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Full text of "Les origines du féminisme contemporain; trois femmes de la Révolution; Olympe de Gouges, Théroigne de Méricourt, Rose Lacombe"

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THE  UNIVERSITY 


OF  ILLINOIS 


LIBRARY 


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University  of  Illinois  Library 


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APR  2 6 19118 


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TROIS  FEMMES 

DE 

LA  RÉVOLUTION 


L’auteur  et  les  éditeurs  déclarent  réserver  leurs  droits  de  repro- 
duction et  de  traduction  en  France  et  dans  tous  les  pays  étrangers, 
j compris  la  Suède  et  la  Norvège. 

Ce  volume  a été  déposé  au  ministère  de  l’Intérieur  (section  de  la 
librairie)  en  avril  4900. 


PARIS.  — TYP.  PLON-NOURRIT  ET  Cie,  8,  RUE  GARANCIÈRE.  — 1035. 


LES  ORIGINES  DU  FÉMINISME  CONTEMPORAIN 


TROIS  FEMMES 


DE 

LA  RÉVOLUTION 

OLYMPE  DE  GOUGES 
THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 
ROSE  LACOMRE 


LÉOPOLD  LACOUR 


Avec  cinq  portraits 


PARIS 

LIBRAIRIE  PLON 

PLON-NOURRIT  et  C'%  IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

RUL  GARANCI  ÈRE,  8 


1900 


Digitized  by  the  Internet  Archive 
in  2017  with  funding  from 

University  of  Illinois  Urbana-Champaign  Alternâtes 


https://archive.org/details/lesoriginesdufemOOIaco 


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i 


AYANT-PROPOS 


Les  trois  essais  historiques  et  biographiques  dont 
se  compose  ce  volume  n’ont  pas  seulement  entre  eux 
le  lien  que  manifeste  le  titre  : Trois  femmes  de  la  Révo- 
lution. On  n’a  pas  choisi  ces  femmes  simplement  à la 
requête  de  leur  psychologie  et  de  leurs  aventures 
parmi  le  décor  changeant  du  Paris  d’épopée  où  diver- 
sement, et  très  inégalement,  elles  marquèrent  ; elles 
représentent  chacune  un  aspect  distinct  de  l’effort  de 
la  femme  vers  une  part  d’influence,  de  collaboration 
civique,  aux  premières  années  de  l'incomparable 
crise  ; et  les  trois  moments  de  cet  effort,  qu’elles  per- 
sonnifient, se  succèdent  dans  l’ordre  qui  les  range 
w elles-mêmes  chronologiquement  devant  l’historien  : 

^ si  bien  que,  de  l’ouverture  des  États  généraux  à la 
fin  de  1793,  les  trois  biographies  arrivent  à donner 
une  image  à peu  près  complète  de  ce  que  fut  l’action  ^ 
^ de  la  Citoyenne. 

« 


AVANT-PROPOS 


1 [ 

Non  tout  à fait  complète,  et  ce  serait  pour  nous  un 
regret  vif  si,  tout  de  meme,  par  échappées,  ne  se  lais- 
sait voir  le  moment  dont  la  vie  d’Olympe,  ni  celle  de 
Théroigne,  ni  celle  de  Lacombe  n ont  permis  la  pein- 
ture; nous  voulons  dire  l’époque  où  naquirent  et  se 
multiplièrent  les  Sociétés  fraternelles  des  deux  sexes. 
Pour  nous  procurer  le  cadre  au  tableau  de  ces  éclo- 
sion et  multiplication,  issues  du  mouvement  démocra- 
tique de  1790-1791,  il  aurait  fallu  augmenter  ce  livre 
d’une  quatrième  biographie,  ou  plutôt  d’une  seconde 
entre  la  première  et  les  deux  autres,  car  la  femme 
que  nous  aurions  eu  à raconter,  Mme  Robert  Keralio, 
\/  sœur  Louise  Robert , comme  elle  s’appela  en  1791, 
journaliste  démocrate  et  muse  du  parti  républicain  à 
son  aurore,  était  plus  jeune  qu’Olympe  de  dix  ans 
révolus  et  moins  que  Théroigne  d’environ  quatre 
ans.  Mais  deux  articles  de  M.  Aulard  nous  eussent 
condamné  à des  apparences  de  plagiat  (1).  Au  con- 
traire, les  études  dont  Olympe  et  Théroigne  ont  été 
l’objet,  même  celle,  réputée  à peu  près  définitive,  de 
M.  Marcellin  Pellet  sur  Théroigne,  étaient  à refaire 
d’après  la  méthode  scientifique  qu’on  applique  main- 
tenant à T histoire  de  la  Révolution.  Quant  à Lacombe, 


(1)  Revue  Bleue  du  19  mars  1898,  article  intitulé  : le  Féminisme  pen- 
dant la  Révolution.  (Nous  l'avons  d’ailleurs  cité  p.  338.)  La  Révolution 
française  d’octobre  1898,  article  intitulé  : la  Formation  du  parti  républi- 
cain (17  90-17  9 1).  Ceux  qui  voudraient  se  renseigner  sur  les  Sociétés 
fraternelles  avant  1792,  et  sur  le  rôle  de  Mme  Robert  Keralio,  trouve- 
ront là  tout  l’essentiel. 


A Y A N T-P  K 0 P 0 S 


I f ! 

elle  était  vraiment  comme  inconnue  ; et  cependant, 
au  point  de  vue  proprement  historique,  c’est  peut- 
être,  de  nos  Trois  femmes , la  plus  intéressante.  Les  deux 
autres  sont  beaucoup  plus  curieuses  par  elles-mêmes  ; 

T enragée  Lacombe  leur  est  supérieure  comme  docu- 
ment révolutionnaire,  avec  le  club  tout  féminin  auquel 
le  nom  de  cette  belle  Pyrénéenne  est  attaché,  avec  le 
club  des  Républicaines  révolutionnaires , dont  Robes- 
pierre eut  peur. 

Les  trois  biographies  ont  encore  entre  elles  un  lien, 
que  nous  avons  souligné  de  cette  inscription  au-dessus 
du  titre  : les  Origines  du  féminisme  contemporain.  C’est 
en  effet  dans  la  Révolution  française  que  se  trouvent 
les  véritables  origines  du  mouvement  féministe  ^ 
actuel  ; car  si  l’idée  qu’il  y a égalité  intellectuelle 
entre  l’homme  et  la  femme  est  bien  antérieure  à 
la  Révolution,  si  elle  précéda  le  christianisme,  c’est 
seulement  du  jour  où  furent  proclamés  les  Droits  de 
l’homme,  du  jour,  au  moins,  où  se  leva  sur  le  monde 
la  grande  espérance  de  l’émancipation  de  l’homme, 
qu’une  doctrine  parut  et  put  paraître  de  l’émancipa- 
tion parallèle  de  la  femme,  suivie  d’un  mouvement  pour 
essayer  de  réaliser  cette  thèse  intégrale. 

Jusqu’en  1789,  ou  plutôt  jusqu’à  la  veille  de  la 
convocation  des  États  généraux,  des  voix  isolées 
revendiquèrent  bien  pour  la  femme  le  droit  au  déve- 
loppement libre  et  à l’emploi  même  politique  de  toutes 
ses  facultés  cérébrales  ; mais  ce  féminisme,  en  appa- 


IY 


AVANT-PROPOS 


rence  complet,  restait  aristocratique  : ses  professeurs 
de  l'un  ou  de  l’autre  sexe  ne  songeaient  et  ne  pouvaient 
guère  songer  qu’à  une  élite  sociale,  tout  au  plus, 
après  les  grandes  dames,  aux  bourgeoises  de  haute 
bourgeoisie.  L’approche  de  la  Révolution  puis  celle- 
ci  démocratisèrent  la  théorie  et  suscitèrent,  des  pro- 
fondeurs du  peuple  féminin,  un  élan  héroïque  vers  la 
conquête  du  droit  de  cité.  Elles  le  suscitèrent  en  pro- 
vince comme  à Paris,  dans  un  grand  nombre  de 
villes,  ainsi  qu’il  nous  a été  loisible  d’en  grouper 
des  exemples  à l’occasion  du  club  des  Républicaines 
révolutionnaires . Grâce  à Olympe  de  Gouges,  d’autre 
part,  nous  aArons  précisé  la  doctrine,  exposée  d’abord 
par  Condorcet,  puis,  mais  originalement,  par  cette 
originale  qui  fut  tantôt  une  folle  et  tantôt  une 
voyante. 

De  cette  manière  s’est  trouvé  rempli  le  dessein 
(jui  nous  avait  fait  commencer  nos  recherches.  Car 
nous  ne  sommes  pas  devenu  historien  pour  le  plai- 
sir, et  l’aveu  n’est  pas  d’orgueil,  au  contraire  : il 
faut  aimer  l’histoire  pour  elle-même,  et  une  des 
conditions  de  l’excellence,  aussi  bien  en  histoire 
qu’en  poésie,  est  le  désintéressement.  Nous  n’étions 
pas  désintéressé,  cet  ouvrage  fut  conçu  telle  une 
sorte  d’illustration  à donner  à un  livre  d’idées  : 
Humanisme  intégral,  le  duel  des  sexes,  la  Cité  future, 
publié  peu  auparavant.  C’est  plus  tard  que  ce  des- 
sein, sans  se  renoncer,  s’élargit  ; que  l’élevèrent 


AYANT-PROPOS 


V 


l’émotion  pure  de  l’histoire,  l’ivresse  de  la  vérité 
poursuivie  contre  tant  d’erreurs  consacrées  ou  de 
mensonges.  Nous  sentîmes  la  nécessité  de  la  plus 
rigoureuse  méthode.  Notre  éloignement  s’accrut  pour 
l’histoire  romanesque  — et  pour  les  synthèses 
faciles  où  se  pavane  l’ignorance  dogmatique  ou 
lyrique. 

Voilà,  d’ailleurs,  une  trentaine  d’années  que  l’his- 
toire de  la  Révolution  est  entrée  dans  sa  phase  scien- 
tifique, qu’elle  se  fait  par  un  concours  d’études  très 
poussées,  auxquelles  s’ajoutent  d’abondants  recueils 
de  documents  (1)  : tous  matériaux  qu’utilisera,  — dans 
cinquante  ou  soixante  ans,  — pour  une  construction 
définitive,  un  Taine  impartial  ou  un  Michelet  impar- 
tial aussi  et  sans  romantisme.  Car  il  va  de  soi  qu’a- 
près  une  longue  période  d’analyse  et  de  recherches 
il  y aura  l’heure  de  la  synthèse  sérieuse  pour  un 
homme  de  génie  ou  de  grand  talent  pleinement  docu- 
menté. 

Aujourd’hui,  les  meilleurs  travaux  sont  ceux  qui 
osent  le  plus  être  critiques,  qui  donnent  tout  l’utile  des 
textes,  et  toujours  le  moyen  au  lecteur,  par  des  réfé- 
rences précises,  d’aller,  s’il  lui  plaît,  aux  sources  pour 
juger  des  déductions  et  conclusions  de  l’auteur.  D’un 
mot,  c’en  est  fini  des  ouvrages  de  seconde  main,  quels 


(1)  La  facilitent  les  si  utiles  et  vraiment  admirables  répertoires  de 
MM.  Tourneux  et  Tuetey. 


Y I 


AVANT-PROPOS 


qu’ils  soient,  comme  des  belles  histoires  ou  philoso- 
phies de  l’histoire  de  la  Révolution,  polies...  et  qu’il 
faut  croire. 

Avril  1900. 

Léopold  Lacoür. 

P. -S.  — En  leur  dédiant  nos  études,  nous  avons  témoigné 
à MM.  Aulard , Tourneux  et  Monin  notre  reconnaissance 
pour  l’aide  qu’ils  n’ont  jamais  refusée  à la  préparation  de  ce 
livre.  Nous  aurions  voulu  pouvoir,  d’une  autre  dédicace, 
nous  acquitter  mieux  qu’il  n’a  été  possible  de  le  faire  dans 
« Théroigne  de  Méricourt  » envers  M.  Winter,  directeur  des 
Archives  impériales  et  royales  devienne.  Une  des  premières 
pages  de  « Rose  Lacombe  » dit  ce  que  nous  devons  àM.  Bernard 
Lazare;  une  note  de  la  même  étude  remercie  le  savant  biblio- 
graphe M.  Paul  Lacombe.  Dans  l 'Appendice,  deux  autres  con- 
frères, MM.  Alfred  Bégis  et  Léonce  Grasilier,  trouveront  nos 
remerciements.  Ailleurs  et  plus  tôt,  le  marquis  de  Persan  et 
M.  Arthur  Chuquet.  Il  nous  reste  à nommer,  pour  leur  savante 
obligeance,  Mlle  Louise  Lévi,  MM.  Mouton-Duvernet,  Wels- 
chinger,  Perroud,  Biré,  Lenotre,  Isambert,  de  Nolhac,  J. 
L’Hermitte,  le  Dr  Cabanès  et  le  baron  de  Batz  ; à déposer 
l’hommage  d’une  gratitude  attristée  sur  une  tombe  récente, 
celle  de  M.  Jules  Flammermont;  enfin  à parler  d’un  portrait 
que  nous  a communiqué  M.  Édouard  Forestié,  de  Montauban. 

« Olympe  de  Gouges  » était  imprimée  quand  M.  Forestié 
nous  apprit  qu’il  avait  possédé  une  miniature  qu’on  pou- 
vait attribuer  à Ingres  père  et  regarder  comme  un  portrait 
de  la  fameuse  Montalbanaise.  Il  avait  reçu  du  marchand  qui 
lui  vendit  cette  miniature  l’assurance  qu’elle  venait  d’une 
famille  de  Montauban  nommée  Mouisset.Or,  la  mère  d’Olympe 
s’appelait  Mouisset.  Il  fit  photographier  la  jolie  petite  pein- 
ture et  la  décrivit  ainsi  dans  une  notice  sur  Ingres  père  (1886)  : 

« C’est  le  portrait  d’une  jeune  femme  * représentée  « dans 
le  costume  des  premières  années  de  la  Révolution  : coiffure 
poudrée,  robe  à l’anglaise  avec  fichu  de  linon,  capote  desoie 


AYANT-PROPOS 


VII 


tricolore  garnie  d’une  guirlande  de  roses  ».  A ce  moment,  il 
n’était  donc  pas  encore  persuadé  que  ce  pût  être  une  image 
de  l’héroïne;  mais  plus  tard  le  frappèrent,  nous  a-t-il  écrit, 
de  « nombreux  traits  de  ressemblance  » entre  ce  portrait  et 
un  portrait  à l’huile  de  Le  Franc  de  Pompignan,  qui,  bien 
probablement,  comme  on  le  verra  dans  notre  étude,  fut  le 
père  d’Olympe.  Nous  avons  fait  reproduire  la  photographie 
conservée  par  M.  Forestié,  sans  modifier  le  passage  où  nous 
disons  (p.  23)  qu’il  n’y  a aucun  portrait  connu,  soit  de  la 
femme  de  lettres,  soit  de  la  courtisane,  car  l’hypothèse  de 
M.  Forestié...  n’est  qu’une  hypothèse.  — Le  portrait  mis  en 
tête  d’un  article  d’Alphonse  Daudet  sur  Olympe,  dans  le 
Figaro  illustré  de  1887-1888,  est  entièrement  « de  fantaisie  », 
nous  a déclaré  l’auteur,  M.  Pierre  Vidal. 


L.  L. 


OLYMPE  DE  GOUGES 


A Monsieur  A.  Aulard . 


OLYMPE  DE  GOUGES 


D’après  une  conjecture 

Voix*  PAvant-Pi’opos  ) 


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OF  IHE 

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OLYMPE  DE  GOUGES 

(1748-1793) 


I 


POURQUOI  ELLE  APPARTIENT  A L’HISTOIRE 


Condamnée  à mort  par  le  tribunal  révolutionnaire 
le  12  brumaire  an  II  (2  novembre  4793),  Olympe  de 
Gouges  fut  guillotinée  le  lendemain.  Follement  héroïque, 
elle  avait  bravé  Féchafaud  jusqu’à  le  mériter.  Son 
fils,  Pierre  Aubry,  ancien  ingénieur  devenu  officier,  la 
renia  le  17  brumaire  dans  une  Profession  de  foi  civique , 
de  lâcheté  monstrueuse;  et,  le  27,  un  journal  des  plus 
violents,  la  Feuille  du  salut  public , traçait  d’elle  ce 
portrait  justifiant  le  jugement  qui  l’avait  frappée  : 
«Olympe de  Gouges,  née  avec  une  imagination  exaltée, 
prit  son  délire  pour  une  inspiration  de  la  nature.  Elle 
commença  par  déraisonner  et  finit  par  adopter  le  projet 
des  perfides  qui  voulaient  diviser  la  France  ; elle 
voulut  être  homme  d’Etat,  et  il  semble  que  la  loi  ait 
puni  cette  conspiratrice  d’avoir  oublié  les  vertus  qui 
conviennent  à son  sexe  ». 

Le  même  jour,  à la  Commune,  Chaumette,  rabrouant 
une  députation  de  femmes  en  bonnets  rouges,  s’écriait  : 
« Rappelez-vous  l’impudente  Olympe  de  Gouges,  qui,  la 


4 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


première,  institua  des  Sociétés  de  femmes,  qui  aban- 
donna les  soins  de  son  ménage  pour  se  mêler  de  la  répu- 
blique et  dont  la  tête  a tombé  (sic)  sous  le  fer  vengeur 
des  lois.  » Ainsi  que  la  Feuille  du  salut  public , il  la 
rapprochait  de  Madame  Roland,  guillotinée  le  18  (8  no- 
vembre), « la  Roland  »,  disait-il,  « cette  femme  hau- 
taine d’un  époux  sot  et  perfide  ».  Il  ne  manquait  à la 
rude  semonce  qu’un  autre  exemple  tragique,  le  plus 
illustre,  celui  de  Marie-Antoinette,  décapitée  le  16  oc- 
tobre et  dont  la  Feuille  du  salut  jmblic  n’avait  pas 
omis  de  rappeler  le  supplice.  Et  l’article  et  le  discours, 
cités  dans  le  même  numéro  du  Moniteur  (29  brumaire), 
sont  à la  fois  deux  témoignages  précieux  du  furieux 
antiféminisme  de  la  plupart  des  hommes  de  la  Révo- 
lution, et  deux  preuves  de  l’importance  d’Olympe  de 
Gouges,  de  sa  célébrité  en  1793  h 

Cette  femme,  qui  n’est  plus  que  l’ombre  d’un  nom, 
sauf  pour  de  rares  curieux,  appartient  donc  à l’histoire, 
qui  l’a  jusqu’ici  trop  dédaignée.  Elle  ne  fut  jamais 
populaire,  mais  elle  marqua  dans  la  tourmente.  Elle 
n’y  joua  point,  comme  Théroigne,  un  rôle  sanglant 
d’amazone.  Ce  fut  une  amazone,  mais  de  la  plume,  une 
Bradamante  bleue.  Aveugle  souvent  en  ses  jugements 
tout  d’instinct  sur  les  hommes  et  les  choses;  ridicule 
plus  souvent  encore  dans  l’expression  de  ses  enthou- 
siasmes ou  de  ses  haines  ; d’ailleurs  à moitié  folle  d’orgueil 
et  aussi,  par  instants,  bien  près  du  délire  de  la  persé- 
cution : mais  une  des  âmes  les  plus  hautes  et  les  plus 
généreuses  de  l’époque,  l’amour  le  plus  vrai  pour  les 


1.  D’après  les  Révolutions  de  Paris  (n°  216),  la  phrase  de  Chaumette 
sur  Olympe  aurait  été  celle-ci  : « Rappelez-vous  cette  virago,  cette 
femme-homme,  l’impudente  Olympe  de  Gouges,  qui  la  première  insti- 
tua des  assemblées  de  femmes,  voulut  politique!*  et  commit  des  crimes.  » 


OLYMPE  DE  GOUGES 


humbles,  la  passion  du  bien  public,  et  tout  à coup  une 
clairvoyance  politique  étonnante,  s’élevant,  lors  du 
procès  du  roi,  jusqu’au  don  de  prophétie,  et  se  rehaus- 
sant en  outre,  cette  fois-là,  d’une  sublimité  de  courage 
qui  suffirait  pour  le  rachat  des  pires  extravagances 
d’admiration  de  soi. 

Puis,  Olympe  de  Gouges  fut  la  première  parmi  les 
héroïnes  de  la  Révolution  à demander  à celle-ci  d’être 
logique  en  proclamant  les  droits  de  la  femme  et  de  la 
citoyenne.  Elle  traça  une  Déclaration  de  ces  droits. 
Elle  est  le  grand  aïeul  féminin  du  Féminisme  intégral. 

Malheureusement,  elle  n’arriva  jamais  à écrire , n’eut 
pas  même  le  désir  d’y  arriver.  Et  le  style,  par  quoi 
seul  durent  les  pages  les  plus  hardies  même  d’inspira- 
tion, l’a  fatalement  punie  de  l’avoir  méprisé.  Elle  périt 
avec  son  œuvre,  qui  ne  pouvait  lui  survivre. 

Comme  ce  fut  une  toquée  dans  ses  mauvais  jours, 
trop  nombreux,  ce  fut  une  gâcheuse  dans  ses  meil- 
leurs. Mais,  à son  imagination  fertile  et  brûlante,  à 
son  cœur  d’apôtre,  donnez  des  moyens  d’expression 
patiemment  acquis,  elle  apparaît  supérieure  même  à 
Mme  Roland  par  l’étendue  et  la  nouveauté  des  vues.  La 
politique  ne  borne  point  sa  pensée  : l’idée  totale  de 
justice  l’enivre,  puisqu’elle  construit  sur  le  droit 
humain , non  sur  celui  d’un  sexe,  la  Cité  fatidique. 


6 


TKOTS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


II 


LA  MONTALBANATSE.  SON  VÉRITABLE  NOM.  SA  FAMILLE.  SON 
MARIAGE.  — LA  COURTISANE.  SA  BEAUTÉ.  LA  MÈRE. 


Elle  était  née  à Montauban,  le  7 mai  1748.  Lors- 
qu’elle parut  devant  le  tribunal  révolutionnaire,  elle 
avait  donc  quarante-cinq  ans,  et  non  pas  trente-huit 
comme  elle  le  déclara  : car  un  courage  manqua  devant 
ses  juges  à cette  femme  héroïque,  celui  de  son  âge. 
Faiblesse  innocente,  curieuse  cependant,  surtout 
quand  on  sait  que  des  amours  violentes,  le  travail,  des 
ambitions  déçues,  puis  la  gêne,  l'imminence  de  la 
pauvreté  avaient  prématurément  vieilli  Olympe  de 
Gouges.  Il  ne  restait  plus  trace,  sur  ce  visage,  d’une 
beauté  qui  fut  célèbre.  Les  cheveux  étaient  tout  gris. 
Mais  il  importait  peu  au  tribunal,  et  l’amusant  men- 
songe prit  rang  de  vérité  par  son  inscription  tranquille 
au  procès-verbal  de  l’audience. 

Le  piquant  est  que  le  Bulletin  du  tribunal  révo- 
lutionnaire et  d’autres  journaux,  Moniteur , Révolutions 
de  Paris,  etc.,  ayant  enregistré  à leur  tour,  dans  une 
indifférence  absolue,  la  parole  d’obstinée  coquetterie, 
les  biographes  se  la  sont  transmise,  avec  leur  ordi- 
naire fidélité  dans  le  dévouement  à l’erreur.  En  effet, 
si  Olympe  de  Gouges  avait  dit  vrai,  c’est  en  1755 
qu’elle  serait  née,  et  c’est  bien  cette  année-là  que 
tous  les  dictionnaires  la  font  naître,  — à l’exception 
d’un  seul  ( Grand  dictionnaire  universel).  Michelet  lui- 
même  fut  dupe. 

On  doit  féliciter  M,  Wallon.  Avant  d’écrire  sur 


OLYMPE  DE  GOUGES 


7 


Olympe,  dans  son  Histoire  du  Tribunal  révolutionnaire , 
il  prit  la  peine  d’interroger  sur  elle  les  Archives 
nationales  : il  y trouva,  dans  un  dossier  d’une  cinquan- 
taine de  pièces  (W.  293,  dossier  210),  un  jugement  du 
tribunal  civil  de  Ja  Seine  daté  du  4 fructidor  an  VI,  et 
rectifiant  le  procès-verbal  de  l’audience  quant  à l’âge 
et  aussi  quant  au  nom  de  famille  de  la  condamnée. 
Mais  il  faut  croire  qu’il  est  impossible  d’être  pleine- 
ment exact,  car  M.  Wallon,  malgré  ce  document  déci- 
sif, nous  dit  qu’elle  s’appelait  Marie  Gouge,  alors  que 
le  nom  très  nettement  substitué  à celui  d’Olympe  de 
Gouges  est  Marie  Gouze.  Même  faute  dans  un  ouvrage 
d’intérêt  local  : Galerie  biographique  des  personnages 
célèbres  de  T arn-et- Garonne,  où  c’est  même  en  la 
transcription  de  l’acte  de  naissance  que  l’on  commit 
l’erreur.  Cet  acte  se  trouve  aux  registres  des  paroisses 
de  Montauban  et  nous  apprend  que  le  père  de  Marie 
Gouze,  Pierre  Gouze,  était  boucher.  La  femme  de  ce 
boucher  s’appelait,  de  son  nom  de  famille,  Mouissct; 
son  prénom  était  Olympe. 

D’où  vint  le  bruit,  pendant  la  Révolution,  qu’Olympe 
de  Gouges  était  bâtarde  de  Louis  XV?  En  octobre  1792, 
Léonard  Bourdon  ayant  donné  à cette  légende  un 
retentissement  dangereux,  elle  se  fâcha.  Seulement 
voici  ce  qu’elle  publiait  : « Je  ne  suis  point  la  tille 
d’un  roi,  mais  d’une  tête  couronnée  de  lauriers,  je 
suis  la  fille  d’un  homme  célèbre,  tant  par  ses  vertus 
que  par  ses  talents  littéraires  ».  [Compte  moral  rendu). 
Et  le  4 juin  1793,  dans  son  Testament  politique,  si  elle 
laissait  encore  à deviner  le  nom,  si  même,  plus  mysté- 
rieuse, elle  n’indiquait  cette  fois  ni  l’une  ni  l’autre  des 
sortes  d’illustration  du  personnage,  elle  se  plaignait, 
fièrement  gémissante,  d’avoir  été  frustrée,  par  le  « fana- 


8 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


tisme  »,  de  la  « fortune  » et  du  « nom  d’un  père 
célèbre  ».  Véritable  énigme  pour  qui  n’avait  pas  lu  un 
roman  d’Olympe  de  Gouges,  paru  en  1788  et  intitulé  : 
M ëmoire  de  Madame  de  Valmont  sur  V ingratitude  et  la 
cruauté  de  la  famille  des  Flaucourt  envers  la  sienne , 
etc.,  car  cet  ouvrage  bizarre,  bâclé,  affreusement  écrit, 
intéressant  quand  meme,  est,  à n’en  pas  douter,  une 
autobiographie  déguisée,  plus  ou  moins  libre  en  de 
certains  endroits;  et  c’est  un  réquisitoire  contre  la 
famille  des  Pompignan,  très  reconnaissable  sous  le 
nom  de  famille  des  Flaucourt  ; et  le  marquis  de 
Flaucourt,  poète  tragique,  lyrique  et  catholique,  père 
de  Madame  de  Valmont,  c’est-à-dire  d’Olympe,  n’est 
autre,  évidemment,  que  le  poète  marquis  Le  Franc 
de  Pompignan,  né  à Montauban  en  1709  et  mort  en 
1784. 

Sous  ce  titre  : Vers  de  Madame  de  Valmont  en  recevant 
la  triste  nouvelle  de  la  mort  de  son  père,  on  trouve  à la 
tin  du  Mémoire  un  résumé,  involontairement  comique, 
des  doléances  filiales  de  l’auteur  : 

D’un  mortel  vertueux,  oui,  j’ai  reçu  le  jour, 

Mais  l’affreux  fanatisme  étouffa  son  amour; 

La  mort  me  l’a  ravi,  sans  que  de  la  nature 
Son  cœur  glacé  par  l’âge  ait  senti  le  murmure. 
Cependant,  quand  mes  yeux  commençaient  à s’ouvrir, 
Sur  mon  sort  malheureux  il  parut  s’attendrir. 

Et,  l’orgueil  l’emportant  sur  les  regrets  inutiles, 
Olympe  s’écrie  : 

Je  dois  à ce  grand  homme,  admiré  par  la  France, 

D’un  esprit  naturel  la  vive  intelligence, 


OLYMPE  DE  GOUGES 


9 


Elle  prétendait  môme  lui  ressembler  physiquement. 
Peignant  dans  le  Mémoire  sa  toute  première  enfance, 
elle  disait  : « Le  marquis  poussa  la  tendresse  pour 
moi  jusqu’à  renoncer  aux  bienséances  en  m’appelant 
publiquement  sa  fille.  En  effet,  il  eût  été  difficile  de 
déguiser  la  vérité  : une  ressemblance  frappante  était 
une  preuve  trop  évidente.  » 

Mais  enfin,  née  de  l’adultère,  comment  pouvait-elle 
dans  son  Testament  parler  de  ses  « droits  » méconnus 
« à la  fortune  et  au  nom  » de  son  vrai  père?  « Au 
nom  » cela  semble  absurde.  On  verra  ce  que  cela  signi- 
fiait pour  elle,  quand  nous  nous  occuperons  de  son 
féminisme.  Dans  le  Mémoire , l’adultère  est  conté, 
même  gaiement,  après  cette  légère  précaution  : « De 
quelles  expressions  puis-je  me  servir  pour  ne  pas  bles- 
ser la  pudeur,  le  préjugé  et  les  lois,  en  accusant  la 
vérité  ? » L’excuse  de  la  mère  est  qu’elle  se  donne, 
mariée,  à un  homme  que,  jeune  fille,  elle  avait  aimé, 
qui  l'adorait,  voulait  l’épouser,  et  qu’on  avait  séparé 
d’elle,  envoyé  à Paris,  d’où  il  revenait  illustre,  mais 
non  guéri  de  l’ancienne  passion,  après  environ  quinze 
ans.  Telle  est  en  effet  — pour  rendre  aux  personnages 
le  nom  qu’ils  portent  dans  le  roman  — l’histoire  des 
amours  du  marquis  de  Flaucourt  et  d’Olinde,  mère  de 
Madame  de  Valmont.  Et,  circonstance  encore  atténuante, 
si  l’on  veut,  le  mari  d’Olinde  était  absent  quand  revint 
le  marquis.  Il  rentra  chez  lui  « le  jour  même  » où  sa 
femme  lui  faisait  cadeau  d’une  petite  fille  qui  ressem- 
blait si  fort  à M.  de  Flaucourt.  « Bien  loin  de  s’en 
plaindre,  ajoute  Madame  de  Valmont,  le  nouvel  Amphi- 
tryon prit  la  chose  en  homme  de  cour.  » 

Nous  devons  à l’obligeance  de  la  mairie  de  Montau- 


10 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


ban  l’acte  de  mariage  de  Pierre  Gouze  et  d’Olympe 
Mouisset  (31  décembre  1737).  Pierre  Gouze  avait  vingt 
et  un  ans,  Olympe  Mouisset  vingt-quatre  (*I)1;  c’est 
donc  à trente-quatre  ans  — Marie  Gouze  étant,  on  se  le 
rappelle,  de  1748  — qu’elle  serait  devenue  la  maî- 
tresse de  Le  Franc  de  Pompignan,  alors  peu  éloigné  de 
la  quarantaine. 

On  peut  se  demander,  en  effet,  si  Olympe  de  Gouges  n’a 
pas  menti  en  s’attribuant  une  origine  paternelle  double- 
ment flatteuse.  Il  y a dans  le  Mémoire,  sur  d’autres 
points,  des  embellissements  de  la  vérité  connue  ou 
probable,  qui,  sans  justifier  un  scepticisme  total,  pro- 
voqueraient chez  des  esprits  chagrins  un  excès  de 
méfiance.  Non  seulement  orgueilleuse,  mais  vaniteuse, 
et  de  façon  démesurée,  et  meme  démente  quelquefois, 
Olympe  de  Gouges  apparaîtrait  à ces  juges  moroses, 
dans  leur  peur  d’être  dupes,  tout  à fait  capable  de  la 
somptueuse  imposture  que  serait  l’invention,  intrépi- 
dement soutenue,  d’une  telle  origine.  Nous  sommes 
persuadé  qu’on  lui  ferait  injure.  Le  Mémoire  ayant  lit- 
térairement la  forme  d’un  roman,  rhéroïne-autcur 
usait,  après  tout,  de  son  droit  en  corrigeant  la  vérité, 
là  où  celle-ci,  pour  une  raison  ou  pour  une  autre,  lui 
déplaisait;  et,  à coup  sûr,  la  raison  était  soit  de  vanité, 
soit  d’intérêt,  comme,  dès  maintenant,  pour  la  vanité 
l’exemple  s’en  offre  de  Madame  de  Valmont  disant  : 
« Je  sors  d’une  famille  riche,  dont  les  événements  ont 
changé  la  fortune.  Ma  mère  était  fille  d’un  avocat  » ; 
mensonge  trahi  par  l’acte  de  mariage  d’Olympe  Mouis- 
set, la  déclarant  « fille  de  Jacques  Mouisset,  tondeur  » ; 
mais  des  retouches  de  ce  genre,  précisément,  sont 

1.  Les  chiffres  romains  précédés  d’un  astérisque  renvoient  à V Appen- 
dice. 


OLYMPE  DE  GOUGES 


11 


d’un  véniel  qui  ne  permet  pas  d’en  induire  l'inexcusable 
d’une  revendication  de  gloire  filiale,  issue  toute  d’un 
délire  d’amour-propre. 

Si  Olympe  de  Gouges  souffrait  d’une  vanitite  aux 
crises  suraiguës,  et  s’il  y avait  en  elle,  d’ailleurs,  un 
goût  dangereux  pour  le  romanesque,  il  faut  songer 
que  c’était,  malgré  tout,  la  nature  la  plus  franche,  la 
plus  loyale  ; que,  du  moins,  dans  toutes  les  circons- 
tances de  sa  vie  littéraire  et  politique  où  l’historien 
peut  la  juger  avec  certitude,  elle  a belle  figure  à' hon- 
nête homme , cette  femme  si  puérile  par  des  travers 
d’esprit,  des  faiblesses  qu’elle  ne  sut  pas  cacher,  dont 
elle  fit  meme,  à son  grand  préjudice,  ostentation;  et, 
plus  on  regarde  les  hauts  côtés  de  son  caractère,  plus 
il  semble  inadmissible  qu’elle  ait  péché  contre  la 
vérité,  contre  l’honneur  aux  dépens,  à la  fois,  de  sa 
mère,  de  son  père  et  du  poète  célèbre  accusé  par  elle 
de  l’avoir  « oubliée  au  berceau  »L 

L’infamie  qu’elle  aurait  commise  en  se  fabriquant 
cet  état  civil  d’orgueil  excéderait  meme  l’odieux  dans 
la  dernière  partie  du  Mémoire  : car  c’est  là  que  les 
Pompignan,  nous  voulons  dire  la  veuve,  le  frère  et  le 
fils  du  poète,  sont  attaqués,  Olympe  de  Gouges  leur 
reprochant  une  dureté  de  cœur  ou  une  déloyauté  abo- 
minables ; et,  si  l’on  devait  penser  qu’elle  les  calomnie, 
qu’elle  n’avait  pas  et  savait  n’avoir  pas  le  droit  de  se 
prétendre  la  demi-sœur,  selon  la  nature,  de  ce  fils  légi- 
time, il  n’y  aurait  pas  de  mépris  assez  vigoureux  pour 
l’auteur  de  ce  réquisitoire  de  mensonge. 

L’insistance  d’Olympe  de  Gouges  sur  des  griefs  tout 
pécuniaires  a déjà,  par  soi  seule,  quelque  chose  de  cho- 

1.  Mary  Lafon,  qui  était  du  Tarn-et-Garonne  et  qui  s’est  occupé  de  la 
Montalbanaise,  croyait  bien  qu’elle  était  fille  de  Le  Franc  de  Pompignan, 


12 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


quant.  On  préférerait  qu’ils  ne  fussent  qu’indiqués. 
Surtout  on  serait  ravi  d’une  sorte  d’indifférence  hau- 
taine chez  Olympe  pour  cette  question  d’argent,  remuée 
au  contraire  avec  une  amertume  furieuse.  Néanmoins, 
on  comprend  que  la  fongueuse  méridionale,  extrême 
en  toutes  ses  impressions,  et  qui  n’eut  jamais  la  force 
de  ne  pas  les  crier,  se  soit  vengée  comme  elle  l’a  fait  : 
si  toutefois  elle  n’eut  pas,  de  son  côté,  quelques  torts, 
et  peut-être  elle  en  eut  de  graves,  avec  ce  tempéra- 
ment d' impulsive  et  ce  qu’on  pourrait  appeler  son 
génie  de  réclamation  et  de  lamentation.  Quoi  qu’il  en 
soit,  voici  — dans  son  français  piteux  — ce  que  la 
pseudo-Madame  de  Yalmont  raconte  : « Si  M.  le  marquis 
de  Flaucourt  n’a  pas  rendu  avant  sa  mort  ce  qu’il 
devait  à ma  mère,  s’il  n’a  pas  adouci  sa  misère  dans 
sa  vieillesse,  la  faute  en  est  à sa  cruelle  épouse,  à qui 
il  en  a remis  le  sort...  Pourquoi  cette  femme  pieuse 
a-t-elle  donné  [après  la  mort  du  marquis)  trois  cent 
mille  livres  aux  couvents  ou  à ceux  qui  ont  su  la  trom- 
per, sans  songer  à acquitter  les  dettes  de  son  époux  et 
ses  engagements?  » Et  c’est  ensuite  le  frère  du  mar- 
quis, l’archevêque  — on  sait  que  le  frère  cadet  du 
poète  Le  Franc  de  Pompignan  fut  évêque  du  Puy,  et 
ensuite  archevêque  de  Vienne  - — inutilement  sollicité 
par  Madame  de  Valmont,  en  faveur  de  la  pauvre  vieille 
Olinde,  sa  sœur  de  lait  cependant;  et,  enfin,  c’est  le 
fils  oubliant  la  promesse  qu’il  avait  faite  d’une  partie  de 
sa  fortune  à « sa  très  chère  sœur  »,  comme  il  appelait 
cette  Valmont.  Trio  de  mauvais  riches,  où  le  manque 
de  pitié  s’aggrave,  chez  le  fils  et  la  veuve,  d’un  manque 
de  foi.  Olinde  écrit  à sa  fille  qui  fait  pour  elle  d’inces- 
sants sacrifices  : « Sans  toi,  que  deviendrais-je  dans 
l’affreuse  indigence  où  je  suis  réduite?  » Car  Olympe 


OLYMPE  DE  GOUGES 


13 


de  Gouges  ne  le  laisse  point  ignorer  : elle  se  saigne 
pour  sa  mère. 

Le  bouclier  Pierre  Gouze  était  mort  jeune.  Quand,  au 
juste?  nous  l’ignorons;  mais  lorsque  Marie  Gouze,  à 
dix-sept  ans,  se  maria,  Olympe  Mouisset  était  veuve. 

C’est  à Montauban,  et  non  point  à Paris,  comme  le 
disent  certains  dictionnaires,  que  la  future  Bradamante 
bleue  devint  Mmc  Aubry,  du  nom  de  son  mari  (24  oc- 
tobre 1765).  Union  qui,  d’ailleurs,  ne  pouvait  pas 
flatter  son  jeune  orgueil.  Nous  lisons  dans  l’acte  de 
mariage  : « Louis-Yves  Aubry,  officier  de  bouche  de 
messire  de  Gourgues,  intendant  de  Montauban...  » L Et, 
sans  doute,  il  était  fier,  Lui , de  servir  un  personnage 
aussi  important;  pour  Elle,  ambitieuse  de  naissance,  si 
l’on  ose  dire,  en  était-il  moins  domestique?  Ecoutons 
Madame  de  Valmont.  Elle  se  garde  de  préciser,  mais  cette 
déclaration  suffit  : « L’on  me  maria  à un  homme  que 
je  n’aimais  point,  et  qui  n’était  ni  riche  ni  bien  né.  Je 
fus  sacrifiée  sans  aucunes  raisons  qui  pussent  balancer 
la  répugnance  que  j’avais  pour  cet  homme.  » Ni  riche, 
ni  bien  né  ! Traduction  encore  vaniteuse  du  désespoir 
de  vanité  de  Marie  Gouze,  lorsqu’elle  dut  accepter  la 
main  de  1’  « officier  de  bouche  ».  Quant  à sa  « répu- 
gnance » pour  la  personne  même  de  cet  Aubry,  était-ce 
l’effet  seulement  de  la  vulgarité  probable,  à tous 
égards,  d’un  homme  d’aussi  basse  condition,  qualifié 
nettement  de  <'  cuisinier  » dans  l’acte  de  naissance  de 
son  fils,  Pierre  Aubry,  le  29  août  1766 ?2 

L’intelligence  inculte  mais  alerte  et  fiévreuse  de  la 
foute  jeune  fille  souffrit  certainement  du  contraste  ; 
elle  se  sentait  d’avance  incomprise , comme  on  devait 

1.  Mairie  de  Montauban,  Registres  des  paroisses. 

2.  Ibid. 


14 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


dire  en  1830,  et  ce  mariage,  pour  elle  forcé,  lui 
apparaissait  ce  qu’il  y a de  plus  triste  peut-être  : 
l’emprisonnement  d’une  pensée  de  femme,  avide  d’es- 
pace, auprès  d’un  mari  lourd,  véritable  geôlier  spiri- 
tuel ; mais  il  est  également  vraisemblable  qu’il  s’ajou- 
tait à ces  motifs  d’aversion  une  disproportion  d’âge 
choquante  pour  ses  dix-sept  ans,  pour  son  éclatante  et 
fraîche  beauté  méridionale,  et,  l’on  nous  passera  le  mot, 
— nous  dirons  bientôt  quelle  ardente  amoureuse  fut 
Olympe  de  Gouges,  — pour  ses  rêves  de  chair.  Louis-Yves 
Aubry,  en  effet,  qui  à Paris,  où  il  était  né,  avait  été 
traiteur,  ne  vint  sans  doute  âMontauban  qu’assez  tard; 
et  s’il  n’était  pas  vieux,  comme  on  l’a  prétendu,  c’était, 
peut-on  croire,  un  homme  très  mûr. 

Le  fait  est  qu’elle  s’enfuit  du  domicile  conjugal. 
Madame  de  Yalmont  le  confesse,  sans  indiquer,  mal- 
heureusement, la  date  du  coup  d’Etat.  « Forcée  à fuir 
un  époux  qui  m’était  odieux...  »,  écrit-elle  au  marquis 
de  Flaucourt,  et  il  nous  faut  deviner  l’époque;  mais, 
comme  Olympe  de  Gouges,  avant  d’être  femme  de 
lettres,  fut  des  années  la  courtisane  dont  nous  parle- 
rons, il  est  évident  que  sa  patience  d’épouse  fut  brève, 
et  l’on  a le  droit  d’imaginer  qu’à  vingt  ans  elle  s’était 
affranchie. 

L’excuse  d’un  de  ses  biographes,  Lairtullier1,  qui  la 
libère  au  bout  d’un  an  par  la  mort  de  l’ancien  traiteur, 
est  dans  ces  mots  d’Olympe  de  Gouges  en  1789  : « Veuve 
à seize  ans  et  devenue  ma  maîtresse...  » [Avis pressant)  ; 
mais  on  sait  qu’à  seize  ans  elle  n’était  pas  encore 
mariée,  et  il  est  bien  probable  qu’en  1789,  ayant  passé 

1.  Les  Femmes  célèbres  de  1189  à 1195,  par  Lairtullier,  2 vol.  1840. 
L’étude  sur  Olympe  de  Gouges  est  la  seconde  du  deuxième  volume 
(pp.  49-142). 


OLYMPE  DE  GOUGES 


15 


la  quarantaine,  elle  se  rajeunissait  déjà  de  six  ou  sept 
ans  : ce  qui  ferait  supposer  qu’elle  en  avait  vingt-deux 
ou  vingt-trois  quand  Louis-Yves  Aubry  mourut.  La 
mairie  de  Montauban  n’a  pu  nous  découvrir  l’acte  de 
décès,  et  cela  permettrait  peut-être  de  penser  qu’après 
la  fuite  de  la  jeune  femme  Y « officier  de  bouche  » quitta 
la  ville.  Lairtullier,  du  reste,  prend  cet  Aubry  pour  un 
commerçant  retiré  après  fortune  faite,  et  qui  aurait 
laissé  à sa  veuve  une  soixantaine  de  mille  livres. 
Mêmes  erreurs  chez  Monselet,  dont  l’étude  sur  Olympe 
de  Gouges  (les  Oubliés  et  les  Dédaignés ) est  jolie, 
coquette  et  d’une  finesse  exacte  dans  certaines  pages, 
mais  superficielle  au  point  de  vue  historique,  avec  un 
début  vraiment  trop  de  fantaisie  : car  il  faut  pour  Mon- 
selet que  le  vieux  « gargotier  retiré  » ait  trépassé  au 
plein  « de  sa  lune  de  miel  ». 

Eut-elle  cependant  de  Louis-Yves  Aubry  un  autre 
enfant?  Elle  dira,  le  2 novembre  1793,  aux  médecins 
du  tribunal  révolutionnaire,  qu’elle  éprouve  depuis 
quelques  jours  les  mêmes  symptômes  qu’au  « com- 
mencement » de  ses  « deux  précédentes  grossesses  ». 
Et  la  preuve  que  la  seconde  aussi  aboutit  est  dans  ces 
lignes  de  la  postface  de  Molière  chez  Ninon  (1788)  : « Je 
n’ai  qu’un  reproche  à faire  au  sort  : c’est  de  m’avoir 
rendu  mère  d’enfants  plus  touchants  que  ceux  en  littéra- 
ture (sic).  » Elle  eut  donc  au  moins  deux  enfants  ; mais 
quand  naquit  le  deuxième  ? était-ce  un  garçon  ou  une 
fille  ? que  devint-il  ? On  doit  penser  que,  fille  ou  gar- 
çon, il  naquit  hors  mariage  et  mourut  jeune.  Sans 
doute,  on  pourrait  croire  qu’il  vivait  encore  en  1788, 
d'après  cette  autre  phrase  de  la  même  postface  de  Molière 
chez  Ninon : « Une  mère  essentielle  veut  produire  ses 
enfants,  veut  les  élever  dans  un  état  honnête,  et  tout 


16 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


cela  est  bien  difficile  sans  fortune,  sans  bassesse...  » ; 
mais,  plus  loin,  elle  ne  parle  que  de  Pierre  Aubry.  En 
admettant  que  X autre  fût  alors  trop  jeune  pour  qu’elle 
parlât  de  lui  comme  de  l’ainé,  ce  serait  donc  bien 
d’abord  qu’elle  ne  l’aurait  pas  eu  de  son  mari.  — 
(Notons  qu’en  1791  elle  s’écriera  : « Une  femme... 
douée  des  vertus  de  l’âme  et  du  cœur...  est-elle  sans 
fortune,  elle  est  trompée  par  un  scélérat...;  en  a-t-elle 
des  enfants,  elle  se  voit  disputer  leur  existence . ..  ».  (Sera- 
t-il  roi?  ne  le  sera-t-il  pas?)  : c’est  à un  épisode  de  sa 
vie  qu’elle  songeait  probablement).  — Puis  il  faudrait 
admettre  qu’il  mourut  au  moins  avant  le  Testament 
politique  où  elle  institue  Pierre  Aubry  l’unique  héritier 
des  « pauvres  débris  » de  sa  fortune;  mais,  s’il  était 
mort  entre  1788  et  la  date  de  ce  Testament  (juin  1793, 
pour  le  rappeler),  elle  en  aurait  gémi  dans  quelque 
brochure. 

Nous  ne  saurions  du  reste  passer  sous  silence  un 
article  plus  que  méchant,  grossier,  tout  de  môme 
curieux,  du  Petit  dictionnaire  des  grands  hommes  et 
des  grandes  choses  qui  ont  rapport  à la  Révolution(  1791), 
où  nous  avons  lu  : « Elle  donne  de  temps  en  temps, 
quoique  veuve,  des  petits  citoyens  à la  nation . Mal- 
heureusement, ceux  qu’elle  a faits  avant  la  Révolution 
doivent  être  aristocrates,  puisque  quelques-uns  sont 
sortis  des  écuries  d’Orléans.  Ainsi  personne  ne  lui 
disputera  la  qualité  de  citoyenne  active.  » 

Pour  revenir  à Montauban,  il  y aurait  peut-être  un 
excès  de  naïveté  à supposer  qu’elle  s'en  évada  sans 
quelque  tendre  protecteur.  Le  silence  du  Mémoire  sur 
ce  point  favoriserait  plutôt  l’hypothèse  contraire.  Ma- 
dame de  Valmont  prétend  avoir  été  poussée  « à venir 
habiter  la  capitale  » par  les  « conseils  d’une  sœur  et 


OLYMPE  DE  GOUGES 


17 


d’un  beau-frère  » ; ce  n’est  pas  affirmer  que  ces  con- 
seils furent  les  seules  prières  et  les  plus  persuasives. 

Il  fautse  représenter  Olympe  de  Gouges  avant  sa  fuite, 
dans  son  ménage,  comme  une  Bovary  du  Midi,  précoce. 
A dix-huit  ou  dix-neuf  ans,  elle  rêve  le  grand  amour, 
la  passion  lyrique  et  débridée.  On  pourrait  dire  qu’elle 
attend  son  Rodolphe.  Il  vint  sans  doute.  Mais  du  Midi, 
lui  aussi,  très  différent  du  viveur  de  Flaubert,  il  enleva 
sa  brune  maîtresse,  née  guerrière,  — à moins  que  ce 
ne  soit  elle  qui  l’ait  enlevé. 

Un  mot  de  Madame  de  Valmont  est  pleinement 
d'une  Bovary  : « Je  me  sentais  dès  lors  au-dessus  de 
mon  état.  » Elle  parle  aussi  d’un  « homme  de  qualité  » à 
qui  sa  mère  la  refusa.  Les  particules,  les  titres  de 
noblesse  éblouissaient  la  petite  provinciale  exaltée,  de 
si  humble  bourgeoisie,  qu’était  Marie  Gouze.  En  1788, 
la  femme  de  lettres  ne  semble  pas  consolée  encore  de 
ce  mariage  dont  on  ne  voulut  point  pour  la  jeune  fille. 
Nous  nous  demandons,  il  est  vrai,  si  « l’homme  de 
qualité  » ne  se  trouva  pas  sur  la  route,  non  de  celle-ci, 
mais  de  la  jeune  et  mécontente  épouse  du  cuisinier. 

Quoi  qu’il  en  soit,  l’authenticité  de  cette  union  légi- 
time avec  l’ex-traiteur,  en  1765,  fait  choir  une  légende 
qui  avançait  le  début  d’Olympe  de  Gouges  dans  la  vie 
d’aventures. 

Non  mariée,  mais  démunie  par  ruse  de  ce  que  Dumas 
fils  eût  appelé  son  capital,  elle  serait  partie  pour  Paris 
avec  son  séducteur,  un  monsieur  riche.  Le  détail,  extrê- 
mement gaulois,  de  l’étrange  séduction  est  dans  Restif 
de  la  Bretonne,  qui  n’osait  pourtant  rien  garantir. 
(L’ Année  des  dames  nationales , 1794).  (MI).  D’ailleurs 
Restif  détestait  Olympe.  Il  la  traite  de  fille  pour  la 
première  partie  de  son  existence.  « C’était,  ajoute-t-il, 


18 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


une  méchante  femme  ».  On  aurait  pu  l’appeler  : 
« Furie  de  Gouges  » ; et  ü assure  qu’il  refusa  toujours 
« de  la  voir  »,  — ce  qui,  par  parenthèse,  enlève  beau- 
coup d’autorité  à Y éreintement . 

Est-ce  tout  de  suite  après  son  départ  de  Montauban 
qu’elle  se  fit  son  nom  de  guerre  ? Probablement.  Elle 
admirait  le  prénom  de  sa  mère,  sonore,  pompeux,  trop 
fait  pour  exciter  sa  romanesque  envie  ; elle  dira  même 
beaucoup  plus  tard  que,  si  l’on  trouve  dans  ses  « dis- 
cours toutes  les  vertus  de  l’égalité  »,  dans  sa  « physio- 
nomie les  traits  de  la  liberté  »,  il  y a dans  ce  nom 
d’Oiympe  « quelque  chose  de  céleste  ».  Elle  conserva, 
d'ailleurs,  celui  de  Marie.  Au  tribunal  révolutionnaire 
elle  déclarera:  « Marie-Olympe  de  Gouges,  veuve  Au- 
bry ».  Pour  changer  « Gouze  » en  « de  Gouges  »,  il  lui 
fallait  une  faible  dépense  d’imagination.  Orné  ou  dépour- 
vu de  la  particule,  « Gouges  » est  de  terroir,  en  quelque 
sorte,  au  Quercy.  Il  y eut  à la  Constituante  un  Gouges 
Cartou,  député  de  la  sénéchaussée  de  Lauzerte  (géné- 
ralité de  Montauban).  Et  certainement  on  a été  frappé  du 
nom  de  l’intendant  que  servait  Aubry  : Gourgues , lequel 
paraîtrait  une  corruption  âprement  féodale  de  Gouges, 
si  l’on  ne  devait  plutôt  voir  dans  celui-ci  une  atténua- 
tion euphonique  du  premier. 

Enfin,  alla-t-elle  directement  à Paris,  comme  elle 
l’affirme?  Un  pamphlétaire  royaliste,  pendant  la  Révo- 
lution, racontait  ceci  : « Elle  plut  à un  riche  marchand 
de  Toulouse,  qui  se  ruina  pour  elle,  passa  dans  les  bras 
d’un  autre  négociant  dont  elle  dérangea  aussi  la  for- 
tune »,  puis  « vint  à Paris  ».  ( Folies  d'un  mois,  8e  mois, 
n°  3).  L’auteur  de  ces  Folies,  l’abbé  de  Bouyon,  se  dis- 
tingua contre  Olympe,  dans  la  presse  réactionnaire,  par 
une  vivacité  d’antipathie  commandant  la  défiance;  pour- 


OLYMPE  DE  GOUGES 


19 


tant,  il  n’y  a rien  d’inadmissible  aux  deux  brèves  anec- 
dotes qui  montrent  une  mangeuse  d’argent  dans  la 
très  jeune  émancipée...  Puis,  d’où  seraient  venues  à 
l’héroïne  de  lettres,  pins  tard,  les  quatre-vingt  mille 
livres,  valeur  du  mobilier  y comprise,  qu’elle  avait 
« encore  » en  1788,  à ce  que  déclare  son  Testament 
'politique?  Un  contemporain  évidemment  impartial,  le 
libraire  Desessarts,  le  dit  expressément  : elle  fut  d’abord 
une  femme  galante  vivant  dans  le  luxe.  Il  parle  de 
ses  succès  « dans  la  carrière  de  la  galanterie  ».  ( Procès 
fameux  jugés  depuis  la  Révolution , an  Vil,  t.  VII, 
pp.  166-180).  Et  c’est  ce  mot  de  « galanterie  » qu’em- 
ployaient déjà  les  Mémoires  secrets , en  1786,  dans  un 
curieux  article  dont  voici  les  dernières  lignes  : « Après 
avoir  occupé  une  place  passagère  dans  les  fastes  de 
Cythère,  elle  (Mme  de  Gouges ) désire  en  obtenir  une 
plus  durable  dans  les  fastes  du  Parnasse  ».  Toutefois 
si,  à cause  d’elle,  quelqu’un  se  ruina,  notre  convic- 
tion, fondée  sur  l’analyse  du  caractère  d’Olympe  d’après 
ses  œuvres,  est  que,  dans  aucune  liaison,  elle  ne  porta 
l’avidité  basse  d’une  créature  de  proie,  toute  à la  volonté 
de  s’enrichir.  Elle  fut  très  aimée,  on  lui  fut  libéral,  elle 
gaspilla  beaucoup  et  sut,  néanmoins,  sauver  une  espèce 
de  fortune;  voilà,  pour  nous,  la  vérité.  C’était  une 
amoureuse  au  témoignagne  encore  de  Desessarts,  — 
et  aussi  de  l’avocat  Duveyrier,  auteur  contre  elle  d’une 
épigramme,  d’ailleurs  mauvaise,  commençant  ainsi  : 

Folle  de  tout  et  surtout  de  l’amour  ; 

enlin,  d’un  ami,  qui  avait  été  peut-être  un  amant, 
Cubières.  Dans  une  épître  qu’il  lui  adressait  « en  lui 
envoyant  le  poème  des  Abeilles»  (1792),  Cubières célé^ 


20 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


brait  « ce  cœur  »,  tout  patriote  alors,  soumis  jadis  au 
« fils  de  Cythérée  » : 

Oui,  le  patriotisme  a sur  tes  sentiments 

L’empire  qu’autrefois  obtenaient  les  amants. 

Tristes  vers,  mais  précieux  de  notre  point  de  vue  bio- 
graphique. Il  n’y  avait  dans  l’éloge  qu’un  mot  de  trop, 
le  premier:  « Belle  Marie  »,  car  elle  n'était  plus  belle. 
Desessarts  assure  même  qu’elle  avait  cessé  de  l'être 
« de  bonne  heure».  Mais,  précisément,  c’étaient,  dit-il, 
« les  passions  les  plus  ardentes  et  les  plus  impé- 
tueuses » qui  l’avaient  « flétrie  » avant  le  temps.  Il 
est  vrai  qu’ignorant  l’âge  d’Olympe  de  Gouges,  puisque 
tranquillement  il  enregistre  à son  tour  la  déclaration 
de  l’intéressée  au  tribunal  révolutionnaire,  il  a pu 
s’exagérer  la  rapidité  de  cette  décadence  de  beauté,  et 
se  tromper  encore  en  attribuant  à la  seule  action 
d’amours  trop  violentes  ce  dont  la  fuite  des  ans  était 
aussi  un  peu  coupable.  Mais  enfin,  selon  lui,  c’est 
avant  1789  — donc  avant  la  quarantaine  — qu’elle  n’au- 
rait plus  été  la  Belle  Marie  chantée  par  Cubières  ; et, 
déjà  en  1786,  les  Mémoires  sécréta  la  montraient  « sur 
le  retour  »,  « aimable  » encore  cependant,  et  « suscep- 
tible de  faire  des  passions  »;  et,  l’on  n’en  peut  douter, 
elle  fut  si  passionnée,  corps  et  cœur,  dès  le  printemps  de 
sa  vie,  qu’elle  l’abrégea  de  ce  double  excès  d’ardeur 
enivrante.  Sa  chaude  jeunesse  se  consuma.  Elle  avait 
dans  le  sang  le  soleil  de  son  Midi,  et  ce  soleil  trop  fort, 
avant  l’été,  avant  les  ambitions  et  les  déceptions,  dès 
son  mois  de  mai,  commença  de  la  flétrir.  Monselet  la 
compare  à une  « bacchante  affolée  ».  Pas  si  folle, 
puisque  malgré  tout,  encore  une  fois,  elle  épargna,  mais 
« bacchante  » ; donc  courtisane,  mais  point  fille. 


ÔLYMPE  DE  GOUGES 


2T 


L’aveu  de  Cette  nuance  se  chercherait  inutilement, 
cela  va  de  soi,  au  Mémoire  de  Madame  de  Valmont.  Il 
est  déjà  beau  que  la  Sosie-truchement  de  l’auteur  ne 
s’y  cache  pas  d’avoir  été  « sensible  ».  Elle  écrit  à 
M.  de  Flaucourt  : « Je  tiens  de  vous  au  moins  par  le 
cœur  ».  Si  elle  se  vante  quand  même  d’ « une  conduite 
régulière  »,  il  faut  le  pardonner  à Olympe,  qui, 
en  1788,  ayant  des  relations  précieuses  dans  le  monde 
littéraire,  et  même  dans  la  haute  société,  ne  pouvait 
pas  vraiment  ne  pas  maquiller  fort  son  passé  de  péche- 
resse. C’eût  été  folie  pure  que  de  l’exposer  sans  fard. 
Aussi  bien,  à quelle  femme  de  lettres  ayant  débuté, 
comme  elle,  parla  galanterie,  permet-on  la  franchise? 
En  dehors  même  de  ce  cas,  est-ce  qu’une  des  misères 
du  métier  d’auteur  pour  la  femme  n’est  pas  dans  une 
curiosité  et  une  cruauté  spéciale  de  l’opinion,  au  nom 
d’une  morale  qui  se  pourrait  baptiser  morale  de  sexe , 
puisqu’elle  n’existe  point  pour  l’homme. 

C’est,  du  reste,  pour  se  défendre  contre  cette  morale 
qu’Olympe  rusera  toujours  sur  le  chapitre  de  ses 
amours.  En  1789,  c’est  parce  qu’on  lui  reproche  d’avoir 
eu  des  amants  qu’elle  veut  avoir  été  veuve  si  jeune, 
« plus  exposée  qu’une  autre  » par  conséquent.  En  1790, 
elle  raconte  cette  histoire  : Elle  avait  vingt  ans  — c’est- 
à-dire  vingt-six  ou  ving-sept  — lorsqu’un  personnage, 
d’ailleurs  ridicule,  n’ayant  « d’un  homme  ni  l’organe 
ni  la  figure  »,  Moreton  de  Chabrillan,  se  vengea  de  ses 
dédains  en  répandant  qu’il  lui  avait  plu  tout  à fait,  mais 
il  dut,  chez  elle,  « à genoux,  au  milieu  d’un  cercle  de 
quarante  personnes  »,  lui  demander  pardon  de  l’«  im- 
posture». ( Départ  de  M.  Necker  et  de  Mme  de  Gouges ). 
A l’épigramme  de  Duveyrier,  débutant  comme  on  sait  et 
finissant  par  ce  vers  : 


22 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


Le  ciel  vous  fit  pour  n’être  que  jolie, 

elle  répondra  : « Le  miroir  est  plus  vrai  » ; quant  à 
l’amour,  « ce  petit  fripon  a pu  me  séduire  quelquefois, 
mais  il  ne  m’a  jamais  tourné  la  tête  ».  [Observation  à 
M.  Duveyrier).  En  1792,  à propos  de  ses  premières  bro- 
chures patriotiques,  elle  dira  : « Les  merveilleux  de  la 
cour  prétendirent  qu’il  valait  mieux  que  je  fisse  l’amour 
que  des  livres.  J’aurais  pu  les  en  croire,  s’ils  avaient  été 
en  état  de  mêle  persuader  »,  mais  «je  n’aime  que  les 
vertus  ».  (Le  Couvent  ou  les  Vœux  forcés,  Préface.)  Enfin, 
en  janvier  1793,  des  « intrigantes  à trente-six  aven- 
tu  res  » lui  donnant,  paraît-il,  « des  amoureux  » dans  la 
Convention,  comme  elles  lui  en  avaient  donné  dans  la 
Constituante  et  la  Législative,  elle  s’écriera:  « Je  pense 
avoir  fait  quelques  conquêtes,  mais  je  déclare  qu’aucun 
législateur  n’a  fait  la  mienne. ..  Je  ne  vois  pas  qu’il  y ait 
d’homme  digne  de  moi.  » [Avis  pressant  à la  Convention.) 

Et  cependant,  l’orgueilleuse,  qui  le  prend  de  si  haut 
avec  les  hommes,  en  même  temps  qu’elle  oublie  ou  feint 
d’oublier  que  sa  beauté  n'est  plus,  elle  va,  en  juillet, 
dédier  son  placard  : les  Trois  urnes , au  plus  beau  des 
Conventionnels,  à l’Adonis  de  la  Montagne,  Hérault  de 
Sécbelles.  Le  manuscrit  est  aux  Archives,  et  l'on  y lit, 
rayée,  d'autant  plus  significative,  cette  déclaration  naï- 
vement hypocrite  en  son  conditionnel  : « Toi,  qui  serais 
mon  héros,  si  j’étais  femme  ».  Suit  cette  espece 
d'excuse,  rayée  aussi  : « Le  physique  ajoute  beaucoup 
aux  talents,  aux  vertus.  » Elle  n’était  donc  restée  que 
trop  femme,  quoi  qu’elle  prétendît  et  que  Cubières  eût 
affirmé.  Comment  imaginer  d’ailleurs  qu’ayant  eu  la 
folie  de  l’amour,  elle  n’en  eût  pas  au  moins  le  regret, 
avec  la  faculté,  peut-être,  d'aimer  encore.  Et,  d’aulrc 


OLYMPE  DE  GOUGES 


23 


part,  sous  le  vieillissement  du  visage,  il  y avait  sura- 
bondance de  vitalité.  C’était  une  nervoso-sanguine 
ayant  besoin  quotidiennement  de  « bains  de  pieds  ou 
de  corps  »,  ainsi  quelle  l’écrivit  à l’administrateur  de 
police  Marino,  après  son  arrestation. 

Le  désolant  est  qu’il  est  impossible  de  rien  savoir 
quant  aux  circonstances  et  aux  objets  des  passions  où 
sa  beauté  se  fana  si  vite.  Sur  cette  beauté  même 
aucune  indication  chez  Desessarts,  non  plus  que  chez 
deux  autres  contemporains,  Proussinalle  et  Dulaure, 
disant  aussi  qu’Olympe  de  Gouges  fut  belle.  Et  comme, 
malheur  autrement  grave,  on  ne  possède  aucun  por- 
trait, si  l’on  ne  trouvait  ces  mots  dans  les  Mémoires 
secrets  : « C’est  une  superbe  femme  »,  il  resterait  juste 
un  mot  vide,  tel  un  cadre  laissé  par  des  voleurs  qui 
auraient  pris  le  tableau.  Les  voleurs  sont,  ici,  le  temps, 
l’indifférence  probable  de  certaines  personnes,  amis  ou 
parents,  le  demi-oubli  dans  lequel  tomba  le  nom  de  la 
Montalbanaise  après  sa  mort,  que  sait-on?  car  il  y eut 
au  moins  un  portrait  d’elle.  Dans  une  de  ses  dernières 
brochures,  elle  en  parle.  Elle  dit  au  ci-devant 
duc  d’Orléans,  devenu  Philippe-Egalité  : « Je  finirai, 
Philippe,  par  te  retirer  l’hommage  que  je  t’ai  fait,  dans 
ton  exil,  de  mes  œuvres.  Ces  œuvres  renferment  mon 
portrait,  et  tu  sais  que  mon  portrait  n’est  pas  un  hom- 
mage de  femme.  Je  n’ai  rien  eu  de  particulier  avec 
toi...  » [Œuvres  de  la  citoyenne  de  Gouges  dédiées  à Phi- 
lippe, 1793).  Dans  quelles  mains  cet  hommage  du 
« talent  » à « un  prince  patriote  » passa-t-il,  soit  après  le 
supplice  de  l’ancienne  Altesse  accusée  de  complicité  avec 
les  Girondins,  soit  même  de  son  vivant1? 


1.  Au  moment  où  nous  allions  livrer  ce  travail  à la  composition, 
Mme  veuve  Mary  Lafon  nous  a fait  savoir  que  son  mari,  peu  avant  de 


24 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


On  ne  peut  douter  que  le  fils  d’Olympe  de 
Gouges  n’ait  eu,  de  son  côté,  un  portrait  de  sa  mère. 
Elle  adorait  ce  Pierre  Aubry.  « Ah!  que  ne  puis-je 
voir  mon  fils  fixé  dans  son  état!  soupire-t-elle  en  1788. 
(Postface  de  Molière  chez  Ninon).  Les  comédiens  et  le 
grand  monde  ne  troubleraient  plus  mes  plaisirs  soli- 
taires. » Phrase  ridicule,  venue  tout  de  meme  d’un 
ardent  amour  inquiet  pour  ce  grand  garçon  de  vingt 
et  un  ans,  que  la  littérature  semble  attirer,  mais  qu’elle 
désire  caser  solidement.  En  1789,  elle  lui  fait  obtenir  un 
poste  d’ingénieur  dans  l’apanage  du  duc  d’Orléans,  et, 
sans  doute,  elle  n’abandonna  pas  le  monde  ni  le  théâtre 
pour  cela,  mais  elle  s’écrie  : « Le  seul  bonheur  que  j’ai 
sur  la  terre  est  celui  de  mon  fils  ».  ( Lettre  aux  repré- 
sentants de  la  nation).  Il  est  vrai  qu’elle  lui  fait  retirer 
l’emploi  dans  l’année  même,  ayant  accusé  le  duc  de 
paraître  aspirer  au  rôle  de  Cromwell.  [Lettre  à Monsei- 
gneur le  duc  d' Orléans).  Mais,  dès  lors,  elle  ne  va  plus 
cesser  de  solliciter  pour  cette  « victime  du  patriotisme 
le  plus  évident  » ( Bouquet  national),  jusqu’au  jour  où 
le  ministre  de  la  guerre,  Narbonne,  nommera  Pierre 
Aubry  officier  (mars  1792).  En  1793  il  était  adjudant 
général  chef  de  bataillon.  Il  devait  cet  avancement  à 
des  Montagnards,  et  sa  mère  les  remercie.  ( Testament 
politique).  Elle  l’avait  cru  mort  peu  auparavant  ; mais 
« arraché  de  dessous  les  cadavres  et  les  chevaux  de 
l’ennemi  »,  raconte-t-elle,  il  « vole  à Paris  pour  y 
chercher  sa  mère  et  demander  de  nouveau  de  l’em- 
ploi ».  Ce  qu’elle  ignorait,  semble-t-il,  et  ce  que  nous  a 
révélé  une  pièce  curieuse  des  Archives  (AF  n 317),  c’est 


mourir,  avait  songé  à acheter  le  volume  où  se  trouvait  ce  portrait  ; 
volume  appartenant  alors  (1884)  à M.  Forget,  libraire  à Niort.  Le  por- 
trait existe  donc. 


OLYMPË  DË  GO EUES 

qu*il  avait  mal  débuté.  Le  30  juillet  1792,  il  avait  été 
suspendu  de  ses  fonctions  dans  l’armée  de  l’Ouest  pour 
des  menaces,  un  peu  trop  militaires,  proférées  contre 
l’administration  départementale  d’Indre-et-Loire  et 
« pour  plusieurs  autres  faits  ».  Ce  qu’elle  ignorera,  et 
ce  que  nous  a appris  la  même  pièce  des  Archives,  c est 
que,  le  24  septembre  1793,  à l’armée  du  Rhin,  il  fut  de 
nouveau  suspendu  de  ses  fonctions.  Et  cette  fois  les 
motifs  étaient  graves.  La  Société  populaire  de  Metz, 
s’appuyant  sur  un  extrait  des  registres  du  conseil  de 
défense  de  Longwy,  l’avait  dénoncé  pour  « des  propos 
alarmants ■>.*  et  « des  fuites  honteuses  en  présence  de 
l’ennemi  » et,  aussi,  pour  une  tentative  d’escroquerie  : 
du  moins,  « un  commissaire  des  guerres  l’accusait 
d’avoir  tenté  de  lui  surpendre  des  bons  de  fourrage 
pour  des  chevaux  qu’il  n’avait  pas,  à l’aide  de  certifi- 
cats simulés  ».  Olympe  était  alors  en  prison,  attendant, 
frémissante,  qu’on  la  jugeât.  Arrêtée  (juillet),  elle  avait 
écrit  à son  fils.  Elle  lui  avait  envoyé  le  placard  qui 
motiva  son  arrestation.  Elle  n’eut  pas  de  réponse,  mais 
comment  aurait-elle  douté  de  l’amour,  voire  de  l’admi- 
ration du  tant  aimé?  Il  ne  se  faisait  point  appeler  Aubry, 
mais  de  Gouges.  Il  avait  signé  Gouges  fils  un  Mémoire 
adressé,  en  juillet  1792,  à l’Assemblée  législative  sur 
« un  plan  de  fortifications  » proposé  par  lui  « pour 
garantir  Paris  en  cas  d’invasion  de  la  part  des  puis- 
sances étrangères  ».  ( Procès-verbaux  de  V Assemblée 
législative , 28  juillet).  Aussi  terminait-elle  un  autre 
placard,  à l’Abbaye,  par  cet  appel  : « Et  toi,  mon  fils, 
de  qui  j’ignore  la  destinée,  viens,  en  vrai  républicain, 
te  joindre  à une  mère  qui  t’honore  ; frémis  du  traite- 
ment inique  qu’on  lui  fait  éprouver  ; crains  que  mes 
ennemis  ne  fassent  rejaillir  sur  toi  les  effets  de  leurs 


26 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


calomnies...  Si  tu  n’es  pas  tombé  sous  les  coups  de 
l’ennemi, si  le  sort  te  conserve  pour  essuyer  mes  larmes... 
viens,  en  vrai  républicain,  demander  la  loi  du  talion 
contre  les  persécuteurs  de  ta  mère  ».  (Arcli.  Nat., 
W.  293,  dossier  210).  Condamnée,  mais  s’étant  pré- 
tendue enceinte,  elle  s’adresse  à la  Convention  : 
« Sans  doute  ma  douleur  et  la  longue  persécu- 
tion que  j’éprouve  ne  me  feront  point  arriver  à mon 
terme,  mais  du  moins  j’aurai  la  douceur,  avant  ma  der- 
nière heure,  de  recevoir  des  nouvelles  de  mon  fils...  Je 
demande  à la  Convention,  au  nom  de  la  nature  et  d’une 
victime  férocement  précipitée  dans  les  tombeaux,  de 
me  faire  donner  des  nouvelles  de  ce  fils  ».  ( Ibid ., 
W.  134).  Elle  lui  écrit,  à lui  : « Je  meurs,  mon  cher 
fils,  victime  de  mon  idolâtrie  pour  la  patrie  et  pour  le 
peuple...  Je  meurs,  mon  fils,  mon  cher  fils,  je  meurs 
innocente...  ».  [Ibid.,  W.  131).  11  ne  reçut  pas  cette 
lettre,  où  elle  lui  racontait  ce  qui  s’était  passé  au 
tribunal  révolutionnaire;  et  probablement  il  n’avait 
pas  reçu  la  lettre  de  juillet  et  le  placard  de  l’Abbaye. 
Mais  il  sut  assez  tôt  la  condamnation  du  2 novembre 
pour  que,  le  7,  fut  rédigé  la  Profession  de  foi  civique  où, 
non  content  d’approuver  cette  condamnation,  il  déclarait 
ne  plus  reconnaître  Olympe  pour  mère  et  reprendre 
son  nom  d’Aubry.  Il  envoya  l’abominable  factum  à la 
Convention,  en  ajoutant  qu’il  avait  été  « destitué  par 
cela  seul  » qu’Olympe  « lui  avait  donné  le  jour». 
[Moniteur  du  26  brumaire  : 16  novembre).  Ce  men- 
songe achève  de  le  peindre,  mais  n’eut  pas  le  succès 
espéré.  Sur  la  proposition  de  Merlin  de  Thionville, 
l’Assemblée  invita  bien  le  ministre  de  la  guerre  à 
rendre  Aubry  à ses  fonctions,  mais  s'il  n’y  avait  pas 
eu  « d'autres  motifs  » de  le  destituer  « que  la  condam- 


OLYMPE  DE  GOUGES 


27 


nation  de  sa  mère  ».  En  ventôse  an  III  (février- 
mars  1795),  il  n’était  pas  encore  réintégré  dans  ses 
fonctions.  Il  avait  cependant  réussi  à obtenir  une  place 
d’inspecteur  des  transports  militaires.  Nous  n’avons  pu 
le  suivre  plus  loin  (*  III).  Mais,  pour  revenir  à notre  point 
de  départ  sur  lui,  on  doit  penser  que,  s’il  avait  un  por- 
trait d’ülympe,  ce  qui  est  moralement  certain,  il  le 
détruisit;  et  voilà,  par  une  supposition  trop  plausible, 
la  plus  triste  raison  pour  laquelle  la  beauté  de  cette 
femme  célèbre  est  vraiment,  et  depuis  longtemps, 
bien  morte,  puisque,  d’autre  part,  sous  la  forme  simple- 
ment suggestive  d’une  phrase  un  peu  artiste,  d’une 
ligne,  il  n’en  subsiste  pas  meme  une  ombre,  le  plus 
léger  reflet. 

Pourtant,  qu’elle  fût  brune,  comme  nous  nous 
sommes  risqué  à l’écrire,  on  a le  droit  en  effet  de  le 
supposer.  Son  caractère  autorise  l’induction,  autant 
que  son  Midi.  Ce  fut  une  âme  brune1. 

Le  : « Superbe  femme  »,  des  Mémoires  secrets  prouve 
du  moins  qu’elle  était  grande.  D’ailleurs,  la  montrant 
suivie  d’un  groupe  de  femmes  dans  une  fête  nationale, 
les  Révolutions  de  Paris  (n°  152)  se  moquent  de  son 
« maintien  » un  peu  trop  comparable  à « celui  des 
tambours-majors  à la  tête  de  leurs  troupes  bruyantes  ». 
Enfin,  si  l’on  peut  se  fier  aux  prétendus  Mémoires  de 
Fleury , ouvrage  amusant  et  tout  de  même  précieux 
de  J. -B.  Lafitte  (1835-1837),  elle  était  maigre.  Elle 
avait,  lisons-nous,  la  poitrine  « remarquable  par  la 
plus  grande  concision  ».  Elle  portait  un  corset  « garni». 
Non  pour  tromper  les  gens  sans  doute.  Elle  ne  se 
cachait  pas  de  l’artifice.  Même  il  lui  arrivait,  trop 


\ . M,ue  Mary  Lal'on  nous  a cependant  assuré  qu’Olympe  était  blonde. 


TROiS  fëMmës  dë  la  révolution 


â8 

« muse  » et  trop  pétulante  « d’accorder  plus  de  saillie 
d’un  côté, à l’objet  qui,  de  l’autre,  semblait  affecter  une 
plus  humble  forme  ».  (T.  IV,  ch.  5). 

Une  anecdote  — « je  ne  sais  si  elle  n’est  pas  un  peu 
exagérée  »,  conviennent  les  prétendus  Mémoires  — 
nous  rend  tout  à fait  sympathique,  oserons-nous  dire, 
ce  corset  d’hypocrisie  comiquement  sincère.  C’était  à 
un  concert  de  Garat.  Une  dame,  non  loin  d’Olympe,  est 
prise  d’une  rage  de  dents.  On  lui  passe  un  flacon 
« d’eau  de  la  reine  d’Hongrie  »,  mais  il  faudrait  un 
peu  d’ouate,  et  voilà  ce  qu’on  ne  trouve  pas.  La  dame, 
pleurant  de  douleur  et  aussi  du  chagrin  de  quitter  le 
concert,  s’en  allait  donc,  quand  Olympe,  « avec  sa 
vivacité  méridionale  »,  s’écrie  : « Attendez  ! » Alors 

? 

« elle  plonge  héroïquement  sa  main  dans  les  fourni- 
tures de  sa  couturière  et,  devant  deux  cents  personnes, 
en  retire  une  poignée  de  coton  de  première  qualité  », 
qu’elle  offre  avec  ces  mots  : « Prenez,  prenez,  Madame! 
Ça  sert  toujours  à quelque  chose.  » 

Mais  l’Olympe  de  J. -B.  Lafitte  est  la  femme  déjà 
mûre,  vieillissante,  non  plus  la  courtisane. 

L’ordinaire  âpreté  méprisante  des  Folies  d'un  mois , 
contre  « la  pauvre  Mme  de  Gouges  bien  sotte,  bien 
vieille,  bien  laide  et  bien  folle1  »,  fait  plus  précieuse 
l’affirmation  que  voici  : « Tout  le  temps  qu’elle  a été 
jeune  et  jolie  »,  elle  a vécu  « avec  des  gens  bien 
nés,  riches  et  honnêtes  »-\  La  même  gazette  dit  encore  : 
« à Paris  » elle  vit  « les  grands  ».3  Desessarts,  parlant 
de  ses  dons  intellectuels,  ajoute  qu  elle  les  « perfec- 
tionna » par  « l’usage  du  monde  », 


Seplième  mois,  numéro  4. 
2.  Idem , numéro  ü. 

-3.  Huitième  mois,  numéro  3. 


OLYMPE  DE  GOUGES 


29 


Il  donne  un  renseignement  d’un  autre  ordre,  fort 
curieux  : « Les  emportements  et  les  fureurs  dont  elle 
accompagnait  ses  amours  » — traduisez  : ses  jalousies, 
son  despotisme  ombrageux,  orageux  — contribuèrent 
aussi  à écourter  sa  période  de  gloire  galante,  en  éloi- 
gnant des  hommes  que  son  esprit,  sa  vive  et  souple  ima- 
gination eussent  attirés  ou  retenus  au  déclin  prématuré 
de  sa  « fraîcheur  ».  On  trouve  d’ailleurs  ce  vers  dans 
l’épître  de  Gubières  : 

Comme  ta  voix  jadis  grondait  les  infidèles! 

Le  premier  rêve  d’Olympe  de  Gouges  avait  été  d’être 
la  Ninon  de  son  siècle.  Mais  elle  était  née  pour  échouer 
dans  tous  ses  desseins,  à commencer  par  celui-là.  Le 
souvenir  de  la  grande  séductrice  l’inspirera  du  moins 
assez  heureusement  dans  Molière  chez  Ninon , la  meil- 
leure de  ses  pièces  de  théâtre,  ou  plutôt  la  seule  qui 
ne  soit  pas  mauvaise. 


IÏI 


MÉTAMORPHOSE  DE  LA  COURTISANE  EN  FEMME  DE  LETTRES.  

OLYMPE  ET  BEAUMARCHAIS.  OLYMPE  ET  MERCIER.  OLYMPE 
ET  LA  COMÉDIE  FRANÇAISE.  LA  VÉSUVIENNE  DU  THÉÂTRE. 


Pour  ce  rôle  de  courtisane-reine  où  elle  ne  put  se 
hausser,  elle  avait  cependant,  avec  sa  beauté,  avec  ses 
dons  d’intelligence  et  d’imagination,  une  qualité  de  sur- 
croît : l’esprit  de  mots.  Ce  n’était  pas  l'étincelant 
bonheur,  les  trouvailles  d’épigrammes,  de  lazzis  du 


30 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


merveilleux  gavroche  que  fut  Sophie  Arnould.  Mais 
elle  avait  ses  rencontres  de  moraliste  et  parfois,  de  prime- 
saut,  l’image  assez  heureuse.  Ainsi,  un  jour,  racontent 
les  Mémoires  de  Fleury , « à propos  de  certaines  femmes 
qui  se  vantaient  beaucoup,  tout  en  dénigrant  les  Ninons 
modernes  »,  elle  dit  à Mmc  de  Montesson  : « La  diffé- 
rence qui  existe  entre  ces  prudes  et  les  femmes  fran- 
chement galantes  est  celle  qu’on  remarque  entre  l’artiste 
et  l’amateur  ».  Une  autre  fois,  elle  appelait  des  vertus  en 
plein  vent , celles  qui,  naïves  et  sans  apprêt,  résistent  à 
tous  les  assauts;  et  les  vertus  de  charlatanisme,  vertus 
en  espalier.  Surtout,  contre  les  gens  qui  lui  déplai- 
saient, à qui  elle  en  voulait,  ou  qui  se  moquaient 
d’elle,  c’étaient  des  ripostes  cinglantes,  de  mordantes 
ironies,  une  verve  à l’emporte-pièce.  Elle  avait 
même  plus  de  verve  que  d’esprit,  au  sens  précis  du 
terme.  C’était  une  éloquente,  s'abandonnant  au  Ilot  de 
son  intarissable  parole;  plutôt  encore  une  stupéfiante 
bavarde.  « Elle  parlait  beaucoup  à la  fois,  disent  joli- 
ment les  Mémoires  cle  Fleury...  Elle  parlait  en  triples 
croches,  sans  tousser  ni  moucher,  pour  ne  point  avoir 
d’intervalle;  sans  gestes,  et  sans  ponctuation  aussi, 
ayant  calculé  que  sur  chaque  point  et  sur  chaque  vir- 
gule, on  pouvait  rattraper  une  syllabe  ».  Ce  que  rou- 
lait ce  fleuve  oratoire  impétueux  n’était  pas  toujours 
mauvais,  « au  contraire  »,  ajoutent  les  amusants 
Mémoires  : « Le  chevalier  Richard  aurait  trouvé  de  temps 
en  temps  qu’elle  n’était  parente  du  bon  sens  qu’au 
sixième  degré  ; mais  il  aurait  trouvé,  parfois  aussi,  que 
d’elle  on  aurait  pu  dire  : « C’est  un  vieux  château  où 
il  revient  des  esprits1  ». 


1.  L’abbé  de  Bouyon  avait  écrit,  mais  de  la  révolutionnaire  : « Lasse, 
fatiguée,  elle  assomme  tous  ceux  qui  ont  le  malheur  de  ne  pas 


OLYMPE  DE  GOUGES 


31 


Avec  cela,  quand  on  ne  l’irritait  pas,  ou  quand  la 
jalousie  ne  la  rendait  pas  furieuse,  la  meilleure  femme 
du  monde,  et  charmante  de  gaîté. 

En  outre,  du  temps  de  sa  vie  galante,  une  coquette- 
rie agitée,  chercheuse , dont  il  nous  reste  dans  la  préface 
d’une  de  ses  pièces  cette  confession  gentille  : « Je  fai- 
sais à la  journée  des  toilettes  éternelles  pour  m’em- 
bellir. » 

Un  sourire  de  sa  jeunesse  est  demeuré  sur  cette 
phrase. 

Quant  aux  toilettes,  elles  devaient  être  assez  excen- 
triques. A l’époque  où  la  saisissent  les  Mémoires  de 
Fleury , elle  se  coiffait  d’une  « gaze  libre  et  indépen- 
dante »,  qui  « bouillonnait  sur  sa  tête  et  lui  donnait 
l’apparence  d’une  femme  qui  aurait  reçu  sur  les  cheveux 
toute  la  mousse  du  savon  d’un  plat  à barbe  ».  Il  est 
vrai  qu’en  ce  temps-là,  ayant  réfléchi  sur  la  circulation 
du  sang,  elle  ne  voulait  point  la  « gêner,  et  sur  leur 
trône  obstruer  les  idées  ». 

Gomment,  et  quand  au  juste  s’opéra  la  transforma- 
tion de  la  courtisane  en  femme  de  lettres?  En  1784, 
la  Comédie-Française  reçut,  sans  d’ailleurs  savoir 
qu’Olympe  de  Gouges  en  était  l’auteur,  un  drame, 
Zamor  et  Mirza  ou  V Heureux  Naufrage , qui  finit  par 
être  représenté  en  décembre  1789,  sous  le  titre  clair  et, 
alors,  passionnant  : V Esclavage  des  Nègres.  C’était  le 
coup  d’essai  littéraire  de  l’amoureuse,  et  même  Olympe 
assure  qu’elle  fit  cette  première  pièce  en  1782.  Elle 
avait  donc  ou  allait  avoir  trente-quatre  ans,  lorsque 
lui  vint  l’envie  — ardente,  cela  va  sans  dire  — d’une 

pouvoir  lui  échapper,  fait  la  mouche  du  coche,  bavarde,  bavarde, 
bavarde,  qu’elle  en  sue  et  pue  ».  ( Folies  d'un  mois, 8°  mois,  n°  3). 


32 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


gloire  nouvelle  et  supérieure.  La  crise  était  fatale, 
mais  peut-être  n’eût-elle  éclaté  que  vers  la  quarantaine 
si  la  beauté  de  la  fougueuse  Lais,  plus  résistante, 
n’avait  pas  connu  son  automne  si  tôt.  Aux  premiers 
avertissements  trop  sévères  du  miroir,  la  passion  maî- 
tresse de  cette  âme  de  feu,  l’ambition,  la  jeta  naturel- 
lement au  Satan  de  la  littérature.  Le  cas  littéraire 
d’Olympe  de  Gouges,  analogue  à beaucoup  d’autres  en 
l’histoire  des  femmes  écrivains,  semble,  en  effet,  un 
cas  de  possession.  Rien  ne  put  exorciser  la  malheu- 
reuse, pas  meme  la  Révolution,  qui  lui  ouvrit,  au  con- 
traire, une  carrière  nouvelle  d’écrivain  patriote,  sans 
la  détacher  de  la  littérature  proprement  dite,  du  théâtre, 
du  roman. 

Joignons  le  désir  d’augmenter  ses  ressources,  à 
l’heure  où  elle  sent  qu'elle  ne  peut  plus  compter  sur 
des  amours  prodigues.  Ce  sera  bientôt  l’hiver,  et  elle 
en  a le  frisson,  malgré  l’espèce  de  fortune  qui  lui  reste, 
car,  pour  une  femme  habituée  au  luxe,  à la  dépense, 
c’est  peu. 

Sur  les  quatre-vingt  mille  francs  qu’elle  aurait  eus 
« encore  » en  1788,  trente  mille  étaient  représentés 
par  ses  meubles;  mettons  qu’en  1782  elle  possédât,  ce 
mobilier  mis  à part,  près  de  cent  mille  livres.  C’est 
nous  montrer,  sans  doute,  généreux;  et,  à coup  sûr, 
pour  une  simple  bourgeoise,  c’eût  été  réellement  une 
fortune.  Mais  Olympe  dira  en  1789  : « Je  suis  pauvre  », 
et  elle  sera  sincère.  Elle  ajoutera  non  moins  sincère- 
ment : « J’ai  la  fierté  qui  convient  à mon  sort  ».  Son 
orgueil,  en  effet,  la  soutint;  mais,  certainement,  le 
théâtre  avait  dû  lui  apparaître  comme  une  source  à la 
fois  de  gloire  et  de  revenus.  Peut-être,  aussi,  sa  cons- 
cience, éveillée  par  l’approche  de  la  retraite  forcée, 


OLYMPE  DE  GOUGES 


33 


commença-t-elle  à lui  montrer,  vers  1782,  comme  peu 
noble  le  métier  de  la  galanterie.  En  1789,  du  moins, 
elle  s’écriera  : « Oui,  citoyens,  n’ayant  pas  de  fortune, 
j’ai  entrepris  de  m’en  procurer  une  par  une  noble 
émulation.  » Meme,  l’année  précédente,  elle  avait 
déclaré  : « Je  prétends  à l’émulation  honorable  des 
hommes  de  mérite  qui  ont  joint  beaucoup  de  gloire  à 
une  honnête  aisance  ».  (Préface  du  Philosophe  corrige). 
Et  déjà  féministe  : « Ne  sera-t-il  donc  jamais  permis 
aux  femmes  d’échapper  aux  horreurs  de  l’indigence 
que  par  des  moyens  vils?  » Des  moyens  vils  ! les  seuls 
auxquels  elle  dut,  précisément,  de  n’être  pas  indi- 
gente, quoi  qu’elle  prétendît.  Jusqu’au  bout,  d’ailleurs, 
de  quoi  vécut-elle?  sinon  des  restes  de  sa  prospérité  de 
courtisane,  car  le  théâtre  la  déçut  doublement,  s’il  l’avait 
doublement  attirée. 

Joignons  encore  l’influence  de  ses  relations  dans  le 
monde  des  lettres.  Peu  à peu  elle  s’était  fait  un  salon 
littéraire.  Et  elle  se  répandait,  en  quête  d’amitiés  et 
d’admirations  d’écrivains.  « Elle  avait  des  vapeurs, 
lisons-nous  aux  Mémoires  de  Fleury , lorsque  dans  le 
monde  elle  ne  se  voyait  pas  environnée  d’auteurs  et 
d’académiciens,  non  pas  pour  se  laisser  instruire  par 
eux,  mais  pour  en  être  entourée,  pour  jeter  sur  eux  son 
éclat.  Elle  voulait  les  avoir,  à peu  près  comme  un 
monarque  a des  gardes  du  corps.  » 

Elle  lit  présenter  Y Heureux  Naufrage  à la  Comédie 
,par  Suard,  membre  de  l’Académie  française  et  cen- 
seur. 

Dans  une  querelle  avec  l’acteur  Florence  de  la  Comé- 
die, en  1787,  semble-t-il,  on  la  voit  au  bras  de  Cubières. 
Puis  la  préface  de  Molière  chez  Ninon  (1788)  nous 
apprend  qu’avant  de  lire  cette  pièce  au  comité  elle  la 


3 


34 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


soumit  à la  critique  des  auteurs  « les  plus  recomman- 
dables du  siècle  »,  dont  Palissot,  Mercier,  Lemierre. 

Elle  avait  essayé  de  se  faire  un  protecteur  de  Beau- 
marchais, un  collaborateur  aussi,  masqué.  Elle  lui 
porta  ou  lui  envoya,  manuscrites,  « ses  premières  pro- 
ductions »,  sollicitant  des  conseils.  Il  en  donna  « par 
écrit  ».  Mais  il  eut  le  malheur  de  trouver  détestable  une 
pièce  qui  l’était,  le  Mariage  inattendu  de  Chérubin. 
L’hommage  discipulaire,  poussé  jusqu’à  l’emprunt  des 
personnages,  l’avait  môme,  pensons-nous,  quelque  peu 
irrité.  Un  jour,  elle  alla  chez  lui  pour  réclamer  son 
aide  contre  la  Comédie,  qui  différait  sans  cesse  la  repré- 
sentation de  Zamor  et  Mirza  : il  ne  voulut  pas  la  rece- 
voir, il  la  fit  congédier  par  son  suisse.  Alors  elle  jura 
de  se  venger.  Nous  n’avons  pu  mettre  la  main  sur  une 
petite  pièce,  Réminiscence , où,  paraît-il,  sa  rancune 
s’épanchait;  ce  jet  de  bile  ne  ridiculisa,  d'ailleurs, 
aucune  scène.  Mais,  ayant  raconté  sa  visite  dans  la 
préface  du  Mariage  inattendu  de  Chérubin  (1786),  — 
c’était  une  préfacière  terrible,  — elle  accuse  tout  net 
Beaumarchais,  deux  ans  plus  tard,  de  jalousie  litté- 
raire : « J’étais  rivale  de  ses  talents  » et,  pour  ce  pro- 
tecteur du  Sexe,  « j’en  devenais  un  homme  redou- 
table ».  (Préface  du  Philosophe  corrigé). 

Il  avait  alors  commis  le  crime  de  répandre  le  bruit 
qu’elle  n’était  pas  l’auteur  de  scs  pièces;  qu’elle  avait 
pour  le  moins  des  « teinturiers  ».  Elle  en  écume  de  rage 
et  fait  à son  ennemi  la  délirante  proposition  suivante  : 
« Je  parie  cent  louis,  vous  en  mettrez  mille.  En  com- 
paraison de  nos  deux  fortunes,  c’est  vous  faire  une 
offre  très  raisonnable.  Je  gage  donc  de  composer,  en 
présence  de  tout  Paris  assemblé,  s’il  se  peut,  dans  un 
même  lieu,  une  pièce  de  théâtre,  sur  tel  sujet  qu’on 


OLYMPE  DE  GOUGES 


35 


voudra  me  le  donner,  ou  de  mon  invention,  quand  on 
me  prendrait  même  au  dépourvu.  » IL  faut  détacher  le 
dernier  trait,  qui  n’est  plus  de  folie,  mais  d’un  comique 
touchant  : « Les  cent  louis  ou  les  mille  louis  du  per- 
dant seront  employés  à marier  six  jeunes  filles.  » 

En  1788  elle  connaissait,  plus  ou  moins,  Gailhava, 
La  Harpe  et  maints  petits  auteurs,  faiseurs  de  vaude- 
villes, gazetiers,  critiques,  pour  lesquels,  prétendra  le 
Petit  dictionnaire  des  grands  hommes  et  des  grandes 
choses  qui  ont  rapport  à la  Révolution  (1791),  « elle  se 
serait  fendue  en  deux  ». 

Elle  connaît  ou  connaîtra  Dulaure.  En  1792,  Bernar- 
din de  Saint-Pierre  lui  dira  : « Vous  êtes  un  ange  de 
paix.  » Mais  de  tous  les  hommes  de  lettres  qui,  à des 
degrés  divers,  furent  les  amis  d’OIympe,  c’est  Mercier 
qu’elle  préférera,  qui  seul  l’aima  d’amitié  vraie. 

Fut-il  son  amant?  L’inventaire  officiel  des  papiers  de 
toute  espèce  ayant  appartenu  à Olympe  de  Gouges  fut 
déposé  au  greffe  du  tribunal  révolutionnaire,  le  22  fri- 
maire an  II  (12  décembre  1793);  la  pièce  est  aux 
Archives  nationales  (W.  293,  dossier  210).  Il  y est 
fait  mention  d’un  paquet  de  lettres,  « sur  lequel 
Mercier  et  Mme  Degouge  ».  Il  se  trouvait  d’ailleurs, 
parmi  ces  papiers,  bien  d’autres  choses  qui,  sans  doute, 
eussent  permis  d’élucider  en  cette  biographie  les  points 
obscurs,  notamment  un  paquet  de  « vieilles  lettres  », 
une  liasse  « de  lettres  amoureuses  »,  des  lettres  encore, 
dont  plusieurs  de  Duport,  — évidemment  Duport- 
Dutertre,  qu’Olympe  sollicita  pour  son  fils,  — un  Pré- 
cis de  la  vie  de  V auteur  ; sans  compter  des  comédies  et 
des  drames  manuscrits,  en  abondance.  Nous  avons  fait 
des  recherches  ; nous  en  avons  fait  faire  : tout  semble 
perdu.  Mais  il  y a plus  que  de  l’amitié,  semble-t-il,  dans 


36 


TROTS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


cette  phrase  d’Olympe,  en  1788  : « M.  Mercier,  que  je 
chéris  et  que  j’estime  à plus  d’un  titre,  est  un  parfait 
honnête  homme  ».  [Réflexions  sur  les  hommes  nègres). 

En  1788,  Mercier,  qui  publiait  depuis  six  ans,  à ses 
heures,  les  volumes  successifs  de  son  admirable 
Tableau  de  Paris,  avait  quarante-huit  ans.  Monselet, 
dans  une  étude  piquante  sur  l’homme  et  l’œuvre,  — 
celui-là  aussi  original  que  celle-ci,  — dit  qu’il  était 
alors  « un  peu  gros  » ; mais  il  avait  la  physionomie 
la  plus  expressive,  « l’œil  ouvert  et  souriant,  le 
nez  mobile,  la  bouche  serrée,  fine  et  spirituelle,  un 
grand  air  de  franchise  ».  De  son  côté,  bien  que  fort 
défraîchie,  Olympe,  avec  sa  verve,  son  diable  au  corps, 

— qui  sait  même  si  ce  corps,  de  temps  à autre,  ne 
se  souvenait  pas  d’avoir  été  celui  d une  bacchante? 

— pouvait  séduire  peut-être  un  écrivain  de  cet  âge,  au 
caractère  bizarre  et  fier,  comme  elle,  et  comme  elle 
très  bavard.  Et  il  y avait  entre  eux  tant  d’autres  affi- 
nités! J. -B.  Lafitte  a pu  dire,  dans  les  Mémoires  de 
Fleury  : « Il  me  semblait  voir  en  elle  le  frère  cadet  de 
Mercier,  ayant  pris  cornette  et  jupon,  avec  cette  diffé- 
rence que,  pour  écrire,  Mme  de  G***  semblait  mettre 
toujours  un  fourreau  à sa  plume,  et  que  Mercier  ôtait 
souvent  ce  fourreau  qui  fait  écrire  mat;  mais,  comme 
Mercier,  elle  avait  des  idées  de  l’autre  monde,  qu’elle 
pouvait  faire  adopter  aux  gens  de  celui-ci.  Comme 
Mercier,  elle  élait  généreuse,  bonne,  compatissante, 
humaine.  » 

Mercier,  croyait-il  à la  transmigration  des  âmes? 
C’était  une  des  « idées  de  l'autre  monde  » d’Olympe 
de  Gouges,  et  Lafitte  s’en  amuse  longuement.  Elle 
aurait  eu  chez  elle  une  véritable  ménagerie  d’animaux 
domestiques,  chiens,  chats,  singes,  perroquets,  bou- 


OLŸAJPE  DE  GOUGES 


37 


vreuils,  et  elle  causait  avec  eux,  leur  faisait  la  lecture  ; 
elle  leur  avait  donné  des  noms  fameux,  persuadée 
qu’ils  avaient,  en  des  temps  ignorés,  vécu  chacun  une 
vie  d’homme  ou  de  femme,  illustre  et  douloureuse. 
Son  danois  avait  dû  être  un  grand  ambitieux;  sûre- 
ment il  expiait  un  orgueil  coupable  sous  cette  peau  de 
chien.  D’autre  part,  elle  dira  sérieusement  que  Mira- 
beau fut  une  réincarnation  de  Démosthènes.  ( Mirabeau 
aux  Champs-Élysees) . 

11  se  peut,  d’ailleurs,  qu’Olympe  et  Mercier  se  soient 
connus  deux  ou  trois  ans  plus  tôt  que  nous  n’avons 
dit.  C’est  même  à croire.  En  1781,  sans  doute,  il  était 
allé  s’établir  en  Suisse,  à Neufchàtel.  Mais  avant  son 
retour  définitif,  il  rompit  certainement  plus  d’une  fois 
son  ban  tout  volontaire. 

Et  une  singulière  analogie  de  destinée  put  faire 
naître  avant  1788  la  liaison,  peut-être  amoureuse,  de 
la  femme  auteur  et  de  l’ancien  dramaturge.  11  avait 
eu  dans  sa  jeunesse,  contre  la  Comédie  Française , 
des  griefs  pareils  à ceux  qui,  de  1784  à 1790,  s'accumu- 
lèrent sur  la  route  calamiteuse  de  la  pauvre  Olympe. 
On  avait  ajourné  indéfiniment  la  représentation  d’une 
pièce  de  lui  reçue  ; on  en  avait  refusé  deux  ou  trois 
autres.  N'arrivant  pas  à faire  jouer  /’ Heureux  Naufrage , 
Olympe  lut  un  acte,  Lucinde  et  Cardenio , qu’on 
n’accepta  point,  puis  Molière  chez  Ninon,  qu’on  aurait 
pu  recevoir,  mais  dont  le  refus  concerté  s’aggrava 
d’insolences  comiques  assez  lâches.  La  victime  se 
vengea  brillamment,  du  reste,  dans  la  préface  de  la 
pièce  et  encore  mieux  dans  une  brochure  de  cinquante 
pages,  les  Comédiens  démasqués  (1790),  récit  complet 
des  vexations  et  perfidies  qu’elle  avait  eu  à subir. 

Ce  réquisitoire  plein  de  verve  montrait  l’acteur 


t'kois  ëeMmës  dë  là  révolution 


38 

Mole,  à la  ville,  dans  un  rôle  de  fourbe  et  d’cxploiteuT 
d’autant  plus  fâcheux  que  l’auteur  berné  et  rançonné 
était  une  femme.  Elle  disait  ses  cadeaux  au  puissant 
comédien  qui  lui  avait  jovialement  suggéré  l’idée  de 
l’achat  coûteux  d’un  « Parnasse  en  biscuit  de  porce- 
laine » et  de  beaux  orangers.  Pour  les  dindes  aux  truffes, 
venues  de  Montauban,  qu’il  avait  digérées  sans  le 
moindre  remords,  c’est  elle  qui  avait  eu  l’initiative 
totale.  Volontiers  nous  soupçonnerions  Mercier  d’avoir 
conseillé  de  fort  près  son  amie  dans  cette  œuvre  de  si 
heureuse  vengeance,  où  il  devait  goûter  un  plaisir 
personnel  rétrospectif.  Il  passait  pour  son  teinturier 
ordinaire.  Selon  nous,  sauf  peut-être  à Molière  chez 
Ninon , il  ne  mit  sérieusement  la  main  à aucune  pièce 
d’Ülympe. 

Sans  parler  de  Zamor  et  Mirza , le  Mariage  inattendu 
de  Chérubin,  V Homme  généreux  (1786),  le  Philosophe 
corrigé  (1788)  et,  de  1790  à 1793,  le  Couvent  ou  les  Vœux 
forcés,  Mirabeau  aux  Champs-Elgsées,  F Entrée  de  Dumou- 
riez  à Bruxelles — c’est  à peu  près  tout  ce  qui  fut  imprimé 
— composent  un  théâtre  vraiment  trop  mauvais.  D’autre 
part,  à la  suivre  il  n’aurait  plus  eu  d’heures  pour  lui- 
même.  « L’activité  de  dix  secrétaires  ne  suffirait  pas  à 
la  fécondité  de  mon  imagination  — déclarait-elle  dans 
la  préface  du  Mariage  inattendu  de  Chérubin.  — J’ai 
trente  pièces  au  moins.  » Elle  en  convenait  : beaucoup 
étaient  loin  d’être  bonnes,  mais  « j’en  ai  dix  qui  ne  sont 
pas  dépourvues  de  sens  commun  ».  En  1789,  elle  ne  se 
vantera  pas  encore  d’avoir  dramatiquement  produit 
davantage;  seulement  les  trente  pièces  seront  dignes 
cette  fois  d’être  mises  « à l’étude»;  — et  en  juin  1793, 
dans  son  Testament  politigue,  il  s’agira  de  « quelques 
centaines  » de  manuscrits  dont  elle  dira  tranquille- 


OLYMPE  i)É  GÔÜGEâ 


39 


ment  : « Je  les  donne  à la  Comédie-Française.  » 
Certes,  là,  elle  hâblait,  et  ferme.  Mais  quoi  ! voici  plus 
fort,  et  c’est  de  1792  : « Si  quelque  financier,  amaleur 
d’esprit  et  de  gloire  d’autrui,  voulait  faire  l’acquisition 
de  mille  et  un  manuscrits,  je  suis  prête  à traiter  avec  lui  à 
bon  compte.  » Or  nous  avons  biendit  qu’on  trouva  d’elle 
quantité  de  pièces  manuscrites  ; mais  quinze  ou  seize, 
c’est  beaucoup,  il  nous  semble.  Ajoutons-y  des  actes, 
deux  ou  trois,  comme  les  Démocrates  et  les  Aristocrates , 
et  un  drame  en  cinq  actes,  le  Danger  du  préjugé  ou 
r Ecole  des  hommes , non  mentionné  dans  l’inventaire  ju- 
diciaire du  12  décembre,  mais  dont  elle  parle  dans  une 
brochure  de  1790  : on  demeure  étrangement  loin  au- 
dessous  du  chiffre  formidable  accusé  par  elle. 

Puis,  les  pièces  de  l’inventaire,  est-ce  qu’elles  étaient 
finies,  toutes?  IL  y a aux  Archives  nationales  une  copie 
du  premier  acte  et  des  quatre  premières  scènes  du 
second  d’un  drame,  la  France  saucée  ou  le  t grande  trôné, 
qui  devait  avoir  cinq  actes;  les  eut-il?  — Ce  que  l’on 
possède  est  d’ailleurs  absurde  et  fou.  Avec  la  compli- 
cité de  Marat  et  de  Robespierre,  la  reine  a organisé 
pour  la  nuit  qui  va  venir,  du  9 au  10  août,  un  abomi- 
nable guet-apens  où  seront  massacrés  des  milliers  de 
Jacobins,  lancés  contre  le  château  par  les  deux  traîtres. 
«J'aime  ces  hommes  entreprenants,  dit  l’Autrichienne, 
comme  l’appelaient  les  feuilles  révolutionnaires,  ils 
possèdent  l’art  de  tromper  profondément  les  faibles 
humains.  » Barnave,  par  amour,  mais  plus  encore  far 
ambition,  veut  enlever  Madame  Elisabeth,  sœur  du  roi, 
et  l’épouser.  Celle-ci  n’a  pas  la  force  de  résister  au  trou- 
blant orateur,  qu’elle  adore.  « Il  faut,  s’écrie-t-elle, 
céder  à vos  transports...  je  suivrai  mon  époux.  » 

Olympe  s’était  donné  un  rôle  dans  ce  drame.  Elle 


40 


TROIS  FEMMES  DE  LA  REVOLUTION 


se  présente  au  château,  demandant  à voir  la  reine  : son 
but  est  d’essayer  de  sauver  la  monarchie  d’un  crime,  en 
montrant  au  bout  la  catastrophe.  Elle  est  reçue  par  la 
princesse  de  Lamballe,  hautaine  ; mais  de  son  ironie 
civique  elle  foudroie  cette  superbe;  elle  dit  ce  qu’elle 
est  venue  dire,  et  elle  sort  fièrement,  sur  ce  mot  à un 
domestique  choqué  de  l’attitude  : « Baisse  les  yeux, 
rampant  valet  d’une  esclave.  » La  reine,  qui  écoutait 
cachée,  va  s’avouer  « émue,  frappée  ». 

Si  Olympe  avait  voulu,  du  reste,  elle  aurait  fait  les 
centaines  de  pièces  dont  elle  s’attribuait  la  maternité 
dans  son  Testament.  Quatre  heures  lui  suffisaient  pour 
un  acte,  vingt-quatre  pour  une  grande  pièce.  Molière 
chez  Ninon  lui  prit  six  jours. 

Infortuné  Mercier,  s’il  avait  dû  tout  lire  et  corriger  ! 
Mais,  pour  le  pamphlet  contre  les  Comédiens,  plus  on  y 
réfléchit,  plus  l’on  s’assure  qu’il  y collabora. 

Avec  un  don  réel  de  blague , une  puissante  gaîté  ven- 
geresse, en  ses  bonnes  heures,  Olympe  de  Gouges, 
restée  « peuple»  et  trop  méridionale1,  ignorante  au  sur- 
plus, avait  à être  défendue  contre  elle-même  en  une 
telle  attaque  de  sa  part,  pour  l’entier  succès.  Elle 
n’eût  pas  réussi  toute  seule  à se  préserver,  en  ces  cin- 
quante pages,  de  ses  graves  défaillances  ordinaires 
d’écrivain  tout  d’instinct,  de  ses  puérilités  de  véhé- 
mence, des  naïvetés  extravagantes  par  où,  si  aisément, 
elle  se  blessait  de  ses  propres  armes. 

Dans  la  préface  de  Molière  chez  Ninon , il  y a de  ces 
incartades  : « Si  j’avais  été  homme,  il  y aurait  eu  du 
sang  de  répandu.  Que  d’oreilles  j’aurais  coupées!  » 
Plus  loin,  l’acteur  Fleury  lui  ayant  parlé  avec  inso- 

1.  Pourtant  la  caractéristique  des  Çuercinoises  est  le  bon  sens,  la 
solidité  et  la  netteté  de  l’esprit. 


OLYMPE  DE  GOUGES 


41 


lence  : « Il  ne  m’aurait  fallu  qu’une  épée  et  j’aurais 
bientôt  été  une  autre  chevalière  d’Eon.  » 

Dulaure  assure  qu’elle  ne  savait  ni  lire  ni  écrire. 
C’est  une  erreur,  mais  il  est  vrai  qu’on  ne  lui  avait 
pas  meme  appris  à lire  dans  son  enfance.  Elle  disait 
en  1790  : « Moi  qui  à peine  sais  épeler  le  français.  » 
(. Départ  de  M.  Necker  et  de  Mme  de  Gouges).  Ce  n’était 
point  une  vantardise  à rebours,  bien  qu’elle  fût  trop 
glorieuse  de  ne  rien  devoir  qu’à  la  nature,  et  qu’elle 
tint  violemment  à ce  que  nul  n’ignorât  son  ignorance. 
Cet  orgueil  à la  publier,  pour  faire  ressortir  ce 
qu’elle  nommait  sans  peur  son  « génie  »,  avait 
assurément  une  habile  doublure  de  précaution,  et,  par 
là,  demandait  grâce  au  lecteur  pour  la  surabondance 
des  solécismes,  des  termes  impropres,  des  gaucheries 
de  tours.  A l’occasion,  elle  retournait  le  lier  vêtement 
et  montrait  cette  doublure,  l’étalait.  Combien  plus 
sage  si  elle  s’était  mise  tout  bonnement  à s’instruire 
de  l’indispensable  ! Un  peu  de  grammaire  l’eût  mieux 
servie  qu’une  intrépidité  d’estime  de  soi,  faisant  « tro- 
phée » de  ne  rien  savoir,  pour  en  présenter,  l’instant 
d’après,  ses  excuses.  Et  la  lecture  attentive  de  quelques 
bons  livres,  en  lui  donnant  le  respect  et,  sans  doute,  la 
jalousie  du  style,  l’eut  corrigée  de  son  impuissance  à 
se  corriger,  qui  l’empêcha  de  laisser  même  quelques 
pages  absolument  écrites.  C’était  une  improvisatrice, 
parfois  heureuse,  ordinairement  fort  téméraire. 

Pièces  de  théâtre,  romans,  brochures  politiques, 
placards,  tout  fut  dicté.  On  a un  petit  billet  de  sa  main, 
aux  Archives  nationales  ; mais  l’écriture  de  ce  billet, 
les  signatures  qui  se  trouvent  au  même  carton  et 
qui,  d’ailleurs,  varient — tantôt  elle  signe  de  Gouge  ou 
de  Gouges  avec  Olirnpc  ou  Olympe,  tantôt  Olimpe 


4 Ï 


Trois  fëmmës  dë  la  révolution 


Degouges  — témoignent  assez  que  le  maniement  de  la 
plume  lui  fut  jusqu’à  la  lin  très  pénible.  Il  s’est  vendu, 
à différentes  époques,  des  lettres  d’elle;  nous  ne  les 
connaissons  pas,  mais  Y Amateur  d' autographes  nous 
en  est  garant  : une  seule  exceptée,  d’une  page,  entiè- 
rement de  la  main  d'Olympe,  il  n’y  avait  d’autographe 
dans  les  autres  que  la  signature.  — Même,  arrêtée,  de 
la  Mairie  où  elle  est  détenue,  elle  dicte  ses  lettres  ; 
elle  les  dictera  dans  ses  deux  prisons,  enfin  à la  Con- 
ciergerie, le  2 novembre,  après  sa  condamnation,  et 
le  3,  où  elle  fut  décapitée.  Sa  dernière  lettre,  — à son 
fils,  pour  lui  crier  parmi  ses  larmes  son  désespoir  de 
mère,  — elle  essaiera,  il  est  vrai,  de  la  finir  elle-même. 
Elle  tracera  difficilement  quelques  lignes,  une  dizaine, 
d’une  orthographe  encore  pire  que  l’écriture.  Celle-ci 
monte  laborieuse,  volontaire,  celle-là  rend  presque 
indéchiffrables  des  mots  importants.  Misérable  adieu, 
plus  douloureux  au  cœur  de  l’être  tant  au  regard.  Nous 
l’oubliions  il  y a un  instant;  il  faut  le  joindre  au  petit 
billet  que  nous  avons  dit... 

En  1848,  il  y eut  des  femmes  qui  s’appelèrent  les 
Vésuviennes.  Avec  son  ignorance  dans  ses  illusions, 
avec  sa  déplorable  fougue  de  fécondité,  Olympe  de 
Gouges  apparaît  en  définitive,  dans  son  théâtre,  Molière 
chez  Ninon  restant  à part,  la  Vésuvienne  du  puéril 
ou  du  hanal,  du  médiocre  ou  du  pire.  Cependant  elle 
n’avait  pas  tort  quand  elle  parlait  de  ses  dons.  Il 
y avait  dans  cette  tête  brûlante  du  génie  en  puissance; 
il  y resta. 


ÔLŸMPE  DE  GOUGES 


43 


IV 

OLYMPE  ET  LA  RÉVOLUTION.  LA  ROYALISTE  PATRIOTE.  LA 

RÉPUBLICAINE.  ELLE  VEUT  DÉFENDUE  LOUIS  XVI.  

SON  ARRESTATION. 


« Personne  n’ignore  que  j’ai  élevé  publiquement  la 
voix  la  première  contre  le  despotisme  ».  ( L’esprit 
français , 1792).  A partir  de  la  Révolution,  ce  fut  un  de 
ses  orgueils  : non  seulement  elle  l’avait  prévue,  — et 
« depuis  quinze  ans  »,  assurait-elle,  — mais  elle  avait 
énergiquement  contribué  à la  préparer.  Pour  un  peu 
elle  eût  dit  qu’on  la  lui  devait.  Combien  de  fois  rap- 
pela-t-elle ses  premières  brochures  patriotiques,  anté- 
rieures effectivement  à l’ouverture  des  Etats  généraux! 
Deux,  même,  sont  de  1788.  Ce  qu’elle  oubliait,  c’est 
qu’il  y avait  eu  cette  année-là  beaucoup  d’autres  ou- 
vrages politiques,  nés  comme  les  siens  du  grand  souftle 
précurseur  de  la  Révolution. 

Mais  elle  faisait  remonter  ses  titres  de  pionnière 
« patriote  » jusqu’à  son  drame  de  Zarrtor  et  Mirza. 
« Cette  production,  devenue  célèbre  par  les  Sociétés 
qu’elle  a produites,  disait-elle  après  le  10  août, 
dans  le  Compte  inoral  rendu , où  elle  répondait  aux 
accusations  de  Léonard  Bourdon,  n’est  pas,  pour  con- 
fondre mes  ennemis,  une  demi-preuve  pour  moi. 
D’ailleurs,  poursuivait-elle,  « ma  démocratie  et  ma 
philosophie  effrayaient  depuis  longtemps  les  esclaves 
de  la  cour  ; mes  remarques,  mes  bons  mots  sur  la 
dépravation  de  cette  cour  perfide  sont  connus  : on  les 
a cités  dans  différentes  circonstances  ». 


44 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


Le  certain  est  que  Zamor  et  Mirza,  littérairement 
ridicule,  était  une  pièce  révolutionnaire  de  tendance. 
Pour  larmoyant  qu’il  fût,  et  compliqué  d’une  his- 
toire de  reconnaissance  entre  une  tille  naturelle  et  son 
père,  le  plaidoyer  en  faveur  de  deux  Noirs  aboutissait 
sentimentalement  à la  condamnation  de  l’esclavage. 
Or,  l’esclavage,  la  Révolution  n’osa  l’abolir  que  le 
16  pluviôse  an  11  (4  février  1794).  La  représentation 
du  drame,  en  décembre  1789,  sous  le  titre  que  l’on 
sait  : L’ Esclavage  des  Nègres , ne  fut  pas  troublée  seu- 
lement par  ceux  qu’il  ennuyait  ou  qu’il  amusait  trop, 
mais  par  des  colons  ou  de  leurs  amis.  Olympe  pré- 
tendra qu’une  cabale  avait  été  organisée  par  eux. 
Bornons-nous  à la  note  du  Moniteur  sur  cette  première  : 
« Vingt  fois  les  clameurs  opposées  de  deux  partis, 
dont  l’un  était  protecteur  et  l’autre  persécuteur,  ont 
pensé  l’interrompre.  Avant  le  lever  du  rideau,  le 
trouble  était  dans  la  salle  ».  (Numéro  du  31  décembre). 

Olympe  était  donc  bien,  à ses  yeux,  une  révolution- 
naire, non  pas  de  la  veille,  comme  on  dirait  mainte- 
nant, mais  de  l’avant-veille. 

Quant  au  « don  de  prophétie  »,  par  où,  antérieure- 
ment à la  conception  meme  de  Zamor  et  Mirza , elle 
aurait  annoncé  les  changements  de  1789,  elle  en  citait 
cette  preuve  dans  la  préface  de  Mirabeau  aux  Champs- 
Elysées : — Se  trouvant,  en  1777  ou  1778,  à la  porte  de 
la  Comédie-Française,  au  moment  où  la  reine  y arri- 
vait, « jeune,  élégante  »,  semblable  « à nos  petites 
maîtresses  les  plus  recherchées  »,  ce  qui  faisait  courir 
dans  la  foule  un  léger  murmure,  elle  s’écria  : « Adieu 
la  majesté  royale  ! Un  jour,  cette  reine  versera  des 
larmes  de  sang  sur  son  inconséquence.  » 

Cependant,  sa  première  brochure  : Lettre  au  peuple 


OLYMPE  DE  GOUGES 


45 


ou  Projet  d'une  caisse  patriotique,  était  aussi  modérée 
sous  le  point  de  vue  politique  que  sagace  et  généreuse 
au  point  de  vue  social.  Elle  blâmait  les  « discours  » ou 
« écrits  séditieux  » par  lesquels  on  excitait  le  peuple. 
Elle  louait  la  bonté,  la  clémence  du  Roi.  Elle  ne  vou- 
lait pas  qu’on  fît  aucune  réforme  dans  la  maison  du 
maître  de  « la  première  cour  de  l'Europe  » ; elle  en 
considérait  l'éclat  comme  nécessaire  pour  « la  vénéra- 
tion » dont  les  sujets  devaient  entourer  le  monarque, 
et  aussi  pour  inspirer  à l’étranger  « la  plus  haute  idée 
des  ressources  de  la  Nation  ».  Mais  par  là  elle  était 
d’accord  avec  le  sentiment  général  du  Tiers.  Ce  qui 
lui  fait  grand  honneur  en  ce  premier  opuscule  patrio- 
tique, c’est  Tardent  souci  qu’elle  y montre  de  la  misère 
populaire,  à Paris  et  en  province.  On  la  sent  émue 
d’une  pitié  large  et  profonde.  Ce  que  nous  appellerions, 
d’un  terme  alors  inconnu,  son  altruisme , ou  encore, 
sa  passion  de  solidarité,  se  manifestent  en  des  lignes 
qui  la  font  aimer,  et  dans  la  proposition  d’un  impôt 
volontaire  comme  remède  au  déficit. 

Peu  après  cette  Lettre  au  'peuple , parurent  ses 
Remarques  patriotiques , puis  le  Bonheur  primitif  de 
l'homme.  « Le  premier  de  ces  deux  ouvrages,  dit-elle 
dans  sa  réponse  à Bourdon,  traitait  énergiquement  des 
misères  du  peuple  (c’était  à l’entrée  du  grand  hiver). 
Cet  imprimé  effraya  les  riches  particuliers  et  la  cour. 
La  bienfaisance  se  répandit  avec  profusion  sur  les 
pauvres  manouvriers  sans  travail.  Je  proposai  les 
ateliers  publics  ; on  les  adopta;  et  je  puis  me  glorilier 
d’avoir  électrisé  les  cœurs  de  cette  sainte  humanité.  » 
De  la  première  des  deux  brochures,  citons  quelques 
traits  : « Le  peuple  soutire  et  le  monarque  gémit... 
Dans  une  semblable  calamité,  barons,  marquis,  comtes, 


46 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


ducs,  princes,  évêques,  archevêques,  éminences,  tout 
doit  être  citoyen.  » — Une  « quantité  innombrable 
d’ouvriers  » sont  « sans  état  et  sans  pain...  Le  riche 
impitoyable  cache  son  argent.  » — 11  faut  faire  des 
« exemples  effrayants  » contre  les  agioteurs  et  les 
accapareurs  ; ouvrir  des  maisons  de  refuge  « pour  les 
vieillards  sans  force,  les  enfants  sans  appui  »,  pour  les 
veuves  de  la  classe  ouvrière  « qui  perdent  leurs  maris 
subitement  »,  procurer  du  travail  aux  ouvriers  valides 
dans  ces  mômes  asiles,  livrer  enfin  les  terres  en  friche, 
soit  à des  sociétés,  soit  à des  individus  qui  en  rece- 
vraient chacun  « la  portion  qu’il  pourrait  cultiver  ». 
Et  elle  revient  sur  son  projet  de  Caisse  patriotique,  en 
y joignant  un  projet  d’impôt  sur  le  luxe...  Mais, 
d’autre  part,  c’est  le  royalisme  enthousiaste  de  la 
Lettre  au  peuple , encore  plus  exalté,  plus  tendrement 
confiant.  Elle  a vu,  dans  un  songe,  le  Roi  et  la  Reine 
sur  un  char;  à côté  d’eux,  un  arbre  pliant  sous  le  faix 
de  fruits  « superbes  » ; la  Reine  secoue  les  branches 
merveilleuses,  et  les  fruits  tombent  aux  mains  du 
peuple  qui  s’agenouille. 

« La  révolution  s’opère  »,  autrement  dit,  les  Etats 
généraux  se  sont  réunis.  — Elle  court  à Versailles. 
C’en  est  fait,  du  moins  elle  le  croit,  des  rêves  de  succès 
dramatiques.  « Laissant  là  comités,  tripoteries,  rôles, 
pièces,  acteurs  et  actrices,  je  ne  vois  plus  que  plans  de 
bonheur  public  ! » [Les  Comédiens  démasqués).  Cepen- 
dant elle  n’avait  pas  oublié,  dans  les  Remarques  patrio- 
tiques, les  dieux  et  déesses  du  tripot,  dont  elle  propo- 
sait qu’on  prît  « la  moitié  de  leurs  profits  tous  les  ans 
jusqu’à  la  liquidation  de  la  dette  nationale  ».  Elle 
étendait  sans  doute  l’idée  d’un  impôt  sur  les  théâtres 
à toutes  les  scènes  parisiennes  et  de  province.  Dans 


OLYMPE  DE  GOUGES 


47 


le  Bonheur  primitif  de  l'homme , elle  demandait  la 
création  d’an  second  Théâtre  Français  ; on  l’appellerait 
le  Théâtre  National  ; et  dans  le  plan  qu’elle  traçait 
pour  l’organisation  et  le  fonctionnement  de  cette 
nouvelle  institution  dramatique  d’Etat,  se  donnait  car- 
rière son  féminisme.  Elle  voulait  que  ce  second  Théâtre 
Français  fût  «celui  des  femmes».  On  n’y  jouerait  que  des 
piècesde  femmes.  Si,  toutefois,  la  production  féminine  ne 
suffisait  point,  on  se  rabattrait  sur  les  pièces  « morales  » 
d’auteurs  masculins  « estimables  » ; et  cette  espèce 
de  parenthèse  contre  une  objection  à prévoir  lui  est 
une  occasion  de  citer  Mercier,  de  publier  ici  l’admira- 
tion de  son  amitié  pour  le  théâtre  de  ce  dédaigné  de  la 
Comédie,  où  se  trouve,  déclare-t-elle,  un  sentiment 
« vrai  »,  « des  situations  déchirantes  ». 

En  politique  elle  demeure  d’une  modération  telle 
qu’elle  dictera  huit  pages  sous  ce  titre  : Pour  sauver  la 
pairie , il  faut  respecter  les  trois  ordres.  Puis  c’est  le 
Cri  du  sage , où  elle  dénie  au  Tiers  « le  droit  de  légi- 
férer à lui  seul  ».  Et  c’est  le  Discours  de  V aveugle  aux 
Français , où,  secrètement  entichée  d’ aristocratie , béton- 
nante patriote  demande  : « Qu’importe  au  roi,  qu’im- 
porte au  citoyen  affligé,  qu’importe  au  peuple  malheu- 
reux, qu'on  délibère  par  tête  ou  par  ordre  ? » 

Cependant,  les  trois  ordres  s’étant  réunis  le  27  juin, 
X Assemblée  nationale  — suivant  le  nom  que  le  Tiers 
s’était  donné  le  17  — se  trouva  réellement  formée. 
Olympe  en  est  ravie.  Elle  exprime  sa  joie  dans  Mes 
vœux  sont  remplis.  Mais  quelle  idée,  peu  après,  de 
demander  la  suspension  des  séances  pendant  « un 
mois  ou  six  semaines  » ! Ce  n’eût  pas  été  le  bon 
moyen  de  calmer  les  têtes,  ainsi  qu’elle  l’espérait  : au 
contraire;  mais  cela  prouve  combien  elle  était,  à son 


48 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


insu,  réactionnaire  politiquement,  en  1789.  A son 
insu  et,  tour  à tour,  de  façon  très  consciente. 
Elle  veut  la  suppression  des  « abus  » ; elle  rêve  et 
propose  des  réformes  humanitaires  qui  pourraient  faire 
dire  qu’elle  était  socialiste  — ses  « ateliers  publics  », 
n’est-ce  point  les  « ateliers  nationaux  » de  1848  ? — 
et  d’un  autre  côte  elle  tremble  d’une  peur  religieuse 
au  pressentiment  d’innovations  successives  dans  l'ordre 
politique,  gagnant  peu  à peu  jusqu’aux  « fondations  », 
ainsi  qu’elle  parlait,  de  « la  monarchie  française  ». 

L’édifice  monarchique,  tel  que  Louis  XIV  l’avait 
achevé,  était  pour  elle  presque  tout  sacré.  « Quatorze 
siècles  de  travaux  n’ont  fait  qu’améliorer  sa  bonne 
constitution.  » C’est  folie  de  penser  à le  changer.  Et  on 
y pense,  se  lamente-t-elle  : « Quel  temps!  » ( Discours  de 
l'aveugle).  Elle  admire  Necker,  mais  il  faudraitrappeler 
Calonne,«  véritable  homme  d’Etat,  et  qui  me  paraît  inno- 
cent ».  Elle  voudrait  « les  unir,  les  voir  placés  tous  deux 
à la  tête  du  Conseil  ».  Bailly  lui  impose  : c’estun  «homme 
de  poids,  de  mérite  »,  il  a le  « ton  noble  ».  Mirabeau, 
pour  l’instant,  lui  plaît  beaucoup  moins.  Elle  se  pas- 
sionnera pour  La  Fayette  ; mais  quelle  horreur  pour 
les  journées  d’octobre,  pour  les  « infâmes  brigands  qui 
ont  assailli  et  repoussé  les  gardes  du  corps,  enfoncé  les 
portes  du  palais  de  nos  rois,  égorgé  sans  pitié  des  sen- 
tinelles qui  devaient  mourir  dans  leur  poste,  violé 
l’appartement  du  souverain  et  poursuivi  la  reine  jusque 
dans  son  lit  »!  (. Départ  de  M.  Necker  et  de  Mme  de 
Gouges).  Dans  la  même  brochure  elle  parle  avec  enthou- 
siasme du  marquis  de  Favras,  iniquement  condamné 
d’ailleurs.  Croyant  son  roi  en  danger,  se  dévouant  à 
préparer  la  fuite  de  la  famille  royale,  il  fut  « la  vic- 
time d’un  héroïsme  louable  »,  et  il  est  mort  « en  grand 


OLYMPE  DE  GOUGES 


49 


homme  ».  Elle  prédit  la  contre-révolution  pour  avant 
peu,  si  l’on  n’enraie  pas;  sur  la  France  de  cette  année 
1790  elle  « verse  des  larmes  de  sang  ». 

Un  mot  résumerait  tout  : c’est  une  femme  de  l’an- 
cienne France.  La  Révolution  l’attire  et  l’épouvante. 
Elle  va  bien  au-delà,  sous  des  points  de  vue  qui  lui  sont 
propres  : en  philosophe  sensible  ou,  à mieux  dire,  en 
créature  de  grand  cœur;  mais  la  vieille  société  monar- 
chique et  aristocratique  avait  pénétré  son  imagination 
du  charme  qu’un  mot  de  Talleyrand  a immortalisé  sur 
la  douceur  de  vivre  aux  années  brillantes  d’avant  1789. 
Elle  est  « peuple  »,  mais  également  aristocrate;  elle 
est  xviii6  siècle. 

Le  départ  des  princes  après  le  |14  juillet  et  les  journées 
d’octobre  la  désole.  Elle  supplie  le  Roi  de  les  inviter 
à revenir,  de  leur  en  donner  l’ordre.  Gela  tournera 
chez  elle  à l’idée  fixe.  Elle  voudra  un  jour  que 
Louis  XYI  l’envoie  auprès  de  Monsieur  et  du  comte 
d’Artois  pour  les  ramener  en  France.  Elle  était,  bien 
entendu,  pour  le  veto  royal  absolu. 

Mais  ces  brochures  qui  se  succédaient  si  rapidement 
trouvaient-elles  beaucoup  de  lecteurs?  faisaient-elles  à 
Olympe  un  public  politique  ? On  l’a  vue  se  vanter  du  suc- 
cès des  deux  premières  ; pourtant,  avant  la  fin  de  1789, 
elle  gémit  déjà  de  ce  qu’on  « dédaigne  les  projets  d’une 
femme  »,  — En  avril  1791,  elle  se  plaindra  de  l’Assem- 
blée nationale  avec  un  orgueil  amer  : « Je  dénonce, 
dira-t-elle,  son  indifférence  pour  moi  à la  postérité- 
Elle  a reçu  la  collection  de  mes  ouvrages,  chaque 
membre  en  particulier;  le  seul  qui  m’a  témoigné  sa 
gratitude  est  l’incomparable  Mirabeau.  » Mirabeau,  en 
effet,  lui  avait  écrit  en  1789,  à propos  du  Discours  de 
l'aveugle  aux  Français  : « Jusqu’ici,  j’avais  cru  que  les 


50 


TROIS  FËMMËS  dë  la  révolution 


grâces  ne  se  paraient  que  de  fleurs,  mais  une  concep- 
tion facile,  une  tête  forte,  ont  élevé  vos  idées;  et  votre 
marche,  aussi  rapide  que  la  Révolution,  est  marquée, 
comme  elle,  par  des  succès.  » — En  septembre  1791, 
nouvelles  lamentations.  On  l’accuse  d’aristocratie,  et 
même  certains  députés  « opinent,  m’a-t-on  dit,  que  je 
suis  folle  ».  Elle  se  défend,  hélas!  comme  il  suit,  dans 
son  Repentir  de  Mme  de  Gouges  : « Occupée  depuis 
quelques  jours  à donner  la  dernière  main  à un  ouvrage 
majeur,  j’apprends  dans  ma  solitude  que  l’Assemblée 
nationale  a terminé  la  Constitution.  Désespérée  de 
voir  ce  chef-d’œuvre  achevé  avant  d’avoir  pu  commu- 
niquer mes  idées,  une  noire  vapeur  s’empare  tout  à 
coup  de  mes  sens  et  de  ma  raison;  je  sors  de  chez 
moi,  avec  l’intention  de  faire  un  mauvais  coup;  j’allais 
me  précipiter  dans  la  rivière  et  je  tombe  dans  l’écueil 
aristocratique.  Que  pouvais-je  faire  de  pis?  j’arrive 
chez  mon  imprimeur  sans  manuscrit;  je  dicte  au  com- 
positeur Y Avis  pressant  au  roi , je  ne  le  quitte  pas  qu’il 
n’ait  fait  gémir  la  presse.  » Et  cet  Avis  pressant,  qu’elle 
va  « porter  partout  »,  excite  les  colères  ou  les  risées 
qu’elle  aurait  dû  craindre  et  dont  se  désole  son  Repen- 
tir, non  moins  fou  dans  cette  franchise  boutïonne 
d’explications. 

