politesses depuis que je suis à Gênes. »
Et peut-être se fût-elle attardée à Rome, aussi à Naples;
mais le bruit de l’ouverture prochaine des Etats géné-
raux l’enleva de Rome. Elle était à Lyon le 30 avril1,
et l’on sait déjà qu’elle arriva à Paris le 11 mai.
A Lyon elle avait dû vendre « la majeure partie »
de son argenterie. Le 8 juin, elle engage au Mont-de-
Piété de Paris un cadenas de bracelets de dix-huit bril-
lants pour la somme de 315 livres. (Demarteau). Elle
s’était installée près du Palais-Royal, à l’hôtel Toulouse2.
C’est de là que, le 28, elle écrivait à Perregaux pour
le remercier d’un envoi de livres qu’elle croyait
perdus et lui rappeler une prière : « J’espère... que
vous avez bien voulu recommander mon frère à Rome.
Si, par hasard, vous ne l’aviez point fait, je vous prie
de vous en souvenir, et de prier votre correspondant
de veiller sur ses progrès et sur la personne chez qui il
est en pension... 3
Il s’agissait de l’apprenti-peintre, qu’elle avait laissé
à Rome.
L’aîné des deux frères était à Liège. Le22mars, avant
de partir pour Rome, Théroigne l’avait envoyé à Perre-
gaux, le chargeant de remettre au banquier la lettre
datée de ce jour; lettre où il n’était parlé que de ce
Pierre-Joseph, et du projet d’établissement que la
tendre sœur, la sœur au cœur maternel, avait fait pour
lui. — Perregaux savait déjà, par la lettre du 9 mars,
qu’elle voulait l’établir à Liège, où elle avait des
1. Les Confessions , p. 95.
2. Les Confessions disent : Hôtel de Toulouse , mais Y Hôtel de Toulouse
était l’hôtel princier qui fut cédé à la Banque de France en 1808.
L’hôtel Toulouse était rue des Vieux-Augustins (actuellement rue Ilérold
et rue d’Argout).
3. Portraits intimes du xvnr siècle , p. 371.
15 1
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
parents dans le commerce. « J’aurais besoin de trois
mille livres », avait-elle écrit, « pour acheter une place
de contrôleur à mon frère aîné, afin que le revenu de
cette petite place fournisse à ses besoins pendant qu’il
étudiera dans un comptoir ». Le 22, elle priait Perre-
gaux d’envoyer la somme à son correspondant liégeois,
qui aurait « la bonté de payer lui-même » la « petite
place ». Elle craignait qu’on ne fît « trop payer » à
Pierre-Joseph ou qu’on ne lui conseillât « d’employer
l’argent moins solidement ». « Je ne puis craindre
autre chose », s’empressait-elle d’ajouter, « le jeune
homme est très sage ». Ici, un mot curieux : Théroigne
s’excuse de demander au banquier « tant de services »,
car, dit-elle, « vous ne me connaissez point », et « je
ne puis donc réclamer près de vous que la générosité
d’un cœur sensible ». Ce « cœur sensible » donnera
dix louis au futur contrôleur, qui n’a pas l’argent de
son voyage de Paris à Liège ; de plus, il le munira
d’une bonne lettre de recommandation pour le corres-
pondant liégeois, afin que celui-ci « le prenne dans
son bureau pour apprendre ». — On verra ce que
devint Pierre-Joseph Terwagne.
Quant à Perregaux, nous le retrouverons, jusqu’après
le 10 août 1792, aussi dévoué pour l’amazone qu’il
l’avait été pour la voyageuse.
ItlÉROlUNE DE MÉRICOUftf
m
III
LA PATRIOTE NAISSANTE. LA PRISE DE LA BASTILLE
LE PALAIS-ROYAL EN JUIN ET JUILLET 1789
La légende révolutionnaire de Théroigne lui donne
un rôle déjà considérable en juillet. « Dès les pre-
miers soulèvements, s’écrie Lamartine, elle descendit
dans la rue... Au premier rang, elle avait forcé les
grilles des Invalides pour en enlever les canons. La
première à l’assaut, elle était montée sur les tours
de la Bastille. Les vainqueurs lui avaient décerné un
sabre d’honneur sur la brèche. » Et les Concourt,
encore plus lyriques : « Battez tambours, sonnez
tocsins, marchez populaces!... Théroigne, enivrée,
court, furieuse et brandissant la mort, devant les
théories des faubourgs... Elle s’est armée aux Inva-
lides ; elle a pris une tour de la Bastille. » Une tour de
la Bastille! C’est vraiment drôle pour qui sait que la
Bastille ne fut pas prise d’assaut ; que, même, la for-
teresse était intacte quand le gouverneur, M. de Launey,
capitula. D’ailleurs Théroigne n’est nommée dans
aucun des récits contemporains. M. Marcellin Pellet a
voulu, il est vrai, la reconnaître dans une héroïne dont
parle le Discours historique publié par l’académicien
Dusaulx en 1790, sous ce titre : De V Insurrection pari-
sienne et de la prise de la Bastille; héroïne qui ne
« cherchait que la guerre », raconte Dusaulx, et qui
« a depuis été mise au rang des vainqueurs de la Bas-
154
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
tille ». Mais Tliéroigne ne fut pas mise au rang de ces
vainqueurs. M. Marcellin Pellet aurait pu le savoir
comme nous, car le musée des Archives nationales
possède le Tableau des citoyens vainqueurs de la Bas-
tille., tel que l’avait dressé une commission d’élec-
teurs de la Ville et de vainqueurs célèbres : tableau
manuscrit, daté du 17 juin 1790, portant les signatures
des commissaires et comprenant plus de huit cent
cinquante noms. Celui de Théroigne ne s’y trouve
pas... Non plus que sur une seconde liste, sans date,
mais où il est fait mention d'un décret du 11 sep-
tembre 1793, liste comprenant tous les noms de la
première et une centaine de noms nouveaux. —
M. Marcellin Pellet aggrave son erreur jusqu’à l’inex-
plicable en faisant décerner à Théroigne « par
décret du 19 juin 1790 » le sabre d’honneur qu’elle
aurait reçu, d’après Lamartine, à la Bastille meme,
sur la brèche . Sabre aussi imaginaire que cette brèche,
mais dont l’histoire est encore plus fausse, en cessant
d’être pittoresque, quand on la rattache au décret voté
le 19 juin 1790 par la Constituante et qui accordait à
chacun des vainqueurs de la Bastille « en état de porter
les armes » un brevet « honorable » avec « un habit
et un armement complets, suivant l’uniforme de la na-
tion ». Les vainqueurs hors d’état de porter les armes
n’avaient droit qu’à un brevet; et il va de soi que
Théroigne, comptée au nombre des vainqueurs, eût été
rangée dans cette deuxième catégorie, parce que femme.
Du reste, tous les vainqueurs reconnus en juin 1790
étaient des hommes. C’est seulement le 19 décembre
— plusieurs mois après la publication de l’ouvrage de
Dusaulx (juillet) — qu'un décret de la Constituante,
en accordant une pension de deux cents livres à
THÉROIGJNE DE MÉRICOURT
155
Marie Charpentier, « femme Haucourt », selon le
Moniteur , « Haucerne », selon la seconde liste des
Archives qui l’appelle aussi « Hauzert », promut une
femme à la dignité de vainqueur. L’histoire n’a pas
retenu le nom de cette Marie Charpentier. Cependant
elle demeura la seule femme vainqueur; et le décret
disait qu’elle s’était « distinguée au siège de la Bas-
tille, combattant avec les hommes, signalant un grand
courage », et qu’elle avait été « estropiée en cette occa-
sion ». ( Moniteur du 20 décembre 1790). Peut-être
est-ce à elle que pensait le vieux Dusaulx, dont le tort
serait simplement, dans ce cas, de l’avoir mise « au
rang des vainqueurs » avant qu’elle n'y fût. Tort bien
étrange tout de même, par parenthèse, Dusaulx ayant
été, du premier jour au dernier, de la commission qui
dressa le Tableau du 17 juin. Mais le certain, c’est
qu’il ne pensait pas à Théroigne, car la jeune étran-
gère patriote était célèbre depuis des mois quand il pu-
blia son Discours , et, sans nul doute, il l’eût nommée.
La légende des premiers hauts faits de Théroigne
date de 1836. Elle fut créée par Lamothe-Langon (T. II
de la prétendue Correspondance de la jolie Liégeoise).
Et, s’il n’y a pas à s’étonner que Lamartine — après
Lairtullier — ait été dupe, il est surprenant qu’un
historien comme M. Marcellin Pellet paraisse s’être
également inspiré de cet ouvrage, non pas, préci-
sément, en faisant participer Théroigne à ce qu’on
appelle la prise de la Bastille, mais en osant certifier :
« La belle Liégeoise se lança avec passion dans le
mouvement. Elle suivit les manifestations populaires
et assista, le 13 juillet1, à la scène du Palais-Boyal, où
1. M. Marcellin Pellet voulait dire : le 12.
156
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
Camille Desmoulins appela le peuple aux armes. Le
lendemain matin, elle conduisit la foule aux Inva-
lides, avec le procureur du roi, Ethis de Corny, pour
y chercher des fusils. » Sans doute, hormis la dernière,
ces assertions ne sont point un résumé fidèle des
pages, autrement hardies, où l’héroïne de Lamothe-
Langon raconte ses débuts dans l’émeute. Mais enfin,
Théroigne se jetant avec passion dans le mouvement ,
etc., cela rappelle, à qui a parcouru la Correspon-
dance, l’histoire extravagante du peuple soulevé le 12
par la prétendue amazone de juillet, et les récits qui
suivent, d’une imagination non moins folle. Nous
donnerons une idée de ce tissu d’inventions épico-
romanesques en disant que Théroigne, après s’être
écriée : « Une jeune fille commença la Révolution »
(lettre XX), se représente, le 12, au bras de Danton,
tandis qu’elle parcourt et enflamme Paris, puis, le soir,
au bras de Robespierre, qui la reconduit jusqu’à sa
porte (lettre XXI). Meme le galant Robespierre voudrait
« monter », mais elle refuse : elle est trop fatiguée.
C’est, du reste, une conversation avec Mirabeau, son
amant, sur les projets contre-révolutionnaires de la
Cour qui lui a fait revêtir son amazone et prendre son
« sabre » pour descendre « dans la rue». Quanta ses
exploits du 14, à l’Hôtel de Ville, aux Invalides et sous
les murs de la Rastille, — « je me montrai la première
au plus fort du feu », dit-elle, — on nous pardonnera
de ne pas les décrire ; mais comment taire sa juste ré-
compense, la Rastille prise ? a Maillard, Elie, Saint- Just
et quelques autres », l’ayant placée « sur un fauteuil »,
et couronnée de lauriers, la portent « ainsi vers l’Hôtel
de Ville », parmi les « cris de victoire » d’une « mul-
titude de citoyens des deux sexes, tenant des branches
THÉHOIGNE DE MÉRICOURT
157
vertes ». — « C’est le triomphe de la beauté, me dit
gaiement le marquis de La Fayette, qui vint au-devant
de moi ». (Lettre XXIV). — Et voilà d’où naquit la tra-
dition qui veut que Théroigne, dès le 14 juillet 1789,
soit sortie populaire de l’émeute, Vénus Anadyomène
de la première grande journée de la Révolution.
Il est vrai qu’en 1791 M. de Blanc eut entre les
mains des notes intitulées : Dires et aveux de demoiselle
Théroigne , où il lut : « Mlle Théroigne était présente
quand, après la prise de la Bastille, le commandant de
Launev fut massacré. Elle voulut ensuite ouvrir les
J
prisons et délivrer tous les détenus. Habillée en homme,
le fusil sur l’épaule, elle parcourait les rues de Paris. »
Mais plusieurs remarques sont à faire à propos de ces
quelques lignes : 1° Lamothe-Langon les ignorait, et
tous les historiens qui ont parlé de Théroigne les ont
ignorées, — puisque l'existence des Dires et Aveux a été
révélée par M. Strobl-Ravelsberg (p. 105 et pp. 333-335
des Confessions ) ; 2° elles ne montrent pas Théroigne à
la Bastille, mais seulement parmi la foule de la place
de Grève, — puisque le marquis de Launey fut tué sur
cette place ; 3° l’auteur des Dires et Aveux , le chevalier
Maynard de La Valette, qui avait procédé, avec un
autre émigré français, à l’arrestation de l’héroïne (au
hameau de la Boverie, près de Liège), et qui l’avait
conduite à Fribourg-en-Brisgau, d’où elle fut dirigée
vers Kufstein, le chevalier de La Valette avait généra-
lement inventé ce qu’il prétendait tenir de la malheu-
reuse. Confronté avec elle par M. de Blanc, il acheva
de perdre ce jour-là (6 juillet 1791) la confiance déjà
inquiète du magistrat, et celui-ci fut dès lors bien per-
suadé que Théroigne n’avait pas menti en racontant
dans son autobiographie qu’elle était au Palais-Royal à
158
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
l’heure où, selon le chevalier, elle se serait trouvée
devant l’Hôtel de Ville. Nous devons ajouter qu’un
document peu connu mais très intéressant, émané d’un
voyageur anglais de passage à Paris en juillet 1789,
confirme curieusement les quelques mots de l’autobio-
graphie sur l’enthousiasme du public au Palais-Royal
quand y parvint la surprenante nouvelle « que la Bas-
tille, assiégée par des citoyens, venait d’être empor-
tée ». Ces derniers mots sont de la prisonnière, qui
disait avoir vu bien des gens pleurer « de joie « ( les
Confessions , p. 119) ; or, au meme lieu, ou à peu près,
le voyageur, le Dr Rigby, fut témoin du meme fait.
(Dr Rigby Letters from France in 1789, ouvrage publié
en 1880). M. Iules Flammermont s’est appuyé sur ces
lettres, dans son savant ouvrage : la Journée du 14 juil-
let 1789, pour démontrer que le centre de Paris et les
autres quartiers furent très calmes pendant la plus
grande partie de cette journée. « On n’y soupçonnait
pas, a-t-il écrit, ce qui se passait à la Bastille » ; et
cette observation explique que Théroigne, ne s’étant
pas encore jetée avec passion dans le mouvement , soit
restée au Palais-Boyal l’après-midi, ignorante du grand
événement qui s’accomplissait.
L’ancienne courtisane avait jusque-là vécu dans le
Paris nouveau en curieuse ; en curieuse enthousiaste
sans doute, mais enfin elle ne s’était mêlée à aucune
manifestation. Elle n’avait pas même assisté à celle
du dimanche 12, car elle vit le 13, pour la première
fois, la cocarde verte, adoptée la veille à la suite
du discours et sur la motion de Camille Desmoulins.
Tout ce qu’on trouve dans l’autobiographie sur ce
fameux dimanche, c’est que Théroigne, se promenant le
soir « avec une domestique dans les rues», rencontra
TI1ÉR0IGNE DE MÉKICOUllT
159
des soldats auxquels elle demanda « s’ils étaient pour
le Tiers Etat », ce qui fit qu’un officier voulut l’arrêter.
La première manifestation qu’elle aurait suivie fut celle
du 17, quand Louis XYI vint à Paris pour y consacrer,
par une visite à l’Hôtel de Ville, le triomphe de la Révo-
lution. « J’allai au-devant de lui, avec la foule, dans
les rangs des soldats», écrivait la prisonnière de Kufs-
tein. « J’étais en amazone blanche et chapeau rond ».
(P. 119 des Confessions). — D’ailleurs l’amour que lui
avait « naturellement » inspiré « la liberté», Théroigne
n’aurait pu le « définir » ; c’était encore tout instinctif.
Elle lisait avidement « les papiers publics », mais ne
les comprenait « guère » ; il lui fallut l’enseignement
quotidien des débats de l’Assemblée — à partir envi-
ron du milieu d’août — pour l’élever « peu à peu » d’un
enthousiasme irréfiéchi à l’intelligence de ce qu’elle
appelle les « droits méconnus des peuples». En juin
et juillet, son école fut le Palais-Royal : elle y allait
presque tous les jours; mais elle s’y éblouit de 1’ « au-
rore des temps nouveaux » beaucoup plus qu’elle ne s’y
instruisit. Dignes, au reste, de l’histoire, ces lignes de
l’autobiographie sur le Palais-Royal des premiers mois
de la Révolution :
Ce qui me frappait le plus, c’était un air de bienveillance
générale. L’égoïsme semblait être banni de tous les cœurs.
Il n’y avait plus de distinction de classes. On se coudoyait,
on causait comme en famille. Les riches, dans ce moment de
fermentation, se mêlaient volontiers aux pauvres et ne dédai-
gnaient pas de leur parler comme à des égaux. Enfin toutes
les physionomies me paraissaient changées. Chacun osait
développer publiquement son caractère et ses facultés natu-
relles. J’en ai vu beaucoup qui, quoique couverts de haillons,
avaient un air héroïque. Pour peu qu’on eût de sensibilité, il
160
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
n’était pas possible de voir un pareil spectacle avec indiffé-
rence h
IV
LES JOURNÉES d'oCTORRE
Mais est-il vrai, au moins, que Théroigne ait parti-
cipé au mouvement des 5 et 6 octobre? Le 6 août 1790,
elle fut décrétée de prise de corps par le Châtelet
comme ayant joué dans cette insurrection un rôle im-
portant; et, s’il fallait en croire les Actes des apôtres,
le soi-disant Précis historique sur la vie de Mne Thé-
roigne de Méricour et le Petit Dictionnaire des grands
hommes et des grandes choses qui ont rapport à la Ré-
volution (1791), on devrait meme la regarder comme
la principale héroïne de la journée du 5, qui fut la
grande journée féminine de la Révolution. D’autre
part, nous lisons, dans une lettre de Théroignc à
Perregaux, du 26 août 1790 : « J’ai été fort étonnée
d’apprendre que j’étais décrétée de prise de corps.
Je ne me doutais pas qu’ayant coopéré en rien que
ce soit à. tout ce qui s’est dit et fait les deux journées
1. Les Confessions, pp. 119-120. — Malheureusement on ne peut
se défendre, en lisant ce passage, d’une certaine inquiétude : est-ce
bien une citation mot pour mot, ou un texte corrigé, resserré par
M. Strobl-Ravelsberg? Nous nous sommes même posé la question
plus d’une fois en relisant avec une attention redoublée les parties de
l'autobiographie insérées dans les Confessions. Nous aurions voulu
interroger M. Strobl-Ravelsberg; mais nous avons inutilement essayé
de nous procurer son adresse. L’à peu près irréprochable correction
delà langue d’un bout à l’autre de ces extraits, voilà le principal motif
de nos doutes. Or il n'y a pas de toilette à faire aux documents.
THÉROIGNE DE MÉRTCOURT
ICI
du 5 et du ô, je serais comprise dans cette prétendue
conjuration. » C’est de Liège qu’elle écrivait cela,
ayant quitté Paris en mai. Elle ajoutait : « Comme
je ne puis deviner jusqu’où a été la malignité de ceux
qui m’ont dénoncée, il faudrait, si vous voulez me
rendre ce service, faire votre possible pour savoir de quoi
je suis accusée. Car, si cela était sérieux, je me défen-
drais, et, pour cet effet, je n’aurais besoin que de dire
la vérité. » Ces lignes si affirmatives d’une lettre don-
née tout entière par les Concourt n’ont pas empêché
ceux-ci de s’écrier: « Octobre sonne; à cheval! et,
panache rouge, redingote de soie rouge, cravache en
main, pistolets à la ceinture », voilà Théroigne « galo-
pant dans son triomphe au front des hordes et sou-
riant aux bras retroussés — ... menant à Versailles les
piques qui demandent des têtes, et les femelles qui
demandent « les boyaux » de la reine ». Peut-être
eussent-ils réfléchi davantage s’ils avaient connu l’ex-
posé qu’elle fit à Kufstein de l’emploi de son temps pen-
dant l’insurrection ; surtout s’ils avaient su, comme le
raconte l’autobiographie avant cet exposé, qu’elle était
allée habiter Versailles vers le 20 août « pour assister
aux séances de l’Assemblée nationale ». [Les Confes-
sions, p. 120) L Mais l’étonnant, ce n’est pas que, pour
eux, elle eût menti à Perregaux; c’est qu’ils se soient
encore cette fois échauffés sur une légende absolu-
ment fausse1 2. Même, cette légende, il serait permis
1. Cette date du 20 août 1789 n’est pas dans le texte, mais la prisonnière
de Kufstein assurait : « Lorsque j’y vins ( à Versailles ), on commençait
à délibérer sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen »,
et c’est du 20 août au 1er octobre que l’Assemblée vota la Déclaration.
2. Il faut dire que Louis Blanc lui-même représente la « jolie Lié-
geoise » maniant « intrépidement un cheval de trait » à la tête de
« l’avant-garde »de l’armée féminine; Selon Louis Blanc, comme
11
162
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
de la croire postérieure à la Révolution, si M. Strobl-
Ravelsberg n’avait pas fait dire au chevalier de La
Valette tendant un piège à Théroigne qu’il venait
d’enlever et dont il essayait de capter la confiance :
« Je vous vois encore conduisant les femmes
des Halles à Versailles. C’était vraiment un spectacle
imposant... » ( Ibidem , p. 9). A quoi, d’ailleurs, Thé-
roigne aurait immédiatement répondu : « Je n’ai pas
été mêlée à ce fameux cortège... Tout l’été de l’année
1789, je demeurai à Versailles. » Si bien que le cheva-
lier, quand il rédigea les prétendus Aveux de sa vic-
time, osa seulement affirmer: « A Versailles, ladite
demoiselle s’est mêlée à la foule en amazone, et dis-
tribuait du pain... « ( Ibidem , p. 133).
Sans doute, une autre pièce de 1791, également
ignorée des Goncourt, l’écrit de Mengin-Salabert, allait
jusqu’à donner pour berceau à l’insurrection les « sa-
lons » de u la fille merveilleuse « ; mais Mengin-Sala-
bert frappait lui-même l’assertion de nullité en mon-
trant, non à Versailles, mais à Paris, ces « salons »
où, disait-il, le duc d’Orléans « venait la nuit, ainsi
que plusieurs de ceux qui étaient attachés à sa mai-
son ». Rien entendu, tout en y conspirant, ces mes-
sieurs et leur Emilie patriote « s’y livraient à leurs
orgies ordinaires ». ( Ibid ., p. 147). Quant à un discours
enflammé qu’on trouve chez Lairtullier comme ayant
été prononcé par Théroigne au Palais-Royal le 4 octobre,
c’est pour le seul plaisir que cet historien trop imagi-
natif l’a prêté à celle qu’il appelle la « frénétique Lié-
selon le poète Barthélemy, elle avait une « lance à la main », et ses
cheveux flottaient sur ses épaules. Michelet avait eu au moins la sagesse
de remarquer qu’elle ne semblait pas être venue de Paris avec les huit
ou dix mille femmes conduites par Maillard:
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
163
geoise ». — Nous citerons intégralement tous les textes
et nous analyserons scrupuleusement le récit ou les
réponses de la prisonnière de Kufstein, alin d’établir
que le Châtelet inculpa Théroigne de parti pris et
qu’elle exagérait à peine en se prétendant innocente
de tout ce qui s’était « dit et fait les deux journées du
5 et du 6 ».
Le Châtelet avait commencé d’instruire sur les évé-
nements d’octobre le 11 décembre 1789; il finit le
29 juillet 1790. Au cours de cette longue procédure,
il reçut près de quatre cents dépositions. Dans trois
seulement Théroigne est nommée, si meme l’on tient
compte de ces lignes, qu’on pourrait négliger, dans
une déposition du 16 avril :
Dans le même temps qu’il (le déposant , Charles Turpin ,
lieutenant criminel au présidial de Blois) était encore au
comité des recherches de l’Assemblée nationale, il y fut
adressé un avis non signé, portant qu’une dame nommée à
cet avis, et du nom de laquelle il ne se souvient plus, avait
vu, le 6 octobre au matin, parmi les brigands venus de Paris
à Versailles, une dame, qu’elle croit être la demoiselle
Therouene de Montesurt (sic), vêlue en homme, avec un
grand seigneur habillé en femme1.
Therouene de Montesurt ! Mais voici les deux autres
témoignages :
l°Le9 mars 1790, François-Xavier Veytard, curé de Saint-
Gervais, déclare que, dans la soirée du 5 octobre, « le régi-
ment de Flandre était sur deux lignes dans l’avenue de Ver-
sailles, et qu’une dame, d’autres disent plusieurs, vêtue
1. Procédure criminelle instruite au Châtelet de Paris, etc..., impri-
mée par ordre de V Assemblée nationale , 1790.
164
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
d’une redingote rouge, du moins autant qu’on en pouvait
juger dans l’obscurité, parcourait les rangs des soldats,
tenant une corbeille à la main, où les soldats prenaient de
petits paquets. A peu de temps, ces soldats se retirèrent
dans leur caserne ». Il « observe qu’il a entendu dans ce
moment donner le nom de Thérouenne {sic) à cette dame ».
(Déposition XGI).
2° Le 1er mai 1790, Tournacheau de Montveran, prêtre du
diocèse de Lyon, licencié en théologie, demeurant à la Sor-
bonne, déclare que, le 5 octobre, « entre quatre et cinq heures
du soir, étant à rhô tel de Flammarens, rue de l’Orangerie,...
et à une fenêtre avec Mme de Montaran et plusieurs femmes
de la maison et du voisinage, il aurait vu arriver plusieurs
femmes et hommes déguisés en femmes, parmi lesquelles une
vêtue d’un habit de cheval écarlate, à cheval, et suivie d’un
jockey pareillement en rouge, l’aurait singulièrement frappé ;
que cette femme, qu’on lui dit alors être mademoiselle Thé-
rouenne {sic) de Méricourt, qu’il avait vue précédemment à
l’Assemblée et qu’il a reconnue depuis, se serait approchée
de la sentinelle placée en dedans de la grille de l’Orangerie;
qu’aussitôt après la sentinelle, vêtue d’un habit uniforme
de la milice nationale de Versailles, aurait fermé ladite
grille; que tout le monde avait alors jugé que c’était d’après
les instigations de ladite demoiselle Thérouenne que cette
grille aurait été fermée; que ladite demoiselle Thérouenne,
suivie des mêmes femmes, est remontée par la rue de la
Surintendance... » (CCI1I).
Ainsi, un curé et un abbé, évidemment royalistes,
déposant, le premier, qu’il a entendu donner le nom de
Thérouenne (i cette dame , le second, qu’on lui a dit
que cette femme était mademoiselle Thérouenne de
Méricourt; celui-ci ajoutant bien qu’il l 'avait vue 'pré-
cédemment et qu’il l’a reconnue depuis , mais cette
déclaration laissant entière la question de savoir si,
véritablement, cette femme était Théroigne : car enfin^
THÉROIGNE DE MÉRICOIÎRT
16b
ce que l’abbé aurait dû pouvoir déclarer, c’est que, le
jour où il revit son insurgée du 5 octobre, il lui fut
prouvé qu’on ne s’était pas trompé à l’hôtel de Flam-
marens en lui disant : C’est mademoiselle Thérouenne
de Méricourt ! Le même témoin, d’ailleurs, la montrant
en habit écarlate et suivie d’un jockey rouge comme
elle, tandis que la dame aux petits paquets de l’autre
témoin est certainement à pied, le même soir, et que,
si ce curé de Saint-Gervais la montre en redingote
rouge , c’est seulement qu’elle lui parut ainsi dans
l' obscurité ! Etrange obscurité, par parenthèse, qui
aurait très bien permis audit curé de voir les petits
paquets distribués aux soldats, mais non pas de s’assu-
rer de la forme et de la couleur du vêtement de la cor-
ruptrice. Et voilà sur quels propos le Châtelet décréta
Théroigne de prise de corps, sans avoir eu la curiosité
de l’entendre et de la confronter avec les témoins
La déposition du second aurait même pu sembler
suspecte; car, le 31 mars 1790, Mme de Montaran, citée
par Tournacheau de Montveran, comme ayant vu en
même temps que lui mademoiselle Thérouenne de Méri-
court:, avait été entendue par le Châtelet, et non seu-
lement elle n’avait pas donné de nom à l’amazone de
la grille de l’Orangerie, mais elle n’avait parlé ni de
Y habit écarlate , ni du jockey, ni des femmes et des
hommes déguisés en femmes , qui, d’après l’abbé, accom-
pagnaient Théroigne. La Procédure criminelle fait
dire simplement à Mme de Montaran que, le 5 octobre,
vers cinq heures, elle vit « une femme en amazone,
montée sur un cheval noir », qui lui sembla « d’une
taille ordinaire, vêtue proprement », et qui parla,
« sans descendre de cheval », à la sentinelle de la grille.
(CXXV).
i 66
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLÜtioN
Enfin nous croyons devoir opposer tout de suite à ia
déposition de Tournacheau de Montveran une réponse
indirecte, mais saisissante, de la prisonnière de Kufstein.
M. de Blanc lui ayant demandé si, en 1789, elle ne
s’était pas « souvent montrée à cheval, soit à Versailles,
soit à Paris », Théroigne s’écria : « Si l’on arrive à
me prouver que j’ai été une seule fois à cheval dans
ce temps-là, je consens qu’on fasse de moi tout ce que
l’on voudra ». [Les Confessions , p. 158) U
Quant au témoignage de François-Xavier Veytard,
il se fortifia sans doute pour le Châtelet de la décla-
ration suivante du comte de Montmorin, « major en
second du régiment de Flandre » :
Une de ces femmes [qui s'étaient introduites dans les
rangs) portait dans l’un de ses bras un panier d’osier à anse,
couvert d’une toile, et dans lequel il y avait de l’argent
qu’elle distribuait aux soldats dudit régiment.
Qu’auraient pu contenir les petits paquets vus
par Veytard, si ce n’eût été de l’argent! M. de
Montmorin ajoutait, malheureusement, qu’il ne pouvait
« désigner cette femme, attendu » qu’il lui avait été
impossible de « l’approcher, et... que le jour tombait ».
(CLXXXII, 23 avril).
Cependant un autre témoin, Cornier de la Dodinière,
major du château d’Angers, mettait en scène, comme
Veytard, une femme en redingote rouge; et un autre
encore, M. de Saint-Gobert, avocat au Parlement et
lieutenant des chasseurs volontaires du bataillon de
Saint-Etienne-du-Mont, parle d’une femme « vêtue en
1. Cette réponse n’est pas entre guillemets dans les Confessions , non
plus que la question. M. Strobl-Ravelsberg ne cite jamais textuellement
les interrogatoires.
THÉROIGNE DE MÉRICOÜRT
167
âmazone ». Voici les deux dépositions, se rapportant
d’ailleurs, non à la journée du 5, mais à celle du 6 :
i° Le 15 avril 1790, Gornier de la Dodinière déclare que,
le 6 octobre, « il a remarqué une femme vêtue en redingote
rouge, ayant sur sa tête un chapeau rond, qui allait de
groupe en groupe et causait avec différentes personnes » ;
que, le lendemain, dans un café, à Versailles, un officier de
la garde nationale de Paris « lui dit que ce qui ne lui sortait
pas de la tête était une femme vêtue de rouge, qu’il avait
entendu parler et exciter sa troupe à se porter à l’Assemblée
nationale pour s’emparer des victimes dont elle donnait les
noms, sans quoi l’opération était manquée ; et que même
cette femme s'était adressée àM. d’Ogny, commandant, et à
la tête de son bataillon, qui, indigné de pareils propos l’avait
fait chasser ». (CLV1).
2° Le 24 avril, Saint-Gobert déclare que, le 6 octobre, dans
la matinée, sa compagnie se trouvant sur la place d’Armes,
« il a remarqué dans les rangs une jeune femme d’une figure
agréable, vêtue en amazone, coiffée d’un chapeau et panache
noirs, qui parlait aux volontaires de la compagnie; que...
cette dame lui dit, ainsi qu’à ses camarades, que c’était à
l’Assemblée nationale qu’il fallait aller, qu’elle y indiquerait
les véritables ennemis de la nation; qu’ayant engagé cette
dame à se retirer et à ne point troubler l’ordre, et n’ayant pu
la décider à quitter la place, il alla en prévenir son comman-
dant, lequel, étant arrivé, a fait également des instances
à ladite dame de s’écarter des rangs. Ladite dame s’y
soumit, en disant qu’elle avait cru parler à des citoyens ».
(CLXXXIX).
Mais est-il possible seulement de prétendre que
l’amazone de cette dernière déposition fut la même
que l’amazone en redingote rouge de Gornier de
la Dodinière? Et celle-ci, comment soutenir qu’elle fût
la même que la dame à la corbeille de l’abbé Veytard
168
Trois femmes de la révolution
ou que l’amazone de Tournacheau de Montveran?
Cependant, il faut le reconnaître : M. de Blanc ayant
demandé à Théroigne quel costume elle portait le
5 et le 6 octobre, elle déclara bien ne pas se le rap-
peler, mais ne nia point avoir possédé à cette époque
une amazone rouge — avec la blanche que l’on sait, et
une noire. [Les Confessions , p. 158). Il faut reconnaître
aussi qu’elle déclara d’elle-môme avoir parlé « dans
quelques groupes », le 6 au matin, devant le château,
puis avoir essayé de se « glisser dans les rangs de la
garde nationale ». Dans les groupes « on parlait des
aristocrates, écrivit la prisonnière de Kufstein. J’en
parlai aussi, et non en bien ». ( Ibid ., p. 121). Mais
avons-nous prétendu qu’elle demeura indifférente au
mouvement ? Elle put tenir dans la foule des propos
violents contre les aristocrates en général et contre
ceux de l’Assemblée en particulier. Elle assistait à
toutes les séances1. Elle connaissait donc à merveille
ce qu’on appellerait aujourd’hui le personnel parle-
mentaire. Et son enthousiasme démocratique avait
grandi en s’éclairant. Elle peint dans son autobiographie
cette ardeur croissante et raisonnée de son 'patrio-
tisme : « L’Assemblée nationale m’offrit un beau et
noble spectacle dont la majesté me frappa. J’y éprouvais
des émotions d’une nature élevée, et mon âme y prenait
comme un nouvel essor. D’abord, je ne comprenais
pas grand’chose à toutes ces délibérations, mais insen-
siblement la lumière se lit en moi, et je parvins
eniin à voir clairement ce que c’était que le Peuple
en face des Privilégiés. Alors ma sympathie pour
lui grandit à mesure que je fus mieux informée,
1. Dans « la tribune n° 6 », où elle arrivait presque toujours la pre-
mière. {Ibid.).
TIIÉROIGNE DE MÉR1COURT
1 09
et elle se transforma en ardent amour quand je fus
persuadée que la justice et le bon droit étaient du côté
du peuple ». (Ibid., p. 120). Avant les journées d’oc-
tobre, elle avait même déjà fait la connaissance de
Petion et du frère de l’abbé Sieyès. Ils venaient quel-
quefois chez elle, rue de Noailles. Mais, précisément,
elle était à l’Assemblée quand arrivèrent les Pari-
siennes. Elle quitta la séance pour « voir ce qui se
passait ». Elle vit d'un côté le régiment de Flandre
et, de l’autre, les gardes du corps et le peuple armé.
A ce moment, le régiment de Flandre était calme
et correctement rangé en bataille. (P. 158). Elle ne
vit personne pénétrer dans les rangs. La crainte de
se trouver prise dans quelque bagarre fut, du reste,
plus forte que sa curiosité; elle rentra bientôt chez
elle, suivie de trois ou quatre malheureux qu’elle avait
rencontrés et à qui elle donna du pain, et elle ne sortit
pas avant le lendemain matin, « quoique sachant qu’on
avait convoqué les députés dans la nuit ». (P. 121) !. Or
il est vrai que rien ne force à croire à l’absolue véra-
cité de ces dernières affirmations ; mais, de meme qu’on
a vu combien peu sérieux était le témoignage de Vcy-
tard, montrant Théroigne parmi les soldats du régiment
de Flandre, et combien suspect, pour ne pas dire faux,
le témoignage de Tournacheau de Montveran, la mon-
trant à cheval à la grille de l’Orangerie, de meme on
verra que, selon toute vraisemblance, rentrée chez elle
« avant qu’il ne fit tout à fait nuit », comme l’assurait
la prisonnière de Kufstein, elle y resta, comme l’assu-
rait encore cette prisonnière, jusque vers six heures
du matin.
1. « M. le président ayant fait convoquer les députés au son du
tambour... » (Révolutions de Paris, n° 13).
17Ô TROIS FEMMES DE Là RÉVOLüfiOtf
Les Goncourt, dans une note, ont l’air de s’appuyer
sur les Actes clés apôtres; en réalité, ils y renvoient
seulement pour les mots : « A cheval ! » et « redin-
gote de soie rouge ». En effet, d’après les Actes des
apôtres — et le Précis historique — Théroigne aurait
bien été en redingote rouge et à cheval le 5 octobre;
mais c’est à Versailles, et non pas sur la route, que la
représentent ainsi le journal et le pamphlet. Une
autre observation qui a son intérêt est la suivante : la
déposition de Tournacheau de Montveran et même
celle de Veytard sont postérieures à la page des Actes
des apôtres, que nous allons citer et qui est de
février 1790, postérieures aussi, probablement, au
Précis historique ; et l’on peut donc se demander si le
curé et l’abbé ne furent pas, comme on dirait
maintenant, suggestionnés jusqu’à un certain point par
ces deux peintures.
Mais, pour comprendre le début de la page des Actes
des apôtres , quelques éclaircissements préalables sont
nécessaires.
En janvier, l’important journal royaliste avait publié
une fantaisie intitulée : Club de la Révolution1 , dans
laquelle nous lisons : « L’ouverture s’en est faite le
Jour des Rois... Environ cinq cents membres des plus
zélés défenseurs du peuple dans la plus auguste Assem-
blée de l’univers [la Constituante ) y brillaient... et
M. l’abbé Sieyès présidait. Un pareil nombre de per-
sonnes du sexe, des plus ardentes amatrices des droits de
l’homme, avaient été jugées dignes d’y être incorporées ;
et mademoiselle Théroigne de Méricourt a été nommée
présidente de ses concitoyennes. » Il y a, d’abord, des
1. Le théâtre du Panthéon prit en 1790 1e nom de Portique français
on Club de la Révolution
THÉROIGNE DE MÉRICOUItf
ilï
danses. « Un pas de quatre» est exécuté par Mirabeau,
(c habillé en tigre royal, avec un masque boue de
Paris », par Brissot, « habillé en Juif errant », par
Mmc de Condorcet, « travestie en infante de Zamora »,
et parMme de Gouges, « déguisée en Indienne ». (N°23).
La fantaisie sans doute eut du succès, car le journal
en tira V Estampe qui devait servir de frontispice au
second volume, commencé le jour de la Purification
(2 février) ; et c’est dans l’ Explication de l'estampe
que se trouve le texte auquel nous voulions arriver :
« Mademoiselle Théroigne de Méricourt, la citoyenne
la plus active de la plus auguste Assemblée de l’uni-
vers,... dirige l’orchestre1. Le costume de mademoi-
selle Théroigne est le meme qu’elle portait à Versailles,
lorsqu’à la tète de l’armée de la nation elle enfonça,
le 5 octobre, une brigade des gardes du corps. Son
amazone d’écarlate, son panache noir, son poulain bai
étaient le signe de ralliement... — - Médias inter cœdes
exidtat amazon. — Semblable aux licteurs des consuls
romains, l'auguste Coupe-Tête portait les faisceaux
nationaux devant notre héroïne, qui commandait un
détachement de cinq cents guerrières aussi recomman-
dables qu’elle : Non in Venerem segnes nocturnaque
bella. » Mais, pour l’auteur ou les auteurs de Y Expli-
cation, qu’y avait-il de vrai dans cette description
héroïco-drôlatique du rôle de Théroigne au 5 octobre?
Nous devons en faire la remarque : dans le numéro 23,
il n’est pas question d’un rôle quelconque joué par
Théroigne le 5 ou le 6 octobre ; il est dit simplement
1. L'estampe la montre — de dos — tenant de la main droite, le
bras droit levé, une énorme sonnette, et de la main gauche, le bras
gauche près du corps, une sonnette de même taille. L’explication dit
que ces sonnettes sont de quatorze livres chacune.
172
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
— et gauloisement — qu’ayant été nommée présidente
« elle a été installée aussitôt », et que, pour elle, «on a
renforcé la sonnette », en y joignant « un manche et un
battant d’une grosseur convenable ». Mais le plus
curieux, c’est qu’il n’y a pas une ligne dans les
Actes des apôtres , avant Y Explication de l'estampe du
second volume, sur une participation quelconque de
Théroigne au mouvement d’octobre ; et, cependant, si
l’on part de cette Explication pour remonter, jusqu’au
premier numéro (2 novembre 1789), ce n’est pas seule-
ment dans le numéro 23 qu’on trouve sur la révolu-
tionnaire, dont la célébrité commençait, des plaisan-
teries plus ou moins heureuses ; c’est, d’abord, dans
les numéros 29 et 24, ensuite dans les numéros 16, 9,
8 et 6, — celui-ci, meme, devant être mis à part, car
il contient un véritable document historique, l’article
de Champcenetz auquel nous avons emprunté au com-
mencement de ce travail. Or, dans cet article, portrait
plaisamment sérieux de Théroigne, il ne s’agit que de
« la Muse de la démocratie », — on se rappelle le mot,
— traduisez : de la dame politique qu’était Théroigne
dans son salon.
11 fallut trois mois aux Apôtres pour découvrir que,
le 5 octobre, cette « Muse » s’était transformée en guer-
rière. Heureusement, quand ils le surent, tout le rôle
de Théroigne dans cette journée leur fut connu, et ils
purent raconter une histoire comico-tragique si pitto-
resque... qu’ils avouaient, pour le lecteur clairvoyant,
l'avoir inventée.
Le Précis est moins brillant. « Ce fut elle ( Théroigne )
qui harangua les bons citoyens et le régiment de
Flandre sur la place d’Armes de Versailles. Enfin, nou-
velle Thalestris, on la vit, revêtue d’un habit rouge à
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
173
la Barnave, d’un jupon de Hongrie à la d’Aiguillon, et
coiffée d’un chapeau à panache jaune à la Populus, se
mettre à la tête des magnanimes sans-culottes. » —
Les royalistes accusaient Barnave d’avoir répondu à
leurs lamentations sur la mort de Foullon et de
Bertier (juillet 1789) par ce mot : « Le sang qu’on a
versé était-il donc si pur? » Ils accusaient le duc
d’Aiguillon de s’être déguisé en poissarde ; et l’on
appelait les belles poissardes les reines de Hongrie.
Quanta Populus, député de Bourg-en-Bresse, on verra
le rôle que lui firent jouer symboliquement les pam-
phlétaires royalistes en le représentant comme l’amant
préféré ou même comme l’époux de Théroigne. Mais
ces allusions du Précis historique décrivant le costume
de la « nouvelle Thalestris » n’enlèvent-ils pas, pré-
cisément, toute autorité à la description et aux
lignes qui la suivent ou précèdent? L’auteur, resté
inconnu, s’amuse, et l’on ne peut dire s’il y a pour lui
un fond quelconque de vérité sous la plaisanterie.
Quant au Petit dictionnaire des grands hommes et
des grandes choses qui ont rapport à la Révolution^ ,
il est sérieux et même tragique : « Mlle Théroigne a
donné, depuis la Révolution, sur la perversité du cœur
humain, des notions qu’on n’attendait pas devoir à son
sexe; c’est cette charmante femme qui guidait le
poignard dans les journées des 5 et 6 octobre. » Guidait
le poignard ! Image académique en apparence, mais
nullement vague quand on sait que Théroigne fut
accusée en 1790, par certains royalistes, d’avoir voulu
assassiner la reine. Du moins certains royalistes se
plurent à la soupçonner d’avoir eu ce dessein. (Les Con-
1. Ne pas confondre avec le Petit dictionnaire des grands hommes de la
Révolution, qui parût en 1790 et qui est de Rivarol et de Champcenetzj
174
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
fessions , p. 134 et p. 148). On trouve un écho de ce
soupçon dans une lettre de Mercy-Argenteau, écrivant
de Belgique, au prince de Kaunitz, le 6 février 1 791 :
« On m’annonce la nommée Théroine (sic) de Méricourt,
qui était à la tête des ennemis de la Reine dans les
journées des 5 et 6 octobre. » Il est vrai qu’en Belgique,
à Mareourt même, où elle fit une apparition en 1790
avant d’aller à Liège, Théroigne se serait vantée,
d'après une tradition recueillie par M. Fuss, « d'avoir
arrêté la reine au moment où celle-ci voulait quitter
la France ». Mais que vaut une tradition de ce genre,
recueillie plus de soixante ans après les événements?
Puis M. Fuss aurait dû le faire observer : il est faux
que, le 5 octobre, Marie-Antoinette ait voulu quitter
la France. Et, à ce propos, il nous paraît nécessaire
d’ouvrir une assez large parenthèse. La preuve en
découlera que si Théroigne, à Mareourt, avait tenu le
langage que lui attribue la tradition, elle aurait menti
par vanité.
Au premier conseil réuni chez le roi, dans l’après-
midi, le ministre Saint-Priest avait proposé que la
reine partît pour Rambouillet; elle refusa, jus-
qu’au moment où le ministre conseilla au roi de
s’y réfugier avec elle. Avant tout, ce qu’elle vou-
lait, — Saint-Priest l’a raconté dans une relation
publiée en 1823 par Barrière à la suite des Mémoires
de Mme Campan, — c’était ne pas se séparer de
Louis XVI ; et pourquoi? parce qu’elle pouvait tout
craindre, comme elle le dit au valet de chambre Thierry,
si elle perdait « la sauvegarde du roi ». ( Procédure cri-
minelle du Châtelet , CCÏI). Il était environ dix heures
quand parurent à la grille du Dragon les voitures qu’elle
eût rejointes avec Louis XVI et ses enfants si elles
THÉKOIGNE DE MÉKICOURT
173
avaient pu passer. Mais, déjà, il était trop tard. Toutes
les grilles étaient gardées. Les voitures furent arrê-
tées et reconduites aux écuries. Mme de Staël assure
même qu’elles furent dételées [Considérations sur la
Révolution française ), et Rivarol, dans ses Mémoires ,
que « les bourgeois de Versailles coupèrent les traits
des chevaux, brisèrent les roues ». Selon Mme Cam-
pan, « elles furent arrêtées par un misérable comé-
dien du théâtre de la ville, qui fut secondé par la
multitude » ; mais le récit le plus vraisemblable et
aussi, et de beaucoup, le plus détaillé, est celui des
Deux amis de la liberté , suivant lequel la sentinelle du
poste, en voyant les voitures, appela le commandant,
ce qui fit sortir la garde : « Le piqueur dit que la reine
est dans la voiture et qu’elle veut aller à Trianon. —
Dans ces moments de troubles, réplique le commandant,
il serait dangereux pour Sa Majesté de quitter le château.
Nous offrons de reconduire la reine à sonappartement...
— Le piqueur insiste. L’officier refuse et les voitures
rentrent sous escorte... La dame Thibault, première
femme de la chambre de la reine, était, dit-on, dans
une de ces voitures, et madame de Salvert, avec sa
femme de chambre, dans le carrosse de la reine qu’elle
représentait ». [Histoire de la Révolution , t. 111,
p. 355).
Or, de ce récit, ne ressort-il pas que, même si
Théroigne s’était trouvée à la grille du Dragon au
moment où les voitures essayèrent de passer, et si
elle s’était jointe à l’escorte qui les reconduisit aux
écuries, elle n’aurail joué dans l’événement qu’un
rôle très secondaire. Mais, Thypothèse ne s’appuyant
sur rien, il faut opter : ou bien, — comme nous
l’avons indiqué, — la tradition de Marcourt est impu-
176
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
table à l’imagination locale, ou bien — ainsi que nous
l’avons dit d’un mot — Théroigne, grisée de l’effet de
sa jeune gloire révolutionnaire sur les gens de son
village, et voulant ajouter à leur éblouissement, se
laissa aller à mentir.
Et voilà d’ailleurs un commencement de preuve,
bien fort, à l’appui de la seule déclaration authentique
de l’intéressée sur l’emploi de son temps dans la soirée
du 5 octobre.
Il est vrai qu’il y avait eu, entre six heures et demie
et sept heures, — à l’insu de la reine, — une première
tentative pour faire sortir des voitures du château.
Cette première tentative a été confondue avec la seconde
par Montjoye1 et par Bertrand de Moleville2; mais
elle est racontée par les Deux amis de la liberté , et il
en est plusieurs fois question dans la Procédure crimi-
nelle du Châtelet. C’est par la grille de l’Orangerie
qu’on avait essayé de passer, dans l'espérance, si l’on
réussissait, de déterminer le roi ou au moins la reine
à fuir. Mais, d’après les Deux amis de la liberté , c’est
le « détachement de la garde nationale » placé à cette
grille de l’Orangerie qui s’opposa au passage3, notam-
ment un « sieur Durup de Baleine » ; et, d'après le
témoin du Châtelet qui prétendit avoir vu Théroigne
à cheval, en habit écarlate , à cette grille, avant cinq
heures, — d’après Tournacheau de Montveran, — ce
sont des « personnes vêtues de noir, et à manteaux et
cravates », qui, « vers six heures et demie, au mo-
ment où les voitures se rendaient des petites écuries
dans l’avenue de l’Orangerie », firent « fermer la grille
1. Histoire de la conjuration de Louis-Philippe- Joseph d'Orléans (1796,'.
2. Histoire de la Révolution de France (1801-1803).
3. C’est aussi ce que disent les Révolutions de Paris (n° 13),
THÉROIGISE DE MÉRICOURT
177
alors ouverte ». Enlin, en laissant de côté, dans la
Procédure criminelle, deux dépositions où il est dit
seulement que le « peuple » ou la « populace » fit
fermer la grille ou arrêta les voitures1, il y a le té-
moignage de « Pierre-Maximilien Bêche fils, ingénieur
géographe », montrant, parmi le peuple qui courait
«après les voitures», « des garçons bouchers »2;
et surtout il y a le témoignage de Hugues-Philippe-
George Santerre, officier dans la garde nationale de
Versailles en octobre 1789, déclarant qu’un « fripier,
soldat de la compagnie de lui déposant », est venu
dire à cette compagnie, vers sept heures, que c’était
lui qui avait arrêté les voitures du roi. « Croit le dépo-
sant que ce fripier s’appelle Dornoy et demeure rue de
l’Orangerie, à Versailles3. »
Une autre tradition recueillie à Marcourt par M. Fuss
est que Théroigne «montrait un fragment de collier
de diamants qui devait avoir appartenu a Marie-Antoi-
nette ». Qui devait ? Il s’agit bien, cette fois, non
pas d’un propos qu’aurait tenu la prétendue héroïne
d’octobre, mais d’une légende née dans le pays et
aussi timide que malveillante ; légende n’osant point
affirmer que Théroigne avait volé ce collier de diamants,
mais le donnant à entendre ; légende absurde : car
enfin, quand donc Théroigne eût-elle commis ce vol?
Serait-ce le 6 octobre, lorsque, vers six heures du
matin, une foule furieuse envahit le château, tuant ou
blessant des gardes du corps? Mais les récits les plus
royalistes de cette irruption tragique, — nous parlons,
bien entendu, des récits contemporains ou émanés de
1. GCX et GCXXXIV.
2. XXIX.
3. GCCLXXIV.
12
118
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
contemporains ; — les dépositions de la Procédure
criminelle dont Mounier s’empara dans son Appel
au tribunal de V opinion publique (1790) pour essayer
d’établir que même la chambre à coucher de la reine
avait été envahie par les « brigands » ; un contre-révo-
lutionnaire fanatique et halluciné comme Montjoye
racontant que le lit de Marie-Antoinette fut haché « à
coups de sabre », n’accusent aucun de ces brigands
d’avoir volé. Et, contrairement à ces récits, il est prou-
vé que la foule n’entra pas même dans l’antichambre.
Le constituant Chabroud, dans son rapport à l’Assem-
blée sur la Procédure du Châtelet (30 septembre et
1er octobre 1790) n’eut que le tort d’être emphatique
en aflirmant : « L’asile de la beauté et de la Majesté
fut préservé de la profanation. » Certainement, donc,
le collier que Théroigne avait emporté à Marcourt lui
avait été donné, comme ses autres diamants, au temps
de sa vie galante.
Au surplus, elle ne fut pas des envahisseurs de
la demeure royale Aucun contemporain n a osé la
montrer parmi ces furieux. Voici ce qu’elle fit le 6,
après avoir plus ou moins vivement exprimé sa pensée
dans quelques groupes ; ce qii elle fit , car, jusqu’à
preuve du contraire, il est à croire qu’elle n’a pas
menti dans son autobiographie en assurant que, sortie
de chez elle pour aller à l’Assemblée, elle s’y rendit
dès que les portes de la salle furent ouvertes. Elle
s’y était même rendue en sortant de chez elle, et, si
elle n’avait pas trouvé les portes fermées, elle ne se
serait pas mêlée à la foule qui augmentait d’instant en
instant sur la place d’Armes. De cette place, elle enten-
dit bien « les clameurs du peuple... aux prises avec
des gardes du corps »; mais elle ne put « rien voir
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
179
distinctement ». (Les Confessions , p. 121). D’autre part,
c’est un fait connu que les tribunes, ce matin-là,
pesèrent de leurs cris sur un vote capital de l’Assem-
blée lorsqu’il fut demandé à celle-ci d’aller siéger au
château ; et, précisément, la prisonnière de Kufstein a
raconté : « Il me parut, à moi et à tous les assistants
dans notre tribune, qu’un déplacement des représen-
tants blesserait et violerait les décrets de l’Assemblée
nationale; nous fimes des réclamations: il semblait à
tous plus convenable qu’on envoyât une nombreuse
députation au roi. C’est ce qui fut convenu ». (Ibid.,
p. 122). Enfin, l’après-midi, Théroigne ne se mêla
point au cortège burlesquement tragique qui amena
Louis XVI à Paris. Et, pour le dire tout de suite, elle
ne quitta pas Versailles avant le jour où l’Assemblée,
suivant l’exemple forcé du roi, s’établit à Paris à son
tour (19 octobre).
Sur la prétendue participation de Théroigne au mou-
vement d’octobre, il y a sans doute, en dehors des
textes cités et critiqués plus haut, deux témoignages
d’historiens contemporains — et royalistes. Mais, pos-
térieurs tout de meme de plus de dix ans aux événe-
ments dont nous nous occupons, ces deux témoignages,
l’un de Beaulieu, l’autre de Bertrand de Moleville,
sont vagues, et le second n’est même qu’un écho de la
déposition du curé Vcytard. Voici, en effet, ce que dit
Bertrand de Moleville : « Les femmes les plus auda-
cieuses, au nombre desquelles on reconnut la fameuse
Théroigne deMéricourt., pénétrèrent dans les rangs (du
régiment de Flandre ), l’argent à la main ». (Histoire de
la Révolution de France ) L Quant à Beaulieu, il raconte
1. T. Il, p. 212.
180
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
que, pendant la nuit du 5 au 6, des hommes, parcou-
rant Versailles, « excitaient la fureur de la populace
et séduisaient par toutes sortes de moyens ceux qui
devaient la contenir » ; et il ajoute : « Théroigne joua
un grand rôle dans cette circonstance ». (Essais histo-
riques) h Mais non seulement on n’a pas le droit de se
fier à une allégation aussi imprécise : il semble bien,
en outre, que Beaulieu a simplement résumé là, dans
une ligne, en les appliquant à Théroigne, les déposi-
tions de Cornier de la Dodinière et de Saint-Gobert.
11 est remarquable, d’autre part, que Théroigne ne
soit pas nommée par les Deux amis de la liberté
dans leur récit des journées d’octobre, où il est
parlé de Louison Chabry et des dames Babet, Lairot
et Leclerc; qu’elle ne le soit pas non plus dans le
rapport de Chabroud, et que, dans Y Appel au tribunal
de b opinion publique , elle ne le soit qu’une fois, tout à
la lin du volume, dans cette page : « Bien ne démontre
mieux la protection accordée aux crimes du 5 et du
6 octobre que le décret par lequel on a interdit au
Châtelet les crimes de lèse-nation... On craignait que
la continuation de la procédure et les décrets de prise
de corps lancés contre plusieurs des agents subalternes
des auteurs du complot, contre Théroigne de Méri-
court, la femme Le Duc et les nommés Armand et
Blangey, et contre d’autres personnes dont les noms
n’étaient pas connus, ne procurassent de nouvelles
lumières sur les crimes et sur les coupables ». (P.345)~.
1. T. II, p. 185.
2. Mounier oubliait, parmi les personnes contre lesquelles avait été
rendu le décret du Châtelet, Nicolas, dit l’Homnie à la Grande Barbe,
modèle à l’académie de peinture, qui, le 6, vers six heures du matin,
avec une hache, avait tranché la tête à deux gardes du corps tués par
la foule. Nous avons d’ailleurs inutilement cherché le nom de Thé-
THÉROIGNE DE MÉRTCOURT
181
Les coupables que la Constituante aurait sauvés,
c’étaient le duc d’Orléans et Mirabeau. Le Châtelet
avait demandé à l’Assemblée l’autorisation de les
poursuivre. Le 2 octobre, sur le rapport de Chabroud,
l’Assemblée refusa, parce que la demande, quoi que
prétende X Appel , n’était pas fondée. Mais l’instruc-
tion du Châtelet, « tribunal aristocrate », ainsi que
disaient les Révolutions de Paris du 15 août 1790,
n’avait eu secrètement qu’un but : arriver à repré-
senter l’insurrection d’octobre comme le résultat d’un
complot tramé par Mirabeau et le duc d’Orléans
pour assassiner la reine et enlever la couronne à
Louis XVL C’est même pourquoi le Châtelet, à qui le
Comité des recherches de Paris avait dénoncé seule-
ment les faits dont le château de Versailles avait été
le théâtre dans la matinée du 6, enveloppa dans son
information l’insurrection entière.
Mais, quand bien même il aurait eu raison de vouloir
impliquer dans le procès l’Altesse patriote et le tribun,
comment Théroigne, pour revenir à la page de Mou-
nier, eut-elle été un des agents du complot ? Certaine-
ment, elle ne connut pas le duc1; et Mirabeau — on
le sait par Beaulieu, â croire ici, car il parle de l’époque
où il fréquentait chez elle — lui était antipathique.
« Lorsqu’on lui demandait grâce pour Mirabeau, en
roigne dans les brochures du temps sur le mouvement d’octobre; bro-
chures dont une : Evénement de Paris et de Versailles est d’une femme,
«Marie-Louise Lenoël, femme Cheret». Nous l’avons inutilement
cherché dans les Forfaits du 6 octobre ou Examen approfondi du
Rapport de la procédure du Châtelet... fait à l'Assemblée nationale par
M. Charles Chabroud. Enfin on le chercherait inutilement dans les
journaux, en dehors des Actes des Apôtres.
1. Voir, à ce propos, les Confessions , pp. 133-134. Le chevalier de La
Valette voulait que le duc fût le «grand et principal ami» de Théroigne.
Elle ne prit même pas la peine de répondre sérieusement,
182
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
considération de son empressement pour les femmes,
raconte Beaulieu, elle témoignait son dégoût par les
signes les moins équivoques ». (. Essais historiques) 1 .
Mounier dit, il est vrai : agents subalternes ; et c’est
donc que, selon lui, il y avait ou des intermédiaires.
Mais il n’aurait pu les nommer. La vérité, enfin, ce
n’est pas seulement que l’émeute ne sortit pas d’un
complot ; ni même qu’elle ne fut dirigée à aucun
moment par le duc ou par Mirabeau, ou par des
émissaires de l’un ou de l’autre; c’est qu’elle n’eut
réellement qu’un objet : le transfert des pouvoirs
publics à Paris. La presse révolutionnaire et les ora-
teurs du Palais-Royal avaient lancé et développé l’idée
qu’il fallait ramener à Paris le roi et l’Assemblée : que
de ce coup d’Etat populaire dépendait le sort de la
Révolution; bien mieux : dès les 30 et 31 août, une
tentative avait été faite pour entraîner la foule à Ver-
sailles dans le but précisément d’en ramener Louis XVI
et les députés; le mouvement d’octobre ne fut que la
reprise triomphante du projet malheureux de ces der-
niers jours d’août. C’est ce qu’a mis en lumière récem-
ment une Etude critique sur les journées des 5 et
6 octobre 1789 2, où l’auteur, M. Mathiez, aboutit même
à cette vue : qu’elles « furent la conséquence inévitable
de la nuit du 4 août », comme cette nuit « avait été
la suite logique de la révolution de juillet »3.
Du reste, M. Mathiez n’a pas dissimulé ce qu’il y eut
d’instinctif dans l’insurrection. Spontanée, quoique
1. T. Il, p. 52.
2. Revue historique , 1898 et 1899.
3. Autrement dit, trois actes, un seul drame. Mais la filiation du
second acte au premier, des historiens l’avaient marquée ; en signalant
celle du troisième au second, M. Mathiez a rendu à l’histoire de 1789
un service notable.
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
183
préméditée, elle dut sa force à ce double caractère. Et
l’un des éléments de sa spontanéité, ce fut la frayeur
croissante de la disette, — Michelet a écrit : « la faim »,
qui mêla son ivresse terrible à l’explosion des co-
lères politiques, du moins chez beaucoup de femmes ;
la faim, qui fut une cause et non pas un prétexte,
comme l’assure M. Mathiez au seul passage de son
étude sérieusement discutable. Mais, pour revenir h
l’essentiel, ce n’est pas d’ambitions particulières que
la tempête avait reçu d’avance sa direction et, pour
ainsi parler, sa conscience : celle-ci lui venait d’une
idée politique issue de la partie pensante et sans cesse
agissante du Paris patriote; et c’est pourquoi, au lieu
de retomber sur elle-même, inutile ou vaincue, elle
put, en vingt-quatre heures, faire franchir à la Révo-
lution un pas immense.
Cependant la thèse du Châtelet, jointe à la déposi-
tion du curé Veytard, créa contre Théroigne une légende
qui, se précisant — en s’aggravant — finit par se résu-
mer dans cette phrase, pour ainsi dire consécratoire,
d’une Biographie : « Liée avec divers chefs du parti
populaire, elle les servit 'utilement dans la plupart des
émeutes et contribua surtout , le 5 octobre 1789, à Ver-
sailles, à corrompre le régiment de Flandre en con-
duisant dans les rangs d'autres filles dont elle avait
la direction , et distribuant de l'argent aux soldats ».
( Biographie moderne ou Dictionnaire biographique de
tous les hommes morts et vivants , 1802). Encore ce
résumé, que s’appropria vingt ans plus tard le Béper-
loire universel des femmes célèbres , parut-il insuffisant
à Esquirol ; le célèbre médecin crut devoir, en se
l’appropriant à son tour, en modifier comme il suit la
première ligne : Elle se livra aux divers chefs du parti
184
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
révolutionnaire ; et il crut devoir aussi appuyer sur le
mot « filles », en ajoutant: « de mauvaise vie ». Cette
fois, c’était parfait. Nous observerons seulement qu’une,
au moins, des affirmations du premier texte : condui-
sant dans les rangs d'autres filles , n’aurait pu s’excuser
d’aucun document contemporain.
Est-ce pour cela que Taine n’a point reproduit l’ac-
cusation? Taine, dont le fanatisme contre-révolution-
naire, soutenu de la Procédure criminelle du Châtelet,
et sachant au besoin la solliciter, osa dire, comme si
la chose était hors de doute : « Les filles embauchées
à Paris font leur métier... Théroigne, en veste rouge
d’amazone distribue de l’argent». ( Les Origines de la
France contemporaine, la Révolution J). Il faut plutôt
penser qu’il ignorait et l’article de la Biographie , et
l'article du Répertoire, et la notice d’Esquirol ; car,
selon toute vraisemblance, il n’eût pas résisté à la
tentation de donner Théroigne pour chef à ces filles
«embauchées», qu’il est si heureux de peindre « aga-
çant les soldats, s’offrant à eux », levant leurs jupes
devant eux, tellement que ceux-ci disent : « Nous
allons avoir un plaisir de mâtin ». Avec sa mauvaise
foi coutumière, il passe sous silence les dépositions qui
montrent, non des filles, mais des femmes du peuple,
en grand nombre, demandant du pain aux soldats
ou les suppliant de ne pas tirer sur elles ; et, cepen-
dant, une de ces dépositions est du marquis de Val-
fond, « lieutenant-colonel du régiment de Flandre ».