Ses  premières  brochures  étaient  anonymes.  Cela  peut 
surprendre  de  sa  vanité.  Mais  elle  avoue  qu’elle  met- 
tait ses  amis  dans  la  confidence,  et  aussi  « tous  ceux  » 
à qui  elle  adressait  ces  « productions  ».  Les  journaux 
les  recevaient,  il  va  sans  dire,  avec  prière  d’en  parler. 
Et  quelquefois  la  requête  avait  le  ton  d’un  ordre.  Le 
Journal  de  Paris  n’ayant  pas  rendu  compte  de  la 
Lettre  au  peuple,  ni  des  Remarques  patriotiques , Olympe 
se  fâche,  menace.  Pourtant  il  vaut  mieux  se  taire  que 


OLYMPE  DE  GOUGES 


51 


la  railler.  Au  rédacteur  du  Petit  Almanach  de  nos 
Grandes  femmes  (1789),  qui  a eu  ce  dernier  courage, 
elle  propose  un  duel  au  pistolet  « à trois  pieds  dans 
la  terre  et  à quatre  de  distance  ».  Elle  ajoute  même 
dans  sa  fureur  et  son  mépris  : « Je  vous  donnerai 
l’avantage  du  premier  coup,  persuadée  que  vous  trem- 
blerez assez  pour  me  manquer.  » Puis  devinerait-on 
pourquoi  elle  avait  d’abord  résolu  de  garder  l’anonyme 
devant  le  public?  Parce  que,  disait-elle,  son  nom  « de- 
viendrait trop  fameux  »,  ce  qui  pourrait  l’enorgueillir, 
lui  enlever  sa  « simplicité  » naturelle.  La  foule  ayant 
mis  peu  d’empressement  à la  troubler  dans  cette  « sim- 
plicité »,elle  signa.  L o,  Discours  de  V aveugle  aux  Fran- 
çais parut  avec  son  nom,  qu’elle  se  décidait  « à faire 
sortir  du  sein  des  ténèbres  »,  afin,  selon  elle,  qu’on  ne 
lui  contestât  plus  la  paternité  de  ses  ouvrages. 

En  1790,  elle  fut  un  instant  si  découragée  que  l’idée 
lui  vint  de  quitter  la  France.  Mais,  à travers  tout,  sa  foi 
dans  son  «génie»  en  politique  resta  entière.  Elle  pourra 
dire  qu’elle  est  née  malheureuse,  se  croire  persécutée  des 
hommes  et  du  destin,  elle  demeurera  convaincue  que  «le 
ciel  l’inspire  ». 

En  réalité  sa  première  illumination  est  du  21  juin  1791, 
jour  où  la  fuite  du  roi  la  lit  brusquement  républicaine. 
La  duplicité  de  Louis  XVI  qui,  le  23  avril  précédent, 
avait  dit  à une  députation  de  la  Constituante  : « Si 
l’Assemblée  pouvait  lire  au  fond  de  mon  cœur,  elle  n’y 
verrait  que  des  sentiments  propres  à justifier  la  con- 
liance  de  la  nation  »,  fit  une  telle  impression  sur  la 
sensibilité  d’Olympe  que  subitement  cette  royaliste- 
patriote  se  trouva  d’accord  avec  le  Paris  révolutionnaire 
le  plus  avancé,  pourdemander la  déchéance  du  « traître  ». 
Le  mot  est  d’elle.  Or,  la  déchéance,  suivie  de  la  procla- 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


52 

mation  de  la  République,  ce  n’était  pas  une  folie  ; 
c’était  la  Révolution  sauvée  des  crises  par  lesquelles  il 
lui  fallut  passer  l’année  suivante  pour  se  libérer  de  la 
royauté,  et  qui  rendirent  fatale,  après  le  10  août,  la 
condamnation  du  roi  vaincu  et  prisonnier,  puis  l’exé- 
cution de  la  sentence  le  21  janvier  1793.  Il  est  vrai  que 
Louis  XYI,  ramené  de  Varennes  à Paris,  consigné  aux 
Tuileries  sous  la  garde  de  La  Fayette,  et  suspendu  de 
toutes  ses  fonctions  par  l’Assemblée  qui  en  avait  assumé 
le  poids  dès  le  21  juin,  émut  de  pitié  la  républicaine 
d’un  jour,  la  refit  royaliste.  Avec  un  tendre  et  subtil 
repentir,  elle  distingua  dans  la  brochure  : Sera-t-il  roi? 
ne  le  sera-t-il  pas?  entre  l’homme  et  le  roi,  celui-ci 
coupable,  celui-là  poussé  à bout  par  « des  vexations 
continuelles  »,  égaré  par  des  conseils  perfides,  bref,  in- 
nocent. Conclusion  à la  fois  illogique  et  prévue  : il  faut 
rendre  au  roi  son  pouvoir.  C’est  d’ailleurs,  comme  on 
sait,  ce  que  fit  l’Assemblée,  profondément  monarchiste. 

Cependant  l’irréparable  malheur  que  fut  l’arres- 
tation de  Varennes  avait  désolé  Olympe  de  Gouges.  Du 
moins,  après  le  10  août,  jugeant  avec  un  sens  politique 
remarquable  l’erreur  de  la  Constituante  à l’égard  de  la 
royauté  maintenue,  mais  dégradée,  Olympe  affirmera 
qu’elle  avait  « prévu  » les  résultats  inévitables  et 
lamentables  d’une  telle  contradiction.  Elle  trouvera 
cette  formule  heureuse  : « L’Assemblée  constituante 
avilissait  les  tyrans  et  les  conservait  » ; d’oû,  néces- 
sairement, dira-t-elle,  « un  gouvernement  monstrueux», 
puis  la  journée  de  sang  où  sombra  ce  qu’on  s’était 
obstiné  à garder  de  monarchie. 

Une  des  raisons  du  succès  de  la  Révolution , d’Edgar 
Quinet,  fut  le  développement  de  cette  vue  d’Olympe. 

Non  pas,  certes,  que  l’historien-philosophe  si  con- 


OLYMPE  DE  GOUGES 


53 


vaincu,  si  probe,  doive  être  soupçonné  de  plagiat.  Sans 
aucun  doute  il  ignorait  le  Compte  moral  rendu , où 
se  trouve  la  juste  et  forte  idée,  mais  la  rencontre 
est  curieuse.  « Que  de  sang  n’eut-on  pas  épargné  ! » 
s’écrie-t-il,  si  l’on  avait  prononcé  le  divorce  entre  le 
principe  monarchique  et  le  droit  nouveau  ou  national, 
le  jour  où  il  n’y  eut  plus  « d’alliance  ni  de  réconcilia- 
tion possible  ».  11  est  vrai  que  ce  jour,  Quinet  le  fixe 
presque  au  début  du  grand  conflit,  en  1789,  après  l’insur- 
rection triomphante  des  5 et  6 octobre.  Il  n’a  pas  tort, 
mais  c’est  après  le  21  juin  surtout  qu’il  rend  sensible 
l’incompatibilité  des  deux  principes.  Relisez  le  cha- 
pitre de  la  Révolution  intitulé  : Faux  jugements  portés 
sur  T évasion  de  Louis  XVI.  C’estd’une  admirable  dialec- 
tique. Or,  non  seulement  dans  une  brochure  d’Olympe 
de  Gouges,  dont  nous  n’avons  pas  encore  parlé  et  qu’il 
faut  rapprocher  du  Compte  moral  rendu , — la  Fierté  de 
! innocence  (1792),  — il  y a ce  cri,  motivé  par  le  10  août  : 
« Si  l’on  avait  voulu  m’écouter  ( lors  de  la  fuite  du  roi 
spécialement ),  que  de  sang  on  aurait  épargné!  » mais 
c’est  aussi  dans  cette  Fierté  de  V innocence , qualifiée 
par  Michelet  de  « très  noble  pamphlet  »,  qu’il  y a sur 
Louis  XVI  reconnu  à Varennes  : « Combien  j’ai  maudit 
son  arrestation  ! » 

Une  nouvelle  et  bizarre  idée  féministe  e$t  à noter 
maintenant  dans  : Sera-t-il  roi ? ne  le  sera-t-il  pas?  En 
rendant  au  malheureux  ses  fonctions  constitutionnelles, 
disait  Olympe,  on  exigerait  qu’il  réformât  sa  maison, 
et  surtout  celle  de  Marie-Antoinette,  auprès  de  qui  l’on 
remplacerait  les  ci-devant  duchesses,  princesses  et 
marquises  par  une  « garde  nationale  de  femmes  ».  Ces 
citoyennes  armées  surveilleraient  également  Madame 
Royale  et  Madame  Élisabeth, 


TROTS  FEMMES  DE  LÀ  RÉVOLUTION 


54 

Jusqu’au  10  août, elle  va  désormais  battre  la  campagne. 
Tantôt  réactionnaire,  tantôt  Girondine  ; partisan  d’une 
guerre  de  propagande,  déclarant  : « La  France,  étant 
devenue  la  mère  de  tous  les  peuples,  doit  détruire  tous 
les  tyrans  de  la  terre  » (avril  1792),  puis,  dans  la  même 
brochure,  le  Bon  sens  français,  condamnant  la  fête  des 
soldats  de  Châteauvieux,  qui  fut  une  manifestation  pa- 
cifique enthousiaste  des  sentiments  du  Paris  populaire. 

Elle  avait  dédié  le  Bon  sens  français  aux  Jacobins. 
Ceux-ci  ayant  refusé  l’hommage,  elle  les  attaqua  furieu- 
sement, sans  penser  qu’elle  se  rendait  ridicule.  Elle 
appelait  leur  club  « un  repaire  de  scélérats  »,  « une 
caverne  de  brigands  ».  ( Grande  éclipse  du  soleil  jacobi- 
niste  et  de  la  lune  feuillantine , mai  1792). 

Enfin,  le  dimanche  3 juin,  elle  eut  la  gloire  fâcheuse 
de  parader  dans  une  cérémonie  officielle,  qui  sembla, 
suivant  le  mot  de  Robespierre,  « une  représaille  à 
la  fête  de  la  liberté  des  soldats  de  Châteauvieux  ». 
[Le  Défenseur  de  la  Constitution , n°  4).  C’était  effecti- 
vement la  fête  de  la  Loi , célébrée  en  l’honneur  de 
Simoneau,  maire  d’Etampes,  assassiné  le  3 mars, 
sur  la  place  du  Marché  d’Etampes,  dans  une  émeute 
provoquée  par  la  rareté  des  subsistances  et  la  cherté 
des  grains.  Le  18  mars,  l’Assemblée  avait  décrété 
qu’il  serait  décerné  à Simoneau  des  honneurs  funèbres, 
puis,  le  12  mai,  que  la  cérémonie  serait  « natio- 
nale »,  « consacrée  au  respect  de  la  loi  ».  Le  20  mai, 
Olympe  de  Gouges  se  présenta,  suivie  d’un  petit 
groupe  de  citoyennes,  à la  barre  de  l’Assemblée,  et 
lut  une  pétition  patriotico-féministe,  dont  voici  le  plus 
intéressant  : « Que  toutes  les  femmes,  couvertes  du 
crêpe  de  la  douleur,  précèdent  le  sarcophage,  et  qu’une 
bannière,  où  sera  représentée  l’action  héroïque  de  ce 


OLYMPE  DE  GOUGES 


grand  homme,  avec  celte  inscription  : A Simoneau  les 
femmes  reconnaissantes , soit  déposée  par  elles  au  Pan- 
théon français,  si  le  Champ  de  Mars  nous  est  fermé. 
Rappelez-vous  que,  chez  les  peuples  les  plus  fameux, 
les  femmes  couronnaient  les  héros...  Ouvrez-nous  la 
barrière  de  l’honneur,  et  nous  vous  montrerons  le  che- 
min de  toutes  les  vertus.  » Cela  fut  applaudi,  mais  il 
n’y  eut  guère,  le  3 juin,  derrière  Olympe,  que  le  petit 
groupe  féministe  du  20  mai. 

L’ardente  publiciste  avait  rêvé  mieux.  Elle  avait 
envoyé  au  Courrier  des  quatre -vingt-tr ois  départements 
un  «Projet  de  cortège  des  dames  »,  où,  Perrette  poli- 
tique, elle  s’admirait  déjà  conduisant  deux  longues 
colonnes  de  femmes  et  de  jeunes  filles.  Son  imagination 
s’enchantait  du  spectacle  des  couleurs,  les  jeunes  filles 
tout  en  blanc,  les  femmes  mariées  en  robe  blanche, 
mais  de  noir  voilées,  et  couronnées  de  roses,  la  ceinture 
tricolore,  et  les  veuves  tout  en  noir,  avec  « une  cou- 
ronne de  saule  pleureur  ».  Et  elle  voyait  cent  de  ces 
jeunes  femmes  suivant  la  bannière,  « avec  des  corbeilles 
pleines  de  fleurs  et  des  vases  remplis  de  parfums  », 
d’autres  portant  des  couronnes  de  laurier,  entrelacées 
de  myrte,  les  veuves  autour  du  sarcophage,  les  jeunes 
filles  en  grand  nombre  derrière  une  magnifique  cou- 
ronne civique,  portée  par  l’une  d’elles. 

Hélas  ! (mot  qu’on  est  trop  souvent  tenté  d’écrire 
dans  une  biographie  d’Olympe)  le  même  journal  qui 
publiait  ce  Projet  y opposait,  en  sa  description  de  la 
fête,  une  « réalité  » d’autant  plus  triste  que  les  dix  ou 
douze  suivantes  de  la  pauvre  Perrette  n’avaient  nulle- 
ment brillé  parleur  tenue.  « C’est  au  public  qui  les  a 
vues,  disait-il,  à juger,  par  leur  extérieur,  ce  qu’elles 
pouvaient  être.  » 


56 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


L’organisatrice  de  ce  fiasco  y gagna  seulement  de 
devenir  plus  impopulaire  — de  l’impopularité  mala- 
droitement accrue  d’une  Pompe  funèbre  où,  raconte 
encore  le  même  journal,  on  vit  la  Loi  tenant  à la 
main  une  épée  nue,  et  aussi  « un  monstre  menaçant, 
gueule  béante  armée  de  dents,  et  traversé  d’une  pique  », 
dont  on  put  se  demander  s’il  ne  figurait  pas  injurieuse- 
ment le  Peuple.  Néanmoins  les  Révolutions  de  Paris 
du  21  juillet  1792  montrent  « la  dame  de  Gouges  » para- 
dant de  nouveau,  dans  le  cortège  du  14,  « à la  tête 
d’un  groupe  de  femmes  »L 

Elle  avait  écrit  à Petion  le  18  juin  pour  qu’il  empê- 
chât « la  descente  du  faubourg  Saint-Antoine  aux  Tui- 
leries ».  « Je  n’aime  pas  pins  le  roi  des  Tuileries  que 
le  roi  du  faubourg  Saint- Antoine...  Mais  la  Constitution 
nous  donne  celui  des  Tuileries  ; il  faut  savoir  le  res- 
pecter. » (Arcb.  nat.,  W.  293,  dossier  210).  La  journée 
du  20  juin  la  désola  donc.  Mais  elle  qualifiera  de 
« sainte  » l’insurrection  du  10  août,  qui  la  refit  répu- 
blicaine1 2. Elle  le  fut  à sa  manière,  il  est  vrai,  jusqu’à 


1.  « Elle  semblait  dire  aux  spectateurs  curieux  de  la  connaître  : — 
Regardez-moi  bien;  c’est  pourtant  moi  qui  m’olfris  pour  médiatrice  à 
nos  députés  ; c’est  moi  qui,  la  première,  leur  présentai  le  rameau 
d’olivier.  » En  effet,  « huit  jours  auparavant  »,  elle  « avait  mis  son 
nom  au  bas  d’un  placard  précurseur  de  la  fameuse  motion  de  l’évêque 
Lamourette  » ; motion  qui,  le  7 juillet,  réconcilia...  pour  quelques 
heures,  comme  on  sait,  Feuillants,  Brissotins  et  Robespierristes , dans 
la  Législative.  Ce  fut  la  séance  du  baiser  Lamourette.  Quant  au 
placard  dont  parlent  les  Révolutions  de  Paris , il  était  intitulé  : Pacte 
national. 

Il  en  est  question  dans  les  Proces-verbaux  de  la  Législative  à la  date 
du  5 juillet  (séance  du  soir)  : « Madame  Degouge  (sic),  citoyenne  de 
Paris,  propose  un  pacte  social  pour  abolir  toutes  les  factions.  Son 
Adresse  est  renvoyée  au  Comité  des  pétitions.  » 

2.  Adresse  au  Don  Quichotte  du  Nord,  1792.  Après  l’établissement  de 
la  République,  une  de  ses  prétentions  fut  même  d’être  « née  avec  un 
caractère  républicain  ».  ( Œuvres  de  la  citoyenne  de  Gouges,  dédiées  à 
Philippe ). 


0LY3IPE  DE  GOUGES 


57 


vouloir  défendre  Louis  XYI.  Elle  s’offrit  pour  cette 
tâche  à la  Convention,  le  15  décembre  ; et  ce  fut  le  coup 
dont  elle-même  s’acheva  dans  l’opinion  des  clubs  et 
des  journaux.  Cependant,  c’est  bien  l’acte  sublime  de 
sa  vie. 

Doublement  sublime,  car  il  ne  jaillit  pas  de  la  seule 
pitié,  mais,  plus  encore,  d’une  seconde  et  supérieure 
illumination  politique  chez  Olympe  de  Gouges. 

Le  malheur  est  que  la  lettre  où  l’héroïque  voyante  fit 
son  offre  à la  Convention  laisse  tant  à désirer  au  point 
de  vue  littéraire.  Deux  ou  trois  formules  y sont  cepen- 
dant remarquables.  Nous  la  donnons  ici,  non  d’après 
le  Moniteur , où  elle  parut  tronquée,  mais  d’après  le 
manuscrit,  exposé  sous  vitrine  au  Musée  des  Archives 
nationales  : 

« Citoyen  Président, 

« L’univers  a les  yeux  fixés  sur  le  procès  du  premier  et  du 
dernier  roi  des  Français.  Je  m’empresse  de  faire  passer  à la 
Convention  nationale  les  lettres  originales  qui  m’ont  été 
écrites  par  les  sieurs  Brissac  et  Laporte.  — J’y  joins  cinq 
cents  exemplaires  de  mon  Compte  rendu . 

« Citoyen  Président,  un  intérêt  plus  grand  m’occupe 
aujourd’hui  : celui  de  la  gloire  de  mon  pays.  Je  m’offre,  après 
le  courageux  Malesherbes,  pour  être  le  défenseur  de  Louis. 
Laissons  à part  mon  sexe  ; l’héroïsme  et  la  générosité  sont 
aussi  le  partage  des  femmes,  et  la  Révolution  en  offre  plus 
d’un  exemple.  Mais  je  suis  franche  et  loyale  républicaine, 
sans  tache  et  sans  reproche  ; personne  n’en  doute,  pas  même 
ceux  qui  feignent  de  méconnaître  mes  vertus  civiques.  Je 
puis  donc  me  charger  de  cette  cause. 

« Je  crois  Louis  fautif  comme  Roi ; mais  dépouillé  de  ce 
titre  proscrit,  il  cesse  d’être  coupable  aux  yeux  de  la  Répu- 
blique. Ses  ancêtres  avaient  comblé  la  mesure  des  maux  de 
la  France  ; malheureusement  la  coupe  s’est  brisée  dans  ses 
mains,  et  tous  les  éclats  ont  rejailli  sur  sa  tête.  Je  pourrais 


58 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


ajouter  que,  sans  la  perversité  de  sa  cour,  il  eût  été  peut- 
être  un  roi  vertueux.  Il  suffit  de  se  rappeler  qu’il  détesta 
les  grands,  qu’il  sut  les  forcer  à payer  leur  dettes,  et  qu’il 
fut  le  seul  de  nos  tyrans  qui  n’eut  point  de  courtisanes  et 
qui  eut  des  mœurs  primitives.  Il  fut  faible  ; il  fut  trompé  ; il 
nous  a trompés  ; il  s’est  trompé  lui-même.  En  deux  mots 
voilà  son  procès. 

« Citoyen  Président,  je  ne  déduirai  point  ici  les  raisons 
que  j'ai  à alléguer  pour  sa  défense.  Je  ne  désire  que  d’être 
admise  par  la  Convention  et  par  Louis  Capet  à seconder  un 
vieillard  de  près  de  quatre-vingts  années,  dans  une  fonction 
pénible  qui  me  paraît  digne  de  toute  la  force  et  de  tout  le 
courage  d’un  âge  vert.  Sans  doute,  je  ne  serais  point  entrée 
en  lice  avec  un  tel  défenseur,  si  la  cruauté  aussi  froide 
qu’égoïste  du  sieur  Target  n’avait  enflammé  mon  héroïsme 
et  excité  ma  sensibilité.  Je  puis  mourir  actuellement;  une 
de  mes  pièces  républicaines  est  au  moment  de  sa  représen- 
tation. Si  je  suis  privée  du  jour  à cette  époque  peut-être  glo- 
rieuse pour  moi,  et  qu’après  ma  mort  il  règne  encore  des 
lois,  on  bénira  ma  mémoire,  et  mes  assassins,  détrompés, 
répandront  quelques  larmes  sur  ma  tombe.  Mon  zèle  pourra 
paraître  suspect  à Louis  Capet  : ses  infâmes  courtisans 
n’ont,  sans  doute,  pas  manqué  de  me  peindre  à son  esprit 
comme  une  cannibale  altérée  de  sang  ; mais  qu’il  est  beau  de 
détromper  ainsi  l’homme  malheureux  et  sans  appui  ! 

« Qu’il  me  soit  permis  d’ouvrir  à la  Convention  nationale 
une  opinion  qui  m’a  paru  digne  de  toute  son  attention  ! 

« Louis  le  Dernier  est-il  plus  dangereux  à la  République 
que  ses  frères,  que  son  fils  ? Ses  frères  sont  encore  coalisés 
avec  les  puissances  étrangères,  et  ne  travaillent  actuellement 
que  pour  eux-mêmes.  Le  fils  de  Louis  Capet  est  innocent,  et 
il  survivra  à son  père  ; que  de  siècles  de  divisions  et  de 
partis  les  prétendants  ne  peuvent-ils  pas  enfanter  ! Les 
Anglais  occupent  dans  l’histoire  une  place  bien  différente  de 
celle  des  Romains.  Les  Anglais  sont  déshonorés,  aux  yeux 
de  la  postérité,  par  le  supplice  de  Charles  Ier  ; les  Romains 
se  sont  immortalisés  par  l’exil  de  Tarquin.  Mais  les  vrais 
républicains  eurent  toujours  des  maximes  bien  plus  élevées 


OLYMPE  DE  GOUGES 


59 

que  celles  des  esclaves.  11  ne  suffit  pas  de  faire  tomber  la 
tête  d’un  roi  pour  le  tuer  ; il  vit  encore  longtemps  après  sa 
mort;  mais  il  est  mort  véritablement  quand  il  survit  à sa 
chute.  Je  m’arrête  ici  pour  laisser  faire  à la  Convention 
nationale  toutes  les  réflexions  que  présentent  celles  que  je 
viens  de  lui  soumettre. 

Cet  avis,  tout  ensemble  humain  et  prophétique,  appuyé 
sur  l’histoire,  qu’il  fallait  exiler  Louis  XVI,  et  non  le 
guillotiner,  parce  qu’un  roi  n’est  pas  mort  dont  on  a 
fait  choir  la  tête,  mais  l’est  réellement  si  on  l’a  chassé, 
c’est  encore  une  des  idées  qu’on  admira  dans  la  Révo- 
lution d’Edgar  Quinet. 

« La  condamnation  d’un  roi  n’a  jamais  servi  qu’à 
relever  la  royauté,  dit  Quinet.  Jacques  II,  Charles  X 
ne  sont  pas  revenus  de  l’exil  ; mais  Charles  Ier, 
Louis  XVI  sont  revenus  de  l’échafaud  sous  les  figures 
de  Charles  II  et  de  Louis  XVIII.  » On  avouera  qu’Olympe 
ne  pouvait  pas  parler  de  Charles  X;  mais  elle  annonçait 
celui  qui  s’appela  Louis  XVI! L 

Elle  faillit  payer  cher  son  initiative.  La  Convention 
avait  dédaigneusement  passé  à l’ordre  du  jour,  mais, 
racontent  les  Mémoires  de  Fleury , des  furieux  s’ameu- 
tèrent devant  sa  porte.  « Une  autre  se  serait  cachée, 
elle  descendit.  » Quelqu'un  la  saisit,  l’étreint,  fait 
voler  sa  cornette,  et,  découvrant  une  tête  chenue, 
s’écrie  : « A vingt-quatre  sous  la  tête  de  Mme  de  Gouges  ! » 
Son  esprit  dans  le  courage  la  sauva.  « Mon  ami,  dit-elle, 
montrant  la  tranquillité  d’une  personne  qui  cause  dans 
un  salon,  mon  ami,  je  mets  la  pièce  de  trente  sous...  » 
On  rit,  et  l’homme  la  lâcha.  Il  faut  dire  qu’elle  avait 
fait  afficher  sa  lettre,  et  l’avait,  de  plus,  commentée 
dans  cette  affiche,  Avis  pressant  à la  Convention , où 
elle  osait  déclarer  : « J’opine  qu’aucun  vrai  républicain 


60 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


ne  votera  pour  sa  mort  {la  mort  de  l'infortuné  « cou- 
pable »)...  Le  plus  grand  des  crimes  de  Louis  Capet 
fut...  de  naître  dans  un  temps  où  la  philosophie  pré- 
parait en  silence  les  fondements  de  la  République.  » 
La  justesse  profonde  de  cette  dernière  phrase  n’en  pou- 
vait être  l’excuse  pour  le  peuple  ; et  les  Révolutions  de 
Paris , qui  se  moquaient  lourdement  de  la  noble  lettre, 
et  se  plaisaient  à noter  qu’elle  avait  « bien  amusé  la 
Convention,  même  les  femmes  qui  s’y  trouvaient  »,  les 
Révolutions  de  Paris  félicitaient  le  peuple  de  déchirer 
« l’affiche,  en  disant  : — De  quoi  se  mêle-t-elle?  Qu’elle 
tricote  plutôt  des  pantalons  pour  nos  braves  sans- 
culottes  » ! (N°180,  22  décembre  1792).  C’était  d’ailleurs 
l’occasion,  pour  le  très  antiféministe  journal,  d’une 
pointe  joyeuse  contre  le  féminisme  politique  de  Con- 
dorcet : « Qu’on  imagine,  à la  Convention,  deux  cents 
femmes  de  l’espèce  d’Olympe  de  Gouges,  assises  à côté 
de  l’évêque  Fanchet,  de  l’auteur  de  Faublas , de  Thuriot, 
de  Chabot,  d’Egalité,  de  Condorcet  même,  etc...  Nous 
laissons  à nos  lecteurs  le  plaisir  d’en  calculer  les 
suites.  » 

Une  autre  feuille,  la  Correspondance  littéraire  secrète, 
faisait  au  moins,  à la  citoyenne,  l’espèce  d’honneur  de 
cette  brève  leçon  : « Si  Mad.  de  Gouges  avait  un  peu 
plus  de  politique,  elle  aurait  pu  réfléchir  que  celte 
mesure  ( le  bannissement  de  Louis  XVI)  serait  le  moyen 
d’éterniser  une  guerre  sanglante.  » (N°  du  18  décembre). 
Mais,  aussitôt  après,  cette  plaisanterie  : « Il  eut  été 
singulier  que  Mad.  de  Gouges  eût  été  choisie  pour  un 
des  défenseurs  du  roi  et  que  l’arrêté  de  la  municipalité, 
qui  portait  que  les  conseils  du  ci-devant  roi  seraient 
visités  jusque  dans  les  endroits  les  plus  secrets,  eût  été 
exécuté.  » Ainsi,  la  malheureuse,  le  jour  où  se  marqua 


OLYMPE  DE  GOUGES 


61 


le  mieux  sa  grandeur  d’âme,  — soutenue  sans  doute 
de  la  passion  de  la  gloire,  — ne  rencontra  que  la  haine 
ou  l’ironie,  nous  allions  écrire  : la  blague. 

Dans  la  première  partie  de  son  Avis  pressant  à la 
Convention , elle  avait  repris  une  de  ses  idées  chères  : 
« Montagne,  Plaine,  Rolandistes,  Brissotins,  Girondistes, 
Robespierristes,  Maratistes,  disparaissez,  épithètes 
infâmes!  » Cette  belle  chimère  d’une  réconciliation 
des  républicains  la  hanta  jusqu’à  la  chute  de  la  Gironde. 
Le  26  mars  1793,  elle  adjurera  les  Conventionnels  de 
se  « réunir  ».  « O sentiments  fraternels!  ô nation,  ô 
justice...  descendez  au  milieu  de  nos  législateurs!  » 
(Arch.  nat.,  D XL,  23).  Mais,  avant  tout,  ce  qu’elle  eût 
voulu,  c’est  que  la  République  ne  fît  pas  régner  la  guil- 
lotine. Sa  grande  haine  fut  la  Terreur.  Elle  avait  rêvé 
« une  révolution  philosophique,  digne  de  la  sainte 
humanité  ».  ( Compte  moral  rendu).  A ceux  qui  di- 
saient : « Le  sang  fait  les  révolutions  »,  elle  répondait  : 
« Le  sang,  même  des  coupables,  souille  éternellement 
les  révolutions.  » Dans  sa  dernière  brochure  elle 
s’écriera  : « Les  échafauds,  les  bourreaux,  seraient-ce 
donc  là  les  résultats  d’une  révolution  qui  devait  faire 
la  gloire  de  la  France,  s’étendre  indistinctement  sur  les 
deux  sexes  et  servir  de  modèle  à l’univers?  » 

On  s’étonne  même,  quand  on  a lu  certaines  brochures 
d’Olympe  de  Gouges,  parues  à la  lin  de  1792  et  en 
1793,  qu’elle  ait  pu  vivre  jusqu’au  3 novembre  de  cette 
dernière  année. 

Elle  disait  de  Marat,  dans  les  Fantômes  de  V opinion 
publique : « Jamais  physionomie  ne  porta  plus  horrible^ 
ment  l’empreinte  du  crime.  De  quelque  côté  qu’on 
l’observe,  on  croit  voir  le  forfait  glisser  sur  son  visage, 
comme  les  grâces  sur  la  bouche  d’une  jolie  femme.  » 


62 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


Et  plus  loin,  dans  une  note  : « Un  avorton  de  l’huma- 
nité, qui  n’a  ni  le  physique,  ni  le  moral  de  l’homme.  » 

Néanmoins,  fidèle  à ses  principes  d’humanité,  elle 
blâma  Charlotte  Corday  [les  Trois  urnes)  ; et  comme  on 
accusait  les  Girondins  réfugiés  à Caen  d’avoir  en  quelque 
sorte  armé  la  main  de  la  jeune  fille,  elle  déclarait  que, 
s’il  était  vrai,  « assassins  et  victime  »,  lui  seraient 
« également  odieux  ».  (Arch.  Nat.,  W.  293,  210).  Elle 
ajoutait  meme  : « Celui  qui  tombe  sous  le  poignard  a 
toujours  des  droits  à ma  sensibilité  » ; et  elle  s’atten- 
drissait effectivement,  l’instant  d’après,  sur  « un 
ennemi  faible  et  mourant  qui  traçait,  au  moment  de 
sa  mort,  quelques  lignes  en  faveur  meme  de  son  assas- 
sin ».  Elle  avait  d’ailleurs  une  raison  de  surcroît  pour 
désapprouver  l’acte  de  Charlotte  Corday  : il  avait  pro- 
duit un  effet  terrible  sur  la  Montagne  et  dans  la  presse 
contre  les  revendications  féministes , et  Olympe  de 
Gouges  ne  trouvait  que  cette  réponse  : En  fermant  à 
la  femme  « la  porte  des  honneurs,  des  emplois,  de  la 
fortune  »,  on  l’a  pour  ainsi  dire  condamnée  à s’ouvrir 
« celle  du  crime  ». 

Encore  plus  que  Marat,  elle  hait  Robespierre. 

Au  début  de  novembre  1792,  elle  faisait  afficher  sous 
le  nom  de  Polyme,  anagramme  d’Olympe,  un  Pronostic 
sur  Maximilien  Robespierre  par  un  animal  amphibie , où 
on  lisait  : « Tu  te  dis  l’unique  auteur  de  la  Révolution, 
tu  n’en  fus,  tu  n’en  es,  tu  n’en  seras  éternellement  que 
l’opprobre  et  l’exécration...  Fuis  le  grand  jour,  imite 
Marat,  rentre  avec  lui  dans  son  infâme  repaire...  » 
Puis  : « Tu  voudrais  assassiner  Louis  le  Dernier,  pour 
l’empêcher  d’être  jugé  légalement  ; tu  voudrais  assassi- 
ner Petion,  Roland,  Vergniaud,  Condorcet,  Rrissot, 
Lasource,  Guadet,  Hérault-Séchelles,  en  un  mot  tous  les 


OLYMPE  DE  GOUGES 


63 


flambeaux  de  la  République  et  du  patriotisme  » : cela 
pour  monter  au  « rang  suprême  »,  mais  « ton  trône 
sera  l’échafaud  ».  Quelques  jours  après,  c’était  une 
Réponse  à la  justification  de  Maximilien  Robespierre , 
adressée  à Jérôme  Pétion  par  Olympe  Degoug es  : « Sais-tu 
la  distance  qu’il  y a de  toi  à Caton?  Celle  de  Marat  à Mira- 
beau... du  maringouin  à l’aigle  et  de  l’aigle  au  soleil...  » 
Et  elle  lui  criait,  la  brave  ennemie  : « C’est  moi, 
moi,  Maximilien,  qui  suis  l’auteur  de  ton  Pronostic.  » 
Elle  avait  le  tort  de  finir  sur  une  proposition  d’un  tragi- 
comique  surtout  burlesque  : « Prenons  ensemble  un  bain 
dans  la  Seine...  Nous  attacherons  des  boulets  de  seize 
ou  de  vingt-quatre  à nos  pieds...  Ta  mort  calmera  les 
esprits,  et  le  sacrifice  d’une  vie  pure  désarmera  le 
Ciel  ». 

Notons  que  la  plupart  de  ses  brochures  tapis- 
sèrent en  placards,  comme  le  Pronostic  et  sa  lettre 
du  15  décembre,  les  murs  de  Paris.  Elle  épuisait 
dans  ces  orgies  d’affiches  les  restes  de  sa  fortune. 
Elle  envoyait  d’ailleurs  aux  Jacobins,  aux  Conven- 
tionnels, ainsi  qu’elle  avait  fait  pour  les  Constituants 
et  pour  les  membres  de  la  Législative,  ses  productions 
patriotiques  : toutes,  il  va  de  soi,  imprimées  à ses 
frais1.  Dans  son  Testament  politique , elle  déclarera 
qu’elle  n’a  plus  que  quinze  ou  seize  mille  livres.  Ajou- 
tez-y  la  « paisible  chaumière  environnée  de  six  à sept 
arpents  de  terre  en  bon  rapport  »,  dont  elle  parle  en 
septembre  1793,  dans  une  lettre  écrite  à la  Petite-Force. 

« J’y  ai  fait  passer  le  peu  de  mobilier  précieux  qui  me 
restait  »,  dit-elle.  C’était  un  de  ses  orgueils  gémissants 
de  s’être  « ruinée  pour  la  Révolution  ». 

1.  Elle  en  envoya  aussi  à la  Commune.  ( Actes  de  la  Commune  de  Paris 
pendant  la  Révolution , par  Sigismond  Lacroix,  t.  111,  p.  661). 


64 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


Sa  dernière  admiration  — Hérault  de  Sèche  lies  mis  à 
part  — fut  pour  Danton.  Elle  lui  reconnaissait  un 
« profond  discernement  »,  un  « grand  caractère  ».  Mais, 
on  l’a  vu,  son  cœur  de  républicaine  appartenait  aux 
Girondins.  Vaincue  le  2 juin  1793,  la  Gironde  trouvait 
dans  cette  femme  héroïque,  le  surlendemain,  un  cour- 
tisan passionné  de  sa  défaite1.  Gela  ne  saurait  sur- 
prendre, mais  achève  dejustilier  l’hommage  qu’elle  se 
rendait  en  1790  : « Il  est  dans  mon  caractère  de  me 
ranger  dans  le  parti  du  plus  faible  et  de  l’opprimé  ». 
(. Départ  de  M.  Necker  et  de  Mme  de  Gouges). 

Connut-elle  les  chefs  de  la  Gironde?  On  le  lui 
demanda  dans  son  premier  interrogatoire,  puis  le 
6 août  ; elle  répondit  qu’elle  connaissait  Vergniaud  seu- 
lement, mais  depuis  quinze  ou  vingt  ans  : encore  ne 
l’a-t-ellevu  qu’une  fois  « depuis  qu’il  est  législateur2». 

On  l’avait  arrêtée  le  20  juillet  1793, près  du  Palais  de 
Justice, rue  delà  Barillerie, comme  elle  menait  chez  elle, 
rue  de  Harlay  (*  IV),  un  colporteur  rencontré  sur  le  pont 
Saint-Michel,  pour  lui  donner  à afficher  les  Trois  urnes 
ou  le  Salut  de  la  patrie.  Conduite  à la  Mairie,  on  l’y 
interrogea,  et  on  l’y  garda  au  secret.  (Arch.  Nat., 
W.  293,  210). 

1.  « Jamais  il  n entrera  dans  ma  tête  que  les  hommes  qu’on  a voulu 
envelopper  dans  une  affreuse  proscription  fussent  les  complices  des 
tyrans  couronnés  ; eux  qui  périraient  les  premiers  sur  l’échafaud  si 
ces  tyrans  l’emportaient  sur  nos  efforts  républicains.  Mais  ils  ont  du 
talent,  des  vertus  et  du  caractère;  voilà  leurs  crimes.  » Ce  sont  « les 
sages  de  la  République  ».  ( Testament  politique). 

2.  L’auteur  des  Mémowes  de  Fleury  dit  avoir  « vu  dans  les  mains  de 
Vergniaud,  grand  amateur  de  théâtre  »,  la  pièce  d’Olympe  : Molière 
chez  Ninon.  Sans  doute  Olympe  l’avait  envoyée  au  célèbre  orateur. 


OLYMPE  DE  GOUGES 


65 


V 


DÉTENTION,  JUGEMENT,  CONDAMNATION  ET  EXÉCUTION  d’oLYMPE 


De  tous  les  amis  qu’elle  avait  eus,  Cubières,  secré- 
taire-greffier de  la  Commune,  pouvait  seul  agir  pour 
elle.  Elle  s’empressa  de  dicter  une  lettre  où  elle  l’infor- 
mait de  son  arrestation  et  lui  rappelait  « l’éloge  public  » 
qu’il  avait  fait  de  son  « républicanisme  ».  (Arch.  Nat., 
W.  293,  210).  Là  encore  elle  parlait  de  Charlotte  Corday, 
qui  venait  d’être  exécutée.  « Une  femme  monstre  vient  de 
montrer  un  courage  peu  commun;  elle  n’a  reçu  que  la 
récompense  de  son  crime  » ; mais  elle,  Ulympe,  « l’être 
sensible  et  humain  » qui  avait  « tout  sacrifié  au  bien  de 
son  pays  »,  qui  n’avait  eupourbut  que  « la  paix  » et  «le 
bonheur  de  la  République  »,  la  persécuter!  l’avoir  vouée 
peut-être  à la  mort!  « Je  ne  possède  pas  le  calme  du 
crime,  disait-elle  en  finissant,  et  ce  que  j’éprouve 
m’indigne  et  me  fait  frémir  pour  la  patrie.  » Cette  lettre 
ne  parvint  pas  sans  doute  à son  destinataire  ; mais  il  ne 
dut  pas  ignorer  longtemps  l’arrestation  de  sa  « Belle 
Marie  ».  En  éprouva-t-il  quelque  émotion?  essaya-t-il 
de  quelque  démarche  ? nous  ne  savons.  Le  cas  d’Olympe 
était  grave.  Outre  la  haine  assez  justifiée  de  Robespierre 
et  de  deux  ou  trois  autres  montagnards,  il  y avait  contre 
elle  les  Trois  urnes , où  elle  proposait  un  plébiscite, 
sur  ces  trois  termes  : « Gouvernement  républicain  un  et 
indivisible,  gouvernement  fédératif,  gouvernement 
monarchique  ».  C’était  l’application  presque  assurée  de 
l’article  premier  de  la  loi  du  29  mars  : « Quiconque 


06 


TltOlS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


sera  convaincu  d’avoir  composé  ou  imprimé  des 
ouvrages  ou  écrits  qui  provoquent  la  dissolution  de  la 
représentation  nationale,  le  rétablissement  de  la 
royauté,  ou  de  tout  autre  pouvoir  attentatoire  à la  sou- 
veraineté du  peuple,  sera  traduit  au  tribunal  révolu- 
tionnaire et  puni  de  mort.  » Elle  disait  même  dans  ces 
Trois  urnes  : « Le  gouvernement  constitutionnel,  un  et 
indivisible,  est  en  minorité.  » 

Plus  de  trois  mois  durant,  elle  fut  toute  seule  à 
lutter,  à souffrir.  — Dès  son  premier  interrogatoire, 
où  l’administrateur  de  police  Marino  fut  contre  elle 
« un  lion  rugissant»,  elle  s’était  défendue  avec  force  et 
non  sans  habileté.  Le  22  juillet,  on  l’interrogea  pour  la 
seconde  fois  à la  Mairie,  puis  on  perquisitionna  chez 
elle.  Le  25,  ordre  de  la  transférer  à l’Abbaye  ; c’est  de 
là  que,  le  6 août,  elle  fut  conduite  au  tribunal  révolu- 
tionnaire pour  y être  entendue,  à huis  clos,  par  le  juge 
Ardouin.  Onia  réintégra  le  même  jour  àl’Abbaye.  ( Ibid .) 

Elle  était  souffrante.  Dans  une  lettre  au  tribunal  révo- 
lutionnaire, non  datée,  mais  qui  est  sûrement  du  4 ou 
du  5,  elle  avait  demandé  à être  placée  chez  un  chirur- 
gien. ( Ibid .)  Elle  se  plaignait  des  suitesd’une  chute,  faite 
la  veille  de  son  arrestation  et  causée  par  un  coup  de  sang. 
Un  dépôt  s’était  formé  dans  le  mollet  gauche.  Et,  comme 
elle  l’avait  écrit  à Marino,  il  lui  fallait  des  douches,  des 
bains.  Le  6,  lettre  à Fouquier-Tinville,  parlant  aussi  de 
cette  chute  «dangereuse»,  mais  seulement  pour  qu’il  fit 
« accélérer»  l’instruction.  (Arch.  Nat.,  W.  151).  Elle  lui 
disait,  comme  à Cubières,  qu’elle  avait  tout  sacrifié  à 
la  patrie.  Elle  ajoutait,  ce  qui  n’était  pas  adroit  : 
« Des  hommes  de  mauvaise  foi,  payés  sans  doute  par  nos 
ennemis  com/?z?m.s,ont  trouvé  jour  denoircir  l’innocence.» 
Quant  au  tribunal,  il  n’avait  pas  eu  encore  à «se  pro- 


OLYMPE  DE  GOUGES 


67 


noncer  sur  une  cause  aussi  intéressante  ».  Un  mot  est 
bien:  « Je  ne  demande  ni  pitié,  ni  indulgence  pour  mon 
sexe  ».  Le  17,  les  médecins  « l’ayant  questionnée  et  exa- 
minée», lui  conseillèrent  de  se  « faire  tirer  un  peu  de 
sang»  et  de  « mettre  ses  pieds  dans  l’eau»,  mais  con- 
clurent : «Son  état  n’est  nullement  inquiétant.  » (W.  293, 
210).  Cependant, le 21,  des  soins  ayant  paru  nécessaires, 
on  la  transfère  à la  Petite-Force.  Mais,  à l’Abbaye, 
elle  avait  encore  aggravé  son  cas,  n’ayant  pu  se  retenir 
de  dicter  une  afliche  : Olympe  de  Gouges  au  Tribunal 
révolutionnaire , d’une  fierté,  d’une  violence,  qui  serait 
superbe  avec  du  style.  « Robespierre  m’a  toujours  paru 
un  ambitieux,  sans  génie,  sans  âme.  Je  l’ai  vu  toujours 
prêt  à sacrifier  la  nation  entière  pour  parvenir  à la 
dictature;  je  n’ai  pu  supporter  cette  ambition  folle  et 
sanguinaire,  et  je  l’ai  poursuivi  comme  j’ai  poursuivi 
les  tyrans.  » ( Ibidem ). 

Ue  la  Petite-Force,  elle  écrivit  pour  la  seconde  fois 
au  tribunal  révolutionnaire,  demandant  son  jugement 
ou  sa  mise  en  liberté  sous  caution.  La  requête  fut  com- 
muniquée à Fouquier-Tin  ville  le  30  août.  [Ibidem).  Le 
9 septembre,  deuxième  lettre  à Fouquier-Tinville  ; mais 
il  ne  s’agit  plus  de  mise  en  liberté,  elle  veut  seule- 
ment qu’on  la  juge  : il  en  est  temps  « après  deux  mois 
et  demi  de  détention  et  de  persécution  inouïe  » , ose-t-elle 
dire.  [Ibid.).  Encore  une  lettre,  pour  le  président  du  tri- 
bunal, non  datée,  mais  qui  fut  communiquée  à Fouquier 
le  21;  puis  plus  rien  aux  Archives  nationales  jus- 
qu’au 6 brumaire  (27  octobre),  date  de  l’acte  d’accusa- 
tion. Mais  Lairtullier  a reproduit  une  autre  lettre  du 
22  septembre,  adressée  aux  sections,  et  qui  est  curieuse. 
Il  en  devait  la  communication  au  colonel  Maurin.  On 
y lit  : « Acceptez  l’édition  entière  de  mes  œuvres,  et 


68 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


qu’il  me  soit  permis  de  demander  que  chaque  exem- 
plaire reste  déposé  dans  la  section,  pour  que  tous  les 
membres  qui  la  composent  et  la  composeront  puissent 
éternellement  rendre  compte  de  cet  amour  pour  la 
liberté  dont  j’ai  électrisé,  la  première,  votre  sexe  et  le 
mien.  » Elle  espérait  qu’en  récompense  de  ses  « tra- 
vaux patriotiques  » les  sections  voudraient  bien 
envoyer  p3ur  elle  « une  députation  à la  barre  du 
Sénat  ». 

L’acte  d’accusation  ne  s’appuyait  pas  seulement  sur 
les  Trois  urnes , mais  encore  sur  d’autres  écrits,  dont  le 
placard  de  l’Abbaye  et  le  drame  intitulé  : la  France 
saucée  ou  le  Tyran  détrôné,  qu’on  avait  saisi  dans  la  per- 
quisition du  22  juillet.  Il  montrait  dans  Olympe  une 
royaliste,  et  une  fédéraliste, qui, de  plus,  avait  « cherché 
à avilir  les  autorités  constituées,  calomnié  les  amis  et 
les  défenseurs  du  peuple  et  de  la  liberté,  et  cherché  à 
semer  la  défiance  entre  les  représentants  et  les  repré- 
sentés : ce  qui  est  contraire  aux  lois  et  notamment  à 
celle  du  4 décembre  1792  ». 

Le  8 brumaire,  ordre  « au  concierge  de  la  Concierge- 
rie » de  recevoir  « de  Gouges  qui  lui  est  envoyée  de 
la  maison  du  citoyen  Lescubiac  ».  Elle  n’est  donc  plus 
à la  Petite-Force.  Nous  avons  trouvé  l’ordre  à la 
Préfecture  de  police,  sur  un  registre  de  la  Concier- 
gerie. Il  y a,  d’ailleurs,  dans  sa  lettre  du  3 novembre  à 
son  fils  : « Après  cinq  moi  s de  captivité  ( cinq  pour  trois), 
je  fus  transférée  dans  une  maison  de  santé  où  j’ai  été 
libre  comme  chez  moi  ».  Ainsi  la  maison  du  citoyen 
Lescubiac  était  une  maison  de  santé  ; et  c’est,  vraisem- 
blablement, entre  le  15  et  le  20  octobre  qu’elle  fut 
placée  dans  cette  maison,  d’où,  assure-t-elle,  il  lui  eût 
été  facile  de  s’évader. 


OLY  PR  DE  GOUGES 


69 


On  la  jugea  le  2 novembre,  comme  on  sait,  dans  la  ma- 
tinée. L’accusateur  n’était  pas  Fouquier-Tinville,  mais 
le  substitut  Naulin.  Quant  à l’avocat  dont  elle  avait  fait 
choix,  il  n’était  pas  là.  « J’en  demande  un  autre,  raconte- 
t-elle  dans  sa  lettre  du  3 novembre;  on  me  dit 
que  j’ai  assez  d’esprit  pour  me  défendre.  » On  n’avait 
pas  tort,  bien  que  la  réponse  fût  abominable. 
Olympe  se  défendit  supérieurement,  habile  et  véhé- 
mente tour  à tour  ou  tout  ensemble.  Elle  exagère 
à peine  en  disant  à son  fils  : « Vingt  fois  j’ai  fait  pâlir 
mes  bourreaux  ».  Sénar  affirme  dans  ses  Mémoires, 
que,  « si  le  tribunal  n’eût  rétréci  sa  défense  et  ne  l’eût 
comme  obscurcie,  elle  avait  disposé  en  sa  faveur  l’au- 
ditoire et  confondu  le  tribunal  ».  Du  reste,  il  suffit  de 
lire  le  compte  rendu  de  l’audience  dans  le  Bulletin  du 
Tribunal  révolutionnaire  : tout  sec  et  partial  qu’il  est,  ce 
compte  rendu  laisse  voir  qu’elle  eut  plus  d’une  réponse 
triomphante.  Elle  dut  avouer  cependant  que,  si  les  Trois 
urnes  n’avaient  pas  été  affichées,  c’est  que  l’afficheurde 
la  Commune  s’était  dérobé. 

Trois  témoins  seulement  furent  entendus,  dont  cet 
afficheur. 

« Pendant  que  l’accusateur  public  faisait  le  résumé 
des  charges  dirigées  contre  elle,  on  la  voyait  tantôt 
hausser  les  épaules,  puis  joindre  les  mains  et  élever  les 
yeux  vers  le  ciel,  puis  elle  passait  tout  d’un  coup  dans 
un  geste  expressif,  manifestant  l’étonnement,  puis, 
regardant  l’auditoire,  elle  souriait  aux  spectateurs.  » 
(. Procès  fameux  jugés  depuis  la  Révolution ).  Elle  ne 
croyait  pas  qu’on  pût  la  condamner  ; mais  les  jurés 
votèrent  : oui,  sur  les  deux  questions  qui  leur  étaient 
posées: 


70 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


Existe-t-il  au  procès  des  écrits  tendant  à l’établissement 
d’un  pouvoir  attentatoire  à la  souveraineté  du  peuple? 

Olympe  Gouges  (sic),  se  disant  veuve  Aubry,  est-elle  con- 
vaincue d’être  l’auteur  de  ces  écrits? 

Alors,  elle  s’écria  : « Mes  ennemis  n’auront  pas  la 
gloire  de  voir  couler  mon  sang;  je  suis  enceinte  et 
donnerai  à la  République  un  citoyen  ou  une  citoyenne.  » 

On  sursit  à l’exécution  du  jugement,  pour  la  visite 
et  le  rapport  des  gens  de  l’art.  Michelet,  ici,  est  bien 
amusant  : « Un  ami  lui  aurait  rendu,  en  pleurant,  le 
triste  office,  dont  on  prévoyait  l’inutilité.  » 

Dans  le  rapport  du  chirurgien  Naury,  du  médecin 
Théry  et  de  la  sage-femme  Paquin,  qui  se  trouve  aux 
Archives  nationales  ( W.  293,  210),  il  est  question  simple- 
ment d’une  « occasion  »,  où,  « environ  trois  semaines 
auparavant  »,  elle  se  serait  mise  « dans  le  cas  de  devenir 
grosse  ».  Et  à la  Convention,  dans  la  lettre  où  elle  sup- 
pliait qu’on  lui  donnât  des  nouvelles  de  son  fils,  elle 
se  bornait  à déclarer,  faisant  plus  récente  encore  la  date 
de  l’accident  : « Je  suis  enceinte  de  quelques  jours  par 
des  signes  non  équivoques  ».  Ils  parurent,  au  contraire, 
fort  douteux  aux  trois  compétences  assermentées,  puis- 
qu’elles conclurent,  s’avouant  incompétentes,  qu’il  était 
« impossible  de  porter  un  jugement  positif  ».  Fouquier- 
Tinville  ne  s’embarrassa  point  de  l’hésitation  : le  débat 
se  tranchait  si  bien,  la  tête  tranchée  ! Il  décida 
qu’Olympe  de  Gouges  étant  détenue  depuis  des  mois, 
et  les  règlements  des  maisons  d’arrêt  interdisant 
toute  communication  entre  les  sexes,  à l’intérieur 
comme  à l’extérieur,  « l’occasion  » d’amour  ne  pou- 
vait s’être  présentée.  [Ibidem).  11  oubliait  le  séjour 
d’Olympe  dans  une  maison  de  santé,  avant  son  entrée 
à la  Conciergerie,  et  il  feignait  d’ignorer  ce  qui  se 


OLYMPE  DE  GOUGES 


71 


passait  dans  les  prisons,  non  seulement  dans  celles 
que  X Almanach  des  prisons  appelle  les  muscadines 
(le  Luxembourg,  Port-Libre,  les  Carmes,  les  Bénédic- 
tins anglais,  Saint-Lazare,  les  Anglaises  du  fau- 
bourg Saint- Antoine),  « où  d’heureux  détenus  n’ont 
connu  longtemps  de  chaînes  que  celles  de  l’amour  », 
mais  dans  les  jacobines  même,  en  dépit  des  obstacles, 
et  jusqu’à  la  Conciergerie,  dont  le  sinistre  parloir  fut 
une  Cythère.  « Les  plus  tendres  baisers  étaient  sans 
cesse  pris  et  rendus  sans  résistance  comme  sans  scru- 
pule, dit  X Almanach.  A la  faveur  d’un  peu  d’obscurité 
et  des  vêtements  larges,  l’amour  a vu  couronner  ses 
plus  tendres  désirs.  » 

Le  3 novembre,  à quatre  heures,  Olympe  de  Gouges 
avait  vécu. 

Sa  force  d’âme  ne  l’avait  pas  abandonnée  devant 
l’échafaud.  Montant  les  marches,  elle  regarda  le  peuple 
fixement,  et  dit  : « Enfants  de  la  patrie,  vous  vengerez 
ma  mort.  » 

« Vive  la  République!  » répondit  la  foule  (*V). 


VI 

OLYMPE  ET  LES  SOCIÉTÉS  DE  FEMMES.  — SON  FÉMINISME 


Un  problème  se  pose.  Le  Bulletin  du  Tribunal  révolu- 
tionnaire assure  qu’au  nombre  de  ses  services  patrio- 
tiques elle  plaça  l’honneur  d’avoir  fondé  les  premières 
Sociétés  de  femmes. 

L’affirmation  du  Bulletin  devait  faire  fortune. 
Desessarts  la  recueille  ; puis  des  faiseurs  de  diction- 


72  TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 

naires,  notamment  une  dame  Fortunée  Briquet,  dans 
un  Dictionnaire  historique  des  Françaises  (1804).  Le 
Dictionnaire  de  la  Conversation  accusera  meme  l’anti- 
jacobine  Olympe  d’avoir  été  « l’organisatrice  et  l’âme 
d’une  société  de  mégères  » jacobines,  qui  fut  «le  noyau 
des  tricoteuses  ». 

C’était  bien  la  peine  d’avoir  tant  insulté  Robespierre. 

Lairtullier  veut  aussi  qu’elle  ait  créé  des  clubs  de 
femmes  ; et  on  dirait  qu’il  l’entend  parler,  tellement  il 
s’échauffe  à l’applaudir.  En  réalité,  il  applaudissait 
comme  un  sourd.  — La  légende  arriva  ainsi  à Michelet, 
qui  la  consacra. 

Sans  doute,  il  y a la  phrase  de  Chaumette,  citée  au 
début  de  ce  travail.  Mais  c’est  la  preuve  simplement  que 
le  procureur  de  la  Commune  avait  lu  le  Bulletin. 

Les  clubs  fondés  par  Olympe  l’auraient  été,  selon 
Michelet,  « vers  1790  et  1791  »;  et  le  fait  est  qu’en  1790 
et  1791  il  se  forma  des  Sociétés,  non  exclusivement 
féminines  mais  fraternelles , dont  la  première  fut  celle 
qui  s’établit  aux  Jacobins.  Mais  ce  n’est  pas  Olympe,  ni 
d’ailleurs  une  autre  femme  qui  fonda  cette  Société  fra- 
ternelle de  'patriotes  de  F un  et  de  Vautre  sexe  ; c’est  un 
maître  de  pension,  Claude  Dansard.  Et,  même,  Olympe 
ne  semble  pas  avoir  jamais  été  membre  de  cette  Société, 
non  plus  que  d’aucune  autre  du  même  genre  ( Société 
fraternelle  des  deux  sexes  de  Sainte-Geneviève , Société 
fraternelle  des  Halles , Société  fraternelle  des  Minimes , 
etc.).  On  n’a  pas,  il  est  vrai,  les  registres  des  délibéra- 
tions de  ces  sociétés  ; mais  les  documents  que  l’on 
possède,  imprimés  et  manuscrits,  relatifs  à leurs  actes 
— sans  compter  ce  qu’on  peut  recueillir  dans  les  jour- 
naux, dans  les  Mémoires,  etc.  — permettent  de  suppo- 
ser, quoique  peu  nombreux,  qu’Olympe  de  Gouges  dédai- 


OLYMPE  DE  GOUGES 


73 


gna  de  participer  à ce  mouvement  fraternel.  Il  ne  semble 
pas  davantage  qu’elle  se  soit  fait  inscrire  au  Cercle  social, 
fondé  par  l’abbé  Fauchet  (octobre  1790),  où  les  femmes 
étaient  admises  et  qui  retentit,  dès  novembre,  des  pre- 
mières revendications  féministes  portées  à une  tribune. 
— L’orateur,  sans  doute,  était  un  homme,  Rousseau, 
«jeune  élégant  »,  dit  le  voyageur  allemand  Halem,  et 
« il  ne  put  arriver  au  bout,  sa  gesticulation  théâtrale  et 
son  long  exorde  plein  de  fades  flatteries  » ayant  rebuté 
la  partie  masculine  de  l’auditoire;  mais  les  femmes 
l’applaudirent  « bruyamment  » et  lui  témoignèrent  « un 
tel  intérêt  que  quelques-unes  montèrent  à la  tribune  » 
pour  reprocher  aux  hommes  leur  impolitesse.  Si 
Olympe  avait  été  de  ces  femmes,  on  le  saurait  par  elle  ; 
et,  du  reste,  si  elle  avait  fréquenté  au  Cercle  social,  elle 
n’aurait  pas  laissé  prendre  le  rôle  de  défenseur  du 
féminisme , après  ce  Rousseau,  à la  Hollandaise  Ella 
Palm,  née  Aelders,  ou  d’Aelders,  qui  fut,  en  effet, 
plusieurs  fois,  en  1790  et  1791,  l’avocat  écouté  des  droits 
de  la  femme  dans  ce  club  du  Palais-Royal.  Du  moins, 
elle  aurait  parlé,  elle  aussi,  et,  comme  ceux  d’EttaPalm, 
on  aurait  ses  discours.  En  supposant  même  qu’ils 
eussent  péri,  il  s’en  trouverait  des  échos  dans  le  journal 
de  Fauchet,  la  Bouche  de  fer,  et  peut-être  dans  d’autres 
journaux. 

Une  phrase  malvenue  de  Desessarts  explique  l’halluci- 
nation enthousiaste  de  l’ouïe  dont  Lairtullier  fut  victime. 
« Elle  avait  l’ambition  de  rivaliser  à la  tribune  avec  les 
plus  célèbres  orateurs  de  l’Assemblée  constituante  »,  dit 
Desessarts,  et  Lairtullier  comprend  et  traduit  que,  dans 
les  sociétés  fondées  par  elle,  « dans  les  autres  clubs,  et 
souvent  même  à l’Assemblée  nationale  »,  elle  s’éleva  « à 
la  hauteur  des  plus  grands  maîtres  de  la  parole  ».  — 


74  TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 

« Dans  les  autres  clubs  » ! pas  un  où  l’on  puisse  croire 
qu  elle  ait  parlé.  « A l’Assemblée  nationale  » ! elle  ne 
parut  point  à la  barre  de  la  Constituante,  mais  seule- 
ment à celle  de  la  Législative,  le  20  mai  1792,  comme 
on  sait,  et  une  seconde  fois , peut-être,  le  13  septembre 
suivant,  pour  présenter  « un  vieillard  délivré  des  cachots 
de  Bicêtre  »,  où  il  avait  été  injustement  enfermé.  Peut- 
être , disons-nous,  parce  que  le  paragraphe  du  procès- 
verbal  de  la  séance  relatant  le  fait  est  ambigu,  en  ce  sens 
qu’il  s’appliquerait  presque  aussi  bien  à une  «pétition  » 
adressée  à l’Assemblée  et  lue  par  un  secrétaire  qu’à  une 
« pétition  » lue  à la  barre.  Puis,  si  Olympe  était 
naturellement  éloquente,  si  elle  se  défendit  admirable- 
ment au  tribunal  révolutionnaire,  elle  écrivait  cependant 
à son  fils,  le  3 novembre  : Moi,  qui  n’ai  pas  « l’art  de 
parler  en  public  » et  qui  ressemble  à Jean-Jacques  par 
là  comme  « par  ses  vertus  » ! Et  c’est  la  preuve  que,  si 
cette  autre  affirmation  de  Desessarts  est  exacte  : qu’elle 
étonna  souvent  « ses  auditeurs  par  l’énergie  de  son 
éloquence  et  la  fécondité  de  ses  pensées  »,  ces  succès 
furent  de  salon,  non  pas  de  tribune.  Enfin,  si  l’on  voulait 
quand  même  qu’elle  pût  avoir  fondé  quelque  Société  de 
femmes,  dont  il  ne  serait  pas  demeuré  trace,  nous 
répondrions  qu’il  y en  aurait  trace  au  moins  dans  son 
œuvre. 

Est-ce  que  son  histoire  pendant  la  Révolution  n’est 
pas  tout  entière  dans  ses  brochures  patriotiques?  Jamais 
écrivain  n’a  eu  l’art  de  se  raconter  davantage,  ne  se  mit 
en  scène  avec  une  telle  intempérance  de  personnalité, 
en  s’occupant  de  questions  d’intérêt  général.  Jamais,  à 
parler  net,  plus  beau  cas  d’hypertrophie  du  « moi  » en 
des  écrits  politiques  et  sociaux.  C’est  un  long  panégy- 
rique brisé,  mais  repris  sans  cesse,  ces  brochures,  qui, 


OLYMPE  DE  GOUGES 


réunies,  pourraient  s’intituler:  Mon  génie,  par  Olympe 
de  Gouges.  Et  l’on  voudrait  que  nulle  part,  meme  en 
quelques  lignes,  elle  ne  se  fût  glorifiée  d’une  création 
aussi  curieuse  que  celle  qu’on  lui  prête  ! Nous  sommes 
bien  tranquille.  Cette  malade  de  l'auto-idolâtrie  n’a  rien 
laissé  à découvrir  dont  elle  eût  pu  se  faire  honneur. 

Le  seul  jour,  du  moins,  où  l’on  comprendrait  qu’elle 
ne  se  fût  pas  vantée  de  l’intéressante  initiative,  est  ce 
2 novembre  1793,  où,  devant  le  tribunal  révolutionnaire, 
— s’il  fallait  accepter  la  tradition,  — elle  s’en  serait 
applaudie  pour  la  première  fois.  Car,  le  30  octobre,  la 
Convention  avait  décrété  : « Les  Clubs  et  les  Sociétés 
populaires  de  femmes,  sous  quelque  dénomination  que 
ce  soit,  sont  défendus.  » 

Olympe  pouvait  ignorer  un  décret  si  récent?  Mettons. 
Mais,  contre  la  légende,  il  suffit  de  notre  premier 
argument. 

Ce  qui  ne  veut  pas  dire  qu  elle  n’eut  pas,  un  moment, 
son  petit  cercle  de  femmes  patriotes.  Les  quelques  dames 
dont  elle  fut  l’orateur  à la  barre  de  la  Législative,  le 
20  mai  1792,  et  le  chef  dans  la  pompe  funèbre  du  3 juin 
et  le  14  juillet  suivant,  se  réunirent  plus  d’une  fois 
chez  elle,  c’est  probable.  Mais,  si  elle  rêva  de  faire 
sortir  un  club  de  ces  réunions,  là  encore  elle  fut  déçue. 

Elle  n’avait  pas  l’esprit  organisateur.  Son  échec 
au  3 juin,  précisément,  dénonce  en  elle  ce  manque. 
C’était  une  agitée,  non  pas  une  femme  d'action. 

On  ne  la  voit  réaliser  ni  le  projet  qu'elle  avait  eu 
en  1789  de  fonder  un  journal,  ni  celui  qu’elle  eut  plus 
tard  de  créer  un  bataillon  d’amazones. 

Car,  devançant  Théroigne  de  Méricourt,  elle  s’était 
écriée  en  1791  : « Je  veux  former  une  légion  de 
femmes  ». 


76 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


Dès  cette  époque,  elle  reprochait  à la  Révolution  de 
n’avoir  rien  fait  pour  la  Femme.  Et  sans  doute  elle 
avait  un  peu  tort,  car  la  Constituante  fit  quelque  chose 
en  abolissant  les  vœux  monastiques  perpétuels  et  sur- 
tout en  établissant  le  partage  égal  des  biens  ; mais  une 
femme  écrivain  de  ce  siècle,  Daniel  Stern,  ayant  rendu 
cette  justice  à la  Constituante  et  rappelé  aussi  que  la 
Législative  décréta  le  divorce,  a pu  trop  justement 
ajouter  : « Ces  questions  de  partage  égal,  de  vœu  per- 
pétuel et  de  liens  indissolubles  ne  touchaient  point  la 
filJe  du  peuple...  Les  idées  qui  intéressent  la  généra- 
lité des  femmes  et  leurs  droits  dans  toutes  les  situa- 
tions sociales  » laissèrent  la  Révolution  indifférente, 
ou  se  heurtèrent  à une  hostilité  brutale  et  invincible. 
Olympe,  d’ailleurs,  n’avait  pas  méconnu  l’importance 
relative  de  l’abolition  des  vœux  monastiques  perpétuels, 
puisqu’elle  dicta  le  drame  : le  Couvent  ou  les  Vœux 
forcés , qui  fut  joué  en  octobre  1790.  Mais  ce  qui  la 
remplissait  d’amertume,  ce  qu’elle  voulait  dire  quand 
elle  gémissait  : « O mon  pauvre  sexe,  ô femmes,  qui 
n’avez  rien  acquis  dans  cette  révolution...  »,  c’est  que, 
politiquement,  la  Femme  n’y  avait  rien  gagné.  On  pour- 
rait môme  soutenir  qu’elle  y avait  perdu.  Le  Règle- 
ment royal  du  24  janvier  1789,  pour  l’élection  des 
députés  aux  Etats  généraux,  ne  donnait-il  pas  le  droit 
de  vote  à plusieurs  catégories  de  privilégiées?  On 
l’ignore  trop  : des  femmes,  des  filles  — dont  celles  des 
« chapitres  et  communautés  de  filles  »,  et  celles  qui 
faisaient  partie  des  « corps  et  communautés  ecclé- 
« siastiques  rentés,  réguliers,  des  deux  sexes  » — con- 
coururent aux  opérations  électorales.  » Les  articles  IX, 
XI  et  XX  du  Règlement  seraient  à en  détacher 
pour  une  histoire  de  la  Femme  pendant  la  Révo- 


OLYMPE  DE  GOUGES 


77 


lution  ; le  plus  remarquable  est  l’article  XX  : « Les 
femmes  possédant  divisément,  les  Filles  et  les  veuves, 
ainsi  que  les  mineures  jouissant  de  la  noblesse,  pourvu 
que  lesdites  femmes,  filles,  veuves  et  mineures  pos- 
sèdent des  fiefs,  pourront  se  faire  représenter  par  des 
procureurs  pris  dans  l’ordre  de  la  noblesse.  » Et,  à 
coup  sûr,  ce  droit  de  vote  tout  aristocratique  devait 
être  supprimé  par  la  Révolution,  mais  non  comme  droit, 
comme  privilège.  Autrement  dit,  il  fallait  commencer 
à le  démocratiser.  Il  fallait  l’étendre,  créer  dans  le  Tiers 
des  milliers  et  des  milliers  de  femmes  électeurs,  et 
préparer  ainsi  à l’idée  d’un  suffrage  réellement  universel. 
La  Révolution  naissante  avait  séduit  la  Femme,  l’avait 
enivrée;  il  s’agissait  de  la  fixer,  de  la  lier,  et  les  seuls 
liens  politiques  durables  ne  sont-ils  pas  ceux  de  l’inté- 
rêt tout  ensemble  et  de  la  dignité?  Mais  la  Révolution 
eut  peur  très  vite  de  la  Femme  ; surtout  elle  fut  hypno- 
tisée en  quelque  sorte,  et  chaque  jour  davantage  jus- 
qu’au 10  août,  par  l’image  de  sa  grande  ennemie,  la 
reine;  et  cela  fit  que  la  Constituante  n’exclut  pas  les 
femmes  de  la  couronne  seulement,  mais  de  la  régence 
même.  Elle  remit  bien  le  dépôt  de  la  Constitution  à la 
vigilance  des  épouses  et  des  mères ; mais,  la  Femme 
restant  hors  la  Cité,  cet  hommage  a presque  l’air  d’une 
ironie. 

L’indignation  ou  l’affliction  d’Olympe  s’explique  d’au- 
tant mieux  que  son  féminisme,  comme  on  dit  aujour- 
d'hui, ne  souffrait  pas  de  réserves.  C’était  un  féminisme 
absolu.  Il  ne  demandait  pas  des  droits , mais  la  totalité 
du  droit  pour  l’universalité  des  femmes. 

En  1787,  Condorcet,  le  premier,  avait  ainsi  posé 
intégralement  la  revendication.  « N’est-cc  pas,  écrivait- 
il,  en  qualité  d’êtres  sensibles,  capables  de  raison,  ayant 


78 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


des  idées  morales,  que  les  hommes  ont  des  droits?  Les 
femmes  doivent  donc  avoir  absolument  les  mêmes. 
(. Lettres  d'un  bourgeois  de  New-Haven  à un  citoyen  de 
Virginie.  Lettre  II). 

L’année  suivante,  il  y revenait.  ( Essai  sur  la  consti- 
tution et  les  fonctions  des  Assemblées  provinciales).  Il  y 
revenait  encore,  avec  une  force  nouvelle,  en  juillet  1790, 
dans  un  article  Sur  V admission  des  femmes  au  droit  de 
cité , que  publia  le  Journal  de  la  Société  de  1789  et  qui 
renferme  cette  double  formule,  de  précision  définitive  : 
« Ou  aucun  individu  de  l’espèce  humaine  n’a  de 
véritables  droits,  ou  tous  ont  les  mêmes;  et  celui  qui 
vote  contre  les  droits  d’un  autre,  quels  que  soient  sa 
religion,  sa  couleur  ou  son  sexe,  a dès  lors  abjuré  les 
siens.  » 

Mais  il  faut  dire  que  de  ce  principe  il  descendit  jus- 
qu’à n’accorder  le  « droit  de  cité  » — ou  droit  de 
suffrage  — qu’aux  femmes  propriétaires.  On  lit  dans 
YEssai  : « D’après  le  Règlement  provisoire  donné  aux 
Assemblées  provinciales,  les  femmes  propriétaires  d’une 
seigneurie  ont  été  admises  à jouir  des  mêmes  droits 
que  les  seigneurs,  en  les  faisant  exercer  par  les  repré- 
sentants; mais  celles  qui  n’ont  qu’une  propriété  ter- 
ritoriale ne  partagent  point  cet  avantage;  de  manière 
qu’on  fait  dépendre  le  droit  de  cité  pour  elles,  non  de 
la  qualité  de  propriétaires,  mais  de  la  nature  de  leurs 
propriétés  : distinction  qui  paraîtrait  absurde,  si  les 
antiques  idées  féodales  n’avaient  familiarisé  avec  elle.  » 
Puis,  dans  l’article  de  1790  : « Plusieurs  de  nos  députés 
nobles  doivent  à des  dames  l’honneur  de  siéger  parmi 
les  représentants  de  la  nation.  Pourquoi,  au  lieu  d’ôter 
ce  droit  aux  femmes  propriétaires  de  fiefs,  ne  pas 
l’étendre  à toutes  celles  qui  ont  des  propriétés?  » Donc 


OLYMPE  DE  GOL’GES 


79 


il  s’agit  seulement  de  communiquer  à la  propriété 
féminine  bourgeoise  la  vertu  politique  du  fief  féminin. 
A un  privilège  féodal  Condorcet  substitue  un  privilège 
censitaire  plus  large,  voilà  tout.  Et  il  ne  se  croit  pas 
inconséquent,  ne  demandant  pas  plus  pour  les  hommes 
que  pour  les  femmes,  ayant  professé  dans  Y Essai  : 
« On  doit  regarder  les  propriétaires  comme  étant  seuls 
les  véritables  citoyens.  » 

En  un  mot,  son  tort  fut  de  n’être  pas  encore  devenu 
démocrate  en  1790  ; cela  condamna  son  féminisme  à 
se  trahir,  même  à cette  date,  pour  rester  bourgeois. 

Il  est  vrai  que  les  Constituants  ne  furent  pas  plus 
logiques  à l’égard  de  l’homme  que  Condorcet  à l’égard 
des  deux  sexes.  Ayant  déclaré  tous  les  hommes  égaux 
en  droits,  n’exclurent-ils  pas  du  droit  de  cité,  sous 
le  nom  de  citoyens  passifs , tous  les  pauvres?  Mais, 
par  suite,  il  est  probable  que,  s’ils  avaient  admis  à ce 
droit  de  cité,  selon  le  vœu  de  Condorcet,  les  femmes 
propriétaires,  il  serait  arrivé  pour  la  femme  ce  qui 
arriva  pour  l’homme  : le  jour  où  le  suffrage  uni- 
versel remplaça  pour  celui-ci  le  suffrage  censitaire 
(10  août  1792),  il  l’aurait  également  remplacé  pour 
celle-là.  Enfin  les  restrictions  politiques  du  philosophe 
féministe  doivent  disparaître,  après  avoir  été  signa- 
lées, devant  la  grandeur  initiale  de  la  thèse.  Cela  seul 
doit  compter  finalement  pour  l’historien. 

Le  féminisme  d’Olympe  n’en  a pas  moins  la  supé- 
riorité de  ne  s’être  point  trahi  politiquement.  Nous 
sommes  d’ailleurs  persuadé  qu’elle  ignora  les  pages 
de  Condorcet.  Elle  l’aurait,  dans  quelque  brochure, 
félicité  et  blâmé,  si  elle  les  avait  connues. 

Quant  aux  discours  d’Etta-Paim  au  Cercle  social,  ils 
furent  sans  doute  imprimés  l’un  après  l’autre,  puis 


80 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


réunis  dans  une  brochure  qui  parut  en  septembre  1791, 
sous  ce  titre  : Appel  aux  Françaises  sur  la  régénération 
des  mœurs  et  nécessité  de  V influence  des  femmes  dans  un 
gouvernement  libre  ; mais,  Olympe  les  eût-elles  lus,  il 
n’importerait  guère.  Aucun  de  ces  discours,  pourtant 
curieux,  n’a  réellement  l’importance  d’un  manifeste1. 

D’autre  part,  nous  savons  bien  que,  dans  les  premiers 
mois  de  1789,  il  y eut  un  commencement  d’agitation 
féministe.  Tournée  en  ridicule  dans  certains  pamphlets, 
la  question  des  droits  de  la  femme  en  suscita  de  fort 
sérieux.  ( Requête  des  femmes  pour  leur  admission  aux 
États  généraux , Protestation  des  dames  françaises  contre 
la  tenue  des  États  prétendus  généraux , De  V influence 
des  femmes  dans  l' ordre  civil  et  politique,  etc...).  Mais  un 
des  rares  historiens  qui  se  soient  occupés  de  ces  manifes- 
tations écrites  d’une  idée  de  justice  universelle,  d’égalité 
véritablement  humaine , M.  Chassin,  estime  que  « le 
branle  » fut  donné  par  les  Remarques  patriotiques 
d’Olympe  de  Gouges;  il  voulait  dire  : par  le  Bonheur 
primitif  de  V homme  ou  les  Rêveries  patriotiques , où  elle 
s’écriait  : « Ce  sexe  trop  faible  et  trop  longtemps  opprimé 
est  prêt  à secouer  le  joug  d’un  esclavage  honteux.  Je 
me  mets  à la  tête  ».  Il  n’y  avait  pas  de  féminisme,  à 


1.  Nous  n’avions  pas  à parler  ici  du  célèbre  ouvrage  féministe  de 
Mary  Wollstonecraft  : A vindicalion  of  the  Rigths  of  Woman;  car,  s’il 
fut  immédiatement  traduit  en  français  ( Revendication  des  droits  de  la 
femme),  il  ne  parut  qu’en  1792.  Sur  Mary  Wollstonecraft,  qui  vint  à 
Paris  en  1792  précisément,  et  qui  aurait  voulu  prendre  à la  Révolution 
une  part  active,  consulter  Shelley , sa  vie  et  ses  œuvres , par  Félix  Rabbe, 
et  lire  une  étude  de  M.  Charles  Morice  dans  la  Grande  Revue  du 
1er  mars  1899.  On  sait  que  la  seconde  fille  de  Mary  Wollstonecraft, 
Mary  Godwin,  devint  la  femme  de  Shelley.  Quant  à l’auleur  des  Rights 
of  Woman , elle  était  née  en  1759  ; elle  mourut  à trente-huit  ans,  en  1797, 
quelques  jours  après  la  naissance  de  Mary  Godwin.  Elle  était  belle, 
d'une  « beauté  sérieuse,  imposante  » ( Southey ),  avec  des  yeux  noirs 
d'une  étonnante  lumière.  Ses  Droits  de  la  Femme  sont  encore  à lire. 


OLYMPE  DE  GOUGES 


81 


proprement  parler,  dans  les  Remarques  'patriotiques; 
mais  il  y en  avait  déjà  dans  la  Lettre  au  Peuple.  Et, 
deux  ans  même  avant  cette  Lettre,  elle  en  avait  mis 
dans  le  drame  en  cinq  actes  : l'Homme  généreux , car 
elle  y protestait,  par  la  bouche  de  Mme  de  Valmont, 
contre  l’exclusion  des  femmes  « de  tout  pouvoir,  de 
tout  savoir  ».  — Dans  le  Philosophe  corrigé  (1788),  ce 
philosophe  prononçait  : « Je  pense  que  deux  êtres,  indé- 
pendants par  le  rang,  ainsi  que  par  la  fortune,  et  que 
1 hymen  a unis,  doivent  être  également  maîtres  de  leur 
sort  et  de  leurs  actions.  » Une  vieille  gouvernante,  dans 
la  même  pièce,  Mme  Pinçon,  affirmait  : « Qu’on  nous 
mette  des  haut-de-chausses,  et  qu’on  nous  envoie  au 
collège,  vous  verrez  si  on  ne  fera  pas  de  nous  des  mil- 
liers de  héros.  » 

Le  féminisme  d’Olympe  lui  fut  donc  bien  personnel. 
La  Révolution  l’élargit,  le  compléta,  mais  il  était  né 
du  développement  naturel  de  la  pensée  chez  l’éman- 
cipée, pleine  à la  fois  d’orgueil  et  du  sentiment  de  la 
justice.  Orgueilleuse,  au  point  de  l’être  pour  toutes  les 
femmes,  leur  servitude  l’humiliait  — et  aussi  leur 
lâcheté,  leur  frivolité.  Elle  déclarera  dans  le  Cri  du 
Sage  que  la  plupart  des  hommes  « ont  le  cœur  flétri, 
l’âme  abjecte,  l’esprit  énervé  et  le  génie  malfaiteur  » ! 
mais,  s’adressant  aux  femmes  — aux  mondaines  — : 
« Qu’avez-vous  fait?  » leur  dira-t-elle,  en  disciple 
exaspéré  de  Jean-Jacques  : « Vous  avez  abandonné  les 
rênes  de  vos  maisons,  vous  avez  éloigné  vos  enfants  de 
vos  seins  maternels...  Dans  les  bras  de  serviteurs 
corrompus,  ils  ont  appris  à vous  haïr,  à vous  mépriser.  » 
Et,  dans  l'Esprit  français  (1792)  : « Les  femmes  sont 
d’étranges  animaux  »,  n’ayant  « que  l’art  d’intriguer  et 
de  séduire  les  hommes  ».  Elle  les  accuse  de  corrompre 


82 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


(c  les  ministres  de  la  Révolution  » ; elle  veut  qu’on 
punisse  ces  « ci-devant  comtesses  et  marquises  » qui  se 
mêlent  « nocturnement  des  affaires  de  l’Etat  ».  L’année 
précédente,  et  dans  la  brochure  même  où  se  trouve 
la  Déclaration  des  Droits  de  la  Femme  et  de  la  Citoyenne , 
elle  avait  dit  : « Les  femmes  ont  fait  plus  de  mal  que 
de  bien  » depuis  des  siècles,  en  France  surtout;  car  « le 
gouvernement  français  » a presque  toujours  « dépendu 
de  l’administration  nocturne  des  femmes  ».  Nocturne! 
Nocturnement!  Le  féminisme  d’Olympe  était  loyal;  il 
l’était  même  jusqu’à  la  brutalité  dans  cette  brochure  : 
les  Droits  de  la  Femme , dédiée  « à la  Reine  ».  Mais, 
s’assurait  la  terrible  féministe,  « je  sers  mon  sexe  en 
le  persécutant  ».  [V Esprit  français). 

Elle  avait  dicté  un  roman  « oriental»,  le  Prince  philo- 
sophe, — la  publication  prochaine  en  était  annoncée 
dans  le  Bonheur  primitif , — pour  enseigner  que  la 
femme  serait  au  moins  l’égale  de  l’homme  à tous  égards, 
siellel’étaitcivilement,  politiquement  et  par  l’éducation. 
Mais  elle  ne  battait  pas  les  femmes,  là  non  plus  ; seu- 
lement, leurs  ((  honteux  » défauts,  paresse,  coquette- 
rie, etc.,  étaient  mis  au  compte  de  l’homme,  et  tout  le 
mal  qu’elles  ont  pu  faire  présenté  comme  une  sorte  de 
revanche  fatale  de  leur  servitude.  — « Qu’a  produit 
l’impuissance  et  l’infériorité  de  la  femme?  Des  traverses 
de  toute  espèce.  Ce  qu’elle  a perdu  par  la  force,  elle  l’a 
recouvré  par  l’adresse.  On  lui  a refusé  l’art  de  la  guerre, 
quand  on  lui  a appris  l’art  de  l’allumer  »;  et,  de  façon 
générale,  si  les  femmes  n’ont  aucun  pouvoir  public, 
« elles  commandent  despotiquement  dans  le  mystère  ». 
C’est  désastreux,  mais  donnez  « aux  jeunes  demoiselles 
la  même  éducation  qu’aux  jeunes  gens  »,  et  ouvrez  à la 
femme  ainsi  élevée  toutes  les  carrières,  ne  l’excluez 


OLYMPE  DE  GOUGES 


83 


d’aucune  fonction,  elle  ne  sera  plus  ce  tyran  frivole. 
Même,  elle  remplira  mieux  ses  devoirs  domestiques. 
« Les  femmes,  à qui  l’on  n’a  réservé  que  le  soin  du 
ménage,  le  conduiraient  bien  mieux,  si  elles  étaient 
versées  dans  toutes  les  affaires...  Sans  cesse  occupées 
de  ce  qui  peut  les  embellir,  elles  négligent  » jusqu’aux 
« choses  les  plus  essentielles  ».  Ainsi  raisonne,  tru- 
chement d’Olympe,  la  reine  Idamée,  convaincue  que, 
des  femmes  supérieures,  l’amour  de  la  gloire  ferait 
« des  guerriers  intrépides,  des  magistrats  intègres, 
des  ministres  sages  et  incorruptibles  ». 

C’est  aussi  l’opinion  du  roi  Almoladin,  et  tellement, 
qu’il  refuse  sa  sanction  aux  projets  révolutionnaires  de 
la  reine,  les  trouvant  dangereux  pour  l’homme.  « Il 
sentit  bien  que,  si  l’on  donnait  aux  femmes  des  moyens 
d’ajouter  à leurs  charmes,  le  courage,  les  lumières  pro- 
fondes et  utiles  à l’Etat,  elles  pourraient  un  jour  s’em- 
parer de  la  supériorité,  et  rendre,  à leur  tour,  les 
hommes  faibles  et  timides.  » 

Est-ce  pour  cela  qu’Idamée  le  trompe  avec  un  man- 
darin? Ce  personnage,  d’ailleurs  jeune  et  beau,  et  très 
galant,  s’est  montré  enthousiaste  des  idées  de  sa  reine. 
Tout  de  même,  Olympe  aurait  dû  songer  que  l'adultère 
de  la  féministe  couronnée  avec  ce  Lauzun  de  la  cour 
de  Siam  pouvait  faire  sourire. 

Elle  glissa  du  féminisme  dans  son  Mirabeau  aux 
Champs-Elysées , pièce  en  un  acte  représentée  le 
15  avril  1791  par  les  Comédiens  italiens  ordinaires  du 
Roi.  Mme  de  Sévigné  — qui  a d’ailleurs  oublié  le  fran- 
çais et  parle  un  charabia  épouvantable  — demande  à 
Mirabeau  s’il  a laissé  en  mains  sûres  le  « plan  » dans 
lequel  il  destinait  à la  femme  « un  passage  utile  à son 
bonheur  et  à sa  gloire  »,  - — Pour  comprendre*  il  faut 


84 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


savoir  qu’un  Travail  sur  V éducation  publique , composé 
de  quatre  discours,  fut  trouvé  dans  les  papiers  du  grand 
tribun  et  publié  par  Cabanis  (1791).  Mirabeau  se  dis- 
posait à y mettre  la  dernière  main,  quand  il  mourut. 
On  s’entretenait  vaguement  de  ce  Travail.  Mais,  loin 
de  s’y  rallier  au  féminisme,  Mirabeau  avait  écrit,  dans 
le  premier  discours  : « Je  proposerai  peu  de  chose  sur 
l’éducation  des  femmes.  Les  hommes,  destinés  aux 
affaires,  doivent  être  élevés  en  public.  Les  femmes, 
au  contraire,  destinées  à la  vie  intérieure,  ne  doivent 
peut-être  sortir  de  la  maison  maternelle  que  dans 
quelques  cas  rares...  » Sans  doute  il  ajoutait  : « Je  ne 
demande  pas  la  suppression  de  toutes  les  maisons 
d’éducation  qui  leur  sont  consacrées  » ; mais  ces  mai- 
sons lui  paraissaient  au  moins  inutiles  : « Il  suffirait  de 
conserveries  écoles  de  lecture,  d’écriture  et  d’arithmé- 
tique qui  existent  pour  les  filles,  et  d’en  former  de 
semblables  dans  toutes  les  municipalités  qui  n’en 
ont  pas  ».  Cependant,  un  peu  plus  haut,  partant  de 
l’idée  que  la  femme  « doit  régner  dans  l’intérieur  de  sa 
maison  »,  il  avait  regretté  qu’on  n’eût  point  admis  les 
femmes  « au  conseil  de  famille»,  dont  elles  devraient, 
pensait-il,  « être  l’âme  ».  Olympe  fut  certainement 
navrée  quand  elle  connut  ce  discours.  Le  Mirabeau  de 
sa  pièce  tenait  un  autre  langage.  A Mmc  de  Sévigné,  à 
Mme  Deshoulières,  à Ninon  de  Lenclos,  groupées  autour 
de  lui,  il  disait  qu’il  faudrait  beaucoup  de  femmes  comme 
elles  « pour  opérer  en  France  une  grande  et  heureuse 
révolution  ».  Et  Ninon  de  répondre  : « Tu  as  raison... 
Tant  qu’on  ne  fera  rien  pour  élever  l’âme  des  femmes... 
l’Etat  ne  peut  prospérer  ». 

Mais  l’écrit  capital,  celui  qui  fait  d’Olympe  de  Gouges 
l’incomparable  précurseur  du  mouvement  féministe 


ÔLYMPE  DE  GOUGES" 


80 

actuel,  c’est,  comme  nous  l’avons  dit,  la  Déclaration 
des  droits  de  la  Femme  et  de  la  Citoyenne , impro- 
visée en  septembre  1791,  après  que  la  Constituante 
eut  achevé  de  reviser  et  de  codifier  la  Constitution. 
Droits  « naturels,  inaliénables  et  sacrés  » développes 
en  dix-sept  articles,  dont  les  principaux  sont  les  sui- 
vants : 


Article  premier.  — La  femme  naît  libre  et  demeure  égale 
à l’homme  en  droits.  Les  distinctions  sociales  ne  peuvent  être 
fondées  que  sur  futilité  commune. 

Art.  6.  — La  loi  doit  être  l’expression  de  la  volonté  géné- 
rale; toutes  les  citoyennes  et  tous  les  citoyens  étant  égaux 
à ses  yeux  doivent  concourir  personnellement  ou  par  leurs 
représentants  à sa  formation.  Elle  doit  être  la  même  pour 
tous  : toutes  les  citoyennes  et  tous  les  citoyens  doivent  être 
également  admissibles  à toutes  dignités,  places  et  emplois 
publics,  selon  leurs  capacités  et  sans  autres  distinctions  que 
celles  de  leurs  vertus  et  de  leurs  talents. 

Art.  10.  — La  femme  a le  droit  de  monter  sur  l’écha- 
faud : elle  doit  avoir  également  celui  de  monter  à la  tri- 
bune. 

L’article  11  demandait  la  recherche  de  la  paternité, 
et  que  les  filles-mères,  ou  les  veuves  également  rendues 
mères,  n’eussent  plus  à rougir  sous  « un  préjugé  bar- 
bare »;  puis,  dans  un  « postambule  »,  où  elle  affirmait 
que  le  mariage  est  « le  tombeau  de  la  confiance  et  de 
l’amour  »,  Olympe  proposait  le  plus  hardi,  le  plus 
étrange  Contrat  social  de  l'Homme  et  de  la  Femme.  Les 
contractants  déclaraient  mettre  leurs  biens  en  com- 
mun, mais  se  réservaient  expressément  la  faculté  « de 
les  séparer  » en  faveur  de  leurs  enfants  — et  de  ceux 
qu’ils  pourraient  avoir  « d’une  inclination  particulière  ». 
Donc  le  mariage,  si  l’on  peut  encore  employer  ce  mot, 


86 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


devait  s’accommoder  de  l’adultère  : ou  plutôt,  il  n’y 
avait  plus  d’adultère.  L’enfant,  issu  d’une  « inclination 
particulière  »,  ayant  droit  à une  part  du  bien  particu- 
lier de  celui  des  deux  associés  qui  était  ou  son  père  ou 
sa  mère,  ces  inclinations  se  trouvaient  par  là  meme, 
d’avance,  légitimées.  Olympe  ne  sut  pas  le  dire  avec 
la  précision  qui,  au  contraire,  et  comme  par  miracle, 
distingue,  en  sa  Déclaration  des  droits,  les  articles  que 
nous  avons  cités  ; cependant,  pour  saisir  toute  sa  pen- 
sée, il  suffit  de  lire  attentivement  ces  lignes  : « Recon- 
naissant mutuellement  que  notre  bien  appartient  à nos 
enfants,  de  quelque  lit  qu'ils  sortent , et  que  tous,  indis- 
tinctement, ont  le  droit  de  porter  le  nom  des  père  et 
mère  qui  les  ont  avoués.  » C’était,  pour  l’homme,  — 
écrirons-nous  marié?  — qui  avait  un  enfant  d’une 
maîtresse,  le  droit  et  le  devoir  proclamés  de  reconnaître 
cet  enfant  ; et  c’était,  pour  la  femme  — mariée  de 
même  — rendue  mère  par  un  amant,  le  droit  et  le 
devoir  également  proclamés  de  déclarer  à son  associé  : 
Cet  enfant  n’est  pas  de  toi;  son  père  et  moi,  nous  le 
reconnaissons. 

Voilà  pourquoi,  dans  son  Testament  politique,  Olympe 
osa  parler  de  ses  « droits  » méconnus  « à la  fortune  et 
au  nom  » de  son  vrai  père.  Elle  semblait  dire  une 
absurdité  : c’était  faute  d’avoir  averti  qu’elle  se  pla- 
çait au  point  de  vue  de  son  projet  de  Contrat.  Mais, 
non  seulement  la  plainte  du  Testament  se  conçoit,  si 
l’on  rapproche  les  deux  textes  : il  apparaît  de  plus  que 
l’idée  du  Contrat  vint  tout  entière  à la  féministe  de  ses 
griefs  moraux  et  pécuniaires  d’enfant  de  l’amour  née 
dans  le  mariage.  Preuve  nouvelle  de  la  personnalité 
du  féminisme  d’Olympe.  Preuve  encore,  par  suite,  de 
ce  qu’on  pourrait  appeler  X autocentrisme  intellectuel  de 


OLYMPE  DE  GOUGES 


87 


cette  femme  ; car,  s’il  est  vrai  que  son  féminisme  jaillit 
d’elle,  ce  fut  pour  graviter  autour  d’elle,  qui  se  regar- 
dait comme  le  symbole  vivant  du  multiple  martyre  de 
la  femme  sous  la  loi  de  l’homme.  Et  ainsi  le  fémi- 
nisme intégral  de  cette  grande  aïeule  des  émancipatrices 
d’aujourd’hui  fut,  en  définitive,  le  merveilleux  satel- 
lite de  son  « moi  » douloureux  et  hautain. 

Quelle  n’eût  pas  été  son  indignation  si  l’on  eût  taxé 
d’immoralité  son  projet  de  Contrat!  L’immoralité,  eût- 
elle  répondu,  n’est-ce  pas  qu’un  enfant  de  l’adultère 
porte  le  nom  du  mari,  et  — les  cas  exceptés  où  celui- 
ci  n’est  pas  dupe  de  sa  paternité  légale,  mais  feint  de 
l’être  — lui  vole  innocemment  son  affection,  tant  de 
soins  divers  et  prolongés,  moyennant  parfois  de  lourds 
sacrifices,  enfin  hérite  de  lui,  par  une  dernière  escro- 
querie involontaire?  Elle  aurait  eu  raison;  mais  son 
erreur  était  grande  de  se  figurer  qu’en  légitimant 
l’adultère,  elle  mettait  plus  de  moralité  dans  l’iinion. 
Elle  déplaçait  le  mal  et  l’aggravait,  car  un  libertinage 
effréné  serait  le  résultat  fatal  d’un  pacte  de  mutuelle 
liberté  charnelle.  L’idéal  vraiment  révolutionnaire  est 
aussi  loin  de  cette  fausse  conception  de  la  liberté  que 
des  antiques  idées  de  contrainte.  Selon  cet  idéal,  l’union 
doit  se  rompre,  qui  n’est  plus  de  cœur.  Fondée  sur 
l’amour  libre,  elle  n’y  saurait  survivre  par  de  lâches 
complaisances  où  elle  se  renierait  soi-même  et  qui 
toujours,  d’ailleurs,  furent  parmi  les  hontes,  prétendues 
élégantes,  des  aristocraties  en  décadence.  Le  véritable 
idéal  révolutionnaire  n’est  pas,  en  un  mot,  que  les 
époux  aient  le  droit  de  s'amuser,  mais  que  l’union  d’un 
homme  et  d’une  femme,  sans  contrat  d'aucune  sorte , 
puise  dans  sa  liberté  une  dignité  supérieure  par  l’éléva- 
tion des  consciences,  et  dans  cette  dignité  une  force  de 


88 


i’ROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


durée  qui  témoignerait,  cela  va  sans  dire,  du  bonheur 
du  couple  et  d’un  sérieux  progrès  de  l’amour  humain. 

Olympe  de  Gouges,  dans  son  projet  de  Contrat , son- 
geait surtout  aux  enfants;  et  c’est  la  noble  et  touchante 
excuse  de  son  erreur.  Mais  la  véritable  doctrine  révo- 
lutionnaire, que  des  adversaires  déloyaux  ou  ignorants 
accusent  de  se  désintéresser  du  sort  moral  et  matériel 
de  l’enfant,  proclame  le  droit  de  tons  les  enfants  à la 
protection  sociale,  à l’absolu  et  tendre  respect  de  leur 
développement  harmonique,  c’est-à-dire  à la  fois  orga- 
nique, intellectuel,  éthique  et,  par  suite,  à la  culture, 
comme  pieuse,  de  tout  leur  être,  — et,  cependant,  elle 
supprime  l’héritage,  objet  suprême  de  l’attention 
d'Olympe,  qui  demeurait  classique,  malgré  tout,  par 
sa  conception  capitaliste  de  la  famille,  comme  du  reste 
elle  se  révélait  encore  xvme  siècle,  au  sens  aristo- 
cratique et  galant  de  l’expression,  par  sa  théorie  des 
inclinations  particulières  dans  l’union  des  « fortunes  ». 
On  pourrait  dire  en  effet  qu’il  y a de  Y Embarquement 
pour  Cythère  en  son  projet  de  Contrat. 

D’autant  plus  curieuse  la  sévérité  bourgeoise  du 
« postambule  » pour  les  filles  publiques.  La  police 
devrait  leur  assigner  certains  quartiers.  C’était,  d’ail- 
leurs, un  vœu  déjà  émis  par  le  Bonheur  primitif  et  que 
nous  avons  aussi  rencontré  dans  plusieurs  autres  bro- 
chures du  début  de  la  Révolution.  Il  faut,  disait  le 
Bonheur  primitif,  « balayer  les  rues  de  Paris  des  filles 
publiques,  les  éloigner  des  jardins  royaux  et  les  tenir 
dans  des  quartiers  où  la  police  sera  faite  à l’insu  des 
femmes  honnêtes,  des  filles  de  marchands  qui  sont  tous 
les  jours  spectatrices  du  débordement  de  ces  viles  créa- 
tures et  de  leur  affreuse  situation  ».  Comment  la  fémi- 
niste se  fût-elle  défendue  de  toute  pitié?  La  reléga- 


6LYMPE  de  douces 


8i) 

tion  qu’elle  proposait,  sous  l’œil  et  la  main  d’une  police 
pour  ainsi  dire  sans  contrôle,  eût  aggravé  cependant 
de  façon  barbare  la  « situation  » qu’elle  jugeait 
« affreuse  ».  Singulière  inconséquence.  Elle  aurait  dû 
la  regretter  dans  les  Droits  de  la  Femme , et  même,  logi- 
quement, y aboutir  à cette  vue  : que,  sans  doute, 
c’étaient  des  créatures  bien  avilies,  les  filles  de  débauche, 
du  nom  dont  les  marquaient  les  ordonnances  de  police, 
mais  que,  néanmoins,  c’étaient  des  femmes, — et  que 
tout  essai  de  réglementation  de  la  prostitution , comme 
on  dit  maintenant,  est  d’abord  une  consécration,  immo- 
ralement légale,  de  leur  avilissement. 

Au  féminisme  d’aujourd’hui,  la  prostitution  apparaît 
justement,  avant  tout,  un  crime  de  l’homme  et  des 
sociétés.  Même  réellement  complice,  parce  que  vicieuse, 
paresseuse  ou  cupide,  la  prostituée  a donc  l’excuse 
d’être,  plus  encore,  une  victime.  Et  combien  ne  sont 
que  victimes!  Si  l'on  veut  combattre  la  prostitution, 
c'est  dans  ses  causes  économiques  et  au  cœur  même 
de  l’homme  qu’il  faut  l’atteindre.  En  attendant,  pour  les 
malheureuses  qu’elle  dégrade  et  dévore,  la  paix  dans 
le  droit  commun,  et  non  des  règlements  de  terreur  et 
d’infamie,  ajoutant  au  crime  de  la  société,  allant  jus- 
qu’à faire  une  institution  d’Etat  d’un  mal  impudem- 
ment déclaré  nécessaire. 

Mais  nous  n’avons  que  trop  insisté  sur  les  points 
faibles  du  « postambule  ».  Ce  n’est  pas  ce  post-scriptum 
qu’on  doit  retenir. 

Dans  Sera-t-il  roi  ? ne  le  sera-t-il  pas?  il  était  question 
d’un  roman  — ou  d’une  pièce  de  théâtre  — qu’elle 
voulait  publier  sous  ce  titre  : h Ami  des  femmes , ce  que 
Dumas  fils  ignorait  certainement  quand  il  donna  sous  le 
même  titre  la  comédie  que  l’on  sait.  U Ami  des  femmes , 


90 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


d’Olympe,  ne  parut  jamais  et  ne  figure  pas  sur  la  liste 
des  manuscrits  trouvés  chez  elle. 

Pour  la  dernière  fois  son  féminisme  monta  sur  la 
scène  en  janvier  1793,  avec  V Entrée  de  Dumouriez  à 
Bruxelles,  où  les  demoiselles  Fernig  avaient  un  rôle; 
les  jeunes  Fernig,  héroïnes  du  camp  de  Maulde,  dont 
Dumouriez  a dit,  dans  ses  Mémoires , qu’elles  étaient 
« encore  plus  extraordinaires  par  leur  pudeur  et  leur 
vertu  que  par  leur  courage  ».  — La  cadette,  Théophile, 
n’avait  pas  dix-sept  ans  en  mai  1792,  lorsqu’elle  se  fit 
soldat  ; l’aînée,  Félicité,  en  avait  vingt-deux.  — Et  ce 
n’était  pas  assez,  pour  Olympe,  de  l’intrépidité  de  ces 
deux  vierges  ; X Entrée  de  Dumouriez  à Bruxelles  leur 
donnait  une  rivale  dans  une  amoureuse  de  seize  ans, 
Charlotte,  qui,  travestie  en  officier,  tuait  deux  Autri- 
chiens. Ce  trio  de  guerrières  ne  sauva  pas  la  pièce, 
mélo  militaire  incohérent,  reçu,  on  se  demande  pour- 
quoi, par  le  Théâtre  de  la  République.  Il  n’y  eut  que 
deux  représentations.  La  seconde  même  ne  put  s’ache- 
ver : le  parterre  envahit  la  scène  et  se  mit  à y 
danser  la  Carmagnole.  Le  public  de  la  première 
s’était  contenté  de  siffler  — du  moins  jusqu’au  mo- 
ment où  Mlle  Candeille  s’avançant  pour  nommer 
l’auteur.  Olympe,  de  sa  loge,  s’écria  frémissante  : 
« C’est  moi,  citoyens  ! Mais  si  ma  pièce  vous  a paru 
mauvaise,  c’est  qu’elle  a été  horriblement  jouée.  » 
Tempête,  alors,  d’éclats  de  rire  et  de  huées.  La  pauvre 
femme  en  fut  poursuivie  dans  les  coulisses  ; et,  quand 
elle  se  retira,  sa  conviction  était  faite  qu’il  y avait  eu 
contre  elle  un  abominable  « complot  » des  « sociétaires 
du  prétendu  théâtre  de  la  République  » Elle  dévoila  ce 
complot,  quelques  jours  après,  dans  une  préface,  où 
elle  s’écriait  : « J’ai  failli  être  assassinée,  pour  prix 


OLYMPE  DE  GOUGES 


91 


de  mon  civisme,  par  une  bande  de  leurs  satellites  ».  On 
n’avait  pas  représenté  son  œuvre,  mais  une  « panto- 
mime » de  la  façon  des  conjurés;  et  cela,  pour  plaire 
à Mlle  Candeille,  monstre  de  perfidie  jalouse.  Il 
faut  dire  que  Julie  Candeille,  peu  auparavant,  sur 
ce  même  théâtre  de  la  République,  avait  remporté  un 
succès  extraordinaire,  d’interprète  et  d’auteur  à la  fois, 
avec  la  Belle  Fermière,  comédie  en  trois  actes.  C’était, 
du  reste,  une  femme  charmante  ; mais  « le  génie  », 
disait  Olympe,  — après  s’être  qualifiée  de  « grand 
homme  »,  — « les  vertus  héroïques,  la  probité  sans 
tache  sont  des  dons  que  la  nature  » joint  rarement 
« aux  charmes  que  l’on  porte  dans  la  société  ». 

Elle  vouait  aussi  au  mépris  des  gens  de  cœur  d’«  in- 
fâmes journalistes  »,  comme  le  rédacteur  des  Petites 
Affiches,  qui  avait  pris  parti  pour  le  théâtre.  Et  elle  se 
promettait  de  les  « livrer  tout  vifs  » dans  sa  Femme 
; persécutée . — Est-ce  cette  pièce  qu’on  trouva  parmi 
ses  manuscrits,  sous  le  titre  : la  Femme  misanthrope ? 

Pour  elle,  Y Entrée  cle  Dumouriez  à Bruxelles  était 
un  drame  « à la  Shakespeare  » ; Mercier,  dont  elle  parle 
à ce  propos  pour  la  dernière  fois,  le  lui  avait  assuré. 

L’anecdote  est-elle  authentique?  Bonaparte  consul 
ayant  dit  à Mme  de  Condorcet  : « Je  n’aime  pas  que  les 
femmes  se  mêlent  de  politique  » ,1a  veuve  du  philo- 
sophe aurait  prestement  répondu  : « Dans  un  pays  où 
on  leur  coupe  la  tête,  il  est  naturel  qu’elles  aient  envie 
desavoir  pourquoi.  » C’était,  mondanisé,  le  mot  d’Olympe 
de  Gouges  sur  l’échafaud  et  la  tribune.  Mme  de  Condorcet 
l avait-elle  lu,  — qui  pouvait  l’avoir  lu  et  l’avoir 
oublié?  — ou  bien  en  donnait-elle  cette  version 
piquante  sans  le  connaître?  Michelet  n’eut  pas  tort  de 


02 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 

le  trouver  « sublime  ».  Il  le  refit , il  est  vrai,  croyant 
l’embellir  : en  réalité,  il  l’affaiblit,  faisant  dire  à Olympe: 
« Elles  [les  femmes ) ont  bien  le  droit  de  monter  à la 
tribune  puisqu’elles  ont  celui  de  monter  à l’écha- 
faud. » Les  citations  de  Michelet  sont  presque  tou- 
jours des  traductions,  brillantes  infidèles , énervant  par- 
fois un  texte  fort.  L’article  10  de  la  Déclaration  des 
droits  de  la  Femme  et  de  la  Citoyenne  résume  en  effet, 
avec  la  netteté  la  plus  vigoureuse,  le  féminisme 
d’Olympe;  cette  Déclaration  même  y est  en  quelque  sorte 
cristallisée.  Mais  l’égalité  devant  l’échafaud  est  la  seule 
que  la  Révolution  établit  réellement  pour  la  femme.  La 
guillotine,  pourrait-on  dire  d’un  terrible  jeu  de  mot,  fut 
seule  humaine.  — Nous  croyons  bien  cependant  que 
l’abus  qui  fut  fait  de  cette  humanité-là , dans  le  mépris 
contradictoire  et  im politique  de  l’âme  féminine,  aban- 
donnée aux  idées  hostiles,  au  prêtre,  fut  la  principale 
cause  de  la  réaction  définitive. 

L’invincible  faiblesse  de  la  femme  triompha  d'une 
Révolution  en  apparence  irrésistible.  Olympe  de  Gouges 
ne  fut  que  trop  vengée. 

« Fou  héroïque  »,  se  sont  bornés  à dire  sur  elle  les 
Goncourt.  Les  grands  fous  sont  les  prophètes  ; qui  ose- 
rait s’assurer  que  la  féministe  n’en  fut  pas,  n’en  est  pas 
un?  La  justice  ne  se  scinde  pas  : c’est  pour  l’humanité 
entière  — unité  vivante  sous  l’apparente  dualité 
sexuelle  comme  dans  la  variété  des  races  et  la  diversité 
merveilleuse  et  sans  cesse  renouvelée  des  individus 
— qu’il  faut  la  vouloir.  Quand  la  majorité  des  hommes 
en  sera  convaincue,  dans  le  pays  où  cette  idée  du  Droit 
fut  proclamée  pour  la  première  fois  par  Condorcet, 
puis,  d’un  tel  cœur,  par  Olympe  de  Gouges,  le  nom  de 
celle-ci,  presque  oublié  maintenant,  sera  placé  haut. 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


A Monsieur  Maurice  Tourneux. 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 

Musée  Carnavalet. 

(Voir  page  113.) 


THE  HSfrAKT 

ÛF  THE 

HWVMXJTY  Uf  HJJSfilS 


J 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 

(1762-1817) 


I 

LA  LÉGENDE  DE  SA  BEAUTÉ 
LES  TEXTES.  LES  PORTRAITS 


Dans  son  récit  des  journées  d’octobre,  Michelet  dit  : 
« La  jolie  mademoiselle  Théroigne  de  Méricourt...  » — 
« piquante,  originale,  étrange  ».  ( Histoire  de  la  Révolu- 
tion, liv.  II,  1847).  Il  ne  la  dit  pas  belle.  Mais,  la  retrou- 
vant au  10  août,  il  parle  de  « sa  beauté  ».  (Liv.  VII). 
Il  assure  que,  fatale  pour  la  royauté,  cette  beauté 
« enivra  la  Révolution  dans  ses  premiers  jours  ».  Et 
il  y revint  dans  le  volume  intitulé  : les  Femmes  de  la 
Révolution  (1854),  avec  plus  de  feu  encore  : g Héroïque 
beauté  qui  ravit  le  cœur  de  nos  pères  et  leur  fit  voir 
dans  une  femme  l’image  même  de  la  liberté  ».  Gom- 
ment expliquer  la  différence  des  deux  portraits  et  ce 
progrès  de  l’admiration  du  peintre?  Simplement  par 
ceci,  que  Y Histoire  des  Girondins  de  Lamartine  (1847) 
avait,  non  pas  créé,  mais  répandu  la  légende  d’une 
Théroigne  connue  du  peuple  en  1792  « sous  le  nom  de 
la  belle  Liégeoise.  » Michelet  eut  la  faiblesse  de  sacri- 
fier à cette  légende,  après  avoir  fixé  la  vérité  dans  sa 


96 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


première  page  sur  l’amazone  : car,  s’il  est  certain 
qu’elle  n’était  pas  belle,  il  l’est  également  qu’elle  était 
jolie. 

« Nous  avons  vu  très  souvent  mademoiselle  Thé- 
roigne  pendant  le  cours  de  la  Révolution  »,  déclarent 
les  Deux  amis  de  la  liberté , dans  une  note  de  leur 
Histoire  de  la  Révolution  (1791-1803).  Elle  « était  d’une 
figure  agréable,  on  peut  môme  dire  jolie  ».  Et  plus 
loin,  sans  hésitation  : « Théroigne  était  jolie  ».  La 
note1  est  probablement  du  royaliste  Beaulieu,  qui,  dans 
un  autre  ouvrage  : Essais  historiques  sur  les  causes  et 
les  effets  de  la  Révolution  de  France  (1801-1803),  parle 
de  « sa  jolie  tête  »,  après  avoir  un  peu  dédaigneuse- 
ment prononcé  : « jeune  personne  assez  gentille  » 2. 
Restif  de  la  Bretonne,  malgré  son  mépris  grossier  pour 
« La  Teroueigne  »,  comme  il  l’appelle,  l’avait  dite 
« assez  jolie  »,  puis  « jolie  ».  ( Année  des  dames  natio- 
nales, 1794).  Dulaure  écrira,  dans  sa  vieillesse  ( Esquisses 
historiques  des  principaux  événements  de  la  Révolution 
française , 1823-1825)  : « jolie,  brune  » et  portant  « sur 
son  visage  les  caractères  de  la  vivacité  et  de  l’audace3  » ; 
air  de  pétulance  martiale  dont  fut  frappé  l’anglais  John 
Moore,  quand  il  la  vit  aux  Jacobins,  après  le  10  août. 
(/I  Journal  during  a résidence  in  France , 1793)4.  Esqui- 
roi,  qui  fut  nommé  en  1811  médecin  de  la  Salpê- 
trière, où  il  avait  été  d’abord  interne  de  Pinel,  et  où 
Théroigne  — folle  depuis  1794  — fut  placée  pour  la 
seconde  fois  et  définitivement  en  1807  ; Esquirol,  qui 

1.  T.  VIII,  pp.  203-206.  Ce  tome  parut  en  1797. 

2.  T.  II,  p.  50. 

3.  T.  1,  p.  331,  deuxième  édition. 

4.  « ...  has  a smart  martial  air,  which  in  a man  would  not  be  disa- 
greable.  » T.  I,  p.  115. 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


97 


a laissé  sur  cette  folie  une  observation  du  plus  poignant 
intérêt,  représente  l’ancienne  héroïne  « les  cheveux 
châtains,  les  yeux  grands  et  bleus,  la  physionomie  mo- 
bile, la  démarche  vive,  dégagée  et  même  élégante.  » 
{Des  maladies  mentales , 1838)  h Et  le  vaudevilliste 

Georges  Duval,  dans  ses  Souvenirs  de  la  Terreur 
(1841-1842),  fantaisies  contre-révolutionnaires  à la 
fois  amusantes  et  irritantes,  ne  s’arrête  un  moment  de 
calomnier  1’  « infâme  Théroigne  » que  pour  vanter  sa 
« taille  fine  qu’on  eût  pu  tenir  dans  les  dix  doigts  » et, 
de  sa  tête,  offrir  ce  crayon  : « Si  ses  traits  n’étaient 
pas  tout  à fait  aussi  réguliers  que  ceux  de  la  Vénus 
de  Praxitèle,  en  revanche  elle  avait  un  minois  chif- 
fonné, un  air  malin  qui  lui  allait  à ravir,  un  de  ces 
nez  retroussés  qui  changent  la  face  des  empires2».  Or 
il  n’est  pas  impossible  que  Georges  Duval,  né  en  1772, 
ait  vu  la  patriote , comme  il  l’affirme  ; et  l’amusante 
esquisse,  bien  qu’on  y sente  le  faiseur  littéraire,  n’est 
point  à écarter  de  parti  pris. 

Il  y a,  d’ailleurs,  dans  la  presse  royaliste  de  1789  et 
1790,  des  compliments  qui,  pour  être  ironiques,  n’en 
sont  pas  moins  précieux.  Ainsi,  en  novembre  1789,  dans 
les  Actes  des  apôtres , Champcenetz  s’amusait  à conter 
que,  le  hasard  lui  ayant  fait  connaître  Théroigne, 
« cette  femme  adorable  » l’avait  retenu  auprès  d’elle, 
surtout  sans  doute  par  « son  ardent  amour  pour  la 
liberté  » et  par  « les  grâces  de  son  esprit  »,  mais 
aussi  par  « les  charmes  de  sa  ligure  ».  Il  l’appelle  la 
« Muse  de  la  démocratie  »;  ou  plutôt,  ajoute-t-il, 
« c’est  Vénus  donnant  des  leçons  de  droit  public  ».  En 
1790,  le  Rôdeur  réuni  au  Chroniqueur  secret  de  la  Révo- 

1.  T.  I,  pp.  445-451. 

2.  T.  I,  pp.  266-280. 

7 


98 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


liition  (n°  39)  feint  de  s’étonner  qu’aucun  des  « hono- 
rables architectes  de  la  Constitution  française  »,  amis  de 
Théroigne  qui  mange  avec  eux  ses  « dix  milles  livres 
de  rente  » en  leur  donnant  à dîner  pour  qu’ils  la 
prônent,  n’ait  « osé  publiquement  prendre  en  main  », 
contre  « les  quarante-cinq  apôtres  »,  « la  cause  de  cette 
nymphe  adorable  ».  En  1790  également,  le  Martyrologe 
national  parle  des  « appas  de  Mlle  Théroigne  » (n°  18). 
La  Chronique  du  Manège  dit  meme  : « Cette  belle  »,  — 
« beauté  vraiment  nationale  » puisqu’elle  est  Y « amante 
de  la  nation  »,  ayant  toujours  « à la  fois  trois  cents 
adorateurs  ».  Et  la  grossière  plaisanterie  n’empêche 
pas  que  les  mots  « belle  » et  « beauté  » soient  à retenir, 
à condition,  cependant,  de  ne  pas  y voir  plus  que  n’y 
mit  le  pamphlétaire  François  Marchant. 

D’autre  part,  on  sait  l’exclamation  de  Camille  Des- 
moulins dans  les  Révolutions  de  France  et  de  Brabant  : 
« C’est  la  reine  de  Saba  ! » 

Deux  contemporains  seulement,  parmi  ceux  dont  le 
témoignage  fut  connu  de  Michelet,  rompent  cet  accord 
d’indications  plaisantes  ou  sérieuses.  Le  premier  est 
Tardent  royaliste  Peltier,  qui  avait  fondé  et  jusqu’à  la 
tin  dirigé  les  Actes  des  apôtres  (novembre  1789-oc- 
tobre  1791).  Réfugié  à Londres  après  le  10  août,  il  y 
publia,  en  1792  même,  un  Dernier  tableau  de  Paris  ou 
Récit  historique  de  la  Révolution  du  10  août , dans 
lequel  il  montrait  « la  fille  Théroigne  de  Méricourt  », 
— « fille  de  mauvaise  vie  »,  appuyait-il,  — « chétive, 
malsaine,  usée  par  la  débauche  »,  et  n’ayant  plus 
en  1789  « qu’une  révolution  pour  ressource  ».  Le 
second  est  Maton  de  la  Varenne,  « l’un  des  proscrits 
échappés  de  la  Saint-Barthélemy  de  1792»,  comme  il 
aimait  à dire,  ayant  été  emprisonné  après  le  10  août; 


THÉROIGNE  DE  3IÉRIC0URT 


99 


Maton  de  la  Varenne,  auteur  des  Crimes  de  Marat  et 
des  autres  égorgeurs  (1795)  et  d’une  Histoire  particu- 
lière des  événements  gui  ont  eu  lieu  en  France  pendant 
les  mois  de  juin , juillet , août  et  septembre  1792  (1806), 
ouvrage  où  nous  lisons  : « Cette  misérable,...  âgée  à 
peine  de  trente  ans,  en  paraissait  avoir  cinquante  (en 
juin  1792)  »,  puis  : « Ridée  et  cacochyme...  »,  puis  : 
« Ne  pouvant  plus  se  livrer  à la  prostitution  parce 
qu’elle  était  rongée  des  maladies  honteuses  qui  en 
sont  la  suite...  » (p.  25).  Mais  il  est  évident  que  le 
pamphlétaire  — Maton  de  la  Varenne  fut  même  un 
pamphlétaire  d’une  déloyauté  remarquable1  — avait 
voulu  renchérir  sur  Peltier;  or,  celui-ci,  au  moment  de 
brièvement  peindre  Théroigne,  paraît  l’avoir  vue  à 
travers  les  injures  et  les  polissonneries  dont  l’avaient 
poursuivie  certaines  feuilles  et  notamment  les  Actes  des 
apôtres , aucune  femme  n’ayant  été  aussi  moquée,  aussi 
outragée  qu’elle  dans  cet  important  journal  contre- 
révolutionnaire,  spirituellement  ordurier. 

Peltier  n’aurait  pu  donner  aucun  renseignement  sur 
les  années  de  « débauche  » où  elle  se  serait  « usée  ». 
Théroigne,  avant  1789,  eut  des  amants,  fut  entretenue, 
mais  on  verra  qu’elle  fut  toujours,  physiquement,  avec 
une  âme  ardente,  plutôt  froide.  Pourtant  il  n’avait  pas 
tort  de  la  dire  « malsaine  »;  une  découverte,  encore 
assez  récente,  a prouvé  ce  qu’avait  imaginé  ou  deviné 
la  haine  royaliste.  Victime  d une  aventure  inconnue 
(en  Italie,  en  1788  ou  1789),  la  future  amazone  eut  le 
sang  gâté.  Enfin  un  témoignage  ignoré  de  Michelet 

1.  Lamartine,  par  légèreté,  s’est  plus  d’une  fois  inspiré  de  lui,  et 
Taine,  ce  qui  est  grave,  l’a  plus  d’une  fois  cité  comme  une  autorité. 
Le  bibliographe  Barbier  l’avait  cependant  convaincu  d’imposture.  ( Dic- 
tionnaire des  anonymes , 1806-1809). 


100 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


est  à rapprocher  par  un  point  de  celui  de  Peltier. 
L’ Intermédiaire  des  chercheurs  publia  en  1870  un  do- 
cument curieux  sur  Théroigne,  extrait  des  mémoires 
inédits  du  comte  Thomas  d’Espinchal,  qui,  l’ayant  vue 
avant  et  pendant  la  Révolution,  écrivait  qu’elle  était 
« peu  jolie  » et  que  même,  trois  ou  quatre  ans  avant 
1789,  elle  « avait  déjà  l’air  usé  ».  ( Journal  de  voyages 
et  de  faits  relatifs  à la  Révolution , conservé  à la  biblio- 
thèque de  Clermont-Ferrand).  D’autre  part,  si  Maton  de 
la  Varenne  fut  d’une  mauvaise  foi  poussée  à l’absurde 
en  voulant  qu’elle  parût  cinquante  ans  dès  le  milieu  de 
1792,  il  faut  reconnaître  que,  selon  Beaulieu,  « sur  la 
lin  de  sa  carrière»  (mai  1793),  elle  avait  « absolument 
perdu  toutes  scs  grâces  »,  étant  alors  « couperosée, 
livide,  décharnée  ».  ( Essais  historiques). 

Beaulieu  lui-même,  sans  doute,  rend  quelque  peu 
suspect  ce  portrait  de  l’héroïne  près  de  sa  retraite,  en 
ajoutant  : « Théroigne  fut  l’image  ambulante  de  la 
Révolution.  Brillante  dans  ses  commencements,  éner- 
gumène  dans  son  cours,  dégoûtante  de  fange  et  de 
sang  après  le  10  août.  » M.  Marcellin  Pcllet,  dans  son 
Etude  historique  et  biographique  sur  Théroigne  de 
Méricourt  (1886),  n’a  pas  craint  d’accuser  le  peintre 
d’avoir  « sacrifié  la  vérité  et  même  la  vraisemblance  » 
au  plaisir  de  cette  « comparaison  à effet  ».  Nous  serons 
moins  affirmatif.  Assurément  Beaulieu,  que  la  Révo- 
lution avait  d’abord  attiré  et  qui  avait  été  l’ami  de 
Théroigne  au  commencement  de  1790,  est  heureux  de 
les  montrer  l’une  et  l’autre,  d’abord  séduisantes,  puis 
horribles;  mais  il  n’a  fait  peut-être  qu’exagérer  la 
vérité  contre  le  physique  de  l’amazone  à l’époque  où 
il  veut  que,  moitié  livide,  moitié  sanglante,  elle  fût 
devenue  ce  spectre  symbolique.  Aucun  autre  contern- 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


ioi 


porain  ne  l’a  peinte  précisément  à cette  date,  c’est-à- 
dire  vers  le  temps  où,  déchue  de  sa  popularité  parce 
que  Brissotine  (ou  Girondine),  des  jacobines  la  fouet- 
tèrent aux  Tuileries  et,  ainsi,  la  tuèrent  politiquement 
pour  elle-même;  et  il  n’est  pas  du  tout  invraisemblable 
que  peu  avant  cette  « fin  de  sa  carrière  »,  épuisée  par 
une  activité  qui  fut  prodigieuse,  peut-être  aussi  tra- 
vaillée profondément  par  la  maladie  qu’elle  avait 
rapportée  d’Italie,  et  à laquelle  on  n’aurait  pas  tort, 
croyons-nous,  de  demander  une  des  explications  de  sa 
folie,  elle  eût  cessé  d’être  la  jolie  femme  qu'elle  était 
encore  en  1792  et  que  Georges  Duval  défendait  en  ces 
termes  : « Les  aristocrates  ont  dit,  ont  écrit,  ont  crié 
sur  les  toits  que  mon  héroïne  était...  chétive,  laide; 
il  y en  a même  qui  ont  imprimé  qu’elle  était  vieille; 
calomnie  que  tout  cela!...  » 

Selon  Duval,  ces  aristocrates  — Maton  de  la  Va- 
renne  évidemment  et  Peltier  lui-même — « ne  l’avaient 
pas  vue  ».  — « Ils  auront  cru,  ces  hommes  sans  expé- 
rience, disait-il,  qu’une  femme...  qui  avait  abjuré  les 
vertus  modestes  de  son  sexe  pour  afficher  l’exaltation 
d’une  politique  furibonde,  devait  nécessairement  porter 
sur  sa  figure  l’empreinte  des  passions  féroces  qui  rava- 
geaient son  âme.  C’est  en  quoi  ils  se  sont  trompés.  » 
Tout  de  même,  en  voulant  prouver  qu’elle  n’était  pas 
vieille,  il  la  vieillissait  : car,  d’après  lui,  « elle  occu- 
pait le  juste  milieu  de  cette  période  décennale  pendant 
laquelle  les  femmes  n’ont  jamais  que  trente  ans  » ; 
et,  en  réalité,  elle  ne  les  eut  qu’aprôs  le  10  août.  Elle 
venait  de  les  avoir,  quand  John  Moore  lui  en  donna 
non  pas  trente-cinq,  mais  trente  et  un  ou  trente-deux  : 
She  seems  about  one  or  two  and  thirty  ; témoignage 
pouvant  tout  au  plus  disposer  à penser  que  l’été  de 


102 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


1792  fut  le  moment  où  les  « grâces  » de  Théroigne 
commencèrent  à se  fatiguer. 

En  1789  et  1790,  loin  de  la  trouver  « usée  »,  la  plu- 
part des  contemporains  la  rajeunissaient.  Beaulieu, 
dans  la  note  de  Y Histoire  de  la  Révolution  par  deux 
amis  de  la  liberté , lui  suppose  seulement,  lors  de 
l’ouverture  des  Etats  généraux,  « vingt-trois  ou  vingt- 
quatre  ans  ».  Et  elle  n’en  a que  vingt-deux  pour  le 
Rôdeur  réuni  au  Chroniqueur  secret  de  la  Révolution 
(n°  39).  Mieux  encore  : dans  un  violent  pamphlet  ano- 
nyme de  1790,  intitulé  : Précis  historique  sur  la  vie 
de  Mademoiselle  Théroigne  de  Mèricour  (sic),  on  la  fai- 
sait naître  à la  lin  de  1768,  ce  qui  lui  donnait  vingt 
ans  au  début  de  la  Révolution;  et  c’est  l’âge  également 
qu’elle  aurait  eu  d’après  le  Martyrologe  national (n°  18). 
Enfin,  sans  préciser,  Y Observateur  du  4 mars  1790  la 
dit  «jeune  »;  mot  qu’on  a vu  déjà  dans  une  citation 
des  Essais  historiques  et  que  répéta  le  vieux  Dulaure. 

11  y a d’ailleurs,  du  général  baron  Thiébault,  une 
déclaration  bien  curieuse;  car,  de  façon  singulièrement 
avantageuse  pour  Théroigne,  elle  s’oppose  au  témoi- 
gnage de  John  Moore.  En  effet,  un  récit  du  10  août  aux 
Feuillants  dans  les  Mémoires  du  général  baron  repré- 
sente la  Théroigne  de  cette  journée  comme  une  « très 
jolie  brune  de  vingt  ans  »h  Thiébault,  qui  la  rajeunit 
ainsi  de  dix  ans,  en  avait  vingt-deux,  lorsqu’il  se 
trouva  face  à face  avec  elle  dans  la  cour  des  Feuillants, 
ce  matin-là.  Sergent  dans  la  compagnie  de  grenadiers 
de  la  section,  il  essayait  de  sauver  les  prisonniers  : elle 
parut,  « coiffée  d’un  chapeau  de  feutre  noir,  relevé  à la 
Henri  IY,  surmonté  de  plumes  de  la  même  couleur, 

1.  T.  I,  ch.  IX.  Ces  Mémoires  ont  été  publiés  de  1893  à 1895  (chez 
Plon). 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


103 


vêtue  d’une  amazone  de  drap  bleu...  une  paire  de  pisto- 
lets et  un  poignard  à la  ceinture  » ; et,  la  voyant  dans 
cet  équipage  fendre  la  foule,  sauter  sur  un  canon,  c’est 
du  moins  ce  qu’il  raconte,  et,  « en  proie  à un  éréthisme 
révolutionnaire  » qui  F « embellissait  encore  »,  exci- 
ter au  massacre,  il  fut  saisi  d’autant  d’admiration  que 
d’horreur.  Sans  doute,  il  ne  la  revit  pas  ; mais  il  l’eut 
devant  lui  une  demi-heure,  et  il  insiste  deux  fois,  avec 
une  force  extrême,  sur  la  fidélité  du  souvenir  tragique 
et  charmant  que  lui  laissa  la  « furie  ».  Ce  qu’il  faut 
croire,  si  Thiébault  ne  l’a  pas  tout  de  même  un  peu 
flattée  dans  l’intérêt  du  contraste,  c’est  que  les  jours 
de  grande  crise,  parmi  les  piques,  les  fusils,  les  canons, 
dans  les  clameurs  d’un  peuple  furieux,  effectivement 
elle  embellissait  et  rajeunissait.  L’espèce  de  beauté 
magique  dont  s’illuminent  dans  l’amour,  dans  le  plai- 
sir, certains  visages  de  femmes,  non  pas  même  jolis, 
agréables  seulement,  elle  dut  la  recevoir  de  l’émeute, 
et  le  10  août  surtout,  car  jamais  davantage  elle  ne  fut 
ivre  de  la  Révolution. 

Au  surplus,  elle  dut  toujours  être  assez  lunatique 
d'expression  en  sa  grâce  délicate;  et,  sans  doute,  on  la 
caractériserait  assez  bien  en  disant  que,  physiquement, 
c’était  une  grisette. 

Elle  était  petite.  Ce  n’est  pas  seulement  Peltier, 
Maton  de  la  Varenne  et  Thomas  d’Espinchal  qui  l’af- 
firment ; c’est  aussi  Beaulieu,  l’appelant  « la  petite 
Méricourt  »,  après  l’avoir  appelée  « la  petite  Thc- 
roigne  ».  Non  pas  petite , petite , cependant.  Dulaure 
et  Esquirol  la  disent  même  de  « taille  moyenne  » ; et 
John  Moore,  qui  ne  la  vit  qu’une  fois,  il  est  vrai,  dit 
plus,  car  elle  lui  sembla  « un  peu  au-dessus  de  la  taille 
moyenne  des  femmes  » : somewhat  above  the  middle 


lÔi  TROIS  FÊMMËS  Ï)Ë  LA  RÉVOLUTION 

size  of  women.  Selon  Duval,  « elle  portait  cinq  pieds 
moins  deux  ou  trois  pouces  »,  c’est-à-dire  environ  lm,50. 
Thiébault,  ici,  n’intervient  pas  au  débat  ; mais  un  autre 
contemporain,  le  conventionnel  Marc-Antoine  Baudot, 
est  venu  à son  tour  la  dire  « petite  ».  C’est,  du  reste, 
dans  ses  Notes  historiques  publiées  par  la  veu  ve  d’Edgar 
Quinet,  en  1893,  que  se  trouvent  sur  le  physique  de 
Théroigne  les  indications  les  plus  précieuses  ; il  faut 
seulement  y faire  la  part  d’un  certain  antiféminisme 
montagnard  grognon.  Une  note  de  quelques  lignes  sur 
Mme  Roland,  rudement  qualifiée  d’  « intrigante  de 
salon  »,  finit  ainsi  : « Il  faut  que  les  femmes  soient 
femmes  et  qu’elles  ne  se  fassent  point  chefs  de  parti 
dans  les  discussions  qui  doivent  se  terminer  par  le 
glaive,  puisqu’elles  ne  peuvent  pas  le  porter  ».  Il  n’est 
donc  pas  surprenant  que,  dans  cette  même  note, 
Théroigne  soit  traitée  d’  « aventurière  du  coin  des 
rues  »,  et  que,  dans  la  note  assez  importante  dont  elle 
est  l’objet  ensuite,  Baudot  lui  soit  sévèr q comme  peintre , 
malgré  son  évidente  et  minutieuse  bonne  foi  : 

J'ai  beaucoup  vu  Mlle  Théroigne  de  Méricourt  dans  les 
rassemblements  des  Tuileries.  Elle  parlait  plutôt  en  con- 
fidence qu’avec  le  verbe  de  l’orateur.  Elle  était  presque 
toujours  vêtue  en  amazone  ; son  vêtement  de  drap  était  fort 
commun,  de  couleur  vert  foncé.  Elle  avait  un  chapeau  avec 
une  plume  noire.  Ceux  qui  lui  ont  donné  un  costume  ou 
bizarre  ou  élégant  ont  fait  du  roman.  Elle  était  petite,  assez 
bien  prise  dans  sa  taille,  une  figure  mesquine,  sans  trait, 
quoique  sans  défaut.  Son  teint  avait  la  couleur  nuance  de  la 
poire  rousselet,  sans  doute  à cause  de  ses  continuelles  excur- 
sions au  grand  air  ; au  demeurant,  mieux  que  mal,  mais  sans 
agrément.  Elle  était  loin  de  prétendre  au  mérite  des  coquettes 
de  profession,  la  propreté;  c’était  sans  doute  un  calcul  de  sa 
position  politique,  mais  elle  le  poussait  un  peu  loin. 


THÉROIGNE  DE  MÊRICOÜRT 


105 


Mieux  que  mal!  On  sent  que  Baudot  ne  peut  se 
décider  à la  trouver  jolie.  Mais,  heureusement,  l’épi- 
thète reparaît  dans  les  Mémoires  et  Notes  d’un  autre 
conventionnel,  Choudieu1.  Quant  au  baron  Hyde  de 
Neuville,  qui  est  seul  d’accord,  jusqu’ici,  avec  la 
légende  de  la  belle  Liégeoise , puisqu’il  a écrit  : « Sa 
démarche  était  hardie,  sa  figure  belle 2 »,  il  faut  songer 
que,  né  en  janvier  1776,  il  n’avait  que  dix-sept  ans 
quand  Théroigne,  sa  popularité  perdue,  se  retira  de 
l’action.  Nous  devons  ajouter,  il  est  vrai,  que  le  savant 
critique  et  historien  M.  Félix  Rabhe  nous  a fait  con- 
naître, du  ci-devant  ministre  Bertrand  de  Moleville, 
retiré  en  Angleterre,  un  parallèle  d’Helen  Williams  et 
de  Théroigne,  où  celle-ci  est  peinte  « resplendissante 
de  jeunesse,  de  vigueur  et  de  beauté3  »;  mais  Bertrand 
de  Moleville  ne  dit  pas  qu’il  a vu  Théroigne;  il  vante 
sa  beauté  sur  la  foi  d’on  ne  sait  quel  renseignement  : 
or,  il  se  montre,  quelques  lignes  plus  loin,  bien  mal 
informé,  croyant  que  Théroigne,  qu’il  appelle  « la 
Jeanne  d’Arc  de  la  Bévolution  »,  « fut  confinée  en 
Allemagne  par  ordre  de  l’Empereur  » en  1793.  C’est  en 
1791  qu’elle  fut  incarcérée  à Kufstein,  d’où  elle  sortit 
la  même  année.  Il  faut  donc  s’en  tenir  aux  textes  qui 
s’accordent  à la  montrer  jolie.  Et  ainsi,  pour  nous  ré- 
sumer, une  charmante  grisettc  paraissant  vingt-trois 
ou  vingt-quatre  ans,  la  voilà  physiquement  au  moment 
où  l’histoire  de  la  Révolution  la  saisit. 

Charmante  grisette,  non  pas  de  Liège,  car  la  légende 
est  fausse  même  en  ce  point,  mais  du  pays  de  Luxem- 

1.  Ouvrage  publié  en  1897  (chez  Plon)  par  M.  Victor  Barrucand. 

2.  Mémoires  et  Souvenirs,  t.  1,  pp.  12-13  (.  1 888,  chez  Plon). 

3.  A Réfutation  of  the  Libel  on  the  Memory  of  the  late  Kiny  of 
France  (1806). 


106 


Trois  femmes  de  la  révôlütioX 


bourg.  Grisette  wallonne,  dont  le  charme  légèrement 
exotique  était  rendu  encore  plus  piquant  par  un  accent 
de  terroir  et  par  ce  que  Beaulieu  nomme  « son  jargon 
moitié  français,  moitié  flamand  » [flamand pour  wallon). 
Grisette  armée  par  la  Révolution  qui  l’enflamma,  et, 
selon  nous,  bien  plus  intéressante  esthétiquement  sous 
cet  aspect  réel  que  dans  le  mensonge  pompeux  d’une 
beauté  d’  « amazone  de  Rubens  » ou  de  « Penthésilée 
rayonnante  »,  pour  parler  comme  les  Goncourt. 

Mais  quand  donc  naquit  cette  légende  d’une  amazone 
superbe?  Est-ce  le  poète  Barthélemy  qui  en  fut  l’auteur 
dans  ses  Douze  journées  de  la  Révolution  (1832)?  ou 
simplement  s’en  empara-t-il?  Le  certain  est  qu’il  fixa 
le  type,  faisant  de  « l’ardente  Méricourt  »,  le  5 oc- 
tobre 1789,  une  espèce  de  bacchante-reine  de  l’émeute  : 

Debout  sur  un  canon  comme  sur  son  pavois, 

Elle  exalte  les  rangs  du  geste  et  delà  voix. 

On  distingue  au  milieu  de  ses  sœurs  de  bataille 
La  blancheur  de  son  teint  et  le  fût  de  sa  taille. 

A sa  mâle  vigueur  la  grâce  n’a  pas  nui. 

Désormais  du  boudoir  fuyant  le  mot  ennui, 

Une  lance  à la  main,  la  tête  échevelée, 

Elle  marche  aux  périls  comme  Penthésilée. 

Nul  homme  assez  hardi,  piéton  ou  cavalier, 

Ne  lutterait  contre  elle  en  combat  singulier. 

Le  sabre  et  le  fusil  pendent  à ses  épaules. 

On  croirait  voir  passer  la  prêtresse  des  Gaules. 

C’est  la  Pythie  en  feu  qui,  sur  ce  noir  essaim, 

Souffle  le  dieu  caché  qui  suffoque  son  sein. 

Un  poète  belge,  Adolphe  Mathieu,  célébrera  de 
même,  en  1847,  la  « Penthésilée  » révolutionnaire  et 
s’écriera  que  jamais  « la  prêtresse  des  Gaules  » 

Yelléda  n’apparut  si  belle  aux  vieux  Gaulois. 


THÉROIGNE  DÉ  MÉIÏICOÜRf 


107 


Puis,  c’est  Baudelaire,  avec  une  éclatante  sobriéié, 
et  sans  parler  de  Velléda,  ni  de  Penthésilée,  évoquant 
néanmoins  l’image  romantique  de  la  belle  Liégeoise , 
dans  ce  quatrain  du  sonnet  Sisina  : 

Avez-vous  vu  Théroigne,  amante  du  carnage, 

Excitant  à l’assaut  un  peuple  sans  souliers, 

La  joue  et  l’œil  en  feu,  jouant  son  personnage, 

Et  montant,  sabre  au  poing,  les  royaux  escaliers? 

Enfin,  dans  les  Poèmes  de  la  Révolution  de  M.  Emma- 
nuel des  Essarts  (1879),  l 'Amazone,  non  plus  d’octobre, 
mais  du  Vingt  juin,  devient  « l’antique  Mimalone  » : 

La  Mimalone  antique  à toute  heure  effrénée, 
Sanglante  de  vin  et  de  feu, 

Mais  sublime  d’extase  et  tout  illuminée 
Par  l’enthousiasme  d’un  Dieu. 

Elle  a des  « bras  d’acier  »,  le  « sein  hardi  »,  un 
« beau  rire  de  branle-bas  ». 

Mais  l’étonnant,  ce  n’est  pas  que  cette  Théroigne  de 
panorama  ou  de  mélodrame  ait  été  chantée ; ce  n’est 
pas  même  que  Carlyle,  dans  son  étrange  Histoire  de  la 
Révolution  [ The  french  Révolution , 1837),  s’inspirant  de 
la  légende  avant  Lamartine,  ait  donné  le  « port  d’une 
déesse  païenne  » à la  prétendue  héroïne  des  journées 
d’octobre  ; c’est  que  des  historiens  aussi  épris  de  vérité 
pittoresque  et  de  nouveauté  documentaire  que  les 
Concourt,  dans  une  étude  presque  entièrement  com- 
posée d’autographes  de  Théroigne,  aient  contribué, 
pour  leur  part,  à la  propagation  de  cette  légende  d’une 
espèce  de  Ménade  magnifique  de  la  Révolution.  [Por- 
traits intimes  du  XVIIP  siècle , 1856).  Le  premier  his- 
torien qui  réagit  est  Edgar  (Juinet  [la  Révolution , 


108 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


1865),  parce  qu’il  avait  sous  les  yeux  les  mémoires 
inédits  de  Baudot.  Seulement  il  eut  le  tort  d’une  con- 
fiance excessive  en  son  auteur  : il  n’osa  pas  écrire  de 
l’amazone  qu’elle  était  jolie,  ce  qui  n’eût  cependant 
rien  enlevé  à la  justesse  d’une  réflexion,  due  aussi  à 
Baudot,  à cette  « note  » sur  la  belle  Lacombe  : « Elle 
n'attirait  pas  la  foule  comme  Mlle  Théroigne,  parce 
qu’elle  n’avait  pas  les  bizarreries  de  son  émule...  La 
beauté  n’était  rien,  dans  cette  circonstance;  il  fallait 
de  la  singularité.  » Quinet  traduit,  en  philosophe  de 
l’histoire  : « Ce  n’est  pas  la  beauté  qui  agit  sur  la 
foule,  c’est  l’extraordinaire.  » Et,  assurément,  de  même 
qu’à  nos  yeux  la  jolie  grisette  que  fut  Théroigne  phy- 
siquement est  plus  intéressante  qu’une  Mimalone  ou 
une  Penthésilée  splendide,  de  même  elle  eut  plus 
d’ascendant  sur  le  peuple  de  n’être  point  une  belle 
femme , mais  une  femme  presque  mignonne  en  son 
rôle  et  dans  son  costume  de  guerrière. 

Elle  plut  surtout,  elle  enleva  les  cœurs  par  le 
piquant  du  contraste. 

On  ne  le  supposerait  pas  devant  l’estampe  de  la 
Bibliothèque  nationale.  Cette  gravure  à la  manière 
noire,  au-dessous  de  laquelle  se  lit  : il/110  Terouene , la 
montre  le  visage  un  peu  tourné  vers  la  droite,  le  front 
serré  d’un  madras,  les  cheveux  tombant  sur  les  épaules 
en  boucles  épaisses,  le  sein  gauche  entièrement  nu, 
rond,  ferme,  la  tête  forte,  le  nez  descendant  large  et 
lourd  sur  une  bouche  sensuelle,  l’œil  noir,  autoritaire, 
toute  la  physionomie  enfin,  comme  l’a  dit  Michelet, 
matérielle . C’est  une  Pythie  de  faubourg  qu’on  a là 
devant  soi  et  déjà  mûrissante,  non  pas  la  jolie  brune 
de  Dulaure,  la  gentille  « petite  Méricourt  » de  Beau- 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


109 


lieu.  Une  telle  femme,  belle,  si  l’on  veut,  mais  de 
beauté  massive,  brutale,  pouvait  avoir  « l’éloquence  du 
tumulte  »,  attribuée  par  Lamartine  à Théroigne  ; on  ne 
se  la  figure  point  dans  les  rassemblements  des  Tui- 
leries parlant  « en  conlidence  ». 

Par  parenthèse,  une  amusante  erreur  de  Michelet  est 
dans  la  confusion  qu’il  a faite  de  cette  gravure  avec  un 
dessin  exécuté  à la  Salpétrière  en  1816  et  qui,  à l’heure 
présente  encore,  demeure  le  seul  portrait  authen- 
tique de  Théroigne.  Michelet  croit,  en  effet,  que  la 
virago  au  sein  découvert  est  la  pauvre  démente  ; et 
cette  méprise  inexplicable  lui  inspire  des  réflexions 
plutôt  comiques.  Ainsi,  dans  l’œil,  qui  l’étonne  de 
n’être  pas  hagard,  il  lit  de  l’amertume,  un  reproche 
douloureux,  le  sentiment  « d’une  si  grande  ingrati- 
tude » ! Puis,  s’attendrissant  au  spectacle  du  sein  : 
« Dernière  beauté  qui  reste,  gémit-il,  sein  conservé  de 
formes  pures,  virginales,  comme  pour  témoigner  que 
l’infortunée,  prodiguée  aux  passions  des  autres,  elle- 
même  usa  peu  de  la  vie.  » 

Elles  sont  pourtant  bien  différentes,  l’estampe  de  la 
Bibliothèque  et  la  planche  des  Maladies  mentales 
d’Esquirol,  reproduisant  le  portrait  de  Théroigne  folle 
par  Gabriel.  En  admettant  même  l’inadmissible,  c’est-à- 
dire  une  ressemblance  de  l’estampe  avec  le  modèle 
prétendu,  on  ne  saurait,  dans  la  folle  aux  cheveux 
coupés  et  pauvres,  à l’œil  éteint,  aux  rides  de  vieillesse 
et  de  souffrance,  dessinée  de  profil,  reconnaître  la 
Teronene  au  madras. 

L’auteur  de  cette  Teronene  est  inconnu.  En  1845, 
l’éditeur  Vignères  la  fit  graver  par  Dewritz  ; il  croyait 
à l’authenticité  de  cette  soi-disant  image  de  l’héroïne. 
11  écrivit,  en  1870,  à /’ Intermédiaire  des  chercheurs  : 


MO 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


« Voici  ce  que  m’a  raconté  le  vieux  Gabriel,  dessina- 
teur de  portraits.  11  Ta  vue  et  connue  ( Théroigne ),  n’a 
jamais  voulu  faire  son  portrait  dans  sa  splendeur, 
car  elle  fit  guillotiner  l’auteur  du  seul  qui  ait  été  fait 
de  son  vivant,  gravé  en  manière  noire  avec  un  sein 
découvert...  Gabriel  fut  chargé  par  M.  Esquirol  de  la 
dessiner  pendant  sa  folie,  dans  ses  accès  furieux  et 
dans  le  calme.  Alors  il  ne  craignit  plus  pour  sa  tête.  » 
Mais  comment  accepter  la  garantie  indirecte  de  ce 
témoignage  sur  l’estampe  de  la  Bibliothèque?  D’abord 
l’histoire  du  peintre  ou  du  dessinateur  livré  par  Thé- 
roigne  à l’échafaud  est  une  calomnie  : aucun  peintre, 
aucun  dessinateur  ne  fut  traduit,  soit  au  tribunal  du 
17  août  1792  (supprimé  le  29  novembre),  soit  au  tri- 
bunal révolutionnaire  avant  la  retraite  de  l’amazone. 
Gabriel  s’était  laissé  tromper.  Et,  à son  tour,  Vignères 
se  trompe  : Gabriel  n'avait  pu  lui  dire  qu’il  avait  vu 
Théroigne  furieuse  pendant  qu’il  faisait  son  portrait. 
« L’ayant  fait  dessiner  en  1816,  dit  Esquirol,  elle  s est 
prêtée  à cette  opération;  elle  n’a  paru  attacher  aucune 
importance  à ce  que  faisait  le  dessinateur.  » Tout  ce 
qu’on  peut  contrôler  de  la  lettre  de  Vignères  se  trouve 
donc  faux;  et,  dès  lors,  il  est  impossible  de  se  fier  à 
l'affirmation  que  l'estampe  au  madras  est  bien  un  por- 
trait de  Théroigne  et  le  seul  même  qui  ait  été  fait 
avant  le  croquis  de  Gabriel.  Si,  d’ailleurs,  la  première 
partie  de  l'affirmation  était  exacte,  le  portrait  lourde- 
ment infidèle  devrait  encore  être  écarté. 

En  autre,  attribué  à Greuze,  fut  exposé  en  1878  au 
Trocadéro.  — 11  appartenait  à Mme  Furtado-Heine.  — 
M.  Henry  Jouin  l’a  décrit  rapidement,  ainsi  qu’il  suit, 
dans  son  ouvrage  : Portraits  nationaux  (1878)  : 


THÉROIGNE  DE  MERICOURT 
D’après  un  portrait  exposé  au  Trocadéro  en  1878. 
(Voir  pages  1 10  et  111.) 


THE  IIBRARY 

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THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


111 


En  buste,  la  tête  tournée  vers  l’épaule  gauche  ; robe  bleue, 
ouverte;  fichu  croisé;  ceinture  blanche;  grand  bonnet  sur 
les  cheveux  (Fig.  grand,  nat.). 

Nous  ne  savons  à qui  il  appartient  aujourd'hui,  mais 
la  maison  Braun  en  possède  une  photographie  qui 
nous  a paru  mériter  d’être  reproduite.  Sous  le  bonnet 
de  gaze,  le  visage  — d'une  femme  d’environ  vingt- 
cinq  ans  — respire  bien  « la  vivacité  » et  « l’audace  » 
signalées  par  Dulaure  comme  les  caractéristiques  de  la 
physionomie  de  Théroigne.  C’est  le  Smart  martial  air 
dont  fut  frappé  John  Moore.  Il  y a,  d'ailleurs,  autant 
d’intelligence  que  d’énergie  dans  le  regard.  La  taille 
est  fine,  l’ensemble  a de  l’élégance.  Mais  beaucoup  de 
femmes,  au  début  de  la  Révolution,  purent  avoir  sous 
ce  grand  bonnet  cet  air  joli  de  vivacité  impétueuse. 
Même  l’attribution  à Greuze  serait  discutable1. 

M.  Marcellin  Pellet  fit  reproduire  en  tête  de  son 
étude  un  portrait  qu’il  avait  « découvert  »,  et  qui, 
« dessiné  d’après  nature  au  physionotrace  »,  devait 
être  considéré  non  seulement  comme  une  image  au- 
thentique, mais  comme  « une  image  absolument  res- 
semblante » de  la  célèbre  étrangère.  11  le  décrivait  dans 
ce  passage  à citer  tout  entier  : « Théroigne  est  de 
profil,  à gauche,  en  robe  de  linon  ouverte  sur  la  poi- 
trine, les  cheveux  bouclés  tombant  sur  les  épaules,  la 
tête  coiffée  d’un  bonnet.  Elle  a ainsi  un  faux  air  de 
Mme  Roland.  La  figure  intelligente,  chitfonnée,  l’œil 
pétillant  d’intelligence,  le  nez  retroussé,  c’est  bien  la 

1.  En  1865,  l’Intermédiaire  des  chercheurs  demanda  si  quelqu’un 
connaissait  le  portrait  de  Théroigne  par  Ducreux.  Elève  de  La  Tour  et 
peintre  de  Marie-Antoinelte,  Ducreux  a laissé  des  portraits  remarquables 
de  Mirabeau,  Barnave,  Bailly,  Robespierre,  Saint-Just,  Gouthon,  etc... 
Faudrait-il  penser  que  la  toile  dont  il  s’agit  ici  lui  avait  été  attribuée 
quelque  temps,  avant  de  l’être  à Greuze? 


112 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


femme  que  nous  dépeignent  tous  les  contemporains.  » 
Il  ajoutait  : « Il  existe,  paraît-il,  un  second  portrait 
d’elle  au  physionotrace,  en  habit  d’homme  à larges 
revers,  avec  une  ample  cravate,  les  cheveux  à la  Titus. 
Le  profil,  obtenu  par  le  meme  procédé  mécanique,  est 
identique1.  » Malheureusement,  on  le  sait,  ce  n’est 
pas  tous  les  contemporains  qui  dépeignent  Théroigne 
avec  le  nez  retroussé  et  cette  figure  chiffonnée.  M.  Mar- 
cellin Pellet  n’a  même,  en  réalité,  pour  garant  que  le 
très  suspect  Duval.  Si  donc  la  ressemblance  de  ce  por- 
trait au  physionotrace  avec  la  jolie  fille  des  Souvenirs 
de  la  Terreur  prouve  seule  qu’il  représente  Théroigne, 
cette  preuve  est  comme  nulle  ; et  l’on  doit  bien  penser 
que  M.  Marcellin  Pellet,  s’il  avait  pu  justifier  sa  con- 
fiance par  quelque  autre  raison,  n’eût,  pas  gardé  pour 
lui  ce  qui  eût  persuadé  son  lecteur.  Quant  au  buste 
dont  il  parle  aussi,  — pour  en  dire,  sans  doute,  que 
l’authenticité  en  est  « très  contestable  »,  — buste  en 
terre  cuite  qui  faisait  partie  de  la  collection  du  comte 
de  La  Béraudière  et  qui  fut,  lors  de  la  vente  de  cette 
collection  (1885),  porté  au  catalogue  comme  portrait 
de  Théroigne,  on  peut  le  voir  aujourd’hui  au  musée 
Carnavalet  avec  cette  inscription  : « Buste  de  femme 
xvme  siècle,  don  de  Mme  la  marqse  Arconati-Visconti  ». 
L’erreur  a donc  été  reconnue.  Il  était,  du  reste, 
absurde  de  vouloir  retrouver  l’héroïne,  ou  plutôt  la 
courtisane  que  fut  d’abord  Théroigne,  dans  cette  femme 
bizarrement  laide,  au  visage  anguleux  et  démesuré- 
ment long  sur  un  long  cou  maigre,  au  sourire  grimaçant 
sous  un  nez  de  ruse  morose,  aux  seins  maigres  et  bas. 


1.  Ces  dernières  lignes  s’appuyaient,  au  bas  de  la  page,  des  mots  que 
voici  : <<  Note  manuscrite  du  temps,  au  dos  du  portrait  au  physiono- 
trace que  nous  possédons.  » 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


143 

Il  y a,  dans  la  môme  salle  du  musée  Carnavalet, 
deux  portraits  à l’huile,  achetés  en  1897  comme  étant 
probablement  des  portraits  de  la  célèbre  révolution- 
naire. M.  Georges  Cain,  conservateur  du  musée,  est 
même  convaincu  de  leur  authenticité.  Nous  lui  avons 
demandé  l’autorisation  de  reproduire  celui  qu’il  at- 
tribue à Vestier,  et  qui  représente,  de  face,  une  jeune 
femme  jolie,  l’air  triste,  les  cheveux  poudrés  et  rete- 
nus sur  la  tête  par  un  ruban,  — cheveux  châtains 
sous  la  poudre,  encadrant  mollement  le  visage  allongé, 
jusqu’aux  épaules  cachées  par  un  fichu  de  gaze  à la 
Marie-Antoinette.  Ce  fichu  est  jeté  sur  un  corsage 
jaune.  Les  yeux  sont  grands,  avec  on  ne  sait  quoi  d’un 
peu  hagard  dans  leur  mélancolie.  Le  nez  n’est  pas 
retroussé,  mais  assez  long  et  fin  ; la  bouche  fine,  de 
longueur  moyenne,  lèvres  closes;  le  menton  un  peu  de 
travers  à droite;  le  cou  mince,  assez  long.  Ce  portrait, 
qu’il  soit  ou  non  de  Vestier,  et  que  M.  Georges  Cain 
ait  raison  ou  tort  d’y  voir  Théroigne,  est  l’œuvre  d’un 
artiste  ; seulement  il  a été  retouché  et  de  façon  peu 
heureuse.  Il  pourrait  être  de  1788  ou  de  1789.  Le 
second,  anonyme  aussi,  sur  fond  noir,  et  lui-même 
sombre,  est  d’une  main  lourde.  La  femme  représentée 
a le  chapeau  de  feutre  patriotique  ; de  la  main  droite 
elle  y attache  une  plume  blanche,  elle  tient  de  la  main 
gauche  une  petite  glace;  le  haut  de  la  gorge,  assez 
largement  découvert,  en  laisse  deviner  la  rondeur  sous 
un  corsage-cuirasse  qui  fait  pointe  sur  le  ventre  ; et  de 
la  taille  ainsi  emprisonnée  jaillit  une  jupe  en  ballon. 
La  figure  est  gracieuse  avec  un  air  de  coquetterie 
mutine.  Elle  ne  ressemble  pas  de  façon  frappante  à 
celle  de  l’autre  portrait.  Cependant  nous  devons  noter 
que  le  menton  est  aussi  légèrement  de  travers  à droite. 

8 


114 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


Quant  au  pseudo-portrait  gravé  par  Raffet  pour 
Y Histoire  des  Girondins,  il  n’y  aurait  pas  à en  parler 
si  l’œuvre  n’était  — et  presque  trop  — charmante. 
Sous  un  chapeau  à la  Henri  IV,  aux  longues  plumes, 
les  cheveux  tombant  sur  les  épaules,  le  poing  gauche 
sur  la  hanche,  une  paire  de  pistolets  à la  ceinture  et 
la  main  droite  serrant  la  poignée  d’un  sabre  nu  incliné 
vers  le  sol,  cette  Théroigne  de  fantaisie,  au  visage 
délicat,  est  un  peu,  dans  son  élégante  amazone,  une 
madone  guerrière  — qui  pose. 

Eniin,  le  musée  de  Lille  possède  un  tableau  de 
L.-L.  Boilly,  Triomphe  de  Marat  après  son  acquittement, 
où  se  trouve,  au  premier  plan,  debout,  une  jeune 
femme  habillée  en  homme  qui  serait  Théroigne,  d’après 
une  tradition  assez  ancienne.  Mais  nous  avons  pu  voir 
chez  Braun  une  photographie  du  tableau,  et  la  tradition 
nous  a paru  inadmissible.  Cette  jeune  femme  mince 
est  très  grande  ; elle  est  vêtue  d’une  carmagnole,  et 
aucun  témoignage  ne  permet  de  supposer  que  Thé- 
roigne porta  jamais  la  carmagnole.  Singulière  idée, 
aussi  bien,  celle  du  peintre  qui  eût  fait  de  la  Brissotine 
une  Maratiste. 

Et,  pour  conclure,  le  seul  portrait  authentique  étant 
celui  de  la  folle  de  1816,  on  peut,  certes,  s’intéresser 
à l’actuelle  iconographie  prétendue  de  la  courtisane  ou 
de  l’héroïne  ; mais  il  faut  avoir  le  courage  de  revenir 
aux  textes,  et  aux  véridiques,  malheureusement  si  brefs 
ou  si  peu  artistes 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


115 


II 


THÉROIGNE  AVANT  LA  RÉVOLUTION 
SA  FAMILLE.  SON  ENFANCE 

LA  COURTISANE  COSMOPOLITE.  l’aSPIRANTE  VIRTUOSE 


Lairtuliier,  dans  ses  Femmes  célèbres  de  1789  à 1795 
(1840),  faisait  naître  Théroigne  en  1759.  Mais,  en  1851, 
d après  une  lettre  de  M.  Warlomont,  « inspecteur  de 
l’enregistrement  et  des  domaines  pour  la  province  de 
Luxembourg  »,  le  Bulletin  de  ï Académie  royale  de  Bel- 
gique publiait  l’acte  de  naissance  suivant: 

Anna  Joseph  filia  légitima  Pétri  Theroigne  et  Elisabethæ 
Lahaye  nata  fuit  décima  tertia  Augusti  1762,  quam  susce- 
perunt  Josephus  Lahaye  avunculus  ex  Marcour  et  Francisca 
Lahaye  amita  ex  Magoster. 

M.  Warlomont  l’avait  découvert  dans  un  registre  de 
la  paroisse  de  Marcourt,  village  de  la  province  de 
Luxembourg,  situé  sur  l’Ourthe,  à cinquante  kilo- 
mètres environ  de  Liège. 

En  1854,  un  autre  chercheur  belge,  M.  Th.  Fuss, 
professeur  émérite  à l’Université  de  Liège,  publiait 
l’acte  de  mariage  des  père  et  mère  de  Théroigne  dans 
le  Bulletin  de  la  Société  scientifique  et  littéraire  du 
Limbourg  : 

Petrus  Terwagne  parochianus  in  Xlioris  et  Elisabetha 
Delhaye  nostrâ  bannorum  dispensatione  coram  me  parocho 
et  testibus  Domino  Poignefert  vicario  et  Francisca  Fairon 


1 1 6 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


ac  Maria  Joseph  Lahaye  quarta  octobris  1761,  matrimonii 
sacramenti  fuerunt  juncti  in  ecclesià  nostrà. 

Terwagne , nom  très  répandu  dans  le  pays  de  Liège 
et  dans  le  Luxembourg,  se  prononce  Téroigne  (ou  Thé- 
roigne).  Il  n’est  donc  pas  étonnant  qu’il  y ait  Theroigne 
dans  l’un  des  deux  actes  et  Terwagne  dans  l’autre. 

Il  l’est  encore  moins  que  la  fille  de  Pierre  Terwagne , 
Anne-Josèphe,  ait  écrit  son  nom  de  famille  comme  il 
se  prononçait,  car  c’est  bien  du  nom  de  Theroigne  que 
sont  signées  toutes  les  lettres  d’elle  actuellement  con- 
nues. — Au  bas  d’aucune  de  ces  lettres  il  n’est  suivi 
des  mots  : de  Méricourt. 

Une  observation  plus  importante,  est  que  le  nom  de 
Lambertine  donné  à Théroigne,  soit  comme  prénom,  soit 
comme  nom  de  famille,  dans  plus  d’un  écrit  et  notam- 
ment par  Lamartine,  non  seulement  ne  fut  jamais  pris 
par  elle,  mais  ne  lui  fut  pas  donné  pendant  la  Révo- 
lution L 

Quant  à la  mère  de  Théroigne,  on  a remarqué  que 
son  acte  de  mariage  l’appelle  Elisabeth  Delhaye  et 
l’acte  de  naissance  de  sa  fille  Elisabeth  Lahaye.  Mais 
ce  nom  de  Lahaye  se  trouve  trois  fois  dans  ce  deuxième 
acte  ( Elisabethæ  Lahaye , Josephus  Lahaye , Francisca 

1.  Il  se  trouverait,  selon  Lairtullier,  sur  les  registres  delà  Salpêtrière. 
C’est  une  erreur.  Il  y a deux  mentions  relatives  à Théroigne  dans  ces 
registres.  Voici  la  première,  à la  date  du  7 décembre  1807  (registres  des 
entrées) : 

Anne  Joseph  (sic)  Theroine,  âgée  de  48  ans,  native  de  Méricourt,  dépar*  de  l’Ourthe, 
qui  vient  d’obtenir  son  admission  sut  la  demande  de  l’agent  de  surveillance  des  Ménages  : 

En  marge,  à droite  : 

Morte  le  8 juin  1817  à l'Inf*  génale. 

Et  voici  la  seconde*  à cette  date  du  8 juin  1817  (registres  des  décès)  : 

Theroine  Anne-Josèphe,  âgée  de  58  ans,  native  de  Méricourt,  dépari1  de  l’Ourthe,  entrée 
le  7 X'-’e  1807. 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


117 


Lahaye ),  et  une  fois  clans  le  premier  ( Maria  Joseph 
Lahaye).  C’est  donc  bien  Lahaye  que  s’appelait  Elisa- 
beth; et,  au  surplus,  M.  Warlomont  assure  qu’elle  fut 
baptisée  sous  les  noms  d’Anne-Elisabeth  Lahaye. 

La  brève  mais  substantielle  Notice  de  M.  Warlo- 
mont sur  Théroigne  de  Méricourt  apportait,  du  reste, 
les  dates  et  renseignements  suivants  : 

Pierre  Terwagnc,  né  le  4 octobre  1731  et  baptisé 
sous  le  nom  de  Pier  Terwaine ; 

Elisabeth  Lahaye,  baptisée  le  30  juillet  1732; 

L’ainé  des  frères  d’Anne- Josèphe,  Pierre-Joseph,  né 
deux  ans  après  elle,  le  25  décembre  1764; 

Un  second  fils  d’Elisabeth  Lahaye,  Joseph,  le  28  sep- 
tembre 1767; 

Le  22  décembre  1767,  mort  d’Elisabeth  ; 

Le  20  mai  1773,  second  mariage  de  Pierre  Terwagne, 
qui  épouse  Thérèse  Ponsard,  d’Erpigny,  et  qui  eut 
d’elle  jusqu’à  neuf  enfants  : d’abord  un  fils,  le 
12  mars  17741. 

Un  autre  curieux,  M.  Demarteau,  dans  une  étude 
sur  Théroigne  de  Méricourt,  que  nous  aurons  plus 
d’une  fois  l’occasion  de  citer  et  qui  parut  en  1882 
dans  la  Revue  générale  belge , ajoute  que  le  second  fils 
de  Pierre  Terwagne  mourut  près  de  Paris  en  1850  et 
que  le  troisième,  appelé  Pierrot  en  famille,  mourut 
soldat.  C’est  d’eux  et  de  l’aîné,  Pierre-Joseph,  que 
parle  Théroigne  dans  une  lettre  de  mars  1789,  datée 
de  Gênes  : « J’ai  conduit  avec  moi  (en  Italie)  mes  trois 

1.  M.  Warlomont  ne  donne  pas  les  noms  (ou  le  nom)  de  baptême  de 
ce  fils  et  des  huit  autres  enfants  ; il  nomme  seulement  Marie-Thérèse, 
née  le  10  janvier  1778,  et  Louise- Josèphe,  née  le  21  juin  1781.  Il  avait 
« personnellement  connu  Marie-Thérèse,  morte  le  30  décembre  1842  ». 
Quant  à Louise-Josèphe,  elle  était  encore  « vivante  en  1848  ».  Ces  deux 
filles  étaient  le  septième  et  le  dixième  enfants  de  Pierre  Terwagne. 


118 


TROTS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


frères;  l’an  étudie  la  peinture  et  les  deux  autres  le 
commerce.  » L’apprenti  peintre  était  le  second. 

Elle  ne  mentait  pas  en  se  disant  « fille  d’un 
riche  laboureur  ».  [Histoire  de  la  Révolution  par 
deux  amis  de  la  liberté).  Pierre  Terwagne  était  au 
moins,  comme  l’a  écrit  Michelet,  « un  fermier  aisé  ». 
Mais  qu'il  ait  fait  donner  à la  petite  Anne-Josèphe 
« l’éducation  des  classes  élevées  »,  comme  l’a  prétendu 
Lamartine1,  c'est  là  une  légende  absolument  fausse. 
Théroigne  ne  se  vanta  jamais  d’avoir  reçu  pareille 
éducation.  Au  contraire,  interrogée,  à Kufstein,  sur 
son  enfance,  le  31  mai  1791,  par  Je  conseiller  aulique 
François  de  Blanc,  elle  déclara  n’avoir  appris  à écrire 
que  fort  tard.  Cette  déclaration  se  trouve  dans  un  ou- 
vrage très  curieux  et,  pour  ainsi  dire,  inconnu,  qui 
nous  fut  signalé  par  le  directeur  des  Archives  impé- 
riales et  royales  de  Vienne,  M.  Winter.  Le  titre  : Les 
Confessions  de  Théroigne  de  Méricourt , la  belle  Lié- 
geoise, pourrait  faire  croire  à une  spéculation  de 
librairie;  mais  on  lit,  au-dessous  du  titre  : Extrait  du 
proces-verbal  inédit  de  son  arrestation  au  pays  de  Liège, 
gui  fut  dressé  à Koufstein  [ Tyrol ) en  1791  ; et,  en  effet, 
l’auteur,  M.  Ferdinand  de  Strobl-Ravelsberg,  puisa 
tous  les  éléments  de  son  récit  à la  source  étonnam- 
ment copieuse  qu’est  ce  procès-verbal  dont  aucun 
historien  n’avait  soupçonné  l’existence.  Pour  avoir 
l’idée  qu’une  pièce  de  ce  genre  pouvait  exister,  il 
eût  suffi  cependant  de  faire  attention  au  passage  ci- 
dessous  d’une  correspondance  adressée  de  Vienne  au 
Moniteur,  le  29  octobre  1791  : « M.  de  Plank  [en  réa- 
lité, M.  de  Blanc),  chargé  des  informations  sur  la 


1.  Histoire  des  Girondins , liv.  XVI,  ch.  XI. 


THÉROIGNE  DE  MÉRTCOURT 


\ 19 


fameuse  M110  Théroigne  de  Méricourt,  toujours  enfer- 
mée à Kulfstein  (sic)  sous  prétexte  d’attentats  commis 
contre  la  reine  de  France,  vient  d’arriver  ici.  11  a remis 
à l’empereur  le  protocole  des  interrogatoires  et  procé- 
dures : il  en  résulte  qu’on  paraît  avoir  beaucoup  trop 
légèrement  arrêté  cette  demoiselle  et  que  les  accusa- 
tions portées  contre  elle  n’ont  aucun  fondement  ». 
(. Moniteur  du  16  novembre).  Nous  écrivîmes  àM.  Winter 
pour  lui  demander  si  les  Archives  impériales  et  royales 
de  Vienne  possédaient  ce  document,  évidemment  capi- 
tal. Il  nous  répondit  : 

J’ai  l’honneur  de  vous  faire  savoir  que  le  protocole  dont 
vous  faites  mention  est  conservé  aux  Archives  Impériales  et 
Royales.  Il  en  résulte  en  effet  que  rien  n’a  été  prouvé  contre 
MllG  de  Méricourt...  De  plus  nous  possédons  les  documents 
suivants,  touchant  Mlle  de  Méricourt: 

Les  rapporls  adressés  par  le  conseiller  Blanc  au  prince  de 
Kaunitz  ; 

Les  expéditions  du  prince  envoyées  à Blanc  ; 

La  correspondance  de  la  Chancellerie  d’Etat  avec  le  Con- 
seil de  la  guerre  ; 

Le  contenu  du  portefeuille  trouvé  chez  la  Méricourt; 

Une  pièce  intitulée  : Notes  instructives  sur  la  Pythie  du 
siècle , rédigées  par  le  baron  de  Mengin-Salabert,  d.  d. 
Koufstein,  le  8 juillet  1791  ; 

Extraits  de  la  procédure  criminelle  du  Châtelet  de  Paris 
sur  les  faits  de  la  journée  du  6 octobre  1789  en  tant  qu’elle 
regarde  Mlle  de  Méricourt; 

Lettres  diverses  adressées  à Théroigne  de  Méricourt 
de  1788  et  1789; 

Lettres  diverses  de  celle-ci  à Blanc  et  à Kaunitz  ; de  Fou- 
lon à Blanc  ; de  Metternich  à Kaunitz  et  à Cobenlz; 

Autobiographie  de  Théroigne  de  Méricourt,  écrite  au 
crayon  ; 

Lettres  de  La  Valette  (1791). 


120 


TKOIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


...  Enfin  je  vous  signale  le  livre  suivant,  fondé  entière- 
ment sur  les  documents  de  nos  archives  : Les  Confessions  de 
Théroigne  de  Méricourt,  la  belle  Liégeoise  (Paris,  1892)... 

Voilà  comment  nous  eûmes  connaissance  de  ce  petit 
volume  précieux  — et  qui  aurait  pu  l’être  davantage. 
M.  Strobl-Ravelsberg  a eu  plusieurs  torts,  en  effet  : le 
premier,  c’est  de  ne  pas  avoir  utilisé  tous  les  docu- 
ments dont  on  vient  de  lire  l’énumération  ; le  second 
est  de  n’avoir  pas  décrit  l’énorme  pièce  d’où  il  a tiré 
son  livre,  et  dans  laquelle  il  faut  voir,  sous  le  nom  de 
procès-verbal , ce  que  la  correspondance  de  Vienne 
citée  plus  haut,  et  M.  Winter  aussi,  appelle  « le  pro- 
tocole». Nous  savons  qu’elle  se  compose  de  208  pages 
in-folio,  d’écriture  assez  serrée.  L’autobiographie  de 
Théroigne  y est  transcrite  presque  tout  entière1.  Une 
description  détaillée  d’un  manuscrit  officiel  de  cette 
importance  aurait  dû  être  la  préface  ou  l’appendice  des 
Confessions,  qui  n’ont  ni  appendice  ni  préface.  Et  même, 
pour  aller  jusqu’au  bout  de  notre  pensée,  nous  avoue- 
rons à M.  Strobl-Ravelsberg  qu’il  eût  rendu  un  service 
bien  supérieur  en  publiant,  au  lieu  d’une  espèce  de 
roman  vrai,  ce  procès-verbal  et  une  bonne  analyse  des 
autres  documents  de  l’opulent  dossier.  Malgré  l’avertis- 
sement qui  forme  le  sous-titre  du  volume,  et  quoique 
des  pages  entières  soient  entre  guillemets,  nous  n’au- 
rions pas  eu  pleinement  confiance  si,  en  nous  signalant 
ces  Confessions,  M.  Winter  ne  nous  en  avait  garanti 
la  véracité.  On  sera  stupéfait  quand  nous  aurons  dit 
qu’il  ne  s’y  trouve  pas  la  moindre  note  justificative. 
C’est  un  tel  parti  pris  de  mystère  que  les  Archives 


1.  Nous  devons  ces  renseignements  à l’obligeance  de  M.  Julius  Szeps, 
directeur  du  grand  journal  autrichien  Wiener  Allgemeine  Zeitung. 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


121 


impériales  et  royales  de  Vienne  ne  sont  pas  nommées. 
Mais  enfin,  ces  observations  faites,  nous  sommes  heu- 
reux de  remercier  l’auteur,  dont  nous  mettrons  sou- 
vent l’ouvrage  à contribution. 

Pour  revenir  à l’enfance  et  à la  toute  première  jeu- 
nesse de  Théroigne,  elles  furent  à peu  près  ignorées 
jusqu’à  la  publication  de  ce  livre.  La  légende  dont 
s’inspira  Lamartine  dans  la  phrase  qu’on  a vue  — 
légende  accréditée  déjà  par  Lairtullier1  — voulait  qu’à 
dix-sept  ans  la  charmante  fille  eût  été  séduite  par  un 
jeune  seigneur  allemand,  et  presque  aussitôt  abandon- 
née. Pour  les  deux  écrivains,  d’ailleurs,  cette  aventure 
expliquait  le  rôle  de  la  révolutionnaire,  tel  qu’ils  se  le 
figuraient,  horriblement  aggravé,  sur  la  foi  de  calom- 
nies royalistes.  L’amoureuse  trahie  « sentit  s’allumer  » 
en  elle  « un  foyer  de  haine  inextinguible  pour  des  ins- 
titutions qui  tuaient  l’amour  en  ^uant  l égalité  »,  assu- 
rait Lairtullier,  qui  ajoutait  : « Nous  verrons  quelles 
terribles  flammes  jeta  plus  tard  cette  première  étin- 
celle Et,  selon  Lamartine,  précipitée  « dans  le  dé- 
sordre » par  « l’amour  outragé  »,  mais  rougissant  du 
« vice»,  qui  « lui  donnait  la  soif  de  la  vengeance  », 
la  belle  Liégeoise  crut,  « en  frappant  les  aristocrates,... 
réhabiliter  son  honneur.  Elle  lavait  sa  honte  dans  du 
sang.  » 

Ils  avaient  trouvé  cette  belle  histoire  de  séduction 
et  d’abandon  dans  un  ouvrage  de  mystification  histo- 
rique paru  en  1836  sous  le  titre  : Théroigne  de  Méricourt , 

1.  « Sa  gentillesse,  son  esprit  et  ses  grâces  la  rendirent  de  bonne 
heure  l’idole  de  ses  parents  ; elle  fut  élevée  avec  toute  la  délicatesse  et 
les  soins  d’une  demoiselle  de  la  ville.  » [Les  F emmes  célèbres  de  1789  à 
1795,  t.  1,  p.  56). 


122 


TROTS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


la  jolie  Liégeoise,  Correspondance  publiée  par  le  vicomte 
de  V...  Y...  ( Varie lery , pseudonyme  de  Lamothe-Lan- 
gon).  II  y avait  là  trente  et  une  lettres,  fabriquées  toutes 
par  Lamothe-Langon,  mais  soi-disant  de  Théroigne, 
qui  les  aurait  écrites  de  la  Salpêtrière  à Rose  Lacombe. 
« J’eus  un  amant  par  orgueil  »,  déclarait  la  folle,  pour- 
tant lucide,  dans  la  première  lettre;  et,  dans  la  seconde, 
c’était  le  récit  de  la  ebute,  avec,  bien  entendu,  le  por- 
trait du  vainqueur,  et  l’on  voyait  que  Théroigne  s’était 
calomniée  en  imputant  au  seul  orgueil  une  faute  où 
avait  eu  sa  part,  et  très  grande,  et  si  naturelle,  une 
sorte  d’enthousiasme  esthétique  et  de  sensuel  vertige  : 
car  ce  vainqueur,  Edouard  de  Telnange,  n’était  pas 
seulement  vicomte  et  colonel  (autrichien),  mais  ses 
vingt  ans  offraient  cette  double  merveille  : « le  corps 
d’Antinoüs  » et  « la  tête  d’Adonis  ».  La  troisième  lettre 
disait  l’abandon.  L’éblouissant  jeune  homme  épousait 
la  fille  d’un  prince;  et  la  rustique  petite  Ariane,  qui 
avait  rêvé  d’être  vicomtesse,  — voilà  surtout  la  part 
de  l’orgueil,  il  est  vrai  que  le  Thésée  belge  avait  for- 
mellement promis  le  mariage,  — prenait  « en  horreur 
la  noblesse  ».  Des  lettres  ensuite  la  montraient  quit- 
tant le  village,  s’embarquant  pour  Londres,  y deve- 
nant la  maîtresse  du  prince  de  Galles  (plus  tard 
George  IV),  puis,  riche  des  libéralités  de  l’Altesse,  par- 
tant pour  Paris,  où  grondait  la  Révolution  commencée; 
mais,  le  22juin  de  cette  année  1789,  coup  de  théâtre  : dans 
une  fête  chez  le  duc  d’Orléans,  au  Palais-Royal,  elle 
rencontrait  son  séducteur!  Lamartine,  mystifié  jusqu’au 
bout,  s’il  ne  feignit  pas  de  l’être,  a dit  que  ce  fut  « un 
de  ces  hasards  qui  ressemblent  aux  vengeances  prémé- 
ditées de  la  destinée  ».  Théroigne  en  effet  a senti  se 
réveiller  toute  sa  haine  pour  le  perfide;  d’un  regard 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


123 


terrible  elle  la  lui  a montrée;  et,  comme  ses  relations 
avec  le  duc  et  avec  Mirabeau  ont  fait  de  la  demi-mon- 
daine une  puissance,  Edouard  de  Telnange  ira  chez 
elle  jouer  le  repentir,  la  supplier  de  pardonner.  Alors 
elle  l’accablera  d’un  discours  furieux,  dont  Lamartine 
fut  tellement  frappé  qu’on  le  retrouve  tout  entier  dans 
L Histoire  des  Girondins , corrigé  sans  doute,  parlait. 
Et  il  va  de  soi  qu’il  est  authentique  pour  Lamartine. 
Théroigne,  certainement,  s’était  écriée  : « Mon  inno- 
cence ravie,  mon  honneur  perdu,  celui  de  ma  famille 
terni,  mon  frère  ( Lamartine  n en  connaissait  qu'un)  et 
mes  sœurs  poursuivis  dans  leur  pays  par  le  sarcasme 
de  leurs  proches,  la  malédiction  de  mon  père,  mon 
exil  de  ma  patrie,  mon  enrôlement  dans  l’infâme  caste 
des  courtisanes,  le  sang  dont  je  souille  et  dont  je  souil- 
lerai mes  mains,  ma  mémoire  exécrée  parmi  les  hommes, 
cette  immortalité  de  malédiction  s’attachant  à mon 
nom  à la  place  de  cette  immortalité  de  la  vertu  dont 
vous  m’avez  appris  à douter  ; voilà  ce  que  vous  vou- 
lez racheter!  Voyons,  connaissez-vous  sur  la  terre  un 
prix  capable  de  me  payer  tout  cela?  » Lamartine  ajoute: 
« Le  coupable  se  tut.  Théroigne  n’eut  pas  la  générosité 
de  lui  pardonner.  Il  périt  aux  massacres  de  septembre.  » 
Chez  Lamothe-Langon  il  n’est  point  parlé  de  cette 
mort;  mais  c’est  que  la  trente  et  unième  lettre  de 
Lamothe-Langon  laissait  l’ouvrage  interrompu  à la  fin 
de  1789.  Evidemment,  s’il  avait  publié  toute  la  préten- 
due Correspondance  de  sa  jolie  Liégeoise , il  aurait 
longuement  conté  la  vengeance  de  Théroigne  tuant  son 
suborneur  le  2 ou  3 septembre  1792  : car  une  légende, 
dont  nous  nous  occuperons  dans  un  instant,  faisait  tuer 
par  l’amazone  un  de  ses  anciens  amants  pendant  les 
massacres;  et  c’est  môme,  peut-être,  cette  légende  qui 


124 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


avait  suggéré  à Lamothe-Langon  l’idée  du  roman  de 
séduction  et  d’abandon  ; et  c’est  assurément  cette 
légende  que  Lamartine  rattacha,  pour  conclure,  au 
drame  suspendu  par  la  Correspondance  incomplète. 
Lamartine  qui,  sans  nul  doute,  s’il  y avait  eu  dans 
une  des  pseudo-lettres  à Rose  Lacombe  un  récit  par 
avance  de  la  mort  tragique  du  séducteur,  eut  mis  au 
point  ce  récit  comme  il  avait  fait  du  discours. 

Voici  la  légende,  dans  les  termes  où  l’a  rapportée 
Esquirol  : « Quoiqu’il  ne  soit  pas  prouvé  qu’elle  ( Thé - 
r oigne)  ait  participé  aux  massacres,  néanmoins  on 
raconte  qu’elle  se  rendit  dans  la  cour  de  l’Abbaye  et 
qu’elle  trancha  la  tête,  avec  son  sabre,  à un  malheureux 
que  l’on  conduisait  au  tribunal  de  cette  prison.  On 
assure  que  c’était  un  de  ses  anciens  amants.  » Théroigne 
eut  les  mains  pures  du  sang  de  septembre.  Voilà  la 
vérité,  qu’il  nous  sera  facile  d’établir  à propos  d’une 
autre  accusation  cent  fois  plus  horrible  et  dont  Lamar- 
tine se  fit  également  l’écho.  D’ailleurs  il  est  à remar- 
quer que  la  légende,  de  source  royaliste,  ne  nommait 
point  l’ancien  amant  qu’aurait  décapité  le  sabre  fa- 
meux; c’était  prudence. 

Mais  quelqu’un,  assez  récemment,  le  dramaturge  Fer- 
dinand Dugué  a trouvé  mieux  que  l’aventure,  après  tout 
banale,  de  la  jolie  Liégeoise  séduite  et  abandonnée.  Au 
second  acte  d’une  Théroigne  en  cinq  actes  et  en  vers, 
que  ce  Ferdinand  Dugué,  ne  pouvant  pas  arriver  à la 
faire  jouer,  essaya  de  faire  lire  en  1887,  l’héroïne 
raconte  qu’à  seize  ans  elle  fut  violée,  et  c’est  d’un  rare 
comique  involontaire  : 

Un  jeune  gentilhomme  habitait  près  de  nous, 

Hautain,  faisant  tapage  et  redouté  de  tous,,. 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


125 


Quand  personne  n'osait  affronter  sa  colère, 

Je  l’osai  !...  J’avais  eu  le  malheur  de  lui  plaire... 

Alors,  de  mes  dédains  voulant  avoir  raison, 

11  fait  par  ses  laquais  envahir  ma  maison, 

La  nuit  : on  me  bâillonne,  on  me  lie,  on  m’emporte... 

Et  lorsque  je  revis  ma  mère,  elle  était  morte  ! 

Mon  déshonneur  l’avait  tuée  !... 

On  sait  que  Théroigne  avait  cinq  ans  lorsque  mourut 
Elisabeth  Lahaye.  — Mais  qui  donc  a commis  le  crime  ? 
Le  marquis  de  Saint-Huruge  ! Voilà,  au  moins,  de  l’his- 
toire ; nous  voulons  dire  un  personnage  qui  n’est  pas 
de  fantaisie,  le  marquis  démagogue  que  Michelet  appelle 
« un  hurleur  admirable  » et  dépeint  « grand  et  gros, 
armé  d’un  énorme  bâton,  aux  émeutes  souvent  déguisé 
en  fort  de  la  halle  »,  effrayant  « la  canaille  même  ».  Il 
était  né  à Mâcon  et  n’eut  jamais  de  château  en  Bel- 
gique. Ce  fut,  du  reste,  un  dantoniste  sincère;  mais, 
vendu  à la  Cour  dans  l’étonnant  drame  de  Ferdinand 
Dugué,  il  est  publiquement  démasqué  par  son  ancienne 
victime,  le  20  juin  1792,  et  abattu  par  elle  d’un  coup 
de  pistolet.  En  réalité,  il  mourut  sous  l’Empire. 

Mais  n’est-ce  pas  faire  beaucoup  d’honneur  à de 
telles  extravagances  que  d’y  accorder  même  un  instant 
d’ironie? 

En  1794,  Restif  de  la  Bretonne  avait  raconté  : « Cette 
femme,  assez  jolie,  avait  été  donnée  à un  ci-devant 
qui  la  jugea  digne  d’être  trompée  par  un  faux  ma- 
riage. » Mais  Restif  de  la  Bretonne  a beau  sembler 
garantir  l’histoire,  il  se  sentait  si  mal  informé  sur  la 
« Teroneigne  » qu’il  allait  au-devant  de  la  critique 
dans  cette  bizarre  conclusion  : « Nous  ne  la  croyons 
pas  assez  importante  pour  faire  des  recherches  à son 
sujet...  Il  y a bien  des  inexactitudes  dans  ce  que  nous 


126 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


venons  d’indiquer;  mais  qu’importe  au  monde  qu’une 
intrigante  soit  fille  d’un  aubergiste,  d’un  boucher  ou 
d’un  bourreau?  » Combien  d’erreurs,  en  effet!  N’en 
relevons  qu’une  pour  l’instant  : « Elle  vint  à Paris  en 
1790  ou  1791.  » 

Il  n’y  eut  d’un  peu  sérieux  sur  la  vie  de  l’enfant  et 
de  la  jeune  tille,  avant  la  publication  des  Confessions , 
que  deux  traditions  locales,  recueillies  l’une  par 
M.  Warlomont,  l’autre  par  M.  Fuss.  Suivant  la  pre- 
mière, Anne-Josèphe  avait  quitté,  toute  jeune,  la  maison 
paternelle  pour  échapper  à la  dure  tutelle  de  sa  marâtre; 
d’après  la  seconde,  elle  était  entrée  en  service  dans  un 
village  du  Condroz,  d’où  un  Anglais  l’avait  emmenée 
en  Angleterre.  Cette  deuxième  tradition,  ajouta  M.  De- 
marteau,  voulait  que  l’Anglais  eût  inspiré  à Théroigne 
le  désir  d’une  gloire  d’artiste  : elle  se  serait  laissée 
enlevée  pour  devenir  chanteuse  à Londres.  Mais  on 
n’avait  pas  le  droit  de  se  lier  à ces  souvenirs  locaux, 
malgré  leur  vraisemblance.  L’interrogatoire  subi  par 
l’héroïne,  à Kufstein,  le  31  mai  1791,  et  résumé  dans 
les  Confessions,  les  a ou  confirmés  — et  en  même 
temps  précisés  — ou  corrigés,  si  l’on  peut  dire  : car, 
là  où  le  récit  de  la  prisonnière  semble  rectifier  la  tra- 
dition, c’est  peut-être  celle-ci  qui,  désintéressée,  est 
vraie.  Ainsi  Théroigne  déclara  bien  avoir  été  servante 
et  même  « vachère  »,  mais  non  pas  s’être  en  allée  de 
Belgique  avec  l’Anglais  : elle  l’aurait  connu  à Londres, 
où,  assurait-elle,  l’avait  emmenée  une  dame,  dont  elle 
était,  comme  on  dirait  maintenant,  la  demoiselle  de 
compagnie;  et  l’historien,  entre  les  deux  versions,  ne 
peut  choisir.  De  même,  et  nécessairement,  il  demeure 
indécis  sur  un  point  lié  au  précédent,  savoir  si  le 
conseil  de  se  faire  chanteuse  fut  donné  à la  jolie  fille, 


THÉR01GNË  t)Ë  MÉRtCOÜRf 


127 


non  par  l’Anglais,  mais  par  cette  dame,  comme  le 
raconte  l’autobiographie,  — écrite  pourM.  de  Blanc,  — 
dans  un  passage  complémentaire  du  récit  du  31  mai. 
Ce  qui  est  acquis,  c’est  la  liaison  avec  l’Anglais...  Et 
c’est  que  la  première  tradition  était  absolument  exacte... 
Mais  voici,  dans  leur  ordre,  les  faits  à retenir,  d’après 
l’intéressée,  jusqu’au  jour  de  la  chute  aux  bras  du  séduc- 
teur de  Londres  (on  verra  plus  loin  qu’elle  ne  se  plai- 
gnit pas  d’avoir  été  abandonnée,  mais  seulement  d’avoir 
été  malheureuse  avec  ce  jeune  amant,  et  d’avoir  dû  le 
quitter)  : 

Après  la  mort  d’Elisabeth  Lahaye,  une  tante,  que 
la  petite  Anne-Josèphe  avait  à Liège,  la  prit,  puis 
la  mit  au  couvent  : Anne-Josèphe  y fit  sa  première 
communion;  quand  elle  en  sortit,  au  bout  d’un 
an,  elle  ne  savait  qu’un  peu  de  couture.  Sa  tante,  qui 
l’avait  reprise,  la  maltraita  ; la  petite  retourna  chez 
son  père,  où  sa  belle-mère  la  maltraita  aussi;  alors 
dans  sa  quatorzième  année  [en  1775  ou  en  1776  par 
conséquent),  elle  s’enfuit,  mais  non  pas  seule  : elle 
emmena  ses  deux  frères  ; ou  plutôt,  avec  le  second,  elle 
se  réfugia  chez  les  parents  de  son  père,  à Xhoris l,  tandis 
que  l’aîné  allait  demander  l’hospitalité  en  Allemagne 
à un  parent  du  nom  de  Campinado  [nom  à ne  pas  oublier , 
car  Théroigne  s'' en  décora , ou  masqua , pendant  ses 
années  de  vie  galante , en  Angleterre  et  en  France ). 

A Xhoris,  elle  fut  encore  malheureuse;  elle  retourna 
à Liège,  mais  sa  tante  ne  la  traita  pas  mieux  que  pré- 
cédemment. C’est  alors  qu’elle  se  plaça  comme  vachère 
dans  un  village  du  Limbourg.  Puis  elle  fut  coutu- 

1.  Village  aujourd’hui  de  la  province  de  Liège,  alors  de  la  principauté 
de  Stavelot. 


128  TKOIS  FEMMES  DE  LA  «ÉVOLUTION 

rière  et  « gouvernante  d’enfants  » chez  une  dame  de 
Liège.  Puis,  à Anvers,  à seize  ans  ( donc  en  1778  ou 
1779),  elle  rencontra  la  dame  qui  la  prit  comme 
demoiselle  de  compagnie.  Cette  « madame  Colbert  », 
qu’elle  devait  suivre  à Londres  quatre  ans  plus  tard, 
eut  pour  elle  « les  soins  d’une  mère  ».  « Elle  me  fit 
apprendre  la  musique,  écrivit  Théroigne  dans  son  auto- 
biographie, d’abord  pour  concourir  aux  progrès  de  sa 
fille,  avec  qui  je  chantais  des  duos,  ensuite  dans  l’inten- 
tion de  me  faire  un  état  en  chantant  dans  les  concerts  de 
Londres.  » Mais  ce  que  Londres  réservait  aux  vingt  ans 
d’Anne-Josèphe,  c’était  seulement  l’aventure  avec  l’An- 
glais. Elle  le  connut  chez  sa  protectrice  : il  était  beau 
et  devait  être  fort  riche  à sa  majorité,  qui  était  proche  ; 
aimée,  elle  aima;  cependant  elle  résista  un  an;  il  dut 
même  l’enlever  de  force  ou  à peu  près  (1783).  Il  lui 
avait  promis  de  l’épouser  quand  il  serait  majeur.1  ( Et , 
certainement , parmi  les  différences , on  a remarqué  des 
analogies  entre  cette  confession  plus  ou  moins  sincère 
et  le  commencement  de  la  fable  imaginée  par  Lamothe- 
Lang  on). 

Mais  nous  devons  dire  qu’il  y a dans  les  Confessions 
un  autre  récit,  moins  avantageux,  des  débuts  amou- 
reux de  la  jolie  Belge. 

Emané  du  baron  de  Mengin-Salabert  (en  juillet  1791 , 
comme  on  sait  par  la  lettre  de  M.  Winter),  ce  récit  la 
donne  pour  maîtresse  d’abord  à un  avocat  chez  lequel 
elle  était  « servante  » à Liège  ; l’Anglais  est  le  second 
amant,  et  c’est  à Liège  aussi  qu’il  le  devient.  Il  a été 
« émerveillé  par  sa  voix  de  sirène  »,  un  jour  qu’elle 


1.  PP.  80,  84  et  90  des  Confessions. 


THÊR01GNE  DE  MÉRÎCÔURT 


129 


chantait  au  bord  de  la  Meuse  en  blanchissant  du  linge. 
Il  l’emmène  à Spa,  puis  à Londres,  où  il  lui  fait 
apprendre  la  musique  L Et  cette  première  version,  assez 
piquante  en  son  détail,  de  la  tradition  recueillie  par 
M.  Fuss,  n’a  rien  en  soi  d’inadmissible.  Le  moment 
venu,  il  apparaîtra  que  le  baron  de  Mengin-Salabert  fut 
un  accusateur  d’une  crédulité  ou  d’une  fantaisie  éton- 
nante contre  la  patriote  de  1789  et  de  1790;  mais  son 
témoignage  sur  les  antécédents  de  la  révolutionnaire 
n’est  pas  indigne  d’attention.  Cet  ennemi  fanatique 
et  jovial  ne  savait  pas  seulement,  de  façon  plus  ou 
moins  exacte,  la  liaison  avec  l’Anglais;  il  savait  même 
que  1a.  « mignonne  »,  comme  il  l’appelle,  « à l’âge  de 
treize  ou  quatorze  ans,  gardait  les  vaches  »,  et  aussi  que, 
plus  tard,  comme  nous  le  raconterons,  elle  avait  paru 
« dans  les  concerts  ». 

La  suite  du  récit  de  la  prisonnière  à M.  de  Blanc  fait 
durer  jusqu’en  1787  la  liaison  avec  l’Anglais.  Liaison 
lamentable  après  un  temps  de  félicité,  sans  que  Théroi- 
gne,  s’il  l’en  fallait  croire  sur  parole,  eût  eu  le  moindre 
tort.  A peine  en  possession  de  sa  fortune,  le  jeune 
homme  avait  changé  : au  lieu  de  se  préparer  à épouser 
sa  maîtresse,  il  avait  voulu  partir  avec  elle  pour  Paris, 
où  il  s’était  abandonné  à tous  les  genres  d’excès.  Il 
l’avait,  il  est  vrai,  dotée  de  200.000  livres  de  France.  Elle 
réussit  à le  ramener  en  Angleterre,  mais  non  à l’arracher 
à la  débauche.  L’aimant  toujours,  mais  n’ayant  plus  le 
courage  de  vivre  avec  lui,  elle  le  quitta. 

Selon  Mengin-Salabert,  la  rupture  aurait  eu  lieu 
beaucoup  plus  tôt,  et  c’est  Théroigne  qui  aurait  été 
quittée.  Le  certain  est  qu’elle  mentit  à M.  de  Blanc  en 

1.  P.  445. 

9 


130 


TK01S  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


n’avouant  pas  qu’à  Paris  elle  avait  agréé  un  autre 
amour,  ou  plutôt  s’était  laissée  entretenir  par  un  per- 
sonnage dont,  cependant,  elle  parla,  mais  comme  d’un 
soupirant  d’abord  timide,  puis  éconduit  le  jour  où  il 
avait  osé  se  déclarer.  Peu  après  son  arrivée  à Paris,  elle 
avait,  dit-elle,  placé  50.000  livres  à fonds  perdus,  à 

10  0/0,  chez  un  vieillard  qui  lui  témoigna  bientôt  la 
plus  vive  sympathie,  mais  avec  une  décence  parfaite. 

11  ne  se  trahit  qu’au  moment  où  il  la  vit  prête  à retour- 
ner en  Angleterre.  Plus  d’une  fois  elle  avait  eu,  en 
rentrant  chez  elle,  la  surprise  de  cadeaux  d’une  assez 
grande  valeur,  sans  pouvoir  en  deviner  la  source  : le 
vieillard  la  lui  découvrit  ce  jour-là,  dans  son  amer  cha- 
grin du  départ  résolu,  et  il  lui  ht  des  reproches  aux- 
quels elle  répondit  en  le  forçant  de  reprendre  tout  ce 
que  le  mystère  l’avait  obligée  à garder.  Joli  conte,  dont 
M.  de  Blanc  fut  dupe  jusqu’à  l’heure  où  il  eut  sous 
les  yeux  des  lettres  du  vieil  amant,  saisies  lors  de  l’ar- 
restation de  l’héroïne  et  envoyées  à Vienne.  Sans  doute, 
Théroigne  n’avait  pas  aimé  l’homme  qui  les  avait 
gémies;  mais  ce  n’en  était  que  plus  fâcheux  : elle 
apparaissait  bien  sous  la  ligure  d’une  courtisane,  et  dès 
un  temps  où  elle  voulait  avoir  offert  encore,  auprès 
d’un  libertin,  une  noble  image  d’amour  quand  même. 
Le  malheureux  vieillard  était  le  marquis  de  Persan. 
Devenue  sa  maîtresse  en  1785,  — peut-être  l’année 
précédente,  — elle  avait  été  aussi  cruelle  à sa  « bourse  » 
qu’à  son  cœur  : le  mot  est  de  lui,  dans  la  quatrième  et 
dernière  des  élégies  en  prose  que  M.  Strobl-Ravelsbcrg 
aurait  dû  publier  intégralement,  mais  dont  il  a donné 
le  plus  curieux.  La  liaison,  à demi  brisée  en  1787,  fut 
déhnitivement  rompue  en  1788. 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


131 


Ce  n’est  pas,  du  reste,  à M.  Strobl-Ravelsberg,  mais 
aux  Goncourt,  qu’on  doit  la  publication  de  la  plus 
ancienne  des  pièces  connues,  relatives  à cette  liaison. 
Voici  le  document,  acte  notarié  du  21  avril  1786, 
auquel  songeait  Théroigne  quand  elle  disait  avoir  placé 
50.000  livres  à 10  0/0  chez  le  vieillard  qu'elle  ne  nom- 
mait point  : 

Anne-Nicolas  Doublet  de  Persan,  chevalier,  marquis  de 
Persan,  comte  de  Dun  et  de  Pateau,  reconnaît  à demoiselle 
Anne-Josèphe  Théroigne,  mineure,  demeurant  rue  de  Bour- 
bon-Villeneuve, cinq  mille  livres  de  rentes  annuelles  et 
viagères  exemptes  de  toute  imposition,  payables  en  deux 
termes,  de  six  mois  en  six  mois  : la  présente  constitution 
faite  sur  le  pied  de  cinquante  mille  livres  que  mondit  sieur 
marquis  de  Persan  reconnaît  et  confesse  avoir  reçues  de  la 
demoiselle  Théroigne.  Il  pourra  se  libérer  en  rendant  la 
somme. 

Evidemment,  ce  contrat  reposait  sur  une  fiction.  Un 
galant  mensonge  faisait  du  protecteur  de  la  jeune 
femme  le  débiteur  qui  lui  pouvait  décemment  consti- 
tuer cette  rente.  Et  déjà,  en  1785,  le  vieil  amant  avait 
été  si  généreux  qu’il  put  écrire  en  1787  : « J’ai  tout 
sacrifié...  il  y a deux  ans».  Il  avait  «tout  sacrifié» 
pour  la  retenir,  car  elle  voulait  déjà  le  quitter  : c’est 
même  ce  qui  nous  a fait  penser  que  la  liaison  pouvait 
dater  de  1784. 

Mais  quand,  au  juste,  Théroigne  était-elle  venue  à 
Paris?  Y avait-elle,  réellement,  suivi  l’Anglais,  ou  bien 
y vint-elle  seule  pour  y chercher  fortune,  ou  encore 
avec  un  autre  amant?  Enfin,  en  Angleterre,  quelle 
avait  été,  véritablement,  sa  vie?  Ces  questions  rece- 
vront peut-être  un  jour,  du  hasard  d’une  découverte 


i3â 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


ou  d’un  bonheur  de  recherches,  des  réponses  assez 
piquantes  : par  exemple  si  Ton  apprenait  qu’en  An- 
gleterre la  future  amazone  s’était  mariée.  Les  Confes- 
sions (p.  182)  ont  révélé  qu’elle  eut  une  fille,  appelée 
Françoise-Louise  dans  un  document  et  « feu  mademoi- 
selle Septenville  » dans  un  autre;  malheureusement, 
les  deux  pièces,  postérieures  à la  mort  de  l’enfant,  — 
l’une  est  du  18  avril  1788,  l’autre  du  lendemain,  — 
sont  simplement  deux  reçus,  le  premier  d’une  somme 
de  360  livres  qui  payait  à un  nommé  Kertzen  la  pen- 
sion et  les  frais  de  maladie  de  la  pauvre  petite,  le 
second  d’une  somme  de  67  livres  touchée  par  Cervenon, 
du  collège  royal  de  chirurgie,  à Paris.  On  ne  sait  donc 
ni  où,  ni  quand,  ni  de  quelle  aventure  était  née  cette 
fille  de  Théroigne;  mais,  d’autre  part,  dans  un  con- 
trat passé  en  1787  avec  un  homme  dont  nous  aurons  à 
nous  occuper,  le  célèbre  chanteur  ïenducci,  Théroigne 
se  faisait  ou  se  laissait  donner  plusieurs  noms  : Le 
Compte,  Campinado  et  « Théroigne  Spinster1  »,  comme 
si  elle  avait  été  la  femme  d’un  Spinster,  ou  même 
l’était  encore.  Dans  son  autobiographie,  elle  raconta 
qu’en  1787,  ignorant  la  mort  de  son  père2,  et  voulant 
aller  le  voir  et  lui  faire  accepter  une  partie  de  sa  for- 
tune, — effectivement  elle  alla  en  Belgique  cette 
année-là,  — elle  avait  « résolu  de  dire  » qu’elle  était 
veuve  et  tenait  tout  son  bien  de  son  mari.  « Si  je 
n’avais  pas  usé  de  cette  précaution,  assurait-elle,  je 
n’aurais  pas  osé  paraître  devant  mon  père...  En  consé- 
quence je  pris  un  nom  anglais  » 3,  celui  de  Spinster, 
inséré  pour  cette  raison  dans  le  contrat  avec  Tenducci. 

1.  Les  Confessions , p.  90. 

2.  Pierre  Terwagne  mourut  le  27  juin  1786. 

3.  Les  Confessions , p.  89. 


THÉROIGNE  DE  MÉRïCOURT 


133 


Mais  il  se  pourrait  que  cette  prétendue  invention 
de  piété  filiale  eût  été  inventée  par  la  prisonnière 
afin  de  cacher  à son  juge  certains  points  de  sa 
vie  : autrement  dit,  qu’en  1787  Théroigne  fût  veuve 
ou  qu’elle  eût  un  mari  dont  elle  se  serait  séparée 
ou  qui  l’aurait  quittée  pour  des  motifs  d’un  aveu 
difficile  pour  elle;  et,  d’hypothèse  en  hypothèse, 
on  arriverait  à se  demander  si  ce  mari  — ce 
Spinster  — n’était  pas  encore  vivant  en  1791,  et  si  la 
crainte  des  révélations  qu’il  aurait  pu  faire  n’expli- 
querait pas  l’explication  fournie  par  l’héroïne  de  l’in- 
sertion du  nom  dans  le  contrat.  Aussi  bien,  on  lit 
vers  la  fin  des  Confessions  que  « le  nommé  Spinster  » 
avait  appartenu  et  peut-être  appartenait  encore,  en 
1791,  à un  régiment  d’infanterie  anglais1.  Mais,  époux 
ou  seulement  amant  de  la  jeune  aventurière,  ce  qu’on 
voudrait  savoir  surtout,  c’est  quand  il  devint  l’un  ou 
l’autre  et  s’il  n’était  pas  le  père  de  la  fille  qu’elle  perdit 
en  1788.  Ce  dernier  problème  se  complique,  il  est  vrai, 
du  nom  de  Septenville  donné  à la  petite  morte  dans  le 
reçu  du  chirurgien.  Enfin,  l’origine  du  nom  de  guerre 
Gampinado  étant  connue2,  il  reste  à découvrir  ce  que 
pouvait  rappeler  à Théroigne  le  nom  de  Le  Compte. 
Elle  déclara  ne  l’avoir  jamais  pris  avant  le  contrat 
avec  Tenducci;  mais  pourquoi  l’aurait-elle  pris  à cette 
occasion?  Selon  toute  probabilité,  il  représentait  aussi 
une  aventure,  ou  des  aventures,  qu’elle  n’avait  pas 
envie  de  confesser  à M.  de  Blanc.  — Elle  avait,  d’ail- 
leurs, bien  le  droit  de  les  lui  cacher,  son  rôle  politique 

1.  C’est  pourquoi  nous  n’avons  point  osé  supposer  que  ce  Spinster 
fût  le  même  que  l’Anglais  ravisseur.  Cependant  la  supposition  n’est 
pas  interdite. 

2.  Michelet  s’était  figuré  qu’elle  se  le  fit  « en  mémoire  de  son  pays 
(la  Campine)  », 


134 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


étant  seul  en  cause.  — Ajoutons  qu’il  est  permis  de  se 
demander  si,  à Londres,  un  moment,  elle  n’avait  pas 
été  chanteuse,  comme  on  verra  qu’elle  le  fut  à Gênes 
peu  avant  la  Révolution.  C’est  à Londres  que  Mengin- 
Salabert  la  fait  débuter  « dans  les  concerts  ».  Et  si,  au 
résumé,  nos  hypothèses  semblent  charger  de  trop 
d’événements  le  temps  qu’elle  aurait  passé  en  Angle- 
terre, nous  observerons  qu’elle  y passa  peut-être  un 
plus  long  temps  qu’elle  ne  le  dit  : rien  ne  prouve, 
qu’elle  eût  déjà  vingt  ans  lors  de  son  départ  de  Bel- 
gique. 

A Paris,  où,  d’après  son  récit,  elle  serait  arrivée, 
comme  on  sait,  avec  200.000  livres,  et  où  M.  de  Persan 
multiplia  pour  elle  les  sacrifices,  elle  aurait,  selon 
Beaulieu,  ruiné  plusieurs  « personnages  assez  con- 
sidérables ».  Non  pas,  d’ailleurs,  par  avidité;  « pour 
ses  menus  plaisirs  ».  ( Essais  historiques).  Mais  Beaulieu 
ne  nomme  pas  ces  personnages,  et  peut-être  n’eût-il  pu 
citer  que  le  marquis.  Dans  la  note  de  l’ Histoire  de  la 
Révolution  par  deux  amis  de  la  liberté , il  avait  écrit 
seulement  de  la  « fille  entretenue  » : « Abandonnée 
par  un  amant  qu’elle  avait  ruiné.  » Un  amant ! et, 
sans  nul  doute,  M.  de  Persan,  bien  que  celui-ci,  au 
vrai,  n’eût  pas  abandonné  la  prodigue  : il  avait  dû,  ce 
que  Beaulieu  ignorait,  céder  la  place  à Tenducci,  qui, 
vieux  viveur  endetté,  le  vengea  en  pillant  Théroigne 
de  son  mieux.  D’autre  part,  si  le  Répertoire  universel , 
historique , biographique  des  femmes  célèbres  mortes  ou 
vivantes  (1826-1827)  affirme  : « Sa  dernière  conquête 
fut  le  financier  M.  de  Percans,  qui,  dès  1788,  la 
délaissa  »,  l’erreur  saute  aux  yeux  : il  faut  lire  M.  de 
Persan,  qui  n’était  pas  financier  mais  appartenait  à 


THÉROIGNE  DE  MÉRTCOÜRT 


13o 

l’administration  générale  des  Finances,  dont  il  diri- 
geait un  des  départements  ( Almanach  royal).  Et,  en 
définitive,  on  a le  droit  de  supposer  que,  si  la  jolie  fille 
le  ruina,  — mot  peut-être  excessif  malgré  tout,  — elle 
eut  la  bonté  de  ne  ruiner  aucun  autre  homme  en 
même  temps. 

Georges  Duval  a bien  prétendu  qu’elle  avait  été  la 
maîtresse  du  « baron  prussien  Gloots  » ; mais  il  place 
la  rencontre  aux  derniers  jours  de  l’ancien  régime. 
Théroigne,  dit-il,  était  « à peu  près  réduite  à la  misère 
par  Ja  disparition  successive  de  ses  adorateurs  », 
qu’elle  avait  comptés  « par  douzaines  »,  quand  elle 
eut  la  chance  de  plaire  au  baron.  11  ajoute  : « Tous 
deux  firent  quelque  temps  bourse  commune;  mais  elle 
commençait  à s’épuiser  (la  bourse)  lorsque  survint  la 
Révolution  française,  qui  ouvrit  une  voie  de  salut  à 
tous  les  hommes  perdus  d’honneur  et  de  dettes,  aux 
gens  de  sac  et  de  corde  de  tous  les  pays...  » ( Souvenirs 
de  la  Terreur).  Ce  serait  donc  même  après  Tenducci 
— elle  rompit  avec  le  chanteur  à la  fin  de  1788  — 
que  la  future  patriote  aurait  eu  le  futur  Orateur  du 
genre  humain , Anacharsis  Cloots.  Mais,  pour  n’avoir 
pas  à reparler  de  cette  histoire  entièrement  de  fantai- 
sie, nous  ferons  remarquer  tout  de  suite  : 1°  que  Jean- 
Baptiste  du  Val-de-Grâce,  baron  de  Cloots,  né  prussien 
en  effet,  près  de  Glèves,  en  1755,  possédait  100.000  livres 
de  rente  quand  « survint  la  Révolution  » ; 2°  qu’à 
l’époque  où  il  serait  devenu  l’amant  de  Théroigne  il 
était  au  Maroc  ou  à Lisbonne  ( Anacharsis  Cloots , par 
G.  Avenel,  livre  I),  et  elle  à Gênes.  Il  revint  à Paris 
après  la  prise  de  la  Bastille;  elle  y était  rentrée  bien 
avant,  le  11  mai.  (Les  Confessions , p.  95). 


136  TROIS  FEMMES  DE  LA.  RÉVOLUTION 

Quant  aux  « douzaines  » d’adorateurs  qui  auraient 
joui  de  la  belle,  Duval,  bien  entendu,  les  laisse  tous, 
impartialement,  à la  cantonade;  et  l’on  aurait  beau 
dire  qu’on  ne  prête  qu’aux  riches,  la  demi-mondaine  ne 
paraît  pas  même  avoir,  pour  le  plaisir,  trompé  M.  de 
Persan  avant  1787,  année  où  Tenducci,  bien  que  ce  fût 
un  castrat,  et  laid,  et  vieux,  la  fit,  selon  Villiers,  « raffo- 
ler de  sa  personne  ».  ( Souvenirs  d'un  déporté , 1802). 

Il  y a cependant  un  point  assez  inquiétant.  Quand, 
pour  la  première  fois,  en  1785,  elle  voulut  rompre  avec 
le  marquis,  elle  s’était  prise  d’enthousiasme  pour  un 
chanteur  italien,  le  célèbre  ténor  Giacomo  David,  et 
l’on  peut  se  demander  si  cet  enthousiasme  n’alla  point 
de  l’artiste  à l’homme,  qui  avait  trente-cinq  ans.  Elle 
voulait  le  suivre  en  Italie  pour  y chanter  avec  lui.  C’était 
entre  eux  chose  convenue1.  Du  reste,  il  est  à noter 
que  les  amitiés  les  plus  vives  de  la  protégée  du  mar- 
quis — elle  avait  sans  doute  un  salon  comme  la 
'patriote  en  eut  un  — furent  pour  des  Italiens  ou 
d’autres  « étrangers  ».  « Vous  m’avez  toujours  mal- 
traité quand  je  ne  vous  faisais  que  du  « bien,  écrivait 
« M.de  Persan  dans  sa  dernière  lettre  »,  et  vous  avez  tou- 
jours été  la  dupe  de  tous  les  italiens  et  étrangers  dont 
vous  avez  fait  vos  amis.  » ( Les  Confessions , p.  180). 
Malheureusement  David  est  le  seul  que  l’on  connaisse. 
On  ne  l’avait  pas  encore  entendu  à Paris  lorsque,  en 
1785  (quinzaine  de  Pâques),  il  parut  au  Concert  spirituel  ; 
il  n’y  réussit  pas  pleinement,  le  public  parisien  n’étant 
pas  habitué  aux  broderies  du  chant  à la  mode  en  Italie; 
la  résistance  ne  tomba  qu’au  retour  du  grand  artiste 
l’année  suivante.  ( Mercure  de  France , 15  avril  1786). 


1.  Les  Confessions , p.  178. 


TIIÉ  R OIGNE  DE  MÉRICOURT 


137 


Mais,  probablement,  Théroigne  avait  pris  en  Angleterre 
le  goût  de  ces  ornements  cle  la  virtuosité  italienne, 
non  moins  admirés  à Londres  qu’à  Florence,  Venise  ou 
Naples.  Et,  en  admettant  qu’elle  ait  aimé  l’homme, 
certainement  c’est  la  dilettante , la  musicienne,  non  la 
femme,  qui  d’abord  se  passionna  pour  le  ténor  discuté  ; 
comme  c’est  la  musicienne  qui,  deux  ans  plus  tard, 
livra  la  charmante  au  vieux  castrat.  Mais  sa  résolution 
un  moment  d’aller  chanter  en  Italie  avec  David  pour 
guide  et  maître,  voilà  le  plus  curieux  de  l’épisode,  et 
par  où,  d’avance,  achève  de  s’expliquer  l'aventure  avec 
Tenducci;  car  ce  n’est  pas  seulement  par  une  sorte  de 
vertige  d’admiration  pour  le  soprano  que  la  courtisane 
devint  sa  maîtresse,  si  l’on  peut  dire  : elle  voulut  réali- 
ser sous  ses  auspices  le  rêve  de  gloire,  et  aussi  de  for- 
tune, dont  les  sacrifices  du  marquis  n’avaient  pu  la 
détacher  qu’en  apparence.  Elle  eut  Tenducci  pour  pro- 
fesseur, sans  doute  avant  de  l’avoir  pour  amant,  et  se 
rendit  avec  lui  à Gênes  en  1788,  le  contrat  de  1787  sti- 
pulant même  qu’elle  chanterait  au  théâtre. 

Evidemment,  la  future  amazone  était  née  ambitieuse, 
et  le  « démon  de  la  musique  »,  suivant  un  mot  de 
M.  de  Persan,  la  posséda.  La  tradition  d’après  laquelle 
l’Anglais  l’aurait  enlevée  en  lui  inspirant  le  désir  d’une 
existence  de  virtuose  est  moralement  vraie,  s’il  n’est  pas 
prouvé  qu’elle  le  soit  réellement.  En  tout  cas,  l’amour 
du  marquis  fut  un  duel  de  trois  ou  quatre  ans  avec  le 
« démon»  qui,  selon  cette  tradition,  l’aurait  déclassée 
en  l’exilant  puis  jetée  dans  la  galanterie.  La  dispro- 
portion des  âges  fit  le  duel  plus  inégal,  mais  il  n’en 
faudrait  pas  exagérer  la  part  d'influence.  La  passion 
de  Théroigne  pour  Tenducci  indique  assez  que  les 
avantages  de  la  jeunesse  en  amour  n’avaient  pas  grand 


138 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


prix  aux  yeux  de  l’exaltée.  C'est  là,  d’ailleurs,  un  point 
sur  lequel  nous  aurons  à revenir.  Il  suffit  ici  de  cons- 
tater que  les  soixante  ans  du  marquis  auraient  pu  ne 
pas  déplaire  si  la  « fille  entretenue  » avait  eu  l’âme  de 
sa  condition.  M.  de  Persan,  meme,  n’eut  soixante  ans 
qu’en  1788  E 

Elle  n'avait  pas  l’âme  de  sa  condition.  Voilà  ce  que 
nous  ne  saurions  trop  souligner.  Elle  aimait  le  luxe,  et 
dans  ses  mains  l'argent  se  volatilisait,  pour  ainsi  dire  ; 
mais,  dans  la  même  lettre  où  — après  la  rupture  — 
le  marquis  gémissait:  «Oui,...  vous  avez  cruellement 
affligé  et  mon  cœur  et  ma  bourse  »,  il  se  montrait  encore 
non  seulement  épris,  mais  plein  d’estime  malgré  tout 
pour  l’ingrate.  « Adieu,  chère  amie,  terminait-il, 


1.  On  ne  trouve  la  date  de  sa  naissance  ni  dans  le  Dictionnaire  de 
la  Noblesse , de  La  Chenaye-Desbois  et  Badier,  ni  dans  Y Annuaire  de  la 
Noblesse , de  Borel  d’Hauterive;  mais  le  chef  actuel  du  nom,  arrière- 
petit-neveu  du  personnage,  M.  le  marquis  de  Persan,  consul  général  à 
Varsovie,  nous  a certifié  que  son  arrière-grand-oncle  était  né  en  1728. 

M.  Marcellin  Pellet  l’avait  vieilli  assez  sensiblement  en  lui  donnant 
pour  mère  « cette  Mmo  Doublet  de  Persan  dans  le  salon  de  laquelle  prirent 
naissance  les  fameux  Mémoires  secrets , dits  de  Bachaumont  ».  Cette 
M me  Doublet,  née  Legendre,  mariée  en  1698,  était  devenu  veuve  en  1723. 
Son  mari,  du  reste,  était  un  Doublet  de  Breuillepont  (et  non  de  Persan); 
et  l’erreur  initiale  de  M.  Marcellin  Pellet  est  d’avoir  confondu  ce  Dou- 
blet de  Breuillepont,  secrétaire  des  commandements  du  Régent,  avec 
Nicolas  Doublet,  marquis  de  Persan,  conseillerau  Parlement,  puis  maître 
des  requêtes  et  intendant  du  Commerce,  qui  épousa  en  1724  Marie- 
Madeleine  Frezeau  de  la  Frezelière;  mariage  d’où  naquit  d’abord  le 
futur  protecteur  de  Théroigne. 

Il  faut  dire  pour  l’excuse  de  M.  Marcellin  Pellet  que  les  Breuillepont 
et  les  Persan  étaient  issus  de  la  même  souche,  laquelle  avait  fourni 
trois  branches:  celle  des  seigneurs  et  marquis  de  Persan,  celle  des  sei- 
gneurs et  marquis  de  Bandeville,  celle  des  seigneurs  (non  marquis) 
d’Olbot  et  Breuillepont.  Le  titre  de  marquis  porté  par  les  Persan  ne  fut 
d’ailleurs  régularisé,  par  lettres  patentes,  qu’en  1764,  en  faveur  précisé- 
ment de  notre  Anne-Nicolas  Doublet  de  Persan,  dont  le  père  était  mort 
en  1757. 

Les  Goncourt  n’avaient,  eux,  commis  aucune  erreur,  n’ayant  rien  dit 
de  la  famille  ni  du  personnage,  et  M.  Strobl-Ravelsberg  ne  s’est  pas 
trompé  non  plus,  n’ayant  pas  été  plus  curieux. 


TITÉROTCxNE  de  méricoürt 


139 


comptez  sur  les  sentiments  que  vous  m’avez  inspirés 
et  qui,  malgré  vos  torts  envers  moi,  ne  finiront  qu’avec 
la  vie  de  celui  qui  vous  aimera  et  vous  honorera  tou- 
jours. » [Les  Confessions,  p.  180-181).  C’est  qu’il  savait 
toute  la  fierté  de  ce  caractère,  poussée  jusqu'à  un  orgueil 
dont  il  avait  eu  à se  louer  s’il  avait  eu  à s’en  plaindre. 
Il  s’était  désolé  de  n’avoir  pas  obtenu  au  moins  « la 
douceur,  cet  abandon,  cette  confiance  qu’un  homme  qui 
aime  doit  attendre  de  la  femme  qui  lui  est  attachée  » 
(; ibid .,  p.  177);  il  avait  maudit  les  « grands  airs  » où 
souvent  se  heurtait  sa  pauvre  tendresse  presque  inuti- 
lement généreuse;  mais  cet  orgueil  de  X artiste-née 
déchue,  comme  certainement  elle  s’apparaissait  à elle- 
même  dans  l’impatience  de  son  obscurité  dorée,  avait 
tenu  Théroigne  à l’écart  du  monde  des  filles,  et  elle 
n’avait  pas  compromis  l’amant  qui,  marié1,  père  d’un 
fils  de  plus  de  trente  ans2,  d’une  fille  de  vingt3,  maître 
des  requêtes4  et  intendant  du  département  des  péages5, 
devait  si  fortement  désirer  que  sa  liaison  avec  elle 
demeurât  secrète.  Les  Concourt  ont  fait  une  jolie 
phrase,  mais  fausse,  en  écrivant  : « Elle  plaît  à la  mode, 
le  scandale  la  dote.  » La  mode  l’ignora,  et  c’est  le 
mystère  qui  la  dota.  La  preuve  en  est  dans  la  page  du 
comte  Thomas  d’Espinchal  qu’a  publiée  /’ Intermédiaire 
des  chercheurs  : « Les  personnes,  qui,  comme  moi, 
fréquentaient  beaucoup  les  spectacles  et  les  endroits 
publics  avant  1789,  peuvent  se  rappeler  que,  peu 

1.  Il  avait  épousé  en  1752  Anne-Adélaïde  Aymeret  de  Gazeau. 

2.  Né  en  1753,  ce  fils  avait  épousé  en  1779  une  demoiselle  de  Warge- 
mont.  (Voir  les  Mémoires  de  la  baronne  d’Oberkirch,  ch.  xxv). 

3.  Adélaïde-Félicité,  née  en  1766. 

4.  Depuis  1754.  Il  avait  été  reçu  conseiller  au  Parlement  en  1748. 

5.  Dans  Y Almanach  royal  de  1789,  il  est  intendant  du  Commerce, 
mais  toujours  pour  le  département  des  péages,  lequel,  en  1786,  — à 
prendre  l’année  du  plein  de  la  liaison,  — relevait  des  Finaqces, 


140 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉYOLE TION 


d’années  avant,  il  parut  fréquemment  à l’Opéra,  et 
particulièrement  au  Concert  spirituel,  et  seule  dans 
une  grande  loge,  une  inconnue  se  faisant  appeler 
Mme  Campinados,  couverte  de  diamants,  ayant  équi- 
page, venant  du  pays  étranger,  ayant  bien  l’air  d’une 
fille  entretenue,  mais  laissant  ignorer  la  source  de  ses 
dépenses.  C’est  la  même  personne  qui,  depuis  la  Révo- 
lution, a reparu  sous  le  nom  de  la  Dlle  Théroigne  de 
Méricourt.  » 

Les  auteurs  des  Portraits  intimes  du  xvme  siècle 
s’étaient  fiés  sans  doute  à un  mot  d’Esquirol  : « célèbre 
courtisane».  Pourtant  ils  connaissaient  la  chronique 
galante  de  l’époque,  où  il  se  trouverait  bien  sur  la 
courtisane,  si  elle  avait  marqué,  une  anecdote  ou  une 
épigramme.  Puis  ils  devaient  savoir  qu’en  1789  et  1790 
aucun  des  hommes  de  lettres  et  des  Constituants  qui  fré- 
quentèrent chez  elle  ne  soupçonna  même  la  révolution- 
naire d'avoir  été  ce  qu’il  y avait  si  peu  qu’elle  n’était 
plus.  Ils  devaient  savoir,  enfin,  que  les  pamphlétaires 
royalistes  de  la  Révolution  ne  purent  soutenir  leurs 
fantaisies  sur  le  passé  de  Théroigne  d’une  parcelle  quel- 
conque de  vérité.  — Du  moins,  tout  ce  qui  fut  connu 
de  certains  de  ces  ennemis,  dont  nous  dirons  les  inven- 
tions bouffonnes  ou  obscènes,  c’est  qu’elle  avait  voyagé. 
Encore  témoignent-ils  d’une  ignorance  bien  remar- 
quable en  ne  la  faisant  pas  venir  à Paris  avant  1789. 
Et,  pour  tous,  sa  renommée  de  courtisane  commence 
avec  sa  réputation  de  patriote.  Même  dans  le  pamphlet 
qui  lui  attribue  le  plus  d’aventures  avant  la  Révolution 
et  les  plus  ignobles,  dans  le  Précis  historique  sur  la 
vie  de  Mademoiselle  Théroigne  de  Méricourt , ce  n’est 
qu’en  prenant  pour  amants  les  députés  les  plus  popu- 
laires de  1789  qu’elle  s’illustre  comme  femme  galante. 


THEROIGNE  DE  MÉR1CÔURT 


141 


Et  voilà  de  quelles  plaisanteries,  assez  misérables,  sortit 
la  tradition  qui  fit  écrire  à Esquirol  avec  une  entière 
bonne  foi  : « Téroenne  ou  Théroigne  de  Méricourt  était 
une  célèbre  courtisane...»  Car,  nous  avons  eu  tort 
peut-être  de  ne  pas  donner  tout  de  suite  l’explication, 
les  mots  célèbre  courtisane  s’appliquaient,  dans  la 
pensée  d’Esquirol,  non  particulièrement  à la  lillc  entre- 
tenue d’avant  ia  Révolution,  mais  aussi  et  surtout  à 
l’héroïne,  qui,  on  le  verra,  fut  chaste.  Du  reste,  Esqui- 
rol n’avait  que  vingt  et  un  ans  quand  Théroigne  dis- 
parut de  la  scène  politique.  Il  ne  la  vit  qu’à  la  Salpê- 
trière. 

Mais  les  diamants  étalés  au  Concert  spirituel  et  à 
l’Opéra  par  la  prétendue  « Campinados  »,  son  équipage, 
tout  le  train  de  maison  qu’on  peut  lui  supposer,  ce 
serait  donc  enfin  l'illustration  des  soupirs  de  ia 
« bourse  » du  marquis  ! et  la  preuve  qu’en  trois  ou 
quatre  ans  il  put  être  ruiné.  Nous  appuyant  sur  des 
traditions  de  famille,  que  l’arrière-petit-neveu  de  cet 
Anne-Nicolas  Doublet  de  Persan  nous  a permis  d’uti- 
liser, nous  distinguerions  volontiers  entre  les  deux 
questions.  En  effet,  à tout  ce  luxe,  à toutes  ces 
dépenses  qu’il  devait  soutenir,  la  fortune  du  marquis 
aurait  peut-être  résisté,  si,  à l’époque  où  il  s’éprit  de 
Théroigne,  la  très  considérable  fortune  avait  été  intacte  ; 
mais  il  est  à croire  qu’elle  ne  l’était  plus;  qu’il  avait 
fait  plus  d’une  folie  pour  d'autres  amours;  que  lui- 
même  avait  un  train  excessif,  et  qu’en  définitive  la 
future  amazone  acheva  seulement  la  ruine  du  galant  dis- 
sipateur. Encore  devons-nous  préciser,  car  il  y a ruine 
et  ruine.  Celle  du  marquis  ne  fut  pas  totale.  En  1790 
ou  1791  il  dut  vendre  le  château  de  Persan  (près  de 
l'Islc-Adam),  et  certainement  ce  fut  le  plus  amer 


142 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


sacrifice;  mais,  en  1793  et  1794,  il  possédait  encore, 
dans  la  Creuse,  un  château  magnifique,  le  château 
de  Saint-Germain-Beaupré,  deux  fois  historique, 
d’abord  par  un  séjour  de  Henri  IV,  qui  l’avait  fait 
reconstruire,  ensuite  par  un  séjour  de  la  Grande 
Mademoiselle  : terre  et  château  où  l’ancien  protecteur 
de  la  Luxembourgeoise  put  demeurer  caché  pendant 
la  Terreur;  où  même,  selon  Henri  de  Latouche,  il 
aurait  un  moment  donné  l’hospitalité  au  girondin 
proscrit  Grangeneuve.  ( Grangeneiwe , roman,  1835, 
t.  II,  p . 270-279).  Lorsqu’il  mourut  — à quatre-vingt- 
huit  ans  (1816)  — il  n’avait  plus  que  l’hôtel  de  la  rue 
des  Petits-Augustins  (rue  Bonaparte)  qu’il  habitait 
quand  il  connut  Théroigne.  C’est  là  qu’il  mourut. 
Mais  on  n’a  pu  nous  dire  à quel  moment  il  vendit 
Saint-Germain-Beaupré;  et,  de  ce  dernier  grand  sacri- 
fice, il  serait  au  moins  téméraire  de  vouloir  rendre 
responsable,  même  indirectement  et  partiellement,  la 
protégée  de  1785-1788. 

Puis,  est-il  sûr  que  Théroigne  ait  menti,  à Kufstein, 
en  se  disant  riche  de  200.000  livres  lors  de  son  arrivée 
à Paris?  Et  une  observation  assez  piquante,  c’est  que 
peut-être  elle  n’aurait  pas  menti  non  plus  en  assurant 
avoir  prêté  au  « vieillard  » une  somme  de  40.000  livres1 
— à distinguer  de  celle,  fictive,  de  50.000  inscrite  dans 
Pacte  notarié  de  1786.  Deux  raisons  nous  ont  inspiré 
l’observation.  1°  L’invention  du  prêt  de  ces  40.000 
livres  s’expliquerait  aussi  mal  que  se  conçoit  bien  la 
fidélité  de  la  prisonnière  à la  fiction  de  l’acte  ; 2°  il  y a 
dans  l’avant-dernière  lettre  du  marquis  (octobre  1787) 
un  passage  pouvant  faire  supposer  qu’en  effet  elle 


1.  Les  Confessions , p.  85. 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


143 


était  venue  sérieusement  en  aide,  un  jour,  à l’homme 
qui  lui  avait  été  généreux,  comme  il  Fa  écrit,  « au-delà 
de  ses  forces  ».  Voici  le  passage,  après  trois  lignes  sur 
la  rente  de  5.000  livres  constituée  par  l’acte  : « Accordez- 
moi  un  an  pour  le  reste...  Je  paierai  de  six  mois  en 
six  mois  avec  l’intérêt,  ainsi  que  votre  rente  ».  [Les 
Confessions , p.  178).  A cette  date,  les  embarras  d’ar- 
gent de  M.  de  Persan  étaient  déjà  considérables  ; au 
contraire,  si  prodigue  qu’elle  fût,  Théroigne  put  placer 
« dans  les  fonds  publics  »,  l’année  suivante,  40.000 
livres  — peut-être  les  mêmes  qu’elle  aurait  prêtées  au 
marquis  et  qu’il  aurait  rendues.  Elle  en  eut  « à 8 pour 
cent  » une  rente  de  3.200  livres,  dont  nous  aurons 
à reparler,  moins,  heureusement,  que  de  la  rente  de 
5.000,  autour  de  laquelle  s’engagea  et  se  poursuivit,  du 
commencement  de  1789  à la  fin  de  1790,  un  combat 
lamentable  entre  les  deux  anciens  amants.  De  plus 
les  diamants  et  l’«  argenterie  » de  la  jolie  fille  représen- 
taient bien  à ses  yeux  « 30.000  livres  ».  ( Ibidem , p.  89). 

La  catastrophe  dont  les  embarras  du  marquis  dès 
1787  étaient  le  prélude  fut  du  reste  morale  par  contre- 
coup. C’est-à-dire  que,  selon  toute  apparence,  on  le 
força  de  résigner  ses  fonctions.  Dans  Y Almanach 
royal  de  1790,  son  nom  ne  se  trouve  plus  sur  la  liste 
des  maîtres  des  requêtes  et  ne  se  trouve  pas  sur  celle 
des  maîtres  des  requêtes  honoraires;  et  il  n’est  plus 
intendant  du  Commerce,  il  n’est  plus  rien.  Mais,  on  Fa 
vu  par  l’âge  jusqu’où  il  vécut,  il  avait  un  tempéra- 
ment d’une  élasticité  merveilleuse;  et  ceci  nous  ramène 
à la  phrase  où  Beaulieu  accuse  Théroigne  d’avoir 
ruiné  plusieurs  personnages,  car  c’est  « de  plus  d’une 
manière  »,  jette-t-il  gauloisement,  qu’ils  auraient  été 
sa  proie.  Incidente  que  précisent  — d’une  précision 


144 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


superflue  — ces  mots  tout  de  meme  intéressants  : « A 
l’époque  de  la  Révolution,  fatiguée  des  jouissances 
qu’on  lui  avait  trop  bien  payées...  ».  Beaulieu  savait 
que  la  patriote  n’eut  pas  d’amant  ; mais  d’abord  il  se 
vengeait  d’avoir  à en  convenir  en  enveloppant  l’aveu 
dans  ce  portrait  : « La  plus  innocente  galanterie  lui 
fait  froncer  le  sourcil  (en  1789-1790),  et  la  voluptueuse 
Gypris  est...  métamorphosée  en  une  grave  et  sévère 
Minerve.  Cette  adroite  grimace  en  impose...  à tout  le 
monde,  pique  l’amour-propre,  agace  meme  le  cœur  de 
ceux  qui  l’ont  trouvée  jolie  ».  ( Essais  historiques ) h Puis 
son  royalisme  voulait  s’expliquer  la  métamorphose 
surtout  par  une  lassitude  de  la  chair  aux  excès  répétés 
du  plaisir  : et,  ainsi,  la  légende  était  vraie  de  la  vie 
de  « débauche  » dont  avait  parlé  Peltier.  Mais  Peltier 
et,  à sa  suite,  Maton  de  la  Varenne  donnaient  une  rai- 
son péremptoire  du  changement  de  leur  débauchée  ; 
Beaulieu,  qui,  évidemment,  ne  croyait  pas  aux  « ma- 
ladies honteuses  » de  l’ancienne  courtisane,  se  payait 
de  mots.  Si  Théroigne  avait  été  une  mangeuse  d’hommes, 
en  meme  temps  qu’une  dévoreuse  de  fortunes,  ce 
n’est  pas  à vingt-six  ans  qu’elle  se  serait  refroidie.  A 
vingt-six  ans,  une  Messaline  est  encore  presque  une 
débutante,  son  passé  de  « jouissances  » fût-il  déjà 
copieux.  Et  le  certain,  c’est  que,  pour  un  homme  que 
l’ardente  « Gypris  » eût  épuisé,  le  vieux  marquis  dura 
bien  longtemps.  Mais  — ces  amours,  où  elle  n’aima 
pas,  mises  à part — il  faut  enfin  y insister  : quand  bien 
même,  de  1780,  environ,  au  commencement  de  la 
Révolution,  Théroigne  aurait  eu  plus  d’aventures, 
voire  beaucoup  plus,  qu’on  n’a  le  droit  de  lui  en  sup- 


1.  T.  Il,  pp.  51-52. 


TII ÉR OIGNE  DE  MÉRICOURT 


145 


poser,  ce  ne  serait  pas  à dire,  avant  la  connaissance 
d’une  preuve,  qu’elle  fut  sensuellement  passionnée  ; 
car,  jusqu’ici,  la  vraisemblance  est  que  l’amoureuse 
fut  surtout  une  cérébrale.  Très  femme  par  ses  facultés 
d’enthousiasme,  mais  par  là  seulement,  ou  à peu  près, 
elle  aurait  naturellement  trouvé  dans  la  Révolution 
l’emploi  total  et  supérieur  de  ces  facultés;  la  Révo- 
lution les  aurait  absorbées  en  les  développant;  et  les 
surprises  du  cœur  ou  les  amours  de  tête  dont  n’aurait 
pu  se  défendre  la  possédée  de  la  musique,  — exemple 
sa  passion  pour  Tenducci,  — l’envoûtée  du  patriotisme 
en  eût  été  superbement  à l'abri. 

Sans  doute,  à cette  psycho-physiologie,  il  y a deux 
objections  possibles  : l’une  générale,  l’autre  cT espèce... 
ou  relative  à la  liaison  avec  le  castrat.  On  pourrait,  à 
propos  de  cette  liaison,  insinuer  que  Théroigne  était 
peut-être  en  amour...  une  excentrique:  soit  de  nature, 
soit  que  des  amants  de  l’âge  du  marquis  lui  eussent 
peu  à peu  faussé  le  goût  ; mais,  vicieuse  de  complexion 
ou  dépravée,  elle  fût  allée  quelque  jour,  fatalement, 
jusqu’où  allèrent  tant  de  courtisanes,  d’actrices  et 
de  cantatrices,  ses  contemporaines,  qui  cependant 
retrouvaient  le  chemin  de  Cythère  entre  ces  fugues  à 
Lesbos.  Or  Théroigne  n’eut  d’amitiés  connues  que 
masculines.  Surtout,  elle  n’aimait  pas  « les  femmes 
françaises  » : Te  mot  est  d'elle,  cité  par  Dulaure1  ; et, 
s’il  peut  surprendre  quand  on  sait  le  féminisme  mili- 
tant et  militaire  de  l’amazone  de  1792,  on  reconnaîtra 
que  n’avoir  pu  découvrir  encore,  même  à celle-ci,  une 
amie,  c’est  un  résultat  négatif  fort  significatif.  Autour 
de  la  citoyenne  Lacombe,  nous  montrerons  un  état- 

1.  Esquisses  historiques , t.  ï,  p.  331. 

10 


146 


T U OIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


major  de  femmes;  Théroigne,  comme  Olympe  de 
Gouges,  appela  les  femmes  à la  liberté,  à l’égalité 
avec  l’homme,  elle  ne  se  plut  qu’avec  des  hommes.  — 
Quant  à l’objection  générale,  on  l'a  devinée  probable- 
ment : c’est  la  raison  que  donnaient  Peltier  et  Maton  de 
la  Varenne,  illustrée  de  la  découverte  que  la  chanteuse, 
encore  à moitié  courtisane,  revint  malade  d’Italie1.  Et 
ce  serait  là  un  argument  décisif  en  effet,  s’il  en  résul- 
tait la  preuve  de  ce  qui  ne  paraît  pas  admissible  : 
savoir  que  la  maîtresse  du  marquis  et  de  Tenducci  fut 
une  bacchante. 

C’est  à Londres  que  Théroigne  connut  Tenducci, 
en  1787.  Le  marquis  avait  dû  se  résigner  à la  laisser 
retourner  en  Angleterre  « pour  deux  mois  » ( les  Con- 
fessions, pp.  179-180);  elle  y resta  une  demi-année  et 
en  ramena  le  soprano,  son  « maître  de  musique  ». 

Puis,  de  Paris,  après  un  projet  abandonné  de  voyage 
artistique  en  Espagne  avec  ce  « maître  »,  elle  partit 
seule  pour  le  voyage,  dont  nous  avons  parlé,  au  pays 
natal;  enfin,  de  retour  à nouveau,  avec  scs  frères  et  le 
demi-frère  qu’on  connaît,  elle  repartit  encore  — pour 
l’Italie  (1788). 

De  Londres,  elle  avait  sèchement  informé  le  marquis 
de  son  dessein,  bien  arrêté  cette  fois,  de  se  vouer  à 
l’Art;  ce  qu’elle  n’avait  pas  dit,  c’est  qu’elle  s’était  liée 


1.  P.  193  des  Confessions.  Malheureusement.  M.  Strobl-Ravelsberg  a 
remplacé  par  une  phrase  oratoire,  mise  dans  la  bouche  d’un  haut  fonc- 
tionnaire de  la  Chancellerie,  à Vienne,  les  documents  émanés  de  méde- 
cins qui  se  trouvent  aux  Archives  Impériales  et  Royales.  « Votre  sang 
a été  corrompu  en  Italie  jadis,  s’écrie  ce  fonctionnaire.  On  pourrait 
vous  faire  enfermer,  madame,  pour  préserver  la  santé  publique.  » Ce 
qui,  assurément,  est  clair;  mais  en  histoire  il  n’y  a pas  de  phrases  qui 
puissent  tenir  lieu  de  la  preuve  et  du  détail.  Quel  que  soit  ce  détail, 
l’histoire  l’exige. 


THÉR01GNE  DE  MÉRICOURT 


447 


avec  Tenducci.  Mais,  semble-t-il,  les  deux  hommes  se 
rencontrèrent  chez  elle,  à Paris.  M.  de  Persan  soupi- 
rait dans  sa  dernière  lettre,  adressée  à la  chanteuse  de 
Gênes  : « A peine  ai-je  pu  causer  avec  vous  un  quart- 
d’heure,  seul  ! » Quant  à décider  s’il  crut  que  l’Italien, 
du  rang  de  professeur,  avait  été  promu  à celui  d’amant, 
c’est  impossible.  Tenducci  n’est  pas  même  nommé 
dans  cette  lettre,  où  deux  fois  pourtant  il  s’agit  de 
lui;  la  première  fois  il  est  appelé  le  «virtuose», 
la  seconde  « votre  maître  ».  Et  du  reste,  c’est  seule- 
ment sur  la  foi  de  Villiers  — soutenue  d'un  ensemble 
de  probabilités  — qu’on  peut  affirmer  que  l’élève  fut 
aussi  la  maîtresse  de  l’espèce  de  monstre.  Le  récit  de 
Villiers,  tout  seul,  ne  serait  pas  une  garantie  suffisante; 
il  est  même  taré  d’erreurs  qui  le  rendraient  absolument 
suspect  : erreurs  sur  Tenducci,  à qui  Villiers  inflige 
plus  de  soixante  ans  en  1787,  et  qu’il  fait  mourir  en 
1789,  quand  la  vérité  est  que  le  castrat,  né  vers  1736, 
mourut  après  1800;  erreurs  sur  Théroigne,  qui  serait 
revenue  d Italie  dépouillée  de  tout  son  argent,  de  tous 
ses  diamants  et  de  toute  son  argenterie  et  qui,  à Paris, 
aurait  été  « le  coryphée  des  tricoteuses  de  Robespierre  », 
quand  la  vérité  est  que  Tenducci  lui  escroqua  seule- 
ment de  l’argent,  et  qu’elle  ne  fut  jamais  Robespier- 
ristc.  Néanmoins,  si  nous  avons  tracé  de  l’exaltée  et 
de  la  musicienne  une  image  juste  et  vivante,  le  doute 
n’est  guère  possible  sur  l’essentiel  du  récit.  Tenducci 
était  encore  en  1787  fort  admiré  du  public  anglais.  On 
n’ignore  pas,  d’ailleurs,  que  le  xvme  siècle,  en  Angle- 
terre comme  en  Italie  et  en  Allemagne,  fut  l’âge  d’or 
des  castrats,  qui  avaient  fait  du  chant  pour  le  chant, 
du  bel  canto , un  art  merveilleux,  et  dont,  en  outre,  la 
voix  avait  le  privilège  de  pouvoir  durer  très  longtemps; 


148 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


parfois  un  demi-siècle.  Les  Italiens  les  nommaient  les 
premiers  des  hommes  ( primi  nomi Leurs  bonnes  for- 
tunes étaient  nombreuses  et  brillantes;  et  Tenducci, 
précisément,  peu  avant  l’époque  où  la  jolie  déclassée 
enthousiaste  se  serait  toquée  de  lui,  avait  enlevé, 
paraît-il,  une  jeune  héritière  irlandaise. 

A Gênes,  que  se  passa-t-il,  au  juste,  entre  l’élève-maî- 
tresse  et  le  professeur-amant?  La  rupture  semble  avoir 
suivi  de  près  l'arrivée  du  couple  paradoxal  ; et  elle  fut 
scandaleuse  : il  y eut  un  procès,  Théroigne  demandant 
l'annulation  du  contrat  de  Londres  qu’elle  déclarait 
avoir  signé  sans  l avoir  lu.  Elle  ne  se  serait  pas  enga- 
gée sciemment,  disait-elle,  à chanter  au  théâtre.  Les 
juges  annulèrent  et  le  soprano  disparut.  Il  devait  à sa 
dupe  les  frais  de  son  voyage,  qu’elle  lui  avait  avancés, 
et  une  autre  avance,  de  « deux  cents  louis  sur  les 
leçons  qu’il  avait  encore  à me  donner  ».  [Les  Confes- 
sion.s,  p.  94). 

Ce  voyage,  encore  bien  obscur,  de  l’aspirante  virtuose 
en  Italie,  les  Goncourt  avaient  commencé  de  le  faire 
connaître,  mais  ils  ne  croyaient  pas  qu’elle  eût  emme- 
né Tenducci.  Les  deux  lettres  d’elle  qu’ils  publiaient, 
adressées  de  Gênes  au  célèbre  banquier  parisien  Per- 
regaux  en  mars  1789,  ne  faisaient  ni  l’une  ni  l’autre 
allusion  à quoi  que  ce  soit  de  pareil  à ce  qu’on  vient 
de  lire.  De  son  côté,  M.  Marcellin  Pellet  découvrit  une 
lettre  du  2 juin  1788,  datée  de  Gênes  aussi,  adressée 
aussi  à Perregaux  ; et  là,  non  plus,  il  n’était  pas  ques- 
tion du  castrat.  — Dans  cette  lettre,  dit  M.  Marcellin 
Pellet,  qui  eut  le  tort  de  ne  pas  la  donner  intégrale- 
ment, Théroigne  « demande  de  l ’argent  sur  les  arrérages 
de  la  rente  Persan,  pour  rembourser  le  marquis  Jean- 
Luque  Durazzo,  qui  a « fourni  à ses  besoins  » pendant 


THÉ  RO  IG  NE  DE  MER  ICO  DRT 


iW 


âôn  séjour  â Gênes  ».  Séjour  qu’elle  a l’intention 
de  prolonger,  mais  sans  dire  pourquoi  elle  est  venue 
« dans  cette  superbe  ville  ».  Or  on  peut  lire  dans  la 
dernière  lettre  de  M.  de  Persan  : « Si  vous  avez  cru 
que  je  vous  négligeais,  il  fallait  me  le  marquer  aussitôt 
votre  saison  finie  à Gênes  »,  ce  qui  est  décisif:  elle  était 
partie  pour  Gênes  avec  un  engagement  de  chanteuse, 
et  elle  chanta,  dans  un  concert  probablement.  Reste 
à savoir  jusqu’à  quel  point  elle  réussit.  Le  supposable 
est  que  ses  espérances  furent  déçues,  l’autobiographie 
racontant  : « Le  dédain  qu’on  a pour  les  chanteurs 
en  Italie  et  les  désagréments  que  je  venais  d’éprouver 
( son  procès)  me  dégoûtèrent  de  suivre  la  carrière  musi- 
cale ».  M.  Strobl-Ravelsberg  qualifie  d’ « exercée  » la 
voix  de  la  prisonnière  de  1791,  qui  avait  obtenu  un 
piano  et  « chantait  tous  les  jours  » en  attendant  l’ar- 
rivée à Kufstein  de  M.  de  Blanc1;  mais  l’épithète 
d’  « exercée  » est  assez  froide.  Peut-être  Théroigne 
s’était-elle  trompée  sur  la  qualité  de  sa  voix;  en  tout 
cas,  il  semble  certain  qu’elle  ne  parut  devant  le  pu- 
blic, en  Italie,  qu’à  Gênes. 

Un  passage  de  la  lettre  du  2 juin  1788,  textuelle- 
ment cité  par  M.  Marcellin  Pellet,  prouve  que  le 
marquis  financier  plut  beaucoup  à la  voyageuse.  « Je 
serais  bien  charmée, disait-elle  à Perregaux,  de  pouvoir 
être  le  moyen  de  vous  faire  agréer  la  correspondance 
d’un  si  aimable  seigneur  qui  fait  des  affaires  immenses 
chez  vous  ( à Paris)...  » Durant  tout  son  séjour  à Gênes, 
elle  dut  emprunter  à V aimable  seigneur , comme  en 
témoigne  la  première  des  deux  lettres  de  mars  1789, 
datée  du  9 : « Je  vous  prie  d’envoyer  une  traite  de  cent 


1.  P.  56 


TROTS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


150 

louis  à votre  correspondant  à Gênes,  avec  ordre  de 
payer  M.  Durazo  et  de  me  donner  le  reste  pour  faire 
mon  voyage  jusqu’à  Rome.  » 

L’autre  marquis,  le  français,  pouvait  de  plus  en 
plus  difficilement  servir  la  rente  bi-annuelle  qu’il 
devait  regretter  amèrement  d’avoir  faite  « viagère  ». 
Mais  il  allait  trouver  dans  Théroignc  une  créancière 
impitoyable.  Elle  chargea  Perregaux  du  recouvrement 
des  arrérages  et  finit  même  par  lui  prescrire  la  rigueur. 
La  lettre  du  9 mars  commençait  ainsi  : « Monsieur, 
je  suis  fort  reconnaissante  des  peines  que  vous  vous 
êtes  données  pour  me  faire  payer  de  M.  de  Persan.  Je 
joins  mon  certificat  de  vie  bien  en  forme,  afin  qu’il  ne 
puisse  plus  trouver  de  détours,  et  que  vous  puissiez, 
en  cas  du  moindre  retard  à me  payer  les  six  mois  échus 
et  ceux  qui  vont  échoir  le  mois  d’avril  prochain,  que 
vous  soyez  en  droit,  dis-je,  d’en  agir  avec  rigueur  pour 
le  forcer  à s’acquitter  avec  moi  tout  de  suite1.  » 

Théroigne  partit  pour  Rome  à la  fin  de  mars.  Son 
second  frère,  Lapprenti-peintre,  l’y  avait  précédée.  Elle 
comptait  y demeurer  « quelque  temps  »,  puis  aller  à 
Naples.  Elle  avait  demandé  des  lettres  de  recomman- 
dation pour  ces  deux  villes  à Perregaux  et  à un  banquier 
de  Londres,  Hammerslys,  qui  l’avait  « déjà  recom- 
mandée à son  correspondant  à Gênes  ».  Elle  aimait  le 
monde  et  « les  marques  d’estime  ».  Elle  est  manifeste- 
ment heureuse  de  raconter  à Perregaux,  le  9 mars  : 
« J’ai  eu  l’honneur  de  dîner  hier  avec  votre  ami  le 
consul  anglais,  qui,  à votre  considération,  m’a  toujours 

1.  Nous  avons  trouvé  le  « certificat  de  vie  » à la  Bibliothèque  natio- 
nale, département  des  Manuscrits.  ( Nouvelles  acquisitions  françaises, 
t.  VIII,  p.  137).  Il  est  daté  du  2 mars,  signé  Raulin,  consul  général  de 
France  à Gênes  ; et  on  y voit  que  Théroigne  demeurait  « rue  et  parvis 
Saint-Jacques  de  Carignan  ». 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


15 


fait  beaucoup  de  politesses  depuis  que  je  suis  à Gênes.  » 
Et  peut-être  se  fût-elle  attardée  à Rome,  aussi  à Naples; 
mais  le  bruit  de  l’ouverture  prochaine  des  Etats  géné- 
raux l’enleva  de  Rome.  Elle  était  à Lyon  le  30  avril1, 
et  l’on  sait  déjà  qu’elle  arriva  à Paris  le  11  mai. 

A Lyon  elle  avait  dû  vendre  « la  majeure  partie  » 
de  son  argenterie.  Le  8 juin,  elle  engage  au  Mont-de- 
Piété  de  Paris  un  cadenas  de  bracelets  de  dix-huit  bril- 
lants pour  la  somme  de  315  livres.  (Demarteau).  Elle 
s’était  installée  près  du  Palais-Royal,  à l’hôtel  Toulouse2. 
C’est  de  là  que,  le  28,  elle  écrivait  à Perregaux  pour 
le  remercier  d’un  envoi  de  livres  qu’elle  croyait 
perdus  et  lui  rappeler  une  prière  : « J’espère...  que 
vous  avez  bien  voulu  recommander  mon  frère  à Rome. 
Si,  par  hasard,  vous  ne  l’aviez  point  fait,  je  vous  prie 
de  vous  en  souvenir,  et  de  prier  votre  correspondant 
de  veiller  sur  ses  progrès  et  sur  la  personne  chez  qui  il 
est  en  pension... 3 

Il  s’agissait  de  l’apprenti-peintre,  qu’elle  avait  laissé 
à Rome. 

L’aîné  des  deux  frères  était  à Liège.  Le22mars,  avant 
de  partir  pour  Rome,  Théroigne  l’avait  envoyé  à Perre- 
gaux, le  chargeant  de  remettre  au  banquier  la  lettre 
datée  de  ce  jour;  lettre  où  il  n’était  parlé  que  de  ce 
Pierre-Joseph,  et  du  projet  d’établissement  que  la 
tendre  sœur,  la  sœur  au  cœur  maternel,  avait  fait  pour 
lui.  — Perregaux  savait  déjà,  par  la  lettre  du  9 mars, 
qu’elle  voulait  l’établir  à Liège,  où  elle  avait  des 

1.  Les  Confessions , p.  95. 

2.  Les  Confessions  disent  : Hôtel  de  Toulouse , mais  Y Hôtel  de  Toulouse 
était  l’hôtel  princier  qui  fut  cédé  à la  Banque  de  France  en  1808. 
L’hôtel  Toulouse  était  rue  des  Vieux-Augustins  (actuellement  rue  Ilérold 
et  rue  d’Argout). 

3.  Portraits  intimes  du  xvnr  siècle , p.  371. 


15 1 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


parents  dans  le  commerce.  « J’aurais  besoin  de  trois 
mille  livres  »,  avait-elle  écrit,  « pour  acheter  une  place 
de  contrôleur  à mon  frère  aîné,  afin  que  le  revenu  de 
cette  petite  place  fournisse  à ses  besoins  pendant  qu’il 
étudiera  dans  un  comptoir  ».  Le  22,  elle  priait  Perre- 
gaux  d’envoyer  la  somme  à son  correspondant  liégeois, 
qui  aurait  « la  bonté  de  payer  lui-même  » la  « petite 
place  ».  Elle  craignait  qu’on  ne  fît  « trop  payer  » à 
Pierre-Joseph  ou  qu’on  ne  lui  conseillât  « d’employer 
l’argent  moins  solidement  ».  « Je  ne  puis  craindre 
autre  chose  »,  s’empressait-elle  d’ajouter,  « le  jeune 
homme  est  très  sage  ».  Ici,  un  mot  curieux  : Théroigne 
s’excuse  de  demander  au  banquier  « tant  de  services  », 
car,  dit-elle,  « vous  ne  me  connaissez  point  »,  et  « je 
ne  puis  donc  réclamer  près  de  vous  que  la  générosité 
d’un  cœur  sensible  ».  Ce  « cœur  sensible  » donnera 
dix  louis  au  futur  contrôleur,  qui  n’a  pas  l’argent  de 
son  voyage  de  Paris  à Liège  ; de  plus,  il  le  munira 
d’une  bonne  lettre  de  recommandation  pour  le  corres- 
pondant liégeois,  afin  que  celui-ci  « le  prenne  dans 
son  bureau  pour  apprendre  ».  — On  verra  ce  que 
devint  Pierre-Joseph  Terwagne. 

Quant  à Perregaux,  nous  le  retrouverons,  jusqu’après 
le  10  août  1792,  aussi  dévoué  pour  l’amazone  qu’il 
l’avait  été  pour  la  voyageuse. 


ItlÉROlUNE  DE  MÉRICOUftf 


m 


III 


LA  PATRIOTE  NAISSANTE.  LA  PRISE  DE  LA  BASTILLE 

LE  PALAIS-ROYAL  EN  JUIN  ET  JUILLET  1789 


La  légende  révolutionnaire  de  Théroigne  lui  donne 
un  rôle  déjà  considérable  en  juillet.  « Dès  les  pre- 
miers soulèvements,  s’écrie  Lamartine,  elle  descendit 
dans  la  rue...  Au  premier  rang,  elle  avait  forcé  les 
grilles  des  Invalides  pour  en  enlever  les  canons.  La 
première  à l’assaut,  elle  était  montée  sur  les  tours 
de  la  Bastille.  Les  vainqueurs  lui  avaient  décerné  un 
sabre  d’honneur  sur  la  brèche.  » Et  les  Concourt, 
encore  plus  lyriques  : « Battez  tambours,  sonnez 
tocsins,  marchez  populaces!...  Théroigne,  enivrée, 
court,  furieuse  et  brandissant  la  mort,  devant  les 
théories  des  faubourgs...  Elle  s’est  armée  aux  Inva- 
lides ; elle  a pris  une  tour  de  la  Bastille.  » Une  tour  de 
la  Bastille!  C’est  vraiment  drôle  pour  qui  sait  que  la 
Bastille  ne  fut  pas  prise  d’assaut  ; que,  même,  la  for- 
teresse était  intacte  quand  le  gouverneur,  M.  de  Launey, 
capitula.  D’ailleurs  Théroigne  n’est  nommée  dans 
aucun  des  récits  contemporains.  M.  Marcellin  Pellet  a 
voulu,  il  est  vrai,  la  reconnaître  dans  une  héroïne  dont 
parle  le  Discours  historique  publié  par  l’académicien 
Dusaulx  en  1790,  sous  ce  titre  : De  V Insurrection  pari- 
sienne et  de  la  prise  de  la  Bastille;  héroïne  qui  ne 
« cherchait  que  la  guerre  »,  raconte  Dusaulx,  et  qui 
« a depuis  été  mise  au  rang  des  vainqueurs  de  la  Bas- 


154 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


tille  ».  Mais  Tliéroigne  ne  fut  pas  mise  au  rang  de  ces 
vainqueurs.  M.  Marcellin  Pellet  aurait  pu  le  savoir 
comme  nous,  car  le  musée  des  Archives  nationales 
possède  le  Tableau  des  citoyens  vainqueurs  de  la  Bas- 
tille., tel  que  l’avait  dressé  une  commission  d’élec- 
teurs de  la  Ville  et  de  vainqueurs  célèbres  : tableau 
manuscrit,  daté  du  17  juin  1790,  portant  les  signatures 
des  commissaires  et  comprenant  plus  de  huit  cent 
cinquante  noms.  Celui  de  Théroigne  ne  s’y  trouve 
pas...  Non  plus  que  sur  une  seconde  liste,  sans  date, 
mais  où  il  est  fait  mention  d'un  décret  du  11  sep- 
tembre 1793,  liste  comprenant  tous  les  noms  de  la 
première  et  une  centaine  de  noms  nouveaux.  — 
M.  Marcellin  Pellet  aggrave  son  erreur  jusqu’à  l’inex- 
plicable en  faisant  décerner  à Théroigne  « par 
décret  du  19  juin  1790  » le  sabre  d’honneur  qu’elle 
aurait  reçu,  d’après  Lamartine,  à la  Bastille  meme, 
sur  la  brèche . Sabre  aussi  imaginaire  que  cette  brèche, 
mais  dont  l’histoire  est  encore  plus  fausse,  en  cessant 
d’être  pittoresque,  quand  on  la  rattache  au  décret  voté 
le  19  juin  1790  par  la  Constituante  et  qui  accordait  à 
chacun  des  vainqueurs  de  la  Bastille  « en  état  de  porter 
les  armes  » un  brevet  « honorable  » avec  « un  habit 
et  un  armement  complets,  suivant  l’uniforme  de  la  na- 
tion ».  Les  vainqueurs  hors  d’état  de  porter  les  armes 
n’avaient  droit  qu’à  un  brevet;  et  il  va  de  soi  que 
Théroigne,  comptée  au  nombre  des  vainqueurs,  eût  été 
rangée  dans  cette  deuxième  catégorie,  parce  que  femme. 

Du  reste,  tous  les  vainqueurs  reconnus  en  juin  1790 
étaient  des  hommes.  C’est  seulement  le  19  décembre 
— plusieurs  mois  après  la  publication  de  l’ouvrage  de 
Dusaulx  (juillet)  — qu'un  décret  de  la  Constituante, 
en  accordant  une  pension  de  deux  cents  livres  à 


THÉROIGJNE  DE  MÉRICOURT 


155 


Marie  Charpentier,  « femme  Haucourt  »,  selon  le 
Moniteur , « Haucerne  »,  selon  la  seconde  liste  des 
Archives  qui  l’appelle  aussi  « Hauzert  »,  promut  une 
femme  à la  dignité  de  vainqueur.  L’histoire  n’a  pas 
retenu  le  nom  de  cette  Marie  Charpentier.  Cependant 
elle  demeura  la  seule  femme  vainqueur;  et  le  décret 
disait  qu’elle  s’était  « distinguée  au  siège  de  la  Bas- 
tille, combattant  avec  les  hommes,  signalant  un  grand 
courage  »,  et  qu’elle  avait  été  « estropiée  en  cette  occa- 
sion ».  ( Moniteur  du  20  décembre  1790).  Peut-être 
est-ce  à elle  que  pensait  le  vieux  Dusaulx,  dont  le  tort 
serait  simplement,  dans  ce  cas,  de  l’avoir  mise  « au 
rang  des  vainqueurs  » avant  qu’elle  n'y  fût.  Tort  bien 
étrange  tout  de  même,  par  parenthèse,  Dusaulx  ayant 
été,  du  premier  jour  au  dernier,  de  la  commission  qui 
dressa  le  Tableau  du  17  juin.  Mais  le  certain,  c’est 
qu’il  ne  pensait  pas  à Théroigne,  car  la  jeune  étran- 
gère patriote  était  célèbre  depuis  des  mois  quand  il  pu- 
blia son  Discours , et,  sans  nul  doute,  il  l’eût  nommée. 

La  légende  des  premiers  hauts  faits  de  Théroigne 
date  de  1836.  Elle  fut  créée  par  Lamothe-Langon  (T.  II 
de  la  prétendue  Correspondance  de  la  jolie  Liégeoise). 
Et,  s’il  n’y  a pas  à s’étonner  que  Lamartine  — après 
Lairtullier  — ait  été  dupe,  il  est  surprenant  qu’un 
historien  comme  M.  Marcellin  Pellet  paraisse  s’être 
également  inspiré  de  cet  ouvrage,  non  pas,  préci- 
sément, en  faisant  participer  Théroigne  à ce  qu’on 
appelle  la  prise  de  la  Bastille,  mais  en  osant  certifier  : 
« La  belle  Liégeoise  se  lança  avec  passion  dans  le 
mouvement.  Elle  suivit  les  manifestations  populaires 
et  assista,  le  13  juillet1,  à la  scène  du  Palais-Boyal,  où 


1.  M.  Marcellin  Pellet  voulait  dire  : le  12. 


156 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


Camille  Desmoulins  appela  le  peuple  aux  armes.  Le 
lendemain  matin,  elle  conduisit  la  foule  aux  Inva- 
lides, avec  le  procureur  du  roi,  Ethis  de  Corny,  pour 
y chercher  des  fusils.  » Sans  doute,  hormis  la  dernière, 
ces  assertions  ne  sont  point  un  résumé  fidèle  des 
pages,  autrement  hardies,  où  l’héroïne  de  Lamothe- 
Langon  raconte  ses  débuts  dans  l’émeute.  Mais  enfin, 
Théroigne  se  jetant  avec  passion  dans  le  mouvement , 
etc.,  cela  rappelle,  à qui  a parcouru  la  Correspon- 
dance, l’histoire  extravagante  du  peuple  soulevé  le  12 
par  la  prétendue  amazone  de  juillet,  et  les  récits  qui 
suivent,  d’une  imagination  non  moins  folle.  Nous 
donnerons  une  idée  de  ce  tissu  d’inventions  épico- 
romanesques  en  disant  que  Théroigne,  après  s’être 
écriée  : « Une  jeune  fille  commença  la  Révolution  » 
(lettre  XX),  se  représente,  le  12,  au  bras  de  Danton, 
tandis  qu’elle  parcourt  et  enflamme  Paris,  puis,  le  soir, 
au  bras  de  Robespierre,  qui  la  reconduit  jusqu’à  sa 
porte  (lettre  XXI).  Meme  le  galant  Robespierre  voudrait 
« monter  »,  mais  elle  refuse  : elle  est  trop  fatiguée. 
C’est,  du  reste,  une  conversation  avec  Mirabeau,  son 
amant,  sur  les  projets  contre-révolutionnaires  de  la 
Cour  qui  lui  a fait  revêtir  son  amazone  et  prendre  son 
« sabre  » pour  descendre  « dans  la  rue».  Quanta  ses 
exploits  du  14,  à l’Hôtel  de  Ville,  aux  Invalides  et  sous 
les  murs  de  la  Rastille,  — « je  me  montrai  la  première 
au  plus  fort  du  feu  »,  dit-elle,  — on  nous  pardonnera 
de  ne  pas  les  décrire  ; mais  comment  taire  sa  juste  ré- 
compense, la  Rastille  prise  ? a Maillard,  Elie,  Saint- Just 
et  quelques  autres  »,  l’ayant  placée  « sur  un  fauteuil  », 
et  couronnée  de  lauriers,  la  portent  « ainsi  vers  l’Hôtel 
de  Ville  »,  parmi  les  « cris  de  victoire  » d’une  « mul- 
titude de  citoyens  des  deux  sexes,  tenant  des  branches 


THÉHOIGNE  DE  MÉRICOURT 


157 


vertes  ».  — « C’est  le  triomphe  de  la  beauté,  me  dit 
gaiement  le  marquis  de  La  Fayette,  qui  vint  au-devant 
de  moi  ».  (Lettre  XXIV).  — Et  voilà  d’où  naquit  la  tra- 
dition qui  veut  que  Théroigne,  dès  le  14  juillet  1789, 
soit  sortie  populaire  de  l’émeute,  Vénus  Anadyomène 
de  la  première  grande  journée  de  la  Révolution. 

Il  est  vrai  qu’en  1791  M.  de  Blanc  eut  entre  les 
mains  des  notes  intitulées  : Dires  et  aveux  de  demoiselle 
Théroigne , où  il  lut  : « Mlle  Théroigne  était  présente 
quand,  après  la  prise  de  la  Bastille,  le  commandant  de 
Launev  fut  massacré.  Elle  voulut  ensuite  ouvrir  les 

J 

prisons  et  délivrer  tous  les  détenus.  Habillée  en  homme, 
le  fusil  sur  l’épaule,  elle  parcourait  les  rues  de  Paris.  » 
Mais  plusieurs  remarques  sont  à faire  à propos  de  ces 
quelques  lignes  : 1°  Lamothe-Langon  les  ignorait,  et 
tous  les  historiens  qui  ont  parlé  de  Théroigne  les  ont 
ignorées,  — puisque  l'existence  des  Dires  et  Aveux  a été 
révélée  par  M.  Strobl-Ravelsberg  (p.  105  et  pp.  333-335 
des  Confessions ) ; 2°  elles  ne  montrent  pas  Théroigne  à 
la  Bastille,  mais  seulement  parmi  la  foule  de  la  place 
de  Grève,  — puisque  le  marquis  de  Launey  fut  tué  sur 
cette  place  ; 3°  l’auteur  des  Dires  et  Aveux , le  chevalier 
Maynard  de  La  Valette,  qui  avait  procédé,  avec  un 
autre  émigré  français,  à l’arrestation  de  l’héroïne  (au 
hameau  de  la  Boverie,  près  de  Liège),  et  qui  l’avait 
conduite  à Fribourg-en-Brisgau,  d’où  elle  fut  dirigée 
vers  Kufstein,  le  chevalier  de  La  Valette  avait  généra- 
lement inventé  ce  qu’il  prétendait  tenir  de  la  malheu- 
reuse. Confronté  avec  elle  par  M.  de  Blanc,  il  acheva 
de  perdre  ce  jour-là  (6  juillet  1791)  la  confiance  déjà 
inquiète  du  magistrat,  et  celui-ci  fut  dès  lors  bien  per- 
suadé que  Théroigne  n’avait  pas  menti  en  racontant 
dans  son  autobiographie  qu’elle  était  au  Palais-Royal  à 


158 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


l’heure  où,  selon  le  chevalier,  elle  se  serait  trouvée 
devant  l’Hôtel  de  Ville.  Nous  devons  ajouter  qu’un 
document  peu  connu  mais  très  intéressant,  émané  d’un 
voyageur  anglais  de  passage  à Paris  en  juillet  1789, 
confirme  curieusement  les  quelques  mots  de  l’autobio- 
graphie sur  l’enthousiasme  du  public  au  Palais-Royal 
quand  y parvint  la  surprenante  nouvelle  « que  la  Bas- 
tille, assiégée  par  des  citoyens,  venait  d’être  empor- 
tée ».  Ces  derniers  mots  sont  de  la  prisonnière,  qui 
disait  avoir  vu  bien  des  gens  pleurer  « de  joie  « ( les 
Confessions , p.  119)  ; or,  au  meme  lieu,  ou  à peu  près, 
le  voyageur,  le  Dr  Rigby,  fut  témoin  du  meme  fait. 
(Dr  Rigby  Letters  from  France  in  1789,  ouvrage  publié 
en  1880).  M.  Iules  Flammermont  s’est  appuyé  sur  ces 
lettres,  dans  son  savant  ouvrage  : la  Journée  du  14  juil- 
let 1789,  pour  démontrer  que  le  centre  de  Paris  et  les 
autres  quartiers  furent  très  calmes  pendant  la  plus 
grande  partie  de  cette  journée.  « On  n’y  soupçonnait 
pas,  a-t-il  écrit,  ce  qui  se  passait  à la  Bastille  » ; et 
cette  observation  explique  que  Théroigne,  ne  s’étant 
pas  encore  jetée  avec  passion  dans  le  mouvement , soit 
restée  au  Palais-Boyal  l’après-midi,  ignorante  du  grand 
événement  qui  s’accomplissait. 