Certaines disaient « qu’il y avait trente-six heures
qu’elles n’avaient mangé » 2. Mais ce n’est pas ici
le lieu de restaurer la vérité défigurée par Taine
1. T. 1, p. 132.
2. XXXV1J,
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
185
quant au rôle des filles et des femmes qui enlevèrent
à la cour le régiment. Du reste, ne le sait-on pas?
lorsque des troupes passent à l’émeute, c’est qu’un
puissant courant d’émotion populaire emporte la dis-
cipline, noie le respect des chefs, des ordres. Ce ne
sont pas des jupes levées qui font tomber des mains
rudes les fusils chargés; c’est un trouble de la cons-
cience, un désir éveillé, grandissant, peu à peu irré-
sistible, de communion avec la foule. Ne parlons plus
que de Théroigne. Pour Taine, conformément à la
légende royaliste, c’est une fille : « fameuse », voilà
tout; et l’argent qu’elle aurait distribué, il est sous-
entendu qu’elle le tenait des meneurs de l’insurrection.
Or le fait est qu’elle n’aurait pu distribuer de l’argent
à elle, car, le 26 septembre, elle avait dû encore recou-
rir au Mont-de-Piété, après deux emprunts en juillet et
celui que l’on sait, du 8 juin. — Ceux de juillet, à
quinze jours de distance, le 2 et le 18, avaient été, l’un
de 214 livres, sur une cuillère à ragoût et six couverts
d’argent, l’autre de 450 livres, sur un cadenas de
18 brillants. Le 26 septembre, c’est trois couverts d’ar-
gent qu’elle engageait pour 90 livres (Demarteau). —
Il faudrait donc prouver qu’elle avait reçu de l’argent
à distribuer; mais Taine avoue ne pouvoir nommer les
meneurs de l'insurrection. (P. 128).
Quant à la veste rouge, — ou redingote ronge ou ama-
zone rouge, — c’est, évidemment, ce qui a le mieux
défendu la tradition d’après laquelle Théroigne aurait
été la principale héroïne d’octobre. Michelet fut séduit,
et Louis Blanc. Seulement, ils voulurent que l’action de
la Liégeoise, parmi les soldats, eût été de grâce et d’élo-
quence, toute. Carlyle, le premier, avait ainsi présenté
les choses. Mais de quel droit?
186
TROTS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
Puis Michelet et Louis Blanc auraient dû le savoir :
aux yeux des patriotes, la principale héroïne d’oc-
tobre fut Reine — ou Renée — Louise Audu, que le
Châtelet avait décrétée de prise de corps sous le nom
de Leduc. Encore cette femme que nous retrouverons
au 10 août, ne dut-elle qu’à son arrestation (sep-
tembre 1790) et à une détention de près d’un an l’es-
pèce de gloire qui lui fit décerner par la Commune, en
avril 1792, une épée d’argent. Nous lisons dans les
Révolutions de Paris du 19 novembre 1791 :
J’avais ouvert une souscription pour élever une statue à
J. -J. Rousseau; mais l’Assemblée nationale constituante
ayant décrété qu’il lui en serait érigé une par la nation, le
but de la souscription est rempli. Je propose à MM. les sous-
cripteurs d’employer leur argent d’une manière encore plus
digne de Rousseau... M. Ménard, notaire, rue de Seine,
est dépositaire d’une somme de 1.487 livres. Je propose de
diviser cette somme en trois portions égales, d’en distribuer
une aux malheureux soldats de Château-Vieux, une aux
veuves et orphelins des patriotes immolés à Avignon pour
la cause de la liberté, une autre enfin à Reine Audu, cette
femme qui, par sa fermeté, conserva l’ordre parmi celles de
son sexe qu’elle commandait dans les fameuses journées
des o et 6 octobre, et contribua à rassurer les représentants
de la nation, à ranimer leur zèle et à les mettre à l’abri des
perfidies de la cour. C’est au dévoûment de cette femme
étonnante que Paris dut la cessation de la famine et l'avor-
tement des plus noirs complots contre la constitution et la
liberté. Pour prix de tant de bienfaits, elle fut traînée dans
les prisons, par une suite de l’infâme procédure du Châtelet
contre la Révolution. Elle aurait dû jouir de sa liberté à
l’époque où l’Assemblée constituante déclara qu’il n’y avait
pas lieu à accusation contre les prétendus auteurs de l'insur-
rection des 5 et 6 octobre; mais Reine Audu était marquée
comme une victime à immoler à la rage des ennemis de la
THÉROICxNE de méricourt
187
patrie;... et, malgré les efforts des patriotes, elle n’a dû la
liberté qu’au décret qui l’a condamnée à une amnistie qui
n’était pas faite pour elle. Actuellement, sans ressources et
sans espoir, elle végète par les soins d’une demoiselle res-
pectable, qui partage avec elle sa subsistance...
Prudhomme.
Un des souscripteurs qui adhérèrent à la proposition
appela Reine Audu « la délie des Parisiens ». (N° 124).
D’autre part, la Bibliothèque nationale possède une
pièce anonyme curieuse intitulée : Aux citoyens dignes
de ce nom , sans date, mais qui est certainement du
commencement de 1792, car il y est question
d’une pétition pour Reine Audu, qui fut lue à la
Législative le 24 janvier 1792; et nous croyons devoir
extraire de ces pages les lignes suivantes, où l’on voit
se développer jusqu’au merveilleux la légende 'patriote
ignorée de Michelet et de Louis Blanc (on remarquera
surtout que l’arrestation des voitures royales s’y
trouve attribuée à Reine Audu) :
Citoyens, il faut que vous connaissiez ce que nous devons
tous à Reine Audu... Reine Audu partit de Paris le lundi
5 octobre 1789 avec plus de huit cents femmes qui s’étaient
assemblées aux Champs-Elysées ; elle les mit par pelotons
de huit; et, dans cet ordre, qu’elle eut grand soin de faire
tenir... elles arrivèrent à Sèvres... Arrivée à Versailles,
elle laissa quatre cents femmes à l’Assemblée nationale.
Après avoir engagé les dragons qui la gardaient à prêter
serment de fidélité à la nation, ce qu’ils firent de bon cœur,
pour lors leur laissa en garde trois petites pièces de canon
que les femmes conduisaient; ensuite continua sa route,
ayant choisi douze citoyennes pour se présenter avec elle
chez le roi... Elle persuada au régiment de Flandre de prê-
ter le serment qu’elle avait obtenu des dragons... Ayant
appris par les femmes mises par elle en garde aux écuries
188
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
que quatre voitures du roi allaient partir, elle les fit arrêter
et alla à l’Assemblée nationale porter cette nouvelle. Un
député fut alors nommé par l’Assemblée pour conduire au
château les douze citoyennes nommées pour cette députa-
tion. Les gardes du corps refusèrent le passage; elle écarta
deux des chevaux montés par eux, passa sous le ventre d’un
des chevaux et, là, reçut les premières blessures à la main
droite et à la poitrine... Elles entrèrent au château et par-
lèrent au roi... Le roi ayant envoyé à l’Assemblée nationale
la sanction demandée, Reine Audu en sortit... et reçut d’un
autre garde du corps un coup de sabre au bras gauche... Ne
pouvant plus se soutenir, les coups de pieds de chevaux
ayant fait sauter tous ses ongles des pieds, elle passa la nuit
sur un canon, qu’elle ne quitta à huit heures du matin que
pour demander au roi de venir faire son séjour à Paris...
Le roi ayant donné parole... cette promesse termina les
exploits de notre courageuse citoyenne, qui revint à Paris
sur un canon, ne pouvant plus marcher.
Enfin, nous pensons bien avoir, d’un mot, évoqué
par avance tout le personnage de Théroigne dans les
premiers temps de la Révolution, en disant qu’il fut
celui, non d’une guerrière, mais d’une dame 'politique .
En mars 1790, le Rôdeur réuni au Chroniqueur secret
de la Révolution est d’accord avec l’article de Champce-
netz de novembre 1789 pour ne montrer qu’une dame
politique dans la jeune révolutionnaire. Et, certes,
on comprend que Théroigne, femme d’ancien régime
par ses habitudes et ses goûts, ne se soit pas jetée
immédiatement dans l’action violente. Les Goncourt
expliquent, en somme, par un miracle psycho-physio-
logique, le rôle de bacchante-démagogue qu’ils lui
font jouer dès juillet. « De la courtisane, ont-ils écrit,
il est né soudainement un héros et une furie. » Sou-
dainement ? Même chez des cérébrales aussi impression-
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
189
nables que Théroigne, la nature ne fait pas de tels
sauts : il n’y a pas de ces changements à vue dans
l’âme. D’ailleurs, la note royaliste de Y Histoire de la
Révolution p ar deux amis de la liberté n’avoue-t-elle pas
que « dans les commencements » Théroigne « avait
paru assez humaine, assez douce »L
V
THÉROIGNE A PARIS, D’OCTOBRE 1789 A MAI 1790
L’ancienne demi-mondaine cosmopolite se passion-
nant tout de suite pour la Révolution; la déracinée ,
comme on dirait maintenant, s'enracinant française sous
l’influence des idées nouvelles, mais trop xvme siècle,
bien que peuple d’origine, pour ne pas demeurer un
certain temps une révolutionnaire parlementaire et
meme une révolutionnaire de salon; et, sans doute,
son amour de la gloire la faisant impatiente d’un
rôle, mais non pas de celui qu elle jouera plus tard,
d’un rôle de « Muse », suivant le mot de Champcenetz;
voilà ce qu’il faut, ici, se représenter. — Très vite
1. Les Goncourt invoquent le témoignage de Camille Desmoulins, qui
aurait appelé la patriote de 1789 « une panthère », et ils renvoient aux
Révolutions de France et de Brabant — sans indiquer le numéro dans
lequel se trouverait l’expression, ce qui n’étonne pas quand on sait
qu’ils l’avaient empruntée à un résumé trop personnel fait par Miche-
let d’un article du brillant journaliste. Nous aurons bientôt à donner
tout ce qui concerne Théroigne dans cet article. On verra qu’elle n’y
est point comparée à une panthère; mais voici la phrase de Michelet:
« Déjà elle a traversé toute l’Assemblée ( des Cordeliers) d’un pas léger
de panthère, elle est montée à la tribune. » Il nous semble inutile d’in-
sister
190
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
elle avait su devenir cette Muse, se composer le cercle
ainsi décrit, plaisamment, par Champcenetz : « Sa
société est un lycée... On compte parmi ses élèves
l’abbé Sieyès, Pétion de Villeneuve, Barnave... Les
morceaux les plus applaudis, les plus éloquents, les
plus civiques de leurs discours à l’Assemblée ont été
composés ou inspirés par elle. L’hôtel de Grenoble, rue
du Bouloy, où elle loge, est devenu le point central des
grands intérêts de la France régénérée. Là s’est faite
la découverte de ce pouvoir administratif , inconnu aux
anciens... Là se posent les fondements de cette démo-
cratie royale , qui a tous les avantages des républiques,
sans avoir les inconvénients des monarchies; là se
bâtit, des mains de la philanthropie, l’édifice de la
liberté des noirs... Là se déconcertent les entreprises
des aristocrates; là, enfin, se préparent ces motions
lumineuses qui font l’admiration de la capitale et la
stupeur des provinces. » C’est ce que dit le Rôdeur en
d’autres termes : « Il s’est tenu chez elle des comités
révolutionnaires », etc... Seulement le Rôdeur ne cite
aucun nom. Mais, comme Champcenetz, Beaulieu nom
mera Petion, « avec lequel elle avait souvent des con-
férences », et qui fut, assure-t-il aussi, des soupirants
malheureux de la «Minerve ». Il ajoute qu’on trouvait
« toujours » chez elle Rom me, avec « le jeune comte
Strogonoff, son élève», et « le frère de l’abbé Sieyès,
qui venait y recueillir l’encens qu’on distribuait à
son aîné ». ( Essais historiques) . Déjà, dans la note de
Y Histoire de la Révolution , Beaulieu avait raconté :
« Les plus intimes liaisons de la prude Luxembour-
geoise étaient, avec le frère de l’abbé Sieyès et Homme,
l’un des plus zélés sectateurs de cet abbé... Le comte
Strogonoff riait beaucoup de cette intimité... Homme
THÉROIGNE DE MÉRÎCOURT
191
était une espèce de quaker, affectant la plus austère
modestie, la malpropreté meme, et d’une figure
à faire peur : c’était un métaphysicien obscur, un
alchimiste politique dont il était impossible de suivre
les bizarres dissertations. Rien n’était, plus comique
que d’entendre la petite Théroigne vouloir renchérir
encore sur la mysticité de son maître et, avec des
figures si disparates, de les voir l’un et l’autre rire de
leur audace et de leurs découvertes. » Le mathématicien
Romme avait alors quarante ans. On sait qu’il fut de
la Législative et de la Convention, qu’il prit une part
importante à la création du calendrier républicain, et
qu’il se tua en 1795, devançant l’échafaud de la réaction
thermidorienne.
Les habitués du salon de l’hôtel de Grenoble avaient
pour la jeune patriote une admiration vive — à tous
égards. Ils « la regardaient comme un prodige »,
confesse Beaulieu dans ses Essais historiques , après
avoir dit : « Peu s’en faut que tous ces politicoman ne
deviennent des amants passionnés. » Tout son mérite, il
est vrai, selon Beaulieu, était « une vivacité extraordi-
naire », avec une « imagination rusée » : elle avait
« peu d’esprit ». Mais esprit veut-il dire ici intelligence?
Beaulieu confesse encore : « Sa tcte était remplie de
ceux des vers de nos grands poètes qui ont le plus
exalté les sentiments républicains ; elle débitait tout
cela avec feu, dans son jargon moitié français, moitié
flamand : ce qui faisait rire* et paraissait aimable dans
une jolie bouche à laquelle on supposait de la naïveté. »
Et, malgré la pointe, voilà un portrait charmant, une
Théroigne aimable en effet dans son enthousiasme
politico-lettré. Aspasie-grisette, bien différente de la
u furie» des Goncourt: Aspasie chaste, il y faut insister.
192
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
avec la note de Y Histoire de la Révolution disant :
« Nous avons vu des hommes sages, qui jouissent
aujourd’hui d’une haute considération, devenir amou-
reux de cette petite personne, et celle-ci rejeter leurs
vœux avec une fierté Lacédémonienne. » Cette note, du
reste, lui reconnaît « assez de sagacité » même dans
les discussions « sur la littérature française », où elle
se plaisait, et corrige ainsi le « peu d’esprit» des Essais
historiques.
Evidemment, aux jours de sa splendeur de fille à
diamants, elle avait lu. On se rappelle la lettre où, le
28 juin 1789, elle remercie Perregaux de lui avoir
envoyé ses livres, qu’elle croyait perdus. De la forte-
resse de Kufstein, elle écrira, le 29 juillet 1791, à son
frère aîné : « Je vous recommande mes livres par-
dessus toutes choses. Ne les prêtez à personne. » Elle
parle ensuite d’un paquet probablement oublié par elle
dans l’auberge où on l’avait arrêtée, et qui contenait
avec des robes « des livres de Sénèque et de Mably ».
L’étonnant c’est que Beaulieu ne paraisse pas savoir
qu’elle était musicienne. Sa ferveur révolutionnaire
l aurait-elle donc presque tout de suite déprise de l’art
qu’elle avait tant aimé ? Mais Dulaure, ayant dit: « Elle
avait une éducation soignée », observe précisément
qu'elle « était musicienne ». D’ailleurs, nous lisons
dans la lettre du 29 juillet 1791 : « Vous avez peut-être
été obligé de vendre mon forte-piano à moitié pour
rien, malgré qu’il m’ait coûté 30 louis. Cela me ferait
de la peine, à cause que j’aime la musique ». (*I). Elle
avait acheté ce forte-piano à Londres, en 1787.
Mais quand, au juste, Beaulieu la connut-il? Peu
après les journées d’octobre, sans doute, à l’Assem-
blée nationale : car elle n’en suivit pas les séances à
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
193
Paris moins régulièrement qu’elle n’avait fait à Ver-
sailles. Même, il la montre, dans « les tribunes » ou
aux « alentours » de la salle du Manège — « quelque-
fois avec un costume grec », — «à la tête de tous les
hueurs, de tous les approbateurs, suivant que les huées
ou les approbations » semblaient « nécessaires » ; et
« c’était toujours elle qui donnait le signal ». Mais
peut-être ne devint-il de ses familiers qu’en jan-
vier 1790, lorsqu’elle eut fondé chez elle un véritable
club, dont il fit partie et auquel il pensait en écrivant :
« Théroigne tenait dans son appartement de petits
clubs formés de personnes assez remarquables ». Le
certain, c’est qu’il fut des premiers Amis de la loi ,
ainsi que se nommèrent les membres de cette Société2.
Théroigne l’avait créée, le 10 janvier, avec Romme et
quelques compatriotes de celui-ci, né en Auvergne (à
Riom). Or Beaulieu était non seulement de la même
province mais de la même ville que le savant; et
c’est, probablement, ce dernier qui présenta le futur
auteur des Essais historiques à la Luxembourgeoise.
Elle a raconté dans son autobiographie : « Je proposai à
ceux qui venaient le plus souvent dans la tribune des
Feuillants de nous réunir en société politique. On
goûta mon projet3 ». D’où l’on peut inférer qu’elle
s’était liée avec Romme dans cette tribune. Un peu
plus loin, elle parle de lui : « Un soir, dit-elle, j’émis
l’idée ( devant les Amis de la loi ) qu’il fallait que le
peuple donnât aux meilleurs patriotes de l’Assem-
blée nationale des couronnes civiques ou des cocardes.
1. L’Assemblée siégea pour la première fois dans cette salle le 9 no-
vembre 1789.
2. Ne pas la confondre avec un autre club du même nom fondé en
1791 par Osselin, et qui s’établit aux Théatins.
3. Les Confessions , p. 122.
13
TROIS FEMMES DIS LA RÉVOLUTION
lÜi
Une motion à cet effet, qui fut rédigée par M. Romme
et quelques autres, et que le peuple signa, fut adoptée :
sept cocardes furent données aux sept membres du
Comité de la Constitution ». De son côté, rédigeant un
mémoire sur l’association « vraiment populaire » qu’il
eût désiré voir sortir du petit club, Romme, en janvier
ou février 1790, déclarait : « Le projet qu’on esquisse
ici est le résultat de plusieurs conversations où
Mlle Théroigne a exposé de quelle importance serait
dans ce moment-ci un établissement qui aurait pour
objet de faire connaître le degré et les moyens d’in-
fluence de chaque membre de l’Assemblée nationale 1 ».
Preuve que la prisonnière de Kufstein ne mentit pas en
s’attribuant l’initiative de la fondation du club; et
curieux témoignage d’une collaboration qui pourrait
d’abord surprendre entre 1’ « espèce de quaker » et la
ci-devant demi-mondaine. «Cette première vue, pour-
suivait Romme,... s’est agrandie. D’autres... sont
venues » s’y « joindre » ; et enfin — dans la pensée de
Théroigne, comme dans celle du futur montagnard,
voilà l’admirable — il s’était agi de ceci :
« Donner une nouvelle impulsion aux mœurs ;... éle-
ver le peuple à la dignité de ses droits ;... l’éclairer sur
ses vrais intérêts et sur le degré de confiance et d’estime
qu’il doit au zèle, aux lumières et aux vertus de ses re-
présentants à l’Assemblée nationale;... lui développer
les avantages de la Révolution pour assurer son bien-
être;... propager, autant qu’il est possible, la connais-
sance des opérations journalières de l’Assemblée;...
réveiller le patriotisme éteint de quelques âmes molles
1. Cité par M. Marcellin Pellet, qui avait eu « la bonne fortune de
trouver des documents autographes provenant de la succession de
Gilbert llomine et relatifs au club des Amis de la loi ».
THÉROIGNË DE MÉRICOURT
m
et craintives;... contenir les esprits trop exaltés qu’un
excès de zèle peut égarer;... épargner aux lecteurs
impatients la recherche laborieuse et rebutante d’un
franc patriotisme dans la multitude de brochures et
de feuilles périodiques dont nous sommes inondés;...
offrir aux bons citoyens un choix tout fait dans un
cabinet de lecture ouvert aux associés;... correspondre
avec les provinces pour y répandre les bons livres et les
belles actions, et en recevoir de nouvelles lumières,
de nouveaux motifs d’encouragement;... rassembler,
comme dans un foyer, les rayons épars de l’opinion
publique, et dissiper les nuages dont les âmes noires,
viles et hypocrites, s’efforcent de l’obscurcir pour alar-
mer le peuple;... en diriger la lumière épurée sur un
tribunal libre de censure, dont les décisions, marquées
par la sagesse et la maturité, acquerront un caractère
imposant et redoutable pour ceux qui trahiront la cause
publique, mais consolant pour ceux qui ont le courage
du bien1 ».
« Elever le peuple à la dignité de ses droits! » Ces
mots surtout sont à retenir. Ne disent-ils pas que Thé-
roigne regardait l’éducation des masses comme la con-
dition maîtresse d’une révolution durable ? Et c’est donc
que la prétendue « furie » des Goncourt était, en réa-
lité, aussi intelligemment démocrate qu’elle pouvait
l’être ardemment. Puis n’est-il pas frappant qu’un des
points du programme fût celui-ci : « contenir les esprits
trop exaltés qu’un excès de zèle peut égarer » ? Ligne
à illustrer de cette autre, de Ghoudieu sur l’héroïne :
« Je ne lui ai jamais entendu professer que des prin-
cipes très libéraux et sans exagération. » Et pourtant
1. Etude historique et biographique sur The'roigne de Méricourt , par
M. Marcellin, Pellet, pp. 39-41.
196
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
Ghoudieu ne put l’entendre qu’en 1792 et 1793, car il
ne vint à Paris qu’en 1791, envoyé à la Législative par
le département de Maine-et-Loire, alors que Théroignc
était encore en Autriche.
Mais le petit club ne grandit pas. Suivant l’expres-
sion même de sa fondatrice, ce fut jusqu’au bout un
« club naissant ». [Les Confessions, p. 122). Il en mou-
rut, — vers la fin de mars, — après une vingtaine de
séances, où se trouvèrent, chaque fois, « douze ou
treize membres ». [Ibid.). Parmi les noms des adhé-
rents connus, il faut relever celui de Bosc, l’ami de
Mme Roland, et celui du journaliste Maret, futur duc de
Bassano. Théroigne, dit M. Marcellin Pellet, demanda
l’admission de son frère aîné, qui, revenu à Paris
en 1790, vivait avec elle; mais il fut « écarté par la
raison qu’il ne parlait pas suffisamment le français »
Elle aurait voulu attirer Sieyès. Elle lui porta des
cocardes; il « vint chez moi pour me remercier ». [Les
Confessions , même page). Mais il ne s’affilia pas aux
Amis de la loi; et, quand la Société eut disparu, c’est
inutilement que Théroignc essaya d’en former une
autre. «Je n’étais guidée dans toutes mes propositions
que par l'amour du bien et la gloire à acquérir en me
rendant utile à la nation; mais je n’avais pour cela ni
assez de talents, ni assez d’expérience, et j’étais femme ».
[Ibid., p. 124) L
1. Les premiers renseignements sur le club des Amis de la loi furent
apportés, en 1883, par M. de Vissac, dans un volume intitulé : Romme
le Montagnard. Malheureusement, M. de Vissac rééditait contre Thé-
roigne les calomnies accueillies par Lamartine ; il poussait même la
confiance envers l’auteur de Y Histoire des Girondins jusqu'à le piller, car
il lui empruntait sans le citer une dizaine de formules éclatantes. Gela,
pourmieux attendrir sur Strogonotî dont il faisait une victime de l’ama-
zone, « femme fatale à l’inexpérience et à la jeunesse », disait-il, tirant
ici sa prose de son fonds. Bien entendu, il ne donnait aucune preuve.
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
4 97
J'étais femme ! M. Marcellin Pellet assure qu’une des
questions dont elle s’occupa dans son club fut celle
des droits de la femme. Elle sentait vivement, comme
elle l’écrivit à Kufstein, « la force... de l’orgueil et des
préjugés masculins». {Les Confessions , p. 123). N’avait-
elle pas « tous les jours » à subir, parce que femme,
quelque humiliation? Dans les « tribunes de l’Assem-
blée», des aristocrates « me décochaient des sarcasmes
sans relâche ». Et certains patriotes même, « au lieu
de m’encourager, de me défendre et de me rendre jus-
tice, me tournaient en ridicule ». ( Ibid ., p. 125). Le
dimanche 14 février, jour où l’Assemblée se rendit à
Notre-Dame pour un Te Deurn , plusieurs députés,
ayant vu Théroigne dans la foule, l’invitèrent à « mar-
cher avec eux en procession » ; et, toute fière, elle fit
« dans leurs rangs une partie du chemin»; mais bien-
tôt il y eut des plaisanteries, des prêtres F « apostro-
phèrent », et elle crut devoir se retirer. Cependant
« nombre de gens, comme moi, marchaient en proces-
sion avec les députés... Mais c’étaient des hommes ».
{Ibid., p. 123).
Elle déclare, néanmoins, que la plupart des Consti-
tuants patriotes s’étaient pris d’estime pour elle. C’est,
d’ailleurs, vers la fin de février qu’elle remporta le
plus grand succès, peut-être, de sa carrière. Succès
immortalisé par des pages enthousiastes de Camille
Desmoulins L L’auteur des Révolutions de France et de
Sous le nom d’Otcher, qui était son nom de guerre, Strogonoff fut le
bibliothécaire du club. Théroigne, qui en avait d’abord été l’archiviste,
se fit bientôt remplacer dans cette fonction par un nommé Chapsal.
(Marcellin Pellet).
1. Desmoulins avait déjà parlé d’elle dans son compte rendu de la
séance de la Constituante où Louis XVI vint adhérer solennellement à
la Constitution (4 février). 11 la montrait, avec « l’élite des patriotes »,
secouant la tête à certains endroits du discours royal,
198
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
Brabant commence par raconter qu’il est allé récem-
ment se faire inscrire au district des Cordeliers; puis :
J’allais me retirer... quand la sentinelle appelle l’huissier
de service, et l’huissier de service annonce au président
qu’une jeune dame veut absolument entrer au Sénat. On
croit que c’est une suppliante, et on pense bien que chez des
Français et des Cordeliers personne ne propose la question
préalable ; mais c’était une opinante : c’était la célèbre
mademoiselle Théroigne, qui venait demander la parole et
faire une motion. J1 n’y eut qu’une voix pour l’admettre à la
barre. A sa vue l’enthousiasme saisit un honorable membre.
Il s’écrie : C’est la reine de Saba qui vient voir le Salomon
des districts.
« Oui, reprit mademoiselle Théroigne, tirant de là son
exorde avec beaucoup de présence d’esprit, c’est la renom-
mée de votre sagesse qui m’amène au milieu de vous. Prou-
vez que vous êtes Salomon, que c’est à vous qu’il était ré-
servé de bâtir le temple, et hâtez-vous de construire un
temple à l’Assemblée nationale. C’est l’objet de ma motion.
Les bons patriotes peuvent-ils souffrir plus longtemps de
voir le pouvoir exécutif logé dans le plus beau palais de
l’univers, tandis que le pouvoir législatif habite sous des
tentes, et tantôt aux Menus-Plaisirs, tantôt dans un Jeu de
Paume, tantôt au Manège, comme la colombe de Noé qui
n’a point où reposer le pied. La dernière pierre des derniers
cachots de la Bastille a été apportée aux pieds du Sénat, et
M. Camus la contemple tous les jours avec ravissement,
déposée dans ses archives : le terrain de la Bastille est
vacant ; cent mille ouvriers manquent d’occupation. Que
tardons-nous, illustres Cordeliers, modèle des districts, pa-
triotes, républicains, romains qui m’écoutez! Hâtez-vous
d’ouvrir une souscription pour élever le palais de l’Assem-
blée nationale sur l’emplacement de la Bastille. La France
s’empressera de vous seconder : elle n’attend que le signal ;
invitez tous les meilleurs ouvriers, tous les plus célèbres
artistes ; ouvrez un concours pour les architectes ; coupez
les cèdres du Liban, les sapins du mont Ida, Ah ! si jamais
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
199
les pierres ont dû se mouvoir d’elles-mêmes, ce n’est point
pour bâtir les murs de Thèbes, mais pour construire le
temple de la Liberté. C’est pour enrichir, pour embellir cet
édifice qu’il faut nous défaire de notre or et de nos pierre-
ries. J’en donnerai l'exemple la première. On vous l’a dit,
les Français ressemblent aux Juifs, peuple porté à l’idolâtrie.
Le vulgaire se prend par les sens : il lui faut des signes
extérieurs auxquels s’attache son culte. Détournez les re-
gards du pavillon de Flore, des colonnades du Louvre,
pour les porter sur une basilique plus belle que Saint-Pierre
de Rome et que Saint-Paul de Londres. Le véritable temple
de l’Éternel, le seul digne de lui, c’est le temple où a été
prononcée la Déclaration des droits de l’homme. Les Français
dans l’Assemblée nationale, revendiquant les droits de
l’homme et du citoyen, voilà sans doute le spectacle sur
lequel l’Etre suprême abaisse ses regards avec complai-
sance ; voilà l’hommage qu’il entend avec plus de plaisir que
le chant des hautes et basses-contres exécutant un Kyrie
eleison ou un Salvum fac regem. »
On conçoit l’effet que dut faire un discours si animé et
ce mélange d’images empruntées du récit de Pindare et de
ceux de l’Esprit-Saint L
« Quand la fureur des applaudissements fut un peu
calmée », ajoute Desmoulins, on délibéra sur la motion,
qui fut adoptée; et le club chargea son président Paré,
Danton, ex-président, Fabre d’Eglantine, vice-président,
Camille Desmoulins et Dufourny de Villiers de rédiger
une adresse aux districts et aux départements. Mais,
en dépit de l’adresse1 2, l’idée tomba3. Reste à savoir
1. Révolutions de France et de Brabant , n° 14.
2. Elle était longue et d’un lyrisme égal à celui du discours. On la
trouve dans le même numéro des Révolutions de France et de Brabant.
3. Elle n’était pas absolument nouvelle; car, d’après le Rôdeur fran-
çais du 13 février 1790, une dame Desormeaux avait déjà proposé
d’élever le «temple» du pouvoir Législatif « sur les débris delà Bastille»,
Théroigne avait-elle lu ce numéro du Rôdeur français ?
200
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
si l'étincelant esprit de Camille Desmoulins ne nuisit
point en beauté à la fidélité de sa mémoire dans la
reproduction du discours. Assurément, Théroigne
l’avait écrit, comme en 1792 elle écrira celui qu’elle
prononcera à la Société fraternelle des Minimes ; mais
le texte de celui-ci, imprimé, a survécu; et c’est la
comparaison de ce second discours, et aussi d’un
placard de 1793, signé Théroigne, avec l’espèce d’ode
en prose qu’on vient de lire, qui nous a fait penser
qu’au moins une part du somptueux de cette ode était
due au galant enthousiasme patriotique de Desmou-
lins. Non pas, certes, que l’oraison de 1792 et même
le placard manquent d’éloquence. Si Théroigne n’eut
jamais une syntaxe bien sûre, elle eut le souffle. Ce
qu’on ne retrouvera pas quand, à leur date respec-
tive, nous donnerons le meilleur de ses deux seules
productions connues, c’est l’éloquence imagée de la
harangue aux Cordeliers ; c’en est l’éclat « oriental »,
suivant une épithète à moitié ironique de F Observa-
teur du 4 mars 1790, dans un long article très curieux.
Aucun historien n’a signalé cet article, critique phi-
lanthropo-royaliste de la motion de Théroigne, d’au-
tant plus intéressante qu’elle n’est pas injurieuse ni
même dure, et au début de laquelle sont à noter ces
lignes, moitié plaisantes, moitié sérieuses, sur Thé-
roigne elle-même : « Cette jeune héroïne joue dans
notre révolution un rôle aussi brillant que celui de
Gildippe et de Clorinde au siège de Jérusalem ». Mais
voici les réflexions, humanitaires et contre-révolution-
naires à la fois, du journal sur la motion :
1° « Mademoiselle Théroigne a-t-elle réfléchi à la
misère profonde et universelle où le royaume est plon-
gé ? Se fait-elle une idée juste des sommes immenses
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
201
qu’il faudrait consacrer aune telle entreprise?)) Etc...
2° Avant de songer à construire un temple de la
Liberté, parfaitement inutile, il serait bon de remédier
aux effets de la « monstrueuse inégalité des fortunes » .
Contemplez (V Observateur s'adresse à Thér oigne), si vous
en avez le courage, ces quatre mille malades entassés dans
une seule maison, distribués quatre à quatre, six à six, dans
des lits ou circule un air pestilentiel que la santé la plus
robuste n’affronte pas sans danger ; parcourez le dépôt
affligeant où sont recueillis par la religion et l’humanité ces
enfants délaissés par les auteurs de leurs jours, et dont la
corruption des mœurs et la misère du peuple ont rendu le
nombre si effrayant qu’à peine les plus abondantes largesses
pourraient-elles suffire à leurs besoins. Voilà, si vous avez
de l’éloquence et des entrailles, voilà les objets qui solli-
citent l’appui de vos talents.
3° Enfin, il est absurde de « vouloir multiplier les
édifices d’une ville déjà presque déserte, qui se dépeuple
encore tous les jours» ; et « il vaudrait mieux se ren-
fermer dans les bornes d’un silence modeste que de
se donner ambitieusement en spectacle pour faire de
pareilles motions ». — C’est le mot de la fin, et le plus
sévère. (* II).
Pour un autre Observateur , /’ Observateur féminin, ou
plutôt l’Etoile du Matin, car c’est le nom que prit
l’Observateur féminin à partir du second numéro1, le
seul but de Théroigne avait été de faire du bruit :
« Mademoiselle Théroigne étonne les Cordeliers, fait
rire Paris et prétend à une grande illustration. » (N° 5).
Ce n’était pas encore bien méchant, cela n’a même
d’intérêt qu’au point de vue documentaire, comme
1. Cette feuille soi-disant rédigée par Mmo de Verte- Allure, « ex-reli-
gieuse», n’eut que cinq numéros (mars 1790).
202
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
une preuve nouvelle de l’accroissement de célébrité
que valut à la patriote sa proposition fastueusement
bizarre. Mais, en juin, il parut un Nouveau dictionnaire
français , à V usage de toutes les municipalités , les milices
nationales , et de tous les patriotes , composé par un aris-
tocrate, dédié à V Assemblée, dite nationale, où se trou-
vait cette notice :
Théroigne. Courtisane du second ordre, habitant en hôtel
garni, vivant conjugalement avec Populus, Mirabeau et tous
les faquins qui se présentent la bourse à la main. Cette héroïne
de boudoir fait des motions dans son district ; elle trouve
le roi trop bien logé et l’Assemblée trop mal, comme si
Cartouche et sa bande l’avaient été aussi bien. Mademoi-
selle Théroigne, par son courage mâle, son patriotisme, sa
fougueuse éloquence, ferait oublier son sexe et l’oublierait
peut-être elle-même sans les fonctions augustes qui le lui
rappellent journellement et dont les amateurs de physique
expérimentale ne lui permettent pas de se dispenser.
Mais il nous faut revenir à l’article de Camille Des-
moulins ; car Théroigne, en se rendant au club du
district des Cordeliers, n’avait pas eu seulement l’espé-
rance d’y faire réussir une motion extraordinaire : elle
voulait, de plus, demander son admission au district
« avec voix consultative », et, sur ce point, elle fut
déçue. « L’Assemblée, dit Camille Desmoulins, a suivi
les conclusions du président, qu’il serait voté des remer-
ciements à cette excellente citoyenne pour sa motion;
qu’un canon du concile de Mâcon ayant formellement
reconnu que les femmes ont une âme et la raison comme
les hommes, on ne pouvait leur interdire d’en faire un
si bon usage que la préopinante; qu’il sera toujours
libre à mademoiselle Théroigne et à toutes celles de
son sexe de proposer ce qu’elles croiraient avantageux
THÉR01GNB DE MÉRICOURT
203
à la patrie; mais que, sur la question d’état, si la de-
moiselle Théroigne sera admise au district avec voix
consultative seulement, l’Assemblée est incompétente
pour prendre un parti, et qu’il n’y a lieu à délibérer. »
Document précieux pour l’histoire de la femme, du
féminisme et surtout de Y antiféminisme pendant la
Révolution.
N’est-ce point piquant et significatif en effet, le dis-
trict des Cordeliers s’appuyant sur une décision d’un
concile pour reconnaître aux femmes une âme intelli-
gente, et promettant bien, en conséquence, d’entendre
« toutes celles» qui croiraient avoir à proposer quelque
chose d’utile, mais refusant à Théroigne même, qu’il
vient d’acclamer, l’admission « avec voix consultative
seulement » ?
Mélange de féminisme et d’antiféminisme où celui-
ci, en définitive, l’emportait de beaucoup. Sous des
concessions d’ordre psychologique, et aussi d’intérêt
patriotique, c’était le droit de cité , suivant l’expression
de Condorcet, maintenu par le district comme l’apa-
nage de l'homme , au sens viriliste du mot. Sens que
la Déclaration des droits venait de consacrer, mais
par une véritable fraude inconsciente de l’orgueil et de
l’égoïsme masculins sur la valeur étymologique et phi-
losophique du terme, car homo ce n’est pas vir, c’est
l’être humain en général, et, de fait, quand Pascal,
par exemple, ou Descartes ou Voltaire dit l'homme ,
tout le monde entend bien qu’il s’agit de l’espèce hu-
maine, considérée dans son unité profonde de nature.
Cette unité, la Constituante se la masqua, un peu, il
est vrai, — nous avons souligné ce point dans notre
étude sur Olympe de Gouges, — parce qu’elle avait
peur de la reine, Si elle eût accordé aux femmes la
204
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
capacité politique, comment les eût-elle exclues de
la régence? Mais enfin, c’est bien par une tricherie
verbale, monstrueusement naïve, du moi viril qu’elle
put ouvrir la Déclaration des droits par cette phrase :
« Les hommes naissent et demeurent libres et égaux
endroits », et bannir aussitôt, sans se croire illogique,
de la cité fondée sur ce principe, la moitié du genre
humain. Il y eut, d’ailleurs, un antiféminisme révolu-
tionnaire doctrinal dont les Révolutions de Paris furent
l’organe le plus doctoral, et auprès duquel les « con-
clusions » du président Paré se transfigurent en quelque
sorte, deviennent tout à coup d’un libéralisme admi-
rable.
Mais la campagne antiféministe de l’important jour-
nal de Prudhomme ne commença qu’en février 1791 ;
et nous aurons une occasion toute naturelle de la faire
connaître, quand, en 1792, nous rencontrerons Thé-
roigne prêchant un féminisme militaire auquel, assu-
rément, elle ne pensait pas en 1790.
La première partie de sa vie politique s’arrête à la
fin de mars.
Il est bien établi qu’elle était encore à Paris au com-
mencement de mai. Le 7 de ce mois, elle faisait au
Mont-de-Piété un dernier emprunt de 809 livres sur
une bague d’un fort brillant; mais il n’y a plus trace
de son rôle après la disparition des Amis de la loi.
Et, chose curieuse, la liste de ses emprunts rue des
Blancs-Manteaux témoigne d’un changement d’exis-
tence précisément vers la fin de mars. En effet, du
3 mars au 7 mai, nul recours à la banque charitable,
qui, — frappant contraste, — en moins de cinq mois,
du 16 novembre 1789 à ce 3 mars, avait prêté à l’hé-
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
205
roïne près de 5.500 livres. En octobre, et dans la pre-
mière quinzaine de novembre, les emprunts avaient
été faibles. Le 10 octobre, elle avait eu 140 livres d’un
porte-huilier avec ses bouchons; le 29, d’un étui d’or,
80 livres ; le 2 novembre, 60 livres d’une cuillère à
ragoût et d’un couvert ; le 14, enfin, 58 livres de deux
couverts d’argent. Mais, le 16, elle engageait deux
tables de bracelets avec 52 diamants pour 2.080 livres;
et cela ne lui permit pas d’aller plus de trois semaines :
le 9 décembre, elle se faisait prêter 1.100 livres
sur un collier de brillants. En janvier, sans doute,
pas d’engagement; mais, le 1er février, elle met au
Mont-de-Piété une boucle d’oreille à brillants pour
1.080 livres; et, le 3 mars, c’est une autre boucle
d’oreille, à chaîne de brillants, qui lui vaut un prêt de
1.215 livres (Demarteau). Ainsi, pour se soutenir dans
son personnage de dame politique, se ruinait, à l’insu
de ses familiers, l’ancienne courtisane.
Le changement d’existence dont témoigne la liste des
emprunts est du reste mentionné et brièvement précisé
dans l’autobiographie. Il fut accompagné d’une nouvelle
métamorphose nominale: Théroigne s’appela Mme Poi-
tiers. ( Les Confessions , p. 124). Ce qui doit faire sup-
poser qu’elle avait quitté l’hôtel de Grenoble. Quatre
ou cinq semaines elle vécut « à l’écart »,dans ce Paris
où la presse royaliste ne cessait pas de s’occuper d’elle,
puis l’idée lui vint de retourner en Belgique pour y
vivre encore plus économiquement. Du moins, « la
médiocrité » de sa « fortune », comme elle l’écrivit à
Perregaux dans sa lettre du 26 août, fut une des rai-
sons de cet exil dans sa patrie, autour duquel poussa
en 1791 une légende de mission révolutionnaire que
nous aurons à détruire. Mais la meme lettre altérait la
206
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
vérité de ces mots : « Ce n’est pas la peur (d'un dé-
cret de prise de corps) qui m’a fait partir » ; l’autobio-
graphie avoue cette peur, qui eut sa part, trop légi-
time, dans la détermination de « Mme Poitiers ». Des
amis (Théroigne en avait conservé tout de même) l’in-
formèrent des dispositions du Châtelet à son égard, et
elle se laissa « effrayer ». (Ibid., p. 125)1. Même nous
inclinerions à penser que les conseils de ces amis ne
furent pas étrangers à son changement d’existence et
de nom. On n’a sans doute pas oublié que la déposi-
tion du curé Veytard est du 9 mars.
Avant la fin de mai elle était à Marcourt.
VI
THÉROIGNE ET LA PRESSE ROYALISTE EN 1789-1790
Au total, elle se trouvait célèbre sans avoir presque
rien fait — ou pu faire. Elle avait eu de bons ennemis.
La presse royaliste s’était acharnée... à lui donner la
gloire.
Par quels moyens, on le sait déjà. Mais il est néces-
saire d’écrire l’histoire de cette guerre étonnante à une
femme. Histoire où va prendre place immédiatement le
personnage à la fois symbolique et réel de Populus:
1. Peut-être, cependant, était-elle sincère dans la lettre en commen-
çant par dire que le décret rendu l’avait « fort étonnée ». (On se rappelle
le passage, cité au début du chapitre précédent). En Belgique, bien tran-
quille, elle avait pu considérer les craintes de ses amis comme chimé-
riques.
populus (marie-étienne)
Député du bailliage de Bourg-en-Bresse.
D après un portrait de la Collection complète des portraits de MM. les Députés
à l'Assemblée nationale de 1789.
(Bibliothèque nationale. Cabinet des Estampes.)
tue mua
OF THE
THÉUOIGNË DE MÉR1COURT
20'
car, dès novembre 1789, les Actes des apôtres fiançaient
Théroigne à « l’heureux Populus », qui était le Peuple,
s’il était le député de ce nom. Populus « dont, hélas !
disait Champcenetz, elle couronnera bientôt les prodi-
gieux moyens de plaire et l’inépuisable amour par un
mariage qui fera le malheur de ma vie ».
Beaulieu raconte que le député de Bourg-en-Bresse ne
connaissait pas Théroigne. Il avait environ cinquante-
cinq ans. Il était avocat au Parlement à Bourg-en-
Bresse, sa ville natale, quand il fut élu par le bailliage.
Il périt sur l’échafaud, à Lyon, en 1794, comme fédéra-
liste. Nous avons cru devoir illustrer d’un portrait de
lui, authentique, la fable de ses amours avec V « amante
de la nation ». Voici, d’autre part, comment le Précis
historique sur la vie de Mademoiselle Théroigne de
Méricour le dépeignait satiriquement :
Quoique Populus n’ait que quatre pieds, sept pouces et
trois lignes, on lui voit cette agréable courbure, ce gracieux
arrondissement d’épaules qui annonce la profondeur, la
multiplicité des études et l’habitude de la méditation. Aussi,
quoiqu’il n’ait que de trente à trente-cinq ans, on ne lui voit
point ces airs évaporés qui distinguent les jeunes Français.
Ses cheveux du plus beau gris pommelé et retroussés sur
ses oreilles en boucles aplaties accompagnent merveilleuse-
ment sa figure, lui donnent plus de rondeur et d’évidence ;
et ceux de derrière, hermétiquement fermés dans un crapaud
qui badine sur ses épaules, lui impriment ce caractère au-
guste et majestueux d’un représentant de la nation ; aussi ja-
mais député n’eut l’air plus député que cet honorable député.
L’incarnat de sa figure annonce que, si Vénus a ses adora-
tions, Bacchus obtient aussi ses hommages. En vérité, quand
M. Barnave en aurait choisi la couleur, elle n’aurait pas un
éclat plus vif...
208
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
Populus était nommé pour la seconde fois dans les
Actes des apôtres au numéro 9 ; mais, sur Théroigne
même, le passage est sans intérêt. Aussi bien, de l’ar-
ticle de Champcenetz à la fantaisie du numéro 23,
que nous avons fait connaître, intitulée : Club de la
Révolution, pas une plaisanterie sur l’héroïne qui soit
digne de mention ; et l’on ne retrouve à nouveau Po-
pulus qu’au numéro 24, dans une autre fantaisie inti-
tulée : Ambigu comique. Il s’agit d’une charade en
vers qu’auraient traduite de l’anglais tous les « hono-
rables membres du comité de la rue du Bouloy ». La
traduction la plus exacte fut celle de Populus. Quant à
l'auteur, c’est Théroigne : « Un lord dont mademoiselle
de Méricourt faisait les délices avant que l’heureux
Populus maîtrisât impérieusement toutes ses affections
l’avait profondément instruite dans l’idiome de son
pays, parce qu’il n’aimait rien tant, disait-il. que d’en-
tendre sa langue dans la bouche de mademoiselle Thé-
roigne ; aussi la lui rendit-il très familière. »
De ce numéro à la fin du premier volume, — chaque
volume ou Version contient 30 numéros, — il n’est
plus parlé de Populus, et ce qui se rencontre encore
sur Théroigne est insignifiant. Mais on se rappelle la
page de Y Explication de /’ estampe du second volume
concernant le rôle qu’aurait joué l’amazone aux jour-
nées d’octobre. Le numéro 32 apportait une soi-disant
lettre aux Actes des apôtres, datée de l’hôtel de Gre-
noble le 2 février 1790 et finissant ainsi :
Je suis avec admiration, de votre démagogie,... la très
humble et très obéissante servante et égale en droils et en
connaissance de l’homme.
Théroigne de Méricourt, épouse du souverain moderne.
TIIÉROIGNE DE MÉRICOURT
209
L 'épouse du souverain moderne priait le journal d’in-
sérer le commencement d’un poème de sa façon sur
l’académicien et constituant Target, président du Comité
de Constitution. Suivait le commencement de ce poème
« héroï-natio-épi-constitutiono-politico-comique », la
Targetade :
Je chante ce lourdaud, président delà France,
Et par droit de manège et par droit d’importance.
Puis c’était (n° 37) la prétendue arrestation de
T « excellente patriote », le 14 février, par l’avocat du
marquis de Favras. « Elle a été conduite à l’Hôtel de
Ville... Mais nous ne doutons pas que les mouvements
que se sont donnés pour elle beaucoup d’honorables
membres de l’Assemblée nationale n’aient opéré rélar-
gissement de mademoiselle Théroigne avant la nuit. »
Et, sur cette pente gauloise : « Nous sommes sûrs que
M. Barnave y mettra toute la chaleur possible. M. Po-
pulus connaît bien les formes, mais mademoiselle Thé-
roigne le récusera certainement pour le fond, parce
qu’un avocat est accoutumé à faire traîner une affaire
en longueur, ce qui ne convient pas à celle de made-
moiselle Théroigne ».
Le premier acte d’un « drame national en vers ci-
viques » : Théroigne et Populus ou le Triomphe de la
démocratie , occupait tout le numéro 38, qui est char-
mant. Les rédacteurs des Actes des apôtres — les rédac-
teurs légers, RivaroL Champcenetz, Mirabeau cadet,
plus tard Suleau, car il y eut des rédacteurs sérieux et
même ennuyeux — avaient le sens de la parodie.
La scène se passe à l’hôtel de Grenoble, dans le
salon de Théroigne. Populus, qui a pour confident son
collègue Duquesnoy, lui vante celle qu’il adore :
14
210
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
Elle a du grand Cujas le séduisant langage.
On voit briller en elle, au printemps de son âge,
Fleur de jurisprudence, éclat municipal,
Savoir de député, zèle national,
Esprit législateur, grâces diplomatiques,
Haine d’aristocrate et desseins politiques ;
Elle est forte surtout... en Constitution.
Mais il est inquiet; il a « mille » rivaux, notam-
ment l’Anon ( Camille Desmoulins). Un songe, la nuit
dernière, lui a fait voir Théroigne aux bras de cet
Anon. Duquesnoy le rassure, ou plutôt lui représente
que le seul rival à craindre est Mirabeau. Précisément
celui-ci paraît :
POPULUS
A moi, comte, deux mots!
MIRABEAU
Parle.
Connais-tu Populus ?
POPULUS
Ote-moi d'un doute.
MIRABEAU
Oui.
POPULUS
Parlons bas, écoute.
Me crois-tu de tournure à devenir cocu ;
Le souffrirais-je en paix, dis-moi, le penses-tu?
Et il propose un duel au pistolet. « Je ne me bats
jamais », répond Mirabeau:
Mais, pour faire éclater ta valeur guerrière,
Populus, de grand cœur, je te livre mon frère.
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
211
— On sait que Mirabeau ne se battait pas. Ce n’était
point lâcheté. Mais, disait-il, parlant d’un de ses nobles
provocateurs, « il n’est pas juste que j’expose un
homme d’esprit comme moi contre un sot comme lui ».
EtMmcde Staël, qui rapporte le propos, ajoute : « Chose
bizarre, dans un pays tel que la France, cette con-
duite ne le déconsidérait pas; elle ne faisait pas même
suspecter son courage. Il y avait quelque chose de si
martial dans son esprit, de si hardi dans ses manières,
qu’on ne pouvait accuser un tel homme d’aucune
peur ». ( Considérations sur la Révolution française )1.
Les Actes des apôtres , cependant, s’évertuaient à le
faire passer pour un Thersite :
Il a de feu Stentor les poumons et la voix,
C’est Thersite pour le courage,
C’est Cartouche pour les exploits !
Son cadet, celui qu'on appelait Mirabeau-Tonneau,
avait, au contraire, l’épée aussi facile que la four-
chette. Mangeur et buveur monstrueux, sa graisse
épique ne le gênait pas plus sur le pré, dans sa fougue
alors de mousquetaire, qu’elle n’alourdissait la verve
mordante et cynique du conteur, du journaliste, de
l’orateur.
Ayant donc livré ce tonneau dangereux à Populus,
Mirabeau calme un instant et même enchante le jaloux
en lui offrant le partage du gouvernement. On séduira
les Constituants avec de l’argent et des places. Pour le
roi, on lui conservera «le costume royal ». Mais Popu-
lus veut un gage de l’alliance proposée, et ce ne peut
être que Théroigne.
1. IIe partie, ch. Ii
212
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
MIRABEAU
Ah ! que demandes-tu ?
Après l’or et l’intrigue, elle a tout mon hommage.
C’est une femme
étonnante,
Qui pourrait d’un empire être la gouvernante.
Il ne la cédera pas.
Populus redevient furieux. Mirabeau s’emporte. La
scène finit sur cette menace du tribun:
Eh bien, nous nous verrons la lanterne à la main.
Le second acte ne parut que dans le numéro 48.
Même, le journal laissa son « incomparable amie »
tranquille jusqu’au numéro 47; là, il était conté que
« la belle Méricourt » ayant parlé durement « à sa
fille de chambre », celle-ci l’avait « terrassée d’une
manière nouvelle pour mademoiselle Théroigne ».
Quant au second acte du « drame national », il débute
par un monologue où l’héroïne se montre ravie. « Vingt
sénateurs par jour » s’en viennent déposer à ses pieds
L « offrande » d’une « (lamine immortelle». Pourtant
elle jure à Populus qu’elle n’aime que lui, et c’est la
vérité. Mirabeau essaie inutilement de l’éblouir : elle
demeure insensible à l’offre du « sceptre », — car,
maintenant, c’est avec elle qu’il promet de régner:
Moi, je serai Numa, vous serez Egérie.
Entre Barnave. lia tout préparé pour Je supplice de
ÎIIÉROlGiNE DE MÉR1COURT
213
Populus, sans savoir qu’il s’agissait de ce person-
nage. A la révélation que lui en fait Mirabeau, il
s’étonne. Mais Populus n’est pas d’humeur à se laisser
mettre à la lanterne. Barnave s’en aperçoit et Mirabeau
leprouve. Populus, en effet, a paru, et croyant que
Barnave aussi est un rival, il a tiré son épée, « une
écritoire, la carte de son département», et s’est pré-
cipité sur le couple « adroit et féroce », qui meurt de
peur ; Mirabeau même se laisse frapper. Au nouveau
défi du héros il a répondu, tremblant :
Je ne me battrai pas, même pour la patrie.
Arrive un secrétaire de l’Assemblée porteur d’un
ordre du président, qui enjoint à Théroigne d’avoir fait
son choix avant la fin du jour. Seulement, ajoute le
secrétaire, un troisième prétendant, et « formidable »,
s’est déclaré : c’est le « puissant» l’Anon. Nous ne le
voyons pas, le second acte s’arrêtant à la nouvelle de
l’émouvante candidature, et le drame n’ayant pas été
continué.
Sans doute, le numéro 48 eut moins de succès que le
38e, auquel, effectivement, il est inférieur.
Le numéro 49 contenait un Bulletin de Mademoi-
selle Théroigne , annonçant d’abord : « Cette fille divine,
suscitée par le ciel contre les aristocrates de la même
manière que Jeanne d’Arc fut tout exprès choisie par
saint Denis pour chasser les Anglais de France, a été
à deux doigts de sa perte. » C’est la suite de l’histoire
du numéro 47, les crises nerveuses où Théroigne a
failli succomber ayant eu pour cause sa rage d’avoir
été battue par sa suivante. Mais, comme on l’a sauvée
par des applications, tisanes et infusions de discours
214
TROIS FEMMES DE LA. RÉVOLUTION
parlementaires, la voilà, paraît-il, amoureuse du
« corps législatif ». « Elle ne prétend pas moins au-
jourd’hui que d’épouser à la fois les douze cents
membres composant le grand corps des représentants
de la nation. » — Une remarque d’ailleurs est à faire,
à propos du parallèle établi par ce Bulletin entre
Théroigne et Jeanne d’Arc. Les Apôtres étaient des
royalistes voltairiens, pour qui le chef-d’œuvre de Vol-
taire était la Pucelle. Et, dans ce poème burlesque et
licencieux, beaucoup trop admiré pendant plus d’un
demi-siècle, mais qui ne mérite point les anathèmes
dont il a été couvert depuis, c’est saint Denis qui élit
Jeanne contre l’Anglais.
Il n’y avait rien sur Théroigne dans les dix numéros
suivants ; mais le 60e s’ouvrait par une nouvelle
et longue lettre de l’illustre patriote aux Apôtres ;
lettre datée du 1er mars, intitulée : Conspiration des
calottes , du reste peu intéressante, et que nous aurions
pu meme ne pas mentionner si Théroigne n’y disait
qu’elle se croit enceinte. Bien entendu, le coupable
était Populus.
Il ne sera plus question dans les Actes des apôtres
de cette grossesse présumée. Celle de Target, « père et
mère de la Constitution », va en distraire le journal.
L’estampe du troisième volume représente: La dou-
leur de Target ou les travaux d’ Hercule ; et Y Introduc-
tion raconte l’événement, qui éclate au milieu d’une
séance de l’Assemblée. « M. Target est dans les dou-
leurs de l’enfantement. Il est gros d’un fœtus formé de
48.000 bras et jambes, de 83 yeux et de deux têtes, dont
une très grosse et l’autre très petite. » — Les deux têtes
étaient, la première, celle du pouvoir législatif, la
seconde, celle du pouvoir royal ou exécutif. Les 83
THÉROIGNE DE MÉRICOL'RT
215
yeux, les départements. Les 48.000 bras et jambes, les
municipalités. — « La barre est remplie de monde. »
Avec Mmes de Laval, d’Escars et de Staël, Théroigne
jure « de se donner tous les mouvements nécessaires
pour maintenir la Constitution ».
Au numéro 66, Target n’est pas accouché ! Ses dou-
leurs sont horribles. Il hurle. Alors, des tribunes,
s’élancent encore la tille de Necker et Théroigne, avec
Mme d’Escars et, cette fois, Mme Charles de Lameth.
Jalouses également de hâter la patriotique délivrance,
folichonnes, ces amies de la liberté tapent sur le
ventre martyr.
(Mme de Staël ne s’oublie pas. Elle est d’une coquet-
terie bouffonnement indécente. Elle fait de l’œil à tous,
au curé comme à l’avocat, montrant sa gorge à celui-
ci, sa jambe à celui-là, demandant : « Regardez comme
je suis jolie ! »)
Au début du quatrième volume (n° 94) une rivale était
donnée à Théroigne, en la personne fictive d’une préten-
due maîtresse de Robespierre, « mademoiselle Suzanne
Forber, la Théroigne d’Arras ». Robespierre écrivait à
sa « mignonnette » de chercher dans sa bibliothèque, à
Arras, des renseignements sur la famille noble d’où
Théroigne pensait descendre, car, disait-il, « elle croit
être barrière petite-fille de Jacques de Terouenne, comte
dcTerouenne, ville d’Artois, sur la Lys». La réponse,
très longue et follement excentrique, parut dans le
n° 100. La « mignonnette » informait le « le bijou »
qu’elle n’avait pu se faire ouvrir la bibliothèque; mais
il semblait résulter d’une « vieille procédure » que
« mademoiselle Théroigne descend d’une fille naturelle
d’un Issachar Té ou Thèrouenne , bourgmestre de la
ville de ce nom, sous Raudoin, comte de Flandre ».
âiô
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
Ayant eu le bonheur de sauver sa patrie d’une inva-
sion projetée de cent mille Huns, cet Issachar avait
reçu des lettres de noblesse ; et, meme, le comte de
Flandre avait voulu que la bâtarde de l’heureux patriote,
Galsuinde, « mariée à Populus » — déjà! — « conser-
vât à sa descendance » le nom de Térouenne. Nous
ne suivrons pas Suzanne Forber dans l’histoire des
onze premiers fils de cette Galsuinde-Gigogne ; mais le
douzième et dernier aurait pris femme chez les Riquelti,
et de cette alliance « provient en ligne directe demoiselle
Térouenne actuellement vivante ». Quant au nom de
Méricourt, « addition ancienne », en voici l’origine : les
descendants de Galsuinde de Térouenne « ajoutèrent
après Térouenne ces mots de mère-y-court pour marquer
que le nom de Térouenne leur venait par mère. Y-court
est un vieux mot belge, qui s’entend pourtant encore...
Ainsi, par corruption, on a fait de Méricourt , comme de
Térouenne on a fait Théroigne ».
Mais, entre le numéro 94 et le numéro 100, les
Apôtres n’avaient pas suspendu le feu contre « la
Sémiramis de la Révolution », suivant un mot de
Suzanne Forber. Ç’avait été d’abord (n° 95) une nouvelle
prétendue lettre de leur « consœur en démagogie»:
lettre, il est vrai, peu curieuse, bien qu’il s’y agit de
l’abbé Noël, un des principaux rédacteurs de la Chro-
nique de Paris. « Que ne puis-je en faveur de l’abbé
Noël, s’écriait Théroigne, électriser vos sentiments par
le frottement des miens! » Puis, c’était (n° 96) un Avis
au public , lui signalant un ouvrage de stratégie parti-
culière, issu de la collaboration de Théroigne et de Po-
pulus. L’histoire a ses privilèges; il nous faut cepen-
dant reculer devant cet Avis, d’un libertinage trop cru.
Enfin c’était (n° 98) quelque chose presque aussi
TIlÉROÎGiNE DE MÉRICOURT
217
difficile à dire. Populus a été victime en sa chair,
jusqu’alors saine, « d’une perfidie des ennemies de la Ré-
volution ». Il se soigne énergiquement, mais Théroigne,
dégoûtée, va épouser le marquis de Saint-Huruge.
Dans ce numéro, elle est veuve de « Gromwell-
Honoré Mirabeau », qui l’avait rendue mère de plusieurs
monstres. Heureusement, aucun ne vécut. Us naissaient
tous avant terme. Mais « il était écrit que le Sens com-
mun, futur époux de la Constitution », jaillirait un jour du
liane démocratique de Théroigne. Pour aider à l’accom-
plissement de ce dessein d’en haut, le vertueux et hardi
Camus se présenta, fut agréé. La nuit couvrit ces
amours vénérables, surveillées par Robespierre. Thé-
roigne porte en elle le divin enfant. Saint-Huruge sera
le père légal.
Mais voici enfin « le grand récit du mariage natio-
nal » de Populus et de Théroigne, appelée Térouenne
de Mère-y-court ou Doua Térouenne ou Lady Térouenne
(n° 110).
Oublions le bruit qui a couru de l’union avec Saint-
Huruge. Théroigne ne pouvait épouser que Populus.
« J. -J. Rousseau, Raynal, Mably, Nostradamus, Con-
dillac, Mathieu Laensherg, Locke, Thomas Morus ont
tous parlé des phénomènes qui précédaient une grande
Révolution, de manière à y reconnaître sensiblement
la naissance et la fortune politique des deux héros du
xvme siècle dont il s’agit. » L’astronomie, d’autre part,
avait prédit, sans le savoir, la gloire de l'amazone.
« Dès le mois de juillet 1788, M. de Lalande avait dé-
•couvert une planète nouvelle à laquelle il donna le
nom syriaque Troüne, qui se prononce en français Té-
rouenne. » Toutes les nuits, du reste, vers ce temps,
un même rêve bien significatif visitait la future épouse
218
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
du futur Souverain. Elle voyait une aurore boréale
s’étendant « depuis la Bresse, patrie de M. Populus,
jusqu’à Arras» ; et une voix, qui semblait venir « d’une
cheminée de cette dernière ville », disait : « France!
France! la main d’une héroïne va briser tes fers... Un
nouvel Hercule sortira du sein des campagnes Belgiques
pour couper les sept têtes de l’Hydre aristocratique. »
Danton, « le petit-maître Danton, ce mignon dont la
figure efféminée fait tourner la tête à toutes les
femmes », souhaita d’être l’élu de cette élue du destin.
11 n’avait pas encore épousé «la limonadière du café
Parnasse ». Mais que faire contre le Prince Patriotisme,
Populus !
« Le jour du mariage fut annoncé par soixante
décharges d’artillerie. » Tous les députés patriotes sont
de la fête, qui a lieu à Suresnes, les curés de Paris
étant trop aristocrates. Celui de la brave petite com-
mune est d’un civisme échevelé. Son discours aux
époux arrache des larmes à l’auditoire entier. Il appelle
Térouenne la « rosière générale de l’empire français...
l’étoile de la nation, l’astre des trente-quatre provinces
du royaume, le tlambeau des quatre-vingt-trois dépar-
tements». Et ce flambeau, cet astre, cet étoile, cette
rosière sera « la Judith de la France, qui coupera le
cou à l’Holopherne Despotisme ».
Dans la péroraison, elle devient une Hébé citoyenne,
très active; et la fleur que doit cueillir Populus, car
Térouenne est vierge (ô miracle!), c’est une « rose
municipale », un « œillet organisé par la main de la
Constitution », une « tulipe nationale» que n’a souil-
lée le contact d’aucun pouvoir exécutif.
Pourtant le mariage ne s’accomplira pas.
La fête sera troublée d’abord par une fausse alarme
THÉROIGNE DE MÊRICOURT
219
patriotique, qui mettra sur pied jusqu’à 250. 000 hommes;
puis, au milieu d’un second tumulte, c’est la nouvelle
apportée par Desmoulins et d’autres que le Châtelet a
résolu de décréter de prise de corps l’héroïne des jour-
nées d’octobre Elle saute sur un cheval, abandonnant
Populus qui l’attend au Ht. Mais Populus n’est pas
l’homme des longs regrets. Bientôt même il se félicite
de l’aventure. Il grave sur une colonne ces quatre
vers :
J’aimais Térouenne et j’ai perdu son cœur.
Pendant trois jours, mon âme en fut émue;
Mais, à la fin, jugeant mieux mon malheur,
Je vis que ce n’était qu’une fille perdue.