L’ancienne  courtisane  avait  jusque-là  vécu  dans  le 
Paris  nouveau  en  curieuse  ; en  curieuse  enthousiaste 
sans  doute,  mais  enfin  elle  ne  s’était  mêlée  à aucune 
manifestation.  Elle  n’avait  pas  même  assisté  à celle 
du  dimanche  12,  car  elle  vit  le  13,  pour  la  première 
fois,  la  cocarde  verte,  adoptée  la  veille  à la  suite 
du  discours  et  sur  la  motion  de  Camille  Desmoulins. 
Tout  ce  qu’on  trouve  dans  l’autobiographie  sur  ce 
fameux  dimanche,  c’est  que  Théroigne,  se  promenant  le 
soir  « avec  une  domestique  dans  les  rues»,  rencontra 


TI1ÉR0IGNE  DE  MÉKICOUllT 


159 

des  soldats  auxquels  elle  demanda  « s’ils  étaient  pour 
le  Tiers  Etat  »,  ce  qui  fit  qu’un  officier  voulut  l’arrêter. 
La  première  manifestation  qu’elle  aurait  suivie  fut  celle 
du  17,  quand  Louis  XYI  vint  à Paris  pour  y consacrer, 
par  une  visite  à l’Hôtel  de  Ville,  le  triomphe  de  la  Révo- 
lution. « J’allai  au-devant  de  lui,  avec  la  foule,  dans 
les  rangs  des  soldats»,  écrivait  la  prisonnière  de  Kufs- 
tein.  « J’étais  en  amazone  blanche  et  chapeau  rond  ». 
(P.  119  des  Confessions).  — D’ailleurs  l’amour  que  lui 
avait  « naturellement  » inspiré  « la  liberté»,  Théroigne 
n’aurait  pu  le  « définir  » ; c’était  encore  tout  instinctif. 
Elle  lisait  avidement  « les  papiers  publics  »,  mais  ne 
les  comprenait  « guère  » ; il  lui  fallut  l’enseignement 
quotidien  des  débats  de  l’Assemblée  — à partir  envi- 
ron du  milieu  d’août — pour  l’élever  « peu  à peu  » d’un 
enthousiasme  irréfiéchi  à l’intelligence  de  ce  qu’elle 
appelle  les  « droits  méconnus  des  peuples».  En  juin 
et  juillet,  son  école  fut  le  Palais-Royal  : elle  y allait 
presque  tous  les  jours;  mais  elle  s’y  éblouit  de  1’  « au- 
rore des  temps  nouveaux  » beaucoup  plus  qu’elle  ne  s’y 
instruisit.  Dignes,  au  reste,  de  l’histoire,  ces  lignes  de 
l’autobiographie  sur  le  Palais-Royal  des  premiers  mois 
de  la  Révolution  : 


Ce  qui  me  frappait  le  plus,  c’était  un  air  de  bienveillance 
générale.  L’égoïsme  semblait  être  banni  de  tous  les  cœurs. 
Il  n’y  avait  plus  de  distinction  de  classes.  On  se  coudoyait, 
on  causait  comme  en  famille.  Les  riches,  dans  ce  moment  de 
fermentation,  se  mêlaient  volontiers  aux  pauvres  et  ne  dédai- 
gnaient pas  de  leur  parler  comme  à des  égaux.  Enfin  toutes 
les  physionomies  me  paraissaient  changées.  Chacun  osait 
développer  publiquement  son  caractère  et  ses  facultés  natu- 
relles. J’en  ai  vu  beaucoup  qui,  quoique  couverts  de  haillons, 
avaient  un  air  héroïque.  Pour  peu  qu’on  eût  de  sensibilité,  il 


160 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


n’était  pas  possible  de  voir  un  pareil  spectacle  avec  indiffé- 
rence h 


IV 


LES  JOURNÉES  d'oCTORRE 


Mais  est-il  vrai,  au  moins,  que  Théroigne  ait  parti- 
cipé au  mouvement  des  5 et  6 octobre?  Le  6 août  1790, 
elle  fut  décrétée  de  prise  de  corps  par  le  Châtelet 
comme  ayant  joué  dans  cette  insurrection  un  rôle  im- 
portant; et,  s’il  fallait  en  croire  les  Actes  des  apôtres, 
le  soi-disant  Précis  historique  sur  la  vie  de  Mne  Thé- 
roigne  de  Méricour  et  le  Petit  Dictionnaire  des  grands 
hommes  et  des  grandes  choses  qui  ont  rapport  à la  Ré- 
volution (1791),  on  devrait  meme  la  regarder  comme 
la  principale  héroïne  de  la  journée  du  5,  qui  fut  la 
grande  journée  féminine  de  la  Révolution.  D’autre 
part,  nous  lisons,  dans  une  lettre  de  Théroignc  à 
Perregaux,  du  26  août  1790  : « J’ai  été  fort  étonnée 
d’apprendre  que  j’étais  décrétée  de  prise  de  corps. 
Je  ne  me  doutais  pas  qu’ayant  coopéré  en  rien  que 
ce  soit  à.  tout  ce  qui  s’est  dit  et  fait  les  deux  journées 


1.  Les  Confessions,  pp.  119-120.  — Malheureusement  on  ne  peut 
se  défendre,  en  lisant  ce  passage,  d’une  certaine  inquiétude  : est-ce 
bien  une  citation  mot  pour  mot,  ou  un  texte  corrigé,  resserré  par 
M.  Strobl-Ravelsberg?  Nous  nous  sommes  même  posé  la  question 
plus  d’une  fois  en  relisant  avec  une  attention  redoublée  les  parties  de 
l'autobiographie  insérées  dans  les  Confessions.  Nous  aurions  voulu 
interroger  M.  Strobl-Ravelsberg;  mais  nous  avons  inutilement  essayé 
de  nous  procurer  son  adresse.  L’à  peu  près  irréprochable  correction 
delà  langue  d’un  bout  à l’autre  de  ces  extraits,  voilà  le  principal  motif 
de  nos  doutes.  Or  il  n'y  a pas  de  toilette  à faire  aux  documents. 


THÉROIGNE  DE  MÉRTCOURT 


ICI 


du  5 et  du  ô,  je  serais  comprise  dans  cette  prétendue 
conjuration.  » C’est  de  Liège  qu’elle  écrivait  cela, 
ayant  quitté  Paris  en  mai.  Elle  ajoutait  : « Comme 
je  ne  puis  deviner  jusqu’où  a été  la  malignité  de  ceux 
qui  m’ont  dénoncée,  il  faudrait,  si  vous  voulez  me 
rendre  ce  service,  faire  votre  possible  pour  savoir  de  quoi 
je  suis  accusée.  Car,  si  cela  était  sérieux,  je  me  défen- 
drais, et,  pour  cet  effet,  je  n’aurais  besoin  que  de  dire 
la  vérité.  » Ces  lignes  si  affirmatives  d’une  lettre  don- 
née tout  entière  par  les  Concourt  n’ont  pas  empêché 
ceux-ci  de  s’écrier:  « Octobre  sonne;  à cheval!  et, 
panache  rouge,  redingote  de  soie  rouge,  cravache  en 
main,  pistolets  à la  ceinture  »,  voilà  Théroigne  « galo- 
pant dans  son  triomphe  au  front  des  hordes  et  sou- 
riant aux  bras  retroussés  — ...  menant  à Versailles  les 
piques  qui  demandent  des  têtes,  et  les  femelles  qui 
demandent  « les  boyaux  » de  la  reine  ».  Peut-être 
eussent-ils  réfléchi  davantage  s’ils  avaient  connu  l’ex- 
posé qu’elle  fit  à Kufstein  de  l’emploi  de  son  temps  pen- 
dant l’insurrection  ; surtout  s’ils  avaient  su,  comme  le 
raconte  l’autobiographie  avant  cet  exposé,  qu’elle  était 
allée  habiter  Versailles  vers  le  20  août  « pour  assister 
aux  séances  de  l’Assemblée  nationale  ».  [Les  Confes- 
sions, p.  120)  L Mais  l’étonnant,  ce  n’est  pas  que,  pour 
eux,  elle  eût  menti  à Perregaux;  c’est  qu’ils  se  soient 
encore  cette  fois  échauffés  sur  une  légende  absolu- 
ment fausse1 2.  Même,  cette  légende,  il  serait  permis 


1.  Cette  date  du  20  août  1789  n’est  pas  dans  le  texte,  mais  la  prisonnière 
de  Kufstein  assurait  : « Lorsque  j’y  vins  ( à Versailles ),  on  commençait 
à délibérer  sur  la  Déclaration  des  droits  de  l’homme  et  du  citoyen  », 
et  c’est  du  20  août  au  1er  octobre  que  l’Assemblée  vota  la  Déclaration. 

2.  Il  faut  dire  que  Louis  Blanc  lui-même  représente  la  « jolie  Lié- 
geoise » maniant  « intrépidement  un  cheval  de  trait  » à la  tête  de 
« l’avant-garde  »de  l’armée  féminine;  Selon  Louis  Blanc,  comme 

11 


162 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


de  la  croire  postérieure  à la  Révolution,  si  M.  Strobl- 
Ravelsberg  n’avait  pas  fait  dire  au  chevalier  de  La 
Valette  tendant  un  piège  à Théroigne  qu’il  venait 
d’enlever  et  dont  il  essayait  de  capter  la  confiance  : 
« Je  vous  vois  encore  conduisant  les  femmes 
des  Halles  à Versailles.  C’était  vraiment  un  spectacle 
imposant...  » ( Ibidem , p.  9).  A quoi,  d’ailleurs,  Thé- 
roigne aurait  immédiatement  répondu  : « Je  n’ai  pas 
été  mêlée  à ce  fameux  cortège...  Tout  l’été  de  l’année 
1789,  je  demeurai  à Versailles.  » Si  bien  que  le  cheva- 
lier, quand  il  rédigea  les  prétendus  Aveux  de  sa  vic- 
time, osa  seulement  affirmer:  « A Versailles,  ladite 
demoiselle  s’est  mêlée  à la  foule  en  amazone,  et  dis- 
tribuait du  pain...  « ( Ibidem , p.  133). 

Sans  doute,  une  autre  pièce  de  1791,  également 
ignorée  des  Goncourt,  l’écrit  de  Mengin-Salabert,  allait 
jusqu’à  donner  pour  berceau  à l’insurrection  les  « sa- 
lons » de  u la  fille  merveilleuse  « ; mais  Mengin-Sala- 
bert frappait  lui-même  l’assertion  de  nullité  en  mon- 
trant, non  à Versailles,  mais  à Paris,  ces  « salons  » 
où,  disait-il,  le  duc  d’Orléans  « venait  la  nuit,  ainsi 
que  plusieurs  de  ceux  qui  étaient  attachés  à sa  mai- 
son ».  Rien  entendu,  tout  en  y conspirant,  ces  mes- 
sieurs et  leur  Emilie  patriote  « s’y  livraient  à leurs 
orgies  ordinaires  ».  ( Ibid .,  p.  147).  Quant  à un  discours 
enflammé  qu’on  trouve  chez  Lairtullier  comme  ayant 
été  prononcé  par  Théroigne  au  Palais-Royal  le  4 octobre, 
c’est  pour  le  seul  plaisir  que  cet  historien  trop  imagi- 
natif l’a  prêté  à celle  qu’il  appelle  la  « frénétique  Lié- 

selon  le  poète  Barthélemy,  elle  avait  une  « lance  à la  main  »,  et  ses 
cheveux  flottaient  sur  ses  épaules.  Michelet  avait  eu  au  moins  la  sagesse 
de  remarquer  qu’elle  ne  semblait  pas  être  venue  de  Paris  avec  les  huit 
ou  dix  mille  femmes  conduites  par  Maillard: 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


163 


geoise  ».  — Nous  citerons  intégralement  tous  les  textes 
et  nous  analyserons  scrupuleusement  le  récit  ou  les 
réponses  de  la  prisonnière  de  Kufstein,  alin  d’établir 
que  le  Châtelet  inculpa  Théroigne  de  parti  pris  et 
qu’elle  exagérait  à peine  en  se  prétendant  innocente 
de  tout  ce  qui  s’était  « dit  et  fait  les  deux  journées  du 
5 et  du  6 ». 

Le  Châtelet  avait  commencé  d’instruire  sur  les  évé- 
nements d’octobre  le  11  décembre  1789;  il  finit  le 
29  juillet  1790.  Au  cours  de  cette  longue  procédure, 
il  reçut  près  de  quatre  cents  dépositions.  Dans  trois 
seulement  Théroigne  est  nommée,  si  meme  l’on  tient 
compte  de  ces  lignes,  qu’on  pourrait  négliger,  dans 
une  déposition  du  16  avril  : 

Dans  le  même  temps  qu’il  (le  déposant , Charles  Turpin , 
lieutenant  criminel  au  présidial  de  Blois)  était  encore  au 
comité  des  recherches  de  l’Assemblée  nationale,  il  y fut 
adressé  un  avis  non  signé,  portant  qu’une  dame  nommée  à 
cet  avis,  et  du  nom  de  laquelle  il  ne  se  souvient  plus,  avait 
vu,  le  6 octobre  au  matin,  parmi  les  brigands  venus  de  Paris 
à Versailles,  une  dame,  qu’elle  croit  être  la  demoiselle 
Therouene  de  Montesurt  (sic),  vêlue  en  homme,  avec  un 
grand  seigneur  habillé  en  femme1. 

Therouene  de  Montesurt  ! Mais  voici  les  deux  autres 
témoignages  : 

l°Le9  mars  1790,  François-Xavier  Veytard,  curé  de  Saint- 
Gervais,  déclare  que,  dans  la  soirée  du  5 octobre,  « le  régi- 
ment de  Flandre  était  sur  deux  lignes  dans  l’avenue  de  Ver- 
sailles, et  qu’une  dame,  d’autres  disent  plusieurs,  vêtue 

1.  Procédure  criminelle  instruite  au  Châtelet  de  Paris,  etc...,  impri- 
mée par  ordre  de  V Assemblée  nationale , 1790. 


164 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


d’une  redingote  rouge,  du  moins  autant  qu’on  en  pouvait 
juger  dans  l’obscurité,  parcourait  les  rangs  des  soldats, 
tenant  une  corbeille  à la  main,  où  les  soldats  prenaient  de 
petits  paquets.  A peu  de  temps,  ces  soldats  se  retirèrent 
dans  leur  caserne  ».  Il  « observe  qu’il  a entendu  dans  ce 
moment  donner  le  nom  de  Thérouenne  {sic)  à cette  dame  ». 
(Déposition  XGI). 

2°  Le  1er  mai  1790,  Tournacheau  de  Montveran,  prêtre  du 
diocèse  de  Lyon,  licencié  en  théologie,  demeurant  à la  Sor- 
bonne, déclare  que,  le  5 octobre,  « entre  quatre  et  cinq  heures 
du  soir,  étant  à rhô  tel  de  Flammarens,  rue  de  l’Orangerie,... 
et  à une  fenêtre  avec  Mme  de  Montaran  et  plusieurs  femmes 
de  la  maison  et  du  voisinage,  il  aurait  vu  arriver  plusieurs 
femmes  et  hommes  déguisés  en  femmes,  parmi  lesquelles  une 
vêtue  d’un  habit  de  cheval  écarlate,  à cheval,  et  suivie  d’un 
jockey  pareillement  en  rouge,  l’aurait  singulièrement  frappé  ; 
que  cette  femme,  qu’on  lui  dit  alors  être  mademoiselle  Thé- 
rouenne {sic)  de  Méricourt,  qu’il  avait  vue  précédemment  à 
l’Assemblée  et  qu’il  a reconnue  depuis,  se  serait  approchée 
de  la  sentinelle  placée  en  dedans  de  la  grille  de  l’Orangerie; 
qu’aussitôt  après  la  sentinelle,  vêtue  d’un  habit  uniforme 
de  la  milice  nationale  de  Versailles,  aurait  fermé  ladite 
grille;  que  tout  le  monde  avait  alors  jugé  que  c’était  d’après 
les  instigations  de  ladite  demoiselle  Thérouenne  que  cette 
grille  aurait  été  fermée;  que  ladite  demoiselle  Thérouenne, 
suivie  des  mêmes  femmes,  est  remontée  par  la  rue  de  la 
Surintendance...  » (CCI1I). 

Ainsi,  un  curé  et  un  abbé,  évidemment  royalistes, 
déposant,  le  premier,  qu’il  a entendu  donner  le  nom  de 
Thérouenne  (i  cette  dame , le  second,  qu’on  lui  a dit 
que  cette  femme  était  mademoiselle  Thérouenne  de 
Méricourt;  celui-ci  ajoutant  bien  qu’il  l 'avait  vue  'pré- 
cédemment et  qu’il  l’a  reconnue  depuis , mais  cette 
déclaration  laissant  entière  la  question  de  savoir  si, 
véritablement,  cette  femme  était  Théroigne  : car  enfin^ 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOIÎRT 


16b 


ce  que  l’abbé  aurait  dû  pouvoir  déclarer,  c’est  que,  le 
jour  où  il  revit  son  insurgée  du  5 octobre,  il  lui  fut 
prouvé  qu’on  ne  s’était  pas  trompé  à l’hôtel  de  Flam- 
marens  en  lui  disant  : C’est  mademoiselle  Thérouenne 
de  Méricourt ! Le  même  témoin,  d’ailleurs,  la  montrant 
en  habit  écarlate  et  suivie  d’un  jockey  rouge  comme 
elle,  tandis  que  la  dame  aux  petits  paquets  de  l’autre 
témoin  est  certainement  à pied,  le  même  soir,  et  que, 
si  ce  curé  de  Saint-Gervais  la  montre  en  redingote 
rouge , c’est  seulement  qu’elle  lui  parut  ainsi  dans 
l' obscurité  ! Etrange  obscurité,  par  parenthèse,  qui 
aurait  très  bien  permis  audit  curé  de  voir  les  petits 
paquets  distribués  aux  soldats,  mais  non  pas  de  s’assu- 
rer de  la  forme  et  de  la  couleur  du  vêtement  de  la  cor- 
ruptrice. Et  voilà  sur  quels  propos  le  Châtelet  décréta 
Théroigne  de  prise  de  corps,  sans  avoir  eu  la  curiosité 
de  l’entendre  et  de  la  confronter  avec  les  témoins 
La  déposition  du  second  aurait  même  pu  sembler 
suspecte;  car,  le  31  mars  1790,  Mme  de  Montaran,  citée 
par  Tournacheau  de  Montveran,  comme  ayant  vu  en 
même  temps  que  lui  mademoiselle  Thérouenne  de  Méri- 
court:,  avait  été  entendue  par  le  Châtelet,  et  non  seu- 
lement elle  n’avait  pas  donné  de  nom  à l’amazone  de 
la  grille  de  l’Orangerie,  mais  elle  n’avait  parlé  ni  de 
Y habit  écarlate , ni  du  jockey,  ni  des  femmes  et  des 
hommes  déguisés  en  femmes , qui,  d’après  l’abbé,  accom- 
pagnaient Théroigne.  La  Procédure  criminelle  fait 
dire  simplement  à Mme  de  Montaran  que,  le  5 octobre, 
vers  cinq  heures,  elle  vit  « une  femme  en  amazone, 
montée  sur  un  cheval  noir  »,  qui  lui  sembla  « d’une 
taille  ordinaire,  vêtue  proprement  »,  et  qui  parla, 
« sans  descendre  de  cheval  »,  à la  sentinelle  de  la  grille. 
(CXXV). 


i 66 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLÜtioN 


Enfin  nous  croyons  devoir  opposer  tout  de  suite  à ia 
déposition  de  Tournacheau  de  Montveran  une  réponse 
indirecte,  mais  saisissante,  de  la  prisonnière  de  Kufstein. 
M.  de  Blanc  lui  ayant  demandé  si,  en  1789,  elle  ne 
s’était  pas  « souvent  montrée  à cheval,  soit  à Versailles, 
soit  à Paris  »,  Théroigne  s’écria  : « Si  l’on  arrive  à 
me  prouver  que  j’ai  été  une  seule  fois  à cheval  dans 
ce  temps-là,  je  consens  qu’on  fasse  de  moi  tout  ce  que 
l’on  voudra  ».  [Les  Confessions , p.  158)  U 

Quant  au  témoignage  de  François-Xavier  Veytard, 
il  se  fortifia  sans  doute  pour  le  Châtelet  de  la  décla- 
ration suivante  du  comte  de  Montmorin,  « major  en 
second  du  régiment  de  Flandre  » : 

Une  de  ces  femmes  [qui  s'étaient  introduites  dans  les 
rangs)  portait  dans  l’un  de  ses  bras  un  panier  d’osier  à anse, 
couvert  d’une  toile,  et  dans  lequel  il  y avait  de  l’argent 
qu’elle  distribuait  aux  soldats  dudit  régiment. 

Qu’auraient  pu  contenir  les  petits  paquets  vus 
par  Veytard,  si  ce  n’eût  été  de  l’argent!  M.  de 
Montmorin  ajoutait,  malheureusement,  qu’il  ne  pouvait 
« désigner  cette  femme,  attendu  » qu’il  lui  avait  été 
impossible  de  « l’approcher,  et...  que  le  jour  tombait  ». 
(CLXXXII,  23  avril). 

Cependant  un  autre  témoin,  Cornier  de  la  Dodinière, 
major  du  château  d’Angers,  mettait  en  scène,  comme 
Veytard,  une  femme  en  redingote  rouge;  et  un  autre 
encore,  M.  de  Saint-Gobert,  avocat  au  Parlement  et 
lieutenant  des  chasseurs  volontaires  du  bataillon  de 
Saint-Etienne-du-Mont,  parle  d’une  femme  « vêtue  en 

1.  Cette  réponse  n’est  pas  entre  guillemets  dans  les  Confessions , non 
plus  que  la  question.  M.  Strobl-Ravelsberg  ne  cite  jamais  textuellement 
les  interrogatoires. 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOÜRT 


167 

âmazone  ».  Voici  les  deux  dépositions,  se  rapportant 
d’ailleurs,  non  à la  journée  du  5,  mais  à celle  du  6 : 

i°  Le  15  avril  1790,  Gornier  de  la  Dodinière  déclare  que, 
le  6 octobre,  « il  a remarqué  une  femme  vêtue  en  redingote 
rouge,  ayant  sur  sa  tête  un  chapeau  rond,  qui  allait  de 
groupe  en  groupe  et  causait  avec  différentes  personnes  » ; 
que,  le  lendemain,  dans  un  café,  à Versailles,  un  officier  de 
la  garde  nationale  de  Paris  « lui  dit  que  ce  qui  ne  lui  sortait 
pas  de  la  tête  était  une  femme  vêtue  de  rouge,  qu’il  avait 
entendu  parler  et  exciter  sa  troupe  à se  porter  à l’Assemblée 
nationale  pour  s’emparer  des  victimes  dont  elle  donnait  les 
noms,  sans  quoi  l’opération  était  manquée  ; et  que  même 
cette  femme  s'était  adressée  àM.  d’Ogny,  commandant,  et  à 
la  tête  de  son  bataillon,  qui,  indigné  de  pareils  propos  l’avait 
fait  chasser  ».  (CLV1). 

2°  Le  24  avril,  Saint-Gobert  déclare  que,  le  6 octobre,  dans 
la  matinée,  sa  compagnie  se  trouvant  sur  la  place  d’Armes, 
« il  a remarqué  dans  les  rangs  une  jeune  femme  d’une  figure 
agréable,  vêtue  en  amazone,  coiffée  d’un  chapeau  et  panache 
noirs,  qui  parlait  aux  volontaires  de  la  compagnie;  que... 
cette  dame  lui  dit,  ainsi  qu’à  ses  camarades,  que  c’était  à 
l’Assemblée  nationale  qu’il  fallait  aller,  qu’elle  y indiquerait 
les  véritables  ennemis  de  la  nation;  qu’ayant  engagé  cette 
dame  à se  retirer  et  à ne  point  troubler  l’ordre,  et  n’ayant  pu 
la  décider  à quitter  la  place,  il  alla  en  prévenir  son  comman- 
dant, lequel,  étant  arrivé,  a fait  également  des  instances 
à ladite  dame  de  s’écarter  des  rangs.  Ladite  dame  s’y 
soumit,  en  disant  qu’elle  avait  cru  parler  à des  citoyens  ». 
(CLXXXIX). 

Mais  est-il  possible  seulement  de  prétendre  que 
l’amazone  de  cette  dernière  déposition  fut  la  même 
que  l’amazone  en  redingote  rouge  de  Gornier  de 
la  Dodinière?  Et  celle-ci,  comment  soutenir  qu’elle  fût 
la  même  que  la  dame  à la  corbeille  de  l’abbé  Veytard 


168 


Trois  femmes  de  la  révolution 


ou  que  l’amazone  de  Tournacheau  de  Montveran? 

Cependant,  il  faut  le  reconnaître  : M.  de  Blanc  ayant 
demandé  à Théroigne  quel  costume  elle  portait  le 
5 et  le  6 octobre,  elle  déclara  bien  ne  pas  se  le  rap- 
peler, mais  ne  nia  point  avoir  possédé  à cette  époque 
une  amazone  rouge  — avec  la  blanche  que  l’on  sait,  et 
une  noire.  [Les  Confessions , p.  158).  Il  faut  reconnaître 
aussi  qu’elle  déclara  d’elle-môme  avoir  parlé  « dans 
quelques  groupes  »,  le  6 au  matin,  devant  le  château, 
puis  avoir  essayé  de  se  « glisser  dans  les  rangs  de  la 
garde  nationale  ».  Dans  les  groupes  « on  parlait  des 
aristocrates,  écrivit  la  prisonnière  de  Kufstein.  J’en 
parlai  aussi,  et  non  en  bien  ».  ( Ibid .,  p.  121).  Mais 
avons-nous  prétendu  qu’elle  demeura  indifférente  au 
mouvement  ? Elle  put  tenir  dans  la  foule  des  propos 
violents  contre  les  aristocrates  en  général  et  contre 
ceux  de  l’Assemblée  en  particulier.  Elle  assistait  à 
toutes  les  séances1.  Elle  connaissait  donc  à merveille 
ce  qu’on  appellerait  aujourd’hui  le  personnel  parle- 
mentaire. Et  son  enthousiasme  démocratique  avait 
grandi  en  s’éclairant. Elle  peint  dans  son  autobiographie 
cette  ardeur  croissante  et  raisonnée  de  son  'patrio- 
tisme : « L’Assemblée  nationale  m’offrit  un  beau  et 
noble  spectacle  dont  la  majesté  me  frappa.  J’y  éprouvais 
des  émotions  d’une  nature  élevée,  et  mon  âme  y prenait 
comme  un  nouvel  essor.  D’abord,  je  ne  comprenais 
pas  grand’chose  à toutes  ces  délibérations,  mais  insen- 
siblement la  lumière  se  lit  en  moi,  et  je  parvins 
eniin  à voir  clairement  ce  que  c’était  que  le  Peuple 
en  face  des  Privilégiés.  Alors  ma  sympathie  pour 
lui  grandit  à mesure  que  je  fus  mieux  informée, 

1.  Dans  « la  tribune  n°  6 »,  où  elle  arrivait  presque  toujours  la  pre- 
mière. {Ibid.). 


TIIÉROIGNE  DE  MÉR1COURT 


1 09 


et  elle  se  transforma  en  ardent  amour  quand  je  fus 
persuadée  que  la  justice  et  le  bon  droit  étaient  du  côté 
du  peuple  ».  (Ibid.,  p.  120).  Avant  les  journées  d’oc- 
tobre, elle  avait  même  déjà  fait  la  connaissance  de 
Petion  et  du  frère  de  l’abbé  Sieyès.  Ils  venaient  quel- 
quefois chez  elle,  rue  de  Noailles.  Mais,  précisément, 
elle  était  à l’Assemblée  quand  arrivèrent  les  Pari- 
siennes. Elle  quitta  la  séance  pour  « voir  ce  qui  se 
passait  ».  Elle  vit  d'un  côté  le  régiment  de  Flandre 
et,  de  l’autre,  les  gardes  du  corps  et  le  peuple  armé. 
A ce  moment,  le  régiment  de  Flandre  était  calme 
et  correctement  rangé  en  bataille.  (P.  158).  Elle  ne 
vit  personne  pénétrer  dans  les  rangs.  La  crainte  de 
se  trouver  prise  dans  quelque  bagarre  fut,  du  reste, 
plus  forte  que  sa  curiosité;  elle  rentra  bientôt  chez 
elle,  suivie  de  trois  ou  quatre  malheureux  qu’elle  avait 
rencontrés  et  à qui  elle  donna  du  pain,  et  elle  ne  sortit 
pas  avant  le  lendemain  matin,  « quoique  sachant  qu’on 
avait  convoqué  les  députés  dans  la  nuit  ».  (P.  121) !.  Or 
il  est  vrai  que  rien  ne  force  à croire  à l’absolue  véra- 
cité de  ces  dernières  affirmations  ; mais,  de  meme  qu’on 
a vu  combien  peu  sérieux  était  le  témoignage  de  Vcy- 
tard,  montrant  Théroigne  parmi  les  soldats  du  régiment 
de  Flandre,  et  combien  suspect,  pour  ne  pas  dire  faux, 
le  témoignage  de  Tournacheau  de  Montveran,  la  mon- 
trant à cheval  à la  grille  de  l’Orangerie,  de  meme  on 
verra  que,  selon  toute  vraisemblance,  rentrée  chez  elle 
« avant  qu’il  ne  fit  tout  à fait  nuit  »,  comme  l’assurait 
la  prisonnière  de  Kufstein,  elle  y resta,  comme  l’assu- 
rait encore  cette  prisonnière,  jusque  vers  six  heures 
du  matin. 


1.  « M.  le  président  ayant  fait  convoquer  les  députés  au  son  du 
tambour...  » (Révolutions  de  Paris,  n°  13). 


17Ô  TROIS  FEMMES  DE  Là  RÉVOLüfiOtf 

Les  Goncourt,  dans  une  note,  ont  l’air  de  s’appuyer 
sur  les  Actes  clés  apôtres;  en  réalité,  ils  y renvoient 
seulement  pour  les  mots  : « A cheval  ! » et  « redin- 
gote de  soie  rouge  ».  En  effet,  d’après  les  Actes  des 
apôtres  — et  le  Précis  historique  — Théroigne  aurait 
bien  été  en  redingote  rouge  et  à cheval  le  5 octobre; 
mais  c’est  à Versailles,  et  non  pas  sur  la  route,  que  la 
représentent  ainsi  le  journal  et  le  pamphlet.  Une 
autre  observation  qui  a son  intérêt  est  la  suivante  : la 
déposition  de  Tournacheau  de  Montveran  et  même 
celle  de  Veytard  sont  postérieures  à la  page  des  Actes 
des  apôtres,  que  nous  allons  citer  et  qui  est  de 
février  1790,  postérieures  aussi,  probablement,  au 
Précis  historique  ; et  l’on  peut  donc  se  demander  si  le 
curé  et  l’abbé  ne  furent  pas,  comme  on  dirait 
maintenant,  suggestionnés  jusqu’à  un  certain  point  par 
ces  deux  peintures. 

Mais,  pour  comprendre  le  début  de  la  page  des  Actes 
des  apôtres , quelques  éclaircissements  préalables  sont 
nécessaires. 

En  janvier,  l’important  journal  royaliste  avait  publié 
une  fantaisie  intitulée  : Club  de  la  Révolution1 , dans 
laquelle  nous  lisons  : « L’ouverture  s’en  est  faite  le 
Jour  des  Rois...  Environ  cinq  cents  membres  des  plus 
zélés  défenseurs  du  peuple  dans  la  plus  auguste  Assem- 
blée de  l’univers  [la  Constituante ) y brillaient...  et 
M.  l’abbé  Sieyès  présidait.  Un  pareil  nombre  de  per- 
sonnes du  sexe,  des  plus  ardentes  amatrices  des  droits  de 
l’homme,  avaient  été  jugées  dignes  d’y  être  incorporées  ; 
et  mademoiselle  Théroigne  de  Méricourt  a été  nommée 
présidente  de  ses  concitoyennes.  » Il  y a,  d’abord,  des 

1.  Le  théâtre  du  Panthéon  prit  en  1790  1e  nom  de  Portique  français 
on  Club  de  la  Révolution 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOUItf 


ilï 

danses.  « Un  pas  de  quatre»  est  exécuté  par  Mirabeau, 
(c  habillé  en  tigre  royal,  avec  un  masque  boue  de 
Paris  »,  par  Brissot,  « habillé  en  Juif  errant  »,  par 
Mmc  de  Condorcet,  « travestie  en  infante  de  Zamora  », 
et  parMme  de  Gouges,  « déguisée  en  Indienne  ».  (N°23). 
La  fantaisie  sans  doute  eut  du  succès,  car  le  journal 
en  tira  V Estampe  qui  devait  servir  de  frontispice  au 
second  volume,  commencé  le  jour  de  la  Purification 
(2  février)  ; et  c’est  dans  l’ Explication  de  l'estampe 
que  se  trouve  le  texte  auquel  nous  voulions  arriver  : 
« Mademoiselle  Théroigne  de  Méricourt,  la  citoyenne 
la  plus  active  de  la  plus  auguste  Assemblée  de  l’uni- 
vers,... dirige  l’orchestre1.  Le  costume  de  mademoi- 
selle Théroigne  est  le  meme  qu’elle  portait  à Versailles, 
lorsqu’à  la  tète  de  l’armée  de  la  nation  elle  enfonça, 
le  5 octobre,  une  brigade  des  gardes  du  corps.  Son 
amazone  d’écarlate,  son  panache  noir,  son  poulain  bai 
étaient  le  signe  de  ralliement...  — - Médias  inter  cœdes 
exidtat  amazon.  — Semblable  aux  licteurs  des  consuls 
romains,  l'auguste  Coupe-Tête  portait  les  faisceaux 
nationaux  devant  notre  héroïne,  qui  commandait  un 
détachement  de  cinq  cents  guerrières  aussi  recomman- 
dables qu’elle  : Non  in  Venerem  segnes  nocturnaque 
bella.  » Mais,  pour  l’auteur  ou  les  auteurs  de  Y Expli- 
cation, qu’y  avait-il  de  vrai  dans  cette  description 
héroïco-drôlatique  du  rôle  de  Théroigne  au  5 octobre? 

Nous  devons  en  faire  la  remarque  : dans  le  numéro  23, 
il  n’est  pas  question  d’un  rôle  quelconque  joué  par 
Théroigne  le  5 ou  le  6 octobre  ; il  est  dit  simplement 

1.  L'estampe  la  montre  — de  dos  — tenant  de  la  main  droite,  le 
bras  droit  levé,  une  énorme  sonnette,  et  de  la  main  gauche,  le  bras 
gauche  près  du  corps,  une  sonnette  de  même  taille.  L’explication  dit 
que  ces  sonnettes  sont  de  quatorze  livres  chacune. 


172 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


— et  gauloisement  — qu’ayant  été  nommée  présidente 
« elle  a été  installée  aussitôt  »,  et  que,  pour  elle,  «on  a 
renforcé  la  sonnette  »,  en  y joignant  « un  manche  et  un 
battant  d’une  grosseur  convenable  ».  Mais  le  plus 
curieux,  c’est  qu’il  n’y  a pas  une  ligne  dans  les 
Actes  des  apôtres , avant  Y Explication  de  l'estampe  du 
second  volume,  sur  une  participation  quelconque  de 
Théroigne  au  mouvement  d’octobre  ; et,  cependant,  si 
l’on  part  de  cette  Explication  pour  remonter,  jusqu’au 
premier  numéro  (2  novembre  1789),  ce  n’est  pas  seule- 
ment dans  le  numéro  23  qu’on  trouve  sur  la  révolu- 
tionnaire, dont  la  célébrité  commençait,  des  plaisan- 
teries plus  ou  moins  heureuses  ; c’est,  d’abord,  dans 
les  numéros  29  et  24,  ensuite  dans  les  numéros  16,  9, 
8 et  6,  — celui-ci,  meme,  devant  être  mis  à part,  car 
il  contient  un  véritable  document  historique,  l’article 
de  Champcenetz  auquel  nous  avons  emprunté  au  com- 
mencement de  ce  travail.  Or,  dans  cet  article,  portrait 
plaisamment  sérieux  de  Théroigne,  il  ne  s’agit  que  de 
« la  Muse  de  la  démocratie  »,  — on  se  rappelle  le  mot, 

— traduisez  : de  la  dame  politique  qu’était  Théroigne 
dans  son  salon. 

11  fallut  trois  mois  aux  Apôtres  pour  découvrir  que, 
le  5 octobre,  cette  « Muse  » s’était  transformée  en  guer- 
rière. Heureusement,  quand  ils  le  surent,  tout  le  rôle 
de  Théroigne  dans  cette  journée  leur  fut  connu,  et  ils 
purent  raconter  une  histoire  comico-tragique  si  pitto- 
resque... qu’ils  avouaient,  pour  le  lecteur  clairvoyant, 
l'avoir  inventée. 

Le  Précis  est  moins  brillant.  « Ce  fut  elle  ( Théroigne ) 
qui  harangua  les  bons  citoyens  et  le  régiment  de 
Flandre  sur  la  place  d’Armes  de  Versailles.  Enfin,  nou- 
velle Thalestris,  on  la  vit,  revêtue  d’un  habit  rouge  à 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


173 


la  Barnave,  d’un  jupon  de  Hongrie  à la  d’Aiguillon,  et 
coiffée  d’un  chapeau  à panache  jaune  à la  Populus,  se 
mettre  à la  tête  des  magnanimes  sans-culottes.  » — 
Les  royalistes  accusaient  Barnave  d’avoir  répondu  à 
leurs  lamentations  sur  la  mort  de  Foullon  et  de 
Bertier  (juillet  1789)  par  ce  mot  : « Le  sang  qu’on  a 
versé  était-il  donc  si  pur?  » Ils  accusaient  le  duc 
d’Aiguillon  de  s’être  déguisé  en  poissarde  ; et  l’on 
appelait  les  belles  poissardes  les  reines  de  Hongrie. 
Quanta  Populus,  député  de  Bourg-en-Bresse,  on  verra 
le  rôle  que  lui  firent  jouer  symboliquement  les  pam- 
phlétaires royalistes  en  le  représentant  comme  l’amant 
préféré  ou  même  comme  l’époux  de  Théroigne.  Mais 
ces  allusions  du  Précis  historique  décrivant  le  costume 
de  la  « nouvelle  Thalestris  » n’enlèvent-ils  pas,  pré- 
cisément, toute  autorité  à la  description  et  aux 
lignes  qui  la  suivent  ou  précèdent?  L’auteur,  resté 
inconnu,  s’amuse,  et  l’on  ne  peut  dire  s’il  y a pour  lui 
un  fond  quelconque  de  vérité  sous  la  plaisanterie. 

Quant  au  Petit  dictionnaire  des  grands  hommes  et 
des  grandes  choses  qui  ont  rapport  à la  Révolution^ , 
il  est  sérieux  et  même  tragique  : « Mlle  Théroigne  a 
donné,  depuis  la  Révolution,  sur  la  perversité  du  cœur 
humain,  des  notions  qu’on  n’attendait  pas  devoir  à son 
sexe;  c’est  cette  charmante  femme  qui  guidait  le 
poignard  dans  les  journées  des  5 et  6 octobre.  » Guidait 
le  poignard ! Image  académique  en  apparence,  mais 
nullement  vague  quand  on  sait  que  Théroigne  fut 
accusée  en  1790,  par  certains  royalistes,  d’avoir  voulu 
assassiner  la  reine.  Du  moins  certains  royalistes  se 
plurent  à la  soupçonner  d’avoir  eu  ce  dessein.  (Les  Con- 

1.  Ne  pas  confondre  avec  le  Petit  dictionnaire  des  grands  hommes  de  la 
Révolution,  qui  parût  en  1790  et  qui  est  de  Rivarol  et  de  Champcenetzj 


174 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


fessions , p.  134  et  p.  148).  On  trouve  un  écho  de  ce 
soupçon  dans  une  lettre  de  Mercy-Argenteau,  écrivant 
de  Belgique,  au  prince  de  Kaunitz,  le  6 février  1 791  : 
« On  m’annonce  la  nommée  Théroine  (sic)  de  Méricourt, 
qui  était  à la  tête  des  ennemis  de  la  Reine  dans  les 
journées  des  5 et  6 octobre.  » Il  est  vrai  qu’en  Belgique, 
à Mareourt  même,  où  elle  fit  une  apparition  en  1790 
avant  d’aller  à Liège,  Théroigne  se  serait  vantée, 
d'après  une  tradition  recueillie  par  M.  Fuss,  « d'avoir 
arrêté  la  reine  au  moment  où  celle-ci  voulait  quitter 
la  France  ».  Mais  que  vaut  une  tradition  de  ce  genre, 
recueillie  plus  de  soixante  ans  après  les  événements? 
Puis  M.  Fuss  aurait  dû  le  faire  observer  : il  est  faux 
que,  le  5 octobre,  Marie-Antoinette  ait  voulu  quitter 
la  France.  Et,  à ce  propos,  il  nous  paraît  nécessaire 
d’ouvrir  une  assez  large  parenthèse.  La  preuve  en 
découlera  que  si  Théroigne,  à Mareourt,  avait  tenu  le 
langage  que  lui  attribue  la  tradition,  elle  aurait  menti 
par  vanité. 

Au  premier  conseil  réuni  chez  le  roi,  dans  l’après- 
midi,  le  ministre  Saint-Priest  avait  proposé  que  la 
reine  partît  pour  Rambouillet;  elle  refusa,  jus- 
qu’au moment  où  le  ministre  conseilla  au  roi  de 
s’y  réfugier  avec  elle.  Avant  tout,  ce  qu’elle  vou- 
lait, — Saint-Priest  l’a  raconté  dans  une  relation 
publiée  en  1823  par  Barrière  à la  suite  des  Mémoires 
de  Mme  Campan,  — c’était  ne  pas  se  séparer  de 
Louis  XVI  ; et  pourquoi?  parce  qu’elle  pouvait  tout 
craindre,  comme  elle  le  dit  au  valet  de  chambre  Thierry, 
si  elle  perdait  « la  sauvegarde  du  roi  ».  ( Procédure  cri- 
minelle du  Châtelet , CCÏI).  Il  était  environ  dix  heures 
quand  parurent  à la  grille  du  Dragon  les  voitures  qu’elle 
eût  rejointes  avec  Louis  XVI  et  ses  enfants  si  elles 


THÉKOIGNE  DE  MÉKICOURT 


173 


avaient  pu  passer.  Mais,  déjà,  il  était  trop  tard.  Toutes 
les  grilles  étaient  gardées.  Les  voitures  furent  arrê- 
tées et  reconduites  aux  écuries.  Mme  de  Staël  assure 
même  qu’elles  furent  dételées  [Considérations  sur  la 
Révolution  française ),  et  Rivarol,  dans  ses  Mémoires , 
que  « les  bourgeois  de  Versailles  coupèrent  les  traits 
des  chevaux,  brisèrent  les  roues  ».  Selon  Mme  Cam- 
pan,  « elles  furent  arrêtées  par  un  misérable  comé- 
dien du  théâtre  de  la  ville,  qui  fut  secondé  par  la 
multitude  » ; mais  le  récit  le  plus  vraisemblable  et 
aussi,  et  de  beaucoup,  le  plus  détaillé,  est  celui  des 
Deux  amis  de  la  liberté , suivant  lequel  la  sentinelle  du 
poste,  en  voyant  les  voitures,  appela  le  commandant, 
ce  qui  fit  sortir  la  garde  : « Le  piqueur  dit  que  la  reine 
est  dans  la  voiture  et  qu’elle  veut  aller  à Trianon.  — 
Dans  ces  moments  de  troubles,  réplique  le  commandant, 
il  serait  dangereux  pour  Sa  Majesté  de  quitter  le  château. 
Nous  offrons  de  reconduire  la  reine  à sonappartement... 
— Le  piqueur  insiste.  L’officier  refuse  et  les  voitures 
rentrent  sous  escorte...  La  dame  Thibault,  première 
femme  de  la  chambre  de  la  reine,  était,  dit-on,  dans 
une  de  ces  voitures,  et  madame  de  Salvert,  avec  sa 
femme  de  chambre,  dans  le  carrosse  de  la  reine  qu’elle 
représentait  ».  [Histoire  de  la  Révolution , t.  111, 
p.  355). 

Or,  de  ce  récit,  ne  ressort-il  pas  que,  même  si 
Théroigne  s’était  trouvée  à la  grille  du  Dragon  au 
moment  où  les  voitures  essayèrent  de  passer,  et  si 
elle  s’était  jointe  à l’escorte  qui  les  reconduisit  aux 
écuries,  elle  n’aurail  joué  dans  l’événement  qu’un 
rôle  très  secondaire.  Mais,  Thypothèse  ne  s’appuyant 
sur  rien,  il  faut  opter  : ou  bien,  — comme  nous 
l’avons  indiqué,  — la  tradition  de  Marcourt  est  impu- 


176 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


table  à l’imagination  locale,  ou  bien  — ainsi  que  nous 
l’avons  dit  d’un  mot  — Théroigne,  grisée  de  l’effet  de 
sa  jeune  gloire  révolutionnaire  sur  les  gens  de  son 
village,  et  voulant  ajouter  à leur  éblouissement,  se 
laissa  aller  à mentir. 

Et  voilà  d’ailleurs  un  commencement  de  preuve, 
bien  fort,  à l’appui  de  la  seule  déclaration  authentique 
de  l’intéressée  sur  l’emploi  de  son  temps  dans  la  soirée 
du  5 octobre. 

Il  est  vrai  qu’il  y avait  eu,  entre  six  heures  et  demie 
et  sept  heures,  — à l’insu  de  la  reine,  — une  première 
tentative  pour  faire  sortir  des  voitures  du  château. 
Cette  première  tentative  a été  confondue  avec  la  seconde 
par  Montjoye1  et  par  Bertrand  de  Moleville2;  mais 
elle  est  racontée  par  les  Deux  amis  de  la  liberté , et  il 
en  est  plusieurs  fois  question  dans  la  Procédure  crimi- 
nelle du  Châtelet.  C’est  par  la  grille  de  l’Orangerie 
qu’on  avait  essayé  de  passer,  dans  l'espérance,  si  l’on 
réussissait,  de  déterminer  le  roi  ou  au  moins  la  reine 
à fuir.  Mais,  d’après  les  Deux  amis  de  la  liberté , c’est 
le  « détachement  de  la  garde  nationale  » placé  à cette 
grille  de  l’Orangerie  qui  s’opposa  au  passage3,  notam- 
ment un  « sieur  Durup  de  Baleine  » ; et,  d'après  le 
témoin  du  Châtelet  qui  prétendit  avoir  vu  Théroigne 
à cheval,  en  habit  écarlate , à cette  grille,  avant  cinq 
heures,  — d’après  Tournacheau  de  Montveran,  — ce 
sont  des  « personnes  vêtues  de  noir,  et  à manteaux  et 
cravates  »,  qui,  « vers  six  heures  et  demie,  au  mo- 
ment où  les  voitures  se  rendaient  des  petites  écuries 
dans  l’avenue  de  l’Orangerie  »,  firent  « fermer  la  grille 

1.  Histoire  de  la  conjuration  de  Louis-Philippe- Joseph  d'Orléans  (1796,'. 

2.  Histoire  de  la  Révolution  de  France  (1801-1803). 

3.  C’est  aussi  ce  que  disent  les  Révolutions  de  Paris  (n°  13), 


THÉROIGISE  DE  MÉRICOURT 


177 


alors  ouverte  ».  Enlin,  en  laissant  de  côté,  dans  la 
Procédure  criminelle,  deux  dépositions  où  il  est  dit 
seulement  que  le  « peuple  » ou  la  « populace  » fit 
fermer  la  grille  ou  arrêta  les  voitures1,  il  y a le  té- 
moignage de  « Pierre-Maximilien  Bêche  fils,  ingénieur 
géographe  »,  montrant,  parmi  le  peuple  qui  courait 
«après  les  voitures»,  « des  garçons  bouchers  »2; 
et  surtout  il  y a le  témoignage  de  Hugues-Philippe- 
George  Santerre,  officier  dans  la  garde  nationale  de 
Versailles  en  octobre  1789,  déclarant  qu’un  « fripier, 
soldat  de  la  compagnie  de  lui  déposant  »,  est  venu 
dire  à cette  compagnie,  vers  sept  heures,  que  c’était 
lui  qui  avait  arrêté  les  voitures  du  roi.  « Croit  le  dépo- 
sant que  ce  fripier  s’appelle  Dornoy  et  demeure  rue  de 
l’Orangerie,  à Versailles3.  » 

Une  autre  tradition  recueillie  à Marcourt  par  M.  Fuss 
est  que  Théroigne  «montrait  un  fragment  de  collier 
de  diamants  qui  devait  avoir  appartenu  a Marie-Antoi- 
nette ».  Qui  devait ? Il  s’agit  bien,  cette  fois,  non 
pas  d’un  propos  qu’aurait  tenu  la  prétendue  héroïne 
d’octobre,  mais  d’une  légende  née  dans  le  pays  et 
aussi  timide  que  malveillante  ; légende  n’osant  point 
affirmer  que  Théroigne  avait  volé  ce  collier  de  diamants, 
mais  le  donnant  à entendre  ; légende  absurde  : car 
enfin,  quand  donc  Théroigne  eût-elle  commis  ce  vol? 
Serait-ce  le  6 octobre,  lorsque,  vers  six  heures  du 
matin,  une  foule  furieuse  envahit  le  château,  tuant  ou 
blessant  des  gardes  du  corps?  Mais  les  récits  les  plus 
royalistes  de  cette  irruption  tragique,  — nous  parlons, 
bien  entendu,  des  récits  contemporains  ou  émanés  de 

1.  GCX  et  GCXXXIV. 

2.  XXIX. 

3.  GCCLXXIV. 

12 


118 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


contemporains  ; — les  dépositions  de  la  Procédure 
criminelle  dont  Mounier  s’empara  dans  son  Appel 
au  tribunal  de  V opinion  publique  (1790)  pour  essayer 
d’établir  que  même  la  chambre  à coucher  de  la  reine 
avait  été  envahie  par  les  « brigands  » ; un  contre-révo- 
lutionnaire fanatique  et  halluciné  comme  Montjoye 
racontant  que  le  lit  de  Marie-Antoinette  fut  haché  « à 
coups  de  sabre  »,  n’accusent  aucun  de  ces  brigands 
d’avoir  volé.  Et,  contrairement  à ces  récits,  il  est  prou- 
vé que  la  foule  n’entra  pas  même  dans  l’antichambre. 
Le  constituant  Chabroud,  dans  son  rapport  à l’Assem- 
blée sur  la  Procédure  du  Châtelet  (30  septembre  et 
1er  octobre  1790)  n’eut  que  le  tort  d’être  emphatique 
en  aflirmant  : « L’asile  de  la  beauté  et  de  la  Majesté 
fut  préservé  de  la  profanation.  » Certainement,  donc, 
le  collier  que  Théroigne  avait  emporté  à Marcourt  lui 
avait  été  donné,  comme  ses  autres  diamants,  au  temps 
de  sa  vie  galante. 

Au  surplus,  elle  ne  fut  pas  des  envahisseurs  de 
la  demeure  royale  Aucun  contemporain  n a osé  la 
montrer  parmi  ces  furieux.  Voici  ce  qu’elle  fit  le  6, 
après  avoir  plus  ou  moins  vivement  exprimé  sa  pensée 
dans  quelques  groupes  ; ce  qii  elle  fit , car,  jusqu’à 
preuve  du  contraire,  il  est  à croire  qu’elle  n’a  pas 
menti  dans  son  autobiographie  en  assurant  que,  sortie 
de  chez  elle  pour  aller  à l’Assemblée,  elle  s’y  rendit 
dès  que  les  portes  de  la  salle  furent  ouvertes.  Elle 
s’y  était  même  rendue  en  sortant  de  chez  elle,  et,  si 
elle  n’avait  pas  trouvé  les  portes  fermées,  elle  ne  se 
serait  pas  mêlée  à la  foule  qui  augmentait  d’instant  en 
instant  sur  la  place  d’Armes.  De  cette  place,  elle  enten- 
dit bien  « les  clameurs  du  peuple...  aux  prises  avec 
des  gardes  du  corps  »;  mais  elle  ne  put  « rien  voir 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


179 


distinctement  ».  (Les  Confessions , p.  121).  D’autre  part, 
c’est  un  fait  connu  que  les  tribunes,  ce  matin-là, 
pesèrent  de  leurs  cris  sur  un  vote  capital  de  l’Assem- 
blée lorsqu’il  fut  demandé  à celle-ci  d’aller  siéger  au 
château  ; et,  précisément,  la  prisonnière  de  Kufstein  a 
raconté  : « Il  me  parut,  à moi  et  à tous  les  assistants 
dans  notre  tribune,  qu’un  déplacement  des  représen- 
tants blesserait  et  violerait  les  décrets  de  l’Assemblée 
nationale;  nous  fimes  des  réclamations:  il  semblait  à 
tous  plus  convenable  qu’on  envoyât  une  nombreuse 
députation  au  roi.  C’est  ce  qui  fut  convenu  ».  (Ibid., 
p.  122).  Enfin,  l’après-midi,  Théroigne  ne  se  mêla 
point  au  cortège  burlesquement  tragique  qui  amena 
Louis  XVI  à Paris.  Et,  pour  le  dire  tout  de  suite,  elle 
ne  quitta  pas  Versailles  avant  le  jour  où  l’Assemblée, 
suivant  l’exemple  forcé  du  roi,  s’établit  à Paris  à son 
tour  (19  octobre). 

Sur  la  prétendue  participation  de  Théroigne  au  mou- 
vement d’octobre,  il  y a sans  doute,  en  dehors  des 
textes  cités  et  critiqués  plus  haut,  deux  témoignages 
d’historiens  contemporains — et  royalistes.  Mais,  pos- 
térieurs tout  de  meme  de  plus  de  dix  ans  aux  événe- 
ments dont  nous  nous  occupons,  ces  deux  témoignages, 
l’un  de  Beaulieu,  l’autre  de  Bertrand  de  Moleville, 
sont  vagues,  et  le  second  n’est  même  qu’un  écho  de  la 
déposition  du  curé  Vcytard.  Voici,  en  effet,  ce  que  dit 
Bertrand  de  Moleville  : « Les  femmes  les  plus  auda- 
cieuses, au  nombre  desquelles  on  reconnut  la  fameuse 
Théroigne  deMéricourt.,  pénétrèrent  dans  les  rangs  (du 
régiment  de  Flandre ),  l’argent  à la  main  ».  (Histoire  de 
la  Révolution  de  France ) L Quant  à Beaulieu,  il  raconte 
1.  T.  Il,  p.  212. 


180 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


que,  pendant  la  nuit  du  5 au  6,  des  hommes,  parcou- 
rant Versailles,  « excitaient  la  fureur  de  la  populace 
et  séduisaient  par  toutes  sortes  de  moyens  ceux  qui 
devaient  la  contenir  » ; et  il  ajoute  : « Théroigne  joua 
un  grand  rôle  dans  cette  circonstance  ».  (Essais  histo- 
riques) h Mais  non  seulement  on  n’a  pas  le  droit  de  se 
fier  à une  allégation  aussi  imprécise  : il  semble  bien, 
en  outre,  que  Beaulieu  a simplement  résumé  là,  dans 
une  ligne,  en  les  appliquant  à Théroigne,  les  déposi- 
tions de  Cornier  de  la  Dodinière  et  de  Saint-Gobert. 

11  est  remarquable,  d’autre  part,  que  Théroigne  ne 
soit  pas  nommée  par  les  Deux  amis  de  la  liberté 
dans  leur  récit  des  journées  d’octobre,  où  il  est 
parlé  de  Louison  Chabry  et  des  dames  Babet,  Lairot 
et  Leclerc;  qu’elle  ne  le  soit  pas  non  plus  dans  le 
rapport  de  Chabroud,  et  que,  dans  Y Appel  au  tribunal 
de  b opinion  publique , elle  ne  le  soit  qu’une  fois,  tout  à 
la  lin  du  volume,  dans  cette  page  : « Bien  ne  démontre 
mieux  la  protection  accordée  aux  crimes  du  5 et  du 
6 octobre  que  le  décret  par  lequel  on  a interdit  au 
Châtelet  les  crimes  de  lèse-nation...  On  craignait  que 
la  continuation  de  la  procédure  et  les  décrets  de  prise 
de  corps  lancés  contre  plusieurs  des  agents  subalternes 
des  auteurs  du  complot,  contre  Théroigne  de  Méri- 
court,  la  femme  Le  Duc  et  les  nommés  Armand  et 
Blangey,  et  contre  d’autres  personnes  dont  les  noms 
n’étaient  pas  connus,  ne  procurassent  de  nouvelles 
lumières  sur  les  crimes  et  sur  les  coupables  ».  (P.345)~. 

1.  T.  II,  p.  185. 

2.  Mounier  oubliait,  parmi  les  personnes  contre  lesquelles  avait  été 
rendu  le  décret  du  Châtelet,  Nicolas,  dit  l’Homnie  à la  Grande  Barbe, 
modèle  à l’académie  de  peinture,  qui,  le  6,  vers  six  heures  du  matin, 
avec  une  hache,  avait  tranché  la  tête  à deux  gardes  du  corps  tués  par 
la  foule.  Nous  avons  d’ailleurs  inutilement  cherché  le  nom  de  Thé- 


THÉROIGNE  DE  MÉRTCOURT 


181 


Les  coupables  que  la  Constituante  aurait  sauvés, 
c’étaient  le  duc  d’Orléans  et  Mirabeau.  Le  Châtelet 
avait  demandé  à l’Assemblée  l’autorisation  de  les 
poursuivre.  Le  2 octobre,  sur  le  rapport  de  Chabroud, 
l’Assemblée  refusa,  parce  que  la  demande,  quoi  que 
prétende  X Appel , n’était  pas  fondée.  Mais  l’instruc- 
tion du  Châtelet,  « tribunal  aristocrate  »,  ainsi  que 
disaient  les  Révolutions  de  Paris  du  15  août  1790, 
n’avait  eu  secrètement  qu’un  but  : arriver  à repré- 
senter l’insurrection  d’octobre  comme  le  résultat  d’un 
complot  tramé  par  Mirabeau  et  le  duc  d’Orléans 
pour  assassiner  la  reine  et  enlever  la  couronne  à 
Louis  XVL  C’est  même  pourquoi  le  Châtelet,  à qui  le 
Comité  des  recherches  de  Paris  avait  dénoncé  seule- 
ment les  faits  dont  le  château  de  Versailles  avait  été 
le  théâtre  dans  la  matinée  du  6,  enveloppa  dans  son 
information  l’insurrection  entière. 

Mais,  quand  bien  même  il  aurait  eu  raison  de  vouloir 
impliquer  dans  le  procès  l’Altesse  patriote  et  le  tribun, 
comment  Théroigne,  pour  revenir  à la  page  de  Mou- 
nier,  eut-elle  été  un  des  agents  du  complot ? Certaine- 
ment, elle  ne  connut  pas  le  duc1;  et  Mirabeau  — on 
le  sait  par  Beaulieu,  â croire  ici,  car  il  parle  de  l’époque 
où  il  fréquentait  chez  elle  — lui  était  antipathique. 
« Lorsqu’on  lui  demandait  grâce  pour  Mirabeau,  en 


roigne  dans  les  brochures  du  temps  sur  le  mouvement  d’octobre;  bro- 
chures dont  une  : Evénement  de  Paris  et  de  Versailles  est  d’une  femme, 
«Marie-Louise  Lenoël,  femme  Cheret».  Nous  l’avons  inutilement 
cherché  dans  les  Forfaits  du  6 octobre  ou  Examen  approfondi  du 
Rapport  de  la  procédure  du  Châtelet...  fait  à l'Assemblée  nationale  par 
M.  Charles  Chabroud.  Enfin  on  le  chercherait  inutilement  dans  les 
journaux,  en  dehors  des  Actes  des  Apôtres. 

1.  Voir,  à ce  propos,  les  Confessions , pp.  133-134.  Le  chevalier  de  La 
Valette  voulait  que  le  duc  fût  le  «grand  et  principal  ami»  de  Théroigne. 
Elle  ne  prit  même  pas  la  peine  de  répondre  sérieusement, 


182 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


considération  de  son  empressement  pour  les  femmes, 
raconte  Beaulieu,  elle  témoignait  son  dégoût  par  les 
signes  les  moins  équivoques  ».  (. Essais  historiques) 1 . 
Mounier  dit,  il  est  vrai  : agents  subalternes  ; et  c’est 
donc  que,  selon  lui,  il  y avait  ou  des  intermédiaires. 
Mais  il  n’aurait  pu  les  nommer.  La  vérité,  enfin,  ce 
n’est  pas  seulement  que  l’émeute  ne  sortit  pas  d’un 
complot  ; ni  même  qu’elle  ne  fut  dirigée  à aucun 
moment  par  le  duc  ou  par  Mirabeau,  ou  par  des 
émissaires  de  l’un  ou  de  l’autre;  c’est  qu’elle  n’eut 
réellement  qu’un  objet  : le  transfert  des  pouvoirs 
publics  à Paris.  La  presse  révolutionnaire  et  les  ora- 
teurs du  Palais-Royal  avaient  lancé  et  développé  l’idée 
qu’il  fallait  ramener  à Paris  le  roi  et  l’Assemblée  : que 
de  ce  coup  d’Etat  populaire  dépendait  le  sort  de  la 
Révolution;  bien  mieux  : dès  les  30  et  31  août,  une 
tentative  avait  été  faite  pour  entraîner  la  foule  à Ver- 
sailles dans  le  but  précisément  d’en  ramener  Louis  XVI 
et  les  députés;  le  mouvement  d’octobre  ne  fut  que  la 
reprise  triomphante  du  projet  malheureux  de  ces  der- 
niers jours  d’août.  C’est  ce  qu’a  mis  en  lumière  récem- 
ment une  Etude  critique  sur  les  journées  des  5 et 
6 octobre  1789 2,  où  l’auteur,  M.  Mathiez,  aboutit  même 
à cette  vue  : qu’elles  « furent  la  conséquence  inévitable 
de  la  nuit  du  4 août  »,  comme  cette  nuit  « avait  été 
la  suite  logique  de  la  révolution  de  juillet  »3. 

Du  reste,  M.  Mathiez  n’a  pas  dissimulé  ce  qu’il  y eut 
d’instinctif  dans  l’insurrection.  Spontanée,  quoique 

1.  T.  Il,  p.  52. 

2.  Revue  historique , 1898  et  1899. 

3.  Autrement  dit,  trois  actes,  un  seul  drame.  Mais  la  filiation  du 
second  acte  au  premier,  des  historiens  l’avaient  marquée  ; en  signalant 
celle  du  troisième  au  second,  M.  Mathiez  a rendu  à l’histoire  de  1789 
un  service  notable. 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


183 


préméditée,  elle  dut  sa  force  à ce  double  caractère.  Et 
l’un  des  éléments  de  sa  spontanéité,  ce  fut  la  frayeur 
croissante  de  la  disette,  — Michelet  a écrit  : « la  faim  », 
qui  mêla  son  ivresse  terrible  à l’explosion  des  co- 
lères politiques,  du  moins  chez  beaucoup  de  femmes  ; 
la  faim,  qui  fut  une  cause  et  non  pas  un  prétexte, 
comme  l’assure  M.  Mathiez  au  seul  passage  de  son 
étude  sérieusement  discutable.  Mais,  pour  revenir  h 
l’essentiel,  ce  n’est  pas  d’ambitions  particulières  que 
la  tempête  avait  reçu  d’avance  sa  direction  et,  pour 
ainsi  parler,  sa  conscience  : celle-ci  lui  venait  d’une 
idée  politique  issue  de  la  partie  pensante  et  sans  cesse 
agissante  du  Paris  patriote;  et  c’est  pourquoi,  au  lieu 
de  retomber  sur  elle-même,  inutile  ou  vaincue,  elle 
put,  en  vingt-quatre  heures,  faire  franchir  à la  Révo- 
lution un  pas  immense. 

Cependant  la  thèse  du  Châtelet,  jointe  à la  déposi- 
tion du  curé  Veytard,  créa  contre  Théroigne  une  légende 
qui,  se  précisant  — en  s’aggravant  — finit  par  se  résu- 
mer dans  cette  phrase,  pour  ainsi  dire  consécratoire, 
d’une  Biographie  : « Liée  avec  divers  chefs  du  parti 
populaire,  elle  les  servit  'utilement  dans  la  plupart  des 
émeutes  et  contribua  surtout , le  5 octobre  1789,  à Ver- 
sailles, à corrompre  le  régiment  de  Flandre  en  con- 
duisant dans  les  rangs  d'autres  filles  dont  elle  avait 
la  direction , et  distribuant  de  l'argent  aux  soldats  ». 

( Biographie  moderne  ou  Dictionnaire  biographique  de 
tous  les  hommes  morts  et  vivants , 1802).  Encore  ce 
résumé,  que  s’appropria  vingt  ans  plus  tard  le  Béper- 
loire  universel  des  femmes  célèbres , parut-il  insuffisant 
à Esquirol  ; le  célèbre  médecin  crut  devoir,  en  se 
l’appropriant  à son  tour,  en  modifier  comme  il  suit  la 
première  ligne  : Elle  se  livra  aux  divers  chefs  du  parti 


184 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


révolutionnaire  ; et  il  crut  devoir  aussi  appuyer  sur  le 
mot  « filles  »,  en  ajoutant:  « de  mauvaise  vie  ».  Cette 
fois,  c’était  parfait.  Nous  observerons  seulement  qu’une, 
au  moins,  des  affirmations  du  premier  texte  : condui- 
sant dans  les  rangs  d'autres  filles , n’aurait  pu  s’excuser 
d’aucun  document  contemporain. 

Est-ce  pour  cela  que  Taine  n’a  point  reproduit  l’ac- 
cusation? Taine,  dont  le  fanatisme  contre-révolution- 
naire, soutenu  de  la  Procédure  criminelle  du  Châtelet, 
et  sachant  au  besoin  la  solliciter,  osa  dire,  comme  si 
la  chose  était  hors  de  doute  : « Les  filles  embauchées 
à Paris  font  leur  métier...  Théroigne,  en  veste  rouge 
d’amazone  distribue  de  l’argent».  ( Les  Origines  de  la 
France  contemporaine,  la  Révolution J).  Il  faut  plutôt 
penser  qu’il  ignorait  et  l’article  de  la  Biographie , et 
l'article  du  Répertoire,  et  la  notice  d’Esquirol  ; car, 
selon  toute  vraisemblance,  il  n’eût  pas  résisté  à la 
tentation  de  donner  Théroigne  pour  chef  à ces  filles 
«embauchées»,  qu’il  est  si  heureux  de  peindre  « aga- 
çant les  soldats,  s’offrant  à eux  »,  levant  leurs  jupes 
devant  eux,  tellement  que  ceux-ci  disent  : « Nous 
allons  avoir  un  plaisir  de  mâtin  ».  Avec  sa  mauvaise 
foi  coutumière,  il  passe  sous  silence  les  dépositions  qui 
montrent,  non  des  filles,  mais  des  femmes  du  peuple, 
en  grand  nombre,  demandant  du  pain  aux  soldats 
ou  les  suppliant  de  ne  pas  tirer  sur  elles  ; et,  cepen- 
dant, une  de  ces  dépositions  est  du  marquis  de  Val- 
fond,  « lieutenant-colonel  du  régiment  de  Flandre  ». 
Certaines  disaient  « qu’il  y avait  trente-six  heures 
qu’elles  n’avaient  mangé  » 2.  Mais  ce  n’est  pas  ici 
le  lieu  de  restaurer  la  vérité  défigurée  par  Taine 

1.  T.  1,  p.  132. 

2.  XXXV1J, 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


185 


quant  au  rôle  des  filles  et  des  femmes  qui  enlevèrent 
à la  cour  le  régiment.  Du  reste,  ne  le  sait-on  pas? 
lorsque  des  troupes  passent  à l’émeute,  c’est  qu’un 
puissant  courant  d’émotion  populaire  emporte  la  dis- 
cipline, noie  le  respect  des  chefs,  des  ordres.  Ce  ne 
sont  pas  des  jupes  levées  qui  font  tomber  des  mains 
rudes  les  fusils  chargés;  c’est  un  trouble  de  la  cons- 
cience, un  désir  éveillé,  grandissant,  peu  à peu  irré- 
sistible, de  communion  avec  la  foule.  Ne  parlons  plus 
que  de  Théroigne.  Pour  Taine,  conformément  à la 
légende  royaliste,  c’est  une  fille  : « fameuse  »,  voilà 
tout;  et  l’argent  qu’elle  aurait  distribué,  il  est  sous- 
entendu  qu’elle  le  tenait  des  meneurs  de  l’insurrection. 
Or  le  fait  est  qu’elle  n’aurait  pu  distribuer  de  l’argent 
à elle,  car,  le  26  septembre,  elle  avait  dû  encore  recou- 
rir au  Mont-de-Piété,  après  deux  emprunts  en  juillet  et 
celui  que  l’on  sait,  du  8 juin.  — Ceux  de  juillet,  à 
quinze  jours  de  distance,  le  2 et  le  18,  avaient  été,  l’un 
de  214  livres,  sur  une  cuillère  à ragoût  et  six  couverts 
d’argent,  l’autre  de  450  livres,  sur  un  cadenas  de 
18  brillants.  Le  26  septembre,  c’est  trois  couverts  d’ar- 
gent qu’elle  engageait  pour  90  livres  (Demarteau).  — 
Il  faudrait  donc  prouver  qu’elle  avait  reçu  de  l’argent 
à distribuer;  mais  Taine  avoue  ne  pouvoir  nommer  les 
meneurs  de  l'insurrection.  (P.  128). 

Quant  à la  veste  rouge,  — ou  redingote  ronge  ou  ama- 
zone rouge,  — c’est,  évidemment,  ce  qui  a le  mieux 
défendu  la  tradition  d’après  laquelle  Théroigne  aurait 
été  la  principale  héroïne  d’octobre.  Michelet  fut  séduit, 
et  Louis  Blanc.  Seulement,  ils  voulurent  que  l’action  de 
la  Liégeoise,  parmi  les  soldats,  eût  été  de  grâce  et  d’élo- 
quence, toute.  Carlyle,  le  premier,  avait  ainsi  présenté 
les  choses.  Mais  de  quel  droit? 


186 


TROTS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


Puis  Michelet  et  Louis  Blanc  auraient  dû  le  savoir  : 
aux  yeux  des  patriotes,  la  principale  héroïne  d’oc- 
tobre fut  Reine  — ou  Renée  — Louise  Audu,  que  le 
Châtelet  avait  décrétée  de  prise  de  corps  sous  le  nom 
de  Leduc.  Encore  cette  femme  que  nous  retrouverons 
au  10  août,  ne  dut-elle  qu’à  son  arrestation  (sep- 
tembre 1790)  et  à une  détention  de  près  d’un  an  l’es- 
pèce de  gloire  qui  lui  fit  décerner  par  la  Commune,  en 
avril  1792,  une  épée  d’argent.  Nous  lisons  dans  les 
Révolutions  de  Paris  du  19  novembre  1791  : 


J’avais  ouvert  une  souscription  pour  élever  une  statue  à 
J. -J.  Rousseau;  mais  l’Assemblée  nationale  constituante 
ayant  décrété  qu’il  lui  en  serait  érigé  une  par  la  nation,  le 
but  de  la  souscription  est  rempli.  Je  propose  à MM.  les  sous- 
cripteurs d’employer  leur  argent  d’une  manière  encore  plus 
digne  de  Rousseau...  M.  Ménard,  notaire,  rue  de  Seine, 
est  dépositaire  d’une  somme  de  1.487  livres.  Je  propose  de 
diviser  cette  somme  en  trois  portions  égales,  d’en  distribuer 
une  aux  malheureux  soldats  de  Château-Vieux,  une  aux 
veuves  et  orphelins  des  patriotes  immolés  à Avignon  pour 
la  cause  de  la  liberté,  une  autre  enfin  à Reine  Audu,  cette 
femme  qui,  par  sa  fermeté,  conserva  l’ordre  parmi  celles  de 
son  sexe  qu’elle  commandait  dans  les  fameuses  journées 
des  o et  6 octobre,  et  contribua  à rassurer  les  représentants 
de  la  nation,  à ranimer  leur  zèle  et  à les  mettre  à l’abri  des 
perfidies  de  la  cour.  C’est  au  dévoûment  de  cette  femme 
étonnante  que  Paris  dut  la  cessation  de  la  famine  et  l'avor- 
tement des  plus  noirs  complots  contre  la  constitution  et  la 
liberté.  Pour  prix  de  tant  de  bienfaits,  elle  fut  traînée  dans 
les  prisons,  par  une  suite  de  l’infâme  procédure  du  Châtelet 
contre  la  Révolution.  Elle  aurait  dû  jouir  de  sa  liberté  à 
l’époque  où  l’Assemblée  constituante  déclara  qu’il  n’y  avait 
pas  lieu  à accusation  contre  les  prétendus  auteurs  de  l'insur- 
rection des  5 et  6 octobre;  mais  Reine  Audu  était  marquée 
comme  une  victime  à immoler  à la  rage  des  ennemis  de  la 


THÉROICxNE  de  méricourt 


187 


patrie;...  et,  malgré  les  efforts  des  patriotes,  elle  n’a  dû  la 
liberté  qu’au  décret  qui  l’a  condamnée  à une  amnistie  qui 
n’était  pas  faite  pour  elle.  Actuellement,  sans  ressources  et 
sans  espoir,  elle  végète  par  les  soins  d’une  demoiselle  res- 
pectable, qui  partage  avec  elle  sa  subsistance... 

Prudhomme. 

Un  des  souscripteurs  qui  adhérèrent  à la  proposition 
appela  Reine  Audu  « la  délie  des  Parisiens  ».  (N°  124). 

D’autre  part,  la  Bibliothèque  nationale  possède  une 
pièce  anonyme  curieuse  intitulée  : Aux  citoyens  dignes 
de  ce  nom , sans  date,  mais  qui  est  certainement  du 
commencement  de  1792,  car  il  y est  question 
d’une  pétition  pour  Reine  Audu,  qui  fut  lue  à la 
Législative  le  24  janvier  1792;  et  nous  croyons  devoir 
extraire  de  ces  pages  les  lignes  suivantes,  où  l’on  voit 
se  développer  jusqu’au  merveilleux  la  légende  'patriote 
ignorée  de  Michelet  et  de  Louis  Blanc  (on  remarquera 
surtout  que  l’arrestation  des  voitures  royales  s’y 
trouve  attribuée  à Reine  Audu)  : 

Citoyens,  il  faut  que  vous  connaissiez  ce  que  nous  devons 
tous  à Reine  Audu...  Reine  Audu  partit  de  Paris  le  lundi 
5 octobre  1789  avec  plus  de  huit  cents  femmes  qui  s’étaient 
assemblées  aux  Champs-Elysées  ; elle  les  mit  par  pelotons 
de  huit;  et,  dans  cet  ordre,  qu’elle  eut  grand  soin  de  faire 
tenir...  elles  arrivèrent  à Sèvres...  Arrivée  à Versailles, 
elle  laissa  quatre  cents  femmes  à l’Assemblée  nationale. 
Après  avoir  engagé  les  dragons  qui  la  gardaient  à prêter 
serment  de  fidélité  à la  nation,  ce  qu’ils  firent  de  bon  cœur, 
pour  lors  leur  laissa  en  garde  trois  petites  pièces  de  canon 
que  les  femmes  conduisaient;  ensuite  continua  sa  route, 
ayant  choisi  douze  citoyennes  pour  se  présenter  avec  elle 
chez  le  roi...  Elle  persuada  au  régiment  de  Flandre  de  prê- 
ter le  serment  qu’elle  avait  obtenu  des  dragons...  Ayant 
appris  par  les  femmes  mises  par  elle  en  garde  aux  écuries 


188 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


que  quatre  voitures  du  roi  allaient  partir,  elle  les  fit  arrêter 
et  alla  à l’Assemblée  nationale  porter  cette  nouvelle.  Un 
député  fut  alors  nommé  par  l’Assemblée  pour  conduire  au 
château  les  douze  citoyennes  nommées  pour  cette  députa- 
tion. Les  gardes  du  corps  refusèrent  le  passage;  elle  écarta 
deux  des  chevaux  montés  par  eux,  passa  sous  le  ventre  d’un 
des  chevaux  et,  là,  reçut  les  premières  blessures  à la  main 
droite  et  à la  poitrine...  Elles  entrèrent  au  château  et  par- 
lèrent au  roi...  Le  roi  ayant  envoyé  à l’Assemblée  nationale 
la  sanction  demandée,  Reine  Audu  en  sortit...  et  reçut  d’un 
autre  garde  du  corps  un  coup  de  sabre  au  bras  gauche...  Ne 
pouvant  plus  se  soutenir,  les  coups  de  pieds  de  chevaux 
ayant  fait  sauter  tous  ses  ongles  des  pieds,  elle  passa  la  nuit 
sur  un  canon,  qu’elle  ne  quitta  à huit  heures  du  matin  que 
pour  demander  au  roi  de  venir  faire  son  séjour  à Paris... 
Le  roi  ayant  donné  parole...  cette  promesse  termina  les 
exploits  de  notre  courageuse  citoyenne,  qui  revint  à Paris 
sur  un  canon,  ne  pouvant  plus  marcher. 

Enfin,  nous  pensons  bien  avoir,  d’un  mot,  évoqué 
par  avance  tout  le  personnage  de  Théroigne  dans  les 
premiers  temps  de  la  Révolution,  en  disant  qu’il  fut 
celui,  non  d’une  guerrière,  mais  d’une  dame  'politique . 
En  mars  1790,  le  Rôdeur  réuni  au  Chroniqueur  secret 
de  la  Révolution  est  d’accord  avec  l’article  de  Champce- 
netz  de  novembre  1789  pour  ne  montrer  qu’une  dame 
politique  dans  la  jeune  révolutionnaire.  Et,  certes, 
on  comprend  que  Théroigne,  femme  d’ancien  régime 
par  ses  habitudes  et  ses  goûts,  ne  se  soit  pas  jetée 
immédiatement  dans  l’action  violente.  Les  Goncourt 
expliquent,  en  somme,  par  un  miracle  psycho-physio- 
logique, le  rôle  de  bacchante-démagogue  qu’ils  lui 
font  jouer  dès  juillet.  « De  la  courtisane,  ont-ils  écrit, 
il  est  né  soudainement  un  héros  et  une  furie.  » Sou- 
dainement ? Même  chez  des  cérébrales  aussi  impression- 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


189 


nables  que  Théroigne,  la  nature  ne  fait  pas  de  tels 
sauts  : il  n’y  a pas  de  ces  changements  à vue  dans 
l’âme.  D’ailleurs,  la  note  royaliste  de  Y Histoire  de  la 
Révolution  p ar  deux  amis  de  la  liberté  n’avoue-t-elle  pas 
que  « dans  les  commencements  » Théroigne  « avait 
paru  assez  humaine,  assez  douce  »L 


V 


THÉROIGNE  A PARIS,  D’OCTOBRE  1789  A MAI  1790 


L’ancienne  demi-mondaine  cosmopolite  se  passion- 
nant tout  de  suite  pour  la  Révolution;  la  déracinée , 
comme  on  dirait  maintenant,  s'enracinant  française  sous 
l’influence  des  idées  nouvelles,  mais  trop  xvme  siècle, 
bien  que  peuple  d’origine,  pour  ne  pas  demeurer  un 
certain  temps  une  révolutionnaire  parlementaire  et 
meme  une  révolutionnaire  de  salon;  et,  sans  doute, 
son  amour  de  la  gloire  la  faisant  impatiente  d’un 
rôle,  mais  non  pas  de  celui  qu  elle  jouera  plus  tard, 
d’un  rôle  de  « Muse  »,  suivant  le  mot  de  Champcenetz; 
voilà  ce  qu’il  faut,  ici,  se  représenter.  — Très  vite 

1.  Les  Goncourt  invoquent  le  témoignage  de  Camille  Desmoulins,  qui 
aurait  appelé  la  patriote  de  1789  « une  panthère  »,  et  ils  renvoient  aux 
Révolutions  de  France  et  de  Brabant  — sans  indiquer  le  numéro  dans 
lequel  se  trouverait  l’expression,  ce  qui  n’étonne  pas  quand  on  sait 
qu’ils  l’avaient  empruntée  à un  résumé  trop  personnel  fait  par  Miche- 
let d’un  article  du  brillant  journaliste.  Nous  aurons  bientôt  à donner 
tout  ce  qui  concerne  Théroigne  dans  cet  article.  On  verra  qu’elle  n’y 
est  point  comparée  à une  panthère;  mais  voici  la  phrase  de  Michelet: 
« Déjà  elle  a traversé  toute  l’Assemblée  ( des  Cordeliers)  d’un  pas  léger 
de  panthère,  elle  est  montée  à la  tribune.  » Il  nous  semble  inutile  d’in- 
sister 


190 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


elle  avait  su  devenir  cette  Muse,  se  composer  le  cercle 
ainsi  décrit,  plaisamment,  par  Champcenetz  : « Sa 
société  est  un  lycée...  On  compte  parmi  ses  élèves 
l’abbé  Sieyès,  Pétion  de  Villeneuve,  Barnave...  Les 
morceaux  les  plus  applaudis,  les  plus  éloquents,  les 
plus  civiques  de  leurs  discours  à l’Assemblée  ont  été 
composés  ou  inspirés  par  elle.  L’hôtel  de  Grenoble,  rue 
du  Bouloy,  où  elle  loge,  est  devenu  le  point  central  des 
grands  intérêts  de  la  France  régénérée.  Là  s’est  faite 
la  découverte  de  ce  pouvoir  administratif , inconnu  aux 
anciens...  Là  se  posent  les  fondements  de  cette  démo- 
cratie royale , qui  a tous  les  avantages  des  républiques, 
sans  avoir  les  inconvénients  des  monarchies;  là  se 
bâtit,  des  mains  de  la  philanthropie,  l’édifice  de  la 
liberté  des  noirs...  Là  se  déconcertent  les  entreprises 
des  aristocrates;  là,  enfin,  se  préparent  ces  motions 
lumineuses  qui  font  l’admiration  de  la  capitale  et  la 
stupeur  des  provinces.  » C’est  ce  que  dit  le  Rôdeur  en 
d’autres  termes  : « Il  s’est  tenu  chez  elle  des  comités 
révolutionnaires  »,  etc...  Seulement  le  Rôdeur  ne  cite 
aucun  nom.  Mais,  comme  Champcenetz,  Beaulieu  nom 
mera  Petion,  « avec  lequel  elle  avait  souvent  des  con- 
férences »,  et  qui  fut,  assure-t-il  aussi,  des  soupirants 
malheureux  de  la  «Minerve  ».  Il  ajoute  qu’on  trouvait 
« toujours  » chez  elle  Rom  me,  avec  « le  jeune  comte 
Strogonoff,  son  élève»,  et  « le  frère  de  l’abbé  Sieyès, 
qui  venait  y recueillir  l’encens  qu’on  distribuait  à 
son  aîné  ».  ( Essais  historiques) . Déjà,  dans  la  note  de 
Y Histoire  de  la  Révolution , Beaulieu  avait  raconté  : 
« Les  plus  intimes  liaisons  de  la  prude  Luxembour- 
geoise étaient,  avec  le  frère  de  l’abbé  Sieyès  et  Homme, 
l’un  des  plus  zélés  sectateurs  de  cet  abbé...  Le  comte 
Strogonoff  riait  beaucoup  de  cette  intimité...  Homme 


THÉROIGNE  DE  MÉRÎCOURT 


191 


était  une  espèce  de  quaker,  affectant  la  plus  austère 
modestie,  la  malpropreté  meme,  et  d’une  figure 
à faire  peur  : c’était  un  métaphysicien  obscur,  un 
alchimiste  politique  dont  il  était  impossible  de  suivre 
les  bizarres  dissertations.  Rien  n’était,  plus  comique 
que  d’entendre  la  petite  Théroigne  vouloir  renchérir 
encore  sur  la  mysticité  de  son  maître  et,  avec  des 
figures  si  disparates,  de  les  voir  l’un  et  l’autre  rire  de 
leur  audace  et  de  leurs  découvertes.  » Le  mathématicien 
Romme  avait  alors  quarante  ans.  On  sait  qu’il  fut  de 
la  Législative  et  de  la  Convention,  qu’il  prit  une  part 
importante  à la  création  du  calendrier  républicain,  et 
qu’il  se  tua  en  1795,  devançant  l’échafaud  de  la  réaction 
thermidorienne. 

Les  habitués  du  salon  de  l’hôtel  de  Grenoble  avaient 
pour  la  jeune  patriote  une  admiration  vive  — à tous 
égards.  Ils  « la  regardaient  comme  un  prodige  », 
confesse  Beaulieu  dans  ses  Essais  historiques , après 
avoir  dit  : « Peu  s’en  faut  que  tous  ces  politicoman  ne 
deviennent  des  amants  passionnés.  » Tout  son  mérite,  il 
est  vrai,  selon  Beaulieu,  était  « une  vivacité  extraordi- 
naire »,  avec  une  « imagination  rusée  » : elle  avait 
« peu  d’esprit  ».  Mais  esprit  veut-il  dire  ici  intelligence? 
Beaulieu  confesse  encore  : « Sa  tcte  était  remplie  de 
ceux  des  vers  de  nos  grands  poètes  qui  ont  le  plus 
exalté  les  sentiments  républicains  ; elle  débitait  tout 
cela  avec  feu,  dans  son  jargon  moitié  français,  moitié 
flamand  : ce  qui  faisait  rire*  et  paraissait  aimable  dans 
une  jolie  bouche  à laquelle  on  supposait  de  la  naïveté.  » 
Et,  malgré  la  pointe,  voilà  un  portrait  charmant,  une 
Théroigne  aimable  en  effet  dans  son  enthousiasme 
politico-lettré.  Aspasie-grisette,  bien  différente  de  la 
u furie»  des  Goncourt:  Aspasie  chaste,  il  y faut  insister. 


192 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


avec  la  note  de  Y Histoire  de  la  Révolution  disant  : 
« Nous  avons  vu  des  hommes  sages,  qui  jouissent 
aujourd’hui  d’une  haute  considération,  devenir  amou- 
reux de  cette  petite  personne,  et  celle-ci  rejeter  leurs 
vœux  avec  une  fierté  Lacédémonienne.  » Cette  note,  du 
reste,  lui  reconnaît  « assez  de  sagacité  » même  dans 
les  discussions  « sur  la  littérature  française  »,  où  elle 
se  plaisait,  et  corrige  ainsi  le  « peu  d’esprit»  des  Essais 
historiques. 

Evidemment,  aux  jours  de  sa  splendeur  de  fille  à 
diamants,  elle  avait  lu.  On  se  rappelle  la  lettre  où,  le 
28  juin  1789,  elle  remercie  Perregaux  de  lui  avoir 
envoyé  ses  livres,  qu’elle  croyait  perdus.  De  la  forte- 
resse de  Kufstein,  elle  écrira,  le  29  juillet  1791,  à son 
frère  aîné  : « Je  vous  recommande  mes  livres  par- 
dessus toutes  choses.  Ne  les  prêtez  à personne.  » Elle 
parle  ensuite  d’un  paquet  probablement  oublié  par  elle 
dans  l’auberge  où  on  l’avait  arrêtée,  et  qui  contenait 
avec  des  robes  « des  livres  de  Sénèque  et  de  Mably  ». 

L’étonnant  c’est  que  Beaulieu  ne  paraisse  pas  savoir 
qu’elle  était  musicienne.  Sa  ferveur  révolutionnaire 
l aurait-elle  donc  presque  tout  de  suite  déprise  de  l’art 
qu’elle  avait  tant  aimé  ? Mais  Dulaure,  ayant  dit:  « Elle 
avait  une  éducation  soignée  »,  observe  précisément 
qu'elle  « était  musicienne  ».  D’ailleurs,  nous  lisons 
dans  la  lettre  du  29  juillet  1791  : « Vous  avez  peut-être 
été  obligé  de  vendre  mon  forte-piano  à moitié  pour 
rien,  malgré  qu’il  m’ait  coûté  30  louis.  Cela  me  ferait 
de  la  peine,  à cause  que  j’aime  la  musique  ».  (*I).  Elle 
avait  acheté  ce  forte-piano  à Londres,  en  1787. 

Mais  quand,  au  juste,  Beaulieu  la  connut-il?  Peu 
après  les  journées  d’octobre,  sans  doute,  à l’Assem- 
blée nationale  : car  elle  n’en  suivit  pas  les  séances  à 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


193 


Paris  moins  régulièrement  qu’elle  n’avait  fait  à Ver- 
sailles. Même,  il  la  montre,  dans  « les  tribunes  » ou 
aux  « alentours  » de  la  salle  du  Manège  — « quelque- 
fois avec  un  costume  grec  »,  — «à  la  tête  de  tous  les 
hueurs,  de  tous  les  approbateurs,  suivant  que  les  huées 
ou  les  approbations  » semblaient  « nécessaires  » ; et 
« c’était  toujours  elle  qui  donnait  le  signal  ».  Mais 
peut-être  ne  devint-il  de  ses  familiers  qu’en  jan- 
vier 1790,  lorsqu’elle  eut  fondé  chez  elle  un  véritable 
club,  dont  il  fit  partie  et  auquel  il  pensait  en  écrivant  : 
« Théroigne  tenait  dans  son  appartement  de  petits 
clubs  formés  de  personnes  assez  remarquables  ».  Le 
certain,  c’est  qu’il  fut  des  premiers  Amis  de  la  loi , 
ainsi  que  se  nommèrent  les  membres  de  cette  Société2. 
Théroigne  l’avait  créée,  le  10  janvier,  avec  Romme  et 
quelques  compatriotes  de  celui-ci,  né  en  Auvergne  (à 
Riom).  Or  Beaulieu  était  non  seulement  de  la  même 
province  mais  de  la  même  ville  que  le  savant;  et 
c’est,  probablement,  ce  dernier  qui  présenta  le  futur 
auteur  des  Essais  historiques  à la  Luxembourgeoise. 
Elle  a raconté  dans  son  autobiographie  : « Je  proposai  à 
ceux  qui  venaient  le  plus  souvent  dans  la  tribune  des 
Feuillants  de  nous  réunir  en  société  politique.  On 
goûta  mon  projet3  ».  D’où  l’on  peut  inférer  qu’elle 
s’était  liée  avec  Romme  dans  cette  tribune.  Un  peu 
plus  loin,  elle  parle  de  lui  : « Un  soir,  dit-elle,  j’émis 
l’idée  ( devant  les  Amis  de  la  loi ) qu’il  fallait  que  le 
peuple  donnât  aux  meilleurs  patriotes  de  l’Assem- 
blée nationale  des  couronnes  civiques  ou  des  cocardes. 

1.  L’Assemblée  siégea  pour  la  première  fois  dans  cette  salle  le  9 no- 
vembre 1789. 

2.  Ne  pas  la  confondre  avec  un  autre  club  du  même  nom  fondé  en 
1791  par  Osselin,  et  qui  s’établit  aux  Théatins. 

3.  Les  Confessions , p.  122. 


13 


TROIS  FEMMES  DIS  LA  RÉVOLUTION 


lÜi 

Une  motion  à cet  effet,  qui  fut  rédigée  par  M.  Romme 
et  quelques  autres,  et  que  le  peuple  signa,  fut  adoptée  : 
sept  cocardes  furent  données  aux  sept  membres  du 
Comité  de  la  Constitution  ».  De  son  côté,  rédigeant  un 
mémoire  sur  l’association  « vraiment  populaire  » qu’il 
eût  désiré  voir  sortir  du  petit  club,  Romme,  en  janvier 
ou  février  1790,  déclarait  : « Le  projet  qu’on  esquisse 
ici  est  le  résultat  de  plusieurs  conversations  où 
Mlle  Théroigne  a exposé  de  quelle  importance  serait 
dans  ce  moment-ci  un  établissement  qui  aurait  pour 
objet  de  faire  connaître  le  degré  et  les  moyens  d’in- 
fluence de  chaque  membre  de  l’Assemblée  nationale  1 ». 
Preuve  que  la  prisonnière  de  Kufstein  ne  mentit  pas  en 
s’attribuant  l’initiative  de  la  fondation  du  club;  et 
curieux  témoignage  d’une  collaboration  qui  pourrait 
d’abord  surprendre  entre  1’  « espèce  de  quaker  » et  la 
ci-devant  demi-mondaine.  «Cette  première  vue,  pour- 
suivait Romme,...  s’est  agrandie.  D’autres...  sont 
venues  » s’y  « joindre  » ; et  enfin  — dans  la  pensée  de 
Théroigne,  comme  dans  celle  du  futur  montagnard, 
voilà  l’admirable  — il  s’était  agi  de  ceci  : 

« Donner  une  nouvelle  impulsion  aux  mœurs  ;...  éle- 
ver le  peuple  à la  dignité  de  ses  droits  ;...  l’éclairer  sur 
ses  vrais  intérêts  et  sur  le  degré  de  confiance  et  d’estime 
qu’il  doit  au  zèle,  aux  lumières  et  aux  vertus  de  ses  re- 
présentants à l’Assemblée  nationale;...  lui  développer 
les  avantages  de  la  Révolution  pour  assurer  son  bien- 
être;...  propager,  autant  qu’il  est  possible,  la  connais- 
sance des  opérations  journalières  de  l’Assemblée;... 
réveiller  le  patriotisme  éteint  de  quelques  âmes  molles 

1.  Cité  par  M.  Marcellin  Pellet,  qui  avait  eu  « la  bonne  fortune  de 
trouver  des  documents  autographes  provenant  de  la  succession  de 
Gilbert  llomine  et  relatifs  au  club  des  Amis  de  la  loi  ». 


THÉROIGNË  DE  MÉRICOURT 


m 


et  craintives;...  contenir  les  esprits  trop  exaltés  qu’un 
excès  de  zèle  peut  égarer;...  épargner  aux  lecteurs 
impatients  la  recherche  laborieuse  et  rebutante  d’un 
franc  patriotisme  dans  la  multitude  de  brochures  et 
de  feuilles  périodiques  dont  nous  sommes  inondés;... 
offrir  aux  bons  citoyens  un  choix  tout  fait  dans  un 
cabinet  de  lecture  ouvert  aux  associés;...  correspondre 
avec  les  provinces  pour  y répandre  les  bons  livres  et  les 
belles  actions,  et  en  recevoir  de  nouvelles  lumières, 
de  nouveaux  motifs  d’encouragement;...  rassembler, 
comme  dans  un  foyer,  les  rayons  épars  de  l’opinion 
publique,  et  dissiper  les  nuages  dont  les  âmes  noires, 
viles  et  hypocrites,  s’efforcent  de  l’obscurcir  pour  alar- 
mer le  peuple;...  en  diriger  la  lumière  épurée  sur  un 
tribunal  libre  de  censure,  dont  les  décisions,  marquées 
par  la  sagesse  et  la  maturité,  acquerront  un  caractère 
imposant  et  redoutable  pour  ceux  qui  trahiront  la  cause 
publique,  mais  consolant  pour  ceux  qui  ont  le  courage 
du  bien1  ». 

« Elever  le  peuple  à la  dignité  de  ses  droits!  » Ces 
mots  surtout  sont  à retenir.  Ne  disent-ils  pas  que  Thé- 
roigne  regardait  l’éducation  des  masses  comme  la  con- 
dition maîtresse  d’une  révolution  durable  ? Et  c’est  donc 
que  la  prétendue  « furie  » des  Goncourt  était,  en  réa- 
lité, aussi  intelligemment  démocrate  qu’elle  pouvait 
l’être  ardemment.  Puis  n’est-il  pas  frappant  qu’un  des 
points  du  programme  fût  celui-ci  : « contenir  les  esprits 
trop  exaltés  qu’un  excès  de  zèle  peut  égarer  » ? Ligne 
à illustrer  de  cette  autre,  de  Ghoudieu  sur  l’héroïne  : 
« Je  ne  lui  ai  jamais  entendu  professer  que  des  prin- 
cipes très  libéraux  et  sans  exagération.  » Et  pourtant 

1.  Etude  historique  et  biographique  sur  The'roigne  de  Méricourt , par 
M.  Marcellin,  Pellet,  pp.  39-41. 


196 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


Ghoudieu  ne  put  l’entendre  qu’en  1792  et  1793,  car  il 
ne  vint  à Paris  qu’en  1791,  envoyé  à la  Législative  par 
le  département  de  Maine-et-Loire,  alors  que  Théroignc 
était  encore  en  Autriche. 

Mais  le  petit  club  ne  grandit  pas.  Suivant  l’expres- 
sion même  de  sa  fondatrice,  ce  fut  jusqu’au  bout  un 
« club  naissant  ».  [Les  Confessions,  p.  122).  Il  en  mou- 
rut, — vers  la  fin  de  mars,  — après  une  vingtaine  de 
séances,  où  se  trouvèrent,  chaque  fois,  « douze  ou 
treize  membres  ».  [Ibid.).  Parmi  les  noms  des  adhé- 
rents connus,  il  faut  relever  celui  de  Bosc,  l’ami  de 
Mme  Roland,  et  celui  du  journaliste  Maret,  futur  duc  de 
Bassano.  Théroigne,  dit  M.  Marcellin  Pellet,  demanda 
l’admission  de  son  frère  aîné,  qui,  revenu  à Paris 
en  1790,  vivait  avec  elle;  mais  il  fut  « écarté  par  la 
raison  qu’il  ne  parlait  pas  suffisamment  le  français  » 
Elle  aurait  voulu  attirer  Sieyès.  Elle  lui  porta  des 
cocardes;  il  « vint  chez  moi  pour  me  remercier  ».  [Les 
Confessions , même  page).  Mais  il  ne  s’affilia  pas  aux 
Amis  de  la  loi;  et,  quand  la  Société  eut  disparu,  c’est 
inutilement  que  Théroignc  essaya  d’en  former  une 
autre.  «Je  n’étais  guidée  dans  toutes  mes  propositions 
que  par  l'amour  du  bien  et  la  gloire  à acquérir  en  me 
rendant  utile  à la  nation;  mais  je  n’avais  pour  cela  ni 
assez  de  talents,  ni  assez  d’expérience,  et  j’étais  femme  ». 
[Ibid.,  p.  124) L 

1.  Les  premiers  renseignements  sur  le  club  des  Amis  de  la  loi  furent 
apportés,  en  1883,  par  M.  de  Vissac,  dans  un  volume  intitulé  : Romme 
le  Montagnard.  Malheureusement,  M.  de  Vissac  rééditait  contre  Thé- 
roigne les  calomnies  accueillies  par  Lamartine  ; il  poussait  même  la 
confiance  envers  l’auteur  de  Y Histoire  des  Girondins  jusqu'à  le  piller,  car 
il  lui  empruntait  sans  le  citer  une  dizaine  de  formules  éclatantes.  Gela, 
pourmieux  attendrir  sur  Strogonotî  dont  il  faisait  une  victime  de  l’ama- 
zone, « femme  fatale  à l’inexpérience  et  à la  jeunesse  »,  disait-il,  tirant 
ici  sa  prose  de  son  fonds.  Bien  entendu,  il  ne  donnait  aucune  preuve. 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


4 97 


J'étais  femme  ! M.  Marcellin  Pellet  assure  qu’une  des 
questions  dont  elle  s’occupa  dans  son  club  fut  celle 
des  droits  de  la  femme.  Elle  sentait  vivement,  comme 
elle  l’écrivit  à Kufstein,  « la  force...  de  l’orgueil  et  des 
préjugés  masculins».  {Les  Confessions , p.  123).  N’avait- 
elle  pas  « tous  les  jours  » à subir,  parce  que  femme, 
quelque  humiliation?  Dans  les  « tribunes  de  l’Assem- 
blée», des  aristocrates  « me  décochaient  des  sarcasmes 
sans  relâche  ».  Et  certains  patriotes  même,  « au  lieu 
de  m’encourager,  de  me  défendre  et  de  me  rendre  jus- 
tice, me  tournaient  en  ridicule  ».  ( Ibid .,  p.  125).  Le 
dimanche  14  février,  jour  où  l’Assemblée  se  rendit  à 
Notre-Dame  pour  un  Te  Deurn , plusieurs  députés, 
ayant  vu  Théroigne  dans  la  foule,  l’invitèrent  à « mar- 
cher avec  eux  en  procession  » ; et,  toute  fière,  elle  fit 
« dans  leurs  rangs  une  partie  du  chemin»;  mais  bien- 
tôt il  y eut  des  plaisanteries,  des  prêtres  F « apostro- 
phèrent »,  et  elle  crut  devoir  se  retirer.  Cependant 
« nombre  de  gens,  comme  moi,  marchaient  en  proces- 
sion avec  les  députés...  Mais  c’étaient  des  hommes  ». 
{Ibid.,  p.  123). 

Elle  déclare,  néanmoins,  que  la  plupart  des  Consti- 
tuants patriotes  s’étaient  pris  d’estime  pour  elle.  C’est, 
d’ailleurs,  vers  la  fin  de  février  qu’elle  remporta  le 
plus  grand  succès,  peut-être,  de  sa  carrière.  Succès 
immortalisé  par  des  pages  enthousiastes  de  Camille 
Desmoulins  L L’auteur  des  Révolutions  de  France  et  de 

Sous  le  nom  d’Otcher,  qui  était  son  nom  de  guerre,  Strogonoff  fut  le 
bibliothécaire  du  club.  Théroigne,  qui  en  avait  d’abord  été  l’archiviste, 
se  fit  bientôt  remplacer  dans  cette  fonction  par  un  nommé  Chapsal. 
(Marcellin  Pellet). 

1.  Desmoulins  avait  déjà  parlé  d’elle  dans  son  compte  rendu  de  la 
séance  de  la  Constituante  où  Louis  XVI  vint  adhérer  solennellement  à 
la  Constitution  (4  février).  11  la  montrait,  avec  « l’élite  des  patriotes  », 
secouant  la  tête  à certains  endroits  du  discours  royal, 


198 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


Brabant  commence  par  raconter  qu’il  est  allé  récem- 
ment se  faire  inscrire  au  district  des  Cordeliers;  puis  : 

J’allais  me  retirer...  quand  la  sentinelle  appelle  l’huissier 
de  service,  et  l’huissier  de  service  annonce  au  président 
qu’une  jeune  dame  veut  absolument  entrer  au  Sénat.  On 
croit  que  c’est  une  suppliante,  et  on  pense  bien  que  chez  des 
Français  et  des  Cordeliers  personne  ne  propose  la  question 
préalable  ; mais  c’était  une  opinante  : c’était  la  célèbre 
mademoiselle  Théroigne,  qui  venait  demander  la  parole  et 
faire  une  motion.  J1  n’y  eut  qu’une  voix  pour  l’admettre  à la 
barre.  A sa  vue  l’enthousiasme  saisit  un  honorable  membre. 
Il  s’écrie  : C’est  la  reine  de  Saba  qui  vient  voir  le  Salomon 
des  districts. 

« Oui,  reprit  mademoiselle  Théroigne,  tirant  de  là  son 
exorde  avec  beaucoup  de  présence  d’esprit,  c’est  la  renom- 
mée de  votre  sagesse  qui  m’amène  au  milieu  de  vous.  Prou- 
vez que  vous  êtes  Salomon,  que  c’est  à vous  qu’il  était  ré- 
servé de  bâtir  le  temple,  et  hâtez-vous  de  construire  un 
temple  à l’Assemblée  nationale.  C’est  l’objet  de  ma  motion. 
Les  bons  patriotes  peuvent-ils  souffrir  plus  longtemps  de 
voir  le  pouvoir  exécutif  logé  dans  le  plus  beau  palais  de 
l’univers,  tandis  que  le  pouvoir  législatif  habite  sous  des 
tentes,  et  tantôt  aux  Menus-Plaisirs,  tantôt  dans  un  Jeu  de 
Paume,  tantôt  au  Manège,  comme  la  colombe  de  Noé  qui 
n’a  point  où  reposer  le  pied.  La  dernière  pierre  des  derniers 
cachots  de  la  Bastille  a été  apportée  aux  pieds  du  Sénat,  et 
M.  Camus  la  contemple  tous  les  jours  avec  ravissement, 
déposée  dans  ses  archives  : le  terrain  de  la  Bastille  est 
vacant  ; cent  mille  ouvriers  manquent  d’occupation.  Que 
tardons-nous,  illustres  Cordeliers,  modèle  des  districts,  pa- 
triotes, républicains,  romains  qui  m’écoutez!  Hâtez-vous 
d’ouvrir  une  souscription  pour  élever  le  palais  de  l’Assem- 
blée nationale  sur  l’emplacement  de  la  Bastille.  La  France 
s’empressera  de  vous  seconder  : elle  n’attend  que  le  signal  ; 
invitez  tous  les  meilleurs  ouvriers,  tous  les  plus  célèbres 
artistes  ; ouvrez  un  concours  pour  les  architectes  ; coupez 
les  cèdres  du  Liban,  les  sapins  du  mont  Ida,  Ah  ! si  jamais 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


199 


les  pierres  ont  dû  se  mouvoir  d’elles-mêmes,  ce  n’est  point 
pour  bâtir  les  murs  de  Thèbes,  mais  pour  construire  le 
temple  de  la  Liberté.  C’est  pour  enrichir,  pour  embellir  cet 
édifice  qu’il  faut  nous  défaire  de  notre  or  et  de  nos  pierre- 
ries. J’en  donnerai  l'exemple  la  première.  On  vous  l’a  dit, 
les  Français  ressemblent  aux  Juifs,  peuple  porté  à l’idolâtrie. 
Le  vulgaire  se  prend  par  les  sens  : il  lui  faut  des  signes 
extérieurs  auxquels  s’attache  son  culte.  Détournez  les  re- 
gards du  pavillon  de  Flore,  des  colonnades  du  Louvre, 
pour  les  porter  sur  une  basilique  plus  belle  que  Saint-Pierre 
de  Rome  et  que  Saint-Paul  de  Londres.  Le  véritable  temple 
de  l’Éternel,  le  seul  digne  de  lui,  c’est  le  temple  où  a été 
prononcée  la  Déclaration  des  droits  de  l’homme.  Les  Français 
dans  l’Assemblée  nationale,  revendiquant  les  droits  de 
l’homme  et  du  citoyen,  voilà  sans  doute  le  spectacle  sur 
lequel  l’Etre  suprême  abaisse  ses  regards  avec  complai- 
sance ; voilà  l’hommage  qu’il  entend  avec  plus  de  plaisir  que 
le  chant  des  hautes  et  basses-contres  exécutant  un  Kyrie 
eleison  ou  un  Salvum  fac  regem.  » 

On  conçoit  l’effet  que  dut  faire  un  discours  si  animé  et 
ce  mélange  d’images  empruntées  du  récit  de  Pindare  et  de 
ceux  de  l’Esprit-Saint  L 


« Quand  la  fureur  des  applaudissements  fut  un  peu 
calmée  »,  ajoute  Desmoulins,  on  délibéra  sur  la  motion, 
qui  fut  adoptée;  et  le  club  chargea  son  président  Paré, 
Danton,  ex-président,  Fabre  d’Eglantine,  vice-président, 
Camille  Desmoulins  et  Dufourny  de  Villiers  de  rédiger 
une  adresse  aux  districts  et  aux  départements.  Mais, 
en  dépit  de  l’adresse1 2,  l’idée  tomba3.  Reste  à savoir 


1.  Révolutions  de  France  et  de  Brabant , n°  14. 

2.  Elle  était  longue  et  d’un  lyrisme  égal  à celui  du  discours.  On  la 
trouve  dans  le  même  numéro  des  Révolutions  de  France  et  de  Brabant. 

3.  Elle  n’était  pas  absolument  nouvelle;  car,  d’après  le  Rôdeur  fran- 
çais du  13  février  1790,  une  dame  Desormeaux  avait  déjà  proposé 
d’élever  le  «temple»  du  pouvoir  Législatif  « sur  les  débris  delà  Bastille», 
Théroigne  avait-elle  lu  ce  numéro  du  Rôdeur  français ? 


200 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


si  l'étincelant  esprit  de  Camille  Desmoulins  ne  nuisit 
point  en  beauté  à la  fidélité  de  sa  mémoire  dans  la 
reproduction  du  discours.  Assurément,  Théroigne 
l’avait  écrit,  comme  en  1792  elle  écrira  celui  qu’elle 
prononcera  à la  Société  fraternelle  des  Minimes  ; mais 
le  texte  de  celui-ci,  imprimé,  a survécu;  et  c’est  la 
comparaison  de  ce  second  discours,  et  aussi  d’un 
placard  de  1793,  signé  Théroigne,  avec  l’espèce  d’ode 
en  prose  qu’on  vient  de  lire,  qui  nous  a fait  penser 
qu’au  moins  une  part  du  somptueux  de  cette  ode  était 
due  au  galant  enthousiasme  patriotique  de  Desmou- 
lins.  Non  pas,  certes,  que  l’oraison  de  1792  et  même 
le  placard  manquent  d’éloquence.  Si  Théroigne  n’eut 
jamais  une  syntaxe  bien  sûre,  elle  eut  le  souffle.  Ce 
qu’on  ne  retrouvera  pas  quand,  à leur  date  respec- 
tive, nous  donnerons  le  meilleur  de  ses  deux  seules 
productions  connues,  c’est  l’éloquence  imagée  de  la 
harangue  aux  Cordeliers  ; c’en  est  l’éclat  « oriental  », 
suivant  une  épithète  à moitié  ironique  de  F Observa- 
teur du  4 mars  1790,  dans  un  long  article  très  curieux. 

Aucun  historien  n’a  signalé  cet  article,  critique  phi- 
lanthropo-royaliste  de  la  motion  de  Théroigne,  d’au- 
tant plus  intéressante  qu’elle  n’est  pas  injurieuse  ni 
même  dure,  et  au  début  de  laquelle  sont  à noter  ces 
lignes,  moitié  plaisantes,  moitié  sérieuses,  sur  Thé- 
roigne elle-même  : « Cette  jeune  héroïne  joue  dans 
notre  révolution  un  rôle  aussi  brillant  que  celui  de 
Gildippe  et  de  Clorinde  au  siège  de  Jérusalem  ».  Mais 
voici  les  réflexions,  humanitaires  et  contre-révolution- 
naires à la  fois,  du  journal  sur  la  motion  : 

1°  « Mademoiselle  Théroigne  a-t-elle  réfléchi  à la 
misère  profonde  et  universelle  où  le  royaume  est  plon- 
gé ? Se  fait-elle  une  idée  juste  des  sommes  immenses 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


201 


qu’il  faudrait  consacrer  aune  telle  entreprise?))  Etc... 

2°  Avant  de  songer  à construire  un  temple  de  la 
Liberté,  parfaitement  inutile,  il  serait  bon  de  remédier 
aux  effets  de  la  « monstrueuse  inégalité  des  fortunes  » . 

Contemplez  (V Observateur  s'adresse  à Thér oigne),  si  vous 
en  avez  le  courage,  ces  quatre  mille  malades  entassés  dans 
une  seule  maison,  distribués  quatre  à quatre,  six  à six,  dans 
des  lits  ou  circule  un  air  pestilentiel  que  la  santé  la  plus 
robuste  n’affronte  pas  sans  danger  ; parcourez  le  dépôt 
affligeant  où  sont  recueillis  par  la  religion  et  l’humanité  ces 
enfants  délaissés  par  les  auteurs  de  leurs  jours,  et  dont  la 
corruption  des  mœurs  et  la  misère  du  peuple  ont  rendu  le 
nombre  si  effrayant  qu’à  peine  les  plus  abondantes  largesses 
pourraient-elles  suffire  à leurs  besoins.  Voilà,  si  vous  avez 
de  l’éloquence  et  des  entrailles,  voilà  les  objets  qui  solli- 
citent l’appui  de  vos  talents. 

3°  Enfin,  il  est  absurde  de  « vouloir  multiplier  les 
édifices  d’une  ville  déjà  presque  déserte,  qui  se  dépeuple 
encore  tous  les  jours»  ; et  « il  vaudrait  mieux  se  ren- 
fermer dans  les  bornes  d’un  silence  modeste  que  de 
se  donner  ambitieusement  en  spectacle  pour  faire  de 
pareilles  motions  ».  — C’est  le  mot  de  la  fin,  et  le  plus 
sévère.  (*  II). 

Pour  un  autre  Observateur , /’ Observateur  féminin,  ou 
plutôt  l’Etoile  du  Matin,  car  c’est  le  nom  que  prit 
l’Observateur  féminin  à partir  du  second  numéro1,  le 
seul  but  de  Théroigne  avait  été  de  faire  du  bruit  : 
« Mademoiselle  Théroigne  étonne  les  Cordeliers,  fait 
rire  Paris  et  prétend  à une  grande  illustration.  » (N°  5). 
Ce  n’était  pas  encore  bien  méchant,  cela  n’a  même 
d’intérêt  qu’au  point  de  vue  documentaire,  comme 

1.  Cette  feuille  soi-disant  rédigée  par  Mmo  de  Verte- Allure,  « ex-reli- 
gieuse», n’eut  que  cinq  numéros  (mars  1790). 


202 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


une  preuve  nouvelle  de  l’accroissement  de  célébrité 
que  valut  à la  patriote  sa  proposition  fastueusement 
bizarre.  Mais,  en  juin,  il  parut  un  Nouveau  dictionnaire 
français , à V usage  de  toutes  les  municipalités , les  milices 
nationales , et  de  tous  les  patriotes , composé  par  un  aris- 
tocrate, dédié  à V Assemblée,  dite  nationale,  où  se  trou- 
vait cette  notice  : 

Théroigne.  Courtisane  du  second  ordre,  habitant  en  hôtel 
garni,  vivant  conjugalement  avec  Populus,  Mirabeau  et  tous 
les  faquins  qui  se  présentent  la  bourse  à la  main.  Cette  héroïne 
de  boudoir  fait  des  motions  dans  son  district  ; elle  trouve 
le  roi  trop  bien  logé  et  l’Assemblée  trop  mal,  comme  si 
Cartouche  et  sa  bande  l’avaient  été  aussi  bien.  Mademoi- 
selle Théroigne,  par  son  courage  mâle,  son  patriotisme,  sa 
fougueuse  éloquence,  ferait  oublier  son  sexe  et  l’oublierait 
peut-être  elle-même  sans  les  fonctions  augustes  qui  le  lui 
rappellent  journellement  et  dont  les  amateurs  de  physique 
expérimentale  ne  lui  permettent  pas  de  se  dispenser. 

Mais  il  nous  faut  revenir  à l’article  de  Camille  Des- 
moulins ; car  Théroigne,  en  se  rendant  au  club  du 
district  des  Cordeliers,  n’avait  pas  eu  seulement  l’espé- 
rance d’y  faire  réussir  une  motion  extraordinaire  : elle 
voulait,  de  plus,  demander  son  admission  au  district 
« avec  voix  consultative  »,  et,  sur  ce  point,  elle  fut 
déçue.  « L’Assemblée,  dit  Camille  Desmoulins,  a suivi 
les  conclusions  du  président,  qu’il  serait  voté  des  remer- 
ciements à cette  excellente  citoyenne  pour  sa  motion; 
qu’un  canon  du  concile  de  Mâcon  ayant  formellement 
reconnu  que  les  femmes  ont  une  âme  et  la  raison  comme 
les  hommes,  on  ne  pouvait  leur  interdire  d’en  faire  un 
si  bon  usage  que  la  préopinante;  qu’il  sera  toujours 
libre  à mademoiselle  Théroigne  et  à toutes  celles  de 
son  sexe  de  proposer  ce  qu’elles  croiraient  avantageux 


THÉR01GNB  DE  MÉRICOURT 


203 


à la  patrie;  mais  que,  sur  la  question  d’état,  si  la  de- 
moiselle Théroigne  sera  admise  au  district  avec  voix 
consultative  seulement,  l’Assemblée  est  incompétente 
pour  prendre  un  parti,  et  qu’il  n’y  a lieu  à délibérer.  » 
Document  précieux  pour  l’histoire  de  la  femme,  du 
féminisme  et  surtout  de  Y antiféminisme  pendant  la 
Révolution. 

N’est-ce  point  piquant  et  significatif  en  effet,  le  dis- 
trict des  Cordeliers  s’appuyant  sur  une  décision  d’un 
concile  pour  reconnaître  aux  femmes  une  âme  intelli- 
gente, et  promettant  bien,  en  conséquence,  d’entendre 
« toutes  celles»  qui  croiraient  avoir  à proposer  quelque 
chose  d’utile,  mais  refusant  à Théroigne  même,  qu’il 
vient  d’acclamer,  l’admission  « avec  voix  consultative 
seulement  » ? 

Mélange  de  féminisme  et  d’antiféminisme  où  celui- 
ci,  en  définitive,  l’emportait  de  beaucoup.  Sous  des 
concessions  d’ordre  psychologique,  et  aussi  d’intérêt 
patriotique,  c’était  le  droit  de  cité , suivant  l’expression 
de  Condorcet,  maintenu  par  le  district  comme  l’apa- 
nage de  l'homme , au  sens  viriliste  du  mot.  Sens  que 
la  Déclaration  des  droits  venait  de  consacrer,  mais 
par  une  véritable  fraude  inconsciente  de  l’orgueil  et  de 
l’égoïsme  masculins  sur  la  valeur  étymologique  et  phi- 
losophique du  terme,  car  homo  ce  n’est  pas  vir,  c’est 
l’être  humain  en  général,  et,  de  fait,  quand  Pascal, 
par  exemple,  ou  Descartes  ou  Voltaire  dit  l'homme , 
tout  le  monde  entend  bien  qu’il  s’agit  de  l’espèce  hu- 
maine, considérée  dans  son  unité  profonde  de  nature. 
Cette  unité,  la  Constituante  se  la  masqua,  un  peu,  il 
est  vrai,  — nous  avons  souligné  ce  point  dans  notre 
étude  sur  Olympe  de  Gouges,  — parce  qu’elle  avait 
peur  de  la  reine,  Si  elle  eût  accordé  aux  femmes  la 


204 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


capacité  politique,  comment  les  eût-elle  exclues  de 
la  régence?  Mais  enfin,  c’est  bien  par  une  tricherie 
verbale,  monstrueusement  naïve,  du  moi  viril  qu’elle 
put  ouvrir  la  Déclaration  des  droits  par  cette  phrase  : 

« Les  hommes  naissent  et  demeurent  libres  et  égaux 
endroits  »,  et  bannir  aussitôt,  sans  se  croire  illogique, 
de  la  cité  fondée  sur  ce  principe,  la  moitié  du  genre 
humain.  Il  y eut,  d’ailleurs,  un  antiféminisme  révolu- 
tionnaire doctrinal  dont  les  Révolutions  de  Paris  furent 
l’organe  le  plus  doctoral,  et  auprès  duquel  les  « con- 
clusions » du  président  Paré  se  transfigurent  en  quelque 
sorte,  deviennent  tout  à coup  d’un  libéralisme  admi- 
rable. 

Mais  la  campagne  antiféministe  de  l’important  jour- 
nal de  Prudhomme  ne  commença  qu’en  février  1791  ; 
et  nous  aurons  une  occasion  toute  naturelle  de  la  faire 
connaître,  quand,  en  1792,  nous  rencontrerons  Thé- 
roigne  prêchant  un  féminisme  militaire  auquel,  assu- 
rément, elle  ne  pensait  pas  en  1790. 

La  première  partie  de  sa  vie  politique  s’arrête  à la 
fin  de  mars. 

Il  est  bien  établi  qu’elle  était  encore  à Paris  au  com- 
mencement de  mai.  Le  7 de  ce  mois,  elle  faisait  au 
Mont-de-Piété  un  dernier  emprunt  de  809  livres  sur 
une  bague  d’un  fort  brillant;  mais  il  n’y  a plus  trace 
de  son  rôle  après  la  disparition  des  Amis  de  la  loi. 
Et,  chose  curieuse,  la  liste  de  ses  emprunts  rue  des 
Blancs-Manteaux  témoigne  d’un  changement  d’exis- 
tence précisément  vers  la  fin  de  mars.  En  effet,  du 
3 mars  au  7 mai,  nul  recours  à la  banque  charitable, 
qui,  — frappant  contraste,  — en  moins  de  cinq  mois, 
du  16  novembre  1789  à ce  3 mars,  avait  prêté  à l’hé- 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


205 


roïne  près  de  5.500  livres.  En  octobre,  et  dans  la  pre- 
mière quinzaine  de  novembre,  les  emprunts  avaient 
été  faibles.  Le  10  octobre,  elle  avait  eu  140  livres  d’un 
porte-huilier  avec  ses  bouchons;  le  29,  d’un  étui  d’or, 
80  livres  ; le  2 novembre,  60  livres  d’une  cuillère  à 
ragoût  et  d’un  couvert  ; le  14,  enfin,  58  livres  de  deux 
couverts  d’argent.  Mais,  le  16,  elle  engageait  deux 
tables  de  bracelets  avec  52  diamants  pour  2.080  livres; 
et  cela  ne  lui  permit  pas  d’aller  plus  de  trois  semaines  : 
le  9 décembre,  elle  se  faisait  prêter  1.100  livres 
sur  un  collier  de  brillants.  En  janvier,  sans  doute, 
pas  d’engagement;  mais,  le  1er  février,  elle  met  au 
Mont-de-Piété  une  boucle  d’oreille  à brillants  pour 
1.080  livres;  et,  le  3 mars,  c’est  une  autre  boucle 
d’oreille,  à chaîne  de  brillants,  qui  lui  vaut  un  prêt  de 
1.215  livres  (Demarteau).  Ainsi,  pour  se  soutenir  dans 
son  personnage  de  dame  politique,  se  ruinait,  à l’insu 
de  ses  familiers,  l’ancienne  courtisane. 

Le  changement  d’existence  dont  témoigne  la  liste  des 
emprunts  est  du  reste  mentionné  et  brièvement  précisé 
dans  l’autobiographie.  Il  fut  accompagné  d’une  nouvelle 
métamorphose  nominale:  Théroigne  s’appela  Mme  Poi- 
tiers. ( Les  Confessions , p.  124).  Ce  qui  doit  faire  sup- 
poser qu’elle  avait  quitté  l’hôtel  de  Grenoble.  Quatre 
ou  cinq  semaines  elle  vécut  « à l’écart  »,dans  ce  Paris 
où  la  presse  royaliste  ne  cessait  pas  de  s’occuper  d’elle, 
puis  l’idée  lui  vint  de  retourner  en  Belgique  pour  y 
vivre  encore  plus  économiquement.  Du  moins,  « la 
médiocrité  » de  sa  « fortune  »,  comme  elle  l’écrivit  à 
Perregaux  dans  sa  lettre  du  26  août,  fut  une  des  rai- 
sons de  cet  exil  dans  sa  patrie,  autour  duquel  poussa 
en  1791  une  légende  de  mission  révolutionnaire  que 
nous  aurons  à détruire.  Mais  la  meme  lettre  altérait  la 


206 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


vérité  de  ces  mots  : « Ce  n’est  pas  la  peur  (d'un  dé- 
cret de  prise  de  corps)  qui  m’a  fait  partir  » ; l’autobio- 
graphie avoue  cette  peur,  qui  eut  sa  part,  trop  légi- 
time, dans  la  détermination  de  « Mme  Poitiers  ».  Des 
amis  (Théroigne  en  avait  conservé  tout  de  même)  l’in- 
formèrent des  dispositions  du  Châtelet  à son  égard,  et 
elle  se  laissa  « effrayer  ».  (Ibid.,  p.  125)1.  Même  nous 
inclinerions  à penser  que  les  conseils  de  ces  amis  ne 
furent  pas  étrangers  à son  changement  d’existence  et 
de  nom.  On  n’a  sans  doute  pas  oublié  que  la  déposi- 
tion du  curé  Veytard  est  du  9 mars. 

Avant  la  fin  de  mai  elle  était  à Marcourt. 


VI 

THÉROIGNE  ET  LA  PRESSE  ROYALISTE  EN  1789-1790 


Au  total,  elle  se  trouvait  célèbre  sans  avoir  presque 
rien  fait  — ou  pu  faire.  Elle  avait  eu  de  bons  ennemis. 
La  presse  royaliste  s’était  acharnée...  à lui  donner  la 
gloire. 

Par  quels  moyens,  on  le  sait  déjà.  Mais  il  est  néces- 
saire d’écrire  l’histoire  de  cette  guerre  étonnante  à une 
femme.  Histoire  où  va  prendre  place  immédiatement  le 
personnage  à la  fois  symbolique  et  réel  de  Populus: 

1.  Peut-être,  cependant,  était-elle  sincère  dans  la  lettre  en  commen- 
çant par  dire  que  le  décret  rendu  l’avait  « fort  étonnée  ».  (On  se  rappelle 
le  passage,  cité  au  début  du  chapitre  précédent).  En  Belgique,  bien  tran- 
quille, elle  avait  pu  considérer  les  craintes  de  ses  amis  comme  chimé- 
riques. 


populus  (marie-étienne) 

Député  du  bailliage  de  Bourg-en-Bresse. 

D après  un  portrait  de  la  Collection  complète  des  portraits  de  MM.  les  Députés 
à l'Assemblée  nationale  de  1789. 

(Bibliothèque  nationale.  Cabinet  des  Estampes.) 


tue  mua 

OF  THE 


THÉUOIGNË  DE  MÉR1COURT 


20' 


car,  dès  novembre  1789,  les  Actes  des  apôtres  fiançaient 
Théroigne  à « l’heureux  Populus  »,  qui  était  le  Peuple, 
s’il  était  le  député  de  ce  nom.  Populus  « dont,  hélas  ! 
disait  Champcenetz,  elle  couronnera  bientôt  les  prodi- 
gieux moyens  de  plaire  et  l’inépuisable  amour  par  un 
mariage  qui  fera  le  malheur  de  ma  vie  ». 

Beaulieu  raconte  que  le  député  de  Bourg-en-Bresse  ne 
connaissait  pas  Théroigne.  Il  avait  environ  cinquante- 
cinq  ans.  Il  était  avocat  au  Parlement  à Bourg-en- 
Bresse,  sa  ville  natale,  quand  il  fut  élu  par  le  bailliage. 
Il  périt  sur  l’échafaud,  à Lyon,  en  1794,  comme  fédéra- 
liste. Nous  avons  cru  devoir  illustrer  d’un  portrait  de 
lui,  authentique,  la  fable  de  ses  amours  avec  V « amante 
de  la  nation  ».  Voici,  d’autre  part,  comment  le  Précis 
historique  sur  la  vie  de  Mademoiselle  Théroigne  de 
Méricour  le  dépeignait  satiriquement  : 

Quoique  Populus  n’ait  que  quatre  pieds,  sept  pouces  et 
trois  lignes,  on  lui  voit  cette  agréable  courbure,  ce  gracieux 
arrondissement  d’épaules  qui  annonce  la  profondeur,  la 
multiplicité  des  études  et  l’habitude  de  la  méditation.  Aussi, 
quoiqu’il  n’ait  que  de  trente  à trente-cinq  ans,  on  ne  lui  voit 
point  ces  airs  évaporés  qui  distinguent  les  jeunes  Français. 
Ses  cheveux  du  plus  beau  gris  pommelé  et  retroussés  sur 
ses  oreilles  en  boucles  aplaties  accompagnent  merveilleuse- 
ment sa  figure,  lui  donnent  plus  de  rondeur  et  d’évidence  ; 
et  ceux  de  derrière,  hermétiquement  fermés  dans  un  crapaud 
qui  badine  sur  ses  épaules,  lui  impriment  ce  caractère  au- 
guste et  majestueux  d’un  représentant  de  la  nation  ; aussi  ja- 
mais député  n’eut  l’air  plus  député  que  cet  honorable  député. 

L’incarnat  de  sa  figure  annonce  que,  si  Vénus  a ses  adora- 
tions, Bacchus  obtient  aussi  ses  hommages.  En  vérité,  quand 
M.  Barnave  en  aurait  choisi  la  couleur,  elle  n’aurait  pas  un 
éclat  plus  vif... 


208 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


Populus  était  nommé  pour  la  seconde  fois  dans  les 
Actes  des  apôtres  au  numéro  9 ; mais,  sur  Théroigne 
même,  le  passage  est  sans  intérêt.  Aussi  bien,  de  l’ar- 
ticle de  Champcenetz  à la  fantaisie  du  numéro  23, 
que  nous  avons  fait  connaître,  intitulée  : Club  de  la 
Révolution,  pas  une  plaisanterie  sur  l’héroïne  qui  soit 
digne  de  mention  ; et  l’on  ne  retrouve  à nouveau  Po- 
pulus qu’au  numéro  24,  dans  une  autre  fantaisie  inti- 
tulée : Ambigu  comique.  Il  s’agit  d’une  charade  en 
vers  qu’auraient  traduite  de  l’anglais  tous  les  « hono- 
rables membres  du  comité  de  la  rue  du  Bouloy  ».  La 
traduction  la  plus  exacte  fut  celle  de  Populus.  Quant  à 
l'auteur,  c’est  Théroigne  : « Un  lord  dont  mademoiselle 
de  Méricourt  faisait  les  délices  avant  que  l’heureux 
Populus  maîtrisât  impérieusement  toutes  ses  affections 
l’avait  profondément  instruite  dans  l’idiome  de  son 
pays,  parce  qu’il  n’aimait  rien  tant,  disait-il.  que  d’en- 
tendre sa  langue  dans  la  bouche  de  mademoiselle  Thé- 
roigne ; aussi  la  lui  rendit-il  très  familière.  » 

De  ce  numéro  à la  fin  du  premier  volume,  — chaque 
volume  ou  Version  contient  30  numéros,  — il  n’est 
plus  parlé  de  Populus,  et  ce  qui  se  rencontre  encore 
sur  Théroigne  est  insignifiant.  Mais  on  se  rappelle  la 
page  de  Y Explication  de  /’ estampe  du  second  volume 
concernant  le  rôle  qu’aurait  joué  l’amazone  aux  jour- 
nées d’octobre.  Le  numéro  32  apportait  une  soi-disant 
lettre  aux  Actes  des  apôtres,  datée  de  l’hôtel  de  Gre- 
noble le  2 février  1790  et  finissant  ainsi  : 


Je  suis  avec  admiration,  de  votre  démagogie,...  la  très 
humble  et  très  obéissante  servante  et  égale  en  droils  et  en 
connaissance  de  l’homme. 

Théroigne  de  Méricourt,  épouse  du  souverain  moderne. 


TIIÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


209 


L 'épouse  du  souverain  moderne  priait  le  journal  d’in- 
sérer le  commencement  d’un  poème  de  sa  façon  sur 
l’académicien  et  constituant  Target,  président  du  Comité 
de  Constitution.  Suivait  le  commencement  de  ce  poème 
« héroï-natio-épi-constitutiono-politico-comique  »,  la 
Targetade  : 

Je  chante  ce  lourdaud,  président  delà  France, 

Et  par  droit  de  manège  et  par  droit  d’importance. 

Puis  c’était  (n°  37)  la  prétendue  arrestation  de 
T « excellente  patriote  »,  le  14  février,  par  l’avocat  du 
marquis  de  Favras.  « Elle  a été  conduite  à l’Hôtel  de 
Ville...  Mais  nous  ne  doutons  pas  que  les  mouvements 
que  se  sont  donnés  pour  elle  beaucoup  d’honorables 
membres  de  l’Assemblée  nationale  n’aient  opéré  rélar- 
gissement de  mademoiselle  Théroigne  avant  la  nuit.  » 
Et,  sur  cette  pente  gauloise  : « Nous  sommes  sûrs  que 
M.  Barnave  y mettra  toute  la  chaleur  possible.  M.  Po- 
pulus  connaît  bien  les  formes,  mais  mademoiselle  Thé- 
roigne le  récusera  certainement  pour  le  fond,  parce 
qu’un  avocat  est  accoutumé  à faire  traîner  une  affaire 
en  longueur,  ce  qui  ne  convient  pas  à celle  de  made- 
moiselle Théroigne  ». 

Le  premier  acte  d’un  « drame  national  en  vers  ci- 
viques » : Théroigne  et  Populus  ou  le  Triomphe  de  la 
démocratie , occupait  tout  le  numéro  38,  qui  est  char- 
mant. Les  rédacteurs  des  Actes  des  apôtres  — les  rédac- 
teurs légers,  RivaroL  Champcenetz,  Mirabeau  cadet, 
plus  tard  Suleau,  car  il  y eut  des  rédacteurs  sérieux  et 
même  ennuyeux  — avaient  le  sens  de  la  parodie. 

La  scène  se  passe  à l’hôtel  de  Grenoble,  dans  le 
salon  de  Théroigne.  Populus,  qui  a pour  confident  son 
collègue  Duquesnoy,  lui  vante  celle  qu’il  adore  : 


14 


210 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


Elle  a du  grand  Cujas  le  séduisant  langage. 

On  voit  briller  en  elle,  au  printemps  de  son  âge, 

Fleur  de  jurisprudence,  éclat  municipal, 

Savoir  de  député,  zèle  national, 

Esprit  législateur,  grâces  diplomatiques, 

Haine  d’aristocrate  et  desseins  politiques  ; 

Elle  est  forte  surtout...  en  Constitution. 

Mais  il  est  inquiet;  il  a « mille  » rivaux,  notam- 
ment l’Anon  ( Camille  Desmoulins).  Un  songe,  la  nuit 
dernière,  lui  a fait  voir  Théroigne  aux  bras  de  cet 
Anon.  Duquesnoy  le  rassure,  ou  plutôt  lui  représente 
que  le  seul  rival  à craindre  est  Mirabeau.  Précisément 
celui-ci  paraît  : 


POPULUS 

A moi,  comte,  deux  mots! 

MIRABEAU 

Parle. 


Connais-tu  Populus  ? 


POPULUS 

Ote-moi  d'un  doute. 


MIRABEAU 

Oui. 

POPULUS 

Parlons  bas,  écoute. 

Me  crois-tu  de  tournure  à devenir  cocu  ; 

Le  souffrirais-je  en  paix,  dis-moi,  le  penses-tu? 


Et  il  propose  un  duel  au  pistolet.  « Je  ne  me  bats 
jamais  »,  répond  Mirabeau: 

Mais,  pour  faire  éclater  ta  valeur  guerrière, 

Populus,  de  grand  cœur,  je  te  livre  mon  frère. 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


211 

— On  sait  que  Mirabeau  ne  se  battait  pas.  Ce  n’était 
point  lâcheté.  Mais,  disait-il,  parlant  d’un  de  ses  nobles 
provocateurs,  « il  n’est  pas  juste  que  j’expose  un 
homme  d’esprit  comme  moi  contre  un  sot  comme  lui  ». 
EtMmcde  Staël,  qui  rapporte  le  propos,  ajoute  : « Chose 
bizarre,  dans  un  pays  tel  que  la  France,  cette  con- 
duite ne  le  déconsidérait  pas;  elle  ne  faisait  pas  même 
suspecter  son  courage.  Il  y avait  quelque  chose  de  si 
martial  dans  son  esprit,  de  si  hardi  dans  ses  manières, 
qu’on  ne  pouvait  accuser  un  tel  homme  d’aucune 
peur  ».  ( Considérations  sur  la  Révolution  française )1. 
Les  Actes  des  apôtres , cependant,  s’évertuaient  à le 
faire  passer  pour  un  Thersite  : 

Il  a de  feu  Stentor  les  poumons  et  la  voix, 

C’est  Thersite  pour  le  courage, 

C’est  Cartouche  pour  les  exploits  ! 

Son  cadet,  celui  qu'on  appelait  Mirabeau-Tonneau, 
avait,  au  contraire,  l’épée  aussi  facile  que  la  four- 
chette. Mangeur  et  buveur  monstrueux,  sa  graisse 
épique  ne  le  gênait  pas  plus  sur  le  pré,  dans  sa  fougue 
alors  de  mousquetaire,  qu’elle  n’alourdissait  la  verve 
mordante  et  cynique  du  conteur,  du  journaliste,  de 
l’orateur. 

Ayant  donc  livré  ce  tonneau  dangereux  à Populus, 
Mirabeau  calme  un  instant  et  même  enchante  le  jaloux 
en  lui  offrant  le  partage  du  gouvernement.  On  séduira 
les  Constituants  avec  de  l’argent  et  des  places.  Pour  le 
roi,  on  lui  conservera  «le  costume  royal  ».  Mais  Popu- 
lus veut  un  gage  de  l’alliance  proposée,  et  ce  ne  peut 
être  que  Théroigne. 


1.  IIe  partie,  ch.  Ii 


212 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


MIRABEAU 

Ah  ! que  demandes-tu  ? 
Après  l’or  et  l’intrigue,  elle  a tout  mon  hommage. 

C’est  une  femme 


étonnante, 

Qui  pourrait  d’un  empire  être  la  gouvernante. 

Il  ne  la  cédera  pas. 

Populus  redevient  furieux.  Mirabeau  s’emporte.  La 
scène  finit  sur  cette  menace  du  tribun: 

Eh  bien,  nous  nous  verrons  la  lanterne  à la  main. 

Le  second  acte  ne  parut  que  dans  le  numéro  48. 
Même,  le  journal  laissa  son  « incomparable  amie  » 
tranquille  jusqu’au  numéro  47;  là,  il  était  conté  que 
« la  belle  Méricourt  » ayant  parlé  durement  « à sa 
fille  de  chambre  »,  celle-ci  l’avait  « terrassée  d’une 
manière  nouvelle  pour  mademoiselle  Théroigne  ». 
Quant  au  second  acte  du  « drame  national  »,  il  débute 
par  un  monologue  où  l’héroïne  se  montre  ravie.  « Vingt 
sénateurs  par  jour  » s’en  viennent  déposer  à ses  pieds 
L « offrande  » d’une  « (lamine  immortelle».  Pourtant 
elle  jure  à Populus  qu’elle  n’aime  que  lui,  et  c’est  la 
vérité.  Mirabeau  essaie  inutilement  de  l’éblouir  : elle 
demeure  insensible  à l’offre  du  « sceptre  »,  — car, 
maintenant,  c’est  avec  elle  qu’il  promet  de  régner: 

Moi,  je  serai  Numa,  vous  serez  Egérie. 

Entre  Barnave.  lia  tout  préparé  pour  Je  supplice  de 


ÎIIÉROlGiNE  DE  MÉR1COURT 


213 


Populus,  sans  savoir  qu’il  s’agissait  de  ce  person- 
nage. A la  révélation  que  lui  en  fait  Mirabeau,  il 
s’étonne.  Mais  Populus  n’est  pas  d’humeur  à se  laisser 
mettre  à la  lanterne.  Barnave  s’en  aperçoit  et  Mirabeau 
leprouve.  Populus,  en  effet,  a paru,  et  croyant  que 
Barnave  aussi  est  un  rival,  il  a tiré  son  épée,  « une 
écritoire,  la  carte  de  son  département»,  et  s’est  pré- 
cipité sur  le  couple  « adroit  et  féroce  »,  qui  meurt  de 
peur  ; Mirabeau  même  se  laisse  frapper.  Au  nouveau 
défi  du  héros  il  a répondu,  tremblant  : 

Je  ne  me  battrai  pas,  même  pour  la  patrie. 

Arrive  un  secrétaire  de  l’Assemblée  porteur  d’un 
ordre  du  président,  qui  enjoint  à Théroigne  d’avoir  fait 
son  choix  avant  la  fin  du  jour.  Seulement,  ajoute  le 
secrétaire,  un  troisième  prétendant,  et  « formidable  », 
s’est  déclaré  : c’est  le  « puissant»  l’Anon.  Nous  ne  le 
voyons  pas,  le  second  acte  s’arrêtant  à la  nouvelle  de 
l’émouvante  candidature,  et  le  drame  n’ayant  pas  été 
continué. 

Sans  doute,  le  numéro  48  eut  moins  de  succès  que  le 
38e,  auquel,  effectivement,  il  est  inférieur. 

Le  numéro  49  contenait  un  Bulletin  de  Mademoi- 
selle Théroigne , annonçant  d’abord  : « Cette  fille  divine, 
suscitée  par  le  ciel  contre  les  aristocrates  de  la  même 
manière  que  Jeanne  d’Arc  fut  tout  exprès  choisie  par 
saint  Denis  pour  chasser  les  Anglais  de  France,  a été 
à deux  doigts  de  sa  perte.  » C’est  la  suite  de  l’histoire 
du  numéro  47,  les  crises  nerveuses  où  Théroigne  a 
failli  succomber  ayant  eu  pour  cause  sa  rage  d’avoir 
été  battue  par  sa  suivante.  Mais,  comme  on  l’a  sauvée 
par  des  applications,  tisanes  et  infusions  de  discours 


214 


TROIS  FEMMES  DE  LA.  RÉVOLUTION 


parlementaires,  la  voilà,  paraît-il,  amoureuse  du 
« corps  législatif  ».  « Elle  ne  prétend  pas  moins  au- 
jourd’hui que  d’épouser  à la  fois  les  douze  cents 
membres  composant  le  grand  corps  des  représentants 
de  la  nation.  » — Une  remarque  d’ailleurs  est  à faire, 
à propos  du  parallèle  établi  par  ce  Bulletin  entre 
Théroigne  et  Jeanne  d’Arc.  Les  Apôtres  étaient  des 
royalistes  voltairiens,  pour  qui  le  chef-d’œuvre  de  Vol- 
taire était  la  Pucelle.  Et,  dans  ce  poème  burlesque  et 
licencieux,  beaucoup  trop  admiré  pendant  plus  d’un 
demi-siècle,  mais  qui  ne  mérite  point  les  anathèmes 
dont  il  a été  couvert  depuis,  c’est  saint  Denis  qui  élit 
Jeanne  contre  l’Anglais. 

Il  n’y  avait  rien  sur  Théroigne  dans  les  dix  numéros 
suivants  ; mais  le  60e  s’ouvrait  par  une  nouvelle 
et  longue  lettre  de  l’illustre  patriote  aux  Apôtres ; 
lettre  datée  du  1er  mars,  intitulée  : Conspiration  des 
calottes , du  reste  peu  intéressante,  et  que  nous  aurions 
pu  meme  ne  pas  mentionner  si  Théroigne  n’y  disait 
qu’elle  se  croit  enceinte.  Bien  entendu,  le  coupable 
était  Populus. 

Il  ne  sera  plus  question  dans  les  Actes  des  apôtres 
de  cette  grossesse  présumée.  Celle  de  Target,  « père  et 
mère  de  la  Constitution  »,  va  en  distraire  le  journal. 
L’estampe  du  troisième  volume  représente:  La  dou- 
leur de  Target  ou  les  travaux  d’ Hercule  ; et  Y Introduc- 
tion raconte  l’événement,  qui  éclate  au  milieu  d’une 
séance  de  l’Assemblée.  « M.  Target  est  dans  les  dou- 
leurs de  l’enfantement.  Il  est  gros  d’un  fœtus  formé  de 
48.000  bras  et  jambes,  de  83  yeux  et  de  deux  têtes,  dont 
une  très  grosse  et  l’autre  très  petite.  » — Les  deux  têtes 
étaient,  la  première,  celle  du  pouvoir  législatif,  la 
seconde,  celle  du  pouvoir  royal  ou  exécutif.  Les  83 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOL'RT 


215 


yeux,  les  départements.  Les  48.000  bras  et  jambes,  les 
municipalités.  — « La  barre  est  remplie  de  monde.  » 
Avec  Mmes  de  Laval,  d’Escars  et  de  Staël,  Théroigne 
jure  « de  se  donner  tous  les  mouvements  nécessaires 
pour  maintenir  la  Constitution  ». 

Au  numéro  66,  Target  n’est  pas  accouché  ! Ses  dou- 
leurs sont  horribles.  Il  hurle.  Alors,  des  tribunes, 
s’élancent  encore  la  tille  de  Necker  et  Théroigne,  avec 
Mme  d’Escars  et,  cette  fois,  Mme  Charles  de  Lameth. 
Jalouses  également  de  hâter  la  patriotique  délivrance, 
folichonnes,  ces  amies  de  la  liberté  tapent  sur  le 
ventre  martyr. 

(Mme  de  Staël  ne  s’oublie  pas.  Elle  est  d’une  coquet- 
terie bouffonnement  indécente.  Elle  fait  de  l’œil  à tous, 
au  curé  comme  à l’avocat,  montrant  sa  gorge  à celui- 
ci,  sa  jambe  à celui-là,  demandant  : « Regardez  comme 
je  suis  jolie  ! ») 

Au  début  du  quatrième  volume  (n°  94)  une  rivale  était 
donnée  à Théroigne,  en  la  personne  fictive  d’une  préten- 
due maîtresse  de  Robespierre,  « mademoiselle  Suzanne 
Forber,  la  Théroigne  d’Arras  ».  Robespierre  écrivait  à 
sa  « mignonnette  » de  chercher  dans  sa  bibliothèque,  à 
Arras,  des  renseignements  sur  la  famille  noble  d’où 
Théroigne  pensait  descendre,  car,  disait-il,  « elle  croit 
être  barrière  petite-fille  de  Jacques  de  Terouenne,  comte 
dcTerouenne,  ville  d’Artois,  sur  la  Lys».  La  réponse, 
très  longue  et  follement  excentrique,  parut  dans  le 
n°  100.  La  « mignonnette  » informait  le  « le  bijou  » 
qu’elle  n’avait  pu  se  faire  ouvrir  la  bibliothèque;  mais 
il  semblait  résulter  d’une  « vieille  procédure  » que 
« mademoiselle  Théroigne  descend  d’une  fille  naturelle 
d’un  Issachar  Té  ou  Thèrouenne , bourgmestre  de  la 
ville  de  ce  nom,  sous  Raudoin,  comte  de  Flandre  ». 


âiô 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


Ayant  eu  le  bonheur  de  sauver  sa  patrie  d’une  inva- 
sion projetée  de  cent  mille  Huns,  cet  Issachar  avait 
reçu  des  lettres  de  noblesse  ; et,  meme,  le  comte  de 
Flandre  avait  voulu  que  la  bâtarde  de  l’heureux  patriote, 
Galsuinde,  « mariée  à Populus  » — déjà!  — « conser- 
vât à sa  descendance  » le  nom  de  Térouenne.  Nous 
ne  suivrons  pas  Suzanne  Forber  dans  l’histoire  des 
onze  premiers  fils  de  cette  Galsuinde-Gigogne  ; mais  le 
douzième  et  dernier  aurait  pris  femme  chez  les  Riquelti, 
et  de  cette  alliance  « provient  en  ligne  directe  demoiselle 
Térouenne  actuellement  vivante  ».  Quant  au  nom  de 
Méricourt,  « addition  ancienne  »,  en  voici  l’origine  : les 
descendants  de  Galsuinde  de  Térouenne  « ajoutèrent 
après  Térouenne  ces  mots  de  mère-y-court  pour  marquer 
que  le  nom  de  Térouenne  leur  venait  par  mère.  Y-court 
est  un  vieux  mot  belge,  qui  s’entend  pourtant  encore... 
Ainsi,  par  corruption,  on  a fait  de  Méricourt , comme  de 
Térouenne  on  a fait  Théroigne  ». 

Mais,  entre  le  numéro  94  et  le  numéro  100,  les 
Apôtres  n’avaient  pas  suspendu  le  feu  contre  « la 
Sémiramis  de  la  Révolution  »,  suivant  un  mot  de 
Suzanne  Forber.  Ç’avait  été  d’abord  (n°  95)  une  nouvelle 
prétendue  lettre  de  leur  « consœur  en  démagogie»: 
lettre,  il  est  vrai,  peu  curieuse,  bien  qu’il  s’y  agit  de 
l’abbé  Noël,  un  des  principaux  rédacteurs  de  la  Chro- 
nique de  Paris.  « Que  ne  puis-je  en  faveur  de  l’abbé 
Noël,  s’écriait  Théroigne,  électriser  vos  sentiments  par 
le  frottement  des  miens!  » Puis,  c’était  (n°  96)  un  Avis 
au  public , lui  signalant  un  ouvrage  de  stratégie  parti- 
culière, issu  de  la  collaboration  de  Théroigne  et  de  Po- 
pulus. L’histoire  a ses  privilèges;  il  nous  faut  cepen- 
dant reculer  devant  cet  Avis,  d’un  libertinage  trop  cru. 
Enfin  c’était  (n°  98)  quelque  chose  presque  aussi 


TIlÉROÎGiNE  DE  MÉRICOURT 


217 


difficile  à dire.  Populus  a été  victime  en  sa  chair, 
jusqu’alors  saine,  « d’une  perfidie  des  ennemies  de  la  Ré- 
volution ».  Il  se  soigne  énergiquement,  mais  Théroigne, 
dégoûtée,  va  épouser  le  marquis  de  Saint-Huruge. 

Dans  ce  numéro,  elle  est  veuve  de  « Gromwell- 
Honoré  Mirabeau  »,  qui  l’avait  rendue  mère  de  plusieurs 
monstres.  Heureusement,  aucun  ne  vécut.  Us  naissaient 
tous  avant  terme.  Mais  « il  était  écrit  que  le  Sens  com- 
mun, futur  époux  de  la  Constitution  »,  jaillirait  un  jour  du 
liane  démocratique  de  Théroigne.  Pour  aider  à l’accom- 
plissement de  ce  dessein  d’en  haut,  le  vertueux  et  hardi 
Camus  se  présenta,  fut  agréé.  La  nuit  couvrit  ces 
amours  vénérables,  surveillées  par  Robespierre.  Thé- 
roigne porte  en  elle  le  divin  enfant.  Saint-Huruge  sera 
le  père  légal. 

Mais  voici  enfin  « le  grand  récit  du  mariage  natio- 
nal » de  Populus  et  de  Théroigne,  appelée  Térouenne 
de  Mère-y-court  ou  Doua  Térouenne  ou  Lady  Térouenne 
(n°  110). 

Oublions  le  bruit  qui  a couru  de  l’union  avec  Saint- 
Huruge.  Théroigne  ne  pouvait  épouser  que  Populus. 
« J. -J.  Rousseau,  Raynal,  Mably,  Nostradamus,  Con- 
dillac,  Mathieu  Laensherg,  Locke,  Thomas  Morus  ont 
tous  parlé  des  phénomènes  qui  précédaient  une  grande 
Révolution,  de  manière  à y reconnaître  sensiblement 
la  naissance  et  la  fortune  politique  des  deux  héros  du 
xvme  siècle  dont  il  s’agit.  » L’astronomie,  d’autre  part, 
avait  prédit,  sans  le  savoir,  la  gloire  de  l'amazone. 
« Dès  le  mois  de  juillet  1788,  M.  de  Lalande  avait  dé- 
•couvert  une  planète  nouvelle  à laquelle  il  donna  le 
nom  syriaque  Troüne,  qui  se  prononce  en  français  Té- 
rouenne. » Toutes  les  nuits,  du  reste,  vers  ce  temps, 
un  même  rêve  bien  significatif  visitait  la  future  épouse 


218 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


du  futur  Souverain.  Elle  voyait  une  aurore  boréale 
s’étendant  « depuis  la  Bresse,  patrie  de  M.  Populus, 
jusqu’à  Arras»  ; et  une  voix,  qui  semblait  venir  « d’une 
cheminée  de  cette  dernière  ville  »,  disait  : « France! 
France!  la  main  d’une  héroïne  va  briser  tes  fers...  Un 
nouvel  Hercule  sortira  du  sein  des  campagnes  Belgiques 
pour  couper  les  sept  têtes  de  l’Hydre  aristocratique.  » 

Danton,  « le  petit-maître  Danton,  ce  mignon  dont  la 
figure  efféminée  fait  tourner  la  tête  à toutes  les 
femmes  »,  souhaita  d’être  l’élu  de  cette  élue  du  destin. 
11  n’avait  pas  encore  épousé  «la  limonadière  du  café 
Parnasse  ».  Mais  que  faire  contre  le  Prince  Patriotisme, 
Populus  ! 

« Le  jour  du  mariage  fut  annoncé  par  soixante 
décharges  d’artillerie.  » Tous  les  députés  patriotes  sont 
de  la  fête,  qui  a lieu  à Suresnes,  les  curés  de  Paris 
étant  trop  aristocrates.  Celui  de  la  brave  petite  com- 
mune est  d’un  civisme  échevelé.  Son  discours  aux 
époux  arrache  des  larmes  à l’auditoire  entier.  Il  appelle 
Térouenne  la  « rosière  générale  de  l’empire  français... 
l’étoile  de  la  nation,  l’astre  des  trente-quatre  provinces 
du  royaume,  le  tlambeau  des  quatre-vingt-trois  dépar- 
tements». Et  ce  flambeau,  cet  astre,  cet  étoile,  cette 
rosière  sera  « la  Judith  de  la  France,  qui  coupera  le 
cou  à l’Holopherne  Despotisme  ». 

Dans  la  péroraison,  elle  devient  une  Hébé  citoyenne, 
très  active;  et  la  fleur  que  doit  cueillir  Populus,  car 
Térouenne  est  vierge  (ô  miracle!),  c’est  une  « rose 
municipale  »,  un  « œillet  organisé  par  la  main  de  la 
Constitution  »,  une  « tulipe  nationale»  que  n’a  souil- 
lée le  contact  d’aucun  pouvoir  exécutif. 

Pourtant  le  mariage  ne  s’accomplira  pas. 

La  fête  sera  troublée  d’abord  par  une  fausse  alarme 


THÉROIGNE  DE  MÊRICOURT 


219 


patriotique,  qui  mettra  sur  pied  jusqu’à  250. 000  hommes; 
puis,  au  milieu  d’un  second  tumulte,  c’est  la  nouvelle 
apportée  par  Desmoulins  et  d’autres  que  le  Châtelet  a 
résolu  de  décréter  de  prise  de  corps  l’héroïne  des  jour- 
nées d’octobre  Elle  saute  sur  un  cheval,  abandonnant 
Populus  qui  l’attend  au  Ht.  Mais  Populus  n’est  pas 
l’homme  des  longs  regrets.  Bientôt  même  il  se  félicite 
de  l’aventure.  Il  grave  sur  une  colonne  ces  quatre 
vers  : 

J’aimais  Térouenne  et  j’ai  perdu  son  cœur. 

Pendant  trois  jours,  mon  âme  en  fut  émue; 

Mais,  à la  fin,  jugeant  mieux  mon  malheur, 

Je  vis  que  ce  n’était  qu’une  fille  perdue. 

L’article  ainsi  terminé  a vingt-huit  pages. 

Après  le  départ  de  Théroigne,  les  Actes  des  apôtres 
ne  parlèrent  plus  d’elle  que  trois  ou  quatre  fois. 
En  1790,  nous  ne  voyons  plus  même  à relever  qu’une 
ligne  — sinistre  pour  l’historien.  Théroigne,  disait  le 
numéro  119,  a été  préposée  à la  garde  de  la  Salpêtrière. 

Un  autre  journal  royaliste,  Y Apocalypse 1  2 , se  distingua 
aussi  par  ses  attaques  contre  Théroigne.  Mais  celle-ci 
eut  toujours  dans  Y Apocalypse  une  co-victime,  Mme  de 
Staël,  sauf  au  numéro  3,  où  elle  était  attaquée  pour  la 
première  fois. 

Ce  numéro  3 la  montrait  s’évanouissant  aux  Jacobins 
parce  qu’elle  était  enceinte.  — « Emportée  par  un  mou- 
vement de  patriotisme,  Théroigne  faisait  une  notion  », 
avec  « cette  éloquence  victorieuse  qui  maîtrise  les 

1.  Le  quatrième  volume  des  Actes  des  apôtres  fut  commencé  au 
milieu  d’avril  1790  et  fini  le  90  mai. 

2.  Mars  1790-avril  1791. 


220 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


esprits  et  enlève  les  suffrages  ».  Soudain  sa  voix 
tombe;  elle-même  s’affaisse.  « Barnave,  Mirabeau, 
Le  Chapelier,  Robespierre  volent  vers  cette  fille  de  la 
Révolution;  ils  lui  font  respirer  du  vinaigre  des  quatre 
voleurs.  » Populus  court  chercher  Guillotin.  Le  dis- 
tingué médecin  arrive  bientôt,  et  non  seulement  il 
tranquillise  mais  il  ravit  tout  le  monde  en  reconnaissant 
dans  la  défaillance  de  l’amazone  « un  symptôme  de 
grossesse».  Target,  saisi  d’enthousiasme,  prophétise. 
Le  fils  de  Théroigne,  s’écrie-t-il,  « tiendra  du  généreux 
Rarnave  cette  ardeur  sanguinaire,  ce  goût  pour  le  car- 
nage qui  fait  les  grands  publicistes  » ; et  avec  le  sang  de 
Le  Chapelier  « couleront  dans  ses  veines  cette  soif  de 
l’or,  cette  immoralité  absolue,  ce  respect  pour  toute 
religion,  sanslesquels  on  ne  peut  travailler  au  bonheur 
des  peuples  ».  Grâce  à.  Mirabeau,  il  aura  même,  pour 
l’or,  de  l’idolâtrie;  il  n’admettra  qu’un  dieu,  celui-là. 
Enfin,  « ô Mirabeau  ! » il  te  devra  « ce  rare  talent  de 
prouver  avec  une  voix  tonnante  le  pour  et  le  contre  » ! 

Grand  succès.  Il  n’y  a plus  qu’à  lever  la  séance.  Thé- 
roigne est  tout  à fait  remise;  elle  rentrera  chez  elle  en 
triomphatrice,  accompagnée  de  l’assemblée  entière,  qui 
bénit  l’heureuse  fécondité  de  ce  « soutien  femelle  de 
la  liberté  ». 

Le  numéro  4 raconte  un  dîner  chez  Mirabeau,  puis 
une  promenade  à Longchamp,  où  Théroigne  et  Mmc  de 
Staël  représentent,  en  quelque  sorte,  la  Femme  dans  la 
Révolution;  et  ce  n’est  pas  Théroigne  qui  aurait  pu,  des 
deux,  se  considérer  comme  le  plus  offensée.  Elle  porte 
un  toast  à la  Nation,  à l’Assemblée  nationale  « et  à tous 
ses  Membres  »,  mais,  pour  aller  à Longchamp,  après 
le  festin,  Mme  de  Staël  s’enferme  dans  une  berline 
avec  l’évêque  d’Autun  (Talleyrand),  et  « la  nation  » a le 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


22 


chagrin  de  ne  pouvoir  les  admirer,  parce  qu’ils  baissent 
les  stores  afin  de  « méditer  plus  a leur  aise  ». 

Au  Bois,  le  wiski  de  Mirabeau  se  renverse,  les  che- 
vaux de  Le  Chapelier  s’abattent  sur  les  débris  du  wiski; 
et,  de  la  berline,  qui  ne  peut  échapper  au  désastre, 
« l’ambassadrice  tombe  la  première  »,  entraînant  dans 
sa  chute  le  prélat,  qui  « se  trouve  naturellement  sur  la 
dame  ». 

Un  second  choc  précipite  Barnave  sur  Mme  de 
Staël.  « Celle-ci,  sans  murmurer,  prend  son  mal  en 
patience  et  attend  avec  résignation  la  chute  de  tous  les 
honorables  Membres.  » Le  seul  résultat  fâcheux  pour 
elle  est  un  élargissement  considérable  du  petit  trou 
qu’elle  avait  fait  à son  jupon  « pendant  le  chemin  ». 

Le  numéro  10  la  montre  communiant  des  mains  de 
l’évêque  d’Autun,  ainsi  que  Théroigne  et  Populus. 

Dans  le  numéro  suivant,  les  deux  femmes  rivalisent 
de  patriotisme.  Lune  concertant  ses  « mouvements  » 
avec  l'évêque  d’Autun,  l’autre  mouillant  de  ses  sueurs 
civiques  « plusieurs  honorables  Membres  » de  la  Cons- 
tituante. 

Au  numéro  12,  Mirabeau  cherche  femme.  Il  s’inquié- 
tera peu  de  savoir  si  « elle  est  vertueuse  comme 
madame  de  Staël,  saine  comme  mademoiselle  Thé- 
roigne ». 

Le  numéro  13  les  réunit  au  Palais-Boval,  dans  une 
fête  donnée  par  la  Société  de  1789,  le  13  mai  1790.  Au 
dessert,  « madame  de  Staël  but  de  l’eau  de  pucelle, 
mademoiselle  Théroigne  du  ratafia  de  grisette  flat- 
teuse ». 

Au  numéro  14,  c’est  l’évêque  d’Autun,  Franklin  étant 
mort,  qui  jure  de  renoncer  pendant  trois  jours  « à toute 
communication  tant  spirituelle  que  corporelle  avec  la 


222 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


baronne  de  Staël  « ; et  c’est  Populus,  d’un  cœur  non 
moins  sincère,  promettant  « de  s’abstenir  de  toute  con- 
jonction conjugale  avec  Théroigne  sa  bien-aimée  ».  La 
scène  se  passe  au  club  des  Jacobins.  On  a dressé  un 
catafalque.  Théroigne  y dépose  « ses  lettres  sur  l’ino- 
culation de  la  petite  vérole  » ; Mme  de  Staël  « ses  obser- 
vations sur  la  population  ».  Puis,  ensemble,  elles  cou- 
ronnent de  fleurs  un  bouc. 

Numéro  16.  A la  fête  de  la  Fédération,  il  y aura, 
parmi  d’autres  danses,  le  « passe-pied  des  Gémeaux , 
par  M.  Populus  et  mademoiselle  Théroigne  »,  le  « pas 
de  deux  de  la  Vierge , par  mesdames  de  Staël  et  Thé- 
roigne »,  et  une  contre-danse  nationale  où  l’on  verra 
« mesdames  d’Aiguillon,  de  Staël,  Théroigne  » avec 
La  Fayette,  Bailly,  l'évêque  d’Autun,  le  duc  d’Orléans, 
Charles  Lameth.  Populus  n’en  est  pas.  La  dernière 
figure  de  cette  contre-danse  s’appelle  : « Ouvrez  les 
jambes,  madame  de  Staël  ». 

Numéro  18.  La  fête  de  la  Fédération  encore.  Un 
dîner  aura  lieu  dans  la  plaine  des  Sablons.  Sur  le 
menu  : « Andouille  à la  Staël,  cervelas  à la  Théroigne.  » 
On  aura  soin,  ajoute  Y Apocalypse,  « de  faire  les 
andouilles  un  peu  grosses  et  les  cervelas  un  peu 
longs  ».  Et  Populus,  avec  sa  belle,  servira  un  « ragoût 
à la  poivrade  ». 

Numéro  19.  Rien  sur  Théroigne;  mais  il  s’agit  tou- 
jours de  la  fête  de  la  Fédération,  et  Mme  de  Staël  y 
soutient  que,  pour  célébrer  dignement  la  Li berté , il  fau- 
drait, entre  hommes  et  femmes,  l’accouplement  libre. 
Indignée,  madame  de  Genlis  la  souflette.  La  baronne 
riposte  par  un  coup  de  poing.  Heureusement,  l’évêque 
d’Autun  s’interpose. 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


223 


Non  moins  grossier,  le  premier  numéro  de  la  Chro- 
nique du  Manège , intitulé  : Accouchement  de  mademoi- 
selle Théroigne  de  Méricourt. 

Cette  « nymphe»,  disait  François  Marchant,  a « un 
furieux  penchant  pour  la  bagatelle  ».  Aussi,  le  jour  où 
elle  accouche,  tous  les  démagogues  peuvent-ils  se  dispu- 
ter l’honneur  d’avoir  fait  l’enfant. 

Elle  est  venue  à l’Assemblée  comme  d’habitude, 
malgré  sa  grossesse  avancée.  Robespierre,  à la  tribune, 
développe  une  motion  avec  une  éloquence  telle  que 
l’admiration  de  l’éminente  citoyenne  de  vient  rapidement 
convulsive,  et  cela  ouvre  la  porte  du  monde  à F «embryon 
national  »,  qui,  de  la  tribune  où  se  trouve  sa  mère, 
« au-dessus  du  président»,  roule  surla  table  de  celui-ci. 
Il  agite  la  sonnette  présiden  tielle,  puis  s’endort  « sur  les 
écrits  de  Sieyès  ». 

Grande  discussion  pour  savoir  à quel  personnage  il 
ressemble  le  plus.  Ce  personnage  sera  proclamé  le 
père. 

On  examine  donc  soigneusement  le  petit  corps. 

« Quelques  gouttes  de  sang,  jetées çà  etlà  »,  font  pen- 
ser à Barnave.  Mais  l’enfant  a « un  pied  mal  tourné  et 
beaucoup  plus  gros  que  l’autre  » ; il  serait  donc  plutôt 
« de  la  fabrique  de  l’évêque  d’Autun  ».  — Talleyrand 
boitait.  — Seulement  « l’auguste  embryon  se  met  à 
beugler,  et  l’on  s’écrie  qu’il  est  à Mirabeau  le  Comte  ». 

Parce  qu’il  s’agite  continuellement,  on  l’attribue  à 
Mathieu  de  Montmorency.  — Le  jeune  duc  Mathieu  de 
Montmorency,  membre  de  la  Constituante,  était  libé- 
ral. — Puis  « le  vainqueur  des  Annonciades  »,  Charles 
de  Lameth,  le  réclame  pour  son  bis  en  lui  voyant 
ouvrir  un  œil  «semi-guerrier,  semi-pacifique  ».  — 
Charles  de  Lameth  avait  été  chargé  de  rechercher 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


224 

Tex-gardedes  sceaux,  Barentin,  caché  dans  le  couvcntdes 
Annonciades  de  Pontoise,  et  c’était  une  incessante  plai- 
santerie des  journaux  royalistes,  que  Y Expédition  des 
Annonciades , le  g entrai  couvert  de  gloire  avec 

sa  troupe  par  la  défaite  des  pauvres  nonnes.  — Mais 
« on  s’approche  pour  vérifier  le  sexe  du  nouveau-né,  et 
l'on  ne  peut  décider  s’il  est  mâle  ou  femelle.  Alors  on 
croit  qu’il  appartient  au  duc  d’Aiguillon,  qui,  depuis  le 
5 octobre  1789,  fait  douter  s’il  est  duc  ou  poissarde  ». 

Mais,  tout  à coup,  l enfant  expose  aux  regards  un 
« derrière...  ravissant  »,  et  Populus  et  le  curé  de 
Souppes  (Thibault,  constituant)  veulent  « avoir  tra- 
vaillé à la  partie  qu’ils  admirent  ».  Le  prodigieux  bébé 
se  lève  alors,  grandit,  grandit  en  quelques  secondes 
et  parle.  « Vous  vous  disputez  l’honneur  de  m’avoir 
donné  le  jour,  déclare-t-il;  vous  y avez  tous  contribué. 
J’en  jure  par  le  civisme  de  ma  chère  mère.  » Puis,  avec 
autant  d’orgueil  : « Je  suis  hermaphrodite.  » Il  finit 
en  se  décernant  le  titre  de  président  perpétuel  de  la 
Constituante.  On  l’acclame,  et,  toute  l’Assemblée  lui 
faisant  cortège,  il  va  retrouver,  dans  « l’antre  des  Jaco- 
bins »,  l’épouse-mère  nationale  que  des  forts  de  la  halle 
et  des  poissardes  y avaient  pieusement  conduite. 

Les  pamphlétaires  de  la  cour  se  pillaient  les  uns  les 
autres  sans  vergogne.  Une  idée  jetée  par  celui-ci  était 
ramassée  par  celui-là,  reprise  par  un  troisième,  par  un 
quatrième,  jusqu’à  devenir  une  sorte  de  bien  commun, 
de  canevas  omnibus;  on  n'avait  qu’à  broder.  Encore  la 
broderie  pouvait-elle  rappeler  de  fort  près  celle  du 
voisin  et  concurrent.  11  s’agissait  beaucoup  moins  d’ètre 
original  que  d’exaspérer  la  victime  par  la  répétition 
des  quolibets  et  des  outrages. 

Nous  en  trouvons  une  nouvelle  preuve  dans  ce 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOL'RT 


225 


môme  journal  de  Marchant,  au  numéro  5.  — Populus  a 
été  désigné  par  le  sort  pour  épouser  une  des  princesses 
Hottentotes  dont  le  club  des  Jacobins  a reçu  la  visite. 
« Cependant,  que  faisait  alors  mademoiselle  Théroigne? 
Depuis  ses  couches,  elle  avait  constamment  aimé  le  seul 
M.  Populus  ; et  ces  deux  tendres  amants,  comme  deux 
tourtereaux,  ne  vivaient  plus  que  l’un  pour  l’autre.  Et 
voilà  que  le  grand  Populus  est  forcé  de  trahir  sa  belle.  » 
Celle-ci  en  est  instruite  par  la  renommée.  D’abord 
elle  se  lamente  ; mais,  n’arrivant  point  à ramener 
l’infidèle  malgré  lui,  et  croyant  alors 

que  sa  gloire  l’engage 
A savoir  oublier  un  amant  trop  volage, 

Elle  cherche  un  vengeur,  et  l’aimable  l’Anus 
La  console  bientôt  du  traître  Populus. 

« L’Anus  » de  ces  vers,  c’est  l’Anon  des  Actes  des 
apôtres. 

Le  Martyrologe  national  (n°  18)  s’occupait  de  l’ori- 
gine et  du  passé  de  l’héroïne  ; ou  plutôt,  sur  cette  ori- 
gine et  ce  passé  qu’il  ignorait,  l’auteur  inconnu  de 
l’article  s’amusait  à conter  ceci  : 

« La  nature  » ayant  destiné  à Théroigne  un  rôle  aussi 
beau  que  celui  de  Jeanne  d’Arc  voulut  que  son  « ber- 
ceau » fût  « à peu  près  semblable  » à celui  de  « la 
Pucelle  d’Orléans  ».  Née  en  Hollande,  elle  s’y  éleva 
« jusqu’à  l’emploi  de  porteuse  d’eau  ».  Elle  était  pure, 
lorsqu’un  jeune  officier,  « servant  alors  sous  les  dra- 
peaux du  patriotisme  hollandais  »,  lui  offrit  « et  son 
cœur  et  son  lit».  Elle  résista  « quelques  minutes», 
ayant  déjà  une  trop  « haute  opinion  de  la  valeur 
française  » pour  ne  pas  céder  presque  immédiate-* 


226 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


ment.  Le  jeune  officier  l'entretient.  Il  a un  oncle  riche 
dont  il  reçoit  de  temps  en  temps  des  lettres  de  change. 
Théroigne  est  fidèle.  Mais  un  soupirant  éconduit  se 
venge  en  avertissant  l’oncle.  Plus  d’argent.  On  s’en- 
dette. Un  négociant,  français  aussi,  amoureux  fou  de  la 
jolie  fille,  « lui  fait  sa  déclaration  en  deux  rouleaux  de 
50  louis  chacun»,  et,  ce  matin-là,  il  est  repoussé. 
Mais  l’officier  la  blâme,  oh  ! tendrement;  elle  réfléchit  ; 
et  le  lendemain,  le  négociant  étant  revenu,  un  contrat 
de  mille  écus  de  rente  à la  main,  « le  traité  fut  conclu 
à la  grande  satisfaction  » des  trois  personnages.  Non 
pas  qu’il  y ait  alors  ménage  à trois.  L’officier  quitte  la 
Hollande,  et  Théroigne  suit  le  négociant  en  France. 

C’était  anodin.  Le  Précis  historique  mérite,  au  con- 
traire, une  place  d’honneur  — infâme  — dans  la  biblio- 
graphie royaliste  contemporaine  de  Théroigne.  D’abord, 
ce  pamphlet  anonyme  baptise  l’héroïne  « Suzette- 
Magdeleine-Agnès  » : prénoms  suggestifs,  comme  on 
dirait  maintenant,  car  la  Chaste  Suzanne,  Marie-Made- 
leine, Agnès  Sorel,  — ces  deux  dernières  depuis  la 
Pucelle , — étaient  parmi  les  grandes  saintes  du  calen- 
drier de  la  prostitution.  Dans  la  brochure  obscène 
publiée  en  1791  sous  ce  titre  : Catéchisme  libertin  à 
l'usage  des  filles  de  joie  et  des  jeunes  demoiselles  qui  se 
décident  à embrasser  cette  profession , et  réimprimée 
en  1792  avec  cette  mention  : Par  MUe  Théroigne , il  y a 
une  sorte  de  petit  chapitre  intitulé  : Oraison  à sainte 
Magdeleine  avant  de  lire  le  catéchisme.  Et,  à la  fin, 
Madeleine  reparaît  dans  les  Litanies  des  filles  de  joie. 
C’est  la  première  des  saintes  qu’exaltent  et  qu’implorent 
ces  litanies,  où  figure  une  contemporaine,  « sainte 
Duthé,  la  volupté  même  »,  puis  Agnès  Sorel  et... 
Jeanne  d’Arc,  avec  « la  charnelle  Dorothée  »,  autre 


THÉROIGNE  DE  MÉR1COURT 


227 


personnage  du  poème  de  Voltaire.  — Le  Précis  histo- 
rique continue  : « A peine  à sa  dixième  année,  ses  facul- 
tés se  trouvèrent  si  prodigieusement  développées  que, 
dès  lors,  elle  connut  les  droits  de  l’homme,  pour  les- 
quels la  nature  lui  avait  donné  un  penchant  déterminé.  » 
Du  reste  elle  a pour  mère  une  femme  qui  a « professé 
les  avantages  et  goûté  les  douceurs  d’une  liberté  infi- 
nie »,  et  qui  n’attend  pas  que  l’enfant  ait  douze  ans 
pour  la  confier  à un  vieux  baron  allemand  dont  elle  a 
été  elle-même  la  maîtresse.  Celui-ci,  par  divers  pays, 
notamment  en  Italie,  car  l’étrange  couple  est  d’humeur 
vagabonde,  achève  l’éducation  du  petit  prodige  ; mais 
avec  eux  il  y a un  jeune  valet  de  chambre,  et,  « le  trou- 
vant au  moins  égal  en  droits  à son  maître  »,  la  future 
révolutionnaire  lui  prodigue  des  entretiens  « dont  la 
liberté  faisait  toujours  la  base  » ; si  bien  qu’un  jour  « le 
baron  les  surprit  au  moment  le  plus  intéressant  d’une 
séance  où  les  droits  de  l’homme  étaient  fortement 
développés  ».  Rupture;  et  voilà  Suzette-Madeleine- 
Agnès  courant  le  monde  toute  seule,  mais  partout  fai- 
sant le  bonheur  d’  « une  foule  de  citoyens  actifs  ». 
Puis,  « un  savant  anglais  » l'emmène  en  Angleterre 
« pour  lui  faire  connaître  à fond  sa  constitution  » ; 
puis,  les  Etats  généraux  s’étant  réunis,  la  voici  « aux 
galeries  de  la  salle  nationale  »,  troublant  les  « sensibles 
députés  ». 

« L’abbé  Sieyès  lui-même,  ce  sévère  puritain,  ne 
désavoue  point  que  la  présence  de  Théroigne  donna  une 
nouvelle  énergie  à sa  constitution.  » Aux  journées 
d’octobre,  elle  ravit  le  cœur  du  général  Lameth.  Mais, 
déjà,  elle  a distingué  « l’heureux  Populus  ». 

Et  le  Précis  voulait  qu’ayant  habité  successivement 
les  rues  Vivienne,  Tireboudin,  Trousse-Vache,  Bourre- 


228 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


tibourre,  elle  eût  élu  domicile  enlin  dans  « l’hôtel  de 
P opulus  »,  rue  des  Déchargeurs. 

Nous  devons  ajouter  qu’elle  ne  fut  pas  seule,  — avec 
Mmc  de  Staël,  — en  1790,  l’objet  d’aussi  ordurières 
diffamations.  La  mère  du  jeune  duc  de  Montmorency, 
Mme  Charles  de  Lameth,  Mme  de  Condorcet,  la  marquise 
de  Villette  et  plusieurs  autres  femmes  de  l’aristocratie, 
non  aristocrates,  furent  insultées  avec  la  même  vio- 
lence immonde. 

Vous  demandez  pourquoi  Lameth,  Montmorency 
Ont  des  âmes  si  roturières  ? 

On  vous  répondra  : le  voici, 

C’est  que  de  plats  valets  ont  fait  cocus  leurs  pères. 

[Actes  des  apôtres , n°  178.) 

Au  dire  du  même  journal,  Mme  Charles  de  Lameth 
s’aperçoit  un  jour,  « en  débarrassant  ses  charmes  du 
corset  rose  destiné  à les  soutenir  »,  que  les  députés 
qu’elle  aime  lui  ont  donné  la  gale. 

La  Chronique  scandaleuse  disait,  dans  son  premier 
numéro  : « La  marquise  de  Villette,  au  lieu  de  profiter 
de  son  mariage  pour  renoncer  aux  hommes,  prostitue 
ses  restes  de  grâces  au  nommé  Noël,  le  plus  lâche  des 
écrivassiers.  » Et  aussi  : « On  croit  que  Théodore  de 
Lameth  est  mort  ; on  se  trompe,  il  a eu  à la  vérité  la 
princesse  de  Broglie,  mais  cela  n’a  pas  eu  de  suite.  » 
Dans  son  numéro  3,  la  Chronique  mettait  en  scène 
Condorcet  et  Suard,  celui-ci  demandant  à son  ami  : 
« Votre  femme  n’est-elle  pas  pour  vous  une  source 
intarissable  d’emplois  et  de  fortune?  » Et  Condorcet  de 
répondre  : « Elle!  Vous  la  connaissez  bien.  Apprenez 
que  ma  femme  ne  se  livre  jamais  que  pour  son  compte  ; 


THÉROÎGNE  DE  MERlCOtJRT 


229 


que,  depuis  notre  mariage,  elle  s’est  toujours  désho- 
norée de  son  côté  ; enfin,  que  tous  ses  vices  ne  m’ont 
jamais  valu  un  écu.  » Alors  Suard  : « Quelle  mauvaise 
espèce  de  femme!  Ah  ! la  mienne  pensait  mieux  que 
cela  dans  sa  jeunesse.  Elle  m’intéressait  toujours  d’un 
quart  dans  le  trafic  de  ses  charmes;  elle  sollicitait 
pour  moi  dans  les  bras  de  tout  le  monde  ; et,  si  elle 
n’eût  pas  fini  par  s’abandonner  au  plat  rhéteur  du 
Journal  de  Paris,  j’aurais  encore  du  pain.  » 

Ces  quelques  exemples  suffisent.  Aussi  bien  la 
presse  royaliste  ne  s’amendera  point  en  1791  et  1792. 
Ce  sera,  jusqu’au  bout,  le  meme  acharnement  cynique 
contre  les  femmes  dévouées  ou  seulement  favorables  à 
la  Révolution.  Nous  en  donnerons  la  preuve,  quand  il 
en  sera  temps,  pour  Théroigne;  mais  on  nous  permettra 
d’anticiper  de  façon  générale  en  faisant  connaitre  ici, 
tout  entière,  une  longue  note  du  Journal  de  M.  Suleaux , 
singulièrement  démonstrative  de  ce  que  nous  venons 
d’avancer.  Ayant  loué  les  « dames  du  haut  parage  » et 
les  « célèbres  Phrynés  » d’avoir  eu  « constamment  des 
opinions  saines  sur  la  Révolution  »,  Suleau,  en  effet, 
corrigeait  l’éloge  dans  cette  note  : 

11  est  sous-entendu  qu’il  y a ici  exception  contre  les  vieilles, 
les  laides  et  les  infirmes,  à quelque  classe  qu'elles  appar- 
tiennent. J’ai  soigneusement  vérifié  que,  de  toutes  les  femmes 
qui  se  sont  attelées  au  char  (pour  parler  plus  correctement, 
au  tombereau)  de  la  Révolution,  il  n’en  est  pas  une  seule  qui 
ne  soit  à ranger  dans  cette  dégoûtante  catégorie.  Quelques 
vieilles  douairières  cacochymes  et  édentées  (à  commencer 
par  la  duchesse  d’Anville)  se  sont  follement  persuadées  que 
c était  un  talisman  pour  se  rajeunir  que  de  se  jeter  à corps 
perdu  dans  le  torrent  delà  nouveauté,  pensant  follement  que 


1.  1791-1792,  n°  13. 


230 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 

ce  fameux  système  de  l’égalité,  dont  le  premier  vœu  est  de 
reporter  tous  les  humains  dans  l’enfance  de  la  belle  nature, 
aurait  nécessairement  la  vertu  d’effacer  leurs  rides  et  de 
recrépir  leurs  appas  surannés.  Les  laides,  en  plus  grand 
nombre,  à commencer  par  la  gagui  Staël,  ont  cru  qu’en  se 
barbouillant  des  couleurs  de  la  nation  elles  allaient  prendre 
à leur  tour  figure  humaine,  et  qu’à  force  de  se  surcharger 
de  falbalas  tricolores  elles  parviendraient  à cacher  leurs 
difformités. 

Dans  l’infirmerie  des  lépreuses,  je  placerai  (à  commencer 
par  la  Condorcet)  ces  jeunes  tendrons  qui  avec  un  vernis  de 
santé  et  une  figure  engageante  se  sont  pourtant  jetées  dans 
la  casserole  des  droits  de  l’homme.  11  ne  faut  pas  s’y  trom- 
per : avec  une  tournure  frétillante  et  sous  un  petit  air  pro- 
pret, ces  pauvres  créatures  sont  impotentes  et  couvertes 
d’ulcères.  La  gale,  la  rogne,  la  teigne,  les  fleurs  à la  Pom- 
padour , des  dartres  vives,  le  pian,  le  farcin,  des  vésicatoires 
sur  la  nuque,  des  ventouses  sur  le  poitrail,  des  cautères  sur 
les  cuisses,  des  emplâtres  sur  toutes  les  coutures,  on  trouve 
cet  agréable  attirail  sous  tous  ces  jolis  minois  qui  se  sont 
voués  au  culte  de  la  démagogie.  Ces  malheureuses,  pour 
surcroît  de  maux,  sont  périodiquement  sujettes  à des  con- 
vulsions épileptiques.  Je  n’ai  pas  peur  qu’aucune  de  ces 
intéressantes  poupées  ait  l’effronterie  de  me  démentir  ; car 
j’appellerais  en  témoignage  une  légion  de  sans-culottes  qui 
ont  été  à même  de  vérifier  tout  cela  au  doigt  et  à l’œil...  Je 
sentais  bien  que  des  jeunes  femmes  douées  d’une  écorce 
attrayante,  qui  ne  rougissaient  pas  de  parer  la  châsse  de 
l’idole  monstrueuse  de  la  démocratie,  ne  devaient  pas  être 
plus  saines  de  corps  que  d’esprit,  mais...  je  n’avais  sur  cette 
infâme  bizarrerie  que  des  conjectures  vagues  et  indéter- 
minées, maintenant  je  m’explique  cet  effroyable  phénomène: 
il  est  clair  que  ces  dames  ont  calculé  que,  puisqu’un  roi 
n’avait  la  vertu  que  de  guérir  les  écrouelles  qu’il  touchait  le 
jour  de  son  sacre,  il  ne  faudrait  pas  moins  que  l’inauguration 
de  vingt-quatre  millions  de  souverains  pour  cicatricer  toutes 
leurs  infirmités,  et  voilà  comment  il  est  tout  simple  que  la 
sémillante  marquise  de  S...  se  soit  passionnée  pour  une 


231 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 

révolution  qui  semblait  s’être  opérée  tout  exprès  en  faveur 
de  ses  plaies  ; mais,  hélas  ! s’il  en  faut  croire  un  témoin 
oculaire,  les  attouchements  réitérés  de  tous  les  rois  de  la 
quatrième  race  n’ont  abouti  qu’à  réenvenimer  ses  mille  et  un 
ulcères. 

Mais  il  nous  reste  à dire  quelques  mots  d’un  pam- 
phlet innommable,  dont  nous  ne  pouvions  nous  occuper 
sous  aucun  point  de  vue  avant  la  fin  de  ce  chapitre. 

Ce  pamphlet,  non  moins  ignominieusement  injurieux 
pour  la  reine  que  pour  Théroigne,  parut  en  1790  et 
fut  réédité  en  1791  avec  un  titre  un  peu  différent  et  de 
légères  modifications  dans  le  texte.  L’auteur  avait 
imaginé  d’associer  les  deux  femmes  dans  une  entre- 
prise d’un  civisme  ultra-spécial.  « Sous  les  auspices  » 
de  Marie-Antoinette,  Théroigne  dirigeait  un  établisse- 
ment destiné  à procurer  tous  les  plaisirs  possibles  aux 
« confédérés  nationaux  » ; et  une  Épîlre  dédicatoire  à 
Mlle  Théroigne  expliquait  pourquoi  la  citoyenne  avait 
été  élue  par  la  Majesté  de  préférence  à tant  d’autres 
courtisanes.  « Son  estime  assure  votre  gloire  »,  disait 
YÉpître,  car  « notre  reine  se  connaît  dans  les  exploits 
de  Cythère  ».  Il  y avait  deux  gravures,  qui  défient  éga- 
lement la  description.  Marie- Antoinette  figurait  dans  les 
deux,  et  seule,  dans  la  première,  avec  Théroigne  et  une 
statue  du  dieu...  des  jardins.  Théroigne  « parait  moins 
passionnée  que  la  reine,  faisait  observer  Y Explication 
de  cette  première  image,  parce  que  le  patriotisme  et  la 
philosophie  tempèrent  un  peu  ses  sens,  quoiqu’elle  soit 
aussi  voluptueuse  dans  l’action  ». 

Contre  Marie-Antoinette,  les  pamphlets  obscènes 
furent  nombreux  ; mais  cette  façon  de  la  lier  d’amitié 
avec  Théroigne  fait  du  fangeux  libelle  dont  il  s’agit  ici 
un  document  à part. 


232 


TROIS  FEMMES  DE  LA  REVOLUTION 


La  fraternité  des  deux  « coquines  »,  lisons-nous,  va 
môme,  en  présence  du  valet  de  chambre  Bazin,  de  Bailly, 
de  La  Fayette,  de  Barnave,  deMonsieur  et  de  Mme  de  Balby, 
maîtrcssedeMonsieur,  jusqu’àl’inceste.  Episode  saphique 
à peu  près  innocent,  néanmoins,  comparé  aux  sodo- 
miques orgies  des  La  Fayette,  Barnave  et  Bailly,  puis 
des  Marat,  Danton  et  Mirabeau,  et  encore  des  frères 
Lameth  et  de  Talleyrand,  enfin  d’un  millier  de  specta- 
teurs électrisés. 

Le  Portier  des  Chartreux  n’a  rien  de  pire. 

De  tout  ce  que  dit  la  reine,  ces  deux  petits  vers  seu- 
lement peuvent  se  citer  : 

J’ai  fait  le  roi  cent  fois  cocu  : 

Est-il  moins  gras  et  moins  dodu  ? 

Partout  ailleurs,  elle  vomit  l’ordure.  Tbéroigne  aussi, 
et  les  autres  personnages. 

Dans  l’édition  de  1791  , Y Epître  dédicatoire  à Mne  Thé- 
r oigne  était  remplacée  par  une  Epître  de  Marie- Antoi- 
nette d’Autriche,  reine  des  Français , aux  députés  de  la 
seconde  législature  : car,  cette  fois,  le  merveilleux 
établissement  avait  été  fondé  pour  eux.  La  reine  leur 
disait  : — Afin  « qu’il  ne  manque  rien  à cette  maison 
de  volupté,  j’en  ai  nommé  pour  directrice  la  demoi- 
selle Théroigne,  dont  les  exploits  galants  sont  connus 
de  toute  la  capitale,  femme  qui  réunit  à une  pratique 
consommée  une  théorie  qui  lui  mérite  une  préférence 
légitime...  ».  Au  surplus,  elle-même  s’offrait. 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOÜRT 


233 


VII 

THÉROIGNE  EN  BELGIQUE  ( 1790-1791),  PUIS  A KUFSTEIN  ( 179 1 ) 


Le  1er  mars  1791,  un  journal  royaliste,  la  Feuille  du 
jour,  prétendit  que,  si  Théroigne  avait  quitté  Paris  en 
1790,  c’était  pour  aller  remplir  dans  son  pays  une  mis- 
sion révolutionnaire.  Gela  fut  développé  dans  un  pam- 
phlet anonyme  assez  curieux  : Dénonciation  du  maré- 
chal Bender  aux  Jacobins  par  M.  Carra , auteur  des 
Annales  patriotiques  (Ie1,  avril  1791).  « Mlle  Théroigne 
de  Méricourt  partit  après  avoir  reçu  vos  ordres  ( ceux 
des  Jacobins ),  et  bien  lestée  d’assignats...  Quatre  ou 
cinq  zélés  patriotes  s’embarquèrent  avec  elle...  » Mal- 
heureusement, gémissait  la  Dénonciation , elle  est  tom- 
bée aux  mains  des  Autrichiens,  et  le  maréchal  Bender, 
« ce  tigre  »,  l’a  fait  pendre1.  Le  bruit  avait  couru,  en 
etfet,  à Paris,  qu’elle  avait  été  pendue. 

Plus  tard,  on  nomma  l’un  des  « zélés  patriotes  » de 
la  caravane.  Lairtullier  assura  : « On  avait  cru  prudent 
d’éloigner  Théroigne,  dont  les  révélations  [sur  les  jour- 
nées d'octobre ) auraient  pu  être  dangereuses;  et  sous 
prétexte  d’une  mission  en  Belgique,  elle  partit  au  com- 
mencement de  1790  pour  Liège  avec  Bonne-Carrère > 
secrétaire  au  club  des  Jacobins  ».  Il  ajoutait  : « Le  fait 
est  qu’ils  étaient  chargés  d’instructions  secrètes  pour 
opérer  un  soulèvement  à Liège  parmi  le  peuple,  en 
faveur  des  nouveaux  principes  révolutionnaires;  mais 

1.  Le  pamphlet  a été  donné  in  extenso  par  M.  Aulard  dans  sa  Société 
des  Jacobins  (t.  II). 


2^4  TROIS  FËiMMES  DE  LA  REVOLUTION 

leur  projet  fut  éventé.  Bonne-Carrère  fut  assez  heureux 
pour  s’évader  ».  Il  n’y  eut  aucune  peine,  n’ayant  pas 
quitté  Paris1.  Quant  à Théroigne,  elle  ne  se  rendit  à 
Liège  qu’après  un  séjour  d’environ  un  mois  au  village 
natal;  et  elle  ne  s’y  fixa  point.  (*III). 

Elle  fut  même  si  heureuse  de  revoir  Marcourt,  la 
maison  où  elle  était  née  et  ses  camarades  d’enfance, 
qu’elle  en  oublia  presque  la  Révolution  française.  ( Les 
Confessions , p.  126).  « J’allais  tous  les  soirs  à la  veil- 
lée »,  raconta  la  prisonnière  de  Kufstein  ; j’y  « rejouais, 
avec  mes  amies,  à tous  les  jeux  de  ma  jeunesse.  Les 
dimanches,  nous  allions  danser,  courir  et  jouer  aux 
barres  dans  les  grandes  prairies  ».  ( Ibid .,  p.  127).  Il 
est  bien  vrai  qu’elle  fit  de  la  propagande  révolution- 
naire en  apprenant  à ce  petit  monde  les  idées  et  les 
chansons  de  Paris  (Fuss);  mais  on  avouera  qu’envoyée 
en  Belgique  comme  agent  secret  elle  aurait  eu  mieux  à 
faire. 

Son  frère  aîné  l’attendant  à Liège,  elle  finit  par  s’y 
rendre  ; mais,  le  lendemain  même,  elle  s’installait  hors 
la  ville,  — tout  près  sans  doute,  — au  hameau  de  la 
Boverie,  auberge  de  la  Croix  blanche.  (Ibid.,  p.  128). 
Invitée  par  des  cousins  à la  kermesse  de  Xhoris,  elle 
resta  dans  ce  village  plusieurs  semaines,  revint  à la 
Boverie,  retourna  à Xhoris  et  même  y acheta  « un 

1.  L’erreur  vint  sans  doute  : ou  bien  de  ce  qu’à  la  fin  de  1792  le 
ministre  Le  Brun  chargea  Bonnecarrère  d’organiser  la  révolution  en 
Belgique  à la  suite  des  armées  victorieuses  de  Dumouriez  ; ou  bien  de 
ce  que,  le  27  mars  1791,  plus  de  deux  mois  après  le  rétablissement  de 
l’autorité  autrichienne  à Liège,  Bonnecarrère  fut  nommé  ministre  pléni- 
potentiaire dans  cette  ville  — où  il  ne  put  entrer  en  charge,  « le  tyran 
mitré  de  Liège  »,  comme  il  appelle  le  prince-évc  que  dans  un  Exposé  de 
la  conduite  de  Guillaume  Bonnecarrère  depuis  le  commencement  de  la 
révolu/ion  (1793),  ayant  refusé  de  le  recevoir.  — M.  Marcellin  Pellet  a 
répété  la  légende. 


ÏHÉKOIGNE  DE  MÉRlCOURT 


23o 


triorceau  de  terre».  (*IV).  Elle  était  alors  décidée  à 
vivre  désormais  en  Belgique.  Enfin,  nouveau  retour  à 
la  Boverie,  où  eut  lieu  son  arrestation.  Elle  n’avait 
pris  aucune  espèce  de  part  à l’insurrection  de  Liège 
(1789-1791).  On  en  a la  preuve  implicite  dans  une 
lettre  du  baron  de  Sélys,  officier  souverain  de  la  prin- 
cipauté de  Stavelot.  Ayant  reçu  quelquefois  Théroigne 
et  scs  frères,  il  écrivait  le  1er  octobre  1791  : «...  Je  ne 
l’ai  fait  que  pour  être  informé  de  toutes  leurs  rela- 
tions, de  ce  qu’ils  tenteraient,  afin  d’être  utile  à la 
bonne  cause  » ; mais  il  ne  disait  pas  avoir  surpris 
quoi  que  ce  fût  d 'utile  à cette  cause.  (Demarteau). 

Cependant  il  est  probable  qu'il  y eut  des  émissaires 
français  en  Belgique,  en  1790.  Même  si  l’on  en  devait 
croire  un  ouvrage  très  érotique  et,  par  là,  malheureu- 
sement, très  suspect,  qui  parut  en  1791  sous  ce  titre  : 
Julie  philosophe  ou  le  bon  patriote , histoire  à peu  près 
véritable  d'une  citoyenne  active , qui  a été  tour  à tour 
agent  et  victime  dans  les  dernières  révolutions  de  la 
Hollande , du  Brabant  et  de  la  France , cette  Julie  ou 
prétendue  Julie  aurait  été  chargée  par  Mirabeau  d’un 
rôle  analogue  à celui  que  la  légende  attribue  à Thé- 
roigne. On  verra  dans  un  instant  pourquoi  nous  pen- 
sons devoir  donner  en  quelques  lignes  une  analyse  de 
cette  Histoire  à peu  près  véritable. 

Née  en  1760,  Julie  devient  successivement  la  maî- 
tresse, pour  ne  citer  que  ses  amants  célèbres,  du  che- 
valier de  Morande  et  de  Calonne,  à Londres;  de  Mira- 
beau, à Paris;  de  van  der  Noot,  à Bruxelles.  C’est  une 
excellente  fille,  le  cœur  et  le  reste  sur  la  main,  d’une 
immoralité  d’esprit  à la  Crébillon,  ayant  lu  le  meilleur 
et  le  pire,  s’éprenant  de  la  Bévolution,  envahie  d’en- 
thousiasme pour  Bailly,  pour  La  Fayette,  heureuse 


236 


TROIS  FEMMES  DE  LA  REVOLUTION 


d’être  remarquée  par  Mirabeau,  qui  passe  sous  sa  fe- 
nêtre et  qui  monte  chez  elle  le  lendemain,  la  possède 
le  surlendemain,  l’émerveille  de  sa  vigueur  en  l’in- 
quiétant de  son  libertinage  « un  peu  outré  »,  ne  lui 
donne  pas  un  sou,  mais  vient  la  voir  régulièrement 
pendant  deux  mois,  et  iinit  par  l’expédier  en  Belgique 
avec  de  l’argent  pour  son  voyage  et  un  paquet  cacheté 
pour  van  der  Noot.  Dès  la  première  entrevue,  le  chef 
de  l’insurrection  brabançonne  est  charmant  pour  elle, 
l'invite  à dîner  ; on  dîne  seule  à seul,  et  ce  qui  devait 
arriver  arrive.  11  la  met  dans  ses  meubles.  Elle  le 
trompe.  11  la  surprend,  rompt  avec  elle.  Alors  elle 
passe  au  camp  démocratique  ou  Vonckiste , jugeant 
van  der  Noot  et  son  parti  comme  le  fera  Théroigne, 
précisément,  dans  une  lettre  du  2 décembre  1790,  dont 
on  doit  la  publication  aux  Goncourt. 

Le  rapprochement  est  curieux.  « La  Révolution,  dit 
Julie,  n’avait  été  opérée  que  par  quelques  grands  et 
par  le  clergé,  qui,  en  faisant  secouer  à la  nation  le  joug 
de  l’ Autriche,  n’avaient  eu  en  vue  que  de  satisfaire  leur 
ambition.  » Et  Théroigne  à Perregaux  : « Vous  savez 
sans  doute  que  les  Etats,  van  der  Noot  et  ses  satellites, 
jadis  les  idoles  du  peuple,  aujourd’hui  qu’ils  sont 
dévoilés  les  objets  de  sa  haine  et  de  son  mépris,  ont 
été  traités  comme  ils  le  méritent...  Van  der  Noot  a du 
se  sauver  pour  se  soustraire  à la  juste  vengeance  du 
peuple  qu’il  a trahi,  sacrifié  à son  intérêt  personnel.  » 

Elle  ajoutait  : « On  dit  que  le  parti  des  aristo- 
crates et  des  royalistes  vont  (sic)  finir  d’être  écrasés 
par  celui  des  démocrates,  qui,  de  concert  avec  notre 
ancien  général  sorti  des  prisons  de  Louvain,  rallie  le 
peuple  pour  résister  aux  Autrichiens  qui  sont  déjà  à 
Namur.  » Ce  général  était  van  der  Meerscli,  qui, 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


237 


d’abord,  en  effet,  avait  commandé  les  troupes  insur- 
rectionnelles. Devenu  Vonckiste,  les  Etats  le  firent 
incarcérer;  mais  il  ne  fut  délivré  que  par  le  retour  des 
Autrichiens  : et  l’erreur  de  Théroigne  est  une  preuve 
de  plus  que  la  prétendue  missionnaire  des  Jacobins 
resta  spectatrice  des  événements. 

Quand  elle  sut  le  décret  de  prise  de  corps  rendu  contre 
elle  par  le  Châtelet,  elle  fut  émue  surtout  pour  une 
raison  qu’elle  exposait  ainsi  à Perregaux  : « Dans  le  cas 
que  mon  affaire  prît  une  mauvaise  tournure,  on  m’a 
rassurée  aujourd’hui  sur  un  point  bien  essentiel  en 
me  disant  que  ma  rente  sur  le  roi  ne  pouvait  pas  être 
confisquée.  Je  vous  serais  obligée  de  me  dire  si,  effec- 
tivement, je  ne  cours  aucun  risque  de  ce  côté-là,  et,  s’il 
y avait  du  danger,  comment  je  pourrais  le  prévenir.  Je 
serais  sensible  à cette  perte  parce  qu’il  ne  me  reste  pas 
autre  chose  pour  vivre  » (26  août).  La  rente  sur  le  roi 
était  celle  de  3.200  livres. 

La  rente  Persan  n’était  plus  qu’un  mythe.  Pourtant, 
le  2 décembre,  Théroigne  en  parlait  encore  à Perregaux  : 
« Je  vous  enverrai  incessamment  mon  contrat  avec  les 
autres  pièces  pour  vous  mettre  au  courant  de  ce  que 
M.  de  Persan  me  doit.  » Le  banquier  parisien  devait 
lui  envoyer  quatre  louis  par  mois.  Elle  lui  écrivait  à 
ce  sujet,  le  16  octobre,  — après  l’avoir  remercié  de 
l'envoi  de  la  Procédure  criminelle  : 

Je  n'ai  pas  moins  de  grâces  à vous  rendre  d’avoir  accepté 
le  petit  arrangement  que  je  vous  ai  proposé.  Si  vous  voulez 
bien  avancer  trois  mois  à mon  frère  (son  second,  frère , resté 
à Paris ) pour  faire  revenir  mes  effets,  vous  me  feriez  grand 
plaisir.  D’après  notre  arrangement  à quatre  louis  par  mois, 
ce  serait  douze  louis  que  vous  lui  donneriez,  et  pendant  Yese 
pace  de  trois  mois  vous  n’enverriez  rien  à Liège; 


238 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


Elle  ajoutait  : 

Si  mon  frère  a besoin  de  votre  ministère  ou  de  vos  conseils 
pour  m’arranger  quelques  petites  affaires  ou  faire  revenir 
mes  effets  à meilleur  marché,  je  vous  serais  obligée,  mon- 
sieur, d’avoir  toujours  les  mêmes  bontés  pour  moi.  Je  crain- 
drais de  vous  fatiguer  si  je  ne  comptais  singulièrement  sur 
le  plaisir  que  vous  avez  à obliger 1 . 

Le  commencement  de  la  lettre  du  2 décembre  témoigne 
encore  mieux  du  dévouement  de  Perregaux  : 

Monsieur, 

Votre  lettre  m’a  surprise  bien  agréablement,  lorsque  j’y 
ai  vu  que  vous  aviez  la  bonté  de  retirer  les  effets  que  je 
croyais  vendus.  Je  ne  sais  comment  vous  exprimer  la  recon- 
naissance que  m'inspire  la  noblesse  de  vos  procédés,  je  m’en 
souviendrai  toujours.  J’accepte  vos  offres  généreuses,  vous 
retirerez  mes  bracelets  pour  les  vendre  si  vous  en  trouvez  un 
prix  raisonnable.  Je  m’en  rapporte  à vous.  Quant  à l’argen- 
terie et  l’étui,  vous  ne  les  ferez  pas  vendre  actuellement. 

Et  elle  joint  à sa  lettre  trois  reconnaissances,  Lune 
de  1.100  livres  (pour  le  collier  de  brillants  engagé  le 
9 décembre  1789),  l’autre  de  140  livres  (pour  le  porte- 
huilier  engagé  le  10  octobre),  l’autre  de  90  livres  (pour 
les  trois  couverts  d’argent  du  26  septembre),  afin  que 
Perregaux  paie  l’intérêt  de  la  première  et  retire  les 
objets  mentionnés  dans  les  deux  autres,  si  le  Mont-de- 
Piété  ne  les  a déjà  vendus.  Mais  cette  lettre  est  remar- 
quable surtout  parla  passion  de  curiosité  qu’y  montre 
l’ancienne  « Muse  » pour  ce  qui  se  passe  en  France. 
Preuve  que  son  demi-oubli  de  la  Révolution  n’avait  pas 

1.  Le  Bibliophile  belge , t.  VII,  1850.  — Cette  petite  lettre  fut  le  pre- 
mier autographe  connu  de  Théroigne, 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


239 


été  long.  Elle  s’est  abonnée  au  « journal  de  1789  » ; elle 
applaudit  à la  nomination  de  Duport-Dutertre  au  mi- 
nistère de  la  Justice;  enfin  elle  déclare,  n'ayant  pas 
encore  pris  la  résolution  de  se  fixer  en  Belgique,  qu’elle 
retournera  en  France  « dans  six  mois  ». 

Cependant  les  Autrichiens  avançaient.  Ils  entrèrent 
à Liège  le  12  janvier  1791  ; et  c’est  en  février,  dans  la 
nuit  du  15  au  16,  que  le  chevalier  de  La  Valette,  comme 
on  sait,  enleva  Théroigne  du  hameau  de  la  Boverie. 
11  était  accompagné  du  comte  de  Saint-Malon  et  d’un 
sous-officier  nommé  Lechoux.  [Les  Confessions , ch.I). 
En  apprenant  l’aventure,  Pierre-Joseph  fut  consterné, 
surtout  parce  que  sa  sœur,  ainsi  qu’il  l’écrivit  naïve- 
ment à Perregaux  (18  février),  lui  était  « d’un  grand 
secours  » pour  sa  « sustentation  ».  Mais  il  pensa  qu’elle 
avait  été  « reconduite  à Paris  ».  « Il  est  probable,  disait- 
il,  que  c’est  un  enlèvement  fait  de  force  par  quelque 
amoureux  qu’elle  pouvait  avoir  dans  cette  capitale,  ou 
qu’elle  est  accusée  de  quelque  chose.  » Il  conjurait  le 
banquier  parisien  de  s’employer  à la  faire  délivrer, 
et  de  lui  mander,  à lui,  ce  qui  avait  « pu  occasionner  » 
le  coup  de  théâtre.  « Je  vous  prie  de  ne  me  rien  ca- 
cher de  tout  ce  que  vous  pouvez  découvrir1  ». 

Dans  sa  dépêche  du  6 février  à Kaunitz,  Mercy- 
Argenteau  avait  dit  : « Elle  [Théroigne)  doit  se  trouver 
dans  la  province  de  Luxembourg...  Un  Français,  muni 
de  bonnes  lettres  de  recommandation,  est  venu  me 
demander  la  permission  de  l’enlever  secrètement,  elle 
et  ses  papiers;  j’y  ai  donné  la  main...  Si  la  capture  se 

\.  Cette  lettre  de  Pierre-Joseph  qui  faisait  partie  de  la  collection  des 
Goncourt,  appartient  aujourd'hui  à M.  Georges  Cain,  chez  qui  nous 
l’avons  lue. 


240 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


fait,  on  la  conduira  à Fribourg,  pour  y attendre  ce  qui 
sera  décidé  à son  égard.  » Théroigne  arriva  le  25  à 
Fribourg-en-Brisgau.  Elle  y resta,  sous  la  surveillance 
de  ses  ravisseurs,  jusqu’au  9 mars;  elle  en  partit,  ce 
jour-là,  pour  Kufstein,  l’ordre  étant  venu  du  Conseil 
de  guerre  (de  Vienne)  de  la  diriger  vers  la  célèbre 
forteresse-prison.  Son  escorte  se  composait  d’un  capi- 
taine, le  baron  de  Landresc,  d’un  lieutenant  et  de 
deux  sous-officiers.  Il  fut  convenu  qu’on  l’appellerait 
Mme  Théobald;  et,  ainsi  masquée,  elle  fut  remise  le  17 
au  commandant  de  Kufstein,  André  Schœniger,  et 
immédiatement  écrouée.  Mais,  en  route,  passé  Inspruck, 
elle  avait  obtenu  du  baron  de  Landresc  la  permission 
d’envoyer  une  lettre  à son  frère  aîné1  ; lettre  dont  voici 
le  commencement  : 

Mon  cher  frère, 

Dans  les  personnes  qui  m’ont  enlevée,  il  y avait  deux  offi- 
ciers français,  et  un  impériaux  ( sic ),  ils  ne  m’ont  montré 
aucun  ordre  en  conséquence.  Je  ne  sais  de  la  part  de  qui 
ni  pourquoi  l’on  m’a  fait  prendre,  ce  qui  est  affreux.  Les 
deux  Français  m’ont  pourtant  dit  verbalement  que  c’était 
pour  les  affaires  de  Brabant,  mais  j’ai  bien  vu  le  contraire, 
car  ils  n’ont  cessé  de  me  questionner  sur  les  événements  de 
la  Révolution  française;  ils  ont  même  employé  la  ruse  et  la 
finesse  en  affectant  d’être  justes  et  honnêtes  pour  s’attirer 
ma  confiance.  Ils  n’ont  levé  le  masque  qu’à  Fribourg,  où  ils 
montrèrent  le  plus  grand  acharnement  contre  les  patriotes 
et  le  plus  grand  intérêt  à me  trouver  coupable  relativement 
aux  affaires  de  France  2. 

Elle  priait  Pierre-Joseph  de  partir  pour  Vienne,  tout 
de  suite,  et  de  demander  à l’empereur  de  la  faire  venir, 

1.  Les  Confessions . 

2.  Demarteaui 


THÉR01GNE  DE  MÉRICOURT 


241 


de  l’écouter.  « Je  donnerais  tout  ce  que  j’ai  pour  parler 
à l’empereur,  car  je  suis  sûre  qu’il  n’a  point  donné 
l’ordre  de  me  prendre.  » Et,  certes,  ce  vœu  impatient 
d’arriver  jusqu’au  frère  de  Marie-Antoinette  peut  sem- 
bler extravagant.  Dans  quelques  mois,  pourtant,  elle 
sera  conduite  à Vienne,  reçue  par  Léopold  II,  et  non 
seulement,  à la  suite  de  cet  entretien,  il  la  renverra  en 
Belgique,  mais  il  paiera  les  frais  du  voyage. 

Sans  trop  gémir,  elle  avouait  cependant  : « L’idée 
que  je  vais  coucher  dans  une  affreuse  prison...  m’ac- 
cable » ; et  elle  se  plaignait  d’avoir,  le  matin  même, 
« craché  beaucoup  de  sang  ». 

Quand  cette  lettre  parvint  à Pierre-Joseph,  il  n’igno- 
rait plus  que  sa  sœur  avait  été  emmenée  en  Autriche. 
Sur  sa  prière,  M.  de  Sélys  avait  fait  « quelques  dé- 
marches » et  « appris  qu’elle  avait  pris  la  route  du 
Brisgau  ».  (Lettre  du  baron  de  Sélys  du  6 mars  1792)  L 
Mais,  convaincu  sans  doute  qu’il  ne  serait  pas  reçu 
par  l’empereur,  Pierre-Joseph  n’alla  point  à Vienne. 

Il  écrivit  de  nouveau  à Pcrregaux.  La  lettre,  inédite1 2 
est  trop  longue  pour  que  nous  la  donnions  tout  entière. 
En  voici  le  principal  : 

Il  y a environ  quinze  jours,  j’ai  reçu  une  lettre  de  ma 
sœur.  C’est  la  première  depuis  son  enlèvement...  Pour  vous 
mettre  au  courant  de  toute  son  affaire,  comme  j’espère  que 
vous  me  rendrez  service  pour  son  élargissement,  je  m’en 
vais  vous  envoyer  ses  lettres  telles  qu’elles  sont.  Mais  vous 
saurez  que,  depuis  le  jour  de  son  enlèvement,  j’ai  poursuivi 
vivement  son  affaire  avec  une  tante  que  j’ai  à Liège  ; mais 
toutes  nos  peines  ont  été  infructueuses  ; et...  ses  ennemis  ne 

1.  Demarteau. 

2.  Bibliothèque  nationale,  Manuscrits. 

16 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


242 

se  contentent  plus  de  l’avoir  fait  enlever,  ils  la  font  encore 
calomnier  sur  toutes  les  feuilles  publiques...  Ma  tante  a fait 
venir  deux  avocats  chez  elle,  qui  ont  convenu  tous  les  deux 
qu’il  fallait  faire  imprimer  un  mémoire  qui  contienne  sa  jus- 
tification, et  le  rendre  public,  surtout  à Paris,  et  qu’il  fau- 
drait que  l’on  trouve  quelque  député  de  l’Assemblée  qui 
voudrait  bien  se  donner  la  peine  d’écrire  à M.  le  comte  de 
Mercy-Argenteau,  en  lui  envoyant  un  exemplaire  du 
mémoire...  Je  m’adresse  à vous  pour  faire  imprimer  ce  petit 
mémoire...  Je  ne  peux  pas  le  faire  imprimer  à Liège,  à cause 
qu’il  est  défendu  de  faire  imprimer  rien  sans  la  permission 
du  Haut-Directoire,  et  je  peux  encore  moins  me  présenter 
pour  avoir  la  permission... 

...  J’ai  appris  que  M.  l’abbé  Sieyès  a parlé  plusieurs  fois 
de  ma  sœur  à M.  ...  [illisible)  très  avantageusement.  Cet 
homme  était  député  de  Liège  à Paris  pendant  la  révolu- 
tion. Je  suis  sur  que,  si  on  lui  montrait  les  choses  telles 
qu’elles  sont,  il  voudrait  bien  se  charger  d’écrire  à Bruxelles. 
Dites  à mon  frère,  s’il  vous  plaît,  qu’il  tâche  de  lui  parler. 
Je  sais  qu’il  connaît  ma  sœur  très  particulièrement,  et...  ce 
n’est  pas  à lui  à punir  des  fautes  qui  ont  été  commises  en 
France,  et  qui,  d’abord,  doivent  être  mises  en  oubli  depuis 
que  l’auguste  Assemblée  a mis  à néant  toute  la  procédure 
qui  regardait  cette  affaire  L 

...  En  examinant  toutes  les  pièces,  vous  verrez  mieux  que 
moi-même  comment  il  faut  agir.  Je  vous  en  aurais  une  éter- 
nelle reconnaissance  et  voudrais  même  vous  payer  de  la 
moitié  de  mon  sang. 

La  prison  de  Knfstein  fut  moins  « affreuse  » à l’hé- 
roïne qu’elle  ne  l’avait  craint.  Autorisée,  en  juin,  à 
écrire  au  « cher  frère  »,  elle  se  plaisait  à reconnaître 
qu’on  avait  pour  elle  « tous  les  égards  possibles  » ; 
et,  le  29  juillet,  dans  une  lettre  dont  nous  avons  déjà 
parlé,  elle  racontait  à Pierre-Joseph  encore  : « J’ai 

1.  Ces  lignes  sont  les  seules  dont  on  pourrait  s’armer  un  peu  sérieu- 
sement contre  les  conclusions  de  notre  IVe  chapitre. 


THÉKOIGNE  DE  MÉRICOURT 


243 


été  me  promener  deux  fois  hors  de  la  forteresse  avec 
MM.  le  commissaire  et  le  commandant1  ».  Le  commis- 
saire, c’était  M.  de  Blanc,  arrivé  à Kufstein  le  28  mai 
avec  les  instructions  suivantes  : 

Quelque  vraisemblable  qu’il  paraisse  que  la  prisonnière 
ait  commis  le  crime  de  haute  trahison,  il  èst  impossible  d’en 
avoir  la  preuve,  à moins  qu’elle  ne  1 t fournisse  elle-même, 
par  son  propre  aveu.  Il  faut  donc  lui  demander  l’exposé  des 
principales  circonstances  et  situations  de  sa  vie  en  France, 
aussi  bien  que  hors  de  ce  pays.  Il  est  indispensable  d’établir 
aussi  si,  pendant  sa  vie,  elle  a rempli  un  rôle  public,  où, 
quand  et  comment.  Dégager  surtout  la  part  qu’elle  a prise 
à la  révolte  des  femmes,  le  G octobre  1789. 

Le  commissaire  est  autorisé  à déclarer  qu’il  n’entre  pas 
dans  les  vues  de  l’empereur  de  lui  faire  éprouver  la  rigueur 
des  lois.  On  préférerait  un  aveu  libre  et  sincère.  11  dépend 
d’elle  de  se  montrer  digne  de  la  clémence  du  monarque.  En 
attendant,  le  résultat  du  procès  dépendra  essentiellement  de 
l’accord  de  ses  aveux  et  dépositions  avec  les  connaissances 
que  l’on  a déjà  des  traits  les  plus  saillants  de  sa  conduite. 

Son  enthousiasme  fanatique  pour  tout  ce  qui  touche  aux 
idées  de  la  démocratie  est  su  de  tous.  La  prisonnière  doit 
donc  être  avertie  que  la  Cour  a en  main  plusieurs  moyens 
infaillibles  de  reconnaître  la  véracité  des  choses  qu’elle  dira 
en  réponse  aux  questions  qui  lui  seront  posées.  La  moindre 
réticence,  un  seul  mensonge  dans  ses  dépositions  la  feraient 
ranger  dans  la  catégorie  des  personnes  suspectes,  dange- 
reuses, incorrigibles,  et  qui  doivent  être  mises  hors  d'éîat 
de  nuire. 

En  tout  élat  de  cause,  on  devra  lui  ôter  tout  espoir  de 
jamais  revoir  sa  patrie.  Si,  d’un  côté,  cela  l’afllige,  de 
l’autre,  elle  s’en  trouvera  plus  libre  de  parler  sans  crainte, 
et  de  rendre  hommage  à la  seule  vérité.  Car,  n’ayant  plus 
rien  à redouter  du  ressentiment  des  personnes  qui  peuvent 


1.  Demarteau. 


24i 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


se  trouver  compromises  par  ses  aveux,  et  n’ayaut  plus  aucun 
intérêt  à ménager  celles  dont  elle  pouvait  attendre  des  avan- 
tages ultérieurs,  elle  ne  taira  rien  de  ce  qu’elle  peut  savoir  ...L 

On  sait  déjà  les  interrogatoires,  l’autobiographie,  la 
confrontation  avec  La  Valette,  et  comment,  peu  à peu, 
M.  de  Blanc  fut  persuadé  de  l’innocence  de  Théroigne. 
Il  n’admit  pas  un  instant  qu’elle  eût  pu  vouloir  assas- 
siner Marie-Antoinette;  et  l’estime  et  la  sympathie 
qu’elle  lui  inspira  s’accrurent  d’une  pitié  trop  naturelle 
quand,  à la  fin  de  juin,  il  la  vit  sérieusement  malade. 
Il  fit  venir  le  médecin  de  la  petite  ville,  qui  la  purgea 
consciencieusement,  mais  ne  la  guérit  pas.  Alors  il 
appela  un  médecin  illustre,  le  Dr  de  Médérer.  Celui-ci 
« reconnut  que,  si  le  mal  physique  était  grand,  l’àme 
était  bien  autrement  atteinte...  L’intelligence,  le  cœur 
de  cette  femme  exigeaient  de  prompts  secours  ».  ( Les 
Confessions , p.  172).  M.  de  Blanc  n’hésita  pas  : il  écrivit 
au  prince  de  Kaunitz  pour  lui  demander  « l’autorisation 
de  transférer  la  prisonnière,  qui  en  exprimait  le  désir 
incessant,  à rproximité  de  la  Cour  ».  [Ibid.).  L’empe- 
reur averti  ordonna  que  Théroigne  fût  transférée  à 
Vienne.  Elle  y était  avant  la  fin  d’août,  avec  son  juge  et 
le  grand  médecin.  Seulement  elle  avait  dû  encore  une 
fois  changer  de  nom,  et  ce  n’est  pas  Mme  Théobald,  mais 
Mme  Lahaye,  qui  pénétra  un  soir  dans  la  maison  des 
époux  Schlosser  que  la  police  secrète  lui  avait  élue  pour 
demeure. 

Le  15  septembre,  elle  écrivait  à Perregaux  : 

Je  ne  puis  rien  dire,  sinon  que  mes  affaires  ne  sont  pas  en- 
core finies,  que  je  ne  suis  pas  encore  libre,  et  qu’en  attendant 


1.  Les  Confessions , pp.  69-70. 


TTÏÉROIGNE  DE  MÉR1COURT 


245 

qu’on  ait  examiné  les  dépositions  des  généreux  chevaliers 
français  on  me  traite  fort  bien.  Je  ne  suis  plus  en  prison,  je 
suis  dans  une  maison  particulière  où  on  a tous  les  égards 
possibles  pour  moi.  Je  puis  me  promener  partout,  aller  dans 
les  endroits  publics  accompagnée  ; je  crois  même  qu’on  m’y 
laisserait  aller  seule,  sur  ma  parole;  mais,  malgré  que  je 
sente  tout  le  prix  de  ce  qu’on  fait  pour  adoucir  mon  injuste 
situation,  j’avoue  franchement  que  je  n’en  suis  pas  moins 
malheureuse:  rien  ne  m’est  agréable  sans  la  liberté,  et,  d’ail- 
leurs, quoique  je  puisse  aller  parlout,  parlera  toutle  monde, 
je  suis  pourtant  isolée,  ne  pouvant  parler  à qui  que  ce  soit 
de  mes  affaires,  ni  dire  mon  nom,  pas  même  V endroit  où  je 
suis...  Cependant  le  dénouement  de  cette  intrigue  approche. 
J’espère  qu’on  ne  surprendra  plus  la  religion  de  l’empereur, 
que  la  vérité  et  la  justice  triompheront  ; ...  car  je  défie  qu’on 
puisse  me  trouver  le  moindre  tort,  à moins  qu’on  ne  m’en 
attribue  sur  mes  opinions,  ce  dont  on  est  bien  éloigné;  d’ail- 
leurs on  sait  que  ce  serait  un  mauvais  moyen  de  corriger 
du  patriotisme  en  gênant  la  liberté... 

Et,  dans  un  post-scriptum,  qui  est  lui-même  comme 
une  petite  lettre,  elle  revenait  sur  la  défense  qu’on  lui 
avait  faite  de  dire  où  elle  était1. 

C’est  vers  la  fin  d’octobre  qu’elle  réussit  à voir  l’em- 
pereur2.  Elle  avait  été  reçue  deux  fois  par  le  prince  de 
Kaunitz.  ( Les  Confessions , p.  190).  Le  24  novembre, 
M.  de  Blanc,  au  nom  de  Léopold  II,  lui  remit  six  cents 
florins;  et  le  même  jour,  ou  le  lendemain,  elle  partait 
pour  Bruxelles.  p]lle  y était  au  commencement  de 
décembre. 

1.  Cette  lettre  du  15  septembre  1791,  publiée  parles  Goncourt,  est  main- 
tenant au  musée  Carnavalet.  Elle  fut  envoyée  secrètement  au  banquier 
parisien  par  un  oncle  queThéroigne  avait  retrouvé  à Vienne,  le  banquier 
Campinado.  ( Les  Confessions , p.  184). 

2.  Si  la  légende  est  vraie.  Dans  la  lettre  de  M.  Winter,  que  nous 
n’avons  pas  citée  entièrement,  il  y a : « Léopold  11  n’a  jamais  eu  une 
conversation  avec  Mllu  de  Méricourt,  » 


246 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


Le  5 janvier  1792,  elle  écrivit,  de  Bruxelles,  à Per- 
regaux  : 


Monsieur, 

A présent  que  je  suis  libre,  que  je  suis  sûre  que  je  puis 
aller  où  je  veux,  si  je  suis  contente  de  la  justice  de  l'empe- 
reur, je  dois  aussi  dire  que,  pendant  tout  le  temps  de  mon 
injuste  détention,  on  m’a  traitée  avec  douceur. 

Quant  à vos  aristocrates,  ils  ont  employé  les  moyens  les 
plus  bas,  les  intrigues  les  plus  infâmes  pour  tâcher  de  me 
faire  perdre  la  liberté  pour  toujours.  Je  vous  assure  que,  s’il 
n’avait  tenu  qu’à  eux,  je  serais  encore  dans  la  forteresse  de 
Kufstein.  Des  chevaliers  français  tel  est  le  caractère. 

Je  vous  serais  obligée,  monsieur,  de  m’envover  de  l’argent, 
trente  louis  que  vous  échangerez  à Paris.  Si  vous  n’avez  que 
des  assignats,  j'y  perdrai  moins  qu’ici.  Je  vous  prie  en  grâce 
de  m’envoyer  ce  que  je  vous  demande  par  le  même  courrier, 
car  je  n’ai  pas  un  liard  pour  payer  mon  logement  ni  ma 
pension.  Vous  adresserez  votre  réponse  poste  restante,  à 
Bruxelles. 

Lu  attendant,  je  suis  avec  estime,  monsieur,  votre  ser- 
vante, 

Théhoignk  1 . 


Le  15  septembre,  elle  Lavait  prié  « d’envoyer  inces- 
samment » vingt  louis  à son  frère  aîné,  et  elle  en  avait 
demandé  quarante  pour  elle,  ajoutant  : « Je  tâcherai 
de  vous  dire  où  vous  me  les  ferez  parvenir.  » Elle 
l’avait  prié  aussi  de  « faire  vendre  » ses  diamants  du 
Mont-de-Piété  qui  la  ruinaient  « en  intérêts  ». 

C’est  d’ailleurs  l’occasion  de  marquer  où  Théroigne 
en  était,  à cette  date,  avec  le  Mont-de-Piété  de  Paris. 
On  a vu  que  tout  ce  qu’elle  y avait  engagé  en  1789  avait 
élé  ou  retiré  par  Perregaux  ou  vendu  par  l’établisse- 


1.  Lettre  inédite  (Bibliothèque  nationale,  Manuscrits'. 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


247 


ment  même,  excepté  le  collier  de  brillants  dn  9 dé- 
cembre ; d’autre  part,  elle  avait  emporté  de  la  Bove- 
rie,  puis  joint  à sa  première  lettre  à Pierre-Joseph 
les  trois  reconnaissances  de  1790,  et,  sans  doute, 
c’est  des  boucles  d’oreilles  et  de  la  bague  repré- 
sentées par  ces  reconnaissances,  comme  du  collier  de 
brillants,  qu’elle  voulait  parler  le  15  septembre  1791. 
— Quant  au  collier  de  diamants  qui  avait  ébloui 
les  gens  de  Marcourt,  elle  l'avait  engagé  au  Mont- 
de-Piété  de  Liège.  On  lit  dans  la  lettre  du  baron 
de  Sélys  du  6 mars  1792  : « Sur  la  fin  de  l’année  1791, 
madame  ( la  baronne  de  Sélys ) put  voir  ce  collier,... 
et  à la  prière  du  sieur  Théroigne  elle  voulut  bien 
le  dégager.  Mais,  comme  le  sieur  Théroigne  ne  put 
produire  la  reconnaissance,  madame  dut  fournir  une 
caution  de  reproduire  le  collier  au  Mont-de-Piété, 
si  on  venait  le  répéter  la  reconnaissance  à la  main. 
J’appris  à mon  retour  d’un  voyage  que  le  collier  était 
retiré  et  chez  moi,  ce  qui  ne  me  fit  guère  de  plaisir.  » 
C’est  à Perregauxque  M.  de  Sélys  racontait  cette  aven- 
ture du  collier.  Il  ajoutait  qu’en  dépit  de  son  méconten- 
tement, et  bien  à contre-cœur,  il  s’était  chargé  des 
reconnaissances  envoyées  à Pierre-Joseph  et  qu’il  avait 
retiré  du  Mont-de-Piété  de  Paris  les  deux  boucles  d’o- 
reilles et  la  bague.  On  verra  qu’il  en  fut  assez  mal 
récompensé.  D’ailleurs,  en  1791 , Pierre-Joseph  n’ayant 
plus  sa  sœur  pour  fournir  à sa  « sustentation  » assaillit 
de  demandes  d’argent  le  pauvre  baron  qui  n’osa  point 
toujours  refuser.  Ecrivant  à la  prisonnière  (octobre 
1791),  M.  de  Sélys  se  plaignait  d’avoir  dû,  la  veille 
même,  prêter  encore  cinq  louis,  et  il  priait  l’excellente 
sœur  de  lui  envoyer  l’autorisation  de  vendre  pour 
Pierre-Joseph  ce  qu’il  avait  retiré  du  Mont-de-Piété  de 


248  TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 

Liège  et  de  celui  de  Paris.  Avec  le  produit  de  la  vente, 
il  achèterait  une  petite  charge  au  frère  si  dépourvu. 

Théroigne  était  restée,  en  effet,  la  sœur  au  cœur 
maternel  que  nous  avons  montrée.  Sa  lettre  du  29  juil- 
let, notamment,  est  curieuse  à ce  point  de  vue.  On  y 
sent  bien  un  peu  d’habileté,  un  léger  cabotinage, 
pour  toucher  les  deux  « messieurs  » si  « honnêtes  » 
chargés  de  la  garde  de  l’héroïne,  et  qui,  certainement, 
n’expédiaient  pas  ses  lettres  sans  les  avoir  lues.  Mais 
Théroigne  ne  faisait,  en  somme,  que  soigner  l’expres- 
sion de  sa  profonde  sollicitude  et  de  sa  pensée  quand 
elle  disait  : « Prenez  courage,  mon  frère.  Etudiez  nuit 
et  jour,  ainsi  que  mon  jeune  frère.  Armez-vous  d’une 
noble  fierté  dans  la  moindre  de  vos  démarches  et 
pensez  que  la  vertu  est  l’unique  bien.  » — Elle  deman- 
dait si  son  jeune  frère,  son  petit  frère , était  toujours  à 
Xhoris;  elle  voulait  « des  nouvelles  » de  ses  sœurs; 
puis  : « J’espère  que  nous  finirons  par  rester  tous  en- 
semble comme  nous  V avions  projeté  lorsqu’  onm’  a saisie . » 

Pierre-Joseph  eut  un  moment  l’idée  d’aller  la  trou- 
ver à Ivufstein,  ou  plutôt  le  baron  de  Sélys  conseilla 
le  voyage  au  quémandeur  dont  il  est  évident  qu’il 
aurait  bien  voulu  se  débarrasser.  Gomme  podestat  de 
la  principauté  de  Stavelot,  il  lui  signa  le  14  septembre 
un  passeport  où  se  lit  ce  signalement  : « D’une  taille 
svelte  au-dessus  de  la  médiocre,  cheveux  châtains  ». 
Mais  des  patriotes  liégeois  persuadèrent  à Pierre-Joseph 
que  le  baron  avait  eu  la  plus  grande  part  à l’enlève- 
ment de  Théroigne  et  que  le  passeport  était  un  piège 
pour  « faire  coffrer  » — «lestement»  — le  frère  après 
la  sœur.  ( Lettre  du  baron  de  Sélys , lep  octobre  1791). 


THÉROIGNE  DE  MÉR1COLRT 


249 


VIÏÏ 


THÉROIGNE  ET  LA  PRESSE  ROYALISTE  EN  1791 


La  nouvelle  de  son  arrestation  et,  peu  après,  le  bruit 
de  sa  mort  avaient  réjoui  les  pamphlétaires  de  la 
cour. 

La  Feuille  du  jour  du  1er  mars  1791,  qui  ne  se  trom- 
pait point  en  disant  : « Ce  sont  des  officiers  français  qui 
l’ont  fait  arrêter  »,  donnait  ces  deux  versions  de  l’évé- 
nement — la  première  à demi  sincère  peut-être,  la 
seconde,  évidemment,  pour  le  seul  plaisir  : 

On  assure  qu’ayant  appris  que  mademoiselle  Théroigne 
était  à Namur,  ces  jeunes  militaires  s’y  rendirent,  lui  deman- 
dèrent à dîner,  lui  firent  leur  cour;  et  comme  mademoiselle 
Théroigne,  en  exerçant  l’apostolat,  ne  renonce  pas  aux  béné- 
fices de  la  galanterie,  ces  messieurs  n’eurent  pas  de  peine  à 
la  déterminer.  Elle  leur  abandonna,  dans  l’épanchement  de 
la  confiance  et  de  l’amour,  ses  secrets,  ses  papiers,  les  motifs 
de  sa  mission  en  Brabant.  Ils  la  crurent  assez  dangereuse 
pour  la  désigner  à l’administration  qui  s’en  empara.  D’autres 
ont  prétendu  qu’ils  ne  l’ont  livrée  que  par  dépit,  ayant 
reconnu  que  sa  santé  n’était  pas  plus  sûre  que  sa  politique. 

La  Feuille  du  jour  racontait  ensuite  : 

Le  comte  de  Mercy  l’a  rassurée  pleinement,  en  lui  disant 
qu’elle  était  à l’abri  de  tout  péril  si  rien  ne  la  chargeait;  mais 
que,  si  les  soupçons  qu’elle  excite  étaient  confirmés,  il  s’inté- 
resserait de  toute  son  influence  et  de  tout  son  crédit  à ce 
qu’elle  fût  pendue, 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


250 

Et  le  29  mars,  le  meme  journal  publiait: 

On  assure  que  mademoiselle  Théroigne  est  pendue.  Pleu- 
rez, amours... 

Le  directeur  de  cette  gazette,  Parisau,  prenait  là  son 
désir  pour  la  réalité;  mais  il  est  vrai  que,  même  à 
Vienne,  on  parla,  comme  d’une  chose  possible,  du  sup- 
plice de  Théroigne.  (. Moniteur  du  10  avril,  correspon- 
dance de  Vienne  du  19  mars). 

Un  peu  plus  tard,  dans  une  Complainte  à V endroit 
de  la  demoiselle  Théroigne , qui  a eu  le  malheur  d'être 
pendue  en  Allemagne  en  passant , les  Actes  des  apôtres 
présentaient  ainsi  la  fausse  nouvelle  de  ce  supplice  : 

Au  libre  pays  de  Fribourg, 

La  donzelle  faisait  son  tour. 

Voilà  que  deux  aristocrates, 

Voulant  épanouir  leurs  rates, 

Lui  mettent  la  main  au  collet  : 

La  voilà  prise  au  trébuchet. 

La  drôlesse  dans  ce  moment 
Leur  dit  : Messieurs,  probablement, 

Vous  voulez  un  certain  service; 

Laissez-moi  quitter  ma  pelisse. 

— Non,  lui  dit-on,  trêve  d’amour, 

Vous  serez  pendue  haut  et  court. 

On  avait  trouvé  sur  elle,  ajoutait  la  Complainte , 
« un  tas  de  coupables  écrits  »,  plus  : 

Un  billet  doux  de  La  Fayette, 

Joli  poignard  pour  Antoinette, 

Et  promesse  d’un  prieuré 
Que  Populus  aurait  payé. 


THÉROIGNE  DE  MÉRTCOURT 


251 


Quand  on  sut  quelle  était  à Kulstein,  ce  furent 
d’autres  plaisanteries.  Le  Petit  Gautier  du  il  août 
voulait  qu’elle  eût  invité  Populus  à la  venir  joindre 
incessamment  « dans  la  tour  du  Tyrol  »,  où  elle  sentait 
son  patriotisme  se  refroidir.  Mais,  quand  on  sut  qu’elle 
avait  été  mise  en  liberté,  le  Petit  Gautier  se  fâcha. 
L’entrefilet  (15  décembre)  est  à citer  en  entier  : 

La  crapuleuse  créature  qui  se  fait  appeler  Théroigne  de 
Méricourt,  la  même  qui  avait  projeté  le  6 oclobre  1789  le 
plus  horrible  des  forfaits,  est  maintenant  à Bruxelles.  Elle 
s’est  présentée  chez  le  respectable  ministre  de  Metternich. 
Sa  barbare  audace  n’a  point  diminué  dans  les  cachots  d’où 
elle  sort;  elle  a eu  l’atroce  impudence  de  dire  chez  le 
ministre  : N’est-il  pas  juste  de  sacrifier  une  poignée  de 
nobles  à des  millions  de  citoyens?  L’apparition  de  cette  cha- 
rogne ambulante  indigne  tous  les  honnêtes  gens  de  ce  pays. 
Elle  loge  à l'enseigne  de  Y Homme  sauvage , qui  jamais  ne 
fut  aussi  sanguinaire  qu’elle. 


IX 


SECONDE  PARTIE  DE  LA  VIE  POLITIQUE  DE  THÉROIGNE 

A.  — Jusqu'au  10  août 


La  loi  d’amnistie  du  15  septembre  1791,  qui  abolis- 
sait toute  procédure  relative  à la  Révolution,  permettait 
àThéroigne  de  rentrera  Paris.  Aussi  ne  demeura-t-elle 
pas  longtemps  à Bruxelles. 

Le  26  janvier  1792,  Dufourny  disait  aux  Jacobins  : 
« Je  dois  vous  annoncer  un  triomphe  pour  le  patrio- 


252 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


tisme.  M,Ie  Théroigne,  célèbre  par  son  civisme  et  les 
persécutions  qu’elle  a éprouvées,...  est  ici,  dans  la 
tribune  des  dames.  » Aussitôt  plusieurs  Jacobins  s’y 
transportent  et  font  descendre  l’héroïne  dans  la  salle, 
«où  elle  est  reçue  avec  tout  l’intérêt  que  peut  exciter 
son  sexe  et  ses  malheurs  ».  On  l’invite,  et  elle  s’engage 
à faire  par  écrit  « l’exposé  de  ses  persécutions  » et  à 
le  venir  lire  à la  prochaine  séance.  [La  Société  des  Ja- 
cobins, par  Aulard,  t.  III).  Incident  que  le  Petit  Gautier 
du  3 février  narrait  en  ces  termes  : 

A Tune  des  dernières  séances  jacobines,  mademoiselle 
Théroigne  de  Méricourt,  fille  très  connue,  a paru  lout  à 
coup  dans  l’antre,  et  y a reçu  les  claquements  universels  de 
la  respectable  Société.  Elle  ressemblait  comme  deux  gouttes 
d’eau  à une  de  ces  dames  aux  trois  couleurs  que  l’on  voit 
courir  lestement  dans  les  rues,  étant  poursuivies  et  flairées 
par  une  bande  de  sans-culottes  de  tout  poil  et  de  toute  gran- 
deur, amants  et  maîtresses  crottés  depuis  les  pieds  jusqu’à 
la  tête.  Un  certain  Dufourny  a adressé  à l’héroïne  de  bonne 
volonté  un  compliment  très  poli  et  très  tendre,  accompagné 
de  gestes  analogues.  Mais,  comme  l’honorable  membre  est 
vieux1,  laid,  puant  et  sale,  la  citoyenne  a évité  de  son  mieux 
de  humer  les  vapeurs  de  son  encens. 

D’autre  part,  le  28  janvier,  la  Correspondance  litté- 
raire secrète  avait  dit  : « Les  patriotes  s’empressent  de 
lui  faire  la  cour.  Celui  qui  l’a  revue  avec  plus  de  plai- 
sir est  l’abbé  Sieyès.  Elle  conte  avec  beaucoup  de  fran 
chise  ses  aventures.  Elle  se  loue  beaucoup  de  Léopold, 
mais  il  n’en  est  pas  de  même  de  son  premier  ministre. 
(. Kaunitz ) ». 

C’est  seulement  le  1er  février  qu’elle  lut  à la  tribune 


1.  Oqfourny  avait  cinquante  et  un  ans. 


THÉROIGNE  DE  MÉR1COURT 


253 


des  Jacobins  la  relation  attendue.  On  n’a  pas  cette  re- 
lation qui,  sans  doute,  ne  fut  pas  imprimée.  Elle  se 
proposait  de  la  développer  dans  un  mémoire  qui  ne 
parut  point.  Mais  voici  d’abord,  sur  cette  rentrée  en 
scène  de  la  Luxembourgeoise,  quelques  lignes  intéres- 
santes du  journal  de  Brissot,  le  Patriote  français  : 

La  Société  a témoigné  l’indignation  la  plus  vive  pour  ses 
infâmes  persécuteurs  [ceux  de  Theroigne)  et  la  plus  haute 
admiration  pour  la  constance  qu’elle  a déployée.  Cette  amie 
de  la  liberté  a indiqué  l’unique  moyen  de  consolider  la  nôtre  : 
c’est  de  porter  la  guerre  aux  rebelles  et  aux  despotes  qui 
menacent  de  nous  la  faire  et  qui  la  craignent  plus  que  nous. 
Elle  a annoncé  que  la  Révolution  française  avait  des  partisans 
nombreux  dans  les  Pays-Bas,  dans  l’Allemagne,  et  jusque 
dans  le  palais  de  l’empereur  * . 

Lantbenas,  qui  présidait,  répondit  : « L’amour  de  la 
liberté,  placé  par  la  nature  dans  tous  les  cœurs,  vous 
fit,  dès  le  commencement,  chérir  notre  glorieuse  Révo- 
lution. Vos  sentiments  vous  ont  attiré  des  persécutions. 
C’est  un  titre  certain  à notre  estime.  Votre  exemple 
montre  à tous  les  amis  de  la  liberté  la  puissance  de 
cette  résistance  passive  qui  est  fondée  sur  l’élévation 
de  l’âme,  et  par  laquelle  les  individus  les  plus  faibles 
ont  si  souvent  fait  pâlir  les  tyrans.  L’énergie  que  cette 
résistance  suppose,  les  femmes  l’ont  souvent  portée  à 
un  tel  degré  qu’elle  parut  surnaturelle  à des  peuples 
ignorants.  Dans  ce  siècle  éclairé,  les  hommes  ne 
seront  pas  moins  entraînés,  par  une  suite  du  penchant 
le  plus  vif  de  la  nature,  toutes  les  fois  que  votre  sexe 
parera  les  grâces  qu’il  a en  partage  des  vertus  civiques 


J.  Numéro  du  4 février. 


254 


TK01S  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


qui  exciteront  éternellement  notre  enthousiasme.  Ci- 
toyenne courageuse,  racontez  dans  les  grandes  assem- 
blées que  l'intérêt  public  réunit  ce  que  vous  avez  fait 
et  souffert  pour  la  liberté,  comme  vous  venez  de  le  faire 
dans  celle-ci.  Et  croyez  que,  partout  où  seront  des 
cœurs  français,  vous  aurez  fait  quelque  chose  d’utile 
pour  l’avancement  de  la  liberté  universelle  b » Discours 
plus  curieux  par  son  féminisme  que  par  l’éloge  de  Thé- 
roigne.  Même  celui-ci  pouvait  sembler  un  peu  froid  ; 
Manuel  le  réchauffa  d’une  motion  lyrique,  après  avoir 
renchéri  sur  la  déclaration  féministe  de  Lanthenas.  «Il 
fut  un  temps,  s’écria-t-il,  où  une  société  d’hommes  mit 
en  question  si  les  femmes  avaient  une  âme.  A la  vérité, 
cette  société  était  composée  de  ces  hommes  à deux 
visages,  de  prêtres,  qui  ont  toujours  feint  de  médire  des 
femmes  pour  n’avoii*  pas  l’air  de  les  aimer. . . Si  nos  pères 
avaient  une  si  mauvaise  idée  des  femmes,  c’est  qu’ils 
n’étaient  pas  libres;  car  la  liberté  leur  eût  appris, 
comme  à nous,  qu’il  est  aussi  facile  à la  nature  de  créer 
des  Porcies  que  des  Scévolas.  Vous  venez  d’entendre 
une  des  premières  amazones  de  la  liberté.  Elle  a élé 
martyre  de  la  Constitution.  Je  demande  que,  présidente 
de  son  sexe,  assise  aujourd’hui  à côté  de  notre  président, 
elle  jouisse  des  honneurs  de  la  séance.  » 

Mais  il  nous  faut  revenir  au  Patriote  français.  C’était 
une  Brissotine  que  le  journal  de  Brissot  félicitait,  en 
applaudissant  au  langage  belliqueux  de  1’  « amie  de  la 
liberté  ».  Brissot  était  le  chef,  contre  Robespierre,  du 
parti  qui  demandait  la  guerre  aux  rois;  et,  si  nous 
avons  écrit  que  Théroigne  ne  fut  jamais  Robespierriste , 
c’est  précisément  parce  que,  dès  sa  rentrée  à Paris, 

1.  Journal  des  débals  et  de  la  correspondance  de  la  Société  des  Amis 
de  la  Constitution , 4 février  1792. 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


25  «i 

elle  se  rangea,  sur  cette  question  de  guerre,  du  côté 
des  futurs  Girondins. 

Dès  son  retour  aussi  elle  projeta  d’organiser  un  ba- 
taillon d’amazones. 

Le  18  février,  dans  un  long  article  des  Révolutions 
de  Paris , intitulé  : Des  piques , on  pouvait  lire  : « Que, 
le  14  juillet  prochain,  il  y ait  vingt-cinq  millions  de 
piques  fabriquées  en  France;  qu’à  l’imitation  de  nos 
premiers  ancêtres,  qui  ne  s’assemblaient  jamais  au 
Champ-de-Mars  sans  être  munis  tous  d’une  lance  et 
d’un  bouclier,  douze  millions  de  citoyens  en  état  de 
porter  une  arme  et  de  mettre  une  pique  en  arrêt  se 
rendent  au  Champ  de  la  Fédération  » ; puis  : « Mais 
n’en  déplaise  à la  fameuse  Théroigne  et  à la  phalange 
d’amazones  qu’elle  se  propose  d’établir  et  de  comman- 
der, que  les  piques  soient  interdites  aux  femmes  » ! 
Texte  précieux,  car  il  prouve  que  Théroigne  fut  sans 
doute  la  première  à convier  les  Parisiennes  à s’armer. 
Supprimez-le,  on  attribuerait  volontiers  l’initiative  à 
une  autre  citoyenne,  la  fille  Léon.  En  effet,  le  discours 
dans  lequel  Théroigne  prêcha  ce  que  nous  avons 
appelé  son  f éminisme  înilitaire  est  du  25  mars  ; et  le 
6 mars  l’adresse  suivante,  couverte  de  plus  de  trois 
cents  signatures  après  celle  de  la  fille  Léon,  avait  été 
remise  à la  Législative  : 

Législateurs, 

Des  femmes  patriotes  se  présentent  devant  vous  pour  récla- 
mer le  droit  qu’a  tout  individu  de  pourvoir  à la  défense  de  sa 
vie  et  de  sa  liberté. 

Tout  semble  nous  annoncer  un  choc  violent  et  prochain. 
Nos  pères,  nos  époux  et  nos  frères  seront  peut-être  les  vic- 
times de  la  fureur  de  nos  ennemis.  Pourrait-on  nous  inter- 
dire la  douceur  de  les  venger  ou  de  mourir  à leurs  côtés. 


256 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


Nous  sommes  citoyennes,  et  le  sort  de  la  Patrie  ne  saurait 
nous  être  indifférent.  Vos  prédécesseurs  ont  remis  le  dépôt 
de  la  Constitution  dans  nos  mains  aussi  bien  que  dans  les 
vôtres.  Eh!  comment  conserver  ce  dépôt  si  nous  n’avons  des 
armes  pour  le  défendre  des  attaques  de  ses  ennemis. 

. . . Que  notre  faiblesse  ne  soit  pas  un  obstacle  : le  courage 
et  l’intrépidité  y suppléeront...  Ne  croyez  pas,  cependant, 
que  notre  dessein  soit  d’abandonner  les  soins,  toujours  chers 
à nos  cœurs,  de  notre  famille  et  de  notre  maison...  Non, 
Messieurs  : Nous  voulons  seulement  être  à même  de  nous 
défendre.  Vous  ne  pouvez  nous  refuser  et  la  société  ne  peut 
nous  ôter  ce  droit  que  la  nature  nous  donne  ; à moins  que  l'on 
ne  prétende  que  la  Déclaration  des  droits  n’a  point  d’appli- 
cation pour  les  femmes. 


Messieurs, 

Voici  ce  que  nous  espérons  obtenir  de  votre  justice  et  de 
votre  équité  : 

1°  La  permission  de  nous  procurer  des  piques,  des  pisto- 
lets et  des  sabres,  même  des  fusils  pour  celles  qui  auraient 
la  force  de  s’en  servir,  en  nous  soumettant  au  règlement  de 
police  ; 

2°  De  nous  assembler  les  fêtes  et  dimanches  au  Champ 
de  la  Fédération  ou  autres  lieux  convenables  pour  nous  exer- 
cer à la  manœuvre  desdites  armes  ; 

3°  De  nommer,  pour  nous  commander,  des  ci-devant 
gardes  françaises,  toujours  en  nous  conformant  au  règlement 
que  la  sagesse  de  M.  le  maire  nous  prescrirait  pour  le  bon 
ordre  et  la  tranquillité  publique  * . 

Nous  voyons  même  dans  la  Bibliographie  de  M.  Mau- 
rice Tourneux  qu’un  exemplaire  de  cette  pétition, 
possédé  par  le  British  Muséum,  porte  la  date  du 
27  février.  Elle  avait  été  imprimée  d’abord  en  vertu 


1.  Imprimée  par  ordre  de  l’Assemblée  nationale.  — B.  N.,L  33e  3 X,  1. 1< 


THEROIGNE  DE  MERICOURT 


257 


d’un  vote  de  la  Société  fraternelle  des  Minimes1,  pré- 
sidée par  Tallien.  Mais  enfin  l’ancienne  « Muse  » ne 
dut  pas  à la  fille  Léon,  ni  à Tallien,  son  féminisme 
guerrier. 

Seulement  elle  le  dut  aux  mêmes  circonstances  qui 
inspirèrent  la  pétition  ; à l’inquiétude  patriotique  et 
démocratique  dont  Paris  frémissait  quand  elle  y rentra. 
Cette  guerre,  qu’elle  désirait,  semblait  à tous  inévitable. 
Et,  contre  les  ennemis  de  l’intérieur,  le  peuple  s’ar- 
mait. Il  se  fabriqua  et  vendit  en  janvier  et  février  une 
quantité  prodigieuse  de  piques.  L’idée  de  Théroigne  — 
comme  de  la  fille  Léon  — fut  d’associer  les  femmes  à 
ce  mouvement  militaire  des  patriotes  parisiens.  (*V). 

Le  14  mars,  le  Petit  Gautier  racontait  : « Le  feu 
martial  que  la  Bourrique  des  Jacobins , la  demoiselle 
Théroigne,  mit  dimanche  passé  à commander  les  évo- 
lutions patriotiques  aux  dames  qui  se  disposent  à ver- 
ser leur  sang  pour  maintenir  les  membres  de  l’Assem- 
blée dans  leur  place  fut  si  actif  que  les  moustaches  de 
ladite  demoiselle  se  détachèrent  et  se  sont  perdues2.  » 
D’autre  part,  le  numéro  60  d’un  journal  de  Marchant: 
les  Sabbats  jacobites , numéro  qui  semble  être  du  mi- 
lieu de  mars,  montrait  la  « colonelle  » Théroigne  — 

1.  Fraternelle , c’est-à-dire  des  deux  sexes.  Voir  sur  ces  Sociétés 
l’ Avant-propos  et  notre  « Olympe  de  Gouges  ». 

2.  Le  17  février,  le  Petit  Gautier  avait  dit  : « Les  piques  qui  se  fa- 
briquent à l’instigation  des  Jacobins  deviennent  le  sujet  des  conversa- 
tions journalières  et  des  craintes  générales.  Pour  tranquilliser  les  hon- 
nêtes gens,  on  a fait  courir  le  bruit  qu’elles  seraient  mises  en  dépôt 
dans  différentes  sections  ; on  a même  assuré  que  mademoiselle  Thé- 
roigne de  Méricourt,  accoutumée  à faire  des  actes  de  charité  et  de  pa- 
triotisme,les  trouvait  fort  de  son  goût  et  s’y  était  dès  longtemps  aguerrie. 
Cette  fille  incomparable  voulait  bien  se  charger  de  fournir  un  gîte  à 
toutes  les  piques  de  Paris  ; mais  les  commissaires  nommés  pour  la  vé- 
rification de  son  local,  malgré  qu’il  soit  très  vaste,  ne  l’ont  cependant 
pas  trouvé  assez  grand  pour  les  contenir  toutes  ; de  manière  qu’il  a été 
résolu  qu’on  n’y  mettrait  que  celles  qui  doivent  être  empoisonnées.  » 

17 


258 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


« nouvelle  Penthésilée  » — présentant  aux  Jacobins 
son  « escadron  » de  femmes  armées  de  piques.  Elle 
disait  « les  choses  les  plus  agréables  à tous  les  membres 
du  sublime  aéropage  » et  terminait  par  ces  vers  : 

Il  faut  pour  être  utile  enfin 
A notre  République 
Que  chaque  femme  ait  à la  main 
Une  superbe  pique. 

Faut-il  croire  cependant  que  Théroigne  eût  réussi  à 
organiser  militairement  un  groupe  de  femmes?  Il  est 
certain  qu’on  fabriqua  vers  ce  temps  des  piques  de 
citoyennes.  Il  y en  a une  au  musée  Carnavalet,  légère, 
jolie,  portant  gravés  sur  le  bois  des  branches  de  lau- 
rier et  un  bonnet  phrygien.  Et  nous  savons  que,  le 
11  mars,  « des  citoyennes  affiliées  à la  Société  des 
Cordeliers  » allèrent  présenter  à ceux-ci  deux  piques 
avec  « un  drapeau  de  la  liberté1  ».  Mais  le  discours 
même  prononcé  par  Théroigne  le  25  mars  prouve  qu’elle 
n’avait  pas  encore,  à cette  date,  formé  « la  phalange 
d’amazones  » qu’elle  aurait  voulu  « commander  » ; et, 
pour  le  dire  tout  de  suite,  elle  n’arriva  pas  à la  former. 

Le  dimanche  25  mars,  elle  s’était  rendue  à la  même 
Société  fraternelle  d’où  était  partie  la  pétition  lue  le  6 
à la  Législative  ; et  c’est  « en  présentant  un  drapeau 
aux  citoyennes  du  faubourg  Saint-Antoine  » qu’elle  pro- 
nonça le  grand  discours  dont  voici  les  passages  les  plus 
intéressants 2 : 

1.  British  Muséum  ( French  Révolution).  Pièce  signalée  par  M.  Maurice 
Tourneux  ( Bibliographie  de  l'histoire  de  Paris  pendant  la  Révolution 
française , t.  II,  p.  455). 

2.  Nous  les  donnons  d’après  les  Goncourt,  qui  possédaient  la  pièce. 
Elle  ne  se  trouve  dans  aucune  bibliothèque  publique  à Paris.  M.  Maurice 
Tourneux  l'a  signalée  dans  la  collection  du  British  Muséum  que  cite  la 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


259 


...  Armons-nous,  nous  en  avons  le  droit  par  la  nature  et 
même  par  la  loi.  Montrons  aux  hommes  que  nous  ne  leur 
sommes  inférieures  ni  en  vertus,  ni  en  courage  ; montrons  à 
l’Europe  que  les  Françaises  connaissent  leurs  droits  et  sont 
à la  hauteur  des  lumières  du  xvme  siècle  en  méprisant  les 
préjugés  qui,  par  cela  seul  qu’ils  sont  préjugés,  sont  absurdes, 
souvent  immoraux,  en  ce  qu’ils  nous  font  un  crime  des 
vertus... 

On  va  mettre  en  avant  les  aboyeurs,  les  folliculaires 
soudoyés,  pour  essayer  de  nous  retenir  en  employant  les 
armes  du  ridicule,  de  la  calomnie,  et  tous  les  moyens  bas 
que  mettent  ordinairement  en  usage  les  hommes  vils  pour 
étouffer  les  élans  du  patriotisme  dans  les  âmes  faibles.  Mais, 
Françaises,  actuellement  que  les  progrès  des  lumières  vous 
invitent  à réfléchir,  comparez  ce  que  nous  sommes  avec  ce 

que  nous  devrions  être  dans  l’ordre  social Nous  nous 

armerons,  parce  qu’il  est  raisonnable  que  nous  nous  prépa- 
rions à défendre  nos  droits,  nos  foyers,  et  que  nous  serions 
injustes  à notre  égard  et  responsables  à la  Patrie,  si  la  pusil- 
lanimité que  nous  avons  contractée  dans  l’esclavage  avait 
encore  assez  d’empire  pour  nous  empêcher  de  doubler  nos 
forces...  Vous  ne  pouvez  douter  que  l’exemple  de  notre 
dévouement  ne  réveille  dans  l’âme  des  hommes  les  vertus 
publiques,  les  passions  dévorantes  de  l’amour  delà  gloire  et 
de  la  patrie... 

Françaises  ! je  vous  le  répète  encore,  élevons-nous  à la 
hauteur  de  nos  destinées;  brisons  nos  fers;  il  est  temps 
enfin  que  les  femmes  sortent  de  leur  honteuse  nullité  où 
l’ignorance,  l’orgueil  et  l’injustice  des  hommes  les  tiennent 
asservies  depuis  si  longtemps.  Replaçons-nous  au  temps  où 
les  Gauloises  et  les  fières  Germaines  délibéraient  dans  les 
assemblées  publiques,  combattaient  à côté  de  leurs  époux 
pour  repousser  les  ennemis  de  la  liberté.  Françaises,  le  même 

note  précédente  : French  Révolution.  Mais  les  Goncourt  commirent  une 
grosse  erreur  dans  leurs  réflexions  sur  cette  pièce  qu’ils  eurent,  d’ailleurs, 
le  tort  de  ne  pas  publier  intégralement.  Selon  eux,  Théroigne  voulut 
« la  première  faire  sortir  sou  sexe  du  ménage  pour  le  faire  entrer  dans 
la  patrie».  (Voir  V Avant-propos  et  l’étude  sur  « Olympe  de  Gouges  ».) 


260 


TROTS  FEMMES  DË  LA  RÉVOLUTION 


sang  coule  toujours  dans  nos  veines;  ce  que  nous  avons  fait 
à Versailles,  les  5 et  6 octobre  1 , et  dans  plusieurs  autres  cir- 
constances importantes  et  décisives,  prouve  que  nous  ne 
sommes  pas  étrangères  aux  sentiments  magnanimes.  Repre- 
nons donc  notre  énergie  ; car,  si  nous  voulons  conserver 
notre  liberté,  il  faut  que  nous  nous  préparions  à faire  les 
choses  les  plus  sublimes Citoyennes,  pourquoi  n'entre- 

rions-nous pas  en  concurrence  avec  les  hommes?  Pré- 
tendent-ils seuls  avoir  des  droits  à la  gloire  ?...  Nous  aussi, 
nous  voulons  mériter  une  couronne  civique  et  briguer  l'hon- 
neur de  mourir  pour  une  liberté  qui  nous  est  peut-être  plus 
chère  qu’à  eux,  puisque  les  effets  du  despotisme  s’appesan- 
tissaient encore  plus  durement  sur  nos  têtes  que  sur  les 
leurs... 

Vous  toutes  qui  m’entendez,  armons-nous,  allons  nous 
exercer  deux  ou  trois  fois  par  semaine  aux  Champs-Elysées 
ou  au  Champ  de  la  Fédération  ; ouvrons  une  liste  d’Amazones 
françaises,  et  que  toutes  celles  qui  aiment  véritablement 
leur  patrie  viennent  s’y  inscrire;  nous  nous  réunirons  ensuite 
pour  nous  concerter  sur  les  moyens  d’organiser  un  bataillon 
à- l’instar  de  celui  des  élèves  de  la  Patrie,  des  Vieillards  ou 
du  Bataillon  sacré  de  Tlièbes... 

Il  est  assez  é tonnant  que  les  Révolutions  de  Paris  ne 
se  soient  pas  occupées  de  ce  discours.  Elles  avaient 
parlé  de  la  pétition  du  6 mars,  bien  entendu  pour  la 
blâmer.  Elles  avaient  dit  : « Ces  bonnes  citoyennes 
sont  loin  de  penser  que  peut-être  elles  donnent  dans 
un  stratagème  nouveau,  mis  en  avant  pour  porter  le 
trouble  au  sein  des  ménages  paisibles  et  pour  inspirer 
le  dégoût  des  soins  domestiques.  Les  femmes  auraient 
pu  adoucir  le  caractère  dur  que  nos  dissensions  civiles 
font  contracter  aux  hommes;  et  voilà  qu’on  insinue  à 

1.  Ceci  ne  saurait  se  tourner  contre  la  thèse  du  chapitre  iv  de  cette 
étude.  Théroigne  disait  : « Ce  que  nous  avons  fait  »,  comme  elle  eût 
dit  : « Ce  que  les  femmes  ont  fait.  » 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


261 


celles-là  le  conseil  de  rivaliser  ceux-ci.  Il  ne  nous  man- 
quait plus  que  de  mettre  la  confusion  parmi  les  sexes 
et  de  les  déplacer  ».  (N°  du  10  mars).  Et,  certes,  on 
conçoit  l’etrarement  de  l’important  journal  quand  on 
sait  la  campagne  antiféministe  qu’il  avait  menée  — et 
que  nous  avons  promis  de  faire  connaître  ici. 

Dès  février  1791,  dans  un  véritable  manifeste  inti- 
tulé : De  l'influence  de  la  Révolution  sur  les  femmes, 
il  avait  professé  : 

La  liberté  civile  et  politique  est,  pour  ainsi  dire,  inutile 
aux  femmes  et  par  conséquent  doit  leur  être  étrangère.  Des- 
tinées à passer  toute  leur  vie  renfermées  sous  le  toit  paternel 
ou  dans  la  maison  maritale,  nées  pour  une  dépendance  per- 
pétuelle depuis  le  premier  instant  de  leur  existence  jusqu’à 
celui  de  leur  trépas,  elles  n’ont  été  douées  que  de  vertus  pri- 
vées. Le  tumulte  des  camps,  les  orages  de  la  place  publique, 
les  agitations  des  tribunaux  ne  conviennent  point  du  tout  au 
second  sexe.  Servir  de  société  à sa  mère,  adoucir  les  soucis 
d’un  époux,  nourrir  et  soigner  ses  enfants,  voilà  les  seules 
occupations  et  les  véritables  devoirs  d’une  femme.  Une  femme 
n'est  bien,  n’est  à sa  place  que  dans  sa  famille  ou  dans  son 
ménage.  De  tout  ce  qui  se  passe  hors  de  chez  elle,  elle  ne 
doit  savoir  que  ce  que  ses  parents  ou  son  mari  jugent  à 
propos  de  lui  apprendre  1 . 

C’était,  dans  sa  brutalité  d’égoïsme  et  d’orgueil,  Y an- 
tiféminisme intégral , si  l’on  peut  dire.  Et  cependant, 
par  une  première  contradiction,  d’ailleurs  calomnieuse, 
l’auteur  osait  reprocher  aux  bourgeoises  de  n’avoir  pas 
« su  monter  leurs  organes  au  ton  de  la  Révolution  ». 
Par  une  contradiction  analogue,  et  plus  grave  encore 

1.  Numéro  83.  Article  anonyme,  comme  presque  tous  ceux  des  Révo- 
lutions de  Paris.  Mais  le  journal  de  Prudhomme  eut,  dit-on,  pour  ré- 
dacteurs, après  la  mort  deLoustallot,  Sylyain  Marécàa},  Fabre  d’Eglap- 
tine,  gaiptonax  et  Chaumette, 


262 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


peut-être,  il  prêchait  : « Pour  peu  » que  le  « civisme  » 
de  tel  ou  tel  « soit  douteux  »,  « que  sa  mère  le  repousse! 
que  sa  femme  rougisse  de  porter  son  nom,  et  que  sa 
fille  baisse  les  yeux  et  n’ose  l’avouer  pour  son  père  ! » 
Il  s’écriait  : « Citoyennes!...  rassemblez-vous  toutes  au 
pied  de  l’autel  de  la  patrie;  et  là,  en  présence  de  tous 
les  citoyens,  prononcez  toutes  le  serment  solennel  de 
n’épouser  jamais  aucun  aristocrate.  » Enfin,  par  une 
nouvelle  contradiction,  celle-ci  délirante,  il  voulait  que 
le  jour  où  « la  république  » serait  en  danger  les 
femmes  s’armassent  « de  torches  incendiaires  » afin  de 
porter  « la  flamme  » dans  le  palais  des  Tuileries,  et 
qu’elles  redoublassent  « de  fureur  » si  le  territoire  était 
envahi  : alors  elles  devraient  tout  mettre  en  œuvre, 
« la  bravoure  et  la  ruse,  le  fer  et  le  poison  ».  — « Cor- 
rompez les  fontaines  ! les  vivres  ! Que  l’atmosphère  soit 
chargée  de  semences  de  mort!  » 

Le  mois  suivant,  abordant  la  question  de  la  régence, 
les  Révolutions  de  Paris  déclaraient  : « Les  régences 
les  plus  funestes  ont  été  celles  des  femmes  » ; puis  : 
« Il  n’y  a point  de  milieu  : ou  les  femmes  sont  inhabiles 
à occuper  la  régence,  ou  il  faut  que  nos  mères,  nos 
filles,  nos  épouses  et  nos  sœurs  viennent  voter  dans 
nos  assemblées  primaires  »,  etc.  Or  c’est  très  juste- 
ment que  « nos  femmes  » sont  absolument  « privées 
du  caractère  politique  » 1 . Un  autre  article,  dans  le 

1.  Un  passage  curieux  est  celui  qui  concerne  Marie- Antoinette  : 
« Serait-il  prudent  à la  nation...  que,  si  le  roi  venait  à mourir,  on  fit 
choix  tout  justement  d’une  Autrichienne  pour  gouverner  l’empire 
français?...  » A cause  de  1’  « Autrichienne  »,  au  contraire,  des  pam- 
phlétaires royalistes  furent  en  apparence  plus  libéraux  que  certains 
journalistes  patriotes  au  point  de  vue  féminin.  Témoin  ce  vaudeville  de 
Marchant,  dans  la  Constitution  cle  1791  en  vaudevilles  : 

Aucune  citoyenne, 

Que  mon  cœur,  que  mon  cœur  a de  peine! 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


263 


mémo  numéro  (86),  tançait  des  citoyennes  qui  avaient 
envoyé  une  Adresse  au  club  des  Cordeliers.  « Nous 
ne  nous  avisons  pas  de  vous  donner  des  leçons  pour 
apprendre  à aimer  vos  enfants  ; épargnez-vous  la 
peine  de  venir  dans  nos  clubs  nous  tracer  les  devoirs 
du  citoyen.  » Vers  la  fin  de  l’année  1791,  le  journal 
de  Prudhomme  demandait  meme  qu’on  refusât  aux 
femmes  le  droit  de  pétition.  Et  c’était  l’occasion  d’un 
nouveau  manifeste  : « Nous  l’avons  déjà  dit,  et  nous 
sommes  fâchés  d’être  obligés  de  le  répéter.  Chaque 
sexe  a ses  devoirs  bien  spécifiés...  A chacun  ses  fonc- 
tions, ses  habitudes,  son  genre  de  vie.  » Les  femmes 
sont  •<  des  plantes  bienfaitrices  mais  délicates,  qui  ne 
doivent  point  sortir  de  la  terre  et  s’exposer  aux  orages 
de  la  publicité  ».  Elles  « doivent  être  de  la  religion  de 
leur  famille  et  en  adopter  tous  les  principes  politiques. . . 
Confiance  entière,  nous  avons  presque  dit  aveugle,  de 
leur  part,  envers  les  hommes  qui  tiennent  à elles  par 
le  cœur  ou  par  les  liens  du  sang  ; voilà  quelle  doit 
être  leur  profession  de  foi  et  leur  conduite1.  » Le  jour- 
naliste allait  jusqu’à  blâmer  à demi  les  femmes  ou 
filles  d’artistes,  dont  plusieurs  artistes  elles-mêmes, 
qui,  le  7 septembre  1789,  s’étaient  rendues  à la  Consti- 


Aucune  citoyenne 
Régente  ne  sera. 

Je  sais  bien  pour  cela 
Quelle  raison  on  a : 

Pour  exclure  la  reine, 

Que  mon  cœur,  que  mon  cœur  a de  peine! 
Pour  exclure  la  reine 
Cet  arrêt  l’on  porta. 

Le  Français  si  rjalant 
Aurait  bien  dû  vraiment 
Pour  belle  et  bonne  reine, 

Que  mon  cœur,  que  mon  cœur  a de  peine! 
Décréter  autrement. 


V 


1.  Numéro  124  (26  novembre  1791). 


264 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


tuante  pour  y faire  « à la  patrie  le  don  de  leurs  bijoux 
et  le  sacrifice  de  leurs  parures  ».  Ces  dames  et  demoi- 
selles, — Moitte,  Yien,  Lagrenée  jeune,  Fragonard, 
David,  Gérard,  Yestier,  etc.,  — « auraient  dû  peut-être 
faire  ce  présent  sans  sortir  de  leurs  maisons  et  n’ap- 
prendre que  par  le  récit  de  leurs  époux  ou  de  leurs 
parents  l’agréable  et  utile  sensation  que  produisit  ce 
généreux  mouvement  ».  Et  comme  elles  avaient  parlé 
dans  leur  discours  à l’Assemblée  des  « romaines  qui 
firent  hommage  de  leurs  bijoux  au  Sénat  »4,  les  Révo- 
lutions de  Paris  proposaient  pour  modèle  aux  femmes 
patriotes  « la  fille  de  Caton  et  l’épouse  de  Brutus  », 
Porcie.  Celle-là  « mettait  son  orgueil  dans  la  discrétion 
et  ne  cherchait  point  à rivaliser  de  gloire  avec  ceux 
dont  elle  partageait  le  cœur  et  les  destinées  ».  En  appre- 
nant la  mort  de  Brutus,  elle  « sut  encore  se  taire  et 
mourir  ».  Aussi  faut-il  absolument  désapprouver  les 
citoyennes  qui  prêtèrent  le  serment  civique.  Les 
hommes  sont  les  « représentants  naturels  » des  femmes, 
leurs  « légitimes  chargés  d’affaires  ».  — « Pouvons- 
nous  avoir  des  intérêts  séparés  des  vôtres?»  concluait 
le  sociologue  vraiment  simpliste,  dans  une  apostrophe 
d’un  virilisme  ému  et  galant  : « Gardiennes  des  mœurs, 
présidez  à tous  les  détails  de  la  vie  ; abandonnez-nous 
les  soins  pénibles  de  l’ensemble  ; et  puissions-nous 
apporter  dans  nos  institutions  sociales  le  même  ordre, 
la  même  économie,  le  même  charme  que  vous  savez 
si  bien  faire  régner  autour  de  vous...  » 

Mais  certaines  lectrices  ne  se  sentirent  pas  con- 
vaincues; elles  furent  même  choquées  du  passage  qui 
défendait  aux  femmes  d’avoir  une  opinion  religieuse 


1,  Pisçoufs  4e  M“e  Moitte,  présidente , 


THÉ  R OIGNE  DE  MÉRICOCRT 


265 


personnelle.  Elles  écrivirent  à Prudhomme,  et  le  meme 
rédacteur  qui  avait  eu  l’idée  de  l’interdiction  fit  cette 
réponse  : 

La  religion,  telle  qu’elle  a toujours  été,  et  telle  qu’elle  est 
encore,  a pour  base  une  métaphysique  mystérieuse  : c’est 
tout  ce  qu’un  prêtre  peut  faire  que  de  la  comprendre  assez 
pour  en  diriger  le  culte  en  connaissance  de  cause  ; et  l’on 
voudrait  que  les  femmes  en  sondassent  elles-mêmes  les  pro- 
fondeurs, et  ne  s’en  rapportassent  pas  à l’homme  qui  leur  est 
cher  pour  fixer  leur  opinion  dans  une  matière  où  Fénelon 
lui-même  s’égare.  Bon  Dieu  ! où  en  serions-nous  si  les 
femmes  n’adoptaient  pas  de  confiance  la  doctrine  de  leur 
père  ou  de  leur  mari ] . 