L’article ainsi terminé a vingt-huit pages.
Après le départ de Théroigne, les Actes des apôtres
ne parlèrent plus d’elle que trois ou quatre fois.
En 1790, nous ne voyons plus même à relever qu’une
ligne — sinistre pour l’historien. Théroigne, disait le
numéro 119, a été préposée à la garde de la Salpêtrière.
Un autre journal royaliste, Y Apocalypse 1 2 , se distingua
aussi par ses attaques contre Théroigne. Mais celle-ci
eut toujours dans Y Apocalypse une co-victime, Mme de
Staël, sauf au numéro 3, où elle était attaquée pour la
première fois.
Ce numéro 3 la montrait s’évanouissant aux Jacobins
parce qu’elle était enceinte. — « Emportée par un mou-
vement de patriotisme, Théroigne faisait une notion »,
avec « cette éloquence victorieuse qui maîtrise les
1. Le quatrième volume des Actes des apôtres fut commencé au
milieu d’avril 1790 et fini le 90 mai.
2. Mars 1790-avril 1791.
220
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
esprits et enlève les suffrages ». Soudain sa voix
tombe; elle-même s’affaisse. « Barnave, Mirabeau,
Le Chapelier, Robespierre volent vers cette fille de la
Révolution; ils lui font respirer du vinaigre des quatre
voleurs. » Populus court chercher Guillotin. Le dis-
tingué médecin arrive bientôt, et non seulement il
tranquillise mais il ravit tout le monde en reconnaissant
dans la défaillance de l’amazone « un symptôme de
grossesse». Target, saisi d’enthousiasme, prophétise.
Le fils de Théroigne, s’écrie-t-il, « tiendra du généreux
Rarnave cette ardeur sanguinaire, ce goût pour le car-
nage qui fait les grands publicistes » ; et avec le sang de
Le Chapelier « couleront dans ses veines cette soif de
l’or, cette immoralité absolue, ce respect pour toute
religion, sanslesquels on ne peut travailler au bonheur
des peuples ». Grâce à. Mirabeau, il aura même, pour
l’or, de l’idolâtrie; il n’admettra qu’un dieu, celui-là.
Enfin, « ô Mirabeau ! » il te devra « ce rare talent de
prouver avec une voix tonnante le pour et le contre » !
Grand succès. Il n’y a plus qu’à lever la séance. Thé-
roigne est tout à fait remise; elle rentrera chez elle en
triomphatrice, accompagnée de l’assemblée entière, qui
bénit l’heureuse fécondité de ce « soutien femelle de
la liberté ».
Le numéro 4 raconte un dîner chez Mirabeau, puis
une promenade à Longchamp, où Théroigne et Mmc de
Staël représentent, en quelque sorte, la Femme dans la
Révolution; et ce n’est pas Théroigne qui aurait pu, des
deux, se considérer comme le plus offensée. Elle porte
un toast à la Nation, à l’Assemblée nationale « et à tous
ses Membres », mais, pour aller à Longchamp, après
le festin, Mme de Staël s’enferme dans une berline
avec l’évêque d’Autun (Talleyrand), et « la nation » a le
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
22
chagrin de ne pouvoir les admirer, parce qu’ils baissent
les stores afin de « méditer plus a leur aise ».
Au Bois, le wiski de Mirabeau se renverse, les che-
vaux de Le Chapelier s’abattent sur les débris du wiski;
et, de la berline, qui ne peut échapper au désastre,
« l’ambassadrice tombe la première », entraînant dans
sa chute le prélat, qui « se trouve naturellement sur la
dame ».
Un second choc précipite Barnave sur Mme de
Staël. « Celle-ci, sans murmurer, prend son mal en
patience et attend avec résignation la chute de tous les
honorables Membres. » Le seul résultat fâcheux pour
elle est un élargissement considérable du petit trou
qu’elle avait fait à son jupon « pendant le chemin ».
Le numéro 10 la montre communiant des mains de
l’évêque d’Autun, ainsi que Théroigne et Populus.
Dans le numéro suivant, les deux femmes rivalisent
de patriotisme. Lune concertant ses « mouvements »
avec l'évêque d’Autun, l’autre mouillant de ses sueurs
civiques « plusieurs honorables Membres » de la Cons-
tituante.
Au numéro 12, Mirabeau cherche femme. Il s’inquié-
tera peu de savoir si « elle est vertueuse comme
madame de Staël, saine comme mademoiselle Thé-
roigne ».
Le numéro 13 les réunit au Palais-Boval, dans une
fête donnée par la Société de 1789, le 13 mai 1790. Au
dessert, « madame de Staël but de l’eau de pucelle,
mademoiselle Théroigne du ratafia de grisette flat-
teuse ».
Au numéro 14, c’est l’évêque d’Autun, Franklin étant
mort, qui jure de renoncer pendant trois jours « à toute
communication tant spirituelle que corporelle avec la
222
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
baronne de Staël « ; et c’est Populus, d’un cœur non
moins sincère, promettant « de s’abstenir de toute con-
jonction conjugale avec Théroigne sa bien-aimée ». La
scène se passe au club des Jacobins. On a dressé un
catafalque. Théroigne y dépose « ses lettres sur l’ino-
culation de la petite vérole » ; Mme de Staël « ses obser-
vations sur la population ». Puis, ensemble, elles cou-
ronnent de fleurs un bouc.
Numéro 16. A la fête de la Fédération, il y aura,
parmi d’autres danses, le « passe-pied des Gémeaux ,
par M. Populus et mademoiselle Théroigne », le « pas
de deux de la Vierge , par mesdames de Staël et Thé-
roigne », et une contre-danse nationale où l’on verra
« mesdames d’Aiguillon, de Staël, Théroigne » avec
La Fayette, Bailly, l'évêque d’Autun, le duc d’Orléans,
Charles Lameth. Populus n’en est pas. La dernière
figure de cette contre-danse s’appelle : « Ouvrez les
jambes, madame de Staël ».
Numéro 18. La fête de la Fédération encore. Un
dîner aura lieu dans la plaine des Sablons. Sur le
menu : « Andouille à la Staël, cervelas à la Théroigne. »
On aura soin, ajoute Y Apocalypse, « de faire les
andouilles un peu grosses et les cervelas un peu
longs ». Et Populus, avec sa belle, servira un « ragoût
à la poivrade ».
Numéro 19. Rien sur Théroigne; mais il s’agit tou-
jours de la fête de la Fédération, et Mme de Staël y
soutient que, pour célébrer dignement la Li berté , il fau-
drait, entre hommes et femmes, l’accouplement libre.
Indignée, madame de Genlis la souflette. La baronne
riposte par un coup de poing. Heureusement, l’évêque
d’Autun s’interpose.
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
223
Non moins grossier, le premier numéro de la Chro-
nique du Manège , intitulé : Accouchement de mademoi-
selle Théroigne de Méricourt.
Cette « nymphe», disait François Marchant, a « un
furieux penchant pour la bagatelle ». Aussi, le jour où
elle accouche, tous les démagogues peuvent-ils se dispu-
ter l’honneur d’avoir fait l’enfant.
Elle est venue à l’Assemblée comme d’habitude,
malgré sa grossesse avancée. Robespierre, à la tribune,
développe une motion avec une éloquence telle que
l’admiration de l’éminente citoyenne de vient rapidement
convulsive, et cela ouvre la porte du monde à F «embryon
national », qui, de la tribune où se trouve sa mère,
« au-dessus du président», roule surla table de celui-ci.
Il agite la sonnette présiden tielle, puis s’endort « sur les
écrits de Sieyès ».
Grande discussion pour savoir à quel personnage il
ressemble le plus. Ce personnage sera proclamé le
père.
On examine donc soigneusement le petit corps.
« Quelques gouttes de sang, jetées çà etlà », font pen-
ser à Barnave. Mais l’enfant a « un pied mal tourné et
beaucoup plus gros que l’autre » ; il serait donc plutôt
« de la fabrique de l’évêque d’Autun ». — Talleyrand
boitait. — Seulement « l’auguste embryon se met à
beugler, et l’on s’écrie qu’il est à Mirabeau le Comte ».
Parce qu’il s’agite continuellement, on l’attribue à
Mathieu de Montmorency. — Le jeune duc Mathieu de
Montmorency, membre de la Constituante, était libé-
ral. — Puis « le vainqueur des Annonciades », Charles
de Lameth, le réclame pour son bis en lui voyant
ouvrir un œil «semi-guerrier, semi-pacifique ». —
Charles de Lameth avait été chargé de rechercher
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
224
Tex-gardedes sceaux, Barentin, caché dans le couvcntdes
Annonciades de Pontoise, et c’était une incessante plai-
santerie des journaux royalistes, que Y Expédition des
Annonciades , le g entrai couvert de gloire avec
sa troupe par la défaite des pauvres nonnes. — Mais
« on s’approche pour vérifier le sexe du nouveau-né, et
l'on ne peut décider s’il est mâle ou femelle. Alors on
croit qu’il appartient au duc d’Aiguillon, qui, depuis le
5 octobre 1789, fait douter s’il est duc ou poissarde ».
Mais, tout à coup, l enfant expose aux regards un
« derrière... ravissant », et Populus et le curé de
Souppes (Thibault, constituant) veulent « avoir tra-
vaillé à la partie qu’ils admirent ». Le prodigieux bébé
se lève alors, grandit, grandit en quelques secondes
et parle. « Vous vous disputez l’honneur de m’avoir
donné le jour, déclare-t-il; vous y avez tous contribué.
J’en jure par le civisme de ma chère mère. » Puis, avec
autant d’orgueil : « Je suis hermaphrodite. » Il finit
en se décernant le titre de président perpétuel de la
Constituante. On l’acclame, et, toute l’Assemblée lui
faisant cortège, il va retrouver, dans « l’antre des Jaco-
bins », l’épouse-mère nationale que des forts de la halle
et des poissardes y avaient pieusement conduite.
Les pamphlétaires de la cour se pillaient les uns les
autres sans vergogne. Une idée jetée par celui-ci était
ramassée par celui-là, reprise par un troisième, par un
quatrième, jusqu’à devenir une sorte de bien commun,
de canevas omnibus; on n'avait qu’à broder. Encore la
broderie pouvait-elle rappeler de fort près celle du
voisin et concurrent. 11 s’agissait beaucoup moins d’ètre
original que d’exaspérer la victime par la répétition
des quolibets et des outrages.
Nous en trouvons une nouvelle preuve dans ce
THÉROIGNE DE MÉRICOL'RT
225
môme journal de Marchant, au numéro 5. — Populus a
été désigné par le sort pour épouser une des princesses
Hottentotes dont le club des Jacobins a reçu la visite.
« Cependant, que faisait alors mademoiselle Théroigne?
Depuis ses couches, elle avait constamment aimé le seul
M. Populus ; et ces deux tendres amants, comme deux
tourtereaux, ne vivaient plus que l’un pour l’autre. Et
voilà que le grand Populus est forcé de trahir sa belle. »
Celle-ci en est instruite par la renommée. D’abord
elle se lamente ; mais, n’arrivant point à ramener
l’infidèle malgré lui, et croyant alors
que sa gloire l’engage
A savoir oublier un amant trop volage,
Elle cherche un vengeur, et l’aimable l’Anus
La console bientôt du traître Populus.
« L’Anus » de ces vers, c’est l’Anon des Actes des
apôtres.
Le Martyrologe national (n° 18) s’occupait de l’ori-
gine et du passé de l’héroïne ; ou plutôt, sur cette ori-
gine et ce passé qu’il ignorait, l’auteur inconnu de
l’article s’amusait à conter ceci :
« La nature » ayant destiné à Théroigne un rôle aussi
beau que celui de Jeanne d’Arc voulut que son « ber-
ceau » fût « à peu près semblable » à celui de « la
Pucelle d’Orléans ». Née en Hollande, elle s’y éleva
« jusqu’à l’emploi de porteuse d’eau ». Elle était pure,
lorsqu’un jeune officier, « servant alors sous les dra-
peaux du patriotisme hollandais », lui offrit « et son
cœur et son lit». Elle résista « quelques minutes»,
ayant déjà une trop « haute opinion de la valeur
française » pour ne pas céder presque immédiate-*
226
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
ment. Le jeune officier l'entretient. Il a un oncle riche
dont il reçoit de temps en temps des lettres de change.
Théroigne est fidèle. Mais un soupirant éconduit se
venge en avertissant l’oncle. Plus d’argent. On s’en-
dette. Un négociant, français aussi, amoureux fou de la
jolie fille, « lui fait sa déclaration en deux rouleaux de
50 louis chacun», et, ce matin-là, il est repoussé.
Mais l’officier la blâme, oh ! tendrement; elle réfléchit ;
et le lendemain, le négociant étant revenu, un contrat
de mille écus de rente à la main, « le traité fut conclu
à la grande satisfaction » des trois personnages. Non
pas qu’il y ait alors ménage à trois. L’officier quitte la
Hollande, et Théroigne suit le négociant en France.
C’était anodin. Le Précis historique mérite, au con-
traire, une place d’honneur — infâme — dans la biblio-
graphie royaliste contemporaine de Théroigne. D’abord,
ce pamphlet anonyme baptise l’héroïne « Suzette-
Magdeleine-Agnès » : prénoms suggestifs, comme on
dirait maintenant, car la Chaste Suzanne, Marie-Made-
leine, Agnès Sorel, — ces deux dernières depuis la
Pucelle , — étaient parmi les grandes saintes du calen-
drier de la prostitution. Dans la brochure obscène
publiée en 1791 sous ce titre : Catéchisme libertin à
l'usage des filles de joie et des jeunes demoiselles qui se
décident à embrasser cette profession , et réimprimée
en 1792 avec cette mention : Par MUe Théroigne , il y a
une sorte de petit chapitre intitulé : Oraison à sainte
Magdeleine avant de lire le catéchisme. Et, à la fin,
Madeleine reparaît dans les Litanies des filles de joie.
C’est la première des saintes qu’exaltent et qu’implorent
ces litanies, où figure une contemporaine, « sainte
Duthé, la volupté même », puis Agnès Sorel et...
Jeanne d’Arc, avec « la charnelle Dorothée », autre
THÉROIGNE DE MÉR1COURT
227
personnage du poème de Voltaire. — Le Précis histo-
rique continue : « A peine à sa dixième année, ses facul-
tés se trouvèrent si prodigieusement développées que,
dès lors, elle connut les droits de l’homme, pour les-
quels la nature lui avait donné un penchant déterminé. »
Du reste elle a pour mère une femme qui a « professé
les avantages et goûté les douceurs d’une liberté infi-
nie », et qui n’attend pas que l’enfant ait douze ans
pour la confier à un vieux baron allemand dont elle a
été elle-même la maîtresse. Celui-ci, par divers pays,
notamment en Italie, car l’étrange couple est d’humeur
vagabonde, achève l’éducation du petit prodige ; mais
avec eux il y a un jeune valet de chambre, et, « le trou-
vant au moins égal en droits à son maître », la future
révolutionnaire lui prodigue des entretiens « dont la
liberté faisait toujours la base » ; si bien qu’un jour « le
baron les surprit au moment le plus intéressant d’une
séance où les droits de l’homme étaient fortement
développés ». Rupture; et voilà Suzette-Madeleine-
Agnès courant le monde toute seule, mais partout fai-
sant le bonheur d’ « une foule de citoyens actifs ».
Puis, « un savant anglais » l'emmène en Angleterre
« pour lui faire connaître à fond sa constitution » ;
puis, les Etats généraux s’étant réunis, la voici « aux
galeries de la salle nationale », troublant les « sensibles
députés ».
« L’abbé Sieyès lui-même, ce sévère puritain, ne
désavoue point que la présence de Théroigne donna une
nouvelle énergie à sa constitution. » Aux journées
d’octobre, elle ravit le cœur du général Lameth. Mais,
déjà, elle a distingué « l’heureux Populus ».
Et le Précis voulait qu’ayant habité successivement
les rues Vivienne, Tireboudin, Trousse-Vache, Bourre-
228
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
tibourre, elle eût élu domicile enlin dans « l’hôtel de
P opulus », rue des Déchargeurs.
Nous devons ajouter qu’elle ne fut pas seule, — avec
Mmc de Staël, — en 1790, l’objet d’aussi ordurières
diffamations. La mère du jeune duc de Montmorency,
Mme Charles de Lameth, Mme de Condorcet, la marquise
de Villette et plusieurs autres femmes de l’aristocratie,
non aristocrates, furent insultées avec la même vio-
lence immonde.
Vous demandez pourquoi Lameth, Montmorency
Ont des âmes si roturières ?
On vous répondra : le voici,
C’est que de plats valets ont fait cocus leurs pères.
[Actes des apôtres , n° 178.)
Au dire du même journal, Mme Charles de Lameth
s’aperçoit un jour, « en débarrassant ses charmes du
corset rose destiné à les soutenir », que les députés
qu’elle aime lui ont donné la gale.
La Chronique scandaleuse disait, dans son premier
numéro : « La marquise de Villette, au lieu de profiter
de son mariage pour renoncer aux hommes, prostitue
ses restes de grâces au nommé Noël, le plus lâche des
écrivassiers. » Et aussi : « On croit que Théodore de
Lameth est mort ; on se trompe, il a eu à la vérité la
princesse de Broglie, mais cela n’a pas eu de suite. »
Dans son numéro 3, la Chronique mettait en scène
Condorcet et Suard, celui-ci demandant à son ami :
« Votre femme n’est-elle pas pour vous une source
intarissable d’emplois et de fortune? » Et Condorcet de
répondre : « Elle! Vous la connaissez bien. Apprenez
que ma femme ne se livre jamais que pour son compte ;
THÉROÎGNE DE MERlCOtJRT
229
que, depuis notre mariage, elle s’est toujours désho-
norée de son côté ; enfin, que tous ses vices ne m’ont
jamais valu un écu. » Alors Suard : « Quelle mauvaise
espèce de femme! Ah ! la mienne pensait mieux que
cela dans sa jeunesse. Elle m’intéressait toujours d’un
quart dans le trafic de ses charmes; elle sollicitait
pour moi dans les bras de tout le monde ; et, si elle
n’eût pas fini par s’abandonner au plat rhéteur du
Journal de Paris, j’aurais encore du pain. »
Ces quelques exemples suffisent. Aussi bien la
presse royaliste ne s’amendera point en 1791 et 1792.
Ce sera, jusqu’au bout, le meme acharnement cynique
contre les femmes dévouées ou seulement favorables à
la Révolution. Nous en donnerons la preuve, quand il
en sera temps, pour Théroigne; mais on nous permettra
d’anticiper de façon générale en faisant connaitre ici,
tout entière, une longue note du Journal de M. Suleaux ,
singulièrement démonstrative de ce que nous venons
d’avancer. Ayant loué les « dames du haut parage » et
les « célèbres Phrynés » d’avoir eu « constamment des
opinions saines sur la Révolution », Suleau, en effet,
corrigeait l’éloge dans cette note :
11 est sous-entendu qu’il y a ici exception contre les vieilles,
les laides et les infirmes, à quelque classe qu'elles appar-
tiennent. J’ai soigneusement vérifié que, de toutes les femmes
qui se sont attelées au char (pour parler plus correctement,
au tombereau) de la Révolution, il n’en est pas une seule qui
ne soit à ranger dans cette dégoûtante catégorie. Quelques
vieilles douairières cacochymes et édentées (à commencer
par la duchesse d’Anville) se sont follement persuadées que
c était un talisman pour se rajeunir que de se jeter à corps
perdu dans le torrent delà nouveauté, pensant follement que
1. 1791-1792, n° 13.
230
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
ce fameux système de l’égalité, dont le premier vœu est de
reporter tous les humains dans l’enfance de la belle nature,
aurait nécessairement la vertu d’effacer leurs rides et de
recrépir leurs appas surannés. Les laides, en plus grand
nombre, à commencer par la gagui Staël, ont cru qu’en se
barbouillant des couleurs de la nation elles allaient prendre
à leur tour figure humaine, et qu’à force de se surcharger
de falbalas tricolores elles parviendraient à cacher leurs
difformités.
Dans l’infirmerie des lépreuses, je placerai (à commencer
par la Condorcet) ces jeunes tendrons qui avec un vernis de
santé et une figure engageante se sont pourtant jetées dans
la casserole des droits de l’homme. 11 ne faut pas s’y trom-
per : avec une tournure frétillante et sous un petit air pro-
pret, ces pauvres créatures sont impotentes et couvertes
d’ulcères. La gale, la rogne, la teigne, les fleurs à la Pom-
padour , des dartres vives, le pian, le farcin, des vésicatoires
sur la nuque, des ventouses sur le poitrail, des cautères sur
les cuisses, des emplâtres sur toutes les coutures, on trouve
cet agréable attirail sous tous ces jolis minois qui se sont
voués au culte de la démagogie. Ces malheureuses, pour
surcroît de maux, sont périodiquement sujettes à des con-
vulsions épileptiques. Je n’ai pas peur qu’aucune de ces
intéressantes poupées ait l’effronterie de me démentir ; car
j’appellerais en témoignage une légion de sans-culottes qui
ont été à même de vérifier tout cela au doigt et à l’œil... Je
sentais bien que des jeunes femmes douées d’une écorce
attrayante, qui ne rougissaient pas de parer la châsse de
l’idole monstrueuse de la démocratie, ne devaient pas être
plus saines de corps que d’esprit, mais... je n’avais sur cette
infâme bizarrerie que des conjectures vagues et indéter-
minées, maintenant je m’explique cet effroyable phénomène:
il est clair que ces dames ont calculé que, puisqu’un roi
n’avait la vertu que de guérir les écrouelles qu’il touchait le
jour de son sacre, il ne faudrait pas moins que l’inauguration
de vingt-quatre millions de souverains pour cicatricer toutes
leurs infirmités, et voilà comment il est tout simple que la
sémillante marquise de S... se soit passionnée pour une
231
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
révolution qui semblait s’être opérée tout exprès en faveur
de ses plaies ; mais, hélas ! s’il en faut croire un témoin
oculaire, les attouchements réitérés de tous les rois de la
quatrième race n’ont abouti qu’à réenvenimer ses mille et un
ulcères.
Mais il nous reste à dire quelques mots d’un pam-
phlet innommable, dont nous ne pouvions nous occuper
sous aucun point de vue avant la fin de ce chapitre.
Ce pamphlet, non moins ignominieusement injurieux
pour la reine que pour Théroigne, parut en 1790 et
fut réédité en 1791 avec un titre un peu différent et de
légères modifications dans le texte. L’auteur avait
imaginé d’associer les deux femmes dans une entre-
prise d’un civisme ultra-spécial. « Sous les auspices »
de Marie-Antoinette, Théroigne dirigeait un établisse-
ment destiné à procurer tous les plaisirs possibles aux
« confédérés nationaux » ; et une Épîlre dédicatoire à
Mlle Théroigne expliquait pourquoi la citoyenne avait
été élue par la Majesté de préférence à tant d’autres
courtisanes. « Son estime assure votre gloire », disait
YÉpître, car « notre reine se connaît dans les exploits
de Cythère ». Il y avait deux gravures, qui défient éga-
lement la description. Marie- Antoinette figurait dans les
deux, et seule, dans la première, avec Théroigne et une
statue du dieu... des jardins. Théroigne « parait moins
passionnée que la reine, faisait observer Y Explication
de cette première image, parce que le patriotisme et la
philosophie tempèrent un peu ses sens, quoiqu’elle soit
aussi voluptueuse dans l’action ».
Contre Marie-Antoinette, les pamphlets obscènes
furent nombreux ; mais cette façon de la lier d’amitié
avec Théroigne fait du fangeux libelle dont il s’agit ici
un document à part.
232
TROIS FEMMES DE LA REVOLUTION
La fraternité des deux « coquines », lisons-nous, va
môme, en présence du valet de chambre Bazin, de Bailly,
de La Fayette, de Barnave, deMonsieur et de Mme de Balby,
maîtrcssedeMonsieur, jusqu’àl’inceste. Episode saphique
à peu près innocent, néanmoins, comparé aux sodo-
miques orgies des La Fayette, Barnave et Bailly, puis
des Marat, Danton et Mirabeau, et encore des frères
Lameth et de Talleyrand, enfin d’un millier de specta-
teurs électrisés.
Le Portier des Chartreux n’a rien de pire.
De tout ce que dit la reine, ces deux petits vers seu-
lement peuvent se citer :
J’ai fait le roi cent fois cocu :
Est-il moins gras et moins dodu ?
Partout ailleurs, elle vomit l’ordure. Tbéroigne aussi,
et les autres personnages.
Dans l’édition de 1791 , Y Epître dédicatoire à Mne Thé-
r oigne était remplacée par une Epître de Marie- Antoi-
nette d’Autriche, reine des Français , aux députés de la
seconde législature : car, cette fois, le merveilleux
établissement avait été fondé pour eux. La reine leur
disait : — Afin « qu’il ne manque rien à cette maison
de volupté, j’en ai nommé pour directrice la demoi-
selle Théroigne, dont les exploits galants sont connus
de toute la capitale, femme qui réunit à une pratique
consommée une théorie qui lui mérite une préférence
légitime... ». Au surplus, elle-même s’offrait.
THÉROIGNE DE MÉRICOÜRT
233
VII
THÉROIGNE EN BELGIQUE ( 1790-1791), PUIS A KUFSTEIN ( 179 1 )
Le 1er mars 1791, un journal royaliste, la Feuille du
jour, prétendit que, si Théroigne avait quitté Paris en
1790, c’était pour aller remplir dans son pays une mis-
sion révolutionnaire. Gela fut développé dans un pam-
phlet anonyme assez curieux : Dénonciation du maré-
chal Bender aux Jacobins par M. Carra , auteur des
Annales patriotiques (Ie1, avril 1791). « Mlle Théroigne
de Méricourt partit après avoir reçu vos ordres ( ceux
des Jacobins ), et bien lestée d’assignats... Quatre ou
cinq zélés patriotes s’embarquèrent avec elle... » Mal-
heureusement, gémissait la Dénonciation , elle est tom-
bée aux mains des Autrichiens, et le maréchal Bender,
« ce tigre », l’a fait pendre1. Le bruit avait couru, en
etfet, à Paris, qu’elle avait été pendue.
Plus tard, on nomma l’un des « zélés patriotes » de
la caravane. Lairtullier assura : « On avait cru prudent
d’éloigner Théroigne, dont les révélations [sur les jour-
nées d'octobre ) auraient pu être dangereuses; et sous
prétexte d’une mission en Belgique, elle partit au com-
mencement de 1790 pour Liège avec Bonne-Carrère >
secrétaire au club des Jacobins ». Il ajoutait : « Le fait
est qu’ils étaient chargés d’instructions secrètes pour
opérer un soulèvement à Liège parmi le peuple, en
faveur des nouveaux principes révolutionnaires; mais
1. Le pamphlet a été donné in extenso par M. Aulard dans sa Société
des Jacobins (t. II).
2^4 TROIS FËiMMES DE LA REVOLUTION
leur projet fut éventé. Bonne-Carrère fut assez heureux
pour s’évader ». Il n’y eut aucune peine, n’ayant pas
quitté Paris1. Quant à Théroigne, elle ne se rendit à
Liège qu’après un séjour d’environ un mois au village
natal; et elle ne s’y fixa point. (*III).
Elle fut même si heureuse de revoir Marcourt, la
maison où elle était née et ses camarades d’enfance,
qu’elle en oublia presque la Révolution française. ( Les
Confessions , p. 126). « J’allais tous les soirs à la veil-
lée », raconta la prisonnière de Kufstein ; j’y « rejouais,
avec mes amies, à tous les jeux de ma jeunesse. Les
dimanches, nous allions danser, courir et jouer aux
barres dans les grandes prairies ». ( Ibid ., p. 127). Il
est bien vrai qu’elle fit de la propagande révolution-
naire en apprenant à ce petit monde les idées et les
chansons de Paris (Fuss); mais on avouera qu’envoyée
en Belgique comme agent secret elle aurait eu mieux à
faire.
Son frère aîné l’attendant à Liège, elle finit par s’y
rendre ; mais, le lendemain même, elle s’installait hors
la ville, — tout près sans doute, — au hameau de la
Boverie, auberge de la Croix blanche. (Ibid., p. 128).
Invitée par des cousins à la kermesse de Xhoris, elle
resta dans ce village plusieurs semaines, revint à la
Boverie, retourna à Xhoris et même y acheta « un
1. L’erreur vint sans doute : ou bien de ce qu’à la fin de 1792 le
ministre Le Brun chargea Bonnecarrère d’organiser la révolution en
Belgique à la suite des armées victorieuses de Dumouriez ; ou bien de
ce que, le 27 mars 1791, plus de deux mois après le rétablissement de
l’autorité autrichienne à Liège, Bonnecarrère fut nommé ministre pléni-
potentiaire dans cette ville — où il ne put entrer en charge, « le tyran
mitré de Liège », comme il appelle le prince-évc que dans un Exposé de
la conduite de Guillaume Bonnecarrère depuis le commencement de la
révolu/ion (1793), ayant refusé de le recevoir. — M. Marcellin Pellet a
répété la légende.
ÏHÉKOIGNE DE MÉRlCOURT
23o
triorceau de terre». (*IV). Elle était alors décidée à
vivre désormais en Belgique. Enfin, nouveau retour à
la Boverie, où eut lieu son arrestation. Elle n’avait
pris aucune espèce de part à l’insurrection de Liège
(1789-1791). On en a la preuve implicite dans une
lettre du baron de Sélys, officier souverain de la prin-
cipauté de Stavelot. Ayant reçu quelquefois Théroigne
et scs frères, il écrivait le 1er octobre 1791 : «... Je ne
l’ai fait que pour être informé de toutes leurs rela-
tions, de ce qu’ils tenteraient, afin d’être utile à la
bonne cause » ; mais il ne disait pas avoir surpris
quoi que ce fût d 'utile à cette cause. (Demarteau).
Cependant il est probable qu'il y eut des émissaires
français en Belgique, en 1790. Même si l’on en devait
croire un ouvrage très érotique et, par là, malheureu-
sement, très suspect, qui parut en 1791 sous ce titre :
Julie philosophe ou le bon patriote , histoire à peu près
véritable d'une citoyenne active , qui a été tour à tour
agent et victime dans les dernières révolutions de la
Hollande , du Brabant et de la France , cette Julie ou
prétendue Julie aurait été chargée par Mirabeau d’un
rôle analogue à celui que la légende attribue à Thé-
roigne. On verra dans un instant pourquoi nous pen-
sons devoir donner en quelques lignes une analyse de
cette Histoire à peu près véritable.
Née en 1760, Julie devient successivement la maî-
tresse, pour ne citer que ses amants célèbres, du che-
valier de Morande et de Calonne, à Londres; de Mira-
beau, à Paris; de van der Noot, à Bruxelles. C’est une
excellente fille, le cœur et le reste sur la main, d’une
immoralité d’esprit à la Crébillon, ayant lu le meilleur
et le pire, s’éprenant de la Bévolution, envahie d’en-
thousiasme pour Bailly, pour La Fayette, heureuse
236
TROIS FEMMES DE LA REVOLUTION
d’être remarquée par Mirabeau, qui passe sous sa fe-
nêtre et qui monte chez elle le lendemain, la possède
le surlendemain, l’émerveille de sa vigueur en l’in-
quiétant de son libertinage « un peu outré », ne lui
donne pas un sou, mais vient la voir régulièrement
pendant deux mois, et iinit par l’expédier en Belgique
avec de l’argent pour son voyage et un paquet cacheté
pour van der Noot. Dès la première entrevue, le chef
de l’insurrection brabançonne est charmant pour elle,
l'invite à dîner ; on dîne seule à seul, et ce qui devait
arriver arrive. 11 la met dans ses meubles. Elle le
trompe. 11 la surprend, rompt avec elle. Alors elle
passe au camp démocratique ou Vonckiste , jugeant
van der Noot et son parti comme le fera Théroigne,
précisément, dans une lettre du 2 décembre 1790, dont
on doit la publication aux Goncourt.
Le rapprochement est curieux. « La Révolution, dit
Julie, n’avait été opérée que par quelques grands et
par le clergé, qui, en faisant secouer à la nation le joug
de l’ Autriche, n’avaient eu en vue que de satisfaire leur
ambition. » Et Théroigne à Perregaux : « Vous savez
sans doute que les Etats, van der Noot et ses satellites,
jadis les idoles du peuple, aujourd’hui qu’ils sont
dévoilés les objets de sa haine et de son mépris, ont
été traités comme ils le méritent... Van der Noot a du
se sauver pour se soustraire à la juste vengeance du
peuple qu’il a trahi, sacrifié à son intérêt personnel. »
Elle ajoutait : « On dit que le parti des aristo-
crates et des royalistes vont (sic) finir d’être écrasés
par celui des démocrates, qui, de concert avec notre
ancien général sorti des prisons de Louvain, rallie le
peuple pour résister aux Autrichiens qui sont déjà à
Namur. » Ce général était van der Meerscli, qui,
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
237
d’abord, en effet, avait commandé les troupes insur-
rectionnelles. Devenu Vonckiste, les Etats le firent
incarcérer; mais il ne fut délivré que par le retour des
Autrichiens : et l’erreur de Théroigne est une preuve
de plus que la prétendue missionnaire des Jacobins
resta spectatrice des événements.
Quand elle sut le décret de prise de corps rendu contre
elle par le Châtelet, elle fut émue surtout pour une
raison qu’elle exposait ainsi à Perregaux : « Dans le cas
que mon affaire prît une mauvaise tournure, on m’a
rassurée aujourd’hui sur un point bien essentiel en
me disant que ma rente sur le roi ne pouvait pas être
confisquée. Je vous serais obligée de me dire si, effec-
tivement, je ne cours aucun risque de ce côté-là, et, s’il
y avait du danger, comment je pourrais le prévenir. Je
serais sensible à cette perte parce qu’il ne me reste pas
autre chose pour vivre » (26 août). La rente sur le roi
était celle de 3.200 livres.
La rente Persan n’était plus qu’un mythe. Pourtant,
le 2 décembre, Théroigne en parlait encore à Perregaux :
« Je vous enverrai incessamment mon contrat avec les
autres pièces pour vous mettre au courant de ce que
M. de Persan me doit. » Le banquier parisien devait
lui envoyer quatre louis par mois. Elle lui écrivait à
ce sujet, le 16 octobre, — après l’avoir remercié de
l'envoi de la Procédure criminelle :
Je n'ai pas moins de grâces à vous rendre d’avoir accepté
le petit arrangement que je vous ai proposé. Si vous voulez
bien avancer trois mois à mon frère (son second, frère , resté
à Paris ) pour faire revenir mes effets, vous me feriez grand
plaisir. D’après notre arrangement à quatre louis par mois,
ce serait douze louis que vous lui donneriez, et pendant Yese
pace de trois mois vous n’enverriez rien à Liège;
238
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
Elle ajoutait :
Si mon frère a besoin de votre ministère ou de vos conseils
pour m’arranger quelques petites affaires ou faire revenir
mes effets à meilleur marché, je vous serais obligée, mon-
sieur, d’avoir toujours les mêmes bontés pour moi. Je crain-
drais de vous fatiguer si je ne comptais singulièrement sur
le plaisir que vous avez à obliger 1 .
Le commencement de la lettre du 2 décembre témoigne
encore mieux du dévouement de Perregaux :
Monsieur,
Votre lettre m’a surprise bien agréablement, lorsque j’y
ai vu que vous aviez la bonté de retirer les effets que je
croyais vendus. Je ne sais comment vous exprimer la recon-
naissance que m'inspire la noblesse de vos procédés, je m’en
souviendrai toujours. J’accepte vos offres généreuses, vous
retirerez mes bracelets pour les vendre si vous en trouvez un
prix raisonnable. Je m’en rapporte à vous. Quant à l’argen-
terie et l’étui, vous ne les ferez pas vendre actuellement.
Et elle joint à sa lettre trois reconnaissances, Lune
de 1.100 livres (pour le collier de brillants engagé le
9 décembre 1789), l’autre de 140 livres (pour le porte-
huilier engagé le 10 octobre), l’autre de 90 livres (pour
les trois couverts d’argent du 26 septembre), afin que
Perregaux paie l’intérêt de la première et retire les
objets mentionnés dans les deux autres, si le Mont-de-
Piété ne les a déjà vendus. Mais cette lettre est remar-
quable surtout parla passion de curiosité qu’y montre
l’ancienne « Muse » pour ce qui se passe en France.
Preuve que son demi-oubli de la Révolution n’avait pas
1. Le Bibliophile belge , t. VII, 1850. — Cette petite lettre fut le pre-
mier autographe connu de Théroigne,
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
239
été long. Elle s’est abonnée au « journal de 1789 » ; elle
applaudit à la nomination de Duport-Dutertre au mi-
nistère de la Justice; enfin elle déclare, n'ayant pas
encore pris la résolution de se fixer en Belgique, qu’elle
retournera en France « dans six mois ».
Cependant les Autrichiens avançaient. Ils entrèrent
à Liège le 12 janvier 1791 ; et c’est en février, dans la
nuit du 15 au 16, que le chevalier de La Valette, comme
on sait, enleva Théroigne du hameau de la Boverie.
11 était accompagné du comte de Saint-Malon et d’un
sous-officier nommé Lechoux. [Les Confessions , ch.I).
En apprenant l’aventure, Pierre-Joseph fut consterné,
surtout parce que sa sœur, ainsi qu’il l’écrivit naïve-
ment à Perregaux (18 février), lui était « d’un grand
secours » pour sa « sustentation ». Mais il pensa qu’elle
avait été « reconduite à Paris ». « Il est probable, disait-
il, que c’est un enlèvement fait de force par quelque
amoureux qu’elle pouvait avoir dans cette capitale, ou
qu’elle est accusée de quelque chose. » Il conjurait le
banquier parisien de s’employer à la faire délivrer,
et de lui mander, à lui, ce qui avait « pu occasionner »
le coup de théâtre. « Je vous prie de ne me rien ca-
cher de tout ce que vous pouvez découvrir1 ».
Dans sa dépêche du 6 février à Kaunitz, Mercy-
Argenteau avait dit : « Elle [Théroigne) doit se trouver
dans la province de Luxembourg... Un Français, muni
de bonnes lettres de recommandation, est venu me
demander la permission de l’enlever secrètement, elle
et ses papiers; j’y ai donné la main... Si la capture se
\. Cette lettre de Pierre-Joseph qui faisait partie de la collection des
Goncourt, appartient aujourd'hui à M. Georges Cain, chez qui nous
l’avons lue.
240
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
fait, on la conduira à Fribourg, pour y attendre ce qui
sera décidé à son égard. » Théroigne arriva le 25 à
Fribourg-en-Brisgau. Elle y resta, sous la surveillance
de ses ravisseurs, jusqu’au 9 mars; elle en partit, ce
jour-là, pour Kufstein, l’ordre étant venu du Conseil
de guerre (de Vienne) de la diriger vers la célèbre
forteresse-prison. Son escorte se composait d’un capi-
taine, le baron de Landresc, d’un lieutenant et de
deux sous-officiers. Il fut convenu qu’on l’appellerait
Mme Théobald; et, ainsi masquée, elle fut remise le 17
au commandant de Kufstein, André Schœniger, et
immédiatement écrouée. Mais, en route, passé Inspruck,
elle avait obtenu du baron de Landresc la permission
d’envoyer une lettre à son frère aîné1 ; lettre dont voici
le commencement :
Mon cher frère,
Dans les personnes qui m’ont enlevée, il y avait deux offi-
ciers français, et un impériaux ( sic ), ils ne m’ont montré
aucun ordre en conséquence. Je ne sais de la part de qui
ni pourquoi l’on m’a fait prendre, ce qui est affreux. Les
deux Français m’ont pourtant dit verbalement que c’était
pour les affaires de Brabant, mais j’ai bien vu le contraire,
car ils n’ont cessé de me questionner sur les événements de
la Révolution française; ils ont même employé la ruse et la
finesse en affectant d’être justes et honnêtes pour s’attirer
ma confiance. Ils n’ont levé le masque qu’à Fribourg, où ils
montrèrent le plus grand acharnement contre les patriotes
et le plus grand intérêt à me trouver coupable relativement
aux affaires de France 2.
Elle priait Pierre-Joseph de partir pour Vienne, tout
de suite, et de demander à l’empereur de la faire venir,
1. Les Confessions .
2. Demarteaui
THÉR01GNE DE MÉRICOURT
241
de l’écouter. « Je donnerais tout ce que j’ai pour parler
à l’empereur, car je suis sûre qu’il n’a point donné
l’ordre de me prendre. » Et, certes, ce vœu impatient
d’arriver jusqu’au frère de Marie-Antoinette peut sem-
bler extravagant. Dans quelques mois, pourtant, elle
sera conduite à Vienne, reçue par Léopold II, et non
seulement, à la suite de cet entretien, il la renverra en
Belgique, mais il paiera les frais du voyage.
Sans trop gémir, elle avouait cependant : « L’idée
que je vais coucher dans une affreuse prison... m’ac-
cable » ; et elle se plaignait d’avoir, le matin même,
« craché beaucoup de sang ».
Quand cette lettre parvint à Pierre-Joseph, il n’igno-
rait plus que sa sœur avait été emmenée en Autriche.
Sur sa prière, M. de Sélys avait fait « quelques dé-
marches » et « appris qu’elle avait pris la route du
Brisgau ». (Lettre du baron de Sélys du 6 mars 1792) L
Mais, convaincu sans doute qu’il ne serait pas reçu
par l’empereur, Pierre-Joseph n’alla point à Vienne.
Il écrivit de nouveau à Pcrregaux. La lettre, inédite1 2
est trop longue pour que nous la donnions tout entière.
En voici le principal :
Il y a environ quinze jours, j’ai reçu une lettre de ma
sœur. C’est la première depuis son enlèvement... Pour vous
mettre au courant de toute son affaire, comme j’espère que
vous me rendrez service pour son élargissement, je m’en
vais vous envoyer ses lettres telles qu’elles sont. Mais vous
saurez que, depuis le jour de son enlèvement, j’ai poursuivi
vivement son affaire avec une tante que j’ai à Liège ; mais
toutes nos peines ont été infructueuses ; et... ses ennemis ne
1. Demarteau.
2. Bibliothèque nationale, Manuscrits.
16
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
242
se contentent plus de l’avoir fait enlever, ils la font encore
calomnier sur toutes les feuilles publiques... Ma tante a fait
venir deux avocats chez elle, qui ont convenu tous les deux
qu’il fallait faire imprimer un mémoire qui contienne sa jus-
tification, et le rendre public, surtout à Paris, et qu’il fau-
drait que l’on trouve quelque député de l’Assemblée qui
voudrait bien se donner la peine d’écrire à M. le comte de
Mercy-Argenteau, en lui envoyant un exemplaire du
mémoire... Je m’adresse à vous pour faire imprimer ce petit
mémoire... Je ne peux pas le faire imprimer à Liège, à cause
qu’il est défendu de faire imprimer rien sans la permission
du Haut-Directoire, et je peux encore moins me présenter
pour avoir la permission...
... J’ai appris que M. l’abbé Sieyès a parlé plusieurs fois
de ma sœur à M. ... [illisible) très avantageusement. Cet
homme était député de Liège à Paris pendant la révolu-
tion. Je suis sur que, si on lui montrait les choses telles
qu’elles sont, il voudrait bien se charger d’écrire à Bruxelles.
Dites à mon frère, s’il vous plaît, qu’il tâche de lui parler.
Je sais qu’il connaît ma sœur très particulièrement, et... ce
n’est pas à lui à punir des fautes qui ont été commises en
France, et qui, d’abord, doivent être mises en oubli depuis
que l’auguste Assemblée a mis à néant toute la procédure
qui regardait cette affaire L
... En examinant toutes les pièces, vous verrez mieux que
moi-même comment il faut agir. Je vous en aurais une éter-
nelle reconnaissance et voudrais même vous payer de la
moitié de mon sang.
La prison de Knfstein fut moins « affreuse » à l’hé-
roïne qu’elle ne l’avait craint. Autorisée, en juin, à
écrire au « cher frère », elle se plaisait à reconnaître
qu’on avait pour elle « tous les égards possibles » ;
et, le 29 juillet, dans une lettre dont nous avons déjà
parlé, elle racontait à Pierre-Joseph encore : « J’ai
1. Ces lignes sont les seules dont on pourrait s’armer un peu sérieu-
sement contre les conclusions de notre IVe chapitre.
THÉKOIGNE DE MÉRICOURT
243
été me promener deux fois hors de la forteresse avec
MM. le commissaire et le commandant1 ». Le commis-
saire, c’était M. de Blanc, arrivé à Kufstein le 28 mai
avec les instructions suivantes :
Quelque vraisemblable qu’il paraisse que la prisonnière
ait commis le crime de haute trahison, il èst impossible d’en
avoir la preuve, à moins qu’elle ne 1 t fournisse elle-même,
par son propre aveu. Il faut donc lui demander l’exposé des
principales circonstances et situations de sa vie en France,
aussi bien que hors de ce pays. Il est indispensable d’établir
aussi si, pendant sa vie, elle a rempli un rôle public, où,
quand et comment. Dégager surtout la part qu’elle a prise
à la révolte des femmes, le G octobre 1789.
Le commissaire est autorisé à déclarer qu’il n’entre pas
dans les vues de l’empereur de lui faire éprouver la rigueur
des lois. On préférerait un aveu libre et sincère. 11 dépend
d’elle de se montrer digne de la clémence du monarque. En
attendant, le résultat du procès dépendra essentiellement de
l’accord de ses aveux et dépositions avec les connaissances
que l’on a déjà des traits les plus saillants de sa conduite.
Son enthousiasme fanatique pour tout ce qui touche aux
idées de la démocratie est su de tous. La prisonnière doit
donc être avertie que la Cour a en main plusieurs moyens
infaillibles de reconnaître la véracité des choses qu’elle dira
en réponse aux questions qui lui seront posées. La moindre
réticence, un seul mensonge dans ses dépositions la feraient
ranger dans la catégorie des personnes suspectes, dange-
reuses, incorrigibles, et qui doivent être mises hors d'éîat
de nuire.
En tout élat de cause, on devra lui ôter tout espoir de
jamais revoir sa patrie. Si, d’un côté, cela l’afllige, de
l’autre, elle s’en trouvera plus libre de parler sans crainte,
et de rendre hommage à la seule vérité. Car, n’ayant plus
rien à redouter du ressentiment des personnes qui peuvent
1. Demarteau.
24i
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
se trouver compromises par ses aveux, et n’ayaut plus aucun
intérêt à ménager celles dont elle pouvait attendre des avan-
tages ultérieurs, elle ne taira rien de ce qu’elle peut savoir ...L
On sait déjà les interrogatoires, l’autobiographie, la
confrontation avec La Valette, et comment, peu à peu,
M. de Blanc fut persuadé de l’innocence de Théroigne.
Il n’admit pas un instant qu’elle eût pu vouloir assas-
siner Marie-Antoinette; et l’estime et la sympathie
qu’elle lui inspira s’accrurent d’une pitié trop naturelle
quand, à la fin de juin, il la vit sérieusement malade.
Il fit venir le médecin de la petite ville, qui la purgea
consciencieusement, mais ne la guérit pas. Alors il
appela un médecin illustre, le Dr de Médérer. Celui-ci
« reconnut que, si le mal physique était grand, l’àme
était bien autrement atteinte... L’intelligence, le cœur
de cette femme exigeaient de prompts secours ». ( Les
Confessions , p. 172). M. de Blanc n’hésita pas : il écrivit
au prince de Kaunitz pour lui demander « l’autorisation
de transférer la prisonnière, qui en exprimait le désir
incessant, à rproximité de la Cour ». [Ibid.). L’empe-
reur averti ordonna que Théroigne fût transférée à
Vienne. Elle y était avant la fin d’août, avec son juge et
le grand médecin. Seulement elle avait dû encore une
fois changer de nom, et ce n’est pas Mme Théobald, mais
Mme Lahaye, qui pénétra un soir dans la maison des
époux Schlosser que la police secrète lui avait élue pour
demeure.
Le 15 septembre, elle écrivait à Perregaux :
Je ne puis rien dire, sinon que mes affaires ne sont pas en-
core finies, que je ne suis pas encore libre, et qu’en attendant
1. Les Confessions , pp. 69-70.
TTÏÉROIGNE DE MÉR1COURT
245
qu’on ait examiné les dépositions des généreux chevaliers
français on me traite fort bien. Je ne suis plus en prison, je
suis dans une maison particulière où on a tous les égards
possibles pour moi. Je puis me promener partout, aller dans
les endroits publics accompagnée ; je crois même qu’on m’y
laisserait aller seule, sur ma parole; mais, malgré que je
sente tout le prix de ce qu’on fait pour adoucir mon injuste
situation, j’avoue franchement que je n’en suis pas moins
malheureuse: rien ne m’est agréable sans la liberté, et, d’ail-
leurs, quoique je puisse aller parlout, parlera toutle monde,
je suis pourtant isolée, ne pouvant parler à qui que ce soit
de mes affaires, ni dire mon nom, pas même V endroit où je
suis... Cependant le dénouement de cette intrigue approche.
J’espère qu’on ne surprendra plus la religion de l’empereur,
que la vérité et la justice triompheront ; ... car je défie qu’on
puisse me trouver le moindre tort, à moins qu’on ne m’en
attribue sur mes opinions, ce dont on est bien éloigné; d’ail-
leurs on sait que ce serait un mauvais moyen de corriger
du patriotisme en gênant la liberté...
Et, dans un post-scriptum, qui est lui-même comme
une petite lettre, elle revenait sur la défense qu’on lui
avait faite de dire où elle était1.
C’est vers la fin d’octobre qu’elle réussit à voir l’em-
pereur2. Elle avait été reçue deux fois par le prince de
Kaunitz. ( Les Confessions , p. 190). Le 24 novembre,
M. de Blanc, au nom de Léopold II, lui remit six cents
florins; et le même jour, ou le lendemain, elle partait
pour Bruxelles. p]lle y était au commencement de
décembre.
1. Cette lettre du 15 septembre 1791, publiée parles Goncourt, est main-
tenant au musée Carnavalet. Elle fut envoyée secrètement au banquier
parisien par un oncle queThéroigne avait retrouvé à Vienne, le banquier
Campinado. ( Les Confessions , p. 184).
2. Si la légende est vraie. Dans la lettre de M. Winter, que nous
n’avons pas citée entièrement, il y a : « Léopold 11 n’a jamais eu une
conversation avec Mllu de Méricourt, »
246
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
Le 5 janvier 1792, elle écrivit, de Bruxelles, à Per-
regaux :
Monsieur,
A présent que je suis libre, que je suis sûre que je puis
aller où je veux, si je suis contente de la justice de l'empe-
reur, je dois aussi dire que, pendant tout le temps de mon
injuste détention, on m’a traitée avec douceur.
Quant à vos aristocrates, ils ont employé les moyens les
plus bas, les intrigues les plus infâmes pour tâcher de me
faire perdre la liberté pour toujours. Je vous assure que, s’il
n’avait tenu qu’à eux, je serais encore dans la forteresse de
Kufstein. Des chevaliers français tel est le caractère.
Je vous serais obligée, monsieur, de m’envover de l’argent,
trente louis que vous échangerez à Paris. Si vous n’avez que
des assignats, j'y perdrai moins qu’ici. Je vous prie en grâce
de m’envoyer ce que je vous demande par le même courrier,
car je n’ai pas un liard pour payer mon logement ni ma
pension. Vous adresserez votre réponse poste restante, à
Bruxelles.
Lu attendant, je suis avec estime, monsieur, votre ser-
vante,
Théhoignk 1 .
Le 15 septembre, elle Lavait prié « d’envoyer inces-
samment » vingt louis à son frère aîné, et elle en avait
demandé quarante pour elle, ajoutant : « Je tâcherai
de vous dire où vous me les ferez parvenir. » Elle
l’avait prié aussi de « faire vendre » ses diamants du
Mont-de-Piété qui la ruinaient « en intérêts ».
C’est d’ailleurs l’occasion de marquer où Théroigne
en était, à cette date, avec le Mont-de-Piété de Paris.
On a vu que tout ce qu’elle y avait engagé en 1789 avait
élé ou retiré par Perregaux ou vendu par l’établisse-
1. Lettre inédite (Bibliothèque nationale, Manuscrits'.
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
247
ment même, excepté le collier de brillants dn 9 dé-
cembre ; d’autre part, elle avait emporté de la Bove-
rie, puis joint à sa première lettre à Pierre-Joseph
les trois reconnaissances de 1790, et, sans doute,
c’est des boucles d’oreilles et de la bague repré-
sentées par ces reconnaissances, comme du collier de
brillants, qu’elle voulait parler le 15 septembre 1791.
— Quant au collier de diamants qui avait ébloui
les gens de Marcourt, elle l'avait engagé au Mont-
de-Piété de Liège. On lit dans la lettre du baron
de Sélys du 6 mars 1792 : « Sur la fin de l’année 1791,
madame ( la baronne de Sélys ) put voir ce collier,...
et à la prière du sieur Théroigne elle voulut bien
le dégager. Mais, comme le sieur Théroigne ne put
produire la reconnaissance, madame dut fournir une
caution de reproduire le collier au Mont-de-Piété,
si on venait le répéter la reconnaissance à la main.
J’appris à mon retour d’un voyage que le collier était
retiré et chez moi, ce qui ne me fit guère de plaisir. »
C’est à Perregauxque M. de Sélys racontait cette aven-
ture du collier. Il ajoutait qu’en dépit de son méconten-
tement, et bien à contre-cœur, il s’était chargé des
reconnaissances envoyées à Pierre-Joseph et qu’il avait
retiré du Mont-de-Piété de Paris les deux boucles d’o-
reilles et la bague. On verra qu’il en fut assez mal
récompensé. D’ailleurs, en 1791 , Pierre-Joseph n’ayant
plus sa sœur pour fournir à sa « sustentation » assaillit
de demandes d’argent le pauvre baron qui n’osa point
toujours refuser. Ecrivant à la prisonnière (octobre
1791), M. de Sélys se plaignait d’avoir dû, la veille
même, prêter encore cinq louis, et il priait l’excellente
sœur de lui envoyer l’autorisation de vendre pour
Pierre-Joseph ce qu’il avait retiré du Mont-de-Piété de
248 TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
Liège et de celui de Paris. Avec le produit de la vente,
il achèterait une petite charge au frère si dépourvu.
Théroigne était restée, en effet, la sœur au cœur
maternel que nous avons montrée. Sa lettre du 29 juil-
let, notamment, est curieuse à ce point de vue. On y
sent bien un peu d’habileté, un léger cabotinage,
pour toucher les deux « messieurs » si « honnêtes »
chargés de la garde de l’héroïne, et qui, certainement,
n’expédiaient pas ses lettres sans les avoir lues. Mais
Théroigne ne faisait, en somme, que soigner l’expres-
sion de sa profonde sollicitude et de sa pensée quand
elle disait : « Prenez courage, mon frère. Etudiez nuit
et jour, ainsi que mon jeune frère. Armez-vous d’une
noble fierté dans la moindre de vos démarches et
pensez que la vertu est l’unique bien. » — Elle deman-
dait si son jeune frère, son petit frère , était toujours à
Xhoris; elle voulait « des nouvelles » de ses sœurs;
puis : « J’espère que nous finirons par rester tous en-
semble comme nous V avions projeté lorsqu’ onm’ a saisie . »
Pierre-Joseph eut un moment l’idée d’aller la trou-
ver à Ivufstein, ou plutôt le baron de Sélys conseilla
le voyage au quémandeur dont il est évident qu’il
aurait bien voulu se débarrasser. Gomme podestat de
la principauté de Stavelot, il lui signa le 14 septembre
un passeport où se lit ce signalement : « D’une taille
svelte au-dessus de la médiocre, cheveux châtains ».
Mais des patriotes liégeois persuadèrent à Pierre-Joseph
que le baron avait eu la plus grande part à l’enlève-
ment de Théroigne et que le passeport était un piège
pour « faire coffrer » — «lestement» — le frère après
la sœur. ( Lettre du baron de Sélys , lep octobre 1791).
THÉROIGNE DE MÉR1COLRT
249
VIÏÏ
THÉROIGNE ET LA PRESSE ROYALISTE EN 1791
La nouvelle de son arrestation et, peu après, le bruit
de sa mort avaient réjoui les pamphlétaires de la
cour.
La Feuille du jour du 1er mars 1791, qui ne se trom-
pait point en disant : « Ce sont des officiers français qui
l’ont fait arrêter », donnait ces deux versions de l’évé-
nement — la première à demi sincère peut-être, la
seconde, évidemment, pour le seul plaisir :
On assure qu’ayant appris que mademoiselle Théroigne
était à Namur, ces jeunes militaires s’y rendirent, lui deman-
dèrent à dîner, lui firent leur cour; et comme mademoiselle
Théroigne, en exerçant l’apostolat, ne renonce pas aux béné-
fices de la galanterie, ces messieurs n’eurent pas de peine à
la déterminer. Elle leur abandonna, dans l’épanchement de
la confiance et de l’amour, ses secrets, ses papiers, les motifs
de sa mission en Brabant. Ils la crurent assez dangereuse
pour la désigner à l’administration qui s’en empara. D’autres
ont prétendu qu’ils ne l’ont livrée que par dépit, ayant
reconnu que sa santé n’était pas plus sûre que sa politique.
La Feuille du jour racontait ensuite :
Le comte de Mercy l’a rassurée pleinement, en lui disant
qu’elle était à l’abri de tout péril si rien ne la chargeait; mais
que, si les soupçons qu’elle excite étaient confirmés, il s’inté-
resserait de toute son influence et de tout son crédit à ce
qu’elle fût pendue,
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
250
Et le 29 mars, le meme journal publiait:
On assure que mademoiselle Théroigne est pendue. Pleu-
rez, amours...
Le directeur de cette gazette, Parisau, prenait là son
désir pour la réalité; mais il est vrai que, même à
Vienne, on parla, comme d’une chose possible, du sup-
plice de Théroigne. (. Moniteur du 10 avril, correspon-
dance de Vienne du 19 mars).
Un peu plus tard, dans une Complainte à V endroit
de la demoiselle Théroigne , qui a eu le malheur d'être
pendue en Allemagne en passant , les Actes des apôtres
présentaient ainsi la fausse nouvelle de ce supplice :
Au libre pays de Fribourg,
La donzelle faisait son tour.
Voilà que deux aristocrates,
Voulant épanouir leurs rates,
Lui mettent la main au collet :
La voilà prise au trébuchet.
La drôlesse dans ce moment
Leur dit : Messieurs, probablement,
Vous voulez un certain service;
Laissez-moi quitter ma pelisse.
— Non, lui dit-on, trêve d’amour,
Vous serez pendue haut et court.
On avait trouvé sur elle, ajoutait la Complainte ,
« un tas de coupables écrits », plus :
Un billet doux de La Fayette,
Joli poignard pour Antoinette,
Et promesse d’un prieuré
Que Populus aurait payé.
THÉROIGNE DE MÉRTCOURT
251
Quand on sut quelle était à Kulstein, ce furent
d’autres plaisanteries. Le Petit Gautier du il août
voulait qu’elle eût invité Populus à la venir joindre
incessamment « dans la tour du Tyrol », où elle sentait
son patriotisme se refroidir. Mais, quand on sut qu’elle
avait été mise en liberté, le Petit Gautier se fâcha.
L’entrefilet (15 décembre) est à citer en entier :
La crapuleuse créature qui se fait appeler Théroigne de
Méricourt, la même qui avait projeté le 6 oclobre 1789 le
plus horrible des forfaits, est maintenant à Bruxelles. Elle
s’est présentée chez le respectable ministre de Metternich.
Sa barbare audace n’a point diminué dans les cachots d’où
elle sort; elle a eu l’atroce impudence de dire chez le
ministre : N’est-il pas juste de sacrifier une poignée de
nobles à des millions de citoyens? L’apparition de cette cha-
rogne ambulante indigne tous les honnêtes gens de ce pays.
Elle loge à l'enseigne de Y Homme sauvage , qui jamais ne
fut aussi sanguinaire qu’elle.
IX
SECONDE PARTIE DE LA VIE POLITIQUE DE THÉROIGNE
A. — Jusqu'au 10 août
La loi d’amnistie du 15 septembre 1791, qui abolis-
sait toute procédure relative à la Révolution, permettait
àThéroigne de rentrera Paris. Aussi ne demeura-t-elle
pas longtemps à Bruxelles.
Le 26 janvier 1792, Dufourny disait aux Jacobins :
« Je dois vous annoncer un triomphe pour le patrio-
252
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
tisme. M,Ie Théroigne, célèbre par son civisme et les
persécutions qu’elle a éprouvées,... est ici, dans la
tribune des dames. » Aussitôt plusieurs Jacobins s’y
transportent et font descendre l’héroïne dans la salle,
«où elle est reçue avec tout l’intérêt que peut exciter
son sexe et ses malheurs ». On l’invite, et elle s’engage
à faire par écrit « l’exposé de ses persécutions » et à
le venir lire à la prochaine séance. [La Société des Ja-
cobins, par Aulard, t. III). Incident que le Petit Gautier
du 3 février narrait en ces termes :
A Tune des dernières séances jacobines, mademoiselle
Théroigne de Méricourt, fille très connue, a paru lout à
coup dans l’antre, et y a reçu les claquements universels de
la respectable Société. Elle ressemblait comme deux gouttes
d’eau à une de ces dames aux trois couleurs que l’on voit
courir lestement dans les rues, étant poursuivies et flairées
par une bande de sans-culottes de tout poil et de toute gran-
deur, amants et maîtresses crottés depuis les pieds jusqu’à
la tête. Un certain Dufourny a adressé à l’héroïne de bonne
volonté un compliment très poli et très tendre, accompagné
de gestes analogues. Mais, comme l’honorable membre est
vieux1, laid, puant et sale, la citoyenne a évité de son mieux
de humer les vapeurs de son encens.
D’autre part, le 28 janvier, la Correspondance litté-
raire secrète avait dit : « Les patriotes s’empressent de
lui faire la cour. Celui qui l’a revue avec plus de plai-
sir est l’abbé Sieyès. Elle conte avec beaucoup de fran
chise ses aventures. Elle se loue beaucoup de Léopold,
mais il n’en est pas de même de son premier ministre.
(. Kaunitz ) ».
C’est seulement le 1er février qu’elle lut à la tribune
1. Oqfourny avait cinquante et un ans.
THÉROIGNE DE MÉR1COURT
253
des Jacobins la relation attendue. On n’a pas cette re-
lation qui, sans doute, ne fut pas imprimée. Elle se
proposait de la développer dans un mémoire qui ne
parut point. Mais voici d’abord, sur cette rentrée en
scène de la Luxembourgeoise, quelques lignes intéres-
santes du journal de Brissot, le Patriote français :
La Société a témoigné l’indignation la plus vive pour ses
infâmes persécuteurs [ceux de Theroigne) et la plus haute
admiration pour la constance qu’elle a déployée. Cette amie
de la liberté a indiqué l’unique moyen de consolider la nôtre :
c’est de porter la guerre aux rebelles et aux despotes qui
menacent de nous la faire et qui la craignent plus que nous.
Elle a annoncé que la Révolution française avait des partisans
nombreux dans les Pays-Bas, dans l’Allemagne, et jusque
dans le palais de l’empereur * .
Lantbenas, qui présidait, répondit : « L’amour de la
liberté, placé par la nature dans tous les cœurs, vous
fit, dès le commencement, chérir notre glorieuse Révo-
lution. Vos sentiments vous ont attiré des persécutions.
C’est un titre certain à notre estime. Votre exemple
montre à tous les amis de la liberté la puissance de
cette résistance passive qui est fondée sur l’élévation
de l’âme, et par laquelle les individus les plus faibles
ont si souvent fait pâlir les tyrans. L’énergie que cette
résistance suppose, les femmes l’ont souvent portée à
un tel degré qu’elle parut surnaturelle à des peuples
ignorants. Dans ce siècle éclairé, les hommes ne
seront pas moins entraînés, par une suite du penchant
le plus vif de la nature, toutes les fois que votre sexe
parera les grâces qu’il a en partage des vertus civiques
J. Numéro du 4 février.
254
TK01S FEMMES DE LA RÉVOLUTION
qui exciteront éternellement notre enthousiasme. Ci-
toyenne courageuse, racontez dans les grandes assem-
blées que l'intérêt public réunit ce que vous avez fait
et souffert pour la liberté, comme vous venez de le faire
dans celle-ci. Et croyez que, partout où seront des
cœurs français, vous aurez fait quelque chose d’utile
pour l’avancement de la liberté universelle b » Discours
plus curieux par son féminisme que par l’éloge de Thé-
roigne. Même celui-ci pouvait sembler un peu froid ;
Manuel le réchauffa d’une motion lyrique, après avoir
renchéri sur la déclaration féministe de Lanthenas. «Il
fut un temps, s’écria-t-il, où une société d’hommes mit
en question si les femmes avaient une âme. A la vérité,
cette société était composée de ces hommes à deux
visages, de prêtres, qui ont toujours feint de médire des
femmes pour n’avoii* pas l’air de les aimer. . . Si nos pères
avaient une si mauvaise idée des femmes, c’est qu’ils
n’étaient pas libres; car la liberté leur eût appris,
comme à nous, qu’il est aussi facile à la nature de créer
des Porcies que des Scévolas. Vous venez d’entendre
une des premières amazones de la liberté. Elle a élé
martyre de la Constitution. Je demande que, présidente
de son sexe, assise aujourd’hui à côté de notre président,
elle jouisse des honneurs de la séance. »
Mais il nous faut revenir au Patriote français. C’était
une Brissotine que le journal de Brissot félicitait, en
applaudissant au langage belliqueux de 1’ « amie de la
liberté ». Brissot était le chef, contre Robespierre, du
parti qui demandait la guerre aux rois; et, si nous
avons écrit que Théroigne ne fut jamais Robespierriste ,
c’est précisément parce que, dès sa rentrée à Paris,
1. Journal des débals et de la correspondance de la Société des Amis
de la Constitution , 4 février 1792.
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
25 «i
elle se rangea, sur cette question de guerre, du côté
des futurs Girondins.
Dès son retour aussi elle projeta d’organiser un ba-
taillon d’amazones.
Le 18 février, dans un long article des Révolutions
de Paris , intitulé : Des piques , on pouvait lire : « Que,
le 14 juillet prochain, il y ait vingt-cinq millions de
piques fabriquées en France; qu’à l’imitation de nos
premiers ancêtres, qui ne s’assemblaient jamais au
Champ-de-Mars sans être munis tous d’une lance et
d’un bouclier, douze millions de citoyens en état de
porter une arme et de mettre une pique en arrêt se
rendent au Champ de la Fédération » ; puis : « Mais
n’en déplaise à la fameuse Théroigne et à la phalange
d’amazones qu’elle se propose d’établir et de comman-
der, que les piques soient interdites aux femmes » !
Texte précieux, car il prouve que Théroigne fut sans
doute la première à convier les Parisiennes à s’armer.
Supprimez-le, on attribuerait volontiers l’initiative à
une autre citoyenne, la fille Léon. En effet, le discours
dans lequel Théroigne prêcha ce que nous avons
appelé son f éminisme înilitaire est du 25 mars ; et le
6 mars l’adresse suivante, couverte de plus de trois
cents signatures après celle de la fille Léon, avait été
remise à la Législative :
Législateurs,
Des femmes patriotes se présentent devant vous pour récla-
mer le droit qu’a tout individu de pourvoir à la défense de sa
vie et de sa liberté.
Tout semble nous annoncer un choc violent et prochain.
Nos pères, nos époux et nos frères seront peut-être les vic-
times de la fureur de nos ennemis. Pourrait-on nous inter-
dire la douceur de les venger ou de mourir à leurs côtés.
256
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
Nous sommes citoyennes, et le sort de la Patrie ne saurait
nous être indifférent. Vos prédécesseurs ont remis le dépôt
de la Constitution dans nos mains aussi bien que dans les
vôtres. Eh! comment conserver ce dépôt si nous n’avons des
armes pour le défendre des attaques de ses ennemis.
. . . Que notre faiblesse ne soit pas un obstacle : le courage
et l’intrépidité y suppléeront... Ne croyez pas, cependant,
que notre dessein soit d’abandonner les soins, toujours chers
à nos cœurs, de notre famille et de notre maison... Non,
Messieurs : Nous voulons seulement être à même de nous
défendre. Vous ne pouvez nous refuser et la société ne peut
nous ôter ce droit que la nature nous donne ; à moins que l'on
ne prétende que la Déclaration des droits n’a point d’appli-
cation pour les femmes.
Messieurs,
Voici ce que nous espérons obtenir de votre justice et de
votre équité :
1° La permission de nous procurer des piques, des pisto-
lets et des sabres, même des fusils pour celles qui auraient
la force de s’en servir, en nous soumettant au règlement de
police ;
2° De nous assembler les fêtes et dimanches au Champ
de la Fédération ou autres lieux convenables pour nous exer-
cer à la manœuvre desdites armes ;
3° De nommer, pour nous commander, des ci-devant
gardes françaises, toujours en nous conformant au règlement
que la sagesse de M. le maire nous prescrirait pour le bon
ordre et la tranquillité publique * .
Nous voyons même dans la Bibliographie de M. Mau-
rice Tourneux qu’un exemplaire de cette pétition,
possédé par le British Muséum, porte la date du
27 février. Elle avait été imprimée d’abord en vertu
1. Imprimée par ordre de l’Assemblée nationale. — B. N.,L 33e 3 X, 1. 1<
THEROIGNE DE MERICOURT
257
d’un vote de la Société fraternelle des Minimes1, pré-
sidée par Tallien. Mais enfin l’ancienne « Muse » ne
dut pas à la fille Léon, ni à Tallien, son féminisme
guerrier.
Seulement elle le dut aux mêmes circonstances qui
inspirèrent la pétition ; à l’inquiétude patriotique et
démocratique dont Paris frémissait quand elle y rentra.
Cette guerre, qu’elle désirait, semblait à tous inévitable.
Et, contre les ennemis de l’intérieur, le peuple s’ar-
mait. Il se fabriqua et vendit en janvier et février une
quantité prodigieuse de piques. L’idée de Théroigne —
comme de la fille Léon — fut d’associer les femmes à
ce mouvement militaire des patriotes parisiens. (*V).
Le 14 mars, le Petit Gautier racontait : « Le feu
martial que la Bourrique des Jacobins , la demoiselle
Théroigne, mit dimanche passé à commander les évo-
lutions patriotiques aux dames qui se disposent à ver-
ser leur sang pour maintenir les membres de l’Assem-
blée dans leur place fut si actif que les moustaches de
ladite demoiselle se détachèrent et se sont perdues2. »
D’autre part, le numéro 60 d’un journal de Marchant:
les Sabbats jacobites , numéro qui semble être du mi-
lieu de mars, montrait la « colonelle » Théroigne —
1. Fraternelle , c’est-à-dire des deux sexes. Voir sur ces Sociétés
l’ Avant-propos et notre « Olympe de Gouges ».
2. Le 17 février, le Petit Gautier avait dit : « Les piques qui se fa-
briquent à l’instigation des Jacobins deviennent le sujet des conversa-
tions journalières et des craintes générales. Pour tranquilliser les hon-
nêtes gens, on a fait courir le bruit qu’elles seraient mises en dépôt
dans différentes sections ; on a même assuré que mademoiselle Thé-
roigne de Méricourt, accoutumée à faire des actes de charité et de pa-
triotisme,les trouvait fort de son goût et s’y était dès longtemps aguerrie.
Cette fille incomparable voulait bien se charger de fournir un gîte à
toutes les piques de Paris ; mais les commissaires nommés pour la vé-
rification de son local, malgré qu’il soit très vaste, ne l’ont cependant
pas trouvé assez grand pour les contenir toutes ; de manière qu’il a été
résolu qu’on n’y mettrait que celles qui doivent être empoisonnées. »
17
258
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
« nouvelle Penthésilée » — présentant aux Jacobins
son « escadron » de femmes armées de piques. Elle
disait « les choses les plus agréables à tous les membres
du sublime aéropage » et terminait par ces vers :
Il faut pour être utile enfin
A notre République
Que chaque femme ait à la main
Une superbe pique.
Faut-il croire cependant que Théroigne eût réussi à
organiser militairement un groupe de femmes? Il est
certain qu’on fabriqua vers ce temps des piques de
citoyennes. Il y en a une au musée Carnavalet, légère,
jolie, portant gravés sur le bois des branches de lau-
rier et un bonnet phrygien. Et nous savons que, le
11 mars, « des citoyennes affiliées à la Société des
Cordeliers » allèrent présenter à ceux-ci deux piques
avec « un drapeau de la liberté1 ». Mais le discours
même prononcé par Théroigne le 25 mars prouve qu’elle
n’avait pas encore, à cette date, formé « la phalange
d’amazones » qu’elle aurait voulu « commander » ; et,
pour le dire tout de suite, elle n’arriva pas à la former.
Le dimanche 25 mars, elle s’était rendue à la même
Société fraternelle d’où était partie la pétition lue le 6
à la Législative ; et c’est « en présentant un drapeau
aux citoyennes du faubourg Saint-Antoine » qu’elle pro-
nonça le grand discours dont voici les passages les plus
intéressants 2 :
1. British Muséum ( French Révolution). Pièce signalée par M. Maurice
Tourneux ( Bibliographie de l'histoire de Paris pendant la Révolution
française , t. II, p. 455).
2. Nous les donnons d’après les Goncourt, qui possédaient la pièce.
Elle ne se trouve dans aucune bibliothèque publique à Paris. M. Maurice
Tourneux l'a signalée dans la collection du British Muséum que cite la
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
259
... Armons-nous, nous en avons le droit par la nature et
même par la loi. Montrons aux hommes que nous ne leur
sommes inférieures ni en vertus, ni en courage ; montrons à
l’Europe que les Françaises connaissent leurs droits et sont
à la hauteur des lumières du xvme siècle en méprisant les
préjugés qui, par cela seul qu’ils sont préjugés, sont absurdes,
souvent immoraux, en ce qu’ils nous font un crime des
vertus...
On va mettre en avant les aboyeurs, les folliculaires
soudoyés, pour essayer de nous retenir en employant les
armes du ridicule, de la calomnie, et tous les moyens bas
que mettent ordinairement en usage les hommes vils pour
étouffer les élans du patriotisme dans les âmes faibles. Mais,
Françaises, actuellement que les progrès des lumières vous
invitent à réfléchir, comparez ce que nous sommes avec ce
que nous devrions être dans l’ordre social Nous nous
armerons, parce qu’il est raisonnable que nous nous prépa-
rions à défendre nos droits, nos foyers, et que nous serions
injustes à notre égard et responsables à la Patrie, si la pusil-
lanimité que nous avons contractée dans l’esclavage avait
encore assez d’empire pour nous empêcher de doubler nos
forces... Vous ne pouvez douter que l’exemple de notre
dévouement ne réveille dans l’âme des hommes les vertus
publiques, les passions dévorantes de l’amour delà gloire et
de la patrie...
Françaises ! je vous le répète encore, élevons-nous à la
hauteur de nos destinées; brisons nos fers; il est temps
enfin que les femmes sortent de leur honteuse nullité où
l’ignorance, l’orgueil et l’injustice des hommes les tiennent
asservies depuis si longtemps. Replaçons-nous au temps où
les Gauloises et les fières Germaines délibéraient dans les
assemblées publiques, combattaient à côté de leurs époux
pour repousser les ennemis de la liberté. Françaises, le même
note précédente : French Révolution. Mais les Goncourt commirent une
grosse erreur dans leurs réflexions sur cette pièce qu’ils eurent, d’ailleurs,
le tort de ne pas publier intégralement. Selon eux, Théroigne voulut
« la première faire sortir sou sexe du ménage pour le faire entrer dans
la patrie». (Voir V Avant-propos et l’étude sur « Olympe de Gouges ».)
260
TROTS FEMMES DË LA RÉVOLUTION
sang coule toujours dans nos veines; ce que nous avons fait
à Versailles, les 5 et 6 octobre 1 , et dans plusieurs autres cir-
constances importantes et décisives, prouve que nous ne
sommes pas étrangères aux sentiments magnanimes. Repre-
nons donc notre énergie ; car, si nous voulons conserver
notre liberté, il faut que nous nous préparions à faire les
choses les plus sublimes Citoyennes, pourquoi n'entre-
rions-nous pas en concurrence avec les hommes? Pré-
tendent-ils seuls avoir des droits à la gloire ?... Nous aussi,
nous voulons mériter une couronne civique et briguer l'hon-
neur de mourir pour une liberté qui nous est peut-être plus
chère qu’à eux, puisque les effets du despotisme s’appesan-
tissaient encore plus durement sur nos têtes que sur les
leurs...
Vous toutes qui m’entendez, armons-nous, allons nous
exercer deux ou trois fois par semaine aux Champs-Elysées
ou au Champ de la Fédération ; ouvrons une liste d’Amazones
françaises, et que toutes celles qui aiment véritablement
leur patrie viennent s’y inscrire; nous nous réunirons ensuite
pour nous concerter sur les moyens d’organiser un bataillon
à- l’instar de celui des élèves de la Patrie, des Vieillards ou
du Bataillon sacré de Tlièbes...
Il est assez é tonnant que les Révolutions de Paris ne
se soient pas occupées de ce discours. Elles avaient
parlé de la pétition du 6 mars, bien entendu pour la
blâmer. Elles avaient dit : « Ces bonnes citoyennes
sont loin de penser que peut-être elles donnent dans
un stratagème nouveau, mis en avant pour porter le
trouble au sein des ménages paisibles et pour inspirer
le dégoût des soins domestiques. Les femmes auraient
pu adoucir le caractère dur que nos dissensions civiles
font contracter aux hommes; et voilà qu’on insinue à
1. Ceci ne saurait se tourner contre la thèse du chapitre iv de cette
étude. Théroigne disait : « Ce que nous avons fait », comme elle eût
dit : « Ce que les femmes ont fait. »
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
261
celles-là le conseil de rivaliser ceux-ci. Il ne nous man-
quait plus que de mettre la confusion parmi les sexes
et de les déplacer ». (N° du 10 mars). Et, certes, on
conçoit l’etrarement de l’important journal quand on
sait la campagne antiféministe qu’il avait menée — et
que nous avons promis de faire connaître ici.
Dès février 1791, dans un véritable manifeste inti-
tulé : De l'influence de la Révolution sur les femmes,
il avait professé :
La liberté civile et politique est, pour ainsi dire, inutile
aux femmes et par conséquent doit leur être étrangère. Des-
tinées à passer toute leur vie renfermées sous le toit paternel
ou dans la maison maritale, nées pour une dépendance per-
pétuelle depuis le premier instant de leur existence jusqu’à
celui de leur trépas, elles n’ont été douées que de vertus pri-
vées. Le tumulte des camps, les orages de la place publique,
les agitations des tribunaux ne conviennent point du tout au
second sexe. Servir de société à sa mère, adoucir les soucis
d’un époux, nourrir et soigner ses enfants, voilà les seules
occupations et les véritables devoirs d’une femme. Une femme
n'est bien, n’est à sa place que dans sa famille ou dans son
ménage. De tout ce qui se passe hors de chez elle, elle ne
doit savoir que ce que ses parents ou son mari jugent à
propos de lui apprendre 1 .
C’était, dans sa brutalité d’égoïsme et d’orgueil, Y an-
tiféminisme intégral , si l’on peut dire. Et cependant,
par une première contradiction, d’ailleurs calomnieuse,
l’auteur osait reprocher aux bourgeoises de n’avoir pas
« su monter leurs organes au ton de la Révolution ».
Par une contradiction analogue, et plus grave encore
1. Numéro 83. Article anonyme, comme presque tous ceux des Révo-
lutions de Paris. Mais le journal de Prudhomme eut, dit-on, pour ré-
dacteurs, après la mort deLoustallot, Sylyain Marécàa}, Fabre d’Eglap-
tine, gaiptonax et Chaumette,
262
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
peut-être, il prêchait : « Pour peu » que le « civisme »
de tel ou tel « soit douteux », « que sa mère le repousse!
que sa femme rougisse de porter son nom, et que sa
fille baisse les yeux et n’ose l’avouer pour son père ! »
Il s’écriait : « Citoyennes!... rassemblez-vous toutes au
pied de l’autel de la patrie; et là, en présence de tous
les citoyens, prononcez toutes le serment solennel de
n’épouser jamais aucun aristocrate. » Enfin, par une
nouvelle contradiction, celle-ci délirante, il voulait que
le jour où « la république » serait en danger les
femmes s’armassent « de torches incendiaires » afin de
porter « la flamme » dans le palais des Tuileries, et
qu’elles redoublassent « de fureur » si le territoire était
envahi : alors elles devraient tout mettre en œuvre,
« la bravoure et la ruse, le fer et le poison ». — « Cor-
rompez les fontaines ! les vivres ! Que l’atmosphère soit
chargée de semences de mort! »
Le mois suivant, abordant la question de la régence,
les Révolutions de Paris déclaraient : « Les régences
les plus funestes ont été celles des femmes » ; puis :
« Il n’y a point de milieu : ou les femmes sont inhabiles
à occuper la régence, ou il faut que nos mères, nos
filles, nos épouses et nos sœurs viennent voter dans
nos assemblées primaires », etc. Or c’est très juste-
ment que « nos femmes » sont absolument « privées
du caractère politique » 1 . Un autre article, dans le
1. Un passage curieux est celui qui concerne Marie- Antoinette :
« Serait-il prudent à la nation... que, si le roi venait à mourir, on fit
choix tout justement d’une Autrichienne pour gouverner l’empire
français?... » A cause de 1’ « Autrichienne », au contraire, des pam-
phlétaires royalistes furent en apparence plus libéraux que certains
journalistes patriotes au point de vue féminin. Témoin ce vaudeville de
Marchant, dans la Constitution cle 1791 en vaudevilles :
Aucune citoyenne,
Que mon cœur, que mon cœur a de peine!
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
263
mémo numéro (86), tançait des citoyennes qui avaient
envoyé une Adresse au club des Cordeliers. « Nous
ne nous avisons pas de vous donner des leçons pour
apprendre à aimer vos enfants ; épargnez-vous la
peine de venir dans nos clubs nous tracer les devoirs
du citoyen. » Vers la fin de l’année 1791, le journal
de Prudhomme demandait meme qu’on refusât aux
femmes le droit de pétition. Et c’était l’occasion d’un
nouveau manifeste : « Nous l’avons déjà dit, et nous
sommes fâchés d’être obligés de le répéter. Chaque
sexe a ses devoirs bien spécifiés... A chacun ses fonc-
tions, ses habitudes, son genre de vie. » Les femmes
sont •< des plantes bienfaitrices mais délicates, qui ne
doivent point sortir de la terre et s’exposer aux orages
de la publicité ». Elles « doivent être de la religion de
leur famille et en adopter tous les principes politiques. . .
Confiance entière, nous avons presque dit aveugle, de
leur part, envers les hommes qui tiennent à elles par
le cœur ou par les liens du sang ; voilà quelle doit
être leur profession de foi et leur conduite1. » Le jour-
naliste allait jusqu’à blâmer à demi les femmes ou
filles d’artistes, dont plusieurs artistes elles-mêmes,
qui, le 7 septembre 1789, s’étaient rendues à la Consti-
Aucune citoyenne
Régente ne sera.
Je sais bien pour cela
Quelle raison on a :
Pour exclure la reine,
Que mon cœur, que mon cœur a de peine!
Pour exclure la reine
Cet arrêt l’on porta.
Le Français si rjalant
Aurait bien dû vraiment
Pour belle et bonne reine,
Que mon cœur, que mon cœur a de peine!
Décréter autrement.
V
1. Numéro 124 (26 novembre 1791).
264
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
tuante pour y faire « à la patrie le don de leurs bijoux
et le sacrifice de leurs parures ». Ces dames et demoi-
selles, — Moitte, Yien, Lagrenée jeune, Fragonard,
David, Gérard, Yestier, etc., — « auraient dû peut-être
faire ce présent sans sortir de leurs maisons et n’ap-
prendre que par le récit de leurs époux ou de leurs
parents l’agréable et utile sensation que produisit ce
généreux mouvement ». Et comme elles avaient parlé
dans leur discours à l’Assemblée des « romaines qui
firent hommage de leurs bijoux au Sénat »4, les Révo-
lutions de Paris proposaient pour modèle aux femmes
patriotes « la fille de Caton et l’épouse de Brutus »,
Porcie. Celle-là « mettait son orgueil dans la discrétion
et ne cherchait point à rivaliser de gloire avec ceux
dont elle partageait le cœur et les destinées ». En appre-
nant la mort de Brutus, elle « sut encore se taire et
mourir ». Aussi faut-il absolument désapprouver les
citoyennes qui prêtèrent le serment civique. Les
hommes sont les « représentants naturels » des femmes,
leurs « légitimes chargés d’affaires ». — « Pouvons-
nous avoir des intérêts séparés des vôtres?» concluait
le sociologue vraiment simpliste, dans une apostrophe
d’un virilisme ému et galant : « Gardiennes des mœurs,
présidez à tous les détails de la vie ; abandonnez-nous
les soins pénibles de l’ensemble ; et puissions-nous
apporter dans nos institutions sociales le même ordre,
la même économie, le même charme que vous savez
si bien faire régner autour de vous... »
Mais certaines lectrices ne se sentirent pas con-
vaincues; elles furent même choquées du passage qui
défendait aux femmes d’avoir une opinion religieuse
1, Pisçoufs 4e M“e Moitte, présidente ,
THÉ R OIGNE DE MÉRICOCRT
265
personnelle. Elles écrivirent à Prudhomme, et le meme
rédacteur qui avait eu l’idée de l’interdiction fit cette
réponse :
La religion, telle qu’elle a toujours été, et telle qu’elle est
encore, a pour base une métaphysique mystérieuse : c’est
tout ce qu’un prêtre peut faire que de la comprendre assez
pour en diriger le culte en connaissance de cause ; et l’on
voudrait que les femmes en sondassent elles-mêmes les pro-
fondeurs, et ne s’en rapportassent pas à l’homme qui leur est
cher pour fixer leur opinion dans une matière où Fénelon
lui-même s’égare. Bon Dieu ! où en serions-nous si les
femmes n’adoptaient pas de confiance la doctrine de leur
père ou de leur mari ] .
La liberté de conscience ainsi refusée à une moitié
du genre humain, l’étrange philosophe revenait à Porcie,
qui « ne faisait point de livres », qui « ne raisonnait
pas le culte établi, la forme de gouvernement consti-
tué », etc... Puis, galant de nouveau : « C’est au cèdre
de la montagne à braver les aquilons : la rose de nos
jardins ne doit connaître que le zéphir. » Enfin, d’une
telle conviction qu’il s’en permettait un grossier solé-
cisme : « La nature n’a point fait les femmes pour réflé-
chir, mais bien pour aimer et pour Vêtre. »
Comment cette opinion n’eût-elle pas été celle de la
majorité des citoyens? Et, par suite, comment l’entre-
prise, d’ailleurs excentrique de Théroigne, eut-elle pu
aboutir? Nous lisons dans les Folies d’un mois 2 :
Tout le monde sait aujourd’hui que l’infâme Théroigne a
échappé avec peine, jeudi dernier, au châtiment que le peuple
1. Numéro 127 (17 décembre 1791).
2. Petite feuille royaliste citée plusieurs fois clans notre <>< Olympe de
gouges »,
2e 6
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
du faubourg* Saint-Antoine voulait lui infliger. Elle avait été,
la veille, proposer aux femmes de s’armer des piques que les
hommes refusent de porter; elle y retournait, accompagnée
de quelques prostituées. Dès qu’elle fut reconnue, on n’enten-
dit qu’un cri : La voilà ! il faut la fouetter. Elle se réfugia dans
l’église des Enfants-Trouvés, où elle trouva les commissaires
de la section, qui délibérèrent de l’envoyer, comme ils auraient
dû le faire, à la police correctionnelle. Ils finirent cependant
parla congédier impunie, et pour la soustraire à l’indignation
de ceux qui l'avaient poursuivie, on la fit escorter jusqu’à un
un fiacre par douze gardes nationaux 1 .
Le numéro, non daté, est du lendemain ou surlen-
demain de la fête des soldats de Château-Vieux (di-
manche 15 avril) ; le jeudi où Théroigne aurait dû fuir
la colère des citoyens du faubourg Saint-Antoine est
donc le jeudi 12. Et sans doute on ne peut se fier au
haineux récit2, mais un document sûr — et fort ins-
tructif — est l’exposé suivant d’un incident qui se pro-
duisit aux Jacobins le 13 :
La Société des défenseurs des droits de l’homme et enne-
mis du despotisme, tenant ses séances au faubourg Saint-
Antoine, envoie une députation pour dénoncer à la Société
[des Jacobins) M1,e Théroigne.
La députation accuse cette citoyenne d’avoir excité du
trouble dans le faubourg Saint-Antoine, en voulant réunir en
club, trois fois la semaine, les femmes de ce quartier, et en
les engageant à un repas ou banquet civique, entreprises à la
suite desquelles elle avait cru devoir employer, sans doute
sans leur participation, les noms de MM. Robespierre, Collot
d’Herbois et Santerre. Cette députation accuse encore
Mlle Théroigne d’en avoir imposé aux femmes de ce faubourg
1. Cinquième mois (n° 26).
2. Supposons qu’il fût véridique : l’humiliation qui chassa Théroigne
de la vie publique, elle aurait donc failli la subir en avril 1792, et seu-
lement à cause de son féminisme |
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
2G7
on leur montrant, sur une liste de prétendues signatures pour
cette fête civique, la signature de Mme Santerre, que les com-
missaires ont reconnu être de l’écriture de M1,e Théroigne.
Robespierre déclare, à cette occasion, n’avoir jamais eu
avec Mlle Théroigne aucune relation particulière.
M. Santerre annonce qu'à la vérité il y a eu au faubourg
Saint-Antoine quelques rumeurs dont Mllc Théroigne peut
avoir été l’occasion sans avoir certainement cherché à la faire
naître. Quant à la prétendue fausse signature de Mnie Sau-
terre, ce n’était point une liste de signatures, mais uue liste
de noms des personnes qui voulaient prendre part à cette
fête.
A l'égard du bruit occasionné par le club des femmes,
c’était, disait-il, à ces femmes qu'il fallait s'en prendre, parce
qu’elles avaient été chercher en force les petites filles de la
Pitié pour les faire assister à leurs assemblées, ce à quoi
les religieuses qui veillent à leur éducation s’étant opposées,
on s’était permis contre elles des voies de fait peu décentes.
Les hommes de ce faubourg, dit cet orateur, aiment mieux, en
rentrant de leur travail, trouver leur ménage en ordre que
de voir revenir leurs femmes d’une assemblée où elles ne
gagnent pas toujours un esprit de douceur, de sorte qu’ils
ont vu de mauvais œil ces assemblées répétées trois fois la
semaine... Toutes ces considérations ont produit des mou-
vements que j’ai engagé Mllc Théroigne à ne pas entretenir
plus longtemps, en renonçant à ses projets à cet égard, et je
ne doute pas qu'elle n’y renonce d’elle-même, d’après les
réflexions qu’auront fait naître en elle ces mouvements,
qu’elle n’a certainement pas cherché à exciter, comme pour-
raient l’accuser les malintentionnés. Je demande donc que,
vu toutes ces explications, on passe à l’ordre du jour L
Ce fut le coup de grâce pour les tentatives féministes
de rhéroïne. Les tentatives , puisqu’il s’agit ici d’un club
de femmes qu’elle avait fondé.
1, La Société des Jacobins, par Aulard (t. IH),
268
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
Et ce fut la première atteinte à une popularité qui,
en février et en mars, n’avait pas cessé de grandir.
On a dû remarquer surtout la sécheresse de l’inter-
vention de Robespierre. Evidemment, il eut plaisir à
déclarer qu’il avait jamais été des amis de l’amazone.
Jamais, du reste, en 1792, la presse royaliste ne le mit
au nombre de ceux-ci. Les familiers de Tbéroigne, en
février, mars et avril, étaient, d’après cette presse,
Chabot etBasire; or, Chabot et Basire — avec Merlin
de Thionville — représentaient à la Législative les idées
démocratiques des Cordeliers.
Mais il va de soi qu’il fallait pour ces mêmes jour-
naux aristocrates que la révolutionnaire eût au moins
l’un de ses deux intimes pour amant. On lui donna le
plus jeune, Basire, né en 1764. Le Journal Pie 1 du 29 fé-
vrier chansonnait :
La Tbéroigne de Méricourt
A vaincu le cœur de Basire,
Et le Jacobin à son tour
Eprouve le feu qu’il inspire.
On ne sait, en voyant uni
Ce couple d’une telle espèce,
Qui des deux est le mieux puni,
De l’amant ou de la maîtresse.
L’entrefilet du Petit Gautier du 14 mars, sur les
moustaches perdues de l’amazone, finissait ainsi :
« Récompense honnête à celui qui les remettra à cette
demoiselle ou au sieur Basire, son tenant actuel. » Au
commencement d’avril, enfin, les Sabbats jacobites
mettaient le couple en scène dans un « intermède
1. Cette feuille royaliste était rédigée parBarrael-Beaiivert et quelques
autres.
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
269
civique » intitulé : le Boudoir de Mn° Théroigne. (N° 65).
La description du boudoir était assez amusante : « Sur
une espèce de toilette, un pot de rouge végétal, un poi-
gnard, quelques boucles de cheveux éparses, une paire
de pistolets, Y Almanach du Père Gérard , une toque, la
Déclaration des droits de V homme , un bonnet de laine
rouge, un peigne à chignon, une fiole de vinaigre de la
composition du sieur Maille, un fichu fort chiffonné, la
Chronique de Paris et le Courrier de Gorsas... Dans le
fond, un lit de sangle décoré d’une paillasse, qui sert
de lit de repos à la belle patriote et à ses nombreux
adorateurs. A côté de la paillasse... une pique énorme,
près de laquelle. . . un superbe habit d’amazone de velours
d’Utrecht. » Aux murs, des tableaux « agréables » : la
Prise de la Bastille , la Mort de MM. Foullon et Ber-
tier , la Journée du 6 octobre 1789, F Assassinat juri-
dique de M. de Favras , les Meurtres commis à Nîmes ,
Montauban , etc. Quant à Théroigne, elle est dans le
négligé le plus galant : elle a des « pantoufles de maro-
quin rouge, des bas de laine noire, un jupon de damas
bleu, un pierrot de bazin blanc, un fichu tricolore et
un bonnet de gaze couleur de feu surmonté d’un
pompon vert ». Tricolore, au surplus, son maquillage :
blanc, rouge brique, bleu foncé. Arrive Basire qui,
tout de suite, devient entreprenant ; mais elle le
repousse : elle n’est pas « en train de rire ». Alors il la
soupçonne de lui préférer Chabot. Mais elle assure
qu’elle ne voit plus l’ancien moine :
Il n’a plus ce joli talent
Qui dans nos malheurs nous console.
Il a « perdu... la parole ».
La jalousie de Basire se porte alors sur Petion : « Me
270
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
sacrifieriez-vous à l’orgueil d’enchaîner à votre char le
Maire de la Capitale? » Mais Théroigne : « J’aime
M. Petion pour ses vertus civiques, son patriotisme,
son dévouement à la chose publique, son talent pour
les dénonciations, son assiduité au club des Jacobins;
en un mot, c’est la Nation que j’aime en lui, car il
en est le plus digne représentant, mais vous n’en serez
pas moins toujours mon amant, je le jure par mes
exploits du 6 octobre. »
Cependant elle a confessé que son amitié pour le
maire de Paris avait « bien manqué de se transformer
en amour», le 25 mars, au « repas splendide » donné
par « MM. les Porte-piques du faubourg Saint-Antoine...
à MM. les Hercules de la Halle.» Et ce qu’elle dit de ce
« repas » est la partie la plus intéressante de V Inter-
mède : car, ici, nous rentrons dans l’histoire. Le 25 mars,
en effet, les habitants du faubourg Saiut-Antoine don-
nèrent une fête aux forts de la Halle, qu’on appelait
« les Forts pour la Patrie », et Petion vint fraterniser
avec le peuple vers la fin du banquet (aux Champs-
Elysées), et Théroigne, encore frémissante de son grand
discours à la Société des Minimes, fut des convives.
La Correspondance littéraire secrète du 31 mars, parlant
de ce dîner civique, disait : « Deux femmes seules y
ont été admises : Mll‘ Théroigne et celle qui a reçu un
coup de sabre à Versailles, à la journée mémorable du
8 octobre ( assurément il faut lire « 5 octobre », et il
s'agit de Reine Audu), toutes les deux vêtues en ama-
zones. »
On admit pourtant deux autres citoyennes, Mme Trem-
blay, « épouse du patriote imprimeur de ce nom » 1 et
1 Courrier des 83 départements , 29 mars.
THÉROIGNE DE MÉRICOURÏ
271
Mlle Galon, la fille du député. Même ces deux dernières
furent désignées pour tenir sur les fonts baptismaux la
fille d’un tambour présent au banquet. On alla prendre
la mignonne chez « la jeune et jolie accouchée »G au
faubourg Saint- Antoine, et le baptême eut lieu à Sainte-
Marguerite. Il fut administré par l’évêque Fauchet,
qu’assistait le curé de la paroisse. Le parrain était
Thuriot. Les noms furent « Petion-Nationale-Pique2 ».
Théroigne, au souvenir de la scène, s’écrie dans Y Inter-
mède : « Que je suis fâchée de n’avoir pas été choisie
pour marraine. Aux trois jolis noms... j’aurais ajouté
ces trois-ci, qui ne le cèdent en rien aux premiers :
Lanterne , Assignat , Bonnet-rouge. »
Mais voici l’heure, pour Basire, d’aller « dénoncer »
aux Jacobins. « Attendez-moi, fait Théroigne, je vais
mettre un peu de rouge, prendre mon éventail, mon
parapluie, mon mantelet, ma pique, mes pistolets,...
et j’irai avec vous à la Jacobinière. » Joie de Basire :
« Un seul regard de vos beaux yeux va m’inspirer à la
tribune les plus jolies choses. »
La vérité, c’est que Basire eut pour maîtresse non
pas Théroigne, mais la baronne Palm Aelders, ou
d’Aelders ; et c’est que Théroigne, en 1792 et 1793, fut
la même « Minerve » qu’en 1789-1790. « Sa société
était recherchée par un grand nombre de députés,
sans qu'on lui ait connu d’amant. » (Ghoudieu).
Mais ce n’étaient pas seulement les pamphlétaires
royalistes qui la poursuivaient de facéties plus ou moins
heureuses. Ils avaient pour complice la caricature. Et,
] . lbicl.
2. « Aussitôt après le baptême, plusieurs dames du faubourg, armées
de sabres, formèrent une voûte d’acier sur l’enfant, et les cris de :
Vive la Nation retentirent dans le Temple. » (Ibid.).
272
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
sans doute, la caricature fut plus d’une fois aussi gros-
sièrement licencieuse que dans l’estampe décrite par le
Petit Gautier du 19 février, où l’on retrouve à côté de
l’amazone quelques-unes des principales victimes des
Actes des apôtres, de V Apocalypse, de la Chronique
scandaleuse, etc. :
CARICATURE NOUVELLE
Elle représente un détachement des principales caillettes
qui ont joué un plat rôle dans la révolution. — Ces dames se
montrent aux troupes de l’empereur pour les faire débander...
La demoiselle Théroigne leur montre sa république, mesdames
Staël, Dondon [Charles de Lametli), Sillery, Condorcet leur
montrent chacune leur Villelte 1 ... On voit l’armée aller à
la débâcle. — Les soldats laissent tomber leurs fusils et leurs
sabres; les drapeaux baissent pavillon; le général Bender
lui-même laisse tomber une de ses bottes, ce qui devient
le signal de la débandade générale.
La meme feuille décrivait, le 6 mars, line autre
image où figurait Théroigne, mais qui n’avait rien
d’indécent. C’était «la donzelle » en dame de pique,
avec le duc d’Orléans en roi de pique et Santerre en
valet de pique.
Ces dessins irritaient l’héroïne, s’il faut en croire le
Petit Gautier encore (19 février) :
La dévergondée Théroigne, après s’être promenée avant-
hier dans le camp des Tartares du Palais-Royal,... entra dans
la boutique d’une marchande de caricatures à qui elle eut
l’effronterie de dire que, si elle continuait d’étaler celles qui
jetaient du ridicule sur d’autres que le pouvoir exécutif, la
noblesse ou le clergé, elle viendrait, accompagnée de quelques
patriotes, pour les déchirer.
1. Allusion à la réputation d’homme-femme que la presse royaliste
avait Faite au marquis de Villette.
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
273
La marchande, ajoutait le journal, saisit « un gros
flambeau » dont elle menaça la « ci-devant pucelle de
la révolution»; en s’enfuyant, celle-ci laissa dans la
boutique « une de ses pantoutles ». — « On ne la lui
rendra que sur le nez. »
Cet entrefilet, moitié plaisant, moitié sérieux, était
d’ailleurs précédé de quelques lignes où l’on voit Thé-
roigne dans le rôle qui peut-être lui seyait le mieux,
son rôle d’orateur de rassemblements.
Bien entendu, le Petit Gantier l’y montrait ridicule.
« La nymphe Brabançonne », disait-il, s’est rendue
« mardi soir » [14 février ) chez M. Desenne ( libraire ),
au Palais-Boyal. La curiosité attira une foule de spec-
tateurs autour d’elle; elle a si complètement dérai-
sonné que tout l’auditoire (excepté deux jacobins gobe-
mouches qui étaient en extase) finit par hausser les
épaules de pitié. Aussi la pauvre fille fut-elle obligée
de s’en aller, n’ayant débité que la moitié de sa leçon. »
La vérité sur l’oratrice de ces petits clubs en plein air
est dans cette phrase de Choudieu : « Elle a joué un
rôle très grand dans les groupes de Paris, où elle se
faisait écouter avec intérêt ».
Hyde de Neuville, qui était « royaliste fougueux »,
déclare avoir osé l’interrompre un jour que, sur la ter-
rasse des Feuillants, elle «haranguait le peuple».
« Nous commençâmes par discuter, et nous finîmes par
la dispute. L’orateur en jupon me prodiguait mille
injures et cherchait à exciter la populace contre moi ;
mais, cette fois, la populace se piqua de générosité. Elle
m’écoutait sans murmurer. » Cependant il crut prudent
de ne pas faire trop durer la querelle, et il avoue que
Théroigne « s’exprimait avec facilité ». [Mémoires et
Souvenirs).
18
274
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
D’autre part, Beaulieu raconte ( Essais historiques ) : .
« Lorsque Paris fut peuplé de clubs, on la voyait le
meme soir assister à tous, après avoir dans la journée
harangué les groupes de tous les quartiers , débiter dans
ces clubs ses motions ou ses instructions, et rentrer
ensuite chez elle pour y faire les honneurs du sien. Il
serait difficile de trouver un exemple d’une semblable
activité. » Passage qui, du reste, éveille bien des regrets :
car on ne connaît ni le club du nouveau salon politique
de l’ancienne « Muse » 4, ni meme les principales
d’entre les « motions » que sema cette fantastique
« activité » révolutionnaire, en dehors de Y : « Armons-
nous » de la féministe, et du projet d’une fête patrio-
tique à organiser « pour remonter l’esprit public à sa
juste hauteur » : projet que Théroigne alla présenter
aux Jacobins, le 4 mars1 2. Mais le « plan » même
qu’elle soumit au grand club, on l’ignore.
M. Marcellin Pellet veut qu’elle ait eu « la première
idée » de la grande manifestation révolutionnaire du
15 avril. La preuve en était, selon lui, dans « un billet
inédit » de Gorsas au patriote Palloy, daté du 1er mars
et disant : « Mlle Théroigne désire te voir et causer
avec toi, mon camarade. Ainsi, donne-moi heure et
jour pour que je l’accompagne chez toi. Elle veut par-
ticulièrement te parler d’une fête proposée pour Château-
1. Ce n'est pas, en effet, des Amis de la loi qu’il peut être question
dans ces lignes de Beaulieu. Paris n’était pas encore « peuplé de clubs »
en 1790. — En 1792, Théroigne habitait, paraît-il, rue de Tournon. On lit
dans les Souvenirs de la Terreur : « C'était la duchesse de Montpensier
des ruisseaux. Ainsi que la méchante et vindicative sœur des Guise,
dont l’hôtel était précisément situé dans cette même rue de Tour-
non... », etc.
2. Au nom de la Société fraternelle séante aux Jacobins. {La Société
des Jacobins , par Aulard, t* III)*
THÉROIGNE DE MÉR1COURT
27î>
Vieux. » Le certain, c’est qu’elle prit la part la plus
active à la préparation du triomphe des Suisses de
Château-Vieux.
La veille du jour où elle devait prononcera la Société
des Minimes le seul de ses discours qui ait survécu,
elle présentait, avec Marie-Joseph Chénier et d’autres
citoyens, la pétition suivante au Conseil général de la
Commune :
Monsieur le maire, Messieurs,
Dans quelques jours nous posséderons au milieu de nous
nos frères, les soldats de Cbâteauvieux. Leurs fers sont
tombés à la voix de l’Assemblée nationale ; leurs persécu-
teurs sont échappés au glaive de la loi, mais non pas à
l’ignominie. Bientôt ces soldats généreux reverront le
Champ-de-Mars, où leur résistance au despotisme a préparé
le règne de la loi ; bientôt ils embrasseront leurs frères
d’armes, ces braves gardes françaises dont ils ont partagé
la désobéissance héroïque.
Une bienfaisance fraternelle et des honneurs éminents
acquitteront envers les soldats de Cbâteauvieux la dette
que la patrie a contractée. Ainsi les efforts du civisme
seront à jamais encouragés. Cette fête touchante sera partout
l’effroi des tyrans, l’espoir et la consolation des patriotes ;
ainsi nous prouverons à l’Europe que le peuple n’est pas
ingrat comme les despotes, et qu’une nation devenue libre
sait récompenser les soutiens de sa liberté comme elle sait
frapper les conspirateurs jusque sur les marches du trône.
De nombreux citoyens nous ont chargés auprès de vous
d’une mission que nous remplissons avec confiance et avec
joie. Ils vous invitent, par notre voix, à être témoins de cette
fête, que le civisme et les beaux-arts vont rendre imposante
et mémorable. Que les magistrats du peuple consacrent,
par leur présence, le triomphe des martyrs de la cause du
peuple. Ils ont conservé dans les fers cette liberté intérieure
et morale que tous les rois ne peuvent ravir. La patrie a
276
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
gravé sur leurs chaînes le serment cle vivre libre ou de mourir
comme elle l’a gravé sur les épées et sur les piques natio-
nales, comme elle l’a gravé dans vos cœurs, dans les nôtres
et dans tous ceux des vrais Français.
Maiue-Joseph Chénier, Théroigne, David, Hion, etc.
« Cette pétition, dit le Courrier français du 29 mars,
a été vivement applaudie. Le corps municipal s’est
empressé d’accueillir l’idée qui lui était présentée par
ses concitoyens, et il a pris en conséquence l’arrêté
suivant :
Le Conseil général, après avoir entendu le procureur de
la Commune,
Arrête qu’il se rendra à l’invitation, qui lui est faite par
plusieurs citoyens, d’assister à la fête que le patriotisme et
la reconnaissance préparent aux soldats de Châteauvieux ;
Arrête, en outre, que la pétition qui lui a été présentée à
cet égard dans la séance de ce jour, et dont la teneur suit,
sera, ainsi que le présent arrêté, imprimée et envoyée aux
quarante-huit sections.
Ce n’est pas ici le lieu de rappeler l’histoire, d’ail-
leurs bien connue, des quarante soldats qu’on allait
fêter. Tout le monde sait qu’ils avaient été condamnés
aux galères et envoyés à Brest à la suite de la sédition
militaire dont Nancy fut le théâtre en août 1790.
Amnistiés le 31 décembre 1791, ils furent remis en
liberté en février 1792 et se dirigèrent sur Paris, à
pied, accompagnés de nombreux citoyens et de deux
députés extraordinaires de Brest. Quand l’idée d’une
fête à leur préparer eut pris corps, Tallien rédigea un
premier programme intitulé : Ordre et marche de
Ventrée triomphante des martyrs de la liberté du régi-
ment de Château-Vieux dans la ville de Paris. Ce
théroigne de méricourt
programme est daté du 23 mars. Nous n’avons pas à
l’analyser, mais un trait en est curieux au point de vue
féministe. La ville de Paris et la ville de Brest devaient
être, chacune, personnifiées par une femme sur « un
char de forme antique » : la première serait allée rece-
voir la seconde à la barrière du Trône ; Payant em-
brassée, elle l’aurait invitée à monter sur le char, et
les deux sœurs ne se seraient pas quittées avant la fin
de la fête, sauf un instant au Champ de la Fédération,
pour l’accomplissement d’une cérémonie purificatoire.
« La ville de Paris et les officiers municipaux, avait
écrit Tallien, monteront seuls à l’autel [de la patrie)...
Des parfums seront brûlés en abondance dans des vases
disposés autour de l’autel... » Mais le Champ de Mars
ainsi purifié, — il avait été ensanglanté le 17 juil-
let 1791, — la ville de Paris devait « reprendre » la
ville de Brest et la conduire à l’autel. De ce pro-
gramme, et d’autres analogues, le journal de Prud-
homme disait le 31 mars, avec une mauvaise humeur
qui n’étonnera point : « On parle déjà de trois villes,
Brest, Orléans et Paris » que représenteraient trois
citoyennes... « Théroigne en serait une si elle n’avait
pas ce jour-là son bataillon d’amazones à commander. »
Du reste, voici par quelle gentillesse à l’égard de Thé-
roigne débutait l’article : « Nos patriotes les plus
illustres, Chénier, Collot d’Herbois, Tallien, David, la
trop célèbre Théroigne (une femme, si peu connue
soit-elle, l’est toujours trop de son vivant), les poètes,
les artistes, tout le monde s’agite en ce moment ».
Dans les premiers jours d’avril, la municipalité
accepta un programme qui remplaçait les villes de Paris
et de Brest par « la statue de la Liberté ». — Ce n'est
qu’à la fin de 1793 que la Révolution eut ses déesses de
278
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
la Liberté (et de la Raison). — Mais il faut dire que, si
le programme définitif supprimait les deux vivants
symboles du programme du 23 mars, il substituait une
théorie de jeunes filles aux « quarante hommes » qui,
selon le premier projet, devaient porter les chaînes des
« martyrs de la liberté ». Le lendemain de la fête, dans
une lettre enthousiaste, madame Jullien (de la Drôme)
dira : « Une galère et des rames portées sur un bran-
card élevé, avec cette inscription : Le crime fait la
honte et non pas l'échafaud , était suivie peut-être par
cent jeunes demoiselles, mises comme des nymphes et
aussi belles, porlant les fers des malheureux soldats » L
Quant à Théroigne, elle se trouvait sans doute parmi
les citoyens et citoyennes qui suivirent, dans le cortège,
les deux sarcophages réunis Lun à l’autre au moyen
d’un couvercle sur lequel on lisait : Bouille et ses com-
plices sont seuls coupables , — inscription rappelant la
sauvage répression par Bouillé de l’émeute militaire
de Nancy. Mais nous n’avons rencontré le nom de
l’ardente patriote dans aucune des relations que nous
avons lues, et il est bien certain qu’elle ne se montra
pas à la tête d’un « bataillon d’amazones ». Le port
d’armes de toute espèce avait été interdit à tout le
monde.
Peu après la fête, sa popularité reçut aux Jacobins
une seconde et sérieuse atteinte. Un ami de la veille,
Collot d’Herbois, porta le coup. Dans la séance
du 23 avril, il se félicita que, sur la terrasse des
Feuillants, au café Hottot, Théroigne eût déclaré lui
retirer sa confiance ainsi qu’à Robespierre. Ce fut,
dit le Journal des débats et de la correspondance de la
1. Journal d’une bourgeoise, publié par Edouard Lockroy.
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
279
Société des Amis de la Constitution , un rire universel.
Théroigne était dans la tribune des dames. Elle saute
par-dessus la barrière, se précipite au bureau, de-
mande ia parole ; il s’ensuit un tumulte auquel le
président ne peut mettre fin qu’en se couvrant et en
suspendant la séance. C’est qu’une rupture venait de
se produire dans la Société entre les Brissotins et
les Robespierristes, et que Théroigne était demeu-
rée Brissotine, malgré son amitié pour Basire et son
alliance de mars avec ColJot d’Herbois. « MM. Collot
d’Herbois, Robespierre, Chabot, ex-capucin, Tallien sont
contre MM. Brissot, Condorcet, Fauchet, Guadet, Ver-
gniaud, écrivait le 28 avril l’auteur de la Correspon-
dance littéraire secrète. Ce qui rend la conciliation plus
difficile, c’est que plusieurs femmes jouent un rôle
dans cette grande querelle. Ce sont Mme Condorcet ,
Mme Canon , Mme Staël , Ml[e Théroigne. » Les citoyennes
des tribunes étaient Robespierristes. Dans son compte
rendu de la séance du 25 avril, où Brissot parla
pendant deux heures, le Patriote français disait :
« Brissot s’est vu souvent interrompre par des cris
violents de femmes... très bien formées à l’art d’inju-
rier ceux qui n’idolâtrent point M. Robespierre. » Le
tribun à l’âme de prêtre avait en effet ses dévotes. Mais
il est à noter qu’aucune des femmes célèbres de la
Révolution ne l’admira; que toutes, plutôt, le haïrent.
A partir de la fin d’avril jusqu’à la journée du 20 juin,
on perdrait Théroigne de vue si la presse royaliste avait
cessé de l’attaquer. Mais le Petit Gautier plaisantait
ainsi, le 16 mai, avec sa grossièreté coutumière :
« Puisqu’il est impossible de trouver des hommes
capables d’occuper longtemps la place de ministre,
28Ô
TROIS FEMMES DE LA REVOLUTION
pourquoi ne pas recourir à mesdames Calon, Condor-
cet, Théroigne? Elles ont assez de talent pour être
femmes publiques... Nous croyons même que, dans
une guerre avec les Pays-Bas, personne ne serait plus
propre qu’elles à mettre les parties d’accord. » Le 23,
la même feuille prétendait qu’on n’avait jamais vu
« autant de porte-croix de Saint-Louis » et se deman-
dait si ce n’était point l’effet d’une « spéculation mer-
cantile » : car « on assure avec assez de vraisemblance
que les grandes faiseuses de la Révolution, les Répu-
bliques Staël, Condorcet, Théroigne », vendent ces
décorations 120 livres, « payables en or ». « Ce serait le
cas d’appeler MM. les ordonnés de nouvelle fabrique
des chevaliers de Cinq-Louis. » En mai aussi, le rédac-
teur des Folies d’un mois , l’abbé de Bouyon, s’aban-
donnait contre Théroigne à son élégante imagination,
dans le récit d’une fête civique donnée à Vincennes.
« La Théroigne est à cette fête. » Un fort de la Halle,
Nicolas, s’avance pour l’embrasser. Elle s’y prête,
mais se dérobe sèchement à la récidive. La foule se
fâche, traite la bégueule de G..., de P..., de C..., crie à
Nicolas de lui faire « baiser son derrière », et Nicolas
« lui saisit la tête, l’applique à son postérieur ». On
applaudit. Puis l’idée vient de jeter « la donzelle » par
la fenêtre. Il faut qu’elle se sauve1.
Le 20 juin, si l’on en croyait Montjoye, elle aurait
commandé une des « bandes » qui envahirent le châ-
teau des Tuileries. ( Conjuration de Louis-Philippe-
Joseph d'Orléans )2. Lamartine accueillit la légende, et
c’est même à ce propos qu’il traça de l’amazone le por-
trait dont nous avons plus d’une fois parlé. 11 peignit,
1. Sixième mois, n° 14.
2. T. III, p. 177.
ÎIIÉROlGNE DE MERICOÜRf
28 1
avec sa belle assurance ordinaire, la « horde » —
« pêle-mêle confus d’hommes en haillons, de femmes
et d’enfants » — qui suivait la « jeune et belle femme,
vêtue en homme, un sabre à la main, un fusil sur
l’épaule et assise sur un canon traîné par des ouvriers
aux bras nus ». Pourquoi n’a-t-il pas ajouté, d’après
les Souvenirs de la Terreur , qu’elle avait poussé à la
roue du canon qui fut hissé au premier étage du
château? et aussi, d’après le même ouvrage, qu’elle
avait dit à Petion, quand il eut engagé la « populace »
à se retirer : « Je croyais qu’on devait en finir aujour-
d’hui »? M. Marcellin Pellet fut plus hardi que Lamar-
tine : la première des deux anecdotes lui parut admis-
sible. Il avait d’abord répété l’assertion de Montjoye.
Or on n’a pas plus le droit de se fier à Montjoye qu’à
Duval ; et, si Théroigne, comme il est bien à suppo-
ser, prit part au mouvement du 20 juin, aucun docu-
ment sérieux ne l’y fait voir.
C’est seulement le 10 août qu’elle apparaît dans le
rôle de bacchante révolutionnaire, où la tradition roya-
liste la montre dès les journées d’octobre.
X
SECONDE PARTIE DE LA VIE POLITIQUE DE TIIÉROIGNE
B. — Théroigne au 10 août
Les Goncourt affirmèrent: « Le 10 août, Théroigne
égorge Suleau. »
Evidemment, cette petite phrase était pour eux la
282
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
traduction exacte du récit de la mort de Suleau par
Peltier. ( Dernier tableau de Paris). Or Peltier raconte
bien qu’elle sauta « au collet » du journaliste aristo-
crate, mais il ajoute que celui-ci se dégagea, et que,
luttant alors « comme un lion contre vingt furieux »,
il s’empara, dans la mêlée, d’un sabre dont il allait
« percer » Théroigne, quand enfin, saisi, désarmé,
entraîné, il fut « taillé en pièces. »
A huit heures et demie du matin, selon Peltier
encore, on avait arrêté Suleau « en bonnet et en uni-
forme de garde national », sur la terrasse des Feuil-
lants. Il était muni d’un ordre ainsi conçu : « Le garde
national porteur du présent ordre se rendra au châ-
teau pour y vérifier l'état des choses et en faire son
rapport à M. le procureur général syndic du départe-
ment. Signé : Borie et Leroulx, officiers municipaux. »
N’importe! On mène Suleau à la section présidée par
le citoyen Bonjour, ci-devant commis au ministère de
la marine. Il y avait là d’autres royalistes, arrêtés dans
la nuit, aux Champs-Elysées ou aux environs. Mais,
dès sept heures, la cour des Feuillants était pleine
d’une foule furieuse qui demandait la tête des prison-
niers. Un commissaire de la municipalité essaie de
parler raison à cette foule; du haut d’un tréteau,
il la supplie de se retirer, jurant que les « coupables
seraient livrés à la sévérité des lois ». On lui crie de
se taire. Il est remplacé sur le tréteau par Théroigne, qui
vient d’arriver et qui, « le sabre en bandoulière »,
exhorte au massacre des détenus. Elle monte au comité,
réclame « ces victimes » au nom du peuple. Le prési-
dent Bonjour n’ose pas résister. Il avait environ deux
cents soldats. Il leur commande de laisser faire. Le
peuple se précipite. Le premier immolé est l’abbé de
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
283
Bouyon, qui était « un homme colossal ». Puis c’est
un ancien garde du roi, M. de Solminiac, puis un
inconnu, puis Suleau. Une femme l’avait indiqué à
Théroigne qui « ne le connaissait meme pas » : elle
« le demandait partout sous le nom de l’abbé Suleau »...
Après lui, « le beau Vigier », ancien garde du roi et
enfin quatre autres prisonniers. « Les neuf cadavres
furent portés place Vendôme et leurs têtes mises sur
des piques. »
« Ainsi périt surtout, conclut Peltier, ce bon Suleau,
dont j’aimais l’amitié, la gaieté, la franchise. Il avait
passé près de moi la journée précédente : nous nous
étions entretenus des dangers de la royauté, sans pen-
ser même à ceux que nous courions. » Il avait trente-
cinq ans; il avait épousé en avril la hile du célèbre
peintre en miniatures Hall, artiste elle-même non sans
mérite. Camarade de collège de Camille Desmoulins, il
était resté son ami. Même, en des Souvenirs assez curieux
sul* le 10 août, publiés en 1897 J. -A. Le Sourd,
ancien directeur de la manufacture des tabacs du Gros-
Caillou, homme de lettres, rapporte : « Le matin du
9 août » Suleau « me dit avoir été prévenu par Camille
Desmoulins que la conjuration devait éclater le len-
demain, que sa tête était proscrite, et que Camille lui
avait offert dans son propre logement un asile qu’il
avait refusé ».
L’auteur de ces Souvenirs raconte encore : « Deux fois
dans le courant de la nuit, j’avais rencontré Suleau ;
la première fois il suivait à la piste le maire Petion,
que les royalistes considéraient comme un otage garant
de la sûreté du roi et de sa famille, mais qui réussit à
1. La Révolution française , 14 septembre 1897.
$84
TROIS FEMMES DÉ LÀ RÉVOLLl'ION
s’échapper... La seconde fois, Suleau m’avait dit aliei‘
chez lui pour prendre quelques aliments. C’est alors
que, sortant de la terrasse des Feuillants et traversant
la cour, il fut arrêté. »
Mais pourquoi Théroigne, d’une telle fureur, voulut-
elle sa mort?
Suleau, assure Michelet, « était personnellement haï
de Théroigne, non seulement pour les plaisanteries dont
il l’avait criblée dans les Actes des apôtres, mais pour
avoir publié à Bruxelles un des journaux qui écrasèrent
la révolution des Pays-Bas et de Liège : le Tocsin des
rois ». ( Histoire de la Révolution, liv. Vil, ch. il). Mais
Auguste Vitu l’a fait justement observer dans une étude
sur François Suleau (1854), ce Tocsin des rois n’a jamais
existé. Quant à la collaboration de Suleau aux Actes des
apôtres, elle ne commença qu’en avril 1790. A ce
moment avaient paru les plus outrageuses facéties de
la grande gazette royaliste contre Théroigne. Cependant
il ne faut pas aller jusqu’à dire avec Vitu que Suleau
était absolument innocent des « diatribes » dont elle se
serait « vengée ». Il écrivit aussi à Y Apocalypse. Mais
elle ne pouvait pas le haïr particulièrement. 11 est vrai
que, selon Vitu, ayant pris Suleau par le collet, elle lui
aurait crié : « Ah î je suis vieille? ah ! je suis laide? »,
lui attribuant les sarcasmes dont elle se serait trouvée
le plus offensée. Mais c’est là une légende bien posté-
rieure au récit de Peltier. Vitu l’avait empruntée au
roman de Georges Duval ; et, si Duval ne la dut point
à la seule fertilité de son imagination, elle n’en est pas
moins fausse, les Actes des apôtres et Y Apocalypse
n'ayant jamais dit que Théroigne était vieille et laide.
Peut-être, même, en lisant la longue note du Journal de
M. Suleau contre les femmes dévouées à la Révolution,
THÉROIGNE DE MÉR1COURT
285
a-t-on été frappé de ne pas rencontrer le nom de l’ama-
zone dans cette page féroce. Puis comment concilier
la légende avec l’affirmation de Peltier, que la furie
« demandait partout » le pamphlétaire « sous le nom
de l’abbé Suleau »? Eût-elle commis cette erreur, si son
orgueil blessé le lui avait fait haïr? N’aurait-elle pas
su depuis longtemps qui il était? À la réllexion, sans
doute, la phrase de Peltier semble suspecte. L’erreur
de Théroigne n’est pas vraisemblable. Suleau était
célèbre. Mais enfin nous devons y insister : admettre à
la fois que Théroigne appelât Suleau «l’abbé Suleau»
et qu’elle lui eût voué une haine mortelle, c’est pro-
prement absurde1.
Dans les Souvenir s de J. -A. Le Sourd, nous lisons :
« Il lui avait été désigné par les chefs de la conspira-
tion comme une victime nécessaire ». Mais ce n’est
pas admissible, l'arrestation de Suleau ayant été un
accident. Il fut perdu par sa témérité. Pourquoi ne pas
supposer simplement que Théroigne, ivre le 10 août,
du génie tragique de la Révolution, considéra d’clle-
même, dans cette ivresse, comme juste et « nécessaire »
le massacre des prisonniers, et montra une fureur par-
ticulière contre Suleau, parce qu’il était de beaucoup le
plus connu et que la Révolution avait en lui un de ses
ennemis les plus actifs, les plus dangereux? En admet-
tant même qu’elle lui en voulût personnellement, suivant
le mot de Michelet, elle n’aurait pas cru se venger,
mais livrer à la justice populaire — à l’impitoyable
\. N’aurait-on pas le droit d’imaginer que peut-être elle demanda
l'abbé de Bouyon .. et Suleau! qu’elle répéta : « L’abbé!... Suleau! »,
nommant et exigeant pour le massacre les deux seuls prisonniers
importants et dont le nom lui fût connu. Elle aurait pu, d'ailleurs,
haïr l’auteur des Folies d'un mois plus que Suleau.
286
TROfS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
justice des guerres civiles — un homme que l’intérêt
de la Révolution était d’abattre.
Au reste, peut-on se figurer que Suleau n’eût point
péri si Théroigne n’était pas survenue? Michelet, qui
ne se trompe jamais totalement, a fort bien dit :
«Armé, le matin même du 10 août,... quand la foule. . .
ne cherchait qu’un ennemi, Suleau, pris, dès lors était
mort. »
Quant au délire révolutionnaire de Théroigne, ce
matin-là, Thiébault l’a peint en des termes que nous
avons cités au début de ce travail. Malheureusement le
récit de Thiébault est loin de mériter toute confiance.
Ceci, par exemple, n’est pas seulement d’une évidente
fausseté, mais ridicule : « Prévenue de ce qui se passait,
elle accourait de chez Robespierre... »
De la section des Feuillants, elle se porta au Carrou-
sel et prit part à l’assaut. On lit dans le Moniteur du
3 septembre : « Les fédérés (les Marseillais ) viennent
de décerner des couronnes civiques à Mlles Lacombe,
Théroigne et Reine Audu qui se sont distinguées par
leur courage dans la journée du 10 août. » Aussi bien
ces trois héroïnes ne furent pas les seules combattantes
du 10 août. Le Moniteur du 28 août avait raconté :
J’ai vu, un instant avant le combat, une demoiselle aimable
et jeune encore, un sabre à la main, montée sur une pierre,
et je l’ai entendue haranguer la multitude ainsi qu’il suit :
« Citoyens, l’Assemblée nationale a déclaré que la patrie était
« en danger, qu’elle était dans l’impuissance de la sauver,
« que son salut dépendait de vos bras, de votre courage, de
« votre patriotisme. Armez-vous donc, et courez au château
« des Tuileries. C’est là que sont les chefs de vos ennemis.
« Exterminez cette race de vipères, qui, depuis trois ans, ne
« fait que conspirer contre vous. Songez que dans huit
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
287
« jours vous serez exterminés, si vous ne remportez pas
« aujourd’hui cette victoire. Choisissez entre la vie et la
« mort, entre la liberté et l’esclavage. Respectez l’Assem-
« blée nationale, respectez les propriétés, faites vous-mêmes
« justice des pillards, et partons. » Aussitôt des milliers de
femmes se sont précipitées dans la mêlée, les unes avec des
sabres, les autres avec des piques ; j’en ai vu plusieurs tuer
elles-mêmes des Suisses ; d’autres encourageaient leurs
maris, leurs enfants, leurs frères. Plusieurs de ces femmes
ont été tuées sans que les autres en fussent intimidées. Je
les ai entendues s’écrier ensuite : « Qu’ils viennent, ces
Prussiens, ces Autrichiens ? Nous perdrons beaucoup de
monde, mais pas un de ces f... g... ne s’en retournera.
[Seconde lettre au duc de Brunswick , par l’auteur de la Lettre
au roi de Prusse).
XI
SECONDE PARTIE DE LA VIE POLITIQUE DE THÉROIGNE
C. — Les massacres de septembre
Selon Lamartine, Théroigne « prêta son génie » au
supplice horrible de la bouquetière du Palais-Royal.
Cette bouquetière, Marie-Madeleine Grcdeler, condam-
née à mort pour avoir mutilé son amant, soldat aux
gardes françaises, était des soixante-quinze prisonnières
de la Conciergerie. Les massacreurs les mirent toutes
en liberté, sauf cette malheureuse, à laquelle, disaient
les Révolutions de Paris du 8 septembre, on « fit subir la
peine du talion ». Prudhomme, qui trouvait cela très
bien, puisqu’il faisait ou laissait écrire à ce propos :
288
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
« Le peuple est humain, mais il n’a point de faiblesse »,
ne félicitait cependant aucun des bourreaux en parti-
culier, aucun ne s’étant fait connaître ; et encore
aujourd’hui leur gloire est anonyme. Georges Du val
imagina d’accuser Théroigne L Lamartine fut dupe, ou
voulut bien l’être.
Duval ajoutait : « Cette furie était tellement altérée
de sang qu’elle se trouvait presque à la fois sur tous
les différents théâtres du carnage, et qu’elle y surpassa
en férocité les plus féroces. » Le vrai, c’est qu’on ne la
vit nulle part. « Personne ne nous a dit l’avoir vue »,
confesse la note de Y Histoire de la Révolution par deux
amis de la liberté. D’ailleurs, Granier de Cassagnac. dans
son Histoire des Girondins et des massacres de sep-
tembre (1860) a dressé une liste des assassins*1', et voilà
d,onc quarante ans qu’il n’est plus permis de douter
que Théroigne eut les mains pures du sang de ces
journées.