La  liberté  de  conscience  ainsi  refusée  à une  moitié 
du  genre  humain,  l’étrange  philosophe  revenait  à Porcie, 
qui  « ne  faisait  point  de  livres  »,  qui  « ne  raisonnait 
pas  le  culte  établi,  la  forme  de  gouvernement  consti- 
tué »,  etc...  Puis,  galant  de  nouveau  : « C’est  au  cèdre 
de  la  montagne  à braver  les  aquilons  : la  rose  de  nos 
jardins  ne  doit  connaître  que  le  zéphir.  » Enfin,  d’une 
telle  conviction  qu’il  s’en  permettait  un  grossier  solé- 
cisme : « La  nature  n’a  point  fait  les  femmes  pour  réflé- 
chir, mais  bien  pour  aimer  et  pour  Vêtre.  » 

Comment  cette  opinion  n’eût-elle  pas  été  celle  de  la 
majorité  des  citoyens?  Et,  par  suite,  comment  l’entre- 
prise, d’ailleurs  excentrique  de  Théroigne,  eut-elle  pu 
aboutir?  Nous  lisons  dans  les  Folies  d’un  mois 2 : 

Tout  le  monde  sait  aujourd’hui  que  l’infâme  Théroigne  a 
échappé  avec  peine,  jeudi  dernier,  au  châtiment  que  le  peuple 

1.  Numéro  127  (17  décembre  1791). 

2.  Petite  feuille  royaliste  citée  plusieurs  fois  clans  notre  <><  Olympe  de 

gouges  », 


2e  6 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


du  faubourg*  Saint-Antoine  voulait  lui  infliger.  Elle  avait  été, 
la  veille,  proposer  aux  femmes  de  s’armer  des  piques  que  les 
hommes  refusent  de  porter;  elle  y retournait,  accompagnée 
de  quelques  prostituées.  Dès  qu’elle  fut  reconnue,  on  n’enten- 
dit qu’un  cri  : La  voilà  ! il  faut  la  fouetter.  Elle  se  réfugia  dans 
l’église  des  Enfants-Trouvés,  où  elle  trouva  les  commissaires 
de  la  section,  qui  délibérèrent  de  l’envoyer,  comme  ils  auraient 
dû  le  faire,  à la  police  correctionnelle.  Ils  finirent  cependant 
parla  congédier  impunie,  et  pour  la  soustraire  à l’indignation 
de  ceux  qui  l'avaient  poursuivie,  on  la  fit  escorter  jusqu’à  un 
un  fiacre  par  douze  gardes  nationaux 1 . 

Le  numéro,  non  daté,  est  du  lendemain  ou  surlen- 
demain de  la  fête  des  soldats  de  Château-Vieux  (di- 
manche 15  avril)  ; le  jeudi  où  Théroigne  aurait  dû  fuir 
la  colère  des  citoyens  du  faubourg  Saint-Antoine  est 
donc  le  jeudi  12.  Et  sans  doute  on  ne  peut  se  fier  au 
haineux  récit2,  mais  un  document  sûr  — et  fort  ins- 
tructif — est  l’exposé  suivant  d’un  incident  qui  se  pro- 
duisit aux  Jacobins  le  13  : 

La  Société  des  défenseurs  des  droits  de  l’homme  et  enne- 
mis du  despotisme,  tenant  ses  séances  au  faubourg  Saint- 
Antoine,  envoie  une  députation  pour  dénoncer  à la  Société 
[des  Jacobins)  M1,e  Théroigne. 

La  députation  accuse  cette  citoyenne  d’avoir  excité  du 
trouble  dans  le  faubourg  Saint-Antoine,  en  voulant  réunir  en 
club,  trois  fois  la  semaine,  les  femmes  de  ce  quartier,  et  en 
les  engageant  à un  repas  ou  banquet  civique,  entreprises  à la 
suite  desquelles  elle  avait  cru  devoir  employer,  sans  doute 
sans  leur  participation,  les  noms  de  MM.  Robespierre,  Collot 
d’Herbois  et  Santerre.  Cette  députation  accuse  encore 
Mlle  Théroigne  d’en  avoir  imposé  aux  femmes  de  ce  faubourg 

1.  Cinquième  mois  (n°  26). 

2.  Supposons  qu’il  fût  véridique  : l’humiliation  qui  chassa  Théroigne 
de  la  vie  publique,  elle  aurait  donc  failli  la  subir  en  avril  1792,  et  seu- 
lement à cause  de  son  féminisme  | 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


2G7 


on  leur  montrant,  sur  une  liste  de  prétendues  signatures  pour 
cette  fête  civique,  la  signature  de  Mme  Santerre,  que  les  com- 
missaires ont  reconnu  être  de  l’écriture  de  M1,e  Théroigne. 

Robespierre  déclare,  à cette  occasion,  n’avoir  jamais  eu 
avec  Mlle  Théroigne  aucune  relation  particulière. 

M.  Santerre  annonce  qu'à  la  vérité  il  y a eu  au  faubourg 
Saint-Antoine  quelques  rumeurs  dont  Mllc  Théroigne  peut 
avoir  été  l’occasion  sans  avoir  certainement  cherché  à la  faire 
naître.  Quant  à la  prétendue  fausse  signature  de  Mnie  Sau- 
terre,  ce  n’était  point  une  liste  de  signatures,  mais  uue  liste 
de  noms  des  personnes  qui  voulaient  prendre  part  à cette 
fête. 

A l'égard  du  bruit  occasionné  par  le  club  des  femmes, 
c’était,  disait-il,  à ces  femmes  qu'il  fallait  s'en  prendre,  parce 
qu’elles  avaient  été  chercher  en  force  les  petites  filles  de  la 
Pitié  pour  les  faire  assister  à leurs  assemblées,  ce  à quoi 
les  religieuses  qui  veillent  à leur  éducation  s’étant  opposées, 
on  s’était  permis  contre  elles  des  voies  de  fait  peu  décentes. 
Les  hommes  de  ce  faubourg,  dit  cet  orateur,  aiment  mieux,  en 
rentrant  de  leur  travail,  trouver  leur  ménage  en  ordre  que 
de  voir  revenir  leurs  femmes  d’une  assemblée  où  elles  ne 
gagnent  pas  toujours  un  esprit  de  douceur,  de  sorte  qu’ils 
ont  vu  de  mauvais  œil  ces  assemblées  répétées  trois  fois  la 
semaine...  Toutes  ces  considérations  ont  produit  des  mou- 
vements que  j’ai  engagé  Mllc  Théroigne  à ne  pas  entretenir 
plus  longtemps,  en  renonçant  à ses  projets  à cet  égard,  et  je 
ne  doute  pas  qu'elle  n’y  renonce  d’elle-même,  d’après  les 
réflexions  qu’auront  fait  naître  en  elle  ces  mouvements, 
qu’elle  n’a  certainement  pas  cherché  à exciter,  comme  pour- 
raient l’accuser  les  malintentionnés.  Je  demande  donc  que, 
vu  toutes  ces  explications,  on  passe  à l’ordre  du  jour  L 

Ce  fut  le  coup  de  grâce  pour  les  tentatives  féministes 
de  rhéroïne.  Les  tentatives , puisqu’il  s’agit  ici  d’un  club 
de  femmes  qu’elle  avait  fondé. 

1,  La  Société  des  Jacobins,  par  Aulard  (t.  IH), 


268 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


Et  ce  fut  la  première  atteinte  à une  popularité  qui, 
en  février  et  en  mars,  n’avait  pas  cessé  de  grandir. 

On  a dû  remarquer  surtout  la  sécheresse  de  l’inter- 
vention de  Robespierre.  Evidemment,  il  eut  plaisir  à 
déclarer  qu’il  avait  jamais  été  des  amis  de  l’amazone. 
Jamais,  du  reste,  en  1792,  la  presse  royaliste  ne  le  mit 
au  nombre  de  ceux-ci.  Les  familiers  de  Tbéroigne,  en 
février,  mars  et  avril,  étaient,  d’après  cette  presse, 
Chabot  etBasire;  or,  Chabot  et  Basire  — avec  Merlin 
de  Thionville — représentaient  à la  Législative  les  idées 
démocratiques  des  Cordeliers. 

Mais  il  va  de  soi  qu’il  fallait  pour  ces  mêmes  jour- 
naux aristocrates  que  la  révolutionnaire  eût  au  moins 
l’un  de  ses  deux  intimes  pour  amant.  On  lui  donna  le 
plus  jeune,  Basire,  né  en  1764.  Le  Journal  Pie 1 du  29  fé- 
vrier chansonnait  : 

La  Tbéroigne  de  Méricourt 
A vaincu  le  cœur  de  Basire, 

Et  le  Jacobin  à son  tour 
Eprouve  le  feu  qu’il  inspire. 

On  ne  sait,  en  voyant  uni 
Ce  couple  d’une  telle  espèce, 

Qui  des  deux  est  le  mieux  puni, 

De  l’amant  ou  de  la  maîtresse. 

L’entrefilet  du  Petit  Gautier  du  14  mars,  sur  les 
moustaches  perdues  de  l’amazone,  finissait  ainsi  : 
« Récompense  honnête  à celui  qui  les  remettra  à cette 
demoiselle  ou  au  sieur  Basire,  son  tenant  actuel.  » Au 
commencement  d’avril,  enfin,  les  Sabbats  jacobites 
mettaient  le  couple  en  scène  dans  un  « intermède 

1.  Cette  feuille  royaliste  était  rédigée  parBarrael-Beaiivert  et  quelques 
autres. 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


269 


civique  » intitulé  : le  Boudoir  de  Mn°  Théroigne.  (N°  65). 

La  description  du  boudoir  était  assez  amusante  : « Sur 
une  espèce  de  toilette,  un  pot  de  rouge  végétal,  un  poi- 
gnard, quelques  boucles  de  cheveux  éparses,  une  paire 
de  pistolets,  Y Almanach  du  Père  Gérard , une  toque,  la 
Déclaration  des  droits  de  V homme , un  bonnet  de  laine 
rouge,  un  peigne  à chignon,  une  fiole  de  vinaigre  de  la 
composition  du  sieur  Maille,  un  fichu  fort  chiffonné,  la 
Chronique  de  Paris  et  le  Courrier  de  Gorsas...  Dans  le 
fond,  un  lit  de  sangle  décoré  d’une  paillasse,  qui  sert 
de  lit  de  repos  à la  belle  patriote  et  à ses  nombreux 
adorateurs.  A côté  de  la  paillasse...  une  pique  énorme, 
près  de  laquelle. . . un  superbe  habit  d’amazone  de  velours 
d’Utrecht.  » Aux  murs,  des  tableaux  « agréables  » : la 
Prise  de  la  Bastille , la  Mort  de  MM.  Foullon  et  Ber- 
tier , la  Journée  du  6 octobre  1789,  F Assassinat  juri- 
dique de  M.  de  Favras , les  Meurtres  commis  à Nîmes , 
Montauban , etc.  Quant  à Théroigne,  elle  est  dans  le 
négligé  le  plus  galant  : elle  a des  « pantoufles  de  maro- 
quin rouge,  des  bas  de  laine  noire,  un  jupon  de  damas 
bleu,  un  pierrot  de  bazin  blanc,  un  fichu  tricolore  et 
un  bonnet  de  gaze  couleur  de  feu  surmonté  d’un 
pompon  vert  ».  Tricolore,  au  surplus,  son  maquillage  : 
blanc,  rouge  brique,  bleu  foncé.  Arrive  Basire  qui, 
tout  de  suite,  devient  entreprenant  ; mais  elle  le 
repousse  : elle  n’est  pas  « en  train  de  rire  ».  Alors  il  la 
soupçonne  de  lui  préférer  Chabot.  Mais  elle  assure 
qu’elle  ne  voit  plus  l’ancien  moine  : 

Il  n’a  plus  ce  joli  talent 
Qui  dans  nos  malheurs  nous  console. 

Il  a « perdu...  la  parole  ». 

La  jalousie  de  Basire  se  porte  alors  sur  Petion  : « Me 


270 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


sacrifieriez-vous  à l’orgueil  d’enchaîner  à votre  char  le 
Maire  de  la  Capitale?  » Mais  Théroigne  : « J’aime 
M.  Petion  pour  ses  vertus  civiques,  son  patriotisme, 
son  dévouement  à la  chose  publique,  son  talent  pour 
les  dénonciations,  son  assiduité  au  club  des  Jacobins; 
en  un  mot,  c’est  la  Nation  que  j’aime  en  lui,  car  il 
en  est  le  plus  digne  représentant,  mais  vous  n’en  serez 
pas  moins  toujours  mon  amant,  je  le  jure  par  mes 
exploits  du  6 octobre.  » 

Cependant  elle  a confessé  que  son  amitié  pour  le 
maire  de  Paris  avait  « bien  manqué  de  se  transformer 
en  amour»,  le  25  mars,  au  « repas  splendide  » donné 
par  « MM.  les  Porte-piques  du  faubourg  Saint-Antoine... 
à MM.  les  Hercules  de  la  Halle.»  Et  ce  qu’elle  dit  de  ce 
« repas  » est  la  partie  la  plus  intéressante  de  V Inter- 
mède : car,  ici,  nous  rentrons  dans  l’histoire.  Le  25  mars, 
en  effet,  les  habitants  du  faubourg  Saiut-Antoine  don- 
nèrent une  fête  aux  forts  de  la  Halle,  qu’on  appelait 
« les  Forts  pour  la  Patrie  »,  et  Petion  vint  fraterniser 
avec  le  peuple  vers  la  fin  du  banquet  (aux  Champs- 
Elysées),  et  Théroigne,  encore  frémissante  de  son  grand 
discours  à la  Société  des  Minimes,  fut  des  convives. 
La  Correspondance  littéraire  secrète  du  31  mars,  parlant 
de  ce  dîner  civique,  disait  : « Deux  femmes  seules  y 
ont  été  admises  : Mll‘  Théroigne  et  celle  qui  a reçu  un 
coup  de  sabre  à Versailles,  à la  journée  mémorable  du 
8 octobre  ( assurément  il  faut  lire  « 5 octobre  »,  et  il 
s'agit  de  Reine  Audu),  toutes  les  deux  vêtues  en  ama- 
zones. » 

On  admit  pourtant  deux  autres  citoyennes,  Mme  Trem- 
blay, « épouse  du  patriote  imprimeur  de  ce  nom  » 1 et 


1 Courrier  des  83  départements , 29  mars. 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURÏ 


271 


Mlle  Galon,  la  fille  du  député.  Même  ces  deux  dernières 
furent  désignées  pour  tenir  sur  les  fonts  baptismaux  la 
fille  d’un  tambour  présent  au  banquet.  On  alla  prendre 
la  mignonne  chez  « la  jeune  et  jolie  accouchée  »G  au 
faubourg  Saint- Antoine,  et  le  baptême  eut  lieu  à Sainte- 
Marguerite.  Il  fut  administré  par  l’évêque  Fauchet, 
qu’assistait  le  curé  de  la  paroisse.  Le  parrain  était 
Thuriot.  Les  noms  furent  « Petion-Nationale-Pique2  ». 
Théroigne,  au  souvenir  de  la  scène,  s’écrie  dans  Y Inter- 
mède : « Que  je  suis  fâchée  de  n’avoir  pas  été  choisie 
pour  marraine.  Aux  trois  jolis  noms...  j’aurais  ajouté 
ces  trois-ci,  qui  ne  le  cèdent  en  rien  aux  premiers  : 
Lanterne , Assignat , Bonnet-rouge.  » 

Mais  voici  l’heure,  pour  Basire,  d’aller  « dénoncer  » 
aux  Jacobins.  « Attendez-moi,  fait  Théroigne,  je  vais 
mettre  un  peu  de  rouge,  prendre  mon  éventail,  mon 
parapluie,  mon  mantelet,  ma  pique,  mes  pistolets,... 
et  j’irai  avec  vous  à la  Jacobinière.  » Joie  de  Basire  : 
« Un  seul  regard  de  vos  beaux  yeux  va  m’inspirer  à la 
tribune  les  plus  jolies  choses.  » 

La  vérité,  c’est  que  Basire  eut  pour  maîtresse  non 
pas  Théroigne,  mais  la  baronne  Palm  Aelders,  ou 
d’Aelders  ; et  c’est  que  Théroigne,  en  1792  et  1793,  fut 
la  même  « Minerve  » qu’en  1789-1790.  « Sa  société 
était  recherchée  par  un  grand  nombre  de  députés, 
sans  qu'on  lui  ait  connu  d’amant.  » (Ghoudieu). 

Mais  ce  n’étaient  pas  seulement  les  pamphlétaires 
royalistes  qui  la  poursuivaient  de  facéties  plus  ou  moins 
heureuses.  Ils  avaient  pour  complice  la  caricature.  Et, 


] . lbicl. 

2.  « Aussitôt  après  le  baptême,  plusieurs  dames  du  faubourg,  armées 
de  sabres,  formèrent  une  voûte  d’acier  sur  l’enfant,  et  les  cris  de  : 
Vive  la  Nation  retentirent  dans  le  Temple.  » (Ibid.). 


272 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


sans  doute,  la  caricature  fut  plus  d’une  fois  aussi  gros- 
sièrement licencieuse  que  dans  l’estampe  décrite  par  le 
Petit  Gautier  du  19  février,  où  l’on  retrouve  à côté  de 
l’amazone  quelques-unes  des  principales  victimes  des 
Actes  des  apôtres,  de  V Apocalypse,  de  la  Chronique 
scandaleuse,  etc.  : 


CARICATURE  NOUVELLE 

Elle  représente  un  détachement  des  principales  caillettes 
qui  ont  joué  un  plat  rôle  dans  la  révolution.  — Ces  dames  se 
montrent  aux  troupes  de  l’empereur  pour  les  faire  débander... 
La  demoiselle  Théroigne  leur  montre  sa  république,  mesdames 
Staël,  Dondon  [Charles  de  Lametli),  Sillery,  Condorcet  leur 
montrent  chacune  leur  Villelte 1 ...  On  voit  l’armée  aller  à 
la  débâcle.  — Les  soldats  laissent  tomber  leurs  fusils  et  leurs 
sabres;  les  drapeaux  baissent  pavillon;  le  général  Bender 
lui-même  laisse  tomber  une  de  ses  bottes,  ce  qui  devient 
le  signal  de  la  débandade  générale. 

La  meme  feuille  décrivait,  le  6 mars,  line  autre 
image  où  figurait  Théroigne,  mais  qui  n’avait  rien 
d’indécent.  C’était  «la  donzelle  » en  dame  de  pique, 
avec  le  duc  d’Orléans  en  roi  de  pique  et  Santerre  en 
valet  de  pique. 

Ces  dessins  irritaient  l’héroïne,  s’il  faut  en  croire  le 
Petit  Gautier  encore  (19  février)  : 

La  dévergondée  Théroigne,  après  s’être  promenée  avant- 
hier  dans  le  camp  des  Tartares  du  Palais-Royal,...  entra  dans 
la  boutique  d’une  marchande  de  caricatures  à qui  elle  eut 
l’effronterie  de  dire  que,  si  elle  continuait  d’étaler  celles  qui 
jetaient  du  ridicule  sur  d’autres  que  le  pouvoir  exécutif,  la 
noblesse  ou  le  clergé,  elle  viendrait,  accompagnée  de  quelques 
patriotes,  pour  les  déchirer. 

1.  Allusion  à la  réputation  d’homme-femme  que  la  presse  royaliste 
avait  Faite  au  marquis  de  Villette. 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


273 


La  marchande,  ajoutait  le  journal,  saisit  « un  gros 
flambeau  » dont  elle  menaça  la  « ci-devant  pucelle  de 
la  révolution»;  en  s’enfuyant,  celle-ci  laissa  dans  la 
boutique  « une  de  ses  pantoutles  ».  — « On  ne  la  lui 
rendra  que  sur  le  nez.  » 

Cet  entrefilet,  moitié  plaisant,  moitié  sérieux,  était 
d’ailleurs  précédé  de  quelques  lignes  où  l’on  voit  Thé- 
roigne  dans  le  rôle  qui  peut-être  lui  seyait  le  mieux, 
son  rôle  d’orateur  de  rassemblements. 

Bien  entendu,  le  Petit  Gantier  l’y  montrait  ridicule. 
« La  nymphe  Brabançonne  »,  disait-il,  s’est  rendue 
« mardi  soir  » [14  février ) chez  M.  Desenne  ( libraire ), 
au  Palais-Boyal.  La  curiosité  attira  une  foule  de  spec- 
tateurs autour  d’elle;  elle  a si  complètement  dérai- 
sonné que  tout  l’auditoire  (excepté  deux  jacobins  gobe- 
mouches  qui  étaient  en  extase)  finit  par  hausser  les 
épaules  de  pitié.  Aussi  la  pauvre  fille  fut-elle  obligée 
de  s’en  aller,  n’ayant  débité  que  la  moitié  de  sa  leçon.  » 
La  vérité  sur  l’oratrice  de  ces  petits  clubs  en  plein  air 
est  dans  cette  phrase  de  Choudieu  : « Elle  a joué  un 
rôle  très  grand  dans  les  groupes  de  Paris,  où  elle  se 
faisait  écouter  avec  intérêt  ». 

Hyde  de  Neuville,  qui  était  « royaliste  fougueux  », 
déclare  avoir  osé  l’interrompre  un  jour  que,  sur  la  ter- 
rasse des  Feuillants,  elle  «haranguait  le  peuple». 
« Nous  commençâmes  par  discuter,  et  nous  finîmes  par 
la  dispute.  L’orateur  en  jupon  me  prodiguait  mille 
injures  et  cherchait  à exciter  la  populace  contre  moi  ; 
mais,  cette  fois,  la  populace  se  piqua  de  générosité.  Elle 
m’écoutait  sans  murmurer.  » Cependant  il  crut  prudent 
de  ne  pas  faire  trop  durer  la  querelle,  et  il  avoue  que 
Théroigne  « s’exprimait  avec  facilité  ».  [Mémoires  et 
Souvenirs). 


18 


274 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


D’autre  part,  Beaulieu  raconte  ( Essais  historiques ) : . 
« Lorsque  Paris  fut  peuplé  de  clubs,  on  la  voyait  le 
meme  soir  assister  à tous,  après  avoir  dans  la  journée 
harangué  les  groupes  de  tous  les  quartiers , débiter  dans 
ces  clubs  ses  motions  ou  ses  instructions,  et  rentrer 
ensuite  chez  elle  pour  y faire  les  honneurs  du  sien.  Il 
serait  difficile  de  trouver  un  exemple  d’une  semblable 
activité.  » Passage  qui,  du  reste,  éveille  bien  des  regrets  : 
car  on  ne  connaît  ni  le  club  du  nouveau  salon  politique 
de  l’ancienne  « Muse  » 4,  ni  meme  les  principales 
d’entre  les  « motions  » que  sema  cette  fantastique 
« activité  » révolutionnaire,  en  dehors  de  Y : « Armons- 
nous  » de  la  féministe,  et  du  projet  d’une  fête  patrio- 
tique à organiser  « pour  remonter  l’esprit  public  à sa 
juste  hauteur  » : projet  que  Théroigne  alla  présenter 
aux  Jacobins,  le  4 mars1 2.  Mais  le  « plan  » même 
qu’elle  soumit  au  grand  club,  on  l’ignore. 

M.  Marcellin  Pellet  veut  qu’elle  ait  eu  « la  première 
idée  » de  la  grande  manifestation  révolutionnaire  du 
15  avril.  La  preuve  en  était,  selon  lui,  dans  « un  billet 
inédit  » de  Gorsas  au  patriote  Palloy,  daté  du  1er  mars 
et  disant  : « Mlle  Théroigne  désire  te  voir  et  causer 
avec  toi,  mon  camarade.  Ainsi,  donne-moi  heure  et 
jour  pour  que  je  l’accompagne  chez  toi.  Elle  veut  par- 
ticulièrement te  parler  d’une  fête  proposée  pour  Château- 


1.  Ce  n'est  pas,  en  effet,  des  Amis  de  la  loi  qu’il  peut  être  question 
dans  ces  lignes  de  Beaulieu.  Paris  n’était  pas  encore  « peuplé  de  clubs  » 
en  1790.  — En  1792,  Théroigne  habitait,  paraît-il,  rue  de  Tournon.  On  lit 
dans  les  Souvenirs  de  la  Terreur  : « C'était  la  duchesse  de  Montpensier 
des  ruisseaux.  Ainsi  que  la  méchante  et  vindicative  sœur  des  Guise, 
dont  l’hôtel  était  précisément  situé  dans  cette  même  rue  de  Tour- 
non...  »,  etc. 

2.  Au  nom  de  la  Société  fraternelle  séante  aux  Jacobins.  {La  Société 
des  Jacobins , par  Aulard,  t*  III)* 


THÉROIGNE  DE  MÉR1COURT 


27î> 


Vieux.  » Le  certain,  c’est  qu’elle  prit  la  part  la  plus 
active  à la  préparation  du  triomphe  des  Suisses  de 
Château-Vieux. 

La  veille  du  jour  où  elle  devait  prononcera  la  Société 
des  Minimes  le  seul  de  ses  discours  qui  ait  survécu, 
elle  présentait,  avec  Marie-Joseph  Chénier  et  d’autres 
citoyens,  la  pétition  suivante  au  Conseil  général  de  la 
Commune  : 


Monsieur  le  maire,  Messieurs, 

Dans  quelques  jours  nous  posséderons  au  milieu  de  nous 
nos  frères,  les  soldats  de  Cbâteauvieux.  Leurs  fers  sont 
tombés  à la  voix  de  l’Assemblée  nationale  ; leurs  persécu- 
teurs sont  échappés  au  glaive  de  la  loi,  mais  non  pas  à 
l’ignominie.  Bientôt  ces  soldats  généreux  reverront  le 
Champ-de-Mars,  où  leur  résistance  au  despotisme  a préparé 
le  règne  de  la  loi  ; bientôt  ils  embrasseront  leurs  frères 
d’armes,  ces  braves  gardes  françaises  dont  ils  ont  partagé 
la  désobéissance  héroïque. 

Une  bienfaisance  fraternelle  et  des  honneurs  éminents 
acquitteront  envers  les  soldats  de  Cbâteauvieux  la  dette 
que  la  patrie  a contractée.  Ainsi  les  efforts  du  civisme 
seront  à jamais  encouragés.  Cette  fête  touchante  sera  partout 
l’effroi  des  tyrans,  l’espoir  et  la  consolation  des  patriotes  ; 
ainsi  nous  prouverons  à l’Europe  que  le  peuple  n’est  pas 
ingrat  comme  les  despotes,  et  qu’une  nation  devenue  libre 
sait  récompenser  les  soutiens  de  sa  liberté  comme  elle  sait 
frapper  les  conspirateurs  jusque  sur  les  marches  du  trône. 

De  nombreux  citoyens  nous  ont  chargés  auprès  de  vous 
d’une  mission  que  nous  remplissons  avec  confiance  et  avec 
joie.  Ils  vous  invitent,  par  notre  voix,  à être  témoins  de  cette 
fête,  que  le  civisme  et  les  beaux-arts  vont  rendre  imposante 
et  mémorable.  Que  les  magistrats  du  peuple  consacrent, 
par  leur  présence,  le  triomphe  des  martyrs  de  la  cause  du 
peuple.  Ils  ont  conservé  dans  les  fers  cette  liberté  intérieure 
et  morale  que  tous  les  rois  ne  peuvent  ravir.  La  patrie  a 


276 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


gravé  sur  leurs  chaînes  le  serment  cle  vivre  libre  ou  de  mourir 
comme  elle  l’a  gravé  sur  les  épées  et  sur  les  piques  natio- 
nales, comme  elle  l’a  gravé  dans  vos  cœurs,  dans  les  nôtres 
et  dans  tous  ceux  des  vrais  Français. 

Maiue-Joseph  Chénier,  Théroigne,  David,  Hion,  etc. 

« Cette  pétition,  dit  le  Courrier  français  du  29  mars, 
a été  vivement  applaudie.  Le  corps  municipal  s’est 
empressé  d’accueillir  l’idée  qui  lui  était  présentée  par 
ses  concitoyens,  et  il  a pris  en  conséquence  l’arrêté 
suivant  : 

Le  Conseil  général,  après  avoir  entendu  le  procureur  de 
la  Commune, 

Arrête  qu’il  se  rendra  à l’invitation,  qui  lui  est  faite  par 
plusieurs  citoyens,  d’assister  à la  fête  que  le  patriotisme  et 
la  reconnaissance  préparent  aux  soldats  de  Châteauvieux  ; 

Arrête,  en  outre,  que  la  pétition  qui  lui  a été  présentée  à 
cet  égard  dans  la  séance  de  ce  jour,  et  dont  la  teneur  suit, 
sera,  ainsi  que  le  présent  arrêté,  imprimée  et  envoyée  aux 
quarante-huit  sections. 

Ce  n’est  pas  ici  le  lieu  de  rappeler  l’histoire,  d’ail- 
leurs bien  connue,  des  quarante  soldats  qu’on  allait 
fêter.  Tout  le  monde  sait  qu’ils  avaient  été  condamnés 
aux  galères  et  envoyés  à Brest  à la  suite  de  la  sédition 
militaire  dont  Nancy  fut  le  théâtre  en  août  1790. 
Amnistiés  le  31  décembre  1791,  ils  furent  remis  en 
liberté  en  février  1792  et  se  dirigèrent  sur  Paris,  à 
pied,  accompagnés  de  nombreux  citoyens  et  de  deux 
députés  extraordinaires  de  Brest.  Quand  l’idée  d’une 
fête  à leur  préparer  eut  pris  corps,  Tallien  rédigea  un 
premier  programme  intitulé  : Ordre  et  marche  de 
Ventrée  triomphante  des  martyrs  de  la  liberté  du  régi- 
ment de  Château-Vieux  dans  la  ville  de  Paris.  Ce 


théroigne  de  méricourt 


programme  est  daté  du  23  mars.  Nous  n’avons  pas  à 
l’analyser,  mais  un  trait  en  est  curieux  au  point  de  vue 
féministe.  La  ville  de  Paris  et  la  ville  de  Brest  devaient 
être,  chacune,  personnifiées  par  une  femme  sur  « un 
char  de  forme  antique  » : la  première  serait  allée  rece- 
voir la  seconde  à la  barrière  du  Trône  ; Payant  em- 
brassée, elle  l’aurait  invitée  à monter  sur  le  char,  et 
les  deux  sœurs  ne  se  seraient  pas  quittées  avant  la  fin 
de  la  fête,  sauf  un  instant  au  Champ  de  la  Fédération, 
pour  l’accomplissement  d’une  cérémonie  purificatoire. 
« La  ville  de  Paris  et  les  officiers  municipaux,  avait 
écrit  Tallien,  monteront  seuls  à l’autel  [de  la  patrie)... 
Des  parfums  seront  brûlés  en  abondance  dans  des  vases 
disposés  autour  de  l’autel...  » Mais  le  Champ  de  Mars 
ainsi  purifié,  — il  avait  été  ensanglanté  le  17  juil- 
let 1791,  — la  ville  de  Paris  devait  « reprendre  » la 
ville  de  Brest  et  la  conduire  à l’autel.  De  ce  pro- 
gramme, et  d’autres  analogues,  le  journal  de  Prud- 
homme  disait  le  31  mars,  avec  une  mauvaise  humeur 
qui  n’étonnera  point  : « On  parle  déjà  de  trois  villes, 
Brest,  Orléans  et  Paris  » que  représenteraient  trois 
citoyennes...  « Théroigne  en  serait  une  si  elle  n’avait 
pas  ce  jour-là  son  bataillon  d’amazones  à commander.  » 
Du  reste,  voici  par  quelle  gentillesse  à l’égard  de  Thé- 
roigne débutait  l’article  : « Nos  patriotes  les  plus 
illustres,  Chénier,  Collot  d’Herbois,  Tallien,  David,  la 
trop  célèbre  Théroigne  (une  femme,  si  peu  connue 
soit-elle,  l’est  toujours  trop  de  son  vivant),  les  poètes, 
les  artistes,  tout  le  monde  s’agite  en  ce  moment  ». 

Dans  les  premiers  jours  d’avril,  la  municipalité 
accepta  un  programme  qui  remplaçait  les  villes  de  Paris 
et  de  Brest  par  « la  statue  de  la  Liberté  ».  — Ce  n'est 
qu’à  la  fin  de  1793  que  la  Révolution  eut  ses  déesses  de 


278 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


la  Liberté  (et  de  la  Raison).  — Mais  il  faut  dire  que,  si 
le  programme  définitif  supprimait  les  deux  vivants 
symboles  du  programme  du  23  mars,  il  substituait  une 
théorie  de  jeunes  filles  aux  « quarante  hommes  » qui, 
selon  le  premier  projet,  devaient  porter  les  chaînes  des 
« martyrs  de  la  liberté  ».  Le  lendemain  de  la  fête,  dans 
une  lettre  enthousiaste,  madame  Jullien  (de  la  Drôme) 
dira  : « Une  galère  et  des  rames  portées  sur  un  bran- 
card élevé,  avec  cette  inscription  : Le  crime  fait  la 
honte  et  non  pas  l'échafaud , était  suivie  peut-être  par 
cent  jeunes  demoiselles,  mises  comme  des  nymphes  et 
aussi  belles,  porlant  les  fers  des  malheureux  soldats  » L 
Quant  à Théroigne,  elle  se  trouvait  sans  doute  parmi 
les  citoyens  et  citoyennes  qui  suivirent,  dans  le  cortège, 
les  deux  sarcophages  réunis  Lun  à l’autre  au  moyen 
d’un  couvercle  sur  lequel  on  lisait  : Bouille  et  ses  com- 
plices sont  seuls  coupables , — inscription  rappelant  la 
sauvage  répression  par  Bouillé  de  l’émeute  militaire 
de  Nancy.  Mais  nous  n’avons  rencontré  le  nom  de 
l’ardente  patriote  dans  aucune  des  relations  que  nous 
avons  lues,  et  il  est  bien  certain  qu’elle  ne  se  montra 
pas  à la  tête  d’un  « bataillon  d’amazones  ».  Le  port 
d’armes  de  toute  espèce  avait  été  interdit  à tout  le 
monde. 

Peu  après  la  fête,  sa  popularité  reçut  aux  Jacobins 
une  seconde  et  sérieuse  atteinte.  Un  ami  de  la  veille, 
Collot  d’Herbois,  porta  le  coup.  Dans  la  séance 
du  23  avril,  il  se  félicita  que,  sur  la  terrasse  des 
Feuillants,  au  café  Hottot,  Théroigne  eût  déclaré  lui 
retirer  sa  confiance  ainsi  qu’à  Robespierre.  Ce  fut, 
dit  le  Journal  des  débats  et  de  la  correspondance  de  la 


1.  Journal  d’une  bourgeoise,  publié  par  Edouard  Lockroy. 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


279 


Société  des  Amis  de  la  Constitution , un  rire  universel. 
Théroigne  était  dans  la  tribune  des  dames.  Elle  saute 
par-dessus  la  barrière,  se  précipite  au  bureau,  de- 
mande ia  parole  ; il  s’ensuit  un  tumulte  auquel  le 
président  ne  peut  mettre  fin  qu’en  se  couvrant  et  en 
suspendant  la  séance.  C’est  qu’une  rupture  venait  de 
se  produire  dans  la  Société  entre  les  Brissotins  et 
les  Robespierristes,  et  que  Théroigne  était  demeu- 
rée Brissotine,  malgré  son  amitié  pour  Basire  et  son 
alliance  de  mars  avec  ColJot  d’Herbois.  « MM.  Collot 
d’Herbois,  Robespierre,  Chabot,  ex-capucin,  Tallien  sont 
contre  MM.  Brissot,  Condorcet,  Fauchet,  Guadet,  Ver- 
gniaud,  écrivait  le  28  avril  l’auteur  de  la  Correspon- 
dance littéraire  secrète.  Ce  qui  rend  la  conciliation  plus 
difficile,  c’est  que  plusieurs  femmes  jouent  un  rôle 
dans  cette  grande  querelle.  Ce  sont  Mme  Condorcet , 
Mme  Canon , Mme  Staël , Ml[e  Théroigne.  » Les  citoyennes 
des  tribunes  étaient  Robespierristes.  Dans  son  compte 
rendu  de  la  séance  du  25  avril,  où  Brissot  parla 
pendant  deux  heures,  le  Patriote  français  disait  : 
« Brissot  s’est  vu  souvent  interrompre  par  des  cris 
violents  de  femmes...  très  bien  formées  à l’art  d’inju- 
rier ceux  qui  n’idolâtrent  point  M.  Robespierre.  » Le 
tribun  à l’âme  de  prêtre  avait  en  effet  ses  dévotes.  Mais 
il  est  à noter  qu’aucune  des  femmes  célèbres  de  la 
Révolution  ne  l’admira;  que  toutes,  plutôt,  le  haïrent. 

A partir  de  la  fin  d’avril  jusqu’à  la  journée  du  20  juin, 
on  perdrait  Théroigne  de  vue  si  la  presse  royaliste  avait 
cessé  de  l’attaquer.  Mais  le  Petit  Gautier  plaisantait 
ainsi,  le  16  mai,  avec  sa  grossièreté  coutumière  : 
« Puisqu’il  est  impossible  de  trouver  des  hommes 
capables  d’occuper  longtemps  la  place  de  ministre, 


28Ô 


TROIS  FEMMES  DE  LA  REVOLUTION 


pourquoi  ne  pas  recourir  à mesdames  Calon,  Condor- 
cet, Théroigne?  Elles  ont  assez  de  talent  pour  être 
femmes  publiques...  Nous  croyons  même  que,  dans 
une  guerre  avec  les  Pays-Bas,  personne  ne  serait  plus 
propre  qu’elles  à mettre  les  parties  d’accord.  » Le  23, 
la  même  feuille  prétendait  qu’on  n’avait  jamais  vu 
« autant  de  porte-croix  de  Saint-Louis  » et  se  deman- 
dait si  ce  n’était  point  l’effet  d’une  « spéculation  mer- 
cantile » : car  « on  assure  avec  assez  de  vraisemblance 
que  les  grandes  faiseuses  de  la  Révolution,  les  Répu- 
bliques Staël,  Condorcet,  Théroigne  »,  vendent  ces 
décorations  120  livres,  « payables  en  or  ».  « Ce  serait  le 
cas  d’appeler  MM.  les  ordonnés  de  nouvelle  fabrique 
des  chevaliers  de  Cinq-Louis.  » En  mai  aussi,  le  rédac- 
teur des  Folies  d’un  mois , l’abbé  de  Bouyon,  s’aban- 
donnait contre  Théroigne  à son  élégante  imagination, 
dans  le  récit  d’une  fête  civique  donnée  à Vincennes. 
« La  Théroigne  est  à cette  fête.  » Un  fort  de  la  Halle, 
Nicolas,  s’avance  pour  l’embrasser.  Elle  s’y  prête, 
mais  se  dérobe  sèchement  à la  récidive.  La  foule  se 
fâche,  traite  la  bégueule  de  G...,  de  P...,  de  C...,  crie  à 
Nicolas  de  lui  faire  « baiser  son  derrière  »,  et  Nicolas 
« lui  saisit  la  tête,  l’applique  à son  postérieur  ».  On 
applaudit.  Puis  l’idée  vient  de  jeter  « la  donzelle  » par 
la  fenêtre.  Il  faut  qu’elle  se  sauve1. 

Le  20  juin,  si  l’on  en  croyait  Montjoye,  elle  aurait 
commandé  une  des  « bandes  » qui  envahirent  le  châ- 
teau des  Tuileries.  ( Conjuration  de  Louis-Philippe- 
Joseph  d'Orléans )2.  Lamartine  accueillit  la  légende,  et 
c’est  même  à ce  propos  qu’il  traça  de  l’amazone  le  por- 
trait dont  nous  avons  plus  d’une  fois  parlé.  11  peignit, 

1.  Sixième  mois,  n°  14. 

2.  T.  III,  p.  177. 


ÎIIÉROlGNE  DE  MERICOÜRf 


28 1 


avec  sa  belle  assurance  ordinaire,  la  « horde  » — 
« pêle-mêle  confus  d’hommes  en  haillons,  de  femmes 
et  d’enfants  » — qui  suivait  la  « jeune  et  belle  femme, 
vêtue  en  homme,  un  sabre  à la  main,  un  fusil  sur 
l’épaule  et  assise  sur  un  canon  traîné  par  des  ouvriers 
aux  bras  nus  ».  Pourquoi  n’a-t-il  pas  ajouté,  d’après 
les  Souvenirs  de  la  Terreur , qu’elle  avait  poussé  à la 
roue  du  canon  qui  fut  hissé  au  premier  étage  du 
château?  et  aussi,  d’après  le  même  ouvrage,  qu’elle 
avait  dit  à Petion,  quand  il  eut  engagé  la  « populace  » 
à se  retirer  : « Je  croyais  qu’on  devait  en  finir  aujour- 
d’hui »?  M.  Marcellin  Pellet  fut  plus  hardi  que  Lamar- 
tine : la  première  des  deux  anecdotes  lui  parut  admis- 
sible. Il  avait  d’abord  répété  l’assertion  de  Montjoye. 
Or  on  n’a  pas  plus  le  droit  de  se  fier  à Montjoye  qu’à 
Duval  ; et,  si  Théroigne,  comme  il  est  bien  à suppo- 
ser, prit  part  au  mouvement  du  20  juin,  aucun  docu- 
ment sérieux  ne  l’y  fait  voir. 

C’est  seulement  le  10  août  qu’elle  apparaît  dans  le 
rôle  de  bacchante  révolutionnaire,  où  la  tradition  roya- 
liste la  montre  dès  les  journées  d’octobre. 


X 


SECONDE  PARTIE  DE  LA  VIE  POLITIQUE  DE  TIIÉROIGNE 

B.  — Théroigne  au  10  août 


Les  Goncourt  affirmèrent:  « Le  10  août,  Théroigne 
égorge  Suleau.  » 

Evidemment,  cette  petite  phrase  était  pour  eux  la 


282 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


traduction  exacte  du  récit  de  la  mort  de  Suleau  par 
Peltier.  ( Dernier  tableau  de  Paris).  Or  Peltier  raconte 
bien  qu’elle  sauta  « au  collet  » du  journaliste  aristo- 
crate, mais  il  ajoute  que  celui-ci  se  dégagea,  et  que, 
luttant  alors  « comme  un  lion  contre  vingt  furieux  », 
il  s’empara,  dans  la  mêlée,  d’un  sabre  dont  il  allait 
« percer  » Théroigne,  quand  enfin,  saisi,  désarmé, 
entraîné,  il  fut  « taillé  en  pièces.  » 

A huit  heures  et  demie  du  matin,  selon  Peltier 
encore,  on  avait  arrêté  Suleau  « en  bonnet  et  en  uni- 
forme de  garde  national  »,  sur  la  terrasse  des  Feuil- 
lants. Il  était  muni  d’un  ordre  ainsi  conçu  : « Le  garde 
national  porteur  du  présent  ordre  se  rendra  au  châ- 
teau pour  y vérifier  l'état  des  choses  et  en  faire  son 
rapport  à M.  le  procureur  général  syndic  du  départe- 
ment. Signé  : Borie  et  Leroulx,  officiers  municipaux.  » 
N’importe!  On  mène  Suleau  à la  section  présidée  par 
le  citoyen  Bonjour,  ci-devant  commis  au  ministère  de 
la  marine.  Il  y avait  là  d’autres  royalistes,  arrêtés  dans 
la  nuit,  aux  Champs-Elysées  ou  aux  environs.  Mais, 
dès  sept  heures,  la  cour  des  Feuillants  était  pleine 
d’une  foule  furieuse  qui  demandait  la  tête  des  prison- 
niers. Un  commissaire  de  la  municipalité  essaie  de 
parler  raison  à cette  foule;  du  haut  d’un  tréteau, 
il  la  supplie  de  se  retirer,  jurant  que  les  « coupables 
seraient  livrés  à la  sévérité  des  lois  ».  On  lui  crie  de 
se  taire.  Il  est  remplacé  sur  le  tréteau  par  Théroigne,  qui 
vient  d’arriver  et  qui,  « le  sabre  en  bandoulière  », 
exhorte  au  massacre  des  détenus.  Elle  monte  au  comité, 
réclame  « ces  victimes  » au  nom  du  peuple.  Le  prési- 
dent Bonjour  n’ose  pas  résister.  Il  avait  environ  deux 
cents  soldats.  Il  leur  commande  de  laisser  faire.  Le 
peuple  se  précipite.  Le  premier  immolé  est  l’abbé  de 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


283 


Bouyon,  qui  était  « un  homme  colossal  ».  Puis  c’est 
un  ancien  garde  du  roi,  M.  de  Solminiac,  puis  un 
inconnu,  puis  Suleau.  Une  femme  l’avait  indiqué  à 
Théroigne  qui  « ne  le  connaissait  meme  pas  » : elle 
« le  demandait  partout  sous  le  nom  de  l’abbé  Suleau  »... 
Après  lui,  « le  beau  Vigier  »,  ancien  garde  du  roi  et 
enfin  quatre  autres  prisonniers.  « Les  neuf  cadavres 
furent  portés  place  Vendôme  et  leurs  têtes  mises  sur 
des  piques.  » 

« Ainsi  périt  surtout,  conclut  Peltier,  ce  bon  Suleau, 
dont  j’aimais  l’amitié,  la  gaieté,  la  franchise.  Il  avait 
passé  près  de  moi  la  journée  précédente  : nous  nous 
étions  entretenus  des  dangers  de  la  royauté,  sans  pen- 
ser même  à ceux  que  nous  courions.  » Il  avait  trente- 
cinq  ans;  il  avait  épousé  en  avril  la  hile  du  célèbre 
peintre  en  miniatures  Hall,  artiste  elle-même  non  sans 
mérite.  Camarade  de  collège  de  Camille  Desmoulins,  il 
était  resté  son  ami.  Même,  en  des  Souvenirs  assez  curieux 
sul*  le  10  août,  publiés  en  1897 J. -A.  Le  Sourd, 
ancien  directeur  de  la  manufacture  des  tabacs  du  Gros- 
Caillou,  homme  de  lettres,  rapporte  : « Le  matin  du 
9 août  » Suleau  « me  dit  avoir  été  prévenu  par  Camille 
Desmoulins  que  la  conjuration  devait  éclater  le  len- 
demain, que  sa  tête  était  proscrite,  et  que  Camille  lui 
avait  offert  dans  son  propre  logement  un  asile  qu’il 
avait  refusé  ». 

L’auteur  de  ces  Souvenirs  raconte  encore  : « Deux  fois 
dans  le  courant  de  la  nuit,  j’avais  rencontré  Suleau  ; 
la  première  fois  il  suivait  à la  piste  le  maire  Petion, 
que  les  royalistes  considéraient  comme  un  otage  garant 
de  la  sûreté  du  roi  et  de  sa  famille,  mais  qui  réussit  à 


1.  La  Révolution  française , 14  septembre  1897. 


$84 


TROIS  FEMMES  DÉ  LÀ  RÉVOLLl'ION 


s’échapper...  La  seconde  fois,  Suleau  m’avait  dit  aliei‘ 
chez  lui  pour  prendre  quelques  aliments.  C’est  alors 
que,  sortant  de  la  terrasse  des  Feuillants  et  traversant 
la  cour,  il  fut  arrêté.  » 

Mais  pourquoi  Théroigne,  d’une  telle  fureur,  voulut- 
elle  sa  mort? 

Suleau,  assure  Michelet,  « était  personnellement  haï 
de  Théroigne,  non  seulement  pour  les  plaisanteries  dont 
il  l’avait  criblée  dans  les  Actes  des  apôtres,  mais  pour 
avoir  publié  à Bruxelles  un  des  journaux  qui  écrasèrent 
la  révolution  des  Pays-Bas  et  de  Liège  : le  Tocsin  des 
rois  ».  ( Histoire  de  la  Révolution,  liv.  Vil,  ch.  il).  Mais 
Auguste  Vitu  l’a  fait  justement  observer  dans  une  étude 
sur  François  Suleau  (1854),  ce  Tocsin  des  rois  n’a  jamais 
existé.  Quant  à la  collaboration  de  Suleau  aux  Actes  des 
apôtres,  elle  ne  commença  qu’en  avril  1790.  A ce 
moment  avaient  paru  les  plus  outrageuses  facéties  de 
la  grande  gazette  royaliste  contre  Théroigne.  Cependant 
il  ne  faut  pas  aller  jusqu’à  dire  avec  Vitu  que  Suleau 
était  absolument  innocent  des  « diatribes  » dont  elle  se 
serait  « vengée  ».  Il  écrivit  aussi  à Y Apocalypse.  Mais 
elle  ne  pouvait  pas  le  haïr  particulièrement.  11  est  vrai 
que,  selon  Vitu,  ayant  pris  Suleau  par  le  collet,  elle  lui 
aurait  crié  : « Ah  î je  suis  vieille?  ah  ! je  suis  laide?  », 
lui  attribuant  les  sarcasmes  dont  elle  se  serait  trouvée 
le  plus  offensée.  Mais  c’est  là  une  légende  bien  posté- 
rieure au  récit  de  Peltier.  Vitu  l’avait  empruntée  au 
roman  de  Georges  Duval  ; et,  si  Duval  ne  la  dut  point 
à la  seule  fertilité  de  son  imagination,  elle  n’en  est  pas 
moins  fausse,  les  Actes  des  apôtres  et  Y Apocalypse 
n'ayant  jamais  dit  que  Théroigne  était  vieille  et  laide. 
Peut-être,  même,  en  lisant  la  longue  note  du  Journal  de 
M.  Suleau  contre  les  femmes  dévouées  à la  Révolution, 


THÉROIGNE  DE  MÉR1COURT 


285 


a-t-on  été  frappé  de  ne  pas  rencontrer  le  nom  de  l’ama- 
zone dans  cette  page  féroce.  Puis  comment  concilier 
la  légende  avec  l’affirmation  de  Peltier,  que  la  furie 
« demandait  partout  » le  pamphlétaire  « sous  le  nom 
de  l’abbé  Suleau  »?  Eût-elle  commis  cette  erreur,  si  son 
orgueil  blessé  le  lui  avait  fait  haïr?  N’aurait-elle  pas 
su  depuis  longtemps  qui  il  était?  À la  réllexion,  sans 
doute,  la  phrase  de  Peltier  semble  suspecte.  L’erreur 
de  Théroigne  n’est  pas  vraisemblable.  Suleau  était 
célèbre.  Mais  enfin  nous  devons  y insister  : admettre  à 
la  fois  que  Théroigne  appelât  Suleau  «l’abbé  Suleau» 
et  qu’elle  lui  eût  voué  une  haine  mortelle,  c’est  pro- 
prement absurde1. 

Dans  les  Souvenir s de  J. -A.  Le  Sourd,  nous  lisons  : 
« Il  lui  avait  été  désigné  par  les  chefs  de  la  conspira- 
tion comme  une  victime  nécessaire  ».  Mais  ce  n’est 
pas  admissible,  l'arrestation  de  Suleau  ayant  été  un 
accident.  Il  fut  perdu  par  sa  témérité.  Pourquoi  ne  pas 
supposer  simplement  que  Théroigne,  ivre  le  10  août, 
du  génie  tragique  de  la  Révolution,  considéra  d’clle- 
même,  dans  cette  ivresse,  comme  juste  et  « nécessaire  » 
le  massacre  des  prisonniers,  et  montra  une  fureur  par- 
ticulière contre  Suleau,  parce  qu’il  était  de  beaucoup  le 
plus  connu  et  que  la  Révolution  avait  en  lui  un  de  ses 
ennemis  les  plus  actifs,  les  plus  dangereux?  En  admet- 
tant même  qu’elle  lui  en  voulût  personnellement,  suivant 
le  mot  de  Michelet,  elle  n’aurait  pas  cru  se  venger, 
mais  livrer  à la  justice  populaire  — à l’impitoyable 


\.  N’aurait-on  pas  le  droit  d’imaginer  que  peut-être  elle  demanda 
l'abbé  de  Bouyon  ..  et  Suleau!  qu’elle  répéta  : « L’abbé!...  Suleau!  », 
nommant  et  exigeant  pour  le  massacre  les  deux  seuls  prisonniers 
importants  et  dont  le  nom  lui  fût  connu.  Elle  aurait  pu,  d'ailleurs, 
haïr  l’auteur  des  Folies  d'un  mois  plus  que  Suleau. 


286 


TROfS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


justice  des  guerres  civiles  — un  homme  que  l’intérêt 
de  la  Révolution  était  d’abattre. 

Au  reste,  peut-on  se  figurer  que  Suleau  n’eût  point 
péri  si  Théroigne  n’était  pas  survenue?  Michelet,  qui 
ne  se  trompe  jamais  totalement,  a fort  bien  dit  : 
«Armé,  le  matin  même  du  10  août,...  quand  la  foule. . . 
ne  cherchait  qu’un  ennemi,  Suleau,  pris,  dès  lors  était 
mort.  » 

Quant  au  délire  révolutionnaire  de  Théroigne,  ce 
matin-là,  Thiébault  l’a  peint  en  des  termes  que  nous 
avons  cités  au  début  de  ce  travail.  Malheureusement  le 
récit  de  Thiébault  est  loin  de  mériter  toute  confiance. 
Ceci,  par  exemple,  n’est  pas  seulement  d’une  évidente 
fausseté,  mais  ridicule  : « Prévenue  de  ce  qui  se  passait, 
elle  accourait  de  chez  Robespierre...  » 

De  la  section  des  Feuillants,  elle  se  porta  au  Carrou- 
sel et  prit  part  à l’assaut.  On  lit  dans  le  Moniteur  du 
3 septembre  : « Les  fédérés  (les  Marseillais ) viennent 
de  décerner  des  couronnes  civiques  à Mlles  Lacombe, 
Théroigne  et  Reine  Audu  qui  se  sont  distinguées  par 
leur  courage  dans  la  journée  du  10  août.  » Aussi  bien 
ces  trois  héroïnes  ne  furent  pas  les  seules  combattantes 
du  10  août.  Le  Moniteur  du  28  août  avait  raconté  : 

J’ai  vu,  un  instant  avant  le  combat,  une  demoiselle  aimable 
et  jeune  encore,  un  sabre  à la  main,  montée  sur  une  pierre, 
et  je  l’ai  entendue  haranguer  la  multitude  ainsi  qu’il  suit  : 
« Citoyens,  l’Assemblée  nationale  a déclaré  que  la  patrie  était 
« en  danger,  qu’elle  était  dans  l’impuissance  de  la  sauver, 
« que  son  salut  dépendait  de  vos  bras,  de  votre  courage,  de 
« votre  patriotisme.  Armez-vous  donc,  et  courez  au  château 
« des  Tuileries.  C’est  là  que  sont  les  chefs  de  vos  ennemis. 
« Exterminez  cette  race  de  vipères,  qui,  depuis  trois  ans,  ne 
« fait  que  conspirer  contre  vous.  Songez  que  dans  huit 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


287 


« jours  vous  serez  exterminés,  si  vous  ne  remportez  pas 
« aujourd’hui  cette  victoire.  Choisissez  entre  la  vie  et  la 
« mort,  entre  la  liberté  et  l’esclavage.  Respectez  l’Assem- 
« blée  nationale,  respectez  les  propriétés,  faites  vous-mêmes 
« justice  des  pillards,  et  partons.  » Aussitôt  des  milliers  de 
femmes  se  sont  précipitées  dans  la  mêlée,  les  unes  avec  des 
sabres,  les  autres  avec  des  piques  ; j’en  ai  vu  plusieurs  tuer 
elles-mêmes  des  Suisses  ; d’autres  encourageaient  leurs 
maris,  leurs  enfants,  leurs  frères.  Plusieurs  de  ces  femmes 
ont  été  tuées  sans  que  les  autres  en  fussent  intimidées.  Je 
les  ai  entendues  s’écrier  ensuite  : « Qu’ils  viennent,  ces 
Prussiens,  ces  Autrichiens  ? Nous  perdrons  beaucoup  de 
monde,  mais  pas  un  de  ces  f...  g...  ne  s’en  retournera. 
[Seconde  lettre  au  duc  de  Brunswick , par  l’auteur  de  la  Lettre 
au  roi  de  Prusse). 


XI 


SECONDE  PARTIE  DE  LA  VIE  POLITIQUE  DE  THÉROIGNE 
C.  — Les  massacres  de  septembre 


Selon  Lamartine,  Théroigne  « prêta  son  génie  » au 
supplice  horrible  de  la  bouquetière  du  Palais-Royal. 
Cette  bouquetière,  Marie-Madeleine  Grcdeler,  condam- 
née à mort  pour  avoir  mutilé  son  amant,  soldat  aux 
gardes  françaises,  était  des  soixante-quinze  prisonnières 
de  la  Conciergerie.  Les  massacreurs  les  mirent  toutes 
en  liberté,  sauf  cette  malheureuse,  à laquelle,  disaient 
les  Révolutions  de  Paris  du  8 septembre,  on  « fit  subir  la 
peine  du  talion  ».  Prudhomme,  qui  trouvait  cela  très 
bien,  puisqu’il  faisait  ou  laissait  écrire  à ce  propos  : 


288 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


« Le  peuple  est  humain,  mais  il  n’a  point  de  faiblesse  », 
ne  félicitait  cependant  aucun  des  bourreaux  en  parti- 
culier, aucun  ne  s’étant  fait  connaître  ; et  encore 
aujourd’hui  leur  gloire  est  anonyme.  Georges  Du  val 
imagina  d’accuser  Théroigne L Lamartine  fut  dupe,  ou 
voulut  bien  l’être. 

Duval  ajoutait  : « Cette  furie  était  tellement  altérée 
de  sang  qu’elle  se  trouvait  presque  à la  fois  sur  tous 
les  différents  théâtres  du  carnage,  et  qu’elle  y surpassa 
en  férocité  les  plus  féroces.  » Le  vrai,  c’est  qu’on  ne  la 
vit  nulle  part.  « Personne  ne  nous  a dit  l’avoir  vue  », 
confesse  la  note  de  Y Histoire  de  la  Révolution  par  deux 
amis  de  la  liberté.  D’ailleurs,  Granier  de  Cassagnac.  dans 
son  Histoire  des  Girondins  et  des  massacres  de  sep- 
tembre (1860)  a dressé  une  liste  des  assassins*1',  et  voilà 
d,onc  quarante  ans  qu’il  n’est  plus  permis  de  douter 
que  Théroigne  eut  les  mains  pures  du  sang  de  ces 
journées. 

Ce  qui  étonne,  c’est  que  Lamartine,  entrain  de  piller 
Duval,  lui  ait  laissé  la  belle  histoire  de  la  liaison  de 
l’amazone  avec  le  marquis  de  Sade  en  1792.  Une  phrase 
sur  cette  liaison  eût  si  heureusement  amené  ou  suivi 
le  récit  du  supplice  de  la  bouquetière  ! Il  y avait  là  un 
effet  sûr,  comme  on  dit  au  théâtre;  et  même  Duval, 
dont  les  succès  de  vaudevilliste  furent  nombreux,  l’avait 
indiqué  dans  ces  lignes  : « L’auteur  du  roman  infâme 
dont  on  n’ose  prononcer  le  nom  et  l’héroïne  des  5 et 
6 octobre,  du  10  août  et  du  2 septembre,  étaient  faits 
pour  se  comprendre  et  s’estimer.  » Il  garantissait  ce 
mot  du  marquis  : « Je  vous  assure  qu’il  y avait  quelque 
chose  de  sublime  dans  cette  femme-là.  » N’avait-il  pas 

1.  T.  Il  des  Souvenirs  de  la  Terreur , p.  256. 

2.  T.  II,  p.  502-516. 


THÉROIGNE  DE  MÉR1COURT 


289 


dîné  plusieurs  fois  avec  Sade,  causé  de  Théroigne  avec 
lui,  « à la  table  de  M.  l’abbé  Decoulmiers,  directeur  de 
la  maison  royale  de  Gharenton  »?  « C’était  vers  182...  » 
précisait-il  avec  un  certain  vague...  tout  de  même  trop 
précis,  car  l'auteur  de  Justine  était  mort  en  1814  G 


XII 


SECONDE  PARTIE  DE  LA  VIE  POLITIQUE  DE  THÉROIGNE 

D.  — Des  massacres  de  septembre  au  15  mai  1793 


La  Correspondance  littéraire  secrète  du  20  oc- 
tobre 1792  annonce  que  Théroigne  va  enfin  « publier 
ses  mémoires  sur  son  voyage  à Vienne  »,  puis  « se 

I.  Georges  Duval  n’était  pas  homme  à se  gêner  pour  la  chronologie. 
Et  l’on  saura  définitivement  ce  qu’il  faut  accorder  de  crédit  à ses  pages 
sur  Théroigne,  quand  nous  y aurons  relevé  ces  deux  autres  erreurs  : 

1°  Il  donne  à l’amazone  le  commandement  d’une  « horde  » qui  envahit 
le  château  de  Bellevue,  après  la  fuite  des  tantes  du  roi  (19  février  1791), 
c'est-à-dire  quelques  jours  apres  l’arrestation  de  Théroigne  en  Belgique  ; 

2°  Il  la  montre  « conduisant  » les  femmes  « au  carnage  » dans  la 
journée  du  2 prairial  an  III  (21  mai  1795),  c’est-à-dire  à une  époque  où 
non  seulement,  comme  on  sait,  Théroigne  était  folle,  mais  où  elle  était 
déjà  enfermée. 

C’est,  pour  le  noter  en  passant,  avec  un  égal  mépris  de  la  chrono- 
logie, et  un  mépris  supérieur  de  l’histoire  politique,  que  Lamothe- 
Langon  fait  de  Théroigne  une  Marguerite  de  Bourgogne  de  la  Terreur 
envoyant  à l’échafaud  le  duc  d’Orléans,  guillotiné  le  6 novembre  1793, 
puis  Robespierre  qui  serait  devenu  son  amant  après  le  duc.  (Préface  de 
la  Correspondance) . 

Ajoutons  qu’il  parut  à Londres  en  1806  un  ouvrage  de  haine  royaliste 
furieuse  : The  female  revolutionary  Plutarch , où  elle  se  tue  le  10  ou  le 
11  août  1792  dans  un  accès  de  fièvre  chaude,  né  du  remords  d’avoir 
assassiné  Suleau.  Au  moins  l’auteur  qui  l’appelle  the  jacobin  harlot  (la 
prostituée  jacobine),  et  qui  lui  prête,  en  juin  1792,  un  discours  dans 
lequel  elle  déclare  se  réjouir  de  se  « prostituer  à tous  »,  ne  la  souilla-t-il 
pas  du  sang  de  septembre. 


19 


290 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


rendre  à l'armée  de  Dumouriez,  qui  est  dans  son  pays 
natal  ». 

Aucun  biographe  de  Théroigne  n’a  eu  connaissance 
de  ce  texte  curieux.  Aucun,  d’ailleurs,  n’a  pensé  que, 
peut-être,  à la  fin  de  1793,  elle  était  retournée  de  nou- 
veau en  Belgique.  Restif  de  la  Bretonne  l’avait  bien 
affirmé  ; elle  aurait  même,  selon  lui,  essayé  de  plaire  à 
Dumouriez,  dont  elle  était  enthousiaste.  Mais  comment 
aurait-on  pris  au  sérieux  ce  passage  d’une  notice  pleine 
d’erreurs?  Le  témoignage  de  la  Correspondance  litté- 
raire secrète  donne  à réfléchir  ; d’autant  plus  que  l’au- 
teur assurait  tenir  de  Théroigne  ce  qu’on  vient  de 
lire.  11  terminait  ainsi  : « Elle  ne  doit  point  ménager 
[dans  ses  mémoires ) le  vieux  ministre  Kaunitz,  dont  elle 
a à se  plaindre.  C est  ce  que  j'ai  entendu  dire  à elle- 
même.  » 

Nous  avons  consulté  l’éminent  historien  des  Guerres 
de  la  Révolution,  M.  Arthur  Chuquet;  il  nous  a répondu  : 
« Je  ne  me  rappelle  pas  avoir  vu  Théroigne  à l’armée 
de  Dumouriez  en  1792  et  en  1793.  Je  serais  pourtant 
surpris  qu’elle  ne  fût  pas  allée  à Liège  après  la  prise  de 
la  ville,  ou  en  pays  liégeois.  » Or,  Dumouriez,  parti 
de  Paris  le  17  octobre  pour  conquérir  la  Belgique, 
entra  dans  Liège  le  27  novembre. 

Un  billet  de  Théroigne  à Perregaux,  du  9 novembre, 
publié  par  M.  Marcellin  Pellet,  la  montre  encore  à 
Paris  à cette  date  : « Citoyen,  disait-elle,  je  vous  prie 
de  donner  les  cent  livres  que  vous  m’avez  promises 
hier  à la  femme  qui  vous  remettra  cette  lettre  » ; et, 
d’autre  part,  le  28  janvier  1793,  elle  écrivait  de  Paris 
à un  ami  du  baron  de  Sélys,  M.  de  Limbourg,  « à Theux 
par  Liège  ».  Si,  donc,  elle  retourna  en  Belgique,  elle 
n’y  resta  pas  bien  longtemps  ; mais  il  faut  dire  que 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


291 


Dumouriez  revint  à Paris  à la  fin  de  décembre  1792. 
Du  reste,  s’il  était  prouvé  qu’elle  se  rendit  à Liège  dans 
l’espérance  d’y  être  reçue  par  le  vainqueur  de  Je- 
mappes  ; on  aurait  aussi  la  preuve,  sans  doute,  qu’elle 
fut  déçue  ou  mal  accueillie.  Voici,  en  effet,  quelques 
lignes  des  Mémoires  de  Dumouriez,  après  un  portrait 
de  Mme  Roland  : « Plusieurs  autres  femmes  se  sont 
montrées  sur  les  tréteaux  de  la  Révolution,  mais  d’une 
manière  moins  décente  et  moins  noble,...  excepté 
Mme  Necker...  Toutes  les  autres,  à commencer  par 
Mlle  Labrousse,  la  propbétesse  du  chartreux  dom  Gerle, 
Mmcs  de  Staël,  Condorcet,  Pastoret,  Coigny,  Théroigne, 
etc.,  ont  joué  le  rôle  commun  d’intrigantes  comme  les 
femmes  de  la  cour,  ou  de  forcenées  comme  les  pois- 
sardes. » (Ch.  XI). 

,Le  certain,  c’est  que  du  10  août  au  commencement  de 
^mai  1793,  — si  nous  laissons  de  côté  notre  citation  de 
la  Correspondance  littéraire  secrète  et  la  petite  note  du 
Moniteur  du  3 septembre,  — Théroigne  échappe  poli- 
tiquement à l’historien.  M.  Marcellin  Pellet  date,  il  est 
vrai,  de  la  fin  d’août  1792  un  placard  dont  nous  avons 
déjà  eu  l’occasion  de  signaler  l’existence,  placard 
adressé  par  la  patriote  aux  quarante-huit  sections  ; mais 
M.  Marcellin  Pellet  a commis  là  une  erreur  vraiment 
stupéfiante  : car,  dans  cet  imprimé,  il  est  question  et 
de  la  proclamation  de  Cobourg  (5  avril  1793)  et  des 
scènes  de  violence  qui  eurent  lieu  au  début  de  mai 
dans  plusieurs  sections,  scènes  provoquées  par  l’arrêté 
de  la  Commune  du  1er  mai,  décidant  la  levée  d’une  armée 
parisienne  contre  la  Vendée.  Il  y est  question  même, 
implicitement,  d’un  décret  de  la  Convention  du  8, 
relatif  au  complément  du  « contingent  » que  chaque 
section  devait  fournir  pour  cette  armée;  si  bien,  en 


292 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


définitive,  qu’on  doit  considérer  le  placard  comme  anté- 
rieur, au  plus,  de  cinq  ou  six  jours  à l’humiliant  sup- 
plice qui  chassa  Théroigne  de  la  vie  publique. 

C’est  un  appel  à la  conciliation  directement  inspiré 
par  les  scènes  de  violence  que  nous  avons  dites.  « Déjà, 
s’écriait  Théroigne,  des  rixes  précurseurs  de  la  guerre 
civile  ont  eu  lieu  dans  quelques  sections...  Malheur  à 
vous,  citoyens,  si  vous  permettez  que  de  semblables 
scènes  se  renouvellent.  » Il  y va  du  salut  de  la  patrie. 
Aussi  bien  la  main  de  l’étranger  est  visible  dans  ces 
désordres.  « Je  vous  ai  dit  que  l’Empereur  avait  ici  une 
quantité  d’agents  pour  nous  diviser,  afin  de  préparer 
de  loin  la  guerre  civile,  et  que  le  projet  était  de  la 
faire  éclater  au  moment  que  ses  satellites  seraient  prêts 
à faire  un  effort  général  pour  envahir  le  territoire. 
Nous  y voilà.  » 

Malheureusement  le  placard  dans  son  éloquence  est 
diffus  et,  en  deux  ou  trois  endroits,  d’une  syntaxe  à 
l’Olympe  de  Gouges.  Lairtullier,  qui,  d’ailleurs,  n'es- 
saya pas  de  le  dater  exactement,  mais  ne  commit  pas 
la  faute  de  le  placer  en  1792,  crut  devoir  corriger  ce 
qu’il  en  cita;  et  les  Concourt,  sans  essayer  non  plus  de 
fixer  une  date,  ne  donnèrent  que  le  moins  mal  écrit. 
On  chercherait  inutilement  chez  eux  — et,  bien  entendu, 
chez  M.  Marcellin  Pelle t — le  passage  relatif  au  « com- 
plément du  contingent  que  Paris  doit  fournir  pour 
marcher  contre  les  rebelles  delà  Vendée  » ; inutilement, 
aussi,  ce  tableau  des  périls  où  la  République  sombre- 
rait si  la  guerre  civile  éclatait  à Paris  : 

...  Pendant  que  nous  nous  déchirerions  ici,  les  rebelles, 
secondés  par  les  Anglais,  qui  ne  tarderont  pas  à faire  une 
descente  sur  nos  côtes,  si  les  intrigues  de  Pitt  continuent  à 
nous  entraver,  à nous  empêcher  de  penser  sérieusement  à 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOÜRT 


293 


notre  situation;  pendant  ce  temps-là,  dis-je,  les  rebelles  qui, 
à notre  honte,  sont  plus  amis  et  plus  fermes  pour  défendre 
le  despotisme  et  les  préjugés  religieux,  que  nous  pour 
défendre  la  liberté,  feraient  des  progrès  que  nous  ne  pou- 
vons calculer,  parce  que  nous  n’avons  pas  leurs  passions, 
parce  que  des  hommes  qui  se  sont  mis  dans  le  cas  de 
n’avoir  point  de  choix  entre  la  victoire  ou  la  mort  se  battent 
en  déterminés. 

D’accord  avec  les  Impériaux,  les  Prussiens,  et  toutes  les 
puissances  coalisées,  ils  s’avanceraient  chacun  de  leur  côté. 
Nos  armées  et  nos  généraux  ne  sachant  s’ils  se  battent  pour 
la  République  ou  pour  des  partis,  ou  pour  un  tyran  qu’ils 
craindraient  avec  raison  voir  s’élever  comme  à Rome  pour 
mettre  fin  à nos  divisions,  seraient  découragés.  Et  enfin  les 
citoyens  faibles,  ceux  qui  jusqu’à  présent  sont  restés  indécis, 
mais  qui  se  déclareraient  si  notre  union  et  notre  force  don- 
naient une  bonne  impulsion,  découragés  par  ces  memes 
motifs,  et  séduits  d’ailleurs  par  des  promesses  perfides, 
telles  que  celles  que  contient  la  proclamation  de  Cobourg , 
resteraient  immobiles.  Comme  cela,  si  nous  donnions  dans 
le  piège  qu’on  nous  prépare,  les  rois  parvenus  à faire  éclater 
la  guerre  civile  entre  les  citoyens  les  plus  énergiques,  à 
séduire  ou  décourager  les  autres,  qu’opposerions-nous  à 
leurs  satellites  ? Comment  arrêterions-nous  ce  torrent  d’en- 
nemis qui  continueraient  leurs  efforts  au  moment  où  nous 
serions  les  plus  acharnés  les  uns  contre  les  autres  ? O idée 
affreuse,  je  n’ose  pas  achever. 

Théroigne  ajoutait  : 

Si  la  voix  de  la  patrie,  la  douce  espérance  de  la  fraternité 
n’ébranlent  point  nos  âmes,  consultons  nos  intérêts  particu- 
liers... Je  vous  préviens  que  nos  ennemis  ne  distinguent 
point  les  partis  et  que,  si  nous  sommes  vaincus,  nous  serons 
tous  confondus  au  jour  de  vengeance.  Je  puis  dire  qu’il  n’y 
a pas  un  seul  patriote  qui  se  soit  manifesté  dans  la  révolu- 
tion, sur  le  compte  duquel  on  ne  m’ait  interrogée.  Tous  les 
habitants  de  Paris  sont  indistinctement  proscrits,  et  j’ai  ouï 


294 


TftOiS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


dire  mille  fois  par  ceux  qui  voulaient  me  faire  déposer  contre 
les  patriotes  qu’il  fallait  exterminer  la  moitié  des  Français 
pour  soumettre  l’autre... 

Et  le  placard  aboutissait  à une  proposition  d’un  fémi- 
nisme patriotique  bien  différent  du  féminisme  mili- 
taire prêché  par  l’héroïne  en  1792.  11  ne  s’agissait  plus 
d’armer  les  femmes,  mais  de  confier  à des  femmes  une 
magistrature  de  paix  et  de  fraternité. 

Des  femmes  romaines  ont  désarmé  Coriolan  et  sauvé  leur 
patrie...  Je  propose  qu’il  soit  nommé  dans  chaque  section 
six  citoyennes,  les  plus  vertueuses  et  les  plus  graves  par  leur 
âge,  pour  concilier  et  réunir  les  citoyens,  leur  rappeler  les 
dangers  de  la  patrie  ; elles  porteront  une  grande  écharpe  où 
il  sera  écrit  : Amitié  et  fraternité.  Chaque  fois  qu’il  y 
aura  assemblée  générale  de  section,  elles  s’y  rassembleront 
pour  rappeler  à l’ordre  tout  citoyen  qui  s’en  écarterait,  qui 
ne  respecterait  point  la  liberté  des  opinions,  chose  si  pré- 
cieuse pour  former  un  bon  esprit  public.  Ceux  qui  ne  sont 
qu’égarés,  mais  qui  cependant  ont  de  bonnes  intentions, 
aiment  leur  patrie,  feront  silence.  Mais,  si  ceux  qui  sont  de 
mauvaise  foi  et  apostés  tout  exprès  par  les  aristocrates,  par 
les  ennemis  de  la  démocratie  et  les  agents  des  rois,  pour 
interrompre,  dire  des  injures  et  donner  des  coups  de  poing, 
ne  respectent  pas  plus  la  voix  de  ces  citoyennes  que  celle  du 
président,  ce  serait  un  moyen  de  les  connaître.  Alors  on  en 
prendrait  note  pour  faire  des  recherches  sur  leur  compte. 
Ces  citoyennes  pourraient  être  changées  tous  les  six  mois. 
Celles  qui  montreraient  le  plus  de  vertu,  de  fermeté,  de 
patriotisme  dans  le  glorieux  ministère  de  réunir  les  citoyens 
et  de  faire  respecter  la  liberté  des  opinions  pourraient  être 
réélues  pendant  l’espace  d’une  année.  Leur  récompense 
serait  d’avoir  une  place  marquée  dans  nos  fêtes  nationales  et 
de  surveiller  les  maisons  d’éducation  consacrées  à notre 
sexe { . 


1.  Bibliothèque  nationale,  Lb41,  4940. 


iHÉROIGNÈ  DE  MÉ  RT  COURT 


29& 


La  proposition  n’eut  pas  d’écho. 

Sans  que  la  Gironde  y fût  nommée,  le  placard  était 
manifestement  girondin.  L’apaisement  eût  sauvé  la 
Gironde  dont  l’heure  était  proche.  Théroigne  rêvait 
l’impossible,  et  même  sur  les  femmes  des  clubs  et  des 
rassemblements  sa  parole  ne  pouvait  plus  agir.  Michelet 
se  trompe  quand  il  dit  : « Elle  était  encore  fort  popu- 
laire, aimée,  admirée  de  la  foule...  » ; et  il  se  trompe 
bien  davantage,  et  de  façon  même  inexplicable,  en 
imputant  à des  hommes  P « injure  barbare  » qui,  d’après 
la  légende,  l’aurait  immédiatement  rendue  folle.  C’est 
par  des  jacobines  qu’elle  fut  fouettée  le  15  mai.  Tous 
les  témoignages  sont  d’accord,  sauf  un,  de  Restif  de  la 
Bretonne.  Encore  Restif  n’attribue-t-il  pas  l’ignoble 
injure  à des  « montagnards  »,  comme  l’a  écrit  Michelet, 
mais  aux  femmes  royalistes  de  la  Halle,  que  Théroigne 
aurait  voulu  forcer  à porter  la  cocarde  tricolore.  Il 
place  la  scène  à Saint-Eustache,  par  une  évidente  con- 
fusion avec  ce  qui  arriva  quelques  mois  plus  tard  à la 
présidente  du  club  des  Citoyennes  républicaines  révo- 
lutionnaires. Mais  voici  ce  qu’on  peut  lire  dans  un 
rapport  de  police  du  16  mai  : 

Les  femmes  qui  s’ameutent  autour  de  la  Convention 
avaient  placé  hier  un  détachement  d’entre  elles  aux  portes 
des  premières  tribunes  dès  neuf  heures  du  matin,  pour 
empêcher  les  femmes  favorisées  par  les  députés  de  passer 
avec  des  cartes  d’entrée.  Elles  ont  mis  dans  cette  mission 
toute  l’insolence  possible...  La  citoyenne  Théroigne,  fouet- 
tée par  ces  espèces  de  mégères,  leur  avait  dit  qu’elle  leur 
ferait  mordre  la  poussière  tôt  ou  tard 1 . 

Puis,  dans  le  Courrier  des  départements  du  17  mai  : 


1.  Cité  par  Dauban,  dans  la  Démagogie  en  1793,  p.  189. 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


â96 

Une  héroïne  de  la  Révolution  a éprouvé  avant-hier  un  petit 
échec  sur  la  terrasse  des  F euillants.  Mademoiselle  Théroigne, 
dit-on,  recrutait  des  femmes  pour  la  faction  Rolandine; 
malheureusement  elle  s’adressa  aux  dévotes  de  Robespierre 
et  de  Marat  qui,  ne  voulant  point  grossir  l’armée  des  Bris- 
sotins,  se  saisirent  du  recruteur  femelle  et  le  fustigèrent 
avec  toute  l’activité  désirable.  La  garde  arriva  et  arracha  la 
victime  à la  fureur  de  ces  indécentes  furies.  Marat  même, 
qui  vint  à passer,  prit  la  fustigée  sous  sa  protection.  C’est 
ainsi  qu’elle  échappa  aux  sœurs  fouetteuses  des  tribunes. 
Sic  transit  gloria  mundi. 

Puis,  dans  les  Révolutions  de  Paris  du  18  : 

Depuis  plusieurs  jours  un  certain  nombre  de  femmes  font 
la  police  dans  le  jardin  des  Tuileries  et  dans  les  corridors  de 
la  Convention  nationale.  Elles  se  chargent  de  la  visite  des 
cocardes,  et  arrêtent  les  gens  qui  leur  paraissent  suspects. 
Ce  sont  elles  qui,  mercredi  15  du  courant,  donnèrent  le  fouet 
à Théroigne  en  l’appelant  Brissotine. 

Le  plus  curieux  de  ces  témoignages  est  celui  qui  fait 
intervenir  Marat.  Mais  l’Ami  du  peuple  était  aussi 
celui  de  la  Femme.  Il  y a un  Marat  féministe  peu 
connu.  Il  faut,  d’ailleurs,  rapprocher  de  l’allégation  du 
Courrier  des  départements  une  page  des  Mémoires  de 
Bar  ras,  qui  pourrait  bien  être  un  récit  de  la  scène  du 
15  mai.  Le  lieu  indiqué  est,  il  est  vrai,  la  section  des 
Feuillants,  et  l’époque  n’est  pas  précisée,  et  il  n’est  pas 
question  de  la  flagellation  de  Théroigne,  — on  veut  la 
pendre;  — mais  enfin,  ayant  dit  au  comité  des  Feuil- 
lants : <(  Je  la  sauverai  »,  Marat  la  prend  par  la  main, 
paraît  devant  le  peuple  et  s’écrie  : « Citoyens,  vous 
voulez  attenter  à la  vie  d’une  femme!  Allez-vous  vous 
souiller  d’un  pareil  crime?  La  loi  seule  a le  droit  de  la 
frapper.  Méprisez  cette  courtisane.  Revenez,  citoyens, 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


297 


à votre  dignité.  » Ces  paroles  « apaisèrent  le  rassem- 
blement. Marat  profita  de  cet  intervalle  de  calme  pour 
enlever  Mlle  Théroigne  et  l’introduisit  ensuite  dans  la 
salle  de  la  Convention  : il  la  sauva  par  cette  démarche 
hardie 1 . » 

Quant  à la  légende  de  la  folie  soudaine  de  Théroigne, 
on  la  trouve  chez  Lamartine  : — « Ramassée  dans  la 
boue,  jetée  dans  une  loge  d’aliénés  »,  etc.,  — chez 
Michelet  : — « Lâchée  enfin,  l’infortunée  continua  ses 
hurlements  : elle  avait  perdu  l’esprit  » ; — en  dernier 
lieu  chez  les  Concourt.  Malheureusement,  si  l’on  veut, 
cette  suite  d’affirmations  pittoresques  ne  repose  sur 
aucun  texte.  Beaulieu  raconte  : « La  misérable  Méri- 
court  fut  bientôt  après  reléguée  à l’hôpital  des  fous2.  » 
Bientôt  après  ! non  pas  le  jour  même.  Et,  quand  Dulaure 
assure  : « Cet  affront  lui  fut  si  sensible...  que  ses  facultés 
intellectuelles  en  furent  altérées  »,  il  prétend  seule- 
ment donner  la  cause  d’un  fait  qui,  en  réalité,  eut  plus 
d’une  cause. 


XIII 


ARRESTATION  ET  DÉTENTION  DE  THÉROIGNE  (l79i) 

COMMENCEMENT  DE  SA  FOLIE.  SON  INTERNEMENT  DÉFINITIF 

A LA  SALPÊTRIÈRE  (1807) 


Le  5 juillet  1793,  Théroigne  réglait,  d’un  esprit  très 
lucide,  — et  à son  avantage,  — un  long  différend 

1.  T.  1,  p.  i-2\. 

2.  Essais  historiques , t.  II,  p.  54. 


£98 


TROIS  FEMMES  DE  LA  REVOLUTION 


pécuniaire  avec  le  baron  de  Sélys.  Celui-ci  avait  dressé 
le  compte  de  ses  débours  de  1791,  et  elle  avait  fini  par 
accepter  le  chiffre  : 1556  livres  ; mais  elle  était  bien 
résolue  à ne  pas  payer  en  espèces,  et  les  banquiers 
parisiens  Le  Couteulx,  représentant  M.  de  Sélys, 
durent  se  soumettre,  comme  en  témoigne  le  reçu  sui- 
vant, publié  en  1882  par  M.  Demarteau  : 

Je  soussignée  déclare  que  je  ne  veux  payer  et  ne  dois 
payer  qu’en  assignats  la  susdite  somme  de  1.556  livres,  et 
qu’en  ayant  fait  l’offre  à MM.  Le  Couteulx  et  Cie,  contre  la 
restitution  par  eux  d’une  boucle  d’oreille  et  d’une  bague  de 
brillants,  ils  m’ont  rendu  l’une  et  l’autre  contre  le  paiement 
en  assignats  que  je  leur  ai  fait  de  ladite  somme.  A quoi 
ils  ont  consenti  pour  ne  pas  soutenir  une  discussion  devant 
les  tribunaux  et  aussi  pour  se  conformer  au  décret  qui  auto- 
rise tous  les  débiteurs  à se  libérer  en  assignats,  surtout  ayant 
égard  au  paiement  fait  par  M.  Le  Couteulx  au  Mont-de-Piété 
en  assignats  de  la  somme  dont  je  suis  débitrice. 

A Paris,  le  5 juillet  1793. 

Théroigne. 

Un  dossier  des  Archives  nationales  dont  aucun  de  nos 
devanciers  n'a  eu  connaissance  nous  permet  d’ajouter 
qu’elle  ne  devint  pas  folle  avant  le  printemps  de  1794. 
Dans  ce  dossier,  peu  volumineux  mais  précieux1,  se 
trouve  cette  pièce  : 

Mémoire 

Pour  le  cen  Joseph  Terwagne,  demeurant  à Paris,  rue 
Croulebarbe,  n°  11,  section  du  Finistère. 

Aux  citoyens  Président  et  juges  du  tribunal  du  premier 
arrondissement  du  département  de  Paris. 

1.  F7  477 5- r. 


Théroigne  de  MÉRICOüRT 


29  0 


Le  cen  Terwagne  expose  qu’Anne-Josèphe  Terwagne,  sa 
sœur,  demeurant  à Paris,  rue  Honoré,  section  de  la  Mon- 
tagne, n°  273,  est  dans  un  état  de  démence  qui  ne  peut  lui 
permettre  de  gérer  et  administrer  ses  biens,  la  réduit  en 
conséquence  dans  un  état  de  détresse  qui  afflige  l’exposant 
et  fait  même  craindre  pour  la  sûreté  des  voisins  de  ladite 
susnommée,  s’il  n’était  pourvu  promptement  à sa  sûreté 
personnelle. 

En  conséquence,  l’exposant  requiert  qu’il  plaise  au  tribu- 
nal ordonner  que  les  parents  ou  amis  de  ladite  citoyenne 
Terwagne  seront  assemblés  en  la  chambre  du  conseil  du 
tribunal  à tel  jour  qui  sera  indiqué,  pour  donner  leur  avis  sur 
l’interdiction  de  ladite  citoyenne  Terwagne  et  sur  la  nomi- 
nation du  curateur  à ladite  interdiction  ; qu’en  conséquence, 
et  lors  de  la  prononciation  de  ladite  interdiction,  s’il  y a lieu, 
il  soit  fait  défense  à ladite  cune  Terwagne  de  contracter, 
vendre,  aliéner  ni  hypothéquer  ses  biens,  meubles  et 
immeubles,  et  à toutes  personnes  de  passer  avec  elle  aucuns 
actes  de  telle  nature  que  ce  soit,  à peine  de  nullité  ; à l’effet 
de  quoi,  le  jugement  à intervenir  sera  notifié  à qui  il  appar- 
tiendra et  publié  partout  où  besoin  sera,  et  ferez  justice. 

Terwagne. 

Vu  le  présent  mémoire,  ordonnons  que  les  parents  et  amis 
d’Anne-Josèphe  Terwagne  seront  convoqués  en  la  chambre 
du  conseil  du  tribunal,  par  devant  nous,  pour  donner  leur 
avis  sur  l’interdiction  requise  de  la  d.  Terwagne  et  sur  la 
nomination  d’un  curateur  à lad.  interdiction,  s’il  y a lieu. 

Fait  au  tribunal  le  douze  messidor  Van  deuxième  de  la 
République  française  une  et  indivisible. 

Millet. 

Lc^lS  messidor  an  II,  c’est-à-dire  le  30  juin  1794. 
Or,  bien  probablement,  il  faut  considérer  le  mémoire 
comme  antérieur  de  peu  à l’ordonnance;  et  sans  doute 
il  fut  rédigé  dès  que  l’égarement  de  la  malheureuse  fut 
certain.  Au  surplus,  nous  citerons  tout  à l’heure  un 


300 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


certificat  médical  par  où  l’hypothèse  sera  confirmée. 

Quant  à Joseph  Terwagne,  pour  ne  pas  le  confondre 
avec  Pierre-Joseph,  on  doit  se  rappeler  que  c’était  le 
second  frère  de  Théroigne.  Nous  ne  savons  pas  ce 
qu’était  devenu  Pierre- Joseph. 

Mais  lorsque  le  tribunal  rendit  son  ordonnance, 
l’ancienne  héroïne  était  depuis  trois  jours  dans  une 
maison  d’arrêt.  Aucun  historien  n’a  parlé  de  cette 
détention,  sauf  Beaulieu,  qui,  d’ailleurs,  s’est  borné  à 
ces  mots  après  un  récit  de  la  scène  du  15  mai  : « Thé- 
roigne n’a  presque  plus  paru  depuis  cette  humiliation  ; 
elle  a été  emprisonnée  longtemps , et  est  aujourd’hui 
renfermée  comme  folle.  » ( Histoire  de  la  Révolution 
par  deux  amis  de  la  liberté ).  Le  dossier  des  Archives 
prouve  que  la  détention  fut  au  moins  de  plusieurs 
mois. 

Malheureusement,  il  n’instruit  pas  des  motifs  de 
.l’arrestation.  L’ordre,  émané  du  comité  révolutionnaire 
de  la  section  Le  Peletier,  daté  du  9 messidor  an  11 
(27  juin  1794),  dit  seulement:  « Vu  les  renseignements 
produits...  » Selon  toute  apparence,  et  comme  Joseph 
Terwagne  le  supposa,  le  cerveau  dérangé  de  la  pauvre 
fille  lui  avait  suggéré  des  propos  suspects.  On  a dû  le 
remarquer  : d’après  Y Histoire  de  la  Révolution  par 
deux  amis  de  la  liberté , elle  aurait  reparu  quelquefois. 
L'esprit  encore  sain,  elle  avait  renoncé  à la  politique; 
mais,  la  folie  venant,  sans  doute  elle  commit  quelque 
imprudence.  Quoi  qu’il  en  soit,  l’ordre  du  comité  révo- 
lulionnaire  de  la  section  Le  Peletier  fut  exécuté  le  jour 
même.  Voici  le  procès-verbal  de  celte  opération  de 
police  : 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


301 


Le  neuf  messidor  l’an  deux  de  la  République  française 
une  et  indivisible,  en  vertu  d'un  arrêté  de  notre  comité,  por- 
tant que  la  citoyenne  Théroigne  sera  mise  en  état  d’arresta- 
tion, les  scellés  mis  sur  ses  papiers,  extraction  faite  de  ceux 
qui  paraîtront  suspects  pour  être  portés  à notre  comité, 

Nous,  Guillaume  Pérou  et  Nicolas  Gourguechou,  tous  deux 
membres  du  comité  révolutionnaire  de  la  section  Le  Peletier, 
sommes  transportés  au  comité  de  surveillance  révolution- 
naire de  la  section  de  la  Montagne  à l’effet  d’y  requérir  un 
de  ses  membres  et  y avons  trouvé  le  citoyen  Louis  Jarlat, 
membre  dudit  comité,  qui  s’est  transporté  avec  nous  au 
domicile  de  la  nommée  Théroigne  où,  étant  monté  dans  une 
chambre  au  quatrième,  nous  lui  avons  donné  connaissance 
dudit  ordre,  et  après  nous  avoir  fait  différentes  observations 
en  nous  disant  qu’elle  ne  connaissait  point  les  comités  révo- 
lutionnaires, mais  seulement  le  Comité  de  salut  public  et  de 
sûreté  générale  de  la  Convention,  sans  avoir  égard  à ses 
refus,  nous  avons  procédé  à la  visite  la  plus  exacte  de  tous 
ses  papiers  que  nous  avons  réunis  dans  deux  cartons  por- 
tant numéro  un  et  numéro  deux  et  sur  lesquels  nous  avons 
apposé  nos  scellés  ainsi  que  ceux  de  la  citoyenne  Théroigne; 
nous  avons  également  posé  nos  scellés  sur  une  cassette  ren- 
fermant des  papiers,  pour  le  tout  être  porté  à notre  comité 
et  en  faire  vérification  en  présence  de  la  citoyenne  Théroigne. 
Nous  nous  sommes  retirés  dudit  appartement  après  avoir 
constitué  gardien  du  scellé  le  citoyen  Guay,  portier  de  ladite 
maison,  qui  s’en  est  chargé  nous  déclarant  connaître  la  loi  à 
cet  égard. 

Le  tout  fait  en  présence  des  citoyens  dénommés  ci-dessus 
et  des  citoyens  de  la  force  armée  de  la  Montagne,  y étant  au 
nombre  de  six... 

Une  addition  en  marge  est  assez  amusante  : « A 
1 égard  d'un  sabre  que  nous  avons  trouvé  chez  la  nom- 
mée Théroigne,  le  citoyen  Jarlat  s’en  est  chargé  pour 
le  déposer  au  comité  de  sa  section.  » 

Informé  de  l’arrestation,  Joseph  Terwagne  écrivit  au 


302 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


Comité  de  sûreté  générale.  La  pièce  n’est  pas  datée, 
mais  n’est  pas  de  messidor,  puisqu’il  y est  question  de 
l’ordonnance  du  «douze  messidor  dernier».  Du  reste, 
Joseph  Terwagne  croyait  que  sa  sœur  « avait  été  arrê- 
tée... par  le  comité  révolutionnaire  de  la  section  de 
Guillaume  Tell  et  conduite  en  une  des  maisons  d’arrêt 
de  ladite  section  ».  Voici  la  partie  intéressante  de  la 
requête  : 


L’état  de  démence  absolue  de  la  citoyenne  Terwagne  est 
constant  et  sous  ce  point  de  vue  le  citoyen  Terwagne,  expo- 
sant, son  frère,  ne  craint  point  de  la  réclamer  et  de  solliciter 
sa  liberté.  Il  offre  répondre  d’elle  et  de  ses  actions  pour 
l’avenir,  dans  l’intention  où  il  est  de  prendre  soin  d’elle,  de 
lui  fournir  tous  les  secours  que  l’humanité  et  sa  fraternité 
lui  font  un  devoir  de  lui  administrer,  et  de  prendre,  à raison 
de  son  état,  toutes  les  mesures  et  les  précautions  de  prudence 
et  de  nécessité.  Il  est  persuadé,  il  est  même  convaincu  que 
les  motifs  etles  causes  de  son  arrestation  n’ont  été  quel’effet 
de  sa  maladie  et  de  son  aliénation  d’esprit,  et  c’est  dans  cette 
conviction  qu’il  se  détermine  à la  réclamer. 

Joseph  Terwagne. 

Cette  folie  de  la  suspecte  ne  fut  constatée  officielle- 
ment que  le  quatrième  jour  des  sans-culottides  de 
l’an  II  (20  septembre  1794),  date  du  certificat  dont  nous 
avons  parlé.  L’officier  de  santé  de  la  section  Le  Pele- 
tier  déclarait  que  Anne-Josèphe  Terwagne,  « en  arres- 
tation dans  ladite  »,  était  « d’esprit  aliéné  depuis 
quelque  temps  ». 

Les  prisons  de  l’Etat  ne  suffisant  plus,  certaines  sec- 
tions avaient  organisé  des  maisons  particulières  de 
détention,  et  M.  Ernest  Mellié,  dans  son  ouvrage  : Les 
Sections  de  Paris  pendant  la  Révolution  française  (1898), 


THÉROIGNE  DE  MÉR1C0URT 


303 


a fait  connaître  la  maison  où,  certainement,  se  trou- 
vait la  malade  : « Le  comité  de  la  section  Le  Peletier, 
dit-il,  décida,  25  floréal  an  II  (14  mai  1794),  que  « les 
détenus  qui  se  trouvaient  soit  dans  les  chambres  d’arrêt 
du  Comité,  soit  chez  eux  avec  des  gardes,  seraient 
conduits  dans  la  maison  sise  rue  Laloy,  278  »,  dont 
était  locataire  le  citoyen  Genée.  Un  concierge  fut 
nommé,  ainsi  que  quatre  hommes  de  garde,  dont  le 
traitement  devait  être  prélevé  sur  les  détenus...  Les 
personnes  arrêtées  convenaient  de  gré  à gré  avec  le 
citoyen  Genée  des  prix  tant  pour  le  local  que  pour  la 
location  des  meubles  ; ces  prix  ne  pouvaient  excéder 
toutefois  le  prix  raisonnable  et  en  usage  dans  les  mai- 
sons de  ce  genre.  Les  prisonniers  qui  n’avaient  point  les 
moyens  de  se  procurer  leurs  subsistances  étaient  logés 
gratuitement  et  nourris  aux  dépens  des  riches  détenus. 
Nulle  personne  autre  que  celles  qui  étaient  désignées 
par  le  Comité  ou  autorisées  par  lui  ne  pouvait  s’intro- 
duire dans  celte  maison,  ni  communiquer  avec  les 
détenus.  Les  surveillants  recevaient  5 livres  par  jour 
et  les  gardiens  3 livres,  à prendre  sur  les  prisonniers... 
Le  28  prairial  an  II  (16  juin  1794),  on  porta  la  rétri- 
bution des  concierges-surveillants  à 10  livres  par  jour, 
« attendu  la  cherté  de  toutes  les  denrées  de  première 
nécessité  »,  et  celle  des  gardiens  à 5 livres1  ». 

Le  jour  où  Théroigne  fut  officiellement  déclarée 
folle,  le  Comité  de  la  section  Le  Peletier  décida  de 
soumettre  au  comité  de  sûreté  générale  « les  motifs 
d’arrestation  » etdelui  remettre  « les  pièces  à l’appui  ». 

Un  premier  résultat  fut,  le  16  vendémiaire  an  III 
(7  octobre  1794),  l’examen,  devant  la  détenue  et  son 


1 . Pp.  230-232. 


304 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


frère,  des  papiers  emportés  de  chez  elle  le  9 messidor 
an  II  et  qu’on  avaitlaissés  sous  scellés.  On  ne  trouva  rien 
de  suspect.  Même,  sur  sa  demande,  — elle  n’était  donc 
pas  encore  absolument  folle,  — les  papiers  furent  remis 
à Joseph  Terwagne.  Chez  elle,  il  est  vrai,  on  ne  leva  les 
scellés  que  le  26  germinal  an  III  (15  avril  1795);  mais 
le  procès-verbal  de  cette  levée  des  scellés  ny  men- 
tionne pas  sa  présence,  et  l’on  peut  croire  qu’à  cette 
date  l’infortunée  avait  été  confiée  à son  frère.  Le  cer- 
tain, c’est  qu’elle  ne  sortit  pas  de  la  maison  d’arrêt  de 
la  section  Le  Peletier  avant  le  11  décembre  1794  : car, 
à côté  du  nom  de  « Terwagne  »,  sur  une  petite  pièce 
du  dossier  des  Archives,  qui  dit  : « Mise  en  liberté 
sous  la  responsabilité  de  son  frère  »,  il  y a : « Section 
de  la  Butte-des-Moulins  »,  et  c’est  le  21  frimaire, 
an  III  (11  décembre  1794),  que  la  section  de  la  Mon- 
tagne reprit  son  ancien  nom  de  Butte-des-Moulins. 

Le  8 thermidor  an  III  (26  juillet  1795),  « veille  de 
l’anniversaire  de  la  chute  du  tyran  » ( Robespierre ), 
Courtois  lisait  à la  Convention  un  Rapport  fait  au  nom 
des  Comités  de  salut  public  et  de  sûreté  générale  sur  les 
événements  du  9 thermidor  an  IL  Un  passage  de  ce 
rapport  était  consacré  à l’cx-amazone.  Courtois  racontait 
que  le  comité  de  la  section  Le  Peletier  avait  envoyé  au 
Comité  de  sûreté  générale,  le  16  thermidor  an  II,  une 
lettre  écrite  le  8 par  «la  fameuse  Théroigne  » à Saint- 
Just.  « Les  membres  du  Comité,  disait-il,  croyaient  y 
trouver  des  preuves  de  conspiration;  on  n’y  trouva 
réellement  que  des  preuves  de  folie.  » Et  il  donnait 
cette  lettre,  du  reste  en  la  tronquant  et  l’altérant.  Il 
ajou  tait  : « La  citoyenne  Théroigne,  que  je  n’ai  nommée 
fameuse  qu’à  raison  de  la  part  active  qu’elle  a prise  à 
la  Révolution,  et  de  la  célébrité  que  lui  ont  donnée  sa 


THÉROIGNE  DE  MÉR1COURT 


305 


captivité  chez  l’empereur  et  le  rôle  qu’elle  a joué  depuis, 
est  maintenant  dans  une  maison  de  folles , au  faubourg 
Marceau.  Dans  un  de  ses  moments  lucides,  elle  appela 
dernièrement , de  sa  fenêtre,  un  voisin  qu’elle  pria  de 
s’intéresser  pour  elle,  afin  qu’elle  sortit  de  cette  demeure 
gênante.  Le  voisin  craignit  qu’elle  ne  fût  effectivement 
victime,  comme  elle  le  disait,  d’une  trame  perfide;  il 
s’intéressa  à son  sort,  vint  au  Comité  de  sûreté  géné- 
rale parler  en  sa  faveur  ; mais  les  informations  apprirent 
que  son  esprit  aliéné  était  la  seule  cause  de  sa  déten- 
tion ; et  les  démarches  du  voisin  officieux  et  humain 
auprès  du  Comité  de  sûreté  générale,  qu’il  trouva 
bien  disposé,  n’eurent,  par  cette  seule  raison,  aucun 
succès.  » (P.  132)  L Joseph  Terwagne  avait  donc  été 
obligé  en  1795  de  la  placer  dans  une  maison  de  santé. 
Mais  voici,  textuellement,  l’étrange,  la  douloureuse 
lettre  à Saint-Just1 2  : 

Citoyen  Saint-Just,  je  suis  toujours  en  arrestation.  J’ai 
perdu  un  temps  précieux.  Je  vous  ai  écrit  pour  vous  prier 
de  m’envoyer  deux  cents  livres  et  de  venir  me  voir;  je  n’ai 
reçu  aucune  réponse.  Je  ne  sais  pas  beaucoup  de  gré  aux 
patriotes  de  me  laisser  ici,  dénuée  de  tout.  Il  me  paraît  qu’il 
ne  devrait  pas  leur  être  indifférent  que  je  sois  sans  rien  faire. 
Je  vous  ai  envoyé  une  lettre  où  je  dis  que  c’est  moi  qui  ai  dit 
que  j’ai  eu  des  amis  jusque  dans  le  palais  de  l’empereur,  que 
j’ai  été  injuste  à l’égard  du  citoyen  Bosque,  mais  que  j’en 
suis  fâchée.  On  m’a  dit  que  j’avais  oublié  de  signer  cette 
lettre,  c’est  défaut  d’attention.  Je  serais  bien  charmée  de 

1.  Nous  avons  souligné  certains  mots  parce  que  M.  Marcellin  Pellet, 
s’appuyant  sur  ce  texte  sans  le  citer,  a voulu  que  Théroigne  fût  déjà 
dans  la  maison  de  santé  du  faubourg  Saint-Marceau  quand  elle  écrivit  à 
Saint-Just.  Sans  connaître  le  dossier  des  Archives,  le  distingué  bio- 
graphe aurait  pu  s’épargner  cette  erreur  en  songeant  à la  date  du 
rapport. 

Catalogue  de  la  collection  Benjamin  Fillon  (1877). 


20 


306 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


vous  voir  un  instant.  Si  vous  ne  pouvez  venir  où  je  suis,  si 
votre  temps  ne  vous  le  permet  point,  ne  pourrai-je  point  me 
faire  accompagner  jusque  chez  vous  ? J’ai  mille  choses  à vous 
dire.  Il  faut  établir  l’imion  ; il  faut  que  je  puisse  développer 
tous  mes  projets,  continuer  d’écrire  ce  que  j’écrivais.  J’ai  de 
grandes  choses  à dire.  Je  puis  vous  assurer  que  j’ai  fait  des 
progrès.  Je  n’ai  ni  papier,  ni  lumière,  ni  rien  ; mais  quand 
môme  il  faut  que  je  sois  libre  pour  pouvoir  écrire;  il  m’est 
impossible  de  rien  faire  ici.  Mon  séjour  m’y  a instruite,  mais 
si  j’y  restais  plus  longtemps,  si  je  restais  plus  longtemps 
sans  rien  faire,  sans  rien  publier,  j’avilirais  les  patriotes  et 
la  couronne  civique.  Vous  savez  qu’il  a été  également  ques- 
tion de  vous  et  de  moi,  et  que  les  signes  d’union  demandent 
des  effets.  Il  faut  beaucoup  de  bons  écrits  qui  donnent  une 
bonne  impulsion.  Vous  connaissez  mes  principes.  Je  suis 
fâchée  de  n’avoir  jamais  pu  vous  parler  avant  mon  arresta- 
tion. Je  me  suis  présentée  chez  vous.  On  me  dit  que  vous 
étiez  déménagé.  Il  faut  espérer  que  les  patriotes  ne  me  lais- 
seront pas  victime  de  l’intrigue.  Je  puis  encore  tout  réparer 
si  vous  me  secondez.  Mais  il  faut  que  je  sois  où  je  serai  res- 
pectée, car  on  ne  néglige  aucun  moyen  de  m’avilir.  Je  vous 
ai  déjà  parlé  de  mon  projet.  En  attendant  que  cela  soit 
arrangé,  que  j’aie  trouvé  une  maison  où  je  serai  à l’abri  de 
l’intrigue,  où  je  serai  dignement  entourée  de  la  vertu,  je 
demande  qu’on  me  remette  chez  moi. 

Je  vous  serais  mille  fois  obligée  de  me  prêter  deux  cents 
livres. 

Adieu. 


Théroigne. 


En  la  plaçant  au  faubourg  Saint-Marceau,  Joseph 
Terwagne  avait  voulu  que  la  malade  fût  près  de  lui, 
puisqu’il  habitait  rue  Groulebarbe.  L’ancien  apprenti 
peintre  du  voyage  en  Italie  avait  abandonné  la  pein- 
ture. Une  pièce  du  dossier  des  Archives  le  dit  « entre- 
preneur de  la  blancherie  de  toile  du  Clos-Payen  ». 
(Section  du  Finistère,  ci-devant  section  des  Gobelins). 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


307 


Mais,  à partir  de  1795,  on  ie  perd  de  vue1.  On  retrouve 
Théroigne  en  1797  à LHôtel-Dicu.  Villiers  l’y  vit  cette 
année-là  : « Réellement,  sa  raison  était  aliénée.  Les 
mots  liberté  nivellement , sortaient  souvent  de  sa 
bouche.  » Le  9 décembre  1799  (18  frimaire  an  VIII), 
elle  fut  transférée  à la  Salpêtrière;  puis,  le  11  jan- 
vier 1800  (21  nivôse  an  VIII),  aux  Petites-Maisons2, 
où  elle  resta  jusqu’à  son  retour  à la  Salpêtrière  (7  dé- 
cembre 1807,  comme  on  sait). 


XIV 


A LA  SALPÉTRIÈRE.  MORT  DE  THÉROIGNE 

EXPLICATION  DE  SA  FOLIE 
CONCLUSION 


C’est  dans  le  chapitre  des  Maladies  mentales  intitulé  : 
de  la  Lypémanie  ou  mélancolie , que  se  trouve  Y « obser- 
vation » d’Esquirol  : 

A son  arrivée,  elle  était  très  agitée,  injuriant,  menaçant 
tout  le  monde,  ne  parlant  que  de  liberté,  de  comités  de  salut 
public,  révolutionnaire,  etc.,  accusant  tous  ceux  qui  l’appro- 
chaient d’être  des  modérés,  des  royalistes,  etc. 

1.  Faut-il  rappeler  que  M.  Demarteau  a donné  la  date  de  sa  mort:  1850? 

2.  Les  Goncourt  ont  publié  le  document  suivant,  du  16  nivôse,  extrait 
des  archives  des  hospices  civils  de  Paris  : « La  Commission  (des  Hos- 
pices),  informée  de  la  translation  de  la  citoyenne  Théroigne  du  Grand 
hospice  ( Hôtel-Dieu ) dans  la  Maison  nationale  des  femmes  ( Salpêtrière ) 
d’après  la  connaissance  acquise  de  sa  situation  malheureuse  dans  cette 
dernière  maison,  et  par  des  considérations  particulières,  arrête  que 
cette  citoyenne  sera  transférée  de  la  Maison  nationale  des  femmes  dans 
celle  des  Petites-Maisons  pour  y occuper  le  premier  lit  vacant  dans  les 
infirmeries.  » 


308 


TfcOIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


Eli  1808,  un  grand  personnage,  qui  avait  figuré  comme 
chef  de  parti,  vint  à la  Salpêtrière.  Téroenne  le  reconnut,  se 
souleva  de  dessus  la  paille  de  son  lit  sur  laquelle  elle  restait 
couchée  et  accabla  d’injures  le  visiteur,  l’accusant  d’avoir 
abandonné  le  parti  populaire  d’être  un  modéré,  dont  un 
arrêté  du  Comité  de  salut  public  devait  faire  bientôt  jus- 
tice ] . 

En  1810,  elle  devint  plus  calme  et  tomba  dans  un  état  de 
démence  qui  laissait  voir  les  traces  de  ses  premières  idées 
dominantes. 

Téroenne  ne  veut  supporter  aucun  vêtement,  pas  même  de 
chemise.  Tous  les  jours,  matin  et  soir,  et  plusieurs  fois  le 
jour,  elle  inonde  son  lit,  ou  mieux  la  paille  du  son  lit,  avec 
plusieurs  seaux  d’eau,  se  couche  et  se  recouvre  de  son  drap 
en  été,  et  de  son  drap  et  de  sa  couverture  en  hiver.  Elle  se 
plaît  à se  promener  nu-pieds  dans  sa  cellule  dallée  en  pierre 
et  inondée  d’eau. 

Le  froid  rigoureux  ne  change  rien  à ce  régime.  Jamais  on 
n’a  pu  la  faire  coucher  avec  une  chemise,  ni  prendre  une 
seconde  couverture.  Dans  les  trois  dernières  années  de  sa 
vie,  on  lui  donna  une  très  grande  robe  de  chambre  dont 
elle  ne  se  servait  presque  jamais.  Lorsqu’il  gèle  et  qu’elle 
ne  peut  avoir  de  l’eau  en  abondance,  elle  brise  la  glace  et 
prend  l’eau  qui  est  au  dessous  pour  se  mouiller  le  corps, 
particulièrement  les  pieds. 

Quoique  dans  une  cellule  petite,  sombre,  très  humide  et 

1.  M.  Marcellin  Pellet  a supposé  que  ce  personnage  était  peut-être 
Regnaud  de  Saint-Jean-d’Angely.  Le  fait  est  qu’en  1808  (le  21  mars) 
Regnaud  de  Saint-Jean-d’Angely,  secrétaire  d’Etat  de  la  famille  impé- 
riale, écrivit  au  préfet  du  département  de  l’Ourthe  : 

« Monsieur,  je  vous  prie  de  vouloir  bien  vous  faire  informer  à Méri- 
court,  situé  près  de  Liège,  de  la  famille  de  Mlie  Théroigne. 

« Elle  a de  la  fortune  et  ses  parents  la  laissent  à l’hôpital  sans 
ressource  et  dans  l’état  le  plus  déplorable. 

« Je  vous  prie  de  faire  prendre  sur  les  biens  que  possédait  et  que  pos- 
sède MUe  Théroigne  les  plus  prompts  et  les  plus  précis  renseignements 
que  vous  pourrez. 

« On  croit  que  cette  malheureuse  a été  dépouillée.  » 

Mais  Esquirol  n’eût  pas  dit  de  l’ancien  constituant  et  journaliste 
Regnaud  qu’il  « avait  figuré  comme  chef  de  parti  ».  Peut-être  le  visiteur 
fut-il  Sieyès. 


THÉROIGNE  A LA  SALPÊTRIÈRE  EN  1 8 J 6 

D’après  le  dessin  de  Gabriel. 


THE  LIBRARY 

OF  [HE 

IWiVÉBSillf  nF  (UIMJS 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


309 


sans  meubles,  elle  se  trouve  très  bien;  elle  prétend  être 
occupée  à des  choses  très  importantes  ; elle  sourit  aux  per- 
sonnes qui  l’abordent  ; quelquefois  elle  répond  brusquement  : 
Je  ne  vous  connais  pas,  et  s’enveloppe  dans  sa  couverture.  11 
est  rare  qu’elle  réponde  juste.  Elle  dit  souvent  : Je  ne  sais 
pas;  fai  oublié.  Si  on  insiste,  elle  s’impatiente;  elle  parle 
seule  à voix  basse  ; elle  articule  des  phrases  entrecoupées 
des  mots  fortune , liberté , comité , révolution , coquins , décret , 
arreté , etc.  Elle  en  veut  beaucoup  aux  modérés. 

Elle  se  fâche,  s’emporte  lorsqu’on  la  contrarie,  surtout 
lorsqu’on  veut  l’empêcher  de  prendre  de  l’eau.  Une  fois  elle 
a mordu  une  de  ses  compagnes  avec  tant  de  fureur  qu’elle 
lui  a emporté  un  lambeau  de  chair  : le  caractère  de  cette 
femme  avait  donc  survécu  à son  intelligence. 

Elle  ne  sort  presque  point  de  sa  cellule,  et  y reste  ordinai- 
rement couchée.  Si  elle  en  sort,  elle  est  nue,  ou  couverte  de 
sa  chemise;  elle  ne  fait  que  quelques  pas,  plus  souvent  elle 
marche  à quatre  pattes,  s’allonge  par  terre;  et  l’œil  fixe,  elle 
ramasse  toutes  les  bribes  qu’elle  rencontre  sur  le  pavé,  et 
les  mange.  Je  l’ai  vue  prendre  et  dévorer  de  la  paille,  de  la 
plume,  des  feuilles  desséchées,  des  morceaux  de  viande 
traînés  dans  la  boue,  etc.  Elle  boit  l’eau  des  ruisseaux  pen- 
dant qu’on  nettoie  les  cours,  quoique  cette  eau  soit  sale  et 
chargée  d’ordures,  préférant  cette  boisson  à toute  autre. 

J’ai  voulu  la  faire  écrire;  elle  a tracé  quelques  mots.  Jamais 
elle  n’a  pu  former  de  phrase.  Elle  n’a  jamais  donné  aucun 
signe  d’hystérie.  Tout  sentiment  de  pudeur  semble  éteint 
chez  elle,  et  elle  est  habituellement  nue,  sans  rougir  à la  vue 
des  hommes... 

Malgré  ce  régime,  que  Téroenne  a continué  pendant  dix 
ans,  elle  était  bien  et  régulièrement  menstruée;  elle  man- 
geait beaucoup,  elle  n’était  point  malade  et  n’avait  contracté 
aucune  infirmité. 

Quelques  jours  avant  d’entrer  à l’infirmerie,  il  s’est  fait 
une  éruption  sur  tout  son  corps.  Téroenne  s’est  lavée  à son 
ordinaire  avec  l’eau  froide,  et  s’est  couchée  sur  son  lit 
inondé,  ses  boutons  ont  disparu  ; dès  lors  elle  est  restée 
dans  son  lit,  ne  mangeant  point,  buvant  de  l’eau, 


310 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


Le  1er  mai  1817,  Téroenne  entre  à l’infirmerie  dans  un  état 
de  faiblesse  très  grande,  refusant  toute  nourriture,  buvant  de 
l’eau,  restant  couchée,  parlant  souvent  seule,  mais  à voix 
basse.  15  : maigreur,  pâleur  extrême  de  la  face,  yeux  ternes, 
fixes,  quelques  mouvements  convulsifs  de  la  face,  pouls  très 
faible,  légère  enflure  des  mains,  œdème  des  pieds  ; enfin  le 
9 juin,  elle  s’est  éteinte...  sans  qu’elle  ait  paru  avoir  recou- 
vré un  seul  instant  sa  raison  1 . 

Le  10  juin,  en  présence  d’Esquirol,  ses  élèves  Descuret 
et  Amussat  firent  l’ouverture  du  corps.  Le  procès-ver- 
bal d’autopsie  commence  par  ces  remarques,  relatives 
aux  lésions  cérébrales: 

Dure-mère  adhérente  au  crâne,  crâne  épais  postérieure- 
ment, ligne  médiane  très  déjetée.  — Cerveau  très  mou, 
décoloré  ; membrane  qui  revêt  les  ventricules  épaissie  ; la 
substance  cérébrale  subjacente,  dans  l’épaisseur  d’une  ligne, 
d’un  aspect  vitreux  et  d’un  blanc  grisâtre. 

Nous  avons  soumis  le  passage  au  savant  aliéniste 
M.  Paul  Garnier,  médecin  en  chef  de  l’Infirmerie  spé- 
ciale du  Dépôt,  en  lui  posant  les  deux  questions  sui- 
vantes : « Y a-t-il  à tirer  de  là  des  inductions  psycho- 
logiques rétrospectives  ? Notamment,  le  rôle  tragique  de 
Théroigne  au  10  août  en  recevrait-il  quelque  lumière  ? » 
Le  Dr  Garnier  nous  a répondu  : « Les  lésions  cérébrales 
rencontrées  chez  Théroigne  sont  en  quelque  sorte  banales 
chez  les  aliénés  ayant  vécu  de  longues  années  dans  la 
plus  absolue  démence...  Tout  ce  qu’on  peut  dire,  c’est 
ceci  : Théroigne  appartenait  à l’armée  de  ces  déséquili- 
brés qui  entrent  en  lice  aux  époques  de  trouble...  Elle 
a été  l’exaltée  que  nous  savons,  et  a eu  ainsi  sa  page 

1.  Nous  en  avons  donné  la  preuve  (p.  116,  note),  Théroigne  mourut 
le  8 juin. 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


311 


rouge  clans  l’histoire,  par  l’effet  de  dispositions  céré- 
brales morbides  — peut-être  héréditaires  — qui  étaient 
à leur  phase  initiale  d’évolution  à l’époque  révolution- 
naire, se  sont  accentuées  par  la  suite,  et  ont  entraîné 
la  ruine  totale  d’une  intelligence  qui  ne  manquait  pas 
d’un  certain  brillant,  mais  n’avait  jamais  eu  d’équilibre. 
Les  mécomptes  de  Théroigne  au  point  de  vue  de  sa 
popularité  ont  pu  aussi  avancer  l’heure  de  la  déchéance 
irrémédiable.  » 

La  scène  du  15  mai  1793  n’aurait  donc  pas  déter- 
miné la  catastrophe,  mais  aurait  pu  seulement  en 
avancer  l'heure ; et  c’est  bien  notre  opinion.  Théroigne 
était  marquée  pour  la  folie.  Il  serait  même  à rechercher 
si  quelqu’un  de  ses  ascendants  ne  lui  avait  pas  légué 
la  tare  fatale.  On  ne  saurait  trop  y insister,  néanmoins  : 
une  suite  ou  un  ensemble  de  circonstances  exception- 
nelles vinrent  miraculeusement,  pour  ainsi  dire,  en 
aide  au  destin.  Nous  avons  signalé,  au  début  de  ce 
travail,  les  probables  ravages  de  la  maladie  rapportée 
de  Gênes  par  la  chanteuse  ; mais  toute  la  vie  de  la 
patriote,  l’extraordinaire  roman  que  fut  cette  vie  dévo- 
rante, apparaît  comme  une  chaîne  de  complicités  offertes 
aux  dispositions  morbides.  En  d’autres  termes,  candi- 
date à la  folie,  c’est  beaucoup  plus  tard,  assurément, 
que  Théroigne  y fût  arrivée  si  la  Révolution,  de  toute 
sa  fièvre,  n’avait  apostillé  la  demande.  La  Révolution, 
avec  l’aventure  de  la  captivité  à KuFstein,  puisque  le 
grand  médecin  mandé  par  M.  de  Rlanc  craignit  pour 
la  raison  de  la  prisonnière1. 

1.  La  gêne  croissante  contre  laquelle  se  débattit  l’amazone  en  1792  et 
1793  eut,  peut-être,  aussi  une  part  d’influence.  Le  15  février  1792,  elle 
écrivait  à Perregaux  : « Je  vous  souhaite  le  bonjour,  monsieur,  et  vous 
prie  de  donner  à mon  frère  les  vingt-cinq  louis  que  je  vous  demandai 
hier...  » Le  16  août  de  la  même  année,  elle  signait  le  reçu  d’une  somme 


312 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


Certes,  d’ailleurs,  nous  nous  sommes  appliqué  à nef 
rien  laisser  subsister  des  calomnies  érotiques  ou  tra- 
giques de  la  légende,  et  nous  croyons  avoir  dégagé  la 
véritable  figure  de  la  révolutionnaire,  avoir  prouvé  que 
cette  exaltée  modérée,  cette  girondine,  ne  fut  une  furie 
qu’au  10  août  ; mais  nous  le  reconnaissons  : un  trait 
commun  d’excentricité  entache  ce  qu’on  pourrait  appeler 
les  idées  de  Théroigne , sa  motion  aux  Cordeliers  en  1790, 
son  dessein  en  1792  d’armer  les  Parisiennes,  meme, 
en  1793,  son  projet  d’une  magistrature  de  conciliation 
à confier  à des  citoyennes  d’élite.  Tout  cela,  brillant, 
est  encore  plus  bizarre.  Et,  quant  à son  crime  du 
10  août,  nous  l’avons  bien  expliqué  par  l’ivresse  san- 
glante de  cette  journée  ; mais  que  l’ancienne  courtisane 
cosmopolite,  l’ancienne  aspirante  virtuose,  avec  sa  cul- 
ture et  son  intelligence,  se  soit  abandonnée  à cette  ivresse 
jusqu’à  prêcher  le  massacre  et  se  jeter  au  collet  d’une 
des  victimes,  n’y  a-t-il  pas  là  pour  l’historien  attentif 
un  symptôme? 

Le  Dr  Garnier  terminait  sa  lettre  par  cette  formule  : 

« C’était  une  dégénérée,  mais  pas  précisément  infé- 
rieure. » Le  vocabulaire  scientifique  est  terrible.  Puis, 
nous  devons  dire  que  M.  Garnier  s’était  fié,  sur  le  rôle 
de  Théroigne,  à l’espèce  de  préambule  historique  de 
Y « observation  >;  d’Esquirol.  Si  nous  l’avions  mis  en 
garde,  et,  de  plus,  lui  avions  représenté  le  charme  et 
l’éclat  des  facultés  intellectuelles  de  l’héroïne,  il  l’eût 
quand  même  qualifiée  de  dégénérée,  mais  sans  doute 
de  dégénérée  supérieure.  Or,  des  hommes  de  génie 

de  2.931  livres  que  Perregaux  lui  avait  remise  « pour  le  complément  des 
10.800  livres  provenant  de  la  vente  de  ses  effets  retirés  du  Mont-de- 
Piété  (catalogue  de  la  collection  Sensier,  1878);  et,  cependant,  on  a vu 
que,  le  9 novembre,  elle  était  obligée  de  s’adresser  encore  au  dévoué 
banquier.  On  l’a  vu  aussi  : rue  Saint-Honoré,  elle  n’avait  qu’une  chambre. 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


313 


furent  des  dégénérés...  très  supérieurs.  Y eut-il  du 
génie  dans  cette  tête  où  la  raison  chavira  ? Qu’on  puisse 
se  le  demander,  c’est  beaucoup.  Malheureusement,  la 
légende  de  la  Penthésilée  d’octobre  étant  absolument 
fausse,  le  nom  de  l’ardente  démocrate  ne  se  trouve  lié 
en  réalité  à aucun  grand  fait  politique,  en  dehors  de  la 
part  — négligeable  aussi  bien  — qu’elle  prit  à l'assaut 
des  Tuileries.  On  pourrait  écrire  l’histoire  de  la  Révo- 
lution, on  l’a  écrite,  sans  la  nommer.  Et,  même  dans 
l’histoire  des  origines  du  féminisme,  elle  ne  mérite 
qu’une  place  secondaire,  vu  l’étrangeté  de  ses  propo- 
sitions. C’est  la  femme  surtout  qui  est  intéressante,  la 
jolie  grisette  xvuie  siècle  grisée  de  patriotisme , ambi- 
tieuse mais  condamnée,  parce  que  « femme  »,  comme 
s’en  plaint  l’autobiographie,  à une  agitation  presque 
inutile.  La  plus  pittoresque  des  amazones  de  1792,  et 
de  beaucoup,  ayant  eu  là  sa  force,  son  apparence  de 
force,  et  en  gardant  une  magie,  mais,  au  total,  ne  repré- 
sentant bien  qu’une  chose  : l’enthousiasme  d’une  partie 
de  la  France  féminine  pour  la  Révolution,  aux  pre- 
mières années  de  celles-ci.  Petite  Mme  Roland  de  la 
rue,  du  club  et  de  l’émeute,  « Minerve  » bohème  d’un 
mysticisme  de  la  Liberté  dont  Mrae  Roland  fut  la 
Minerve  grande  bourgeoise. 


ROSE  LACOMBE 


A Monsieur  H.  Monin. 


ROSE  LACOMBE 

( 1 765-?  ) 


1 


SON  VÉRITABLE  PRÉNOM.  LA  LÉGENDE  DE  « ROSE  LACOMBE  » 

LA  COMÉDIENNE.  LA  CITOYENNE  JUSQU’EN  MAI  1793 


L’héroïne  révolutionnaire  que  l’histoire  nomme 
Rose  Lacombe,  et  qui  fut  l’amie  et  l’alliée  des  Enragés , 
ne  s’appelait  point  Rose,  mais  Glaire.  Voici  son  acte 
de  naissance,  extrait,  sur  notre  demande,  des  registres 
des  paroisses  de  Pamiers  (Ariège)  : 

Le  quatrième  mars  mil  sept  cent  soixante-cinq,  est  née 
Claire  Lacombe,  fille  légitime  de  Bertrand  Lacombe  et  de 
Jeanne-Marie  Gauché  mariés,  a été  baptisée  le  même  jour 
par  nous  soussigné,  prié  par  Monsieur  le  Curé.  Marraine  Dlle 
de  Lagrefel  de  Pontaut.  En  foi  de  ce  signé  Galmier  prêtre. 

Elle-même  ne  porta  point  le  prénom  de  Rose  qui 
devait  rester  lié  à son  nom.  Arrêtée  le  14  germinal 
an  II  (3  avril  1794),  elle  déclara  s’appeler  Claire 
Lacombe.  On  ne  lui  savait  pas  plus  ce  prénom-là 
qu’aucun  autre.  En  donnant  l’ordre  de  l’arrêter  et  de 
l’incarcérer  à Sainte-Pélagie,  le  Comité  de  sûreté 
générale  la  nommait  simplement  Lacombe.  Le  Muni - 


318 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


teur , où  il  est  parlé  d’elle  plusieurs  fois,  dit  la  citoyenne 
Lacombe , ou  madame  ou  mademoiselle  Lacombe.  Dans 
les  Mystères  de  la  Mère  de  Dieu  dévoilés  (an  III),  Yilate, 
ex-juré  au  tribunal  révolutionnaire,  s’écriera  : « Se 
rappelle-t-on  la  célèbre  Lacombe,  actrice  renommée  et 
présidente  de  la  Société  fraternelle  des  amazones  révo- 
lutionnaires? » En  1815  encore  elle  n’est  que  la  fille 
Lacombe  pour  l’auteur  de  Y Histoire  secrète  du  tribunal 
révolutionnaire , Proussinalle  (pseudonyme  de  Roussel), 
dans  une  note  du  tome  II  de  cette  Histoire.  De  leur 
côté,  les  premiers  recueils  biographiques  où  se  trouve 
un  bref  article  sur  l’intéressante  démagogue,  Biogra- 
phie moderne  ou  Dictionnaire  biographique  de  tous  les 
hommes  morts  et  vivants  (1802),  Biographie  nouvelle 
des  contemporains  (1823),  intitulent  leur  notice  : 
Lacombe.  Il  faut  aller  jusqu’au  Répertoire  universel , 
historique , biographique  des  femmes  célèbres  mortes  ou 
vivantes  (1826)  pour  découvrir  à l’amazone...  deux 
prénoms  tout  d’un  coup,  et  qui  ne  sont  — là  est  le 
beau  de  la  surprise  — ni  Rose  ni  Glaire,  qui  sont 
Henriette  et  Jeanne. 

D’autre  part,  enfin,  pour  l’ancien  conventionnel 
Choudieu,  dans  sa  lettre  sur  les  Femmes  de  la  Révolu- 
tion (1833\  comme  pour  l’ancien  conventionnel  Bau- 
dot, dans  ses  Notes  historiques , rédigées  de  1828  envi- 
ron à 1836,  Lacombe  est  demeuré  tout  le  nom  d'héroïne 
de  l’ex-comédienne. 

Qui  la  baptisa  Rose  le  premier?  Nous  l’ignorons.  En 
1840,  Lair tuilier  fit  une  place  considérable  à Rose 
Lacombe  dans  ses  Femmes  célèbres  de  1789  à 1795, 
sans  dire  sur  la  foi  de  quelle  tradition  il  l’appelait 
ainsi.  Ce  qui  est  à relever  immédiatement,  c'est  que, 
donnant  une  lettre  de  Lacombe  publiée  par  la  Gazette 


ROSE  LACOMBE 


319 


française  le  27  septembre  1793,  il  la  signa  : Rose 
Lacombe , tandis  qu’elle  est  signée  : Femme  Lacombe. 
Lamartine  accueillit  la  baptismale  légende,  Michelet 
la  consacra. 

En  supposant  qu’il  n’importait  pas,  on  se  tromperait. 
Il  n’y  a pas  d’erreur  totalement  insignifiante  ; la  preuve 
en  est  ici  que  toutes  les  autres  erreurs  composant  la 
légende  de  Rose  Lacombe  ont  eu  pour  garde,  en  quelque 
sorte,  ce  prénom  de  Rose.  Il  défendait  contre  la  curio- 
sité historique  un  dossier  précieux  des  Archives  natio- 
nales portant  le  nom  de  Glaire  Lacombe  et  qu’on 
n’avait  pas  l’idée  de  communiquer  à qui  demandait  s’il 
y avait  des  pièces  concernant  Rose  Lacombe.  M.  Rer- 
nard  Lazare  réussit  à se  le  faire  livrer  voilà  quatre  ou 
cinq  ans;  il  voulut  bien  le  signaler  à nos  recherches; 
et  non  seulement  nous  y trouvâmes,  officiellement  con- 
signé plusieurs  fois,  le  véritable  prénom  de  la  citoyenne 
Lacombe,  mais  le  nom  de  la  ville  où  elle  était  née. 
Elle  avait  fait  cette  double  révélation  au  comité  révo- 
lutionnaire de  la  section  de  la  Halle-au-Rlé,  que  le 
Comité  de  sûreté  générale  avait  chargé  de  l’arrêter; 
elle  s’était  dite,  en  outre,  âgée  de  vingt-neuf  ans  ; et, 
comme  cela  aussi  était  vrai,  il  a été  facile  à la  mairie 
de  Pamiers  de  nous  procurer  l’acte  de  naissance  qu’on 
a vu  plus  haut. 

Malheureusement,  cet  acte  ne  renseigne  pas  sur  la 
condition  des  père  et  mère. 

Lamartine  a écrit  de  Rose  Lacombe  : « Fille  sans 
mère , née  du  hasard  dans  les  coulisses  des  théâtres  de 
province,  elle  avait  grandi  sur  les  tréteaux  subal- 
ternes. » [Histoire  clés  Girondins , liv.  L1V,  ch.  vi).  Rien 
ne  prouve  que  la  fille  légitime  de  Rertrand  Lacombe  et 


320 


/ 

TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 

de  Marie  Gauche  ne  débuta  point  sur  la  scène  de  très 
bonne  heure;  rien,  même,  qu’elle  n’était  pas  une 
enfant  de  la  balle.  Mais  rien,  non  plus,  ne  permet 
l’hypothèse.  L’imagination  du  Lyrique  envolé  dans 
l'histoire  en  fit  les  frais  à elle  seule. 

En  1789,  lors  de  l’ouverture  des  Etats  généraux, 
Glaire  Lacombe,  âgée  de  vingt-quatre  ans,  était  actrice  en 
province.  Elle  ne  vint  pas  à Paris  avant  1792;  et,  selon 
toute  vraisemblance,  c’est  d’elle  qu’il  s’agit  dans  ces 
lignes  du  Voyage  en  France  de  Halem.  écrites  à Lyon 
en  septembre  1790:  « Mllc  Lacombe,  actrice  de  Mar- 
seille, avait  désiré  débuter  à Lyon  dans  S émir  amis , 
mais  le  directeur  ne  l’avait  pas  agréée.  Le  parterre 
réclama  Mlle  Lacombe  à grand  fracas,  et  le  tapage  ne 
cessa  que  lorsque  le  directeur  se  présenta  et  donna 
satisfaction  au  parterre  en  consentant  au  début  de  la 
comédienne  ».  ( Paris  en  1790,  Voyage  de  Halem , tra- 
duction par  Arthur  Chuquet,  1896.  — Troisième  lettre ). 

Evidemment,  1 "actrice  de  Marseille  ne  pourrait  pas 
être  Claire  Lacombe,  si  Glaire  s’était  jetée  dans  la 
mêlée  révolutionnaire,  à Paris,  en  1789,  conformément 
à la  légende  de  Pose  chez  Lai rtul lier,  chez  Lamartine 
et  même  chez  Louis  lllanc.  Mais  il  est  faux  qu’on  l’ait 
« remarquée,  admirée,  applaudie  dans  les  premières 
agitations  de  Paris  »,  suivant  les  termes  du  Lyrique. 
Il  est  faux  qu’elle  soit  allée  à Versailles,  selon  la  volon- 
té de  Lairtullier  et  de  Louis  Blanc,  avec  les  femmes 
d’octobre.  Le  Répertoire  universel  des  femmes  célèbres 
assure  bien  : « Elle  se  signala  dans  les  journées  des  5 
et  6 octobre  1789...  Habillée  en  homme,  un  sabre  à la 
main,  et  assise  sur  une  espèce  de  canon,  elle  inspirait 
l’effroi,  même  à ses  partisans.  » Mais  c’est  là  simple- 
ment un  nouveau  témoignage  de  la  légèreté  avec  la- 


ROSE  LACOMBE 


321 


quelle  fut  rédigée  la  notice.  Les  recueils  biographiques 
antérieurs  ne  faisaient  point  de  Lacombe  une  héroïne 
des  fameuses  journées;  et,  l’eussent-ils  fait,  cela  n’au- 
rait pas  d’importance,  aucun  document  de  l’époque  ne 
renfermant  le  nom  de  la  future  enragée . Lairtullier, 
sans  doute,  prétendait  avoir  lu  dans  la  Gazette  fran- 
çaise : « Rose  Lacombe  se  montra  dans  ces  journées 
presque  égale  à Théroigne  de  Méricourt.  » Mais  voici 
la  phrase  de  la  Gazette  française  (numéro  du  25  sep- 
tembre 1793)  : « La  femme  Lacombe , gui  a joué  dans 
notre  révolution  un  rôle  presque  égal  à celui  de  la  demoi- 
selle Therouenne , a été  arrêtée.  » Le  romanesque  Lair- 
tullier ne  reculait  pas,  au  besoin,  devant  la  sophisti- 
cation d’un  texte. 