Ce qui étonne, c’est que Lamartine, entrain de piller
Duval, lui ait laissé la belle histoire de la liaison de
l’amazone avec le marquis de Sade en 1792. Une phrase
sur cette liaison eût si heureusement amené ou suivi
le récit du supplice de la bouquetière ! Il y avait là un
effet sûr, comme on dit au théâtre; et même Duval,
dont les succès de vaudevilliste furent nombreux, l’avait
indiqué dans ces lignes : « L’auteur du roman infâme
dont on n’ose prononcer le nom et l’héroïne des 5 et
6 octobre, du 10 août et du 2 septembre, étaient faits
pour se comprendre et s’estimer. » Il garantissait ce
mot du marquis : « Je vous assure qu’il y avait quelque
chose de sublime dans cette femme-là. » N’avait-il pas
1. T. Il des Souvenirs de la Terreur , p. 256.
2. T. II, p. 502-516.
THÉROIGNE DE MÉR1COURT
289
dîné plusieurs fois avec Sade, causé de Théroigne avec
lui, « à la table de M. l’abbé Decoulmiers, directeur de
la maison royale de Gharenton »? « C’était vers 182... »
précisait-il avec un certain vague... tout de même trop
précis, car l'auteur de Justine était mort en 1814 G
XII
SECONDE PARTIE DE LA VIE POLITIQUE DE THÉROIGNE
D. — Des massacres de septembre au 15 mai 1793
La Correspondance littéraire secrète du 20 oc-
tobre 1792 annonce que Théroigne va enfin « publier
ses mémoires sur son voyage à Vienne », puis « se
I. Georges Duval n’était pas homme à se gêner pour la chronologie.
Et l’on saura définitivement ce qu’il faut accorder de crédit à ses pages
sur Théroigne, quand nous y aurons relevé ces deux autres erreurs :
1° Il donne à l’amazone le commandement d’une « horde » qui envahit
le château de Bellevue, après la fuite des tantes du roi (19 février 1791),
c'est-à-dire quelques jours apres l’arrestation de Théroigne en Belgique ;
2° Il la montre « conduisant » les femmes « au carnage » dans la
journée du 2 prairial an III (21 mai 1795), c’est-à-dire à une époque où
non seulement, comme on sait, Théroigne était folle, mais où elle était
déjà enfermée.
C’est, pour le noter en passant, avec un égal mépris de la chrono-
logie, et un mépris supérieur de l’histoire politique, que Lamothe-
Langon fait de Théroigne une Marguerite de Bourgogne de la Terreur
envoyant à l’échafaud le duc d’Orléans, guillotiné le 6 novembre 1793,
puis Robespierre qui serait devenu son amant après le duc. (Préface de
la Correspondance) .
Ajoutons qu’il parut à Londres en 1806 un ouvrage de haine royaliste
furieuse : The female revolutionary Plutarch , où elle se tue le 10 ou le
11 août 1792 dans un accès de fièvre chaude, né du remords d’avoir
assassiné Suleau. Au moins l’auteur qui l’appelle the jacobin harlot (la
prostituée jacobine), et qui lui prête, en juin 1792, un discours dans
lequel elle déclare se réjouir de se « prostituer à tous », ne la souilla-t-il
pas du sang de septembre.
19
290
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
rendre à l'armée de Dumouriez, qui est dans son pays
natal ».
Aucun biographe de Théroigne n’a eu connaissance
de ce texte curieux. Aucun, d’ailleurs, n’a pensé que,
peut-être, à la fin de 1793, elle était retournée de nou-
veau en Belgique. Restif de la Bretonne l’avait bien
affirmé ; elle aurait même, selon lui, essayé de plaire à
Dumouriez, dont elle était enthousiaste. Mais comment
aurait-on pris au sérieux ce passage d’une notice pleine
d’erreurs? Le témoignage de la Correspondance litté-
raire secrète donne à réfléchir ; d’autant plus que l’au-
teur assurait tenir de Théroigne ce qu’on vient de
lire. 11 terminait ainsi : « Elle ne doit point ménager
[dans ses mémoires ) le vieux ministre Kaunitz, dont elle
a à se plaindre. C est ce que j'ai entendu dire à elle-
même. »
Nous avons consulté l’éminent historien des Guerres
de la Révolution, M. Arthur Chuquet; il nous a répondu :
« Je ne me rappelle pas avoir vu Théroigne à l’armée
de Dumouriez en 1792 et en 1793. Je serais pourtant
surpris qu’elle ne fût pas allée à Liège après la prise de
la ville, ou en pays liégeois. » Or, Dumouriez, parti
de Paris le 17 octobre pour conquérir la Belgique,
entra dans Liège le 27 novembre.
Un billet de Théroigne à Perregaux, du 9 novembre,
publié par M. Marcellin Pellet, la montre encore à
Paris à cette date : « Citoyen, disait-elle, je vous prie
de donner les cent livres que vous m’avez promises
hier à la femme qui vous remettra cette lettre » ; et,
d’autre part, le 28 janvier 1793, elle écrivait de Paris
à un ami du baron de Sélys, M. de Limbourg, « à Theux
par Liège ». Si, donc, elle retourna en Belgique, elle
n’y resta pas bien longtemps ; mais il faut dire que
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
291
Dumouriez revint à Paris à la fin de décembre 1792.
Du reste, s’il était prouvé qu’elle se rendit à Liège dans
l’espérance d’y être reçue par le vainqueur de Je-
mappes ; on aurait aussi la preuve, sans doute, qu’elle
fut déçue ou mal accueillie. Voici, en effet, quelques
lignes des Mémoires de Dumouriez, après un portrait
de Mme Roland : « Plusieurs autres femmes se sont
montrées sur les tréteaux de la Révolution, mais d’une
manière moins décente et moins noble,... excepté
Mme Necker... Toutes les autres, à commencer par
Mlle Labrousse, la propbétesse du chartreux dom Gerle,
Mmcs de Staël, Condorcet, Pastoret, Coigny, Théroigne,
etc., ont joué le rôle commun d’intrigantes comme les
femmes de la cour, ou de forcenées comme les pois-
sardes. » (Ch. XI).
,Le certain, c’est que du 10 août au commencement de
^mai 1793, — si nous laissons de côté notre citation de
la Correspondance littéraire secrète et la petite note du
Moniteur du 3 septembre, — Théroigne échappe poli-
tiquement à l’historien. M. Marcellin Pellet date, il est
vrai, de la fin d’août 1792 un placard dont nous avons
déjà eu l’occasion de signaler l’existence, placard
adressé par la patriote aux quarante-huit sections ; mais
M. Marcellin Pellet a commis là une erreur vraiment
stupéfiante : car, dans cet imprimé, il est question et
de la proclamation de Cobourg (5 avril 1793) et des
scènes de violence qui eurent lieu au début de mai
dans plusieurs sections, scènes provoquées par l’arrêté
de la Commune du 1er mai, décidant la levée d’une armée
parisienne contre la Vendée. Il y est question même,
implicitement, d’un décret de la Convention du 8,
relatif au complément du « contingent » que chaque
section devait fournir pour cette armée; si bien, en
292
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
définitive, qu’on doit considérer le placard comme anté-
rieur, au plus, de cinq ou six jours à l’humiliant sup-
plice qui chassa Théroigne de la vie publique.
C’est un appel à la conciliation directement inspiré
par les scènes de violence que nous avons dites. « Déjà,
s’écriait Théroigne, des rixes précurseurs de la guerre
civile ont eu lieu dans quelques sections... Malheur à
vous, citoyens, si vous permettez que de semblables
scènes se renouvellent. » Il y va du salut de la patrie.
Aussi bien la main de l’étranger est visible dans ces
désordres. « Je vous ai dit que l’Empereur avait ici une
quantité d’agents pour nous diviser, afin de préparer
de loin la guerre civile, et que le projet était de la
faire éclater au moment que ses satellites seraient prêts
à faire un effort général pour envahir le territoire.
Nous y voilà. »
Malheureusement le placard dans son éloquence est
diffus et, en deux ou trois endroits, d’une syntaxe à
l’Olympe de Gouges. Lairtullier, qui, d’ailleurs, n'es-
saya pas de le dater exactement, mais ne commit pas
la faute de le placer en 1792, crut devoir corriger ce
qu’il en cita; et les Concourt, sans essayer non plus de
fixer une date, ne donnèrent que le moins mal écrit.
On chercherait inutilement chez eux — et, bien entendu,
chez M. Marcellin Pelle t — le passage relatif au « com-
plément du contingent que Paris doit fournir pour
marcher contre les rebelles delà Vendée » ; inutilement,
aussi, ce tableau des périls où la République sombre-
rait si la guerre civile éclatait à Paris :
... Pendant que nous nous déchirerions ici, les rebelles,
secondés par les Anglais, qui ne tarderont pas à faire une
descente sur nos côtes, si les intrigues de Pitt continuent à
nous entraver, à nous empêcher de penser sérieusement à
THÉROIGNE DE MÉRICOÜRT
293
notre situation; pendant ce temps-là, dis-je, les rebelles qui,
à notre honte, sont plus amis et plus fermes pour défendre
le despotisme et les préjugés religieux, que nous pour
défendre la liberté, feraient des progrès que nous ne pou-
vons calculer, parce que nous n’avons pas leurs passions,
parce que des hommes qui se sont mis dans le cas de
n’avoir point de choix entre la victoire ou la mort se battent
en déterminés.
D’accord avec les Impériaux, les Prussiens, et toutes les
puissances coalisées, ils s’avanceraient chacun de leur côté.
Nos armées et nos généraux ne sachant s’ils se battent pour
la République ou pour des partis, ou pour un tyran qu’ils
craindraient avec raison voir s’élever comme à Rome pour
mettre fin à nos divisions, seraient découragés. Et enfin les
citoyens faibles, ceux qui jusqu’à présent sont restés indécis,
mais qui se déclareraient si notre union et notre force don-
naient une bonne impulsion, découragés par ces memes
motifs, et séduits d’ailleurs par des promesses perfides,
telles que celles que contient la proclamation de Cobourg ,
resteraient immobiles. Comme cela, si nous donnions dans
le piège qu’on nous prépare, les rois parvenus à faire éclater
la guerre civile entre les citoyens les plus énergiques, à
séduire ou décourager les autres, qu’opposerions-nous à
leurs satellites ? Comment arrêterions-nous ce torrent d’en-
nemis qui continueraient leurs efforts au moment où nous
serions les plus acharnés les uns contre les autres ? O idée
affreuse, je n’ose pas achever.
Théroigne ajoutait :
Si la voix de la patrie, la douce espérance de la fraternité
n’ébranlent point nos âmes, consultons nos intérêts particu-
liers... Je vous préviens que nos ennemis ne distinguent
point les partis et que, si nous sommes vaincus, nous serons
tous confondus au jour de vengeance. Je puis dire qu’il n’y
a pas un seul patriote qui se soit manifesté dans la révolu-
tion, sur le compte duquel on ne m’ait interrogée. Tous les
habitants de Paris sont indistinctement proscrits, et j’ai ouï
294
TftOiS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
dire mille fois par ceux qui voulaient me faire déposer contre
les patriotes qu’il fallait exterminer la moitié des Français
pour soumettre l’autre...
Et le placard aboutissait à une proposition d’un fémi-
nisme patriotique bien différent du féminisme mili-
taire prêché par l’héroïne en 1792. 11 ne s’agissait plus
d’armer les femmes, mais de confier à des femmes une
magistrature de paix et de fraternité.
Des femmes romaines ont désarmé Coriolan et sauvé leur
patrie... Je propose qu’il soit nommé dans chaque section
six citoyennes, les plus vertueuses et les plus graves par leur
âge, pour concilier et réunir les citoyens, leur rappeler les
dangers de la patrie ; elles porteront une grande écharpe où
il sera écrit : Amitié et fraternité. Chaque fois qu’il y
aura assemblée générale de section, elles s’y rassembleront
pour rappeler à l’ordre tout citoyen qui s’en écarterait, qui
ne respecterait point la liberté des opinions, chose si pré-
cieuse pour former un bon esprit public. Ceux qui ne sont
qu’égarés, mais qui cependant ont de bonnes intentions,
aiment leur patrie, feront silence. Mais, si ceux qui sont de
mauvaise foi et apostés tout exprès par les aristocrates, par
les ennemis de la démocratie et les agents des rois, pour
interrompre, dire des injures et donner des coups de poing,
ne respectent pas plus la voix de ces citoyennes que celle du
président, ce serait un moyen de les connaître. Alors on en
prendrait note pour faire des recherches sur leur compte.
Ces citoyennes pourraient être changées tous les six mois.
Celles qui montreraient le plus de vertu, de fermeté, de
patriotisme dans le glorieux ministère de réunir les citoyens
et de faire respecter la liberté des opinions pourraient être
réélues pendant l’espace d’une année. Leur récompense
serait d’avoir une place marquée dans nos fêtes nationales et
de surveiller les maisons d’éducation consacrées à notre
sexe { .
1. Bibliothèque nationale, Lb41, 4940.
iHÉROIGNÈ DE MÉ RT COURT
29&
La proposition n’eut pas d’écho.
Sans que la Gironde y fût nommée, le placard était
manifestement girondin. L’apaisement eût sauvé la
Gironde dont l’heure était proche. Théroigne rêvait
l’impossible, et même sur les femmes des clubs et des
rassemblements sa parole ne pouvait plus agir. Michelet
se trompe quand il dit : « Elle était encore fort popu-
laire, aimée, admirée de la foule... » ; et il se trompe
bien davantage, et de façon même inexplicable, en
imputant à des hommes P « injure barbare » qui, d’après
la légende, l’aurait immédiatement rendue folle. C’est
par des jacobines qu’elle fut fouettée le 15 mai. Tous
les témoignages sont d’accord, sauf un, de Restif de la
Bretonne. Encore Restif n’attribue-t-il pas l’ignoble
injure à des « montagnards », comme l’a écrit Michelet,
mais aux femmes royalistes de la Halle, que Théroigne
aurait voulu forcer à porter la cocarde tricolore. Il
place la scène à Saint-Eustache, par une évidente con-
fusion avec ce qui arriva quelques mois plus tard à la
présidente du club des Citoyennes républicaines révo-
lutionnaires. Mais voici ce qu’on peut lire dans un
rapport de police du 16 mai :
Les femmes qui s’ameutent autour de la Convention
avaient placé hier un détachement d’entre elles aux portes
des premières tribunes dès neuf heures du matin, pour
empêcher les femmes favorisées par les députés de passer
avec des cartes d’entrée. Elles ont mis dans cette mission
toute l’insolence possible... La citoyenne Théroigne, fouet-
tée par ces espèces de mégères, leur avait dit qu’elle leur
ferait mordre la poussière tôt ou tard 1 .
Puis, dans le Courrier des départements du 17 mai :
1. Cité par Dauban, dans la Démagogie en 1793, p. 189.
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
â96
Une héroïne de la Révolution a éprouvé avant-hier un petit
échec sur la terrasse des F euillants. Mademoiselle Théroigne,
dit-on, recrutait des femmes pour la faction Rolandine;
malheureusement elle s’adressa aux dévotes de Robespierre
et de Marat qui, ne voulant point grossir l’armée des Bris-
sotins, se saisirent du recruteur femelle et le fustigèrent
avec toute l’activité désirable. La garde arriva et arracha la
victime à la fureur de ces indécentes furies. Marat même,
qui vint à passer, prit la fustigée sous sa protection. C’est
ainsi qu’elle échappa aux sœurs fouetteuses des tribunes.
Sic transit gloria mundi.
Puis, dans les Révolutions de Paris du 18 :
Depuis plusieurs jours un certain nombre de femmes font
la police dans le jardin des Tuileries et dans les corridors de
la Convention nationale. Elles se chargent de la visite des
cocardes, et arrêtent les gens qui leur paraissent suspects.
Ce sont elles qui, mercredi 15 du courant, donnèrent le fouet
à Théroigne en l’appelant Brissotine.
Le plus curieux de ces témoignages est celui qui fait
intervenir Marat. Mais l’Ami du peuple était aussi
celui de la Femme. Il y a un Marat féministe peu
connu. Il faut, d’ailleurs, rapprocher de l’allégation du
Courrier des départements une page des Mémoires de
Bar ras, qui pourrait bien être un récit de la scène du
15 mai. Le lieu indiqué est, il est vrai, la section des
Feuillants, et l’époque n’est pas précisée, et il n’est pas
question de la flagellation de Théroigne, — on veut la
pendre; — mais enfin, ayant dit au comité des Feuil-
lants : <( Je la sauverai », Marat la prend par la main,
paraît devant le peuple et s’écrie : « Citoyens, vous
voulez attenter à la vie d’une femme! Allez-vous vous
souiller d’un pareil crime? La loi seule a le droit de la
frapper. Méprisez cette courtisane. Revenez, citoyens,
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
297
à votre dignité. » Ces paroles « apaisèrent le rassem-
blement. Marat profita de cet intervalle de calme pour
enlever Mlle Théroigne et l’introduisit ensuite dans la
salle de la Convention : il la sauva par cette démarche
hardie 1 . »
Quant à la légende de la folie soudaine de Théroigne,
on la trouve chez Lamartine : — « Ramassée dans la
boue, jetée dans une loge d’aliénés », etc., — chez
Michelet : — « Lâchée enfin, l’infortunée continua ses
hurlements : elle avait perdu l’esprit » ; — en dernier
lieu chez les Concourt. Malheureusement, si l’on veut,
cette suite d’affirmations pittoresques ne repose sur
aucun texte. Beaulieu raconte : « La misérable Méri-
court fut bientôt après reléguée à l’hôpital des fous2. »
Bientôt après ! non pas le jour même. Et, quand Dulaure
assure : « Cet affront lui fut si sensible... que ses facultés
intellectuelles en furent altérées », il prétend seule-
ment donner la cause d’un fait qui, en réalité, eut plus
d’une cause.
XIII
ARRESTATION ET DÉTENTION DE THÉROIGNE (l79i)
COMMENCEMENT DE SA FOLIE. SON INTERNEMENT DÉFINITIF
A LA SALPÊTRIÈRE (1807)
Le 5 juillet 1793, Théroigne réglait, d’un esprit très
lucide, — et à son avantage, — un long différend
1. T. 1, p. i-2\.
2. Essais historiques , t. II, p. 54.
£98
TROIS FEMMES DE LA REVOLUTION
pécuniaire avec le baron de Sélys. Celui-ci avait dressé
le compte de ses débours de 1791, et elle avait fini par
accepter le chiffre : 1556 livres ; mais elle était bien
résolue à ne pas payer en espèces, et les banquiers
parisiens Le Couteulx, représentant M. de Sélys,
durent se soumettre, comme en témoigne le reçu sui-
vant, publié en 1882 par M. Demarteau :
Je soussignée déclare que je ne veux payer et ne dois
payer qu’en assignats la susdite somme de 1.556 livres, et
qu’en ayant fait l’offre à MM. Le Couteulx et Cie, contre la
restitution par eux d’une boucle d’oreille et d’une bague de
brillants, ils m’ont rendu l’une et l’autre contre le paiement
en assignats que je leur ai fait de ladite somme. A quoi
ils ont consenti pour ne pas soutenir une discussion devant
les tribunaux et aussi pour se conformer au décret qui auto-
rise tous les débiteurs à se libérer en assignats, surtout ayant
égard au paiement fait par M. Le Couteulx au Mont-de-Piété
en assignats de la somme dont je suis débitrice.
A Paris, le 5 juillet 1793.
Théroigne.
Un dossier des Archives nationales dont aucun de nos
devanciers n'a eu connaissance nous permet d’ajouter
qu’elle ne devint pas folle avant le printemps de 1794.
Dans ce dossier, peu volumineux mais précieux1, se
trouve cette pièce :
Mémoire
Pour le cen Joseph Terwagne, demeurant à Paris, rue
Croulebarbe, n° 11, section du Finistère.
Aux citoyens Président et juges du tribunal du premier
arrondissement du département de Paris.
1. F7 477 5- r.
Théroigne de MÉRICOüRT
29 0
Le cen Terwagne expose qu’Anne-Josèphe Terwagne, sa
sœur, demeurant à Paris, rue Honoré, section de la Mon-
tagne, n° 273, est dans un état de démence qui ne peut lui
permettre de gérer et administrer ses biens, la réduit en
conséquence dans un état de détresse qui afflige l’exposant
et fait même craindre pour la sûreté des voisins de ladite
susnommée, s’il n’était pourvu promptement à sa sûreté
personnelle.
En conséquence, l’exposant requiert qu’il plaise au tribu-
nal ordonner que les parents ou amis de ladite citoyenne
Terwagne seront assemblés en la chambre du conseil du
tribunal à tel jour qui sera indiqué, pour donner leur avis sur
l’interdiction de ladite citoyenne Terwagne et sur la nomi-
nation du curateur à ladite interdiction ; qu’en conséquence,
et lors de la prononciation de ladite interdiction, s’il y a lieu,
il soit fait défense à ladite cune Terwagne de contracter,
vendre, aliéner ni hypothéquer ses biens, meubles et
immeubles, et à toutes personnes de passer avec elle aucuns
actes de telle nature que ce soit, à peine de nullité ; à l’effet
de quoi, le jugement à intervenir sera notifié à qui il appar-
tiendra et publié partout où besoin sera, et ferez justice.
Terwagne.
Vu le présent mémoire, ordonnons que les parents et amis
d’Anne-Josèphe Terwagne seront convoqués en la chambre
du conseil du tribunal, par devant nous, pour donner leur
avis sur l’interdiction requise de la d. Terwagne et sur la
nomination d’un curateur à lad. interdiction, s’il y a lieu.
Fait au tribunal le douze messidor Van deuxième de la
République française une et indivisible.
Millet.
Lc^lS messidor an II, c’est-à-dire le 30 juin 1794.
Or, bien probablement, il faut considérer le mémoire
comme antérieur de peu à l’ordonnance; et sans doute
il fut rédigé dès que l’égarement de la malheureuse fut
certain. Au surplus, nous citerons tout à l’heure un
300
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
certificat médical par où l’hypothèse sera confirmée.
Quant à Joseph Terwagne, pour ne pas le confondre
avec Pierre-Joseph, on doit se rappeler que c’était le
second frère de Théroigne. Nous ne savons pas ce
qu’était devenu Pierre- Joseph.
Mais lorsque le tribunal rendit son ordonnance,
l’ancienne héroïne était depuis trois jours dans une
maison d’arrêt. Aucun historien n’a parlé de cette
détention, sauf Beaulieu, qui, d’ailleurs, s’est borné à
ces mots après un récit de la scène du 15 mai : « Thé-
roigne n’a presque plus paru depuis cette humiliation ;
elle a été emprisonnée longtemps , et est aujourd’hui
renfermée comme folle. » ( Histoire de la Révolution
par deux amis de la liberté ). Le dossier des Archives
prouve que la détention fut au moins de plusieurs
mois.
Malheureusement, il n’instruit pas des motifs de
.l’arrestation. L’ordre, émané du comité révolutionnaire
de la section Le Peletier, daté du 9 messidor an 11
(27 juin 1794), dit seulement: « Vu les renseignements
produits... » Selon toute apparence, et comme Joseph
Terwagne le supposa, le cerveau dérangé de la pauvre
fille lui avait suggéré des propos suspects. On a dû le
remarquer : d’après Y Histoire de la Révolution par
deux amis de la liberté , elle aurait reparu quelquefois.
L'esprit encore sain, elle avait renoncé à la politique;
mais, la folie venant, sans doute elle commit quelque
imprudence. Quoi qu’il en soit, l’ordre du comité révo-
lulionnaire de la section Le Peletier fut exécuté le jour
même. Voici le procès-verbal de celte opération de
police :
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
301
Le neuf messidor l’an deux de la République française
une et indivisible, en vertu d'un arrêté de notre comité, por-
tant que la citoyenne Théroigne sera mise en état d’arresta-
tion, les scellés mis sur ses papiers, extraction faite de ceux
qui paraîtront suspects pour être portés à notre comité,
Nous, Guillaume Pérou et Nicolas Gourguechou, tous deux
membres du comité révolutionnaire de la section Le Peletier,
sommes transportés au comité de surveillance révolution-
naire de la section de la Montagne à l’effet d’y requérir un
de ses membres et y avons trouvé le citoyen Louis Jarlat,
membre dudit comité, qui s’est transporté avec nous au
domicile de la nommée Théroigne où, étant monté dans une
chambre au quatrième, nous lui avons donné connaissance
dudit ordre, et après nous avoir fait différentes observations
en nous disant qu’elle ne connaissait point les comités révo-
lutionnaires, mais seulement le Comité de salut public et de
sûreté générale de la Convention, sans avoir égard à ses
refus, nous avons procédé à la visite la plus exacte de tous
ses papiers que nous avons réunis dans deux cartons por-
tant numéro un et numéro deux et sur lesquels nous avons
apposé nos scellés ainsi que ceux de la citoyenne Théroigne;
nous avons également posé nos scellés sur une cassette ren-
fermant des papiers, pour le tout être porté à notre comité
et en faire vérification en présence de la citoyenne Théroigne.
Nous nous sommes retirés dudit appartement après avoir
constitué gardien du scellé le citoyen Guay, portier de ladite
maison, qui s’en est chargé nous déclarant connaître la loi à
cet égard.
Le tout fait en présence des citoyens dénommés ci-dessus
et des citoyens de la force armée de la Montagne, y étant au
nombre de six...
Une addition en marge est assez amusante : « A
1 égard d'un sabre que nous avons trouvé chez la nom-
mée Théroigne, le citoyen Jarlat s’en est chargé pour
le déposer au comité de sa section. »
Informé de l’arrestation, Joseph Terwagne écrivit au
302
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
Comité de sûreté générale. La pièce n’est pas datée,
mais n’est pas de messidor, puisqu’il y est question de
l’ordonnance du «douze messidor dernier». Du reste,
Joseph Terwagne croyait que sa sœur « avait été arrê-
tée... par le comité révolutionnaire de la section de
Guillaume Tell et conduite en une des maisons d’arrêt
de ladite section ». Voici la partie intéressante de la
requête :
L’état de démence absolue de la citoyenne Terwagne est
constant et sous ce point de vue le citoyen Terwagne, expo-
sant, son frère, ne craint point de la réclamer et de solliciter
sa liberté. Il offre répondre d’elle et de ses actions pour
l’avenir, dans l’intention où il est de prendre soin d’elle, de
lui fournir tous les secours que l’humanité et sa fraternité
lui font un devoir de lui administrer, et de prendre, à raison
de son état, toutes les mesures et les précautions de prudence
et de nécessité. Il est persuadé, il est même convaincu que
les motifs etles causes de son arrestation n’ont été quel’effet
de sa maladie et de son aliénation d’esprit, et c’est dans cette
conviction qu’il se détermine à la réclamer.
Joseph Terwagne.
Cette folie de la suspecte ne fut constatée officielle-
ment que le quatrième jour des sans-culottides de
l’an II (20 septembre 1794), date du certificat dont nous
avons parlé. L’officier de santé de la section Le Pele-
tier déclarait que Anne-Josèphe Terwagne, « en arres-
tation dans ladite », était « d’esprit aliéné depuis
quelque temps ».
Les prisons de l’Etat ne suffisant plus, certaines sec-
tions avaient organisé des maisons particulières de
détention, et M. Ernest Mellié, dans son ouvrage : Les
Sections de Paris pendant la Révolution française (1898),
THÉROIGNE DE MÉR1C0URT
303
a fait connaître la maison où, certainement, se trou-
vait la malade : « Le comité de la section Le Peletier,
dit-il, décida, 25 floréal an II (14 mai 1794), que « les
détenus qui se trouvaient soit dans les chambres d’arrêt
du Comité, soit chez eux avec des gardes, seraient
conduits dans la maison sise rue Laloy, 278 », dont
était locataire le citoyen Genée. Un concierge fut
nommé, ainsi que quatre hommes de garde, dont le
traitement devait être prélevé sur les détenus... Les
personnes arrêtées convenaient de gré à gré avec le
citoyen Genée des prix tant pour le local que pour la
location des meubles ; ces prix ne pouvaient excéder
toutefois le prix raisonnable et en usage dans les mai-
sons de ce genre. Les prisonniers qui n’avaient point les
moyens de se procurer leurs subsistances étaient logés
gratuitement et nourris aux dépens des riches détenus.
Nulle personne autre que celles qui étaient désignées
par le Comité ou autorisées par lui ne pouvait s’intro-
duire dans celte maison, ni communiquer avec les
détenus. Les surveillants recevaient 5 livres par jour
et les gardiens 3 livres, à prendre sur les prisonniers...
Le 28 prairial an II (16 juin 1794), on porta la rétri-
bution des concierges-surveillants à 10 livres par jour,
« attendu la cherté de toutes les denrées de première
nécessité », et celle des gardiens à 5 livres1 ».
Le jour où Théroigne fut officiellement déclarée
folle, le Comité de la section Le Peletier décida de
soumettre au comité de sûreté générale « les motifs
d’arrestation » etdelui remettre « les pièces à l’appui ».
Un premier résultat fut, le 16 vendémiaire an III
(7 octobre 1794), l’examen, devant la détenue et son
1 . Pp. 230-232.
304
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
frère, des papiers emportés de chez elle le 9 messidor
an II et qu’on avaitlaissés sous scellés. On ne trouva rien
de suspect. Même, sur sa demande, — elle n’était donc
pas encore absolument folle, — les papiers furent remis
à Joseph Terwagne. Chez elle, il est vrai, on ne leva les
scellés que le 26 germinal an III (15 avril 1795); mais
le procès-verbal de cette levée des scellés ny men-
tionne pas sa présence, et l’on peut croire qu’à cette
date l’infortunée avait été confiée à son frère. Le cer-
tain, c’est qu’elle ne sortit pas de la maison d’arrêt de
la section Le Peletier avant le 11 décembre 1794 : car,
à côté du nom de « Terwagne », sur une petite pièce
du dossier des Archives, qui dit : « Mise en liberté
sous la responsabilité de son frère », il y a : « Section
de la Butte-des-Moulins », et c’est le 21 frimaire,
an III (11 décembre 1794), que la section de la Mon-
tagne reprit son ancien nom de Butte-des-Moulins.
Le 8 thermidor an III (26 juillet 1795), « veille de
l’anniversaire de la chute du tyran » ( Robespierre ),
Courtois lisait à la Convention un Rapport fait au nom
des Comités de salut public et de sûreté générale sur les
événements du 9 thermidor an IL Un passage de ce
rapport était consacré à l’cx-amazone. Courtois racontait
que le comité de la section Le Peletier avait envoyé au
Comité de sûreté générale, le 16 thermidor an II, une
lettre écrite le 8 par «la fameuse Théroigne » à Saint-
Just. « Les membres du Comité, disait-il, croyaient y
trouver des preuves de conspiration; on n’y trouva
réellement que des preuves de folie. » Et il donnait
cette lettre, du reste en la tronquant et l’altérant. Il
ajou tait : « La citoyenne Théroigne, que je n’ai nommée
fameuse qu’à raison de la part active qu’elle a prise à
la Révolution, et de la célébrité que lui ont donnée sa
THÉROIGNE DE MÉR1COURT
305
captivité chez l’empereur et le rôle qu’elle a joué depuis,
est maintenant dans une maison de folles , au faubourg
Marceau. Dans un de ses moments lucides, elle appela
dernièrement , de sa fenêtre, un voisin qu’elle pria de
s’intéresser pour elle, afin qu’elle sortit de cette demeure
gênante. Le voisin craignit qu’elle ne fût effectivement
victime, comme elle le disait, d’une trame perfide; il
s’intéressa à son sort, vint au Comité de sûreté géné-
rale parler en sa faveur ; mais les informations apprirent
que son esprit aliéné était la seule cause de sa déten-
tion ; et les démarches du voisin officieux et humain
auprès du Comité de sûreté générale, qu’il trouva
bien disposé, n’eurent, par cette seule raison, aucun
succès. » (P. 132) L Joseph Terwagne avait donc été
obligé en 1795 de la placer dans une maison de santé.
Mais voici, textuellement, l’étrange, la douloureuse
lettre à Saint-Just1 2 :
Citoyen Saint-Just, je suis toujours en arrestation. J’ai
perdu un temps précieux. Je vous ai écrit pour vous prier
de m’envoyer deux cents livres et de venir me voir; je n’ai
reçu aucune réponse. Je ne sais pas beaucoup de gré aux
patriotes de me laisser ici, dénuée de tout. Il me paraît qu’il
ne devrait pas leur être indifférent que je sois sans rien faire.
Je vous ai envoyé une lettre où je dis que c’est moi qui ai dit
que j’ai eu des amis jusque dans le palais de l’empereur, que
j’ai été injuste à l’égard du citoyen Bosque, mais que j’en
suis fâchée. On m’a dit que j’avais oublié de signer cette
lettre, c’est défaut d’attention. Je serais bien charmée de
1. Nous avons souligné certains mots parce que M. Marcellin Pellet,
s’appuyant sur ce texte sans le citer, a voulu que Théroigne fût déjà
dans la maison de santé du faubourg Saint-Marceau quand elle écrivit à
Saint-Just. Sans connaître le dossier des Archives, le distingué bio-
graphe aurait pu s’épargner cette erreur en songeant à la date du
rapport.
Catalogue de la collection Benjamin Fillon (1877).
20
306
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
vous voir un instant. Si vous ne pouvez venir où je suis, si
votre temps ne vous le permet point, ne pourrai-je point me
faire accompagner jusque chez vous ? J’ai mille choses à vous
dire. Il faut établir l’imion ; il faut que je puisse développer
tous mes projets, continuer d’écrire ce que j’écrivais. J’ai de
grandes choses à dire. Je puis vous assurer que j’ai fait des
progrès. Je n’ai ni papier, ni lumière, ni rien ; mais quand
môme il faut que je sois libre pour pouvoir écrire; il m’est
impossible de rien faire ici. Mon séjour m’y a instruite, mais
si j’y restais plus longtemps, si je restais plus longtemps
sans rien faire, sans rien publier, j’avilirais les patriotes et
la couronne civique. Vous savez qu’il a été également ques-
tion de vous et de moi, et que les signes d’union demandent
des effets. Il faut beaucoup de bons écrits qui donnent une
bonne impulsion. Vous connaissez mes principes. Je suis
fâchée de n’avoir jamais pu vous parler avant mon arresta-
tion. Je me suis présentée chez vous. On me dit que vous
étiez déménagé. Il faut espérer que les patriotes ne me lais-
seront pas victime de l’intrigue. Je puis encore tout réparer
si vous me secondez. Mais il faut que je sois où je serai res-
pectée, car on ne néglige aucun moyen de m’avilir. Je vous
ai déjà parlé de mon projet. En attendant que cela soit
arrangé, que j’aie trouvé une maison où je serai à l’abri de
l’intrigue, où je serai dignement entourée de la vertu, je
demande qu’on me remette chez moi.
Je vous serais mille fois obligée de me prêter deux cents
livres.
Adieu.
Théroigne.
En la plaçant au faubourg Saint-Marceau, Joseph
Terwagne avait voulu que la malade fût près de lui,
puisqu’il habitait rue Groulebarbe. L’ancien apprenti
peintre du voyage en Italie avait abandonné la pein-
ture. Une pièce du dossier des Archives le dit « entre-
preneur de la blancherie de toile du Clos-Payen ».
(Section du Finistère, ci-devant section des Gobelins).
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
307
Mais, à partir de 1795, on ie perd de vue1. On retrouve
Théroigne en 1797 à LHôtel-Dicu. Villiers l’y vit cette
année-là : « Réellement, sa raison était aliénée. Les
mots liberté nivellement , sortaient souvent de sa
bouche. » Le 9 décembre 1799 (18 frimaire an VIII),
elle fut transférée à la Salpêtrière; puis, le 11 jan-
vier 1800 (21 nivôse an VIII), aux Petites-Maisons2,
où elle resta jusqu’à son retour à la Salpêtrière (7 dé-
cembre 1807, comme on sait).
XIV
A LA SALPÉTRIÈRE. MORT DE THÉROIGNE
EXPLICATION DE SA FOLIE
CONCLUSION
C’est dans le chapitre des Maladies mentales intitulé :
de la Lypémanie ou mélancolie , que se trouve Y « obser-
vation » d’Esquirol :
A son arrivée, elle était très agitée, injuriant, menaçant
tout le monde, ne parlant que de liberté, de comités de salut
public, révolutionnaire, etc., accusant tous ceux qui l’appro-
chaient d’être des modérés, des royalistes, etc.
1. Faut-il rappeler que M. Demarteau a donné la date de sa mort: 1850?
2. Les Goncourt ont publié le document suivant, du 16 nivôse, extrait
des archives des hospices civils de Paris : « La Commission (des Hos-
pices), informée de la translation de la citoyenne Théroigne du Grand
hospice ( Hôtel-Dieu ) dans la Maison nationale des femmes ( Salpêtrière )
d’après la connaissance acquise de sa situation malheureuse dans cette
dernière maison, et par des considérations particulières, arrête que
cette citoyenne sera transférée de la Maison nationale des femmes dans
celle des Petites-Maisons pour y occuper le premier lit vacant dans les
infirmeries. »
308
TfcOIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
Eli 1808, un grand personnage, qui avait figuré comme
chef de parti, vint à la Salpêtrière. Téroenne le reconnut, se
souleva de dessus la paille de son lit sur laquelle elle restait
couchée et accabla d’injures le visiteur, l’accusant d’avoir
abandonné le parti populaire d’être un modéré, dont un
arrêté du Comité de salut public devait faire bientôt jus-
tice ] .
En 1810, elle devint plus calme et tomba dans un état de
démence qui laissait voir les traces de ses premières idées
dominantes.
Téroenne ne veut supporter aucun vêtement, pas même de
chemise. Tous les jours, matin et soir, et plusieurs fois le
jour, elle inonde son lit, ou mieux la paille du son lit, avec
plusieurs seaux d’eau, se couche et se recouvre de son drap
en été, et de son drap et de sa couverture en hiver. Elle se
plaît à se promener nu-pieds dans sa cellule dallée en pierre
et inondée d’eau.
Le froid rigoureux ne change rien à ce régime. Jamais on
n’a pu la faire coucher avec une chemise, ni prendre une
seconde couverture. Dans les trois dernières années de sa
vie, on lui donna une très grande robe de chambre dont
elle ne se servait presque jamais. Lorsqu’il gèle et qu’elle
ne peut avoir de l’eau en abondance, elle brise la glace et
prend l’eau qui est au dessous pour se mouiller le corps,
particulièrement les pieds.
Quoique dans une cellule petite, sombre, très humide et
1. M. Marcellin Pellet a supposé que ce personnage était peut-être
Regnaud de Saint-Jean-d’Angely. Le fait est qu’en 1808 (le 21 mars)
Regnaud de Saint-Jean-d’Angely, secrétaire d’Etat de la famille impé-
riale, écrivit au préfet du département de l’Ourthe :
« Monsieur, je vous prie de vouloir bien vous faire informer à Méri-
court, situé près de Liège, de la famille de Mlie Théroigne.
« Elle a de la fortune et ses parents la laissent à l’hôpital sans
ressource et dans l’état le plus déplorable.
« Je vous prie de faire prendre sur les biens que possédait et que pos-
sède MUe Théroigne les plus prompts et les plus précis renseignements
que vous pourrez.
« On croit que cette malheureuse a été dépouillée. »
Mais Esquirol n’eût pas dit de l’ancien constituant et journaliste
Regnaud qu’il « avait figuré comme chef de parti ». Peut-être le visiteur
fut-il Sieyès.
THÉROIGNE A LA SALPÊTRIÈRE EN 1 8 J 6
D’après le dessin de Gabriel.
THE LIBRARY
OF [HE
IWiVÉBSillf nF (UIMJS
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
309
sans meubles, elle se trouve très bien; elle prétend être
occupée à des choses très importantes ; elle sourit aux per-
sonnes qui l’abordent ; quelquefois elle répond brusquement :
Je ne vous connais pas, et s’enveloppe dans sa couverture. 11
est rare qu’elle réponde juste. Elle dit souvent : Je ne sais
pas; fai oublié. Si on insiste, elle s’impatiente; elle parle
seule à voix basse ; elle articule des phrases entrecoupées
des mots fortune , liberté , comité , révolution , coquins , décret ,
arreté , etc. Elle en veut beaucoup aux modérés.
Elle se fâche, s’emporte lorsqu’on la contrarie, surtout
lorsqu’on veut l’empêcher de prendre de l’eau. Une fois elle
a mordu une de ses compagnes avec tant de fureur qu’elle
lui a emporté un lambeau de chair : le caractère de cette
femme avait donc survécu à son intelligence.
Elle ne sort presque point de sa cellule, et y reste ordinai-
rement couchée. Si elle en sort, elle est nue, ou couverte de
sa chemise; elle ne fait que quelques pas, plus souvent elle
marche à quatre pattes, s’allonge par terre; et l’œil fixe, elle
ramasse toutes les bribes qu’elle rencontre sur le pavé, et
les mange. Je l’ai vue prendre et dévorer de la paille, de la
plume, des feuilles desséchées, des morceaux de viande
traînés dans la boue, etc. Elle boit l’eau des ruisseaux pen-
dant qu’on nettoie les cours, quoique cette eau soit sale et
chargée d’ordures, préférant cette boisson à toute autre.
J’ai voulu la faire écrire; elle a tracé quelques mots. Jamais
elle n’a pu former de phrase. Elle n’a jamais donné aucun
signe d’hystérie. Tout sentiment de pudeur semble éteint
chez elle, et elle est habituellement nue, sans rougir à la vue
des hommes...
Malgré ce régime, que Téroenne a continué pendant dix
ans, elle était bien et régulièrement menstruée; elle man-
geait beaucoup, elle n’était point malade et n’avait contracté
aucune infirmité.
Quelques jours avant d’entrer à l’infirmerie, il s’est fait
une éruption sur tout son corps. Téroenne s’est lavée à son
ordinaire avec l’eau froide, et s’est couchée sur son lit
inondé, ses boutons ont disparu ; dès lors elle est restée
dans son lit, ne mangeant point, buvant de l’eau,
310
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
Le 1er mai 1817, Téroenne entre à l’infirmerie dans un état
de faiblesse très grande, refusant toute nourriture, buvant de
l’eau, restant couchée, parlant souvent seule, mais à voix
basse. 15 : maigreur, pâleur extrême de la face, yeux ternes,
fixes, quelques mouvements convulsifs de la face, pouls très
faible, légère enflure des mains, œdème des pieds ; enfin le
9 juin, elle s’est éteinte... sans qu’elle ait paru avoir recou-
vré un seul instant sa raison 1 .
Le 10 juin, en présence d’Esquirol, ses élèves Descuret
et Amussat firent l’ouverture du corps. Le procès-ver-
bal d’autopsie commence par ces remarques, relatives
aux lésions cérébrales:
Dure-mère adhérente au crâne, crâne épais postérieure-
ment, ligne médiane très déjetée. — Cerveau très mou,
décoloré ; membrane qui revêt les ventricules épaissie ; la
substance cérébrale subjacente, dans l’épaisseur d’une ligne,
d’un aspect vitreux et d’un blanc grisâtre.
Nous avons soumis le passage au savant aliéniste
M. Paul Garnier, médecin en chef de l’Infirmerie spé-
ciale du Dépôt, en lui posant les deux questions sui-
vantes : « Y a-t-il à tirer de là des inductions psycho-
logiques rétrospectives ? Notamment, le rôle tragique de
Théroigne au 10 août en recevrait-il quelque lumière ? »
Le Dr Garnier nous a répondu : « Les lésions cérébrales
rencontrées chez Théroigne sont en quelque sorte banales
chez les aliénés ayant vécu de longues années dans la
plus absolue démence... Tout ce qu’on peut dire, c’est
ceci : Théroigne appartenait à l’armée de ces déséquili-
brés qui entrent en lice aux époques de trouble... Elle
a été l’exaltée que nous savons, et a eu ainsi sa page
1. Nous en avons donné la preuve (p. 116, note), Théroigne mourut
le 8 juin.
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
311
rouge clans l’histoire, par l’effet de dispositions céré-
brales morbides — peut-être héréditaires — qui étaient
à leur phase initiale d’évolution à l’époque révolution-
naire, se sont accentuées par la suite, et ont entraîné
la ruine totale d’une intelligence qui ne manquait pas
d’un certain brillant, mais n’avait jamais eu d’équilibre.
Les mécomptes de Théroigne au point de vue de sa
popularité ont pu aussi avancer l’heure de la déchéance
irrémédiable. »
La scène du 15 mai 1793 n’aurait donc pas déter-
miné la catastrophe, mais aurait pu seulement en
avancer l'heure ; et c’est bien notre opinion. Théroigne
était marquée pour la folie. Il serait même à rechercher
si quelqu’un de ses ascendants ne lui avait pas légué
la tare fatale. On ne saurait trop y insister, néanmoins :
une suite ou un ensemble de circonstances exception-
nelles vinrent miraculeusement, pour ainsi dire, en
aide au destin. Nous avons signalé, au début de ce
travail, les probables ravages de la maladie rapportée
de Gênes par la chanteuse ; mais toute la vie de la
patriote, l’extraordinaire roman que fut cette vie dévo-
rante, apparaît comme une chaîne de complicités offertes
aux dispositions morbides. En d’autres termes, candi-
date à la folie, c’est beaucoup plus tard, assurément,
que Théroigne y fût arrivée si la Révolution, de toute
sa fièvre, n’avait apostillé la demande. La Révolution,
avec l’aventure de la captivité à KuFstein, puisque le
grand médecin mandé par M. de Rlanc craignit pour
la raison de la prisonnière1.
1. La gêne croissante contre laquelle se débattit l’amazone en 1792 et
1793 eut, peut-être, aussi une part d’influence. Le 15 février 1792, elle
écrivait à Perregaux : « Je vous souhaite le bonjour, monsieur, et vous
prie de donner à mon frère les vingt-cinq louis que je vous demandai
hier... » Le 16 août de la même année, elle signait le reçu d’une somme
312
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
Certes, d’ailleurs, nous nous sommes appliqué à nef
rien laisser subsister des calomnies érotiques ou tra-
giques de la légende, et nous croyons avoir dégagé la
véritable figure de la révolutionnaire, avoir prouvé que
cette exaltée modérée, cette girondine, ne fut une furie
qu’au 10 août ; mais nous le reconnaissons : un trait
commun d’excentricité entache ce qu’on pourrait appeler
les idées de Théroigne , sa motion aux Cordeliers en 1790,
son dessein en 1792 d’armer les Parisiennes, meme,
en 1793, son projet d’une magistrature de conciliation
à confier à des citoyennes d’élite. Tout cela, brillant,
est encore plus bizarre. Et, quant à son crime du
10 août, nous l’avons bien expliqué par l’ivresse san-
glante de cette journée ; mais que l’ancienne courtisane
cosmopolite, l’ancienne aspirante virtuose, avec sa cul-
ture et son intelligence, se soit abandonnée à cette ivresse
jusqu’à prêcher le massacre et se jeter au collet d’une
des victimes, n’y a-t-il pas là pour l’historien attentif
un symptôme?
Le Dr Garnier terminait sa lettre par cette formule :
« C’était une dégénérée, mais pas précisément infé-
rieure. » Le vocabulaire scientifique est terrible. Puis,
nous devons dire que M. Garnier s’était fié, sur le rôle
de Théroigne, à l’espèce de préambule historique de
Y « observation >; d’Esquirol. Si nous l’avions mis en
garde, et, de plus, lui avions représenté le charme et
l’éclat des facultés intellectuelles de l’héroïne, il l’eût
quand même qualifiée de dégénérée, mais sans doute
de dégénérée supérieure. Or, des hommes de génie
de 2.931 livres que Perregaux lui avait remise « pour le complément des
10.800 livres provenant de la vente de ses effets retirés du Mont-de-
Piété (catalogue de la collection Sensier, 1878); et, cependant, on a vu
que, le 9 novembre, elle était obligée de s’adresser encore au dévoué
banquier. On l’a vu aussi : rue Saint-Honoré, elle n’avait qu’une chambre.
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
313
furent des dégénérés... très supérieurs. Y eut-il du
génie dans cette tête où la raison chavira ? Qu’on puisse
se le demander, c’est beaucoup. Malheureusement, la
légende de la Penthésilée d’octobre étant absolument
fausse, le nom de l’ardente démocrate ne se trouve lié
en réalité à aucun grand fait politique, en dehors de la
part — négligeable aussi bien — qu’elle prit à l'assaut
des Tuileries. On pourrait écrire l’histoire de la Révo-
lution, on l’a écrite, sans la nommer. Et, même dans
l’histoire des origines du féminisme, elle ne mérite
qu’une place secondaire, vu l’étrangeté de ses propo-
sitions. C’est la femme surtout qui est intéressante, la
jolie grisette xvuie siècle grisée de patriotisme , ambi-
tieuse mais condamnée, parce que « femme », comme
s’en plaint l’autobiographie, à une agitation presque
inutile. La plus pittoresque des amazones de 1792, et
de beaucoup, ayant eu là sa force, son apparence de
force, et en gardant une magie, mais, au total, ne repré-
sentant bien qu’une chose : l’enthousiasme d’une partie
de la France féminine pour la Révolution, aux pre-
mières années de celles-ci. Petite Mme Roland de la
rue, du club et de l’émeute, « Minerve » bohème d’un
mysticisme de la Liberté dont Mrae Roland fut la
Minerve grande bourgeoise.
ROSE LACOMBE
A Monsieur H. Monin.
ROSE LACOMBE
( 1 765-? )
1
SON VÉRITABLE PRÉNOM. LA LÉGENDE DE « ROSE LACOMBE »
LA COMÉDIENNE. LA CITOYENNE JUSQU’EN MAI 1793
L’héroïne révolutionnaire que l’histoire nomme
Rose Lacombe, et qui fut l’amie et l’alliée des Enragés ,
ne s’appelait point Rose, mais Glaire. Voici son acte
de naissance, extrait, sur notre demande, des registres
des paroisses de Pamiers (Ariège) :
Le quatrième mars mil sept cent soixante-cinq, est née
Claire Lacombe, fille légitime de Bertrand Lacombe et de
Jeanne-Marie Gauché mariés, a été baptisée le même jour
par nous soussigné, prié par Monsieur le Curé. Marraine Dlle
de Lagrefel de Pontaut. En foi de ce signé Galmier prêtre.
Elle-même ne porta point le prénom de Rose qui
devait rester lié à son nom. Arrêtée le 14 germinal
an II (3 avril 1794), elle déclara s’appeler Claire
Lacombe. On ne lui savait pas plus ce prénom-là
qu’aucun autre. En donnant l’ordre de l’arrêter et de
l’incarcérer à Sainte-Pélagie, le Comité de sûreté
générale la nommait simplement Lacombe. Le Muni -
318
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
teur , où il est parlé d’elle plusieurs fois, dit la citoyenne
Lacombe , ou madame ou mademoiselle Lacombe. Dans
les Mystères de la Mère de Dieu dévoilés (an III), Yilate,
ex-juré au tribunal révolutionnaire, s’écriera : « Se
rappelle-t-on la célèbre Lacombe, actrice renommée et
présidente de la Société fraternelle des amazones révo-
lutionnaires? » En 1815 encore elle n’est que la fille
Lacombe pour l’auteur de Y Histoire secrète du tribunal
révolutionnaire , Proussinalle (pseudonyme de Roussel),
dans une note du tome II de cette Histoire. De leur
côté, les premiers recueils biographiques où se trouve
un bref article sur l’intéressante démagogue, Biogra-
phie moderne ou Dictionnaire biographique de tous les
hommes morts et vivants (1802), Biographie nouvelle
des contemporains (1823), intitulent leur notice :
Lacombe. Il faut aller jusqu’au Répertoire universel ,
historique , biographique des femmes célèbres mortes ou
vivantes (1826) pour découvrir à l’amazone... deux
prénoms tout d’un coup, et qui ne sont — là est le
beau de la surprise — ni Rose ni Glaire, qui sont
Henriette et Jeanne.
D’autre part, enfin, pour l’ancien conventionnel
Choudieu, dans sa lettre sur les Femmes de la Révolu-
tion (1833\ comme pour l’ancien conventionnel Bau-
dot, dans ses Notes historiques , rédigées de 1828 envi-
ron à 1836, Lacombe est demeuré tout le nom d'héroïne
de l’ex-comédienne.
Qui la baptisa Rose le premier? Nous l’ignorons. En
1840, Lair tuilier fit une place considérable à Rose
Lacombe dans ses Femmes célèbres de 1789 à 1795,
sans dire sur la foi de quelle tradition il l’appelait
ainsi. Ce qui est à relever immédiatement, c'est que,
donnant une lettre de Lacombe publiée par la Gazette
ROSE LACOMBE
319
française le 27 septembre 1793, il la signa : Rose
Lacombe , tandis qu’elle est signée : Femme Lacombe.
Lamartine accueillit la baptismale légende, Michelet
la consacra.
En supposant qu’il n’importait pas, on se tromperait.
Il n’y a pas d’erreur totalement insignifiante ; la preuve
en est ici que toutes les autres erreurs composant la
légende de Rose Lacombe ont eu pour garde, en quelque
sorte, ce prénom de Rose. Il défendait contre la curio-
sité historique un dossier précieux des Archives natio-
nales portant le nom de Glaire Lacombe et qu’on
n’avait pas l’idée de communiquer à qui demandait s’il
y avait des pièces concernant Rose Lacombe. M. Rer-
nard Lazare réussit à se le faire livrer voilà quatre ou
cinq ans; il voulut bien le signaler à nos recherches;
et non seulement nous y trouvâmes, officiellement con-
signé plusieurs fois, le véritable prénom de la citoyenne
Lacombe, mais le nom de la ville où elle était née.
Elle avait fait cette double révélation au comité révo-
lutionnaire de la section de la Halle-au-Rlé, que le
Comité de sûreté générale avait chargé de l’arrêter;
elle s’était dite, en outre, âgée de vingt-neuf ans ; et,
comme cela aussi était vrai, il a été facile à la mairie
de Pamiers de nous procurer l’acte de naissance qu’on
a vu plus haut.
Malheureusement, cet acte ne renseigne pas sur la
condition des père et mère.
Lamartine a écrit de Rose Lacombe : « Fille sans
mère , née du hasard dans les coulisses des théâtres de
province, elle avait grandi sur les tréteaux subal-
ternes. » [Histoire clés Girondins , liv. L1V, ch. vi). Rien
ne prouve que la fille légitime de Rertrand Lacombe et
320
/
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
de Marie Gauche ne débuta point sur la scène de très
bonne heure; rien, même, qu’elle n’était pas une
enfant de la balle. Mais rien, non plus, ne permet
l’hypothèse. L’imagination du Lyrique envolé dans
l'histoire en fit les frais à elle seule.
En 1789, lors de l’ouverture des Etats généraux,
Glaire Lacombe, âgée de vingt-quatre ans, était actrice en
province. Elle ne vint pas à Paris avant 1792; et, selon
toute vraisemblance, c’est d’elle qu’il s’agit dans ces
lignes du Voyage en France de Halem. écrites à Lyon
en septembre 1790: « Mllc Lacombe, actrice de Mar-
seille, avait désiré débuter à Lyon dans S émir amis ,
mais le directeur ne l’avait pas agréée. Le parterre
réclama Mlle Lacombe à grand fracas, et le tapage ne
cessa que lorsque le directeur se présenta et donna
satisfaction au parterre en consentant au début de la
comédienne ». ( Paris en 1790, Voyage de Halem , tra-
duction par Arthur Chuquet, 1896. — Troisième lettre ).
Evidemment, 1 "actrice de Marseille ne pourrait pas
être Claire Lacombe, si Glaire s’était jetée dans la
mêlée révolutionnaire, à Paris, en 1789, conformément
à la légende de Pose chez Lai rtul lier, chez Lamartine
et même chez Louis lllanc. Mais il est faux qu’on l’ait
« remarquée, admirée, applaudie dans les premières
agitations de Paris », suivant les termes du Lyrique.
Il est faux qu’elle soit allée à Versailles, selon la volon-
té de Lairtullier et de Louis Blanc, avec les femmes
d’octobre. Le Répertoire universel des femmes célèbres
assure bien : « Elle se signala dans les journées des 5
et 6 octobre 1789... Habillée en homme, un sabre à la
main, et assise sur une espèce de canon, elle inspirait
l’effroi, même à ses partisans. » Mais c’est là simple-
ment un nouveau témoignage de la légèreté avec la-
ROSE LACOMBE
321
quelle fut rédigée la notice. Les recueils biographiques
antérieurs ne faisaient point de Lacombe une héroïne
des fameuses journées; et, l’eussent-ils fait, cela n’au-
rait pas d’importance, aucun document de l’époque ne
renfermant le nom de la future enragée . Lairtullier,
sans doute, prétendait avoir lu dans la Gazette fran-
çaise : « Rose Lacombe se montra dans ces journées
presque égale à Théroigne de Méricourt. » Mais voici
la phrase de la Gazette française (numéro du 25 sep-
tembre 1793) : « La femme Lacombe , gui a joué dans
notre révolution un rôle presque égal à celui de la demoi-
selle Therouenne , a été arrêtée. » Le romanesque Lair-
tullier ne reculait pas, au besoin, devant la sophisti-
cation d’un texte.
Une page des Mémoires du marquis de Ferrières
l’avait frappé ; il voulait absolument reconnaître sa
Rose Lacombe dans l’une ou l’autre des deux furies
d’octobre dont parle le marquis : l'une « habillée en
poissarde », mais riche, ayant carrosse et loge à l’opéra
ne s’en cachant point, se vantant même d’avoir eu plu-
sieurs fois chez elle un prince du sang, et disant au
baron de Ratz : « Un garde du corps m’a frappée du
pommeau de son sabre, lorsqu ’avec les braves femmes
qui me suivaient je voulais entrer au château. Je serai
vengée ! la meurtrissure de ma main sera lavée dans Je
sang des gardes du corps! » l’autre, « harassée de
fatigue, dégouttante de sueur, les yeux hagards, le
visage renversé », montrant un poignard au président
de Frondeville et lui demandant s’il n’y avait pas
moyen de pénétrer dans l’appartement de la reine.
Mais d’abord il n’aurait pas été difficile à Lairtullier
de savoir le nom de la femme riche « habillée en pois-
sarde » ; On le trouve à la source même de l’anecdote,
21
322
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
dans la déposition faite au Châtelet par le baron de
Batzle 1er mai 1790, — déposition tranquillement mais
incomplètement pillée par Ferrières. « La personne,
déclara Batz, qui m’avait mis en conversation avec
cette femme, et qui la connaissait depuis plusieurs
années, me dit qu’elle se nommait Mme Beauprez. »
[Procédure criminelle du Châtelet, CCI)1. Quanta l’autre
femme, elle est bien inconnue. [Ibid., CLXXVII, dépo-
sition de M. de Frondeville, pillée aussi par Fer-
rières). Mais que Lairtullier ait pu être tenté de voir
en elle « la comédienne Rose Lacombe », c’est là seu-
lement une nouvelle preuve des facultés de fantaisie de
l’historien.
Il n’ignorait point le seul texte où se rencontre
une date pour l’arrivée de l’actrice à Paris. Il appuya
sur ce texte — la note de Proussinalle dans Y Histoire
secrète du tribunal révolutionnaire — des assertions
d’ailleurs exactes; seulement il se garda de citer ces
mots : « Venue à Paris en 1791... » Sans doute, pour
lui, c’était là une erreur; et, de fait, c’en est une,
mais au rebours de ce qu’il se figurait. Dans son
interrogatoire du 3 avril 1794, Claire Lacombe, qui
n’avait, certes, aucun intérêt à mentir sur ce point,
dit qu’il y avait deux ans qu’elle était sans emploi ; or,
— une autre pièce du dossier des Archives en témoigne,
— elle n’avait jamais paru sur une scène parisienne :
c’est donc bien en 1792, comme nous l’avons écrit,
1. On lit dans le rapport du constituant Ghabroud sur la Procédure
criminelle: «J’apprends de la déclaration que cette femme a faite au
comité des recherches de Paris que son vrai nom est Elisabeth Girard.
Et ce qui me donne l’idée de sa fortune et de ses habitudes, c’est que
le matin du 5 octobre elle fut appelée par des marchandes d’huîtres et
alla avec elles à Versailles. <Jue signifie sa vanterie d’avoir vu un
prince chez elle ? »
ROSE LACOMBE
323
quelle quitta la province. Au reste, la première mani-
festation à Paris de son patriotisme est du 25 juil-
let 1792.
Voici la curieuse pétition qu’elle vint lire à la barre
de la Législative ce jour-là (séance du soir) :
Législateurs,
Française, artiste et sans place, voilà ce que je suis. Cepen-
dant, Législateurs, ce qui devrait faire l’objet de mon déses-
poir répand dans mon âme la joie la plus pure.
Ne pouvant venir au secours de ma patrie, que vous avez
déclarée en danger, par des sacrifices pécuniaires, je viens lui
faire hommage de ma personne. Née avec le courage d’une
Romaine et la haine des tyrans, je me tiendrais heureuse de
contribuer à leur destruction. Périssejusqu'au dernier despote!
Intrigants, vils esclaves des Néron et des Caligula, puissé-je
tons vous anéantir! Et vous, mères de famille que je blâme-
rais de quitter vos enfants pour suivre mon exemple, pendant
que je ferai mon devoir en combattant les ennemis de la
patrie, remplissez le vôtre en inculquant à vos enfants les sen-
timents que tout Français doit avoir en naissant, l’amour de
la liberté et l’horreur des despotes. Ne perdez jamais de vue
que, sans les vertus de Véturie, Rome aurait été privée du
nrand Coriolan.
O
Législateurs, vous avez déclaré la patrie en danger ; mais
ce n’est pas assez : destituez de leurs pouvoirs ceux qui
seuls ont fait naître ce danger et ont juré la perte de la
France. Pouvez-vous laissera la tête de nos armées ce perfide
Catilina [La Fayette) excusable seulement aux yeux de ceux
dont il a voulu servir les infâmes projets ? Que tardez-vous
pour lancer le décret d’accusation contre lui ? Attendrez-vous
que les ennemis, à qui tous les jours il fait livrer nos villes,
arrivent dans le Sénat pour le détruire par la hache et le
feu? Vous n’avez qu’à garder encore quelques jours un cou-
pable silence et bientôt vous les verrez dans votre enceinte.
Il en est encore temps, Législateurs, élevez-vous à la hauteur
qui vous appartient ; nommez des chefs à qui nous puissions
324
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
donner notre confiance ; dites un mot, un seul mot, et les
ennemis disparaîtront 1 .
Il est évident que, si Lacombe avait pu se croire
connue de l’Assemblée, elle n’eût pas commencé par
la phrase d’autoprésentation, d’ailleurs assez comique :
Française , artiste et sans place, etc. Mais, s’il fallait
une autre preuve de son obscurité parisienne à cette
date, on la trouverait au Moniteur du 28 juillet, dans
le compte rendu de la séance où se produisit l’incident.
Sur le discours et l’orateur, cette seule ligne : « Une
jeune citoyenne vient offrir de combattre, de sa per-
sonne, les ennemis de la patrie. » Elle n’est meme pas
nommée.
Il faut relever aussi, au début de la pétition, l’aveu
d’une pauvreté qui, peut-être, explique en partie
l’étrange démarche de l’aspirante militaire. Le régi-
ment, c’était le vivre assuré. Ou bien, et plutôt, elle
pensait par l’éclat de sa requête attirer sur elle
l’attention d’un directeur de théâtre. Le décret du
4.3 janvier 1791, qui avait accordé à tout citoyen le
droit d’ouvrir une salle de spectacle, et aboli la démar-
cation des genres, fit un instant pulluler à Paris les
entreprises dramatiques. Un certain nombre furent
malheureuses; mais il y avait encore assez de théâtres
en juillet 1792 pour que la jeune comédienne pût espé-
rer, un peu de réclame aidant, de se faire engager ici
ou là. On en conviendra néanmoins : si l’hypothèse de
ce calcul n’est pas déraisonnable, la sincérité exaltée
de la patriote lui dicta les impérieux conseils qu’elle
1. Assemblée législative. Pétitions. — Bibliothèque nationale, L33 e 3X.
— Inutile de dire que Lairtullier ignorait ce document, donné ici pour
la première foisj
fcOSÉ LACOMBË 32S
osait adresser à la Législative. Pour elle, La Fayette,
qui n’avait pu sacrifier ses opinions politiques à ses
devoirs de général ; qui, le 16 juin, de son camp de
Maubeuge, avait applaudi au renvoi par Louis XVI
des ministres Roland, Servan et Glavière, et régenté
l’Assemblée ; qui, sans même avertir le ministre de la
guerre, était venu à Paris au lendemain du 20 juin,
dans l’espoir d’obtenir des poursuites contre les auteurs
de cette journée; qui, enfin, semblait prêta mettre son
épée au service du Roi contre la Révolution montante,
La Fayette était bien le « perfide Catilina » dont elle
réclamait la mise en accusation, déjà demandée le
15 juillet par Rasire, puis, te 21, par le girondin
La Source. Le 11 juillet, Robespierre avait dit aux Jaco-
bins : « La liberté sera en danger tant que La Fayette
sera à la tête de nos armées. » Le 20 : c< Si La Fayette
est impuni, nous n’avons pas de Constitution... Il faut
décréter La Fayette ou décréter la contre-révolution. »
Comme on sait, le décret ne fut rendu quaprès le
10 août, quand La Fayette eut fait arrêter par la
municipalité de Sedan les représentants Antonelle,
Kersaint et Peraldi, et le jour même où, abandonné
par son armée, il passait la frontière avec vingt et un
officiers de son état-major. (Voir Le général La Fayette ,
par Etienne Charavay, 1898).
La séance du mercredi soir 25 juillet était présidée
par Viénot de Vaublanc. Il répondit à la pétitionnaire :
Madame,
Plus faite pour adoucir les tyrans que pour les combattre,
vous offrez de porter les armes pour la liberté. L’Assemblée
nationale applaudit à votre patriotisme et vous accorde les
honneurs de la séance.
326
TROIS FEMMES DÉ LA RÉVOLUTION
L’Assemblée fit davantage, puisqu’elle ordonna l’im-
pression du discours et de la galante réponse. Mais
enfin elle ne renvoya pas au comité militaire la
demande d’un emploi dans l’armée, présentée par la
« Romaine ». Aussi bien, le comité n’en aurait pas tenu
compte. Il fut sourd à une requête autrement fondée
et appuyée par Lazare Carnot, qui, le 11 juin, avait lu
à la Législative une lettre où la fameuse « Mlle d’Eon »,
ancien capitaine de dragons, demandait à « reprendre »
son «grade» et proposait de «lever une légion».
( Moniteur du 13 juin). La demoiselle était un homme,
mais cela ne fut prouvé qu’après sa mort (1810), et
Carnot parlait des sentiments généreux de la « guer-
rière ». Certainement, le comité pensa comme les
Révolutions de Paris , lesquelles disaient, le 16 juin :
« Croyez-nous, héroïne de l’ancien régime, restez dans
vos habits de femme, que vous portez depuis quinze
ans; les temps fabuleux des Amazones et des Jeanne
d’Arc sont passés; et les Romains, dans leurs légions
dont vous nous parlez, n’admettaient point de femmes. »
— Cependant, dès la fin de 1792, même sans compter
les deux célèbres jeunes sœurs Fernig, il y eut des
femmes soldats. Le canonnier Catherine Pochclat et
le canonnier citoyenne Dulière, pour ne citer que ces
deux exemples, se distinguèrent à Jemmapes. Claire
Lacombe s’y serait trouvée aussi, probablement, si l’on
avait accueilli sa demande. Mais il faut remarquer
qu’aucune femme ne fut admise à servir en vertu
d’une décision soit de la Législative, soit de la Conven-
tion. Celle-ci récompensa des guerrières, leur accorda
des secours, des pensions, mais, le 30 avril 1793, sur
un rapport de Poultier, elle rendit un décret bannis-
sant des « cantonnements » et des « camps » toutes les
ROSE LACOMBE
327
femmes « inutiles aux armées », c’est-à-dire toutes
celles qui ne seraient pas autorisées à y demeurer
comme blanchisseuses ou vivandières. « Les femmes
qui servent actuellement dans les armées, spécifiait
l’article XI, seront exclues du service militaire; il leur
sera donné un passe-port et cinq sous par lieue pour
rejoindre leur domicile. » ( Moniteur du 2 mai). — (*1).
Nous devons ajouter, sur la pétition de Lacombe,
qu’avant de la lire à la Législative, V artiste sans place
l’avait lue dans la journée aux Jacobins et que le
président, Delaunay (d’Angers), avait répondu : « Les
femmes ont toujours eu beaucoup d’empire sur l’esprit
des Français; puissiez-vous en avoir autant sur celui
de nos représentants. La Société vous invite à assister
à sa séance ». ( La Société des Jacobins , par Aulard,
t. IV). — Mais pourquoi Lacombe était-elle sans
place ? Le Répertoire universel des femmes célèbres
fournirait la réponse si l’on pouvait croire, comme il
l’affirme, que la comédienne eût été « mauvaise ». Les
recueils biographiques antérieurs prétendaient seule-
ment : « assez mauvaise » ou « assez médiocre ». Juge-
ments inconciliables avec ce que rapporte Halem, car
le parterre de Lyon n’èut pas réclamé avec cette vio-
lence F « actrice de Marseille », et forcé le directeur à
l’agréer, si elle n’avait pas eu un talent notoire.
D’ailleurs, on n’a sans doute pas oublié le témoignage
de Vilate sur la renommée de l’artiste ; témoignage
confirmé et précisé en ces termes par Proussinalle :
« La fille Lacombe... acquit, comme actrice, une assez
grande réputation sur les théâtres de province. »
Enfin, du choix qu’elle avait fait, pour son début à
Lyon, du rôle de Sémiramis , rapprochez un autre mot
de Vilate appelant Rodogune la démagogue restée
328
TROIS FEMMES DÉ LA RÉVOLUTION
actrice de ton et d’attitude, vous vous persuaderez que
la comédienne réussit surtout comme tragédienne.
Mais une pièce du dossier des Archives, malheureuse-
ment anonyme et brève, la montre se brouillant avec
ses camarades et ses directeurs à cause de ses opinions
et arrivant ainsi à ne plus trouver d’engagement. La
vérité sur son manque d’emploi en 1792 est certaine-
ment là. Gela explique même, selon toute apparence,
l’incident de Lyon en 1790. Elle se serait passionnée
tout de suite pour la Révolution; elle aurait combattu
pour les idées nouvelles dans les discussions de cou-
lisses : hautaine et violente dans son enthousiasme,
dans l’imprudent orgueil de sa jeunesse, d’un talent
reconnu... et de sa beauté, car la légende de Rose
n’est pas toute menteuse et a de vrai, notamment, que
Claire fut belle.
Proussinalle dit : « jolie » seulement. Mais Baudot :
«Elle était... belle femme»; et Choudieu, qui lui
refuse tout autre mérite, lui accorde « un assez beau
physique ».
Vilate, d’autre part, l’ayant vue prisonnière au
Luxembourg, après l’avoir admirée dans sa gloire
politique, a tracé d’elle deux portraits d’un contraste
amusant. C’est d’abord X enragée célèbre, « tête haute...,
regard fier..., marche imposante»; puis, en prison, où
elle « s’est établie échoppière, pour l’approvisionnement
des menus plaisirs des prisonniers d’Etat, ses compa-
gnons d’infortune », — elle vend des bougies, des
pommes, etc., — c’est « une petite bourgeoise modeste,
tirée à quatre épingles » et « gracieuse aux ache-
teurs », qui lui paient son sourire plus que sa mar-
chandise.
Malheureusement, il n’y a dans tout cela, pour la
ROSE LACOMBÉ
320
Curiosité, que des excitants. Nous n’avons pu découvrir
un portrait, même douteux.
Le roman qualifié d’historique, qui s’est plus d’une
fois emparé de Rose Lacombe , a donc à peu près tout
imaginé quand il a représenté cette beauté révolution-
naire. Et, par exemple, si elle est blonde avec de
superbes yeux bleus, dans le Demi-monde sous la Ter-
reur, de Fortuné du Boisgobey (1877), c’est qu’il a plu
à ce romancier, comme il a plu à M. Gaulot, dans les
Chemises rouges (1893), qu’elle eût de larges yeux noirs
et une chevelure aux reflets d’ébène. Pourtant M. Gau-
lot avait deviné juste. Aux archives de la Préfecture de
police, sur un registre de Sainte-Pélagie, nous avons
relevé ce signalement de la détenue Claire Lacombe :
« Taille de 5 pieds 2 pouces. Cheveux , sourcils et yeux
bruns , nez moyen, bouche grande, visage et menton
ronds, front ordinaire. »
Le tort de M. Gaulot est d’avoir fait de sa « Junon »,
— avant 1789 et après, — comme Boisgobey de sa
« Vénus », une fille; car, si Claire Lacombe ne fut pas
une vertu, si, comédienne, elle vécut sans doute comme
il est permis aux comédiennes, et citoyenne eut encore
des amants, du moins, à ce qu’on peut croire, il y a
loin de ces mœurs faciles au métier. Lamartine assure
bien que « le vice » l’avait souillée « de bonne heure » ;
mais il tenait le renseignement de sa fantaisie.
En disant la fille Lacombe , Proussinalle ne voulait
pas dire la 'prostituée , mais la demoiselle Lacombe.
C’était la fille Lacombe parce qu’elle n’était pas et
n’avait pas été mariée.
Il raconte, il est vrai, qu’elle vit « périr deux de ses
amants sur l’échafaud » ; et cela suffit à Boisgobey pour
la montrer sanglante du sang de nombreux amants —
330
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
livrés par elle au bourreau. « De son alcôve, raconte-
t-il, on allait tout droit au tribunal révolutionnaire, et
les honnêtes habitants de la rue Thérèse {où il la loge)
disaient tout bas que l’hôtel de cette Marguerite de
Bourgogne républicaine était une vraie tour de Nesle. »
Entretenue par des députés montagnards, « après avoir
été aux gages de l’ancienne cour », elle est d’ailleurs
très riche, cette Marguerite de Bourgogne de la guillo-
tine. Dans sa Tour de Nesle « entre cour et jardin »,
s’admirent « pour des centaines de mille livres de tapis-
series, de dorures, de porcelaines, de tableaux » et de
bibelots de tout genre; et c’est parmi ce luxe que la
Terreur vient la saisir à son tour, car elle meurt sur
l’échafaud, elle aussi, — le jour de la chute de Bobes-
pierre. Or, Glaire Lacombe ne fut livrée au tribunal
révolutionnaire, par conséquent ne put être guilloti-
née, ni en thermidor, ni avant, ni après ; et, arrêtée
bien avant, s’il faut le rappeler, elle n’habitait pas, rue
Thérèse, un « ravissant hôtel », non plus du reste que
la villa des Champs-Elysées dont l’auteur des Chemises
rouges lui fait cadeau ; elle partageait avec une autre
citoyenne, Justine Thibaut (ou Thibault), un tout petit
logement au quatrième étage du 43 de la rue Neuve-
des-Petits-Champs. Il y a même simplement le mot
« chambres » dans la pièce officielle où se trouve l’in-
dication. Cette pièce, du dossier des Archives, est le
procès-verbal de la levée des scellés au domicile de
l’héroïne, le 5 fructidor an III (22 août 1795). Dans le
même dossier, une lettre de la citoyenne Victoire Capi-
taine, du 7 vendémiaire an III (28 septembre 1794),
parle du dénûment de la prisonnière. Enfin, Proussi-
nalle ne dit-il pas que le résultat pour l’ancienne actrice
de la mort tragique de deux de ses amants fut qu’elle
ROSE LACOMBE
331
« se trouva délaissée et sans ressource » ? Les libéra-
lités amoureuses dont elle aurait eu à se louer n’au-
raient donc pas été magnifiques. Même l’existence des
deux amants plus ou moins riches est douteuse : le seul
témoignage de Proussinalle n’est pas une garantie
suffisante.
On le verra : ce qui paraît certain, c’est qu’en 1793
elle fut quelque temps la maîtresse du jeune Leclerc, de
Lyon, journaliste enragé ; mais Leclerc était pauvre,
et Louis Blanc se trompe en le faisant périr avec les
Hébertistes (24 mars 1794). Il le confond avec un
Armand-Hubert Leclerc, ci-devant chef de division au
bureau de la guerre. Un dossier des Archives nous a
permis de suivre Leclerc, de Lyon, jusqu’au 19 ther-
midor an II (6 août 1794) : il était alors prisonnier au
Luxembourg. Puis une pièce des archives de la Pré-
fecture de police nous l’a montré, le 4 fructidor sui-
vant (21 août), relâché par ordre du Comité de sûreté
générale. Selon toute vraisemblance, il survécut à la
Révolution. Son nom ne figure pas sur la liste dressée
par M. Wallon a de toutes les personnes traduites au
tribunal révolutionnaire de Paris ». ( Histoire du Tri-
bunal révolutionnaire , t. VI).
Quant à un autre jeune homme, — neveu du ci-devant
maire de Toulouse Derrey (ou de Rey), — dont Lacombe
se serait éprise jusqu’à braver pour lui, en sep-
tembre 1793, la colère des Jacobins, nous ignorons ce
qu’il devint; mais si, comme son oncle, il s’appelait
Derrey (ou de Rey), il ne mourut pas guillotiné, du
moins à Paris. « Marc Derrey, médecin, ex-maire de
Toulouse », dit Wallon, fut condamné le 11 messidor
an II (29 juin 1794) ; voilà seulement ce que nous avons
pu savoir.
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
Interrogée le jour de son arrestation sur ses moyens
d’existence « depuis deux ans » qu’elle était « sans
emploi », Lacombe répondit qu’elle avait uniquement
vécu de ses économies d’autrefois « et de la vente de
quelques effets » ; et, à coup sûr, on est libre de ne
pas la croire, mais pourquoi se fierait-on plutôt à l’af-
firmation de Proussinalle?
C’est le 10 août 1792, à l’assaut des Tuileries, que
la pétitionnaire du 25 juillet précédent marqua pour la
première fois dans la Révolution. On le sait déjà par
notre étude sur Théroigne : elle reçut des fédérés, pour
son courage dans cette journée, une couronne civique.
Proussinalle raconte qu’elle avait été blessée au poi-
gnet. Le 25 août, elle alla faire hommage de sa cou-
ronne civique à l’Assemblée nationale. ( Moniteur du
27 août). L’Assemblée applaudit. (* II).
D’après Lairtullier, elle aurait pris part aux mas-
sacres de septembre. Elle s’y serait meme horriblement
distinguée. Il précise: « L’Abbaye, Saint-Firmin, la
Conciergerie et Bicètre furent tour à tour le théâtre de
ses fureurs. » C’est faux. Non seulement aucun texte
n’accuse Lacombe, mais, parmi les dénonciations dont
elle fut l’objet en 1794, il y a celle de deux citoyennes
lui reprochant d’avoir, en octobre 1793, flétri les mas-
sacres à la tribune du club des Républicaines révolu-
tionnaires. (Archives nationales, pièce du 9 prairial
an II ou 28 mai 1794).
Nous ne la retrouvons qu’en avril 1793. Le 3 de ce
mois, jour où l’on apprit l’arrestation par Dumouriez
des commissaires de la Convention, elle propose, au
club des Jacobins, qu’on saisisse comme otages les
aristocrates de Paris et leurs familles. (Aulard, La
Société des Jacobins , t. Y). Dans la même séance,
ROSE LACOMBE
333
Robespierre demanda la création d’une armée révolu-
tionnaire, et que fussent désarmés « tous les citoyens
douteux, tous les intrigants, tous ceux qui ont donné
des preuves d’incivisme » ; mais il ne soutint pas la
proposition de la citoyenne, et certainement ce n’est
pas avec lui qu’elle se sentait de cœur. Elle l’était avec
les ultra-violents, qui, depuis le commencement de
mars, essayaient de soulever les sections contre la
Gironde, et dont la furieuse volonté finit par vaincre au
31 mai et au 2 juin.
Dans les réunions de l’Evêché où se prépara (mars-
avril-mai) et enfin se décida ce que les Mémoires de
Buzot nomment « la révolution de 1793 », c’est-à-dire
l’insurrection où sombra la Gironde, il y avait des
femmes; et Michelet veut qu’aux dernières séances
elles aient pris a le pas sur les hommes », leur faisant
u honte de leurs ménagements ». Il ajoute : « Maillard,
Fournier, Varlet, les plus violents Cordeliers, rentraient
dans un humble silence quand Rose Lacombe tenait la
tribune. Elle se moquait d'eux tous, ne demandait que
des piques et des poignards pour les femmes, qui
feraient l’exécution pendant que les hommes coudraient
à leur place. » ( Histoire de la Révolution française ,
liv. X, ch. x). Il dit ailleurs [Les Femmes de la Révo-
lution, XI): « La nuit du 31 mai, dans la réunion géné-
rale de l’Evêché où fut décidée la perte des Girondins »,
elle « prit la plus violenle initiative et dépassa de
beaucoup ia fureur des hommes ». Nous n’avons pu
découvrir la source de ces assertions dramatiques sur
le rôle de Lacombe dans la nuit du 30 au 31 mai. Bien
probablement il faut les mettre au compte de l’imagi-
nation de l’historien. A notre connaissance, un article
de Jacques Roux, dans le Publiciste de la République
334
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
française (n° 268), et une page de Buzot, dans ses
Mémoires, sont les seuls textes où Lacombe soit nom-
mée pour l’importance de son action contre la Gironde ;
or, cette action n’est précisée ni par Buzot ni par
Jacques Boux. L’invention de Michelet s’expliquerait
d’ailleurs assez facilement. Une longue lettre du député
Girondin Bergoeing « à ses commettants »1 renferme un
«Avis » envoyé à la commission des Douze sur ce qui
s’était passé à l’Evêché le 29 mai2, et cet « Avis » relatait
qu’une femme avait vivement appuyé une proposition
tendant à faire nommer par la Commune un comman-
dant provisoire de la garde nationale. « Elle a dit,
lisons-nous, qu’il ne fallait désormais espérer de salut
que par des mesures promptes et vigoureuses, et qu’en
portant des coups tels que les ennemis que l’on avait en
vue ne pussent jamais s’en relever. Elle s’est beaucoup
attachée à prouver que la Convention était mauvaise...
Elle a entraîné tout le monde » ; si bien qu’elle « a été
la première désignée » pour communiquer à la Com-
mune la proposition votée. Cette femme ne pouvait être
que Rose Lacombe, se persuada sans doute Michelet; et,
se trompant sur la date de la réunion, il aboutit aux
affirmations qu’on a vues.
« Aucun dépôt public, à ma connaissance, déclarait-
il (liv. X, ch. v), n’a conservé les procès-verbaux du
comité central de l’Evéché. » Encore aujourd’hui ces
procès-verbaux sont inconnus. Il est permis de penser
que, si on les retrouvait, on y rencontrerait le nom de
Lacombe ; mais nous aurons tout à l’heure à citer
1. Histoire parlementaire de la Révolution française , t. XXVIII.
2. C'est le 18 mai que la Convention vota l’établissement d’une com-
mission de douze membres pour faire une enquête sur les usurpations
de la Commune. Mais les Douze ne furent élus que le 20. C’étaient des
Girondins ou des amis de la Gironde*
ROSE LACOMBE
335
plusieurs femmes qui, en mai 1793, jouissaient d’une
autorité révolutionnaire au moins égale à celle de
l’ancienne actrice, et il n’y a donc pas de raison pour
attribuer, môme hypothétiquement, à Lacombe le
violent discours résumé dans Y «Avis» du 29. Ce
jour-là, d’après le même document, sur « environ cinq
cents personnes délibérantes», il y eut à l’Evêché « cent
femmes». C’étaient des citoyennes de la Société
fraternelle séante aux Jacobins ou d’autres Sociétés
fraternelles et aussi de la Société des Républicaines révo-
lutionnaires\ qui venait de se fonder, et dont Lacombe
fut une des meneuses , puis le chef.
Le Moniteur du 13 mai, dans un intrefilet daté
du 10, annonçait :
Plusieurs citoyennes se sont présentées au secrétariat de
la municipalité, et, pour se conformer à la loi sur la police
municipale, ont déclaré être dans l’intention de s’assembler
et de former une Société où les femmes seules pourront être
admises. Cette Société a pour but de délibérer sur les moyens
de déjouer les projets des ennemis de la République. Elle por-
tera le nom de « Société républicaine révolutionnaire » et se
réunira à la Bibliothèque des Jacobins, rue Saint-Honoré.
Selon toute vraisemblance, Lacombe fut de ces pre-
mières Républicaines révolutionnaires. Quant à leur
Société, c’était à Paris le premier club tout féminin
depuis la disparition de la Société des Amies de la vérité
qu’avait fondée la hollandaise Palm Aelders, ou d’Ael-
ders1. Et ce fut le seul. Nos recherches pour découvrir un
registre de ses délibérations n’ont pas abouti ; mais il y a
de sa brève et brûlante existence des traces assez nom-
1. Voir cependant notre Théroir/ne deMéricourt sur un club de femmes
fondé par Théroigne en avril 1792.
336
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
breuses pour une histoire à peu près suffisante que nous
allons essayer d’écrire. Nous aurions voulu y joindre
une sorte de curriculum vitæ des principales Sociétés
exclusivement ou surtout féminines qui se formèrent
en province de la (in de 1790 ou du commencement de
179 1 à 1793; les difficultés de la tache ont réduit notre
ambition ; nous donnerons seulement quelques notes,
en particulier sur trois de ces clubs, celui de Dijon,
celui de Besançon et celui de Lyon, antérieurs tous les
trois à la Société parisienne où Lacombe s’illustra. Ces
jours ouverts sur le mouvement révolutionnaire féminin
et féministe en province établiront qu’il y fut, spontané-
ment, aussi vif qu’à Paris, si ce n’est plus.
II
SOCIÉTÉS POPULAIRES DE FEMMES EN PROVINCE
la société des Républicaines révolutionnaires
et les Enragés
LA CITOYENNE LACOMRE JUSQU’A SON ARRESTATION
Le 1er avril 1791, à propos de la fondation de la
Société fes Amies de la véritè , le Patriote français disait :
« Des clubs patriotiques de citoyennes se sont formés
à Bordeaux, Alais et Nantes. Paris méritait bien de
posséder une institution aussi utile. » Sur le club des
citoyennes de Nantes et sur celui des citoyennes
d’Alais, nous n’avons pas fait de recherches, et nous
ne connaissons celui de Bordeaux que par les indica-
tions trop rapides d’un ouvrage de vulgarisation :
ROSE LACOMBË
337
Histoire de Bordeaux, par M. Henri Gradis (1888); mais
enfin, voilà dès le commencement de 1791 trois Sociétés
populaires de femmes sur trois points très différents du
territoire, et deux appartiennent à une grande ville.
La Société de Bordeaux manifeste, en juin 1791, en
l’honneur de l’évcque constitutionnel; le mois suivant,
elle prend part à la fête du second anniversaire de la
reddition de la Bastille; en 1793, elle applaudit à la
condamnation et à l’exécution de Louis XVI.
Non loin de Paris, à Creil, il y avait également un
club de citoyennes, fondé, semble-t-il, vers la lin
de 1790. D’accord avec la municipalité, ces citoyennes,
qui étaient des amazones, formant une compagnie de
la garde nationale de Creil, décernèrent à Palm d’Aelders,
le 8 février 1791, le titre de membre honoraire de cette
garde nationale, avec la cocarde et la médaille.
« Heureuses citoyennes de Creil, s’écria la Hollandaise
dans son discours de remerciement, quel droit n’ont pas
à votre reconnaissance les sages magistrats qui vous
gouvernent, ces hommes éclairés qui osent fouler aux
pieds ces préjugés, enfants de l’ignorance, dont on se
plaisait à nous environner pour nous entretenir dans
une oisive et humiliante nullité. » Parlant ensuite de
la médaille, ce sera, proclamait-elle, « l’épée d’honneur
qui couvrira mon cercueil ». Il est curieuxqu’à Bordeaux
comme à Creil la municipalité ait encouragé et dirigé
le mouvement féministe naissant. On verra qu’il en
fut de même à Lyon et à Dijon. Mais nous devons
signaler immédiatement la toute contraire attitude de
la municipalité de Pau. « On aura peine à croire que
ces respectables amazones ( de Pau), disait le Courrier
des 83 départements, le 13 septembre 1791, soient en
guerre ouverte avec la municipalité. Bien n’est plus
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
33S
vrai cependant. Nous sommes encore obligés de dire
que la raison n’est pas du côté des sénateurs. »
Les amazones de Pau s’appelaient les Amies de la
Constitution. — Palm d’Aelders conçut ou du moins
exposa (23 mars 1791) le projet d’une fédération
nationale de Sociétés de femmes ou de Sociétés frater-
nelles, qui aurait eu pour centre le Cercle social, fondé,
comme on sait, par Fauchet. L’idée d’un lien à établir
entre des clubs féminins ou mixtes avait, d’ailleurs,
été émise un peu auparavant par une Société féminine
de l’Ailier, et portée à la connaissance du public
parisien par le journal de Mercier et de Carra, les
Annales patriotiques et littéraires de la France , qui
disaient, le 2 février : « Les Amies de la Constitution à
Cusset,... ces mêmes dames qui prêtèrent en corps le
serment civique du 14 juillet 1790 viennent de se
former en club et de déterminer les travaux auxquels
leur loisir leur permettra de se livrer, soit pour corres-
pondre avec les Sociétés du même genre , soit pour
s’occuper de l’éducation nationale des enfants. » Ce qu’il
faudrait savoir, c’est combien il y eut, en province, de
Sociétés toutes féminines, et combien aussi de Sociétés
des deux sexes, analogues à celles de Paris.
Les premières seulement intéressent ce travail. Nous
ajouterons néanmoins à ce qui précède que plusieurs
grandes Sociétés populaires, dans les départements,
admirent les femmes. Ainsi la Société populaire de
Lille et le club central de Lyon. La « belle tentative
révolutionnaire d’association fraternelle de l’homme et
de la femme », dont parle M. Aulard dans une étude
sur le Féminisme pendant la Révolution 1 , fut provin-
1. Revue Bleue, 19 mars 1898.
ROSE LACOMBE
339
ciale autant que parisienne. Mais il est bien certain
que, partout où elles l’osèrent, les femmes ardem-
ment patriotes essayèrent d’avoir leur club à elles.
Un discours prononcé à la Société populaire de Lille,
en avril 1791, par une citoyenne Sta, débute par un
hommage aux « citoyennes d’Alais et de Brest »,
celles-ci ayant, comme celles-là, fondé une Société.
( Histoire de Lille , par Victor Derode, t. III). Quant
aux Lyonnaises, elles commencent à se grouper entre
elles en juin. « En août, dit M. Maurice Wahl ( les
Premières années de la Révolution à Lyon), elles se
constituent avec une présidente provisoire, femme
Sobry. » Il est vrai que « dans le bureau définitif la
citoyenne Sobry cède la présidence à son mari et se
contente de la vice-présidence ». Pourtant, ce n’était
pas une Société fraternelle. Voici le serment inscrit au
Règlement : « Je jure d’être fidèle à la nation, à la loi
et au roi, je jure de porter en toute occasion mon mari ,
mes frères et mes enfants à remplir leurs devoirs envers
la patrie, je jure d’apprendre à mes enfants et à tous
autres sur qui j’aurais autorité à préférer la mort à
l’esclavage. »
De ce club partit en septembre 1792 le mouvement
qui mit un instant la ville aux mains des femmes. Ce
fut une des nombreuses émeutes provoquées pendant
la Révolution par la famine ou la peur de la famine.
M. Maurice Wahl a reproduit une affiche des citoyennes
de Lyon , contenant un tarif, arrêté par elles, des mar-
chandises de première nécessité, et finissant ainsi :
« Tous ceux qui se conformeront à la volonté de ce
peuple [le peuple de Lyon), qui n’est fondée que sur
les bases de la justice, de l’équité et de l’égalité,
mériteront bien de leurs concitoyens et trouveront
340
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLÜttON
en eux des gardiens fidèles de leurs propriétés ; et
ceux qui ne voudront pas entendre cette même voix
ou qui oseraient s’y opposer en quelque manière que
ce soit seront voués au mépris public, regardés comme
traîtres à la patrie, fauteurs et adhérents de la liste
civile, et poursuivis comme tels... Le présent arrêté
fait provisoirement, le peuple se réservant de statuer
suivant les récoltes. » D’autre part, en feuilletant à la
Bibliothèque nationale le Journal de Li/on ou Moni-
teur du département de Rhône -et- Loire, nous y avons
trouvé, à la date du 9 janvier 1793, un éloge du « club
des femmes », suivi d’un extrait du procès-verbal; et
nous croyons devoir donner cet extrait, piquante
image d’une séance exceptionnelle et caractéristique:
Séance du 30 décembre 1792 (tenue en présence des trois
corps administratifs réunis).
La citoyenne présidente a ouvert la séance de la manière
accoutumée. On a fait lecture du dernier procès-verbal, la
rédaction a été approuvée. Une des citoyennes a demandé
que la séance commençât par l’hymne des Marseillais. Le
jeune citoyen Maître et la jeune citoyenne Charton l’ont
chanté, accompagnés de la musique et de la Société en chœur.
L’arrivée des trois corps administratifs a été annoncée au
son de la musique ; ils ont pris place à côté de la présidente,
revêtus de leurs marques distinctives.
La citoyenne Charton, présidente, leur a adressé un dis-
cours où elle a peint à quel point leurs places les obligent
de s’occuper du bonheur de leurs compatriotes, qui fera leur
gloire et leur félicité. La citoyenne Charpine a pris la parole
et a démontré aux magistrats du peuple combien il était
urgent d’engager l’évêque Lamourette à faire un nouveau
catéchisme où les enfants puissent connaître la grandeur de
l’Etre suprême et les principes du vrai républicain. La
citoyenne Pere est montée à la tribune et a fait un discours
ROSE LACOMBE
341
dans lequel elle a démontré que nous devons notre glorieuse
Révolution aux philosophes qui nous ont devancés et combien
il est urgent de propager les Sociétés populaires où la jeu-
nesse pourra s’instruire des lois nouvelles ; elle a prouvé
combien on doit à la jeunesse d’encouragements. La citoyenne
Machezot a adressé aux magistrats du peuple un discours
dans lequel, après avoir appelé toute leur attention sur cette
grande cité, elle leur promet au nom de l’assemblée, à la fin
de leurs fonctions, la récompense des vrais républicains, la
gloire d’avoir bien mérité de la patrie. La citoyenne Girau-
din leur a témoigné combien l’assemblée était satisfaite de
les posséder.
La jeune citoyenne Robin est montée à la tribune et a
récité le chapitre vii du Contrat social de J. -J. Rousseau,
une partie du chapitre vin du même livre, les Droits de
T homme et une prière patriotique. La jeune citoyenne
Lacroix a récité une partie du chapitre vii du Contrat social
et les Droits de l'homme. La jeune citoyenne Charpine a
récité les Droits de l'homme et le Catéchisme de la République.
La jeune citoyenne Pierrefeuxa récité une prière patriotique.
Le jeune citoyen Maître, les Droits de V homme. Le jeune
citoyen Cliaine, le chapitre vu du Contrat social. Le jeune
citoyen Fauvre, une partie du même chapitre. Le citoyen
Louis, une journée de V Almanach du Père Gérard et les
Droits de l'homme. Il a été fait une cueillette pour un citoyen
boulanger sans ouvrage. On a fait la distribution des prix :
la citoyenne Robin a eu le premier ; la citoyenne Lacroix, le
second ; la citoyenne Charpine, le troisième ; le citoyen
Chaine a eu le premier prix; le citoyen Maître, le second.
Les premiers prix ont été distribués par les membres du
département, les seconds par les membres du district, les
troisièmes par les membres de la municipalité. Le jeune
citoyen Chaine a fait le serment de ne se servir du sabre
dont il venait d’être décoré que pour renverser les ennemis
de la patrie et de la République.
Le citoyen Maillan, membre du département, a fait un
résumé des travaux des trois législatures, a retracé les soins
que chaque citoyen doit apporter à consolider la République
342
TROTS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
naissante, et principalement les soins que ces citoyennes,
mères de famille, doivent à leurs enfants. Le citoyen Matezou,
membre du district, a pris la parole pour engager les
citoyennes à continuer l’instruction de leurs enfants. Le
citoyen Bertholon, membre de la municipalité, a prononcé
un discours pour propager les principes de patriotisme de la
cité et ceux des mères de famille qui se vouent au bonheur
de leurs concitoyens.
Une citoyenne a demandé que l’hymne des Marseillais fût
chanté par le citoyen Monfalcon pour la clôture de la séance.
Ces distributions de prix, après concours de récita-
tions civiques, étaient les fêtes de famille de ce club
de mères patriotes.
Celles-ci, attaquées par les Révolutions de Paris ,
le 26 janvier 1793, à propos même de la fête du 30 dé-
cembre, ripostèrent violemment et précisèrent le but
multiple et un de leur association, dans cette lettre au
citoyen Prudhomme, signée « Charton présidente » :
Citoyen, si la vérité est une vertu qui honore le patriote
qui a la force de la professer, de même la médisance et la
calomnie sont des vices qui vouent au mépris les écrivains
qui ont la lâcheté de s’y abandonner.
Les citoyennes de Lyon composantla Société des Amies de
la liberté et de l'éçjalité ne sont point réunies, comme tu le
dis..., depuis très peu de temps, mais bien depuis l’époque
où, dans un de tes autres numéros, tu leur prescris de se
réunir, de former leurs enfants à l’esprit public en leur
citant pour exemple les citoyennes de Rome.
D’ailleurs, le but de leur association est de s’instruire des
décrets de la Convention en y lisant ton journal, de secourir
leurs frères malheureux, d’instruire leurs enfants dans le
nouvel ordre de choses, et de jurer une haine éternelle aux
tyrans.
Elles ne tiennent leurs assemblées que les dimanches et à
ROSE LACOMBE
343
l’heure des vêpres : elles distribuent des récompenses à ceux
de leurs enfants qui ont le mieux profité de leur éducation,
et ce n’est que ces seuls jours que les corps administratifs
sont invités de s'y rendre...
En publiant cette réponse (23 février), la feuille de
Prudhomme se couvrit de l’autorité de J. -J. Rousseau :
elle assura — singulier argument — que « Julie Vol-
mar n’eût point conduit ses enfants au club des ci-
toyennes de Lyon » ; mais elle se montra plus modérée
que dans l’attaque, et la querelle n’alla pas plus loin.
Provoquées à la fin du sermon aux Lyonnaises, les
citoyennes de Dijon avaient, elles aussi, répondu, et
non pas en quelques lignes, mais par un véritable
manifeste. Ces pages remarquables, signées « Blandin
Demoulin, présidente de la Société des Amies cle la
République établie à Dijon », seraient à reproduire inté-
gralement dans une étude sur cette Société. En voici
l’analyse et des extraits. En République, chaque indi-
vidu, faisant « partie intégrante du tout », doit travail-
ler au bien général ; « il s’ensuit nécessairement que
les femmes doivent contribuer, autant qu’elles le
peuvent, au bien de tous ». Mais comment pourraient-
elles remplir ce devoir sans former des associations?
Le club féminin de Dijon a déjà rendu d’importants
services :
C’est à cette Société que les officiers municipaux ont eu
recours pour les prier de se charger du soin des prisonniers,
que les femmes ci-devant nobles avaient abandonnés par
aristocratie ; c’est encore cette Société de citoyennes qui a
formé un établissement de secours, où elles occupent à la
filature, depuis quinze mois, environ trois cents femmes qui
manquaient d’ouvrage... Qui ne sent pas toutes les peines
344
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
qu’exigent cette institution, le mode de distribution, la comp-
tabilité, etc... ?
... Il vient de s’ouvrir parmi nous une souscription pour
les défenseurs de la liberté, où chacune vient déposer telle
somme qu’autrefois... l’on sacrifiait aux plaisirs frivoles des
bals.
C’est la Société des citoyennes réunies en club, qui, lors
du retour à Dijon du second bataillon indignement trahi à
Longwy, allèrent au-devant de ces braves guerriers, et leur
portèrent à plus d’une lieue de nouvelles armes et un dra-
peau, sur lequel ces soldats, qui n’avaient point désespéré de
leur patrie, jurèrent solennellement de venger leur liberté et
de vaincre au nom de la France et de leurs concitoyennes.
Ce sont ces mêmes citoyennes qui, aux époques du départ
de leurs frères d’armes, les ont exhortés, avec l’énergie des
femmes libres, de ne jamais reparaître dans leurs foyers sans
avoir auparavant anéanti les despotes...
Les Révolutions de Paris avaient reproché aux clubs
de femmes d’être les « fléaux » des mœurs domestiques
« à cause de la dissipation qu’ils entraînent avec eux ».
La citoyenne Blandin Demoulin ne répond pas directe-
ment ; mais elle demande à Prudhomme, « philo-
sophe » et « républicain », s’il veut « tenir toujours les
femmes dans un état d’enfance et de frivolité », et elle
expose les dangers pour la famille de cet état d’enfance
des mères :
Que deviendra donc cette mère de famille qui, n’ayant
aucune instruction, se trouve, par la mort de son mari, obli-
gée de régir des affaires compliquées ou commerciales? Est-
il mieux qu’elle confie ses intérêts, ceux de ses enfants, à un
stipendiaire insouciant ou inhabile? Que deviendront ces
enfants entre les mains d’une mère tendre, à la vérité, qui les
laisse périr dans leurs maladies, faute de certaines connais-
sances que tout individu devrait posséder ? Et l’enfance, con-
ROSE LA.COM BE
345
fiée aux femmes, ne se chargera-t-elle pas de préjugés ineffa-
çables, si celles-ci sont dans l’ignorance de ce qu’elles doivent
savoir?...
Enfin elle déclare qu’il n’y a pas, comme on dirait
aujourd’hui, d’émancipation réelle possible pour l’homme
si la femme reste esclave, car les mœurs sont l’ouvrage
des femmes. Il faut donc rétablir celles-ci « dans leur
dignité nalurelle ».
Le réplique de Prudhomme, ou du rédacteur qu’il
en chargea, fut plutôt faible. L’autorité de Rousseau,
encore invoquée, y tenait lieu de raison : « Le sage qui
disait et répétait sans cesse que la femme la plus esti-
mable est celle dont on parle le moins, eût eu de la
peine à lire jusqu’au bout la lettre de la présidente
Blandin Demoulin; Rousseau n’aimait pas chez les
femmes tant d’esprit et de si beaux raisonnements ».
(N° 189).
Quant au troisième club sur lequel nous avons pro-
mis quelques renseignements, il en est question dans
la même gazette de Lyon où nous avons puisé tout à
l’heure. C’était le club des Amies de la liberté et de
l'égalité de Besançon, fondé en octobre 1792 sous les
auspices de la citoyenne Maugras, maîtresse modiste.
En février 1793, le Journal de Lyon ou Moniteur du
département de Rhône-et-Loire félicitait ces Bisontines
d’avoir arrêté que les institutrices « seraient invitées à
faire apprendre de mémoire les Droits de l'homme aux
jeunes citoyennes confiées à leurs soins ». Le club se
proposait de donner des prix. Les enfants couronnés
auraient « le privilège d’assister aux séances ». La feuille
lyonnaise ajoute qu’une « adresse à la Convention, rela-
tive à l’éducation des filles », a été adoptée à l’unani-
340
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
mité, et que des citoyennes « demandent des assemblées
primaires » où les femmes nommeraient les institu-
trices. « Des mères de famille seront plus propres que
des hommes pour ce choix. » Comme celle de Lyon,
cette Société féminine de Besançon met donc au pre-
mier rang des questions d’intérêt général celle de l’édu-
cation civique de l’enfance. Sa mission principale, la
mission principale des républicaines lui semble être de
former des citoyens et des citoyennes. — A relever
aussi dans le Moniteur de Rhône-et-Loire une proposition
de la citoyenne Maugras demandant qu’aucun homme
ne soit admis « dans l’atelier des ouvrières ». La pro-
tection morale de la femme, n’est-ce pas du ressort
naturel d’un club de femmes? Et assurément, s’il se
trouvait un historien pour vouer quinze ou vingt ans
de sa vie à la vaste enquête scientifique d’où pourrait
sortir une Histoire de la femme pendant la Révolution,
des traits comme ceux que nous venons d’indiquer appa-
raîtraient significatifs d’une partie du rôle de la Patriote.
Dans un ouvrage extrêmement copieux, mais exces-
sivement partial : Histoire de la persécution révolution-
naire dans, le département du Doubs (1872, 10 volumes),
le royaliste J. Sauzay s’est beaucoup occupé des Amies
de R égalité de Besançon. Elles étaient jacobines comme
leurs « sœurs » de Dijon et de Lyon. Un de leurs actes
notables est leur protestation contre un arrêté du dépar-
tement du 24 avril 1793 : « Citoyens administrateurs,
disaient-elles, il est parvenu à la Société des Amies de
la liberté et de Végalité que le département avait pris
un arrêté à l’effet de faire sortir du séminaire les femmes
aristocrates et suspectes que les trois corps administra-
tifs avaient jugé devoir être renfermées pour la tran-
quillité du salut public. C’est ayec la plus grande
ROSE LACOMBE
347
inquiétude que la Société verrait prendre cette mesure.
Tout au contraire, elle regarde comme un devoir des
corps administratifs de garder ces otages comme devant
être notre sûreté ; et elle pense que, loin de leur accor-
der leur liberté, les femmes, ainsi que les hommes
qui ont été incarcérés en même temps, doivent rester
prisonniers jusqu’à ce que la patrie soit hors de dan-
ger... » (Sauzav, t. III). La présidente était alors la
citoyenne Dunand.
Un autre acte également à noter est le vote d’une
motion tendant à demander à la Convention le droit de
suffrage pour les femmes dans les assemblées primaires.
[Ibid.).
A Paris, c’est la politique de la fraction la plus avan-
cée du club des Cordeliers, la politique des sections les
plus violentes, que vont servir les Républicaines révolu-
tionnaires. Et elles passeront au-delà de Marat, au-delà
d’Hébert, avec Jacques Roux, Leclerc, Yarlet, trio anti-
Dantoniste, anti-Robespierriste, qui prêche une révolu-
tion sociale.
' Les « ennemis de la République » contre lesquels
s’était fondée leur Société, — on se rappelle l’entrefilet
du Moniteur du 13 mai 1793, — c’étaient, bien entendu,
les Girondins. Pourtant, le 12, leur première députation
aux Jacobins se bornait à déclarer qu’elles se propo-
saient d’armer les femmes patriotes de dix-huit à cin-
quante ans et de les organiser en corps d’armée contre
la Vendée. (Aulard, la Société des Jacobins , t. V). Mais,
le 19, une seconde députation accompagne aux Jacobins
une délégation des Cordeliers, et Yorateur des deux
groupes réunis lit une pétition qu’il s’agit de faire por-
348
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
ter à la Convention par « une masse importante du
peuple » et qui demande : 1° l'arrestation immédiate des
« hommes suspects » ; 2° rétablissement de tribunaux
révolutionnaires dans tous les départements et dans les
sections de Paris ; 3° la mise en accusation des Brissot,
Guadet, Vergniaud, Gensonné, Buzot, Barbaroux, etc.,
« désignés pour être les états-majors de l’armée contre-
révolutionnaire » ; 4° la création dans chaque ville
d’armées révolutionnaires; 5° l’augmentation de l’armée
de Paris, qui comprendrait quarante mille hommes;
6° l’extermination des agioteurs et des accapareurs.
[Ibid.).
La pétition insistait sur ce dernier point, dénonçant
« l’aristocratie mercantile d’une caste insolente qui
veut s’assimilera la royauté et accaparer toutes les
richesses » ; disant meme : « Nous voulons qu’il n’y ait
pas un malheureux dans la République. » Paroles d’où
aurait pu sortir une révolution nouvelle, si la révolution
bourgeoise ou jacobine ne l’avait pas emporté : et c’est
précisément contre celle-ci, pour une sorte de Répu-
blique socialiste, — à la qualifier d’un mot alors ignoré,
— que vont bientôt combattre les Enragés et, avec eux,
les Républicaines révolutionnaires.
Le lendemain, la Commune reçoit les deux députa-
tions, et le président du Conseil général témoigne aux
« citoyennes la satisfaction qu’il ressent de les voir
exprimer leurs sentiments avec cette énergie mâle » ;
il les invite à la séance; puis... le Conseil « passe à
l’ordre du jour ». (A. Schmidt, Tableaux de la Rév.
fr., t. I, p. 262).
Le 27, nouvelle députation aux Jacobins — des
Républicaines révolutionnaires seulement. Nous n’au-
rions pas, d’ailleurs, à nous y arrêter, si l’oratrice
ÎIOSE LACOMBE
349
chargée de dire que ses compagnes n’étaient pas « des
animaux domestiques » et se formeraient en phalange
pour anéantir les aristocrates était restée anonyme;
mais, dans une biographie de Glaire Lacombe, il n’est
pas inutile de mentionner que la citoyenne munie de
ce message s’appelait Lecointre. (Aulard, Y). On ne
voit pas l’ancienne actrice à la tête d’une délégation
avant le 26 juin.
Le 31 mai, pourtant, une députation de la Société
s’était présentée au Conseil général de la Commune,
demandant à être admise à délibérer avec le Comité
révolutionnaire. « Le Conseil, lisons-nous dans le Moni-
teur du 2 juin, félicite ces citoyennes de leur zèle
républicain et leur témoigne tous ses regrets de ne
pouvoir les admettre au Comité révolutionnaire des
hommes. 11 leur observe que ce Comité n’est point une
Société réunie en club, mais qu’il est composé des députés
des quarante-huit sections. Les citoyennes sont invitées
à assister à la séance. » Rappelant le fait, Mortimer-
Ternaux ajoute : « Ces citoyennes ne se rebutèrent pas.
Le 2 juin, elles se présentèrent à la Convention pour
l’entretenir d’un objet important, disaient-elles. Mais
l’Assemblée était alors trop occupée pour faire droit à
leur requête. Les lettres, pouvoirs et adresses de ce
club féminin... sont signés : Pauline Léon, présidente. »
( Histoire de la Terreur , t. VII, p. 331.) Nous ne savons pas
où cet historien vit ces adresses, pouvoirs et lettres; mais
ce fut sans doute dans un des dépôts brûlés en 1871 ;
et il se peut très bien que Pauline Léon, déjà connue
en 1792, ait été la première présidente de la Société.
Elle fut des rivales de Lacombe. Elle lui fut même
une rivale heureuse comme femme, car elle lui prit le
cœur de Leclerc, qui devint son mari.
3dO
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
Deux fois, le 10 juillet et le 15 août, elle est la
déléguée principale des Républicaines révolutionnaires
aux Jacobins. Et le Règlement de la Société, daté du
9 juillet1, porte son nom et ne porte pas celui de
Lacombe. Elle a signé en qualité de secrétaire, après
la présidente Rousaud, et les trois autres secrétaires,
Potheau, Lemonier, Dubreuil.
L’article II de ce Règlement tardif voulait que chaque
mois une nouvelle présidente fût élue. Or, à moins que
Lacombe n’ait eu la présidence en juin, il est certain
qu’elle ne l’eut pas avant septembre. La plus impor-
tante pétition du club, lue à la barre de la Convention
le 26 août, est signée : Champion, présidente. C’est
Lacombe, il est vrai, qui lut cette pétition.
Son autorité n’avait pas cessé de grandir et finit par
lui donner aux yeux du public, comme dans la Société,
une place à part; voilà ce qu’établira la suite de ce
travail. Cependant l’article de Jacques Roux, auquel
nous avons déjà fait allusion, tout en la nommant la
première parmi les Républicaines qui aidèrent à « ren-
verser la faction des hommes d’Elat », c’est-à-dire la
Gironde, cile les Champion, les Colombe, les Ardouin,
avec l’apparence d’une égale estime révolutionnaire
(septembre 1793). Mais, pour Buzot proscrit, et qui,
d’ailleurs, ne l’avait jamais vue, car il la traite — dou-
blement trompé — de « vieille barboteuse », elle est le
« chef » de son club. Elle a pris, disait-il, « un grand
empire, et, dans les débats qui se préparent entre
Robespierre et ses amis et Danton et les siens, cette
impudique femelle pourrait bien faire pencher la
balance en faveur du parti pour lequel elle se déclare-
1. Ce Règlement ne se trouve dans aucune bibliothèque publique. Il
nous a été communiqué par le savant bibliographe M. Paul Lacombe.
ftOSE LACOMBE
3bl
fait ». (Dauban, Mémoires inédits de Pétion et Mémoires
de Buzot et de Barbaroux , 1866, p. 72). Assurément,
d’autre part, on n’a pas oublie que Vilate, en 1795,
l’appelle la « présidente » des ci-devant « Amazones
révolutionnaires », comme si, effectivement, les Répu-
blicaines n’avaient jamais eu qu’elle pour présidente ;
et la légende aboutira chez Proussinalle à cette affir-
mation : « Elle leva un club de femmes. » Mais ces
erreurs mêmes, pieusement recueillies par des histo-
riens, sont la preuve que la notoriété de ses premières
rivales avait rapidement pâli devant le progrès de la
sienne ; leurs noms étaient déjà oubliés quand Vilate
écrivait ses Mystères de la Mère de Dieu dévoilés ; et
enfin il n’est pas douteux qu’en septembre 1793 elle
était arrivée à une popularité rappelant un peu celle
qu’avait eue Théroigne. Baudot et Choudieu rapprochent
les deux héroïnes, comme l’avait fait la Gazette fran-
çaiseL — Parmi les Républicaines révolutionnaires, elle
s’était fait des fanatiques. L’une de ses deux princi-
pales dénonciatrices en 1794, la citoyenne Lemoce,
donnera les « noms des femmes de l’état-major de la
nommée Lacombe ». (Arch. nat., pièce déjà citée).
Eût-on pu dire d’une autre qu’elle avait un état-major ?
La liste dressée par la femme Lemoce n’a pas, du
reste, d'intérêt par elle-même, en a du moins très peu.
Y figurent « deux marchandes de gâteaux de Nanterre »,
entre des noms que ne suit aucune espèce d’indication :
Fleury, Dubois, Mounier, Martin, Barré, Pleby, Capi-
taine,— évidemmentla citoyenne Victoire Capitaine, que
nous avons déjà rencontrée et que nous retrouverons.
1. Le passage de Baudot a été cité dans l’étude sur Théroigne. Voici
ce que dit Choudieu : « Elle ( Lacombe ) avait, comme MUo Théroigne,
une grande influence dans les groupes. »
352
TROIS FEMMES DE LA REVOLUTION
Peut-être en cherchant bien découvrirait-on la pro-
fession de ces aides de camp féminins de l’ex-comé-
dienne. Nous avons dû limiter nos investigations ; à
notre vif regret, car il y a contre les Républicaines
révolutionnaires une légende à la fois royaliste et
girondine, fixée par Lamartine dans cette phrase : « La
Société révolutionnaire... était composée de femmes
perdues, aventurières de leur sexe, recrutées dans le
vice, ou dans les réduits de la misère, ou dans les
cabanons de la démence. » Et voilà même, selon
Lamartine, ce qui achèverait d’expliquer fascendant
sur elles de Rose Lacombe. « Une femme pure les aurait
humiliées », tandis que Lacombe — « qui parlait comme
un homme, qui gesticulait comme une actrice, et qui
éblouissait de beauté » — « leur paraissait réhabiliter
leur profession ». Il s’était inspiré surtout de ces lignes
de Buzot : « Femmes perdues, ramassées dans les boues
de Paris, dont l’effronterie n’a d’égale que leur impu-
dicité, monstres femelles qui ont toute la cruauté de la
faiblesse et tous les vices de leur sexe. » Mais on a vu
combien l’ancien amant spirituel de Mme Roland se
trompait sur Lacombe ; la même crédulité haineuse lui
lit considérer comme autant de prostituées les ciloyennes
dont le club eut pour premier dessein l’écrasement de
la Gironde.
Celle-ci ne pouvait pas admettre que les femmes des
Sociétés fraternelles ou les Républicaines révolution-
naires qui travaillèrent si efficacement à la « Révolu-
tion de 1793 » ne fussent pas, en grande majorité, des
filles. Ils employèrent contre elles le même vocabu-
laire de mépris furieux qu’avec une même bonne foi les
royalistes avaient dirigé contre les femmes d’octobre.
Ainsi Buzot encore s’écriait : « Il se pourrait, à la lin.
ROSE LACOMHE
353
qu’à bien examiner les choses, les armées françaises
ne se battissent, l’Assemblée de la nation ne se désho-
norât, la fortune publique ne s’anéantît, toute la Répu-
blique ne fût teinte du sang français que par les
intrigues des plus hideuses coquines de Paris. » Avant
le 31 mai déjà, Michel, député du Morbihan, écrivait
des femmes qui, des tribunes de la Convention, trou-
blaient les séances : « La plupart de ces créatures sont
des filles publiques». (Mortimer-Ternaux, t. VII, p. 561).
Et il faut le dire, par parenthèse, — la parenthèse sera
un peu longue, — les Girondins ne pouvaient pas croire
non plus que ces exaltées ne fussent pas presque toutes
à la solde des Jacobins ou des Enragés. Bien avant
d’écrire dans ses Mémoires : « Leurs poignards appar-
tiennent à qui sait mieux les payer », Buzot se plai-
gnait à la tribune de la Convention, le 20 mai, que
« malgré deux décrets » la « police » des tribunes fût
« encore faite par des femmes ou soudoyées ou éga-
rées ». ( Moniteur du 22 mai). Le 18, Gamon, député de
l’Ardèche, et « l’un des membres du comité des ins-
pecteurs de la salle », avait dit : « Je dois vous obser-
ver que ces femmes, qui sont venues régulièrement
troubler nos séances, et faire cette police singulière, sont
évidemment salariées parnos ennemis. En effet, presque
toutes portent les livrées de la misère ; elles ne paraissent
avoir d’autres moyens de subsistance connus que le
produit de leur travail journalier; et cependant elles
passent les journées dans les corridors et se distri-
buent avec ordre pour assiéger les portes de toutes les
tribunes. » ( Moniteur du 20 mai). Gamon attribuait
« ces manœuvres aux aristocrates et aux anarchistes »k
Et le président de la séance, le fougueux girondin
Isnard, d’intervenir par cette déclaration : « Un citoyen
354
TKOIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
que je nommerai au Comité de sûreté générale, se
trouvant avec ces femmes, leur a demandé pourquoi
elles fermaient ces tribunes sans en profiter. — Cela
nous est égal, ont-elles répondu : avec nos billets, nous
avons des assignats et souvent de l’argent. » Cette
opinion de la Gironde se trouvait, d’ailleurs, exprimée
dans un rapport de police du 16 mai. Nous avons cité
quelques lignes de ce rapport dans notre étude sur Thé-
roigne, mais non pas ceci : « Il est vraisemblable
qu’elles sont payées... Le fait suivant confirme ce soup-
çon. Vers les cinq heures du soir, un particulier vint
au milieu de ce groupe femelle, s’informa de ce qu’il y
avait de nouveau; on l’en a instruit, et une de ces
observatrices ajouta : Vous avez vingt sols à me rendre ;
ce que le particulier fit aussitôt en disant à demi-voix :
Il faut vivre. » Et rien sans doute ne permet d’assurer
qu'il n’y eut pas de femmes embauchées parmi les
citoyennes des tribunes — ou des rassemblements aux
abords de la salle ; rien, non plus, qu’il n’y eut point de
filles. Mais certainement la grande majorité se com-
posait de femmesdu peuple n'obéissant qu’àleur passion
révolutionnaire; et, quand Buzot représente en parti-
culier la Société des Républicaines comme un club de
créatures perdues, sorties du ruisseau, c’est une con-
solation qu’il olfre aveuglément à ses ressentiments de
vaincu.
Un tel club eût-il osé soumettre à la Convention la
pétition que résume le Moniteur du 21 septembre,
pétition « tendant à faire transférer les femmes de
mauvaise vie dans des maisons nationales pour les y
occuper à des travaux utiles et ramener, s’il se peut, aux
bonnes mœurs, par des lectures patriotiques, ces mal-
heureuses victimes du libertinage, dont souvent le
ROSE LACOMBE
355
cœur est bon, et que la misère seule a presque toujours
réduites à cet état déplorable »?
Eût-il osé, d’autre part, ouvrir son Règlement du 9 juil-
let par cette profession de foi : « Les citoyennes répu-
blicaines révolutionnaires, convaincues que sans mœurs
et sans principes il n’y a pas de liberté... », et surtout
rédiger cet article XII : « La Société, considérant que
l’on ne s’associe que pour s’honorer, se soutenir et pour
s’encourager dans la vertu, a arreté qu’elle no recevra
dans son sein que des citoyennes de bonnes mœurs ; elle
a fait de cette condition la plus essentielle pour l’ad-
mission et a voulu que le défaut de bonnes mœurs
fût une des principales causes d’exclusion. »
Assurément le 8 brumaire an II (29 octobre 1793),
à la Convention, Fabre d’Eglantine, parlant des Sociétés
fraternelles et de celle qui nous occupe, dira : « J’ai
fort bien observé que ces Sociétés ne sont point compo-
sées de mères de famille, de filles de famille, de sœurs
occupées de leurs frères ou leurs sœurs en bas âge,
mais d’espèces d’aventurières, de chevalières errantes, de
filles émancipées, de grenadiers femelles. » Et la Conven-
tion d’applaudir. ( Moniteur du 30 octobre). Mais il faut
tenir compte des violents préjugés antiféministes de la
Convention, qui, le lendemain, sur un rapport d’Amar,
va supprimer toutes les Sociétés populaires de femmes.
Il faut tenir compte de circonstances que nous ferons
connaître et qui motivèrent ce décret de fermeture. On
le verra aussi : le coup était dirigé en réalité contre le
parti mourant des Enragés : c’était le coup de grâce.
Puis, la phrase du dantoniste Fabre, n’est-ce pas plutôt
une caricature — où se reconnaît l’homme de théâtre —
qu’une véritable flétrissure? Enfin, le 15 brumaire
(5 novembre), une députation de citoyennes, admise à
356
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
la barre de la Convention, y protestait contre le décret
du 30 octobre en déclarant que la ci-devant Société des
Républicaines révolutionnaires se composait « en ma-
jeure partie de mères de famille ».
« En majeure partie », cela signifiait que les autres
affiliées étaient ou bien, comme Lacombe, des femmes
non mariées, ou bien des femmes mariées sans enfants.
Ce qu’on peut croire, c’est que ces femmes du peuple
n’étaient point, pour la plupart, de mise ni de mine
engageante. « La vue seule en fait horreur », affirme
Buzot; et ici, comme il rend une sensation, il mérite
une créance atténuée seulement d’un légitime soupçon
de partialité quand môme. En un sens, du reste, son
témoignage se trouve plaisamment confirmé par celui
d’un observateur de police, Du tard, dans un rapport
du 1er juin au ministre Garat : « Les Révolutionnaires
républicaines qui portent cocardes... sont toutes laides
à faire pe ur. » Et Du tard insiste : « Les Jacobins
n’entendent guère leur métier, d’avoir admis des
femmes aussi laides pour défendre la Révolution. »
(Schmidt, Tableaux de la Révolution française , 1. 1, p. 37 L)
Cependant la remarque n’était pas d’une justesse
absolue, puisque Lacombe était belle et que, néan-
moins, elle fut supplantée dans le cœur de Leclerc par
Pauline Léon, dont cette victoire ne fera pas supposer
qu’elle était laide. En avril 179 i, quand on l’arrêta,
Pauline Léon, femme Leclerc, avait vingt-cinq ans.
Mais nous aurons à reparler d’elle.
Les Républicaines révolutionnaires ne furent jamais
très nombreuses. La citoyenne Lemoce, qui s’était fait
inscrire « une des dernières », n’avait eu « que le nu-
méro 170e ou environ ».
FOSE LACÔMBE
357
L’article XIII du Règlement du 9 juillet disait :
Les citoyennes qui désireront être admises dans la Société
se feront présenter par un membre et appuyer par deux.
Leurs noms seront proclamés dans la séance prochaine et
affichés. Elles seront admises s’il ne s’élève aucune réclama-
tion ; s’il s’en élève, leur admission sera ajournée. Le comité
de correspondance entendra les diverses réclamations et en
fera son rapport à la Société, qui jugera dans sa sagesse les
dénonciations qu’auraient pu faire certaines citoyennes, qui
seront tenues de les signer.
11 y avait un serment (article XV) :
Toute citoyenne nouvellement reçue sera interpellée par
la présidente, au nom de la Société, à prêter le serment sui-
vant : — « Je jure de vivre pour la République ou de mourir
pour elle ; je promets d’être fidèle au Règlement de la Société,
tant qu’il subsistera. »
Quanta la limite d’âge minima , elle était établie par
l’article XXVI — l’avant-dernier :
La Société, considérant qu’on ne peut refuser la parole à
aucun membre, et que de jeunes citoyennes pourraient, avec
les meilleures intentions, compromettre la Société par des
motions peu réfléchies, arrête qu’elle fixe l’âge de dix-huit
ans pour être reçue membre de la Société. Pourront néanmoins
les mères de familles amener leurs enfants jusqu’audit âge,
mais ils n’auront pas voix délibérative.
Il devait y avoir trois comités, composés chacun de
douze membres : un comité d’administration, un comité
de bienfaisance et le comité de correspondance. La
présidente devait être coiffée du bonnet rouge.
Tout à la fin de juillet ou au commencement d’août,
3S8
TROIS FËMMES de l\ révolution
les citoyennes émigrèrent de la Bibliothèque des Jaco-
bins aux charniers Saint-Eustache, lieu définitif de
leurs séances. Pourtant, c’est seulement le 15 août
qu’une députation, conduite par Pauline Léon, demanda
aux Jacobins l’affiliation et la correspondance, qui
furent accordées. (Aulard, t. V).
Leur rôle en mai les avait placées haut dans l’estime
des plus violents. Au Conseil général de la Commune,
dès le 21 juin, Jacques Roux leur attribuait « en partie
la gloire d’avoir sauvé la République dans les journées
des 31 mai et 2 juin ». ( Journal de la Montagne , n° 22).
— Une députation du club s’était présentée à la Com-
mune, ce 21 juin, pour demander à figurer dans le cor-
tège qui devait aller le dimanche suivant féliciter la
Convention de l’achèvement de la Constitution. « Les
plus vifs applaudissements des tribunes », dit le Moni-
teur, avaient accueilli cette députation ; le Conseil géné-
ral l’avait félicitée et invitée aux honneurs de la séance.
C’est alors que Jacques Roux, membre du Conseil, prit
la parole pour renchérir sur l'éloge et pour, ensuite,
exprimer le regret de n’avoir pas trouvé dans la Cons-
titution « l’anathème » qui aurait dû être « lancé contre
les sangsues du peuple », les agioteurs et les accapa-
reurs. ( Journal de la Montagne , ibid.). Voulait-il
essayer d’obtenir l’adhésion des Républicaines révolu-
tionnaires aux idées qu’il répandait dans la section des
Gravilliers — ce «ventre profond, agité, du Paris indus-
triel », a écrit Michelet — la section des Gravilliers
(entre la rue du Temple et la rue Saint-Martin), dont
une monographie bien faite serait si importante au point
de vue des origines du socialisme? Ou bien faut-il pen-
ser que les idées de Jacques Roux avaient déjà la sym-
UoSE lacom&e
359
pathie du club féminin ? Cette deuxième hypothèse
n’en est pas une pour Michelet : il ne doute pas; ren-
contrant pour la première fois les Enragés et peignant
la peur de Robespierre devant « l’abîme de la dissolution
sociale », il dit: « Cette Terra incognita au-delà de
Marat (dont parle Desmoulins), cette région inconnue,
hantée des spectres et mère des monstres », Robespierre
« l’avait vue dès juin dans l’étrange alliance de
Jacques Roux,... du Lyonnais Leclerc, ami de Chalier,
et de sa maîtresse Rose Lacombe, chef des femmes révo-
lutionnaires. » ( Histoire de laRévolution , li v. XII , ch. YI).
Et nous croyons que Michelet n’a pas tort de rattacher
dès ce moment l’ex-comédienne au premier parti socia-
liste de la Révolution.
Selon toute vraisemblance, en effet, Leclerc était déjà
l’amant de Lacombe. D’après une dénonciation des
citoyennes Lemoce et Hérouart, elle l’aurait « couché
chez elle », à la fin de mai. Il voulait « alors faire croire,
lisons-nous, qu’il était poursuivi par la Commission
des Douze ». (Arch.nat., pièce du 9 prairial an 11). Au
reste, cette liaison de la jeune et belle femme et du
plus jeune Lyonnais — il n’avait pas vingt-deux ans
— ne pouvait dater que de mai. Jean-Théophile-Vic-
toire Leclerc, né, en réalité, non à Lyon, mais près de
Montbrison, était bien venu à Paris au commencement
de 1792 : même il avait paru à la barre de la Législa-
tive en mars, pour y défendre officieusement des grena-
diers punis par Narbonne. (Arch. nat., F7 4774°). Mais
il avait quitté Paris le mois suivant, et, s’il y revint la
même année, ce que nous ignorons, il ne fit certai-
nement qu’y passer : ce n’est qu’en mai 1793 qu’il
s’y installa. — Curieux personnage. Son histoire,
qu’aucun historien n’a racontée, a l’aspect d’un roman
360
TROIS FEMMES DÉ LÀ RÉVOLUTION
d'aventures. Et, de sa personne, il était charmant.