Une  page  des  Mémoires  du  marquis  de  Ferrières 
l’avait  frappé  ; il  voulait  absolument  reconnaître  sa 
Rose  Lacombe  dans  l’une  ou  l’autre  des  deux  furies 
d’octobre  dont  parle  le  marquis  : l'une  « habillée  en 
poissarde  »,  mais  riche,  ayant  carrosse  et  loge  à l’opéra 
ne  s’en  cachant  point,  se  vantant  même  d’avoir  eu  plu- 
sieurs fois  chez  elle  un  prince  du  sang,  et  disant  au 
baron  de  Ratz  : « Un  garde  du  corps  m’a  frappée  du 
pommeau  de  son  sabre,  lorsqu ’avec  les  braves  femmes 
qui  me  suivaient  je  voulais  entrer  au  château.  Je  serai 
vengée  ! la  meurtrissure  de  ma  main  sera  lavée  dans  Je 
sang  des  gardes  du  corps!  » l’autre,  « harassée  de 
fatigue,  dégouttante  de  sueur,  les  yeux  hagards,  le 
visage  renversé  »,  montrant  un  poignard  au  président 
de  Frondeville  et  lui  demandant  s’il  n’y  avait  pas 
moyen  de  pénétrer  dans  l’appartement  de  la  reine. 
Mais  d’abord  il  n’aurait  pas  été  difficile  à Lairtullier 
de  savoir  le  nom  de  la  femme  riche  « habillée  en  pois- 
sarde » ; On  le  trouve  à la  source  même  de  l’anecdote, 


21 


322 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


dans  la  déposition  faite  au  Châtelet  par  le  baron  de 
Batzle  1er  mai  1790,  — déposition  tranquillement  mais 
incomplètement  pillée  par  Ferrières.  « La  personne, 
déclara  Batz,  qui  m’avait  mis  en  conversation  avec 
cette  femme,  et  qui  la  connaissait  depuis  plusieurs 
années,  me  dit  qu’elle  se  nommait  Mme  Beauprez.  » 
[Procédure  criminelle  du  Châtelet,  CCI)1.  Quanta  l’autre 
femme,  elle  est  bien  inconnue.  [Ibid.,  CLXXVII,  dépo- 
sition de  M.  de  Frondeville,  pillée  aussi  par  Fer- 
rières). Mais  que  Lairtullier  ait  pu  être  tenté  de  voir 
en  elle  « la  comédienne  Rose  Lacombe  »,  c’est  là  seu- 
lement une  nouvelle  preuve  des  facultés  de  fantaisie  de 
l’historien. 

Il  n’ignorait  point  le  seul  texte  où  se  rencontre 
une  date  pour  l’arrivée  de  l’actrice  à Paris.  Il  appuya 
sur  ce  texte  — la  note  de  Proussinalle  dans  Y Histoire 
secrète  du  tribunal  révolutionnaire  — des  assertions 
d’ailleurs  exactes;  seulement  il  se  garda  de  citer  ces 
mots  : « Venue  à Paris  en  1791...  » Sans  doute,  pour 
lui,  c’était  là  une  erreur;  et,  de  fait,  c’en  est  une, 
mais  au  rebours  de  ce  qu’il  se  figurait.  Dans  son 
interrogatoire  du  3 avril  1794,  Claire  Lacombe,  qui 
n’avait,  certes,  aucun  intérêt  à mentir  sur  ce  point, 
dit  qu’il  y avait  deux  ans  qu’elle  était  sans  emploi  ; or, 

— une  autre  pièce  du  dossier  des  Archives  en  témoigne, 

— elle  n’avait  jamais  paru  sur  une  scène  parisienne  : 
c’est  donc  bien  en  1792,  comme  nous  l’avons  écrit, 


1.  On  lit  dans  le  rapport  du  constituant  Ghabroud  sur  la  Procédure 
criminelle:  «J’apprends  de  la  déclaration  que  cette  femme  a faite  au 
comité  des  recherches  de  Paris  que  son  vrai  nom  est  Elisabeth  Girard. 
Et  ce  qui  me  donne  l’idée  de  sa  fortune  et  de  ses  habitudes,  c’est  que 
le  matin  du  5 octobre  elle  fut  appelée  par  des  marchandes  d’huîtres  et 
alla  avec  elles  à Versailles.  <Jue  signifie  sa  vanterie  d’avoir  vu  un 
prince  chez  elle  ? » 


ROSE  LACOMBE 


323 


quelle  quitta  la  province.  Au  reste,  la  première  mani- 
festation à Paris  de  son  patriotisme  est  du  25  juil- 
let 1792. 

Voici  la  curieuse  pétition  qu’elle  vint  lire  à la  barre 
de  la  Législative  ce  jour-là  (séance  du  soir)  : 

Législateurs, 

Française,  artiste  et  sans  place,  voilà  ce  que  je  suis.  Cepen- 
dant, Législateurs,  ce  qui  devrait  faire  l’objet  de  mon  déses- 
poir répand  dans  mon  âme  la  joie  la  plus  pure. 

Ne  pouvant  venir  au  secours  de  ma  patrie,  que  vous  avez 
déclarée  en  danger,  par  des  sacrifices  pécuniaires,  je  viens  lui 
faire  hommage  de  ma  personne.  Née  avec  le  courage  d’une 
Romaine  et  la  haine  des  tyrans,  je  me  tiendrais  heureuse  de 
contribuer  à leur  destruction.  Périssejusqu'au  dernier  despote! 
Intrigants,  vils  esclaves  des  Néron  et  des  Caligula,  puissé-je 
tons  vous  anéantir!  Et  vous,  mères  de  famille  que  je  blâme- 
rais de  quitter  vos  enfants  pour  suivre  mon  exemple,  pendant 
que  je  ferai  mon  devoir  en  combattant  les  ennemis  de  la 
patrie,  remplissez  le  vôtre  en  inculquant  à vos  enfants  les  sen- 
timents que  tout  Français  doit  avoir  en  naissant,  l’amour  de 
la  liberté  et  l’horreur  des  despotes.  Ne  perdez  jamais  de  vue 
que,  sans  les  vertus  de  Véturie,  Rome  aurait  été  privée  du 
nrand  Coriolan. 

O 

Législateurs,  vous  avez  déclaré  la  patrie  en  danger  ; mais 
ce  n’est  pas  assez  : destituez  de  leurs  pouvoirs  ceux  qui 
seuls  ont  fait  naître  ce  danger  et  ont  juré  la  perte  de  la 
France.  Pouvez-vous  laissera  la  tête  de  nos  armées  ce  perfide 
Catilina  [La  Fayette)  excusable  seulement  aux  yeux  de  ceux 
dont  il  a voulu  servir  les  infâmes  projets  ? Que  tardez-vous 
pour  lancer  le  décret  d’accusation  contre  lui  ? Attendrez-vous 
que  les  ennemis,  à qui  tous  les  jours  il  fait  livrer  nos  villes, 
arrivent  dans  le  Sénat  pour  le  détruire  par  la  hache  et  le 
feu?  Vous  n’avez  qu’à  garder  encore  quelques  jours  un  cou- 
pable silence  et  bientôt  vous  les  verrez  dans  votre  enceinte. 
Il  en  est  encore  temps,  Législateurs,  élevez-vous  à la  hauteur 
qui  vous  appartient  ; nommez  des  chefs  à qui  nous  puissions 


324 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


donner  notre  confiance  ; dites  un  mot,  un  seul  mot,  et  les 
ennemis  disparaîtront 1 . 

Il  est  évident  que,  si  Lacombe  avait  pu  se  croire 
connue  de  l’Assemblée,  elle  n’eût  pas  commencé  par 
la  phrase  d’autoprésentation,  d’ailleurs  assez  comique  : 
Française , artiste  et  sans  place,  etc.  Mais,  s’il  fallait 
une  autre  preuve  de  son  obscurité  parisienne  à cette 
date,  on  la  trouverait  au  Moniteur  du  28  juillet,  dans 
le  compte  rendu  de  la  séance  où  se  produisit  l’incident. 
Sur  le  discours  et  l’orateur,  cette  seule  ligne  : « Une 
jeune  citoyenne  vient  offrir  de  combattre,  de  sa  per- 
sonne, les  ennemis  de  la  patrie.  » Elle  n’est  meme  pas 
nommée. 

Il  faut  relever  aussi,  au  début  de  la  pétition,  l’aveu 
d’une  pauvreté  qui,  peut-être,  explique  en  partie 
l’étrange  démarche  de  l’aspirante  militaire.  Le  régi- 
ment, c’était  le  vivre  assuré.  Ou  bien,  et  plutôt,  elle 
pensait  par  l’éclat  de  sa  requête  attirer  sur  elle 
l’attention  d’un  directeur  de  théâtre.  Le  décret  du 
4.3  janvier  1791,  qui  avait  accordé  à tout  citoyen  le 
droit  d’ouvrir  une  salle  de  spectacle,  et  aboli  la  démar- 
cation des  genres,  fit  un  instant  pulluler  à Paris  les 
entreprises  dramatiques.  Un  certain  nombre  furent 
malheureuses;  mais  il  y avait  encore  assez  de  théâtres 
en  juillet  1792  pour  que  la  jeune  comédienne  pût  espé- 
rer, un  peu  de  réclame  aidant,  de  se  faire  engager  ici 
ou  là.  On  en  conviendra  néanmoins  : si  l’hypothèse  de 
ce  calcul  n’est  pas  déraisonnable,  la  sincérité  exaltée 
de  la  patriote  lui  dicta  les  impérieux  conseils  qu’elle 


1.  Assemblée  législative.  Pétitions.  — Bibliothèque  nationale,  L33  e 3X. 
— Inutile  de  dire  que  Lairtullier  ignorait  ce  document,  donné  ici  pour 
la  première  foisj 


fcOSÉ  LACOMBË  32S 

osait  adresser  à la  Législative.  Pour  elle,  La  Fayette, 
qui  n’avait  pu  sacrifier  ses  opinions  politiques  à ses 
devoirs  de  général  ; qui,  le  16  juin,  de  son  camp  de 
Maubeuge,  avait  applaudi  au  renvoi  par  Louis  XVI 
des  ministres  Roland,  Servan  et  Glavière,  et  régenté 
l’Assemblée  ; qui,  sans  même  avertir  le  ministre  de  la 
guerre,  était  venu  à Paris  au  lendemain  du  20  juin, 
dans  l’espoir  d’obtenir  des  poursuites  contre  les  auteurs 
de  cette  journée;  qui,  enfin,  semblait  prêta  mettre  son 
épée  au  service  du  Roi  contre  la  Révolution  montante, 
La  Fayette  était  bien  le  « perfide  Catilina  » dont  elle 
réclamait  la  mise  en  accusation,  déjà  demandée  le 
15  juillet  par  Rasire,  puis,  te  21,  par  le  girondin 
La  Source.  Le  11  juillet,  Robespierre  avait  dit  aux  Jaco- 
bins : « La  liberté  sera  en  danger  tant  que  La  Fayette 
sera  à la  tête  de  nos  armées.  » Le  20  : c<  Si  La  Fayette 
est  impuni,  nous  n’avons  pas  de  Constitution...  Il  faut 
décréter  La  Fayette  ou  décréter  la  contre-révolution.  » 
Comme  on  sait,  le  décret  ne  fut  rendu  quaprès  le 
10  août,  quand  La  Fayette  eut  fait  arrêter  par  la 
municipalité  de  Sedan  les  représentants  Antonelle, 
Kersaint  et  Peraldi,  et  le  jour  même  où,  abandonné 
par  son  armée,  il  passait  la  frontière  avec  vingt  et  un 
officiers  de  son  état-major.  (Voir  Le  général  La  Fayette , 
par  Etienne  Charavay,  1898). 

La  séance  du  mercredi  soir  25  juillet  était  présidée 
par  Viénot  de  Vaublanc.  Il  répondit  à la  pétitionnaire  : 


Madame, 

Plus  faite  pour  adoucir  les  tyrans  que  pour  les  combattre, 
vous  offrez  de  porter  les  armes  pour  la  liberté.  L’Assemblée 
nationale  applaudit  à votre  patriotisme  et  vous  accorde  les 
honneurs  de  la  séance. 


326 


TROIS  FEMMES  DÉ  LA  RÉVOLUTION 


L’Assemblée  fit  davantage,  puisqu’elle  ordonna  l’im- 
pression du  discours  et  de  la  galante  réponse.  Mais 
enfin  elle  ne  renvoya  pas  au  comité  militaire  la 
demande  d’un  emploi  dans  l’armée,  présentée  par  la 
« Romaine  ».  Aussi  bien,  le  comité  n’en  aurait  pas  tenu 
compte.  Il  fut  sourd  à une  requête  autrement  fondée 
et  appuyée  par  Lazare  Carnot,  qui,  le  11  juin,  avait  lu 
à la  Législative  une  lettre  où  la  fameuse  « Mlle  d’Eon  », 
ancien  capitaine  de  dragons,  demandait  à « reprendre  » 
son  «grade»  et  proposait  de  «lever  une  légion». 
( Moniteur  du  13  juin).  La  demoiselle  était  un  homme, 
mais  cela  ne  fut  prouvé  qu’après  sa  mort  (1810),  et 
Carnot  parlait  des  sentiments  généreux  de  la  « guer- 
rière ».  Certainement,  le  comité  pensa  comme  les 
Révolutions  de  Paris , lesquelles  disaient,  le  16  juin  : 
« Croyez-nous,  héroïne  de  l’ancien  régime,  restez  dans 
vos  habits  de  femme,  que  vous  portez  depuis  quinze 
ans;  les  temps  fabuleux  des  Amazones  et  des  Jeanne 
d’Arc  sont  passés;  et  les  Romains,  dans  leurs  légions 
dont  vous  nous  parlez,  n’admettaient  point  de  femmes.  » 
— Cependant,  dès  la  fin  de  1792,  même  sans  compter 
les  deux  célèbres  jeunes  sœurs  Fernig,  il  y eut  des 
femmes  soldats.  Le  canonnier  Catherine  Pochclat  et 
le  canonnier  citoyenne  Dulière,  pour  ne  citer  que  ces 
deux  exemples,  se  distinguèrent  à Jemmapes.  Claire 
Lacombe  s’y  serait  trouvée  aussi,  probablement,  si  l’on 
avait  accueilli  sa  demande.  Mais  il  faut  remarquer 
qu’aucune  femme  ne  fut  admise  à servir  en  vertu 
d’une  décision  soit  de  la  Législative,  soit  de  la  Conven- 
tion. Celle-ci  récompensa  des  guerrières,  leur  accorda 
des  secours,  des  pensions,  mais,  le  30  avril  1793,  sur 
un  rapport  de  Poultier,  elle  rendit  un  décret  bannis- 
sant des  « cantonnements  » et  des  « camps  » toutes  les 


ROSE  LACOMBE 


327 


femmes  « inutiles  aux  armées  »,  c’est-à-dire  toutes 
celles  qui  ne  seraient  pas  autorisées  à y demeurer 
comme  blanchisseuses  ou  vivandières.  « Les  femmes 
qui  servent  actuellement  dans  les  armées,  spécifiait 
l’article  XI,  seront  exclues  du  service  militaire;  il  leur 
sera  donné  un  passe-port  et  cinq  sous  par  lieue  pour 
rejoindre  leur  domicile.  » ( Moniteur  du  2 mai).  — (*1). 

Nous  devons  ajouter,  sur  la  pétition  de  Lacombe, 
qu’avant  de  la  lire  à la  Législative,  V artiste  sans  place 
l’avait  lue  dans  la  journée  aux  Jacobins  et  que  le 
président,  Delaunay  (d’Angers),  avait  répondu  : « Les 
femmes  ont  toujours  eu  beaucoup  d’empire  sur  l’esprit 
des  Français;  puissiez-vous  en  avoir  autant  sur  celui 
de  nos  représentants.  La  Société  vous  invite  à assister 
à sa  séance  ».  ( La  Société  des  Jacobins , par  Aulard, 
t.  IV).  — Mais  pourquoi  Lacombe  était-elle  sans 
place  ? Le  Répertoire  universel  des  femmes  célèbres 
fournirait  la  réponse  si  l’on  pouvait  croire,  comme  il 
l’affirme,  que  la  comédienne  eût  été  « mauvaise  ».  Les 
recueils  biographiques  antérieurs  prétendaient  seule- 
ment : « assez  mauvaise  » ou  « assez  médiocre  ».  Juge- 
ments inconciliables  avec  ce  que  rapporte  Halem,  car 
le  parterre  de  Lyon  n’èut  pas  réclamé  avec  cette  vio- 
lence F « actrice  de  Marseille  »,  et  forcé  le  directeur  à 
l’agréer,  si  elle  n’avait  pas  eu  un  talent  notoire. 
D’ailleurs,  on  n’a  sans  doute  pas  oublié  le  témoignage 
de  Vilate  sur  la  renommée  de  l’artiste  ; témoignage 
confirmé  et  précisé  en  ces  termes  par  Proussinalle  : 
« La  fille  Lacombe...  acquit,  comme  actrice,  une  assez 
grande  réputation  sur  les  théâtres  de  province.  » 
Enfin,  du  choix  qu’elle  avait  fait,  pour  son  début  à 
Lyon,  du  rôle  de  Sémiramis , rapprochez  un  autre  mot 
de  Vilate  appelant  Rodogune  la  démagogue  restée 


328 


TROIS  FEMMES  DÉ  LA  RÉVOLUTION 


actrice  de  ton  et  d’attitude,  vous  vous  persuaderez  que 
la  comédienne  réussit  surtout  comme  tragédienne. 
Mais  une  pièce  du  dossier  des  Archives,  malheureuse- 
ment anonyme  et  brève,  la  montre  se  brouillant  avec 
ses  camarades  et  ses  directeurs  à cause  de  ses  opinions 
et  arrivant  ainsi  à ne  plus  trouver  d’engagement.  La 
vérité  sur  son  manque  d’emploi  en  1792  est  certaine- 
ment là.  Gela  explique  même,  selon  toute  apparence, 
l’incident  de  Lyon  en  1790.  Elle  se  serait  passionnée 
tout  de  suite  pour  la  Révolution;  elle  aurait  combattu 
pour  les  idées  nouvelles  dans  les  discussions  de  cou- 
lisses : hautaine  et  violente  dans  son  enthousiasme, 
dans  l’imprudent  orgueil  de  sa  jeunesse,  d’un  talent 
reconnu...  et  de  sa  beauté,  car  la  légende  de  Rose 
n’est  pas  toute  menteuse  et  a de  vrai,  notamment,  que 
Claire  fut  belle. 

Proussinalle  dit  : « jolie  » seulement.  Mais  Baudot  : 
«Elle  était...  belle  femme»;  et  Choudieu,  qui  lui 
refuse  tout  autre  mérite,  lui  accorde  « un  assez  beau 
physique  ». 

Vilate,  d’autre  part,  l’ayant  vue  prisonnière  au 
Luxembourg,  après  l’avoir  admirée  dans  sa  gloire 
politique,  a tracé  d’elle  deux  portraits  d’un  contraste 
amusant.  C’est  d’abord  X enragée  célèbre,  « tête  haute..., 
regard  fier...,  marche  imposante»;  puis,  en  prison,  où 
elle  « s’est  établie  échoppière,  pour  l’approvisionnement 
des  menus  plaisirs  des  prisonniers  d’Etat,  ses  compa- 
gnons d’infortune  »,  — elle  vend  des  bougies,  des 
pommes,  etc.,  — c’est  « une  petite  bourgeoise  modeste, 
tirée  à quatre  épingles  » et  « gracieuse  aux  ache- 
teurs »,  qui  lui  paient  son  sourire  plus  que  sa  mar- 
chandise. 

Malheureusement,  il  n’y  a dans  tout  cela,  pour  la 


ROSE  LACOMBÉ 


320 

Curiosité,  que  des  excitants.  Nous  n’avons  pu  découvrir 
un  portrait,  même  douteux. 

Le  roman  qualifié  d’historique,  qui  s’est  plus  d’une 
fois  emparé  de  Rose  Lacombe , a donc  à peu  près  tout 
imaginé  quand  il  a représenté  cette  beauté  révolution- 
naire. Et,  par  exemple,  si  elle  est  blonde  avec  de 
superbes  yeux  bleus,  dans  le  Demi-monde  sous  la  Ter- 
reur, de  Fortuné  du  Boisgobey  (1877),  c’est  qu’il  a plu 
à ce  romancier,  comme  il  a plu  à M.  Gaulot,  dans  les 
Chemises  rouges  (1893),  qu’elle  eût  de  larges  yeux  noirs 
et  une  chevelure  aux  reflets  d’ébène.  Pourtant  M.  Gau- 
lot avait  deviné  juste.  Aux  archives  de  la  Préfecture  de 
police,  sur  un  registre  de  Sainte-Pélagie,  nous  avons 
relevé  ce  signalement  de  la  détenue  Claire  Lacombe  : 
« Taille  de  5 pieds  2 pouces.  Cheveux , sourcils  et  yeux 
bruns , nez  moyen,  bouche  grande,  visage  et  menton 
ronds,  front  ordinaire.  » 

Le  tort  de  M.  Gaulot  est  d’avoir  fait  de  sa  « Junon  », 
— avant  1789  et  après,  — comme  Boisgobey  de  sa 
« Vénus  »,  une  fille;  car,  si  Claire  Lacombe  ne  fut  pas 
une  vertu,  si,  comédienne,  elle  vécut  sans  doute  comme 
il  est  permis  aux  comédiennes,  et  citoyenne  eut  encore 
des  amants,  du  moins,  à ce  qu’on  peut  croire,  il  y a 
loin  de  ces  mœurs  faciles  au  métier.  Lamartine  assure 
bien  que  « le  vice  » l’avait  souillée  « de  bonne  heure  » ; 
mais  il  tenait  le  renseignement  de  sa  fantaisie. 

En  disant  la  fille  Lacombe , Proussinalle  ne  voulait 
pas  dire  la  'prostituée , mais  la  demoiselle  Lacombe. 
C’était  la  fille  Lacombe  parce  qu’elle  n’était  pas  et 
n’avait  pas  été  mariée. 

Il  raconte,  il  est  vrai,  qu’elle  vit  « périr  deux  de  ses 
amants  sur  l’échafaud  » ; et  cela  suffit  à Boisgobey  pour 
la  montrer  sanglante  du  sang  de  nombreux  amants  — 


330 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


livrés  par  elle  au  bourreau.  « De  son  alcôve,  raconte- 
t-il,  on  allait  tout  droit  au  tribunal  révolutionnaire,  et 
les  honnêtes  habitants  de  la  rue  Thérèse  {où  il  la  loge) 
disaient  tout  bas  que  l’hôtel  de  cette  Marguerite  de 
Bourgogne  républicaine  était  une  vraie  tour  de  Nesle.  » 
Entretenue  par  des  députés  montagnards,  « après  avoir 
été  aux  gages  de  l’ancienne  cour  »,  elle  est  d’ailleurs 
très  riche,  cette  Marguerite  de  Bourgogne  de  la  guillo- 
tine. Dans  sa  Tour  de  Nesle  « entre  cour  et  jardin  », 
s’admirent  « pour  des  centaines  de  mille  livres  de  tapis- 
series, de  dorures,  de  porcelaines,  de  tableaux  » et  de 
bibelots  de  tout  genre;  et  c’est  parmi  ce  luxe  que  la 
Terreur  vient  la  saisir  à son  tour,  car  elle  meurt  sur 
l’échafaud,  elle  aussi,  — le  jour  de  la  chute  de  Bobes- 
pierre.  Or,  Glaire  Lacombe  ne  fut  livrée  au  tribunal 
révolutionnaire,  par  conséquent  ne  put  être  guilloti- 
née, ni  en  thermidor,  ni  avant,  ni  après  ; et,  arrêtée 
bien  avant,  s’il  faut  le  rappeler,  elle  n’habitait  pas,  rue 
Thérèse,  un  « ravissant  hôtel  »,  non  plus  du  reste  que 
la  villa  des  Champs-Elysées  dont  l’auteur  des  Chemises 
rouges  lui  fait  cadeau  ; elle  partageait  avec  une  autre 
citoyenne,  Justine  Thibaut  (ou  Thibault),  un  tout  petit 
logement  au  quatrième  étage  du  43  de  la  rue  Neuve- 
des-Petits-Champs.  Il  y a même  simplement  le  mot 
« chambres  » dans  la  pièce  officielle  où  se  trouve  l’in- 
dication. Cette  pièce,  du  dossier  des  Archives,  est  le 
procès-verbal  de  la  levée  des  scellés  au  domicile  de 
l’héroïne,  le  5 fructidor  an  III  (22  août  1795).  Dans  le 
même  dossier,  une  lettre  de  la  citoyenne  Victoire  Capi- 
taine, du  7 vendémiaire  an  III  (28  septembre  1794), 
parle  du  dénûment  de  la  prisonnière.  Enfin,  Proussi- 
nalle  ne  dit-il  pas  que  le  résultat  pour  l’ancienne  actrice 
de  la  mort  tragique  de  deux  de  ses  amants  fut  qu’elle 


ROSE  LACOMBE 


331 


« se  trouva  délaissée  et  sans  ressource  » ? Les  libéra- 
lités amoureuses  dont  elle  aurait  eu  à se  louer  n’au- 
raient donc  pas  été  magnifiques.  Même  l’existence  des 
deux  amants  plus  ou  moins  riches  est  douteuse  : le  seul 
témoignage  de  Proussinalle  n’est  pas  une  garantie 
suffisante. 

On  le  verra  : ce  qui  paraît  certain,  c’est  qu’en  1793 
elle  fut  quelque  temps  la  maîtresse  du  jeune  Leclerc,  de 
Lyon,  journaliste  enragé ; mais  Leclerc  était  pauvre, 
et  Louis  Blanc  se  trompe  en  le  faisant  périr  avec  les 
Hébertistes  (24  mars  1794).  Il  le  confond  avec  un 
Armand-Hubert  Leclerc,  ci-devant  chef  de  division  au 
bureau  de  la  guerre.  Un  dossier  des  Archives  nous  a 
permis  de  suivre  Leclerc,  de  Lyon,  jusqu’au  19  ther- 
midor an  II  (6  août  1794)  : il  était  alors  prisonnier  au 
Luxembourg.  Puis  une  pièce  des  archives  de  la  Pré- 
fecture de  police  nous  l’a  montré,  le  4 fructidor  sui- 
vant (21  août),  relâché  par  ordre  du  Comité  de  sûreté 
générale.  Selon  toute  vraisemblance,  il  survécut  à la 
Révolution.  Son  nom  ne  figure  pas  sur  la  liste  dressée 
par  M.  Wallon  a de  toutes  les  personnes  traduites  au 
tribunal  révolutionnaire  de  Paris  ».  ( Histoire  du  Tri- 
bunal révolutionnaire , t.  VI). 

Quant  à un  autre  jeune  homme,  — neveu  du  ci-devant 
maire  de  Toulouse  Derrey  (ou  de  Rey),  — dont  Lacombe 
se  serait  éprise  jusqu’à  braver  pour  lui,  en  sep- 
tembre 1793,  la  colère  des  Jacobins,  nous  ignorons  ce 
qu’il  devint;  mais  si,  comme  son  oncle,  il  s’appelait 
Derrey  (ou  de  Rey),  il  ne  mourut  pas  guillotiné,  du 
moins  à Paris.  « Marc  Derrey,  médecin,  ex-maire  de 
Toulouse  »,  dit  Wallon,  fut  condamné  le  11  messidor 
an  II  (29  juin  1794)  ; voilà  seulement  ce  que  nous  avons 
pu  savoir. 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


Interrogée  le  jour  de  son  arrestation  sur  ses  moyens 
d’existence  « depuis  deux  ans  » qu’elle  était  « sans 
emploi  »,  Lacombe  répondit  qu’elle  avait  uniquement 
vécu  de  ses  économies  d’autrefois  « et  de  la  vente  de 
quelques  effets  » ; et,  à coup  sûr,  on  est  libre  de  ne 
pas  la  croire,  mais  pourquoi  se  fierait-on  plutôt  à l’af- 
firmation de  Proussinalle? 

C’est  le  10  août  1792,  à l’assaut  des  Tuileries,  que 
la  pétitionnaire  du  25  juillet  précédent  marqua  pour  la 
première  fois  dans  la  Révolution.  On  le  sait  déjà  par 
notre  étude  sur  Théroigne  : elle  reçut  des  fédérés,  pour 
son  courage  dans  cette  journée,  une  couronne  civique. 
Proussinalle  raconte  qu’elle  avait  été  blessée  au  poi- 
gnet. Le  25  août,  elle  alla  faire  hommage  de  sa  cou- 
ronne civique  à l’Assemblée  nationale.  ( Moniteur  du 
27  août).  L’Assemblée  applaudit.  (*  II). 

D’après  Lairtullier,  elle  aurait  pris  part  aux  mas- 
sacres de  septembre.  Elle  s’y  serait  meme  horriblement 
distinguée.  Il  précise:  « L’Abbaye,  Saint-Firmin,  la 
Conciergerie  et  Bicètre  furent  tour  à tour  le  théâtre  de 
ses  fureurs.  » C’est  faux.  Non  seulement  aucun  texte 
n’accuse  Lacombe,  mais,  parmi  les  dénonciations  dont 
elle  fut  l’objet  en  1794,  il  y a celle  de  deux  citoyennes 
lui  reprochant  d’avoir,  en  octobre  1793,  flétri  les  mas- 
sacres à la  tribune  du  club  des  Républicaines  révolu- 
tionnaires. (Archives  nationales,  pièce  du  9 prairial 
an  II  ou  28  mai  1794). 

Nous  ne  la  retrouvons  qu’en  avril  1793.  Le  3 de  ce 
mois,  jour  où  l’on  apprit  l’arrestation  par  Dumouriez 
des  commissaires  de  la  Convention,  elle  propose,  au 
club  des  Jacobins,  qu’on  saisisse  comme  otages  les 
aristocrates  de  Paris  et  leurs  familles.  (Aulard,  La 
Société  des  Jacobins , t.  Y).  Dans  la  même  séance, 


ROSE  LACOMBE 


333 

Robespierre  demanda  la  création  d’une  armée  révolu- 
tionnaire, et  que  fussent  désarmés  « tous  les  citoyens 
douteux,  tous  les  intrigants,  tous  ceux  qui  ont  donné 
des  preuves  d’incivisme  » ; mais  il  ne  soutint  pas  la 
proposition  de  la  citoyenne,  et  certainement  ce  n’est 
pas  avec  lui  qu’elle  se  sentait  de  cœur.  Elle  l’était  avec 
les  ultra-violents,  qui,  depuis  le  commencement  de 
mars,  essayaient  de  soulever  les  sections  contre  la 
Gironde,  et  dont  la  furieuse  volonté  finit  par  vaincre  au 
31  mai  et  au  2 juin. 

Dans  les  réunions  de  l’Evêché  où  se  prépara  (mars- 
avril-mai)  et  enfin  se  décida  ce  que  les  Mémoires  de 
Buzot  nomment  « la  révolution  de  1793  »,  c’est-à-dire 
l’insurrection  où  sombra  la  Gironde,  il  y avait  des 
femmes;  et  Michelet  veut  qu’aux  dernières  séances 
elles  aient  pris  a le  pas  sur  les  hommes  »,  leur  faisant 
u honte  de  leurs  ménagements  ».  Il  ajoute  : « Maillard, 
Fournier,  Varlet,  les  plus  violents  Cordeliers,  rentraient 
dans  un  humble  silence  quand  Rose  Lacombe  tenait  la 
tribune.  Elle  se  moquait  d'eux  tous,  ne  demandait  que 
des  piques  et  des  poignards  pour  les  femmes,  qui 
feraient  l’exécution  pendant  que  les  hommes  coudraient 
à leur  place.  » ( Histoire  de  la  Révolution  française , 
liv.  X,  ch.  x).  Il  dit  ailleurs  [Les  Femmes  de  la  Révo- 
lution, XI):  « La  nuit  du  31  mai,  dans  la  réunion  géné- 
rale de  l’Evêché  où  fut  décidée  la  perte  des  Girondins  », 
elle  « prit  la  plus  violenle  initiative  et  dépassa  de 
beaucoup  ia  fureur  des  hommes  ».  Nous  n’avons  pu 
découvrir  la  source  de  ces  assertions  dramatiques  sur 
le  rôle  de  Lacombe  dans  la  nuit  du  30  au  31  mai.  Bien 
probablement  il  faut  les  mettre  au  compte  de  l’imagi- 
nation de  l’historien.  A notre  connaissance,  un  article 
de  Jacques  Roux,  dans  le  Publiciste  de  la  République 


334 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


française  (n°  268),  et  une  page  de  Buzot,  dans  ses 
Mémoires,  sont  les  seuls  textes  où  Lacombe  soit  nom- 
mée pour  l’importance  de  son  action  contre  la  Gironde  ; 
or,  cette  action  n’est  précisée  ni  par  Buzot  ni  par 
Jacques  Boux.  L’invention  de  Michelet  s’expliquerait 
d’ailleurs  assez  facilement.  Une  longue  lettre  du  député 
Girondin  Bergoeing  « à ses  commettants  »1  renferme  un 
«Avis  » envoyé  à la  commission  des  Douze  sur  ce  qui 
s’était  passé  à l’Evêché  le  29  mai2,  et  cet  « Avis  » relatait 
qu’une  femme  avait  vivement  appuyé  une  proposition 
tendant  à faire  nommer  par  la  Commune  un  comman- 
dant provisoire  de  la  garde  nationale.  « Elle  a dit, 
lisons-nous,  qu’il  ne  fallait  désormais  espérer  de  salut 
que  par  des  mesures  promptes  et  vigoureuses,  et  qu’en 
portant  des  coups  tels  que  les  ennemis  que  l’on  avait  en 
vue  ne  pussent  jamais  s’en  relever.  Elle  s’est  beaucoup 
attachée  à prouver  que  la  Convention  était  mauvaise... 
Elle  a entraîné  tout  le  monde  » ; si  bien  qu’elle  « a été 
la  première  désignée  » pour  communiquer  à la  Com- 
mune la  proposition  votée.  Cette  femme  ne  pouvait  être 
que  Rose  Lacombe,  se  persuada  sans  doute  Michelet;  et, 
se  trompant  sur  la  date  de  la  réunion,  il  aboutit  aux 
affirmations  qu’on  a vues. 

« Aucun  dépôt  public,  à ma  connaissance,  déclarait- 
il  (liv.  X,  ch.  v),  n’a  conservé  les  procès-verbaux  du 
comité  central  de  l’Evéché.  » Encore  aujourd’hui  ces 
procès-verbaux  sont  inconnus.  Il  est  permis  de  penser 
que,  si  on  les  retrouvait,  on  y rencontrerait  le  nom  de 
Lacombe  ; mais  nous  aurons  tout  à l’heure  à citer 

1.  Histoire  parlementaire  de  la  Révolution  française , t.  XXVIII. 

2.  C'est  le  18  mai  que  la  Convention  vota  l’établissement  d’une  com- 
mission de  douze  membres  pour  faire  une  enquête  sur  les  usurpations 
de  la  Commune.  Mais  les  Douze  ne  furent  élus  que  le  20.  C’étaient  des 
Girondins  ou  des  amis  de  la  Gironde* 


ROSE  LACOMBE 


335 


plusieurs  femmes  qui,  en  mai  1793,  jouissaient  d’une 
autorité  révolutionnaire  au  moins  égale  à celle  de 
l’ancienne  actrice,  et  il  n’y  a donc  pas  de  raison  pour 
attribuer,  môme  hypothétiquement,  à Lacombe  le 
violent  discours  résumé  dans  Y «Avis»  du  29.  Ce 
jour-là,  d’après  le  même  document,  sur  « environ  cinq 
cents  personnes  délibérantes»,  il  y eut  à l’Evêché  « cent 
femmes».  C’étaient  des  citoyennes  de  la  Société 
fraternelle  séante  aux  Jacobins  ou  d’autres  Sociétés 
fraternelles  et  aussi  de  la  Société  des  Républicaines  révo- 
lutionnaires\ qui  venait  de  se  fonder,  et  dont  Lacombe 
fut  une  des  meneuses , puis  le  chef. 

Le  Moniteur  du  13  mai,  dans  un  intrefilet  daté 
du  10,  annonçait  : 

Plusieurs  citoyennes  se  sont  présentées  au  secrétariat  de 
la  municipalité,  et,  pour  se  conformer  à la  loi  sur  la  police 
municipale,  ont  déclaré  être  dans  l’intention  de  s’assembler 
et  de  former  une  Société  où  les  femmes  seules  pourront  être 
admises.  Cette  Société  a pour  but  de  délibérer  sur  les  moyens 
de  déjouer  les  projets  des  ennemis  de  la  République.  Elle  por- 
tera le  nom  de  « Société  républicaine  révolutionnaire  » et  se 
réunira  à la  Bibliothèque  des  Jacobins,  rue  Saint-Honoré. 

Selon  toute  vraisemblance,  Lacombe  fut  de  ces  pre- 
mières Républicaines  révolutionnaires.  Quant  à leur 
Société,  c’était  à Paris  le  premier  club  tout  féminin 
depuis  la  disparition  de  la  Société  des  Amies  de  la  vérité 
qu’avait  fondée  la  hollandaise  Palm  Aelders,  ou  d’Ael- 
ders1.  Et  ce  fut  le  seul.  Nos  recherches  pour  découvrir  un 
registre  de  ses  délibérations  n’ont  pas  abouti  ; mais  il  y a 
de  sa  brève  et  brûlante  existence  des  traces  assez  nom- 

1.  Voir  cependant  notre  Théroir/ne  deMéricourt  sur  un  club  de  femmes 
fondé  par  Théroigne  en  avril  1792. 


336 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


breuses  pour  une  histoire  à peu  près  suffisante  que  nous 
allons  essayer  d’écrire.  Nous  aurions  voulu  y joindre 
une  sorte  de  curriculum  vitæ  des  principales  Sociétés 
exclusivement  ou  surtout  féminines  qui  se  formèrent 
en  province  de  la  (in  de  1790  ou  du  commencement  de 
179 1 à 1793;  les  difficultés  de  la  tache  ont  réduit  notre 
ambition  ; nous  donnerons  seulement  quelques  notes, 
en  particulier  sur  trois  de  ces  clubs,  celui  de  Dijon, 
celui  de  Besançon  et  celui  de  Lyon,  antérieurs  tous  les 
trois  à la  Société  parisienne  où  Lacombe  s’illustra.  Ces 
jours  ouverts  sur  le  mouvement  révolutionnaire  féminin 
et  féministe  en  province  établiront  qu’il  y fut,  spontané- 
ment, aussi  vif  qu’à  Paris,  si  ce  n’est  plus. 


II 


SOCIÉTÉS  POPULAIRES  DE  FEMMES  EN  PROVINCE 

la  société  des  Républicaines  révolutionnaires 
et  les  Enragés 

LA  CITOYENNE  LACOMRE  JUSQU’A  SON  ARRESTATION 


Le  1er  avril  1791,  à propos  de  la  fondation  de  la 
Société  fes  Amies  de  la  véritè , le  Patriote  français  disait  : 
« Des  clubs  patriotiques  de  citoyennes  se  sont  formés 
à Bordeaux,  Alais  et  Nantes.  Paris  méritait  bien  de 
posséder  une  institution  aussi  utile.  » Sur  le  club  des 
citoyennes  de  Nantes  et  sur  celui  des  citoyennes 
d’Alais,  nous  n’avons  pas  fait  de  recherches,  et  nous 
ne  connaissons  celui  de  Bordeaux  que  par  les  indica- 
tions trop  rapides  d’un  ouvrage  de  vulgarisation  : 


ROSE  LACOMBË 


337 


Histoire  de  Bordeaux,  par  M.  Henri  Gradis  (1888);  mais 
enfin,  voilà  dès  le  commencement  de  1791  trois  Sociétés 
populaires  de  femmes  sur  trois  points  très  différents  du 
territoire,  et  deux  appartiennent  à une  grande  ville. 
La  Société  de  Bordeaux  manifeste,  en  juin  1791,  en 
l’honneur  de  l’évcque  constitutionnel;  le  mois  suivant, 
elle  prend  part  à la  fête  du  second  anniversaire  de  la 
reddition  de  la  Bastille;  en  1793,  elle  applaudit  à la 
condamnation  et  à l’exécution  de  Louis  XVI. 

Non  loin  de  Paris,  à Creil,  il  y avait  également  un 
club  de  citoyennes,  fondé,  semble-t-il,  vers  la  lin 
de  1790.  D’accord  avec  la  municipalité,  ces  citoyennes, 
qui  étaient  des  amazones,  formant  une  compagnie  de 
la  garde  nationale  de  Creil,  décernèrent  à Palm  d’Aelders, 
le  8 février  1791,  le  titre  de  membre  honoraire  de  cette 
garde  nationale,  avec  la  cocarde  et  la  médaille. 
« Heureuses  citoyennes  de  Creil,  s’écria  la  Hollandaise 
dans  son  discours  de  remerciement,  quel  droit  n’ont  pas 
à votre  reconnaissance  les  sages  magistrats  qui  vous 
gouvernent,  ces  hommes  éclairés  qui  osent  fouler  aux 
pieds  ces  préjugés,  enfants  de  l’ignorance,  dont  on  se 
plaisait  à nous  environner  pour  nous  entretenir  dans 
une  oisive  et  humiliante  nullité.  » Parlant  ensuite  de 
la  médaille,  ce  sera,  proclamait-elle,  « l’épée  d’honneur 
qui  couvrira  mon  cercueil  ».  Il  est  curieuxqu’à  Bordeaux 
comme  à Creil  la  municipalité  ait  encouragé  et  dirigé 
le  mouvement  féministe  naissant.  On  verra  qu’il  en 
fut  de  même  à Lyon  et  à Dijon.  Mais  nous  devons 
signaler  immédiatement  la  toute  contraire  attitude  de 
la  municipalité  de  Pau.  « On  aura  peine  à croire  que 
ces  respectables  amazones  ( de  Pau),  disait  le  Courrier 
des  83  départements,  le  13  septembre  1791,  soient  en 
guerre  ouverte  avec  la  municipalité.  Bien  n’est  plus 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


33S 

vrai  cependant.  Nous  sommes  encore  obligés  de  dire 
que  la  raison  n’est  pas  du  côté  des  sénateurs.  » 
Les  amazones  de  Pau  s’appelaient  les  Amies  de  la 
Constitution.  — Palm  d’Aelders  conçut  ou  du  moins 
exposa  (23  mars  1791)  le  projet  d’une  fédération 
nationale  de  Sociétés  de  femmes  ou  de  Sociétés  frater- 
nelles, qui  aurait  eu  pour  centre  le  Cercle  social,  fondé, 
comme  on  sait,  par  Fauchet.  L’idée  d’un  lien  à établir 
entre  des  clubs  féminins  ou  mixtes  avait,  d’ailleurs, 
été  émise  un  peu  auparavant  par  une  Société  féminine 
de  l’Ailier,  et  portée  à la  connaissance  du  public 
parisien  par  le  journal  de  Mercier  et  de  Carra,  les 
Annales  patriotiques  et  littéraires  de  la  France , qui 
disaient,  le  2 février  : « Les  Amies  de  la  Constitution  à 
Cusset,...  ces  mêmes  dames  qui  prêtèrent  en  corps  le 
serment  civique  du  14  juillet  1790  viennent  de  se 
former  en  club  et  de  déterminer  les  travaux  auxquels 
leur  loisir  leur  permettra  de  se  livrer,  soit  pour  corres- 
pondre avec  les  Sociétés  du  même  genre , soit  pour 
s’occuper  de  l’éducation  nationale  des  enfants.  » Ce  qu’il 
faudrait  savoir,  c’est  combien  il  y eut,  en  province,  de 
Sociétés  toutes  féminines,  et  combien  aussi  de  Sociétés 
des  deux  sexes,  analogues  à celles  de  Paris. 

Les  premières  seulement  intéressent  ce  travail.  Nous 
ajouterons  néanmoins  à ce  qui  précède  que  plusieurs 
grandes  Sociétés  populaires,  dans  les  départements, 
admirent  les  femmes.  Ainsi  la  Société  populaire  de 
Lille  et  le  club  central  de  Lyon.  La  « belle  tentative 
révolutionnaire  d’association  fraternelle  de  l’homme  et 
de  la  femme  »,  dont  parle  M.  Aulard  dans  une  étude 
sur  le  Féminisme  pendant  la  Révolution 1 , fut  provin- 


1.  Revue  Bleue,  19  mars  1898. 


ROSE  LACOMBE 


339 


ciale  autant  que  parisienne.  Mais  il  est  bien  certain 
que,  partout  où  elles  l’osèrent,  les  femmes  ardem- 
ment patriotes  essayèrent  d’avoir  leur  club  à elles. 
Un  discours  prononcé  à la  Société  populaire  de  Lille, 
en  avril  1791,  par  une  citoyenne  Sta,  débute  par  un 
hommage  aux  « citoyennes  d’Alais  et  de  Brest  », 
celles-ci  ayant,  comme  celles-là,  fondé  une  Société. 
( Histoire  de  Lille , par  Victor  Derode,  t.  III).  Quant 
aux  Lyonnaises,  elles  commencent  à se  grouper  entre 
elles  en  juin.  « En  août,  dit  M.  Maurice  Wahl  ( les 
Premières  années  de  la  Révolution  à Lyon),  elles  se 
constituent  avec  une  présidente  provisoire,  femme 
Sobry.  » Il  est  vrai  que  « dans  le  bureau  définitif  la 
citoyenne  Sobry  cède  la  présidence  à son  mari  et  se 
contente  de  la  vice-présidence  ».  Pourtant,  ce  n’était 
pas  une  Société  fraternelle.  Voici  le  serment  inscrit  au 
Règlement  : « Je  jure  d’être  fidèle  à la  nation,  à la  loi 
et  au  roi,  je  jure  de  porter  en  toute  occasion  mon  mari , 
mes  frères  et  mes  enfants  à remplir  leurs  devoirs  envers 
la  patrie,  je  jure  d’apprendre  à mes  enfants  et  à tous 
autres  sur  qui  j’aurais  autorité  à préférer  la  mort  à 
l’esclavage.  » 

De  ce  club  partit  en  septembre  1792  le  mouvement 
qui  mit  un  instant  la  ville  aux  mains  des  femmes.  Ce 
fut  une  des  nombreuses  émeutes  provoquées  pendant 
la  Révolution  par  la  famine  ou  la  peur  de  la  famine. 
M.  Maurice  Wahl  a reproduit  une  affiche  des  citoyennes 
de  Lyon , contenant  un  tarif,  arrêté  par  elles,  des  mar- 
chandises de  première  nécessité,  et  finissant  ainsi  : 
« Tous  ceux  qui  se  conformeront  à la  volonté  de  ce 
peuple  [le  peuple  de  Lyon),  qui  n’est  fondée  que  sur 
les  bases  de  la  justice,  de  l’équité  et  de  l’égalité, 
mériteront  bien  de  leurs  concitoyens  et  trouveront 


340 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLÜttON 


en  eux  des  gardiens  fidèles  de  leurs  propriétés  ; et 
ceux  qui  ne  voudront  pas  entendre  cette  même  voix 
ou  qui  oseraient  s’y  opposer  en  quelque  manière  que 
ce  soit  seront  voués  au  mépris  public,  regardés  comme 
traîtres  à la  patrie,  fauteurs  et  adhérents  de  la  liste 
civile,  et  poursuivis  comme  tels...  Le  présent  arrêté 
fait  provisoirement,  le  peuple  se  réservant  de  statuer 
suivant  les  récoltes.  » D’autre  part,  en  feuilletant  à la 
Bibliothèque  nationale  le  Journal  de  Li/on  ou  Moni- 
teur du  département  de  Rhône -et- Loire,  nous  y avons 
trouvé,  à la  date  du  9 janvier  1793,  un  éloge  du  « club 
des  femmes  »,  suivi  d’un  extrait  du  procès-verbal;  et 
nous  croyons  devoir  donner  cet  extrait,  piquante 
image  d’une  séance  exceptionnelle  et  caractéristique: 

Séance  du  30  décembre  1792  (tenue  en  présence  des  trois 
corps  administratifs  réunis). 

La  citoyenne  présidente  a ouvert  la  séance  de  la  manière 
accoutumée.  On  a fait  lecture  du  dernier  procès-verbal,  la 
rédaction  a été  approuvée.  Une  des  citoyennes  a demandé 
que  la  séance  commençât  par  l’hymne  des  Marseillais.  Le 
jeune  citoyen  Maître  et  la  jeune  citoyenne  Charton  l’ont 
chanté,  accompagnés  de  la  musique  et  de  la  Société  en  chœur. 
L’arrivée  des  trois  corps  administratifs  a été  annoncée  au 
son  de  la  musique  ; ils  ont  pris  place  à côté  de  la  présidente, 
revêtus  de  leurs  marques  distinctives. 

La  citoyenne  Charton,  présidente,  leur  a adressé  un  dis- 
cours où  elle  a peint  à quel  point  leurs  places  les  obligent 
de  s’occuper  du  bonheur  de  leurs  compatriotes,  qui  fera  leur 
gloire  et  leur  félicité.  La  citoyenne  Charpine  a pris  la  parole 
et  a démontré  aux  magistrats  du  peuple  combien  il  était 
urgent  d’engager  l’évêque  Lamourette  à faire  un  nouveau 
catéchisme  où  les  enfants  puissent  connaître  la  grandeur  de 
l’Etre  suprême  et  les  principes  du  vrai  républicain.  La 
citoyenne  Pere  est  montée  à la  tribune  et  a fait  un  discours 


ROSE  LACOMBE 


341 


dans  lequel  elle  a démontré  que  nous  devons  notre  glorieuse 
Révolution  aux  philosophes  qui  nous  ont  devancés  et  combien 
il  est  urgent  de  propager  les  Sociétés  populaires  où  la  jeu- 
nesse pourra  s’instruire  des  lois  nouvelles  ; elle  a prouvé 
combien  on  doit  à la  jeunesse  d’encouragements.  La  citoyenne 
Machezot  a adressé  aux  magistrats  du  peuple  un  discours 
dans  lequel,  après  avoir  appelé  toute  leur  attention  sur  cette 
grande  cité,  elle  leur  promet  au  nom  de  l’assemblée,  à la  fin 
de  leurs  fonctions,  la  récompense  des  vrais  républicains,  la 
gloire  d’avoir  bien  mérité  de  la  patrie.  La  citoyenne  Girau- 
din  leur  a témoigné  combien  l’assemblée  était  satisfaite  de 
les  posséder. 

La  jeune  citoyenne  Robin  est  montée  à la  tribune  et  a 
récité  le  chapitre  vii  du  Contrat  social  de  J. -J.  Rousseau, 
une  partie  du  chapitre  vin  du  même  livre,  les  Droits  de 
T homme  et  une  prière  patriotique.  La  jeune  citoyenne 
Lacroix  a récité  une  partie  du  chapitre  vii  du  Contrat  social 
et  les  Droits  de  l'homme.  La  jeune  citoyenne  Charpine  a 
récité  les  Droits  de  l'homme  et  le  Catéchisme  de  la  République. 
La  jeune  citoyenne  Pierrefeuxa  récité  une  prière  patriotique. 
Le  jeune  citoyen  Maître,  les  Droits  de  V homme.  Le  jeune 
citoyen  Cliaine,  le  chapitre  vu  du  Contrat  social.  Le  jeune 
citoyen  Fauvre,  une  partie  du  même  chapitre.  Le  citoyen 
Louis,  une  journée  de  V Almanach  du  Père  Gérard  et  les 
Droits  de  l'homme.  Il  a été  fait  une  cueillette  pour  un  citoyen 
boulanger  sans  ouvrage.  On  a fait  la  distribution  des  prix  : 
la  citoyenne  Robin  a eu  le  premier  ; la  citoyenne  Lacroix,  le 
second  ; la  citoyenne  Charpine,  le  troisième  ; le  citoyen 
Chaine  a eu  le  premier  prix;  le  citoyen  Maître,  le  second. 
Les  premiers  prix  ont  été  distribués  par  les  membres  du 
département,  les  seconds  par  les  membres  du  district,  les 
troisièmes  par  les  membres  de  la  municipalité.  Le  jeune 
citoyen  Chaine  a fait  le  serment  de  ne  se  servir  du  sabre 
dont  il  venait  d’être  décoré  que  pour  renverser  les  ennemis 
de  la  patrie  et  de  la  République. 

Le  citoyen  Maillan,  membre  du  département,  a fait  un 
résumé  des  travaux  des  trois  législatures,  a retracé  les  soins 
que  chaque  citoyen  doit  apporter  à consolider  la  République 


342 


TROTS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


naissante,  et  principalement  les  soins  que  ces  citoyennes, 
mères  de  famille,  doivent  à leurs  enfants.  Le  citoyen  Matezou, 
membre  du  district,  a pris  la  parole  pour  engager  les 
citoyennes  à continuer  l’instruction  de  leurs  enfants.  Le 
citoyen  Bertholon,  membre  de  la  municipalité,  a prononcé 
un  discours  pour  propager  les  principes  de  patriotisme  de  la 
cité  et  ceux  des  mères  de  famille  qui  se  vouent  au  bonheur 
de  leurs  concitoyens. 

Une  citoyenne  a demandé  que  l’hymne  des  Marseillais  fût 
chanté  par  le  citoyen  Monfalcon  pour  la  clôture  de  la  séance. 

Ces  distributions  de  prix,  après  concours  de  récita- 
tions civiques,  étaient  les  fêtes  de  famille  de  ce  club 
de  mères  patriotes. 

Celles-ci,  attaquées  par  les  Révolutions  de  Paris , 
le  26  janvier  1793,  à propos  même  de  la  fête  du  30  dé- 
cembre, ripostèrent  violemment  et  précisèrent  le  but 
multiple  et  un  de  leur  association,  dans  cette  lettre  au 
citoyen  Prudhomme,  signée  « Charton  présidente  » : 

Citoyen,  si  la  vérité  est  une  vertu  qui  honore  le  patriote 
qui  a la  force  de  la  professer,  de  même  la  médisance  et  la 
calomnie  sont  des  vices  qui  vouent  au  mépris  les  écrivains 
qui  ont  la  lâcheté  de  s’y  abandonner. 

Les  citoyennes  de  Lyon  composantla  Société  des  Amies  de 
la  liberté  et  de  l'éçjalité  ne  sont  point  réunies,  comme  tu  le 
dis...,  depuis  très  peu  de  temps,  mais  bien  depuis  l’époque 
où,  dans  un  de  tes  autres  numéros,  tu  leur  prescris  de  se 
réunir,  de  former  leurs  enfants  à l’esprit  public  en  leur 
citant  pour  exemple  les  citoyennes  de  Rome. 

D’ailleurs,  le  but  de  leur  association  est  de  s’instruire  des 
décrets  de  la  Convention  en  y lisant  ton  journal,  de  secourir 
leurs  frères  malheureux,  d’instruire  leurs  enfants  dans  le 
nouvel  ordre  de  choses,  et  de  jurer  une  haine  éternelle  aux 
tyrans. 

Elles  ne  tiennent  leurs  assemblées  que  les  dimanches  et  à 


ROSE  LACOMBE 


343 


l’heure  des  vêpres  : elles  distribuent  des  récompenses  à ceux 
de  leurs  enfants  qui  ont  le  mieux  profité  de  leur  éducation, 
et  ce  n’est  que  ces  seuls  jours  que  les  corps  administratifs 
sont  invités  de  s'y  rendre... 

En  publiant  cette  réponse  (23  février),  la  feuille  de 
Prudhomme  se  couvrit  de  l’autorité  de  J. -J.  Rousseau  : 
elle  assura  — singulier  argument  — que  « Julie  Vol- 
mar  n’eût  point  conduit  ses  enfants  au  club  des  ci- 
toyennes de  Lyon  » ; mais  elle  se  montra  plus  modérée 
que  dans  l’attaque,  et  la  querelle  n’alla  pas  plus  loin. 

Provoquées  à la  fin  du  sermon  aux  Lyonnaises,  les 
citoyennes  de  Dijon  avaient,  elles  aussi,  répondu,  et 
non  pas  en  quelques  lignes,  mais  par  un  véritable 
manifeste.  Ces  pages  remarquables,  signées  « Blandin 
Demoulin,  présidente  de  la  Société  des  Amies  cle  la 
République  établie  à Dijon  »,  seraient  à reproduire  inté- 
gralement dans  une  étude  sur  cette  Société.  En  voici 
l’analyse  et  des  extraits.  En  République,  chaque  indi- 
vidu, faisant  « partie  intégrante  du  tout  »,  doit  travail- 
ler au  bien  général  ; « il  s’ensuit  nécessairement  que 
les  femmes  doivent  contribuer,  autant  qu’elles  le 
peuvent,  au  bien  de  tous  ».  Mais  comment  pourraient- 
elles  remplir  ce  devoir  sans  former  des  associations? 
Le  club  féminin  de  Dijon  a déjà  rendu  d’importants 
services  : 


C’est  à cette  Société  que  les  officiers  municipaux  ont  eu 
recours  pour  les  prier  de  se  charger  du  soin  des  prisonniers, 
que  les  femmes  ci-devant  nobles  avaient  abandonnés  par 
aristocratie  ; c’est  encore  cette  Société  de  citoyennes  qui  a 
formé  un  établissement  de  secours,  où  elles  occupent  à la 
filature,  depuis  quinze  mois,  environ  trois  cents  femmes  qui 
manquaient  d’ouvrage...  Qui  ne  sent  pas  toutes  les  peines 


344 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


qu’exigent  cette  institution,  le  mode  de  distribution,  la  comp- 
tabilité, etc...  ? 

...  Il  vient  de  s’ouvrir  parmi  nous  une  souscription  pour 
les  défenseurs  de  la  liberté,  où  chacune  vient  déposer  telle 
somme  qu’autrefois...  l’on  sacrifiait  aux  plaisirs  frivoles  des 
bals. 

C’est  la  Société  des  citoyennes  réunies  en  club,  qui,  lors 
du  retour  à Dijon  du  second  bataillon  indignement  trahi  à 
Longwy,  allèrent  au-devant  de  ces  braves  guerriers,  et  leur 
portèrent  à plus  d’une  lieue  de  nouvelles  armes  et  un  dra- 
peau, sur  lequel  ces  soldats,  qui  n’avaient  point  désespéré  de 
leur  patrie,  jurèrent  solennellement  de  venger  leur  liberté  et 
de  vaincre  au  nom  de  la  France  et  de  leurs  concitoyennes. 
Ce  sont  ces  mêmes  citoyennes  qui,  aux  époques  du  départ 
de  leurs  frères  d’armes,  les  ont  exhortés,  avec  l’énergie  des 
femmes  libres,  de  ne  jamais  reparaître  dans  leurs  foyers  sans 
avoir  auparavant  anéanti  les  despotes... 

Les  Révolutions  de  Paris  avaient  reproché  aux  clubs 
de  femmes  d’être  les  « fléaux  » des  mœurs  domestiques 
« à cause  de  la  dissipation  qu’ils  entraînent  avec  eux  ». 
La  citoyenne  Blandin  Demoulin  ne  répond  pas  directe- 
ment ; mais  elle  demande  à Prudhomme,  « philo- 
sophe » et  « républicain  »,  s’il  veut  « tenir  toujours  les 
femmes  dans  un  état  d’enfance  et  de  frivolité  »,  et  elle 
expose  les  dangers  pour  la  famille  de  cet  état  d’enfance 
des  mères  : 

Que  deviendra  donc  cette  mère  de  famille  qui,  n’ayant 
aucune  instruction,  se  trouve,  par  la  mort  de  son  mari,  obli- 
gée de  régir  des  affaires  compliquées  ou  commerciales?  Est- 
il  mieux  qu’elle  confie  ses  intérêts,  ceux  de  ses  enfants,  à un 
stipendiaire  insouciant  ou  inhabile?  Que  deviendront  ces 
enfants  entre  les  mains  d’une  mère  tendre,  à la  vérité,  qui  les 
laisse  périr  dans  leurs  maladies,  faute  de  certaines  connais- 
sances que  tout  individu  devrait  posséder  ? Et  l’enfance,  con- 


ROSE  LA.COM  BE 


345 


fiée  aux  femmes,  ne  se  chargera-t-elle  pas  de  préjugés  ineffa- 
çables, si  celles-ci  sont  dans  l’ignorance  de  ce  qu’elles  doivent 
savoir?... 

Enfin  elle  déclare  qu’il  n’y  a pas,  comme  on  dirait 
aujourd’hui,  d’émancipation  réelle  possible  pour  l’homme 
si  la  femme  reste  esclave,  car  les  mœurs  sont  l’ouvrage 
des  femmes.  Il  faut  donc  rétablir  celles-ci  « dans  leur 
dignité  nalurelle  ». 

Le  réplique  de  Prudhomme,  ou  du  rédacteur  qu’il 
en  chargea,  fut  plutôt  faible.  L’autorité  de  Rousseau, 
encore  invoquée,  y tenait  lieu  de  raison  : « Le  sage  qui 
disait  et  répétait  sans  cesse  que  la  femme  la  plus  esti- 
mable est  celle  dont  on  parle  le  moins,  eût  eu  de  la 
peine  à lire  jusqu’au  bout  la  lettre  de  la  présidente 
Blandin  Demoulin;  Rousseau  n’aimait  pas  chez  les 
femmes  tant  d’esprit  et  de  si  beaux  raisonnements  ». 
(N°  189). 

Quant  au  troisième  club  sur  lequel  nous  avons  pro- 
mis quelques  renseignements,  il  en  est  question  dans 
la  même  gazette  de  Lyon  où  nous  avons  puisé  tout  à 
l’heure.  C’était  le  club  des  Amies  de  la  liberté  et  de 
l'égalité  de  Besançon,  fondé  en  octobre  1792  sous  les 
auspices  de  la  citoyenne  Maugras,  maîtresse  modiste. 
En  février  1793,  le  Journal  de  Lyon  ou  Moniteur  du 
département  de  Rhône-et-Loire  félicitait  ces  Bisontines 
d’avoir  arrêté  que  les  institutrices  « seraient  invitées  à 
faire  apprendre  de  mémoire  les  Droits  de  l'homme  aux 
jeunes  citoyennes  confiées  à leurs  soins  ».  Le  club  se 
proposait  de  donner  des  prix.  Les  enfants  couronnés 
auraient  « le  privilège  d’assister  aux  séances  ».  La  feuille 
lyonnaise  ajoute  qu’une  « adresse  à la  Convention,  rela- 
tive à l’éducation  des  filles  »,  a été  adoptée  à l’unani- 


340 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


mité,  et  que  des  citoyennes  « demandent  des  assemblées 
primaires  » où  les  femmes  nommeraient  les  institu- 
trices. « Des  mères  de  famille  seront  plus  propres  que 
des  hommes  pour  ce  choix.  » Comme  celle  de  Lyon, 
cette  Société  féminine  de  Besançon  met  donc  au  pre- 
mier rang  des  questions  d’intérêt  général  celle  de  l’édu- 
cation civique  de  l’enfance.  Sa  mission  principale,  la 
mission  principale  des  républicaines  lui  semble  être  de 
former  des  citoyens  et  des  citoyennes.  — A relever 
aussi  dans  le  Moniteur  de  Rhône-et-Loire  une  proposition 
de  la  citoyenne  Maugras  demandant  qu’aucun  homme 
ne  soit  admis  « dans  l’atelier  des  ouvrières  ».  La  pro- 
tection morale  de  la  femme,  n’est-ce  pas  du  ressort 
naturel  d’un  club  de  femmes?  Et  assurément,  s’il  se 
trouvait  un  historien  pour  vouer  quinze  ou  vingt  ans 
de  sa  vie  à la  vaste  enquête  scientifique  d’où  pourrait 
sortir  une  Histoire  de  la  femme  pendant  la  Révolution, 
des  traits  comme  ceux  que  nous  venons  d’indiquer  appa- 
raîtraient significatifs  d’une  partie  du  rôle  de  la  Patriote. 

Dans  un  ouvrage  extrêmement  copieux,  mais  exces- 
sivement partial  : Histoire  de  la  persécution  révolution- 
naire dans,  le  département  du  Doubs  (1872,  10  volumes), 
le  royaliste  J.  Sauzay  s’est  beaucoup  occupé  des  Amies 
de  R égalité  de  Besançon.  Elles  étaient  jacobines  comme 
leurs  « sœurs  » de  Dijon  et  de  Lyon.  Un  de  leurs  actes 
notables  est  leur  protestation  contre  un  arrêté  du  dépar- 
tement du  24  avril  1793  : « Citoyens  administrateurs, 
disaient-elles,  il  est  parvenu  à la  Société  des  Amies  de 
la  liberté  et  de  Végalité  que  le  département  avait  pris 
un  arrêté  à l’effet  de  faire  sortir  du  séminaire  les  femmes 
aristocrates  et  suspectes  que  les  trois  corps  administra- 
tifs avaient  jugé  devoir  être  renfermées  pour  la  tran- 
quillité du  salut  public.  C’est  ayec  la  plus  grande 


ROSE  LACOMBE 


347 


inquiétude  que  la  Société  verrait  prendre  cette  mesure. 
Tout  au  contraire,  elle  regarde  comme  un  devoir  des 
corps  administratifs  de  garder  ces  otages  comme  devant 
être  notre  sûreté  ; et  elle  pense  que,  loin  de  leur  accor- 
der leur  liberté,  les  femmes,  ainsi  que  les  hommes 
qui  ont  été  incarcérés  en  même  temps,  doivent  rester 
prisonniers  jusqu’à  ce  que  la  patrie  soit  hors  de  dan- 
ger... » (Sauzav,  t.  III).  La  présidente  était  alors  la 
citoyenne  Dunand. 

Un  autre  acte  également  à noter  est  le  vote  d’une 
motion  tendant  à demander  à la  Convention  le  droit  de 
suffrage  pour  les  femmes  dans  les  assemblées  primaires. 
[Ibid.). 

A Paris,  c’est  la  politique  de  la  fraction  la  plus  avan- 
cée du  club  des  Cordeliers,  la  politique  des  sections  les 
plus  violentes,  que  vont  servir  les  Républicaines  révolu- 
tionnaires. Et  elles  passeront  au-delà  de  Marat,  au-delà 
d’Hébert,  avec  Jacques  Roux,  Leclerc,  Yarlet,  trio  anti- 
Dantoniste,  anti-Robespierriste,  qui  prêche  une  révolu- 
tion sociale. 

' Les  « ennemis  de  la  République  » contre  lesquels 
s’était  fondée  leur  Société,  — on  se  rappelle  l’entrefilet 
du  Moniteur  du  13  mai  1793, — c’étaient,  bien  entendu, 
les  Girondins.  Pourtant,  le  12,  leur  première  députation 
aux  Jacobins  se  bornait  à déclarer  qu’elles  se  propo- 
saient d’armer  les  femmes  patriotes  de  dix-huit  à cin- 
quante ans  et  de  les  organiser  en  corps  d’armée  contre 
la  Vendée.  (Aulard,  la  Société  des  Jacobins , t.  V).  Mais, 
le  19,  une  seconde  députation  accompagne  aux  Jacobins 
une  délégation  des  Cordeliers,  et  Yorateur  des  deux 
groupes  réunis  lit  une  pétition  qu’il  s’agit  de  faire  por- 


348 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


ter  à la  Convention  par  « une  masse  importante  du 
peuple  » et  qui  demande  : 1°  l'arrestation  immédiate  des 
« hommes  suspects  » ; 2°  rétablissement  de  tribunaux 
révolutionnaires  dans  tous  les  départements  et  dans  les 
sections  de  Paris  ; 3°  la  mise  en  accusation  des  Brissot, 
Guadet,  Vergniaud,  Gensonné,  Buzot,  Barbaroux,  etc., 
« désignés  pour  être  les  états-majors  de  l’armée  contre- 
révolutionnaire  » ; 4°  la  création  dans  chaque  ville 
d’armées  révolutionnaires;  5°  l’augmentation  de  l’armée 
de  Paris,  qui  comprendrait  quarante  mille  hommes; 
6°  l’extermination  des  agioteurs  et  des  accapareurs. 
[Ibid.). 

La  pétition  insistait  sur  ce  dernier  point,  dénonçant 
« l’aristocratie  mercantile  d’une  caste  insolente  qui 
veut  s’assimilera  la  royauté  et  accaparer  toutes  les 
richesses  » ; disant  meme  : « Nous  voulons  qu’il  n’y  ait 
pas  un  malheureux  dans  la  République.  » Paroles  d’où 
aurait  pu  sortir  une  révolution  nouvelle,  si  la  révolution 
bourgeoise  ou  jacobine  ne  l’avait  pas  emporté  : et  c’est 
précisément  contre  celle-ci,  pour  une  sorte  de  Répu- 
blique socialiste,  — à la  qualifier  d’un  mot  alors  ignoré, 
— que  vont  bientôt  combattre  les  Enragés  et,  avec  eux, 
les  Républicaines  révolutionnaires. 

Le  lendemain,  la  Commune  reçoit  les  deux  députa- 
tions, et  le  président  du  Conseil  général  témoigne  aux 
« citoyennes  la  satisfaction  qu’il  ressent  de  les  voir 
exprimer  leurs  sentiments  avec  cette  énergie  mâle  » ; 
il  les  invite  à la  séance;  puis...  le  Conseil  « passe  à 
l’ordre  du  jour  ».  (A.  Schmidt,  Tableaux  de  la  Rév. 
fr.,  t.  I,  p.  262). 

Le  27,  nouvelle  députation  aux  Jacobins  — des 
Républicaines  révolutionnaires  seulement.  Nous  n’au- 
rions pas,  d’ailleurs,  à nous  y arrêter,  si  l’oratrice 


ÎIOSE  LACOMBE 


349 


chargée  de  dire  que  ses  compagnes  n’étaient  pas  « des 
animaux  domestiques  » et  se  formeraient  en  phalange 
pour  anéantir  les  aristocrates  était  restée  anonyme; 
mais,  dans  une  biographie  de  Glaire  Lacombe,  il  n’est 
pas  inutile  de  mentionner  que  la  citoyenne  munie  de 
ce  message  s’appelait  Lecointre.  (Aulard,  Y).  On  ne 
voit  pas  l’ancienne  actrice  à la  tête  d’une  délégation 
avant  le  26  juin. 

Le  31  mai,  pourtant,  une  députation  de  la  Société 
s’était  présentée  au  Conseil  général  de  la  Commune, 
demandant  à être  admise  à délibérer  avec  le  Comité 
révolutionnaire.  « Le  Conseil,  lisons-nous  dans  le  Moni- 
teur du  2 juin,  félicite  ces  citoyennes  de  leur  zèle 
républicain  et  leur  témoigne  tous  ses  regrets  de  ne 
pouvoir  les  admettre  au  Comité  révolutionnaire  des 
hommes.  11  leur  observe  que  ce  Comité  n’est  point  une 
Société  réunie  en  club,  mais  qu’il  est  composé  des  députés 
des  quarante-huit  sections.  Les  citoyennes  sont  invitées 
à assister  à la  séance.  » Rappelant  le  fait,  Mortimer- 
Ternaux  ajoute  : « Ces  citoyennes  ne  se  rebutèrent  pas. 
Le  2 juin,  elles  se  présentèrent  à la  Convention  pour 
l’entretenir  d’un  objet  important,  disaient-elles.  Mais 
l’Assemblée  était  alors  trop  occupée  pour  faire  droit  à 
leur  requête.  Les  lettres,  pouvoirs  et  adresses  de  ce 
club  féminin...  sont  signés  : Pauline  Léon,  présidente.  » 
( Histoire  de  la  Terreur , t.  VII,  p.  331.)  Nous  ne  savons  pas 
où  cet  historien  vit  ces  adresses,  pouvoirs  et  lettres;  mais 
ce  fut  sans  doute  dans  un  des  dépôts  brûlés  en  1871  ; 
et  il  se  peut  très  bien  que  Pauline  Léon,  déjà  connue 
en  1792,  ait  été  la  première  présidente  de  la  Société. 
Elle  fut  des  rivales  de  Lacombe.  Elle  lui  fut  même 
une  rivale  heureuse  comme  femme,  car  elle  lui  prit  le 
cœur  de  Leclerc,  qui  devint  son  mari. 


3dO 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


Deux  fois,  le  10  juillet  et  le  15  août,  elle  est  la 
déléguée  principale  des  Républicaines  révolutionnaires 
aux  Jacobins.  Et  le  Règlement  de  la  Société,  daté  du 
9 juillet1,  porte  son  nom  et  ne  porte  pas  celui  de 
Lacombe.  Elle  a signé  en  qualité  de  secrétaire,  après 
la  présidente  Rousaud,  et  les  trois  autres  secrétaires, 
Potheau,  Lemonier,  Dubreuil. 

L’article  II  de  ce  Règlement  tardif  voulait  que  chaque 
mois  une  nouvelle  présidente  fût  élue.  Or,  à moins  que 
Lacombe  n’ait  eu  la  présidence  en  juin,  il  est  certain 
qu’elle  ne  l’eut  pas  avant  septembre.  La  plus  impor- 
tante pétition  du  club,  lue  à la  barre  de  la  Convention 
le  26  août,  est  signée  : Champion,  présidente.  C’est 
Lacombe,  il  est  vrai,  qui  lut  cette  pétition. 

Son  autorité  n’avait  pas  cessé  de  grandir  et  finit  par 
lui  donner  aux  yeux  du  public,  comme  dans  la  Société, 
une  place  à part;  voilà  ce  qu’établira  la  suite  de  ce 
travail.  Cependant  l’article  de  Jacques  Roux,  auquel 
nous  avons  déjà  fait  allusion,  tout  en  la  nommant  la 
première  parmi  les  Républicaines  qui  aidèrent  à « ren- 
verser la  faction  des  hommes  d’Elat  »,  c’est-à-dire  la 
Gironde,  cile  les  Champion,  les  Colombe,  les  Ardouin, 
avec  l’apparence  d’une  égale  estime  révolutionnaire 
(septembre  1793).  Mais,  pour  Buzot  proscrit,  et  qui, 
d’ailleurs,  ne  l’avait  jamais  vue,  car  il  la  traite  — dou- 
blement trompé  — de  « vieille  barboteuse  »,  elle  est  le 
« chef  » de  son  club.  Elle  a pris,  disait-il,  « un  grand 
empire,  et,  dans  les  débats  qui  se  préparent  entre 
Robespierre  et  ses  amis  et  Danton  et  les  siens,  cette 
impudique  femelle  pourrait  bien  faire  pencher  la 
balance  en  faveur  du  parti  pour  lequel  elle  se  déclare- 

1.  Ce  Règlement  ne  se  trouve  dans  aucune  bibliothèque  publique.  Il 
nous  a été  communiqué  par  le  savant  bibliographe  M.  Paul  Lacombe. 


ftOSE  LACOMBE 


3bl 

fait  ».  (Dauban,  Mémoires  inédits  de  Pétion  et  Mémoires 
de  Buzot  et  de  Barbaroux , 1866,  p.  72).  Assurément, 
d’autre  part,  on  n’a  pas  oublie  que  Vilate,  en  1795, 
l’appelle  la  « présidente  » des  ci-devant  « Amazones 
révolutionnaires  »,  comme  si,  effectivement,  les  Répu- 
blicaines n’avaient  jamais  eu  qu’elle  pour  présidente  ; 
et  la  légende  aboutira  chez  Proussinalle  à cette  affir- 
mation : « Elle  leva  un  club  de  femmes.  » Mais  ces 
erreurs  mêmes,  pieusement  recueillies  par  des  histo- 
riens, sont  la  preuve  que  la  notoriété  de  ses  premières 
rivales  avait  rapidement  pâli  devant  le  progrès  de  la 
sienne  ; leurs  noms  étaient  déjà  oubliés  quand  Vilate 
écrivait  ses  Mystères  de  la  Mère  de  Dieu  dévoilés ; et 
enfin  il  n’est  pas  douteux  qu’en  septembre  1793  elle 
était  arrivée  à une  popularité  rappelant  un  peu  celle 
qu’avait  eue  Théroigne.  Baudot  et  Choudieu  rapprochent 
les  deux  héroïnes,  comme  l’avait  fait  la  Gazette  fran- 
çaiseL — Parmi  les  Républicaines  révolutionnaires,  elle 
s’était  fait  des  fanatiques.  L’une  de  ses  deux  princi- 
pales dénonciatrices  en  1794,  la  citoyenne  Lemoce, 
donnera  les  « noms  des  femmes  de  l’état-major  de  la 
nommée  Lacombe  ».  (Arch.  nat.,  pièce  déjà  citée). 
Eût-on  pu  dire  d’une  autre  qu’elle  avait  un  état-major  ? 

La  liste  dressée  par  la  femme  Lemoce  n’a  pas,  du 
reste,  d'intérêt  par  elle-même,  en  a du  moins  très  peu. 
Y figurent  « deux  marchandes  de  gâteaux  de  Nanterre  », 
entre  des  noms  que  ne  suit  aucune  espèce  d’indication  : 
Fleury,  Dubois,  Mounier,  Martin,  Barré,  Pleby,  Capi- 
taine,— évidemmentla  citoyenne  Victoire  Capitaine,  que 
nous  avons  déjà  rencontrée  et  que  nous  retrouverons. 

1.  Le  passage  de  Baudot  a été  cité  dans  l’étude  sur  Théroigne.  Voici 
ce  que  dit  Choudieu  : « Elle  ( Lacombe ) avait,  comme  MUo  Théroigne, 
une  grande  influence  dans  les  groupes.  » 


352 


TROIS  FEMMES  DE  LA  REVOLUTION 


Peut-être  en  cherchant  bien  découvrirait-on  la  pro- 
fession de  ces  aides  de  camp  féminins  de  l’ex-comé- 
dienne.  Nous  avons  dû  limiter  nos  investigations  ; à 
notre  vif  regret,  car  il  y a contre  les  Républicaines 
révolutionnaires  une  légende  à la  fois  royaliste  et 
girondine,  fixée  par  Lamartine  dans  cette  phrase  : « La 
Société  révolutionnaire...  était  composée  de  femmes 
perdues,  aventurières  de  leur  sexe,  recrutées  dans  le 
vice,  ou  dans  les  réduits  de  la  misère,  ou  dans  les 
cabanons  de  la  démence.  » Et  voilà  même,  selon 
Lamartine,  ce  qui  achèverait  d’expliquer  fascendant 
sur  elles  de  Rose  Lacombe.  « Une  femme  pure  les  aurait 
humiliées  »,  tandis  que  Lacombe  — « qui  parlait  comme 
un  homme,  qui  gesticulait  comme  une  actrice,  et  qui 
éblouissait  de  beauté  » — « leur  paraissait  réhabiliter 
leur  profession  ».  Il  s’était  inspiré  surtout  de  ces  lignes 
de  Buzot  : « Femmes  perdues,  ramassées  dans  les  boues 
de  Paris,  dont  l’effronterie  n’a  d’égale  que  leur  impu- 
dicité, monstres  femelles  qui  ont  toute  la  cruauté  de  la 
faiblesse  et  tous  les  vices  de  leur  sexe.  » Mais  on  a vu 
combien  l’ancien  amant  spirituel  de  Mme  Roland  se 
trompait  sur  Lacombe  ; la  même  crédulité  haineuse  lui 
lit  considérer  comme  autant  de  prostituées  les  ciloyennes 
dont  le  club  eut  pour  premier  dessein  l’écrasement  de 
la  Gironde. 

Celle-ci  ne  pouvait  pas  admettre  que  les  femmes  des 
Sociétés  fraternelles  ou  les  Républicaines  révolution- 
naires qui  travaillèrent  si  efficacement  à la  « Révolu- 
tion de  1793  » ne  fussent  pas,  en  grande  majorité,  des 
filles.  Ils  employèrent  contre  elles  le  même  vocabu- 
laire de  mépris  furieux  qu’avec  une  même  bonne  foi  les 
royalistes  avaient  dirigé  contre  les  femmes  d’octobre. 
Ainsi  Buzot  encore  s’écriait  : « Il  se  pourrait,  à la  lin. 


ROSE  LACOMHE 


353 


qu’à  bien  examiner  les  choses,  les  armées  françaises 
ne  se  battissent,  l’Assemblée  de  la  nation  ne  se  désho- 
norât, la  fortune  publique  ne  s’anéantît,  toute  la  Répu- 
blique ne  fût  teinte  du  sang  français  que  par  les 
intrigues  des  plus  hideuses  coquines  de  Paris.  » Avant 
le  31  mai  déjà,  Michel,  député  du  Morbihan,  écrivait 
des  femmes  qui,  des  tribunes  de  la  Convention,  trou- 
blaient les  séances  : « La  plupart  de  ces  créatures  sont 
des  filles  publiques».  (Mortimer-Ternaux,  t.  VII,  p.  561). 
Et  il  faut  le  dire,  par  parenthèse,  — la  parenthèse  sera 
un  peu  longue, — les  Girondins  ne  pouvaient  pas  croire 
non  plus  que  ces  exaltées  ne  fussent  pas  presque  toutes 
à la  solde  des  Jacobins  ou  des  Enragés.  Bien  avant 
d’écrire  dans  ses  Mémoires  : « Leurs  poignards  appar- 
tiennent à qui  sait  mieux  les  payer  »,  Buzot  se  plai- 
gnait à la  tribune  de  la  Convention,  le  20  mai,  que 
« malgré  deux  décrets  » la  « police  » des  tribunes  fût 
« encore  faite  par  des  femmes  ou  soudoyées  ou  éga- 
rées ».  ( Moniteur  du  22  mai).  Le  18,  Gamon,  député  de 
l’Ardèche,  et  « l’un  des  membres  du  comité  des  ins- 
pecteurs de  la  salle  »,  avait  dit  : « Je  dois  vous  obser- 
ver que  ces  femmes,  qui  sont  venues  régulièrement 
troubler  nos  séances,  et  faire  cette  police  singulière,  sont 
évidemment  salariées  parnos  ennemis.  En  effet,  presque 
toutes  portent  les  livrées  de  la  misère  ; elles  ne  paraissent 
avoir  d’autres  moyens  de  subsistance  connus  que  le 
produit  de  leur  travail  journalier;  et  cependant  elles 
passent  les  journées  dans  les  corridors  et  se  distri- 
buent avec  ordre  pour  assiéger  les  portes  de  toutes  les 
tribunes.  » ( Moniteur  du  20  mai).  Gamon  attribuait 
« ces  manœuvres  aux  aristocrates  et  aux  anarchistes  »k 
Et  le  président  de  la  séance,  le  fougueux  girondin 
Isnard,  d’intervenir  par  cette  déclaration  : « Un  citoyen 


354 


TKOIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


que  je  nommerai  au  Comité  de  sûreté  générale,  se 
trouvant  avec  ces  femmes,  leur  a demandé  pourquoi 
elles  fermaient  ces  tribunes  sans  en  profiter.  — Cela 
nous  est  égal,  ont-elles  répondu  : avec  nos  billets,  nous 
avons  des  assignats  et  souvent  de  l’argent.  » Cette 
opinion  de  la  Gironde  se  trouvait,  d’ailleurs,  exprimée 
dans  un  rapport  de  police  du  16  mai.  Nous  avons  cité 
quelques  lignes  de  ce  rapport  dans  notre  étude  sur  Thé- 
roigne,  mais  non  pas  ceci  : « Il  est  vraisemblable 
qu’elles  sont  payées...  Le  fait  suivant  confirme  ce  soup- 
çon. Vers  les  cinq  heures  du  soir,  un  particulier  vint 
au  milieu  de  ce  groupe  femelle,  s’informa  de  ce  qu’il  y 
avait  de  nouveau;  on  l’en  a instruit,  et  une  de  ces 
observatrices  ajouta  : Vous  avez  vingt  sols  à me  rendre  ; 
ce  que  le  particulier  fit  aussitôt  en  disant  à demi-voix  : 
Il  faut  vivre.  » Et  rien  sans  doute  ne  permet  d’assurer 
qu'il  n’y  eut  pas  de  femmes  embauchées  parmi  les 
citoyennes  des  tribunes  — ou  des  rassemblements  aux 
abords  de  la  salle  ; rien,  non  plus,  qu’il  n’y  eut  point  de 
filles.  Mais  certainement  la  grande  majorité  se  com- 
posait de  femmesdu  peuple  n'obéissant  qu’àleur  passion 
révolutionnaire;  et,  quand  Buzot  représente  en  parti- 
culier la  Société  des  Républicaines  comme  un  club  de 
créatures  perdues,  sorties  du  ruisseau,  c’est  une  con- 
solation qu’il  olfre  aveuglément  à ses  ressentiments  de 
vaincu. 

Un  tel  club  eût-il  osé  soumettre  à la  Convention  la 
pétition  que  résume  le  Moniteur  du  21  septembre, 
pétition  « tendant  à faire  transférer  les  femmes  de 
mauvaise  vie  dans  des  maisons  nationales  pour  les  y 
occuper  à des  travaux  utiles  et  ramener,  s’il  se  peut,  aux 
bonnes  mœurs,  par  des  lectures  patriotiques,  ces  mal- 
heureuses victimes  du  libertinage,  dont  souvent  le 


ROSE  LACOMBE 


355 

cœur  est  bon,  et  que  la  misère  seule  a presque  toujours 
réduites  à cet  état  déplorable  »? 

Eût-il  osé,  d’autre  part,  ouvrir  son  Règlement  du  9 juil- 
let par  cette  profession  de  foi  : « Les  citoyennes  répu- 
blicaines révolutionnaires,  convaincues  que  sans  mœurs 
et  sans  principes  il  n’y  a pas  de  liberté...  »,  et  surtout 
rédiger  cet  article  XII  : « La  Société,  considérant  que 
l’on  ne  s’associe  que  pour  s’honorer,  se  soutenir  et  pour 
s’encourager  dans  la  vertu,  a arreté  qu’elle  no  recevra 
dans  son  sein  que  des  citoyennes  de  bonnes  mœurs  ; elle 
a fait  de  cette  condition  la  plus  essentielle  pour  l’ad- 
mission et  a voulu  que  le  défaut  de  bonnes  mœurs 
fût  une  des  principales  causes  d’exclusion.  » 

Assurément  le  8 brumaire  an  II  (29  octobre  1793), 
à la  Convention,  Fabre  d’Eglantine,  parlant  des  Sociétés 
fraternelles  et  de  celle  qui  nous  occupe,  dira  : « J’ai 
fort  bien  observé  que  ces  Sociétés  ne  sont  point  compo- 
sées de  mères  de  famille,  de  filles  de  famille,  de  sœurs 
occupées  de  leurs  frères  ou  leurs  sœurs  en  bas  âge, 
mais  d’espèces  d’aventurières,  de  chevalières  errantes,  de 
filles  émancipées,  de  grenadiers  femelles.  » Et  la  Conven- 
tion d’applaudir.  ( Moniteur  du  30  octobre).  Mais  il  faut 
tenir  compte  des  violents  préjugés  antiféministes  de  la 
Convention,  qui,  le  lendemain,  sur  un  rapport  d’Amar, 
va  supprimer  toutes  les  Sociétés  populaires  de  femmes. 
Il  faut  tenir  compte  de  circonstances  que  nous  ferons 
connaître  et  qui  motivèrent  ce  décret  de  fermeture.  On 
le  verra  aussi  : le  coup  était  dirigé  en  réalité  contre  le 
parti  mourant  des  Enragés  : c’était  le  coup  de  grâce. 
Puis,  la  phrase  du  dantoniste  Fabre,  n’est-ce  pas  plutôt 
une  caricature  — où  se  reconnaît  l’homme  de  théâtre  — 
qu’une  véritable  flétrissure?  Enfin,  le  15  brumaire 
(5  novembre),  une  députation  de  citoyennes,  admise  à 


356 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


la  barre  de  la  Convention,  y protestait  contre  le  décret 
du  30  octobre  en  déclarant  que  la  ci-devant  Société  des 
Républicaines  révolutionnaires  se  composait  « en  ma- 
jeure partie  de  mères  de  famille  ». 

« En  majeure  partie  »,  cela  signifiait  que  les  autres 
affiliées  étaient  ou  bien,  comme  Lacombe,  des  femmes 
non  mariées,  ou  bien  des  femmes  mariées  sans  enfants. 

Ce  qu’on  peut  croire,  c’est  que  ces  femmes  du  peuple 
n’étaient  point,  pour  la  plupart,  de  mise  ni  de  mine 
engageante.  « La  vue  seule  en  fait  horreur  »,  affirme 
Buzot;  et  ici,  comme  il  rend  une  sensation,  il  mérite 
une  créance  atténuée  seulement  d’un  légitime  soupçon 
de  partialité  quand  môme.  En  un  sens,  du  reste,  son 
témoignage  se  trouve  plaisamment  confirmé  par  celui 
d’un  observateur  de  police,  Du  tard,  dans  un  rapport 
du  1er  juin  au  ministre  Garat  : « Les  Révolutionnaires 
républicaines  qui  portent  cocardes...  sont  toutes  laides 
à faire  pe  ur.  » Et  Du  tard  insiste  : « Les  Jacobins 
n’entendent  guère  leur  métier,  d’avoir  admis  des 
femmes  aussi  laides  pour  défendre  la  Révolution.  » 
(Schmidt,  Tableaux  de  la  Révolution  française , 1. 1,  p.  37  L) 
Cependant  la  remarque  n’était  pas  d’une  justesse 
absolue,  puisque  Lacombe  était  belle  et  que,  néan- 
moins, elle  fut  supplantée  dans  le  cœur  de  Leclerc  par 
Pauline  Léon,  dont  cette  victoire  ne  fera  pas  supposer 
qu’elle  était  laide.  En  avril  179  i,  quand  on  l’arrêta, 
Pauline  Léon,  femme  Leclerc,  avait  vingt-cinq  ans. 
Mais  nous  aurons  à reparler  d’elle. 

Les  Républicaines  révolutionnaires  ne  furent  jamais 
très  nombreuses.  La  citoyenne  Lemoce,  qui  s’était  fait 
inscrire  « une  des  dernières  »,  n’avait  eu  « que  le  nu- 
méro 170e  ou  environ  ». 


FOSE  LACÔMBE 


357 


L’article  XIII  du  Règlement  du  9 juillet  disait  : 


Les  citoyennes  qui  désireront  être  admises  dans  la  Société 
se  feront  présenter  par  un  membre  et  appuyer  par  deux. 
Leurs  noms  seront  proclamés  dans  la  séance  prochaine  et 
affichés.  Elles  seront  admises  s’il  ne  s’élève  aucune  réclama- 
tion ; s’il  s’en  élève,  leur  admission  sera  ajournée.  Le  comité 
de  correspondance  entendra  les  diverses  réclamations  et  en 
fera  son  rapport  à la  Société,  qui  jugera  dans  sa  sagesse  les 
dénonciations  qu’auraient  pu  faire  certaines  citoyennes,  qui 
seront  tenues  de  les  signer. 

11  y avait  un  serment  (article  XV)  : 

Toute  citoyenne  nouvellement  reçue  sera  interpellée  par 
la  présidente,  au  nom  de  la  Société,  à prêter  le  serment  sui- 
vant : — « Je  jure  de  vivre  pour  la  République  ou  de  mourir 
pour  elle  ; je  promets  d’être  fidèle  au  Règlement  de  la  Société, 
tant  qu’il  subsistera.  » 

Quanta  la  limite  d’âge  minima , elle  était  établie  par 
l’article  XXVI  — l’avant-dernier  : 

La  Société,  considérant  qu’on  ne  peut  refuser  la  parole  à 
aucun  membre,  et  que  de  jeunes  citoyennes  pourraient,  avec 
les  meilleures  intentions,  compromettre  la  Société  par  des 
motions  peu  réfléchies,  arrête  qu’elle  fixe  l’âge  de  dix-huit 
ans  pour  être  reçue  membre  de  la  Société.  Pourront  néanmoins 
les  mères  de  familles  amener  leurs  enfants  jusqu’audit  âge, 
mais  ils  n’auront  pas  voix  délibérative. 

Il  devait  y avoir  trois  comités,  composés  chacun  de 
douze  membres  : un  comité  d’administration,  un  comité 
de  bienfaisance  et  le  comité  de  correspondance.  La 
présidente  devait  être  coiffée  du  bonnet  rouge. 

Tout  à la  fin  de  juillet  ou  au  commencement  d’août, 


3S8 


TROIS  FËMMES  de  l\  révolution 


les  citoyennes  émigrèrent  de  la  Bibliothèque  des  Jaco- 
bins aux  charniers  Saint-Eustache,  lieu  définitif  de 
leurs  séances.  Pourtant,  c’est  seulement  le  15  août 
qu’une  députation,  conduite  par  Pauline  Léon,  demanda 
aux  Jacobins  l’affiliation  et  la  correspondance,  qui 
furent  accordées.  (Aulard,  t.  V). 

Leur  rôle  en  mai  les  avait  placées  haut  dans  l’estime 
des  plus  violents.  Au  Conseil  général  de  la  Commune, 
dès  le  21  juin,  Jacques  Roux  leur  attribuait  « en  partie 
la  gloire  d’avoir  sauvé  la  République  dans  les  journées 
des  31  mai  et  2 juin  ».  ( Journal  de  la  Montagne , n°  22). 
— Une  députation  du  club  s’était  présentée  à la  Com- 
mune, ce  21  juin,  pour  demander  à figurer  dans  le  cor- 
tège qui  devait  aller  le  dimanche  suivant  féliciter  la 
Convention  de  l’achèvement  de  la  Constitution.  « Les 
plus  vifs  applaudissements  des  tribunes  »,  dit  le  Moni- 
teur, avaient  accueilli  cette  députation  ; le  Conseil  géné- 
ral l’avait  félicitée  et  invitée  aux  honneurs  de  la  séance. 
C’est  alors  que  Jacques  Roux,  membre  du  Conseil,  prit 
la  parole  pour  renchérir  sur  l'éloge  et  pour,  ensuite, 
exprimer  le  regret  de  n’avoir  pas  trouvé  dans  la  Cons- 
titution « l’anathème  » qui  aurait  dû  être  « lancé  contre 
les  sangsues  du  peuple  »,  les  agioteurs  et  les  accapa- 
reurs. ( Journal  de  la  Montagne , ibid.).  Voulait-il 
essayer  d’obtenir  l’adhésion  des  Républicaines  révolu- 
tionnaires aux  idées  qu’il  répandait  dans  la  section  des 
Gravilliers  — ce  «ventre  profond,  agité,  du  Paris  indus- 
triel »,  a écrit  Michelet  — la  section  des  Gravilliers 
(entre  la  rue  du  Temple  et  la  rue  Saint-Martin),  dont 
une  monographie  bien  faite  serait  si  importante  au  point 
de  vue  des  origines  du  socialisme?  Ou  bien  faut-il  pen- 
ser que  les  idées  de  Jacques  Roux  avaient  déjà  la  sym- 


UoSE  lacom&e 


359 


pathie  du  club  féminin  ? Cette  deuxième  hypothèse 
n’en  est  pas  une  pour  Michelet  : il  ne  doute  pas;  ren- 
contrant pour  la  première  fois  les  Enragés  et  peignant 
la  peur  de  Robespierre  devant  « l’abîme  de  la  dissolution 
sociale  »,  il  dit:  « Cette  Terra  incognita  au-delà  de 
Marat  (dont  parle  Desmoulins),  cette  région  inconnue, 
hantée  des  spectres  et  mère  des  monstres  »,  Robespierre 
« l’avait  vue  dès  juin  dans  l’étrange  alliance  de 
Jacques  Roux,...  du  Lyonnais  Leclerc,  ami  de  Chalier, 
et  de  sa  maîtresse  Rose  Lacombe,  chef  des  femmes  révo- 
lutionnaires. » ( Histoire  de  laRévolution , li v.  XII , ch.  YI). 
Et  nous  croyons  que  Michelet  n’a  pas  tort  de  rattacher 
dès  ce  moment  l’ex-comédienne  au  premier  parti  socia- 
liste de  la  Révolution. 

Selon  toute  vraisemblance,  en  effet,  Leclerc  était  déjà 
l’amant  de  Lacombe.  D’après  une  dénonciation  des 
citoyennes  Lemoce  et  Hérouart,  elle  l’aurait  « couché 
chez  elle  »,  à la  fin  de  mai.  Il  voulait  « alors  faire  croire, 
lisons-nous,  qu’il  était  poursuivi  par  la  Commission 
des  Douze  ».  (Arch.nat.,  pièce  du  9 prairial  an  11).  Au 
reste,  cette  liaison  de  la  jeune  et  belle  femme  et  du 
plus  jeune  Lyonnais  — il  n’avait  pas  vingt-deux  ans 
— ne  pouvait  dater  que  de  mai.  Jean-Théophile-Vic- 
toire Leclerc,  né,  en  réalité,  non  à Lyon,  mais  près  de 
Montbrison,  était  bien  venu  à Paris  au  commencement 
de  1792  : même  il  avait  paru  à la  barre  de  la  Législa- 
tive en  mars,  pour  y défendre  officieusement  des  grena- 
diers punis  par  Narbonne.  (Arch.  nat.,  F7  4774°).  Mais 
il  avait  quitté  Paris  le  mois  suivant,  et,  s’il  y revint  la 
même  année,  ce  que  nous  ignorons,  il  ne  fit  certai- 
nement qu’y  passer  : ce  n’est  qu’en  mai  1793  qu’il 
s’y  installa.  — Curieux  personnage.  Son  histoire, 
qu’aucun  historien  n’a  racontée,  a l’aspect  d’un  roman 


360 


TROIS  FEMMES  DÉ  LÀ  RÉVOLUTION 


d'aventures.  Et,  de  sa  personne,  il  était  charmant. 
Robespierre,  qui  le  haïssait,  lui  reconnaîtra  aux  Jaco- 
bins « des  apparences  séduisantes,  un  talent  séduc- 
teur ».  (Aulard,  t.  V,  p. 330). Glaire Lacombe  dut  voir  en 
lui  une  sorte  de  héros,  un  Thésée  patriote  de  vingt  ans. 
Robespierre  voulait  même  qu’il  fut  noble.  Il  protesta. 
Ce  qui  n’empêcha  point  les  citoyennes  Lemoce  et 
Hérouart  de  répéter  l’accusation  ; ne  savaient-elles  pas 
son  vrai  nom  : Clairdose  ! Voici,  rapidement,  — d’après 
un  récit  fait  par  lui-même  quand  il  eut  été  arrêté  avec 
sa  femme,  puis  d’après  d’autres  sources,  — les  princi- 
paux événements  dont  put  s’éblouir  l’imagination  de 
Lacombc  : 

Fils  d’un  ingénieur  des  ponts  et  chaussées,  il  s’em- 
barquait à dix-huit  ans  (mars  1 790)  pour  la  Guadeloupe  ; 
il  y fut  « commis  marchand  » ; mais  la  guerre  civile 
ayant  éclaté  à la  Martinique,  il  alla  y combattre  avec 
les  patriotes  ; emprisonné,  puis  transféré  à bord  d’une 
gabare  et,  de  cette  gabare,  sur  une  goélette,  il  resta 
plus  d’un  mois  dans  cette  dernière  geôle  flottante, 
« nourri  de  biscuits  de  mer...  et  d’eau,  et  couché  sur 
les  cailloux  qui  composaient  le  lest  du  bâtiment  ». 
En  juillet  1791,  ilrentraiten  France;  et,  après  le  séjour 
que  nous  avons  dit,  à Paris,  en  1792,  il  partit  pour  le 
Brisgau,  chargé  d’une  mission  d’espionnage  militaire 
dont  il  se  serait  mieux  acquitté,  explique-t-il,  si  le 
maire  de  Strasbourg,  Dietrich,  ne  l’avait  pas  trahi.  Puis 
il  fut  « employé  dans  les  hôpitaux  ambulants  de  l’ar- 
mée du  Centre  ».  (Arch.  nat.,  cote  citée  plus  haut).  — 
En  1793,  on  le  trouve  à Lyon,  où,  de  toute  la  fougue 
de  sa  jeunesse,  il  s’est  jeté  dans  le  parti  de  l’ardent  démo- 
crate Chalier.  Une  erreur  du  Moniteur  { 24  mars  1793) 
pourrait  même  faire  croire  qu’il  fut  secrétaire  du  pro- 


ROSE  LACOMBE 


361 


cureur  de  la  Commune,  Laussel.  Après  avoir  annonce 
l’arrestation  de  ce  procureur,  — faite  sur  l’ordre  des 
commissaires  de  la  Convention,  Legendre,  Rovère  et 
Basire,  — le  Moniteur  disait  : « Leclerc,  secrétaire  de 
Laussel,  a été  arrêté  au  même  moment  ».  11  s’agissait 
en  réalité  d’un  Marie-François-Amour  Clerc,  qui,  envoyé 
à Paris  avec  Laussel,  y comparut  avec  lui  devant  le 
tribunal  révolutionnaire.  [Journal  de  Lyon  ou  Moniteur 
du  département  de  Rhô ne-et- Loire,  3e  année,  n°  55,  et 
Wallon,  Hist.  du  trih.  rév .,  t.  II,  p.  531).  Cependant 
Leclerc  avait  marqué  dans  la  lutte  politique,  car  c’est 
comme  député  extraordinaire  de  Lyon  qu’il  vint  à Paris 
au  commencement  de  mai.  Le  Moniteur  du  19  mai, 
dans  son  compte  rendu  de  la  séance  de  la  Commune 
de  Paris  du  16,  publiait: 

Leclerc,  député  de  Lyon,  qui  s’est  déjà  présenté  à une  pré- 
cédente séance,  pour  faire  part  de  la  demande  formée  par 
son  département  d’un  comité  révolutionnaire,  se  présente  de 
nouveau  au  Conseil  et  se  plaint  de  la  manière  dont  l’ont  traité 
les  journalistes.  Il  donne  quelques  explications  sur  ce  qu’il  a 
déjà  dit.  Il  annonce  que,  quoique  le  Conseil  lui  ait  adjoint  des 
commissaires,  il  n’a  pas  cru,  vu  les  dispositions  des  esprits, 
devoir  se  présenter  à la  Convention. 

Il  ajoute  qu’on  a le  projet  d’égorger  les  patriotes,  se  plaint 
de  la  faiblesse  de  quelques  Montagnards,  et  termine  en 
disant  qu’il  n’y  a qu’un  seul  moyen  de  sauver  la  République, 
quil  faut  que  le  peuple  se  fasse  justice,  parce  que  la  justice 
habite  toujours  au  milieu  du  peuple,  et  qu’il  ne  se  trompe 
jamais. 

Le  1er  juillet,  aux  Jacobins,  Collot  d’Herbois  accu- 
sera Leclerc  d’avoir  dit  aux  Lyonnais  « qu’ils  allaient 
êlre  guillotinés...,  jetés  dans  la  rivière»,  et  d’avoir 
ainsi  provoqué  l’insurrection  de  la  ville.  (Aulard,  t.  V). 


362 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


Puis,  Robespierre,  le  5 août,  lui  reprochera  d’avoir  été 
cause  « en  grande  partie  » de  la  mort  de  Chalier. 
Il  est  vrai  que  Robespierre  se  trompait  ou  voulait  se 
tromper  en  déclarant  : « Il  ( Leclerc ) était  à Lyon, 
où  il  jouait  le  patriote,  lorsqu’on  y égorgea  l’in- 
fortuné Chalier.  » Arrêté  le  lendemain  de  la  victoire 
des  girondins  et  des  royalistes  réunis,  c’est-à-dire  le 
30  mai,  Chalier  périt  sur  l’échafaud  en  juillet.  Mais 
enfin  les  accusations  de  Robespierre  et  de  Collot  d'Her- 
hois  n’étaient  pas  sans  fondement.  Leclerc,  dans  son 
journal,  F Ami  du  peuple  par  Leclerc  (20  jui  llet-15  sep- 
tembre 1793),  se  vantera,  le  1CP  septembre,  d’avoir  eu 
l’idée  d’une  « mesure  extraordinaire  et  terrible  » qui, 
seule,  d’après  lui,  aurait  pu  «garantir»  Lyon  «de  sa 
ruine  totale  » : « J’avais,  dira-t-il,  conçu  le  plan, 
d’accord  avec  Chalier,  de  faire  jeter,  dans  une  nuit, 
six  mille  aristocrates  dans  le  Rhône.  » Il  avoue  que 
« d’excellents  patriotes  »,  à l’énoncé  de  ce  projet, 
« pâlirent  et  frissonnèrent  d’horreur  ».  Mais  il  s’écrie  : 
« Qu’ils  aillent  contempler,  sur  les  débris  fumants  de 
cette  cité,  les  effets  funestes  de  leur  modération * ! » 

On  peut  juger  de  l’activité  furieuse  que  ce  jeune  ter- 
roriste, soutenu  de  Claire  Lacombe,  mit  au  service  de 
l’Evêché  contre  la  Gironde,  dans  les  derniers  jours  de 
mai.  Il  se  glorifiera  dans  son  journal  d’avoir  été  « un 
des  moteurs  de  l’insurrection  » (n°  21,  8 septembre). 
La  victoire  du  2 juin  lui  parut,  du  reste,  très  insuf- 
fisante. Le  4,  il  se  présentait  au  Conseil  général  de  la 
Commune,  devenu  le  Conseil  général  révolutionnaire, 
pour  y démontrer  que  la  Révolution  n’était  pas  « ache- 


1.  Le  bombardement  de  Lyon  avait  commencé  le  22  août.  Le  siège 
dura  jusqu’au  9 octobre,  jour  où  les  troupes  républicaines  entrèrent 
dans  la  ville. 


ROSÉ  LACOMIJË 


363 


vée  ».  « L’incarcération  des  gens  suspects,  dit-il,  était 
un  des  principaux  moyens  de  salut  public.  Mais  tons  les 
gens  suspects  sont-ils  incarcérés?  J’en  doute,  et  les 
dangers  sont  toujours  les  mômes.  N’est-il  pas  possible, 
d’ailleurs,  que  les  députés  arrêtés  n’aient  déjà  pris  la 
fuite?  Eh  ! pourquoi  mettez-vous  tant  de  lenteur  à vous 
défaire  de  vos  ennemis?  Pourquoi  craignez-vous  de 
répandre  quelques  gouttes  de  sang?...  » (Moniteur  à\\ 
7 juin).  Il  ne  put  terminer  : « Une  indignation  uni- 
verselle renvoie  l’orateur  de  la  tribune,  et  le  président 
le  rappelle  à l’ordre.  Hébert  fait  à ce  sujet  un  discours 
plein  d’énergie  et  de  patriotisme.  Il  demande  qu’on 
regarde  comme  mauvais  citoyen  tout  homme  qui  pro- 
posera de  répandre  du  sang».  (Ibid.).  Ainsi  Hébert  se 
trouvait  dépassé  : il  était  le  modéré  de  Leclerc  ou  plutôt 
d’un  parti  nouveau.  Parti  que  Marat  dénoncera  bientôt 
dans  son  Publiciste  de  la  République  française , qu’il 
avait  meme  attaqué  par  avance,  si  l’on  peut  dire,  après 
rinsurrection  avortée  du  10  mars,  en  faisant  décréter 
d’arrestation  par  la  Convention  Fournier  l’Américain; 
parti  dont  les  premiers  éléments  essayèrent  effective- 
ment de  se  grouper  en  mars,  mais  furent  aisément 
refoulés  par  la  résistance  de  Marat,  de  la  Commune  et 
d’Hébert;  parti  dont  une  espèce  d’illuminé,  Varlet,  fut 
un  des  premiers  meneurs  : Varlet,  qui  osa  protester 
aux  Jacobins,  le  12  mars,  contre  l’arrestation  de  Four- 
nier, ce  qui  amena  Billaud-Varenne  à prononcer  cette 
phrase  curieuse  : « Fournier  est  très  exalté  dans  ses 
opinions,  Marat  est  un  Feuillant  auprès  de  lu  i » . ( Aulard, 
t.  V,  p.  86). 

En  mai,  dans  leur  lutte  contre  la  Gironde,  les  Jaco- 
bins et  la  Commune  furent  obligés  d’accepter  l’aide  de 
ce  parti  ultra-démagogique  et  de  son  alliée,  la  Société 


364 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


des  Républicaines  révolutionnaires.  Mais,  la  Gironde 
abattue,  Robespierre,  Marat,  Hébert  furent  d’accord  pour 
entraver  cette  avant-garde;  puis,  comme  elle  résistait 
et  devenait  même  dangereuse,  surtout  comme  elle  pro- 
pageait un  socialisme  encore  vague,  mais  gros  de  consé- 
quences, une  sorte  de  communisme,  la  Révolution 
«classique  »,  suivant  le  mot  de  Michelet,  l’écrasa.  Telle 
est,  en  bref,  l’histoire  des  Enragés,  intimement  liée  à 
celle  des  Républicaines  révolutionnaires. 

Taine,  pour  le  dire  au  passage,  s’est  donc  lourdement 
trompé  en  assurant  que  Marat,  Hébert  et  Hanriot 
seraient  arrivés  peut-être  — si  le  couteau  de  Charlotte 
Corday  n’avait  tranché  le  fil  de  la  conspiration  — à 
« gouverner  la  France  » avec  l’appui  « de  Jacques  Roux, 
Leclerc  »,  etc.  (La  Révolution , t.  Il,  p.  475). 

Entre  la  Montagne  et  le  nouveau  parti  la  guerre  éclata 
le  25  juin.  Ce  jour-là,  Jacques  Roux  parut  à la  barre  de 
la  Convention,  à la  tête  d’une  députation  des  Gravil- 
liers,  et  lut  une  pétition  violente  où  il  développait  ce 
qu’il  avait  dit  le  21  à la  Commune,  sur  le  manque 
dans  la  Constitution  d’un  article  dirigé  contre  l’agio- 
tage et  l’accaparement.  Ce  fut  un  scandale.  Thuriot, 
Robespierre,  Rillaud-Varenne,  Legendre  accablèrent 
le  malheureux  apôtre  populaire,  qui  dut  se  retirer. 
(Moniteur).  Le  28,  aux  Jacobins,  Robespierre  défendit 
de  nouveau  la  Constitution  et  la  Montagne,  avec  une 
âpreté  mêlée  d ironie  contre  Jacques  Roux.  Dans  la 
môme  séance,  Legendre  s’attaqua  aux  Cordeliers  qui 
avaient  voté  l’impression  et  l’affichage  de  la  pétition  ; 
il  demanda  l’envoi  de  commissaires  au  club  égaré, 
et  le  30  une  députation  fut  nommée.  Elle  avait  pour 
chefs  Collot  d’Herbois  et  Robespierre.  Les  Cordeliers, 
entraînés  par  Hébert  et  ses  partisans,  désavouèrent 


ROSE  LACOMRE 


365 


Jacques  Roux,  et  Leclerc,  qui  avait  bravement  plaidé 
pour  le  maudit.  « Les  Républicaines  révolutionnaires, 
ajoutait  Collot  d’Herbois,  rendant  compte  aux  Jaco- 
bins de  cette  curieuse  séance  des  Cordeliers,  ont 
concouru  au  triomphe  de  la  raison  et  de  la  vérité.  Une 
d’elles  surtout  a prononcé  un  éloquent  discours  sur 
notre  situation  politique.  Elle  a peut-être  trop  penché 
pour  l’indulgence;  mais,  comme  elle  parlait  à des 
hommes  fermes  et  raides  sur  les  principes,  la  Société 
n’a  accepté  de  son  discours  que  ce  qui  était  conforme  à 
ses  sentiments.  Cette  citoyenne  a prouvé  que  Roux 
n’avait  jamais  rien  fait  pour  la  Révolution  ; elle  l’a  peint 
comme  un  de  ces  hommes  qui  se  glissent  dans  les  sec- 
tions et  qui,  pour  me  servir  de  son  expression,  changent 
de  marotte  suivant  les  circonstances  ».  (Aulard,  t.  V, 
p.  283).  On  aimerait  à savoir  le  nom  de  la  citoyenne  ; 
mais  le  passage  est  remarquable  à plusieurs  points  de 
vue  : d’abord,  parce  qu’il  montre  les  Républicaines  révo- 
lutionnaires admises  à délibérer  avec  les  Cordeliers  : 
ensuite  il  prouve  qu’elles  n’étaient  pas  toutes  également 
exaltées,  ou  que  l’attitude  et  la  démarche  des  Jacobins 
avaient  fait  sur  un  certain  nombre  d’entre  elles  une 
grande  impression.  L'idée  de  rompre  avec  le  puissant 
club,  à cause  de  Jacques  Roux,  avait  de  quoi  intimider 
les  plus  résolues,  sauf  peut-être  Lacombe  et  son  « état- 
major  » — s’il  existait  déjà.  C’est,  du  reste,  l’occasion 
de  le  dire  : l’immense  popularité  de  Robespierre  imposa 
bien  jusqu’en  septembre  à la  majorité  de  ces  enragées. 
En  août,  Lacombe  leur  reprochera  leur  dévotion  quand 
même  pour  Robespierre.  Du  moins  une  des  dénoncia- 
trices de  l’héroïne,  la  citoyenne  Jobé,  l’accusa  d’avoir, 
à cette  date,  tenu  ce  propos  : « Vous  êtes  infatuées  et 
enthousiasmées  de  Robespierre,  que  je  ne  regarde  que 


366 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


comme  un  simple  individu.  » (Arch.  nat.,  pièce  du 
9 prairial  an  II.) 

D’autre  part,  il  faut  souligner  ce  que  dit  Collotd’Her- 
bois  de  X indulgence  montrée  par  l'éloquente  dont  il 
résumait  le  discours.  Pour  qui  cette  indulgence,  sinon 
pour  ceux  des  Cordeliers  qui  pensaient  comme 
Jacques  Roux,  et  pour  Jacques  Roux  lui-même?  Et,  de 
fait,  si  l’on  compare  le  portrait  qu’elle  traça  de  lui 
avec  le  réquisitoire  prononcé  le  28  juin,  aux  Jacobins, 
par  Robespierre,  qui  le  traitait  de  faux  patriote,  com- 
plice des  Brissotins  et  de  Pitt  et  Cobourg,  on  est  frappé 
de  la  différence.  Elle  le  sacrifiait,  mais  seulement 
comme  une  espèce  de  toqué  aux  intentions  pures.  Il 
n’en  est  pas  moins  à retenir  que,  lors  du  choc  initial 
entre  la  Montagne  et  ceux  qu'on  appellera  bientôt  les 
Enragés,  les  Républicaines  révolutionnaires  reculèrent 
devant  les  Jacobins  assistés  d’Hébert  et  aussi  de  Marat  : 
car  Roux  et  Leclerc  avaient  été  dénoncés  « à l’avance  » 
aux  Cordeliers  « par  une  lettre  du  citoyen  Marat  ^tou- 
jours le  premier  « en  matière  de  dénonciations  »,  peut- 
on  lire  dans  le  discours  de  Collot  d’Herbois. 

Si,  d’ailleurs,  la  reculade  du  club  féminin  est  une 
preuve  nouvelle  que  l’autorité  de  Lacombe  n’y  était 
pas  encore  prépondérante,  nous  devons  cependant  le 
rappeler  : l’amie  de  Leclerc  avait  paru  aux  Jacobins  le 
26  juin,  comme  orateur  des  Républicaines  révolution- 
naires. 11  ne  s’agissait  point,  il  est  vrai,  de  la  pétition 
de  Jacques  Roux.  Elle  venait  « exhorter  les  Jacobins  à 
inviter  la  Convention  à refuser  de  payer  à la  Montan- 
sier  200.000  livres  d’indemnité»  réclamées  par  la  célèbre 
directrice  de  théâtre  « pour  son  voyage  en  Belgique  ». 
(Aulard,  t.  V).  A la  fin  de  1792,  en  effet,  la  Montansier 
avait  suivi  Dumouriez  en  Belgique  avec  une  partie 


UOSE  LACOMBE 


307 


de  sa  troupe;  et,  justement  sans  doute,  elle  se  plai- 
gnait d’avoir  éprouvé  des  pertes  sérieuses.  Mais,  dans 
le  Recueil  des  actes  du  Comité  de  salut  'public , dû  éga- 
lement à M.  Aulard,  nous  voyons  qu’elle  ne  réclamait 
en  réalité  que  26.320  livres.  Le  29  juin,  le  Conseil  exé- 
cutif provisoire  autorisa  le  ministre  des  Affaires  étran- 
gères « à transiger  " avec  elle  sur  ladite  somme.  On 
pourrait  se  demander  si  Lacombe  ne  lui  en  voulait  pas 
personnellement;  ce  qui  est  sûr,  c’est  que  la  Montan- 
sier  était  déjà  suspecte  aux  patriotes  avancés.  Elle  fut 
arretée  en  novembre.  « Apprends,  disait  le  Père  Du- 
chesne  (n°  310)  — à propos  de  l’ouverture  d’un  nouveau 
théâtre  de  l’habile  directrice  rue  de  la  Loi  (août  1793)  — 
apprends  que  cette  vieille  balayeuse  de  coulisses  était 
la  première  pourvoyeuse  de  la  louve  autrichienne.  A 
Versailles,  elle  lui  tenait  complaisamment  la  chan- 
delle, quand  elle  encornaillait,  l’ogre  Capet  dans  sa 
petite  loge».  Nous  supposons  que  Lacombe  n’avait  pas 
eu  recours  à de  telles  calomnies  ; mais,  probablement, 
elle  avait  accusé  la  voyageuse  d’avoir,  à Bruxelles, 
déprécié  les  assignats,  ce  qui  était  beaucoup  moins 
faux.  ( Recueil  des  actes  du  Comité  de  salut  public , t.  II, 
p.  74).  Aussi  bien  l’incident  est  de  peu  d’importance. 

La  mort  de  Marat  (13  juillet)  émut  d’une  douleur 
profonde  les  Républicaines  révolutionnaires.  Pourtant, 
non  satisfait  que  les  Cordeliers  eussent  expulsé  Roux 
et  Leclerc,  Marat,  de  toute  sa  violence,  s’était  jeté,  le 
4 juillet,  dans  le  Publiciste  de  la  République  française , 
sur  le  nouveau  parti,  qu’elles  n'avaient  abandonné 
qu’en  apparence  et  qu’elles  allaient  soutenir  chaque 
jour  davantage.  Il  avait  dénoncé  comme  «le  plus  cruel 
des  fléaux  »,  non  « pas  les  aristocrates,  les  royalistes, 


368 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


les  contre-révolutionnaires,  mais  les  faux  patriotes 
exaltés  ».  Tels,  entre  tous,  cela  va  sans  dire,  Leclerc  et 
Jacques  Roux  — avec  Varlet.  Encore  celui-ci  béné- 
ficiait-il d’une  sorte  de  pitié  méprisante.  Il  pouvait 
« n’être  qu’un  intrigant  sans  cervelle».  Mais  «le  petit 
Leclerc»,  avait  écrit  Marat,  «paraît  un  fripon  très 
adroit.  Je  l’ai  vu,  dans  la  même  semaine,  changer  trois 
fois  de  costume  pour  se  travestir  et  mieux  en  imposer. 
On  assure  qu’avant  de  venir  planter  le  piquet  à Paris 
pour  égarer  les  Sociétés  populaires,  il  a fait  quelques 
mois  de  noviciat  à Goblentz...  » Quant  à Jacques  Roux, 
— appelé  par  Marat  « l’abbé  Renaudi,  soi-disant  Jacques 
Roux  »,  — c’était  la  victime  d’élection;  il  était  longue- 
ment égorgé.  « La  cupidité,  jointe  à l’amour  de  faire  du 
bruit,  l’a  fait  débuter  dans  la  Révolution  par  un  faux, 
car  il  profita  de  la  nouvelle  de  l’assassinat  de  Jacques 
Roux  (curé  d’Issy,  s’il  m’en  souvient)  pour  usurper 
son  nom,  inspirer  plus  d’intérêt  et  gagner  de  l’argent 
en  publiant  à son  profit  l’ histoire  de  l’attentat  commis 
sur  la  personne  de  ce  bon  curé...  Le  troisième  jour  que 
je  passais  dans  sa  chambre  ( Marat  avait  été  un  mo- 
ment rhôte  de  Jacques  Roux),  je  le  vis  dans  le  costume 
de  prêtre  ( Jacques  Roux  était  prêtre)  ; il  me  dit  : « N’i- 
maginez pas  que  je  croie  à la  religion,  je  sais  que 
c’est  un  tissu  d’impostures;  j’en  ai  fait  mon  gagne- 
pain,  et  personne  ne  sait  mieux  que  moi  jouer  la 
sainte  comédie...  » Le  même  jour,  il  m’avoua  qu’il 
était  patriote  de  circonstance,  qu’il  ne  se  donnerait 
point  de  relâche  qu’il  n’eût  fait  du  bruit,  et  qu’il  espé- 
rait bien  que  cela  lui  vaudrait  l’épiscopat,  comme  à 
l’abbé  Fauchet...  » Enfin  Marat  publiait  la  note  sui- 
vante, adressée  à Collot  d’Herbois  par  un  citoyen  Tes- 
sier, qui  avait  « demeuré  une  année  à Angoulême  » ; 


ftOSË  LACOMBË 


m 


Jacques  Roux  est  connu  dans  la  ville  d’Angoulême  et  dans 
les  environs  pour  un  très  mauvais  sujet.  Il  y a plusieurs 
années  qu’il  fut  décrété  de  prise  de  corps,  comme  prévenu 
d’assassinat  : alors  il  était  professeur  de  physique  au  sémi- 
naire de  ladite  ville.  Il  a été  chassé  ignominieusement  de 
plusieurs  maisons  où  il  était  reçu  comme  ami,  et  de  plu- 
sieurs autres  où  il  était  entré  comme  précepteur,  notamment 
de  chez  un  sieur  Montlausier.  Son  infâme  conduite  et  ses 
mœurs  dépravées  furent  cause  qu’il  ne  put  trouver  de  place  ; 
il  fut  obligé  de  se  réfugier  dans  le  diocèse  de  Saintes,  où,  à 
la  recommandation  d’un  homme  de  bien,  il  obtint  un  vica- 
riat; mais,  dans  cette  ville,  sa  conduite  fut  la  même;  il  sema 
la  division  dans  toutes  les  familles  chez  lesquelles  il  était 
admis  ou  chez  lesquelles  l’appelait  son  ministère  : il  brouilla 
le  père  avec  le  fils  et  le  mari  avec  la  femme  ; il  osa  même 
porter  une  main  criminelle  sur  son  bienfaiteur,  celui  à qui  il 
devait  sa  place  et  son  existence.  Enfin  il  fut  soupçonné 
d’avoir  commis,  participé  ou  du  moins  excité  quelques  mau- 
vais sujets  comme  lui  à commettre  des  crimes  capitaux; 
alors  il  fut  obligé  de  fuir...  Il  n’est  pas  un  seul  homme 
honnête  du  pays  qui  ne  soit  prêt  à attester  l’infamie  de  ce 
prêtre  sans  mœurs,  sans  principes.  Ses  crimes  sont  aussi 
bien  connus  que  son  nom  ] . 

Contre  les  Enragés , l’enragé  Marat  avait  donc  joué  le 
rôle  de  chien  de  garde  des  Jacobins.  Il  n’y  a cependant 
pas  à s’étonner  que  les  Républicaines  révolutionnaires 
aient  pleuré  la  victime  de  Charlotte  Corday  — puis  tra- 
vaillé à son  apothéose,  comme  nous  allons  le  raconter  — 
quand  on  voit  Jacques  Roux  et  Leclerc  s’emparer  du 
nom  de  Marat  mort,  le  premier  pour  continuer  le  Publi- 
ciste de  la  République  française , le  second  pour  re- 
prendre F Ami  du  peuple. 

Ces  deux  journaux  peu  connus,  le  Publiciste  de  la 

1.  La  réponse  de  Jacques  Roux  ne  parut  qu’après  la  mort  de  Marat* 
Voir  l’Appendice  (111). 


24 


370  Trois  femmes  dé  la  révolution 

République  française  par  l'Ombre  de  Marat  (16  juillel- 
septembre  1793),  et  l'Ami  du  peuple  par  Leclerc, 
dont  nous  avons  dit  plus  haut  les  dates  initiale  et  ter- 
minale, sont  généralement  confondus  par  les  histo- 
riens. Michelet,  qui  ne  les  avait  pas  lus,  a même 
écrit  : « Roux,  Leclerc  et  Varlet  rédigeaient  ensemble 
l'Ombre  de  Marat  ».  (XII,  VI).  Varlet!  dont  le  nom 
même  ne  se  trouve  pas  dans  le  document  qui,  pour 
Roux  et  Leclerc,  expliquerait  l’erreur  de  Michelet  : 
nous  voulons  parler  du  discours  prononcé  à la  Conven- 
tion, le  8 août,  par  la  « veuve  Marat»,  c’est-à-dire  la 
compagne  de  Marat,  Simonne  Evrard.  Elle  était  venue 
dénoncer  à la  Montagne  « deux  hommes  en  particulier, 
Jacques  Roux  et...  Leclerc  »,qui,  s’indignait-elle,  « pré- 
tendent continuer  » les  « feuilles  patriotiques  » du  tri- 
bun disparu  « et  faire  parler  son  ombre  pour  outrager 
sa  mémoire  et  tromper  le  peuple  ».  ( Moniteur  du 
10  août).  Roux,  Leclerc  et  Varlet,  bien  que  professant 
tous  les  trois  la  même  politique,  avec  d’identiques 
aspirations  sociales,  agirent  chacun  de  son  côté,  libre- 
ment. Et  Roux  et  Leclerc  se  proclamèrent  Maratistes 
par  une  habileté  qui  fit  la  terreur  de  Robespierre  ; ce 
que  Michelet,  dont  les  ignorances  ou  les  méprises  ont 
d’admirables  compensations  de  vérité  supérieure,  a 
très  bien  dégagé. 

Le  21  juillet,  jour  où  le  Publiciste  de  la  République 
française  par  V Ombre  de  Marat  fut  signé  pour  la  pre- 
mière fois  : Jacques  Roux,  V Ami  du  peuple,  celui-ci 
disait  : « Si  l’on  me  demande  quels  sont  mes  titres 
pour  m’annoncer  le  successeur  du  patriote  Marat,  je 
répondrai  que  Gorsas,  dans  ses  feuilles,  m’a  appelé  le 
petit  Marat , que  ce  surnom  glorieux  me  fut  donné  au 
club  des  Cordeliers  en  1790;...  je  répondrai  que  j’ai 


RÔSË  LACÔMBË 


371 


le  courage  de  Marat;  que,  comme  lui,  j’ai  en  horreur 
les  despotes  et  les  rois;  que,  comme  lui,  je  ne  res- 
pecte que  la  vérité;  que,  comme  lui,  j’aime  la  liberté 
et  l’égalité  par-dessus  tout;  que,  comme  lui,  je  suis  prêt 
à mourir  pour  l’unité  et  l’indivisibilité  de  la  Répu- 
blique française.  » Plus  loin,  il  annonçait  que,  le  jour 
même,  il  devait  faire  l’oraison  funèbre  de  Marat  en 
l’église  Saint-Nicolas-des-Champs.  — Leclerc,  de  son 
côté,  avait  ouvert  le  premier  numéro  de  son  Ami  du 
peuple  par  un  éloge  de  Marat;  et,  le  25  juillet,  il  y 
revenait  incidemment,  louant  « cet  homme  » d’avoir 
toujours  été  « au-dessus  des  petites  mesures  dans  les- 
quelles — disait-il  surtout  pour  Danton  et  Robespierre 
— se  circonscrivent  nos  très  petites  têtes  révolution- 
naires du  jour  ». 

Selon  toute  vraisemblance,  du  reste,  il  n’y  avait  pas 
là  qu’une  tactique.  S’ils  se  faisaient  du  nom  de  Marat 
un  drapeau  et  une  arme,  Roux  et  Leclerc  ne  mentaient 
pourtant  pas  en  exaltant  leur  ennemi  de  la  veille.  Du 
moins,  c’est  notre  conviction,  née  d’une  étude  sérieuse  : 
ils  avaient  pardonné  au  mort  les  violences  et  les  calom- 
nies contre  eux  du  vivant.  Peut-être  même  pensaient- 
ils  qu’il  n’y  avait  eu  entre  eux  et  lui  qu’un  malentendu  qui 
se  serait  dissipé.  Peut-être  se  regardaient-ils  vraiment 
comme  ses  disciples  avancés,  comme  ses  continua- 
teurs hardiment  logiques.  L’élan  révolutionnaire  qui 
instaura  immédiatement  le  culte  de  Marat  leur  paru' 
juste,  autant  que  favorable,  à la  propagation  de  leurs 
idées  mises  habilement  et  sincèrement  à la  fois  sous 
le  patronage  du  martyr  divinisé. 

Quanta  la  Société  des  Républicaines  révolutionnaires, 
il  est  à croire  que,  seules,  Lacombc  et  ses  amies  n’y 
furent  pas  toute  passion  dans  le  culte  inauguré  aux 


372 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


funérailles  mômes  de  l’Ami  du  peuple  (16  juillet).  Il 
faut  d’ailleurs  comprendre  ce  culte,  dont  les  extrava- 
gances ont  amusé  ou  indigné  tant  d’historiens  superfi- 
ciels ou  de  parti  pris.  Pour  l’imagination  populaire,  ce 
fut  un  symbole,  la  religion  meme  de  la  République 
une  et  indivisible , personnifiée  dans  la  victime  du  fédé- 
ralisme; et  encore  la  religion  de  la  sans-cidotterie , dans 
ce  que  cette  expression  comportait  de  socialisme  nua- 
geux et,  pour  ainsi  parler,  d’évangélisme  démago- 
gique. Une  preuve  en  est  célèbre,  la  comparaison  de 
Marat  à Jésus  faite  par  un  orateur  resté  inconnu  : 
« O corJesu!  o cor  Marat  ! » Les  Républicaines  révo- 
lutionnaires organisèrent  une  fête,  qui  fut  célébrée  le 
19  août,  et  que  le  journal  de  Leclerc  avait  annoncée 
le  8,  en  ces  termes  : 

Les  citoyennes  républicaines  et  révolutionnaires  me  font 
passer  un  avis  sur  l’ordre  de  la  marche  qui  sera  observée  lors 
de  l’inauguration  de  l’obélisque  élevé  en  l’honneur  de  Marat. 
Les  citoyens  et  citoyennes  se  rassembleront  au  lieu  des 
séances  de  de  çette  Société,  à trois  heures  très  précises  du 
soir,  au  charnier  Saint-Eustache.  Le  cortège  défilera  par  la 
pointe  Saint-Eustache,  le  marché  aux  poires,  les  rues  de  la 
Ferronnerie  et  Saint-Honoré,  pour  se  rendre,  par  celle  de 
Saint-Nicaise,  à la  place  de  la  Réunion  [du  Carrousel ),  où  la 
cérémonie  aura  lieu. 

Elle  eut  lieu  conformément  au  programme,  et  non 
sans  éclat,  grâce  aux  députations  de  la  Commune,  de 
la  Convention  et  des  Sociétés  populaires.  Les  Annales 
de  la  République  française  racontaient,  le  surlende- 
main : « Sur  un  brancard  porté  par  quatre  citoyens 
était  la  baignoire  dans  laquelle  l’Ami  du  peuple  fut 
assassiné  ; sur  un  autre  brancard , que  portaient  quatre 


ROSE  LACOMBE 


373 


citoyennes,  étaient  la  chaise,  la  table,  l’écritoire,  la 
plume  et  le  papier  dont  il  se  servait  quand  il  écrivait; 
et,  sur  un  troisième  brancard,  son  buste.  » De  la  place 
de  la  Réunion,  le  cortège  se  rendit  au  jardin  des  Cor- 
deliers, où,  comme  on  sait,  Marat  avait  été  enterré  ; et, 
sur  la  tombe,  le  citoyen  Roussillon  prononça  une  orai- 
son funèbre  où  se  détache  cette  phrase  : « Ce  ne  sont 
pas  des  lauriers  qu’il  nous  demande,  c’est  du  sang.  » 

La  préparation  de  la  fête  n’avait  pas  été  sans 
encombre.  Les  Républicaines  révolutionnaires  avaient 
trouvé  des  résistances  à la  Commune,  qui,  d’abord  favo- 
rable, s’était  ravisée.  Nous  lisons  dans  le  Journal  de  la 
Montagne  du  2 août,  au  compte  rendu  de  la  séance  de 
la  Commune  du  31  juillet  : 

Une  députation  des  Républicaines  révolutionnaires,  au  nom 
de  la  Société  et  des  commissaires  des  48  sections,  vient  se 
plaindre  de  ce  que  le  Conseil  a rapporté  l’arrêté  qui  ordon- 
nait qu’il  serait  élevé  sur  la  place  de  la  Réunion  un  obélisque 
en  l’honneur  de  la  mémoire  du  républicain  Marat.  « Le  renvoi 
fait  par  le  Conseil  de  la  première  adresse  de  cette  Société  au 
Comité  d’instruction  publique  de  la  Convention  a d’autant 
plus  étonné  la  Société,  dit  la  citoyenne  Lacombe,  qu’outre  la 
reconnaissance  que  la  République  entière  doit  au  patriote 
Marat,  il  est  une  reconnaissance  particulière  que  les  Pari- 
siens doivent  à sa  mémoire.  D’ailleurs,  ajoute-t-elle,  per- 
sonne ne  peut  nous  empêcher  d’élever  l’obélisque  que  nous 
avons  proposé.  Nous  ne  demandons  rien  pour  cela.  Ce  sont 
les  sans-culottes  surtout  que  Marat  a soutenus  ; ce  sont  les 
sans-culottes  qui  veulent  célébrer  sa  gloire.  Nous  venons  donc 
inviter  le  Conseil  à rapporter  son  dernier  arrêté  ou  à main- 
tenir le  premier  qui  nous  autorisait  dans  notre  demande. 
Une  autre  réflexion  non  moins  importante  semble  ranimer 
notre  zèle  pour  l’Ami  du  peuple.  Dans  la  marche  décrétée 
par  la  Convention  pour  la  fête  du  10  août,  on  a omis,  nous 
ne  savons  pas  pourquoi,  la  place  de  la  Réunion,  qui  fut  le 


374 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


premier  théâtre  cle  la  révolution  du  10  août  dernier.  La  pré- 
sence de  l’Ami  du  peuple  dédommagera  cette  place  de  l’oubli 
qu’on  a manifesté  pour  elle.  » 

Ce  discours  de  Claire  Laconibe,  où  les  raisons  poli- 
tiques du  culte  de  Marat  sont  indiquées,  mais  où  le  carac- 
tère social  de  celte  religion  symbolique  était  fortement 
souligné,  ne  fit  pas  revenir  la  Commune  sur  sa 
deuxième  décision.  Néanmoins  le  Conseil  autorisa 
« provisoirement  »,  et  jusqu’à  ce  que  la  Convention 
eût  prononcé,  « les  commissaires  des  48  sections  à 
élever  sur  la  place  de  la  Réunion  un  obélisque  en  bois  ». 
L’omission  des  Républicaines  révolutionnaires  dans 
cette  autorisation  est  significative,  car,  certainement, 
elle  fut  volontaire.  C’est  une  preuve  que,  déjà,  le 
club  féminin  commençait  à être  mal  vu  de  la  Révolu- 
tion montagnarde  ; que,  déjà,  scs  attaches  avec  le  parti 
des  Enragés  étaient  notoires;  et,  d’ailleurs,  le  discours 
de  Lacombe,  hautain,  presque  brutal,  et  surtout  la 
péroraison,  signalant  une  espèce  d’ingratitude  de  l’Assem- 
blée nationale  envers  les  combattants  du  10  août, 
avaient  dû  vivement  déplaire.  Oui  sait  même  si  l’on 
ignorait  à la  Commune  la  liaison  de  l’ex-comédienne 
et  de  Leclerc? 