Robespierre, qui le haïssait, lui reconnaîtra aux Jaco-
bins « des apparences séduisantes, un talent séduc-
teur ». (Aulard, t. V, p. 330). Glaire Lacombe dut voir en
lui une sorte de héros, un Thésée patriote de vingt ans.
Robespierre voulait même qu’il fut noble. Il protesta.
Ce qui n’empêcha point les citoyennes Lemoce et
Hérouart de répéter l’accusation ; ne savaient-elles pas
son vrai nom : Clairdose ! Voici, rapidement, — d’après
un récit fait par lui-même quand il eut été arrêté avec
sa femme, puis d’après d’autres sources, — les princi-
paux événements dont put s’éblouir l’imagination de
Lacombc :
Fils d’un ingénieur des ponts et chaussées, il s’em-
barquait à dix-huit ans (mars 1 790) pour la Guadeloupe ;
il y fut « commis marchand » ; mais la guerre civile
ayant éclaté à la Martinique, il alla y combattre avec
les patriotes ; emprisonné, puis transféré à bord d’une
gabare et, de cette gabare, sur une goélette, il resta
plus d’un mois dans cette dernière geôle flottante,
« nourri de biscuits de mer... et d’eau, et couché sur
les cailloux qui composaient le lest du bâtiment ».
En juillet 1791, ilrentraiten France; et, après le séjour
que nous avons dit, à Paris, en 1792, il partit pour le
Brisgau, chargé d’une mission d’espionnage militaire
dont il se serait mieux acquitté, explique-t-il, si le
maire de Strasbourg, Dietrich, ne l’avait pas trahi. Puis
il fut « employé dans les hôpitaux ambulants de l’ar-
mée du Centre ». (Arch. nat., cote citée plus haut). —
En 1793, on le trouve à Lyon, où, de toute la fougue
de sa jeunesse, il s’est jeté dans le parti de l’ardent démo-
crate Chalier. Une erreur du Moniteur { 24 mars 1793)
pourrait même faire croire qu’il fut secrétaire du pro-
ROSE LACOMBE
361
cureur de la Commune, Laussel. Après avoir annonce
l’arrestation de ce procureur, — faite sur l’ordre des
commissaires de la Convention, Legendre, Rovère et
Basire, — le Moniteur disait : « Leclerc, secrétaire de
Laussel, a été arrêté au même moment ». 11 s’agissait
en réalité d’un Marie-François-Amour Clerc, qui, envoyé
à Paris avec Laussel, y comparut avec lui devant le
tribunal révolutionnaire. [Journal de Lyon ou Moniteur
du département de Rhô ne-et- Loire, 3e année, n° 55, et
Wallon, Hist. du trih. rév ., t. II, p. 531). Cependant
Leclerc avait marqué dans la lutte politique, car c’est
comme député extraordinaire de Lyon qu’il vint à Paris
au commencement de mai. Le Moniteur du 19 mai,
dans son compte rendu de la séance de la Commune
de Paris du 16, publiait:
Leclerc, député de Lyon, qui s’est déjà présenté à une pré-
cédente séance, pour faire part de la demande formée par
son département d’un comité révolutionnaire, se présente de
nouveau au Conseil et se plaint de la manière dont l’ont traité
les journalistes. Il donne quelques explications sur ce qu’il a
déjà dit. Il annonce que, quoique le Conseil lui ait adjoint des
commissaires, il n’a pas cru, vu les dispositions des esprits,
devoir se présenter à la Convention.
Il ajoute qu’on a le projet d’égorger les patriotes, se plaint
de la faiblesse de quelques Montagnards, et termine en
disant qu’il n’y a qu’un seul moyen de sauver la République,
quil faut que le peuple se fasse justice, parce que la justice
habite toujours au milieu du peuple, et qu’il ne se trompe
jamais.
Le 1er juillet, aux Jacobins, Collot d’Herbois accu-
sera Leclerc d’avoir dit aux Lyonnais « qu’ils allaient
êlre guillotinés..., jetés dans la rivière», et d’avoir
ainsi provoqué l’insurrection de la ville. (Aulard, t. V).
362
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
Puis, Robespierre, le 5 août, lui reprochera d’avoir été
cause « en grande partie » de la mort de Chalier.
Il est vrai que Robespierre se trompait ou voulait se
tromper en déclarant : « Il ( Leclerc ) était à Lyon,
où il jouait le patriote, lorsqu’on y égorgea l’in-
fortuné Chalier. » Arrêté le lendemain de la victoire
des girondins et des royalistes réunis, c’est-à-dire le
30 mai, Chalier périt sur l’échafaud en juillet. Mais
enfin les accusations de Robespierre et de Collot d'Her-
hois n’étaient pas sans fondement. Leclerc, dans son
journal, F Ami du peuple par Leclerc (20 jui llet-15 sep-
tembre 1793), se vantera, le 1CP septembre, d’avoir eu
l’idée d’une « mesure extraordinaire et terrible » qui,
seule, d’après lui, aurait pu «garantir» Lyon «de sa
ruine totale » : « J’avais, dira-t-il, conçu le plan,
d’accord avec Chalier, de faire jeter, dans une nuit,
six mille aristocrates dans le Rhône. » Il avoue que
« d’excellents patriotes », à l’énoncé de ce projet,
« pâlirent et frissonnèrent d’horreur ». Mais il s’écrie :
« Qu’ils aillent contempler, sur les débris fumants de
cette cité, les effets funestes de leur modération * ! »
On peut juger de l’activité furieuse que ce jeune ter-
roriste, soutenu de Claire Lacombe, mit au service de
l’Evêché contre la Gironde, dans les derniers jours de
mai. Il se glorifiera dans son journal d’avoir été « un
des moteurs de l’insurrection » (n° 21, 8 septembre).
La victoire du 2 juin lui parut, du reste, très insuf-
fisante. Le 4, il se présentait au Conseil général de la
Commune, devenu le Conseil général révolutionnaire,
pour y démontrer que la Révolution n’était pas « ache-
1. Le bombardement de Lyon avait commencé le 22 août. Le siège
dura jusqu’au 9 octobre, jour où les troupes républicaines entrèrent
dans la ville.
ROSÉ LACOMIJË
363
vée ». « L’incarcération des gens suspects, dit-il, était
un des principaux moyens de salut public. Mais tons les
gens suspects sont-ils incarcérés? J’en doute, et les
dangers sont toujours les mômes. N’est-il pas possible,
d’ailleurs, que les députés arrêtés n’aient déjà pris la
fuite? Eh ! pourquoi mettez-vous tant de lenteur à vous
défaire de vos ennemis? Pourquoi craignez-vous de
répandre quelques gouttes de sang?... » (Moniteur à\\
7 juin). Il ne put terminer : « Une indignation uni-
verselle renvoie l’orateur de la tribune, et le président
le rappelle à l’ordre. Hébert fait à ce sujet un discours
plein d’énergie et de patriotisme. Il demande qu’on
regarde comme mauvais citoyen tout homme qui pro-
posera de répandre du sang». (Ibid.). Ainsi Hébert se
trouvait dépassé : il était le modéré de Leclerc ou plutôt
d’un parti nouveau. Parti que Marat dénoncera bientôt
dans son Publiciste de la République française , qu’il
avait meme attaqué par avance, si l’on peut dire, après
rinsurrection avortée du 10 mars, en faisant décréter
d’arrestation par la Convention Fournier l’Américain;
parti dont les premiers éléments essayèrent effective-
ment de se grouper en mars, mais furent aisément
refoulés par la résistance de Marat, de la Commune et
d’Hébert; parti dont une espèce d’illuminé, Varlet, fut
un des premiers meneurs : Varlet, qui osa protester
aux Jacobins, le 12 mars, contre l’arrestation de Four-
nier, ce qui amena Billaud-Varenne à prononcer cette
phrase curieuse : « Fournier est très exalté dans ses
opinions, Marat est un Feuillant auprès de lu i » . ( Aulard,
t. V, p. 86).
En mai, dans leur lutte contre la Gironde, les Jaco-
bins et la Commune furent obligés d’accepter l’aide de
ce parti ultra-démagogique et de son alliée, la Société
364
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
des Républicaines révolutionnaires. Mais, la Gironde
abattue, Robespierre, Marat, Hébert furent d’accord pour
entraver cette avant-garde; puis, comme elle résistait
et devenait même dangereuse, surtout comme elle pro-
pageait un socialisme encore vague, mais gros de consé-
quences, une sorte de communisme, la Révolution
«classique », suivant le mot de Michelet, l’écrasa. Telle
est, en bref, l’histoire des Enragés, intimement liée à
celle des Républicaines révolutionnaires.
Taine, pour le dire au passage, s’est donc lourdement
trompé en assurant que Marat, Hébert et Hanriot
seraient arrivés peut-être — si le couteau de Charlotte
Corday n’avait tranché le fil de la conspiration — à
« gouverner la France » avec l’appui « de Jacques Roux,
Leclerc », etc. (La Révolution , t. Il, p. 475).
Entre la Montagne et le nouveau parti la guerre éclata
le 25 juin. Ce jour-là, Jacques Roux parut à la barre de
la Convention, à la tête d’une députation des Gravil-
liers, et lut une pétition violente où il développait ce
qu’il avait dit le 21 à la Commune, sur le manque
dans la Constitution d’un article dirigé contre l’agio-
tage et l’accaparement. Ce fut un scandale. Thuriot,
Robespierre, Rillaud-Varenne, Legendre accablèrent
le malheureux apôtre populaire, qui dut se retirer.
(Moniteur). Le 28, aux Jacobins, Robespierre défendit
de nouveau la Constitution et la Montagne, avec une
âpreté mêlée d ironie contre Jacques Roux. Dans la
môme séance, Legendre s’attaqua aux Cordeliers qui
avaient voté l’impression et l’affichage de la pétition ;
il demanda l’envoi de commissaires au club égaré,
et le 30 une députation fut nommée. Elle avait pour
chefs Collot d’Herbois et Robespierre. Les Cordeliers,
entraînés par Hébert et ses partisans, désavouèrent
ROSE LACOMRE
365
Jacques Roux, et Leclerc, qui avait bravement plaidé
pour le maudit. « Les Républicaines révolutionnaires,
ajoutait Collot d’Herbois, rendant compte aux Jaco-
bins de cette curieuse séance des Cordeliers, ont
concouru au triomphe de la raison et de la vérité. Une
d’elles surtout a prononcé un éloquent discours sur
notre situation politique. Elle a peut-être trop penché
pour l’indulgence; mais, comme elle parlait à des
hommes fermes et raides sur les principes, la Société
n’a accepté de son discours que ce qui était conforme à
ses sentiments. Cette citoyenne a prouvé que Roux
n’avait jamais rien fait pour la Révolution ; elle l’a peint
comme un de ces hommes qui se glissent dans les sec-
tions et qui, pour me servir de son expression, changent
de marotte suivant les circonstances ». (Aulard, t. V,
p. 283). On aimerait à savoir le nom de la citoyenne ;
mais le passage est remarquable à plusieurs points de
vue : d’abord, parce qu’il montre les Républicaines révo-
lutionnaires admises à délibérer avec les Cordeliers :
ensuite il prouve qu’elles n’étaient pas toutes également
exaltées, ou que l’attitude et la démarche des Jacobins
avaient fait sur un certain nombre d’entre elles une
grande impression. L'idée de rompre avec le puissant
club, à cause de Jacques Roux, avait de quoi intimider
les plus résolues, sauf peut-être Lacombe et son « état-
major » — s’il existait déjà. C’est, du reste, l’occasion
de le dire : l’immense popularité de Robespierre imposa
bien jusqu’en septembre à la majorité de ces enragées.
En août, Lacombe leur reprochera leur dévotion quand
même pour Robespierre. Du moins une des dénoncia-
trices de l’héroïne, la citoyenne Jobé, l’accusa d’avoir,
à cette date, tenu ce propos : « Vous êtes infatuées et
enthousiasmées de Robespierre, que je ne regarde que
366
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
comme un simple individu. » (Arch. nat., pièce du
9 prairial an II.)
D’autre part, il faut souligner ce que dit Collotd’Her-
bois de X indulgence montrée par l'éloquente dont il
résumait le discours. Pour qui cette indulgence, sinon
pour ceux des Cordeliers qui pensaient comme
Jacques Roux, et pour Jacques Roux lui-même? Et, de
fait, si l’on compare le portrait qu’elle traça de lui
avec le réquisitoire prononcé le 28 juin, aux Jacobins,
par Robespierre, qui le traitait de faux patriote, com-
plice des Brissotins et de Pitt et Cobourg, on est frappé
de la différence. Elle le sacrifiait, mais seulement
comme une espèce de toqué aux intentions pures. Il
n’en est pas moins à retenir que, lors du choc initial
entre la Montagne et ceux qu'on appellera bientôt les
Enragés, les Républicaines révolutionnaires reculèrent
devant les Jacobins assistés d’Hébert et aussi de Marat :
car Roux et Leclerc avaient été dénoncés « à l’avance »
aux Cordeliers « par une lettre du citoyen Marat ^tou-
jours le premier « en matière de dénonciations », peut-
on lire dans le discours de Collot d’Herbois.
Si, d’ailleurs, la reculade du club féminin est une
preuve nouvelle que l’autorité de Lacombe n’y était
pas encore prépondérante, nous devons cependant le
rappeler : l’amie de Leclerc avait paru aux Jacobins le
26 juin, comme orateur des Républicaines révolution-
naires. 11 ne s’agissait point, il est vrai, de la pétition
de Jacques Roux. Elle venait « exhorter les Jacobins à
inviter la Convention à refuser de payer à la Montan-
sier 200.000 livres d’indemnité» réclamées par la célèbre
directrice de théâtre « pour son voyage en Belgique ».
(Aulard, t. V). A la fin de 1792, en effet, la Montansier
avait suivi Dumouriez en Belgique avec une partie
UOSE LACOMBE
307
de sa troupe; et, justement sans doute, elle se plai-
gnait d’avoir éprouvé des pertes sérieuses. Mais, dans
le Recueil des actes du Comité de salut 'public , dû éga-
lement à M. Aulard, nous voyons qu’elle ne réclamait
en réalité que 26.320 livres. Le 29 juin, le Conseil exé-
cutif provisoire autorisa le ministre des Affaires étran-
gères « à transiger " avec elle sur ladite somme. On
pourrait se demander si Lacombe ne lui en voulait pas
personnellement; ce qui est sûr, c’est que la Montan-
sier était déjà suspecte aux patriotes avancés. Elle fut
arretée en novembre. « Apprends, disait le Père Du-
chesne (n° 310) — à propos de l’ouverture d’un nouveau
théâtre de l’habile directrice rue de la Loi (août 1793) —
apprends que cette vieille balayeuse de coulisses était
la première pourvoyeuse de la louve autrichienne. A
Versailles, elle lui tenait complaisamment la chan-
delle, quand elle encornaillait, l’ogre Capet dans sa
petite loge». Nous supposons que Lacombe n’avait pas
eu recours à de telles calomnies ; mais, probablement,
elle avait accusé la voyageuse d’avoir, à Bruxelles,
déprécié les assignats, ce qui était beaucoup moins
faux. ( Recueil des actes du Comité de salut public , t. II,
p. 74). Aussi bien l’incident est de peu d’importance.
La mort de Marat (13 juillet) émut d’une douleur
profonde les Républicaines révolutionnaires. Pourtant,
non satisfait que les Cordeliers eussent expulsé Roux
et Leclerc, Marat, de toute sa violence, s’était jeté, le
4 juillet, dans le Publiciste de la République française ,
sur le nouveau parti, qu’elles n'avaient abandonné
qu’en apparence et qu’elles allaient soutenir chaque
jour davantage. Il avait dénoncé comme «le plus cruel
des fléaux », non « pas les aristocrates, les royalistes,
368
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
les contre-révolutionnaires, mais les faux patriotes
exaltés ». Tels, entre tous, cela va sans dire, Leclerc et
Jacques Roux — avec Varlet. Encore celui-ci béné-
ficiait-il d’une sorte de pitié méprisante. Il pouvait
« n’être qu’un intrigant sans cervelle». Mais «le petit
Leclerc», avait écrit Marat, «paraît un fripon très
adroit. Je l’ai vu, dans la même semaine, changer trois
fois de costume pour se travestir et mieux en imposer.
On assure qu’avant de venir planter le piquet à Paris
pour égarer les Sociétés populaires, il a fait quelques
mois de noviciat à Goblentz... » Quant à Jacques Roux,
— appelé par Marat « l’abbé Renaudi, soi-disant Jacques
Roux », — c’était la victime d’élection; il était longue-
ment égorgé. « La cupidité, jointe à l’amour de faire du
bruit, l’a fait débuter dans la Révolution par un faux,
car il profita de la nouvelle de l’assassinat de Jacques
Roux (curé d’Issy, s’il m’en souvient) pour usurper
son nom, inspirer plus d’intérêt et gagner de l’argent
en publiant à son profit l’ histoire de l’attentat commis
sur la personne de ce bon curé... Le troisième jour que
je passais dans sa chambre ( Marat avait été un mo-
ment rhôte de Jacques Roux), je le vis dans le costume
de prêtre ( Jacques Roux était prêtre) ; il me dit : « N’i-
maginez pas que je croie à la religion, je sais que
c’est un tissu d’impostures; j’en ai fait mon gagne-
pain, et personne ne sait mieux que moi jouer la
sainte comédie... » Le même jour, il m’avoua qu’il
était patriote de circonstance, qu’il ne se donnerait
point de relâche qu’il n’eût fait du bruit, et qu’il espé-
rait bien que cela lui vaudrait l’épiscopat, comme à
l’abbé Fauchet... » Enfin Marat publiait la note sui-
vante, adressée à Collot d’Herbois par un citoyen Tes-
sier, qui avait « demeuré une année à Angoulême » ;
ftOSË LACOMBË
m
Jacques Roux est connu dans la ville d’Angoulême et dans
les environs pour un très mauvais sujet. Il y a plusieurs
années qu’il fut décrété de prise de corps, comme prévenu
d’assassinat : alors il était professeur de physique au sémi-
naire de ladite ville. Il a été chassé ignominieusement de
plusieurs maisons où il était reçu comme ami, et de plu-
sieurs autres où il était entré comme précepteur, notamment
de chez un sieur Montlausier. Son infâme conduite et ses
mœurs dépravées furent cause qu’il ne put trouver de place ;
il fut obligé de se réfugier dans le diocèse de Saintes, où, à
la recommandation d’un homme de bien, il obtint un vica-
riat; mais, dans cette ville, sa conduite fut la même; il sema
la division dans toutes les familles chez lesquelles il était
admis ou chez lesquelles l’appelait son ministère : il brouilla
le père avec le fils et le mari avec la femme ; il osa même
porter une main criminelle sur son bienfaiteur, celui à qui il
devait sa place et son existence. Enfin il fut soupçonné
d’avoir commis, participé ou du moins excité quelques mau-
vais sujets comme lui à commettre des crimes capitaux;
alors il fut obligé de fuir... Il n’est pas un seul homme
honnête du pays qui ne soit prêt à attester l’infamie de ce
prêtre sans mœurs, sans principes. Ses crimes sont aussi
bien connus que son nom ] .
Contre les Enragés , l’enragé Marat avait donc joué le
rôle de chien de garde des Jacobins. Il n’y a cependant
pas à s’étonner que les Républicaines révolutionnaires
aient pleuré la victime de Charlotte Corday — puis tra-
vaillé à son apothéose, comme nous allons le raconter —
quand on voit Jacques Roux et Leclerc s’emparer du
nom de Marat mort, le premier pour continuer le Publi-
ciste de la République française , le second pour re-
prendre F Ami du peuple.
Ces deux journaux peu connus, le Publiciste de la
1. La réponse de Jacques Roux ne parut qu’après la mort de Marat*
Voir l’Appendice (111).
24
370 Trois femmes dé la révolution
République française par l'Ombre de Marat (16 juillel-
septembre 1793), et l'Ami du peuple par Leclerc,
dont nous avons dit plus haut les dates initiale et ter-
minale, sont généralement confondus par les histo-
riens. Michelet, qui ne les avait pas lus, a même
écrit : « Roux, Leclerc et Varlet rédigeaient ensemble
l'Ombre de Marat ». (XII, VI). Varlet! dont le nom
même ne se trouve pas dans le document qui, pour
Roux et Leclerc, expliquerait l’erreur de Michelet :
nous voulons parler du discours prononcé à la Conven-
tion, le 8 août, par la « veuve Marat», c’est-à-dire la
compagne de Marat, Simonne Evrard. Elle était venue
dénoncer à la Montagne « deux hommes en particulier,
Jacques Roux et... Leclerc »,qui, s’indignait-elle, « pré-
tendent continuer » les « feuilles patriotiques » du tri-
bun disparu « et faire parler son ombre pour outrager
sa mémoire et tromper le peuple ». ( Moniteur du
10 août). Roux, Leclerc et Varlet, bien que professant
tous les trois la même politique, avec d’identiques
aspirations sociales, agirent chacun de son côté, libre-
ment. Et Roux et Leclerc se proclamèrent Maratistes
par une habileté qui fit la terreur de Robespierre ; ce
que Michelet, dont les ignorances ou les méprises ont
d’admirables compensations de vérité supérieure, a
très bien dégagé.
Le 21 juillet, jour où le Publiciste de la République
française par V Ombre de Marat fut signé pour la pre-
mière fois : Jacques Roux, V Ami du peuple, celui-ci
disait : « Si l’on me demande quels sont mes titres
pour m’annoncer le successeur du patriote Marat, je
répondrai que Gorsas, dans ses feuilles, m’a appelé le
petit Marat , que ce surnom glorieux me fut donné au
club des Cordeliers en 1790;... je répondrai que j’ai
RÔSË LACÔMBË
371
le courage de Marat; que, comme lui, j’ai en horreur
les despotes et les rois; que, comme lui, je ne res-
pecte que la vérité; que, comme lui, j’aime la liberté
et l’égalité par-dessus tout; que, comme lui, je suis prêt
à mourir pour l’unité et l’indivisibilité de la Répu-
blique française. » Plus loin, il annonçait que, le jour
même, il devait faire l’oraison funèbre de Marat en
l’église Saint-Nicolas-des-Champs. — Leclerc, de son
côté, avait ouvert le premier numéro de son Ami du
peuple par un éloge de Marat; et, le 25 juillet, il y
revenait incidemment, louant « cet homme » d’avoir
toujours été « au-dessus des petites mesures dans les-
quelles — disait-il surtout pour Danton et Robespierre
— se circonscrivent nos très petites têtes révolution-
naires du jour ».
Selon toute vraisemblance, du reste, il n’y avait pas
là qu’une tactique. S’ils se faisaient du nom de Marat
un drapeau et une arme, Roux et Leclerc ne mentaient
pourtant pas en exaltant leur ennemi de la veille. Du
moins, c’est notre conviction, née d’une étude sérieuse :
ils avaient pardonné au mort les violences et les calom-
nies contre eux du vivant. Peut-être même pensaient-
ils qu’il n’y avait eu entre eux et lui qu’un malentendu qui
se serait dissipé. Peut-être se regardaient-ils vraiment
comme ses disciples avancés, comme ses continua-
teurs hardiment logiques. L’élan révolutionnaire qui
instaura immédiatement le culte de Marat leur paru'
juste, autant que favorable, à la propagation de leurs
idées mises habilement et sincèrement à la fois sous
le patronage du martyr divinisé.
Quanta la Société des Républicaines révolutionnaires,
il est à croire que, seules, Lacombc et ses amies n’y
furent pas toute passion dans le culte inauguré aux
372
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
funérailles mômes de l’Ami du peuple (16 juillet). Il
faut d’ailleurs comprendre ce culte, dont les extrava-
gances ont amusé ou indigné tant d’historiens superfi-
ciels ou de parti pris. Pour l’imagination populaire, ce
fut un symbole, la religion meme de la République
une et indivisible , personnifiée dans la victime du fédé-
ralisme; et encore la religion de la sans-cidotterie , dans
ce que cette expression comportait de socialisme nua-
geux et, pour ainsi parler, d’évangélisme démago-
gique. Une preuve en est célèbre, la comparaison de
Marat à Jésus faite par un orateur resté inconnu :
« O corJesu! o cor Marat ! » Les Républicaines révo-
lutionnaires organisèrent une fête, qui fut célébrée le
19 août, et que le journal de Leclerc avait annoncée
le 8, en ces termes :
Les citoyennes républicaines et révolutionnaires me font
passer un avis sur l’ordre de la marche qui sera observée lors
de l’inauguration de l’obélisque élevé en l’honneur de Marat.
Les citoyens et citoyennes se rassembleront au lieu des
séances de de çette Société, à trois heures très précises du
soir, au charnier Saint-Eustache. Le cortège défilera par la
pointe Saint-Eustache, le marché aux poires, les rues de la
Ferronnerie et Saint-Honoré, pour se rendre, par celle de
Saint-Nicaise, à la place de la Réunion [du Carrousel ), où la
cérémonie aura lieu.
Elle eut lieu conformément au programme, et non
sans éclat, grâce aux députations de la Commune, de
la Convention et des Sociétés populaires. Les Annales
de la République française racontaient, le surlende-
main : « Sur un brancard porté par quatre citoyens
était la baignoire dans laquelle l’Ami du peuple fut
assassiné ; sur un autre brancard , que portaient quatre
ROSE LACOMBE
373
citoyennes, étaient la chaise, la table, l’écritoire, la
plume et le papier dont il se servait quand il écrivait;
et, sur un troisième brancard, son buste. » De la place
de la Réunion, le cortège se rendit au jardin des Cor-
deliers, où, comme on sait, Marat avait été enterré ; et,
sur la tombe, le citoyen Roussillon prononça une orai-
son funèbre où se détache cette phrase : « Ce ne sont
pas des lauriers qu’il nous demande, c’est du sang. »
La préparation de la fête n’avait pas été sans
encombre. Les Républicaines révolutionnaires avaient
trouvé des résistances à la Commune, qui, d’abord favo-
rable, s’était ravisée. Nous lisons dans le Journal de la
Montagne du 2 août, au compte rendu de la séance de
la Commune du 31 juillet :
Une députation des Républicaines révolutionnaires, au nom
de la Société et des commissaires des 48 sections, vient se
plaindre de ce que le Conseil a rapporté l’arrêté qui ordon-
nait qu’il serait élevé sur la place de la Réunion un obélisque
en l’honneur de la mémoire du républicain Marat. « Le renvoi
fait par le Conseil de la première adresse de cette Société au
Comité d’instruction publique de la Convention a d’autant
plus étonné la Société, dit la citoyenne Lacombe, qu’outre la
reconnaissance que la République entière doit au patriote
Marat, il est une reconnaissance particulière que les Pari-
siens doivent à sa mémoire. D’ailleurs, ajoute-t-elle, per-
sonne ne peut nous empêcher d’élever l’obélisque que nous
avons proposé. Nous ne demandons rien pour cela. Ce sont
les sans-culottes surtout que Marat a soutenus ; ce sont les
sans-culottes qui veulent célébrer sa gloire. Nous venons donc
inviter le Conseil à rapporter son dernier arrêté ou à main-
tenir le premier qui nous autorisait dans notre demande.
Une autre réflexion non moins importante semble ranimer
notre zèle pour l’Ami du peuple. Dans la marche décrétée
par la Convention pour la fête du 10 août, on a omis, nous
ne savons pas pourquoi, la place de la Réunion, qui fut le
374
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
premier théâtre cle la révolution du 10 août dernier. La pré-
sence de l’Ami du peuple dédommagera cette place de l’oubli
qu’on a manifesté pour elle. »
Ce discours de Claire Laconibe, où les raisons poli-
tiques du culte de Marat sont indiquées, mais où le carac-
tère social de celte religion symbolique était fortement
souligné, ne fit pas revenir la Commune sur sa
deuxième décision. Néanmoins le Conseil autorisa
« provisoirement », et jusqu’à ce que la Convention
eût prononcé, « les commissaires des 48 sections à
élever sur la place de la Réunion un obélisque en bois ».
L’omission des Républicaines révolutionnaires dans
cette autorisation est significative, car, certainement,
elle fut volontaire. C’est une preuve que, déjà, le
club féminin commençait à être mal vu de la Révolu-
tion montagnarde ; que, déjà, scs attaches avec le parti
des Enragés étaient notoires; et, d’ailleurs, le discours
de Lacombe, hautain, presque brutal, et surtout la
péroraison, signalant une espèce d’ingratitude de l’Assem-
blée nationale envers les combattants du 10 août,
avaient dû vivement déplaire. Oui sait même si l’on
ignorait à la Commune la liaison de l’ex-comédienne
et de Leclerc?
Celui-ci, du reste, n’attendit pas d'avoir à publier
l’annonce de la fête organisée par les Républicaines
révolutionnaires pour s’occuper d’elles publiquement
avec une sympathie compromettante. Le 4 août, dans
son journal, ayant demandé l’arrestation immédiate
des « ci-devant nobles », des « ci-devant prêtres », des
« ci-devant parlementaires », et de « cette foule d’agio-
teurs et d’agents de change, éternels propagateurs de
l’aristocratie, du fanatisme et de la discorde », il
ROSE LACOMBE
375
s’écriait : « Républicaines révolutionnaires, femmes
généreuses et vraiment au-dessus de l’éloge par le cou-
rage et l’énergie que vous avez développés », de « vous
surtout » dépend le salut de la patrie. « Inaccessibles
aux suggestions étrangères, comme il n’y a chez vous
ni places à donner ou à recevoir, un vil intérêt n’a pas
étouffé dans vos âmes les sentiments de la nature...
Allez, par votre exemple et vos discours, réveiller
l’énergie républicaine... C’est à vous qu’il appartient de
sonner le tocsin de la liberté !... » Or, dès le 23 juillet,
dans le second numéro de cet Ami du peuple , il avait
donné carrière à ses tendances socialistes. Le passage
est des plus curieux : « A l’aristocratie nobiliaire et
sacerdotale a succédé l’aristocratie bourgeoise et mer-
cantile. Cette classe, qui formait en quelque sorte
une caste intermédiaire entre la première et le peuple,
avait acquis, grâce à ses richesses, autant de besoins et
par conséquent autant de vices que la classe supérieure.
Elle vit, dans le principe, d’nn assez bon œil une révo-
lution qui la faisait aller de pair avec elle. Mais, quand
le peuple, fort de sa puissance, de son courage, éclairé
sur ses droits, réclama ceux de l’égalité et fonda la
République, alors ces hommes devinrent ses plus cruels
ennemis. » Et Leclerc les montrait s’appliquant à
« amener la contre-révolution par la cherlé des comes-
tibles et la hausse du numéraire ». Leurs « immenses
richesses », disait-il, leur permettent d’accaparer a les
subsistances et les denrées de première nécessité », et,
ainsi, de produire « des disettes factices de pain » pour
calomnier la révolution, en détacher le peuple, lui
faire « demander un maître ». En conclusion, sans
doute, il proposait seulement des mesures de circons-
tance : « taxer toutes les denrées de première nécessité
376
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
à un prix auquel tout le monde puisse atteindre » et
punir de mort les accapareurs. Mesures que la Con-
vention allait introduire successivement dans son arse-
nal de lois de terreur, en commençant par faire de l’ac-
caparement « un crime capital » (26 juillet). Mais,
le 10 août, on pouvait lire dans cet Ami du peuple
par Leclerc: « Tous les hommes ont un droit égal aux
subsistances et à toutes les productions de la terre qui
lui sont (sic) d’une indispensable nécessité pour assurer
son existence. » Et l’incorrect journaliste mesurait bien,
d’un certain point de vue, la portée du principe, car il
aboutissait à la proposition d’une loi ainsi conçue:
« La République française se déclare l’acquéreur de
tous les grains qui croissent sur son territoire; nul
dorénavant ne pourra vendre qu’à l’Etat ces objets de
première nécessité. » N’était-ce pas vraiment là, comme
on dirait aujourd’hui, du socialisme d’Etat?
Aussi bien, Jacques Roux avait déjà écrit : « Les
productions de la terre, comme les éléments, appar-
tiennent à tous les hommes. » ( Publiciste de la Répu-
blique française , 28 juillet.) Il avait même demandé,
le 6 août, qu’on interdît aux riches d’acquérir des
propriétés territoriales et des immeubles. Le 8, il
déclarait : « La vie de l’homme est la plus sacrée des
propriétés » ; formule d’où un cerveau plus philoso-
phique eût pu tirer des conséquences très importantes.
Enfin il dira au commencement de septembre: « Jusqu’à
présent la Révolution n’a été favorable qu’à une
classe d’hommes qui a opprimé l’autre à l’ombre de
la loi. Il est temps que tous les individus de la
grande famille jouissent de la liberté, de la paix et du
bonheur, »
ROSE LACOMBE
377
Nous ne voulons pas exagérer ces diverses indi-
cations. S’il le faut, nous appuierons même sur ce qui
aurait pu demeurer sous-entendu : le respect, au moins
apparent, chez Roux comme chez Leclerc, de la pro-
priété individuelle. Si la vie de l’homme est « la plus
sacrée des propriétés », c’est qu’il y a d’autres propriétés
déjà sacrées. Au surplus, voici l’épigraphe de l’Adresse
présentée par Roux à la Convention le 25 juin et
imprimée par ordre de la section des Gravilliers :
« Peuple, je brave la mort pour soutenir tes droits ;
prouve-moi ta reconnaissance en respectant les per-
sonnes et les propriétés. » D’un autre côté, nous n’igno-
rons pas que Billaud- Varenne, dans ses Éléments de
républicanisme (avril 1793), avait tracé un plan de
réforme sociale selon lequel « le système de propriété »
devait « être combiné de manière à établir, autant que
possible, une répartition des biens, sinon absolument
égale, au moins proportionnelle entre les citoyens ».
Nous savons aussi que, bien avant d’arriver à son
babouvisme, Babeuf, dès 1787, l’avait entrevu ; et encore,
qu’il y eut chez des représentants en mission cer-
taines aspirations socialistes; enfin, que Robespierre,
en avril 1793, pour précipiter la Gironde, fit profession
d’un socialisme assez net — qu’il se hâta d’oublier
après la victoire, ou qu’il désavoua formellement1.
Mais, tout cela dit, on donnera raison à Michelet voyant
dans la pensée de Roux et de Leclerc « Je germe
obscur d’une révolution inconnue dont la révélation
plus claire se marqua plus tard dans Babeuf ». (XV,
IV). Michelet l’avait deviné plutôt qu’il ne le savait,
1. Lire, dans la revue la Révolution française , un article de M. Lévy-
Schneider (n° du 14 février 1899) et an articje de M. Aulafd (n° du 14 juil-
let 1899;,
378
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
puisqu’il n’avait pas lu les journaux où nous venons
de puiser; mais ce qu’il affirmait d’intuition, nous
croyons l’avoir établi ; et, tout en déclarant que les
deux principaux Enragés ont manqué de puissance phi-
losophique, n’ont pas su creuser leurs propres idées, ou,
si ce mot « idées » paraît déjà trop fort, n'ont pas su
développer leurs tendances, nous estimons qu’ils n’ont
pas eu la place qu’ils méritaient dans un livre récent :
le Socialisme et la Révolution française , par M. Lich-
tenherger. Leclerc n'est pas meme nomme par cet his-
torien, qui ne cite, comme écrivain enragé, que Jacques
Roux. Or, nous l’avons montré, Leclerc fut au moins
aussi hardi socialement que l’apôtre des Gravilliers. —
Politiquement il le fut davantage. — Et c’est mécon-
naître ce qui les distingue Lun et i’autre de beaucoup
de leurs contemporains, au point de vue socialiste, que
d’écrire : Les Enragés « se contentaient de prêcher avec
une extrême violence les doctrines les plus hostiles à la
richesse et à l’aristocratie ». (Lichtenbergcr, p. 169).
Ce serait exact s’ils n’avaient fait que dénoncer avco
une fureur particulière les agioteurs et les accapareurs
et proposer des mesures de circonstance, comme celles
que la Convention adopta; mais, pour y insister une
dernière fois, leur originalité fut la suivante : Parmi le
(lot tumultueux de leurs imprécations contre les alfa-
meurs, des percées brusques d’opinions, môme de
propositions, où l’historien attentif découvre des
semences de doctrine socialiste à forme communiste.
Politiquement, ils furent traités d’anarchistes. Et la
plupart des historiens les représentent ainsi; Louis
Blanc comme Mortimer-Ternaux, le robespierriste
Ernest Hamel comme les apologistes et les panégyristes
de Marat. C’est le sort des excentriques de réunir contre
ROSE LACOMBE
379
eux tous les partis. La « veuve Marat », dans son dis-
cours à la Convention, parlait en ces termes des jour-
naux de Roux et de Leclerc ; « C’est là qu’après avoir
débité des lieux communs révolutionnaires on dit au
peuple qu’il doit proscrire toute espèce de gouverne-
ment ». La vérité est seulement qu’ils ne voulaient pas
de la dictature de la Convention.
Encore faut-il observer que la campagne de Jacques
Roux contre la Convention fut beaucoup moins brave,
par conséquent beaucoup moins nette que celle de
Leclerc.
Sans doute, en septembre, Jacques Roux voudra ne
voir « dans la plupart des hommes en place que des
fourbes, des intrigants, des sangsues, des tigres et des
bourreaux de la liberté ». Il s’écriera : « La onzième
heure est sonnée... Tremblez, usurpateurs! » [Le
Publiciste de la République française, n° 268). Mais
c’est qu’à ce moment il a le courage du désespoir.
Arrêté une première fois en août, relâché, repris en
septembre, il est à Sainte-Pélagie, d’où l’on va bientôt
le transférer à Ricêtre. — Au moins jusqu’à sa première
arrestation, il semble user de ménagements à l’égard
d’ennemis dont il a éprouvé la force aux Cordeliers et
à la Commune, car la Commune l’avait rayé le 29 juin
du nombre des rédacteurs de ses affiches. Il sait — le
mot est de lui — qu’il a « le malheur d’être prêtre ».
Il compte des adversaires acharnés dans sa section
même; il y est chef de parti, s’y dépense en luttes
obscures, mais qui peuvent et vont effectivement avoir
leur retentissement à la Commune, aux Jacobins, qui
peuvent le perdre et, en effet, le perdront. Il est donc
assez prudent, comme journaliste, envers la Montagne ;
il paraît même parfois s’appliquer à effacer l’impres-
380
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
sion de son audacieuse remontrance du 25 juin. La
Convention ayant, comme on sait, à la fin de juillet,
décrété la peine de mort contre les accapareurs, il en
témoigne ardemment sa reconnaissance. ( Ibid ., n° 253).
Le 22 août, il termine sa réponse à la « soi-disant
veuve Marat » par ces trois cris: « Vive la liberté!
Vive la Montagne! Vive la République! ». Même, en
septembre, ayant dit : « ... La faction scélérate qui
était rentrée dans la poussière après l’insurrection du
2 juin est ressuscitée de ses cendres », il prend soin
d’ajouter : « Je n’accuse pas ici les députés incor-
ruptibles de la Montagne. Ils ont donné au milieu du
tonnerre et des éclairs une constitution vraiment répu-
blicaine ». (N° 267). C’est seulement en faveur des
Républicaines révolutionnaires, quand on les eut atta-
quées aux Jacobins (16 septembre), et contre la loi
des suspects (17), qu’il s'emballa , si l’on nous passe le
terme.
Et cependant c’est lui qui, pour la Montagne, fut,
suivant le mot de Michelet, le monstre.
On considéra Leclerc comme son lieutenant. Un peu,
sans doute, à cause de l’extrême jeunesse de celui-ci,
qui, d’ailleurs, eût voulu fonderie parti fes jeunes contre
les vieux de la Révolution. « Je suis persuadé que les
jeunes gens seuls, écrivait Leclerc, sont susceptibles de
ce degré de chaleur nécessaire pour opérer une révo-
lution. » [L'Ami du peuple , 8 août). Phrase d’autant
plus curieuse qu’elle excluait Jacques Roux lui-même
du camp des véritables révolutionnaires, carie « prêtre
fanatique », comme l’appelait Collot d’Herbois, avait
passé la quarantaine. Né en août 1752, il était de près
de six ans plus vieux que Robespierre, né en mai 1758, et
de sept ans plus vieux que Danton, né en octobre 1759,
ROSE LACOMBE
381
Da reste Leclerc avait le plus grand intérêt à bien
marquer son indépendance vis-à-vis de Jacques Roux.
La tactique de Robespierre était de le lier avec son
prétendu maître d’un lien mortel. Ce « jeune homme,
qui prouve que la corruption peut entrer dans un
jeune cœur », avait dit l’incorruptible aux Jacobins,
« est associé à Jacques Roux ». Et quand le puissant
club nomma une commission pour recevoir les dénon-
ciations contre Roux (8 septembre), Desfieux déclara
qu’elle entendrait également ceux qui auraient à dépo-
ser contre Leclerc. Poussé à bout, celui-ci répondit :
« Je ne prétends jeter aucune défaveur sur le citoyen
que je viens de nommer ( Jacques Roux) ; il n’appar-
tient qu’aux lâches et aux esclaves de juger ou de
mordre d’après l’avis ou le commandement des hommes
publics ou des maîtres; mais je déclare au public que
je n’ai jamais eu avec Jacques Roux de relations, ni
directes ni indirectes; que, depuis le premier juin, je
n’ai vu pendant une heure au plus que deux fois ce
citoyen, que j’ai rencontré par hasard dans une maison
où il va quelquefois et où je me trouve souvent. »
[L'Ami du peuple, n° 21).
Son premier véritable crime aux yeux des Jacobins,
Leclerc journaliste l’avait commis le 4 août. Danton
ayant proposé à la Convention d’ériger le Comité de
salut public en Comité de gouvernement, il s’était
écrié : « Je ne vois, dans cette masse de pouvoirs réunis
dans le Comité de salut public, qu’une dictature
effrayante; je ne vois plus dans les membres qui le
composent, si cette mesure est adoptée, qu’un nonumvi-
rat dont le président peut devenir un Appius. » Et plus
loin: « C’est un Capet à neuf têtes qu’on crée à la place
de celui qui n’est plus; c’est anéantir cette division de
382
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
pouvoirs si nécessaire au maintien de la liberté. » Enfin,
s’adressant au peuple : « Rélléchis mûrement sur la pro-
position qui a été faite par Danton..., et rappelle-toi bien
qu’elle est sortie de la bouche du commissaire de la
Belgique. » Voilà pourquoi, le lendemain, Robespierre
parla de la « corruption » de Leclerc. La crainte de
Robespierre était que les fédérés qui arrivaient à Paris
pour la fête du 10 août ne tombassent sous l’influencedes
Enragés, — « hommes nouveaux », disait-il, « patriotes
d’un jour » dont l’idée est de perdre dans le peuple scs
plus anciens amis. Leclerc riposta le 8 : « Je crois que
les hommes nouveaux ne paraissent trop exaltés que
parce que les vieux s’usent. » Les vieux, dominés
par « l’orgueil, la morgue, et l’esprit de vengeance »,
— « despotes insolents de l’opinion publique ». Il dira
même, le 21 : « On compterait depuis la Révolution
sept ou huit idoles principales qui, toutes, ont trahi
les intérêts du peuple qui les a encensées. » Et s’adres-
sant encore ici au peuple : « Rappelle-toi... qu’un
peuple représenté n’est pas libre et ne prodigue pas
cette épithète de représentant dont tu ornes toujours
le frontispice de tes pétitions... Tes magistrats quel-
conques (sic) ne sont que tes mandataires. » Thèse
absolument conforme, sans doute, à la doctrine du
précepteur politique de Robespierre, Rousseau, qui
avait professé dans le Contrat social : « La souverai-
neté ne peut être représentée, par la même raison
qu’elle ne peut être aliénée... Les députés du peuple
ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants;
ils ne sont que ses commissionnaires, ils ne peuvent
rien conclure définitivement. » Au surplus, on sait
que le projet de Constitution présenté par Condorcet
en février 1793, et connu sous le nom de Constitution
ROSE LÀCOMBE
383
girondine, organisait le referendum , qu’organisait aussi
la Constitution votée en juin. Mais enfin l’intention était
manifeste de dépopulariser la Convention en discrédi-
tant ses chefs.
Le 23 août, il accusait la Convention de mollesse et
le tribunal révolutionnaire de lâcheté. Le 25, on pou-
vait lire : « Il existe un parti dans le sein de la Con-
vention, parmi les Montagnards mêmes, qui veut ou
nous rendre nos anciens fers ou nous en donner d’autres
en se perpétuant à la tête du gouvernement... C’est par
ce parti-là, qu’adroitement et pour la forme exclus du
Comité de salut public, Danton et Lacroix ont eu la
facilité de lui faire accorder 50 millions, bien sûrs d’y
être reportés au prochain renouvellement. C’est par ce
parti-là que le projet de Chabot, tendant à faire payer
le pain 3 sous la livre dans toute l’étendue de la Répu-
blique, a été traité de capucinade et rejeté. » — Avec
Chabot, Leclerc, il est vrai, mettait à part dans l’Assem-
blée un certain nombre « d’hommes purs » et d’abord
Robespierre, ce qui est assez curieux. — Le 27 août,
nouvelle et plus furieuse agression contre Danton. Il
faut que Danton se justifie ou soit frappé : la « ru-
meur publique » l’accuse « de liaisons avec Du mouriez,
lors de son commissariat dans la Relgique », et « de
s’être horriblement enrichi depuis la Révolution, d’avoir
doté sa femme des deniers de la République », cnlin
«d’avoir mis en place des aristocrates caractérisés».
Le 30, c’est la Convention en bloc qui est attaquée, dans
un numéro d’un intérêt exceptionnel pour nous, car il
est presque entièrement consacré aux Républicaines
révolutionnaires et à la longue pétition signée Cham-
pion, que Lacombe était venue lire le 26 à la barre de
l’Assemblée. Voici cette pétition :
384
TROIS FEMMES RE LA RÉVOLUTION
Législateurs,
Justement indignées des prévarications sans nombre qui
ont eu lieu dans le ministère, et notamment dans celui de
l'Intérieur, dont le ministre a été quitte pour abandonner son
poste en donnant sa démission \ nous venons vous demander
l’exécution des lois constitutionnelles. Nous ne l’avons pas
acceptée les premières, cette Constitution, pour que l’anarchie
et le règne des intrigants se prolonge sans cesse. Assez la
guerre de calcul a duré ; il est temps enfin que les enfants de
la liberté se sacrifient pour leur patrie et non pas à l’ambi-
tion et à l’orgueil d’un tas de scélérats qui sont à la tête de
nos armées. Faites voir, par la destitution de tous les nobles,
que leurs défenseurs ne sont pas parmi vous. Empressez-
vous surtout de prouver à la France entière, par des effets,
que l’on n’a pas fait venir à grands frais, de tous les coins de
la République, les envoyés d’un grand peuple pour jouer
simplement une scène pathétique au Champ-de-Mars. Mon-
trez-nous que cette constitution, que nous avons cru accep-
ter, existe et doit, en effet, faire notre bonheur; car il ne suf-
fit pas de dire au peuple que son bonheur s’approche, il faut
encore qu’il puisse en ressentir les effets ; et une expérience
de quatre ans de malheur lui a appris à se défier des belles
promesses qu’on n’a cessé de lui faire. Il doit voir avec indi-
gnation que des hommes gorgés de son or et engraissés du
plus pur de son sang lui prêchent la sobriété et la patience.
Croyez-nous, Législateurs, quatre ans de malheur nous
ont instruits assez pour savoir démêler l’ambition sous le
masque même du patriotisme; nous ne croyons plus à la
vertu de ces hommes qui sont réduits à se louer eux-mêmes.
11 nous faut enfin plus que des mots, pour que nous croyions
que l’ambition ne règne pas dans vos Comités ; organisez le
Gouvernement d’après la Constitution. En vain on nous
dirait que la France est perdue par cette mesure; sa perte ne
peut être là où la responsabilité n’est plus un vain mot, là
où le ministre prévaricateur serait sûr de porter sa tête sur
1. Ministre de l’Intérieur depuis le 13 mars 1793, Garat fit agréer sa
démission le 15 août.
ROSE LACOMBE
385
l’échafaud. Enfin nous ne voyons que la perte des intrigants
dans un pays où les lois sont strictement observées. Voulez-
vous que nous croyions que les ennemis de la patrie n’ont
pas des défenseurs officieux dans votre sein? Destituez tous
les nobles sans exception; s’il en est quelqu’un de bonne foi
parmi eux, ils en donneront la preuve en se sacrifiant volon-
tairement au bonheur de leur patrie. Ne craignez pas de
désorganiser l’armée : plus un général a de talents alors qu’il
est mal intentionné, et plus il est urgent de le faire rempla-
cer. Ne faites pas l’injustice aux patriotes de croire qu’il
n’est pas parmi eux des hommes dignes de commander nos
armées ; prenez quelques-uns de ces braves militaires dont
le talent et le mérite ont été sacrifiés à l’ambition et à
l’orgueil de la caste ci-devant privilégiée.
Si, sous le règne du despotime, le crime obtenait la préfé-
rence, sous celui de la liberté les vertus doivent l’emporter.
Vous avez rendu un décret par lequel tous les gens suspects
doivent être mis en état d’arrestation ; mais, je vous le
demande, cette loi n’est-elle pas dérisoire, quand ce sont des
gens suspects eux-mêmes qui sont tenus de la faire exécuter.
Ah! Législateurs, est-ce ainsi que l’on se joue du peuple!
Voilà donc cette égalité qui devait faire la base de son
bonheur; voilà la récompense des maux incalculables qu’il a
soufferts si patiemment. Non, il ne sera pas dit que ce peuple,
réduit au désespoir, sera obligé de se faire justice lui-même;
vous allez la lui rendre en destituant tous les administrateurs
coupables, en créant des tribunaux extraordinaires en assez
grand nombre pour que les patriotes qui vont partir pour
nos frontières disent : « Nous sommes tranquilles sur le sort
de nos femmes et de nos enfants ; nous avons vu périr sous le
glaive de la loi tous les conspirateurs de l’intérieur. » Décré-
tez ces grandes mesures et la levée des hommes en masse,
vous aurez sauvé la patrie.
Cette pétition attestait l’accord définitif du club fémi-
nin et des Enragés. Tout ce qu’elle proposait impérieu-
sement, Leclerc en particulier l’avait déjà réclamé. Aussi
386 ÎROIS FEMMES DË LA RÉVOLUTION
Robespierre, qui présidait la séance, ne répondit-il point
à Lacombe. Même, la députation avait eu de la peine à
se faire admettre. C’est Leclerc qui le dit, en s’adressant
à la Convention : « Les femmes républicaines révolu-
tionnaires, dont vous vous rappelez sans doute les ser-
vices pendant ie temps de l’insurrection, demandent
l’entrée de la barre, le président la leur refuse. Une
autre députation, venue après elles, est admise avant
elles. Révoltées d'une injustice aussi criante, elles par-
viennent cependant à la barre malgré l’opposition de
vos huissiers... » Puis, ayant loué la pétition, il insis-
tait sur ce point : « la prompte organisation du Con-
seil exécutif d’après la Constitution ». 11 s’écriait : « Ne
pasdécréter une proposition semblable, n’est-ce pas affi-
cher aux yeux du peuple entier que vous n’y aurez égard
que lors de votre renouvellement?...» Mais Robespierre
et les Jacobins étaient résolus à faire ajourner l’applica-
tion de la Constitution ; et, en effet, quand Jacques
Roux et Leclerc eurent été moralement jugulés, la
Convention décida que « le gouvernement provisoire
de la France » serait « révolutionnaire jusqu’à la paix. »
(10 octobre). Cette assemblée, qui avait été sur le point
de se dissoudre, se trouva ainsi maintenue, avec les
pouvoirs dictatoriaux que Leclerc et les Républicaines
révolutionnaires avaient précisément essayé de lui
arracher.
Evidemment, c’est sous l’influence, devenue prépondé-
rante, de Lacombe que la Société féminine avait fini
par suivre Leclerc dans sa lutte contre la Convention.
Cependant, il faut le noter : peu de jours avant la
démarche nettement enragée du 26 août, le 18, La-
combe avait su se faire applaudir aux Jacobins, où, à
la tête d’une députation de son club, elle était venue
a osé lacombè
387
annoncer que celui-ci se préparait à « s’occuper du
salut public ». Et, d’autre part, nous devons observer
qu’une des mesures de salut public réclamées dans la
pétition du 26 avait été déjà proposée par les Répu-
blicaines révolutionnaires, et même avant la fondation
de r Ami du peuple par Leclerc , même avant la mort de
Marat. Le 10 juillet une députation, conduite par Pau-
line Léon, avait demandé, aux Jacobins, l’exclusion
des nobles de tous les emplois ; et cette demande
n’avait pas étonné : elle n’était pas nouvelle, mais
populaire, et consacrée par l’autorité de Marat, qui,
le 8 juin, dans son Publiciste de la République fran-
çaise, l’avait développée en ces termes : « La Révolu-
tion s’était faite contre le despotisme du prince, de ses
courtisans et les ordres privilégiés ; il était donc tout
simple, tandis que le peuple était levé, qu’il commençât
par écraser ces suppôts du despotisme. Qui croirait
que, loin de prendre contre eux la plus légère précau-
tion, il leur a laissé la conduite d’une insurrection diri-
gée contre eux? Qui croirait que, loin d’exclure de
tout emploi ces suppôts de l’ancien régime, il les a
appelés à l’organisation du nouveau ?... Ce n’est qu’après
avoir été cent fois la dupe de leurs perfidies et la
victime de leurs trahisons qu’il a compris que les
agents de l’ancien régime ne pouvaient être les agents
du nouveau; que les nobles, les robins et les calotins
seraient toujours les suppôts du royalisme, et qu’il a
enfin demandé qu’ils fussent exclus de tous les emplois :
ce que ses représentants infidèles se sont toujours gar-
dés de décréter. » Mais on a vu par où la pétition du
26 août heurta directement la Montagne, décidée à gou-
verner jusqu’à la fin de la guerre. La dictature de la
Convention, pensait la Montagne, pouvait seule mener à
388
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
bien l’œuvre de défense nationale ; et, aux yeux de
ses rédacteurs, ainsi qu’il a été récemment expliqué
parM. Aulard, la Constitution, « programme démocra-
tique mais pour l’avenir », était avant tout « un expé-
dient » chargé de réconcilier, contre les insurrections
royalistes de la Vendée, de Lyon et de Toulon, les deux
partis républicains, le montagnard et le girondin1.
En sorte que, malgré la violence de leurs propositions
de salut public, les Républicaines révolutionnaires
s’exposaient au reproche de complicité effective avec
ceux qu’elles appelaient les « conspirateurs de l’inté-
rieur ». Autrement dit, ces révolutionnaires pouvaient
être accusées de faire inconsciemment le jeu de la contre-
révolution. Grand péril pour elles, qu’elles allaient
aggraver dès le commencement de septembre — en
opposant aux mesures qui ouvrirent 1ère de la Terreur
le plus imprévu des modérantismes.
Lacombe, devenue leur présidente, assaillit le Comité
de sûreté générale de réclamations en faveur de prison-
niers. Seule ou suivie d’un état-major, comme dira la
citoyenne Lemoce, elle essaya d’intimider certains
membres du Comité, notamment Chabot et Basire. Elle
voulait qu’on lui ouvrît les portes des prisons, ou plutôt
qu’elles fussent ouvertes à toutes les citoyennes de la
Société. Messagères, ouvrières de justice, celles-ci
auraient interrogé les détenus pour faire immédiate-
ment élargir les innocents. Il ne fallait pas, osait
déclarer Lacombe, qu’un innocent pût rester prisonnier
plus de vingt-quatre heures.
Chabot et Basire racontèrent tout cela aux Jacobins
le 16 septembre. Et, comme Lacombe avait sollicité en
1. La Révolution française, juillet 1899.
ROSE LA COMBE
389
faveur du ci-devant maire de Toulouse, de Rey (ou
Derrey), Chabot assura même avoir reçu d’elle l’aveu
« que ce n’était pas M. de Rey qui lui tenait à cœur,
mais bien son neveu qui l’avait touchée ». On applaudit;
et les historiens et biographes se sont transmis fidèle-
ment l’anecdote, ou plutôt l’ont ornée chacun à sa
manière, voulant trouver dans cette surprise du cœur de
la femme l’explication du soudain revirement de l’en-
ragée. Or, nous l’avons déjà dit, aucun document ne
nous a renseigné sur cette passion prétendue. Et ce
n’est pas une parole de Chabot qui peut suffire pour
commander la foi. L’ancien moine, cynique et hâbleur,
était parfaitement capable, en vue d’un succès de tri-
bune, et contre une femme, d’un gros mensonge ou
d’une mise au point de la vérité équivalant à un men-
songe. D’autant plus qu’il y avait avantage pour lui à
dénoncer une femme, surtout une jeune et belle femme.
Sa furieuse sensualité n’était un mystère pour per-
sonne : on la lui reprochait; l’occasion lui était donc
excellente d’un récit plus ou moins scrupuleux où il
pouvait glisser l’auto-apologie suivante : « Moi, qu’on
accuse de me laisser mener par les femmes, lui dis-je
alors ( à Lacombe ), je ne ferai jamais pour elles ce
que vous font faire les hommes, et toutes les femmes
de la terre ne me feront jamais rien faire que ce que
j’ai envie de faire pour le bien public. » ( Moniteur du
21 septembre). Mais enfin, quand bien même il serait
prouvé que Lacombe s’éprit de la grâce d’un jeune tou-
lousain contre-révolutionnaire, cela n’expliquerait pas
la politique de pitié adoptée tout à coup par l’évidente
majorité des Républicaines révolutionnaires, d’accord
avec les Enragés et particulièrement avec Leclerc. Cette
politique fut une manœuvre contre la Montagne. La
390
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
sensibilité féminine joua son rôle, offrit aux meneurs
la complicité de l’instinct : du moins il est permis de
supposer qu’il y eut chez plus d’une citoyenne, impi-
toyable la veille, un élan sincère d’humanité; mais ces
élans servaient une tactique, et nous ne serions nul-
lement étonné si l’on découvrait que Lacombe fut
pleinement de sang-froid.
A partir du 30 août, Leclerc ne cesse plus de réclamer
l’exécution de la Constitution. Il veut une « nouvelle
législature» pour le 1er janvier 1794; il veut même
que les conventionnels ne puissent pas être réélus :
« L’habitude de gouverner corrompt les hommes. »
(V Ami du peuple , 6 septembre). Ajoutez qu’il a peur:
l’incarcération de Jacques Roux lui est une menace
que Desfieux, aux Jacobins, rend directe. Sa maîtresse
combat avec lui en lançant à l’assaut des prisons le
club de femmes dont elle est vraiment le chef main-
tenant.
Sa maîtresse : car, émue ou non d’un intérêt de cœur
pour un ci-devant, Lacombe a encore pour amant le
jeune Enragé; et elle l’aime toujours. La preuve en est
dans l’incident même qui, le 16 septembre, fournit à
Chabot l’occasion de son discours. — Une Républicaine
révolutionnaire, la citoyenne Gobin, ayant dénoncé
Leclerc, comme insultant «journellement aux mânes de
Marat », Lacombe l’avait sommée par lettre de venir
s’expliquer. Un secrétaire des Jacobins les en informa;
voilà l’incident qui fut le signal.
Après le discours de Chabot et celui de Rasire, Renau-
din, le fameux juré au tribunal révolutionnaire, pré-
tendit même qu’elle logeait Leclerc chez elle ; ce qui
était, peut-être, alors inexact, mais peu importe : non
seulement la liaison n’était pas rompue, mais, pour le
ROSE LACOMBE
391
dire immédiatement, elle semble avoir duré jusqu’à la
disparition de la Société féminime. (Àrcli. nat., pièce
du 9 prairial an II.)
Quant au discours de Chabot, nous n’avons plus à y
relever que cette accusation contre les Républicaines
révolutionnaires : « Elles ont osé attaquer Robespierre,
l’appeler M. Robespierre ! » et la conclusion : « Je
demande que vous preniez contre ces femmes... des
mesures violentes... Je demande qu’elles se purgent de
toutes les intrigantes qu’elles ont dans leur sein ».
Basire conclut de meme, après avoir rapporté qu’elles
avaient voulu obtenir l’élargissement « d’un nommé
Semandy », et que, furieuses de leur insuccès, elles
avaient prodigué les inj ures au Comité de sûreté générale
et notamment à lui, Basire:
Elles me dirent qu’elles sauraient bien faire repentir un
blanc-bec comme moi de l’audace avec laquelle je refusais
leur demande ; elles me dirent que j’étais comme M. Robes-
pierre, qui osait les traiter de contre-révolutionnaires. Je
répondis que, quand on parlait ainsi de Robespierre et qu’on
attaquait son patriotisme, il n’y avait plus rien à dire.
Je me repens humblement de n’avoir pas assez de barbe
pour plaire à ces dames ; mais, tel que je suis, je leur
déclarai que je ne savais point céder à des sollicitations
injustes.
Visiblement, le sensible Basire n’était pas moins aise
que son ami Chabot de pouvoir se vanter de cette belle
résistance. On a pu même admirer comme il appuie sur
le peu d’estime de ces gaillardes pour le blanc-bec qu’il
veut être — avec ses vingt-huit ou vingt-neuf ans. Mais
si ce n’est pas un spectacle sans ironie, Chabot et Basire
dénonçant l’un après l’autre la Société féminine, l’in-
392
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
térêt historique de cette séance des Jacobins, c’est que
les Républicaines révolutionnaires s’étaient jusque-là
senties protégées par une espèce de talisman : le grand
souvenir de leur coopération à l’écrasement de la Gi-
ronde, et que cela fut détruit en deux heures.
Sur Lacombe en particulier on s’acharna. Ce qui se
dit contre elle, après le discours de Basire, où elle
n’avait pas été nommée, nous est d’ailleurs précieux.
Taschereau l’accusa de se fourrer partout et, dans « une
assemblée» où il était, d’avoir tenu un « langage hypo-
crite et feuillantin » en demandant toute la Constitu-
tion, rien que la Constitution; il ajouta qu’elle avait
ensuite voulu « saper les bases » de cette Constitution et
« renverser les autorités constituées de toute espèce».
Quelqu’un renchérit : « La femme qu’on vous dénonce est
fort dangereuse en ce sens qu’elle est fort éloquente...
Elle a tiré à boulets rouges, dans un discours que j’ai
entendu, et sur les Jacobins et sur la Convention. » On
la vit alors dans une des tribunes : elle semblait deman-
der la parole ; il y eut un tel tumulte que le président
(Léonard Bourdon) se couvrit. Ce fut presque la répéti-
tion de ce qui était arrivé à Théroigne dans ce même
club des Jacobins en avril 1792. Le calme rétabli, elle
est tancée par Léonard Bourdon; puis, deux proposi-
tions, dirigées surtout contre elle, sont votées à l’unani-
mité : 1° on écrira aux Femmes révolutionnaires pour
les engager à se débarrasser, par scrutin épuratoire, des
femmes suspectes qui les mènent; 2° on enverra au-
Comité de sûreté générale pour qu’il fasse arrêter les
femmes suspectes. Mais ce n’est pas encore assez selon
certains : il faudrait mener Lacombe tout de suite au
dit Comité; il faudrait également inviter celui-ci à se
saisir de Leclerc. Alors a lieu une discussion confuse,
ROSE LACOMBE
393
où les deux amendements proposés se noient ; mais, de
nouveau, et à deux reprises, Chabot fulmine contre
Lacombe, « instrument de la contre-révolution ».
Toute cette tempête des Jacobins contre les Républi-
caines révolutionnaires et Leclerc n’eut cependant qu’un
résultat immédiat : le journal de Leclerc cessa de
paraître. Il y eut bien contre Lacombe un commence-
ment d’action, qui ne paraît pas, d’ailleurs, avoir été
déterminé par le débat que nous venons de résumer ;
car c’est le jour même de ce débat, et parce qu’une
dénonciation avait été faite contre elle au comité révolu-
tionnaire de la section de la Halle-au-Blé, que des com-
missaires de ce comité se rendirent chez l’héroïne.
Elle n’était pas chez elle, ils apposèrent les scellés sur
la porte de l’appartement; mais, le lendemain, elle
alla prier le comité de les faire lever; et, l’examen
de ses papiers ayant tourné à son avantage, elle eut
satisfaction. Nous « n’avons trouvé, dit le procès-verbal,
que des correspondances de Sociétés fraternelles qui
respirent le plus pur patriotisme, et différentes lettres
particulières où le bien public et le patriotisme y est [sic)
bien exprimé». (Arch. nat., F7 4756). La Feuille du
salut public , puis, comme on sait, la Gazette française
ayant néanmoins annoncé l’arrestation de la citoyenne,
elle écrivit au rédacteur de cette Gazette : « Je vous prou-
verai que mes bras sont aussi libres que mon corps , car
ils se font une fête de vous assurer une volée de coups
de bâton si, dans la feuille de demain, vous ne vous
rétractez pas, et je suis de parole. — Femme Lacombe,
présidente 1 » .
Présidente ! Les Républicaines révolutionnaires
1. C’est la lettre que Lairtullier signa : Rose Lacombe.
394 TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
n’avaient donc pas tenu compte de l’injonction des
Jacobins. Elles ne s’étaient pas purgées. Il n’en est pas
moins vrai qu’à partir du 16 septembre on peut les
considérer comme perdues. Les femmes de la Société fra-
ternelle séante aux Jacobins ont pris parti contre elles. Le
Moniteur du 28 publiait cette lettre : « Gomme il arrive
souvent que l’on confond les Sociétés en prenant l’une
pour l’autre, je vous prie, citoyen, de vouloir bien insérer
dans votre feuille que la Société fraternelle séante aux
Jacobins n’est pas la même que celle des Républicaines
révolutionnaires. Nous croyons devoir donner cet avis
pour ne plus désormais confondre ces deux Sociétés.
Nous invitons en outre tous les patriotes à se réunir à
cette Société. Les jours de séance sont les mardis et les
dimanches, le soir. — La citoyenne Boudroy, tenant le
café des Bains-Chinois, boulevard Choiseul... » Dans la
presse, Jacques Roux seul a eu le courage de les
défendre ; et c’est un avocat plus dangereux que
beaucoup d'ennemis. Du reste, cette voix même qui,
la dernière, ose vanter leurs services passés, qui traite
de « tartufes » leurs dénonciateurs et salue en elles
« les sentinelles de la liberté, l’effroi des nouveaux
tyrans et les remparts delà République » (le Publiciste ,
etc., nos 267 et 268), cette voix, qui perce les murs de
Sainte-Pélagie, les Jacobins n’en seront plus longtemps
importunés. Une fois à Bicêtre, le malheureux Jacques
Roux se taira.
Le 6 octobre, la Société des Hommes du 10 août vint
demander à la Convention la dissolution de la Société
des Républicaines révolutionnaires ( Moniteur du 8). La
Convention ne retint pas la pétition, mais le club
féminin sentit la gravité de cette première tentative
populaire pour débarrasser la Révolution classique de
ROSE LACOMBE
395
son ardente opposition. Le lendemain, Lacombe parais-
sait à la barre de l’Assemblée, à la tête d’une dépu-
tation, et disait : « Législateurs, hier on est venu
surprendre votre religion. Des intrigants, des calom-
niateurs, ne pouvant nous trouver des crimes, ont osé
nous assimiler à des Médicis, à une Elisabeth d’Angle-
terre, à une Antoinette, à une Charlotte Corday. Ah !
sans doute, la nature a produit un monstre qui nous a
privées de l’Ami du peuple. Mais, nous, sommes-nous
responsables d’un crime? Corday était-elle de notre
Société? Ah! nous sommes plus généreuses que les
hommes. Notre sexe n’a produit qu’un monstre, tandis
que, depuis quatre ans, nous sommes trahis, assassinés
par les monstres sans nombre qu’a produits le sexe
masculin. Nos droits sont ceux du peuple, et, si on
nous opprime, nous saurons opposer la résistance à
l’oppression. » Lairtullier parle de murmures soulevés
par ce petit discours de 1’ « arrogante Vespérie » ; le
Moniteur , où il l’avait lu, le fait suivre seulement de
ces mots : « Cette pétition est renvoyée au Comité de
sûreté générale. » D’ailleurs, Lacombe, à la tête encore
d’une députation des Républicaines révolutionnaires,
osa se présenter le 8 aux Jacobins pour s’y justifier
des accusations portées contre elle dans la séance du
16 septembre, et elle se fit applaudir. ( Journal de la
Montagne).
Le dernier succès de la Société est du 25 octobre.
Une députation l’obtint à la Commune en demandant
au Conseil des visites domiciliaires pour « découvrir
les accaparements ». Le Moniteur ne donne pas le nom
de l’oratrice.
Mais le 28 fut aux Républicaines révolutionnaires un
iour fatal. Il y eut bataille entre les poissardes et un
396
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
certain nombre d’entre elles. « De certaines femmes,
racontaient une semaine plus tard les Révolutions de
Paris (n° 213),... s’affublèrent, ces jours derniers, d’un
bonnet rouge, passèrent un pantalon à leurs jambes et
des pistolets à leur ceinture, et, ainsi accoutrées, cou-
rurent parles rues de Paris... Nos femelles soi-disant
révolutionnaires voulurent débuter par accaparer les
citoyennes des marchés de la section du Contrat-Social.
Elles allèrent donc leur proposer, du ton dont on com-
mande, dont on menace, de prendre et d’adopter leur
nouveau costume. On ne leur répondit point avec des
paroles. On employa des raisons plus frappantes , plus
sensibles. En un mot, la présidente des dames en bonnet
rouge fut rudement fouettée et couverte de boue, aux
acclamations d'une foule immense. Cette justice popu-
laire ne se fit pas sans quelque tumulte. La place de
la Victoire nationale et les environs étaient pleins
de groupes fort animés. » Ces femmes des marchés
n’étaient pas jacobines, comme on pourrait le croire;
la diminution de leur commerce, effet de la misère,
les avait ramenées, en majorité du moins, au roya-
lisme. Dès juin, l’observateur de police Dutard pouvait
noter : « Elles ne veulent plus qu’on les appelle du
nom de citoyennes. Elles disent qu’elles ch... sur la
République. » Vers la fin d’août, elles ne voulaient
même plus que, devant elles, des femmes portassent
la cocarde. « Tonnerre de Dieu, gronda le Père Duchesne
(n° 288), quels fagots ose-t-on débiter sur votre compte,
braves luronnes? On dit que vous arrachez la cocarde
nationale aux citoyennes qui vont acheter votre marée
et vos choux! Est-ce qu’il se serait glissé parmi vous
quelques muscadines?... » Il fallut un décret (21 sept.)
pour les forcer à porter les couleurs de la liberté . On
ROSE LACOMBE
397
imagine leurs sentiments à l’égard des Républicaines
à bonnet rouge. Dans son rapport du 30 octobre, Amar
assurera qu’il y eut le 28, dans la matinée, « un
attroupement de près de six mille femmes », émues
des « violences » et des « menaces » de la « Société
prétendue révolutionnaire». (. Moniteur du 31 oct.). 11
ajoutera : « Des officiers municipaux et les membres
du comité révolutionnaire de la section du Contrat-
Social calmèrent les esprits et dissipèrent les attrou-
pements »; mais, le soir, « le même mouvement éclata
avec plus de violence. Plusieurs des femmes soi-disant
révolutionnaires furent maltraitées. On se livra sur
quelques-unes à des voies de fait que la décence devrait
proscrire. » Il n’y a donc pas à en douter : des pois-
sardes firent subir à certaines Républicaines révolu-
tionnaires, et peut-être à Lacombe, le traitement que
des femmes du club féminin, peut-être, et assurément
des jacobines avaient infligé à Théroigne en mai.
(M. Gaulot, dans ses Chemises rouges, a utilisé le
rapprochement jusqu’à rendre folle sa Rose Lacombe
fouettée.)
On a, au surplus, un bien curieux document sur
l’agitation du 28 octobre. Les Révolutions de Paris le
publièrent dans leur numéro 215, sous ce titre : Pro-
cès-verbal de ce qui est arrivé aux Citoyennes républi-
caines révolutionnaires au lieu ordinaire de leurs
séances, sous les charniers Saint-Eustache , le septième
jour de la première décade du second mois de l'an II de
la République une et indivisible. Malgré sa longueur,
nous croyons devoir le reproduire tout entier :
La Société ayant été invitée par la section de la Réunion
d’assister en masse à l’inauguration des deux martyrs de la
398
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
liberté ] , s’est réunie sur les onze heures avec les attributs
qui consistaient en un œil de vigilance, un drapeau et quatre
piques. En attendant l’arrivée des membres, une citoyenne a
rendu compte à celles qui se trouvaient dans la salle des
moyens qu’employaient nos ennemis pour affamer les
patriotes. Elle a fait part de ce qu’on venait de trouver dans
les égouts de Montmartre et du Temple une grande quantité
de pains. Une citoyenne des tribunes s’est écriée qu’elle ne le
croirait que quand elle l’aurait vu. Plusieurs personnes attes-
tèrent la véracité du fait. D'autres se sont écriées : « A bas
le bonnet rouge! à bas les Jacobines et la cocarde! Ce sont
tous ces scélérats qui ont fait le malheur de la France. »
Le trouble redouble ; la vice-présidente qui occupait le
fauteuil cherche en vain à ranimer ( sic ) les esprits. Une
citoyenne annonce à la Société qu’il y avait un coup de
monté pour dissoudre la Société ; alors plusieurs membres
ont cherché à ramener les esprits avec les armes de la rai-
son. Vainement on les a employées ; les plus acharnées étaient
ivres. Ne pouvant obtenir la tranquillité, on a requis la force
armée pour contenir les tribunes qui étaient prêtes à fondre
sur la Société. Six citoyens sont venus, le sabre nu, avec le
juge de paix, nommé Lindet, qui s’est présenté dans la tri-
bune. Après avoir demandé la parole, la présidente la lui
accorda. Il dit : « Citoyennes, au nom de la loi, silence ; au
nom de la loi, je vous ordonne de faire silence. » Ensuite il
dit :• « Citoyennes, il n’est pas question du bonnet rouge,
vous ne le porterez point, et vous serez libres de vous coiffer
comme bon vous semblera. » Il est sorti, emmenant la force
armée avec lui, quoique la Société eût demandé du secours
trois fois.
Un moment après, le juge de paix est revenu seul, et, mon-
tant au bureau de la présidente, l’a invitée à quitter son bon-
net, l’assurant que par là elle ramènerait le calme. Elle obéit.
Elle le prend et le pose sur la tête du juge de paix. Alors les
personnes qui étaient dans les tribunes ont applaudi avec les
plus grands transports. Le juge de paix s’adressant aux spec-
1. Marat et Lazowski. (Voir Marat inconnu, par Cabanès, p. 244).
ROSE LACOMBE
399
tateurs leur dit : « Les citoyennes révolutionnaires ne sont
point en séance, tout le monde peut entrer. » Alors une foule
innombrable fonce dans la salle et accable les membres des
plus sales invectives. On s’élance sur les attributs. L’œil
vigilant, drapeaux, piques, l’on veut tout mettre en pièces.
Les citoyennes, fermes au milieu des dangers, ne voulant
pas abandonner leurs attributs, ont été frappées et le plus
indignement outragées. Préférant devenir les victimes d’un
peuple égaré, ne songeant plus à leurs personnes, mais bien
à faire respecter la figure de la liberté que représente le
drapeau, l'une d’elles s’est écriée : « Massacrez-nous si vous
voulez, mais du moins respectez le point de ralliement des
français. » La citoyenne chargée du drapeau, maltraitée au
point de ne pouvoir y résister, s’adressant au juge de paix,
lui dit : « Je te le remets entre les mains, tu m’en réponds
sur ta tête. » Sont arrivés plusieurs canonniers de la section
qui ont aidé à le garantir de la fureur de celles qui voulaient
le mettre en pièces. Dans ce moment, ces furieuses ne pou-
vant assouvir leur rage se sont jetées, pour la deuxième
fois, sur les membres, les ont battues, les ont traînées. L’une
d’elle est restée sans connaissance, a été transportée par un
membre du comité révolutionnaire de la section. Plusieurs
citoyennes se voyant poursuivies s’y sont réfugiées. Des
chirurgiens s’y étant transportés ont pansé une citoyenne
grièvement blessée, et ont donné des soins à plusieurs qui
avaient perdu connaissance. Un citoyen, membre du comité,
a reçu un coup de couteau en voulant garantir les jours d’une
citoyenne qu’on assommait à coups de sabot, dont elle porte
les marques. Ce fait s’est passé dans la rue.
La citoyenne vice-présidente requiert, au nom de la Société,
le comité de vouloir bien dresser le procès-verbal de ce qui
vient de se passer. Les membres de ce comité ont éludé pen-
dant longtemps la question. Trois femmes sont amenées : la
mère et les deux filles, accusées de voies de fait. Le citoyen
Gérault a proposé de les mettre en liberté. Vainement les
citoyennes blessées ont réclamé contre cette indulgence cou-
pable. Ce même citoyen insiste toujours en disant que dans
le moment présent il fallait employer la voie de la douceur.
400 TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
Les femmes ont été relâchées, ainsi que deux citoyens qui
avaient été arrêtés. Dans l’instant, le citoyen Gérault a fait la
proposition de faire passer les citoyennes révolutionnaires
dans une tourelle, en leur disant qu’elles couraient les plus
grands dangers; que le peuple voulait les avoir et était prêt
à forcer les passages pour monter au comité ; que lorsqu’elles
seraient cachées on ferait monter le peuple pour l’assurer
qu’elles n’y étaient plus. Les citoyennes n’ont jamais consenti
à se cacher, quoique la proposition leur eût été réitérée
plusieurs fois. La Société demande encore le procès-verbal.
Gérault observe qu’on s’occupe du moyen de reconduire les
citoyennes, qu’il serait temps demain de, faire le procès-ver-
bal. Une citoyenne fait sentir la nécessité, pour l’honneur
du comité dans l’arrondissement duquel la Société avait été
insultée, d’y procéder à l’instant, afin que les citoyennes
présentes signent tous les faits qui sont à leur connaissance.
On le commence enfin. A l’instant deux membres qui avaient
parlé bas à Gérault sont descendues; un moment après, un
officier de la force armée est entré, après avoir parlé bas à
Gérault . Ce dernier répondit en élevant la voix : « Que voulez-
vous? Ces citoyennes tiennent à ce que le procès-verbal soit
fait. » L’officier, s’adressant à la Société, dit : « Citoyennes,
je viens de quitter mon poste pour vous prévenir des dan-
gers que vous courez. Les têtes sont échauffées, la foule est
immense. On crie actuellement : Vive la République, à bas
les Révolutionnaires ! On est prêt à forcer la garde. Le salut
public et celui de la section exigent que vous vous retiriez sur
l’instant. Nous vous avons ménagé un passage par lequel
vous pourrez sortir sans risques. Le temps presse,1 je vous
demande un oui ou un non. » Les citoyennes, aidant au bien
général, ont consenti à partir.
L officier étant parti, on est venu nous dire sur l’instant
que nous pouvions descendre deux à deux, qu’il n’y avait
aucun danger à courir : nous avons été à même de nous en
convaincre. On nous a fait traverser l’église, le passage de
Sainte-Agnès ; tout nous a paru tranquille.
Ont signé les membres présents, ayant reconnu le procès-
verbal dans tous les faits :
liOSE LACOMBE
401
Victoire Capitaine, Baraez, Pebli, Vildecoque, femme
Lemonnier, Levasœupe, C. Pigont, Bigant Claire, Bigant
Paînée, Marlet, Solandre, Martin, femme Dubois, Dubrente,
femme Moreaux, Victoire.
La Commune, immédiatement informée, félicita le
comité révolutionnaire, le juge de paix et le commis-
saire de police qui avaient pris « des mesures pour
empêcher cette Société de s’assembler d’ici à quelque
temps ». (. Moniteur du 30 oct.). Et le lendemain, c’est-
à-dire le 29, à la Convention, des citoyennes étant
venues accuser les Républicaines révolutionnaires,
Fabre d’Eglantine demanda que le Comité de sûreté
générale fît un rapport sur les Sociétés de femmes.
(. Ibid .). Alors une des citoyennes, « rentrant dans la
barre », s’écria : « Citoyens, nous demandons l’abolition
de toutes les Sociétés de femmes formées en clubs,
parce que c’est une femme qui a fait le malheur de la
France. » Ainsi, la première proposition formelle de
supprimer tous les clubs de femmes fut faite par une
femme, et parce qu’une femme avait tué Marat.
Le 30, quand Amar commença la lecture de son
rapport, au nom du Comité de sûreté générale, la Con-
vention était décidée à voter le projet de décret qui
allait lui être présenté : « Les Clubs et les Sociétés
populaires de femmes, sous quelque dénomination que
ce soit, sont défendus. » Mais le rapport d’Amar est un
monument; c’est le manifeste officiel le plus considé-
rable de l’antiféminisme montagnard. Après le récit
du « mouvement » de l’avant-veille, et l’affirmation
qu’une partie de la Société des Républicaines révo-
lutionnaires avait voulu troubler Paris dans l’intérêt
des Girondins, — le procès des Girondins avait com-
mencé le 24, — Amar se demandait si les femmes
402
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
peuvent « exercer les droits politiques », « prendre une
part active aux affaires du Gouvernement » ; si, même,
elles peuvent « délibérer, réunies en associations poli-
tiques». Le Comité de sûreté générale, disait-il, avait
examiné les deux questions et s’était prononcé pour
la négative. Tout s’oppose à la capacité politique de la
femme : sa faiblesse « morale et physique », ses devoirs
naturels ou son « caractère propre». Au reste, « l’hon-
nêteté d’une femme permet-elle qu’elle se montre en
public et qu’elle lutte avec les hommes?» C’est en
élevant leurs enfants « dans le culte de la liberté », et
par leur influence sur leurs époux, que les femmes
peuvent et doivent se rendre utiles à la patrie. Amar
ne sortait des banalités pompeuses ou des sophismes
attendris qu’un moment, par cette observation : « Si
nous considérons que l’éducation politique des hommes
est à son aurore, que tous les principes ne sont pas
développés, et que nous balbutions encore le mot
liberté , à plus forte raison les femmes, dont l’éducation
morale est presque nulle, sont-elles moins éclairées
dans les principes. » La discussion fut brève. Une
seule voix s’éleva contre les conclusions du rapport,
celle de Charlier, montagnard oublié aujourd’hui mais
qui ne manquait pas d’autorité. « Malgré les inconvé-
nients qu’on vient de citer, dit-il, je ne sais sur quel
principe on peut s’appuyer pour retirer aux femmes le
droit de s’assembler paisiblement. » Il y eut des mur-
mures; il poursuivit par ces belles paroles : « A moins
que vous ne contestiez que les femmes font partie du
genre humain, pouvez-vous leur ôter ce droit commun
à tout être pensant? » Mais Basire : « Vous vous êtes
déclarés gouvernement révolutionnaire... Vous avez
jeté pour un instant le voile sur les principes dans la
ROSE LACOMBE
403
crainte de l’abus qu’on en pourrait faire pour nous
mener à la contre-révolution. Il est donc uniquement
question de savoir si les Sociétés de femmes sont
dangereuses. L’expérience a prouvé, ces jours passés,
combien elles sont funestes à la tranquillité publique :
cela posé, qu’on ne me parle plus de principes... »
Aussitôt, l’on vota. La Révolution classique se débar-
rassait de ses derniers adversaires : les enragées étaient
bâillonnées.
Michelet s’est donc trompé en écrivant : « Cette
grande question sociale (du droit politique des femmes )
se trouva étranglée par hasard. » La Terreur était
logique en supprimant les clubs de femmes. Ce qu’elle
étranglait ou plutôt ce qu’elle achevait d’étrangler,
c’était le parti qui, dans X Ami du peuple de Leclerc
et à la tribune des Républicaines révolutionnaires,
avait demandé impérieusement l’exécution de la
Constitution. C’était le parti masculin et féminin qui
voulait une révolution sociale en même temps que la
substitution du fonctionnement de la Loi au régime
dictatorial regardé comme nécessaire par la Conven-
tion. En d’autres termes, c’était le parti qui avait pris
au sérieux les promesses socialistes de Robespierre,
puis le vote de la Constitution.
Le féminisme apparut à la Montagne, en octobre 1793,
comme l’allié du socialisme et, à la fois, du modéran-
tisme; voilà, surtout, pourquoi il fut frappé. Car enfin,
— s’il est nécessaire d’y insister, — il y a une grande
différence entre la thèse d’Amar et celle de Rasire :
celle-ci uniquement de salut public, on pourrait dire
d 'opportunisme révolutionnaire . Loin de contester le
droit politique naturel des femmes, Rasire le recon-
naissait implicitement d’un bout à l’autre de son dis-
404 TROTS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
cours, et plus sensiblement dans ces derniers mots,
que nous n’avons pas cités : « Je demande que révolu-
tionnairement... ces associations soient interdites, au
moins 'pendant la Révolution. » L’ancien ami de Thé-
roigne et de Palm Aëlders se retrouve dans cet « au
moins pendant la Révolution », où il y avait presque
une promesse ; et, en réfléchissant, on arrive à penser
que, peut-être, si la guerre n’avait pas fait dévier la
Révolution en la jetant dans la Terreur, le mouvement
féministe eût réussi. L’antiféminisme montagnard le
plus dogmatique en apparence ne fut sans doute lui-
même, chez plus d’un conventionnel, qu’un antifé-
minisme de circonstance exaspéré. Le développement
normal de l’esprit révolutionnaire eût fini, probable-
ment, par vaincre les résistances de l’égoïsme mascu-
lin. On se rappelle la sympathie de certaines muni-
cipalités pour des clubs analogues et antérieurs à
celui des Républicaines révolutionnaires. On se rap-
pelle l’élan fraternel d’où sortirent les Sociétés des
deux sexes, dans les départements comme à Paris,
en 1790 et 1791. Joignez qu’en avril 1793 la question
du droit des femmes fut nettement posée à la Conven-
tion. Une commission de six membres, moitié giron-
dine, moitié montagnarde, avait été nommée pour
examiner les divers projets de Constitution dus à
l’initiative individuelle. Dans un rapport, Lanjuinais
dit : « Le Comité ( de Constitution) paraît exclure les
femmes des droits politiques; plusieurs projets ré-
clament contre cette exclusion, dont notre collègue
Romme vous a déjà porté ses plaintes». Lanjuinais
citait encore « une dissertation intéressante » de son
collègue Guyomar, qui demandait, au nom de la Décla-
ration des droits, l’égalité complète entre l’homme et
ROSE LACOMBE
405
la femme. La Commission des Six n’en maintenait pas
moins, il est vrai, le privilège politique de l’homme,
mais en déclarant que l’exclusion des femmes de la
Cité ne pouvait être que provisoire et seulement « pour
quelques années». Il fallait d’abord remédier aux
« vices de notre éducation » L
Quant aux Républicaines révolutionnaires, on ne
possède aucun document où leur féminisme soit for-
mulé. Mais, sous ce titre : Discours prononcé à la
Société des citoyennes Républicaines révolutionnaires
par les citoyennes de la section des Droits-de-ï Homme,
en lui donnant un guidon sur lequel est la Déclaration
des droits de l'homme, voici une profession de foi fémi-
niste, modérée d’ailleurs, que la Société applaudit :
... Pourquoi les femmes, douées de la faculté de sentir, et
d’exprimer leurs pensées, verraient-elles prononcer leur
exclusion aux (sic) affaires publiques? La Déclaration des
droits est commune à l’un et à l’autre sexe, et la différence
consiste dans les devoirs. Il en est de publics, il en est de
privés. Les hommes sont particulièrement appelés à remplir
les premiers; la nature elle-même indiqua la préférence : elle
a réparti chez eux une constitution robuste, la force des
organes, tous les moyens capables de soutenir les travaux
pénibles. Qu’aux armées, qu’au Sénat, que dans les assem-
blées publiques, ils occupent préférablement les places, la
raison, les convenances le veulent ; il faut y céder. Les
femmes, au contraire, ont pour premières occupations des
devoirs privés ; les douces fonctions d’épouse et de mère leur
sont confiées... Néanmoins, il est possible de concilier ce
qu’exige impérieusement la nature, ce que commande l’amour
du bien public. Après avoir vaqué à des occupations indis-
pensables, il est encore des instants, et les femmes citoyennes
qui les consacrent dans les Sociétés fraternelles à la surveil-
1. Bibliothèque nationale, Le38 2341.
406
Trois femmes de la révolution
lance, à l’instruction, ont la douce satisfaction de se voir
doublement utiles... L
Les Républicaines révolutionnaires n’avaient pas
à professer un féminisme qu’elles vivaient si éner-
giquement. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne trouvera
point quelque jour un imprimé ou un manuscrit fémi-
niste émané de leur club, mais seulement que leur
féminisme en action pouvait se passer d’illustrations
verbales.
D’autre part, un fait à noter, c’est que l’antifémi-
nisme montagnard s’accrut de s’être affirmé législati-
vement par la suppression des Sociétés de femmes.
On a vu beaucoup plus haut que des Républicaines
révolutionnaires allèrent le 5 novembre protester, à la
Convention, contre le décret du 30 octobre. L’oratrice
put à peine faire entendre quelques mots. De plusieurs
côtés, raconte le Moniteur , on cria : « L’ordre du jour ! »
et la Convention ayant « unanimement » passé à l’ordre
du jour, la salle « retentit d’applaudissements ». Les
pétitionnaires se retirèrent « avec précipitation de la
barre ». Cependant la ci-devant Société ne voulut pas
encore se tenir pour définitivement vaincue. Nous avons
sous les yeux deux récits de la séance de la Commune
du 27 brumaire an II (17 novembre 1793), où des
femmes coiffées du bonnet rouge — donc des Répu-
blicaines révolutionnaires — se présentèrent à la tête
d’une députation. Que venaient-elles dire ? Les deux récits
celui du Moniteur et celui des Révolutions de Paris les
montrent accueillies par de si violents murmures qu’il
fut impossible à aucune d’elles d’essayer même de par-
1. Bib. nat., Lb'*° 2411.
ROSE LA COMBE
4 ô?
1er. Des tribunes, dit le Moniteur , « on crie : Bas le
bonnet rouge des femmes !... Le président se couvre » ;
puis, le procureur de la Commune, Chaumette, prend
la parole, et refait à sa manière, en sanglier sensible,
le rapport d’Amar. Nous avons cité, au début de notre
étude sur Olympe de Gouges, un passage de ce réquisi-
toire, second manifeste officiel de l’antiféminisme
montagnard dogmatique. Mais voici comment Chau-
mette s’attendrissait, en faisant parler la nature : « Elle
a dit à la femme : Sois femme ; les tendres soins dus à
l’enfance, les détails du ménage, les douces inquiétudes
de la maternité, voilà tes travaux; mais tes occupa-
tions assidues méritent une récompense : eh bien ! tu
l’auras, tu seras la divinité du sanctuaire domestique,
tu régneras sur tout ce qui t’entoure par le charme
invincible des grâces et de la vertu. » Quant à la
Société dissoute des Républicaines révolutionnaires, il
ne la nommait point, mais il rappelait l’émeute qui
avait motivé le décret de la Convention; et il accusait
les « viragos » contre lesquelles les poissardes s’étaient
insurgées d’avoir été « payées par les puissances étran-
gères ». Le plus grave, c’est qu’il terminait en deman-
dant au Conseil de ne plus recevoir « de députation de
femmes », et que cette proposition fut adoptée.
La veille, un ancien admirateur de Théroigne,
Dufourny, avait dit, aux Jacobins : « Une femme est un
vêtement ( pour son marï). » Qu’est-ce qu’un vêtement
peut bien avoir à faire en politique? Saint-Just écrira
dans ses Institutions qu’il faut que les femmes soient
« l’ornement des fêtes nationales ». Et c’est tout le rôle,
etfectivement, que leur qualité de parure vivante pour-
rait leur assigner dans la Cité, si le mot de Dufourny
n’était pas stupide. C’est tout le rôle, aussi bien, qui, dès
408
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
la fin de 1793, leur fut laissé par la Révolution, — avec
le droit de monter à l’échafaud, qu’on ne leur mesura
point avarement.
Entre le décret du 30 octobre et la séance de la Com-
mune rendue mémorable par le discours de Chaumette,
ce rôle civico-ornemental de la femme avait même reçu
un éclat nouveau. Le 20 brumaire (10 novembre), dans
la fête de la Raison, célébrée à Notre-Dame, une artiste
de l’Opéra avait été déesse. Elle avait figuré la Liberté.
A ce propos, du reste, on peut se demander siLacombe,
en quelque autre église de Paris, ne joua pas le même
personnage, car, selon Choudieu, elle représenta dans
« les fêtes publiques la déesse de la Liberté ».
Le mot de Choudieu laissé de côté, l’histoire ne la
retrouve pas avant le 13 germinal (2 avril 1794), jour
où le Comité de sûreté générale donna l’ordre de l’ar-
rêter et de l’incarcérer à Sainte-Pélagie. Elle était à la
veille de rentrer au théâtre. Elle avait un engagement
pour Dunkerque.
Jeu singulier du hasard : Leclerc fut arrêté le même
jour qu’elle, avec Pauline Léon, devenue femme
Leclerc. Seconde coïncidence d’une ironie encore plus
curieuse : c’est aussi à Sainte-Pélagie que le couple
était envoyé. — On l’y refusa « faute de place », et il
fut écroué au Luxembourg. (Arch. nat., F7 4774°).
Nous n’avons pu découvrir la date du mariage de
Leclerc. Mais Lex-journaliste avait quitté Paris avant
la fin de 1793. Ayant renoncé à la politique, il s’était
enrôlé dans le bataillon de la réquisition de la section
de Marat, puis, le 30 frimaire an II (20décembrc 1793), il
avait été incorporé dans la 17e division, dite de l’Oise.
11 était en garnison à La Fèrc quand le Comité de sûreté
ROSE LACOMBE
409
générale ordonna de l’arrêter. Sa femme s’y trouvait
avec lui bien qu’elle fût « fabricante de chocolat » à
Paris. [Ibid.).
Quanta Jacques Roux, renvoyé par le tribunal de police
correctionnelle au tribunal révolutionnaire, il s’était
frappé de cinq coups de couteau le 25 nivôse an II
(14 janvier 1794) ; transporté à l’infirmerie de Bicêtre, il
s’y frappa encore et mourut le 22 pluviôse (10 février).
On avait mêlé contre lui aux accusations politiques
une accusation de vol. Ce vol n’était nullement prouvé.
Mais le malheureux vit bien qu’on ne chargeait pas
seulement le tribunal révolutionnaire de le condamner
à mort; qu’on voulait surtout déshonorer sa mémoire :
c’est pourquoi il mit une énergie farouche à devancer
le bourreau.
En sa personne avait péri la dernière protestation
vivante du parti mort des Enragés.
Du moins il ne restait plus que l'espèce d’illuminé
Yarlet.
III
LES PRISONS DE LACOMBE SA MISE EN LIBERTÉ
CONCLUSION
Aucun historien n’a su que Lacombe avait été arrê-
tée. Cependant, il aurait suffi, pour le savoir, de lire
attentivement la page de Vilate sur « Rodogune deve-
nue échoppière » au Luxembourg à la fin de 1794.
Michelet s'inspira bien de ce texte ; mais, oubliant
410
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
qu’il s’agissait du Luxembourg, et que les détenus aux-
quels Lacombe savait « débiter sa marchandise au plus
haut prix » étaient « ses compagnons d’infortune », ilia
montra libre dans son petit négoce — à la porte des
prisons . L’amusant, c’est. M. Ernest Legouvé, dans son
Histoire morale des femmes , prenant Yilate pour un
membre de la Convention et le Luxembourg pour un
théâtre, puisqu’il a écrit : « Rose se cache (en 1794) ;
et, trois mois après, un membre de la Convention ren-
contre sous le péristyle d’un théâtre une jeune mar-
chande accorte », etc. Selon M. Legouvé, enfin, elle
vendait des lacets et des aiguilles; selon Michelet,
du vin, du sucre, du pain d’épice ; or, voici ce qu’on
lit chez Vilate : « Elle enveloppe, par politesse, la
bougie d’un chiffon de papier qui vaut lui seul les
50 sous qu’elle la vend. Il faut payer chaque soir cette
somme, sans compter le prix de quelques petites
pommes de rainette à sept sous la pièce. Avec quelles
grâces encore dit-elle : Le tout pour obliger les
citoyens. »
Elle avait été transférée au Luxembourg le 25 bru-
maire an III (15 novembre 1794). Elle venait de Port-
Libre, sa deuxième prison : car, le 8 vendémiaire
(29 septembre), elle avait quitté Sainte-Pélagie pour
Porl-Libre, avec environ vingt-cinq personnes, parmi
lesquelles la femme et le fils de Petion et la ci-devant
marquise de Chalabre, « prévenue de fréquenter la
maison de Robespierre » et « arrêtée le 25 thermidor ».
(Archives de la préfecture de police).
Mais sa troisième prison ne fut pas la dernière.
Retransférée à Port-Libre, nous ne saurions dire quand
au juste elle est envoyée de là au Plessis, le 2 floréal
an III (21 avril 1795); puis du Plessis, le 27 du même
ROSË LACOMËË
411
lloréal, on la ramène à Sainte-Pélagie, où elle attend
sa mise en liberté jusqu’au 3 fructidor (20 août)1.
Elle fut donc détenue près de dix-sept mois.
On nous permettra de noter en passant que Mmc de
Chalabre se retrouve jusqu’au bout de cette odyssée de
Lacombe prisonnière; et aussi que, parmi les détenus
de Port-Libre envoyés au Plessis le 2 floréal, se ren-
contre une partie de la famille Duplay : la fille aînée,
Eléonore, le fils, et leur cousin, Simon. Même Eléo-
nore, la préférée de Robespierre, fut menée du Plessis
à Sainte- Pélagie le même jour que l’ancienne maîtresse
de Leclerc.
Mais pourquoi le Comité de sûreté générale, ayant
laissé Lacombe tranquille jusqu’en avril 1794, ordonna-
t-il alors de l’incarcérer ? Un Mémoire pour la citoijenne
Lacombe actrice , manuscrit non daté mais qui porte
une dizaine de signatures, parle d’une dénonciation
« vague et sans fondement ». (Arch. nat., F7 4756). 11
s’agissait probablement d’un papier de quelques lignes,
également sans date et conservé au même dossier des
Archives nationales, dans lequel les citoyennes Lemoce
et Hérouart accusaient déjà l’enragée d’avoir « lâché
des propos contre Robespierre » et « proposé le renou-
vellement de la Convention ».
Elles précisèrent dans la pièce du 9 prairial an II :
1° Lacombe avait protesté à la tribune des Républi-
caines révolutionnaires contre le décret qui ajournait
la Constitution, lequel « n’était propre », avait-elle
déclaré, « qu’à faire insurger le peuple à chaque ins-
tant, à le porter au carnage et au pillage, et sans doute
le porter une seconde fois aux prisons pour y renou-
i Ibicl.
412 TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
veler les horreurs qui y avaient déjà été commises. »
2° A la même tribune elle avait improavé les vic-
toires des troupes républicaines sur les rebelles de
Lyon, disant que « c’était le sang français versé par le
Français », et faisant, « pour décourager le peuple, le
tableau le plus déchirant et le plus effrayant des morts
et des mourants pendant le siège ».
3° Elle avait dit un jour à Lemoce en parlant des
membres du Comité de sûreté générale : « Il faut faire
pâlir et trembler ces blancs-becs » ; elle lui avait dit
une autre fois, après une visite au Comité de salut
public, que les représentants en mission dans les dépar-
tements s’y étaient enrichis ; et comme Lemoce faisait
observer que Robespierre n’avait pas été en mission :
« Il est trop lâche, avait-elle répliqué. Il craint trop
pour ses jours. As-tu remarqué comme il était pâle
lorsque je lui parlais. La peur était peinte sur sa
ligure. »
Cependant, le 18 du même prairial (6 juin 1794), le
comité révolutionnaire de la Halle-au-Blé, dans une
pièce destinée au Comité de sûreté générale, reconnais-
sait à la prisonnière « beaucoup de patriotisme ». Il ajou-
tait sans doute qu’elle avait montré — ou montrait —
« en même temps beaucoup d’intrigue » : ce qui n’appa-
raît guère au dossier des Archives nationales, évidem-
ment incomplet.
C’est le 19 prairial qu’on y voit pour la première
fois Lacombe se débattre — dans une lettre d’une page
adressée on ne sait à qui, commençant par : « Citoyens»,
et d’ailleurs peu intéressante. Du lendemain, il est
vrai, seconde lettre commençant de même ou plutôt
ainsi : « Pélagie, ce 20 prairial, jour de la joie des
Français [la fête de l'Être suprême), je suis privée de m’y
ROSE LACOMBE
413
joindre ». Lacombe y annonce un rapport sur elle, par
elle. On n’a pas ce rapport, et c’est seulement du 24 ther-
midor an II (11 août 1794) qu’est datée une troisième
lettre, adressée au conventionnel Laloy. Nous y lisons :
« J’ai sacrifié trois ans de mon temps à ma patrie. N’ayant
pas d’époux ni d’enfant à lui offrir, je me faisais un
bonheur de la servir moi-même ; et ce n’est qu’après
avoir épuisé toutes mes moyens pécuniers que je me
suis vue forcée de contracter un engagement. »
Puis, rien de la main de la détenue avant le 13 prai-
rial an III (1er juin 1795), jour où elle adresse au Comité
de sûreté générale une pétition dont voici le début:
u Citoyens, depuis quatorze mois révolus que je suis
dans les fers par un ordre de votre Comité, portant
mesure de sûreté générale, j’ai vainement sollicité la
justice. »
Le 29 thermidor suivant (16 août), quatrième et dernière
lettre, adressée nous ne savons à qui, mais sans doute
à un conventionnel, et curieuse : « Souvenez-vous, dit
Lacombe, de la personne qui, au mois de septembre 93,
osa vous prier de vous rendre auprès de l’accusateur
public près le tribunal révolutionnaire pour déposer
la vérité en faveur du CQ [ici un nom abrégé illisible ),
alors détenu dans la prison de la Conciergerie. La
célérité que vous y mîtes et les soins que je me donnai »
firent mettre le prisonnier en liberté trois jours après.
La joie qu’elle en éprouva « n’est pas la seule de ce
genre » que son « cœur se soit procurée ». Aujourd’hui
elle demande qu’on se décide enfin à lui donner des
juges. « J’ai fait une réclamation en manière d’affiche»,
déclare-t-elle en post-scriptum, « mais j’attendais votre
réponse avant de la faire placarder». Le surlendemain
(1er fructidor), le Comité de sûreté générale signait
414
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
l’ordre, exécuté le 3, qui termina le long temps
d’épreuves dont nous venons d’esquisser l’histoire. Cet
ordre commence ainsi : « Vu la pétition dont la ci-
toyenne femme Lacombe, détenue maison d’arrêt de
Pélagie, et l’attestation des représentants Saurine et
Sevestre... » Est-ce à l’un de ces deux conventionnels
qu’elle avait écrit sa dernière lettre? Ou bien avaient-
ils agi sur la demande d’une des amies fidèles de l’infor-
tunée ?
Les deux plus ardentes — on sait déjà leurs noms —
furent Victoire Capitaineet Justine Thibault. L eMémoire,
dont nous avons parlé, pour la citoyenne Lacombe actrice
avait été, sinon rédigé, du moins inspiré par cette
Thibault, « marchande mercière, rue des Prouvaires ».
Quant à Victoire Capitaine, il y a d’elle, au dossier des
Archives, en faveur de Lacombe, trois pétitions. On
voit d’ailleurs, dans une autre pétition de citoyennes,
que Laloy et Collot d’Herbois étaient intervenus le
30 thermidor an IL
Il reste à découvrir ce que devint Lacombe après
cette longue détention. La Biographie moderne ou Dic-
tionnaire biographique de tous les hommes morts et
vivants (1802), ouvrage dans lequel, bien entendu, il
n’est pas dit qu’elle fut arrêtée, veut qu’elle ait figuré
« parmi les agents de la police ». Après avoir repro-
duit le renseignement, sans le caulionner, la Biogra-
phie nouvelle des contemporains , en 1823, disait : « On
la croit morte depuis quelques années ». En 1823,
elle n’aurait eu que cinquante-huit ans. Elle en avait
trente quand elle sortit de prison. On peut supposer
qu’elle rentra au théâtre. Le bruit qu’elle avait fait
n’avait pas dépassé Paris. Des publics de province purent
ROSE LACOMIîE
415
l’applaudir, ignorant absolument le rôle où, sur la scène
politique, elle avait un moment conquis une sorte de
gloire.
Pour l’histoire, le nom de la belle révolutionnaire élo-
quente est lié au souvenir d’un parti politique et social
que nous avons essayé de faire mieux connaître ; et,
en définitive, l’intérêt principal de cette étude, c’est
qu’on y a vu les origines du féminisme se croiser avec
celles du socialisme.
FIN
.
.
APPENDICE I
OLYMPE DE GOUGES
I
Extrait du Registre des baptêmes , mariages et sépultures de
l'Eglise paroissiale de Saint-Orens de la commune de
Montauban de Vannée 1737.
« Pierre Gouze, marchand, âgé de vingt et un ans, fils de
feu Jean Gouze, boucher, et de Jeanne Palis, mariés, habi-
tants de Montauban, d’une part, et Olympe Mouisset, âgée de
vingt-quatre ans, fille de Jacques Mouisset tondeur, et d’Anne
Marty, mariés, habitants de Villebourbon, d’autre part,
ont reçu la bénédiction nuptiale ce trente-un décembre 1737,
du consentement des parents des parties, et du consente-
ment de M. Laganne, vicaire dudit Montauban, avec la
dispense du temps prohibé, donnée le vingt-neuf dudit mois,
par M. le vicaire Grâl, signée de Boissy, après la publica-
tion des trois bans faits à la messe de paroisse dans le pré-
sent mois, sans qu’il soit venu à notre connaissance aucune
opposition ni empêchement civil ou canonique ; témoins
Jacques Lecuyer, facturier, Jean Gouze, boucher, cousin
du dit, habitants de Montauban, Guillaume Lamire, mar-
chand, habitant de Toulouse et Pierre Darbas, clerc, habi-
tant de Villebourbon, l’un desquels n’a su signer.
« Signés : L’Ecuyer, Jean Gouze, Darbas, Mouisset père
et Autheman, curé. »
27
418
TROIS FEMMES DÉ LA RÉVOLUTION
II
« Elle était, comme la Rivarole, de Montauban ou de
Carcassonne, et fille de marchand de vin. Nous ignorons
comme elle est sortie de son pays ; car nous ne regardons
pas comme assuré le récit qu’on nous a fait, qu’elle a été
emmenée par un homme riche, qui l’a entretenue ici, à
Paris. Voici comme on dit qu’il obtint les premières faveurs.
Olimpe , qui se nommait alors Babichon ou Babichette , était
très attrayante pour une Carcassèse. L’homme riche, qui
était logé chez son père, en devint amoureux : il employa
tous les moyens possibles pour la gagner, mais sans y
réussir. Il lui vint dans l’idée de faire le malade. Il parut
fort bas, et toute la maison le crut prêt à mourir. Soit que
le médecin fût un ignorant, soit qu’il fût séduit par l’or, il
déclara que le moribond n’avait pas douze heures à vivre, à
moins d’un dévouement de la part de la personne qui avait
causé son mal. Il prit en particulier Babichonette et lui dit:
C’est vous qui avez causé le mal et c’est vous seule qui
pouvez le guérir. La chaleur vitale va cesser en lui, vous
seule pouvez la lui rendre en vous mettant la nuit auprès
de lui, chair contre chair. Comme il vous aime, vous le
ranimerez : il vous aura obligation de la vie, et il fera, par
reconnaissance, votre fortune et celle de vos parents.
Babichette était alors naïve et crédule : elle consentit.
Elle se mit nue auprès du prétendu malade, qui l’étreignit.
Ils restèrent ainsi quelque temps, étroitement unis. Enfin,
l’homme riche, ayant trouvé sa belle, posséda Babichette en
lui faisant entendre que cet approchement était nécessaire à
sa guérison. Il la retint ainsi toute la nuit. Le lendemain,
parfaitement guéri, le convalescent fit un présent considé-
rable à l’aubergiste, et emmena la fille. » ( lî Année des
Dames nationales , 1794.)
APPENDICES
419
III
Notre étude était imprimée quand M. Léonce Grasilier
nous communiqua sur Pierre Aubry des renseignements
puisés aux archives administratives du ministère de la
Guerre. Ces renseignements permettent de le suivre jusqu’en
l’an X. C’est son curriculum vitæ d’officier de terre,
puisqu’il appartint ensuite à la marine :
29 janvier 1791, sous-lieutenant aux canonniers soldés de Paris,
22 janvier 1792, — au 104e régiment d’infanterie,
31 juillet 1792, lieutenant au 8e — —
26 août 1792, capitaine — — —
6 mai 1793, adjudant général chef de bataillon,
30 juillet 1793, suspendu (nous nous serions donc trompé dans
notre étude en datant cette suspension du
30 juillet 1792),
21 août 1793, réintégré pour être employé à l’armée du Rhin,
24 septembre 1793, suspendu,
2 floréal an II (21 avril 1794)-ventôse an III, inspecteur des
transports militaires à l’armée des côtes
de Cherbourg,
Ie'' thermidor an IX (20 juillet 1801), admis au traitement de ré-
forme du grade de chef de bataillon,
Le 2e jour complémentaire de l’an IX (19 septembre 1801) con-
firmé dans le grade de chef de brigade et
admis au traitement de ce grade,
An X, embarqué pour la Guyane et passé au département de la
marine.
D’autre part, M. Léonce Grasilier a retrouvé dans ses
notes, mais sans références, les dates et faits suivants :
Le général Aubry (Degouges) meurt de la fièvre à
Cayenne en 1802. Sa veuve s’embarque pour la France
avec leurs cinq enfants. Le navire est pris par un corsaire
anglais. Elle meurt avant que le navire soit arrivé à La
420 TROIS FEMMES DE LA REVOLUTION
Havane, où il fut déclaré de bonne prise. Les enfants furent
totalement dépouillés. Un fils existait encore en 1867 à
Nancy; il était alors âgé de 70 ans et presque aveugle et
misérable.
1Y
Elle avait longtemps habité rive gauche, près de la
Comédie : d’abord rue de Condé, — du moins c’est la
première adresse qu’il nous a été possible de relever (1786),
— puis rue et place du Théâtre-Français (1788), enfin rue
de Vaugirard (décembre 1788). En septembre 1791, elle est
àAuteuil. En décembre 1792, elle habite rue Saint-Honoré,
près des Jacobins.
V
Malgré les emprunts que nous y avons faits, nous croyons
devoir donner ici les deux dernières lettres d’Olympe de
Gouges. Voici la première, du 12 brumaire (2 novembre),
qui nous a été signalée par M. Alfred Bégis :
« Au citoyen président de la Convention nationale.
« Le deuxième jour de la décade.
« Citoyen Président,
« Je suis condamnée à mort pour avoir été, hélas! trop
idolâtre de la Révolution. Je ne me plains pas: puissent mes
ennemis se pardonner ce crime comme je leur pardonne!
Malade, sans défenseur, je n’ai eu pour appui que mon
innocence, hélas ! Je ne vous demande point la révision de
cette incroyable condamnation, je suis enceinte de quelques
APPENDICES
421
jours par des signes non équivoques. Sans doute ma dou-
leur et la longue persécution que j’éprouve ne me feront
point arriver à mon terme, mais du moins j’aurai la dou-
ceur, avant ma dernière heure, de recevoir des nouvelles de
mon fils. Il est dans nos armées républicaines, et notam-
ment dans celle du Rhin, en qualité d’officier général.
Puissé-je mourir de douleur! Je demande à la Convention,
au nom de la nature et d’une victime férocement précipitée
dans les tombeaux, de me faire donner des nouvelles de ce
fils dans la prison où l’on m’a déposée. Puisque je suis
morte au monde pour tous les vivants, je n’en puis recevoir
des nouvelles que par la Convention elle-même. Elle ne
me refusera pas du moins cet acte d’humanité pour tous les
services que j’ai rendus à la patrie, au peuple et à la liberté
que mon arrêt de mort va immortaliser.
« Olympe Degouges. »
Voici la seconde, qui nous a été signalée aussi par
M. Alfred Bégis, et que nous avons, dans notre étude, datée
du 3 novembre, à tort peut-être, car rien ne prouve absolu-
ment qu’elle ne soit pas du 2 :
« Au citoyen Degouges, officier général dans l’armée du
Rhin :
« Je meurs, mon cher fils, victime de mon idolâtrie pour la
patrie et pour le peuple. Ses ennemis, sous le spécieux
masque de républicanisme, m’ont conduite sans remords à
l’échafaud. Après cinq mois de captivité, je fus transférée
dans une maison de santé où j’ai été libre comme chez moi.
J’ai pu m’évader. Mes ennemis, ni mes bourreaux ne
l’ignorent pas ; mais, convaincue que toute la malveillance
réunie pour me perdre ne pourrait parvenir à me reprocher
une seule démarche contre la Révolution, j’ai demandé
moi-même mon jugement. Pouvais-je croire que des tigres
démuselés seraient juges eux-mêmes contre les lois, contre
même ce public assemblé qui bientôt leur reprochera ma
422 TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
mort. On me présente mon acte d’accusation trois jours
avant ma mort; dès l’instant de la signification de cet acte
la loi me donnait le droit de voir mes défenseurs et toutes
les personnes de ma connaissance, on m’a tout intercepté :
j’étais comme en secret, ne pouvant pas même parvenir à
parler au concierge. La loi me donnait aussi le droit de
choisir mes jurés, on me signifia la liste à minuit, et, le
lendemain matin, à sept heures, on me fait descendre au
tribunal. Malade et faible, et n’ayant pas l’art de parler en
public, semblable à Jean-Jacques ainsi que par ses vertus,
je sentis toute mon insuffisance, je demandai le défenseur
que j’avais choisi; on me dit qu’il n’y est pas ou qu’il ne
voulait pas se charger de ma cause ; j’en demande un autre
à son défaut, on me dit que j’ai assez d’esprit pour me
défendre. Oui sans doute, j’en avais de reste pour défendre
mon innocence qui parlait aux yeux de tous les assistants;
je n’y mis pas ce qu’un défenseur aurait mis pour moi, sur
tous les services et bienfaits que j’ai rendus au peuple.
Vingt fois j’ai fait pâlir mes bourreaux, et, ne sachant que
me répondre à chaque phrase qui caractérisait mon inno-
cence et leur mauvaise foi, ils ont prononcé mon arrêt de
crainte que le peuple s’aperçut d’une iniquité dont le monde
n’a pas encore offert l’exemple. Adieu, mon fils, je n’y serai
plus quand tu recevras cette lettre ; mais quitte ton état ;
l’injustice que l’on fait à ta mère et le crime que l’on com-
met envers elle... ( C’est après cette phrase interrompue que
V écriture d'Olympe, presque illisible , succède à celle de la
personne à qui elle avait dicté ce qu'on vient de lire.)
Je meurs, mon fils, mon cher fils, je meurs innocente. On a
violé toutes les lois pour la femme la plus vertueuse de son
sexe... ( Ici des mots indéchiffrables)... Rappelle-toi de mes
prédictions. Je laisse la montre de ta femme ainsi que la
reconnaissance de ses bijoux au Mont-de-Piété, le flacon et
les clefs des malles que j’ai [un mot illisible) passer... à toi.
« Olympe Degouges. »
APPENDICE II
THÉROIGNE DE MÉRICOURT
I
Il paraît même — nous réparons ici un oubli — qu’elle
avait encore en 1790 un maître de musique. (. Les Confes
sions, p. 159.)
Elle avait aussi un maître de français.
II
La Chronique de Paris du 15 mars 1790 publiait cette
lettre de Villette :
« Mlle Théroine [sic) paraît avoir l’âme d’une Spartiate et
l’esprit d’une athénienne. Elle a plus qu’un autre le droit de
parler de l’Assemblée nationale. Je prendrai néanmoins la
liberté de n’être pas de son avis. Elle fait, dans l’aréopage
des Cordeliers, la motion civique de bâtir un palais natio-
nal sur l'emplacement de la Bastille. Ne serait-il pas préfé-
rable de laisser les représentants de la France où ils sont?
Je m’explique : le terrain de la Bastille est, pour ainsi dire,
hors de la ville; C’est une véritable peine, c’est un voyage
424
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
d’y aller. Dans un temps où l’on sacrifie tant aux embellisse-
ments de Paris, comment pourrait-on se résoudre à masquer
par un immense paravent les beaux quartiers de la rue et
du faubourg Saint-Antoine, le magnifique Boulevard, la
rivière et le Jardin du roi? Un seul obélisque est le monu-
ment qu’il convient d’ériger sur ces affreuses ruines. Trans-
portez à sa base les quatre statues enchaînées de la place
des Victoires, vous aurez à la fois l’image du despotisme et
de la liberté.
« Les monastères de l’Assomption, des Capucins et des
Feuillants sont aujourd’hui du domaine de la nation : c’est
là qu'il faut élever le temple de la patrie. En face de la place
Vendôme, il aurait jour sur le boulevard en ouvrant les
Capucines; il se trouverait sur l’alignement des belles colon-
nades du Garde-Meuble: les Tuileries en seraient le jardin.
Ce nouvel édifice nécessiterait le déblaiement de la rue pro-
jetée qui, en isolant tout à fait la demeure du souverain,
joindrait par contiguïté le Carrousel à la place Louis XV.
« Cette terrasse des Feuillants, déshonorée par un vilain
mur, sombre et effrayante dès le déclin du jour, ne pourrait-
elle pas être métamorphosée, à l’exemple du Palais-Royal,
en une immense et superbe galerie couverte où le commerce,
en étalant ses richesses, animerait tout de son mouvement ?
L’illumination de ces arcades en ferait la promenade de
tous les soirs, et ce serait un abri contre les averses. Si
nous avons encore quelques millions à dépenser, assurément
il vaudrait mieux les jeter là qu’à Fontainebleau, Compiègne
ou Rambouillet. »
III
Elle était arrivée à Marcourt à cheml, seule. Cependant
elle n’était point partie de Paris à cheval, comme s’amu-
sèrent à le dire les Actes des apôtres. Elle était allée jus-
qu’à Reims par la diligence. [Les Confessions, pp. 126-127).
APPENDICES
425
IV
Comment Restif de la Bretonne savait-il qu’elle avait eu
« une petite terre » ? Il situait cette terre « du côté des
Ardennes ». « La Teroueigne » la tenait, disait-il, de son
« faux mariage » avec un « ci-devant » : on se rappelle l’his-
toire. Sur le séjour de Théroigne à Xhoris, M. Marcellin
Pellet (pp. 118-119) a publié un document assez curieux,
cette lettre du 28 avril 1809, adressée par le maire de Filât
au sous-préfet d’Huy (alors sous-préfecture du département
de l’Ourthe) :
«... Dans le principe de la Révolution est arrivée à Xho-
ris une aventurière, sous l’habit d’amazone et sous le nom
de Théroigne de Méricourt, visitant, disait-on, pour lors,
quelques-uns de ses parents en cette dernière commune et
qui s’appellent Terwagne.
« Cette demoiselle a passé quelques mois en ce pays, et
il me paraît l’avoir vue moi-même tantôt sous l’habit mas-
culin, cajolant les coquettes des environs, et tantôt sous
celui de son sexe et sous la droite de quelque freluquet. Elle
a tout à coup disparu... »
V
En province, dès 1790, il y avait eu des bataillons d’ama-
zones. Des Arlésiennes s’étaient armées, des Vosgiennes,
des dames de Maubee (Isère), de Vauvert (Gard), de Vie
(Hautes-Pyrénées), de Creil, et sans doute des filles et des
femmes de beaucoup d’autres villes moyennes ou petites.
L’histoire serait curieuse de cet enthousiasme militaire de la
42G
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
femme au début de la Révolution. L’adresse et le projet de
règlement des amazones de Vic-en-Bigorre en seraient une
des pièces significatives. Le 20 novembre 1790, la Consti-
tuante ordonna une mention honorable de cette adresse au
procès-verbal. (Y oir Archives parlementaires, t. XX, p. 556).
Dans le Journal général de la Cour et de la Ville , le
11 mai 1790, une lettre d’Aunay commençait ainsi : « Les
dames patriotes de cette ville ont projeté le 15 du mois der-
nier de former une société qui porterait le nom de Corps
d'amazones nationales. La municipalité a sagement applaudi
à cet élan de patriotisme femelle... » D’ailleurs, à Paris, il y
avait eu au moins, à la même époque, des femmes montant
la garde. On trouve dans le Petit dictionnaire des grands
hommes et des grandes choses qui ont rapport à la Révo-
lution (1791) : « Patrouilles de femmes. J’ai vu plusieurs
ordres de districts conçus en ces termes : Il est enjoint à
Madame... de se rendre demain à 11 heures au district,
pour monter la garde. Quelle bizarrerie ! quel ridicule ! »
P. -S. — Peut-être, p. 164, aurions-nous dû écrire : « Tournac/ion de
Montveran» au lieu de : « Tournac/ieaw de Montveran». (Voir la France
littéraire de Quérard, au nom Montvéran). Enfin signalons, mais pour
avertir, qu’elle est entièrement de fantaisie, une nouvelle de Sacher-
Masoch : Cherubini et Théroigne.
APPENDICE III
ROSE LACOMBE
I
On lira sans doute avec intérêt la page suivante, des
Révolutions de Paris du 12 janvier 1793, à propos d’une dé-
marche de la section des Quatre-Nations, qui, le dimanche
4 janvier, avait présenté à la Convention une femme soldat
de vingt ans, Geneviève-Françoise Le Dague :
« Dumouriez l’a réformée à cause de son sexe. Pourquoi
donc garde-t-il sous ses drapeaux les deux sœurs Fernig?
La section à demandé à nos législateurs du service dans nos
troupes pour cette héroïne, comme pour la venger du congé
absolu que lui a signifié le général. La Convention a renvoyé
l’adresse à son comité militaire. Elle aurait mieux fait de
passer à l’ordre du jour quant à la moderne amazone.
« La Commune, plus sage, vient d’applaudir à la pétition
d’une citoyenne revenue aussi de l’armée, et offrant de
déposer ses armes et son habit de soldat sitôt qu’on lui
aura rendu les vêtements de son sexe.
« Les femmes n’ont que faire à l’armée. Ne cessons de
leur répéter : Citoyennes! Vous n’êtes bien que dans la
maison paternelle et sous le toit marital, au chevet du lit de
vos parents infirmes ou caducs, auprès du berceau d’une
428
TROIS FEMMES DE LA RÉVOLUTION
naissante famille... Laissez-nous le fer et les combats ; vos
doigts délicats sont faits pour tenir l’aiguille et semer de
fleurs le chemin épineux de la vie. Pour vous, l’héroïsme con-
siste à porter le poids du ménage et les peines domestiques.
Votre tâche n’est point de massacrer un ennemi cruel, vous
en avez une plus douce ; elle consiste à faire des heureux,
à faire aimer les vertus républicaines, à tresser des cou-
ronnes civiques pour le patriote victorieux, ou à brûler des
parfums sur la cendre de nos défenseurs morts aux champs
de la gloire. La République attend de vous quelque chose
bien au-dessus d’une victoire : c’est vous, compagnes fidèles
de l’homme, qui donnerez à la génération qui va naître les
mœurs antiques dont nous ne pouvons nous passer, si nous
voulons demeurer libres et nous montrer dignes de la plus
belle de toutes les révolutions. »
Ce n’est point par anti féminisme, au sens précis du mot,
que la Convention bannit les femmes de l’armée. Le
16 avril 1793, Carnot et Duquesnoy écrivaient de Dunkerque
à la Convention :
« Un fléau terrible détruit nos armées : c’est le troupeau
de femmes et de filles qui sont à leur suite; il faut compter
qu’il y en a autant que de soldats ; les casernes et les can-
tonnements en sont engorgés ; la dissolution des mœurs y
est à son comble ; elles énervent les troupes et détruisent
par les maladies qu’elles y apportent dix fois plus de monde
que le fer des ennemis. 11 est instant que vous fassiez sur
ce point une loi de la plus grande sévérité... Celle qui
existe aujourd’hui est pour eux ; elle prescrit de loger les
femmes des soldats mariés ; à les entendre ils le sont
tous... » [Correspondance générale de Carnot, publiée par
Etienne Charavay, 1894, t. II, pp. 116-117.)
Poultier insistait, au commencement de son rapport, sur
cette question de salut pour les armées de la République :*
« A la retraite de la Belgique » les femmes « formaient une
seconde armée. Outre qu’elles absorbent une partie néces-
saire des subsistances, elles gênent la marche des troupes,
APPENDICES
429
ralentissent le transport des bagages en se plaçant sur les
voitures, et par là elles rendent les retraites pénibles et
dangereuses ; elles sont la source des querelles, sèment la
terreur dans les camps ; elles y inspirent le découragement
et les dégoûts ; enfin elles sont un objet continuel de dis-
traction et de dissolution pour tous les militaires qu’elles
énervent et dont elles amollissent le courage. » Il accusait
Dumouriez d’avoir donné « l’exemple de cette infraction à
la police des armées », en traînant « à sa suite des maîtresses,
des chanteuses, des comédiennes » ; si bien que « son
quartier avait beaucoup de ressemblance au harem d’un
vizir ». ( Moniteur ).
II
Le Procès-verbal de la séance dit qu’en faisant hommage
« à la nation » de sa couronne civique, Lacombe « retient la
ceinture et le certificat, comme une marque de son cou-
rage ».
III
La réponse de Jacques Roux : Jacques Roux à Marat ,
s’accompagnait de cette note en post-scriptum : « Je sous-
signé certifie que la réponse de Jacques Roux à Marat était
imprimée avant l’assassinat commis sur la personne de l’Ami
du peuple. Signé : Campenon. » De cette brochure il semble
bien résulter que l'enragé n’était pas l’espèce de monstre,
au passé criminel et honteux, peint par Marat. (Voir aussi
le Publiciste de la République française par l'ombre de
Marat , n° 259, 22 août 1793).
TABLE DES MATIÈRES
Avant-Propos i
OLYMPE DE GOUGES
I. Pourquoi elle appartient à l’histoire 3
II. La Montalbanaise. Son véritable nom. Sa famille. —
Son mariage. — La courtisane. Sa beauté. — La
mère 6
III. Métamorphose de la courtisane en femme de lettres.
— Olympe et Beaumarchais. Olympe et Mercier.
Olympe et la Comédie-Française. — La Vésuvienne
du théâtre 29
IY. Olympe et la Révolution. — La royaliste patriote.
La républicaine. Elle veut défendre Louis XVI. —
Son arrestation 43
V. Détention, jugement, condamnation et exécution
d’Olympe 65
VI. Olympe et les Sociétés de femmes. — Son féminisme. 71
THÉROIGNE DE MÉRIGOURT
I. La légende de sa beauté. — Les textes. — Les por-
traits
IL Théroigne avant la Révolution. — Sa famille. Son
enfance. — La courtisane cosmopolite. — L’aspi-
rante virtuose US
432
TABLE DES MATIÈRES
III. La patriote naissante. — La prise de la Bastille. — Le
Palais-Royal en juin et juillet 1789 153
IV. Les journées d’octobre 160
V. Théroigne à Paris, d’octobre 1789 à mai 1790 189
VI. Théroigne et la presse royaliste en 1789-1790 206
VIL Théroigne en Belgique (1790-1791), puis à Kufstein
(1791) 233
VIII. Théroigne et la presse royaliste en 1791 249
IX. Seconde partie de la vie politique de Théroigne. —
A : Jusqu'au 10 août 231
X. Seconde partie de la vie politique de Théroigne. —
B : Théroigne au 10 août 281
XI. Seconde partie de la vie politique de Théroigne. —
G : Les massacres de septembre 287
XII. Seconde partie de la vie politique de Théroigne. —
D : Des massacres de septembre au 15 mai 1793 289
XIII. Arrestation et détention de Théroigne (1794). — Com-
mencement de sa folie. — Son internement défi-
nitif à la Salpêtrière (1807) 297
XIV. A la Salpêtrière. — Mort de Théroigne. — Explica-
tion de sa folie. — Conclusion 307
ROSE LACOMBE
I. Son véritable prénom. — La légende de « Rose La-
combe ». — La comédienne. — La citoyenne jus-
qu’en mai 1793 317
IL Sociétés populaires de femmes en province. — La
Société des Républicaines révolutionnaires et les
Enragés. — La citoyenne Lacombe jusqu’à son ar-
restation 336
III. Les prisons de Lacombe. — Sa mise en liberté. —
Conclusion 409
Appendices 417
PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANC1ÈRE, PARIS.
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