Celui-ci,  du  reste,  n’attendit  pas  d'avoir  à publier 
l’annonce  de  la  fête  organisée  par  les  Républicaines 
révolutionnaires  pour  s’occuper  d’elles  publiquement 
avec  une  sympathie  compromettante.  Le  4 août,  dans 
son  journal,  ayant  demandé  l’arrestation  immédiate 
des  « ci-devant  nobles  »,  des  « ci-devant  prêtres  »,  des 
« ci-devant  parlementaires  »,  et  de  « cette  foule  d’agio- 
teurs et  d’agents  de  change,  éternels  propagateurs  de 
l’aristocratie,  du  fanatisme  et  de  la  discorde  »,  il 


ROSE  LACOMBE 


375 


s’écriait  : « Républicaines  révolutionnaires,  femmes 
généreuses  et  vraiment  au-dessus  de  l’éloge  par  le  cou- 
rage et  l’énergie  que  vous  avez  développés  »,  de  « vous 
surtout  » dépend  le  salut  de  la  patrie.  « Inaccessibles 
aux  suggestions  étrangères,  comme  il  n’y  a chez  vous 
ni  places  à donner  ou  à recevoir,  un  vil  intérêt  n’a  pas 
étouffé  dans  vos  âmes  les  sentiments  de  la  nature... 
Allez,  par  votre  exemple  et  vos  discours,  réveiller 
l’énergie  républicaine...  C’est  à vous  qu’il  appartient  de 
sonner  le  tocsin  de  la  liberté  !...  » Or,  dès  le  23  juillet, 
dans  le  second  numéro  de  cet  Ami  du  peuple , il  avait 
donné  carrière  à ses  tendances  socialistes.  Le  passage 
est  des  plus  curieux  : « A l’aristocratie  nobiliaire  et 
sacerdotale  a succédé  l’aristocratie  bourgeoise  et  mer- 
cantile. Cette  classe,  qui  formait  en  quelque  sorte 
une  caste  intermédiaire  entre  la  première  et  le  peuple, 
avait  acquis,  grâce  à ses  richesses,  autant  de  besoins  et 
par  conséquent  autant  de  vices  que  la  classe  supérieure. 
Elle  vit,  dans  le  principe,  d’nn  assez  bon  œil  une  révo- 
lution qui  la  faisait  aller  de  pair  avec  elle.  Mais,  quand 
le  peuple,  fort  de  sa  puissance,  de  son  courage,  éclairé 
sur  ses  droits,  réclama  ceux  de  l’égalité  et  fonda  la 
République,  alors  ces  hommes  devinrent  ses  plus  cruels 
ennemis.  » Et  Leclerc  les  montrait  s’appliquant  à 
« amener  la  contre-révolution  par  la  cherlé  des  comes- 
tibles et  la  hausse  du  numéraire  ».  Leurs  « immenses 
richesses  »,  disait-il,  leur  permettent  d’accaparer  a les 
subsistances  et  les  denrées  de  première  nécessité  »,  et, 
ainsi,  de  produire  « des  disettes  factices  de  pain  » pour 
calomnier  la  révolution,  en  détacher  le  peuple,  lui 
faire  « demander  un  maître  ».  En  conclusion,  sans 
doute,  il  proposait  seulement  des  mesures  de  circons- 
tance : « taxer  toutes  les  denrées  de  première  nécessité 


376 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


à un  prix  auquel  tout  le  monde  puisse  atteindre  » et 
punir  de  mort  les  accapareurs.  Mesures  que  la  Con- 
vention allait  introduire  successivement  dans  son  arse- 
nal de  lois  de  terreur,  en  commençant  par  faire  de  l’ac- 
caparement « un  crime  capital  » (26  juillet).  Mais, 
le  10  août,  on  pouvait  lire  dans  cet  Ami  du  peuple 
par  Leclerc:  « Tous  les  hommes  ont  un  droit  égal  aux 
subsistances  et  à toutes  les  productions  de  la  terre  qui 
lui  sont  (sic)  d’une  indispensable  nécessité  pour  assurer 
son  existence.  » Et  l’incorrect  journaliste  mesurait  bien, 
d’un  certain  point  de  vue,  la  portée  du  principe,  car  il 
aboutissait  à la  proposition  d’une  loi  ainsi  conçue: 
« La  République  française  se  déclare  l’acquéreur  de 
tous  les  grains  qui  croissent  sur  son  territoire;  nul 
dorénavant  ne  pourra  vendre  qu’à  l’Etat  ces  objets  de 
première  nécessité.  » N’était-ce  pas  vraiment  là,  comme 
on  dirait  aujourd’hui,  du  socialisme  d’Etat? 

Aussi  bien,  Jacques  Roux  avait  déjà  écrit  : « Les 
productions  de  la  terre,  comme  les  éléments,  appar- 
tiennent à tous  les  hommes.  » ( Publiciste  de  la  Répu- 
blique française , 28  juillet.)  Il  avait  même  demandé, 
le  6 août,  qu’on  interdît  aux  riches  d’acquérir  des 
propriétés  territoriales  et  des  immeubles.  Le  8,  il 
déclarait  : « La  vie  de  l’homme  est  la  plus  sacrée  des 
propriétés  » ; formule  d’où  un  cerveau  plus  philoso- 
phique eût  pu  tirer  des  conséquences  très  importantes. 
Enfin  il  dira  au  commencement  de  septembre:  « Jusqu’à 
présent  la  Révolution  n’a  été  favorable  qu’à  une 
classe  d’hommes  qui  a opprimé  l’autre  à l’ombre  de 
la  loi.  Il  est  temps  que  tous  les  individus  de  la 
grande  famille  jouissent  de  la  liberté,  de  la  paix  et  du 
bonheur,  » 


ROSE  LACOMBE 


377 


Nous  ne  voulons  pas  exagérer  ces  diverses  indi- 
cations. S’il  le  faut,  nous  appuierons  même  sur  ce  qui 
aurait  pu  demeurer  sous-entendu  : le  respect,  au  moins 
apparent,  chez  Roux  comme  chez  Leclerc,  de  la  pro- 
priété individuelle.  Si  la  vie  de  l’homme  est  « la  plus 
sacrée  des  propriétés  »,  c’est  qu’il  y a d’autres  propriétés 
déjà  sacrées.  Au  surplus,  voici  l’épigraphe  de  l’Adresse 
présentée  par  Roux  à la  Convention  le  25  juin  et 
imprimée  par  ordre  de  la  section  des  Gravilliers  : 
« Peuple,  je  brave  la  mort  pour  soutenir  tes  droits  ; 
prouve-moi  ta  reconnaissance  en  respectant  les  per- 
sonnes et  les  propriétés.  » D’un  autre  côté,  nous  n’igno- 
rons pas  que  Billaud- Varenne,  dans  ses  Éléments  de 
républicanisme  (avril  1793),  avait  tracé  un  plan  de 
réforme  sociale  selon  lequel  « le  système  de  propriété  » 
devait  « être  combiné  de  manière  à établir,  autant  que 
possible,  une  répartition  des  biens,  sinon  absolument 
égale,  au  moins  proportionnelle  entre  les  citoyens  ». 
Nous  savons  aussi  que,  bien  avant  d’arriver  à son 
babouvisme,  Babeuf,  dès  1787,  l’avait  entrevu  ; et  encore, 
qu’il  y eut  chez  des  représentants  en  mission  cer- 
taines aspirations  socialistes;  enfin,  que  Robespierre, 
en  avril  1793,  pour  précipiter  la  Gironde,  fit  profession 
d’un  socialisme  assez  net  — qu’il  se  hâta  d’oublier 
après  la  victoire,  ou  qu’il  désavoua  formellement1. 
Mais,  tout  cela  dit,  on  donnera  raison  à Michelet  voyant 
dans  la  pensée  de  Roux  et  de  Leclerc  « Je  germe 
obscur  d’une  révolution  inconnue  dont  la  révélation 
plus  claire  se  marqua  plus  tard  dans  Babeuf  ».  (XV, 
IV).  Michelet  l’avait  deviné  plutôt  qu’il  ne  le  savait, 

1.  Lire,  dans  la  revue  la  Révolution  française , un  article  de  M.  Lévy- 
Schneider  (n°  du  14  février  1899)  et  an  articje  de  M.  Aulafd  (n°  du  14  juil- 
let 1899;, 


378 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


puisqu’il  n’avait  pas  lu  les  journaux  où  nous  venons 
de  puiser;  mais  ce  qu’il  affirmait  d’intuition,  nous 
croyons  l’avoir  établi  ; et,  tout  en  déclarant  que  les 
deux  principaux  Enragés  ont  manqué  de  puissance  phi- 
losophique, n’ont  pas  su  creuser  leurs  propres  idées,  ou, 
si  ce  mot  « idées  » paraît  déjà  trop  fort,  n'ont  pas  su 
développer  leurs  tendances,  nous  estimons  qu’ils  n’ont 
pas  eu  la  place  qu’ils  méritaient  dans  un  livre  récent  : 
le  Socialisme  et  la  Révolution  française , par  M.  Lich- 
tenherger.  Leclerc  n'est  pas  meme  nomme  par  cet  his- 
torien, qui  ne  cite,  comme  écrivain  enragé,  que  Jacques 
Roux.  Or,  nous  l’avons  montré,  Leclerc  fut  au  moins 
aussi  hardi  socialement  que  l’apôtre  des  Gravilliers.  — 
Politiquement  il  le  fut  davantage.  — Et  c’est  mécon- 
naître ce  qui  les  distingue  Lun  et  i’autre  de  beaucoup 
de  leurs  contemporains,  au  point  de  vue  socialiste,  que 
d’écrire  : Les  Enragés  « se  contentaient  de  prêcher  avec 
une  extrême  violence  les  doctrines  les  plus  hostiles  à la 
richesse  et  à l’aristocratie  ».  (Lichtenbergcr,  p.  169). 

Ce  serait  exact  s’ils  n’avaient  fait  que  dénoncer  avco 
une  fureur  particulière  les  agioteurs  et  les  accapareurs 
et  proposer  des  mesures  de  circonstance,  comme  celles 
que  la  Convention  adopta;  mais,  pour  y insister  une 
dernière  fois,  leur  originalité  fut  la  suivante  : Parmi  le 
(lot  tumultueux  de  leurs  imprécations  contre  les  alfa- 
meurs,  des  percées  brusques  d’opinions,  môme  de 
propositions,  où  l’historien  attentif  découvre  des 
semences  de  doctrine  socialiste  à forme  communiste. 

Politiquement,  ils  furent  traités  d’anarchistes.  Et  la 
plupart  des  historiens  les  représentent  ainsi;  Louis 
Blanc  comme  Mortimer-Ternaux,  le  robespierriste 
Ernest  Hamel  comme  les  apologistes  et  les  panégyristes 
de  Marat.  C’est  le  sort  des  excentriques  de  réunir  contre 


ROSE  LACOMBE 


379 


eux  tous  les  partis.  La  « veuve  Marat  »,  dans  son  dis- 
cours à la  Convention,  parlait  en  ces  termes  des  jour- 
naux de  Roux  et  de  Leclerc  ; « C’est  là  qu’après  avoir 
débité  des  lieux  communs  révolutionnaires  on  dit  au 
peuple  qu’il  doit  proscrire  toute  espèce  de  gouverne- 
ment ».  La  vérité  est  seulement  qu’ils  ne  voulaient  pas 
de  la  dictature  de  la  Convention. 

Encore  faut-il  observer  que  la  campagne  de  Jacques 
Roux  contre  la  Convention  fut  beaucoup  moins  brave, 
par  conséquent  beaucoup  moins  nette  que  celle  de 
Leclerc. 

Sans  doute,  en  septembre,  Jacques  Roux  voudra  ne 
voir  « dans  la  plupart  des  hommes  en  place  que  des 
fourbes,  des  intrigants,  des  sangsues,  des  tigres  et  des 
bourreaux  de  la  liberté  ».  Il  s’écriera  : « La  onzième 
heure  est  sonnée...  Tremblez,  usurpateurs!  » [Le 
Publiciste  de  la  République  française,  n°  268).  Mais 
c’est  qu’à  ce  moment  il  a le  courage  du  désespoir. 
Arrêté  une  première  fois  en  août,  relâché,  repris  en 
septembre,  il  est  à Sainte-Pélagie,  d’où  l’on  va  bientôt 
le  transférer  à Ricêtre.  — Au  moins  jusqu’à  sa  première 
arrestation,  il  semble  user  de  ménagements  à l’égard 
d’ennemis  dont  il  a éprouvé  la  force  aux  Cordeliers  et 
à la  Commune,  car  la  Commune  l’avait  rayé  le  29  juin 
du  nombre  des  rédacteurs  de  ses  affiches.  Il  sait  — le 
mot  est  de  lui  — qu’il  a « le  malheur  d’être  prêtre  ». 
Il  compte  des  adversaires  acharnés  dans  sa  section 
même;  il  y est  chef  de  parti,  s’y  dépense  en  luttes 
obscures,  mais  qui  peuvent  et  vont  effectivement  avoir 
leur  retentissement  à la  Commune,  aux  Jacobins,  qui 
peuvent  le  perdre  et,  en  effet,  le  perdront.  Il  est  donc 
assez  prudent,  comme  journaliste,  envers  la  Montagne  ; 
il  paraît  même  parfois  s’appliquer  à effacer  l’impres- 


380 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


sion  de  son  audacieuse  remontrance  du  25  juin.  La 
Convention  ayant,  comme  on  sait,  à la  fin  de  juillet, 
décrété  la  peine  de  mort  contre  les  accapareurs,  il  en 
témoigne  ardemment  sa  reconnaissance.  ( Ibid .,  n°  253). 
Le  22  août,  il  termine  sa  réponse  à la  « soi-disant 
veuve  Marat  » par  ces  trois  cris:  « Vive  la  liberté! 
Vive  la  Montagne!  Vive  la  République!  ».  Même,  en 
septembre,  ayant  dit  : « ...  La  faction  scélérate  qui 
était  rentrée  dans  la  poussière  après  l’insurrection  du 
2 juin  est  ressuscitée  de  ses  cendres  »,  il  prend  soin 
d’ajouter  : « Je  n’accuse  pas  ici  les  députés  incor- 
ruptibles de  la  Montagne.  Ils  ont  donné  au  milieu  du 
tonnerre  et  des  éclairs  une  constitution  vraiment  répu- 
blicaine ».  (N°  267).  C’est  seulement  en  faveur  des 
Républicaines  révolutionnaires,  quand  on  les  eut  atta- 
quées aux  Jacobins  (16  septembre),  et  contre  la  loi 
des  suspects  (17),  qu’il  s'emballa , si  l’on  nous  passe  le 
terme. 

Et  cependant  c’est  lui  qui,  pour  la  Montagne,  fut, 
suivant  le  mot  de  Michelet,  le  monstre. 

On  considéra  Leclerc  comme  son  lieutenant.  Un  peu, 
sans  doute,  à cause  de  l’extrême  jeunesse  de  celui-ci, 
qui,  d’ailleurs,  eût  voulu  fonderie  parti  fes  jeunes  contre 
les  vieux  de  la  Révolution.  « Je  suis  persuadé  que  les 
jeunes  gens  seuls,  écrivait  Leclerc,  sont  susceptibles  de 
ce  degré  de  chaleur  nécessaire  pour  opérer  une  révo- 
lution. » [L'Ami  du  peuple , 8 août).  Phrase  d’autant 
plus  curieuse  qu’elle  excluait  Jacques  Roux  lui-même 
du  camp  des  véritables  révolutionnaires,  carie  « prêtre 
fanatique  »,  comme  l’appelait  Collot  d’Herbois,  avait 
passé  la  quarantaine.  Né  en  août  1752,  il  était  de  près 
de  six  ans  plus  vieux  que  Robespierre,  né  en  mai  1758,  et 
de  sept  ans  plus  vieux  que  Danton,  né  en  octobre  1759, 


ROSE  LACOMBE 


381 


Da  reste  Leclerc  avait  le  plus  grand  intérêt  à bien 
marquer  son  indépendance  vis-à-vis  de  Jacques  Roux. 
La  tactique  de  Robespierre  était  de  le  lier  avec  son 
prétendu  maître  d’un  lien  mortel.  Ce  « jeune  homme, 
qui  prouve  que  la  corruption  peut  entrer  dans  un 
jeune  cœur  »,  avait  dit  l’incorruptible  aux  Jacobins, 
« est  associé  à Jacques  Roux  ».  Et  quand  le  puissant 
club  nomma  une  commission  pour  recevoir  les  dénon- 
ciations contre  Roux  (8  septembre),  Desfieux  déclara 
qu’elle  entendrait  également  ceux  qui  auraient  à dépo- 
ser contre  Leclerc.  Poussé  à bout,  celui-ci  répondit  : 
« Je  ne  prétends  jeter  aucune  défaveur  sur  le  citoyen 
que  je  viens  de  nommer  ( Jacques  Roux)  ; il  n’appar- 
tient qu’aux  lâches  et  aux  esclaves  de  juger  ou  de 
mordre  d’après  l’avis  ou  le  commandement  des  hommes 
publics  ou  des  maîtres;  mais  je  déclare  au  public  que 
je  n’ai  jamais  eu  avec  Jacques  Roux  de  relations,  ni 
directes  ni  indirectes;  que,  depuis  le  premier  juin,  je 
n’ai  vu  pendant  une  heure  au  plus  que  deux  fois  ce 
citoyen,  que  j’ai  rencontré  par  hasard  dans  une  maison 
où  il  va  quelquefois  et  où  je  me  trouve  souvent.  » 
[L'Ami  du  peuple,  n°  21). 

Son  premier  véritable  crime  aux  yeux  des  Jacobins, 
Leclerc  journaliste  l’avait  commis  le  4 août.  Danton 
ayant  proposé  à la  Convention  d’ériger  le  Comité  de 
salut  public  en  Comité  de  gouvernement,  il  s’était 
écrié  : « Je  ne  vois,  dans  cette  masse  de  pouvoirs  réunis 
dans  le  Comité  de  salut  public,  qu’une  dictature 
effrayante;  je  ne  vois  plus  dans  les  membres  qui  le 
composent,  si  cette  mesure  est  adoptée,  qu’un  nonumvi- 
rat  dont  le  président  peut  devenir  un  Appius.  » Et  plus 
loin:  « C’est  un  Capet  à neuf  têtes  qu’on  crée  à la  place 
de  celui  qui  n’est  plus;  c’est  anéantir  cette  division  de 


382 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


pouvoirs  si  nécessaire  au  maintien  de  la  liberté.  » Enfin, 
s’adressant  au  peuple  : « Rélléchis  mûrement  sur  la  pro- 
position qui  a été  faite  par  Danton...,  et  rappelle-toi  bien 
qu’elle  est  sortie  de  la  bouche  du  commissaire  de  la 
Belgique.  » Voilà  pourquoi,  le  lendemain,  Robespierre 
parla  de  la  « corruption  » de  Leclerc.  La  crainte  de 
Robespierre  était  que  les  fédérés  qui  arrivaient  à Paris 
pour  la  fête  du  10  août  ne  tombassent  sous  l’influencedes 
Enragés, — « hommes  nouveaux  »,  disait-il,  « patriotes 
d’un  jour  » dont  l’idée  est  de  perdre  dans  le  peuple  scs 
plus  anciens  amis.  Leclerc  riposta  le  8 : « Je  crois  que 
les  hommes  nouveaux  ne  paraissent  trop  exaltés  que 
parce  que  les  vieux  s’usent.  » Les  vieux,  dominés 
par  « l’orgueil,  la  morgue,  et  l’esprit  de  vengeance  », 
— « despotes  insolents  de  l’opinion  publique  ».  Il  dira 
même,  le  21  : « On  compterait  depuis  la  Révolution 
sept  ou  huit  idoles  principales  qui,  toutes,  ont  trahi 
les  intérêts  du  peuple  qui  les  a encensées.  » Et  s’adres- 
sant encore  ici  au  peuple  : « Rappelle-toi...  qu’un 
peuple  représenté  n’est  pas  libre  et  ne  prodigue  pas 
cette  épithète  de  représentant  dont  tu  ornes  toujours 
le  frontispice  de  tes  pétitions...  Tes  magistrats  quel- 
conques (sic)  ne  sont  que  tes  mandataires.  » Thèse 
absolument  conforme,  sans  doute,  à la  doctrine  du 
précepteur  politique  de  Robespierre,  Rousseau,  qui 
avait  professé  dans  le  Contrat  social  : « La  souverai- 
neté ne  peut  être  représentée,  par  la  même  raison 
qu’elle  ne  peut  être  aliénée...  Les  députés  du  peuple 
ne  sont  donc  ni  ne  peuvent  être  ses  représentants; 
ils  ne  sont  que  ses  commissionnaires,  ils  ne  peuvent 
rien  conclure  définitivement.  » Au  surplus,  on  sait 
que  le  projet  de  Constitution  présenté  par  Condorcet 
en  février  1793,  et  connu  sous  le  nom  de  Constitution 


ROSE  LÀCOMBE 


383 


girondine,  organisait  le  referendum , qu’organisait  aussi 
la  Constitution  votée  en  juin.  Mais  enfin  l’intention  était 
manifeste  de  dépopulariser  la  Convention  en  discrédi- 
tant ses  chefs. 

Le  23  août,  il  accusait  la  Convention  de  mollesse  et 
le  tribunal  révolutionnaire  de  lâcheté.  Le  25,  on  pou- 
vait lire  : « Il  existe  un  parti  dans  le  sein  de  la  Con- 
vention, parmi  les  Montagnards  mêmes,  qui  veut  ou 
nous  rendre  nos  anciens  fers  ou  nous  en  donner  d’autres 
en  se  perpétuant  à la  tête  du  gouvernement...  C’est  par 
ce  parti-là,  qu’adroitement  et  pour  la  forme  exclus  du 
Comité  de  salut  public,  Danton  et  Lacroix  ont  eu  la 
facilité  de  lui  faire  accorder  50  millions,  bien  sûrs  d’y 
être  reportés  au  prochain  renouvellement.  C’est  par  ce 
parti-là  que  le  projet  de  Chabot,  tendant  à faire  payer 
le  pain  3 sous  la  livre  dans  toute  l’étendue  de  la  Répu- 
blique, a été  traité  de  capucinade  et  rejeté.  » — Avec 
Chabot,  Leclerc,  il  est  vrai,  mettait  à part  dans  l’Assem- 
blée un  certain  nombre  « d’hommes  purs  » et  d’abord 
Robespierre,  ce  qui  est  assez  curieux.  — Le  27  août, 
nouvelle  et  plus  furieuse  agression  contre  Danton.  Il 
faut  que  Danton  se  justifie  ou  soit  frappé  : la  « ru- 
meur publique  » l’accuse  « de  liaisons  avec  Du  mouriez, 
lors  de  son  commissariat  dans  la  Relgique  »,  et  « de 
s’être  horriblement  enrichi  depuis  la  Révolution,  d’avoir 
doté  sa  femme  des  deniers  de  la  République  »,  cnlin 
«d’avoir  mis  en  place  des  aristocrates  caractérisés». 
Le  30,  c’est  la  Convention  en  bloc  qui  est  attaquée,  dans 
un  numéro  d’un  intérêt  exceptionnel  pour  nous,  car  il 
est  presque  entièrement  consacré  aux  Républicaines 
révolutionnaires  et  à la  longue  pétition  signée  Cham- 
pion, que  Lacombe  était  venue  lire  le  26  à la  barre  de 
l’Assemblée.  Voici  cette  pétition  : 


384 


TROIS  FEMMES  RE  LA  RÉVOLUTION 


Législateurs, 

Justement  indignées  des  prévarications  sans  nombre  qui 
ont  eu  lieu  dans  le  ministère,  et  notamment  dans  celui  de 
l'Intérieur,  dont  le  ministre  a été  quitte  pour  abandonner  son 
poste  en  donnant  sa  démission  \ nous  venons  vous  demander 
l’exécution  des  lois  constitutionnelles.  Nous  ne  l’avons  pas 
acceptée  les  premières,  cette  Constitution,  pour  que  l’anarchie 
et  le  règne  des  intrigants  se  prolonge  sans  cesse.  Assez  la 
guerre  de  calcul  a duré  ; il  est  temps  enfin  que  les  enfants  de 
la  liberté  se  sacrifient  pour  leur  patrie  et  non  pas  à l’ambi- 
tion et  à l’orgueil  d’un  tas  de  scélérats  qui  sont  à la  tête  de 
nos  armées.  Faites  voir,  par  la  destitution  de  tous  les  nobles, 
que  leurs  défenseurs  ne  sont  pas  parmi  vous.  Empressez- 
vous  surtout  de  prouver  à la  France  entière,  par  des  effets, 
que  l’on  n’a  pas  fait  venir  à grands  frais,  de  tous  les  coins  de 
la  République,  les  envoyés  d’un  grand  peuple  pour  jouer 
simplement  une  scène  pathétique  au  Champ-de-Mars.  Mon- 
trez-nous  que  cette  constitution,  que  nous  avons  cru  accep- 
ter, existe  et  doit,  en  effet,  faire  notre  bonheur;  car  il  ne  suf- 
fit pas  de  dire  au  peuple  que  son  bonheur  s’approche,  il  faut 
encore  qu’il  puisse  en  ressentir  les  effets  ; et  une  expérience 
de  quatre  ans  de  malheur  lui  a appris  à se  défier  des  belles 
promesses  qu’on  n’a  cessé  de  lui  faire.  Il  doit  voir  avec  indi- 
gnation que  des  hommes  gorgés  de  son  or  et  engraissés  du 
plus  pur  de  son  sang  lui  prêchent  la  sobriété  et  la  patience. 

Croyez-nous,  Législateurs,  quatre  ans  de  malheur  nous 
ont  instruits  assez  pour  savoir  démêler  l’ambition  sous  le 
masque  même  du  patriotisme;  nous  ne  croyons  plus  à la 
vertu  de  ces  hommes  qui  sont  réduits  à se  louer  eux-mêmes. 
11  nous  faut  enfin  plus  que  des  mots,  pour  que  nous  croyions 
que  l’ambition  ne  règne  pas  dans  vos  Comités  ; organisez  le 
Gouvernement  d’après  la  Constitution.  En  vain  on  nous 
dirait  que  la  France  est  perdue  par  cette  mesure;  sa  perte  ne 
peut  être  là  où  la  responsabilité  n’est  plus  un  vain  mot,  là 
où  le  ministre  prévaricateur  serait  sûr  de  porter  sa  tête  sur 

1.  Ministre  de  l’Intérieur  depuis  le  13  mars  1793,  Garat  fit  agréer  sa 
démission  le  15  août. 


ROSE  LACOMBE 


385 


l’échafaud.  Enfin  nous  ne  voyons  que  la  perte  des  intrigants 
dans  un  pays  où  les  lois  sont  strictement  observées.  Voulez- 
vous  que  nous  croyions  que  les  ennemis  de  la  patrie  n’ont 
pas  des  défenseurs  officieux  dans  votre  sein?  Destituez  tous 
les  nobles  sans  exception;  s’il  en  est  quelqu’un  de  bonne  foi 
parmi  eux,  ils  en  donneront  la  preuve  en  se  sacrifiant  volon- 
tairement au  bonheur  de  leur  patrie.  Ne  craignez  pas  de 
désorganiser  l’armée  : plus  un  général  a de  talents  alors  qu’il 
est  mal  intentionné,  et  plus  il  est  urgent  de  le  faire  rempla- 
cer. Ne  faites  pas  l’injustice  aux  patriotes  de  croire  qu’il 
n’est  pas  parmi  eux  des  hommes  dignes  de  commander  nos 
armées  ; prenez  quelques-uns  de  ces  braves  militaires  dont 
le  talent  et  le  mérite  ont  été  sacrifiés  à l’ambition  et  à 
l’orgueil  de  la  caste  ci-devant  privilégiée. 

Si,  sous  le  règne  du  despotime,  le  crime  obtenait  la  préfé- 
rence, sous  celui  de  la  liberté  les  vertus  doivent  l’emporter. 
Vous  avez  rendu  un  décret  par  lequel  tous  les  gens  suspects 
doivent  être  mis  en  état  d’arrestation  ; mais,  je  vous  le 
demande,  cette  loi  n’est-elle  pas  dérisoire,  quand  ce  sont  des 
gens  suspects  eux-mêmes  qui  sont  tenus  de  la  faire  exécuter. 
Ah!  Législateurs,  est-ce  ainsi  que  l’on  se  joue  du  peuple! 
Voilà  donc  cette  égalité  qui  devait  faire  la  base  de  son 
bonheur;  voilà  la  récompense  des  maux  incalculables  qu’il  a 
soufferts  si  patiemment.  Non,  il  ne  sera  pas  dit  que  ce  peuple, 
réduit  au  désespoir,  sera  obligé  de  se  faire  justice  lui-même; 
vous  allez  la  lui  rendre  en  destituant  tous  les  administrateurs 
coupables,  en  créant  des  tribunaux  extraordinaires  en  assez 
grand  nombre  pour  que  les  patriotes  qui  vont  partir  pour 
nos  frontières  disent  : « Nous  sommes  tranquilles  sur  le  sort 
de  nos  femmes  et  de  nos  enfants  ; nous  avons  vu  périr  sous  le 
glaive  de  la  loi  tous  les  conspirateurs  de  l’intérieur.  » Décré- 
tez ces  grandes  mesures  et  la  levée  des  hommes  en  masse, 
vous  aurez  sauvé  la  patrie. 


Cette  pétition  attestait  l’accord  définitif  du  club  fémi- 
nin et  des  Enragés.  Tout  ce  qu’elle  proposait  impérieu- 
sement, Leclerc  en  particulier  l’avait  déjà  réclamé.  Aussi 


386  ÎROIS  FEMMES  DË  LA  RÉVOLUTION 

Robespierre,  qui  présidait  la  séance,  ne  répondit-il  point 
à Lacombe.  Même,  la  députation  avait  eu  de  la  peine  à 
se  faire  admettre.  C’est  Leclerc  qui  le  dit,  en  s’adressant 
à la  Convention  : « Les  femmes  républicaines  révolu- 
tionnaires, dont  vous  vous  rappelez  sans  doute  les  ser- 
vices pendant  ie  temps  de  l’insurrection,  demandent 
l’entrée  de  la  barre,  le  président  la  leur  refuse.  Une 
autre  députation,  venue  après  elles,  est  admise  avant 
elles.  Révoltées  d'une  injustice  aussi  criante,  elles  par- 
viennent cependant  à la  barre  malgré  l’opposition  de 
vos  huissiers...  » Puis,  ayant  loué  la  pétition,  il  insis- 
tait sur  ce  point  : « la  prompte  organisation  du  Con- 
seil exécutif  d’après  la  Constitution  ».  11  s’écriait  : « Ne 
pasdécréter  une  proposition  semblable,  n’est-ce  pas  affi- 
cher aux  yeux  du  peuple  entier  que  vous  n’y  aurez  égard 
que  lors  de  votre  renouvellement?...»  Mais  Robespierre 
et  les  Jacobins  étaient  résolus  à faire  ajourner  l’applica- 
tion de  la  Constitution  ; et,  en  effet,  quand  Jacques 
Roux  et  Leclerc  eurent  été  moralement  jugulés,  la 
Convention  décida  que  « le  gouvernement  provisoire 
de  la  France  » serait  « révolutionnaire  jusqu’à  la  paix.  » 
(10  octobre).  Cette  assemblée,  qui  avait  été  sur  le  point 
de  se  dissoudre,  se  trouva  ainsi  maintenue,  avec  les 
pouvoirs  dictatoriaux  que  Leclerc  et  les  Républicaines 
révolutionnaires  avaient  précisément  essayé  de  lui 
arracher. 

Evidemment,  c’est  sous  l’influence,  devenue  prépondé- 
rante, de  Lacombe  que  la  Société  féminine  avait  fini 
par  suivre  Leclerc  dans  sa  lutte  contre  la  Convention. 
Cependant,  il  faut  le  noter  : peu  de  jours  avant  la 
démarche  nettement  enragée  du  26  août,  le  18,  La- 
combe avait  su  se  faire  applaudir  aux  Jacobins,  où,  à 
la  tête  d’une  députation  de  son  club,  elle  était  venue 


a osé  lacombè 


387 


annoncer  que  celui-ci  se  préparait  à « s’occuper  du 
salut  public  ».  Et,  d’autre  part,  nous  devons  observer 
qu’une  des  mesures  de  salut  public  réclamées  dans  la 
pétition  du  26  avait  été  déjà  proposée  par  les  Répu- 
blicaines révolutionnaires,  et  même  avant  la  fondation 
de  r Ami  du  peuple  par  Leclerc , même  avant  la  mort  de 
Marat.  Le  10  juillet  une  députation,  conduite  par  Pau- 
line Léon,  avait  demandé,  aux  Jacobins,  l’exclusion 
des  nobles  de  tous  les  emplois  ; et  cette  demande 
n’avait  pas  étonné  : elle  n’était  pas  nouvelle,  mais 
populaire,  et  consacrée  par  l’autorité  de  Marat,  qui, 
le  8 juin,  dans  son  Publiciste  de  la  République  fran- 
çaise, l’avait  développée  en  ces  termes  : « La  Révolu- 
tion s’était  faite  contre  le  despotisme  du  prince,  de  ses 
courtisans  et  les  ordres  privilégiés  ; il  était  donc  tout 
simple,  tandis  que  le  peuple  était  levé,  qu’il  commençât 
par  écraser  ces  suppôts  du  despotisme.  Qui  croirait 
que,  loin  de  prendre  contre  eux  la  plus  légère  précau- 
tion, il  leur  a laissé  la  conduite  d’une  insurrection  diri- 
gée contre  eux?  Qui  croirait  que,  loin  d’exclure  de 
tout  emploi  ces  suppôts  de  l’ancien  régime,  il  les  a 
appelés  à l’organisation  du  nouveau  ?...  Ce  n’est  qu’après 
avoir  été  cent  fois  la  dupe  de  leurs  perfidies  et  la 
victime  de  leurs  trahisons  qu’il  a compris  que  les 
agents  de  l’ancien  régime  ne  pouvaient  être  les  agents 
du  nouveau;  que  les  nobles,  les  robins  et  les  calotins 
seraient  toujours  les  suppôts  du  royalisme,  et  qu’il  a 
enfin  demandé  qu’ils  fussent  exclus  de  tous  les  emplois  : 
ce  que  ses  représentants  infidèles  se  sont  toujours  gar- 
dés de  décréter.  » Mais  on  a vu  par  où  la  pétition  du 
26  août  heurta  directement  la  Montagne,  décidée  à gou- 
verner jusqu’à  la  fin  de  la  guerre.  La  dictature  de  la 
Convention,  pensait  la  Montagne,  pouvait  seule  mener  à 


388 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


bien  l’œuvre  de  défense  nationale  ; et,  aux  yeux  de 
ses  rédacteurs,  ainsi  qu’il  a été  récemment  expliqué 
parM.  Aulard,  la  Constitution,  « programme  démocra- 
tique mais  pour  l’avenir  »,  était  avant  tout  « un  expé- 
dient » chargé  de  réconcilier,  contre  les  insurrections 
royalistes  de  la  Vendée,  de  Lyon  et  de  Toulon,  les  deux 
partis  républicains,  le  montagnard  et  le  girondin1. 
En  sorte  que,  malgré  la  violence  de  leurs  propositions 
de  salut  public,  les  Républicaines  révolutionnaires 
s’exposaient  au  reproche  de  complicité  effective  avec 
ceux  qu’elles  appelaient  les  « conspirateurs  de  l’inté- 
rieur ».  Autrement  dit,  ces  révolutionnaires  pouvaient 
être  accusées  de  faire  inconsciemment  le  jeu  de  la  contre- 
révolution.  Grand  péril  pour  elles,  qu’elles  allaient 
aggraver  dès  le  commencement  de  septembre  — en 
opposant  aux  mesures  qui  ouvrirent  1ère  de  la  Terreur 
le  plus  imprévu  des  modérantismes. 

Lacombe,  devenue  leur  présidente,  assaillit  le  Comité 
de  sûreté  générale  de  réclamations  en  faveur  de  prison- 
niers. Seule  ou  suivie  d’un  état-major,  comme  dira  la 
citoyenne  Lemoce,  elle  essaya  d’intimider  certains 
membres  du  Comité,  notamment  Chabot  et  Basire.  Elle 
voulait  qu’on  lui  ouvrît  les  portes  des  prisons,  ou  plutôt 
qu’elles  fussent  ouvertes  à toutes  les  citoyennes  de  la 
Société.  Messagères,  ouvrières  de  justice,  celles-ci 
auraient  interrogé  les  détenus  pour  faire  immédiate- 
ment élargir  les  innocents.  Il  ne  fallait  pas,  osait 
déclarer  Lacombe,  qu’un  innocent  pût  rester  prisonnier 
plus  de  vingt-quatre  heures. 

Chabot  et  Basire  racontèrent  tout  cela  aux  Jacobins 
le  16  septembre.  Et,  comme  Lacombe  avait  sollicité  en 


1.  La  Révolution  française,  juillet  1899. 


ROSE  LA COMBE 


389 


faveur  du  ci-devant  maire  de  Toulouse,  de  Rey  (ou 
Derrey),  Chabot  assura  même  avoir  reçu  d’elle  l’aveu 
« que  ce  n’était  pas  M.  de  Rey  qui  lui  tenait  à cœur, 
mais  bien  son  neveu  qui  l’avait  touchée  ».  On  applaudit; 
et  les  historiens  et  biographes  se  sont  transmis  fidèle- 
ment l’anecdote,  ou  plutôt  l’ont  ornée  chacun  à sa 
manière,  voulant  trouver  dans  cette  surprise  du  cœur  de 
la  femme  l’explication  du  soudain  revirement  de  l’en- 
ragée. Or,  nous  l’avons  déjà  dit,  aucun  document  ne 
nous  a renseigné  sur  cette  passion  prétendue.  Et  ce 
n’est  pas  une  parole  de  Chabot  qui  peut  suffire  pour 
commander  la  foi.  L’ancien  moine,  cynique  et  hâbleur, 
était  parfaitement  capable,  en  vue  d’un  succès  de  tri- 
bune, et  contre  une  femme,  d’un  gros  mensonge  ou 
d’une  mise  au  point  de  la  vérité  équivalant  à un  men- 
songe. D’autant  plus  qu’il  y avait  avantage  pour  lui  à 
dénoncer  une  femme,  surtout  une  jeune  et  belle  femme. 
Sa  furieuse  sensualité  n’était  un  mystère  pour  per- 
sonne : on  la  lui  reprochait;  l’occasion  lui  était  donc 
excellente  d’un  récit  plus  ou  moins  scrupuleux  où  il 
pouvait  glisser  l’auto-apologie  suivante  : « Moi,  qu’on 
accuse  de  me  laisser  mener  par  les  femmes,  lui  dis-je 
alors  ( à Lacombe ),  je  ne  ferai  jamais  pour  elles  ce 
que  vous  font  faire  les  hommes,  et  toutes  les  femmes 
de  la  terre  ne  me  feront  jamais  rien  faire  que  ce  que 
j’ai  envie  de  faire  pour  le  bien  public.  » ( Moniteur  du 
21  septembre).  Mais  enfin,  quand  bien  même  il  serait 
prouvé  que  Lacombe  s’éprit  de  la  grâce  d’un  jeune  tou- 
lousain contre-révolutionnaire,  cela  n’expliquerait  pas 
la  politique  de  pitié  adoptée  tout  à coup  par  l’évidente 
majorité  des  Républicaines  révolutionnaires,  d’accord 
avec  les  Enragés  et  particulièrement  avec  Leclerc.  Cette 
politique  fut  une  manœuvre  contre  la  Montagne.  La 


390 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


sensibilité  féminine  joua  son  rôle,  offrit  aux  meneurs 
la  complicité  de  l’instinct  : du  moins  il  est  permis  de 
supposer  qu’il  y eut  chez  plus  d’une  citoyenne,  impi- 
toyable la  veille,  un  élan  sincère  d’humanité;  mais  ces 
élans  servaient  une  tactique,  et  nous  ne  serions  nul- 
lement étonné  si  l’on  découvrait  que  Lacombe  fut 
pleinement  de  sang-froid. 

A partir  du  30  août,  Leclerc  ne  cesse  plus  de  réclamer 
l’exécution  de  la  Constitution.  Il  veut  une  « nouvelle 
législature»  pour  le  1er  janvier  1794;  il  veut  même 
que  les  conventionnels  ne  puissent  pas  être  réélus  : 
« L’habitude  de  gouverner  corrompt  les  hommes.  » 
(V  Ami  du  peuple , 6 septembre).  Ajoutez  qu’il  a peur: 
l’incarcération  de  Jacques  Roux  lui  est  une  menace 
que  Desfieux,  aux  Jacobins,  rend  directe.  Sa  maîtresse 
combat  avec  lui  en  lançant  à l’assaut  des  prisons  le 
club  de  femmes  dont  elle  est  vraiment  le  chef  main- 
tenant. 

Sa  maîtresse  : car,  émue  ou  non  d’un  intérêt  de  cœur 
pour  un  ci-devant,  Lacombe  a encore  pour  amant  le 
jeune  Enragé;  et  elle  l’aime  toujours.  La  preuve  en  est 
dans  l’incident  même  qui,  le  16  septembre,  fournit  à 
Chabot  l’occasion  de  son  discours.  — Une  Républicaine 
révolutionnaire,  la  citoyenne  Gobin,  ayant  dénoncé 
Leclerc,  comme  insultant  «journellement  aux  mânes  de 
Marat  »,  Lacombe  l’avait  sommée  par  lettre  de  venir 
s’expliquer.  Un  secrétaire  des  Jacobins  les  en  informa; 
voilà  l’incident  qui  fut  le  signal. 

Après  le  discours  de  Chabot  et  celui  de  Rasire,  Renau- 
din,  le  fameux  juré  au  tribunal  révolutionnaire,  pré- 
tendit même  qu’elle  logeait  Leclerc  chez  elle  ; ce  qui 
était,  peut-être,  alors  inexact,  mais  peu  importe  : non 
seulement  la  liaison  n’était  pas  rompue,  mais,  pour  le 


ROSE  LACOMBE 


391 


dire  immédiatement,  elle  semble  avoir  duré  jusqu’à  la 
disparition  de  la  Société  féminime.  (Àrcli.  nat.,  pièce 
du  9 prairial  an  II.) 

Quant  au  discours  de  Chabot,  nous  n’avons  plus  à y 
relever  que  cette  accusation  contre  les  Républicaines 
révolutionnaires  : « Elles  ont  osé  attaquer  Robespierre, 
l’appeler  M.  Robespierre  ! » et  la  conclusion  : « Je 
demande  que  vous  preniez  contre  ces  femmes...  des 
mesures  violentes...  Je  demande  qu’elles  se  purgent  de 
toutes  les  intrigantes  qu’elles  ont  dans  leur  sein  ». 
Basire  conclut  de  meme,  après  avoir  rapporté  qu’elles 
avaient  voulu  obtenir  l’élargissement  « d’un  nommé 
Semandy  »,  et  que,  furieuses  de  leur  insuccès,  elles 
avaient  prodigué  les  inj  ures  au  Comité  de  sûreté  générale 
et  notamment  à lui,  Basire: 

Elles  me  dirent  qu’elles  sauraient  bien  faire  repentir  un 
blanc-bec  comme  moi  de  l’audace  avec  laquelle  je  refusais 
leur  demande  ; elles  me  dirent  que  j’étais  comme  M.  Robes- 
pierre, qui  osait  les  traiter  de  contre-révolutionnaires.  Je 
répondis  que,  quand  on  parlait  ainsi  de  Robespierre  et  qu’on 
attaquait  son  patriotisme,  il  n’y  avait  plus  rien  à dire. 

Je  me  repens  humblement  de  n’avoir  pas  assez  de  barbe 
pour  plaire  à ces  dames  ; mais,  tel  que  je  suis,  je  leur 
déclarai  que  je  ne  savais  point  céder  à des  sollicitations 
injustes. 


Visiblement,  le  sensible  Basire  n’était  pas  moins  aise 
que  son  ami  Chabot  de  pouvoir  se  vanter  de  cette  belle 
résistance.  On  a pu  même  admirer  comme  il  appuie  sur 
le  peu  d’estime  de  ces  gaillardes  pour  le  blanc-bec  qu’il 
veut  être  — avec  ses  vingt-huit  ou  vingt-neuf  ans.  Mais 
si  ce  n’est  pas  un  spectacle  sans  ironie,  Chabot  et  Basire 
dénonçant  l’un  après  l’autre  la  Société  féminine,  l’in- 


392 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


térêt  historique  de  cette  séance  des  Jacobins,  c’est  que 
les  Républicaines  révolutionnaires  s’étaient  jusque-là 
senties  protégées  par  une  espèce  de  talisman  : le  grand 
souvenir  de  leur  coopération  à l’écrasement  de  la  Gi- 
ronde, et  que  cela  fut  détruit  en  deux  heures. 

Sur  Lacombe  en  particulier  on  s’acharna.  Ce  qui  se 
dit  contre  elle,  après  le  discours  de  Basire,  où  elle 
n’avait  pas  été  nommée,  nous  est  d’ailleurs  précieux. 
Taschereau  l’accusa  de  se  fourrer  partout  et,  dans  « une 
assemblée»  où  il  était,  d’avoir  tenu  un  « langage  hypo- 
crite et  feuillantin  » en  demandant  toute  la  Constitu- 
tion, rien  que  la  Constitution;  il  ajouta  qu’elle  avait 
ensuite  voulu  « saper  les  bases  » de  cette  Constitution  et 
« renverser  les  autorités  constituées  de  toute  espèce». 
Quelqu’un  renchérit  : « La  femme  qu’on  vous  dénonce  est 
fort  dangereuse  en  ce  sens  qu’elle  est  fort  éloquente... 
Elle  a tiré  à boulets  rouges,  dans  un  discours  que  j’ai 
entendu,  et  sur  les  Jacobins  et  sur  la  Convention.  » On 
la  vit  alors  dans  une  des  tribunes  : elle  semblait  deman- 
der la  parole  ; il  y eut  un  tel  tumulte  que  le  président 
(Léonard  Bourdon)  se  couvrit.  Ce  fut  presque  la  répéti- 
tion de  ce  qui  était  arrivé  à Théroigne  dans  ce  même 
club  des  Jacobins  en  avril  1792.  Le  calme  rétabli,  elle 
est  tancée  par  Léonard  Bourdon;  puis,  deux  proposi- 
tions, dirigées  surtout  contre  elle,  sont  votées  à l’unani- 
mité  : 1°  on  écrira  aux  Femmes  révolutionnaires  pour 
les  engager  à se  débarrasser,  par  scrutin  épuratoire,  des 
femmes  suspectes  qui  les  mènent;  2°  on  enverra  au- 
Comité  de  sûreté  générale  pour  qu’il  fasse  arrêter  les 
femmes  suspectes.  Mais  ce  n’est  pas  encore  assez  selon 
certains  : il  faudrait  mener  Lacombe  tout  de  suite  au 
dit  Comité;  il  faudrait  également  inviter  celui-ci  à se 
saisir  de  Leclerc.  Alors  a lieu  une  discussion  confuse, 


ROSE  LACOMBE 


393 


où  les  deux  amendements  proposés  se  noient  ; mais,  de 
nouveau,  et  à deux  reprises,  Chabot  fulmine  contre 
Lacombe,  « instrument  de  la  contre-révolution  ». 

Toute  cette  tempête  des  Jacobins  contre  les  Républi- 
caines révolutionnaires  et  Leclerc  n’eut  cependant  qu’un 
résultat  immédiat  : le  journal  de  Leclerc  cessa  de 
paraître.  Il  y eut  bien  contre  Lacombe  un  commence- 
ment d’action,  qui  ne  paraît  pas,  d’ailleurs,  avoir  été 
déterminé  par  le  débat  que  nous  venons  de  résumer  ; 
car  c’est  le  jour  même  de  ce  débat,  et  parce  qu’une 
dénonciation  avait  été  faite  contre  elle  au  comité  révolu- 
tionnaire de  la  section  de  la  Halle-au-Blé,  que  des  com- 
missaires de  ce  comité  se  rendirent  chez  l’héroïne. 
Elle  n’était  pas  chez  elle,  ils  apposèrent  les  scellés  sur 
la  porte  de  l’appartement;  mais,  le  lendemain,  elle 
alla  prier  le  comité  de  les  faire  lever;  et,  l’examen 
de  ses  papiers  ayant  tourné  à son  avantage,  elle  eut 
satisfaction.  Nous  « n’avons  trouvé,  dit  le  procès-verbal, 
que  des  correspondances  de  Sociétés  fraternelles  qui 
respirent  le  plus  pur  patriotisme,  et  différentes  lettres 
particulières  où  le  bien  public  et  le  patriotisme  y est  [sic) 
bien  exprimé».  (Arch.  nat.,  F7  4756).  La  Feuille  du 
salut public , puis,  comme  on  sait,  la  Gazette  française 
ayant  néanmoins  annoncé  l’arrestation  de  la  citoyenne, 
elle  écrivit  au  rédacteur  de  cette  Gazette  : « Je  vous  prou- 
verai que  mes  bras  sont  aussi  libres  que  mon  corps , car 
ils  se  font  une  fête  de  vous  assurer  une  volée  de  coups 
de  bâton  si,  dans  la  feuille  de  demain,  vous  ne  vous 
rétractez  pas,  et  je  suis  de  parole.  — Femme  Lacombe, 
présidente 1 » . 

Présidente  ! Les  Républicaines  révolutionnaires 

1.  C’est  la  lettre  que  Lairtullier  signa  : Rose  Lacombe. 


394  TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 

n’avaient  donc  pas  tenu  compte  de  l’injonction  des 
Jacobins.  Elles  ne  s’étaient  pas  purgées.  Il  n’en  est  pas 
moins  vrai  qu’à  partir  du  16  septembre  on  peut  les 
considérer  comme  perdues.  Les  femmes  de  la  Société  fra- 
ternelle séante  aux  Jacobins  ont  pris  parti  contre  elles.  Le 
Moniteur  du  28  publiait  cette  lettre  : « Gomme  il  arrive 
souvent  que  l’on  confond  les  Sociétés  en  prenant  l’une 
pour  l’autre,  je  vous  prie,  citoyen,  de  vouloir  bien  insérer 
dans  votre  feuille  que  la  Société  fraternelle  séante  aux 
Jacobins  n’est  pas  la  même  que  celle  des  Républicaines 
révolutionnaires.  Nous  croyons  devoir  donner  cet  avis 
pour  ne  plus  désormais  confondre  ces  deux  Sociétés. 
Nous  invitons  en  outre  tous  les  patriotes  à se  réunir  à 
cette  Société.  Les  jours  de  séance  sont  les  mardis  et  les 
dimanches,  le  soir.  — La  citoyenne  Boudroy,  tenant  le 
café  des  Bains-Chinois,  boulevard  Choiseul...  » Dans  la 
presse,  Jacques  Roux  seul  a eu  le  courage  de  les 
défendre  ; et  c’est  un  avocat  plus  dangereux  que 
beaucoup  d'ennemis.  Du  reste,  cette  voix  même  qui, 
la  dernière,  ose  vanter  leurs  services  passés,  qui  traite 
de  « tartufes  » leurs  dénonciateurs  et  salue  en  elles 
« les  sentinelles  de  la  liberté,  l’effroi  des  nouveaux 
tyrans  et  les  remparts  delà  République  » (le  Publiciste , 
etc.,  nos  267  et  268),  cette  voix,  qui  perce  les  murs  de 
Sainte-Pélagie,  les  Jacobins  n’en  seront  plus  longtemps 
importunés.  Une  fois  à Bicêtre,  le  malheureux  Jacques 
Roux  se  taira. 

Le  6 octobre,  la  Société  des  Hommes  du  10  août  vint 
demander  à la  Convention  la  dissolution  de  la  Société 
des  Républicaines  révolutionnaires  ( Moniteur  du  8).  La 
Convention  ne  retint  pas  la  pétition,  mais  le  club 
féminin  sentit  la  gravité  de  cette  première  tentative 
populaire  pour  débarrasser  la  Révolution  classique  de 


ROSE  LACOMBE 


395 


son  ardente  opposition.  Le  lendemain,  Lacombe  parais- 
sait à la  barre  de  l’Assemblée,  à la  tête  d’une  dépu- 
tation, et  disait  : « Législateurs,  hier  on  est  venu 
surprendre  votre  religion.  Des  intrigants,  des  calom- 
niateurs, ne  pouvant  nous  trouver  des  crimes,  ont  osé 
nous  assimiler  à des  Médicis,  à une  Elisabeth  d’Angle- 
terre, à une  Antoinette,  à une  Charlotte  Corday.  Ah  ! 
sans  doute,  la  nature  a produit  un  monstre  qui  nous  a 
privées  de  l’Ami  du  peuple.  Mais,  nous,  sommes-nous 
responsables  d’un  crime?  Corday  était-elle  de  notre 
Société?  Ah!  nous  sommes  plus  généreuses  que  les 
hommes.  Notre  sexe  n’a  produit  qu’un  monstre,  tandis 
que,  depuis  quatre  ans,  nous  sommes  trahis,  assassinés 
par  les  monstres  sans  nombre  qu’a  produits  le  sexe 
masculin.  Nos  droits  sont  ceux  du  peuple,  et,  si  on 
nous  opprime,  nous  saurons  opposer  la  résistance  à 
l’oppression.  » Lairtullier  parle  de  murmures  soulevés 
par  ce  petit  discours  de  1’  « arrogante  Vespérie  » ; le 
Moniteur , où  il  l’avait  lu,  le  fait  suivre  seulement  de 
ces  mots  : « Cette  pétition  est  renvoyée  au  Comité  de 
sûreté  générale.  » D’ailleurs,  Lacombe,  à la  tête  encore 
d’une  députation  des  Républicaines  révolutionnaires, 
osa  se  présenter  le  8 aux  Jacobins  pour  s’y  justifier 
des  accusations  portées  contre  elle  dans  la  séance  du 
16  septembre,  et  elle  se  fit  applaudir.  ( Journal  de  la 
Montagne). 

Le  dernier  succès  de  la  Société  est  du  25  octobre. 
Une  députation  l’obtint  à la  Commune  en  demandant 
au  Conseil  des  visites  domiciliaires  pour  « découvrir 
les  accaparements  ».  Le  Moniteur  ne  donne  pas  le  nom 
de  l’oratrice. 

Mais  le  28  fut  aux  Républicaines  révolutionnaires  un 
iour  fatal.  Il  y eut  bataille  entre  les  poissardes  et  un 


396 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


certain  nombre  d’entre  elles.  « De  certaines  femmes, 
racontaient  une  semaine  plus  tard  les  Révolutions  de 
Paris  (n°  213),...  s’affublèrent,  ces  jours  derniers,  d’un 
bonnet  rouge,  passèrent  un  pantalon  à leurs  jambes  et 
des  pistolets  à leur  ceinture,  et,  ainsi  accoutrées,  cou- 
rurent parles  rues  de  Paris...  Nos  femelles  soi-disant 
révolutionnaires  voulurent  débuter  par  accaparer  les 
citoyennes  des  marchés  de  la  section  du  Contrat-Social. 
Elles  allèrent  donc  leur  proposer,  du  ton  dont  on  com- 
mande, dont  on  menace,  de  prendre  et  d’adopter  leur 
nouveau  costume.  On  ne  leur  répondit  point  avec  des 
paroles.  On  employa  des  raisons  plus  frappantes , plus 
sensibles.  En  un  mot,  la  présidente  des  dames  en  bonnet 
rouge  fut  rudement  fouettée  et  couverte  de  boue,  aux 
acclamations  d'une  foule  immense.  Cette  justice  popu- 
laire ne  se  fit  pas  sans  quelque  tumulte.  La  place  de 
la  Victoire  nationale  et  les  environs  étaient  pleins 
de  groupes  fort  animés.  » Ces  femmes  des  marchés 
n’étaient  pas  jacobines,  comme  on  pourrait  le  croire; 
la  diminution  de  leur  commerce,  effet  de  la  misère, 
les  avait  ramenées,  en  majorité  du  moins,  au  roya- 
lisme. Dès  juin,  l’observateur  de  police  Dutard  pouvait 
noter  : « Elles  ne  veulent  plus  qu’on  les  appelle  du 
nom  de  citoyennes.  Elles  disent  qu’elles  ch...  sur  la 
République.  » Vers  la  fin  d’août,  elles  ne  voulaient 
même  plus  que,  devant  elles,  des  femmes  portassent 
la  cocarde.  « Tonnerre  de  Dieu,  gronda  le  Père  Duchesne 
(n°  288),  quels  fagots  ose-t-on  débiter  sur  votre  compte, 
braves  luronnes?  On  dit  que  vous  arrachez  la  cocarde 
nationale  aux  citoyennes  qui  vont  acheter  votre  marée 
et  vos  choux!  Est-ce  qu’il  se  serait  glissé  parmi  vous 
quelques  muscadines?...  » Il  fallut  un  décret  (21  sept.) 
pour  les  forcer  à porter  les  couleurs  de  la  liberté . On 


ROSE  LACOMBE 


397 


imagine  leurs  sentiments  à l’égard  des  Républicaines 
à bonnet  rouge.  Dans  son  rapport  du  30  octobre,  Amar 
assurera  qu’il  y eut  le  28,  dans  la  matinée,  « un 
attroupement  de  près  de  six  mille  femmes  »,  émues 
des  « violences  » et  des  « menaces  » de  la  « Société 
prétendue  révolutionnaire».  (. Moniteur  du  31  oct.).  11 
ajoutera  : « Des  officiers  municipaux  et  les  membres 
du  comité  révolutionnaire  de  la  section  du  Contrat- 
Social  calmèrent  les  esprits  et  dissipèrent  les  attrou- 
pements »;  mais,  le  soir,  « le  même  mouvement  éclata 
avec  plus  de  violence.  Plusieurs  des  femmes  soi-disant 
révolutionnaires  furent  maltraitées.  On  se  livra  sur 
quelques-unes  à des  voies  de  fait  que  la  décence  devrait 
proscrire.  » Il  n’y  a donc  pas  à en  douter  : des  pois- 
sardes firent  subir  à certaines  Républicaines  révolu- 
tionnaires, et  peut-être  à Lacombe,  le  traitement  que 
des  femmes  du  club  féminin,  peut-être,  et  assurément 
des  jacobines  avaient  infligé  à Théroigne  en  mai. 
(M.  Gaulot,  dans  ses  Chemises  rouges,  a utilisé  le 
rapprochement  jusqu’à  rendre  folle  sa  Rose  Lacombe 
fouettée.) 

On  a,  au  surplus,  un  bien  curieux  document  sur 
l’agitation  du  28  octobre.  Les  Révolutions  de  Paris  le 
publièrent  dans  leur  numéro  215,  sous  ce  titre  : Pro- 
cès-verbal de  ce  qui  est  arrivé  aux  Citoyennes  républi- 
caines révolutionnaires  au  lieu  ordinaire  de  leurs 
séances,  sous  les  charniers  Saint-Eustache , le  septième 
jour  de  la  première  décade  du  second  mois  de  l'an  II  de 
la  République  une  et  indivisible.  Malgré  sa  longueur, 
nous  croyons  devoir  le  reproduire  tout  entier  : 

La  Société  ayant  été  invitée  par  la  section  de  la  Réunion 
d’assister  en  masse  à l’inauguration  des  deux  martyrs  de  la 


398 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


liberté  ] , s’est  réunie  sur  les  onze  heures  avec  les  attributs 
qui  consistaient  en  un  œil  de  vigilance,  un  drapeau  et  quatre 
piques.  En  attendant  l’arrivée  des  membres,  une  citoyenne  a 
rendu  compte  à celles  qui  se  trouvaient  dans  la  salle  des 
moyens  qu’employaient  nos  ennemis  pour  affamer  les 
patriotes.  Elle  a fait  part  de  ce  qu’on  venait  de  trouver  dans 
les  égouts  de  Montmartre  et  du  Temple  une  grande  quantité 
de  pains.  Une  citoyenne  des  tribunes  s’est  écriée  qu’elle  ne  le 
croirait  que  quand  elle  l’aurait  vu.  Plusieurs  personnes  attes- 
tèrent la  véracité  du  fait.  D'autres  se  sont  écriées  : « A bas 
le  bonnet  rouge!  à bas  les  Jacobines  et  la  cocarde!  Ce  sont 
tous  ces  scélérats  qui  ont  fait  le  malheur  de  la  France.  » 
Le  trouble  redouble  ; la  vice-présidente  qui  occupait  le 
fauteuil  cherche  en  vain  à ranimer  ( sic ) les  esprits.  Une 
citoyenne  annonce  à la  Société  qu’il  y avait  un  coup  de 
monté  pour  dissoudre  la  Société  ; alors  plusieurs  membres 
ont  cherché  à ramener  les  esprits  avec  les  armes  de  la  rai- 
son. Vainement  on  les  a employées  ; les  plus  acharnées  étaient 
ivres.  Ne  pouvant  obtenir  la  tranquillité,  on  a requis  la  force 
armée  pour  contenir  les  tribunes  qui  étaient  prêtes  à fondre 
sur  la  Société.  Six  citoyens  sont  venus,  le  sabre  nu,  avec  le 
juge  de  paix,  nommé  Lindet,  qui  s’est  présenté  dans  la  tri- 
bune. Après  avoir  demandé  la  parole,  la  présidente  la  lui 
accorda.  Il  dit  : « Citoyennes,  au  nom  de  la  loi,  silence  ; au 
nom  de  la  loi,  je  vous  ordonne  de  faire  silence.  » Ensuite  il 
dit  :•  « Citoyennes,  il  n’est  pas  question  du  bonnet  rouge, 
vous  ne  le  porterez  point,  et  vous  serez  libres  de  vous  coiffer 
comme  bon  vous  semblera.  » Il  est  sorti,  emmenant  la  force 
armée  avec  lui,  quoique  la  Société  eût  demandé  du  secours 
trois  fois. 

Un  moment  après,  le  juge  de  paix  est  revenu  seul,  et,  mon- 
tant au  bureau  de  la  présidente,  l’a  invitée  à quitter  son  bon- 
net, l’assurant  que  par  là  elle  ramènerait  le  calme.  Elle  obéit. 
Elle  le  prend  et  le  pose  sur  la  tête  du  juge  de  paix.  Alors  les 
personnes  qui  étaient  dans  les  tribunes  ont  applaudi  avec  les 
plus  grands  transports.  Le  juge  de  paix  s’adressant  aux  spec- 

1.  Marat  et  Lazowski.  (Voir  Marat  inconnu,  par  Cabanès,  p.  244). 


ROSE  LACOMBE 


399 


tateurs  leur  dit  : « Les  citoyennes  révolutionnaires  ne  sont 
point  en  séance,  tout  le  monde  peut  entrer.  » Alors  une  foule 
innombrable  fonce  dans  la  salle  et  accable  les  membres  des 
plus  sales  invectives.  On  s’élance  sur  les  attributs.  L’œil 
vigilant,  drapeaux,  piques,  l’on  veut  tout  mettre  en  pièces. 
Les  citoyennes,  fermes  au  milieu  des  dangers,  ne  voulant 
pas  abandonner  leurs  attributs,  ont  été  frappées  et  le  plus 
indignement  outragées.  Préférant  devenir  les  victimes  d’un 
peuple  égaré,  ne  songeant  plus  à leurs  personnes,  mais  bien 
à faire  respecter  la  figure  de  la  liberté  que  représente  le 
drapeau,  l'une  d’elles  s’est  écriée  : « Massacrez-nous  si  vous 
voulez,  mais  du  moins  respectez  le  point  de  ralliement  des 
français.  » La  citoyenne  chargée  du  drapeau,  maltraitée  au 
point  de  ne  pouvoir  y résister,  s’adressant  au  juge  de  paix, 
lui  dit  : « Je  te  le  remets  entre  les  mains,  tu  m’en  réponds 
sur  ta  tête.  » Sont  arrivés  plusieurs  canonniers  de  la  section 
qui  ont  aidé  à le  garantir  de  la  fureur  de  celles  qui  voulaient 
le  mettre  en  pièces.  Dans  ce  moment,  ces  furieuses  ne  pou- 
vant assouvir  leur  rage  se  sont  jetées,  pour  la  deuxième 
fois,  sur  les  membres,  les  ont  battues,  les  ont  traînées.  L’une 
d’elle  est  restée  sans  connaissance,  a été  transportée  par  un 
membre  du  comité  révolutionnaire  de  la  section.  Plusieurs 
citoyennes  se  voyant  poursuivies  s’y  sont  réfugiées.  Des 
chirurgiens  s’y  étant  transportés  ont  pansé  une  citoyenne 
grièvement  blessée,  et  ont  donné  des  soins  à plusieurs  qui 
avaient  perdu  connaissance.  Un  citoyen,  membre  du  comité, 
a reçu  un  coup  de  couteau  en  voulant  garantir  les  jours  d’une 
citoyenne  qu’on  assommait  à coups  de  sabot,  dont  elle  porte 
les  marques.  Ce  fait  s’est  passé  dans  la  rue. 

La  citoyenne  vice-présidente  requiert,  au  nom  de  la  Société, 
le  comité  de  vouloir  bien  dresser  le  procès-verbal  de  ce  qui 
vient  de  se  passer.  Les  membres  de  ce  comité  ont  éludé  pen- 
dant longtemps  la  question.  Trois  femmes  sont  amenées  : la 
mère  et  les  deux  filles,  accusées  de  voies  de  fait.  Le  citoyen 
Gérault  a proposé  de  les  mettre  en  liberté.  Vainement  les 
citoyennes  blessées  ont  réclamé  contre  cette  indulgence  cou- 
pable. Ce  même  citoyen  insiste  toujours  en  disant  que  dans 
le  moment  présent  il  fallait  employer  la  voie  de  la  douceur. 


400  TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 

Les  femmes  ont  été  relâchées,  ainsi  que  deux  citoyens  qui 
avaient  été  arrêtés.  Dans  l’instant,  le  citoyen  Gérault  a fait  la 
proposition  de  faire  passer  les  citoyennes  révolutionnaires 
dans  une  tourelle,  en  leur  disant  qu’elles  couraient  les  plus 
grands  dangers;  que  le  peuple  voulait  les  avoir  et  était  prêt 
à forcer  les  passages  pour  monter  au  comité  ; que  lorsqu’elles 
seraient  cachées  on  ferait  monter  le  peuple  pour  l’assurer 
qu’elles  n’y  étaient  plus.  Les  citoyennes  n’ont  jamais  consenti 
à se  cacher,  quoique  la  proposition  leur  eût  été  réitérée 
plusieurs  fois.  La  Société  demande  encore  le  procès-verbal. 
Gérault  observe  qu’on  s’occupe  du  moyen  de  reconduire  les 
citoyennes,  qu’il  serait  temps  demain  de, faire  le  procès-ver- 
bal. Une  citoyenne  fait  sentir  la  nécessité,  pour  l’honneur 
du  comité  dans  l’arrondissement  duquel  la  Société  avait  été 
insultée,  d’y  procéder  à l’instant,  afin  que  les  citoyennes 
présentes  signent  tous  les  faits  qui  sont  à leur  connaissance. 
On  le  commence  enfin.  A l’instant  deux  membres  qui  avaient 
parlé  bas  à Gérault  sont  descendues;  un  moment  après,  un 
officier  de  la  force  armée  est  entré,  après  avoir  parlé  bas  à 
Gérault  . Ce  dernier  répondit  en  élevant  la  voix  : « Que  voulez- 
vous?  Ces  citoyennes  tiennent  à ce  que  le  procès-verbal  soit 
fait.  » L’officier,  s’adressant  à la  Société,  dit  : « Citoyennes, 
je  viens  de  quitter  mon  poste  pour  vous  prévenir  des  dan- 
gers que  vous  courez.  Les  têtes  sont  échauffées,  la  foule  est 
immense.  On  crie  actuellement  : Vive  la  République,  à bas 
les  Révolutionnaires  ! On  est  prêt  à forcer  la  garde.  Le  salut 
public  et  celui  de  la  section  exigent  que  vous  vous  retiriez  sur 
l’instant.  Nous  vous  avons  ménagé  un  passage  par  lequel 
vous  pourrez  sortir  sans  risques.  Le  temps  presse,1  je  vous 
demande  un  oui  ou  un  non.  » Les  citoyennes,  aidant  au  bien 
général,  ont  consenti  à partir. 

L officier  étant  parti,  on  est  venu  nous  dire  sur  l’instant 
que  nous  pouvions  descendre  deux  à deux,  qu’il  n’y  avait 
aucun  danger  à courir  : nous  avons  été  à même  de  nous  en 
convaincre.  On  nous  a fait  traverser  l’église,  le  passage  de 
Sainte-Agnès  ; tout  nous  a paru  tranquille. 

Ont  signé  les  membres  présents,  ayant  reconnu  le  procès- 
verbal  dans  tous  les  faits  : 


liOSE  LACOMBE 


401 


Victoire  Capitaine,  Baraez,  Pebli,  Vildecoque,  femme 
Lemonnier,  Levasœupe,  C.  Pigont,  Bigant  Claire,  Bigant 
Paînée,  Marlet,  Solandre,  Martin,  femme  Dubois,  Dubrente, 
femme  Moreaux,  Victoire. 

La  Commune,  immédiatement  informée,  félicita  le 
comité  révolutionnaire,  le  juge  de  paix  et  le  commis- 
saire de  police  qui  avaient  pris  « des  mesures  pour 
empêcher  cette  Société  de  s’assembler  d’ici  à quelque 
temps  ».  (. Moniteur  du  30  oct.).  Et  le  lendemain,  c’est- 
à-dire  le  29,  à la  Convention,  des  citoyennes  étant 
venues  accuser  les  Républicaines  révolutionnaires, 
Fabre  d’Eglantine  demanda  que  le  Comité  de  sûreté 
générale  fît  un  rapport  sur  les  Sociétés  de  femmes. 
(. Ibid .).  Alors  une  des  citoyennes,  « rentrant  dans  la 
barre  »,  s’écria  : « Citoyens,  nous  demandons  l’abolition 
de  toutes  les  Sociétés  de  femmes  formées  en  clubs, 
parce  que  c’est  une  femme  qui  a fait  le  malheur  de  la 
France.  » Ainsi,  la  première  proposition  formelle  de 
supprimer  tous  les  clubs  de  femmes  fut  faite  par  une 
femme,  et  parce  qu’une  femme  avait  tué  Marat. 

Le  30,  quand  Amar  commença  la  lecture  de  son 
rapport,  au  nom  du  Comité  de  sûreté  générale,  la  Con- 
vention était  décidée  à voter  le  projet  de  décret  qui 
allait  lui  être  présenté  : « Les  Clubs  et  les  Sociétés 
populaires  de  femmes,  sous  quelque  dénomination  que 
ce  soit,  sont  défendus.  » Mais  le  rapport  d’Amar  est  un 
monument;  c’est  le  manifeste  officiel  le  plus  considé- 
rable de  l’antiféminisme  montagnard.  Après  le  récit 
du  « mouvement  » de  l’avant-veille,  et  l’affirmation 
qu’une  partie  de  la  Société  des  Républicaines  révo- 
lutionnaires avait  voulu  troubler  Paris  dans  l’intérêt 
des  Girondins,  — le  procès  des  Girondins  avait  com- 
mencé le  24,  — Amar  se  demandait  si  les  femmes 


402 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


peuvent  « exercer  les  droits  politiques  »,  « prendre  une 
part  active  aux  affaires  du  Gouvernement  » ; si,  même, 
elles  peuvent  « délibérer,  réunies  en  associations  poli- 
tiques». Le  Comité  de  sûreté  générale,  disait-il,  avait 
examiné  les  deux  questions  et  s’était  prononcé  pour 
la  négative.  Tout  s’oppose  à la  capacité  politique  de  la 
femme  : sa  faiblesse  « morale  et  physique  »,  ses  devoirs 
naturels  ou  son  « caractère  propre».  Au  reste,  « l’hon- 
nêteté d’une  femme  permet-elle  qu’elle  se  montre  en 
public  et  qu’elle  lutte  avec  les  hommes?»  C’est  en 
élevant  leurs  enfants  « dans  le  culte  de  la  liberté  »,  et 
par  leur  influence  sur  leurs  époux,  que  les  femmes 
peuvent  et  doivent  se  rendre  utiles  à la  patrie.  Amar 
ne  sortait  des  banalités  pompeuses  ou  des  sophismes 
attendris  qu’un  moment,  par  cette  observation  : « Si 
nous  considérons  que  l’éducation  politique  des  hommes 
est  à son  aurore,  que  tous  les  principes  ne  sont  pas 
développés,  et  que  nous  balbutions  encore  le  mot 
liberté , à plus  forte  raison  les  femmes,  dont  l’éducation 
morale  est  presque  nulle,  sont-elles  moins  éclairées 
dans  les  principes.  » La  discussion  fut  brève.  Une 
seule  voix  s’éleva  contre  les  conclusions  du  rapport, 
celle  de  Charlier,  montagnard  oublié  aujourd’hui  mais 
qui  ne  manquait  pas  d’autorité.  « Malgré  les  inconvé- 
nients qu’on  vient  de  citer,  dit-il,  je  ne  sais  sur  quel 
principe  on  peut  s’appuyer  pour  retirer  aux  femmes  le 
droit  de  s’assembler  paisiblement.  » Il  y eut  des  mur- 
mures; il  poursuivit  par  ces  belles  paroles  : « A moins 
que  vous  ne  contestiez  que  les  femmes  font  partie  du 
genre  humain,  pouvez-vous  leur  ôter  ce  droit  commun 
à tout  être  pensant?  » Mais  Basire  : « Vous  vous  êtes 
déclarés  gouvernement  révolutionnaire...  Vous  avez 
jeté  pour  un  instant  le  voile  sur  les  principes  dans  la 


ROSE  LACOMBE 


403 


crainte  de  l’abus  qu’on  en  pourrait  faire  pour  nous 
mener  à la  contre-révolution.  Il  est  donc  uniquement 
question  de  savoir  si  les  Sociétés  de  femmes  sont 
dangereuses.  L’expérience  a prouvé,  ces  jours  passés, 
combien  elles  sont  funestes  à la  tranquillité  publique  : 
cela  posé,  qu’on  ne  me  parle  plus  de  principes...  » 
Aussitôt,  l’on  vota.  La  Révolution  classique  se  débar- 
rassait de  ses  derniers  adversaires  : les  enragées  étaient 
bâillonnées. 

Michelet  s’est  donc  trompé  en  écrivant  : « Cette 
grande  question  sociale  (du  droit  politique  des  femmes ) 
se  trouva  étranglée  par  hasard.  » La  Terreur  était 
logique  en  supprimant  les  clubs  de  femmes.  Ce  qu’elle 
étranglait  ou  plutôt  ce  qu’elle  achevait  d’étrangler, 
c’était  le  parti  qui,  dans  X Ami  du  peuple  de  Leclerc 
et  à la  tribune  des  Républicaines  révolutionnaires, 
avait  demandé  impérieusement  l’exécution  de  la 
Constitution.  C’était  le  parti  masculin  et  féminin  qui 
voulait  une  révolution  sociale  en  même  temps  que  la 
substitution  du  fonctionnement  de  la  Loi  au  régime 
dictatorial  regardé  comme  nécessaire  par  la  Conven- 
tion. En  d’autres  termes,  c’était  le  parti  qui  avait  pris 
au  sérieux  les  promesses  socialistes  de  Robespierre, 
puis  le  vote  de  la  Constitution. 

Le  féminisme  apparut  à la  Montagne,  en  octobre  1793, 
comme  l’allié  du  socialisme  et,  à la  fois,  du  modéran- 
tisme; voilà,  surtout,  pourquoi  il  fut  frappé.  Car  enfin, 
— s’il  est  nécessaire  d’y  insister,  — il  y a une  grande 
différence  entre  la  thèse  d’Amar  et  celle  de  Rasire  : 
celle-ci  uniquement  de  salut  public,  on  pourrait  dire 
d 'opportunisme  révolutionnaire . Loin  de  contester  le 
droit  politique  naturel  des  femmes,  Rasire  le  recon- 
naissait implicitement  d’un  bout  à l’autre  de  son  dis- 


404  TROTS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 

cours,  et  plus  sensiblement  dans  ces  derniers  mots, 
que  nous  n’avons  pas  cités  : « Je  demande  que  révolu- 
tionnairement...  ces  associations  soient  interdites,  au 
moins  'pendant  la  Révolution.  » L’ancien  ami  de  Thé- 
roigne  et  de  Palm  Aëlders  se  retrouve  dans  cet  « au 
moins  pendant  la  Révolution  »,  où  il  y avait  presque 
une  promesse  ; et,  en  réfléchissant,  on  arrive  à penser 
que,  peut-être,  si  la  guerre  n’avait  pas  fait  dévier  la 
Révolution  en  la  jetant  dans  la  Terreur,  le  mouvement 
féministe  eût  réussi.  L’antiféminisme  montagnard  le 
plus  dogmatique  en  apparence  ne  fut  sans  doute  lui- 
même,  chez  plus  d’un  conventionnel,  qu’un  antifé- 
minisme de  circonstance  exaspéré.  Le  développement 
normal  de  l’esprit  révolutionnaire  eût  fini,  probable- 
ment, par  vaincre  les  résistances  de  l’égoïsme  mascu- 
lin. On  se  rappelle  la  sympathie  de  certaines  muni- 
cipalités pour  des  clubs  analogues  et  antérieurs  à 
celui  des  Républicaines  révolutionnaires.  On  se  rap- 
pelle l’élan  fraternel  d’où  sortirent  les  Sociétés  des 
deux  sexes,  dans  les  départements  comme  à Paris, 
en  1790  et  1791.  Joignez  qu’en  avril  1793  la  question 
du  droit  des  femmes  fut  nettement  posée  à la  Conven- 
tion. Une  commission  de  six  membres,  moitié  giron- 
dine, moitié  montagnarde,  avait  été  nommée  pour 
examiner  les  divers  projets  de  Constitution  dus  à 
l’initiative  individuelle.  Dans  un  rapport,  Lanjuinais 
dit  : « Le  Comité  ( de  Constitution)  paraît  exclure  les 
femmes  des  droits  politiques;  plusieurs  projets  ré- 
clament contre  cette  exclusion,  dont  notre  collègue 
Romme  vous  a déjà  porté  ses  plaintes».  Lanjuinais 
citait  encore  « une  dissertation  intéressante  » de  son 
collègue  Guyomar,  qui  demandait,  au  nom  de  la  Décla- 
ration des  droits,  l’égalité  complète  entre  l’homme  et 


ROSE  LACOMBE 


405 


la  femme.  La  Commission  des  Six  n’en  maintenait  pas 
moins,  il  est  vrai,  le  privilège  politique  de  l’homme, 
mais  en  déclarant  que  l’exclusion  des  femmes  de  la 
Cité  ne  pouvait  être  que  provisoire  et  seulement  « pour 
quelques  années».  Il  fallait  d’abord  remédier  aux 
« vices  de  notre  éducation  » L 

Quant  aux  Républicaines  révolutionnaires,  on  ne 
possède  aucun  document  où  leur  féminisme  soit  for- 
mulé. Mais,  sous  ce  titre  : Discours  prononcé  à la 
Société  des  citoyennes  Républicaines  révolutionnaires 
par  les  citoyennes  de  la  section  des  Droits-de-ï Homme, 
en  lui  donnant  un  guidon  sur  lequel  est  la  Déclaration 
des  droits  de  l'homme,  voici  une  profession  de  foi  fémi- 
niste, modérée  d’ailleurs,  que  la  Société  applaudit  : 

...  Pourquoi  les  femmes,  douées  de  la  faculté  de  sentir,  et 
d’exprimer  leurs  pensées,  verraient-elles  prononcer  leur 
exclusion  aux  (sic)  affaires  publiques?  La  Déclaration  des 
droits  est  commune  à l’un  et  à l’autre  sexe,  et  la  différence 
consiste  dans  les  devoirs.  Il  en  est  de  publics,  il  en  est  de 
privés.  Les  hommes  sont  particulièrement  appelés  à remplir 
les  premiers;  la  nature  elle-même  indiqua  la  préférence  : elle 
a réparti  chez  eux  une  constitution  robuste,  la  force  des 
organes,  tous  les  moyens  capables  de  soutenir  les  travaux 
pénibles.  Qu’aux  armées,  qu’au  Sénat,  que  dans  les  assem- 
blées publiques,  ils  occupent  préférablement  les  places,  la 
raison,  les  convenances  le  veulent  ; il  faut  y céder.  Les 
femmes,  au  contraire,  ont  pour  premières  occupations  des 
devoirs  privés  ; les  douces  fonctions  d’épouse  et  de  mère  leur 
sont  confiées...  Néanmoins,  il  est  possible  de  concilier  ce 
qu’exige  impérieusement  la  nature,  ce  que  commande  l’amour 
du  bien  public.  Après  avoir  vaqué  à des  occupations  indis- 
pensables, il  est  encore  des  instants,  et  les  femmes  citoyennes 
qui  les  consacrent  dans  les  Sociétés  fraternelles  à la  surveil- 

1.  Bibliothèque  nationale,  Le38  2341. 


406 


Trois  femmes  de  la  révolution 


lance,  à l’instruction,  ont  la  douce  satisfaction  de  se  voir 
doublement  utiles...  L 

Les  Républicaines  révolutionnaires  n’avaient  pas 
à professer  un  féminisme  qu’elles  vivaient  si  éner- 
giquement. Ce  qui  ne  veut  pas  dire  qu’on  ne  trouvera 
point  quelque  jour  un  imprimé  ou  un  manuscrit  fémi- 
niste émané  de  leur  club,  mais  seulement  que  leur 
féminisme  en  action  pouvait  se  passer  d’illustrations 
verbales. 

D’autre  part,  un  fait  à noter,  c’est  que  l’antifémi- 
nisme  montagnard  s’accrut  de  s’être  affirmé  législati- 
vement par  la  suppression  des  Sociétés  de  femmes. 
On  a vu  beaucoup  plus  haut  que  des  Républicaines 
révolutionnaires  allèrent  le  5 novembre  protester,  à la 
Convention,  contre  le  décret  du  30  octobre.  L’oratrice 
put  à peine  faire  entendre  quelques  mots.  De  plusieurs 
côtés,  raconte  le  Moniteur , on  cria  : « L’ordre  du  jour  ! » 
et  la  Convention  ayant  « unanimement  » passé  à l’ordre 
du  jour,  la  salle  « retentit  d’applaudissements  ».  Les 
pétitionnaires  se  retirèrent  « avec  précipitation  de  la 
barre  ».  Cependant  la  ci-devant  Société  ne  voulut  pas 
encore  se  tenir  pour  définitivement  vaincue.  Nous  avons 
sous  les  yeux  deux  récits  de  la  séance  de  la  Commune 
du  27  brumaire  an  II  (17  novembre  1793),  où  des 
femmes  coiffées  du  bonnet  rouge  — donc  des  Répu- 
blicaines révolutionnaires  — se  présentèrent  à la  tête 
d’une  députation.  Que  venaient-elles  dire  ? Les  deux  récits 
celui  du  Moniteur  et  celui  des  Révolutions  de  Paris  les 
montrent  accueillies  par  de  si  violents  murmures  qu’il 
fut  impossible  à aucune  d’elles  d’essayer  même  de  par- 


1.  Bib.  nat.,  Lb'*°  2411. 


ROSE  LA COMBE 


4 ô? 

1er.  Des  tribunes,  dit  le  Moniteur , « on  crie  : Bas  le 
bonnet  rouge  des  femmes  !...  Le  président  se  couvre  » ; 
puis,  le  procureur  de  la  Commune,  Chaumette,  prend 
la  parole,  et  refait  à sa  manière,  en  sanglier  sensible, 
le  rapport  d’Amar.  Nous  avons  cité,  au  début  de  notre 
étude  sur  Olympe  de  Gouges,  un  passage  de  ce  réquisi- 
toire, second  manifeste  officiel  de  l’antiféminisme 
montagnard  dogmatique.  Mais  voici  comment  Chau- 
mette s’attendrissait,  en  faisant  parler  la  nature  : « Elle 
a dit  à la  femme  : Sois  femme  ; les  tendres  soins  dus  à 
l’enfance,  les  détails  du  ménage,  les  douces  inquiétudes 
de  la  maternité,  voilà  tes  travaux;  mais  tes  occupa- 
tions assidues  méritent  une  récompense  : eh  bien  ! tu 
l’auras,  tu  seras  la  divinité  du  sanctuaire  domestique, 
tu  régneras  sur  tout  ce  qui  t’entoure  par  le  charme 
invincible  des  grâces  et  de  la  vertu.  » Quant  à la 
Société  dissoute  des  Républicaines  révolutionnaires,  il 
ne  la  nommait  point,  mais  il  rappelait  l’émeute  qui 
avait  motivé  le  décret  de  la  Convention;  et  il  accusait 
les  « viragos  » contre  lesquelles  les  poissardes  s’étaient 
insurgées  d’avoir  été  « payées  par  les  puissances  étran- 
gères ».  Le  plus  grave,  c’est  qu’il  terminait  en  deman- 
dant au  Conseil  de  ne  plus  recevoir  « de  députation  de 
femmes  »,  et  que  cette  proposition  fut  adoptée. 

La  veille,  un  ancien  admirateur  de  Théroigne, 
Dufourny,  avait  dit,  aux  Jacobins  : « Une  femme  est  un 
vêtement  ( pour  son  marï).  » Qu’est-ce  qu’un  vêtement 
peut  bien  avoir  à faire  en  politique?  Saint-Just  écrira 
dans  ses  Institutions  qu’il  faut  que  les  femmes  soient 
« l’ornement  des  fêtes  nationales  ».  Et  c’est  tout  le  rôle, 
etfectivement,  que  leur  qualité  de  parure  vivante  pour- 
rait leur  assigner  dans  la  Cité,  si  le  mot  de  Dufourny 
n’était  pas  stupide.  C’est  tout  le  rôle,  aussi  bien,  qui,  dès 


408 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


la  fin  de  1793,  leur  fut  laissé  par  la  Révolution,  — avec 
le  droit  de  monter  à l’échafaud,  qu’on  ne  leur  mesura 
point  avarement. 

Entre  le  décret  du  30  octobre  et  la  séance  de  la  Com- 
mune rendue  mémorable  par  le  discours  de  Chaumette, 
ce  rôle  civico-ornemental  de  la  femme  avait  même  reçu 
un  éclat  nouveau.  Le  20  brumaire  (10  novembre),  dans 
la  fête  de  la  Raison,  célébrée  à Notre-Dame,  une  artiste 
de  l’Opéra  avait  été  déesse.  Elle  avait  figuré  la  Liberté. 
A ce  propos,  du  reste,  on  peut  se  demander  siLacombe, 
en  quelque  autre  église  de  Paris,  ne  joua  pas  le  même 
personnage,  car,  selon  Choudieu,  elle  représenta  dans 
« les  fêtes  publiques  la  déesse  de  la  Liberté  ». 

Le  mot  de  Choudieu  laissé  de  côté,  l’histoire  ne  la 
retrouve  pas  avant  le  13  germinal  (2  avril  1794),  jour 
où  le  Comité  de  sûreté  générale  donna  l’ordre  de  l’ar- 
rêter et  de  l’incarcérer  à Sainte-Pélagie.  Elle  était  à la 
veille  de  rentrer  au  théâtre.  Elle  avait  un  engagement 
pour  Dunkerque. 

Jeu  singulier  du  hasard  : Leclerc  fut  arrêté  le  même 
jour  qu’elle,  avec  Pauline  Léon,  devenue  femme 
Leclerc.  Seconde  coïncidence  d’une  ironie  encore  plus 
curieuse  : c’est  aussi  à Sainte-Pélagie  que  le  couple 
était  envoyé.  — On  l’y  refusa  « faute  de  place  »,  et  il 
fut  écroué  au  Luxembourg.  (Arch.  nat.,  F7  4774°). 

Nous  n’avons  pu  découvrir  la  date  du  mariage  de 
Leclerc.  Mais  Lex-journaliste  avait  quitté  Paris  avant 
la  fin  de  1793.  Ayant  renoncé  à la  politique,  il  s’était 
enrôlé  dans  le  bataillon  de  la  réquisition  de  la  section 
de  Marat,  puis,  le  30 frimaire  an II  (20décembrc  1793),  il 
avait  été  incorporé  dans  la  17e  division,  dite  de  l’Oise. 
11  était  en  garnison  à La  Fèrc  quand  le  Comité  de  sûreté 


ROSE  LACOMBE 


409 


générale  ordonna  de  l’arrêter.  Sa  femme  s’y  trouvait 
avec  lui  bien  qu’elle  fût  « fabricante  de  chocolat  » à 
Paris.  [Ibid.). 

Quanta  Jacques  Roux,  renvoyé  par  le  tribunal  de  police 
correctionnelle  au  tribunal  révolutionnaire,  il  s’était 
frappé  de  cinq  coups  de  couteau  le  25  nivôse  an  II 
(14  janvier  1794)  ; transporté  à l’infirmerie  de  Bicêtre,  il 
s’y  frappa  encore  et  mourut  le  22  pluviôse  (10  février). 
On  avait  mêlé  contre  lui  aux  accusations  politiques 
une  accusation  de  vol.  Ce  vol  n’était  nullement  prouvé. 
Mais  le  malheureux  vit  bien  qu’on  ne  chargeait  pas 
seulement  le  tribunal  révolutionnaire  de  le  condamner 
à mort;  qu’on  voulait  surtout  déshonorer  sa  mémoire  : 
c’est  pourquoi  il  mit  une  énergie  farouche  à devancer 
le  bourreau. 

En  sa  personne  avait  péri  la  dernière  protestation 
vivante  du  parti  mort  des  Enragés. 

Du  moins  il  ne  restait  plus  que  l'espèce  d’illuminé 
Yarlet. 


III 

LES  PRISONS  DE  LACOMBE  SA  MISE  EN  LIBERTÉ 

CONCLUSION 


Aucun  historien  n’a  su  que  Lacombe  avait  été  arrê- 
tée. Cependant,  il  aurait  suffi,  pour  le  savoir,  de  lire 
attentivement  la  page  de  Vilate  sur  « Rodogune  deve- 
nue échoppière  » au  Luxembourg  à la  fin  de  1794. 
Michelet  s'inspira  bien  de  ce  texte  ; mais,  oubliant 


410 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


qu’il  s’agissait  du  Luxembourg,  et  que  les  détenus  aux- 
quels Lacombe  savait  « débiter  sa  marchandise  au  plus 
haut  prix  » étaient  « ses  compagnons  d’infortune  »,  ilia 
montra  libre  dans  son  petit  négoce  — à la  porte  des 
prisons . L’amusant,  c’est.  M.  Ernest  Legouvé,  dans  son 
Histoire  morale  des  femmes , prenant  Yilate  pour  un 
membre  de  la  Convention  et  le  Luxembourg  pour  un 
théâtre,  puisqu’il  a écrit  : « Rose  se  cache  (en  1794)  ; 
et,  trois  mois  après,  un  membre  de  la  Convention  ren- 
contre sous  le  péristyle  d’un  théâtre  une  jeune  mar- 
chande accorte  »,  etc.  Selon  M.  Legouvé,  enfin,  elle 
vendait  des  lacets  et  des  aiguilles;  selon  Michelet, 
du  vin,  du  sucre,  du  pain  d’épice  ; or,  voici  ce  qu’on 
lit  chez  Vilate  : « Elle  enveloppe,  par  politesse,  la 
bougie  d’un  chiffon  de  papier  qui  vaut  lui  seul  les 
50  sous  qu’elle  la  vend.  Il  faut  payer  chaque  soir  cette 
somme,  sans  compter  le  prix  de  quelques  petites 
pommes  de  rainette  à sept  sous  la  pièce.  Avec  quelles 
grâces  encore  dit-elle  : Le  tout  pour  obliger  les 
citoyens.  » 

Elle  avait  été  transférée  au  Luxembourg  le  25  bru- 
maire an  III  (15  novembre  1794).  Elle  venait  de  Port- 
Libre,  sa  deuxième  prison  : car,  le  8 vendémiaire 
(29  septembre),  elle  avait  quitté  Sainte-Pélagie  pour 
Porl-Libre,  avec  environ  vingt-cinq  personnes,  parmi 
lesquelles  la  femme  et  le  fils  de  Petion  et  la  ci-devant 
marquise  de  Chalabre,  « prévenue  de  fréquenter  la 
maison  de  Robespierre  » et  « arrêtée  le  25  thermidor  ». 
(Archives  de  la  préfecture  de  police). 

Mais  sa  troisième  prison  ne  fut  pas  la  dernière. 
Retransférée  à Port-Libre,  nous  ne  saurions  dire  quand 
au  juste  elle  est  envoyée  de  là  au  Plessis,  le  2 floréal 
an  III  (21  avril  1795);  puis  du  Plessis,  le  27  du  même 


ROSË  LACOMËË 


411 


lloréal,  on  la  ramène  à Sainte-Pélagie,  où  elle  attend 
sa  mise  en  liberté  jusqu’au  3 fructidor  (20  août)1. 

Elle  fut  donc  détenue  près  de  dix-sept  mois. 

On  nous  permettra  de  noter  en  passant  que  Mmc  de 
Chalabre  se  retrouve  jusqu’au  bout  de  cette  odyssée  de 
Lacombe  prisonnière;  et  aussi  que,  parmi  les  détenus 
de  Port-Libre  envoyés  au  Plessis  le  2 floréal,  se  ren- 
contre une  partie  de  la  famille  Duplay  : la  fille  aînée, 
Eléonore,  le  fils,  et  leur  cousin,  Simon.  Même  Eléo- 
nore, la  préférée  de  Robespierre,  fut  menée  du  Plessis 
à Sainte- Pélagie  le  même  jour  que  l’ancienne  maîtresse 
de  Leclerc. 

Mais  pourquoi  le  Comité  de  sûreté  générale,  ayant 
laissé  Lacombe  tranquille  jusqu’en  avril  1794,  ordonna- 
t-il  alors  de  l’incarcérer  ? Un  Mémoire  pour  la  citoijenne 
Lacombe  actrice , manuscrit  non  daté  mais  qui  porte 
une  dizaine  de  signatures,  parle  d’une  dénonciation 
« vague  et  sans  fondement  ».  (Arch.  nat.,  F7  4756).  11 
s’agissait  probablement  d’un  papier  de  quelques  lignes, 
également  sans  date  et  conservé  au  même  dossier  des 
Archives  nationales,  dans  lequel  les  citoyennes  Lemoce 
et  Hérouart  accusaient  déjà  l’enragée  d’avoir  « lâché 
des  propos  contre  Robespierre  » et  « proposé  le  renou- 
vellement de  la  Convention  ». 

Elles  précisèrent  dans  la  pièce  du  9 prairial  an  II  : 

1°  Lacombe  avait  protesté  à la  tribune  des  Républi- 
caines révolutionnaires  contre  le  décret  qui  ajournait 
la  Constitution,  lequel  « n’était  propre  »,  avait-elle 
déclaré,  « qu’à  faire  insurger  le  peuple  à chaque  ins- 
tant, à le  porter  au  carnage  et  au  pillage,  et  sans  doute 
le  porter  une  seconde  fois  aux  prisons  pour  y renou- 


i Ibicl. 


412  TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 

veler  les  horreurs  qui  y avaient  déjà  été  commises.  » 

2°  A la  même  tribune  elle  avait  improavé  les  vic- 
toires des  troupes  républicaines  sur  les  rebelles  de 
Lyon,  disant  que  « c’était  le  sang  français  versé  par  le 
Français  »,  et  faisant,  « pour  décourager  le  peuple,  le 
tableau  le  plus  déchirant  et  le  plus  effrayant  des  morts 
et  des  mourants  pendant  le  siège  ». 

3°  Elle  avait  dit  un  jour  à Lemoce  en  parlant  des 
membres  du  Comité  de  sûreté  générale  : « Il  faut  faire 
pâlir  et  trembler  ces  blancs-becs  » ; elle  lui  avait  dit 
une  autre  fois,  après  une  visite  au  Comité  de  salut 
public,  que  les  représentants  en  mission  dans  les  dépar- 
tements s’y  étaient  enrichis  ; et  comme  Lemoce  faisait 
observer  que  Robespierre  n’avait  pas  été  en  mission  : 
« Il  est  trop  lâche,  avait-elle  répliqué.  Il  craint  trop 
pour  ses  jours.  As-tu  remarqué  comme  il  était  pâle 
lorsque  je  lui  parlais.  La  peur  était  peinte  sur  sa 
ligure.  » 

Cependant,  le  18  du  même  prairial  (6  juin  1794),  le 
comité  révolutionnaire  de  la  Halle-au-Blé,  dans  une 
pièce  destinée  au  Comité  de  sûreté  générale,  reconnais- 
sait à la  prisonnière  « beaucoup  de  patriotisme  ».  Il  ajou- 
tait sans  doute  qu’elle  avait  montré  — ou  montrait  — 
« en  même  temps  beaucoup  d’intrigue  » : ce  qui  n’appa- 
raît guère  au  dossier  des  Archives  nationales,  évidem- 
ment incomplet. 

C’est  le  19  prairial  qu’on  y voit  pour  la  première 
fois  Lacombe  se  débattre  — dans  une  lettre  d’une  page 
adressée  on  ne  sait  à qui,  commençant  par  : « Citoyens», 
et  d’ailleurs  peu  intéressante.  Du  lendemain,  il  est 
vrai,  seconde  lettre  commençant  de  même  ou  plutôt 
ainsi  : « Pélagie,  ce  20  prairial,  jour  de  la  joie  des 
Français  [la  fête  de  l'Être  suprême),  je  suis  privée  de  m’y 


ROSE  LACOMBE 


413 


joindre  ».  Lacombe  y annonce  un  rapport  sur  elle,  par 
elle.  On  n’a  pas  ce  rapport,  et  c’est  seulement  du  24  ther- 
midor an  II  (11  août  1794)  qu’est  datée  une  troisième 
lettre,  adressée  au  conventionnel  Laloy.  Nous  y lisons  : 
« J’ai  sacrifié  trois  ans  de  mon  temps  à ma  patrie.  N’ayant 
pas  d’époux  ni  d’enfant  à lui  offrir,  je  me  faisais  un 
bonheur  de  la  servir  moi-même  ; et  ce  n’est  qu’après 
avoir  épuisé  toutes  mes  moyens  pécuniers  que  je  me 
suis  vue  forcée  de  contracter  un  engagement.  » 

Puis,  rien  de  la  main  de  la  détenue  avant  le  13  prai- 
rial an  III  (1er  juin  1795),  jour  où  elle  adresse  au  Comité 
de  sûreté  générale  une  pétition  dont  voici  le  début: 
u Citoyens,  depuis  quatorze  mois  révolus  que  je  suis 
dans  les  fers  par  un  ordre  de  votre  Comité,  portant 
mesure  de  sûreté  générale,  j’ai  vainement  sollicité  la 
justice.  » 

Le  29  thermidor  suivant  (16  août),  quatrième  et  dernière 
lettre,  adressée  nous  ne  savons  à qui,  mais  sans  doute 
à un  conventionnel,  et  curieuse  : « Souvenez-vous,  dit 
Lacombe,  de  la  personne  qui,  au  mois  de  septembre  93, 
osa  vous  prier  de  vous  rendre  auprès  de  l’accusateur 
public  près  le  tribunal  révolutionnaire  pour  déposer 
la  vérité  en  faveur  du  CQ  [ici  un  nom  abrégé  illisible ), 
alors  détenu  dans  la  prison  de  la  Conciergerie.  La 
célérité  que  vous  y mîtes  et  les  soins  que  je  me  donnai  » 
firent  mettre  le  prisonnier  en  liberté  trois  jours  après. 
La  joie  qu’elle  en  éprouva  « n’est  pas  la  seule  de  ce 
genre  » que  son  « cœur  se  soit  procurée  ».  Aujourd’hui 
elle  demande  qu’on  se  décide  enfin  à lui  donner  des 
juges.  « J’ai  fait  une  réclamation  en  manière  d’affiche», 
déclare-t-elle  en  post-scriptum,  « mais  j’attendais  votre 
réponse  avant  de  la  faire  placarder».  Le  surlendemain 
(1er  fructidor),  le  Comité  de  sûreté  générale  signait 


414 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


l’ordre,  exécuté  le  3,  qui  termina  le  long  temps 
d’épreuves  dont  nous  venons  d’esquisser  l’histoire.  Cet 
ordre  commence  ainsi  : « Vu  la  pétition  dont  la  ci- 
toyenne femme  Lacombe,  détenue  maison  d’arrêt  de 
Pélagie,  et  l’attestation  des  représentants  Saurine  et 
Sevestre...  » Est-ce  à l’un  de  ces  deux  conventionnels 
qu’elle  avait  écrit  sa  dernière  lettre?  Ou  bien  avaient- 
ils  agi  sur  la  demande  d’une  des  amies  fidèles  de  l’infor- 
tunée ? 

Les  deux  plus  ardentes  — on  sait  déjà  leurs  noms  — 
furent  Victoire  Capitaineet  Justine  Thibault.  L eMémoire, 
dont  nous  avons  parlé,  pour  la  citoyenne  Lacombe  actrice 
avait  été,  sinon  rédigé,  du  moins  inspiré  par  cette 
Thibault,  « marchande  mercière,  rue  des  Prouvaires  ». 
Quant  à Victoire  Capitaine,  il  y a d’elle,  au  dossier  des 
Archives,  en  faveur  de  Lacombe,  trois  pétitions.  On 
voit  d’ailleurs,  dans  une  autre  pétition  de  citoyennes, 
que  Laloy  et  Collot  d’Herbois  étaient  intervenus  le 
30  thermidor  an  IL 

Il  reste  à découvrir  ce  que  devint  Lacombe  après 
cette  longue  détention.  La  Biographie  moderne  ou  Dic- 
tionnaire biographique  de  tous  les  hommes  morts  et 
vivants  (1802),  ouvrage  dans  lequel,  bien  entendu,  il 
n’est  pas  dit  qu’elle  fut  arrêtée,  veut  qu’elle  ait  figuré 
« parmi  les  agents  de  la  police  ».  Après  avoir  repro- 
duit le  renseignement,  sans  le  caulionner,  la  Biogra- 
phie nouvelle  des  contemporains , en  1823,  disait  : « On 
la  croit  morte  depuis  quelques  années  ».  En  1823, 
elle  n’aurait  eu  que  cinquante-huit  ans.  Elle  en  avait 
trente  quand  elle  sortit  de  prison.  On  peut  supposer 
qu’elle  rentra  au  théâtre.  Le  bruit  qu’elle  avait  fait 
n’avait  pas  dépassé  Paris.  Des  publics  de  province  purent 


ROSE  LACOMIîE 


415 


l’applaudir,  ignorant  absolument  le  rôle  où,  sur  la  scène 
politique,  elle  avait  un  moment  conquis  une  sorte  de 
gloire. 

Pour  l’histoire,  le  nom  de  la  belle  révolutionnaire  élo- 
quente est  lié  au  souvenir  d’un  parti  politique  et  social 
que  nous  avons  essayé  de  faire  mieux  connaître  ; et, 
en  définitive,  l’intérêt  principal  de  cette  étude,  c’est 
qu’on  y a vu  les  origines  du  féminisme  se  croiser  avec 
celles  du  socialisme. 


FIN 


. 


. 


APPENDICE  I 


OLYMPE  DE  GOUGES 


I 


Extrait  du  Registre  des  baptêmes , mariages  et  sépultures  de 
l'Eglise  paroissiale  de  Saint-Orens  de  la  commune  de 
Montauban  de  Vannée  1737. 

« Pierre  Gouze,  marchand,  âgé  de  vingt  et  un  ans,  fils  de 
feu  Jean  Gouze,  boucher,  et  de  Jeanne  Palis,  mariés,  habi- 
tants de  Montauban,  d’une  part,  et  Olympe  Mouisset,  âgée  de 
vingt-quatre  ans,  fille  de  Jacques  Mouisset  tondeur,  et  d’Anne 
Marty,  mariés,  habitants  de  Villebourbon,  d’autre  part, 
ont  reçu  la  bénédiction  nuptiale  ce  trente-un  décembre  1737, 
du  consentement  des  parents  des  parties,  et  du  consente- 
ment de  M.  Laganne,  vicaire  dudit  Montauban,  avec  la 
dispense  du  temps  prohibé,  donnée  le  vingt-neuf  dudit  mois, 
par  M.  le  vicaire  Grâl,  signée  de  Boissy,  après  la  publica- 
tion des  trois  bans  faits  à la  messe  de  paroisse  dans  le  pré- 
sent mois,  sans  qu’il  soit  venu  à notre  connaissance  aucune 
opposition  ni  empêchement  civil  ou  canonique  ; témoins 
Jacques  Lecuyer,  facturier,  Jean  Gouze,  boucher,  cousin 
du  dit,  habitants  de  Montauban,  Guillaume  Lamire,  mar- 
chand, habitant  de  Toulouse  et  Pierre  Darbas,  clerc,  habi- 
tant de  Villebourbon,  l’un  desquels  n’a  su  signer. 

« Signés  : L’Ecuyer,  Jean  Gouze,  Darbas,  Mouisset  père 
et  Autheman,  curé.  » 


27 


418 


TROIS  FEMMES  DÉ  LA  RÉVOLUTION 


II 


« Elle  était,  comme  la  Rivarole,  de  Montauban  ou  de 
Carcassonne,  et  fille  de  marchand  de  vin.  Nous  ignorons 
comme  elle  est  sortie  de  son  pays  ; car  nous  ne  regardons 
pas  comme  assuré  le  récit  qu’on  nous  a fait,  qu’elle  a été 
emmenée  par  un  homme  riche,  qui  l’a  entretenue  ici,  à 
Paris.  Voici  comme  on  dit  qu’il  obtint  les  premières  faveurs. 
Olimpe , qui  se  nommait  alors  Babichon  ou  Babichette , était 
très  attrayante  pour  une  Carcassèse.  L’homme  riche,  qui 
était  logé  chez  son  père,  en  devint  amoureux  : il  employa 
tous  les  moyens  possibles  pour  la  gagner,  mais  sans  y 
réussir.  Il  lui  vint  dans  l’idée  de  faire  le  malade.  Il  parut 
fort  bas,  et  toute  la  maison  le  crut  prêt  à mourir.  Soit  que 
le  médecin  fût  un  ignorant,  soit  qu’il  fût  séduit  par  l’or,  il 
déclara  que  le  moribond  n’avait  pas  douze  heures  à vivre,  à 
moins  d’un  dévouement  de  la  part  de  la  personne  qui  avait 
causé  son  mal.  Il  prit  en  particulier  Babichonette  et  lui  dit: 
C’est  vous  qui  avez  causé  le  mal  et  c’est  vous  seule  qui 
pouvez  le  guérir.  La  chaleur  vitale  va  cesser  en  lui,  vous 
seule  pouvez  la  lui  rendre  en  vous  mettant  la  nuit  auprès 
de  lui,  chair  contre  chair.  Comme  il  vous  aime,  vous  le 
ranimerez  : il  vous  aura  obligation  de  la  vie,  et  il  fera,  par 
reconnaissance,  votre  fortune  et  celle  de  vos  parents. 
Babichette  était  alors  naïve  et  crédule  : elle  consentit. 
Elle  se  mit  nue  auprès  du  prétendu  malade,  qui  l’étreignit. 
Ils  restèrent  ainsi  quelque  temps,  étroitement  unis.  Enfin, 
l’homme  riche,  ayant  trouvé  sa  belle,  posséda  Babichette  en 
lui  faisant  entendre  que  cet  approchement  était  nécessaire  à 
sa  guérison.  Il  la  retint  ainsi  toute  la  nuit.  Le  lendemain, 
parfaitement  guéri,  le  convalescent  fit  un  présent  considé- 
rable à l’aubergiste,  et  emmena  la  fille.  » ( lî Année  des 
Dames  nationales , 1794.) 


APPENDICES 


419 


III 


Notre  étude  était  imprimée  quand  M.  Léonce  Grasilier 
nous  communiqua  sur  Pierre  Aubry  des  renseignements 
puisés  aux  archives  administratives  du  ministère  de  la 
Guerre.  Ces  renseignements  permettent  de  le  suivre  jusqu’en 
l’an  X.  C’est  son  curriculum  vitæ  d’officier  de  terre, 
puisqu’il  appartint  ensuite  à la  marine  : 


29  janvier  1791,  sous-lieutenant  aux  canonniers  soldés  de  Paris, 

22  janvier  1792,  — au  104e  régiment  d’infanterie, 

31  juillet  1792,  lieutenant  au  8e  — — 

26  août  1792,  capitaine  — — — 

6 mai  1793,  adjudant  général  chef  de  bataillon, 

30  juillet  1793,  suspendu  (nous  nous  serions  donc  trompé  dans 

notre  étude  en  datant  cette  suspension  du 
30  juillet  1792), 

21  août  1793,  réintégré  pour  être  employé  à l’armée  du  Rhin, 
24  septembre  1793,  suspendu, 

2 floréal  an  II  (21  avril  1794)-ventôse  an  III,  inspecteur  des 
transports  militaires  à l’armée  des  côtes 
de  Cherbourg, 

Ie'' thermidor  an  IX  (20  juillet  1801),  admis  au  traitement  de  ré- 
forme du  grade  de  chef  de  bataillon, 

Le  2e  jour  complémentaire  de  l’an  IX  (19  septembre  1801)  con- 
firmé dans  le  grade  de  chef  de  brigade  et 
admis  au  traitement  de  ce  grade, 

An  X,  embarqué  pour  la  Guyane  et  passé  au  département  de  la 
marine. 

D’autre  part,  M.  Léonce  Grasilier  a retrouvé  dans  ses 
notes,  mais  sans  références,  les  dates  et  faits  suivants  : 

Le  général  Aubry  (Degouges)  meurt  de  la  fièvre  à 
Cayenne  en  1802.  Sa  veuve  s’embarque  pour  la  France 
avec  leurs  cinq  enfants.  Le  navire  est  pris  par  un  corsaire 
anglais.  Elle  meurt  avant  que  le  navire  soit  arrivé  à La 


420  TROIS  FEMMES  DE  LA  REVOLUTION 

Havane,  où  il  fut  déclaré  de  bonne  prise.  Les  enfants  furent 
totalement  dépouillés.  Un  fils  existait  encore  en  1867  à 
Nancy;  il  était  alors  âgé  de  70  ans  et  presque  aveugle  et 
misérable. 


1Y 


Elle  avait  longtemps  habité  rive  gauche,  près  de  la 
Comédie  : d’abord  rue  de  Condé,  — du  moins  c’est  la 
première  adresse  qu’il  nous  a été  possible  de  relever  (1786), 
— puis  rue  et  place  du  Théâtre-Français  (1788),  enfin  rue 
de  Vaugirard  (décembre  1788).  En  septembre  1791,  elle  est 
àAuteuil.  En  décembre  1792,  elle  habite  rue  Saint-Honoré, 
près  des  Jacobins. 


V 


Malgré  les  emprunts  que  nous  y avons  faits,  nous  croyons 
devoir  donner  ici  les  deux  dernières  lettres  d’Olympe  de 
Gouges.  Voici  la  première,  du  12  brumaire  (2  novembre), 
qui  nous  a été  signalée  par  M.  Alfred  Bégis  : 

« Au  citoyen  président  de  la  Convention  nationale. 

« Le  deuxième  jour  de  la  décade. 

« Citoyen  Président, 

« Je  suis  condamnée  à mort  pour  avoir  été,  hélas!  trop 
idolâtre  de  la  Révolution.  Je  ne  me  plains  pas:  puissent  mes 
ennemis  se  pardonner  ce  crime  comme  je  leur  pardonne! 
Malade,  sans  défenseur,  je  n’ai  eu  pour  appui  que  mon 
innocence,  hélas  ! Je  ne  vous  demande  point  la  révision  de 
cette  incroyable  condamnation,  je  suis  enceinte  de  quelques 


APPENDICES 


421 


jours  par  des  signes  non  équivoques.  Sans  doute  ma  dou- 
leur et  la  longue  persécution  que  j’éprouve  ne  me  feront 
point  arriver  à mon  terme,  mais  du  moins  j’aurai  la  dou- 
ceur, avant  ma  dernière  heure,  de  recevoir  des  nouvelles  de 
mon  fils.  Il  est  dans  nos  armées  républicaines,  et  notam- 
ment dans  celle  du  Rhin,  en  qualité  d’officier  général. 
Puissé-je  mourir  de  douleur!  Je  demande  à la  Convention, 
au  nom  de  la  nature  et  d’une  victime  férocement  précipitée 
dans  les  tombeaux,  de  me  faire  donner  des  nouvelles  de  ce 
fils  dans  la  prison  où  l’on  m’a  déposée.  Puisque  je  suis 
morte  au  monde  pour  tous  les  vivants,  je  n’en  puis  recevoir 
des  nouvelles  que  par  la  Convention  elle-même.  Elle  ne 
me  refusera  pas  du  moins  cet  acte  d’humanité  pour  tous  les 
services  que  j’ai  rendus  à la  patrie,  au  peuple  et  à la  liberté 
que  mon  arrêt  de  mort  va  immortaliser. 

« Olympe  Degouges.  » 


Voici  la  seconde,  qui  nous  a été  signalée  aussi  par 
M.  Alfred  Bégis,  et  que  nous  avons,  dans  notre  étude,  datée 
du  3 novembre,  à tort  peut-être,  car  rien  ne  prouve  absolu- 
ment qu’elle  ne  soit  pas  du  2 : 

« Au  citoyen  Degouges,  officier  général  dans  l’armée  du 
Rhin  : 

« Je  meurs,  mon  cher  fils,  victime  de  mon  idolâtrie  pour  la 
patrie  et  pour  le  peuple.  Ses  ennemis,  sous  le  spécieux 
masque  de  républicanisme,  m’ont  conduite  sans  remords  à 
l’échafaud.  Après  cinq  mois  de  captivité,  je  fus  transférée 
dans  une  maison  de  santé  où  j’ai  été  libre  comme  chez  moi. 
J’ai  pu  m’évader.  Mes  ennemis,  ni  mes  bourreaux  ne 
l’ignorent  pas  ; mais,  convaincue  que  toute  la  malveillance 
réunie  pour  me  perdre  ne  pourrait  parvenir  à me  reprocher 
une  seule  démarche  contre  la  Révolution,  j’ai  demandé 
moi-même  mon  jugement.  Pouvais-je  croire  que  des  tigres 
démuselés  seraient  juges  eux-mêmes  contre  les  lois,  contre 
même  ce  public  assemblé  qui  bientôt  leur  reprochera  ma 


422  TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 

mort.  On  me  présente  mon  acte  d’accusation  trois  jours 
avant  ma  mort;  dès  l’instant  de  la  signification  de  cet  acte 
la  loi  me  donnait  le  droit  de  voir  mes  défenseurs  et  toutes 
les  personnes  de  ma  connaissance,  on  m’a  tout  intercepté  : 
j’étais  comme  en  secret,  ne  pouvant  pas  même  parvenir  à 
parler  au  concierge.  La  loi  me  donnait  aussi  le  droit  de 
choisir  mes  jurés,  on  me  signifia  la  liste  à minuit,  et,  le 
lendemain  matin,  à sept  heures,  on  me  fait  descendre  au 
tribunal.  Malade  et  faible,  et  n’ayant  pas  l’art  de  parler  en 
public,  semblable  à Jean-Jacques  ainsi  que  par  ses  vertus, 
je  sentis  toute  mon  insuffisance,  je  demandai  le  défenseur 
que  j’avais  choisi;  on  me  dit  qu’il  n’y  est  pas  ou  qu’il  ne 
voulait  pas  se  charger  de  ma  cause  ; j’en  demande  un  autre 
à son  défaut,  on  me  dit  que  j’ai  assez  d’esprit  pour  me 
défendre.  Oui  sans  doute,  j’en  avais  de  reste  pour  défendre 
mon  innocence  qui  parlait  aux  yeux  de  tous  les  assistants; 
je  n’y  mis  pas  ce  qu’un  défenseur  aurait  mis  pour  moi,  sur 
tous  les  services  et  bienfaits  que  j’ai  rendus  au  peuple. 
Vingt  fois  j’ai  fait  pâlir  mes  bourreaux,  et,  ne  sachant  que 
me  répondre  à chaque  phrase  qui  caractérisait  mon  inno- 
cence et  leur  mauvaise  foi,  ils  ont  prononcé  mon  arrêt  de 
crainte  que  le  peuple  s’aperçut  d’une  iniquité  dont  le  monde 
n’a  pas  encore  offert  l’exemple.  Adieu,  mon  fils,  je  n’y  serai 
plus  quand  tu  recevras  cette  lettre  ; mais  quitte  ton  état  ; 
l’injustice  que  l’on  fait  à ta  mère  et  le  crime  que  l’on  com- 
met envers  elle...  ( C’est  après  cette  phrase  interrompue  que 
V écriture  d'Olympe,  presque  illisible , succède  à celle  de  la 
personne  à qui  elle  avait  dicté  ce  qu'on  vient  de  lire.) 
Je  meurs,  mon  fils,  mon  cher  fils,  je  meurs  innocente.  On  a 
violé  toutes  les  lois  pour  la  femme  la  plus  vertueuse  de  son 
sexe...  ( Ici  des  mots  indéchiffrables)...  Rappelle-toi  de  mes 
prédictions.  Je  laisse  la  montre  de  ta  femme  ainsi  que  la 
reconnaissance  de  ses  bijoux  au  Mont-de-Piété,  le  flacon  et 
les  clefs  des  malles  que  j’ai  [un  mot  illisible)  passer...  à toi. 

« Olympe  Degouges.  » 


APPENDICE  II 


THÉROIGNE  DE  MÉRICOURT 


I 


Il  paraît  même  — nous  réparons  ici  un  oubli  — qu’elle 
avait  encore  en  1790  un  maître  de  musique.  (. Les  Confes 
sions,  p.  159.) 

Elle  avait  aussi  un  maître  de  français. 


II 


La  Chronique  de  Paris  du  15  mars  1790  publiait  cette 
lettre  de  Villette  : 

« Mlle  Théroine  [sic)  paraît  avoir  l’âme  d’une  Spartiate  et 
l’esprit  d’une  athénienne.  Elle  a plus  qu’un  autre  le  droit  de 
parler  de  l’Assemblée  nationale.  Je  prendrai  néanmoins  la 
liberté  de  n’être  pas  de  son  avis.  Elle  fait,  dans  l’aréopage 
des  Cordeliers,  la  motion  civique  de  bâtir  un  palais  natio- 
nal sur  l'emplacement  de  la  Bastille.  Ne  serait-il  pas  préfé- 
rable de  laisser  les  représentants  de  la  France  où  ils  sont? 
Je  m’explique  : le  terrain  de  la  Bastille  est,  pour  ainsi  dire, 
hors  de  la  ville;  C’est  une  véritable  peine,  c’est  un  voyage 


424 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


d’y  aller.  Dans  un  temps  où  l’on  sacrifie  tant  aux  embellisse- 
ments de  Paris,  comment  pourrait-on  se  résoudre  à masquer 
par  un  immense  paravent  les  beaux  quartiers  de  la  rue  et 
du  faubourg  Saint-Antoine,  le  magnifique  Boulevard,  la 
rivière  et  le  Jardin  du  roi?  Un  seul  obélisque  est  le  monu- 
ment qu’il  convient  d’ériger  sur  ces  affreuses  ruines.  Trans- 
portez à sa  base  les  quatre  statues  enchaînées  de  la  place 
des  Victoires,  vous  aurez  à la  fois  l’image  du  despotisme  et 
de  la  liberté. 

« Les  monastères  de  l’Assomption,  des  Capucins  et  des 
Feuillants  sont  aujourd’hui  du  domaine  de  la  nation  : c’est 
là  qu'il  faut  élever  le  temple  de  la  patrie.  En  face  de  la  place 
Vendôme,  il  aurait  jour  sur  le  boulevard  en  ouvrant  les 
Capucines;  il  se  trouverait  sur  l’alignement  des  belles  colon- 
nades du  Garde-Meuble:  les  Tuileries  en  seraient  le  jardin. 
Ce  nouvel  édifice  nécessiterait  le  déblaiement  de  la  rue  pro- 
jetée qui,  en  isolant  tout  à fait  la  demeure  du  souverain, 
joindrait  par  contiguïté  le  Carrousel  à la  place  Louis  XV. 

« Cette  terrasse  des  Feuillants,  déshonorée  par  un  vilain 
mur,  sombre  et  effrayante  dès  le  déclin  du  jour,  ne  pourrait- 
elle  pas  être  métamorphosée,  à l’exemple  du  Palais-Royal, 
en  une  immense  et  superbe  galerie  couverte  où  le  commerce, 
en  étalant  ses  richesses,  animerait  tout  de  son  mouvement  ? 
L’illumination  de  ces  arcades  en  ferait  la  promenade  de 
tous  les  soirs,  et  ce  serait  un  abri  contre  les  averses.  Si 
nous  avons  encore  quelques  millions  à dépenser,  assurément 
il  vaudrait  mieux  les  jeter  là  qu’à  Fontainebleau,  Compiègne 
ou  Rambouillet.  » 


III 


Elle  était  arrivée  à Marcourt  à cheml,  seule.  Cependant 
elle  n’était  point  partie  de  Paris  à cheval,  comme  s’amu- 
sèrent à le  dire  les  Actes  des  apôtres.  Elle  était  allée  jus- 
qu’à Reims  par  la  diligence.  [Les  Confessions,  pp.  126-127). 


APPENDICES 


425 


IV 


Comment  Restif  de  la  Bretonne  savait-il  qu’elle  avait  eu 
« une  petite  terre  » ? Il  situait  cette  terre  « du  côté  des 
Ardennes  ».  « La  Teroueigne  » la  tenait,  disait-il,  de  son 
« faux  mariage  » avec  un  « ci-devant  » : on  se  rappelle  l’his- 
toire. Sur  le  séjour  de  Théroigne  à Xhoris,  M.  Marcellin 
Pellet  (pp.  118-119)  a publié  un  document  assez  curieux, 
cette  lettre  du  28  avril  1809,  adressée  par  le  maire  de  Filât 
au  sous-préfet  d’Huy  (alors  sous-préfecture  du  département 
de  l’Ourthe)  : 

«...  Dans  le  principe  de  la  Révolution  est  arrivée  à Xho- 
ris une  aventurière,  sous  l’habit  d’amazone  et  sous  le  nom 
de  Théroigne  de  Méricourt,  visitant,  disait-on,  pour  lors, 
quelques-uns  de  ses  parents  en  cette  dernière  commune  et 
qui  s’appellent  Terwagne. 

« Cette  demoiselle  a passé  quelques  mois  en  ce  pays,  et 
il  me  paraît  l’avoir  vue  moi-même  tantôt  sous  l’habit  mas- 
culin, cajolant  les  coquettes  des  environs,  et  tantôt  sous 
celui  de  son  sexe  et  sous  la  droite  de  quelque  freluquet.  Elle 
a tout  à coup  disparu...  » 


V 


En  province,  dès  1790,  il  y avait  eu  des  bataillons  d’ama- 
zones. Des  Arlésiennes  s’étaient  armées,  des  Vosgiennes, 
des  dames  de  Maubee  (Isère),  de  Vauvert  (Gard),  de  Vie 
(Hautes-Pyrénées),  de  Creil,  et  sans  doute  des  filles  et  des 
femmes  de  beaucoup  d’autres  villes  moyennes  ou  petites. 
L’histoire  serait  curieuse  de  cet  enthousiasme  militaire  de  la 


42G 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


femme  au  début  de  la  Révolution.  L’adresse  et  le  projet  de 
règlement  des  amazones  de  Vic-en-Bigorre  en  seraient  une 
des  pièces  significatives.  Le  20  novembre  1790,  la  Consti- 
tuante ordonna  une  mention  honorable  de  cette  adresse  au 
procès-verbal.  (Y oir  Archives  parlementaires,  t.  XX,  p.  556). 
Dans  le  Journal  général  de  la  Cour  et  de  la  Ville , le 
11  mai  1790,  une  lettre  d’Aunay  commençait  ainsi  : « Les 
dames  patriotes  de  cette  ville  ont  projeté  le  15  du  mois  der- 
nier de  former  une  société  qui  porterait  le  nom  de  Corps 
d'amazones  nationales.  La  municipalité  a sagement  applaudi 
à cet  élan  de  patriotisme  femelle...  » D’ailleurs,  à Paris,  il  y 
avait  eu  au  moins,  à la  même  époque,  des  femmes  montant 
la  garde.  On  trouve  dans  le  Petit  dictionnaire  des  grands 
hommes  et  des  grandes  choses  qui  ont  rapport  à la  Révo- 
lution (1791)  : « Patrouilles  de  femmes.  J’ai  vu  plusieurs 
ordres  de  districts  conçus  en  ces  termes  : Il  est  enjoint  à 
Madame...  de  se  rendre  demain  à 11  heures  au  district, 
pour  monter  la  garde.  Quelle  bizarrerie  ! quel  ridicule  ! » 

P. -S.  — Peut-être,  p.  164,  aurions-nous  dû  écrire  : « Tournac/ion  de 
Montveran»  au  lieu  de  : « Tournac/ieaw  de  Montveran».  (Voir  la  France 
littéraire  de  Quérard,  au  nom  Montvéran).  Enfin  signalons,  mais  pour 
avertir,  qu’elle  est  entièrement  de  fantaisie,  une  nouvelle  de  Sacher- 
Masoch  : Cherubini  et  Théroigne. 


APPENDICE  III 


ROSE  LACOMBE 


I 


On  lira  sans  doute  avec  intérêt  la  page  suivante,  des 
Révolutions  de  Paris  du  12  janvier  1793,  à propos  d’une  dé- 
marche de  la  section  des  Quatre-Nations,  qui,  le  dimanche 
4 janvier,  avait  présenté  à la  Convention  une  femme  soldat 
de  vingt  ans,  Geneviève-Françoise  Le  Dague  : 

« Dumouriez  l’a  réformée  à cause  de  son  sexe.  Pourquoi 
donc  garde-t-il  sous  ses  drapeaux  les  deux  sœurs  Fernig? 
La  section  à demandé  à nos  législateurs  du  service  dans  nos 
troupes  pour  cette  héroïne,  comme  pour  la  venger  du  congé 
absolu  que  lui  a signifié  le  général.  La  Convention  a renvoyé 
l’adresse  à son  comité  militaire.  Elle  aurait  mieux  fait  de 
passer  à l’ordre  du  jour  quant  à la  moderne  amazone. 

« La  Commune,  plus  sage,  vient  d’applaudir  à la  pétition 
d’une  citoyenne  revenue  aussi  de  l’armée,  et  offrant  de 
déposer  ses  armes  et  son  habit  de  soldat  sitôt  qu’on  lui 
aura  rendu  les  vêtements  de  son  sexe. 

« Les  femmes  n’ont  que  faire  à l’armée.  Ne  cessons  de 
leur  répéter  : Citoyennes!  Vous  n’êtes  bien  que  dans  la 
maison  paternelle  et  sous  le  toit  marital,  au  chevet  du  lit  de 
vos  parents  infirmes  ou  caducs,  auprès  du  berceau  d’une 


428 


TROIS  FEMMES  DE  LA  RÉVOLUTION 


naissante  famille...  Laissez-nous  le  fer  et  les  combats  ; vos 
doigts  délicats  sont  faits  pour  tenir  l’aiguille  et  semer  de 
fleurs  le  chemin  épineux  de  la  vie.  Pour  vous,  l’héroïsme  con- 
siste à porter  le  poids  du  ménage  et  les  peines  domestiques. 
Votre  tâche  n’est  point  de  massacrer  un  ennemi  cruel,  vous 
en  avez  une  plus  douce  ; elle  consiste  à faire  des  heureux, 
à faire  aimer  les  vertus  républicaines,  à tresser  des  cou- 
ronnes civiques  pour  le  patriote  victorieux,  ou  à brûler  des 
parfums  sur  la  cendre  de  nos  défenseurs  morts  aux  champs 
de  la  gloire.  La  République  attend  de  vous  quelque  chose 
bien  au-dessus  d’une  victoire  : c’est  vous,  compagnes  fidèles 
de  l’homme,  qui  donnerez  à la  génération  qui  va  naître  les 
mœurs  antiques  dont  nous  ne  pouvons  nous  passer,  si  nous 
voulons  demeurer  libres  et  nous  montrer  dignes  de  la  plus 
belle  de  toutes  les  révolutions.  » 

Ce  n’est  point  par  anti féminisme,  au  sens  précis  du  mot, 
que  la  Convention  bannit  les  femmes  de  l’armée.  Le 
16  avril  1793,  Carnot  et  Duquesnoy  écrivaient  de  Dunkerque 
à la  Convention  : 

« Un  fléau  terrible  détruit  nos  armées  : c’est  le  troupeau 
de  femmes  et  de  filles  qui  sont  à leur  suite;  il  faut  compter 
qu’il  y en  a autant  que  de  soldats  ; les  casernes  et  les  can- 
tonnements en  sont  engorgés  ; la  dissolution  des  mœurs  y 
est  à son  comble  ; elles  énervent  les  troupes  et  détruisent 
par  les  maladies  qu’elles  y apportent  dix  fois  plus  de  monde 
que  le  fer  des  ennemis.  11  est  instant  que  vous  fassiez  sur 
ce  point  une  loi  de  la  plus  grande  sévérité...  Celle  qui 
existe  aujourd’hui  est  pour  eux  ; elle  prescrit  de  loger  les 
femmes  des  soldats  mariés  ; à les  entendre  ils  le  sont 
tous...  » [Correspondance  générale  de  Carnot,  publiée  par 
Etienne  Charavay,  1894,  t.  II,  pp.  116-117.) 

Poultier  insistait,  au  commencement  de  son  rapport,  sur 
cette  question  de  salut  pour  les  armées  de  la  République  :* 
« A la  retraite  de  la  Belgique  » les  femmes  « formaient  une 
seconde  armée.  Outre  qu’elles  absorbent  une  partie  néces- 
saire des  subsistances,  elles  gênent  la  marche  des  troupes, 


APPENDICES 


429 


ralentissent  le  transport  des  bagages  en  se  plaçant  sur  les 
voitures,  et  par  là  elles  rendent  les  retraites  pénibles  et 
dangereuses  ; elles  sont  la  source  des  querelles,  sèment  la 
terreur  dans  les  camps  ; elles  y inspirent  le  découragement 
et  les  dégoûts  ; enfin  elles  sont  un  objet  continuel  de  dis- 
traction et  de  dissolution  pour  tous  les  militaires  qu’elles 
énervent  et  dont  elles  amollissent  le  courage.  » Il  accusait 
Dumouriez  d’avoir  donné  « l’exemple  de  cette  infraction  à 
la  police  des  armées  »,  en  traînant  « à sa  suite  des  maîtresses, 
des  chanteuses,  des  comédiennes  » ; si  bien  que  « son 
quartier  avait  beaucoup  de  ressemblance  au  harem  d’un 
vizir  ».  ( Moniteur ). 


II 

Le  Procès-verbal  de  la  séance  dit  qu’en  faisant  hommage 
« à la  nation  » de  sa  couronne  civique,  Lacombe  « retient  la 
ceinture  et  le  certificat,  comme  une  marque  de  son  cou- 
rage ». 


III 


La  réponse  de  Jacques  Roux  : Jacques  Roux  à Marat , 
s’accompagnait  de  cette  note  en  post-scriptum  : « Je  sous- 
signé certifie  que  la  réponse  de  Jacques  Roux  à Marat  était 
imprimée  avant  l’assassinat  commis  sur  la  personne  de  l’Ami 
du  peuple.  Signé  : Campenon.  » De  cette  brochure  il  semble 
bien  résulter  que  l'enragé  n’était  pas  l’espèce  de  monstre, 
au  passé  criminel  et  honteux,  peint  par  Marat.  (Voir  aussi 
le  Publiciste  de  la  République  française  par  l'ombre  de 
Marat , n°  259,  22  août  1793). 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Avant-Propos i 

OLYMPE  DE  GOUGES 

I.  Pourquoi  elle  appartient  à l’histoire 3 

II.  La  Montalbanaise.  Son  véritable  nom.  Sa  famille.  — 

Son  mariage.  — La  courtisane.  Sa  beauté.  — La 

mère 6 

III.  Métamorphose  de  la  courtisane  en  femme  de  lettres. 

— Olympe  et  Beaumarchais.  Olympe  et  Mercier. 
Olympe  et  la  Comédie-Française.  — La  Vésuvienne 

du  théâtre 29 

IY.  Olympe  et  la  Révolution.  — La  royaliste  patriote. 

La  républicaine.  Elle  veut  défendre  Louis  XVI.  — 

Son  arrestation 43 

V.  Détention,  jugement,  condamnation  et  exécution 

d’Olympe 65 

VI.  Olympe  et  les  Sociétés  de  femmes.  — Son  féminisme.  71 

THÉROIGNE  DE  MÉRIGOURT 

I.  La  légende  de  sa  beauté.  — Les  textes.  — Les  por- 
traits   

IL  Théroigne  avant  la  Révolution.  — Sa  famille.  Son 
enfance.  — La  courtisane  cosmopolite.  — L’aspi- 
rante virtuose US 


432 


TABLE  DES  MATIÈRES 


III.  La  patriote  naissante.  — La  prise  de  la  Bastille.  — Le 

Palais-Royal  en  juin  et  juillet  1789 153 

IV.  Les  journées  d’octobre 160 

V.  Théroigne  à Paris,  d’octobre  1789  à mai  1790 189 

VI.  Théroigne  et  la  presse  royaliste  en  1789-1790 206 

VIL  Théroigne  en  Belgique  (1790-1791),  puis  à Kufstein 

(1791) 233 

VIII.  Théroigne  et  la  presse  royaliste  en  1791 249 

IX.  Seconde  partie  de  la  vie  politique  de  Théroigne.  — 

A : Jusqu'au  10  août 231 

X.  Seconde  partie  de  la  vie  politique  de  Théroigne.  — 

B : Théroigne  au  10  août 281 

XI.  Seconde  partie  de  la  vie  politique  de  Théroigne.  — 

G : Les  massacres  de  septembre 287 

XII.  Seconde  partie  de  la  vie  politique  de  Théroigne.  — 

D : Des  massacres  de  septembre  au  15  mai  1793 289 

XIII.  Arrestation  et  détention  de  Théroigne  (1794).  — Com- 

mencement de  sa  folie.  — Son  internement  défi- 
nitif à la  Salpêtrière  (1807) 297 

XIV.  A la  Salpêtrière.  — Mort  de  Théroigne.  — Explica- 

tion de  sa  folie.  — Conclusion 307 

ROSE  LACOMBE 

I.  Son  véritable  prénom.  — La  légende  de  « Rose  La- 
combe  ».  — La  comédienne.  — La  citoyenne  jus- 
qu’en mai  1793  317 

IL  Sociétés  populaires  de  femmes  en  province.  — La 
Société  des  Républicaines  révolutionnaires  et  les 
Enragés.  — La  citoyenne  Lacombe  jusqu’à  son  ar- 
restation  336 

III.  Les  prisons  de  Lacombe.  — Sa  mise  en  liberté.  — 

Conclusion 409 

Appendices 417 


PLON,  NOURRIT  ET  Cie,  RUE  GARANC1ÈRE,  PARIS. 


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